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Full text of "Journal de Marie Lenéru, avec une préface de François de Curel ... et deux portraits de l'auteur .."

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Journal  de  Marie  Lenéru 


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Copyright   1922,   by   Les   Editions   Crès    et   C'« 


Marie   LENERU 


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jaXJRNAL 


DE 


ARIE  LENÉRU 


AVEC     UNE 


PREFACE 


FRANÇOIS    DE    CUREL 

DE     l'académie      française 

ET    DEUX    PORTRAITS    DE   l' AUTEUR 

TOME     PREMIER 


za .  s.  4^ 

''MÉMOIRES  D'ÉCRIVAINS  ET  D'ARTISTES 
Éditions  G.  CRÈS  et  C" 
PARIS 


IL  A  ÉTÉ  TIRÉ  DE  CET  OUVRAGE  : 
HUIT  EXEMPLAIRES  SUR  HOLLANDE 
TEINTÉ  VAN  GELDER  ZONEN,  DONT  SIX 
HORS  COMMERCE,  NUMÉROTÉS  1  ET  2 
ET  DE  3  A  8,  ET  CINQUANTE  EXEM- 
PLAIRES SUR  VERGÉ  PUR  FIL  LAFUMA, 
DONT  QUINZE  HORS  COMMERCE,  NU- 
MÉROTES DE  9  A  43  ET  Dt  44  A  58. 


PREFACE 


Marie  Lenéru  est  née  à  Brest  le  2  Juin  1875.  Son 
père,  entré  dans  la  marine  à  16  ans  et  décoré  de  la 
Légion  d'honneur  à  25  ans  pour  sa  belle  conduite  pen- 
dant le  siège  de  Paris,  mourut  en  1878  laissant  une 
petite  fille  de  deux  ans. 

Son  grand-père  maternel  était  lamiral  Dauriac  qui 
mourut  en  1878. 

Au  point  de  vue  littéraire  Marie  n  héritait  pas  de 
tendances  particulièrement  accusées.  Elle  appartenait  à 
une  famille  de  marins,  et  c'est  en  contact  intime  avec  la 
mer  quelle  vécut  une  radieuse  enfance,  dans  une  maison 
située  sur  le  port  de  Brest.  De  sa  fenêtre  elle  découvrait, 
au  delà  du  grand  port  de  guerre,  toute  la  rade. 

C'était  une  rieuse  petite  fille  adorée  de  ses  amies,  et 
qui  charmait  les  siens  par  son  aimable  caractère.  Elle 
apprit  à  lire  en  quelques  heures,  mais  ce  brillant  début 


VI  PREFACE 

fut  quelque  peu  trompeur;  car  malgré  sa  facilité  elle 
était  paresseuse.  D'ailleurs  nous  allons  être  admirable' 
ment  renseignés  sur  ses  qualités  et  ses  défauts,  en  par- 
courant  un  journal  quelle  se  mit  à  écrire  vers  Cage  de 
dix  ans.  En  voici  la  première  page,  datée  de  Montpel- 
lier, 30  novembre  1886.  J'en  respecte  les  défaillance» 
d'orthographe  et  l'indigence  de  la  ponctuation  : 

«  C'est  maman  qui  m'a  forcée  À  faire  mon  jour- 
«  nal  car  moi  je  n'aurais  pas  du  tout  envie  ;  c'est 
«  maman  qui  m'a  achetée  mon  cahier  en  sorte  que  çt 
«  m'amuse  réellement.  Ce  matin  quand  je  me  tuîi 
«  levée  il  me  restait  encore  à  préparer  mes  excfdcei 
«  de  grammaire  et  à  repasser  mes  leçons  j'ai  eu  le 
«  temps  de  le  faire  quelque  temps  avant  déjeuner  je 
«  suis  descendue  me  coiffer  ou  du  moins  nrïc  faire 
«  coiffer  par  maman,  ensuite  quand  je  suis  remontée 
«  ça  à  été  à  la  suite  d'une  discussion  commencée 
«  hier  à  propos  de  longitude  et  de  latitude  nous 
«  avons  finit  par  voir  que  nous  étions  tous  d'accord 
«  sauf  tante  Alice.  J'ai  lu  dans  les  Veillées  du 
«  Château  Delphine  ou  l'heureuse  guérison  mais  je 
«  ne  l'ai  pas  encore  fini  puis  nous  sommes  allés 
(f  déjeuner,  après  maman  m'a  fait  sortir  avec  Fernande 
«  acheter  mon  cahier  et  acheter  une  lampe  qui  noug 
«  éclaire  en  ce  moment  et  même  qui  nous  joue  de 
«  très  vilains  tours...  etc.  » 


PRÉFACE  Vn 

Le  compte  rendu  de  cette  première  journée  se  termine 
par  une  décision  calligraphiée  en  gros  caractères  : 

«  Je  continuerai  mon  journal  toute  ma  vie.  » 

Marie  Lenéru  est  restée  fidèle  à  son  rengagement,  non 
sans  avoir  à  lutter  contre  elle-même  les  premiers  temps, 
car  à  la  date  du  13  décembre  1886  je  note  cette  pre- 
mière phrase  : 

«  Que  ce  journal  m'assomme!  Il  me  scie,  mais 
absolument.  >) 

Chose  remarquable,  la  fillette  était  déjà  préoccupée 
du  côté  moral  de  sa  conduite.  Je  dis  «  déjà  »  car  cette 
préoccupation  du  devoir  envers  Dieu,  le  prochain  et 
soi-même  fera  plus  tard  le  fond  de  toutes  ses  œuvres. 

Sans  cesse  dans  le  journal  d'enfant  on  relève  des 
phrases  comme  celle-ci  : 

«  ...  Je  n'ai  pas  bien  fait  ma  prière  car  je 
dormais  trop,  je  dois  dire  que  cela  m'arrive  depuis 
quelques  jours. 

«  Aujourd'hui  en  fait  de  promenade  nous  sommes 
allés  à  la  foire,  j'ai  fait  la  gourmande  (j'ai  mangé 
deux  gaufres  et  une  tranche  de  coco  )  en  plus  j'ai 
menti  à  Fernande  en  lui  disant  que  j'avais  faim. 

«  Ce  matin  j'ai  été  parresseuse,  maman  m'avait 
dit  de  repasser  mes  leçons  et  je  n'ai  repassé  que 
ma  leçon  de  grammaire  et  ce  qu'il  y  a  de  pis  encore 


VIII  PRÉFACE 

c'est  que  quand  je  suis  descendu  pour  me  faire  coiffer 
j'ai  dit  à  maman  que  je  savais  très  bien  toutes 
mes  leçon  donc  voilà  parrrsse  et  mensonges,  moi  qui 
voulait  tant  être  exemplaire,  je  commence  bien  ma 
journée,  quand  on  pense  qu'il  n'est  pas  encore  midil 
«  Ce  matin  je  n<ti  pas  bien  fait  ma  prière  du 
tout,  du  reste  le  matin  je  ne  la  fait  pas  trop  bien, 
je  crois  que  c'est  parce  que  je  n'ai  pas  tant  peur 
de  mourir  que  le  soir.  » 

A  la  date  du  24  décembre  1886  : 

'(Que  je  suis  heureuse!  Je  suis  en  état  de  grâce 
depuis  ce  matin,  car  je  communirai  ce  soir  à  la 
messe  de  minuit  ;  c'est  en  revenant  de  chez  Rendait 
que  nous  sommes  allées  nous  confesser  maman,  tante 
Alice,  Fernande  et  moi  ;  d'abord  j'ai  été  trèi  ef- 
frayée d'y  aller  de  si  bonheur.  Il  était  onze  heures 
et  je  trouve  qu'on  avait  bien  trop  de  temps  de 
commettre  d'autres  péchés,  mais  enfin  malgré  ce 
temps  je  crois  que  je  ne  me  suis  pas  encore  rendu 
coupable   d'autres    fautes. 

«  Je  crois  que  j'ai  eu  la  contrition  parfaite,  je  aérai 
si  heureuse! 

«  Demain!  que  j'aurai  de  choses  à  dire.  » 

Possible,  mais  le  journal  nen  porte  pas  trace. 
Du  1^^  février  1887  : 

«  Je  n'ai  qu'un  tout  petit  bout  de  temps  car  nou 


PREFACE  IX 

allons  dîner,  alors  je  commence  vite.  Je  suis  assez 
contente  de  moi  aujourd'hui  je  n'ai  pas  perdu  mon 
temps,  seulement  je  crois  avoir  fait  une  ou  deux 
petites  craques  assommantes  qui  viennent  me  gâcher 
toute  ma  journée. 

«  Hier  j'ai  lu  dans  Victor  Hugo  Zaharie  en  somme  c'est 
son  histoire  ;  son  éducation  à  été  faite  par  un  prêtre 
qui  lui  enseignait  son  à  peu  près  car  comme  il  le  dit 
car  toutes  les  religions  sont  des  à  peu  près  et  qu'on  brise 
l'esprit  des  enfants  en  la  leur  enseignant  mais  qu  heu- 
reusement il  ne  leur  en  restait  pas  toujours  tant  que 
cela  preuvre  Voltaire,  où  a-t-il  la  tête  ?  eh  bien  est-ce 
que  c'est  la  chose  que  Voltaire  a  fait  de  mieux?  est-il 
permis  de  penser  comme  cela,  dans  ses  poésies  il  a 
bien  recours  à  Dieu  !  pourquoi  blâme-t-il  son  culte, 
ce  n'est  pas  non  plus  lui  aussi  ce  qu'il  fait  de  mieux, 
maintenant  qu'il  est  mort  il  ne  doit  plus  penser 
comme  cela  !  ah  ça  j  en  ai  bien  la  conviction.» 

Le  Dimanche  13  février,  elle  prend  une  grande  réso- 
lution : 

«  Encore  une  nouvelle  entreprise  !  Espérons  qu'elle 
réussira  !  J'ai  entrepris  de  faire  un  idéal  de  la  vie  que 
je  tâcherai  de  suivre  autant  que  possible  mais  je  ne 
promet  rien  ». 

Et  maintenant,  un  peu  de  coquetterie: 

«  Oh  !  que  je  suis  contente  !  que  je  suis  contente  ! 


X  PREFACE 

Voilà  que  quand  je  suis  rentrée  maman  me  dit  de 
remonter  parce  qu'elle  a  des  choses  à  ramasser,  moi, 
je  remonte  tout  tranquillement,  puis  voilà  que  quand 
je  viens  faire  mon  journal  je  vois  que  maman  a  oublié 
une  boîte  sur  la  table  je  vais,  je  regarde,  qu'est-ce 
que  je  vois  ?  un  ravissant  onglier,  mais  ravissant, 
ravissant  !  aussi  tout  à  l'heure  je  vais  l'essayer  et 
j'essayrai  de  tout,  de  la  lime,  du  ciseaux,  de  la  brosse 
et  de  la  peau,  plus  tard,  quand  il  y  aura  de  la  poudre, 
dans  la  boite  à  poudre,  je  ne  manquerai  pas  de  m'en 
servir.  » 

Elle  en  est  encore  à  s'étonner  de  peu  : 

«  Madame  L.  G.  est  partie  il  y  a  quelques  jours 
et  nous  a  invitée  à  dîner  pour  quand  nous  passerons 
à  Paris,  tant  mieux  car  elle  est  très  aimable,  mais  elle 
est  un  peu  drôle,  par  exemple  elle  appelle  son  gendre 
monsieur  et  lui  l'appelle  madame,  puis  elle  a  une  horreur 
profonde  pour  l'embrassage  ah  quelle  typesse  !  » 

A  présent,  un  petit  drame  : 

«  Je  tiens  aujourd'hui  à  écrire  longuement,  nous 
sommes  allées  au  cours  comme  à  l'ordinaire,  c'est 
Marie  qui  nous  y  a  conduit  avec  Girl,  nous  étions 
arrivées  trop  tôt  mademoiselle  n'y  était  pas,  comme 
il  fallait  que  Cari  promène,  Marie  dit  à  Fernande  : 
«  Mademoiselle  nous  n'avons  par  le  temps  d'attendre, 
madame  m'a  donné  une  lettre  pour  remettre  à  M"^  C..., 


PREFACE  XI 

voulez-vous  la  lui  donner  »  certaiment  dit  Fernande, 
mais  voilà  qu'elle  reconnaît  l'écriture  de  tonton  et 
bien  vite  elle  s'empresse  d'ajouter  :  mais  après  tout 
Marie  puisque  maman  vous  a  dit  de  la  remettre  vous 
même  vous  le  ferez.  D'où  venait  que  Fernande 
changea  si  vite  dès  qu'elle  reconnut  l'écriture  de  son 
père,  c'est  que  depuis  longtemps  tonton  Lionel  trouve 
qu'on  nous  donne  trop  à  faire  et  qu'il  a  dit  qu'il 
l'écrirait  à  mademoiselle  C...,  de  sorte  que  toutes  deux 
nous  avons  eu  très  peur  en  pensant  à  l'accueil  qu'elle 
allait  faire  à  cette  lettre,  sûrement  elle  va  faire  sa 
bouche,  heureusement  qu'elle  l'a  lue  pendant  la 
leçon  de  Monsieur  Chab....  et  que  je  ne  l'ai  pas  vue 
le  faire  ;  mais  quel  changement  !  voilà  qu'elle  a  été 
charmante  !  une  pluie  de  minette  !  ce  qui  ne  lui 
arrive  pas  tous  les  juurs  et  de  plus  j'ai  décroché  un 
10  pour  mes  dattes,  mais  avec  M ^^^  C...  cela  ne 
pouvait  pas  se  passer  comme  cela,  nerveuse  comme 
elle  l'est  et  maman  l'a  bien  vue  ;  en  allant  lui  dire 
au  revoir,  elle  avait  une  pàltitation  si  forte  qu'elle  en 
était  toute  tremblante.  Elle  a  répondu  à  tonton  Lionel, 
je  voudrais  bien  savoir  ce  qu'elle  lui  dit,  pauvre 
Mlle  C.... 

«La  leçon  de  M.  Chab....  a  été  très  interressante. 
elle  était  sur  Molière,  mais  ce  que  je  trouve  très 
triste  c'est  que  ce  pauvre  Molière  ait  terminé  sa  vie 
comme  pour  rire,  en  jouant  le  malade  imaginaire  ; 


XII  PRÉFACE 

c'est  tout  de  même  bien  heureux  qu'il  soit  français, 
car  aucun  pays  ne  peut  lui  opposer  un  rival  ;  il  est 
universel  comme  disait  un  anglais  (mais  ça  n'empêche 
pas  qu'il  est  toujours  bien  français)  ». 

Le  17  février  1887,  l'idée  de  guerre  fait  une  première 
apparition  sous  la  plume  du  futur  auteur  de  «  la  Paix  »  : 

«  Un  seul  mot  seulement  avant  de  dîner  ;  la  GUERRE  ! 
on  n'entend   parler  que  de  cela  mon  Dieu  I  que  ce 
soit  franc  au  moins,  si  ça  doit  être  guerre  qu'on  le 
sache  qu'on  le   dise    (que  j'écris  mal,  aussi  je  suis  si 
pressée)  ;  mais  après  tout  je  ne  crois  pas   que   l'on 
connaisse   l'avenir   sans   cela    cette    bavarde  presse 
aurait  il  y  a  longtemps  crié  cela  sur  les  toits  ;  mais 
s'il  y  a  la  guerre  et  que  je  ne  puisse  servir  qu'à  faire 
de  la  charpie  c'est  cela  qui  ne  m'irai  pas,  encore  si  je 
pouvait  aller  dans  les  ambulances  ;  maman  y  aurait 
été  si  je  n'étais  pas  là,  quelle  scie  PATRIOTIQUE  ! 
comme  les  enfants  sont  gênants  tout  de  même  !  Mais 
maman  pourrait  bien  m'y  mettre  avec  elle  voilà  tous 
les  avantages  que  ça  aurait  :  1  °  rendre  beaucoup    de 
services.  2°  que  maman  pourra  satisfaire  l'envie  qu'elle 
a  d'y  aller  3°  et  la  mienne,  de  pouvoir  servir  à  quelque 
chose  4°  de  m'habituer  à  voir  du  sang,  à  entendre  /e5 
détonations  et  à  ne  pas  servir  à  rien  »  les  désavantages 
que  ce  serait  très  triste,  il  n'y  en  a  pas  d'autres  ;  il 
faut  espérer  cependant  que  la  guerre  ne  viendra  pas 


PREFACE  XIII 

nous  troubler  car  combien  de  gens  mourrait  !  pour- 
quoi vouloir  toujours  avoir  tant  de  terrain  que  cela  à 
quoi  ça  sert-il  ?  » 

Nouveau  scrupule  de  conscience,  mais  avec  tendance 
aux  accommodements  : 

«  ...  il  m'a  interrogé  sur  l'Avare  c'était  de  la  chance, 
j'ai  eu  9  ;  quand  à  mon  histoire  je  me  suis  mise  à  la 
fin  pour  ne  pas  la  réciter  car  je  ne  la  savais  pas  très 
bien,  j'ai  fait  la  désolée  et  à  vrai  dire  j'étais  enchantée, 

«Je  crois  qu'à  part  cette  espèce  de  petit  mensonge 
d'aujourd'hui,  et  j'en  suis  même  sûr  je  n'ai  pas  menti 
depuis  ma  confession  ah  si  pourtant,  le  jour  même 
j'ai  dit  que  j'avais  écrit  ma  composition  de  style  aussi 
serrée  qu'une  certaine  chose  que  j'avais  montrée  à 
maman  et  pas  du  tout,  je  n'avais  pas  du  tout  écrit 
comme  cela,  mais  quel  besoin  a-t-on  de  mentir,  c'est 
assommant,  à  quoi  ça  me  servait-il  ?  il  faut  absolu- 
ment que  je  me  corrige.  Fernande  qui  croit  ne  pas 
même  avoir  exagéré  depuis  sa  dernière  confession  ! 
à  propos  de  confession  ça  me  fait  penser  que  je  n'ai 
pas  fait  ma  pénitence,  aussi  tout  à  l'heure  vais-je  la 
faire  ». 

Monseigneur  qui  devait  lui  donner  la  confirmation 
tombe  malade.  La  cérémonie  est  remise  au  grand  cha" 
grin  de  Marie,  et  puis  Vévêque  meurt.  Elle  raconte  ses 
derniers  moments  : 


XIV  PREFACE 

«  M.  le  Curé  nous  a  raconté  la  mort  de  monsei- 
gneur, il  est  mort  comme  un  saint  il  n'a  pas  manqué 
une  fois  de  dire  la  messe  quoique  malade  et  il  l'a  même 
dit  le  jour  de  sa  mort  :  comme  il  sentait  qu'il  allait 
mourir  il  est  allé  dans  une  de  ses  salles  de  réception, 
revêtu  de  ses  habits  sacerdotaux  on  est  venu  en  pro- 
cession lui  porter  le  viatique,  il  était  entouré  de 
beaucoup  de  prêtres  et  de  personnes  après  leur  avoir 
dit  adieu  il  a  pris  sa  croix  l'a  embrassé  puis  quelques 
instants  après  il  rendit  le  dernier  soupir.  Il  a  eu  sa 
connaissance  jusqu  au  bout  cependant  par  moment  il 
avait  le  délire  et  il  ne  faisait  que  parler  de  confirmation.» 

Trouble  enfantin  et  sagesse  maternelle  : 

«  J'ai  eu  bien  peur  Mercredi  de  ne  pas  avoir  la 
contrition  parfaite  mais  maman  m'a  dit  que  puisque 
je  désirais  beaucoup  l'avoir  et  que  je  faisais  tout  ce 
que  je  pouvais  pour  l'avoir  c'est  que  je  l'avais  alors 
cela  m'a  rassurée.  » 

Maintenant  nous  voyons  apparaître  à  son  horizon 
littéraire  une  rivale  : 

«  Je  suis  extrêmement  paresseuse  pour  faire  mon 
journal  et  aujourd'hui  je  ne  cache  pas  qu'il  m'assomme 
ce  n'est  pas  comme  M^^®  Courb....  qui  en  trois  mois 
avait  écrit  1 .500  pages.  » 

Le  27  juin  1887,  Marie  nous  livre  le  secret  de  sa  ien- 


PREFACE  XV 

dance  au  mensonge,  et  il  me  semble  qu  elle  en  donne  une 
raison  tellement  louable  chez  un  futur  auteur  drama- 
tique, que  ce  nest  plus  le  moins  du  monde  un  défaut  : 

«  Les  péchés  dont  j'ai  à  me  corriger  sont  :  le  men- 
songe, car  quoique  ie  trouve  que  je  mente  beaucoup 
moins  je  déguise  souvent  la  vérité  par  exemple  pour 
donner  plus  d'intérêt  à  une  histoire  que  je  raconte  ; 
puis  je  ne  suis  pas  toujours  gentille  pour  mes  amies 
et  pour  Henriette,  mais  en  particulier  pour  Mathilde 
qui  m'agasse,  il  y  a  des  moments  où  j'ai  envie  de  la 
claquer,  ainsi  avant-hier  nous  jouions  à  la  corde  je 
disais  de  la  faire  grande  à  cause  de  mon  chapeau  et 
la  voilà  qui  s  amuse  à  donner  des  coups  de  poing 
dessus  ;  je  ne  fais  pas  non  plus  assez  attention  aux 
observations  que  maman  me  fais  et  c'est  pourtant  une 
des  choses  qui  devraient  m  aider  à  me  corriger  ;  puis 
je  trouve  que  je  m  occupe  de  l'effet  que  je  pense 
produire  et  je  trouve  que  c  est  peut-être  mon  plus 
gros  péchés  car  il  peut  nous  faire  poser  et  il  n'y  a 
rien  dont  j'ai  plus  horreur  que  ça  je  devrais  plutôt 
m  attacher  à  plaire  au  bon  Dieu  ;  j'ai  encore  un  autre 
défaut  c'est  que  je  ne  fais  pas  assez  attention  dans 
mes  prières  et  quand  je  suis  à  l'église.  Voilà  donc 
beaucoup  de  péchés  et  pourtant  je  ne  suis  pas  encore 
bien  vieille  (Elle  a  1 2  ans  !)  il  faut  absolument  que 
je  m'en  corrige  car  dans  un  sermon  de  la  retraite  on 

2 


XVI  PREFACE 

nous  a  dit  que  plus  on  allait  plus  les  péchés  s'agra- 
vâient.  Mais  ce  qui  est  encore  bien  pis  c'est  que 
quand  je  vais  me  confesser  je  ne  regrette  pas  assez  tous 
tous  ces  péchés  là  aussi  pour  que  j'aie  la  contrition 
parfaite  dans  la  confession  qui  précédera  ma  Confir- 
mation je  dirai  tous  les  jours  malins  et  soirs  une 
dizaine  de  chapelet. 

«Maintenant  que  j'ai  vu  tous  mes  défauts  il  faut  que 
je  vois  les  vertus  qui  leur  sont  opposées  pour  que  je 
les  pratique,  car  comme  on  nous  l'a  dit  aussi  pendant 
la  retraite,  il  n'y  a  pas  seulement  des  péchés  d'actions 
mais  il  y  a  aussi  des  péchés  d'omissions  ;  désormais 
je  pratiquerai  donc  toutes  les  vertus  que  je  pourrai 
mais  particulièrement  :  la  franchise,  la  charité,  l'obéis- 
sance, la  piété  et  la  simplicité  et  je  viendrai  tous  les 
jours  à  mon  journal  dire  le  résultat  de  mes  bonnes 
résolutions.  » 

On  voudrait  connaître  le  titre  de  Fouvrage  dont 
Marie  parle  dans  le  passage  suivant  : 

«  Ma  littérature  est  délicieuse  aujourd'hui  j'en  ai 
appris  l'introduction,  le  style  est  élégant,  léger,  nette 
et  poétique  il  y  a  une  description  de  la  Grèce  c'est 
quelque  chose  de  ravissant.  » 

Plus  loin  elle  raconte  quon  lui  a  distribué  un  rôle  de 
Grande  Duchesse  dans  une  comédie  dont  le  titre  est  : 


PREFACE  XVII 

«  Lm  journée  de  la  princesse  ».  C*est  un  acheminement 
Vers  le  théâtre  ! 

S'amuser  aux  dépens  du  prochain  nempêche  pas 
d'avoir  bon  cœur.  Uhisforiette  que  voici  le  prouve  : 

«  Hier  j'ai  bien  ri  ;  j'ai  été  acheter  des  bonbons  au  vieux 
bonhomme,  je  lui  demande  de  me  donner  des  roses,  il 
me  donne  des  blancs,  je  lui  répète  non  des  roses  alors 
il  me  met  des  violets,  Henriette  qui  était  là  me  souf- 
fle qu'il  ne  sait  pas  ses  couleurs  je  pars  d'un  formidable 
éclat  de  rire  le  pauvre  vieux  me  regarde  et  pour  ne  pas 
qu'il  croit  que  ce  soit  de  lui  que  je  riais  j'ai  dit  à  Hen- 
riette :  Veux-tu  bien  ne  pas  faire  tant  de  grimaces.  » 

Marie  ne  semble  pas  encore  très  ferrée  sur  le  calcul, 
car  à  la  date  du  2  juillet  nous  lisons  ceci  : 

«  Je  vais  à  partir  de  maintenant  m'occuper  énor- 
mément de  mes  fleurs,  hier  j'ai  trouvé  mon  pauvre 
rosier  en  proie  à  des  milliers  de  petits  pucerons  j'en 
ai  ôté  pas  mal  mais  M"^^  L...  m'a  dit  qu'un  seul 
puceron  faisait  8  petits  par  jour,  donc  en  admettant 
que  j'en  ai  laissé  8  aujourd'hui  il  y  en  aura  56  par 
conséquent  il  faut  que  je  recommence  encore  aujour- 
d'hui la  même  histoire  alors  j'y  vais.  » 

Elle  prend  le  5  juillet  la  résolution  d'écrire  un 
ouvrage  d'imagination  : 

«  Hier  j'ai  lu  dans  l'Enéide  et  un  passage  de  pêcheurs 


XVIII  PREFACE 

d'Islande  j'ai  trouvé  cela  très  joli,  justement  en  regar- 
dant l'Illustration  anglais  j'ai  vu  une  image  qui  repré- 
sentait de  pauvres  gens  chassés  de  leur  chaumière 
parce  qu'ils  ne  pouvaient  pas  la  payer  et  je  me  suis 
dit  qu'il  fallait  que  je  fasse  une  histoire  là-dessus 
(puisque  j'ai  la  manie  d'en  faire)  au  lieu  de  faire 
toujours  des  avantures  belliqueuses  ;  alors  après  mon 
journal  je  ferai  le  plan  de  mon  histoire,  je  la  soignerai 
le  mieux  que  je  pourrai  car  c'est  un  très  joli  sujet  et 
et  qui  mérite  d'être  bien  traité  ;  avant  de  commencer 
à  m'y  mettre,  je  ferai  une  petite  prière  au  bon  Dieu 
pour  lui  demander  de  m'inspirer  et  que  je  ne  fasse 
trop  mal  mon  livre.  ^' 

Le  lendemain  elle  mit  son  projet  à  exécution  : 

«  Enfin  !  j'ai  fait  le  canevas  de  mon  histoire  je  trouve 
qu  elle  sera  très  jolie  aujourd'hui  il  s'agit  de  la  com- 
mencer, c'est  à  mon  avis  la  chose  la  plus  difficile  ; 
tous  \e.à  lundis  je  prendrai  l'habitude  de  corriger 
l'ouvrage  que  j'aurais  fait  dans  la  semaine  et  j'espère 
que  comme  ça  je  réussirai  à  faire  quelque  chose  de  pas 
trop  mal  ;  je  dédierai  mon  histoire  à  Fernande. 

La  littérature  ne  la  détcmne  pas  complètement  de  la 
musique,  car  elle  nom  apprend  quelle  étudie  au  piano 
r accompagnement  de  «  Dites  la  jeune  belle  »,  et  comme 
la  musique  adoucit  les  mœurs,  elle  trouve  plus  gentille 
cette   Mathilde  quelle  avait  naguère,  la  tentation  de 


PREFACE  XIX 

gifler  et  elle  lut  prête  une  histoire  intitulée  «  La  petite 
Duchesse  ».  Mon  Dieu  que  F  imagination  des  enfants  se 
développe  dans  un  monde  distingué  ! 

Je  rencontre  à  la  date  du  26  juillet  une  recette  pour 
se  bien  conduire  : 

'<■  ...  Je  suis  bien  disposée  car  je  me  suis  fait  une 
bague  et  je  me  suis  dit  que  pour  que  je  sois  digne  de 
porter  cette  bague  là  il  faut  que  je  mène  une  vie  tout 
à  fait  exemplaire  pourtant  elle  n'a  rien  d'extraordinaire 
c'est  une  simple  bague  blanc  mat  et  rose  mais  à  cause 
de  l'importance  que  j'y  ai  attachée  j'espère  qu'elle 
m'aidera  à  être  plus  sage.  » 

«  Je  suis  bien  ennuyée  car  Fernande  a  pour  la 
troisième  fois  la  fièvre  typhoïde  et  il  paraît  que  le 
système  nerveux  s'en  mêle,  mais  cette  pauvre  Fernande 
a  du  moins  un  grand  plaisir  c'est  qu'elle  a  deux  reli- 
gieuses comme  garde-malade  et  moi  qui  la  connait  je 
suis  sûre  que  ça  la  fera  peut-être  moins  malade.  » 

Cette  prévision  se  réalisa,  quelques  jours  après  je  lis 
que  Fernande  va  beaucoup  mieux. 

Samedi  21  Août  : 

«  Je  dois  avouer  que  si  je  suis  venue  faire  mon  journal 
c'est  que  maman  m'y  a  obligée  car  je  n'étais  pas  du 
tout  disposée  à  le  faire,  je  jouais  au  crocket,  seule  il 
est  vrai,  mais  je  m'amusais  beaucoup  et  l'idée  de 
le  quitter  ne  me  réjouissait  guère  ;    enfin   puisque 


XX  PREFACE 

maintenant  j'y  suis,  ce  que  j'ai  de  mieux  à  faire  c'est 
de  ne  pas  le  bâcler. 

«Nous  sommes  donc  parties  le  mardi  matin  à  10  h. 
Alexandrine  est  venue  nous  conduire  et  tonton  nous  a 
rejoint  à  la  gare.  M™^  de  P....  et  sa  fille  partait  aussi, 
je  crois  qu'elles  changaient  de  résidence  car  elles 
avaient  six  malles  et  trois  ou  quatre  colis,  le  renou- 
vellement du  voyage  de  M.  Périchon.  Nous  avons  fait 
le  trajet  jusqu'à  Kerhuon  avec  M"*^  et  M^^®  F. . .  ; 
puis  nous  avons  changés  de  train  a  Landernau,  nous 
étions  dans  le  même  compartiment  qu'un  Monsieur  et 
une  dame  qui  bien  des  fois  m'ont  donné  envie  de  rire  ; 
ils  faisaient  un  voyage  d'agrément,  pour  visiter  le 
pays,  ils  prenaient  des  notes  et  comme  il  n'y  avait 
qu'un  crayon  ils  s'en  servaient  chacun  à  leur  tours. 
Le  Monsieur  était  obez  et  la  dame  n'était  pas  à  plain- 
dre, en  s'asseyant  elle  avait  relevé  sa  robe  presque  jus- 
qu  aux  genoux  en  sorte  que  j'ai  pu  bien  juger  de  son  en- 
bonpoint  ;  a  un  moment  j'ai  cru  qu'ils  allaient  se  disputer, 
malheureusement  ils  se  sont  tus,  ça  m'aurait  tellement 
amuser  de  les  entendre  !  La  dame  comme  son  de  voix 
et  comme  manière  de  porter  la  tête  m'a  un  peu  rap- 
pelé M™®  B. . .  mais  en  plus  mal  ;  puis  le  Monsieur  a 
mangé  du  pain  et  de  la  galantine  truffée  dans  des  petites 
assiettes  de  poupées  et  la  dame  une  tarte  aux  mira- 
belles ;  nous  nous  étions  les  mieux  partagées  nous 
avions  emporté  des  gâteaux,  des  pêches  et  du  raisin- 


PREFACE  XXI 

A  Quimper  il  est  monté  un  Monsieur  tous  parfumé  et 
qui  se  peignait  la  moustache  avec  un  peigne  encore  de 
poupées  il  était  accompagné  d'un  soldat  comme  lui 
tiré  à  quatre  épingles  ils  ont  tout  le  temps  causé  armée 
et  politique  ;  ce  qui  m'a  fait  les  biens  juger  c'est  qu'à 
Rosporden  ils  ont  jetés  de  l'argent  à  un  joueur  de 
cornemuse,  ils  sont  descendus  à  Quimperlé.  Mainte- 
nant assez  parlé  des  compagnons  de  voyages,  parlons 
un  peu  de  nous  et  de  nos  impressions.  En  quittant 
Brest  j'avais  emporté  un  jeu  de  taquin  au  quel  j'ai  joué 
mais  sans  réussir  ;  il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  de 
dire  que  j'avais  un  voile  et  que  j'en  étais  très  fière.  La 
route  a  été  délicieuse,  d'abord  la  magnifique  vue  qu  on 
a  sur  la  rade  et  ensuite  l'intérieur  des  terres,  les  pro- 
priétés etc., etc.;  mais  ce  qui  m'a  le  plus  frappée  ce  sont 
les  environs  de  Châteaulin   c'est   quelque  chose    de 
charmant  ces  petits  coteaux  tout  verdoyants  et  cette 
jolie  vallée  où  passe  \a  rivière  toute  bordée  de  peupliers 
1  horizon   était    excessivement  pur,  ce  que    j'ai  fait 
observer  à  maman  qui  m'a  raconté  que  M.  D...  lui 
avait  dit  qu'aux  environs  de  je  ne  sais  plus  quelle  ville 
près  de  Nancy  l'horizon  est  tellement  clair  que  1  on 
voit  d'un  côté  le  soleil  se  jouer  sur  les  vitraux  de  la 
cathédrale  de  Metz  qui  est  à  quinze  lieues...» 

Nous  trouvons  à  la  date  du  25  septembre  un  passage 
Vraiment  révélateur  : 


XXII  PRéFACE 

«  Comme  je  fais  mon  journal  avec  peu  de  régularité 
je  devrais  en  être  toute  honteuse,  je  ne  le  suis  pourtant 
pas,  je  ne  prend  pas  mon  journal  assez  au  sérieux, 
cependant  j'y  met  bien  tout  ce  que  je  fais  et  tout  ce 
que  je  pense,  mais  le  rôle  que  j'ai  à  jouer  dans  la  vie 
est  si  secondaire  que  je  ne  fais  rien  de  bien  important... 
c'est  mal  ce  que  je  dis,  car  c'est  me  plaindre  de  la  vie 
que  je  mène  qui  pourtant  est  une  des  plus  heureuse 
que  je  connaisse  et  il  ne  tient  qu'à  moi  de  la  rendre 
plus  importante,  ce  que  je  dis  ici  n'est  point  de  1  or- 
gueil, cas  si  je  désire  avoir  une  vie  plus  importante  ce 
n'est  pas  pour  qu'on  parle  de  moi,  au  contraire,  mais 
c  est  pour  ne  pas  être  un  «  inutile  fardeau  pour  la  terre.  » 

Les  scrupules  de  conscience  rassiègent  toujours,  mais 
ils  ne  sont  pas  inexorables  : 

«  J'irai  demain  avec  maman  et  Henriette  me  con- 
fesser, ça  m'ennuie  même  un  peu  parce  que  hier  nous 
nous  sommes  un  peu  moqué  du  petit  D...  pas  précisé- 
ment moqué  car  Louise  G...  dit  même  que  nous 
n  avons  pas  commis  de  péché,  mais  c'est  égal  j'aime 
mieux  m  accuser.  Je  viens  de  faire  mon  examen  de 
conscience  et  je  suis  désolée  de  voir  que  je  retombe 
toujours  dans  les  mêmes  fautes,  il  est  vrai  que  je  la 
fait  bien  moins  grande,  par  exemple  quand  je  mens 
c  est  en  exagération  ou  en  enjolivant  un  fait  et  ainsi 
pour  tout,  mais  ce  qu'il  faudrait  c'est  m'en  corriger 


PRÉFACE  XXIII 

complètement.  Eh  bien  je  ne  désespère  pas  ;  surtout 
si  je  fais  tous  les  jours  un  peu  de  lecture  religieuse  ; 
je  voudi;ais  bien  que  ce  que  disait  un  saint  prêtre  fut 
vrai  :  «  Je  répond  du  salut  d'une  enfant  qui  ferait  tous 
les  jours  cinq  minutes  de  méditation.  » 

Un  peu  plus  loin,  elle  observe  que  cest  surtout  sur  la 
promenade  quelle  fait  des  péchés. 

Faut-il  pour  cela  éviter  d'y  aller  ?  Cas  de  conscience  ! 
D'ailleurs  le  diable  nous  guette  partout,  car  Marie 
témoigne  peu  d' empressement  à  se  vêtir  d'un  manteau 
de  peluche,  parce  que  la  peluche  grossit  et  quelle  désire 
paraître  sVelte.  Coquetterie  ! 

Le  27  Septembre  le  temps  n'est  pas  beau  ce  qui  lui 
épargne  la  tentation  de  se  montrer  en  taille  sur  la 
promenade  : 

«  En  ce  moment,  il  tombe  une  pluie  torrentielle, 
si  torrentielle  que  j'ai  été  obligée  de  laisser  mes 
plans  que  je  soignais,  de  rentrer  mon  bégonia  et 
mon  Pelargonium  et  de  couvrir  mes  oiseaux.  Je 
dois  beaucoup  remercier  Dieu  de  cette  bonne  pluie 
(bon  !  il  faut  que  j'aille  chercher  des  serpillères 
l'eau  coule  à  torrent  par  les  fenêtres)  car  sans  elle 
je  serais  restée  sur  le  balcon  et  je  n'aurais  pas  fait 
mon  journal. 

«  Heureusement,  ce  n'était  qu'un  grain,  voilà  la 
pluie  finie,  le  nuage  parti,  le  soleil  nous  inondant 


XXIV  PREFACE 

de  lumière,  et  le  ciel,  d'un  indigo  admirable.  De  la 
fenêtre  où  j'écris,  on  ne  voit  pas  un  seul  nuage. 
Mon  Dieu  que  votre  ciel  est  beau  !  Maintenant  je 
vais  découvrir  mes  oiseaux  et  sortir  mes  plantes, 
car  il  faut  bien  que  tout  le  monde  profite  du  beau 
temps  que  le  bon  Dieu  nous  envoie.  » 

Le  3  Octobre,  Marie  écrit  : 

«  Au  cathéchisme  je  suis  placée  entre  Nanine  et 
Louise.  En  face  de  nous  il  y  a  M''*^  Lafaille  et 
M^^®  Lemoine  qui  habite  en  face  de  chez  nous  ; 
j  ai  été  même  très  ennuyée  de  l'y  voir  parcequ'au- 
trefois  je  lui  avais  tiré  la  langue,  mais  j'espère 
qu'elle  l'a  oublié.  » 

Le  jeudi  14  novembre,  Marie  nous  annonce  une 
grande  résolution  : 

«  Voici  bientôt  près  d'un  mois  que  j'ai  pris  une  bien 
sérieuse  décision  :  c'est  celle  d'entrer  en  religion  ; 
Andrée  et  Henriette  sont  mes  deux  confidentes.  Com- 
bien j'ai  hâte  (d'être)  à  l'été  prochain  pour  pouvoir 
confier  mon  secret  à  Fernande  qui  sait  comprendre. 
Mais  ce  que  je  désirerais  bien  vivement  c'est  qu'après 
avoir  passé  mes  années  de  jeunesse  dans  un  ordre  de 
missionnaires,  une  fois  arrivée  à  un  âge  où  je  ne  pour- 
rais plus  rendre  autant  de  services  entrer  en  un  cloître 
austère  et  me  préparer  à  mourir  en  sainte.  Si  Dieu  me 
trouvant  assez  bonne  pouvait  me  descerner  la  palme 


PREFACE  XXV 

du  martyr,  mes  plus  grand  vœux  seraient  exaucées...» 

Cependant  le  bon  sens  maternel  la  plonge  dans  une 
grande  perplexité,  à  en  juger  par  le  passage  suivant  : 

«  Maman  à  lu  mon  journal  de  jeudi  je  l'ai  bien 
regretté  parce  qu'elle  s'est  moqué  de  moi,  pourtant  je 
n'ai  pas  du  tout  changé  d'avis  pour  la  question  des 
ordres,  mais  j'ai  complètement  changé  sur  ma  façon 
d'envisager  la  religion,  tandis  qu'avant  me  fiant  à  un 
peu  de  mérites  pour  gagner  le  Ciel,  m'appuyant  sur 
la  grande  miséricorde  de  Dieu,  il  me  semblait  qu'il 
était  absolument  impossible  d'aller  en  enfer,  maintenant 
j'ai  compris  qu'il  fallait  travailler,  travailler  et  persé- 
vérer qu'il  ne  fallait  pas  se  contenter  du  bien  qu'il 
fallait  mieux  rechercher  le  mieux.  Maman  me  disait 
l'autre  jour  que  les  femmes  mariées  avaient  bien  plus 
de  mérites  que  les  religieuses,  je  ne  comprend  pas 
cela  !  Comment,  voilà  des  filles  qui  quittent  leurs 
parents,  leurs  amis,  tout  ce  qu'elles  ont  aimés,  qui 
renoncent  aux  plaisirs,  qui  ne  mènent  qu'une  vie  de 
travail,  qui  font  des  chrétiens  (1)  dans  tous  les  pays, 
qui  travaillent  sans  relâche  pour  la  gloire  de  Dieu  au 
péril  même  de  leur  vie  !  Je  ne  peux  pas  comprendre 
qu'une  femme  qui  à  son  foyer,  qui  reste  chez  elle,  se 
repose,  si  ses  enfants  lui  donnent  de  la  peine  à  élever 
elle  en  jouit  plus  tard  !  non  je  ne  peux  pas  comprendre 

(I)  Les  femmes  mariées  aussi.  (F.C) 


XXVI  PRÉFACE 

cela.  Naturellement  je  ne  parle  pas  des  religieuses 
cloîtrées,  elles  ont  tous  les  bonheurs  et  je  trouve  même 
dans  plusieurs  des  entrées  dans  ces  cloîtres  une  certame 
nuance  d'égoïsme  et  une  certaine  carmélite  dont  tante 
nous  a  parlée  hier  est  à  mon  avis  une  lâche,  une 
ingrate  et  une  égoïste.  » 

Le  11  janvier  1888,  Marte  est  désolée  à  en  pleurer, 
car  elle  se  découvre  un  autre  défaut,  lequel,  à  l'en 
croire,  pourrait  bien  devenir  un  horrible  vice  : 

«  Il  me  semble  que  je  suis  orgueilleuse,  je  n'en  suis 
pas  bien  sûre,  mais  chaque  fois  qu'on  se  moque  un 
peu  de  moi,  ça  me  blesse  et  je  me  sens  prêtre  à  pleurer.  * 

En  y  réfléchissant  elle  aperçoit  un  autre  point  noir  . 
«  Ah  mon  Dieu,  plus  je  vais,  plus  je  me  trouve  de  dé- 
fauts, j'ai  peur  d'être  coquette.  Oh  c'est  si  laid  !  » 

Son  admiration  pour  la  vie  religieuse  ne  préserve 
pas  Marie  de  certaines  désillusions  : 

«  Hier  j'ai  vu  au  cours  un  moine  de  St-François 
d'Assise,  il  est  déchaussé  et  décoiffé  ;  11  ne  m'a  pas  plu 
du  tout  oh  !  mais  du  tout  et  j'espère  que  tous  les  moines 
ne  sont  pas  comme  lui.  » 

Plus  loin  elle  observe  qu'il  fait  bon  avoir  des  amis 
haut  placés  : 

«...  J'ai  retrouvé  mon  livre  ;  j'en  ?uis  bien  contente, 
c'est  aussi  que  j'ai  prié  St -Antoine  dePadoue,  je  me 


PREFACE  XXVII 

demande  ce  que  je  pourrait  faire  pour  le  remercier  il 
m'a  déjà  fait  retrouver  :  une  image  à  évangile,  un 
cahier  sur  le  quel  j'avais  copié  des  vers,  un  cahier  im- 
provisé avec  des  vers  aussi,  la  bague  que  Gabrielle  B.,. 
m'a  donnée,  ce  livre,  enfin  je  ne  sais  combien  d'autres 
choses  ;  c'est  très  triste  à  dire,  mais  j'ai  tellement  de 
désordre,  qu'il  ne  se  passe  pas  un  jour  sans  que  je 
perdre  quelque  chose,  je  me  demande  comment  je 
ferais  si  St- Antoine  dePadoue  n'existait  pas.  » 

«  Je  sens  que  mon  journal  me  fait  beaucoup  de  bien, 
il  aide  à  se  connaître,  ce  qui  est  difficile,  puis  c'est 
très  agréable,  il  vous  semble  qu'on  cause  avec  son  âme, 
puis  quel  bonheur  de  se  rappeler  toute  sa  vie  ses 
moindres  sentiments,  de  se  rappeler  soi,  enfin,  puis  je 
vais  entrer  dans  les  plus  belles  années  de  ma  vie,  quand 
même  celles  de  la  jeunesse,  mais  d'une  jeunesse  qui 
sait  jouir  des  réunions  de  la  famille,  de  ces  bons 
moments  qui  parfument  toute  une  vie  (je  ne  crois  pas 
que  ce  soit  poseur  de  dire  cela,  puisque  personne  ne  le 
verra,  excepté  maman).  » 

Voici  un  passage  qui  nous  apprend  combien  étaient 
pendables  les  tours  que  jouait  à  Marie  son  imagination  : 

«...  J'ai  perdue  ma  journée  en  mentant  oh  mais  en 
mentant  bien  fort,  (bien  sûr,  Fernande,  que  de  mettre 
cela  dans  mon  journal  sachant  que  tu  le  liras,  suffira  à 
ma  pénitence)  eh  !  bien  donc,  j'ai  dit  que  j'ai  monté  à 


XXVIII  PRÉFACE 

cheval  et  que  j'ai  une  amazone,  puis  en  racontant  un 
tas  de  choses  sur  Pierre  Loti  (1)  et  sur  son  dîner,  j'ai 
dit  qu'il  m'avait  promis  de  me  dédier  un  livre,  que  son 
fils  était  déguisé  en  ménestrel,  Ge  ne  sais  seulement  pas 
ce  que  c'est)  puis  j'ai  eu  l'air  de  connaître  une  certaine 
dame  de  Gif  dont  je  n'ai  vu  le  non  que  dans  l'Illustra- 
tion et  enfin  bien  d'autres  choses.  Je  n'ai  dit  que  ce  qui 
me  coûtait  le  plus,  mais  j'en  ai  dit  bien  d'autres.  Mon 
Dieu  !  que  c'est  donc  laid  de  mentir,  mais  c'est  que 
c'est  très  difficile  de  dire  la  vérité,  même  dans  son 
journal.  » 

Elle  ne  se  tracasse  cependant  pas  outre  mesure,  ainsi 
que  le  démontre  ce  passage  : 

«  ...  J'ai  le  grand  malheur  d'avoir  une  conscience 
scrupuleuse  qui  voit  des  péchés  où  je  suis  certaine  qu'il 
n'y  en  a  pas  mais  j'aime  mieux  les  dire  tout  de  même. 

Cette  conscience  ultra-scrupuleuse  se  dévoile  une  fois 
de  plus  dans  les  lignes  qui  suivent  et  nous  montre  en 
même  temps  combien  une  âme,  aussi  glorieuse  d'un 
succès  de  jeu,  devra  plus  tard  se  tendre  vers  la  gloire  : 

«  ...  nous  sommes  allées  toutes  les  quatre  jouer  au 
tonneau,  et  c'est  moi  qui  ai  gagné,  mais  je  n'était  pas 
bien  contente    parce  que  je  trouve    que  c'est    trop 


(1)  Il  était  en  relation  avec  la  famille  Lenéru. 


PREFAC  XXIX 

difficile  d'être  charitable  et  humble  quand  il  vous  arrive 
des  petits  succès  comme  ça  ...» 

Le  samedi  14  octobre  1888,  elle  écrit  : 

«  Lorsque  j'examine  mes  souvenirs  et  que  je  recher- 
che les  passages  de  ma  vie,  lesquels  je  voudrais  tant 
faire  repasser,  il  est  un  moment  délicieux  auquel  je  ne 
peux  penser  sans  que  mon  cœur  batte  bien  fort,  ce 
moment,  après  ma  première  communion  (ah  !  ma  pau- 
vre chère  1  ^^^  Communion,  tu  es  bien  loin  dans  le 
temps,  mais  bien  près  dans  mon  cœur  !  )  a  été  le  plus 
doux  de  ma  vie,  par  ce  moment  j'entends  les  3  jours 
de  ma  retraite  de  Confirmation,  Andrée  me  disait  :  Ah  ! 
cette  chère  retraite,  je  ne  puis  y  penser  sans  avoir  envie 
de  pleurer  !  Eh  bien  voici  bien  des  mois  et  en  écrivant 
ces  lignes  qui  me  la  rappelle,  j'ai  presque  des  larmes 
aux  yeux.  Jamais  dans  mes  deux  autres  retraites,  je 
n'avais  tant  d'empressement  à  me  rendre  à  ces  exer- 
cices, jamais  je  ne  m'y  était  sentie  si  en  famille  ;  notre 
prédicateur  (esprit  excessivement  large)  avait  trouvé  le 
chemin  de  tous  les  cœurs,  très  simple,  un  prêtre  de 
campagne,  il  nous  expliquait  l'Evangile,  si  clairement, 
si  nettement  ;  humble  de  cœur  et  d'esprit.  Dieu  lui 
avait  donné  l'intelligence  des  écritures  et  jamais  après 
une  instruction  noub  n'étions  fatigués.  Puis  j'étais  là 
entre  Andrée  et  Gabrielle,  j'avais  finie  par  connaître 
plusieurs  des  enfants  du  cathéchisme  et  je  me  sentais 


XXX  PRÉFACE 

tellement  rapprochée  d'eux  que  je  les  aimais  beaucoup 
et  m'intéressais  à  eux  bien  plus  qu'avant...  » 

Après  un  long  silence,  elle  écrit,  le  14  avril  1889,  ces 
lignes  dans  lesquelles  apparaît  une  première  menace  de 
la  catastrophe  : 

«  Dimanche  des  Rameaux.  —  Je  ne  suis  point  allée 
à  la  messe  aujourd'hui,  d'ailleurs  voilà  bien  des 
dimanches  que  je  n'y  suis  allée,  parce  que,  ce  que 
mon  journal  ne  sait  pas  encore,  c'est  que  mon  rhume 
d'oreille  commencé  à  la  Grande  Rivière  a  beaucoup 
augmenté  et  que  maintenant  je  n'entends  plus  rien, 
aussi  vais-je  retourner  à  Paris  consulter  M.  Boucheron 
(c'est  le  non  de  mon  auriste)  pour  la  3^  fois  :  de  plus  je 
viens  d'avoir  une  petite  maladie  de  la  cornée,  qui  n  est 
pas  encore  tout  à  fait  guérie  et  qui  m'a  rendu  l'œuil 
très  sensible  et  m'a  longtemps  enpêché  de  lire  (je  ne  lis 
encore  que  très  modérément)  j'ai  encore  un  gros  rhume, 
un  peu  de  névralgie  O'y  suis  sujette)  Depuis  un  rhuma- 
tisme au  genoux  gauche,  ils  sont  très  raides,  et  je  ne 
marche  pas  droit,  je  ne  peux  pas  sortir  sans  donner  le 
bras.  Mes  oreilles  m'ennuient  encore  avec  de  gros 
bourdonnements.  J'ai  expliqué  tout  cela,  quoique  le 
journal  soit  plutôt  un  journal  de  l'âme,  parce  que  je 
comprendrai  mieux  les  dispositions  dans  lesquelles  je 
suis.  Aujourd'hui  je  suis  d'assez  mauvaise  humeur 
(mais  je  crois  que  c'est  en  train  de  passer)  je  ne  peux 


PREFACE  XXXI 

guère  faire  de  lecture  de  piété,  les  livres  de  messe  étant 
écrits  trop  fins.  Comme  lecture  édifiante,  j'ai  la  corres- 
pondance du  père  Lacordaire  et  de  M™*^  Swetchine 
(j'en  parlerai  plus  loin).  >> 

Le  journal  n  avance  plus  que  par  bonds  très  irrégu- 
liers. Nous  sommes  au  19  juin  : 

«  14  ans.  Est-ce  assez  singulier,  je  n'ai  pas  écrit  une 
seule  fois  mon  caractère,  le  récit  de  ses  actes  ne  suffit 
pas  seul  à  se  faire  connaître,  il  faut  aussi  savoir  quelle 
disposition  vous  a  poussé  à  les  accomplir  ;  me  voici 
telle  que  je  me  connais  en  toute  franchise  :  pas  préci- 
sément orgueilleuse,  je  veux  dire  que  je  ne  me  préfère 
pas  aux  autres,  mais  cependant  je  suis  très  portée  à 
m'élever  au-dessus  d'eux,  au  dessus  de  ceux  que  je 
n'aime  pas  et  que  je  crois  inférieurs  à  moi-même, 
généralement  au  dessus  de  tous  ceux  que  je  ne  connais 
pas  ;  il  me  semble  que  c'est  plutôt  de  la  fierté  très 
outrée,  par  conséquent  approchant  bien  plus  de  la  va- 
nité que  de  l'orgueil  parce  que  je  préférerais  être  la  der- 
nière dans  une  société  très  choisie  que  la  première  dans 
n'importe  laquelle  ;  chez  moi  c'est  surtout  l'orgueil 
de  l'esprit,  quand  je  me  compare  s'entend,  car  quand 
je  m'examine  je  me  dis  que  cet  orgueil  naît  d'une 
intelligence  médiocre  et  je  ne  me  confie  en  rien  dans 
mon  intelligence  dont  je  reconnais  toute  la  fragilité  ; 
quand  je  pense  que  si  telle  était  la  volonté  de  Dieu  je 


XXXII  PREFACE 

deviendrais  aussi  bête  qu'une  oie  et  prérisément  parce 
que  je  le  serais  je  ne  m'apercevrais  pas  avoir  baissé. 
Quand  à  l'esprit  je  crois  que  je  l'aime  trop  et  qu 
parfois  je  le  rapproche  de  la  moquerie  ;  moi  qui  ne 
déteste  rien  plus  que  d'être  moquée,  ce  n'est  pas  à 
cause  de  l'opinion  particulière  de  la  personne  qui  se 
moque  de  moi,  les  opinions  particulières  me  sont  assez 
indifférentes  (à  moins  qu'elles  ne  viennent  de  personnes 
que  j'aime  et  que  j'estime)  mais  ce  sont  ces  opinions 
privées  qui  font  l'opinion  générale  !  Et  je  dois  avouer 
que  l'opinion  générale  m'occupe  assez,  je  crains 
énormément  le  ridicule. 

«  Quand  au  jugement  je  crois  en  avoir,  en  voyant  une 
personne  pour  la  K*^  fois  je  sais  de  suite  son  carac- 
tère ;  mais  je  sais  que  le  jugement  se  fausse  si  facilement 
et  je  subis  tant  les  influences  !  Ce  n'est  pas  que  je  sois 
faible  et  que  je  renonce  à  mes  opinions,  mais  c'est  que 
je  n'en  ai  pas  encore  et  comme  une  fois  qu'on  en  a  je 
n'admets  pas  qu'on  les  abjure,  avant  de  m'en  faire 
j'attends  àavoirplus  de  jugement  et  d'expérience.  C'est 
la  fidélité  à  ses  sentiments  et  à  ses  convictions  qui 
dans  sa  suprême  extansion  fait  des  martyrs  ! 

«  Je  suis  très  loin  d'être  douce  et  pourtant  mon  na- 
turel est  plutôt  doux  mais  depuis  quelque  temps  je  me 
suis  fait  sur  la  résistance  des  idées  déplorables.  Ainsi 
ces  temps-ci,  je  lutte  beaucoup  avec  maman  pour  ma 
toillette,  ce  n'est  pas  que  je  tiennef  énormément  à  être 


PREFACE  XXXIII 

bien  habillée  (quoique  je  m'en  occupe  un  peu  trop  à 
mon  avis)  mais  il  me  semble  qu'à  mon  âge  on  peut 
disposer  de  plus  de  liberté  en  ce  qui  vous  concerne. 

«  La  sincérité  et  la  charité  sont  moins  difficiles  ;  ce 
n'est  pas  que  je  sois  charitable  et  très  très  franche,  en 
ce  moment  je  n'énumère  pas  mes  qualités  mais  mes 
dispositions  ;  ainsi  il  m 'arrive  des  mensonges  légers  il 
est  vrai  mais  fréquents.  Quant  à  la  charité  j'en  manque 
énormément  extérieurement  car  intérieurement  je  n'en 
veux  à  personne  et  j'aime  mon  prochain,  mais  ce  qui 
me  semble  en  eux  des  ridicules  ne  m'échappe  pas  et 
j  ai  toutes  les  peines  du  monde  à  ne  pas  le  laisser 
voir  :  cela  c'est  un  ridicule  à  moi. 

«La  paresse,  le  défaut  que  je  méprise  le  plus  et  que 
je  n'avais  pas  naturellement,  est  pourtant  celui  que 
j'ai  le  plus  à  combattre,  peut-être  à  cause  de  ma 
surdité  ce  qui  vous  éteint  pas  mal  et  cependant  la 
faute  est  loin  d'être  toute  à  mes  oreilles,  car  j'ai  mes 
jours.  C'est  une  honte!  surtout  le  temps  que  je  mets 
à  m'habiller,  je  flâne  constamment. 

«  Je  ne  puis  pas  dire  que  je  sois  réellement  gour- 
mande, car  la  mortification  sur  les  desserts  ne  me 
coûte  guère  ;  c'est-à-dire  qu'une  fois  que  je  suis 
résolue  à  m'en  passer,  je  n'en  ai  nulle  envie,  mais  je 
suis  un  certain  temps  à  m'y  décider  et  il  ne  faut  pas 
croire  que  je  me  mortifie  souvent  !  Très  rarement 
au  contraire  !  » 


XXXIV  PREFACE 

Les  lignes  qtxon  vienl  de  lire  dans  lesquelles  on  assiste 
à  une  tentative,  rare  chez  un  si  jeune  être,  d'essor 
psychologique,  n  évoquent-elles  pas  l'image  d  un  petit 
oiseau  essayant  ses  ailes  encore  maladroites  aux  alen- 
tours  de  son  nid  ? 

Voici,  à  la  date  du  20  Juin  1889,  l'exposé  d'une 
indifférence  dans  laquelle  nous  ne  la  Verrons  pas 
persévérer  : 

...Cependant,  nous  demeurerons  toujours  dans 
le  cœur  de  ceux  qui  nous  auront  aimés.  Il  est  vrai 
qu'eux,  à  leur  tour  passeront  ;  mais  alors,  que  notre 
souvenir  soit  gardé  ou  non,  ici  bas,  dans  la  mémoire 
des  indifférents,  qu'est-ce  que  cela  nous  importera? 
Nous  passerons  du  cœur  dans  la  mémoire,  de  la 
mémoire  dans  l'oubli,  et  les  cercles  qui  se  seront 
formés  au-dessus  du  gouffre  qui  nous  aura  englou- 
tis seront  remplacés  par  un  calme  plat. 

Peu  à  peu  le  journal  d'enfant  nous  achemine  vers  le 
^ournal  de  la  jeune  femme.  Voici  ce  qu'elle  écrit  le 
24  Juin  1889: 

Je  lis  avec  énormément  d'intérêt  le  récit  d'une 
sœur  :  Oh  !  la  vie  de  famille,  la  vie  de  famille,  avec 
ses  joies  même  avec  ses  douleurs,  comme  je  l'aime  ! 

...Ce  livre  est  très  triste,  c'est  pour  cela  que  je 
l'aime  tant,  mais  j'aime  ce  qui  est  triste  parce  que 
c'est  ce  qui  est  vrai,  et  puis  il  faut  que  j'essaye  de 


PREFACE  XXXV 

décrire  un  de  mes  sentiments  qu'il  a  encore  avivé 
c'est-à-dire  que  j'aime  la  douleur  ;  j'en  souffre  et 
c'est  justement  pour  cela  que  je  l'aime  car  on  ne 
souffre  que  lorsqu'on  aime,  et  on  n'est  quelque 
chose  qu'en  aimant,  et  les  souvenirs  tristes  me  sont 
aussi  chers,  même  plus,  que  les  souvenirs  joyeux. 

0  Fernande,  ô  maman,  si  vous  me  lisez  pour  me 
trouver  un  ami  et  un  guide  qui  ressemble  à  Albert 
de  la  Ferronnays.  C'est  drôle,  mais  je  meurs  de 
frayeur  d'être  aveugle  sur  mon  mari  ! 

J'aime  mieux  ne  pas  m'appesantir  sur  la  rapidité 
du  temps, cela  porte  à  la  mélancolie;  je  l'aime, assez 
chez  les  autres,  mais  pas  chez  moi. 

J'ai  bien  hâte  de  recevoir  mes  livres  d'études  ; 
mon  esprit  s'endort  un  peu.  Pendant  le  mois  que 
j'ai  passé  à  Montpellier,  il  allait  si  bien  !  Je  n'ai 
pas  le  droit  de  laisser  baisser  mon  intelligence. 

Hier  je  me  suis  endormie  tard,  mais  c'est  que  j'ai 
médité  de  la  musique  et  que  cela  m'exalte  et  que  je 
ne  peux  plus  dormir.  Autrefois  dans  mon  lit  je  me 
faisais  jouer  des  histoires,  maintenant,  je  me  chante 
en  dedans  mes  airs  préférés  et  je  crois  que  cela  me 
donne  un  peu  de  fièvre,  mais  cela  m'est  égal,  c'est 
si    agréable  !  Voici   surtout  ceux  que  je  médite  : 


XXXVI  PREFACE 

l'Adieu,  le  Lac,  de  vieux  airs  du  temps  de  Louis 
XIV,  la  Romance  de  Chateaubriand,  et  un  air  que 
j'ai  peut-être  inventé.  .  .puis  «Guide  au  bord  ta 
nacelle  »,  d'abord  parceque  je  l'aime  beaucoup,  et 
ensuite  parceque  la  première  fois  que  je  l'ai  enten- 
due, maman  et  tante  la  fredonnaient  pendant  qu'un 
soir  nous  jouiions.  .  . 

Quelques  jours  après  elle  ajoutait  : 

(Je  viens  de  finir  un  livre  intitulé  «  Nouveaux 
Anneaux  de  la  chaîne  de  Marguerite  ».  Ce  n'est  pas 
tout  à  fait  aussi  joli  que  le  commencement,  mais 
cela  ne  m'a  pas  empêchée  de  dévorer  les  deux 
volumes  en  deux  jours.  Malheureusement...  il  y  a 
un  effleurement  de  guerre  entre  Français  et  Anglais. 
J'avais  beau  tâché  de  retourner  les  nationalités, 
c'est-à-dire  me  figurer  que  les  May  étaient  Fran- 
çais, j'ai  été  sur  le  point  de  lâcher  mon  livre. 
Pour  la  réalité  je  suis  certainement  plus  tolérante, 
mais  pas  du  tout  pour  les  livres  et  quand  je  lis  un 
roman  anglais,  pour  moi,  tous  les  Anglicans  devien- 
nent catholiques.  Avec  quelques  re^itrictions  en  n'y 
regardant  pas  de  trop  près,  cela  peut  aller. 

Il  pleut,  je  suis  au  bonheur.  J'aime  tant  la  pluie 
et  le  vent.  Je  trouve  qu'on  se  sent  vivre  quand  il 
pleut  ou  qu'il  vente.  » 

A  table  d'hôte,  dans  le  couvent  des  Augustines  de  la 


PRÉFACE  XXXVII 

rue  de  la  Santé  où  elle  loge  pour  se  soigner,  il  arrive  à 
Marie  une  petite  aventure  : 

«  II  faut  que  je  raconte  une  de  mes  petites  histoires 
intérieures,  écoutez  :  il  y  a  à  table  une  très  vieille 
demoiselle  (M^^^  X,..)  qui  a  une  demoiselle  de  com- 
pagnie (M^^^  P...)  très  laide  de  face,  assez  jolie  de 
profil  et  très  coquette  de  tous  les  côtés,  qui  ne  lui 
laisse  pas  dire  un  mot,  elle  répond  tout  le  temps  à  sa 
place,  sourit  aux  amies  de  sa  maîtresse  d'un  air  pro- 
tecteur, etc.  etc.  On  comprend  que  je  ne  la  porte  pas 
dans  mon  cœur,  aussi  ai-je  réfléchi  que  je  répondais 
à  son  sourire  comme  si  je  l'aimais,  j'ai  trouvé  que 
c'était  hypocrite  et  je  ne  l'ai  plus  regardée,  elle  s'en 
est  aperçue  et  maman  m'a  dit  de  recommencer  à  lui 
dire  bonjour,  c'était  au  déjeuner  que  je  devais  faire 
cet  acte  d'héroïsme,  comme  elle  ne  me  souriait  plus 
et  que  je  ne  voulais  pas  faire  le  premier  pas,  j'attendais, 
me  promettant  après  déjeuner  d'aller  à  elle  et  de  lui 
dire  d'un  air  assez  singulier  :  «  bonjour  mademoiselle  !  » 
heureusement  la  postulante  a  servi  de  trait  d'union  à 
nos  regards,  nous  avons  regardé  en  même  temps 
quel  plat  elle  portait  et  les  deux  nuages  chargés 
d'électricité  se  rencontrant  ont  produit  l'éclair  !  » 

A  partir  du  11  décembre  V écriture  du  journal  change 
complètement.  Les  lettres  ont  un  centimètre  de  haut,  il  y 


XXXVIII  PREFACE 

a  trois  ou  quatre  mots  par  ligne.  Marie  vient  d'être 
cinq  mois  sans  pouvoir  écrire,  et  cette  opération  lui  reste 
terriblement  difficile.  On  voit  cependant  que  ni  elle  ni 
sa  mère  ne  prennent  au  tragique  la  douloureuse  épreuve. 
L'année  1890  arrive  et  avec  elle  la  fin  du  cahier  de 
souvenirs  d'enfance. 

Le  journal  d'enfant  de  Marie  Lcnéru  s'arrête  en 
Janvier  1890  et  son  journal  de  femme,  celui  que  l'on  va 
lire,  commence  en  Septembre  1893.  Trois  ans  et  demi 
séparent  la  gamine  de  14  ans  de  la  jeune  fille  de  17  et 
quel  abîme  entre  ces  deux  personnes  ! 

Il  n'est  pas  facile  de  suivre  les  étapes  de  cette  évolu- 
tion. Marie  ne  livrait  d'elle-même  que  ce  qu'il  lui  plai- 
sait de  laisser  voir,  beaucoup  en  surface  et  fort  peu  en 
profondeur.  Il  m'a  été  donné  de  parcourir  de  nombreuses 
lettres  écrites  à  ses  proches  au  cours  de  cette  période  de 
transformation,  lettres  remplies  de  tendresses  limpides, 
d'impressions  littéraires,  de  détails  sur  ses  études  que 
l'on  devine  conduites  avec  acharnement.  Rien  de  tout 
cela  ne  donne  idée  de  ce  qu'elle  écrivait  pour  elle-même. 
«  Ce  que  cette  lecture  fut  pour  moi,  me  disait  sa  mère, 
on  le  comprendra  !  Certes,  je  savais  que  ma  fille  devait 
souffrir  plus  qu'une  autre  à  sa  place.  Mais  à  ce  point-là  ! 
Pouyais-je  le  supposer  quand  toute  sa  vie  ne  fut  qu'un 
doux  et  constant  sourire  de  vaillante  gaîté  qui  voulait 
m' aider  à  supporter  notre  double  épreuve  et  à  rendre  ma 
vie  possible,  heureuse  presque.  »  Le  principal  événement 


PREFACE  XXXIX 

de  cette  époque  semble  avoir  été  un  séjour  à  Lourdes 
dont  pouvait  sortir  une  guérison.  Avant  le  départ  voici 
comment  elle  s'exprime  au  sujet  de  cette  tentative  : 

«Tu  connais  mes  idées.  J'irais  à  Lourdes  toute  ma 
vie  sans  être  guérie  que  cela  ne  porterait  pas  ombre 
à  ma  foi  en  la  Providence.  Je  n'y  vais  même  pas  pour 
tenter  une  épreuve.  Je  considère  ces  miracles  (puis- 
qu'ils sont  historiques)  comme  un  hommage  rendu  à 
la  foi  des  humbles  auquel  je  n'ai  aucun  droit.  Tu  vois 
donc  que  je  peux  y  aller  sans  que  la  raison  ait  à  me 
reprocher  d'être  en  désaccord  avec  moi-même.  On  m'a 
dit  que  le  site  était  d'une  véritable  beauté  et  que  nous 
irions  au  Cirque  de  Gavarnie,  n'est-ce  pas  suffisant 
pour  vous  consoler  que  le  Ciel  ne  fasse  pas  pour  vous 
un  miracle  ?  » 

Ah  !  ne  vous  laissez  pas  prendre  à  cette  impassibilité  I 
Je  suis  sûr  que  prosternée  parmi  les  misérables  qui  ram- 
pent au  seuil  de  la  grotte  sacrée,  leurs  yeux  de  fièvre 
implorant  la  Vierge  au  manteau  bleu,  Marie  adressa  la 
plus  désespérée,  la  plus  affolée  de  toutes  les  supplications. 
Mais  elle  ne  se  trompait  pas  en  disant  quil  fallait, 
pour  être  exaucée,  une  humilité  qui  ne  lui  était  pas 
donnée.  Une  femme  qui,  en  se  précipitant  aux  genoux 
de  la  Mère  du  Sauveur,  se  préoccupe  d'être  d'accord 
avec  sa  raison  n  a  pas  la  moindre  chance  de  rien  obtenir. 
Si   Marie  rapporta  du    voyage  le   souvenir  du    site 


XL  PREFACE 

sublime  de  Gavarnic  ce  fui  aux  dépens  des  visions  ange- 
ligues  offertes  à  sa  joi  printanière. 

Et  maintenant,  au  sortir  des  pages  enfantines,  si  nous 
pénétrons  dans  le  journal  de  la  grande  personne,  nous 
éprouvons  l'horrible  sensation  qui  guette  Marie  chaque 
matin  à  son  réveil,  lorsque  la  tête  enfouie  dans  l'oreiller 
elle  croit  entendre  les  bruits  de  la  maison  de  Brest  : 
fracas  de  la  rue  de  Siam,  sifflets  des  canonnières,  salves, 
et  enfin  le  bonjour  de  la  femme  de  chambre,  alors  ses 
paupières  se  soulèvent  sur  ses  pauvres  yeux  presque 
aveugles  et  la  désolation  quotidienne  recommaice  pour 
ce  cerveau  qui  bouillonne  à  l'intérieur  d'un  marbre  de 
statue.  Contemplons  Marie,  prisonnière  de  son  infir- 
mité, se  heurtant  la  tête  contre  les  barreaux  de  sa 
cage.  Sa  religion,  pendant  les  premières  années,  l  accom- 
pagne et  la  soutient  encore  un  peu,  mais  si  peu  !... 

«  J'aurai  beau  prier,  je  ne  pourrai  plus  être  heureuse 
comme  une  autre... —  L'isolement  m'a  conduite  à  la 
réflexion,  la  réflexion  au  doute,  le  doute  à  un  besoin 
de  Dieu  plus  sincère  et  plus  intelligent... —  J'ai  l'âme 
religieuse,  je  suis  dégoûtée  de  ceux  qui  ne  vivent  pas 
leur  vie  éternelle...  —  Trois  dizaines  de  cha;^elet  en 
marchant  dans  la  prairie...  Je  ne  crois  pas  à  la  bana- 
lité d'une  prière,  même  orale.  Elle  vaut  toujours 
l'intention  qui  la  prononce...  En  le  redisant  toujours 
(le  chapelet)  on  ne  le  répète  jamais » 


PREFACE  XLI 

Plus  tard  t esprit  religieux  seul  semble  persister: 

«  Je  ne  sais  pas  jusqu'à  quel  point  je  suis  chrétienne. 
Je  piie  et  n'espère  pas.  J'attends  en  vain  et  ne  suis 
pas  déçue.  Mélange  de  scepticisme  et  de  religion 
voulue.  Indifférence  peut-être  ?  » 

N'ayant  plus  sa  place  marquée  parmi  les  âmes 
croyantes,  vers  qui  se  tournera  Marie  ?  Hélas  !  rappe- 
lons-nous la  mélancolie  de  Faust  errant  dans  la  cam- 
pagne et  les  larmes  quil  Verse  lorsque  des  chants 
joyeux,  passant  par-dessus  les  remparts  de  la  ville, 
viennent  lui  rappeler  que  son  intelligence  lui  défend 
d'être  heureux  en  compagnie  des  humbles.  Les  larmes 
de  Faust  sont,  nen  douiez  pas,  celles  qui  ont  mouillé 
les  yeux  de  Goethe  et  si  cet  homme  si  beau,  si  fort  et 
que  tant  de  femmes  ont  adoré,  a  profondément  ressenti 
l'isolement  auquel  le  condamnait  le  développement  in- 
solite de  sa  pensée,  quelle  ne  sera  pas  la  désolation 
d'une  Marie  Lenéru  derrière  la  double  barrière  de 
SCS  infiîTintés  et  de  son  talent  déchaîné.  Du  fond 
de  sa  solitude  elle  nous  le  répète  chaque  fois  quelle 
s'écrie:  «A^ous  ne  jouissons  que  des  hommes,  le  reste 
n'est  rien  !...^^  Elle  n'admet  pas  que  son  apparente  séré- 
nité nous  trompe  et  nous  savons,  dès  les  premières  pa- 
ges, que  la  résignation,  pour  elle,  n  est  que  le  désespoir 
accepté.  Elle  est  résignée  parce  que,  pour  une  intelli- 
gence comme  la  sienne,  les  poses  de  révoli'c.i  donffour 


XLII  PREFACE 

mille,  le  romaniismc,  sont  inélégantes  et  banales.  Mais 
quelle  est  loin  de  s'immobiliser  dans  cette  attitude.  A 
tout  instant  l'ansoisse  intérieure  se  trahit  et  si  parfois 
son  sanglot  s'éteint  dans  un  sourire,  toujours  un  sou- 
rire se  termine  en  sanglot.  L'instinct  qui  jamais  n  ab- 
dique devant  l'esprit  et  se  montre  d'autant  plus  impé- 
rieux que  l'âme  se  vante  d'être  plus  affranchie,  l'ins- 
tinct lui  prodigue  les  troublantes  images,  parmi 
lesquelles  la  seule,  dont  elle  nous  convie  à  partager  la 
contemplation,  est  noble  : 

«  Je  marcherais  à  côté  d'un  homme  élégant  et 
spirituel  comme  moi...  Double  rire,  nos  grandes 
tailles  le  secouant  par  le  chemin  comme  un  balancé 
de  quadrille...  Ailleurs  :  —  Il  est  délicieux  de  passer 
en  public  avec  un  être,  homme  ou  femme  de  votre 
race  et  de  votre  allure.  C'est  surtout  dans  la  marche 
qu'on  jouit  de  ces  affinités...  Bien  en  dehors  de  l'a- 
mour, le  réseau  sensuel  des  sympathies  physiques 
nous  emmaille,  nous  isole  ou  nous  relie...  Et  enfin  : 
—  Je  me  représente  l'amour  comme  une  concor- 
dance exceptionnelle  du  mouvement,  le  miracle  de 
l'étoile  double.  » 

Mais  de  pareilles  visions  ne  sauraient  suffire  aux 
exigences  de  son  imagination.  Elle  Voudrait  tant  de 
choses  que  l'argent  seul  pourrait  les  lui  procurer  :  — 
La  fortune,  moitié  du  bonheur.  Elle  l'embellit   telle- 


PREFACE  XLIII 

ment  !  —  Le  mariage  d'argent  relève  d'une  esthétique 
plus  relevée  que  le  mariage  d'amour.  Il  permet  l'Italie, 
la  musique,  le  cheval...  et  par-dessus  le  marché,  l  amour. 
Tout  ce  qui  est  nécessaire  au  bonheur.  Et  encore  l'amour 
V est-il  ?  Enfin  elle  en  parle  par  acquit  de  conscience, 
et  que  ce  ton  dégagé  sonne  faux  après  la  danse  des 
deux  étoiles  !  Plus  loin  Marie  désire  l'argent  par-dessus 
tout,  oui,  même  avant  la  santé.  Il  est  Vrai  qu  elle  avoue 
d'autre  part: 

«Oh  !  à  présent,  je  n'ai  plus  rien  de  mon  accepta- 
tion janséniste,  je  veux  pasi-ionnément  guérir...  >>  La 
raison  elle  nous  la  donne  :  —  J'aime  la  vie  !  j'aime 
prodigieusement  la  vie...  Tout  me  grise  en  elle...  Si 
je  me  rencontre  dans  une  glace,  je  crois  m'apporter 
une  nouvelle  mystérieuse  et  enivrante.  Désormais,  je 
le  sens,  la  vie  aura  pour  moi,  jusqu'à  la  fin,  les 
enchantements  et  les  surprises  d'une  convales- 
cence... » 

Evidemment,  le  jour  où  elle  écrivait  les  lignes  qui 
précèdent,  elle  prenait  la  conscience  définitive  de  son 
talent,  dont  elle  prévoyait  d'ailleurs  depuis  longtemps 
la  vertu  consolatrice  lorsqu'elle  écrivait  : 

«  Je  ne  veux  me  sentir  apaisée  que  par  des  succès...  » 

Elle  va  jusqu'à  prétendre  que  le  châtiment  le  plus  dé- 
courageant que  Dieu  pourrait  lui  infliger  serait   de   la 


XLIV  PREFACE 

guérir,  parce  qu  après  lui  avoir  ouvert  toutes  grandes 
les  portes  d'un  monde  supérieur,  il  Vohligerait  à  rétro- 
grader vers  la  sortie.  Pour  la  raison  que  si  la  souf- 
france ne  rend  pas  meilleur,  elle  rend  plus  profond. 
Marie  déclare  quelle  est  attachée  à  son  épreuve,  ne 
regrette  rien,  quelle  aime  le  moule  où  elle  a  été  coulée. 
Toutefois  elle  se  défend  d'obéir  à  une  vanilé  vulgaire, 
elle  souhaite  la  gloire  plutôt  pour  d'illustres  sympathies 
que  pour  la  renommée. 

«  Je  veux,  dit-elle,  un  talent  qui  soit  moi,  me  dis- 
tingue, me  révèle  à  quelques  uns,  aux  seuls  qui 
comptent  pour  moi,  un  talent  qui  me  complète,  re- 
çoive ma  vie  intime  et  l'amplifie,  par  lequel  je 
puisse  dépenser  tout  ce  que  j'ai  d'ardeur  de  contem- 
plation, de  volonté  au  travail  intense,  un  talent  qui 
s'empare  de  mon  temps  et  de  mon  spleen.  » 

Elle  condense  admirablement  cet  état  d'esprit  en  une 
courte  phrase  : 

«  A.  la  fin  cela  rend  terriblement  orgueilleux  de  se 
passer  toujours  de  ses  semblables  !...  » 

Le  talent,  le  génie  sont  des  dons  merveilleux,  on  en 
peut  tirer  de  sublimes  jouissances,  par  malheur  la  pen- 
sée se  grave  sur  les  traits  en  rides  ineffaçables,  la  taille, 
trop  longtemps  penchée  sur  le  papier,  ne  se  redresse  plus 
et  Voilà  que  la  beauté  proteste. 


.    PREFACE  XLV 

«La  gloire,  écrit  Marie,  n'embellit  pas  la  femme 
et  je  ne  veux  pas  la  sacrifier...  —  J'aimerai  toujours 
mieux  être  inimitable  par  la  manière  de  porter  une 
robe  de  Chever  que  par  tout  le  talent  et  toute  la 
laideur  des  Eliot  et  des  Staël.» 

Lorsque  de  pareilles  opinions  se  présentent  sous  sa 
plume,  gardez-Vous  de  les  tenir  pour  définiiioes  et  en 
voici  la  preuve  : 

«Il  y  a  des  jours,  écrit-elle,  où  je  ne  veux  plus 
rire  jamais,  où  je  veux  perdre  ma  jolie  tournure  dé- 
gagée et  en  prendre  une  lamentable,  où  je  voudrais 
faire  peur.  Ce  doit  être  une  consolation  de  savoir 
porter  son  deuil.  » 

Et  de  le  faire  porter  aux  autres,  est-on  tenté 
d'ajouter.  C'est  peut-être  la  seule  fois  que  dans  le  jour- 
nal de  Marie  s'exprime  le  désir  qu'on  la  plaigne.  Sa 
fierté  la  préservait  de  ce  quelle  considérait  comme  une 
faiblesse.  Pourtant  elle  souhaitait  que  son  journal  fût  un 
jour  connu,  puisqu'elle  déclare  : 

«  Je  ne  ferai  rien  pour  que  ceci  soit  publié,  mais 
je    veux  que  ce   soit  publiable...» 

Elle  y  tient  même  beaucoup  plus  quelle  ne  s'en  donne 
l'air,  car  en  arrivant  de  voyage  elle  note  ceci  : 

«On  a  perdu  la  caisse  de  mes  cahiers,  tout  mon 
journal    depuis   dix  ans,   enfin   dix   ans  d'existence. 


XLVI  PREFACE 

goutte  à  goutte,  mes  dix  années  terribles  à  l'origi- 
nalité desquelles  la  Providence  s'est  tant  appliquée, 
goutte  à  goutte  conservées  d'une  manière  telle  que 
je  comptais  là-dessus,  sur  ce  pis-aller  de  testament, 
pour  mourir  avec  un  peu  moins  de  rage.  » 

Traduisez  :  —  Après  moi,  le  journal  sera  là  pour 
dire  à  mes  admirateurs  : 

«  Vous  m'avez  toujours  vue  souriante,  jamais  vous 
n'avez  surpris  en  moi  la  moindre  défaillance,  et  main- 
tenant apprenez- ce  qu'il  m'a  fallu  d'énergie  pour  ne 
pas  vous  crier  ma  détresse.  » 

C'est  pour  obéir  à  ce  vœu  suprême  que  la  mère  de 
Marie  s'est  décidée  à  publier  ces  pages  non  sans  m'a- 
voir  avoué  quelle  avait  déjà  longuement  hésité  avant 
d'entreprendre  la  lecture  de  ces  lignes  mystérieuses 
dont  elle  ne  soupçonnait  pas  le  contenu.  On  le  verra,  il 
ne  s'agit  pas,  à  proprement  parler,  d'un  journal,  c'est- 
à-dire  de  la  notation,  au  jour  le  jour,  des  péripéties 
d'une  existence;  il  se  trouve  pour  cela  bien  trop  de  la- 
cunes, des  mois  d'intervalle  sur  une  même  page,  des 
années  qui  en  remplissent  à  peine  trois  ou  quatre.  Marie 
disait  qu'elle  ne  venait  à  ses  cahiers  que  dans  ses 
«  migraines  mentales  ».  Ces  méditations  pendant  les 
heures  noires,  sont  donc  de  touchantes  invites  à  la 
plaindre  adressées  à  ces  hommes  en  dehors  desquels 
le  reste  n'est  rien.  Mais  tout  en  ne  marchandant  pas 


PREFACE  XLVil 

notre  pitié,  ce  que  nous  prodiguerons  surtout,  cesi 
notre  admiration.  Je  n  hésite  pas  à  prédire  que  le 
journal  de  Marie  prendra  une  des  premières  places 
parmi  les  autobiographies  célèbres.  Sous  sa  plume  les 
noms  de  Marie  Bashkjrtseff  et  d'Amiel  reviennent 
trop  souvent  pour  quon  ne  soit  pas  fondé  à  croire 
quelle  se  considérait  comme  une  rivale  à  laquelle  une 
comparaison  avec  eux  ne  pouvait  porter  ombrage. Quant 
à  moi,  devant  Marie  Lenéru  soupirant  après  le  Dieu  de 
son  enfance,  et  en  même  temps  esclave  du  démon  de  V or- 
gueil, hantée  par  des  visions  d'amoureuse  harmonie  et 
succombant  à  de  vulgaires  envies  de  fortune  et  toilette, 
trop  fière  pour  se  laisser  plaindre,  trop  malheureuse  pour 
ne  pas  avoir  soif  de  consolation,  un  jour  coquette,  le  len- 
demain désireuse  d'être  laide,  sourde  aux  Voix  humaines 
mais  r oreille  tendue  aux  appels  des  instincts  les  plus  op- 
posés, je  pense  à  Flaubert  et  à  l'immense  Tentation  de 
Saint -Antoine. 

