Skip to main content

Full text of "Journal d'Eugénie de Guérin"

See other formats


I 


> 


V 


^r 


\^r 


i 


10 


Cc/Q-vn*    okr' 


JOURNAL 

D'EUGÉNIE  DE  GUÉRIX 


PREMIERE    SERIE    IN-QUARTO 


Eugénie  et  Maukice  de  Guérin 
Armoiries  des  Guérin.  —  Ferme  et  château  du  Cayla. 


Journal 
d'Eugénie 
de  GUÉRIN 


OUVRAGE 


COURONNÉ  PAR  L'ACADÉMIE  FRANÇAISE 


EDITION  ILLUSTRÉE  DE  i;  GRAVURES 


LIBRAIRIE  NATIONALE 
D'ÉDUCATION  ET  DE  RÉCRÉATION 


EUGÉNIE  DE  GTTERIN 


La  famille  de  Guérin,  d'origine  vénitienne,  est  établie  en  France  dès  le 
IXe  siècle.  L'un  de  ses  membres  les  plus  illustres  fut  Guérin,  évêque  de 
Senlis,  chancelier  de  France  sous  Philippe-Auguste.  On  retrouve  des 
branches  seigneuriales  dans  le  Quercy,  le  Rouergue,  le  Gévaudan.  Au 
commencement  du  xix*  siècle,  celle  du  Languedoc  habitait  le  modeste 
manoir  de  Cayla,  dans  le  Tarn,  non  loin  d'AIbi  et  de  Gaillac,  tout  près  de 
Cahuzac,  et  à  quelques  centaines  de  mètres  du  hameau  d'Andillac.  dans  les 
derniers  prolongements  des  Cévennes,  qui  continuent  les  ondulations  de 
l'Albigeois,  aux  horizons  étroits  et  bornés,  au  sol  crayeux,  aux  arbres 
maigres. 

«Le  château  de  Cayla,  a  dit  Lamartine,  se  composait  d'une  cour,  autre- 
fois pavée,  et  dont  les  eaux  des  écuries  avaient  défoncé  les  larges  dalles. 
Les  fumiers  des  chevaux,  des  vaches  et  des  moutons,  entassés  immémoria- 
blement  aux  portes,  tapissaient  les  murailles  de  ces  bâtiments  et  servaient 
partout  de  clôture.  Les  cuisines  ouvraient  par  un  perron  élevé  de  quelques 
marches  sur  ce  vaste  cloaque  ;  quelques  sureaux  et  quelques  houx,  dont  la 
forte  racine  ne  craint  pas  le  sol  des  bergeries,  croissaient  dans  les  angles 
des  murs  ;  les  portes  et  la  barrière  à  claire-voie  étaient  sans  cosse  ouvertes 
et  permettaient  nuit  et  jour  aux  passants  de  monter  les  degrés  de  pierre 
pour  venir  demander  le  morceau  de  pain,  le  coup  d'eau  à  puiser  au  seau 
suspendu  derrière  la  porte,  et  aux  paysans  du  hameau  d'Andillac  de  vivre 
pour  ainsi  dire  en  commun  avec  les  habitants  de  la  maison.  // 

L'intérieur  de  l'habitation  tenait  plus  de  la  ferme  que  du  château.  La 
prairie  environnante,  quelques  vignes,  quelques  champs  étages  sur  la  col- 
line constituaient  tout  le  patrimoine  familial. 

Tel  est  l'endroit  ou  naquit  Eugénie  de  Guérin,  au  mois  de  janvier  1805, 
et  c'est  dans  ce  cadre  que  s'écoula  toute  sa  vie. 

Elle  était  l'aînée  de  quatre  enfants.  Elle  ne  fut  point  jolie,  mais  posséda 
une  beauté  qui  ne  périt  pas,  celle  de  l'âme. 

Elle  avait  quatorze  ans  quand  elle  perdit  sa  mère.  Jusqu'alors  un  peu 
sauvage,  aimant  surtout  les  bêtes  et  les  oiseaux,  elle  reporta  toutes  ses 
affections  et  toutes  ses  pensées  sur  son  frère  le  plus  jeune,  Maurice,  de 
nature  tout  identique  à  la  sienne,  à  ce  point  qu'elle  put  dire  :  Lui  et  moi 
étions  les  deux  yeux  du  même  front. 

7 


8  EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

C'est  de  cet  amour  presque  maternel  que  naquit  son  Journal,  écrit  pour 
l'absent,  quand  Maurice  s'éloigna  du  pays  pour  suivre  le  cours  de  ses  étu- 
des et  sa  carrière  à  Paris  et  au  loin. 

Maurice  mourut  en  1839.  Le  Journal  se  continua  encore  en  mémoire  du 
défunt.  Eugénie  ne  lui  survécut  que  neuf  ans.  Atteinte  du  même  mal  que 
son  frère,  elle  s'éteignit  au  Cayla  le  31  mai  1848. 

«On  n'analyse  pas  l'Œuvre  d'Eugénie  de  Guérin,  a  dit  M.  Ernest  Gau- 
bert;  on  l'aime...  Son  st)'le  coule,  comme  coule  cette  âme  et  comme  coulent 
ses  jours,  avec  simplicité  et  harmonie...  Elle  a  le  sensde  la  composition, 
soit  que  l'habitude  de  l'ordre  dans  sa  vie  domestique  lui  eut  appris  la 
valeur  de  l'ordre  dans  une  narration,  soit  que  son  perpétuel  besoin  de 
clarté  et  les  livres  qu'elle  avait  lus  —  elle  n'avait  lu  que  de  bons  livres  — 
l'eussent  avertie  en  cette  matière.  Elle  peint  avec  fidélité  ce  qu'elle  voit. 
Elle  ne  recule  pas  devant  le  détail  réaliste,  c'est  vrai  ;  néanmoins  elle  sait 
mettre  delà  poésie  dans  la  moindre  chose.» 

«  Il  ne  faudrait  pas  croire,  a  écrit  M.  Trébutien,  que  Mademoiselle  de 
Guérin,  ait  ignoré  complètement,  ni  même  qu'elle  fut  irrévocablement 
résolue  à  ensevelir  dans  une  obscurité  volontaire  les  dons  de  l'esprit  que 
Dieu  lui  avait  prodigués.  Plus  d'une  fois...  elle  a  songea  écrire  pour  être 
lue...  Or  de  tous  les  ouvrages  qu'elle  eut  entrepris  de  dessein  prémédité, 
aucun  n'aurait  mieux  rempli  cet  objet  que  le  Journal  où  elle  a  noté  pendant 
huit  ans  tous  les  élans  spontanés  de  son  esprit,  tous  les  battements  invo- 
lontaires de  son  cœur. 

Nous  nous  trompons  fort,  ou  peu  de  livres  publiés  de  notre  temps  auront 
exercés  sur  lésâmes  une  influence  plus  douce  et  plus  pure.  » 


Les  œuvres   complètes  d'Eugénie  et  de  Maurice  de  Guérin  ont  été  publiées  en  trois  volu- 
mes in-12. 

r   journal  et  fragments  d'Eugénie  de  Guérin. 

2°  Lettres  d'Eugénie  de  Guérin. 

3°  Maurice  de  Guérin,  Journal,  lettres  et  poèmes. 

Ces  volumes  sont  en  vente  à  la  librairie  J.  Gabalda  et  C",  rue  Bonaparte,  90,  Paris,  au  prix 
de  3  fr.  50  l'un. 


Une  pauvrette  m'a  remis  une  lettre  (page  14). 


JOURNAL 
D'EUGÉNIE  DE  GUÉRIN 

I  »  Cahier  —  16novembre  1834—  1  3  avril  1835 


A  MON  BIEN-AIMÉ  FRÈRE  MAURICE 

Je  me  dépose  dans  votre  àme. 
(HlLDEQAROE  à  saint  Bernard.) 

B  is  novembre  1834.  —Puisque  tu  le  veux,  mon  cher  Maurice. 
je  vais  donc  continuer  ce  petit  Journal  que  tu  aimes  tant 
Mais  comme  le  papier  me  manque,  je  me  sers  d'un  cahier  cousu, 
destiné  à  la  poésie,  dont  je  note  rien  que  le  titre  (»);  fil  et 
feuilles,  tout  y  demeure,  et  tu  l'auras,  tout  gros  qu'il  est,  à  In  première 
occasion. 

C'est  du  is  novembre  que  je  prends  date,  huit  jours  juste  depuis  ta  der- 
nière lettre.  A   l'heure  qu'il  est,  je  l'emportais  dans  mon  sac,  de  Cahuzac 

(i)  Qp  verra  p  lut  du  cahier  suivant  que  celui-ci  était  1  premier  ni 

point  retrouvé, 

1  e  mot  Poésies  se  lit  encore,  à  demi  effacé,  en  haut  de  la  y 


IO  JOURNAL  D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

ici,  avec  une  annonce  de  mort,  celle  de  M.  d'Huteau,  dont  sa  famille  nous 
a  fait  part.  Que  de  fois  l'allégresse  et  le  deuil  nous  arrivent  ensemble  !  Ta 
lettre  me  faisait  bien  plaisir,  mais  cette  mort  nous  attristait,  nous  faisait 
regretter  un  homme  bon  et  aimable  qui  s'était  en  tout  temps  montré  notre 
ami.  Tout  Gaillac  l'a  pleuré,  grands  et  petits.  De  pauvres  femmes  disaient 
en  allant  à  son  agonie  : 

«  Celui-là  n'aurai  jamais  dû  mourir  »,  et  elles  priaient  en  pleurant  pour 
sa  bonne  mort.  Voilà  qui  donne  à  espérer  pour  son  âme  :  des  vertus  qui 
nous  font  aimer  des  hommes  doivent  nous  faire  aimer  de  Dieu.  M  le  curé 
le  voyait  tous  les  jours,  et  sans  doute  il  aura  fait  plus  que  le  voir.  C'est 
l'Illustre  (i)  qui  nous  donne  ces  nouvelles  avec  d'autres  qui  vont  courant 
dans  le  monde  de  Gaillac,  et  moi,  pour  passe-temps,  je  les  lis  et  je  pense 
à  elle. 

Le  17.  —  Trois  lettres  depuis  hier,  trois  plaisirs  bien  grands,  car  j'aime 
tant  les  lettres  et  celles  qui  m'écrivent  :  c'est  Louise,  Mimi  et  Félicité. 
Cette  chère  Mimi  me  dit  de  charmantes  et  douces  choses  sur  notre  sépa- 
ration, sur  son  retour,  sur  son  ennui,  car  elle  s'ennuie  loin  de  moi  comme 
je  m'ennuie  sans  elle.  A  tout  moment,  je  vois,  je  sens  qu'elle  me  manque, 
surtout  la  nuit  où  j'ai  l'habitude  de  l'entendre  respirer  à  mon  oreille.  Ce 
petit  bruit  me  porte  sommeil.  Ne  pas  l'entendre  me  fait  penser  tristement. 
Je  pense  à  la  mort,  qui  fait  aussi  tout  taire  autour  de  nous,  qui  sera  aussi 
une  absence.  Ces  idées  de  la  nuit  me  viennent  un  peu  de  celles  du  jour.  On 
ne  parle  que  maladies,  que  morts;  la  cloche  d'Andillac  n'a  sonné  que  des 
glas  ces  jours-ci.  C'est  la  fièvre  maligne  qui  fait  ses  ravages  comme  tous 
les  ans.  Nous  pleurons  tous  une  jeune  femme  de  ton  âge,  la  plus  belle,  la 
plus  vertueuse  de  la  paroisse,  enlevée  en  quelques  jours.  Elle  laisse  un 
tout  petit  enfant  qui  tétait.  Pauvre  petit!  C'était  Marianne  de  Gaillard. 
Dimanche  dernier,  j'allai  encore  serrer  la  main  à  une  agonisante  de  dix- 
huit  ans.  Elle  me  reconnut,  la  pauvre  jeune  fille,  me  dit  un  mot  et  se  remit 
à  prier  Dieu.  Je  voulais  lui  parler,  je  ne  sus  que  lui  dire  ;  les  mourants  par- 
lent mieux  que  nous.  On  l'enterrait  lundi.  Que  de  réflexions  à  faire  sur  ces 
tombes  fraîches!  O  mon  Dieu,  que  l'on  s'en  va  vite  de  ce  monde!  Le 
soir,  quand  je  suis  seule,  toutes  ces  figures  de  morts  me  reviennent.  Je  n'ai 
pas  peur,  mais  mes  pensées  prennent  toutes  le  deuil,  et  le  monde  me 
paraît  aussi  triste  qu'un  tombeau.  Je  t'ai  dit  cependant  que  ces  lettres 
m'avaient  fait  plaisir.  Oh  !  c'est  bien  vrai;  mon  cœur  n'est  pas  muet  au 
milieu  de  C3S  agonies,  et  ne  sent  que  plus  vivement  tout  ce  qui  lui  porte 
vie.  Ta  lettre  donc  m'a  donné  une  lueur  de  joie,  je  me  trompe,  un  véri- 
table bonheur,  par  les  bonnes  choses   dont  elle  est  remplie.  Enfin  ton 

(i)Qn  appelait  quelquefois  ainsi  dans  la  famille  l'autre  sœur,  Mimi,  Mimin  ou  Marie. 


JOURNAL   n'EUGÉN'IE   DE   GIÉRIM  II 

avenir  commence  à  poindre;  je  te  vois  un  état,  une  position  sociale,  un 
point  d'appui  à  la  vie  matérielle.  Dieu  soit  loué!  c'est  ce  que  je  désirais  le 
plus  en  ce  monde  et  pour  toi  et  pour  moi,  car  mon  avenir  s'attache  au 
tien,  ils  sont  frères.  J'ai  fait  de  beaux  rêves  à  ce  sujet,  je  te  les  dirai  peut- 
être.  Pour  le  moment,  adieu  ;  il  faut  que  j'écrive  à  Mimi. 

Le  îS.  —  Je  suis  furieuse  contre  la  chatte  grise.  Cette  méchante  bête 
vient  de  m'enlever  un  petit  pigeon  que  je  réchauffais  au  coin  du  feu.  11 
commençait  à  revivre,  le  pauvre  animal  ;  je  voulais  le  priver,  il  m'aurait 
aimée,  et  voilà  tout  cela  croqué  par  un  chat  :  Que  de  mécomptes  dans  la 
vie  !  Cet  événement  et  tous  ceux  du  jour  se  sont  passés  à  la  cuisine  ,  c'est 
là  que  je  fais  demeure  toute  la  matinée  et  une  partie  du  soir  depuis  que  je 
suis  sans  Mimi.  Il  faut  surveiller  la  cuisinière  ;  papa  quelquefois  descend 
et  je  lui  lis  près  du  fourneau  ou  au  coin  du  feu  quelques  morceaux  des 
Antiquités  de  l'Eglise  anglo-saxonne.  Ce  gros  livre  étonnait  Pierril.  Que 
de  monts  aqui  dëdinsl  (i)  Cet  enfant  est  tout  à  fait  drôle.  Un  soir,  il  me 
demanda  si  l'âme  était  immortelle  ;  puis  après,  ce  que  c'était  qu'un  philo- 
sophe. Nous  étions  aux  grandes  questions,  comme  tu  vois.  Sur  ma  réponse 
que  c'était  quelqu'un  de  sage  et  de  savant  :  «  Donc,  mademoiselle,  vous 
êtes  philosophe?»  Ce  fut  dit  avec  un  air  de  naïveté  et  de  franchise  qui 
aurait  pu  flatter  Socrate,  mais  qui  me  fit  tant  rire  que  mon  sérieux  de  caté- 
chiste s'en  alla  pour  la  soirée.  Cet  enfant  nous  a  quittés  un  de  ces  jours,  à 
son  grand  regret;  il  était  à  terme  le  jour  de  la  Saint-Brice.  Le  voilà  avec 
son  petit  cochon  cherchant  des  truffes.  S'il  vient  par  ici,  j'irai  le  joindre 
pour  lui  demander  s'il  me  trouve  toujours  l'air  philosophe. 

Avec  qui  croirais-tu  que  j'étais  ce  matin  au  coin  du  feu  de  la  cuisine? 
Avec  Platon  :  je  n'osais  pas  le  dire,  mais  il  m'est  tombé  sous  les  yeux,  et 
j'ai  voulu  faire  sa  connaissance.  Je  n'en  suis  qu'aux  premières  pages.  Il 
me  semble  admirable,  ce  Platon;  mais  je  lui  trouve  une  singulière  idée, 
c'est  de  placer  la  santé  avant  la  beauté  dans  la  nomenclature  des  biens  que 
Dieu  nous  fait.  S'il  eût  consulté  une  femme,  Platon  n'aurait  pas  écrit  cela  : 
tu  le  penses  bien?  Je  le  pense  aussi,  et  cependant,  me  souvenant  que  /V 
suis  philosophe,  je  suis  un  peu  de  son  avis.  Quand  on  est  au  lit  bien 
malade,  on  ferait  volontiers  le  sacrifice  de  son  teint  ou  de  ses  beaux  yeux 
pour  rattraper  la  santé  et  jouir  du  soleil.  11  suffit  d'ailleurs  d'un  peu  de 
piété  dans  le  cœur,  d'un  peu  d'amour  de  Dieu  pour  renoncer  bien  vite  à 
ces  idolâtries,  car  une  jolie  femme  s'adore.  Quand  j'étais  enfant,  j'aurais 
voulu  être  belle;  je  ne  rêvais  que  beauté,  parce  que.  me  disais-je,  maman 
m'aurait  aimée  davantage.  Grâce  à  Dieu,  cet  enfantillage  a  pas 
n'envie  d'autre  beauté  que  celle  de  l'âme.  Peut-être  même  en  cela  suis-je 

(i)  En  patois  du  pays  :  Que  Je  mots  là-dedans  I 


12  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

enfant  comme  autrefois  :  je  voudrais  ressembler  aux  anges  Cela  peut 
déplaire  à  Dieu;  c'est  aussi  pour  en  être  aimée  davantage.  Que  de  choses 
me  viennent,  s'il  ne  fallait  pas  te  quitter!  Mais  mon  chapelet,  il  faut  que 
je  le  dise,  la  nuit  est  là  :  j'aime  de  finir  le  jour  en  prières. 

Le  20.  —  J'aime  la  neige,  cette  blanche  vue  a  quelque  chose  de  céleste 
La  boue,  la  terre  nue  me  déplaisent,  m'attristent ,  aujourd'hui,  je  n'aperçois 
que  la  trace  des  chemins  et  les  pieds  des  petits  oiseaux.  Tout  légèrement 
qu'ils  se  posent,  ils  laissent  leurs  petites  traces  qui  font  mille  figures  sur  la 
neige.  C'est  joli  à  voir  ces  petites  pattes  rouges  comme  des  crayons  de 
corail  qui  les  dessinent.  L'hiver  a  donc  aussi  ses  jolies  choses,  ses  agré- 
ments. On  en  trouve  partout  quand  on  y  sait  voir.  Dieu  répandit  partout 
la  grâce  et  la  beauté.  Il  faut  que  j'aille  voir  ce  qu'il  y  a  d'aimable  au  coin 
du  feu  de  la  cuisine,  des  bluettes  si  je  veux.  Ceci  n'est  qu'un  petit  bonjour 
que  je  dis  à  la  neige  et  à  toi,  au  saut  du  lit. 

Il  m'a  fallu  mettre  un  plat  de  plus  pour  Sauveur  Roquier  qui  nous  est 
venu  voir.  C'est  du  jambon  au  sucre,  dont  le  pauvre  garçon  s'est  léché  les 
doigts.  Les  bonnes  choses  ne  lui  viennent  pas  souvent  à  la  bouche,  voilà 
pourquoi  je  l'ai  voulu  bien  traiter.  C'est  pour  les  délaissés,  ce  me  semble, 
qu'il  faut  avoir  des  attentions;  l'humanité,  la  charité  nous  le  disent.  Les 
heureux  s'en  peuvent  passer,  et  il  n'y  en  a  pourtant  que  pour  eux  dans  le 
monde  :  c'est  que  nous  sommes  faits  à  l'envers. 

Pas  de  lecture  aujourd'hui  ;  j'ai  fait  une  coiffe  pour  la  petite  qui  m'a  pris 
tous  mes  moments.  Mais  pourvu  qu'on  travaille,  soit  de  tête  ou  de  doigts, 
c'est  bien  égal  aux  yeux  de  Dieu,  qui  tient  compte  de  toute  œuvre  faite  en 
son  nom.  J'espère  donc  que  ma  coiffe  me  tiendra  lieu  d'une  charité.  J'ai  fait 
don  de  mon  temps,  d'un  peu  de  peau  que  m'a  emportée  l'aiguille,  et  de 
mille  lignes  intéressantes  que  j'aurais  pu  lire.  Papa  m'apporta  avant-hier, 
de  Clairac,  Ivanlwé  et  le  Siècle  de  Louis  XIV.  Voilà  des  provisions  pour 
quelques-unes  de  ces  longues  soirées  d'hiver.  C'est  moi  qui  suis  lectrice, 
mais  à  bâtons  rompus;  c'est  tantôt  une  clef  qu'on  demande,  mille  choses, 
souvent  ma  personne,  et  le  livre  se  ferme  pour  un  moment.  O  Mimin, 
quand  reviendras-tu  aider  la  pauvre  ménagère  à  qui  tu  manques  à  tout 
moment?  T'ai-je  dit  qu'hier  j'eus  de  ses  nouvelles  à  la  foire  de  C...  où  je 
suis  allée?  Que  de  bâillements  j'ai  laissés  sur  ce  pauvre  balcon  !  Enfin  la 
lettre  de  Mimi  m'arriva  tout  exprès  comme  un  contre-ennui,  et  c'est  tout 
ce  que  j'ai  vu  d'aimable  à  C... 

Je  n'ai  rien  mis  ici,  hier;  mieux  vaut  du  blanc  que  des  nullités,  et  c'est 
tout  ce  que  j'aurais  pu  te  dire.  J'étais  fatiguée,  j'avais  sommeil.  Aujour- 
d'hui, c'est  beaucoup  mieux;  j'ai  vu  venir  et  s'en  aller  la  neige.  Du  temps 
que  je  faisais  mon  dîner,  un  beau  soleil  s'est  levé;  plus  de  neige;  à  présont, 


JOURNAL  D'EUGÉNIE  DE   GUERIS  IJ 

le  noir,  le  laid  reparaissent.  Que  verrai-je  demain  matin?''  Qui  sait?  La 
face  du  monde  change  si  promptcment! 

Je  viens  toute  contente  de  la  cuisine,  où  j'ai  demeuré  ce  soir  plus  long- 
temps, pour  décider  Paul,  un  de  nos  domestiques,  à  aller  se  confesser  à 
Noël.  Il  me  l'a  promis  ;  c'est  un  bon  garçon,  il  le  fera.  Dieu  soit  loué!  ma 
soirée  n'est  pas  perdue.  Quel  bonheur  si  je  pouvais  ainsi  tous  les  jours 
gagner  une  âme  à  Dieu  !  Le  bon  Scott  a  été  négligé  ce  soir,  mais  quelle  lec- 
ture me  vaudrait  ce  que  m'a  promis  Paul?''  Il  est  dix  heures,  je  vais  dormir. 

Le  21.  —  La  journée  a  commencé  radieuse,  un  soleil  d'été,  un  air  doux 
qui  invitait  à  la  promenade.  Tout  me  disait  d'y  aller,  mais  je  n'ai  fait  que 
deux  pas  dehors  et  me  suis  arrêtée  à  l'écurie  des  moutons  pour  voir  un 
agneau  blanc  qui  venait  de  naîtf"e.  J'aime  à  voir  ces  petites  bêtes  qui  font 
remercier  Dieu  de  tant  de  douces  créatures  dont  il  nous  environne.  Puis 
Pierril  est  venu,  je  l'ai  fait  déjeuner  et  ai  causé  quelque  temps  avec  lui, 
sans  m'ennuyer  du  tout  de  cette  conversation.  De  combien  d'assemi 
on  n'en  dit  pas  autant  !  Le  vent  souille,  toutes  nos  portes  et  fenêtres  gémis- 
sent; c'est  quasi  triste  à  l'heure  qu'il  est  et  dans  ma  solitude;  toute-  la 
maison  est  endormie  ;  on  s'est  levé  de  bonne  heure  pour  faire  du  pain. 
Aussi  ai-je  été  fort  occupée  toute  la  matinée  aux  deux  dîners.  Ensuite,  du 
repos;  j'ai  écrit  à  Antoinette.  C'est  bien  insignifiant,  tout  cela  :  autant 
vaudrait  du  papier  blanc  que  ce  que  j'écris;  mais  quand  ce  ne  serait  qu'une 
goutte  d'encre  d'ici,  tu  aurais  plaisir  de  la  voir,  voilà  pourquoi  j'en  fais  des 
mots.  Je  ne  sais  pourquoi,  la  nuit  dernière,  je  n'ai  vu  défiler  que  des  cer- 
cueils. Cette  nuit,  je  voudrais  un  sommeil  moins  sombre,  et  vais  prier 
Dieu  de  me  le  donner. 

Le  24.  —  Trois  jours  de  lacune,  mon  cher  ami.  C'est  bien  long  pour  moi 
qui  aime  si  peu  le  vide,  mais  le  temps  m'a  manqué  pour  m'asseoir.  Je  n'ai 
fait  que  passer  dans  ma  chambrette  depuis  samedi  ;  à  présent  seulement  je 
m'arrête,  et  c'est  pour  écrire  à  failli!  bien  nu  long  et  deux  mots  ici.  Peut- 
être  ce  soir  ajouterai-je  quelque  chose,  s'il  en  survient  Pour  le  moment 
tout  est  au  calme,  le  dehors  et  le  dedans,  l'âme  et  la  maison  :  état  heureux, 
mais  qui  laisse  peu  à  dire,  comme  les  règnes  pacifiques.  Une  lettl 
Paul  a  commencé  ma  journée.  11  m'invite  à  aller  à  Albi.  je  ne  lui  promets 
pas  ;  il  faudrait  sortir  pouf  cela,  et  je  deviens  sédentaire.  Volontiers,  je 
ferais  vœ.i  de  clôture  au  Cayla.  Nul  lieu  au  monde  ne  me  plaît  comme  le 
chez  moi.  Oh  !  le  délicieux  che\  moi  !  Que  je  te  plains,  p.uivi. 
être  si  loin,  de  ne  voir  les  tiens  qu'en  pensée,  de  ne  pouvoir  nous  dire  ni 
bonjour  ni  bonsoir,  de  vivre  étranger,  sans  demeure  à  toi  dans  ce  m. 
ayant  père,  frère,  sœurs,  en  un  endroit!  Tout  cela  est  triste,  et  cependant 
je  ne  puis  pas  désirer  autre  chose  pour  toi.  Nous  ne  pouvons  pas  t'a  voir; 
mais  j'espère   te  revoir,   et   cela    me    console.    Mille    lois  je 


14  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

cette  arrivée,    et  je   prévois  d'avance  combien    nous   serons  heureux. 

Comme  j'étais  près  du  moulin,  une  pauvrette  d'Andillac  m'a  remis  une 
lettre  de  Mimi.  «  Grand  merci,  petite  ;  prends  ce  sou.  »  Elle  le  prend  et 
demeure.  «  Que  veux-tu  de  plus?  —  Eh  mais,  la  lettre.  —  La  lettre  est 
pour  moi.  —  Oui,  c'est  qu'il  me  faut  la  rendre,  et  voyez  (mettant  son  doigt 
sur  le  cachet),  vous  me  l'avez  déchirée.  »  Et  elle  regardait,  tout  ébahie  de 
me  voir  rire  de  ce  malheur.  Enfin,  me  voyant  décidée  à  ne  pas  lui  rendre 
son  message,  elle  m'a  dit  adissias.  Et,  m'asseyant  alors  sur  un  sac,  j'ai  lu 
les  plus  jolies  tendresses  de  sœur.  Rien  n'est  spirituel  comme  le  bon  cœur 
de  Mimin.  Elle  s'ennuie,  veut  nous  revoir,  le  monde  l'amuse  peu  ;  nous  la 
reverrons  vendredi.  Je  vais  lui  écrire  par  Eran  (1)  qui  va  faire  sa  visite 
aux  d'Huteau.  De  mon  côté,  je  me  trouve  seule,  isolée,  ne  vivant  qu'à 
demi,  ce  me  semble,  comme  si  je  n'avais  qu'une  moitié  d'âme.  Je  me  figure 
à  présent  que  tout  ceci  n'est  qu'un  temps  perdu,  que  tu  ne  trouveras  rien 
d'assez  aimable  à  ces  pages  pour  les  ouvrir  toutes  Qu'y  aura-t-il?  Des 
jours  qui  se  ressemblent,  quelque  peu  d'une  vie  qui  ne  laisse  rien  à  dire  • 
mieux  vaut  revenir  à  Ycstoupas  que  je  cousais.  Je  te  laisse  donc,  pauvre 
plume. 

Que  les  cieux  des  cieux  doivent  être  beaux  !  C'est  ce  que  j'ai  pensé  pen- 
dant les  moments  que  je  viens  de  passer  en  contemplation  devant  le  plus 
beau  ciel  d'hiver.  C'est  ma  coutume  d'ouvrir  ma  fenêtre  ayant  de  me 
coucher  pour  voir  quel  temps  il  fait  et  pour  en  jouir  un  moment,  s'il  est 
beau.  Ce  soir,  j'ai  regardé  plus  qu'à  l'ordinaire,  tant  c'était  ravissant,  cette 
belle  nuit.  Sans  la  crainte  du  rhume,  j'y  serais  encore.  Je  pensais  à  Dieu 
qui  a  fait  notre  prison  si  radieuse;  je  pensais  aux  saints  qui  ont  toutes  ces 
belles  étoiles  sous  leurs  pieds;  je  pensais  à  toi  qui  les  regardais  peut-être 
comme  moi.  Cela  me  tiendrait  aisément  toute  la  nuit;  cependant  il  faut 
fermer  la  fenêtre  à  ce  beau  dehors  et  cligner  les  yeux  sous  des  rideaux! 
Eran  m'a  apporté  ce  soir  deux  lettres  de  Louise.  Elles  sont  charmantes, 
ravissantes  d'esprit,  d'âme,  de  cœur,  et  tout  cela  pour  moi!  Je  ne  sais 
pourquoi  je  ne  suis  pas  transportée,  ivre  d'amitié.  Dieu  sait  pourtant  que 
je  l'aime!  Voilà  ma  journée  jusqu'à  la  dernière  heure.  Il  ne  me  reste  que 
la  prière  du  soir  et  le  sommeil  à  attendre.  Je  ne  sais  s'il  viendra,  il  est 
loin.  Il  est  possible  que  Mimi  vienne  demain.  A  pareille  heure,  je  l'aurai  ; 
elle  sera  là,  ou  plutôt  nous  reposerons  sur  le  même  oreiller,  elle  me  par- 
lant de  Gaillac,  et  moi  du  Cayla. 

Le  26.  — Je  n'écrivis  pas  hier,  je  ne  fis  qu'attendre.  Enfin  elle  arriva  le 
soir,  cette  chère  Mimi.  Me  voilà  heureuse,  je  recommence  mille  fois  ce 
que  j'ai  fait,  dit  et  pensé  depuis  son  départ  ;  elle  me  raconte  mille  choses 

(1)  Abréviation  familière  Ju  nom  de  son  frire  Ercobert. 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   T)V.   GUÉRIti  ï<j 

de  nos  amis,  du  monde,  de  tout  ce  qu'elle  a  vu,  et  tout  cela  est  charmant  à 
dire  et  à  écouter.  Oh!  quel  bonheur  de  se  revoir  !  Vraiment,  il  y  aurait  de 
quoi  s'en  aller  de  temps  en  temps  pour  le  seul  plaisir  du  retour.  Je  fis  hier 
un  commencement  de  lettre  pour  toi  ;  mais  je  n'étais  pas  à  écrire,  toute 
mon  âme  allait  à  la  fenêtre.  Aujourd'hui,  je  rentre  en  moi-même,  et  vais 
achever  ma  page.  Ce  ne  sera  qu'après  dîner,  pour  récréation.  Avant  tout, 
il  faut  que  je  dise  que  je  viens  de  jouir  du  soleil  dans  la  côte  deSept-Fonts. 
C'est  un  de  mes  plus  beaux  plaisirs,  comme  tous  ceux  qui  viennent  du 
ciel.  Mais  cette  côte  est  triste  maintenant,  c'est  à  peine  si  l'on  peut  y  voir 
la  place  où  fut  le  banc.  Il  n'y  a  pas  longtemps  qu'il  en  demeurait  quelque 
reste,  quelques  chevilles;  mais  que  les  débris  mêmes  passent  vite!  To,;t 
en  pensant,  regardant  et  regrettant,  je  me  suis  assise  sur  un  chêne  ren- 
versé, mon  banc  d'à  présent.  Celui-là,  du  moins,  ne  sera  pas  emporté  par 
le  vent.  Là,  j'attendais  Mimi  qui  est  allée  sur  le  Pigimbert  porter  à  la 
Vialarette  des  plants  de  grenadier  pour  Marie  de  Thézac.  Que  ne  puis-je 
ainsi  trouver  quelqu'un  qui  te  porterait  quelque  chose  ! 

Le  27.  —  Je  ferme  saint  Augustin,  l'âme  remplie  de  ces  douces  paroles  : 
«  Jetez-vous  dans  le  sein  de  Dieu  comme  sur  un  lit  de  repos.  »  La  belle 
idée,  et  le  doux  délassement  que  nous  trouverions  dans  la  vie,  si  nous 
savions,  comme  les  saints,  nous  reposer  en  Dieu!  Ils  vont  à  lui  comme 
les  enfants  à  leur  mère,  et  sur  son  sein  ils  dorment,  ils  prient,  ils  pleu- 
rent, ils  demeurent.  Dieu  est  le  lieu  des  saints;  mais  nous,  terrestres,  nous 
ne  connaissons  que  la  terre,  cette  pauvre  terre  noire,  sèche,  triste  comme 
une  demeure  maudite.  Rien  n'est  venu  aujourd'hui,  pas  même  le  soleil  ;  ce 
soir  seulement  il  est  passé  des  corbeaux.  Point  de  promenade  ni  de  sortie 
qu'en  pensée;  mais  la  mienne  ne  s'étend  pas,  elle  monte.  Nous  aurons  ce 
soir  pour  lecture  les  bulletins  du  fameux  procès  Carrât  qui  occupe  tout  le 
pays;  mais  je  n'aime  pas  ces  sortes  d'affaires,  et  la  célébrité  du  crime  n'a 
rien  d'intéressant,  ce  me  semble.  Je  vais  pourtant  m'en  occuper.  Ce  mal- 
heureux dans  sa  prison  a  écrit  à  M"e  Vialar,  pour  lui  demander  une 
Imitation.  Une  pareille  idée  dans  cette  âme  active  ferait  espérer  un 
retour  à  Dieu;  mais  qu'il  est  à  craindre  que  ce  ne  soit  qu'hypocrisie, 
puisqu'il  continue  d'être  scélérat,  dit-on.  Erembert  est  allé  à  Albi  pour 
assister  aux  débats  qui  font  foule.  D'où  nous  peut  venir  cette  curiosité 
pour  les  monstres  ? 

Le  28.  —  Ce  matin,  avant  le  jour,  j'avais  les  doigts  dans  les  cendres, 
cherchant  du  feu  pour  allumer  la  chandelle.  Je  n'en  trouvais  pas  et  allais 
retrouver  mon  lit  lorsqu'un  petit  charbon  que  j'ai  rencontré  du  bout  du 
doigt  m'a  fait  voir  du  feu  :  voilà  ma  lampe  allumée  Vite  la  toilette,  la 
prière,  et  nous  voilà  avec  Mimi  dans  le  chemin  de  Cahuzac.  Ce  pauvre, 
chemin,  je  l'ai  fait  longtemps  seule,  et  que  j'étais  aise  de  le  faire  à  quatre 


l6  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRTN 

pieds  aujourd'hui  !  Le  temps  n'était  pas  beau,  et  je  n'ai  pu  voir  la  mon- 
tagne, ce  cher  pays  que  je  regarde  tant  quand  il  fait  beau.  La  chapelle 
était  occupée,  ce  qui  m'a  fait  plaisir.  J*aime  de  n'être  pas  pressée  et 
d'avoir  le  temps,  avant  d'entrer  là,  de  faire  la  revue  de  toute  mon  âme 
devant  Dieu.  C'est  long  souvent,  parce  que  mes  pensées  se  trouvent 
dispersées  comme  des  feuilles.  A  dix  heures  j'étais  à  genoux,  écoutant  la 
plus  belle  morale  du  monde,  et  je  suis  sortie  me  semblant  que  je  valais 
mieux.  C'est  l'effet  de  tout  fardeau  déchargé  de  nous  laisser  plus  légers, 
et  quand  l'âme  a  déposé  celui  de  ses  fautes  aux  pieds  de  Dieu,  il  lui  semble 
qu'elle  a  des  ailes.  J'admire  comme  la  confession  est  admirable.  Quel 
soulagement,  quelle  lumière,  quelle  force  je  me  trouve  à  chaque  fois  que 
j'ai  dit  :  «  C'est  ma  faute  !  » 

Le  29.  —  Manteaux,  sabots,  parapluie,  tout  l'attelage  d'hiver  nous  a 
suivis  ce  matin  à  Andillac  où  nous  avons  passé  jusqu"au  soir,  tantôt  au 
presbytère  et  tantôt  à  l'église.  Cette  vie  du  dimanche,  si  active,  si  cou- 
reuse, si  variée,  je  l'aime.  On  voit  l'un  l'autre  en  passant,  on  reçoit  la 
révérence  de  toutes  les  femmes  qu'on  rencontre,  et  puis  on  caquette 
chemin  faisant  sur  les  poules,  le  troupeau,  le  mari,  les  enfants.  Mon  grand 
plaisir,  c'est  de  les  caresser  et  de  les  voir  se  cacher  tout  rouges  dans  les 
jupes  de  leur  mère.  Ils  ont  peur  de  las  dotimaïsêlos  comme  de  tout  ce  qui 
est  inconnu.  Un  de  ces  petits  disait  à  sa  grand'mère  qui  parlait  de  venir 
ici  :  «  Minino,  ne  va  pas  à  ce  castel,  il  y  a  une  prison  noire.'  »  D'où  vient 
que  les  châteaux  ont  de  tout  temps  porté  frayeur?  Cela  viendrait-il  des 
horreurs  qui  s'y  sont  jadis  commises  ?  Je  le  crois. 

Oh!  qu'il  est  doux,  lorsque  la  pluie  à  petit  bruit  tombe  des  cieux,  d'être 
au  coin  de  son  feu,  à  tenir  des  pincettes,  à  faire  des  bluettes  !  C'était  mon 
passe-temps  tout  à  l'heure;  je  l'aime  fort  :  les  bluettes  sont  si  jolies!  co 
sont  les  fleurs  de  cheminée.  Vraiment  il  se  passe  de  charmantes  choses  sur 
la  cendre,  et  quand  je  ne  suis  pas  occupée,  je  m'amuse  à  voir  la  fantasma- 
gorie du  foyer.  Ce  sont  mille  petites  figures  de  braise  qui  vont,  qui  vien- 
nent, grandissent,  changent,  disparaissent,  tantôt  anges,  démons  cornus, 
enfants,  vieilles,  papillons,  chiens,  moineaux  :  on  voit  de  tout  sous  les 
tisons.  Je  me  souviens  d'une  figure  portant  un  air  de  souffrance  céleste  qui 
me  peignait  une  âme  en  purgatoire.  J'en  fus  frappée,  et  aurais  voulu  avoir 
un  peintre  auprès  de  moi.  Jamais  vision  plus  parfaite.  Remarque  les  tisons, 
et  lu  conviendras  qu'il  y  ï\  de  belles  choses,  et  qu'à  moins  d'être  aveugle, 
on  ne  peut  pas  s'ennuyer  auprès  du  feu.  Ecotite  surtout  ce  petit  sifflement 
qui  sort  parfois  de  dessous  la  braise  comme  une  voix  qui  chante.  Rien 
n'est  plus  doux  et  plus  pur,  on  dirait  que  c'est  quelque  tout  petit  esprit  ce 
feu  qui  chante.  Voilà,  mon  ami,  mes  soirées  et  leurs  agréments  ;  ajoute  le 
sommeil,  qui  n'est  pas  le  moindre. 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE  GUÉRIN  17 

Le  ^o.  — On  m'a  raconte  d'une  malade  d'Andillac  une  chose  frappante. 
Après  être  tombée  en  faiblesse  et  demeurée  comme  morte  pendant  seize 
heures,  cette  malade  a  tout  à  coup  ouvert  les  yeux  et  s'est  mise  à  dire  : 
«  Qui  m'a  sortie  de  l'autre  monde?  J'y  étais  entre  le  ciel  et  l'enfer,  les 
anges  me  tirant  d'un  côté  et  les  démons  de  l'autre.  Dieu  !  que  j'ai  souffert 
et  que  la  vue  de  l'abîme  est  effrayante!  »  Et,  se  retournant,  elle  récita. t 
d'une  voix  suppliante  des  litanies  de  la  miséricorde  divine  qu'on  n'a  jamais 
vues  nulle  part,  puis  se  remettait  à  parler  de  l'enfer  qu'elle  a  vu  et  dont 
elle  était  tout  près  pendant  sa  syncope.  Et  comme  on  lui  a  dit  qu'il  ne 
fallait  pas  penser  à  ces  objets  effrayants  :  «  L'enfer  n'est  pas  pour  les  chiens, 
a-t-elle  dit,  je  l'ai  vu,  je  l'ai  vu  !  »  N'est-ce  pas  que  voilà  une  scène  drama- 
tique, et  bien  vraie?  C'est  Françoise,  la  sœur  de  M.  le  curé,  qui  me  l'a 
racontée  et  qui  elle-même  a  veillé  la  malade  cette  nuit-là.  Cette  femme 
n'était  pas  des  plus  pieuses,  et  maintenant  elle  se  trouve  remplie  de  foi.  de 
ferveur.de  résignation.  M.  le  curé  est  le  seul  médecin  qu'il  lui  faut,  à 
l'autre  elle  ne  dit  rien.  Ne  peut-on  pas  croire  que  Dieu  a  mis  la  main  la- 
dedans  ?  Qui  sait  tout  ce  que  voit  une  âme  moribonde  ? 

Alors  qu'a  son  regard  apparaît  l'autre  monde, 
Alors... 

Mais  je  ne  veux  pas  faire  de  la  poésie. 

Ecoute  un  beau  miracle  que  je  viens  de  lire.  C'est  de  saint  Nicaise  qui, 
évangélisant  dans  les  Gaules,  se  trouva  dans  une  contrée  ravagée  par  un 
énorme  dragon.  Le  saint,  profitant  de  cet  événement  pour  faire  connaître  à 
ce  peuple  la  puissance  du  Dieu  qu'il  annonçait,  donna  son  étole  à  un  de  ses 
disciples,  et  l'envoya  vers  le  monstre  que  celui-ci  lia  de  cette  étole  et 
amena  devant  tout  le  peuple  aux  yeux  duquel  il  creva.  J'admire  la  naïveté 
du  récit  et  le  beau  prodige,  auquel  je  crois.  Bonsoir  avec  saint  Nicaise. 

Le  1"  décembre.  —  C'est  de  la  même  encre  dont  je  viens  de  t'écrira  que 
je  t'écris  encore;  la  même  goutte,  tombant  moitié  à  Paris,  moitié  ici,  te 
vient  marquer  diverses  choses,  ici  des  tendresses,  ailleurs  des  fâcheries, 
car  je  t'envoie  toujours  tout  ce  qui  me  passe  par  l'âme.  J'ai  du  regret  de  ne 
t'avoir  écrit  que  deux  mots,  j'aurais  pu  envoyer  ceci,  et  la  pensée  m'est 
venue  de  détacher  ces  feuilles  Mais  si  cela  se  perdait  dans  les  cabarets  où 
maître  Délern  ira  boire  I  Mieux  vaut  garder  nos  causeries  pour  une  occa- 
sion sûre.  Ce  sera  donc  avec  le  pâté,  si  je  puis,  sans  risque,  mettre  des 
papiers  dans  la  caisse. 

Le  2.  —  Je  m'en  veux  d'être  si  simple  que  de  te  croire  indifférent  pour 
nous  et  pour  moi.  Tout  absurde  qu'est  cette  idée,  elle  m'a  occupée, 
attristée  hier  toute  la  journée.  Aussi,  vois-tu  comme  je  t'ai  dit  peu  de 
choses!  Le  triste  me  rend  muette,  pardonne-le-moi;  j'aima  mieux  me 


l8  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

taire  que  me  plaindre.  C'est  ta  lettre  à  Mimi  qui  m'a  causé  tout  cela  ;  je  te 
dirai  pourquoi.  Quand  tu  liras  ceci,  mon  ami,  souviens-toi  que  c'est  écrit 
le  ior  décembre,  jour  de  pluie,  de  sombre,  d'ennui,  où  le  soleil  ne  s'est  pas 
montré,  ou  je  n'ai  vu  que  des  corbeaux  et  lu  de  toi  qu'une  toute  petite 
lettre. 

Le  3.  —  Rien  que  la  date  aujourd'hui. 

Non,  je  ne  veux  pas  rester  un  jour  sans  te  rien  dire,  quand  ce  ne  serait 
qu'un  bonsoir.  Il  est  sept  heures,  Mimin  tisonne,  j'entends  le  ruisseau; 
c'est  tout  ce  que  je  puis  signaler,  pour  l'heure,  avec  une  belle  étoile  que  je 
vois  d'ici  se  lever  sur  les  Mérix.  Tu  n'as  pas  oublié  ce  hameau  ? 

Le  4.  —  Visite  rare  et  aimable  :  Mmo  de  F...  sort  d'ici.  Nous  ne  l'avons 
gardée  que  quelques  heures,  depuis  dix  jusqu'à  trois.  Son  mari  l'accom- 
pagnait et  nous  l'a  enlevée  malgré  nos  réclamations.  C'est  qu'il  était 
obligé  de  s'en  retourner  et  qu'il  ne  sait  pas  se  passer  de  sa  femme,  pas 
plus  que  de  ses  yeux.  Heureuse  femme  qui  sait  ainsi  se  rendre  indispen- 
sable :  La  voilà  du  côté  de  Bleys,  et  moi  te  disant  qu'elle  est  venue  :  grand 
événement  au  Cayla  qu'une  visite  de  dame,  surtout  dans  la  saison. 

Il  faut  que  j'écrive  à  Gaillac.  C'est  à  ***  que  j'écrirai,  non  pas  comme  à 
toi  ou  à  Louise,  en  grand,  en  long,  en  large,  mais  en  petit,  en  miniature. 
C'est  assez  pour  qui  ne  veut  que  se  faire  voir.  Les  grands  traits,  je  les 
réserve  aux  intimes.  Deux  visites,  deux  lettres  écrites,  une  venue,  c'est 
assez  pour  la  journée  ;  c'est  beaucoup  pour  une  journée  du  Cayla.  Le  temps 
était  beau,  nous  sommes  descendus  dans  le  pré  et  avons  joui  du  soleil 
comme  on  ferait  au  printemps. 

Le  5.  —  Papa  est  parti  ce  matin  pour  Gaillac,  nous  voilà  seules  châte- 
laines, Mimi  et  moi,  jusqu'à  demain  et  maîtresses  absolues.  Cette  régence 
ne  va  pas  mal  et  me  plaît  assez  pour  un  jour,  mais  pas  davantage.  Les 
longs  règnes  sont  ennuyeux.  C'est  assez  pour  moi  de  commander  à  Trilby 
et  d'obtenir  qu'elle  vienne  quand  je  l'appelle  ou  que  je  lui  demande  la 
patte.  Hier,  fâcheux  accident  pour  Trylbette.  Comme  elle  dormait  tran- 
quillement sous  la  cheminée  de  la  cuisine,  une  courge  qui  séchait  lui  est 
tombée  dessus.  Le  coup  l'a  étourdie,  la  pauvre  bête  est  venue  à  nous  au 
plus  vite  nous  porter  ses  douleurs.  Une  caresse  l'a  guérie. 

Il  était  nuit.  Un  coup  de  marteau  se  fait  entendre,  tout  le  monde  accourt 
à  la  porte.  Qui  est  là?  C'était  Jean  de  Person,  notre  ancien  métayer,  que 
je  n'avais  pas  vu  depuis  longtemps.  Il  a  été  le  bienvenu  et  a  eu  en  entrant 
place  au  plat  et  à  la  bouteille.  Puis,  nous  l'avons  fait  jaser  sur  son  pays  d'à 
présent,  sur  ses  enfants  et  sa  femme.  J'aime  fort  ces  conversations  et  ces 
revoirs  Ces  figures  d'autrefois  font  plaisir,  il  semble  qu'elles  ramènent  la 
jeunesse.  Je  me  croyais  hier  au  temps  où  Jean  me  prenait  sur  ses  genoux. 

Le  6.  —  Je  fis  promettre  à  Jean  de  repasser  ici  ce  soir  ;  je  le  reverrai,  et 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUERIN  19 

puis  je  veux  lui  donner  une  lettre  pour  Gabrielle  :  c'est  un  de  leurs 
métayers.  Briwe  sera  pas  Cachée  de  ce  souvenir  inattendu;  je  lui  aurais 
écrit  par  la  poste,  et  lui  épargne  ainsi  huit  sous  qu'elle  donnera  de  plus 
aux  pauvres.  Voilà  donc  une  bonne  œuvre  que  je  fais  faire.  Au  reste,  c'est 
un  jour  de  bonnes  actions  aujourd'hui  ;  je  viens  de  Cahuzac  et,  comme 
chaque  fois,  merveilleusement  disposée  à  bien  faire;  faire  mal  ce  jour-là 
me  semble  impossible.  Puis,  c'est  un  calme  étrange!  Remarque  comme 
ces  jours-là  mon  âme  a  l'air  tranquille.  Elle  l'est  en  effet,  car  je  ne  dissi- 
mule pas  avec  toi  et  laisse  tomber  sur  le  papier  tout  ce  qui  me  vient,  même 
des  larmes.  Quand  mon  bulletin  se  prolonge,  c'est  marque  que  je  suis  au 
mieux.  Grande  abondance  alors  d'affections  et  de  choses  à  dire,  de  celles 
qui  se  font  dans  l'âme.  Celles  du  dehors,  souvent  ce  n'est  pas  la  peine  d'en 
parler,  à  moins  qu'elles  n'aillent  retentir  au  dedans  comme  le  marteau  qui 
frappe  à  la  porte.  Alors  on  en  parle,  toute  petite  que  soit  la  chose.  Une 
nouvelle,  un  bruit  de  vent,  un  oiseau,  un  rien  me  vont  au  cœur  par 
moments  et  me  feraient  écrire  des  pages.  Si  je  voulais  parler  de  ce  que  je 
dois  faire  demain  !  Mais  il  vaut  mieux  en  ceci  des  prières  que  des  paroles. 
En  parlant  à  Dieu,  il  viendra,  et  toi  tu  es  si  loin  !  Tu  ne  m'entends  pas, 
d'ailleurs,  et  le  temps  que  je  te  donne  n'ira  pas  au  ciel.  Presque  tout  ce 
qu'on  fait  pour  la  créature  est  perdu,  à  moins  que  la  charité  ne  s'y  mêle. 
C'est  comme  le  sel  qui  préserve  affections  et  actions  de  la  corruption  de  la 
vie.  Voici  papa. 

Le  7.  —  La  soirée  s'est  passée  hier  à  causer  de  Gaillac,  des  uns,  des 
autres,  de  mille  choses  de  la  petite  ville.  J'aime  peu  les  nouvelles,  mais 
celles  des  amis  font  toujours  plaisir,  et  on  les  écoule  avec  plus  d'intérêt 
que  celles  du  monde  et  de  l'ennuyeuse  politique.  Rien  ne  me  fait  aussitôt 
bâiller  qu'un  journal.  Il  n'en  était  pas  de  même  autrefois,  mais  les  goûts 
changent  et  le  cœur  se  déprend  chaque  jour  de  quelque  chose.  Le  temps, 
l'expérience  aussi  désabusent.  En  avançant  dans  la  vie,  on  se  place  enfin 
comme  il  faut  pour  juger  de  ses  affections  et  les  connaître  sous  leur  véri- 
table point  de  vue.  J'ai  toutes  les  miennes  sous  les  yeux.  Je  vois  d'abord 
des  poupées,  des  joujoux,  des  oiseaux,  des  papillons  que  j'aimais,  belles  et 
innocentes  affections  d'enfance.  Puis  la  lecture,  les  conversations,  un  peu 
la  parure,  les  rêves,  les  beaux  rêves  !..  Mais  je  ne  veux  pas  me  confes>oi . 
Il  est  dimanche,  je  suis  seule  de  retour  de  la  première  messe  de  Lentin,  et 
je  jouis  dans  ma  chambrette  du  plus  doux  calme  du  monde,  en  union  arec 
Dieu.  Le  bonheur  de  la  matinée  me  pénètre,  s'écoule  en  mon  âme  et  me 
transforme  en  quelque  chose  que  je  ne  puis  dire.  Je  te  laisse,  il  faut  me 
taire. 

Le  8.  —Je  ne  lis  jamais  aucun  livre  de  piété  que  je  n'y  trouve  des  choses 
admirables  et  comme  faites  pour  moi.  En  voici  :  «  Ceux  qui  espèrent  nu 


20  JOURNAL    D'EUGÉNIE   DE   GUF.RIN 

Seigneur  verront  leurs  forces  se  renouveler  de  jour  en  jour.  Quand  ils 
croiront  être  à  bout  et  n'en  pouvoir  plus,  tout  d'un  coup  ils  pousseront  des 
ailes  semblables  à  celles  d'un  aigle;  ils  courront  et  ne  se  lasseront  point, 
ils  marcheront  et  ils  seront  infatigables.  Marchez  donc,  âme  pieuse,  mar- 
chez, et  quand  vous  croirez  n'en  pouvoir  plus,  redoublez  votre  ardeur  et 
votre  courage,  car  le  Seigneur  vous  soutiendra.  »  Que  de  fois  on  a  besoin 
de  ce  soutien  !  Dis,  âme  faible,  chancelante,  défaillante,  que  deviendrions- 
nous  sans  le  secours  divin?  C'est  de  Bossuet,  ces  paroles.  Je  n'ai  guère 
ouvert  d'autre  livre  aujourd'hui  ;  le  temps  s'est  passé  à  tout  autres  choses 
qu'à  la  lecture,  de  ces  choses  qui  ne  sont  rien,  qui  n'ont  pas  de  nom  et  qui 
pourtant  vous  prennent  tous  les  moments.  Bonsoir,  mon  ami. 

Le  9.  — Je  viens  de  me  chauffer  à  tous  les  feux  du  hameau.  C'est  une 
tournée  que  nous  faisons  de  temps  en  temps  avec  Mimin  et  qui  a  bien  ses 
agréments.  C'était  aujourd'hui  une  visite  de  malades;  aussi  avons-nous 
parlé  remèdes  et  tisanes.  «Prenez  ceci,  faites  cela»,  et  on  nous  écoute  aussi 
bien  qu'aucun  médecin.  Nous  avons  ordonné  à  un  petit  enfant  malade  pour 
avoir  marché  pieds  nus  de  mettre  des  sabots,  à  son  frère  couché  à  plat  avec 
un  grand  mal  de  tête  de  mettre  un  oreiller  ;  cela  l'a  soulagé,  mais  ne  le  gué- 
rira pas,  je  crois.  Il  commence  une  fluxion  de  poitrine,  et  les  pauvres  gens 
sont  dans  leur  fumier  comme  des  bêtes  dans  leur  écurie  ;  ce  mauvais  air 
les  empeste.  De  retour  au  Cayla,  je  me  trouve  dans  un  palais,  comparé  à 
cette  maison.  C'est  ainsi  qu'en  regardant  tout  au-dessous,  je  me  trouve 
toujours  bien  placée. 

