Journal de Marie Lenéru
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Copyright 1922, by Les Editions Crès et C'«
Marie LENERU
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jaXJRNAL
DE
ARIE LENÉRU
AVEC UNE
PREFACE
FRANÇOIS DE CUREL
DE l'académie française
ET DEUX PORTRAITS DE l' AUTEUR
TOME PREMIER
za . s. 4^
''MÉMOIRES D'ÉCRIVAINS ET D'ARTISTES
Éditions G. CRÈS et C"
PARIS
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
HUIT EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE
TEINTÉ VAN GELDER ZONEN, DONT SIX
HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS 1 ET 2
ET DE 3 A 8, ET CINQUANTE EXEM-
PLAIRES SUR VERGÉ PUR FIL LAFUMA,
DONT QUINZE HORS COMMERCE, NU-
MÉROTES DE 9 A 43 ET Dt 44 A 58.
PREFACE
Marie Lenéru est née à Brest le 2 Juin 1875. Son
père, entré dans la marine à 16 ans et décoré de la
Légion d'honneur à 25 ans pour sa belle conduite pen-
dant le siège de Paris, mourut en 1878 laissant une
petite fille de deux ans.
Son grand-père maternel était lamiral Dauriac qui
mourut en 1878.
Au point de vue littéraire Marie n héritait pas de
tendances particulièrement accusées. Elle appartenait à
une famille de marins, et c'est en contact intime avec la
mer quelle vécut une radieuse enfance, dans une maison
située sur le port de Brest. De sa fenêtre elle découvrait,
au delà du grand port de guerre, toute la rade.
C'était une rieuse petite fille adorée de ses amies, et
qui charmait les siens par son aimable caractère. Elle
apprit à lire en quelques heures, mais ce brillant début
VI PREFACE
fut quelque peu trompeur; car malgré sa facilité elle
était paresseuse. D'ailleurs nous allons être admirable'
ment renseignés sur ses qualités et ses défauts, en par-
courant un journal quelle se mit à écrire vers Cage de
dix ans. En voici la première page, datée de Montpel-
lier, 30 novembre 1886. J'en respecte les défaillance»
d'orthographe et l'indigence de la ponctuation :
« C'est maman qui m'a forcée À faire mon jour-
« nal car moi je n'aurais pas du tout envie ; c'est
« maman qui m'a achetée mon cahier en sorte que çt
« m'amuse réellement. Ce matin quand je me tuîi
« levée il me restait encore à préparer mes excfdcei
« de grammaire et à repasser mes leçons j'ai eu le
« temps de le faire quelque temps avant déjeuner je
« suis descendue me coiffer ou du moins nrïc faire
« coiffer par maman, ensuite quand je suis remontée
« ça à été à la suite d'une discussion commencée
« hier à propos de longitude et de latitude nous
« avons finit par voir que nous étions tous d'accord
« sauf tante Alice. J'ai lu dans les Veillées du
« Château Delphine ou l'heureuse guérison mais je
« ne l'ai pas encore fini puis nous sommes allés
(f déjeuner, après maman m'a fait sortir avec Fernande
« acheter mon cahier et acheter une lampe qui noug
« éclaire en ce moment et même qui nous joue de
« très vilains tours... etc. »
PRÉFACE Vn
Le compte rendu de cette première journée se termine
par une décision calligraphiée en gros caractères :
« Je continuerai mon journal toute ma vie. »
Marie Lenéru est restée fidèle à son rengagement, non
sans avoir à lutter contre elle-même les premiers temps,
car à la date du 13 décembre 1886 je note cette pre-
mière phrase :
« Que ce journal m'assomme! Il me scie, mais
absolument. >)
Chose remarquable, la fillette était déjà préoccupée
du côté moral de sa conduite. Je dis « déjà » car cette
préoccupation du devoir envers Dieu, le prochain et
soi-même fera plus tard le fond de toutes ses œuvres.
Sans cesse dans le journal d'enfant on relève des
phrases comme celle-ci :
« ... Je n'ai pas bien fait ma prière car je
dormais trop, je dois dire que cela m'arrive depuis
quelques jours.
« Aujourd'hui en fait de promenade nous sommes
allés à la foire, j'ai fait la gourmande (j'ai mangé
deux gaufres et une tranche de coco ) en plus j'ai
menti à Fernande en lui disant que j'avais faim.
« Ce matin j'ai été parresseuse, maman m'avait
dit de repasser mes leçons et je n'ai repassé que
ma leçon de grammaire et ce qu'il y a de pis encore
VIII PRÉFACE
c'est que quand je suis descendu pour me faire coiffer
j'ai dit à maman que je savais très bien toutes
mes leçon donc voilà parrrsse et mensonges, moi qui
voulait tant être exemplaire, je commence bien ma
journée, quand on pense qu'il n'est pas encore midil
« Ce matin je n<ti pas bien fait ma prière du
tout, du reste le matin je ne la fait pas trop bien,
je crois que c'est parce que je n'ai pas tant peur
de mourir que le soir. »
A la date du 24 décembre 1886 :
'(Que je suis heureuse! Je suis en état de grâce
depuis ce matin, car je communirai ce soir à la
messe de minuit ; c'est en revenant de chez Rendait
que nous sommes allées nous confesser maman, tante
Alice, Fernande et moi ; d'abord j'ai été trèi ef-
frayée d'y aller de si bonheur. Il était onze heures
et je trouve qu'on avait bien trop de temps de
commettre d'autres péchés, mais enfin malgré ce
temps je crois que je ne me suis pas encore rendu
coupable d'autres fautes.
« Je crois que j'ai eu la contrition parfaite, je aérai
si heureuse!
« Demain! que j'aurai de choses à dire. »
Possible, mais le journal nen porte pas trace.
Du 1^^ février 1887 :
« Je n'ai qu'un tout petit bout de temps car nou
PREFACE IX
allons dîner, alors je commence vite. Je suis assez
contente de moi aujourd'hui je n'ai pas perdu mon
temps, seulement je crois avoir fait une ou deux
petites craques assommantes qui viennent me gâcher
toute ma journée.
« Hier j'ai lu dans Victor Hugo Zaharie en somme c'est
son histoire ; son éducation à été faite par un prêtre
qui lui enseignait son à peu près car comme il le dit
car toutes les religions sont des à peu près et qu'on brise
l'esprit des enfants en la leur enseignant mais qu heu-
reusement il ne leur en restait pas toujours tant que
cela preuvre Voltaire, où a-t-il la tête ? eh bien est-ce
que c'est la chose que Voltaire a fait de mieux? est-il
permis de penser comme cela, dans ses poésies il a
bien recours à Dieu ! pourquoi blâme-t-il son culte,
ce n'est pas non plus lui aussi ce qu'il fait de mieux,
maintenant qu'il est mort il ne doit plus penser
comme cela ! ah ça j en ai bien la conviction.»
Le Dimanche 13 février, elle prend une grande réso-
lution :
« Encore une nouvelle entreprise ! Espérons qu'elle
réussira ! J'ai entrepris de faire un idéal de la vie que
je tâcherai de suivre autant que possible mais je ne
promet rien ».
Et maintenant, un peu de coquetterie:
« Oh ! que je suis contente ! que je suis contente !
X PREFACE
Voilà que quand je suis rentrée maman me dit de
remonter parce qu'elle a des choses à ramasser, moi,
je remonte tout tranquillement, puis voilà que quand
je viens faire mon journal je vois que maman a oublié
une boîte sur la table je vais, je regarde, qu'est-ce
que je vois ? un ravissant onglier, mais ravissant,
ravissant ! aussi tout à l'heure je vais l'essayer et
j'essayrai de tout, de la lime, du ciseaux, de la brosse
et de la peau, plus tard, quand il y aura de la poudre,
dans la boite à poudre, je ne manquerai pas de m'en
servir. »
Elle en est encore à s'étonner de peu :
« Madame L. G. est partie il y a quelques jours
et nous a invitée à dîner pour quand nous passerons
à Paris, tant mieux car elle est très aimable, mais elle
est un peu drôle, par exemple elle appelle son gendre
monsieur et lui l'appelle madame, puis elle a une horreur
profonde pour l'embrassage ah quelle typesse ! »
A présent, un petit drame :
« Je tiens aujourd'hui à écrire longuement, nous
sommes allées au cours comme à l'ordinaire, c'est
Marie qui nous y a conduit avec Girl, nous étions
arrivées trop tôt mademoiselle n'y était pas, comme
il fallait que Cari promène, Marie dit à Fernande :
« Mademoiselle nous n'avons par le temps d'attendre,
madame m'a donné une lettre pour remettre à M"^ C...,
PREFACE XI
voulez-vous la lui donner » certaiment dit Fernande,
mais voilà qu'elle reconnaît l'écriture de tonton et
bien vite elle s'empresse d'ajouter : mais après tout
Marie puisque maman vous a dit de la remettre vous
même vous le ferez. D'où venait que Fernande
changea si vite dès qu'elle reconnut l'écriture de son
père, c'est que depuis longtemps tonton Lionel trouve
qu'on nous donne trop à faire et qu'il a dit qu'il
l'écrirait à mademoiselle C..., de sorte que toutes deux
nous avons eu très peur en pensant à l'accueil qu'elle
allait faire à cette lettre, sûrement elle va faire sa
bouche, heureusement qu'elle l'a lue pendant la
leçon de Monsieur Chab.... et que je ne l'ai pas vue
le faire ; mais quel changement ! voilà qu'elle a été
charmante ! une pluie de minette ! ce qui ne lui
arrive pas tous les juurs et de plus j'ai décroché un
10 pour mes dattes, mais avec M ^^^ C... cela ne
pouvait pas se passer comme cela, nerveuse comme
elle l'est et maman l'a bien vue ; en allant lui dire
au revoir, elle avait une pàltitation si forte qu'elle en
était toute tremblante. Elle a répondu à tonton Lionel,
je voudrais bien savoir ce qu'elle lui dit, pauvre
Mlle C....
«La leçon de M. Chab.... a été très interressante.
elle était sur Molière, mais ce que je trouve très
triste c'est que ce pauvre Molière ait terminé sa vie
comme pour rire, en jouant le malade imaginaire ;
XII PRÉFACE
c'est tout de même bien heureux qu'il soit français,
car aucun pays ne peut lui opposer un rival ; il est
universel comme disait un anglais (mais ça n'empêche
pas qu'il est toujours bien français) ».
Le 17 février 1887, l'idée de guerre fait une première
apparition sous la plume du futur auteur de « la Paix » :
« Un seul mot seulement avant de dîner ; la GUERRE !
on n'entend parler que de cela mon Dieu I que ce
soit franc au moins, si ça doit être guerre qu'on le
sache qu'on le dise (que j'écris mal, aussi je suis si
pressée) ; mais après tout je ne crois pas que l'on
connaisse l'avenir sans cela cette bavarde presse
aurait il y a longtemps crié cela sur les toits ; mais
s'il y a la guerre et que je ne puisse servir qu'à faire
de la charpie c'est cela qui ne m'irai pas, encore si je
pouvait aller dans les ambulances ; maman y aurait
été si je n'étais pas là, quelle scie PATRIOTIQUE !
comme les enfants sont gênants tout de même ! Mais
maman pourrait bien m'y mettre avec elle voilà tous
les avantages que ça aurait : 1 ° rendre beaucoup de
services. 2° que maman pourra satisfaire l'envie qu'elle
a d'y aller 3° et la mienne, de pouvoir servir à quelque
chose 4° de m'habituer à voir du sang, à entendre /e5
détonations et à ne pas servir à rien » les désavantages
que ce serait très triste, il n'y en a pas d'autres ; il
faut espérer cependant que la guerre ne viendra pas
PREFACE XIII
nous troubler car combien de gens mourrait ! pour-
quoi vouloir toujours avoir tant de terrain que cela à
quoi ça sert-il ? »
Nouveau scrupule de conscience, mais avec tendance
aux accommodements :
« ... il m'a interrogé sur l'Avare c'était de la chance,
j'ai eu 9 ; quand à mon histoire je me suis mise à la
fin pour ne pas la réciter car je ne la savais pas très
bien, j'ai fait la désolée et à vrai dire j'étais enchantée,
«Je crois qu'à part cette espèce de petit mensonge
d'aujourd'hui, et j'en suis même sûr je n'ai pas menti
depuis ma confession ah si pourtant, le jour même
j'ai dit que j'avais écrit ma composition de style aussi
serrée qu'une certaine chose que j'avais montrée à
maman et pas du tout, je n'avais pas du tout écrit
comme cela, mais quel besoin a-t-on de mentir, c'est
assommant, à quoi ça me servait-il ? il faut absolu-
ment que je me corrige. Fernande qui croit ne pas
même avoir exagéré depuis sa dernière confession !
à propos de confession ça me fait penser que je n'ai
pas fait ma pénitence, aussi tout à l'heure vais-je la
faire ».
Monseigneur qui devait lui donner la confirmation
tombe malade. La cérémonie est remise au grand cha"
grin de Marie, et puis Vévêque meurt. Elle raconte ses
derniers moments :
XIV PREFACE
« M. le Curé nous a raconté la mort de monsei-
gneur, il est mort comme un saint il n'a pas manqué
une fois de dire la messe quoique malade et il l'a même
dit le jour de sa mort : comme il sentait qu'il allait
mourir il est allé dans une de ses salles de réception,
revêtu de ses habits sacerdotaux on est venu en pro-
cession lui porter le viatique, il était entouré de
beaucoup de prêtres et de personnes après leur avoir
dit adieu il a pris sa croix l'a embrassé puis quelques
instants après il rendit le dernier soupir. Il a eu sa
connaissance jusqu au bout cependant par moment il
avait le délire et il ne faisait que parler de confirmation.»
Trouble enfantin et sagesse maternelle :
« J'ai eu bien peur Mercredi de ne pas avoir la
contrition parfaite mais maman m'a dit que puisque
je désirais beaucoup l'avoir et que je faisais tout ce
que je pouvais pour l'avoir c'est que je l'avais alors
cela m'a rassurée. »
Maintenant nous voyons apparaître à son horizon
littéraire une rivale :
« Je suis extrêmement paresseuse pour faire mon
journal et aujourd'hui je ne cache pas qu'il m'assomme
ce n'est pas comme M^^® Courb.... qui en trois mois
avait écrit 1 .500 pages. »
Le 27 juin 1887, Marie nous livre le secret de sa ien-
PREFACE XV
dance au mensonge, et il me semble qu elle en donne une
raison tellement louable chez un futur auteur drama-
tique, que ce nest plus le moins du monde un défaut :
« Les péchés dont j'ai à me corriger sont : le men-
songe, car quoique ie trouve que je mente beaucoup
moins je déguise souvent la vérité par exemple pour
donner plus d'intérêt à une histoire que je raconte ;
puis je ne suis pas toujours gentille pour mes amies
et pour Henriette, mais en particulier pour Mathilde
qui m'agasse, il y a des moments où j'ai envie de la
claquer, ainsi avant-hier nous jouions à la corde je
disais de la faire grande à cause de mon chapeau et
la voilà qui s amuse à donner des coups de poing
dessus ; je ne fais pas non plus assez attention aux
observations que maman me fais et c'est pourtant une
des choses qui devraient m aider à me corriger ; puis
je trouve que je m occupe de l'effet que je pense
produire et je trouve que c est peut-être mon plus
gros péchés car il peut nous faire poser et il n'y a
rien dont j'ai plus horreur que ça je devrais plutôt
m attacher à plaire au bon Dieu ; j'ai encore un autre
défaut c'est que je ne fais pas assez attention dans
mes prières et quand je suis à l'église. Voilà donc
beaucoup de péchés et pourtant je ne suis pas encore
bien vieille (Elle a 1 2 ans !) il faut absolument que
je m'en corrige car dans un sermon de la retraite on
2
XVI PREFACE
nous a dit que plus on allait plus les péchés s'agra-
vâient. Mais ce qui est encore bien pis c'est que
quand je vais me confesser je ne regrette pas assez tous
tous ces péchés là aussi pour que j'aie la contrition
parfaite dans la confession qui précédera ma Confir-
mation je dirai tous les jours malins et soirs une
dizaine de chapelet.
«Maintenant que j'ai vu tous mes défauts il faut que
je vois les vertus qui leur sont opposées pour que je
les pratique, car comme on nous l'a dit aussi pendant
la retraite, il n'y a pas seulement des péchés d'actions
mais il y a aussi des péchés d'omissions ; désormais
je pratiquerai donc toutes les vertus que je pourrai
mais particulièrement : la franchise, la charité, l'obéis-
sance, la piété et la simplicité et je viendrai tous les
jours à mon journal dire le résultat de mes bonnes
résolutions. »
On voudrait connaître le titre de Fouvrage dont
Marie parle dans le passage suivant :
« Ma littérature est délicieuse aujourd'hui j'en ai
appris l'introduction, le style est élégant, léger, nette
et poétique il y a une description de la Grèce c'est
quelque chose de ravissant. »
Plus loin elle raconte quon lui a distribué un rôle de
Grande Duchesse dans une comédie dont le titre est :
PREFACE XVII
« Lm journée de la princesse ». C*est un acheminement
Vers le théâtre !
S'amuser aux dépens du prochain nempêche pas
d'avoir bon cœur. Uhisforiette que voici le prouve :
« Hier j'ai bien ri ; j'ai été acheter des bonbons au vieux
bonhomme, je lui demande de me donner des roses, il
me donne des blancs, je lui répète non des roses alors
il me met des violets, Henriette qui était là me souf-
fle qu'il ne sait pas ses couleurs je pars d'un formidable
éclat de rire le pauvre vieux me regarde et pour ne pas
qu'il croit que ce soit de lui que je riais j'ai dit à Hen-
riette : Veux-tu bien ne pas faire tant de grimaces. »
Marie ne semble pas encore très ferrée sur le calcul,
car à la date du 2 juillet nous lisons ceci :
« Je vais à partir de maintenant m'occuper énor-
mément de mes fleurs, hier j'ai trouvé mon pauvre
rosier en proie à des milliers de petits pucerons j'en
ai ôté pas mal mais M"^^ L... m'a dit qu'un seul
puceron faisait 8 petits par jour, donc en admettant
que j'en ai laissé 8 aujourd'hui il y en aura 56 par
conséquent il faut que je recommence encore aujour-
d'hui la même histoire alors j'y vais. »
Elle prend le 5 juillet la résolution d'écrire un
ouvrage d'imagination :
« Hier j'ai lu dans l'Enéide et un passage de pêcheurs
XVIII PREFACE
d'Islande j'ai trouvé cela très joli, justement en regar-
dant l'Illustration anglais j'ai vu une image qui repré-
sentait de pauvres gens chassés de leur chaumière
parce qu'ils ne pouvaient pas la payer et je me suis
dit qu'il fallait que je fasse une histoire là-dessus
(puisque j'ai la manie d'en faire) au lieu de faire
toujours des avantures belliqueuses ; alors après mon
journal je ferai le plan de mon histoire, je la soignerai
le mieux que je pourrai car c'est un très joli sujet et
et qui mérite d'être bien traité ; avant de commencer
à m'y mettre, je ferai une petite prière au bon Dieu
pour lui demander de m'inspirer et que je ne fasse
trop mal mon livre. ^'
Le lendemain elle mit son projet à exécution :
« Enfin ! j'ai fait le canevas de mon histoire je trouve
qu elle sera très jolie aujourd'hui il s'agit de la com-
mencer, c'est à mon avis la chose la plus difficile ;
tous \e.à lundis je prendrai l'habitude de corriger
l'ouvrage que j'aurais fait dans la semaine et j'espère
que comme ça je réussirai à faire quelque chose de pas
trop mal ; je dédierai mon histoire à Fernande.
La littérature ne la détcmne pas complètement de la
musique, car elle nom apprend quelle étudie au piano
r accompagnement de « Dites la jeune belle », et comme
la musique adoucit les mœurs, elle trouve plus gentille
cette Mathilde quelle avait naguère, la tentation de
PREFACE XIX
gifler et elle lut prête une histoire intitulée « La petite
Duchesse ». Mon Dieu que F imagination des enfants se
développe dans un monde distingué !
Je rencontre à la date du 26 juillet une recette pour
se bien conduire :
'<■ ... Je suis bien disposée car je me suis fait une
bague et je me suis dit que pour que je sois digne de
porter cette bague là il faut que je mène une vie tout
à fait exemplaire pourtant elle n'a rien d'extraordinaire
c'est une simple bague blanc mat et rose mais à cause
de l'importance que j'y ai attachée j'espère qu'elle
m'aidera à être plus sage. »
« Je suis bien ennuyée car Fernande a pour la
troisième fois la fièvre typhoïde et il paraît que le
système nerveux s'en mêle, mais cette pauvre Fernande
a du moins un grand plaisir c'est qu'elle a deux reli-
gieuses comme garde-malade et moi qui la connait je
suis sûre que ça la fera peut-être moins malade. »
Cette prévision se réalisa, quelques jours après je lis
que Fernande va beaucoup mieux.
Samedi 21 Août :
« Je dois avouer que si je suis venue faire mon journal
c'est que maman m'y a obligée car je n'étais pas du
tout disposée à le faire, je jouais au crocket, seule il
est vrai, mais je m'amusais beaucoup et l'idée de
le quitter ne me réjouissait guère ; enfin puisque
XX PREFACE
maintenant j'y suis, ce que j'ai de mieux à faire c'est
de ne pas le bâcler.
«Nous sommes donc parties le mardi matin à 10 h.
Alexandrine est venue nous conduire et tonton nous a
rejoint à la gare. M™^ de P.... et sa fille partait aussi,
je crois qu'elles changaient de résidence car elles
avaient six malles et trois ou quatre colis, le renou-
vellement du voyage de M. Périchon. Nous avons fait
le trajet jusqu'à Kerhuon avec M"*^ et M^^® F. . . ;
puis nous avons changés de train a Landernau, nous
étions dans le même compartiment qu'un Monsieur et
une dame qui bien des fois m'ont donné envie de rire ;
ils faisaient un voyage d'agrément, pour visiter le
pays, ils prenaient des notes et comme il n'y avait
qu'un crayon ils s'en servaient chacun à leur tours.
Le Monsieur était obez et la dame n'était pas à plain-
dre, en s'asseyant elle avait relevé sa robe presque jus-
qu aux genoux en sorte que j'ai pu bien juger de son en-
bonpoint ; a un moment j'ai cru qu'ils allaient se disputer,
malheureusement ils se sont tus, ça m'aurait tellement
amuser de les entendre ! La dame comme son de voix
et comme manière de porter la tête m'a un peu rap-
pelé M™® B. . . mais en plus mal ; puis le Monsieur a
mangé du pain et de la galantine truffée dans des petites
assiettes de poupées et la dame une tarte aux mira-
belles ; nous nous étions les mieux partagées nous
avions emporté des gâteaux, des pêches et du raisin-
PREFACE XXI
A Quimper il est monté un Monsieur tous parfumé et
qui se peignait la moustache avec un peigne encore de
poupées il était accompagné d'un soldat comme lui
tiré à quatre épingles ils ont tout le temps causé armée
et politique ; ce qui m'a fait les biens juger c'est qu'à
Rosporden ils ont jetés de l'argent à un joueur de
cornemuse, ils sont descendus à Quimperlé. Mainte-
nant assez parlé des compagnons de voyages, parlons
un peu de nous et de nos impressions. En quittant
Brest j'avais emporté un jeu de taquin au quel j'ai joué
mais sans réussir ; il ne faut pas oublier non plus de
dire que j'avais un voile et que j'en étais très fière. La
route a été délicieuse, d'abord la magnifique vue qu on
a sur la rade et ensuite l'intérieur des terres, les pro-
priétés etc., etc.; mais ce qui m'a le plus frappée ce sont
les environs de Châteaulin c'est quelque chose de
charmant ces petits coteaux tout verdoyants et cette
jolie vallée où passe \a rivière toute bordée de peupliers
1 horizon était excessivement pur, ce que j'ai fait
observer à maman qui m'a raconté que M. D... lui
avait dit qu'aux environs de je ne sais plus quelle ville
près de Nancy l'horizon est tellement clair que 1 on
voit d'un côté le soleil se jouer sur les vitraux de la
cathédrale de Metz qui est à quinze lieues...»
Nous trouvons à la date du 25 septembre un passage
Vraiment révélateur :
XXII PRéFACE
« Comme je fais mon journal avec peu de régularité
je devrais en être toute honteuse, je ne le suis pourtant
pas, je ne prend pas mon journal assez au sérieux,
cependant j'y met bien tout ce que je fais et tout ce
que je pense, mais le rôle que j'ai à jouer dans la vie
est si secondaire que je ne fais rien de bien important...
c'est mal ce que je dis, car c'est me plaindre de la vie
que je mène qui pourtant est une des plus heureuse
que je connaisse et il ne tient qu'à moi de la rendre
plus importante, ce que je dis ici n'est point de 1 or-
gueil, cas si je désire avoir une vie plus importante ce
n'est pas pour qu'on parle de moi, au contraire, mais
c est pour ne pas être un « inutile fardeau pour la terre. »
Les scrupules de conscience rassiègent toujours, mais
ils ne sont pas inexorables :
« J'irai demain avec maman et Henriette me con-
fesser, ça m'ennuie même un peu parce que hier nous
nous sommes un peu moqué du petit D... pas précisé-
ment moqué car Louise G... dit même que nous
n avons pas commis de péché, mais c'est égal j'aime
mieux m accuser. Je viens de faire mon examen de
conscience et je suis désolée de voir que je retombe
toujours dans les mêmes fautes, il est vrai que je la
fait bien moins grande, par exemple quand je mens
c est en exagération ou en enjolivant un fait et ainsi
pour tout, mais ce qu'il faudrait c'est m'en corriger
PRÉFACE XXIII
complètement. Eh bien je ne désespère pas ; surtout
si je fais tous les jours un peu de lecture religieuse ;
je voudi;ais bien que ce que disait un saint prêtre fut
vrai : « Je répond du salut d'une enfant qui ferait tous
les jours cinq minutes de méditation. »
Un peu plus loin, elle observe que cest surtout sur la
promenade quelle fait des péchés.
Faut-il pour cela éviter d'y aller ? Cas de conscience !
D'ailleurs le diable nous guette partout, car Marie
témoigne peu d' empressement à se vêtir d'un manteau
de peluche, parce que la peluche grossit et quelle désire
paraître sVelte. Coquetterie !
Le 27 Septembre le temps n'est pas beau ce qui lui
épargne la tentation de se montrer en taille sur la
promenade :
« En ce moment, il tombe une pluie torrentielle,
si torrentielle que j'ai été obligée de laisser mes
plans que je soignais, de rentrer mon bégonia et
mon Pelargonium et de couvrir mes oiseaux. Je
dois beaucoup remercier Dieu de cette bonne pluie
(bon ! il faut que j'aille chercher des serpillères
l'eau coule à torrent par les fenêtres) car sans elle
je serais restée sur le balcon et je n'aurais pas fait
mon journal.
« Heureusement, ce n'était qu'un grain, voilà la
pluie finie, le nuage parti, le soleil nous inondant
XXIV PREFACE
de lumière, et le ciel, d'un indigo admirable. De la
fenêtre où j'écris, on ne voit pas un seul nuage.
Mon Dieu que votre ciel est beau ! Maintenant je
vais découvrir mes oiseaux et sortir mes plantes,
car il faut bien que tout le monde profite du beau
temps que le bon Dieu nous envoie. »
Le 3 Octobre, Marie écrit :
« Au cathéchisme je suis placée entre Nanine et
Louise. En face de nous il y a M''*^ Lafaille et
M^^® Lemoine qui habite en face de chez nous ;
j ai été même très ennuyée de l'y voir parcequ'au-
trefois je lui avais tiré la langue, mais j'espère
qu'elle l'a oublié. »
Le jeudi 14 novembre, Marie nous annonce une
grande résolution :
« Voici bientôt près d'un mois que j'ai pris une bien
sérieuse décision : c'est celle d'entrer en religion ;
Andrée et Henriette sont mes deux confidentes. Com-
bien j'ai hâte (d'être) à l'été prochain pour pouvoir
confier mon secret à Fernande qui sait comprendre.
Mais ce que je désirerais bien vivement c'est qu'après
avoir passé mes années de jeunesse dans un ordre de
missionnaires, une fois arrivée à un âge où je ne pour-
rais plus rendre autant de services entrer en un cloître
austère et me préparer à mourir en sainte. Si Dieu me
trouvant assez bonne pouvait me descerner la palme
PREFACE XXV
du martyr, mes plus grand vœux seraient exaucées...»
Cependant le bon sens maternel la plonge dans une
grande perplexité, à en juger par le passage suivant :
« Maman à lu mon journal de jeudi je l'ai bien
regretté parce qu'elle s'est moqué de moi, pourtant je
n'ai pas du tout changé d'avis pour la question des
ordres, mais j'ai complètement changé sur ma façon
d'envisager la religion, tandis qu'avant me fiant à un
peu de mérites pour gagner le Ciel, m'appuyant sur
la grande miséricorde de Dieu, il me semblait qu'il
était absolument impossible d'aller en enfer, maintenant
j'ai compris qu'il fallait travailler, travailler et persé-
vérer qu'il ne fallait pas se contenter du bien qu'il
fallait mieux rechercher le mieux. Maman me disait
l'autre jour que les femmes mariées avaient bien plus
de mérites que les religieuses, je ne comprend pas
cela ! Comment, voilà des filles qui quittent leurs
parents, leurs amis, tout ce qu'elles ont aimés, qui
renoncent aux plaisirs, qui ne mènent qu'une vie de
travail, qui font des chrétiens (1) dans tous les pays,
qui travaillent sans relâche pour la gloire de Dieu au
péril même de leur vie ! Je ne peux pas comprendre
qu'une femme qui à son foyer, qui reste chez elle, se
repose, si ses enfants lui donnent de la peine à élever
elle en jouit plus tard ! non je ne peux pas comprendre
(I) Les femmes mariées aussi. (F.C)
XXVI PRÉFACE
cela. Naturellement je ne parle pas des religieuses
cloîtrées, elles ont tous les bonheurs et je trouve même
dans plusieurs des entrées dans ces cloîtres une certame
nuance d'égoïsme et une certaine carmélite dont tante
nous a parlée hier est à mon avis une lâche, une
ingrate et une égoïste. »
Le 11 janvier 1888, Marte est désolée à en pleurer,
car elle se découvre un autre défaut, lequel, à l'en
croire, pourrait bien devenir un horrible vice :
« Il me semble que je suis orgueilleuse, je n'en suis
pas bien sûre, mais chaque fois qu'on se moque un
peu de moi, ça me blesse et je me sens prêtre à pleurer. *
En y réfléchissant elle aperçoit un autre point noir .
« Ah mon Dieu, plus je vais, plus je me trouve de dé-
fauts, j'ai peur d'être coquette. Oh c'est si laid ! »
Son admiration pour la vie religieuse ne préserve
pas Marie de certaines désillusions :
« Hier j'ai vu au cours un moine de St-François
d'Assise, il est déchaussé et décoiffé ; 11 ne m'a pas plu
du tout oh ! mais du tout et j'espère que tous les moines
ne sont pas comme lui. »
Plus loin elle observe qu'il fait bon avoir des amis
haut placés :
«... J'ai retrouvé mon livre ; j'en ?uis bien contente,
c'est aussi que j'ai prié St -Antoine dePadoue, je me
PREFACE XXVII
demande ce que je pourrait faire pour le remercier il
m'a déjà fait retrouver : une image à évangile, un
cahier sur le quel j'avais copié des vers, un cahier im-
provisé avec des vers aussi, la bague que Gabrielle B.,.
m'a donnée, ce livre, enfin je ne sais combien d'autres
choses ; c'est très triste à dire, mais j'ai tellement de
désordre, qu'il ne se passe pas un jour sans que je
perdre quelque chose, je me demande comment je
ferais si St- Antoine dePadoue n'existait pas. »
« Je sens que mon journal me fait beaucoup de bien,
il aide à se connaître, ce qui est difficile, puis c'est
très agréable, il vous semble qu'on cause avec son âme,
puis quel bonheur de se rappeler toute sa vie ses
moindres sentiments, de se rappeler soi, enfin, puis je
vais entrer dans les plus belles années de ma vie, quand
même celles de la jeunesse, mais d'une jeunesse qui
sait jouir des réunions de la famille, de ces bons
moments qui parfument toute une vie (je ne crois pas
que ce soit poseur de dire cela, puisque personne ne le
verra, excepté maman). »
Voici un passage qui nous apprend combien étaient
pendables les tours que jouait à Marie son imagination :
«... J'ai perdue ma journée en mentant oh mais en
mentant bien fort, (bien sûr, Fernande, que de mettre
cela dans mon journal sachant que tu le liras, suffira à
ma pénitence) eh ! bien donc, j'ai dit que j'ai monté à
XXVIII PRÉFACE
cheval et que j'ai une amazone, puis en racontant un
tas de choses sur Pierre Loti (1) et sur son dîner, j'ai
dit qu'il m'avait promis de me dédier un livre, que son
fils était déguisé en ménestrel, Ge ne sais seulement pas
ce que c'est) puis j'ai eu l'air de connaître une certaine
dame de Gif dont je n'ai vu le non que dans l'Illustra-
tion et enfin bien d'autres choses. Je n'ai dit que ce qui
me coûtait le plus, mais j'en ai dit bien d'autres. Mon
Dieu ! que c'est donc laid de mentir, mais c'est que
c'est très difficile de dire la vérité, même dans son
journal. »
Elle ne se tracasse cependant pas outre mesure, ainsi
que le démontre ce passage :
« ... J'ai le grand malheur d'avoir une conscience
scrupuleuse qui voit des péchés où je suis certaine qu'il
n'y en a pas mais j'aime mieux les dire tout de même.
Cette conscience ultra-scrupuleuse se dévoile une fois
de plus dans les lignes qui suivent et nous montre en
même temps combien une âme, aussi glorieuse d'un
succès de jeu, devra plus tard se tendre vers la gloire :
« ... nous sommes allées toutes les quatre jouer au
tonneau, et c'est moi qui ai gagné, mais je n'était pas
bien contente parce que je trouve que c'est trop
(1) Il était en relation avec la famille Lenéru.
PREFAC XXIX
difficile d'être charitable et humble quand il vous arrive
des petits succès comme ça ...»
Le samedi 14 octobre 1888, elle écrit :
« Lorsque j'examine mes souvenirs et que je recher-
che les passages de ma vie, lesquels je voudrais tant
faire repasser, il est un moment délicieux auquel je ne
peux penser sans que mon cœur batte bien fort, ce
moment, après ma première communion (ah ! ma pau-
vre chère 1 ^^^ Communion, tu es bien loin dans le
temps, mais bien près dans mon cœur ! ) a été le plus
doux de ma vie, par ce moment j'entends les 3 jours
de ma retraite de Confirmation, Andrée me disait : Ah !
cette chère retraite, je ne puis y penser sans avoir envie
de pleurer ! Eh bien voici bien des mois et en écrivant
ces lignes qui me la rappelle, j'ai presque des larmes
aux yeux. Jamais dans mes deux autres retraites, je
n'avais tant d'empressement à me rendre à ces exer-
cices, jamais je ne m'y était sentie si en famille ; notre
prédicateur (esprit excessivement large) avait trouvé le
chemin de tous les cœurs, très simple, un prêtre de
campagne, il nous expliquait l'Evangile, si clairement,
si nettement ; humble de cœur et d'esprit. Dieu lui
avait donné l'intelligence des écritures et jamais après
une instruction noub n'étions fatigués. Puis j'étais là
entre Andrée et Gabrielle, j'avais finie par connaître
plusieurs des enfants du cathéchisme et je me sentais
XXX PRÉFACE
tellement rapprochée d'eux que je les aimais beaucoup
et m'intéressais à eux bien plus qu'avant... »
Après un long silence, elle écrit, le 14 avril 1889, ces
lignes dans lesquelles apparaît une première menace de
la catastrophe :
« Dimanche des Rameaux. — Je ne suis point allée
à la messe aujourd'hui, d'ailleurs voilà bien des
dimanches que je n'y suis allée, parce que, ce que
mon journal ne sait pas encore, c'est que mon rhume
d'oreille commencé à la Grande Rivière a beaucoup
augmenté et que maintenant je n'entends plus rien,
aussi vais-je retourner à Paris consulter M. Boucheron
(c'est le non de mon auriste) pour la 3^ fois : de plus je
viens d'avoir une petite maladie de la cornée, qui n est
pas encore tout à fait guérie et qui m'a rendu l'œuil
très sensible et m'a longtemps enpêché de lire (je ne lis
encore que très modérément) j'ai encore un gros rhume,
un peu de névralgie O'y suis sujette) Depuis un rhuma-
tisme au genoux gauche, ils sont très raides, et je ne
marche pas droit, je ne peux pas sortir sans donner le
bras. Mes oreilles m'ennuient encore avec de gros
bourdonnements. J'ai expliqué tout cela, quoique le
journal soit plutôt un journal de l'âme, parce que je
comprendrai mieux les dispositions dans lesquelles je
suis. Aujourd'hui je suis d'assez mauvaise humeur
(mais je crois que c'est en train de passer) je ne peux
PREFACE XXXI
guère faire de lecture de piété, les livres de messe étant
écrits trop fins. Comme lecture édifiante, j'ai la corres-
pondance du père Lacordaire et de M™*^ Swetchine
(j'en parlerai plus loin). >>
Le journal n avance plus que par bonds très irrégu-
liers. Nous sommes au 19 juin :
« 14 ans. Est-ce assez singulier, je n'ai pas écrit une
seule fois mon caractère, le récit de ses actes ne suffit
pas seul à se faire connaître, il faut aussi savoir quelle
disposition vous a poussé à les accomplir ; me voici
telle que je me connais en toute franchise : pas préci-
sément orgueilleuse, je veux dire que je ne me préfère
pas aux autres, mais cependant je suis très portée à
m'élever au-dessus d'eux, au dessus de ceux que je
n'aime pas et que je crois inférieurs à moi-même,
généralement au dessus de tous ceux que je ne connais
pas ; il me semble que c'est plutôt de la fierté très
outrée, par conséquent approchant bien plus de la va-
nité que de l'orgueil parce que je préférerais être la der-
nière dans une société très choisie que la première dans
n'importe laquelle ; chez moi c'est surtout l'orgueil
de l'esprit, quand je me compare s'entend, car quand
je m'examine je me dis que cet orgueil naît d'une
intelligence médiocre et je ne me confie en rien dans
mon intelligence dont je reconnais toute la fragilité ;
quand je pense que si telle était la volonté de Dieu je
XXXII PREFACE
deviendrais aussi bête qu'une oie et prérisément parce
que je le serais je ne m'apercevrais pas avoir baissé.
Quand à l'esprit je crois que je l'aime trop et qu
parfois je le rapproche de la moquerie ; moi qui ne
déteste rien plus que d'être moquée, ce n'est pas à
cause de l'opinion particulière de la personne qui se
moque de moi, les opinions particulières me sont assez
indifférentes (à moins qu'elles ne viennent de personnes
que j'aime et que j'estime) mais ce sont ces opinions
privées qui font l'opinion générale ! Et je dois avouer
que l'opinion générale m'occupe assez, je crains
énormément le ridicule.
« Quand au jugement je crois en avoir, en voyant une
personne pour la K*^ fois je sais de suite son carac-
tère ; mais je sais que le jugement se fausse si facilement
et je subis tant les influences ! Ce n'est pas que je sois
faible et que je renonce à mes opinions, mais c'est que
je n'en ai pas encore et comme une fois qu'on en a je
n'admets pas qu'on les abjure, avant de m'en faire
j'attends àavoirplus de jugement et d'expérience. C'est
la fidélité à ses sentiments et à ses convictions qui
dans sa suprême extansion fait des martyrs !
« Je suis très loin d'être douce et pourtant mon na-
turel est plutôt doux mais depuis quelque temps je me
suis fait sur la résistance des idées déplorables. Ainsi
ces temps-ci, je lutte beaucoup avec maman pour ma
toillette, ce n'est pas que je tiennef énormément à être
PREFACE XXXIII
bien habillée (quoique je m'en occupe un peu trop à
mon avis) mais il me semble qu'à mon âge on peut
disposer de plus de liberté en ce qui vous concerne.
« La sincérité et la charité sont moins difficiles ; ce
n'est pas que je sois charitable et très très franche, en
ce moment je n'énumère pas mes qualités mais mes
dispositions ; ainsi il m 'arrive des mensonges légers il
est vrai mais fréquents. Quant à la charité j'en manque
énormément extérieurement car intérieurement je n'en
veux à personne et j'aime mon prochain, mais ce qui
me semble en eux des ridicules ne m'échappe pas et
j ai toutes les peines du monde à ne pas le laisser
voir : cela c'est un ridicule à moi.
«La paresse, le défaut que je méprise le plus et que
je n'avais pas naturellement, est pourtant celui que
j'ai le plus à combattre, peut-être à cause de ma
surdité ce qui vous éteint pas mal et cependant la
faute est loin d'être toute à mes oreilles, car j'ai mes
jours. C'est une honte! surtout le temps que je mets
à m'habiller, je flâne constamment.
« Je ne puis pas dire que je sois réellement gour-
mande, car la mortification sur les desserts ne me
coûte guère ; c'est-à-dire qu'une fois que je suis
résolue à m'en passer, je n'en ai nulle envie, mais je
suis un certain temps à m'y décider et il ne faut pas
croire que je me mortifie souvent ! Très rarement
au contraire ! »
XXXIV PREFACE
Les lignes qtxon vienl de lire dans lesquelles on assiste
à une tentative, rare chez un si jeune être, d'essor
psychologique, n évoquent-elles pas l'image d un petit
oiseau essayant ses ailes encore maladroites aux alen-
tours de son nid ?
Voici, à la date du 20 Juin 1889, l'exposé d'une
indifférence dans laquelle nous ne la Verrons pas
persévérer :
...Cependant, nous demeurerons toujours dans
le cœur de ceux qui nous auront aimés. Il est vrai
qu'eux, à leur tour passeront ; mais alors, que notre
souvenir soit gardé ou non, ici bas, dans la mémoire
des indifférents, qu'est-ce que cela nous importera?
Nous passerons du cœur dans la mémoire, de la
mémoire dans l'oubli, et les cercles qui se seront
formés au-dessus du gouffre qui nous aura englou-
tis seront remplacés par un calme plat.
Peu à peu le journal d'enfant nous achemine vers le
^ournal de la jeune femme. Voici ce qu'elle écrit le
24 Juin 1889:
Je lis avec énormément d'intérêt le récit d'une
sœur : Oh ! la vie de famille, la vie de famille, avec
ses joies même avec ses douleurs, comme je l'aime !
...Ce livre est très triste, c'est pour cela que je
l'aime tant, mais j'aime ce qui est triste parce que
c'est ce qui est vrai, et puis il faut que j'essaye de
PREFACE XXXV
décrire un de mes sentiments qu'il a encore avivé
c'est-à-dire que j'aime la douleur ; j'en souffre et
c'est justement pour cela que je l'aime car on ne
souffre que lorsqu'on aime, et on n'est quelque
chose qu'en aimant, et les souvenirs tristes me sont
aussi chers, même plus, que les souvenirs joyeux.
0 Fernande, ô maman, si vous me lisez pour me
trouver un ami et un guide qui ressemble à Albert
de la Ferronnays. C'est drôle, mais je meurs de
frayeur d'être aveugle sur mon mari !
J'aime mieux ne pas m'appesantir sur la rapidité
du temps, cela porte à la mélancolie; je l'aime, assez
chez les autres, mais pas chez moi.
J'ai bien hâte de recevoir mes livres d'études ;
mon esprit s'endort un peu. Pendant le mois que
j'ai passé à Montpellier, il allait si bien ! Je n'ai
pas le droit de laisser baisser mon intelligence.
Hier je me suis endormie tard, mais c'est que j'ai
médité de la musique et que cela m'exalte et que je
ne peux plus dormir. Autrefois dans mon lit je me
faisais jouer des histoires, maintenant, je me chante
en dedans mes airs préférés et je crois que cela me
donne un peu de fièvre, mais cela m'est égal, c'est
si agréable ! Voici surtout ceux que je médite :
XXXVI PREFACE
l'Adieu, le Lac, de vieux airs du temps de Louis
XIV, la Romance de Chateaubriand, et un air que
j'ai peut-être inventé. . .puis «Guide au bord ta
nacelle », d'abord parceque je l'aime beaucoup, et
ensuite parceque la première fois que je l'ai enten-
due, maman et tante la fredonnaient pendant qu'un
soir nous jouiions. . .
Quelques jours après elle ajoutait :
(Je viens de finir un livre intitulé « Nouveaux
Anneaux de la chaîne de Marguerite ». Ce n'est pas
tout à fait aussi joli que le commencement, mais
cela ne m'a pas empêchée de dévorer les deux
volumes en deux jours. Malheureusement... il y a
un effleurement de guerre entre Français et Anglais.
J'avais beau tâché de retourner les nationalités,
c'est-à-dire me figurer que les May étaient Fran-
çais, j'ai été sur le point de lâcher mon livre.
Pour la réalité je suis certainement plus tolérante,
mais pas du tout pour les livres et quand je lis un
roman anglais, pour moi, tous les Anglicans devien-
nent catholiques. Avec quelques re^itrictions en n'y
regardant pas de trop près, cela peut aller.
Il pleut, je suis au bonheur. J'aime tant la pluie
et le vent. Je trouve qu'on se sent vivre quand il
pleut ou qu'il vente. »
A table d'hôte, dans le couvent des Augustines de la
PRÉFACE XXXVII
rue de la Santé où elle loge pour se soigner, il arrive à
Marie une petite aventure :
« II faut que je raconte une de mes petites histoires
intérieures, écoutez : il y a à table une très vieille
demoiselle (M^^^ X,..) qui a une demoiselle de com-
pagnie (M^^^ P...) très laide de face, assez jolie de
profil et très coquette de tous les côtés, qui ne lui
laisse pas dire un mot, elle répond tout le temps à sa
place, sourit aux amies de sa maîtresse d'un air pro-
tecteur, etc. etc. On comprend que je ne la porte pas
dans mon cœur, aussi ai-je réfléchi que je répondais
à son sourire comme si je l'aimais, j'ai trouvé que
c'était hypocrite et je ne l'ai plus regardée, elle s'en
est aperçue et maman m'a dit de recommencer à lui
dire bonjour, c'était au déjeuner que je devais faire
cet acte d'héroïsme, comme elle ne me souriait plus
et que je ne voulais pas faire le premier pas, j'attendais,
me promettant après déjeuner d'aller à elle et de lui
dire d'un air assez singulier : « bonjour mademoiselle ! »
heureusement la postulante a servi de trait d'union à
nos regards, nous avons regardé en même temps
quel plat elle portait et les deux nuages chargés
d'électricité se rencontrant ont produit l'éclair ! »
A partir du 11 décembre V écriture du journal change
complètement. Les lettres ont un centimètre de haut, il y
XXXVIII PREFACE
a trois ou quatre mots par ligne. Marie vient d'être
cinq mois sans pouvoir écrire, et cette opération lui reste
terriblement difficile. On voit cependant que ni elle ni
sa mère ne prennent au tragique la douloureuse épreuve.
L'année 1890 arrive et avec elle la fin du cahier de
souvenirs d'enfance.
Le journal d'enfant de Marie Lcnéru s'arrête en
Janvier 1890 et son journal de femme, celui que l'on va
lire, commence en Septembre 1893. Trois ans et demi
séparent la gamine de 14 ans de la jeune fille de 17 et
quel abîme entre ces deux personnes !
Il n'est pas facile de suivre les étapes de cette évolu-
tion. Marie ne livrait d'elle-même que ce qu'il lui plai-
sait de laisser voir, beaucoup en surface et fort peu en
profondeur. Il m'a été donné de parcourir de nombreuses
lettres écrites à ses proches au cours de cette période de
transformation, lettres remplies de tendresses limpides,
d'impressions littéraires, de détails sur ses études que
l'on devine conduites avec acharnement. Rien de tout
cela ne donne idée de ce qu'elle écrivait pour elle-même.
« Ce que cette lecture fut pour moi, me disait sa mère,
on le comprendra ! Certes, je savais que ma fille devait
souffrir plus qu'une autre à sa place. Mais à ce point-là !
Pouyais-je le supposer quand toute sa vie ne fut qu'un
doux et constant sourire de vaillante gaîté qui voulait
m' aider à supporter notre double épreuve et à rendre ma
vie possible, heureuse presque. » Le principal événement
PREFACE XXXIX
de cette époque semble avoir été un séjour à Lourdes
dont pouvait sortir une guérison. Avant le départ voici
comment elle s'exprime au sujet de cette tentative :
«Tu connais mes idées. J'irais à Lourdes toute ma
vie sans être guérie que cela ne porterait pas ombre
à ma foi en la Providence. Je n'y vais même pas pour
tenter une épreuve. Je considère ces miracles (puis-
qu'ils sont historiques) comme un hommage rendu à
la foi des humbles auquel je n'ai aucun droit. Tu vois
donc que je peux y aller sans que la raison ait à me
reprocher d'être en désaccord avec moi-même. On m'a
dit que le site était d'une véritable beauté et que nous
irions au Cirque de Gavarnie, n'est-ce pas suffisant
pour vous consoler que le Ciel ne fasse pas pour vous
un miracle ? »
Ah ! ne vous laissez pas prendre à cette impassibilité I
Je suis sûr que prosternée parmi les misérables qui ram-
pent au seuil de la grotte sacrée, leurs yeux de fièvre
implorant la Vierge au manteau bleu, Marie adressa la
plus désespérée, la plus affolée de toutes les supplications.
Mais elle ne se trompait pas en disant quil fallait,
pour être exaucée, une humilité qui ne lui était pas
donnée. Une femme qui, en se précipitant aux genoux
de la Mère du Sauveur, se préoccupe d'être d'accord
avec sa raison n a pas la moindre chance de rien obtenir.
Si Marie rapporta du voyage le souvenir du site
XL PREFACE
sublime de Gavarnic ce fui aux dépens des visions ange-
ligues offertes à sa joi printanière.
Et maintenant, au sortir des pages enfantines, si nous
pénétrons dans le journal de la grande personne, nous
éprouvons l'horrible sensation qui guette Marie chaque
matin à son réveil, lorsque la tête enfouie dans l'oreiller
elle croit entendre les bruits de la maison de Brest :
fracas de la rue de Siam, sifflets des canonnières, salves,
et enfin le bonjour de la femme de chambre, alors ses
paupières se soulèvent sur ses pauvres yeux presque
aveugles et la désolation quotidienne recommaice pour
ce cerveau qui bouillonne à l'intérieur d'un marbre de
statue. Contemplons Marie, prisonnière de son infir-
mité, se heurtant la tête contre les barreaux de sa
cage. Sa religion, pendant les premières années, l accom-
pagne et la soutient encore un peu, mais si peu !...
« J'aurai beau prier, je ne pourrai plus être heureuse
comme une autre... — L'isolement m'a conduite à la
réflexion, la réflexion au doute, le doute à un besoin
de Dieu plus sincère et plus intelligent... — J'ai l'âme
religieuse, je suis dégoûtée de ceux qui ne vivent pas
leur vie éternelle... — Trois dizaines de cha;^elet en
marchant dans la prairie... Je ne crois pas à la bana-
lité d'une prière, même orale. Elle vaut toujours
l'intention qui la prononce... En le redisant toujours
(le chapelet) on ne le répète jamais »
PREFACE XLI
Plus tard t esprit religieux seul semble persister:
« Je ne sais pas jusqu'à quel point je suis chrétienne.
Je piie et n'espère pas. J'attends en vain et ne suis
pas déçue. Mélange de scepticisme et de religion
voulue. Indifférence peut-être ? »
N'ayant plus sa place marquée parmi les âmes
croyantes, vers qui se tournera Marie ? Hélas ! rappe-
lons-nous la mélancolie de Faust errant dans la cam-
pagne et les larmes quil Verse lorsque des chants
joyeux, passant par-dessus les remparts de la ville,
viennent lui rappeler que son intelligence lui défend
d'être heureux en compagnie des humbles. Les larmes
de Faust sont, nen douiez pas, celles qui ont mouillé
les yeux de Goethe et si cet homme si beau, si fort et
que tant de femmes ont adoré, a profondément ressenti
l'isolement auquel le condamnait le développement in-
solite de sa pensée, quelle ne sera pas la désolation
d'une Marie Lenéru derrière la double barrière de
SCS infiîTintés et de son talent déchaîné. Du fond
de sa solitude elle nous le répète chaque fois quelle
s'écrie: «A^ous ne jouissons que des hommes, le reste
n'est rien !...^^ Elle n'admet pas que son apparente séré-
nité nous trompe et nous savons, dès les premières pa-
ges, que la résignation, pour elle, n est que le désespoir
accepté. Elle est résignée parce que, pour une intelli-
gence comme la sienne, les poses de révoli'c.i donffour
XLII PREFACE
mille, le romaniismc, sont inélégantes et banales. Mais
quelle est loin de s'immobiliser dans cette attitude. A
tout instant l'ansoisse intérieure se trahit et si parfois
son sanglot s'éteint dans un sourire, toujours un sou-
rire se termine en sanglot. L'instinct qui jamais n ab-
dique devant l'esprit et se montre d'autant plus impé-
rieux que l'âme se vante d'être plus affranchie, l'ins-
tinct lui prodigue les troublantes images, parmi
lesquelles la seule, dont elle nous convie à partager la
contemplation, est noble :
« Je marcherais à côté d'un homme élégant et
spirituel comme moi... Double rire, nos grandes
tailles le secouant par le chemin comme un balancé
de quadrille... Ailleurs : — Il est délicieux de passer
en public avec un être, homme ou femme de votre
race et de votre allure. C'est surtout dans la marche
qu'on jouit de ces affinités... Bien en dehors de l'a-
mour, le réseau sensuel des sympathies physiques
nous emmaille, nous isole ou nous relie... Et enfin :
— Je me représente l'amour comme une concor-
dance exceptionnelle du mouvement, le miracle de
l'étoile double. »
Mais de pareilles visions ne sauraient suffire aux
exigences de son imagination. Elle Voudrait tant de
choses que l'argent seul pourrait les lui procurer : —
La fortune, moitié du bonheur. Elle l'embellit telle-
PREFACE XLIII
ment ! — Le mariage d'argent relève d'une esthétique
plus relevée que le mariage d'amour. Il permet l'Italie,
la musique, le cheval... et par-dessus le marché, l amour.
Tout ce qui est nécessaire au bonheur. Et encore l'amour
V est-il ? Enfin elle en parle par acquit de conscience,
et que ce ton dégagé sonne faux après la danse des
deux étoiles ! Plus loin Marie désire l'argent par-dessus
tout, oui, même avant la santé. Il est Vrai qu elle avoue
d'autre part:
«Oh ! à présent, je n'ai plus rien de mon accepta-
tion janséniste, je veux pasi-ionnément guérir... >> La
raison elle nous la donne : — J'aime la vie ! j'aime
prodigieusement la vie... Tout me grise en elle... Si
je me rencontre dans une glace, je crois m'apporter
une nouvelle mystérieuse et enivrante. Désormais, je
le sens, la vie aura pour moi, jusqu'à la fin, les
enchantements et les surprises d'une convales-
cence... »
Evidemment, le jour où elle écrivait les lignes qui
précèdent, elle prenait la conscience définitive de son
talent, dont elle prévoyait d'ailleurs depuis longtemps
la vertu consolatrice lorsqu'elle écrivait :
« Je ne veux me sentir apaisée que par des succès... »
Elle va jusqu'à prétendre que le châtiment le plus dé-
courageant que Dieu pourrait lui infliger serait de la
XLIV PREFACE
guérir, parce qu après lui avoir ouvert toutes grandes
les portes d'un monde supérieur, il Vohligerait à rétro-
grader vers la sortie. Pour la raison que si la souf-
france ne rend pas meilleur, elle rend plus profond.
Marie déclare quelle est attachée à son épreuve, ne
regrette rien, quelle aime le moule où elle a été coulée.
Toutefois elle se défend d'obéir à une vanilé vulgaire,
elle souhaite la gloire plutôt pour d'illustres sympathies
que pour la renommée.
« Je veux, dit-elle, un talent qui soit moi, me dis-
tingue, me révèle à quelques uns, aux seuls qui
comptent pour moi, un talent qui me complète, re-
çoive ma vie intime et l'amplifie, par lequel je
puisse dépenser tout ce que j'ai d'ardeur de contem-
plation, de volonté au travail intense, un talent qui
s'empare de mon temps et de mon spleen. »
Elle condense admirablement cet état d'esprit en une
courte phrase :
« A. la fin cela rend terriblement orgueilleux de se
passer toujours de ses semblables !... »
Le talent, le génie sont des dons merveilleux, on en
peut tirer de sublimes jouissances, par malheur la pen-
sée se grave sur les traits en rides ineffaçables, la taille,
trop longtemps penchée sur le papier, ne se redresse plus
et Voilà que la beauté proteste.
. PREFACE XLV
«La gloire, écrit Marie, n'embellit pas la femme
et je ne veux pas la sacrifier... — J'aimerai toujours
mieux être inimitable par la manière de porter une
robe de Chever que par tout le talent et toute la
laideur des Eliot et des Staël.»
Lorsque de pareilles opinions se présentent sous sa
plume, gardez-Vous de les tenir pour définiiioes et en
voici la preuve :
«Il y a des jours, écrit-elle, où je ne veux plus
rire jamais, où je veux perdre ma jolie tournure dé-
gagée et en prendre une lamentable, où je voudrais
faire peur. Ce doit être une consolation de savoir
porter son deuil. »
Et de le faire porter aux autres, est-on tenté
d'ajouter. C'est peut-être la seule fois que dans le jour-
nal de Marie s'exprime le désir qu'on la plaigne. Sa
fierté la préservait de ce quelle considérait comme une
faiblesse. Pourtant elle souhaitait que son journal fût un
jour connu, puisqu'elle déclare :
« Je ne ferai rien pour que ceci soit publié, mais
je veux que ce soit publiable...»
Elle y tient même beaucoup plus quelle ne s'en donne
l'air, car en arrivant de voyage elle note ceci :
«On a perdu la caisse de mes cahiers, tout mon
journal depuis dix ans, enfin dix ans d'existence.
XLVI PREFACE
goutte à goutte, mes dix années terribles à l'origi-
nalité desquelles la Providence s'est tant appliquée,
goutte à goutte conservées d'une manière telle que
je comptais là-dessus, sur ce pis-aller de testament,
pour mourir avec un peu moins de rage. »
Traduisez : — Après moi, le journal sera là pour
dire à mes admirateurs :
« Vous m'avez toujours vue souriante, jamais vous
n'avez surpris en moi la moindre défaillance, et main-
tenant apprenez- ce qu'il m'a fallu d'énergie pour ne
pas vous crier ma détresse. »
C'est pour obéir à ce vœu suprême que la mère de
Marie s'est décidée à publier ces pages non sans m'a-
voir avoué quelle avait déjà longuement hésité avant
d'entreprendre la lecture de ces lignes mystérieuses
dont elle ne soupçonnait pas le contenu. On le verra, il
ne s'agit pas, à proprement parler, d'un journal, c'est-
à-dire de la notation, au jour le jour, des péripéties
d'une existence; il se trouve pour cela bien trop de la-
cunes, des mois d'intervalle sur une même page, des
années qui en remplissent à peine trois ou quatre. Marie
disait qu'elle ne venait à ses cahiers que dans ses
« migraines mentales ». Ces méditations pendant les
heures noires, sont donc de touchantes invites à la
plaindre adressées à ces hommes en dehors desquels
le reste n'est rien. Mais tout en ne marchandant pas
PREFACE XLVil
notre pitié, ce que nous prodiguerons surtout, cesi
notre admiration. Je n hésite pas à prédire que le
journal de Marie prendra une des premières places
parmi les autobiographies célèbres. Sous sa plume les
noms de Marie Bashkjrtseff et d'Amiel reviennent
trop souvent pour quon ne soit pas fondé à croire
quelle se considérait comme une rivale à laquelle une
comparaison avec eux ne pouvait porter ombrage. Quant
à moi, devant Marie Lenéru soupirant après le Dieu de
son enfance, et en même temps esclave du démon de V or-
gueil, hantée par des visions d'amoureuse harmonie et
succombant à de vulgaires envies de fortune et toilette,
trop fière pour se laisser plaindre, trop malheureuse pour
ne pas avoir soif de consolation, un jour coquette, le len-
demain désireuse d'être laide, sourde aux Voix humaines
mais r oreille tendue aux appels des instincts les plus op-
posés, je pense à Flaubert et à l'immense Tentation de
Saint -Antoine.
Tandis qu'infiniment variées, les tentations passent et
repassent, il en est une qui se cramponne à Marie et l'ac-
compagnera jusqu'à son dernier soupir : celle de la gloire
littéraire, et comme une tentation permanente se transforme
vile en passion, Marie s'abandonne tout entière à la
fureur d'écrire et, sans aller jusqu'à dire qu'elle en ou-
bliera par moments ses rêves de gloire, je suis convaincu
que la certitude même de ne jamais parvenir à la célé-
brité ne l'eût pas empêchée de se livrer éperdument au
XLVIII PREFACE
travail. Cependant il est un point sur lequel le Journal
ne nous renseigne pas. A-t -elle jamais, au cours de son
existence littéraire, rencontré les mois d heureux oubli
que la joie de créer procure aux artistes sincères ? Pour
eux, il nest pas de succès qui ne paraisse bien pâle auprès
de l'anxiété joyeuse avec laquelle ils voient les êtres sortis
de leur cerveau acquérir une vitalité plus ardente que celle
des médiocres humains. Le génie méconnu nest pas tou-
jours à plaindre, car l'ivresse de créer a marqué pour
lui l'heure du triomphe. A ne se fier qu'aux apparences,
Marie n'aurait pas connu cette consolation; mais lorS'
qu'il s'agit d'âmes compliquées comme la sienne, que
signifient les apparences ?
Les Affranchis sont le chef -d' œuvre de Marie Lenéru,
en même temps que son premier ouvrage dramatique.
Elle y fait entrer tellement d'elle-même, qu'on peut le
considérer comme un splendide épanouissement du Journal.
Les scrupules de conscience qui tourmentaient la fillette
au seuil du confessionnal revivent avec le personnage
d'Hélène Schlumherger. Comme il est naturel, ces pré-
occupations morales iront en s'atténuant dans les pièces
quelle écrira plus tard.