Tandis  qu'infiniment  variées,  les  tentations  passent  et 
repassent,  il  en  est  une  qui  se  cramponne  à  Marie  et  l'ac- 
compagnera jusqu'à  son  dernier  soupir  :  celle  de  la  gloire 
littéraire,  et  comme  une  tentation  permanente  se  transforme 
vile  en  passion,  Marie  s'abandonne  tout  entière  à  la 
fureur  d'écrire  et,  sans  aller  jusqu'à  dire  qu'elle  en  ou- 
bliera par  moments  ses  rêves  de  gloire,  je  suis  convaincu 
que  la  certitude  même  de  ne  jamais  parvenir  à  la  célé- 
brité ne  l'eût  pas  empêchée  de  se  livrer  éperdument  au 


XLVIII  PREFACE 

travail.  Cependant  il  est  un  point  sur  lequel  le  Journal 
ne  nous  renseigne  pas.  A-t -elle  jamais,  au  cours  de  son 
existence  littéraire,  rencontré  les  mois  d  heureux  oubli 
que  la  joie  de  créer  procure  aux  artistes  sincères  ?  Pour 
eux,  il  nest  pas  de  succès  qui  ne  paraisse  bien  pâle  auprès 
de  l'anxiété  joyeuse  avec  laquelle  ils  voient  les  êtres  sortis 
de  leur  cerveau  acquérir  une  vitalité  plus  ardente  que  celle 
des  médiocres  humains.  Le  génie  méconnu  nest  pas  tou- 
jours à  plaindre,  car  l'ivresse  de  créer  a  marqué  pour 
lui  l'heure  du  triomphe.  A  ne  se  fier  qu'aux  apparences, 
Marie  n'aurait  pas  connu  cette  consolation;  mais  lorS' 
qu'il  s'agit  d'âmes  compliquées  comme  la  sienne,  que 
signifient  les  apparences  ? 

Les  Affranchis  sont  le  chef -d' œuvre  de  Marie  Lenéru, 
en  même  temps  que  son  premier  ouvrage  dramatique. 
Elle  y  fait  entrer  tellement  d'elle-même,  qu'on  peut  le 
considérer  comme  un  splendide  épanouissement  du  Journal. 
Les  scrupules  de  conscience  qui  tourmentaient  la  fillette 
au  seuil  du  confessionnal  revivent  avec  le  personnage 
d'Hélène  Schlumherger.  Comme  il  est  naturel,  ces  pré- 
occupations morales  iront  en  s'atténuant  dans  les  pièces 
quelle  écrira  plus  tard. 

Les  Affranchis  furent  envoyés  en  1908  à  Catulle 
Mendès,  par  la  poste,  sans  formalités  préalables.  Il  lut 
très  rapidement  et  par  une  dépêche  enthousiaste  fit  Venir 
Marie.  Madame  Mendès,  partageant  l'admiration  de  son 
mari,  présenta  le  manuscrit  au  concours  de  la  Vie  heu- 


PREFACE  XLIX 

reuse.Le  prix  fut  accordé  par  acclamations,  et  il  com- 
porta la  publication  de  l'œuvre  par  la  maison  Hachette. 

Madame  Rachilde  présenta  la  pièce  à  Antoine,  mais 
ce  nest  quen  19 11,  sur  l'instance  de  Gabriel  Trarieux, 
qu  Antoine  en  prit  connaissance  et  la  fit  immédiatement 
jouer  à  VOdéon  dont  il  était  alors  directeur.  Le  succès 
fut  très  vif.  La  débutante  parvenait,  pour  son  coup 
d'essai,  à  faire  applaudir,  pendant  nombre  de  soirées, 
une  pièce,  dite  d'idées,  parce  que,  suivant  son  expression, 
«  elle  y  avait  mis  quelque  chose  ». 

Vers  cette  époque  fai  connu  Marie  Lenéru.  Elle  avait 
une  façon  bourrue  et  joyeuse  de  se  lancer  dans  la  conver- 
sation,  sans  préambules,  en  personne  dont  les  communi- 
cations n'étaient  pas  faciles  et  qui  évitait  de  se  dépenser 
en  mots  inutiles.  Elle  déployait  sur  ses  genoux  la  grande 
feuille  de  papier  sur  laquelle  j'écrivais  mes  répliques. 
Redoutable  épreuve  !  Donner  la  consécration  de  l'écriture 
aux  lamentables  improvisations  d'un  dialogue  mondain. 
Elle  répondait  d'une  voix  sans  timbre,  parce  quelle 
n'entendait  pas  ce  quelle  disait.  Avec  cela  souriante  et 
gaie,  mais  je  n'ignorais  pas  que  la  gaieté  la  plus  franche 
est  loin  d'être  un  signe  infaillible  de  bonheur,  de  même 
qu'un  charmant  visage  n'est  pas  l'indice  assuré  d'une 
belle  âme. 

La  guerre  fut  pour  Marie  une  catastrophe  personnelle 
et  le  signal  d'une  transformation  totale.  Saisie  d'une 
indicible  horreur,  elle  ne  songea  plus  qu'à  la  manifester 


L  PREFACE 

en  oubliant  sa  propre  infortune.  Le  Journal  perdit  alors 
beaucoup  de  son  intérêt,  car  ce  ne  sont  pas  des  considé- 
rations générales  sur  les  atrocités  de  la  guerre,  que  per- 
sonne d'ailleurs  ne  songe  à  contester,  que  l'on  vient 
chercher  dans  ses  pages. 

Pendant  le  bombardement  de  Paris,  des  raisons  de 
famille  obligèrent  Marie  et  les  siens  à  s'installer  à  Lorient. 
Ce  fut  avec  un  véritable  désespoir  qu'elle  accepta  l'obli- 
gation de  s'éloigner.  Elle  allait,  au  contraire,  au-devant 
de  la  mort.  Elle  tomba  bientôt  malade  d'une  grippe  in- 
fectieuse et  fut,  dès  les  premiers  jours,  considérée  comme 
perdue,  mais  sa  jeunesse  et  l'amour  de  la  vie,  lui  permi- 
rent de  lutter  longtemps.  Au  cours  de  sa  longue  agonie, 
les  pieuses  visions  de  son  enfance  se  penchèrent  sur  son 
lit  de  douleur.  Son  journal  nous  a  montré  que  sa  foi 
s'était  peu  à  peu  éteinte,  mais  elle  avait  cependant  con- 
servé un  grand  respect  peur  une  formation  religieuse  dont 
elle  avait  reçu  tant  de  beauté  morale.  Souvent  elle  disait 
à  sa  Mère  que  si  elle  avait  des  fils  ou  des  filles  elle  les 
ferait  élever  dans  des  maisons  religieuses.  Malgré  son 
apparente  indifférence,  le  dernier  lien  entre  son  âme  et 
ses  chères  croyances  d'autrefois  n'était  donc  pas  rompu. 
Aussi  reçut-elle  en  bienfaiteur  le  prêtre,  qui  lui  apportait 
les  consolations  suprêmes.  Elle  répondit  bravement  aux 
prières  de  V extrême- onction  et  rassura  sa  mère  qui 
redoutait  pour  elle  l'émotion  d'un  pareil  moment.  Pen- 
dant les  jours  qui  suivirent  un  mieux  sensible  se  manifesta 


PREFACE  LI 

et  rendît  un  peu  d'espoir  à  ceux  qui  C assistaient.  Elle 
trouva  encore  la  force  de  plaisanter  avec  le  docteur 
Albert  Michaud,  un  ami  d'enfance,  qui  la  soignait  avec 
un  admirable  dévouement.  Ensuite  elle  alla  en  s  affaiblis- 
sant, toujours  souriante,  sans  un  regret.  Elle  mourut  le 
23  septembre  1918. 

Paris,  le  19  Mars  1921. 

François  DE  CuREL. 


J  ournal  de  jlVjLarie  JU 


eneru 


Accoutume-toi,  même  aux  choses  que  tu 
désespères  d'accomplir. 

Marc-Aurèle. 

Tu  restes  en  deçà  du  possible.  C'est 
que  tu  ne  t'aimes  pas  toi-même.  Que  ceux 
qui  aiment  leurs  métiers  sèchent  sur  leurs 
ouvrages,  oublient  le  pain  et  la  nourriture  ; 
mais  toi,  tu  fais  moins  de  cas  de  ta  propre 
nature,  que  le  ciseleur  n'en  fait  de  son 
art,  le  danseur  de  sa  danse,  l'avare  de  son 
argent,  l'ambitieux  de  sa  folle  gloire. 


ANNÉE  1893 

Voilà  trop  longtemps  que  je  suis  vague  et  embrouil- 
lée dans  mon  for  intérieur.  Il  faudrait  sérieusement 
m'étudier  pour  savoir  de  quel  côté  faire  tourner  la 
barre. 

Voilà  cinq  ans  de  vie  intellectuelle,  mon  imagi- 


2  JOURNAL  DE   MARIE  LENERU 

nation  a  fait  le  tour  des  choses,  mais  j*ai  laissé  traî- 
ner toutes  mes  idées  au  point  que  je  ne  sais  plus  où 
j'en  suis. 

J'en  souffre  parce  que  je  mène  une  vie  qui  m'est 
inférieure.  Malgré  mon  horreur  des  journaux  in- 
times, il  m'arrivera  de  me  permettre  ces  protesta- 
tions contre  moi-même,  parce  que  c'est  un  stimulant. 

Et  puis,  ne  parlant  plus,  j'ai  besoin  d'être  maî- 
tresse de  mon  style,  je  le  sens  trop  pauvre  et  il  m'est 
trop  insuffisant. 


Mardi   5   septembre   93. 

Rien  de  grand  n'a  été  fait  en  ce  monde  avec  de 
faibles  convictions  et  Dieu  semble  avoir  condamné 
toutes  nos  défaillances  avec  une  parole  :  Homme  de 
peu  de  foi  !- 

Il  est  évident  qu'il  faut  savoir  ce  que  l'on  fait 
avant  de  jouer  sa  vie;  j'ai  assez  de  foi  pour  vivre 
comme  tout  le  monde,  mais  pour  faire  ce  que  je 
veux  faire,  non. 

J'ai  dix-huit  ans,  j'ai  tout  souhaité,  tout  prévu, 
tout  imaginé,  tout  attendu,  le  divin  comme  l'humain, 
le  suprême  beau  moral  dans  l'ensemble  de  toutes  les 
vanités.  Mon  programme  d'enfant  était  la  grande  sain- 
teté cloîtrée,  mais  après  l'abandon  d'un  luxe  royal. 


ANNÉE  1893  3 

Personne  n'aura  fait  de  ses  ambitions  fantastiques 
une  machine  d'un  fonctionnement  aussi  régulier, 
aussi  calme,  aussi  quotidien,  aussi  entêté. 

Le  comble  de  toutes  les  prospérités  me  semblait 
tellement  indispensable  à  l'existence,  que  je  n'en 
revenais  pas  de  la  facilité  avec  laquelle  les  hommes 
s'en  passaient. 


Brest,  8  décembre  93. 

II  me  faut  réagir,  me  donner  des  preuves  de  mon 
existence.  Je  m'endors  dans  une  vie  qui  nest  pas  la 
mienne. 

J'aurai  beau  faire,  je  ne  pourrai  plus  être  heureuse 
comme  une  autre.  Les  objets  matériels  me  charment 
toujours,  je  parle  du  luxe  de  ma  toilette,  mais  ils  me 
dégoûtent  quand  ils  m'ont  pris  une  heure  de  ma  vie 
intellectAielle  et  morale. 

Ce  n'est  pas  assez  d'être  fatiguée  d'une  épreuve 
inutile,  d'un  travail  sans  progrès,  d'une  volonté  sans 
ressort  et  sans  durée  :  il  faut  vouloir.  Tout  ce  qu'on 
a  voulu  sur  la  terre,  comme  tout  ce  qui  le  sera  jamais, 
sera  accompli.  Or,  quelle  est  cette  puissance,  qui,  ne 
dépendant  que  d'elle-même,  se  passe  de  toutes  les 
autres  ? 

Il  n'y  a  besoin  de  vouloir  que  ce  qu'on  ne  désire 


4  JOURNAL  DE   MARIE  LENERU 

pas  assez,  et  on  ne  peut  vouloir  que  ce  qui  dépend  de 
soi-même. 

Vouloir,  c'est  vouloir  quelque  chose  qui  suppose 
1  effort,  mais  ce  n'est  pas  vouloir  que  vouloir  pour 
un  temps,  et  ne  pas  vouloir  tout  ce  qu'on  peut. 


ANNÉE  1894 


Brest,  janvier. 

Il  n'y  a  qu'un  fléau  :  le  découragement.  Je  ne  pense 
pas  seulement  à  la  désespérance  qui  embrasse  toute 
une  vie,  mais  à  ces  lassitudes  de  tous  les  jours  qui 
s'étendent  à  une  période,  à  une  heure.  On  ne  déses- 
père pas  de  l'ensemble,  et  pourtant,  dans  le  détail, 
si  l'on  faisait  la  somme  des  moments  sacrifiés,  on 
approcherait  bien  du  tout. 

Celui  qui,  devant  Dieu,  peut  sacrifier  une  seconde, 
a-t-il  à  se  plaindre  de  la  brièveté  du  temps  ?  Allez, 
il  est  encore  trop  long  pour  vous  ! 

Il  y  a  quelques  années  j'étais  remplie  de  courage; 
mais,  réellement,  était-ce  alors  une  épreuve  ?  Je  ne 
croyais  pas  à  la  durée,  au  temps,  ce  maître  de  toutes 
les  énergies.  Il  y  a  eu  une  époque  où  je  m'étonnais  de 
sentir  si  peu  le  poids  de  l'épreuve,  en  y  jîLsaiiî  une 
excitation  qui  approchait  presque  du  contentement. 


6  JOURNAL  DE   MARIE  LENÉRU 

Mais  aujourd'hui,  j'abuse,  nul  à  ma  place  n'éprou- 
verait ce  que  j'éprouve  de  détresse  et  d'ennui,  surtout 
d'ennui  de  tous  les  instants. 

Et  cela  à  la  seule  époque  oii  il  vaille  la  peine  de 
vivre  !  A  l'époque  dont  le  souvenir  doit  consoler 
du  reste.  Je  n'aurai  jamais  d'autre  jeunesse  que 
celle-ci.  Voilà  ce  que  mon  enfance  a  tant  attendu  : 
Quand  je  serai  grande  ! 

Je  travaille  trop  et  je  m'ennuie.  Je  me  suis  rebu- 
tée à  force  de  me  refuser  le  temps  de  lire.  Il  me  fau- 
drait une  heure  environ  par  jour  pour  écrire  et  ré- 
fléchir. J'ai  voulu  trop  monastiquement  la  règle. 
J'ai  déshabitué  mon  esprit  de  faire  un  pas  en  liberté. 
Je  me  sentais  bien  plus  vivante  il  y  a  trois  ou  quatre 
ans,  quand  je  ne  travaillais,  ni  ne  lisais. 

Il  en  est  résulté  que  je  ne  sais  plus  ce  que  je  veux 
et  que  je  m'intéresse  moins  à  ce  que  je  fais. 


Fouras,  octobre  1894. 

J'ai  besoin  de  regarder  tranquillement,  non  seule- 
ment l'épreuve  actuelle,  mais  l'épreuve  passée,  ce 
fantôme  que  j'ai  derrière  moi.  Je  n'ai  qu'un  moyen  : 
«  me  venger  à  mériter  le  bonheur  du  sort  qui  ne  me  le 
donne  pas  «. 

Que  ferai-je  pour  cela  ?  Dieu  merci,  j'ai  assez  de 


ANNÉE  1894  7 

foi  pour  espérer  en  avoir  davantage.  Aujourd'hui  j'ai 
une  «foi  de  provision»  et  mes  inoubliables  impressions 
d'enfance,  mais  il  me  faut  une  conviction  qui  me  per- 
mette de  vivre  à  la  Ste-Thérèse.  Il  y  a  des  revanches 
que  le  cloître  seul  peut  donner.  «  Je  méprise  tout  le 
reste,  tout  ce  que  les  hommes  croient  être  des  biens 
et  je  consacre  ma  vie  à  le  chercher...  Pour  ce  que 
peut  atteindre  l'effort  de  ma  raison,  je  suis  résolu 
et  j'ai  le  plus  ardent  désir  de  posséder  le  vrai,  non  pas 
seulement  par  la  foi,  mais  encore  par  l'intelligence.  » 
(Sx  Augustin.) 


Brest,  29  novembre. 

Je  ne  crois  pas  avoir  été  spécialement  organisée 
pour  le  travail,  j'avais  tous  les  goûts  contraires. 
L'étude  cependant  ne  me  sera  jamais  un  pis  aller, 
sans  elle  je  ne  serai  que  médiocre,  et  à  cela  je  ne  me 
résignerai  pas.  Car  ce  n'est  pas  au  prix  d'une  vaine 
érudition  que  je  troque  ma  jeunesse.  Oh  !  tout  ou 
rien  :  le  bonheur  à  plein  bord,  ou,  s'il  faut  traîner  des 
épreuves,  faire  comme  sainte  Thérèse,  aller  au-devant 
d'elles,  n'avoir  pas  peur,  les  fixer,  les  méditer,  les 
comprendre,  les  préférer,  ne  pouvoir  plus  s'en  passer. 


ANNÉE  1895 


15  mars  1895. 


Plus  je  vais,  plus  j'enfonce,  pas  f^e  projets,  pas 
d'avenir,  et  sentir  sa  vie  s'en  aller  comme  cela  !.. 

Je  ne  voudrais  pas  ne  plus  souffrir,  je  voudrais 
n'avoir  jamais  souffert. 

je  n'aime  en  toutes  choses  que  les  transcendance?, 
'es  supériorités,  et  tout  m'échappe. 


Brutul,  2  juin  1895. 

Vingt  ans  aujourd'hui.  Mon  Dieu...  j'aurais  tant 
de  choses  à  dire,  mais  je  ne  veux  rien  demander, 
je  ne  vois  que  vous  seul,  mon  Dieu,  au  haut  du  long 
chemin  que  je  vais  parcourir. 


ANNÉE   1895 


Brutul,  i8  juillet. 

S'il  s'agissait  d'une  souffrance  morale,  la  mélan- 
colie pourrait  être  distraite  «  par  ces  léj^ers  plaisirs 
qui  font  aimer  la  vie  »  ;  je  ne  suis  pas  distrayable. 

Qu'est-ce  que  h  résignation  ? 

Le  désespoir  accepté. 


Brutul. 

Je  crois  qu'il  ne  faut  pas  se  plaindre  de  trouver  la 
vie  longue  ;  c'est  une  mélancolie,  mais  ce  n  est  pas  la 
pire.  Pour  que  le  temps  semble  long,  il  faut  l'avoir 
senti,  qu'il  ait  laissé  une  impression  ;  mais,  quand  on 
est  pour  ainsi  dire  immobilisé  dans  le  temps,  tous  les 
moments  se  rapprochent  et  se  confondent.  On  a 
besoin  d'apprendre  son  calendrier  par  cœur  pour 
s'assurer  qu'on  vit  24  heures  par  jour  et  8  jours  par 
semaine. 

Cette  dépréciation  du  temps  mène  loin  !  Fernande 
disait  qu'elle  se  trouvait  vieille  ;  moi  aussi,  mais  pas 
comme  elle.  Je  me  trouve  vieille  parce  qu'entre  la 
vieillesse  et  moi,  je  vois  si  peu  de  choses... 

Tante  H...  accepte  l'idée  du  néant,  est-ce  une  force 


10  JOURNAL  DE   MARIE  LENÉRU 

OU  une  faiblesse  ?  «  On  ne  souffre  plus.  »  D'abord  je 
déclare  qu'on  s'illusionne  sur  ce  qu'on  souffre. 
Et  puis  on  ne  vit  pas  pour  ne  pas  souffrir,  mais  pour 
être  heureux,  heureux  avec  supériorité,  avec  super- 
fétation. 


ANNÉE  1896 


Brest,  25  février  1896. 

Je  ne  veux  pas  moins  souffrir,  je  n'ai  aucune  rai- 
son d'être  moins  malheureuse.  Je  ne  veux  me  sentir 
apaisée  que  par  des  succès,  je  ne  veux  pas  m'habi- 
tuer  à  la  tristesse  comme  si  j'étais  née  pour  cela. 

Je  me  résignerai  le  jour  où  j'aurai  compris.  Je  me 
résignerai  sans  récriminations,  sans  regrets,  sans  mé- 
lancolie, avant  cela  pas  de  repos.  Je  n'accepterai  ja- 
mais un  mal  sous  prétexte  que  je  ne  peux  pas  l'empê- 
cher. J'aime  mieux  continuer  à  remuer  exprès  tout 
le  noir  de  la  terre. 

Ce  n'est  pas  au  malheur  qu'il  faut  se  résigner, 
afin  de  ne  plus  souffrir,  il  ne  faut  pas  s'anesthésier, 
ne  pas  souffrir  comme  on  dort,  mais  comme  on  marche 
et  comme  on  mange. 


12  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


Jeudi  4  juin. 

J'ai  eu  vingt  et  un  ans  avant-hier  et,  bien  que  je 
n'y  aie  pas  beaucoup  d'entrain,  je  tiens  à  écrire 
cette  date  sur  mon  cahier  et  à  faire  un  peu  le  bilan  de 
ma  situation  présente. 

Le  comte  de  Maistre  prétend  qu'on  n'a  pas  le  droit 
de  réclamer  quand,  en  examinant  ce  qui  vous  reste, 
on  peut  répondre  :  Moi. 

Mon  âge  m'étonne  toujours,  et  quand  je  me  per- 
suade bien  que  j'ai  vingt  et  un  ans,  l'impression 
est  :  Dieu  merci,  je  n'en  suis  que  là  ! 

C'est  que  j'ai  passé  par  de  tels  tourbillons  que  je 
ne  sais  plus  au  juste  ce  qu'il  y  a  derrière.  Oui,  j  ai 
passé  à  travers  un  blanck-  Je  désespère  d'arriver  à 
définir  cet  éloignement  de  la  vie.  Physiquement, 
j'existe  certainement  plus  pour  les  autres  que  pour 
moi.  Ils  me  voient  et  m'entendent.  C'est  le  plus  hor- 
rible et  c'est  ce  qui  m'est  arrivé  à  moi  la  petite  fille  si 
intacte,  si  curieuse  et  si  à  l'abri  quand  on  parlait  de 
ces  phénomènes,  les  aveugles,  les  sourds,  les  muets. 
C'est  le  procédé  de  la  mort  :  la  séparation. 

L'isolement  m'a  conduite  à  la  réflexion,  la  réflexion 
au  doute,  le  doute  à  un  besoin  de  Dieu  plus  sincère 
et  plus  intelligent. 


ANNÉE  1896  13 

J'ai  l'âme  religieuse.  Je  me  désintéresse  de  tout 
ce  qui  est  mortel  en  moi,  sans  un  raccourci  d'effort. 
Je  suis  dégoûtée  de  ceux  qui  ne  vivent  pas  leur  vie 
éternelle.  La  religion  e?t  ce  qu'il  y  a  de  plus  fort.  Dès 
ce  monde,  elle  fait  de  nous  des  immortels.  La  mort» 
qui  ne  tue  pas,  n'est  plus  qu'un  pont  dans  l'espace, 
un  mouvement  de  la  vie  que  rien  n'interrompt. 

J'ai  réfléchi  trop  toi  sur  la  vie  normale  ;  elle  me  se- 
rait impossible,  et  je  n'ai  pas  un  regret  pour  la  pré- 
destination qui  m'a  captée,  ne  m'a  pas  laissée  engager 
dans  la  voie  commune. 

Si  Dieu  m'accorde  ce  que  je  lui  demande,  je  n'aurai 
pas  un  regret  pour  ce  qui  est  passé. 


Brutul,  1 7  juin. 

Epargnez-moi,  mon  Dieu,  quand  je  paraîtrai 
devant  vous  et  que  je  vous  comprendrai  enfin,  de 
sentir  que  je  n'ai  pas  fait  tout  ce  que  je  pouvais 
pour   vous. 

J'ai  réglé  comme  j'ai  pu  l'emploi  de  mon  temps,  car 
il  me  faut  des  subterfuges  pour  me  rendre  les  jour- 
nées possibles  :  je  me  réveille  tous  les  jours  plus  dé- 
couragée. Je  n'y  fais  pas  trop  attention,  mais  en  regar- 
dant en  arrière,  je  vois  bien  qu'il  y  a  du  chemin  de 
fait.  Chaque  jour  emporte  sa  parcelle  d'espérance  et 


14         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

cela  doit  être  ainsi.  Rien  d'imaginaire  dans  mon  cas. 

je  pourrai  être  triste  jusqu'à  la  mort,  mais  je  ne 
serai  jamais  pessimiste.  Les  malheurs  ne  seraient  pas 
si  sensibles,  si  ce  qu'ils  suppriment  ne   valait  rien. 

Les  misères  de  ce  monde  révèlent  Dieu  plus 
qu'elles  ne  le  nient.  Est-ce  que  la  nature  aurait  cette 
justesse  de  visée,  cette  volonté  d'intention,  cette 
suite  dans  les  idées  ?  Oui,  on  peut  dire  tout  cela... 
oratoirement. 

15  août. 

Oh  !  mes  idées  de  morale  aussi  sont  indépendan- 
tes, ce  n'est  pas  la  charité  qui  se  charge  de  nous  dé- 
velopper le  sens  critique... 

Indépendant  ?  Il  nous  faut  le  courage  de  l'être 
puisqu'on  nous  veut  sincère. 

Vouloir  tout  ce  qu'on  fait,  savoir  tout  ce  qu'on 
veut.  Mais  les  indépendants  dégoûtent  de  l'indépen- 
dance. Je  suis  trop  intelligente  pour  être  jamais 
«  une  révoltée  ».  Ah  !  ces  consciences  romantiques, 
séduites  par  l'étiquette  et  fières  de  «  se  révolter 
avec  une  banalité  écœurante. 

Brest,  4  novembre   1896. 
«  Ne  désire  rien  pour  toi-même,  ne  cherche  rien, 
ne  te  trouble  pas  et  n'envie  rien  à  personne.  L'ave- 
nir doit  te  rester  inconnu,  mais  il  faut  que  cet  avenir 
te  trouve  prêtià  tout.  » 


ANNÉE  1896  15 

«  On  s'imagine  presque  toujours  que  tout  est  perdu 
quand  on  est  jeté  hors  du  chemin  battu  ;  c'est  seu- 
lement alors  qu'apparaissent  le  vrai  et  le  bon.  Tant 
que  dure  la  vie.le  bonheur  existe.»  (La  Guerre  et  la  Paix:) 

Où  j'en  suis?  Deux  voies  :  découragement  et  scep- 
ticisme absolus,  —  foi  et  vocation  passionnée  pour 
tout  ce  qui  arrive.  «  Personne  ne  me  prend  ma  vie,  je 
la  donne  librement.  »  Avancée  assez  loin  sur  la  pre- 
mière voie,  elle  m'a  assez  ôté  et  n'a  plus  je  crois  rien 
à  m'apprendre.  Après  tout  je  veux  vivre,  trouver  au 
moins  un  spécieux  prétexte  à  une  activité  nécessaire. 

Voici  mes  intentions  : 

Pouvoir  me  rendre  cette  justice  que  je  n'ai  pas 
négligé  le  moindre  lumignon  dans  mes  ténèbres. 

«  Mettre  de  la  sincérité  dans  mon  âme  »  si  nécessaire 
et  si  difficile  que,  pour  arriver  à  ce  grand  calme,  je 
dois  «  faire  abstraction  »  de  la  vie. 

Décider  que  l'existence  n'a  pas  commencé  pour 
moi,  libérale  part  du  feu.  Je  suis  dans  un  lieu  in- 
déterminé de  l'espace  où  le  temps  n'est  mesuré 
qu'au  mouvement  de  la  pensée,  de  la  vie  intérieure 
qui  s'accroît  exactement  de  ce  qu'elle  dépense.  Cette 
situation  durera  autant  que  j'en  aurai  besoin  pour 
prendre  une  décision  morale.  Alors  jada  eut  lux  et 
la  terre  commencera. 

Donc,  une  résignation  provisoire. 

D'ailleurs  loin  d'être  un  vain  mot,  car  si  le  chemin 


16  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

mental  que  je  vais  parcourir  ne  s'ouvre  qu'au 
prix  où  je  l'achète,  je  déclare  que  j'ai  choisi. 

Considérer  comme  insignifiant  tout  ce  qui  est 
inévitable.  Mettre  toute  la  distance  possible  entre  ce 
qui  arrive  et  moi. 

Je  suis  morte  et  j'assiste  au  revoir  des  choses 
après  des  siècles  de  tombeau. 


Samedi  28  novembre. 

Porter  tout  son  être  à  son  plus  haut  degré  de  per- 
fection, et  faire  l'expérience  en  soi  de  ce  que  la  vo- 
lonté humaine  peut  obtenir.  Pourquoi  laisse-t-on  ce 
programme  aux  Saints  ? 

Mon  seul  frein  sera  une  extrême  attention  à  me  déve- 
lopper également  dans  tous  les  sens. 

Il  y  a  des  saints,  des  philosophes,  des  lettrés,  des 
savants,  des  mondains,  des  artistes.  Dans  la  vie  je 
ne  choisis  pas,  j'ai  besoin  de  toutes  ses  ressources. 
J'expérimenterai  tout  et  veux  même  bien,  et  désire 
même,  avoir  fait  ou  faire  encore  des  expériences  dé- 
sagréables, pourvu  que  je  ne  sois  pas  trop  retenue 
dans  la  même. 

Si  le  moment  vient  de  rompre  l'équilibre,  ce  sera 
en  connaissance  de  cause. 


ANNÉE  1897 


Jeudi  21    janvier. 

C'est  une  prière  écrite  que  je  veux  vous  faire, 
mon  Dieu  !  J'ai  essayé  de  lire,  mais  rien  ne  me  cor- 
respond. 

Si  vous  êtes  ce  que  ma  religion  m'a  appris  que  vous 
étiez,  vous  me  donnerez  cette  vie  que  je  cherche  avec 
tant  de  travail.  Si  vous  êtes  un  autre  Dieu,  écoutez- 
moi  quand  même,  car  je  suis  résolue  à  toutes  les  ex- 
trémités et  cela  fait  les  bons  instruments. 

Mais  c'est  de  vous,  mon  Dieu  que  je  connais,  que 
je  voudrais  être  entendue.  Je  n'ai  pas  de  vertus  et 
pas  trop  de  foi.Seulement  je  suis  martyrisée  et  ce  que 
cela  rend  brave  ! 

Je  veux  vivre,  mon  Dieu  1  Et  chaque  journée  qui 
passe,  une  ombre  plus  violette  sur  mon  âme,  je  la  con- 
sidère comme  un  renouvellement  du  pacte  qui  nous 
lie,  par  lequel  vous  m'avez  prise  à  l'enfance,  à  la  jeu- 


18  JOURNAL  DE   MARIE  LENERU 

nesse,  au  bonheur  et  en  vertu  duquel  vous  ne  pouvez 
plus  me  traiter  ni  en  enfant,  ni  en  femme,  ni  même 
en  créature  ordinaire,  puisque  rien  sur  la  terre  n'est 
fait  pour  moi. 

Car  c'est  bien  l'épreuve  absolue,  celle  qui  rompt 
tous  les  liens  d'une  destinée  avec  le  passé  et  l'avenir, 
qui  altère  tout,  qui  sépare  de  tout,  la  plus  grande  iso- 
latrice après,  peut-être  même  avant  la  mort. 

Eh  bien,  mon  Dieu,  qui  savez  tout  cela,  qui  savez 
avec  quel  dégoût  je  marche  à  cet  avenir  auquel  je 
ne  peux  penser  sans  ressentir  une  chute  au  dedans 
de  mon  âme,  sans  éprouver  physiquement  le  déses- 
poir, accordez-moi,  peut-être  pas  la  seule  chose  que 
je  désire,  mais  la  seule  que  je  veuille  vous  demander, 
accordez-moi  l'intelligence  de  ce  que  vous  me  voulez  ! 

Et  je  vous  promets  au  moins,  quels  que  soient  mes 
désappointements,  mes  lassitudes,  mes  efforts  perdus, 
1  absolu  désintéressement  pour  ce  qu'il  ne  m'aura 
pas  fallu,  la  complète  insouciance  finale  pour  ce  qui 
ne  devait  pas  être  moi. 


Samedi  27  février. 

Ecrire  peu   et    vivre  peu,   identique    pour    moi. 

J'ai  beau  faire,  je  m'y  prends  mal.  Ce  perpétuel 

raidissement  amène  des  réactions  atroces.  Je  dépense 


ANNÉE   1897  19 

énormément  de  volonté  pour  peu  de  choses.  Ce  travail 
revolvant  toujours  sur  moi  me  harcèle  et  me  dégoûte.. 

Mardi  4  mai. 

J'ai  certainement  pensé  à  écrire,  c'est  le  premier 
mouvement  de  ceux  qui  ont  vécu  un  peu  plus  vite 
et  un  peu  autrement  que  les  autres.  Et  c'est  faire 
quelque  chose  !  Quand  les  circonstances  nous  ont 
donné  une  certaine  rage  de  volonté,  on  s'en  trouve 
singulièrement  embarrassé  ! 

Le  travail  ardent,  implacable,  aurait  alors  sa  raison 
d'être,  les  résultats  s'étendraient.  Puis  enfin  la  jouis- 
sance esthétique,  vouloir  toujours  plus  parfaite,  plus 
sincère,  forte  et  souple  la  langue  qui  traduit  votre 
substance  ;  il  y  a  là  quelque  chose. 

Mais  j'ai  rêvé  plus.  Une  pareille  carrière  n'est 
déjà  plus  assez  sérieuse  pour  moi 

Mercredi  2  juin  1897. 
J'ai  vingt-deux  ans. 

Dimanche  20  juin. 

J'adore  la  bonté  et  je  ne  suis  p.as  bonne,  parce 
que  dans  mon  indépendance  et  mon  perpétuel  an- 


20  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

tipanurgisme,  je  méprise  les  preuve?  un  peu  banales 
qu'on  a  l'habitude  d'en  donner.  Pourtant  je  suis 
meilleure  que  je  ne  le  parais  avec  mon  imperturbable 
critique,  et  quand  je  vois  de  bonnes  âmes  indulgentes 
par  banalité  oa  respect  humain,  je  leur  en  veux 
d'être  meilleures  que  je  n'en  ai  l'air  dans  ma  dédai- 
gneuse inhostilité. 

Il  faut  en  revenir  au  système  de  Ste  Thérèse,  si 
facile  et  simple,  ayant  au  moins  le  mérite  de  l'édifi- 
cation :  Ne  dire  jamais  le  moindre  mal  de  personne. 


1897.  Brutul,  23  juillet. 

Trois  dizaines  de  chapelet  en  marchant  dans  la 
prairie,  j'ai  de  la  peine  à  aller  plus  loin.  Si  je  pouvais 
prier  autrement  je  ne  m'y  appliquerais  pas.  Pourtant 
je  ne  crois  pas  à  la  banalité  d'une  prière,  même  orale. 
Elle  vaut  toujours  l'intention  qui  la  prononce. 

Le  chapelet  est,  pour  moi,  un  acte  de  foi  et  de  volonté. 
Je  ne  veux  pas  que  ma  prière  soit  à  la  merci  de  mes 
impressions  intellectuelles. 

Les  mots,  même  qu'on  oublie,  maintiennent  l'âme 
en  état  de  prière,  font  vraiment  fil  conducteur.  Puis 
cette  reprise  constante  des  mêmes  paroles  donne,  très 
fortement  et  comme  physiquement,  l'impression  de 
la  prière.  On  s'entend  supplier. 


ANNÉE    1897  21 

«  Machine'à  prier  »  qui,  tout  en  dirigeant  l'intention 
lui  laisse  une  liberté  plus  grande  que  les  prières 
plus  spéciales  :  l'acte  d'abandon  de  Bossuet,  St  Tho- 
mas d'Aquin  au  Saint-Sacrement,  Pascal  pour  la  ma- 
ladie. 

Bien  que  je  ne  l'aime  guère,  le  chapelet  peut  être 
plus  personnel  et  méditatif .«  En  le  redisant  toujours, 
on  ne  le  répète  jamais.  » 


Brest,  27  septembre. 

Si  peu  qu'on  se  rapproche  de  Dieu,  un  souffle  de 
forte  vie  morale  passe  en  nous.  Tout  semble  possible, 
tout  supportable.  Albert  de  la  Ferronays  avait  raison, 
«  les  habitudes  agissent  sur  nous  plus  que  tous  les 
principes.  >^ 

Les  habitudes  qui  moulent  notre  vie,  ne  doivent 
pas  être  à  la  merci  de  nos  vicissitudes  intellectuelles. 
Il  faut  agir  comme. on  voudrait  penser,  comme  on  vou- 
drait sentir.  C'est  une  manière  de  jeter  dans  la  balance 
son  épée  et  son  bouclier. 

A  ces  messes  de  semaine,  plus  matinales  que  les 
autres  et  seules  vraiment  religieuses,  je  sens  venir  une 
acceptation  plus  libre  et  plus  claire.  Je  demande  le 
respect  de  mon  épreuve,  la  porter  comme  un  habit 
religieux  qu'on  craint  de  souiller  par  tout  ce  qui  est 


22  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

trop  vain.  Dieu  ne  m*a  pas  consultée,  il  n  a  pas 
attendu  le  oui  de  mes  vœux,  il  a  fait  de  moi  une 
carmélite,  dans  toute  la  rigueur  de  la  clôture  et  du 
silence.  Que  l'esprit  de  Ste  Thérèse  me  soit  donné  ! 

Je  me  défends  encore  et  je  me  défendrai  longtemps. 
Que  Dieu  daigne  m'entendre  ;  je  voudrais  que  tout 
fût  si  profond  et  sûr  chez  moi... 

Les  médiocres  bonheurs,  les  médiocres  vertus  me 
dégoûtent,  mais  ce  ne  sont  pas  ces  inoffensives  ten- 
tatives qu'on  doit  se  proposer.  Une  alternative,  pour 
être  sérieuse,  doit  présenter  deux  partis  dignes  de 
se  balancer.  Qui  abandonne  le  monde,  parce  qu'il  n'a 
rien  su  y  voir  d'attirant,  ne  connaît  pas  la  valeur  de 
l'indépendance  du  choix  libre. 

Ce  qu'il  faut  savoir,  ce  dont  il  faut  être  sûre, 
c'est  :  telle  situation  imaginée,  telles  circonstances 
réunies,  aussi  exceptionnelles  que  vous  le  voudrez, 
mais  pourtant  rêvables,  votre  choix  ne  bronchera- 
t-il  pas  ? 

Tant  qu'on  n'est  pas  sûr  de  sa  réponse  à  cela,  il  y 
a  des  chances  pour  que  le  sacrifice  soit  un  rebut  de 
nécessité.  Tant  qu'on  ne  s'est  pas  mis  en  présence  de 
la  tentation  à  son  plus  haut  degré,  ce  n'est  pas  «  le 
monde  »  qu'on  sacrifie,  mais  la  mesure,  dans  laquelle  il 
s  est'  offert,  qu'on  dédaigne. 

La  belle  chose  d'abandonner  pour  Dieu  son  avenir 
probable  !  la  belle  chose  de  faire  bon  marché  de  ce 


ANNÉE  1897  23 

qu'on  a  !.  Ce  n'est  pas  au  rabais  que  je  veux  ac- 
quérir mon  immortalité  et  je  rougirais  qu'un  autre, 
fût-ce  un  empereur  qui  abdique,  se  soit  montré  plus 
bel  acheteur  que  moi. 


Dimanche  24  octobre. 

Depuis  quelque  temps  une  chose  me  frappe  :  Il  y 
a  bien  des  types  de  beauté  morale,  il  y  en  a  de  plus 
fascinateurs  que  l'idéal  chrétien.  J'ai  toujours  aimé 
la  violence,  et  l'orgueil  est  une  loi  de  l'esthétique. 
Eh  bien,  Jésus-Christ  s'y  connaissait  mieux.  Je  n'ai 
jamais  été  émue  aux  larmes,  je  n  ai  souffert  de  mon 
infériorité  qu'en  présence  des  vertus  chrétiennes.  Il 
y  a  là  un  degré  suprême  de  sincérité,  la  simplification 
de  la    mort. 

L'être,  qui  doit  mourir  dans  les  humiliations  de 
l'agonie,  est  toujours  un  peu  ridicule  à  manquer  d'at- 
titude chrétienne.  Cette  douceur  et  cette  humilité, 
qui  ne  m'enthousiasment  pas,  sont  inséparables  du 
grand  sérieux  de  l'abnégation. 

En  lisant,  je  n'ai  jamais  pleuré  que  d'enthousiasme, 
une  fois  pour  l'entrée  de  la  grande  armée  à  Berlin  — 
l'auteur  n'avait  aucun  talent  —  une  autre,  pour  une 
lettre  de  l'abbé  Perreyve,  tout  ému  de  sa  première 
confession,  de   l'hommage  et   de  l'exemple  de   son 


24  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

pénitent,  il  venait  de  confesser  le  Père  Lacordaire  ! 
Je  suis  allée  m'appuyer  à  la  cheminée  pour  mieux 
sangloter.  Pourquoi  ?  j'avais  quinze  ans.  Tant  d'au- 
tres, plus  pieux  que  moi,  n'auront  pas  été  émus  de  ce 
passage...  0  vérité  chrétienne  ! 

Le  Père  Lacordaire  !  Cette  parole  et  cette  vie... 
c'est  grâce  à  leur  éloquence  que  j'ai  aimé  souffrir  à 
l'heure  où  il  le  fallait. 


ANNÉE  1898 


10  janvier  1898. 


Une  autre  année.  Si  Dieu  le  veut  encore,  je  la  lui 
abandonne  de  toute  la  sincérité  dont  je  suis  capable. 

Ce  n'est  pas  pour  me  faire  plus  résignée  que  je  ne 
le  suis.  Je  ne  veux  pas  être  résignée.  Je  me  sacrifie- 
rai peut-être  un  jour,  je  ne  me  résignerai  jamais.  Je 
ne  peux  pas  rester  passive,  même  avec  la  souffrance. 

La  vie  d'une  femme  heureuse  est  manquée  pour 
moi.  Il  faut  m'en  inventer  une  autre  dans  laquelle  ces 
affreuses  années  puissent  garder  une  place.  Puisque 
j'ai  tant  marché,  gardons  au  m.oins  la  route  où  nous 
avons  de  l'avance. 


Lundi  17  mars  98. 

Allée  à  la  grande  rivière  en  coupé  avec  maman. 
Il  faisait  bleu  sur  rade  et   magnifiquement  froid. 


26  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

Rentrée,  lu,  à  la  lumière  dorée  des  stores,  la  vie  de 
Nathalie  Narishkine.  Pendant  dix  années,  au  séminaire 
de  la  rue  du  Bac,  elle  écrivit,  dans  toutes  les  langues, 
à  leurs  religieuses  du  monde  entier,  et  quand  son 
beau-frère,  l'amiral  autrichien,  se  mit  à  promener  les 
escadres  de  son  pays,  il  découvrit  que  tout  autour  du 
monde  on  connaissait  la  sœur  Nathalie  :  une  charge  de 
cardinal-secrétaire  d'Etat.  Elle  eut  une  amie  reli- 
gieuse à  Vienne,  elles  avaient  fait  le  sacrifice  de  ne 
jamais  chercher  à  se  revoir,  quand  un  hasard  les 
réunit  de  chaque  côté  de  la  grille  ;  l'une  pleurait, 
l'autreriait.  «  S'il  y  a  peu  d'amour  sur  la  terre,  c'est 
moins  parce  que  les  cœurs  refusent  d'aimer  que  parce 
que  la  plupart  des  humains  refusent  de  mériter 
l'amour.  »  (Père  GratrY.) 


9  mars. 

Le  châtiment  le  plus  décourageant  que  Dieu  pour- 
rait m'infliger  serait  de  me  guérir  aujourd'hui.  Le 
seul  témoignage  que  je  puisse  me  rendre,  c'est  que,  dans 
les  moments  de  plus  grande  fatigue,  quelque  chose 
m  a  toujours  tenue  attachée  à  cette  épreuve  et, 
m  eût-on  offert  le  moyen  d'en  être  délivrée  sur-le- 
champ,  j'aurais  beaucoup  réfléchi  avant  d'accepter. 

Dieu  m'a  ouvert,  toutes  grandes,  les  portes  du  monde 


ANNÉE  1898  27 

intelligible  et  supérieur,  jusqu'où  me  suis-je  aven- 
turée ? 

Vendredi  18  mars. 

Toutes  mes  heures  de  lassitude  et  d'anéantisse- 
ment, le  travail  qui  dégoûte,  la  fatigue  de  la  règle, 
l'isolement,  l'ennui,  me  rappeler  que  tout  cela  fait 
partie  de  mon  programme.  «  Ces  acceptations  ne  sont 
pas  de  vaines  phrases.  Dieu  nous  prend  au  mot  ». 
N'ai-je  pas  moi-même  voulu  sentir  dans  tous  ses 
détails,  «  dans  toutes  ses  circonstances  et  ses  dépen- 
dances »  ce  qui  devait  m'éprouver  ?.. 

Vendredi-Saint. 

Nous  sommes  légers,  même  à  notre  malheur, 
pour  peu  qu'il  dure.  Ce  n'est  qu'en  souffrant  toute 
notre  souffrance  que  nous  nous  décidons  enfin  à 
chercher  un  remède  à  sa  taille  et  que  nous  nous 
sentons  frustrés  par  tout  le  reste.  Malheur  aux  con- 
solés ! 

Nous  sommes  tellement  vivaces  pour  ce  monde, 
nous  nous  raccrochons  tellement  à  toutes  ses  bran- 
ches qu'il  nous  faut  apprendre  le  désespoir  comme 
le  détachement. 


28  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 


18  avril. 

Je  suis  faite  pour  l'orgueil  dePlaton  et  pas  pour  ce- 
lui de  Diogène,  et  cependant,  toujours  dans  la  voie 
chrétienne,  j'ai  été  retenue  par  l'intransigeance  de 
tout  ou  rien.  Au  début,  la  supériorité  de  la  Sainte 
Vierge  me  désenthousiasmait  de  la  perfection.  Je 
copiais,  pour  les  avoir  sous  les  yeux,  les  passages  sti- 
mulants. «  Dieu  mène  les  âmes,  avec  des  grâces  dif- 
férentes, à  une  égale  perfection  »  —  «  s'il  se  trouvait 
dans  ces  temps-ci,  des  âmes  qui  eussent  pour  moi  plus 
d'amour  que  les  saints  des  siècles  passés,  je  leur  ac^ 
corderais  des  grâces  plus  grandes.  »  Pourtant  j  étais 
assez  perspicace  pour  voir  que  je  faisais  fausse  route. 

Mon  Dieu  vous  détesteriez  la  perfection  si  elle  ne 
nous  occupait  que  de  nous-mêmes.  Son  seul  but  est 
de  nous  faire  les  mouvements  libres  pour  aller  à  Vous. 


23  avril. 

Lu  Eugénie  de  Guérin,  elle  doit  tout  à  son  déve- 
loppement contemplatif,  même  je  crois,  le  grand 
amour  pour  Maurice.  Mais  sa  quenouille  !  affecta- 
tion et  inutilité  !  triste  symbole  du  peu  qu'on  attend 


ANNÉE  1898  29 

des  femmes.  Que  ne  lui  a-t-on  commandé  l'étude  au 
nom  de  Dieu  ?  Elle  a  raison  «  il  y  avait  quelque  chose 
là  »  et  pourtant  le  Journal  coule  pauvrement. 

Une  chose  me  frappe  chez  elle.  Je  l'ai  rencontrée 
ailleurs  et  je  ne  comprends  pas  :  c'est  que  rencontrant 
un  bonheur  vertueux  on  s'y  installe,  et  se  fasse  une 
vertu  de  son  bonheur.  Je  n'aimerai  jamais  les  heu- 
reux, fût-ce  par  vertu.  Il  faut  être  malheureux  jusqu'à 
un  certain  point. 

Jeudi  5  mai. 

J'écris  dans  mes  mauvais  moments  quand,  à  tout 
prix,  il  faut  réagir.  Alors,  je  prends  mon  élan,  j'ai 
besoin  de  dater,  de  voir  quelque  part  la  trace  de  tout 
cet  invisible  travail  qui  est  ma  vie  et  qui  passe  si 
enfoui,  si  inexprimé  que  j'en  ai  des  vertiges  de  soli- 
tude. 

Dieu  console  de  tout  par  sa  seule  existence.  Le 
blasphème  est  un  non-sens  pour  les  étourdis  et  les 
sots...  Moi,  microbe  infinitésimal,  et  mes  commodités 
qu'est-ce  que  je  prouve  ? 

•  22    juillet. 

J'ai  fini  la  Vie  de  Jésus.  Pas  à  pas  je  l'ai  chicanée, 
dans  quelques  mois  je  saurai  l'impression  définitive. 


30  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

C'est  toujours  ainsi,  j'attends  mes  lectures  au  contre- 
choc  —  mot  de  chirurgie  — . 

En  revanche  ce  fameux  style  ne  m'a  pas  emballée. 
C'est  d'une  naïve  perfection,  et  je  retrouve  toujours, 
entre  lui  et  mol,  cette  chose  indéfmissable  qui  est 
le  ton.  Eh  bien,  ce  ton  a  l'abondance  ecclésiastique, 
le  débit  facile  et  fleuri  d'un  curé  beau  diseur  et  un 
peu  fat.  11  me  donne  l'impression  d'une  voix  qui  parle 
trop  vite. 


Brutul,  29  juillet. 

Marché  longtemps  dans  l'allée  des  lys.  Je 
n'abdiquerai  jamais,  je  voudrai  toujours  tout.  J'ai 
besoin  de  préférer  ma  vie  pour  l'accepter. 


Jeudi  4  août. 

Que  c'est  beau  la  lumière,  et  comme  notre  âme 
s'en  pétrit.  C'est  un  réveil  de  pouvoir  lever  la  tête, 
ouvrir  les  yeux  dans  plus  de  jour,  les  sentir  baignés 
de  plus  d'espace.  Je  ressaisis  les  oiseaux  dans  leur  vol 
et  leurs  battements  d'ailes  m'est  une  nouveauté.  Les 
étoiles  me  reviennent  une  à  une.  J'ai  déjà  toutes  les 
grandes  constellations,  mais  sur  leur  écrin  de  nuit 


ANNÉE   1898  31 

noire  et  depuis  longtemps  allumées.  Je  les  guette  blan- 
ches au  crépuscule.  J'ai  eu  la  mélancolie  de  les 
reconnaître  ainsi,  sur  une  toile,  au  dernier  salon. 

Mais  ce  que  j'attends,  ce  que  j'épie,  c'est  le  pur 
contour  de  la  lune.  Je  la  vois,  toujours  fumante  d'un 
nimbe  aux  quatre  rayons  en  bras  de  moulin, comme  en 
met  Moreau  à  ses  apparitions. 

0  choses,  comme  je  vous  regarderai  ! 


7  août. 

Dieu  sait  avec  quelle  émotion  je  me  redemande 
tout  entière.  C'est  la  première  fois,  je  crois,  depuis 
dix  ans,  que  je  prie  simplement  et  violemment  pour 
guérir  et  pour  guérir  de  suite  pendant  qu'il  en  est 
temps  encore.  Mon  Dieu,  foudroyez-moi  de  ma 
guérison  ! 

Je  pourrais  encore  dire  que  je  ne  regrette  rien,  que 
j'aime  le  moule  où  i'ai  été  coulée,  mais  pourvu  qu'il 
me  lâche  !  que  je  sorte  de  sa  pression  de  cauchemar  ! 


Mardi  9  août. 

Je  ne  vis  que  d'attente,  de  tout  l'incertain  de  mes 
espérances.  A  la  lettre,  je  compte  les   heures.    En 


32  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

regardant  ma  montre,  en  effeuillant  le  calendrier, 
c'est  toujours,  toujours  cette  pensée,  que  j'approche 
d'un  avenir  moins  intolérable.  «  J'ai  marché  si  long- 
temps que  je  dois  être  près.  » 

Oh!  à  présent,  je  n'ai  plus  la  vocation  du  martyre, 
plus  rien  de  mon  acceptation  janséniste,  je  veux  pas- 
sionnément guérir. 


13  août. 

Ce  qui  me  ferait  désespérer,  c'est  qu'ayant  admiré 
la  force  des  raisons  catholiques,  je  me  démène  en- 
core dans  les  résistances.  Serait-ce  que  je  suis  encore 
si  «  merveilleusement  corporelle  >  que  les  raisons  ne 
me  persuadent  pas  assez  ?  Malebranche  me  fera  du 
bien. 

Et  puis,  quand  on  est  plongé  dans  le  noir  de  la  vie 
et  que  l'habitude  est  venue,  il  y  a  une  difficulté  à 
tenir  compte  de  cette  vocation  au  bonheur,  fondement 
d*"  toute  religion. 

Quelque  chose  encore  dans  le  caractère  particulier 
de  mon  infirmité,  agit  sur  tout  ce  travail  intérieur  : 
l'isolement  si  spécial  et  inhumain — au  sens  propre  — 
qu'est  l'absence  du  son.  Le  son  est  de  toutes  les  percep- 
tions celle  qui  nous  met  le  plus  en  contact  avec 
la   vie.  Je  suis  maintenant  persuadée  qu'à  ce  point 


ANNÉE  1898  33 

de  vue,  la  lumière  ne  lui  est  pas  comparable.  Elle  est 
matière  inanimée,  elle  est  minérale,  tandis  que  le 
son,  la  voix  est  animale,  humaine.  II  y  a  de  grandes 
voix  dans  la  nature  inorganique,  mais  il  faut  l'oreille 
vivante  pour  qu'une  chose  au  monde  en  soit  émue. 
La  lumière,  là  où  les  yeux  ne  la  perçoivent  pas,  a  son 
rôle  de  fécondité.  Le  son,  c'est  la  suprême  inutilité 
dans  l'univers,  il  est  fait  pour  l'âme  qui  seule  écoute. 
Je  crois  plus  facile  à  un  aveugle  d'être  spiritua- 
liste  qu'à  un  sourd. 

Dimanche  13. 

«  C'est  ton  fait  de  bien  jouer  le  personnage  qui 
t'est  donné,  mais,  de  le  choisir,  c'est  le  fait  d'un  autre.  » 


Lundi  14. 

Je  tiens  aux  pratiques,  je  ne  sais  pas  jusqu'à  quel 
point  je  suis  chrétienne,  mais  ma  religion  est  ceci  : 
l'horreur  de  l'incurie.  Pour  moi,  la  vie  n'est  qu'un 
beau  mouvement.  Or  la  plupart  des  croyants  sont 
indévots  par  stagnation.  Je  veux  que  ma  vie  aille 
aussi  loin  que  ma  pensée,  je  préfère  même  qu'elle 
la  dépasse.  Et  la  prière  et  les  sacrements  mettent  un 
ordre  superbe  dans  une  vie. 


34  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

En  outre,  si  je  suis  pyrrhonienne,  je  ne  veux  pas, 
dans  l'esprit  des  autres, être  cataloguée  libre  penseuse. 

J'ai  bien  le  droit  de  m'éviter  les  associations 
d'idées  qui  me  déplaisent.  «  Trompez-les  donc,  mais 
ne  leur  mentez  pas.  » 

27  novembre. 

Je  veux  passionnément  guérir.  Et  pourtant  le  jour 
où  je  me  retrouverais  comme  les  autres,  serais-je 
sûre  de  me  retrouver  entière  ?  «  La  souffrance  est  une 
compagne  »  et  quand  elle  n'est  pas  intolérable,  quand 
ejle  n'écrase  pas  l'âme  en  même  temps  que  le  corps, 
quand  on  en  doit  vivre  et  non  pas  mourir,  elle  a  son 
magnétisme,  je  crois  qu'elle  devient  séduisante  comme 
un  vice.  Il  y  a  dans  notre  nature  une  partialité  violente 
pour  la  mélancolie,  pour  toutes  les  occasions  de  tris- 
tesse et  le  bonbeur  tient  toujours  un  peu  du  dépayse- 
ment. Comment  nous  désaccoutumerons-nous  au  ciel 
de  la  mélancolie  ?  l'Enfer  sera  là  pour  nous  la  con- 
server. 

4  décembre. 

Comment  comprendrai-je,  si  j'en  sors  un  jour,  ce 
mélange  de  scepticisme  et  de  religion  voulue.  Je  prie 


ANNÉE  1898  35 

et  je  n'espère  pas.  J'attends  en  vain  et  je  ne  suis  pas 
déçue.  Serait-ce  l'indifférence  ? 

Je  commence  à  croire  qu'il  n'est  pas  si  difficile, 
qu'on  le  pense,  de  se  désintéresser  de  soi,  et  de 
voir  venir  le  néant  avec  à  peine  un  regret  de  l'être 
qu'on  fut.  La  personnalité  est  un  préjugé  qu  on  arrive 
à  perdre.  Nous  n'existons  que  par  effort,  nous  éprou- 
vons tous  la  difficulté  d'être  de  Fontenelle. 

Le  bonheur  et  la  perfection  ? 

Ce  n'est  pas  leur  impossibilité  mais  leur  insuffi- 
sance qui  arrête...  Qui  n'a  pas  sérieusement  peur  du 
Paradis  ?  S'il  fallait  seulement  souhaiter  notre  féli- 
cité, comment  nous  y  prendrions-nous  ?  Je  ne  pense 
même  pas  aux  inconvénients  de  ce  monde,  je  dis  que 
nous  ne  savons  pas  imaginer  le  bonheur. 

...  Donc  ce  qui  me  devient  maintenant  insuppor- 
table ce  ne  sont  pas  les  conséquences  immédiates 
de  mes  infirmités  ;  mais  c'est  l'habitude  de  la  tristesse. 
J'ai  un  besoin  physique  de  joie, d'exubérance, d'être 
jeune;  cette  tristesse  invétérée  m'asphyxie!  Je  suis 
empoisonnée  d'une  atmosphère  d'hôpital. 


Mercredi. 

N'est-ce  pas  que  ce  que  tu  perds  est  moins  ce  qui  a 
été  que  ce  qui  aurait  pu  être,  et  que  le  pire  des  adieux 


36  JOURNAL  DE  MARIÉ  LENÉRU 

est  de  sentir  qu'on  n'a  pas  tout  dit  ?  J'agrandis  mon 
sacrifice  de  tout  ce  qu'il  me  fallait  et  que  nul  ne  soup- 
çonne que  j'ai  perdu. 


Brest,  26  juillet. 

Quand  on  regarde  sa  vie  du  point  de  vue  des  au- 
tres, en  l'aveuglant  des  ambitions  qui  la  rendent  to- 
lérable,  on  tressaute  de  son  abjection. 

Jamais  je  ne  capitulerai.  D'autres  à  ma  place  se 
résigneraient  par  hébétement,  croiraient  à  l'impos- 
sibilité :  ces  dix  années  d'horreur  me  hantent  au 
contraire,  elles  m'excitent. 

Je  ne  me  vois  que  deux  avenirs  :  une  stalle  dans 
le  chœur  d'une  abbaye  bénédictine,  ou  bien  un  de  ces 
grands  talents  qui  donnent  toutes  les  pairies.  Un  pis 
aller  ceci  !  mais  il  n'est  pas  facile  de  faire  volte-face 
et  de  trouver  l'équivalent  de  la  grande  sainteté. 


29  juillet. 

Cette  faculté  d'imaginer  immédiatement  ce  qui  pour- 
rait, ce  qui  aurait  dû  être  à  côté  de  ce  qui  est,  est  si 
anormalement  développée  chez  moi  que  je  n'hésite 
pas  à  en  faire  ma  propriété  essentielle.  De  là,  extrême 


ANNÉE  1898  37 

«  fastidiousness  »  de  jugement  et  de  goût. Je  n'ai  pas 
l'idée  de  me  satisfaire  d'une  chose  avant  d'avoir  exa- 
miné les  autres  possibles,  avant  de  connaître  sa  va- 
leur relative.  Je  veux  savoir  de  combien  elle  Vemporte. 
Le  critérium  de  la  valeur  d'une  chose  et  d'un  être 
n'étant  encore  que  l'échelle  de  sa  supériorité,  je  n'aime 
que  ce  que  je  préfère.  Et  c'est  pour  préférer  à  coup 
sûr,  que  je  critique  si  furieusement. 

J'affirme  que  je  n'ai  pas  d'orgueil  ;  je  serais  bien 
plus  tranquille  si  j'en  avais.  D'ailleurs  je  ne  me  repré- 
sente pas  exactement  en  quoi  consiste  l'orgueil. 
C  est  pour  moi  un  de  ces  péchés  obscurs  comme  il 
en  existe  quelques  autres  et  dont  je  serai  préservée 
par  ignorance. 

De  la  morgue,  oui,  et  par  conviction.  C'est  au  point 
que  l'absence  de  morgue  me  gêne  en  autrui,  mais 
ceci  est  affaire  d'épiderme  et  de  tenue  mondaine. 

Je  n'éprouve  aucun  besoin  d'épanchement,  de 
confidences.  Quand  il  m'arrive  de  pécher  à  cet  égard, 
il  s  ensuit  un  malaise,  un  mécontentement,  une  im- 
possibilité de  me  retrouver  intacte,  un  éloignement 
pour  les  complices  de  ma  maladresse.  Ce  qui  me  con- 
sole, c'est  que  je  parle  assez  légèrement  de  ce  qui  me 
touche  le  plus,  et  l'on  ne  sait  pas  à  quel  point  je  me 
suis  livrée. 

Tout  ce  que  nous  disons,  nous  l'exagérons  en  nous. 


38  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

Dimanche  29. 

N'aurais-je  pas  de  cœur  ? 

II  a  tellement  fallu  me  rendre  invulnérable,  qu'en 
toute  circonstance,  sans  exception,  je  suis  épouvantée 
de  mon  détachement. 


ANNÉE  1899 


Lundi  30  janvier. 

Je  regrette  la  musique  comme  une  personne  morte. 

Ah  !  comme  les  vieux  airs  qu'on  chantait  à  douze 
ans... 

Je  crois  ma  mémoire  prodigieuse  à  cet  égard.  Je 
n'ai  pas  perdu  une  mesure  de  ce  que  j'ai  entendu  ; 
je  conserve  la  gamme  très  juste,  en  m'appliquant  je 
retrouverais  bien  la  chromatique,  puis  tous  les  arpèges, 
la  note  isolée...  Alors  je  lirais  la  musique  comme  une 
langue  de  plus. 

On  apprend  aux  jeunes  filles  à  tout  mépriser,  se 
consoler  de  tout  :  beauté,  fortune,  ambition,  grande 
passion.  On  ne  leur  laisse  même  pas  l'exaltation  de  la 
piété.  On  leur  enseigne  le  dévouement  de  tous  les 
jours,  "  celui  qui  n'a  pas  besoin  de  grandes  occasions  », 
sans  se  douter  que  leur  dévouement  n'est  peut-être 
pas  ce  dont  les  autres  ont  besoin. 


40  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

Mais  au  moins,  si  vous  leur  faites  tout  mépriser, 
c'est,  enfin,  avec  quelque  chose  ?  Pas  du  tout  ;  car  elles 
méprisent  aussi,  ou  méconnaissent  plutôt,  l'expres- 
sion parfaite  de  leur  propre  idéal  :  la  vie  religieuse. 
0  Jésus  !  Fils  unique,  égal  au  Père  qui,  avec  l'Esprit 
consolateur,  régnez  aux  siècles  des  siècles  ! 


Jeudi  2  février. 

Je  ne  sais  pas  pourquoi,  je  n'avais  pas  encore  lu 
Marie  Bashkirtseff  ;  je  l'aime,  bien  que  nous  soyons 
différentes.  D'abord,  mon  originalité  à  moi  est  une 
catastrophe. 

Elle  s'est  toujours  orientée  vers  «  la  gloire  ». 

Moi,  je  croyais  faire  une  mauvaise  affaire  avec  la 
sainteté;  mais  je  n'y  n'allais  pas  plus  mollement.  J'ai 
été  janséniste  jusqu'à  manger  des  abricots  sur  une 
dent  malade,  ne  pouvant  ostensiblement  refuser  de 
tous  les  desserts. 

Une  gloire  d'artiste  m'aurait  toujours  semblé  misé- 
rable. Même  aujourd'hui,  je  souhaiterais  la  notoriété 
plutôt  pour  d'illustres  sympathies  que  pour  la  re- 
nommée. 

On  trouve  que  physiquement  Marie  Bashkirtseff 
me  ressemble.  Peut-être,  les  mêmes  joues  pleines  et 
le  même  regard  mouvementé. 


ANNÉE   1899  41 


Dimanche  5  février. 

Comment  faire  pour  vivre  assez  par  jour  ?  Ces 
dernières  années,  je  croyais  à  mes  études,  il  me  les 
fallait  ;  d'ailleurs  elles  pouvaient  alors  constituer  mon 
travail.  Maintenant  c'est  trop  peu.  J'ai  besoin  d'une 
effrayante  quantité  de  travail.  Un  arrêt,  c'est  une  halte 
dans  le  désespoir.  Où  trouver  ce  qui  vaille  pareille 
application  ? 

Ecrire  ?  J'aurai  beau  faire,  il  arrivera  un  moment 
oiz  je  ne  pourrai  plus  m'en  empêcher. 

Il  n'y  a  absolument  rien  dans  ma  vie.  Il  me  faut 
un  art  infini  pour  m'occuper  avec  mes  ressources, 
avec  mes  études  ;  non  seulement  je  m'ennuie,  mais 
je  ne  cesse  pas  de  m'ennuyer. 

Ecrire  m'a  toujours  semblé  le  sacrifice  de  la  femme 
à  l'auteur  ;  eh  bien,  elle  est  perdue  pour  moi,  la  femme  ; 
il  s'agit  de  sauver  ce  qui  en  reste  ! 

Samedi  1 1  février. 

Je  rentre  du  mariage  de  X...  Elle  et  lui  également 
grands,  élégants  et  chic.  Un  cortège  d'élégantes  dans 
la  noble  uniformité  d'un  deuil  noir. 

Si  l'on  était  sincère,  on  avouerait  que  la  fortune  est 
la  moitié  du  bonheur.  Elle  l'embellit  tellement  ! 


42  JOURNAL  DE  MARIE   LENERU 


Samedi  18  février. 

Hier  soir,  je  me  suis  coulée  derrière  un  store  de 
la  salle  à  manger,  et  je  suis  restée  m'imprégner  du 
clair  de  lune.  J'ai  demandé  avec  ardeur  tout  le 
bonheur  que  j'ai  pu  imaginer.  Ah  !  je  ne  crois  plus 
être  vulgaire  à  présent  en  demandant  le  bonheur  ! 
On  y  compte  plus  ou  moins  ;  mais  il  faut  s'en  faire 
une  vision  magnifique  et  le  souhaiter  avec  rage.  Ce 
monde  peut  être  une  banqueroute  ;  qu'on  y  perde 
au  moins  de  grands  désirs  ! 

J'ai  redemandé  ma  jeunesse,  mes  beaux  yeux,  la 
musique  et  mon  esprit.  J'ai  demandé  la  beauté,  le  ta- 
lent, la  richesse,  la  gloire,  »'  ce  deuil  éclatant  du  bon- 
heur )',  l'amour,  l'amitié,  les  aventures  qui  accélè- 
rent l'existence,  tout  ce  qui  est  la  vie  enfin  et  dont  on 
ne  peut  se  passer  sans  souffrance  ou  sans  ennui. 

Et  pourtant,  ne  rien  avoir  serait  encore  une  belle 
chose,  comme  le  deuil  sensible  et  hautain  des  vies 
monastiques.  J'aurais  su  vivre  plus  que  vous,  mieux 
que  vous,  et  je  n'ai  pas  vécu.  «  Vous  êtes  une  épée  sans 
poignée,  pure  et  brillante,  et  que  nul  n'a  jamais 
brandie.  »  Eh  bien,  l'inutilité  est  une  consécration. 
Je  vivrai  dans  mon  immobilité  plus  que  cent  autres 
dans  leur  mouvement  ;  je  vivrai  dans  ma  solitude 
plus  que  mille  autres  dans  leurs  amours  ;  je  me  ferai 


ANNÉE  1899  43 

des  bonheurs  si  étranges,  si  nouveaux  et  si  fiers  que 
les  autres,  les  bonheurs  connus,  les  bonheurs  vul- 
gaires, je  les  repousserai  comme  des  vêtements  hors 
d'usage  et  qu'on  aurait  portés  avant  moi. 


Mercredi  22  février. 

Je  ne  suis  pas  sortie,  et  j'ai  lu  toute  la  matinée  et 
la  journée.  Comme  cela,  je  laisse  tranquillement  les 
heures  s'en  aller.  Elles  me  donnent  tout  ce  qu'elles 
peuvent  me  donner  ;  je  prépare  l'avenir  et  ne  me 
«  chaulx  »  du  présent. 

La  vie  est  superbe  ;  il  n'y  a  que  pour  les  bourgeois 
qu'elle  ne  soit  pas  exaltante.  Quand  je  me  sens  por- 
tée sur  mon  travail,  comme  sur  une  houle  en  marche 
et  vivante,  je  suis  gaie,  je  me  sens  jeune,  fraîche, 
souple  comme  après  une  bonne  gymnastique.  Le  tra- 
vail !  étendre  son  âme  et  sa  vie  sur  le  territoire  de 
l'Infini. 

Samedi  25. 

Je  suis  contente  !  Vais-je  donc  retrouver  la  joie  ? 
Ne  fouillons  pas...  Je  suis  contente  au  sens  latin,  et 
provisoirement  bien  entendu  ! 

Je  me  lève  fiévreusement.  Ma  toilette,  que  j'aime 

7 


44  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

pourtant,  me  martyrise  parce  qu'elle  représente  un 
obstacle  d'une  heure  et  demie  entre  mon  travail 
et  moi. 

Tout  ce  que  je  ne  donne  pas  à  mon  entraînement 
mental,  le  temps  que  me  prennent  les  autres,  la  len- 
teur des  mouvements,  les  distances  à  franchir,  tout 
cela  me  vole,  me  pille  l'avenir. 

Mardi  28. 

Je  voudrais,  je  voudrais,  je  voudrais...  Mais  voyons 
plutôt  ce  que  je  fais.  Mes  langues  :  latin.  Je  relis  les 
lettres  de  Cicéron.  Les  grands  seigneurs  que  ces  ré- 
publicains-là !  On  vit  à  Rome  comme  un  lord  an- 
glais sur  ses  terres.  On  envoie  ses  esclaves  en  courrier 
sur  mer,  en  Afrique,  en  Asie...  Et  j'avance  lentement 
Tacite  en  criblant  bien  chaque  phrase  et  ce  qu'elle 
peut  me  réserver  d'inconnu.  J'aime  cette  belle  langue 
intelligente  et  maniable,  je  parle  du  latin  en  général. 

En  allemand,  je  lis  les  textes  de  mes  albums  de 
peintres  :  Quelque  chose  de  trop  inférieur  sur  Vinci. 
Avoir  été  un  monde  de  pensées  et  de  sensations, 
avoir  eu  la  religion  de  tout  en  soi,  ne  s'être  jamais 
infligé  le  soufflet  d'une  abstention...  Et  cela,  avec  la 
même  tenue,  la  même  hauteur,  la  même  autorité 
qu'un  ascétique. 

Italien,  d'Annunzio. 


ANNÉE  1899  45 

En  anglais,  souvent  Shelley,  To  a  skylark.  and  the 
Recollection. 

Pour  la  grosse  artillerie,  Y  Origine  des  espèces. 
Diable  de  livre. 

Lundi  13  mars. 

Ce  qui  me  désespère  quand  je  suis  là  à  ma  table, 
avec  une  belle  lumière  dorée  par  les  stores,  de  lon- 
gues heures  devant  moi  et  une  fièvre  de  travail, 
c'est  de  ne  jamais  trouver  l'effort  suffisant,  le  labeur 
qui  m'eût  menée  au  bout  de  mes  forces  ;  avec  quelle 
joie  j'en  sortirais  brisée  ! 

J'ai  vingt-quatre  ans  bientôt,  et  il  me  faut  tou- 
jours remettre  la  vie.  J'ai  la  grippe  aujourd'hui. 
Quand  je  croyais,  j'aimais  tous  mes  maux  secondaires  ; 
j'espérais  qu'ils  payaient  pour  les  autres.  Pendant  ma 
longue  fièvre  typhoïde,  j'avais  l'ardeur  des  travail- 
leurs qui  font  volontairement  double  journée.  Main- 
tenant, je  ne  me  console  pas  d'une  journée  gâtée  par 
la  migraine. 

Samedi. 

Trop  souffrante  pour  travailler,  je  viens  perdre  mon 
temps. 

On  écrit  à  maman  «  que  votre  fille  ne  se  fatigue  pas 


46  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

de  tant  d'études  !  »  Que  veut-on  que  je  fasse  de  ma 
santé  ?  Cela  n'est  utile  qu'aux  gens  heureux  ;  je  me 
la  garde  certainement  pour  l'avenir,  mais  je  ne  vais 
pas  lui  sacrifier  celui-ci. 

Pour  être  heureux,  il  faut  l'avoir  toujours  été  ;  je 
ne  me  résigne  pas  au  passé,  je  n'y  veux  rien  regretter. 
Je  veux  entraîner  toutes  mes  années  dans  ma  gra- 
vitation et  qu'aucune  ne  rompe  l'harmonie.  La  vie 
est  trop  courte  pour  qu'on  la  morcelle.  Nous  n'avons 
pas  le  temps  de  changer,  encore  moins  de  nous  re- 
pentir. Je  n'aime  pas  ce  qui  s'acquiert  et  qu'il  faut 
attendre;  nous  n'avons  pas  le  temps  d'espérer. 


Dimanche. 

D'après  mon  journal,  j'ai  l'air  d'une  personne  très 
difficile  à  vivre.  C'est  qu'ici,  c'est  la  «  Kritik  der 
reinen  Vernunft  ».  Ma  raison  pratique  est  si  bonne  fille, 
si  ployante  et  si  prompte  à  prendre  son  parti  des 
choses  !  j'en  ai  des  étonnements.  Une  cheminée  me 
tombe  sur  la  tête,  c'est  à  peine  si  je  pense  ouf  ! 

J'éprouve  une  bizarre  excitation  intérieure  comme 
si  je  répondais  à  une  provocation.  Sans  phrases,  bien 
entendu,  et  mécaniquement.  Montaigne  a  raison,  nos 
plus  belles  ressources  sont  dans  l'instinct.  Ah  !  l'animal 
humain  est  une  belle  adaptation  ;  il  a  le  bonheur  tenace  ! 


ANNÉE  1899  47 

Ces  esprits  forts  qui  font  à  Dieu  son  procès  parce 
qu'il  est  trop  humain  1  D'où  leur  vient  leur  notion 
extra-humaine  de  la  Divinité  ? 

Il  n'y  a  pas  de  choses  viles,  il  n'y  a  que  des  êtres 
bas. 

Le  Fontenellisme  de  mes  émotions  vient,  je  crois, 
de  ce  que  je  suis  un  être  déterminé.  J'ai  vu  venir  la 
Destinée  et  je  l'ai  acceptée,  ne  pouvant  faire  autre- 
ment. Je  sais  ce  qu'on  doit  à  l'inévitable.  Je  dirais 
presque  que  cela  m'est  indifférent,  comme  une  chose 
ne  me  regardant  pas.  Et  il  est  curieux  de  voir  comme 
ce  qu'on  accepte  prend  vite  l'aspect  d'une  chose 
du  passé. 

J'ai  de  terribles  protestations  intérieures  ;  je  suis  très 
habile  à  me  tourmenter  et,  avec  cela,  je  jouis  de  bien 
des  choses  étranges.  Si  je  tombais  dans  un  précipice, 
je  crois,  Dieu  me  pardonne,  que  je  goûterais  la  sen- 
sation extraordinaire  de  la  chute  à  travers  l'espace. 


Jeudi  23  mars. 

Les  réveils  surtout  sont  difficiles  ,*  je  garde  long- 
temps les  yeux  fermés  et  je  me  souviens  de  la  vie, 
de  la  vraie,  celle  dont  j'ai  vécu  quatorze  ans  et  qui 
m'a  laissé  plus  de  souvenirs  que  l'autre. 

Je  pense  que  je  m'y  réveille  enfin,  que  je  vais 


48  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

entendre  les  bruits  si  confus  de  la  rue  de  Siam  (1), 
le  sifflet  des  canonnières,  les  salves,  la  voix  de  la 
femme  de  chambre. 

Je  n'aime  que  le  soir.  La  nuit,  c'est  le  passage  du 
présent  à  l'avenir.  Je  me  lance  dans  les  combinai- 
sons avec  rage  ;  mon  imagination  m'use  toutes  les 
possibilités. 

C'est  l'imagination  qui  fait  les  plus  grands  inter- 
prètes du  monde,  savants  ou  poètes.  On  crée  une 
hypothèse,  comme  on  crée  un  mythe,  une  allégorie, 
une  métaphore. 

En  lisant  Darwin,  j'étais  frappée  de  ctt  état  d'avant, 
de  cette  vie  qui  précède.  Cette  faculté  artiste  n'a  rien 
d'anti-scientifique ;  c'est  l'intuition;  elle  a  précédé 
toutes  les  découvertes. 

Dans  aucun  ordre  de  choses,  l'imagination  n  est 
méprisable.  Les  chrétiens  lui  doivent  leurs  plus 
grands  saints.  Etant  une  optique,  elle  est  la  moitié 
de  la  préhension.  Et  l'on  existe  dans  la  mesure  où 
l'on  prend. 

7  avril. 

Etouffement  sous  tant  de  lecture  accumulée,  be- 
soin de  répliquer;  enfin,  revanche  de  personnalité. 

(1)  Rue  de  Brest. 


ANNÉE  1899  49 

Nominor  quia  leo  !  et  la  terreur  d'une  œuvre  insuf- 
fisante. 

Du  reste,  ce  n'est  pas  «  la  gloire  »  comme  Marie 
Bashkirtseff,  qui  perturbe  de  loin.  «  La  gloire  » 
n'embellit  pas  la  femme,  et  je  ne  veux  pas  la  sacri- 
fier. 

Je  veux  un  talent  qui  soit  moi,  me  distingue,  me 
révèle  à  quelques-uns,  aux  seuls  qui  comptent  pour 
moi.  Un  talent  qui  me  complète,  reçoive  ma  vie  in- 
time et  l'amplifie,  par  lequel  je  puisse  dépenser  tout 
ce  que  j'ai  d'ardeur  de  contemplation,  de  volonté 
au  travail  intense,  un  talent  qui  s'empare  de  mon 
temps  et  de  mon  effort,  de  mon  courage  et  de  mon 
spleen. 

Mais  j'aimerai  toujours  mieux  être  inimitable  par 
la  manière  de  porter  une  robe  de  Chevert,  que  par 
tout  le  talent  et  toute  la  laideur  des  Elliot  et  des  Staël. 

Je  veux  me  mettre  des  blancheurs  d'écume  dans 
l'âme;  j'en  ai  tant  regardé  aujourd'hui  !  Au  cime- 
tière de  Plougonvelln(l)  j'ai  senti  qu'on  pouvait  mou- 
rir ici,  mourir  vengé  et  rassasié  du  spectacle  emporté. 

Ailleurs,  les  hommes  sont  enfouis  ;  il  n'y  a  que  près 
de  la  mer  qu'on  remonte  à  la  surface. 

Aujourd'hui,  il  vente  furieusement.  En  dépit  du 
froid  et  de  la  pluie  de  sable,  je  suis  allée  trois  fois,  et 

(1)  Près  de  Brest. 


50  JOURNAL   DE  MARIE  LENÉRU 

j'irai  encore  voir  les  lames,  comme  à  la  chapelle  en 
temps  de  retraite. 


8  avril. 

La  mer  hier  était  défigurée.  Elle  crachait  de 
l'écume  par  toute  cette  énorme  mâchoire  qui  vient 
mordre  dans  notre  baie,  un  cirque  de  bave  ;  on  aurait 
dit,  sur  toutes  ces  plages,  que  des  lèvres  se  soulevaient 
et  montraient  les  dents  à  l'infini. 

«  II  remarque  d'abord  que  la  douleur  le  rendait  plus 
défiant  à  l'égard  de  la  vie,  plus  réfractaire  à  toutes 
les  illusions  consolantes  ou  décoratives,  dont  se  con- 
tentent volontiers  ceux  pour  qui  l'existence  est  clé- 
mente. «  Je  doute,  dit-il,  que  la  souffrance  rende  meil- 
leur, mais  je  sais  qu'elle  nous  rend  plus  profonds». 
La  philosophie  de  Nietzsche  ».  —  LiCHTENBERGER. 


Vendredi  14  avril. 

J  aime  la  vie,  j'aime  prodigieusement  la  vie.  Tout 
me  grise  en  elle.  Je  sens  croître  la  fièvre  qu'elle  me 
donne.  Je  me  meus  dans  cette  vie  avec  une  allégresse 
qui  me  déborde,  il  m'est  impossible  de  refréner   la 


ANNÉE  1899  51 

vivacité  de  mes  mouvements,  l'énergie  de  mes  pa- 
roles, la  provocation  du  regard,  tout  ce  qui  affirme 
mon  triomphe  d'exister.  Si  je  me  rencontre  dans  une 
glace,  je  crois  m'apporter  une  nouvelle  mystérieuse 
et  enivrante.  J'ouvre  devant  moi  les  portes  toutes 
grandes,  je  vais  et  je  viens  dans  un  mouvement  rythmé 
comme  une  valse.  Désormais,  je  le  sens,  ma  vie  aura 
pour  moi  jusqu'à  la  fin  les  enchantements  et  les  sur- 
prises d'une  convalescence. 

Quelle  que  soit  ma  vie,  je  le  déclare,  je  mourrai 
réconciliée  avec  elle. 

Samedi  18  avril. 

Pour  juger  les  gens  avec  indulgence,  «  se  mettre 
à  leur  place  ».  Précisément  ce  qu'il  ne  faut  pas  faire. 
Il  n'y  a  aucune  raison  d'exiger  des  autres  ce  que  nous 
avons  l'habitude  d'attendre  de  nous  .On  suppose  que 
cela  rend  plus  accommodant.  En  effet,  si  j'étais  Par- 
ménion  ! 

Dimanche. 

Des  sensations  oubliées  me  reviennent  en  foule.  Il 
n  y  a  qu  un  mot,  c'est  déjà  une  convalescence,  et  due 
au  seul  progrès  continu  si  rigoureusement  gradué  de 
mes  yeux.  Un  peu  plus  de  lumière  sur  le  nerf  optique, 


52  JOURNAL  DE  MARIE  LENF.RU 

autant  d'âme  gagnée  !  Je  ne  crois  pas  guérir  mes 
oreilles  ;  je  ne  veux  pas  y  compter,  et  pourtant,  quel- 
quefois, il  me  passe  dans  la  chair  une  certitude  ab- 
solument instinctive  de  guérison.  En  en  prenant  cons- 
cience, évidemment  je  la  détruis  ;  mais,  pendant  la  se- 
conde de  passivité,  la  certitude  est  si  complète  qu'elle 
bannit  même  l'impatience. 

Je  me  suis  demandé  si  ce  n'était  pas  un  éclair  d'in- 
tuition révélant  cette  toute-puissance  nerveuse  qui 
accomplit  les  miracles  d'auto-suggestion.  N'ai-je  pas 
imaginé  que  mes  oreilles  pouvaient  entendre,  mais  que, 
moi,  je  ne  le  savais  plus  ?  C'est  toujours  la  même 
chose,  «  who  knows  the  mysteries  of  the  will  with  its 
vigour?». 

Mardi  18. 

Il  a  fait  très  beau  et  je  n'ai  pas  pu  sortir  parce  que 
je  ne  veux  pas  faire  les  visites  de  maman.  Alors  j'ai 
eu  recours  à  mon  «  spaciement  »  habituel,  ouvert 
la  porte  à  deux  battants  et  marché  dans  la  chambre 
et  le  salon,  une  heure  montre  en  main.  C'est  une  hy- 
giène de  prisonnier.  Madame  Elisabeth  l'imposait  à 
Madame  Royale  au  Temple.  On  ne  saura  jamais  tous 
les  sacrifices  que  je  fais  à  ma  «  Vollkommenheit  ».  Je 
ne  puis  me  résigner  à  être  une  femme  manquée, 
abîmée,  gâchée. 


ANNÉE  1899  53 

Donc,  j'ai  marché  et  pensé  une  heure;  c'est  dans 
ces  moments-là  que  je  prends  de  l'élan.  Je  veux  que 
chaque  heure  me  porte,  comme  un  flot,  un  peu  plus 
loin  que  je  n'étais  ;  je  ne  suis  patiente  qu'à  ce  prix. 

Malgré  tout,  il  faudra  en  venir  à  une  Anglaise.  Cela 
m  irritait  de  sortir  avec  elles  qui  se  croyaient  obli- 
gées de  me  parler  tout  le  temps  et  m'immobilisaient 
les  yeux.  Aucune  parole  humaine  ne  vaut  le  servage 
des  yeux. 


)amedi 


di  29. 


Si  nous  sommes  les  maîtres  de  ce  monde,  nous  en 
sommes  aussi  les  hôtes.  Les  jeunes  animaux  m'ins- 
pirent toujours  un  mouvement  d'hospitalité,  les  nou- 
veaux domestiques  aussi.  «  Non  seulement,  nous  ne 
devons  pas  faire  de  mal  aux  êtres  ;  mais  nous  devons 
les  gâter,  les  consoler.  » 

Mardi  3  mai. 

J'ai  hâte  de  l'Italie,  et  de  bien  d'autres  choses, 
mais  je  ne  veux  rien  voir.  Je  ne  veux  pas  me  con- 
fronter rnaintenant  avec  ce  que  j'aimerai,  je  me  le 
garde  sauf.  Je  comprends  Marie  Bashkirtseff  :  «  c'est 
comme  un  grand  bonheur  définitif  ». 