Le  10.  —  Givre,  brouillards,  air  glacé,  c'est  tout  ce  que  je  vois  aujour- 
d'hui. Aussi  je  ne  sortirai  pas  et  vais  me  recoquiller  au  coin  du  feu  avec 
mon  ouvrage  et  mon  livre.  C'est  tantôt  l'un,  tantôt  l'autre  ;  cette  variation 
me  distrait  Cependant  j'aimerais  de  lire  toute  la  journée,  mais  il  me  faut 
faire  autre  chose,  et  le  devoir  passe  avant  le  plaisir.  J'appelle  plaisir  la  lec- 
ture qui  n'est  nullement  essentielle  pour  moi.  Voilà  une  puce,  une  puce  en 
hiver!  C'est  un  cadeau  de  Trilby.  C'est  aussi  de  toute  saison  les  insectes 
qui  nous  dévorent  morts  et  vivants.  Les  moins  nombreux  encore  sont-ils 
ceux  que  l'on  voit;  nos  dents,  notre  peau,  tout  notre  corps,  dit-on,  en  est 
plein.  Pauvre  corps  humain,  faut-il  que  notre  âme  soit  là-dedans  !  Aussi  ne 
s'y  plaît-elle  guère,  dès  qu'elle  vient  à  considérer  où  elle  est.  Oh  !  le  beau 
moment  où  elle  en  sort,  où  elle  jouit  de  la  vie,  du  ciel,  de  Dieu,  de  l'autre 
monde  !  Son  étonnement,  je  pense,  est  semblable  à  celui  du  poussin  sor- 
tant de  sa  coquille,  s'il  avait  une  âme. 

Je  te  parlais  de  lecture,  c'est  une  histoire  de  Russie  que  nous  lisons  le 
soir,  et  le  jour  je  suis  avec  le  Siècle'  de  Louis  XI\\  On  m'a  dit  que  cet 
ouvrage  de  Voltaire  pouvait  se  lire.  C'est  vrai,  mais  Voltaire  s'y  retrouve 
souvent,  chaque  fois  d'abord  qu'il  est  question  de  religion  ;  mais  ça  ne  me 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  ai 

fait  pas  mal.  Aussi  je  continue,  trouvant  cela  bien  écrit.  Je  n'ai  plus  rien  à 
]ire,  à  moins  de  relire.  Les  bulletins  Carrât  ont  cessé.  Je  les  regrette  peu. 
Ces  horreurs  passées  sous  nos  yeux  sont  plus  horribles  que  d'autres.  Les 
trois  assassins  sont  condamnés  à  mort  et  seront  exécutés  à  Gaillac.  ; 
vrai  que  Carrât  pense  à  l'autre  monde,  et  lit  l'Imitation.  Cela  n'étonne 
pas  dans  une  âme  sous  l'échafaud,  et  qui  dans  ses  pensées  de  meurtre 
laissait  entrer  l'idée  du  ciel.  Il  ne  partait  jamais  pour  ses  expéditions  sans 
se  munir  d'un  chapelet.  Etrange  idée  !  «  Je  rentrai,  dit-il,  la  nuit  du  crime 
pour  prendre  mes  chapelets  que  j'avais  oubliés,  et  je  courus  chez  Coutaud.a 
C'est  là  qu'il  assassina  trois  personnes  d'une  façon  épouvantable,  un 
homme  et  deux  femmes;  mais  laissons  ces  horreurs.  Une  belle  tranche  de 
millias  m'attend  sur  le  gril.  Je  vais  la  joindre. 

Le  n.  — Encore  du  brouillard,  même  temps  qu'hier  ;  mais  mon  oiseau 
chante,  ce  qui  m'augure  le  soleil.  Je  suis  sûre  que  nous  le  verrons  bientôt. 
11  n'est  que  neuf  heures,  avant  midi  il  aura  percé  les  nuages,  et  nous  aurons 
pleine  clarté.  Cela  me  réjouit  aussi  bien  que  mon  oiseau,  car  je  n'aime  pas 
le  sombre. 

Ce  soir.  —  J'ai  bien  dit  que  mon  oiseau  nous  devinait  le  soleil.  Il  est 
venu,  mais  pâle  et  froid  ;  mieux  valait  le  feu  de  la  cheminée.  Aussi  ne 
l'avons-nous  pas  quitté,  excepté  papa  qui  est  sorti  pour  aller  faire  au 
village  une  proposition  de  mariage.  Chose  étrange,  on  l'a  refusée;  mais 
c'est  par  dépit  de  n'avoir  pu  dire  oui  à  un  autre,  que  la  belle  a  dit  non 
aujourd'hui.  Tu  la  connais,  c'est  celle  qui  est  de  ton  âge,  et  qui  t'attendait 
comme  tu  sais;  mais  c'est  passé,  et  son  attente  était  pour  un  autre  qui  lui 
échappe  également.  La  pauvre  tille  qui  le  tenait  du  cœur  est  malheureuse 
maintenant,  et  a  répondu  aux  recherchée  d'un  autre  qu'elle  ne  voulait  pas 
s'enchaîner.  C'est  pour  ne  pas  porter  deux  chaînes,  et  si  c'est  vrai,  elle 
fait  bien  :  le  regret  est  si  pesant  l  Un  pauvre  de  loin  est  passé,  puis  un  petit 
enfant;  c'est  tout  ce  qui  s'est  fait  voir  aujourd'hui.  Est-ce  la  peine  d'en 
parler? 

Le  12.  —  Je  commence  par  prendre  date,  et  puis  nous  verrons  ce  qui 
viendra  pour  mon  histoire  d'un  jour.  Pas  grand'chose  sans  doute,  à  moins 
de  quelque  événement  imprévu;  ce  que  je  n'envie  guère,  à  moins  que  ce 
ne  soit  une  lettre  de  toi  ou  de  la  montagne,  qui  toujours  me  portent 
bonheur. 

Rien  à  dire,  rien  à  écrire,  rien  à  penser;  le  froid  perclut même  l'âme.  Il 
semble,  en  hiver,  que  les  pensées  ne  sont  plus  en  circulation  et  se  prennent 
à  la  tête  comme  des  glaçons.  C'est  ce  que  j'éprouve  souvent,  tout  à  l'heure; 
mais  qu'il  me  vienne  quelque  plaisir,  une  lettre,  une  lecture,  un  sentiment 
qui  me  ranime,  le  dégel  se  l'ait  et  les  eat4X  coulent 

Deux  quêteurs  sont  passés.  Ces  pauvres  gens   tout  transis  m'ont 


22  JOURNAL  D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN 

trouver  heureuse  d'être  aupiès  du  feu  et  d'avoir  de  quoi  leur  donner.  Tu 
dois  faire  souvent  l'aumône,  à  présent  que  te  voilà  riche  ;  je  sais  que  tu 
l'aimes.  Tu  m'as  dit,  je  me  souviens,  que  tu  n'as  jamais  rencontré  un 
pauvre  sans  lui  donner  un  sou  quand  tu  l'avais.  Ce  sou  t'a  porté  bonheur. 
Donnes-en  un  pour  moi.  Ce  que  je  donne  ici  ne  me  comptera  pas,  puisque 
je  n'ai  rien  en  propre  :  c'est  pour  la  communauté  ;  ma  part  s'y  trouve  aussi, 
mais  petite.  Aide-moi.  Si  j'étais  à  Paris,  je  mettrais  souvent  la  main  dans 
ta  poche. 

Le  règne  de  Pierre  1er  nous  a  tenus  tout  ce  soir.  Ce  règne  est  intéressant, 
on  aime  à  voir  tout  ce  que  peut  le  génie  et... 

C'en  est  là  depuis  huit  jours.  Je  ne  sais  qui  vint  me  tirer  d'ici,  «t  depuis, 
que  d'idées  venues,  que  de  choses  à  dire!  Mais  tout  ne  se  dit  pas.  O.ue  sert? 
Dieu  seul  les  peut  comprendre  et  consoler  le  cœur  quand  il  est  tri  te. 

Dernier  décembre.  —  Voici  quinze  jours  que  je  n'ai  rien  mis  ici.  Ne  me 
demande  pas  pourquoi.  Il  y  a  de  ces  temps  où  l'on  ne  veut  point  pailer,  de 
ces  choses  dont  on  ne  veut  rien  dire.  La  Noël  est  venue  ;  belle  fête,  celle 
que  j'aime  le  plus,  qui  me  porte  autant  de  joie  qu'aux  bergers  de  Bethléem. 
Vraiment,  toute  l'âme  chante  à  la  belle  venue  de  Dieu,  qui  s'annonce  de 
tous  côtés  par  des  cantiques  et  parle  joli  nadalet  (i).  Rien  à  Paris  ne 
donne  l'idée  de  ce  que  c'est  que  Noël.  Vous  n'avez  même  pas  la  messe  de 
minuit.  Nous  y  allâmes  tous,  papa  en  tête,  par  une  nuit  ravissante.  Jamais 
plus  beau  ciel  que  celui  de  minuit,  si  bien  que  papa  sortait  de  temps  en 
temps  la  tête  de  sous  son  manteau  pour  regarder  en  haut.  La  terre  était 
blanche  de  givre,  mais  nous  n'avions  pas  froid  ;  l'air  d'ailleurs  était 
réchauffé  devant  nous  par  des  fagots  d'allumettes  que  nos  domestiques 
portaient  pour  nous  éclairer.  C'était  charmant,  je  t'assure,  et  je  t'aurais 
voulu  voir  là  cheminant  comme  nous  vers  l'église,  dans  ces  chemins 
bordés  de  petits  buissons  blancs,  comme  s'ils  étaient  fleuris.  Le  givre  fait 
de  belles  fleurs.  Nous  en  vîmes  un  brin  si  joli  que  nous  en  voulions  faire 
un  bouquet  au  saint  Sacrement,  mais  il  fondit  dans  nos  mains  :  toute  fleur 
dure  peu.  Je  regrettai  fort  mon  bouquet  :  c'était  triste  de  le  voir  se  fondre 
et  diminuer  goutte  à  goutte.  Je  couchai  au  presbytère;  la  bonne  sœur  du 
curé  me  retint,  me  prépara  un  excellent  réveillon  de  lait  chaud.  Papa  et 
Mimi  vinrent  se  chauffer  ici,  au  grand  feu  du  sonc  de  Nadal  (2).  Depuis  il 
est  venu  du  froid,  du  brouillard,  toutes  choses  qui  assombrissent  le  ciel  et 
l'âme.  Aujourd'hui  que  voilà  le  soleil,  je  reprends  vie  et  m'épanouis  comme 
la  pimprenelle,  cette  jolie  petite  fleur  qui  ne  s'ouvre  qu'au  soleil. 

Voilà  donc  mes  dernières  pensées,  car  je  n'écrirai  plus  rien  de  cette 

(i)Nom  d'une  façon  particulière  de  sonner  les  cloches  pendant  les  quinze  jours  qui  précè- 
dent la  fête  de  Noël,  appelée  en  patois  languedocien  nadal, 
(2)  La  bûche  de  Nocl. 


JOURNAL  D'EUGENIE  DE  GUERIN  23 

année;  dans  quelques  heures  c'en  sera  fait,  nous  commencerons  l'an  pro- 
chain. Oh  !  que  le  temps  passe  vite  !  Hélas  !  hélas  !  ne  dirait-on  pas  que  je 
le  regrette?  Mon  Dieu,  non,  je  ne  regrette  pas  le  temps,  ni  rien  de  ce  qu'il 
nous  emporte  ;  ce  n'est  pas  la  peine  de  jeter  ses  affections  au  torrent.  Mais 
les  jours  vides,  inutiles,  perdus  pour  le  ciel,  voilà  ce  qui  fait  regretter  et 
retourner  l'oeil  sur  la  vie.  Mon  cher  ami,  où  serai-jeà  pareil  jour,  à  pareille 
heure,  à  pareil  instant  l'an  prochain?  Sera-ce  ici,  ailleurs,  là-bas  ou  là- 
haut?  Dieu  le  sait,  et  je  suis  là  à  la  porte  de  l'avenir,  me  résignant  à  tout 
ce  qui  peut  en  sortir.  Demain  je  prierai  pour  que  tu  sois  heureux,  pour 
papa,  pour  Mimi,  pour  Eran,  pour  tous  ceux  que  j'aime.  C'est  le  jour  des 
étrennes,  je  vais  prendre  les  miennes  au  ciel.  Je  tire  tout  de  lu,  car  vrai- 
ment, sur  la  terre,  je  trouve  bien  peu  de  choses  à  mon  goût.  Plus  j'y 
demeure,  moins  je  m'y  plais;  aussi  je  vois  sans  peine  venir  les  ans,  qui 
sont  autant  de  pas  vers  l'autre  monde.  Ce  n'est  aucune  peine  ni  chagrin 
qui  me  fait  penser  de  la  sorte,  ne  le  crois  pas,  je  te  le  dirais  ;  c'est  le  mal 
du  pays  qui  prend  toute  âme  qui  se  met  à  penser  au  ciel.  L'heure  sonne, 
c'est  la  dernière  que  j'entendrai  en  t'écrivant;  je  la  voudrais  sans  fin 
comme  tout  ce  qui  fait  plaisir.  Que  d'heures  sont  sorties  de  cette  vieille 
pendule,  ce  cher  meuble  qui  a  vu  passer  tant  de  nous  sans  s'en  aller  jamais, 
comme  une  sorte  d'éternité  !  Je  l'aime,  parce  qu'elle  a  sonné  toutes  les 
heures  de  ma  vie,  les  plus  belles  quand  je  ne  l'écoutais  pas.  Je  me  rappelle 
quand  j'avais  mon  berceau  à  ses  pieds,  et  que  je  m'amusais  à  voir  courir 
cette  aiguille.  Le  temps  amuse  alors,  j'avais  quatre  ans.  On  lit  de  jolies 
choses  à  la  chambre,  ma  lampe  s'éteint,  je  te  quitte.  Ainsi  finit  mon  année, 
auprès  d'une  lampe  mourante. 

Le  3  (janvier  1835).  —  Une  lettre  de  la  Bretagne  m'est  venue  ce  matin, 
comme  une  belle  étrenne.  J'ai  passé  toute  la  journée  à  penser  à  M""  de 
La  Morvonnais  et  à  déchiffrer  l'écriture  de  son  mari,  qui  n'est  pas  du  tout 
facile;  maintenant  je  la  lis  et  comprends  parfaitement  sa  pensée,  mais  je 
ne  puis  y  répondre.  La  femme  poète,  telle  qu'il  me  croit,  est  un  être  idéal, 
tout  à  fait  à  part  de  la  vie  que  je  mène,  vie  d'occupations,  vie  de  ménage, 
qui  absorbe  tous  mes  moments.  Le  moyen  de  faire  autrement?  je  ne  le  sais 
pas;  et  d'ailleurs,  c'est  là  mon  devoir,  je  ne  veux  pas  en  sortir.  Plût  à  Dieu 
que  mes  pensées,  que  mon  âme,  n'eussent  jamais  pris  leur  vol  au-delà  de  la 
petite  sphère  où  je  me  vois  forcée  de  vivre  (1)  !  On  a  beau  me  dire,  je  ne 
puis  m'élever  au-dessus  de  mon  aiguille  ou  de  ma  quenouille  sans  aller 
trop  loin;  je  le  sens,  je  le  crois;  je  resterai  donc  où  je  me  trouve  :  quoi 
qu'elle  en  pense,  mon  Ame  n'habitera  les  lieux  hauts  qu'au  ciel. 

Le  5.  —  Mon  cher  ami,  je  suis  demeurée  deux  jours  sans  te  rien  dire. 

(1)  Ces  trois  lignes  sont  effacées. 


24  JOÎTRNAÎ.  D'EUGÉNIE   DE  GUERW 

Cela  m'arrîvèfa  souvent,  tantôt  pour  une  chose,  tantôt  pour  l'autre  ;  mais 
si  la  parole  se  tait,  la  pensée  va  toujours,  roue  tournante,  et  bien  vite 
aujourd'hui.  Je  me  demande  d'où  tout  ce  mouvement  peut  venir;  il 
m'étonne,  m'attriste  même  parfois,  car  j'aime  tant  le  repos,  non  pas 
l'inaction,  mais  le  calme  où  reste  une  âme  heureuse  !  Saint  Stylite,  le  saint 
d'aujourd'hui,  est  admirable  sur  sa  colonne.  Je  le  trouve  heureux  de  s'être 
fait  ainsi  une  haute  demeure,  et  de  ne  toucher  pas  la  terre,  même  des  pieds. 
Ces  vies  de  saints  sont  merveilleuses,  charmantes  à  lire,  pleines  d'instruc- 
tions pour  l'âme  croyante.  —  J'entends  chanter  une  jeune  poule,  il  faut  que 
j'aille  chercher  son  nid. 

Le  6.  —  Belle  journée,  soleil,  Boubi  !  une  de  tes  lettres.  N'as-tu  pas 
oublié  ce  Boubi,  ces  vœux  d'enfants  du  jour  des  Rois?  Je  ne  sais  trop  ce 
qu'ils  signifient,  et  pourquoi  ce  jour-là  est  consacré  aux  souhaits  du  vin, 
car  c'est  ce  que  crient  les  enfants.  Nous  leur  donnons  des  pommes,  des 
noix,  en  retour  du  bon  vin  qu'ils  nous  souhaitent,  et  ils  s'en  retournent 
contents.  C'est  la  Ratière,  ton  ancienne  amie,  qui  nous  a  apporté  ta  lettre, 
ne  manquant  pas  de  demander  si  c'était  de  M.  Maurice,  puis  comment  il  se 
portait  et  s'il  était  toujours  loin,  et  tout  cela  avec  un  air  d'intérêt  qui  faisait 
plaisir.  Je  crois  bien  que  si  tu  avais  été  là,  elle  aurait  eu  des  noisettes  dans 
sa  poche.  Pour  nous,  c'est  différent  :  ce  n'est  qu'aux  amis  qu'on  en  donne. 
Ta  lettre  m'a  fait  plaisir  par  l'air  de  contentement  que  j'y  trouve  ;  c'est  que 
te  voilà  hors  des  tempêtes,  des  secousses  qui  t'ont  ballotté  si  longtemps. 
Que  Dieu  en  soit  béni  et  te  tienne  à  l'ancre  !  J'avais  toujours  espéré  que 
quelque  bien  t'arriverait. 

Le  7.  —  Je  viens  d'écrire  à  Félicité.  C'est  toujours  livre  ou  plume  que  je 
touche  en  me  levant,  les  livres  pour  prier,  penser,  réfléchir.  Ce  serait  mon 
occupation  de  tout  le  jour  si  je  suivais  mon  attrait,  ce  quelque  chose  qui 
m'attire  au  recueillement,  à  la  contemplation  intérieure.  J'aime  de  m'ar- 
rêter  avec  mes  pensées,  de  m'incliner  pour  ainsi  dire  sur  chacune  d'elles 
pour  les  respirer,  pour  en  jouir  avant  qu'elles  s'évaporent.  Ce  goût  me 
vint  de  bonne  heure.  J'étais  enfant  que  je  faisais  de  petits  soliloques  qui 
auraient  bien  leur  charme  si  je  les  retrouvais;  mais  aile?  chercher  les 
choses  de  l'enfance  ! 

Allez  chercher  des  eaux  à  la  source  tarie  ! 

La  petite  Morvonnais  m'envoie  un  baiser,  me  dit  sa  mère.  Que  lui  don- 
nerai-je  en  retour  d'aussi  pur,  d'aussi  doux  que  son  baiser  d'enfant?  11  me 
semble  qu'un  lis  m'a  touché  la  joue. 

Que  ne  puis-jc  accourir,  enfant,  quand  tu  m'appelles, 
Quand  tu  me  dis  :  je  t'aime  et  te  veuj  caresser  ; 
Et  que  tes  petits  bras,  comme  deux  blanches  ailes, 
S'ouvrent  pour  rn'cmbrasst  r  1 


JOT'RN'AL    D'itJGÉWB   T)V.    GT'ÉRIN  25 

De  blancs  agneaux  que  j'ai  me  caressent  souvent, 
Une  colombe  aussi  sur  mes  lèvres  se  joue  ; 
Mais  lorsque  je  reçois  le  baiser  d'un  enfant, 
Il  me  semble  qu'un  lis  s'est  penché  sur  ma  joue, 
Que  j'ai  tout  le  visage  embaumé  d'innocence, 
Que  tout  mon  être  enfin  devient  suave  et  pur. 
Ineffable  plaisir,  céleste  jouissance  ! 
Que  n'ai-je  tes  baisers,  enfant  aux  yeux  d'azur  ? 

Le  8.  —  Ce  n'est  pas  la  peine  de  parler  d'aujourd'hui  :  rien  n'est  venu, 
rien  n'a  bougé,  rien  ne  s'est  fait  dans  notre  solitude.  Mon  petit  oiseau  seul 
sautillait  dans  sa  cage  en  gazouillant  au  soleil;  je  l'ai  regardé  souvent, 
n'ayant  rien  de  plus  joli  à  voir  dans  ma  chambre.  Je  n'en  suis  pas  sortie  ; 
tout  mon  temps  s'est  passé  à  coudre  un  peu.  à  lire,  puis  à  réfléchir.  La  belle 
chose  que  la  pensée  !  et  quels  plaisirs  elle  nous  donne  quand  elle  s'élève  en 
haut!  C'est  sa  direction  naturelle  qu'elle  reprend  sitôt  qu'elle  est  dégagée 
des  objets  te.-restres.  Entre  le  ciel  et  nous  il  y  a  une  mystérieuse  attrac- 
tion :  Dieu  nous  veut  et  nous  voulons  Dieu.  —  Je  ne  sais  quel  oiseau  vole 
sur  ma  tète,  je  l'entends  sans  presque  le  voir,  il  est  nuit.  Ce  n'est  pas  le 
temps  des  oiseaux  nocturnes.  Voilà  qui  me  détourne  et  brouille  le  fil  que 
je  dévidais.  Comme  il  faut  peu!  Cette  petite  apparition  me  fait  quitter  ma 
chambre,  non  pas  de  peur  ;  je  vais  dire  a  Mimi  de  venir  voir  cet  oiseau. 

Le  9.  —  Qu'était-ce  que  cet  oiseau  d'hier  au  soir?''  Il  a  disparu  comme 
une  vision  dès  que  j'ai  apporté  la  chandelle.  On  m'a  ri  au  nez,  disant  que  je 
l'avais  vu  dans  ma  tête.  Cependant  c'était  tien  de  mes  yeux  que  je  l'avais 
vu;  je  l'ai  regardé  plus  de  cinq  minutes,  et  c'est  le  bruit  qu'il  faisait  en 
volant  qui  me  l'a  fait  apercevoir. 

Le  1"  mars.  —  Voilà  bien  longtemps  que  mon  Journal  était  délaissé.  Je 
l'ai  trouvé  en  ouvrant  mon  bureau,  et  la  pensée  d'y  laisser  un  mot  m'a 
reprise.  Te  dirai-je  pourquoi  je  l'ai  abandonné?  C'est  que  je  trouve  perdu 
le  temps  que  je  mets  à  écrire.  Nous  devons  compte  à  Dieu  de  nos  minutes, 
et  n'est-ce  pas  les  mal  employer  que  de  tracer  ici  des  jours  qui  s'en  vont? 
Cependant  j'y  trouve  du  charme,  et  me  complais  ensuite  à  revoir  le  sentier 
de  ma  vie  dans  ma  solitude.  Quand  j'ai  rouvert  ce  cahier  et  que  j'en  ai  lu 
quelques  pages,  j'ai  pensé  que  dans  vingt  ans,  si  je  vis,  ce  serait  pour  moi 
plaisir  délicieux  de  le  lire,  de  me  retrouver  là  comme  dans  un  miroir  qui 
garderait  mes  jeunes  traits.  Je  ne  suis  plus  jeune  pourtant,  mais  à  cin- 
quante ans  je  trouverai  que  je  l'étais  à  présent.  Ce  plaisir  donc,  je  me  le 
donne.  Je  crois  qu'il  est  innocent.  Si  le  scrupule  me  revient,  je  le  laisserai 
tout  de  suite.  Mais  le  bon  Dieu,  peut-être,  est  moins  rigoureux  que  ma 
conscience  et  me  pardonnera  ce  petit  passe-temps.  A  demain  donc  la 
reprise  de  mon  Journal.  Il  faut  que  je  dise  mon  bonheur  d'hier,  bonheur 


26  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRW 

bien  doux,  bien  pur  :  un    baiser  de  pauvre  que  je  reçus  comme  je  lui 
faisais  l'aumône.  Ce  baiser  me  fut  au  cœur  comme  un  baiser  de  Dieu. 

Le  3.  —  Tout  chantait  ce  matin  pendant  que  je  faisais  la  prière  :  les 
pinsons,  les  grives  et  mon  petit  linot.  C'était  comme  au  printemps,  et  ce 
soir  voilà  des  nuages,  du  froid,  du  sombre,  l'hiver  encore,  le  triste  hiver. 
Je  ne  l'aime  guère;  mais  toute  saison  est  bonne,  puisque  Dieu  les  a  faites. 
Que  le  givre,  le  vent,  la  neige,  le  brouillard,  le  sombre,  que  tout  temps 
soit  donc  le  bienvenu  !  N'y  a-t-il  pas  du  mal  à  se  plaindre  quand  on  est 
chaudement  près  de  son  feu,  tandis  que  tant  de  pauvres  gens  sont  transis 
dehors?  Un  mendiant  a  trouvé  à  midi  ses  délices  dans  une  assiette  de 
soupe  chaude  qu'on  lui  a  servie  sur  la  porte,  se  passant  fort  bien  de  soleil. 
Je  puis  donc  bien  m'en  passer.  C'est  qu'il  faut  quelque  chose  d'agréable 
aujourd'hui  que  partout  on  s'amuse,  et  nous  voulions  faire  notre  mardi 
gras  au  soleil  en  plein  air,  en  promenades.  Il  a  fallu  se  bornera  celle  du 
hameau,  où  tout  le  monde  voulait  nous  fêter.  Nous  avons  dit  merci  sans 
rien  prendre,  parce  que  nous  étions  après  dîner.  Les  petits  enfants  sont 
venus  à  nous  comme  des  poulets.  Je  leur  ai  fait  piquer  des  noisettes  que 
j'avais  mises  pour  leur  donner  dans  ma  poche  Dans  vingt  ans  encore  ils 
se  souviendront  de  notre  visite,  parce  que  nous  leur  avons  donné  quelque 
chose  de  bon,  et  ce  souvenir  leur  sera  doux.  Voilà  des  noisettes  bien 
employées.  Je  n'écrivis  pas  hier  parce  que  je  trouvais  que  ce  n'était  pas  la 
peine  d'écrire  des  riens.  Il  en  est  de  même  aujourd'hui  ;  tous  nos  jours  se 
ressemblent  à  peu  de  chose  près,  quant  au  dehors  seulement.  La  vie  de 
l'âme  est  différente  ,  rien  n'est  plus  varié,  plus  changeant,  plus  mobile. 
N'en  parlons  pas,  ce  serait  à  l'infini  quand  il  ne  s'agirait  que  d'une  heure. 
Je  vais  écrire  à  Louise.  C'est  me  fixer  dans  l'aimable. 

Le  4.  —  J'ai  suspendu  ce  matin  à  côté  du  lit  de  papa  une  petite  croix 
qu'une  petite  fille  lui  donna  hier,  par  reconnaissance  de  ce  qu'il  l'a  fait 
placer  au  couvent.  C'est  Christine  Roquier.  Son  pieux  souvenir  nous  a  été 
très  agréable,  et  nous  le  conserverons  comme  une  relique  de  reconnais- 
sance Le  bénitier  de  papa  sera  entre  cette  croix  et  une  image  du  Calvaire. 
Cette  image,  toute  déchirée  qu'elle  est,  j'y  tiens,  parce  que  je  l'ai  toujours 
vue  là,  et  que  quand  j'étais  enfant  j'allais  devant  faire  mes  prières.  Je  me 
souviens  de  lui  avoir  demandé  bien  des  grâces  à  cette  sainte  image  je 
racontais  tous  mes  petits  chagrins  à  cette  figure  si  triste  du  Sauveur  mou- 
rant, et  toujours  j'étais  consolée.  Une  fois  que  j'avais  des  taches  à  ma  robe 
qui  me  peinaient  beaucoup,  de  peur  d'être  grondée,  je  priai  mon  image  de 
les  faire  disparaître,  et  les  taches  disparurent.  Que  ce  doux  miracle  me  fit 
aimer  le  bon  Dieu  !  Depuis  ce  jour,  je  ne  crus  rien  d'impossible  à  la  prière 
ni  à  mon  itnnge,  et  je  lui  demandais  quoi  que  ce  fût  :  une  fois,  que  ma 


JOURNAL  D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  27 

poupée  eût   une  âme;  mais  cette  fois  je  n'obtins  rien.  Ce   fut  la  seule 
peut-être. 

Le  7.  —  Aujourd'hui  on  a  placé  un  âtre  nouveau  à  la  cuisine.  Je  viens  d'y 
poser  les  pieds,  et  je  marque  ici  cette  sorte  de  consécration  du  foyer  dont 
la  pierre  ne  gardera  point  de  trace.  C'est  un  événement  ici  que  ce  foyer, 
comme  à  peu  prés  un  nouvel  autel  dans  une  église.  Chacun  va  le  voir  et 
se  promet  de  passer  de  douces  heures  et  une  longue  vie  devant  ce  foyer  de 
la  maison  (car  il  est  à  tous,  maîtres  et  valets),  mais  qui  sait?...  Moi  peut- 
être  je  le  quitterai  la  première,  ma  mère  s'en  alla  bientôt.  On  dit  que  je  lui 
ressemble. 

Le  8.  —  J'ai  fait  cette  nuit  un  grand  songe.  L'Océan  passait  sous  nos 
fenêtres.  Je  le  voyais,  j'entendais  ses  vagues  roulant  comme  des  tonnerres, 
car  c'était  pendant  une  tempête  que  j'avais  la  vue  de  la  mer,  et  j'avais 
peur.  Un  ormeau  qui  s'est  élevé  avec  un  oiseau  chantant  dessus  m'a 
détournée  de  la  frayeur.  J'ai  écouté  l'oiseau  :  plus  d'Océan  et  plus  de 
songe. 

Le  9.  —  La  journée  a  commencé  douce  et  belle,  point  de  pluie  ni  de  vent. 
Mon  oiseau  chantait  toute  la  matinée,  et  moi  aussi,  car  j'étais  contente  et 
je  pressentais  quelque  bonheur  pour  aujourd'hui.  Le  voilà,  mon  ami,  c'est 
une  de  tes  lettres.  Oh!  s'il  m'en  venait  ainsi  tous  les  jours!  Il  faut  que 
j'écrive  à  Louise. 

Du  temps  que  j'écrivais,  les  nuages,  le  vent  sont  revenus.  Rien  n'est 
plus  variable  que  le  ciel  et  notre  âme.  Bonsoir 

Le  10.  —  Oh  !  le  beau  rayon  de  lune  qui  vient  de  tomber  sur  l'évangile 
que  je  lisais  ! 

Le  11.  —  Aujourd'hui,  à  cinq  heures  du  matin,  il  y  a  eu  cinquante-sept 
ans  que  notre  père  vint  au  monde.  Nous  sommes  allés,  lui,  Mimi  et  moi.  à 
l'église  en  nous  levant,  célébrer  cet  anniversaire  et  entendre  la  messe. 
Prier  Dieu,  c'est  la  seule  façon  de  célébrer  toute  chose  en  ce  monde.  Aussi 
ai-je  beaucoup  prié  en  ce  jour  où  vint  au  monde  le  plus  tendre,  le  plus 
aimant,  le  meilleur  des  pères.  Que  Dieu  nous  le  conserve  et  ajoute  à  ses 
années  tant  d'années  que  je  ne  les  voie  pas  finir.  Mon  Dieu,  non.  je  ne 
voudrais  pas  mourir  la  dernière;  aller  au  ciel  avant  tous  serait  mon 
bonheur.  Pourquoi  parler  de  mort  un  jour  de  naissance?  C'est  que  la  vie  et 
la  mort  sont  sœurs  et  naissent  ensemble  comme  deux  jumelles. 

Demain  je  ne  serai  pas  ici.  Je  t'aurai  quittée,  ma  chère  chambrette.  p.ipa 
m'emmène  à  Caylus.  Ce  voyage  m'amuse  peu  ,  je  n'aime  pas  de  m'en  aller, 
•  de  changer  de  lieu  ni  de  ciel,  ni  de  vie,  et  tout  cela  change  en  voyage. 
Adieu,  mon  confident,  tu  vas  [n'attendre  dans  mon  bureau.  Qui  sait  quand 
nous  nous  reverrons?  Je  dis  dans  huit  jours,  mais  qui  compte  au  sûr  en  ce 
monde?  11  y  a  neuf  ans  que  je  demeurai  un  mois  à  Caylus.  Ce  n'est  pas 


28  JOURNAL    D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

sans  quelque  plaisir  que  je  reverrai  cet  endroit,  ma  cousine,  sa  fille,  et  le 
bon  chevalier  qui  m'aima-i:  tant  !  On  prétend  qu'il  m'aime  encore.  Je  vais 
le  savoir.  C'est  possible  qu'il  soit  le  même;  lui  me  trouvera  bien  changée 
depuis  dix  ans  Dix  ans,  c'est  un  siècle  pour  une  femme.  Alors  nous  aur  ns 
même  âge,  car  le  brave  homme  a  ses  quatre-vingts  ans  passés. 

Le  12.  —  C'était  pour  moi  une  véritable  neine  de  m'en  aller;  papa  l'a  su 
et  m'a  laissée.  11  me  dit  hier  au  soir  :  «  Faib  comme  tu  voudras.  »  Je  vou- 
lais demeurer  et  me  sentais  toute  triste  en  t  ?nsant  que  ce  soir  je  serais 
loin  d'ici,  loin  de  Mimi,  loin  de  mon  feu,  loin  de  ma  chambrette,  loin  de 
mes  livres,  loin  de  Trilby,  loin  de  mon  oiseau  :  tout,  jusqu'aux  moindres 
choses,  se  présente  quand  on  s'en  va,  et  vous  entoure  si  bien  qu'on  n'en 
peut  sortir.  Voiià  ce  qui  m'arrive  chaque  fois  qu'il  est  question  de  voyage: 
j'appelle  voyage  une  sortie  de  huit  jours.  Comme  la  colombe,  j'aime 
chaque  soir  de  revenir  à  mon  nid.  Nul  endroit  ne  me  fait  envie. 

Je  n'aime  que  les  fleurs  que  nos  ruisseaux  arrosent, 
Que  les  prés  dont  mes  pas  ont  foulé  le  gazon, 
Je  n'aime  que  les  bois  où  nos  oiseaux  se  posent, 
Mon  ciel  de  tous  les  jours  et  son  même  horizon. 

Neuf  heures...  C'est  l'heure  que  l'âme  pieuse  écoute  avec  le  plus  de 
recueillement,  à  cause  des  pieux  souvenirs  qu'elle  réveille.  A  la  neuvième 
heure,  nous  dit  l'Evangile,  les  ténèbres  couvrirent  la  terre  pendant  que 
Jésus  était  en  croix  Ce  fut  aussi  à  la  neuvième  heure  que  le  Saint-Esprit 
descendit  sur  les  Apôtres  Aussi  cette  heure  est  elle  bénie  et  consacrée  par 
l'Eglise  à  la  prière.  C'est  alors  que  les  chanoines  commencent  leur  office. 

Le  14.  —  C'est  un  de  mes  beaux  jours,  de  ces  jours  qui  commencent 
doux  et  finissent  doux  comme  une  coupe  de  lait.  Dieu  soit  béni  de  ce  jour 
passé  sans  tristesse  !  Ils  sont  si  rares  dans  la  vie  !  et  mon  âme  plus  qu'une 
autre  s'afflige  de  la  moindre  chose.  Un  mot,  un  souvenir,  un  son  de  voix, 
un  visage  triste,  un  rien,  je  ne  sais  quoi,  souvent  troublent  la  sérénité  de 
mon  âme,  petit  ciel  que  les  plus  légers  nuages  ternissent.  Ce  matin,  j'ai 
reçu  une  lettre  de  Gabrielle,  de  cette  cousine  que  j'aime  à  cause  de  sa 
douceur  et  de  sa  belle  âme.  J'étais  en  peine  sur  sa  santé  si  frêle,  ne  sachant 
rien  d'elle  depuis  plus  d'un  mois.  Sa  lettre  aussi  m'a  fait  tant  de  plaisir  que 
je  l'ai  lue  avant  la  prière,  tant  j'étais  pressée  de  la  lire.  Voir  une  lettre,  et 
ne  pas  l'ouvrir,  chose  impossible  !  Je  l'ai  lue.  Entre  autres  choses,  j'ai  vu 
que  Gabrielle  n'approuve  pas  mes  goûts  de  retraite  et  de  renoncement  au 
monde.  C'est  qu'elle  ne  me  connaît  pas,  qu'elle  est  plus  jeune  et  qu'elle  ne 
sait  pas  qu'il  est  un  âge  où  le  cœur  se  déprend  de  tout  ce  qui  ne  le  fait  pas 
vivre.  Le  monde  l'enchante,  l'eniVre,  mais  ce  n'est  pas  la  vie.  On  rn  I 
trouve  qu'en  Dieu  et  en  soi   Etre  seul  avec  Dru  seul,  ô  bonheur  suprême  I 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  29 

On  m.'a  remis  à  Cahuzac  encore  une  lettre.  Celle-ci  est  de  Lili,  autre 
douce  amie,  mais  tout  à  fait  à  l'écart  du  monde  ;  âme  pure,  âme  de  neige 
par  sa  candeur,  si  blanche  que  j'en  suis  éblouie  quand  je  la  regarde,  âme 
faite  pour  les  yeux  de  Dieu.  Elle  me  dit  de  l'aller  voir,  mais  je  ne  veux  pas 
sortir  avant  Pâques.  Après,  j'irai  à  Rayssac,  et  au  retour  je  demeurerai  tant 
que  je  pourrai  avec  Lili.  Je  m'en  allais  de  Cahuzac  toute  contente  avec  ma 
lettre,  lorsque  j'ai  vu  près  de  la  fontaine  un  petit  garçon  qui  se  désolait 
à  fendre  l'âme.  C'est  qu'il  avait  cassé  son  cruchon,  et  le  pauvre  enfant 
avait  peur  d'être  battu  par  son  père.  Ce  n'est  pas  lui  qui  me  l'a  dit,  tant  il 
pleurait,  mais  des  femmes  qui  avaient  vu  tomber  la  cruche.  Ce  pauvre 
petit,  j'ai  vu  qu'avec  dix  sous  je  le  consolerais,  et  le  prenant  par  la  main, 
je  l'ai  mené  chez  un  terrassier  où  il  a  retrouvé  sa  cruche.  Charles  X  ne 
serait  pas  plus  heureux  s'il  reprenait  sa  couronne.  N'est-ce  pas  que  c'est 
un  beau  jour? 

Le  15.  —  Boue,  pluie,  ciel  d'hiver,  temps  incommode  pour  un  dimanche; 
mais  ça  m'est  égal,  tout  comme  si  je  voyais  le  soleil.  Non  par  indifférence, 
j'aime  mieux  le  beau  temps;  mais  tous  les  temps  sont  bons  :  quand  le 
dedans  est  serein,  que  fait  le  reste?  J'étais  à  Lentin,  où  j'ai  entendu  bien 
mal  prêcher,  ce  me  semble.  Cette  parole  de  Dieu,  si  belle,  comme  elle  se 
défigure  en  passant  par  certaines  bouches!  On  a  besoin  de  savoir  qu'elle 
vient  du  ciel.  Je  vais  à  vêpres,  malgré  le  temps.  J'ai  rapporté  d'Andillac 
une  fleur,  la  première  que  j'ai  vue  cette  année.  Les  pareilles  étaient  sur 
l'autel  de  la  Vierge,  dont  elles  embaumaient  les  pieds.  C'est  la  coutume 
de  nos  paysannes  de  lui  offrir  les  premières  fleurs  de  leur  jardin  :  coutume 
pieuse  et  charmante  :  rien  ne  pare  mieux  un  autel  de  campagne.  Je  laisse 
ici  ma  fleur  comme  un  souvenir  du  dimanche  le  plus  voisin  du  printemps. 

Le  16.  —  Encore  une  lettre  de  G...,  une  lettre  pour  m'annoncer  son 
mariage.  Que  j'étais  loin  d'y  penser  !  Elle  est  si  jeune,  si  délicate,  si  frêle. 
On  ne  voit  qu'un  peu  de  vie  dans  ce  petit  corps  d'enfant.  Mon  Dieu,  que 
je  la  souhaite  heureuse  !  mais  je  ne  sais  pas...  je  ne  vois  rien  de  riant  dans 
son  mariage.  Il  faut  pourtant  que  je  lui  fasse  mes  félicitations,  c'est  l'u 
J'ai  passé  tout  le  jour  à  penser  à  elle,  à  me  figurer  son  avenir  et  à  peu 
ces  mots  de  sa  lettre  :  Je  n'ai  de  calme  qu'à  genoux. 

Le  17.  —  C'est  un  cœur  tout  neuf  que  celui  de  G...  Voilà  pourquoi  elle 
pourra  être  heureuse,  si  son  maii  est  aimable,  parce  qu'elle  l'aimera 
tout  le  charme  d'une  première  affection. 

J'écoute  le  berger  qui  siffle  dans  le  vallon.  C'est  l'expression  la  plus  gaie 
qui   puisse  passer  sur  les  lèvres  de   l'homme.  Ce  sifflement   marque  un 
sans-souci,  un  bien-être,  un  je  suis  content  qui  l'ait  plaisir.  Ces  pa 
gens,  il  leur  faut  bien  quelque  chose,  ils  ont  la  gaieté.  Deux  petits  enfants 
font  aussi,  en  chantant,  leur  fagot  de  branches  parmi  les  moutons.  Ils 


30  JOURNAL  D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

s'interrompent  de  temps  en  temps  pour  rire  ou  pour  jouer,  car  tout  cela 
leur  échappe.  J'aimerais  de  les  voir  faire  et  d'écouter  le  merle  qui  chante 
dans  la  haie  du  ruisseau;  mais  je  veux  lire.  C'est  Massillon  que  je  lis 
depuis  que  nous  sommes  en  carême.  J'admire  son  discours  de  vendredi 
sur  la  Prière,  qui  est  vraiment  un  cantique. 

Le  17.  —  Le  berger  m'a  annoncé  ce  matin  l'arrivée  des  bergeronnettes. 
Une  a  suivi  le  troupeau  toute  la  journée  :  c'est  de  bon  augure,  nous  aurons 
bientôt  des  fleurs.  On  croit  aussi  que  ces  oiseaux  portent  bonheur  aux 
troupeaux.  Les  bergers  les  vénèrent  comme  une  sorte  de  génies  et  se  gar- 
dent d'en  tuer  aucune.  Si  ce  malheur  arrivait,  le  plus  beau  mouton  du 
troupeau  périrait.  Je  voudrais  que  cette  naïve  crédulité  préservât  de  même 
tant  d'autres  petits  oiseaux  que  nos  paysans  font  périr  inhumainement,  et 
qui  m'ont  donné  bien  du  chagrin  autrefois.  Le  malheur  des  nids  était  un 
de  mes  chagrins  d'enfance.  Je  pensais  aux  mères,  aux  petits,  et  cela  me 
désolait  de  ne  pouvoir  les  protéger,  ces  innocentes  créatures!  Je  les 
recommandais  à  Dieu. 

Je  disais  :  O  mon  Dieu,  ne  les  faites  pas  naître 

Ou  préservez-les  de  malheur; 
Préservez  ces  petits,  vous  êtes  bien  le  maître, 
Des  griffes  du  vautour,  des  mains  de  l'oiseleur. 

J'en  ai  vu  qu'on  prenait  de  leur  nid  sous  le  lierre, 
D'autres  sur  le  grand  chêne  ou  cachés  sous  la  terre, 
Et,  tristes  comme  moi  quand  je  n'ai  pas  ma  cour, 
Tous  mouraient  dans  un  jour. 

Et  tous  auraient  chanté,  et  tous,  mettant  des  ailes, 
Se  seraient  envolés  dans  les  bois,  sur  les  mers; 
Et  quand  naîtront  les  fleurs,  ces  pauvres  hirondelles 
Renaîtraient  dans  les  airs. 

Vous  les  verriez,  enfants,  passer  sous  les  nuages, 
Et  puis  chaque  matin  gazouiller  tout  l'été. 
Oh  !  que  c'est  bien  plus  doux  que  de  les  voir  en  cages 
Sans  chants  ni  liberté. 

Le  19.  —  Je  ne  sais  jusqu'où  ces  oiseaux  m'auraient  menée,  tant  ils  me 
donnent  de  souvenirs  et  tant  je  leur  portais  de  tendresse.  Me  voici  dans 
une  joyeuse  attente;  papa  revient  ce  soir.  Il  me  tarde  :  huit  jours  d'ab- 
sence sont  longs  quand  on  a  l'habitude  de  ne  jamais  se  quitter.  C'est  de 
plus  Saint-Joseph  aujourd'hui,  la  fête  de  papa.  Ce  ne  peut  être  qu'un  beau 
jour.  J'ai  entendu  la  messe  pour  le  fêter,  voilà  mon  bouquet  :  les  prières 
sont  des  fleurs  divines. 

Le  20.  —  Papa  est  arrivé  frais,  bien  portant  et  charmé  de  l'accueil  qu'on 
lui  a  fait  chez  ma  cousine  de  La  Gardelle.  La  soirée  s'est  passée  à  parler  de 


JOURNAL  f> 'EUGÉNIE    DE   GUÉRIN  31 

cette  bonne  famille  qui  nous  aime,  des  voisins  qu'ils  ont,  de  leur  curé.  La 
vie  des  curés  de  campagne  est  intéressante,  et  j'aime  à  me  la  faire  dire. 
Enfin,  des  uns  ou  des  autres,  nous  avons  eu  de  quoi  causer  jusqu'après  dix 
heures  où  chacun  de  nous  va  dormir  pour  l'ordinaire  sans  avoir  toutappris. 

Je  n'ai  aucune  envie  d'écrire  aujourd'hui ,  j'aime  mieux  coudre.  L'ai- 
guille me  sied  mieux  que  la  plume,  je  la  reprends.  Nous  avons  eu  au 
lever,  ce  matin,  une  lettre  de  Marie  et  un  cahier  de  la  Propagation  de 
la  foi,  voilà  pour  le  cœur  et  pour  l'âme.  Marie  nous  mande  des  amitiés; 
les  missionnaires,  des  conversions.  Que  ces  hommes  sont  admirables,  et 
que  de  grand  cœur  je  leur  donne  mon  sou  par  semaine'.  Je  voudrais  te 
voir  de  cette  association. 

Le  21.  —  Je  crois  que  c'est  aujourd'hui  le  premier  jour  du  printemps.  Je 
ne  m'en  doutais  pas  ;  au  froid  qu'il  fait,  à  la  bise  qui  siffle,  on  se  croirait  en 
janvier.  Encore  un  peu  de  temps  et  la  froidure  s'en  ira  :  patience,  pauvre 
impatiente  que  je  suis  de  voir  des  fleurs,  un  beau  ciel,  de  respirer  l'air  tout 
embaumé  du  printemps!  Quand  j'en  serai  là,  j'aurai  quelques  jours  de 
plus,  quelques  soucis  peut-être,  et  voilà  comme  les  jouissances  arrivent. 
J'ai  fait  pourtant  un  beau  réveil.  Comme  j'ouvrais  l'œil,  une  lune  char- 
mante passait  sur  ma  fenêtre  et  rayonnait  dans  mon  lit,  et  rayonnait  si  bien 
que  tout  à  coup  j'ai  cru  que  c'était  une  lampe  suspendue  à  mon  contrevent. 
C'était  joli  avoir  et  bien  doux,  cette  blanche  lumière.  Aussi  l'ai-je  con- 
templée, admirée,  regardée  jusqu'à  ce  qu'elle  se  fût  cachée  derrière  le 
contrevent,  pour  reparaître  ensuite  et  se  cacher  comme  un  enfant  qui 
joue  à  clignette. 

J'ai  été  me  confesser;  j'ai  longtemps  réfléchi  sur  la  douce  et  belle  morale 
de  M.  Bories.  puis  j'ai  écrit  à  Louise,  ici  à  présent  :  que  de  douces  choses 
j'ai  faites!  J'écrirais  tout  à  présent  que  j'écrirais  trop;  je  ne  pourrais  pas 
dormir,  et  il  faut  que  je  dorme,  et  que  je  puisse  penser  à  Dieu  et  le  prier 
demain  qui  est  dimanche.  Ce  frêle  corps  qui  tient  l'âme,  il  le  faut  ménager. 
C'est  ennuyeux,  mais  qu'y  faire?  Les  anges  n'ont  pas  ce  souci  :  heureux 
anges  ! 

Le  24.  —  Je  vois  un  beau  soleil  qui,  du  dehors,  vient  resplendir  dans  ma 
chambrette.  Cette  clarté  l'embellit  et  m'y  retient,  quoique  j'aie  envie  de 
descendre.  J'aime  tant  ce  qui  vient  du  ciel  !  J'admire  d'ailleurs  ma  muraille 
toute  tapissée  de  rayons,  et  une  chaise  sur  laquelle  ils  retombent  comme 
des  draperies.  Jamais  je  n'eus  plus  belle  chambre.  C'est  plaisir  de  s'y 
trouver  et  d'en  jouir  comme  de  chose  à  soi.  O  le  beau  temps  .  il  me  tarde 
d'en  jouir,  de  respirer  à  plein  gosier  l'air  de  dehors  si  suave  aujourd'hui  ; 
ce  sera  pour  l'après-midi  :  ce  matin,  il  faut  que  j'écrive.  Hier  il  nous  arriva 
trois  personnes  et  des  livres,  toutes  visites  d'amis.  L'après-diner  se  p 
à  causer,  à  écouter  mille  choses  que  M ""  Roquiers  sait  raconter  comme 


32  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

nouvelles  intéressantes,  ou  amuser  sa  petite  fille,  enfant  de  quatre  ans, 
fraîche  comme  une  première  rose.  C'était  plaisir  de  baiser  ses  joues  ronde- 
lettes et  de  lui  voir  croquer  des  gimblettes.  Nous  sommes  invitées,  Mimi 
et  moi,  à  aller  assister  demain  chez  M.  Roquiers  à  la  bénédiction  d'une 
cloche.  Cette  course  ne  me  déplaît  pas. 

Le  26.  —  C'est  une  jolie  chose  qu'une  cloche  entourée  de  cierges,  habillée 
de  blanc  comme  un  enfant  qu'on  va  baptiser.  On  lui  fait  des  onctions,  on 
chante,  on  l'interroge,  et  elle  répond  par  un  petit  tintement  qu'elle  est 
chrétienne  et  veut  sonner  pour  Dieu.  Pour  qui  enrore?  car  elle  répond 
deux  fois.  Pour  toutes  les  choses  saintes  de  la  terre,  pour  la  naissance, 
pour  la  mort,  pour  la  prière,  pour  le  sacrifice,  pour  les  justes,  pour  les 
pécheurs.  Le  matin,  j'annoncerai  l'aurore  ;  le  soir,  le  déclin  du  jour.  Céleste 
horloge,  je  sonnerai  Y  Angélus  et  les  heures  saintes  où  Dieu  veut  être  loué. 
A  mes  tintements,  les  âmes  pieuses  prononceront  le  nom  de  Jésus,  de 
Marie  ou  de  quelque  saint  bien-aimé  ;  leurs  regards  monteront  au  ciel,  ou, 
dans  une  église,  leur  cœur  se  distillera  en  amour. 

Je  pensais  cela  et  d'autres  choses  devant  cette  petite  cloche  d'Itzac,  que 
je  voyais  bénir  au  milieu  d'une  foule  qui  regardait  sans  penser  à  rien,  ce 
me  semblait,  et  qui  regardait  également  nous  et  la  cloche.  Deux  demoi- 
selles étaient  en  eiïet  choses  curieuses  et  toutes  nouvelles  pour  les  Itzagois. 
Les  pauvres  gens  ! 

Le  27.  —  A  deux  heures,  papa  est  parti  pour  Albi  où  Lili  le  réclame  pour 
ses  affaires.  Nous  voilà  encore  seules  pour  je  ne  sais  combien  de  jours, 
car  il  est  possible  que  papa  aille  à  Rayssac.  A  son  retour,  j'aurai  des  nou- 
velles de  Louise.  Il  me  tarde.  Voilà  longtemps  que  je  ne  sais  rien  de  cette 
chère  amie.  Ce  n'est  pas  qu'elle  m'oublie,  je  ne  puis  le  croire.  Si  je  le 
croyais...  Non,  non,  Louise  m'aime  et  sera  toujours  mon  amie.  C'est  dit, 
c'est  fait,  nous  n'en  sommes  plus  aux  commencements  pour  avoir  des 
doutes  sur  notre  amitié.  C'est  qu'elle  ne  peut  m'écrire  ou  que  les  charbon- 
niers perdent  les  lettres.  Les  ennuyeux,  s'ils  savaient  ce  qu'ils  perdent  I 

Le  28.  —  J'ai  failli  avoir  un  chagrin  :  mon  petit  linot  était  sous  la  griffe 
de  la  chatte,  comme  j'entrai  dans  ma  chambre.  Je  l'ai  sauvé  en  donnant  un 
grand  coup  de  poing  à  la  chatte,  qui  a  lâché  prise.  L'oiseau  n'a  eu  que  peur, 
puis  il  s'est  trouvé  si  content  qu'il  s'est  mis  à  chanter  de  toutes  ses  forces, 
comme  pour  me  remercier  et  m'assurcr  que  la  frayeur  ne  lui  avait  pas  ôté 
la  voix.  Un  bouvier  qui  passe  au  chemin  de  Cordes  chante  aussi  menant 
sa  charrette,  mais  un  air  si  insouciant,  si  mou,  que  j'aime  mieux  le  gazouil- 
lement du  linot.  Quand  je  suis  seule  ici,  je  me  plais  à  écouter  ce  qui  remue 
au  dehors,  j'ouvre  l'oreille  à  tout  bruit  :  un  chant  de  poule,  les  branches 
tombant,  un  bourdonnement  de  mouche,  quoi  que  ce  soit  m'intércssi  et 
me  donne  à  penser.  Que  de  fois  je  me  prends  à  considérer,  à  suivie  des 


JOURNAL  D'EUGÉNIE   DH  GniRIN  33 

yeux  de  tout  petits  insectes  que  j'aperçois  dans  les  feuillets  d'un  livre  ou 
sur  les  briques  ou  sur  la  table  !  Je  ne  sais  pas  leur  nom,  mais  nous  sommes 
en  connaissances  comme  des  passants  qui  se  considèrent  le  long  du  chemin. 
Nous  nous  perdons  de  vue,  puis  nous  nous  rencontrons  par  hasard,  et  la 
rencontre  me  fait  plaisir;  mais  les  petites  bêtes  me  fuient,  car  elles  ont 
peur  de  moi,  quoique  je  ne  leur  aie  jamais  fait  mal.  C'est  qu'apparemment 
je  suis  bien  effrayante  pour  elles.  En  serait-il  de  même  au  paradis?  11  n'est 
pas  dit  qu'Eve  y  fit  jamais  peur  à  rien.  Ce  n'est  qu'après  le  péché  que  la 
frayeur  s'est  mise  entre  les  créatures.  11  faut  que  j'écrive  à  Philibert. 

Le  29.  —  J'ai  commencé  hier  au  soir  ma  lettre  à.' outre-mer  que  j'écris 
avec  un  inexprimable  intérêt  par  les  souvenirs  qu'elle  lait  naître,  parles 
dangers  qu'elle  va  courir.  Est-il  possible  qu'une  feuille  de  papier  lancée  sur 
l'Océan  arrive  à  son  adresse,  tombe  juste  sous  les  yeux  de  mon  cousin 
dans  son  île?  Ce  n'est  pas  croyable,  à  moins  que  quelque  ange  navigateur 
ne  prenne  ce  papier  sous  son  aile.  Cette  île  de  France  est  en  effet  au  bout 
du  monde.  Pauvre  Philibert,  comme  il  est  loin  d'ici  et  qu'il  est  à  plaindre, 
lui  qui  aime  tant  son  pays,  ses  parents,  son  beau  ciel  d'Europe  !  Je  me 
souviens  du  dernier  soir  que  nous  avons  passé  ensemble,  et  comme  il 
contemplait  avec  extase  ces  étoiles  de  son  pays  qui  bientôt  disparaîtraient 
pour  lui!  Il  regrettait  surtout  l'étoile  polaire  qu'on  cesse  de  voir  sous  la 
ligne.  Alors  paraît  la  croix  du  Sud.  La  croix  du  Sud  est  bien  belle,  mais 
jamais,  me  disait-il,  je  ne  l'ai  tant  regardée,  ni  toutes  nos  constellations 
d'Afrique,  que  cette  petite  étoile  du  Nord. 

Etoiles  du  beau  ciel  de  France, 
Du  beau  pays  de  ma  naissance, 

Vous  ne  luirez  plus  à  mes  yeux 

Par  delà  l'Océan  immense, 

Où  je  vais  vivre  niaHieureux, 

Et,  sans  vous  voir,  voir  d'autres  deux, 

Etoiles  du  beau  ciel  de  France  ! 