Les Affranchis furent envoyés en 1908 à Catulle
Mendès, par la poste, sans formalités préalables. Il lut
très rapidement et par une dépêche enthousiaste fit Venir
Marie. Madame Mendès, partageant l'admiration de son
mari, présenta le manuscrit au concours de la Vie heu-
PREFACE XLIX
reuse.Le prix fut accordé par acclamations, et il com-
porta la publication de l'œuvre par la maison Hachette.
Madame Rachilde présenta la pièce à Antoine, mais
ce nest quen 19 11, sur l'instance de Gabriel Trarieux,
qu Antoine en prit connaissance et la fit immédiatement
jouer à VOdéon dont il était alors directeur. Le succès
fut très vif. La débutante parvenait, pour son coup
d'essai, à faire applaudir, pendant nombre de soirées,
une pièce, dite d'idées, parce que, suivant son expression,
« elle y avait mis quelque chose ».
Vers cette époque fai connu Marie Lenéru. Elle avait
une façon bourrue et joyeuse de se lancer dans la conver-
sation, sans préambules, en personne dont les communi-
cations n'étaient pas faciles et qui évitait de se dépenser
en mots inutiles. Elle déployait sur ses genoux la grande
feuille de papier sur laquelle j'écrivais mes répliques.
Redoutable épreuve ! Donner la consécration de l'écriture
aux lamentables improvisations d'un dialogue mondain.
Elle répondait d'une voix sans timbre, parce quelle
n'entendait pas ce quelle disait. Avec cela souriante et
gaie, mais je n'ignorais pas que la gaieté la plus franche
est loin d'être un signe infaillible de bonheur, de même
qu'un charmant visage n'est pas l'indice assuré d'une
belle âme.
La guerre fut pour Marie une catastrophe personnelle
et le signal d'une transformation totale. Saisie d'une
indicible horreur, elle ne songea plus qu'à la manifester
L PREFACE
en oubliant sa propre infortune. Le Journal perdit alors
beaucoup de son intérêt, car ce ne sont pas des considé-
rations générales sur les atrocités de la guerre, que per-
sonne d'ailleurs ne songe à contester, que l'on vient
chercher dans ses pages.
Pendant le bombardement de Paris, des raisons de
famille obligèrent Marie et les siens à s'installer à Lorient.
Ce fut avec un véritable désespoir qu'elle accepta l'obli-
gation de s'éloigner. Elle allait, au contraire, au-devant
de la mort. Elle tomba bientôt malade d'une grippe in-
fectieuse et fut, dès les premiers jours, considérée comme
perdue, mais sa jeunesse et l'amour de la vie, lui permi-
rent de lutter longtemps. Au cours de sa longue agonie,
les pieuses visions de son enfance se penchèrent sur son
lit de douleur. Son journal nous a montré que sa foi
s'était peu à peu éteinte, mais elle avait cependant con-
servé un grand respect peur une formation religieuse dont
elle avait reçu tant de beauté morale. Souvent elle disait
à sa Mère que si elle avait des fils ou des filles elle les
ferait élever dans des maisons religieuses. Malgré son
apparente indifférence, le dernier lien entre son âme et
ses chères croyances d'autrefois n'était donc pas rompu.
Aussi reçut-elle en bienfaiteur le prêtre, qui lui apportait
les consolations suprêmes. Elle répondit bravement aux
prières de V extrême- onction et rassura sa mère qui
redoutait pour elle l'émotion d'un pareil moment. Pen-
dant les jours qui suivirent un mieux sensible se manifesta
PREFACE LI
et rendît un peu d'espoir à ceux qui C assistaient. Elle
trouva encore la force de plaisanter avec le docteur
Albert Michaud, un ami d'enfance, qui la soignait avec
un admirable dévouement. Ensuite elle alla en s affaiblis-
sant, toujours souriante, sans un regret. Elle mourut le
23 septembre 1918.
Paris, le 19 Mars 1921.
François DE CuREL.
J ournal de jlVjLarie JU
eneru
Accoutume-toi, même aux choses que tu
désespères d'accomplir.
Marc-Aurèle.
Tu restes en deçà du possible. C'est
que tu ne t'aimes pas toi-même. Que ceux
qui aiment leurs métiers sèchent sur leurs
ouvrages, oublient le pain et la nourriture ;
mais toi, tu fais moins de cas de ta propre
nature, que le ciseleur n'en fait de son
art, le danseur de sa danse, l'avare de son
argent, l'ambitieux de sa folle gloire.
ANNÉE 1893
Voilà trop longtemps que je suis vague et embrouil-
lée dans mon for intérieur. Il faudrait sérieusement
m'étudier pour savoir de quel côté faire tourner la
barre.
Voilà cinq ans de vie intellectuelle, mon imagi-
2 JOURNAL DE MARIE LENERU
nation a fait le tour des choses, mais j*ai laissé traî-
ner toutes mes idées au point que je ne sais plus où
j'en suis.
J'en souffre parce que je mène une vie qui m'est
inférieure. Malgré mon horreur des journaux in-
times, il m'arrivera de me permettre ces protesta-
tions contre moi-même, parce que c'est un stimulant.
Et puis, ne parlant plus, j'ai besoin d'être maî-
tresse de mon style, je le sens trop pauvre et il m'est
trop insuffisant.
Mardi 5 septembre 93.
Rien de grand n'a été fait en ce monde avec de
faibles convictions et Dieu semble avoir condamné
toutes nos défaillances avec une parole : Homme de
peu de foi !-
Il est évident qu'il faut savoir ce que l'on fait
avant de jouer sa vie; j'ai assez de foi pour vivre
comme tout le monde, mais pour faire ce que je
veux faire, non.
J'ai dix-huit ans, j'ai tout souhaité, tout prévu,
tout imaginé, tout attendu, le divin comme l'humain,
le suprême beau moral dans l'ensemble de toutes les
vanités. Mon programme d'enfant était la grande sain-
teté cloîtrée, mais après l'abandon d'un luxe royal.
ANNÉE 1893 3
Personne n'aura fait de ses ambitions fantastiques
une machine d'un fonctionnement aussi régulier,
aussi calme, aussi quotidien, aussi entêté.
Le comble de toutes les prospérités me semblait
tellement indispensable à l'existence, que je n'en
revenais pas de la facilité avec laquelle les hommes
s'en passaient.
Brest, 8 décembre 93.
II me faut réagir, me donner des preuves de mon
existence. Je m'endors dans une vie qui nest pas la
mienne.
J'aurai beau faire, je ne pourrai plus être heureuse
comme une autre. Les objets matériels me charment
toujours, je parle du luxe de ma toilette, mais ils me
dégoûtent quand ils m'ont pris une heure de ma vie
intellectAielle et morale.
Ce n'est pas assez d'être fatiguée d'une épreuve
inutile, d'un travail sans progrès, d'une volonté sans
ressort et sans durée : il faut vouloir. Tout ce qu'on
a voulu sur la terre, comme tout ce qui le sera jamais,
sera accompli. Or, quelle est cette puissance, qui, ne
dépendant que d'elle-même, se passe de toutes les
autres ?
Il n'y a besoin de vouloir que ce qu'on ne désire
4 JOURNAL DE MARIE LENERU
pas assez, et on ne peut vouloir que ce qui dépend de
soi-même.
Vouloir, c'est vouloir quelque chose qui suppose
1 effort, mais ce n'est pas vouloir que vouloir pour
un temps, et ne pas vouloir tout ce qu'on peut.
ANNÉE 1894
Brest, janvier.
Il n'y a qu'un fléau : le découragement. Je ne pense
pas seulement à la désespérance qui embrasse toute
une vie, mais à ces lassitudes de tous les jours qui
s'étendent à une période, à une heure. On ne déses-
père pas de l'ensemble, et pourtant, dans le détail,
si l'on faisait la somme des moments sacrifiés, on
approcherait bien du tout.
Celui qui, devant Dieu, peut sacrifier une seconde,
a-t-il à se plaindre de la brièveté du temps ? Allez,
il est encore trop long pour vous !
Il y a quelques années j'étais remplie de courage;
mais, réellement, était-ce alors une épreuve ? Je ne
croyais pas à la durée, au temps, ce maître de toutes
les énergies. Il y a eu une époque où je m'étonnais de
sentir si peu le poids de l'épreuve, en y jîLsaiiî une
excitation qui approchait presque du contentement.
6 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
Mais aujourd'hui, j'abuse, nul à ma place n'éprou-
verait ce que j'éprouve de détresse et d'ennui, surtout
d'ennui de tous les instants.
Et cela à la seule époque oii il vaille la peine de
vivre ! A l'époque dont le souvenir doit consoler
du reste. Je n'aurai jamais d'autre jeunesse que
celle-ci. Voilà ce que mon enfance a tant attendu :
Quand je serai grande !
Je travaille trop et je m'ennuie. Je me suis rebu-
tée à force de me refuser le temps de lire. Il me fau-
drait une heure environ par jour pour écrire et ré-
fléchir. J'ai voulu trop monastiquement la règle.
J'ai déshabitué mon esprit de faire un pas en liberté.
Je me sentais bien plus vivante il y a trois ou quatre
ans, quand je ne travaillais, ni ne lisais.
Il en est résulté que je ne sais plus ce que je veux
et que je m'intéresse moins à ce que je fais.
Fouras, octobre 1894.
J'ai besoin de regarder tranquillement, non seule-
ment l'épreuve actuelle, mais l'épreuve passée, ce
fantôme que j'ai derrière moi. Je n'ai qu'un moyen :
« me venger à mériter le bonheur du sort qui ne me le
donne pas «.
Que ferai-je pour cela ? Dieu merci, j'ai assez de
ANNÉE 1894 7
foi pour espérer en avoir davantage. Aujourd'hui j'ai
une «foi de provision» et mes inoubliables impressions
d'enfance, mais il me faut une conviction qui me per-
mette de vivre à la Ste-Thérèse. Il y a des revanches
que le cloître seul peut donner. « Je méprise tout le
reste, tout ce que les hommes croient être des biens
et je consacre ma vie à le chercher... Pour ce que
peut atteindre l'effort de ma raison, je suis résolu
et j'ai le plus ardent désir de posséder le vrai, non pas
seulement par la foi, mais encore par l'intelligence. »
(Sx Augustin.)
Brest, 29 novembre.
Je ne crois pas avoir été spécialement organisée
pour le travail, j'avais tous les goûts contraires.
L'étude cependant ne me sera jamais un pis aller,
sans elle je ne serai que médiocre, et à cela je ne me
résignerai pas. Car ce n'est pas au prix d'une vaine
érudition que je troque ma jeunesse. Oh ! tout ou
rien : le bonheur à plein bord, ou, s'il faut traîner des
épreuves, faire comme sainte Thérèse, aller au-devant
d'elles, n'avoir pas peur, les fixer, les méditer, les
comprendre, les préférer, ne pouvoir plus s'en passer.
ANNÉE 1895
15 mars 1895.
Plus je vais, plus j'enfonce, pas f^e projets, pas
d'avenir, et sentir sa vie s'en aller comme cela !..
Je ne voudrais pas ne plus souffrir, je voudrais
n'avoir jamais souffert.
je n'aime en toutes choses que les transcendance?,
'es supériorités, et tout m'échappe.
Brutul, 2 juin 1895.
Vingt ans aujourd'hui. Mon Dieu... j'aurais tant
de choses à dire, mais je ne veux rien demander,
je ne vois que vous seul, mon Dieu, au haut du long
chemin que je vais parcourir.
ANNÉE 1895
Brutul, i8 juillet.
S'il s'agissait d'une souffrance morale, la mélan-
colie pourrait être distraite « par ces léj^ers plaisirs
qui font aimer la vie » ; je ne suis pas distrayable.
Qu'est-ce que h résignation ?
Le désespoir accepté.
Brutul.
Je crois qu'il ne faut pas se plaindre de trouver la
vie longue ; c'est une mélancolie, mais ce n est pas la
pire. Pour que le temps semble long, il faut l'avoir
senti, qu'il ait laissé une impression ; mais, quand on
est pour ainsi dire immobilisé dans le temps, tous les
moments se rapprochent et se confondent. On a
besoin d'apprendre son calendrier par cœur pour
s'assurer qu'on vit 24 heures par jour et 8 jours par
semaine.
Cette dépréciation du temps mène loin ! Fernande
disait qu'elle se trouvait vieille ; moi aussi, mais pas
comme elle. Je me trouve vieille parce qu'entre la
vieillesse et moi, je vois si peu de choses...
Tante H... accepte l'idée du néant, est-ce une force
10 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
OU une faiblesse ? « On ne souffre plus. » D'abord je
déclare qu'on s'illusionne sur ce qu'on souffre.
Et puis on ne vit pas pour ne pas souffrir, mais pour
être heureux, heureux avec supériorité, avec super-
fétation.
ANNÉE 1896
Brest, 25 février 1896.
Je ne veux pas moins souffrir, je n'ai aucune rai-
son d'être moins malheureuse. Je ne veux me sentir
apaisée que par des succès, je ne veux pas m'habi-
tuer à la tristesse comme si j'étais née pour cela.
Je me résignerai le jour où j'aurai compris. Je me
résignerai sans récriminations, sans regrets, sans mé-
lancolie, avant cela pas de repos. Je n'accepterai ja-
mais un mal sous prétexte que je ne peux pas l'empê-
cher. J'aime mieux continuer à remuer exprès tout
le noir de la terre.
Ce n'est pas au malheur qu'il faut se résigner,
afin de ne plus souffrir, il ne faut pas s'anesthésier,
ne pas souffrir comme on dort, mais comme on marche
et comme on mange.
12 JOURNAL DE MARIE LENERU
Jeudi 4 juin.
J'ai eu vingt et un ans avant-hier et, bien que je
n'y aie pas beaucoup d'entrain, je tiens à écrire
cette date sur mon cahier et à faire un peu le bilan de
ma situation présente.
Le comte de Maistre prétend qu'on n'a pas le droit
de réclamer quand, en examinant ce qui vous reste,
on peut répondre : Moi.
Mon âge m'étonne toujours, et quand je me per-
suade bien que j'ai vingt et un ans, l'impression
est : Dieu merci, je n'en suis que là !
C'est que j'ai passé par de tels tourbillons que je
ne sais plus au juste ce qu'il y a derrière. Oui, j ai
passé à travers un blanck- Je désespère d'arriver à
définir cet éloignement de la vie. Physiquement,
j'existe certainement plus pour les autres que pour
moi. Ils me voient et m'entendent. C'est le plus hor-
rible et c'est ce qui m'est arrivé à moi la petite fille si
intacte, si curieuse et si à l'abri quand on parlait de
ces phénomènes, les aveugles, les sourds, les muets.
C'est le procédé de la mort : la séparation.
L'isolement m'a conduite à la réflexion, la réflexion
au doute, le doute à un besoin de Dieu plus sincère
et plus intelligent.
ANNÉE 1896 13
J'ai l'âme religieuse. Je me désintéresse de tout
ce qui est mortel en moi, sans un raccourci d'effort.
Je suis dégoûtée de ceux qui ne vivent pas leur vie
éternelle. La religion e?t ce qu'il y a de plus fort. Dès
ce monde, elle fait de nous des immortels. La mort»
qui ne tue pas, n'est plus qu'un pont dans l'espace,
un mouvement de la vie que rien n'interrompt.
J'ai réfléchi trop toi sur la vie normale ; elle me se-
rait impossible, et je n'ai pas un regret pour la pré-
destination qui m'a captée, ne m'a pas laissée engager
dans la voie commune.
Si Dieu m'accorde ce que je lui demande, je n'aurai
pas un regret pour ce qui est passé.
Brutul, 1 7 juin.
Epargnez-moi, mon Dieu, quand je paraîtrai
devant vous et que je vous comprendrai enfin, de
sentir que je n'ai pas fait tout ce que je pouvais
pour vous.
J'ai réglé comme j'ai pu l'emploi de mon temps, car
il me faut des subterfuges pour me rendre les jour-
nées possibles : je me réveille tous les jours plus dé-
couragée. Je n'y fais pas trop attention, mais en regar-
dant en arrière, je vois bien qu'il y a du chemin de
fait. Chaque jour emporte sa parcelle d'espérance et
14 JOURNAL DE MARIE LENERU
cela doit être ainsi. Rien d'imaginaire dans mon cas.
je pourrai être triste jusqu'à la mort, mais je ne
serai jamais pessimiste. Les malheurs ne seraient pas
si sensibles, si ce qu'ils suppriment ne valait rien.
Les misères de ce monde révèlent Dieu plus
qu'elles ne le nient. Est-ce que la nature aurait cette
justesse de visée, cette volonté d'intention, cette
suite dans les idées ? Oui, on peut dire tout cela...
oratoirement.
15 août.
Oh ! mes idées de morale aussi sont indépendan-
tes, ce n'est pas la charité qui se charge de nous dé-
velopper le sens critique...
Indépendant ? Il nous faut le courage de l'être
puisqu'on nous veut sincère.
Vouloir tout ce qu'on fait, savoir tout ce qu'on
veut. Mais les indépendants dégoûtent de l'indépen-
dance. Je suis trop intelligente pour être jamais
« une révoltée ». Ah ! ces consciences romantiques,
séduites par l'étiquette et fières de « se révolter
avec une banalité écœurante.
Brest, 4 novembre 1896.
« Ne désire rien pour toi-même, ne cherche rien,
ne te trouble pas et n'envie rien à personne. L'ave-
nir doit te rester inconnu, mais il faut que cet avenir
te trouve prêtià tout. »
ANNÉE 1896 15
« On s'imagine presque toujours que tout est perdu
quand on est jeté hors du chemin battu ; c'est seu-
lement alors qu'apparaissent le vrai et le bon. Tant
que dure la vie.le bonheur existe.» (La Guerre et la Paix:)
Où j'en suis? Deux voies : découragement et scep-
ticisme absolus, — foi et vocation passionnée pour
tout ce qui arrive. « Personne ne me prend ma vie, je
la donne librement. » Avancée assez loin sur la pre-
mière voie, elle m'a assez ôté et n'a plus je crois rien
à m'apprendre. Après tout je veux vivre, trouver au
moins un spécieux prétexte à une activité nécessaire.
Voici mes intentions :
Pouvoir me rendre cette justice que je n'ai pas
négligé le moindre lumignon dans mes ténèbres.
« Mettre de la sincérité dans mon âme » si nécessaire
et si difficile que, pour arriver à ce grand calme, je
dois « faire abstraction » de la vie.
Décider que l'existence n'a pas commencé pour
moi, libérale part du feu. Je suis dans un lieu in-
déterminé de l'espace où le temps n'est mesuré
qu'au mouvement de la pensée, de la vie intérieure
qui s'accroît exactement de ce qu'elle dépense. Cette
situation durera autant que j'en aurai besoin pour
prendre une décision morale. Alors jada eut lux et
la terre commencera.
Donc, une résignation provisoire.
D'ailleurs loin d'être un vain mot, car si le chemin
16 JOURNAL DE MARIE LENERU
mental que je vais parcourir ne s'ouvre qu'au
prix où je l'achète, je déclare que j'ai choisi.
Considérer comme insignifiant tout ce qui est
inévitable. Mettre toute la distance possible entre ce
qui arrive et moi.
Je suis morte et j'assiste au revoir des choses
après des siècles de tombeau.
Samedi 28 novembre.
Porter tout son être à son plus haut degré de per-
fection, et faire l'expérience en soi de ce que la vo-
lonté humaine peut obtenir. Pourquoi laisse-t-on ce
programme aux Saints ?
Mon seul frein sera une extrême attention à me déve-
lopper également dans tous les sens.
Il y a des saints, des philosophes, des lettrés, des
savants, des mondains, des artistes. Dans la vie je
ne choisis pas, j'ai besoin de toutes ses ressources.
J'expérimenterai tout et veux même bien, et désire
même, avoir fait ou faire encore des expériences dé-
sagréables, pourvu que je ne sois pas trop retenue
dans la même.
Si le moment vient de rompre l'équilibre, ce sera
en connaissance de cause.
ANNÉE 1897
Jeudi 21 janvier.
C'est une prière écrite que je veux vous faire,
mon Dieu ! J'ai essayé de lire, mais rien ne me cor-
respond.
Si vous êtes ce que ma religion m'a appris que vous
étiez, vous me donnerez cette vie que je cherche avec
tant de travail. Si vous êtes un autre Dieu, écoutez-
moi quand même, car je suis résolue à toutes les ex-
trémités et cela fait les bons instruments.
Mais c'est de vous, mon Dieu que je connais, que
je voudrais être entendue. Je n'ai pas de vertus et
pas trop de foi.Seulement je suis martyrisée et ce que
cela rend brave !
Je veux vivre, mon Dieu 1 Et chaque journée qui
passe, une ombre plus violette sur mon âme, je la con-
sidère comme un renouvellement du pacte qui nous
lie, par lequel vous m'avez prise à l'enfance, à la jeu-
18 JOURNAL DE MARIE LENERU
nesse, au bonheur et en vertu duquel vous ne pouvez
plus me traiter ni en enfant, ni en femme, ni même
en créature ordinaire, puisque rien sur la terre n'est
fait pour moi.
Car c'est bien l'épreuve absolue, celle qui rompt
tous les liens d'une destinée avec le passé et l'avenir,
qui altère tout, qui sépare de tout, la plus grande iso-
latrice après, peut-être même avant la mort.
Eh bien, mon Dieu, qui savez tout cela, qui savez
avec quel dégoût je marche à cet avenir auquel je
ne peux penser sans ressentir une chute au dedans
de mon âme, sans éprouver physiquement le déses-
poir, accordez-moi, peut-être pas la seule chose que
je désire, mais la seule que je veuille vous demander,
accordez-moi l'intelligence de ce que vous me voulez !
Et je vous promets au moins, quels que soient mes
désappointements, mes lassitudes, mes efforts perdus,
1 absolu désintéressement pour ce qu'il ne m'aura
pas fallu, la complète insouciance finale pour ce qui
ne devait pas être moi.
Samedi 27 février.
Ecrire peu et vivre peu, identique pour moi.
J'ai beau faire, je m'y prends mal. Ce perpétuel
raidissement amène des réactions atroces. Je dépense
ANNÉE 1897 19
énormément de volonté pour peu de choses. Ce travail
revolvant toujours sur moi me harcèle et me dégoûte..
Mardi 4 mai.
J'ai certainement pensé à écrire, c'est le premier
mouvement de ceux qui ont vécu un peu plus vite
et un peu autrement que les autres. Et c'est faire
quelque chose ! Quand les circonstances nous ont
donné une certaine rage de volonté, on s'en trouve
singulièrement embarrassé !
Le travail ardent, implacable, aurait alors sa raison
d'être, les résultats s'étendraient. Puis enfin la jouis-
sance esthétique, vouloir toujours plus parfaite, plus
sincère, forte et souple la langue qui traduit votre
substance ; il y a là quelque chose.
Mais j'ai rêvé plus. Une pareille carrière n'est
déjà plus assez sérieuse pour moi
Mercredi 2 juin 1897.
J'ai vingt-deux ans.
Dimanche 20 juin.
J'adore la bonté et je ne suis p.as bonne, parce
que dans mon indépendance et mon perpétuel an-
20 JOURNAL DE MARIE LENERU
tipanurgisme, je méprise les preuve? un peu banales
qu'on a l'habitude d'en donner. Pourtant je suis
meilleure que je ne le parais avec mon imperturbable
critique, et quand je vois de bonnes âmes indulgentes
par banalité oa respect humain, je leur en veux
d'être meilleures que je n'en ai l'air dans ma dédai-
gneuse inhostilité.
Il faut en revenir au système de Ste Thérèse, si
facile et simple, ayant au moins le mérite de l'édifi-
cation : Ne dire jamais le moindre mal de personne.
1897. Brutul, 23 juillet.
Trois dizaines de chapelet en marchant dans la
prairie, j'ai de la peine à aller plus loin. Si je pouvais
prier autrement je ne m'y appliquerais pas. Pourtant
je ne crois pas à la banalité d'une prière, même orale.
Elle vaut toujours l'intention qui la prononce.
Le chapelet est, pour moi, un acte de foi et de volonté.
Je ne veux pas que ma prière soit à la merci de mes
impressions intellectuelles.
Les mots, même qu'on oublie, maintiennent l'âme
en état de prière, font vraiment fil conducteur. Puis
cette reprise constante des mêmes paroles donne, très
fortement et comme physiquement, l'impression de
la prière. On s'entend supplier.
ANNÉE 1897 21
« Machine'à prier » qui, tout en dirigeant l'intention
lui laisse une liberté plus grande que les prières
plus spéciales : l'acte d'abandon de Bossuet, St Tho-
mas d'Aquin au Saint-Sacrement, Pascal pour la ma-
ladie.
Bien que je ne l'aime guère, le chapelet peut être
plus personnel et méditatif .« En le redisant toujours,
on ne le répète jamais. »
Brest, 27 septembre.
Si peu qu'on se rapproche de Dieu, un souffle de
forte vie morale passe en nous. Tout semble possible,
tout supportable. Albert de la Ferronays avait raison,
« les habitudes agissent sur nous plus que tous les
principes. >^
Les habitudes qui moulent notre vie, ne doivent
pas être à la merci de nos vicissitudes intellectuelles.
Il faut agir comme. on voudrait penser, comme on vou-
drait sentir. C'est une manière de jeter dans la balance
son épée et son bouclier.
A ces messes de semaine, plus matinales que les
autres et seules vraiment religieuses, je sens venir une
acceptation plus libre et plus claire. Je demande le
respect de mon épreuve, la porter comme un habit
religieux qu'on craint de souiller par tout ce qui est
22 JOURNAL DE MARIE LENERU
trop vain. Dieu ne m*a pas consultée, il n a pas
attendu le oui de mes vœux, il a fait de moi une
carmélite, dans toute la rigueur de la clôture et du
silence. Que l'esprit de Ste Thérèse me soit donné !
Je me défends encore et je me défendrai longtemps.
Que Dieu daigne m'entendre ; je voudrais que tout
fût si profond et sûr chez moi...
Les médiocres bonheurs, les médiocres vertus me
dégoûtent, mais ce ne sont pas ces inoffensives ten-
tatives qu'on doit se proposer. Une alternative, pour
être sérieuse, doit présenter deux partis dignes de
se balancer. Qui abandonne le monde, parce qu'il n'a
rien su y voir d'attirant, ne connaît pas la valeur de
l'indépendance du choix libre.
Ce qu'il faut savoir, ce dont il faut être sûre,
c'est : telle situation imaginée, telles circonstances
réunies, aussi exceptionnelles que vous le voudrez,
mais pourtant rêvables, votre choix ne bronchera-
t-il pas ?
Tant qu'on n'est pas sûr de sa réponse à cela, il y
a des chances pour que le sacrifice soit un rebut de
nécessité. Tant qu'on ne s'est pas mis en présence de
la tentation à son plus haut degré, ce n'est pas « le
monde » qu'on sacrifie, mais la mesure, dans laquelle il
s est' offert, qu'on dédaigne.
La belle chose d'abandonner pour Dieu son avenir
probable ! la belle chose de faire bon marché de ce
ANNÉE 1897 23
qu'on a !. Ce n'est pas au rabais que je veux ac-
quérir mon immortalité et je rougirais qu'un autre,
fût-ce un empereur qui abdique, se soit montré plus
bel acheteur que moi.
Dimanche 24 octobre.
Depuis quelque temps une chose me frappe : Il y
a bien des types de beauté morale, il y en a de plus
fascinateurs que l'idéal chrétien. J'ai toujours aimé
la violence, et l'orgueil est une loi de l'esthétique.
Eh bien, Jésus-Christ s'y connaissait mieux. Je n'ai
jamais été émue aux larmes, je n ai souffert de mon
infériorité qu'en présence des vertus chrétiennes. Il
y a là un degré suprême de sincérité, la simplification
de la mort.
L'être, qui doit mourir dans les humiliations de
l'agonie, est toujours un peu ridicule à manquer d'at-
titude chrétienne. Cette douceur et cette humilité,
qui ne m'enthousiasment pas, sont inséparables du
grand sérieux de l'abnégation.
En lisant, je n'ai jamais pleuré que d'enthousiasme,
une fois pour l'entrée de la grande armée à Berlin —
l'auteur n'avait aucun talent — une autre, pour une
lettre de l'abbé Perreyve, tout ému de sa première
confession, de l'hommage et de l'exemple de son
24 JOURNAL DE MARIE LENERU
pénitent, il venait de confesser le Père Lacordaire !
Je suis allée m'appuyer à la cheminée pour mieux
sangloter. Pourquoi ? j'avais quinze ans. Tant d'au-
tres, plus pieux que moi, n'auront pas été émus de ce
passage... 0 vérité chrétienne !
Le Père Lacordaire ! Cette parole et cette vie...
c'est grâce à leur éloquence que j'ai aimé souffrir à
l'heure où il le fallait.
ANNÉE 1898
10 janvier 1898.
Une autre année. Si Dieu le veut encore, je la lui
abandonne de toute la sincérité dont je suis capable.
Ce n'est pas pour me faire plus résignée que je ne
le suis. Je ne veux pas être résignée. Je me sacrifie-
rai peut-être un jour, je ne me résignerai jamais. Je
ne peux pas rester passive, même avec la souffrance.
La vie d'une femme heureuse est manquée pour
moi. Il faut m'en inventer une autre dans laquelle ces
affreuses années puissent garder une place. Puisque
j'ai tant marché, gardons au m.oins la route où nous
avons de l'avance.
Lundi 17 mars 98.
Allée à la grande rivière en coupé avec maman.
Il faisait bleu sur rade et magnifiquement froid.
26 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
Rentrée, lu, à la lumière dorée des stores, la vie de
Nathalie Narishkine. Pendant dix années, au séminaire
de la rue du Bac, elle écrivit, dans toutes les langues,
à leurs religieuses du monde entier, et quand son
beau-frère, l'amiral autrichien, se mit à promener les
escadres de son pays, il découvrit que tout autour du
monde on connaissait la sœur Nathalie : une charge de
cardinal-secrétaire d'Etat. Elle eut une amie reli-
gieuse à Vienne, elles avaient fait le sacrifice de ne
jamais chercher à se revoir, quand un hasard les
réunit de chaque côté de la grille ; l'une pleurait,
l'autreriait. « S'il y a peu d'amour sur la terre, c'est
moins parce que les cœurs refusent d'aimer que parce
que la plupart des humains refusent de mériter
l'amour. » (Père GratrY.)
9 mars.
Le châtiment le plus décourageant que Dieu pour-
rait m'infliger serait de me guérir aujourd'hui. Le
seul témoignage que je puisse me rendre, c'est que, dans
les moments de plus grande fatigue, quelque chose
m a toujours tenue attachée à cette épreuve et,
m eût-on offert le moyen d'en être délivrée sur-le-
champ, j'aurais beaucoup réfléchi avant d'accepter.
Dieu m'a ouvert, toutes grandes, les portes du monde
ANNÉE 1898 27
intelligible et supérieur, jusqu'où me suis-je aven-
turée ?
Vendredi 18 mars.
Toutes mes heures de lassitude et d'anéantisse-
ment, le travail qui dégoûte, la fatigue de la règle,
l'isolement, l'ennui, me rappeler que tout cela fait
partie de mon programme. « Ces acceptations ne sont
pas de vaines phrases. Dieu nous prend au mot ».
N'ai-je pas moi-même voulu sentir dans tous ses
détails, « dans toutes ses circonstances et ses dépen-
dances » ce qui devait m'éprouver ?..
Vendredi-Saint.
Nous sommes légers, même à notre malheur,
pour peu qu'il dure. Ce n'est qu'en souffrant toute
notre souffrance que nous nous décidons enfin à
chercher un remède à sa taille et que nous nous
sentons frustrés par tout le reste. Malheur aux con-
solés !
Nous sommes tellement vivaces pour ce monde,
nous nous raccrochons tellement à toutes ses bran-
ches qu'il nous faut apprendre le désespoir comme
le détachement.
28 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
18 avril.
Je suis faite pour l'orgueil dePlaton et pas pour ce-
lui de Diogène, et cependant, toujours dans la voie
chrétienne, j'ai été retenue par l'intransigeance de
tout ou rien. Au début, la supériorité de la Sainte
Vierge me désenthousiasmait de la perfection. Je
copiais, pour les avoir sous les yeux, les passages sti-
mulants. « Dieu mène les âmes, avec des grâces dif-
férentes, à une égale perfection » — « s'il se trouvait
dans ces temps-ci, des âmes qui eussent pour moi plus
d'amour que les saints des siècles passés, je leur ac^
corderais des grâces plus grandes. » Pourtant j étais
assez perspicace pour voir que je faisais fausse route.
Mon Dieu vous détesteriez la perfection si elle ne
nous occupait que de nous-mêmes. Son seul but est
de nous faire les mouvements libres pour aller à Vous.
23 avril.
Lu Eugénie de Guérin, elle doit tout à son déve-
loppement contemplatif, même je crois, le grand
amour pour Maurice. Mais sa quenouille ! affecta-
tion et inutilité ! triste symbole du peu qu'on attend
ANNÉE 1898 29
des femmes. Que ne lui a-t-on commandé l'étude au
nom de Dieu ? Elle a raison « il y avait quelque chose
là » et pourtant le Journal coule pauvrement.
Une chose me frappe chez elle. Je l'ai rencontrée
ailleurs et je ne comprends pas : c'est que rencontrant
un bonheur vertueux on s'y installe, et se fasse une
vertu de son bonheur. Je n'aimerai jamais les heu-
reux, fût-ce par vertu. Il faut être malheureux jusqu'à
un certain point.
Jeudi 5 mai.
J'écris dans mes mauvais moments quand, à tout
prix, il faut réagir. Alors, je prends mon élan, j'ai
besoin de dater, de voir quelque part la trace de tout
cet invisible travail qui est ma vie et qui passe si
enfoui, si inexprimé que j'en ai des vertiges de soli-
tude.
Dieu console de tout par sa seule existence. Le
blasphème est un non-sens pour les étourdis et les
sots... Moi, microbe infinitésimal, et mes commodités
qu'est-ce que je prouve ?
• 22 juillet.
J'ai fini la Vie de Jésus. Pas à pas je l'ai chicanée,
dans quelques mois je saurai l'impression définitive.
30 JOURNAL DE MARIE LENERU
C'est toujours ainsi, j'attends mes lectures au contre-
choc — mot de chirurgie — .
En revanche ce fameux style ne m'a pas emballée.
C'est d'une naïve perfection, et je retrouve toujours,
entre lui et mol, cette chose indéfmissable qui est
le ton. Eh bien, ce ton a l'abondance ecclésiastique,
le débit facile et fleuri d'un curé beau diseur et un
peu fat. 11 me donne l'impression d'une voix qui parle
trop vite.
Brutul, 29 juillet.
Marché longtemps dans l'allée des lys. Je
n'abdiquerai jamais, je voudrai toujours tout. J'ai
besoin de préférer ma vie pour l'accepter.
Jeudi 4 août.
Que c'est beau la lumière, et comme notre âme
s'en pétrit. C'est un réveil de pouvoir lever la tête,
ouvrir les yeux dans plus de jour, les sentir baignés
de plus d'espace. Je ressaisis les oiseaux dans leur vol
et leurs battements d'ailes m'est une nouveauté. Les
étoiles me reviennent une à une. J'ai déjà toutes les
grandes constellations, mais sur leur écrin de nuit
ANNÉE 1898 31
noire et depuis longtemps allumées. Je les guette blan-
ches au crépuscule. J'ai eu la mélancolie de les
reconnaître ainsi, sur une toile, au dernier salon.
Mais ce que j'attends, ce que j'épie, c'est le pur
contour de la lune. Je la vois, toujours fumante d'un
nimbe aux quatre rayons en bras de moulin, comme en
met Moreau à ses apparitions.
0 choses, comme je vous regarderai !
7 août.
Dieu sait avec quelle émotion je me redemande
tout entière. C'est la première fois, je crois, depuis
dix ans, que je prie simplement et violemment pour
guérir et pour guérir de suite pendant qu'il en est
temps encore. Mon Dieu, foudroyez-moi de ma
guérison !
Je pourrais encore dire que je ne regrette rien, que
j'aime le moule où i'ai été coulée, mais pourvu qu'il
me lâche ! que je sorte de sa pression de cauchemar !
Mardi 9 août.
Je ne vis que d'attente, de tout l'incertain de mes
espérances. A la lettre, je compte les heures. En
32 JOURNAL DE MARIE LENERU
regardant ma montre, en effeuillant le calendrier,
c'est toujours, toujours cette pensée, que j'approche
d'un avenir moins intolérable. « J'ai marché si long-
temps que je dois être près. »
Oh! à présent, je n'ai plus la vocation du martyre,
plus rien de mon acceptation janséniste, je veux pas-
sionnément guérir.
13 août.
Ce qui me ferait désespérer, c'est qu'ayant admiré
la force des raisons catholiques, je me démène en-
core dans les résistances. Serait-ce que je suis encore
si « merveilleusement corporelle > que les raisons ne
me persuadent pas assez ? Malebranche me fera du
bien.
Et puis, quand on est plongé dans le noir de la vie
et que l'habitude est venue, il y a une difficulté à
tenir compte de cette vocation au bonheur, fondement
d*" toute religion.
Quelque chose encore dans le caractère particulier
de mon infirmité, agit sur tout ce travail intérieur :
l'isolement si spécial et inhumain — au sens propre —
qu'est l'absence du son. Le son est de toutes les percep-
tions celle qui nous met le plus en contact avec
la vie. Je suis maintenant persuadée qu'à ce point
ANNÉE 1898 33
de vue, la lumière ne lui est pas comparable. Elle est
matière inanimée, elle est minérale, tandis que le
son, la voix est animale, humaine. II y a de grandes
voix dans la nature inorganique, mais il faut l'oreille
vivante pour qu'une chose au monde en soit émue.
La lumière, là où les yeux ne la perçoivent pas, a son
rôle de fécondité. Le son, c'est la suprême inutilité
dans l'univers, il est fait pour l'âme qui seule écoute.
Je crois plus facile à un aveugle d'être spiritua-
liste qu'à un sourd.
Dimanche 13.
« C'est ton fait de bien jouer le personnage qui
t'est donné, mais, de le choisir, c'est le fait d'un autre. »
Lundi 14.
Je tiens aux pratiques, je ne sais pas jusqu'à quel
point je suis chrétienne, mais ma religion est ceci :
l'horreur de l'incurie. Pour moi, la vie n'est qu'un
beau mouvement. Or la plupart des croyants sont
indévots par stagnation. Je veux que ma vie aille
aussi loin que ma pensée, je préfère même qu'elle
la dépasse. Et la prière et les sacrements mettent un
ordre superbe dans une vie.
34 JOURNAL DE MARIE LENERU
En outre, si je suis pyrrhonienne, je ne veux pas,
dans l'esprit des autres, être cataloguée libre penseuse.
J'ai bien le droit de m'éviter les associations
d'idées qui me déplaisent. « Trompez-les donc, mais
ne leur mentez pas. »
27 novembre.
Je veux passionnément guérir. Et pourtant le jour
où je me retrouverais comme les autres, serais-je
sûre de me retrouver entière ? « La souffrance est une
compagne » et quand elle n'est pas intolérable, quand
ejle n'écrase pas l'âme en même temps que le corps,
quand on en doit vivre et non pas mourir, elle a son
magnétisme, je crois qu'elle devient séduisante comme
un vice. Il y a dans notre nature une partialité violente
pour la mélancolie, pour toutes les occasions de tris-
tesse et le bonbeur tient toujours un peu du dépayse-
ment. Comment nous désaccoutumerons-nous au ciel
de la mélancolie ? l'Enfer sera là pour nous la con-
server.
4 décembre.
Comment comprendrai-je, si j'en sors un jour, ce
mélange de scepticisme et de religion voulue. Je prie
ANNÉE 1898 35
et je n'espère pas. J'attends en vain et je ne suis pas
déçue. Serait-ce l'indifférence ?
Je commence à croire qu'il n'est pas si difficile,
qu'on le pense, de se désintéresser de soi, et de
voir venir le néant avec à peine un regret de l'être
qu'on fut. La personnalité est un préjugé qu on arrive
à perdre. Nous n'existons que par effort, nous éprou-
vons tous la difficulté d'être de Fontenelle.
Le bonheur et la perfection ?
Ce n'est pas leur impossibilité mais leur insuffi-
sance qui arrête... Qui n'a pas sérieusement peur du
Paradis ? S'il fallait seulement souhaiter notre féli-
cité, comment nous y prendrions-nous ? Je ne pense
même pas aux inconvénients de ce monde, je dis que
nous ne savons pas imaginer le bonheur.
... Donc ce qui me devient maintenant insuppor-
table ce ne sont pas les conséquences immédiates
de mes infirmités ; mais c'est l'habitude de la tristesse.
J'ai un besoin physique de joie, d'exubérance, d'être
jeune; cette tristesse invétérée m'asphyxie! Je suis
empoisonnée d'une atmosphère d'hôpital.
Mercredi.
N'est-ce pas que ce que tu perds est moins ce qui a
été que ce qui aurait pu être, et que le pire des adieux
36 JOURNAL DE MARIÉ LENÉRU
est de sentir qu'on n'a pas tout dit ? J'agrandis mon
sacrifice de tout ce qu'il me fallait et que nul ne soup-
çonne que j'ai perdu.
Brest, 26 juillet.
Quand on regarde sa vie du point de vue des au-
tres, en l'aveuglant des ambitions qui la rendent to-
lérable, on tressaute de son abjection.
Jamais je ne capitulerai. D'autres à ma place se
résigneraient par hébétement, croiraient à l'impos-
sibilité : ces dix années d'horreur me hantent au
contraire, elles m'excitent.
Je ne me vois que deux avenirs : une stalle dans
le chœur d'une abbaye bénédictine, ou bien un de ces
grands talents qui donnent toutes les pairies. Un pis
aller ceci ! mais il n'est pas facile de faire volte-face
et de trouver l'équivalent de la grande sainteté.
29 juillet.
Cette faculté d'imaginer immédiatement ce qui pour-
rait, ce qui aurait dû être à côté de ce qui est, est si
anormalement développée chez moi que je n'hésite
pas à en faire ma propriété essentielle. De là, extrême
ANNÉE 1898 37
« fastidiousness » de jugement et de goût. Je n'ai pas
l'idée de me satisfaire d'une chose avant d'avoir exa-
miné les autres possibles, avant de connaître sa va-
leur relative. Je veux savoir de combien elle Vemporte.
Le critérium de la valeur d'une chose et d'un être
n'étant encore que l'échelle de sa supériorité, je n'aime
que ce que je préfère. Et c'est pour préférer à coup
sûr, que je critique si furieusement.
J'affirme que je n'ai pas d'orgueil ; je serais bien
plus tranquille si j'en avais. D'ailleurs je ne me repré-
sente pas exactement en quoi consiste l'orgueil.
C est pour moi un de ces péchés obscurs comme il
en existe quelques autres et dont je serai préservée
par ignorance.
De la morgue, oui, et par conviction. C'est au point
que l'absence de morgue me gêne en autrui, mais
ceci est affaire d'épiderme et de tenue mondaine.
Je n'éprouve aucun besoin d'épanchement, de
confidences. Quand il m'arrive de pécher à cet égard,
il s ensuit un malaise, un mécontentement, une im-
possibilité de me retrouver intacte, un éloignement
pour les complices de ma maladresse. Ce qui me con-
sole, c'est que je parle assez légèrement de ce qui me
touche le plus, et l'on ne sait pas à quel point je me
suis livrée.
Tout ce que nous disons, nous l'exagérons en nous.
38 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
Dimanche 29.
N'aurais-je pas de cœur ?
II a tellement fallu me rendre invulnérable, qu'en
toute circonstance, sans exception, je suis épouvantée
de mon détachement.
ANNÉE 1899
Lundi 30 janvier.
Je regrette la musique comme une personne morte.
Ah ! comme les vieux airs qu'on chantait à douze
ans...
Je crois ma mémoire prodigieuse à cet égard. Je
n'ai pas perdu une mesure de ce que j'ai entendu ;
je conserve la gamme très juste, en m'appliquant je
retrouverais bien la chromatique, puis tous les arpèges,
la note isolée... Alors je lirais la musique comme une
langue de plus.
On apprend aux jeunes filles à tout mépriser, se
consoler de tout : beauté, fortune, ambition, grande
passion. On ne leur laisse même pas l'exaltation de la
piété. On leur enseigne le dévouement de tous les
jours, " celui qui n'a pas besoin de grandes occasions »,
sans se douter que leur dévouement n'est peut-être
pas ce dont les autres ont besoin.
40 JOURNAL DE MARIE LENERU
Mais au moins, si vous leur faites tout mépriser,
c'est, enfin, avec quelque chose ? Pas du tout ; car elles
méprisent aussi, ou méconnaissent plutôt, l'expres-
sion parfaite de leur propre idéal : la vie religieuse.
0 Jésus ! Fils unique, égal au Père qui, avec l'Esprit
consolateur, régnez aux siècles des siècles !
Jeudi 2 février.
Je ne sais pas pourquoi, je n'avais pas encore lu
Marie Bashkirtseff ; je l'aime, bien que nous soyons
différentes. D'abord, mon originalité à moi est une
catastrophe.
Elle s'est toujours orientée vers « la gloire ».
Moi, je croyais faire une mauvaise affaire avec la
sainteté; mais je n'y n'allais pas plus mollement. J'ai
été janséniste jusqu'à manger des abricots sur une
dent malade, ne pouvant ostensiblement refuser de
tous les desserts.
Une gloire d'artiste m'aurait toujours semblé misé-
rable. Même aujourd'hui, je souhaiterais la notoriété
plutôt pour d'illustres sympathies que pour la re-
nommée.
On trouve que physiquement Marie Bashkirtseff
me ressemble. Peut-être, les mêmes joues pleines et
le même regard mouvementé.
ANNÉE 1899 41
Dimanche 5 février.
Comment faire pour vivre assez par jour ? Ces
dernières années, je croyais à mes études, il me les
fallait ; d'ailleurs elles pouvaient alors constituer mon
travail. Maintenant c'est trop peu. J'ai besoin d'une
effrayante quantité de travail. Un arrêt, c'est une halte
dans le désespoir. Où trouver ce qui vaille pareille
application ?
Ecrire ? J'aurai beau faire, il arrivera un moment
oiz je ne pourrai plus m'en empêcher.
Il n'y a absolument rien dans ma vie. Il me faut
un art infini pour m'occuper avec mes ressources,
avec mes études ; non seulement je m'ennuie, mais
je ne cesse pas de m'ennuyer.
Ecrire m'a toujours semblé le sacrifice de la femme
à l'auteur ; eh bien, elle est perdue pour moi, la femme ;
il s'agit de sauver ce qui en reste !
Samedi 1 1 février.
Je rentre du mariage de X... Elle et lui également
grands, élégants et chic. Un cortège d'élégantes dans
la noble uniformité d'un deuil noir.
Si l'on était sincère, on avouerait que la fortune est
la moitié du bonheur. Elle l'embellit tellement !
42 JOURNAL DE MARIE LENERU
Samedi 18 février.
Hier soir, je me suis coulée derrière un store de
la salle à manger, et je suis restée m'imprégner du
clair de lune. J'ai demandé avec ardeur tout le
bonheur que j'ai pu imaginer. Ah ! je ne crois plus
être vulgaire à présent en demandant le bonheur !
On y compte plus ou moins ; mais il faut s'en faire
une vision magnifique et le souhaiter avec rage. Ce
monde peut être une banqueroute ; qu'on y perde
au moins de grands désirs !
J'ai redemandé ma jeunesse, mes beaux yeux, la
musique et mon esprit. J'ai demandé la beauté, le ta-
lent, la richesse, la gloire, »' ce deuil éclatant du bon-
heur )', l'amour, l'amitié, les aventures qui accélè-
rent l'existence, tout ce qui est la vie enfin et dont on
ne peut se passer sans souffrance ou sans ennui.
Et pourtant, ne rien avoir serait encore une belle
chose, comme le deuil sensible et hautain des vies
monastiques. J'aurais su vivre plus que vous, mieux
que vous, et je n'ai pas vécu. « Vous êtes une épée sans
poignée, pure et brillante, et que nul n'a jamais
brandie. » Eh bien, l'inutilité est une consécration.
Je vivrai dans mon immobilité plus que cent autres
dans leur mouvement ; je vivrai dans ma solitude
plus que mille autres dans leurs amours ; je me ferai
ANNÉE 1899 43
des bonheurs si étranges, si nouveaux et si fiers que
les autres, les bonheurs connus, les bonheurs vul-
gaires, je les repousserai comme des vêtements hors
d'usage et qu'on aurait portés avant moi.
Mercredi 22 février.
Je ne suis pas sortie, et j'ai lu toute la matinée et
la journée. Comme cela, je laisse tranquillement les
heures s'en aller. Elles me donnent tout ce qu'elles
peuvent me donner ; je prépare l'avenir et ne me
« chaulx » du présent.
La vie est superbe ; il n'y a que pour les bourgeois
qu'elle ne soit pas exaltante. Quand je me sens por-
tée sur mon travail, comme sur une houle en marche
et vivante, je suis gaie, je me sens jeune, fraîche,
souple comme après une bonne gymnastique. Le tra-
vail ! étendre son âme et sa vie sur le territoire de
l'Infini.
Samedi 25.
Je suis contente ! Vais-je donc retrouver la joie ?
Ne fouillons pas... Je suis contente au sens latin, et
provisoirement bien entendu !
Je me lève fiévreusement. Ma toilette, que j'aime
7
44 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
pourtant, me martyrise parce qu'elle représente un
obstacle d'une heure et demie entre mon travail
et moi.
Tout ce que je ne donne pas à mon entraînement
mental, le temps que me prennent les autres, la len-
teur des mouvements, les distances à franchir, tout
cela me vole, me pille l'avenir.
Mardi 28.
Je voudrais, je voudrais, je voudrais... Mais voyons
plutôt ce que je fais. Mes langues : latin. Je relis les
lettres de Cicéron. Les grands seigneurs que ces ré-
publicains-là ! On vit à Rome comme un lord an-
glais sur ses terres. On envoie ses esclaves en courrier
sur mer, en Afrique, en Asie... Et j'avance lentement
Tacite en criblant bien chaque phrase et ce qu'elle
peut me réserver d'inconnu. J'aime cette belle langue
intelligente et maniable, je parle du latin en général.
En allemand, je lis les textes de mes albums de
peintres : Quelque chose de trop inférieur sur Vinci.
Avoir été un monde de pensées et de sensations,
avoir eu la religion de tout en soi, ne s'être jamais
infligé le soufflet d'une abstention... Et cela, avec la
même tenue, la même hauteur, la même autorité
qu'un ascétique.
Italien, d'Annunzio.
ANNÉE 1899 45
En anglais, souvent Shelley, To a skylark. and the
Recollection.
Pour la grosse artillerie, Y Origine des espèces.
Diable de livre.
Lundi 13 mars.
Ce qui me désespère quand je suis là à ma table,
avec une belle lumière dorée par les stores, de lon-
gues heures devant moi et une fièvre de travail,
c'est de ne jamais trouver l'effort suffisant, le labeur
qui m'eût menée au bout de mes forces ; avec quelle
joie j'en sortirais brisée !
J'ai vingt-quatre ans bientôt, et il me faut tou-
jours remettre la vie. J'ai la grippe aujourd'hui.
Quand je croyais, j'aimais tous mes maux secondaires ;
j'espérais qu'ils payaient pour les autres. Pendant ma
longue fièvre typhoïde, j'avais l'ardeur des travail-
leurs qui font volontairement double journée. Main-
tenant, je ne me console pas d'une journée gâtée par
la migraine.
Samedi.
Trop souffrante pour travailler, je viens perdre mon
temps.
On écrit à maman « que votre fille ne se fatigue pas
46 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
de tant d'études ! » Que veut-on que je fasse de ma
santé ? Cela n'est utile qu'aux gens heureux ; je me
la garde certainement pour l'avenir, mais je ne vais
pas lui sacrifier celui-ci.
Pour être heureux, il faut l'avoir toujours été ; je
ne me résigne pas au passé, je n'y veux rien regretter.
Je veux entraîner toutes mes années dans ma gra-
vitation et qu'aucune ne rompe l'harmonie. La vie
est trop courte pour qu'on la morcelle. Nous n'avons
pas le temps de changer, encore moins de nous re-
pentir. Je n'aime pas ce qui s'acquiert et qu'il faut
attendre; nous n'avons pas le temps d'espérer.
Dimanche.
D'après mon journal, j'ai l'air d'une personne très
difficile à vivre. C'est qu'ici, c'est la « Kritik der
reinen Vernunft ». Ma raison pratique est si bonne fille,
si ployante et si prompte à prendre son parti des
choses ! j'en ai des étonnements. Une cheminée me
tombe sur la tête, c'est à peine si je pense ouf !
J'éprouve une bizarre excitation intérieure comme
si je répondais à une provocation. Sans phrases, bien
entendu, et mécaniquement. Montaigne a raison, nos
plus belles ressources sont dans l'instinct. Ah ! l'animal
humain est une belle adaptation ; il a le bonheur tenace !
ANNÉE 1899 47
Ces esprits forts qui font à Dieu son procès parce
qu'il est trop humain 1 D'où leur vient leur notion
extra-humaine de la Divinité ?
Il n'y a pas de choses viles, il n'y a que des êtres
bas.
Le Fontenellisme de mes émotions vient, je crois,
de ce que je suis un être déterminé. J'ai vu venir la
Destinée et je l'ai acceptée, ne pouvant faire autre-
ment. Je sais ce qu'on doit à l'inévitable. Je dirais
presque que cela m'est indifférent, comme une chose
ne me regardant pas. Et il est curieux de voir comme
ce qu'on accepte prend vite l'aspect d'une chose
du passé.
J'ai de terribles protestations intérieures ; je suis très
habile à me tourmenter et, avec cela, je jouis de bien
des choses étranges. Si je tombais dans un précipice,
je crois, Dieu me pardonne, que je goûterais la sen-
sation extraordinaire de la chute à travers l'espace.
Jeudi 23 mars.
Les réveils surtout sont difficiles ,* je garde long-
temps les yeux fermés et je me souviens de la vie,
de la vraie, celle dont j'ai vécu quatorze ans et qui
m'a laissé plus de souvenirs que l'autre.
Je pense que je m'y réveille enfin, que je vais
48 JOURNAL DE MARIE LENERU
entendre les bruits si confus de la rue de Siam (1),
le sifflet des canonnières, les salves, la voix de la
femme de chambre.
Je n'aime que le soir. La nuit, c'est le passage du
présent à l'avenir. Je me lance dans les combinai-
sons avec rage ; mon imagination m'use toutes les
possibilités.
C'est l'imagination qui fait les plus grands inter-
prètes du monde, savants ou poètes. On crée une
hypothèse, comme on crée un mythe, une allégorie,
une métaphore.
En lisant Darwin, j'étais frappée de ctt état d'avant,
de cette vie qui précède. Cette faculté artiste n'a rien
d'anti-scientifique ; c'est l'intuition; elle a précédé
toutes les découvertes.
Dans aucun ordre de choses, l'imagination n est
méprisable. Les chrétiens lui doivent leurs plus
grands saints. Etant une optique, elle est la moitié
de la préhension. Et l'on existe dans la mesure où
l'on prend.
7 avril.
Etouffement sous tant de lecture accumulée, be-
soin de répliquer; enfin, revanche de personnalité.
(1) Rue de Brest.
ANNÉE 1899 49
Nominor quia leo ! et la terreur d'une œuvre insuf-
fisante.
Du reste, ce n'est pas « la gloire » comme Marie
Bashkirtseff, qui perturbe de loin. « La gloire »
n'embellit pas la femme, et je ne veux pas la sacri-
fier.
Je veux un talent qui soit moi, me distingue, me
révèle à quelques-uns, aux seuls qui comptent pour
moi. Un talent qui me complète, reçoive ma vie in-
time et l'amplifie, par lequel je puisse dépenser tout
ce que j'ai d'ardeur de contemplation, de volonté
au travail intense, un talent qui s'empare de mon
temps et de mon effort, de mon courage et de mon
spleen.
Mais j'aimerai toujours mieux être inimitable par
la manière de porter une robe de Chevert, que par
tout le talent et toute la laideur des Elliot et des Staël.
Je veux me mettre des blancheurs d'écume dans
l'âme; j'en ai tant regardé aujourd'hui ! Au cime-
tière de Plougonvelln(l) j'ai senti qu'on pouvait mou-
rir ici, mourir vengé et rassasié du spectacle emporté.
Ailleurs, les hommes sont enfouis ; il n'y a que près
de la mer qu'on remonte à la surface.
Aujourd'hui, il vente furieusement. En dépit du
froid et de la pluie de sable, je suis allée trois fois, et
(1) Près de Brest.
50 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
j'irai encore voir les lames, comme à la chapelle en
temps de retraite.
8 avril.
La mer hier était défigurée. Elle crachait de
l'écume par toute cette énorme mâchoire qui vient
mordre dans notre baie, un cirque de bave ; on aurait
dit, sur toutes ces plages, que des lèvres se soulevaient
et montraient les dents à l'infini.
« II remarque d'abord que la douleur le rendait plus
défiant à l'égard de la vie, plus réfractaire à toutes
les illusions consolantes ou décoratives, dont se con-
tentent volontiers ceux pour qui l'existence est clé-
mente. « Je doute, dit-il, que la souffrance rende meil-
leur, mais je sais qu'elle nous rend plus profonds».
La philosophie de Nietzsche ». — LiCHTENBERGER.
Vendredi 14 avril.
J aime la vie, j'aime prodigieusement la vie. Tout
me grise en elle. Je sens croître la fièvre qu'elle me
donne. Je me meus dans cette vie avec une allégresse
qui me déborde, il m'est impossible de refréner la
ANNÉE 1899 51
vivacité de mes mouvements, l'énergie de mes pa-
roles, la provocation du regard, tout ce qui affirme
mon triomphe d'exister. Si je me rencontre dans une
glace, je crois m'apporter une nouvelle mystérieuse
et enivrante. J'ouvre devant moi les portes toutes
grandes, je vais et je viens dans un mouvement rythmé
comme une valse. Désormais, je le sens, ma vie aura
pour moi jusqu'à la fin les enchantements et les sur-
prises d'une convalescence.
Quelle que soit ma vie, je le déclare, je mourrai
réconciliée avec elle.
Samedi 18 avril.
Pour juger les gens avec indulgence, « se mettre
à leur place ». Précisément ce qu'il ne faut pas faire.
Il n'y a aucune raison d'exiger des autres ce que nous
avons l'habitude d'attendre de nous .On suppose que
cela rend plus accommodant. En effet, si j'étais Par-
ménion !
Dimanche.
Des sensations oubliées me reviennent en foule. Il
n y a qu un mot, c'est déjà une convalescence, et due
au seul progrès continu si rigoureusement gradué de
mes yeux. Un peu plus de lumière sur le nerf optique,
52 JOURNAL DE MARIE LENF.RU
autant d'âme gagnée ! Je ne crois pas guérir mes
oreilles ; je ne veux pas y compter, et pourtant, quel-
quefois, il me passe dans la chair une certitude ab-
solument instinctive de guérison. En en prenant cons-
cience, évidemment je la détruis ; mais, pendant la se-
conde de passivité, la certitude est si complète qu'elle
bannit même l'impatience.
Je me suis demandé si ce n'était pas un éclair d'in-
tuition révélant cette toute-puissance nerveuse qui
accomplit les miracles d'auto-suggestion. N'ai-je pas
imaginé que mes oreilles pouvaient entendre, mais que,
moi, je ne le savais plus ? C'est toujours la même
chose, « who knows the mysteries of the will with its
vigour?».
Mardi 18.
Il a fait très beau et je n'ai pas pu sortir parce que
je ne veux pas faire les visites de maman. Alors j'ai
eu recours à mon « spaciement » habituel, ouvert
la porte à deux battants et marché dans la chambre
et le salon, une heure montre en main. C'est une hy-
giène de prisonnier. Madame Elisabeth l'imposait à
Madame Royale au Temple. On ne saura jamais tous
les sacrifices que je fais à ma « Vollkommenheit ». Je
ne puis me résigner à être une femme manquée,
abîmée, gâchée.
ANNÉE 1899 53
Donc, j'ai marché et pensé une heure; c'est dans
ces moments-là que je prends de l'élan. Je veux que
chaque heure me porte, comme un flot, un peu plus
loin que je n'étais ; je ne suis patiente qu'à ce prix.
Malgré tout, il faudra en venir à une Anglaise. Cela
m irritait de sortir avec elles qui se croyaient obli-
gées de me parler tout le temps et m'immobilisaient
les yeux. Aucune parole humaine ne vaut le servage
des yeux.
)amedi
di 29.
Si nous sommes les maîtres de ce monde, nous en
sommes aussi les hôtes. Les jeunes animaux m'ins-
pirent toujours un mouvement d'hospitalité, les nou-
veaux domestiques aussi. « Non seulement, nous ne
devons pas faire de mal aux êtres ; mais nous devons
les gâter, les consoler. »
Mardi 3 mai.
J'ai hâte de l'Italie, et de bien d'autres choses,
mais je ne veux rien voir. Je ne veux pas me con-
fronter rnaintenant avec ce que j'aimerai, je me le
garde sauf. Je comprends Marie Bashkirtseff : « c'est
comme un grand bonheur définitif ».
Je ne suis pas encore arrivée à comprendre ce qui
54 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
s'est passé. Etre sourde me produit encore l'effet
d'une nouveauté. Et toujours des moments de cette
étonnante gaîté « qui doit durer indéfiniment puis-
qu'elle n'est fondée sur rien ».
Dimanche 7 mai.
Les livres seraient-ils mauvais ? D'abord ils sont
des excitants, mais non des excitants à en faire. Ils
vous dégoûtent de penser, de redire six mille ans la
même chose, aux variantes près de la langue.
Fini Madame Geoffrin. Triste vie en somme
comparée à Mme Swetchine.
Doit-on tout perdre, avec la Foi, même les
belles amitiés ? Le XVIII® siècle n'était décidément
pas un siècle affectueux, et l'on pardonne à la réac-
tion de « sensibilité » qui le termina. Moi, j'avais
toujours une inavouable partialité pour les attache-
ments des mécréants, et je crois encore qu'ils doivent
s aimer plus désespérément que les autres.
Relu la Prière sur l'Acropole, glissé de Renan à
Vigny : La mort du loup ; Moïse ; Le mont des Oli-
viers. Encore relu un article de Gregh sur Rodenbach .