Je  ne  suis  pas  encore  arrivée  à  comprendre  ce  qui 


54  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

s'est  passé.  Etre  sourde  me  produit  encore  l'effet 
d'une  nouveauté.  Et  toujours  des  moments  de  cette 
étonnante  gaîté  «  qui  doit  durer  indéfiniment  puis- 
qu'elle n'est  fondée  sur  rien  ». 


Dimanche  7  mai. 

Les  livres  seraient-ils  mauvais  ?  D'abord  ils  sont 
des  excitants,  mais  non  des  excitants  à  en  faire.  Ils 
vous  dégoûtent  de  penser,  de  redire  six  mille  ans  la 
même  chose,  aux   variantes  près  de  la  langue. 

Fini  Madame  Geoffrin.  Triste  vie  en  somme 
comparée  à  Mme  Swetchine. 

Doit-on  tout  perdre,  avec  la  Foi,  même  les 
belles  amitiés  ?  Le  XVIII®  siècle  n'était  décidément 
pas  un  siècle  affectueux,  et  l'on  pardonne  à  la  réac- 
tion de  «  sensibilité  »  qui  le  termina.  Moi,  j'avais 
toujours  une  inavouable  partialité  pour  les  attache- 
ments des  mécréants,  et  je  crois  encore  qu'ils  doivent 
s  aimer  plus  désespérément  que  les  autres. 

Relu  la  Prière  sur  l'Acropole,  glissé  de  Renan  à 
Vigny  :  La  mort  du  loup  ;  Moïse  ;  Le  mont  des  Oli- 
viers. Encore  relu  un  article  de  Gregh  sur  Rodenbach . 

Je  suis  lasse  d'entendre  pleurer  sur  la  vie  ;  elle 
devrait  franchement  avoir  cessé  de  nous  étonner. 
J  éprouve  la  même  impatience  que  me  donnent  le 


ANNÉE  1899  55 

dévots  :  «  Le  monde,  le  monde...  »  Et  il  faut  qu'elle 
nous  ait  donné  une  certaine  idée  de  la  félicité,  cette 
vie,  pour  que  nous  ayons  tant  de  peine  à  ne  pas  être 
heureux,  pour  que  la  chose  nous  soit  si  fort  dé- 
sagréable. 

Je  vois  la  vie  sans  raison,  sans  espoir,  sans 
merci,  et  je  l'aime  parce  qu'elle  est  en  somme 
tout  ce  que  nous  avons.  Et  puis,  elle  dure  si  peu  ! 

Les  suicidés  sont  des  gens  bien  pressés  d'arriver. 

Quant  à  l'impassibilité  et  l'amour  du  néant,  stoï- 
cisme, bouddhisme,  philosophie  de  la  peur  !  La 
mort  ne  vaut  pas  d'être  une  obsession.  Elle  est  à 
sa  place  au  bout  de  la  vie  ;  ne  l'en  dérangeons  pas. 

Illusion  pour  illusion,  j'aime  mieux  l'illusion  bril- 
lante, et  surtout  l'illusion  passionnée. 

Quant  à  la  paix  ;  elle  est  une  joie  que  doivent  imagi- 
ner fort  mal,  je  l'espère  pour  eux,  ceux  qui  l'appellent. 
Toujours,  la  suppression  de  la  souffrance  ;  les  humains 
ne  vont  pas  au  delà  ! 

Vannes,  23  mars. 

Je  tiens  immensément  au  physique.  «  Elle  est  bien 
laide,  mais  c'est  une  bonne  fille  »  ;  avec  ce  mot,  j  entre 
aussi  en  défiance  du  moral  que  du  physique.  Il  est 
moins  facile  à  juger  d'abord  et  je  crois  qu'il  y  gagne. 
Et  puis,  moralement  la  médiocrité  suffit.  Je  suis  nette- 


56         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

ment  hérétique,  pélagienne,  je  crois  ;  je  suis  persua- 
dée que  la  nature  manque  ou  réussit  les  êtres  de  part 
en  part.  Opposer  toujours  la  beauté  morale  à  la  beauté 
physique,  c'est  croire  la  première  plus  commune  que 
la  seconde  et  être  moins  difficile  pour  l'âme  que  pour 
le  corps. 

Vannes,  dimanche  27  mai. 

Je  lis  avec  fièvre  un  article  de  Camille  Bellaigue 
sur  les  neuf  symphonies.  La  musique  est  une  partie 
morte  de  moi-même  dont  je  ne  peux  me  détacher. 
Les  noms  de  Bach,  Beethoven,  César  Franck,  Wag- 
ner me  donnent  des  remous  noirs.  La  surdité  est 
une  torture  morale  dont  je  n'ai  pas  encore  vu  le  fond. 
Un  aveugle  perd  son  corps,  un  sourd  son  âme. 

Le  silence,  à  ce  point-là,  n'est  pas  un  recueillement  ; 
c  est  un  évanouissement  et  un  vertige.  Le  moindre 
bruit  me  rendrait  plus  présente  à  moi-même  que 
tout  ce  que  je  vois  et  je  touche. 

J'ai  des  journées  d'apsychie  et,  si  je  n'ai  même  pas 
l'illusion  de  souhaiter  mourir,  c'est  que  je  souffre 
partiellement  la  mort. 

Des  jours  où  l'impossibilité  de  vivre  est  flagrante, 
où  suivre  les  doigts  qui  me  parlent  m'impatiente  à 
sangloter,  où  lire  me  tue  comme  si  je  me  lapidais  d'au- 
trui,  où  la  solitude  est  la  désagrégation  dans  le  néant. 


ANNÉE  1899  57 

où  je  perds  mes  atomes,  et,  avec  cela,  une  sensibilité 
sourde  comme  dans  le  cauchemar,  et  des  larmes 
dans  le  sang. 

Je  ne  daterai  ma  vie  que  du  jour  où,  seule,  enfer- 
mée devant  un  grand  Erard,  je  redemanderai  mon 
âme  à  la  musique.  C'est  une  symphonie  de  Beetho- 
veen  en  ut  mineur  que  j'assigne  à  ce  jour-là. 

Pourquoi  aime-t-on  souhaiter  ce  que  l'on  n'espère 
pas  ? 

2  juin  99. 

Vingt-quatre  ans...  Je  suis  fatiguée  d'être  moi. 
Ah  !  n'en  parlons  plus. 

Mon  Dieu,  que  me  donnerez-vous  pour  mes 
vingt-quatre  ans  ? 

J'ai  lu,  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  un  article 
sur  Solesmes.  Comment  toutes  les  catholiques  ne 
sont-elles  pas  religieuses  ?  On  leur  dit  que  c'est  le 
plus  parfait,  et  elles  vont  ailleurs... 

Marchand  est  reçu  comme  un  souverain.  On  peut 
mépriser  «  la  gloire  »,  «  nous  méprisons  beaucoup  de 
choses  pour  ne  pas  nous  mépriser  nous-mêmes  »  ; 
mais  elle  est  une  difficulté,  donc  une  excellence. 
Ah  !  j'aime  mieux  ceux  qui  réussissent,  qui  dépassent, 
les  plus  «  aptes  »,  fût-ce  une  couturière,  fût-ce  un 
parfumeur. 


58  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 


Lorient,  12  juin. 

L'article  de  Lemaître  «De  l'influence  des  littéra- 
tures du  Nord  »  ne  croit  pas  qu'on  puisse  entrer  dans 
toutes  les  nuances  d'un  style  d'outre-langue.  Il  ne 
doit  pas  être  polyglotte. 

Le  style  est  un  rythme  par  soi,  comme  la  musique. 
Il  n'est  ni  allemand,  ni  français,  ni  anglais,  c'est-à-dire 
qu'il  l'est  à  la  manière  de  la  musique,  immédiatement 
perceptible  à  l'esprit. 

Pour  pénétrer  une  littérature  étrangère,  le  meilleur 
procédé  est  encore  de  très  bien  juger  de  la  sienne. 
Il  n'y  a  pas  de  raison  pour  qu'on  ne  sente  pas,  à  l'aide 
de  mots  allemands,  ce  que  l'on  sent  à  l'aide  de  mots 
français.  On  comprend  en  attendant,  à  moins  qu'on 
ne  manque  d'oreille  ;  mais,  en  ayant  pour  Lamartine, 
il  serait  difficile  de  n'en  pas  avoir  pour  Heine,  pour 
Shelley,  pour  d'Annunzio. 

13  juin. 

Il  ne  faut  jamais  dire  ouf  !  à  des  gens  médiocres. 
Les  imbéciles  sont  convexes  et  les  sots  concaves  ;  ne 
nous  y  regardons  pas  ! 

Et  puis  ces  gens-là  ne  rient  jamais.  Rire  ou  sourire, 
c  est  révéler  ce  qui  nous  amuse,  ce  qu'il  y  a  de  plus 


ANNÉE  1899  59 

significatif  au  monde,  et  il  faut  être  très  sûr  de  soi 
pour  se  livrer  ainsi.  De  plus,  le  rire  est  un  accueil,  une 
approbation,  une  politesse,  quelque  chose  d'émi- 
nemment aristocrate  et  mondain,  un  peu  la  préroga- 
tive du  droit  de  grâce  de  l'esprit.  Je  n'aime  pas  les 
heureux,  mais  je  hais  et  méprise  les  tristes. 


Vendredi  16  juin. 

Ce  que  j'ai  lu  ce  matin  dans  Amiel  :  «  Qui  rend 
justice  à  la  gaieté  ?  Les  âmes  tristes.  Celles-ci 
savent  que  la  gaieté  est  un  élan  et  une  vigueur.  » 

Je  n'aime  pas  le  socialisme  et  je  ne  demande, 
comme  le  prince  de  Ligne,  qu'à  être  un  abus  de  ce 
temps-ci.  J'aime  infiniment  le  luxe;  mais  j'ai  à  son 
égard  tous  les  préjugés,  ou,  plutôt,  tout  le  tact  de 
l'Orient.  Je  suis  malade,  je  suis  outrée  de  passer  en 
toilette  devant  un  ouvrier  à  l'air  sérieux  et  fatigué. 
Que  le  luxe  soit  une  atmosphère  intime  et  invisible. 
J  ai  lu  que,  je  ne  sais  oii,  les  maisons  des  riches 
étaient  entièrement  pareilles  à  celles  des  pauvres  et 
que,  sur  le  seuil,  on  aurait  donné  l'aumône  à  leurs 
propriétaires.  Bien  orgueilleuse  façon  d'être  sans 
vanité. 


60  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 


20  juin 


Je  suis  si  nerveuse,  si  saturée  d'ennui,  indifférente 
k  tout...  Je  lis  huit  heures  par  jour  et  je  me  sens  dé- 
sœuvrée. Il  y  a  des  moments  où  je  ne  doute  de  rien. 
D'autres,  par  leur  vacuité,  devraient  me  faire  mourir, 
comme  un  trou  à  l'âme,  une  chute  dans  le  temps. 


Brutul  (1),  23  juin. 

A  force  de  lire  des  vies,  des  «journal»,  une  mélan- 
colie vous  prend  :  toujours  la  fin  par  la  torture,  il  n'y 
a  qu'elle  pour  nous  chasser  de  ce  monde... 

Quand  je  dis  mélancolie  ! 

Je  ne  veux  plus  d'un  travail  d'écolière.  Il  faut 
savoir  tout  ce  qu'on  veut  savoir  avant  vingt  ans. 
Après,  respirer,  voir,  entendre,  et  surtout  ne  rien 
faire  !  Je  hais  les  gens  dont  on  me  dit  «  qu'ils  ne 
perdent  pas  une  minute  ».  «  Il  faut  toujours  qu'elle 
ait  un  ouvrage  dans  les  mains  ».  Ah  !  savoir  ne 
rien  faire... 
Quand  on  me  voit  dans  un  fauteuil  ou  immobile 
en  chemin  de  fer,  on  s'étonne  :  tu  es  malade  ?  Au 

(I)  Près  de  Lorient. 


ANNÉE  1899  61 

contraire  !  c'est  parce  que  ma  vitalité  pure  me  suffit 
que  je  ne  prends  pas  de  remèdes. 

Donc,  mes  livres  me  lapident  et  alors,  grand  Dieu, 
quoi  ? 

Il  faut  que  j'aie  du  talent. 

J'ai  essayé  d'écrire  n'importe  quoi  pour  me  faire 
les  griffes.  Au  bout  d'une  heure  et  demie,  il  y  avait 
deux  pages  de  cette  écriture,  dont  une  barrée.  Je  me 
suis  trouvée  si  sincèrement  maladroite  que  cela  m'a 
jeté  un  seau  d'eau  froide. 

Ce  qui  disparaît  avec  l'ouïe,  ce  n'est  pas  la  note 
que  j'ai  conservée  très  juste.  Un  jour,  l'on  cherchait 
quelle  note  donnait  un  certain  cristal  frappé;  j'ai  de 
suite  dit,  sans  me  tromper,  que  ce  devait  être  un  mi. 
Ce  qui  disparaît,  c'est  la  résonance,  la  sonorité, 
non  le  souvenir;  mais  l'émotion  du  son. 

Il  me  faut  m'appliquer  pour  retrouver  l'ébran- 
lement, autre  chose  que  le  souvenir  mat  des  bruits. 
Il  ne  peut  rien  arriver  de  pire  que  ce  qui  m'est  arrivé 
et  comme  cela  m'est  arrivé.  Souffrance  de  luxe  dont  on 
ne  meurt  pas,  qui  n'exempte  pas  des  autres. 

Lundi  26  juin. 

Mon  ciel  préféré  :  quand  il  est  bleu  avec  tout  un 
archipel  de  grands  nuages  blancs.  Aspect  fleurde- 
lisé, me  rappelle  le  passé,  l'histoire,  la  vieille  France. 


62  JOURNAL  DE  MARIE   LENERU 

Mon  arbre  préféré,  sans  esthétique  aussi,  attraction 
d'instinct  ;  le  sapin,  le  mélèze.  Il  y  en  a  de  plus  beaux, 
mais  celui-là  je  ne  le  rencontre  pas  sans  une  jouissance 
morale.  Je  le  trouve  intéressant  sous  tous  les  ciels. 
J'aime  presque  de  la  même  façon  les  cèdres  et  les 
cyprès.  En  somme,  pas  les  arbres  domestiques,  les 
arbres  sauvages,  les  arbres  de  la  solitude. 

Je  préfère  les  montagnes  à  la  mer,  sans  hésiter. 
L'absence  de  végétaux  et  le  trop  grand  jour  de  la  mer 
donnent  de  la  sécheresse  intérieure.  C'est  une  erreur 
de  contemplation  de  croire  que  la  mer  donne  le  sen- 
timent de  l'infini.  Elle  est  une  plaine  ;  c'est  mathé- 
matiquement le  minimum  d'horizon  et  sa  courbure 
rappelle  que  la  planète  ne  s  étend  qu'en  tombant  et 
se  pelotonnant  en  boule.  La  montagne  est  bien  plus 
religieuse,  plus  sacrée,  car  plus  inutile.  Les  eaux  sont 
voie  commerciale  et  les  bords  de  la  mer  pullulent 
de  civilisation.  Avec  ses  forêts,  ses  bêtes,  ses  glaciers, 
ses  lacs,  ses  eaux  courantes,  ses  orages  et  toutes  ses 
raretés  atmosphériques,  la  montagne  l'emporte  dé- 
cidément. 

C'est  une  constante  présence  des  montagnes  tout 
le  long  du  livre  qui  m'a  tant  fait  aimer  Wanda,  de 
Ouïda,  le  seul  livre  mal  fait  auquel  je  me  sois  attachée. 
Les  livres  des  montagnes  sont  plus  profonds  que  les 
livres  de  la  mer.  Nietzsche  est  un  poète  de  montagne. 

Les  livres,  les  livres,  la    seule  chose    au    monde 


ANNÉE  1899  63 

qui  me  soit  venue  en  aide.  A  la  fin,  cela  rend  terri- 
blement orgueilleux  de  se  passer  toujours  de  ses  sem- 
blables ! 

Peut-être  ai-je  moi-même  exagéré  l'écart.  J'ai  dit 
si  souvent  que  je  me  trouvais  bien  comme  ça,  qu  on 
ne  pouvait  pas  juger  d'après  une  autre  à  ma  place,  que 
je  ne  connaissais  personne  dont  je  voulus  prendre  le 
sort  pour  moi...  Un  prêtre  à  Béziers,  chez  M'"^  de 
L...,  m'avait  dit  qu'il  me  citerait  dans  un  sermon.  Au 
lieu  de  m'approuver,  on  devrait  me  haïr  pour  ces 
petites  gentillesses-là. 

Il  est  convenu  qu'on  agit  bien  envers  sa  famille 
en  lui  évitant  toute  espèce  de  plainte  ;  c'est  faux. 
Si  je  me  roulais  à  terre  devant  eux,  je  ferais  preuve 
de  plus  de  sociabilité. 

Mais  voyez-vous  l'effarement  si  je  sanglotais  sur 
le  tapis  ? 

Brutul,  2  juillet. 

Le  plein  air  est  d'une  netteté;  d'un  vide  attirant 
comme  l'abîme.  Les  choses  s'y  dressent  toutes 
pures  comme  au  sortir  d'un  bain.  Cela  rappelle 
un  jour  d'automne,  la  gaieté  des  premiers  froids. 
J'adore  le  froid. 

Je  viens  de  recevoir  les  élégies  romanes  de  d'An- 
nunzio.  Depuis    vingt-quatre  heures,  je  lis  et  relis. 


64         JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

C'est  adorablement  berceur  avec  un  voluptueux  goût 
amer. 

Nulla  é  piri  grande  e  sacro 
Ha  in  se  la  luce  d'un  astro 

J'ai  de  suite  vu  que  la  question  pour  moi  devenait 
historique  et  que,  si  je  devais  être  rassurée,  ce  serait 
par  des  faits.  Mais  c'est  là  que  j'ai  rencontré  les  plus 
grandes  difficultés.  Faut-il  donc  s'en  tenir  au  mot 
de  Pascal  :  «  Nous  ne  devons  pas  convaincre  les  in- 
fidèles, et  ils  ne  peuvent  nous  convaincre,  mais 
par  là  même  nous  les  convaincrons,  puisque  nou.s  di- 
sons qu'il  n'y  a  point  de  conviction  dans  toute  !a 
conduite  de  J.-C.  de  part  ni  d'autre  »  ? 


Brutid.  29  juillet. 

je  ne  me  décidais  pas  à  rentrer  du  jardin.  Ce  mois 
que  je  passe  régulièrement  ici  à  la  même  époque  de- 
puis tant  d'années,  donne  à  l'arrivée  et  au  départ, 
quelque  chose  de  liturgique.  Ce  n'est  pas  que  j'aime  les 
anniversaires  !  Compter,  mesurer  :  s'écouter  mourir  ! 
Mais  j'aime  Brutul,  il  y  a  du  vieux  moi  dans  l'air  ac- 
croché aux  arbres,  je  le  respire  en  passant.  Je  connais 
tous  les  sapins,  les  châtaigniers,  les  frênes  et  les  tilleuls 
de  Brutul.  Je  les  ai  vus  sous  tous  les  ciels,  je  sais  tous 


ANNÉE  1899  65 

leurs  changements  de  physionomie.  Ce  sont  des  re- 
lations dont  on  a  suivi  les  bons  et  les  mauvais  jours. 

Maintenant  que  j'en  sais  le  prix,  je  regarde,  je 
regarde  comme  si  c'était  toujours  pour  la  dernière 
fois  de  ma  vie.  Cela  me  paraît  grossier  de  lire  en  plein 
air,  comme  de  lire  à  l'Eglise  pour  des  contemplatifs. 

Lire  par-dessus  le  marché  dans  un  monde  où  il  faut 
dormir  !  Cette  nécessité  du  sommeil  fait  que  tant  d'heu- 
res de  la  vie  des  choses  nous  sont  inconnues  !  Quand  je 
n'ai  pas  assez  regardé  une  journée,  je  sais  que  j'ai 
perdu  une  chose  irréparable  qui  ne  reviendra  jamais. 

Brest,  dimanche  30  juillet. 

Donc  je  suis  rentrée.  Je  n'aime  pas  me  retrouver 
chez  moi.  Les  souvenirs  de  prison  ne  deviennent 
chers  que  le  jour  oii  on  en  sort,  et  il  y  a  tant 
de  mauvais  jours  dans  ces  murs-ci...  Le  long  de 
cette  délicieuse  route  de  Lorient  à  Brest,  je  me  di- 
sais qu'un  retour  at  home  a  besoin  d'une  mise  en 
scène  de  famille,  ou  tout  au  moins  de  familiers, 
et  je  sentais  mon  cœur  me  tomber  dans  les  talons. 
Ils  sont  naïfs  avec  leur  solitude,  ceux  qui  ne  la  con- 
naissent pas  !  Je  commence  à  aimer  M°^®  du  Deffand 
d'avoir  avoué  qu'elle  ne  la  supporterait  pas  cinq  mi- 
nutes. Amiel,  qui  en  avait  le  goût,  déclare  que  c'est 
un  pis.  aller. 


66         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

L'homme  est  né  pour  attirer  tout  à  soi,  pour 
inspirer  et  éprouver  les  sympathies.  La  solitude  est 
inférieure  :  un  soldat,  à  faire  campagne,  ne  préfère 
pas  être  de  faction.  Il  est  plus  intelligent  d'aimer  mieux 
un  homme  qu'un  arbre. 

«  Les  hommes  qui  sont  l'unique  fin  de  mes  actions 
et  l'objet  de  toute  ma  vie.  Mes  plaisirs,  mes  chagrins, 
mes  passions,  mes  affaires,  tout  roule  sur  eux.  Si 
j'existais  seul  sur  la  terre,  sa  possession  entière  se- 
rait peu  pour  moi,  je  n'aurais  plus  ni  soins,  ni  plai- 
sirs, ni  désirs  ;  la  fortune  et  la  gloire  même  ne  seraient 
pour  moi  que  des  noms;  car  il  ne  faut  pas  s* y  mépren- 
dre, nous  ne  jouissons  que  des  hommes,  le  restenest  rien.  » 

A  la  gare,  trouvé  Marc(l)  superbe  de  distinction 
blonde,  l'air  d'un  grand  duc  mince  ;  à  la  maison.  Ma- 
dame Lemonnier  :  La  plus  aimable  des  femmes  après 
le  garçon  le  plus  chic  de  la  ville.  Allons,  cela  a  moms 
mal  marché  que  je  ne  le  craignais. 

Je  passe  de  la  superstition  de  la  régularité  à  celle 
du  caprice.  Peu  importe,  en  somme,  puisque  je  tra- 
vaille toujours  et  que  l'oisiveté  n'est  chez  moi  qu  un 
rare  et  précieux  symptôme  de  santé. 

Le  matin,  il  me  faut  jeter  sur  quelque  chose  à  lire. 
C  est  l'indispensable  piqûre  intellectuelle.  La  dose 
prise,  je  suis  disponible.  Mais,  quand  je  rentre  après 

(1)  Officier  de  marine,  ami  de  la  famille. 


ANNÉE  1899  67 

avoir  été  longtemps  retenue,  mon  chapeau  et  les  gants 
à  peine  arrachés,  je  ne  pourrais  matériellement  pas 
desserrer  les  dents  avant  une  demi-heure,  une  heure 
de  lecture  sans  lever  les  yeux,  et,  quelquefois,  c'est  dans 
des  choses  très  ennuyeuses  que  je  m'élance  de  cette 
manière.  D'ailleurs  cet  élan-là  ressemble  beaucoup 
à  une  fuite. 

Je  dois  rendre  cette  justice  à  la  Providence  que  les 
insomnies  me  sont  assez  épargnées  ;  car  un  réveil  la 
nuit  est  une  chose  qui  dépasse  les  bornes.  Dans  le 
sommeil,  je  suis  plus  près  de  la  santé.  Au  réveil, 
je  réapprends  ma  condamnation  avec  stupeur.  Mais 
je  préfère  mille  fois  toute  la  nostalgie  du  monde  et 
avoir  entendu.  Cela  restera  tout  ce  que  j'ai  eu  de  bon. 
Tant  mieux  si  c'est  un  souvenir  d'enfance.  La  musique 
est  la  moitié  de  la  conscience  humaine. 

Et  je  veux  pourtant,  je  veux  toujours.  Ce  mot  est 
toute  ma  manière  d'espérer  ;  «  je  veux  »,  je  m'en  ca- 
resse, c'est  un  mot  doux  comme  les  pires  entêtements, 
sourd  comme  les  élans  qui  couvent.  Il  y  a  un  V  de 
volonté  qui  s'étire,  qui  s'allonge  comme  un  tapis  de 
solennité  sur  lequel  on  passe. 

Ou  bien,  il  est  bref,  muet,  discret,  l'ordre  d'un  maî- 
tre. Je  veux  — rien  qu'un  son,  une  fente  dans  les  lè- 
vres parce  que  c'est  un  mot  intérieur,  parole  qu'on  ne 
doit  pas  entendre.  Je  veux  —  verbe  réfléchi,  le  sujet 
opère  sur  lui-même. 


68  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

«  Je  veux  »,  c'est  le  mot  le  plus  rare,  bien  que  le 
plus  fréquemment  usurpé,  et  quiconque  en  possède 
le  secret  terrible,  attendez-vous  à  le  voir,  un  jour  ou 
l'autre,  au-dessus  de  vos  têtes  ;  ainsi  fut  César. 

Lacordaire. 


Le  Trez-Hir,  Vendredi  1 1 . 

Hier  soir  baie  irisée,  mer  lourde  d'être  calme, 
épaisse  et  sans  transparence  comme  l'opale.  Je  ne  sa- 
vais pas  que  cela  pût  être  aussi  varié.  Je  ne  suis  plus 
si  sûre  de  préférer  les  montagnes. 


Mardi,  22  août. 

Lu  Sur  Veau  de  Maupassant,  Thèhes,  de  Che- 
vrillon.  Je  n'aime  rien  comme  les  choses,  et  c'est 
extraordinaire  ce  qu'un  livre  peut  sur  moi. 

Je  lisais  dans  un  creux  sur  ce  qui  restait  de  plage, 
car  nous  sommes  dans  les  grandes  marées  et  la  mer 
ne  s'arrête  plus.  Dans  ma  profonde  petite  crique, 
entre  les  parois  creuses  de  la  dune,  je  ne  voyais  plus 
que  l'eau  verte  et  bleue,  s'affairant  toute  proche,  vi- 
vante, horriblement  pressée,  je  sentais  l'ébranlement 
de  ses  mouvements  lourds  ;  j'avais  un  escalier  der- 
rière moi. 


ANNÉE  1899  69 

Toute  cette  forte  agitation  silencieuse,  dépouillée 
de  l'illusion  humaine  du  bruit,  contient  encore  plus 
de  mystère  et  d'absurdité.  L'eau  a  tellement  l'air 
de  travailler  !  A  mesure  qu'approche  l'heure  de  la 
plus  grande  marée,  on  dirait  qu'elle  se  hâte  pour  ar- 
river à  temps.  Elle  ne  descend  pas  aveic  la  même 
vivacité. 

Tous  les  soirs  le  reflet  d'or  de  la  lune,  sur  la  mer  en- 
core très  bleue,  est  quelque  chose  de  large,  d'intense, 
de  régnant. 

Dimanche  27. 

Réminiscences  de  musique  à  en  perdre  la  tête. 
Cette  rhapsodie  hongroise  de  Liszt  dont  je  ne  peux 
retrouver  les  premières  mesures  !  Il  y  a  des  soirs  où 
je  ne  peux  plus  m'endormir.  Dans  le  plus  grand  calme 
c  est  un  sursaut  qui  me  réveille  comme  si  ma  chambre 
était  remplie  de  lumière,  je  ne  sais  comment  je  ne  me 
trouve  pas  les  deux  pieds  par  terre,  ou  comme 
M™^  B...  de  B...  quand  la  foudre  est  tombée,  à  genoux 
sur  mon  oreiller. 

Il  me  faudrait  au  moins  les  yeux  tout  entiers.  Je 
n  ai  pas  assez  d'horizon  pour  respirer.  Je  vois  mieux 
que  bien  des  myopes,  mais  il  me  faut  une  ombre  mor- 
telle. Sur  la  plage  il  me  prend  des  frénésies  d'ar- 
racher mes  lunettes  et  mon  chapeau,  d'abattre  mon 


70  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

ombrelle  !  Je  ne  sens  pas  si  je  vols  les  choses  ou  si  je 
m'en  souviens. 

Et  c'est  à  moi  que  cette  horreur  est  arrivée,  à  moi 
qui  ne  comprends  la  vie  que  dans  une   atmosphère 

de  lumière  vibrante... 

Ma  formule  de  bonheur  est  ceci  :  l'Italie,  la  mu- 
sique, le  cheval  et  l'amour.  Encore  envers  le  dernier 
point  j'hésite  et  si  je  le  fais  entrer  dans  mon  programme 
c'est  en  vertu  de  l'axiome  :  dans  le  doute  ne  pas  s  abs- 
tenir. Mais  certainement  je  le  maintiens  à  la  qua- 
trième place.  Il  me  semble  des  deux  sortes  d'amour, 
légitime  et  illégitime  «  que  les  honnêtes  gens  m'en- 
nuient et  que  les  autres  me  déplaisent  ».  Et  c'est  pour- 
quoi je  considère  que  le  mariage  d'argent  relève 
d'une  esthétique  d'un  ordre  plus  élevé  que  le  mariage 
d'amour. 

Je  reconnais  toutefois  que  dans  ce  grand  besoin, 
le  seul  que  j'éprouve,  de  mener  une  vie  très  supé- 
rieure, il  y  a  bien  la  volonté  très  consciente  et  très 
avouée,  d'avoir  auprès  des  cœurs  ce  grand  prestige 
de  l'admiration. 

Le  seul  besoin  que  j'éprouve! 

Je  suis  désintéressé,  disait  Fiévée,  comme  tous 
ceux  qui  veulent  tout  prendre  à  la  fois. 

Ne  pouvant  aimer  ce  que  je  n'admire  d  aucun  côte, 
je  ne  compte  qu'avec  les  amitiés  qui  recherchent,  en 
moi,  cela  seul  que  j'estime  ou  estimerais  en  autrui. 


ANNÉE   1899  71 

Il  n'y  a  ni  amitié  ni  amour  sans  admiration  récipro- 
que. C'est  pourquoi  l'amitié  entre  femmes  est  si 
rare.  Que  voulez-vous  qu'elles  respectent  dans  leurs 
vies  ? 

J'ai  une  telle  adoration  de  l'intelligence,  parce  que 
j'ai  découvert,  contre  le  préjugé  admis,  tout  ce 
qu'elle  ajoute  aux  attachements. 

Elle  seule  donne  aux  êtres  la  curiosité  et  la  force 
de  se  pénétrer.  A  passion  égale,  croyez-vous  que 
l'amour  de  deux  êtres  supérieurs  soit  le  même  sen- 
timent que  l'amour  des  médiocres  ? 

Les  grands  sentiments  viennent  du  cerveau. 

«  Dix-huit  années  d'ennui  et  de  solitude  lui  firent 
lire  bien  des  livres.  » 

(Autoépitaphe  de  la  grande  Catherine.) 

«  L'homme  n'a  rien  fait  de  grand  que  dans  la  me- 
sure où  il  a  su  se  révolter  contre  la  nécessité,  lutter 
contre  le  hasard  aveugle  et  imbécile.  » 

(Nietzsche.) 

LeTrez-Hir,  1899. 

Je  me  suis  défiée  d'instinct  du  travail  manuel. 
Dans  quelle  léthargie  il  entretient  les  femmes  ! 

Si  elles  n'avaient  pas  toute  prête  cette  misérable 
occupation  —  pas  plus  occupante  que  de  battre  une 


72  JOURNAL  DE  MARIt  LENERU 

marche  avec  le  pied  et  surtout  pas  plus  utile  —  elles 
seraient  bien  obligées  de  prendre  l'initiative  d'autre 
chose. 

S'il  faut  à  une  femme  des  occupations  d'une  hu- 
milité rassurante,  la  cuisine  au  moins  a  son  charme 
et  la  tenue  savante  de  la  maison  à  laquelle  elles  n'at- 
teignent pas  une  fois  sur  cent.  Mais  ces  deux  choses 
réclament  encore  un  trop  grand  usage  de  l'intelli- 
gence. Après  cela,  si  on  ne  sait  ni  causer,  ni  lire, 
ni  faire  de  la  musique,  qu'on  aille  chez  les  pauvres, 
parbleu  !  et  à  l'Eglise.  Mais  la  charité  et  la  pieté  un 
peu  fortes  sont  aussi  plus  en  dehors  de  leur  portée 
qu'on  ne  le  croit. 

Disent-ils  assez  de  mal  de  «  notre  littérature  ac- 
tuelle »  !  Où  trouver  pourtant  des  talents  plus  in- 
telligents, plus  travaillés,  plus  originaux  ?  J'aime  mes 
contemporains  jusque  dans  leurs  verrues. 

Jour  affreux.  Je  déclare  alors  ma  mauvaise  humeur 
et  dis  en  plaisantant  toutes  les  outrances  trop  fortes 
pour  qu'on  y  croie  et  qui  me  permettent  de  me  la- 
menter incognito.  On  trouve  cela  très  drôle  :  «  Tu 
devrais  bien  être  de  mauvaise  humeur  tous  les  jours  ». 
0  Molière,  comme  vous  deviez  être  drôle  quand  vous 
passiez  pour  de  bon,  entre  les  chapeaux  pointus  et 
tout  1  attirail  de  la  cérémonie  ! 

Comment  je  me  comporte  avec  mes  lectures  dont 
ils  s'étonnent  :  les  auteurs  qui  voient   grossier,  qui 


ANNÉE  1899  73 

voient  comique,  ou  simplement  font  les  dégoûtés, 
mon  Dieu  !  les  auteurs  moraux  m'ont  choquée  da- 
vantage, m'ont  paru  moins  «  propres  »  que  les  autres 
qui  adorent  tout  de  la  vie  et  n'ont  pas  l'air  de  soup- 
çonner qu'une  mouche  puisse  tomber  dans  leur  verre. 

Les  fautes  romanesques  n'ont  pas  mon  indulgence, 
mais  en  parler  avec  dégoût  me  paraît  aussi  grossier 
que  ce  rire  abject  que  provoquent  les  maris  trompés. 

Puisque  tout  est  dans  l'opinion,  comme  disaient 
les  stoïques,  c'est  en  voyant  malpropre  qu'on  salit 
les  choses. 

Vendredi   1er  septembre. 

Il  pleut  et  rien  ne  m'occupe,  je  passe  d'un  livre  à 
l'autre,  et  ne  m'accroche  à  rien.  Dans  ce  que  je  fais, 
il  me  faut  autre  chose  que  la  distraction  :  sentir  où 
cela  me  mène.  J'ai  toujours  la  sensation  d'une  per- 
sonne en  retard  que  l'heure  talonne  et  qui,  pour  avoir 
un  peu  de  quiétude  morale,  n'a  que  la  ressource  de 
marcher  droit  à  son  rendez-vous. 

Ce  n'est  pas  une  guérison  que  je  demanderais,  mais 
une  trêve  pendant  qu'il  en  est  temps  encore,  que  j'en 
pourrais  faire  quelque  chose.  Je  me  constituerais  pri- 
sonnière sur  parole  et  à  35  ans  je  reprendrais  la  for- 
teresse. 

Oh  !  je   commence  à  devenir  bien   humble.   Je 


74  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

prends  sur  le  bonheur  les  idées  que  peut  avoir  un  mou- 
rant après  une  longue  maladie,  il  voit  sa  vie  «  dans  ce 
lointain  irrémédiable  des  choses  qu'on  regarde  dans 
le  passé  ».  Tout  ce  qui  n'est  pas  le  bonheur  vrai,  le 
bonheur  intime  et  qu'on  sent  chaque  jour,  est  insi- 
gnifiant ;  et  le  bonheur,  c'est  l'amour. 

Quel  que  soit  l'orgueil  qu'on  possède,  il  n'y  a  pas 
à  sortir  de  là.  A  quoi  bon  valoir  son  orgueil  si  per- 
sonne ne  doit  vous  en  aimer  plus  ? 

Séduire,  être  séduit  demeurera  pour  moi  la  défi- 
nition de  la  vie.  C'est  pour  avoir  voulu  la  séduction 
la  plus  parfaite  et  pour  l'avoir  ressentie  en  elle,  que 
j'ai  cru  d'abord  à  la  Sainteté. 

Comme  Marguerite  d'Angoulême  <'  je  porte  plus 
que  mon  faix  de  l'ennui  commun  à  toute  créature  bien 
née.  » 

Si  je  pouvais  ne  plus  m'ennuyer,  je  ne  souffri- 
rais pas,  mais  il  n'y  a  aucune  exagération  à  dire  que 
je  ne  cesse  pas  de  rn  ennuyer. 

Je  m'ennuie  à  la  folie,  je  m'ennuie  éperdument  ! 
Et  c'est  ce  qui  me  donne  la  fièvre,  ce  qui  me  rend  si 
stupidement  laborieuse.  Car  l'ennui  est  une  inquié- 
tude et  nullement  de  l'apathie. 

Je  ne  puis  même  plus  imaginer  ce  qui  me  distrairait. 

Je  ne  peux  plus  imaginer  que  des  bonheurs  tris- 
tes. Le  grand  bercement  des  voyages,  voilà  tout  ce 
qui  me  tente.  Qu'on  me  promène  toujours  comme 


ANNÉE  1899  75 

une  malade.  «  Les  grands  pays  muets  devant  moi 
s  étendront.»  Et  toujours  à  portée  un  bateau  pour 
m'enlever  au  large,  m'inoculer  tout  le  bleu  du  ciel 
et  de  la  mer. 

II  est  instructif  d'écrire  régulièrement  ce  qu'on 
pense  car  aujourd'hui  je  ne  souhaiterais  plus  d'amour. 
Que  dirais-je  à  un  homme,  que  ferais-je  d'un  étran- 
ger ?  Mais  j'affirme  que  je  n'ai  jamais  souhaité  la 
mort,  puisque  c'est  d'elle  que  je  souffre.  Hors  cer- 
taines douleurs  physiques,  je  crois  qu'il  n'y  a  pas 
de  souffrances  intolérables,  ou  du  moins,  qu'il  n'y 
en  a  pas  qui  ne  prennent  trop  grosse  opinion  d'elle- 
même  dans  l'appel  du  néant.  Rien  ne  vaut  la  peine 
de  mourir. 

Le  goût  du  néant  ressemble  trop  chez  nous  à  une 
vertu  de  nécessité.  J'ose  avouer  que  j'aimerais  mieux 
vivre  toujours  de  telle  sorte  que  ce  soit. 

«  Il  faut  animer  et  aimer  la  substance  silencieuse 
de  la  vie.»  Cet  amour-là,  je  l'ai  de  naissance  et  mes 
expériences,  si  raides  qu'elles  aient  été,  n'ont  fait  que 
le  rendre  plus  conscient.  Je  méprise  ceux  qui,  à  l'é- 
gard de  cet  optimisme  ésotérique,  ne  sont  pas  du  se- 
cret. Il  "est  très  naïf  de  vouloir  fonder  l'optimisme 
sur  quelque  chose,  mais  très  piteux  de  ne  savoir  pas 
le  fonder  sur  rien. 

«  Es  ist  wahr,  wir  lieben  das  Leben,  nicht  weil 
wir  leben,  sondern  weil  wir  sind  Leben  gewohnt.» 


76         JOURNAL  DE  MARIE  LÉNERU 

Vendredi  8. 

Hier  la  baie  était  verte  de  tous  les  verts.  La  mer 
verte  est  plus  translucide  que  la  bleue,  elle  est  d'une 
plus  belle  eau. 

Samedi  9  septembre. 

Les  êtres  faibles  sont  patients.  L'endurance  est  la 
force  de  ces  gens-là  comme  l'entêtement  est  leur  vo- 
lonté. Les  médecins  ont  constaté  la  supériorité  d'en- 
durance de  la  femme  sur  l'homme,  plus  intelligent  du 
dommage  causé,  mieux  fait  pour  la  vie  puissante. 
Il  y  a  un  courage  plus  fort  que  l'autre,  c'est  celui  de 
la  protestation.  Souffrir  est  une  déchéance.  Nous 
nous  faisons  un  mérite  absurde  «  d'avoir  souffert  » 
puisque  la  nécessité  se  charge  à  elle  seule  d'accomplir 
cela.  Il  ne  faut  pas  souffrir,  jamais  souffrir,  mais  ré- 
agir. Or  la  réaction  n'est  pas  la  patience,  encore 
moins  la  résignation. 

Lundi  1 1  septembre. 

L'autre  jour  avec  M.  du  B.,.  on  parlait  de  la  supé- 
riorité de  l'amiral  Fournier.  Celui-là  ou  un  autre,  i 
dès  qu'on  admire  je  me  sens  comme  une  rage  d'é-  > 


ANNÉE  1899  77 

mulation,  une  impatience  de  n'être  rien  quand  il 
y  a  des  gens  qui  sont  quelque  chose.  Ce  n'est  pas  que 
je  m'illusionne  sur  la  valeur  que  la  notoriété  repré- 
sente, mais  je  ne  m'abuse  pas  davantage  sur  les  «  mé- 
rites cachés  »  je  le  regrette  pour  l'amour-propre  et 
la  sécurité  des  obscurs  dont  je  suis,  mais  projeter 
son  nom  hors  de  soi  est  une  difficulté,  donc  une  ex- 
cellence. 

Ce  que  c'est  que  de  s'ennuyer,  plutôt  que  de  le 
faire  toute  ma  vie,  je  serais  capable  de  devenir  cé- 
lèbre ! 

Je  traîne  partout  un  portrait  de  l'Impératrice  d'Au- 
triche. Cette  voyageuse  et  cette  solitaire,  cette  in- 
tellectuelle sans  le  vouloir,  prend  les  proportions 
d'une  patronne. 

Dimanche  17  septembre. 

Oui,  je  mets  une  patience  et  une  ingéniosité  chi- 
noise dans  l'art  d'espérer  et  je  n'ai  rien  du  pessi- 
misme béat  qui  crache  sur  les  raisins  trop  verts. 
Oui,  j'aime  la  vie  comme  elle  est.  Que  m'importe 
que  les  choses  soient  «  vaines  »  et  «  passagères  »  ? 
Alors  c'est  l'éphémère  et  la  vanité  qui  sont  adorables... 
Si  l'amour  est  un  bonheur,  si  l'inconnu,  le  mystère 
et  l'habitude  et  la  nouveauté,  sont  des  bonheurs  ; 
SI,  l'esprit,  la  bonté,  le  rire,  la  méchanceté,  le  mou- 


78  JOURNAL  DE   MARIE  LENERU 

vement,  la  toilette,  le  changement,  le  bruit,  il  faut 
aimer  tout  cela,  parce  qu'il  n'y  a  pas  autre  chose.  Et 
c'est  le  plus  beau  miracle  des  hommes,  qu'en  face  du 
mélodrame  de  cinquième  ordre  qu'est  leur  existence, 
ils  aient  pu  s'inventer  l'étonnante,  la  nécessaire,  la 
prodigieuse  frivolité. 

«  Gardez,  ô  hommes  vains,  les  choses  vaines  !  » 

(Imitation). 

La  musique  m'obsède,  la  musique  vivante,  éner- 
gique, emportée  :  l'allégro  du  grand  septuor,  l'ou- 
verture de  Ruy  Blas,  une  valse  de  Chopin,  encore 
les  marches  aux  Flambeaux...  mais  que  sommes-nous 
donc  à  la  musique  et  que  nous  est-elle  ? 

Je  me  rappelle  la  romance  d'Henri  Vlll  avec  son 
adorable  accompagnement  d'arpèges.  Nous  reve- 
nions, d'une  visite  faite  au  loin  sur  les  quais  dans  une 
belle  très  vieille  maison,  en  voiture  ouverte  et  très 
vite  à  cause  d'un  orage  qui  menaçait,  pesait  et  vi- 
brait sur  le  vieux  Paris,  la  large  Seine  tournante  et 
plus  loin  sur  les  tricornes  du  Louvre.  Je  fredonnais 
la  romance,  contente  d'être  à  Paris,  excitée  par 
l'orage  et  sentant  aussi,  je  pense,  la  beauté  des 
nuages  violets  sur  les  pierres  vioUites. 

Il  y  a  douze  ans...  Si  l'on  savait  comment  on  est 
destiné  à  se  souvenir  des  choses. 

Par  moments  c'est  un  sursaut,  une  fin  de  patience 


ANNÉE  1899  79 

à  ne  pouvoir  pas  être  sourde  une  heure  de  plus.  Et 
le  lendemain,  se  réveiller  là-dedans,  qu'il  n'y  ait  pas 
d'autre  réveil  possible  ! 


Vendredi  22  septembre. 

Je  ne  vaux  plus  rien  que  dans  le  tête-à-tête.  Mes 
amis  me  deviennent  étrangers  dès  qu'ils  se  réunis- 
sent. 

Voir  les  groupes  se  former  autour  de  mon  fauteuil, 
les  voir  s'animer  et  moi  immobile  avec  ma  jeunesse 
et  mon  esprit,  devenir  comme  une  borne  entre  tant 
de  gaîté,  gênée  de  mon  sérieux  parmi  les  rires,  être  là 
en  robe  rose,  à  représenter  une  absente  et  montrer 
une  place  vide  ! 

Ils  ne  savent  pas  ce  que  je  perds.  Une  autre  à  ma  place 
ne  perdrait  pas  autant. 

Et  tout  cela  à  la  longue,  entre,  s'installe  dans  le 
passé,  je  n'y  trouve  plus  que  ça.  En  avant,  en  arrière, 
je  suis  cernée. 

Je  suis  pourchassée  vers  la  solitude,  j'y  suis  main- 
tenue de  force  :  tu  ne  bougeras  pas  de  là  !  And  for 
ever  shalt  thou  dwell  in  the  spirit  of  this  spell. 

Je  vis  un  an  chaque  jour. 

Dans  mes  heures  lentes  ou  inquiètes  d'ennui,  ce 


80  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

que  je  vois  passer  de  choses  !  Dieu,  la  vie,  la  mort 
et  l'amour,  ce  que  j'y  aurai  pourpensé  ! 

La  plupart  des  cerveaux  n'ont  pas  vu  passer  ces 
choses-là  dans  leur  existence  aussi  souvent  que  je 
les  rencontre  en  un  jour. 

Encore  ai-je  tort  de  parler  d'amour,  c'est  empor- 
tée par  la  série  que  je  l'ai  nommé,  parce  que  je 
n'exclus  rien  de  ma  curiosité  et  que  je  le  crois 
nécessaire,  pour  avoir  fait  toutes  les  épreuves  inté- 
ressantes de  ce  monde. 

C'est  une  chose  qu'il  faut  ajouter  à  la  vie,  mais  elle 
ne  me  suffirait  pas  du  tout. 


Samedi  23  septembre. 

Il  fait  froid,  il  fait  net  et  sonore,  car  la  sonorité  se 
voit  et  se  respire  aussi.  J'adore  cette  saison,  la  lu- 
mière y  tombe  d'une  manière  plus  intime.  Il  n'y  a 
plus  de  midi,  mais  un  matin  qui  dure  jusqu'au  soir. 
L'automne  de  la  mer  n'est  pas  rouge,  il  est  blanc.  La 
lumière  qui  entre  aux  fenêtres  est  celle  qui  passe  sur 
la  neige,  lumière  froide  et  brillante  qui  arriverait 
toute  aiguisée  des  pôles. 

Les  promenades  sur  la  plage  à  huit  heures,  c'est 
exquis,  bleu,  rayonnant,  les  côtes  à  belles  arêtes  vi- 
ves et  tout  autour  des  nuages  d'horizon,  les  nuages 


ANNÉE   1899  81 

en  rang  de  perles  qui  sont  éternellement  les  nuages 
de  beau  temps  sur  mer.  Les  menus  de  la  Bellone(l). 
J'aime  cette  promenade  du  matin  sur  l'énorme  plage 
déserte,  sur  le  sable  dur  et  brun  comme  un  tapis  de 
caoutchouc,  respirant,  à  chaque  souffle,  tous  les  par- 
fums de  ma  toilette,  avec  l'arrivée  majestueuse  des 
grandes  vagues  roulées  comme  des  tuyaux  d'orgue, 
intactes  sur  un  front  de  vingt  mètres,  la  retombée 
étincelante,  puis  neigeuse,  la  grande  salutation  des 
lames. 

Je  lis  «  les  Tenailles  «  d'Hervieu,  c'est  plus  triste 
que  tout.  Une  seule  chose  me  paraît  lugubre  :  le 
bonheur  sournois  des  faibles.  Ne  nous  payons  donc 
pas  de  mots  !  Il  faut  vouloir  son  bonheur  jusqu'au 
bout  ;  ce  qui  nous  regarde,  c'est  que  ce  ne  soit  pas 
un  bonheur  vil.  Ma  morale  ressemble  beaucoup  à 
celle  des  Perses  :  ne  pas  mentir  et  envoyer  ses  flè- 
ches dans  le  but,  ou  même  mentir  si  cela  nous  plaît, 
pourvu  que  ce  ne  soit  pas  un  mensonge  qui  demande 
grâce,  car  une  part  au  moins  de  notre  sincérité  ne 
doit  rien  à  quiconque. 

L  autre  matin,  marée  très  basse,  je  me  suis  avancée 
sur  le  sable  mouillé,  poli  comme  un  miroir,  et  puis 

(1)  Quand  son  grand-père  l'amiral  Dauriac  commandait  les 
côtes  de  l'Afrique,  un  de  ses  aspirants  ornait  fréquemment  ses 
menus  de  dessins  remarquables,  dont  la  collection  est  précieuse- 
ment gardée. 


82  JOURNAL  DE  MARIÉ  LENÉRU 

le  miroir  est  devenu  si  parfait,  le  ciel  s'y  enfonçait 
tellement  loin,  que  je  n'ai  pas  pu  continuer,  prise  de 
vertige,  marchant  dans  le  vide. 


Lundi'  25  septembre. 

J'aime  les  glaces,  j'aime  m'en  entourer.  Elles  mul- 
tiplient la  lumière  d'abord,  mais  je  les  aime  parce  que 
je  m'y  retrouve.  Ne  s'entendre  ni  parler,  ni  remuer, 
ni  respirer,  avec  des  débauches  de  soliloques  qui  nous 
mènent  à  cette  précieuse  conclusion  que  le  moi  est 
la  plus  intangible  des  choses  fuyantes  et  n  est  évi- 
demment qu'une  illusion  d'habitude,  analogue  aux 
aberrations  d'optique...  tout  cela  joint  à  l'ennui  in- 
vétéré, l'ennui  qui  réduit  les  choses  à  leur  minimum 
d'existence,  et  dans  ce  ralentissement  du  mouvement 
vital  nous  fait  si  bien  sentir  quil  ny  a  rien  dans  l'in- 
tervalle mieux  perceptible  de  la  succession  des  phé- 
nomènes, rien  qui  demeure  et  soit  «  moi  »... 

Donc,  quand  on  en  est  là  notre  visage,  qui  "  sagt 
nicht  Ich,  aber  thut  Ich  »,  nous  représente  la  seule 
chose  sur  laquelle  piquer  notre  nom.  Je  suis  de- 
vant mon  triptyque,  à  peu  près  comme  Socrate  cher- 
chant à  se  reconnaître  soi-même.  Je  dis  :  Marie,  et 
j'étudie  ma  physionomie  comme  celle  d'une  étran- 
gère. Nous  avons  beau  croire,  notre  apparence   nous 


ANNÉE  1899  83 

apprend  à  peu  près  tout  ce  que  nous  savons  de  nous. 
Bien  des  caractères  et  des  habitudes  seraient  diffé- 
rents si  nous  avions  vu  dans  la  glace  un  autre  regard 
et  un  autre  nez. 

Ces  oreilles  bouchées,  c'est  la  tête  emmaillotée 
d'un  pansement,  d'un  pansement  qu'un  mouvement 
nerveux,  machinal,  me  porte  toujours  à  arracher 
et  toujours  on  me  tient  les  mains  et  je  m'endors,  et 
je  me  réveille,  dans  la  fièvre  des  paquets  d'ouate. 

Vendredi   19  septembre. 

Encore  trouvé  un  article  sur  Marie  Bashkirtseff  ; 
est-ce  curieux  qu'on  n'ait  jamais  été  intéressant  sans 
en  être  immédiatement  puni  ? 

Mais  moi  jusqu'à  vingt-deux  ans,  je  n'ai  fait  que 
des  rêves  d'ascétisme.  Ceci  est  à  noter  :  si  je  ne 
m'étais  pas  cru  la  vocation,  je  n'aurais  pas  étudié  la 
religion,  sans  études  religieuses  je  n'aurais  rien 
étudié  du  tout... 

Brest,  dimanche  22  octobre. 

Le  lent  progrès  continu  de  mes  yeux  me  ressus- 
cite. Je  retrouve  des  sensations  inéprouvées  depuis 
dix    ans,  je  me  sens    plus    enveloppée    de  vie,  je 


84         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

retrouve  une  atmosphère  plus  respirable.  Mais  en  me 
rapprochant  de  la  vie  normale,  je  mesure  toute  la  dis- 
tance qui  m'en  séparait.  Le  temps  perdu  m'accable. 

«  Ils  ne  voient  rien  qui  marque  assez  pour  mesurer 
le  temps  qu'ils  ont  vécu...  ils  sentent  néanmoins, 
comme  ceux  qui  s'éveillent,  qu'ils  ont  dormi  long- 
temps. » 

Quelle  patience  et  quelle  résignation  pourrai-je 
avoir  dans  la  vieillesse  avec  des  souvenirs  pareils  ? 
Et  je  veux  me  souvenir,  je  le  veux,  heure  par  heure, 
et  voilà  pourquoi  je  suis  si  implacable  ici.  Je  tiens 
mes  comptes  avec  la  destinée,  car  si  l'heure  de  la 
revanche  arrivait,  je  veux  la  mesurer,  point  par  point, 
à  ce  qu'elle  doit  venger. 

Mardi  1  ^^  novembre. 

Seule  à  la  maison  pour  toute  la  journée.  Qu'aurai- 
je  fait  ce  soir?  Le  cœur  me  bat  de  travail  comprimé. 
Je  vais  à  mon  bureau  comme  à  un  rendez-vous.  Seu- 
lement devant  une  pareille  coercition,  devant  un  si 
évident  :  écris  ou  meurs,  par  pitié  pour  soi-même  on 
ne  peut  faire  que  des  chefs-d'œuvre. 

J'ai  le  malheur  d'être  gaie,  et  l'on  en  conclut  que 
tout  est  bien.  J'ai  apprivoisé  ma  vie  et  les  autres 
sont  braves.  Il  y  a  des  jours  où  je  ne  veux  plus  rire 
jamais,  où  je  veux  perdre  ma  jolie  tournure  dégagée 


ANNÉE  1899  85 

et  en  prendre  une  lamentable,  où  je  voudrais  faire 
peur.  Ce  doit  être  une  consolation  de  savoir  porter  son 
deuil. 

13  novembre. 

J'ai  le  vertige  de  la  répétition.  Retrouver  chaque 
lendemain  les  phrases  identiques  de  la  journée,  en 
dehors  de  toute  impression  de  tristesse  et  d'ennui, 
cela  endort  comme  la  répétition  des  passes  magnéti- 
ques. 

Vendredi  17  novembre. 

Que  devenir  ?  Je  n'ai  pas  une  ombre  de  résigna- 
tion et  il  est  impossible  d'imaginer  un  degré  d'im- 
patience de  plus.  Oij  est  la  loi  des  compensations  à 
laquelle  nous  sommes  si  heureux  de  croire  pour  ne 
pas  trop  plaindre  ou  trop  envier  ? 

Dimanche  19. 

J'ai  dû  renoncer  à  ma  voix,  c'est  encore  un  lien  de 
rompu.  Ne  pas  l'entendre  et  ne  pas  savoir  comment 
les  autres  l'entendent,  c'est  une  inquiétude.  Cette 
voix  jetée  à  l'abandon  et  qui  exprime,  mais  s?.ns  qu'on 
puisse  savoir  jusqu'à  quel  point  elle  t:c   .jj    , 

Je  ne  quitte  pas  des  yeux  les  gens  à  qui  je  parle. 


86  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

Baisser  les  yeux  !  parler,  écouter  en  baissant  les  yeux, 
quel  repos  ! 

20  novembre. 

Est-ce  que  je  trouverai  jamais  définitif  ce  que  j  ai 
écrit  ?  L'idée  que  c'est  cela  et  pas  autre  chose,  l'idée 
que  c'est  moi,  qu'on  me  jugera  là-dessus.  Dans  les 
millions  de  nuances  qui  peuvent  altérer  ma  pensée, 
dans  les  millions  de  formes  qui  peuvent  la  métamor- 
phoser, celle  que  voilà  est-elle  bonne  et  surtout  la 
plus  moi  ?  Si  mon  affreuse  manie  de  la  relativité, 
ma  perception  extraordinaire  des  autres  possibles, 
me  poursuit  encore  dans  le  style,  comme  elle  le  fait 
dans  la  vie,  je  m'achemine  à  un  travail  démesuré, 
j'en  meurs  déjà  de  paresse...  Mais  je  suis  plus  intel- 
ligente, plus  volontaire,  plus  douée  que  les  trois  quarts 
de  nos  écrivains,  j'ai  tout  ce  qui  ne  s'acquiert  pas,  et 
un  peu  de  ce  qui  s'acquiert,  ne  serait-ce  que  l'érudi- 
tion.. Mais  il  me  faut  de  l'argent,  il  me  faut  un  milieu 
et  l'heure  actuelle  n'est  bonne  qu'à  être  sacrifiée. 

Samedi   25. 

Des  moments  où  l'impatience,  l'impossibilité  de 
réaliser  ce  qui  s'est  passé,  un  élan  tellement  normal 
vers  la  vie  normale,  des  réminiscences  tellement  par- 


ANNÉE  1899  87 

faites  des  sensations  familières,  au  point  qu'elles 
semblent  nous  avoir  été  arrachées  de  la  veille,  où  tout 
s'accroît  d'une  manière,  à  la  lettre,  insupportable. 

Il  me  faut  deux  heures  pour  m'endormir.  Je  me 
dresse  toujours  à  penser  des  choses  étrangères,  mais, 
tout  d'un  coup,  une  phrase  musicale,  et  alors,  c'est 
fini,  me  voilà  réveillée  comme  en  plein  jour,  comme  si 
ma  chambre  se  remplissait  de  lumières. 

Dimanche  27. 

Quand  j'ai  fini,  je  recommence,  et  voilà  peut-être 
la  dixième  fois  que  je  lis  Vauvenargues  et  La  Roche- 
foucauld. Maintenant  que  je  les  connais  bien  je  les 
estime  autant  l'un  que  l'autre,  et  Vauvenargues, 
qu'on  m'avait  fait  prendre  pour  un  poncif,  est  celui 
dans  lequel  je  trouve  les  choses  les  plus  inattendues, 
des  nuances  tellement  modernes  que  je  pense  tout  le 
temps  à  Nietzsche,  qui  d'ailleurs  l'estimait  beaucoup. 

N'a-t-il  pas  inventé,  M.  Renan  :  «  C'est  faute 
de  pénétration  que  nous  concilions  si  peu  de  choses  ?  » 

«  Les  hommes  ne  se  comprennent  pas  les  uns  les 
autres.  Il  y  a  moins  de  fous  qu'on  ne  croit.  »  Par 
exemple,  les  criminels. 

Et  quel  dilettantisme  qu'on  ne  lui  soupçonnait 
pas  :  «  Si  les  grandes  pensées  vous  trompent,  elles 
vous  amusent.  » 


88  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

De  l'Individualisme  :  «  Nous  croyons  avoir  le  droit 
de  rendre  un  homme  heureux  à  ses  dépens  et  nous  ne 
voulons  pas  qu'il  l'ait  lui-même.  » 

D'ailleurs  très  individualiste,  Vauvenargues,  il  a 
ruiné  les  conseils  et  l'expérience  :  «  On  ne  fait  pas 
beaucoup  de  grandes  choses  par  conseil.  » 

Le  mot  «  cœur  »  a  fait  illusion  chez  lui.  Il  n'est  pas 
un  sentimental,  mais  un  pragmatique,  car  la  diffé- 
rence, de  lui  à  la  Rochefoucauld,  est  qu'il  n'observe 
pas  après,  mais  avant  la  vie,  d'un  point  de  vue  plus 
utilitaire.  Bien  plus  subjectif,  visiblement  il  cherche 
des  prétextes  à  son  activité. 

Quel  magnifique  traité  de  l'arrivisme  on  ferait 
avec  ses  «  réflexions  et  maximes  »  !  Je  ne  m'étonne  pas 
du  tout  que  l'auteur  de  la  «  Volonté  de  Puissance  '>  ait 
aimé  Vauvenargues. 

Un  ambitieux  !  II  ne  mesure  les  hommes  que  dans 
leurs  rapports  avec  la  gloire.  «  Nous  méprisons  beau- 
coup de  choses  pour  ne  pas  nous  mépriser  nous- 
mêmes.  » 

«  Tous  les  hommes  se  jugent  dignes  des  plus 
grandes  places,  mais  la  nature  qui  ne  les  en  a  pas 
rendus  capables,  fait  ainsi  qu'ils  se  tiennent  très  con- 
tents dans  les  dernières.  »  «  On  méprise  les  grands  des- 
seins lorsqu'on  ne  se  sent  pas  capable  des  grands 
succès.  »  «  Les  hommes  ont  de  grandes  prétentions 
et  de  très  petits  projets.  » 


ANNÉE  1899  89 

Et  quel  adorable  scepticisme  :  «  Les  hommes  ne 
se  rendent  d'ordinaire  sur  le  mérite  d'autrui  qu'à 
la  dernière  extrémité  ».  «Nous  sommes  trop  attentifs 
ou  trop  occupés  de  nous-mêmes  pour  nous  appro- 
fondir les  uns  les  autres.  Quiconque  a  vu  des  masques 
dans  un  bal  danser  amicalement  ensemble  et  se  te- 
nir par  la  main  sans  se  connaître,  pour  se  quitter  le 
moment  d'après,  et  ne  plus  se  voir  ni  se  regretter, 
peut  se  faire  une  idée  du  monde.  » 

0  Luc  de  Clapiers,  je  vous  aime  comme  si  je  vous 
avais  perdu. 

Mercredi  6  décembre. 

Toute  une  journée  au  Vizac  hier.  Depuis  midi, 
dans  les  feuilles  mortes,  sous  le  plus  gris  des  ciels, 
éclairé  seulement  par  les  feuilles  mortes. 

Dans  les  petits  chemins,  le  macadam  est  remplacé 
par  des  litières  de  ces  feuilles.  Nous  avons  couru  des 
bûcherons  aux  coupeurs  de  genêts,  toujours  par  les 
grandes  avenues  où  il  fait  clair  maintenant,  une  clarté 
à  ciel  ouvert  d'abbaye  en  ruines. 

Jeudi. 

Sentir  qu'on  ne  peut  pas  en  entier  se  rendre  pré- 
sent à  ce  que  l'on  fait  !  Je  voudrais  travailler  avec 
tout  moi-même,  être  sûre  de  donner  le  maximum  ; 


90  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

même  si  c'était  médiocre,  si  cela  ne  pouvait  être 
qu'un  maximum  provisoire,  je  l'avouerais  à  tout 
le  monde,  ce  serait  un  tel  résultat  de  pouvoir  dire  : 
Au  moins  c'est  tout  ce  que  je  peux,  je  me  suis  emparée 
de  toutes  mes  ressources  actuelles. 

Ce  qu'il  y  a  de  comateux  en  nous  ! 

Pauvre  misérable  cerveau  qui  nous  sert  d'âme. 

J'ai  besoin  d'effort  et  d'application  intellectuels, 
comme  d'autres  ont  besoin  d'air  et  d'exercice. 

Ecrire  est  pour  moi  une  véritable  lecture  de  moi- 
même,  dans  laquelle  je  rencontre  souvent  bien  plus 
d'inattendu  que  dans  un  bouquin  même    original. 

Mais  ce  que  je  lis  n'existait  pas  avant,  je  l'y  mets 
en  le  découvrant. 

Donc  il  faut  écrire  pour  exister,  pour  devenir  soi. 

Quand  j'étais  janséniste  et  que  je  relisais  mes 
cahiers  de  copie,  j'éprouvais  de  la  gêne  à  reconnaître 
que  sans  les  belles  pensées,  toutes  littérairement 
exprimées,  que  je  collectionnais  là,  je  n'aurais  pas 
envie  de  renoncer  au  monde  et  d'entrer  au  couvent. 
«  J'ai  aimé  la  beauté  de  votre  maison  et  le  lieu  où 
habite  votre  gloire.  »  Qui  dira  combien  cette  admi- 
rable phrase,  qui  de  suite  hous^'serre  le  cœur,  a  fait 
de  vocations  ? 


ANNÉE   1899  91 


Lundi  18. 

On  s'en  prend  trop  facilement  de  ses  disgrâces 
à  la  nature.  Il  n'y  a  pas  une  gaucherie  du  dehors  qui 
ne  soit  une  gaucherie  du  dedans.  Il  ne  faut  rien  at- 
tendre que  de  soi  et,  sous  cette  condition,  rien  n'a 
le  droit  de  nous  manquer,  fût-ce  l'argent,  fût-ce  la 
santé,  fût-ce  la  beauté. 

Il  n'y  a  pas  à  se  consoler  de  ses  disgrâces  par  son 
intelligence.  U intelligence  doit  être  une  beauté  phtj' 
siqae,  elle  est  médiocre  si  elle  ne  va  pas  jusque-là. 
Son  rôle  est  de  tout  éclipser. 


Mardi  22  décembre. 

Hier,  dîner  à  la  maison.  R...  m'a  dit  au  milieu  du 
dîner  :  «  Il  y  a  des  jours  où  je  pleure  de  rage  pour 
toi  ».  La  rage  n'a  pas  besoin  de  pleurs. 


24  décembre. 

Il  y  a  des  moments,  quand  je  suis  immobilisée 
dans  mon  lit,  dans  une  réunion,  où  je  prie,  n  ayant 
rien  de  mieux  à  faire.  Mais  cela  m'est  détestable  ; 

10 


92  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

d'abord  je  n'espère  rien,  et  puis  demander  c'est  exas- 
pérer le  désir.  Je  suis  prise  de  suite  d'un  tel  élan. 
Demander  la  foi  que  je  ne  sépare  jamais  de  la  voca- 
tion, ou  la  guérison  et  le  bonheur,  c'est  les  imaginer 
si  fortement  qu'une  excitation  de  regrets  s'ensuit  tou- 
jours. Il  faut  être  stoïcien  jusque  dans  le  christia- 
nisme et  ne  jamais  mettre  tout  son  cœur  dans  les 
biens  qui  ne  dépendent  pas  de  nous,  fût-ce  la  misé- 
ricorde divine. 

Mardi  26. 

Hier  pendant  que  je  suis  là,  R...  écrit  quelque  chose 
et  le  met  dans  ma  poche  avec  injonction  de  ne  le 
lire  qu'à  la  maison  ;  je  trouve,  entre  autres  :  je  vou- 
drais être  toi,  rien  que  pour  avoir  mon  admiration. 


ANNÉE   1900 


1er  janvier  1900. 

Passé  toute  la  journée  d'hier  avec  Leconte  de  Lisle. 
Un  roman  me  fatigue  bien  plus  vite  que  les  choses 
«  de  lecture  difficile  «.  Les  choses  vraiment  belles 
n'ont  pas  ce  tissu  lâche,  ces  trous,  à  travers  lesquels 
on  regarde  son  ennui  ;  car  ce  qui  fatigue  dans  une  lec- 
ture n'est  pas  l'attention,  mais  le  désœuvrement. 


8  janvier. 

Le  progrès  de  mes  yeux  me  reconstitue  la  vie. 
Comme  notre  mémoire  intellectuelle  dépend  de  la 
qualité  de  notre  attention  et  de  nos  moyens  d'assi- 
milation, notre  mémoire  générale,  c'est-à-dire  l'im- 
pression laissée  par  la  vie,  la  conscience  de  notre  être 
déjà  vécu,  est  en  relation  mathématique  avec  le  jeu 


94  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

et  la  puissance  de  nos  organes  physiques.  J'étais 
isolée  dans  la  minute  présente  ne  me  reliant  pas  le 
soir  à  ce  que  J'étais  le  matin  et  la  nuit  mettait  une 
mort  entre  un  jour  et  l'autre.  Peu  à  peu  ma  sensation 
du  présent  s'élargit,  se  combine  mieux  avec  la  veille 
et  le  lendemain.  Je  suis  environnée  de  temps  et  ma 
mémoire  est  meilleure.  Et  dans  l'espace  comme  dans 
le  temps  le  point  où  je  vis  me  paraît  moins  désa- 
grégé. Je  devine  mieux  la  rue  sous  ma  fenêtre,  la 
ville  autour  de  moi. 

Comment  pourrais-je  douter  de  la  manière  dont 
la  vie  est  faite?  Avec  mes  organes,] 'ai  perdu  mon  âme, 
je  la  retrouve  avec  eux. 

16  janvier. 

L'étude  de  Mary  Darmesteter  sur  les  sœurs  Bronté. 
«  Le  seul  au  monde  où  je  vis,  c'est  le  monde  que  je 
porte  en  moi  '>  et  commentant  Charlotte  «  L'Eternel 
fait  tomber  sur  nous  un  sommeil  profond,  où  il  nous 
ravit  notre  cœur  de  chair  pour  mettre  à  sa  place  une 
étoile  —  c'est-à-dire  un  monde  nouveau,  charmant 
et  inconnu.  » 

Elle  est  délicieusement  intelligente  cette  femme-là. 

On  trouve  Jane  Eyre  supérieur  à  Shirley.  Je  pré- 
fère Shirley  que  je  trouve  mieux  bâti  et  d'un  charme 
qu  on  ne  s'explique  presque  pas.  Mais  voilà,   Jane 


ANNÉE  1900  95 

Eyre  soulève  des  questions,  et  c'est  très  dosé  de 
romanesque,  voire  même  de  mélodrame,  pour  un 
goût  français.  Trop  d'amour  en  littérature. 

La  vie  est  plus  riche  que  cela,  et  c'est  pourquoi  je 
préfère  les  poètes  aux  romanciers. 

17  janvier. 

Ma  vie  ne  m'occupe  pas  assez,  de  sorte  que  ma 
pensée  ne  marche  pas  toute  seule,  il  faut  que  je  la 
dirige  comme  une  méditation. 

Le  soir,  en  attendant  le  sommeil  ou  pendant  ma 
longue  toilette,  cela  sonne  trop  creux.  Je  m'en  tire 
en  faisant  un  programme  point  par  point,  échelon  par 
échelon,  mais  à  force  de  revoir  ce  programme  j'en 
ai  assez.  Mon  plus  grand  sommet,  comme  dirait 
Zarathoustra,  ne  m'attire  plus,  il  me  semble  que  j  en 
reviens.  De  sorte  que  j'en  suis  à  ne  pas  pouvoir  me 
réfugier  dans  l'avenir,  de  peur  de  me  le  gâter.  Ce  qui 
est  déjà  fait  d'ailleurs  et  vivrais-je  n'importe  quoi, 
j'aurais  de  la  peine  à  ne  pas  éprouver  la  sensation 
d'un  fastidieux  recommencement. 

Enfin,  il  y  a  la  ressource  de  se  rappeler  en  mu- 
sique et  en  poésie  tout  ce  qu'on  sait  par  cœur  —  en 
poésie,  c'est  extrêmement  réduit.  Un  opéra,  une 
symphonie  d'un  bout  à  l'autre,  en  se  désespérant  aux 
mesures  qui  ne  reviennent  pas. 


96  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

Quand  il  arrive  que  j'ai  pensé  sans  le  faire  exprès, 
vraiment  absorbée  par  quelque  chose,  un  souvenir  de 
lecture  généralement,  je  m'en  réveille  avec  une  sur- 
prise heureuse  comme  la  nuit  en  chemin  de  fer  : 
tiens,  j'ai  dormi  1 

O  vous  qui  vous  vantez  de  le  connaître,  sachez  que 
cela  s'appelle  l'ennui. 

20  janvier. 

Je  disais  à  maman  que  je  ne  désire  pas  la  gloire 
pour  être  très  connue,  mais  pour  que  certaines  gens, 
que  je  sais  bien,  pensent  de  moi  ce  que  je  pense  d  eux. 


26  janvier. 

Je  lis  ce  que  Montalembert  a  écrit  sur  Lacordaire  ! 
Je  suis  retournée  à  Notre-Dame  pour  me  mettre  à 
genoux  en  face  de  cette  chaire  :  «  Je  me  trompe  Mes- 
sieurs, il  y  a  un  homme  dont  l'amour  garde  la  tombe  ; 
il  y  a  un  homme  dont  le  sépulcre  n'est  pas  seulement 
glorieux  comme  l'a  dit  un  prophète,  mais  dont  le  sé- 
pulcre est  aimé...  Il  y  a  un  homme  poursuivi  dans  son 
supplice  et  sa  tombe  par  une  inextinguible  haine  et 
qui,  demandant  des  apôtres  et  des  martyrs  à  toute 
postérité  qui  se  lève,  trouve  des  apôtres  et  des  mar- 


ANNÉE  1900  97 

tyrs  au  sein  de  toutes  les  générations.  Il  y  a  un  homme 
enfin,  et  le  seul,  qui  a  fondé  son  amour  sur  la  terre,  et 
cet  homme  c'est  vous,  O  Jésus  !  Vous  qui  avez  bien 
voulu  me  baptiser,  me  oindre,  me  sacrer  dans  votre 
amour,  et  dont  le  nom  seul,  en  ce  moment,  ouvre  mes 
entrailles,  et  en  arrache  cet  accent  qui  me  trouble 
moi-même  et  que  je  ne  me  connaissais  pas  !  » 

Rien  n'est  au-dessus  de  l'éloquence,  pas  même  la 
beauté,  car  la  beauté  n'est  supérieure  et  désirable 
que  pour  son  éloquence,  son  ascendant  moral.  Agir 
sur  les  hommes,  c'est  toute  la  grandeur,  toute  la 
beauté  humaine,  c'est  même,  uniquement  et  par 
définition,  toute  la  vie. 

Jouir  du  présent  comme  s'il  était  définitif,  et  tra- 
vailler à  y  échapper,  à  le  surpasser  comme  s'il  était 
intolérable. 


30  janvier. 

D'Annunzio  dit  que  la  main  révèle  le  corps,  en 
tous  cas,  elle  révèle  l'âme.  J'ai  absolument  la  supers- 
tition de  la  main,  pas  de  ses  rides  comme  les  chiro- 
manciens, mais  de  sa  figure.  Je  n'ai  jamais  rencontré 
un  être  sympathique  avec  des  mains  affreuses.  La 
main,  qui  n'est  que  gestes,  doit  être  plus  plastique 
que  le  visage,  on  en  est  plus  responsable.   Je  ne 


98  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

parle  pas  de  sa  beauté  qui  est  un  accident  de  la 
nature  animale,  mais  de  sa  physionomie,  on  peut 
avoir  la  main  aussi  grande,  aussi  biscornue  qu  on 
voudra,  mais  épaisse,  rouge,  gourde,  jamais.  Il  faut 
que  la  main  ait  une  âme.  J'affirme  qu'il  n'y  a  pas 
une  exception  à  la  portée  révélatrice  de  la  main. 
Par  exemple,  j'ai  horreur  de  la  «  belle  main»  grasse 
et  molle,  avec  des  rondeurs,  les  doigts  boudinés  — 
on  dit  fuselés  —  c'est  trop  de  chair  cela.  Inutile 
d'ajouter  que  j'ai  des  mains  arabes,  l'attache  extra- 
ordinairement  fine  et  la  main  filant  toute  droite 
avec  le  minimum  de  chair. 


Mardi  6  février. 

En  lisant  des  bouquins  de  science  et  de  philoso- 
phie, j'éprouve  une  jouissance  littéraire,  la  préci- 
sion technique  du  langage  m'enchante  ;  j'adore  les 
mots.  Je  suis  persuadée,  comme  Richepin,  que  nos 
âmes  en  sont  faites.  Un  mot  de  plus,  une  nouvelle 
combinaison  de  préfixe,  je  sens  physiquement  un 
bien-être  au  cerveau,  il  me  semble  que  la  forme 
vient  d'être  donnée  à  une  petite  cellule  mal  léchée  : 
inconditionné,  idéation,  introspection,  quantitatif... 
Eh  bien  !  tout  cela  me  fait  plaisir  et  surtout,  ah  ! 
surtout,  agrégat  cohérent.  Un  organisme  est  un  agré- 


ANNÉE  1900  99 

gat  cohérent,  je  suis  un  agrégat  cohérent,  le  pape 
est  un  agrégat  cohérent. 

Je  suis  dans  un  abîme  de  solitude,  je  ne  veux  voir 
personne,  même  ceux  qui  seraient  agréables.  Sans 
la  voix  tout  fatigue  et  tout  ennuie.  Et  puis  si,  à  la 
rigueur,  il  m'arrive  de  rencontrer  vraiment  de  l'in- 
telligence, la  culture  et  les  préoccupations  sont  trop 
différentes.  Il  me  faudrait  un  milieu  de  Capitale.  Si 
j'avais  seulement  un  ou  deux  millions,  je  pourrais 
recevoir  à  Paris  ou  à  Rome,  choisir  mes  amis,  m'en- 
tourer  comme  je  voudrais.  Et  l'on  veut  que  je  ne 
désire  pas  l'argent  par-dessus  tout  !  Oui,  avant  tout, 
avant  même  la  santé.  Je  ne  suis  pas  née  intéressée, 
mais  j'ai  réfléchi.  Je  me  serai  trop  effroyablement 
ennuyée  faute  de  millions  pour  ne  pas  savoir  l'im- 
mense part  de  vie  qu'ils  représentent. 

L'argent,  c'est  la  conquête  de  la  terre  par  les  voya- 
ges, de  l'art  par  les  musées  et  des  hommes  par  les 
réceptions  et  la  charité.  L'argent  est  le  courant  élec- 
trique entre  la  vie  et  nous:  sans  argent,  il  n'y  a  pas 
de  contact. 

A  défaut  de  cela,  il  y  a  le  talent,  c'est  une  question 
de  vie  sine  qua  non,  mais  un  talent  dépassant  tou- 
tes les  mesures,  c'est  le  mot  de  Marie  Bashkirtseff  : 
«  Ce  n'est  pas  un  talent  honorable  qui  me  récom- 
penserait de  tous  les  ennuis,  il  faudrait  un  éclat,  un 
triomphe  qui  s'appellerait  Revanche  ». 


100  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

Et  moi,  j'ai  tellement  plus  à  venger  ! 

Il  suffit  à  mes  destinées 
Des  deux  leçons  si  rudement  données. 
J'ai  compris  comme  tu  voulus, 
D'autres  enseignements  y  seraient  superflus. 
A  tes  îles  d'or,  noir  de  cyprès  couronnées, 

Puissent  mes  séjours  être  révolus. 
Douleur  je  ne  veux  pas  être  un  de  tes  élus... 

Mercredi  14  février. 

A  dîner  R...  me  dit  :  «  J'ai  passé  toute  la  journée  à 
me  demander  si  je  voudrais  être  toi.  »  Mais  je  ne  sais 
pas  moi,  je  ne  peux  pas  être  moi  ! 

Il  n'y  a  pas  de  souffrance  plus  inhumaine  que  la 
surdité.  Un  aveugle  ne  peut  vivre  que  par  les  autres, 
la  matière  disparaît,  le  contact  s'établit  d'âme  à  âme, 
il  y  a  rapprochement.  Mais  dès  que  la  parole  dispa- 
raît, les  êtres  deviennent  des  choses.  Lointains,  déta- 
chés, d'un  abord  fatigant,  ils  ne  peuvent  rien  pour 
notre  bonheur. 

Samedi  3  mars. 

Je  n'ai  plus  l'impression  de  rnon  âge.  Je  me  suis 
tellement  transportée  au  bout  de  la  vie,  je  me  sens 
contemporaine  des  femmes  qui  finissent,  les  jeunes 


ANNÉE    1900  ICI 

ne  m'intéressent  pas.  Je  n'aime  que  ceux  qui  regret- 
tent, mais  pour  de  bon.  Les  petits  malheurs,  les  pe- 
tites déceptions,  les  chagrins  d'amour,  par  exemple, 
me  rendent  cruelle.  J'aime  les  vrais  déçus,  les  volés, 
ceux  qui  ont  une  grimace  bien  laide  et  convaincue 
à  faire  à  l'existence. 

Avoir  lu  tous  les  livres,  respiré  toutes  les  fleurs, 
caressé  tous  les  animaux,  vécu  sous  tous  les  climats, 
fréquenté  toutes  les  races,  goûté  à  toutes  les  joies 
et  toutes  les  mélancolies,  connu  toutes  les  admira- 
tions et  toutes  les  lucidités,  n'avoir  plus  en  mourant 
qu'à  jeter  une  écorce  sucée  et  tordue  de  main  de 
maître.  Ainsi  soit-il  ! 

13  mars. 

Ces  cahiers  :  la  collection  de  mes  migraines  men- 
tales. Non  pas  que  je  les  renie,  je  ne  suis  que  ce  qu'ils 
disent,  mais  je  n'ai  la  patience  de  revenir  sur  ma  vie 
présente  que  dans  mes  mauvais  moments.  Autrement 
je  travaille  et  je  fonce  en  avant. 

Aurai-je  la  patience  de  les  relire  ?  Allons  donc, 
jamais  !...  si  l'on  ne  se  demandait  en  même  temps 
quel  effet  cela  produirait  sur  d'autres.  Je  ne  ferai 
rien  pour  que  ceci  soit  publié,  mais  je  veux  que  ce 
soit  publiable.  J'avoue  cyniquement  que  j'ai  besoin 
des  autres  parce  qu'au  fond  il  n'y  a  qu'eux,  et  qu'il 


102         JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

n'y  a  qu'une  consolation,  non  pas  leur  plainte,  mais 
leur  amour,  leur  admiration,  leur  émotion,  leur  ja- 
lousie, ce  qu'on  peut  leur  arracher  de  plus  fort. 

«  Les  hommes  qui  sont  l'unique  fin  de  mes  actions 
et  l'objet  de  toute  ma  vie,  mes  plaisirs,  mes  chagrins, 
mes  passions,  mes  affaires,  tout  roule  sur  eux.  Si 
j'existais  seul  sur  la  terre,  sa  possession  entière  se- 
rait peu  pour  moi  :  je  n'aurais  plus  ni  soins,  ni  plai- 
sirs, ni  désirs  ;  la  fortune  et  la  gloire  ne  seraient  pour 
moi  que  des  noms  ;  car  il  ne  faut  pas  s'y  méprendre, 
nous  ne  jouissons  que  des  hommes,  le  reste  n  est  rien,  » 
(Vauvenargues.  Discours  préliminaire  à  l'étude  de 
l'esprit  humain). 

C'est  un  préjugé  de  croire  qu'on  ne  peut  partager 
les  préjugés  que  par  préjugé. 


Vendredi  23  mars. 

Sapristi  !  Lu  d'un  trait  la  sonate  à  Kreutzer. 
J'aime  mieux  les  livres  immoraux,  c'est  moins  cho- 
quant. Quant  à  la  thèse,  elle  démontre  encore  une 
fois  qu'en  dehors  de  la  valeur  intellectuelle,  il  n  y 
a  point  de  salut.  La  morale  de  trappiste  de  la  sonate 
est  indispensable  à  ceux  qui  ne  pensent  que  par  leur 
conscience. 

Faites-en  des  intellectuels  et  les  lamentables  Posnis- 


ANNÉE   1900  103 

cheff  se  tirent  d'affaire.  On  ne  peut  pas  ne  s'aimer 
que  par  amour  et  l'esprit  seul  fait  qu'on  ne  s'ennuie 
jamais  ensemble.  Au  fond  les  médiocres  ne  doivent 
même  pas  s'aimer,  ils  ne  peuvent  pas  s'embellir 
1  existence.  De  quel  droit  exerceraient-ils  une  sé- 
duction même  sur  leurs  semblables  ?  Il  laut  savoir 
vivre  seul  comme  les  étoiles,  êtr.,  comme  elles  des 
m(>ndes  indépendants,  sûrs  de  leurs  orbites,  pour 
posséder  l'attraction  qui  perturbe,  entraîne  et  re- 
tient. Mais  Tolstoï  est  le  moins  intellectuel  des 
romanciers,  il  n'a  pour  cerveau  qu'une  conscience. 
On  peut  être  sûr  qu'il  n'a  aimé  qu'à  la  Posnicheff. 


Samedi   31    mars. 

L'énervement  que  j'éprouve,  la  préoccupation, 
la  tristesse  en  m'oublianl  dans  une  étude  lente 
—  traduction  littéraire  de  Nietzsche,  Tacite,  Shakes- 
peare, annotation  de  Spencer  —  tout  cela  c'est  une 
preuve  qu'il  faut  secouer  le  vieux  ]oug.  Ma  vie  de 
béiiidictine  est  finie,  je  l'aimais  comme  chemin,  et 
si  j'avais  le  but,  je  l'aimerais  comme  promenade, 
mais  je  n  en  veux  pas  pour  orbite  ! 

Je  ne  veux  plus  vivre  que  pour  écrire  et  pour  me 
réparer.  Avoir  du  talent  et  lire  sur  les  lèvres.  I  si 
no  no. 