Ce  pauvre  cousin  me  disait  cela,  ce  me  semble,  et  j'en  avais  le  cœur 
gros.  Que  les  exilés  sont  à  plaindre!  Rien  ne  leur  plaît  dans  cet  éloij 
ment  du  pays.  Avec  sa  femme  et  ses  enfants,  Philibert  est  triste  en  Afrique; 
en  France,  il  serait  heureux 

Le  30.  —  Deux  lettres  nous  sont  venues  :  l'une  de  joie,  pour  annoncer  le 
mariage  de  Sophie  Deca7.es,  l'autre  do  deuil,  pour  nous  parler  de  mort. 
C'est  ce  pauvre  M.  de  I.a  Morvonnais  qui  m'écrit  tout  pleurant,  tout  plein 
de  sa  chère  Marie.  Comme  il  l'aimait  et  comme  il  l'aime  encoi  lient 

deux  âmes  qui  ne  pouvaient  se  quitter  :   aussi  demeureront-elles  unies 
malgré  la  mort,  et  à  part  le  corps  où  n'est  pas  la  vi  là  l'union  chré- 

tienne, union  spirituelle,  immortelle,  nœud  divin  formant  l'amour,  la  cha- 

3 


34  JOURNAL    D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

rite  qui  jamais  ne  meurt.  Dans  son  veuvage,  Hippolyte  n'est  pas  seul  :  il 
voit  Marie,  partout  Marie,  toujours  Marie.  «  Parlez-moi  d'elle,  toujours 
d'elle,  »  me  dit-il.  Puis  :  «  Ecrivez-moi  souvent,  vous  avez  des  tours  de 
langage  qui  me  la  rappellent  au  vif.  »  Je  ne  m'en  doutais  pas;  c'est  Dieu 
qui  le  fait  et  m'a  mis  dans  l'âme  quelques  traits  de  ressemblance  avec  cette 
âme.  Voilà  pourquoi  elle  m'aimait  et  je  l'aimais  :  la  sympathie  naît  des 
rapports  de  l'âme.  Je  trouvais  de  plus  en  Marie  quelque  chose  d'infiniment 
doux  que  j'aime  tant,  qui  n'émane  que  d'une  âme  pure.  «  La  vraie  marque 
de  l'innocence,  c'est  la  douceur»,  dit  Bossuet  Que  de  charmes,  que  de 
bien  j'aurais  goûtés  dans  cette  amitié  céleste!  Dieu  en  a  jugé  autrement  et 
me  l'a ôtée  après  un  an  que  j'en  ai  joui.  Pourquoi  si  tôt?  Point  de  plaintes, 
Dieu  n'en  veut  pas  pour  ce  qu'il  nous  ôte  et  pour  quelques  jours  de  sépara- 
tion. Ceux  qui  meurent  ne  vont  pas  si  loin,  car  le  ciel  est  tout  près  de 
nous.  Nous  n'avons  qu'à  lever  les  yeux  et  nous  voyons  leur  demeure. 
Consolons-nous  par  cette  douce  vue  en  nous  résignant  sur  la  terre,  qui 
n'est  qu'une  marche  à  la  porte  du  paradis. 

i"  avril.  —  Voilà  donc  un  mois  de  passé,  moitié  triste,  moitié  beau, 
comme  à  peu  près  toute  la  vie.  Ce  mois  de  mars  a  quelques  lueurs  de  prin- 
temps qui  sont  bien  douces;  c'est  le  premier  qui  voit  des  fleurs,  quelques 
pimprenelles  qui  s'ouvrent  un  peu  au  soleil,  des  violettes  dans  les  bois 
sous  les  feuilles  mortes,  qui  les  préservent  de  la  gelée  blanche.  Les  petits 
enfants  s'en  amusent  et  les  appellent_/7<v/r^  de  mars.  Ce  nom  est  très  bien 
donné.  On  en  fait  sécher  pour  faire  de  la  tisane.  Cette  fleur  est  douce  et 
bonne  pour  les  rhumes,  et,  comme  la  vertu  cachée,  son  parfum  la  décèle. 
On  a  vu  aujourd'hui  des  hirondelles,  joyeuse  annonce  du  printemps. 

Le  2.  —  Mon  âme  s'en  va  tout  aujourd'hui  du  ciel  sur  une  tombe,  car  il  y 
a  seize  ans  que  ma  mère  mourut  à  minuit.  Ce  triste  anniversaire  est  con- 
sacré au  deuil  et  à  la  prière.  Je  l'ai  passé  devant  Dieu  en  regrets  et  en 
espérances;  tout  en  pleurant,  je  lève  les  yeux  et  vois  le  ciel  où  ma  mère 
est  heureuse  sans  doute,  car  elle  a  tant  souffert!  Sa  maladie  fut  longue  et 
son  âme  patiente.  Je  ne  me  souviens  pas  qu'il  lui  soit  échappé  une  plainte, 
qu'elle  ait  crié  tant  soit  peu  sous  la  douleur  qui  la  déchirait  :  nulle  chré- 
tienne n'a  mieux  souffert.  On  voyait  qu'elle  l'avait  appris  devant  la  croix. 
Il  lui  serait  venu  de  sourire  sur  son  lit  de  mort  comme  un  martyr  sur  son 
chevalet.  Son  visage  ne  perdit  jamais  sa  sérénité,  et  jusque  dans  son  agonie 
elle  semblait  penser  à  une  fête.  Cela  m'étonnait,  moi  qui  la  voyais  tant 
souffrir,  moi  qui  pleurais  au  moindre  mal,  et  qui  ne  savais  pas  ce  que  c'est 
que  la  résignation  dans  les  peines.  Aussi,  quand  on  me  disait  qu'elle  s'en 
allait  mourir,  je  la  regardais,  et  son  air  content  me  faisait  croire  qu'elle  ne 
mourrait  pas.  Elle  mourut  cependant  le  2  avril  à  minuit,  à  l'heure  où  je 
m'étais  endormie  au  pied  de  son  lit.  Sa  douce  mort  ne  m'éyeilla  pas,  jamais 


JOURNAL   n'PXGÉS'IH   DE   GUÉHIN  35 

âme  ne  sortit  plus  tranquillement  de  ce  monde.  Ce  fut  mon  père...  Mon 
Dieu  !  j'entends  le  prêtre,  je  vois  des  cierges  allumés,  une  figure  pâle,  en 
pleurs  ;  je  fus  emmenée  dans  une  autre  chambre. 

Le  3.  —  A  neuf  heures  du  matin,  ma  mère  fut  mise  au  tombeau... 

Le  4.  —  Je  vais  à  Cahuzac  avec  le  soleil  sur  la  tête.  Si  cela  m'ennuie,  je 
penserai  au  saint  du  jour,  saint  Macaire  cheminant  sous  une  corbeille  de 
sable  dans  le  désert  pour  se  défaire  d'une  tentation.  Il  tourmentait  le  corps 
pour  sauver  l'âme. 

Le  8.  —  Je  ne  sais  pourquoi  je  n'ai  rien  mis  ici  depuis  quatre  jours  ;  j'y 
reviens  à  présent  que  je  me  trouve  seule  dans  ma  chambre.  La  solitude  fait 
écrire  parce  qu'elle  fait  penser.  On  prend  son  âme  avec  qui  l'on  entre  en 
conversation.  Je  demande  à  la  mienne  ce  qu'elle  a  vu  aujourd'hui,  ce  qu'elle 
a  appris,  ce  qu'elle  a  aimé,  car  chaque  jour  elle  aime  quelque  chose.  Ce 
matin  j'ai  vu  un  beau  ciel,  le  marronnier  verdoyant,  et  entendu  chanter  les 
petits  oiseaux.  Je  les  écoutais  sous  le  grand  chêne,  près  du  Téoulé  dont 
on  nettoyait  le  bassin.  Ces  jolis  chants  et  ce  lavage  de  fontaine  me  don- 
naient à  penser  diversement  :  les  oiseaux  me  faisaient  plaisir,  et,  en 
voyant  s'en  aller  toute  bourbeuse  cette  eau  si  pure  auparavant,  je  regret- 
tais qu'on  l'eût  troublée,  et  me  figurais  notre  âme  quand  quelque  chose  la 
remue  ;  la  plus  belle  même  se  décharme  quand  on  en  touche  le  fond,  car 
au  fond  de  toute  âme  humaine  il  y  a  un  peu  de  limon.  Voilà  bien  la  peine 
de  prendre  de  l'encre  pour  écrire  de  ces  inutilités  !  Mieux  vaut  parler  du 
pauvre  Tamisier,  qui  me  racontait,  assis  près  du  portail,  quelque  aventure 
de  ses  courses.  Je  l'en  ai  remercié  par  un  coup  de  vin,  qui  lui  donnera 
d'autres  paroles  et  des  jambes  pour  aller  au  gîte  ce  soir.  J'ai  lu  un  sermon; 
ne  pouvant  pas  aller  en  entendre,  je  me  fais  de  ma  chambrette  une  église 
où  je  trouve  Dieu,  ce  me  semble,  et  sans  distractions.  Quand  j'ai  prié,  je 
réfléchis;  quand  j'ai  médité,  je  lis,  puis  quelquefois  j'écris,  et  tout  cela  se 
fait  devant  une  petite  croix  sur  la  table,  comme  un  autel  ;  dessous  est  le 
tiroir  où  sont  mes  lettres,  mes  reliques. 

I.e  q.  —  J'ai  médité  ce  matin  sur  les  larmes  de  Madeleine.  Les  douces 
larmes  et  la  belle  histoire  que  celle  de  cette  femme  qui  a  tant  aimé'  Voici 
papa,  je  quitte  tout. 

Le  13.  —  Depuis  le  retour  de  papa  j'ai  laissé  mon  Journal,  mes  livres  et 
bien  des  choses.  Il  y  a  de  ces  jours  de  défaillance  où  l'âme  se  retire  de 
toutes  ses  affections  et  se  replie  sur  elle-même  comme  bien  fatiguée.  Cette 
fatigue  sans  travail,  qu'est-ce  autre  chose  que  faiblesse?  Il  la  faut  sur- 
monter comme  tant  d'autres  qui  vous  prennent  cette  pauvre  âme.  Si  on  ne 
les  tuait  une  à  une,  toutes  ces  misères  finiraient  par  vous  dévorer  comme 
ces  étoffes  rongées  par  les  vers.  Je  passe  trop  subitement  de  la  tristesse  a 
la  joie;  quand  je  dis  joie,  je  veux  dire  ces  bonheurs  de  l'Ame  calmes  <.: 


36  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

doux,  et  qui  n'éclatent  au  dehors  que  par  la  sérénité.  Une  lettre,  un  sou- 
venir de  Dieu  ou  de  ceux  que  j'aime,  me  feront  cet  effet,  et  d'autres  fois 
tout  le  contraire.  C'est  quand  je  prends  les  choses  mal  qu'elles  m'attris- 
tent. Dieu  sait  les  craintes  et  les  ravissements  qu'il  me  donne;  mes  amis, 
vous  ne  savez  pas  combien  vous  m'êtes  doux  et  amers!  Te  souviens-tu, 
Maurice,  de  cette  petite  courte  lettre  qui  m'a  tourmentée  quinze  jours? 
que  tu  me  semblais  froid,  indifférent,  peu  aimable  ! 

Je  viens  de  suspendre  à  mon  bénitier  le  rameau  bénit.  C'était  hier  les 
Rameaux,  la  fête  des  enfants,  si  heureux  avec  leurs  rameaux  bénits,  garnis 
de  gâteaux  dans  l'église.  Cette  joyeuse  entrée  leur  est  donnée  sans  doute 
en  mémoire  de  l'hosanna  que  les  enfants  chantèrent  à  Jésus  dans  le 
temple.  Dieu  ne  laisse  rien  sans  récompense.  Voilà  mon  cahier  fini.  En 
recommencerai-je  un  autre  ?  Je  ne  sais.  Adieu  à  celui-ci  et  à  toi  ! 


Cahuzac-sur-Vère. 


Deuxième  cahier  —    14  avril  —  5  décembre    1835 


e  i4avril  1835.  —  Pourquoi  ne  continuerais-je  pas  de  l'écrire,  mon 

cher  Maurice?  Ce  cahier  te  fera  autant  de  plaisir  que  les  deux 
autres,  je  continue.  Ne  seras-tu  pas  bien  aise  de  savoir  que  je  viens 
de  passer  un  joli  quart  d'heure  sur  le  perron  de  la  terrasse,  assise 
à  côté  d'une  pauvre  vieille  qui  me  chantait  une  lamentable  complainte  sur  un 
événementarrivé  jadisàCahuzac?  C'est  venu  à  proposd'une  croix  d'or  qu'on 
a  volée  au  cou  delà  sainte  Vierge.  La  vieille  s'est  souvenue  que  sa  grand 'mère 
lui  disait  qu'autrefois  on  lui  avait  dit  que,  dans  la  même  église,  il  avait  été  fait 
un  vol  plus  sacrilège  encore,  puisque  ce  fut  le  Saint-Sacrementqu'on  enleva, 
un  jour  qu'il  était  seul  exposé  dans  l'église.  Ce  fut  une  lille  qui,  pendant 
que  tout  le  monde  était  aux  moissons,  s'en  vint  à  l'autel  et,  montant  de 
mit  l'ostensoir  dans  son  tablier,  et  s'en  alla  le  poser  sous  un  rosier  dans  un 
bois.  Les  bergers  qui  le  découvrirent  l'nllèrent  dénoncer,  et  neuf  pi. 
vinrent  en  procession  adorer  le  Saint-Sacrement  du  rosier  et  le  reportèrent 
à  l'église.  Cependant  la  pauvre  bergère  fut  prise,  jugée  et  condamnée  au 
feu.  Au  moment  de  mourir,  elle  demanda  a  se  confesser  et  lit  au  pi 
l'aveu  du  larcin,  mais  ce  n'était  pas  qu'elle  lût  voleuse,  c'était,  dit-elle, 
pour  avoir  le  Saint  Sacrement  dans  la  forêt.  «J'avais  p.  sous  un 

rosier  le  bon  Dieu  se  plairait  aussi  bien  que  sur  un  autel   »  A  ces  pai 
un  ange  descendit  du  ciel  pour  lui  annoncer  son  pardon   el  er  la 

sainte  criminelle,  qui  tut  brûlée  sur  un  bûcher  dont  le  rosier  fut  le 

37 


38  TOURNAI.   D'EUGÉNIE    DE   GUÉRIN 

fagot.  Voilà  ce  que  m'a  chanté  la  mendiante  que  j'écoutais  comme  un  rossi- 
gnol. Je  l'ai  bien  remerciée,  puis  lui  ai  offert  quelque  chose  pour  la  payer 
de  sa  complainte  ;  elle  n'a  voulu  que  des  fleurs  :  «  Donnez-moi  quelque 
brin  de  ce  beau  lilas.  »  Je  lui  en  ai  donné  quatre,  grands  comme  des  pana- 
ches, et  la  pauvre  vieille  s'en  est  allée,  son  bâton  d'une  main  et  son  bou- 
quet de  l'autre,  et  moi  dedans  avec  sa  complainte. 

Le  15.  —  A  mon  réveil,  j'ai  entendu  le  rossignol,  mais  rien  qu'un  soupir, 
un  signe  de  voix.  J'ai  écouté  longtemps  sans  jamais  entendre  autre  chose. 
Le  charmant  musicien  arrivait  à  peine  et  n'a  fait  que  s'annoncer.  C'était 
comme  le  premier  coup  d'archet  d'un  grand  concert.  Tout  chante  ou  va 
chanter. 

Je  n'ai  pas  lu  la  vie  du  saint  aujourd'hui,  je  vais  la  lire  :  c'est  mon  habi- 
tude avant  dîner.  Je  trouve  que,  tandis  qu'on  mange,  qu'on  est  à  la  crèche, 
1!  est  bon  d'avoir  dans  l'âme  quelque  chose  de  spirituel  comme  une  vie  de 
saint. 

Elle  est  charmante,  la  vie  de  saint  Macédone,  de  celui  qui,  par  ses  prières, 
obtint  la  naissance  de  Théodoret,  et  qui  dit  à  un  chasseur  étonné  de  ren- 
contrer le  saint  sur  la  montagne  ;  «  Vous  courez  après  les  bêtes,  et  moi  je 
cours  après  Dieu.»  Dans  ces  mots  est  toute  la  vie  des  saints  et  celle  des 
hommes  du  monde 

Nous  avons  un  hôte  de  plus  dans  la  cuisine,  un  grillon,  qu'on  a  rapporté 
parmi  des  herbes  ce  soir.  Le  voilà  établi  dans  le  foyer,  où  la  petite  bête 
chantera  quand  die  sera  joyeuse... 

Le  jeudi  saint.  —  J'arrive  tout  embaumée  de  la  chapelle  de  mousse  où 
repose  le  saint  ciboire,  à  l'église.  C'est  un  beau  jour  que  celui  où  Dieu 
veut  reposer  parmi  les  fleurs  et.les  parfums  du  printemps.  Nous  avons  mis 
tous  nos  soins,  Mirai,  moi  et  Rose  la  marguillière,  à  faire  ce  reposoir, 
aidées  que  nous  étions  de  M.  le  curé.  Je  pensais,  en  le  faisant,  au  cénacle, 
à  cette  salle  bien  ornée  où  Jésus  voulut  faire  la  Pâque  avec  ses  disciples,  se 
donnant  lui-même  pour  agneau.  Oh!  quel  don  i  que  dire  de  l'Eucharistie? 
Je  n'en  sais  rien  .  on  adore,  on  possède,  on  vit,  on  aime,  l'âme  sans  parole 
se  perd  dans  un  abîme  de  bonheur.  J'ai  pensé  à  toi  parmi  ces  extases,  et 
t'aurais  bien  désiré  à  mon  côté  à  la  sainte  table,  comme  il  y  a  trois  ans. 

Le  mardi  de  Pâques.  —  Voici  plusieurs  jours  que  je  n'ai  écrit  ni  à  toi  ni 
à  personne.  Les  offices  m'ont  pris  le  temps,  et  j'ai  vécu,  pour  ainsi  dire,  à 
l'église.  Douce  et  belle  vie  que  je  regrette  de  voir  finir,  mais  je  la  retrouve 
ici  quand  je  veux  :  j'ouvre  ma  chambrette,  et  là  j'entre  au  calme,  au  recueil- 
lement, à  la  solitude  ,  je  ne  sais  pourquoi  j'en  sors. 

Voilà  sur  ma  fenêtre  un  oiseau  qui  vient  visiter  le  mien.  11  a  peur,  il  s'en 
va,  et  le  pauvre  encagé  s'attriste,  s'agite  comme  pour  s'échapper.  Je  ferais 
comme  lui  si  j'étais  à  sa  place,  et  cependant  je  le  retiens.  Vais-je  lui  ouvrii? 


JOURNAL   D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN  39 

Il  irait  voler,  chanter,  faire  son  nid,  il  serait  heureux;  mais  je  ne  l'aurais 
plus,  et  je  l'aime,  et  je  veux  l'avoir.  Je  le  garde.  Pauvre  petit  linot,  tu  seras 
toujours  prisonnier  :  je  jouis  de  toi  aux  dépens  de  ta  liberté,  je  te  plains  et 
je  te  garde.  Voilà  comme  le  plaisir  l'emporte  sur  la  justice.  Mais  que 
ferais-tu  si  je  te  donnais  les  champs?  Sais-tu  que  tes  ailes,  qui  ne  se  sont 
jamais  dépliées,  n'iraient  pas  loin  dans  le  grand  espace  que  tu  vois  à  tra- 
vers les  barreaux  de  ta  cage?  Ta  pâture,  tu  ne  saurais  la  trouver,  tu  n'as 
pas  goûté  de  ce  que  mangent  tes  frères,  et  même  peut-être  te  banniraient- 
ils,  comme  un  inconnu,  de  leur  festin  de  famille.  Reste  avec  moi  qui  te 
nourris.  La  nuit,  la  rosée  mouillerait  tes  plumes,  et  le  froid  du  matin  t'em- 
pêcherait de  chanter. 

lin  travaillant  le  champ,  on  a  soulevé  une  pierre  qui  recouvrait  un  grand, 
trou.  Je  vais  la  voir.  Jeannot,  muni  d'un  câble,  est  descendu  dans  le  sou- 
terrain et  l'a  exploré  de  tous  côtés.  Ce  n'est  autre  chose  qu'une  excavation 
incrustée  de  jolies  petites  pierres  relevées  en  bosses  de  pralines.  J'en  ai 
pris  pour  monument  de  notre  découverte.  Un  autre  jour,  je  descendrai 
dans  la  grotte,  et  peut-être  y  verrai-je  autre  chose  que  Jeannot. 

Le  24.  —  J'attendis  tout  hier  le  facteur,  espérant  que  j'aurais  de  tes 
lettres.  Ce  sera  demain  sans  doute.  Voilà  comme  je  me  console  à  chaque 
courrier,  depuis  quinze  jours  que  je  suis  en  attente.  C'est  bien  long,  et  je 
commence  à  m'inquiéter  de  ton  silence.  Serais-tu  malade?  Cette  idée  me 
vient  cent  fois  le  jour,  et  la  nuit  quand  je  me  réveille.  «  Va-t'en,  lui  dis-je, 
je  ne  te  crois  pas.  »  Mais  c'est  possible  :  le  fils  de  M.  de  Fénelous  vient 
bien  de  mourir  à  Paris.  Mon  Dieu,  que  c'est  triste,  mourir  loin  des  siens, 
loin  de  chez  soi  !  Demain  je  t'écris. 

Parlons  d'autres  choses  à  présent.  D'après  la  lettre  de  M.  Ilippolvte, 
papa  espère  que  nous  le  verrons  ici.  Ce  nous  serait  lui  grand  bonheur  de 
le  posséder  et  de  lui  rendre  un  peu  de  ce  que  nous  lui  devons  pour  son 
amitié  pour  toi.  Qui  sait  ce  que  lui  semblerait  notre  Cayla,  notre  ciel  et 
nous-mêmes?  On  se  fait  sur  l'inconnu  des  idées  que  souvent  la  réalité 
désenchante.  Au  reste,  je  ne  voudrais  pas  qu'il  vînt  sans  toi.  Que  serait 
pour  lui  le  Cayla  sans  Maurice?  Un  désert  où  il  s'ennuierait  bientôt  d'être 
seul.  S'il  m'amenait  sa  fille,  comme  il  me  l'a  dit,  alors  ce  serait  bien  diffé- 
rent pour  lui  :  sa  fille  lui  charmerait  tout,  et  le  Cayla  pourrait  lui  sembler 
le  Val.  Je  serais  aussi  bien  contente  de  voir  cette  entant,  de  la  tenir  sur 
mes  genoux,  de  la  caresser,  de  L'embrasser,  de  l'avoir  en  ma  1  mi 

pour  quelques  jours.  Je  ne  saurais  dire  combien  cette  petite  créature  m'in- 
téresse, m'attache  à  elle,  sans  doute   par  le  souvenir  de  sa  mère;  et  pu 
cette  pauvre  enfant  est  si   intéressante  par  son  malheur!  N'avoir  pas  de 
mère,  hélas!  c'est  si   triste,  et  surtout  à  son  fige,  à  deux  ai 
jeune,  elle  sent  déjà  sa  perte  et  la  sentira  tous  les  jours  davantage  ur 


40  JOURNAL   D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN 

apprend  à  s'affliger  comme  il  apprend  à  aimer.  En  grandissant,  Marie 
aimera  toujours  mieux  sa  mère  et  la  pleurera  davantage.  Son  avenir  m'oc- 
cupe beaucoup  ;  je  voudrais  savoir  si  elle  vivra,  si  Dieu  ne  la  1  étirera  pas  à 
lui  avant  l'âge  où  elle  pourrait  connaître  le  mal.  Ce  serait  un  malheur  pour 
sou  père,  mais  pour  elle,  oh!  non.  Peut-on  regretter  qu'une  âme  s'en 
retourne  au  ciel  avec  toute  son  innocence?  La  belle  mort  qu'une  mort 
d'enfant,  et  comme  on  bénit  ces  petits  cercueils  que  l'Eglise  accompagne 
avec  allégresse  !  J'aime  ceux-là,  je  les  contemple,  je  m'en  approche  comme 
d'un  berceau  ;  je  ne  plains  que  les  mères,  je  prie  Dieu  de  les  consoler,  et 
Dieu  les  console,  si  elles  sont  chrétiennes. 

Je  n'ai  écrit  qu'ici  d'aujourd'hui.  Je  ne  sais  pourquoi  cela  m'est  devenu 
nécessaire  d'écrire,  quand  ce  ne  serait  que  deux  mots.  C'est  mon  signe  de 
vie  que  d'écrire,  comme  à  la  fontaine  de  couler.  Je  ne  le  dirais  pas  à  d'au- 
tres, cela  paraîtrait  folie.  Qui  sait  ce  que  c'est  que  cet  épanchement  de 
mon  âme  au  dehors,  ce  besoin  de  se  répandre  devant  Dieu  et  devant  quel- 
qu'un? Je  dis  quelqu'un  parce  qu'il  me  semble  que  tu  es  là,  que  ce  papier 
c'est  toi.  Dieu,  ce  me  semble,  m'écoute  ;  il  me  répond  même  de  ces  choses 
que  l'âme  entend  et  qu'on  ne  peut  dire.  Quand  je  suis  seule,  assise  ici  ou  à 
genoux  devant  mon  crucifix,  je  me  figure  être  Marie  écoutant  tranquille- 
ment les  paroles  de  Jésus.  Pendant  ce  grand  silence  où  Dieu  seul  lui  parle, 
mon  âme  est  heureuse  et  comme  morte  à  tout  ce  qui  se  fait  là-bas,  là-haut, 
dedans,  dehors;  mais  cela  ne  dure  guère.  «  Allons,  ma  pauvre  âme,  lui 
dis-je,  reviens  aux  choses  de  ce  monde.  »  Et  je  prends  ma  quenouille,  ou 
un  livre,  ou  une  casserole,  ou  je  caresse  Wolf  ou  Trilby.  Voilà  la  vie  du 
ciel  en  terre.  Je  trayais  une  brebis  tout  à  l'heure.  Oh  !  le  bon  lait,  et  que 
j'aurais  voulu  te  le  faire  goûter,  ce  bon  lait  de  brebis  du  Cayla  !  Mon  ami, 
que  de  douceurs  tu  perds  à  n'être  pas  ici  ! 

A  huit  heures...  11  faut  que  je  note  en  passant  un  excellent  souper  que 
nous  venons  de  faire,  papa,  Mimi  et  moi,  au  coin  du  feu  de  la  cuisine,  avec 
de  la  soupe  des  domesMques,  des  pommes  de  terre  bouillies  et  un  gâteau 
que  ie  fis  hier  au  four  du  pain.  Nous  n'avions  pour  serviteurs  que  nos 
chiens,  Lion,  Wolf  et  Trilby,  qui  léchaient  aussi  les  miettes.  Tous  nos 
gens  sont  à  l'église,  à  l'instruction  qui  se  fait  chaque  soir  pour  la  confir- 
mation. Ce  repas  au  coin  du  feu,  parmi  chiens  et  chats,  ce  couvert  mis  sur 
les  bûches,  est  chose  charmante.  11  n'y  manquait  que  le  chant  du  grillon  et 
toi,  pour  compléter  le  charme.  Est-ce  assez  bavardé  aujourd'hui?  Mainte- 
nant, je  vais  écouter  la  Vialarette,  qui  revient  de  Cordes  :  encore  un 
plaisir. 

Le  25.  —  Me  voici  devant  un  charmant  bouquet  de  lilas  que  je  viens  de 
prendre  sur  la  terrasse.  Ma chambretle  en  est  embaumée;  j'y  suis  comme 
dans  un  bouquetier,  tant  je  respire  de  parfums! 


JOL'RN'AT.   n'El'GÉXIE   DE   GUÉRIN'  41 

Le  26.  ~  Je  ne  sais  quoi  m'ôta  de  sur  les  fleurs,  hier  matin  ;  depuis  j'en  ai 
vu  d'autres  dans  le  chemin  de  Cahuzac,  tout  bordé  d'aubépines.  C'est 
plaisir  de  trotter  dans  ces  parfums,  et  d'entendre  les  petits  oiseaux  qui 
chantent  par-ci  par-là  dans  les  haies.  Rien  n'est  charmant  comme  ces 
courses  du  matin  au  printemps,  et  je  ne  regrette  pas  de  me  lever  de  bonne 
heure  pour  me  donner  ce  plaisir  Bientôt  je  me  lèverai  à  cinq  heures.  Je 
me  règle  sur  le  soleil,  et  nous  nous  levons  ensemble.  L'hiver,  il  est  pares- 
seux :  je  le  suis  et  ne  sors  du  lit  qu'à  sept  heures.  Encore  parfois  le  jour 
me  semble  long.  Cela  m'arrive  lorsque  le  ciel  est  nébuleux,  que  je  suis 
triste  et  que  j'attends  un  peu  de  soleil  ou  quelque  chose  de  rayonnant  dans 
mon  âme  ;  alors  le  temps  est  long.  Mon  Dieu,  trouver  un  jour  long,  tandis 
q.ie  la  vie  tout  entière  n'est  rien  !  C'est  que  l'ennui  s'est  posé  sur  moi,  qu'il 
y  demeure,  et  que  tout  ce  qui  prend  de  la  durée  met  de  l'éternité  dans  le 
temps.  Oh!  que  je  plains  une  âme  en  purgatoire,  où  l'attente  fait  tant 
souffrir,  et  quelle  attente  !  Peut-on  mettre  en  comparaison  celles  d'ici-bas, 
soit  de  la  fortune,  de  la  gloire,  de  tout  ce  qui  fait  haleter  le  cœur  humain  ? 
Une  seule  peut-être  en  est  l'ombre,  c'est  celle  de  l'amour  quand  il  attend 
ce  qu'il  aime.  Aussi  Fénelon  compare-t-il  la  félicité  céleste  à  celle  d'une 
mère  au  moment  où  elle  revoit  son  fils  qu'elle  avait  cru  mort.  Midi  sonne. 
Ce  n'est  plus  le  temps  d'écrire. 

Quand  je  vois  passer  devant  la  croix  un  homme  qui  se  signe  ou  ôte  son 
chapeau,  je  me  dis  :  «  Voilà  un  chrétien  qui  passe  »;  et  je  me  sens  de  la 
vénération  pour  lui,  et  je  ne  ferme  pas  à  verroux,  si  je  suis  seule  à  la 
maison  ;  au  contraire,  je  me  tiens  à  la  fenêtre,  et  regarde  tant  que  je  puis 
cette  bonne  figure  de  chrétien,  comme  je  l'ai  fait  tout  à  l'heure.  On  n'a 
rien  à  craindre  de  ceux  qui  craignent  Dieu.  J'aurais  volontiers  ouvert  la 
porte  à  l'inconnu  que  j'ai  vu  chevauchant  du  côté  de  la  croix.  Que  Dieu 
l'accompagne  où  qu'il  aille  !  Je  vais  courir  aussi,  mais  pas  bien  loin,  jusqu'à 
l'église  pour  vêpres.  11  est  dimanche,  jour  de  sortie  pour  le  corps  et  de 
recueillement  pour  l'âme.  Elle  rentre  donc  en  soi  et  te  quitte.  Encore  jour 
de  courrier  aujourd'hui,  et  je  n'ai  pas  de  lettre.  Aquoi  penses-tu,  mon  ami? 

Le  27.  — J'ai  rencontré  le  petit  du  cruchon.  Le  pauvre  enfant  a  perdu 
son  père  ;  sa  mère  est  morte  aussi,  et,  depuis,  l'orphelin  a  une  coutume  tou- 
chante. Il  prend  à  côté  Je  lui.  dans  son  lit.  un  mouchoir  à  la  place  où  I 
sa  mère  et  s'endort  en  le  tétant.  Douce  illusion  qui  le  console  et  l'attache 
si  fort  à  son  bout  de  mouchoir  qu'il  pleure  et  crie  s'il  se  réveille  sans 
l'avoir  aux  lèvres!  Il  appelle  sa  mère  alors,  lui  dit  de  revenir,  et  ; 
calme  qu'avec  sa  poupée  :  naïf  besoin  que  cette  poupée,  bien  digne  d'une 
âme  d'enfant,  et  même  de  tout  homme  fait,  car  tout  affligé  à  la  sienne,  et  se 
plaît  à  la  moindre  image  du  bonheur  perdu  ! 

Le  28.  —  Quand  tout  le  monde  est  occupé  et  que  je  ne  suis  pas  iu 


42  JOURNAL   D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN 

saire,  je  fais  retraite  et  viens  ici  à  toute  heure  pour  écrire,  lire  ou  prier.  J'y 
mets  aussi  ce  qui  se  passe  dans  l'âme  et  dans  la  maison,  et  de  la  sorte  nous 
retrouverons  jour  par  jour  tout  le  passé.  Pour  moi  ce  n'est  rien  ce  qui 
passe,  et  je  ne  l'écrirais  pas,  mais  je  me  dis  :  «  Maurice  sera  bien  aise  de 
voir  ce  que  nous  faisions  pendant  qu'il  était  loin  et  de  rentrer  ainsi  dans  la 
vie  de  famille»,  et  je  le  marque  pour  toi. 

Mais  je  m'aperçois  que  je  ne  parle  guère  de  qui  que  ce  soit,  et  que  mon 
égoïsme  se  met  toujours  en  scène  ;  je  dis  :  «  J'ai  fait  ceci,  j'ai  vu  cela,  j'ai 
pensé  telle  chose  »,  laissant  derrière  le  public  à  la  façon  de  l'amour-propre, 
mais  le  mien  est  celui  du  cœur  qui  ne  sait  parler  que  de  lui.  Le  petit  peintre 
ne  sait  donner  que  son  portrait  à  son  ami,  le  grand  peintre  offre  des 
tableaux.  Je  continue  donc  le  portrait.  Sans  la  pluie  qu'il  a  fait  ce  matin, 
je  serais  à  Gaillac  maintenant.  Grâce  à  la  pluie,  j'aime  bien  mieux  être  ici. 
Quel  salon  peut  me  valoir  ma  chambrette?  avec  qui  serais-je  à  présent, 
qui  me  valût  ceux  qui  m'entourent?  Bossuet,  saint  Augustin  et  d'autres 
saints  livres  qui  me  parlent  quand  je  veux,  m'éclairent,  me  consolent,  me 
fortifient,  répondent  à  tous  mes  besoins.  Les  quitter  me  fait  chagrin,  les 
emporter  est  difficile  ;  ne  pas  les  quitter  est  le  mieux. 

Je  lis  dans  mes  loisirs  un  ouvrage  de  Leibniz  qui  m'enchante  par  sa 
catholicité  et  les  bonnes  choses  pieuses  que  j'y  trouve,  comme  ceci  sur  la 
confession  :  «Je  regarde  un  confesseur  pieux,  grave  et  prudent,  comme 
un  grand  instrument  de  Dieu  pour  le  salut  des  âmes  ;  car  ses  conseils  ser- 
vent à  diriger  nos  affections,  à  nous  éclairer  sur  nos  défauts,  à  nous  faire 
éviter  l'occasion  du  péché,  à  dissiper  les  doutes,  à  relever  l'esprit  abattu, 
enfin  à  enlever  ou  mitiger  toutes  les  maladies  de  l'âme  ;  et  si  l'on  peut  à 
peine  trouver  sur  la  terre  quelque  chose  de  plus  excellent  qu'un  ami  fidèle, 
quel  bonheur,  n'est-ce  pas,  d'en  trouver  un  qui  soit  obligé  par  la  religion 
inviolable  d'un  sacrement  divin  à  garder  la  foi  et  à  secourir  les  âmes?  » 

Ce  céleste  ami,  je  l'ai  dans  M.  Bories.  Aussi  la  nouvelle  de  son  départ 
m'afflige  profondément.  Je  suis  triste  d'une  tristesse  qui  fait  pleurer  l'âme. 
Je  ne  dirai  pas  cela  ailleurs,  on  le  prendrait  mal,  peut-être  on  ne  me  com- 
prendrait pas.  On  ne  sait  pas  dans  le  monde  ce  que  c'est  qu'un  confesseur, 
cet  homme  ami  de  l'âme,  son  confident  le  plus  intime,  son  médecin,  son 
maître,  sa  lumière;  cet  homme  qui  nous  lie  et  qui  nous  délie,  qui  nous 
donne  la  paix,  qui  nous  ouvre  le  ciel,  à  qui  nous  parlons  à  genoux  en  l'ap- 
pelant, comme  Dieu,  notre  père  :  la  foi  le  fait  véritablement  Dieu  et  père. 
Quand  je  suis  à  ses  pieds,  je  ne  vois  autre  chose  en  lui  que  Jésus  écoutant 
Madeleine  et  lui  pardonnant  beaucoup  parce  qu'elle  a  beaucoup  aimé.  La 
confession  n'est  qu'une  expansion  du  repentir  dans  l'amour  (i). 

(i)  Le  lecteur  retrouvera  le  passage  qui  précède  reproduit  textuellement  dans  le  cahier 

suivant,  page  Ci.  Nous  n'avons  pus  dû  supprimer  cette  répétition  :  Que  prouve-t     .c,  sinon 


JOURN'At   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  4; 

Le  5  [mai,  à  Gaillac].  —  On  ne  parlait  hier  au  soir  que  d'une  jeune  fille 
qui  est  morte  au  sortir  du  bal  où  elle  avait  passé  la  nuit.  Pauvre  âme  de 
jeune  fille,  où  es-tu?1  J'ai  trop  d'occupations  pour  écouter  nies  pensées. 
Qu'elles  rentrent. 

Le  9.  —  Et  moi  aussi  je  sors  d'une  soirée  dansante,  la  première  que  j'aie 
vue  et  où  j'aie  vue  et  où  j'aie  pris  part,  mais  mon  cœur  n'était  pas  en  train, 
et  s'en  allait  au  repos.  Aussi  ai-je  mal  dansé,  faute  de  goût  et  d'habitude. 
J'entendais  rire  à  mes  dépens,  et  cela  ne  m'amusait  pas;  mais  j'amusais  les 
rieuses,  ce  qui  revient  au  but  de  nous  prêter  au  plaisir.  Je  l'ai  fait  de  la 
meilleure  volonté  du  monde;  mais  cette  complaisance  m'ennuierait  biei 
comme  tout  ce  qui  se  fait  dans  le  monde  où  je  me  trouve  étrangère.  Sur  un 
canapé,  je  pense  à  la  pelouse  ou  au  marronnier,  ou  à  la  garenne,  où  l'on  est 
bien  mieux. 

«  Oh  !  laissez-moi  mes  rêveries, 
Mes  beaux  vallons,  mon  ciel  si  pur, 
Mes  ruisseaux  coulant  aux  prairies, 
Mes  bois,  mes  collines  fleuries 
Et  mon  fleuve  aux  ondes  d'azur. 

«  Laissez  ma  vie,  au  bord  de  l'onde, 
Comme  elle,  suivre  son  chemin, 
Inconnue  aux  clameurs  du  monde, 
Toujours  pure,  mais  peu  profonde 
Et  sans  peine  du  lendemain. 

«  Laissez-la  couler,  lente  et  douce, 
Entre  les  fleurs,  près  des  coteaux, 
Jouant  avec  un  brin  de  mousse, 
Avec  une  herbe  qu'elle  pousse, 
Avec  le  saule  aux  longs  rameaux. 

«  Mes  heures,  atout  vent  bercées, 
S'en  vont  se  tenant  par  la  main, 
Sur  leurs  pas  légers,  nus  pei)S< 
Eclosent,  belles  et  pressées, 
Comme  l'herbe  au  bord  du  chemin. 

«  On  dit  que  la  vie  est  amère, 

O  mon  Dieu  !  ce  n'est  pas  pour  moi . 

La  poésie  1- 1  U  prière, 

Comme  une  sœur,  comme  une  mère 

La  bercent  pure  devant  toi. 

l'importance  particulière  que  M"'  de  Guérin  attachait  A  ces  pensée*  et  peut-éb 
satisfaction  qu'elle  aura  éprouvée,  sans  le  savoir,  en  réussissant  a  les  exprimer  d'une  manière 
si  nette  et  si  ferme  ? 


44  JOURNAL   D'EUGÉNIE  DE   GUERIN 

«  Enfant,  elle  poursuit  un  rêve, 
Une  espérance,  un  souvenir, 
Comme  un  papillon  sur  la  grève, 
Et  chaque  beau  jour  qui  se  lève 
Lui  semble  tout  son  avenir. 

«  Les  jours  lui  tombent  goutte  à  goutte, 
Mais  doux  comme  un  rayon  de  miel; 
Il  n'en  est  point  qu'elle  redoute. 
O  mon  Dieu  !  c'est  ainsi,  sans  doute, 
Que  vivent  les  anges  au  ciel. 

«  La  mort  doit  nous  être  donnée 
Douce  après  ces  jours  de  bonheur. 
Comme  une  fleur  demi-fanée 
Au  soir  de  sa  longue  journée, 
On  penche  la  tête  et  l'on  meurt. 

«  Et  si  l'on  croit,  si  l'on  espère, 

Qu'est-ce  mourir?  Fermer  les  yeux, 

Se  recueillir  pour  la  prière, 

Livrer  l'âme  à  l'ange  son  frère, 

Dormir  pour  s'éveiller  aux  cieux.  » 

Justin  Maurice. 

C'est  la  plus  douce  chose,  la  plus  de  mon  goût  que  j'aie  trouvée  depuis 
que  je  suis  ici.  Aussi  je  m'en  empare.  S'il  fait  beau,  je  partirai  ce  soir. 
Cette  idée  m'enchante,  je  verrai  papa,  Mimi  :  la  douce  chose  qu'un  retour! 

[Sans  date.]  —  M'y  voici  à  ce  cher  Cayla,et  depuis  plusieurs  jours,  sanste 
le  dire.  C'est  que  j'avais  mis  mon  cahier  sous  un  tapis  en  le  sortant  de 
mon  porte-manteau,  et  qu'il  était  là  depuis.  En  tripotant,  ma  main  s'est 
posée  dessus;  il  s'est  ouvert,  et  je  continue  l'écriture.  Ce  fut  un  beau 
moment  que  le  revoir  de  la  famille,  de  papa,  de  Mimi,  d'Erembert,  qui 
m'embrassaient  si  tendrement  et  me  faisaient  sentir  si  profond  tout  le 
bonheur  d'être  aimée. 

Ce  fut  un  beau  jour,  hier;  il  nous  vint  quatre  lettres  et  deux  amis, 
M.  Bories  et  l'abbé  F...,  le  frère  de  Cécile.  Je  ne  sais  qui  des  deux  nous  fit 
le  plus  de  plaisir  et  fut  plus  aimable,  l'un  par  l'esprit,  l'autre  par  le  cœur. 
Nous  avons  causé  beaucoup,  nous  avons  ri,  bu  à  nos  santés,  et,  pour  fin, 
nous  sommes  mis  à  jouer  au  passe-l'âne,  comme  des  enfants,  en  nous 
trichant  l'un  l'autre.  Point  de  sérieux  du  tout,  c'était  un  jour  de  détente  où 
l'âme  se  met  à  l'aise  en  conservant  son  pli  ;  c'était  gaîté  de  prêtre  et  d'amis 
chrétiens. 

Comme  nous  étions  au  dessert,  deux  lettres  nous  sont  venues,  l'une  de 
Lili,  l'autre  de  ce  pauvre  Philibert  (i),  toujours  plus  malheureux.  Sa  lettre 

(i)  M.  Philibert  de  Roquefeuil, 


JOURNAL    D'EUGÉNIE    DE   GUÉKIN  45 

fend  le  cœur;  j'en  ai  fait  la  lecture  à  table,  et  j'ai  vu  des  larmes  dans  les 
yeux  de  nos  bons  curés.  M.  Bories  a  rappelé  que,  le  matin  de  son  départ, 
Philibert  courut  à  son  lit  lui  faire  ses  adieux,  et  lui  «.lit  :  «  Je  pars,  monsieur 
le  curé;  c'est  peut-être  pour  toujours  que  je  quitte  ma  patrie;  dites,  je 
vous  prie,  la  messe  à  mon  intention  aujourd'hui.  i>  Il  la  dit,  je  me  sou- 
viens, et  nous  y  assistâmes,  ma  tante  et  nous,  autant  pleurant  que  priant. 
Ce  bon  cousin  me  dit  des  amitiés  charmantes,  des  choses  qui  vont  au 
cœur  et  ne  peuvent  passer  sur  les  lèvres.  Je  les  ai  supprimées  en  lisant  la 
lettre.  Il  parle  de  ma  poésie  à  ma  pauvre  amie  du  Val  que  papa  lui  avait 
envoyée.  Ainsi  ce  souvenir  a  traversé  les  mers,  et  l'on  sait  au  bout  du 
monde  que  je  vous  aimais,  ma  pauvre  Marie  ;  mais  l'on  ne  sait  pas  que  je 
vous  pleure  à  présent  et  que  vous  nous  avez  été  si  vite  enlevée.  On  le  saura 
aussi,  car  je  l'ai  écrite  cette  mort  à  nos  amis  de  l'Ile  de  France,  et  je  vous 
saurai  regrettée  par  les  cœurs  les  plus  dignes  de  vous  donner  des  regrets. 

Philibert  nous  envoie  deux  éventails  et  des  graines  de  plantes  marines, 
cueillies  par  lui  et  sa  femme  dans  la  baie  du  Tombeau.  Qu'il  me  tarde  de 
les  avoir,  de  les  semer,  de  les  voir  naître,  et  pousser,  et  fleurir!  Cela  me 
vient  en  retour  d'une  feuille  de  rose  que  je  lui  envoyai,  le  printemps  passé. 
Je  tenais  la  rose  à  la  main,  une  feuille  tomba  sur  la  lettre,  et  je  la  pliai 
dedans;  je  la  laissai  aller,  me  disant  qu'elle  s'était  détachée  pour  aller 
porter  à  ce  pauvre  exilé  un  peu  des  parfums  du  pays.  Et  vraiment  cela  lui 
a  fait  un  plaisir  bien  doux. 

Le  18.  —  Qui  aurait  deviné  ce  qui  vient  de  m'arriver  aujourd'hui  ?  J'en 
suis  surprise,  occupée,  bien  aise.  Je  remercie,  et  regarde  cent  fois  ma 
belle  fortune,  mes  poésies  créoles,  à  moi  adressées  par  un  poète  de  l'Ile 
de  France.  Demain,  j'en  parlerai.  Il  est  trop  tard  a  présent,  mais  je  n'ai  pu 
dormir  sans  marquer  ici  cet  événement  de  ma  journée  et  de  ma  vie. 

Le  19.  —  Me  voici  à  la  fenêtre  écoutant  un  chœur  de  rossignols  qui  chan- 
tent dans  la  Moulinasse  d'une  façon  ravissante.  Oh  !  le  beau  tableau  !  Oh  ! 
le  beau  concert,  que  je  quitte  pour  aller  porter  l'aumône  à  Annctte  la 
boiteuse  ! 

Le  22.  —  Mimi  m'a  quittée  pour  quinze  jours  ;  elle  est  à  "*.  et  je  la  plains 
au  milieu  de  cette  païenneric,  elle  si  sainte  et  bonne  chrétienne!  Comme 
me  disait  Louise  une  fois,  elle  me  fait  l'effet  d'une  bonne  âme  dans  l'enfer  ; 
mais  nous  l'en  sortirons  dès  que  le  temps  donné  aux  convenances  sera 
passé.  De  mon  côté,  il  me  tarde  ;  je  m'ennuie  de  ma  solitude,  tant  j'ai  l'ha- 
bitude d'être  deux.  Papa  est  aux  champs  presque  tout  le  jour.  Eran  à  la 
chasse  ;  pour  toute  compagnie,  il  me  reste  Trilbv  et  mes  poulets  qui  font 
du  bruit  comme  des  lutins  ;  ils  m'occupent  sans  me  désennuyer,  p 
que  l'ennui  est  le  fond  et  le  centre  de  mou  Ame  aujourd'hui.  Ce  que  j'aime 
le  plus  est  peu  capable  de  me  distraire.  J  ui  voulu  lire,  écrire,  prier,  tout 


46  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DH   Gl'ÉRIN 

cela  n'a  duré  qu'un  moment;  la  prière  même  me  lasse.  C'est  triste,  mon 
Dieu  !  Par  bonheur,  je  me  suis  souvenue  de  ce  mot  de  Fénelon  :  «  Si  Dieu 
vous  ennuie,  dites-lui  qu'il  vous  ennuie.  »  Oh!  je  lui  ai  bien  dit  cette 
sottise. 

Le  23.  —  Je  viens  de  passer  la  nuit  à  t'écrire.  Le  jour  a  remplacé  la  chan- 
delle, ce  n'est  pas  la  peine  d'aller  au  lit.  Oh  !  si  papa  le  savait  ! 

Le  24.  —  Comme  elle  a  passé  vite,  mon  ami,  cette  nuit  passée  à  t'écrire  ! 
l'aurore  a  paru  que  je  me  croyais  à  minuit  ;  il  était  trois  heures  pourtant, 
et  j'avais  vu  passer  bien  des  étoiles,  car  de  ma  table  je  vois  le  ciel,  et  de 
temps  en  temps  je  le  regarde  et  le  consulte;  et  il  me  semble  qu'un  ange 
me  dicte.  D'où  me  peuvent  venir,  en  effet,  que  d'en  haut  tant  de  choses 
tendres,  élevées,  douces,  vraies,  pures,  dont  mon  cœur  s'emplit  quand  je 
te  parle!  Oui,  Dieu  me  les  donne,  et  je  te  les  envoie.  Puisse  ma  lettre  te 
faire  du  bien  !  elle  t'arrivera  mardi  ;  je  l'ai  faite  la  nuit  pour  la  faire  jeter  à 
la  poste  le  matin,  et  gagner  un  jour.  J'étais  si  pressée  de  te  venir  distraire 
et  fortifier  dans  cet  état  de  faiblesse  et  d'ennui  où  je  te  vois  !  Mais  je  ne  le 
vois  pas,  je  l'augure  d'après  tes  lettres,  et  quelques  mots  de  Félicité.  Plût  à 
Dieu  que  je  pusse  le  voir  et  savoir  ce  qui  te  tourmente  !  alors  je  saurais  sur 
quoi  mettre  le  baume,  tandis  que  je  le  pose  au  hasard.  Oh!  que  je  vou- 
drais de  tes  lettres!  Ecris-moi,  parle,  explique-toi,  fais-toi  voir,  que  je 
sache  ce  que  tu  souffres  et  ce  qui  te  fait  souffrir.  Quelquefois  je  pense  que 
ce  n'est  rien  qu'un  peu  de  cette  humeur  noire,  que  nous  avons,  et  qui  rend 
si  triste  quand  il  s'en  répand  dans  le  cœur.  Il  faut  s'en  purger  au  plus  tôt, 
car  ce  poison  gagne  vite  et  nous  ferait  fous  ou  bêtes.  On  ne  désire  rien  de 
beau  ni  d'élevé.  Je  sais  quelqu'un  qui,  dans  cet  état,  n'a  d'autre  plaisir  que 
de  manger,  et  d'ordinaire  c'est  une  âme  qui  tient  peu  aux  sens.  Cela  fait 
voir  combien  toute  passion  nous  bestialise.  C'en  est  une  que  la  tristesse, 
et  qui  consume,  hélas  !  bien  des  vies.  Je  regarde  à  peu  près  comme  perdus 
ceux  qu'elle  possède.  Faut-il  remplir  un  devoir?  impossible.  Ce  sont  des 
hommes  tristes  ;  ne  leur  demandez  rien,  ni  pour  Dieu,  ni  pour  eux-mêmes, 
que  ce  que  leur  humeur  voudra. 

Le  27.  —  Dans  ma  solitude  aujourd'hui,  je  n'ai  rien  trouvé  de  mieux  à 
faire  que  de  paperasser,  de  revoir  mes  vieux  souvenirs,  mes  écritures,  mes 
pensées  de  jadis  en  tout  genre.  J'en  ai  vu  de  bonnes,  c'est-à-dire  de  rai- 
sonnables, de  pieuses,  d'exagérées,  de  folles,  comme  celle-ci  :  «  Si  j'osais, 
je  demanderais  à  Dieu  pourquoi  je  suis  en  ce  monde.  Qu'y  fais-je?  Qu'ai-je 
à  y  faire?  je  n'en  sais  rien.  Mes  jours  s'en  vont  inutiles,  aussi  je  ne  les 
regrette  pas...  Si  je  pouvais  me  faire  du  bien  ou  en  faire  à  quelqu'un,  seu- 
lement une  minute  par  jour'  »  Eh  1  mon  Dieu,  rien  n'est  plus  facile,  je 
n'avais  qu'à  prendre  un  verre  d'eau  et  le  donner  à  un  pauvre.  Voilà  comme 
la  tristesse  fait  extravaguer  et  même  à  dire  :  «  Pourquoi  la  vie,  puisque  la 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  47 

vfe  m'ennuie?  Pourquoi  des  devoirs,  puisqu'ils  me  pèsent?  pourquoi  un 
cœur?  pourquoi  une  Ame?  //  Des  pourquoi  sans  fin  ;  el  on  ne  peut  rien,  on 
ne  veut  rien,  on  se  délaisse,  on  pleure,  on  est  malheureux,  on  s'enferme, 
et  le  diable,  qui  nous  voit  seuls,  arrive  pour  nous  distraire  avec  toutes  ses 
séductions.  Puis,  quand  elles  sont  épuisées,  le  suicide  reste  encore.  Dieu! 
quelle  fin  !  quelle  folie  !  et  comme  elle  gagne  chaque  jour,  même  dans  les 
campagnes  !  Un  jeune  paysan  de  Bleys,  riche  et  aimé  de  ses  parents,  s'est 
tué  de  tristesse.  Tout  l'ennuyait,  surtout  de  vivre.  11  était  religieux,  mais 
pas  assez  pour  surmonter  une  passion.  Dieu  seul  nous  donne  la  force  et  le 
vouloir  dans  cette  lutte  terrible,  et,  tout  faible  et  petit  qu'on  soit,  avec  son 
aide  on  tient  enfin  le  géant  sous  sesjjenoux  ;  mais  pour  cela,  il  faut  prier, 
beaucoup  prier,  comme  nous  l'a  appris  Jésus-Christ,  et  nous  écrier  : 
"Notre  Père!»  Ce  cri  filial  touche  le  cœur  de  Dieu,etnousobtient  toujours 
quelque  chose.  Mon  ami,  je  voudrais  bien  te  voir  prier  comme  un  bon 
enfant  de  Dieu.  Que  t'en  coûterait-il?  ton  âme  est  naturellement aimani 
et  la  prière,  qu'est-ce  autre  chose  que  l'amour,  un  amour  qui  se  répand  de 
l'âme  au  dehors,  comme  l'eau  sort  de  la  fontaine  ?  Tu  comprends  cela  mieux 
que  moi.  M.  de  Lamennais  a  dit  là-dessus  des  choses  divines  qui  t'auront 
pénétré  le  cœur,  si  tu  as  pu  les  entendre;  mais,  par  malheur,  il  en  a  dit 
d'autres  aussi  qui,  je  le  crains,  auront  empêché  le  bon  effet  de  celles-là. 
Quel  malheur,  encore  une  fois,  quel  malheur  que  tu  sois  sous  l'influence 
de  ce  génie  dévoyé  !  Pauvre  Maurice  !  ne  pensons  pas  à  ces  choses. 

Mimi  m'a  écrit;  elle  est  à  M"*,  vieux  castel  des  Villefranche.  où  Julie 
demeure  avec  sa  famille.  La  visite  de  Mimi  lui  fait  un  plaisir  bien  senti  et 
bien  exprimé  par  ses  façons  empressées  et  tendres.  Je  ne  sais  plus  rien, 
parce  que  la  voyageuse  écrit  en  arrivant  et  ne  donne  qu'un  aperçu. 

Le  27.  —  Je  me  trompai  de  date  hier,  et  j'anticipai  sur  un  jour:  ie  me 
ravise,  n'allons  pas  plus  vite  que  le  temps  qui  marche,  hélas  !  assez  vite. 
Ne  voilà-t-il  pas  déjà  la  fin  du  mois,  qui  finit  par  un  beau  vacarme?  Au 
moment  où  j'écris,  tonnerre,  vents,  éclairs,  tremblement  du  château,  tor- 
rents de  pluie  comme  un  déluge.  J'écoute  tout  cela  de  ma  fenêtre  inonda 
et  je  n'y  puis  écrire  comme  chaque  soir.  C'est  bien  dommage,  car  c'est  un 
charmant  pupitre  sur  ce  tertre  du  jardin  si  vert,  si  joli,  si  frais,  tout  par- 
fumé d'acacias. 