Je suis lasse d'entendre pleurer sur la vie ; elle
devrait franchement avoir cessé de nous étonner.
J éprouve la même impatience que me donnent le
ANNÉE 1899 55
dévots : « Le monde, le monde... » Et il faut qu'elle
nous ait donné une certaine idée de la félicité, cette
vie, pour que nous ayons tant de peine à ne pas être
heureux, pour que la chose nous soit si fort dé-
sagréable.
Je vois la vie sans raison, sans espoir, sans
merci, et je l'aime parce qu'elle est en somme
tout ce que nous avons. Et puis, elle dure si peu !
Les suicidés sont des gens bien pressés d'arriver.
Quant à l'impassibilité et l'amour du néant, stoï-
cisme, bouddhisme, philosophie de la peur ! La
mort ne vaut pas d'être une obsession. Elle est à
sa place au bout de la vie ; ne l'en dérangeons pas.
Illusion pour illusion, j'aime mieux l'illusion bril-
lante, et surtout l'illusion passionnée.
Quant à la paix ; elle est une joie que doivent imagi-
ner fort mal, je l'espère pour eux, ceux qui l'appellent.
Toujours, la suppression de la souffrance ; les humains
ne vont pas au delà !
Vannes, 23 mars.
Je tiens immensément au physique. « Elle est bien
laide, mais c'est une bonne fille » ; avec ce mot, j entre
aussi en défiance du moral que du physique. Il est
moins facile à juger d'abord et je crois qu'il y gagne.
Et puis, moralement la médiocrité suffit. Je suis nette-
56 JOURNAL DE MARIE LENERU
ment hérétique, pélagienne, je crois ; je suis persua-
dée que la nature manque ou réussit les êtres de part
en part. Opposer toujours la beauté morale à la beauté
physique, c'est croire la première plus commune que
la seconde et être moins difficile pour l'âme que pour
le corps.
Vannes, dimanche 27 mai.
Je lis avec fièvre un article de Camille Bellaigue
sur les neuf symphonies. La musique est une partie
morte de moi-même dont je ne peux me détacher.
Les noms de Bach, Beethoven, César Franck, Wag-
ner me donnent des remous noirs. La surdité est
une torture morale dont je n'ai pas encore vu le fond.
Un aveugle perd son corps, un sourd son âme.
Le silence, à ce point-là, n'est pas un recueillement ;
c est un évanouissement et un vertige. Le moindre
bruit me rendrait plus présente à moi-même que
tout ce que je vois et je touche.
J'ai des journées d'apsychie et, si je n'ai même pas
l'illusion de souhaiter mourir, c'est que je souffre
partiellement la mort.
Des jours où l'impossibilité de vivre est flagrante,
où suivre les doigts qui me parlent m'impatiente à
sangloter, où lire me tue comme si je me lapidais d'au-
trui, où la solitude est la désagrégation dans le néant.
ANNÉE 1899 57
où je perds mes atomes, et, avec cela, une sensibilité
sourde comme dans le cauchemar, et des larmes
dans le sang.
Je ne daterai ma vie que du jour où, seule, enfer-
mée devant un grand Erard, je redemanderai mon
âme à la musique. C'est une symphonie de Beetho-
veen en ut mineur que j'assigne à ce jour-là.
Pourquoi aime-t-on souhaiter ce que l'on n'espère
pas ?
2 juin 99.
Vingt-quatre ans... Je suis fatiguée d'être moi.
Ah ! n'en parlons plus.
Mon Dieu, que me donnerez-vous pour mes
vingt-quatre ans ?
J'ai lu, dans la Revue des Deux-Mondes, un article
sur Solesmes. Comment toutes les catholiques ne
sont-elles pas religieuses ? On leur dit que c'est le
plus parfait, et elles vont ailleurs...
Marchand est reçu comme un souverain. On peut
mépriser « la gloire », « nous méprisons beaucoup de
choses pour ne pas nous mépriser nous-mêmes » ;
mais elle est une difficulté, donc une excellence.
Ah ! j'aime mieux ceux qui réussissent, qui dépassent,
les plus « aptes », fût-ce une couturière, fût-ce un
parfumeur.
58 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
Lorient, 12 juin.
L'article de Lemaître «De l'influence des littéra-
tures du Nord » ne croit pas qu'on puisse entrer dans
toutes les nuances d'un style d'outre-langue. Il ne
doit pas être polyglotte.
Le style est un rythme par soi, comme la musique.
Il n'est ni allemand, ni français, ni anglais, c'est-à-dire
qu'il l'est à la manière de la musique, immédiatement
perceptible à l'esprit.
Pour pénétrer une littérature étrangère, le meilleur
procédé est encore de très bien juger de la sienne.
Il n'y a pas de raison pour qu'on ne sente pas, à l'aide
de mots allemands, ce que l'on sent à l'aide de mots
français. On comprend en attendant, à moins qu'on
ne manque d'oreille ; mais, en ayant pour Lamartine,
il serait difficile de n'en pas avoir pour Heine, pour
Shelley, pour d'Annunzio.
13 juin.
Il ne faut jamais dire ouf ! à des gens médiocres.
Les imbéciles sont convexes et les sots concaves ; ne
nous y regardons pas !
Et puis ces gens-là ne rient jamais. Rire ou sourire,
c est révéler ce qui nous amuse, ce qu'il y a de plus
ANNÉE 1899 59
significatif au monde, et il faut être très sûr de soi
pour se livrer ainsi. De plus, le rire est un accueil, une
approbation, une politesse, quelque chose d'émi-
nemment aristocrate et mondain, un peu la préroga-
tive du droit de grâce de l'esprit. Je n'aime pas les
heureux, mais je hais et méprise les tristes.
Vendredi 16 juin.
Ce que j'ai lu ce matin dans Amiel : « Qui rend
justice à la gaieté ? Les âmes tristes. Celles-ci
savent que la gaieté est un élan et une vigueur. »
Je n'aime pas le socialisme et je ne demande,
comme le prince de Ligne, qu'à être un abus de ce
temps-ci. J'aime infiniment le luxe; mais j'ai à son
égard tous les préjugés, ou, plutôt, tout le tact de
l'Orient. Je suis malade, je suis outrée de passer en
toilette devant un ouvrier à l'air sérieux et fatigué.
Que le luxe soit une atmosphère intime et invisible.
J ai lu que, je ne sais oii, les maisons des riches
étaient entièrement pareilles à celles des pauvres et
que, sur le seuil, on aurait donné l'aumône à leurs
propriétaires. Bien orgueilleuse façon d'être sans
vanité.
60 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
20 juin
Je suis si nerveuse, si saturée d'ennui, indifférente
k tout... Je lis huit heures par jour et je me sens dé-
sœuvrée. Il y a des moments où je ne doute de rien.
D'autres, par leur vacuité, devraient me faire mourir,
comme un trou à l'âme, une chute dans le temps.
Brutul (1), 23 juin.
A force de lire des vies, des «journal», une mélan-
colie vous prend : toujours la fin par la torture, il n'y
a qu'elle pour nous chasser de ce monde...
Quand je dis mélancolie !
Je ne veux plus d'un travail d'écolière. Il faut
savoir tout ce qu'on veut savoir avant vingt ans.
Après, respirer, voir, entendre, et surtout ne rien
faire ! Je hais les gens dont on me dit « qu'ils ne
perdent pas une minute ». « Il faut toujours qu'elle
ait un ouvrage dans les mains ». Ah ! savoir ne
rien faire...
Quand on me voit dans un fauteuil ou immobile
en chemin de fer, on s'étonne : tu es malade ? Au
(I) Près de Lorient.
ANNÉE 1899 61
contraire ! c'est parce que ma vitalité pure me suffit
que je ne prends pas de remèdes.
Donc, mes livres me lapident et alors, grand Dieu,
quoi ?
Il faut que j'aie du talent.
J'ai essayé d'écrire n'importe quoi pour me faire
les griffes. Au bout d'une heure et demie, il y avait
deux pages de cette écriture, dont une barrée. Je me
suis trouvée si sincèrement maladroite que cela m'a
jeté un seau d'eau froide.
Ce qui disparaît avec l'ouïe, ce n'est pas la note
que j'ai conservée très juste. Un jour, l'on cherchait
quelle note donnait un certain cristal frappé; j'ai de
suite dit, sans me tromper, que ce devait être un mi.
Ce qui disparaît, c'est la résonance, la sonorité,
non le souvenir; mais l'émotion du son.
Il me faut m'appliquer pour retrouver l'ébran-
lement, autre chose que le souvenir mat des bruits.
Il ne peut rien arriver de pire que ce qui m'est arrivé
et comme cela m'est arrivé. Souffrance de luxe dont on
ne meurt pas, qui n'exempte pas des autres.
Lundi 26 juin.
Mon ciel préféré : quand il est bleu avec tout un
archipel de grands nuages blancs. Aspect fleurde-
lisé, me rappelle le passé, l'histoire, la vieille France.
62 JOURNAL DE MARIE LENERU
Mon arbre préféré, sans esthétique aussi, attraction
d'instinct ; le sapin, le mélèze. Il y en a de plus beaux,
mais celui-là je ne le rencontre pas sans une jouissance
morale. Je le trouve intéressant sous tous les ciels.
J'aime presque de la même façon les cèdres et les
cyprès. En somme, pas les arbres domestiques, les
arbres sauvages, les arbres de la solitude.
Je préfère les montagnes à la mer, sans hésiter.
L'absence de végétaux et le trop grand jour de la mer
donnent de la sécheresse intérieure. C'est une erreur
de contemplation de croire que la mer donne le sen-
timent de l'infini. Elle est une plaine ; c'est mathé-
matiquement le minimum d'horizon et sa courbure
rappelle que la planète ne s étend qu'en tombant et
se pelotonnant en boule. La montagne est bien plus
religieuse, plus sacrée, car plus inutile. Les eaux sont
voie commerciale et les bords de la mer pullulent
de civilisation. Avec ses forêts, ses bêtes, ses glaciers,
ses lacs, ses eaux courantes, ses orages et toutes ses
raretés atmosphériques, la montagne l'emporte dé-
cidément.
C'est une constante présence des montagnes tout
le long du livre qui m'a tant fait aimer Wanda, de
Ouïda, le seul livre mal fait auquel je me sois attachée.
Les livres des montagnes sont plus profonds que les
livres de la mer. Nietzsche est un poète de montagne.
Les livres, les livres, la seule chose au monde
ANNÉE 1899 63
qui me soit venue en aide. A la fin, cela rend terri-
blement orgueilleux de se passer toujours de ses sem-
blables !
Peut-être ai-je moi-même exagéré l'écart. J'ai dit
si souvent que je me trouvais bien comme ça, qu on
ne pouvait pas juger d'après une autre à ma place, que
je ne connaissais personne dont je voulus prendre le
sort pour moi... Un prêtre à Béziers, chez M'"^ de
L..., m'avait dit qu'il me citerait dans un sermon. Au
lieu de m'approuver, on devrait me haïr pour ces
petites gentillesses-là.
Il est convenu qu'on agit bien envers sa famille
en lui évitant toute espèce de plainte ; c'est faux.
Si je me roulais à terre devant eux, je ferais preuve
de plus de sociabilité.
Mais voyez-vous l'effarement si je sanglotais sur
le tapis ?
Brutul, 2 juillet.
Le plein air est d'une netteté; d'un vide attirant
comme l'abîme. Les choses s'y dressent toutes
pures comme au sortir d'un bain. Cela rappelle
un jour d'automne, la gaieté des premiers froids.
J'adore le froid.
Je viens de recevoir les élégies romanes de d'An-
nunzio. Depuis vingt-quatre heures, je lis et relis.
64 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
C'est adorablement berceur avec un voluptueux goût
amer.
Nulla é piri grande e sacro
Ha in se la luce d'un astro
J'ai de suite vu que la question pour moi devenait
historique et que, si je devais être rassurée, ce serait
par des faits. Mais c'est là que j'ai rencontré les plus
grandes difficultés. Faut-il donc s'en tenir au mot
de Pascal : « Nous ne devons pas convaincre les in-
fidèles, et ils ne peuvent nous convaincre, mais
par là même nous les convaincrons, puisque nou.s di-
sons qu'il n'y a point de conviction dans toute !a
conduite de J.-C. de part ni d'autre » ?
Brutid. 29 juillet.
je ne me décidais pas à rentrer du jardin. Ce mois
que je passe régulièrement ici à la même époque de-
puis tant d'années, donne à l'arrivée et au départ,
quelque chose de liturgique. Ce n'est pas que j'aime les
anniversaires ! Compter, mesurer : s'écouter mourir !
Mais j'aime Brutul, il y a du vieux moi dans l'air ac-
croché aux arbres, je le respire en passant. Je connais
tous les sapins, les châtaigniers, les frênes et les tilleuls
de Brutul. Je les ai vus sous tous les ciels, je sais tous
ANNÉE 1899 65
leurs changements de physionomie. Ce sont des re-
lations dont on a suivi les bons et les mauvais jours.
Maintenant que j'en sais le prix, je regarde, je
regarde comme si c'était toujours pour la dernière
fois de ma vie. Cela me paraît grossier de lire en plein
air, comme de lire à l'Eglise pour des contemplatifs.
Lire par-dessus le marché dans un monde où il faut
dormir ! Cette nécessité du sommeil fait que tant d'heu-
res de la vie des choses nous sont inconnues ! Quand je
n'ai pas assez regardé une journée, je sais que j'ai
perdu une chose irréparable qui ne reviendra jamais.
Brest, dimanche 30 juillet.
Donc je suis rentrée. Je n'aime pas me retrouver
chez moi. Les souvenirs de prison ne deviennent
chers que le jour oii on en sort, et il y a tant
de mauvais jours dans ces murs-ci... Le long de
cette délicieuse route de Lorient à Brest, je me di-
sais qu'un retour at home a besoin d'une mise en
scène de famille, ou tout au moins de familiers,
et je sentais mon cœur me tomber dans les talons.
Ils sont naïfs avec leur solitude, ceux qui ne la con-
naissent pas ! Je commence à aimer M°^® du Deffand
d'avoir avoué qu'elle ne la supporterait pas cinq mi-
nutes. Amiel, qui en avait le goût, déclare que c'est
un pis. aller.
66 JOURNAL DE MARIE LENERU
L'homme est né pour attirer tout à soi, pour
inspirer et éprouver les sympathies. La solitude est
inférieure : un soldat, à faire campagne, ne préfère
pas être de faction. Il est plus intelligent d'aimer mieux
un homme qu'un arbre.
« Les hommes qui sont l'unique fin de mes actions
et l'objet de toute ma vie. Mes plaisirs, mes chagrins,
mes passions, mes affaires, tout roule sur eux. Si
j'existais seul sur la terre, sa possession entière se-
rait peu pour moi, je n'aurais plus ni soins, ni plai-
sirs, ni désirs ; la fortune et la gloire même ne seraient
pour moi que des noms; car il ne faut pas s* y mépren-
dre, nous ne jouissons que des hommes, le restenest rien. »
A la gare, trouvé Marc(l) superbe de distinction
blonde, l'air d'un grand duc mince ; à la maison. Ma-
dame Lemonnier : La plus aimable des femmes après
le garçon le plus chic de la ville. Allons, cela a moms
mal marché que je ne le craignais.
Je passe de la superstition de la régularité à celle
du caprice. Peu importe, en somme, puisque je tra-
vaille toujours et que l'oisiveté n'est chez moi qu un
rare et précieux symptôme de santé.
Le matin, il me faut jeter sur quelque chose à lire.
C est l'indispensable piqûre intellectuelle. La dose
prise, je suis disponible. Mais, quand je rentre après
(1) Officier de marine, ami de la famille.
ANNÉE 1899 67
avoir été longtemps retenue, mon chapeau et les gants
à peine arrachés, je ne pourrais matériellement pas
desserrer les dents avant une demi-heure, une heure
de lecture sans lever les yeux, et, quelquefois, c'est dans
des choses très ennuyeuses que je m'élance de cette
manière. D'ailleurs cet élan-là ressemble beaucoup
à une fuite.
Je dois rendre cette justice à la Providence que les
insomnies me sont assez épargnées ; car un réveil la
nuit est une chose qui dépasse les bornes. Dans le
sommeil, je suis plus près de la santé. Au réveil,
je réapprends ma condamnation avec stupeur. Mais
je préfère mille fois toute la nostalgie du monde et
avoir entendu. Cela restera tout ce que j'ai eu de bon.
Tant mieux si c'est un souvenir d'enfance. La musique
est la moitié de la conscience humaine.
Et je veux pourtant, je veux toujours. Ce mot est
toute ma manière d'espérer ; « je veux », je m'en ca-
resse, c'est un mot doux comme les pires entêtements,
sourd comme les élans qui couvent. Il y a un V de
volonté qui s'étire, qui s'allonge comme un tapis de
solennité sur lequel on passe.
Ou bien, il est bref, muet, discret, l'ordre d'un maî-
tre. Je veux — rien qu'un son, une fente dans les lè-
vres parce que c'est un mot intérieur, parole qu'on ne
doit pas entendre. Je veux — verbe réfléchi, le sujet
opère sur lui-même.
68 JOURNAL DE MARIE LENERU
« Je veux », c'est le mot le plus rare, bien que le
plus fréquemment usurpé, et quiconque en possède
le secret terrible, attendez-vous à le voir, un jour ou
l'autre, au-dessus de vos têtes ; ainsi fut César.
Lacordaire.
Le Trez-Hir, Vendredi 1 1 .
Hier soir baie irisée, mer lourde d'être calme,
épaisse et sans transparence comme l'opale. Je ne sa-
vais pas que cela pût être aussi varié. Je ne suis plus
si sûre de préférer les montagnes.
Mardi, 22 août.
Lu Sur Veau de Maupassant, Thèhes, de Che-
vrillon. Je n'aime rien comme les choses, et c'est
extraordinaire ce qu'un livre peut sur moi.
Je lisais dans un creux sur ce qui restait de plage,
car nous sommes dans les grandes marées et la mer
ne s'arrête plus. Dans ma profonde petite crique,
entre les parois creuses de la dune, je ne voyais plus
que l'eau verte et bleue, s'affairant toute proche, vi-
vante, horriblement pressée, je sentais l'ébranlement
de ses mouvements lourds ; j'avais un escalier der-
rière moi.
ANNÉE 1899 69
Toute cette forte agitation silencieuse, dépouillée
de l'illusion humaine du bruit, contient encore plus
de mystère et d'absurdité. L'eau a tellement l'air
de travailler ! A mesure qu'approche l'heure de la
plus grande marée, on dirait qu'elle se hâte pour ar-
river à temps. Elle ne descend pas aveic la même
vivacité.
Tous les soirs le reflet d'or de la lune, sur la mer en-
core très bleue, est quelque chose de large, d'intense,
de régnant.
Dimanche 27.
Réminiscences de musique à en perdre la tête.
Cette rhapsodie hongroise de Liszt dont je ne peux
retrouver les premières mesures ! Il y a des soirs où
je ne peux plus m'endormir. Dans le plus grand calme
c est un sursaut qui me réveille comme si ma chambre
était remplie de lumière, je ne sais comment je ne me
trouve pas les deux pieds par terre, ou comme
M™^ B... de B... quand la foudre est tombée, à genoux
sur mon oreiller.
Il me faudrait au moins les yeux tout entiers. Je
n ai pas assez d'horizon pour respirer. Je vois mieux
que bien des myopes, mais il me faut une ombre mor-
telle. Sur la plage il me prend des frénésies d'ar-
racher mes lunettes et mon chapeau, d'abattre mon
70 JOURNAL DE MARIE LENERU
ombrelle ! Je ne sens pas si je vols les choses ou si je
m'en souviens.
Et c'est à moi que cette horreur est arrivée, à moi
qui ne comprends la vie que dans une atmosphère
de lumière vibrante...
Ma formule de bonheur est ceci : l'Italie, la mu-
sique, le cheval et l'amour. Encore envers le dernier
point j'hésite et si je le fais entrer dans mon programme
c'est en vertu de l'axiome : dans le doute ne pas s abs-
tenir. Mais certainement je le maintiens à la qua-
trième place. Il me semble des deux sortes d'amour,
légitime et illégitime « que les honnêtes gens m'en-
nuient et que les autres me déplaisent ». Et c'est pour-
quoi je considère que le mariage d'argent relève
d'une esthétique d'un ordre plus élevé que le mariage
d'amour.
Je reconnais toutefois que dans ce grand besoin,
le seul que j'éprouve, de mener une vie très supé-
rieure, il y a bien la volonté très consciente et très
avouée, d'avoir auprès des cœurs ce grand prestige
de l'admiration.
Le seul besoin que j'éprouve!
Je suis désintéressé, disait Fiévée, comme tous
ceux qui veulent tout prendre à la fois.
Ne pouvant aimer ce que je n'admire d aucun côte,
je ne compte qu'avec les amitiés qui recherchent, en
moi, cela seul que j'estime ou estimerais en autrui.
ANNÉE 1899 71
Il n'y a ni amitié ni amour sans admiration récipro-
que. C'est pourquoi l'amitié entre femmes est si
rare. Que voulez-vous qu'elles respectent dans leurs
vies ?
J'ai une telle adoration de l'intelligence, parce que
j'ai découvert, contre le préjugé admis, tout ce
qu'elle ajoute aux attachements.
Elle seule donne aux êtres la curiosité et la force
de se pénétrer. A passion égale, croyez-vous que
l'amour de deux êtres supérieurs soit le même sen-
timent que l'amour des médiocres ?
Les grands sentiments viennent du cerveau.
« Dix-huit années d'ennui et de solitude lui firent
lire bien des livres. »
(Autoépitaphe de la grande Catherine.)
« L'homme n'a rien fait de grand que dans la me-
sure où il a su se révolter contre la nécessité, lutter
contre le hasard aveugle et imbécile. »
(Nietzsche.)
LeTrez-Hir, 1899.
Je me suis défiée d'instinct du travail manuel.
Dans quelle léthargie il entretient les femmes !
Si elles n'avaient pas toute prête cette misérable
occupation — pas plus occupante que de battre une
72 JOURNAL DE MARIt LENERU
marche avec le pied et surtout pas plus utile — elles
seraient bien obligées de prendre l'initiative d'autre
chose.
S'il faut à une femme des occupations d'une hu-
milité rassurante, la cuisine au moins a son charme
et la tenue savante de la maison à laquelle elles n'at-
teignent pas une fois sur cent. Mais ces deux choses
réclament encore un trop grand usage de l'intelli-
gence. Après cela, si on ne sait ni causer, ni lire,
ni faire de la musique, qu'on aille chez les pauvres,
parbleu ! et à l'Eglise. Mais la charité et la pieté un
peu fortes sont aussi plus en dehors de leur portée
qu'on ne le croit.
Disent-ils assez de mal de « notre littérature ac-
tuelle » ! Où trouver pourtant des talents plus in-
telligents, plus travaillés, plus originaux ? J'aime mes
contemporains jusque dans leurs verrues.
Jour affreux. Je déclare alors ma mauvaise humeur
et dis en plaisantant toutes les outrances trop fortes
pour qu'on y croie et qui me permettent de me la-
menter incognito. On trouve cela très drôle : « Tu
devrais bien être de mauvaise humeur tous les jours ».
0 Molière, comme vous deviez être drôle quand vous
passiez pour de bon, entre les chapeaux pointus et
tout 1 attirail de la cérémonie !
Comment je me comporte avec mes lectures dont
ils s'étonnent : les auteurs qui voient grossier, qui
ANNÉE 1899 73
voient comique, ou simplement font les dégoûtés,
mon Dieu ! les auteurs moraux m'ont choquée da-
vantage, m'ont paru moins « propres » que les autres
qui adorent tout de la vie et n'ont pas l'air de soup-
çonner qu'une mouche puisse tomber dans leur verre.
Les fautes romanesques n'ont pas mon indulgence,
mais en parler avec dégoût me paraît aussi grossier
que ce rire abject que provoquent les maris trompés.
Puisque tout est dans l'opinion, comme disaient
les stoïques, c'est en voyant malpropre qu'on salit
les choses.
Vendredi 1er septembre.
Il pleut et rien ne m'occupe, je passe d'un livre à
l'autre, et ne m'accroche à rien. Dans ce que je fais,
il me faut autre chose que la distraction : sentir où
cela me mène. J'ai toujours la sensation d'une per-
sonne en retard que l'heure talonne et qui, pour avoir
un peu de quiétude morale, n'a que la ressource de
marcher droit à son rendez-vous.
Ce n'est pas une guérison que je demanderais, mais
une trêve pendant qu'il en est temps encore, que j'en
pourrais faire quelque chose. Je me constituerais pri-
sonnière sur parole et à 35 ans je reprendrais la for-
teresse.
Oh ! je commence à devenir bien humble. Je
74 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
prends sur le bonheur les idées que peut avoir un mou-
rant après une longue maladie, il voit sa vie « dans ce
lointain irrémédiable des choses qu'on regarde dans
le passé ». Tout ce qui n'est pas le bonheur vrai, le
bonheur intime et qu'on sent chaque jour, est insi-
gnifiant ; et le bonheur, c'est l'amour.
Quel que soit l'orgueil qu'on possède, il n'y a pas
à sortir de là. A quoi bon valoir son orgueil si per-
sonne ne doit vous en aimer plus ?
Séduire, être séduit demeurera pour moi la défi-
nition de la vie. C'est pour avoir voulu la séduction
la plus parfaite et pour l'avoir ressentie en elle, que
j'ai cru d'abord à la Sainteté.
Comme Marguerite d'Angoulême <' je porte plus
que mon faix de l'ennui commun à toute créature bien
née. »
Si je pouvais ne plus m'ennuyer, je ne souffri-
rais pas, mais il n'y a aucune exagération à dire que
je ne cesse pas de rn ennuyer.
Je m'ennuie à la folie, je m'ennuie éperdument !
Et c'est ce qui me donne la fièvre, ce qui me rend si
stupidement laborieuse. Car l'ennui est une inquié-
tude et nullement de l'apathie.
Je ne puis même plus imaginer ce qui me distrairait.
Je ne peux plus imaginer que des bonheurs tris-
tes. Le grand bercement des voyages, voilà tout ce
qui me tente. Qu'on me promène toujours comme
ANNÉE 1899 75
une malade. « Les grands pays muets devant moi
s étendront.» Et toujours à portée un bateau pour
m'enlever au large, m'inoculer tout le bleu du ciel
et de la mer.
II est instructif d'écrire régulièrement ce qu'on
pense car aujourd'hui je ne souhaiterais plus d'amour.
Que dirais-je à un homme, que ferais-je d'un étran-
ger ? Mais j'affirme que je n'ai jamais souhaité la
mort, puisque c'est d'elle que je souffre. Hors cer-
taines douleurs physiques, je crois qu'il n'y a pas
de souffrances intolérables, ou du moins, qu'il n'y
en a pas qui ne prennent trop grosse opinion d'elle-
même dans l'appel du néant. Rien ne vaut la peine
de mourir.
Le goût du néant ressemble trop chez nous à une
vertu de nécessité. J'ose avouer que j'aimerais mieux
vivre toujours de telle sorte que ce soit.
« Il faut animer et aimer la substance silencieuse
de la vie.» Cet amour-là, je l'ai de naissance et mes
expériences, si raides qu'elles aient été, n'ont fait que
le rendre plus conscient. Je méprise ceux qui, à l'é-
gard de cet optimisme ésotérique, ne sont pas du se-
cret. Il "est très naïf de vouloir fonder l'optimisme
sur quelque chose, mais très piteux de ne savoir pas
le fonder sur rien.
« Es ist wahr, wir lieben das Leben, nicht weil
wir leben, sondern weil wir sind Leben gewohnt.»
76 JOURNAL DE MARIE LÉNERU
Vendredi 8.
Hier la baie était verte de tous les verts. La mer
verte est plus translucide que la bleue, elle est d'une
plus belle eau.
Samedi 9 septembre.
Les êtres faibles sont patients. L'endurance est la
force de ces gens-là comme l'entêtement est leur vo-
lonté. Les médecins ont constaté la supériorité d'en-
durance de la femme sur l'homme, plus intelligent du
dommage causé, mieux fait pour la vie puissante.
Il y a un courage plus fort que l'autre, c'est celui de
la protestation. Souffrir est une déchéance. Nous
nous faisons un mérite absurde « d'avoir souffert »
puisque la nécessité se charge à elle seule d'accomplir
cela. Il ne faut pas souffrir, jamais souffrir, mais ré-
agir. Or la réaction n'est pas la patience, encore
moins la résignation.
Lundi 1 1 septembre.
L'autre jour avec M. du B.,. on parlait de la supé-
riorité de l'amiral Fournier. Celui-là ou un autre, i
dès qu'on admire je me sens comme une rage d'é- >
ANNÉE 1899 77
mulation, une impatience de n'être rien quand il
y a des gens qui sont quelque chose. Ce n'est pas que
je m'illusionne sur la valeur que la notoriété repré-
sente, mais je ne m'abuse pas davantage sur les « mé-
rites cachés » je le regrette pour l'amour-propre et
la sécurité des obscurs dont je suis, mais projeter
son nom hors de soi est une difficulté, donc une ex-
cellence.
Ce que c'est que de s'ennuyer, plutôt que de le
faire toute ma vie, je serais capable de devenir cé-
lèbre !
Je traîne partout un portrait de l'Impératrice d'Au-
triche. Cette voyageuse et cette solitaire, cette in-
tellectuelle sans le vouloir, prend les proportions
d'une patronne.
Dimanche 17 septembre.
Oui, je mets une patience et une ingéniosité chi-
noise dans l'art d'espérer et je n'ai rien du pessi-
misme béat qui crache sur les raisins trop verts.
Oui, j'aime la vie comme elle est. Que m'importe
que les choses soient « vaines » et « passagères » ?
Alors c'est l'éphémère et la vanité qui sont adorables...
Si l'amour est un bonheur, si l'inconnu, le mystère
et l'habitude et la nouveauté, sont des bonheurs ;
SI, l'esprit, la bonté, le rire, la méchanceté, le mou-
78 JOURNAL DE MARIE LENERU
vement, la toilette, le changement, le bruit, il faut
aimer tout cela, parce qu'il n'y a pas autre chose. Et
c'est le plus beau miracle des hommes, qu'en face du
mélodrame de cinquième ordre qu'est leur existence,
ils aient pu s'inventer l'étonnante, la nécessaire, la
prodigieuse frivolité.
« Gardez, ô hommes vains, les choses vaines ! »
(Imitation).
La musique m'obsède, la musique vivante, éner-
gique, emportée : l'allégro du grand septuor, l'ou-
verture de Ruy Blas, une valse de Chopin, encore
les marches aux Flambeaux... mais que sommes-nous
donc à la musique et que nous est-elle ?
Je me rappelle la romance d'Henri Vlll avec son
adorable accompagnement d'arpèges. Nous reve-
nions, d'une visite faite au loin sur les quais dans une
belle très vieille maison, en voiture ouverte et très
vite à cause d'un orage qui menaçait, pesait et vi-
brait sur le vieux Paris, la large Seine tournante et
plus loin sur les tricornes du Louvre. Je fredonnais
la romance, contente d'être à Paris, excitée par
l'orage et sentant aussi, je pense, la beauté des
nuages violets sur les pierres vioUites.
Il y a douze ans... Si l'on savait comment on est
destiné à se souvenir des choses.
Par moments c'est un sursaut, une fin de patience
ANNÉE 1899 79
à ne pouvoir pas être sourde une heure de plus. Et
le lendemain, se réveiller là-dedans, qu'il n'y ait pas
d'autre réveil possible !
Vendredi 22 septembre.
Je ne vaux plus rien que dans le tête-à-tête. Mes
amis me deviennent étrangers dès qu'ils se réunis-
sent.
Voir les groupes se former autour de mon fauteuil,
les voir s'animer et moi immobile avec ma jeunesse
et mon esprit, devenir comme une borne entre tant
de gaîté, gênée de mon sérieux parmi les rires, être là
en robe rose, à représenter une absente et montrer
une place vide !
Ils ne savent pas ce que je perds. Une autre à ma place
ne perdrait pas autant.
Et tout cela à la longue, entre, s'installe dans le
passé, je n'y trouve plus que ça. En avant, en arrière,
je suis cernée.
Je suis pourchassée vers la solitude, j'y suis main-
tenue de force : tu ne bougeras pas de là ! And for
ever shalt thou dwell in the spirit of this spell.
Je vis un an chaque jour.
Dans mes heures lentes ou inquiètes d'ennui, ce
80 JOURNAL DE MARIE LENERU
que je vois passer de choses ! Dieu, la vie, la mort
et l'amour, ce que j'y aurai pourpensé !
La plupart des cerveaux n'ont pas vu passer ces
choses-là dans leur existence aussi souvent que je
les rencontre en un jour.
Encore ai-je tort de parler d'amour, c'est empor-
tée par la série que je l'ai nommé, parce que je
n'exclus rien de ma curiosité et que je le crois
nécessaire, pour avoir fait toutes les épreuves inté-
ressantes de ce monde.
C'est une chose qu'il faut ajouter à la vie, mais elle
ne me suffirait pas du tout.
Samedi 23 septembre.
Il fait froid, il fait net et sonore, car la sonorité se
voit et se respire aussi. J'adore cette saison, la lu-
mière y tombe d'une manière plus intime. Il n'y a
plus de midi, mais un matin qui dure jusqu'au soir.
L'automne de la mer n'est pas rouge, il est blanc. La
lumière qui entre aux fenêtres est celle qui passe sur
la neige, lumière froide et brillante qui arriverait
toute aiguisée des pôles.
Les promenades sur la plage à huit heures, c'est
exquis, bleu, rayonnant, les côtes à belles arêtes vi-
ves et tout autour des nuages d'horizon, les nuages
ANNÉE 1899 81
en rang de perles qui sont éternellement les nuages
de beau temps sur mer. Les menus de la Bellone(l).
J'aime cette promenade du matin sur l'énorme plage
déserte, sur le sable dur et brun comme un tapis de
caoutchouc, respirant, à chaque souffle, tous les par-
fums de ma toilette, avec l'arrivée majestueuse des
grandes vagues roulées comme des tuyaux d'orgue,
intactes sur un front de vingt mètres, la retombée
étincelante, puis neigeuse, la grande salutation des
lames.
Je lis « les Tenailles « d'Hervieu, c'est plus triste
que tout. Une seule chose me paraît lugubre : le
bonheur sournois des faibles. Ne nous payons donc
pas de mots ! Il faut vouloir son bonheur jusqu'au
bout ; ce qui nous regarde, c'est que ce ne soit pas
un bonheur vil. Ma morale ressemble beaucoup à
celle des Perses : ne pas mentir et envoyer ses flè-
ches dans le but, ou même mentir si cela nous plaît,
pourvu que ce ne soit pas un mensonge qui demande
grâce, car une part au moins de notre sincérité ne
doit rien à quiconque.
L autre matin, marée très basse, je me suis avancée
sur le sable mouillé, poli comme un miroir, et puis
(1) Quand son grand-père l'amiral Dauriac commandait les
côtes de l'Afrique, un de ses aspirants ornait fréquemment ses
menus de dessins remarquables, dont la collection est précieuse-
ment gardée.
82 JOURNAL DE MARIÉ LENÉRU
le miroir est devenu si parfait, le ciel s'y enfonçait
tellement loin, que je n'ai pas pu continuer, prise de
vertige, marchant dans le vide.
Lundi' 25 septembre.
J'aime les glaces, j'aime m'en entourer. Elles mul-
tiplient la lumière d'abord, mais je les aime parce que
je m'y retrouve. Ne s'entendre ni parler, ni remuer,
ni respirer, avec des débauches de soliloques qui nous
mènent à cette précieuse conclusion que le moi est
la plus intangible des choses fuyantes et n est évi-
demment qu'une illusion d'habitude, analogue aux
aberrations d'optique... tout cela joint à l'ennui in-
vétéré, l'ennui qui réduit les choses à leur minimum
d'existence, et dans ce ralentissement du mouvement
vital nous fait si bien sentir quil ny a rien dans l'in-
tervalle mieux perceptible de la succession des phé-
nomènes, rien qui demeure et soit « moi »...
Donc, quand on en est là notre visage, qui " sagt
nicht Ich, aber thut Ich », nous représente la seule
chose sur laquelle piquer notre nom. Je suis de-
vant mon triptyque, à peu près comme Socrate cher-
chant à se reconnaître soi-même. Je dis : Marie, et
j'étudie ma physionomie comme celle d'une étran-
gère. Nous avons beau croire, notre apparence nous
ANNÉE 1899 83
apprend à peu près tout ce que nous savons de nous.
Bien des caractères et des habitudes seraient diffé-
rents si nous avions vu dans la glace un autre regard
et un autre nez.
Ces oreilles bouchées, c'est la tête emmaillotée
d'un pansement, d'un pansement qu'un mouvement
nerveux, machinal, me porte toujours à arracher
et toujours on me tient les mains et je m'endors, et
je me réveille, dans la fièvre des paquets d'ouate.
Vendredi 19 septembre.
Encore trouvé un article sur Marie Bashkirtseff ;
est-ce curieux qu'on n'ait jamais été intéressant sans
en être immédiatement puni ?
Mais moi jusqu'à vingt-deux ans, je n'ai fait que
des rêves d'ascétisme. Ceci est à noter : si je ne
m'étais pas cru la vocation, je n'aurais pas étudié la
religion, sans études religieuses je n'aurais rien
étudié du tout...
Brest, dimanche 22 octobre.
Le lent progrès continu de mes yeux me ressus-
cite. Je retrouve des sensations inéprouvées depuis
dix ans, je me sens plus enveloppée de vie, je
84 JOURNAL DE MARIE LENERU
retrouve une atmosphère plus respirable. Mais en me
rapprochant de la vie normale, je mesure toute la dis-
tance qui m'en séparait. Le temps perdu m'accable.
« Ils ne voient rien qui marque assez pour mesurer
le temps qu'ils ont vécu... ils sentent néanmoins,
comme ceux qui s'éveillent, qu'ils ont dormi long-
temps. »
Quelle patience et quelle résignation pourrai-je
avoir dans la vieillesse avec des souvenirs pareils ?
Et je veux me souvenir, je le veux, heure par heure,
et voilà pourquoi je suis si implacable ici. Je tiens
mes comptes avec la destinée, car si l'heure de la
revanche arrivait, je veux la mesurer, point par point,
à ce qu'elle doit venger.
Mardi 1 ^^ novembre.
Seule à la maison pour toute la journée. Qu'aurai-
je fait ce soir? Le cœur me bat de travail comprimé.
Je vais à mon bureau comme à un rendez-vous. Seu-
lement devant une pareille coercition, devant un si
évident : écris ou meurs, par pitié pour soi-même on
ne peut faire que des chefs-d'œuvre.
J'ai le malheur d'être gaie, et l'on en conclut que
tout est bien. J'ai apprivoisé ma vie et les autres
sont braves. Il y a des jours où je ne veux plus rire
jamais, où je veux perdre ma jolie tournure dégagée
ANNÉE 1899 85
et en prendre une lamentable, où je voudrais faire
peur. Ce doit être une consolation de savoir porter son
deuil.
13 novembre.
J'ai le vertige de la répétition. Retrouver chaque
lendemain les phrases identiques de la journée, en
dehors de toute impression de tristesse et d'ennui,
cela endort comme la répétition des passes magnéti-
ques.
Vendredi 17 novembre.
Que devenir ? Je n'ai pas une ombre de résigna-
tion et il est impossible d'imaginer un degré d'im-
patience de plus. Oij est la loi des compensations à
laquelle nous sommes si heureux de croire pour ne
pas trop plaindre ou trop envier ?
Dimanche 19.
J'ai dû renoncer à ma voix, c'est encore un lien de
rompu. Ne pas l'entendre et ne pas savoir comment
les autres l'entendent, c'est une inquiétude. Cette
voix jetée à l'abandon et qui exprime, mais s?.ns qu'on
puisse savoir jusqu'à quel point elle t:c .jj ,
Je ne quitte pas des yeux les gens à qui je parle.
86 JOURNAL DE MARIE LENERU
Baisser les yeux ! parler, écouter en baissant les yeux,
quel repos !
20 novembre.
Est-ce que je trouverai jamais définitif ce que j ai
écrit ? L'idée que c'est cela et pas autre chose, l'idée
que c'est moi, qu'on me jugera là-dessus. Dans les
millions de nuances qui peuvent altérer ma pensée,
dans les millions de formes qui peuvent la métamor-
phoser, celle que voilà est-elle bonne et surtout la
plus moi ? Si mon affreuse manie de la relativité,
ma perception extraordinaire des autres possibles,
me poursuit encore dans le style, comme elle le fait
dans la vie, je m'achemine à un travail démesuré,
j'en meurs déjà de paresse... Mais je suis plus intel-
ligente, plus volontaire, plus douée que les trois quarts
de nos écrivains, j'ai tout ce qui ne s'acquiert pas, et
un peu de ce qui s'acquiert, ne serait-ce que l'érudi-
tion.. Mais il me faut de l'argent, il me faut un milieu
et l'heure actuelle n'est bonne qu'à être sacrifiée.
Samedi 25.
Des moments où l'impatience, l'impossibilité de
réaliser ce qui s'est passé, un élan tellement normal
vers la vie normale, des réminiscences tellement par-
ANNÉE 1899 87
faites des sensations familières, au point qu'elles
semblent nous avoir été arrachées de la veille, où tout
s'accroît d'une manière, à la lettre, insupportable.
Il me faut deux heures pour m'endormir. Je me
dresse toujours à penser des choses étrangères, mais,
tout d'un coup, une phrase musicale, et alors, c'est
fini, me voilà réveillée comme en plein jour, comme si
ma chambre se remplissait de lumières.
Dimanche 27.
Quand j'ai fini, je recommence, et voilà peut-être
la dixième fois que je lis Vauvenargues et La Roche-
foucauld. Maintenant que je les connais bien je les
estime autant l'un que l'autre, et Vauvenargues,
qu'on m'avait fait prendre pour un poncif, est celui
dans lequel je trouve les choses les plus inattendues,
des nuances tellement modernes que je pense tout le
temps à Nietzsche, qui d'ailleurs l'estimait beaucoup.
N'a-t-il pas inventé, M. Renan : « C'est faute
de pénétration que nous concilions si peu de choses ? »
« Les hommes ne se comprennent pas les uns les
autres. Il y a moins de fous qu'on ne croit. » Par
exemple, les criminels.
Et quel dilettantisme qu'on ne lui soupçonnait
pas : « Si les grandes pensées vous trompent, elles
vous amusent. »
88 JOURNAL DE MARIE LENERU
De l'Individualisme : « Nous croyons avoir le droit
de rendre un homme heureux à ses dépens et nous ne
voulons pas qu'il l'ait lui-même. »
D'ailleurs très individualiste, Vauvenargues, il a
ruiné les conseils et l'expérience : « On ne fait pas
beaucoup de grandes choses par conseil. »
Le mot « cœur » a fait illusion chez lui. Il n'est pas
un sentimental, mais un pragmatique, car la diffé-
rence, de lui à la Rochefoucauld, est qu'il n'observe
pas après, mais avant la vie, d'un point de vue plus
utilitaire. Bien plus subjectif, visiblement il cherche
des prétextes à son activité.
Quel magnifique traité de l'arrivisme on ferait
avec ses « réflexions et maximes » ! Je ne m'étonne pas
du tout que l'auteur de la « Volonté de Puissance '> ait
aimé Vauvenargues.
Un ambitieux ! II ne mesure les hommes que dans
leurs rapports avec la gloire. « Nous méprisons beau-
coup de choses pour ne pas nous mépriser nous-
mêmes. »
« Tous les hommes se jugent dignes des plus
grandes places, mais la nature qui ne les en a pas
rendus capables, fait ainsi qu'ils se tiennent très con-
tents dans les dernières. » « On méprise les grands des-
seins lorsqu'on ne se sent pas capable des grands
succès. » « Les hommes ont de grandes prétentions
et de très petits projets. »
ANNÉE 1899 89
Et quel adorable scepticisme : « Les hommes ne
se rendent d'ordinaire sur le mérite d'autrui qu'à
la dernière extrémité ». «Nous sommes trop attentifs
ou trop occupés de nous-mêmes pour nous appro-
fondir les uns les autres. Quiconque a vu des masques
dans un bal danser amicalement ensemble et se te-
nir par la main sans se connaître, pour se quitter le
moment d'après, et ne plus se voir ni se regretter,
peut se faire une idée du monde. »
0 Luc de Clapiers, je vous aime comme si je vous
avais perdu.
Mercredi 6 décembre.
Toute une journée au Vizac hier. Depuis midi,
dans les feuilles mortes, sous le plus gris des ciels,
éclairé seulement par les feuilles mortes.
Dans les petits chemins, le macadam est remplacé
par des litières de ces feuilles. Nous avons couru des
bûcherons aux coupeurs de genêts, toujours par les
grandes avenues où il fait clair maintenant, une clarté
à ciel ouvert d'abbaye en ruines.
Jeudi.
Sentir qu'on ne peut pas en entier se rendre pré-
sent à ce que l'on fait ! Je voudrais travailler avec
tout moi-même, être sûre de donner le maximum ;
90 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
même si c'était médiocre, si cela ne pouvait être
qu'un maximum provisoire, je l'avouerais à tout
le monde, ce serait un tel résultat de pouvoir dire :
Au moins c'est tout ce que je peux, je me suis emparée
de toutes mes ressources actuelles.
Ce qu'il y a de comateux en nous !
Pauvre misérable cerveau qui nous sert d'âme.
J'ai besoin d'effort et d'application intellectuels,
comme d'autres ont besoin d'air et d'exercice.
Ecrire est pour moi une véritable lecture de moi-
même, dans laquelle je rencontre souvent bien plus
d'inattendu que dans un bouquin même original.
Mais ce que je lis n'existait pas avant, je l'y mets
en le découvrant.
Donc il faut écrire pour exister, pour devenir soi.
Quand j'étais janséniste et que je relisais mes
cahiers de copie, j'éprouvais de la gêne à reconnaître
que sans les belles pensées, toutes littérairement
exprimées, que je collectionnais là, je n'aurais pas
envie de renoncer au monde et d'entrer au couvent.
« J'ai aimé la beauté de votre maison et le lieu où
habite votre gloire. » Qui dira combien cette admi-
rable phrase, qui de suite hous^'serre le cœur, a fait
de vocations ?
ANNÉE 1899 91
Lundi 18.
On s'en prend trop facilement de ses disgrâces
à la nature. Il n'y a pas une gaucherie du dehors qui
ne soit une gaucherie du dedans. Il ne faut rien at-
tendre que de soi et, sous cette condition, rien n'a
le droit de nous manquer, fût-ce l'argent, fût-ce la
santé, fût-ce la beauté.
Il n'y a pas à se consoler de ses disgrâces par son
intelligence. U intelligence doit être une beauté phtj'
siqae, elle est médiocre si elle ne va pas jusque-là.
Son rôle est de tout éclipser.
Mardi 22 décembre.
Hier, dîner à la maison. R... m'a dit au milieu du
dîner : « Il y a des jours où je pleure de rage pour
toi ». La rage n'a pas besoin de pleurs.
24 décembre.
Il y a des moments, quand je suis immobilisée
dans mon lit, dans une réunion, où je prie, n ayant
rien de mieux à faire. Mais cela m'est détestable ;
10
92 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
d'abord je n'espère rien, et puis demander c'est exas-
pérer le désir. Je suis prise de suite d'un tel élan.
Demander la foi que je ne sépare jamais de la voca-
tion, ou la guérison et le bonheur, c'est les imaginer
si fortement qu'une excitation de regrets s'ensuit tou-
jours. Il faut être stoïcien jusque dans le christia-
nisme et ne jamais mettre tout son cœur dans les
biens qui ne dépendent pas de nous, fût-ce la misé-
ricorde divine.
Mardi 26.
Hier pendant que je suis là, R... écrit quelque chose
et le met dans ma poche avec injonction de ne le
lire qu'à la maison ; je trouve, entre autres : je vou-
drais être toi, rien que pour avoir mon admiration.
ANNÉE 1900
1er janvier 1900.
Passé toute la journée d'hier avec Leconte de Lisle.
Un roman me fatigue bien plus vite que les choses
« de lecture difficile «. Les choses vraiment belles
n'ont pas ce tissu lâche, ces trous, à travers lesquels
on regarde son ennui ; car ce qui fatigue dans une lec-
ture n'est pas l'attention, mais le désœuvrement.
8 janvier.
Le progrès de mes yeux me reconstitue la vie.
Comme notre mémoire intellectuelle dépend de la
qualité de notre attention et de nos moyens d'assi-
milation, notre mémoire générale, c'est-à-dire l'im-
pression laissée par la vie, la conscience de notre être
déjà vécu, est en relation mathématique avec le jeu
94 JOURNAL DE MARIE LENERU
et la puissance de nos organes physiques. J'étais
isolée dans la minute présente ne me reliant pas le
soir à ce que J'étais le matin et la nuit mettait une
mort entre un jour et l'autre. Peu à peu ma sensation
du présent s'élargit, se combine mieux avec la veille
et le lendemain. Je suis environnée de temps et ma
mémoire est meilleure. Et dans l'espace comme dans
le temps le point où je vis me paraît moins désa-
grégé. Je devine mieux la rue sous ma fenêtre, la
ville autour de moi.
Comment pourrais-je douter de la manière dont
la vie est faite? Avec mes organes,] 'ai perdu mon âme,
je la retrouve avec eux.
16 janvier.
L'étude de Mary Darmesteter sur les sœurs Bronté.
« Le seul au monde où je vis, c'est le monde que je
porte en moi '> et commentant Charlotte « L'Eternel
fait tomber sur nous un sommeil profond, où il nous
ravit notre cœur de chair pour mettre à sa place une
étoile — c'est-à-dire un monde nouveau, charmant
et inconnu. »
Elle est délicieusement intelligente cette femme-là.
On trouve Jane Eyre supérieur à Shirley. Je pré-
fère Shirley que je trouve mieux bâti et d'un charme
qu on ne s'explique presque pas. Mais voilà, Jane
ANNÉE 1900 95
Eyre soulève des questions, et c'est très dosé de
romanesque, voire même de mélodrame, pour un
goût français. Trop d'amour en littérature.
La vie est plus riche que cela, et c'est pourquoi je
préfère les poètes aux romanciers.
17 janvier.
Ma vie ne m'occupe pas assez, de sorte que ma
pensée ne marche pas toute seule, il faut que je la
dirige comme une méditation.
Le soir, en attendant le sommeil ou pendant ma
longue toilette, cela sonne trop creux. Je m'en tire
en faisant un programme point par point, échelon par
échelon, mais à force de revoir ce programme j'en
ai assez. Mon plus grand sommet, comme dirait
Zarathoustra, ne m'attire plus, il me semble que j en
reviens. De sorte que j'en suis à ne pas pouvoir me
réfugier dans l'avenir, de peur de me le gâter. Ce qui
est déjà fait d'ailleurs et vivrais-je n'importe quoi,
j'aurais de la peine à ne pas éprouver la sensation
d'un fastidieux recommencement.
Enfin, il y a la ressource de se rappeler en mu-
sique et en poésie tout ce qu'on sait par cœur — en
poésie, c'est extrêmement réduit. Un opéra, une
symphonie d'un bout à l'autre, en se désespérant aux
mesures qui ne reviennent pas.
96 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
Quand il arrive que j'ai pensé sans le faire exprès,
vraiment absorbée par quelque chose, un souvenir de
lecture généralement, je m'en réveille avec une sur-
prise heureuse comme la nuit en chemin de fer :
tiens, j'ai dormi 1
O vous qui vous vantez de le connaître, sachez que
cela s'appelle l'ennui.
20 janvier.
Je disais à maman que je ne désire pas la gloire
pour être très connue, mais pour que certaines gens,
que je sais bien, pensent de moi ce que je pense d eux.
26 janvier.
Je lis ce que Montalembert a écrit sur Lacordaire !
Je suis retournée à Notre-Dame pour me mettre à
genoux en face de cette chaire : « Je me trompe Mes-
sieurs, il y a un homme dont l'amour garde la tombe ;
il y a un homme dont le sépulcre n'est pas seulement
glorieux comme l'a dit un prophète, mais dont le sé-
pulcre est aimé... Il y a un homme poursuivi dans son
supplice et sa tombe par une inextinguible haine et
qui, demandant des apôtres et des martyrs à toute
postérité qui se lève, trouve des apôtres et des mar-
ANNÉE 1900 97
tyrs au sein de toutes les générations. Il y a un homme
enfin, et le seul, qui a fondé son amour sur la terre, et
cet homme c'est vous, O Jésus ! Vous qui avez bien
voulu me baptiser, me oindre, me sacrer dans votre
amour, et dont le nom seul, en ce moment, ouvre mes
entrailles, et en arrache cet accent qui me trouble
moi-même et que je ne me connaissais pas ! »
Rien n'est au-dessus de l'éloquence, pas même la
beauté, car la beauté n'est supérieure et désirable
que pour son éloquence, son ascendant moral. Agir
sur les hommes, c'est toute la grandeur, toute la
beauté humaine, c'est même, uniquement et par
définition, toute la vie.
Jouir du présent comme s'il était définitif, et tra-
vailler à y échapper, à le surpasser comme s'il était
intolérable.
30 janvier.
D'Annunzio dit que la main révèle le corps, en
tous cas, elle révèle l'âme. J'ai absolument la supers-
tition de la main, pas de ses rides comme les chiro-
manciens, mais de sa figure. Je n'ai jamais rencontré
un être sympathique avec des mains affreuses. La
main, qui n'est que gestes, doit être plus plastique
que le visage, on en est plus responsable. Je ne
98 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
parle pas de sa beauté qui est un accident de la
nature animale, mais de sa physionomie, on peut
avoir la main aussi grande, aussi biscornue qu on
voudra, mais épaisse, rouge, gourde, jamais. Il faut
que la main ait une âme. J'affirme qu'il n'y a pas
une exception à la portée révélatrice de la main.
Par exemple, j'ai horreur de la « belle main» grasse
et molle, avec des rondeurs, les doigts boudinés —
on dit fuselés — c'est trop de chair cela. Inutile
d'ajouter que j'ai des mains arabes, l'attache extra-
ordinairement fine et la main filant toute droite
avec le minimum de chair.
Mardi 6 février.
En lisant des bouquins de science et de philoso-
phie, j'éprouve une jouissance littéraire, la préci-
sion technique du langage m'enchante ; j'adore les
mots. Je suis persuadée, comme Richepin, que nos
âmes en sont faites. Un mot de plus, une nouvelle
combinaison de préfixe, je sens physiquement un
bien-être au cerveau, il me semble que la forme
vient d'être donnée à une petite cellule mal léchée :
inconditionné, idéation, introspection, quantitatif...
Eh bien ! tout cela me fait plaisir et surtout, ah !
surtout, agrégat cohérent. Un organisme est un agré-
ANNÉE 1900 99
gat cohérent, je suis un agrégat cohérent, le pape
est un agrégat cohérent.
Je suis dans un abîme de solitude, je ne veux voir
personne, même ceux qui seraient agréables. Sans
la voix tout fatigue et tout ennuie. Et puis si, à la
rigueur, il m'arrive de rencontrer vraiment de l'in-
telligence, la culture et les préoccupations sont trop
différentes. Il me faudrait un milieu de Capitale. Si
j'avais seulement un ou deux millions, je pourrais
recevoir à Paris ou à Rome, choisir mes amis, m'en-
tourer comme je voudrais. Et l'on veut que je ne
désire pas l'argent par-dessus tout ! Oui, avant tout,
avant même la santé. Je ne suis pas née intéressée,
mais j'ai réfléchi. Je me serai trop effroyablement
ennuyée faute de millions pour ne pas savoir l'im-
mense part de vie qu'ils représentent.
L'argent, c'est la conquête de la terre par les voya-
ges, de l'art par les musées et des hommes par les
réceptions et la charité. L'argent est le courant élec-
trique entre la vie et nous: sans argent, il n'y a pas
de contact.
A défaut de cela, il y a le talent, c'est une question
de vie sine qua non, mais un talent dépassant tou-
tes les mesures, c'est le mot de Marie Bashkirtseff :
« Ce n'est pas un talent honorable qui me récom-
penserait de tous les ennuis, il faudrait un éclat, un
triomphe qui s'appellerait Revanche ».
100 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
Et moi, j'ai tellement plus à venger !
Il suffit à mes destinées
Des deux leçons si rudement données.
J'ai compris comme tu voulus,
D'autres enseignements y seraient superflus.
A tes îles d'or, noir de cyprès couronnées,
Puissent mes séjours être révolus.
Douleur je ne veux pas être un de tes élus...
Mercredi 14 février.
A dîner R... me dit : « J'ai passé toute la journée à
me demander si je voudrais être toi. » Mais je ne sais
pas moi, je ne peux pas être moi !
Il n'y a pas de souffrance plus inhumaine que la
surdité. Un aveugle ne peut vivre que par les autres,
la matière disparaît, le contact s'établit d'âme à âme,
il y a rapprochement. Mais dès que la parole dispa-
raît, les êtres deviennent des choses. Lointains, déta-
chés, d'un abord fatigant, ils ne peuvent rien pour
notre bonheur.
Samedi 3 mars.
Je n'ai plus l'impression de rnon âge. Je me suis
tellement transportée au bout de la vie, je me sens
contemporaine des femmes qui finissent, les jeunes
ANNÉE 1900 ICI
ne m'intéressent pas. Je n'aime que ceux qui regret-
tent, mais pour de bon. Les petits malheurs, les pe-
tites déceptions, les chagrins d'amour, par exemple,
me rendent cruelle. J'aime les vrais déçus, les volés,
ceux qui ont une grimace bien laide et convaincue
à faire à l'existence.
Avoir lu tous les livres, respiré toutes les fleurs,
caressé tous les animaux, vécu sous tous les climats,
fréquenté toutes les races, goûté à toutes les joies
et toutes les mélancolies, connu toutes les admira-
tions et toutes les lucidités, n'avoir plus en mourant
qu'à jeter une écorce sucée et tordue de main de
maître. Ainsi soit-il !
13 mars.
Ces cahiers : la collection de mes migraines men-
tales. Non pas que je les renie, je ne suis que ce qu'ils
disent, mais je n'ai la patience de revenir sur ma vie
présente que dans mes mauvais moments. Autrement
je travaille et je fonce en avant.
Aurai-je la patience de les relire ? Allons donc,
jamais !... si l'on ne se demandait en même temps
quel effet cela produirait sur d'autres. Je ne ferai
rien pour que ceci soit publié, mais je veux que ce
soit publiable. J'avoue cyniquement que j'ai besoin
des autres parce qu'au fond il n'y a qu'eux, et qu'il
102 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
n'y a qu'une consolation, non pas leur plainte, mais
leur amour, leur admiration, leur émotion, leur ja-
lousie, ce qu'on peut leur arracher de plus fort.
« Les hommes qui sont l'unique fin de mes actions
et l'objet de toute ma vie, mes plaisirs, mes chagrins,
mes passions, mes affaires, tout roule sur eux. Si
j'existais seul sur la terre, sa possession entière se-
rait peu pour moi : je n'aurais plus ni soins, ni plai-
sirs, ni désirs ; la fortune et la gloire ne seraient pour
moi que des noms ; car il ne faut pas s'y méprendre,
nous ne jouissons que des hommes, le reste n est rien, »
(Vauvenargues. Discours préliminaire à l'étude de
l'esprit humain).
C'est un préjugé de croire qu'on ne peut partager
les préjugés que par préjugé.
Vendredi 23 mars.
Sapristi ! Lu d'un trait la sonate à Kreutzer.
J'aime mieux les livres immoraux, c'est moins cho-
quant. Quant à la thèse, elle démontre encore une
fois qu'en dehors de la valeur intellectuelle, il n y
a point de salut. La morale de trappiste de la sonate
est indispensable à ceux qui ne pensent que par leur
conscience.
Faites-en des intellectuels et les lamentables Posnis-
ANNÉE 1900 103
cheff se tirent d'affaire. On ne peut pas ne s'aimer
que par amour et l'esprit seul fait qu'on ne s'ennuie
jamais ensemble. Au fond les médiocres ne doivent
même pas s'aimer, ils ne peuvent pas s'embellir
1 existence. De quel droit exerceraient-ils une sé-
duction même sur leurs semblables ? Il laut savoir
vivre seul comme les étoiles, êtr., comme elles des
m(>ndes indépendants, sûrs de leurs orbites, pour
posséder l'attraction qui perturbe, entraîne et re-
tient. Mais Tolstoï est le moins intellectuel des
romanciers, il n'a pour cerveau qu'une conscience.
On peut être sûr qu'il n'a aimé qu'à la Posnicheff.
Samedi 31 mars.
L'énervement que j'éprouve, la préoccupation,
la tristesse en m'oublianl dans une étude lente
— traduction littéraire de Nietzsche, Tacite, Shakes-
peare, annotation de Spencer — tout cela c'est une
preuve qu'il faut secouer le vieux ]oug. Ma vie de
béiiidictine est finie, je l'aimais comme chemin, et
si j'avais le but, je l'aimerais comme promenade,
mais je n en veux pas pour orbite !
Je ne veux plus vivre que pour écrire et pour me
réparer. Avoir du talent et lire sur les lèvres. I si
no no.
104 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
I" avril.
Dieu ! que j'aime le prince de Ligne. C'est de
l'Athos et du XVIII*^ siècle en plus. C'est même Athos
et Bragelonne ces princes de Ligne, père ''t fils. Mais
avouez-le donc qu'il n'y a que les gens d'esprit qui .
sachent s'aimer ! Eux seuls peuvent ressentir tout i
le charme d'un être. Voyez ces trois intellectuels,
la Trinita Stessa, disait un cardinal : François 1 ",
Louise de Savoie, Marguerite d'Angoulême. Nous au-
rons beau faire les naïfs, on n'aime que l'intelli-
gence. Elle est la splendeur morale et physique,
car elle n'est pas elle-même si elle ne communique
au moins la beauté du mouvement, du regard et de
la voix, la beauté éloquente par définition.
Le socialisme, comme paradis. Beaucoup plus par-
fait, mais on regrette la terre.
2 avril.
J'ai lu un article de Mirbeau : « Propos galants
sur les femmes ». Ce sont des plaisanteries assez gros-
sières, assez masculines contre le féminisme.