104         JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 


I"  avril. 


Dieu  !  que  j'aime  le  prince  de  Ligne.  C'est  de 
l'Athos  et  du  XVIII*^  siècle  en  plus.  C'est  même  Athos 
et  Bragelonne  ces  princes  de  Ligne,  père  ''t  fils.  Mais 
avouez-le  donc  qu'il  n'y  a  que  les  gens  d'esprit  qui  . 
sachent  s'aimer  !  Eux  seuls  peuvent  ressentir  tout  i 
le  charme  d'un  être.  Voyez  ces  trois  intellectuels, 
la  Trinita  Stessa,  disait  un  cardinal  :  François  1  ", 
Louise  de  Savoie,  Marguerite  d'Angoulême.  Nous  au- 
rons beau  faire  les  naïfs,  on  n'aime  que  l'intelli- 
gence. Elle  est  la  splendeur  morale  et  physique, 
car  elle  n'est  pas  elle-même  si  elle  ne  communique 
au  moins  la  beauté  du  mouvement,  du  regard  et  de 
la  voix,  la  beauté  éloquente  par  définition. 

Le  socialisme,  comme  paradis.  Beaucoup  plus  par- 
fait, mais  on  regrette  la  terre. 

2  avril. 

J'ai  lu  un  article  de  Mirbeau  :  «  Propos  galants 
sur  les  femmes  ».  Ce  sont  des  plaisanteries  assez  gros- 
sières, assez  masculines  contre  le  féminisme. 

Comment  n'imaginent-ils  pas,  quau  point  de  vue 
maternel  même,  une  femme  doit  avoir  dans  l'exis- 
tence une  vie,  des  habitudes  et  des  aptitudes  «  par 


ANNÉE   1900  105 

delà  »  ses  enfants  ?  Des  enfants  distingués  n'auront 
pas  facilement  une  adoration  enthousiaste  pour  la 
bonne  mère  à  qui  ils  serviront  de  prétexte  d'exis- 
tence, qui  vivra  de  leurs  gilets  de  flanelle  et  de  leurs 
potions,  de  leurs  problèmes  et  de  leurs  commérages, 
de  leurs  10  et  de  leurs  nominations,  de  leurë  exa- 
mens et  de  leurs  projets  matrimoniaux. 

Lisez,  au  contraire,  les  lettres  d'Auguste  de  Staël 
après  la  mort  de  sa  mère,  disant  combien  leur  vie  de 
famille  était  tombée,  plus  une  conversation,  plus  un 
intérêt. 

Et  comment  les  hommes  ne  sentent-ils  pas  que 
l'amour  doit  grandir  avec  la  femme  ?  On  dirait 
qu'ils  vengent,  sur  la  femme  intelligente,  les  sottes 
qu'ils  ont  été  contraints  d'aimer. 

Mais  la  remarque  que  je  tenais  à  faire  est  celle-ci  : 
la  plupart  de  ces  littérateurs,  qui  raisonnent  sur  le 
féminisme,  ne  sont  pas  des  hommes  du  monde  oi!i 
l'homme  et  la  femme  se  voient  de  plain-pied. 

Les  premières  littératrices  furent  de  grandes  dames 
et  cela  ne  gêna  nullement  leurs  camarades  de  salon 
qui  les  encourageaient. 

Quand  Catherine  II  voulut  commander  sa  flotte, 
elle  s'informa  si  on  ne  la  trouverait  pas  ridicule. 
Ces  messieurs  répondirent  que  cela  dépendrait  de 
la  manière  dont  elle  s'en  tirerait. 

Je  sens  dans  l'opposition  masculine  au  féminisme 


106  JOURNAL  DE  MARIE  LENF.RU 

quelque  chose  de  peuple,  une  habitude  de  voir  la 
servante,  la  ménagère  dans  la  femme.  Un  gentleman 
qui  a  toujours  vu  sa  mère  faire  brillante  figure  au 
milieu  d'hommes  distingués,  le  fils  d'une  pairesse 
in  her  own  right,  un  ministre  comme  lord  Mel- 
bourne qui  eut  «  mieux  aimé  avoir  affaire  à  dix  rois 
qu'à  une  reine  »  tant  le  scrupule  royal  lui  semblait 
consciencieux  à  l'excès  chez  Victoria,  ces  gens-là 
voient  moins  de  drôlerie  dans  le  féminisme. 


Vendredi  6  avril. 

Où  voit-on  l'âme  ?  Pas  même  dans  les  yeux.  Le 
regard,  l'expression  des  yeux,  ne  vient  pas  de  l'œil. 
Elle  est  très  difficile  cette  devinette  d'un  journal  :. 
reconnaître  l'œil  d'une  tête  connue,  et  encore  donne- 
t-on  les  paupières  et  le  sourcil.  Il  suffit  d'un  peu  de 
rouge  et  de  blanc  sur  les  joues,  d'un  peu  de  noir  aux 
sourcils,  pour  n'avoir  plus  les  mêmes  yeux. 


12  avril,   jeudi  saint. 

Je  suis  lasse  de  faire  semblant  d'avoir  quelque 
chose  à  faire  !  Je  me  lève  par  préjugé,  par  imitation, 
car  je  ne  me  réveille  à  rien. 


ANNÉE  1900  107 

Comment  cela  peut-il  venir  ainsi,  sans  avertis- 
sement ?...  C'est  aussi  brutal  qu'une  fusillade.., 
La  mort  sans  phrases,  la  mort  vivante  I...  Nous  n'au- 
rons plus  rien  de  ce  que  nous  désirons,  dussions- 
nous  vivre  cent  ans  ! 

La  «  Mélancolie  »  que  j'imagine  désormais  dépasse 
toute  conception...  Oui,  la  toile  retracera  et  me  jet- 
tera au  visage  cette  grimace  de  moquerie  ou  de  douleur 
qu'on  appelle  le  rire,  et  quiconque  la  verra,  homme 
ou  femme,  pour  peu  qu'il  ait  eu  un  chagrin  dans  sa 
vie  «  comprendra  son  langage,  comme  dit  le  poète, 
et  sentira  devant  elle  la  solidarité  du  désespoir.  » 

Le  bonheur  ne  vaut  pas  la  peine  qu'il  coûte,  la 
peine  d'attendre.  Il  est  probable  que  la  vie  me  ré- 
serve des  heures  plus  acceptables,  mais  si  belle,  si 
lavée  que  soit  la  coupe  dans  laquelle  on  a  pris  une 
drogue... 

Je  vis  complètement  seule  ;  c'est  un  mal,  mais  qui 
rend  de  plus  en  plus  difficile  sur  le  goût  de  son  re- 
mède. Je  sors  seule  par  les  rues  désertes,  et  je  vais  à 
mes  terrasses  m'enfermer  à  double  tour  entre  ciel 
et  eau.  Assise  sous  mon  ombrelle,  je  regarde  le 
ciel,  la  côte  et  la  rade  et  puis  je  marche  longtemps 
régulièrement,  une  des  choses  qui  me  font  le  plus  de 
bien,  le  «  spaciement  »  des  chartreux. 


11 


108         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

Mardi  18  avril. 

Et  déjà  nous  repartons.  Je  ne  fais  pas  une  allusion 
à  ce  départ.  J'ai  horreur  de  ce  qui  se  termine,  clôt 
une  période,  nous  fait  assister  au  glissement  du  pré- 
sent dans  le  passé. 

Je  n'ai  rien  fait  de  ce  que  je  voulais  faire...  Je 
ne  saurai  donc  faire  acte  de  décision  et  de  persé- 
vérance que  dans  les  projets  et  les  études  qui  ne  me 
servent  à  rien..  !  Je  lis  désespérément  ce  qui  est  dé- 
testable. Non,  non,  pas  comme  Amiel,  n'être  bonne 
qu'à  écrire  son  journal  toute  sa  vie  ! 

Ne  pas  faire  quelque  chose  qui  puisse  être  jugé 
supérieur  par  des  êtres  supérieurs,  c'est  ce  que  je 
ne  me  pardonnerais  pas. 

19  avril. 

Je  vais  mieux,  mes  yeux  sont  mieux.  Si  loin  en- 
core d'être  de  bons  yeux,  ils  me  rendent  tant  de  cho- 
ses !  Cela  n'eût  rien  été  de  n'être  que  sourde. 

Jeudi  26. 

Mariage  de  Margot  de  M...  hier.  M^^^  Chevert, 
la  grande  couturière,  était  venue  m'habiller,  me  pou- 
drer —  la  première  fois  de  ma  vie  —  etc.  On  arrête 


ANNÉE   1900  109 

M"***  B...  dans  la  rue:  Vous  qui  aimez  tant  M^^^Lenéru, 
vous  devez  être  contente...  une  amie  nous  tombe, 
je  n'ai  pu  résister  au  plaisir  de  venir  vous  le  dire. 
Ils  sont  tous  arrivés  comme  des  fous  :  Oh  !  Marie, 
Marie... 

La  vérité  est  que  j'aime  assez  ces  points  de  repère, 
ces  occasions  de  me  mesurer.  Je  ne  m'abîme  donc 
pas  trop  ? 

27  avril. 

Et  pourtant  —  j'ai  peur  que  Dieu  ne  m'entende  — 
j'ose  presque  dire  que  je  ne  regrette  rien.  Sans  ca- 
taclysme, ou  je  serais  carmélite  ou,  amusée  de  succès 
provinciaux,  avec  mon  accommodante  gaieté,  je  n'en 
aurais  pas  demandé  plus,  j'aurais  «  oublié  que  le  Gange 
existe  >',  je  n'aurais  pas  cette  fièvre  en  relisant  les  Dé- 
racinés de  Barrés,  cette  émotion  en  reprenant  pour 
la  vingtième  fois  Marc  Aurèle,  cet  apaisement  quo- 
tidien en  faisant  mon  bréviaire  de  Leconte  de  Lisle, 
je  n'aurais  pas  ma  préservative  horreur  de  la  femme. 
Cet  être  dont  la  mentalité  et  le  reste  n'excèdent  pas  le 
journal  de  mode,  avec,  je  le  veux  bien,  ses  dépen- 
dances, sa  causerie  du  Docteur,  ses  travaux  d'ai- 
guille et  son  carnet  mondain,  ses  «  cœurs  brisés  »  ou  sa 
«  mer  bleue  »,  car  voilà  toute  la  femme,  et  pas  même 
comme  elle  est,  mais  comme  elle  se  rêve  !  ! 


110  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 


mai. 


Les  lettres  de  Renan  à  sa  sœur,  si  elles  n'étalent 
pas  de  lui,  ce  serait  bien  ennuyeux.  Il  a  beau  dire, 
ce  n'est  pas  saint  Sulpice  qui  lui  a  appris  à  écrire. 

Il  est  impossible  de  tomber  sur  des  lettres  plus 
séminaristes  !  Quand  il  parle  à  Henriette  de  pro- 
jets d'avenir  et  de  réunions  :  Tu  en  étais  toujours 
partie  intégrante  !..  Quand  on  sort  du  XVIII®  siècle 
et  du  prince  de  Ligne  !  Et  comme  ces  malheureux 
devaient  s'ennuyer  mutuellement,  Henriette  n'a  pas 
un  récit  de  Pologne.  Ils  se  répètent  à  satiété. 

Il  est  intéressant  de  rapprocher  les  impressions 
de  séminaire  de  celles  de  Lacordaire  :  «  Vous  ne  savez 
pas  un  de  mes  enchantements,  c'est  de  recommencer 
une  jeunesse.  Je  me  plais  à  me  faire  aimer,  à  conser- 
ver, dans  un  séminaire,  quelque  chose  de  l'aménité 
du  monde.  »  Ceci  est  de  Lacordaire,  bien  entendu. 
Il  faut  charmer  pour  être  charmé. 


mai. 


Aujourd'hui  j'ai  vu  la  surface  de  l'eau,  l'horizon- 
talité de  la  rade.  Le  château  reprend  son  air  de  pierre, 
c  est  comme  si  le  tact  était  rendu  à  mes  yeux. 

Je  croyais  si  bien  me  souvenir  !  En  dix  ans  j'ai 
tout  oublié...  Comme  je  sens  que  j'ai  été  morte,  je 


ANNÉE   1900  111 

n'ai  pas  la  sensation  en  retrouvant  la  vie  de  sortir 
de  moi,  mais  d'y  rentrer. 

«  Quand  je  me  résignais 
déjà,  la  croyant  morte, 
c'est  mon  âme  d'enfant 
qui  ressuscite  en  moi.  » 

Brutul,  4  mai  1900. 

Je  n'étais  pas  une  nerveuse  mais  je  prends  des  nerfs 
esthétiques  plus  crispés  que  les  autres.  Un  mouve- 
ment humain  autour  de  moi,  s'il  n'est  pas  la  justesse 
et  la  décision  même,  me  martyrise. 

Etre  en  voiture,  en  chemin  de  fer  avec  une  personne 
qui  ne  garde  pas  l'immobilité,  c'est  à  se  jeter  par 
la  portière  1 

Les  femmes  surtout  ne  savent  ni  se  mouvoir,  ni 
se  tenir  en  équilibre.  Cela  dénote  des  âmes  grouil- 
lantes. La  belle  immobilité  est  faite  d'une  décision 
égale  au  mouvement  actif  et  précis. 


5 


mai. 


J'ai  lu,  comme  en  sursaut,  les  deux  articles  de  Barres 
sur  l'Impératrice  d'Autriche.  Je  suis  frappée  de 
l'éloquence  des  citations.  Plus  je  les  fréquente,  plus 


112  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

je  me  persuade  que  les  ascétiques  ne  se  développent 
que  par  l'intelligence  qu'ils  tiennent  pourtant  à 
mépriser.  Là  oij  il  y  a  de  fortes  vies  intérieures, 
vous  trouverez  toujours  des  mots,  qui  sentent  non  seu- 
lement l'intellectualité,  mais  le  choix,  le  sens  lit- 
téraire. 

Dimanche  6. 

Si  je  possédais  un  orgueil  imperturbable,  ce  serait 
la  santé  parfaite.  Mais  j'ai  la  manie  de  la  relativité, 
je  suis  très  capable  de  me  mesurer  et  de  me  situer 
comme  un  numéro  sur  une  planche  de  musée  et 
n'être  pas  la  première  m'ôte  le  moindre  désir  d'être 
la  seconde.  Mauvaise  habitude  de  la  perfection  ascé- 
tique, besoin  de  créer  son  immortalité  aussi  élevée 
que  possible. 

J'ai  beau  penser  comme  Rabelais,  «  autant  vaut 
l'homme  comme  il  s'estime  »,  la  nette  brutalité  de 
Baudelaire  m'a  plu  :  «  Un  homme  est  l'égal  d'un  autre 
qui  le  prouve.  »  Et  j'ai  médité  Amiel  •"  «  On  croit  se 
connaître,  mais  tant  qu'on  ne  sait  pas  sa  valeur  compa- 
rative et  son  taux  social,  on  ne  se  connaît  pas  assez  : 
tant  qu  on  méprise  l'opinion,  on  manque  d'une 
mesure  pour  soi-même,  on  ne  sait  pas  sa  puissance 
relative.  » 


ANNÉE   1900  113 


1 1    mai. 

J'aime  peu  «  Chérie  »  de  Concourt.  Tous  ces  hom- 
mes voient  un  tas  de  nervosités,  d'indécence  dans  la 
femme.  Je  n'y  reconnais  pas  une  de  mes  amies. 
D'autre  part  je  me  mets  à  déconsidérer  les  Concourt 
que  j'ai  tant  adorés.  Ce  sont  des  femmes  et  quel 
amour  du  chiffon  !  On  est  étonné  de  ce  qui  leur 
a  suffi  dans  le  cours  de  leur  existence. 

Voyages,  philosophie,  musique,  ces  trois  pre- 
mières cultures  de  l'homme  leur  sont  étrangères. 
Peut-être  que  trop  vivre  par  l'œil,  dans  un  parti 
pris  d'objectivité,  vous  relie  trop  au  premier   venu. 

Mes  affinités  actuelles  vont  à  d'Annunzio.  «  Vous 
le  savez,  mon  amie,  je  ne  sais  bien  parler  que  de  moi- 
même  ».  A  Barrés.  «  Le  plus  objectif  des  hommes, 
il  ne  se  désintéressait  de  soi-même  qu'en  faveur  de 
rares  personnages  avec  qui  il  se  croyait  d'obscurs 
rapports.  » 


15 


mai. 


Il  vente  en  tempête.  Les  arbres  ont  l'air  de  se  con- 
fier des  histoires  drôles  et  de  ne  pouvoir  garder  leur 
sérieux. 


114  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 


16 


mai. 


Oh  !...  Est-ce  que  cela  va  durer  longtemps  comme 
ça  ?  Depuis  mon  retour  du  Trez  Hir  en  octobre, 
quand  j'arrivais  bien  décidée  à  me  voir  grandir  tous 
les  jours,  plus  de  sept  mois,  et  rien  de  prêt,  rien  d'à 
peu  près  bâclé  ! 

17  mai. 

Comment  écrirais-je  un  roman,  moi  qui  n'en  ai 
jamais  rêvé  pour  moi  ?  L'héroïne  d'une  idylle  me 
sera  toujours  étrangère.  Je  n'arrive  pas  à  travailler, 
j'éprouve  un  scrupule  à  sortir  de  moi-même,  je  de- 
vine qu'il  s'y  passe  des  choses  plus  intéressantes, 
plus  graves,  plus  absorbantes. 


19 


mai. 


Y  voir  I  Je  mesure  mes  progrès  à  ma  respiration, 
pour  voir  de  combien  elle  est  plus  large...  Et  puis 
je  me  demande  s'il  y  en  a  bien  pour  un  an  d'exis- 
tence, car  c'est  avec  toute  ma  vie  que  je  paie  mes 
yeux. 


ANNÉE   1900  115 


Jeudi  24  mai. 

En  allant  à  la  messe  pour  l'Ascension  dans  les  pe- 
tits chemins,  le  long  des  parcs,  jaquette  •  marine  lui- 
sante comme  une  peau  de  phoque,  cravate  Robes- 
pierre éblouissante,  je  me  sentais  légère,  relevant  ma 
robe  qui  s'enlevait  comme  rien  dans  le  glissement 
facile  des  dessous  de  taffetas,  découvrant  mes  hau- 
tes bottes  serrées  et  longues. 

Me  rendant  compte  de  l'état  des  chemins,  d'élé- 
ment ambigu,  je  me  retourne  et  sers,  à  ces  dames, 
l'expression  franc-comtoise  qu'on  vient  de  m'ap- 
prendre  et  qui  fait  mon  bonheur  :  Ah  !  nous  allons 
tripper  dans  le  gouillat  !  Ces  dames  rient  et  moi 
aussi.  Alors  remous  furieux:  Oh!  seigneur,  pouvoir 
être  gaie  !  que  ce  soit  fini  de  l'éternelle  pression  sur 
les  tempes.  Oh  !  l'allégresse  physique  d'une  vraie 
minute  gaie  ! 

Et  je  l'imaginais  dans  sa  normalité  saine.  Je  mar- 
cherais dans  ce  chemin  à  côté  d'un  homme  élégant 
et  spirituel  comme  moi.  Il  aimerait,  comme  moi, 
les  vanités  et  les  vérités  de  la  vie...  Soudain  l'hor- 
rible détour,  je  sers  la  merveille  d'expression  qu'il 
Ignore.  Double  rire,  nos  grandes  tailles  se  secouent 
par  le  chemin  comme  un  balancé  de  quadrille.  Il 
dit  :  comme  vous  riez  clair  et  juste,  vous  avez  le 


116  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉrU 

rire  persuasif  —  et  je  réponds  :  c'est  qu'il  n'y  a  rien 
de  meilleur,  de  plus  intelligent,  de  plus  merveilleux 
que  le  rire  ! 

Lundi  28  mai. 

On  parlait  des  sensations  tout  à  fait  instinctives, 
animales,  éprouvées  devant  les  œuvres  d'art  —  je 
n'ai  pleuré  qu'une  fois  au  théâtre,  au  lever  du  ri- 
deau du  Médecin  malgré  lui  !  C'était  ma  première 
rencontre  —  sur  la  scène  —  avec  Molière.  Ce  sont 
tous  ces  costumes  Louis  XIV,  l'idée  je  pense,  que 
tout  cela  était  fini,  vécu  depuis  longtemps  et  devait 
sa  réapparition,  sa  seule  immortalité  concrète  au 
savoir-faire  d'un  comédien.  J'ai  eu,  à  ma  réelle  sur- 
prise, le  malaise  des  larmes,  j'ai  immédiatement 
senti  la  dignité  de  Molière,  il  a  commencé  par 
m'imposer. 

C'était  en  93,  je  crois. 


29. 


Mon  anémie  morale  dépasse  toutes  les  bornes. 
Chez  moi  je  la  combattrais  par  le  thé,  mais  le  grand 
secours  est  plus  sain  :  on  regarde  sa  montre  et  l'on 
part  au  pas  accéléré  dans  une  longue  allée  toute  droite. 
Le  premier  quart  d'heure,  la  tentation  de  stopper 


ANNÉE   1900  117 

vous  prend  à  chaque  dernier  arbre.  Au  bout  d  une 
demi-heure,  l'état  d'âme  commence  à  évoluer.  On 
respire  de  toutes  ses  narines,  la  fatigue  disparaît, 
on  s'allège  extraordinairement  et  l'on  espère  avec 
violence.  Le  ferme  propos  croît  de  minute  en  mi- 
nute, la  volonté  s'étire  et  montre  toutes  ses  dents. 
Les  déterminations  se  succèdent,  précises,  intelli- 
gentes et  l'heure  sonnée  on  rentre  souple,  reposée, 
avec  des  yeux  qui  dévorent  tout  et  une  bienveillance 
charmante  pour  ceux  dont  on  n'a  pas  besoin. 

Quand  on  ne  peut  pas  se  distraire  par  le  bonheur 
il  faut  se  mouvoir.  Le  mouvement  est  ce  qui  ressem- 
ble le  plus  à  la  joie. 


30 


mai. 


J'ai  fait  venir  tous  les  Barrés.  Il  aime  tous  ceux  que 
j'aime,  l'Impératrice  d'Autriche  et  Marie  Bashkirt- 
seff,  mais  ses  livres  sont  trop  jeunes  ;  ils  n'ont  pas  la 
«  sincérité  de  la  mort».  Barrés  vaudrait  de  connaître 
les  vrais  contretemps,  il  ne  s'est  pas  encore  ennuyé, 
son  mépris  l'amuse  trop. 

Je  sais  que  mon  abus  intensif  de  la  solitude  n  est 
pas  la  condition  la  meilleure  pour  bien  mépriser  les 
autres,  mais  j'ai  besoin  des  Barbares. 

C'est  toujours  la  même  histoire  :  «  Dans  le  monde 
tous  les  retours  sont  pour  le  couvent.  Au  couvent 


118         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

tous  les  retours  sont  pour  le  monde».  J'ai  besoin  des 
autres,  je  ne  voudrais  rien  retrancher  de  ce  qui  peut 
diversifier  l'existence,  je  ne  sais  ce  que  j'aime  le  mieux 
des  vanités  ou  des  vérités,  mais  il  faut  aimer  les 
êtres  au  moins  comme  on  aime  les  choses.  On  ne  peut 
nier  qu'ils  ajoutent  à  notre  sensation  de  la  vie  et  l'or- 
gueil de  Platon  est  moins  dupe  que  l'orgueil  de 
Diogène. 

Enfin  je  tiens  aux  autres  parce  que  fai  peur,  peur 
du  néant  qui  n'est  pas  plus  au  delà  de  la  mort,  que 
l'éternité  n'est  au  delà  du  temps. 


Lundi    1*^"^   juin. 

Si  l'on  pouvait  vaincre  ce  que  chaque  mouvement, 
même  déterminé,  contient  de  nonchalance,  si  1  on 
pouvait  délester  chaque  minute,  même  fiévreuse, 
de  ses  millièmes  d'oisiveté...  ce  serait  1  éternité  en 
profondeur. 

Je  suis  poursuivie  par  cette  idée  de  perfectionner 
Vinstant,  de  débarrasser  chaque  particule  d'exis- 
tence de  cette  loi  de  pesanteur,  qui  fait  que  la  pa- 
resse «  usurpe  sur  toutes  nos  actions  »  nos  pensées, 
nos  vibrations,  nos  ondulations  de  toutes  sortes  et 
que,  d'un  bout  à  l'autre,  nous  dormons  la  vie  ! 

L'incurie  humaine...  ce  qui  m'aura  le  plus  étonnée 


ANNÉE   1900  119 

sur  la  terre.  Personne  ne  semble  ému  de  laisser  dans 
la  mort  tant  de  possibles  qui  nous  effleurent, 
nous  éventent  de  leur  fuite,  qui  pourraient  être  nous, 
le  plus  beau  de  nous-mêmes  et  qui  ne  seront  jamais. 

Il  n'y  a  dans  la  vie  que  ce  qu'on  met  dans  l'instant. 
Nous  sommes  trop  lents,  il  faudrait  apprendre  à 
vivre  à  poids  égal  dans  un  mouvement  de  plus  en 
plus  rapide,  pour  voir  jusqu'où  cela  irait...  «  Je  la 
veulx  étendre  en  poids,  je  veux  arrester  la  promp- 
titude de  sa  fuyte  par  la  promptitude  de  ma  saisie 
et  par  la  vigueur  de  l'usage  compenser  la  hastifveté 
de  son  écoulement...  à  mesure  que  la  possession  de 
vivre  est  plus  courte,  il  me  la  faut  rendre  plus  pro- 
fonde et  plus  pleine.  » 

Est-ce  tout  ce  que  je  souhaite  à  la  veille  de  mes 
25  ans  ?  Non,  et  les  choses  intérieures  ne  suffisent  pas 
plus  que  les  autres.  Elles  ne  sont  pas  plus  sérieuses. 
On  peut  en  avoir  un  peu  plus  d'orgueil,  c'est  leur 
aigre  supériorité. 

Résolutions  : 

Je  lirai  moins.  Je  méditerai  tous  les  jours  ici  sur 
moi-même,  ce  sera  l'examen  de  conscience. 

J  écrirai  tous  les  jours  dès  que  je  serai  au  Trez-Hir 
3  heures  de  matinée,  par  hygiène,  pour  me  fouiller 
complètement. 

Avoir  toujours,  pour  y  mordre  au  besoin,  un  phi- 
losophe   ou    un    savant    quelconque,   toujours    des 


120         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

mémoires  et  tous  les  poètes.  Quelque  chose  d  anglais, 
d'allemand,  de  latin  et  d'italien. 

Pratiquer  beaucoup  les  délais  fixes. 

Ajourner  mes  achèvements,   sans   sursis. 


Même  jour. 

Trois  quarts  d'heure  de  «  spaciement  »  dans  le  jar- 
din où  il  fait  froid  comme  l'hiver.  Sous  les  nuages 
épais,  sans  réverbération  aucune,  tout  est  net,  incisé 
dans  la  lumière  égale.  De  loin  la  grande  allée,  doublée 
de  sombre,  est  comme  la  lisière  d'une  forêt. 

Je  fais  la  veillée  d'armes  de  mes  25  ans  et  ne  veux 
pas  lire.  Depuis  hier  j'ai  un  élan  à  mettre  en  deux 
jours  ce  que  je  n'ai  pas  mis  dans  mon  année  perdue. 

Grande  Sainte  Catherine  me  voilà  des  vôtres..."  A 
chercher  ta  part  de  femme  tu  n'aurais  eu  que  des  dé- 
ceptions.» Est-ce  que  je  le  pressentais  quand  à  dix 
ans  j'organisais  déjà  mon  célibat  ?  La  vérité  est  que 
je  n'y  ai  jamais  réfléchi,  mes  préoccupations  ont 
toujours  été  si  différentes. 

Aujourd'hui  seulement  je  me  demande  si  je  dois 
le  regretter.  Amiel,  assez  dangereux  comme  tous  les 
ratés,  a  dit  :  «  Le  meilleur  chemin  de  la  vie,  c'est  encore 
la  voie  régulière  qui  traverse  à  l'heure  utile  toutes  les 
mitiations...  Les    chemins  de  traverse  tentent,  par 


ANNÉE    1900  121 

quelque  motif  apparent,  mais  il  est  rare  qu'on  n  ait 
pas  à  regretter  de  les  avoir  pris.  » 

...  Si  je  désire  élargir  mon  existence  par  la  no- 
toriété, ce  n'est  certes  pas  pour  la  récompense  de  «  la 
gloire  »,  mais  par  la  curiosité  de  me  trouver  peut- 
être,  alors  qu'il  en  est  temps,  en  présence  de  tenta- 
tions supérieures... 

3  juin. 

Matériellement,  visiblement,  il  y  a  en  moi  une  force 
centrifuge.  Ma  chaise  est  toujours  à  l'écart  pour  ne 
pas  tenir  sous  le  nez  des  autres  l'indifférence  de  ma 
lecture.  En  bas  ils  sont  une  «  party  »  et  me  voilà  ici. 
Je  me  mets  à  aimer  quelque  chose  dans  cette  fuite. 
Certes,  elle  ne  peut  pas  être  le  terme  !  mais  j'aime  y 
voir  une  belle  préparation,  il  me  semble  être  pré- 
cieusement gardée.  Pourquoi  ? 

5  juin. 

L'intelligence  et  la  conscience  de  soi,  seront  tou- 
jours préférées  et  mieux  respectées  que  la  plus  di- 
vine bonté. 

On  ne  peut  imiter,  même  sans  le  savoir,  que  pour 
surpasser. 


122        JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


Jeudi  9  août. 

Oh  !  la  pauvreté,  raveulissement,  la  honte  de  !a 
quotidienne  vie  orale. 
Ce  que  les  hommes  se  disent  ! 


10  août. 

Je  ne  crois  pas  à  l'orgueil,  c'est  un  péché  inventé 
par  humilité.  Le  jour  où  l'on  voudra  bien  ne  plus 
prendre,  pour  de  l'orgueil,  l'irresponsable  suffisance 
des  sots,  on  s'étonnera  du  peu  qu'il  en    restera. 

L'orgueil  et  l'humilité  sont  des  jugements  de 
l'homme  sur  soi-même.  Ils  peuvent  être  faux  et  igno- 
rants suivant  la  structure  du  cerveau  qui  les  produit, 
ils  ne  peuvent  être  coupables  ou  vertueux. 

A  égale  valeur  mentale,  il  est  impossible  a  un 
homme  d'être  plus  humble  qu'un  autre.  La  diffé- 
rence d'attitude  tiendra  à  mille  autres  choses  qu'au 
«  sentiment  qu'il  a  de  lui-même  »  et  sera  toute 
superficielle. 

Maintenant,  en  admettant  qu'il  existe  un  orgueil 
du  charbonnier,  il  ferait  preuve  alors  d'une  telle 
modération  qu'il  faudrait  le  respecter  comme  sa  foi 
et    qu'il    représenterait    le    comble    de    l'humilité  : 


ANNÉE   1900  123 

Moralité  ;  les  gens  orgueilleux  ont  de  bien  petites 
prétentions  et  les  prétentions  n'ont  sûrement  pas 
d'orgueil. 

Donc  l'humilité  est  sauve. 

J'aime  les  livres  qui  d'un  bout  à  l'autre  semblent 
parler  à  mi-voix.  Sinon,  c'est  le  tambour  public. 

J'ai  en  moi  une  illusion,  sinon  de  liberté,  au  moins 
d'indifférence,  qui  est  ma  plus  grande  résistance  au 
déterminisme. 

Dimanche  12  août. 

Nous  ne  nous  faisons  à  rien,  l'habitude  ne  nous 
facilite  rien,  le  temps  ne  répare  pas.  Les  répercussions 
de  tout  mal  sont  infinies,  nos  pertes  absolues  ;  seu- 
lement nous  sommes  distraits,  inintelligents,  étour- 
dis comme  des  singes,  trop  grossiers  pour  souffrir 
autant  que  nous  le  devrions.  Nous  nous  consolons 
par  erreur. 

On  a  beau  être  si  fortement  trempé  de  gaieté 
qu'on  se  croit  imperméable,  la  tristesse  gagne  len- 
tement. Je  vais  mieux  et  le  retour  à  la  lumière  ne  m'ap- 
porte pas  de  joie.  Je  suis  plus  triste  que  l'année  der- 
nière, qu'il  y  a  cinq  ans,  qu'il  y  a  dix  ans  quand  en 
pleine  surprise  de  catastrophe. 

Par  moments  je  me  secoue  :  Enfin  que  me  faut-il  ? 
Je  suis  de  bonne  volonté,  je  ne  demande  qu'à  ne  plus 

12 


124  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

faire  de  tragédie,  et  pour  rien  au  monde  je  ne  vou- 
drais de  la  vie  de  ces  gens  qui  sont  heureux.  Pour- 
quoi ne  suis-je  pas  gaie?  C'est  qu'il  n'y  a  pas  ceci 
ou  cela,  il  n'y  a  pas  le  bonheur,  il  n'y  a  pas  l'amour, 
il  y  a  /a  vie.  Et  la  vie  c'était  moi.  Ne  jamais  être  at- 
teinte de  si  près.  0  gaieté  bienheureuse,  vous  n'êtes 
que  bruit,  lumière  et  mouvement!  Je  ne  peux  pas 
écrire  littéralement  de  la  fiction,  parce  que  je  ne  peux 
pas  me  quitter. 

Des  levers  de  lune  si  froids!  Un  violet  impé- 
rial d'Extrême-Orient  et  le  zénith  verdi  comme  un 
vieil  ivoire,  le  glaçon  lunaire  dérivait  là-dessus, 
informe,  bossue. 

Grande  marée,  plage  remplie  comme  une  coupe.  La 
grande  plaine  vide  pousse  en  avant  sa  tranquillité, 
la  baie  est  plus  en  ordre.  La  mer  atteint  le  pour- 
tour, le  bourrelet  de  sable,  la  plage  et  l'eau  sont  her- 
métiquement jointes,  et  les  grandes  profondeurs 
sont  tout  contre,  comme  à  bord,  la  dune  un  pont  de 
vaisseau.  Pas  de  lames,  le  vent  pèse  là-dessus.  De 
lents  festons  glissent  de  côté,  passent  devant  vous, 
l'un  après  l'autre,  comme  un  courant  de  rivière. 

Mercredi   15  août. 

Ils  subordonnent  toujours  l'intelligence  au  cœur. 
0  entêtement!  Mes  observations  sont  faites  :  sans 


ANNÉE   1900  125 

raffinement  de  lettré,  point  de  délicatesse.  S'ils  sa- 
vaient comme  ils  me  choquent  souvent  avec  tout 
leur  cœur  !  Oui,  comme  ils  choquent  mes  senti- 
ments sincères  et  profonds. 

Ce  n'est  pas  la  religion  de  la  responsabilité  ou  de 
la  volonté  qui  me  rend  laborieuse  la  conception,  ou 
plutôt  l'imagination  du  déterminisme,  mais  un  si 
profond  sentiment  d'indifférence  !  Vraiment  les 
morts  se  taisent  trop  en  moi.  Mon  atavisme  ne  m'a 
pas  assez  déterminée»  il  me  laisse  souvent  dans 
l'embarras. 

D'ailleurs  le  déterminisme  doit  pouvoir  amener 
des  libertés  accidentelles.  Les  hérédités  finissent  par 
tant  se  croiser  et  s'annuler...  à  force  d'avoir  été  dé- 
terminée dans  tous  les  sens,  notre  volonté,  venant  de 
si  loin,  est  peut-être  plus  consciente  et  plus  avertie, 
plus  avantageuse  qu'elle  ne  le  serait  dans  le  libre 
arbitre. 

Lundi   20   août. 

La  tristesse  m'ennuie.  Je  me  suis  réveillée  ce  ma- 
tin ne  comprenant  pas  encore  la  nécessité  de  vivre. 
Cela  agit  sur  les  facultés  locomotrices,  la  paralysie 
me  prend  au  milieu  d'un  mouvement. 

Rien  n'arrive,  rien  ne  passe.  Je  n'ai  pas  la  sen- 
sation de  changer  de  journée,  je  me  retrouve  tou- 


126  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

jours  les  deux  pieds  sur  la  même  minute.  D'ailleurs 
je  ne  m'aime  pas,  je  ne  sais  pas  comment  je  suis 
plus  tourmentée  de  moi  que  d'une  autre. 

Maman  me  disait  qu  elle  s'était  fourvoyée  dans 
un  article  :  J'avais  beau  passer,  passer,  plus  je  pas- 
sais, plus  c'était  bête  ! 

Aline  disait  que  les  hommes  se  mariaient  moins 
et  je  réponds  gravement  :  les  femmes  aussi. 

-Il  est  joli,  pas  brillant  et  odieux,  l'air  canaille, 
dit  maman  et  j'ajoute  :  oui,  et  canaille  pas  sympathi- 
que. 

Sur  le  trottoir  avec  M...,  costume  blanc,  revers  noir, 
mon  uniforme  d'.Aiglon,  rien  dans  les  mains,  pas  d'om- 
brelle. Un  homme  arrosait.  M...  sur  mon  passage  a 
relevé  de  sa  canne  la  pomme  de  l'arrosoir.  L'homme 
allait  protester,  il  lève  le  nez  et  nous  regarde  passer. 
Les  plus  subtils  hommages  mondains  vous  plaisent 
moins  que  cela. 

Il  est  délicieux  de  passer  en  public  avec  un  être, 
homme  ou  femme,  de  votre  race  et  de  votre  allure. 
C'est  surtout  dans  la  marche  qu'on  jouit  de  ces  af- 
finités. Instinct  de  gratitude  envers  les  corps  qui  se 
meuvent  à  votre  manière,  qui  furent  lancés  dans  la 
vie  sous  le  rythme  d'une  même  loi. 

Bien  en  dehors  de  l'amour,  le  réseau  sensuel  des 
sympathies  physiques  nous  emmaille,  nous  isole  ou 
nous  relie. 


ANNÉE  1900  127 


18  septembre. 

Je  revois  les  étoiles.  Je  ne  demande  plus  si  elles  sont 
rondes  ou  si  elles  ont  des  cornes.  L'autre  soir,  pour  la 
première  fois  depuis  dix  ans.  j'ai  respiré  le  ciel  entier. 

Je  tiens  à  l'argent.  Ce  qu'une  jeune  fille  désinté- 
ressée a  de  mieux  à  faire,  si  elle  aime  un  jeune  homme 
pauvre,  c'est  de  se  refuser  énergiquement  à  encombrer 
sa  vie.  J'aurais  été  bravement  au  mariage  de  véna- 
lité. Riche,  une  femme  intelligente  peut  toujours  mener 
une  vie  distinguée,  généreuse  et  influente,  ce  qui  est 
plus  beau,  après  tout,  qu'une  existence  vulgairement 
heureuse. 

En  revanche,  je  trouvais  une  femme  plus  liée 
par  le  mariage  d'argent  que  par  le  mariage  d  amour  : 
dans  le  second  cas  affaire  d'honnêteté,  dans  le  pre- 
mier d'honorabilité. 

Marie  que  mon  scepticisme  impatiente  :  — 
c'est  une  vraie  pragmatique  qui  s'occupe  d'un 
tas  de  choses  —  a  fini  par  me  dire  que  pour  avoir 
des  idées  raisonnables  il  faudrait  que  je  sois  trois 
jours  une  vache  ! 

—  Oh  !  je  me  jetterais  par  la  falaise.  » 

C'est  ce  qu'elles  font  toutes  ici.  Suicide  ou  acci- 
dent ?  Aussi  je  ne  m'assieds  pas  sur  la  plage  sans  dire' 

J'ai  peur  qu'il  ne  me  tombe  une  vache  sur  la  tête  ! 

12. 


128  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 


Brest,  rue  Voltaire,  2  octobre. 

La  valeur  des  souvenirs,  le  bonheur  dans  le  passé, 
viennent  de  ce  que  nous  les  acceptons,  comme  tout 
l'absolument  irrévocable.  Jamais  nous  ne  consentons 
au  présent,  nous  n'y  sommes  presque  pas.  Par  notre 
adhésion  complète,  nous  pourrions  lui  donner  la 
douceur  nostalgique  des  choses  profondément  en- 
foncées en  nous,  des  réminiscences. 

La  convalescence  et  le  charme  identique  en  sa 
passivité  du  voyage,  du  trajet,  nous  montrent  bien, 
par  contraste,  que  nous  n'acceptons  pas  les  autres 
moments  de  notre  vie. 

J  aime  ces  vieilles  chambres  dans  les  vieilles  mai- 
sons des  vieilles  personnes.  Elles  sont  rouges  ordi- 
nairement, et  empire  ;  elles  donnent  sur  des  cours, 
le  plafond  est  très  haut  et  il  y  fait  noir.  Elles  con- 
tiennent beaucoup  de  choses  parce  qu'elles  sont 
aussi,  au-dessous,  des  chambres  de  débarras.  Une 
chambre  élégante  et  moderne,  je  la  discuterais  ;  ici,  ce 
sont  des  choses  acceptées,  des  chambres  mortes  et 
on   les   aime   définitivement   comme   le  passé. 

Comprendrai-je  jamais  qu'un"  homme  intelligent 
aime  la  pêche  ?  Joubert  dit  que  le  plaisir  de  la  chasse 
est  le  plaisir  d'atteindre.  Eh  bien,  le  plaisir  de  la 
pêche  est  le  plaisir  d'attendre  ! 


ANNÉE    1900  129 


5  octobre. 

L'abus  des  images  et  des  mots  trop  littéraires, 
style  cabot.  Quel  honnête  homme  n'y  peut  arriver 
aujourd'hui  à  écrire  sa  page  de  bon  Lorrain,  de  bon 
P.  Adam  ?  Plus  simple,  toujours  plus  simple. 
Eviter  le  verbiage,  même  esthétique. 

8  octobre. 

Naïf  de  croire  que,  parce  que  vous  avez  échelonné 
les  étapes  de  telle  manière,  celle-ci  est  plus  avancée 
que  celle-là,  de  croire  les  autres  en  retard  sur  vous, 
de  dire  «  vous  en  viendrez  là  »,  de  se  croire  soi-même 
plus  avancé  à  une  heure  qu'à  une  autre.  Nous  ne 
croyons  plus  au  progrès  pour  l'humanité  et  nous  y 
croyons  pour  l'individu  ! 

Nous  changeons,  voilà  tout,  mais  nous  n'y  gagnons 
rien,  pas  même  l'expérience,  ce  pis  aller  des  pré- 
tentions. 

Paris,  hôtel,  18   octobre. 

Ceux  qui  méprisent  l'ambition. 
«  Ich  verachte  dein  verachten.  «  Le  but  de  telle 
ambition  peut  être  méprisable,  mais  l'ambition  seule 


130         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

le  dépasse.  Peut-être  que  je  ne  désire  rien  de  ce  qu 
donne  l'ambition,  mais  je  ne  pourrais  pas  vivre  sans 
être  ambitieuse.  Je  ne  conçois  la  vie  que  comme  une 
série  d'échelons  à  gravir.  Le  changement  est  une 
nécessité  humaine  ;  pourquoi  pas  le  changement  en 
mieux  ? 

Grand  Dieu  !  qu'avons-nous  à  faire  en  ce  monde 
si  nous  ne  sommes  pas  ambitieux,  ambitieux  du  bon- 
heur le  plus  difficile  ?  Et  comme,  au  bout  du  compte, 
l'opulence  et  les  grandeurs  sont  des  voluptés  qui  ne 
se  livrent  qu'aux  très  forts  dans  le  struggle  for  life, 
étant  les  plus  disputées,  je  ne  vois  aucune  raison  de 
ne  pas  faire  à  ces  dépouilles  opimes  une  large  part 
dans  nos  appétits. 

Oui,  il  manque  souvent  beaucoup  à  ceux  qui 
réussissent,  mais  il  manque  toujours  quelque  chose 
à  ceux  qui  échouent. 

Nous  avons  trop  déprécié  le  succès,  c'est  très 
petites  gens. 

Je  me  traite  comme  je  ne  me  suis  jamais  traitée. 
Un  furieux  parti  pris  d'être  contente.  Je  ne  veux  pas 
être  misérable  par  habitude,  par  inertie.  C'est  un 
perpétuel  éveil  de  contradiction  :  Si  1  Si  1  II  faut  être 
contente  ! 

Je  veux  croire  en  moi,  en  mon  avenir,  comme  un 
imbécile  !  Je  me  défends  de  le  juger  sur  le  présent. 
Et  pour  celui-ci,  je  ne  lui  demande  d'être  qu'un  degré. 


ANNÉE   1900  131 

mais  un  degré  que  je  ne  détesterai  pas  par  routine, 
par  préjugé  d'antipathie. 

A  la  centennale,  les  paysagistes  :  Corot,  Dau- 
bigny  :  la  Mare.  Une  rivière  et  ses  arbres  dans  le 
brouillard  de  Huet,  et  surtout,  par-dessus  tout. 
Millet,  le  Laboureur  remettant  sa  veste  !  Je  n'ai  jamais 
reçu  une  telle  impression  de  soir.  Et  l'étoile  au  bord 
du  nuage,  elle  est  si  vespérale  !  Ce  n  est  pas  une 
étoile  comme  les  autres,  une  étoile  à  grande  veillée. 
On  sent  qu'elle  aussi  va  s'en  aller  comme  le  laboureur, 
qu'il  n'y  aura  plus  rien  dans  le  tableau.. 

Mon  retard  sur  la  vie,  en  voyant  les  autres  avancer 
en  dehors  de  toute  réflexion,  de  toute  conscience  de 
regret,  l'angoisse  du  rattrapage  impossible  comme  dans 
un  cauchemar.  Part  du  feu,  dix  ans  de  brûlés  et  quelle 
dizaine  ! 

Savoir  prendre  son  propre  masque. 

Par-dessus  tout  on  veut  être  simple.  On  nous  en 
sait  tellement  de  gré.  Ah  !  l'adroite  combinaison  :  ne 
pas  être  gênant,  car  le  naturel  n'a  droit  qu'à  la  bonhomie. 
Eh  bien  !  pas  du  tout,  voulez -vous  du  naturel  authen- 
tique ?  Considérez  s'il  vous  plaît  les  animaux.  Quelle 
répercussion  véridique  de  leur  âme  à  leurs  yeux, 
à  leurs  gestes,  à  leurs  bâillements  ! . . .  Au  fond  ils 
manquent  de  bonhomie,  n'est-ce  pas  ? 


132         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


Samedi , 


On  parlait  du  «  jardin  secret  »  que  je  ne  connais 
d'ailleurs  pas,  mais  j*ai  dit  que  tromper  les  autres 
pour  leur  bonheur,  c'était  commettre  une  indiscré- 
tion, que  nous  n'avons  le  droit  de  frauder  personne 
dans  ses  rapports  avec  sa  destinée. 


25   décembre. 

Au  Bon  Marché,  comptoir  des  jouets,  il  y  avait 
un  homme  très  chic,  une  femme,  une  belle-mère,  tout 
cela  riait.  Cette  scène  de  famille  m'a  rendue  sombre. 
«  Nous  entrons  dans  1  âge  des  tristesses  continues,  » 
disait  Flaubert.  Quel  âge  me  croyez -vous  donc,  mon 
Dieu  ? 

27. 

«  Il  n'est  pas  un  condamné  à  un  nombre  quelconque 
d'années  de  travaux  forcés  qui  admette  son  sort 
comme  quelque  chose  de  positif,  de  définitif,  comme 
une  partie  de  sa  vie  véritable.  C'est  instinctif,  il 
sent  qu'il  n'est  pas  chez  lui.  » 

«  Et  je  voudrais  vivre  encore  après  ma  sortie  du 
bagne  !  » 


ANNÉE   1900  133 

Comment  ai-je  attendu  si  tard  pour  lire  la  Maison 
des  Morts  ?  Seulement  une  chose  me  gêne  :  d'une 
pareille  aventure,  Dostoïewski  n'a  donc  sorti  que 
cela  ?  Il  y  en  a  pour  un  an  de  bagne,  il  n'y  en  a  pas 
pour  dix  ! 

Il  en  est  encore  à  cette  vanité  irréfléchie  de  la 
souffrance,  à  ces  petites  épargnes  de  la  douleur  qui 
consolent  tout  le  monde.  Il  devait  être  peu  intelligent, 
malgré  tout  son  talent,  impression  que  me  donne 
aussi  Tolstoï. 


FIN  DU  TOME  PREMIER 


Journal  de  Marie  Lenéru 


Copyright    1922,    by   Les    Editions   Crès    et    C® 


.A- 


!54 


Marie  LENÉRU 


à    3^   an.5 


JOURNAL 

DE 


MARIE  LENÉRU 


AVEC     UNE 

PRÉFACE 

DE 

FRANÇOIS    DE    CUREL 

DE     l'académie      française 

ET   DEUX   PORTRAITS   DE  l' AUTEUR 

TOME    II 


"MÉMOIRES  D'ÉCRIVAINS  ET  D'ARTIS  TES 
Éditions  G.  CRÈS  et  C" 
PARIS 


IL  A  ETE  TIRE  DE  CET  OUVRAGE  : 
HUIT  EXEMPLAIRES  SUR  HOLLANDE 
TEINTÉ  VAN  GELDER  ZONEN,  DONT  SIX 
HORS  COMMERCE,  NUMEROTES  1  ET  2 
ET  DE  3  A  8,  ET  CINQUANTE  EXEM- 
PLAIRES SUR  VERGÉ  PUR  FIL  LAFUMA, 
DONT  QUINZE  HORS  COMMERCE,  NU- 
MÉROTÉS DE  9  A  43  ET   DE  44  A  58. 


ANNÉE    1901 


14  janvier. 


L'homme  parfait  saurait  employer  systémati- 
quement, par  vertu,  la  somme  d'énergie,  de  ruse, 
d'application  que  les  criminels  seuls  emploient  au- 
jourd'hui. Même  un  simple  fait  divers,  le  plan  et 
l'exécution  d'un  cambriolage  émerveillent.  Tant  de 
goût  à  leurs  intérêts,  de  génie  de  vivre,  chez  des  hom- 
mes comme  nous  !  Tant  de  loisirs  de  penser  à  son 
propre  avantage  !  Les  gens  raffinés  perdent  le  sé- 
rieux de  l'égoïsme. 

«  Serviteur  paresseux  et  toujours  murmurant, 
rougis  donc  de  ce  qu'il  y  ait  des  hommes  plus  ar- 
dents à  leur  perte  que  tu  ne  l'es  à  te  sauver  et  pour 
qui  la  vanité  a  plus  d'attraits,  que  n'en  a,  pour  toi,  la 
vérité  I  » 

Il  faut  se  créer  des  désirs  artificiels,  l'indifférence 
est  naturelle  comme  la  mort.  Les  orgueils  de   soli- 


136  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

tude  sont  si  pauvres  !  Je  crois  d'ailleurs  artificiel 
le  respect  de  la  solitude  pour  la  solitude.  La  solitude 
est  oiseuse  qui  n'est  pas  une  préparation. 

Mais  envoûter  des  intelligences  et  des  sensibi- 
lités qui  me  vaudraient...  Je  n'ose  rien  dire  de  l'a- 
venir que  je  prévois,  il  me  faut  une  vie  éloquente, 
brûler  du  fluide...  Les  hommes  ne  se  doutent  pas  de 
ce  qu'ils  pourraient  faire,  s'il  y  avait  moins  d'attente 
et  moins  de  sommeil  dans  leurs  jours,  moins  de  rem- 
plissage. 

Plus  un  obstacle  matériel,  toutes  les  rapidités 
gagnées  par  la  science  et  par  la  richesse.  Pas  une  tare 
à  l'indépendance.  Voir  un  crime  de  lèse-moi  dans 
toute  fréquentation,  homme  ou  pays,  qui  ne  serait 
pas  expressément  voulue.  L'énergie,  le  recueille- 
ment, la  tension  de  la  solitude,  les  transporter  dans 
ses  rapports  avec  de  vrais  semblables.  Pas  d'amour, 
peut-être,  mais  des  amitiés  rares,  difficiles,  exaltées, 
nerveuses  ;  vivre  comme  on  revivrait  en  esprit  de  dé- 
tachement, d'inquiétude  et  de  revanche. 


Dimanche  3  février. 

Une  prise  d'habit  à  l'Oratoire.  On  se  serait  cru 
chez  des  iconoclastes  :  plus  nu  qu'un  temple,  de  la 
chaux  et,  aux  rosaces,  des  verres  dépolis.  Pourtant, 


ANNÉE  1901  137 

pas  la  pauvreté,  la  simplicité  d'une  grande  maison. 
Les  orphelines  ont  quêté  dans  du  vermeil  et  les  or- 
nements  sacerdotaux   de  toute   splendeur. 

Cérémonie  à  la  Huysmans,  une  liturgie,  une  race, 
une  héraldique  abbatiale.  L'Oratoire,  à  peine  restauré 
pour  les  femmes,  en  est  à  l'heure  d'élite  des  vocations 
de  fondatrices,  une  aristocratie  de  secte.  L'officiant, 
Jacques  de  Pitray,  le  petit-fils  de  la  comtesse  de  Ségur, 
flanqué  de  deux  franciscains,  hauts,  droits,  élancés, 
moines,  hommes  du  monde,  qui  ne  baissent  jamais  les 
yeux  et  ne  vous  sourient  jamais,  a  dit  une  messe 
lente  de  mouvement  archaïque  savamment  recons- 
titué d'après  Solesmes. 

Ah  !  tout  ce  qu'on  fait  noblement,  gravement, 
supérieurement. . . 

Les  femmes,  noires  et  blanches,  dans  leurs  stalles, 
derrière  la  grille  claire  qui  sépare,  mais  ne  voile  pas, 
n'avaient  rien  de  moins  fier,  de  moins  sacerdotal. 
Elles  étaient  raides,  sous  «  ce  grand  maintien  reli- 
gieux »  qui  leur  est  prescrit.  Ne  pas  se  pencher  ni 
à  droite  ni  à  gauche,  «  c'est  notre  mortification  » 
disait  la  Mère  de  Sales-Chappuis. 

La  supérieure  est  à  la  grille,  à  genoux,  elle  attend 
la  communion.  La  face  est  là,  toute  proche,  minée 
de  recueillement,  le  voile  tombe  paisible,  continué 
du  manteau,  les  poings  sont  gantés  du  surplis,  mi- 
litaire au  port  d'armes  en  présence  d'un  chef.  Les 


138         JOURNAL  DE  MARIE  LENÉrU 

dévotes  devraient  bien  étudier  cette  simplicité  mo- 
nastique. 

7  février. 

Nous  nous  imitons  très  mal.  Nous  n'avons  ni  l'in- 
telligence,  ni  l'audace,  ni  la  force  de  notre  sincé- 
rité. Pourquoi  ne  cherchons-nous  pas  cela  ?  Ce  n'est 
pas  seulement  notre  pensée  écrite,  imprimée,  qui 
doit  nous  interpréter.  Il  faut  penser  avec  notre  voix, 
notre  sourire,  notre  corps.  Etre  une  belle  œuvre  de 
style  des  pieds  à  la  tête.  Une  femme  surtout  devrait 
vouloir  cela. 

Ce  que  disait  le  Père  Gratry,  que  ce  ne  sont  pas  les 
âmes  qui  refusent  d'aimer,  mais  la  plupart  des  hu- 
mains de  mériter  l'amour.  Nous  sommes  tous  plus 
ou  moins  ridicules  et  assommants,  paresseux,  lâches 
et  négligents.  De  toutes  les  vies  que  nous  puissions 
vivre,  nous  choisissons  l'exemplaire  minima.  Oh  ! 
je  comprends  toutes  les  «  trahisons  »  sentimentales, 
ce  n'est  pas  elles  qui  commencent  ! 


•    Mercredi    13. 

On  dirait  que  nous  avons  un  tirant  de   solitude, 
que  notre  âme  déplace  un  vide,  et  qu'il  lui  faut  une 


ANNÉE   1901  139 

poussée   d'espace  vierge,   d'isolement,  pour  garder 
sa  ligne  de  flottaison. 

Et  pas  seulement  nos  âmes,  nos  corps  aussi.  Com- 
ment peut-on  résister  à  la  suppression  du  système 
cellulaire  ?  Sans  aller  aussi  loin,  quel  supplice  de 
marcher  à  un  pas  qui  n'est  pas  le  vôtre,  comme  tous 
les  rythmes  s'insurgent  !  Les  muettes  contradictions 
physiologiques,  quelle  épuisante  réfutation  pour  nos 
nerfs!  Je  me  représente  l'amour  comme  une  concor- 
dance exceptionnelle  du  mouvement,  le  miracle  de 
l'étoile  double. 

Samedi   1 6. 

J'ai  fait  un  progrès.  Je  commence  à  soupçonner 
rart  des  suppressions.  Cela  ne  veut  pas  dire  écarter  le 
rnédiocre,  mais  aussi  l'excellent.  Il  faut  apprendre  à 
s'exprimer  avec  ce  qu'on  ne  dit  pas.  Il  faut  des  si- 
lences en  prose,  comme  en  musique.  Il  est  facile,  avec 
notre  expérience  des  mots,  d'accueillir  toute  pensée, 
d'en  faire  œuvre  d'art. 

Mais  on  n'isole,  donc  on  ne  donne  la  forme, 
qu'avec  le  vide.  Prenez  garde  de  tout  dire,  de  faire 
la  vie  trop  éloquente.  «  Je  meurs  !  »  ne  vaudra  ja- 
mais, en  émotion,  le  dernier  soupir. 

Délivrer  la  littérature  de  sa  loquacité.  Et,  chose 
paradoxale,  ne  serait-ce  pas  la  forme  dramatique  qui 


140         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

donne  le  contour  le  plus  sec  à  la  vie  ?  L'auteur  est 
supprimé,  la  description,  le  récit,  tout  ce  qui  n'est 
que  forme  grammaticale. 


18. 


Je  ne  peux  plus  lire  :  du  procédé  partout.  On  ne  peut 
éviter  les  manies  spirituelles.  Oh,  les  anges,  les  lampes 
et  les  portes  de  Maeterlinck!  Les  miroirs, les  vitres, 
les  lustres,  les  cloches  de  Rodenbach  !  Les  flèches,  les 
heures,les  désirs  et  choses  «  décochées  »  de  d'Annunzio. 
Un  roulement  de  métaphores  —  voilà  de  quoi  nous 
vivons.  Cela  prend  des  naïvetés  d'antithèses  faciles, 
des  enfantillages  de  jeux  de  mots...  Et  voilà  ce  qui 
nous  emballe  ! 

Un  mot,  une  syllabe  est  la  clef  du  ciel  litté- 
raire :  Comme.  On  l'escamotera,  mais  son  esprit  veil- 
lera sur  chaque  renouvellement  de  phrase.  Et,  si  un 
pape  littéraire  s'avisait  de  mitiger  l'observance  de 
ce  «  comme  »,  tout  péricliterait,  il  n'y  aurait  plus  de 
style.  Car  la  méthode  en  lettres  est  la  même  qu'en 
sciences  :  classer,  trouver  des  rapports.,C'est  la  même 
opération  de  l'esprit  qui  trouve  les  belles  méta- 
phores et  les  belles  découvertes  mathématiques. 

«  Car,  dit  Laplace,  Les  découvertes  consistent  en 
des  rapprochements  d'idées  susceptibles  de  se  joindre 
et  qui  étaient  isolées  jusqu'alors.  » 


ANNÉE   1901  141 

Lundi  25. 

La  pensée  de  la  mort  ne  me  quitte  guère,  mais  elle 
ne  m'en  est  pas  plus  douce.  Jamais  je  n'ai  désiré  mou- 
rir. Je  n'ai  jamais  eu  les  goûts  faciles  qui  simplifient. 

Ce  qui  manque  à  mes  yeux  me  coûte  plus  que 
l'absence  totale  d'oreilles.  S'il  fallait  choisir,  je 
dirais  :  les  yeux  de  plus  en  plus,  et  toujours  je  sa- 
crifierais les  oreilles  à  un  de  leur  progrès,  à  la  remon- 
tée vers  l'espace  et  la  lumière. 

Je  ne  vis  que  des  progrès  mesurés,  attendus.  Pas 
de  place  pour  les  désirs  accessoires,  le  bonheur  et  le 
reste.  Mais,  à  chaque  progrès  des  yeux,  il  me  semble 
devenir  moins  sourde. 

\^^  mars. 

«  M"^^  de  Montespan,  dit  Saint-Simon,  fut  belle 
comme  le  jour  jusqu'à  la  fin  »  —  66  ans.  La  Grande 
Catherine  fut  aimée  jusqu'à  67.  L'impératrice  d'Au- 
triche devait  avoir  60  ans,  quand  elle  éblouissait 
Christomanos. 

Concluez,  misérables  femmes,  qui  ne  savez  plus 
compter  à  partir  de  quarante  ans. 

«  And  man  doth  not  yield  himself  to  the  an- 
gels  nor  to  death  utterly,  save  only  through  the 
weakness  of  his  feeble  will.  » 


142  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


12  avril. 


Je  découvre  que,  dans  «  un  milieu  intelligent  », 
l'intelligence  individuelle  n'est  pas  plus  fréquente 
qu'ailleurs,  et  cela  gêne  davantage,  car  ne  pas 
parler  supérieurement  des  choses  supérieures  est  le 
plus  ennuyeux  des  ridicules.  Les  banalités  de  la 
transcendance  font  adorer  celles  de  la  politesse. 

Ah  !  ces  mémoires  de  M^^^  de  Meysenbûg,  comme 
cela  fait  aimer  les  spirituelles  coquines  !  Comme  cette 
«  idéaliste  »  donne  à  l'idéal  la  séduction  d'une  vieille 
robe  qu'elle  aurait  portée,  et  dont  elle  vous  offrirait 
the  wearing  out!  Mais  il  n'y  a  pas  une  phrase  im- 
provisée, qui  ait  eu  lieu  dans  son  malheureux  cerveau 
de  backfisch  démocrate,  dans  l'espace  de  ces  deux 
volumes  qui  lui  amenèrent  à  Rome  des  pèlerinages 
d'enthousiastes... 

Oh  !  l'enrageante  banalité  des  «  belles  âmes  »  ! 
Et  cette   demoiselle   fut   une  amie   de   Nietzsche... 

Et  les  femmes  de  haute  culture,  «  les  compagnes 
intellectuelles  de  leurs  maris  >',  celles  qui  prennent  la 
vie  comme  une  leçon,  non,  comme,  un  cours  en  Sor- 
bonne,  une  conférence  avec  notes  !  Qui  à  chacune 
de  leurs  petites  affaires  y  vont  de  leur  devoir  de  style, 
à  chaque  lecture  de  leur  «  jugement  littéraire  »  : 
«  Il  faudrait  une  autre  plume  que  la  mienne  ».  Ah  ! 


ANNÉE   1901  143 

le  printemps  avec  ses  «  bourgeons  éclatants  de  sève  » 
et  la  lumière  qui  «  préside  »  et  les  descriptions  où 
Ton  voit  «  ça  et  là  »  et  les  «  ciels  fins  »  et  la  «  pureté 
de  ligne»  des  montagnes,  car  les  clichés  évoluent  et  il 
faut  bien  parler  comme  les  maîtres  de  la  littérature 
actuelle. 

Les  voyageurs  ont  gardé  les  traditions  épistolaires 
des  «  correspondances  »  publiées  avant  les  chemins 
de  fer,  et  la  découverte  de  l'étranger  par  tous  nos  hom- 
mes de  lettres.  Qu'ils  fassent  donc  un  journal  s'ils 
tiennent  à  leurs  impressions,  je  m'aperçois  que  c'est 
le  seul  moyen  de  rendre  la  correspondance  à  sa  des- 
tination propre. 

Dieu  me  préserve  d'écrire  à  l'avenir  une  lettre 
«  bien  intéressante  »  !  Les  livres  seuls  devraient  avoir 
la  parole,  parce  qu'à  eux  seuls  le  plagiat  est  interdit. 
Des  êtres  vraiment  marines  dans  la  pensée  et  la  sen- 
timentalité humaine  n'ont  pas  besoin  de  ces  trans- 
cendantes épistoles,  contenant  pour  eux  des  choses 
aussi  banales  que  «  la  pluie  et  le  beau  temps  ». 

Le  télégramme  et  les  épanchements  à  la  marquise 
de  Maugiron  :  l'idéal  de  la  correspondance  non  phra- 
seuse. 

Comment  y  a-t-il  des  peintres  de  femmes  ?  Ils 
finissent  par  s'encanailler  comme  Carolus  Duran. 
Autant  le  portrait  d'homme  est  une  chose  large, 
variée...    La   femme    n'est    possible    que    jusqu'au 


144  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

maxillaire  inférieur.  II  faudrait  la  peindre  nue,  voilée 
de  ses  cheveux. 
Pourquoi  Carrière  ne  fait-il  que  nos  têtes  de  mort  ? 


8 


mai. 


Quelquefois  j'écoute.  C'est  un  répit  extraordinaire. 
Des  souvenirs  m'arrivent  de  très  loin,  qui  m'aident 
à  reconnaître  l'étrangère  que  je  suis  devenue. 

Il  me  semble  que  les  choses,  les  moindres  petites 
extériorités,  sont  plus  moi  que  moi-même,  c'est  en 
me  recueillant  que  je  me  perds.Etourdis  que  vous  êtes, 
n'essayez  pas  de  «  rentrer  en  vous-même  ».  En  dedans 
il  n'y  a  rien.  Je  le  sais  pour  y  avoir  été  mise  en  pé- 
nitence à  une  heure  où  il  n'y  avait  pas  encore  de  sou- 
venirs. 

Et  toujours  ce  sont  les  airs  qui  me  rapatrient  le 
mieux.  A-t-on  jamais  remarqué  que  les  airs  sont  au 
monde  la  seule  chose  humaine  qui  ne  change  pas...  ? 
Un  vieil  air  nous  arrive  de  plus  loin  que  les  paroles 
qui  l'accompagnent  ;  et  pourtant  la  langue  survit 
déjà  à  la  race.  Nous  pouvons  être  surs  que,  quelque 
part  au  monde,  s'entend  le  cri  modulé  du  premier 
gosier  qui  chanta. 

Apprendre  :  apprehendere,  saisir  au  passage,  s  ac- 
crocher, se  cramponner. 


ANNÉE   1901  145 

Il  faut  vivre  pour  se  venger  de  la  mort. 

«  D'où  il  suit,  en  raisonnant  comme  nous  le  fai- 
sons, que  la  sagesse  n'est  pas  la  mesure,  la  sagesse 
étant  inséparable  de  la  Beauté  ;  car  il  n'y  a  pas  moyen 
de  le  nier,  jamais,  ou  dans  bien  peu  d'exceptions, 
les  actions  mesurées  dans  le  cours  de  la  vie,  ne  nous 
paraissent  plus  belles  que  celles  qui  sont  accomplies 
avec  énergie  et  vitesse.;. 

«Et  lors  même,  mon  cher,  que  les  actions,  plus  belles 
par  la  mesure  que  par  la  force  et  la  vitesse,  seraient 
aussi  nombreuses  que  les  autres,  on  n'aurait  pas  pour 
cela,  le  droit  de  dire  que  la  sagesse  consiste  plutôt 
à  agir  avec  mesure  qu'avec  force  et  rapidité...  Ni 
qu'une  vie  mesurée  soit  plus  sage  qu'une  vie  sans 
mesure.  »  (  Charmide  ) 

Vannes,   mardi. 

Lire  ne  désénerve  pas.  Quelle  que  soit  la  valeur  de 
notre  curiosité,  lire  n'est  pas  cesser  d'attendre.  Lire, 
c'est  la  vie  des  autres,  c'est  le  regard,  c'est  le  repos. 
Il  ne  faudrait  lire  que  pour  se  fustiger  en  lecture 
pieuse,  pour  rendre  la  somme  exacte  de  ce  qu'on  a 
pris. 

Mais  lire  comme  moi,  lire  pour  lire,  lire  toujours. 
Lire  plus  qu'on  ne  parle,  lire  plus  qu'on  ne  bouge, 

lire  plus  qu'on  ne  voit  1   Lire  de  1 5  à  26  ans  I 

î 


146  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

«  Notre  vie  n'est  que  mouvement.  » 

Oh  !  ce  motus  animae  continuas,  dont  parle  Cicéron, 
ce  doit  être  la  vie  intellectuelle. 

Et  puis  le  plein  air,  les  pleines  heures  sous  toutes 
les  inclinaisons  du  soleil  et  de  la  lune...  La  vie  do- 
miciliée est  anormale  et  monstrueuse.  J'ai  fait  le  vœu 
ce  matin  en  sortant  de  la  cathédrale,  devant  ces  rem- 
parts et  leur  fossé,  leurs  mâchicoulis  et  leur  Tour  du 
Connétable,  découpés  en  pleine  matinée,  intaillés 
en  ciel  dur,  bruns,  ligneux  et  frais  comme  les  troncs 
en  lisière  d'une  haute  futaie,  je  me  suis  promis,  je 
me  suis  juré  de  vivre  au  soleil  à  grande  atmosphère, 
de  vivre  et  mourir  sous  mon  ombrelle  mieux  promenée, 
par  le  monde,  qu'une  épée  de  croisade. 

L'ombrelle  errante  de  l'impératrice    d'Autriche. 


Lorient,   ]^^  juin. 

J'ai  revu  Darcy,  le  héros  de  Pékin,  et  je  me  suis 
étonnée  moi-même  de  la  simplicité,  hors  les  usages, 
avec  laquelle,  d'instinct,  j'ai  fait  des  avances  et  comme 
rendu  hommage  à  ce  jeune  hortime. 

Oh  !  je  ne  suis  pas  l'enthousiasme  féminin,  ré- 
compense mondaine  de  l'illustration  masculine  !  Une 
notoriété,  que  je  ne  partage  pas,  n'a  aucune  raison 
d'émouvoir  le  réalisme    profond    de  mon  ascétisme 


ANNÉE    1901  147 

Mais  voilà  !..  si  j'avais    été  souveraine,  j'aurais  su 
accueillir  les  héros. 

Evidemment,  mon  esthétique  m'a  fait  mouvoir. 
Si  Darcy  n'avait  pas  été  si  profondément  simple  que 
c'en  était  presque  gênant,  de  cette  mortelle  simpli- 
cité des  grands  malades  qui  ne  peut  pas  la  grimace 
d'un  sourire,  si  l'absolu  épuisement  des  tardifs  re- 
tours de  Chine  n'avait  mis,  sur  ce  visage,  le  calme  des 
traumatisés  et  cette  gravité  comme  frileuse  d'une 
étourderie,  eh  bien,  je  l'aurais  sans  doute  assez  peu 
respecté.  Mais,  devant  cet  homme  que  la  mort,  en 
personne,  est  venue  éprouver,  j'ai  compris  l'égalité 
d'initiation  de  tous  les  courages,  et  qu'à  un  certain 
degré,  toutes  les  valeurs  sont  adéquates. 

Mort  belle,  seule  efficace,  vous  seule  raffinez  la 
vie,  tout  est  grossier  près  de  qui  sort  de  vos  mains. 

«  Elle  parle  très  bien,  disait  le  docteur,  elle  suit  la 
conversation.  Je  vous  dis  qu'elle  nous  fiche  dedans 
et  qu'elle  n'est  pas  sourde.  » 

Eh  bien,  oui,  je  me  le  demande  :  est-ce  que  je 
ne  me  fiche  pas  dedans  ? 

Ce  que  nous  savons  de  l'inconscient  dans  le  som- 
meil, la  transe,  la  distraction,  nous  montre  que  la  non- 
conscience  n'est  pas  une  suspension  de  la  vie  maté- 
rielle ou  spirituelle.  L'activité  du  corps  est  plus 
normale  que  jamais  dans  le  sommeil,  et  le  rêve, 
la  transe   hypnotique,   la  distraction   même  témoi- 


148  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

gnent  d'une  activité  mentale  supérieure  à  celle  de 
l'état  conscient.  Alors,  qu'est-ce  que  la  conscience 
et  la  personnalité  ?  Rien  que  la  cohésion  des  deux 
vies.  Dans  le  «  retour  à  soi  »  cela  est  pris  sur  le  fait. 

Etre  :  sentir  son  corps  et  sa  pensée  le  plus  simul- 
tanément possible.  Une  rencontre  électrique  de  l'âme 
et  du  corps,  voilà  pourquoi  notre  présent  est  si  court, 
nos  instants  infinitésimaux,  nous  n'existons  que  par 
étincelles. 

Donc  nos  atomes  pensants  et  vivants  peuvent  être 
immortels,  mais  ne  donnent  pas  à  la  conscience  une 
garantie  de  survie. 


Juin    1901.   Brutul,   mardi. 

M'entêter  à  ne  pas  estimer,  à  ne  compter  pour 
rien,  la  jouissance  négative  d'une  guérison,  est-ce 
bien  nécessaire  ?  Mon  horreur,  ma  défiance,  mon  m- 
soumission  au  bonheur  relatif  «  par  comparaison  » 
n'est-elle  pas  une  exagération  ?  Y  a-t-il  seulement 
autre  chose  ?  Un  bonheur  en  soi  ?  C'est  une  défi- 
nition élémentaire  que  nous  ne  sentons  que  par 
contraste. 

N'importe,  avec  ce  système,  un  voyou  qui  mange 
est  heureux.  Il  faut,  pour  se  venger,  un  bonheur  aussi 
éloigné  des  gens  heureux  que  le  malheur. 


ANNÉE   1901  149 

En  ce  monde  nerveux,  toute  suprématie  autori- 
taire, édifiante,  sentimentale,  éducatrice,  bienfai- 
sante, n'est  que  magnétisme.  Nous  ne  sommes  rien 
tant  que  nous  n'agissons  pas  sur  autrui,  magique- 
ment, par  un  charme,  une  sorcellerie.  Ils  le  savent  et 
nous  méprisent,  sans  le  connaître  et  sans  le  faire 
connaître. 

Il  y  a  deux  castes  :  les  hypnotiseurs  et  les  hypno- 
tisés. Les  hommes  ont  du  goût,  ils  ne  pardonnent  pas 
de  n'être  pas  séduits.  Te  créer  supérieur  est  l'affaire 
de  la  nature,  mais  en  persuader  les  autres  ne  regarde 
que  toi.  J'ai  le  goût  religieux  des  attitudes.  Une  âme 
de  premier  ordre,  qui  en  laisse  une  autre  la  côtoyer, 
plus  grave,  plus  simple  et  plus  hautaine,  s'est  humi- 
liée irrémédiablement.  Quoi  que  prétende  la  con- 
science intime,  cette  lénitive  approbation  personnelle, 
l'infériorité  a  existé  et  pas  seulement  dans  la  forme. 

Quand  avouerons-nous  donc  toute  l'existence  du 
signe  ?  Nous  ne  sommes  pas  autre  chose  que  ce  que 
nous  fûmes  dans  notre  chair,  à  telle  ou  telle  mi- 
nute visible  et  dont  le  souvenir  a  jugé. 

Il  faut,  ô  Saint-Just,  porter  sa  tête  comme  un  Saint- 
Sacrement  pour  se  venger  d'avance  de  tous  les  pa- 
niers. 

J'ai  vingt-six  ans  et  je  ne  sais  bien  mépriser  que 
moi-même.  Chrétienne  va  ! 


150  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


Dimanche    23    juin. 

Moralité  de  mon  footing  au  pas  accéléré  pour  m'em- 
baller  un  peu  le  moral.  N.  -  B.  :  vous  devez  toujours 
avoir  la  fièvre  sous  peine  de  mort.  Résolution  pra- 
tique :  Ne  jamais  penser  à  ce  à  quoi  je  ne  puis  rien  — 
santé,  faute  d'argent  —  pour  me  déshabituer  de  l'obs- 
tacle de  la  défaite,  et  surtout  de  la  patience,  de  tout 
ce  fatras  d'attentes  qui  mène  à  l'innervation.  Ne  vou- 
loir exister  que  sur  le  point  où  l'on  peut  agir,  car  la 
volonté  se  détruit  dès  que,  pour  allié,  elle  accepte  le 
temps.  De  suite  on  lui  laisse  tout  faire.  Ne  compter 
que  sur  soi,  ne  compter  pas  même  sur  le   temps. 

A  méditer  demain  3/4  d'heure  pendant  ma  pro- 
menade du  matin  :  "  Pour  obtenir  la  victoire  sur  les 
hommes  et  sur  les  choses,  rien  ne  vaut  la  persévé- 
rance à  s'exalter  soi-même  et  à  magnifier  son  propre 
rêve  de  beauté  et  de  domination.  »  (Le  Feu). 

Je  ne  passe  jamais  devant  un  puits  sans  regarder 
soigneusement  au  fond.  C'est  une  des  plus  belles  sen- 
sations de  la  vie.  Un  recueillement  si  instantané,  un 
autre  monde  si  invisible  et  si  près...  On  dirait  brus- 
quement un  grand  silence,  impression  toute  morale 
de  la  profondeur.  - 

Les  trois  calamités  humaines  :  bêtise,  laideur  et 
lenteur. 


ANNÉE   1901  151 

Se  faire  un  bonheur  avec  ce  qui  reste...  s'amuser 
à  ramasser  ses  morceaux  !  Des  aveugles  ont  sculpté, 
des  sourds  conférencié,  des  hommes  sans  bras  ont 
peint  avec  leurs  pieds  (musée  de  Dijon).  M^^  Galleron 
de  Galonné,  l'amie  de  Carmen  Sylva,  a  fait  des  vers 
au  soleil  et  à  son  mari,  qu'elle  ne  voyait  pas.  Cela  me 
choque.  Ces  acrobaties  de  la  douleur  me  rappellent 
l'employé  des  pompes  funèbres  :  comme  il  savait  son 
métier,  il  put  lui-même  s'enterrer  ! 

La  musique  est  aujourd'hui  ce  qui  a  le  mieux  ra- 
cheté les  femmes.  Une  musicienne  prend  aux  rythmes 
dont  elle  s'électrise  un  autre  mouvement  psychique, 
une  autre  manière  de  battre  sa  vie,  et  la  pulsation 
des  maîtres,  en  venant  frapper  ses  veines,  éduque  pres- 
que gymnastiquement  son  amorphisme  de  corps  et 
d'âme. 

5  juillet. 

La  vie  est  assez  miraculeuse  pour  être  toujours 
suffisante,  et  si  nous  n'étions  pas  des  êtres  limités, 
forcés  de  choisir,  nous  ne  consentirions  probablement 
jamais  à  l'ennui. 

Mais,  ne  pouvant  tout  vivre,  des  jours  faibles  de- 
viennent insupportables,  parce  qu'ils  sont  de  la  vie 
forte,  perdue,  volée.  Il  y  a  dans  l'ennui  une  compa- 
raison, un  désir  insatisfait  tout  autant  qu'une  satiété. 


152  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

L'ennui,  c'est  l'état  de  grâce  du  scepticisme. 

Je  ne  choisis  absolument  pas  mes  lectures.  Il  n'y 
a  jamais  qu'un  livre  que  je  puisse  lire  à  un  moment 
donné,  et  celui-là  décide  de  l'autre.  Ne  lisez  pas  si 
vous  avez  besoin  de  «  programmes  »etde«  méthodes  » 
et  si  vous  ne  comprenez  pas  à  quelpointlecture  oblige. 

On  dira  de  Loti  ce  qu'on  voudra,  mais  quand  je 
ne  peux  plus  supporter  une  phrase  de  littérature,  je 
le  lis  encore. 

Il  n'y  a  que  la  vie  physique  :  avoir  remué  sous  tous 
les  ciels.  Au  fond,  dans  la  forme  même  des  plus  intel- 
lectuelles élucubrations,  il  n'y  a  que  son  apothéose. 

Contemplation,  action  ?  Il  n'y  a  pas  d'essentielle 
différence.  Il  faut  seulement  savoir  si  on  veut  la  vie 
au  premier  ou  au  second  degré. 

Qu'est-ce  que  j'inventerai  pour  me  consoler  de 
la  marine  ?  «  Rentrer  à  bord  »  le  canot  du  soir, 
habiter  les  Océans,  dormir  sur  rade...  Avez-vous 
jamais  regardé  l'horizon  comme  un  lieu  où  l'on 
«  rentre  »  ?  Nostalgie  prédominante  cette  fois-ci  en 
lisant  Loti,  ce  retour  au  large,  ce  frisson  d'échappée, 
d  isolement  sauf  en  regagnant  son  mouillage.. 


samedi 


di  20. 


J'ai  beau  être  un  peu   comme   M™®  de  Sévigné 
«  toujours  de  l'avis  du  dernier  qui  a  parlé»,  je  crois 


ANNEE   1901  153 

que  je  n'estimerai  pas  beaucoup  Schopenhauer.  Le 
poème  byronien  du  pessimisme  est  bien  allemand 
pour  ma  latinité.  Schopenhauer  est  un  philosophe 
de  lettres,  et  les  philosophes  de  sciences  à  la  Herbert 
Spencer  m'ont  habituée  à  plus  de  rigueur.  Il  est  aussi 
très  faible  d'exposition,  très  drôlement  bavard  et 
il  vous  assassine  de  comparaisons.  Moi,  elles  ne 
m'amusent  pas  et,  plus  elles  abondent,  plus  leur  nullité 
probative  me  gêne.  Trop  affirmatif  aussi  le  monsieur, 
il  va  me  précipiter  sur  Hegel  et  Fichte. 

Si  un  système  de  talent  pouvait  sortir  d'une  phi- 
losophie de  femme,  je  me  le  représenterais  exposé 
de  cette  manière. 

Saint-Just...  La  révolution  m'ennuie  après  Ther- 
midor. L'éloquence  des  Girondins  ?  Mais  prenez 
un  rapport  de  Saint-Just,  Vergniaud  est  un  phraseur, 
un  poncif  à  côté  de  ça. 

Une  seule  chose  me  gêne  :  son  étonnante  et  presque 
lyrique  affection  pour  Robespierre.  Virtuosité  d'am- 
bitieux ?  Ce  trop  jeune  dictateur  choisissait-il  un 
régent  à  sa  minorité  ?  Il  y  a  des  jours  où  je  me  sens 
passablement  curieuse  des  «  états  intérieurs  »  de 
ce  ^<  fanatique  ». 

Certaines  nuances  affectueuses  appartiennent  pres- 
que plus  à  nos  habitudes  de  politesse  qu'à  nos  usa- 
ges sentimentaux,  et  sur  une  échelle  bien  plus  im- 
portante qu'on  ne  croirait. 


154         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


1901.  Trez-Hir,  25  juillet. 

On  a  cru  perdue  la  caisse  de  mes  cahiers,  tout  mon 
journal  depuis  dix  ans,  mon  premier  travail  presque 
achevé,  des  projets,  des  notes  et  tout  ce  que  je  copiais, 
quand  je  croyais  à  la  copie.  Enfin  dix  ans  d'exis- 
tence, goutte  à  goutte,  mes  dix  années  terribles,  à 
l'originalité  desquelles  la  Providence  s'est  tant  appli- 
quée, goutte  à  goutte  conservées  d'une  manière  telle 
que  je  comptais  là-dessus,  sur  ce  pis  aller  de  tes- 
tament, pour  mourir  avec  un  peu  moins  de  rage. 

Maman  n'en  a  pas  dormi,  moi  j'ai  constaté  qu'il 
ne  pouvait  rien  m'arriver  de  pire,  qu'une  grande  ma- 
ladie m'aurait  moins  volée,  moins  démolie...  Alors  il 
faut  que  je  sois  un  monstre,  puisque  j'ai  encore  eu 
affaire  à  ce  minimum  d'émotion  qui  m'échoit  tou- 
jours. Mes  orientations  intérieures  ont  des  possibi- 
lités de  volte-face  !  J'ai  une  facilité  de  quîd  mihi  là 
où  je  ne  peux  plus  rien  !  L'instinct  de  conserva- 
tion est  trop  habile  chez  moi,  il  a  trop  joué.  Et  puis 
j  ai  l'imagination  philosophique,  un  raisonnement,  une 
moralité  m'habille  des  pieds  à  la  tête  comme  une  sen- 
sation. 

Mais  quel  bonheur  d'avoir  retrouvé  ma  caisse.  Elle 
ne  voyagera  plus  que  recommandée  sur  tous  ses  clous. 

Après  neuf  mois,  revenir  ici  fébrile  d'émotion  à 


ANNÉE   1901  155 

la  mise  en  présence  des  points  de  repère  si  soigneu- 
sement relevés,  épiés  :  l'entrée  du  goulet,  la  côte 
d'en  face,  les  Tas-de-Pois,  le  raz  de  Sein.  De  combien 
est-ce  que  j'y  vois  mieux?  Yen  a-t-ilpour  un  an  d'exis- 
tence, pour  un  an  de  jeunesse  ?  Et  dans  les  glaces, 
mes  yeux  ont-ils  embelli,  la  taille,  la  transparence, 
la  couleur,  l'expression  ?  Assez  gagné  pour  un  an  ? 
Aurai-je  le  temps  d'être  jolie  ?...  Je  me  voudrais  jus- 
qu  à  soixante  ans,  je  me  voudrais  jusqu'à  la  mort, 
pour  réparer,  pour  compenser. 


Vendredi  9  août. 

Un  silence.  Je  n'ai  pas  travaillé  depuis  trois  mois. 
Mais  les  yeux  me  guérissent,  et  j'appartiens  corps 
et  âme  à  cette  guérison.  Guérie  je  serais  tellement  une 
autre...  Oh  !  les  yeux  !  Qu'on  puisse  quelque  part 
être  aveugle  au  monde... 