Le  28.  —  Notre  ciel  d'aujourd'hui  est  pâle  et  languissant  comme  un  beau 
visage  après  la  fièvre.  Cet  état  de  langueur  a  bien  des  charmes,  et  ( 
mélange  de  verdure  et  de  débris,  de  fleurs  qui  s'ouvrent  sur  des  fleurs 
tombées,  d'oiseaux  qui  chantent  et  de  petits  torrents  qui  coulent,  cet  air 
d'orage  et  cet  air  de  mai  font  quelque  chose  de  chiffonné,  de  triste,  de  riant 
que  j'aime.  Mais,  c'est  l'Ascension  aujourd'hui  :  laissons  la  terre  et  le  ciel 
de  la  terre,  montons  plus  haut  que  notre  demeure,  et  suivons  Jesus-Clu  ist 


48  JOURNAL  D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN 

où  il  est  entré.  Cette  fête  est  bien  belle  ,  c'est  la  fête  des  âmes  détachées, 
libres,  célestes,  qui  se  plaisent,  au-delà  du  visible,  où  Dieu  les  attire. 

Le  29.  —  Jamais  orage  plus  long,  il  dure  encore  ;  depuis  trois  jours  le 
tonnerre  et  la  pluie  vont  leur  train.  Tous  les  arbres  s'inclinent  sous  ce 
déluge;  c'est  pitié  de  leur  voir  cet  air  languissant  et  défait  dans  le  beau 
triomphe  de  mai.  Nous  disions  cela  ce  soir,  à  la  fenêtre  de  la  salle,  en 
voyant  les  peupliers  du  Pontet  penchant  leur  tête  tout  tristement,  comme 
quelqu'un  qui  plie  sous  l'adversité.  Je  les  plaignais  ou  peu  s'en  faut  ;  il  me 
semble  que  tout  ce  qui  paraît  souffrir  a  une  âme. 

Le  30.  —  Toujours,  toujours  la  pluie.  C'est  un  temps  à  faire  de  la 
musique  ou  de  la  poésie.  Tout  le  monde  bâille  en  comptant  les  heures  qui 
jamais  ne  finissent.  C'est  un  jour  éternel,  pour  papa  surtout  qui  aime  tant 
le  dehors  et  ses  distractions.  Le  voilà  comme  en  prison,  feuilletant  de 
temps  en  temps  une  vieille  histoire  de  l'Académie  de  Berlin,  porte-som- 
meil, assoupissante  lecture,  qui  m'a  fait  courir  dès  avoir  touché  le  volume. 
Juge!  je  suis  tombée  sur  la  Théologie  de  l'Etre.  Vite  j'ai  fermé,  j'ai  cru 
voir  un  puits,  un  puits  sans  eau  ;  le  vide  obscur  m'a  toujours  fait  peur.  Il 
y  a  cependant  des  profondeurs  qui  me  plaisent,  comme  Y  Existence  de 
Dieu,  par  Fénelon.  J'ai  encore  présente  l'impression  que  j'eus  de  cette 
lecture,  qui  me  fit  un  plaisir  infini,  ce  qui  ne  serait  pas  arrivé  si  je  n'y  avais 
rien  compris.  Pour  sentir,  il  faut  être  touché.  Je  sentis,  donc...  Je  raisonne 
à  la  Salabert,  n'est-ce  pas?  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  lecture  me  fut  bonne; 
il  me  sembla  connaître  Dieu  davantage  et  par  l'esprit  et  par  le  cœur,  à  la 
façon  de  Fénelon.  Je  voudrais  bien  avoir  ses  œuvres  spirituelles,  les  lettres 
de  piété  surtout  où  Fénelon  est  si  élevé,  si  tendre,  si  aimant.  J'ai  celles  de 
Bossuetqui  font  mes  délices,  les  autres  font  mon  envie.  Puisque  j'en  suis 
à  cela,  je  veux  te  dire  toutes  mes  fantaisies  en  fait  de  livres  de  piété  Depuis 
longtemps  je  me  crée  une  bibliothèque,  dont  les  rayons,  hélas  !  sont  tou- 
jours vides.  La  voici  :  d'abord  de  saint  Augustin,  la  Cité  de  Dieu,  ses 
méditations,  ses  sermons,  ses  soliloques,  et  autres  ouvrages  à  ma  portée  ; 
les  lettres  de  saint  Jérôme,  ses  traités  d'éducation  pour  la  petite  Marcella  ; 
les  lettres  aussi  de  saint  Grégoire  de  Nazianze  ;  les  poésies  de  saint  Paulin, 
le  Pré  spirituel  de  Jean  Mose  ;  les  écrits  de  sainte  Thérèse,  de  Louis  de 
Blois,  les  lettres  de  saint  Bernard,  et  son  opuscule  à  sa  sœur  ;  les  écrits  de 
sainte  Catherine  de  Gênes,  estimés  de  Leibniz  ;  saint  François  de  Sales.  Je 
continuerai  plus  tard  mon  catalogue    il  faut  que  je  dise  mon  chapelet. 

[Sans  date].  —  Depuis  cette  pause,  il  j'est  passé  plusieurs  jours,  plusieurs 
événements  au  Cayla,  qui  m'ont  tenu  loin  de  ma  chambrette;  m'y  voici 
pour  une  minute  où  tu  vsrras  mes  quatre  jours,  tout  ce  temps  passé  sans 
écrire;  mais  non  "  est-ce  la  peine  de  marquer  mon  temps?  c'est  écrire  sur 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIS*  49 

la  poussière.  Je  ne  sais  pourquoi  je  me  ligure  que  cela  te  fera  plaisir,  ce 
fatras  de  choses,  de  jours  et  do  papier. 

Mimi  est  arrivée  hier  avec  Elisa,  à  qui  j'ai  cédé  rna  chnmbrette.  C'est  te 
dire  que  j'y  viens  moins,  que  je  lis  moins,  que  je  pense  moins.  Je  suis  à 
Elisa,  je  vais  la  joindre  à  la  promenade. 

Le  13  juin.  —  Je  retrouve  mon  cahier  abandonné,  et  j'y  mets  ce  qui 
m'est  venu  aujourd'hui  :  deux  beaux  livres,  Y  Imitation  du  Lamennais,  et 
le  Guide  spirituel  de  Louis  de  Blois.  Merci  à  toi,  Maurice,  de  ce  pieux 
souvenir.  Ce  nous  seront  deux  reliques  pour  l'âme  et  pour  le  cœur,  et 
nous  prierons  pour  toi  chaque  l'ois  que  nous  lirons,  Mimi  son  Guid 
moi  mon  Imitation. 

Le  18.  —  M.  le  curé  sort  d'ici  et  m'a  laissé  une  de  tes  lettres,  qu'il  m'a 
glissée  furtivement  dans  la  main  au  milieu  de  tout  le  monde.  Je  lui  ai 
tremble  tout  doucement  un  merci,  et,  comprenant  ce  que  c'était,  je  suis 
sortie  et  suis  allée  te  lire  à  mon  aise  dans  la  garenne.  Comme  j'allais  vite, 
comme  je  tremblais,  comme  je  brûlais  sur  cette  lettre  où  j'allais  te  voir 
enfin  1  Je  t'ai  vu  ;  mais  je  ne  te  connais  pas;  tu  ne  m'ouvres  que  la  tête  : 
c'est  le  cœur,  c'est  l'âme,  c'est  l'intime,  ce  qui  fait  ta  vie,  que  je  croyais 
voir.  Tu  ne  me  montres  que  ta  façon  de  penser;  tu  me  fais  monter,  et  moi 
je  voulais  descendre,  te  connaître  à  fond  dans  tes  goûts,  tes  humeur- 
principes,  en  un  mot,  faire  un  tour  dans  tous  les  coins  et  recoins  de  toi- 
même.  Je  ne  suis  donc  pas  contente  de  ce  que  tu  me  dis;  cependant  j'y 
trouve  de  quoi  bénir  Dieu,  car  je  m'attendais  à  pis.  Je  te  dirai  tout  cela 
dans  ma  lettre,  ici  c'est  inutile  ;  mes  réflexions  seraient  de  l'histoire 
ancienne  quand  tu  les  lirais. 

Le  19.  —  Ne  suis-je  pas  malheureuse  ?  Je  voulais  écrire  une  lettre,  je  l'ai 
commencée  et  n'ai  pu  continuer,  faute  d'idées.  Ma  tête  est  vide  à  présent; 
il  y  a  de  ces  moments  où  je  me  trouve  à  sec,  où  mon  esprit  tarit  comme 
une  source,  puis  il  recoule.  En  attendant  l'aiguade.  j'admire  ma  tourterelle 
qui  chante  à  plein  gosier  sous  ma  fenêtre. 

Je  vais  t'écrire  à  la  dérobée,  et,  pour  dépister  les  curieux  qui  viennent 
dans  ma  chambre,  j'aurai  deux  lettres,  une  dessus,  l'autre  dessous,  et  dès 
qu'on  viendra  je  n'aurai  qu'à  tourner  les  cartes.  Ce  que  je  te  dis  ne  serait 
compris  de  personne,  hormis  de  Mimi  qui  est  du  secret.  Papa  en  aurait  de 
la  peine  et  se  tourmenterait  sur  ton  compte.  Mieux  vaut  le  tromper  et  lui 
laisser  croire  que  c'est  à  Louise  que  j'écris,  comme  je  viens  de  le  lui  dire. 
C'est  que  tout  de  bon  je  vais  commencer  ma  double  lettre  et  parler  à  deux 
voix.  Voyons. 

Il  passe  une  noce  au  chemin  de  Cordes;  tout  à  l'heure  on  sonnait  d< 
côté  pour  un  mort;  voilà  bien  la  vie.  Je  la  vois  toute  dans  mon  petit 
tableau. 

4 


50  TOURNAT.   D'EUGÉNIE   DE   GUFRTN 

Le  12.  —  Nous  avons  perdu  une  de  nos  pauvres,  Annette  la  boiteuse, 
celle  qui  m'avait  si  fort  baisée  pour  un  raisin  que  je  lui  donnais.  La  pauvre 
fille  !  j'espère  qu'à  présent  elle  prie  pour  nous  dans  le  ciel  Elle  est  morte 
sans  y  penser,  ou  plutôt  elle  y  pensait  tous  les  jours,  mais  elle  n'a  pas  vu 
venir  sa  dernière  heure. 

Le  17.  — Jour  de  deuil.  Nous  avons  perdu  ma  grand'mère.  Ce  matin, 
papa  est  venu  de  bonne  heure  dans  ma  chambre,  s'est  approché  de  mon  lit 
et  m'a  pris  la  main  qu'il  a  serrée  en  me  disant:  «  Lève-toi.  »  —  «  Pour- 
quoi? »  11  m'a  serré  la  main  encore  :  «  Lève-toi.  »  —  «  Il  y  a  quelque  chose, 
dites?  »  —  «  Ma  mère...  »  J'ai  compris  ;  je  l'avais  laissée  mourante. 

Le  31.  —  Ce  cahier  que  je  laisse  et  que  je  reprends,  à  quoi  servira-t-il  si 
je  le  continue?  Une  pensée  me  vient.  Si  je  meurs  avant  toi,  je  te  le  lègue. 
Ce  sera  à  peu  près  tout  mon  héritage  ;  mais  ce  legs  de  cœur  aura  bien 
quelque  prix  pour  toi.  Je  le  veux  donc  enrichir,  afin  que  tu  dises  :  «  Ma 
sœur  m'a  laissé  tout  ce  qu'elle  a  pu.  »  La  belle  fortune  que  quelques  idées, 
des  larmes,  des  tristesses  dont  se  compose  presque  la  vie  !  S'il  y  vient  du 
meilleur,  c'est  rare,  si  rare  qu'on  s'en  enivre,  comme  je  le  fais,  quand  il  me 
vient  quelque  chose  du  ciel  ou  de  ceux  que  j'aime. 

Depuis  quinze  jours,  j'ai  eu  beaucoup  de  ces  jolis  moments.  Toutes  mes 
amies  m'ont  écrit  au  sujet  de  ma  grand'mère,  et  me  disent  sur  sa  mort  bien 
des  choses  tendres  et  consolantes;  mais  Dieu  seul  peut  consoler.  Le  cœur, 
quand  il  est  triste,  n'a  pas  assez  des  secours  humains  qui  plient  sous  lui, 
tant  il  est  pesant  de  tristesse.  Il  faut  à  ce  roseau  d'autres  appuis  que  des 
roseaux.  Oh  !  que  Jésus  a  bien  dit  :  «  Venez  à  moi,  vous  tous  qui  pleurez, 
vous  tous  qui  êtes  accablés.  »  Ce  n'est  que  là,  dans  le  sein  de  Dieu,  qu'on 
peut  bien  pleurer,  bien  se  décharger.  Que  nous  sommes  heureux,  nous, 
chrétiens  !  Nous  n'avons  pas  de  peines  que  Dieu  ne  soulage. 

Le  icr  août.  —  Ce  soir  ma  tourterelle  est  morte,  je  ne  sais  de  quoi,  car 
elle  chantait  encore  ces  jours-ci.  Pauvre  petite  bête!  voilà  des  regrets 
qu'elle  me  donne.  Je  l'aimais  ;  elle  était  blanche,  et  chaque  matin  c'était  la 
première  voix  que  j'entendais  sous  ma  fenêtre,  tant  l'hiver  que  l'été.  Etait-ce 
plainte  ou  joie?  Je  ne  sais,  mais  ces  chants  me  faisaient  plaisir  à  entendre, 
voilà  un  plaisir  de  moins.  Ainsi,  chaque  jour,  perdons-nous  quelque  jouis- 
sance. Je  veux  mettre  ma  colombe  sous  un  rosier  de  la  terrasse;  il  me 
semble  qu'elle  sera  bien  là,  et  que  son  âme  (si  âme  il  y  a)  reposera  douce- 
ment dans  ce  nid  sous  les  fleurs.  Je  crois  assez  à  l'âme  des  bêtes,  et  je  vou- 
drais même  qu'il  y  eût  un  petit  paradis  pour  les  bonnes  et  les  douces, 
comme  les  tourterelles,  les  chiens,  les  agneaux.  Mais  que  faire  des  loups 
et  autres  méchantes  espèces?  Les  damner?  cela  m'embarrasse.  L'enfer  ne 
punit  que  l'injustice,  et  quelle  injustice  commet  le  loup  qui  mange  l'agneau? 
11  en  a  besoin;  ce  besoin,  qui  ne  justifie  pas  l'homme,  justifie  la  bête,  qui 


JOURNAL  D'EUGÉNIE  DE  GUÉRI»  51 

n'a  pas  reçu  de  loi  supérieure  à  l'instinct.  En  suivant  son  instinct,  elle  est 
bonne  ou  mauvaise  par  rapport  à  nous  seulement;  il  n'y  a  pas  vouloir, 
c'est-à-dire  choix,  dans  les  actions  animales,  et,  par  conséquent,  ni  bien  ni 
mal,  ni  paradis  ni  enfer.  Je  regrette  cependant  le  paradis,  et  qu'il  n'y  ait 
pas  des  colombes  au  ciel.  Mon  Dieu,  qu'est-ce  que  je  dis  là  ?  aurons-nous 
besoin  de  rien  d'ici-bas,  là-haut,  pour  être  heureux? 

Le  2.  —  La  pluie  et  une  de  tes  lettres.  Cette  lettre  était  bien  attendue  à 
cause  des  événements  d'ici  et  de  ceux  de  Paris.  Tu  avais  appris  de  la 
famille  un  projet  de  mariage  et  une  mort,  et  tu  devais  m'apprendre  ce  que 
c'est  que  cette  machine  infernale  qui  a  éclaté,  et  ce  qui  s'en  est  suivi.  Des 
morts,  des  calamités,  des  larmes.  Que  je  te  plains  d'être  sur  ce  volcan  de 
Paris  ! 

Le  3.  —  Rien. 

Le  4.  —  Ce  jour-là,  je  voulais  parler  de  ta  naissance,  de  ma  joie  lorsque 
je  l'appris,  et  comme  je  m'empressai  d'ouvrir  ce  porte-manteau  où  papa 
m'avait  dit  qu'il  te  portait.  Je  voulais  dire  tout  cela,  et  bien  d'autres  choses 
du  baptême  et  de  ta  vie;  mais  j'ai  été  triste,  affligée,  pleurante,  et  quand 
je  pleure,  je  n'écris  pas,  je  prie  seulement,  c'est  tout  ce  que  je  puis  faire; 
mais  voici  qu'un  peu  de  sérénité  me  vient.  Dieu  m'est  venu,  puis  des  livres, 
et  une  lettre  de  Louise,  trois  choses  qui  me  portent  bonheur.  J'ai  com- 
mencé toute  triste,  et  puis  j'ai  senti  presque  de  la  joie  et  que  j'avais  Dieu 
au  cœur.  O  mon  ami  1  si  tu  savais  comme  l'âme  dans  l'affliction  se  console 
doucement  en  Dieu  !  que  de  force  elle  tire  de  la  puissance  divine  ! 

Le  livre,  je  voulais  dire  l'ouvrage  qui  me  fait  tant  de  plaisir,  c'est  Fénelon 
que  papa  m'a  acheté.  Toute  ma  vie,  j'avais  désiré  d'avoir  ses  lettres  spiri- 
tuelles si  douces,  si  célestes,  si  propres  à  tout  état  ;  à  toute  position  d'âme. 
Je  vais  les  lire  et  les  mettre  dans  mon  cœur;  j'en  ferai  ma  consolation,  mon 
soutien,  à  présent  que  M.  Boriesva  me  manquer,  et  que  mon  âme  se  trouve 
comme  orpheline.  J'avais  demandé  quelque  chose  à  Dieu,  et  ces  lettres  me 
sont  venues;  aussi  je  les  regarde  comme  un  don  du  ciel.  Merci  à  Dieu  et  à 
mon  père. 

Le  20.  —  Je  viens  de  suspendre  à  mon  cou  une  médaille  de  la  sainte 
Vierge,  que  Louise  m'a  envoyée  pour  préservatif  du  choléra.  C'est  la 
médaille  qui  a  fait  tant  de  miracles,  dit-on.  Ce  n'est  pas  article  de  foi,  mais 
cela  ne  fait  pas  de  mal  d'y  croire.  Je  crois  donc  à  la  sainte  médaille  comme 
à  l'image  sacrée  d'une  mère,  dont  la  vue  peut  faire  tant  de  bien.  J'aurai 
toute  ma  vie  sur  mon  cœur  cette  sainte  relique  de  la  Vierge  et  de  mon 
amie,  et  j'y  aurai  foi  si  le  choléra  vient,  mal  pour  lequel  il  n'est  pas  de 
remède  humain;  ayons  donc  recours  au  miraculeux.  On  ne  compte  pas 
assez  sur  le  ciel,  et  on  tremble.  Je  ne  sais  pourquoi,  ce  choléra  qui  avance 
ne  me  fait  rien  ;  je  n'y  pense  pas,  si  ce  n'est  pour  les  prières  que  l'arche- 


$2  JOURNA  L   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

vêque  a  ordonnées.  D'où  me  vient  cela?  serait-ce  indifférence?  je  ne  le 
voudrais  pas;  non,  je  ne  voudrais  être  insensible  à  rien,  pas  même  à  la 
peste.  D'où  me  vient  ma  sécurité  ? 

Le  21.  — Voilà  un  ornement  de  plus  à  ma  chambrette  :  sainte  Thérèse 
que  j'ai  pu  enfin  faire  encadrer  ,  il  me  tardait  d'avoir  cette  belle  sainte 
devant  mes  yeux,  au-dessus  de  la  table  où  je  fais  ma  prière,  où  je  lis,  où 
j'écris.  Ce  me  sera  une  inspiration  pour  bien  prier,  pour  bien  aim^r,  pour 
bien  souffrir.  J'élèverai  vers  elle  mon  cœur  et  mes  yeux  dans  mes  prières, 
dans  mes  tristesses.  Je  commence  à  présent,  et  lui  dis  ■  «  Regardez-moi  du 
ciel,  bienheureuse  sainte  Thérèse,  regardez-moi,  à  genoux  devant  votre 
image,  contemplant  les  traits  d'une  amante  de  Jésus  avec  un  grand  désir 
de  les  graver  en  moi.  Obtenez-moi  la  sainte  ressemblance,  obtenez-mo* 
quelque  chose  de  vous  ;  faites-moi  passer  votre  regard  pour  chercherDieu, 
votre  bouche  pour  le  prier,  votre  cœur  pour  l'aimer.  Que  j'obtienne  votre 
force  dans  l'adversité,  votre  douceur  dans  les  souffrances,  votre  constance 
dans  les  tentations.  »  Sainte  Thérèse  souffrit  vingt  ans  des  dégoûts  dans  la 
prière  sans  se  rebuter.  C'est  ce  qui  m'étonne  le  plus  de  ses  triomphes  Je 
suis  loin  de  cette  constance  ;  mais  je  me  plais  à  me  souvenir  que,  quand  je 
perdis  ma  mère,  j'allai,  comme  sainte  Thérèse,  me  jeter  aux  pieds  de  la 
sainte  Vierge  et  la  prier  de  me  prendre  pour  sa  fille.  Ce  fut  devant  la  cha- 
pelle du  Rosaire,  dans  l'église  de  Saint-Pierre,  à  Gaillac.  J'avais  treize  ans. 

Le  23.  —  Sans  le  songe  que  j'ai  fait  cette  nuit,  je  n'écrirais  pas,  mais  je 
t'ai  vu,  je  t'ai  embrassé,  je  t'ai  parlé,  et  tout  cela,  quoique  erreur,  il  faut 
que  j'en  parle,  parce  que  mon  cœur  en  est  touché.  J'ai  tant  de  regret  de  ne 
pas  te  voir,  à  présent  que  les  absents  reviennent!  Raymond  est  arrivé. 
Qui  sait  s'il  m'apporte  de  tes  lettres?  Je  serais  bien  contente  d'avoir  quel- 
que chose  de  particulier,  comme  tu  l'as  fait  par  des  occasions  semblables. 
C'est  notre  signe  de  vie  et  de  tendresse  que  cette  chère  écriture  ;  écrivons- 
nous  donc,  écris-moi.  Je  viens  d'envoyer  une  lettre  de  neuf  pages  à  Louise. 
Ce  serait  long,  infini  pour  tout  autre;  mais,  entre  nous,  il  n'y  en  a  jamais 
assez.  Le  cœur,  quand  il  aime,  est  intarissable  Je  voudrais  bien  t'écrue  de 
la  sorte.  Voilà  un  nuage  qui  passe,  si  sombre  que  je  vois  à  peine  sur  mon 
papier  blanc.  Cela  me  fait  souvenir  de  tant  d'idées  noires  qui  passent  ainsi 
sur  l'âme  parfois. 

Le  24.  —  La  matinée  a  commencé  agréablement  par  une  lettre  d'Auguste 
qui  me  parle  beaucoup  de  toi  ;  il  t'aime,  ce  bon  cousin,  cela  se  voit.  Je  vou- 
drais bien  que  le  joli  projet  de  voyage  s'accomplît,  et  que  moi  je  fusse  du 
voyage.  Oh  !  venir  te  voir  à  Paris  !...  mais  non,  ce  serait  trop  joli  pour  ce 
monde,  n'y  pensons  pas.  J'ai  presque  l'idée  que  nous  ne  devons  nous  revoir 
qu'in  l'autre  :  voilà  le  choléra;  sans  doute  il  viendra  ici.  Je  l'attends  et 
dispose  mon  àme  de  mon  mieux,  afin  de  ne  pas  mourir  àl'improviste,  seul© 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUERW  53 

chose  à  crnindre,  car  le  malheur  n'est  pas  de  quitter  la  vie.  Je  ne  dis  pas 
ceci  dans  le  sens  des  dégoûtés  de  vivre  :  il  y  a  de  saints  désirs  de  la  mort 
qui  viennent  à  l'âme  chrétienne.  Encore  un  nuage  qui  nie  force  de  quitter. 
Le  nuage  amenait  un  déluge,  le  tonnerre,  le  vent,  tout  le  vacarme  d'un 
orage.  Dans  ce  temps,  je  courais  de  çà,  de  là,  pensant  à  mes  poulets;  je 
chauffais  une  chemise  pour  ce  petit  garçon  qui  nous  est  arrivé  noyé;  à 
présent  tout  est  calme  et  dans  son  cours.  L'extraordinaire  ici  dure  peu. 
Mon  cousin  Fontenilles  nous  est  venu  voir  ;  il  couchera  dans  la  chambrette, 
mon  cher  réduit  qui  sert  à  tout  :  excellent  emploi  des  choses  humaines, 
toutes  à  tous.  Mais,  mon  cahier,  va  dedans  :  ceci  n'est  pas  pour  le  public, 
c'est  de  V intime,  c'est  de  l'âme,  c'est  pour  UN. 

Le  23  —  Saint-Louis  aujourd'hui  :  grande  fête  en  France  pendant  long- 
temps, et  qui  ne  se  fait  plus  qu'au  ciel,  maintenant  que  les  rois  s'en  vont. 
Saint  Louis,  priez  pour  la  Fiance  et  pour  vos  descendants;  obtenez-leur  le 
royaume  des  cieux  ! 

Le  26.  —  Comme  la  grâce  est  admirable!  Je  l'admire  aujourd'hui  dans 
saint  Genès  qu'elle  fit  chrétien  comme  il  jouait  sur  le  théâtre  les  mystères 
du  christianisme  Tout  à  coup  Dieu  se  fit  voir  à  cette  âme,  et  le  comédien 
fut  martyr. 

Le  27.  —  J'ai  l'âme  tout  émue,  toute  pénétrée,  toute  pleine  de  la  lettre 
de  M.  de  La  Morvonnais  que  j'ai  reçue  ce  matin  ;  il  me  parle  de  Marie,  d'un 
autre  monde,  de  ses  tristesses,  de  toi,  de  la  mort,  de  ces  choses  que  j'aime 
tant  Voilà  pourquoi  ces  lettres  me  causent  un  plaisir  que  je  craignais  de 
trop  sentir,  parce  que  tout  plaisir  est  à  craindre.  Mais  tu  l'as  voulu,  et, 
pour  l'amour  de  toi  seulement,  j'ai  soutenu  cette  correspondance  qui 
maintenant  aura  bien  des  charmes,  d'abord  ceux  de  la  sympathie  ;  comme 
tu  me  lavais  appris,  je  trouve  à  ton  ami  une  trempe  d'idées  fort  sembla- 
bles aux  miennes  pour  le  religieux  et  le  triste  ;  son  âme  pleure  et  prie  sou- 
vent comme  la  mienne. 

Aujourd'hui,  il  me  dit  que  sa  prière  est  tiède  et  distraite,  et  que  je  l'aide 
devant  Dieu.  Assurément  je  le  ferai,  car  son  âme  m'est  chère,  et  cette  âme 
est  souffrante  et  me  porte  pitié.  Je  lui  verserai  donc  le  baume  de  la  prière 
qui,  tout  loin  que  je  suis,  lui  arrivera  par  le  ciel.  Je  le  crois  du  moins  : 
admirable  foi  qui  me  donne  l'espérance  de  consoler  un  affligé  !  C'est  d 
côté-là  encore  que  cette  correspondance  me  plaît  :  faire  du  bien  estsi  doux! 
consoler  qui  pleure  est  divin  Jésus  le  lit  sur  la  terre,  et  c'est  de  lui  qu 
l'apprends.  Oui,  mon  ami,  c'est  de  la  croix  que  viennent  ces  pensées  que 
ton  ami  trouve  si  douces,  si  inènarrablement  tendres.  Rien  n'est  de  moi. 
Je  sens  mon  aridité,  mais  que  Dieu,  quand  il  veut,  fait  couler  un  océan  sur 
ce  fond  de  sable.  Il  est  ainsi  de  tant  d'âmes  simples  desquelles  sortent 
d'admirables  choses,  parce  qu'elles  sont  en  rapport  dii 


54  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

science  et  sans  orgueil.  Aussi,  je  perds  le  goût  des  livres  ;  je  me  dis  :  que 
m'apprennent-ils  que  je  ne  sache  un  jour  au  ciel?  que  Dieu  soit  mon  maître 
et  mon  étude  !  Je  fais  ainsi  et  m'en  trouve  bien  ;  je  lis  peu,  je  sors  peu,  je 
me  refoule  à  l'intérieur.  Là  se  dit,  se  fait,  se  sent,  se  passe  bien  des  choses. 
Oh  !  si  tu  les  voyais  !  mais  que  sert  de  les  faire  voir?  Dieu  seul  doit  péné- 
trer dans  le  sanctuaire  de  l'âme.  Mon  âme  aujourd'hui  abonde  de  prière 
et  de  poésie.  J'admire  comme  ces  deux  sources  coulent  ensemble  en  moi  et 
en  d'autres. 

L'aveugle  prie  et  chante  en  chemin,  le  soldat  sur  le  champ  de  guerre,  le 
nautonier  sur  les  mers,  le  poète  sur  sa  lyre,  le  prêtre  à  l'autel  ;  l'enfant  qui 
commence  à  parler,  le  solitaire  dans  sa  cellule,  les  anges  au  ciel,  les  saints 
par  toute  la  terre,  tous  prient  et  chantent;  il  n'y  a  que  les  morts  qui  ne 
chantent  pas,  et  qui  ne  prient  pas  :  pauvres  morts  ! 

Le  28.  —  Saint-Augustin  aujourd'hui  :  un  saint  que  j'aime  tant  parce 
qu'il  a  tant  aimé.  Je  por'e  d'ailleurs  son  nom,  et  je  l'ai  supplié  de  me  donner 
aussi  un  peu  de  son  âme.  La  belle  âme,  et  comme  elle  se  peint  divinement 
dans  ses  Confessions!  A  chaque  mot  de  ce  livre,  on  sent  l'amour  de  Dieu 
qui  vous  pénètre  goutte  à  goutte  le  cœur,  si  dur  qu'il  soit.  Que  n'ai-je  une 
mémoire  à  tout  retenir!  mais  par  malheur  je  l'ai  si  fugitive,  qu'autant  vau- 
drait ne  rien  lire  ;  il  n'en  était  pas  de  même  jadis.  C'est  que  je  décline  et 
que  mes  facultés  baissent,  excepté  celle  d'aimer.  L'amour,  c'est  l'âme  qui 
ne  meurt  pas,  qui  va  croissant,  montant  comme  la  flamme.  Je  tiens  une 
lettre  de  Louise,  de  ma  belle  amie,  de  celle  qui  me  dit  toujours  qu'elle 
m'aime.  Cette  lettre  est  courte,  de  trois  pages  seulement,  parce  qu'elle 
était  pressée,  toute  à  sa  sœur  la  comtesse  qui  venait  d'arriver.  C'est  dans 
ses  bras  que  Louise  me  dit  le  tendre  memento  qui  me  suffit  bien  aujour- 
d'hui. C'est  l'abbé  de  Bayne  d'Alos  qui  me  l'a  apportée,  venant  de  Rayssac. 

Le  29.  —  Beau  ciel,  beau  soleil,  beau  jour.  C'est  de  quoi  se  réjouir,  car 
le  beau  temps  est  rare  à  présent,  et  je  le  sens  comme  un  bienfait.  C'en  est 
bien  un,  qu'une  belle  nature,  un  air  pur,  un  ciel  radieux!  petites  images 
du  séjour  céleste,  et  qui  font  penser  à  Dieu  !  J'irai  ce  soir  à  Cahuzac,  mon 
cher  pèlerinage.  En  attendant,  je  vais  m'occuper  de  mon  âme  et  voir  où 
elle  en  est  dans  ses  rapports  avec  Dieu  depuis  huit  jours.  Cette  revue 
éclaire,  instruit  et  avance  merveilleusement  le  cœur  dans  la  connaissance 
de  Dieu  et  de  lui-même.  N'y  avait-il  pas  un  philosophe  qui  ordonnait  cet 
exercice  trois  fois  le  jour  à  ses  disciples?  et  ses  disciples  le  faisaient.  Je  le 
veux  faire  aussi  à  l'école  de  Jésus  pour  apprendre  à  devenir  sage,  d'une 
sagesse  chrétienne, 

Le  31.  — Je  passai  la  journée  d'hier  à  Cahuzac,  et  quelques  heures  seule 
dans  In  maison  de  notre  grand'mère.  Je  me  mis  d'abord  à  genoux  sur  un 
prie-Dieu  où  elle  priait,  puis  je  parcourus  sa  chambre,  je  regardai  ses 


journal  n'nnotfviE  T)V.  guêrix  55 

chaises,  son  fauteuil,  ses  meubles  dérangés  comme  quand  on  déloge;  je  vis 
son  lit  vide  ;  je  passai  partout  où  elle  avait  passé,  et  je  me  souvins  de  ces 
lignes  de  Bossuet  :  «  Dans  un  moment  on  passera  où  jetais,  et  l'on  ne  m'y 
trouvera  plus.  Voilà  sa  chambre,  voilà  son  lit,  diras-tu.  et  de  tout  cela  il 
ne  reste  plus  que  mon  tombeau  où  l'on  dira  que  je  suis,  et  je  n'y  serai  pas. ,, 
Oh  !  quelle  idée  de  notre  néant  dans  cette  absence  même  de  la  tombe,  dans 
la  dispersion  si  prompte  de  notre  poussière  dans  les  souterrains  de  la 
mort!  Demain,  je  change  et  vais  à  Cahuzac  pour  des  réparations  à  la 
maison  qui  me  tiendront  quelques  jours.  Ce  seront  des  jours  uniques, 
aussi  je  veux  les  marquer  et  prendre  mon  Journal.  Je  vais  écrire  à  Antoi- 
nette, mon  amie  l'ange. 

Il  y  a  quelques  heures  de  cela.  Voilà  que  j'ai  écrit  à  Antoinette  et  à  Irène, 
et  pourtant  je  n'avais  rien,  presque  rien  à  leur  dire.  Ma  vie  fournit  peu  et 
le  Cayla  aussi,  parce  que  tout  y  est  tranquille.  Mais  ces  communications 
du  cœur  sont  douces  et  je  m'y  laisse  aller  aisément.  Cela  d'ailleurs  me  fait 
du  bien  et  me  décharge  l'âme  du  triste.  Quand  une  eau  coule,  elle  s'en  va 
avec  l'écume  et  se  clarifie  en  chemin.  Mon  chemin  à  moi,  c'est  Dieu  ou  un 
ami,  mais  Dieu  surtout.  Là  je  me  creuse  un  lit  et  m'y  trouve  calme. 

Le  1"  septembre. —  M'y  voici  à  Cahuzac,  dans  une  autre  chambrette, 
accoudée  sur  une  petite  table  où  j'écris.  Il  me  faut  partout  des  tables  et  du 
papier,  parce  que  partout  mes  pensées  me  suivent  et  se  veulent  répandre 
en  un  endroit,  pour  toi,  mon  ami.  J'ai  parfois  l'idée  que  tu  y  trouveras 
quelque  charme,  et  cette  idée  me  sourit  et  me  fait  continuer;  sans  cela 
mon  cœur  resterait  fermé  bien  souvent,  par  indolence  ou  par  indifférence 
pour  tout  ce  qui  vient  de  moi. 

J'ai  quelquefois  des  joies  d'enfant,  comme  celle  de  venir  pour  quelques 
jours  ici.  Tu  ne  saurais  croire  combien  je  suis  venue  gaiement  prendre 
possession  de  cette  maison  déserte.  C'est  que  là,  vois-tu,  je  me  trouve 
seule,  tout  à  fait  seule,  dans  un  lieu  qui  prête  à  la  réflexion.  J'entends 
passer  les  passants  sans  me  détourner  du  tout  ;  je  suis  au  pied  de  l'église, 
j'entends  jusqu'à  la  dernière  vibration  de  la  cloche  qui  sonne  midi  ou 
Y  Angélus,  et  j'écoute  cela  comme  une  harpe.  Puis  je  vais  prier  quand  je 
veux,  me  confesser  de  même  :  en  voilà  assez  pour  quelques  jours  de  bon- 
heur, d'un  bonheur  à  moi.  Papa  me  viendra  voir  cette  après-midi.  J'ai 
plaisir  à  cette  visite,  comme  si  nous  étions  séparés  depuis  longtemps. 

Le  diable  m'a  tentée  tout  à  l'heure  dans  un  petit  cabinet  où  j'ai  fait  trou- 
vaille de  romans.  Lis-en  un  mot,  me  disais-je,  voyons  celui-ci. 
celui-là;  mais  les  titres  m'ont  fort  déplu.  Ce  sont  des  Lettres  gala 
d'une  religieuse,  la  Confession  d'un  chevalier  galant  et  autres  histoires 
de  bonne  Odeur  Fi  donc,  que  j'aille  lire  cela!  Je  n'en  suis  plus  tentée  mainte- 
nant et  vais  seulement  changer  ces  livres  de  cabinet  ou  plutôt  les  jeter  au  leu. 


56  JOURNAL    D'EUGÉNIE   DE    GUÉRT\T 

Le  22.  —  Depuis  le  jour  où  je  revins  de  Cahuzac,  mon  confident  dormait 
dans  un  coin, et  il  y  dormirait  encore,  si  ce  n'était  le  22  septembre,  jour  de 
Saint-Maurice,  jour  de  ta  fête,  qui  m'a  donné  un  peu  de  joie  et  rouvert  le 
cœur  au  plaisir  d'écrire  et  de  laisser  ici  un  souvenir.  Je  me  souviens  que, 
l'an  dernier,  à  pareil  jour,  je  t'écrivais  aussi  et  te  parlais  de  ta  fête.  J'étais 
contente,  je  voyais  aujourd'hui  et  toi,  espérant  t'embrasser  à  la  Saint- 
Maurice,  et  te  voilà  à  cent  lieues.  Mon  Dieu,  que  nous  comptons  mal  et 
qu'il  faut  compter  peu  dans  la  vie  ! 

M.  le  curé  et  sa  sœur  sont  venus  faire  ta  fête  et  boire  à  ta  santé.  Mais  ce 
qui  vaut  mieux,  c'est  que  M.  le  curé  s'est  souvenu  de  toi  à  la  messe  et  que 
Françoise  a  prié  pour  toi  aussi.  Que  saint  Maurice  te  protège  et  te  rende  fort 
dans  les  combats  delà  vie!  Me  rapporteras-tu  son  image  que  je  t'ai  donnée? 

Le  27  (1).  — 

Le  (2).  —  Que  les  lacunes  de  ce  journal  ne  te  surprennent  pas,  ni  même 
un  abandon  entier;  je  ne  tiens  que  peu  à  écrire  ce  qui  passe,  quelquefois 
pas  du  tout,  à  moins  que  la  pensée  de  te  faire  plaisir  ne  me  vienne.  Quel- 
quefois elle  vient  me  donner  la  plume  et  me  dicte  sans  fin.  Mais,  mon  nmi, 
me  liras-tu  jamais?  Sera-ce  bon  pour  toi  de  me  voir  ainsi  jusqu'au  fond 
de  l'âme?  Cette  pensée  me  retient  et  fait  que  je  ne  dis  pas  grand'cliose  ou 
que  je  ne  dis  rien,  des  mois  entiers.  Aujourd'hui,  un  dimanche  matin,  dans 
la  chambrette,  devant  ma  croix  et  ma  sainte  Thérèse,  mon  âme  s'est  trouvée 
calme.  Alors  j'ai  cru  que  je  ne  te  serais  pas  nuisible,  et  je  me  livre  de  nou- 
veauau  charme  de  l'épanchement.Neparlons  pas  du  passé,  laissonsenblanc. 

[Le  19  novembre].  — Aujourd'hui  19  novembre,  j'ai  retrouvé  mon  pau- 
vre cahier  abandonné  et  déjà  rongé  par  les  rats,  et  j'ai  eu  la  pensée  de  le 
reprendre  et  de  continuer  d'écrire.  Cette  écriture  me  fait  du  bien,  me  dis- 
trait dans  ma  solitude;  mais  je  l'ai  délaissée  souvent  et  je  la  délaisserai 
encore.  Cependant  je  remplirai  ma  page  aujourd'hui,  et,  demain,  nousver- 
rons.  Je  me  trouve  changée.  Mes  livres,  mes  poésies,  mes  oiseaux  que  j'ai- 
mais, je  les  oublie  ;  tout  cela  m'occupait  le  cœur  et  la  tête,  et  maintenant  .. 
Non,  je  ne  fais  pas  bien  et  je  ne  suis  pas  heureuse  depuis  ce  renoncement 
aux  affections  de  ma  vie.  Ne  sont-elles  pas  assez  innocentes  pour  pouvoir 
mêles  permettre  toutes?  Mon  Dieu,  les  solitaires  de  la  Thébaide  ne  s'occu- 
paient pas  autrement.  Je  les  vois  travailler,  lire,  prier,  écrire;  les  uns  chan- 
ter, d'autres  faire  des  nattes  et  des  paniers  :  tous  travaillant  pour  Dieu,  qui 
bénissait  à  chacun  son  ouvrage.  Je  lui  offre  ainsi  mes  journées  e-t  tout  ce 
qui  les  va  remplir  soit  de  travail  ou  de  prières,  soit  d'écriture  ou  de  peu» 
sét's,  soit  aussi  ci'  petit  cahier  que  je  veux  aussi  voir  béni. 

[Sans  date].  —  J'ai  passé  la  journée  dans  une  solitude  complète,  seule, 

(D  ir  i,  toute  une  pagi  1  Efacée. 

(2)  Sans  date. 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DR  GUÉRIN  57 

toute  seule;  papa  est  à  la  foire  de  Cordes,  Eran  à  un  dîner  au  presbytère, 
t  Mimi  à  Gaillac.  Ils  sont  tous  dispersés,  et  moi  j'ai  beaucoup  pensé  et  senti 
ce  que  serait  une  dispersion  plus  longue  qui,  hélas!  arrivera  quelque  jour. 
Mais  je  ne  dois  pas  m'arrêter  à  des  pensées  de  tristesse  qui  me  font  tant  de 
mal.  Ces  choses-là  sont  à  l'âme  comme  les  nuages  aux  yeux. 

Le  30  novembre.  —  Eh!  mon  Dieu,  encore  des  larmes!  On  a  beau  ne 
vouloir  pas  s'affliger,  chaque  jour  amène  quelque  affliction,  quelque  perte. 
Nous  voilà  pleurant  ce  pauvre  cousin  de  Thézac  qui  nous  aimait.  Oh  !  sans 
doute,  il  est  mieux  que  nous  maintenant,  il  doit  être  au  ciel,  car  il  a  bien 
souffert.  Sa  patience  était  admirable  durant  sa  vie  de  douleur  et  tout  à 
l'heure  dans  ses  dernières  épreuves.  Mimi  que  j'attendais  n'a  pu  venir;  elle 
est  restée  près  du  malade,  l'a  assisté,  exhorté  dans  ses  derniers  moments, 
lui  parlant  du  ciel.  Oh  !  que  Mimi  sait  dire  ces  choses,  et  que  je  voudrais 
l'avoir  à  côté  de  moi  quand  je  mourrai  !  Papa  est  allé  voir  la  famille  affligée 
et  je  suis  seule  dans  ma  chambre  avec  mes  idées  en  deuil  et  les  mille  voix 
du  vent  qui  gémissent  comme  les  orgues  pour  les  morts.  Avec  cet  accom- 
pagnement il  ferait  bon  prier,  bon  écrire,  mais  qu'écrirais-je?  Un  peu  de 
sommeil  vaudra  mieux.  Le  repos  du  corps  passe  à  l'âme.  Je  vais  donc  au  lit 
après  un  De  profanais  pour  le  mort  et  un  souvenir  pour  toi  devant  Dieu. 
Qu  il  te  donne  une  bonne  nuit  !  Je  ne  m'endors  jamais  sans  m'occuper  de 
ton  sommeil.  Qui  sait,  me  dis-je,  si  Maurice  est  aussi  bien  qu'il  le  serait 
ici,  où  je  lui  ferais  faire  son  lit?  Qui  sait  s'il  n'a  pas  froid?  Qui  sait?...  Lt 
mille  autres  tendresses  trop  tendres. 

Le  icr  décembre.  —  Je  pense  à  la  tombe  qui  s'ouvre  ce  matin  à  Gaillac 
pour  engloutir  ces  restes  humains  jusqu'à  ce  que  Dieu  les  ravive.  C'est 
notre  sort  à  tous,  il  faut  être  jeté  en  terre  et  pourrir  dans  les  sillons  de  la 
mort  avant  d'arriver  à  la  floraison  ;  mais  alors  que  nous  serons  heureux  de 
vivre  et  même  d'avoir  vécu  !  L'immortalité  nous  fera  sentir  le  prix  de  la 
vie  et  tout  ce  que  nous  devons  à  Dieu  pour  nous  avoir  tirés  du  néant.  C'est 
un  bienfait  auquel  nous  ne  pensons  guère  et  dont  nous  jouissons  sans  pi\ 
que  nous  en  soucier,  car  la  vie  souvent  ne  fait  aucun  plaisir.  Mais  qu'im- 
porte pour  le  chrétien  ?  A  travers  larmes  ou  fêtes,  il  marche  toujours  vers 
le  ciel;  son  but  est  là,  ce  qu'il  rencontre  ne  peut  guère  l'en  détourner. 
Crois-tu  que  si  je  courais  vers  toi,  une  fleur  sur  mon  chemin  ou  une  épine 
an  pied  m'arrêtassent? 

Me   voici   au  soir  d'une  journée   remplie  de  mille   pensées   et   ch 
diverses  dont  je  me  rends  compte  au  coin  du  l'eu  de  ma  chambre,  à  la  clarté 
d'une  petite  lampe,  ma  seule  compagne  de  nuit.  Sans  le  malheur  arrivé  à 
Gaillac,  j'aurais  Mimi  à  côté  de  moi,  et  nous  causerions,  et  je  lui  dirais,  à 
elle,  ce  que  je  dirai  mal  ici  à  ce  confident  muet. 

Le  2.  —  Rien  d'intéressant  que  la  venue  d'un  petit  chien  qui  doit  rem- 


58  JOURNAL   D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN 

placer  Lion  au  troupeau.  Il  est  beau  et  fort  caressant,  je  l'aime  et  je  lui 
cherche  un  nom.  Ce  serait  Polydor,  en  souvenir  du  chien  de  la  Chênaie; 
mais  pour  un  chien  de  berger,  c'est  un  nom  de  luxe  :  mieux  vaut  Bataille 
pour  le  combattant  du  troupeau. 

L'air  est  doux,  ce  matin  ;  les  oiseaux  chantent  comme  au  printemps  et  un 
peu  de  soleil  visite  ma  chambrette.  Je  l'aime  ainsi  et  m'y  plais  comme  aux 
plus  beaux  endroits  du  monde,  toute  solitaire  qu'elle  est.  C'est  que  j'en 
fais  ce  que  je  veux,  un  salon,  une  église,  une  académie.  J'y  suis  quand  je 
veux  avec  Lamartine,  Chateaubriand,  Fénelon  :  une  foule  d'esprits  m'en- 
toure; ensuite  ce  sont  des  saints,  sainte  Thérèse,  saint  Louis,  patron  de 
mon  amie  Louise,  et  une  petite  image  de  l'Annonciation  où  je  contemple 
un  doux  mystère  et  les  plus  pures  créatures  de  Dieu,  l'ange  et  la  Vierge. 
Voilà  de  quoi  me  plaire  ici  et  murer  ma  porte  à  tout  ce  qui  se  voit  ailleurs. 
Mais  non,  je  n'y  tiendrais  pas  longtemps  :  au  moindre  bruit  de  lettres  ou 
de  nouvelles,  j'en  sortirais  pour  aller  lire  ou  écouter,  aujourd'hui  surtout 
que  j'attends  quelque  chose  de  Mimi  et  de  toi.  Tu  me  négliges,  voilà  un 
mois  et  plus  que  tu  ne  m'as  écrit.  La  journée  me  semblera  longue  :  pour 
la  couper,  je  vais  écrire  à  Louise  J'ai  reçu  d'elle  deux  lettres,  deux  trésors, 
deux  petites  merveilles  d'esprit  et  de  tendresse  Oh  !  quelles  lettres  !  c'est 
pour  moi  toutes  ces  choses  rares,  et  je  me  sens  triste  avec  cela  !  Que  te 
faut-il  donc,  pauvre  cœur? 

Le  3.  —  Une  lettre  de  Mimi  !  Que  de  bonheur  porte  une  lettre  et  que  de 
charme  à  entendre  ceux  qui  sont  éloignés  de  nous  et  qu'on  ne  peut  voir  de 
longtemps  !  Cette  voix  du  cœur  les  rapproche  et  semble  vous  dire  :  Ils 
sont  là  ;  dans  ces  pages,  voyez  leur  âme  et  leur  amour,  voyez  leurs  pensées, 
leurs  actions  ;  tout  leur  être  est  là  contenu,  l'enveloppe  seule  vous  manque. 
Et  cela  console  fort  de  l'absence.  Je  voudrais  bien,  si  tu  lis  jamais  ceci,  te 
persuader  au  plaisir  si  profond  que  j'ai  de  tes  lettres,  et  du  chagrin  pareil 
quand  elles  me  manquent.  Sans  doute  tu  m'écriras  plus  souvent  à  l'avenir. 

Le  4.  —  Lettre  de  Mimi,  lettre  de  Louise,  arrivée  de  Paul,  bonheur, 
bonheur,  bonheur!  Je  n'ai  pas  le  temps  d'écrire. 

Le  5.  —  Dans  la  journée,  dans  quelques  heures  je  serai  à  Gaillac,  loin 
d'ici,  loin  de  papa,  loin  de  ma  chambrette,  loin  de  tout  ce  qui  fait  ma  vie. 
Pas  un  moment  pour  écrire.  Avec  quel  regret  je  m'éloigne  !  mais  je  vais 
joindre  Mimi  pour  un  jour,  ce  qui  me  console. 

Le  veux-tu,  mon  ami,  ce  cahier  écrit  depuis  deux  ans?  Il  est  vieux,  mais 
leschosesdu  cœur  sont  éternelles.  Le  temps  n'y  fait  rien,  cerne  semble.  Je 
te  livre  donc  celles-ci,  après  quelques  traits  de  plume,  quelques  lignes  effa- 
cées. Quand  on  revient  sur  le  passé,  on  efface.  On  y  trouve  tant  d'erreurs! 
Nous  disions  même  des  folies,  avec  toi,  un  jour  en  nous  promenant. 


11  a  mis  sa  petite  main  sur  les  cordes  (page  62). 


Troisième  cahier  — ft£ar*s-ixiai    1836 


E  change  le  format  de  mon  Journal  pour  le  rendre  plus  commode 
pour  ma  poche  où  je  le  mettrai  dans  mes  courses.  De  la  sorte, 
nous  y  verrons  tout  ce  queje  verrai  quand  je  sors,  quand  je  vais 
dans  le  monde  ou  à  la  campagne.  Je  vois,  j'entends,  je  sens,  je 
pense  alors  mille  clioses  qui  me  plaisent,  me  déplaisent,  m  étonnent,  que 
je  voudrais  fixer  quelque  part.  Ce  me  serait  utile  pour  voir  un  peu  ce  que 
je  suis  quand  je  me  trouve  hors  de  chez  moi,  quand  je  me  mêle  au  monde, 
à  ses  discours,  à  ses  fêtes  et  à  tout  ce  qui  ne  m'est  pas  d'habitude.  11  se 
passe  alors  en  moi  quelque  chose  de  nouveau  ;  des  pensées,  des  sentiments 
inconnus  me  viennent,  et  je  sens  que  je  ne  suis  pas  comme  les  autres,  ni 
comme  je  suis  ici.  Cet  état,  je  l'aperçois  quand  je  m'y  trouve,  mais  sans 
trop  y  regarder,  et  il  serait  bon  cependant  de  voir  où  cela  me  mène.  Je 
reviendrai  là-dessus  :  quant  «à  présent,  j'ai  mieux  à  faire  encore  que  d'écrire, 
je  vais  prier.  Oh  !  que  j'aime  la  prière  ! 

Je  voudrais  que  tout  le  monde  sût  prier  ;  je  voudrais  que  les  enfants  et 
ceux  qui  sont  vieux,  les  pauvres,  les  affligés,  les  malades  de  corps  et  d'âme, 
que  tout  ce  qui  vit  et  souffre  pût  sentir  le  baume  de  la  prière.  Mais,  je  ne 
sais  pas  parler  de  ces  choses.  Ce  qu'il  v  aurait  à  dire  est  ineffable. 

Notre  nouveau  curé  nous  est  venu  voir  aujourd'hui.  C'est  un  homme 
doux,  riant,  qui  porte  sur  si  physionomie  l'empreinte  d'une  belle  âme.  Je 
lui  crois  de  l'esprit,  mais  il  u  en  montre  pas  ;  sa  conversation  est  des  plus 

59 


60  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

ordinaires,  sans  trait,  sans  saillies,  passant  tout  bonnement  d'une  chose  à 
l'autre.  Je  remarque  seulement  qu'il  répond  juste  et  parle  à  propos.  C'est  le 
simple  pasteur  des  âmes  simples,  tout  plein  de  Dieu,  et  rien  de  plus. 

Le  ii  mars.  —  J'ai  une  grande  joie  au  cœur,  aujourd'hui  :  Eran  est  allé  se 
confesser.  J'espère  beaucoup  de  cette  confession  avec  ce  doux  curé  qui  sait 
si  bien  parler  de  la  miséricorde  de  Dieu.  C'est  encore  aujourd'hui  la  nais- 
sance de  papa. 

Le  12.  — J'admirais  tout  à  l'heure  un  petit  paysage,  de  ma  chambrette, 
qu'enluminait  le  soleil  levant.  Que  c'était  joli  !  Jamais  je  n'ai  vu  de  plus  bel 
effet  de  lumière  sur  le  papier,  à  travers  des  arbres  en  peinture.  C'était  dia- 
phane, transparent;  c'était  dommage  pour  mes  yeux,  ce  devait  être  vu  par 
un  peintre.  Mais  Dieu  ne  fait-il  pas  le  beau  pour  tout  le  monde  ?  Tous  nos 
oiseaux  chantaient  ce  matin,  pendant  que  je  faisais  ma  prière.  Cet  accom- 
pagnementme  plaît,  quoiqu'il  me  distraie  un  peu.  Je  m'arrête  pour  écouter; 
puis  je  reprends,  pensant  que  les  oiseaux  et  moi  nous  faisons  nos  cantiques 
à  Dieu,  et  que  ces  petites  créatures  chantent  peut-être  mieux  que  moi.  Mais 
le  charme  de  la  prière,  le  charme  de  l'entretien  avec  Dieu,  ils  ne  le  goûtent 
pas,  il  faut  avoir  une  âme  pour  le  sentir.  J'ai  ce  bonheur  que  n'ont  pas  les 
oiseaux.  Il  n'est  que  neuf  heures  et  j'ai  déjà  passé  par  l'heureux  et  par  le 
triste.  Comme  il  faut  peu  de  temps  pour  cela!  L'heureux,  c'est  le  soleil, 
l'air  doux,  le  chant  des  oiseaux,  bonheurs  à  moi  ;  puis  une  lettre  de  Mimi, 
qui  est  à  Gaillac,  où  elle  me  parle  de  Mmc  Vialar,  qui  t'a  vu,  et  d'autres 
choses  riantes.  Mais  voilà  que  j'apprends,  parmi  tout  cela,  le  départ  de 
M.  Bories,  de  ce  bon  et  excellent  père  de  mon  âme.  Oh!  que  je  le  regrette! 
quelle  perte  je  vais  faire  en  perdant  ce  bon  guide  de  ma  conscience,  de  mon 
cœur,  de  mon  esprit,  de  tout  moi-même  que  Dieu  lui  avait  confié  et  que  je 
lui  laissais  avec  tant  d'abandon  !  Je  suis  triste  d'une  tristesse  intérieure  qui 
fait  pleurer  l'âme.  Mon  Dieu,  dans  mon  désert,  à  qui  avoir  recours?  qui 
me  soutiendra  dans  mes  défaillances  spirituelles?  qui  me  mènera  au  grand 
sacrifice?  C'est  en  ceci  surtout  que  je  regrette  M.  Bories.  Il  connaît  ce  que 
Dieu  m'a  mis  au  cœur,  j'avais  besoin  de  sa  force  pour  le  suivre.  Notre  nou- 
veau curé  ne  peut  le  remplacer  :  il  est  si  jeune!  puis  il  paraît  si  inexpéri- 
menté, si  indécis!  Il  faut  être  ferme  pour  tirer  une  âme  du  milieu  du  monde 
et  la  soutenir  contre  les  assauts  de  la  chair  et  du  sang  !  Il  est  samedi,  c'est 
un  jour  de  pèlerinage  à  Cahuzac;  je  vais  y  aller;  peut-être  en  reviendrai-je 
plus  tranquille.  Dieu  m'a  toujours  donné  quelque  chose  de  bon  là,  dans 
cette  chapelle,  où  j'ai  laissé  tant  de  misères. 