Comment n'imaginent-ils pas, quau point de vue
maternel même, une femme doit avoir dans l'exis-
tence une vie, des habitudes et des aptitudes « par
ANNÉE 1900 105
delà » ses enfants ? Des enfants distingués n'auront
pas facilement une adoration enthousiaste pour la
bonne mère à qui ils serviront de prétexte d'exis-
tence, qui vivra de leurs gilets de flanelle et de leurs
potions, de leurs problèmes et de leurs commérages,
de leurs 10 et de leurs nominations, de leurë exa-
mens et de leurs projets matrimoniaux.
Lisez, au contraire, les lettres d'Auguste de Staël
après la mort de sa mère, disant combien leur vie de
famille était tombée, plus une conversation, plus un
intérêt.
Et comment les hommes ne sentent-ils pas que
l'amour doit grandir avec la femme ? On dirait
qu'ils vengent, sur la femme intelligente, les sottes
qu'ils ont été contraints d'aimer.
Mais la remarque que je tenais à faire est celle-ci :
la plupart de ces littérateurs, qui raisonnent sur le
féminisme, ne sont pas des hommes du monde oi!i
l'homme et la femme se voient de plain-pied.
Les premières littératrices furent de grandes dames
et cela ne gêna nullement leurs camarades de salon
qui les encourageaient.
Quand Catherine II voulut commander sa flotte,
elle s'informa si on ne la trouverait pas ridicule.
Ces messieurs répondirent que cela dépendrait de
la manière dont elle s'en tirerait.
Je sens dans l'opposition masculine au féminisme
106 JOURNAL DE MARIE LENF.RU
quelque chose de peuple, une habitude de voir la
servante, la ménagère dans la femme. Un gentleman
qui a toujours vu sa mère faire brillante figure au
milieu d'hommes distingués, le fils d'une pairesse
in her own right, un ministre comme lord Mel-
bourne qui eut « mieux aimé avoir affaire à dix rois
qu'à une reine » tant le scrupule royal lui semblait
consciencieux à l'excès chez Victoria, ces gens-là
voient moins de drôlerie dans le féminisme.
Vendredi 6 avril.
Où voit-on l'âme ? Pas même dans les yeux. Le
regard, l'expression des yeux, ne vient pas de l'œil.
Elle est très difficile cette devinette d'un journal :.
reconnaître l'œil d'une tête connue, et encore donne-
t-on les paupières et le sourcil. Il suffit d'un peu de
rouge et de blanc sur les joues, d'un peu de noir aux
sourcils, pour n'avoir plus les mêmes yeux.
12 avril, jeudi saint.
Je suis lasse de faire semblant d'avoir quelque
chose à faire ! Je me lève par préjugé, par imitation,
car je ne me réveille à rien.
ANNÉE 1900 107
Comment cela peut-il venir ainsi, sans avertis-
sement ?... C'est aussi brutal qu'une fusillade..,
La mort sans phrases, la mort vivante I... Nous n'au-
rons plus rien de ce que nous désirons, dussions-
nous vivre cent ans !
La « Mélancolie » que j'imagine désormais dépasse
toute conception... Oui, la toile retracera et me jet-
tera au visage cette grimace de moquerie ou de douleur
qu'on appelle le rire, et quiconque la verra, homme
ou femme, pour peu qu'il ait eu un chagrin dans sa
vie « comprendra son langage, comme dit le poète,
et sentira devant elle la solidarité du désespoir. »
Le bonheur ne vaut pas la peine qu'il coûte, la
peine d'attendre. Il est probable que la vie me ré-
serve des heures plus acceptables, mais si belle, si
lavée que soit la coupe dans laquelle on a pris une
drogue...
Je vis complètement seule ; c'est un mal, mais qui
rend de plus en plus difficile sur le goût de son re-
mède. Je sors seule par les rues désertes, et je vais à
mes terrasses m'enfermer à double tour entre ciel
et eau. Assise sous mon ombrelle, je regarde le
ciel, la côte et la rade et puis je marche longtemps
régulièrement, une des choses qui me font le plus de
bien, le « spaciement » des chartreux.
11
108 JOURNAL DE MARIE LENERU
Mardi 18 avril.
Et déjà nous repartons. Je ne fais pas une allusion
à ce départ. J'ai horreur de ce qui se termine, clôt
une période, nous fait assister au glissement du pré-
sent dans le passé.
Je n'ai rien fait de ce que je voulais faire... Je
ne saurai donc faire acte de décision et de persé-
vérance que dans les projets et les études qui ne me
servent à rien.. ! Je lis désespérément ce qui est dé-
testable. Non, non, pas comme Amiel, n'être bonne
qu'à écrire son journal toute sa vie !
Ne pas faire quelque chose qui puisse être jugé
supérieur par des êtres supérieurs, c'est ce que je
ne me pardonnerais pas.
19 avril.
Je vais mieux, mes yeux sont mieux. Si loin en-
core d'être de bons yeux, ils me rendent tant de cho-
ses ! Cela n'eût rien été de n'être que sourde.
Jeudi 26.
Mariage de Margot de M... hier. M^^^ Chevert,
la grande couturière, était venue m'habiller, me pou-
drer — la première fois de ma vie — etc. On arrête
ANNÉE 1900 109
M"*** B... dans la rue: Vous qui aimez tant M^^^Lenéru,
vous devez être contente... une amie nous tombe,
je n'ai pu résister au plaisir de venir vous le dire.
Ils sont tous arrivés comme des fous : Oh ! Marie,
Marie...
La vérité est que j'aime assez ces points de repère,
ces occasions de me mesurer. Je ne m'abîme donc
pas trop ?
27 avril.
Et pourtant — j'ai peur que Dieu ne m'entende —
j'ose presque dire que je ne regrette rien. Sans ca-
taclysme, ou je serais carmélite ou, amusée de succès
provinciaux, avec mon accommodante gaieté, je n'en
aurais pas demandé plus, j'aurais « oublié que le Gange
existe >', je n'aurais pas cette fièvre en relisant les Dé-
racinés de Barrés, cette émotion en reprenant pour
la vingtième fois Marc Aurèle, cet apaisement quo-
tidien en faisant mon bréviaire de Leconte de Lisle,
je n'aurais pas ma préservative horreur de la femme.
Cet être dont la mentalité et le reste n'excèdent pas le
journal de mode, avec, je le veux bien, ses dépen-
dances, sa causerie du Docteur, ses travaux d'ai-
guille et son carnet mondain, ses « cœurs brisés » ou sa
« mer bleue », car voilà toute la femme, et pas même
comme elle est, mais comme elle se rêve ! !
110 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
mai.
Les lettres de Renan à sa sœur, si elles n'étalent
pas de lui, ce serait bien ennuyeux. Il a beau dire,
ce n'est pas saint Sulpice qui lui a appris à écrire.
Il est impossible de tomber sur des lettres plus
séminaristes ! Quand il parle à Henriette de pro-
jets d'avenir et de réunions : Tu en étais toujours
partie intégrante !.. Quand on sort du XVIII® siècle
et du prince de Ligne ! Et comme ces malheureux
devaient s'ennuyer mutuellement, Henriette n'a pas
un récit de Pologne. Ils se répètent à satiété.
Il est intéressant de rapprocher les impressions
de séminaire de celles de Lacordaire : « Vous ne savez
pas un de mes enchantements, c'est de recommencer
une jeunesse. Je me plais à me faire aimer, à conser-
ver, dans un séminaire, quelque chose de l'aménité
du monde. » Ceci est de Lacordaire, bien entendu.
Il faut charmer pour être charmé.
mai.
Aujourd'hui j'ai vu la surface de l'eau, l'horizon-
talité de la rade. Le château reprend son air de pierre,
c est comme si le tact était rendu à mes yeux.
Je croyais si bien me souvenir ! En dix ans j'ai
tout oublié... Comme je sens que j'ai été morte, je
ANNÉE 1900 111
n'ai pas la sensation en retrouvant la vie de sortir
de moi, mais d'y rentrer.
« Quand je me résignais
déjà, la croyant morte,
c'est mon âme d'enfant
qui ressuscite en moi. »
Brutul, 4 mai 1900.
Je n'étais pas une nerveuse mais je prends des nerfs
esthétiques plus crispés que les autres. Un mouve-
ment humain autour de moi, s'il n'est pas la justesse
et la décision même, me martyrise.
Etre en voiture, en chemin de fer avec une personne
qui ne garde pas l'immobilité, c'est à se jeter par
la portière 1
Les femmes surtout ne savent ni se mouvoir, ni
se tenir en équilibre. Cela dénote des âmes grouil-
lantes. La belle immobilité est faite d'une décision
égale au mouvement actif et précis.
5
mai.
J'ai lu, comme en sursaut, les deux articles de Barres
sur l'Impératrice d'Autriche. Je suis frappée de
l'éloquence des citations. Plus je les fréquente, plus
112 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
je me persuade que les ascétiques ne se développent
que par l'intelligence qu'ils tiennent pourtant à
mépriser. Là oij il y a de fortes vies intérieures,
vous trouverez toujours des mots, qui sentent non seu-
lement l'intellectualité, mais le choix, le sens lit-
téraire.
Dimanche 6.
Si je possédais un orgueil imperturbable, ce serait
la santé parfaite. Mais j'ai la manie de la relativité,
je suis très capable de me mesurer et de me situer
comme un numéro sur une planche de musée et
n'être pas la première m'ôte le moindre désir d'être
la seconde. Mauvaise habitude de la perfection ascé-
tique, besoin de créer son immortalité aussi élevée
que possible.
J'ai beau penser comme Rabelais, « autant vaut
l'homme comme il s'estime », la nette brutalité de
Baudelaire m'a plu : « Un homme est l'égal d'un autre
qui le prouve. » Et j'ai médité Amiel •" « On croit se
connaître, mais tant qu'on ne sait pas sa valeur compa-
rative et son taux social, on ne se connaît pas assez :
tant qu on méprise l'opinion, on manque d'une
mesure pour soi-même, on ne sait pas sa puissance
relative. »
ANNÉE 1900 113
1 1 mai.
J'aime peu « Chérie » de Concourt. Tous ces hom-
mes voient un tas de nervosités, d'indécence dans la
femme. Je n'y reconnais pas une de mes amies.
D'autre part je me mets à déconsidérer les Concourt
que j'ai tant adorés. Ce sont des femmes et quel
amour du chiffon ! On est étonné de ce qui leur
a suffi dans le cours de leur existence.
Voyages, philosophie, musique, ces trois pre-
mières cultures de l'homme leur sont étrangères.
Peut-être que trop vivre par l'œil, dans un parti
pris d'objectivité, vous relie trop au premier venu.
Mes affinités actuelles vont à d'Annunzio. « Vous
le savez, mon amie, je ne sais bien parler que de moi-
même ». A Barrés. « Le plus objectif des hommes,
il ne se désintéressait de soi-même qu'en faveur de
rares personnages avec qui il se croyait d'obscurs
rapports. »
15
mai.
Il vente en tempête. Les arbres ont l'air de se con-
fier des histoires drôles et de ne pouvoir garder leur
sérieux.
114 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
16
mai.
Oh !... Est-ce que cela va durer longtemps comme
ça ? Depuis mon retour du Trez Hir en octobre,
quand j'arrivais bien décidée à me voir grandir tous
les jours, plus de sept mois, et rien de prêt, rien d'à
peu près bâclé !
17 mai.
Comment écrirais-je un roman, moi qui n'en ai
jamais rêvé pour moi ? L'héroïne d'une idylle me
sera toujours étrangère. Je n'arrive pas à travailler,
j'éprouve un scrupule à sortir de moi-même, je de-
vine qu'il s'y passe des choses plus intéressantes,
plus graves, plus absorbantes.
19
mai.
Y voir I Je mesure mes progrès à ma respiration,
pour voir de combien elle est plus large... Et puis
je me demande s'il y en a bien pour un an d'exis-
tence, car c'est avec toute ma vie que je paie mes
yeux.
ANNÉE 1900 115
Jeudi 24 mai.
En allant à la messe pour l'Ascension dans les pe-
tits chemins, le long des parcs, jaquette • marine lui-
sante comme une peau de phoque, cravate Robes-
pierre éblouissante, je me sentais légère, relevant ma
robe qui s'enlevait comme rien dans le glissement
facile des dessous de taffetas, découvrant mes hau-
tes bottes serrées et longues.
Me rendant compte de l'état des chemins, d'élé-
ment ambigu, je me retourne et sers, à ces dames,
l'expression franc-comtoise qu'on vient de m'ap-
prendre et qui fait mon bonheur : Ah ! nous allons
tripper dans le gouillat ! Ces dames rient et moi
aussi. Alors remous furieux: Oh! seigneur, pouvoir
être gaie ! que ce soit fini de l'éternelle pression sur
les tempes. Oh ! l'allégresse physique d'une vraie
minute gaie !
Et je l'imaginais dans sa normalité saine. Je mar-
cherais dans ce chemin à côté d'un homme élégant
et spirituel comme moi. Il aimerait, comme moi,
les vanités et les vérités de la vie... Soudain l'hor-
rible détour, je sers la merveille d'expression qu'il
Ignore. Double rire, nos grandes tailles se secouent
par le chemin comme un balancé de quadrille. Il
dit : comme vous riez clair et juste, vous avez le
116 JOURNAL DE MARIE LENÉrU
rire persuasif — et je réponds : c'est qu'il n'y a rien
de meilleur, de plus intelligent, de plus merveilleux
que le rire !
Lundi 28 mai.
On parlait des sensations tout à fait instinctives,
animales, éprouvées devant les œuvres d'art — je
n'ai pleuré qu'une fois au théâtre, au lever du ri-
deau du Médecin malgré lui ! C'était ma première
rencontre — sur la scène — avec Molière. Ce sont
tous ces costumes Louis XIV, l'idée je pense, que
tout cela était fini, vécu depuis longtemps et devait
sa réapparition, sa seule immortalité concrète au
savoir-faire d'un comédien. J'ai eu, à ma réelle sur-
prise, le malaise des larmes, j'ai immédiatement
senti la dignité de Molière, il a commencé par
m'imposer.
C'était en 93, je crois.
29.
Mon anémie morale dépasse toutes les bornes.
Chez moi je la combattrais par le thé, mais le grand
secours est plus sain : on regarde sa montre et l'on
part au pas accéléré dans une longue allée toute droite.
Le premier quart d'heure, la tentation de stopper
ANNÉE 1900 117
vous prend à chaque dernier arbre. Au bout d une
demi-heure, l'état d'âme commence à évoluer. On
respire de toutes ses narines, la fatigue disparaît,
on s'allège extraordinairement et l'on espère avec
violence. Le ferme propos croît de minute en mi-
nute, la volonté s'étire et montre toutes ses dents.
Les déterminations se succèdent, précises, intelli-
gentes et l'heure sonnée on rentre souple, reposée,
avec des yeux qui dévorent tout et une bienveillance
charmante pour ceux dont on n'a pas besoin.
Quand on ne peut pas se distraire par le bonheur
il faut se mouvoir. Le mouvement est ce qui ressem-
ble le plus à la joie.
30
mai.
J'ai fait venir tous les Barrés. Il aime tous ceux que
j'aime, l'Impératrice d'Autriche et Marie Bashkirt-
seff, mais ses livres sont trop jeunes ; ils n'ont pas la
« sincérité de la mort». Barrés vaudrait de connaître
les vrais contretemps, il ne s'est pas encore ennuyé,
son mépris l'amuse trop.
Je sais que mon abus intensif de la solitude n est
pas la condition la meilleure pour bien mépriser les
autres, mais j'ai besoin des Barbares.
C'est toujours la même histoire : « Dans le monde
tous les retours sont pour le couvent. Au couvent
118 JOURNAL DE MARIE LENERU
tous les retours sont pour le monde». J'ai besoin des
autres, je ne voudrais rien retrancher de ce qui peut
diversifier l'existence, je ne sais ce que j'aime le mieux
des vanités ou des vérités, mais il faut aimer les
êtres au moins comme on aime les choses. On ne peut
nier qu'ils ajoutent à notre sensation de la vie et l'or-
gueil de Platon est moins dupe que l'orgueil de
Diogène.
Enfin je tiens aux autres parce que fai peur, peur
du néant qui n'est pas plus au delà de la mort, que
l'éternité n'est au delà du temps.
Lundi 1*^"^ juin.
Si l'on pouvait vaincre ce que chaque mouvement,
même déterminé, contient de nonchalance, si 1 on
pouvait délester chaque minute, même fiévreuse,
de ses millièmes d'oisiveté... ce serait 1 éternité en
profondeur.
Je suis poursuivie par cette idée de perfectionner
Vinstant, de débarrasser chaque particule d'exis-
tence de cette loi de pesanteur, qui fait que la pa-
resse « usurpe sur toutes nos actions » nos pensées,
nos vibrations, nos ondulations de toutes sortes et
que, d'un bout à l'autre, nous dormons la vie !
L'incurie humaine... ce qui m'aura le plus étonnée
ANNÉE 1900 119
sur la terre. Personne ne semble ému de laisser dans
la mort tant de possibles qui nous effleurent,
nous éventent de leur fuite, qui pourraient être nous,
le plus beau de nous-mêmes et qui ne seront jamais.
Il n'y a dans la vie que ce qu'on met dans l'instant.
Nous sommes trop lents, il faudrait apprendre à
vivre à poids égal dans un mouvement de plus en
plus rapide, pour voir jusqu'où cela irait... « Je la
veulx étendre en poids, je veux arrester la promp-
titude de sa fuyte par la promptitude de ma saisie
et par la vigueur de l'usage compenser la hastifveté
de son écoulement... à mesure que la possession de
vivre est plus courte, il me la faut rendre plus pro-
fonde et plus pleine. »
Est-ce tout ce que je souhaite à la veille de mes
25 ans ? Non, et les choses intérieures ne suffisent pas
plus que les autres. Elles ne sont pas plus sérieuses.
On peut en avoir un peu plus d'orgueil, c'est leur
aigre supériorité.
Résolutions :
Je lirai moins. Je méditerai tous les jours ici sur
moi-même, ce sera l'examen de conscience.
J écrirai tous les jours dès que je serai au Trez-Hir
3 heures de matinée, par hygiène, pour me fouiller
complètement.
Avoir toujours, pour y mordre au besoin, un phi-
losophe ou un savant quelconque, toujours des
120 JOURNAL DE MARIE LENERU
mémoires et tous les poètes. Quelque chose d anglais,
d'allemand, de latin et d'italien.
Pratiquer beaucoup les délais fixes.
Ajourner mes achèvements, sans sursis.
Même jour.
Trois quarts d'heure de « spaciement » dans le jar-
din où il fait froid comme l'hiver. Sous les nuages
épais, sans réverbération aucune, tout est net, incisé
dans la lumière égale. De loin la grande allée, doublée
de sombre, est comme la lisière d'une forêt.
Je fais la veillée d'armes de mes 25 ans et ne veux
pas lire. Depuis hier j'ai un élan à mettre en deux
jours ce que je n'ai pas mis dans mon année perdue.
Grande Sainte Catherine me voilà des vôtres..." A
chercher ta part de femme tu n'aurais eu que des dé-
ceptions.» Est-ce que je le pressentais quand à dix
ans j'organisais déjà mon célibat ? La vérité est que
je n'y ai jamais réfléchi, mes préoccupations ont
toujours été si différentes.
Aujourd'hui seulement je me demande si je dois
le regretter. Amiel, assez dangereux comme tous les
ratés, a dit : « Le meilleur chemin de la vie, c'est encore
la voie régulière qui traverse à l'heure utile toutes les
mitiations... Les chemins de traverse tentent, par
ANNÉE 1900 121
quelque motif apparent, mais il est rare qu'on n ait
pas à regretter de les avoir pris. »
... Si je désire élargir mon existence par la no-
toriété, ce n'est certes pas pour la récompense de « la
gloire », mais par la curiosité de me trouver peut-
être, alors qu'il en est temps, en présence de tenta-
tions supérieures...
3 juin.
Matériellement, visiblement, il y a en moi une force
centrifuge. Ma chaise est toujours à l'écart pour ne
pas tenir sous le nez des autres l'indifférence de ma
lecture. En bas ils sont une « party » et me voilà ici.
Je me mets à aimer quelque chose dans cette fuite.
Certes, elle ne peut pas être le terme ! mais j'aime y
voir une belle préparation, il me semble être pré-
cieusement gardée. Pourquoi ?
5 juin.
L'intelligence et la conscience de soi, seront tou-
jours préférées et mieux respectées que la plus di-
vine bonté.
On ne peut imiter, même sans le savoir, que pour
surpasser.
122 JOURNAL DE MARIE LENERU
Jeudi 9 août.
Oh ! la pauvreté, raveulissement, la honte de !a
quotidienne vie orale.
Ce que les hommes se disent !
10 août.
Je ne crois pas à l'orgueil, c'est un péché inventé
par humilité. Le jour où l'on voudra bien ne plus
prendre, pour de l'orgueil, l'irresponsable suffisance
des sots, on s'étonnera du peu qu'il en restera.
L'orgueil et l'humilité sont des jugements de
l'homme sur soi-même. Ils peuvent être faux et igno-
rants suivant la structure du cerveau qui les produit,
ils ne peuvent être coupables ou vertueux.
A égale valeur mentale, il est impossible a un
homme d'être plus humble qu'un autre. La diffé-
rence d'attitude tiendra à mille autres choses qu'au
« sentiment qu'il a de lui-même » et sera toute
superficielle.
Maintenant, en admettant qu'il existe un orgueil
du charbonnier, il ferait preuve alors d'une telle
modération qu'il faudrait le respecter comme sa foi
et qu'il représenterait le comble de l'humilité :
ANNÉE 1900 123
Moralité ; les gens orgueilleux ont de bien petites
prétentions et les prétentions n'ont sûrement pas
d'orgueil.
Donc l'humilité est sauve.
J'aime les livres qui d'un bout à l'autre semblent
parler à mi-voix. Sinon, c'est le tambour public.
J'ai en moi une illusion, sinon de liberté, au moins
d'indifférence, qui est ma plus grande résistance au
déterminisme.
Dimanche 12 août.
Nous ne nous faisons à rien, l'habitude ne nous
facilite rien, le temps ne répare pas. Les répercussions
de tout mal sont infinies, nos pertes absolues ; seu-
lement nous sommes distraits, inintelligents, étour-
dis comme des singes, trop grossiers pour souffrir
autant que nous le devrions. Nous nous consolons
par erreur.
On a beau être si fortement trempé de gaieté
qu'on se croit imperméable, la tristesse gagne len-
tement. Je vais mieux et le retour à la lumière ne m'ap-
porte pas de joie. Je suis plus triste que l'année der-
nière, qu'il y a cinq ans, qu'il y a dix ans quand en
pleine surprise de catastrophe.
Par moments je me secoue : Enfin que me faut-il ?
Je suis de bonne volonté, je ne demande qu'à ne plus
12
124 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
faire de tragédie, et pour rien au monde je ne vou-
drais de la vie de ces gens qui sont heureux. Pour-
quoi ne suis-je pas gaie? C'est qu'il n'y a pas ceci
ou cela, il n'y a pas le bonheur, il n'y a pas l'amour,
il y a /a vie. Et la vie c'était moi. Ne jamais être at-
teinte de si près. 0 gaieté bienheureuse, vous n'êtes
que bruit, lumière et mouvement! Je ne peux pas
écrire littéralement de la fiction, parce que je ne peux
pas me quitter.
Des levers de lune si froids! Un violet impé-
rial d'Extrême-Orient et le zénith verdi comme un
vieil ivoire, le glaçon lunaire dérivait là-dessus,
informe, bossue.
Grande marée, plage remplie comme une coupe. La
grande plaine vide pousse en avant sa tranquillité,
la baie est plus en ordre. La mer atteint le pour-
tour, le bourrelet de sable, la plage et l'eau sont her-
métiquement jointes, et les grandes profondeurs
sont tout contre, comme à bord, la dune un pont de
vaisseau. Pas de lames, le vent pèse là-dessus. De
lents festons glissent de côté, passent devant vous,
l'un après l'autre, comme un courant de rivière.
Mercredi 15 août.
Ils subordonnent toujours l'intelligence au cœur.
0 entêtement! Mes observations sont faites : sans
ANNÉE 1900 125
raffinement de lettré, point de délicatesse. S'ils sa-
vaient comme ils me choquent souvent avec tout
leur cœur ! Oui, comme ils choquent mes senti-
ments sincères et profonds.
Ce n'est pas la religion de la responsabilité ou de
la volonté qui me rend laborieuse la conception, ou
plutôt l'imagination du déterminisme, mais un si
profond sentiment d'indifférence ! Vraiment les
morts se taisent trop en moi. Mon atavisme ne m'a
pas assez déterminée» il me laisse souvent dans
l'embarras.
D'ailleurs le déterminisme doit pouvoir amener
des libertés accidentelles. Les hérédités finissent par
tant se croiser et s'annuler... à force d'avoir été dé-
terminée dans tous les sens, notre volonté, venant de
si loin, est peut-être plus consciente et plus avertie,
plus avantageuse qu'elle ne le serait dans le libre
arbitre.
Lundi 20 août.
La tristesse m'ennuie. Je me suis réveillée ce ma-
tin ne comprenant pas encore la nécessité de vivre.
Cela agit sur les facultés locomotrices, la paralysie
me prend au milieu d'un mouvement.
Rien n'arrive, rien ne passe. Je n'ai pas la sen-
sation de changer de journée, je me retrouve tou-
126 JOURNAL DE MARIE LENERU
jours les deux pieds sur la même minute. D'ailleurs
je ne m'aime pas, je ne sais pas comment je suis
plus tourmentée de moi que d'une autre.
Maman me disait qu elle s'était fourvoyée dans
un article : J'avais beau passer, passer, plus je pas-
sais, plus c'était bête !
Aline disait que les hommes se mariaient moins
et je réponds gravement : les femmes aussi.
-Il est joli, pas brillant et odieux, l'air canaille,
dit maman et j'ajoute : oui, et canaille pas sympathi-
que.
Sur le trottoir avec M..., costume blanc, revers noir,
mon uniforme d'.Aiglon, rien dans les mains, pas d'om-
brelle. Un homme arrosait. M... sur mon passage a
relevé de sa canne la pomme de l'arrosoir. L'homme
allait protester, il lève le nez et nous regarde passer.
Les plus subtils hommages mondains vous plaisent
moins que cela.
Il est délicieux de passer en public avec un être,
homme ou femme, de votre race et de votre allure.
C'est surtout dans la marche qu'on jouit de ces af-
finités. Instinct de gratitude envers les corps qui se
meuvent à votre manière, qui furent lancés dans la
vie sous le rythme d'une même loi.
Bien en dehors de l'amour, le réseau sensuel des
sympathies physiques nous emmaille, nous isole ou
nous relie.
ANNÉE 1900 127
18 septembre.
Je revois les étoiles. Je ne demande plus si elles sont
rondes ou si elles ont des cornes. L'autre soir, pour la
première fois depuis dix ans. j'ai respiré le ciel entier.
Je tiens à l'argent. Ce qu'une jeune fille désinté-
ressée a de mieux à faire, si elle aime un jeune homme
pauvre, c'est de se refuser énergiquement à encombrer
sa vie. J'aurais été bravement au mariage de véna-
lité. Riche, une femme intelligente peut toujours mener
une vie distinguée, généreuse et influente, ce qui est
plus beau, après tout, qu'une existence vulgairement
heureuse.
En revanche, je trouvais une femme plus liée
par le mariage d'argent que par le mariage d amour :
dans le second cas affaire d'honnêteté, dans le pre-
mier d'honorabilité.
Marie que mon scepticisme impatiente : —
c'est une vraie pragmatique qui s'occupe d'un
tas de choses — a fini par me dire que pour avoir
des idées raisonnables il faudrait que je sois trois
jours une vache !
— Oh ! je me jetterais par la falaise. »
C'est ce qu'elles font toutes ici. Suicide ou acci-
dent ? Aussi je ne m'assieds pas sur la plage sans dire'
J'ai peur qu'il ne me tombe une vache sur la tête !
12.
128 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
Brest, rue Voltaire, 2 octobre.
La valeur des souvenirs, le bonheur dans le passé,
viennent de ce que nous les acceptons, comme tout
l'absolument irrévocable. Jamais nous ne consentons
au présent, nous n'y sommes presque pas. Par notre
adhésion complète, nous pourrions lui donner la
douceur nostalgique des choses profondément en-
foncées en nous, des réminiscences.
La convalescence et le charme identique en sa
passivité du voyage, du trajet, nous montrent bien,
par contraste, que nous n'acceptons pas les autres
moments de notre vie.
J aime ces vieilles chambres dans les vieilles mai-
sons des vieilles personnes. Elles sont rouges ordi-
nairement, et empire ; elles donnent sur des cours,
le plafond est très haut et il y fait noir. Elles con-
tiennent beaucoup de choses parce qu'elles sont
aussi, au-dessous, des chambres de débarras. Une
chambre élégante et moderne, je la discuterais ; ici, ce
sont des choses acceptées, des chambres mortes et
on les aime définitivement comme le passé.
Comprendrai-je jamais qu'un" homme intelligent
aime la pêche ? Joubert dit que le plaisir de la chasse
est le plaisir d'atteindre. Eh bien, le plaisir de la
pêche est le plaisir d'attendre !
ANNÉE 1900 129
5 octobre.
L'abus des images et des mots trop littéraires,
style cabot. Quel honnête homme n'y peut arriver
aujourd'hui à écrire sa page de bon Lorrain, de bon
P. Adam ? Plus simple, toujours plus simple.
Eviter le verbiage, même esthétique.
8 octobre.
Naïf de croire que, parce que vous avez échelonné
les étapes de telle manière, celle-ci est plus avancée
que celle-là, de croire les autres en retard sur vous,
de dire « vous en viendrez là », de se croire soi-même
plus avancé à une heure qu'à une autre. Nous ne
croyons plus au progrès pour l'humanité et nous y
croyons pour l'individu !
Nous changeons, voilà tout, mais nous n'y gagnons
rien, pas même l'expérience, ce pis aller des pré-
tentions.
Paris, hôtel, 18 octobre.
Ceux qui méprisent l'ambition.
« Ich verachte dein verachten. « Le but de telle
ambition peut être méprisable, mais l'ambition seule
130 JOURNAL DE MARIE LENERU
le dépasse. Peut-être que je ne désire rien de ce qu
donne l'ambition, mais je ne pourrais pas vivre sans
être ambitieuse. Je ne conçois la vie que comme une
série d'échelons à gravir. Le changement est une
nécessité humaine ; pourquoi pas le changement en
mieux ?
Grand Dieu ! qu'avons-nous à faire en ce monde
si nous ne sommes pas ambitieux, ambitieux du bon-
heur le plus difficile ? Et comme, au bout du compte,
l'opulence et les grandeurs sont des voluptés qui ne
se livrent qu'aux très forts dans le struggle for life,
étant les plus disputées, je ne vois aucune raison de
ne pas faire à ces dépouilles opimes une large part
dans nos appétits.
Oui, il manque souvent beaucoup à ceux qui
réussissent, mais il manque toujours quelque chose
à ceux qui échouent.
Nous avons trop déprécié le succès, c'est très
petites gens.
Je me traite comme je ne me suis jamais traitée.
Un furieux parti pris d'être contente. Je ne veux pas
être misérable par habitude, par inertie. C'est un
perpétuel éveil de contradiction : Si 1 Si 1 II faut être
contente !
Je veux croire en moi, en mon avenir, comme un
imbécile ! Je me défends de le juger sur le présent.
Et pour celui-ci, je ne lui demande d'être qu'un degré.
ANNÉE 1900 131
mais un degré que je ne détesterai pas par routine,
par préjugé d'antipathie.
A la centennale, les paysagistes : Corot, Dau-
bigny : la Mare. Une rivière et ses arbres dans le
brouillard de Huet, et surtout, par-dessus tout.
Millet, le Laboureur remettant sa veste ! Je n'ai jamais
reçu une telle impression de soir. Et l'étoile au bord
du nuage, elle est si vespérale ! Ce n est pas une
étoile comme les autres, une étoile à grande veillée.
On sent qu'elle aussi va s'en aller comme le laboureur,
qu'il n'y aura plus rien dans le tableau..
Mon retard sur la vie, en voyant les autres avancer
en dehors de toute réflexion, de toute conscience de
regret, l'angoisse du rattrapage impossible comme dans
un cauchemar. Part du feu, dix ans de brûlés et quelle
dizaine !
Savoir prendre son propre masque.
Par-dessus tout on veut être simple. On nous en
sait tellement de gré. Ah ! l'adroite combinaison : ne
pas être gênant, car le naturel n'a droit qu'à la bonhomie.
Eh bien ! pas du tout, voulez -vous du naturel authen-
tique ? Considérez s'il vous plaît les animaux. Quelle
répercussion véridique de leur âme à leurs yeux,
à leurs gestes, à leurs bâillements ! . . . Au fond ils
manquent de bonhomie, n'est-ce pas ?
132 JOURNAL DE MARIE LENERU
Samedi ,
On parlait du « jardin secret » que je ne connais
d'ailleurs pas, mais j*ai dit que tromper les autres
pour leur bonheur, c'était commettre une indiscré-
tion, que nous n'avons le droit de frauder personne
dans ses rapports avec sa destinée.
25 décembre.
Au Bon Marché, comptoir des jouets, il y avait
un homme très chic, une femme, une belle-mère, tout
cela riait. Cette scène de famille m'a rendue sombre.
« Nous entrons dans 1 âge des tristesses continues, »
disait Flaubert. Quel âge me croyez -vous donc, mon
Dieu ?
27.
« Il n'est pas un condamné à un nombre quelconque
d'années de travaux forcés qui admette son sort
comme quelque chose de positif, de définitif, comme
une partie de sa vie véritable. C'est instinctif, il
sent qu'il n'est pas chez lui. »
« Et je voudrais vivre encore après ma sortie du
bagne ! »
ANNÉE 1900 133
Comment ai-je attendu si tard pour lire la Maison
des Morts ? Seulement une chose me gêne : d'une
pareille aventure, Dostoïewski n'a donc sorti que
cela ? Il y en a pour un an de bagne, il n'y en a pas
pour dix !
Il en est encore à cette vanité irréfléchie de la
souffrance, à ces petites épargnes de la douleur qui
consolent tout le monde. Il devait être peu intelligent,
malgré tout son talent, impression que me donne
aussi Tolstoï.
FIN DU TOME PREMIER
Journal de Marie Lenéru
Copyright 1922, by Les Editions Crès et C®
.A-
!54
Marie LENÉRU
à 3^ an.5
JOURNAL
DE
MARIE LENÉRU
AVEC UNE
PRÉFACE
DE
FRANÇOIS DE CUREL
DE l'académie française
ET DEUX PORTRAITS DE l' AUTEUR
TOME II
"MÉMOIRES D'ÉCRIVAINS ET D'ARTIS TES
Éditions G. CRÈS et C"
PARIS
IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE :
HUIT EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE
TEINTÉ VAN GELDER ZONEN, DONT SIX
HORS COMMERCE, NUMEROTES 1 ET 2
ET DE 3 A 8, ET CINQUANTE EXEM-
PLAIRES SUR VERGÉ PUR FIL LAFUMA,
DONT QUINZE HORS COMMERCE, NU-
MÉROTÉS DE 9 A 43 ET DE 44 A 58.
ANNÉE 1901
14 janvier.
L'homme parfait saurait employer systémati-
quement, par vertu, la somme d'énergie, de ruse,
d'application que les criminels seuls emploient au-
jourd'hui. Même un simple fait divers, le plan et
l'exécution d'un cambriolage émerveillent. Tant de
goût à leurs intérêts, de génie de vivre, chez des hom-
mes comme nous ! Tant de loisirs de penser à son
propre avantage ! Les gens raffinés perdent le sé-
rieux de l'égoïsme.
« Serviteur paresseux et toujours murmurant,
rougis donc de ce qu'il y ait des hommes plus ar-
dents à leur perte que tu ne l'es à te sauver et pour
qui la vanité a plus d'attraits, que n'en a, pour toi, la
vérité I »
Il faut se créer des désirs artificiels, l'indifférence
est naturelle comme la mort. Les orgueils de soli-
136 JOURNAL DE MARIE LENERU
tude sont si pauvres ! Je crois d'ailleurs artificiel
le respect de la solitude pour la solitude. La solitude
est oiseuse qui n'est pas une préparation.
Mais envoûter des intelligences et des sensibi-
lités qui me vaudraient... Je n'ose rien dire de l'a-
venir que je prévois, il me faut une vie éloquente,
brûler du fluide... Les hommes ne se doutent pas de
ce qu'ils pourraient faire, s'il y avait moins d'attente
et moins de sommeil dans leurs jours, moins de rem-
plissage.
Plus un obstacle matériel, toutes les rapidités
gagnées par la science et par la richesse. Pas une tare
à l'indépendance. Voir un crime de lèse-moi dans
toute fréquentation, homme ou pays, qui ne serait
pas expressément voulue. L'énergie, le recueille-
ment, la tension de la solitude, les transporter dans
ses rapports avec de vrais semblables. Pas d'amour,
peut-être, mais des amitiés rares, difficiles, exaltées,
nerveuses ; vivre comme on revivrait en esprit de dé-
tachement, d'inquiétude et de revanche.
Dimanche 3 février.
Une prise d'habit à l'Oratoire. On se serait cru
chez des iconoclastes : plus nu qu'un temple, de la
chaux et, aux rosaces, des verres dépolis. Pourtant,
ANNÉE 1901 137
pas la pauvreté, la simplicité d'une grande maison.
Les orphelines ont quêté dans du vermeil et les or-
nements sacerdotaux de toute splendeur.
Cérémonie à la Huysmans, une liturgie, une race,
une héraldique abbatiale. L'Oratoire, à peine restauré
pour les femmes, en est à l'heure d'élite des vocations
de fondatrices, une aristocratie de secte. L'officiant,
Jacques de Pitray, le petit-fils de la comtesse de Ségur,
flanqué de deux franciscains, hauts, droits, élancés,
moines, hommes du monde, qui ne baissent jamais les
yeux et ne vous sourient jamais, a dit une messe
lente de mouvement archaïque savamment recons-
titué d'après Solesmes.
Ah ! tout ce qu'on fait noblement, gravement,
supérieurement. . .
Les femmes, noires et blanches, dans leurs stalles,
derrière la grille claire qui sépare, mais ne voile pas,
n'avaient rien de moins fier, de moins sacerdotal.
Elles étaient raides, sous « ce grand maintien reli-
gieux » qui leur est prescrit. Ne pas se pencher ni
à droite ni à gauche, « c'est notre mortification »
disait la Mère de Sales-Chappuis.
La supérieure est à la grille, à genoux, elle attend
la communion. La face est là, toute proche, minée
de recueillement, le voile tombe paisible, continué
du manteau, les poings sont gantés du surplis, mi-
litaire au port d'armes en présence d'un chef. Les
138 JOURNAL DE MARIE LENÉrU
dévotes devraient bien étudier cette simplicité mo-
nastique.
7 février.
Nous nous imitons très mal. Nous n'avons ni l'in-
telligence, ni l'audace, ni la force de notre sincé-
rité. Pourquoi ne cherchons-nous pas cela ? Ce n'est
pas seulement notre pensée écrite, imprimée, qui
doit nous interpréter. Il faut penser avec notre voix,
notre sourire, notre corps. Etre une belle œuvre de
style des pieds à la tête. Une femme surtout devrait
vouloir cela.
Ce que disait le Père Gratry, que ce ne sont pas les
âmes qui refusent d'aimer, mais la plupart des hu-
mains de mériter l'amour. Nous sommes tous plus
ou moins ridicules et assommants, paresseux, lâches
et négligents. De toutes les vies que nous puissions
vivre, nous choisissons l'exemplaire minima. Oh !
je comprends toutes les « trahisons » sentimentales,
ce n'est pas elles qui commencent !
• Mercredi 13.
On dirait que nous avons un tirant de solitude,
que notre âme déplace un vide, et qu'il lui faut une
ANNÉE 1901 139
poussée d'espace vierge, d'isolement, pour garder
sa ligne de flottaison.
Et pas seulement nos âmes, nos corps aussi. Com-
ment peut-on résister à la suppression du système
cellulaire ? Sans aller aussi loin, quel supplice de
marcher à un pas qui n'est pas le vôtre, comme tous
les rythmes s'insurgent ! Les muettes contradictions
physiologiques, quelle épuisante réfutation pour nos
nerfs! Je me représente l'amour comme une concor-
dance exceptionnelle du mouvement, le miracle de
l'étoile double.
Samedi 1 6.
J'ai fait un progrès. Je commence à soupçonner
rart des suppressions. Cela ne veut pas dire écarter le
rnédiocre, mais aussi l'excellent. Il faut apprendre à
s'exprimer avec ce qu'on ne dit pas. Il faut des si-
lences en prose, comme en musique. Il est facile, avec
notre expérience des mots, d'accueillir toute pensée,
d'en faire œuvre d'art.
Mais on n'isole, donc on ne donne la forme,
qu'avec le vide. Prenez garde de tout dire, de faire
la vie trop éloquente. « Je meurs ! » ne vaudra ja-
mais, en émotion, le dernier soupir.
Délivrer la littérature de sa loquacité. Et, chose
paradoxale, ne serait-ce pas la forme dramatique qui
140 JOURNAL DE MARIE LENERU
donne le contour le plus sec à la vie ? L'auteur est
supprimé, la description, le récit, tout ce qui n'est
que forme grammaticale.
18.
Je ne peux plus lire : du procédé partout. On ne peut
éviter les manies spirituelles. Oh, les anges, les lampes
et les portes de Maeterlinck! Les miroirs, les vitres,
les lustres, les cloches de Rodenbach ! Les flèches, les
heures,les désirs et choses « décochées » de d'Annunzio.
Un roulement de métaphores — voilà de quoi nous
vivons. Cela prend des naïvetés d'antithèses faciles,
des enfantillages de jeux de mots... Et voilà ce qui
nous emballe !
Un mot, une syllabe est la clef du ciel litté-
raire : Comme. On l'escamotera, mais son esprit veil-
lera sur chaque renouvellement de phrase. Et, si un
pape littéraire s'avisait de mitiger l'observance de
ce « comme », tout péricliterait, il n'y aurait plus de
style. Car la méthode en lettres est la même qu'en
sciences : classer, trouver des rapports.,C'est la même
opération de l'esprit qui trouve les belles méta-
phores et les belles découvertes mathématiques.
« Car, dit Laplace, Les découvertes consistent en
des rapprochements d'idées susceptibles de se joindre
et qui étaient isolées jusqu'alors. »
ANNÉE 1901 141
Lundi 25.
La pensée de la mort ne me quitte guère, mais elle
ne m'en est pas plus douce. Jamais je n'ai désiré mou-
rir. Je n'ai jamais eu les goûts faciles qui simplifient.
Ce qui manque à mes yeux me coûte plus que
l'absence totale d'oreilles. S'il fallait choisir, je
dirais : les yeux de plus en plus, et toujours je sa-
crifierais les oreilles à un de leur progrès, à la remon-
tée vers l'espace et la lumière.
Je ne vis que des progrès mesurés, attendus. Pas
de place pour les désirs accessoires, le bonheur et le
reste. Mais, à chaque progrès des yeux, il me semble
devenir moins sourde.
\^^ mars.
« M"^^ de Montespan, dit Saint-Simon, fut belle
comme le jour jusqu'à la fin » — 66 ans. La Grande
Catherine fut aimée jusqu'à 67. L'impératrice d'Au-
triche devait avoir 60 ans, quand elle éblouissait
Christomanos.
Concluez, misérables femmes, qui ne savez plus
compter à partir de quarante ans.
« And man doth not yield himself to the an-
gels nor to death utterly, save only through the
weakness of his feeble will. »
142 JOURNAL DE MARIE LENERU
12 avril.
Je découvre que, dans « un milieu intelligent »,
l'intelligence individuelle n'est pas plus fréquente
qu'ailleurs, et cela gêne davantage, car ne pas
parler supérieurement des choses supérieures est le
plus ennuyeux des ridicules. Les banalités de la
transcendance font adorer celles de la politesse.
Ah ! ces mémoires de M^^^ de Meysenbûg, comme
cela fait aimer les spirituelles coquines ! Comme cette
« idéaliste » donne à l'idéal la séduction d'une vieille
robe qu'elle aurait portée, et dont elle vous offrirait
the wearing out! Mais il n'y a pas une phrase im-
provisée, qui ait eu lieu dans son malheureux cerveau
de backfisch démocrate, dans l'espace de ces deux
volumes qui lui amenèrent à Rome des pèlerinages
d'enthousiastes...
Oh ! l'enrageante banalité des « belles âmes » !
Et cette demoiselle fut une amie de Nietzsche...
Et les femmes de haute culture, « les compagnes
intellectuelles de leurs maris >', celles qui prennent la
vie comme une leçon, non, comme, un cours en Sor-
bonne, une conférence avec notes ! Qui à chacune
de leurs petites affaires y vont de leur devoir de style,
à chaque lecture de leur « jugement littéraire » :
« Il faudrait une autre plume que la mienne ». Ah !
ANNÉE 1901 143
le printemps avec ses « bourgeons éclatants de sève »
et la lumière qui « préside » et les descriptions où
Ton voit « ça et là » et les « ciels fins » et la « pureté
de ligne» des montagnes, car les clichés évoluent et il
faut bien parler comme les maîtres de la littérature
actuelle.
Les voyageurs ont gardé les traditions épistolaires
des « correspondances » publiées avant les chemins
de fer, et la découverte de l'étranger par tous nos hom-
mes de lettres. Qu'ils fassent donc un journal s'ils
tiennent à leurs impressions, je m'aperçois que c'est
le seul moyen de rendre la correspondance à sa des-
tination propre.
Dieu me préserve d'écrire à l'avenir une lettre
« bien intéressante » ! Les livres seuls devraient avoir
la parole, parce qu'à eux seuls le plagiat est interdit.
Des êtres vraiment marines dans la pensée et la sen-
timentalité humaine n'ont pas besoin de ces trans-
cendantes épistoles, contenant pour eux des choses
aussi banales que « la pluie et le beau temps ».
Le télégramme et les épanchements à la marquise
de Maugiron : l'idéal de la correspondance non phra-
seuse.
Comment y a-t-il des peintres de femmes ? Ils
finissent par s'encanailler comme Carolus Duran.
Autant le portrait d'homme est une chose large,
variée... La femme n'est possible que jusqu'au
144 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
maxillaire inférieur. II faudrait la peindre nue, voilée
de ses cheveux.
Pourquoi Carrière ne fait-il que nos têtes de mort ?
8
mai.
Quelquefois j'écoute. C'est un répit extraordinaire.
Des souvenirs m'arrivent de très loin, qui m'aident
à reconnaître l'étrangère que je suis devenue.
Il me semble que les choses, les moindres petites
extériorités, sont plus moi que moi-même, c'est en
me recueillant que je me perds.Etourdis que vous êtes,
n'essayez pas de « rentrer en vous-même ». En dedans
il n'y a rien. Je le sais pour y avoir été mise en pé-
nitence à une heure où il n'y avait pas encore de sou-
venirs.
Et toujours ce sont les airs qui me rapatrient le
mieux. A-t-on jamais remarqué que les airs sont au
monde la seule chose humaine qui ne change pas... ?
Un vieil air nous arrive de plus loin que les paroles
qui l'accompagnent ; et pourtant la langue survit
déjà à la race. Nous pouvons être surs que, quelque
part au monde, s'entend le cri modulé du premier
gosier qui chanta.
Apprendre : apprehendere, saisir au passage, s ac-
crocher, se cramponner.
ANNÉE 1901 145
Il faut vivre pour se venger de la mort.
« D'où il suit, en raisonnant comme nous le fai-
sons, que la sagesse n'est pas la mesure, la sagesse
étant inséparable de la Beauté ; car il n'y a pas moyen
de le nier, jamais, ou dans bien peu d'exceptions,
les actions mesurées dans le cours de la vie, ne nous
paraissent plus belles que celles qui sont accomplies
avec énergie et vitesse.;.
«Et lors même, mon cher, que les actions, plus belles
par la mesure que par la force et la vitesse, seraient
aussi nombreuses que les autres, on n'aurait pas pour
cela, le droit de dire que la sagesse consiste plutôt
à agir avec mesure qu'avec force et rapidité... Ni
qu'une vie mesurée soit plus sage qu'une vie sans
mesure. » ( Charmide )
Vannes, mardi.
Lire ne désénerve pas. Quelle que soit la valeur de
notre curiosité, lire n'est pas cesser d'attendre. Lire,
c'est la vie des autres, c'est le regard, c'est le repos.
Il ne faudrait lire que pour se fustiger en lecture
pieuse, pour rendre la somme exacte de ce qu'on a
pris.
Mais lire comme moi, lire pour lire, lire toujours.
Lire plus qu'on ne parle, lire plus qu'on ne bouge,
lire plus qu'on ne voit 1 Lire de 1 5 à 26 ans I
î
146 JOURNAL DE MARIE LENERU
« Notre vie n'est que mouvement. »
Oh ! ce motus animae continuas, dont parle Cicéron,
ce doit être la vie intellectuelle.
Et puis le plein air, les pleines heures sous toutes
les inclinaisons du soleil et de la lune... La vie do-
miciliée est anormale et monstrueuse. J'ai fait le vœu
ce matin en sortant de la cathédrale, devant ces rem-
parts et leur fossé, leurs mâchicoulis et leur Tour du
Connétable, découpés en pleine matinée, intaillés
en ciel dur, bruns, ligneux et frais comme les troncs
en lisière d'une haute futaie, je me suis promis, je
me suis juré de vivre au soleil à grande atmosphère,
de vivre et mourir sous mon ombrelle mieux promenée,
par le monde, qu'une épée de croisade.
L'ombrelle errante de l'impératrice d'Autriche.
Lorient, ]^^ juin.
J'ai revu Darcy, le héros de Pékin, et je me suis
étonnée moi-même de la simplicité, hors les usages,
avec laquelle, d'instinct, j'ai fait des avances et comme
rendu hommage à ce jeune hortime.
Oh ! je ne suis pas l'enthousiasme féminin, ré-
compense mondaine de l'illustration masculine ! Une
notoriété, que je ne partage pas, n'a aucune raison
d'émouvoir le réalisme profond de mon ascétisme
ANNÉE 1901 147
Mais voilà !.. si j'avais été souveraine, j'aurais su
accueillir les héros.
Evidemment, mon esthétique m'a fait mouvoir.
Si Darcy n'avait pas été si profondément simple que
c'en était presque gênant, de cette mortelle simpli-
cité des grands malades qui ne peut pas la grimace
d'un sourire, si l'absolu épuisement des tardifs re-
tours de Chine n'avait mis, sur ce visage, le calme des
traumatisés et cette gravité comme frileuse d'une
étourderie, eh bien, je l'aurais sans doute assez peu
respecté. Mais, devant cet homme que la mort, en
personne, est venue éprouver, j'ai compris l'égalité
d'initiation de tous les courages, et qu'à un certain
degré, toutes les valeurs sont adéquates.
Mort belle, seule efficace, vous seule raffinez la
vie, tout est grossier près de qui sort de vos mains.
« Elle parle très bien, disait le docteur, elle suit la
conversation. Je vous dis qu'elle nous fiche dedans
et qu'elle n'est pas sourde. »
Eh bien, oui, je me le demande : est-ce que je
ne me fiche pas dedans ?
Ce que nous savons de l'inconscient dans le som-
meil, la transe, la distraction, nous montre que la non-
conscience n'est pas une suspension de la vie maté-
rielle ou spirituelle. L'activité du corps est plus
normale que jamais dans le sommeil, et le rêve,
la transe hypnotique, la distraction même témoi-
148 JOURNAL DE MARIE LENERU
gnent d'une activité mentale supérieure à celle de
l'état conscient. Alors, qu'est-ce que la conscience
et la personnalité ? Rien que la cohésion des deux
vies. Dans le « retour à soi » cela est pris sur le fait.
Etre : sentir son corps et sa pensée le plus simul-
tanément possible. Une rencontre électrique de l'âme
et du corps, voilà pourquoi notre présent est si court,
nos instants infinitésimaux, nous n'existons que par
étincelles.
Donc nos atomes pensants et vivants peuvent être
immortels, mais ne donnent pas à la conscience une
garantie de survie.
Juin 1901. Brutul, mardi.
M'entêter à ne pas estimer, à ne compter pour
rien, la jouissance négative d'une guérison, est-ce
bien nécessaire ? Mon horreur, ma défiance, mon m-
soumission au bonheur relatif « par comparaison »
n'est-elle pas une exagération ? Y a-t-il seulement
autre chose ? Un bonheur en soi ? C'est une défi-
nition élémentaire que nous ne sentons que par
contraste.
N'importe, avec ce système, un voyou qui mange
est heureux. Il faut, pour se venger, un bonheur aussi
éloigné des gens heureux que le malheur.
ANNÉE 1901 149
En ce monde nerveux, toute suprématie autori-
taire, édifiante, sentimentale, éducatrice, bienfai-
sante, n'est que magnétisme. Nous ne sommes rien
tant que nous n'agissons pas sur autrui, magique-
ment, par un charme, une sorcellerie. Ils le savent et
nous méprisent, sans le connaître et sans le faire
connaître.
Il y a deux castes : les hypnotiseurs et les hypno-
tisés. Les hommes ont du goût, ils ne pardonnent pas
de n'être pas séduits. Te créer supérieur est l'affaire
de la nature, mais en persuader les autres ne regarde
que toi. J'ai le goût religieux des attitudes. Une âme
de premier ordre, qui en laisse une autre la côtoyer,
plus grave, plus simple et plus hautaine, s'est humi-
liée irrémédiablement. Quoi que prétende la con-
science intime, cette lénitive approbation personnelle,
l'infériorité a existé et pas seulement dans la forme.
Quand avouerons-nous donc toute l'existence du
signe ? Nous ne sommes pas autre chose que ce que
nous fûmes dans notre chair, à telle ou telle mi-
nute visible et dont le souvenir a jugé.
Il faut, ô Saint-Just, porter sa tête comme un Saint-
Sacrement pour se venger d'avance de tous les pa-
niers.
J'ai vingt-six ans et je ne sais bien mépriser que
moi-même. Chrétienne va !
150 JOURNAL DE MARIE LENERU
Dimanche 23 juin.
Moralité de mon footing au pas accéléré pour m'em-
baller un peu le moral. N. - B. : vous devez toujours
avoir la fièvre sous peine de mort. Résolution pra-
tique : Ne jamais penser à ce à quoi je ne puis rien —
santé, faute d'argent — pour me déshabituer de l'obs-
tacle de la défaite, et surtout de la patience, de tout
ce fatras d'attentes qui mène à l'innervation. Ne vou-
loir exister que sur le point où l'on peut agir, car la
volonté se détruit dès que, pour allié, elle accepte le
temps. De suite on lui laisse tout faire. Ne compter
que sur soi, ne compter pas même sur le temps.
A méditer demain 3/4 d'heure pendant ma pro-
menade du matin : " Pour obtenir la victoire sur les
hommes et sur les choses, rien ne vaut la persévé-
rance à s'exalter soi-même et à magnifier son propre
rêve de beauté et de domination. » (Le Feu).
Je ne passe jamais devant un puits sans regarder
soigneusement au fond. C'est une des plus belles sen-
sations de la vie. Un recueillement si instantané, un
autre monde si invisible et si près... On dirait brus-
quement un grand silence, impression toute morale
de la profondeur. -
Les trois calamités humaines : bêtise, laideur et
lenteur.
ANNÉE 1901 151
Se faire un bonheur avec ce qui reste... s'amuser
à ramasser ses morceaux ! Des aveugles ont sculpté,
des sourds conférencié, des hommes sans bras ont
peint avec leurs pieds (musée de Dijon). M^^ Galleron
de Galonné, l'amie de Carmen Sylva, a fait des vers
au soleil et à son mari, qu'elle ne voyait pas. Cela me
choque. Ces acrobaties de la douleur me rappellent
l'employé des pompes funèbres : comme il savait son
métier, il put lui-même s'enterrer !
La musique est aujourd'hui ce qui a le mieux ra-
cheté les femmes. Une musicienne prend aux rythmes
dont elle s'électrise un autre mouvement psychique,
une autre manière de battre sa vie, et la pulsation
des maîtres, en venant frapper ses veines, éduque pres-
que gymnastiquement son amorphisme de corps et
d'âme.
5 juillet.
La vie est assez miraculeuse pour être toujours
suffisante, et si nous n'étions pas des êtres limités,
forcés de choisir, nous ne consentirions probablement
jamais à l'ennui.
Mais, ne pouvant tout vivre, des jours faibles de-
viennent insupportables, parce qu'ils sont de la vie
forte, perdue, volée. Il y a dans l'ennui une compa-
raison, un désir insatisfait tout autant qu'une satiété.
152 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
L'ennui, c'est l'état de grâce du scepticisme.
Je ne choisis absolument pas mes lectures. Il n'y
a jamais qu'un livre que je puisse lire à un moment
donné, et celui-là décide de l'autre. Ne lisez pas si
vous avez besoin de « programmes »etde« méthodes »
et si vous ne comprenez pas à quelpointlecture oblige.
On dira de Loti ce qu'on voudra, mais quand je
ne peux plus supporter une phrase de littérature, je
le lis encore.
Il n'y a que la vie physique : avoir remué sous tous
les ciels. Au fond, dans la forme même des plus intel-
lectuelles élucubrations, il n'y a que son apothéose.
Contemplation, action ? Il n'y a pas d'essentielle
différence. Il faut seulement savoir si on veut la vie
au premier ou au second degré.
Qu'est-ce que j'inventerai pour me consoler de
la marine ? « Rentrer à bord » le canot du soir,
habiter les Océans, dormir sur rade... Avez-vous
jamais regardé l'horizon comme un lieu où l'on
« rentre » ? Nostalgie prédominante cette fois-ci en
lisant Loti, ce retour au large, ce frisson d'échappée,
d isolement sauf en regagnant son mouillage..
samedi
di 20.
J'ai beau être un peu comme M™® de Sévigné
« toujours de l'avis du dernier qui a parlé», je crois
ANNEE 1901 153
que je n'estimerai pas beaucoup Schopenhauer. Le
poème byronien du pessimisme est bien allemand
pour ma latinité. Schopenhauer est un philosophe
de lettres, et les philosophes de sciences à la Herbert
Spencer m'ont habituée à plus de rigueur. Il est aussi
très faible d'exposition, très drôlement bavard et
il vous assassine de comparaisons. Moi, elles ne
m'amusent pas et, plus elles abondent, plus leur nullité
probative me gêne. Trop affirmatif aussi le monsieur,
il va me précipiter sur Hegel et Fichte.
Si un système de talent pouvait sortir d'une phi-
losophie de femme, je me le représenterais exposé
de cette manière.
Saint-Just... La révolution m'ennuie après Ther-
midor. L'éloquence des Girondins ? Mais prenez
un rapport de Saint-Just, Vergniaud est un phraseur,
un poncif à côté de ça.
Une seule chose me gêne : son étonnante et presque
lyrique affection pour Robespierre. Virtuosité d'am-
bitieux ? Ce trop jeune dictateur choisissait-il un
régent à sa minorité ? Il y a des jours où je me sens
passablement curieuse des « états intérieurs » de
ce ^< fanatique ».
Certaines nuances affectueuses appartiennent pres-
que plus à nos habitudes de politesse qu'à nos usa-
ges sentimentaux, et sur une échelle bien plus im-
portante qu'on ne croirait.
154 JOURNAL DE MARIE LENERU
1901. Trez-Hir, 25 juillet.
On a cru perdue la caisse de mes cahiers, tout mon
journal depuis dix ans, mon premier travail presque
achevé, des projets, des notes et tout ce que je copiais,
quand je croyais à la copie. Enfin dix ans d'exis-
tence, goutte à goutte, mes dix années terribles, à
l'originalité desquelles la Providence s'est tant appli-
quée, goutte à goutte conservées d'une manière telle
que je comptais là-dessus, sur ce pis aller de tes-
tament, pour mourir avec un peu moins de rage.
Maman n'en a pas dormi, moi j'ai constaté qu'il
ne pouvait rien m'arriver de pire, qu'une grande ma-
ladie m'aurait moins volée, moins démolie... Alors il
faut que je sois un monstre, puisque j'ai encore eu
affaire à ce minimum d'émotion qui m'échoit tou-
jours. Mes orientations intérieures ont des possibi-
lités de volte-face ! J'ai une facilité de quîd mihi là
où je ne peux plus rien ! L'instinct de conserva-
tion est trop habile chez moi, il a trop joué. Et puis
j ai l'imagination philosophique, un raisonnement, une
moralité m'habille des pieds à la tête comme une sen-
sation.
Mais quel bonheur d'avoir retrouvé ma caisse. Elle
ne voyagera plus que recommandée sur tous ses clous.
Après neuf mois, revenir ici fébrile d'émotion à
ANNÉE 1901 155
la mise en présence des points de repère si soigneu-
sement relevés, épiés : l'entrée du goulet, la côte
d'en face, les Tas-de-Pois, le raz de Sein. De combien
est-ce que j'y vois mieux? Yen a-t-ilpour un an d'exis-
tence, pour un an de jeunesse ? Et dans les glaces,
mes yeux ont-ils embelli, la taille, la transparence,
la couleur, l'expression ? Assez gagné pour un an ?
Aurai-je le temps d'être jolie ?... Je me voudrais jus-
qu à soixante ans, je me voudrais jusqu'à la mort,
pour réparer, pour compenser.
Vendredi 9 août.
Un silence. Je n'ai pas travaillé depuis trois mois.
Mais les yeux me guérissent, et j'appartiens corps
et âme à cette guérison. Guérie je serais tellement une
autre... Oh ! les yeux ! Qu'on puisse quelque part
être aveugle au monde...
Je reconnais la vie, celle de mon enfance. Je me
retrouve où je me suis laissée :
« Quand je me résignais déjà,
la croyant morte.
C'est mon âme d'enfant
qui ressuscite en moi. »
Oui, c'est bien cela : pas seulement les choses,
156 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
maïs cette atmosphère entre elle et nous qui est le
goût de la vie. Je reconnais cet indéfinissable qui ne
peut être que moi et qui revient de si loin ! Guérir
lentement, guérir tard est une chose effrayante. C'est
maintemant que je ne supporte plus rien : « Ils ne
voient rien qui marque assez pour mesurer le temps
qu'ils ont vécu, et néanmoins, comme ceux qui se ré-
veillent, ils sentent qu'ils ont dormi longtemps. »
Si j'étais de ceux qui demandent des pourquoi à
la vie..