Je  reconnais  la  vie,  celle  de  mon  enfance.  Je  me 
retrouve  où  je  me  suis  laissée  : 

«  Quand  je  me  résignais  déjà, 
la  croyant  morte. 
C'est   mon  âme   d'enfant 

qui  ressuscite  en  moi.  » 

Oui,  c'est  bien  cela  :  pas  seulement  les  choses, 


156  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

maïs  cette  atmosphère  entre  elle  et  nous  qui  est  le 
goût  de  la  vie.  Je  reconnais  cet  indéfinissable  qui  ne 
peut  être  que  moi  et  qui  revient  de  si  loin  !  Guérir 
lentement,  guérir  tard  est  une  chose  effrayante.  C'est 
maintemant  que  je  ne  supporte  plus  rien  :  «  Ils  ne 
voient  rien  qui  marque  assez  pour  mesurer  le  temps 
qu'ils  ont  vécu,  et  néanmoins,  comme  ceux  qui  se  ré- 
veillent, ils  sentent  qu'ils  ont  dormi  longtemps.  » 

Si  j'étais  de  ceux  qui  demandent  des  pourquoi  à 
la  vie.. 

Tant  d'âme  et  de  fluide  me  sont  rendus  par  les 
yeux  qu'il  me  semble  à  moi  seule  pouvoir  me  charger 
des  oreilles.  Et  puis  qu'importe  ?  Des  yeux  parfaits, 
des  yeux  qui  vengent  de  plus  en  plus,  ce  que  je  les 
ai  revus  aujourd'hui  ne  suffiront  pas  à  finir  la  vie, 
des  yeux  qui  me  valent  enfin,  de  beaux  yeux  mé- 
chants pour  bien  dire  :  non. 

Hier,  un  soir  comme  je  n'en  connaissais  pas,  le 
jour  déjà  très  baissé,  une  translucidité,  une  qualité 
d'atmosphère,  un  soir  comme  un  matin. 

Avant-hier  un  gris  si  pur,  si  égal,  un  tel  équilibre 
de  ciel,  de  côtes  et  d'eau,  une  telle  absolue  sérénité 
grise  qu'on  aurait  dit  une  autre  planète  où  serait  ainsi 
le  bleu  de  la  terre,  où  le  radieux  serait  en  gris. 

Un  certain  degré  de  complaisance  et  de  servia- 
bilité tient  du  commérage.. 

Toi,  toute  ta  vie  tu  me  feras  le  plaisir  d'être  une 


ANNÉE   1901  157 

agitée,  ce  qui  ne  prohibe  nullement  le  profond  recueil- 
lement de  l'attitude  et  des  apparences   de  la  vie. 

Ne  pas  se  laisser  prendre  au  dédain  commode 
de  l'inaccessible,  à  la  paresse  qui  n  essaie  pas  de 
toutes  les  velléités,  à  la  béate  incurie  du  parcage  social. 

Il  n'y  a  pas  une  possiblité  dont  je  ne  ressente  en 
moi  la  certitude.  Comme  Bussy  d'Amboise,  je  n'ai 
jamais  lu  d'une  action  dont  je  ne  me  sois  sentie 
capable. 

Jeudi   15  août. 

Je  me  rappelle  qu'au  Villars  de  Lans,  le  15  août 
1891,  à  l'époque  où  je  priais  sans  livre  et  sans  écart 
toute  une  grand'messe  durant,  je  me  rappelle  m'être 
ajournée  de  15  août  en  15  août,  et  je  prévoyais  : 
enfin  dans  dix  ans... 

Eh  bien,  mon  Dieu,  je  recommence  :  dans  dix  ans 
je  serai  encore  jeune,  en  somme,  et  d'ailleurs  j'aurai 
si  peu  aimé  la  jeunesse  ! 

Je  ne  l'aime  même  plus  chez  les  autres,  cet  âge 
ingrat  moral,  cette  enfance  qui  dure  trop. 

J'ai  placé  ma  vie  de  30  à  50  ans.  Mais  ces  vingt  ans, 
il  me  les  faut.  Moyennant  quoi  j'accepte  le  passé  et 
je  l'aime  de  m'avoir  faite  ce  que  je  suis  :  exceptionnelle. 

J'emploie  ce  mot  au  sens  exact,  sans  aucune  idée 
de  supériorité. 


158         JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

21  Août. 

Encore  à  faire  des  yeux. 

Cet  hiver,  la  lecture  aux  lèvres,  une  publication. 

Sortir  avec  les  Oratoriennes  pour  décider  de  ma  vie 
au  point  de  vue  charité.   ' 

Me  situer.  Je  ne  veux  que  Paris.  Et  recevoir  dès 
que  les  lèvres  parleront. 

Je  le  vois  à  la  vie  des  autres,  je  ne  puis  compter 
que  sur  moi,  fût-ce  pour  m'entourer. 

Remettre  l'Italie  tant  que  je  serai  anxieuse  «  sans 
état  et  comme  sans  être  ». 

25  août. 

Ils  se  croient  nerveux,  parce  qu'ils  s'impatien- 
tent, parce  qu'ils  s'agitent  et  deviennent  insuppor- 
tables pour  un  retard,  une  corvée  de  la  vie  matérielle, 
parce  qu'ils  sont  démontés,  malades  pour  une  incer- 
titude, un  objet  perdu.  Nerveux,  puisqu'il  le  faut, 
mais  de  quels  nerfs  ! 

C'est  raffinement  des  nôtres  qui  nous  rend  im- 
possibles des  nervosités  si  grossières.  Que  de  choses 
laissent  calmes  les  nerveux  !  Quand  nos  dents  grin- 
cent mille  fois  par  jour,  quelle  imperturbabihté  ! 
Pour  dire  comme  Baudelaire,  quelle  imperméabilité  ! 


ANNÉE    1901  159 

Une  réaction  naturelle  me  rend,  au  contraire,  plus 
aimable   envers    une   corvée,    caisses,     rangements. 

Je  suis  très  convaincue  de  la  superfluité  luxueuse 
de  ces  «  nécessités  de  l'ordre  pratique  »,  de  la  gra- 
tuité amusante  de  notre  fantaisie  d'exister. 

Je  ne  puis  m'empêcher  d'avoir  pitié  de  la  vie  et 
toujours,  à  toute  seconde,  je  suis  avec  elle  en  émo- 
tion esthétique,  et  c'est  pour  les  grossiers,  qui  font  du 
tapage,  que  je  réserve  tous  mes  nerfs. 

Or,  je  n'en  suis  pas  là  du  tout  par  philosophie,  je 
suis  née  ainsi,  et  demeure  persuadée  que  tous  les 
êtres  gais  «  doués  d'un  heureux  caractère  »,  si  dé- 
pourvus de  tout  alliage  d'imbécillité,  sont  parfaite- 
ment des  esthétiques  sans  le  savoir,  vivant  sous  un 
charme  encore  très  méconnu. 

28  août. 

Chez  nous,  quelle  maladresse  à  exister,  quelle  inap- 
titude à  tout  un  monde  de  voluptés  immédiates  et 
passagères.  Les  bêtes,  au  contraire,  sont  admirables, 
un  incroyable  aguet  de  leur  bien-être.  L'ingéniosité 
d'un  poulailler,  par  exemple,  à  tirer  parti  d'un  rayon 
de  soleil,  ou  celle  d'un  caniche  à  capter  les  traînes 
sur  lesquelles  on  peut  bien  dormir.  Quels  épicuriens 
adroits  et  presque  réfléchis  ! 


160         JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 


2  septembre. 

Je  suis  nerveuse  et  tourmentée  sans  une  minute  de 
répit.  N'avoir  encore  rien  fait  pour  moi  !  Je  ne  jouis 
de  rien,  ni  ne  désire  aucune  joie.  Je  n'éprouverai  aucun 
bien-être  extérieur,  tant  que  je  n'aurai  pas  vidé  ces 
questions  intimes. 

Faire  quelque  chose  qui  me  vaille.  Et  je  le  fais  quand 
je  travaille,  mais  je  remets  toujours  les  achèvements, 
1  acceptation  finale. 

Je  ne  veux  plus  lire  de  ma  vie.  Je  me  suicide  de 
lectures. 

Au  bout  de  la  plage  la  falaise  forme  une  arche  étroite. 
D'en  haut,  du  chemin  des  douaniers,  c'était  étrange 
de  voir  la  mer  passer,  gros  chat  blanc  par  sa  chatière. 


7  septembre. 

Certes  je  n'aurai  pas  l'incrédulité  apostolique.  Ce 
qu'ils  com.prennent  !  C'est  toujours  l'argument  fa- 
cile, de  nature  plus  basse,  qui  les  émeut  et  qui  les  gêne. 

Un  effort  physique,  intellectuel,  moral,  quel  est 
l'homme,  ia  femme  surtout,  capable  de  les  fournir, 
qui  désire  même  les  fournir  ? 

Je  peux  à  peine  me  faire  croire  en  disant  que  les 


ANNÉE    1901  '  161 

sciences  occultes  m'intéressent  moins  que  les  autres. 
Aucune  méfiance  obtuse  à  leur  égard  !  Mais  les  «  phé- 
nomènes occultes  »  d'ailleurs  assez  monotones,  ne 
m  amusent  pas  plus  que  les  chimiques.  Ils  m'étonnent 
même  moins,  car  j'aurais  pu  les  imaginer. 

Un  fait  est  bien  peu  de  chose  par  rapport  à  nous, 
aussi  extraordinaire  que  vous  le  vouliez.  C'est  le  com- 
mentaire, l'effort  humain  pour  le  saisir,  l'hypothèse, 
la  méthode,  qui  lui  donne  vraiment  du  prolonge- 
ment et  qui  nous  intéresse. 

Eh  bien  !  les  sciences  occultes  n'ont  pas  eu  leur 
homme  de  génie,  elles  n'ont  pas  plus  accru  l'effort 
que  le  rêve  humain.  Elles  ont  moins  enrichi  notre  ima- 
gination qu'un  pas  de  l'astronomie  ou  de  la  géologie. 
Elles  n'ont  rien  découvert. 

Je  suis  à  des  lieues  de  l'anti-mysticisme,  je  serais 
même  ennuyée  qu'il  n'y  eût  rien  d'inconnaissable, 
mais  ma  conception  du  mystère  est  bien  trop  haute 
et  générale  pour  que  je  me  croie  plus  proche  de  lui  à 
un  moment  donné  qu'à  un  autre.  Le  mystère  est  par- 
tout et  non  pas  ici  et  là.  La  science  ne  part  pas  d'ail- 
leurs pour  aller  «  s'y  heurter  ».  Elle  sait  depuis  long- 
femps  ce  qu'elle  ne  comprendra  jamais,  elle  est  même 
seule  à  le  savoir.  Vous  ne  pouvez  pas  changer  au  mys- 
tère la  place  qu'elle  lui  a  assignée,  vous  ne  pouvez 
même  pas  lui  fournir  un  nouveau  postulat.  La  science, 
agenouillée  devant  le  mystère,  sous  les  espèces  sa- 

3 


162  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

cramentelles  de  ses  <'  idées  dernières  »  y  communiant 
chaque  jour,  n'a  aucune  raison  de  s  émouvoir  pour 
le  saluer  ici  où  là.  Pas  plus  que  saint  Louis  n'en  trou- 
vait à  quitter  le  Saint -Sacrement  pour  l'annonce  dans 
la  rue  d'un  passage  de  Jésus-Christ. 

A  M.  B.  Moi,  tant  pis  !  j'ai  besoin  qu'on  m'estime, 
pour  ne  pas  dire  plus,  car  je  mets  aussi  dans  mes  pré- 
férences un  sentiment  très  voisin  de  l'admiration. 
Je  n'aime  que  ce  qui  est  supérieur,  pour  me  rendre 
j'ai  besoin  d'être  séduite... 

20  septembre. 

Je  suis  amortie.  Parfois  j'ai  peur  de  guérir,  épou- 
vantée du  travail  de  la  réparation. 

Je  n'ai  plus  rien  à  dire. 

Pour  des  aperçus  nouveaux  dans  ma  psychologie, 
pour  repêcher  ce  Journal  en  train  de  tomber  il  fau- 
drait guérir. 

Je  passe  la  main,  avis  à  ceux  qui  ont  gagné  à  la 
loterie  de  la  Ste-Guillotine... 

Encore  s'il  n'y  avait  pas  la  musique  !  Je  ne  par- 
donne pas  la  musique.  Ce  qu'il  m'en  est  resté  !  J'en 
suis  poursuivie.  Tout  un  jour  les  rhapsodies  hongroi- 
ses de  Liszt,  les  sonates  de  Beethoven.  Je  n'en  étais 
pas  hélas  !  à  jouer  encore  les  symphonies.  Le  Largo 
de  la  Schiller  Marsch  que  j'aimais  tant  petite  fille. 


ANNÉE    1901  163 

Des  demi-phrases,  à  peine  une  mesure  de  l'orchestre. 
Ces  souffles  de  tout  le  Roi  d'Ys. 

Et  les  souvenirs  d'enfance,  les  déchiffrages  à  qua- 
tre mains  de  Mendelsohn,  le  Retour  au  Pays,  les  Grot- 
tes de  Fingal,  Athalle  !  Du  Trez-Hir  à  Brest  l'em- 
ballement de  Ruy  Blas  ne  m'a  pas  lâchée... 

Puis  c'est  tante  Alice,  pendant  que  nous,  les  petites 
filles,  nous  nous  tirions  comme  nous  pouvions  du  whist 
de  tonton  Albert.  Je  suis  grondée  comme  mférieure  à  la 
situation  parce  que  je  l'écoute  qui  commence  en  mur- 
mures :  «  Guide  au  bord  de  ta  nacelle,  ô  fille  du 
pêcheur...  »  de  son  contralto  simple  et  chaud  comme 
une  voix  de  peuple  et  maman,  toujours  en  murmures 
avec  son  bel  organe  savant,  prend  la  tierce  et 
continue. 

Et  cet  Ave  Maria  de  Schubert  que  je  m'arrangeais 
pour  piano,  comme  les  échos  d'Allemagne  d'ailleurs. 
Et  maman  qui  s'était  tant  fait  prier,  un  jour  qu'elle 
m'essayait  une  robe,  pour  m'indiquer  vaguement, 
sans  paroles,  avec  des  arrêts  continuels  et  ma  peur 
qu'elle  ne  finisse  pas,  le  célèbre  Adieu  que  j'étais  en- 
nuyte  de  ne  pas  connaître,  je  ne  l'ai  entendu  qu'une 
autre  fois,  joué  si  nerveusement,  si  ridiculement 
par  ma  chère  M.  L. 

Et  rien,  rien  de  Wagner,  ^  sauf  une  marche  de 
Lohengrin. 

Maman  en  chantait  déjà  pourtant.  C'est  peut-être 


164  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

une  de  ces  choses  sans  nom  qui  me  reviennent  comme 
si  on  les  jouait  à  côté  de  moi.  Qu'est-ce  qui  les  amène? 

30  septembre. 

C'est  au  réveil  de  la  syncope  qu'on  sait  seulement  ce 
qui  vous  est  arrivé,  qfu'on  a  l'émotion  de  la  mort  ap- 
prochée. Comment  faisons-nous  du  mot  résurrection 
un  synonyme  de  joie  ?  Quel  poids  de  mélancolie 
il  faudrait  soulever..  Le  découragement  d'avoir  trop 
à  réparer. 

Vizac,  8  octobre. 

A  maman  (trop  paresseuse  pour  écrire  ici  je  n'ai 
que  des  lettres  pour  me  jalonner).  C'est  effrayant 
ce  qu'il  en  coûte  pour  mourir.  Cela  fait  pardonner 
bien  des  choses  à  Schopenhauer,  lequel  prétend  que 
la  vie  est  une  affaire  qui  ne  couvre  pas  ses  frais. 

Je  ne  la  crois,  en  effet,  solvable  que  pour  peu  de 
gens,  ceux  qui  ont  de  quoi  prendre  la  dette  à  leur  nom. 

14  octobre. 

Ici,  dans  les  terres,  cela  assombrit  de  n'avoir  plus 
quun  ciel.  C'est  comme  des  jalousies  fermées  sur  l'au- 
tre ciel  horizontal  doublant  la  force  de  chaque  jour. 


ANNÉE    1901  165 


15  octobre. 

A  mesure  que  je  me  suis  rendue,  cela  me  frappe 
de  me  trouver  encore  jeune.  L'humanité  me  re- 
vient un  peu,  je  commence  à  regretter  le  bonheur  ; 
je  le  voudrais  toujours  distingué  par  tout  le  reste, 
mais  enfin  je  l'aimerais. 

Je  lis  avec  délectation  les  lettres  du  P.  Didon 
à  sa  fille  très  unique.  Bien  dominicaines,  bien  naï- 
vement oratoires,  mais  peu  d'humilité  et  cela  change. 
Une  belle  audace  de  prédilection,  une  confiance 
admirable  de  paternité  despotique,  une  superbe 
exigence  d'apôtre  servi  par  Magdeleine  !  Et  des 
mots  qui  attendrissent,  des  mots  qui  réfugient 
leur  humanité  dans  la  robe  du  Christ  et  le  manteau 
noir  dominicain.  «  Je  vous  bénis  avec  une  tendresse 
infinie  et  je  vous  envoie  mon  affection  profonde 
sur  l'aile  de  cette  brise,  qui  entre  par  ma  fenêtre 
et  qui  vient  des  hauteurs  immaculées  du  glacier.  « 

Elle  ne  me  déplaît  pas,  à  moi,  cette  aventure  pas- 
sionnée à  travers  les  deux  bures  blanches  d'un  ordre 
expiatoire.  Comprenez-vous  les  regards  de  ces  reli" 
gieux,  épris  de  leur  beauté  divine,  de  ces  deux  êtres 
qui  ne  se  touchent  pas  ?  «  Je  vous  ai  réservée  à  Dieu 
auquel  seul,  entendez-vous,  vous  devez  appartenir, 
et  le  chef-d'œuvre  se  fera.  '> 


166  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

Oh  !  ces  conseils  !  L'aplomb  de  ces  truismes  !  La 
lumière  qu'ils  allument,  leur  opportunité,  rappel- 
lent ces  ordres  des  chefs  civils,  à  ceux  qui  combat- 
tent sur  les  lieux.  Ce  «  Tenez  le  plus  longtemps  possible, 
évitez  les  pertes  d'hommes  et  ne  vous  rendez  qu  au 
dernier  moment  ».  Quand  abandonnerons-nous  cette 
prétention  d'être  plus  compétents  dans  les  affaires 
des  autres  qu'ils  ne  le  sont  eux-mêmes  ? 

Le  conseil  est  un  admirable  stratagème  pour  obli- 
ger un  autre  à  s'occuper  volontiers  de  ce  qui  ne  l'in- 
téresse pas,  dans  tous  les  sens  du  mot. 

20  septembre. 

J'ai  vu  des  vaches,  huit  ou  dix  vaches  immobiles, 
qui  attendaient  à  une  barrière.  Derrière  elles,  sur  le 
champ  en  plateau,  il  tombait  un  grand  nuage  roux 
crevant  de  soleil.  Pour  la  première  fois  j'ai  compris 
la  magnificence  des  vaches.  Les  temporaux  des 
oreilles,  le  diadème  isiaque  de  ces  cornes  débordées 
de  gloires,  c'était  superbe,  étrange,  impressionnant, 
c'était  la  vache  de  l'Inde,  la  vache  dieu. 

Brest,  Toussaint. 

Rencontré  ce  matin  le  cortège  allant  au  cimetière 
de  Kerfautras  — service  des  marins  morts  en  mer.  Des 


ANNÉE    1901  167 

fleurs  magnifiques,  celles  des  Russes,  un  bouquet  de 
millionnaire.  Je  n'entendais  pas  la  marche  funèbre 
de  Chopin,  mais  elle  les  obligeait  à  marcher  si  len- 
tement que  c'était  vraiment  très  beau,  et  cette  pré- 
sence des  uniformes  russes,  qu'on  s'habitue  à  voir  dans 
toutes  les  occasions  de  démonstrations  fraternelles, 
élargissait  par  le  monde  l'idée  un  peu  étroite,  un  peu 
familière  pour  nous,  des  traditions  maritimes. 

Oh  !  oui,  je  suis  fille  de  marins,  je  le  suis  de  toutes 
mes  fibres,  de  toutes  mes  cellules,  et  je  rends  grâce 
au  Destin  de  m'avoir  fait  sortir,  moi  si  dégoûtée, 
qui  éprouve  le  besoin  de  tout  comparer,  de  tout  pré- 
férer, de  m'avoir  tirée  d'une  caste  que  je  ne  veuille 
pas  renier. 

Le  marin  a  la  grâce  de  l'athlète,  l'intelligence  d'un 
voyageur,  la  distinction  que  donne  la  solitude  et  le 
«  silence  des  espaces  »  et  aussi  l'aventure  dangereuse  ; 
je  pense  moins  aux  officiers,  mais  j'ai  l'amour  de  mes 
hommes. 

Quand  je  croise  ces  jolies  figures  sérieuses,  parce 
qu'ils  sont  si  simples,  que  je  les  sais  adorables  de 
bravoure  et  d'enfantillage,  j'ai  envie  de  leur  serrer 
la  main,  de  leur  taper  sur  l'épaule  comme  ferait  un 
vieux  chef,  j'ai  envie  de  les  décorer  !.. 

Je  ne  pourrais  plus  trouver  dans  la  marine  un  milieu 
pour  moi,  mais  si  je  me  mariais,  ce  serait  un  très  grand 
regret  nostalgique  de  ne  pouvoir  épouser  un  marin. 


168         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

Faute  de  rois,  comme  Madame,  j'aimerais  dans  ma 
famille  ne  trouver  que  des  navarques. 

Dans  le  salon  de  ma  grand'tante  où  j'écris  ceci, 
il  y  a  de  grandes  peintures,  les  portraits  d'un  amiral, 
d  un  commissaire  général,  et  de  deux  capitaines  de 
vaisseau. 

Je  ne  peux  jamais  penser  sans  révolte  à  l'ami- 
ralissime  qu'eût  été  mon  père.  J'ai  suivi  avec  passion 
la  carrière  de  l'amiral  F.,  tous  deux  valaient  le 
même  avenir, 

1901.    22    novembre. 

Il  m'arrive  de  commencer  par  n'aimer  pas  ce  que 
je  dois  aimer  beaucoup,  car,  avec  Schopenhauer,  j'en 
suis  là.  J'ai  la  seule  vraie  indépendance,  je  choisis 
mes  soumissions.  Il  est  vrai  que  je  ne  me  soucie  guère 
d  élire  une  doctrine,  mais  d'apprécier  un  homme.  Or 
celui-ci  est  intelligent,  il  ne  cherche  pas  à  tirer 
modestie  de  sa  philosophie.  Il  sait  dire  avec  beaucoup 
d'allure,  une  belle  ampleur  d'expression  :  Kant  et  moi. 
Il  nous  importe  si  peu  qu'Arthur  Schopenhauer  ait 
eu  d'humbles  sentiments  de  soi-même,  selon  l'Imi- 
tation !  Il  a  le  bon  goût  de  comprendre  que  cela  est 
indifférent  à  la  métaphysique,  et  moi  elle  me  plaît 
cette  conscience  de  soi  ajoutée  au  mérite.  C'est 
étonnant  comme  j'ai  peu  besoin  de  l'humilité  d'autrui  ! 


ANNÉE    1901  169 

Les  avantages  inconscients  —  si  vraiment  cela  existe 
—  m'irritent  et  me  choquent  comme  des  choses  mal 
portées  :  une  opale  au  cou  d'une  oie  blanche.  Le  pri- 
vilège est  une  chose  de  fatalité,  mais  savoir  l'évaluer, 
en  jouir  et  en  jouer,  c'est  beaucoup  plus  nôtre. 

Schopenhauer  est  capable  d'accuser  Aristote  et 
Goethe  de  lourdeur  et  d'incompétence.  Quel  connais- 
seur découvrira  le  fatras  et  les  platitudes  qui  font  le 
plus  abondant  de  Shakespeare,  par  exemple  ? 


1®'  décembre. 

Si  averti  qu'on  soit,  au  fond  on  proteste.  On 
n'imagine  pas  l'isolement  de  l'humanité  dans  le  monde, 
seule  avec  les  brutes  et  les  végétaux.  Le  natura  non 
facit  saltus  réclame  le  soliloque  éternel  du  seul  être 
parlant... 

Lundi  9. 

J'avais  toujours  prévu  que  les  moments  noirs  arri- 
veraient à  cet  âge-là.  Ce  n'est  pas  en  avant  que  les 
calamités  sont  les  plus  effrayantes.  C'est  par  derrière 
qu'est  leur  véritable  action,  c'est  dans  le  passé  définitif 
qu'elles  pèsent  et  qu'elles  épouvantent.  J'ai  le  frisson 
de  ces  douze  ans    que  j'ai  derrière  moi,  «  ce  long 


170         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

espace  d'une  vie  mortelle  ».  C'est  l'enfoncement  dans 
un  souterrain.  En  partant  l'on  a  encore,  derrière  soi, 
le  jour  de  l'entrée. 

Jeudi   19. 

Elles  étudient  l'histoire  de  l'art.  Elles  lisent, 
puis  elles  vont  au  Louvre  régulièrement  tous  les  huit 
jours.  Evidemment  j'ai  tort,  mais  cela  me  refroidit, 
me  gèle  à  mort.  Oh  !  les  milieux  intelligents,  toutes 
ces  femmes,  ces  hommes  aussi  «  qui  s'intéressent  à 
tout  »,  connaissant  les  livres,  les  tableaux,  la  musique, 
s'arrangent  et  font  partout  de  bonnes  affaires  intellec- 
tuelles en  bourgeois  avisés  et  prévoyants...  Ces  gens 
qui  apprennent  toutes  les  langues,  font  tous  les 
voyages  et  resteront  si  évidemment  toujours  des 
médiocres  !  Ah  !  ce  ne  sont  pas  les  choses  intelligentes 
qui  font  les  gens  intelligents  ! 

Incapables  d'une  variante  aux  idées  qu'ils  appren- 
nent, aux  jugements  qu'ils  assimilent,  et  je  ne  pense 
pas  à  des  nullités,  mais  à  la  moyenne  des  gens  «  très 
intelligents  et  très  cultivés  ». 

A  M™®  D...  D'ailleurs  si  cela  ne  va  pas  tout  seul, 
je  m'abstiendrai  plutôt,  n'ayant  aucune  raison  de  me 
lancer  dans  les  affaires  désagréables,  et  tenant  bien 
moins  à  être  imprimée,  qu'à  la  façon  dont  je  le  serai. 

Ce  qui  me  regarde  c'est  d'achever,  après  on  se 


ANNÉE    1901  171 

débrouillera  ;  moi  je  passerai  à  autre  chose.  J'ai  débuté 
par  un  roman,  parce  que  c'était  commode  pour  réunir 
toutes  mes  notes,  mais  je  ne  serai  jamais  une  roman- 
cière, n'éprouvant  pas  le  besoin  de  chercher,  hors  de 
la  vie,  ne  fût-ce  qu'une  trame  et  des  noms.  C'est  se 
croire  bien  des  loisirs,  quand  tant  de  vraies  choses 
attendent  notre  curiosité.  Je  me  mets  à  un  travail  sur 
un  révolutionnaire  que  je  trouve  trop  peu  connu, 
le  plus  jeune,  à  mon  avis  le  premier  acteur  de  la  Ré- 
volution, Saint-Just,  l'ami  de  Robespierre...  Nous 
nous  débarrassons  de  tant  de  curiosités  morales  avec  ce 
mot  facile  :  Un  fanatique  ! 

Vendredi  20. 

Réussir  n'est  rien,  c'est  un  accident.  Mais  ne  pas 
douter  de  soi  est  bien  autre  chose  :  c'est  un  caractère. 

Je  ne  sais  par  quelle  routine,  quelle  discrétion  de 
petites  gens,  quelle  superstition  de  sort  à  conjurer 
par  la  prévision  de  l'échec,  ils  attachent  une  valeur 
au  scepticisme  préalable  ! 

La  défiance  de  soi  n'a  de  valeur  ni  au  ciel,  ni  sur  la 
terre.  Les  prétentions,  au  contraire,  ont  une  valeur 
en  soi.  Elles  sont  une  force  avant  et  après  1  échec. 
J'emploie  ma  plus  vertueuse  résistance  à  me  claque- 
murer aux  sages  conseils,  à  ne  pas  m'autoriser  une 
appréhension   :  dans   quel  but  à   la  fin  ?  Gloriole 


172  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

d'almanach  infaillible  devant  l'insuccès  toujours  plus 
probable  :  Je  vous  l'avais  bien  dit  ! 

En  vérité,  le  remède  est  plus  honteux  que  le  mal. 
Qu'est-ce  que  vous  pensez  donc  souffrir  pour  attacher 
une  telle  importance  à  votre  anesthésie  ?  Quel  soin 
de  son  cher  amour-propre,  qui,  sans  doute,  ne  sur- 
vivrait pas  à  une  déception  ! 


ANNÉE   1902 


Jeudi  13  mars. 


Profondément,  jamais,  je  ne  pourrai  savoir  si  je  suis 
au  comble  du  découragement  ou  de  l'énergie,  de 
l'hyperesthésie  ou  de  l'impassibilité.  Il  me  semble 
avoir  atteint  un  degré  suprême  —  indifférence  ou  dé- 
tresse? —  éloignement  ou  profondeur?  je  n'en  sais 
rien,  mais  définitif,  dont  je  ne  m'écarterai  plus  jamais  ; 
car  il  ferme  tout,  même  pour  mourir,  car  il  est 
final. 

Je  ne  saurais  plus  ni  prendre,  ni  donner  le 
bonheur. 

A  cela  près,  je  suis  «  charmante  et  si  gaie  !  »  di- 

,     sent-ils.  Eh  bien  oui,  je  suis  gaie,  puisque  j'ai  de  l'es- 

I    prit.  On  rit  quand  on  a  de  l'esprit,  comme  on  salue 

les  balles  quand  on  a  des  nerfs.  Cela  ne  veut  pas  dire 

qu'on  ait  peur,  ni...  Et  l'on  n'a  aucun  besoin  de  m'en 

admirer,  car  je  vous  prie  de  croire  que  je  ne  me  tiens 


174         JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

pas  obligée  à  des  frais  de  politesse  envers  les  cir- 
constances. Si  je  ris,  soyez  tranquille,  je  n'en  fais 
pas  l'effort  ! 

A  M""e  D     8  avril. 

Pour  continuer  dans  le  roman,  la  foi  me  manque 
et  le  goût.  J'ai  pris  le  dédain  de  trop  de  choses.  Tandis 
que  j'ai  l'attrait  des  vies  exceptionnelles  dans  le  beau, 
dans  le  mal,  dans  l'horrible  et  Saint-Just  est  superbe  ; 
nullement  canonisable,  malgré  son  nom  d'archange, 
mais  je  vous  assure  que  cette  force  et  cette  rigidité 
peuvent  être  d'excellente  fréquentation. 

A  Andrée.  Je  ne  fais  rien,  je  ne  vois  rien  et  ne  veux 
rien  voir.  Je  suis  en  pénitence  jusqu'au  succès.  J'es- 
time peut-être  ma  rançon  trop  chère,  peu  importe, 
puisque  c'est  moi  qui  paie. 

21   avril. 

«  Je  méprise  la  poussière  qui  me  compose  et  qui 
vous  parle,  on  pourra  la  persécuter  et  la  faire  mourir 
cette  poussière,  mais  je  défie  qu'on  m'arrache  cette 
vie  indépendante  que  je  me  suis  donnée  dans  les  siè- 
cles et  dans  les  cieux. 

«  Je  fus  à  moi  seule  votre  comité  de  rêve  et  de 
dédain.  » 


ANNÉE  1902  175 


31 


mai. 


La  Justice  intérieure,  la  grande  réparation  de  Mae- 
terlinck, a  seulement  tort  de  se  vouloir  doctrine, 
c'est  à  dire  propagée. 

Lui,  peut  tout  souffrir,  la  supériorité  seule  con- 
sole et  les  disciples  qu'il  se  cherche  ne  peuvent  que 
lui  répondre  :  «  Et  moi  aussi,  si  j'étais  Alexandre '\ 

Mais  la  sagesse  le  gâte,  il  en  revient  trop  à  l'ancien 
«  contentement  ".  Sur  le  passé,  il  a  des  stratagèmes, 
des  hypocrisies,  des  résignations.  Que  de  peine  il  se 
donne  pour  être  heureux  !  Lui,  si  spirituel,  est-ce  qu'il 
croit  moins  s'agiter  que  ces  ambitieux  qu'il  désap- 
prouve ?  C'est  peut-être  un  homme  au-dessus  de  son 
bonheur  et  qui  cherche  des  excuses  à  sa  satisfaction. 

Non,  non,  je  ne  veux  pas  plus  me  résigner  au  passé 
qu  au  présent.  Je  «  n'envie  le  passé  de  personne  », 
mais  je  m'envie  dans  tel  ou  tel  passé,  celui  de  Saint- 
Just  ou  de  Marie-Antoinette,  par  exemple.  A  27  ans, 
j'aurais  bien  acheté  de  Thermidor,  la  Convention,  le 
Comité  de  salut  public  et  les  missions. 

Et  quand  on  fut  à  Schoenbrûn  Madame  l'Archidu- 
chesse, et  Madame  la  Dauphine  à  Trianon,  et  même  aux 
Tuileries  et  même  au  Logographe  la  reine  de  France, 
on  peut  mourir  au  nez  de  la  plus  privilégiée  des  tri- 
coteuses ! 


176  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

Mirabeau  disait  :  «  J'aime  à  croire  qu'elle  ne  vou- 
drait pas  de  la  vie  sans  sa  couronne?  »  Pourquoi  me 
voudriez-vous  d'aspirations  plus  modérées  ?  C'est 
alors  qu'il  y  aurait  une  différence,  et  gravement  mo- 
rale,   entre  une   archiduchesse   d'Autriche   et   moi. 


3  juin. 

Robert  de  la  Sizeranne,  que  j'aime  tant,  est-il  bien 
dans  le  vrai,  dans  son  article  sur  les  portraits  de 
femmes,  en  sacrifiant  si  rationnellement  la  ressem- 
blance à  la  vie  ?  Cela  ne  tournerait-il  pas  à  une  con- 
vention d'école  ?  Même  à  l'art,  n'importe-t-il  pas 
moins  de  faire  un  tableau  «  vivant  »  que  de  voir  la 
réalité,  et  de  la  rendre,  elle,  et  pas  une  autre. 

Vous  voulez  faire  un  chêne  ressemblant,  une  lu- 
mière ressemblante,et  pourquoi  pas  aussi  cette  femme  ? 
Vous  dites  qu'il  y  a  les  photographes.  C'est,  en  effet, 
la  seule  beauté  de  la  photographie  de  restituer  quel- 
quefois — pas  toujours  — tout  le  caractère  d'un  visage, 
et  l'on  s'écrie  alors  :  Que  c'est  vivant  ! 

La  matière  employée,  il  est  vrai,  n'est  pas  belle, 
et  je  préfère  le  beau  pastel  ressemblant.  Je  n'ai  pas 
besoin  d'avoir  vu  M^'*^  Fel  pour  être  assurée  que 
son  portrait  lui  ressemble. 

N'ayant  ni"  la  musique,  ni  l'amour,  ni  les  sports, 


ANNÉE   1902  177 

i  en  arrive  quelquefois  à  l'aiguille.  Quand  je  suis 
noire  d'imprimerie,  je  la  savoure  presque.  Oh  !  ce 
n  est  pas  qu'elle  me  fasse  penser  !  mais,  au  moins,  je 
ne  mets  les  pensées  de  personne  à  ma  place. 

^me  Y^^  a  Jg  compliment  d'une  violence  :  Vous 
êtes  mieux  que  personne. 

Trez-Hir,  7  Août  1902. 

Je  m'empare  d'instinct,  fût-ce  pendant  une  heure 
d'impondérable  coquetterie,  de  tout  ce  qui  vaut, 
de  tout  ce  qui  dépasse.  D'un  pays  ou  d'un  homme, 
je  prends  ce  qui  me  revient,  ce  qu'il  y  a  de  mieux. 
Mais  je  ne  pourrais  pas  être  jalouse. 

Quand  elles  me  parlent  jalousie,  je  dis  que  je  ne 
comprends  pas,  qu'il  ne  s'agit  pas  d'être  sûre  des  au- 
tres, mais  de  soi.  Qu'il  faut  être  capable  d'inspirer 
un  sentiment  tellement  unique,  qu'il  ne  puisse  ja- 
mais se  doubler.  C'est  en  moi  que  je  chercherais  mes 
sujets  d'inquiétude,  sinon  qu'importent  les  rivales 
inférieures  ?  Quel  souvenir  peuvent-elles  laisser  au- 
près du  vôtre  ?  Je  me  soucierais  peu  d'être  l'unique 
amour,  mais  le  plus  bel  amour.  Soyez  irremplaçable 
et  laissez-vous  remplacer. 

Quand  j'arrive  ici,  au  bord  de  cette  grande  plage 
de  sable,  de  cette  grande  plage  de  ciel  et  de  cette 
grande  plage  d'eau,  j'ai  toujours  un  saisissement  de... 

4 


178  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

propreté,  de  netteté  luxueuse,  comme  la  neige  seule 
en  donne  aussi  l'impression. 

A  M""«  D...    11    août. 

Mais  est-ce  notre  faute  si  l'on  ne  peut  se  dévelop- 
per qu'au  bénéfice  de  l'analyse  ?  Si  chaque  fois  que 
nous  voulons  une  perfection  il  faut  d'abord  avoir 
affaire  au  sens  critique  ?  Et  puisque  toute  notre  vie 
nous  devons  être  les  défenseurs  de  l'intelligence,  nous 
aurions  le  droit  qu'on  nous  montre  du  côté  adver- 
saire les  efforts  et  les  progrès  fournis  par  la  plus 
grande  conscience. 

Je  me  rappelle  que  M"^^  D...  me  disait  :  Pour  le 
moment  mon  enthousiasme  est  en  disponibilité. 

Certainement  une  maladie  organique  eût  mieux 
valu.  Peut-être  qu'elle  m'aurait  abîmée  davantage, 
mais  en  laissant  la  vie  intacte  autour  de  moi. 

A  quoi  bon  en  parler  ?  Je  ne  m'en  intéresserai  pas 
plus  à  moi-même,  mais  passionnément  je  veux  sauver 
la  femme.  Je  veux  souhaiter  plus  que  je  ne  désire,  il 
n'y  a  de  bon  que  la  fièvre. 

]^^  septembre. 

Pour  moi-même  je  suis  une  absente,  je  me  souviens 
de  moi  avec  effort.  Je  m'aperçois  maintenant  que  ce 


ANNÉE   1902  179 

qui  nous  tient  à  la  vie,  nous  fait  habiter  notre  corps, 
nous  équilibre  dans  l'espace  et  dans  le  temps,  nous 
fait  respirer  notre  conscience  dans  les  choses  pré- 
sentes, ce  sont  les  sensations  de  luxe.  C'est-à-dire  que 
les  sens  pour  la  conversation,  comme  les  définit 
Malebranche,  sont  insuffisants.  C'est  la  vision  de 
luxe,  la  vue  large  et  profonde  qui  nous  installe  dans 
la  vie,  dans  nous-mêmes.  Je  me  reconnais  à  la  dureté 
d'une  silhouette,  à  la  pureté  d'une  ligne  de  côte.  Et 
chaque  progrès  des  yeux  me  rappelle  les  sons,  ils 
me  semblent  rapprochés  avec  les  mouvements,  les 
habitudes  mieux  saisies  de  ce  qui  bruit.  Ou,  pas  même 
cela,  mais  plus  de  réalité  au  monde,  le  fait  tendu, 
vibrant,  ouvert  à  la  circulation  des  ondes  sonores. 

6  septembre. 

Hier,  près  de  la  mer  qui  dormait,  avec  un  long 
rêve  de  nuées  blanches  au  fond  de  l'âme,  je  lisais 
Rosebery  sur  Napoléon.  Ces  hommes  d'Etat,  quels 
gens  simples  !    au  sujet  de  l'autre  monde... 

10  septembre. 

Je  me  rendrais  pour  du  yachting  et  je  croirais 
encore  faire  une  belle  affaire  !  Il  faut  être  dénué  de 


180  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

toute  vie  intérieure  pour  ne  pas  garder  mortellement 
la  nostalgie  d'une  journée  de  passerelle  dans  les  allon- 
geoirs  de  toile  blanche,  éventée  jusqu'à  l'ivresse, 
dans  l'élan  sur  les  onze  nœuds  forcés  d'un  long  tan- 
gage, parmi  la  pureté  des  choses  blanches,  les  tentes, 
les  baleinières  suspendues,  les  cordages  secs  et  la  mer 
plus  à  vous  qu'une  route  ne  l'est  jamais.  Car  c'est 
une  impression  d'intimité,  de  clôture,  qu'on  ressent  en 
pleine  mer.  C'est  en  somme  en  lointains,  le  minimum 
d'horizon,  le  même  que  dans  la  plaine.  La  montagne 
seule  soulève  le  ciel  pour  nous.  Mais  on  vit  dans  la 
montagne,  tandis  que  la  mer  est  sans  humanité. 
On  peut  se  retourner  et  dire  à  coup  sûr  :  je  suis 
seule  ici,  seule  avec  le  voyage,  la  gaieté  des  vents. 
Parler  de  l'amitié  entre  amis  est  un  manque  de 
goût,  de  tact  même.  Il  faut  éviter  d'apprendre  qu'on 
s'est  livré  plus  que  vous  ne  le  demandiez.  Il  ne  faut 
jamais  préciser  ce  qu'on  donne  et  il  faut  avoir  la 
jalousie  de  son  avenir,  chose  totalement  ignorée  des 
hommes.  Ils  ont  l'étourderie  de  la  constance  et  c'est 
beaucoup  moins  beau  qu'on  ne  croit.  Je  ne  veux  pas 
être  aimée  de  provision.  Demain  >e  veux  séduire  en- 
core et  veux  qu'on  me  sédui  .  Se  souvenir,  c'est  avoir 
pitié.  L'amour  est  beau  quand  c'est  une  lutte,  les 
adversaires  d'égale  force. 


ANNÉE    1902  181 


26  septembre. 

Ce  que  Saint-Just  a  de  remarquable  et  d'anti- 
révolutionnaire  est  la  tenue.  C'est  une  belle  chose 
d'avoir  le  front  aussi  sévère  que  la  pensée,  le  regard 
aussi  dur  que  le  courage,  la  bouche  difficile  comme 
son  rêve,  et  secrète  coTnme  la  solitude  de  son  âme. 


30  septembre. 

Je  n'écris  que  dans  la  sincérité  de  l'ennui,  c'est- 
à-dire  la  plus  désintéressée,  la  moins  vaniteuse  qui 
soit,  ce  qui  ne  m'empêche  pas,  en  me  relisant,  d'avoir 
l'impression  oiseuse   d'une  série  de   digressions. 

Ma  vie,  je  n'arrive  pas  à  l'écrire,  elle  ne  m'inté- 
resse pas.  Des  jours,  comme  ce  matin,  je  me  réveille 
dans  une  douceur  étonnante,  ayant  presque  une  au- 
torité comme  acquise  par  une  vie  d'ascétisme  et  de 
grande  oraison,  une  douceur  de  départ  ou  de  mort. 
Ce  sont  les  jours  de  plus  grand  froid  et  de  plus  scan- 
daleuse indifférence. 

Ma  vie  ?  En  lisant  Spinoza,  c'est-à-dire  le  plus 
grand  intérêt  qu'aient  pu  me  préparer  les  livres  des  hom- 
mes, une  raillerie  si  interminable  au  fond  de  la  cons- 
cience :  Ah  oui,  Marie,  en  vérité,  la  prophétie  a-t-elle 


182  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

été  accordée  aux  autres  nations,  ou  simplement  aux 
Hébreux  ?  Alors,  en  personne  décidée,  je  fais  face, 
je  pèse  le  pour  et  le  contre  et  l'évidence  de  cette  con- 
clusion s'impose  :  Oh  !  ma  chère  enfant,  pour  ce  que 
vaut  ta  vie  présente,  tu  peux  bien  la  gâcher  et  la  dé- 
penser en  sublimités  insensées,  en  beautés  fatigantes, 
en  supériorités  inutiles.  Je  te  défie  d'y  perdre  quel- 
que chose  ! 

5  octobre. 

«  Quand  l'injustice,  en  développant  nos  facultés, 
ne  les  a  pas  trop  aigries,  on  se  trouve  plus  à  son  aise 
avec  les  fortes  pensées,  avec  les  sentiments  élevés, 
avec  les  embarras  de  la  vie.  Une  espérance  inquiète 
et  vague  exaltait  mon  esprit  :  je  le  tourmentais  sans 
cesse.  » 

Ainsi  à  l'origine  des  grandes  carrières  d'ambi- 
tion, il  y  a  toujours  quelque  chose,  enfance  ou  jeu- 
nesse, à  venger.  «  L'idée  de  grandeur  et  de  prospé- 
rité, sans  jalousie  et  sans  rivalité,  est  une  idée  trop 
abstraite  et  dont  la  pensée  ordinaire  de  l'homme  n'a 
pas  la  mesure.  » 

Et  de  M.  de  Lafayette  :  «  Dans  son  désir,  dans  ses 
moyens  de  se  distinguer,  il  y  avait  quelque  chose 
d'appris.  » 

J'aime  tout  de  Talleyrand.  Il  faudra  que  j'écrive 


ANNÉE  1902  183 

de  lui.  Parlant  de  sa  mère  dont  tout  le  charme  d'es- 
prit avait  été  pour  ses  amis  :  «  Elle  ne  voulait  que 
plaire  et  perdre  ce  qu'elle  disait.  »  Rien  de  mieux. 
Mais  nous,  nous  n'avons  plus  assez  avec  qui  perdre. 


.    A.  R.  de  M...  8  octobre. 

Pourquoi  ne  ferais-tu  pas  de  la  musique  en  diable  ? 
Tu  es  assez  intelligente  pour  la  comprendre  intel- 
lectuellement. C'est  ce  qui  manque  à  la  plupart  des 
femmes,  incapables  d'aimer  la  musique  comme  une 
lecture,  d'avoir  des  curiosités  musicales  et  par  con- 
séquent de  se  faire  intérieurement  musiciennes.  Tu 
pourrais,  j'espère,  voir  dans  une  fugue  de  Bach  autre 
chose  qu'un  monologue  de  salon,  ou  un  exercice  de 
tapisserie.. 

13  octobre. 

En  écrivant,  autant  jusqu'ici  j'avais  la  pudeur  du 
lieu  commun  jusqu'à  opter  avant  de  dire  bonjour  ou 
Dieu  vous  bénisse,  autant  maintenant  je  me  garde 
et  me  réserve  :  je  travaille  à  me  banaliser,  je  m'en- 
châsse dans  la  banalité. 

Et  nullement  par  dépit  ou  dédain,  par  raffinement. 
J'y  suis  arrivée  de  cette  manière  :  un  mot  de  M""^^  X. 


184  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

refus  d'invitation,  dix  lignes,  relations  nullement  in- 
times, avec  l'aspect  guilleret  de  l'esprit  qu'on  veut 
faire,  m'avait  déplu.  D'impeccables  formules  de  po- 
litesse m'auraient  bien  plus  renseignée  sur  la  qualité 
de  la  dame.  C'est  misérable  de  faire  son  métier  de 
bel  esprit  à  toute  réquisition,  il  faut  mépriser  les  pe- 
tits bénéfices.  Ah  !  le  grandiose  et  délicieux  bon  ton 
que  les  aristocrates  inventèrent...  que  d'esprit 
il  fallut  y  dépenser  ! 

L'authenticité  est   le   seul  pittoresque. 

Savoir  s'entourer  des  choses  présentes. 

16  octobre. 

J'ai  passé  trois  quarts  d'heure  à  la  mansarde, 
ayant  trouvé  dans  la  caisse  d'incendie  des  papiers 
que  je  ne  pouvais  plus  quitter.  La  correspondance 
du  «  Consul  de  France  aux  Iles  Canaries,  Ste-Croix 
de  Ténériffe,  Baron  Chassériau  »  qui  a  veillé  la  der- 
nière nuit  de  mon  père.  C'est  sur  grand  papier  de 
chancellerie,  doré  sur  tranches. 

Mon  père  ne  se  voyait  pas  mourir,  dit-il.  Allons- 
donc  !  Après  «  une  longue  confession,  ayant  parlé 
d'objets  à  remettre  à  Marie  (1)  »  et  regardé  mon  por- 
trait de  toute  petite  fille  d'un  an.  Pourquoi  enlever 
l'héroïsme  aux  mourants,  sous  prétexte  de  nous  accor- 
der un  soulagement  ? 

(I)  Madame  Lenéru,  dont  c'est  aussi  le  nom. 


ANNÉE   1902  185 

«  Une  gastralgie  d'entrailles,  »  pas  de  fièvre,  mais 
épuisement  et  cela  d'une  promptitude  qui  déroute 
les  six  médecins  de  «  La  Loire  »  et  les  trois  médecins 
de  Ste-Croix.  Mais  mourir  ainsi...  si  jeune,  avec  un  tel 
avenir,  chez  ces  Espagnols  quand  tous  les  Français 
sont  partis  ?  Je  garderai  toujours  la  révolte  de  cette 
mort. 

Ses  camarades  Foûrnier,  Courejolles  sont  aujour- 
d'hui les  chefs.  La  mort  des  jeunes  gens  est  plus  affreuse 
que  celle  des  jeunes  femmes,  ils  perdent  tellement 
plus  ! 

Quel  est  ce  consul  qui  le  veille  et  qui  le  pleure 
sans  même  le  connaître  assez  pour  le  savoir  marié  ? 
M.  Chassériau  a  continué  d'écrire  à  maman — veuve 
à  21  ans  —  de  longues  lettres,  et  nous  avons  les  por- 
traits de  toute  sa  famille.  Un  sous-officier  aussi  ne 
l'a  pas  quitté  —  Adrien  Harrison — et  l'infirmier  fut 
parfait.  «  Il  a  été  admirablement  soigné,  vous  pouvez 
en  être  sûr,  M.  l'amiral,  ce  pauvre  jeune  homme 
était  sympathique  à  tous  ceux  qui   l'approchaient.  » 

Vraiment  les  Espagnols  ont  été  parfaits.  Le  gou- 
verneur Ximènès  de  Sandoval  écrit  une  lettre 
émue  à  grand-père,  et  lui  envoie  VEpoca,  premier 
journal  de  Madrid,  où  il  a  fait  insérer  une  note  sur 
les  regrets  laissés  par  l'officier  français. 

Et  puis  toute  la  lugubre  négociation  :  Les  prêtres  de 
Ténériffe  ne  laissaient  pas  inhumer,  «  tout  se  passait 


186  JOURNAL  DE  MARIE  LENERl) 

comme  sous  Philippe  V,  écrit  le  consul  et  la  trans- 
lation était  sans  précédent  depuis  1806.  »  Il  fallut 
d'abord  voir  Tévêque,  ensuite  l'autorité  civile  réunit 
une  junte,  et  ceux-ci  ne  pouvaient  rien.  Alors  un  dé- 
cret de  Madrid  qui  s'en  fut  à  la  signature  royale, 
et  cela  ne  suffisant  pas,  un  ordre  royal  enfin  —  manu 
propria  mando.  Le  cercueil  attendit  longtemps  dans 
le  caveau  d'un  grand  d'Espagne,  les  nobles  ayant 
seuls  des  sépultures  particulières  au  cimetière  de 
Ténériffe. 

Ténériffe  !  Voici  ce  que  je  trouve  dans  le  journal 
d'aspirant  de  mon  père  au  timbre  de  la  «  Guerrière.  » 

«Arrivé aujourd'hui  vers  midi  à  Ténériffe...  Ici  j  ai 
fermé  mon  cahier,  la  musique  répétait  le  chœur  de 
Roland  à  l'avant  de  la  batterie  Montjoye  et  Char- 
lemagne  ! 

Roncevaux,  vallon  sombre. 
Prête  ton  ombre 
A  leurs  tombeaux. 

«  Toutefois  je  n'ai  pas  quitté  la  terre  espagnole.  Ici, 
comme  au  val  célèbre,  le  pavillon  jaune  à  bandes 
rouges  se  déploie.  » 

18  Octobre. 

Comme  on  devrait  toujours  écrire  !  Qu'aurais-je 
de  mon  père  sans  son  journal  d'aspirant  ?  Eh  bien,! 


ANNÉE  1902  187 

il  est  charmant  son  journal.  Moi  qui  aurais  été  volée, 
et  peut-être  si  éloignée,  si  je  ne  l'avais  pas  trouvé 
suffisamment  intelligent,  je  suis  charmée,  attirée  et 
navrée. 

On  reste  toujours  un  peu  étrangère  à  soi-même 
quand  on  n'a  pas  connu  son  père. 

Comme  il  était  sympathique  et  d'originalité 
éveillée  sous  cette  pureté  de  langage  de  petit  Parisien 
qui  me  déroute  un  peu. 

D'abord  le  marin  prend  ses  notes.  «  Vers  dix  heures 
les  vents  ont  sauté  au  N.-O.  C'est  la  renverse  habi- 
tuelle. Nous  sommes  en  route  au  S.-O.  avec  le  grand 
hunier  et  le  petit  hunier  au  bas  ris,  filant  2  nœuds. 
Pourquoi  ne  pas  faire  de  toile  ?  Cela  peut  s'expliquer 
en  pensant  que  la  mer  étant  encore  très  grosse,  une 
grande  vitesse  donnée  au  bateau  fatiguerait  celui-ci. 
C'est  une  raison  à  défaut  d'autres.  Encore  une  ques- 
tion :  le  point  n'est  écrit  nulle  part  bien  qu'il  soit 
près  de  3  heures.  Pourquoi  ?  » 

Après  une  manœuvre  difficile. 

'<  Dépasser  un  bâton  de  grand  foc  à  la  mer,  et  avec 
cette  mer,  m'avait  semblé  jusqu'ici  une  opération 
très  difficile,  je  le  pense  encore,  mais  à  l'occasion  je 
la  tenterai.  J'ai  omis  de  parler  d'un  second  maître, 
Hervé,  comme  un  de  ceux  qui  furent  employés  à  déver- 
guer  les  focs.  Ce  sera  pour  lui  une  recommandation  si 
je  relis  ceci.  » 


188  JOURNAL   DE  MARIE  LENÉRU 

Le  snob  à  présent  qui  écrit  confortablement  dans  le 
bureau  du  «  détail  »,  et  qui  possède  un  cadenas  pour 
son  <'  bazar,  »  ce  dernier  luxe  offert  par  son  fourrier. 
«  On  n'a  pas  idée  du  désordre  et  de  la  saleté  qui  ré- 
gnent dans  le  poste...  A  chaque  instant  l'on  entend 
des  bruits  de  bouteilles  cassées,  de  piles  d'assiettes 
s  écroulant.  C'est  dans  le  poste  un  amoncellement  de 
débris  sur  une  couche  de  fange,  le  coin  d'une  borne. 
Une  expression  très  caractéristique  a  été  imaginée 
pour  démontrer  l'ensemble  sans  nom  jusqu'ici  qui 
couvre  le  pont.  Je  ne  la  dirai  pas,  mais  elle  est  dans 
Balzac.  »  ? 

Aussi  l'on  comprend  son  goût  du  housekeeping 
anglais  après  un  séjour  au  British-Hotel  à  Simons- 
town.  «  Que  ce  doit  être  une  bonne  chose  que  la  vie 
élégante  en  Angleterre.  Et  quel  bien  l'on  doit  penser 
d  un  peuple  qui  est  si  bien  servi  !  » 

Je  suis  frappée  de  ce  que  les  descriptions  n'en  sont 
littérairement  pas,  mais  des  mots  pour  se  souvenir, 
ce  qui  à  18  ans  est  déjà  le  goût  sincère  de  la  sensa- 
tion, au  lieu  de  la  superstition  poétique.  Pendant  les 
fêtes  de  la  Ligne  :  «  La  nuit  était  magnifique.  Ac- 
coudé sur  la  passerelle  j'avais  devant  moi  deux  spec- 
tacles :  La  foule  à  côté  du  désert,  le  tumulte  à  côté 
du  silence.  J'étais  fatigué  du  bruit,' j'essayais  de  m'y 
soustraire  en  contemplant  la  scène  silencieuse.  » 
Et  puis  une  tempête  :  «  A  l'abri  sous  le  fronton  de 


ANNÉE  1902  189 

dunette,  n'ayant  devant  les  yeux  qu'une  masse  noire 
et  sans  vie,  je  voyais  tout  à  coup  les  ténèbres  s'animer, 
une  vive  lueur  rose  ouverte  éclairait  l'horizon  et,  sur 
le  fond  gris  de  plomb  du  ciel,  se  détachaient  vigou- 
reusement les  mille  cordages  des  deux  mâts  de  l'avant. 
Dans  leurs  dédales  on  voyait  distinctement  les  ga- 
biers travailler  à  tout  disposer  pour  dégréer  les  ver- 
gues d'hune.  Puis,  entre  l'œil  et  les  mâts,  une  véri- 
table nappe  d'eau  tourmentée,  flagellée  par  le  vent, 
si  épaisse  que  la  lumière  seule  des  éclairs  pouvait 
la  rendre  diaphane.  » 

En  littérature  il  aime  ceux  qui  savent  «  élever  un 
détail  à  la  hauteur  d'un  fait  ».  A-t-il  lu  ça  quelque 
part  ? 

La  marine  en  1 866  était  plus  aristocratique  qu'au- 
jourd'hui. Il  y  avait  à  bord  de  la  «  Guerrière  »  un 
Chabannes,  un  Turenne,  un  Borghèse  et,  au  fort  de 
la  Montagne,  au  Japon,  un  Mortemart.  La  vérité  est 
que  les  analogies  entre  la  marine  et  l'armée  sont  nul- 
les. Les  officiers  de  marine  sont,  en  premier  lieu,  des 
explorateurs  très  mathématiciens  et  très  géographes, 
accompagnés  il  est  vrai  d'un  matériel  de  premier 
ordre  dont  ils  savent  se  servir.  Mais  s'ils  ont  du  goût 
pour  les  canons  à  tir  rapide  et  une  générale  prédi- 
lection pour  les  torpilles,  c'est  en  somme,  en  curieux, 
en  érudits,  en  collectionneurs  fiers  de  leur  galerie. 

Et  surtout,  ils  sont  des  diplomates  et  presque  des 


190  JOURNAL  DE^MARIE  LENERU 

plénipotentiaires,  de  moins  en  moins  malheureuse- 
ment, mais  en  campagne,  ils  sont  encore  une  ambas- 
sade, ils  reçoivent  les  souverains  et  en  sont  reçus. 
Ils  ont  ce  charme  de  la  vie  diplomatique,  ce  pittoresque 
des  cours  et  des  sphères  élevées,  les  fréquentations 
internationales. 

1er  novembre. 

J'ai  pris  «  Travail  »  en  gare  de  Rennes  ;  c'est 
Germinal  et  je  le  relis  volontiers.  En  somme  Zola, 
c'est  toujours  le  même  livre,  la  même  description, 
la  même  sensation.  On  ne  pense  pas  moins  que  cet 
homme-là  n'a  fait.  Ce  grand  actif  a  même  très  peu 
vécu.  En  outre,  il  ignore  l'érudition,  il  n'y  a  pas  eu 
chez  lui  d'échange  entre  pairs.  Et  il  raisonne  comme 
un  goujat.  Quand  on  a  lu  autre  chose  on  est  crispé 
d'une  si  grosse  voix  pour  des  couacs  de  logique. 
Il  vous  désintéresserait  des  questions  sociales  en 
en  faisant  une  dispute  de  table  d'hôte  ou  de  café  de 
village.  J'étais  plus  anarchiste  en  lisant  rEnnemi  des 
Lois. 

Et  toujours  ces  problèmes  de  mangeaille.  Encore 
les  faisans  et  les  truffes  du  dîner  de  Germinal. 

J'ai  besoin  d'oublier  que  ces  choses-là  s'envient. 
Puis,  mon  Dieu,  parlez  de  justice  (et  encore  je  crois 
plus  de  justesse  au  mot  pitié)  et  chambardez  au  maxi- 


ANNÉE    1902  191 

mum,  mais  ne  mêlez  pas  là-dedans  la  félicité, 
ne  vous  imaginez  pas  traiter  la  question  bonheur  ! 
C'est  un  sentiment  de  haute  convenance' qui  me  fait 
accueillir  le  socialisme,  l'abomination  de  rencontrer 
un  vagabond  qui  mange  un  morceau  de  pain  quand 
on  va  dîner  en  ville.  C'est  absolument  navrant, 
mais  cela  ne  choque  pas  mon  sens  moral  comme 
injuste. 

Rue  Faraday,  9  novembre. 

Exprès  je  ne  me  lance  dans  aucun  lent  travail. 
J'évite  de  m'ancrer  pour  une  heure,  mais  je  refais 
de  tout,  je  sens  la  vie  reprendre  autour  de  moi,  c'est 
un  frémissement  comme  autour  d'un  bateau  qu'on 
renfloue. 

Je  suis  sérieuse  et  je  m'applique.  Je  vais  les  dents, 
presque  les  poings  serrés.  Je  ne  me  fatigue  pas,  une 
détente,  au  contraire,  me  semblerait  morbide.  J'ai  si 
monstrueusement  à  faire  !  Je  ne  cesse  de  calculer 
avec  la  mort. 

Je  refuse  les  consolations.  Je  ne  veux  rien  avoir 
perdu.  C'est-à-dire  que  la  vengeance  doit  l'emporter 
disproportionnellement  sur  le  dommage  fait.  Cela  est- 
il  possible  ?  Peu  importe,  cela  ne  sera  que  dans  la 
mesure  tentée. 

La  qualité  de  mon  attention  est  médiocre,  il  y  a 


192         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

là  une  maîtrise  à  gagner.  Le  style  est  pour  l'attention, 
avec  la  bataille  rangée  peut-être,  un  entraînement 
admirable. 

Ecrire,  apprendre  à  choisir,  à  délibérer,  apprend 
la  décision  motivée,  apprend  un  infini  dans  les 
nuances  et  les  impondérables  du  tact,  apprend  à 
coordonner,  à  vouloir  et  faire  l'ordre,  apprend  la 
curiosité,  c'est-à-dire  le  désir  et  la  direction,  c'est-à- 
dire  la  volonté. 

Ecrire,  apprend  à  saisir. 

J'ai  un  besoin  de  style  nullement  littéraire,  j'ai 
besoin  d'écrire  pour  vivre  et  réussir  ma  vie,  alors 
même  que  je  n'imprimerais  rien.  En  somme  écrire 
étant  la  plus  profonde  manière  de  penser,  l'est  éga- 
lement de  vivre. 

Ecrire,  c'est  l'oraison.  Réaliser  par  le  style  les  cin- 
quante années   intérieures   de  sainte  Thérèse. 


15  novembre. 

J'ai  rangé  la  musique  ce  matin.  Beethoven,  Mozart, 
Schumann,  les  Echos  d'Allemagne  et  jusqu'à  mes  étu- 
des de  Stephen  Heller.  Si  je  guérissais  à  30  ans,  ai-je 
calculé,  j'aurais  encore  le  temps  de  tout  connaître 
et  de  tout  jouer.  D'ailleurs,  un  jour  peut-être,  quand 
je  serai  plus  vieille,  j'apprendrai  à  lire  la  musique. 


ANNÉE  1902  193 


Dimanche  23   novembre. 

Quel  radotage  que  «  Travail  »,  bien  un  livre  de  vieil- 
lard. Est-ce  que  cette  félicité  de  canaille,  ce  bonheur 
de  dimanche  et  jours  de  fêtes,  tente  le  peuple  plus 
qu'il  ne  me  tente  ?  Quand  Zola  exécute  son  rêve 
de  transmuter  la  somptueuse  solitude  d'un  parc  privé 
en  préau  d'asile  pour  la  marmaille  et  les  ménagères 
accouchées,  on  a  le  plus  désintéressé  cri  de  désespoir  ! 
Et  toujours,  toujours  ce  bonheur  public,  cet  amour 
public,  il  donnerait  la  nausée  du  peuple,  si  l'on 
n'était  pas  tout  de  même  de  nationalité  chrétienne. 
Les  parcs  sont  faits  pour  les  châtelaines  et  les  bra- 
conniers et  les  belles  forêts  sont  moins  souillées  par 
le  passage  des  charbonniers  que  par  les  déjeuners  de 
famille. 

Mardi  25. 

Amorcer  de  suite  toutes  mes  habitudes,  il  vaut 
mieux  commencer  mal,  in  a  hurry,  que  remettre, 
fût-ce  d'un  jour.  Car  le  mal  n'est  pas  le  temps,  mais 
le  mouvement  perdu. 

S'entraîner  si  merveilleusement  à  l'action  immé- 
diate, qu'on  arrive  à  la  réflexe  d'une  perpétuelle  et 

parfaite  disponibilité. 

5 


194         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

S'innover  des  habitudes  aussi  facilement  que  les 
velléités  vous  en  parviennent. 

0  velléités,  grâces  perdues  ! 

Puis  schnell,  schneller,  der   Tod  reitei  so   schnell  ! 

Tout  doit  se  faire  de  plus  en  plus  vite,  du  geste 
matériel  au  mouvement  cérébral.  Car  tout  est  plus 
net    qui    s'accomplit    rapidement    et   d'ensemble. 

Règle  :  pratiquer  les  délais  fixes. 


30  novembre. 

Encore  les  femmes  à  la  vente  du  Grand  Palais. 
Même  à  50  et  60  ans,  elles  n'ont  pas  l'air  sérieux. 


4  décembre. 

Nous  nous  rappelions  avec  maman  cette  audition 
d'un  vendredi-saint,  «  Rédemption  »  par  Gounod, 
chantée  par  Faure  et  Maury,  à  la  salle  Albert-le- 
Grand.  Je  me  rappelais  mieux  qu'elle.  De  splendi- 
des  voix  de  femmes,  émues  et  claires,  chantant 
1  '«  Au  pied  de  la  Croix  Sainte  »  et  le  «  Jésus  est  res- 
suscité», menées  par  Goiinod  dans  un  adorable  mou- 
vement, le  souffle  d'une  course  matinale. 


ANNÉE   1902  195 


6  décembre. 

En  rentrant  à  Paris  il  faut  se  précipiter  rue  des 
Tuileries  et  sur  les  quais,  respirer  de  l'air  historique. 
Les  capitales  nous  donnent  le  besoin  des  architec- 
tures glorieuses.  La  place  de  la  Concorde  et  le  pont 
Alexandre  m'enchantent  comme  une  forêt,  une  ligne 
de  côte.  Ah  !  les  villes,  les  villes  qui  sont  des  per- 
sonnes centenaires,  les  villes  plus  vieilles  et  plus 
nobles  que  la  campagne,  les  villes  aux  beaux  noms 
qui  siègent  par  toute  la  terre... 

A  Paris,  quand  je  n'ai  pas  vu  la  Seine  et  les  ponts, 
ou  cet  adorable  Carrousel  où  les  rois  de  France 
ont  mis  chez  eux,  dans  leur  cour,  le  ciel,  les  nua- 
ges et  la  couleur  du  temps,  il  y  a  des  jours  où  du  pa- 
villon de  Marsan  on  voit  dans  de  l'air  bleu  le  pavil- 
lon de  Flore,  il  me  semble,  comme  au  Trez-Hir 
quand  je  ne  suis  pas  allée  sur  la  plage,  que  je  ne  suis 
pas  sortie. 

Dimanche   13. 

Une  lettre  de  Marie  qui  soulève  la  question  du 
mariage.  Elle  s'impatiente  de  ce  qu'on  ne  veuille 
pas  la  laisser  en  paix.  Elle  me  dit  que  certainement 
le  mariage  est  une  vocation  normale,  mais  que  le 


196         JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

célibat  doit  en  être  une  autre,  et  que  jusqu'ici  le 
catholicisme  seulement  a  su  l'organiser.  «  Si  vous 
ne  vous  mariez  pas,  votre  mère  en  aura^^i-elle,  par 
principe,  le  même  chagrin   que  la  mienne  ?  » 

Moi,  Marie,  c  est  différent,  je  n'étais  pas  maria- 
ble.  Si  je  le  redevenais,  le  jour,  par  exemple,  où  je 
lirais  très  bien  sur  les  lèvres,  je  tiendrais,  je  crois, 
à  me  marier.  Même  en  éliminant  le  beau  mariage 
d'inclination,  il  y  aurait  encore  le  mariage  d'ambi- 
tion, et,  à  son  défaut,  celui  de  dévouement.  En  tous 
cas,  toutes  les  concessions  que  je  pourrais  obtenir 
de  moi,  je  crois  qu'il  serait  bien  de  les  faire.  Je  ne 
voudrais  pas  mourir  non  mariée. 

Le  célibat  ne  peut  pas  être  un  système,  ne  peut 
pas  être  une  préférence,  parce  quil  nest  rien  de  plus. 
Sauf,  évidemment,  dans  les  circonstances  de  for- 
tune ou  de  personnalité  exceptionnelles,  parce 
qu'alors  la  liberté  n'est  plus  un  vain  mot,  et  la  femme 
peut  jouir  de  son  propre  mouvement  des  choses 
agréables  de  ce  monde.  Mais  alors  on  est  impar- 
donnable, moralement  et  physiquement,  de  n'avoir 
pas  rencontré  un  mariage  tentant. 

Les  médecins,  je  crois,  divisent  les  maux  en  deux 
espèces  :  les  pléthores  et  les  misères.  Eh  V\en\  le 
célibat  est  une  misère.  Il  ne  faut  jamais  rester  en 
deçà.  Une  jeune  fille,  une  éternelle  jeune  fille,  ne 
risquera  pas  de  mourir  en  couches,  de  perdre  un 


ANNÉE   1902  197 

fils  de  20  ans,  de  mener  un  veuvage  de  30  ans, 
avantages  qui  ne  s'expriment  que  par  des  négations 
et  que  je  ne  vanterai  pas,  moi  qui  ai  toujours  dit, 
et  qui  ai  toujours  écrit  que  nous  étions  moins  pau- 
vres de  ce  que  nous  perdons,  que  de  ce  qui  nous  man- 
que, et  moins  frustrés  de  ce  que  nous  n'avons  plus, 
que  de  ce  que  nous  n'aurons  jamais.  Le  célibat  est 
supportable  parce  qu'en  définitive,  au  monde  .tout 
l'est,  mais  c'est  avec  la  mort  une  grande  mélancolie 
et  aussi  sombre  pour  Phomme  que  pour  la  femme. 

Il  est  inadmissible  de  parler  des  cloîtres  comme 
d'une  école  de  célibat.  Ils  sont  une  école  de  virgi- 
nité, mais  avec  des  noces  spirituelles,  et  la  plus  in- 
tense obsession  de  l'union.  Ce  n'est  pas  une  mé- 
taphore que  ce  mot  d'amour  qui  nous  choque  un 
peu  dans  la  bouche  des  mystiques.  Les  religieuses 
sont  aussi  complètement  des  épouses  qu'il  est  pos- 
sible à  une  âme  de  l'être. 

Mais  si  je  constate  une  impatience,  une  angoisse 
à  vieillir  de  mes  journées,  si,  alors  même  que  je  tra- 
vaille le  plus,  j'ai  la  sensation  de  l'en  vain,  si  le  tra- 
vail, l'effort  artistique  d'autrui  dont  je  m'enchan- 
tais d'abord,  se  couvre  de  ridicule  et  soulève  au 
fond  de  moi-même  le  rire  inextinguible  de  la  vanité, 
si  dans  ma  lutte  avec  la  mort,  incroyable  de  stra- 
tagèmes, je  sens  que  j'ai  le  dessous...  C'est  donc  que 
je  suis  dans  le  faux,  que  toutes  les  ressources  je  ne 


198         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

les  ai  pas,  que  ma  vie  se  passe,  et  bientôt  se  sera 
passée^ sans  elles. 

J'ai  toujours  eu  le  jugement  inexorablement  net, 
et  la  notion  du  but  singulièrement  précise  et  déta- 
chée de  tout  ce  qui  est  moyen. 

Je  n'admets  pas  le  cercle  vicieux  et  ne  donnerai 
pas  le  nom  de  fin  à  un  point  quelconque  de  la  ligne 
perdue.  Or,  je  n'ai  jamais  ressenti,  dans  mes  jours, 
que  la  fièvre  du  passage  et  le  goût  uniquement  de 
l'ascétisme.  Je  demande  la  sensation  de  l'arrivée. 
Je  n'aurai  pas,  à  travers  tant  d'obstacles,  accru  si  pro- 
digieusement ma  «  volonté  de  vivre  »  pour  aller  finir 
dans  une  région  perdue  de  la  vieillesse.  Je  n'aurai  pas, 
avec  des  matériaux  de  destinée  qu'il  m'est  loisible 
d'appeler  exceptionnels,  créé  en  moi,  à  force  d'in- 
tensité, une  âme  exceptionnelle,  pour  la  satisfaction 
cabotine  d'une  jouissance  d'esthète. 

Elles  donnent  l'impression  d'une  chose  rare  chez 
les  femmes,  même  de  60  à  70  ans,  du  sérieux.  Pour 
le  combiner  il  faut  une  dose  de  simplicité  qui  demande 
trop  d'intelligence  et  pour  l'imposer  à  l'enfantillage 
ambiant  une  imperturbabilité  qui  est  du  caractère. 

A  M"^®  D...  Cette  documentation  me  pèse  hor- 
riblement. //  faut  faire  de  la  besogne  inutile.  Il  faut 
avoir  lu  ce  qui  ne  servira  pas.  Cela  me  rend  sans  in- 
dulgence envers  les  noms  et  les  styles  d'inconnus. 
L'homme  ordinaire  est  une  chose  ridicule. 


ANNEE    1903 


j  janvier. 

A  «  Théroigne  »,  Dieu  me  pardonne,  je  me  suis 
amusée  !  Voir  aller  et  venir  ces  grands  gaillards 
d'acteurs,  la  canne  de  Sieyès  et  les  gants  de  Péthion... 
Voilà  des  choses  qui  pour  moi  ne  seront  plus  jamais 
ce  qu'elles  sont  pour  les  autres.  Il  ne  s'agit  pas  seu- 
lement du  «  frisson  historique  »  bien  que  j'y  sois 
sujette  au  point  que  Molière  —  et  dans  le  Médecin 
malgré  lui  !  —  eût  manqué  me  faire  sangloter  sur 
le  devant  de  la  loge.  C'est  le  frisson  de  la  vie,  et  pas 
en  artiste,  pas  en  esthète,  en  morte  !  J'apporte  au 
monde  des  émotions  de  ressuscitée. 

De  Quincey,  à  propos  de  ses  cauchemars,  parlait 
des  foules  qui  l'obsédaient,  de  la  «  tyrannie  de  la  face 
humaine  ».  Or,  elle  m'a  manqué  à  moi,  dans  la  propor- 
tion où  elle  le  poursuivait,  la  face,  la  figure  humaine. 
Je  les  ai  tous  aimés  hier,  hommes  et  femmes,  d'être 


200        JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

de  la  chair  qui  respire  et  qui  veut,  d'être  des  bêtes. 

Je  crois  que  j'aime  la  vie  humaine,  que  j'en  ai  la 
curiosité,  comme  si  j'étais  d'une  autre  race. 

A  l'acte  du  château,  j'ai  compris  un  autre  pres- 
tige de  la  Cour.  Toutes  ces  bêtes,  choisies,  variées, 
spécialisées,  étiquetées,  à  portée  des  souverains... 
On  éprouverait  à  les  manier  une  jouissance  de  tac- 
tifs,  comme  à  toucher    de    belles  pièces    d'échecs. 

Les  généraux  en  chef  ont  connu  cela  :  l'être  qu'on 
peut  manier  et  sacrifier.  Cela  crée  un  rapport  nou- 
veau d'oeil  à  œil,  quelque  chose  de  plus  rare,  de  plus 
poignant  peut-être  que  l'amour. 

Napoléon  restera  l'homme  qui  a  possédé  le  plus 
vrai  de  la  volupté  humaine.  Tous  ces  hommes  qu'il 
a  eus...  je  ne  parle  pas  des  peuples  qu'il  n'a  pu  sentir, 
mais  de  ceux  qu'il  a  vus,  dont  il  se  souvenait.  Toute 
discussion  à  cet  égard,  n'est  qu'une  revanche  d'hu- 
milié. Je  n'ai  jamais  approché  une  foule  sans  éprouver 
immédiatement,  non  pas  ce  que  doit  être  l'orgueil, 
mais  la  sensualité  du  pouvoir.  Ah  !  personne  comme 
moi  ne  saurait  plus  gravement  ressentir  l'émotion 
des  vanités  ! 

Il  faut  prendre  garde,  il  y  a  chez  nous  trop  d'ascé- 
tisme réflexe,  trop  de  mortifiés  sans  le  savoir.  Nous 
gardons  les  dégoûts  du  christianisme,  mais  nous  en 
avons  aboli  les  soifs.  «  Soyez  des  âmes  de  désir,  » 
disait,  au  moins,  sainte  Thérèse. 


ANNÉE    1903  201 

Toute  avidité  complète  nous  choque,  et  nous 
croyons  avoir  gagné  quelque  chose  quand  nous  nous 
sommes  fait  un  dégoût.  Sous  peine  d'impuissance 
le  non-appétit  doit  être  une  satiété. 


7  janvier. 

De  toute  ma  force  je  lutte  contre  cette  superstition  : 
l'âge.  Quel  rapport  entre  les  rotations,  les  révolu- 
tions de  la  Terre  et  notre  activité  ? 

Ma  maturité  fut  de  1 5  à  30  ans,  ma  jeunesse  aura 
lieu  ensuite,  et  l'on  verra  ce  que  dix,  quinze  ans  de 
moins  pourront  contre  moi. 

10  janvier. 

Natura  non  facit  saltus. 

Si  l'on  avait  l'imagination  du  passage,  la  mémoire 
des  transitions,  si  nous  pouvions  saisir  la  continuité 
du  mouvement,  on  verrait  à  quel  point  rien  d'étranger 
n'arrive,  et  comme  nous  sommes  déjà  où  nous  devons 
aller.  Sans  les  repères  extérieurs,  toute  élévation  paraî- 
trait si  normale,  qu'elle  ne  donnerait  même  pas  le 
sens  d'un  déplacement.  Et  nous  avons  le  respect  de 
l'impossible  1 


202         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


1 3  janvier. 

Une  pièce  est  mauvaise,  ridicule,  mal  faite,  mais 
cest  du  théâtre  !  Votre  mars  est  un  sot  !  Je  n'admets 
pas  cet  argument,  même  pour  une  féerie.  Une  pièce 
est  une  pièce  même  à  la  lecture,  et  du  bon  théâtre 
reste  du  bon  théâtre  même  quand  je  le  lis,  exemple  : 
Bataille  de.  Dames.  Mais  si  je  me  plains  de  X...  si  je 
ne  trouve  pas  une  scène  où  l'on  puisse  s'accrocher, 
si  cette  poussière  inutile  de  répliques  m'éreinte,  ne 
me  répondez  pas  :  «  C'est  un  homme  de  théâtre  ». 

Pourquoi ,  en  effet  ?  Un  dialogue  misérable,  je  le  lis  en 
cinq  minutes,  il  en  faut  vingt  pour  en  finir  à  la  scène. 

L'évidence  est  que  le  mauvais  à  la  lecture,  devient 
le  détestable  au  théâtre,  par  la  raison  très  simple 
qu'il  vaut  mieux  murmurer  une  bêtise  que  la  voci- 
férer. Des  pièces,  qu'on  ne  peut  pas  lire,  réussis- 
sent au  théâtre.  Mais  des  romans  illisibles  réussis- 
sent aussi.  Pourquoi  ne  vous  écriez-vous  pas  :  C'est 
mauvais,  mais  c'est  du  roman  1  Je  réclame  mon  droit 
de  conserver  du  goût  au  théâtre.  Tant  pis  pour  le 
public  de  la  scène-feuilleton,  de  la  scène  mauvais- 
roman.  Tant  pis  pour  ceux  qui  ne  savent  pas  lire 
avec  leurs  oreilles.  Thomas  Corneille  n'était  pas  plus 
«  homme  de  théâtre  »  que  Racine,  bien  que  son  Ti- 
mocrate  ait  été  le  plus  beau  succès  du  siècle. 


ANNÉE  1903  203 


21 


janvier. 


Faire  ce  que  je  fais  sans  joie,  sans  élan,  sans  pré- 
sence d'esprit  ou  en  pensant  :i  autre  chose. 

Si  j'étais  un  peu  plus  bête,  mon  sujet  m'empoi- 
gnerait. Je  ne  connaîtrai  jamais  ces  bonheurs-là. 
Quand  je  ne  suis  plus  à  ma  table,  pour  rien  au  monde 
on  ne  me  ferait  penser  à  mon  travail  en  cours.  C'est 
une  fuite  instinctive  et  presque  enfantine.  Je  cours 
après  le  succès,  comme  je  chercherais  mon  mouchoir. 
Au  fond,  je  ne  suis  pas  une  nature  abstraite. 

Ces  gens  qui  sont  très  touchés  quand  on  reconnaît 
ses  torts  et  ceux  qui  font  les  beaux  esprits  s'incli- 
nant  à  la  discussion,  ils  ne  sauront  ni  les  uns  ni  les 
autres  qu'on  n'a  jamais  tort,  car  il  y  a  toujours  une 
raison  pour  laquelle  on  fait  ce  qu'on  fait.  Se  dérober, 
par  les  concessions,  est  donc  une  manière  très  utile 
de  classer  un  malentendu,  mais  en  l'embrouillant 
cent  fois  plus,  non  seulement  en  sacrifiant  toutes  ses 
chances  d'éclaircissement,  mais  aussi  le  droit  d'au- 
trui  à  n'être  pas  dupé.  Dieu  me  préserve  de  l'inso- 
lence de  qui  me  cède. 

J'énonçais  :  J'aimerais  mieux  m'être  trompée  sur 
la  fidélité  de  mon  mari  que  sur  ses  facultés  et  sa  va- 
leur en  soi.  Fernande  était  merveilleusement  de  mon 
avis.  Maman  disait  :  Vous  êtes  dégoûtantes  1 


204  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


1 3  février. 

J'ai  encore  dû  défendre  l'ambition.  Comme  les 
hommes  ont  su  s'arranger  pour,  au  moins  dans  l'opi- 
nion, ne  pas  souffrir  de  leur  bassesse  !  Je  me  suis 
énervée  :  il  n'y  a  de  beau  que  l'activité.  Toute  passion, 
qui  fait  rendre  aux  hommes  plus  qu'ils  n'ont  l'ha- 
bitude de  donner,  est  une  passion  exaltante  et  noble 
par  conséquent. 

Il  est  monté  dans  le  métropolitain  un  homme  ad- 
nirable,  portant  la  livrée  de  l'homme  chic  sans  au- 
cune de  ses  attitudes  et  une  lourde  serviette  dans  ses 
gants  gris.  Je  me  suis  épuisée  en  suppositions.  Un 
ministre,  ou  à  peu  près,  n'irait  pas  en  omnibus.  Un 
acteur  ?  (Station  Palais  Royal).  Il  avait  des  mous- 
taches et  puis  la  mine.  Un  auteur  venant  de  faire 
répéter  sa  pièce  ?  Un  conférencier  ?  Seraient  en 
voiture  et  pas  seuls.  Je  penche  plutôt  pour  l'auteur, 
car  le  faciès  était  d'un  intellectuel  en  état  de  violence 
intérieure.  Ce  regard  absorbé,  violent  et  clair,  insolent 
comme  un  regard  d'enfant,  a  maté  toutes  les  femmes. 
J  incline  à  croire  qu'il  pensait  à  autre  chose,  mais 
il  avait  cet  air  au  bord  de  la  parole  et  de  la  parole 
attendue  comme  une  gifle,  insulte  de  suiveur  ou  de 
sermonnaire,  les  femmes  semblaient  y  goûter  un 
voluptueux    mépris    d'elles-mêmes.    Est-ce    étrange 


ANNÉE  1903  205 

les  passants  ?  Ce  qu'on  trouve  et   ce   qu'on  perd... 

Saurons-nous  jamais  tout  ce  que  nous  a  pris  la 
silhouette  d'une  ou  d'un  inconnu  qui  s'éloigne  pour 
toujours?  Les  paroles  et  les  regards  à  moissonner  de 
ces  âmes  dont  les  yeux,  un  quart  d'heure,  ont  aimé 
les  nôtres,  tandis  qu'on  s'en  retourne  chacun  mourir 
dans  sa  destinée  close,  infranchissable  à  ceux  que  le 
hasard  ne  nous  a  point  réservés,  que  la  vie  ne  nous 
nommera  point. 

Et  il  y  a  encore  les  autres,  ceux  dont  le  visage  même 
nous  était  défendu,  ceux  qui  tournent  le  coin  d'une 
rue  que  nous  prenons,  qui  ont  quitté  le  salon  où  nous 
entrons,  la  ville  où  nous  arrivons,  l'appartement  que 
nous  louons,  la  famille  où  nous  allions  ;  ceux  qu'une 
minute,  un  pas,  un  grain  de  sable  a  persévérément 
détournés  de  nos  voies...  le  travail  incessant  des  des- 
tinées qui  se  croisent,  le  fil  qui  ce  soir  a  le  plus  appro- 
ché ce  nœud,  les  trames  qui  se  chaînent,  s'étirent, 
s  avancent  et  bifurquent...  ceux  que  nous  ne  vîmes  que 
la  nuit,  ceux  que  nous  ne  vîmes  que  de  dos,  fata- 
lités insignifiantes,  raccourcis  d'atomes  du  Destin, 
toute  la  volonté  du  monde  qui  a  ordonné  cela  ! 