Te  ne  me  trompais  pas  en  pensant  que  je  reviendrais  plus  tranquille. 
M.  Bories  ne  part  pas.  Que  je  suis  lK-ureu.se.  et  que  j'ai  rendu  grâces  à  Dieu 
de  cette  grâce!  C'en  est  une  bien  grande  pour  moi  de  conserver  ce  bon 
père,  ce  bon  guide,  ce  choisi  de  Dieu  pour  mon  finie,  suivant  l'9X|  IC      un 


JOURNAL    D'EUGÉNIE   DE   GCÉRIN  6l 

de  saint  François  de  Sales.  Je  viens  d'écrire  cette  nouvelle  à  Mimi.  Je  ne 
dirais  pas  ailleurs  ce  que  je  dis  ici,  on  le  prendrait  mal  peut-être,  on  ne  me 
comprendrait  pas;  on  ne  sait  pas  dans  le  moi; Je  ce  que  c'est  qu"un  confes- 
seur :  cet  homme,  ami  de  l'âme,  son  confident  le  plus  intime,  son  médecin, 
son  maître,  sa  lumière,  cet  homme  qui  nous  lie  et  qui  nous  délie,  qui  nous 
donne  la  paix,  qui  nous  ouvre  le  ciel,  à  qui  nous  parlons  à  genoux  en  l'ap- 
pelant, comme  Dieu,  notre  père,  parce  qu'en  effet  la  foi  le  fait  véritable- 
ment Dieu  et  père.  Malheur  à  moi  si,  quand  je  suis  à  ses  pieds,  je  voyais 
autre  chose  que  Jésus-Christ  écoutant  Madeleine,  et  lui  pardonnant  beau- 
coup parce  qu'elle  aima  beaucoup!  La  confession  est  une  expansion  du 
repentir  dans  l'amour.  C'est  une  bien  douce  chose,  un  grand  bonheur  pour 
l'âme  chrétienne  que  la  confession,  un  grand  bien,  toujours  plus  grand  à 
mesure  que  nous  le  goûtons,  et  que  le  cœur  du  prêtre  où  nous  versons  nos 
larmes  ressemble  au  cœur  divin  qui  nous  a  tant  aimes.  Voilà  ce  qui  m'at- 
tache à  M.  Bories.  Toi,  tu  me  comprendras. 

En  allant  à  Cahuzac,  j'ai  voulu  voir  une  pauvre  femme  malade  qui 
demeure  au-delà  de  la  Vère.  C'est  la  femme  de  la  complainte  du  Rosier, 
que  je  t'ai  contée,  je  crois.  Mon  Dieu,  quelle  misère!  En  entrant,  j'ai  vu  un 
grabat  d'où  s'est  levée  une  tête  de  mort  ou  à  peu  près.  Cependant  elle  m'a 
connue.  J'ai  voulu  m'approcher  pour  lui  parler,  et  j'ai  vu  de  l'eau,  une 
bourbe  auprès  de  ce  lit,  des  ordures  délayées  par  la  pluie  qui  tombe  de  ce 
pauvre  toit,  et  par  une  fontaine  qui  filtre  sous  ce  pauvre  lit.  C'était  une 
infection,  une  misère,  des  haillons  pourris,  des  poux  :  vivre  là!  pauvre 
créature  !  Elle  était  sans  feu,  sans  pain,  sans  eau  pour  boire,  couchée  sur 
du  chanvre  et  des  pommes  de  terre  qu'elle  tenait  là  pour  les  préserver  de 
la  gelée.  Une  femme,  qui  nous  suivait,  l'a  délogée  du  fumier,  une  autre  a 
apporté  des  fagots  ;  nous  avons  fait  du  feu.  nous  l'avons  assise  sur  un  selon, 
et  comme  j'étais  fatiguée,  je  me  suis  mise  auprès  d'elle  sur  le  fagot  qui 
restait.  Je  lui  parlais  du  bon  Dieu  ;  rien  n'est  plus  aisé  que  d'être  entendu 
des  pauvres,  des  malheureux,  des  délaissés  du  monde,  quand  on  leur 
parle  du  ciel.  C'est  que  leur  cœur  n'a  rien  qui  les  empêche  d'entendre. 
Aussi,  qu'il  est  aisé  de  les  consoler,  de  les  résigner  à  la  mort  !  L'ineffable 
paix  de  leur  âme  fait  envie.  Notre  malade  est  heureuse,  et  rien  n'est  plus 
étonnant  que  de  trouver  le  bonheur  chez  une  telle  créature,  dans  une 
pareille  demeure.  C'est  pire  cent  fois  qu'une  êtablè  à  cochon.  Je  ne  vis  pas 
où  poser  mon  châle  sans  le  salir,  et,  comme  il  m'embarrassait  sur  les 
épaules,  je  le  jetai  sur  les  branches  d'un  saule  qui  se  trouve  devant  la  pi 
Encore  y  avait-il  dessous... 

Le  14.  —  Une  visite  d'enfant  me  vint  couper  mon  histoire,  hier  Je  la 
quittai  sans  regret.  J'aime  autant  les  enfants  que  les  pauvres  vieux.  Un  de 
ces  enfants  est  fort  gentil,  vif,  éveillé,  questionneur;  il  voulait  tout  voir, 


62  JOURNAl    n'EUGÉNtn   DE   GUÉRIN 

tout  savoir.  Il  me  regardait  écrire  et  a  pris  le  pulvérier  pour  du  poivre 
dont  j'apprêtais  le  papier.  Puis  il  m'a  fait  descendre  ma  guitare  qui  pend  à 
la  muraille  pour  voir  ce  que  c'était;  il  a  mis  sa  petite  main  sur  les  cordes 
et  il  a  été  transporté  de  les  entendre  chanter.  Quès  aco  qui  canto  aqtii?  (i) 
Le  vent  qui  soufflait  fort  à  la  fenêtre  l'étonnait  aussi  ;  ma  chambrette  était 
pour  lui  un  lieu  enchanté,  une  chose  dont  il  se  souviendra  longtemps, 
comme  moi  si  j'avais  vu  le  palais  d'Armide.  Mon  christ,  ma  sainte  Thé- 
rèse, les  autres  dessins  que  j'ai  dans  ma  chambre  lui  plaisaient  beaucoup; 
il  voulait  les  avoir  et  les  voir  tous  à  la  fois,  et  sa  petite  tête  tournait  comme 
un  moulinet.  Je  le  regardais  faire  avec  un  plaisir  infini,  toute  ravie  à  mon 
tour  de  ces  charmes  de  l'enfance.  Que  doit  sentir  une  mère  pour  ces  gra- 
cieuses créatures  ! 

Après  avoir  donné  au  petit  Antoine  tout  ce  qu'il  a  voulu,  je  lui  ai 
demandé  une  boucle  de  ses  cheveux,  lui  offrant  une  des  miennes.  Il  m'a 
regardée,  un  peu  surpris  :  «  Non,  m'a-t-il  dit,  les  miennes  sont  plusjolies.» 
Il  avait  raison  ;  des  cheveux  de  trente  ans  sont  bien  laids  auprès  de  ses  bou- 
cles blondes.  Je  n'ai  donc  rien  obtenu  qu'un  baiser.  Ils  sont  doux  les  bai- 
sers d'enfant  :  il  me  semble  qu'un  lis  s'est  posé  sur  ma  joue. 

Cette  visite  a  commencé  ma  journée  d'hier.  Celle  d'aujourd'hui  n'a  rien 
de  plus  aimable  ;  je  la  laisse  en  blanc.  Tout  mon  temps  s'est  passé  en  occu- 
pations, en  affairages  ;  ni  lecture,  ni  écriture  ;  journée  matérielle.  A  pré- 
sent, seule,  en  repos  dans  ma  chambrette;  je  lirais,  j'écrirais  beaucoup,  je 
ne  sais  sur  quoi,  mais  j'écrirais.  Je  me  sens  la  veine  ouverte.  Ce  serait  un 
beau  moment  de  poésie,  et  je  regrette  de  n'en  avoir  aucune  en  train.  En 
commencer?  Non,  c'est  trop  tard,  la  nuit  est  faite  pour  dormir,  à  moins 
qu'on  ne  soit  Philomèle;  et  puis,  quand  je  commencerais  quelque  chose, 
demain  peut-être  je  le  laisserais  aux  rats.  La  réflexion  me  plonge  vite  au 
fond  de  toute  chose,  et  je  vois  le  néant  dans  tout,  si  Dieu  ne  s'y  trouve 
pas. 

Le  20.  — Une  petite  lacune.  Je  saute  du  14  au  20.  Je  trouve  si  peu  de 
chose  à  dire  de  mes  jours,  qui  se  ressemblent  souvent  comme  des  gouttes 
d'eau,  que  je  n'en  dis  rien.  Ce  n'est  pas  vraiment  la  peine  d'employerl'encre 
et  le  temps  à  cela,  et  je  ferais  mieux  peut-être  de  m'occuper  d'autre  chose. 
Mais  aussi  j'ai  besoin  d'écrire  et  d'un  confident  à  toute  heure.  Je  parle 
quand  je  veux  à  ce  petit  cahier;  je  lui  dis  tout,  pensées,  peines,  plaisirs, 
émotions,  tout  enfin,  hormis  ce  qui  ne  peut  se  dire  qu'à  Dieu,  et  encore  j'ai 
regret  de  ce  que  je  laisse  au  fond  du  cœur.  Mais  cela,  je  ferais  mal,  je  crois, 
de  le  produire,  et  la  conscience  se  met  entre  la  plume  et  mon  papier.  Alors 
je  me  tais.  Si  ceci  t'étonne,  mon  ami,  avec  la  vie  que  tu  me  connais,  sou- 

(1)  Qu'y  a-t-il  là  qui  chante  ainsi  ? 


journal  d'Eugénie  r>v.  gitrim  63 

viens-toi  que  Marie  l'Egyptienne  était  fort  tourmentée  dans  la  solitude.  Il 
y  a  des  esprits  malins  répandus  dans  l'air. 

Aujourd'hui,  et  depuis  même  assez  longtemps,  je  suis  calme  :  paix  de 
tête  et  de  cœur,  état  de  grâce  dont  je  bénis  Dieu.  Ma  fenêtre  est  ouverte; 
comme  il  fait  calme!  Tous  les  petits  bruits  du  dehors  me  viennent  ;  j'aime 
celui  du  ruisseau.  Adieu,  j'entends  une  horloge  à  présent,  et  la  pendule  qui 
lui  répond.  Ce  tintement  des  heures  dans  le  lointain  et  dans  la  salle  \  : 
dans  la  nuit  quelque  chose  de  mystérieux.  Je  pense  aux  trappistes  qui  se 
réveillent  pour  prier,  aux  malades  qui  comptent  en  souffrant  toutes  les 
heures,  aux  affligés  qui  pleurent,  aux  morts  qui  dorment  glacés  dans  leur 
lit.  Oh  !  que  la  nuit  fait  venir  des  pensées  sérieuses  !  Je  ne  crois  pas  que 
le  méchant,  que  l'impie,  que  l'incrédule  soient  aussi  pervers  la  nuit  que 
le  jour.  Un  monsieur  qui  doute  de  beaucoup  de  choses  m'a  dit  souvent 
que,  dans  la  nuit,  il  croyait  toujours  à  l'enfer.  C'est  qu'apparemment,  dans 
le  jour,  les  objets  extérieurs  nous  dissipent  et  distraient  l'âme  de  la  vérité. 
Mais  que  vais-je  dire?  J'avais  à  parler  de  si  douces  choses.  J'ai  reçu  ton 
ruban  ce  soir,  le  réseau,  la  petite  boîte,  avec  la  belle  épingle  et  le  joli  petit 
billet.  Tout  cela,  je  l'ai  touché,  essayé,  examiné,  et  mis  dans  le  cœur. 
Merci,  merci!  Tu  veux  bien  que  je  dorme,  je  m'arrache  d'ici.  Pourquoi 
dormir  au  lieu  d'écrire? 

Le  22.  —  Hier  s'est  passé  sans  que  j'aie  pu  te  rien  dire,  à  force  d'occupa- 
tions, de  ces  trains  de  ménage,  de  ces  courants  d'affaires  qui  emportent 
tous  mes  moments  et  tout  moi-même,  hormis  le  cœur  qui  monte  dessus  et 
s'en  va  du  côté  qu'il  aime.  C'est  tantôt  ici,  tantôt  là,  à  Paris,  à  Albi  où  est 
Mimi,  aux  montagnes,  au  ciel  quelquefois,  ou  dans  une  église,  enfin  où  je 
veux  ;  car  je  suis  libre  parmi  mes  entraves  et  je  sens  la  vérité  de  ce  que  dit 
Y  Imitation,  qu'on  peut  passer  comme  sans  soins  à  travers  les  soins  de  la 
vie.  Mais  ces  soins-là  pèsent  à  l'âme,  ils  la  fatiguent,  l'ennuient  souvent, 
et  c'est  alors  qu'elle  aspire  à  la  solitude.  Oh  !  le  bienheureux  état  où  l'on 
peut  s'occuper  uniquement  de  la  seule  chose  nécessaire,  où,  du  moins,  les 
soins  matériels  n'occupent  que  légèrement  et  ne  prennent  pas  la  grande 
partie  du  jour  !  Voilà  que  pour  quarante  bêcheurs,  ou  menuisiers,  ou  je  ne 
sais  quoi,  il  m'a  fallu  rester  tout  le  long  du  jour  à  la  cuisine,  les  mains  aux 
fourneaux  et  dans  les  oulos. 

Oh  !  que  j'aurais  bien  mieux  aimé  être  ici,  avec  un  livre  ou  une  plume! 
Je  t'aurais  écrit,  je  t'aurais  dit  combien  tes  envois  me  sont  agréables,  et  je 
ne  sais  quoi  ensuite  ;  ce  serait  plus  joli  que  des  plats  de  soupe.  Mais  pour- 
quoi se  plaindre  et  perdre  ainsi  le  mérite  d'une  contrariété?  Faisons  ma 
soupe  de  bonne  grâce;  les  saints  souriaient  à  tout,  et  l'on  dit  que  sainte 
Catherine  de  Sienne  faisait  avec  grande  joie  la  cuisine.  Elle  v  trouvait 
de  quoi  méditer  beaucoup.  Je  le  crois,  quand  ce  ne  serait   que  la  vue 


64  JOCRXAL    D'EUGÉNIE   Dïï    GVÉRIM 

seule  du  feu  et  les  petites  brûlures  qu'on  se  fait  et  qui  font  penser  au 
purgatoire. 

Le  7  avril.  —  Bien  des  jours  se  sont  passés  depuis  que  je  n'ai  rien  mis 
ici  :  la  semaine  sainte,  la  grande  fête  de  Pâques,  toutes  ces  solennités  qui 
tiennent  l'âme  loin  de  la  terre.  Je  ne  me  suis  guère  arrêtée  ici  que  pour  les 
repas.  Le  lundi,  j'étais  à  Cahuzac,  et  le  lendemain  encore,  retenue  par  la 
pluie  ;  le  mercredi,  je  le  passai  à  Andillac  à  faire  la  chapelle  du  jeudi-saint 
avec  M.  le  curé  et  la  petite  Virginie. 

Le  ii.  —  Lacune  de  plusieurs  jours.  Je  me  trouve  à  présent  sur  une  page 
déchirée,  accident  qui  ne  m'empêchera  pas  d'écrire.  Je  sais  d'ailleurs  que 
pareille  chose  arrive  souvent  au  papier  du  cœur.  Veux-tu  que  je  te  dise 
pourquoi  je  mets  si  peu  de  suite  à  mon  Journal?  C'est  que  je  suis  à  mille 
choses  qui  remplissent  tous  mes  moments  de  devoirs  ou  d'occupations. 
Ceci  n'est  qu'un  délassement,  un  temps  de  reste  que  je  te  donne  quand  je 
puis,  la  nuit,  le  matin,  à  toute  heure,  car  à  toute  heure  on  peut  causer  quand 
c'est  avec  le  cœur  que  l'on  parle.  Une  mouche,  un  bruit  de  porte,  une 
pensée  qui  vient,  que  sais-je?  tant  de  choses  qu'on  voit,  qu'on  touche, 
qu'on  sent,  feraient  écrire  des  volumes.  Je  lisais  hier  au  soir  Bernardin,  au 
premier  volume  des  Etudes,  qu'il  commence  par  un  fraisier,  ce  fraisier 
qu'il  décrit  avec  tant  de  charme,  tant  d'esprit,  tant  de  cœur,  qui  ferait, 
dit-il,  écrire  des  volumes  sans  fin,  dont  l'étude  suffirait  pour  remplir  la  vie 
du  plus  savant  naturaliste  parles  rapports  de  cette  plante  avec  tous  les 
règnes  de  la  nature.  Mon  ami,  je  suis  ce  fraisier  en  rapport  avec  la  terre, 
avec  l'air,  avec  le  ciel,  avec  les  oiseaux,  avec  tant  de  choses  visibles  et 
invisibles  que  je  n'aurais  jamais  fini  si  je  mettais  à  me  décrire,  sans  compter 
ce  qui  vit  aux  replis  du  cœur,  comme  ces  insectes  qui  logent  dans  l'épais- 
seur d'une  feuille.  De  tout  cela,  mon  ami,  quel  volume  ! 

Voilà  sous  ma  plume  une  petite  bête  qui  chemine,  pas  plus  grosse  qu'un 
point  sur  un  i.  Qui  sait  où  elle  va?  de  quoi  elle  vit?  et  si  elle  n'a  pas  quel- 
que chagrin  au  cœur?  qui  sait  si  elle  ne  cherche  pas  quelque  Paris  où  elle 
a  un  frère?  elle  va  bien  vite.  Je  m'arrête  sur  son  chemin  :  la  voilà  hors  de 
la  page  ;  comme  elle  est  loin  !  je  la  vois  à  peine,  je  ne  la  vois  plus.  Bon 
voyage,  petite  créature  ;  que  Dieu  te  conduise  où  tu  veux  aller?  Nous 
reverrons-nous  ?  T'ai-je  fait  peur?  Je  suis  si  grande  à  tes  yeux  sans  doute! 
mais  peut-être  par  cela  même  je  t'échappe  comme  une  immensité.  Ma 
petite  bête  me  mènerait  loin,  je  m'arrête  à  cette  pensée  :  qu'ainsi  je  suis, 
aux  yeux  de  Dieu,  petite  et  infiniment  petite  créature  qu'il  aime. 

Tous  les  soirs  je  lis  quelque  Harmonie  de  Lamartine  ;  j'en  apprends  des 
morceaux  par  cœur,  et  cette  étude  me  charme  et  fait  jaillir  je  ne  sais  quoi 
de  mon  âme.  qui  me  transporte  loin  du  livre  qui  tombe  loin  de  ceux  qui 
parlent  auprès  de  moi  ;  je  me  trouve  où  sont  ces  esprits  qui  balancent 


journal  d'hugi-nie  de  gchrin  65 

les  astres  sur  nos  têtes,  et  qui  vivent  de  feu  comme  nous  vivons  d'air... 

J'aurai  toujours  regret  de  n'avoir  pas  fait  mes  Enfantines  ;  mais  pour 
cela  il  m'aurait  fallu  être  tranquille  clans  ma  chambre  comme  une  abeille 
dans  sa  ruche.  Quelquefois  il  m'est  arrivé  de  désirer  d'être  en  prison  pour 
me  livrer  à  l'étude  et  à  la  poésie.  Oh!  quelle  jouissance  d'être  sans  distrac- 
tions avec  Dieu  et  avec  soi-même,  avec  ce  qu'il  y  a  en  nous  qui  pense,  qui 
sent,  qui  aime,  qui  souffre  ! 

Le  15  mai.  —  Nous  avons  M.  Bories  aujourd'hui,  notre  curé,  les  Facieu 
et  quelques  autres  personnes.  Je  les  laisse  au  jeu  et  viens  à  l'écart  te  parler 
un  instant  de  ma  journée.  C'est  de  celles  que  je  remarque,  qui  me  char- 
ment par  un  beau  ciel  et  par  de  doux  événements.  D'abord,  en  me  levant, 
j'ai  reçu  une  lettre  de  notre  ami  de  Bretagne  que  je  croyais  mort.  Quel 
plaisir  m'ont  fait  cette  écriture,  ces  expressions  de  pur  attachement,  ces 
expansions  d'une  âme  triste  et  pieuse  !  Pauvre  ami,  dans  quel  abattement 
je  le  vois  !  Je  voudrais  le  consoler,  lui  faire  du  bien.  Il  me  parle  de  poésie 
comme  d'un  baume;  il  faut  que  je  lui  en  envoie.  Je  suis  bien  occupée, 
mais  le  soin  des  malades  passe  avant  tout.  Le  bon  Dieu  bénit  cette  bonne 
œuvre.  Voyons  donc  ce  qui  reste  de  poésie  dans  mon  âme.  Je  crains 
qu'elle  ne  soit  éteinte  depuis  le  temps  que  je  la  laisse  mourir.  Rien  que  ce 
pauvre  affligé  n'était  capable  de  la  rallumer.  Je  sens  déjà  quelque  chose  en 
moi  qui  renaît,  qui  va  jaillir  de  mon  âme.  J'ai  pris  cette  lettre  des  mains 
de  Pouffé  qui  m'a  paru  un  de  ces  nains  chargés  pour  les  châteaux  de  mys- 
térieux messages.  Grand  merci  au  bossu,  et  me  voilà  dans  la  côte  de 
Sept-Fonts,  lisant  ma  belle  lettre.  Puis,  j'ai  fait  réflexion  sur  ces  paroles 
venues  des  bords  de  l'Océan  dans  les  bois  du  Cayla,  sur  cette  âme  incon- 
nue parlant  à  la  mienne  comme  une  sœur  à  une  sœur;  sur  ce  qui  a  amené 
notre  correspondance,  sur  la  Bretagne,  sur  La  Chênaie  et  son  grand  soli- 
taire, sur  toi,  sur  la  pauvre  Marie,  sur  son  tombeau.  Là,  je  me  suis  arrêtée 
dans  une  pieuse  pensée  :  qu'il  fallait  prier  pour  elle  ;  et  j'ai  prié.  Puis,  en 
m'en  allant,  j'ai  pris  quelques  fleurs  pour  notre  autel  à  la  Vierge  et  écouté 
le  rossignol,  toute  pénétrée  de  ces  tristesses  et  de  cette  riante  nature, 
contraste,  hélas  !  des  choses  humaines. 

[Sans  date.]  —  En  m'occupant  de  calcul  tout  à  l'heure,  j'ai  voulu  savoir 
le  nombre  de  mes  minutes.  C'est  effrayant,  1(18  millions  et  quelques 
mille!  (1)  Déjà  tant  de  temps  dans  ma  vie!  J'en  comprends  mieux  toute 
la  rapidité,  maintenant  que  je  la  mesure  par  parcelles.  Le  Tarn  n'accumule 
pas  plus  vite  les  grains  de  sable  sur  ses  bords.  Mou  Dieu,  qu'avons- 
nous  fait  de  ces  instants  que  vous  devez  aussi  compter  un  jour?  S 
trouvera-t-il  qui  comptent  pour  la  Aie  éternelle?  s'en  trouvera-t-il  beau- 

(1)  Elle  se  trompe,  et  met  un  zéro  de  trop.  Mais  à  quoi  bon  le  remarqu 


66  JOURNAL  D'ntTGÉNIE   DE   GUi'RIN 

coup,  s'en  trouvera-t-il  un  seul?  Si  observaveris,  Domine,  Domine,  quts 
snstinebit  ? 

Cet  examen  du  temps  fait  trembler  l'âme  qui  s'y  livre,  pour  si  peu  qu'elle 
ajt  vécu,  car  Dieu  nous  jugera  autrement  que  les  lis.  Je  n'ai  jamais  com- 
pris la  sécurité  de  ceux  qui  ne  se  donnent  d'autre  appui  qu'une  bonne 
conduite  humaine  pour  se  présenter  devant  Dieu,  comme  si  tous  nos 
devoirs  étaient  renfermés  dans  le  cercle  étroit  de  ce  monde.  Etre  bon  père, 
bon  fils,  bon  citoyen,  bon  frère,  ne  suffit  pas  pour  entrer  au  ciel.  Dieu 
demande  d'autres  mérites  que  ces  douces  vertus  du  cœur  à  celui  qu'il  veut 
couronner  d'une  éternité  de  gloire. 


Une  journée  passée  à  étendre  une  lessive  q        1 


Quatrième  cahier*  —  Mai-Juin    1837 


E  i"  mai  1837.  —  C'est  ici ,  mon  ami ,  que  je  veux  reprendre  cette  cor- 
respondance intime  qui  nous  plaît  et  qui  nous  est  nécessaire, à  toi 
dans  le  monde,  à  moi  dans  ma  solitude.  J'ai  regret  de  ne  l'a  voir  pas 
continuée,  à  présent  que  j'ai  lu  ta  lettre  où  tu  me  dis  pourquoi  tu  ne 
m'avais  pas  répondu.  Je  craignais  de  t'ennuyerpar  les  détails  de  ma  vie,  etje 
vois  que  c'est  le  contraire.  Plus  de  souci  donc  là-dessus,  plus  de  doute  sur  ton 
amitié  ni  sur  rien  de  ton  cœur  si  fraternel.  J'avais  tort  :  tant  mieux,  je  crai- 
gnais que  ce  ne  fût  toi.  En  toute  joie  et  liberté  reprenons  notre  causerie, 
cette  causerie  secrète,  intime,  dérobée,  qui  s'arrête  au  moindre  bruit,  au 
moindre  regard.  Le  cœur  n'aime  pas  d'être  entendu  dans  ses  confidences. 
Tu  as  raison  quand  tu  dis  que  je  ruse  un  peu  pour  écrire  mes  cahiers  ;  j'en 
ai  bien  lu  quelque  chose  à  papa,  mais  non  pas  tout.  Le  bon  père  aurait 
peut-être  quelque  souci  de  ce  que  je  dis,  de  ce  qui  me  vient  parfois  dans 
l'âme;  un  air  triste  lui  semblerait  un  chagrin.  Cachons-lui  ces  petits 
nuages  ;  il  n'est  pas  bon  qu'il  les  voie  et  qu'il  connaisse  autre  chose  de  moi 
que  le  côté  calme  et  serein.  Une  fille  doit  être  si  douce  à  son  père  !  Nous 
leur  devons  être  à  peu  près  ce  que  les  anges  sont  à  Dieu.  Entre  frères,  [ 
différent,  il  y  a  moins  d'égards  et  plus  d'abandon.  A  toi  Jonc  le  cours  de 
ma  vie  et  de  mon  cœur,  tel  qu'il  vient. 
Le  2.  —  Deux  lettres  de  Louise,  jolies,  tendres,  mais  tristes,  fa  pauvre 

amie  est  entourée  de  morts  et  pleure  une  voisine,  la  mère  Je  Mélanie, 

"7 


68  JOURNAL   D%EUGÉNIE   DF   GUÉRIN 

cette  jeune  fille  dont  je  t'ai  parlé,  je  crois.  C'est  cette  pauvre  montagnarde 
qu'on  a  prise  des  champs  pour  l'habiller  en  demoiselle,  la  faire  élèvera 
Toulouse  où  elle  voit  les  dames  de  Villèle.  Son  éducation  a  bien  pris  et  la 
demoiselle  croît  à  ravir  sur  la  paysanne.  11  y  aura  deux  vies  dans  sa  vie  Je 
la  trouve  intéressante,  surtout  à  présent  que  la  pauvre  orpheline  pleure  sa 
mère  et  se  désole  dans  ses  grands  salons  de  n'avoir  pas  pu  se  trouver  au 
chevet  du  lit  de  sa  pauvre  mère.  Louise  me  dit  qu'elle  ne  reviendra  pas  à 
Rayssac,  où  il  n'y  a  plus  rien  pour  elle,  et  qu'elle  entrera  au  couvent.  C'est 
le  lieu  des  âmes  tristes,  ou  qui  sont  étrangères  au  monde,  ou  qui  sont 
craintives  et  s'abritent  là  comme  dans  un  colombier. 

Le  3.  —  Le  rossignol  chante,  le  ciel  est  beau,  choses  toutes  nouvelles 
dans  ce  printemps  tardif.  C'est  de  quoi  dire  un  mot,  mais  je  te  quitte  pour 
des  occupations  utiles.  Ceci  n'est  que  passe-temps  :  joujou  du  cœur  qu'une 
plume,  pour  une  femme  !  Vous  autres  hommes,  c'est  différent. 

Le  4.  —  Rien  que  la  date;  je  n'ai  pu  écrire,  ayant  passé  la  journée  à 
Cahuzac,  pauvre  endroit  qui  d'ailleurs  laisse  peu  à  dire. 

Le  5.  —  Pluie,  vent  froid,  ciel  d'hiver,  le  rossignol,  qui  de  temps  en 
temps  chante  sous  des  feuilles  mortes:  c'est  triste  au  mois  de  mai.  Aussi 
suis-je  triste  en  moi,  malgré  moi.  Je  ne  voudrais  pas  que  mon  âme  prît 
tant  de  part  à  l'état  de  l'air  et  des  saisons,  que,  comme  une  fleur,  elle 
s'épanouisse  ou  se  ferme  au  froid  ou  au  soleil.  Je  ne  le  comprends  pas, 
mais  il  en  est  ainsi  tant  qu'elle  est  enfermée  dans  ce  pauvre  vase  du 
corps 

Pour  me  distraire,  j'ai  feuilleté  Lamartine,  le  cher  poète.  J'aime  l'hymne 
au  rossignol  et  bien  d'autres  de  ses  Harmonies,  mais  que  c'est  loin  de 
l'effet  que  me  faisaient  ses  Méditations!  C'étaient  des  ravissements,  des 
extases;  j'avais  seize  ans  :  que  c'était  beau!  Le  temps  change  bien  des 
choses.  Le  grand  poète  ne  me  fait  plus  vibrer  le  cœur,  il  ne  m'a  pas  même 
pu  distraire  aujourd'hui. 

Essayons  autre  chose,  car  il  ne  faut  pas  garder  l'ennui  qui  ronge  l'âme. 
Je  le  compare  à  ces  petits  vers  qui  se  logent  dans  le  bois  des  chaises  et  des 
meubles  dont  j'entends  le  cr^c-crac  dans  ma  chambre  quand  ils  travaillent 
et  mettent  leur  loge  en  poussière.  Que  faire  donc?  il  ne  m'est  pas  bon 
d'écrire,  de  répandre  je  ne  sais  quoi  de  troublé.  Que  la  vase  retombe  au 
fond  et  puis  que  l'eau  coule,  pas  plus  tôt.  Laissons  livres  et  plumes,  je  sais 
quelque  chose  de  mieux.  Cent  fois  je  l'ai  essayé:  c'est  la  prière,  la  prière 
qui  me  calme.  Quand,  devant  Dieu,  je  dis  à  mon  âme  :  «  Pourquoi  étes- 
vous  triste  et  pourquoi  me  troublez-vous?»  Je  ne  sais  quoi  lui  répond  et 
fait  qu'elle  s'apaise  à  peu  près  comme  quand  un  enfant  pleine  et  qu'il  voit 
sa  mère.  C'est  que  la  compassion  et  tendresse  divine  est  toute  maternelle 
pour  nous. 


JOURNAt  D'EUGÉNIE   DE  GUÉRIX  69 

Le  6.  —  On  avait  défendu  à  saint  Jean  de  Damas  d'écrire  à  personne,  et, 
pour  avoir  fait  des  vers  pour  un  ami,  il  fut  chassé  de  son  couvent.  Cela  m'a 
paru  bien  sévère  ;  mais  que  de  sagesse  ou  y  voit,  quand,  après  ses  suppli- 
cations et  beaucoup  d'humilité,  le  saint  rentre  en  grâce,  qu'on  lui  ordonne 
d'écrire  et  d'employer  ses  talents  à  combattre  les  ennemis  de  Jésus-Christ! 
Il  fut  trouvé  assez  fort  pour  entrer  en  lice  alors  qu'il  s'était  dépouillé  d'or- 
gueil. Il  écrivit  contre  les  iconoclastes.  Oh!  si  tant  d'écrivains  illustres 
avaient  commencé  par  une  leçon  d'humilité,  ils  n'auraient  pas  fait  tant 
d'erreurs  ni  tant  de  livres.  L'orgueil  en  fait  bien  éclore  ;  aussi  voyons 
les  fruits  qu'ils  produisent,  dans  combien  d'égarements  nous  mènent  les 
égarés  ! 

Mais  c'est  trop  étendu  pour  moi,  ce  chapitre  de  la  science  du  mal  :  j'aime 
mieux  dire  que  j'ai  cousu  un  drap  de  lit  et  que  je  cousais  bien  des  choses 
dans  ma  couture.  Un  drap  prête  bien  à  la  réflexion  :  il  va  recouvrir  tant  de 
monde,  tant  de  sommeils  si  différents  !  peut-être  celui  de  la  tombe.  Qui 
sait  s'il  ne  sera  pas  mon  suaire,  si  ces  points  que  je  fais  ne  seront  pas 
décousus  par  les  vers!  Pendant  ce  temps,  papa  me  contait  qu'il  avait 
envoyé  à  mon  insu  une  pièce  de  vers  à  Rayssac,  et  j'ai  vu  la  lettre  où 
M.  de  Bayne  en  parlait  et  lui  disait  que  c'était  bien.  Un  peu  de  vanité  m'en 
venait,  elle  est  tombée  dans  ma  couture.  A  présent,  je  me  disque  la  pensée 
de  la  mort  est  bonne  pour  nous  préserver  du  péché.  Elle  modère  la  joie, 
tempère  la  tristesse,  fait  regarder  comme  passé  tout  ce  qui  passe.  J'ai 
d'excellentes  méditations  là-dessus  dans  un  livre  que  je  viens  de  me  pro- 
curer, la  Retraite,  du  père  Judde.  Que  j'aime  ce  livre  et  que  j'ai  d'obliga- 
tion à  celui  qui  me  l'a  fait  connaître  ! 

Le  7.  —  Je  ne  sais  quoi  vint  me  détourner  hier,  lorsque  je  voulais  te 
parler  de  ma  petite  bibliothèque,  des  livres  que  j'ai,  de  ceux  que  je  vou- 
drais avoir.  11  me  manque  sainte  Thérèse,  ses  lettres  si  spirituellement 
pieuses.  Je  les  ai  vues  chez  une  servante,  la  pauvre  lille!  Mais  qui  sait? 
peut-être  elle  les  comprend  mieux  que  moi.  Les  choses  saintes  sont  à  la 
portée  du  cœur  et  de  toute  intelligence  pieuse.  J'ai  remarqué  cela  bien 
souvent,  que  telle  personne  qui  paraît  simple  aux  yeux  du  monde,  une 
ignorante,  une  Rose  Dreuille,  est  infiniment  versée  dans  les  choses  intel- 
lectuelles, dans  les  choses  de  Dieu.  Je  connais  bien  des  gens  d'esprit  qui 
sont  bêtes  :  comme  deux  messieurs  qui  ne  voulaient  pas  que  Dieu  tù: 
parce  qu'il  nous  donne  des  lois  gênantes,  parce  qu'il  y  a  un  onf<  r  Ils  trou- 
vent absurdes  les  lois  du  jeûne,  la  croyance  au  péché  originel,  et  hier. 
la  vénération  des  images.  Pauvres  gens  !  qu'il  s'en  trouve  de  ceux  qui  l'ont 
Jes  entendus  sur  ces  choses  sacrées,  saints  hiéroglyphes  qu'ils  lisent 
les  comprendre  et  qu'ils  appellent  folies  ' 

Nos  paysans  s'en  mêlent;  l'un  d'eux  a  cité  le  concile  de  Trente  à  notre 


e 


s 


70  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUËRIN 

curé  dans  un  cas  où  ce  savoir  lui  seyait  mal.  Se  mêler  d'interpréter 
les  conciles  et  ne  pas  dire  le  Pater,  quelle  pitié!  Voilà  ce  que  font  les 
lumières  dans  nos  campagnes,  les  lumières  de  l'alphabet  ;  car, c'est  parce 
qu'il  sait  lire  que  le  peuple  se  croit  savant.  Monté  sur  l'orgueil,  il 
touche  aux  plus  hautes  choses,  et  regarde  à  sa  portée  ce  qu'il  devrait 
contempler  à  genoux.  Il  veut  voir,  comprendre,  saisir,  et  marche 
droit  à  l'incrédulité.  11  faut  qu'on  lui  prouve  la  foi  maintenant,  lui  qui 
croyait  tout.  Ils  ont  bien  perdu,  nos  paysans,  dans  leur  contact  avec 
les  livres,  et  qu'y  ont-ils  appris  qu'une  ignorance  de  plus,  à  mécon- 
naître leurs  devoirs?  Cela  fait  pitié  pour  ces  pauvres  gens.  11  vaudrait 
bien  mieux  qu'ils  ne  sussent  pas  lire,  a  moins  qu'on  ne  leur  apprît  en 
même  temps  quelles  lectures  leur  sont  bonnes.  A  la  montagne  de  Rayssac, 
ils  lisent  tous,  mais  c'est  le  catéchisme,  des  livres  de  messe  et  de  piété. 
Voilà  le  but  des  écoles  et  ce  qu'on  y  devrait  enseigner  :  la  religion ,  faire 
de  bons  chrétiens.  A  Andillac  et  ailleurs,  on  apprend  à  signer  et  à  dire  : 
gué  souy  sapianl 

Mais  cette  digression  m'a  mené  loin  de  mes  livres  dont  je  parlais.  Ma 
collection  s'accroît  ;  tantôt  une  fois  et  tantôt  l'autre,  je  me  procure  quelque 
chose.  J'ai  rapporté  d'Albi  le  nouveau  Mois  de  Marie  de  l'abbé  Le  Guillou, 
livre  suave  et  doux,  tout  plein  de  fleurs  de  dévotion.  J'en  lis  tous  les  matins 
quelque  chose.  Nous  faisons  le  mois  de  Marie  dans  notre  chambre  devant 
une  belle  image  de  la  Vierge,  que  Françoise  a  donnée  à  Mimi.  Au-dessus, 
il  y  a  un  christ  encadré  qui  nous  vient  de  notre  grand'mère,  plus  haut, 
sainte  Thérèse,  et  puis  plus  haut  le  petit  tableau  de  l'Annonciation  que  tu 
connais,  de  sorte  que  l'œil  suit  toute  une  ligne  céleste  dès  qu'il  regarde  et 
s'élève  :  c'est  une  échelle  qui  porte  au  ciel 

Le  5.  —  Que  te  dirai-je  à  présent?  qu'il  pleut,  que  le  ciel  ne  veut  pas 
absolument  nous  sourire.  Mai  s'en  ira,  je  le  crains,  sans  soleil,  sans  fleurs, 
sans  verdure.  Nos  bois  sont  comme  en  hiver,  secs  et  nus.  Le  rossignol  y 
chante  quelquefois  d'un  air  triste,  et  je  le  plains  de  n'avoir  pas  un  abri 
C'est  un  temps  de  calamité,  tout  souffre.  L'air  est  malsain,  on  n'entend 
parler  que  de  morts  et  de  mourants.  La  grippe  fait  bien  des  ravages.  C'est 
un  autre  choléra  qui  décime  presque  la  population  à  certains  endroits.  A 
Toulouse,  il  est  mort  jusqu'à  soixante  personnes  par  jour.  Ici,  rien  n'arrive 
ni  à  nous  ni  à  nos  domestiques  :  heureux  que  nous  sommes,  loin  des  villes 
et  de  leur  contagion  !  Si  bien  des  choses  nous  manquent,  celles  dont  nous 
jouissons  sont  bien  douces,  et  j'en  bénis  Dieu  tous  les  jours;  tous  les  jours, 
je  me  trouve  heureuse  d'avoir  des  bois,  des  eaux,  des  prés,  des  moutons, 
des  poules  qui  pondent,  de  vivre  enfin  dans  mon  joli  et  tranquille  Cayla 
avec  une  famille  qui  m'aime.  Qu'y  a  t-il  de  plus  tlmix  au  monde? 

11  ne  nous  manque  que  toi,  cher  membre,  que  le  corps  réclame.  Quand 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  71 

t'aurons-nous?  Rien  ne  paraît  s'arranger  pour  cela.  Ainsi,  nous  passerons 
la  vie  sans  nous  voir.  C'est  triste,  mais  résignons-nous  a  tout  ce  que  Dieu 
veut  ou  permet.  J'aime  beaucoup  la  Providence  qui  mène  si  bien  toutes 
choses  et  nous  dispense  de  nous  inquiéter  des  événements  de  ce  monde. 
Un  jour  nous  saurons  tout;  un  jour  je  saurai  pourquoi  nous  sommes  sépa- 
rés, nous  deux  qui  voudrions  être  ensemble.  Rapprochons-nous,  mon 
ami,  rapprochons-nous  de  cœur  et  de  pensée  en  nous  écrivant  l'un  à 
l'autre.  Cette  communication  est  bien  douce,  ces  épanchements  soulagent, 
purifient  même  l'âme  comme  une  eau  courante  emporte  son  limon. 

Pour  moi,  je  me  trouve  mieux  après  que  je  me  suis  laissée  couler  ici.  Je 
dis  ici,  parce  que  j'y  laisse  l'intime,  sans  trop  regarder  ce  que  c'est,  même 
sans  le  savoir  quelquefois.  Ce  qui  se  passe  en  moi  m'est  inconnu  à  certains 
moments;  ignorance  sans  doute  de  l'être  humain.  J'ai  si  peu  vu,  si  peu 
connu  en  bien  comme  en  mal  !  Cependant,  je  ne  suis  pas  un  enfant.  J'aime 
bien  d'écrire  a  Louise,  mais  ce  n'est  pas  comme  à  toi;  d'ailleurs,  mes 
lettres  sont  vues  et  le  cœur  n'est  pas  un  livre  qu'on  veuille  ouvrir  au 
public.  Merci  donc  d'aimer  ma  correspondance,  de  me  donner  le  plaisir 
innocent  et  tout  fraternel  de  te  dire  bien  souvent  que  je  t'aime  de  cette 
affection  vive,  tendre  et  pure,  qui  vient  de  la  charité.  C'est  ainsi  qu'on 
s'aime  bien  ;  c'est  ainsi  que  Jésus-Christ  nous  a  aimés  et  veut  que  nous 
aimions  nos  frères. 

Le  9.  —  Une  journée  passée  à  étendre  une  lessive  laisse  peu  à  dire.  C'est 
cependant  assez  joli  que  d'étendre  du  linge  blanc  sur  l'herbe  ou  de  le  voir 
flotter  sur  des  cordes.  On  est,  si  l'on  veut,  la  Nausicaa  d'Homère  ou  une 
de  ces  princesses  de  la  Bible  qui  lavaient  les  tuniques  de  leurs  frères.  Nous 
avons  un  lavoir,  que  tu  n'as  pas  vu,  à  la  Moulinasse,  assez  grand  et  plein 
d'eau,  qui  embellit  cet  enfoncement  et  attire  les  oiseaux  qui  aiment  le  frais 
pour  chanter. 

Notre  Cayla  est  bien  changé  et  change  tous  les  jours.  Tu  ne  verras  plus 
le  blanc  pigeonnier  de  la  côte,  ni  la  petite  porte  de  la  terrasse,  ni  le  corridor 
et  le  fenestroun  où  nous  mesurions  notre  taille  quand  nous  étions  petits. 
Tout  cela  est  disparu  et  fait  place  à  de  grandes  croisées,  à  de  grands  salons. 
C'est  plus  joli,  ces  choses  nouvelles,  mais  pourquoi  est-ce  que  je  regrette 
les  vieilles  et  replace  de  cœur  les  portes  ôtées,  les  pierres  tombées.  Mes 
pieds  même  ne  se  font  pas  à  ces  marches  neuves,  ils  vont  suivant  leur 
coutume  et  font  des  faux  pas  où  ils  n'ont  pas  passé  tout  petits.  Que! 
le  premier  cercueil  qui  sortira  par  ces  portes  neuves?  Soit  nouvelles  ou 
anciennes,  toutes  ont  leurs  dimensions  pour  cela,  comme  tout  nid  .; 
ouverture.  Voilà  qui  désenchante  cette  demeure  d'un  jour  et  fait  lever  les 
yeux  vers  cette  habitation  qui  n'est  pas  bâtie  de  main  d'homme. 

Une  lettre  de  Marie  nous  est  venue.  Je  signale  toujours  une  lettre  comme 


•j2  JOURNAL   D'EUGÉKIB   DE   GUÉRIN 

l'airivée  d'un  ami.  Celles  de  Marie  sont  gracieuses,  toutes  pleines  de  nou- 
velles, de  petites  choses  du  monde.  Aujourd'hui,  elle  nous  annonce  l'ar- 
rivée de  M.  Vialar,  l'Africain,  et  celle  d'un  prince  arabe  :  choses  curieuses 
pour  le  pays  et  pour  ceux  qui  savent  voir  les  choses  dans  les  hommes.  Que 
ne  fait  pas  voir  un  Africain  à  Gaillac  et  un  Gaillacois  en  Afrique  !  La  Pro- 
vidence qui  mène  tout  n'aura  pas  fait  pour  rien  rencontrer  ces  deux 
hommes  et  tiré  l'Arabe  de  son  désert  pour  lui  faire  voir  notre  France, 
notre  civilisation,  nos  arts,  nos  mœurs,  nos  belles  cathédrales. 

Le  IO#  —  Une  lettre  écrite  à  Louise,  mes  prières,  des  occupations  de 
ménage,  voilà  ma  journée.  Comme  je  descendais  un  chaudron  du  feu, 
papa  m'a  dit  qu'il  n'aimait  pas  de  me  voir  faire  de  ces  choses;  mais  j'ai 
pensé  à  saint  Bonaventure  qui  lavait  la  vaisselle  de  son  couvent  quand  on 
alla  lui  porter,  je  crois,  le  chapeau  de  cardinal.  —  En  ce  monde,  il  n'y  a 
rien  de  bas  que  le  péché  qui  nous  dégrade  aux  yeux  de  Dieu.  Ainsi,  mon 
chaudron  m'a  fait  faire  une  réflexion  salutaire  qui  me  servira  à  faire  sans 
dégoût  certaines  choses  dégoûtantes,  comme  de  me  noircir  les  mains  à  la 
cuisine.  Bonsoir;  demain  matin,  je  vais  me  confesser.  Le  vent  du  nord  a 
soufflé  tout  le  jour,  nos  journaliers  grelottaient  dans  les  champs.  Faut-il 
voir  l'hiver  au  mois  de  mai  ! 

Depuis  hier  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  m'arrêter  pour  écrire.  C'est  une 
privation  pour  moi  de  ne  pas  toucher  ma  plume,  comme  pour  un  musicien 
de  ne  pas  toucher  son  instrument.  C'est  ma  lyre  à  moi,  que  ma  plume  ;  je 
l'aime  comme  une  amie,  rien  ne  peut  m'en  détacher.  Il  y  a  entre  elle  et 
moi  comme  un  aimant. 


Aux  flots  revient  le  navire, 
La  colombe  à  ses  amours  ; 
A  toi  je  reviens,  ma  lyre, 
A  toi  je  reviens  toujours. 

Dieu,  de  qui  tu  viens,  sans  doute, 
Te  fit  la  voix  de  mon  cœur, 
Et  je  lui  chante,  en  ma  route, 
Comme  l'oiseau  voyageur. 

Je  compose  mon  cantique 

Des  Miniers  chants  des  hameaux  ; 

Je  recueille  In  musique 

Qu'en  passant  font  les  ruisseaux. 

J'écoute  le  bruit  qui  tombe 
Avec  le  jour  dans  les  1">is, 
i  i  si  lupirs  de  la  colombe 
l'.t  le  tonnarr»  aux  cent  voix. 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  73 

J'écoute  quand  il  s'éveille 
Ce  qu'au  berceau  dit  l'enfant, 
Ce  qu'aux  roses  dit  l'abeille, 
Ce  qu'aux  forêts  dit  lu  vent. 

J'écoute  dans  les  églises 
Ce  que  l'orgue  chante  à  Dieu, 
Quand  les  vierges  sont  assises 
A  la  table  du  saint  lieu. 

Ames  du  ciel  amoureuses, 
J'écoute  aussi  vos  désirs, 
Et  prends  des  hymnes  pieuses 
Dans  chacun  de  vos  soupirs. 

La  poésie  irait  grand  train  si  je  la  laissais  faire  ;  mais  demain  c'est  la 
Pentecôte,  grande  fête  qui  dispose  au  recueillement,  qui  fait  taire  l'âme 
pour  prier  et  demander  l'esprit  saint,  l'esprit  d'amour  et  d'intelligence  qui 
fait  connaître  et  aimer  Dieu.  Je  vais  donc  entrer  dans  mon  cénacle,  ma 
chambrette;  plus  rien  du  dehors,  s'il  est  possible.  Mais  encore  je  pense  à 
toi,  pauvre  errant  dans  le  monde.  Si  tu  savais  comme  je  te  voudrais  avec 
nous!  Que  Dieu  veuille  un  jour  t'amener,  te  rendre  à  la  société  des  frères! 

Le  13.  — Je  reviens  ici  le  lundi  de  la  Pentecôte,  sans  m'arrêter  au  jour 
d'hier,  si  grand,  si  divin  ;  causons  un  peu  d'à  présent,  du  temps  que  je  fais 
lire  Miou,  mon  écolière.  A  elle  l'oreille,  ici  le  cœur  ,  mais  je  suis  souvent 
détournée  pour  la  reprendre.  Cette  enfant  a  l'intelligence  lente  et  molle, 
de  sorte  qu'il  faut  être  Là  sans  cesse  à  l'exciter.  Patience  et  persévérance  : 
avec  cela  nous  ferons  quelque  chose  de  Miou,  non  pas  un  esprit  orné, 
mais  une  intelligence  chrétienne,  qui  sache  pourquoi  Dieu  l'a  mise  au 
monde.  Pauvre  petite!  elle  ne  le  savait  pas  du  toutnaguère.  Que  nous 
sommes  ignorants,  que  nous  le  sommes  tous  en  naissant  !  L'n  Lamennais 
n'en  aurait  pas  su  plus  que  Miou  à  dix  ans,  si  on  ne  lui  eût  pas  appris 
davantage.  Cela  me  semble  ainsi,  et  que  notre  intelligence  ne  se  déve- 
loppe que  par  l'instruction,  comme  le  bois  ne  s'allume  que  parle  contact 
du  feu. 

l'aime  assez  d'instruire  les  petits  enfants,  de  leur  faire  le  catéchisme. 
C'est  un  plaisir  et  même  un  devoir  d'instruire  tous  ces  pauvres  chrétiens. 
On  peut  faire  les  missionnaires  à  tout  moment  dans  nos  campagnes,  et  je 
doute  que  des  sauvages  en  sachent  moins  en  fait  de  religion  que  certains 
de  nos  paysans.  Notre  cuisinière.  Marianne,  voyait  des  cochons  dans  les 
commandements.  Un  autre  croit  que  faire  son  salut  c'est  se  saluer,  et  cent 
autres  bêtises  qui  font  pitié.  Mais  Dieu  est  bon,  et  ce  n'est  pas  précisément 
l'ignorance  qu'il  punira.  On  doit  bien  plus  craindre  pour  les  génies  qui 


74  JOURNAL    D'EUGÉNIE   DE   GUÉEIN 

s'égarent,  pour  ceux  qui  savent  la  loi  et  ne  veulent  pas  la  suivre,  pour  ces 
aveugles  qui  ferment  les  yeux  au  jour.  Oh!  que  ceux-là  nie  font  pitié  I 
qu'ils  sont  à  plaindre  !  On  voit  leur  sort  dans  la  parabole  de  la  vigne  et  de 
l'arbre  stérile.  Je  l'écrirais,  mais  tu  sais  cela. 

Un  chagrin  :  nous  avons  Trilby  malade,  si  malade  que  la  pauvre  bête  en 
mourra.  Je  l'aime,  ma  petite  chienne,  si  gentille.  Je  me  souviens  aussi  que 
tu  l'aimais  et  la  caressais,  l'appelant  coquine.  Tout  plein  de  souvenirs  s'at- 
tachent à  Trilbette  et  me  la  font  regretter.  Petites  et  grandes  affections, 
tout  nous  quitte  et  meurt  à  son  tour.  Notre  cœur  est  comme  un  arbre 
entouré  de  feuilles  mortes. 

Le  pasteur  est  venu  nous  voir.  Je  ne  t'ai  pas  dit  grand'chose  de  lui.  C'est 
un  homme  bon  et  simple,  instruit  de  ses  devoirs,  parlant  mieux  de  Dieu 
que  du  monde  qu'il  connaît  peu.  Aussi  ne  brille-t-il  pas  dans  un  cercle; 
sa  conversation  est  commune  et  lui  fait  trouver  peu  d'esprit  par  ceux  qui 
ne  connaissent  pas  un  esprit  de  prêtre.  Il  fait  le  bien  dans  la  paroisse  ;  sa 
douceur  lui  gagne  des  âmes.  C'est  notre  père  à  présent.  Je  le  trouve  jeune, 
après  M.  Bories.  Il  me  manque  cette  parole  forte  et  puissante  qui  me  sou- 
tenait; mais  Dieu  me  l'a  ôtée,  il  sait  pourquoi.  Soumettons-nous  et  mar- 
chons comme  un  enfant,  sans  regarder  la  main  qui  nous  mène.  Au  demeu- 
rant, je  ne  me  plains  pas;  il  parle  bien,  très  bien  pour  lésâmes  calmes. 
Jamais  Andillac  n'eut  une  si  douce  éloquence,  c'est  le  Massillon  du  pays. 
Mais  Dieu  seul  peut  apaiser  les  troubles  de  l'âme.  Si  tu  t'étais  fait  prêtre, 
tu  saurais  cela,  et  je  t'aurais  demandé  conseil  ;  mais  je  ne  puis  rien  dire  à 
Maurice.  Ah  !  pauvre  ami,  que  je  le  regrette!  que  je  voudrais  passer  de  la 
confiance  du  cœur  à  celle  de  l'âme  !  Il  y  aurait  dans  cette  ouverture  quel- 
que chose  de  bien  spirituellement  doux.  La  mère  de  saint  François  de 
Sales  se  confessait  à  son  fils  ;  des  sœurs  se  sont  confessées  à  leurs  frères. 
Il  est  beau  de  voir  la  nature  se  perdre  ainsi  dans  la  grâce. 

On  vient  de  m'apporter  un  jeune  pigeon  que  je  veux  garder,  et  priver, 
et  caresser;  il  me  remplacera  Trilby.  Ce  pauvre  cœur  veut  toujours  quel- 
que chose  à  aimer;  quand  une  lui  manque,  il  en  prend  une  autre.  Je 
remarque  cela,  et  que  sans  interruption  nous  aimons,  ce  qui  marque  notre 
fin  pour  un  amour  éternel.  Rien  ne  me  fait  mieux...  Papa  est  venu  me  faire 
couper  le  mot  entre  les  dents.  Je  recommence  :  Rien  ne  me  fait  mieux 
comprendre  le  ciel  que  de  me  le  figurer  comme  le  lieu  de  l'amour;  car  si 
nous  n'aimons  pas  un  instant  sans  bonheur ,  que  sera-ce  d'aimer  sans  fin? 

Le  16.  —  Je  viens  de  faire  une  découverte.  En  feuilletant  un  vieux  livre 
de  piété,  Y  Ange  conducteur,  j'ai  trouvé  les  litanies  de  la  Providence  qu'on 
dit  que  Rousseau  aimait  tant,  et  celles  de  l'Enfant  Jésus,  simples  et  sublimes 
comme  cette  divine  enfance.  J'ai  remarqué  ceci  :  «  Enfant  qui  pleurez  dnns 
le  berceau,  Enfant  qui  tonnez  du  haut  des  cieux,  Enfant  qui  réparez  la 


jo*-rn'at.  n'nr  Grvir  r>v.  gtérw  75 

grâce  de  la  terre,  Enfant  qui  êtes  le  chef  des  anges,  />  et  mille  autres  déno- 
minations et  invocations  gracieuses.  Si  jamais  j'exécute  un  projet  que  j'ai , 
ces  litanies  seront  mises  sous  les  yeux  des  enfants.  Mon  pigeon  me  vole 
dessus  et  piaule  si  tendrement  pour  que  je  le  mette  au  nid,  que  je  te  quitte. 