Tant d'âme et de fluide me sont rendus par les
yeux qu'il me semble à moi seule pouvoir me charger
des oreilles. Et puis qu'importe ? Des yeux parfaits,
des yeux qui vengent de plus en plus, ce que je les
ai revus aujourd'hui ne suffiront pas à finir la vie,
des yeux qui me valent enfin, de beaux yeux mé-
chants pour bien dire : non.
Hier, un soir comme je n'en connaissais pas, le
jour déjà très baissé, une translucidité, une qualité
d'atmosphère, un soir comme un matin.
Avant-hier un gris si pur, si égal, un tel équilibre
de ciel, de côtes et d'eau, une telle absolue sérénité
grise qu'on aurait dit une autre planète où serait ainsi
le bleu de la terre, où le radieux serait en gris.
Un certain degré de complaisance et de servia-
bilité tient du commérage..
Toi, toute ta vie tu me feras le plaisir d'être une
ANNÉE 1901 157
agitée, ce qui ne prohibe nullement le profond recueil-
lement de l'attitude et des apparences de la vie.
Ne pas se laisser prendre au dédain commode
de l'inaccessible, à la paresse qui n essaie pas de
toutes les velléités, à la béate incurie du parcage social.
Il n'y a pas une possiblité dont je ne ressente en
moi la certitude. Comme Bussy d'Amboise, je n'ai
jamais lu d'une action dont je ne me sois sentie
capable.
Jeudi 15 août.
Je me rappelle qu'au Villars de Lans, le 15 août
1891, à l'époque où je priais sans livre et sans écart
toute une grand'messe durant, je me rappelle m'être
ajournée de 15 août en 15 août, et je prévoyais :
enfin dans dix ans...
Eh bien, mon Dieu, je recommence : dans dix ans
je serai encore jeune, en somme, et d'ailleurs j'aurai
si peu aimé la jeunesse !
Je ne l'aime même plus chez les autres, cet âge
ingrat moral, cette enfance qui dure trop.
J'ai placé ma vie de 30 à 50 ans. Mais ces vingt ans,
il me les faut. Moyennant quoi j'accepte le passé et
je l'aime de m'avoir faite ce que je suis : exceptionnelle.
J'emploie ce mot au sens exact, sans aucune idée
de supériorité.
158 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
21 Août.
Encore à faire des yeux.
Cet hiver, la lecture aux lèvres, une publication.
Sortir avec les Oratoriennes pour décider de ma vie
au point de vue charité. '
Me situer. Je ne veux que Paris. Et recevoir dès
que les lèvres parleront.
Je le vois à la vie des autres, je ne puis compter
que sur moi, fût-ce pour m'entourer.
Remettre l'Italie tant que je serai anxieuse « sans
état et comme sans être ».
25 août.
Ils se croient nerveux, parce qu'ils s'impatien-
tent, parce qu'ils s'agitent et deviennent insuppor-
tables pour un retard, une corvée de la vie matérielle,
parce qu'ils sont démontés, malades pour une incer-
titude, un objet perdu. Nerveux, puisqu'il le faut,
mais de quels nerfs !
C'est raffinement des nôtres qui nous rend im-
possibles des nervosités si grossières. Que de choses
laissent calmes les nerveux ! Quand nos dents grin-
cent mille fois par jour, quelle imperturbabihté !
Pour dire comme Baudelaire, quelle imperméabilité !
ANNÉE 1901 159
Une réaction naturelle me rend, au contraire, plus
aimable envers une corvée, caisses, rangements.
Je suis très convaincue de la superfluité luxueuse
de ces « nécessités de l'ordre pratique », de la gra-
tuité amusante de notre fantaisie d'exister.
Je ne puis m'empêcher d'avoir pitié de la vie et
toujours, à toute seconde, je suis avec elle en émo-
tion esthétique, et c'est pour les grossiers, qui font du
tapage, que je réserve tous mes nerfs.
Or, je n'en suis pas là du tout par philosophie, je
suis née ainsi, et demeure persuadée que tous les
êtres gais « doués d'un heureux caractère », si dé-
pourvus de tout alliage d'imbécillité, sont parfaite-
ment des esthétiques sans le savoir, vivant sous un
charme encore très méconnu.
28 août.
Chez nous, quelle maladresse à exister, quelle inap-
titude à tout un monde de voluptés immédiates et
passagères. Les bêtes, au contraire, sont admirables,
un incroyable aguet de leur bien-être. L'ingéniosité
d'un poulailler, par exemple, à tirer parti d'un rayon
de soleil, ou celle d'un caniche à capter les traînes
sur lesquelles on peut bien dormir. Quels épicuriens
adroits et presque réfléchis !
160 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
2 septembre.
Je suis nerveuse et tourmentée sans une minute de
répit. N'avoir encore rien fait pour moi ! Je ne jouis
de rien, ni ne désire aucune joie. Je n'éprouverai aucun
bien-être extérieur, tant que je n'aurai pas vidé ces
questions intimes.
Faire quelque chose qui me vaille. Et je le fais quand
je travaille, mais je remets toujours les achèvements,
1 acceptation finale.
Je ne veux plus lire de ma vie. Je me suicide de
lectures.
Au bout de la plage la falaise forme une arche étroite.
D'en haut, du chemin des douaniers, c'était étrange
de voir la mer passer, gros chat blanc par sa chatière.
7 septembre.
Certes je n'aurai pas l'incrédulité apostolique. Ce
qu'ils com.prennent ! C'est toujours l'argument fa-
cile, de nature plus basse, qui les émeut et qui les gêne.
Un effort physique, intellectuel, moral, quel est
l'homme, ia femme surtout, capable de les fournir,
qui désire même les fournir ?
Je peux à peine me faire croire en disant que les
ANNÉE 1901 ' 161
sciences occultes m'intéressent moins que les autres.
Aucune méfiance obtuse à leur égard ! Mais les « phé-
nomènes occultes » d'ailleurs assez monotones, ne
m amusent pas plus que les chimiques. Ils m'étonnent
même moins, car j'aurais pu les imaginer.
Un fait est bien peu de chose par rapport à nous,
aussi extraordinaire que vous le vouliez. C'est le com-
mentaire, l'effort humain pour le saisir, l'hypothèse,
la méthode, qui lui donne vraiment du prolonge-
ment et qui nous intéresse.
Eh bien ! les sciences occultes n'ont pas eu leur
homme de génie, elles n'ont pas plus accru l'effort
que le rêve humain. Elles ont moins enrichi notre ima-
gination qu'un pas de l'astronomie ou de la géologie.
Elles n'ont rien découvert.
Je suis à des lieues de l'anti-mysticisme, je serais
même ennuyée qu'il n'y eût rien d'inconnaissable,
mais ma conception du mystère est bien trop haute
et générale pour que je me croie plus proche de lui à
un moment donné qu'à un autre. Le mystère est par-
tout et non pas ici et là. La science ne part pas d'ail-
leurs pour aller « s'y heurter ». Elle sait depuis long-
femps ce qu'elle ne comprendra jamais, elle est même
seule à le savoir. Vous ne pouvez pas changer au mys-
tère la place qu'elle lui a assignée, vous ne pouvez
même pas lui fournir un nouveau postulat. La science,
agenouillée devant le mystère, sous les espèces sa-
3
162 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
cramentelles de ses <' idées dernières » y communiant
chaque jour, n'a aucune raison de s émouvoir pour
le saluer ici où là. Pas plus que saint Louis n'en trou-
vait à quitter le Saint -Sacrement pour l'annonce dans
la rue d'un passage de Jésus-Christ.
A M. B. Moi, tant pis ! j'ai besoin qu'on m'estime,
pour ne pas dire plus, car je mets aussi dans mes pré-
férences un sentiment très voisin de l'admiration.
Je n'aime que ce qui est supérieur, pour me rendre
j'ai besoin d'être séduite...
20 septembre.
Je suis amortie. Parfois j'ai peur de guérir, épou-
vantée du travail de la réparation.
Je n'ai plus rien à dire.
Pour des aperçus nouveaux dans ma psychologie,
pour repêcher ce Journal en train de tomber il fau-
drait guérir.
Je passe la main, avis à ceux qui ont gagné à la
loterie de la Ste-Guillotine...
Encore s'il n'y avait pas la musique ! Je ne par-
donne pas la musique. Ce qu'il m'en est resté ! J'en
suis poursuivie. Tout un jour les rhapsodies hongroi-
ses de Liszt, les sonates de Beethoven. Je n'en étais
pas hélas ! à jouer encore les symphonies. Le Largo
de la Schiller Marsch que j'aimais tant petite fille.
ANNÉE 1901 163
Des demi-phrases, à peine une mesure de l'orchestre.
Ces souffles de tout le Roi d'Ys.
Et les souvenirs d'enfance, les déchiffrages à qua-
tre mains de Mendelsohn, le Retour au Pays, les Grot-
tes de Fingal, Athalle ! Du Trez-Hir à Brest l'em-
ballement de Ruy Blas ne m'a pas lâchée...
Puis c'est tante Alice, pendant que nous, les petites
filles, nous nous tirions comme nous pouvions du whist
de tonton Albert. Je suis grondée comme mférieure à la
situation parce que je l'écoute qui commence en mur-
mures : « Guide au bord de ta nacelle, ô fille du
pêcheur... » de son contralto simple et chaud comme
une voix de peuple et maman, toujours en murmures
avec son bel organe savant, prend la tierce et
continue.
Et cet Ave Maria de Schubert que je m'arrangeais
pour piano, comme les échos d'Allemagne d'ailleurs.
Et maman qui s'était tant fait prier, un jour qu'elle
m'essayait une robe, pour m'indiquer vaguement,
sans paroles, avec des arrêts continuels et ma peur
qu'elle ne finisse pas, le célèbre Adieu que j'étais en-
nuyte de ne pas connaître, je ne l'ai entendu qu'une
autre fois, joué si nerveusement, si ridiculement
par ma chère M. L.
Et rien, rien de Wagner, ^ sauf une marche de
Lohengrin.
Maman en chantait déjà pourtant. C'est peut-être
164 JOURNAL DE MARIE LENERU
une de ces choses sans nom qui me reviennent comme
si on les jouait à côté de moi. Qu'est-ce qui les amène?
30 septembre.
C'est au réveil de la syncope qu'on sait seulement ce
qui vous est arrivé, qfu'on a l'émotion de la mort ap-
prochée. Comment faisons-nous du mot résurrection
un synonyme de joie ? Quel poids de mélancolie
il faudrait soulever.. Le découragement d'avoir trop
à réparer.
Vizac, 8 octobre.
A maman (trop paresseuse pour écrire ici je n'ai
que des lettres pour me jalonner). C'est effrayant
ce qu'il en coûte pour mourir. Cela fait pardonner
bien des choses à Schopenhauer, lequel prétend que
la vie est une affaire qui ne couvre pas ses frais.
Je ne la crois, en effet, solvable que pour peu de
gens, ceux qui ont de quoi prendre la dette à leur nom.
14 octobre.
Ici, dans les terres, cela assombrit de n'avoir plus
quun ciel. C'est comme des jalousies fermées sur l'au-
tre ciel horizontal doublant la force de chaque jour.
ANNÉE 1901 165
15 octobre.
A mesure que je me suis rendue, cela me frappe
de me trouver encore jeune. L'humanité me re-
vient un peu, je commence à regretter le bonheur ;
je le voudrais toujours distingué par tout le reste,
mais enfin je l'aimerais.
Je lis avec délectation les lettres du P. Didon
à sa fille très unique. Bien dominicaines, bien naï-
vement oratoires, mais peu d'humilité et cela change.
Une belle audace de prédilection, une confiance
admirable de paternité despotique, une superbe
exigence d'apôtre servi par Magdeleine ! Et des
mots qui attendrissent, des mots qui réfugient
leur humanité dans la robe du Christ et le manteau
noir dominicain. « Je vous bénis avec une tendresse
infinie et je vous envoie mon affection profonde
sur l'aile de cette brise, qui entre par ma fenêtre
et qui vient des hauteurs immaculées du glacier. «
Elle ne me déplaît pas, à moi, cette aventure pas-
sionnée à travers les deux bures blanches d'un ordre
expiatoire. Comprenez-vous les regards de ces reli"
gieux, épris de leur beauté divine, de ces deux êtres
qui ne se touchent pas ? « Je vous ai réservée à Dieu
auquel seul, entendez-vous, vous devez appartenir,
et le chef-d'œuvre se fera. '>
166 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
Oh ! ces conseils ! L'aplomb de ces truismes ! La
lumière qu'ils allument, leur opportunité, rappel-
lent ces ordres des chefs civils, à ceux qui combat-
tent sur les lieux. Ce « Tenez le plus longtemps possible,
évitez les pertes d'hommes et ne vous rendez qu au
dernier moment ». Quand abandonnerons-nous cette
prétention d'être plus compétents dans les affaires
des autres qu'ils ne le sont eux-mêmes ?
Le conseil est un admirable stratagème pour obli-
ger un autre à s'occuper volontiers de ce qui ne l'in-
téresse pas, dans tous les sens du mot.
20 septembre.
J'ai vu des vaches, huit ou dix vaches immobiles,
qui attendaient à une barrière. Derrière elles, sur le
champ en plateau, il tombait un grand nuage roux
crevant de soleil. Pour la première fois j'ai compris
la magnificence des vaches. Les temporaux des
oreilles, le diadème isiaque de ces cornes débordées
de gloires, c'était superbe, étrange, impressionnant,
c'était la vache de l'Inde, la vache dieu.
Brest, Toussaint.
Rencontré ce matin le cortège allant au cimetière
de Kerfautras — service des marins morts en mer. Des
ANNÉE 1901 167
fleurs magnifiques, celles des Russes, un bouquet de
millionnaire. Je n'entendais pas la marche funèbre
de Chopin, mais elle les obligeait à marcher si len-
tement que c'était vraiment très beau, et cette pré-
sence des uniformes russes, qu'on s'habitue à voir dans
toutes les occasions de démonstrations fraternelles,
élargissait par le monde l'idée un peu étroite, un peu
familière pour nous, des traditions maritimes.
Oh ! oui, je suis fille de marins, je le suis de toutes
mes fibres, de toutes mes cellules, et je rends grâce
au Destin de m'avoir fait sortir, moi si dégoûtée,
qui éprouve le besoin de tout comparer, de tout pré-
férer, de m'avoir tirée d'une caste que je ne veuille
pas renier.
Le marin a la grâce de l'athlète, l'intelligence d'un
voyageur, la distinction que donne la solitude et le
« silence des espaces » et aussi l'aventure dangereuse ;
je pense moins aux officiers, mais j'ai l'amour de mes
hommes.
Quand je croise ces jolies figures sérieuses, parce
qu'ils sont si simples, que je les sais adorables de
bravoure et d'enfantillage, j'ai envie de leur serrer
la main, de leur taper sur l'épaule comme ferait un
vieux chef, j'ai envie de les décorer !..
Je ne pourrais plus trouver dans la marine un milieu
pour moi, mais si je me mariais, ce serait un très grand
regret nostalgique de ne pouvoir épouser un marin.
168 JOURNAL DE MARIE LENERU
Faute de rois, comme Madame, j'aimerais dans ma
famille ne trouver que des navarques.
Dans le salon de ma grand'tante où j'écris ceci,
il y a de grandes peintures, les portraits d'un amiral,
d un commissaire général, et de deux capitaines de
vaisseau.
Je ne peux jamais penser sans révolte à l'ami-
ralissime qu'eût été mon père. J'ai suivi avec passion
la carrière de l'amiral F., tous deux valaient le
même avenir,
1901. 22 novembre.
Il m'arrive de commencer par n'aimer pas ce que
je dois aimer beaucoup, car, avec Schopenhauer, j'en
suis là. J'ai la seule vraie indépendance, je choisis
mes soumissions. Il est vrai que je ne me soucie guère
d élire une doctrine, mais d'apprécier un homme. Or
celui-ci est intelligent, il ne cherche pas à tirer
modestie de sa philosophie. Il sait dire avec beaucoup
d'allure, une belle ampleur d'expression : Kant et moi.
Il nous importe si peu qu'Arthur Schopenhauer ait
eu d'humbles sentiments de soi-même, selon l'Imi-
tation ! Il a le bon goût de comprendre que cela est
indifférent à la métaphysique, et moi elle me plaît
cette conscience de soi ajoutée au mérite. C'est
étonnant comme j'ai peu besoin de l'humilité d'autrui !
ANNÉE 1901 169
Les avantages inconscients — si vraiment cela existe
— m'irritent et me choquent comme des choses mal
portées : une opale au cou d'une oie blanche. Le pri-
vilège est une chose de fatalité, mais savoir l'évaluer,
en jouir et en jouer, c'est beaucoup plus nôtre.
Schopenhauer est capable d'accuser Aristote et
Goethe de lourdeur et d'incompétence. Quel connais-
seur découvrira le fatras et les platitudes qui font le
plus abondant de Shakespeare, par exemple ?
1®' décembre.
Si averti qu'on soit, au fond on proteste. On
n'imagine pas l'isolement de l'humanité dans le monde,
seule avec les brutes et les végétaux. Le natura non
facit saltus réclame le soliloque éternel du seul être
parlant...
Lundi 9.
J'avais toujours prévu que les moments noirs arri-
veraient à cet âge-là. Ce n'est pas en avant que les
calamités sont les plus effrayantes. C'est par derrière
qu'est leur véritable action, c'est dans le passé définitif
qu'elles pèsent et qu'elles épouvantent. J'ai le frisson
de ces douze ans que j'ai derrière moi, « ce long
170 JOURNAL DE MARIE LENERU
espace d'une vie mortelle ». C'est l'enfoncement dans
un souterrain. En partant l'on a encore, derrière soi,
le jour de l'entrée.
Jeudi 19.
Elles étudient l'histoire de l'art. Elles lisent,
puis elles vont au Louvre régulièrement tous les huit
jours. Evidemment j'ai tort, mais cela me refroidit,
me gèle à mort. Oh ! les milieux intelligents, toutes
ces femmes, ces hommes aussi « qui s'intéressent à
tout », connaissant les livres, les tableaux, la musique,
s'arrangent et font partout de bonnes affaires intellec-
tuelles en bourgeois avisés et prévoyants... Ces gens
qui apprennent toutes les langues, font tous les
voyages et resteront si évidemment toujours des
médiocres ! Ah ! ce ne sont pas les choses intelligentes
qui font les gens intelligents !
Incapables d'une variante aux idées qu'ils appren-
nent, aux jugements qu'ils assimilent, et je ne pense
pas à des nullités, mais à la moyenne des gens « très
intelligents et très cultivés ».
A M™® D... D'ailleurs si cela ne va pas tout seul,
je m'abstiendrai plutôt, n'ayant aucune raison de me
lancer dans les affaires désagréables, et tenant bien
moins à être imprimée, qu'à la façon dont je le serai.
Ce qui me regarde c'est d'achever, après on se
ANNÉE 1901 171
débrouillera ; moi je passerai à autre chose. J'ai débuté
par un roman, parce que c'était commode pour réunir
toutes mes notes, mais je ne serai jamais une roman-
cière, n'éprouvant pas le besoin de chercher, hors de
la vie, ne fût-ce qu'une trame et des noms. C'est se
croire bien des loisirs, quand tant de vraies choses
attendent notre curiosité. Je me mets à un travail sur
un révolutionnaire que je trouve trop peu connu,
le plus jeune, à mon avis le premier acteur de la Ré-
volution, Saint-Just, l'ami de Robespierre... Nous
nous débarrassons de tant de curiosités morales avec ce
mot facile : Un fanatique !
Vendredi 20.
Réussir n'est rien, c'est un accident. Mais ne pas
douter de soi est bien autre chose : c'est un caractère.
Je ne sais par quelle routine, quelle discrétion de
petites gens, quelle superstition de sort à conjurer
par la prévision de l'échec, ils attachent une valeur
au scepticisme préalable !
La défiance de soi n'a de valeur ni au ciel, ni sur la
terre. Les prétentions, au contraire, ont une valeur
en soi. Elles sont une force avant et après 1 échec.
J'emploie ma plus vertueuse résistance à me claque-
murer aux sages conseils, à ne pas m'autoriser une
appréhension : dans quel but à la fin ? Gloriole
172 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
d'almanach infaillible devant l'insuccès toujours plus
probable : Je vous l'avais bien dit !
En vérité, le remède est plus honteux que le mal.
Qu'est-ce que vous pensez donc souffrir pour attacher
une telle importance à votre anesthésie ? Quel soin
de son cher amour-propre, qui, sans doute, ne sur-
vivrait pas à une déception !
ANNÉE 1902
Jeudi 13 mars.
Profondément, jamais, je ne pourrai savoir si je suis
au comble du découragement ou de l'énergie, de
l'hyperesthésie ou de l'impassibilité. Il me semble
avoir atteint un degré suprême — indifférence ou dé-
tresse? — éloignement ou profondeur? je n'en sais
rien, mais définitif, dont je ne m'écarterai plus jamais ;
car il ferme tout, même pour mourir, car il est
final.
Je ne saurais plus ni prendre, ni donner le
bonheur.
A cela près, je suis « charmante et si gaie ! » di-
, sent-ils. Eh bien oui, je suis gaie, puisque j'ai de l'es-
I prit. On rit quand on a de l'esprit, comme on salue
les balles quand on a des nerfs. Cela ne veut pas dire
qu'on ait peur, ni... Et l'on n'a aucun besoin de m'en
admirer, car je vous prie de croire que je ne me tiens
174 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
pas obligée à des frais de politesse envers les cir-
constances. Si je ris, soyez tranquille, je n'en fais
pas l'effort !
A M""e D 8 avril.
Pour continuer dans le roman, la foi me manque
et le goût. J'ai pris le dédain de trop de choses. Tandis
que j'ai l'attrait des vies exceptionnelles dans le beau,
dans le mal, dans l'horrible et Saint-Just est superbe ;
nullement canonisable, malgré son nom d'archange,
mais je vous assure que cette force et cette rigidité
peuvent être d'excellente fréquentation.
A Andrée. Je ne fais rien, je ne vois rien et ne veux
rien voir. Je suis en pénitence jusqu'au succès. J'es-
time peut-être ma rançon trop chère, peu importe,
puisque c'est moi qui paie.
21 avril.
« Je méprise la poussière qui me compose et qui
vous parle, on pourra la persécuter et la faire mourir
cette poussière, mais je défie qu'on m'arrache cette
vie indépendante que je me suis donnée dans les siè-
cles et dans les cieux.
« Je fus à moi seule votre comité de rêve et de
dédain. »
ANNÉE 1902 175
31
mai.
La Justice intérieure, la grande réparation de Mae-
terlinck, a seulement tort de se vouloir doctrine,
c'est à dire propagée.
Lui, peut tout souffrir, la supériorité seule con-
sole et les disciples qu'il se cherche ne peuvent que
lui répondre : « Et moi aussi, si j'étais Alexandre '\
Mais la sagesse le gâte, il en revient trop à l'ancien
« contentement ". Sur le passé, il a des stratagèmes,
des hypocrisies, des résignations. Que de peine il se
donne pour être heureux ! Lui, si spirituel, est-ce qu'il
croit moins s'agiter que ces ambitieux qu'il désap-
prouve ? C'est peut-être un homme au-dessus de son
bonheur et qui cherche des excuses à sa satisfaction.
Non, non, je ne veux pas plus me résigner au passé
qu au présent. Je « n'envie le passé de personne »,
mais je m'envie dans tel ou tel passé, celui de Saint-
Just ou de Marie-Antoinette, par exemple. A 27 ans,
j'aurais bien acheté de Thermidor, la Convention, le
Comité de salut public et les missions.
Et quand on fut à Schoenbrûn Madame l'Archidu-
chesse, et Madame la Dauphine à Trianon, et même aux
Tuileries et même au Logographe la reine de France,
on peut mourir au nez de la plus privilégiée des tri-
coteuses !
176 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
Mirabeau disait : « J'aime à croire qu'elle ne vou-
drait pas de la vie sans sa couronne? » Pourquoi me
voudriez-vous d'aspirations plus modérées ? C'est
alors qu'il y aurait une différence, et gravement mo-
rale, entre une archiduchesse d'Autriche et moi.
3 juin.
Robert de la Sizeranne, que j'aime tant, est-il bien
dans le vrai, dans son article sur les portraits de
femmes, en sacrifiant si rationnellement la ressem-
blance à la vie ? Cela ne tournerait-il pas à une con-
vention d'école ? Même à l'art, n'importe-t-il pas
moins de faire un tableau « vivant » que de voir la
réalité, et de la rendre, elle, et pas une autre.
Vous voulez faire un chêne ressemblant, une lu-
mière ressemblante,et pourquoi pas aussi cette femme ?
Vous dites qu'il y a les photographes. C'est, en effet,
la seule beauté de la photographie de restituer quel-
quefois — pas toujours — tout le caractère d'un visage,
et l'on s'écrie alors : Que c'est vivant !
La matière employée, il est vrai, n'est pas belle,
et je préfère le beau pastel ressemblant. Je n'ai pas
besoin d'avoir vu M^'*^ Fel pour être assurée que
son portrait lui ressemble.
N'ayant ni" la musique, ni l'amour, ni les sports,
ANNÉE 1902 177
i en arrive quelquefois à l'aiguille. Quand je suis
noire d'imprimerie, je la savoure presque. Oh ! ce
n est pas qu'elle me fasse penser ! mais, au moins, je
ne mets les pensées de personne à ma place.
^me Y^^ a Jg compliment d'une violence : Vous
êtes mieux que personne.
Trez-Hir, 7 Août 1902.
Je m'empare d'instinct, fût-ce pendant une heure
d'impondérable coquetterie, de tout ce qui vaut,
de tout ce qui dépasse. D'un pays ou d'un homme,
je prends ce qui me revient, ce qu'il y a de mieux.
Mais je ne pourrais pas être jalouse.
Quand elles me parlent jalousie, je dis que je ne
comprends pas, qu'il ne s'agit pas d'être sûre des au-
tres, mais de soi. Qu'il faut être capable d'inspirer
un sentiment tellement unique, qu'il ne puisse ja-
mais se doubler. C'est en moi que je chercherais mes
sujets d'inquiétude, sinon qu'importent les rivales
inférieures ? Quel souvenir peuvent-elles laisser au-
près du vôtre ? Je me soucierais peu d'être l'unique
amour, mais le plus bel amour. Soyez irremplaçable
et laissez-vous remplacer.
Quand j'arrive ici, au bord de cette grande plage
de sable, de cette grande plage de ciel et de cette
grande plage d'eau, j'ai toujours un saisissement de...
4
178 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
propreté, de netteté luxueuse, comme la neige seule
en donne aussi l'impression.
A M""« D... 11 août.
Mais est-ce notre faute si l'on ne peut se dévelop-
per qu'au bénéfice de l'analyse ? Si chaque fois que
nous voulons une perfection il faut d'abord avoir
affaire au sens critique ? Et puisque toute notre vie
nous devons être les défenseurs de l'intelligence, nous
aurions le droit qu'on nous montre du côté adver-
saire les efforts et les progrès fournis par la plus
grande conscience.
Je me rappelle que M"^^ D... me disait : Pour le
moment mon enthousiasme est en disponibilité.
Certainement une maladie organique eût mieux
valu. Peut-être qu'elle m'aurait abîmée davantage,
mais en laissant la vie intacte autour de moi.
A quoi bon en parler ? Je ne m'en intéresserai pas
plus à moi-même, mais passionnément je veux sauver
la femme. Je veux souhaiter plus que je ne désire, il
n'y a de bon que la fièvre.
]^^ septembre.
Pour moi-même je suis une absente, je me souviens
de moi avec effort. Je m'aperçois maintenant que ce
ANNÉE 1902 179
qui nous tient à la vie, nous fait habiter notre corps,
nous équilibre dans l'espace et dans le temps, nous
fait respirer notre conscience dans les choses pré-
sentes, ce sont les sensations de luxe. C'est-à-dire que
les sens pour la conversation, comme les définit
Malebranche, sont insuffisants. C'est la vision de
luxe, la vue large et profonde qui nous installe dans
la vie, dans nous-mêmes. Je me reconnais à la dureté
d'une silhouette, à la pureté d'une ligne de côte. Et
chaque progrès des yeux me rappelle les sons, ils
me semblent rapprochés avec les mouvements, les
habitudes mieux saisies de ce qui bruit. Ou, pas même
cela, mais plus de réalité au monde, le fait tendu,
vibrant, ouvert à la circulation des ondes sonores.
6 septembre.
Hier, près de la mer qui dormait, avec un long
rêve de nuées blanches au fond de l'âme, je lisais
Rosebery sur Napoléon. Ces hommes d'Etat, quels
gens simples ! au sujet de l'autre monde...
10 septembre.
Je me rendrais pour du yachting et je croirais
encore faire une belle affaire ! Il faut être dénué de
180 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
toute vie intérieure pour ne pas garder mortellement
la nostalgie d'une journée de passerelle dans les allon-
geoirs de toile blanche, éventée jusqu'à l'ivresse,
dans l'élan sur les onze nœuds forcés d'un long tan-
gage, parmi la pureté des choses blanches, les tentes,
les baleinières suspendues, les cordages secs et la mer
plus à vous qu'une route ne l'est jamais. Car c'est
une impression d'intimité, de clôture, qu'on ressent en
pleine mer. C'est en somme en lointains, le minimum
d'horizon, le même que dans la plaine. La montagne
seule soulève le ciel pour nous. Mais on vit dans la
montagne, tandis que la mer est sans humanité.
On peut se retourner et dire à coup sûr : je suis
seule ici, seule avec le voyage, la gaieté des vents.
Parler de l'amitié entre amis est un manque de
goût, de tact même. Il faut éviter d'apprendre qu'on
s'est livré plus que vous ne le demandiez. Il ne faut
jamais préciser ce qu'on donne et il faut avoir la
jalousie de son avenir, chose totalement ignorée des
hommes. Ils ont l'étourderie de la constance et c'est
beaucoup moins beau qu'on ne croit. Je ne veux pas
être aimée de provision. Demain >e veux séduire en-
core et veux qu'on me sédui . Se souvenir, c'est avoir
pitié. L'amour est beau quand c'est une lutte, les
adversaires d'égale force.
ANNÉE 1902 181
26 septembre.
Ce que Saint-Just a de remarquable et d'anti-
révolutionnaire est la tenue. C'est une belle chose
d'avoir le front aussi sévère que la pensée, le regard
aussi dur que le courage, la bouche difficile comme
son rêve, et secrète coTnme la solitude de son âme.
30 septembre.
Je n'écris que dans la sincérité de l'ennui, c'est-
à-dire la plus désintéressée, la moins vaniteuse qui
soit, ce qui ne m'empêche pas, en me relisant, d'avoir
l'impression oiseuse d'une série de digressions.
Ma vie, je n'arrive pas à l'écrire, elle ne m'inté-
resse pas. Des jours, comme ce matin, je me réveille
dans une douceur étonnante, ayant presque une au-
torité comme acquise par une vie d'ascétisme et de
grande oraison, une douceur de départ ou de mort.
Ce sont les jours de plus grand froid et de plus scan-
daleuse indifférence.
Ma vie ? En lisant Spinoza, c'est-à-dire le plus
grand intérêt qu'aient pu me préparer les livres des hom-
mes, une raillerie si interminable au fond de la cons-
cience : Ah oui, Marie, en vérité, la prophétie a-t-elle
182 JOURNAL DE MARIE LENERU
été accordée aux autres nations, ou simplement aux
Hébreux ? Alors, en personne décidée, je fais face,
je pèse le pour et le contre et l'évidence de cette con-
clusion s'impose : Oh ! ma chère enfant, pour ce que
vaut ta vie présente, tu peux bien la gâcher et la dé-
penser en sublimités insensées, en beautés fatigantes,
en supériorités inutiles. Je te défie d'y perdre quel-
que chose !
5 octobre.
« Quand l'injustice, en développant nos facultés,
ne les a pas trop aigries, on se trouve plus à son aise
avec les fortes pensées, avec les sentiments élevés,
avec les embarras de la vie. Une espérance inquiète
et vague exaltait mon esprit : je le tourmentais sans
cesse. »
Ainsi à l'origine des grandes carrières d'ambi-
tion, il y a toujours quelque chose, enfance ou jeu-
nesse, à venger. « L'idée de grandeur et de prospé-
rité, sans jalousie et sans rivalité, est une idée trop
abstraite et dont la pensée ordinaire de l'homme n'a
pas la mesure. »
Et de M. de Lafayette : « Dans son désir, dans ses
moyens de se distinguer, il y avait quelque chose
d'appris. »
J'aime tout de Talleyrand. Il faudra que j'écrive
ANNÉE 1902 183
de lui. Parlant de sa mère dont tout le charme d'es-
prit avait été pour ses amis : « Elle ne voulait que
plaire et perdre ce qu'elle disait. » Rien de mieux.
Mais nous, nous n'avons plus assez avec qui perdre.
. A. R. de M... 8 octobre.
Pourquoi ne ferais-tu pas de la musique en diable ?
Tu es assez intelligente pour la comprendre intel-
lectuellement. C'est ce qui manque à la plupart des
femmes, incapables d'aimer la musique comme une
lecture, d'avoir des curiosités musicales et par con-
séquent de se faire intérieurement musiciennes. Tu
pourrais, j'espère, voir dans une fugue de Bach autre
chose qu'un monologue de salon, ou un exercice de
tapisserie..
13 octobre.
En écrivant, autant jusqu'ici j'avais la pudeur du
lieu commun jusqu'à opter avant de dire bonjour ou
Dieu vous bénisse, autant maintenant je me garde
et me réserve : je travaille à me banaliser, je m'en-
châsse dans la banalité.
Et nullement par dépit ou dédain, par raffinement.
J'y suis arrivée de cette manière : un mot de M""^^ X.
184 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
refus d'invitation, dix lignes, relations nullement in-
times, avec l'aspect guilleret de l'esprit qu'on veut
faire, m'avait déplu. D'impeccables formules de po-
litesse m'auraient bien plus renseignée sur la qualité
de la dame. C'est misérable de faire son métier de
bel esprit à toute réquisition, il faut mépriser les pe-
tits bénéfices. Ah ! le grandiose et délicieux bon ton
que les aristocrates inventèrent... que d'esprit
il fallut y dépenser !
L'authenticité est le seul pittoresque.
Savoir s'entourer des choses présentes.
16 octobre.
J'ai passé trois quarts d'heure à la mansarde,
ayant trouvé dans la caisse d'incendie des papiers
que je ne pouvais plus quitter. La correspondance
du « Consul de France aux Iles Canaries, Ste-Croix
de Ténériffe, Baron Chassériau » qui a veillé la der-
nière nuit de mon père. C'est sur grand papier de
chancellerie, doré sur tranches.
Mon père ne se voyait pas mourir, dit-il. Allons-
donc ! Après « une longue confession, ayant parlé
d'objets à remettre à Marie (1) » et regardé mon por-
trait de toute petite fille d'un an. Pourquoi enlever
l'héroïsme aux mourants, sous prétexte de nous accor-
der un soulagement ?
(I) Madame Lenéru, dont c'est aussi le nom.
ANNÉE 1902 185
« Une gastralgie d'entrailles, » pas de fièvre, mais
épuisement et cela d'une promptitude qui déroute
les six médecins de « La Loire » et les trois médecins
de Ste-Croix. Mais mourir ainsi... si jeune, avec un tel
avenir, chez ces Espagnols quand tous les Français
sont partis ? Je garderai toujours la révolte de cette
mort.
Ses camarades Foûrnier, Courejolles sont aujour-
d'hui les chefs. La mort des jeunes gens est plus affreuse
que celle des jeunes femmes, ils perdent tellement
plus !
Quel est ce consul qui le veille et qui le pleure
sans même le connaître assez pour le savoir marié ?
M. Chassériau a continué d'écrire à maman — veuve
à 21 ans — de longues lettres, et nous avons les por-
traits de toute sa famille. Un sous-officier aussi ne
l'a pas quitté — Adrien Harrison — et l'infirmier fut
parfait. « Il a été admirablement soigné, vous pouvez
en être sûr, M. l'amiral, ce pauvre jeune homme
était sympathique à tous ceux qui l'approchaient. »
Vraiment les Espagnols ont été parfaits. Le gou-
verneur Ximènès de Sandoval écrit une lettre
émue à grand-père, et lui envoie VEpoca, premier
journal de Madrid, où il a fait insérer une note sur
les regrets laissés par l'officier français.
Et puis toute la lugubre négociation : Les prêtres de
Ténériffe ne laissaient pas inhumer, « tout se passait
186 JOURNAL DE MARIE LENERl)
comme sous Philippe V, écrit le consul et la trans-
lation était sans précédent depuis 1806. » Il fallut
d'abord voir Tévêque, ensuite l'autorité civile réunit
une junte, et ceux-ci ne pouvaient rien. Alors un dé-
cret de Madrid qui s'en fut à la signature royale,
et cela ne suffisant pas, un ordre royal enfin — manu
propria mando. Le cercueil attendit longtemps dans
le caveau d'un grand d'Espagne, les nobles ayant
seuls des sépultures particulières au cimetière de
Ténériffe.
Ténériffe ! Voici ce que je trouve dans le journal
d'aspirant de mon père au timbre de la « Guerrière. »
«Arrivé aujourd'hui vers midi à Ténériffe... Ici j ai
fermé mon cahier, la musique répétait le chœur de
Roland à l'avant de la batterie Montjoye et Char-
lemagne !
Roncevaux, vallon sombre.
Prête ton ombre
A leurs tombeaux.
« Toutefois je n'ai pas quitté la terre espagnole. Ici,
comme au val célèbre, le pavillon jaune à bandes
rouges se déploie. »
18 Octobre.
Comme on devrait toujours écrire ! Qu'aurais-je
de mon père sans son journal d'aspirant ? Eh bien,!
ANNÉE 1902 187
il est charmant son journal. Moi qui aurais été volée,
et peut-être si éloignée, si je ne l'avais pas trouvé
suffisamment intelligent, je suis charmée, attirée et
navrée.
On reste toujours un peu étrangère à soi-même
quand on n'a pas connu son père.
Comme il était sympathique et d'originalité
éveillée sous cette pureté de langage de petit Parisien
qui me déroute un peu.
D'abord le marin prend ses notes. « Vers dix heures
les vents ont sauté au N.-O. C'est la renverse habi-
tuelle. Nous sommes en route au S.-O. avec le grand
hunier et le petit hunier au bas ris, filant 2 nœuds.
Pourquoi ne pas faire de toile ? Cela peut s'expliquer
en pensant que la mer étant encore très grosse, une
grande vitesse donnée au bateau fatiguerait celui-ci.
C'est une raison à défaut d'autres. Encore une ques-
tion : le point n'est écrit nulle part bien qu'il soit
près de 3 heures. Pourquoi ? »
Après une manœuvre difficile.
'< Dépasser un bâton de grand foc à la mer, et avec
cette mer, m'avait semblé jusqu'ici une opération
très difficile, je le pense encore, mais à l'occasion je
la tenterai. J'ai omis de parler d'un second maître,
Hervé, comme un de ceux qui furent employés à déver-
guer les focs. Ce sera pour lui une recommandation si
je relis ceci. »
188 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
Le snob à présent qui écrit confortablement dans le
bureau du « détail », et qui possède un cadenas pour
son <' bazar, » ce dernier luxe offert par son fourrier.
« On n'a pas idée du désordre et de la saleté qui ré-
gnent dans le poste... A chaque instant l'on entend
des bruits de bouteilles cassées, de piles d'assiettes
s écroulant. C'est dans le poste un amoncellement de
débris sur une couche de fange, le coin d'une borne.
Une expression très caractéristique a été imaginée
pour démontrer l'ensemble sans nom jusqu'ici qui
couvre le pont. Je ne la dirai pas, mais elle est dans
Balzac. » ?
Aussi l'on comprend son goût du housekeeping
anglais après un séjour au British-Hotel à Simons-
town. « Que ce doit être une bonne chose que la vie
élégante en Angleterre. Et quel bien l'on doit penser
d un peuple qui est si bien servi ! »
Je suis frappée de ce que les descriptions n'en sont
littérairement pas, mais des mots pour se souvenir,
ce qui à 18 ans est déjà le goût sincère de la sensa-
tion, au lieu de la superstition poétique. Pendant les
fêtes de la Ligne : « La nuit était magnifique. Ac-
coudé sur la passerelle j'avais devant moi deux spec-
tacles : La foule à côté du désert, le tumulte à côté
du silence. J'étais fatigué du bruit,' j'essayais de m'y
soustraire en contemplant la scène silencieuse. »
Et puis une tempête : « A l'abri sous le fronton de
ANNÉE 1902 189
dunette, n'ayant devant les yeux qu'une masse noire
et sans vie, je voyais tout à coup les ténèbres s'animer,
une vive lueur rose ouverte éclairait l'horizon et, sur
le fond gris de plomb du ciel, se détachaient vigou-
reusement les mille cordages des deux mâts de l'avant.
Dans leurs dédales on voyait distinctement les ga-
biers travailler à tout disposer pour dégréer les ver-
gues d'hune. Puis, entre l'œil et les mâts, une véri-
table nappe d'eau tourmentée, flagellée par le vent,
si épaisse que la lumière seule des éclairs pouvait
la rendre diaphane. »
En littérature il aime ceux qui savent « élever un
détail à la hauteur d'un fait ». A-t-il lu ça quelque
part ?
La marine en 1 866 était plus aristocratique qu'au-
jourd'hui. Il y avait à bord de la « Guerrière » un
Chabannes, un Turenne, un Borghèse et, au fort de
la Montagne, au Japon, un Mortemart. La vérité est
que les analogies entre la marine et l'armée sont nul-
les. Les officiers de marine sont, en premier lieu, des
explorateurs très mathématiciens et très géographes,
accompagnés il est vrai d'un matériel de premier
ordre dont ils savent se servir. Mais s'ils ont du goût
pour les canons à tir rapide et une générale prédi-
lection pour les torpilles, c'est en somme, en curieux,
en érudits, en collectionneurs fiers de leur galerie.
Et surtout, ils sont des diplomates et presque des
190 JOURNAL DE^MARIE LENERU
plénipotentiaires, de moins en moins malheureuse-
ment, mais en campagne, ils sont encore une ambas-
sade, ils reçoivent les souverains et en sont reçus.
Ils ont ce charme de la vie diplomatique, ce pittoresque
des cours et des sphères élevées, les fréquentations
internationales.
1er novembre.
J'ai pris « Travail » en gare de Rennes ; c'est
Germinal et je le relis volontiers. En somme Zola,
c'est toujours le même livre, la même description,
la même sensation. On ne pense pas moins que cet
homme-là n'a fait. Ce grand actif a même très peu
vécu. En outre, il ignore l'érudition, il n'y a pas eu
chez lui d'échange entre pairs. Et il raisonne comme
un goujat. Quand on a lu autre chose on est crispé
d'une si grosse voix pour des couacs de logique.
Il vous désintéresserait des questions sociales en
en faisant une dispute de table d'hôte ou de café de
village. J'étais plus anarchiste en lisant rEnnemi des
Lois.
Et toujours ces problèmes de mangeaille. Encore
les faisans et les truffes du dîner de Germinal.
J'ai besoin d'oublier que ces choses-là s'envient.
Puis, mon Dieu, parlez de justice (et encore je crois
plus de justesse au mot pitié) et chambardez au maxi-
ANNÉE 1902 191
mum, mais ne mêlez pas là-dedans la félicité,
ne vous imaginez pas traiter la question bonheur !
C'est un sentiment de haute convenance' qui me fait
accueillir le socialisme, l'abomination de rencontrer
un vagabond qui mange un morceau de pain quand
on va dîner en ville. C'est absolument navrant,
mais cela ne choque pas mon sens moral comme
injuste.
Rue Faraday, 9 novembre.
Exprès je ne me lance dans aucun lent travail.
J'évite de m'ancrer pour une heure, mais je refais
de tout, je sens la vie reprendre autour de moi, c'est
un frémissement comme autour d'un bateau qu'on
renfloue.
Je suis sérieuse et je m'applique. Je vais les dents,
presque les poings serrés. Je ne me fatigue pas, une
détente, au contraire, me semblerait morbide. J'ai si
monstrueusement à faire ! Je ne cesse de calculer
avec la mort.
Je refuse les consolations. Je ne veux rien avoir
perdu. C'est-à-dire que la vengeance doit l'emporter
disproportionnellement sur le dommage fait. Cela est-
il possible ? Peu importe, cela ne sera que dans la
mesure tentée.
La qualité de mon attention est médiocre, il y a
192 JOURNAL DE MARIE LENERU
là une maîtrise à gagner. Le style est pour l'attention,
avec la bataille rangée peut-être, un entraînement
admirable.
Ecrire, apprendre à choisir, à délibérer, apprend
la décision motivée, apprend un infini dans les
nuances et les impondérables du tact, apprend à
coordonner, à vouloir et faire l'ordre, apprend la
curiosité, c'est-à-dire le désir et la direction, c'est-à-
dire la volonté.
Ecrire, apprend à saisir.
J'ai un besoin de style nullement littéraire, j'ai
besoin d'écrire pour vivre et réussir ma vie, alors
même que je n'imprimerais rien. En somme écrire
étant la plus profonde manière de penser, l'est éga-
lement de vivre.
Ecrire, c'est l'oraison. Réaliser par le style les cin-
quante années intérieures de sainte Thérèse.
15 novembre.
J'ai rangé la musique ce matin. Beethoven, Mozart,
Schumann, les Echos d'Allemagne et jusqu'à mes étu-
des de Stephen Heller. Si je guérissais à 30 ans, ai-je
calculé, j'aurais encore le temps de tout connaître
et de tout jouer. D'ailleurs, un jour peut-être, quand
je serai plus vieille, j'apprendrai à lire la musique.
ANNÉE 1902 193
Dimanche 23 novembre.
Quel radotage que « Travail », bien un livre de vieil-
lard. Est-ce que cette félicité de canaille, ce bonheur
de dimanche et jours de fêtes, tente le peuple plus
qu'il ne me tente ? Quand Zola exécute son rêve
de transmuter la somptueuse solitude d'un parc privé
en préau d'asile pour la marmaille et les ménagères
accouchées, on a le plus désintéressé cri de désespoir !
Et toujours, toujours ce bonheur public, cet amour
public, il donnerait la nausée du peuple, si l'on
n'était pas tout de même de nationalité chrétienne.
Les parcs sont faits pour les châtelaines et les bra-
conniers et les belles forêts sont moins souillées par
le passage des charbonniers que par les déjeuners de
famille.
Mardi 25.
Amorcer de suite toutes mes habitudes, il vaut
mieux commencer mal, in a hurry, que remettre,
fût-ce d'un jour. Car le mal n'est pas le temps, mais
le mouvement perdu.
S'entraîner si merveilleusement à l'action immé-
diate, qu'on arrive à la réflexe d'une perpétuelle et
parfaite disponibilité.
5
194 JOURNAL DE MARIE LENERU
S'innover des habitudes aussi facilement que les
velléités vous en parviennent.
0 velléités, grâces perdues !
Puis schnell, schneller, der Tod reitei so schnell !
Tout doit se faire de plus en plus vite, du geste
matériel au mouvement cérébral. Car tout est plus
net qui s'accomplit rapidement et d'ensemble.
Règle : pratiquer les délais fixes.
30 novembre.
Encore les femmes à la vente du Grand Palais.
Même à 50 et 60 ans, elles n'ont pas l'air sérieux.
4 décembre.
Nous nous rappelions avec maman cette audition
d'un vendredi-saint, « Rédemption » par Gounod,
chantée par Faure et Maury, à la salle Albert-le-
Grand. Je me rappelais mieux qu'elle. De splendi-
des voix de femmes, émues et claires, chantant
1 '« Au pied de la Croix Sainte » et le « Jésus est res-
suscité», menées par Goiinod dans un adorable mou-
vement, le souffle d'une course matinale.
ANNÉE 1902 195
6 décembre.
En rentrant à Paris il faut se précipiter rue des
Tuileries et sur les quais, respirer de l'air historique.
Les capitales nous donnent le besoin des architec-
tures glorieuses. La place de la Concorde et le pont
Alexandre m'enchantent comme une forêt, une ligne
de côte. Ah ! les villes, les villes qui sont des per-
sonnes centenaires, les villes plus vieilles et plus
nobles que la campagne, les villes aux beaux noms
qui siègent par toute la terre...
A Paris, quand je n'ai pas vu la Seine et les ponts,
ou cet adorable Carrousel où les rois de France
ont mis chez eux, dans leur cour, le ciel, les nua-
ges et la couleur du temps, il y a des jours où du pa-
villon de Marsan on voit dans de l'air bleu le pavil-
lon de Flore, il me semble, comme au Trez-Hir
quand je ne suis pas allée sur la plage, que je ne suis
pas sortie.
Dimanche 13.
Une lettre de Marie qui soulève la question du
mariage. Elle s'impatiente de ce qu'on ne veuille
pas la laisser en paix. Elle me dit que certainement
le mariage est une vocation normale, mais que le
196 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
célibat doit en être une autre, et que jusqu'ici le
catholicisme seulement a su l'organiser. « Si vous
ne vous mariez pas, votre mère en aura^^i-elle, par
principe, le même chagrin que la mienne ? »
Moi, Marie, c est différent, je n'étais pas maria-
ble. Si je le redevenais, le jour, par exemple, où je
lirais très bien sur les lèvres, je tiendrais, je crois,
à me marier. Même en éliminant le beau mariage
d'inclination, il y aurait encore le mariage d'ambi-
tion, et, à son défaut, celui de dévouement. En tous
cas, toutes les concessions que je pourrais obtenir
de moi, je crois qu'il serait bien de les faire. Je ne
voudrais pas mourir non mariée.
Le célibat ne peut pas être un système, ne peut
pas être une préférence, parce quil nest rien de plus.
Sauf, évidemment, dans les circonstances de for-
tune ou de personnalité exceptionnelles, parce
qu'alors la liberté n'est plus un vain mot, et la femme
peut jouir de son propre mouvement des choses
agréables de ce monde. Mais alors on est impar-
donnable, moralement et physiquement, de n'avoir
pas rencontré un mariage tentant.
Les médecins, je crois, divisent les maux en deux
espèces : les pléthores et les misères. Eh V\en\ le
célibat est une misère. Il ne faut jamais rester en
deçà. Une jeune fille, une éternelle jeune fille, ne
risquera pas de mourir en couches, de perdre un
ANNÉE 1902 197
fils de 20 ans, de mener un veuvage de 30 ans,
avantages qui ne s'expriment que par des négations
et que je ne vanterai pas, moi qui ai toujours dit,
et qui ai toujours écrit que nous étions moins pau-
vres de ce que nous perdons, que de ce qui nous man-
que, et moins frustrés de ce que nous n'avons plus,
que de ce que nous n'aurons jamais. Le célibat est
supportable parce qu'en définitive, au monde .tout
l'est, mais c'est avec la mort une grande mélancolie
et aussi sombre pour Phomme que pour la femme.
Il est inadmissible de parler des cloîtres comme
d'une école de célibat. Ils sont une école de virgi-
nité, mais avec des noces spirituelles, et la plus in-
tense obsession de l'union. Ce n'est pas une mé-
taphore que ce mot d'amour qui nous choque un
peu dans la bouche des mystiques. Les religieuses
sont aussi complètement des épouses qu'il est pos-
sible à une âme de l'être.
Mais si je constate une impatience, une angoisse
à vieillir de mes journées, si, alors même que je tra-
vaille le plus, j'ai la sensation de l'en vain, si le tra-
vail, l'effort artistique d'autrui dont je m'enchan-
tais d'abord, se couvre de ridicule et soulève au
fond de moi-même le rire inextinguible de la vanité,
si dans ma lutte avec la mort, incroyable de stra-
tagèmes, je sens que j'ai le dessous... C'est donc que
je suis dans le faux, que toutes les ressources je ne
198 JOURNAL DE MARIE LENERU
les ai pas, que ma vie se passe, et bientôt se sera
passée^ sans elles.
J'ai toujours eu le jugement inexorablement net,
et la notion du but singulièrement précise et déta-
chée de tout ce qui est moyen.
Je n'admets pas le cercle vicieux et ne donnerai
pas le nom de fin à un point quelconque de la ligne
perdue. Or, je n'ai jamais ressenti, dans mes jours,
que la fièvre du passage et le goût uniquement de
l'ascétisme. Je demande la sensation de l'arrivée.
Je n'aurai pas, à travers tant d'obstacles, accru si pro-
digieusement ma « volonté de vivre » pour aller finir
dans une région perdue de la vieillesse. Je n'aurai pas,
avec des matériaux de destinée qu'il m'est loisible
d'appeler exceptionnels, créé en moi, à force d'in-
tensité, une âme exceptionnelle, pour la satisfaction
cabotine d'une jouissance d'esthète.
Elles donnent l'impression d'une chose rare chez
les femmes, même de 60 à 70 ans, du sérieux. Pour
le combiner il faut une dose de simplicité qui demande
trop d'intelligence et pour l'imposer à l'enfantillage
ambiant une imperturbabilité qui est du caractère.
A M"^® D... Cette documentation me pèse hor-
riblement. // faut faire de la besogne inutile. Il faut
avoir lu ce qui ne servira pas. Cela me rend sans in-
dulgence envers les noms et les styles d'inconnus.
L'homme ordinaire est une chose ridicule.
ANNEE 1903
j janvier.
A « Théroigne », Dieu me pardonne, je me suis
amusée ! Voir aller et venir ces grands gaillards
d'acteurs, la canne de Sieyès et les gants de Péthion...
Voilà des choses qui pour moi ne seront plus jamais
ce qu'elles sont pour les autres. Il ne s'agit pas seu-
lement du « frisson historique » bien que j'y sois
sujette au point que Molière — et dans le Médecin
malgré lui ! — eût manqué me faire sangloter sur
le devant de la loge. C'est le frisson de la vie, et pas
en artiste, pas en esthète, en morte ! J'apporte au
monde des émotions de ressuscitée.
De Quincey, à propos de ses cauchemars, parlait
des foules qui l'obsédaient, de la « tyrannie de la face
humaine ». Or, elle m'a manqué à moi, dans la propor-
tion où elle le poursuivait, la face, la figure humaine.
Je les ai tous aimés hier, hommes et femmes, d'être
200 JOURNAL DE MARIE LENERU
de la chair qui respire et qui veut, d'être des bêtes.
Je crois que j'aime la vie humaine, que j'en ai la
curiosité, comme si j'étais d'une autre race.
A l'acte du château, j'ai compris un autre pres-
tige de la Cour. Toutes ces bêtes, choisies, variées,
spécialisées, étiquetées, à portée des souverains...
On éprouverait à les manier une jouissance de tac-
tifs, comme à toucher de belles pièces d'échecs.
Les généraux en chef ont connu cela : l'être qu'on
peut manier et sacrifier. Cela crée un rapport nou-
veau d'oeil à œil, quelque chose de plus rare, de plus
poignant peut-être que l'amour.
Napoléon restera l'homme qui a possédé le plus
vrai de la volupté humaine. Tous ces hommes qu'il
a eus... je ne parle pas des peuples qu'il n'a pu sentir,
mais de ceux qu'il a vus, dont il se souvenait. Toute
discussion à cet égard, n'est qu'une revanche d'hu-
milié. Je n'ai jamais approché une foule sans éprouver
immédiatement, non pas ce que doit être l'orgueil,
mais la sensualité du pouvoir. Ah ! personne comme
moi ne saurait plus gravement ressentir l'émotion
des vanités !
Il faut prendre garde, il y a chez nous trop d'ascé-
tisme réflexe, trop de mortifiés sans le savoir. Nous
gardons les dégoûts du christianisme, mais nous en
avons aboli les soifs. « Soyez des âmes de désir, »
disait, au moins, sainte Thérèse.
ANNÉE 1903 201
Toute avidité complète nous choque, et nous
croyons avoir gagné quelque chose quand nous nous
sommes fait un dégoût. Sous peine d'impuissance
le non-appétit doit être une satiété.
7 janvier.
De toute ma force je lutte contre cette superstition :
l'âge. Quel rapport entre les rotations, les révolu-
tions de la Terre et notre activité ?
Ma maturité fut de 1 5 à 30 ans, ma jeunesse aura
lieu ensuite, et l'on verra ce que dix, quinze ans de
moins pourront contre moi.
10 janvier.
Natura non facit saltus.
Si l'on avait l'imagination du passage, la mémoire
des transitions, si nous pouvions saisir la continuité
du mouvement, on verrait à quel point rien d'étranger
n'arrive, et comme nous sommes déjà où nous devons
aller. Sans les repères extérieurs, toute élévation paraî-
trait si normale, qu'elle ne donnerait même pas le
sens d'un déplacement. Et nous avons le respect de
l'impossible 1
202 JOURNAL DE MARIE LENERU
1 3 janvier.
Une pièce est mauvaise, ridicule, mal faite, mais
cest du théâtre ! Votre mars est un sot ! Je n'admets
pas cet argument, même pour une féerie. Une pièce
est une pièce même à la lecture, et du bon théâtre
reste du bon théâtre même quand je le lis, exemple :
Bataille de. Dames. Mais si je me plains de X... si je
ne trouve pas une scène où l'on puisse s'accrocher,
si cette poussière inutile de répliques m'éreinte, ne
me répondez pas : « C'est un homme de théâtre ».
Pourquoi , en effet ? Un dialogue misérable, je le lis en
cinq minutes, il en faut vingt pour en finir à la scène.
L'évidence est que le mauvais à la lecture, devient
le détestable au théâtre, par la raison très simple
qu'il vaut mieux murmurer une bêtise que la voci-
férer. Des pièces, qu'on ne peut pas lire, réussis-
sent au théâtre. Mais des romans illisibles réussis-
sent aussi. Pourquoi ne vous écriez-vous pas : C'est
mauvais, mais c'est du roman 1 Je réclame mon droit
de conserver du goût au théâtre. Tant pis pour le
public de la scène-feuilleton, de la scène mauvais-
roman. Tant pis pour ceux qui ne savent pas lire
avec leurs oreilles. Thomas Corneille n'était pas plus
« homme de théâtre » que Racine, bien que son Ti-
mocrate ait été le plus beau succès du siècle.
ANNÉE 1903 203
21
janvier.
Faire ce que je fais sans joie, sans élan, sans pré-
sence d'esprit ou en pensant :i autre chose.
Si j'étais un peu plus bête, mon sujet m'empoi-
gnerait. Je ne connaîtrai jamais ces bonheurs-là.
Quand je ne suis plus à ma table, pour rien au monde
on ne me ferait penser à mon travail en cours. C'est
une fuite instinctive et presque enfantine. Je cours
après le succès, comme je chercherais mon mouchoir.
Au fond, je ne suis pas une nature abstraite.
Ces gens qui sont très touchés quand on reconnaît
ses torts et ceux qui font les beaux esprits s'incli-
nant à la discussion, ils ne sauront ni les uns ni les
autres qu'on n'a jamais tort, car il y a toujours une
raison pour laquelle on fait ce qu'on fait. Se dérober,
par les concessions, est donc une manière très utile
de classer un malentendu, mais en l'embrouillant
cent fois plus, non seulement en sacrifiant toutes ses
chances d'éclaircissement, mais aussi le droit d'au-
trui à n'être pas dupé. Dieu me préserve de l'inso-
lence de qui me cède.
J'énonçais : J'aimerais mieux m'être trompée sur
la fidélité de mon mari que sur ses facultés et sa va-
leur en soi. Fernande était merveilleusement de mon
avis. Maman disait : Vous êtes dégoûtantes 1
204 JOURNAL DE MARIE LENERU
1 3 février.
J'ai encore dû défendre l'ambition. Comme les
hommes ont su s'arranger pour, au moins dans l'opi-
nion, ne pas souffrir de leur bassesse ! Je me suis
énervée : il n'y a de beau que l'activité. Toute passion,
qui fait rendre aux hommes plus qu'ils n'ont l'ha-
bitude de donner, est une passion exaltante et noble
par conséquent.
Il est monté dans le métropolitain un homme ad-
nirable, portant la livrée de l'homme chic sans au-
cune de ses attitudes et une lourde serviette dans ses
gants gris. Je me suis épuisée en suppositions. Un
ministre, ou à peu près, n'irait pas en omnibus. Un
acteur ? (Station Palais Royal). Il avait des mous-
taches et puis la mine. Un auteur venant de faire
répéter sa pièce ? Un conférencier ? Seraient en
voiture et pas seuls. Je penche plutôt pour l'auteur,
car le faciès était d'un intellectuel en état de violence
intérieure. Ce regard absorbé, violent et clair, insolent
comme un regard d'enfant, a maté toutes les femmes.
J incline à croire qu'il pensait à autre chose, mais
il avait cet air au bord de la parole et de la parole
attendue comme une gifle, insulte de suiveur ou de
sermonnaire, les femmes semblaient y goûter un
voluptueux mépris d'elles-mêmes. Est-ce étrange
ANNÉE 1903 205
les passants ? Ce qu'on trouve et ce qu'on perd...
Saurons-nous jamais tout ce que nous a pris la
silhouette d'une ou d'un inconnu qui s'éloigne pour
toujours? Les paroles et les regards à moissonner de
ces âmes dont les yeux, un quart d'heure, ont aimé
les nôtres, tandis qu'on s'en retourne chacun mourir
dans sa destinée close, infranchissable à ceux que le
hasard ne nous a point réservés, que la vie ne nous
nommera point.
Et il y a encore les autres, ceux dont le visage même
nous était défendu, ceux qui tournent le coin d'une
rue que nous prenons, qui ont quitté le salon où nous
entrons, la ville où nous arrivons, l'appartement que
nous louons, la famille où nous allions ; ceux qu'une
minute, un pas, un grain de sable a persévérément
détournés de nos voies... le travail incessant des des-
tinées qui se croisent, le fil qui ce soir a le plus appro-
ché ce nœud, les trames qui se chaînent, s'étirent,
s avancent et bifurquent... ceux que nous ne vîmes que
la nuit, ceux que nous ne vîmes que de dos, fata-
lités insignifiantes, raccourcis d'atomes du Destin,
toute la volonté du monde qui a ordonné cela !