En  métropolitain,  en  chemin  de  fer,  je  vois  sou- 
vent les  gens,  sinon  dormir,  du  moins  fermer  les 
yeux,  présenter  leur  physionomie  de  sommeil.  J'ai 
vu  une  charmante  femme  ne  rien  changer  à  son  at- 
titude correcte,  toute  droite,  dormir  sur  tige  comme 


206  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

une  fleur,  les  yeux  fermés  comme  on  les  baisse, 
hautains  comme  dans  la  veille,  sans  un  fléchisse- 
ment des  traits.  Mais  le  plus  souvent  ils  sont  ignobles, 
c'est  une  lâcheté,  un  abandon.  Ces  êtres-là  doivent 
souffrir  avec  le  visage  du  mal  de  mer  et  l'emporter 
dans  la  mort.  Grâce  à  Dieu,  ceci  est  une  honte  de 
singes,  à  la  vraie  douleur  la  nature  a  fait  un  visage 
plus  digne  et  plus  simple  en  lui  donnant  la  rigidité. 
Quelle  étrange  épreuve  dans  le  mariage  que  cette 
assistance  au  sommeil,  c'est  le  plus  grand  abandon, 
la  plus  grande  possession.  J'imagine,  à  celui  qui  veille 
seul,  le  regard  et  le  qui-vive  d'un  traître. 


Dimanche  22. 

Toujours  mes  yeux  et  le  retour  des  choses.  C'est 
si  nouveau  d'absorber,  par  exemple,  plus  de  soleil  ; 
de  marcher  à  l'air,  à  la  lumière  libre,  de  voir  le  jour 
vrai,  le  jour  des  autres,  sans  les  infâmes  verres  bleus 
qui  ont  condamné  mes  yeux  de  jeune  fille. 

Retrouverai-je  bientôt  mon  regard  d'enfant,  ce 
regard  dévorant  pour  lequel  tout  le  monde  m'aimait? 
Il  y  en  avait  peut-être  de  plus  jolies,  mais  je  me  suis 
sentie,  physiquement,  la  préférée.  Ah  !  tout  ce  que 
j  ai  perdu  !  Je  me  sens  jocrisse  devaat  les  morceaux 
de  trop  de  choses  cassées,  avec  un  peu  de  triomphe 


ANNÉE  1903  207 

ironique  pourtant,   comme  s'il  fallait  bien  s'enor- 
gueillir d'une  maladresse  colossale. 

2  mars. 

J'ai  relu  le  règne  de  Tibère  dans  Tacite  et  repris 
Machiavel.  Si  après  cela  on  ne  peut  pas  me  confier 
un  empire  !  Une  chose  délicieuse  dans  Machiavel 
qui  ne  parle  qu'affaires  et  crimes  d'Etat,  c'est  le 
tutoiement  au  lecteur  :  Et  tu  ne  te  maintiendras  pas 
si  tu  fais  ceci,  et  tu  vas  à  la  ruine  si  tu  n'uses  pas  de 
la  personne  du  renard  et  de  la  personne  du  lion. 

Ed  era  duca  tanta  ferocia  et  tanta  virtu... 

Tacite  dit  aussi  :  Pollionisque  asinii  patris  ferociam 
retineret.  Je  l'aime  cette  ferocia  romaine.  Elle  se 
traduit  par  la  hauteur,  l'indomptabilité,  la  force. 

En  latin  la  férocité  est  une  vertu.  A  sa  racine,  la  chose 
et  le  mot  sont  admirables,  tant  il  est  vrai  que  les  hom- 
mes sont  faits  pour  être  mangés. 

5  mars. 

Cela  m'édifie  à  la  Bibliothèque  quand  je  lève  les 
yeux,  assez  souvent,  car  piocher  m'est  toujours  anti- 
naturel, cela  m'instruit  d'examiner  les  hommes  dans 
la  franchise,  dans  le  cynisme  du  travail. 


208        JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

Bien  qu'ils  soient  maîtres  de  leur  effort,  ils  s'em- 
barrassent et  se  congestionnent.  Le  travail  évidemment 
les  alourdit,  c'est  une  digestion  avec  les  symptômes 
de  l'autre.  Est-ce  que  sont  écrites  ainsi  toutes  les 
choses  souveraines  ? 

Et  les  hommes  du  métropolitain  à  9  heures  et  à  midi, 
ces  messieurs  bien  habillés,  oui,  même  celui  qui 
m'offre  sa  place...  On  prévoit  les  événements  qui 
«  chifferaient  »  leurs  âmes  comme  des  loques,  les 
mots  qui  feraient  pleurer  leur  amour-propre.  Que 
de  places  à  prendre  parmi  les  hommes  ! 

On  relira  indéfiniment  dans  les  romans  ces  récla- 
mations des  jeunes  contre  la  vie,  des  enfants  illégi- 
times entre  autres,  quand  ils  ont  envie  de  se  sui- 
cider :  qu'ils  n'ont  pas  demandé  à  naître,  et  pas 
seulement  de  leurs  parents,  mais  de  chaque  ancêtre 
qui,  dès  les  commencements  du  monde,  les  prépa- 
rait. Car  sans  les  générations  qui  devaient  venir, 
sans  la  «  volonté  de  vivre  »  de  leur  race  future,  aucun 
n'aurait  connu  le  mal  de  l'espèce,  et  personne  n'a 
le  droit  d'ignorer  la  plus  absolue  des  solidarités,  per- 
sonne ne  peut  se  séparer  pour  récriminer  et  condam- 
ner, et  tout  le  monde  est  coupable  ici,  jusqu'à  la 
sonnette  du  président  ! 


ANNÉE  1903  209 


14 


mars. 


Nous  ne  sommes  pas  dans  un  tel  état  de  minorité 
intellectuelle,  qu'en  présence  d'une  idée  nous  de- 
vions toujours  nous  enquérir  du  maître.  Une  pensée 
est  plus  intéressante  par  ses  rapports  avec  la  vérité, 
par  sa  valeur  absolue,  que  par  sa  valeur  relative  à 
un  individu.  Je  peux  mépriser  la  mort  à  cause  d'un 
mot  de  Sénèque  qui  ne  la  méprisa  point.  Que  Scho- 
penhauer  fût  un  viveur,  cela  est  essentiellement 
étranger  à  la  portée  philosophique  du  pessimisme. 

Mais  il  leur  faut  l'exemple  à  ces  grandes  personnes. 

Ce  sont  des  enfants  au  théâtre  qui  demandent 
si  «  c'est  arrivé  »,  et  qui  ne  s'intéresseraient  plus  à 
la  pièce  s'ils  savaient  que  l'acteur  ne  dit  pas  ce  qu'il 
pense. 

18  mars. 

A  retenir  les  gens  qui  vous  découragent.  Oh  !  le 
plus  passivement  qu'ils  peuvent  «  parce  qu'ils  ont 
peur  de  vous  donner  des  illusions  ».  Comme  j'ai  eu 
raison  de  relever  tous  les  ponts-levis  de  secours  des 
autres  à  moi  ! 

Je  suis  convaincue,  jusqu'aux  entrailles  de  mes  en- 
trailles, que  je  ne  ferai  jamais  rien  que  par  moi,  la 

plus  seule  moi. 

6 


210  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

Quand  on  doit  maintenir  en  soi  un  niveau  intérieur 
plutôt  élevé,  tous,  voire  ceux  qui  vous  aiment,  sont 
de  mauvaise  fréquentation.  C'est  une  règle  absolue 
de  dignité  morale.  Nous  n'avons  pas  plus  à  entretenir 
les  autres  de  nos  ambitions  que  de  nos  amours. 

C'est  l'expérience  de  sainte  Thérèse  qui,  certes,  ne 
rencontrait  pas  d'hostilités.  «  Pour  m'aider  à  tomber 
je  n'avais  que  trop  d'amis,  mais  pour  me  relever,  je 
me  trouvais  dans  une  effrayante  solitude.  » 

Elle  entendait  par  tomber,  tomber  dans  l'indif- 
férence aux  grandes  grâces.  Parlez-leur  d'eux-mêmes, 
parlez-leur  en  toujours,  voilà  de  quoi  remplir  les 
relations  sociales  de  toute  votre  vie. 

N*ai-je  donc  pas  assez  été  prédestinée  au  silence 
qu'il  me  faille  encore  prêcher  contre  lui  ?  Ah  ! 
Saint- Just  qui  nous  avait  siviteappris  tous  les  secrets 
de  la  puissance  intérieure  ? 


26. 

Parler  malheur  avec  ses  semblables  ou,  généra- 
lement, de  tout  ce  qu'on  partage  profondément  avec 
eux  :  religion,  mort,  amour,  rien  n'est  fait  pour  nous 
ravir  plus  brusquement  à  toute  Solidarité. 

«  Quel  courage  il  faut  avoir  !  » 

Je  réponds  :  «  Pas  du  tout.  Courage  ou  pas  courage 


ANNÉE    1903  211 

n'ont  rien  à  voir  avec  la  nécessité,  il  n'y  faut  que 
l'espace  et  le  temps.  » 

«  Si,  tout  de  même,  le  courage  de  vivre.  » 

«  Tout  ce  qu'on  souffre  est  de  la  mort  frag- 
mentée. On  n'a  aucune  raison  de  préférer  le  total 
quand  on  n'aime  pas  les  morceaux.  » 

Je  ne  sais  d'où  me  vient  cette  âme  liturgique,  j'ai 
tous  les  instincts  de  la  vie  monacale,  jusqu'à  la  han- 
tise des  commémorations.  Que  de  fois  l'on  m'en  a 
voulu  d'aimer  parler  des  morts  comme  des  vivants. 

Les  hommes  ne  sont  pas  si  religieux  qu'ils  croient, 
à  moins  qu'on  entende,  par  religion,  la  peur  de  Ju- 
piter qui  tonne  —  et  le  respect  de  Jupiter  qui  arrête. 

Des  moments  oii  il  faut  bien  étouffer.  La  voix 
humaine  me  manque,  ce  lien  plus  solide,  plus  cor- 
dial qu'un  regard.  Les  portraits  aussi  regardent, 
les  morts  regardent.  Je  suis  entourée  de  morts  dont 
je  me  souviens  avec  difficulté...  l'effort  de  toute  re- 
lation au  monde...  et  qu'il  en  soit  ainsi  toujours,  avec 
répétition,  avec  défense  d'en  sortir,  quand  je  passe- 
rais cent  ans  au  milieu  d'eux  ! 


29  mars. 

Je  ne  veux  plus  donner  mon  avis  sur  l'intelligence 
des  gens,  pour  ne  pas  profaner  ce  que  j'entends  par 


212  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

là.  J'entends  par  intelligence  et  plus  instincti- 
vement que  par  criticisme  voulu  :  un  individu  ca- 
pable de  tout  et  d'abord  de  n'être  jamais  bête.  Ca- 
pable de  tout,  cela  ne  veut  pas  dire  les  accomplis- 
sements variés  d'un  Italien  de  la  Renaissance,  pas 
plus  que  bonapartiser  dans  son  siècle,  mais  :  capable 
d'exister  sur  tous  les  points  et  d'en  témoigner  par 
une  impeccable  originalité  de  contrôle. 

La  beauté.  Nous  en  parlions  hier  avec  A...  à  pro- 
pos de  cette  jeune  fille  remarquée  par  moi  à  la  Natio- 
nale. Des  traits  de  médaille,  mais  dans  une  fraî- 
cheur, une  plénitude  de  chair  éblouissantes.  Assise 
et,  de  loin,  l'âme  des  yeux  inaperçue,  elle  était  im- 
périale. Bougeant  et  marchant,  comme  toujours  le 
cygne  retournait  à  l'oie,  il  n'y  avait  plus  qu'un  petit 
trottin  avec,  à  chaque  pas,  l'ébranlement  de  tête  de 
l'omnibus.  Et  toujours  quand  elles  ne  sont  que  belles, 
il  y  a  une  tare  qui  les  anéantit.  Oh  !  le  spirituel  est 
bien  vengé. 

On  rencontre  aussi  de  très  beaux  jeunes  gens,  et 
l'on  a  la  certitude  qu'en  toute  circonstance  on  le 
prendrait  de  haut  avec  eux,  parce  qu'ils  n'ont  pas 
l'étincelle,  ce  reflet  du  dedans  sur  la  beauté  qui, 
seul,  'en  fait  quelque  chose. 

Ces  femmes  si  belles  sont  celles  que  lâchent  leurs 
maris  pour  les  plus  dégoûtantes  maîtresses. 

Ceci  veut  dire  qu'il  y  a  des  beautés,  la  plupart  des 


ANNÉE   1903  213 

beautés,  sans  valeur  pour  passionner  et  qu'il  faut 
chercher  ailleurs  les  sortilèges. 

Jeudi  saint. 

Bossuet  à  la  sœur  C...  Instructions  pour  la  semaine 
sainte,  le  psaume  LXXXVIII  «  Libre  entre  les 
morts  ».  On  m'a  voulu  parmi  les  créatures  atteintes 
et  misérables,  mais  je  ne  suis  pas  des  leurs.  La  con- 
tagion ne  m'apprendra  ni  leur  attitude,  ni  leur  langue. 

Je  suis  étrangère  dans  le  malheur.  Je  suis  une  pas- 
sante fourvoyée.  Je  suis  ici  par  erreur,  et  s'il  me 
plaît  de  supposer  que  j'y  suis  pour  mon    plaisir  ! 

Quand  on  est  un  peu  intéressé  dans  la  question, 
on  ne  pardonne  pas  aux  autres  la  manière  dégoû- 
tante dont  ils  souffrent.  Oh  !  la  bouche  de  mal  au 
cœur,  la  bouche  de  boîte  aux  lettres,  et  cet  air  de  traî- 
ner des  pantoufles  éternelles  !  Je  vous  le  garantis, 
quoi  qu'il  y  ait  eu  dans  ma  vie,  quoi  qu'il  s'y  passe 
encore,  cette  vie  surplombera  la  vôtre  de  la  hauteur  des 
cieux.  J'étais  née  sans  orgueil  et,  pour  l'apprendre, 
j  ai  mis  le  temps  qu'il  y  fallait. 

Mardi  14. 

Depuis  le  temps  qu'ils  se  voient,  les  hommes  ne 
savent  pas  encore  se  regarder.  Ils  sont  toujours  per- 


214        JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

suadés  »  qu'il  ne  faut  pas  juger  les  gens  sur  l'appa- 
rence »  ce  qui  leur  évite  d'y  porter  la  moindre  atten- 
tion. Il  n'y  a  même  pas  à  interpréter,  à  chercher  de 
l'en-dessous,  tout  est  visible,  tout  est  à  vif.  Le  pré- 
jugé contre  l'apparence  est  une  erreur  de  gnosti- 
cisme.  Malebranche  lui-même  a  su  réagir.  «  J'ai  un 
corps  qui  me  paraît  faire  plus  de  la  moitié  de  mon 
être.  » 

Mais,  ceci  admis,  je  ne  crois  pas  mettre  le  «  dis- 
cernement des  esprits  »  à  la  portée  de  plus  de  monde. 
Plus  que  jamais  il  y  faudra  le  don  de  prophétie,  car 
Voir  est  une  chose  plus  exceptionnelle  et  plus  incommu- 
nicable que  juger  même  et  qu  analyser. 

Les  têtes  de  domestiques  que  certains  maîtres 
introduisent  dans  leurs  maisons  !  et  la  moyenne  des 
physionomies  dans  leur  intimité... 

Jamais  en  présence  de  son  regard,  je  n'aurai  l'idée 
de  m'informer  du  caractère  et  de  l'intelligence  même 
d'un  homme,  pas  plus  que  de  la  température  auprès 
d'un  thermomètre.  L'œil  est  l'organe  de  l'esprit  aussi 
spécialement  que  celui  de  la  vue,  et  je  vois  le  cerveau 
dans  l'œil,  la  puissance  cérébrale,  comme  j'y  mesure 
la  puissance  visuelle.  Mais  qui  donc  encore  sait  voir 
la  vue  ? 

A  chaque  instant  on  me  demande  «  voyez-vous 
cela  ?  ».  Comment  peuvent-ils  confondre  le  regard 
qui  voit,  et  le  regard  qui  ne  voit  pas  ?  Je  fais  des 


ANNÉE    1903  215 

différences  entre  les  myopies  de  gens  que  je  vois  pour 
la  première  fois.  On  détecte  si  bien  le  regard  qu'on 
fait  semblant  de  voir  ! 

1 7  avril. 

La  chose  que  je  comprends  le  moins,  c'est  encore 
mon  âge.  Il  n'y  a  pas  à  dire  !  Je  suis  jeune.  Ce  que 
je  me  trouve  riche  de  jeunesse,  ça  n'en  finit  plus  ! 

Et  pourtant,  la  plus  grande  inquiétude  est  là.  La 
tristesse  et  l'ennui,  soit  !  mais  qu'il  faille  en  vieillir... 
Voilà  donc  pourquoi  je  suis  venue  ?  Enfin  qu'est-ce 
que  c'est  le  courage  ?  à  quoi  sert-il  ?  qu'est-ce  que 
cette  pose  ?  Est-ce  qu'on  n'en  est  pas  moins  dupe, 
dupé,  attrapé  «  volé  comme  un  singe  à  qui  on  a  donné 
une  noix  vide  ?  ». 

Je  veux  bien  me  promener  magnifiquement  dans 
ma  banqueroute  puisque  la  seule  chose  qui  me  reste, 
est  de  le  faire  bien  ou  mal. 

Puisqu'on  me  donne  «  un  balcon  d'où  cracher  sur 
ce  peuple  »  je  veux  bien  y  aller  de  mon  altitude, 
mais  nier,  qu'à  chaque  heure  de  ma  vie  j'aurai  eu  le 
cœur  serré,  des  sanglots  dans  les  tempes  et  dans  la 
gorge,  serait  une  sottise. 

J'attends  si  peu  de  joie  de  mes  allées  et  venues 
que  tous  mes  mouvements  me  paraissent  bêtes.  Dans 
la  rue  cela  va  jusqu'à  stopper  la  locomotion.  A  la 


216  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

Bibliothèque,  au  milieu  de  tous  ces  hommes,  je  ne  suis 
pas  une  femme,  j'ai  la  fatigue  et  l'indifférence  d'une 
vieille  ou  d'une  laide.  Seulement  envie  de  m'accrocher 
à  la  pèlerine  d'un  vieux  prêtre  et  de  sangloter  dans 
son  rabat. 

On  me  dit  :  «  Heureusement  que  tu  as  su  te  faire  une 
vie  !  Personne  à  votre  place  ne  s'en  serait  tiré  comme 
vous  ».  Ils  appellent  cela  une  vie  !  Ils  appellent  cela 
s'en  tirer  ! 

Je  ne  regrette  pas,  par  leur  nom,  tel  ou  tel  bonheur 
et  les  jours  qui  font  peur  de  «  succomber  à  la  tendresse 
du  regret  ».  Je  n'ai  qu'une  nostalgie,  mais  féroce  : 
je  regrette  la  gaieté,  et  pour  elle  seule.  Non  pas  ce  qui 
la  cause,  mais  le  balayage  des  esprits  animaux. 

Je  regarde  les  jeunes  chiens  avec  jalousie.  Le  terri- 
ble, c'est  de  devenir  élégiaque. 


7  juin. 

Vingt-huit  ans.  N'en  parlons  plus.  Je  ne  pense 
qu'à  une  chose,  à  une  petite  fille  de  treize  ans  que 
j'ai  connue  jadis  et  dont  je  ne  saurai  jamais  ce  qu'elle 
est  devenue. 

Le  magnifique  est,  de  conserver  mon  intransi- 
geance à  l'égard  du  superflu,  quand  le  nécessaire  fait 
tellement  défaut.  Je  ne  suis  pas  encore  à  point  pour 


ANNÉE   1903  217 

me  laisser  glisser  dans  un  bonheur  médiocre,  mais 
pourrai-je  m'en  passer  toujours  ?  Jamais  rien,  un 
obstacle,  un  écran  entre  la  mort  et  soi...  En  me  re- 
gardant dans  une  glace  j'ai  des  surprises  de  trouver 
encore  en  moi  une  espérance  de  femme. 

Et  pourtant,  je  ne  suis  pas  prête.  Je  veux  encore 
attendre  le  bonheur.  Il  faut  me  préparer  à  la  vie  : 
dix  ans  de  bonheur  et  je  me  préparerai  à  la  mort. 

Je  suis  venue,  comme  la  Sybille,  à  une  heure  où 
j'avais  les  livres  entiers  de  l'avenir  dans  mes  bras. 
On  m'en  a  refusé  le  prix,  et  trois  furent  jetés  au  feu. 
De  ce  qui  restait  j'ai  demandé  la  même  chose  et, 
devant  le  refus,  trois  encore  ont  été  brûlés.  C'est  des 
trois  derniers  livres  que  la  Sybille  reçut  le  prix  qu'elle 
avait  attendu  de  tous. 


Grand  Hôtel  du  Trez-Hir,  6  août  1 903. 

«  Vous  y  viendrez  quand  vous  aurez  mon  âge.»  Ça 
c'est  l'hypothèse,  mais  l'expérience  est  qu'à  mon  âge 
vous  n'étiez  pas  moi. 

A  Marie  B...  Je  crois  qu'il  ne  faut  pas  tant  en  vou- 
loir à  la  vie  puisque  c'est  encore  d'elle  seule  que  nous 
empruntons  cette  idée  du  bonheur  qui  nous  rend 
si  difficiles.  Voilà  pour  la  question  de  droit  que  je 
trouve  généralement  négligée.  Au  fond,  je  suis  de 


218  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

ceux  qui  ne  demanderaient  pas  à  la  vie  autre  chose 
qu'elle-même. 

Seulement,  il  y  a  la  mort.  Suis-je  plus  sincère  ou 
moins  élevée  que  vous  ?  Mais  la  mort  est  ce  que  je 
reproche  à  la  vie.  Si  l'on  avait  le  temps  d'être  patient 
on  pourrait  attendre  avec  toutes  les  douleurs  et  les 
ennuis.  Ah  !  si  le  temps  s'arrêtait  dans  la  souffrance, 
si  1  on  n'en  vieillissait  pas  !  Vous  sentez  bien  que  tout 
serait  changé.  Alors  qu'y  a-t-il  «  d'absurde  >'  ?  D'être 
des  mortels  qui  n'aimons  pas  mourir.  C'est  la  seule 
«  contradiction  »  franchement  insupportable.  Donc, 
ne  pas  s'en  prendre  à  la  vie,  quand  on  n'en  veut  qu'à 
la  mort.  -Vous  croyez  que  je  me  moque  de  vous  et 
que  j  appelle  le  loup  pour  vous  consoler  de  Cro- 
quemitaine,  mais  vous  parlez  «  d'absurdité  »  et  tout 
me  paraît  si  logique  ! 

Quant  au  jeu  du  courage  et  de  l'énergie,  je  le  trouve 
un  peu  funambulesque.  Qui  donc  le  courage  a-t-il 
rendu  plus  heureux  ?  Où  cela  change-t-il  quelque 
chose  dans  la  réalité  des  faits  et  la  nécessité  des  sen- 
sations ?  C'est  élégant  comme  tous  les  mensonges 
de  bienséance,  mais  ceux  qui  s'enchantent  de  leur 
courage  et  croient,  pour  cela,  avoir  inventé  un  moyen 
de  se  tirer  d'affaire  me  dégoûtent  comme  le  joli 
cœur  qui  fume  une  cigarette  pendant  l'opération. 

De  l'énergie?  Si  vous  entendez  par  là  un  accommo- 
dement avec  ses  maux,  aidant  à  les  tolérer,  je  n'en 


ANNÉE    1903  219 

ai  pas  un  atome,  car  je  vous  assure  que  rien,  pas 
même  l'habitude,  ne  m*a  facilité  les  choses. 

Tout  est  horrible  et  de  plus  en  plus,  voilà  ! 

Je  n'ai  jamais  cessé  de  me  le  dire  et  je  n'éprouve 
aucune  pudeur  à  le  dire  aux  autres,  c'est  à  dire,  à  vous. 

10  août. 

M*"®  B...,  cinquante  ans,  était  exquise  sur  la 
plage,  toute  mince  dans  le  grand  fauteuil  de  fer, 
empoignant  les  bras  de  toute  l'ardeur  de  son  entrain, 
la  fine  tête  sur  le  cou  fervent  et  rengorgé,  elle  étin- 
celait  de  jeunesse  et  de  possession  de  vivre.  Dans  le 
costume  chic  d'alpaga  anglais,  du  même  argent 
bruni  que  les  boucles  flottantes  dégagées  de  sa  coif- 
fure plate  à  la  Pompadour,  si  élancée  dans  sa  pose 
assise,  le  vent  semblait  circuler  dans  ses  veines,  je 
l'admirais  et,  sagement,  en  adepte,  je  recueillais  la 
tradition  ;  je  me  demande  si  le  jeune  homme  couché, 
dans  le  sable,  au  pied  du  fauteuil,  sa  raquette  gantée 
de  fauve  dans  ses  mains  gantées  de  blanc,  jugeait  la 
supériorité  de  ce  charme.  A  l'heure  oîi  l'on  cherche 
ses  amours  dans  le  monde,  cela  m'eût  rendu  difficile. 

Quand  la  femme  survit  à  cet  âge  comme  il  arriva 
chez  l'Impératrice  d'Autriche,  elle  prend  un  déga- 
gement, une  pureté  de  silhouette  hors  des  considé- 
rations habituelles,  une  netteté  sombre  et  définitive 


220        foURNAL  DE  MARIE  LENERU 

comme  une  chose  accomplie,  le  destin  fini,  l'espace 
vide  autour  de  la  robe  et  grand  ouvert  sur  les  étendues 
de  la  mort. 

Déjà  chez  M"^®  L...,  dans  la  fébrilité  des  mou- 
vements, l'instabilité  de  son  repos,  elle  ne  tenait  pas 
assise,  j'avais  déjà  ressenti  ce  désœuvrement  du  dé- 
part, ce  déblaiement,  ce  grand  rangement  des  évé- 
nements et  cette  disponibilité  de  la  vieillesse.  On  la 
sentait  libre  et  seule,  impossible  à  suivre,  avec,  dans 
la  chambre,  du  désert  autour  d'elle, et  précieuse  comme 
les  choses  mesurées. 

J'ai  instinctivement  ce  regard  au  loin,  ces  vies  qui 
persistent  m'agrandissent  l'horizon.  Cinquante, 
soixante  ans,  m'apparaissent  la  plénitude,  comme  si 
j  avais  l'intuition  que  ma  vie  véritable  est  par  là. 

Les  déclins  orgueilleux  m'intéressent  plus  que  les 
âges  trop  aimés,  trop  rengaines,  les  âges  populaires. 

Dans  V Illustration,  l'admirable  geste  du  cardinal 
Rampolla  tendant  passionnément  son  vote  à  l'autel 
de  la  Sixtine,  résiliant  son  orgueil  de  Sicilien  tragique 
et  de  pape  impossible. 

20  août. 

Rusbroech  l'admirable,  la  mystique  et  la  théoso- 
phie,  spiritisme,  etc.,  pour  moi  une  conférence  de 
Lacordaire,  un  syllogisme  de  Pascal,  une  exposition 


ANNÉE  1903  221 

de  philosophie  allemande  et  même  anglaise  m'ou- 
vrent plus  d'horizons  intérieurs. 

Je  trouve  une  obtusité  irritante  à  ceux  qui  veulent 
faire  de  la  mystique  de  rien,  quand  toutes  choses  en 
contiennent  d'une  manière  si  authentique.  Les  igno- 
rants auront  beau  faire,  ils  ne  possèdent  rien  de  plus 
que  les  autres.  Ce  ne  sont  pas  les  ignorants  qui  l'ont 
découverte  et  démontrée.  Pour  bâtir  un  bon  ouvrage 
d'attaque  contre  la  science  et  la  philosophie,  il  n'y  a 
jamais  eu  que  les  savants  et  les  philosophes. 

29  août. 

«  Que  le  jeu  n'en  vaut  pas  la  chandelle  »  et  que  leur 
bonheur  leur  coûte  cher.  Tant  pis  pour  les  bour- 
geois qui  marchandent  et  ne  savent  pas  surapprécier 
leurs  plaisirs. 

Il  faut  être  grand  seigneur  et  payer  ses  désirs  au- 
dessus  du  prix  des  autres. 

Je  sens  que  le  bonheur,  chez  moi,  vaudrait  l'en- 
chère que  j'y  ai  mise. 

3  septembre. 

Chez  tout  le  monde  le  silence  est  une  apathie.  Il 
est  devenu  pour  moi,  comme  l'oisiveté,  une  ferveur. 
Je  ne  suis  jamais  plus  inabordable  que  lorsque  je 


222  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

ne  fais  rien,  et  l'on  me  dérange  moins  en  interrom- 
pant mes  lectures  et  mes  écritures.  Hier  j'avais  envie 
de  crier  :  mais  si  vous  continuez  à  me  distraire,  il 
est  bien  inutile  que  je  ne  fasse  rien  ! 

D'ailleurs,  nous  ne  devrions  jamais  nous  montrer 
au  repos.  C'est  trop  d'intimité.  Dès  qu'on  n'a  plus 
affaire  aux  autres,  se  reprendre.  Une  présence,  inu- 
tilement prolongée,  est  un  affaissement.  Même  en  fa- 
mille, même  en  amour,  savoir  disparaître  pour  garder 
la  belle  tension  vitale  des  rapports. 

5  septembre. 

Que  de  degrés  dans  la  tristesse  !  Il  y  a  des  jours 
où  l'on  voudrait  non  pas  pleurer,  il  n'y  a  pas  d'at- 
tendrissement, mais  crier  toute  la  journée,  de  quart 
d'heure  en  quart  d'heure,  comme  les  fous,  pour  se  dé- 
barrasser d'une  chose  intérieure  et  pesante. 

J'étais  un  si  bel  instrument  à  rire,  une  si  parfaite 
machine  à  gaieté,  que  n'en  plus  produire  me  détra- 
que, me  désorganise  plus  qu'une  autre.  Je  n'oublie- 
rai jamais  toute  la  gaieté  que  je  n'ai  pas  eue  ! 

1903.  Le  Trez-Hir,  sept. 

Impossible  de  refaire  l'écrivain  :  je  ne  m'accroche 
à  rien.  Ce  qui  peut  convenir  à  moi  et  aux  autres,  je 


ANNÉE  1903  223 

ne  le  trouve  plus.  D'ailleurs  pas  davantage  ce  qui 
conviendrait  à  moi  seule. 

Et  je  souhaite  plus  que  jamais  «  traire  les  gens  ». 
Il  est  incroyable  comme  les  millions  deviennent  né- 
cessaires à  ma  vie  intérieure. 

Je  n'ai  de  goût  au  fond  que  pour  la  vie  et  la 
mort.  Ecrire  des  vies  :  Saint-Just,  Talleyrand,  Vau- 
venargues,  sainte  Thérèse. 

Qu'elle  mène  «  une  vie  tranquille  de  loisir  et  pas 
de  distraction  ».  Ils  appellent  cela  «  des  journées 
paisibles  !  » 

Toujours  la  bonté  et  l'intelligence.  Il  disait  : 
«  ceux  qui  sont  bons  se  laissent  toujours  manger  ». 
Moi,  très  péremptoire  :  «  ce  n'est  pas  parce 
qu'ils  sont  bons,  mais  parce  qu'ils  sont  mangea- 
bles !  » 

La  lumière  change,  elle  s'épure  et  dans  la  maison 
elle  entre  déjà  comme  pendant  l'hiver.  Elle  fait  du 
jour  une  longue  matinée  aux  heures  favorables  à 
tout  l'être,  corps  et  âme,  ainsi  que  l'entendait  Malherbe 
«  il  n'y  a  de  bon  que  la  matinée  ».  La  mer  et  les 
nuages  sont  glacés  de  blanc,  d'un  blanc  de  pôle  ; 
c  est  une  fraîcheur  de  neige,  un  bleu  de  glacier. 
Il  n'y  a  de  bon  que  l'automne. 

De  la  tête  de  mort  qu'A.-D.  de  V...  disait  pouvoir 
regarder,  mais  ne  pas  toucher. 

Moi,  toucher,   manier,   embrasser,  tout  ce  qu'on 


224  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

voudrait,  je  suis  absolument  sans  dégoût.  Je  suis  re- 
venue sur  le  compte  des  araignées  et  des  chenilles. 
Je  ne  puis  avoir  horreur  de  rien  de  ce  qui  est  ou 
a  été  la  vie.  Le  frôlement  d'un  insecte  m'est  une  sen- 
sualité. J'ai  tellement  subi  la  mort  que  toute  sensa- 
tion pour  moi  restera  résurrection.  Tout  ce  qui  m'est 
nostalgie  m'est  cher  comme  un  souvenir.  Je  n'ai  de 
répulsion  instinctive  que  pour  les  odeurs,  mais  cela 
c'est  l'instinct  de  la  conservation. 

Nous  ne  connaissons  les  choses,  c'est-à-dire  leur 
être  comme  étranger  à  nous,  que  par  le  danger. 
Dans  la  grande  fatigue  d'une  trop  longue  route,  rap- 
pelez-vous ce  que  devient  la  campagne.  C'est  le  pas- 
sant qui  nous  précède  au  lom,  depuis  longtemps 
nous  le  suivons  pour  l'atteindre  car,  de  dos,  nous  le 
reconnaissons  —  et  quand  une  fois  rejoint  il  a  tourné 
la  tête,  l'inconnu  de  son  visage  est  si  grand,  si  sou- 
dain et  si  calme,  qu'un  regard  de  démon  nous  serait 
moins  hostile  et  le  port  d'un  masque  moins  inquié- 
tant. 

Les  gens  qui  se  sont  vraiment  perdus,  qui  ont  eu 
faim,  froid  et  peur  dans  un  paysage  comme  les  autres, 
à  côté  du  train-train  égoïste  et  quotidien  du  monde 
végétal  et  des  animaux  qu'ils  croyaient  familiers,  ceux- 
là  ont  vraiment  rencontré  les  choses,  les  êtres  dé- 
daigneux qui  ne  secourent  pas. 

Les  naufragés,  sous  la  lune  familière  et  les  étoiles 


ANNÉE  1903  225 

filleules  des  hommes,  doivent  éprouver  instincti- 
vement la  surprise,  l'expérience  de  cet  abandon  des 
êtres,  des  choses  qu'bn  a  cru  intimes  pour  les  avoir 
vues  tous  les  jours.  Quels  sobriquets  doivent  leur 
paraître  alors  les  noms  humains  des  étoiles  !  Comme 
ils  doivent  ressentir  l'erreur,  la  disproportion  de  leur 
familiarité,  la  lèse-majesté  de  leur  confiance...  Dans 
ces  moments  seuls  d'exception  et  de  maléfice,  et 
nullement  par  nos  habitudes  d'esthétique  et  de  ly- 
risme, nous  rencontrons  les  choses  d'être  à  être  et 
nous  les  sentons. 

L'homme  qui  vous  tue  et,  je  ne  sais,  peut-être 
l'homme  qui  vous  aime,  doit  prendre  ainsi  un  carac- 
tère subit  de  vérité,  d'étrani^eté. 

Ce  qu'il  y  a  d'ouvert  dans  le  Trez-Hir,  de  mon  lit, 
du  fond  de  ma  chambre,  les  Tas  de  Pois  debout  à 
l'ouest,  pierres  druidiques  en  pleine  eau,  ruines 
d'Atlantides,  c'est  bien  les  parois  des  continents, 
pour  moi,  la  grande  Porte  d'Occident,  le  seul  endroit 
du  monde  par  où  vraiment  Von  sorte,  par  où  «  Le 
Français  »,  la  semaine  dernière,  s'en  allait  au  pôle  sud. 

Le  Journal  des  Concourt  auquel  je  retourne  pério- 
diquement, qui  est  peut-être  ce  que  j'aurai  le  mieux 
aimé  avec  la  correspondance  de  Flaubert  ;  ce  livre 
ait  uniquement  de  ce  que  j'ai  perdu  dans  les  choses 
et  dans  les  hommes,  le  détail  et  la  conversation,  il 

est  cordial,  chaud  et  résonnant  de  parole  humaine. 

7 


226  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

Il  montre  la  fin  vraie,  la  fin  qui  ne  vole  pas  des  no- 
toriétés artistiques,  la  camaraderie  entre  pairs,  les 
échanges  entre  égaux,  la  compréhension  toujours 
à  portée  de  la  poignée  de  mains.  Quand  Edmond 
et  Jules  de  Concourt  auraient  payé  de  ces  maladies 
de  cœur  et  de  foie  auxquelles  ils  attribuaient  leur 
talent,  la  familiarité  de  Gautier  et  de  Gavarni,  la 
littérature  se  fût  montrée  belle  joueuse  à  leur  égard. 

Il  faudrait  prendre  dans  Saint-Simon  et  tout  l'ado- 
rable XVI I^  siècle  une  pièce  de  la  Vie  ancienne,  quelque 
chose  comme  une  belle  gravure  authentique,  l'ap- 
peler «  Versailles  »  et  la  traiter  dans  toute  la  grandeur, 
sans  romantisme  et  sans  verbiage,  de  l'histoire  et  du 
passé.  Finir  à  la  mort  du  duc  de  Bourgogne  là  où 
sombra  l'espoir  d'un  régne  qui  n'était  pas  de  ce  monde. 
L'intrigue  est  très  suffisante  avec  ce  plus  haut  des 
princes,  mal  aimé  de  sa  femme,  regretté  de  toutes 
les  autres  et  que  Dieu  ne  console  pas. 

L'admirable  regret  de  Saint-Simon  :  «  Jenel'aiplus 
vu  depuis.  Plaise  à  la  miséricorde  divine  que  je  le  voie 
toujours  où  sa  bonté  sans  doute  l'a  mis  !  » 


Paris  1 0  novembre. 

Quand  on  a  commencé  d'écrire,  on  se  tait  trop.  On 
se  déshabitue  des  relations  orales.  D'abord,  pouvant 


ANNÉE  1903  227 

être  lu,  on  tient  peu  à  la  médiocre  attention  des 
interlocuteurs,  et  l'habitude  prise  de  s'exprimer  par- 
faitement dégoûte  des  à  peu  près  et  donne  la  paresse 
d'ébaucher,  en  causant,  ce  qui  sera  mieux  réussi  plus 
tard. 

C'est  une  faute.  Il  faut  avoir  son  âme  avec  soi 
et  pas  sur  une  table  à  écrire,  derrière  la  grande  nappe 
verte  que  Louis  XIV  jetait  sur  son  travail  secret. 

Je  répète  qu'on  juge  de  l'intelligence  avec  les  yeux, 
que  l'intelligence  se  voit  bien  plus  qu'elle  ne  s'en- 
tend. On  ne  dit  pas  toujours  des  choses  transcen- 
dantes, mais  être  en  état  de  les  dire,  cela  se  voit  tou- 
jours. 

Le  baiser  est  un  secret  sans  paroles. 

A  M.  B...  La  grande  faiblesse  des  amoraux  et  leur 
réfutation  est  dans  leur  prosélytisme.  Dès  qu'on  se 
mêle  d'apostolat,  dans  un  sens  ou  dans  l'autre,  il 
faut  prendre  alors  un  point  de  vue  social  très  diffé- 
rent de  l'individuel.  Je  n'éprouve  nullement  le  besoin 
que  la  majorité  pense  comme  moi.  Toutefois,  comme 
j'estime  peu  le  type  révolutionnaire  et  ceux  qui  se 
font  un  mérite  de  leur  indépendance,  —  comme  si 
cela  n'allait  pas  de  soi  —  je  trouve  qu'il  faut  se  garder 
de  cette  grande  inutilité  qu'est  l'opposition  déclarée, 
et  de  la  grossièreté  d'aller  crier  sur  les  toits  ses  sen- 
timents intimes  en  voulant  à  toutes  forces  «  agir 
comme  on  pense  ».  Encore  un  fameux  préjugé  ! 


228         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

Il  n'y  a  de  dignité  sérieuse  et  d'indifférence  à 
l'opinion  d'autrui  que  dans  l'absolu  quant  à  soi.  Je 
croirais  donc  avoir  assez  fait  pour  la  morale  sociale 
et  avoir  fait  encore  plus  pour  ma  liberté  intérieure  en 
épargnant  tout  scandale.  Sérieusement  êtes-vous  bien 
écœurée  par  cette  manière  de  voir  ? 


8  décembre. 

«  Le  désir  de  la  solitude  vaut  mieux  que  la  soli- 
tude» et  sainte  Thérèse  s'y  connaissait.  M™®  de  Main- 
tenon  disait  aussi  :  «  Dans  le  rhonde  tous  les  retours 
sont  pour  le  couvent.  Au  couvent  tous  les  retours 
sont  pour  le  monde.  » 

Ne  nous  illusionnons  pas  sur  nos  besoins  et  sur 
nos  aspirations.  Nous  n'en  avons  qu'un  et  qu'une  : 
la  nécessité  du  changement. 

Quiconque  peut  voyager,  aimer,  voir  et  entendre,  ^ 
et    s'appesantit    chez   soi,    s'avilissant  le   regard  et 
l'échiné  à  faire  fonction  de  scribe,  est  un  manant  perdu 
par  les  cuistres,  à  moins  qu'il  ne  soit  un  gueux. 

Il  y  a  des  jours  où  l'encre  et  les  livres,  tous  ces 
faux  semblants  de  la  vie,  me  paraissent  une  idole 
plus  vîine  et  plus  odieuse,  plus  fausse  à  coup  sûr 
que  l'argent.  Dans  une  vie  réelle  les  livres  ne  peuvent 
être  que  des  initiateurs. 


ANNÉE  1903  229 

Qu'y  a-t-il  de  nous  en  nous  ?  Je  commence  à  me 
respecter  comme  un  reliquaire  de  tous  ceux  que  j*ai 
connus.  Une  manière,  en  riant,  de  transpercer  les 
gens  du  regard  qui  est  de  Tante  Alice.  Des  brusqueries 
d'intonation,  des  «  Ah  !  ma  chère  enfant  »  à  des 
personnes  de  mon  âge,  qui  sont  de  M""®  Lemonnier 
et  que  j'aime  comme  un  souvenir  d'elle.  C'est 
M™®  de  T...  qui  a  gardé  sa  manière  d'écouter,  avec 
une  ombre  de  mouvement  dans  les  joues  et  dans  le 
nez,  comme  si  elle  suçait  un  bonbon.  Dans  l'accueil 
une  inclinaison  rapide  et  large,  les  yeux  levés  et  sou- 
riants, qui  est  de  M™^  Biacabe  et  de  M.  T.  T... 

Quand  on  nous  présente  quelqu'un,  mouvement 
dégageant  le  cou  et  raidissant  les  épaules,  sans  qu'on 
puisse  savoir  si  c'est  recevoir  ou  rendre  un  hommage, 
à  la  fois  de  maman  et  de  M™*'  de  Lescure  surprises 
par  des  étrangers  —  ou  dans  l'ennui,  un  air  absorbé, 
fastueux,  agressif,  qui  est  presque  une  parodie  de  soi- 
même  et  vu  quelquefois  à  Renée  de  M...  sans  savoir 
si  elle  me  le  doit  ou  moi  à  elle. 

J'aime  cette  perméabilité,  ce  souvenir  dans  la  chair 
de  ce  qui  a  plu,  à  cause  d'elle  je  me  suis  plus  pré- 
cieuse que  si  je  m'étais  toute  inventée. 

«  Je  vous  ai  parlé  de  la  mort  tragique  de  mon  vieil 
ami  X...,  j'apprends  que  les  choses  ont  été  encore 
plus  graves  et  que  l'on  ne  doute  plus  d'un  assassi- 
nat.   Quand    donc    les    hommes    perdront-ils   cette 


230  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

illusion  de  vider  leurs  querelles  par  la  mort  ?  Elle  n'a- 
joute aux  choses  qu'un  point  de  suspension  et  ne  fait 
qu'éterniser  les  équivoques.  Je  n'ai  jamais  pu  envi- 
sager la  mort  comme  un  dénouement,  elle  les  inter- 
dit tous. 


ANNÉE  1904 


5  février. 


Ce  que  nous  sont  les  yeux...  depuis  quinze  ans  je 
commence  à  le  savoir.  A  mesure  que  la  visière  se  re- 
lève, tout  ce  qui  est  rendu  et  de  ce  qui  ne  se  voit  pas  ! 
Ce  sentiment  de  séparation  que  j'avais  en  regardant 
toute  chose,  d'un  arbre  à  maman.  Les  oreilles,  qui  sé- 
parent des  âmes,  m'ont  moins  enlevé  peut-être  que 
les  yeux  qui  séparent  des  corps  et  des  choses. 

Je  reprends  de  la  vie  des  images  qui  pourront 
durer,  et  cet  appui  des  souvenirs  avait  si  curieuse- 
ment disparu.  J'ai  entièrement  perdu  trois  ou  quatre 
années  de  ma  vie.  On  a  beau  se  récrier,  s'impatienter, 
chercher,  je  suis  comme  un  enfant  qui  ne  sait  pas  sa 
leçon.  En  revanche,  ce  qui  a  précédé,  cela  c'est  moi 
pour  l'éternité. 

«  Le  bonheur  est  une  invention  comme  le  sys- 
tème des  poids  et  des  mesures.  »  (J.  Laforgue). 


232  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


20  février. 

lVI™e  de  Staal,  M"^  Delaunay,  quel  charmant 
sauve-l'honneur  pour  la  catégorie  des  jeunes  filles 
d  un  certain  âge.  Elle  disait  dans  son  portrait  par  elle- 
même  :  «  Sa  folie  a  toujours  été  de  vouloir  être  rai- 
sonnable, et  comme  les  femmes  qui  se  sentent  gê- 
nées dans  leur  corps  s'imaginent  être  de  belle  taille, 
sa  raison  l'ayant  incommodée,  elle  a  cru  en  avoir 
beaucoup  ».  Et  devant  les  affres  de  l'établissement, 
sa  jolie  manière  de  fière  partie  contractante  :  «  Je, 
lui  fis  comprendre  que,  dans  ma  situation,  à  l'âge  où 
j'étais  parvenue,  on  ne  me  pardonnerait  de  changer 
d'état  que  pour  une  fortune  qui  paraîtrait  extrême- 
ment avantageuse,  et  qu'enfin  j'étais  comme  ces  an- 
tiques qui  augmentent  de  prix  par  leur  ancienneté. 

Seulement  il  fallait  rester  M^^^  Delaunay,  la  for- 
tune de  Staal  ne  valait  pas  une  femme  d'esprit. 

Je  n'ai  aucune  idée  préconçue  sur  l'amour  dont  je 
me  défie  intensément  comme  de  toute  collaboration. 
Un  mariage  élégant  entre  mortels  chic,  fiers  l'un  de 
l'autre,  assez  raffinés  pour  tout  sauver  de  leur  vie 
par  l'intelligence  de  la  mort.  Je  ne  lui  découvre  pas 
d'autre  forme  souhaitable. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a  dans  certains  livres  ?  Ce  n'est 
pas  le  style,  ni  le  reste  ;  du  talent,  il  y  en  a  aussi 


ANNÉE  1904  233 

ailleurs.  Mais  ceux-là,  dès  qu'on  y  entre,  on  y  respire 
une  atmosphère  spéciale.  On  les  prend  mollement 
comme  tout  livre  à  commencer  et  puis  l'on  se  re- 
dresse, on  se  ranime,  on  se  retrouve,  comme  s'il 
arrivait  quelqu'un,  une  visite  brillante,  un  jour  de 
pluie.  Je  crois  que  c'est  le  ton,  rareté  des  raretés, 
et  que  «  le  style  »  le  chasse  au  lieu  de  le  donner.  Le 
ton  pour  le  style  est  la  physionomie  pour  la  beauté, 
le  mouvement  des  lignes.  A  force  de  sacrifier  à  la 
phrase  et  au  mot,  ceux  qui  les  écrivent  oublient  leur 
allure,  leur  tournure  propre.  Pour  un  surcroît  mé- 
diocre de  métaphysique  ils  perdent  l'autorité  nerveuse 
de  la  phrase.  Je  ne  remarque  cette  valeur  de  ton  que 
chez  les  écrivains  qui  ont  un  physique. 

jll  faut  qu'ils  aient  dans  leur  chair  le  maniement 
du  charme  pour  le  retrouver  en  écriture.  Or,  le  charme, 
comme  la  distinction,  est  un  raffinement  du  tact,  et 
j'ai  bien  envie  de  dire  que,  pour  écrire  supérieure- 
ment, il  faut  une  aristocratie  de  geste  et  de  peau.  Des 
exemples  :  observez  la  nuance  de  Flaubert  aux  Con- 
court, de  Bburget,  d'Hervieu  à  d'Aurevilly,  Curel, 
de  Paul  Adam  à  Barrés,  de  Renan  à  Nietzsche,  de 
George  Sand  à  Mathilde  Serao,  de  Marcelle  Tinayre 
à  la  comtesse  de  Noailles,  de  M'"^  H.  de  Régnier  et 
celle  qui  doit  venir. 


234  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


4  mars. 


«  Vous  vivez  toujours  dans  deux  ans.  »  Quand  je 
cesse  mon  regard  à  cent  mètres,  quand  je  vois  où 
j'en  suis  et  ce  qu'il  y  a  derrière.  Pour  éviter  les  mou- 
vements sismiques,  je  pense  à  une  grande  duchesse 
de  Russie  qui,  elle  aussi,  dut  attendre,  attendre  im- 
périalement. «  Dix-huit  années  d'ennui  et  de  soli- 
tude lui  firent  lire  bien  des  livres.  » 

«  Que  m'importe  le  soir, 
Puisque  mon  âme  est  pleine 
De  la  vaste  rumeur  du  jour 

u  j  ai  vécu. 
Que  d'autres,  en  pleurant, 

Maudissent    la  fontaine 
D'avoir  entre  leurs  doigts 

Ecoulé   son  eau  vaine. 

Où  brille  au  fond  l'argent  de  quelque  anneau  perdu. 

Le  souvenir  unit,  en  ma  longue  mémoire, 

La  volupté  rieuse  au  souriant  amour. 

Et  le  Passé  debout  me  chante,  blanche,  ou  noire. 

Sur  sa  flûte  d'ébèrié  ou  sa  flûte  d'ivoire. 

Sa  tristesse  ou  sa  joie  au  pas  léger  ou  lourd. 


ANNÉE  1904  235 

Ce  ne  sera  pas  trop  du  Temps  sans  jours  ni  nombre. 
Ni  de  tout  le  silence  et  de  toute  la  nuit 
Qui  sur  l'homme  à  jamais  pèse  au  sépulcre  sombre. 
Ce  ne  sera  pas  trop,  vois-tu,  de  toute  l'ombre. 
Pour  lui  faire  oublier  ce  qui  vécut  en  lui. 

(Henri  de  Régnier,  inscriptions   lues  au    soir 
tombant.) 

8  avril. 

Guizot  disait  à  la  princesse  Lucien  qui  ne  lisait 
jamais  :  «  Il  faut  que  vous  ayez  toujours  une  per- 
sonne vivante  devant  vous.  >'  Je  la  trouvais  dans  le 
vrai  et  disais  que  les  livres  sont  des  faux.  N,-B.  :  Oh  ! 
il  y  a  des  personnes  qui  sont  de  bien  mauvais  livres. 

Encore  Guizot  à  la  princesse  :  «  Je  n'ai  pas  de  dé- 
sirs médiocres.  Je  n'accueille  que  les  hautes  espé- 
rances. Je  sais  me  passer  de  ce  qui  me  manque,  mais 
non  pas  me  contenter  au-dessous  de  mon  ambition. 
Et,  dans  notre  relation  de  vous  à  moi,  mon  ambition 
a  été  infiniment  plus  grande  que  dans  tous  les  au- 
tres intérêts  où  peut  se  répandre  ma  vie.  » 

Brest,  jeudi  28  juillet. 

Aucune  ville  ne  ressemble  à  Brest,  aucun  des  au- 
tres ports.  Nulle  part  on  n'a  fait  des  rues  si  étroites 


236  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

et  des  maisons  si  hautes.  De  claires  maisons  plates 
et  grises  qui  n'ont  même  pas  la  douceur  d'être  som- 
bres. Elles  surplombent,  dures  et  pâles,  comme  des 
parois  de  gorges  ;  un  courant  d'air  éternel  ajoute  au 
malaise  des  choses  étroites  et  sans  proportions. 

La  Penfeld  encaissée,  encombrée  du  matériel  de  sa 
marine,  les  constructions  du  port  en  échasses  sur 
le  roc,  tout  est  resserré,  tout  est  boyau,  chenal,  défilé. 
Et  sa  prise  de  large,  la  promenade  du  Cours,  est  une 
si  maigre  terrasse  devant  la  rade  magnifique  et  fermée 
du  goulet,  que  sur  ces  kilomètres  d'Océan  et  sur  ces 
côtes  qui  sont  de  la  campagne  on  respire  moins  qu  en 
traversant  la  place  de  la  Concorde. 

La  ville  devrait  s'appeler  Angustine. 

La  marine  pauvre  et  triste  l'a  faite  ainsi.  0  marine, 
ô  ma  mère!  Des  jeunes  gens  passent  dans  les  rues 
par  larges  fronts  de  casquettes  blanches,  ils  sont  lents 
et,  chez  eux,  ils  ont  le  recueillement  du  geste  et  l'ar- 
deur du  regard  dont  on  couve  et  décèle  un  bonheur, 
et  ce  bonheur  est  le  départ. 

A  dix-huit  ans  ils  savent  comment  on  part,  mais 
pour  très  loin,  pour  très  longtemps.  Mon  père  à  leur 
âge,  s'est  promené  comme  eux  dans  cette  même  rue 
de  Siam,  mon  grand-père  et  son  père  aussi. 


ANNÉE  1904  237 


Le  Trez-Hir,  20  septembre. 

L  esprit  de  ces  cahiers  me  fatigue,  cela  m'ennuie 
de  faire  de  la  tristesse,  j'en  suis  physiquement  sa- 
turée. Quand  je  me  réveille  la  nuit  et  le  matin,  je  ne 
vois  plus  un  bout  par  oîi  prendre  la  vie;  l'instinct, le 
premier  mouvement  est  pour  la  détresse.  Un  peu  plus 
entrée  dans  la  veille,  les  réactions  commencent,  cela 
change,  je  sais  ne  pas  être  plus  tragique  que  cela 
n'en  vaut  la  peine. 

Ce  qui  me  consterne,  ce  qui  m'atterre,  ce  n'est  pas 
l'avenir  qui  ne  pourrait  jamais  être  que  meilleur, 
fût-ce  la  pleine  vieillesse,  mais  ces  quinze  ans  que 
j'ai  derrière  moi...  Un  matin,  pendant  ma  fièvre  ty- 
phoïde, j'ai  été  surprise,  gênée,  parce  que  je  oe  pou- 
vais pas  me  rappeler  si,  toute  la  nuit,  j'avais  dormi 
ou  veillé. 


ANNÉE  1905 


Paris,  9  janvier. 


Je  n'aime  pas  les  révoltés  qui  sont  des  victimes,  et, 
par  conséquent,  ne  sont  pas  des  forts.  Tant  pis  pour 
les  «  outlaws  »  qui  ne  savent  pas  être  les  pillards  de  la 
société.  M.  de  Talleyrand  fut  un  corsaire  autrement 
effectif  que  Byron,  et  Catherine  d'Anhalt-Zerht, 
cette  autocrate  personne,  une  féministe  un  peu  plus 
émancipée  que  nos  modernes  revendicatrices. 


22  janvier. 

Je  n'écris  plus,  je  m'oublie,  et  j'ai  tort.  Mais  que 
devenir  quand  la  tristesse  vous  ennuie  ? 

Je  dois  me  rendre  cette  justice  qu'elle  m'a  dis- 
traite longtemps.  Nous  avons  bien  raison  de  n'ai- 
mer que  les  heureux.  Les  sinistrés  sont  dansjeur  tort. 


ANNÉE  1905  239 

Le  bonheur  !  le  bonheur  !  à  tel  prix  que  ce  soit. 
Pourquoi  ai-je  cette  invraisemblable  expression  de 
bonheur,  cette  animation  de  la  tournure  et  des  traits  ? 
J'ai  la  seule  atteinte  physique  qui  ne  laisse  point  de 
trace,  elle  est  invisible  comme  une  plaie  morale.  Elle 
vous  laisse  sournoisement  intact  et  ronge  la  vie  par 
le  dedans. 

Je  n'admets  que  le  bonheur  et  je  n'en  veux  plus, 
parce  qu'il  faut  toujours  avoir  été  heureux,  mieux  vaut 
jamais  que  trop  tard.- 

Il  faut,  à  vingt  ans,  être  en  possession  de  tous  les 
orgueils,  les  faire  aimer  par  des  perfections  analo- 
gues dans  un  sexe  différent,  et  puis  en  voilà  pour 
l'éternité  1  Le  reste  est  raccommodage,  désordre,  sub- 
terfuge et  à  peu  près.  J'ai  trop  aimé  la  vie,  la  vie  pour 
elle-même,  la  simple  existence  qui  est  remuer,  voir, 
entendre.  J'ai  gardé,  de  mon  enfance,  un  si  prodi- 
gieux souvenir  du  rire  et  de  la  gaieté,  profond  comme 
un  amour,  l'enchantement  de  tous  les  jours  et  de 
tous  les  réveils,  qu'à  moins  de  les  retrouver  comme 
je  les  avais,  je  me  croirai  toujours  malade  et  déchue. 

Tous  ces  gens  qui  voient,  comme  des  dieux, 
les  détails  et  les  lointains,  qui  possèdent  toute  la  vie 
des  choses  et  des  êtres,  la  présence  réelle  du  monde 
infini,  tous  ceux  qui  tressaillent  avec  les  bruits  et  les 
voix,  le  profond  ébranlement  des  voix  humaines  et 
des  voix  musicales  qui  suffiraient   à   elles   seules. 


240         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

Comment  ne  tremblent-ils  pas,  ne  s'écrient-ils  pas 
de  bonheur  d'un  sommeil  à  l'autre?  Ils  se  croiraient 
obligés  d'être  poètes  ou  bien  peut-être  ivrognes  pour 
tirer  à  ce  point  parti  d'eux-mêmes. 

Je  ne  demande  moi  que  les  choses  que  les  yeux 
me  rendent  chaque  jour,  j'abandonne  les  êtres  qu'il 
faut  entendre,  et  rien  que  ce  lendemain  attendu  me 
donne  la  fièvre  et  me  vengerait  de  la  mort. 


6  août. 

J'y  ai  mis  le  temps,  mais  je  prends  l'amour  de  la 
normalité,  de  la  vie  de  tout  le  monde,  selon  les  plus 
vulgaires  lois  naturelles  et  sociales...  Tout  ce  qui  au- 
rait pu  être  celle  qui  serait  moi,  si  une  petite  fille 
de  treize  ans  n'avait  pas  dîné  un  jour,  en  voyage, 
dans  une  maison  oii  une  autre  petite  fille  allait  avoir 
la  rougeole. 

Je  ferme  les  yeux  le  matin  quand  je  me  réveille 
dans  le  soleil  et  le  balancement  des  arbres  du  parc 
répété  dans  toutes  les  glaces,  je  ferme  les  yeux  et  je 
vois  ce  qui  serait.  Je  me  réveillerais  à  Tamaris, 
Alger  ou  Pera,  comme  dans  mon  enfance,  au  sifflet 
des  canonnières,  à  l'ébranlement  "des  salves. 

Je  serais  seule  parce  qu'il  serait  de  garde  ou  en 
campagne.  Les  enfants,  de  huit  à  dix  ans,  chanteraient  ; 


ANNÉE  1905  241 

«  Shew  fly,  don't  bother  me  »  sur  Tair  de  la  oupa-oupa, 
ou  l'un  de  ces  airs  créoles  dont  on  ne  savait  jamais  que 
les  premiers  mots.  Ma  bretonne  me  dirait  :  «  Ma- 
dame, la  rade  est  consignée  »  comme  on  parle  du  ton- 
nerre ou  du  jugement  dernier,  ou  bien  «  Monsieur  a 
fait  dire  par  le  vaguemestre  qu'il  enverrait  la  balei- 
nière pour  onze  heures.  »  Je  passerais  mes  journées 
sur  la  galerie  avec  les  journaux  ou  les  revues  du  carré, 
les  côtes  et  la  ville  seraient  lointaines,  la  mer  pro- 
fonde et  transparente,  les  bâtiments,  sur  rade,  «  évi- 
teraient »  avec  les  heures.  En  levant  les  yeux,  là  où 
j'avais  Pera,  j'aurais  maintenant  les  côtes  d'Asie,  je 
suivrais  les  mouvements  de  la  rade,  les  embarcations 
d'où  l'on  salue.  Deux  matelots,  sur  ma  tête,  lave- 
raient interminablement  une  baleinière.  De  temps 
en  temps  j'aurais  des  visiteurs  :  le  médecin,  le  second, 
l'abbé.  Les  toc-tocs  du  timonier  ne  me  gêneraient 
même  plus.  «  Commandant,  le  canot  major  va 
accoster.  >• 

Je  serais  simple  et  sans  désirs,  mais  quelle  que  fût 
la  situation  dans  la  hiérarchie  terrestre,  je  retrouve- 
rais à  bord  mon  rang  de  fille  de  France. 

29  novembre. 

Je  n'écris  plus  parce  que  ce  n'est  pas  travailler  et 
que  je  ne  sais  plus  m'en  aider  à  me  refaire  un  moral, 

8 


242         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

Un  moral  !  Est-ce  bien  moi  qui  n'en  ai  plus  ?  Je 
ne  souhaite  plus  rien,  je  travaille  sans  désirer  le  succès 
et  ce  succès,  si  je  le  rencontre,  je  ne  désire  pas  le 
poursuivre. 

Je  ne  désire  que  les  ensembles,  une  vie  qui  serait 
complète  de  toutes  parts,  et  pour  cela  une  accumu- 
lation de  résultats  encore  si  lointaine,  lointaine... 

Malgré  tout  ce  qu'on  pourrait  croire,  je  suis  trop 
humaine  pour  mon  état  et  je  crois  tout  perdre,  parce 
que  le  normal  ne  m'est  pas  arrivé. 

Les  normaux,  qui  sont  la  pluralité,  donnent  leurs 
définitions  et  nous  les  en  croyons  avec  superstition. 

Pourquoi  me  démoraliser  par  idée  préconçue  et 
succomber  par  préjugé  à  la  «  tendresse  du  regret  »  ? 
Au  fond  qu'y  a-t-il  dans  cette  vie  normale  en  toute 
lucidité  ? 

Il  y  a  certainement  le  mariage  heureux.  Mais  dans 
le  plus  beau  mariage,  et  surtout  s'il  s'agit  de  la  femme, 
préserve-t-on  cette  énergie  vitale  de  la  solitude  vers 
laquelle  se  portent  si  étrangement  nos  préférences  ? 

Enfant,  l'on  ne  tient  aucun  compte,  on  méprise 
même  tout  à  fait  les  saintetés  qui  ne  furent  pas  vier- 
ges. Plus  tard,  on  s'attache  moins  sans  doute  à  l'in- 
tégrité absolue,  mais  nous  en  avons  le  goût,  la  secrète 
préférence  des  vies  libres.  Toutes  proportions  gardées, 
considérez  ce  qui  se  passe  en  vous  quand  vous  dites  : 
Wagner  ou  Louis  de  Bavière,  George  Sand  ou  l'Im- 


ANNÉE  1905  243 

pératrice  d'Autriche,  Ernest  Renan  ou  Gustave  Flau- 
bert ?  Et  le  dirai-je,  la  présence  de  Luclle  n'explique- 
t-elle  pas  toute  la  distance  de  Camille  Desmoulins 
à  Saint-Just  ? 

Ce  qui  nous  porte  les  uns  vers  les  autres,  ce  que 
nous  ressentons  pour  les  vivants  ou  pour  les  morts, 
pour  ceux  qu'on  rencontre  ou  pour  ceux  qu'on  ad- 
mire, c'est,  à  tel  degré  qu'on  vous  dira,  toujours  de 
l'amour,  de  l'amour  qui  se  heurte  au  seuil  des  inti- 
mités. Donnez  un  amour  à  Marie  Bashkirtseff  et 
dites  si  vous  ne  la  détruisez  pas.  Faites  de  Charlotte 
Corday  la  maîtresse  de  Barbaroux  et  vous  ridiculisez 
son  acte. 

A  M'"'^  X...  Puisque  vous  nommez  Nietzsche,  j'ai 
bien  envie  de  vous  répondre  à  sa  manière  :  «  Oui, 
j'ai  écrit  dangereusement,  mais  de  tout  ce  qui  est 
beau  en  ce  monde,  qu'est-ce  qui  n'est  pas  redou- 
table ?  Le  Christianisme  n'a-t-il  pas  été  prêché  dan- 
gereusement ?»  Y  a-t-il  vraiment  dans  la  mort  telle 
que  l'impliquent  les  grands  enthousiasmes,  de  quoi 
déshonorer  le  fanatisme  ?  On  ne  fera  jamais  pis  que 
braver  sa  mort  et  celle  des  autres.  Est-ce  donc  si 
grave  ?  et  vaudrait-il  mieux  vivre  sans  martyre  et 
sans  foi  ? 

En  définitive  je  suis  allée  à  Saint-Just,  comme  Barrés 
à  Bonaparte,  «  sans  parti  pris  social  ni  moral  >»  pour 
lui  demander  «  de  l'élan  »  et  savez-vous,  Madame, 


244  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

que  Barrés,  à  qui  je  n'avais  rien  envoyé,  m'a  félicitée 
dans  les  24  heures  de  «  ces  pages  exaltantes  »  ? 

Moins  on  pensera  comme  Saint-Just,  plus  la  répro- 
bation sera  énergique,  plus  on  devra  se  redire  avec 
l'Imitation  :  «  Serviteur  paresseux  et  toujours  mur- 
murant, rougis  donc  qu'il  y  en  ait  de  plus  ardent  à  leur 
perte  que  tu  ne  l'es  à  te  sauver  et  pour  qui  leur  passion, 
leur  crime,  a  plus  d'attrait  que  n'en  a  pour  toi  la 
vérité.  » 


ANNÉE  1906 


16  fé 


vner. 


Qu'ils  sont  misérables  ceux  qui  ont  peur  de  la 
réalité  des  grands  hommes  I  D'avance  j'étais  cer- 
taine de  n'être  pas  déçue.  Mon  principe  est  qu'on  a 
toujours  l'air  de  ce  qu'on  est.  Un  seul  petit  choc, 
en  voyant  entrer  ce  grand  garçon  mince  à  qui  l'on 
donnerait  25  ans.  Il  n'est  pas  beau,  mais  comme  la 
comtesse  Potocka  le  disait  de  Napoléon,  on  ne  lui 
voudrait  pas  un  autre  visage  ;  c'est  celui  qui 
convient  à  ce  qu'il  a  fait.  Mince  et  fin,  le  visage  le 
plus  soigné,  le  plus  réussi  pour  l'insolence  et  le 
dégoût.  Au  demeurant,  premier  prince  de  l'intelli- 
gence, et  fait  pour  écraser  tout  ce  qui  n'est  pas  elle.. 
Dans  ce  long  bureau  fait  du  seul  luxe  des  choses 
immatérielles,  les  livres  et  les  souvenirs  de  musée, 
ce  luxe  inaccessible  à  presque  tous,  je  me  sentais  en 
un  centre  où  convergeaient  toutes  les  affaires  de  I9 


246         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

pensée,  comme  autrefois  à  Versailles  toutes  les  af- 
faires d'Europe. 

«  0  existence  !  tu  n'attaches  que  par  le  passé  et  tu 
n  intéresses  que  par  l'avenir.  Le  moment  présent, 
transitoire  et  presque  inaperçu,  ne  vaudra  que  par  les 
souvenirs  dont  il  sera  peut-être  un  jour  l'objet.  » 
(Anne  de  Coigny,  cité  par  Maurras  dans  VAvenir 
de  l'Intelligence). 

15  mai. 

Il  est  inouï  que  je  n'aie  pas  encore  trouvé  le  tra- 
vail que  je  puisse  aimer.  La  déviation  littéraire  était 
peut-être  moins  prévue  chez  moi  qu'on  pourrait  le 
croire.  Il  faudrait  y  venir  pourtant,  car  cela  seul 
«  marquerait  assez  pour  mesurer  le  temps  que  j'ai 
vécu  ».  Cet  hiver,  par  exemple,  a  compté  pour  moi 
comme  une  semaine. 

J'ai  tellement  regardé  passer  le  temps,  je  l'ai  tant 
mesuré  que  je  sais,  je  sens,  combien  pèse  ce  qui  en 
reste.  J'en  ai  la  représentation  parfaite,  enfin  je  peux 
le  concevoir  au  sens  où  les  philosophes  disent  que  ce 
n'est  pas  possible. 

Et  ce  temps,  si  merveilleusement  observé,  ne  m'a 
rien  appris  de  moi,  ne  m'apporte  pas  une  idée,  un 
renseignement.  Quand  je  veux  à  mon  tour  me  con- 
cevoir, je  dois  retourner  à  l'enfance,  c'est  à  l'aide  de 


ANNÉE  1906  247 

ces  seuls  souvenirs  que  je  me  recompose,  que  je  me 
sens  une  chose  et  pas  une  autre. 


Et  l'année  prochaine  à  Jérusalem  ! 


2  juin. 


1 1  juin. 


Le  «  dédain  suffisant  »  a  écrit  Barrés,  ce  n'est  pas 
une  sotte  attitude  de  raisins  trop  verts,  car  le  dédain 
est  toujours  un  plus  grand  désir.  En  quittant,  en 
laissant  ces  bavardages,  quelle  impression  de  salut  en 
rentrant  travailler  !  La  joie  de  quitter  la  flânerie 
pour  un  bon  pas  accéléré  qui  mène  quelque  part. 


28  juin. 

Une  bizarrerie  du  manque  de  bonheur  habituel, 
c  est  d'être  une  étrangère  dans  sa  propre  vie.  Je  ne 
reconnais  plus  l'intimité  d'autrefois,  la  confiance 
dans  la  maison  qu'on  aime,  la  familiarité  des  choses, 
ce  qu'un  air  chanté,  ou  peut-être  l'envie  de  chanter, 
peut  mettre  d'espace  et  d'horizon  dans  une  chambre. 
On  a  des  indifférences  d'étrangers.  Faut-il  donc  ai- 
mer un  homme  pour  aimer  toutes  choses  dans  sa 


248         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

vie  ?  N'y  a-t-il  vraiment  à  interposer'que  cela  entre 
la  mort  et  vous  ? 

3  juillet. 

Mon  âge  m'impressionne  tellement,  qu'à  la  lettre 
je  ne  cesse  de  penser  à  cette  menace  de  vieillesse,  qui 
me  hante  comme  la  mort.  J'ai  beau  me  redire  mon  : 
qui  est  comme  moi  ?  me  rappeler  ma  promesse  et 
mon  vœu  de  durer  plus  que  les  autres,  il  y  a  des  mo- 
ments où  je  ne  ferais  plus  un  geste  vers  le  succès, 
vers  une  réparation,  parce  que  je  n'ai  plus  25  ans. 

Presque  tout  le  monde  rit  et  se  moque  en  disant 
combien  on  vieillit,  cela  me  paraît  une  telle  grossiè- 
reté... c'est  une  pudeur  qui  leur  manque.  Et,  au  fond, 
comme  il  faut  niaisement  être  ou  se  croire  heureux, 
comme  il  faut  regarder  son  passé  avec  l'intrépidité 
des  aigles,  pour  se  rayer  des  vivants  avec  ce  rire 
de  crétins. 

Je  n'aime,  je  ne  me  sens  la  sœur  que  des  âmes  qui 
croient  tellement  à  la  mort  qu'elles  la  respectent 
déjà  en  elles-mêmes. 

En  retrouvant  X...  vieillie  et  le  disant  gaiement, 
j'ai  eu  l'impression  de  trahison  des  troupes  qu'un 
mouvement  inattendu  découvre  sur  un  champ  de 
bataille.  J'ai  dû  paraître  bien  frivole  en  répondant 
que  plus  j'allais,  plus  je  me  trouvais  jeune,  que  je 


ANNÉE  1906  249 

ne  trouvais  pas  vraiment,  qu'en  soixante  ans  on  eût 
le  temps  de  vieillir  et  que  le  démolissement  physique 
me  semblait  un  inexpliquable  gaspillage. 

C'est  peut-être  pour  n'avoir  pas  servi,  mais  je 
suis  sans  pardon  pour  ceux  qui  s'abîment  vite.  C'est 
une  espèce  de  lâcheté. 

Et  tout  cela  me  donne  quelque  chose  de  haletant, 
de  talonné  par  l'heure,  —  même  les  trajets,  la  voi- 
ture, le  tramway  lui-même,  ne  me  détendent  pas,  ne 
m'abattent  pas.  Seule,  maintenant,  je  parle,  un  mot 
qui  ne  veut  rien  dire,  mais  comme  s'il  fallait  protes- 
ter et  je  rougis  comme  à  une  terrible  maladresse. 
Pourtant  on  n'est  pas  hystérique  quand  on  dort  dix 
heures  d'un  trait. 

Ce  qui  m'affole  n'est  pas  l'avenir,  au  contraire,  là 
je  suis  à  peu  près  sûre  de  moi,  mais  quand  je  me  re- 
tourne ! 

Il  existe  à  présent  un  portrait  de  moi  et  il  me  fait  peur. 

Je  ne  me  «  révolte  »  pas,  ce  mot  est  aussi  absurde 
qu'inutile  envers  les  choses  nécessaires,  mais  je  vis 
dans  la  plus  parfaite  et  la  plus  quotidienne  non-ac- 
ceptation. 

Marly-Fribourg,  1 1  août. 

Ce  qu'on  aime  dans  les  montagnes  ce  n'est  pas  elles, 
mais  les  manières  différentes  dont  elles  nous  ouvrent 


250         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

l'espace,  c'est  l'échancrure,  c'est  l'intervalle  qui  nous 
émeut.  Elles  seules  nous  apprennent  des  horizons 
nouveaux.  C'est  le  vide  qui  nous  importe  dans  les 
montagnes,  comme  on  dit  que  le  soupir  est  l'essen- 
tiel de  la  musique. 

Paris. 

A  propos  d'occultisme,  je  leur  disais  que  je  ne  fe- 
rais aucune  difficulté  de  croire  à  tout,  qu'il  n'y  avait 
qu  une  chose  à  laquelle  je  ne  croirais  jamais,  c'est 
au  témoignage  humain. 

13  octobre. 

Etre  sourde  c'est  probablement  ne  pas  entendre, 
mais  en  tous  cas,  c'est  se  taire. 

Quelle  que  soit  la  spontanéité  qui  nous  sou- 
lève, ne  fût-ce  qu'une  exclamation,  résister  au  pré- 
jugé communicatif,  se  rappeler  que  votre  milieu, 
votre  moment,  n'est  pas  celui  des  autres  :  se  taire. 
Quelle  que  soit  la  conversation,  la  discussion  présente 
et  dont  on  vous  parle,  quelle  que  soit  la  répercussion 
d'impatience  ou  d'entraînement  éprouvée,  quelle  que 
soit  la  réplique  vengeresse,  mordre  ses  lèvres,  se 
rappeler  qu'ils  parlent,  qu'ils  crient  :  se  taire. 


ANNÉE    1906  251 

Rencontrer  une  personne  illustre,  un  être  sympa- 
thique, un  pauvre  original,  avoir  la  science  de  tous  les 
accueils,  sentir  en  autrui  le  désir  de  l'avance,  mais 
comme  je  ne  parle  pas,  comme  les  toqués,  pour  le  faire 
seule  :  passer,  se  taire.  Haute  école  de  self  control, 
de    non-spontanéité,   de   solitude  et  d'indifférence. 

Nous  avons  deux  morals,  celui  de  la  pleine  cons- 
cience et  du  grand  jour,  et  celui  de  la  nuit,  de  la  demi- 
conscience. 

Pour  moi  tout  va  mieux,  mes  yeux  font  de  tels  pro- 
grès que  dans  deux  ans,  trois  ans,  je  lirai  sur  les  lèvres. 

Saint- Just  m'a  été  un  premier  résultat.  J'ai  appris  à 
finir,  j'ai  fini  un  roman,  et  je  m'y  reconnais  dans 
toutes  les  phrases,  je  les  avoue  toutes,  c'est-à-dire 
que  maintenant  je  sais  faire  ce  que  je  veux.  Il  serait 
sans  doute  plus  artiste  de  gémir  sur  la  non-réali- 
sation de  «  son  rêve  ».  C'est  une  fanfaronnade  que  je 
n'aurai  jamais.  Je  sais  travailler,  prévoir,  mais  non 
rêver.  Pour  moi,  l'idée  ne  sera  jamais  plus  belle  que 
l'œuvre.  Je  ne  sais  ce  qu'est  une  idée  qui  n'est  pas 
une  phrase,  et  la  phrase  écrite  est  toujours  un  pro- 
grès, un  effort  sur  la  phrase  pensée.  Donc  je  suis  ce 
qu'on  appelle  en  possession  de  mon  talent.  J'ai  dans 
le  corps  de  quoi  travailler,  je  ne  dis  pas  pendant 
quatre  cents  ans  comme  Delacroix,  mais  pendant  six 
ou  sept  ans.  Mon  opinion  est  que  tout  se  donne  à 
qui  sait  prendre.  Quel  que  soit  le  point  d'où  l'on  parte, 


252  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

il  suffit  d'avancer  car  tout  communique,  et  le  passage 
d'un  point  à  un  autre,  comme  dans  le  mystère  du 
mouvement,  est  tellement  insensible  et  déjà  impliqué, 
qu  il  n'y  a  lieu  de  s'étonner  de  rien. 

Et  pourtant  je  me  réveille  dans  le  cauchemar 
comme  à  une  sonnerie  du  désespoir.  Faut-il  être 
saturée  pour  se  désespérer  par  machinisme  ! 

Quel  que  puisse  être  l'avenir,  maintenant  que  j'ai 
vécu  une  vie,  et  cela  est  irréparable. 

Existe-t-il  le  bonheur  qui  me  ferait  pardonner  cela? 

Vivre  comme  s'il  vous  attendait. 


20  décembre. 

Ce  n'est  pas  le  bonheur  qui  m'a  le  plus  manqué  : 
c  est  la  distraction.  Si  je  pouvais  vivre  avec  les  autres, 
ils  m'ennuieraient  peut-être,  mais  ils  me  distrai- 
raient. 

C'est  dans  les  infiniment  petits  qu'il  faut  juger  les 
autres,  parce  qu'ils  ne  se  défient  pas.  Je  livre  deux 
symptômes  indicateurs  comme  le  pouce  et  l'oreille 
dans  l'anthropométrie. 

Etudiez  la  sincérité  dans  la  manière  de  lire  l'heure. 
Une  personne  en  retard  verra  cinq  minutes  de  moins, 
pressée  cinq  minutes  de  plus. 

Pour  la  bienveillance,  l'inconsciente  sympathie  ou 


ANNÉE  1906  253 

antipathie,  demandez  un  renseignement  peu  impor- 
tant —  s'il  pleuvra  un  jour  où  vous  n'aurez  pas  de 
parapluie  —  la  réponse  sera  presque  infailliblement 
dans  le  sens  qui  vous  est  le  moins  avantageux.  On 
croira  que  c'est  ainsi  parce  que  c'est  l'instinct  de  lé- 
gitime défense  contre  le  bonheur  d'autrui,  et  qu'au 
surplus  le  sentiment  de  Vexactitude  n'est  pas  humain, 
il  est  savant,  et  dans  la  science  il  semble  qu'il  n'appar- 
tiendrait qu'au  génie. 

A  force  de  les  voir  patauger  dans  l'a  peu  près,  je 
me  sens  devenir  inexorable,  à  la  Saint-Just. 

Ils  parlent  de  droiture,  de  loyauté  et  ils  sont  faux, 
faux  sans  le  savoir  peut-être,  mais  que  m'importent 
les  intentions  ?  Je  ne  pèse  pas  les  mérites,  le  pire 
c'est  ce  qu'on  est,  ce  n'est  pas  ce  qu'on  veut. 

Pour  consoler  M.  de  C...,  qui  ne  m'a  pas  convertie 
au  libre  arbitre  en  me  prêtant  Fonsegrive,  je  lui 
disais  qu'on  pouvait  sauver  la  responsabilité  en  la 
transportant  de  l'acte  à  l'être.  On  doit  compte  à  Dieu 
de  ce  qu'on  est  un  chardon  et  pas  une  rose,  quoi  que 
dise  le  mari  de  Julia  de  Trécœur. 

25  décembre. 

Les  boulevards  sont  d'une  gaieté...  et  je  pleure 
en  marchant  vite,  je  pleure  un  peu.  Les  enfants  ont 
des  yeux  si  brillants,  nos  yeux  de  Brest.  J'ai  envie  de 


254  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

prendre  une  tête  au  hasard,  de  la  serrer  dans  mes 
fourrures,  de  dire  :  vous  êtes  la  vie,  la  vie  normale 
que  je  ne  peux  pas  avoir.  Il  y  en  a  des  millions  comme 
vous,  et  pour  moi,  c'est  l'inaccessible. 

Jolies  dispositions  pour  recevoir  cet  Italien,  qui 
m'arrive  de  Florence.  Il  a  lu  le  Mercure  et  veut  me 
voir,  il  veut  voir  Barrés.  Il  va  falloir  être  de  la  bonne 
école  :  «  Mais  il  connut  mieux  que  la  hauteur,  il 
connut  le  dédain.  Saint- Just  a  senti  les  vanités  de  ce 
monde,  il  s'en  est  dépris  comme  on  le  faisait  à  Port- 
Royal.  Son  mépris  de  ce  qui  passe,  son  désintéresse- 
ment de  ce  qui  ne  dure  pas,  a  les  intonations  du  cloî- 
tre et  ses  obsessions.  Il  y  a  de  l'homme  intérieur  en 
Saint-Just,  de  l'homme  qui  se  refuse  et  porte  une  vie 
qu'on  ne  touche  pas.  C'est  ce  qui  lui  permit  de  le 
prendre  de  si  haut  avec  Danton  et  peut-être  bien  avec 
son  échafaud.  » 


ANNÉES  1907-1913 


5  janvier  1 907. 

Une  année  nouvelle  c'est  pour  moi  un  steppe  par- 
faitement uni  et  vide  à  franchir  au  galop.  Au-delà, 
peut-être.. 

1 3  janvier. 

Pierre  Laugier  est  mort,  exactement  deux  mois 
—  à  un  jour  près  —  après  notre  grande  conversation 
au  mariage  de  Carie.  C'est  tante  Hélène  qui  entendait 
et  qui  traduisait,  mais  c'est  moi  qui  le  poussais  et 
c'est  moi  qu'il  persuadait  de  sa  mimique  savante  et 
sobre  de  sociétaire  du  Français,  à  peine  plus  habile 
que  celle  de  Mgr  Le  Nordez  ou  de  M®  du  Buit, 
prédicateur  et  avocat. 

Je  l'avais  mis  sur  le  théâtre  pour  femmes,  je  lui 
disais  que  les  filles  du  monde  y  viendraient  par  la 
force  des  choses  et,  qu'à  moins  de  tomber  sur  un  mari 


256         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

très  chic,  je  conseillais  «  les  planches  »  à  mes  amies. 

Il  disait  :  «  elle  est  charmante,  charmante,  char- 
mante. Elle  est  absolument  dans  le  faux,  mais  elle 
dit  des  choses  très  justes  ».  Et  plus  tard  à  ma  tante  G... 
«  Pourquoi  ne  se  marie-t-elle  pas  cette  fille-là?  Moi 
je  ne  peux  pas,  je  suis  pris  >\  Je  me  promettais  qu'il 
me  retrouverait  un  jour  sur  les  planches,  et  sur  les 
siennes  «  en  esprit  et  en  vérité  ».  Il  devait  venir  me  voir. 
Avec  illogisme  je  disais  :  «  Je  veux  bien  parce  qu'il  est 
le  fils  d'un  membre  de  l'Institut  et  le  neveu  de  l'ami- 
ral Arago  ». 

Laugier  faisait  partie  de  ma  galerie,  j'éprouve  un 
sentiment  de  dommage  à  la  voir  se  dépeupler,  et 
je  sens  que  si  trois  ou  quatre  hommes,  dont  je  n'ai  vu 
qu'un  seul,  plus  une  femme,  disparaissaient,  je  me 
découragerais  d'être,  je  ne  me  soucierais  pas  d'exis- 
ter pour  les  autres,  et  je  me  considère  comme  l'une 
de  leurs  raisons  de  vivre,  car  ce  n'était  pas  la  peine 
d'écrire,  s'il  n'y  avait  pas  des  lecteurs  comme  moi. 

Nous  n'existons  que  les  uns  pour  les  autres,  nous 
sommes  tout  ce  qui  nous  reste,  voilà  ma  philosophie. 

16  février. 

Je  disais  à  maman  :  «  notre  thérâtre  est  «  immoral  ». 
Moi  je  vais  faire  une  pièce  morale  et  l'on  ne  sait  pas 
du  tout  ce  que  cela  prouvera.  » 


ANNÉE  1907  257 


28  février. 