Le  17.  —  Uu  beau  soleil  levant  nous  fait  espérer  un  beau  jour,  chose  rare 
en  ce  mois  de  mai.  Jamais  printemps  plus  froid,  plus  aride,  plus  triste. 
C  *la  fait  mal  à  tout  :  les  poulets  ni  les  fleurs  ne  naissent  pas,  ni  les  pensées 
riantes  non  plus. 

Aujourd'hui,  de  bonne  heure,  j'ai  été  à  Vieux  visiter  les  reliques  des 
saints,  et  en  particulier  de  saint  Eugène,  mon  patron.  Tu  sais  que  le  saint 
évêque  fut  exilé  de  Carthage  dans  les  Gaules,  par  un  prince  arien.  Il  vint  à 
Albi,  de  là  à  Vieux,  où  il  bâtit  un  monastère  où  se  réunirent  beaucoup  de 
saints.  C'est  aujourd'hui  le  Moulin  de  Latour.  Je  voudrais  que  ceux  qui 
viennent  moudre  là  sussent  la  pieuse  vénération  qui  est  due  à  ce  lieu  ;  mais 
la  plupart  l'ignorent.  On  ne  sait  même  plus  pourquoi  il  se  fait  des  proces- 
sions, à  Vieux,  de  toutes  les  paroisses  du  pays.  Je  l'ai  expliqué  à  Miou, 
qui  m'accompagnait  et  qui  comprend  peut-être  à  présent  ce  que  c'est  que 
des  reliques,  et  ce  qu'on  fait  devant  ces  pavillons  où  elles  sont  exposées. 

J'aime  ces  pèlerinages,  restes  de  la  foi  antique;  mais  ce  n'est  plus  le 
temps  aujourd'hui  de  ces  choses,  l'esprit  en  est  mort  pour  le  grand  nombre. 
On  allait  à  Vieux  en  prières,  on  n'y  va  plus  qu'en  promenade.  Cependant 
si  M.  le  curé  ne  fait  pas  cette  procession,  il  sera  cause  de  la  grêle.  La  cré 
dulité  abonde  où  la  foi  disparaît.  Nous  avons  pourtant  quelques  bonnes 
âmes  bien  dignes  de  plaire  aux  saints,  comme  Rose  Dreuille,  la  Durelle 
qui  sait  méditer,  qui  a  tant  appris  sur  le  chapelet,  puis  Françon  de  Gaillard 
et  sa  fille  Jacquette,  si  recueillie  à  l'église. 

Cette  sainte  escorte  ne  m'accompagnait  pas  ;  j'étais  seule  avec  mon  bon 
ange  et  Miou.  La  messe  entendue,  mes  prières  faites,  je  suis  partie  avec 
une  espérance  de  plus.  J'étais  venue  demander  quelque  chose  à  saint 
Eugène.  Les  saints  sont  nos  frères.  Si  tu  étais  tout-puissant,  ne  m'accorde- 
rais-tu pas  ce  que  je  te  demanderais?  C'est  ce  que  j'ai  pensé  en  invoquant 
saint  Eugène,  qui,  de  plus,  est  mon  patron.  Nous  avons  si  peu  en  ce  monde, 
au  moins  espérons  en  l'autre. 

Le  20.  —  Trois  lettres  nous  sont  venues  :  une  d'Euphrasie,  une  d'Antoi- 
nette et  une  de  Félicité,  bien  triste.  Te  voilà  malade,  pauvre  Maurice. 
v  >ilà  pourquoi  tu  ne  nous  écrivais  pas.  Mon  Dieu  !  que  je  voudrais  être  là 
tout  près,  te  voir,  te  toucher,  te  soigner!  Tu  es  bien  soigné,  sans  doute; 
mais  tu  as  besoin  d'une  sœur.  Je  le  sais,  je  le  sens.  Si  jamais  j'ai  désiré  te 
voir,  c'est  bien  l'heure.  Faut-il  que  toujours  le  malheur  t'amène!  tan: 
révolution,  tantôt  le  choléra,  à  présent  ton  mal.  Le  plaisir  de  nous  voir 
serait-il  trop  doux?  Dieu  ne  veut  pas  de  parfait  bonheur  en  ce  monde. 


76  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DR   GUÉRW 

Tous  ces  jours-ci  je  pensais  :  si  Maurice  arrivait  aux  vacances,  quelle  joie1, 
que  papa  serait  heureux  !  Et  voilà  que  tout  ce  bonheur  s'en  va  clans  une 
maladie.  Mais  arrive,  viens;  l'air  du  Cayla,  le  lait  d'ânesse.  le  repos  vont 
te  guérir.  J'ai  regret  de  ne  t'avoir  pas  répondu  ;  je  serai  peut-être  cause  de 
quelque  pensée  triste,  de  quelque  doute  qui  t'aura  fait  mal.  Tu  auras  cru 
que  je  ne  voulais  plus  t'écrire,  que  je  ne  voulais  plus  de  ton  amitié.  Je 
t'écrivais  ici  tous  les  jours,  mais  je  voulais  te  donner  le  temps  de  désirer 
une  lettre  :  ce  délai  t'aurait  fait  répondre  plus  vite  une  autre  fois.  Laissons 
tout  cela  maintenant,  ne  parlons  plus  du  passé.  Nous  allons  nous  voir, 
nous  entendre,  et  tout  expliquer. 

Le  22.  —  Pas  d'écriture  hier.  La  journée  du  dimanche  se  passe  à  l'église 
ou  sur  les  chemins.  Le  soir,  je  suis  fatiguée  ;  à  peine  si  j'ai  lu  après  souper 
un  peu  de  l'Histoire  de  l'Eglise,  mais  j'ai  beaucoup  pensé  à  toi  pourtant, 
Dieu  le  sait.  J'ai  demandé  à  Rose  de  prier  pour  toi.  Elle  m'a  promis  de  le 
faire.  Cela  m'a  fait  plaisir  ;  depuis  je  suis  plus  tranquille,  parce  que  je  crois 
que  la  prière  est  toute-puissante.  J'en  sais  une  preuve  dans  un  petit  enfant 
guéri  subitement  d'une  cécité  complète.  Cette  histoire  est  jolie,  il  faut  que 
je  te  la  conte.  Il  y  avait  à  Ouillas,  dans  un  couvent  de  nos  montagnes,  une 
jeune  fille,  pensionnaire  si  pieuse,  si  douce,  si  innocente,  que  tout  le 
monde  l'aimait  et  la  vénérait  comme  un  ange.  On  dit  que  son  confesseur, 
M.  Chabbert,  que  nous  avons  eu  pour  curé,  la  trouva  si  pure,  qu'il  lui  fit 
faire  sa  première  communion  sans  l'absoudre.  Elle  mourut  à  quatorze  uns, 
en  si  grande  vénération  et  amitié  de  ses  compagnes  que,  l'une  après  l'autre, 
elles  vont  chaque  jour  visiter  sa  tombe,  toute  blanche  de  lis  dans  la  saison 
des  fleurs,  et  lui  demander  ce  dont  elles  ont  besoin,  et  plus  d'une  fois  la 
sainte  a  exaucé  leur  prière.  Depuis  deux  ans  le  concours  se  faisait  au  cime- 
tière, lorsqu'une  pauvre  femme,  venant  ramasser  du  bois  tout  auprès  avec 
son  petit  garçon  aveugle,  se  souvint  des  merveilles  qu'on  racontait  de 
Marie,  et  l'idée  lui  vin  de  mener  son  enfant  sur  la  tombe  et  de  demander 
sa  guérison.  Voici  à  peu  près  sa  prière  . 

".  Petite  sainte  Marie,  vous  que  j'ai  vue  si  bonne  et  si  compatissante, 
écoutez  moi  à  présent  du  Paradis  où  vous  êtes  ;  rendez  la  vue  a  mon  fils; 
que  Dieu  m'accorde  par  vous  cette  grâce  !  » 

A  peine  est-ce  dit,  la  pauvre  mure,  encore  à  genoux,  entend  son  petit 
s'écrier  qu'il  y  voit  :  Ay,  marna,  té  bésil  Des  croûtes  qui  fermaient  ses 
yeux  sont  tombées;  la  même  plaie  couvrait  la  tête,  ne  laissant  pas  voir  un 
cheveu,  et  huit  jours  après  la  pauvre  mère  faisait  voir  à  tout  le  monde  son 
enfant  aux  beaux  yeux  et  aux  jolies  boucles  blondes 

Je  tiens  cela  de  M"c  Carayon,  d'Albi,  qui  a  vu  l'enfant  aveugle  et  l'enfant 
guéri  miraculeusement.  C'est  une  histoire  charmante,  que  je  crois  d»  tout 
mou  cœur,  et  qui  me  donnerait  envie  d  aller  ;    Ouillas  pour  demander 


JOURNAL   D  EUGENIE    DE   GUÉRIN  77 

aussi  quelque  chose  que  je  demanderais  avec  toute  la  ferveur  de  mon  âme. 

J'attendais  de  tes  nouvelles  ce  matin.  Félicité  nous  dit  que  tu  dois  nous 
écrire  en  même  temps  qu'elle;  mais  pas  de  lettre,  ce  retard  nous  met  en 
peine.  Qui  sait?  peut-être  es-tu  plus  souffrant.  Le  temps  n'est  pas  bon 
pour  toi  :  toujours  froid  ou  pluie.  Il  va  bien  me  tarder  qu'il  fasse  beau, 
que  le  printemps  paraisse,  que  l'air  soit  doux.  Depuis  hier,  j'ai  fait  bien 
des  baromètres.  C'est  ce  rude  hiver,  cet  air  froid  et  malsain  qui  t'ont 
fait  mal. 

J'ai  fort  grondé  mon  écolière  qui  manque  souvent  de  respect  à  sa  mère. 
Pour  lui  faire  impression,  je  lui  ai  cité  ce  trait  de  dix  enfants  maudits  par 
leur  mère,  que  saint  Augustin  avait  vus  à  Ilippone  dans  un  tremblement 
et  un  état  affreux.  Miou  a  paru  touchée;  peut-être  en  sera-t-elle  plus 
obéissante  quand  elle  sera  tentée  de  dire  non  à  sa  mère.  Je  me  souviens 
comme  ces  enfants  maudits  me  faisaient  peur.  La  désobéissance  fut  le 
premier  vice  de  l'homme,  c'est  le  premier  défaut  de  l'enfant  :  il  trouve  un 
maudit  plaisir  dans  tout  ce  qu'on  lui  défend.  Nous  portons  tous  ce  trait  de 
notre  premier  père.  Il  n'y  a  que  l'Enfant  Jésus  duquel  on  ait  pu  dire  qu'il 
était  soumis  et  obéissant.  Ce  serait  un  beau  modèle  à  présenter  à  l'en- 
fance que  cette  enfance  divine  avec  ses  vertus,  ses  grâces,  dont  quelque 
pieux  Raphaël  ferait  ressortir  les  traits.  J'ai  pensé  cela  bien  souvent,  et 
formé  mon  groupe  de  saints  enfants  du  Vieux  et  du  Nouveau  Testament  : 
Joseph,  Samuel,  Jean-Baptiste,  mené  à  trois  ans  au  désert;  Cyrille,  qui 
mourut  martyr  à  cinq  ans;  le  frère  de  sainte  Thérèse,  qui  bâtissait  de 
petits  oratoires  à  sa  sœur;  la  vierge  Eulalie.  Non,  elle  est  trop  grande  à 
douze  ans  parmi  ces  tailles  enfantines;  mais  je  trouverais  bien  quelque 
autre  petite  sainte  à  encadrer.  Tout  cela  parsemé  de  fleurs,  d'oiseaux,  de 
perles,  ferait  un  joli  petit  tableau  pour  l'enfance.  Quelque  chose  me  dit 
d'en  faire  un  livre,  comme  je  t'en  ai  parlé  dans  le  temps.  Je  ne  sais  pour- 
quoi je  n'ai  jamais  pu  me  défaire  de  cette  idée;  au  contraire,  elle  se  pré- 
sente plus  souvent  que  jamais. 

Le  27.  —  Rien  ici  depuis  plusieurs  jours;  mais  j'ai  bien  écrit  ailleurs, 
car  je  me  sens  le  besoin  de  me  répandre  quelque  part,  j'ai  fait  cela  avec 
Louise  et  devant  Dieu  :  pour  se  consoler,  rien  de  mieux  que  la  foi  pour 
l'âme,  l'amitié  pour  le  cœur.  Tu  sais  ce  qui  m'attriste,  c'est  de  penser  que 
tu  as  été  bien  malade,  que  tu  l'es  encore.  Qui  sait?  à  cent  lieues  de  dis- 
tance !  Mon  Dieu,  que  cet  éloignement  fait  souffrir I  Je  ne  puis  pas  même 
savoir  où  tu  es,  et  je  voudrais  tout  savoir.  Le  cœur,  en  peine,  se  fait  bien 
désireux  et  bien  souffrant. 

Voilà  ma  journée  :  ce  matin  à  la  messe,  écrire  à  Louise,  lire  un  peu,  et 
puis  ilans  ma  chambrette.  Oh  !  je  ne  dis  pas  tout  ce  que  j*y  fais.  J'ai  des 
fleurs  dans  un  gobelet;  j'en  ai  longtemps  regarde  deux,  dont  l'une  peu- 


73  JOURNAL    D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

chait  sur  l'autre  qui  lui  ouvrait  son  calice.  C'était  doux  à  considérer  et  à 
se  représenter,  l'épanchement  de  l'amitié  dans  ces  deux  petites  fleurettes. 
Ce  sont  des  stellaires,  petites  fleurs  blanches  à  longue  tige  des  plus  gra- 
cieuses de  nos  champs.  On  les  trouve  le  long  des  haies,  parmi  le  gazon. 
Il  y  en  a  dans  le  chemin  du  moulin,  à  l'abri  d'un  tertre  tout  parsemé  de 
leurs  petites  têtes  blanches.  C'est  ma  fleur  de  prédilection.  J'en  ai  mis 
devant  notre  image  de  la  Vierge.  Je  voudrais  qu'elles  y  fussent  quand  tu 
viendras,  et  te  faire  voiries  deux  fleurs  amies.  Douce  image  qui,  des  deux 
côtés,  est  charmante,  quand  je  pense  qu'une  sœur  est  fleur  de  dessous.  Je 
crois,  mon  ami,  que  tu  ne  diras  pas  non.  Cher  Maurice,  nous  allons  nous 
voir,  nous  entendre  !  Ces  cinq  ans  d'absence  vont  se  retrouver  dans  nos 
entretiens,  nos  causeries,  nos  dires  de  tout  instant. 

Le  29.  —  Depuis  deux  jours  je  ne  t'ai  rien  dit,  cher  Maurice  ;  je  n'ai  pu 
mettre  ici  rien  de  ce  qui  m'est  venu  en  idées,  en  événements,  en  craintes, 
en  espérances,  en  tristesses,  en  bonheur.  Quel  livre  de  tout  cela!  Deux 
jours  de  vie  sont  longs  et  pleins  quelquefois,  et  même  tous,  si  l'on  veut 
s'arrêter  à  tout  ce  qui  se  présente.  La  vie  est  comme  un  chemin  bordé  de 
fleurs,  d'arbres,  de  buissons,  d'herbes,  de  mille  choses  qui  fixeraient  sans 
fin  l'œil  du  voyageur;  mais  il  passe.  Oh!  oui,  passons  sans  trop  nous 
arrêter  à  ce  qu'on  voit  sur  terre,  où  tout  se  flétrit  et  meurt.  Regardons  en 
haut,  fixons  les  cieux,  les  étoiles  ;  passons  de  là  aux  cieux  qui  ne  passeront 
pas.  La  contemplation  de  la  nature  mène  là;  des  objets  sensibles,  l'âme 
monte  aux  régions  de  la  foi  et  voit  la  création  d'en  haut,  et  le  monde  alors 
paraît  tout  différent. 

Que  la  terre  est  petite  à  qui  la  voit  des  cieux  !  a  dit  Delille,  après  un 
saint,  car  les  saints  avec  les  poètes  se  rencontrent  quelquefois.  Rien  n'est 
plus  vrai  que  cette  petitesse  de  la  terre,  vue  de  la  sorte  par  l'œil  de  l'âme 
qui  sait  se  placer  comme  il  faut  pour  bien  voir.  Ainsi  Bossuet  a  jugé  du 
néant  des  grandeurs  ;  ainsi  les  saints  ont  foulé  aux  pieds  ce  qui  brillait  aux 
autres  hommes,  fortune,  plaisirs,  gloire,  et  se  sont  fait  traiter  de  fous  par 
leur  singulière  sagesse. 

[Sans  date.]  —  Enfin  une  de  tes  lettres!  Tu  es  mieux,  presque  guéri,  tu 
vas  arriver.  Je  suis  contente,  heureuse  ;  je  bénis  Dieu  cent  fois  de  ces 
bonnes  nouvelles,  et  je  reprends  mon  écriture  demeurée  là  depuis  plu- 
sieurs jours.  Je  souffrais,  je  souffre  encore,  mais  ce  n'est  qu'un  reste,  un 
malaise  qui  va  finir;  même  je  ne  sais  pas  ce  que  c'est,  ni  ce  que  j'ai  de 
malade  :  ce  n'est  ni  tête,  ni  estomac,  ni  poitrine,  rien  du  corps;  c'est  donc 
l'âme,  pauvre  âme  infirme  ! 

Juin.  —  Deux  visites,  deux  personnes  que  j'aime  et  qui  nous  feront 
plaisir  tant  qu'elles  voudront  demeurer.  On  n'en  dit  pas  autant  de  tous 
les  visiteurs;  mais  Elisa  F...  est  bonne,  spirituelle  ;  sa  cousine  A...,  fort 


JOURNAL   D'ECGÉMIB   DE   GUÉRIN 

doute  et,  sans  être  belle,  un  charme  de  jeunesse  qui  fait  que  je  la  trouva 

12'  s;  :;,":  ;ctr  ;eur  est  céd6e- ce  qui  fait  «u°  *>  ^aLiTsz 

vent.  Cependant,  de  temps  en  temps,  je  m'échappe  et  viens  ici,  comme  à 
pèsent,  pour  ecnre,  lire  ou  prier,  trois  choses  qui  me  sont  utiles    De 
temps  en  temps,  lâme  a  besoin  de  se  trouver  en  solitude,  de  se  recueil 
lo.n  de  tout  bruit   C'est  ce  que  je  viens  faire  ici.  J'ai  écrit  à  wïdtf 
répondu  a  GibrWto,  qui  ma  demandé  avec  empressement  de  tesnot 
vel.es  des  qu  eUe  fa  su  malade.  Ces  témoignages  d'amitié  me 
me  font  bén.r  D.eu  d'être  aimée.  L'amitié  est  chose  si  douce  !  Elle       niê  e 
à   a  joie  et  vient  adoucir  l'affliction.  Marie  de  Thézac  a  montré  aus  ie 
même  intérêt  Au  moins,  tu  as  des  amis.  6 


Je  n'ai  vu  que  toi  s'en  allant  (page  80). 


Cinquième   cahier*  —  26   janvier*- 19    février*    1333 


e  26  janvier  1838.  —  Je  rentre  pour  la  première  fois  dans  cette 
chambrette  où  tu  étais  encore  ce  matin.  Que  la  chambre  d'un 
absent  est  triste  !  On  le  voit  partout  sans  le  trouver  nulle  part. 
Voilà  tes  souliers  sous  le  lit,  la  table  toute  garnie,  le  miroir 
suspendu  au  clou,  les  livres  que  tu  lisais  hier  au  soir  avant  de  t'endormir, 
et  moi  qui  t'embrassais,  te  couchais,  te  voyais.  Qu'est-ce  que  ce  monde  où 
tout  disparait?  Maurice,  mon  cher  Maurice,  oh!  que  j'ai  besoin  de  toi  et 
de  Dieu!  Aussi  en  te  quittant  suis-je  allée  à  l'église  où  l'on  peut  prier  et 
pleurer  à  son  aise.  Comment  fais-tu,  toi  qui  ne  pries  pas,  quand  tu  es 
triste,  quand  tu  as  le  cœur  brisé?  Pour  moi,  je  sens  que  j'ai  besoin  d'une 
consolation  surhumaine,  qu'il  faut  Dieu  pour  ami  quand  ce  qu'on  aime  fait 
souffrir. 

Que  s'est-il  passé  aujourd'hui  pour  l'écrire  ?  Rien  que  ton  départ,  je  n'ai 
vu  que  toi  s'en  allant,  que  cette  croix  où  nous  nous  sommes  quittés.  Quand 
le  roi  serait  venu,  je  ne  m'en  soucierais  pas;  mais  je  n'ai  vu  personne  que 
Jeannot  ramenant  vos  chevaux.  J'étais  à  la  fenêtre  et  suis  rentrée;  il  me 
semblait  voir  le  retour  d'un  convoi. 

Voilà  le  soir,  la  fin  d'une  journée  bien  longue,  bien  triste.  Bonsoir;  tu 
peux  presque  m'entendre  encore,  tu  n'es  pas  trop  loin;  mais  demain,  après- 
demain,  toujours  plus  loin,  plus  loin  ! 

80 


JOURNAL  D'EUGÉNIE  DE  GUÉRIN  8l 

Le  37.  —  Où  es-tu  ce  matin  ?  Après  cet  appel,  je  m'en  vais  d'ici,  comme 
pour  te  chercher  par-ci  par-là,  où  nous  étions  ensemble. 

Je  n'ai  fait  que  coudre  et  repasser  ;  peu  lu,  seulement  le  bon  vieux  saint 
François  de  Sales,  au  chapitre  des  amitiés.  C'était  bien  le  mien;  le  cœur 
cherche  toujours  sa  pâture.  Moi,  je  vivrais  d'aimer  :  soit  père,  frères,  sœur, 
il  me  faut  quelque  chose. 

Le  dimanche,  que  dire  quand  le  pasteur  ne  prêche  pas?  C'est  la  manne 
de  notre  désert  que  cette  parole  du  ciel,  qui  tombe  douce  et  blanche,  d'un 
goût  simple  et  pur  que  j'aime.  Je  suis  revenue  à  jeun  d'Andillac,  mais  j'ai 
lu  Bossuet,  ces  beaux  sermons  tout  signetés  de  ta  main.  J'ai  laissé  ces 
papiers,  souvent  avec  ma  marque  par-dessus.  Ainsi,  nous  nous  rencon- 
trons partout  comme  les  deux  yeux  ;  ce  que  tu  vois  beau,  je  le  vois  beau  ; 
le  bon  Dieu  nous  a  fait  une  partie  d'âme  bien  ressemblante  à  nous 
deux. 

Le  28.  —  Te  voilà  sans  doute  parti  de  Toulouse  ;  tu  roules,  tu  t'en  vas, 
tu  t'éloignes.  A  moins  que  tu  ne  tousses  pas  en  chemin,  qu'il  ne  fasse  pas 
froid,  qu'il  n'arrive  pas  d'accidents!  «  Que  lui  arrivera-t-il,  ô  mon  Dieu  ! 
je  n'en  sais  rien  ;  tout  ce  que  je  sais,  c'est  qu'il  n'arrivera  rien  que  vous 
n'ayez  réglé,  prévu  et  ordonné  de  toute  éternité.  Cela  me  suffit,  mon  Dieu, 
cela  me  suffit.  J'adore  vos  desseins  éternels  et  impénétrables,  je  m'y  sou- 
mets de  tout  mon  cœur,  pour  l'amour  de  vous.  Je  veux  tout,  j'accepte  tout, 
je  vous  fais  un  sacrifice  de  tout  et  j'unis  ce  sacrifice  à  celui  de  Jésus-Christ 
mon  Sauveur.  Je  vous  demande  en  son  nom  la  parfaite  soumission  pour 
tout  ce  que  vous  voulez  et  permettez  qu'il  arrive.  Que  la  très  juste,  très 
élevée  et  très  aimable  volonté  de  Dieu  soit  accomplie  en  toute  cho 
Prière  de  Madame  Elisabeth,  dans  la  tour  du  Temple,  dite  bien  souvent 
par  moi  dans  la  chambrette. 

Je  vais  écrire  à  nos  cousines  Saint-Hilaire,  puis  nous  irons  à  Cahuzac, 
avec  Mimi,  voir  Françon  qui  est  bien  malade. 

Le  29.  —  Le  tonnerre,  la  grêle,  un  jour  d'automne  ce  matin  ;  un  temps 
d'été  à  présent,  le  soleil  est  chaud  et  lourd.  Quelle  variation  dans  le  ciel  et 
dans  toutes  choses  !  Tout  était  glace,  il  y  a  quinze  jours,  et  tu  étais  ici  :  ce 
n'est  pas  le  froid  que  je  regrette.  Oh  !  ce  vent  du  nord  qui  sifflait  me  faisait 
un  plaisir!  Je  le  bénissais  chaque  fois  que  je  passais  en  grelottant  à  la  salle. 
Cependant  il  te  fallait  partir,  j'y  consentais  pour  celle  qui  t'attendait  à 
Paris,  il  faut  savoir  se  séparer  en  ce  monde.  Que  ne  puis-je  savoir  où  tu 
es,  quel  point  tu  touches,  quel  chemin  tu  fais,  pour  te  joindre,  t'embr.i 
Que  n'ai-je  le  bras  assez  long  pour  atteindre  tous  ceux  que  j'aime!  Je 
conçois  que  Dieu,  qui  est  amour,  soit  partout. 

Le  pasteur  nous  est  venu  voir;  sa  visite  m'a  fait  plaisir;  j'aime  sa  petite 
causerie  qui  ne  s'étend  pas  plus  loin  que  sa  paroisse,  et  ne  fatigue  pas  pour 


82  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

la  suivre  tant  que  l'esprit  soit  abattu.  Je  ne  sais  ce  que  j'ai  gribouillé,  mes 
idées  sont  gênées,  mal  à  l'aise,  comme  prises  à  la  patte,  et  se  débattant 
bizarrement  dans  ma  tête.  Les  laisser  faire?  Non,  je  m'en  vais  après  un 
tendre  bonsoir. 

Le  31.  —  Je  me  suis  trouvé  une  drôle  d'affection.  Bête  de  cœur  qui  se 
prend  à  tout!  Le  dirai-je?  J'aime  ces  trois  sangsues  qui  sont  sur  la  che- 
minée. Je  ne  voudrais  ni  las  donner  ni  les  voir  mourir;  je  les  change  d'eau 
tous  les  jours,  avec  grande  attention  qu'il  n'en  tombe  aucune.  Quand  je  ne 
les  vois  pas  toutes,  je  prends  la  fiole  et  regarde  ce  qui  se  passe  dedans,  et 
autres  signes  d'affection  non  douteux,  et  cela  parce  que  ces  sangsues  ont 
été  apportées  pour  Charles,  que  Charles  est  venu  avec  Caroline  et  que 
Caroline  est  venue  pour  toi.  Drôle  d'enchaînement  qui  me  fait  rire  sur  ce 
que  le  cœur  enfile.  Que  de  choses!  C'est  plaisant  d'y  penser  et  de  te  voir 
parmi  des  sangsues.  Impossible  même  de  vous  séparer  encore;  ces  bêtes 
me  marquent  le  temps  froid  ou  chaud,  le  pluie,  le  soleil,  et  sans  cesse  je  les 
consulte  depuis  que  tu  es  parti.  Par  bonheur,  la  fiole  a  toujours  marqué 
beau.  Nous  disons  mille  fois  :  «  Maurice  sera  arrivé  sans  rhume,  sans  froid, 
sans  pluie.  »  Voilà,  mon  ami,  comme  nous  pensons  à  toi,  comme  tout  nous 
y  fait  penser. 

Le  1"  février.  —  Jour  nébuleux,  sombre,  triste  au  dehors  et  au  dedans. 
Je  m'ennuie  plus  que  de  coutume,  et  comme  je  ne  veux  pas  m'ennuyer,  j'ai 
pris  la  couture  pour  tuer  cela  à  coups  d'aiguille;  mais  le  vilain  serpent 
remue  encore,  quoique  je  lui  aie  coupé  tête  et  queue,  c'est-à-dire  tranché 
la  paresse  et  les  molles  pensées.  Le  cœur  s'affaiblit  sur  ces  impressions  de 
tristesse,  et  cela  fait  mal.  Oh  !  si  je  savais  la  musique!  On  dit  que  c'est  si 
bon,  si  doux  pour  les  malaises  de  l'âme. 

Le  2  (vendredi).  —  Voici  huit  jours  que  tu  es  parti,  à  la  même  heure.  Je 
vais  passer  par  le  chemin  où  nous  nous  sommes  quittés.  C'est  la  Chande- 
leur; je  vais  à  la  messe  avec  mon  cierge. 

Nous  arrivons  d'Andillac  avec  une  lettre  de  Félicité;  il  y  en  avait  une 
pour  toi  de  Caroline,  que  j'ai  renvoyée  en  y  glissant  un  mot  pour  la  chère 
sœur.  Je  puis  bien  l'appeler  ainsi,  au  point  où  nous  en  sommes;  ce  n'est 
qu'anticiper  sur  quelques  mois,  j'espère.  Qui  sait  cependant?  J'ai  toujours 
le  cœur  en  crainte  sur  cette  affaire  et  sur  toi,  mauvais  artisan  de  bonheur. 
Je  crains  que  tu  n'achèves  pas  celui-là,  que  tu  laisses  là  le  dernier  anneau 
de  cette  chaîne  qui  t'unirait  pour  toujours...  Toujours  me  semble  effrayant 
pour  toi,  aigle  indépendant,  vagabond.  Comment  te  fixer  dans  ton 
aire  ?... 

Ce  chapitre  n'est  pas  le  seul.  Dieu  sait  ceux  que  je  trouve  en  toi,  qui  me 
déplaisent,  qui  m'attristent.  Si  du  cœur  nous  passons  à  l'âme,  oh  !  c'est  là, 
c'est  là!...  Mais  que  sert  de  dire  et  d'observer  et  de  se  plaindre?  Je  ne  me 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GfÉRIN  83 

sens  pas  assez  sainte  pour  te  convertir  ni  assez  forte  pour  f  en  traîner.  Dieu 
seul  peut  faire  cela.  Je  L'en  prie  bien,  car  mon  bonheur  y  est  attaché.  Tu 
ne  le  conçois  pas,  peut-être,  tu  ne  vois  pas  avec  ton  œil  philosophique  les 
larmes  d'un  œil  chrétien  qui  pleure  une  âme  qui  se  perd,  une  âme  qu'on 
aime  tant,  une  âme  de  frère,  sœur  de  la  vôtre.  Tout  cela  fait  qu'on  se 
lamente  comme  Jérémie. 

Voilà  cette  journée  qui  finit  avec  de  la  neige.  Je  suis  heureuse  de  te 
savoir  arrivé,  à  présent  que  le  froid  revient.  Pourvu  que  tu  ne  prennes 
pas  mal  dans  tes  courses,  que  ta  poitrine  aille  bien,  que  M.  d'A.  .  ne  te 
fasse  pas  trop  veiller  eu  te  racontant  ses  ennuis.  Mille  soucis  me  vien- 
nent, m'attristent,  mille  pensées  me  viennent  et  tombent  à  flocons  sur 
Paris. 

J'ai  trouvé  dans  des  chiffons  de  papier  ma  première  poésie,  je  la  mets 
là.  J'y  mets  toutee  que  je  rencontre,  que  je  te  ferais  voir  si  tu  étais  ici.  Que 
tu  n'y  sois  plus,  ce  me  semble  impossible  ;  je  me  dis  que  tu  vas  revenir,  et 
cependant  tu  es  bien  loin,  et  tes  souliers,  ces  deux  pieds  vides  que  tu  as 
dans  ta  chambre,  ne  bougent  pas.  Je  les  regarde,  je  les  aime  presque 
autant  que  ce  petit  soulier  rose  que  tu  me  lisais  l'autre  jour  dans  Hugo.  Le 
cœur  se  fourre  partout,  dans  un  soulier,  dans  une  fiole  ;  on  dirait  qu'il  est 
bien  bête.  No  le  dis-tu  pas? 

Le  3.  —  J'ai  commencé  ma  journée  par  me  garnir  une  quenouille  bien 
ronde,  bien  bombée,  bien  coquette  avec  son  nœud  de  ruban.  Là,  je  vais 
filer  avec  un  petit  fuseau.  Il  faut  varier  travail  et  distractions;  lasse  du  bas, 
je  prends  l'aiguille,  puis  la  quenouille,  puis  un  livre.  Ainsi  le  temps  passe 
et  nous  emporte  sur  sa  croupe. 

Eran  vient  d'arriver.  Il  me  tardait  de  le  voir,  de  savoir  quel  jour  tu  étais 
parti  de  Gaillac.  C'est  donc  vendredi,  le  même  jour  que  d'ici.  Ce  fut  un 
vendredi  aussi  que  tu  partis  pour  la  Bretagne.  Ce  jour  n'est  pas  heureux: 
maman  mourut  un  vendredi,  et  d'autres  événements  tristes  que  j'ai  remar- 
qués. Je  ne  sais  si  l'on  doit  croire  à  cette  fatalité  des  jours. 

Le  4.  —  Il  en  est  d'heureux,  le  dimanche,  souvent  le  dimanche.  Des 
lettres  au  sortir  de  la  messe,  une  des  tiennes  de  Bordeaux,  enfin  de  tes  nou- 
velles, de  ton  écriture.  Quand  en  aurai-jc  d'autres  de  Paris?  Comme  le 
cœur  est  ambitieux  !  Ce  matin,  transporté  de  ce  que  je  tiens;  maintenant 
ce  n'est  pas  assez.  Je  t'ai  renvoyé  une  lettre  de  M  ..  bien  lâchée  de  n'avoir 
pas  le  temps  d'y  glisser  un  mot  pour  toi.  Ce  mot  est  ici,  tu  le  trouveras 
bien  tard.  Qui  sait  quand  te  viendra  ce  petit  cahier?  si  ce  sera  lui  ou  moi 
que  tu  verras  le  premier?  J'aimerais  que  ce  lût  moi. 

Jeté  quitte  avec  un  regret,  un  secret  que  je  ne  puis  pas  te  dire  parce 
qu'il  n'est  pas  mien.  Peut-être  quelque  jour  pouuai-je  en  parler.  Ça  tien- 


84  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

drait  grande  place  sur  ce  papier,  mon  confident,  si  ce  n'était  pas  d'abord 
écrit  sous  le  scellé  dans  mon  cœur. 

Le  5.  —  Je  n'ai  pas  le  temps  d'écrire. 

Le  6.  —  Ecrit  beaucoup,  mais  loin  d'ici,  pas  pour  ici.  C'est  dommage, 
car  j'aurais  rempli  bien  des  feuilles  de  ce  qui  me  vient  du  cœur  aujour- 
d'hui. Tu  aimes  cela.  Augustine  est  venue  passer  la  journée,  n'ayant  per- 
sonne au  presbytère.  Cette  petite  qui  m'amuse  ne  m'a  pas  amusée  et  m'aura 
trouvé  le  front  sévère  avec  l'air  préoccupé.  J'ai  pris  ma  quenouille  pour 
distraction!  mais,  tout  en  filant,  mon  esprit  filait  et  dévidait  et  retournait 
joliment  son  fuseau.  Je  n'étais  pas  à  ma  quenouille,  l'âme  met  en  train  cette 
machine  de  corps  et  s'en  va.  Où  va-t-elle?  Où  était  la  mienne  aujourd'hui? 
Dieu  le  sait,  et  toi  aussi  un  peu  ;  tu  sais  que  je  ne  te  quitte  guère,  pas  même 
en  lisant  les  beaux  sermons  que  tu  m'as  fait  connaître.  J'y  vois  tout  plein 
de  choses  pour  toi.  Oh  !  tu  devrais  bien  continuer  de  les  lire. 

Le  7.  —  Grand  vent  d'autan,  grand  orchestre  à  ma  fenêtre.  J'aime  assez 
cette  harmonie  qui  sortait  de  tous  les  carreaux  mal  joints,  des  contrevents 
mal  fermés,  de  tous  les  trous  des  murailles,  avec  des  notes  diverses  et  si 
bizarrement  pointues  qu'elles  percent  les  oreilles  les  plus  dures.  Drôle  de 
musique  du  Cayla,  que  j'aime,  ai-je  dit,  parce  que  je  n'en  ai  pas  d'autre. 
Qui  n'entend  jamais  rien,  écoute  le  bruit,  quel  qu'il  soit. 

Une  visite,  un  ami,  M.  Limer.  Presque  en  entrant  :  «  Comment  va 
M.  Maurice?  avez-vous  de  ses  nouvelles?  »  —  «  Demain,  demain  sans 
doute.  »  Ces  questions-là  font  plaisir,  on  voit  que  c'est  le  cœur  qui  les  fait. 
Ces  bons  prêtres,  ils  nous  aiment  ;  nous  n'avons  pas  de  meilleurs  amis  dans 
le  pays.  Bonsoir;  il  faut  bien  s'occuper  du  souper,  et  garnir  le  lit.  Ce  soir, 
Eran  va  occuper  ta  chambrette.  Demain  matin,  je  viendrai  voir  si  c'est  toi, 
j'écouterai  si  tu  me  cries  :  «  Viens  seule,  viens  ouvrir.  »  Hélas  !  hélas  !  que 
les  choses  passent  et  que  les  souvenirs  demeurent. 

Le  8.  —  Oh  !  des  lettres,  des  lettres  de  Paris,  une  des  tiennes  !  Tu  es 
arrivé  bien  portant,  bien  content,  bien  venu  !  Dieu  soit  béni  !  Je  n'ai  que 
cela  au  cœur,  je  dis  à  tout  le  monde  :  «  Maurice  nous  a  écrit,  il  a  bien  lait 
son  voyage,  a  eu  beau  temps,  »  et  cent  choses  qui  se  présentent. 

Le  beau  jour,  le  beau  temps,  l'air  doux,  le  ciel  pur,  il  ne  manque  que  de 
voir  des  feuilles  pour  se  croire  au  mois  de  mai.  Cette  riante  nature  adoucit 
l'âme,  la  dispose  à  quelque  bonheur.  «  Impossible,  ai-je  pensé  en  me  pro- 
menant ce  matin,  qu'il  n'arrive  pas  quelque  chose  de  bon,  »et  j'ai  ta  lettre. 
Je  ne  me  suis  pas  trompée. 

Ces  lettres,  cette  écriture,  comme  cela  fait  plaisir!  comme  le  cœur  s'y 
jette  et  s'en  nourrit  !  Mais  après  on  redevient  triste,  la  joie  tombe,  le  regret 
remonte  et  fait  trouver  qu'une  lettre,  c'est  bien  peu,  à  la  place  de  quelqu'un. 
On  n'est  jamais  content,  toutes  nos  joies  sont  tronquées.  Dieu  le  veut, 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  85 

Dieu  le  veut  ainsi  et  que  le  beau  côté  qui  manque  ne  se  trouve  qu'au 
ciel.  Là  le  bonheur  dans  sa  plénitude,  là  la  réunion  éternelle.  Cela  devrait 
bien  un  peu  faire  envie  à  certaines  âmes,  les  faire  vivre  chrétienne- 
ment. 

Ecrit  à  Louise,  à  Marie. 

Le  9.  —  Anniversaire  de  la  mort  de  notre  grand-père.  Nous  avons  été  à 
la  messe  ;  au  retour  je  t'ai  écrit,  j'écris  encore,  j'écrirais  toujours  et  partout, 
sur  les  briques  de  ta  chambrette,  sur  les  semelles  de  tes  souliers,  que  sais-je 
où  la  pensée  va  se  poser?  mais  je  l'apporte  ici  comme  un  oiseau  sur  sa 
branche,  et  elle  chante.  Que  te  dirai-je  ?  la  première  chose  venue  :  qu'en 
pareil  temps,  il  y  eut  deuil  et  joie  au  Cayla,  mort  et  baptême,  mort  du 
grand-père,  naissance  du  petit-fils.  Erembert  alors  vint  au  monde.  C'est 
triste  de  naître  près  d'un  tombeau,  mais  ainsi  nous  faisons  tous  :  la  vie  et  la 
mort  se  touchent.  Que  ne  disent  pas  là-desssus  les  fossoyeurs  de  Shakspearc 
dans  je  ne  sais  quel  endroit? 

Je  n'ai  guère  lu  ton  auteur,  quoique  je  le  trouve  admirable,  comme 
M.  Hugo;  mais  ces  génies  ont  des  laideurs  qui  choquent  l'œil  d'une  femme. 
Je  détesta  de  rencontrer  ce  que  je  ne  veux  pas  voir,  ce  qui  me  fait  fermer 
bien  des  livres;  Notre-Dame  de  Paris,  que  j'ai  sous  la  main  cent  fois  le 
jour,  ce  style,  cette  Estnéralda,  sa  chevrette,  tant  de  jolies  choses  me  ten- 
tent, me  disent  :  «  Lis,  vois  ».  Je  regarde,  je  feuillette,  mais  des  souillures 
par-ci  par-là  sur  ces  pages  m'arrêtent  ;  plus  de  lecture,  et  je  me  contente  de 
regarder  les  images.  Je  les  aime  encore  comme  un  enfant;  de  peu  s'en  faut 
que  je  n'arrache  celle  de  la  galette  au  levain  de  maïs,  de  cette  si  jolie  mère  et 
de  ce  si  joli  enfant.  Nous  l'avons  admirée  ensemble,  ce  qui  fait  qu'elle  me 
plaît  bien. 

Mais  je  suis  bien  loin  de  notre  aïeul  et  des  sérieuses  pensées  qui 
commençaient  sur  la  naissance  et  la  mort.  Revenons-y,  j'aime  cela  aussi, 
et  j'ai  tout  juste,  à  livre  ouvert,  ce  passage  de  Bossuet  là-dessus  :  c  En  effet, 
ne  paraît-il  pas  un  certain  rapport  entre  les  langes  et  les  draps  de  la  sépul- 
ture? On  enveloppe  presque  de  même  façon  ceux  qui  naissent  et  ceux  qui 
sont  morts  :  un  berceau  a  quelque  idée  d'un  sépulcre,  et  c'est  la  marque  de 
notre  mortalité  qu'on  nous  ensevelisse  en  naissant  », 

Le  10.  — Je  reviens  où  j'en  étais  hier,  à  parler  mort,  vie  et  Bossuet.  ces 
trois  grandes  choses.  Le  petit  de  la  femme  de  Jean  Roux  est  porté  en  ce 
niomentau  cimetière.  Nous  avons  entendu  la  cloche  qui  fait  bien  pleurer  la 
pauvre  mère  et  me  donne  des  pensées  moitié  douces,  moitié  sombres 
se  dit  que  ces  petits  morts  sont  heureux,  qu'ils  sont  au  ciel  ;  mais  on  pense 
aux  grands,  à  ces  âmes  d'hommes  qui  s'en  vont  devant  Dieu  avec  tant  de 
jours  à  compter,  et  quels  jours  !...  Quand  leur  vie  s'ouvre,  ce  journal  que 
Dieu  tient,  comme  dit  Bossuet,  et  qu'on  voit...  M. lisj  efface,  il  ne  m'a. 


86  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

tient  pas  de  faire  l'examen  des  âmes,  cet  office  de  Dieu  seul.  Qu'elles  soient 
heureuses  toutes,  qu'il  ne  manque  aucune  de  celles  que  j'aime  au  ciel  ;  voilà 
qui  m'occupe  assez  et  change  toutes  mes  recherches  en  prières. 

Une  lettre  de  Marie,  une  autre  d'Hippolyte,  en  style  laconique  :«  Viens 
un  tel  jour,  tu  me  feras  plaisir.  »  Ceci  n'est  pas  pour  moi,  tu  penses,  mais 
s'adresse  à  Eran  pour  un  déjeuner  et  un  bal.  Tout  s'agite  en  ce  moment;  le 
plaisir  a  battu  l'appel,  et  peu  manquent  au  rendez-vous.  Ici  nous  écoutons 
seulement,  nous  causons,  nous  filons,  nous  lisons,  nous  écrivons  aux  amis  : 
vie  du  Cayla,  si  paisible,  que  j'aime,  que  je  regretterais  s'il  me  fallait  la 
quitter.  J'y  suis  attachée  comme  l'oiseau  à  sa  cage.  Mon  chardonneret  y 
revenait  toujours  quand  je  le  laissais  aller  dehors  et  savait  peu  voler.  Ainsi 
serais-je;  mes  ailes  n'iraient  pas  loin  dans  le  monde  ;un  coin  de  chambre  où 
tu  serais  avec  Caroline,  ta  femme,  c'est  tout.  Voilà  mon  Paris,  mon  monde. 

Le  n.  —  Une  lettre  de  Louise,  la  chère  amie,  qui  m'écrit,  en  partant 
pour  la  noce,  une  lettre  plus  jolie  que  les  bijoux  de  la  fiancée. 

Le  12.  —  Papa  est  allé  aux  ***  ;  le  pasteur  est  venu  ;  il  a  neigé,  fait  soleil, 
toutes  les  variations  du  ciel,  et  peu  de  chose  à  dire.  Je  ne  suis  pas  en  train 
d'écrire  ni  de  rien  faire  d'aimable  :  au  contraire.  Il  y  a  de  ces  jours  où  l'âme 
se  recoquille  et  fait  le  hérisson.  Si  tu  étais  là  tout  près,  comme,  hélas!  je 
te  piquerais!  bien  fort,  ce  me  semble.  Et  plût  à  Dieu  que  cela  fût!  Je  ne 
serais  pas  à  penser  que  peut-être  tu  n'es  pas  bien  portant  dans  cet  air  de 
Paris. 

Le  13.  —  Jo  viens  d'Andillac  avec  une  grosse  belle  pomme  que  m'a 
donnée  Toinon  d'Aurel,  pour  me  remercier  d'être  allée  voir  son  fils  qui  est 
malade.  Rien  n'est  plus  reconnaissant  qu'une  mère  et  qu'une  mère  pauvre. 
Nos  sangsues  ont  servi  pour  ce  pauvre  enfant.  Qu'en  pouvions-nous  mieux 
faire,  après  avoir  servi  de  thermomètre  à  ton  voyage?  J'y  tiens  beaucoup 
moins  à  présent.  Ainsi  mes  affections  sont  bien  souvent  intéressées,  font  la 
hausse  et  la  baisse  suivant  le  jour.  Voilà  que  papa  arrive  malade  des  ***, 
comme  chaque  fois  qu'il  y  va.  Il  y  a  des  lieux  qui  ne  sont  pas  bons.  Je 
crains  toujours  qu'il  n'en  soit  ainsi  pour  toi  de  Paris.  Au  moins  si  papa  est 
malade,  l'avons-nous  ici  pour  le  soigner.  Peut-être  ne  sera-ce  rien.  Qui 
sait?  Le  doute  s'empare  bientôt  du  cœur. 

Le  14.  —  Papa  est  mieux;  il  a  eu  la  fièvre,  peu  dormi.  Nous  lui  avons 
cédé  notre  chambre  qui  est  plus  chaude,  et  j'ai  pris  ton  lit.  Il  y  a  bien  long- 
temps que  je  n'avais  dormi  là;  depuis,  je  crois,  que  j'emportai  de  la  tapis- 
serie la  main  de  l'homme  qui  allait  défaire  un  nul  qui  s'y  trouve  peint.  Je 
lui  prêtais  du  moins  cette  mauvaise  intention  qui  me  mettait  en  colère  à 
chaque  réveil,  et  que  je  punis  enfin  par  un  acte  de  rigueur  dont  je  fus  punie 
à  mou  tour.  On  me  gronda  d'avoir  déchiré  le  pauvre  homme,  sans  écouter 
qu'il  était  méchant.  Qui  le  voyait  que  moi  ?  Pour  bien  se  conduire  avec  les 


JOURNAL  D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  87 

enfants,  il  faut  prendre  leurs  yeux  et  leur  cœur,  voir  et  sentir  à  leur  portée 
et  les  juger  là-dessus.  On  épargnerait  bien  des  larmes  qui  coulent  pour  de 
fausses  leçons.  Pauvres  petits  enfants,  comme  je  souffre  quand  je  les  vois 
malheureux,  tracassés,  contrariés  !  Te  souviens-tu  du  Pater  que  je  disais 
dans  mon  cœur  pour  que  papa  ne  te  grondât  pas  à  la  leçon  ?  La  même  com- 
passion me  reste,  avec  cette  différence  que  je  prie  Dieu  de  faire  que  les 
parents  soient  raisonnables. 

Si  j'avais  un  enfanta  élever,  comme  je  le  ferais  doucement,  gaiement, 
avec  tous  les  soins  qu'on  donne  à  une  délicate  petite  fleur!  Puis,  je  lui 
parlerais  du  bon  Dieu  avec  des  mots  d'amour  ;  je  lui  dirais  qu'il  les  aime 
encore  plus  que  moi,  qu'il  me  donne  tout  ce  que  je  lui  donne,  et,  de  plus, 
l'air,  le  soleil  et  les  fleurs;  qu'il  a  fait  le  ciel  et  tant  de  belles  étoiles.  Ces 
étoiles,  je  me  souviens  comme  elles  me  donnaient  une  belle  idée  de  Dieu, 
comme  je  me  levais  souvent  quand  on  m'avait  couchée,  pour  les  regarder 
à  la  petite  fenêtre  donnant  aux  pieds  de  mon  lit,  chez  nos  cousines,  à 
Gaillac.  On  m'y  surprit  et  plus  ne  vis  les  beaux  luminaires.  La  fenêtre  fut 
clouée,  car  je  l'ouvrais  et  m'y  suspendais,  au  risque  de  me  jeter  dans  la 
rue.  Cela  prouve  que  les  enfants  ont  le  sentiment  du  beau,  et  que  par  les 
œuvres  de  Dieu  il  est  facile  de  leur  inspirer  la  foi  et  l'amour. 

A  présent,  je  te  dirai  qu'en  ouvrant  la  fenêtre,  ce  matin,  j'ai  entendu 
chanter  un  merle  qui  chantait  Là-haut  sur  Golse  à  plein  gosier.  Cela  fait 
plaisir,  ce  chant  de  printemps  parmi  les  corbeaux,  comme  une  rose  dans 
la  neige.  Mimi  est  au  hameau,  papa  à  sa  chambre,  Lran  à  Gaillac  et  moi 
avec  toi.  Cela  se  fait  souvent. 

Le  15.  —  Encore  une  lettre  pour  un  bal.  Pauvres  danseurs,  où  vont-ils 
s'adresser?  Autant  vaudrait  frappera  un  couvent  qu'à  la  porte  du  Cayla. 
Mais  je  me  trompe,  ils  ont  Eran,  Eran  qui  danse,  qui  jase,  qui  joue,  fait  des 
gentillesses,  des  aimableries,  et  se  fait  dire  qu'il  est  charmant.  En  effet,  il 
est  très  bien  auprès  des  hommes  et  des  femmes;  c'est  un  parfait  mondain. 
Hélas!  il  en  est  bien  d'autres. 

J'ai  lu  quelques  pages,  écrit  un  peu,  pensé  beaucoup  et  fait  une  fusée 
charmante,  et  tout  cela  s'appelle  un  jour,  un  de  mes  jours. 

Le  16.  —  En  blanc  :  cela  vaut  mieux  que  ce  que  je  mettrais.  Est-ce  la 
peine  de  dire  que  je  n'étais  pas  bien  aujourd'hui,  que  j'ai  été  avec  Mimi 
promener  mon  malaise  dans  les  bois  et  les  champs,  que  nous  avons  ren- 
contré une  alouette  qui  s'en  est  allée  en  chantant,  et  que  je  lui  ai  un  peu 
envié  ses  ailes  et  sa  joie  ? 

I.e  17.  —  Une  lettre  de  Caroline.  Quel  bonheur  de  te  savoir  tant  aimé,  si 
bien  soigné,  ne  traversant   que  la  rue  pour  te  trouvera  ta  chambre!  Plus 
de  rhume,  plus  de  craintes,  plus  de  ces  dragons  que  je  voyais  à  tes  trot 
dans  Paris.  Dieu  soit  béni!  je  suis  tranquille.  Je  vois  dans  tout  ceci  ua 


88  JOURNAL    D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

arrangement  de  la  Providence  qui  mène  tout  pour  ton  bien.  Et  puis,  tu 
n'aimes  pas  le  bon  Dieu  !  Ses  soins  pour  toi  brillent  à  mes  yeux  comme  des 
diamants.  Vois,  mon  ami,  tout  ce  qui  vient  adoucir  ta  pauvre  positionnes 
secours  inespérés,  cette  affection  de  famille,  cette  mère,  cette  sœur  plus 
que  sœur,  si  aimante,  si  douce,  si  jolie,  qui  te  promet  tant  de  bonheur!  Ne 
vois-tu  pas  quelque  chose  là,  quelque  divine  main  qui  arrange  ta  vie? 
J'espère  à  présent  pour  toi  un  avenir  meilleur  que  le  passé,  ce  passé  qui 
nous  a  tant  fait  souffrir  !  Mais  tous  nous  avons  notre  époque  de  tribulation, 
la  mauvaise  fortune,  la  servitude  en  Egypte  avant  la  manne  et  la  douce 
vie. 

Romiguières  est  venu  passer  la  soirée,  se  chauffer  à  notre  feu,  parler 
ânes  et  moutons,  et,  ce  qui  m'a  le  plus  amusée,  faire  voir  ses  papiers  pour 
savoir  son  âge;  il  se  trompait  de  sept  ans.  Heureux  homme,  ignorant  sa 
vie!  Ces  vies  de  paysans  s'en  vont  comme  des  ruisseaux,  sans  savoir 
depuis  quel  temps  ils  coulent.  Us  ont  bien  pourtant  leurs  époques,  mais  ils 
ne  datentpas  comme  nous.  Ils  vous  disent  :  «  Je  naquis  que  ce  champ  était 
en  blé,  je  me  mariai  quand  on  planta  cet  arbre,  qu'on  bâtissait  cette  mai- 
son ;  »  grands  et  beaux  registres.  Bernardin,  je  crois,  fait  parler  ainsi 
Virginie;  moi,  j'ai  entendu  cent  fois  celaà  Andillac  ou  ici.  La  simple  nature 
est  partout  la  même. 

Au  soir,  dans  un  bain  de  pieds.  —  Dans  cette  eau  un  peu  brûlante,  je 
pense  aux  martyrs,  à  ce  que  c'était  que  ces  bains  de  poix,  d'huile,  d'eau 
bouillante  où  on  les  plongeait.  Quels  hommes!  Etaient-ils  de  notre  nature? 
Le  pourrait-on  croire,  quand  on  sent  si  puissamment  la  moindre  pointe  de 
douleur,  une  bluette,  une  goutte  d'eau,  qu'on  dit  aïe  I  qu'on  se  retire 
comme  je  viens  de  faire?  Qu'aurais-je  fait  a  la  place  de  Blandine?  Mon 
Dieu,  comme  elle  sans  doute,  car  la  foi  nous  rend  surhumains,  et  je  crois 
bien  croire. 

Le  iS.  —  Rapporté  d'Andillac  une  lettre  de  mort,  une  de  mariage,  celui 
de  M"c  de  Saint-Géry  avec  M.  de  Marliave.  Pleurs  et  joies,  rencontres  de 
presque  tous  les  jours  dans  la  vie,  composée  de  contrastes  perpétuels. 

Le  19.  —  Attendu  jusqu'au  soir  pour  voir  ce  que  j'aurais  à  dire.  Rien. 
Aimes-tu  cela  ?  Si  tu  préférais  des  paroles,  j'en  trouverais  dans  mon  cœur 
quand  il  n'en  vient  pas  du  dehors.  Le  cœur  des  femmes  est  parleur  et  n'a 
pas  besoin  de  grand'chose  ;  il  lui  suffit  de  lui-même  pour  s'étendre  à  l'infini 
et  faire  l'éloquent,  de  cette  petite  poitrine  où  il  est,  comme  d'une  tribune 
aux  harangues.  Mon  ami,  que  de  fois  je  t'ai  harangué  de  la  sorte!  mais 
quand  je  ne  pense  pas  te  faire  plaisir  ou  t'être  utile,  je  ne  dis  rien  Je 
prends  ma  quenouille,  et  au  lieu  de  la  femme  du  XVII*  siècle,  je  suis  la 
simple  fille  des  champs,  et  cela  me  fait  plaisir,  me  distrait,  me  détend 
l'âme.  11  y  a  en  moi  un  côté  qui  touche  aux  classes  les  plus  simples  et  s'y 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  89 

plaît  infiniment.  Aussi  n'ai-je  jamais  rêvé  de  grandeur  ni  de  fortune,  mais 
que  de  fois  d'une  petite  maison  hors  des  villes,  bien  proprette  avec  ses 
meubles  de  bois,  ses  vaisselleries  luisantes,  sa  treille  à  l'entrée,  des  poules! 
et  moi  là,  avec  je  ne  sais  qui,  car  je  ne  voudrais  pas  un  paysan  tel  que  les 
nôtres,  qui  sont  rustres  et  battent  leurs  femmes.  Te  souviens-tu  de...? 