En métropolitain, en chemin de fer, je vois sou-
vent les gens, sinon dormir, du moins fermer les
yeux, présenter leur physionomie de sommeil. J'ai
vu une charmante femme ne rien changer à son at-
titude correcte, toute droite, dormir sur tige comme
206 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
une fleur, les yeux fermés comme on les baisse,
hautains comme dans la veille, sans un fléchisse-
ment des traits. Mais le plus souvent ils sont ignobles,
c'est une lâcheté, un abandon. Ces êtres-là doivent
souffrir avec le visage du mal de mer et l'emporter
dans la mort. Grâce à Dieu, ceci est une honte de
singes, à la vraie douleur la nature a fait un visage
plus digne et plus simple en lui donnant la rigidité.
Quelle étrange épreuve dans le mariage que cette
assistance au sommeil, c'est le plus grand abandon,
la plus grande possession. J'imagine, à celui qui veille
seul, le regard et le qui-vive d'un traître.
Dimanche 22.
Toujours mes yeux et le retour des choses. C'est
si nouveau d'absorber, par exemple, plus de soleil ;
de marcher à l'air, à la lumière libre, de voir le jour
vrai, le jour des autres, sans les infâmes verres bleus
qui ont condamné mes yeux de jeune fille.
Retrouverai-je bientôt mon regard d'enfant, ce
regard dévorant pour lequel tout le monde m'aimait?
Il y en avait peut-être de plus jolies, mais je me suis
sentie, physiquement, la préférée. Ah ! tout ce que
j ai perdu ! Je me sens jocrisse devaat les morceaux
de trop de choses cassées, avec un peu de triomphe
ANNÉE 1903 207
ironique pourtant, comme s'il fallait bien s'enor-
gueillir d'une maladresse colossale.
2 mars.
J'ai relu le règne de Tibère dans Tacite et repris
Machiavel. Si après cela on ne peut pas me confier
un empire ! Une chose délicieuse dans Machiavel
qui ne parle qu'affaires et crimes d'Etat, c'est le
tutoiement au lecteur : Et tu ne te maintiendras pas
si tu fais ceci, et tu vas à la ruine si tu n'uses pas de
la personne du renard et de la personne du lion.
Ed era duca tanta ferocia et tanta virtu...
Tacite dit aussi : Pollionisque asinii patris ferociam
retineret. Je l'aime cette ferocia romaine. Elle se
traduit par la hauteur, l'indomptabilité, la force.
En latin la férocité est une vertu. A sa racine, la chose
et le mot sont admirables, tant il est vrai que les hom-
mes sont faits pour être mangés.
5 mars.
Cela m'édifie à la Bibliothèque quand je lève les
yeux, assez souvent, car piocher m'est toujours anti-
naturel, cela m'instruit d'examiner les hommes dans
la franchise, dans le cynisme du travail.
208 JOURNAL DE MARIE LENERU
Bien qu'ils soient maîtres de leur effort, ils s'em-
barrassent et se congestionnent. Le travail évidemment
les alourdit, c'est une digestion avec les symptômes
de l'autre. Est-ce que sont écrites ainsi toutes les
choses souveraines ?
Et les hommes du métropolitain à 9 heures et à midi,
ces messieurs bien habillés, oui, même celui qui
m'offre sa place... On prévoit les événements qui
« chifferaient » leurs âmes comme des loques, les
mots qui feraient pleurer leur amour-propre. Que
de places à prendre parmi les hommes !
On relira indéfiniment dans les romans ces récla-
mations des jeunes contre la vie, des enfants illégi-
times entre autres, quand ils ont envie de se sui-
cider : qu'ils n'ont pas demandé à naître, et pas
seulement de leurs parents, mais de chaque ancêtre
qui, dès les commencements du monde, les prépa-
rait. Car sans les générations qui devaient venir,
sans la « volonté de vivre » de leur race future, aucun
n'aurait connu le mal de l'espèce, et personne n'a
le droit d'ignorer la plus absolue des solidarités, per-
sonne ne peut se séparer pour récriminer et condam-
ner, et tout le monde est coupable ici, jusqu'à la
sonnette du président !
ANNÉE 1903 209
14
mars.
Nous ne sommes pas dans un tel état de minorité
intellectuelle, qu'en présence d'une idée nous de-
vions toujours nous enquérir du maître. Une pensée
est plus intéressante par ses rapports avec la vérité,
par sa valeur absolue, que par sa valeur relative à
un individu. Je peux mépriser la mort à cause d'un
mot de Sénèque qui ne la méprisa point. Que Scho-
penhauer fût un viveur, cela est essentiellement
étranger à la portée philosophique du pessimisme.
Mais il leur faut l'exemple à ces grandes personnes.
Ce sont des enfants au théâtre qui demandent
si « c'est arrivé », et qui ne s'intéresseraient plus à
la pièce s'ils savaient que l'acteur ne dit pas ce qu'il
pense.
18 mars.
A retenir les gens qui vous découragent. Oh ! le
plus passivement qu'ils peuvent « parce qu'ils ont
peur de vous donner des illusions ». Comme j'ai eu
raison de relever tous les ponts-levis de secours des
autres à moi !
Je suis convaincue, jusqu'aux entrailles de mes en-
trailles, que je ne ferai jamais rien que par moi, la
plus seule moi.
6
210 JOURNAL DE MARIE LENERU
Quand on doit maintenir en soi un niveau intérieur
plutôt élevé, tous, voire ceux qui vous aiment, sont
de mauvaise fréquentation. C'est une règle absolue
de dignité morale. Nous n'avons pas plus à entretenir
les autres de nos ambitions que de nos amours.
C'est l'expérience de sainte Thérèse qui, certes, ne
rencontrait pas d'hostilités. « Pour m'aider à tomber
je n'avais que trop d'amis, mais pour me relever, je
me trouvais dans une effrayante solitude. »
Elle entendait par tomber, tomber dans l'indif-
férence aux grandes grâces. Parlez-leur d'eux-mêmes,
parlez-leur en toujours, voilà de quoi remplir les
relations sociales de toute votre vie.
N*ai-je donc pas assez été prédestinée au silence
qu'il me faille encore prêcher contre lui ? Ah !
Saint- Just qui nous avait siviteappris tous les secrets
de la puissance intérieure ?
26.
Parler malheur avec ses semblables ou, généra-
lement, de tout ce qu'on partage profondément avec
eux : religion, mort, amour, rien n'est fait pour nous
ravir plus brusquement à toute Solidarité.
« Quel courage il faut avoir ! »
Je réponds : « Pas du tout. Courage ou pas courage
ANNÉE 1903 211
n'ont rien à voir avec la nécessité, il n'y faut que
l'espace et le temps. »
« Si, tout de même, le courage de vivre. »
« Tout ce qu'on souffre est de la mort frag-
mentée. On n'a aucune raison de préférer le total
quand on n'aime pas les morceaux. »
Je ne sais d'où me vient cette âme liturgique, j'ai
tous les instincts de la vie monacale, jusqu'à la han-
tise des commémorations. Que de fois l'on m'en a
voulu d'aimer parler des morts comme des vivants.
Les hommes ne sont pas si religieux qu'ils croient,
à moins qu'on entende, par religion, la peur de Ju-
piter qui tonne — et le respect de Jupiter qui arrête.
Des moments oii il faut bien étouffer. La voix
humaine me manque, ce lien plus solide, plus cor-
dial qu'un regard. Les portraits aussi regardent,
les morts regardent. Je suis entourée de morts dont
je me souviens avec difficulté... l'effort de toute re-
lation au monde... et qu'il en soit ainsi toujours, avec
répétition, avec défense d'en sortir, quand je passe-
rais cent ans au milieu d'eux !
29 mars.
Je ne veux plus donner mon avis sur l'intelligence
des gens, pour ne pas profaner ce que j'entends par
212 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
là. J'entends par intelligence et plus instincti-
vement que par criticisme voulu : un individu ca-
pable de tout et d'abord de n'être jamais bête. Ca-
pable de tout, cela ne veut pas dire les accomplis-
sements variés d'un Italien de la Renaissance, pas
plus que bonapartiser dans son siècle, mais : capable
d'exister sur tous les points et d'en témoigner par
une impeccable originalité de contrôle.
La beauté. Nous en parlions hier avec A... à pro-
pos de cette jeune fille remarquée par moi à la Natio-
nale. Des traits de médaille, mais dans une fraî-
cheur, une plénitude de chair éblouissantes. Assise
et, de loin, l'âme des yeux inaperçue, elle était im-
périale. Bougeant et marchant, comme toujours le
cygne retournait à l'oie, il n'y avait plus qu'un petit
trottin avec, à chaque pas, l'ébranlement de tête de
l'omnibus. Et toujours quand elles ne sont que belles,
il y a une tare qui les anéantit. Oh ! le spirituel est
bien vengé.
On rencontre aussi de très beaux jeunes gens, et
l'on a la certitude qu'en toute circonstance on le
prendrait de haut avec eux, parce qu'ils n'ont pas
l'étincelle, ce reflet du dedans sur la beauté qui,
seul, 'en fait quelque chose.
Ces femmes si belles sont celles que lâchent leurs
maris pour les plus dégoûtantes maîtresses.
Ceci veut dire qu'il y a des beautés, la plupart des
ANNÉE 1903 213
beautés, sans valeur pour passionner et qu'il faut
chercher ailleurs les sortilèges.
Jeudi saint.
Bossuet à la sœur C... Instructions pour la semaine
sainte, le psaume LXXXVIII « Libre entre les
morts ». On m'a voulu parmi les créatures atteintes
et misérables, mais je ne suis pas des leurs. La con-
tagion ne m'apprendra ni leur attitude, ni leur langue.
Je suis étrangère dans le malheur. Je suis une pas-
sante fourvoyée. Je suis ici par erreur, et s'il me
plaît de supposer que j'y suis pour mon plaisir !
Quand on est un peu intéressé dans la question,
on ne pardonne pas aux autres la manière dégoû-
tante dont ils souffrent. Oh ! la bouche de mal au
cœur, la bouche de boîte aux lettres, et cet air de traî-
ner des pantoufles éternelles ! Je vous le garantis,
quoi qu'il y ait eu dans ma vie, quoi qu'il s'y passe
encore, cette vie surplombera la vôtre de la hauteur des
cieux. J'étais née sans orgueil et, pour l'apprendre,
j ai mis le temps qu'il y fallait.
Mardi 14.
Depuis le temps qu'ils se voient, les hommes ne
savent pas encore se regarder. Ils sont toujours per-
214 JOURNAL DE MARIE LENERU
suadés » qu'il ne faut pas juger les gens sur l'appa-
rence » ce qui leur évite d'y porter la moindre atten-
tion. Il n'y a même pas à interpréter, à chercher de
l'en-dessous, tout est visible, tout est à vif. Le pré-
jugé contre l'apparence est une erreur de gnosti-
cisme. Malebranche lui-même a su réagir. « J'ai un
corps qui me paraît faire plus de la moitié de mon
être. »
Mais, ceci admis, je ne crois pas mettre le « dis-
cernement des esprits » à la portée de plus de monde.
Plus que jamais il y faudra le don de prophétie, car
Voir est une chose plus exceptionnelle et plus incommu-
nicable que juger même et qu analyser.
Les têtes de domestiques que certains maîtres
introduisent dans leurs maisons ! et la moyenne des
physionomies dans leur intimité...
Jamais en présence de son regard, je n'aurai l'idée
de m'informer du caractère et de l'intelligence même
d'un homme, pas plus que de la température auprès
d'un thermomètre. L'œil est l'organe de l'esprit aussi
spécialement que celui de la vue, et je vois le cerveau
dans l'œil, la puissance cérébrale, comme j'y mesure
la puissance visuelle. Mais qui donc encore sait voir
la vue ?
A chaque instant on me demande « voyez-vous
cela ? ». Comment peuvent-ils confondre le regard
qui voit, et le regard qui ne voit pas ? Je fais des
ANNÉE 1903 215
différences entre les myopies de gens que je vois pour
la première fois. On détecte si bien le regard qu'on
fait semblant de voir !
1 7 avril.
La chose que je comprends le moins, c'est encore
mon âge. Il n'y a pas à dire ! Je suis jeune. Ce que
je me trouve riche de jeunesse, ça n'en finit plus !
Et pourtant, la plus grande inquiétude est là. La
tristesse et l'ennui, soit ! mais qu'il faille en vieillir...
Voilà donc pourquoi je suis venue ? Enfin qu'est-ce
que c'est le courage ? à quoi sert-il ? qu'est-ce que
cette pose ? Est-ce qu'on n'en est pas moins dupe,
dupé, attrapé « volé comme un singe à qui on a donné
une noix vide ? ».
Je veux bien me promener magnifiquement dans
ma banqueroute puisque la seule chose qui me reste,
est de le faire bien ou mal.
Puisqu'on me donne « un balcon d'où cracher sur
ce peuple » je veux bien y aller de mon altitude,
mais nier, qu'à chaque heure de ma vie j'aurai eu le
cœur serré, des sanglots dans les tempes et dans la
gorge, serait une sottise.
J'attends si peu de joie de mes allées et venues
que tous mes mouvements me paraissent bêtes. Dans
la rue cela va jusqu'à stopper la locomotion. A la
216 JOURNAL DE MARIE LENERU
Bibliothèque, au milieu de tous ces hommes, je ne suis
pas une femme, j'ai la fatigue et l'indifférence d'une
vieille ou d'une laide. Seulement envie de m'accrocher
à la pèlerine d'un vieux prêtre et de sangloter dans
son rabat.
On me dit : « Heureusement que tu as su te faire une
vie ! Personne à votre place ne s'en serait tiré comme
vous ». Ils appellent cela une vie ! Ils appellent cela
s'en tirer !
Je ne regrette pas, par leur nom, tel ou tel bonheur
et les jours qui font peur de « succomber à la tendresse
du regret ». Je n'ai qu'une nostalgie, mais féroce :
je regrette la gaieté, et pour elle seule. Non pas ce qui
la cause, mais le balayage des esprits animaux.
Je regarde les jeunes chiens avec jalousie. Le terri-
ble, c'est de devenir élégiaque.
7 juin.
Vingt-huit ans. N'en parlons plus. Je ne pense
qu'à une chose, à une petite fille de treize ans que
j'ai connue jadis et dont je ne saurai jamais ce qu'elle
est devenue.
Le magnifique est, de conserver mon intransi-
geance à l'égard du superflu, quand le nécessaire fait
tellement défaut. Je ne suis pas encore à point pour
ANNÉE 1903 217
me laisser glisser dans un bonheur médiocre, mais
pourrai-je m'en passer toujours ? Jamais rien, un
obstacle, un écran entre la mort et soi... En me re-
gardant dans une glace j'ai des surprises de trouver
encore en moi une espérance de femme.
Et pourtant, je ne suis pas prête. Je veux encore
attendre le bonheur. Il faut me préparer à la vie :
dix ans de bonheur et je me préparerai à la mort.
Je suis venue, comme la Sybille, à une heure où
j'avais les livres entiers de l'avenir dans mes bras.
On m'en a refusé le prix, et trois furent jetés au feu.
De ce qui restait j'ai demandé la même chose et,
devant le refus, trois encore ont été brûlés. C'est des
trois derniers livres que la Sybille reçut le prix qu'elle
avait attendu de tous.
Grand Hôtel du Trez-Hir, 6 août 1 903.
« Vous y viendrez quand vous aurez mon âge.» Ça
c'est l'hypothèse, mais l'expérience est qu'à mon âge
vous n'étiez pas moi.
A Marie B... Je crois qu'il ne faut pas tant en vou-
loir à la vie puisque c'est encore d'elle seule que nous
empruntons cette idée du bonheur qui nous rend
si difficiles. Voilà pour la question de droit que je
trouve généralement négligée. Au fond, je suis de
218 JOURNAL DE MARIE LENERU
ceux qui ne demanderaient pas à la vie autre chose
qu'elle-même.
Seulement, il y a la mort. Suis-je plus sincère ou
moins élevée que vous ? Mais la mort est ce que je
reproche à la vie. Si l'on avait le temps d'être patient
on pourrait attendre avec toutes les douleurs et les
ennuis. Ah ! si le temps s'arrêtait dans la souffrance,
si 1 on n'en vieillissait pas ! Vous sentez bien que tout
serait changé. Alors qu'y a-t-il « d'absurde >' ? D'être
des mortels qui n'aimons pas mourir. C'est la seule
« contradiction » franchement insupportable. Donc,
ne pas s'en prendre à la vie, quand on n'en veut qu'à
la mort. -Vous croyez que je me moque de vous et
que j appelle le loup pour vous consoler de Cro-
quemitaine, mais vous parlez « d'absurdité » et tout
me paraît si logique !
Quant au jeu du courage et de l'énergie, je le trouve
un peu funambulesque. Qui donc le courage a-t-il
rendu plus heureux ? Où cela change-t-il quelque
chose dans la réalité des faits et la nécessité des sen-
sations ? C'est élégant comme tous les mensonges
de bienséance, mais ceux qui s'enchantent de leur
courage et croient, pour cela, avoir inventé un moyen
de se tirer d'affaire me dégoûtent comme le joli
cœur qui fume une cigarette pendant l'opération.
De l'énergie? Si vous entendez par là un accommo-
dement avec ses maux, aidant à les tolérer, je n'en
ANNÉE 1903 219
ai pas un atome, car je vous assure que rien, pas
même l'habitude, ne m*a facilité les choses.
Tout est horrible et de plus en plus, voilà !
Je n'ai jamais cessé de me le dire et je n'éprouve
aucune pudeur à le dire aux autres, c'est à dire, à vous.
10 août.
M*"® B..., cinquante ans, était exquise sur la
plage, toute mince dans le grand fauteuil de fer,
empoignant les bras de toute l'ardeur de son entrain,
la fine tête sur le cou fervent et rengorgé, elle étin-
celait de jeunesse et de possession de vivre. Dans le
costume chic d'alpaga anglais, du même argent
bruni que les boucles flottantes dégagées de sa coif-
fure plate à la Pompadour, si élancée dans sa pose
assise, le vent semblait circuler dans ses veines, je
l'admirais et, sagement, en adepte, je recueillais la
tradition ; je me demande si le jeune homme couché,
dans le sable, au pied du fauteuil, sa raquette gantée
de fauve dans ses mains gantées de blanc, jugeait la
supériorité de ce charme. A l'heure oîi l'on cherche
ses amours dans le monde, cela m'eût rendu difficile.
Quand la femme survit à cet âge comme il arriva
chez l'Impératrice d'Autriche, elle prend un déga-
gement, une pureté de silhouette hors des considé-
rations habituelles, une netteté sombre et définitive
220 foURNAL DE MARIE LENERU
comme une chose accomplie, le destin fini, l'espace
vide autour de la robe et grand ouvert sur les étendues
de la mort.
Déjà chez M"^® L..., dans la fébrilité des mou-
vements, l'instabilité de son repos, elle ne tenait pas
assise, j'avais déjà ressenti ce désœuvrement du dé-
part, ce déblaiement, ce grand rangement des évé-
nements et cette disponibilité de la vieillesse. On la
sentait libre et seule, impossible à suivre, avec, dans
la chambre, du désert autour d'elle, et précieuse comme
les choses mesurées.
J'ai instinctivement ce regard au loin, ces vies qui
persistent m'agrandissent l'horizon. Cinquante,
soixante ans, m'apparaissent la plénitude, comme si
j avais l'intuition que ma vie véritable est par là.
Les déclins orgueilleux m'intéressent plus que les
âges trop aimés, trop rengaines, les âges populaires.
Dans V Illustration, l'admirable geste du cardinal
Rampolla tendant passionnément son vote à l'autel
de la Sixtine, résiliant son orgueil de Sicilien tragique
et de pape impossible.
20 août.
Rusbroech l'admirable, la mystique et la théoso-
phie, spiritisme, etc., pour moi une conférence de
Lacordaire, un syllogisme de Pascal, une exposition
ANNÉE 1903 221
de philosophie allemande et même anglaise m'ou-
vrent plus d'horizons intérieurs.
Je trouve une obtusité irritante à ceux qui veulent
faire de la mystique de rien, quand toutes choses en
contiennent d'une manière si authentique. Les igno-
rants auront beau faire, ils ne possèdent rien de plus
que les autres. Ce ne sont pas les ignorants qui l'ont
découverte et démontrée. Pour bâtir un bon ouvrage
d'attaque contre la science et la philosophie, il n'y a
jamais eu que les savants et les philosophes.
29 août.
« Que le jeu n'en vaut pas la chandelle » et que leur
bonheur leur coûte cher. Tant pis pour les bour-
geois qui marchandent et ne savent pas surapprécier
leurs plaisirs.
Il faut être grand seigneur et payer ses désirs au-
dessus du prix des autres.
Je sens que le bonheur, chez moi, vaudrait l'en-
chère que j'y ai mise.
3 septembre.
Chez tout le monde le silence est une apathie. Il
est devenu pour moi, comme l'oisiveté, une ferveur.
Je ne suis jamais plus inabordable que lorsque je
222 JOURNAL DE MARIE LENERU
ne fais rien, et l'on me dérange moins en interrom-
pant mes lectures et mes écritures. Hier j'avais envie
de crier : mais si vous continuez à me distraire, il
est bien inutile que je ne fasse rien !
D'ailleurs, nous ne devrions jamais nous montrer
au repos. C'est trop d'intimité. Dès qu'on n'a plus
affaire aux autres, se reprendre. Une présence, inu-
tilement prolongée, est un affaissement. Même en fa-
mille, même en amour, savoir disparaître pour garder
la belle tension vitale des rapports.
5 septembre.
Que de degrés dans la tristesse ! Il y a des jours
où l'on voudrait non pas pleurer, il n'y a pas d'at-
tendrissement, mais crier toute la journée, de quart
d'heure en quart d'heure, comme les fous, pour se dé-
barrasser d'une chose intérieure et pesante.
J'étais un si bel instrument à rire, une si parfaite
machine à gaieté, que n'en plus produire me détra-
que, me désorganise plus qu'une autre. Je n'oublie-
rai jamais toute la gaieté que je n'ai pas eue !
1903. Le Trez-Hir, sept.
Impossible de refaire l'écrivain : je ne m'accroche
à rien. Ce qui peut convenir à moi et aux autres, je
ANNÉE 1903 223
ne le trouve plus. D'ailleurs pas davantage ce qui
conviendrait à moi seule.
Et je souhaite plus que jamais « traire les gens ».
Il est incroyable comme les millions deviennent né-
cessaires à ma vie intérieure.
Je n'ai de goût au fond que pour la vie et la
mort. Ecrire des vies : Saint-Just, Talleyrand, Vau-
venargues, sainte Thérèse.
Qu'elle mène « une vie tranquille de loisir et pas
de distraction ». Ils appellent cela « des journées
paisibles ! »
Toujours la bonté et l'intelligence. Il disait :
« ceux qui sont bons se laissent toujours manger ».
Moi, très péremptoire : « ce n'est pas parce
qu'ils sont bons, mais parce qu'ils sont mangea-
bles ! »
La lumière change, elle s'épure et dans la maison
elle entre déjà comme pendant l'hiver. Elle fait du
jour une longue matinée aux heures favorables à
tout l'être, corps et âme, ainsi que l'entendait Malherbe
« il n'y a de bon que la matinée ». La mer et les
nuages sont glacés de blanc, d'un blanc de pôle ;
c est une fraîcheur de neige, un bleu de glacier.
Il n'y a de bon que l'automne.
De la tête de mort qu'A.-D. de V... disait pouvoir
regarder, mais ne pas toucher.
Moi, toucher, manier, embrasser, tout ce qu'on
224 JOURNAL DE MARIE LENERU
voudrait, je suis absolument sans dégoût. Je suis re-
venue sur le compte des araignées et des chenilles.
Je ne puis avoir horreur de rien de ce qui est ou
a été la vie. Le frôlement d'un insecte m'est une sen-
sualité. J'ai tellement subi la mort que toute sensa-
tion pour moi restera résurrection. Tout ce qui m'est
nostalgie m'est cher comme un souvenir. Je n'ai de
répulsion instinctive que pour les odeurs, mais cela
c'est l'instinct de la conservation.
Nous ne connaissons les choses, c'est-à-dire leur
être comme étranger à nous, que par le danger.
Dans la grande fatigue d'une trop longue route, rap-
pelez-vous ce que devient la campagne. C'est le pas-
sant qui nous précède au lom, depuis longtemps
nous le suivons pour l'atteindre car, de dos, nous le
reconnaissons — et quand une fois rejoint il a tourné
la tête, l'inconnu de son visage est si grand, si sou-
dain et si calme, qu'un regard de démon nous serait
moins hostile et le port d'un masque moins inquié-
tant.
Les gens qui se sont vraiment perdus, qui ont eu
faim, froid et peur dans un paysage comme les autres,
à côté du train-train égoïste et quotidien du monde
végétal et des animaux qu'ils croyaient familiers, ceux-
là ont vraiment rencontré les choses, les êtres dé-
daigneux qui ne secourent pas.
Les naufragés, sous la lune familière et les étoiles
ANNÉE 1903 225
filleules des hommes, doivent éprouver instincti-
vement la surprise, l'expérience de cet abandon des
êtres, des choses qu'bn a cru intimes pour les avoir
vues tous les jours. Quels sobriquets doivent leur
paraître alors les noms humains des étoiles ! Comme
ils doivent ressentir l'erreur, la disproportion de leur
familiarité, la lèse-majesté de leur confiance... Dans
ces moments seuls d'exception et de maléfice, et
nullement par nos habitudes d'esthétique et de ly-
risme, nous rencontrons les choses d'être à être et
nous les sentons.
L'homme qui vous tue et, je ne sais, peut-être
l'homme qui vous aime, doit prendre ainsi un carac-
tère subit de vérité, d'étrani^eté.
Ce qu'il y a d'ouvert dans le Trez-Hir, de mon lit,
du fond de ma chambre, les Tas de Pois debout à
l'ouest, pierres druidiques en pleine eau, ruines
d'Atlantides, c'est bien les parois des continents,
pour moi, la grande Porte d'Occident, le seul endroit
du monde par où vraiment Von sorte, par où « Le
Français », la semaine dernière, s'en allait au pôle sud.
Le Journal des Concourt auquel je retourne pério-
diquement, qui est peut-être ce que j'aurai le mieux
aimé avec la correspondance de Flaubert ; ce livre
ait uniquement de ce que j'ai perdu dans les choses
et dans les hommes, le détail et la conversation, il
est cordial, chaud et résonnant de parole humaine.
7
226 JOURNAL DE MARIE LENERU
Il montre la fin vraie, la fin qui ne vole pas des no-
toriétés artistiques, la camaraderie entre pairs, les
échanges entre égaux, la compréhension toujours
à portée de la poignée de mains. Quand Edmond
et Jules de Concourt auraient payé de ces maladies
de cœur et de foie auxquelles ils attribuaient leur
talent, la familiarité de Gautier et de Gavarni, la
littérature se fût montrée belle joueuse à leur égard.
Il faudrait prendre dans Saint-Simon et tout l'ado-
rable XVI I^ siècle une pièce de la Vie ancienne, quelque
chose comme une belle gravure authentique, l'ap-
peler « Versailles » et la traiter dans toute la grandeur,
sans romantisme et sans verbiage, de l'histoire et du
passé. Finir à la mort du duc de Bourgogne là où
sombra l'espoir d'un régne qui n'était pas de ce monde.
L'intrigue est très suffisante avec ce plus haut des
princes, mal aimé de sa femme, regretté de toutes
les autres et que Dieu ne console pas.
L'admirable regret de Saint-Simon : « Jenel'aiplus
vu depuis. Plaise à la miséricorde divine que je le voie
toujours où sa bonté sans doute l'a mis ! »
Paris 1 0 novembre.
Quand on a commencé d'écrire, on se tait trop. On
se déshabitue des relations orales. D'abord, pouvant
ANNÉE 1903 227
être lu, on tient peu à la médiocre attention des
interlocuteurs, et l'habitude prise de s'exprimer par-
faitement dégoûte des à peu près et donne la paresse
d'ébaucher, en causant, ce qui sera mieux réussi plus
tard.
C'est une faute. Il faut avoir son âme avec soi
et pas sur une table à écrire, derrière la grande nappe
verte que Louis XIV jetait sur son travail secret.
Je répète qu'on juge de l'intelligence avec les yeux,
que l'intelligence se voit bien plus qu'elle ne s'en-
tend. On ne dit pas toujours des choses transcen-
dantes, mais être en état de les dire, cela se voit tou-
jours.
Le baiser est un secret sans paroles.
A M. B... La grande faiblesse des amoraux et leur
réfutation est dans leur prosélytisme. Dès qu'on se
mêle d'apostolat, dans un sens ou dans l'autre, il
faut prendre alors un point de vue social très diffé-
rent de l'individuel. Je n'éprouve nullement le besoin
que la majorité pense comme moi. Toutefois, comme
j'estime peu le type révolutionnaire et ceux qui se
font un mérite de leur indépendance, — comme si
cela n'allait pas de soi — je trouve qu'il faut se garder
de cette grande inutilité qu'est l'opposition déclarée,
et de la grossièreté d'aller crier sur les toits ses sen-
timents intimes en voulant à toutes forces « agir
comme on pense ». Encore un fameux préjugé !
228 JOURNAL DE MARIE LENERU
Il n'y a de dignité sérieuse et d'indifférence à
l'opinion d'autrui que dans l'absolu quant à soi. Je
croirais donc avoir assez fait pour la morale sociale
et avoir fait encore plus pour ma liberté intérieure en
épargnant tout scandale. Sérieusement êtes-vous bien
écœurée par cette manière de voir ?
8 décembre.
« Le désir de la solitude vaut mieux que la soli-
tude» et sainte Thérèse s'y connaissait. M™® de Main-
tenon disait aussi : « Dans le rhonde tous les retours
sont pour le couvent. Au couvent tous les retours
sont pour le monde. »
Ne nous illusionnons pas sur nos besoins et sur
nos aspirations. Nous n'en avons qu'un et qu'une :
la nécessité du changement.
Quiconque peut voyager, aimer, voir et entendre, ^
et s'appesantit chez soi, s'avilissant le regard et
l'échiné à faire fonction de scribe, est un manant perdu
par les cuistres, à moins qu'il ne soit un gueux.
Il y a des jours où l'encre et les livres, tous ces
faux semblants de la vie, me paraissent une idole
plus vîine et plus odieuse, plus fausse à coup sûr
que l'argent. Dans une vie réelle les livres ne peuvent
être que des initiateurs.
ANNÉE 1903 229
Qu'y a-t-il de nous en nous ? Je commence à me
respecter comme un reliquaire de tous ceux que j*ai
connus. Une manière, en riant, de transpercer les
gens du regard qui est de Tante Alice. Des brusqueries
d'intonation, des « Ah ! ma chère enfant » à des
personnes de mon âge, qui sont de M""® Lemonnier
et que j'aime comme un souvenir d'elle. C'est
M™® de T... qui a gardé sa manière d'écouter, avec
une ombre de mouvement dans les joues et dans le
nez, comme si elle suçait un bonbon. Dans l'accueil
une inclinaison rapide et large, les yeux levés et sou-
riants, qui est de M™^ Biacabe et de M. T. T...
Quand on nous présente quelqu'un, mouvement
dégageant le cou et raidissant les épaules, sans qu'on
puisse savoir si c'est recevoir ou rendre un hommage,
à la fois de maman et de M™*' de Lescure surprises
par des étrangers — ou dans l'ennui, un air absorbé,
fastueux, agressif, qui est presque une parodie de soi-
même et vu quelquefois à Renée de M... sans savoir
si elle me le doit ou moi à elle.
J'aime cette perméabilité, ce souvenir dans la chair
de ce qui a plu, à cause d'elle je me suis plus pré-
cieuse que si je m'étais toute inventée.
« Je vous ai parlé de la mort tragique de mon vieil
ami X..., j'apprends que les choses ont été encore
plus graves et que l'on ne doute plus d'un assassi-
nat. Quand donc les hommes perdront-ils cette
230 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
illusion de vider leurs querelles par la mort ? Elle n'a-
joute aux choses qu'un point de suspension et ne fait
qu'éterniser les équivoques. Je n'ai jamais pu envi-
sager la mort comme un dénouement, elle les inter-
dit tous.
ANNÉE 1904
5 février.
Ce que nous sont les yeux... depuis quinze ans je
commence à le savoir. A mesure que la visière se re-
lève, tout ce qui est rendu et de ce qui ne se voit pas !
Ce sentiment de séparation que j'avais en regardant
toute chose, d'un arbre à maman. Les oreilles, qui sé-
parent des âmes, m'ont moins enlevé peut-être que
les yeux qui séparent des corps et des choses.
Je reprends de la vie des images qui pourront
durer, et cet appui des souvenirs avait si curieuse-
ment disparu. J'ai entièrement perdu trois ou quatre
années de ma vie. On a beau se récrier, s'impatienter,
chercher, je suis comme un enfant qui ne sait pas sa
leçon. En revanche, ce qui a précédé, cela c'est moi
pour l'éternité.
« Le bonheur est une invention comme le sys-
tème des poids et des mesures. » (J. Laforgue).
232 JOURNAL DE MARIE LENERU
20 février.
lVI™e de Staal, M"^ Delaunay, quel charmant
sauve-l'honneur pour la catégorie des jeunes filles
d un certain âge. Elle disait dans son portrait par elle-
même : « Sa folie a toujours été de vouloir être rai-
sonnable, et comme les femmes qui se sentent gê-
nées dans leur corps s'imaginent être de belle taille,
sa raison l'ayant incommodée, elle a cru en avoir
beaucoup ». Et devant les affres de l'établissement,
sa jolie manière de fière partie contractante : « Je,
lui fis comprendre que, dans ma situation, à l'âge où
j'étais parvenue, on ne me pardonnerait de changer
d'état que pour une fortune qui paraîtrait extrême-
ment avantageuse, et qu'enfin j'étais comme ces an-
tiques qui augmentent de prix par leur ancienneté.
Seulement il fallait rester M^^^ Delaunay, la for-
tune de Staal ne valait pas une femme d'esprit.
Je n'ai aucune idée préconçue sur l'amour dont je
me défie intensément comme de toute collaboration.
Un mariage élégant entre mortels chic, fiers l'un de
l'autre, assez raffinés pour tout sauver de leur vie
par l'intelligence de la mort. Je ne lui découvre pas
d'autre forme souhaitable.
Qu'est-ce qu'il y a dans certains livres ? Ce n'est
pas le style, ni le reste ; du talent, il y en a aussi
ANNÉE 1904 233
ailleurs. Mais ceux-là, dès qu'on y entre, on y respire
une atmosphère spéciale. On les prend mollement
comme tout livre à commencer et puis l'on se re-
dresse, on se ranime, on se retrouve, comme s'il
arrivait quelqu'un, une visite brillante, un jour de
pluie. Je crois que c'est le ton, rareté des raretés,
et que « le style » le chasse au lieu de le donner. Le
ton pour le style est la physionomie pour la beauté,
le mouvement des lignes. A force de sacrifier à la
phrase et au mot, ceux qui les écrivent oublient leur
allure, leur tournure propre. Pour un surcroît mé-
diocre de métaphysique ils perdent l'autorité nerveuse
de la phrase. Je ne remarque cette valeur de ton que
chez les écrivains qui ont un physique.
jll faut qu'ils aient dans leur chair le maniement
du charme pour le retrouver en écriture. Or, le charme,
comme la distinction, est un raffinement du tact, et
j'ai bien envie de dire que, pour écrire supérieure-
ment, il faut une aristocratie de geste et de peau. Des
exemples : observez la nuance de Flaubert aux Con-
court, de Bburget, d'Hervieu à d'Aurevilly, Curel,
de Paul Adam à Barrés, de Renan à Nietzsche, de
George Sand à Mathilde Serao, de Marcelle Tinayre
à la comtesse de Noailles, de M'"^ H. de Régnier et
celle qui doit venir.
234 JOURNAL DE MARIE LENERU
4 mars.
« Vous vivez toujours dans deux ans. » Quand je
cesse mon regard à cent mètres, quand je vois où
j'en suis et ce qu'il y a derrière. Pour éviter les mou-
vements sismiques, je pense à une grande duchesse
de Russie qui, elle aussi, dut attendre, attendre im-
périalement. « Dix-huit années d'ennui et de soli-
tude lui firent lire bien des livres. »
« Que m'importe le soir,
Puisque mon âme est pleine
De la vaste rumeur du jour
u j ai vécu.
Que d'autres, en pleurant,
Maudissent la fontaine
D'avoir entre leurs doigts
Ecoulé son eau vaine.
Où brille au fond l'argent de quelque anneau perdu.
Le souvenir unit, en ma longue mémoire,
La volupté rieuse au souriant amour.
Et le Passé debout me chante, blanche, ou noire.
Sur sa flûte d'ébèrié ou sa flûte d'ivoire.
Sa tristesse ou sa joie au pas léger ou lourd.
ANNÉE 1904 235
Ce ne sera pas trop du Temps sans jours ni nombre.
Ni de tout le silence et de toute la nuit
Qui sur l'homme à jamais pèse au sépulcre sombre.
Ce ne sera pas trop, vois-tu, de toute l'ombre.
Pour lui faire oublier ce qui vécut en lui.
(Henri de Régnier, inscriptions lues au soir
tombant.)
8 avril.
Guizot disait à la princesse Lucien qui ne lisait
jamais : « Il faut que vous ayez toujours une per-
sonne vivante devant vous. >' Je la trouvais dans le
vrai et disais que les livres sont des faux. N,-B. : Oh !
il y a des personnes qui sont de bien mauvais livres.
Encore Guizot à la princesse : « Je n'ai pas de dé-
sirs médiocres. Je n'accueille que les hautes espé-
rances. Je sais me passer de ce qui me manque, mais
non pas me contenter au-dessous de mon ambition.
Et, dans notre relation de vous à moi, mon ambition
a été infiniment plus grande que dans tous les au-
tres intérêts où peut se répandre ma vie. »
Brest, jeudi 28 juillet.
Aucune ville ne ressemble à Brest, aucun des au-
tres ports. Nulle part on n'a fait des rues si étroites
236 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
et des maisons si hautes. De claires maisons plates
et grises qui n'ont même pas la douceur d'être som-
bres. Elles surplombent, dures et pâles, comme des
parois de gorges ; un courant d'air éternel ajoute au
malaise des choses étroites et sans proportions.
La Penfeld encaissée, encombrée du matériel de sa
marine, les constructions du port en échasses sur
le roc, tout est resserré, tout est boyau, chenal, défilé.
Et sa prise de large, la promenade du Cours, est une
si maigre terrasse devant la rade magnifique et fermée
du goulet, que sur ces kilomètres d'Océan et sur ces
côtes qui sont de la campagne on respire moins qu en
traversant la place de la Concorde.
La ville devrait s'appeler Angustine.
La marine pauvre et triste l'a faite ainsi. 0 marine,
ô ma mère! Des jeunes gens passent dans les rues
par larges fronts de casquettes blanches, ils sont lents
et, chez eux, ils ont le recueillement du geste et l'ar-
deur du regard dont on couve et décèle un bonheur,
et ce bonheur est le départ.
A dix-huit ans ils savent comment on part, mais
pour très loin, pour très longtemps. Mon père à leur
âge, s'est promené comme eux dans cette même rue
de Siam, mon grand-père et son père aussi.
ANNÉE 1904 237
Le Trez-Hir, 20 septembre.
L esprit de ces cahiers me fatigue, cela m'ennuie
de faire de la tristesse, j'en suis physiquement sa-
turée. Quand je me réveille la nuit et le matin, je ne
vois plus un bout par oîi prendre la vie; l'instinct, le
premier mouvement est pour la détresse. Un peu plus
entrée dans la veille, les réactions commencent, cela
change, je sais ne pas être plus tragique que cela
n'en vaut la peine.
Ce qui me consterne, ce qui m'atterre, ce n'est pas
l'avenir qui ne pourrait jamais être que meilleur,
fût-ce la pleine vieillesse, mais ces quinze ans que
j'ai derrière moi... Un matin, pendant ma fièvre ty-
phoïde, j'ai été surprise, gênée, parce que je oe pou-
vais pas me rappeler si, toute la nuit, j'avais dormi
ou veillé.
ANNÉE 1905
Paris, 9 janvier.
Je n'aime pas les révoltés qui sont des victimes, et,
par conséquent, ne sont pas des forts. Tant pis pour
les « outlaws » qui ne savent pas être les pillards de la
société. M. de Talleyrand fut un corsaire autrement
effectif que Byron, et Catherine d'Anhalt-Zerht,
cette autocrate personne, une féministe un peu plus
émancipée que nos modernes revendicatrices.
22 janvier.
Je n'écris plus, je m'oublie, et j'ai tort. Mais que
devenir quand la tristesse vous ennuie ?
Je dois me rendre cette justice qu'elle m'a dis-
traite longtemps. Nous avons bien raison de n'ai-
mer que les heureux. Les sinistrés sont dansjeur tort.
ANNÉE 1905 239
Le bonheur ! le bonheur ! à tel prix que ce soit.
Pourquoi ai-je cette invraisemblable expression de
bonheur, cette animation de la tournure et des traits ?
J'ai la seule atteinte physique qui ne laisse point de
trace, elle est invisible comme une plaie morale. Elle
vous laisse sournoisement intact et ronge la vie par
le dedans.
Je n'admets que le bonheur et je n'en veux plus,
parce qu'il faut toujours avoir été heureux, mieux vaut
jamais que trop tard.-
Il faut, à vingt ans, être en possession de tous les
orgueils, les faire aimer par des perfections analo-
gues dans un sexe différent, et puis en voilà pour
l'éternité 1 Le reste est raccommodage, désordre, sub-
terfuge et à peu près. J'ai trop aimé la vie, la vie pour
elle-même, la simple existence qui est remuer, voir,
entendre. J'ai gardé, de mon enfance, un si prodi-
gieux souvenir du rire et de la gaieté, profond comme
un amour, l'enchantement de tous les jours et de
tous les réveils, qu'à moins de les retrouver comme
je les avais, je me croirai toujours malade et déchue.
Tous ces gens qui voient, comme des dieux,
les détails et les lointains, qui possèdent toute la vie
des choses et des êtres, la présence réelle du monde
infini, tous ceux qui tressaillent avec les bruits et les
voix, le profond ébranlement des voix humaines et
des voix musicales qui suffiraient à elles seules.
240 JOURNAL DE MARIE LENERU
Comment ne tremblent-ils pas, ne s'écrient-ils pas
de bonheur d'un sommeil à l'autre? Ils se croiraient
obligés d'être poètes ou bien peut-être ivrognes pour
tirer à ce point parti d'eux-mêmes.
Je ne demande moi que les choses que les yeux
me rendent chaque jour, j'abandonne les êtres qu'il
faut entendre, et rien que ce lendemain attendu me
donne la fièvre et me vengerait de la mort.
6 août.
J'y ai mis le temps, mais je prends l'amour de la
normalité, de la vie de tout le monde, selon les plus
vulgaires lois naturelles et sociales... Tout ce qui au-
rait pu être celle qui serait moi, si une petite fille
de treize ans n'avait pas dîné un jour, en voyage,
dans une maison oii une autre petite fille allait avoir
la rougeole.
Je ferme les yeux le matin quand je me réveille
dans le soleil et le balancement des arbres du parc
répété dans toutes les glaces, je ferme les yeux et je
vois ce qui serait. Je me réveillerais à Tamaris,
Alger ou Pera, comme dans mon enfance, au sifflet
des canonnières, à l'ébranlement "des salves.
Je serais seule parce qu'il serait de garde ou en
campagne. Les enfants, de huit à dix ans, chanteraient ;
ANNÉE 1905 241
« Shew fly, don't bother me » sur Tair de la oupa-oupa,
ou l'un de ces airs créoles dont on ne savait jamais que
les premiers mots. Ma bretonne me dirait : « Ma-
dame, la rade est consignée » comme on parle du ton-
nerre ou du jugement dernier, ou bien « Monsieur a
fait dire par le vaguemestre qu'il enverrait la balei-
nière pour onze heures. » Je passerais mes journées
sur la galerie avec les journaux ou les revues du carré,
les côtes et la ville seraient lointaines, la mer pro-
fonde et transparente, les bâtiments, sur rade, « évi-
teraient » avec les heures. En levant les yeux, là où
j'avais Pera, j'aurais maintenant les côtes d'Asie, je
suivrais les mouvements de la rade, les embarcations
d'où l'on salue. Deux matelots, sur ma tête, lave-
raient interminablement une baleinière. De temps
en temps j'aurais des visiteurs : le médecin, le second,
l'abbé. Les toc-tocs du timonier ne me gêneraient
même plus. « Commandant, le canot major va
accoster. >•
Je serais simple et sans désirs, mais quelle que fût
la situation dans la hiérarchie terrestre, je retrouve-
rais à bord mon rang de fille de France.
29 novembre.
Je n'écris plus parce que ce n'est pas travailler et
que je ne sais plus m'en aider à me refaire un moral,
8
242 JOURNAL DE MARIE LENERU
Un moral ! Est-ce bien moi qui n'en ai plus ? Je
ne souhaite plus rien, je travaille sans désirer le succès
et ce succès, si je le rencontre, je ne désire pas le
poursuivre.
Je ne désire que les ensembles, une vie qui serait
complète de toutes parts, et pour cela une accumu-
lation de résultats encore si lointaine, lointaine...
Malgré tout ce qu'on pourrait croire, je suis trop
humaine pour mon état et je crois tout perdre, parce
que le normal ne m'est pas arrivé.
Les normaux, qui sont la pluralité, donnent leurs
définitions et nous les en croyons avec superstition.
Pourquoi me démoraliser par idée préconçue et
succomber par préjugé à la « tendresse du regret » ?
Au fond qu'y a-t-il dans cette vie normale en toute
lucidité ?
Il y a certainement le mariage heureux. Mais dans
le plus beau mariage, et surtout s'il s'agit de la femme,
préserve-t-on cette énergie vitale de la solitude vers
laquelle se portent si étrangement nos préférences ?
Enfant, l'on ne tient aucun compte, on méprise
même tout à fait les saintetés qui ne furent pas vier-
ges. Plus tard, on s'attache moins sans doute à l'in-
tégrité absolue, mais nous en avons le goût, la secrète
préférence des vies libres. Toutes proportions gardées,
considérez ce qui se passe en vous quand vous dites :
Wagner ou Louis de Bavière, George Sand ou l'Im-
ANNÉE 1905 243
pératrice d'Autriche, Ernest Renan ou Gustave Flau-
bert ? Et le dirai-je, la présence de Luclle n'explique-
t-elle pas toute la distance de Camille Desmoulins
à Saint-Just ?
Ce qui nous porte les uns vers les autres, ce que
nous ressentons pour les vivants ou pour les morts,
pour ceux qu'on rencontre ou pour ceux qu'on ad-
mire, c'est, à tel degré qu'on vous dira, toujours de
l'amour, de l'amour qui se heurte au seuil des inti-
mités. Donnez un amour à Marie Bashkirtseff et
dites si vous ne la détruisez pas. Faites de Charlotte
Corday la maîtresse de Barbaroux et vous ridiculisez
son acte.
A M'"'^ X... Puisque vous nommez Nietzsche, j'ai
bien envie de vous répondre à sa manière : « Oui,
j'ai écrit dangereusement, mais de tout ce qui est
beau en ce monde, qu'est-ce qui n'est pas redou-
table ? Le Christianisme n'a-t-il pas été prêché dan-
gereusement ?» Y a-t-il vraiment dans la mort telle
que l'impliquent les grands enthousiasmes, de quoi
déshonorer le fanatisme ? On ne fera jamais pis que
braver sa mort et celle des autres. Est-ce donc si
grave ? et vaudrait-il mieux vivre sans martyre et
sans foi ?
En définitive je suis allée à Saint-Just, comme Barrés
à Bonaparte, « sans parti pris social ni moral >» pour
lui demander « de l'élan » et savez-vous, Madame,
244 JOURNAL DE MARIE LENERU
que Barrés, à qui je n'avais rien envoyé, m'a félicitée
dans les 24 heures de « ces pages exaltantes » ?
Moins on pensera comme Saint-Just, plus la répro-
bation sera énergique, plus on devra se redire avec
l'Imitation : « Serviteur paresseux et toujours mur-
murant, rougis donc qu'il y en ait de plus ardent à leur
perte que tu ne l'es à te sauver et pour qui leur passion,
leur crime, a plus d'attrait que n'en a pour toi la
vérité. »
ANNÉE 1906
16 fé
vner.
Qu'ils sont misérables ceux qui ont peur de la
réalité des grands hommes I D'avance j'étais cer-
taine de n'être pas déçue. Mon principe est qu'on a
toujours l'air de ce qu'on est. Un seul petit choc,
en voyant entrer ce grand garçon mince à qui l'on
donnerait 25 ans. Il n'est pas beau, mais comme la
comtesse Potocka le disait de Napoléon, on ne lui
voudrait pas un autre visage ; c'est celui qui
convient à ce qu'il a fait. Mince et fin, le visage le
plus soigné, le plus réussi pour l'insolence et le
dégoût. Au demeurant, premier prince de l'intelli-
gence, et fait pour écraser tout ce qui n'est pas elle..
Dans ce long bureau fait du seul luxe des choses
immatérielles, les livres et les souvenirs de musée,
ce luxe inaccessible à presque tous, je me sentais en
un centre où convergeaient toutes les affaires de I9
246 JOURNAL DE MARIE LENERU
pensée, comme autrefois à Versailles toutes les af-
faires d'Europe.
« 0 existence ! tu n'attaches que par le passé et tu
n intéresses que par l'avenir. Le moment présent,
transitoire et presque inaperçu, ne vaudra que par les
souvenirs dont il sera peut-être un jour l'objet. »
(Anne de Coigny, cité par Maurras dans VAvenir
de l'Intelligence).
15 mai.
Il est inouï que je n'aie pas encore trouvé le tra-
vail que je puisse aimer. La déviation littéraire était
peut-être moins prévue chez moi qu'on pourrait le
croire. Il faudrait y venir pourtant, car cela seul
« marquerait assez pour mesurer le temps que j'ai
vécu ». Cet hiver, par exemple, a compté pour moi
comme une semaine.
J'ai tellement regardé passer le temps, je l'ai tant
mesuré que je sais, je sens, combien pèse ce qui en
reste. J'en ai la représentation parfaite, enfin je peux
le concevoir au sens où les philosophes disent que ce
n'est pas possible.
Et ce temps, si merveilleusement observé, ne m'a
rien appris de moi, ne m'apporte pas une idée, un
renseignement. Quand je veux à mon tour me con-
cevoir, je dois retourner à l'enfance, c'est à l'aide de
ANNÉE 1906 247
ces seuls souvenirs que je me recompose, que je me
sens une chose et pas une autre.
Et l'année prochaine à Jérusalem !
2 juin.
1 1 juin.
Le « dédain suffisant » a écrit Barrés, ce n'est pas
une sotte attitude de raisins trop verts, car le dédain
est toujours un plus grand désir. En quittant, en
laissant ces bavardages, quelle impression de salut en
rentrant travailler ! La joie de quitter la flânerie
pour un bon pas accéléré qui mène quelque part.
28 juin.
Une bizarrerie du manque de bonheur habituel,
c est d'être une étrangère dans sa propre vie. Je ne
reconnais plus l'intimité d'autrefois, la confiance
dans la maison qu'on aime, la familiarité des choses,
ce qu'un air chanté, ou peut-être l'envie de chanter,
peut mettre d'espace et d'horizon dans une chambre.
On a des indifférences d'étrangers. Faut-il donc ai-
mer un homme pour aimer toutes choses dans sa
248 JOURNAL DE MARIE LENERU
vie ? N'y a-t-il vraiment à interposer'que cela entre
la mort et vous ?
3 juillet.
Mon âge m'impressionne tellement, qu'à la lettre
je ne cesse de penser à cette menace de vieillesse, qui
me hante comme la mort. J'ai beau me redire mon :
qui est comme moi ? me rappeler ma promesse et
mon vœu de durer plus que les autres, il y a des mo-
ments où je ne ferais plus un geste vers le succès,
vers une réparation, parce que je n'ai plus 25 ans.
Presque tout le monde rit et se moque en disant
combien on vieillit, cela me paraît une telle grossiè-
reté... c'est une pudeur qui leur manque. Et, au fond,
comme il faut niaisement être ou se croire heureux,
comme il faut regarder son passé avec l'intrépidité
des aigles, pour se rayer des vivants avec ce rire
de crétins.
Je n'aime, je ne me sens la sœur que des âmes qui
croient tellement à la mort qu'elles la respectent
déjà en elles-mêmes.
En retrouvant X... vieillie et le disant gaiement,
j'ai eu l'impression de trahison des troupes qu'un
mouvement inattendu découvre sur un champ de
bataille. J'ai dû paraître bien frivole en répondant
que plus j'allais, plus je me trouvais jeune, que je
ANNÉE 1906 249
ne trouvais pas vraiment, qu'en soixante ans on eût
le temps de vieillir et que le démolissement physique
me semblait un inexpliquable gaspillage.
C'est peut-être pour n'avoir pas servi, mais je
suis sans pardon pour ceux qui s'abîment vite. C'est
une espèce de lâcheté.
Et tout cela me donne quelque chose de haletant,
de talonné par l'heure, — même les trajets, la voi-
ture, le tramway lui-même, ne me détendent pas, ne
m'abattent pas. Seule, maintenant, je parle, un mot
qui ne veut rien dire, mais comme s'il fallait protes-
ter et je rougis comme à une terrible maladresse.
Pourtant on n'est pas hystérique quand on dort dix
heures d'un trait.
Ce qui m'affole n'est pas l'avenir, au contraire, là
je suis à peu près sûre de moi, mais quand je me re-
tourne !
Il existe à présent un portrait de moi et il me fait peur.
Je ne me « révolte » pas, ce mot est aussi absurde
qu'inutile envers les choses nécessaires, mais je vis
dans la plus parfaite et la plus quotidienne non-ac-
ceptation.
Marly-Fribourg, 1 1 août.
Ce qu'on aime dans les montagnes ce n'est pas elles,
mais les manières différentes dont elles nous ouvrent
250 JOURNAL DE MARIE LENERU
l'espace, c'est l'échancrure, c'est l'intervalle qui nous
émeut. Elles seules nous apprennent des horizons
nouveaux. C'est le vide qui nous importe dans les
montagnes, comme on dit que le soupir est l'essen-
tiel de la musique.
Paris.
A propos d'occultisme, je leur disais que je ne fe-
rais aucune difficulté de croire à tout, qu'il n'y avait
qu une chose à laquelle je ne croirais jamais, c'est
au témoignage humain.
13 octobre.
Etre sourde c'est probablement ne pas entendre,
mais en tous cas, c'est se taire.
Quelle que soit la spontanéité qui nous sou-
lève, ne fût-ce qu'une exclamation, résister au pré-
jugé communicatif, se rappeler que votre milieu,
votre moment, n'est pas celui des autres : se taire.
Quelle que soit la conversation, la discussion présente
et dont on vous parle, quelle que soit la répercussion
d'impatience ou d'entraînement éprouvée, quelle que
soit la réplique vengeresse, mordre ses lèvres, se
rappeler qu'ils parlent, qu'ils crient : se taire.
ANNÉE 1906 251
Rencontrer une personne illustre, un être sympa-
thique, un pauvre original, avoir la science de tous les
accueils, sentir en autrui le désir de l'avance, mais
comme je ne parle pas, comme les toqués, pour le faire
seule : passer, se taire. Haute école de self control,
de non-spontanéité, de solitude et d'indifférence.
Nous avons deux morals, celui de la pleine cons-
cience et du grand jour, et celui de la nuit, de la demi-
conscience.
Pour moi tout va mieux, mes yeux font de tels pro-
grès que dans deux ans, trois ans, je lirai sur les lèvres.
Saint- Just m'a été un premier résultat. J'ai appris à
finir, j'ai fini un roman, et je m'y reconnais dans
toutes les phrases, je les avoue toutes, c'est-à-dire
que maintenant je sais faire ce que je veux. Il serait
sans doute plus artiste de gémir sur la non-réali-
sation de « son rêve ». C'est une fanfaronnade que je
n'aurai jamais. Je sais travailler, prévoir, mais non
rêver. Pour moi, l'idée ne sera jamais plus belle que
l'œuvre. Je ne sais ce qu'est une idée qui n'est pas
une phrase, et la phrase écrite est toujours un pro-
grès, un effort sur la phrase pensée. Donc je suis ce
qu'on appelle en possession de mon talent. J'ai dans
le corps de quoi travailler, je ne dis pas pendant
quatre cents ans comme Delacroix, mais pendant six
ou sept ans. Mon opinion est que tout se donne à
qui sait prendre. Quel que soit le point d'où l'on parte,
252 JOURNAL DE MARIE LENERU
il suffit d'avancer car tout communique, et le passage
d'un point à un autre, comme dans le mystère du
mouvement, est tellement insensible et déjà impliqué,
qu il n'y a lieu de s'étonner de rien.
Et pourtant je me réveille dans le cauchemar
comme à une sonnerie du désespoir. Faut-il être
saturée pour se désespérer par machinisme !
Quel que puisse être l'avenir, maintenant que j'ai
vécu une vie, et cela est irréparable.
Existe-t-il le bonheur qui me ferait pardonner cela?
Vivre comme s'il vous attendait.
20 décembre.
Ce n'est pas le bonheur qui m'a le plus manqué :
c est la distraction. Si je pouvais vivre avec les autres,
ils m'ennuieraient peut-être, mais ils me distrai-
raient.
C'est dans les infiniment petits qu'il faut juger les
autres, parce qu'ils ne se défient pas. Je livre deux
symptômes indicateurs comme le pouce et l'oreille
dans l'anthropométrie.
Etudiez la sincérité dans la manière de lire l'heure.
Une personne en retard verra cinq minutes de moins,
pressée cinq minutes de plus.
Pour la bienveillance, l'inconsciente sympathie ou
ANNÉE 1906 253
antipathie, demandez un renseignement peu impor-
tant — s'il pleuvra un jour où vous n'aurez pas de
parapluie — la réponse sera presque infailliblement
dans le sens qui vous est le moins avantageux. On
croira que c'est ainsi parce que c'est l'instinct de lé-
gitime défense contre le bonheur d'autrui, et qu'au
surplus le sentiment de Vexactitude n'est pas humain,
il est savant, et dans la science il semble qu'il n'appar-
tiendrait qu'au génie.
A force de les voir patauger dans l'a peu près, je
me sens devenir inexorable, à la Saint-Just.
Ils parlent de droiture, de loyauté et ils sont faux,
faux sans le savoir peut-être, mais que m'importent
les intentions ? Je ne pèse pas les mérites, le pire
c'est ce qu'on est, ce n'est pas ce qu'on veut.
Pour consoler M. de C..., qui ne m'a pas convertie
au libre arbitre en me prêtant Fonsegrive, je lui
disais qu'on pouvait sauver la responsabilité en la
transportant de l'acte à l'être. On doit compte à Dieu
de ce qu'on est un chardon et pas une rose, quoi que
dise le mari de Julia de Trécœur.
25 décembre.
Les boulevards sont d'une gaieté... et je pleure
en marchant vite, je pleure un peu. Les enfants ont
des yeux si brillants, nos yeux de Brest. J'ai envie de
254 JOURNAL DE MARIE LENERU
prendre une tête au hasard, de la serrer dans mes
fourrures, de dire : vous êtes la vie, la vie normale
que je ne peux pas avoir. Il y en a des millions comme
vous, et pour moi, c'est l'inaccessible.
Jolies dispositions pour recevoir cet Italien, qui
m'arrive de Florence. Il a lu le Mercure et veut me
voir, il veut voir Barrés. Il va falloir être de la bonne
école : « Mais il connut mieux que la hauteur, il
connut le dédain. Saint- Just a senti les vanités de ce
monde, il s'en est dépris comme on le faisait à Port-
Royal. Son mépris de ce qui passe, son désintéresse-
ment de ce qui ne dure pas, a les intonations du cloî-
tre et ses obsessions. Il y a de l'homme intérieur en
Saint-Just, de l'homme qui se refuse et porte une vie
qu'on ne touche pas. C'est ce qui lui permit de le
prendre de si haut avec Danton et peut-être bien avec
son échafaud. »
ANNÉES 1907-1913
5 janvier 1 907.
Une année nouvelle c'est pour moi un steppe par-
faitement uni et vide à franchir au galop. Au-delà,
peut-être..
1 3 janvier.
Pierre Laugier est mort, exactement deux mois
— à un jour près — après notre grande conversation
au mariage de Carie. C'est tante Hélène qui entendait
et qui traduisait, mais c'est moi qui le poussais et
c'est moi qu'il persuadait de sa mimique savante et
sobre de sociétaire du Français, à peine plus habile
que celle de Mgr Le Nordez ou de M® du Buit,
prédicateur et avocat.
Je l'avais mis sur le théâtre pour femmes, je lui
disais que les filles du monde y viendraient par la
force des choses et, qu'à moins de tomber sur un mari
256 JOURNAL DE MARIE LENERU
très chic, je conseillais « les planches » à mes amies.
Il disait : « elle est charmante, charmante, char-
mante. Elle est absolument dans le faux, mais elle
dit des choses très justes ». Et plus tard à ma tante G...
« Pourquoi ne se marie-t-elle pas cette fille-là? Moi
je ne peux pas, je suis pris >\ Je me promettais qu'il
me retrouverait un jour sur les planches, et sur les
siennes « en esprit et en vérité ». Il devait venir me voir.
Avec illogisme je disais : « Je veux bien parce qu'il est
le fils d'un membre de l'Institut et le neveu de l'ami-
ral Arago ».
Laugier faisait partie de ma galerie, j'éprouve un
sentiment de dommage à la voir se dépeupler, et
je sens que si trois ou quatre hommes, dont je n'ai vu
qu'un seul, plus une femme, disparaissaient, je me
découragerais d'être, je ne me soucierais pas d'exis-
ter pour les autres, et je me considère comme l'une
de leurs raisons de vivre, car ce n'était pas la peine
d'écrire, s'il n'y avait pas des lecteurs comme moi.
Nous n'existons que les uns pour les autres, nous
sommes tout ce qui nous reste, voilà ma philosophie.
16 février.
Je disais à maman : « notre thérâtre est « immoral ».
Moi je vais faire une pièce morale et l'on ne sait pas
du tout ce que cela prouvera. »
ANNÉE 1907 257
28 février.
Nous quittons cet appartement commode et joli
avec ses fenêtres sur le parc de l'hôtel St-Senoch, qui
prend tout un côté de la rue, et que j'avais découvert
avec émerveillement un jour de neige. Nous allons
vivre à l'hôtel, dans une pension de famille. Maman
donne des raisons d'ordre matériel et j'y insiste aussi.