Nous  quittons  cet  appartement  commode  et  joli 
avec  ses  fenêtres  sur  le  parc  de  l'hôtel  St-Senoch,  qui 
prend  tout  un  côté  de  la  rue,  et  que  j'avais  découvert 
avec  émerveillement  un  jour  de  neige.  Nous  allons 
vivre  à  l'hôtel,  dans  une  pension  de  famille.  Maman 
donne  des  raisons  d'ordre  matériel  et  j'y  insiste  aussi. 
Tous  disent  :  «  On  n'est  jamais  mieux  que  chez  soi, 
la  liberté...  »  Vraiment  ?  Votre  liberté  ?  C'est  pré- 
cisément ce  chez  moi  que  je  veux  fuir.  Avec  quel 
découragement  j'y  suis  rentrée  chaque  jour  pendant 
des  années,  avec  quel  dégoût  de  la  maison  où  jeune 
fille  je  vis  en  vieille  femme.  La  maison  n'a  de  raison 
d'être  que  par  la  famille,  autrement  elle  n'est  qu'un 
bien-être  mesquin  de  vieille  rentière,  propriétaire  de 
ses  meubles  :  «  Le  mobilier,  voilà  ce  que  l'homme  a 
de  plus  cher  au  monde  !  »  Il  n'y  a  pas  de  solitude 
que  le  mobilier  ne  console. 

Certes,  je  les  aime  toutes  ces  vieilles  choses,  mais 
parce  qu'elles  me  rappellent  Brest.  Je  me  sens  l'âme 
d'une  seule  maison.  La  maison  pour  moi,  c'est  Brest. 
Ailleurs  je  suis  une  passante,  une  voyageuse.  J'ai 
besoin  de  simuler  au  moins  le  provisoire,  de  ne  pas 
accepter. 


258  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

Et  puis  la  vie  à  l'hôtel,  ne  fût-ce  que  par  sa  dis- 
traction, oui,  la  distraction  que  procurent  même  les 
gens  qui  vous  ennuient,  me  sera  excellente. 

Il  faut  absolument  recevoir  des  impressions  de 
l'extérieur,  chez  moi  elles  manquent  trop,  et  le  bon- 
heur me  fait  moins  défaut  que  la  distraction.  Ceci 
bien  entendu,  je  trouve  qu'on  a  le  droit  de  dire, 
qu'on  a  besoin  d'être  entouré  et  que  «  le  désir  de  la 
solitude  vaut  mieux  que  la  solitude  ». 


7  mai. 

J'affirmais  à  Andrée  que,  mes  constatations  faites, 
la  tristesse  était  un  genre  d'imbécillité.  Oui,  c'est  la 
tristesse,  au  fond,  qui  a  raison,  mais  ce  ne  sont  pas 
les  gens  tristes  qui  ont  inventé  la  tristesse,  ils  ne  sont 
pas  ceux  qui  la  connaissent  le  mieux.  Tout  ce  qu'on 
porte  sur  le  visage  est  vain.  «  Avoir  l'air  triste  »  n'est 
pas  une  nécessité  de  la  tristesse  :  c'est  se  souvenir 
de  la  galerie.  La  vraie  tristesse  n'a  pas  d'expression. 

Que  d'autres  cherchent  l'air  des  bois,  de  la  montagne. 

Et  la  brise  des  Océans. 
Je  m'enfonce  dans  l'ombre  oij  nul  ne  m'accompagne. 

Je  respire  chez  les  géants. 


ANNÉE  1907  259 

Vous  êtes  mes  vaisseaux,  mes  rives,  mes  grands  arbres, 
Mon  soleil,  mon  ardent  matin. 

Qu'ai-je  besoin  d'amis,  j'ai  les  hommes  de  marbre 
Qui  se  penchent  sur  mon  destin. 

(Les  Ehlouissements.) 

A  surveiller,  elle  a  un  talent  à  mon  échelle. 


jum. 


A  Renée.  Je  n'aime  que  les  êtres  parfaits  et  n'en  veux 
pas  voir  d'autres,  et  c'est  encore  chez  les  célébrités 
qu'on  a  le  plus  de  chance  de  rencontrer  des  dons  et 
des  activités  bien  conduites. 

Il  est  certain  que  ce  qui  les  différencie  n'est 
pas  tellement  leurs  facultés  que  leur  propos  délibéré 
d'en  tirer  parti.  Ceux  qui  réussissent  —  quels  que 
soient  les  préjugés  sur  les  artistes  —  sont 'des  carac- 
tères qui  ont  su  discipliner  leur  effort.  Cela  se  voit 
dès  leurs  mouvements  et  cette  précision,  ce  but  que 
l'on  sent  à  leurs  gestes  est,  je  crois,  ce  qui  entre- 
tient en  eux  cette  extraordinaire  jeunesse.  Ce  sont 
des  êtres  qui  nont  jamais  fini  de  vivre. 

(Après  une  visite  à  M'"®  Duclaux). 


260  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


Ouchy,  20  septembre. 

A  M™^  D...  Ce  que  je  perds  de  plus  en  plus,  c'est 
la  notion  du  temps.  Un  an,  cela  vaut  aujourd'hui 
un  mois  quand  j'avais  dix  ans.  Je  ne  dirais  pas»  que 
cela  passe  très  vite  ;  une  année,  au  contraire,  me  sem- 
ble avoir  le  faible  contenu,  mais,  en  revanche,  la  pré- 
sence d'une  même  journée.  Voilà  pourquoi  je  suis 
très  fidèle  sans  le  paraître. 

Pourquoi  ne  quittez-vous  jamais  la  Bretagne  ? 
C'est  si  agréable  de  se  mouvoir  dans  le  monde,  d'y 
avoir  ses  coins  et  ses  habitudes  comme  à  l'intérieur 
d'une  seule  ville. 

Villa Saïd,  Il  novembre  1907. 

IVImes  Je  Noailles,  de  Régnier,  Delarue-Mardrus, 
oui,  voilà  des  talents  et  voilà  des  rivales.  M°^®^  Tynaire 
et  Colette  Yver  sont  intelligentes  ;  cependant,  non. 
Pourquoi  ?  Elles  ne  sont  pas  des  écrivains.  Elles  ne 
repensent  pas  ce  qu  elles  voient. 

Ce  sont  des  raconteuses  et  des  parleuses,  quand 
elles  écrivent,  elles  ne  sont  pas  occupées  à  sentir, 
elles  ne  créent  pas  une  correspondance  nouvelle  du 
style  à  la  vie,  elles  ne  sont  pas  des  sensibilités-forces, 
nous  n'avons  rien  à  hériter  d'elles. 


ANNÉE    1907  261 

Il  y  a  dans  la  littérature  :  la  littérature  écrite, 
sentie,  et  la  littérature  parlée,  sans  aucune  décharge 
nerveuse.  Les  trois  premières  lignes  d'un  livre  le 
classent  immédiatement  dans  l'une  ou  dans  l'autre, 
elles  édifient  sur  la  paresse  ou  l'attention  du  procédé. 

Un  homme  qui  écrit  une  phrase-rengaine  comme 
celle-ci  :  «  le  violon  qui  chante  et  pleure  comme  une 
voix  humaine  »  —  je  viens  de  la  lire  dans  Rod  — 
est  un  homme  qui  ne  se  distingue  pas  lui-même, 
qui  ne  distingue  pas  le  style  des  notions  de  sa  propre 
originalité.  Maupassant  n'était  ni  un  cerveau,  ni 
même  une  extraordinaire  sensibilité,  mais  on  lui 
avait  enfoncé  la  méthode  dans  le  crâne,  et  son  tra- 
vail sort  vécu,  non  pas  seulement  des  milieux  qu'il 
étudie,  mais  de  son  être  en  fonction  d'écrivain. 

La  littérature  parlée  s'écrit  vite,  mais  elle  ne  donne 
pas  à  la  pensée  le  bon  entraînement  du  style,  l'heu- 
reuse dilatation  de  l'effort.  Elle  ne  mène  pas  très 
loin  son  homme.  Elle  lui  donne  peut-être  le  pouvoir 
sur  son  œuvre,  mais  non  ce  travail  de  soi  par  soi  qui 
fait  de  quelques  individus  qui  ont  écrit,  les  meilleu- 
res statues  de  l'humanité,  les  êtres  les  plus  travaillés, 
les  plus  complets  avec  les  moines  et  les  saints. 

Ecrire,  non  pour  parler,  ni  même  pour  écrire  : 
pour  être,  pour  devenir  de  plus  en  plus  dans  sa  pensée 
et  dans  son  cœur. 


ANNÉE  1908 


8  février  1908. 


Rien  ne  console  parce  que  rien  ne  remplace.  Les 
hommes  ne  se  sont  pas  naïvement  trompés  sur  la 
quantité  en  se  désirant  la  vie  éternelle.  Il  faut  l'infini 
des  possibles  pour  permettre  qu'on  ne  les  choisisse  pas. 
C'est  l'avenir  limité  qui  rend  le  passé  inacceptable. 


26  fé 


evner. 


Quand  on  est  saturé  de  littérature  on  finit  par  ne 
plus  vouloir  que  des  formes  extrêmes  :  la  plus  lyrique  : 
poésie,  et  la  plus  sèche  :  théâtre.  Car  le  théâtre,  c'est 
l'essentiel  du  roman,  sans  remplissage  et  sans  à  côtés, 
sans  coloriage.  C'est  de  la  sculpture,  et  dans  le  moment 
on  dirait  que  j'aime  mieux  sculpter. 

L'autre  jour,  en  passant  la  Seine  à  l'Aima,  j'ai 
reconnu  le  printemps  à  la  plus  forte  lumière.  Pour  moi, 
ce  nouveau  tour  de  roue  après  un  insensible  hiver, 


ANNÉE  1908  263 

c  est  la  fatigue  du  jour  qu'on  voit  se  lever  après  une 
nuit  sans  sommeil.  Perdre  la  notion  du  temps  ! 
«  Vous  vivez  toujours  dans  trois  ans.  »  Mon  présent 
aussi  est  fait  de  trois  ou  quatre  années.  Je  sens  trois 
mois  comme  les  autres  une  semaine,  c'est  pourquoi 
l'impatience  m'est  inconnue.  Si  je  suis  rapide,  c'est 
par  amour  du  mouvement  bien  fait.  Je  suis  irrémé- 
diablement sans  hâte  et  sans  angoisses.  Seulement 
je  reconnais  que  la  vie  est  plus  parfaite  dans  un  pré- 
sent mieux  détaché.  S'enfermer  en  un  jour  comme 
dans  une  cellule... 

C'est  l'ennui  qui  m'a  le  plus  déshumanisée.  Pour 
les  transformations  radicales,  je  crois  plus  à  1  ennui 
qu'à  la  souffrance.  D'ailleurs,  l'ennui  des  malades 
n'est  pas  celui  des  bien  portants  ;  l'ennui  dont  je  parle, 
c'est  celui  de  la  prison.  On  n'imagine  pas  avec  quelle 
inadvertance  je  travaille  à  mon  avancement  litté- 
raire. Je  suis  obligée  de  me  rappeler  à  l'ordre.  Ce  n  est 
pas  qu'il  m'échappe  que  le  seul  avenir  possible  est  là. 

16  mai. 

Nous  avons  tort,  nous  appelons  style,  avoir  du 
style,  être  littéraire,  un  fait  d'ordre  nullement  gram- 
matical. La  présence  de  la  pensée  et  de  l'observation 
dans  la  phrase,  voilà  ce  qui  fait,  à  égalité  d'écri- 
ture, le  grand  écrivain.  Si  la  phrase  est  sans  intérêt 


264  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

l'œuvre  et  l'auteur  m'ennuient  et  la  littérature  des 
hommes  et  des  femmes,  qui  ne  sont  pas  supérieurs, 
quelles  que  soient  les  consécrations,  me  paraîtra  tou- 
jours du  néant  à  cause  de  ce  vide  de  la  phrase. 
Il  faut  avoir  éprouvé  au  même  degré  que  moi  le  be- 
soin d'être  distraite  et  la  fatigue  des  lectures  inutiles, 
pour  comprendre  mon  impossibilité  physique  à 
lire  une  phrase  insignifiante. 

20  juin. 

Maman  me  fait  toujours  recommencer  mes  lettres 
d'affaires  à  mes  directeurs  ou  autres.  Elle  dit  que  c'est 
d'une  indifférence  telle,  qu'elle  se  demande  si  ce  n'est 
pas  une  pose  et  que,  si  je  m'en  fiche  à  ce  point-là, 
ce  n'est  pas  la  peine  de  rien  faire.  Il  est  évident  que 
je  ne  m'en  fiche  pas,  puisque  je  le  veux  et  que  si  mon 
mdifférence  me  semblait  apparente,  je  la  jugerais 
maladroite.  Mais  je  fais  cela  de  si  loin  !  M'en  réjouir  ? 
Je  n'ai  pas  la  réjouissance  aussi  facile. 

Des  résultats  isolés  ne  peuvent  pas  grand'chose 
dans  une  vie.  Maintenant  que  me  faudrait-il  pour 
être  satisfaite,  pour  sortir  de  mon  régime  à  l'ennui  ? 
Pas  le  bonheur  assurément,  pour  moi  il  ne  serait  pas 
à  l'échelle,  et  l'amour  comme  on  le  chante  et  comme 
on  le  décrit,  comme  on  le  vit  par-dessus  tout  :  la  plus 
ennuyeuse  des  choses  ennuyeuses. 


ANNÉE  1910 


J'ai  vu  Blum  et  lu  son  livre  extraordinaire. 

J'ai  tant  de  peine  à  comprendre  l'amour  hors  du 
mariage...  Un  homme  est  émouvant  parce  qu'il  peut 
être  ma  vie,  le  visage,  la  présence,  la  tendresse  de 
tous  les  jours,  et  non  parce  qu'il  a  sur  moi  je  ne  sais 
quel  droit  de  possession  et  de  perturbation. 

On  admire  tellement  le  livre  de  M*"®  Mardrus. 
Comme  tout  le  monde  je  le  trouve  admirable,  mais  il 
entre  dans  cette  admiration  un  élément  dont  il  faut 
se  défier.  Une  longue  lettre  de  Vandérem  me  l'a  bien 
prouvé.  Ce  qui  est  rural  et  bourgeois  nous  en  impose 
toujours.  Nous  croyons  que  cest  plus  fort.  C'est  une 
légende  naturaliste.  Les  chefs-d'œuvre  classiques  sont 
aristocratiques.  Les  êtres  et  les  classes  élevées  sont 
de  plus  définitives  expériences  humaines. 

La  Rochefoucauld,  La  Bruyère,  Vauvenargues  et 
Pascal  et  Bossuet  lui-même  sont  des  psychologues 
mondains. 


266         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


Paris,  octobre  1910. 

Il  y  a  une  sensation  que  nous  serons  deux  à  avoir 
éprouvée,  le  grand-duc  Cyrille  et  moi.  Quand  le 
Peiropawlosk  a  sauté  devant  Port-Arthur,  le  grand 
duc  a  été  jeté  à  la  mer.  Son  épaisse  pelisse  a  fait  bouée 
et  il  s'est  mis  à  remonter  lentement,  lentement,  de 
très  loin  à  travers  l'eau  glacée.  Il  a  dit  qu'il  lui  sem- 
blait que  jamais  il  n'arriverait  à  la  surface. 

Depuis  je  n'ai  jamais  oublié  le  grand  duc  Cyrille. 

A  déjeûner  M™^  D...,  me  montrait  Daniel  Halévy 
«  Vous  avez  une  grande  amie  commune  :  l'Impéra- 
trice d'Autriche.  >'  Et  puis  :  «  Comment  admirez-vous 
une  femme  qui  vous  est  identique?  » 

On  commence  à  m'avoir  pas  mal  parlé  des  Affran- 
chis ».  Oh  !  je  m'aperçois  que  je  ne  suis  pas  tou- 
jours satisfaite,  même  quand  nous  causons  avec  M... 
Exemple  :  Pour  elle,  Marthe  est  le  meilleur  «  carac- 
tère »  soit,  mais  l'essentiel  était  d'écrire  les  deux  rôles 
de  Philippe  et  d'Hélène.  C'est  une  habitude  de  la 
critique  naturaliste  et  peut-être  romantique  que  cette 
perpétuelle  décomposition  d'une  œuvre  en  «caractère  ». 
Le  caractère  à  ce  point-là,  c'est  le  parti  pris,  le  pro- 
cédé, le  parti  pris  de  la  bosse  et  de  la  déformation 
—  voyez  Mirbeau. —  Je  veux  avant  tout /aire  vivant, 
C  est  le  scène  à  scène  qui  me  révèle  mes  personnages. 


ANNÉE   1910  267 

je  n  ai  pas  sur  eux  d'idées  préconçues.  Pour  laisser 
au  drame  toute  sa  valeur  de  généralité,  j'ai  besoin, 
au  contraire,  de  personnages  normaux  et  s'il  se  peut, 
de  personnages-types. 

Le  «  caractère  »  —  à  la  Meredith  par  exemple  — 
est  une  espèce  de  jeu,  une  facilité,  une  exagération 
et  «  tout  ce  qui  est  exagéré  est  insignifiant  ».  La 
Bruyère  est  infiniment  plus  vrai,  plus  observateur 
dans  ses  chapitres  sur  le  cœur  et  sur  les  femmes  que 
dans  ses  trop  amusants  caractères.  Hélène  et  Philippe, 
qui  sont  tout  le  monde,  ne  sont  pas  moins  eux-mêmes 
que  Marthe,  un  peu  plus  spéciale,  parce  que  moins  en 
profondeur..  Je  le  redis  sans  cesse.  Le  pittoresque  est 
un  accident  de  surface,  et  ce  seront  toujours  les  per- 
sonnages à  côté  qui  donneront  chez  moi  cette  im- 
pression de  «  caractère  »  à  la  naturaliste.  Mais  je 
prie  qu'on  fasse  attention  et  qu'on  ne  confonde  pas 
le  caractère  et  la  vie.  Si  l'on  nous  dramatisait,  ni  vous 
ni  moi  ne  serions  des  caractères,  en  sommes-nous 
moins  vivants  ?  Le  bossu  est-il  plus  vrai  que  nous  ? 
Le  militaire  plus  vrai  que  le  civil  ?  Le  bourgeois 
plus  vrai  que  l'homme  du  monde  ?  L'amoureux  que 
le  non-amoureux  ?  Et  je  vous  le  dirai  même,  la  vé- 
rité de  César  Birotteau  qui,  à  chaque  instant,  s'élève 
et  retombe  sur  ses  pieds,  ne  gagne  pas  du  tout  pour 
moi  à  l'adjonction  arbitraire  d'un  tic.  Voilà  certes, 
où  Balzac  est  imitable  ! 


268  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

La  justice  que  je  réclamerai  le  plus  âprement, 
c  est  le  don  de  vie.  Sans  le  fil  conducteur,  le  guide- 
âne  d  un  caractère,  je  vous  donne  des  êtres  vivants, 
qui  se  tiennent  absolument,  dont  les  répliques  ont 
l  accent,  cette  saveur  de  vie  que  vous  ne  retrouverez 
que  chez  Curel  et  Ibsen,  et  encore  quand  Ibsen  ne 
fait  pas  de  psychologie.  Mettez  le  sujet  des  Affran- 
chis au  concours  et  je  vous  défie  de  retrouver  un  dia- 
logue de  cette  simplicité  et  de  cette  résonance  vi- 
tale. Ici  le  sujet  fait  illusion,  ce  sont  des  êtres  aux 
prises  avec  la  morale,  donc  ce  sont  des  «  entités  phi- 
losophiques ». 

—  Abominables   petits  journaux  ! 

Hélène  et  Philippe  font  de  la  philosophie  comme 
M.  Jourdain  faisait  de  la  grammaire...  «  Rien  ne  vaut 
un  cri  de  passion  »,  m'a  écrit  François  de  Curel,  lui 
aussi  !  Mais  la  passion  n'a  pas  de  paroles.  Le  cri  de 
passion,  sans  métaphores,  c'est  l'onomatopée.  Dès 
que  l'on  recommence  à  user  des  mots,  il  faut  devenir 
intelligible  et  quitter  la  passion  inarticulée,  dirait 
Carlyle.  Je  ne  vois  d'ailleurs  pas  ce  que  la  passion  y 
perd.  Quand  Hélène  s'écrie  :  «  Ah  !  ces  guérisons 
fières  d'elles-mêmes  comme  les  vieilles  femmes,  parce 
qu'elles  survivent  !  »  elle  me  paraît  avoir  trouvé  un 
cri  de  passion  qui  vaut  bien  :  «  J'en  mourrai,  ma  chère, 
j'en  mourrai!  »  Et  Philippe  qu'on  exhorte  à  la  rési- 
gnation, à  l'orgueil  du  devoir  accompli  «  pour  que 


ANNÉE   1910  269 

l'ordre  règne  à  Varsovie?  »  me  révèle  une  passion  plus 
âpre  que  s'il  se  lamentait  :  «  C'est  trop  mon  Dieu, 
c'est  trop  !  « 

Pour  moi,  ce  qui  fait  la  valeur  des  Affranchis,  c'est 
que  le  drame  passionnel  et  le  drame  d'idées  sont  tel- 
lement liés  que,  pas  un  instant,  vous  n'en  pouvez 
décomposer  l'amalgame.  La  supplication  de  Phi- 
lippe à  Hélène,  sa  prière  devant  la  mort  :  «  Je  veux,  je 
veux  en  amour  être  payé  mon  prix  1  »  —  Le  sursaut 
d'Hélène  :  «  Vous  ne  m'en  aimerez  pas  plus!  »  Est-ce 
que  vous  ne  sentez  pas  que  dans  une  scène  pareille, 
comme  sur  le  champ  de  bataille,  c'est  l'être  le  plus 
instinctif,  le  plus  passif  qui  est  en  cause. 

J'ai  donné  des  formules  éloquentes,  des  formules 
claires  à  des  réflexes,  à  des  élans  profonds  de  l'ins- 
tinct, en  ai-je  trahi  la  passion  ?  Dans  une  crise  pas- 
sionnelle, qui  est  forcément  un  débat  moral,  me  direz- 
vous,  s'il  vous  plaît  :  «  Ici  vous  quittez  le  langage  de 
la  passion  et  vous  entrez  dans  celui  des  idées  ?  » 

Mes  héros  ne  se  disent  pas  une  fois  «  Je  vous  aime  ». 
J'avoue  que  ceci  m'avait  paru  une  élégance,  une  plus 
exigeante  manière  d'en  appeler  au  public  :  «  Cette 
certitude,  au  réveil,  de  vous  avoir  sous  mon  toit... 
je  ne  pourrais  plus  m'en  passer.  »  —  Hél.  très  sim- 
plement :  «  Ni  moi.  » 

Voilà  leur  déclaration.  Evidemment  je  n'ai  pas  fait 
de  la  passion.  Bien  au  contraire,  mon  héroïne  raisonne  : 


270  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

«  Est-ce  ma  faute  si  vous  êtes  plus  grand,  plus  noble, 
plus  émouvant  qu'eux  tous...  La  honte  eût  été  de  ne 
pas  comprendre,  la  lâcheté  de  ne  pas  vous  préférer 
de  toutes  mes  forces.  Que  voulez-vous,  je  vous  aime 
comme  je  ne  savais  pas  qu'on  puisse  aimer  »  !  serait 
autrement  passionné. 

Si  vous  ne  trouvez  pas  de  passion  dans  les  Affran- 
chis, je  vous  demande  de  quel  droit  vous  en 
trouvez  dans  Phèdre  et  dans  Bérénice? 

Voici  le  préambule  d'Antoine  à  son  programme  : 

«  Monsieur, 

«  Après  le  retentissement  littéraire  des  matinées  du 
samedi,  la  saison  dernière,  la  direction  de  l'Odéon 
poursuivant  l'exécution  d'un  programme  raisonné, 
organise  une  série  de  matinées  qui  seront  cette  année 
exclusivement  consacrées  à  la  production  d'auteurs 
nouveaux  et  d'ouvrages  inédits. 

«  Le  programme  que  vous  lirez,  d'autre  part,  est  le 
résultat  d'une  minutieuse  sélection  parmi  les  cen- 
taines de  manuscrits  déposés  à  l'Odéon,  et,  à  l'excep- 
tion de  Maurice  de  Faramond,  aucun  de  ces  écri- 
vains n'a  encore  été  représenté. 

«  On  appréciera,  nous  l'espérons,  l'importance  et  la 
signification  de  cette  tentative,  qui  n'a  plus  été  re- 
nouvelée depuis  l'époque  du  Théâtre  Libre,  et  d'oii 
peut  sortir  tout  le  mouvement  théâtral  de  demain.  » 


ANNÉE    1910  271 

Si,  comme  le  disent  les  Gregh,  Antoine  a  inventé 
ces  matinées  pour  moi,  je  crois  qu'il  est  temps  de 
reprendre  ce  journal  et  de  compter  les  points  au  sens 
inverse. 

Je  serai  toujours  une  ascétique.  L'autre  jour,  en  ren- 
trant charmée  de  la  distinction,  de  la  simplicité 
d  Henri  de  Régnier,  je  disais  :  «  Ah!  ce  qu'on  est, 
comme  c'est  plus  important  que  ce  qu'on  fait... 
—  C'est  plus  difficile,  m'a  répondu  maman. 

Voilà  où  excelle  M'"®  Duclaux,  elle  est  avec  per- 
fection. D'abord  cette  présence  de  tout  elle-même 
à  chaque  moment  de  sa  vie.  On  appelle  cela  de  la 
présence  d'esprit  ;  je  crois  plutôt  à  une  libre  dispo- 
sition de  soi,  obtenue  par  une  belle  gymnastique 
intérieure  et  le  bon  entretien  des  rouages.  Et  puis, 
ce  charme,  cette  attention  à  autrui,  ce  don  de  la  ré- 
ponse juste,  ce  tact  à  ne  parler  d'elle-même  qu  au- 
tant qu'on  en  a  envie.  Aussi  quelle  prestesse  à  juger  ! 
On  la  sent  bonne,  et  pourtant  elle  dit  tout,  c'est  une 
bonté  démouchetée.  Et  quelle  beauté  sans  la  beauté.. 
Je  la  regardais  écouter,  religieuse  et  jeune,  avec  ses 
beaux  cils  attentifs,  sa  taille  et  ses  bras  de  Tanagra. 


ANNÉE  191 


février. 


Curel,  à  propos  de  mes  pièces,  disait  son  étonnement 
devant  le  champ  si  limité  de  mon  expérience.  J'ai 
dit  qu'il  n'y  avait  pas  de  champ  plus  ou  moins  li- 
mité, plus  ou  moins  étendu,  que  c'était  la  même  chose 
pour  tout  le  monde. 

La  vérité  est  que  les  bornes  sont  en  nous,  ou  plutôt 
l'étendue  est  en  nous,  ce  qui  nous  arrive  du  dehors, 
au  bout  d'un  laps  très  court,  ne  peut  être  que  redites. 

Rappelez-vous  Marc  Aurèle  :  «  Qui  a  vu  une  année 
a  tout  vu.  » 

31  mars. 

A  propos  du  «  Tribun  »  —  que  je  n'ai  d'ailleurs 
pas  lu  —  je  dis  que  Bourget,  m'a  toujours  donné 
l'impression  de  valoir  mieux  que  ses  œuvres  ;  il  a 


ANNÉE  1911  273 

des  idées,  il  pose  des  problèmes,  et  c'est  à  peine 
s'il  les  touche.  —  Divorce,  Enigme,  Emigré,  Bar- 
ricade, il  ne  sait  avancer  qu'à  l'aide  d'un  dévelop- 
pement mélodramatique  qui  est  autre  chose,  un 
sujet  dans  un  sujet.  Dans  les  trois  drames  cités,  il 
n'a  pas  su  faire  une  action  de  l'idée,  elle  est  expri- 
mée accessoirement,  par  tirades.  Le  sujet  du  Divorce^ 
c  est  le  roman  du  jeune  homme  et  de  l'étudiante, 
l'action  est  là.  Dans  l'Emigré  également,  le  roman  de 
la  génération  suivante,- le  feuilletonesque  intendant 
voleur  et  l'incroyable  bévue  de  l'autre  père,  qui  an- 
nule problème  et  idée. La  Barrkade.Paiaud  l'a  dit: 
c'est  une  histoire  de  femmes.  Il  y  a  là  une  si  cons- 
tante maladresse  dans  cette  destruction  de  l'idée  par 
une  clause  facultative  et,  pis  encore,  dans  un  dénoue- 
ment accidentel  —  la  mort  du  premier  mari  dans  le 
Divorce  —  qu'elle  en  devient  inintelligence,  à  tout  le 
moins  inintelligence  littéraire.  Mais  si  Bourget  trai- 
tait vraiment  les  sujets  qu'il  annonce,  s'il  allait  jusqu'à 
la  mise  en  action  de  l'idée,  il  serait  Ibsen  ou  Curel. 
On  a  tellement  parlé  de  ma  sensibilité  cet  hiver, 
ou  plutôt,  suivant  ces  messieurs  de  50  ans,  —  de 
mon  insensibilité  —  que  j 'éprouve  le  besoin  d  écrire  ici 
ce  que  je  ne  puis  tout  de  même  pas  dire  dans  une  pré- 
face. Mais  d'abord,  qu'il  soit  bien  entendu  que  je  ne 
discute   même   pas   la  froideur    des    Affranchis,   les 

jeunes  gens  ont  fait  justice  de  cet  incroyable  cliché. 

10 


274  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

Le  jour  où  je  trouverai,  chei  un  de  mes  confrères,  un 
degré  égal  de  passion  âpre  et  contenue,  je  déclare 
que  j'en  tomberai  amoureuse,  fût-il  le  mari  d'une 
Marthe  Alquier  et  le  moins  nietzschéen  des  hommes. 

Maintenant,  voici  ce  que  j'ai  à  dire  de  moi-même... 
Rémy  de  Gourmont  a  raison  «  l'expérience  sentimen- 
tale »  au  sens  où  il  l'entend  est  nulle  chez  moi. 

Je  vais  avoir  36  ans,  l'âge  de  M^^®  de  Lespinasse, 
mais  trouverai-je  demain  son  aventure?  J'ai  le  sen- 
timent absolument  net  que  mes  critiques  et  moi  en 
serions  pour  nos  frais,  qu'il  n'y  aurait  rien  de  changé 
de  part  et  d'autre.  Une  vie  humaine,  quoi  que  vous 
en  fassiez,  une  vie  réelle  et  matérielle  est  trop  peu 
de  chose  pour  alimenter  un  talent.  Si  l'aventure 
exacte  vous  est  nécessaire,  laissez  toute  espérance. 
Les  souvenirs  sont  le  lit  de  Procuste  de  toute  inven- 
tion, et  pour  moi,  observer  c'est  inventer,  sans  cela 
l'observation  d'un  homme  de  génie,  ne  dépasserait 
pas  celle  d'un  autre. 

J'ajouterai  que  je  me  crois  beaucoup  plus  avancée 
sentimentalement  que  des  femmes  à  qui  j'ai  vu  tra- 
verser les  phases  connues  du  mariage  et  de  l'aventure. 
Il  n'y  a  dans  la  vie  que  ce  qu'on  y  met,  ce  qu'on  ap- 
porte. Si  je  rencontrais  demain  la  belle  occasion  senti- 
mentale je  ne  regretterais  pas  les  années  perdues, 
je  ne  me  dirais  pas  qu'elle  arrive  trop  tard.  Je  pen- 
serais aux  livres  de  la  Sybille.  Il  y  a  15  ans,  il  y  a  10 


ANNÉE  191 1  275 

ans,  il  y  a  5  ans  même,  je  n'aurais  pas  trouvé  en  elle 
ce  que  j'y  trouverais  demain.  Je  ne  crois  pas  du  tout 
à  la  jeunesse,  on  ne  devient  sincère,  on  ne  devient 
soi  qu'après  30  ans. 

Eh  bien,  en  toute  sincérité,  et  pour  les  aveux  d'ou- 
tre-tombe, quelle  est  cette  sensibilité,  telle  que  ma 
vie,  ma  vie  à  moi,  si  différente,  a  pu  la  travailler 
depuis  20  ans  ? 

D'abord  un  grand  dégoût  de  ce  qui  ne  compte  pas 
et  quelque  chose  d'infaillible  et  de  tranchant  dans 
l'art  de  le  discerner,  car  ce  qui  ne  compte  pas  se  paie 
d'un  farouche  ennui.  Or,  en  dépit  de  tout  ce  que  je 
suis,  mon  journal  en  fait  foi,  je  n'ai  jamais  cessé 
d'avouer  que  je  m'ennuyais.  C'est  pourquoi  je  ne 
prise  guère  les  gens  qui  ne  s'ennuient  jamais,  car  je 
sais  bien  que  si  j'étais  à  leur  place...  C'est  pourquoi 
aussi  «  mes  succès  »  ne  peuvent  pas  grand'chose  pour 
mon  bonheur  actuel  et  ne  me  distraient  presque  pas. 
J'ai  dit  de  suite  «  cela  ne  se  sent  pas  >^  et  pour  en  ar- 
river à  ceci,  que  le  mot  de  M™®  Swetchine  est  ad- 
mirable :  «  C'est  par  l'esprit  qu'on  s'amuse,  mais  c'est 
par  le  cœur  qu'on  ne  s'ennuie  pas  ».  —  N'allez  pas 
conclure  que  je  donnerais  mon  talent  pour  une  vie 
normale  «  pour  être  aimée  ».  Si  j'ai  mon  talent,  c'est 
par  exigence  amoureuse,  il  est  la  mesure  de  ce  que  je 
valais  en  amour.  Et  j'ai  besoin  de  lui,  et  je  ne  me  pas- 
serai pas  de  lui  à  cause  de  ces  droits  nouveaux  qu'il 


276  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

me  confère,  que  je  me  suis  tant  cherchés,  auxquels 
j'ai  senti,  à  dix  ans,  que  je  donnerais  ma  vie,  quand  je 
les  demandais  à  la  sainteté  :  les  droits  au  plus  grand 
amour  possible. 

Encore  un  article  à  la  Dépêche  de  Toulouse,  et  le 
débat  d'idées  qui  n'est  pas  le  conflit  des  cœurs, 
et  mon  style  polaire,  etc.  Qu'un  homme  intelligent 
peut  donc  être  bête  !  D'ailleurs  je  ne  sais  pas  si  celui- 
là  est  intelligent. 

Personne  plus  que  moi  n'est  payé  pour  trouver 
la  vie  inconsolable  sans  le  cœur,  personne  n'est  ca- 
pable de  moins  ressentir  les  satisfactions  cérébrales. 
La  gloire  m'ennuie,  j'ai  transposé  mon  jansénisme, 
tout  mon  mépris  «  du  monde  »,  je  n'en  ai  rien  perdu, 
et  je  sais  toujours  ce  qui  est  «  la  Voie,  la  Vérité,  la 
Vie  »  et  ce  qui  ne  l'est  pas.  Seulement,  seulement, 
comment  exprimer  son  cœur,  si  ce  n'est  avec  ce 
qu'il  a  de  plus  magnifique  dans  le  cerveau  ?  Oh  ! 
la  conception  viscérale  thoracique  du  sentiment  ! 

Comme  je  l'écris  dans  cet  avant-propos  si  incom- 
plet, hélas  !  «  Le  cerveau  est  physiologiquement  le 
vrai  cœur  de  tous  les  sentiments  humains  ».  Le  cœur, 
mais  c'est  une  intelligence  spéciale.  Dieu  mf  pré- 
serve de  l'amour  des  imbéciles  !  L'amour  est  l'art 
de  jouir  des  êtres,  il  est  fait  d'attention  et  de  péné- 
tration bien  plus  que  le  dévouement  dont  il  n'a  aucun 
besoin,  car  aimer,  cest  prendre  et  se  laisser  prendre 


ANNÉE    1911  277 

aussi,  mais  il  n'y  a  rien  de  dévoué  à  cela  :  l'amour 
n'est  pas  une  vertu,  il  est  le  bonheur. 

N'est-ce  pas  étrange  et  merveilleux,  chez  l'être 
si  personnel  que  nous  sommes,  ce  besoin  d'une  autre 
personnalité  ?  Comment  des  hommes  ont-ils  inventé 
cela  ?  La  sociabilité  a  plus  de  part  que  de  désir  à 
l'invention  de  l'amour.  Elle  est  plus  étonnante,  car 
plus  gratuite.  Peut-être  est-ce  pour  cela  que  j'ad- 
mire plus  le  mariage  que  l'amour.  La  sociabilité... 
«  il  est  donc  vrai  que  nous  ne  jouissons  que  des  hommes, 
le  reste  n'est  rien.  » 

La  vie  commune,  c'est  ce  qui  impressionne  le  plus 
la  solitaire  que  je  suis,  les  retours  quotidiens  l'un  à 
l'autre...  Il  faut  n'avoir  pas  la  moindre  imagination 
d'une  âme  pour  ne  pas  sentir  que  les  vrais  liens  sont 
là,  et  non  dans  je  ne  sais  quelle  exaltation  banalisée 
par  les  livres  qui  doit  ressembler  si  vite  à  l'ennui 
des  dimanches  et  jours  de  fêtes. 

Parce  qu'il  est  disgracié,  je  suis  portée  à  lui  croire 
des  sentiments  profonds.  C'est  une  illusion  romantique 
et  morale,  et  cela  s'appelle  :  juger  sur  les  apparences. 

On  me  demande  de  la  simplicité.  Les  originalités 
profondes  sont  prises  d'abord  pour  de  la  complica- 
tion, les  hommes  sont  si  paresseux  dès  qu'on  les 
emmène  là  où  ils  n'ont  pas  l'habitude  de  se  promener. 
La  simplicité  appelle  un  chat  un  chat  et  un  ornitho- 
rinque  un  ornithorinque.  Toute  justesse  est  simple. 


278  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

Ce  sont  les  précis  Pascal  et  Barrés  qui  sont  simples, 
et  les  prolixes  Montaigne  et  Bourget  qui  ne  le  sont 
pas,  mais  le  peuple,  qui  n'est  pas  simple,  entend  peser 
les  lois  de  la  simplicité. 

5iuinl91l. 

Ecrire  pour  pleurer  et  pour  sangloter  à  quoi  bon  ? 
Rien  n'est  plus  mauvais  et  qu'est-ce  que  cela  m'ap- 
prendrait ?  C'est  mon  état  normal.  On  ne  pleure  que 
devant  quelqu'un,  mais  avoir  en  dedans,  toujours, 
le  frisson  des  larmes.... 

Jamais  un  de  mes  confrères  n'a  été  si  absent  de  sa 
vie  d'écrivain,  si  étranger,  si  fermé  à  ses  joies,  à  ses 
attentes.  Que  me  fait  un  moment  après  lequel  je 
retomberai  ?  Ce  qui  importe,  c'est  le  quotidien,  le 
continu,  ne  pas  s'ennuyer  à  table,  ne  pas  sortir  seule 
pendant  15  ans,  avoir  des  amis  autour  de  soi,  dans 
une  maison  à  soi,  pouvoir  rire  et  causer  à  toute  heure 
du  jour  avec  des  gens  de  même  culture,  dont  les  re- 
gards vous  répondent,  la  maison  gaie,  intime,  intel- 
ligente, notre  maison  de  Brest  autrefois. 

Paris,  4  novembre  1911. 

Je  passe  mes  journées  chez  les  fournisseurs  et 
dans  les  magasins  et,  bien  que  j'aime  les  jolies  choses 


ANNÉE  1911  279 

et  pense  que,  là  comme  ailleurs  il  faut  chercher  la 
perfection,  je  retrouve  chaque  soir  le  scrupule  et  le 
dégoût  de  cette  vie,  comme  au  temps  où  j'étais  fille 
de  sainte  Thérèse. 

Comme  il  faut  se  défendre  pour  être  à  soi,  à  la 
vraie  vie  qu'on  aime  et  qui  venge  de  la  mort,  tout  se 
passe  en  apprêts,  en  intervalles,  en  vides...  Les  ar- 
bres de  l'avenue  du  Bois,  retrouvés  à  la  sortie  du 
métropolitain,  les  nobles  arbres  sous  le  ciel  du  soir, 
me  sont  un  autre  remords.  Ne  regarder  ni  le  jour  ni 
la  nuit,  cela  non  plus  n'est  pas  vivre.  Et  puis  encore, 
bien  que  je  ne  sois  guère  tolstoïenne,  le  mal  au  cœur 
de  tant  acheter,  quand  on  pense  à  ceux  qui  n'achè- 
tent pas.  Je  voudrais  être  assez  riche  pour  dépenser 
énormém.ent  pour  ma  toilette  et  donner  exactement 
la  même  somme  aux  pauvres. 


10  novembre. 

Nos  abstentions  sont  une  grande  part  de  nous- 
mêmes.  Tout  ce  que  nous  ne  sommes  pas,  tout  ce  que 
nous  faisons  et  ne  disons  pas,  doit  compter  bien  plus 
peut-être  en  ce  monde  où  nous  avons  si  peu  de  temps 
d'être,  de  dire  et  de  faire,  et  ce  qui  me  sépare  de 
Nietzsche  que  j'aimerais  tant,  est  tout  ce  qu  il  n  a 
pas  su  ne  pas  dire.  Une  seule  fois,  ne  pas  s'être  abs- 


280         JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

tenu  là  où  il  le  fallait,  une  seule  faute  de  goût,  de 
tact  et  d'éducation  anéantit  en  toute  légitimité  les 
impressions  données  en  sens  inverse.  L'élégance 
d'une  femme  se  mesure  quand  elle  ne  fait  pas  de 
toilette,  son  éducation  quand  elle  parle  à  ses  enfants 
et  à  ses  domestiques,  la  qualité  d'un  écrivain  à  ce 
qu'il  n'a  jamais  écrit.  J'admire  l'écrivain  dont  les 
moyennes  me  plaisent  et  ne  m'ennuient  pas.  Les 
Français  seuls  ont  des  moyennes  —  quelques-uns 
d'entre  eux  !  —  Les  Russes  et  les  Anglais  ne  valent 
que  dans  leurs  grands  moments. 

Ce  que  j'apprécie  en  Blum  et  en  Barrés,  c'est  leur 
tournure  habituelle. 

Dans  le  même  homme  il  y  a  vingt  possibilités 
d  amours  et  de  bonheurs  différents.  C'est  à  la  femme 
à  choisir,  à  être  attentive  aux  conditions  du  pacte. 
Il  faut  que  ce  qu'elle  aura,  la  femme  le  préfère,  et 
l'homme  aussi  le  préfère. 

Il  est  moins  nécessaire  à  l'amour  d'être  la  seule 
que  d'être  la  première,  et  la  première  même  après. 
Soyez  irremplaçable,  et  laissez-vous  remplacer. 

Ce  n'est  évidemment  pas  une  formule  de  bonheur, 
de  bonheur  constant,  mais  la  femme  est-elle  plus 
faite  que  l'homme  pour  le  bonheur  immuablement 
continué  ?  Quand  on  a  eu  sa  vie  longtemps  ouverte 
sur  l'avenir  et  les  possibles,  quand  on  a  demandé  à 
sa  solitude  plus  d'ardeur  et  d'élan  que  les  hommes 


ANNÉE    1911  281 

n'en  mettent  à  leurs  passions,  la  plus  belle  amitié 
conjugale  ne  peut-elle  pas  apparaître  un  jour  comme 
un  relâchement...  La  vie  est  une  chose  trop  unique 
pour  ne  pas  tout  remettre  en  question.  Il  y  a  peut- 
être  d'autres  vies  de  femmes  que  celles  qu'on  a  con- 
nues. Entre  les  libertines  et  les  niaises  amoureuses, 
il  pourrait  y  avoir  autre  chose.  Certaines  femmes  rui- 
nent les  hommes  de  leur  argent,  d'autres  pourraient 
ruiner  les  meilleurs  d'entre  eux  du  bonheur  qu'ils  peu- 
vent détenir.  Quelque  chose  comme  la  monnaie  de 
Turenne.  La  plupart  des  femmes  intelligentes  —  je 
ne  pense  pas  aux  femmes  de  lettres  —  ont  vécu  de 
cette  manière. 

Il  n'est  pas  indispensable  que  ces  hommes  rumes 
aient  été  des  amants. 


ANNÉE  1912 


17  mars  1912. 


Quelle  stupeur  !  Ces  critiques,  on  ne  sait  jamais 
les  surprises  qu'ils  vous  ménagent.  Il  y  a  toutes  les 
littératures  du  monde  entre  eux  et  vous  —  Je  crois 
qu'il  faut  avoir  été  catholique  pour  admettre  l'hé- 
roïsme de  certains  élancements,  l'ascétisme  de  toute 
ambition  extrême.  Il  n'y  a  qu'en  religion  que  l'admi- 
ration oblige  et  qu'elle  soit  un  egredere.  La  culture 
du  moi  est  religieuse,  ma  «  Triomphatrice  »  n'est 
pas  une  Précieuse,  elle  est  une  carmélite. 

Lanson  a  dit  à  ma  tante  :  «  Elle  ne  comprend  pas 
la  critique  et  ce  sera  sa  force  ».  Lui  ai-je  dit  qu'il 
n'avait  pas  compris  ma  pièce  ?  ou  vais-je  prétendre 
maintenant  qu'il  n'a  pas  compris  ma  lettre  ?  C'est 
idiot  et  inextricable  ce  mode  de  discussion  actuel,  de 
vouloir  toujours  être  le  seul  qui  «  comprenne  ».  Nous 
devrions  savoir  que  nous  sommes  bien  assez  intelli- 


ANNÉE  1912  283 

gents  pour  tout  comprendre,  seulement  nous  sommes 
plusieurs,  et  ne  sentons  pas  de  la  même  façon. 

J  ai  mis  du  temps  à  m'habituer  à  mon  nom  comme 
signature  littéraire.  Maintenant,  j'aime  assez  cela,  un 
nom  blanc  et  noir. 

I^me  Duclaux  m'a  dit  que  Lenéru  voulait  dire 
Lenoir.  Lire  dans  les  journaux  «  Mademoiselle 
Lenéru  »  cela  me  rappelle  les  bons  vieux  fournisseurs 
de  Brest,  et  l'époque  .où  je  me  croyais  une  petite  fille 
connue  de  toute  la  ville,  parce  que  je  m'entendais 
nommer  dans  les  foules  par  les  anciens  matelots  de 
mon  Grand-Père.  ' 

Le  grand  ressort  de  mon  calme  et  de  ma  patience, 
c'est  que  j'attends  plus  de  moi  que  des  événements 
et  que  je  sais  à  peu  près  le  temps  qu'il  me  faudra. 
Temps  mesuré  à  la  guérison  ou  du  moins  au  retour 
follement  lent  de  mes  yeux.  Je  sais  que  je  ne  suis  pas 
moi,  que  je  ne  le  serai  pas  avant  un  an  ou  deux 
encore,  mais  qu'est-ce  qu'un  an  ou  deux  quand  on 
en  a  traversé  vingt-trois...?  Chaque  mois, en  m'épiant 
dans  les  glaces,  je  me  retrouve  un  peu  plus,  les  bou- 
ches s'animent,  semblent  parler  plus  fort  et  moins 
vite.  Le  jour  et  le  jour  seulement  où  la  parole  me  sera 
rendue  (I  ),  où  je  reconnaîtrai  les  yeux  de  mon  enfance, 

(I)  Il  faut  lire  «  la  conversation  ».  A  aucun  moment  de  sa  vie 
Marie  Lenéru  ne  fut  muette.  Seule  sa  surdité  totale  l'obligeait 
souvent  au  silence. 


284  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

alors  la  gloire  vaudra  la  peine,  la  gloire  et  peut-être 
autre  chose...  avant  jamais.  Je  cherche  une  revanche 
et  pas  une  consolation. 


mai. 


Ils  ne  comprennent  pas  encore  que  je  ne  suis  pas 
une  femme.  Moi  seule  peut-être  arrive  à  réaliser  la 
notion  de  l'impossible.  Gregh  m'a  dit  une  fois  : 
«  Tout  vous  viendra  ».  A  la  condition  que  je  fasse  la 
moitié  du  chemin,  oui,  que  ce  soit  moi  qui  aille  à 
tout,  à  la  condition  que  ce  soit  moi  qui  triomphe  de 
la  barrière  physique,  oui.  Si  charmante,  si  émouvante 
que  je  puisse  être,  quel  que  soit  le  prestige  de  «  la 
gloire  »,  nul  ne  fera  l'effraction  des  circonstances 
—  je  ne  parle  pas  des  avances  grossières  et  banales 
des  inconnus. —  Je  l'ai  très  bien  senti,  on  est  curieux 
de  moi,  mais  la  paresse  et  la  timidité  sont  deux  obsta- 
cles insurmontables.  Aussi  je  me  demande  si  cela 
vaudrait  que  je  me  donne  plus  de  peine  que  les  autres, 
si  l'effort  déchirant  que  j'ai  à  fournir  ne  me  sépare- 
rait pas  à  jamais  de  ceux  qui  m'auront  laissée  le  donner 
seule...  A  quoi  bon  préparer  à  un  homme  la  femme 
que  je  peux  être,  aurais-je  cette  incroyable  humilité 
de  l'appeler  à  la  victoire,  alors  qu'on  me  laisse  au- 
jourd'hui me  débattre  dans  l'impossible  et  les  tours 


ANNÉE  1912  285 

de  force  ?  Je  suis  lasse  à  fermer  les  yeux,  à  ne  vou- 
loir que  dormir  et  mourir. 

Quand  nous  avons  parlé  musique  le  soir,  je  ne 
m  endors  plus.  A  propos  d'un  air  de  la  Surprise  que 
je  jouais  enfant,  et  que  je  ne  sais  quel  orchestre  vient 
de  donner,  maman  recherchait,  sans  la  trouver,  la 
sonate  au  clair  de  lune  ;  alors,  avec  l'accompagnement, 
je  l'ai  jouée  sur  la  table,  elle  l'a  reconnue,  dès  les  pre- 
mières mesures.  Elle  rappelait  le  programme  de  la 
Chapelle  de  la  Marine.  M.  Chic,  qui  m'a  envoyé  des 
airs  de  ce  pauvre  Redoutable,  jouait  la  symphonie  de 
la  Reine  à  l'Introït  et,  pendant  la  messe,  le  Lac  de 
Niedermeyer,  avec  cette  excellente  «  musique  de  la 
marine  »,  arrivait  au  tour  de  force  de  paraître  reli- 
gieux. Comment  n'ai-je  pas  oublié  le  matelot  qui  re- 
cevait vos  cartes  à  l'entrée  ?  Et  le  grand  rideau  rouge 
devant  la  fenêtre  de  la  tribune.  Il  y  avait  des  pancar- 
tes dans  l'escalier  par  lequel  on  y  montait  :  «  Silence 
dans  la  maison  du  Très-Haut  ».Puis  je  me  revois,  sur- 
veillée toujours  par  des  marins  aidant  les  Suisses, 
dans  le  cortège,  attendant  devant  le  portail,  sur  le 
tapis  entre  les  chaînes  et  les  bornes  en  hémicycle, 
le  jour  du  mariage  d'Albert  d'Auriac.  Il  y  a  longtemps 
que  la  Chapelle  de  la  Marine  n'existe  plus  que  comme 
une  Sainte  Chapelle,  sans  messe  rouge. 


286         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


Neuilly  1'^'' juin. 

Comment  ne  pas  croire  aux  susceptibilités  (dreyfu- 
sardes dans  l'affaire  du  Redoutable,  quand  M*"^ 
Duclaux  —  M"^®  Duclaux!  —  me  dit  :  «  Il  y  a  dans 
la  préface  une  âpre  sincérité  qui  n'est  pas  dans  la 
pièce  ». 

Passé  deux  heures  hier  entre  Curel  et  M°^®  Duclaux  ; 
ni  l'un  ni  l'autre  n'aime  la  Triomphatrice.  M."^^  Duclaux 
l'appelle  «  cette  tigresse  ".  A  quoi  je  remarque  :  «  mais 
madame,  c'est  elle  qui  est  dévorée  >'.  M°^^  D... 
s'intéresse  à  la  fille,  et  me  demande  sérieusement  : 
«  pour  laquelle  êtes-vous  ?  »  Dans  les  Affranchis 
aussi  c'était  Marthe  qui  attendrissait.  J'en  ai  la 
démonstration  quotidienne  :  on  ne  comprend  un  per- 
sonnage que  s'il  a  eu  des  précédents  littéraires.  Les 
critiques  surtout  dont  la  mémoire  est  bourrée  de 
souvenirs  et  qui  sont  classificateurs-nés.Pour  eux  on 
déformerait  à  peine  le  mot  de  Platon  :  «  Comprendre, 
c'est  se  ressouvenir  ».  Nl^^  Duclaux  me  dit  qu'elle 
verrait  cette  pièce  avec  cette  épigraphe  tirée  de  l'Evan- 
gile :«0n  ne  met  pas  le  vin  nouveau  dans  les  outres 
vieilles  ».  Je  prendrai  sans  doute  le  mot  de  Vigny  : 
«  Et  cependant,  Seigneur,  je  ne  suis  pas  heureux  ». 

Quand  je  revois  François  de  Curel,  il  est  patronal  et 
presque  affectueux,  si  vif,  quand  M""^  Duclaux  me 


ANNÉE  191 2  287 

traduit  ce  qu'il  vient  de  dire,  il  n'aime  pas  <'  La  Triom- 
phatrice! »  :  «  Il  ne  faut  à  aucun  prix  qu'elle  donne  cela, 
même  pour  elle.  Le  sujet  est  dangereux,  scabreux  ».  I! 
se  passionne  si  amicalement.  Il  n'admet  pas  l'émotion 
de  Sorrèze  devant  l'article  d'un  jeune  homme.  J'ai 
fait  valoir  qu'il  s'agissait  d'une  défection  de  dis- 
ciple :  «  Si  Tharaud  écrivait  un  article  contre  Barrés, 
Barrés  devrait  en  souffrir.  Et  si  moi,  j'écrivais  des 
blasphèmes  contre  vous,  cela  vous  serait  donc  indif- 
férent ?  » 

Il  riait  :  «  Avez-vous  lu  mon  article  sur  Binet- 
Valmer  ?»  —  Oui,  et  si  je  ne  m'étais  pas  dit  qu'il 
vous  l'avait  sûrement  demandé,  j'aurais  été  assez 
jalouse. 

—  Alors  vous  avez  vu  comme  je  suis  sévère  pour 
les  manuscrits  ? 

—  Vous  avez  fait  pleurer  Binet-Valmer  et  vous  ne 
serez  content  que  quand  vous  aurez  recommencé... 

«  Je  crois  maintenant,  puisque  vous  voulez  bien  me 
provoquer  à  quelque  profession  de  foi,  qu'il  ne  faut 
pas  considérer  le  théâtre  d'idées  comme  une  chose 
à  part,  il  est  vraiment  honteux  qu'on  en  soit  venu  à 
le  faire.  Il  y  a  le  théâtre  intelligent  par  opposition 
au  théâtre  bête.  Les  «  idées  »  ce  n'est  qu'une  manière 
d'éclaicir  le  fond  de  tout  ce  qui  n'est  pas  elles.  Nos 
motifs  profonds  d'agir  et  de  sentir  qu'on  appelle 


288  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

«  idées  »  ne  font  que  nous  lier  plus  étroitement  à 
l'action  et  aux  sentiments,  qu'il  s'agisse  de  vivre  ou 
qu'il  s'agisse  d'écrire.  » 

(Réponse  à  une  lettre  de  Paul  Lombard.) 

On  a  tant  dit  que  le  Redoutable  était  sommaire 
et  je  le  disais  aussi,  mais  enfin  il  faudrait  s'arrêter. 
Le  Redoutable  est  surtout  une  pièce  courte  et  sans 
à-côtés.  Relativement  à  la  manière  dont  sont  traités 
les  autres  pièces,  il  est  plus  long  en  scènes  faisant  mar- 
cher directement  l'action,  et  dans  ces  scènes,  plus 
long  en  répliques  de  développement  et  d'approfon- 
dissement du  sujet,  plus  riche,  en  somme,  en  glo- 
bules blancs.  Otez  d'une  pièce  moderne  tout  l'à-côté, 
les  mesures  pour  rien,  les  scènes  entre  comparses, 
les  répliques  insignifiantes,  vous  n'avez  pas  un  drame 
traité  au  quart  du  Redoutable. 

Ermitage. 

A  Hadaly.  Savez- vous  que  j'avais  fait  avant  mon 
départ  la  connaissance  de  M""®  de  Noailles  ?  Elle  a 
l'air  d'un  aigle,  elle  a  l'air  de  ce  qu'elle  est,  les  yeux, 
les  cheveux  sur  les  yeux,  le  nez,  tout  y  est. 

J'ai  été  charmée...  bien  moins  effrayante  que  je  ne 
craignais...  Andrée  vous  racontera  son  entrée  sen- 
sationnelle. 


ANNÉE  1912  289 


Bonne. 


Toutes  ces  femmes  si  âpres  au  plaisir,  une  excur- 
sion, un  spectacle,  je  sens  là  un  sauve-qui-peut  de 
la  jouissance  qui  me  dégoûte.  Est-ce  éducation, 
l'atavisme  de  céder  sa  place?  Est-ce  l'ascétisme  re- 
ligieux, la  supériorité  apprise  du  renoncement  ? 
Serait-ce  enfin  un  instinct  qui  m'est  propre...  à  moi 
et  à  Robespierre  :  le  désintéressement  de  ceux  qui 
veulent  tout  prendre  à  la  fois  ? 

A  M^'*^  D...  après  son  article  de  la  Gazette  de  Lau- 
sanne :  «  Maintenant  après  vous  avoir  dit  ma  recon- 
naissance, oserais-je  me  révolter  contre  vos  derniers 
mots  ?  Nous  ne  pourrions  pas  écrire  une  ligne  sans 
le  contrôle  de  l'oreille?  Un  écrivain  comme  vous  ne 
peut  pas  l'ignorer,  et  pour  entendre  nos  phrases, 
avons-nous  besoin,  comme  disait  Flaubert,  de  les 
«  faire  passer  par  notre  gueuloir  ?  » 

Le  sens  du  rythme  n'est  pas  dans  le  tympan,  sans 
cela  Beethoven  n'aurait  pas  pu  penser  une  mesure 
après  sa  surdité.  Croyez-vous  que  je  ne  sois  jamais 
choquée  par  le  manque  d'oreille  chez  des  écrivains 
entendant  parfaitement.  Je  revendique  la  responsa- 
bilité de  mes  rythmes^  comme  n'importe  lequel  de 
mes  confrères.  Toutes  mes  répliques  sont  faites  pour 

être  dites.  La  seule  chose  dont  je  ne  puisse  répondre 

11 


290  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

est  le  contrôle    scénique,  la  diction  de    tel   ou  tel 
interprète. 

A  Maeterlinck 

Monsieur,  je  vous  ai  déjà  dit  mon  émotion'en  trou- 
vant quelque  chose  de  moi  dans  un  livre  de  vous, 
aujourd'hui  j'ai  à  vous  remercier  d'avoir  bien  voulu 
m'envoyer  le  volume  et  y  joindre  quelques  mots 
trop  beaux  pour  qu'on  ose  même  en  remercier,  et 
puisque  j'ai  ce  cruel  honneur  d'avoir  été  prise  un 
peu  comme  à  partie  et  de  représenter  ceux  qui 
pensent  de  la  mort  ce  qu'il  n'en  faut  pas  penser,  j'ai 
bien  envie  d'avoir  du  courage  et  de  vous  dire  à  quel 
point  votre  livre  admirable  m'a  paru  glacial.  Est-ce 
bien  vous  qui  nous  offrez  ce  rêve  de  l'intellectualité 
pure,  et  qui  vous  acharnez  avec  cet  effrayant  dédain 
métaphysique  ?  Oh  !  je  ne  vous  demande  pas  de 
nous  la  sauver  du  naufrage,  mais  que  vous  ne  la 
préfériez  pas  à  tout... 

Pour  moi,  vous  m'y  avez  rattachée  éperdument. 
En  vous  lisant,  Monsieur,  en  admirant  cet  hommage 
si  sereinement  offert  à  tout  ce  qui  est  humain,  à 
tout  ce  qui  est  infini,  je  constatais,  pardonnez-le 
moi,  une  dissidence  invincible.  Il"  m'a  semblé  que  le 
plus  précieux  était  ce  que  vous  perdiez,  que  le  mi- 
racle humain  l'emportait  sur  l'autre,  que  le  cons- 


ANNÉE   1912  291 

cient,  le  «  fini  »  était  peut-être  le  seul  miracle  dans  ce 
monde  sans  commencement  ni  fin.  Et  ce  n'est  pas 
seulement  en  moi,  mais  en  autrui,  que  je  ne  puis  con- 
sentir à  cette  mort  de  la  personnalité.  Tout  votre 
infini  en  est  dépeuplé,  c'est  une  solitude  pire  que  celle 
qui  affolait  Pascal.  J'avoue  que  la  musique  et  la  danse 
des  sphères  ne  me  consoleraient  de  rien.  Il  n'y  a 
vraiment  rien  de  plus  humain  dans  l'immortalité 
impersonnelle  que  toutes  les  «  joies  ineffables  »  et 
philosophiques  de  la  «  connaissance  »  et  de  la  con- 
templation ;  néant  pour  néant,  je  me  résigne  au  plus 
proche,  au  plus  chaud  encore  de  la  présence  humaine, 
que  je  m'endorme  au  moins  dans  mes  souvenirs  et 
dans  mes  angoisses,  dans  l'intimité  des  choses  ter- 
restres, et  que  jamais,  ni  Dieu,  ni  l'infini  ne  me  ré- 
veille à  l'oubli  de  ce  qui  fut  moi-même,  n'interpose 
une  extase  entre  ma  conscience  et  moi. 

Hélas  !  ce  n'est  pas  encore  la  sagesse...  et  voilà 
une  bien  médiocre  manière  d'exprimer  une  grati- 
tude si  réelle,  que  peut-être  cet  aveu,  ce  regret  de 
nous-mêmes,  auquel  vous  donnerez  de  me  survivre, 
sera  pour  moi  une  de  ces  revanches  qui  calment 
et  endorment  au  moment  de  la  nuit  où  l'on  n'a  pas 
sommeil. 


292        JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


17  avril. 


Je  viens  d'être  empoignée  par  un  livre  à  ne  pou- 
voir m'en  détacher,  chose  inimaginable  car  je  prends 
et  je  laisse  les  chefs-d'œuvre  comme  un  éventail. 
C'est  bien  la  peine  de  pouvoir  juger  au  carat  la 
valeur  d'une  œuvre  pour  ne  se  passionner  que  là 
où  le  talent  est  évidemment  absent, 

...  Ce  sont  les  lettres  du  lieutenant-colonel  Moll 
à  sa  fiancée  qui  m'ont  impressionnée,  soulevée,  en- 
thousiasmée jusqu'à  l'état  intérieur  du  sanglot.  Enfin 
voilà  la  vie,  voilà  l'amour  et  leurs  vrais  visages. 
Voilà  l'homme  tel  qu'on  doit  l'aimer,  duquel  on  peut 
recevoir  l'amour,  et  non  cette  pauvre  chose  livres- 
que et  dramatique,  «  tiraillée  »,  rabâchée  dans  nos 
romans,  nos  pièces  et  nos  poèmes.  Oh  î  la  maîtresse 
et  l'amant  parisiens...  Y  a-t-il  un  de  nous,  encore 
hors  du  jeu,  qui  soit  tenté  de  recommencer  les  gestes 
et  les  simulacres  ? 

Mais  cela...  que  c'est  simple  dans  son  emphase 
maladroite,  et  si  peu  risible.  On  est  saisi  par  la  vérité, 
le  déblaiement  du  factice  comme  au  chevet  d'un  mou- 
rant. 

Voilà  l'amour,  besoin  humain.  Ce  n'est  pas  l'amour- 
luxe,  c'est  l'amour  nécessaire,  indiscutable  comme 
le  pain  des  pauvres.  Ah  !  ce  n'est  pas  celui  de  Cha- 


ANNÉE  1912  293 

teaubriand,  de  Musset,  de  M'"®  de  Noailles.  0  mes 
grands  confrères  quelle  absence  de  prestige  vos  sen- 
timents ont  toujours  eu  pour  moi...!  Ceci  est  l'amour 
dont  on  ne  plaisante  pas.  Est-ce  atavisme  chez  moi, 
est-ce  acuité  de  sens  critique,  cette  impossibilité  d'ac- 
cepter l'homme  privé  de  certains  dons  et  même  de 
certaines  fonctions  proprement  militaires  ?  De  qui 
est  cette  admirable  définition  du  héros  :  celui  qui  a 
donné  de  l'homme  concret,  vivant,  la  formule  la 
plus  saisissante  ? 

Un  homme  qui  ne  monte  pas  à  cheval,  qui  n'a  pas 
manié  des  armés,  qui  n'a  pas  commandé  sur  un  champ 
de  bataille,  qui  n'a  pas  résisté  de  corps  et  d'esprit 
aux  fatigues  militaires,  qui  n'a  pas  dans  le  regard  ce 
sérieux  poignant,  cette  simplicité  inimitable  de  celui 
qui  voit  mourir,  pour  peu  qu'il  ait  l'âme  bien  née, 
enviera  toujours  quelque  chose  à  ses  frères  soldats. 
Un  admirable  portrait  de  Détaille  ouvre  le  livre. 
Le  peintre  a  compris  la  gravité,  l'émotion  de  l'hé- 
roïsme. Aucun  panache,  aucune  provocation  dans  les 
attitudes  des  noirs  et  de  leur  chef  descendant  de  che- 
val, mais  ce  quelque  chose  de  gonflé,  de  souffle  con- 
tenu, et  en  même  temps  cette  humanité  extra-sociale^ 
que  les  chefs  contractent  dans  l'habitude  d'aimer  et 
d'estimer  hors  de  leur  caste. 

La  merveilleuse  carrière  !  Le  commandant  su- 
prême sur  un  «  territoire  »  plus  grand  que  la  France, 


294  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

et  où  tout  est  à  faire,  à  créer,  en  commençant  par  la 
poste  — "  de  l'influence  de  l'amour  sur  les  commu- 
nications postales  »  — les  routes,  les  foires,  l'industrie 
du  coton,  les  parcs  d'autruches,  la  politique  de  races, 
la  justice  à  rendre  à  la  porte  de  sa  tente,  comme  un 
Louis  IX  aux  croisades.  Tous  les  peuples  affluant 
vers  nous  :  ana  madeleum,  je  suis  opprimé.  Voyager 
des  mois,  connaître  à  cheval  toutes  les  heures  du  jour 
et  de  la  nuit,  à  la  tête  de  ses  gardes  et  de  ses  chameaux 
qui  suivent.  Quand  la  saine  envie  vous  prend  d'un  bon 
temps  de  galop,  tourner  la  tête  et  voir  les  rayons  du 
soleil  levant  éclairer  votre  fanion  tricolore. 

Mais  ce  n'est  pas  sans  un  sentiment  de  déposses- 
sion que  j'admire  cette  œuvre  des  coloniaux.  Je  n'ou- 
blie pas  que  du  temps  de  mon  grand-père  et  même 
de  mon  père,  les  colonies  dépendaient  de  la  marine, 
les  amiraux  étaient  leurs  gouverneurs,  après  avoir 
été  leurs  conquérants.  Quand  grand-père  commandait 
la  station  de  l'Atlantique,  il  commandait  l'Afrique, 
mais  les  colonies  étaient  alors  des  côtes  et  des  îles... 

J'en  reviens  à  Mol!  fiancé,  n'est-ce  pas  plus  émou- 
vant que  n'importe  quoi  de  dire  à  une  femme  :  «  Je 
vais  vous  envoyer  copie  de  tous  les  ordres  et  de  toutes 
les  instructions  que  je  vais  donner.  J'agis  toujours 
avec  la  même  coquetterie  que  si  vous  étiez  là  ». 

Certes  ce  qui  le  touche,  ce  qui  l'ébranlé  le  plus, 
c'est  l'amour  amitié,  l'amour  mariage,  qui  n'a  besoin 


ANNÉE  1912  295 

d  aucune  acrobatie  passionnelle  pour  durer,  mais  seu- 
lement de  l'éperon  d'une  belle  existence.  Il  lui  dit 
carrément  que  l'amour  ne  lui  suffirait  pas,  mais  il 
lui  dit  aussi  que  s'il  a  voulu  autre  chose,  «  c'est  pour 
mériter  une  première  place  au  banquet  de  l'amour  ». 
Mais  quel  beau  noviciat  qu'une  telle  séparation. 
On  est  ému  d'une  attente  si  digne,  si  frémissante, 
mais  dont  pas  un  mot  ne  cesse  d'être  surveillé,  un 
respect,  une  retenue  virile,  pas  un  cri  de  théâtre, 
déjà  une  simplicité  conjugale.  Un  bon  réalisme  de 
l'impatience  dans  l'inquiétude  et  la  minutie  concer- 
nant les  dates  des  courriers. 

J'imagine  que  voilà  une  femme  qui  en  a  fini  avec 
le  bonheur... 

Est-ce  mal  de  penser  que  ces  dures  fiançailles  et 
la  cruauté  de  la  fin,  c'était  ce  que  la  vie  pouvait  en- 
core lui  donner  de  plus  beau,  et  surtout,  est-ce  vrai  ? 
Qu'aurait  été  le  mariage  du  colonel  Moll  ? 


21  avril. 

M*"®  D...  me  disait  hier  que,  en  somme,  toutes 
ces  pièces  revenaient  au  même  sujet  :  la  supériorité 
de  l'individu  sur  son  milieu.  II  y  aurait  là,  en  effet, 
matière  très  suffisante  à  alimenter  un  théâtre,  car 
les  combinaisons  sont  toujours  infinies,  et  l'individu 


296  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

supérieur  est  ce  que  ratent  généralement  les  écrivains 
qui  ne  sont  pas  eux-mêmes  de  la  catégorie.  Mais  je 
je  ne  trouve  pas  cela  dans  mes  pièces.  Evidemment 
une  œuvre  organisée  a  bien  des  points  de  vue  et  bien 
des  contacts  avec  d'autres  œuvres  «  en  carré  »,  c  est 
à  dire  qui  font  face  sur  tous  les  points. 

On  peut  dire  que,  dans  les  Affranchis,  Philippe  est 
supérieur  à  son  milieu,  mais  le  drame  n  est  pas  entre 
lui  et  son  milieu.  Il  y  a  drame  au  contraire,  parce  que, 
entre  Hélène  et  lui,  il  y  a  équivalence.  La  pièce  est  : 
que  doit-il  advenir  ?  —  Dans  la  Triomphatrice  éga- 
lement, le  milieu  est  un  lointain,  le  drame  est  dans 
l'excessive  équivalence  d'un  homme  et  d'une  femme, 
dans  la  supériorité  des  sanctions  et  des  réalisations, 
peut-être  chez  la  femme,  mais  j'ai  bien  soin  d'indi- 
quer que  ceci  est  l'extérieur  et  le  décor,  qu'aucun 
des  deux  partenaires  n'y  attache  une  importance  dé- 
mesurée. Il  y  a  drame  parce  que  l'homme  ne  1  em- 
porte pas.  —  Dans  le  Madhi,  la  supériorité  cette  fois 
est  inconsciente,  héros  et  milieu  s'en  accommodent  ; 
seule,  la  femme  se  trouve  n'avoir  rien  à  gagner  à 
cette  apothéose  de  l'homme.  Si  nous  jugeons  ces 
pièces  du  point  de  vue  «  supériorité  »,  voilà  pour  moi 
leurs  rapports  et  leurs  différences.,  mais  leur  «  sujet  », 
leur  action,  leur  «  idée  »  sont  bien  autres,  et  les  rapports 
dont  je  viens  de  parler,  je  ne  les  vois  qu'après  coup. 
Dans  les  Affranchis,  j'avais  la  nostalgie  de  la  morale. 


ANNÉE  1912  297 

Dans  la  Triomphatrice,  je  voyais  l'amour  entre  égaux, 
mais  entre  égaux  absolus,  jusqu'aux  sanctions  so- 
ciales, c'est  à  dire  entre  rivaux.  Dans  le  Madhi 
enfin,  l'héroïsme  pur  et  simple,  la  grandeur  excep- 
tionnelle d'un  homme  et  ses  rapports,  non  avec  son 
milieu,  mais  avec  l'amour. 

A  propos  de  mes  pièces,  il  faut  que  j'écrive  ici  dans 
quel  ordre  elles  se  sont  succédé,  car  je  pourrais  bien 
l'oublier,  ne  les  ayant  jamais  datées,  et  bien  que  j'aie 
rarement  trouvé  nécessaire  d'en  parler  ici,  elles  sont 
aussi  des  jalons  de  mon  existence  : 

Les  Affranchis. 

Les  Lutteurs.  —  d'après  un  roman  écrit  avant  les 
Affranchis. 

La  Maison  sur  le  Roc. 

Le  Redoutable.  —  quand  la  préoccupation  du  pu- 
blic s'est  fait  jour. 

Le  Bonheur  des  autres. 

Le  Madhi. 

Vous  m'êtes  témoin.  Seigneur,  que  je  n'ai  pas 
choisi  cette  carrière,  que  je  n'en  ai  jamais  eu  le  go- 
bisme,  qu'elle  me  paraît  toujours  un  peu  ridicule  et 
que  j'ai  eu  huit  jours  d'abattement  après  les  lettres 
de  Moll,  ce  qui  ne  m'est  jamais,  jamais  arrivé  en  li- 
sant l'histoire  de  mes  confrères,  et  les  lettres  de 
Carlyle  à  Jane,  par  exemple,  auprès  de  cette  corres- 
pondance, me  paraissent  bien  naïvement,  bien...  niai- 


298  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

sèment,  bien  maladroitement  cuistres.  Tant  l'ata- 
visme est  fort  sans  cloute,  et  tant  il  est  vrai  surtout 
que  la  vie  est  trop  belle  pour  que  rien  en  soit  perdu, 
et  que  passent  par-dessus  toutes  les  carrières  qui 
exigent  l'homme  tout  entier  :  un  corps,  un  caractère, 
un  cerveau. 

A  M.  Allemand.  —  Mon  Africain  est  campé  depuis 
longtemps,  il  ne  reste  qu'à  bien  arrêter  l'action,  à 
trouver  le  genre  de  mouvement  combinable  avec  une 
signification. 

Abbaye  de  Pomier,  7  sept. 


ANNÉE  1913 


Paris,  2  octobre  1913. 

François  de  Cure!  est  mon  maître,  non  seulement 
parce  que  cela  me  fait  plaisir,  mais  parce  que  c'est 
lui,  et  uniquement  lui  seul,  qui  m'a  donné  la  chique- 
naude. Sans  la  lecture  de  ses  pièces  rien  n'aurait  branlé. 
Il  m'a  donné  la  chiquenaude  et  il  m'a  donné  le  ton, 
je  revendique  cet  air  de  famille  ;  cette  «  ardeur  froide  », 
plus  ardente  et  plus  acérée  chez  moi,  vient  de  la  belle 
tenue  virile,  sobre  jusqu'à  l'ironie,  aiguë  jusqu'au  sar- 
casme, qui  a  tellement  retenti  chez  moi  à  la  lecture 
de  l'Invitée  et  du  Repas  du  Lion.  Avant  lui,  je  n'avais 
pas  cette  résonance-là.  A  15  ans,  j'étais  la  fille  litté- 
raire du  Père  Lacordaire,  à  25,  celle  de  Saint-Just  et 
de  Barrés,  à  30  enfin,  je  ne  me  trompais  plus. 

Je  ne  dois  rien  à  Ibsen  que  j'admire  à  peine,  je  le 
considère,  par  son  moralisme  obsédant,  comme  au- 
teur de  grand  public,  quelque  chose  dans  le  genre  de 


300  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

Dumas  fils,  c'est  une  autre  morale,  voilà  tout,  et  les 
préfaces  sont  du  comte  Prozor.  Dès  qu'Ibsen  ne  prê- 
che plus  —  et  ce  qu'il  prêche  est  toujours  la  même 
chose  —  il  est  exécrable,  voyez  Hedda  Gabier.  Son 
tragique  est  sans  nouveauté,  sans  finesse,  c'est  le 
mélodrame  intellectuel.  Il  n'existe  d'ailleurs  que  par 
à-coups,  l'ensemble  de  la  pièce  est  toujours  traînant, 
diffus,  verbeux,  tout  en  conversations  éthiques,  et 
éthiques  très  banales.  Les  entrées  et  sorties  sont  ré- 
pétées et  brouillées  comme  chez  un  débutant.  Il  y  a 
parfois  chez  lui  un  ton  qui  me  plaît,  qui  a  de  la  dé- 
tente. Tout  le  milieu  Scandinave,  la  maison,  le  froid, 
les  fjords,  et  jusqu'aux  noms  propres,  m'enchante 
et  m'illusionne.  Il  a  rarement  assez  de  mesure  pour 
faire  vrai  et  ne  pas  changer  un  caractère,  quand  il  y 
arrive,  c'est  alors  poignant  et  délicieux,  comme  la 
femme  et  l'enfant  qui  sont  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon 
dans  le  «  Canard  sauvage  ». 

Si  loin  que  je  sois  de  tout  et  comme  à  des  distances 
astronomiques,  j'approche  pourtant.,  seulement  j'ar- 
riverai perinde  ac  cadaver  dans  ce  coma  de  l'attente  que 
vous  avez  peut-être  connu  après  trois  heures  d'attente 
dans  le  salon  d'un  spécialiste.  Et  il  faudrait  longtemps, 
longtemps,  une  lente  accumulation  pour  m'en  faire 
revenir,  des  années  de  traction  sur  la  langue,  et  quel- 
que chose  derrière  moi,  un  autre  passé  qui  enveloppe 
et  qui  garde. 


ANNÉE   1913  301 


7  décembre. 


Et,  pour  être  tout  à  fait  sincère,  il  y  a  pourtant 
quelque  chose  d'indomptable,  une  certitude  de  tout 
obtenir  de  soi,  qui  est  presque  déjà  le  don.  Je  n'ai 
jamais  douté  que  je  donnerais  à  la  vie  le  visage  que 
je  veux  lui  voir.  Si  vous  saviez  les  précisions  de  mon 
attente  et  de  mes  fins,  j'irai  là,  là  et  là.  —  Seulement 
cela  ne  peut  pas  se  dire  :  «  Il  y  a  des  desseins  que  la 
parole  ne  saurait  exprimer  et  dont  l'exécution  seule 
démontre  la  possibilité.  » 


ANNÉES  I914-19I5 


Neuilly,  30  mars  1914. 

Devant  ce  quotidien  haussement  d'épaules,  cette 
non-acceptation  de  mon  existence,  se  rappeler  pour- 
tant qu'il  n'y  a  rien,  ni  à  droite,  ni  à  gauche,  que  vous 
puissiez  vouloir.  La  vie  qu'il  me  faut,  personne  ne 
la  possède  ;  ni  homme  ni  femme  ne  détient  ce  qui  me 
manque. 

J'ai  trop  connu  l'ennui,  je  sais  trop  ce  qui  peut 
manquer  à  une  existence  pour  accepter  la  moindre 
restriction...  J'ai  besoin  du  mouvement,  des  voyages 
et  des  sports,  peut-être  de  celui  du  monde  que  j'au- 
rais tant  aimé...  Vous  aurez  bien  mal  tiré  parti  des 
livres,  s'ils  ne  vous  ont  pas  appris  à  tout  aimer  de 
ce  qui  n'est  pas  eux.  C'est  leur  mission  naturelle,  et 
il  est  tout  simplement  renversant  qu'elle  puisse  être 
méconnue.  Et  puis  songez  que  j'ai  à  remplacer  le 
vide  de  la  musique.  Or,  comme  j'ai  fait  assez  de 


ANNÉES  1914-1915  303 

solitude,  et  que  toute  conversation  me  fatigue,  je  sup- 
pose qu'il  faut  que  je  lise  sur  les  lèvres.  Si  le  procédé 
est  jugé  bon,  c'est  à  dire  si,  après  une  demi-heure 
de  tête-à-tête  avec  les  amis  les  plus  distingués  et  les 
plus  séduisants,  je  n'éprouve  pas  une  envie  folle 
de  m'en  aller,  de  courir,  ou  de  m'allonger  dans  une 
pièce  obscure,  et  de  fermer  les  yeux  en  faisant  des 
exercices  de  respiration  profonde,  c'est  qu'alors  je 
pourrai  redevenir  sociable  avec  tout  l'accessoire  que 
cela  comporte,  c'est  qu'alors  vous  pourrez  m'aimer, 
vous  que  je  ne  croyais  pas  encore  «  fondu  ».  Car  si 
attendu,  si  désiré  que  vous  soyez,  vous  ne  serez  ja- 
mais toute  ma  vie,  vous  ne  suffirez  pas,  à  vous  seul, 
à  me  préserver  du  passé.  Et  ce  passé  effrayant,  ce 
passé  qui  eût  tué  toute  autre  femme,  il  m'a  tant  tra- 
vaillé le  cœur,  il  m'a  faite  si  forte,  si  libre  et  si  sincère 
que,  malgré  ce  grand  appel  que  nous  ne  vaincrons 
jamais,  je  ne  sais  plus  si  je  pourrais  me  livrer,  ô  amour, 
me  confier  tout  entière  à  vous. 

Mais  l'amitié  que  je  préfère  à  tout,  l'affection, 
la  tendresse,  c'est  encore  le  meilleur  de  1  amour. 
J'aime  mieux  des  regrets  qu'un  remords,  un  senti- 
ment de  forfaiture,  ne  pas  copier  Vamour  des  autres. 
J'aime  mieux  le  regret  qui  souffre,  le  regret  qui  doute, 
le  regret  même  qui  tremble  un  peu  de  faire,  d'une  chose 
humaine,  à  jamais  l'inconnu. 

M...  me  demande  de  lui  expliquer  ma  pièce...  et 


304  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

devant  mes  interprétations  :  «  Eh  bien,  il  faut  dire 
cela  ».  Eh  !  non,  il  ne  faut  pas  le  dire  !  Il  n'est  pas  né- 
cessaire à  ma  pièce  que  vous  tombiez  exactement 
sur  cette  interprétation-là.  Moi-même,  en  l'écrivant, 
je  n'y  pensais  pas  du  tout.  Et  il  importe  extrêmement 
à  ma  pièce  qu'elle  ne  contienne  pas  de  définition 
et   d'explication   d'elle-même.   Elle   doit   se   suffire. 
S'il  faut  me  souligner  de  légendes  ;  «  Ici,  il  y  a  une 
forêt  »,  elle  est  ratée,  il  ne  faut  pas  une  phrase  qui 
tire  autour  du  personnage  de  son  côté,  «  Mais,  direz- 
vous,  on  ne  comprendra  pas  »...  Mais,  je  vous  prie, 
que  voulez-vous  comprendre?  Il  n'y  a  pas  de  «  mot  », 
ma  pièce  n'est  pas  une  charade.  Je  vous  raconte  une 
histoire  qui  se  tient  très  bien,  je  parle  en  bon  français, 
voilà  toute  la  clarté  que  je  vous  dois.  Ce  que  je  pense 
de  l'affaire,  cela  ne  vous  regarde  pas.  Je  ne  l'ai  dit 
nulle  part,  et,  c'est  ce  qui  vous  déroute.  Je  crée  une  at- 
mosphère :  Réagissez  comme  vous  voudrez,  ou  plu- 
tôt, comme  vous  pourrez.  Une  œuvre  profonde  n  est 
pas  un  problème  à  résoudre,  ni  peut-être  même  à 
poser,  et  croyez-moi,  la  pièce  n'est  pas  plus  obscure 
que  le  soleil,  si  ce  n'est  dans  les  raisons  dernières  de 
ses  fins,  que  son  auteur  ne  vous  a  pas  dites,  et  qui 
n'empêchent  pas  le  soleil  de  briller.  «  Oui,  mais  quand 
vous  m'expliquez  je  comprends.»  Très  bon  cela,  mais 
rappelez-vous  que  la  lunette  doit  être  braquée  du 
dehors,  et  que  ce  n'est  pas  au  soleil  à  grossir  ses  effets, 


ANNÉES  19I4-19I5  305 

et  à  se  répandre  en  discours  pour  se  faire  mieux  voir 
et  entendre.  L'œuvre  doit  être  au  point  de  son  auteur. 
Si  Ton  faisait  le  point  de  chaque  spectateur,  ses  voi- 
sins ne  seraient  jamais  contents,  et  la  pièce  devien- 
drait amorphe  et  caméléonesque,  en  même  temps 
qu'interminable.  Un  auteur  qui  a  entendu  juger  sa 
pièce  en  sait  quelque  chose.  Il  n'y  a  pas  de  «  consen- 
tement universel  ».  Il  faut  avoir  le  courage  de  se  li- 
vrer, de  donner  prise,  on  ne  peut  faire  face  à  tout 
que  dans  de  très  étroites  limites.  Je  sais  parfaitement 
que  les  phrases  qui  méconnaissent  mes  héros,  par 
lesquelles  je  les  fais  juger  d'un  niveau  inférieur,  seront 
prises  au  pied  de  la  lettre.  Et  parce  que  Denise  a  dit  : 
«  Ma  mère  est  trop  personnelle  »  ma  pauvre  triom- 
phatrice est  jugée  par  mes  plus  bienveillants  amis  : 
«  une  hypertrophie  du  moi  ».  Alors  que  le  reproche 
qu'on  devrait  m'adresser  est  de  l'avoir  faite  trop 
grande  et  trop  magnanime,  cette  femme  qui  mé- 
prise si  passionnément  sa  gloire  et  qui,  dans  toutes 
les  répliques  de  toute  la  pièce,  ne  voit  que  sa  fille  et 
son  amant.  Si  j'avais  fait  faire  à  Denise  une  scène 
ridicule  et  mesquine  contre  sa  mère,  ils  auraient  com- 
pris, mais  jamais  je  ne  donnerai  cette  facilité  de  dimi- 
nuer l'adversaire  et  de  fausser  la  vraisemblance  des 
rapports,  qui  consiste  précisément  en  une  certaine 
plausibilité,  en  une  certaine  nécessité  du  mal  en- 
tendu. Mais  qu'ils  prennent  d'emblée  le  point  de  vue 

12 


306  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

et  le  parti  d'en  bas,  cela  ne  prouve-t-il  pas  qu'il  est 
temps  que  mon  théâtre  arrive  pour  venger  enfin 
l'humanité  d'en  haut  ? 