L'Eglise  d'Andillac. 


Sixième  cahier  —  19  février-3  mai    1838 


,un"E  du  19  février  1838.  —  Voici  un  nouveau  cahier.  Qu'y 
mettrai -je,  que  dirai -je,  que  penserai -je,  que  verrai-je 
avant  d'être  au  bout?  Y  aura-t-il  bonheur  ou  malheur?  Y 
aura-t-il...  ?  Mais  qu'importe!  Je  prendrai  ce  qui  me  viendra, 
comme  fait  là-bas  le  ruisseau.  Ces  recherches  sur  l'avenir  ne  servent  qu'à 
se  tourmenter,  parce  que  ordinairement  on  y  voit  plus  de  peines  que  de 
plaisirs.  Malades,  morts,  affligés,  que  sais-je  les  fantômes  qu'on  rencontre 
dans  cette  obscurité? 

Hier,  je  pensais  qu'il  pourrait  se  faire  que  papa  eût  une  attaque,  parce 
qu'il  se  plaint  d'un  engourdissement  au  côté  droit;  son  père  mourut  de 
cela  presque  au  même  âge.  Pauvre  père  !  que  serais-je  sans  lui  sur  la  terre? 
Je  ne  me  suis  jamais  crue  au  monde  que  pour  son  bonheur,  Dieu  le  sait,  et 
que  je  lui  ai  consacré  ma  vie.  Jamais  l'idée  de  le  quitter  ne  m'est  venue 
que  pour  aller  au  couvent.  Encore  cette  pensée  me  quitte-t  elle,  tant  je 
sens  impossible  de  m 'arracher  d'ici,  d'en  sortir,  même  pour  aller  avec  toi. 
Paris  ne  m'attire  guère,  je  t'assure  ;  je  ne  ferais  pas  deux  pas  de  son  côté 
si  tu  venais  ici  en  famille,  être  avec  nous,  vivre  avec  nous.  Bonheur 
impossible.  Tristesse  à  présent  et  amertume  :  voilà  pour  avoir  touché  à 
l'avenir*  Il  valait  mieux  reprendre  le  fil  de  l'autre  cahier,  continuer  mon 
conte,  comme  Schéhérazade. 

90 


JOURNAL  D'EUGÉNIE  Dïï  GU&KIH  qi 

Je  demandais  donc  si  tu  te  souvenais  de  cet  homme  que  nous  rencon- 
trâmes sur  le  chemin  de  Gaillac,  qui,  entrant  dans  sa  maison  comme  un 
tonnerre,  me  fit  une  espèce  d'effroi,  et  comme  nous  dîmes  bien  des  choses 
Sur  le  bonheur  et  le  malheur  conjugal.  Puis,  tombant  sur  ton  mariage,  il 
lous  vint  de  douces  pensées.  Je  te  dis  que  le  bon  Dieu  avait  fait  pour  toi 
Caroline,  comme  Eve  pour  Adam,  et  tu  me  demandas  de  faire  une  prière 
pour  que  le  bon  Dieu  te  donne  encore  un  ange  de  petite  fille  Dès  que  tu 
seras  marié,  je  ne  manquerai  pas  de  le  faire.  La  nuit  m'ôte  d'ici. 

Le  24.  — Jour  qui  commence  par  la  pluie  et  le  croassement  des  corbeaux. 
Voyons  ce  qui  suivra  d'ici  à  ce  soir.  Je  n'ai  pas  écrit  depuis  quelques  jours 
à  cause  de  quelques  visites  qui  sont  venues,  de  je  ne  sais  quoi  qui  m'a 
empêché  d'écrire.  Ce  n'est  pas  le  cœur  qui  se  tait 

Que  j'ai  bien  fait  d'attendre  à  ce  soir  !  Aurais-je  rien  mis  de  plus  joli  que 
ce  que  je  vois,  que  ce  que  je  tiens,  que  ce  que  je  sens,  que  le  plaisir  que  m'a 
fait  ta  lettre,  la  seconde  que  tu  écris  depuis  ton  retour  à  Paris?  Oh! 
comme  elle  est  pleine  de  bonheur,  et  que  je  suis  contente  de  te  savoir 
enfin  comme  je  te  voulais  !  Tu  ne  sors  pas,  tu  n'exposes  pas  ta  santé,  tu  ne 
vois  pas  le  monde;  du  milieu  de  Babylone,  tu  pourrais  dater  tes  lettres 
de  la  solitude.  Sagesse  inespérée  qui  m'enchante,  me  fait  bénir  Dieu,  me 
fait  espérer,  me  console,  me  remplit  le  cœur  de  je  ne  sais  quoi  qui  me 
réjouit  à  ton  sujet.  Hélas'  tant  de  fois  je  suis  en  tristesse,  je  m 'alarme. 
O  frères,  nous  vous  aimons  tant!  Si  vous  le  saviez,  si  vous  compreniez  ce 
que  nous  coûte  votre  bonheur,  de  quels  sacrifices  on  le  payerait!  O  mon 
Dieu  !  qu'ils  le  comprennent,  et  n'exposent  pas  si  facilement  leur  chère 
santé  et  leur  chère  âme  ! 

Encore  lettres  et  paquets,  cahier  de  la  Propagation  de  Li  Foi,  mande- 
ment de  notre  archevêque.  Ce  pêle-mêle  sort  d'un  tablier  et  couvre  toute 
la  table  ronde. 

A  dix  heures  du  soir.  —  Ce  jour  était  destiné  aux  jolies  choses,  aux  arri- 
vées. La  boîte,  la  boîte  attendue  est  là.  Manchettes,  jabot,  peigne,  brosse, 
épingles,  poudre  embaumée,  circulent  de  main  en  main.  C'est  la  petite 
Mariette  de  M""' de  Thézac  qui  nous  apporte  cela  de  Gaillac.  Bonsoir,  je 
vais  bien  penser  à  toi  et  à  Caro,  je  vais  bien  dormir. 

Le  25.  —  Il  y  a  un  mois,  aujourd'hui,  à  cette  heure,  de  ton  départ.  Voilà 
qui  change  un  peu  la  couleur  de  rose  d'hier  au  soir,  mais  adieu.  11  me  faut 
penser  à  toute  autre  chose  qu'à  des  choses  humaines.  C'est  dimanche,  je 
pars  pour  l'église  Nous  dînons  tous  chez  le  pasteur;  il  aura  ton  souvenir, 
et  toi  le  mien  devant  Dieu.  C'est  là  qu'ils  sont  bons. 

Le  26,  —  Une  minute  d'échappée,  une  minute  avec  toi  pendant  qu'on 
m'attend  à  la  cuisine.  J'aimerais  mieux  ma  chnmbrette,  mais  on  fond  des 
canards,  on  prépare  une  croustade,  un  petit  dîner  de  carnaval  qui  me 


92  JOURNAT.   D'EUGÉNIE    DE   GUÉRIN 

veut  pour  auxiliaire.  Nous  attendons  le  pasteur;  si  je  pouvais  attendre 
quelqu'un  de  plus  !  Tous  ceux  qui  viennent  me  font  penser  à  toi  qui  ne 
viens  pas.  Rapprochons-nous  de  cœur,  écrivons-nous,  toi  de  ta  cellule 
dans  le  monde,  moi  de  ma  chambrette  dans  la  solitude.  Il  nous  viendra  du 
dehors  des  choses  bien  différentes  à  tous  deux  ;  il  n'en  sera  pas  de  même 
au  dedans,  j'espère.  Paris  et  le  Cayla  se  ressemblent  moins  que  nos  âmes, 
que  nos  idées,  que  nos  deux  êtres.  Il  est  ennuyeux  de  nous  quitter  pour 
aller  faire  une  croustade. 

Le  27.  —  11  pleut  ;  je  regardais  pleuvoir,  et  puis  je  me  suis  dit  de  laisser 
tomber  ainsi  goutte  à  goutte  mes  pensées  sur  ce  papier.  Cela  éclaircira 
mon  ciel  qui  aussi  bien  que  l'autre,  est  chargé,  non  pas  de  gros  nuages, 
mais  de  je  ne  sais  quoi  qui  voile  le  bleu,  le  serein.  Je  voudrais  sourire  à 
tout,  et  je  me  sens  portée  aux  larmes;  cependant  je  ne  suis  pas  malheu- 
reuse. D'où  cela  vient-il  donc?  De  ce  que,  apparemment,  notre  âme  s'en- 
nuie sur  la  terre.  Pauvre  exilée  !...  Voilà  Mimin  en  prière;  je  vais  faire 
comme  elle  et  dire  à  Dieu  que  je  m'ennuie.  Oh!  moi,  que  deviendrais-je 
sans  la  prière,  sans  la  foi,  la  pensée  du  ciel,  sans  cette  piété  delà  femme  qui 
se  tourne  en  amour,  en  amour  divin?  J'étais  perdue  et  sans  bonheur  sur  la 
terre.  Tu  peux  m'en  croire,  je  n'en  ai  trouvé  encore  en  rien,  en  aucune 
chose  humaine,  pas  même  en  toi. 

Le  28,  jour  des  Cendres.  —  Me  voici  avec  des  cendres  sur  le  front  et  de 
sérieuses  pensées.  Ce  mémento  pulvis  es  est  terrible;  tout  aujourd'hui  je 
l'entends;  je  ne  puis  me  distraire  de  la  pensée  de  la  mort,  surtout  dans 
cette  chambre  où  je  ne  te  vois  plus,  où  je  t'ai  vu  mourant,  où  ta  présence 
et  ton  absence  me  font  de  tristes  images. 

Une  seule  chose  est  riante,  c'est  la  petite  médaille  de  la  Vierge  suspen- 
due au  chevet  de  ton  lit.  Elle  est  brillante  encore  et  au  même  endroit  où  je 
la  mis  pour  te  servir  de  sauvegarde.  Si  tu  savais,  mon  ami,  comme  j'ai 
plaisir  à  la  voir,  les  souvenirs,  les  espérances,  les  choses  intimes  qui  se 
rattachent  en  moi  à  cette  sainte  image  !  Je  la  garderai  comme  une  relique; 
et  si  jamais  tu  reviens  dormir  dans  ce  petit  lit,  tu  dormiras  encore  auprès 
de  la  médaille  de  la  Vierge.  Passe-moi  cette  confiance,  cet  amour,  non  pas 
à  un  morceau  de  métal,  mais  à  l'image  de  la  Mère  de  Dieu.  Je  voudrais 
bien  savoir  si,  dans  ta  nouvelle  cellule,  on  voit  la  Sainte  Thérèse  qui  pen- 
dait dans  l'autre,  près  du  bénitier 

où  toi,  nécessiteux, 
Défaillant,  tu  prenais  l'aumône  dans  ce  creux  (1). 

Tu  ne  la  prends  plus  là,  je  le  crains  bien,  ton  aumône  ;  où  a  prends-tu  ? 
Qui  sait?  Le  monde  où  tu  vis  maintenant  est-il  assez  riche  pour  tes  néces- 

(1)  Vers  de  \&  Sainte  Thérèse  de  son  frère. 


JOURNAL   D'EUGÉHIB  DP   Gt'ÉRIN  93 

sites?  —  Maurice,  si  je  pouvais  te  faire  passer  quelqu'une  de  mes  pensées 
là-dessus,  t'insinuer  ce  que  je  crois  et  ce  que  j'apprends  dans  les  livres  de 
piété,  ces  beaux  reflets  de  l'Evangile!  Si  je  pouvais  te  voir  chrétien...  je 
donnerais  vie  et  tout  pour  cela. 

M.  Fieuzet  est  avec  nous  depuis  trois  jours  et  fait  un  peu  diversion  a 
nos  causeries  assez  uniformes  :  toujours  champs  ou  moutons,  à  moins  qu'il 
n'arrive  des  lettres;  il  n'en  vient  pas  tous  les  jours.  Ce  bon  curé  nous 
amuse,  nous  raconte  mille  petites  choses  de  paroisses,  de  presbytère, 
d'église,  qui,  mêlées  de  traits  d'esprit,  sont  piquantes.  Nous  avons  bien  ri 
d'un  curé  du  voisinage  qui  a  fait  sonner  la  cloche  pour  une  noce  qui  tra- 
versait sa  paroisse.  Nous  avons  ri  de  cette  noce  montée  sur  une  charrette 
à  bœufs,  de  l'arc  de  triomphe  sur  cette  charrette,  et  de  la  devise  sur 
cet  arc... 

Le  rr  mars.  — Je  regardais  tout  à  l'heure  deux  petits  mendiants  qui  pas- 
saient avec  extase  sous  le  grand  peuplier.  Ils  ne  pouvaient  assez  lever  la 
tête  et  les  yeux;  et  je  pensais  qu'ainsi  tout  ce  qui  est  haut  attire  notre 
intelligence,  et  qu'ainsi  je  ferais  sous  les  Pyramides  d'Egypte...  quand 
un  tout  petit  oiseau,  allant  se  poser  sur  la  cime  du  peuplier,  m'a  fait 
sentir  l'impuissance  de  notre  pauvre  nature  et  tomber  l'orgueil  de  mes 
pensées. 

Voici,  voici  des  provisions  de  carême,  Massillon  qu'Elisa  vient  de 
m'envoyer.  Je  lirai  un  sermon  tous  les  jours.  Voilà  pour  l'âme,  l'esprit 
vivra  comriie  il  pourra,  je  ne  sais  de  quoi  le  nourrir,  point  de  livres  de 
mon  goût.  Encore  cependant  faut-il  quelque  chose;  je  ne  puis  me  passer 
de  lire,  de  fournir  quelque  chose  à  ce  qui  pense  et  vit.  Je  vais  me  jeter  sur 
le  sérieux,  sur  V Indifférence  en  matière  de  religion.  C'est  ce  que  j'ai  de 
mieux  sous  la  main  ;  puis,  je  suis  bien  aise  de  revoir  ce  que  j'ai  vu  étant 
jeune,  ce  qui  m'étonna,  me  pénétra,  m'éelaira  comme  un  nouveau  ciel. 
Quand  M.  l'abbé  Gagne  me  conseilla  ces  lectures,  je  ne  connaissais  guère 
que  Y  Imitation  et  autres  livres  de  piété.  Juge  de  l'effet  de  ces  fortes  lec- 
tures, et  comme  elles  ouvrirent  profondément  mon  intelligence.  De  ce 
moment,  j'eus  une  autre  idée  des  choses  ;  il  se  fit  en  moi  comme  une  révé- 
lation du  monde,  de  Dieu,  de  tout.  Ce  fut  un  bonheur,  une  surprise 
comme  celle  du  poussin  sortant  de  sa  coque.  Et  surtout  ce  qui  me  charma, 
c'est  que  ma  foi,  se  nourrissant  de  toutes  ces  belles  choses,  devint  grande 
et  forte. 

I.e  14.  —  Une  lacune,  un  silence  de  douze  jours.  Un  voyagea  Gaillacoù 
je  n'ai  pas  pris  mon  cahier.  Je  comptais  revenir  le  soir  même;  mais  Louise 
que  j'allais  voir  fut  à  Saint-Géry  et  j'attendis  la  chère  amie,  ce  qui  m'a 
tenue  dehors  plus  que  je  ne  voulais.  Je  n'aime  pas  de  sortir  d'ici  ;  rien  ne 
me  plaît  comme  mon  désert  ;  aujourd'hui  qu'il  est  resplendissant  de  soleil 


94  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

et  de  douce  lumière,  je  ne  le  changerais  pas  avec  la  plus  magnifique  cité. 
Je  n'aime  pas  un  toit  pour  horizon,  ni  de  marcher  dans  les  chemins  des 
rues  quand  les  nôtres  se  bordent  de  fleurs.  A  présent  c'est  un  charme  d'être 
en  plein  air,  d'errer  comme  les  perdrix.  Papa  a  pu  aller  avec  nous  jusqu'au 
bout  de  la  vigne  longue.  Nous  nous  sommes  assis  un  peu  dans  le  bois,  près 
de  l'endroit  où  roula  Caroline.  Nous  avons  parlé  d'elle  et  de  sa  chute  ;  j'ai 
revu  le  groupe  que  nous  formions  au  milieu  des  chênes,  groupe,  hélas,  si 
fort  dispersé  !  et,  réflexions  faites,  j'ai  couru  chercher  des  violettes  sur  un 
tertre  donnant  au  soleil.  Ce  sont  les  premières  que  nous  ayons  vues.  J'en 
mets  une  ici,  queje  t'offre  comme  les  prémices  du  printemps  du  Cayla. 

Je  ne  te  dis  pas  ce  que  j'ai  fait  et  vu  à  Gaillac  ;  ce  n'est  pas  la  peine,  à 
moins  de  parler  de  Louise.  Encore  l'ai-je  très  peu  vue  et  si  occupée,  si 
entourée,  que  nous  n'avons  pu  faire  de  l'intime.  Nous  sommes  en  peine, 
tu  n'écris  pas,  ni  Caro,  ni  personne.  C'est  jour  de  courrier,  rien  n'arrive. 
Cependant  je  t'ai  écrit  par  M.  Louis  de  Rivières  et  t'ai  envoyé  un  cahier. 
Cela  ne  vaudra-t-il  pas  un  mot? 

Le  15.  —  Une  lettre,  mais  pas  de  toi!  C'est  d'Euphrasie  qui  me  donne 
des  nouvelles  de  Lili,  tristes  nouvelles  qui  me  font  craindre  de  perdre  cette 
pauvre  amie.  Je  vais  à  Cahuzac  en  faire  part  à  ma  tante. 

Le  16.  —  La  Vialarette  ne  te  portera  plus  des  marrons  et  des  échaudés 
de  Cordes;  la  pauvre  fille!  elle  est  morte  la  nuit  dernière.  Je  la  regrette 
pour  ses  qualités,  sa  fidélité,  son  attachement  pour  nous.  Etions-nous 
malades?  elle  était  Va;  fallait-il  un  service?  elle  était  prête,  et  puis  d'une 
discrétion,  d'une  sûreté!  du  petit  nombre  de  personnes  à  qui  l'on  peut 
confier  un  secret.  C'était  le  sublime  de  sa  condition,  ce  me  semble,  que 
cette  religion  du  secret  que  l'éducation  ne  lui  avait  pas  apprise.  Je  lui 
aurais  tout  confié. 

Aucune  des  femmes  d'Andillac  n'approche  de  la  pauvre  Marie  pour  les 
sentiments  élevés,  pour  la  foi  vive  et  forte.  Il  fallait  l'entendre  parler  droit 
et  clair  aux  philosophes  du  hameau,  à  ceux  qui  parlaient  mal  de  Dieu,  de 
la  confession,  de  toutes  les  choses  saintes  dont  on  s'amuse  aux  veillées. 
Oh!  elle  les  aimait!  se  confessait,  jeûnait,  faisait  son  carême  avec  cinq 
sous  d'huile,  croyait  au  ciel,  et  doit  y  être,  j'espère.  Dieu  aura  reçu  cette 
âme  simple  et  pure.  Ses  défauts  n'étaient  que  des  saillies  d'humeur,  des 
bizarreries  de  caractère  qui  parfois  la  mettaient  mal  avec  ses  voisines. 
Mais  cela  s'oubliait  bientôt  ;  un  service  effaçait  les  paroles,  et  toutes  font 
à  présent  son  éloge. 

Je  fus  la  voir  hier  au  soir,  elle  ne  me  connut  pas.  Je  lui  pris  la  main  qui 
était  froide  et  sans  pouls  ;  en  m'en  allant,  je  compris  bien  queje  l'avais  vue 
pour  la  dernière  fois.  Ce  bras  glacé,  ce  battement  éteint,  c'était  la  mort 
que  je  venais  de  toucher.  Que  c'est  triste,  que  c'est  sombre,  que  c  est 


TOURNAT.   D'EUGÉNIE  DE  Gl'ÉRÏN  95 

effrayant,  le  passage  dans  l'antre  vie  '.  Que  devenir,  mon  Dieu,  si  la  foi  ne 
jetait  ses  lumières,  ses  espérances  là-dessus!  Heureux  qui  peut  esr 
qui  peut  dire  comme  la  Vialarette  :  %  J'ai  connu  Dieu  et  je  l'ai  servi  !»  Ses 
connaissances  n'allaient  pas  au  delà  du  catéchisme,  ses  prières  au  delà  du 
Pater  ;  mais  tout  est  compris  là-dedans  pour  le  chrétien,  grand  et  petit. 
Plût  à  Dieu  que  M.  de  Lamennais  s'en  tînt  là! 

Mirai  a  servi  de  sœur  de  la  charité  à  notre  pauvre  amie  et  l'a  aidée  à 
souffrir  par  ses  exhortations.  La  malade  lui  a  confié  ses  secrets  pour 
l'autre  vie,  les  messes  qu'elle  veut  pour  le  repos  de  son  âme,  et  lui  a 
remis  pour  cela  soixante  francs  qu'elle  avait  déposés  dans  un  fagot,  fagot 
quêté  branche  à  branche  comme  l'argent  sou  par  sou.  Sainte  idée  de  pau- 
vre !  Que  ce  dépôt  aura  de  mérite  devant  Dieu  !  De  combien  de  froid,  de 
chaud,  de  pas,  de  peines,  de  privations  il  se  compose!  Qui  sait  les  mor- 
ceaux de  pain  qu'elle  a  achetés  de  sa  faim  pour  en  donner  le  prix  à  son 
âme.  Simple  et  admirable  foi  ! 

Le  17.  —  Je  reviens  de  l'enterrement  de  cette  pauvre  fille,  la  première 
que  j'aie  vu  mettre  dans  la  tombe.  C'était  pénible  à  voir;  mais  j'ai  voulu 
accompagner  jusque-là  celle  qui  n'a  ni  frère  ni  sœur,  celle  qui  a  suivi  sur 
ce  cimetière  tous  ceux  des  nôtres  qu'elle  a  vus  mourir,  celle  qui  a  fait  tant 
de  pas  pour  nous,  hélas!  à  pareil  jour,  samedi.  Enfin,  j'ai  voulu  lui 
donner  cette  marque  d'affection  et  l'accompagner  de  mes  prières  jus- 
qu'au bord  de  l'autre  monde.  J'ai  entendu  la  messe  à  côté  de  son  cercueil. 

11  fut  un  temps  où  cela  m'aurait  effrayée  ;  à  présentée  ne  sais  pas  com- 
ment je  trouve  tout  naturel  de  mourir;  cercueils,  morts,  tombes,  cime- 
tières ne  me  donnent  que  des  sentiments  de  foi,  ne  font  que  reporter  mon 
âme  là-haut.  La  chose  qui  m'a  le  plus  frappée,  c'a  été  d'entendre  la  bière 
tombant  dans  la  fosse  :  sourd  et  lugubre  bruit,  le  dernier  de  l'homme.  Oh  I 
qu'il  est  pénétrant,  comme  il  va  loin  dans  l'âme  qui  l'écoute  !  Mais  tous  ne 
l'écoutent  pas;  les  fossoyeurs  avaient  l'air  de  voir  cela  comme  un  arbre 
qui  tombe,  le  petit  Cotive  et  d'autres  enfants  regardaient  là-dedans  comme 
dans  un  fossé  où  il  y  aurait  des  fleurs,  l'air  curieux  et  étonné.  Mon  Dieu! 
mon  Dieu  !  quelle  indifférence  entoure  la  tombe  !  Que  les  saints  ont  raison 
de  mourir  avant  l'heure,  de  faire  leurs  propres  obsèques  en  se  retirant  du 
monde!  Est-ce  la  peine  d'y  demeurer?  Non,  ce  n'est  pas  la  peine,  si  ce 
n'était  quelques  âmes  chères  à  qui  Dieu  veut  qu'on  tienne  compagnie 
dans  la  vie.  Voilà  papa  qui  vient  de  me  visiter  dans  ma  chambre  et  m'a 
laissé  en  s'en  allantdeux  baisers  sur  le  front.  Comment  laisser  ces  tendres 
pères? 

Encore  en  peine  sur  ton  compte,  point  de  lettres.  Je  viens  de  t 'écrire  à 
Paris.  A  présent  je  vais  au  sermon  ;  j'en  vais  lire  un  au  coin  du  feu.  Ou 
lait  église  paitout. 


96  JOURNAL    D'nrGÉNIE   DE    GCÉRIN 

Le  18.  —  Plaie,  boue,  vent,  jour  d'hiver  et  de  dimanche.  Un  bon  petit 
prône  pour  me  dédommager  de  la  fatigue  du  chemin.  Inquiétude  ce  soir, 
point  de  lettre. 

Le  19.  —  Les  parents  de  la  Vialarette  sont  venus  nous  remercier,  en 
s'en  allant,  des  soins  que  nous  lui  avons  donnés  et  nous  offrir  ce  que  nous 
voulions...  Parmi  un  tas  de  fioles  et  d'autres  riens,  j'ai  vu  un  petit  pet 
blanc  que  nous  lui  emplissions  tous  les  ans  de  confitures.  Je  l'ai  demandé 
en  souvenir.  Je  l'ai,  je  le  garde  et  le  regarde,  le  saint  petit  pot,  comme 
celui  de  la  veuve  de  Sarepta. 

Une  fusée,  un  peu  de  lecture,  un  peu  d'écriture,  quelques  coups  d'œil  à 
la  pluie,  c'est  ma  journée.  Je  ne  parle  pas  de  ce  qui  s'est  fait  dans  l'âme. 
La  nuit, en  songe,  j'ai  vu  ton  lit  tout  en  flammes.  Que  signifient  ces  craintes 
de  nuit  et  de  jour  que  tu  me  donnes  ?  Oh  !  qu'au  moins  je  ne  sois  pas  en 
peine  sur  ta  santé  !  C'est  bien  assez  du  reste  que  Dieu  sait.  Aurons-nous 
demain  de  tes  lettres? 

Le  20.  —  Pas  de  lettre. 

Le  21.  —  J'attends.  Demain,  peut-être  demain  ! 

Le  24.  —  Enfin  quelque  chose  !  Ce  n'est  pas  de  toi,  mais  qu'importe?  Je 
sais  que  tu  vis,  cela  me  suffit.  J'avais  tant  de  craintes!  Mon  Dieu,  que  ton 
silence  m'a  fait  souffrir  !  que  de  tourments,  que  d'imaginations,  de  suppo- 
sitions, de  tristesses  !  Quel  effroi  en  voyant  cette  lettre  à  cachet  noir  !  Ah  ! 
M.  d'Aurevilly  ne  se  doute  pas  du  coup  qu'il  m'a  porté.  J'ai  laissé  tomber 
sa  lettre;  Erembert  l'a  prise,  l'a  ouverte,  et  me  l'a  rendue.  J'ai  compris, 
j'ai  lu,  j'ai  vu  ;  plus  de  frayeur.  La  pauvre  poire  est  cause  de  tout  cela.  Les 
beaux  remerciements  et  hommages  !  mais  mal  venus  sous  ce  cachet  noir  ; 
aussi  l'effet  n'a  été  que  triste,  je  ne  sais  quoi  de  lugubre  m'est  resté  dans 
l'âme,  comme  une  teinte  noire  sur  laquelle  nulle  autre  couleur  ne  peut 
prendre.  Je  me  dis  cent  fois  :  tu  le  croyais  mort,  il  est  vivant,  il  se  porte 
bien,  sa  santé,  me  dit-on,  sera  bientôt  au  niveau  de  son  bonheur  ;  mais  ni 
cela,  ni  rien  ne  peut  m'ôter  de  peine  sur  ton  compte.  J'ai  repris  cette  lettre 
et  j'y  vois  la  certitude  que  tu  as  été  malade.  Ton  ami  me  dirait-il  que, 
quand  j'arriverai  à  Paris,  je  te  trouverai  tout  à  fait  bien,  si  tu  n'avais  pas 
été  souffrant?  Oh!  oui,  tu  es  malade,  j'en  ai  l'idée  depuis  quelque  temps. 
Pauvre  chère  santé,  que  je  ne  puis  ni  voir  ni  soigner...  Il  ne  me  reste  que 
delà  recommander  au  bon  Dieu,  ma  sainte  ressource. 

Le  25,  dimanche.  —  Excellent  prône  sur  la  confession.  Que  c'était  clair, 
simple  et  vrai  !  comme  il -a  su  mettre  à  la  portée  d'Andillac  les  preuves  de 
l'institution  divine  de  la  confession,  mise  en  doute  dans  les  veillées,  et 
instruire  en  même  temps  nos  pauvres  philosophes  ignorants  de  leur  caté- 
chisme !  J'aurais  voulu  te  savoir  là;  tu  aurais  trouvé  cela  bien,  très  bien, 
surtout  quand,  après  avoir  répondu  aux  objections,  confondu  la  malice, 


JOURNAL  D'EUGÉNIE   DE   GUHRW  97 

repoussé  les  prétextes,  écarté  les  refus,  il  a  parlé  des  bienfaits  de  la  con- 
fession, de  la  paix  qu'elle  met  dans  l'individu,  la  famille  et  la  paroisse, 
accompagnant  cela  d'exemples  et  finissant  par  nous  appeler  tous  avec  sa 
voix  de  bon  pasteur,  tous  à  ses  pieds,  dans  ses  bras,  dans  son  cœur  :  «  Mes 
frères,  une  mère  qui  perd  sa  fille  n'a  pas  plus  de  douleur  que  moi  quand  je 
vois  une  de  vos  âmes  mourir  dans  le  péché.  »  Et  cela  n'est  pas  une  phrase, 
c'est  une  expression  de  foi,  de  charité.  C'est  une  chose  qu'ils  pensent, 
qu'ils  sentent,  ces  bons  prêtres.  Oh!  qu'ils  sont  dignes  de  respect,  ceux 
qui  ont  ainsi  l'esprit  de  Dieu,  qui  passent  en  faisant  le  bien  !  Je  les  vénère 
comme  des  reliques.  Je  n'estime  pas  ceux  qui  en  disent  du  mal.  Cela  me 
vient  à  propos  de  certains  railleurs.  Il  est  nuit;  mais  d'ailleurs,  ce  n'est 
pas  la  peine  de  parler  de  ces  gens.  Si  je  puis,  je  reviendrai  ce  soir  avant  de 
me  coucher. 

Le  27.  —  C'était  bien  vrai  mes  pressentiments,  tu  es  malade,  tu  as  eu 
trois  accès,  tu  tousses.  Quelle  peine  1  Mon  pauvre  Maurice,  faut-il  être 
aussi  loin  de  toi,  ne  pouvoir  plus  ni  te  voir,  ni  t'entendre,  ni  te  donner  des 
soins!  C'est  à  présent  que  je  voudrais  être  à  Paris,  avoir  une  chambre  à 
côté  de  la  tienne  comme  ici,  pour  t'entendre  respirer,  dormir,  tousser.  Oh! 
tout  cela,  je  l'entends  à  travers  deux  cents  lieues!  Oh!  distances!  dis- 
tances !  Je  souffre  bien,  mais  Dieu  le  veut  et  me  fait  ainsi  payer  mon  affec- 
tion fraternelle.  Nul  bonheur  sans  amertume,  ni  même  sans  sacrifice.  Si 
j'étais  près  de  toi,  il  me  semble  que  tu  te  porterais  mieux,  que  je  veillerais 
sur  ton  manger,  sur  ton  boire,  sur  l'air  que  tu  respires.  La  Providence  le 
fasse  et  te  conservé  comme  la  prunelle  de  l'œil  !  Et  puis,  cette  bonne  et 
tendre  enfant  qui  te  sert  de  sœur  me  console.  C'est  elle  qui  vient  d'écrire 
à  Eran,  lui  dit  que  tu  as  été  malade  et  de  ne  pas  ie  dire  aux  sœurs.  Chère 
Caro,  elle  sait  combien  les  sœurs  se  troublent  vite.  Que  je  l'aime,  que  je 
suis  aise  de  te  savoir  auprès  d'elle,  que  j'en  bénis  Dieu!  Que  deviendrais-tu 
dans  ton  hôtel  de  Port-Mahon,  seul  avec  des  hommes?  Ton  ami  serait 
bien  là  ;  mais  quoi  qu'il  fasse,  quoi  qu'il  dise,  un  homme  ne  peutrempl 
une  femme  pour  un  malade,  c'est  comme  pour  un  enfant.  La  faiblesse  et  la 
souffrance  ont  besoin  de  ces  soins,  de  ces  soulagements,  de  ces  douceurs 
que  nous  inventons. 

Le  28.  —  Oh  !  des  lettres,  des  lettres  de  cœur,  des  lettres  de  peines,  car 
c'est  tout  un.  Bonne  tante  !  elle  nous  dit,  comme  Caro,  que  tu  as  eu  trois 
accès,  que  tu  es  arrivé  pâle,  défait,  triste,  à  Paris,  toutes  choses  qui  me 
navrent.  Dieu  sait  ce  que  je  ferais  pour  ne  pas  te  savoir  en  souffran 
corps  ou  d'âme.  Mais  je  ne  puis  rien  pour  rien.  Je  n'ai  que  le  pouvoir  de 
prier  et  je  prie,  et  j'espère,  parce  que  la  foi  est  puissante.  Dieu  est  d'un 
grand  secours,  je  le  sens,  je  l'éprouve.  Oh!  si  nos  espérances,  comme  d.t 

7 


98  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

saint  Paul,  étaient  l'enfermées  dans  cette  vie  seule,  nous  serions  les  plus 
misérables  des  créatures. 

Voilà  Lucie,  ma  petite  filleule,  qui  vient  me  dire  bonsoir.  Il  faut  que  je 
lui  fasse  une  caresse,  puis  le  catéchisme.  J'aime  à  instruire  les  enfants,  à 
ouvrir  ces  petites  intelligences,  à  voir  quels  parfums  sont  renfermés  dans 
ces  boutons  de  fleurs.  Je  trouve  en  Lucie  de  la  pénétration,  de  la  mémoire 
et  une  douceur  de  caractère  qui  fait  de  cette  enfant  une  pâte.  Je  vais 
bien  lui  apprendre  à  connaître  Dieu,  seule  connaissance  indispensable 
à  tous  dans  cette  vie  triste  et  rapide,  comme  l'a  dit,  je  crois,  M.  de 
Lamennais. 

Mon  catéchisme  fait,  je  vais  lire  un  sermon  ;  rous  sommes  en  carême, 
temps  où  l'âme  se  nourrit  plus  que.  jamais  de  choses  saintes.  D'ailleurs 
j'en  ai  besoin  pour  faire  contre-poids  aux  peines,  alarmes,  craintes  qui 
me  pèsent  au  cœur.  O  mon  ami,  que  n'as-tu  recours  à  cela,  que  ne  te  fais-tu 
soulever  par  quelque  chose  de  céleste!  Tu  ne  serais  pas  si  abattu,  je  te 
crois  malheureux  dans  ton  bonheur  apparent,  et  que  c'est  la  cause  de  ta 
maladie.  La  plupart  des  maux  viennent  de  l'âme;  la  tienne,  pauvre  ami, 
est  si  malade,  si  malade  !  Je  sais  bien  ce  qui  la  pourrait  guérir  ou  du  moins 
soulager,  tu  me  comprends  :  c'est  de  la  faire  redevenir  chrétienne,  delà 
mettre  en  rapport  avec  Dieu  par  l'accomplissement  des  devoirs  religieux, 
de  la  faire  vivre  de  la  foi,  de  l'établir  enfin  dans  un  état  conforme  à  sa 
nature.  Oh  !  alors  paix  et  bonheur,  autant  que  possible  à  l'homme.  La  tran- 
quillité de  l'ordre,  chose  admirable  et  rare  qu'on  n'obtient  que  par  l'assu- 
jettissement des  passions.  Cela  se  voit  dans  les  saints. 

Le  29.  —  Deux  lettres  écrites,  l'une  à  Marie,  l'autre  à  Irène,  cette  amie 
de  Lisle.  Je  lui  dois  ce  souvenir,  cette  reconnaissance  pour  son  ancienne 
et  constante  amitié.  Ce  fut  elle  qui  m'écrivit  la  première,  il  y  a  sept  ans,  je 
crois,  après  quelques  jours  de  connaissance  à  Lisle.  Entre  femmes,  l'amitié 
est  bientôt  faite  :  un  agrément,  un  mot,  un  rien  suffit  pour  une  liaison; 
mais  aussi  ce  sont  nœuds  de  ruban  pour  l'ordinaire,  ce  qui  fait  dire  que 
les  femmes  ne  s'aiment  pas.  Je  n'en  sais  rien  ;  on  peut  aimer  un  jour,  deux 
jours,  plus  ou  moins,  mais  parfaitement  :  affections  éphémères  dont  j'ai 
toujours  eu  peur  pour  moi  et  pour  mes  amies.  Rien  n'est  triste  comme  une 
chose  morte  au  cœur,  de  faire  du  cœur  un  cercueil.  Aussi,  dès  que  je  sens 
ou  vois  s'éteindre  une  affection,  je  m'empresse  de  la  raviver. 

Je  vais  donc  écrire  àL...  des  Montagnes  qui  m'a  paru  un  peu  changée. 
Peut-être  était-ce  préoccupation,  monde,  entourage;  mais  elle  m'a  laissé 
des  craintes,  des  doutes  sur  son  amitié.  Cependant  qunnd  je  songe  aux 
longues  larmes  qui  coulaient  sur  ses  joues  à  mon  départ,  l'an  dernier,  cela 
s'en  va  de  mon  esprit. 

Ce  qui  s'appelle  une  connaissance,  je  n'en  manque  pas,  et  je  uc  sais 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  99 

comment  cela  me  vient,  moi  à  peine  sortie  de  mon  désert  et  qui,  comme 
Paul  l'ermite,  vivrais  volontiers  cent  ans  dans  ma  retraite  sans  m'informer 
du  tout  du  monde.  Dieu  le  veut  sans  doute  pour  quelque  fin  à  moi  inconnue. 
La  Providence  mène  tout,  tout  jusqu'au  plus  petit  événement.  Cela  fait 
qu'on  accepte. 

Je  viens  de  lire  l'épître  de  l'enfant  ressuscité  par  Elisée.  Oh  !  si  je  savais 
quelque  prophète,  quelqu'un  qui  rendît  la  vie  et  la  santé,  j'irais  comme  la 
Suuamite  me  prosterner  à  ses  pieds. 

Le  30.  —  Le  beau  temps,  l'air  doux,  comme  il  te  ferait  du  bien  !  J'y  pense 
etj'y  penserai  et  regretterai  tout  ce  printemps  de  ne  pas  te  le  voir  respirer. 
Cela  te  vaudrait  mieux  que  l'air  de  Paris.  Il  te  tuera,  cet  air  empesté  des 
villes.  Que  ne  peux-tu  vivre  avec  nous,  mon  ami  !  Quel  regret  de  te  voir 
comme  banni  de  la  famille!  O  fortune, fortune!  que  ne  l'ait-elle  pas  souffrir, 
quand  elle  est  mauvaise?  Nous  en  avons  bien  souffert  en  toi. 

Le  31.  —  Je  ne  sais  qui  ni  quoi  me  fit  jeter  mon  cahier  sous  le  couvre- 
pied  de  ton  lit  :  interruption  et  cachette  dès  qu'on  entre  ici.  Je  n'écris  que 
pour  toi,  et  pour  cela  j'use  du  premier  tour  venu  :  tantôt  c'est  une  lettre 
à  écrire,  quelques  notes  à  prendre  ;  mais  ce  qui  sert  toujours,  c'est  le  cahier 
de  poésies  que  papa  m'a  demandé.  J'en  copie  trois  ou  quatre  vers  par  jour, 
et  quand  papa  vient  dans  ma  chambre  et  me  dit  :  «Que  fais-tu?  »  je  lui 
réponds  :  «  le  cahier.  »  Ce  n'est  pas  mentir;  seulement  j'en  fais  deux,  et 
l'un  m'attache  plus  que  l'autre.  Cependant  je  finirai  celui  de  papa  puisqu'il 
y  tient  :  ce  cher  père  mérite  bien  que  je  lui  fasse  plaisir  aussi,  lui  qui  me 
donnerait  la  lune. 

Que  ne  puis-je  donner  à  chacun  quelque  chose  I  Une  marque  d'affection 
à  frères  et  sœur,  à  tous  ceux  que  j'aime.  Voyons  que  je  fasse  mon  testa- 
ment. A  toi,  mon  Journal,  mon  canif,  les  Confessions  de  saint  Augustin. 
A  papa,  mes  poésies;  à  Erembert,  Lamartine  ;  à  Mimi,  mon  chapelet,  mon 
petit  couteau,  mon  Chemin  delà  croix,  mes  Méditations  du  père  Judde. 
A  Louise,  le  Combat  spirituel;  à  Mimi  encore,  mon  Imitation;  à  Antoi- 
nette, Y  Ame  embrasée.  A  toi  encore,  mon  petit  coffre-fort  pour  tes  secrets, 
à  condition  que  tu  brûleras  tous  les  miens,  s'il  y  en  trouve.  Et  qu'en 
ferais-tu?  Ce  sont  des  choses  de  conscience,  de  ces  choses  entre  l'âme  et 
Dieu,  quelques  lettres  de  direction  de  M.  Borieset  de  ce  bon  curé  de  Nor- 
mandie dont  je  t'ai  parlé.  Je  les  garde  par  souvenir  et  par  besoin  ;  ce  sont 
vn-s  papiers,  mais  qui  ne  doivent  pas  voirie  jour.  Si  donc  ce  que  j'écris 
ici  comme  en  m'amusant  s'accomplit,  si  tu  deviens  mon  légataire,  souviens- 
toi  de  brûler  tout  ce  que  contient  cette  boîte. 

Le  2  avril.  —  « Si  l'inévitable  nécessité  de  mourir  attriste  la  nature 

humaine,  la  promesse  de  l'immortalité  future  encourage  et  console  notre 
foi  ;  car  pour  vos  fidèles,  Seigneur,  mourir  n'est  pas  perdre  la  vie.  »  Voila, 


JOO  JOURNAL    D'EUGÉNIE    DE    GI'ÉRIN 

mon  ami,  ce  que  j'ai  lu  à  la  préface  des  Morts,  et  à  quoi  je  pense  tout  ce 
jour  où  mourut  notre  mère.  Nous  avons  entendu  la  messe  pour  elle  ce 
matin.  Vous  l'entendiez  aussi  à  Paris,  et  je  te  voyais  avec  plaisir  dans  cette 
communion  de  prières.  Je  pensais  que  ma  mère  te  regardait  spécialement 
et  t'envoyait  du  ciel  quelque  grâce,  comme  aurait  fait  Rachel  à  son  fils 
Benjamin.  N'étais-tu  pas  son  dernier  et  bien-aimé  enfant?  Te  me  souviens 
que  tu  me  rendais  quelquefois  jalouse,  que  j'enviais  les  caresses,  les  bon- 
bons, les  baisers  que  tu  recevais  de  plus  que  moi.  C'est  que  j'étais  un  peu 
plus  grande,  et  je  ne  savais  pas  que  l'âge  fît  changer  l'expression  de 
l'amour,  et  que  les  tendresses,  les  caresses,  ce  lait  du  cœur,  s'en  vont  vers 
les  plus  petits.  Mais  mon  aigreur  ne  fut  pas  longue,  et  dès  que  la  raison 
vint  à  poindre,  je  me  mis  fort  à  t'aimer,  ce  qui  dure  encore.  Maman  était 
contente  de  cette  union,  de  cette  affection  fraternelle,  et  te  voyait  avec 
charme  sur  mes  genoux,  enfant  sur  enfant,  cœur  sur  cœur,  comme  à  pré- 
sent, les  sentiments  grandis  seulement.  Si  de  l'autre  vie  on  voit  ce  qui  se 
passe  sur  la  terre,  ma  mère  doit  être  contente  que  nous  nous  aimions  ainsi, 
que  cette  affection  nous  soit  utile,  douce,  consolante,  que  nous  nous  don- 
nions des  conseils,  des  avis,  des  prières,  secours  de  l'âme. 

Mais  tu  ne  pries  plus,  toi...  C'est  triste.  Il  n'y  a  pas  de  jour,  surtout 
aujourd'hui,  que  je  ne  sente  la  puissance  de  la  foi  sur  mon  âme,  tantôt 
pour  la  calmer,  ou  la  contenir,  ou  l'élever.  Je  souffrais  ce  matin  ;  la  mort, 
les  larmes,  les  séparations,  notre  triste  vie  me  tuaient,  et,  par-dessus,  des 
appréhensions,  des  frayeurs,  des  déchirements,  une  griffe  de  démon  dans 
l'âme,  je  ne  sais  quelle  douleur  commençait.  Eh  bien,  me  voilà  calme  à 
présent,  et  je  le  dois  à  la  foi,  rien  qu'à  la  foi,  à  un  acte  de  foi.  Je  pense  à 
ma  mère,  à  la  mort,  à  l'éternité  sans  peine,  sans  frayeur.  Sur  un  fond  triste 
nage  un  calme  divin,  une  suavité  que  Dieu  seul  peut  faire.  En  vain  j'ai 
essayé  d'autre  chose  en  pareille  occasion  ;  rien  d'humain  ne  console  l'âme, 
ne  la  soutient. 

A  l'enfant  il  faut  sa  mère, 
A  mon  âme,  il  faut  mon  Dieu. 

Le  3.  — J'attendais  des  lettres  de  Paris,  de  tes  nouvelles,  mais  rien.  Que 
dire,  que  penser?  Des  qui  sait?  des pçut-étrt,  des  doutes.  La  triste  chose 
que  le  doute,  soit  à  l'esprit,  soit  au  cœur  !  Que  Dieu  nous  en  délivre  !  Papa 
est  allé  à  Andillac,  voir  si  le  porteur  aurait  laissé  quelque  chose  ;  j'attends 
ici  dans  la  chambrette,  mon  reposoir.  Oh!  que  je  suis  fatiguée  I  fatigue 
d'âme,  mais  qu'importe?  Je  veux  travailler,  je  veux  écrire,  je  ne  veux  pas 
plier.  Quelqu'un  attend  une  lettre.  J'en  eus  avant-hier  de  Félicité  et  de 
Marie  deïhézac.  Les  lettres  ne  manquent  pas,  excepté  les  tiennes 

Le  4.  —  11  l'ait  froid,  il  pleut,  il  neige.  Un  vent  langoureux  chante  à  ma 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  IOI 

fenêtre  et  me  donne  envie  de  lui  répondre  ;  mais  que  dire  au  vent,  à  un  peu 
d'air  agité?  Hélas  !  que  nous  ne  sommes  souvent  pas  autre  chose  !  J'ai  fait 
cette  nuit  un  grand  songe.  J'étais  avec  M.  de  Lamennais,  je  lui  parlais  de 
toi,  de  ses  ouvrages  anciens  et  nouveaux;  nous  causions  vivement  et 
n'étions  pas  d'accord,  car  il  ne  l'était  pas  avec  lui-même.  Il  contredisait 
tout  ce  qu'il  a  dit  autrefois.  Et  je  le  plaignais,  le  pauvre  égaré  !  —  «  Oh  ! 
vous  détestez  l'hérétique.  —  Non,  Monsieur,  non  ;  vous  me  causez  uno 
douleur  profonde,  vous  me  semblez  une  étoile  égarée,  mais  qui  ne  peut 
manquer  de  reparaître  au  ciel.  »  Et  sur  ce,  lui,  l'hôtel  où  nous  étions  et  moi, 
nous  sommes  confondus  dans  le  chaos  du  sommeil  ;  mais  cela  m'est  resté, 
et  j'ai  tout  aujourd'hui  ce  génie  dans  la  tête.  Quand  je  pense  que  tu  as 
vécu  chez  lui,  avec  lui,  reçu  ses  leçons,  l'intérêt  que  je  lui  porte  devient 
intime.  Oh  !  que  cet  homme  m'occupe,  que  je  pense  à  son  salut,  que  je  le 
demande  à  Dieu,  que  je  regrette  sa  gloire,  sa  gloire  sainte  !  Il  me  vient 
souvent  de  lui  écrire  sans  me  nommer,  de  lui  faire  entendre  une  mysté- 
rieuse voix  de  supplications  et  de  larmes.  Folie,  audace  de  ma  part  ;  mais 
une  femme  s'est  rencontrée  avec  lui  pour  l'enfer,  pour  compléter  la  répro- 
bation de  ce  prêtre  :  une  autre  ne  pourra-t-elle  pas  s'en  approcher  pour 
le  ciel? 

On  met  en  terre  un  brave  et. saint  homme,  le  Durci  de  Lentin,  del  Mas 
des  Mérix  (i),  un  modèle  de  paysan,  simple,  bon,  religieux,  respectueux, 
nous  tirant  son  chapeau  jusqu'à  terre.  Il  était  aussi  de  ceux  qu'on  ne  peut 
s'empêcher  de  saluer  comme  si  on  voyait  la  vertu.  Ces  hommes  de  bien 
sont  rares,  ils  s'en  vont  et  on  n'en  voit  pas  venir  de  pareils. 

I.c  5.  —  Lettre  de  M"e  Martin  ;  arrivée  de  M.  de  Faramond,  événements 
de  la  matinée.  Il  faut  que  je  pense  au  dîner,  à  aider  Mimi. 

Le  6.  —  Il  y  a  aujourd'hui  dix-neuf  ans  que  naquit,  sur  les  bords  du 
Gange,  une  frêle  petite  enfant  qui  fut  appelée  Caroline.  Elle  vient,  grandit, 
s'embellit,  et,  charmante  jeune  fille,  elle  est  ta  fiancée  à  présent.  J'admire 
ton  bonheur,  mon  ami,  et  comme  Dieu  en  a  pris  soin  dans  la  compagne 
qu'il  te  donne,  dans  cette  Eve  sortie  de  l'Orient  avec  tant  de  grâces  et  de 
charmes!  Puis  je  lui  vois  tant  de  qualités  de  cœur,  tant  de  douceur,  de 
bonté,  de  dévouement,  de  candeur,  tout  en  elle  est  si  beau  et  bon  que  je  la 
regarde  pour  toi  comme  un  trésor  du  ciel.  Puissiez-vous  être  unis,  être 
heureux!  Nous  venons  d'entendre  la  messe  à  votre  intention,  et,  suivant 
l'expression  de  M'"  Martin,  pour  demander  à  Dieu  le  bonheur  de  Caroline 
et  les  grâces  nécessaires  à  la  nouvelle  vie  qui  va  s'ouvrir  devant  elle.  Oh  ! 
de  grand  cœur  nous  entions  dans  ces  vues.  Mettons,  mettons  le  ciel  de 
notre  côté,  demandons  à  Dieu  ce  qu'il  nous  faut,  pauvres  et  impuissantes 

(1)  Du  hameau  des  Mcrix. 


102  JOURNAL   D'EUGÉNIE    DE   GUÉRIN 

créatures.  Le  bon  pasteur,  demain,  dira  une  autre  messe  pour  toi  ;  c'est  lui- 
même  qui  l'a  offert:  «  Il  faut  prier  aussi  pour  M.  Maurice...  »  Suite  de  l'idée 
du  bouquet,  pressentiment  de  votre  union. 

Le  7.  —  «  D'où  diriez-vous  que  je  viens,  ma  chère  Marie  ?  Oh  !  vous  ne 
devineriez  pas  ;  de  me  chauffer  au  soleil  dans  un  cimetière.  Lugubre  foyer 
si  l'on  veut,  mais  où  l'on  se  trouve  au  milieu  de  sa  parenté.  Là,  j'étais  avec 
mon  grand-père,  des  oncles,  des  aïeux,  une  foule  de  morts  aimés.  Il  n'y 
manquait  que  ma  mère  qui,  hélas  !  repose  un  peu  loin  d'ici.  Mais  pourquoi 
me  trouvais-jelà?  Me  croyez-vous  amante  des  tombeaux?  Pas  plus  qu'une 
autre,  ma  chère.  C'est  que  je  suis  allée  me  confesser  ce  matin  :  et  comme 
il  y  avait  du  monde,  et  que  j'avais  froid  à  l'église,  je  suis  sortie  et  me  suis 
assise  au  soleil  dans  le  cimetière  ;  et  là  les  réflexions  sont  venues,  et  les 
pensées  vers  l'autre  monde  et  le  compte  qu'on  rend  à  Dieu.  Le  bon  livre 
d'examen  qu'une  tombe  !  Comme  on  y  lit  des  vérités,  comme  on  y  trouve 
des  lumières,  comme  les  illusions,  les  rêves  de  la  vie  s'y  dissipent,  et  tous 
les  enchantements  !  Au  sortir  de  là,  le  monde  est  jugé,  on  y  tient  moins. 

Le  pied  sur  une  tombe,  on  tient  moins  à  la  terre. 

Il  n'est  pas  de  danseuse  qui  ne  quittât  sa  robe  de  bal  et  sa  guirlande  de 
fleurs,  pas  de  jeune  fille  qui  n'oubliât  sa  beauté,  personne  qui  ne  revînt 
meilleur  de  cette  terre  des  morts. 

»  Mais  que  vais-je  dire  à  ma  pauvre  malade?  Pardon,  chère  amie,  je 
devrais  vous  égayer,  vous  distraire,  vous  chanter  quelque  chose  comme  le 
ioyeux  bouvreuil  ;  mais  je  suis  un  oiseau  qui  s'abat  partout,  et  vous  fait 
son  ramage  suivant  les  lieux  et  les  émotions.  A  vous,  toute  bonne,  à 
m'écouter  avec  bonté,  à  ne  pas  trouver  trop  étrange  ce  qui  me  partira  du 
cœur,  souvent  peu  en  rapport  avec  vous.  Malgré  nos  sympathies,  il  y  a 
en  nous  des  différences  de  nature  et  d'éducation  qui  me  feraient  craindre 
pour  moi,  pour  notre  amitié,  si  je  ne  pensais  que  Dieu  l'a  faite,  qu'elle  ne 
repose  sur  rien  d'humain.  Ne  pas  se  connaître,  ne  s'être  pas  vus  et  s'aimer, 
n'est-ce  pas  tout  spirituel?  Aussi,  je  me  sens  pour  vous  une  affection  toute 
sainte,  quelque  chose  au  cœur  qui  n'est  que  tendresse  et  prières  pour  vous. 

»  Que  je  voudrais  vous  voir  heureuse!  Votre  bonheur  ..  qui  le  peut 
faire?  Où  le  croyez-vous?  Dites,  que  je  vous  aide  à  le  trouver.  Ce  n'est 
que  pour  cela  que  je  suis  votre  amie.  Voyons,  cherchons.  Quelle  recher- 
che !  Avez-vous  lu  l'histoire  de  ce  roi  désolé  de  la  perte  de  sa  femme,  à  qui 
un  philosophe  promit  de  la  ressusciter  pourvu  qu'on  lui  trouvât  trois  heu- 
reux pour  en  graver  le  nom  sur  le  tombeau  de  la  reine.  Jamais  on  ne  put 
les  trouver.  Ce  qui  signifie  sans  doute  que  notre  âme  resterait  morte,  s'il 
lui  fallait  pour  vivre  un  bonheur  humain.  Mais,  au  contraire,  il  lui  faut 
sortir  de  toute  l'enceinte  du  monde  et  chercher  au-delà,  c'est-à-dne  en 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  IO3 

Dieu,  dans  la  vie  chrétienne,  ce  que  le  monde  ne  possède  pas.  Il  n'a  pas  de 
bonheur.  Ceux  qui  l'ont  le  plus  ai  mû  le  disent.  11  distrait,  mais  ne  remplit 
pas  le  vide  du  cœur.  Oh!  le  monde  a  de  belles  fêtes  qui  attirent;  mais, 
sois  en  sûre,  tu  te  sentiras  seule  et  glacée  au  milieu  de  cette  foule  joyeuse. 
Dans  ces  expressions  si  franches,  dans  cet  aveu  d'une  amie  du  monde,  le 
monde  est  jugû.  Quelle  tristesse  dans  cet  isolement,  cette  froideur,  cette 
glace  où  le  cœur  se  trouve  au  milieu  des  plaisirs  et  de  ceux  qui  les  parta- 
gent! Cela  seul  me  les  ferait  délaisser,  si  jamais  je  les  rencontrais. 