Tous disent : « On n'est jamais mieux que chez soi,
la liberté... » Vraiment ? Votre liberté ? C'est pré-
cisément ce chez moi que je veux fuir. Avec quel
découragement j'y suis rentrée chaque jour pendant
des années, avec quel dégoût de la maison où jeune
fille je vis en vieille femme. La maison n'a de raison
d'être que par la famille, autrement elle n'est qu'un
bien-être mesquin de vieille rentière, propriétaire de
ses meubles : « Le mobilier, voilà ce que l'homme a
de plus cher au monde ! » Il n'y a pas de solitude
que le mobilier ne console.
Certes, je les aime toutes ces vieilles choses, mais
parce qu'elles me rappellent Brest. Je me sens l'âme
d'une seule maison. La maison pour moi, c'est Brest.
Ailleurs je suis une passante, une voyageuse. J'ai
besoin de simuler au moins le provisoire, de ne pas
accepter.
258 JOURNAL DE MARIE LENERU
Et puis la vie à l'hôtel, ne fût-ce que par sa dis-
traction, oui, la distraction que procurent même les
gens qui vous ennuient, me sera excellente.
Il faut absolument recevoir des impressions de
l'extérieur, chez moi elles manquent trop, et le bon-
heur me fait moins défaut que la distraction. Ceci
bien entendu, je trouve qu'on a le droit de dire,
qu'on a besoin d'être entouré et que « le désir de la
solitude vaut mieux que la solitude ».
7 mai.
J'affirmais à Andrée que, mes constatations faites,
la tristesse était un genre d'imbécillité. Oui, c'est la
tristesse, au fond, qui a raison, mais ce ne sont pas
les gens tristes qui ont inventé la tristesse, ils ne sont
pas ceux qui la connaissent le mieux. Tout ce qu'on
porte sur le visage est vain. « Avoir l'air triste » n'est
pas une nécessité de la tristesse : c'est se souvenir
de la galerie. La vraie tristesse n'a pas d'expression.
Que d'autres cherchent l'air des bois, de la montagne.
Et la brise des Océans.
Je m'enfonce dans l'ombre oij nul ne m'accompagne.
Je respire chez les géants.
ANNÉE 1907 259
Vous êtes mes vaisseaux, mes rives, mes grands arbres,
Mon soleil, mon ardent matin.
Qu'ai-je besoin d'amis, j'ai les hommes de marbre
Qui se penchent sur mon destin.
(Les Ehlouissements.)
A surveiller, elle a un talent à mon échelle.
jum.
A Renée. Je n'aime que les êtres parfaits et n'en veux
pas voir d'autres, et c'est encore chez les célébrités
qu'on a le plus de chance de rencontrer des dons et
des activités bien conduites.
Il est certain que ce qui les différencie n'est
pas tellement leurs facultés que leur propos délibéré
d'en tirer parti. Ceux qui réussissent — quels que
soient les préjugés sur les artistes — sont 'des carac-
tères qui ont su discipliner leur effort. Cela se voit
dès leurs mouvements et cette précision, ce but que
l'on sent à leurs gestes est, je crois, ce qui entre-
tient en eux cette extraordinaire jeunesse. Ce sont
des êtres qui nont jamais fini de vivre.
(Après une visite à M'"® Duclaux).
260 JOURNAL DE MARIE LENERU
Ouchy, 20 septembre.
A M™^ D... Ce que je perds de plus en plus, c'est
la notion du temps. Un an, cela vaut aujourd'hui
un mois quand j'avais dix ans. Je ne dirais pas» que
cela passe très vite ; une année, au contraire, me sem-
ble avoir le faible contenu, mais, en revanche, la pré-
sence d'une même journée. Voilà pourquoi je suis
très fidèle sans le paraître.
Pourquoi ne quittez-vous jamais la Bretagne ?
C'est si agréable de se mouvoir dans le monde, d'y
avoir ses coins et ses habitudes comme à l'intérieur
d'une seule ville.
Villa Saïd, Il novembre 1907.
IVImes Je Noailles, de Régnier, Delarue-Mardrus,
oui, voilà des talents et voilà des rivales. M°^®^ Tynaire
et Colette Yver sont intelligentes ; cependant, non.
Pourquoi ? Elles ne sont pas des écrivains. Elles ne
repensent pas ce qu elles voient.
Ce sont des raconteuses et des parleuses, quand
elles écrivent, elles ne sont pas occupées à sentir,
elles ne créent pas une correspondance nouvelle du
style à la vie, elles ne sont pas des sensibilités-forces,
nous n'avons rien à hériter d'elles.
ANNÉE 1907 261
Il y a dans la littérature : la littérature écrite,
sentie, et la littérature parlée, sans aucune décharge
nerveuse. Les trois premières lignes d'un livre le
classent immédiatement dans l'une ou dans l'autre,
elles édifient sur la paresse ou l'attention du procédé.
Un homme qui écrit une phrase-rengaine comme
celle-ci : « le violon qui chante et pleure comme une
voix humaine » — je viens de la lire dans Rod —
est un homme qui ne se distingue pas lui-même,
qui ne distingue pas le style des notions de sa propre
originalité. Maupassant n'était ni un cerveau, ni
même une extraordinaire sensibilité, mais on lui
avait enfoncé la méthode dans le crâne, et son tra-
vail sort vécu, non pas seulement des milieux qu'il
étudie, mais de son être en fonction d'écrivain.
La littérature parlée s'écrit vite, mais elle ne donne
pas à la pensée le bon entraînement du style, l'heu-
reuse dilatation de l'effort. Elle ne mène pas très
loin son homme. Elle lui donne peut-être le pouvoir
sur son œuvre, mais non ce travail de soi par soi qui
fait de quelques individus qui ont écrit, les meilleu-
res statues de l'humanité, les êtres les plus travaillés,
les plus complets avec les moines et les saints.
Ecrire, non pour parler, ni même pour écrire :
pour être, pour devenir de plus en plus dans sa pensée
et dans son cœur.
ANNÉE 1908
8 février 1908.
Rien ne console parce que rien ne remplace. Les
hommes ne se sont pas naïvement trompés sur la
quantité en se désirant la vie éternelle. Il faut l'infini
des possibles pour permettre qu'on ne les choisisse pas.
C'est l'avenir limité qui rend le passé inacceptable.
26 fé
evner.
Quand on est saturé de littérature on finit par ne
plus vouloir que des formes extrêmes : la plus lyrique :
poésie, et la plus sèche : théâtre. Car le théâtre, c'est
l'essentiel du roman, sans remplissage et sans à côtés,
sans coloriage. C'est de la sculpture, et dans le moment
on dirait que j'aime mieux sculpter.
L'autre jour, en passant la Seine à l'Aima, j'ai
reconnu le printemps à la plus forte lumière. Pour moi,
ce nouveau tour de roue après un insensible hiver,
ANNÉE 1908 263
c est la fatigue du jour qu'on voit se lever après une
nuit sans sommeil. Perdre la notion du temps !
« Vous vivez toujours dans trois ans. » Mon présent
aussi est fait de trois ou quatre années. Je sens trois
mois comme les autres une semaine, c'est pourquoi
l'impatience m'est inconnue. Si je suis rapide, c'est
par amour du mouvement bien fait. Je suis irrémé-
diablement sans hâte et sans angoisses. Seulement
je reconnais que la vie est plus parfaite dans un pré-
sent mieux détaché. S'enfermer en un jour comme
dans une cellule...
C'est l'ennui qui m'a le plus déshumanisée. Pour
les transformations radicales, je crois plus à 1 ennui
qu'à la souffrance. D'ailleurs, l'ennui des malades
n'est pas celui des bien portants ; l'ennui dont je parle,
c'est celui de la prison. On n'imagine pas avec quelle
inadvertance je travaille à mon avancement litté-
raire. Je suis obligée de me rappeler à l'ordre. Ce n est
pas qu'il m'échappe que le seul avenir possible est là.
16 mai.
Nous avons tort, nous appelons style, avoir du
style, être littéraire, un fait d'ordre nullement gram-
matical. La présence de la pensée et de l'observation
dans la phrase, voilà ce qui fait, à égalité d'écri-
ture, le grand écrivain. Si la phrase est sans intérêt
264 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
l'œuvre et l'auteur m'ennuient et la littérature des
hommes et des femmes, qui ne sont pas supérieurs,
quelles que soient les consécrations, me paraîtra tou-
jours du néant à cause de ce vide de la phrase.
Il faut avoir éprouvé au même degré que moi le be-
soin d'être distraite et la fatigue des lectures inutiles,
pour comprendre mon impossibilité physique à
lire une phrase insignifiante.
20 juin.
Maman me fait toujours recommencer mes lettres
d'affaires à mes directeurs ou autres. Elle dit que c'est
d'une indifférence telle, qu'elle se demande si ce n'est
pas une pose et que, si je m'en fiche à ce point-là,
ce n'est pas la peine de rien faire. Il est évident que
je ne m'en fiche pas, puisque je le veux et que si mon
mdifférence me semblait apparente, je la jugerais
maladroite. Mais je fais cela de si loin ! M'en réjouir ?
Je n'ai pas la réjouissance aussi facile.
Des résultats isolés ne peuvent pas grand'chose
dans une vie. Maintenant que me faudrait-il pour
être satisfaite, pour sortir de mon régime à l'ennui ?
Pas le bonheur assurément, pour moi il ne serait pas
à l'échelle, et l'amour comme on le chante et comme
on le décrit, comme on le vit par-dessus tout : la plus
ennuyeuse des choses ennuyeuses.
ANNÉE 1910
J'ai vu Blum et lu son livre extraordinaire.
J'ai tant de peine à comprendre l'amour hors du
mariage... Un homme est émouvant parce qu'il peut
être ma vie, le visage, la présence, la tendresse de
tous les jours, et non parce qu'il a sur moi je ne sais
quel droit de possession et de perturbation.
On admire tellement le livre de M*"® Mardrus.
Comme tout le monde je le trouve admirable, mais il
entre dans cette admiration un élément dont il faut
se défier. Une longue lettre de Vandérem me l'a bien
prouvé. Ce qui est rural et bourgeois nous en impose
toujours. Nous croyons que cest plus fort. C'est une
légende naturaliste. Les chefs-d'œuvre classiques sont
aristocratiques. Les êtres et les classes élevées sont
de plus définitives expériences humaines.
La Rochefoucauld, La Bruyère, Vauvenargues et
Pascal et Bossuet lui-même sont des psychologues
mondains.
266 JOURNAL DE MARIE LENERU
Paris, octobre 1910.
Il y a une sensation que nous serons deux à avoir
éprouvée, le grand-duc Cyrille et moi. Quand le
Peiropawlosk a sauté devant Port-Arthur, le grand
duc a été jeté à la mer. Son épaisse pelisse a fait bouée
et il s'est mis à remonter lentement, lentement, de
très loin à travers l'eau glacée. Il a dit qu'il lui sem-
blait que jamais il n'arriverait à la surface.
Depuis je n'ai jamais oublié le grand duc Cyrille.
A déjeûner M™^ D..., me montrait Daniel Halévy
« Vous avez une grande amie commune : l'Impéra-
trice d'Autriche. >' Et puis : « Comment admirez-vous
une femme qui vous est identique? »
On commence à m'avoir pas mal parlé des Affran-
chis ». Oh ! je m'aperçois que je ne suis pas tou-
jours satisfaite, même quand nous causons avec M...
Exemple : Pour elle, Marthe est le meilleur « carac-
tère » soit, mais l'essentiel était d'écrire les deux rôles
de Philippe et d'Hélène. C'est une habitude de la
critique naturaliste et peut-être romantique que cette
perpétuelle décomposition d'une œuvre en «caractère ».
Le caractère à ce point-là, c'est le parti pris, le pro-
cédé, le parti pris de la bosse et de la déformation
— voyez Mirbeau. — Je veux avant tout /aire vivant,
C est le scène à scène qui me révèle mes personnages.
ANNÉE 1910 267
je n ai pas sur eux d'idées préconçues. Pour laisser
au drame toute sa valeur de généralité, j'ai besoin,
au contraire, de personnages normaux et s'il se peut,
de personnages-types.
Le « caractère » — à la Meredith par exemple —
est une espèce de jeu, une facilité, une exagération
et « tout ce qui est exagéré est insignifiant ». La
Bruyère est infiniment plus vrai, plus observateur
dans ses chapitres sur le cœur et sur les femmes que
dans ses trop amusants caractères. Hélène et Philippe,
qui sont tout le monde, ne sont pas moins eux-mêmes
que Marthe, un peu plus spéciale, parce que moins en
profondeur.. Je le redis sans cesse. Le pittoresque est
un accident de surface, et ce seront toujours les per-
sonnages à côté qui donneront chez moi cette im-
pression de « caractère » à la naturaliste. Mais je
prie qu'on fasse attention et qu'on ne confonde pas
le caractère et la vie. Si l'on nous dramatisait, ni vous
ni moi ne serions des caractères, en sommes-nous
moins vivants ? Le bossu est-il plus vrai que nous ?
Le militaire plus vrai que le civil ? Le bourgeois
plus vrai que l'homme du monde ? L'amoureux que
le non-amoureux ? Et je vous le dirai même, la vé-
rité de César Birotteau qui, à chaque instant, s'élève
et retombe sur ses pieds, ne gagne pas du tout pour
moi à l'adjonction arbitraire d'un tic. Voilà certes,
où Balzac est imitable !
268 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
La justice que je réclamerai le plus âprement,
c est le don de vie. Sans le fil conducteur, le guide-
âne d un caractère, je vous donne des êtres vivants,
qui se tiennent absolument, dont les répliques ont
l accent, cette saveur de vie que vous ne retrouverez
que chez Curel et Ibsen, et encore quand Ibsen ne
fait pas de psychologie. Mettez le sujet des Affran-
chis au concours et je vous défie de retrouver un dia-
logue de cette simplicité et de cette résonance vi-
tale. Ici le sujet fait illusion, ce sont des êtres aux
prises avec la morale, donc ce sont des « entités phi-
losophiques ».
— Abominables petits journaux !
Hélène et Philippe font de la philosophie comme
M. Jourdain faisait de la grammaire... « Rien ne vaut
un cri de passion », m'a écrit François de Curel, lui
aussi ! Mais la passion n'a pas de paroles. Le cri de
passion, sans métaphores, c'est l'onomatopée. Dès
que l'on recommence à user des mots, il faut devenir
intelligible et quitter la passion inarticulée, dirait
Carlyle. Je ne vois d'ailleurs pas ce que la passion y
perd. Quand Hélène s'écrie : « Ah ! ces guérisons
fières d'elles-mêmes comme les vieilles femmes, parce
qu'elles survivent ! » elle me paraît avoir trouvé un
cri de passion qui vaut bien : « J'en mourrai, ma chère,
j'en mourrai! » Et Philippe qu'on exhorte à la rési-
gnation, à l'orgueil du devoir accompli « pour que
ANNÉE 1910 269
l'ordre règne à Varsovie? » me révèle une passion plus
âpre que s'il se lamentait : « C'est trop mon Dieu,
c'est trop ! «
Pour moi, ce qui fait la valeur des Affranchis, c'est
que le drame passionnel et le drame d'idées sont tel-
lement liés que, pas un instant, vous n'en pouvez
décomposer l'amalgame. La supplication de Phi-
lippe à Hélène, sa prière devant la mort : « Je veux, je
veux en amour être payé mon prix 1 » — Le sursaut
d'Hélène : « Vous ne m'en aimerez pas plus! » Est-ce
que vous ne sentez pas que dans une scène pareille,
comme sur le champ de bataille, c'est l'être le plus
instinctif, le plus passif qui est en cause.
J'ai donné des formules éloquentes, des formules
claires à des réflexes, à des élans profonds de l'ins-
tinct, en ai-je trahi la passion ? Dans une crise pas-
sionnelle, qui est forcément un débat moral, me direz-
vous, s'il vous plaît : « Ici vous quittez le langage de
la passion et vous entrez dans celui des idées ? »
Mes héros ne se disent pas une fois « Je vous aime ».
J'avoue que ceci m'avait paru une élégance, une plus
exigeante manière d'en appeler au public : « Cette
certitude, au réveil, de vous avoir sous mon toit...
je ne pourrais plus m'en passer. » — Hél. très sim-
plement : « Ni moi. »
Voilà leur déclaration. Evidemment je n'ai pas fait
de la passion. Bien au contraire, mon héroïne raisonne :
270 JOURNAL DE MARIE LENERU
« Est-ce ma faute si vous êtes plus grand, plus noble,
plus émouvant qu'eux tous... La honte eût été de ne
pas comprendre, la lâcheté de ne pas vous préférer
de toutes mes forces. Que voulez-vous, je vous aime
comme je ne savais pas qu'on puisse aimer » ! serait
autrement passionné.
Si vous ne trouvez pas de passion dans les Affran-
chis, je vous demande de quel droit vous en
trouvez dans Phèdre et dans Bérénice?
Voici le préambule d'Antoine à son programme :
« Monsieur,
« Après le retentissement littéraire des matinées du
samedi, la saison dernière, la direction de l'Odéon
poursuivant l'exécution d'un programme raisonné,
organise une série de matinées qui seront cette année
exclusivement consacrées à la production d'auteurs
nouveaux et d'ouvrages inédits.
« Le programme que vous lirez, d'autre part, est le
résultat d'une minutieuse sélection parmi les cen-
taines de manuscrits déposés à l'Odéon, et, à l'excep-
tion de Maurice de Faramond, aucun de ces écri-
vains n'a encore été représenté.
« On appréciera, nous l'espérons, l'importance et la
signification de cette tentative, qui n'a plus été re-
nouvelée depuis l'époque du Théâtre Libre, et d'oii
peut sortir tout le mouvement théâtral de demain. »
ANNÉE 1910 271
Si, comme le disent les Gregh, Antoine a inventé
ces matinées pour moi, je crois qu'il est temps de
reprendre ce journal et de compter les points au sens
inverse.
Je serai toujours une ascétique. L'autre jour, en ren-
trant charmée de la distinction, de la simplicité
d Henri de Régnier, je disais : « Ah! ce qu'on est,
comme c'est plus important que ce qu'on fait...
— C'est plus difficile, m'a répondu maman.
Voilà où excelle M'"® Duclaux, elle est avec per-
fection. D'abord cette présence de tout elle-même
à chaque moment de sa vie. On appelle cela de la
présence d'esprit ; je crois plutôt à une libre dispo-
sition de soi, obtenue par une belle gymnastique
intérieure et le bon entretien des rouages. Et puis,
ce charme, cette attention à autrui, ce don de la ré-
ponse juste, ce tact à ne parler d'elle-même qu au-
tant qu'on en a envie. Aussi quelle prestesse à juger !
On la sent bonne, et pourtant elle dit tout, c'est une
bonté démouchetée. Et quelle beauté sans la beauté..
Je la regardais écouter, religieuse et jeune, avec ses
beaux cils attentifs, sa taille et ses bras de Tanagra.
ANNÉE 191
février.
Curel, à propos de mes pièces, disait son étonnement
devant le champ si limité de mon expérience. J'ai
dit qu'il n'y avait pas de champ plus ou moins li-
mité, plus ou moins étendu, que c'était la même chose
pour tout le monde.
La vérité est que les bornes sont en nous, ou plutôt
l'étendue est en nous, ce qui nous arrive du dehors,
au bout d'un laps très court, ne peut être que redites.
Rappelez-vous Marc Aurèle : « Qui a vu une année
a tout vu. »
31 mars.
A propos du « Tribun » — que je n'ai d'ailleurs
pas lu — je dis que Bourget, m'a toujours donné
l'impression de valoir mieux que ses œuvres ; il a
ANNÉE 1911 273
des idées, il pose des problèmes, et c'est à peine
s'il les touche. — Divorce, Enigme, Emigré, Bar-
ricade, il ne sait avancer qu'à l'aide d'un dévelop-
pement mélodramatique qui est autre chose, un
sujet dans un sujet. Dans les trois drames cités, il
n'a pas su faire une action de l'idée, elle est expri-
mée accessoirement, par tirades. Le sujet du Divorce^
c est le roman du jeune homme et de l'étudiante,
l'action est là. Dans l'Emigré également, le roman de
la génération suivante,- le feuilletonesque intendant
voleur et l'incroyable bévue de l'autre père, qui an-
nule problème et idée. La Barrkade.Paiaud l'a dit:
c'est une histoire de femmes. Il y a là une si cons-
tante maladresse dans cette destruction de l'idée par
une clause facultative et, pis encore, dans un dénoue-
ment accidentel — la mort du premier mari dans le
Divorce — qu'elle en devient inintelligence, à tout le
moins inintelligence littéraire. Mais si Bourget trai-
tait vraiment les sujets qu'il annonce, s'il allait jusqu'à
la mise en action de l'idée, il serait Ibsen ou Curel.
On a tellement parlé de ma sensibilité cet hiver,
ou plutôt, suivant ces messieurs de 50 ans, — de
mon insensibilité — que j 'éprouve le besoin d écrire ici
ce que je ne puis tout de même pas dire dans une pré-
face. Mais d'abord, qu'il soit bien entendu que je ne
discute même pas la froideur des Affranchis, les
jeunes gens ont fait justice de cet incroyable cliché.
10
274 JOURNAL DE MARIE LENERU
Le jour où je trouverai, chei un de mes confrères, un
degré égal de passion âpre et contenue, je déclare
que j'en tomberai amoureuse, fût-il le mari d'une
Marthe Alquier et le moins nietzschéen des hommes.
Maintenant, voici ce que j'ai à dire de moi-même...
Rémy de Gourmont a raison « l'expérience sentimen-
tale » au sens où il l'entend est nulle chez moi.
Je vais avoir 36 ans, l'âge de M^^® de Lespinasse,
mais trouverai-je demain son aventure? J'ai le sen-
timent absolument net que mes critiques et moi en
serions pour nos frais, qu'il n'y aurait rien de changé
de part et d'autre. Une vie humaine, quoi que vous
en fassiez, une vie réelle et matérielle est trop peu
de chose pour alimenter un talent. Si l'aventure
exacte vous est nécessaire, laissez toute espérance.
Les souvenirs sont le lit de Procuste de toute inven-
tion, et pour moi, observer c'est inventer, sans cela
l'observation d'un homme de génie, ne dépasserait
pas celle d'un autre.
J'ajouterai que je me crois beaucoup plus avancée
sentimentalement que des femmes à qui j'ai vu tra-
verser les phases connues du mariage et de l'aventure.
Il n'y a dans la vie que ce qu'on y met, ce qu'on ap-
porte. Si je rencontrais demain la belle occasion senti-
mentale je ne regretterais pas les années perdues,
je ne me dirais pas qu'elle arrive trop tard. Je pen-
serais aux livres de la Sybille. Il y a 15 ans, il y a 10
ANNÉE 191 1 275
ans, il y a 5 ans même, je n'aurais pas trouvé en elle
ce que j'y trouverais demain. Je ne crois pas du tout
à la jeunesse, on ne devient sincère, on ne devient
soi qu'après 30 ans.
Eh bien, en toute sincérité, et pour les aveux d'ou-
tre-tombe, quelle est cette sensibilité, telle que ma
vie, ma vie à moi, si différente, a pu la travailler
depuis 20 ans ?
D'abord un grand dégoût de ce qui ne compte pas
et quelque chose d'infaillible et de tranchant dans
l'art de le discerner, car ce qui ne compte pas se paie
d'un farouche ennui. Or, en dépit de tout ce que je
suis, mon journal en fait foi, je n'ai jamais cessé
d'avouer que je m'ennuyais. C'est pourquoi je ne
prise guère les gens qui ne s'ennuient jamais, car je
sais bien que si j'étais à leur place... C'est pourquoi
aussi « mes succès » ne peuvent pas grand'chose pour
mon bonheur actuel et ne me distraient presque pas.
J'ai dit de suite « cela ne se sent pas >^ et pour en ar-
river à ceci, que le mot de M™® Swetchine est ad-
mirable : « C'est par l'esprit qu'on s'amuse, mais c'est
par le cœur qu'on ne s'ennuie pas ». — N'allez pas
conclure que je donnerais mon talent pour une vie
normale « pour être aimée ». Si j'ai mon talent, c'est
par exigence amoureuse, il est la mesure de ce que je
valais en amour. Et j'ai besoin de lui, et je ne me pas-
serai pas de lui à cause de ces droits nouveaux qu'il
276 JOURNAL DE MARIE LENERU
me confère, que je me suis tant cherchés, auxquels
j'ai senti, à dix ans, que je donnerais ma vie, quand je
les demandais à la sainteté : les droits au plus grand
amour possible.
Encore un article à la Dépêche de Toulouse, et le
débat d'idées qui n'est pas le conflit des cœurs,
et mon style polaire, etc. Qu'un homme intelligent
peut donc être bête ! D'ailleurs je ne sais pas si celui-
là est intelligent.
Personne plus que moi n'est payé pour trouver
la vie inconsolable sans le cœur, personne n'est ca-
pable de moins ressentir les satisfactions cérébrales.
La gloire m'ennuie, j'ai transposé mon jansénisme,
tout mon mépris « du monde », je n'en ai rien perdu,
et je sais toujours ce qui est « la Voie, la Vérité, la
Vie » et ce qui ne l'est pas. Seulement, seulement,
comment exprimer son cœur, si ce n'est avec ce
qu'il a de plus magnifique dans le cerveau ? Oh !
la conception viscérale thoracique du sentiment !
Comme je l'écris dans cet avant-propos si incom-
plet, hélas ! « Le cerveau est physiologiquement le
vrai cœur de tous les sentiments humains ». Le cœur,
mais c'est une intelligence spéciale. Dieu mf pré-
serve de l'amour des imbéciles ! L'amour est l'art
de jouir des êtres, il est fait d'attention et de péné-
tration bien plus que le dévouement dont il n'a aucun
besoin, car aimer, cest prendre et se laisser prendre
ANNÉE 1911 277
aussi, mais il n'y a rien de dévoué à cela : l'amour
n'est pas une vertu, il est le bonheur.
N'est-ce pas étrange et merveilleux, chez l'être
si personnel que nous sommes, ce besoin d'une autre
personnalité ? Comment des hommes ont-ils inventé
cela ? La sociabilité a plus de part que de désir à
l'invention de l'amour. Elle est plus étonnante, car
plus gratuite. Peut-être est-ce pour cela que j'ad-
mire plus le mariage que l'amour. La sociabilité...
« il est donc vrai que nous ne jouissons que des hommes,
le reste n'est rien. »
La vie commune, c'est ce qui impressionne le plus
la solitaire que je suis, les retours quotidiens l'un à
l'autre... Il faut n'avoir pas la moindre imagination
d'une âme pour ne pas sentir que les vrais liens sont
là, et non dans je ne sais quelle exaltation banalisée
par les livres qui doit ressembler si vite à l'ennui
des dimanches et jours de fêtes.
Parce qu'il est disgracié, je suis portée à lui croire
des sentiments profonds. C'est une illusion romantique
et morale, et cela s'appelle : juger sur les apparences.
On me demande de la simplicité. Les originalités
profondes sont prises d'abord pour de la complica-
tion, les hommes sont si paresseux dès qu'on les
emmène là où ils n'ont pas l'habitude de se promener.
La simplicité appelle un chat un chat et un ornitho-
rinque un ornithorinque. Toute justesse est simple.
278 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
Ce sont les précis Pascal et Barrés qui sont simples,
et les prolixes Montaigne et Bourget qui ne le sont
pas, mais le peuple, qui n'est pas simple, entend peser
les lois de la simplicité.
5iuinl91l.
Ecrire pour pleurer et pour sangloter à quoi bon ?
Rien n'est plus mauvais et qu'est-ce que cela m'ap-
prendrait ? C'est mon état normal. On ne pleure que
devant quelqu'un, mais avoir en dedans, toujours,
le frisson des larmes....
Jamais un de mes confrères n'a été si absent de sa
vie d'écrivain, si étranger, si fermé à ses joies, à ses
attentes. Que me fait un moment après lequel je
retomberai ? Ce qui importe, c'est le quotidien, le
continu, ne pas s'ennuyer à table, ne pas sortir seule
pendant 15 ans, avoir des amis autour de soi, dans
une maison à soi, pouvoir rire et causer à toute heure
du jour avec des gens de même culture, dont les re-
gards vous répondent, la maison gaie, intime, intel-
ligente, notre maison de Brest autrefois.
Paris, 4 novembre 1911.
Je passe mes journées chez les fournisseurs et
dans les magasins et, bien que j'aime les jolies choses
ANNÉE 1911 279
et pense que, là comme ailleurs il faut chercher la
perfection, je retrouve chaque soir le scrupule et le
dégoût de cette vie, comme au temps où j'étais fille
de sainte Thérèse.
Comme il faut se défendre pour être à soi, à la
vraie vie qu'on aime et qui venge de la mort, tout se
passe en apprêts, en intervalles, en vides... Les ar-
bres de l'avenue du Bois, retrouvés à la sortie du
métropolitain, les nobles arbres sous le ciel du soir,
me sont un autre remords. Ne regarder ni le jour ni
la nuit, cela non plus n'est pas vivre. Et puis encore,
bien que je ne sois guère tolstoïenne, le mal au cœur
de tant acheter, quand on pense à ceux qui n'achè-
tent pas. Je voudrais être assez riche pour dépenser
énormém.ent pour ma toilette et donner exactement
la même somme aux pauvres.
10 novembre.
Nos abstentions sont une grande part de nous-
mêmes. Tout ce que nous ne sommes pas, tout ce que
nous faisons et ne disons pas, doit compter bien plus
peut-être en ce monde où nous avons si peu de temps
d'être, de dire et de faire, et ce qui me sépare de
Nietzsche que j'aimerais tant, est tout ce qu il n a
pas su ne pas dire. Une seule fois, ne pas s'être abs-
280 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
tenu là où il le fallait, une seule faute de goût, de
tact et d'éducation anéantit en toute légitimité les
impressions données en sens inverse. L'élégance
d'une femme se mesure quand elle ne fait pas de
toilette, son éducation quand elle parle à ses enfants
et à ses domestiques, la qualité d'un écrivain à ce
qu'il n'a jamais écrit. J'admire l'écrivain dont les
moyennes me plaisent et ne m'ennuient pas. Les
Français seuls ont des moyennes — quelques-uns
d'entre eux ! — Les Russes et les Anglais ne valent
que dans leurs grands moments.
Ce que j'apprécie en Blum et en Barrés, c'est leur
tournure habituelle.
Dans le même homme il y a vingt possibilités
d amours et de bonheurs différents. C'est à la femme
à choisir, à être attentive aux conditions du pacte.
Il faut que ce qu'elle aura, la femme le préfère, et
l'homme aussi le préfère.
Il est moins nécessaire à l'amour d'être la seule
que d'être la première, et la première même après.
Soyez irremplaçable, et laissez-vous remplacer.
Ce n'est évidemment pas une formule de bonheur,
de bonheur constant, mais la femme est-elle plus
faite que l'homme pour le bonheur immuablement
continué ? Quand on a eu sa vie longtemps ouverte
sur l'avenir et les possibles, quand on a demandé à
sa solitude plus d'ardeur et d'élan que les hommes
ANNÉE 1911 281
n'en mettent à leurs passions, la plus belle amitié
conjugale ne peut-elle pas apparaître un jour comme
un relâchement... La vie est une chose trop unique
pour ne pas tout remettre en question. Il y a peut-
être d'autres vies de femmes que celles qu'on a con-
nues. Entre les libertines et les niaises amoureuses,
il pourrait y avoir autre chose. Certaines femmes rui-
nent les hommes de leur argent, d'autres pourraient
ruiner les meilleurs d'entre eux du bonheur qu'ils peu-
vent détenir. Quelque chose comme la monnaie de
Turenne. La plupart des femmes intelligentes — je
ne pense pas aux femmes de lettres — ont vécu de
cette manière.
Il n'est pas indispensable que ces hommes rumes
aient été des amants.
ANNÉE 1912
17 mars 1912.
Quelle stupeur ! Ces critiques, on ne sait jamais
les surprises qu'ils vous ménagent. Il y a toutes les
littératures du monde entre eux et vous — Je crois
qu'il faut avoir été catholique pour admettre l'hé-
roïsme de certains élancements, l'ascétisme de toute
ambition extrême. Il n'y a qu'en religion que l'admi-
ration oblige et qu'elle soit un egredere. La culture
du moi est religieuse, ma « Triomphatrice » n'est
pas une Précieuse, elle est une carmélite.
Lanson a dit à ma tante : « Elle ne comprend pas
la critique et ce sera sa force ». Lui ai-je dit qu'il
n'avait pas compris ma pièce ? ou vais-je prétendre
maintenant qu'il n'a pas compris ma lettre ? C'est
idiot et inextricable ce mode de discussion actuel, de
vouloir toujours être le seul qui « comprenne ». Nous
devrions savoir que nous sommes bien assez intelli-
ANNÉE 1912 283
gents pour tout comprendre, seulement nous sommes
plusieurs, et ne sentons pas de la même façon.
J ai mis du temps à m'habituer à mon nom comme
signature littéraire. Maintenant, j'aime assez cela, un
nom blanc et noir.
I^me Duclaux m'a dit que Lenéru voulait dire
Lenoir. Lire dans les journaux « Mademoiselle
Lenéru » cela me rappelle les bons vieux fournisseurs
de Brest, et l'époque .où je me croyais une petite fille
connue de toute la ville, parce que je m'entendais
nommer dans les foules par les anciens matelots de
mon Grand-Père. '
Le grand ressort de mon calme et de ma patience,
c'est que j'attends plus de moi que des événements
et que je sais à peu près le temps qu'il me faudra.
Temps mesuré à la guérison ou du moins au retour
follement lent de mes yeux. Je sais que je ne suis pas
moi, que je ne le serai pas avant un an ou deux
encore, mais qu'est-ce qu'un an ou deux quand on
en a traversé vingt-trois...? Chaque mois, en m'épiant
dans les glaces, je me retrouve un peu plus, les bou-
ches s'animent, semblent parler plus fort et moins
vite. Le jour et le jour seulement où la parole me sera
rendue (I ), où je reconnaîtrai les yeux de mon enfance,
(I) Il faut lire « la conversation ». A aucun moment de sa vie
Marie Lenéru ne fut muette. Seule sa surdité totale l'obligeait
souvent au silence.
284 JOURNAL DE MARIE LENERU
alors la gloire vaudra la peine, la gloire et peut-être
autre chose... avant jamais. Je cherche une revanche
et pas une consolation.
mai.
Ils ne comprennent pas encore que je ne suis pas
une femme. Moi seule peut-être arrive à réaliser la
notion de l'impossible. Gregh m'a dit une fois :
« Tout vous viendra ». A la condition que je fasse la
moitié du chemin, oui, que ce soit moi qui aille à
tout, à la condition que ce soit moi qui triomphe de
la barrière physique, oui. Si charmante, si émouvante
que je puisse être, quel que soit le prestige de « la
gloire », nul ne fera l'effraction des circonstances
— je ne parle pas des avances grossières et banales
des inconnus. — Je l'ai très bien senti, on est curieux
de moi, mais la paresse et la timidité sont deux obsta-
cles insurmontables. Aussi je me demande si cela
vaudrait que je me donne plus de peine que les autres,
si l'effort déchirant que j'ai à fournir ne me sépare-
rait pas à jamais de ceux qui m'auront laissée le donner
seule... A quoi bon préparer à un homme la femme
que je peux être, aurais-je cette incroyable humilité
de l'appeler à la victoire, alors qu'on me laisse au-
jourd'hui me débattre dans l'impossible et les tours
ANNÉE 1912 285
de force ? Je suis lasse à fermer les yeux, à ne vou-
loir que dormir et mourir.
Quand nous avons parlé musique le soir, je ne
m endors plus. A propos d'un air de la Surprise que
je jouais enfant, et que je ne sais quel orchestre vient
de donner, maman recherchait, sans la trouver, la
sonate au clair de lune ; alors, avec l'accompagnement,
je l'ai jouée sur la table, elle l'a reconnue, dès les pre-
mières mesures. Elle rappelait le programme de la
Chapelle de la Marine. M. Chic, qui m'a envoyé des
airs de ce pauvre Redoutable, jouait la symphonie de
la Reine à l'Introït et, pendant la messe, le Lac de
Niedermeyer, avec cette excellente « musique de la
marine », arrivait au tour de force de paraître reli-
gieux. Comment n'ai-je pas oublié le matelot qui re-
cevait vos cartes à l'entrée ? Et le grand rideau rouge
devant la fenêtre de la tribune. Il y avait des pancar-
tes dans l'escalier par lequel on y montait : « Silence
dans la maison du Très-Haut ».Puis je me revois, sur-
veillée toujours par des marins aidant les Suisses,
dans le cortège, attendant devant le portail, sur le
tapis entre les chaînes et les bornes en hémicycle,
le jour du mariage d'Albert d'Auriac. Il y a longtemps
que la Chapelle de la Marine n'existe plus que comme
une Sainte Chapelle, sans messe rouge.
286 JOURNAL DE MARIE LENERU
Neuilly 1'^'' juin.
Comment ne pas croire aux susceptibilités (dreyfu-
sardes dans l'affaire du Redoutable, quand M*"^
Duclaux — M"^® Duclaux! — me dit : « Il y a dans
la préface une âpre sincérité qui n'est pas dans la
pièce ».
Passé deux heures hier entre Curel et M°^® Duclaux ;
ni l'un ni l'autre n'aime la Triomphatrice. M."^^ Duclaux
l'appelle « cette tigresse ". A quoi je remarque : « mais
madame, c'est elle qui est dévorée >'. M°^^ D...
s'intéresse à la fille, et me demande sérieusement :
« pour laquelle êtes-vous ? » Dans les Affranchis
aussi c'était Marthe qui attendrissait. J'en ai la
démonstration quotidienne : on ne comprend un per-
sonnage que s'il a eu des précédents littéraires. Les
critiques surtout dont la mémoire est bourrée de
souvenirs et qui sont classificateurs-nés.Pour eux on
déformerait à peine le mot de Platon : « Comprendre,
c'est se ressouvenir ». Nl^^ Duclaux me dit qu'elle
verrait cette pièce avec cette épigraphe tirée de l'Evan-
gile :«0n ne met pas le vin nouveau dans les outres
vieilles ». Je prendrai sans doute le mot de Vigny :
« Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux ».
Quand je revois François de Curel, il est patronal et
presque affectueux, si vif, quand M""^ Duclaux me
ANNÉE 191 2 287
traduit ce qu'il vient de dire, il n'aime pas <' La Triom-
phatrice! » : « Il ne faut à aucun prix qu'elle donne cela,
même pour elle. Le sujet est dangereux, scabreux ». I!
se passionne si amicalement. Il n'admet pas l'émotion
de Sorrèze devant l'article d'un jeune homme. J'ai
fait valoir qu'il s'agissait d'une défection de dis-
ciple : « Si Tharaud écrivait un article contre Barrés,
Barrés devrait en souffrir. Et si moi, j'écrivais des
blasphèmes contre vous, cela vous serait donc indif-
férent ? »
Il riait : « Avez-vous lu mon article sur Binet-
Valmer ?» — Oui, et si je ne m'étais pas dit qu'il
vous l'avait sûrement demandé, j'aurais été assez
jalouse.
— Alors vous avez vu comme je suis sévère pour
les manuscrits ?
— Vous avez fait pleurer Binet-Valmer et vous ne
serez content que quand vous aurez recommencé...
« Je crois maintenant, puisque vous voulez bien me
provoquer à quelque profession de foi, qu'il ne faut
pas considérer le théâtre d'idées comme une chose
à part, il est vraiment honteux qu'on en soit venu à
le faire. Il y a le théâtre intelligent par opposition
au théâtre bête. Les « idées » ce n'est qu'une manière
d'éclaicir le fond de tout ce qui n'est pas elles. Nos
motifs profonds d'agir et de sentir qu'on appelle
288 JOURNAL DE MARIE LENERU
« idées » ne font que nous lier plus étroitement à
l'action et aux sentiments, qu'il s'agisse de vivre ou
qu'il s'agisse d'écrire. »
(Réponse à une lettre de Paul Lombard.)
On a tant dit que le Redoutable était sommaire
et je le disais aussi, mais enfin il faudrait s'arrêter.
Le Redoutable est surtout une pièce courte et sans
à-côtés. Relativement à la manière dont sont traités
les autres pièces, il est plus long en scènes faisant mar-
cher directement l'action, et dans ces scènes, plus
long en répliques de développement et d'approfon-
dissement du sujet, plus riche, en somme, en glo-
bules blancs. Otez d'une pièce moderne tout l'à-côté,
les mesures pour rien, les scènes entre comparses,
les répliques insignifiantes, vous n'avez pas un drame
traité au quart du Redoutable.
Ermitage.
A Hadaly. Savez- vous que j'avais fait avant mon
départ la connaissance de M""® de Noailles ? Elle a
l'air d'un aigle, elle a l'air de ce qu'elle est, les yeux,
les cheveux sur les yeux, le nez, tout y est.
J'ai été charmée... bien moins effrayante que je ne
craignais... Andrée vous racontera son entrée sen-
sationnelle.
ANNÉE 1912 289
Bonne.
Toutes ces femmes si âpres au plaisir, une excur-
sion, un spectacle, je sens là un sauve-qui-peut de
la jouissance qui me dégoûte. Est-ce éducation,
l'atavisme de céder sa place? Est-ce l'ascétisme re-
ligieux, la supériorité apprise du renoncement ?
Serait-ce enfin un instinct qui m'est propre... à moi
et à Robespierre : le désintéressement de ceux qui
veulent tout prendre à la fois ?
A M^'*^ D... après son article de la Gazette de Lau-
sanne : « Maintenant après vous avoir dit ma recon-
naissance, oserais-je me révolter contre vos derniers
mots ? Nous ne pourrions pas écrire une ligne sans
le contrôle de l'oreille? Un écrivain comme vous ne
peut pas l'ignorer, et pour entendre nos phrases,
avons-nous besoin, comme disait Flaubert, de les
« faire passer par notre gueuloir ? »
Le sens du rythme n'est pas dans le tympan, sans
cela Beethoven n'aurait pas pu penser une mesure
après sa surdité. Croyez-vous que je ne sois jamais
choquée par le manque d'oreille chez des écrivains
entendant parfaitement. Je revendique la responsa-
bilité de mes rythmes^ comme n'importe lequel de
mes confrères. Toutes mes répliques sont faites pour
être dites. La seule chose dont je ne puisse répondre
11
290 JOURNAL DE MARIE LENERU
est le contrôle scénique, la diction de tel ou tel
interprète.
A Maeterlinck
Monsieur, je vous ai déjà dit mon émotion'en trou-
vant quelque chose de moi dans un livre de vous,
aujourd'hui j'ai à vous remercier d'avoir bien voulu
m'envoyer le volume et y joindre quelques mots
trop beaux pour qu'on ose même en remercier, et
puisque j'ai ce cruel honneur d'avoir été prise un
peu comme à partie et de représenter ceux qui
pensent de la mort ce qu'il n'en faut pas penser, j'ai
bien envie d'avoir du courage et de vous dire à quel
point votre livre admirable m'a paru glacial. Est-ce
bien vous qui nous offrez ce rêve de l'intellectualité
pure, et qui vous acharnez avec cet effrayant dédain
métaphysique ? Oh ! je ne vous demande pas de
nous la sauver du naufrage, mais que vous ne la
préfériez pas à tout...
Pour moi, vous m'y avez rattachée éperdument.
En vous lisant, Monsieur, en admirant cet hommage
si sereinement offert à tout ce qui est humain, à
tout ce qui est infini, je constatais, pardonnez-le
moi, une dissidence invincible. Il" m'a semblé que le
plus précieux était ce que vous perdiez, que le mi-
racle humain l'emportait sur l'autre, que le cons-
ANNÉE 1912 291
cient, le « fini » était peut-être le seul miracle dans ce
monde sans commencement ni fin. Et ce n'est pas
seulement en moi, mais en autrui, que je ne puis con-
sentir à cette mort de la personnalité. Tout votre
infini en est dépeuplé, c'est une solitude pire que celle
qui affolait Pascal. J'avoue que la musique et la danse
des sphères ne me consoleraient de rien. Il n'y a
vraiment rien de plus humain dans l'immortalité
impersonnelle que toutes les « joies ineffables » et
philosophiques de la « connaissance » et de la con-
templation ; néant pour néant, je me résigne au plus
proche, au plus chaud encore de la présence humaine,
que je m'endorme au moins dans mes souvenirs et
dans mes angoisses, dans l'intimité des choses ter-
restres, et que jamais, ni Dieu, ni l'infini ne me ré-
veille à l'oubli de ce qui fut moi-même, n'interpose
une extase entre ma conscience et moi.
Hélas ! ce n'est pas encore la sagesse... et voilà
une bien médiocre manière d'exprimer une grati-
tude si réelle, que peut-être cet aveu, ce regret de
nous-mêmes, auquel vous donnerez de me survivre,
sera pour moi une de ces revanches qui calment
et endorment au moment de la nuit où l'on n'a pas
sommeil.
292 JOURNAL DE MARIE LENERU
17 avril.
Je viens d'être empoignée par un livre à ne pou-
voir m'en détacher, chose inimaginable car je prends
et je laisse les chefs-d'œuvre comme un éventail.
C'est bien la peine de pouvoir juger au carat la
valeur d'une œuvre pour ne se passionner que là
où le talent est évidemment absent,
... Ce sont les lettres du lieutenant-colonel Moll
à sa fiancée qui m'ont impressionnée, soulevée, en-
thousiasmée jusqu'à l'état intérieur du sanglot. Enfin
voilà la vie, voilà l'amour et leurs vrais visages.
Voilà l'homme tel qu'on doit l'aimer, duquel on peut
recevoir l'amour, et non cette pauvre chose livres-
que et dramatique, « tiraillée », rabâchée dans nos
romans, nos pièces et nos poèmes. Oh î la maîtresse
et l'amant parisiens... Y a-t-il un de nous, encore
hors du jeu, qui soit tenté de recommencer les gestes
et les simulacres ?
Mais cela... que c'est simple dans son emphase
maladroite, et si peu risible. On est saisi par la vérité,
le déblaiement du factice comme au chevet d'un mou-
rant.
Voilà l'amour, besoin humain. Ce n'est pas l'amour-
luxe, c'est l'amour nécessaire, indiscutable comme
le pain des pauvres. Ah ! ce n'est pas celui de Cha-
ANNÉE 1912 293
teaubriand, de Musset, de M'"® de Noailles. 0 mes
grands confrères quelle absence de prestige vos sen-
timents ont toujours eu pour moi...! Ceci est l'amour
dont on ne plaisante pas. Est-ce atavisme chez moi,
est-ce acuité de sens critique, cette impossibilité d'ac-
cepter l'homme privé de certains dons et même de
certaines fonctions proprement militaires ? De qui
est cette admirable définition du héros : celui qui a
donné de l'homme concret, vivant, la formule la
plus saisissante ?
Un homme qui ne monte pas à cheval, qui n'a pas
manié des armés, qui n'a pas commandé sur un champ
de bataille, qui n'a pas résisté de corps et d'esprit
aux fatigues militaires, qui n'a pas dans le regard ce
sérieux poignant, cette simplicité inimitable de celui
qui voit mourir, pour peu qu'il ait l'âme bien née,
enviera toujours quelque chose à ses frères soldats.
Un admirable portrait de Détaille ouvre le livre.
Le peintre a compris la gravité, l'émotion de l'hé-
roïsme. Aucun panache, aucune provocation dans les
attitudes des noirs et de leur chef descendant de che-
val, mais ce quelque chose de gonflé, de souffle con-
tenu, et en même temps cette humanité extra-sociale^
que les chefs contractent dans l'habitude d'aimer et
d'estimer hors de leur caste.
La merveilleuse carrière ! Le commandant su-
prême sur un « territoire » plus grand que la France,
294 JOURNAL DE MARIE LENERU
et où tout est à faire, à créer, en commençant par la
poste — " de l'influence de l'amour sur les commu-
nications postales » — les routes, les foires, l'industrie
du coton, les parcs d'autruches, la politique de races,
la justice à rendre à la porte de sa tente, comme un
Louis IX aux croisades. Tous les peuples affluant
vers nous : ana madeleum, je suis opprimé. Voyager
des mois, connaître à cheval toutes les heures du jour
et de la nuit, à la tête de ses gardes et de ses chameaux
qui suivent. Quand la saine envie vous prend d'un bon
temps de galop, tourner la tête et voir les rayons du
soleil levant éclairer votre fanion tricolore.
Mais ce n'est pas sans un sentiment de déposses-
sion que j'admire cette œuvre des coloniaux. Je n'ou-
blie pas que du temps de mon grand-père et même
de mon père, les colonies dépendaient de la marine,
les amiraux étaient leurs gouverneurs, après avoir
été leurs conquérants. Quand grand-père commandait
la station de l'Atlantique, il commandait l'Afrique,
mais les colonies étaient alors des côtes et des îles...
J'en reviens à Mol! fiancé, n'est-ce pas plus émou-
vant que n'importe quoi de dire à une femme : « Je
vais vous envoyer copie de tous les ordres et de toutes
les instructions que je vais donner. J'agis toujours
avec la même coquetterie que si vous étiez là ».
Certes ce qui le touche, ce qui l'ébranlé le plus,
c'est l'amour amitié, l'amour mariage, qui n'a besoin
ANNÉE 1912 295
d aucune acrobatie passionnelle pour durer, mais seu-
lement de l'éperon d'une belle existence. Il lui dit
carrément que l'amour ne lui suffirait pas, mais il
lui dit aussi que s'il a voulu autre chose, « c'est pour
mériter une première place au banquet de l'amour ».
Mais quel beau noviciat qu'une telle séparation.
On est ému d'une attente si digne, si frémissante,
mais dont pas un mot ne cesse d'être surveillé, un
respect, une retenue virile, pas un cri de théâtre,
déjà une simplicité conjugale. Un bon réalisme de
l'impatience dans l'inquiétude et la minutie concer-
nant les dates des courriers.
J'imagine que voilà une femme qui en a fini avec
le bonheur...
Est-ce mal de penser que ces dures fiançailles et
la cruauté de la fin, c'était ce que la vie pouvait en-
core lui donner de plus beau, et surtout, est-ce vrai ?
Qu'aurait été le mariage du colonel Moll ?
21 avril.
M*"® D... me disait hier que, en somme, toutes
ces pièces revenaient au même sujet : la supériorité
de l'individu sur son milieu. II y aurait là, en effet,
matière très suffisante à alimenter un théâtre, car
les combinaisons sont toujours infinies, et l'individu
296 JOURNAL DE MARIE LENERU
supérieur est ce que ratent généralement les écrivains
qui ne sont pas eux-mêmes de la catégorie. Mais je
je ne trouve pas cela dans mes pièces. Evidemment
une œuvre organisée a bien des points de vue et bien
des contacts avec d'autres œuvres « en carré », c est
à dire qui font face sur tous les points.
On peut dire que, dans les Affranchis, Philippe est
supérieur à son milieu, mais le drame n est pas entre
lui et son milieu. Il y a drame au contraire, parce que,
entre Hélène et lui, il y a équivalence. La pièce est :
que doit-il advenir ? — Dans la Triomphatrice éga-
lement, le milieu est un lointain, le drame est dans
l'excessive équivalence d'un homme et d'une femme,
dans la supériorité des sanctions et des réalisations,
peut-être chez la femme, mais j'ai bien soin d'indi-
quer que ceci est l'extérieur et le décor, qu'aucun
des deux partenaires n'y attache une importance dé-
mesurée. Il y a drame parce que l'homme ne 1 em-
porte pas. — Dans le Madhi, la supériorité cette fois
est inconsciente, héros et milieu s'en accommodent ;
seule, la femme se trouve n'avoir rien à gagner à
cette apothéose de l'homme. Si nous jugeons ces
pièces du point de vue « supériorité », voilà pour moi
leurs rapports et leurs différences., mais leur « sujet »,
leur action, leur « idée » sont bien autres, et les rapports
dont je viens de parler, je ne les vois qu'après coup.
Dans les Affranchis, j'avais la nostalgie de la morale.
ANNÉE 1912 297
Dans la Triomphatrice, je voyais l'amour entre égaux,
mais entre égaux absolus, jusqu'aux sanctions so-
ciales, c'est à dire entre rivaux. Dans le Madhi
enfin, l'héroïsme pur et simple, la grandeur excep-
tionnelle d'un homme et ses rapports, non avec son
milieu, mais avec l'amour.
A propos de mes pièces, il faut que j'écrive ici dans
quel ordre elles se sont succédé, car je pourrais bien
l'oublier, ne les ayant jamais datées, et bien que j'aie
rarement trouvé nécessaire d'en parler ici, elles sont
aussi des jalons de mon existence :
Les Affranchis.
Les Lutteurs. — d'après un roman écrit avant les
Affranchis.
La Maison sur le Roc.
Le Redoutable. — quand la préoccupation du pu-
blic s'est fait jour.
Le Bonheur des autres.
Le Madhi.
Vous m'êtes témoin. Seigneur, que je n'ai pas
choisi cette carrière, que je n'en ai jamais eu le go-
bisme, qu'elle me paraît toujours un peu ridicule et
que j'ai eu huit jours d'abattement après les lettres
de Moll, ce qui ne m'est jamais, jamais arrivé en li-
sant l'histoire de mes confrères, et les lettres de
Carlyle à Jane, par exemple, auprès de cette corres-
pondance, me paraissent bien naïvement, bien... niai-
298 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
sèment, bien maladroitement cuistres. Tant l'ata-
visme est fort sans cloute, et tant il est vrai surtout
que la vie est trop belle pour que rien en soit perdu,
et que passent par-dessus toutes les carrières qui
exigent l'homme tout entier : un corps, un caractère,
un cerveau.
A M. Allemand. — Mon Africain est campé depuis
longtemps, il ne reste qu'à bien arrêter l'action, à
trouver le genre de mouvement combinable avec une
signification.
Abbaye de Pomier, 7 sept.
ANNÉE 1913
Paris, 2 octobre 1913.
François de Cure! est mon maître, non seulement
parce que cela me fait plaisir, mais parce que c'est
lui, et uniquement lui seul, qui m'a donné la chique-
naude. Sans la lecture de ses pièces rien n'aurait branlé.
Il m'a donné la chiquenaude et il m'a donné le ton,
je revendique cet air de famille ; cette « ardeur froide »,
plus ardente et plus acérée chez moi, vient de la belle
tenue virile, sobre jusqu'à l'ironie, aiguë jusqu'au sar-
casme, qui a tellement retenti chez moi à la lecture
de l'Invitée et du Repas du Lion. Avant lui, je n'avais
pas cette résonance-là. A 15 ans, j'étais la fille litté-
raire du Père Lacordaire, à 25, celle de Saint-Just et
de Barrés, à 30 enfin, je ne me trompais plus.
Je ne dois rien à Ibsen que j'admire à peine, je le
considère, par son moralisme obsédant, comme au-
teur de grand public, quelque chose dans le genre de
300 JOURNAL DE MARIE LENERU
Dumas fils, c'est une autre morale, voilà tout, et les
préfaces sont du comte Prozor. Dès qu'Ibsen ne prê-
che plus — et ce qu'il prêche est toujours la même
chose — il est exécrable, voyez Hedda Gabier. Son
tragique est sans nouveauté, sans finesse, c'est le
mélodrame intellectuel. Il n'existe d'ailleurs que par
à-coups, l'ensemble de la pièce est toujours traînant,
diffus, verbeux, tout en conversations éthiques, et
éthiques très banales. Les entrées et sorties sont ré-
pétées et brouillées comme chez un débutant. Il y a
parfois chez lui un ton qui me plaît, qui a de la dé-
tente. Tout le milieu Scandinave, la maison, le froid,
les fjords, et jusqu'aux noms propres, m'enchante
et m'illusionne. Il a rarement assez de mesure pour
faire vrai et ne pas changer un caractère, quand il y
arrive, c'est alors poignant et délicieux, comme la
femme et l'enfant qui sont tout ce qu'il y a de bon
dans le « Canard sauvage ».
Si loin que je sois de tout et comme à des distances
astronomiques, j'approche pourtant., seulement j'ar-
riverai perinde ac cadaver dans ce coma de l'attente que
vous avez peut-être connu après trois heures d'attente
dans le salon d'un spécialiste. Et il faudrait longtemps,
longtemps, une lente accumulation pour m'en faire
revenir, des années de traction sur la langue, et quel-
que chose derrière moi, un autre passé qui enveloppe
et qui garde.
ANNÉE 1913 301
7 décembre.
Et, pour être tout à fait sincère, il y a pourtant
quelque chose d'indomptable, une certitude de tout
obtenir de soi, qui est presque déjà le don. Je n'ai
jamais douté que je donnerais à la vie le visage que
je veux lui voir. Si vous saviez les précisions de mon
attente et de mes fins, j'irai là, là et là. — Seulement
cela ne peut pas se dire : « Il y a des desseins que la
parole ne saurait exprimer et dont l'exécution seule
démontre la possibilité. »
ANNÉES I914-19I5
Neuilly, 30 mars 1914.
Devant ce quotidien haussement d'épaules, cette
non-acceptation de mon existence, se rappeler pour-
tant qu'il n'y a rien, ni à droite, ni à gauche, que vous
puissiez vouloir. La vie qu'il me faut, personne ne
la possède ; ni homme ni femme ne détient ce qui me
manque.
J'ai trop connu l'ennui, je sais trop ce qui peut
manquer à une existence pour accepter la moindre
restriction... J'ai besoin du mouvement, des voyages
et des sports, peut-être de celui du monde que j'au-
rais tant aimé... Vous aurez bien mal tiré parti des
livres, s'ils ne vous ont pas appris à tout aimer de
ce qui n'est pas eux. C'est leur mission naturelle, et
il est tout simplement renversant qu'elle puisse être
méconnue. Et puis songez que j'ai à remplacer le
vide de la musique. Or, comme j'ai fait assez de
ANNÉES 1914-1915 303
solitude, et que toute conversation me fatigue, je sup-
pose qu'il faut que je lise sur les lèvres. Si le procédé
est jugé bon, c'est à dire si, après une demi-heure
de tête-à-tête avec les amis les plus distingués et les
plus séduisants, je n'éprouve pas une envie folle
de m'en aller, de courir, ou de m'allonger dans une
pièce obscure, et de fermer les yeux en faisant des
exercices de respiration profonde, c'est qu'alors je
pourrai redevenir sociable avec tout l'accessoire que
cela comporte, c'est qu'alors vous pourrez m'aimer,
vous que je ne croyais pas encore « fondu ». Car si
attendu, si désiré que vous soyez, vous ne serez ja-
mais toute ma vie, vous ne suffirez pas, à vous seul,
à me préserver du passé. Et ce passé effrayant, ce
passé qui eût tué toute autre femme, il m'a tant tra-
vaillé le cœur, il m'a faite si forte, si libre et si sincère
que, malgré ce grand appel que nous ne vaincrons
jamais, je ne sais plus si je pourrais me livrer, ô amour,
me confier tout entière à vous.
Mais l'amitié que je préfère à tout, l'affection,
la tendresse, c'est encore le meilleur de 1 amour.
J'aime mieux des regrets qu'un remords, un senti-
ment de forfaiture, ne pas copier Vamour des autres.
J'aime mieux le regret qui souffre, le regret qui doute,
le regret même qui tremble un peu de faire, d'une chose
humaine, à jamais l'inconnu.
M... me demande de lui expliquer ma pièce... et
304 JOURNAL DE MARIE LENERU
devant mes interprétations : « Eh bien, il faut dire
cela ». Eh ! non, il ne faut pas le dire ! Il n'est pas né-
cessaire à ma pièce que vous tombiez exactement
sur cette interprétation-là. Moi-même, en l'écrivant,
je n'y pensais pas du tout. Et il importe extrêmement
à ma pièce qu'elle ne contienne pas de définition
et d'explication d'elle-même. Elle doit se suffire.
S'il faut me souligner de légendes ; « Ici, il y a une
forêt », elle est ratée, il ne faut pas une phrase qui
tire autour du personnage de son côté, « Mais, direz-
vous, on ne comprendra pas »... Mais, je vous prie,
que voulez-vous comprendre? Il n'y a pas de « mot »,
ma pièce n'est pas une charade. Je vous raconte une
histoire qui se tient très bien, je parle en bon français,
voilà toute la clarté que je vous dois. Ce que je pense
de l'affaire, cela ne vous regarde pas. Je ne l'ai dit
nulle part, et, c'est ce qui vous déroute. Je crée une at-
mosphère : Réagissez comme vous voudrez, ou plu-
tôt, comme vous pourrez. Une œuvre profonde n est
pas un problème à résoudre, ni peut-être même à
poser, et croyez-moi, la pièce n'est pas plus obscure
que le soleil, si ce n'est dans les raisons dernières de
ses fins, que son auteur ne vous a pas dites, et qui
n'empêchent pas le soleil de briller. « Oui, mais quand
vous m'expliquez je comprends.» Très bon cela, mais
rappelez-vous que la lunette doit être braquée du
dehors, et que ce n'est pas au soleil à grossir ses effets,
ANNÉES 19I4-19I5 305
et à se répandre en discours pour se faire mieux voir
et entendre. L'œuvre doit être au point de son auteur.
Si Ton faisait le point de chaque spectateur, ses voi-
sins ne seraient jamais contents, et la pièce devien-
drait amorphe et caméléonesque, en même temps
qu'interminable. Un auteur qui a entendu juger sa
pièce en sait quelque chose. Il n'y a pas de « consen-
tement universel ». Il faut avoir le courage de se li-
vrer, de donner prise, on ne peut faire face à tout
que dans de très étroites limites. Je sais parfaitement
que les phrases qui méconnaissent mes héros, par
lesquelles je les fais juger d'un niveau inférieur, seront
prises au pied de la lettre. Et parce que Denise a dit :
« Ma mère est trop personnelle » ma pauvre triom-
phatrice est jugée par mes plus bienveillants amis :
« une hypertrophie du moi ». Alors que le reproche
qu'on devrait m'adresser est de l'avoir faite trop
grande et trop magnanime, cette femme qui mé-
prise si passionnément sa gloire et qui, dans toutes
les répliques de toute la pièce, ne voit que sa fille et
son amant. Si j'avais fait faire à Denise une scène
ridicule et mesquine contre sa mère, ils auraient com-
pris, mais jamais je ne donnerai cette facilité de dimi-
nuer l'adversaire et de fausser la vraisemblance des
rapports, qui consiste précisément en une certaine
plausibilité, en une certaine nécessité du mal en-
tendu. Mais qu'ils prennent d'emblée le point de vue
12
306 JOURNAL DE MARIE LENERU
et le parti d'en bas, cela ne prouve-t-il pas qu'il est
temps que mon théâtre arrive pour venger enfin
l'humanité d'en haut ?