Je  vois  une  situation,  quelques  scènes  qui  mettent 
mes  personnages  dans  un  beau  corps-à-corps,  et  si, 
peu  à  peu,  cette  situation  devient  problème,  c'est 
qu'elle  s'organise  en  moi  et  se  développe  avec  ce 
souci  de  l'équilibre  qui  est,  en  littérature,  la  loi  même 
de  la  vie.  Les  formules,  qui  vous  apparaissent  comme 
les  points  de  départ  et  les  pilotis  de  la  pièce,  arrivent 
en  dernier  lieu,  elles  naissent  du  dialogue  à  mesure 
qu'il  s'écrit.  Le  «  Je  ne  sais  pas  »  des  Affranchis,  ce 
«  mot  de  la  fin  »,  pour  lequel  disait  un  critique, 
j'aurais  écrit  toute  la  pièce,  est  né  d'un  raccord. 
Il  était  presque  invisible  dans  une  scène  du  4^  acte,  en 
supprimant  l'acte,  j'ai  vu  qu'il  fallait  conserver  le 
mot  et  le  mettre  en  valeur.  Mais  par  exemple,  si  la 
pièce  ne  doit  pas  s'interpréter  elle-même,  si  elle  doit, 
comme  la  peste,  éviter  de  s'écouter  penser  —  Voyez 
ce  qu'écrivent  les  jeunes  gens  qui  font  du  théâtre 
d'idée  —  rattrapez-vous,  une  fois  le  travail  fini,  et  si 
c'est  possible,  avant  la  pièce  jouée  :  Expliquez,  expli- 
quez, dussiez-vous  y  peiner  comme  une  étrangère. 
Dressez  vos  écriteaux  :  «  là,  il  y  a  une  forêt  ». 

Vous  n'en  pourrez  jamais  trop  faire.  Vous  n'en 
ferez  jamais  assez.  Ce  n'est  pas  que  les  autres  soient 
bêtes,  mais  après  tout,  le  plus  intéressé  à  comprendre 


ANNÉES  1914-1915  307 

un  auteur,  c'est  encore  lui-même.  Et  il  a  sur  les  cri- 
tiques cet  avantage  infini,  qu'il  est  généralement 
moins  homme  de  lettres,  moins  surchargé  de  lectures 
et  de  revenez-y  littéraires.  De  plus,  ayant  à  dégager 
et  à  défendre  sa  propre  personnalité,  il  est,  par  état, 
moins  superstitieux,  moins  impressionné  par  les  pré- 
jugés et  les  précédents  —  quand  son  ignorance  ne 
suffirait  pas  à  l'en  préserver.  —  Il  est  plus  près  de 
l'impression  directe,  cette  impression  presque  impos- 
sible à  obtenir  d'une  tête  littéraire. 

Je  le  répète,  il  faut  qu'un  auteur  donne  le  la.  Il 
ne  perdra  pas  son  temps.  Il  verra  les  belles  varia- 
tions qu'on  lui  servira  sur  ce  la.  Ils  ne  sont  que  pa- 
resseux, non  pas  à  juger,  non  pas  même  à  louer, 
mais  à  inventer  leur  jusement. 

Pour  le  Redoutable,  tout  le  mal  est  venu  de  moi. 
Non  seulement  je  n'ai  rien  voulu  dire  de  la  pièce  aux 
journaux,  mais  je  me  suis  vantée  d'avoir  écrit  pour 
le  public,  vous  vous  imaginez  qu'ils  n'allaient  pas 
dire  comme  vous  !  Et  les  bien  intentionnés,  les  fer- 
vents de  votre  art  pur,  ceux  qui  vous  disent  :  «  Voyez- 
vous,  ne  faites  plus  de  concessions  »\  Eh  !  je  vous  prie, 
récrivez  donc  le  Redoutable  à  votre  manière. 


308        JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


DEPUIS  LA  GUERRE 

«  Il  n'y  a  rien  à  faire  à  cela  et  il  n'y  a  rien  à  dire. 
Le  soldat  mesure  la  quantité  de  terre  où  on  parle 
une  langue,  où  régnent  des  mœurs,  un  esprit,  une 
âme,  un  culte,  une  race.  Le  soldat  mesure  la  quantité 
de  terre  où  une  âme  peut  respirer.  Le  soldat  mesure 
la  quantité  de  terre  où  un  peuple  ne  meurt  pas.  C'est 
le  soldat  qui  mesure  la  quantité  de  terre  temporelle, 
qui  est  la  même  que  la  terre  spirituelle  et  que  la  terre 
intellectuelle.  Le  légionnaire,  le  lourd  soldat,  a  me- 
suré la  terre  à  ce  que  l'on  nomme  improprement  la 
douceur  virgilienne  et  qui  est  une  mélancolie  d'une 
qualité  sans  fond.  »  Péguy. 

9  sept. 

Pendant  que  se  livre  la  grande  bataille,  quel  be- 
soin de  voir  sentir  ainsi  !  X...  parle  mystérieuse- 
ment." Lundi  dernier  ça  allait  très  mal,  on  ne  le  dit 
pas  aux  populations  ".Toujours  les  lettres  ont  ce  ton 
là.  Dès  le  début  on  ne  comptait  sur  rien,  ni  sur  nous, 
ni  sur  les  Russes.  Pourtant  on  escomptait  la  victoire 
finale  :  Pourquoi  ?  La  famine  en  Allemagne.  Comme 
c  est  glorieux  !  Ce  pessimisme  est  fait  de  tant  de  choses 
que  je  n'aime  pas.  De  frousse  d'abord.  Ensuite  comme 


ANNÉES  1914-1915  309 

ils  ne  savent  pas  plus  que  moi  jusqu'à  quel  point 
nous  paierons  la  victoire,  ils  tiennent  à  ce  qu'on  sa- 
che qu'ils  ne  se  payaient  pas  d'illusions  et  qu'ils 
avaient  prévu  ce  qui  arrive.  Seulement  comme,  après 
tout,  les  choses  peuvent  mieux  tourner,  X...  pré- 
fère même  qu'on  parle  aussi  peu  que  possible  de  ses 
lettres.  Enfin,  îast  and  not  least,  ils  ne  sont  pas  mili- 
taristes, et  ils  préfèrent  mille  fois  devoir  la  victoire 
à  la  famine  qu'à  nos  armées  et  à  nos  généraux. 

...  Comme  le  tempérament  et  l'éducation  se  retrou- 
vent toujours  !  Quelle  terreur  d'être  trop  optimiste, 
d'avoir  paru  trop  confiant...  Comme  l'amour-propre 
est  toujours  le  premier  servi  ! 

Ah  !  puisqu'il  faut  appartenir  à  une  caste,  être 
par  en  haut  avec  les  aristocrates  et  les  enviés,  avec 
ceux  qui  croient  en  eux-mêmes,  dussiez-vous  leur 
prouver  le  lendemain  qu'ils  se  sont  trompés,  être 
avec  vous  officiers,  sous-officiers  et  soldats,  vous  si 
cruellement  éprouvés  et  de  qui  n'émanent  que  des 
nouvelles  tonifiantes. 

Neuilly,  déc. 

Bourget,  dans  Y  Echo  de  Paris,  reprend  le  raisonne- 
ment de  Pascal,  qui  m'avait  déjà  tant  frappée,  si  je 
l'ose  dire,  par  son  étourderie,  par  tout  ce  qu'il  éli- 
mine et  tout  ce  qu'il  suppose  sans  le  savoir.  «  Ou  il 


310  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

y  a  un  Dieu  ou  il  n'y  en  a  pas  ».  C'est  l'individualité 
telle  qu'un  croyant  seul  peut  se  la  représenter... 

A  Madame  D... 

Oh  !  madame,  comment  croyez-vous  qu'une  chose 
aussi  artificielle  que  la  guerre  moderne,  doive  être 
acceptée  comme  une  possibilité  inéluctable  ?  Ce  que 
je  trouve  le  plus  désespérant  là-dedans,  c'est  pré- 
cisément la  gratuité  du  cataclysme,  à  moins  que  ce  ne 
soit  cette  phrase  de  perroquet  par  laquelle  on  s'y  ré- 
signe :  «  Tant  qu'il  y  aura  des  hommes,  etc..  ». 

Ou  alors  si  vous  croyez  à  la  fatalité  du  vice  humain 
de  la  guerre,  pourquoi  rechercher  des  responsabi- 
lités ?  Soyez  mystique  jusqu'au  bout.  La  vérité  est 
qu'il  n'y  a  pas  eu  de  guerre  en  Europe  depuis  500 
ans,  que  très  peu  de  chose  dans  la  cervelle  d'un  seul 
ou  de  quelques-uns,  aurait  suffi  à  éviter.  Une  vieille 
routine  diplomatique,  voilà  ce  qu'est  aujourd'hui  la 
guerre.  Le  meurtre,  oui,  est  dans  la  nature  humaine, 
mais  pas  le  meurtre  sans  plaisir.  Les  gouvernements 
le  savent  bien,  qui  ont  dû  prendre  assez  de  mesures 
coercitives  pour  rendre  le  service  militaire  obliga- 
toire. 

Ce  qu'il  y  a  de  désolant  chez  nous,  c'est  qu'on  ait 
fait  du  pacifisme  le  synonyme  d'antimilitariste.  Ce 
que  je  regretterai  dans  la  guerre,  c'est  le  soldat.  Mais 
considérer  comme  une  «utopie»  que  les  gouvernements 
—  je  ne  dis  pas  les  hommes  à  qui  l'on  ne  demande  pas 


ANNÉES  1914-1915  311 

leur  avis  —  ne  règlent  plus  leurs  conflits  par  un 
moyen  aussi  follement  coûteux  et  qui,  d'ailleurs,  n'est 
qu'une  solution  de  fortune  et  laisse  le  conflit  pendant, 
pour  cela  il  faut  avoir  besoin  de  la  guerre  dans  son 
parti. 

...  Les  Wilson  et  les  Winston  Churchill,  qui  con- 
naissent leur  responsabilité  personnelle  dans  la  dé- 
claration ou  la  non -déclaration  d'une  guerre,  ne  trou- 
vent pas  utopique  d'être  des  pacifistes.  Il  ne  s'agit 
d'aucune  réforme  de  la  nature  humaine  ! 

...  Pardon,  mais  c'est  ma  sainte  colère  du  moment 
de  voir  confondu  avec  une  nécessité  humaine,  le 
rouage  le  plus  compliqué,  le  plus  artificiel,  le  plus 
coûteux  et  le  plus  inutile  de  la  politique  moderne. 


27  décembre. 

Elle  est  très  bonne,  ce  qui  lui  permet  de  trouver 
tout  le  monde  méchant. 

A  M"^^  D...  Deux  grands  souhaits  :  la  victoire  à 
outrance,  et  que  cela  ne  se  représente  plus  jamais... 
Oh  !  les  précautions  de...  pour  en  sauver  la  graine  ! 
Je  ne  veux  plus  écrire  que  contre  la  guerre,  car  on 
ne  peut  tout  de  même  agir  que  dans  l'opinion.  — Vieil- 
lissons l'idée  de  la  guerre,  puisqu'il  y  en  a  qui  tra- 
vaillent à  la  rajeunir.  —  La  besogne,  en  somme,  était 


312  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

déjà  bien  avancée,  c'est  ce  qui  rend  cette  guerre  si 
cruelle... 

A  M.  Billotte.  Je  n'ose  pas  dire  que  c'est  si  beau  d'être 
tombé  aux  Eparges.  J'avais  lu  le  récit  de  ce  tour  de 
force  en  rentrant  des  sanglots  d'admiration.  J'ai  dé- 
coupé le  journal  pour  avoir  toujours  ce  récit  dans  les 
livres  que  je  relis.  J'y  écrirai  le  nom  de  votre  fils. 
La  gloire,  l'immortalité,  c'est  le  souvenir  dans  les 
cœurs  qui  survivent,  c'est  l'amour  des  vivants  pour 
les  morts. 

Vos  fils  et  leurs  pareils  auront  fait  la  mort  si  belle, 
qu'ils  auront  appris  le  remords,  la  honte  de  la  vie 
sauve.  Ah  !  si  cela  pouvait  nous  consoler,  soyez  sûr 
que  voilà  des  morts  qui  ne  seront  pas  oubliés.  «  La 
voix  d'un  peuple  entier  les  berce  en  leurs  tombeaux.  » 
Tous  les  rapports  de  la  vie  et  de  la  mort  ont  changé 
à  présent.  Les  oubliés,  les  sacrifiés,  ce  sont  les  vi- 
vants. Pourrons-nous  jamais  les  aimer  comme  nous 
aimons  les  autres  ? 

Au  fait,  c'est  dans  ce  cahier  que  je  garderai  les 
Eparges,  et  si  je  copie  des  lignes  de  ma  correspon- 
dance qui  n'ont  même  pas  la  valeur  de  notes  litté- 
raires, c'est  pour  ne  rien  oublier,  pas  un  battement 
de  cœur  envers  vous,  ô  morts  pour  ma  patrie,  à  qui 
je  veux  dédier  mon  plus  grand  effort,  mon  plus  grand 
travail,  une  pièce  dont  je  ne  sais  rien  encore,  si  ce 
n'est  qu'elle  s'appellera  «  La  Paix  »  et  que  je  vais  à 


ANNÉES  1914-1915  313 

elle,  que  je  m'y  prépare  religieusement,  comme  à 
une  vocation,  car  il  faut  qu'elle  agisse,  ce  n'est  pas 
en  artiste  que  je  veux  exploiter  la  catastrophe... 
Puisque  j'ai  eu  ce  crève-cœur  de  ne  pouvoir  faire  mon 
métier  de  femme  auprès  de  vos  agonies,  je  ferai  qu'à 
l'avenir  on  ne  vous  massacre  plus.  «  Mon  fils  et  mon 
soldat  ». 

A  Marie  G...  —  Voyez-vous,  Marie,  on  dirait  qu'un 
froc  religieux  nous  tombe  sur  les  épaules.  On  sent 
qu'il  faut  changer  quelque  chose  à  l'existence  pour 
avoir  une  raison  de  la  conserver  quand  elle  est  en- 
levée à  tant  d'autres.  Jamais,  moi  si  libre,  je  ne  me 
consolerai  de  n'avoir  pas  pu  soigner,  ou  seulement 
servir  et  distraire  nos  blessés.  C'est  comme  d'être 
tenu  à  l'écart  du  lit  de  mort  d'un  être  très  cher.  Ils 
sont  tellement  admirables  qu'on  ne  sait  pas  qui  nous 
donne  le  plus  envie  de  pleurer,  de  l'admiration  ou  de 
l'horreur.  Pourtant  je  n'avais  pas  songé  à  leur  écrire 
et  à  prendre  un  «  filleul  >'.  En  voilà  un  qui  me  le 
demande.  Evidemment  pour  s'adresser  à  moi,  c'est 
un  lettré.  Mais  comme  tous  nos  confrères  du  front 
qui  écrivent  à  Barrés,  on  sent  que,  pouvant  dispa- 
raître, ils  cherchent  un  témoin  qui  sauve  quelque 
chose  de  leur  nom,  leur  donne  une  heure  de  survi- 
vance, et  enfin,  fasse  de  leur  gloire  autre  chose  qu'un 
solennel  oubli,  n'est-ce  pas  déchirant  ? 

Il  y  en  a  que  ces  événements  passionnent,  à  la  fin 


314  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

ils  m'ennuieraient,  si  l'on  ne  considérait  comme  un 
devoir  d'être  à  toute  heure  avec  ceux  qui  combattent. 

Toute  la  vie  politique,  qu'elle  s'appuie  sur  la  guerre 
ou  non,  me  paraît  aujourd'hui,  tellement  artificielle, 
conventionnelle  et  superstitieuse  que  c'est  comme  un 
décor  tombé.  Il  ne  fallait  pas  sacrifier  à  ce  mythe, 
«  une  collectivité  »  la  seule  réalité  au  monde  :  les  in- 
dividus, et  l'on  aurait  pu,  sans  en  remarquer  la  gra- 
tuité, laisser  les  hommes  politiques  jouer  à  la  raison 
d'Etat,  et  surtout,  oh  !  surtout  à  cette  première  af- 
faire dans  le  monde,  qui  nous  vaut  les  massacres 
d'aujourd'hui.  0  bourgeoisie  métaphysique,  «  sou- 
tenir son  rang  de  grande  puissance  >'.  Lisez  le  prince 
de  Bulow,  lisez  le  manifeste  autrichien  —  30  juillet, 
je  crois  —  vous  n'y  trouverez  pas  autre  chose,  si 
ce  n'est  qu'il  faut  «  soutenir  dans  le  monde  son  rang 
de  grande  puissance  »...  C'est  à  dire  obtenir  dans  les 
traités  de  commerce  concernant  la  camelote  et  l'épi- 
cerie «  le  rôle  de  la  nation  la  plus  favorisée  ». 

Infatuation  de  diplomates  qui  jugent  que  les  succès 
ou  les  échecs  de  leur  spécialité  sont  les  affaires  d'hon- 
neur des  peuples  !  M.  de  Bulow  se  plaignait  que  les 
Allemands  ne  s'intéressent  pas  assez  à  la  politique 
mondiale,  c'est  à  dire  à  sa  partie  d'échecs.  0  prince 
des  orfèvres  ! 

Epoque  admirable  qu'on  peut  accepter  d'avoir  vue 
à  la  condition  qu'elle  ne  se  répète  jamais.  Qu'elle 


ANNÉES  1914-1915  315 

soit  un  luxe  suprême  de  notre  humanité,  mais  que 
plus  une  âme  ne  consente  à  la  revoir  deux   fois  ! 

A  Renée  de  V.., 

A  M^  de  Curel,  —  Voilà  Robert  d'Humièrestombé, 
avec  quelle  admiration  exclusive  nous  avions  parlé 
de  vous  !  —  Je  pleure  les  jeunes  gens.  Quels  cœurs 
nous  restera-t-il  à  faire  vibrer,  lesquels  battront  encore 
pour  nous  après  cette  décourageante  consommation 
de  la  mort  ?  Et  pourtant  il  faut  continuer,  demeurer 
cette  petite  parcelle  de  France  qu'est  notre  activité, 
se  donner  un  prétexte  à  vivre,  une  raison  de  conser- 
ver ce  qui  est  enlevé  à  tant  d'autres.  Il  y  a  des  moments 
oii  j'ai  envie  d'aller  m'enfermer  dans  une  cartouche- 
rie, comme  dans  un  couvent. 

7  juin. 

A  Jean,  —  Tu  es  heureux  d'être  le  témoin  de  cette 
magnifique  époque.  Elle  agira  sur  toi  toute  ta  vie, 
et  te  communiquera  son  énergie,  quand  le  jour, 
lointain  encore,  sera  venu,  de  lutter  dans  un  bien 
autre  sens,  et  de  nous  opposer,  comme  si  cela  dépen- 
dait de  nous  seuls,  à  ce  qu'elle  puisse  jamais,  sur  la 
terre,  se  représenter  deux  fois.  —  Luxe  admirable 
de  dévouement,  mais  auquel  il  faudra,  dans  l'avenir, 
nous  opposer  par  les  plus  farouches  lois  somptuaires. 


316  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 


juin. 


A  M™®  D...,  —  Je  suis  tombée  dans  Péguy  sur 
une  réflexion  si  parfaite,  dans  Notre  Patrie,  à  propos 
de  Combes  :  Il  est  aujourd'hui  démontré  qu'un  hom- 
me peut  impunément  exercer  un  césarisme  impi- 
toyable dans  la  RépubHque,  pourvu  qu'il  ne  soit 
pas  bel  homme,  qu'il  ne  soit  pas  militaire,  qu'il 
porte  mal  même  les  tenues  civiles,  surtout  qu'il  ne 
sache  pas  monter  à  cheval. 

Pour  autant  qu'on  peut  se  souvenir  des  pièces 
contemporaines,  il  me  semble  que  notre  théâtre 
fourmille  de  coups  d'Etat  civils.  On  ne  s'apercevait 
seulement  pas  du  côté  séditieux.  En  ce  monde,  il 
n'y  a  donc  de  vrai  que  le  prestige,  il  n'y  a  danger  que 
là  où  l'amour  commence,  celui  des  femmes,  ou  celui 
des  foules  —  A  propos  de  Madhi. 

A  M™^  Dus.  —  J'admire  de  tout  mon  cœur,  mais 
je  ne  me  résigne  pas,  et  si  j'accepte  pour  cette  guerre 
encore,  après  ce  sera  complètement  fini.  Je  ne  dis- 
cuterai même  plus.  L'infirmière  qui  veille  un  grand 
blessé  ne  se  demande  pas  si  sa  guérison  est  une  utopie, 
s'il  est  plus  beau  que  l'homme  soit  un  martyr.  Elle 
sait  qu'elle  doit  le  guérir  et  donne  sa  vie  pour  cela. 

J'ai  beaucoup  d'espoir  dans  le  parti  socialiste. 
Son  dernier  manifeste  est  excellent.  Ils  veulent  toute 


ANNÉES  1914-1915  317 

cette  guerre,  mais  ils  réclament  à  la  Paix,  comme  les 
socialistes  anglais,  comme  les  pacifistes  américains, 
cette  fameuse  force  internationale  de  sanction.  Or, 
ils  sont  au  pouvoir,  en  France  et  en  Angleterre.  Ceux 
qui  regardent  l'avenir  dans  le  passé  apprendront  peut- 
être,  avant  de  mourir, par  quelles  mesures,  on  ne  peut 
plus  positives  et  semblables  à  toutes  les  lois  et  pro- 
jets de  lois  votés  jusqu'ici  par  les  hommes,  on  réali- 
sera une  utopie  et  peut-être  même  plusieurs....  J'ai 
beaucoup  aimé  l'article  de  Barrés,  vendredi,  sur  la 
rapidité  foudroyante  avec  laquelle  cette  guerre  épuise 
les   possibilités   d'une  guerre  européenne. 

A  M.  —  Henry  James  (Book  of  France)  est  pénible 
à  suivre,  mais  émouvant  à  comprendre.  Devant  ces 
émotions  on  se  demande  si  elles  ne  valent  pas  ce 
qu'elles  coûtent,  et  il  faut  bien  vite  réagir  contre  cet 
entraînement  du  sacrifice,  cette  séduction  de  la  mort. 
Hélas  !  que  ne  feraient  pas  les  hommes  pour  mériter 
qu'on  les  aime  ?  Aimons-les  à  un  moindre  prix. 
C'est  ce  que  je  demanderais  à  cette  voix  de  sirène 
qu'est  l'éloquence  de  Barrés.  Ayez  l'amour  moins 
carnassier. 

"  Vous  avez  certainement  raison,  pourtant  je  suis 
persuadée  que  c'est  une  utopie  ".  Ah  !  la  timidité 
humaine,  on  a  peur  pour  sa  «  jugeotte  »  person- 
nelle, on  veut  d'abord  en  opérer  le  salut.  On  craint 


318  JOURNAL  DE  MARIE   LENERU 

peut-être  encore  plus  «  l'utopie»  que  la  guerre.  Il  faut 
procéder  par  voie  d'autorité,  lui  montrer  qu'il  n'y  a 
pas  plus  de  sécurité  pour  l'amour-propre  d'un  côté 
que  de  l'autre,  que  l'on  soit  pour  ou  contre  l'utopie. 
Car,  en  somme,  la  guerre,  événement  politique,  la 
guerre  contingence,  ils  ignorent  cela.  Parce  que  c'est 
douloureux,  cela  doit  être  fatal.  Otez  la  douleur, 
ils  comprendraient  mieux  la  désuétude,  la  gratuité, 
la  bizarrerie  du  rouage  diplomatique  et  gouverne- 
mental. 

A  Marie  G...,  à  propos  du  Book  of  France  :  «  Mais 
enfin  l'héroïsme  ne  doit  pas  être  la  passivité,  et  l'ab- 
sence de  finalité  de  la  guerre  ne  sera  jamais  assez 
dénoncée.  Il  y  a  chez  nos  chefs  intellectuels,  une  ten- 
dance à  faire  de  l'héroïsme  pour  l'héroïsme,  qui  est 
par  trop  la  marque  professionnelle  :  l'art  pour  l'art  ». 

Quelle  effroyable  vie  du  cœur  mais,  tout  de  même, 
quelle  vie  !  Voilà  les  plus  tièdes  attachements  hu- 
mains, les  plus  banals,  transfigurés  dans  l'héroïsme 
et  la  mort.  C'est  le  seul  côté  par  où  l'on  puisse  presque 
soutenir  la  vue  de  la  guerre. 

A  Marie  B...  —  En  fait  de  politique,  il  ne  suffit 
pas  d'avoir  raison,  il  faut  être  sûr  qu'on  vous  donnera 
raison.  En  se  livrant  à  une  démonstration  inutile, 
donc  un  peu  ridicule,  les  femmes  ont  nui  à  leur  cause 
et  à  celle  de  la  paix. 

Je  crois  avec  Wells  que  c'est  par  une  formidable 


ANNÉES  1914-1915  319 

campagne  d'opinion,  menée  par  tous  les  moyens 
dont  elle  dispose  :  presse,  livre,  théâtre,  et  non  par 
les  à-côtés  des  congrès  et  des  comités,  que  l'on  amè- 
nera des  résultats.  C'est  toujours  la  même  loi  du  succès 
et  la  même  erreur  commise  en  littérature  :  Vous 
voulez  arriver  ?  Ne  fondez  rien  à  côté,  ni  petite  revue, 
ni  petit  théâtre,  emparez-vous  de  ce  qui  est,  des 
vraies  forteresses  de  l'opinion  publique.  Un  seul 
homme  capable  de  s'imposer  dans  un  quotidien  popu- 
laire ferait  plus  que  des  milliers  de  congressistes. 
Les  pacifistes,  qui  ne  seront  que  pacifistes,  feront 
peu  de  choses,  de  même  les  femmes  qui  ne  seront 
que  féministes.  Soyez  des  forces  ou  captez  des  for- 
ces. Je  persiste  à  croire  que,  par  l'influence  sociale, 
les  femmes  peuvent  bien  plus  que  par  un  vote  unique 
qui  serait  dévolu  à  chacune.  Ce  n'est  pas  son  vote 
personnel  qui  fait  l'autorité  politique  d'un  homme 
mais,  comme  dirait  Saint-Simon,  l'influence  de  son 
«  intrinsèque  ».  Le  vote  viendra  certainement  et  je 
ne  m'en  plaindrai  pas,  mais  ce  n'est  pas  en  ressas- 
sant leurs  revendications  que  les  femmes  atteindront 
le  niveau  des  hommes  distingués.  Les  faibles 
devraient  éviter  de  se  spécialiser  :  en  leur  faiblesse. 
Je  reçois  des  journaux  et  des  revues  de  sourds- 
muets  qui  m'impatientent  au  lieu  de  m'émouvoir. 
On  dirait  qu'ils  ne  peuvent  avoir  aucune  préoccu- 
pation d'homme  normal,  rien  que  des  préoccupa- 


320         JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

tions  et  des  intérêts  de  sourds-muets.  On  a  grand 
tort  de  les  hynoptiser  ainsi  sur  leur  infirmité.  Les 
journaux  féministes  me  rappellent  infailliblement 
ces  journaux  de  sourds-muets.  Combien,  à  l'heure 
actuelle,  une  femme  qui  serait  un  économiste  dis- 
tingué, écrivant  dans  les  revues  d'économistes, 
ferait  plus  pour  les  femmes,  et  pour  la  paix,  que  tous 
les  becs  ouverts  de  revendications.  Ce  que  vous  ne 
pouvez  faire,  ô  femmes,  avec  une  majorité  de  femmes, 
faites-le  en  tant  qu'être  agissant,  en  oubliant  un  mo- 
ment votre  sexe,  avec  une  majorité  masculine.  Et 
je  crois  que  le  vote  viendrait  bien  plus  vite  de  cette 
manière-là. 

A  M'»^  D...  —  Rom.  Rolland  absurde,  une 
homélie  banale,  tous  les  lieux  communs,  n'aperçoit 
pas  que  le  plus  tragique  de  cette  guerre  est  que, 
précisément,  ce  nest  pas  une  folie  collective.  Où  est 
la  folie  chez  tous  ces  pauvres  gens  héroïques  qui 
donnent  leur  vie  par  devoir  ?  Vieille  tare  de  l'anti- 
militarisme.  Ce  n'est  pas  plus  dans  les  peuples  que 
dans  l'armée  que  nous  devons  combattre  la  guerre, 
c'est  chez  tous  les  non-combattants  :  Ecrivains, 
diplomates,  gouvernants,  financiers. 

C'est  vrai,  il  y  a  d'effroyables  deuils  en  France, 
mais  devant  tout  ce  qui  nous  est  pris,  savez-vous 
ce  que  je  pense,  ô  mes  frères  et  mes  sœurs  ?  Ceci  ; 


ANNÉES  1914-1915  321 

Ah,  qu'il  y  avait  donc  de  bonheur  à  perdre  en  ce 
monde  !  Nul  plus  que  moi  n'en  est  impressionné, 
n'en  ressent  avec  plus  de  révolte  le  crime  et  le  sa- 
crilège, ô  frêle  et  précieux  bonheur  humain,  bonheur 
dispensé  aux  foules,  bonheur  que  je  n'aurai  pas  eu. 


4  octobre. 

Décidément,  sur  la  guerre,  je  ne  peux  plus  lire 
que  des  soldats  ou  des  pacifistes  ;  des  autres,  j'attends 
toujours  des  paroles  qui  ne  viendront  jamais... 

Maintenant,  vous  les  éloquents,  les  émus,  les 
élégiaques,  occupons-nous  un  peu  de  la  «■  fatalité  » 
de  la  guerre.  Car  enfin,  quel  rôle  jouez-vous,  ô  dilet- 
tantes de  l'héroïsme  et  de  la  mort,  si  d'autres,  dont 
vous  ne  serez  pas,  prennent  soin,  dès  aujourd'hui, 
d'empêcher  le  retour  de  vos  fatalités,  de  vos  lois  de 
l'histoire  ?  Cette  passivité  de  l'intelligence  devant  la 
guerre,  la  manière  dont  auront  réagi  nos  artistes, 
cette  exploitation  pure  et  simple  du  fait  par  la  litté- 
rature, est  ce  qui  m'aura  le  plus  démontré,  Vhuma- 
num  paucis  vivit  genus. 

Dans  cinquante  ans,  les  successeurs  de  tous  ces 
gens-là  feront  vivre  leurs  talents  d'ironies  venge- 
resses contre  la  croyance  aux  mobilisations  géné- 
rales, nécessités  humaines.  Mais  les  initiateurs,  d'où 

13 


322  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

leur  vient  donc  leur  flamme  ?  Je  compte  beaucoup 
sur  les  hommes  d'action.  Je  trouvais  hier  dans  un 
article  d'Humbert  à  propos  de  l'entente  financière 
des  alliés  :  «  Ce  ne  sont  pas  les  Etats-Unis  d'Europe, 
mais  c'est  un  acheminement  »  !  Tiens,  tiens,  tiens  ! 

—  Larguier  blessé?  Dites-lui  que  je  salue  cette  au- 
réole à  son  beau  talent  déjà  si  noble.  Ah  !  les  confrè- 
res nous  enfoncent  irrémédiablement,  nous  ne  sau- 
rons jamais  être  assez  envieuses,  assez  humiliées. 
Oui,  c'est  bien  exaltant,  magnifique  pour  ceux  qui 
ont  le  droit  de  ne  voir  que  ce  côté-là.  Droit  qui  n'ap- 
partient qu'aux  seuls  combattants...  Ainsi,  il  y  a  des 
gens  qui  me  donnent  des  «  illusions  »  ?  Cela  ne  va 
guère  avec  ma  tournure  d'esprit,  et  je  me  demande 
où  je  peux  bien  en  avoir  exprimé  :  Ce  n'est  pas  un 
cri  d'espoir,  mais  un  cri  de  révolte  que  j'ai  poussé. 
Seulement  personne  ne  lit  jamais  un  texte,  on  re- 
garde dans  sa  tête  ce  que  l'on  a  l'habitude  de  penser 
sur  la  question. 

Je  ne  crains  pas  la  guerre,  le  jour  où  il  n'y  aura 
plus  de  non-combattants  pour  la  faire... 

M.  Sazonoff,  en  novembre  1915,  réclame  un  traité 
de  commerce  en  France,  Angleterre  et  Russie  : 
«  sans  quoi  cette  guerre  terrible  aurait  été  livrée  en 
vain  «.  Quel  aveu  du  néant  des  opérations  militaires  ; 
un  traité  de  commerce  entre  alliés,  pour  donner  une 
finalité  quelconque  à  la  guerre  ! 


ANNÉES  1914-1915  323 

A  Puech.  — Mais  non,  nous  ne  sommes  pas  seuls. 
Que  ferlons-nous  des  êtres  d'une  autre  race  ?  Nous 
sommes  là,  cela  suffit  et  nos  champs  de  bataille  sont 
peuplés  invisiblement  de  tout  ce  que  nous  avons 
d'âmes.  Vous  êtes  plus  gâtés  que  les  héros  d'Homère 
et  les  pieux  chevaliers  du  moyen-âge.  Au  lieu  des 
Minerve  et  des  S*-Michel,  vous  avez  nos  âmes  d'au- 
jourd'hui, travaillées,  achevées  par  les  siècles,  plus 
intelligentes,  plus  vibrantes,  plus  émues.  C'est  à  elles 
de  donner,  à  tous  ceux  qui  tombent,  par  la  fidélité 
et  la  transmission  du  souvenir,  la  seule  immortalité 
qui  ne  trompe  pas,  celle  de  la  douleur  et  de  l'amour 
humains. 

Que  je  comprends  vos  regards  vers  l'avenir  !  II 
n'est  pas  vrai  que  la  guerre  soit  une  école  d'ascé- 
tisme. Je  crois  que  plus  près  de  la  mort,  nous  appre- 
nons à  ne  rien  mépriser  de  la  vie.  Je  ne  suis  pas, 
hélas  !  un  soldat,  mais  je  sais  bien  que  la  guerre 
m'a  guérie  de  beaucoup  de  dédains. 

28  décembre. 

A  Henry  Marx.  —  Ils  sont  tellement  ignorants  de 
ces  questions  de  guerre  et  paix  —  parce  qu'au  fond 
si  peu  passionnés  par  elles  !  —  qu  ils  s  imagment 
vraiment  qu'être  pacifiste  c'est,  ipso  facto,  être  dé- 
sarmiste,  sentimental  et  nigaud. 


324  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

AH.  —  Tête  et  cœur,  nous  sommes  trop  faibles, 
nous  ne  tirerons  jamais  de  notre  révolte  le  «  maudis- 
sement  »  qu'il  faudrait. 

A  M...  —  Je  suis  si  pey  «  écrivain  »  —  puisque 
c'est  la  pire  injure  entre  écrivains  !  —  Je  ne  goûte 
que  les  sentiments  qui  vont  de  la  personne  à  la  per- 
sonne. Si  j'ai  voulu  du  talent,  c'est  pour  être  aimée 
à  travers  mes  œuvres  et  pas  du  tout  pour  elles. 

A  Rachilde.  —  Que  l'horrible  chose  continue,  je 
peux  l'accepter,  car  j'en  comprends  la  nécessité  im- 
placable et  je  suis  de  race  militaire,  mais  que  les  in- 
telligences, les  cœurs  et  les  volontés  ne  réagissent 
pas  éperdument  pour  en  sauver  l'avenir,  qu'ils  ne 
bondissent  pas  sous  l'absurde,  c'est  peut-être  ce  qui 
m'aura  le  plus  édifiée  sur  l'inertie  humaine. 


ANNÉES  1916-1917-1918. 

A  M.  G...  — Pour  fnoi,  je  n'admets  plus  que  deux 
races  :  les  soldats  et  les  pacifistes.  Le  même  coup  de 
foudre  qui  envoie  les  uns  à  l'héroïsme,  doit  être  pour 
les  autres  une  conversion  de  Damas,  une  révélation 
de  tout  ce  qui  était  à  faire  et  qui  n'a  pas  été  fait. 

20  janvier  1916 

A  M.  B...  —  Mon  pacifisme  prend  des  propor- 
tions farouches,  non  pas  devant  la  guerre,  l'attitude, 
hélas!  n'a  pas  à  changer,  mais  devant  la  scandaleuse 
indifférence  des  témoins  et  des  responsables.  Tout 
non-combattant,  qui  n'est  pas  un  enragé  de  paci- 
fisme, est  un  responsable. 

A  M*"^  D...  —  J'ai  lu  la  gorge  serrée  un  de  vos 
plus  beaux  articles  —  A  Chaplet  of  Heroes  —  Ah  ! 
l'égoïsme  des  artistes,  les  chers  garçons  n  ont  pensé 
qu'à  eux  :  c'était  la  plus  belle  vie  et  la  plus  belle  mort, 


326  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

et  le  devoir  est  venu  dans  le  sens  de  leur  choix. 
Ils  ont  été  gâtés  !  Mais  nous,  nous  devons  lutter 
avec  l'ange  et  nous  déprendre  de  la  terrible  nostalgie. 
Si  la  guerre  est  si  puissante  sur  nos  cœurs,  ce  n'est 
pas  qu'elle  flatte  nos  vices  et  nos  appétits,  mais  elle 
aura  été  probablement  le  plus  grand  idéal  humain, 
comme  elle  en  est  le  plus  coûteux. 

«  La  qualité  maîtresse  pour  l'instant,  c'est  le  sang- 
froid,  non  l'enthousiasme.  En  général,  les  minutes 
'  précédant  l'attaque  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus  silencieux, 
même  de  plus  morne.  Les  hommes  méritent  une  forte 
sympathie  plutôt  qu'une  admiration  béate.  Chacun 
fait  son  devoir  ici  d'une  manière  adaptée  à  son  tem- 
pérament et  c'est  tout.  L'effort  est  à  peu  près  cons- 
tant dans  toutes  les  natures.  »  Lucien  Lobbé. 

«  J'ai  la  hantise  des  premiers  tués  que  j'ai  vus  à 
mes  pieds.  Dans  la  tempête  on  y  prend  moins  garde, 
mais  quand  on  y  réfléchit  avec  calme  on  en  sait  toute 
l'horreur.  La  mort,  telle  que  la  conçoivent  les  philo- 
sophes, la  libération  de  l'âme,  c'est  sublime;  mais  une 
tête  trouée  par  une  balle,  une  cervelle  en  bouillie, 
un  cadavre  inondant  de  sang  un  boyau,  un  homme 
sans  face  râlant  pendant  deux  jours...  » 

A  Puech.  —  J'ai  lu  dans  je  ne  sais  quelle  église, 
quel  sanctuaire  que  je  visitais,  cette  inscription  : 
«  Il  n'y  a  pas  un  lieu  plus  saint  par  toute  la  terre  ». 
Je  vois  cet  exergue  flamboyer  sur  Verdun. 


ANNÉE  1916  327 

Nous  sommes  bouleversés  par  Verdun  d'un 
espoir  inébranlable,  mais  nous  retrouvons  toute  la 
douleur  des  premiers  jours  ;  un  peu  trop  oubliée 
peut-être.  Ah!  faut-il  que  le  droit  de  vivre  en  France 
nous  ait  coûté  ce  prix-là  !  La  vie  me  paraît  mainte- 
nant en  moi,  et  en  tous  ceux  qui  ne  sont  pas  les 
vôtres,  un  bien  mal  acquis.  En  revoyant  la  neige,  le 
matin  on  pense  :  «  Oh  !  Verdun  ».  Vous  parlez  de  ceux 
qui  sont  tombés.  Je  ne  crois  pas  qu'une  femme  au 
milieu  des  siens,  vivant  auprès  d'elle,  ne  sente  pas 
à  quel  point  son  cœur  est  plus  près  des  autres.  Ah  ! 
je  plains  ceux  qui  ne  sont  pas  au  front.  Mais  on 
voudrait  bien  faire  aussi  que  les  autres  en  reviennent. 


Lundi,  7  mars. 

15™®  jour  de  la  bataille. 

A  Mab...  —  Quand  il  m'a  dit  au  revoir,  dans  le 
lourd  attirail  du  départ,  et  qu'on  m'a  dit  de  l'em- 
brasser, il  est  arrivé  si  sérieux,  si  religieux  que  j'en 
étais  toute  impressionnée.  Quelle  responsabilité  nous 
avons,  chère  amie,  d'être  des  personnes  à  demi- 
célestes  pour  ces  petits  héros  sans  mère  que  la  France 
nous  confie...  En  regardant  l'affreux  bracelet  d'iden- 
tité je  pensais  qu'avec  leurs  camarades  et  leurs  chefs, 
si  prêts  à  disparaître  eux  aussi,  nous  sommes  leurs 


328  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

seuls  témoins,  la  seule  ancre  dans  le  souvenir  pour 
leurs  bonnes  petites  vies  qui  s'offrent  si  naturelle- 
ment. Merci  encore  pour  les  envois  Cobden.  Ah  1 
Dieu,  les  défendre  à  notre  tour  et  qu'on  ne  continue 
plus  aux  siècles  des  siècles  à  les  massacrer,  les  en- 
fants, à  qui  la  patrie  n'avait  rien  donné,  et  qui  m'écri- 
vent «  Je  suis  né  gai  ». 

A  Puech.  —  Votre  lettre  est  venue  hier  soir,  je 
veux  y  répondre  aujourd'hui.  Quelle  lettre  !  Je  l'ai 
lue  avec  horreur  et  désespoir,  et  je  l'ai  fait  lire,  pour 
que  vos  lieutenants  et  vos  camarades  soient  déjà  un 
peu  vengés  par  la  douleur  des  femmes.  C'est  leurs 
cœurs  concrets  qui  doivent  subir  et  payer  la  douleur 
abstraite  de  la  France.  Le  cœur  des  femmes  après 
celui  des  frères  d'armes  !  Vous  voilà  tout  consacré 
par  le  contact  des  martyrs.  J'ai  ou  avec  vous,  mais 
j'ai  vu  plus  beau  que  terrible.  Ce  massacre  de  la 
dépouille,  si  impressionnant,  on  nous  l'a  décrit  et 
nous  ne  l'ignorons  pas.  Mais  l'horreur  rend  plus  pas- 
sionné, il  me  semble,  notre  élan  vers  nos  morts. 
Plus  ils  sont  déchirés,  plus  nous  le  sommes  aussi. 
Pas  une  plaie  n'est  perdue.  Avec  quelle  piété  affec- 
tueuse je  ne  cesse  de  penser  à  vos  morts  !  Un  soldat 
debout,  c'est  encore,  malgré  l'émotion,  toute  la 
distance  de  l'homme  à  la  femme  ;  mais  tombé,  tombé 
et  massacré,  il  n'y  a  plus  rien  entre  eux,  c'est  une  re- 
lique à  baiser,  à   porter  dans   ses    bras.  Pourquoi 


ANNÉE  1916  329 

n  avons-nous  pas  la  force  d'être  là-bas  pour  vous  aider 
dans  ce  cruel  service  des  morts  ?  C'est  une  de  vos 
noblesses  que  ce  rôle  d'ensevelisseurs.  Je  suis  émue 
que  vous  m'ayez  choisie  pour  votre  veillée  funèbre. 
Non,  je  ne  suis  pour  rien  dans  la  force  qui  vous  a 
portés,  je  ne  voudrais  même  pas  y  prétendre.  Au 
nom  de  quoi  ?  Que  sommes-nous  près  de  vous  ? 
Nous  n'avons  qu'une  mission,  vous  entourer,  faire 
descendre  dans  vos  souterrains  un  peu  de  la  chaleur 
de  la  patrie.  En  son  hom,  même  sans  titre  familial, 
nous  avons  le  droit  de  nous  pencher  sur  vous,  de  vous 
dire  que  pas  une  de  vos  souffrances  n'est  perdue, 
non  seulement  à  cause  du  salut  qu'elle  accomplit, 
mais  par  tout  ce  qu'elle  arrache  à  nos  cœurs.  Mais 
maintenant  que  je  sais  tout  cela,  vous  comprenez 
qu'il  faudra  me  donner  un  peu  plus  de  vos  nouvelles, 
ne  fût-ce,  comme  le  maréchal  de  Luxembourg  le 
faisait  pour  Jean-Jacques,  ne  fût-ce  qu'une  cnvclopf)e 
vide  tous  les  huit  jours...  Que  je  suis  heureuse  de 
ce  qu'a  fait  votre  lieutenant  !  J'ai  un  si  grand  res- 
pect pour  ces  distinctions-là,  on  sait  ce  qu'elles  re- 
présentent. Et  en  même  temps,  vous  en  recevez  une 
autre  qui  prouve  que  vous  êtes  bien  de  '<  notre  cor- 
poration »  comme  dit  Barrés,  les  deux  vont  si  bien 
ensemble  !  Je  suis  contente  pour  ce  poème  que  j'ai 
aimé  la  première. 

Et  voici  qu'on  nous  parle  d'offensive  prochaine 


330  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

et  formidable,  vous  devinez  ce  qu'on  ressent.  Si, 
à  l'émotion  actuelle,  il  faut  ajouter  la  joie  du  triom- 
phe, je  crois  que  je  n'y  tiendrai  plus.  La  guerre  dou- 
loureuse, on  se  raidit  pour  la  lutte;  mais  qu'à  la  guerre 
douloureuse  succède  la  guerre  triomphale  et  que  l'au- 
tre en  ait  été  le  prix,  il  n'y  aura  pas  assez  de  sanglots 
pour  une  joie  pareille.  Le  bonheur  vaut  ce  qu'il  a 
coûté.  Vous  verrez  qu'à  la  paix  nous  serons  tous  à 
demi-fous.  Quelle  place  aura  notre  pays!  Quel  pres- 
tige... Vous  avez  raison,  il  faudra  trouver  le  moyen 
d'être  digne  d'y  vivre.  Pour  vous  il  s'agira  de  ne  pas 
déchoir  :  avoir  vécu  comme  vous  le  faites,  et  retom- 
ber à  la  vie  de  tous  les  jours.  Ah  I  c'est  pour  cette 
vie  qu'il  nous  faudra  être  difficiles  et  cruels.  Mais  je 
crois  que  vous  vous  préparez  des  bonheurs  comme 
on  n'en  soupçonnait  pas  autrefois.  Adieu,  mon  filleul, 
je  suis  hantée  par  ces  morts  et  ces  mourants  que  vous 
avez  portés.  Saluez  leurs  tombes  pour  moi,  je  m'y 
agenouille  auprès  de  vous,  tout  ce  que  la  religion, 
tout  ce  que  la  poésie,  tout  ce  que  le  cœur  humain 
a  su  trouver  de  plus  pieux  et  de  plus  caressant,  bour- 
donne dans  mon  souvenir,  je  leur  apporte  cette  ru- 
meur de  toutes  les  âmes  : 

«  La  voix  d'un  peuple  entier 
Les  berce  en  leurs  tombeaux.  » 

A  Madeleine,  —  J'ai  aimé  vos  parents  qui  m'ont 


ANNÉE   I9I6  331 

élevée,  je  me  suis  sentie  aimée  d'eux,  bien  plus  qu'il 
n  est  d  ordinaire  à  une  nièce  de  le  faire.  La  seule  par- 
tie sans  ombre  de  ma  vie  est  celle  que  j'ai  passée 
dans  leur  maison.  Il  n'y  a  pas  de  jour  que  je  ne  revoie 
ce  soleil  de  la  salle  à  manger  qui  nous  réunissait, 
soleil  qui  passait  sur  le  port,  la  rade,  le  château,  la 
Pointe  espagnole,  le  phare  de  S*®  Anne,  le  Goulet. 
C'est  un  souvenir  ému,  vivant,  quotidien,  et  plus  je 
vois  la  vie,  plus  je  comprends  la  supériorité  qui  était 
en  eux,  et  dont  vous  êtes  les  si  parfaites  héritières, 
aussi  pour  moi,  mes  chéries,  vous  êtes  tabou. 

A  M.  S...  — Tous,  hommes  de  science  et  de  pensée, 
vous  me  faites  l'effet  d'hérétiques.  Vous  discutez 
des  points  de  doctrine,  mais  jamais,  jamais  la  doctrine. 
Vous  discutez  de  la  guerre,  mais  pas  la  guerre.  Sur 
tous  les  autres  points,  vous  nous  avez  habitués  à 
une  attitude  toute  différente.  Religion  et  science 
—  deux  ordres  de  faits  si  positifs  !  —  vous  avez  fait 
de  tout  une  question.  Devant  la  guerre  seule,  vous 
êtes  des  croyants,  à  moins  que...  à  moins  que  vous 
ne  disiez  pas  tout. 

27  mars. 

A  M™^  D...  —  Verdun  a  beau  tenir  bon,  ce  n'en 
est  pas  moins  un  cauchemar.  On  me  dit  que  nous 
avons  aussi  les  flammes  et  que  nous  avons  fait  900 


332  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

aveugles...  Etre  contemporain  de  cela...  et  tout  le 
monde  a  l'air  si  calme.  L'horreur  n'est  qu'un  tout 
petit  frisson  de  surface. 

A  Lady  Frazer.  —  J'ai  espoir  en  vos  hommes  d'Etat. 
Sir  Ed.  Grey  ne  pense  pas  que  la  guerre  soit  la  meil- 
leure politique  réaliste  et  utilitaire.  Mais  les  diplo- 
mates !  Ils  portent  déjà  le  vibrion  des  conflits  futurs... 


4  juin. 

Devant  la  guerre  nous  avons  encore  l'attitude  qui 
était  celle  des  esprits  distingués,  sous  Louis  XIV, 
à  l'égard  de  Dieu.  C'est  le  dernier  dogme  que  l'es- 
prit critique  n'ait  pas  atteint.  Tous  ces  écrivains 
qui  n'en  reviennent  pas  que,  devant  la  guerre,  les  pa- 
cifistes soient  restés  pacifistes.  Mais  c'est  précisément 
parce  que  la  guerre,  qu'il  s'agit  d'être  pacifiste.  Et  ils 
sont  comme  les  paysans  qui  n'arrivent  même  pas  à 
entendre  et  à  reproduire  par  l'écriture  les  sons  des 
syllabes  françaises,  ils  parlent  «  rêve  »  et  «  illusion  ». 
Le  pacifiste  a  moins  de  rêve  et  d'illusion  que  vous. 
C'est  parce  qu'il  n'a  pas  la  moindre  confiance  en 
vos  pactes  et  en  vos  paix,  qu'il  lui  faut  absolument 
autre  chose.  C'est  parce  qu'il  n'a  aucune  illusion  sur 
vos  lendemains  qu'il  élabore  non  pas  un  rêve,  mais 
un  programme  et  comme  l'a  dit  Norman  Angell  ; 


ANNÉE  1916  333 

«  Plus  nous  nous  heurterons  aux  difficultés,  plus 
s'en  exalteront  nos  énergies  ».  Il  est  temps  que  vous 
fassiez  connaissance  avec  le  pacifisme  à  poigne,  au 
lieu  de  vos  épanchements  en  ces  livres  bavards  sur 
les  «  guerres  de  races  »  et  les  «  guerres  de  culture  ». 
Le  cerveau  de  l'homme  est  inépuisable  quand  il 
s  agit  de  donner  un  sens  à  ce  qui  n'en  a  pas.  Oui, 
nous  sommes  un  animal  très  intelligent,  et  l'histoire 
et  la  politique  sont  d'incomparables  terrains  d'exer- 
cice pour  l'assouplissement  de  nos  esprits.  On  finit 
par  être  las  des  faits,  des  faits  qui  nous  donnent  tou- 
jours raison  et  qui  confondent  l'adversaire,  et  cela 
avec  une  égale  vérité  de  part  et  d'autre.  On  pieut  tout 
dire,  les  vérités  les  plus  contradictoires,  «  à  la  lueur 
des  faits  »,  deviennent  la  vérité  également  plausible, 
également  frappante  pour  peu  qu'un  homme  d'es- 
prit s'en  mêle.  Tout  est  facultatif  ici,  et  interchan- 
geable. Alors  je  m'embarque  carrément  pour  là  où 
je  veux  aller  à  la  Frédéric  II,  il  y  aura  toujours  assez 
d'historiens,  de  sociologues,  de  politiques  et  d'éco- 
nomistes, pour  prouver  ensuite,  quand  j'aurai  fait 
ce  qui  m'a  plu,  que  la  «  lueur  des  faits  »  et  <^  la  loi  de 
l'histoire  »  annonçaient  mon  succès. 

A  M.  S...  —  En  fait  de  libre  échange,  je  n'en  de- 
mande pas  plus  que  vous  ne  m'en  dites.  Le  jour  où 
il  sera  bien  avéré  que  la  guerre  est  un  monde  factice, 
sans  autre  fin  qu'elle-même,  sans  aucune  utilité  pra- 


334  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

tique  devant  les  réalités  de  la  paix,  le  pas  accompli 
sera  déjà  énorme. 

16  juin. 

A  Henriette.  —  J'avoue  que  je  trouve  ces  admi- 
rables morts  plus  déchirants  encore  que  les  autres. 
En  ce  moment  on  se  demande  comment  on  pourra 
survivre.  Il  est  à  la  fois  abominable  et  heureux,  que 
la  capacité  de  souffrir  soit  si  limitée  en  ce  monde. 
Mais  aussi,  c'est  à  ceux  qui  comprennent  de  souffrir 
pour  les  autres,  à  la  manière  de  notre  chère 
sainte  Thérèse,  pour  que  soit  payée  l'effrayante  dette 
de  douleur  que  nous  lèguent  les  champs  de  bataille  ; 
dette  collective  qu'on  s'épouvante  de  voir  si  légè- 
rement ressentie  par  les  épargnés.  Devant  la  guerre 
ils  ne  vont  pas  plus  loin  que  les  banales  exclamations. 

Tout  le  monde  est  d'accord,  soit,  «  tout  le  monde 
veut  la  paix  »,  mais  il  ne  faut  pas  dire  :  «  on  ne  diffère 
que  sur  le  choix  des  moyens  »,  ce  n'est  pas  cela  : 
«  il  y  a  ceux  qui  veulent  organiser  la  paix  définitive, 
et  ceux  qui  sont  convaincus  que  c'est  une  utopie  ». 
Il  est  assez  clair  que  ce  n'est  pas  avec  ces  tempéra- 
ments-là que  nous  ferons  jamais  la  paix  :  Ah  !  devant 
la  différence  des  réactions  dans  l'épreuve  commune, 
comme  on  comprend  la  différence  des  destinées  in- 
dividuelles. 


ANNÉE  1916  335 

L'opinion  publique,  quel  vain  mot,  tant  qu'il  n'y 
aura  que  des  opinions  individuelles  pour  l'inter- 
préter ! 

A  Puech.  —  Je  ne  me  console  pas  de  ce  que  vous 
me  dites  de  l'existence  de  là-bas,  mais  il  faut  au  con- 
traire me  dire  le  pire.  C'est  notre  devoir  de  souffrir 
de  loin  avec  vous,  on  souffre  comme  on  peut  !  Il 
n'y  a  pas  un  degré  de  quiétude  ou  d'accommode- 
ment avec  la  guerre  qui  ne  doive  être  poursuivi  sans 
pitié,  par  le  rappel  de  tant  de  choses  impardonnables. 
Vraiment  l'horreur  n'est  qu'un  si  léger  frisson  de 
surface  !  Sans  cela  pourrait-on  vivre  ?  Et  l'on  vit 
pourtant,  à  trop  peu  de  choses  près. 


16  juillet  1916. 

A  Marie  B...  —  Oui,  il  faut  la  victoire  pour  sor- 
tir proprement  de  cette  guerre.  Mais  à  part  le  réta- 
blissement belge  et  serbe,  le  retour  de  l'Alsace- 
Lorraine,  et  autres  choses  analogues,  je  me  désinté- 
resse de  toutes  les  conditions  de  paix,  dites  «  garan- 
ties de  paix  »  lesquelles  me  paraissent  tout  aussi 
bien  des  garanties  de  guerre  :  Ce  n'est  jamais  d'une 
paix  que  peut  sortir  la  paix.  Il  n'y  a  pas  de  victoire 
qui  la  donne.  Elle  relève  de  toute  autre  préparation 
pour  laquelle  les  diplomates  n'ont  jamais  fait  leurs 


336  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

preuves,  pas  plus  que  les  meilleures  têtes  de  nos  con- 
temporains. Ils  n'en  sont  pas  là  !  Et  moi  qui  ne  veux 
plus  juger  les  hommes  que  du  point  de  vue  de  la 
paix,  à  peu  près  comme  Pascal  les  jugeait  du  point  de 
vue  de  Dieu,  je  sens  toutes  les  saintes  colères  et  tou- 
tes les  verges  du  Jansénisme  me  passer  dans  la  main. 

Le  Trez-Hir,  13  août 

A  Marie  G...  —  0  stupidité  monstrueuse,  qui  ne 
dure,  qui  ne  s'est  maintenue  dans  nos  époques  mo- 
dernes, qu'à  la  force  des  poignets  des  stupides.  Chose 
inutile  et  folle,  dont  à  force  de  lui  répéter  qu'elle  ne 
peut  pas  s  en  passer,  l'humanité  est  arrivée  à  le  croire. 
Avez-vous  la  patience  de  lire  les  journaux  quand  ils 
parlent  des  «  buts  de  guerre  »  ?  !!! 

A  tante  Gabrielle. —  La  lecture  de...  est  harassante  ; 
ce  n'est  pas  qu'ils  aient  tort.  Il  est  évident  qu'à  la  paix 
il  faudra  prendre  tout  ce  qui  pourra  nous  rendre 
plus  forts  dans  la  prochaine  guerre,  quitte  à  ce  que 
cette  prochame  guerre  nous  l'enlève.  Mais  appeler 
cela  des  garanties  de  paix  !  Il  y  a  une  vérité  de  La 
Palice  qui  serait  bonne  à  vulgariser,  c'est  que  la  paix 
ne  nous  sera  donnée  que  par  le  pacifisme. 

Dans  un  article  sur  Yuen-Chekaï  : 

Dans  les  dernières  années  de  la  dynastie,  les  hom- 
mes  d'affaires,  les  financiers,  les  grandes  maisons 


ANNÉE  191 6  337 

d'armement,  d'Europe  et  d'Amérique  avaient  formé 
un  vaste  projet  afin  de  pouvoir  tirer  de  cet  im- 
mense pays  le  bénéfice  de  l'exploitation  de  ses  ri- 
chesses ;  on  avait  formé  un  consortium,  composé  de 
banques  importantes  d'Allemagne,  d'Angleterre,  de 
France  et  des  Etats-Unis.  La  diplomatie  de  ces  qua- 
tre puissances  approuvait  et  appuyait  le  projet.  On 
devait  d'abord  lancer  une  série  de  grands  em- 
prunts de  plusieurs  milliards  pour  permettre  la  mi- 
litarisation de  la  Chine  et  les  grandes  commandes 
du  matériel  de  guerre  qu'elle  comportait. 

C'est  l'horreur  de  la  guerre  qui  domine  chez  tous  ; 
alors,  comme  l'homme  a  toujours  fait  devant  la  dou- 
leur, on  mysticise  le  fléau.  Le  plus  grand  danger  vient 
peut-être  de  ce  lyrisme  dont  nous  nous  voilons  tou- 
jours devant  la  mort  gratuite  et  «  inventée  »  —  mot 
de  Marx  —  Ce  qui  me  révolte  et  me  frappe  bien  au- 
trement dans  la  guerre,  c'est  précisément  l'absence 
de  cette  fatalité  dont  notre  routine  verbale  et  tant  de 
lyrisme  invétéré  s'obstinent  à  la  gratifier. 

Ce  qui  me  frappe,  et  plus  que  l'horreur  encore 
m'a  rendu  la  guerre  insupportable  —  il  y  a  bien  de 
l'horreur  aussi  que  nous  acceptons  dans  la  nature  — , 
c'est  la  gratuité,  l'artificialité,  la  non-nécessité  du 
fléau.  Et  cela,  comme  toujours  au  monde,  venant 
peut-être  uniquement  d'une  erreur  verbale.  Les  plus 

14 


338  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

hautes  découvertes  commencent  toujours  par  une 
réforme  de  vocabulaire.  —  Tant  que  nous  parle- 
rons «d'éléments  déchaînés  »,  il  n'y  aura  évidemment 
qu'à  nous  croiser  les  bras.  Mais  s'il  s'agissait  d'une 
simple  étude  psychologique,  un  critique  de  goût 
hausserait  les  épaules  et  prierait  l'écrivain  de  recher- 
cher le  terme  juste.  Qu'est-ce  qu'un  élément  humain 
qu'on  déchaîne  sous  peine  de  mort  ?  Un  élément  qui 
obéit  à  vos  lois  obéirait  bien  aux  miennes. 

Ce  qui  me  révolte  dans  la  guerre,  c'est  que  je  n'ai 
pas  rencontré  l'obstacle  sérieux  à  combattre,  c'est 
que  ce  fléau  monstre  n'est  qu'un  moulin  à  vent  ; 
quiproquo  sinistre.  A  qui  fait-on  plaisir  ici  ?  Je  sais 
bien  qu'il  y  a  les  fournisseurs,  et  les  profiteurs  de  la 
guerre,  mais  tout  de  même,  sans  le  quiproquo  de  la 
raison  d'Etat,  ce  n'est  pas  pour  eux  qu'on  signerait 
un  décret  de  mobilisation  générale.  Chacun  pousse 
des  cris  devant  l'incendie,  chacun  voit  brûler  sa  mai- 
son, et  tous  les  bras  demeurent  inactifs  parce  que  du 
consentement  universel,  on  a  dit  :  «  Il  est  certain  que 
l'eau  n'éteint  pas  le  feu  »,  et  tout  le  monde  est  resté 
foudroyé  de  cette  évidence.  Je  n'exagère  pas,  ici 
il  est  impossible  d'exagérer. 

La  raison  pour  laquelle  l'homme  est  rarement  un 
génie  dans  les  sciences  et  dans  les  arts  :  l'absence  d'ori- 
ginalité, son  incapacité  à  ne  pas  répéter  autrui,  et 


ANNÉE  1916  339 

à  ne  point  croire  ce  qu'il  répète,  c'est  encore  la  plus 
forte  raison  qui  milite  en  faveur  de  «  la  guerre  fatale  ». 
Ce  ne  sont  pas  les  «  passions  humaines  »  bien  au  con- 
traire, c'est  l'inertie  humaine  qui  agit  ici. 

Changez  le  répertoire  du  sansonnet,  apprenez-lui 
à  siffler  la  paix,  au  lieu  de  siffler  la  guerre  ;  peut-être 
serez-vous  assez  naïfs  pour  prétendre  que  l'oiseau  a 
bien  évolué. 

Peut-être  m'objectera-t-on  que  l'obstacle,  parce- 
que  ridicule,  n'en  est  pas  moins  énorme.  Les  énormi- 
tés  de  ce  monde,  dès  qu'on  est  résolu  à  dépouiller 
tout  lyrisme  verbal,  perdent  beaucoup  de  leurs  di- 
mensions. Ne  nous  exagérons  rien,  même  nos  tâches. 
La  besogne  à  accomplir  était  d'une  nécessité  moins 
primordiale,  le  jour  où  quelqu'un  s'est  avisé  de  dire  : 
«Si  c'est  possible,  c'est  fait,  si  c'est  impossible,  cela  se 
fera.  »  —  Le  monde  est  à  notre  mesure,  soyons  plus 
simple,  même  quand  nous  nous  attaquons  aux  plus 
fortes  résistances  de  l'espèce. 

Il  est  vrai  que  l'exercice  d'une  volonté  moyenne 
est  encore  assez  rare  chez  l'homme.  Je  ne  parle  pas 
des  combattants,  ceci  soit  dit  une  fois  pour  toutes. 
L'héroïsme  qu'ils  dépensent  est  hors  de  cause  puis- 
que je  me  révolte  jusqu'à  la  passion,  jusqu'à  l'agonie, 
du  fait  qu'ils  aient  encore  à  le  dépenser.  Ceci  bien  éta- 
bli, la  différence  des  réactions  devant  la  guerre,  la 
soumission  des  cerveaux  en  général  et  même  l'exploi- 


340  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

tation  esthétique  du  martyre  des  autres,  le  néant  de 
l'effort  devant  l'inacceptable  et  l'inadmissible.  Cette 
opposition  de  la  fièvre  et  du  sursaut  à  la  résignation 
du  sage  qui  déplore,  mais  qui  n'y  peut  rien,  ces  quan- 
tités variables  de  la  volonté,  est  encore  ce  qui  m'a  le 
mieux  fait  comprendre  la  différence  des  destinées 
humaines. 

A  Puech.  —  Je  n'aime  pas  ce  que  vous  me  dites 
de  mes  lettres,  les  lettres,  cela  se  publie  après  la  mort 
et  personne,  moins  que  moi,  n'écrira  pour  la  posté- 
rité. Je  hausse  les  épaules  devant  les  écrivains  qui 
travaillent  pour  elle.  Je  ne  veux  avoir  de  talent  que 
pour  mes  contemporains,  pour  ceux-là  seuls  qui  me 
sont  destinés,  dont  je  peux  croiser  le  regard,  et  sen- 
tir battre  le  cœur.  Non,  je  ne  crois  décidément  pas 
à  la  postérité,  pas  plus  à  ses  sanctions  qu'aux  satis- 
factions qu'on  en  reçoit  ! 

La  postérité  est  morte  pour  moi  qui  serai  morte 
pour  elle. 

A  M™®  M.  —  Je  ne  me  sépare  de  vous  que 
dans  votre  désespoir  de  l'action  possible.  Je  crois  la 
guerre,  la  guerre  fatale,  comme  toutes  les  choses 
qui  ont  été  fatales  au  monde,  un  faux  épouvantail. 
Pensons  ce  que  nous  voudrons  de  la  nature  humaine 
et  de  la  nature  des  masses,  peu  importe  !  Ce  n'est 
pas  à  elles  que  nous  nous  heurterons,  l'obstacle  n'est 
pas  si  grandiose.  Ceux  qu'on  a  fait  obéir  à  un  ordre 


ANNÉE    1916  341 

de  guerre,  obéiront  à  un  ordre  de  paix.  C'est  ici  un 
duel  entre  dirigeants,  entre  minorités  dirigeantes, 
comme  toujours  d'ailleurs,  entre  ces  minorités  par 
lesquelles  vit  le  genre  humain.  Ce  que  quelques 
hommes  ont  voulu,  quelques  autres  peuvent,  admi- 
rablement et  sans  la  moindre  utopie,  ne  plus  le  vou- 
loir. Tout  dépend  de  la  force,  de  l'autorité,  de  la 
mortelle  insistance  de  leur  veto....  Peut-être  ne  faut- 
il  même  pas  exagérer  la  tâche.  Gardons-nous  du 
mysticisme  en  politique.  Attendez  le  jour  où  les  in- 
tellectuels —  à  la  suite  de  quelques-uns  d'entre  eux 
évidemment  plus  hardis  —  attendez  le  jour  où  les 
intellectuels  oseront  s'en  mêler.  C'est  la  seule  éven- 
tualité que  le  prince  de  Bulow  redoutait  à  l'égard  du 
socialisme.  «  Le  goût  et  la  mode  n'y  sont  pas  »,  disait 
tout  bonnement  un  de  nos  ministres  des  affaires 
étrangères.  Un  beau  jour  on  enfoncera  une  porte 
ouverte,  peut-être  est-elle  déjà  enfoncée,  mais  per- 
sonne n'oserait  en  répandre  la  nouvelle.  Tout  ici 
est  d'une  telle  jocrisserie.  Ce  serait  vaudevillesque, 
si  ce  n'était  à  en  mourir  de  chagrin.  Oh,  madame, 
je  vous  l'avoue,  pour  moi,  en  dehors  de  «  l'obligation 
à  la  guerre  »  il  ne  resterait  pas  grand'chose  de  la  guerre. 
Le  «  goût  du  risque  »  est  individuel.  Il  n'a  pas  besoin 
de  mobilisation  générale  ! 

A  Alice  L.  —  Comme  je  voudrais  que  tu  fasses 
un  sort  à  cette  grande  valeur  qui  est  en  toi  !  Car 


342  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

il  ne  suffit  pas  d'être  un  esprit  de  premier  ordre, 
d'avoir  une  culture  superbe  et  assez  de  talent  pour 
trouver  l'expression  de  l'un  et  de  l'autre.  La  vraie 
difficulté  de  nos  carrières  de  lettres  est  qu'il  ne  suffit 
pas  d'être  de  force  à  les  remplir,  il  faut  encore  les 
inventer.  Je  me  rappelle,  dès  le  début,  je  sentais  bien 
de  quoi  je  serais  capable,  mais  il  me  semblait  que  je 
ne  trouverais  jamais  un  sujet  de  pièce  ou  de  roman. 
J'enviais  les  savants  qui  sont  assurés  de  ne  pas  man- 
quer de  travail  pour  le  lendemain.  Au  passage  d'une 
pièce  à  une  autre,  j'ai  encore  cette  impression  :  «  il 
n  y  a  plus  de  sujet  pour  moi.  »  Je  sais  maintenant  que 
c  est  une  illusion,  on  trouve  les  sujets  de  la  même 
manière  qu'on  les  traite,  en  les  voulant,  en  cherchant, 
en  s  obstinant.  Si  ça  ne  vient  pas  aujourd'hui,  ça 
viendra  demain.  Peut-être  ne  se  donne-t-on  pas  du 
talent,  mais  à  coup  sûr,  on  se  donne  sa  carrière.  Il 
ne  faut  même  pas  s'en  exagérer  l'effort,  à  la  manière 
de  Flaubert,  bien  romantique.  C'est  toujours  de  nos 
pareils  que  nous  devons  triompher,  en  esprit,  en  tra- 
vail, en  talent... 

A  Mad.  Mardrus.  —  Il  faut  se  garder,  je  crois,  de 
faire  un  mérite  à  un  artiste  de  sentir  comme  tout  le 
monde  dans  une  épreuve  commune,  alors  que  dans 
la  commune  épreuve  de  la  vie  personnelle,  ils  sa- 
vent si  bien  sentir  plus  que  tout  le  monde,  avec  une 
acuité  qu'on  appelle  «  originalité  »,  mais  qui  est  pour 


ANNÉE  191 6  343 

moi  la  grande  épreuve  de  degré  et  de  qualité,  la  vie 
réelle  de  l'émotion. 

A  Rachilde.  —  Ces  criminels  étourneaux  parlent 
des  «  passions  humaines  »,  mais  où  sont  les  passions 
humaines  dans  cette  course  à  l'héroïsme  et  au  sacri- 
fice universel  ?  Et  la  conclusion  sacrilège  qu'ils  ti- 
rent de  ce  déchirant  martyre  c'est  que  «  l'homme 
est  un  loup  pour  l'homme  »  ! 


27 


nov. 


A  M.  de  F...  — Pour  la  paix,  ma  pauvre  amie, 
je  me  demande  comment  il  faut  s'exprimer  pour 
arriver  à  se  faire  comprendre,  et  je  serais  bien 
révoltée  d'une  pareille  méconnaissance  du  paci- 
fisme, de  la  guerre  et  des  hommes  devant  la  guerre, 
chez  un  prélat  chrétien,  si  je  ne  savais  que  sa  mission 
en  ce  monde  est  autre  que  celle  de  penser.  Le 
pacifisme  n'a  jamais  été,  désarmer  devant  l'agres- 
seur ^  ce  serait  le  suicide,  mais  désarmer  l'agresseur. 
Quant  à  parler  des  passions  humaines  dans  une 
guerre  comme  la  nôtre,  c'est  un  véritable  crime  de 
lèse-héroïsme.  Où  sont  les  passions  humaines  dans 
ce  martyre  volontaire  de  tous  les  peuples  ?  La  guerre 
par  raison  d'Etat  ne  sert  aucune  passion  humaine, 
elle  sert  une  idée  fausse  :  Voilà  pourquoi,  le  jour  où 
les  pacifistes  seront  revenus  du  champ  de  bataille. 


344         JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

—  s'ils  en  reviennent — nous  aurons  besoin,  à  côté  de 
l'effort  militaire,  toujours  nécessaire,  mais  non  suf- 
fisant —  cette  guerre  l'aura  prouvé  à  l'Allemagne  — 
nous  aurons  un  furieux  besoin  de  leur  effort  et  de 
leur  dévouement  à  la  paix,  si  notre  victoire  ne  doit 
pas  être  annulée  par  la  guerre  qui  reviendra  dans 
cinquante  ans. 

28  novembre. 

Hélas,  je  leur  écris  à  tous  la  même  chose  et  pour- 
tant je  le  recopie  ici  avec  un  grand  effort  de  patience. 
A  force  de  redire  la  même  chose,  j'espère  trouver 
un  jour  la  formule  claire,  simple,  la  formule  qui 
porte  enfin,  qui  porte  sur  tous... 

A  tante  Eugénie.  —  On  dit  l'armée  anglaise  splen- 
dide  et,  enfin,  au  point.  Elle  le  prouve  déjà,  mais  c  est 
un  genre  de  satisfaction  qui  ne  va  pas  sans  gronde- 
ment de  colère  au  fond,  sans  un  terrible  haussement 
d'épaules.  Non,  je  ne  suis  pas  de  ceux  que  les  pro- 
chaines offensives  épanouissent.  Qu'on  dise  «  il  le 
faut  ')  et  qu'on  se  taise.  On  ne  doit  pas  exulter  de  pa- 
reilles victoires.  La  victoire  ?  Il  la  fallait,  voilà  tout. 
Assez  de  réminiscences  et  de  lieux  communs  :  Une 
victoire  ne  se  chante  pas,  elle  se  pleure. 

A   Marie    G...  —  Vous    me   parlez   de    Wilson... 


ANNÉE  1916  345 

Oh  !  ce  n'est  pas  dans  les  journaux  qu'il  faut  chercher 
des  interprétations  1  Le  fait  que  les  petits  neutres 
d'Europe  ne  répondent  pas  à  son  geste  —  ce  qu'il 
n'a  jamais  vraisemblablement  attendu  —  n'est  rien 
à  côté  de  ce  fait  que  le  geste  a  eu  lieu.  Il  faut  tout  igno- 
rer des  genèses  historiques  pour  ne  pas  donner  leur 
importance  aux  chiquenaudes  initiales.  «  Idéalisme  »  ? 
Mais  il  n'y  a  pas  une  démarche  des  hommes  qui  n'ait 
son  mobile  et  son  point  de  départ  dans  une  idée.  La 
guerre  actuelle  est  plus  riche  en  idéalisme,  en  mys- 
ticisme forcené  que  tous  les  programmes  des  paci- 
fistes. Quelle  idéologie  que  cette  définition  alle- 
mande, et  pas  seulement  allemande  de  l'Etat  !  C'est 
la  guerre  qui  exige  qu'on  meurt  pour  une  idée,  ce 
n'est  pas  la  paix.  Et  comme  on  reconnaît  les  livres  et 
les  paroles,  comme  on  reconnaît  les  idées  —  assez 
récentes  d'ailleurs  —  comme  on  reconnaît  les 
idéalistes  responsables  dans  le  cataclysme  actuel  !  Idées 
fausses  économiques,  idées  fausses  ethnologiques, 
marottes  absurdes  sur  la  «  psychologie  des  peuples  », 
interprétations  traditionnelles  et  livresques  des  his- 
toriens, recours  aux  moyens  surannés  et  d'ailleurs  ino- 
pérants, il  n'y  a  que  cela  dans  les  guerres  modernes. 
Il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  résignation  générale  aux 
«  passions  humaines  »,  cette  scandaleuse  rengaine, 
qui  ne  soit  l'idée  fausse,  le  préjugé  impardonnable, 
l'idéologie  prétentieuse  des  cerveaux.  On  ne  décrète 


346  JOURNAL  DE  MARIE  LENERU 

pas  une  mobilisation  générale  pour  satisfaire  les  pas- 
sions des  gens  qu'on  arrache  à  leurs  foyers.  La  guerre 
pour  les  peuples,  pour  tous  les  peuples,  c'est  Vohéis- 
sance  aux  lois.  Et  conclure  que  cela  qu'on  ordonne, 
ne  peut  pas  être  empêché,  que  prendre  des  mesures 
en  vue  de  son  empêchement  futur  est  de  «  l'idéa- 
lisme »,  n'est  qu'un  exemple  de  l'imbécillité  partielle 
où  le  préjugé  peut  conduire  les  gens,  pour  le  reste 
normaux  et  intelligents. 


ANNÉE  1917 


mars 


1917 


A  Henry  Marx  —  Je  suis  sûre  que  Magdeleine 
dira  de  belles  choses,  et  qu'elle  saura  éviter  de  choquer 
des  sentiments  honorables  et  nécessaires.  Il  ne  s'agit 
pas  d'énerver  notre  esprit  de  lutte  :  Porter  la  dis- 
cussion sur  le  terrain  des  larmes  et  de  la  pitié,  hélas  I 
nous  sommes  tous  d'accord  :  La  division  nest  pas  là. 

Mais  il  n'y  a  pas  deux  mondes  :  «  L'intellectuel  » 
et  le  réel.  «  L'intellectuel  »  n'est  qu'une  plus  grande 
application,  une  plus  grande  attention  au  réel. 


ANNÉE  1918 


Lorient,  mai  1918. 

A  M"6  Duclaux.  —  Pour  qui  votre  Victor  Hugo  ? 
Je  vous  plains  d'être  obligée  de  relire  tout  son  fatras. 
Les  grands  poètes  eux-mêmes  ne  sont  faits  que  pour 
de  grands  instants.  C'est  un  écueil  que  la  continuité, 
la  longévité  du  lyrisme.  Les  plus  beaux  héritages 
poétiques  sont  ceux  des  poètes  de  quelques  volumes  : 
Shelley,  Vigny,  Mary  Robinson. 

A  Marie-Aimée.  —  On  me  chicane  Claude  comme 
on  m  a  chicané  Philippe  Alquier.  On  n'aime  jamais 
la  supériorité  dans  la  nuance  exacte  où  on  la  souhaite. 
On  n'aime,  au  fond,  que  la  supériorité  qu'on  méprise. 

Oh  I  la  critique,  vous  avez  parfaitement  raison,  un 
critique  n'a  jamais  prouvé  que  lui-même.  Quant  à  la 
sensibilité,  ne  vous  laissez  pas  impressionner.  Les 
jeunes  m'ont  admirablement    vengée,  à   cet   égard. 

Croyez  qu'en  matière  de  sensibilité  j'ai,  moi  aussi. 


ANNÉE  1918  349 

mes  exigences  et  les  œuvres  qui  satisfont  ces  messieurs 
sont  fort  loin  de  les  combler. 

A  M.  A...  —  Vous  écrivez  des  vers.  «  Cela  console  », 
disait  Goethe.  Moi,  j'avoue  que  l'œuvre  d'art  ne  me 
console  pas  plus  que  vingt  minutes  de  gymnastique 
suédoise.  Cela  me  fait  un  bien  de  même  nature. 
Cela  vous  tient  en  forme  et  vous  permet  de  vous  pas- 
ser d'être  consolé. 

A  M.  A...  —  Le  danger  passe,  mais  la  douleur  reste. 
Et  dire  qu'on  publie  autre  chose  dans  nos  revues  et 
jusqu'à  des  romans  et  qu'il  n'existe  pas  un  esprit 
d'homme  ou  de  femme  qui  ne  fasse  passer  n'importe 
quoi  avant  le  problème  de  la  paix... 

Castlereagh  refusant  de  subordonner  l'Europe 
à  une  police  internationale  dont  l'armée  russe  serait 
le  plus  puissant  élément.  Ce  système  ouvrait  à  la 
Russie  les  territoires  de  tous  les  états  confédérés 
pour  exercer  sa  garantie  aux  points  les  plus  éloignés 
de  l'Europe.  Il  répondait  aux  déductions  logiques 
qu'Alexandre  tirait  de  la  Sainte  Alliance  — au  nom  de 
la  très  sainte  et  inviolable  Trinité  —  et  des  traités 
antérieurs  «  Une  alliance  limitée  pour  des  objets  dé- 
finis est  une  chose  ;  une  union  universelle  pour  agir 
pour  une  action  commune,  dans  des  circonstances  qui 
ne  peuvent  être  prévues,  est  une  toute  autre  chose. 
L'admission,  dans  les  conseils  d'Europe,  d'un  nombre 
de  petits  états,  serait  ouvrir  la  porte  aux  intrigues 


350  JOURNAL  DE  MARIE  LENÉRU 

et  aux  périls  qui  sont  réduits  à  leur  minimum  dans 
une  alliance  étroite.  La  difficulté  de  distribuer  exac- 
tement l'importance  des  membres  constituant  une 
telle  assemblée,  a  été  démontrée  par  la  constitution 
de  la  Diète  fédérale,  dans  laquelle  le  faible  pouvoir 
électoral  donné  à  l'Autriche  et  à  la  Prusse  les  a  con- 
duites à  une  rivalité  pour  gagner  des  adhérents.  » 
Loin  qu'une  telle  ligne  pût  conduire  au  désarmement, 
l'influence  décisive  appartiendrait  aux  gros  bataillons. 
Il  est  à  craindre  que  l'empereur  Alexandre  se  dégui- 
sât à  lui-même,  sous  le  langage  d'une  abnégation 
évangélique,  l'ambition  d'usurper  dans  la  nouvelle 
confédération  d'Europe,  la  position  prépondérante 
que  l'Autriche  a  obtenue  dans  la  confédération 
Germanique. 

A  M.  A...  —  Et  puis,  vous  savez,  je  ne  saurai 
jamais  marier  les  gens.  J'ai  horreur  des  confidences 
et  je  n'y  pousse  pas.  Anormal,  n'est-ce  pas,  pour  un 
écrivain  ?  Mais  leur  fatras  est  tellement  banal,  tel- 
lement copie,  à  la  manière  de...  J'en  ai  si  peu  besom 
com.me  écrivain,  et  j'en  suis  à  tant  de  lieues  comme 
femme. 

Comme  écrivain,  je  prends  d'eux  ce  qu'ils  ne  savent 
pas  et,  comme  femme,  je  ne  prends  rien.  Je  ne  de- 
mande de  confidences  conscientes  qu'à  l'histoire. 


ANNÉE  1918  351 


l"août. 

Hélas!  oui,  un  monde  de  héros.  J'admire.  J'ai 
surtout  envie  de  pleurer  et  d'enrager.  Il  est  dange- 
reux d'être  gardé  pendant  quatre  ans  en  présence 
d'un  objet  admirable.  Oui,  un  monde  de  héros. 
Sera-t-il  plus  facile  d'y  aimer  après  qu'avant  ?  0 
mystère  profond  de  la  personne  qui  obtenez  les  gran- 
des amours,  qui  les  obtenez  de  ceux  qui  les  donnent, 
les  exigeants,  les  difficiles,  les  implacables,  en  quoi 
résidez-vous  donc  ? 

Valeur  personnelle,  nous  réclamons  le  caractère 
alors  que  vous  êtes  esprit,  serait-ce  que  nous  récla- 
mons l'esprit  quand  vous  êtes  caractère  ? 

Conclusion  :  si  j'aime  ce  héros  et  non  pas  celui-là, 
ce  sera  pour  une  nuance  en  lui  qui  était  là  avant  l'hé- 
roïsme, et  je  ne  parle  pas  de  l'amour  aveugle,  mais  de 
l'amour-amitié,  de  l'amour-estime,  de  l'amour- 
reddition  morale.  0  mystère  de  la  personne.  0  Al- 
titudo  !... 


FIN 


Préface . 


TABLE 


TOME   PREMIER 

Pavfos 
V 

Année  1893 | 

-  1894 .','...*.*"  5 

-  1895 8 

-  1896 II 

-  1897 17 

-  1898 25 

-  1899 39 

-  1900 93 

TOME  SECOND 

Année  1901 135 

-  1902 173 

-  1903 199 

-  1904 231 

-  1905 238 

-  1906 245 

-  1907 255 

15 


354  TABLE 

Pag. 

Ann^  1908 262 

-  1910 265 

-  1911 272 

-  1912 282 

-  1913 299 

~  1914-1915 302 

-  1916 325 

-  1917 347 

-  1918 348 


ACHEVÉ  d'imprimer  LE 
1®""  AVRIL  MCMXXII,  PAR 
LA    SOClÉTé   d'imprimerie, 

d'Édition  et  des  journaux 
DU  berry  (ernest  gaubert, 

directeur),  A  CHATEAU- 
ROUX,  POUR  LES  ÉDITIONS 
G.    CRÈS   ET  C'®     A    PARIS 


« 


PQ     Len^ru,  Marie 

2623      Journal  de  Marie  Len^ru 

E48Z52 

1922 


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