Je vois une situation, quelques scènes qui mettent
mes personnages dans un beau corps-à-corps, et si,
peu à peu, cette situation devient problème, c'est
qu'elle s'organise en moi et se développe avec ce
souci de l'équilibre qui est, en littérature, la loi même
de la vie. Les formules, qui vous apparaissent comme
les points de départ et les pilotis de la pièce, arrivent
en dernier lieu, elles naissent du dialogue à mesure
qu'il s'écrit. Le « Je ne sais pas » des Affranchis, ce
« mot de la fin », pour lequel disait un critique,
j'aurais écrit toute la pièce, est né d'un raccord.
Il était presque invisible dans une scène du 4^ acte, en
supprimant l'acte, j'ai vu qu'il fallait conserver le
mot et le mettre en valeur. Mais par exemple, si la
pièce ne doit pas s'interpréter elle-même, si elle doit,
comme la peste, éviter de s'écouter penser — Voyez
ce qu'écrivent les jeunes gens qui font du théâtre
d'idée — rattrapez-vous, une fois le travail fini, et si
c'est possible, avant la pièce jouée : Expliquez, expli-
quez, dussiez-vous y peiner comme une étrangère.
Dressez vos écriteaux : « là, il y a une forêt ».
Vous n'en pourrez jamais trop faire. Vous n'en
ferez jamais assez. Ce n'est pas que les autres soient
bêtes, mais après tout, le plus intéressé à comprendre
ANNÉES 1914-1915 307
un auteur, c'est encore lui-même. Et il a sur les cri-
tiques cet avantage infini, qu'il est généralement
moins homme de lettres, moins surchargé de lectures
et de revenez-y littéraires. De plus, ayant à dégager
et à défendre sa propre personnalité, il est, par état,
moins superstitieux, moins impressionné par les pré-
jugés et les précédents — quand son ignorance ne
suffirait pas à l'en préserver. — Il est plus près de
l'impression directe, cette impression presque impos-
sible à obtenir d'une tête littéraire.
Je le répète, il faut qu'un auteur donne le la. Il
ne perdra pas son temps. Il verra les belles varia-
tions qu'on lui servira sur ce la. Ils ne sont que pa-
resseux, non pas à juger, non pas même à louer,
mais à inventer leur jusement.
Pour le Redoutable, tout le mal est venu de moi.
Non seulement je n'ai rien voulu dire de la pièce aux
journaux, mais je me suis vantée d'avoir écrit pour
le public, vous vous imaginez qu'ils n'allaient pas
dire comme vous ! Et les bien intentionnés, les fer-
vents de votre art pur, ceux qui vous disent : « Voyez-
vous, ne faites plus de concessions »\ Eh ! je vous prie,
récrivez donc le Redoutable à votre manière.
308 JOURNAL DE MARIE LENERU
DEPUIS LA GUERRE
« Il n'y a rien à faire à cela et il n'y a rien à dire.
Le soldat mesure la quantité de terre où on parle
une langue, où régnent des mœurs, un esprit, une
âme, un culte, une race. Le soldat mesure la quantité
de terre où une âme peut respirer. Le soldat mesure
la quantité de terre où un peuple ne meurt pas. C'est
le soldat qui mesure la quantité de terre temporelle,
qui est la même que la terre spirituelle et que la terre
intellectuelle. Le légionnaire, le lourd soldat, a me-
suré la terre à ce que l'on nomme improprement la
douceur virgilienne et qui est une mélancolie d'une
qualité sans fond. » Péguy.
9 sept.
Pendant que se livre la grande bataille, quel be-
soin de voir sentir ainsi ! X... parle mystérieuse-
ment." Lundi dernier ça allait très mal, on ne le dit
pas aux populations ".Toujours les lettres ont ce ton
là. Dès le début on ne comptait sur rien, ni sur nous,
ni sur les Russes. Pourtant on escomptait la victoire
finale : Pourquoi ? La famine en Allemagne. Comme
c est glorieux ! Ce pessimisme est fait de tant de choses
que je n'aime pas. De frousse d'abord. Ensuite comme
ANNÉES 1914-1915 309
ils ne savent pas plus que moi jusqu'à quel point
nous paierons la victoire, ils tiennent à ce qu'on sa-
che qu'ils ne se payaient pas d'illusions et qu'ils
avaient prévu ce qui arrive. Seulement comme, après
tout, les choses peuvent mieux tourner, X... pré-
fère même qu'on parle aussi peu que possible de ses
lettres. Enfin, îast and not least, ils ne sont pas mili-
taristes, et ils préfèrent mille fois devoir la victoire
à la famine qu'à nos armées et à nos généraux.
... Comme le tempérament et l'éducation se retrou-
vent toujours ! Quelle terreur d'être trop optimiste,
d'avoir paru trop confiant... Comme l'amour-propre
est toujours le premier servi !
Ah ! puisqu'il faut appartenir à une caste, être
par en haut avec les aristocrates et les enviés, avec
ceux qui croient en eux-mêmes, dussiez-vous leur
prouver le lendemain qu'ils se sont trompés, être
avec vous officiers, sous-officiers et soldats, vous si
cruellement éprouvés et de qui n'émanent que des
nouvelles tonifiantes.
Neuilly, déc.
Bourget, dans Y Echo de Paris, reprend le raisonne-
ment de Pascal, qui m'avait déjà tant frappée, si je
l'ose dire, par son étourderie, par tout ce qu'il éli-
mine et tout ce qu'il suppose sans le savoir. « Ou il
310 JOURNAL DE MARIE LENERU
y a un Dieu ou il n'y en a pas ». C'est l'individualité
telle qu'un croyant seul peut se la représenter...
A Madame D...
Oh ! madame, comment croyez-vous qu'une chose
aussi artificielle que la guerre moderne, doive être
acceptée comme une possibilité inéluctable ? Ce que
je trouve le plus désespérant là-dedans, c'est pré-
cisément la gratuité du cataclysme, à moins que ce ne
soit cette phrase de perroquet par laquelle on s'y ré-
signe : « Tant qu'il y aura des hommes, etc.. ».
Ou alors si vous croyez à la fatalité du vice humain
de la guerre, pourquoi rechercher des responsabi-
lités ? Soyez mystique jusqu'au bout. La vérité est
qu'il n'y a pas eu de guerre en Europe depuis 500
ans, que très peu de chose dans la cervelle d'un seul
ou de quelques-uns, aurait suffi à éviter. Une vieille
routine diplomatique, voilà ce qu'est aujourd'hui la
guerre. Le meurtre, oui, est dans la nature humaine,
mais pas le meurtre sans plaisir. Les gouvernements
le savent bien, qui ont dû prendre assez de mesures
coercitives pour rendre le service militaire obliga-
toire.
Ce qu'il y a de désolant chez nous, c'est qu'on ait
fait du pacifisme le synonyme d'antimilitariste. Ce
que je regretterai dans la guerre, c'est le soldat. Mais
considérer comme une «utopie» que les gouvernements
— je ne dis pas les hommes à qui l'on ne demande pas
ANNÉES 1914-1915 311
leur avis — ne règlent plus leurs conflits par un
moyen aussi follement coûteux et qui, d'ailleurs, n'est
qu'une solution de fortune et laisse le conflit pendant,
pour cela il faut avoir besoin de la guerre dans son
parti.
... Les Wilson et les Winston Churchill, qui con-
naissent leur responsabilité personnelle dans la dé-
claration ou la non -déclaration d'une guerre, ne trou-
vent pas utopique d'être des pacifistes. Il ne s'agit
d'aucune réforme de la nature humaine !
... Pardon, mais c'est ma sainte colère du moment
de voir confondu avec une nécessité humaine, le
rouage le plus compliqué, le plus artificiel, le plus
coûteux et le plus inutile de la politique moderne.
27 décembre.
Elle est très bonne, ce qui lui permet de trouver
tout le monde méchant.
A M"^^ D... Deux grands souhaits : la victoire à
outrance, et que cela ne se représente plus jamais...
Oh ! les précautions de... pour en sauver la graine !
Je ne veux plus écrire que contre la guerre, car on
ne peut tout de même agir que dans l'opinion. — Vieil-
lissons l'idée de la guerre, puisqu'il y en a qui tra-
vaillent à la rajeunir. — La besogne, en somme, était
312 JOURNAL DE MARIE LENERU
déjà bien avancée, c'est ce qui rend cette guerre si
cruelle...
A M. Billotte. Je n'ose pas dire que c'est si beau d'être
tombé aux Eparges. J'avais lu le récit de ce tour de
force en rentrant des sanglots d'admiration. J'ai dé-
coupé le journal pour avoir toujours ce récit dans les
livres que je relis. J'y écrirai le nom de votre fils.
La gloire, l'immortalité, c'est le souvenir dans les
cœurs qui survivent, c'est l'amour des vivants pour
les morts.
Vos fils et leurs pareils auront fait la mort si belle,
qu'ils auront appris le remords, la honte de la vie
sauve. Ah ! si cela pouvait nous consoler, soyez sûr
que voilà des morts qui ne seront pas oubliés. « La
voix d'un peuple entier les berce en leurs tombeaux. »
Tous les rapports de la vie et de la mort ont changé
à présent. Les oubliés, les sacrifiés, ce sont les vi-
vants. Pourrons-nous jamais les aimer comme nous
aimons les autres ?
Au fait, c'est dans ce cahier que je garderai les
Eparges, et si je copie des lignes de ma correspon-
dance qui n'ont même pas la valeur de notes litté-
raires, c'est pour ne rien oublier, pas un battement
de cœur envers vous, ô morts pour ma patrie, à qui
je veux dédier mon plus grand effort, mon plus grand
travail, une pièce dont je ne sais rien encore, si ce
n'est qu'elle s'appellera « La Paix » et que je vais à
ANNÉES 1914-1915 313
elle, que je m'y prépare religieusement, comme à
une vocation, car il faut qu'elle agisse, ce n'est pas
en artiste que je veux exploiter la catastrophe...
Puisque j'ai eu ce crève-cœur de ne pouvoir faire mon
métier de femme auprès de vos agonies, je ferai qu'à
l'avenir on ne vous massacre plus. « Mon fils et mon
soldat ».
A Marie G... — Voyez-vous, Marie, on dirait qu'un
froc religieux nous tombe sur les épaules. On sent
qu'il faut changer quelque chose à l'existence pour
avoir une raison de la conserver quand elle est en-
levée à tant d'autres. Jamais, moi si libre, je ne me
consolerai de n'avoir pas pu soigner, ou seulement
servir et distraire nos blessés. C'est comme d'être
tenu à l'écart du lit de mort d'un être très cher. Ils
sont tellement admirables qu'on ne sait pas qui nous
donne le plus envie de pleurer, de l'admiration ou de
l'horreur. Pourtant je n'avais pas songé à leur écrire
et à prendre un « filleul >'. En voilà un qui me le
demande. Evidemment pour s'adresser à moi, c'est
un lettré. Mais comme tous nos confrères du front
qui écrivent à Barrés, on sent que, pouvant dispa-
raître, ils cherchent un témoin qui sauve quelque
chose de leur nom, leur donne une heure de survi-
vance, et enfin, fasse de leur gloire autre chose qu'un
solennel oubli, n'est-ce pas déchirant ?
Il y en a que ces événements passionnent, à la fin
314 JOURNAL DE MARIE LENERU
ils m'ennuieraient, si l'on ne considérait comme un
devoir d'être à toute heure avec ceux qui combattent.
Toute la vie politique, qu'elle s'appuie sur la guerre
ou non, me paraît aujourd'hui, tellement artificielle,
conventionnelle et superstitieuse que c'est comme un
décor tombé. Il ne fallait pas sacrifier à ce mythe,
« une collectivité » la seule réalité au monde : les in-
dividus, et l'on aurait pu, sans en remarquer la gra-
tuité, laisser les hommes politiques jouer à la raison
d'Etat, et surtout, oh ! surtout à cette première af-
faire dans le monde, qui nous vaut les massacres
d'aujourd'hui. 0 bourgeoisie métaphysique, « sou-
tenir son rang de grande puissance >'. Lisez le prince
de Bulow, lisez le manifeste autrichien — 30 juillet,
je crois — vous n'y trouverez pas autre chose, si
ce n'est qu'il faut « soutenir dans le monde son rang
de grande puissance »... C'est à dire obtenir dans les
traités de commerce concernant la camelote et l'épi-
cerie « le rôle de la nation la plus favorisée ».
Infatuation de diplomates qui jugent que les succès
ou les échecs de leur spécialité sont les affaires d'hon-
neur des peuples ! M. de Bulow se plaignait que les
Allemands ne s'intéressent pas assez à la politique
mondiale, c'est à dire à sa partie d'échecs. 0 prince
des orfèvres !
Epoque admirable qu'on peut accepter d'avoir vue
à la condition qu'elle ne se répète jamais. Qu'elle
ANNÉES 1914-1915 315
soit un luxe suprême de notre humanité, mais que
plus une âme ne consente à la revoir deux fois !
A Renée de V..,
A M^ de Curel, — Voilà Robert d'Humièrestombé,
avec quelle admiration exclusive nous avions parlé
de vous ! — Je pleure les jeunes gens. Quels cœurs
nous restera-t-il à faire vibrer, lesquels battront encore
pour nous après cette décourageante consommation
de la mort ? Et pourtant il faut continuer, demeurer
cette petite parcelle de France qu'est notre activité,
se donner un prétexte à vivre, une raison de conser-
ver ce qui est enlevé à tant d'autres. Il y a des moments
oii j'ai envie d'aller m'enfermer dans une cartouche-
rie, comme dans un couvent.
7 juin.
A Jean, — Tu es heureux d'être le témoin de cette
magnifique époque. Elle agira sur toi toute ta vie,
et te communiquera son énergie, quand le jour,
lointain encore, sera venu, de lutter dans un bien
autre sens, et de nous opposer, comme si cela dépen-
dait de nous seuls, à ce qu'elle puisse jamais, sur la
terre, se représenter deux fois. — Luxe admirable
de dévouement, mais auquel il faudra, dans l'avenir,
nous opposer par les plus farouches lois somptuaires.
316 JOURNAL DE MARIE LENERU
juin.
A M™® D..., — Je suis tombée dans Péguy sur
une réflexion si parfaite, dans Notre Patrie, à propos
de Combes : Il est aujourd'hui démontré qu'un hom-
me peut impunément exercer un césarisme impi-
toyable dans la RépubHque, pourvu qu'il ne soit
pas bel homme, qu'il ne soit pas militaire, qu'il
porte mal même les tenues civiles, surtout qu'il ne
sache pas monter à cheval.
Pour autant qu'on peut se souvenir des pièces
contemporaines, il me semble que notre théâtre
fourmille de coups d'Etat civils. On ne s'apercevait
seulement pas du côté séditieux. En ce monde, il
n'y a donc de vrai que le prestige, il n'y a danger que
là où l'amour commence, celui des femmes, ou celui
des foules — A propos de Madhi.
A M™^ Dus. — J'admire de tout mon cœur, mais
je ne me résigne pas, et si j'accepte pour cette guerre
encore, après ce sera complètement fini. Je ne dis-
cuterai même plus. L'infirmière qui veille un grand
blessé ne se demande pas si sa guérison est une utopie,
s'il est plus beau que l'homme soit un martyr. Elle
sait qu'elle doit le guérir et donne sa vie pour cela.
J'ai beaucoup d'espoir dans le parti socialiste.
Son dernier manifeste est excellent. Ils veulent toute
ANNÉES 1914-1915 317
cette guerre, mais ils réclament à la Paix, comme les
socialistes anglais, comme les pacifistes américains,
cette fameuse force internationale de sanction. Or,
ils sont au pouvoir, en France et en Angleterre. Ceux
qui regardent l'avenir dans le passé apprendront peut-
être, avant de mourir, par quelles mesures, on ne peut
plus positives et semblables à toutes les lois et pro-
jets de lois votés jusqu'ici par les hommes, on réali-
sera une utopie et peut-être même plusieurs.... J'ai
beaucoup aimé l'article de Barrés, vendredi, sur la
rapidité foudroyante avec laquelle cette guerre épuise
les possibilités d'une guerre européenne.
A M. — Henry James (Book of France) est pénible
à suivre, mais émouvant à comprendre. Devant ces
émotions on se demande si elles ne valent pas ce
qu'elles coûtent, et il faut bien vite réagir contre cet
entraînement du sacrifice, cette séduction de la mort.
Hélas ! que ne feraient pas les hommes pour mériter
qu'on les aime ? Aimons-les à un moindre prix.
C'est ce que je demanderais à cette voix de sirène
qu'est l'éloquence de Barrés. Ayez l'amour moins
carnassier.
" Vous avez certainement raison, pourtant je suis
persuadée que c'est une utopie ". Ah ! la timidité
humaine, on a peur pour sa « jugeotte » person-
nelle, on veut d'abord en opérer le salut. On craint
318 JOURNAL DE MARIE LENERU
peut-être encore plus « l'utopie» que la guerre. Il faut
procéder par voie d'autorité, lui montrer qu'il n'y a
pas plus de sécurité pour l'amour-propre d'un côté
que de l'autre, que l'on soit pour ou contre l'utopie.
Car, en somme, la guerre, événement politique, la
guerre contingence, ils ignorent cela. Parce que c'est
douloureux, cela doit être fatal. Otez la douleur,
ils comprendraient mieux la désuétude, la gratuité,
la bizarrerie du rouage diplomatique et gouverne-
mental.
A Marie G..., à propos du Book of France : « Mais
enfin l'héroïsme ne doit pas être la passivité, et l'ab-
sence de finalité de la guerre ne sera jamais assez
dénoncée. Il y a chez nos chefs intellectuels, une ten-
dance à faire de l'héroïsme pour l'héroïsme, qui est
par trop la marque professionnelle : l'art pour l'art ».
Quelle effroyable vie du cœur mais, tout de même,
quelle vie ! Voilà les plus tièdes attachements hu-
mains, les plus banals, transfigurés dans l'héroïsme
et la mort. C'est le seul côté par où l'on puisse presque
soutenir la vue de la guerre.
A Marie B... — En fait de politique, il ne suffit
pas d'avoir raison, il faut être sûr qu'on vous donnera
raison. En se livrant à une démonstration inutile,
donc un peu ridicule, les femmes ont nui à leur cause
et à celle de la paix.
Je crois avec Wells que c'est par une formidable
ANNÉES 1914-1915 319
campagne d'opinion, menée par tous les moyens
dont elle dispose : presse, livre, théâtre, et non par
les à-côtés des congrès et des comités, que l'on amè-
nera des résultats. C'est toujours la même loi du succès
et la même erreur commise en littérature : Vous
voulez arriver ? Ne fondez rien à côté, ni petite revue,
ni petit théâtre, emparez-vous de ce qui est, des
vraies forteresses de l'opinion publique. Un seul
homme capable de s'imposer dans un quotidien popu-
laire ferait plus que des milliers de congressistes.
Les pacifistes, qui ne seront que pacifistes, feront
peu de choses, de même les femmes qui ne seront
que féministes. Soyez des forces ou captez des for-
ces. Je persiste à croire que, par l'influence sociale,
les femmes peuvent bien plus que par un vote unique
qui serait dévolu à chacune. Ce n'est pas son vote
personnel qui fait l'autorité politique d'un homme
mais, comme dirait Saint-Simon, l'influence de son
« intrinsèque ». Le vote viendra certainement et je
ne m'en plaindrai pas, mais ce n'est pas en ressas-
sant leurs revendications que les femmes atteindront
le niveau des hommes distingués. Les faibles
devraient éviter de se spécialiser : en leur faiblesse.
Je reçois des journaux et des revues de sourds-
muets qui m'impatientent au lieu de m'émouvoir.
On dirait qu'ils ne peuvent avoir aucune préoccu-
pation d'homme normal, rien que des préoccupa-
320 JOURNAL DE MARIE LENERU
tions et des intérêts de sourds-muets. On a grand
tort de les hynoptiser ainsi sur leur infirmité. Les
journaux féministes me rappellent infailliblement
ces journaux de sourds-muets. Combien, à l'heure
actuelle, une femme qui serait un économiste dis-
tingué, écrivant dans les revues d'économistes,
ferait plus pour les femmes, et pour la paix, que tous
les becs ouverts de revendications. Ce que vous ne
pouvez faire, ô femmes, avec une majorité de femmes,
faites-le en tant qu'être agissant, en oubliant un mo-
ment votre sexe, avec une majorité masculine. Et
je crois que le vote viendrait bien plus vite de cette
manière-là.
A M'»^ D... — Rom. Rolland absurde, une
homélie banale, tous les lieux communs, n'aperçoit
pas que le plus tragique de cette guerre est que,
précisément, ce nest pas une folie collective. Où est
la folie chez tous ces pauvres gens héroïques qui
donnent leur vie par devoir ? Vieille tare de l'anti-
militarisme. Ce n'est pas plus dans les peuples que
dans l'armée que nous devons combattre la guerre,
c'est chez tous les non-combattants : Ecrivains,
diplomates, gouvernants, financiers.
C'est vrai, il y a d'effroyables deuils en France,
mais devant tout ce qui nous est pris, savez-vous
ce que je pense, ô mes frères et mes sœurs ? Ceci ;
ANNÉES 1914-1915 321
Ah, qu'il y avait donc de bonheur à perdre en ce
monde ! Nul plus que moi n'en est impressionné,
n'en ressent avec plus de révolte le crime et le sa-
crilège, ô frêle et précieux bonheur humain, bonheur
dispensé aux foules, bonheur que je n'aurai pas eu.
4 octobre.
Décidément, sur la guerre, je ne peux plus lire
que des soldats ou des pacifistes ; des autres, j'attends
toujours des paroles qui ne viendront jamais...
Maintenant, vous les éloquents, les émus, les
élégiaques, occupons-nous un peu de la «■ fatalité »
de la guerre. Car enfin, quel rôle jouez-vous, ô dilet-
tantes de l'héroïsme et de la mort, si d'autres, dont
vous ne serez pas, prennent soin, dès aujourd'hui,
d'empêcher le retour de vos fatalités, de vos lois de
l'histoire ? Cette passivité de l'intelligence devant la
guerre, la manière dont auront réagi nos artistes,
cette exploitation pure et simple du fait par la litté-
rature, est ce qui m'aura le plus démontré, Vhuma-
num paucis vivit genus.
Dans cinquante ans, les successeurs de tous ces
gens-là feront vivre leurs talents d'ironies venge-
resses contre la croyance aux mobilisations géné-
rales, nécessités humaines. Mais les initiateurs, d'où
13
322 JOURNAL DE MARIE LENERU
leur vient donc leur flamme ? Je compte beaucoup
sur les hommes d'action. Je trouvais hier dans un
article d'Humbert à propos de l'entente financière
des alliés : « Ce ne sont pas les Etats-Unis d'Europe,
mais c'est un acheminement » ! Tiens, tiens, tiens !
— Larguier blessé? Dites-lui que je salue cette au-
réole à son beau talent déjà si noble. Ah ! les confrè-
res nous enfoncent irrémédiablement, nous ne sau-
rons jamais être assez envieuses, assez humiliées.
Oui, c'est bien exaltant, magnifique pour ceux qui
ont le droit de ne voir que ce côté-là. Droit qui n'ap-
partient qu'aux seuls combattants... Ainsi, il y a des
gens qui me donnent des « illusions » ? Cela ne va
guère avec ma tournure d'esprit, et je me demande
où je peux bien en avoir exprimé : Ce n'est pas un
cri d'espoir, mais un cri de révolte que j'ai poussé.
Seulement personne ne lit jamais un texte, on re-
garde dans sa tête ce que l'on a l'habitude de penser
sur la question.
Je ne crains pas la guerre, le jour où il n'y aura
plus de non-combattants pour la faire...
M. Sazonoff, en novembre 1915, réclame un traité
de commerce en France, Angleterre et Russie :
« sans quoi cette guerre terrible aurait été livrée en
vain «. Quel aveu du néant des opérations militaires ;
un traité de commerce entre alliés, pour donner une
finalité quelconque à la guerre !
ANNÉES 1914-1915 323
A Puech. — Mais non, nous ne sommes pas seuls.
Que ferlons-nous des êtres d'une autre race ? Nous
sommes là, cela suffit et nos champs de bataille sont
peuplés invisiblement de tout ce que nous avons
d'âmes. Vous êtes plus gâtés que les héros d'Homère
et les pieux chevaliers du moyen-âge. Au lieu des
Minerve et des S*-Michel, vous avez nos âmes d'au-
jourd'hui, travaillées, achevées par les siècles, plus
intelligentes, plus vibrantes, plus émues. C'est à elles
de donner, à tous ceux qui tombent, par la fidélité
et la transmission du souvenir, la seule immortalité
qui ne trompe pas, celle de la douleur et de l'amour
humains.
Que je comprends vos regards vers l'avenir ! II
n'est pas vrai que la guerre soit une école d'ascé-
tisme. Je crois que plus près de la mort, nous appre-
nons à ne rien mépriser de la vie. Je ne suis pas,
hélas ! un soldat, mais je sais bien que la guerre
m'a guérie de beaucoup de dédains.
28 décembre.
A Henry Marx. — Ils sont tellement ignorants de
ces questions de guerre et paix — parce qu'au fond
si peu passionnés par elles ! — qu ils s imagment
vraiment qu'être pacifiste c'est, ipso facto, être dé-
sarmiste, sentimental et nigaud.
324 JOURNAL DE MARIE LENERU
AH. — Tête et cœur, nous sommes trop faibles,
nous ne tirerons jamais de notre révolte le « maudis-
sement » qu'il faudrait.
A M... — Je suis si pey « écrivain » — puisque
c'est la pire injure entre écrivains ! — Je ne goûte
que les sentiments qui vont de la personne à la per-
sonne. Si j'ai voulu du talent, c'est pour être aimée
à travers mes œuvres et pas du tout pour elles.
A Rachilde. — Que l'horrible chose continue, je
peux l'accepter, car j'en comprends la nécessité im-
placable et je suis de race militaire, mais que les in-
telligences, les cœurs et les volontés ne réagissent
pas éperdument pour en sauver l'avenir, qu'ils ne
bondissent pas sous l'absurde, c'est peut-être ce qui
m'aura le plus édifiée sur l'inertie humaine.
ANNÉES 1916-1917-1918.
A M. G... — Pour fnoi, je n'admets plus que deux
races : les soldats et les pacifistes. Le même coup de
foudre qui envoie les uns à l'héroïsme, doit être pour
les autres une conversion de Damas, une révélation
de tout ce qui était à faire et qui n'a pas été fait.
20 janvier 1916
A M. B... — Mon pacifisme prend des propor-
tions farouches, non pas devant la guerre, l'attitude,
hélas! n'a pas à changer, mais devant la scandaleuse
indifférence des témoins et des responsables. Tout
non-combattant, qui n'est pas un enragé de paci-
fisme, est un responsable.
A M*"^ D... — J'ai lu la gorge serrée un de vos
plus beaux articles — A Chaplet of Heroes — Ah !
l'égoïsme des artistes, les chers garçons n ont pensé
qu'à eux : c'était la plus belle vie et la plus belle mort,
326 JOURNAL DE MARIE LENERU
et le devoir est venu dans le sens de leur choix.
Ils ont été gâtés ! Mais nous, nous devons lutter
avec l'ange et nous déprendre de la terrible nostalgie.
Si la guerre est si puissante sur nos cœurs, ce n'est
pas qu'elle flatte nos vices et nos appétits, mais elle
aura été probablement le plus grand idéal humain,
comme elle en est le plus coûteux.
« La qualité maîtresse pour l'instant, c'est le sang-
froid, non l'enthousiasme. En général, les minutes
' précédant l'attaque sont ce qu'il y a de plus silencieux,
même de plus morne. Les hommes méritent une forte
sympathie plutôt qu'une admiration béate. Chacun
fait son devoir ici d'une manière adaptée à son tem-
pérament et c'est tout. L'effort est à peu près cons-
tant dans toutes les natures. » Lucien Lobbé.
« J'ai la hantise des premiers tués que j'ai vus à
mes pieds. Dans la tempête on y prend moins garde,
mais quand on y réfléchit avec calme on en sait toute
l'horreur. La mort, telle que la conçoivent les philo-
sophes, la libération de l'âme, c'est sublime; mais une
tête trouée par une balle, une cervelle en bouillie,
un cadavre inondant de sang un boyau, un homme
sans face râlant pendant deux jours... »
A Puech. — J'ai lu dans je ne sais quelle église,
quel sanctuaire que je visitais, cette inscription :
« Il n'y a pas un lieu plus saint par toute la terre ».
Je vois cet exergue flamboyer sur Verdun.
ANNÉE 1916 327
Nous sommes bouleversés par Verdun d'un
espoir inébranlable, mais nous retrouvons toute la
douleur des premiers jours ; un peu trop oubliée
peut-être. Ah! faut-il que le droit de vivre en France
nous ait coûté ce prix-là ! La vie me paraît mainte-
nant en moi, et en tous ceux qui ne sont pas les
vôtres, un bien mal acquis. En revoyant la neige, le
matin on pense : « Oh ! Verdun ». Vous parlez de ceux
qui sont tombés. Je ne crois pas qu'une femme au
milieu des siens, vivant auprès d'elle, ne sente pas
à quel point son cœur est plus près des autres. Ah !
je plains ceux qui ne sont pas au front. Mais on
voudrait bien faire aussi que les autres en reviennent.
Lundi, 7 mars.
15™® jour de la bataille.
A Mab... — Quand il m'a dit au revoir, dans le
lourd attirail du départ, et qu'on m'a dit de l'em-
brasser, il est arrivé si sérieux, si religieux que j'en
étais toute impressionnée. Quelle responsabilité nous
avons, chère amie, d'être des personnes à demi-
célestes pour ces petits héros sans mère que la France
nous confie... En regardant l'affreux bracelet d'iden-
tité je pensais qu'avec leurs camarades et leurs chefs,
si prêts à disparaître eux aussi, nous sommes leurs
328 JOURNAL DE MARIE LENERU
seuls témoins, la seule ancre dans le souvenir pour
leurs bonnes petites vies qui s'offrent si naturelle-
ment. Merci encore pour les envois Cobden. Ah 1
Dieu, les défendre à notre tour et qu'on ne continue
plus aux siècles des siècles à les massacrer, les en-
fants, à qui la patrie n'avait rien donné, et qui m'écri-
vent « Je suis né gai ».
A Puech. — Votre lettre est venue hier soir, je
veux y répondre aujourd'hui. Quelle lettre ! Je l'ai
lue avec horreur et désespoir, et je l'ai fait lire, pour
que vos lieutenants et vos camarades soient déjà un
peu vengés par la douleur des femmes. C'est leurs
cœurs concrets qui doivent subir et payer la douleur
abstraite de la France. Le cœur des femmes après
celui des frères d'armes ! Vous voilà tout consacré
par le contact des martyrs. J'ai ou avec vous, mais
j'ai vu plus beau que terrible. Ce massacre de la
dépouille, si impressionnant, on nous l'a décrit et
nous ne l'ignorons pas. Mais l'horreur rend plus pas-
sionné, il me semble, notre élan vers nos morts.
Plus ils sont déchirés, plus nous le sommes aussi.
Pas une plaie n'est perdue. Avec quelle piété affec-
tueuse je ne cesse de penser à vos morts ! Un soldat
debout, c'est encore, malgré l'émotion, toute la
distance de l'homme à la femme ; mais tombé, tombé
et massacré, il n'y a plus rien entre eux, c'est une re-
lique à baiser, à porter dans ses bras. Pourquoi
ANNÉE 1916 329
n avons-nous pas la force d'être là-bas pour vous aider
dans ce cruel service des morts ? C'est une de vos
noblesses que ce rôle d'ensevelisseurs. Je suis émue
que vous m'ayez choisie pour votre veillée funèbre.
Non, je ne suis pour rien dans la force qui vous a
portés, je ne voudrais même pas y prétendre. Au
nom de quoi ? Que sommes-nous près de vous ?
Nous n'avons qu'une mission, vous entourer, faire
descendre dans vos souterrains un peu de la chaleur
de la patrie. En son hom, même sans titre familial,
nous avons le droit de nous pencher sur vous, de vous
dire que pas une de vos souffrances n'est perdue,
non seulement à cause du salut qu'elle accomplit,
mais par tout ce qu'elle arrache à nos cœurs. Mais
maintenant que je sais tout cela, vous comprenez
qu'il faudra me donner un peu plus de vos nouvelles,
ne fût-ce, comme le maréchal de Luxembourg le
faisait pour Jean-Jacques, ne fût-ce qu'une cnvclopf)e
vide tous les huit jours... Que je suis heureuse de
ce qu'a fait votre lieutenant ! J'ai un si grand res-
pect pour ces distinctions-là, on sait ce qu'elles re-
présentent. Et en même temps, vous en recevez une
autre qui prouve que vous êtes bien de '< notre cor-
poration » comme dit Barrés, les deux vont si bien
ensemble ! Je suis contente pour ce poème que j'ai
aimé la première.
Et voici qu'on nous parle d'offensive prochaine
330 JOURNAL DE MARIE LENERU
et formidable, vous devinez ce qu'on ressent. Si,
à l'émotion actuelle, il faut ajouter la joie du triom-
phe, je crois que je n'y tiendrai plus. La guerre dou-
loureuse, on se raidit pour la lutte; mais qu'à la guerre
douloureuse succède la guerre triomphale et que l'au-
tre en ait été le prix, il n'y aura pas assez de sanglots
pour une joie pareille. Le bonheur vaut ce qu'il a
coûté. Vous verrez qu'à la paix nous serons tous à
demi-fous. Quelle place aura notre pays! Quel pres-
tige... Vous avez raison, il faudra trouver le moyen
d'être digne d'y vivre. Pour vous il s'agira de ne pas
déchoir : avoir vécu comme vous le faites, et retom-
ber à la vie de tous les jours. Ah I c'est pour cette
vie qu'il nous faudra être difficiles et cruels. Mais je
crois que vous vous préparez des bonheurs comme
on n'en soupçonnait pas autrefois. Adieu, mon filleul,
je suis hantée par ces morts et ces mourants que vous
avez portés. Saluez leurs tombes pour moi, je m'y
agenouille auprès de vous, tout ce que la religion,
tout ce que la poésie, tout ce que le cœur humain
a su trouver de plus pieux et de plus caressant, bour-
donne dans mon souvenir, je leur apporte cette ru-
meur de toutes les âmes :
« La voix d'un peuple entier
Les berce en leurs tombeaux. »
A Madeleine, — J'ai aimé vos parents qui m'ont
ANNÉE I9I6 331
élevée, je me suis sentie aimée d'eux, bien plus qu'il
n est d ordinaire à une nièce de le faire. La seule par-
tie sans ombre de ma vie est celle que j'ai passée
dans leur maison. Il n'y a pas de jour que je ne revoie
ce soleil de la salle à manger qui nous réunissait,
soleil qui passait sur le port, la rade, le château, la
Pointe espagnole, le phare de S*® Anne, le Goulet.
C'est un souvenir ému, vivant, quotidien, et plus je
vois la vie, plus je comprends la supériorité qui était
en eux, et dont vous êtes les si parfaites héritières,
aussi pour moi, mes chéries, vous êtes tabou.
A M. S... — Tous, hommes de science et de pensée,
vous me faites l'effet d'hérétiques. Vous discutez
des points de doctrine, mais jamais, jamais la doctrine.
Vous discutez de la guerre, mais pas la guerre. Sur
tous les autres points, vous nous avez habitués à
une attitude toute différente. Religion et science
— deux ordres de faits si positifs ! — vous avez fait
de tout une question. Devant la guerre seule, vous
êtes des croyants, à moins que... à moins que vous
ne disiez pas tout.
27 mars.
A M™^ D... — Verdun a beau tenir bon, ce n'en
est pas moins un cauchemar. On me dit que nous
avons aussi les flammes et que nous avons fait 900
332 JOURNAL DE MARIE LENERU
aveugles... Etre contemporain de cela... et tout le
monde a l'air si calme. L'horreur n'est qu'un tout
petit frisson de surface.
A Lady Frazer. — J'ai espoir en vos hommes d'Etat.
Sir Ed. Grey ne pense pas que la guerre soit la meil-
leure politique réaliste et utilitaire. Mais les diplo-
mates ! Ils portent déjà le vibrion des conflits futurs...
4 juin.
Devant la guerre nous avons encore l'attitude qui
était celle des esprits distingués, sous Louis XIV,
à l'égard de Dieu. C'est le dernier dogme que l'es-
prit critique n'ait pas atteint. Tous ces écrivains
qui n'en reviennent pas que, devant la guerre, les pa-
cifistes soient restés pacifistes. Mais c'est précisément
parce que la guerre, qu'il s'agit d'être pacifiste. Et ils
sont comme les paysans qui n'arrivent même pas à
entendre et à reproduire par l'écriture les sons des
syllabes françaises, ils parlent « rêve » et « illusion ».
Le pacifiste a moins de rêve et d'illusion que vous.
C'est parce qu'il n'a pas la moindre confiance en
vos pactes et en vos paix, qu'il lui faut absolument
autre chose. C'est parce qu'il n'a aucune illusion sur
vos lendemains qu'il élabore non pas un rêve, mais
un programme et comme l'a dit Norman Angell ;
ANNÉE 1916 333
« Plus nous nous heurterons aux difficultés, plus
s'en exalteront nos énergies ». Il est temps que vous
fassiez connaissance avec le pacifisme à poigne, au
lieu de vos épanchements en ces livres bavards sur
les « guerres de races » et les « guerres de culture ».
Le cerveau de l'homme est inépuisable quand il
s agit de donner un sens à ce qui n'en a pas. Oui,
nous sommes un animal très intelligent, et l'histoire
et la politique sont d'incomparables terrains d'exer-
cice pour l'assouplissement de nos esprits. On finit
par être las des faits, des faits qui nous donnent tou-
jours raison et qui confondent l'adversaire, et cela
avec une égale vérité de part et d'autre. On pieut tout
dire, les vérités les plus contradictoires, « à la lueur
des faits », deviennent la vérité également plausible,
également frappante pour peu qu'un homme d'es-
prit s'en mêle. Tout est facultatif ici, et interchan-
geable. Alors je m'embarque carrément pour là où
je veux aller à la Frédéric II, il y aura toujours assez
d'historiens, de sociologues, de politiques et d'éco-
nomistes, pour prouver ensuite, quand j'aurai fait
ce qui m'a plu, que la « lueur des faits » et <^ la loi de
l'histoire » annonçaient mon succès.
A M. S... — En fait de libre échange, je n'en de-
mande pas plus que vous ne m'en dites. Le jour où
il sera bien avéré que la guerre est un monde factice,
sans autre fin qu'elle-même, sans aucune utilité pra-
334 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
tique devant les réalités de la paix, le pas accompli
sera déjà énorme.
16 juin.
A Henriette. — J'avoue que je trouve ces admi-
rables morts plus déchirants encore que les autres.
En ce moment on se demande comment on pourra
survivre. Il est à la fois abominable et heureux, que
la capacité de souffrir soit si limitée en ce monde.
Mais aussi, c'est à ceux qui comprennent de souffrir
pour les autres, à la manière de notre chère
sainte Thérèse, pour que soit payée l'effrayante dette
de douleur que nous lèguent les champs de bataille ;
dette collective qu'on s'épouvante de voir si légè-
rement ressentie par les épargnés. Devant la guerre
ils ne vont pas plus loin que les banales exclamations.
Tout le monde est d'accord, soit, « tout le monde
veut la paix », mais il ne faut pas dire : « on ne diffère
que sur le choix des moyens », ce n'est pas cela :
« il y a ceux qui veulent organiser la paix définitive,
et ceux qui sont convaincus que c'est une utopie ».
Il est assez clair que ce n'est pas avec ces tempéra-
ments-là que nous ferons jamais la paix : Ah ! devant
la différence des réactions dans l'épreuve commune,
comme on comprend la différence des destinées in-
dividuelles.
ANNÉE 1916 335
L'opinion publique, quel vain mot, tant qu'il n'y
aura que des opinions individuelles pour l'inter-
préter !
A Puech. — Je ne me console pas de ce que vous
me dites de l'existence de là-bas, mais il faut au con-
traire me dire le pire. C'est notre devoir de souffrir
de loin avec vous, on souffre comme on peut ! Il
n'y a pas un degré de quiétude ou d'accommode-
ment avec la guerre qui ne doive être poursuivi sans
pitié, par le rappel de tant de choses impardonnables.
Vraiment l'horreur n'est qu'un si léger frisson de
surface ! Sans cela pourrait-on vivre ? Et l'on vit
pourtant, à trop peu de choses près.
16 juillet 1916.
A Marie B... — Oui, il faut la victoire pour sor-
tir proprement de cette guerre. Mais à part le réta-
blissement belge et serbe, le retour de l'Alsace-
Lorraine, et autres choses analogues, je me désinté-
resse de toutes les conditions de paix, dites « garan-
ties de paix » lesquelles me paraissent tout aussi
bien des garanties de guerre : Ce n'est jamais d'une
paix que peut sortir la paix. Il n'y a pas de victoire
qui la donne. Elle relève de toute autre préparation
pour laquelle les diplomates n'ont jamais fait leurs
336 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
preuves, pas plus que les meilleures têtes de nos con-
temporains. Ils n'en sont pas là ! Et moi qui ne veux
plus juger les hommes que du point de vue de la
paix, à peu près comme Pascal les jugeait du point de
vue de Dieu, je sens toutes les saintes colères et tou-
tes les verges du Jansénisme me passer dans la main.
Le Trez-Hir, 13 août
A Marie G... — 0 stupidité monstrueuse, qui ne
dure, qui ne s'est maintenue dans nos époques mo-
dernes, qu'à la force des poignets des stupides. Chose
inutile et folle, dont à force de lui répéter qu'elle ne
peut pas s en passer, l'humanité est arrivée à le croire.
Avez-vous la patience de lire les journaux quand ils
parlent des « buts de guerre » ? !!!
A tante Gabrielle. — La lecture de... est harassante ;
ce n'est pas qu'ils aient tort. Il est évident qu'à la paix
il faudra prendre tout ce qui pourra nous rendre
plus forts dans la prochaine guerre, quitte à ce que
cette prochame guerre nous l'enlève. Mais appeler
cela des garanties de paix ! Il y a une vérité de La
Palice qui serait bonne à vulgariser, c'est que la paix
ne nous sera donnée que par le pacifisme.
Dans un article sur Yuen-Chekaï :
Dans les dernières années de la dynastie, les hom-
mes d'affaires, les financiers, les grandes maisons
ANNÉE 191 6 337
d'armement, d'Europe et d'Amérique avaient formé
un vaste projet afin de pouvoir tirer de cet im-
mense pays le bénéfice de l'exploitation de ses ri-
chesses ; on avait formé un consortium, composé de
banques importantes d'Allemagne, d'Angleterre, de
France et des Etats-Unis. La diplomatie de ces qua-
tre puissances approuvait et appuyait le projet. On
devait d'abord lancer une série de grands em-
prunts de plusieurs milliards pour permettre la mi-
litarisation de la Chine et les grandes commandes
du matériel de guerre qu'elle comportait.
C'est l'horreur de la guerre qui domine chez tous ;
alors, comme l'homme a toujours fait devant la dou-
leur, on mysticise le fléau. Le plus grand danger vient
peut-être de ce lyrisme dont nous nous voilons tou-
jours devant la mort gratuite et « inventée » — mot
de Marx — Ce qui me révolte et me frappe bien au-
trement dans la guerre, c'est précisément l'absence
de cette fatalité dont notre routine verbale et tant de
lyrisme invétéré s'obstinent à la gratifier.
Ce qui me frappe, et plus que l'horreur encore
m'a rendu la guerre insupportable — il y a bien de
l'horreur aussi que nous acceptons dans la nature — ,
c'est la gratuité, l'artificialité, la non-nécessité du
fléau. Et cela, comme toujours au monde, venant
peut-être uniquement d'une erreur verbale. Les plus
14
338 JOURNAL DE MARIE LENERU
hautes découvertes commencent toujours par une
réforme de vocabulaire. — Tant que nous parle-
rons «d'éléments déchaînés », il n'y aura évidemment
qu'à nous croiser les bras. Mais s'il s'agissait d'une
simple étude psychologique, un critique de goût
hausserait les épaules et prierait l'écrivain de recher-
cher le terme juste. Qu'est-ce qu'un élément humain
qu'on déchaîne sous peine de mort ? Un élément qui
obéit à vos lois obéirait bien aux miennes.
Ce qui me révolte dans la guerre, c'est que je n'ai
pas rencontré l'obstacle sérieux à combattre, c'est
que ce fléau monstre n'est qu'un moulin à vent ;
quiproquo sinistre. A qui fait-on plaisir ici ? Je sais
bien qu'il y a les fournisseurs, et les profiteurs de la
guerre, mais tout de même, sans le quiproquo de la
raison d'Etat, ce n'est pas pour eux qu'on signerait
un décret de mobilisation générale. Chacun pousse
des cris devant l'incendie, chacun voit brûler sa mai-
son, et tous les bras demeurent inactifs parce que du
consentement universel, on a dit : « Il est certain que
l'eau n'éteint pas le feu », et tout le monde est resté
foudroyé de cette évidence. Je n'exagère pas, ici
il est impossible d'exagérer.
La raison pour laquelle l'homme est rarement un
génie dans les sciences et dans les arts : l'absence d'ori-
ginalité, son incapacité à ne pas répéter autrui, et
ANNÉE 1916 339
à ne point croire ce qu'il répète, c'est encore la plus
forte raison qui milite en faveur de « la guerre fatale ».
Ce ne sont pas les « passions humaines » bien au con-
traire, c'est l'inertie humaine qui agit ici.
Changez le répertoire du sansonnet, apprenez-lui
à siffler la paix, au lieu de siffler la guerre ; peut-être
serez-vous assez naïfs pour prétendre que l'oiseau a
bien évolué.
Peut-être m'objectera-t-on que l'obstacle, parce-
que ridicule, n'en est pas moins énorme. Les énormi-
tés de ce monde, dès qu'on est résolu à dépouiller
tout lyrisme verbal, perdent beaucoup de leurs di-
mensions. Ne nous exagérons rien, même nos tâches.
La besogne à accomplir était d'une nécessité moins
primordiale, le jour où quelqu'un s'est avisé de dire :
«Si c'est possible, c'est fait, si c'est impossible, cela se
fera. » — Le monde est à notre mesure, soyons plus
simple, même quand nous nous attaquons aux plus
fortes résistances de l'espèce.
Il est vrai que l'exercice d'une volonté moyenne
est encore assez rare chez l'homme. Je ne parle pas
des combattants, ceci soit dit une fois pour toutes.
L'héroïsme qu'ils dépensent est hors de cause puis-
que je me révolte jusqu'à la passion, jusqu'à l'agonie,
du fait qu'ils aient encore à le dépenser. Ceci bien éta-
bli, la différence des réactions devant la guerre, la
soumission des cerveaux en général et même l'exploi-
340 JOURNAL DE MARIE LENERU
tation esthétique du martyre des autres, le néant de
l'effort devant l'inacceptable et l'inadmissible. Cette
opposition de la fièvre et du sursaut à la résignation
du sage qui déplore, mais qui n'y peut rien, ces quan-
tités variables de la volonté, est encore ce qui m'a le
mieux fait comprendre la différence des destinées
humaines.
A Puech. — Je n'aime pas ce que vous me dites
de mes lettres, les lettres, cela se publie après la mort
et personne, moins que moi, n'écrira pour la posté-
rité. Je hausse les épaules devant les écrivains qui
travaillent pour elle. Je ne veux avoir de talent que
pour mes contemporains, pour ceux-là seuls qui me
sont destinés, dont je peux croiser le regard, et sen-
tir battre le cœur. Non, je ne crois décidément pas
à la postérité, pas plus à ses sanctions qu'aux satis-
factions qu'on en reçoit !
La postérité est morte pour moi qui serai morte
pour elle.
A M™® M. — Je ne me sépare de vous que
dans votre désespoir de l'action possible. Je crois la
guerre, la guerre fatale, comme toutes les choses
qui ont été fatales au monde, un faux épouvantail.
Pensons ce que nous voudrons de la nature humaine
et de la nature des masses, peu importe ! Ce n'est
pas à elles que nous nous heurterons, l'obstacle n'est
pas si grandiose. Ceux qu'on a fait obéir à un ordre
ANNÉE 1916 341
de guerre, obéiront à un ordre de paix. C'est ici un
duel entre dirigeants, entre minorités dirigeantes,
comme toujours d'ailleurs, entre ces minorités par
lesquelles vit le genre humain. Ce que quelques
hommes ont voulu, quelques autres peuvent, admi-
rablement et sans la moindre utopie, ne plus le vou-
loir. Tout dépend de la force, de l'autorité, de la
mortelle insistance de leur veto.... Peut-être ne faut-
il même pas exagérer la tâche. Gardons-nous du
mysticisme en politique. Attendez le jour où les in-
tellectuels — à la suite de quelques-uns d'entre eux
évidemment plus hardis — attendez le jour où les
intellectuels oseront s'en mêler. C'est la seule éven-
tualité que le prince de Bulow redoutait à l'égard du
socialisme. « Le goût et la mode n'y sont pas », disait
tout bonnement un de nos ministres des affaires
étrangères. Un beau jour on enfoncera une porte
ouverte, peut-être est-elle déjà enfoncée, mais per-
sonne n'oserait en répandre la nouvelle. Tout ici
est d'une telle jocrisserie. Ce serait vaudevillesque,
si ce n'était à en mourir de chagrin. Oh, madame,
je vous l'avoue, pour moi, en dehors de « l'obligation
à la guerre » il ne resterait pas grand'chose de la guerre.
Le « goût du risque » est individuel. Il n'a pas besoin
de mobilisation générale !
A Alice L. — Comme je voudrais que tu fasses
un sort à cette grande valeur qui est en toi ! Car
342 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
il ne suffit pas d'être un esprit de premier ordre,
d'avoir une culture superbe et assez de talent pour
trouver l'expression de l'un et de l'autre. La vraie
difficulté de nos carrières de lettres est qu'il ne suffit
pas d'être de force à les remplir, il faut encore les
inventer. Je me rappelle, dès le début, je sentais bien
de quoi je serais capable, mais il me semblait que je
ne trouverais jamais un sujet de pièce ou de roman.
J'enviais les savants qui sont assurés de ne pas man-
quer de travail pour le lendemain. Au passage d'une
pièce à une autre, j'ai encore cette impression : « il
n y a plus de sujet pour moi. » Je sais maintenant que
c est une illusion, on trouve les sujets de la même
manière qu'on les traite, en les voulant, en cherchant,
en s obstinant. Si ça ne vient pas aujourd'hui, ça
viendra demain. Peut-être ne se donne-t-on pas du
talent, mais à coup sûr, on se donne sa carrière. Il
ne faut même pas s'en exagérer l'effort, à la manière
de Flaubert, bien romantique. C'est toujours de nos
pareils que nous devons triompher, en esprit, en tra-
vail, en talent...
A Mad. Mardrus. — Il faut se garder, je crois, de
faire un mérite à un artiste de sentir comme tout le
monde dans une épreuve commune, alors que dans
la commune épreuve de la vie personnelle, ils sa-
vent si bien sentir plus que tout le monde, avec une
acuité qu'on appelle « originalité », mais qui est pour
ANNÉE 191 6 343
moi la grande épreuve de degré et de qualité, la vie
réelle de l'émotion.
A Rachilde. — Ces criminels étourneaux parlent
des « passions humaines », mais où sont les passions
humaines dans cette course à l'héroïsme et au sacri-
fice universel ? Et la conclusion sacrilège qu'ils ti-
rent de ce déchirant martyre c'est que « l'homme
est un loup pour l'homme » !
27
nov.
A M. de F... — Pour la paix, ma pauvre amie,
je me demande comment il faut s'exprimer pour
arriver à se faire comprendre, et je serais bien
révoltée d'une pareille méconnaissance du paci-
fisme, de la guerre et des hommes devant la guerre,
chez un prélat chrétien, si je ne savais que sa mission
en ce monde est autre que celle de penser. Le
pacifisme n'a jamais été, désarmer devant l'agres-
seur ^ ce serait le suicide, mais désarmer l'agresseur.
Quant à parler des passions humaines dans une
guerre comme la nôtre, c'est un véritable crime de
lèse-héroïsme. Où sont les passions humaines dans
ce martyre volontaire de tous les peuples ? La guerre
par raison d'Etat ne sert aucune passion humaine,
elle sert une idée fausse : Voilà pourquoi, le jour où
les pacifistes seront revenus du champ de bataille.
344 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
— s'ils en reviennent — nous aurons besoin, à côté de
l'effort militaire, toujours nécessaire, mais non suf-
fisant — cette guerre l'aura prouvé à l'Allemagne —
nous aurons un furieux besoin de leur effort et de
leur dévouement à la paix, si notre victoire ne doit
pas être annulée par la guerre qui reviendra dans
cinquante ans.
28 novembre.
Hélas, je leur écris à tous la même chose et pour-
tant je le recopie ici avec un grand effort de patience.
A force de redire la même chose, j'espère trouver
un jour la formule claire, simple, la formule qui
porte enfin, qui porte sur tous...
A tante Eugénie. — On dit l'armée anglaise splen-
dide et, enfin, au point. Elle le prouve déjà, mais c est
un genre de satisfaction qui ne va pas sans gronde-
ment de colère au fond, sans un terrible haussement
d'épaules. Non, je ne suis pas de ceux que les pro-
chaines offensives épanouissent. Qu'on dise « il le
faut ') et qu'on se taise. On ne doit pas exulter de pa-
reilles victoires. La victoire ? Il la fallait, voilà tout.
Assez de réminiscences et de lieux communs : Une
victoire ne se chante pas, elle se pleure.
A Marie G... — Vous me parlez de Wilson...
ANNÉE 1916 345
Oh ! ce n'est pas dans les journaux qu'il faut chercher
des interprétations 1 Le fait que les petits neutres
d'Europe ne répondent pas à son geste — ce qu'il
n'a jamais vraisemblablement attendu — n'est rien
à côté de ce fait que le geste a eu lieu. Il faut tout igno-
rer des genèses historiques pour ne pas donner leur
importance aux chiquenaudes initiales. « Idéalisme » ?
Mais il n'y a pas une démarche des hommes qui n'ait
son mobile et son point de départ dans une idée. La
guerre actuelle est plus riche en idéalisme, en mys-
ticisme forcené que tous les programmes des paci-
fistes. Quelle idéologie que cette définition alle-
mande, et pas seulement allemande de l'Etat ! C'est
la guerre qui exige qu'on meurt pour une idée, ce
n'est pas la paix. Et comme on reconnaît les livres et
les paroles, comme on reconnaît les idées — assez
récentes d'ailleurs — comme on reconnaît les
idéalistes responsables dans le cataclysme actuel ! Idées
fausses économiques, idées fausses ethnologiques,
marottes absurdes sur la « psychologie des peuples »,
interprétations traditionnelles et livresques des his-
toriens, recours aux moyens surannés et d'ailleurs ino-
pérants, il n'y a que cela dans les guerres modernes.
Il n'y a pas jusqu'à la résignation générale aux
« passions humaines », cette scandaleuse rengaine,
qui ne soit l'idée fausse, le préjugé impardonnable,
l'idéologie prétentieuse des cerveaux. On ne décrète
346 JOURNAL DE MARIE LENERU
pas une mobilisation générale pour satisfaire les pas-
sions des gens qu'on arrache à leurs foyers. La guerre
pour les peuples, pour tous les peuples, c'est Vohéis-
sance aux lois. Et conclure que cela qu'on ordonne,
ne peut pas être empêché, que prendre des mesures
en vue de son empêchement futur est de « l'idéa-
lisme », n'est qu'un exemple de l'imbécillité partielle
où le préjugé peut conduire les gens, pour le reste
normaux et intelligents.
ANNÉE 1917
mars
1917
A Henry Marx — Je suis sûre que Magdeleine
dira de belles choses, et qu'elle saura éviter de choquer
des sentiments honorables et nécessaires. Il ne s'agit
pas d'énerver notre esprit de lutte : Porter la dis-
cussion sur le terrain des larmes et de la pitié, hélas I
nous sommes tous d'accord : La division nest pas là.
Mais il n'y a pas deux mondes : « L'intellectuel »
et le réel. « L'intellectuel » n'est qu'une plus grande
application, une plus grande attention au réel.
ANNÉE 1918
Lorient, mai 1918.
A M"6 Duclaux. — Pour qui votre Victor Hugo ?
Je vous plains d'être obligée de relire tout son fatras.
Les grands poètes eux-mêmes ne sont faits que pour
de grands instants. C'est un écueil que la continuité,
la longévité du lyrisme. Les plus beaux héritages
poétiques sont ceux des poètes de quelques volumes :
Shelley, Vigny, Mary Robinson.
A Marie-Aimée. — On me chicane Claude comme
on m a chicané Philippe Alquier. On n'aime jamais
la supériorité dans la nuance exacte où on la souhaite.
On n'aime, au fond, que la supériorité qu'on méprise.
Oh I la critique, vous avez parfaitement raison, un
critique n'a jamais prouvé que lui-même. Quant à la
sensibilité, ne vous laissez pas impressionner. Les
jeunes m'ont admirablement vengée, à cet égard.
Croyez qu'en matière de sensibilité j'ai, moi aussi.
ANNÉE 1918 349
mes exigences et les œuvres qui satisfont ces messieurs
sont fort loin de les combler.
A M. A... — Vous écrivez des vers. « Cela console »,
disait Goethe. Moi, j'avoue que l'œuvre d'art ne me
console pas plus que vingt minutes de gymnastique
suédoise. Cela me fait un bien de même nature.
Cela vous tient en forme et vous permet de vous pas-
ser d'être consolé.
A M. A... — Le danger passe, mais la douleur reste.
Et dire qu'on publie autre chose dans nos revues et
jusqu'à des romans et qu'il n'existe pas un esprit
d'homme ou de femme qui ne fasse passer n'importe
quoi avant le problème de la paix...
Castlereagh refusant de subordonner l'Europe
à une police internationale dont l'armée russe serait
le plus puissant élément. Ce système ouvrait à la
Russie les territoires de tous les états confédérés
pour exercer sa garantie aux points les plus éloignés
de l'Europe. Il répondait aux déductions logiques
qu'Alexandre tirait de la Sainte Alliance — au nom de
la très sainte et inviolable Trinité — et des traités
antérieurs « Une alliance limitée pour des objets dé-
finis est une chose ; une union universelle pour agir
pour une action commune, dans des circonstances qui
ne peuvent être prévues, est une toute autre chose.
L'admission, dans les conseils d'Europe, d'un nombre
de petits états, serait ouvrir la porte aux intrigues
350 JOURNAL DE MARIE LENÉRU
et aux périls qui sont réduits à leur minimum dans
une alliance étroite. La difficulté de distribuer exac-
tement l'importance des membres constituant une
telle assemblée, a été démontrée par la constitution
de la Diète fédérale, dans laquelle le faible pouvoir
électoral donné à l'Autriche et à la Prusse les a con-
duites à une rivalité pour gagner des adhérents. »
Loin qu'une telle ligne pût conduire au désarmement,
l'influence décisive appartiendrait aux gros bataillons.
Il est à craindre que l'empereur Alexandre se dégui-
sât à lui-même, sous le langage d'une abnégation
évangélique, l'ambition d'usurper dans la nouvelle
confédération d'Europe, la position prépondérante
que l'Autriche a obtenue dans la confédération
Germanique.
A M. A... — Et puis, vous savez, je ne saurai
jamais marier les gens. J'ai horreur des confidences
et je n'y pousse pas. Anormal, n'est-ce pas, pour un
écrivain ? Mais leur fatras est tellement banal, tel-
lement copie, à la manière de... J'en ai si peu besom
com.me écrivain, et j'en suis à tant de lieues comme
femme.
Comme écrivain, je prends d'eux ce qu'ils ne savent
pas et, comme femme, je ne prends rien. Je ne de-
mande de confidences conscientes qu'à l'histoire.
ANNÉE 1918 351
l"août.
Hélas! oui, un monde de héros. J'admire. J'ai
surtout envie de pleurer et d'enrager. Il est dange-
reux d'être gardé pendant quatre ans en présence
d'un objet admirable. Oui, un monde de héros.
Sera-t-il plus facile d'y aimer après qu'avant ? 0
mystère profond de la personne qui obtenez les gran-
des amours, qui les obtenez de ceux qui les donnent,
les exigeants, les difficiles, les implacables, en quoi
résidez-vous donc ?
Valeur personnelle, nous réclamons le caractère
alors que vous êtes esprit, serait-ce que nous récla-
mons l'esprit quand vous êtes caractère ?
Conclusion : si j'aime ce héros et non pas celui-là,
ce sera pour une nuance en lui qui était là avant l'hé-
roïsme, et je ne parle pas de l'amour aveugle, mais de
l'amour-amitié, de l'amour-estime, de l'amour-
reddition morale. 0 mystère de la personne. 0 Al-
titudo !...
FIN
Préface .
TABLE
TOME PREMIER
Pavfos
V
Année 1893 |
- 1894 .','...*.*" 5
- 1895 8
- 1896 II
- 1897 17
- 1898 25
- 1899 39
- 1900 93
TOME SECOND
Année 1901 135
- 1902 173
- 1903 199
- 1904 231
- 1905 238
- 1906 245
- 1907 255
15
354 TABLE
Pag.
Ann^ 1908 262
- 1910 265
- 1911 272
- 1912 282
- 1913 299
~ 1914-1915 302
- 1916 325
- 1917 347
- 1918 348
ACHEVÉ d'imprimer LE
1®"" AVRIL MCMXXII, PAR
LA SOClÉTé d'imprimerie,
d'Édition et des journaux
DU berry (ernest gaubert,
directeur), A CHATEAU-
ROUX, POUR LES ÉDITIONS
G. CRÈS ET C'® A PARIS
«
PQ Len^ru, Marie
2623 Journal de Marie Len^ru
E48Z52
1922
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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