»  Savez-vous,  ma  chère  Marie,  que  vous  me  faites  du  bien  par  vos 
réflexions,  que  vous  me  faites  connaître  le  monde  dans  vos  lettres  qui  sont 
des  tableaux,  que  vous  me  détachez  fort  de  toutes  mes  illusions,  de  tout 
ce  qui  ne  nous  rend  pas  heureux.  Votre  expérience  m'instruit,  et  je  bénis 
Dieu  cent  fois  de  ma  vie  retirée  et  tranquille.  Autrement,  quel  danger  !  Je 
me  sens  dans  le  cœur  tout  ce  que  je  vois  dans  les  autres  ;  le  même  levain 
est  dans  tous,  mais  il  monte  différemment  suivant  les  circonstances  et  la 
volonté,  car  le  vouloir  est  pour  beaucoup  dans  le  développement  du  cœur. 
On  l'aide  à  être  bon  ou  mauvais,  faible  ou  fort,  à  peu  près  comme  un  enfant 
qu'on  élève.  Aussi  n'est-ce  pas  sur  les  penchants,  mais  sur  les  œuvres  que 
l'Evangile  dit  que  nous  serons  jugés.  Oh  !  quand  on  y  pense  à  ce  jugement, 
il  y  a  bien  de  quoi  faire  attention  à  sa  vie,  à  son  cœur  :  tant  de  périls 
dedans,  dehors  !  Mon  Dieu,  que  cela  fait  craindre  et  fait  prendre  de  précau- 
tions, et  désirer  presque  de  quitter  ce  monde  ! 

Ah!  mon  àme  craint  tant  de  se  souiller  sur  terre! 
Ah!  comment  conserver  sa  divine  blancheur 
Au  milieu  de  la  fange  et  parmi  la  poussière 
Qui  s'attache  ici-bas  à  tout,  même  à  la  fleur? 

»  Voila  pour  vos  oraisons  jaculatoires,  je  suis  toute  contente  de  vous 
en  fournir.  Vous  en  pourriez  faire  de  plus  saintes,  mais  ne  les  faites  pas  si 
haut  en  plein  salon  ;  ma  vanité  entend,  prenez  garde. 

»  Une  tristesse,  un  regret  à  cette  occasion  :  je  vois  que  mon  paquet  pour 
l'Ile-de-France  vous  est  tout  demeuré,  mon  pauvre  cousin  sera  mort  en 
croyant  que  je  l'oubliais.  Je  n'ai  regret  qu'à  cela.  Je  me  félicite  trop  d'un 
hasard  qui  vous  a  remis  cette  lettre  et  m'a  valu  votre  amitié.  Depuis  ce 
jour,  vous  m'aimez,  dites-vous.  Que  ne  le  disiez-vous  plus  tôt!  Il  a  fallu 
bien  des  jours,  des  événements,  des  choses  pour  nous  enchaîner  enfin  ; 
mais  quand  nous  verrons-nous?  Il  ne  dépendra  pas  de  vous  que  ce  ne  soit 
bientôt,  et  je  ne  sais  comment  vous  remercier  de  vos  offres  si  gracieuses. 
Que  je  vous  serais  obligée!  Je  n'accepte  pas  encore,  n'ayant  pas  pris 
époque  pour  mon  voyage  à  Paris.  Je  n'irai  que  pour  le  mariage  ou  après. 
On  attend  des  papiers  de  Calcutta  qui  décideront  l'affaire  tout  de  suite. 


I04  JOURNAL    D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

»  Qu'il  me  tarde,  qu'il  me  tarde  de  savoir  si  mon  frère  aura  une  position 
sortable  !  Je  suis  bien  en  peine  sur  son  avenir,  sur  sa  santé  surtout.  Cette 
chère  santé,  que  de  craintes!  Le  voilà  encore  malade;  il  a  eu  trois  accès, 
et  la  pâleur  est  revenue.  On  nous  dit  qu'il  est  mieux,  que  la  fièvre  le  quitte  ; 
mais  j'ai  peur  qu'on  ne  nous  trompe,  et  je  viens  vous  prier  de  ne  pas  me 
tromper,  d'avoir  la  complaisance  de  l'envoyer  voir  et  de  me  dire  franche- 
ment ce  qui  en  est.  Ce  n'était  que  trop  vrai,  quand  il  vous  fit  dire  que  son 
médecin  lui  défendait  de  sortir.  Moi  aussi  je  lui  défendrais  ce  mauvais  air 
de  Paris,  et  surtout  d'éviter  toute  émotion.  C'est  ce  qui  le  tue.  Qu'on  lui 
évite  tout  ce  qui  porte  au  cœur.  Je  remercie  M.  de  M...  de  la  visite  qu'il  a 
bien  voulu  lui  faire,  et  vous  de  votre  bienveillance  que  vous  lui  conser- 
verez, j'espère. 

»  Mais  parlons  de  vous,  de  votre  chère  santé,  qui  m'intéresse  aussi,  vous 
savez;  non,  vous  ne  le  savez  pas,  ni  tout  le  plaisir  que  m'ont  fait  ces  mots  : 
«  Je  suis  mieux,  beaucoup  mieux.  »  Oh!  que. ce  mieux  vous  demeure! 
qu'il  aille  croissant,  de  sorte  qu'en  vous  voyant  je  vous  trouve  guérie, 
chère  malade, guérie,  entendez-vous?  Il  y  faut  travailler,  suivre  les  ordon- 
nances de  votre  médecin,  ne  vous  occuper  plus  que  de  votre  santé  ;  seule- 
ment, pour  mon  bonheur,  cultivez  un  peu  l'amitié  qui,  d'ailleurs,  console 
de  bien  des  choses.  Puis,  Dieu  aidant,  nous  verrons  si  tout  ira  mieux. 
N'oubliez  pas  non  plus  la  prière,  ce  bon  remède  de  l'âme  ;  si  mon  livre  est 
de  votre  goût,  lisez-le,  et  votre  ange  gardien  sera  content.  Quel  nom 
vais-je  prendre  là?  mais,  j'accepte  tout  de  vous,  et  je  bénis  Dieu  de  pou- 
voir vous  être  utile  sous  quelque  dénomination  que  ce  soit. 

»  Savez-vous  que  la  fièvre  vous  inspire  joliment,  et  que  votre  hymne 
aux  souffrances  m'a  frappée.  C'est  une  Byronienne.  Mais  n'allez  pas 
prendre  de  tels  sujets  de  chants,  je  vous  prie,  et  vous  faire  voir  crucifiée 
sur  ce  calvaire  sans  espérance,  où  les  souffrances  vous  disent  :  Tu  ne  nous 
échapperas  pas,  la  fatalité  fa  marquée  au  berceau,  tu  nous  appartiens. 
Il  est  vrai,  nous  naissons  tous  comme  voués  au  malheur.  Chacun  souffre 
de  quelque  chose;  mais  comme  ce  martyr,  quand  on  est  chrétien,  on 
souffre,  mais  on  voit  les  deux  ouverts.  Oh!  la  foi,  la  foi  !  rien  que  cela  me 
console  et  me  fait  comprendre  la  vie.  C'est  vous  parler  à  cœur  ouvert, 
c'est  que  je  vous  aime.  Adieu,  je  vous  rends  un  baiser  aussi  tendre  que  le 
vôtre.  » 

Voilà  ce  que  j'écrivais  ce  matin  à  une  amie  que  j'ai  depuis  peu  et  que 
déjà  j'aime  beaucoup.  Le  ton  que  je  prends  avec  elle  n'est  pas  celui  d'une 
lettre  de  femme,  de  nos  légères  causeries;  mais  il  le  faut,  il  m'est  inspiré 
par  ce  qu'elle  attend  de  moi.  Hélas,  hélas,  pauvre  âme  malade  ! 

Qu'est-ce  que  la  timidité?  d'où  vient-elle?  Je  l'ai  cherché;  je  me  suis 
demandé  ce  qui  faisait  rougir,  ce  qui  empêchait  de  parler,  de  paraître 


TOURNAI   D'EOGÉKIE  DP   GUÎRIN  105 

devant  quelqu'un,  et  c'est  toujours  pour  moi  un  mystère  Encore  ce  matin, 
ayant  un  mot  à  dire  à  M.  le  curé,  qui  certes  n'est  pas  intimidant,  je  n'ai 
jamais  pu  me  décider  à  passer  à  la  sacristie.  Quelle  bêtise  !  on  le  sent  et  on 
en  souffre,  je  ne  sais  quoi  vous  garrotte,  vous  étreint,  si  bien  qu'il  semble 
que  le  sang  cesse  de  circuler  et  se  porte  sur  le  cœur,  qui  fait  pou/ ',  pouf,  à 
grands  coups. 

Le  8.  —  Pauvre  I.ili  !  elle  se  meurt,  je  viens  d'apprendre  qu'elle  se  meurt 
de  la  poitrine.  Les  peines  de  cœur  l'ont  tuée  ;  elle  cède  à  tant  de  coups  qui 
l'ont  ébranlée  depuis  dix  ans.  C'est  Paul  qui  vient  de  nous  donner  ces 
tristes  nouvelles,  et  nous  dire  d'aller,  une  de  nous,  auprès  de  la  malade  qui 
nous  demande.  Nous  irons  la  semaine  prochaine,  après  Pâques.  C'est 
aujourd'hui  les  Rameaux.  Je  viens  de  mettre  le  mien  à  ma  chapelle,  tu 
sais,  sous  sainte  Thérèse  II  sera  flétri  l'an  prochain,  hélas,  et  bien  d'autres 
choses  !  Il  faut  que  j'écrive  à  Louise. 

Le  9.  —  Une  lettre  de  Caroline,  enfin  !  Je  sais,  j'entends,  je  lis  que  tu  vas 
tout  à  fait  bien.  Quel  plaisir  I  Faut-il  que  je  lise  aussi  :  «  Maurice  est  triste, 
il  a  un  fond  de  tristesse  que  je  cherche  à  dissiper;  je  la  lis  dans  ses  yeux..  ,> 
Mon  pauvre  ami,  qu'as-tu  donc,  si  ce  n'est  pas  la  fièvre  qui  t'accable? 
N'es-tu  pas  content  de  ta  vie,  jamais  si  douce?  n'es-tu  pas  heureux  auprès 
de  cette  belle  et  bonne  enfant  qui  t'aime,  de  votre  union  qui  s'approche, 
d'un  avenir?...  Oh  !  je  crois  que  rien  ne  te  plaît  :  un  charme  goûté,  c'est 
fini,  c'est  épuisé.  Peut-être  que  je  me  trompe,  mais  il  me  semble  voir  en 
toi  je  ne  sais  quoi  qui  t'empoisonne,  te  maigrit,  te  tuera,  si  Dieu  ne  t'en 
délivre.  Que  tu  me  fais  de  peine,  que  tu  m'en  fais  !  Si  je  pouvais  quelque 
chose  à  cela  !  mais  nous  sommes  séparés  !  Tu  me  dirais  ce  que  tu  as,  ce  que 
c'est  que  cette  tristesse  que  tu  as  emportée  d'ici.  Le  regret  de  nous  quitter? 
C'est  une  peine,  mais  pas  dévorante;  et  puis  quitter  des  sœurs  pour  sa 
fiancée,  du  doux  au  plus  doux,  on  se  console.  Je  ne  veux  pas  tant  chercher 
ni  tant  dire.  Nous  verrons,  hélas!  nous  verrons.  J'ai  de  tristes  pressen- 
timents. 

Des  hirondelles,  oh  î  des  hirondelles  qui  passent!  les  premières  que  je 
vois.  Je  les  aime,  ces  annonceuses  du  printemps,  ces  oiseaux  que  suivent 
doux  soleil,  chants,  parfums  et  verdure.  Je  ne  sais  quoi  pend  à  leurs  ailes 
qui  me  fait  un  charme  à  les  regarder  voler;  j'y  passerais  longtemps.  Te 
pense  au  passé,  au  temps  où  nous  les  poursuivions  dans  la  salle,  où  nous 
soulevions  une  planche  du  galetas  pour  voir  leur  nid,  toucher  les  œufs, 
leurs  petits  :  gais  souvenirs  d'enfance  dont  tout  est  plein  ici  pour 
qu'on  regarde.  Murailles,  fleurs,  oiseaux,  tout  les  porte.  Des  petits  poulets 
viennent  de  naître  et  piaulent  au  coin  du  feu.  Voilà  encore  qui  fait  plaisir. 
Toute  naissance  porte  joie. 

Le  10.  — La  date  est  mise,  il  faut  donc  écrire  quelque  chose.  Que  sera-ce? 


106  JOURNAL   D'EUGÉKIB   DE    GCÉRIN 

que  portera  cette  feuille  de  papier?  Rien  ;  rien  n'est  venu,  rien  ne  s'est  fait 
ni  passé  dans  notre  solitude.  Si  ce  n'est  quelque  chant  d'oiseau,  bruit  de 
vie  ne  s'est  fait  entendre  ;  un  soleil  splendide  passait  sur  ce  calme  ;  assise 
dans  ma  chambre,  je  dépêchais  une  paire  de  bas  pour  Jeanne-Marie,  tout 
en  lisant.  Je  lisais  la  merveilleuse  époque  de  saint  Louis,  de  ce  temps  où 
l'on  vit  un  si  grand  roi  et  de  si  grands  saints. 

Le  21.  — Je  viens  d'Albi,  je  viens  de  laisser  notre  chère  Lili  au  cime- 
tière. Quelle  douleur!  quels  regrets,  quel  vide,  quels  souvenirs!  Mon 
Dieu!  voir  mourir  ceux  qu'on  aime;  se  dire  :  C'est  fini,  tu  ne  la  verras 
plus!  non,  plus;  l'éternité  entre  nous  !  mais  l'éternité  bienheureuse,  j'es- 
père. C'est  ce  qui  console.  Mon  ami,  que  deviendrions-nous  sans  cela, 
sans  un  peu  de  foi  dans  l'âme?  C'est  ce  qui  la  soutient,  l'empêche  de 
tomber  dans  un  abîme  de  douleur  ou  de  désespoir.  Lili,  ma  sainte  Lili, 
comme  je  la  crois  heureuse  !  comme  je  la  vois  dans  une  splendeur  infinie, 
une  paix  inaltérable,  un  repos  assuré!  C'est  nous  qu'elle  plaint,  nous,  ses 
amis,  qu'elle  voit  dans  ce  pauvre  monde,  dans  les  peines,  les  agitations, 
les  angoisses  !  Oh  !  que  je  l'ai  vue  souffrir,  mais  avec  quel  calme,  la  pauvre 
martyre!  Aussi  tout  le  monde  l'appelait  la  sainte;  cela  se  voyait  sur  son 
visage  devenu  tout  céleste  et  beau  après  sa  mort. 

Je  ne  l'ai  pas  vue  alors,  mais  un  peu  avant.  A  genoux  auprès  de  son  lit, 
je  lui  lisais  les  prières  pour  la  préparation  à  la  mort,  de  Bossuet,  que 
j'avais  emportées  exprès  pour  elle.  Quand  je  partis  d'ici,  le  jeudi  saint,  je 
compris  bien  que  c'était  pour  la  voir  mourir.  Je  pensai  à  ces  provisions 
pour  son  âme,  dernière  marque,  hélas  !  de  mon  amitié.  Te  pris  aussi  ce 
cahier,  je  pense  à  toi  toujours,  je  voulais  écrire  cette  mort;  mais  impos- 
sible de  rien  faire  que  prier  et  demeurer  auprès  de  l'agonisante.  En  arri- 
vant, j'ai  trouvé  ta  lettre  que  Mi  mi  m'a  remise.  Quel  plaisir  en  tout  autre 
temps  !  Tu  vas  mieux,  bien  content,  vivant,  très  vivant,  dis-tu;  mais  l'autre 
mort  me  gâte  tout,  m'attriste  trop  pour  sentir  aucune  joie.  Ce  n'est  pas 
que  je  sois  en  larmes,  ni  désolée;  c'est  un  fond  de  cœur  calme,  un  deuil 
intérieur,  enfin  je  ne  sais  quelle  douleur,  mais  c'en  est  une,  car  j'aimais  Lili 
et  je  l'ai  perdue...  —  C'était  le  mardi  17  avril,  à  minuit;  je  l'avais  quittée  à 
quatre  heures.  Papa  ne  voulut  pas  me  la  laisser  revoir  et  m'emmena  chez 
Mmc  Combes,  où  j'ai  reçu  pendant  deux  jours  la  meilleure  hospitalité. 
Nérine  de  Tonnac,  mon  ancienne  amie,  était  auprès  de  moi  et  ma  bonne 
compagne  de  nuit  et  de  jour.  Je  lui  suis  bien  reconnaissante  de  ce  qu'elle  a 
fait  pour  moi  dans  cette  occasion.  11  faut  que  j'écrive  à  Caro  ;  puis  je 
reviendrai  ici,  si  je  puis. 

Le  25.  —  Je  n'ai  pas  pu  depuis  trois  jours,  encore  n'est-ce  que  pour  un 
moment  que  je  me  retire  ici.  Lili.  j'ai  toujours  Lili  en  pensée  et  me  sens 
prête  à  parler  d'elle.  Quand  j'entends  les  cloches,  je  pense  aux  saintes 


JOURNAL  D'EUGÉNIE  DE  GUÉRIN  107 

prières  qu'elle  a  faites  à  l'église,  même  ici  dans  la  chambrette  ;  quand  je 
vois  le  ciel,  je  me  dis  qu'elle  est  là  et  lui  demande  bien  des  choses.  Les  amis 
sont,  sans  doute,  bien  puissants  près  de  Dieu.  Voilà  M.  F...,  visite  que 
j'aime  assez;  nous  parlerons  ensemble  de  Lili.  C'est  demain  une  grande 
solennité  à  Andillac,  une  première  communion.  Augustine,  toute  jeune 
qu'elle  est,  est  du  nombre  des  heureux  enfants.  Dans  quelque  temps  elle 
pourrait  être  plus  instruite,  mais  M.  le  curé  préfère  l'innocence  au  savoir, 
et  je  trouve  qu'il  a  raison.  Le  brave  homme  va  demain  déployer  tout  son 
zèle  de  bon  pasteur,  toute  sa  tendre  charité.  C'est  aussi  un  beau  jour 
pour  lui. 

Le  29.  —  Quelle  douce  et  simple  et  pieuse  et  touchante  cérémonie  !  Je 
n'ai  que  le  temps  de  le  dire  et  d'assurer  que  de  toutes  les  fêtes  celle  que 
j'aime  le  plus,  c'est  une  première  communion  dans  une  campagne,  Dieu  se 
donnant  simplement  à  des  enfants.  Miou,  la  petite  Françonil  de  Gaillard 
et  Augustine  étaient  ravissantes  d'innocence  et  de  beauté.  Qu'elles  étaient 
jolies  sous  leurs  petits  voiles  blancs,  lorsque,  revenant  de  la  sainte  table, 
elles  pleuraient  là-dessous!  Divines  larmes!  Enfants  unies  à  Dieu,  qui 
pourrait  dire  ce  qui  se  passait  dans  leur  âme  en  ce  moment?  M.  le  curé  a 
été  admirable  d'onction,  de  mansuétude;  c'était  le  Sauveur  disant  aux 
enfants  :  «  Venez  à  moi  ».  Oh!  comme  il  leur  parlait  amoureusement,  et 
comme  il  leur  a  recommandé  ensuite  cette  robe  blanche,  cette  innocence 
dont  ils  étaient  revêtus  !  Pauvres  enfants,  que  de  risques!  Je  me  disais  : 
«  Qui  de  vous  la  ternira  le  premier?  »  Ils  ne  s'en  vont  pas  à  Paris  ;  mais  la 
terre  est  partout  souillée,  partout  le  mal  se  trouve,  et  séduit  et  entraîne. 

Le  2  mai.  —  Hier,  i"mai,  je  n'ai  pu  rien  écrire.  Ce  fut  cependant  un 
beau  jour  au  ciel  et  ici,  grand  soleil,  grande  musique  d'oiseaux  et  trois 
lettres  :  Antoinette,  Marie  de  Thézac  et  Caro  se  sont  rencontrées  dans  mes 
, mains.  Je  les  aime  toutes  et  leurs  lettres  ;  mais  celles  de  Caro  me  semblent 
des  sœurs,  même  tendresse  et  bienveillance  pour  toi  et  nous.  C'est  chose 
charmante  que  des  amis  de  la  sorte,  dévoués  et  désintéressés.  On  n'en 
trouve  guère.  Depuis  Victor  et  Philibert  nous  n'avions  plus  d'amis  de 
cœur.  Le  bon  pasteur  aussi  nous  est  tout  dévoué  :  il  est  venu  passer  la 
journée,  s'est  montré  gai,  complaisant.  Le  soir  j'étais  mieux;  la  douce 
gaîté  fait  du  bien,  relève  le  cœur,  et  j'aime  ceux  qui  l'apportent.  Cette  fois 
je  l'ai  payée  d'un  petit  tribut  de  complaisance.  Voici  :  M.  le  curé  est  chargé 
de  toutes  les  pompes  de  l'église  aux  G...,  pour  l'arrivée  de  l'archevêque 
qui  va  donner  la  confirmation.  Il  lui  faut  des  devises,  il  m'en  a  demandé  et 
je  n'ai  pu  dire  non.  Je  n'aime  pas  de  refuser.  Cola  m'ennuyait  un  peu  ;  je 
n'aime  pas  les  devises,  qui  sont  toutes  bêtes.  Je  les  ai  faites  en  patois  pour 
sauver  l'honneur  du  français.  C'est,  d'ailleurs,  la  langue  dos  campagi 

Avant-hier  '"  m'a  écrit.  Je  ne  suis  pas  contente  de  sa  santé.  Oh!  que  les 


108  JOURNAt  D'EUGÉNIE  DE  GUÉRIN 

passions  nous  dérangent,  qu'elles  nous  brisent  cœur  et  corps!  On  n'en 
revient  pas,  si  Dieu  n'aide.  Pourra-t-il  l'aider?  Mes  conseils  n'y  font  pas 
grand'chose.  Qui  sait  ce  que  tu  fais,  toi  !  Cela  me  peine  grandement,  toutes 
ces  choses. 

Le  3  mai.  —  Nous  venons  du  hameau,  de  voir  Romiguières  qui  est  bien 
malade.  Je  crains  qu'il  n'en  sorte  pas.  Ainsi  nos  voisins  nous  quittent  l'un 
après  l'autre.  Après  la  Vialarette,  celui-ci,  autre  habitué  de  la  maison.  Je 
les  regrette  :  ces  braves  gens  sont  de  meilleurs  amis  qu'on  ne  pense  et 
qu'on  n'en  trouve  dans  le  monde.  Le  dévouement  ne  se  tient  pas  toujours 
au  rang  le  plus  élevé.  Voila  qui  finit  ce  cahier  assez  rempli  de  deuil,  trois 
morts  sous  les  yeux.  Mon  Dieu,  qui  sait  qui  les  suivra  ?  Au  moins  ceux-ci 
étaient  prêts  à  rendre  compte,  de  bons  chrétiens,  de  bonnes  âmes.  Romi- 
guières a  demandé  de  lui-même  M.  le  curé  dans  la  nuit.  Le  viatique  reçu,  il 
est  tombé  en  délire  bientôt. 

Va  sous  clef,  mon  petit  cahier. 


Vj 


M         *  ' 


M^MmmmM 


V 


'•7 


Le  village  des  Cabanes.  —  Au-dessus,  Cordes. 


Septième  cahier»  —  3  mai-29  septembre   1838 


E  3  mai  au  soir  [1838].  —  Depuis  ce  matin,  rien  de  joli  que  la 
naissance  d'un  agneau  et  ce  cahier  qui  commence  au  chant  du 
rossignol,  devant  deux  vases  de  fleurs  qui  embaument  ma 
chambrette.  C'est  un  charme  d'écrire  dans  ces  parfums,  d'y 
prier,  d'y  penser,  d'y  laisser  aller  l'âme.  Ce  matin,  j'ai  apporté  ces  fleurs 
pour  donner  à  ma  table  une  façon  d'autel  avec  une  croix  au  milieu,  et  y 
faire  le  mois  de  Marie.  Cette  dévotion  me  plaît.  Es  nèyt  (1). 

Le  5.  — Je  suis  fatiguée  d'écriture,  deux  grandes  lettres  m'ont  brisé  la 
main.  Aussi  ne  mettrai-je  pas  grand'chose  ici  ;  mais  je  veux  marquer  un 
beau  jour,  calme,  doux  et  frais,  une  vraie  matinée  de  printemps.  Tout 
chante  et  fleurit.  Nous  venons  de  la  promenade,  papa,  moi  et  mon  chien, 
le  joli  chien  de  Lili  :  chère  petite  bête!  il  ne  me  quitte  jamais  ;  quand  je 
m'assieds,  il  vient  sur  mes  genoux;  si  je  marche,  il  suit  mes  pas.  On 
dirait  qu'il  me  comprend,  qu'il  sait  que  je  remplace  sa  maîtresse.  Nous 
avons  rapporté  des  fleurs  blanches,  violettes,  bleues,  qui  nous  font  un 
bouquet  charmant.  J'en  ai  détaché  deux  pour  envoyer  à  E***,  dans  une 
lettre  :  ce  sont  des  dames  de  on\c  heures;  apparemment  ce  nom  leur 
vient  de  ce  qu'elles  s'ouvrent  alors,  comme  font  d'autres  à  d'autres  heures, 


(1)  11  fait  nuit. 


IQ9 


110  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

charmantes  horloges  des  champs,  horloges  de  fleurs  qui  marquent  de  si 
belles  heures.  Qui  sait  si  les  oiseaux  les  consultent,  s'ils  ne  règlent  pas 
sur  des  fleurs  leur  coucher,  leur  repas,  leurs  rendez-vous?  Pourquoi  pas? 
tout  s'harmonise  dans  la  nature  ;  des  rapports  secrets  unissent  l'aigle  et  le 
brin  d'herbe,  les  anges  et  nous  dans  l'ordre  de  l'intelligence.  J'aurai  un  nid 
sous  ma  fenêtre  ;  une  tourterelle  vient  de  chanter  sur  l'acacia  où  il  y  avait 
un  nid  l'an  dernier.  C'est  peut-être  la  même.  Cet  endroit  lui  a  convenu,  et, 
en  bonne  mère,  elle  y  replace  son  berceau. 

Le  7.  —  On  est  venu  ce  matin,  à  quatre  heures,  demander  à  papa  des 
planches  pour  la  bière  du  pauvre  Romiguières.  Nous  perdons  tous  nos 
amis  du  Pausadou.  Deux  morts  dans  quelques  jours  !  que  cela  s'est  fait 
promptement  pour  la  Vialarette  et  celui-ci  1 

Après  avoir  écrit  à  Marie,  à  Antoinette,  à  Caro,  il  est  nuit  et  je  sors 
d'ici,  mais  plus  tranquille,  plus  reposée.  Rien  ne  me  fait  du  bien  comme 
d'écrire,  parce  qu'alors  je  m'oublie.  La  prière  me  fait  le  même  effet  de 
calme,  et  même  mieux,  en  ce  qu'il  entre  quelque  chose  de  suave  dans 
l'âme. 

Le  12.  —  Depuis  cinq  jours  je  n'ai  pas  écrit  ici  :  dans  ce  temps  il  est 
venu  des  feuilles,  des  fleurs,  des  roses.  En  voilà  une  sous  mon  front,  qui 
m'embaume,  la  première  du  printemps.  J'aime  à  marquer  le  jour  de  cette 
belle  venue.  Qui  sait  les  printemps  que  je  retrouve  ainsi  dans  des  livres, 
sur  une  feuille  de  rose  où  je  date  le  jour  et  l'an  ?  Une  de  ces  feuilles  s'en 
fut  à  l'île  de  France,  où  elle  fit  bien  plaisir  à  ce  pauvre  Philibert.  Hélas! 
elle  aura  disparu  comme  lui  !  Quoique  je  le  regrette,  ce  n'est  pas  cela, 
mais  je  ne  sais  quoi  qui  m'attriste,  me  tient  dans  la  langueur  aujourd'hui. 
Pauvre  âme,  pauvre  âme,  qu'as-tu  donc?  que  te  faut- il?  Où  est  ton 
remède?  Tout  verdit,  tout  fleurit,  tout  chante,  tout  l'air  est  embaumé 
comme  s'il  sortait  d'une  fleur.  Oh  I  c'est  si  beau!  allons  dehors.  Non,  je 
serais  seule  et  la  belle  solitude  ne  vaut  rien.  Eve  le  fit  voir  dans  Eden. 
Que  faire  donc?  Lire,  écrire,  prier,  prendre  une  corbeille  de  sable  sur  la 
tête  comme  ce  solitaire  et  marcher.  Oui,  le  travail,  le  travail  !  occuper  le 
corps  qui  nuit  à  l'âme.  Je  suis  demeurée  trop  tranquille  aujourd'hui,  ce 
qui  fait  mal,  ce  qui  donne  le  temps  de  croupir  à  un  certain  ennui  qui  est 
en  moi. 

Pourquoi  est-ce  que  je  m'ennuie  ?  Est-ce  que  je  n'ai  pas  tout  ce  qu'il  me 
faut,  tout  ce  que  j'aime,  hormis  toi?  Quelquefois  je  pense  que  c'est  la 
pensée  du  couvent  qui  fait  cela,  qui  m'attire  et  m'attriste.  J'envie  le 
bonheur  d'une  sainte  Thérèse,  de  sainte  Paule  à  Bethléem.  Si  je  pouvais 
me  trouver  dans  quelque  sainte  solitude  !...  Le  monde  n'est  pas  mon 
endroit;  mon  avenir  serait  fait  alors,  et  je  ne  sais  ce  qu'il  sera.  Quelle 
belle-sœur  aurons-nous?  J'ai  deux  de  mes  amies  qui,  après  la  mort  de  leur 


JOURNAt   D'EUGÉNIE   T)V.   GUfiRIM  III 

père,  ont  reçu  leur  congé  de  la  maison,  et  je  trouve  cela  si  amer!  Ensuite 
le  ciel  qu'on  s'assure  bien  mieux  dans  la  retraite.  Ce  sont  mes  raisons,  pas 
les  tiennes  :  quittons-nous.  Je  ne  veux  plus  te  rien  dire  que  je  ne  sois  plus 
tranquille,  je  ne  te  dirais  rien  de  bon.  Adieu  jusqu'à... 

Me  voici  ce  soir  avec  trois  lettres,  d'Euphrasie,  de  Marie,  de  Lucie, 
jeunes  filles  bien  peu  ressemblantes,  chacune  avec  son  charme.  Les 
femmes,  nous  sommes  variées  comme  les  fleurs  et  nous  n'en  sommes  pas 
fâchées. 

Le  14.  —  Pas  d'écriture  hier,  c'était  dimanche.  S.iint  Pacôme  aujour- 
d'hui, le  père  des  moines.  Je  viens  de  lire  sa  vie  qui  est  fort  belle.  Ces 
vies  de  reclus  ont  pour  moi  un  charme  !  celles  qui  ne  sont  pas  inimitables 
surtout.  Les  autres,  on  les  admire  comme  des  Pyramides.  En  général,  on  y 
trouve  toujours  quelque  chose  de  bon  quand  on  les  lit  avec  discernement, 
même  les  traits  les  plus  exagérés  :  ce  sont  des  coups  de  héros  qui  portent 
au  dévouement,  à  l'admiration  des  choses  élevées. 

Malgré  cela,  pour  bien  des  personnes,  la  Vie  des  Saints  me  semble  un 
livre  dangereux.  Je  ne  le  conseillerais  pas  à  une  jeune  fille,  même  à  d'au- 
tres qui  ne  sont  pas  jeunes.  Les  lectures  peuvent  tant  sur  le  cœur,  qui 
s'égare  aussi  pour  Dieu  quelquefois.  Hélas!  nous  l'avons  vu  dans  la 
pauvre  C...  Comme  on  devrait  prendre  garde  à  une  jeune  personne,  à  ses 
livres,  à  ses  plumes,  à  ses  compagnes,  à  sa  dévotion,  toutes  choses  qui 
demandent  la  tendre  attention  d'une  mère  !  Si  j'avais  eu  la  mienne,  je  me 
souviens  de  choses  que  je  faisais  à  quatorze  ans  qu'elle  ne  m'eût  pas  laissé 
faire.  Au  nom  de  Dieu,  j'aurais  tout  fait,  je  me  serais  jetée  dans  un  four, 
et  certes  le  bon  Dieu  ne  voulait  pas  cela  ;  il  ne  veut  pas  le  mal  qu'on  fait  à 
sa  santé  par  cette  piété  ardente,  mal  entendue,  qui,  en  détruisant  le  corps, 
laisse  vivre  bien  des  défauts  souvent.  Aussi  saint  François  de  Sales  disait-il 
à  des  religieuses  qui  lui  demandaient  la  permission  d'aller  nu-pieds  : 
«  Changez  votre  tête  et  gardez  vos  souliers.  » 

Le  15.  —  Une  visite  hier  vint  couper  notre  causerie;  je  la  reprends, 
moins  en  train  de  paroles,  à  cause  d'une  peine  que  j'ai  au  cœur.  C'est  ta 
lettre  qui  m'a  fait  cela,  qui  me  fait  craindre  encore  pour  ta  santé.  Pourquoi 
prends-tu  le  lait  d'ânesse?  Pourquoi  dis-tu  que  le  printemps  te  rétablira 
entièrement?  N'est-ce  pas  que  tu  n'es  pas  aussi  bien  que  tu  dis  d'abord? 
Les  bien  portants  ne  parlent  pas  de  remèdes.  On  nous  trompe,  tu  nous 
trompes  :  l'air  de  Paris  ne  t'est  pas  bon,  il  te  tuera,  il  a  tué  le  pauvre  Victor. 
Je  tremble  qu'il  n'y  ait  cette  ressemblance  de  plus  entre  vous.  Mon  Dieu, 
détournez  de  moi  les  idées  tristes!  Mon  ami,  je  voudrais  bien  avoir  une 
lettre  de  toi  ;  celle  d'aujourd'hui  est  pour  tous,  et  c'est  de  l'intime  qu'il  me 
faut.  L'amitié  se  nourrit  de  cela. 

Il  y  a  quelque  temps  que  je  suis  ici  ;  Mimi  est  seule,  je  vais  la  joindre. 


IT2  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

Je  m'amusais  à  lire  d'anciennes  lettres.  Papa  arrive  ce  soir  avec  une  besace 
garnie  de  livres  ;  Eran  vient  de  la  foire  avec  des  cochons,  des  échaudés  et 
du  fromage  ;  uapeillarot  (1),  des  hirondelles,  qui  sont  passés,  voilà  pour 
un  jour  au  Cayla.  On  parle  de  souper  à  présent;  ô  bouche  ! 

Le  16.  —  Nous  allons  à  Frauseilles,  en  caravane,  pourvoir  fondre  notre 
cloche.  Cette  course  m'amuse  fort,  je  pars. 

Le  17.  —  Oh  !  c'était  bien  la  peine  !  nous  n'avons  rien  vu.  La  cloche  se 
fond  et  se  fait  sous  terre,  rien  ne  paraît  que  le  fourneau  .  flamme  et  fumée. 
Il  y  avait  pourtant  une  foule  de  inonde  d'Andillac  et  des  environs,  ce  qui 
m'amusait  de  voir  des  curieux  plus  attrapés  que  moi  encore  et  de  leur 
dire:  Qu'abés  bist?  (2) 

Je  ne  suis  pas  en  train  d'écrire;  il  fait  un  vent  qui  souffle  à  tout  empor- 
ter, même  les  idées.  Sans  cela,  je  dirais  tout  ce  qui  m'est  venu  près  de  ce 
fourneau,  en  pensées  religieuses,  gaies,  tristes  ;  ce  que  j'ai  coulé  d'années, 
de  siècles,  de  baptêmes,  de  glas,  de  noces,  d'incendies,  avec  cette  cloche. 
Quand  elle  finira,  qui  sait  tout  ce  qui  aura  fini  dans  Andillac  et  dans  le 
monde?  L'âge  des  cloches  prend  des  siècles,  du  temps  sans  fin,  à  moins 
d'un  malheur  ou  d'une  révolution.  Ainsi,  tous  tant  que  nous  étions  là, 
nous  ne  la  verrons  pas  refondre.  Cela  seul  est  solennel  :  ne  plus  voir  ce 
qu'on  voit.  Il  y  a  là  quelque  chose  qui  fait  qu'on  y  attache  fort  les  yeux, 
quand  ce  ne  serait  qu'un  brin  d'herbe.  Ainsi  j'ai  pensé  de  l'église  de 
Frauseilles  où  je  me  suis  recueillie  un  moment,  et  dont  j'ai  bien  regardé 
la  porte  fermée  pour  toujours,  car  apparemment  je  n'y  reviendrai  plus. 
Que  ce  mot  doit  être  triste  pour  les  endroits  où  le  cœur  tient  !  Si  pour 
toujours  je  voyais  se  fermer  la  porte  du  Cayla,  la  porte  du  jardin,  la  porte 
de  papa,  la  porte  de  la  chambrette  !...  Oh!  que  doit-il  en  être  de  la  porte 
du  ciel? 

Que  n'es-tu  là  !  nous  partagerions  deux  pommes  que  me  donna  Julie  de 
Gaillard  que  j'allai  voir  comme  payse.  Cette  bonne  femme  ne  savait  com- 
ment me  traiter,  m'exprimer  le  plaisir  que  lui  faisait  ma  visite.  Je  n'ai 
pas  perdu  mes  pas  à  Frauseilles,  j'ai  fait  plaisir,  j'ai  caressé  un  petit  enfant 
dans  son  berceau,  j'ai  vu  en  passant  près  du  cimetière  les  tombes  de  nos 
vieux  amis  de  Clairac,  indiquées  par  une  croix  de  fer.  Rien  ne  paraît 
que  cela,  le  niveau  se  fait  vite  sur  la  terre  des  morts!  Qu'importent  les 
apparences?  L'âme,  la  vie  n'est  pas  là.  O  mon  Dieu  !  cela  serait  trop 
désolant.  J'ai  beaucoup  pensé  à  toi  dans  tout  ça,  parce  qu'il  y  avait  une 
troupe  de  curés  qui  m'ont  demandé  de  tes  nouvelles,  ce  qui  m'a  fait 


(1)  Marchand  de  fil,  aiguilles,  etc.,  qui  parcourt  les  campagnes. 

(2)  Qu'avez-vous  vu  ? 


JOURNAT.    D'EUGÉNTE   DH   GfÉRIH  113 

bien  plaisir  de  voir  que  l'Eglise  t'aime.  Adieu;  tu  vois  bien  que  je  n'ai 
rien  dit. 

Ce  soir  à  dix  heures.  —  Il  est  nuit  sombre,  mais  c'est  à  écouter  toujours 
les  grillons,  le  ruisseau  et  un  rossignol,  rien  qu'un,  qui  chante,  chante, 
chante  dans  cette  obscurité.  Comme  cette  musique  accompagne  bien  la 
prière  du  soir  ! 

—  Le  18.  —  Pas  moyen  de  sortir,  il  pleut  C'est  un  jour  à  lire,  à  écrire 
pour  remplacer  les  promenades,  belles  occupations  du  printemps.  A  tout 
moment,  on  est  dehors  ;  nous  menons  une  vie  d'oiseau  en  plein  air  sous 
les  ombres.  C'est  un  charme,  et  que  de  plaisirs  variés  à  chaque  coup  d'oeil, 
à  chaque  pas,  pour  peu  qu'on  y  regarde  !  Hier  Mimi  m'apporta  de  magni- 
fiques rubans  d'herbe  rayée  blanc  et  vert,  satinée,  brillante  ;  c'était  à  nouer 
au  menton.  Je  l'ai  mise  dans  un  vase  où  j'admire  encore  mes  rubans  un 
peu  fanés.  Ils  seraient  plus  jolis  sur  pied  ;  ces  articles  de  modes  ne  doivent 
pas  sortir  des  bois. 

J'aimerais  bien  de  connaître  un  peu  la  botanique  ;  c'est  une  étude  char- 
mante à  la  campagne,  toute  pleine  de  jouissances.  On  se  lie  avec  la  nature, 
avec  les  herbes,  les  fleurs,  les  mousses  qu'on  peut  appeler  par  leur  nom 
Etudie  la  botanique,  Maurice,  tu  me  l'apprendras.  Ce  serait  bien  facile 
avec  une  Flore.  Mais  quand  seras-tu  ici  au  printemps?  Tu  n'y  viens  que 
tard;  ce  n'est  pas  lorsque  l'hiver  a  fauché  toute  la  beauté  de  la  nature 
(suivant  l'expression  de  notre  ami,  saint  François  de  Sales)  qu'on  peut  se 
mettre  à  botaniser  :  plus  de  fleurs  alors,  et  ce  sont  les  fleurs  qui  m'intéres- 
sent parce  qu'elles  sont  si  jolies  sur  ces  tapis  verts.  J'aimerais  de  connaître 
leur  famille,  leurs  goûts,  quels  papillons  elles  aiment,  les  gouttes  de  rosée 
qu'il  leur  faut,  leurs  propriétés  pour  m'en  servir  au  besoin.  Les  fleurs  ser- 
vent aux  malades.  Dieu  fait  ses  dons  à  tant  de  fins  !  Tout  est  plein  pour 
nous  d'une  merveilleuse  bonté;  vois  la  rose  qui,  après  avoir  donné  du  miel 
à  l'abeille,  un  baume  à  l'air,  nous  offre  encore  une  eau  si  douce  pour  les 
yeux  malades.  Je  me  souviens  de  t'en  avoir  mis  des  compresses  quand  tu 
étais  petit.  Nous  faisons  tous  les  ans  des  fioles  de  cette  eau  qu'on  vient  nous 
demander 

Mais  j'ai  dit  que  c'était  un  jour  à  écrire.  Qu'écrire?  Je  n'en  sais  rien,  je 
sens  que  j'écrirais.  Si  j'avais  un  plan,  un  cadre  fait,  je  le  remplirais  tous  les 
jours  un  peu,  et  cela  me  ferait  du  bien.  Le  trop-plein  fait  torrent  parfois, 
il  vaut  mieux  lui  ouvrir  passage.  Je  n'épanche  guère  qu'ici,  et  peu  parce 
que...  le  papier  vole.  Qui  sait  quand  je  le  lance  vers  Paris  où  il  peut 
tomber?  Aussi  m'arrive-t-il  d'effacer  quand  je  relis  ;  tu  l'auras  vu  dans  le 
dernier  cahier.  Il  était  question  d"'\  je  m'étais  laissée  aller  à  de  trop  ^ 
peintures,  et  même  fausses,  je  l'ai  vu  depuis  par  ses  lettres.  C'est  une 
bonté  passionnée,  sans  rancune,  sans  amertume,  candide  dans  ^es  torts, 


114  JOURNAL  D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN 

une  enfant  avec  un  cœur  de  feu.  Je  vois  ceci  comme  bien  étonnant,  comme 
venant  de  Dieu,  et  je  m'attache  à  l'âme  qu'il  m'a  confiée,  qui  me  dit  : 
«Aimez-moi,  aidez-moi  à  aller  au  ciel.  »  Oh  !  je  lui  aiderai  de  mon  mieux, 
je  l'aimerai  toujours,  car  l'amitié  sainte  n'est  qu'un  écoulement  de  la  cha- 
rité qui  ne  meurt  pas. 

Le  rossignol  d'hier  soir  a  chanté  toute  la  journée.  Quel  gosier!  s'il  était 
anglais,  je  dirais  qu'il  avait  fait  un  pari. 

Le  19.  —  Trois  lettres  et  l'arrivée  d'Elisa.  C'est  Louise,  Marie  et 
Euphrasie  qui  nous  écrivent.  Cette  pauvre  Euphrasie  si  triste,  si  désolée 
de  la  mort  de  sa  chère  tante,  me  fait  compassion.  Cœur  si  bon,  si 
ardent,  si  tendre,  qu'elle  va  souffrir  à  présent!  Lili  lui  remplaçait  sa 
mère. 

Le  24  —  Un  mot  ce  soir  que  j'ai  le  temps,  que  je  suis  seule,  que  je  pense 
à  toi,  que  c'est  l'Ascension,  un  beau  jour,  un  jour  saint  où  l'âme  monte, 
monte  au  ciel.  Mais  non,  je  suis  bien  ici,  il  me  semble  qu'on  ne  se  détache 
point  d'écrire  On  m'appelle. 

Le  26.  —  Deux  jours  entre  ces  lignes  sans  t'écrire,  et  depuis  sont  venues 
des  lettres,  des  nids  d'oiseau,  des  roses  sur  la  terrasse,  sur  ma  table,  par- 
tout. 11  est  venu  cent  choses  de  Gaillac;  de  plus  loin,  la  mort  du  prince  de 
Talleyrand  :  c'était  de  quoi  écrire  ou  jamais;  mais  nous  faisons  des  pèle- 
rines avec  Elisa,  et  le  monde  passerait  sous  notre  aiguille  qu'on  ne  la  quit- 
terait pas.  Que  peu  de  chose  nous  suffit!  cela  m'étonne.  Je  n'ai  pas  le 
temps  de  dire  pourquoi 

Le  27  au  soir  —  Premier  Angélus  de  notre  cloche  neuve.  Je  viens  de 
l'écouter  à  la  fenêtre  de  la  salle  et  me  suis  levée  de  table  tout  exprès  pour 
ce  plaisir,  suivi  de  tant  de  pensées  diverses  que  j'aime.  Mélange  reli- 
gieux de  joie,  de  deuil,  de  temps,  d'éternité,  berceaux,  cercueils,  ciel, 
Dieu  :  la  cloche  annonce  tout  cela,  me  l'a  mis  dans  l'esprit  à  présent.  Oh  ! 
surtout,  surtout  je  pense  quel  premier  glas  elle  sonnera  !  pour  qui  ?  je 
le  marquerai.  A  quelle  page?  peut-être  ne  le  marquerai-je  pas  Quel 
vivant  peut  se  dire  :  Je  parlerai  d'un  mort?  Mon  Dieu,  nous  passons 
si  vite!  Cependant  je  suis  bien  portante;  mais  je  vois  des  fleurs,  mises 
toutes  fraîches  ce  matin  dans  un  vase,  flétries  et  toutes  mortes  ce  soir. 
Ainsi  de  nous  :  le  vase  où  nous  avons  la  vie  n'en  contient  pas  pour  plus 
d'un  jour. 

Des  visites  de  curés  :  celui  du  canton,  celui  de  Vieux  et  le  nôtre,  trois 
hommes  bien  différents  :  l'un  sans  esprit,  l'autre  a  qui  il  en  vient,  et  l'autre 
qui  le  garde.  Ils  nous  ont  raconté  force  choses  d'église  qui  intéressent 
pour  parler  et  pour  répondre  un  moment;  mais,  en  général,  les  variantes 
plaisent  en  conversation,  l'entretien  de  mille  choses  diverses,  ce  qui  fait 
la  causerie,  chose  rare.  Chacun  ne  sait  parler  que  de  sa  spécialité,  comme 


JOURNAt   D'EUGÉNIE    DE   GUÉRIN  U5 

les  Auvergnats  de  le  m-  pays.  L'esprit  reste  chez  soi  aussi  bien    que  le 
cœur. 

Elisa  vient  de  nous  quitter  à  mon  grand  regret.  Tous  les  départs  attris- 
tent; pour  me  consoler,  j'ai  une  lettre  bien  tendre  et  bien  aimable  devant 
les  yeux  et  dans  le  cœur.  Ce  n'est  pas  de  toi,  c'est  d'E*"  qui  me  dit  tou- 
jours de  mille  façons  qu'elle  m'aime,  qu'elle  souffre  de  corps  et  d'âme,  et 
que  je  sais  jeter  quelques  fleurs  sur  les  heures  trop  souvent  arides  de 
sa  vie.  Pauvre  amie  I  pauvre  femme  I  que  je  m'estime  heureuse  de  lui  faire 
du  bien  !  aussi  je  m'en  vais  lui  donner  tout  ce  que  je  pourrai  de  doux,  de 
consolant,  de  pieusement  suave,  toutes  les  fleurs  possibles.  Comme  elle 
souffre!  comme  quelqu'un  lui  a  fait  du  mal!  comme  cela  me  porte  à  la 
guérir,  à  lui  indiquer  des  remèdes!  Je  n'en  désespère  pas,  car  Dieu  nous 
aide,  il  vient  visiblement  en  aide  à  cette  pauvre  âme;  de  lettre  en  lettre  ses 
dispositions  sont  meilleures,  sa  foi  plus  ranimée,  son  cœur  plus  tourné  du 
côté  du  ciel,  et  cela  fait  tout  espérer.  Chaque  matin,  elle  dit  une  prière  à  la 
Vierge,  que  je  lui  ai  envoyée.  «  A  huit  heures,  me  dit-elle,  nous  serons 
ensemble  devant  Dieu,  »  car  je  fais  à  cette  môme  heure  la  même  prière 
pour  elle  avec  pleine  confiance.  La  sainte  Vierge,  qui  t'a  guéri,  pourra 
bien  la  guérir  aussi.  C'est  là  mon  espérance  et  mes  remèdes...  En  haut, 
en  haut!  Eh!  que  trouvons -nous  ici -bas?  On  ne  sait  que  s'y  faire 
souffrir. 

Puis  elle  me  demande  un  peu  de  poésie,  et  je  vais  lui  en  donner,  j'ac- 
corde tout  aux  malades.  C'est  pour  la  mettre  en  musique  :  union  d'âmes 
entre  nous  encore  plus  intime,  le  printemps  et  le  rossignol,  le  musicien  et 
le  poète!  il  en  devrait  être  ainsi,  ce  me  semble.  Mais,  hélas!  il  y  a  si 
longtemps  que  je  n'ai  rien  fait  ;  et  ce  n'est  pas  facile  de  bien  faire,  d'attein- 
dre le  beau,  si  haut,  si  loin  de  notre  pauvre  esprit  !  On  sent  que  c'est  fait 
pour  nous,  que  nous  avons  été  là,  que  cette  grandeur  était  la  nôtre  et  que 
nous  ne  sommes  plus  que  les  nains  de  l'intelligence.  O  chute,  chute  qui  se 
retrouve  partout  !  Je  continuerais  s'il  ne  me  fallait  pas  aller  mettre  la  table 
Jeanne-Marie  est  à  la  foire,  plus  heureuse  que... 

«  Que  »  retranché.  Je  ne  sais  ce  que  je  voulais  dire  quand  j'ai  planté  là 
mon  cahier.  J'y  viens  parler  ce  soir  d'une  lettre  de  Félicité,  qui  me  dit  : 
«  Maurice  tousse  encore.  »  Depuis,  j'ai  cette  toux  en  moi.  j'ai  mal  à  la 
poitrine  de  mon  frère.  Oh!  quand  serai-je  tranquille?  quand  le  serai-je 
sur  la  chère  santé  et  la  chère  âme  malade  aussi?  L'une  ne  dépend  pas  de 
toi  ;  si  fait  l'autre,  et  tu  me  laisses  toujours  souffrir,  toujours  trembler  pour 
ce  qui  m'intéresse.  Adieu  ;  bon  soir,  méchant  que  j'aime. 

Le  30.  —  Est-ce  les  bouquets  qui  ont  attiré  tant  d'abeilles  et  fait  de  ma 
chambre  une  ruche?  Depuis  ce  matin,  ce  n'est  que  bourdonnement,  bruis- 
sement d'ailes  qui  ne  me  déplaît  pas.  J'aime  les  abeilles  et  les  laisserais 


Il6  JOURNAL   D'EUGÉNIE    DE   Gt'ÉRIN 

volontiers  faire  leur  logement  dans  ma  chambre,  si  ce  n'était  l'aiguillon 
qui  gâte  la  poétique  bête.  Hier,  je  fus  piquée  d'une  bonne  piqûre  :  ce  qui 
me  fait  tenir  à  l'écart  des  abeilles,  ce  qui  me  fait  dire  aussi  que  ce  qui  fait 
du  miel  est  souvent  bien  méchant 

Le  31.  —  C'est  ce  soir  sur  ma  fenêtre,  au  chant  du  rossignol,  en  vue  de 
mes  acacias  tout  fleuris  et  tout  embaumés,  que  je  dis  adieu  au  mois  de  mai, 
ce  beau  mois  tout  fleurs  et  verdure.  Hélas  !  tout  finit.  Clôture  aussi  du 
mois  de  Marie,  belle  dévotion  printanière. 

Le  1"  juin.  —  Passé  la  journée  à  Cahuzac.  Trouvé  au  retour  un  cahier 
des  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi.  Evénement  que  tout  écrit  venu 
au  Cayla,  celui-là  surtout  dont  les  pages  sont  recueillies  par  des  saints 
dans  toutes  les  parties  du  monde 

Le  2.  —  M.  Jules  de  Villefranche  est  venu  nous  voir;  il  m'a  semblé 
grandi,  fortifié,  mieux  que  de  coutume,  avec  sa  douceur  accoutumée.  Tou- 
jours gai,  causeur,  nous  demandant  de  tes  nouvelles.  Le  bon  petit  jeune 
homme  ! 

Caro,  la  chère,  vient  d'écrire  à  Mimi.  Quel  plaisir  nous  fait  une  lettre  de 
Paris  !  Mais  de  voir  que  tu  tousses,  que  chacun  le  dit,  que  c'est  peut-être 
plus  qu'on  ne  dit  :  que  c'est  triste  !  Puis  tu  ne  m'écris  pas,  pas  mot  de  tant 
de  choses  intimes  que  nous  savons.  Oh!  nous  voilà  bien  séparés!  Je  ne 
sais  plus  rien  de  toi.  Dieu  sait  ce  qu'il  m'en  coûte,  et  comme  je  mets  ce 
silence  au  rang  de  mes  peines.  Pauvre  cœur,  tout  construit  pour  les  souf- 
frances I  II  y  en  loge  !  tout  est  plein  dans  ce  moment.  Toi  seul  n'en  es  pas 
cause  ;  il  en  vient  d'ailleurs  dont  personne  ne  se  doute,  douleurs  de  l'âme 
qui  souffre  parfois  d'étranges  choses.  Dieu  les  envoie,  les  permet  pour 
notre  bien.  C'est,  disent  les  saints,  le  feu  qui  purifie,  qui  refond;  je  le  crois, 
nous  avons  parfois  besoin  de  repasser  au  creuset.  Quelqu'un  me  disait  : 
Dans  ces  moments-là,  faites  comme  saint  Jérôme,  écrivez.  Ecrivons.  La 
poésie  est  ce  qui  occupe  le  plus.  Si  j'en  faisais  ? 

Mon  Dieu,  mon  Dieu,  mon  cœur  vous  adore  et  vous  aime 
Rien  que  dire  :  mon  Dieu!  m'est  un  bonheur  suprême; 

C'est  le  ciel  qui  sur  moi  descend, 

Et  jamais,  sous  le  diadème, 
Reine  auprès  de  son  roi  n'eut  un  bonheur  plus  grand. 

Vous  êtes  mon  amour,  vous  êtes  ma  lumière; 
l  Un  coin  pour  vous  prier  me  vaut  la  terre  entière; 

Sous  votre  regard  nonpareil, 
Mon  âme  s'ouvre  heureuse  et  fière, 
Comme  la  fleur  des  champs  aux  rayons  du  soleil. 

Ah  !  que  ine  dites-vous  et  que  vous  dit  mon  âme? 
Que  dit  le  ciel  à  l'aube  et  la  flamme  a  la  flamme  ? 


JOURNAL   D'HDGêNIE   T>V.    Gfi'RIK  Iiy 

Ah  !  que  se  disent  deux  torrents  ? 
Qu'entendit  la  première  femme 
Quand  vous  apparaissiez  aux  jardins  ravissants? 

Oh  !  du  céleste  amour  choses  inénarrables  1 
Choses  que  les  mondains  peuvent  traiter  de  fables, 

Mais  dont  le  divin  Rapl 

Ferait  des  tableaux  ineffables 
Comme  ceux  qu'il  a  faits  pour  exposer  au  ciel. 

Voyez  Monique  en  pleurs  et  Thérèse  en  extase, 
Thérèse  devant  Dieu  versant,  immense  vase, 

Versant  un  océan  d'amour  ; 

Et,  dans  le  tablier  d.-  gaze, 
I.'aumône  se  changer  en  roses  chaque  jour. 

Le  4.  —  Flageolet,  hautbois,  grosse  caisse,  rossignols,  tourterelles, 
loriots,  merles,  pinsons,  belle  et  grotesque  symphonie  du  moment.  C'est, 
en  l'honneur  de  la  fête  votive,  la  bruyante  musique  d'Andillac  qui  retentit 
jusqu'ici  et  se  mêle  à  celle  des  oiseaux.  Au  moins  ne  manquons-nous  pas 
de  concerts  dans  nos  champs  ;  tu  aimes  ceux  de  Paris  sans  pouvoir  y  aller 
toujours,  et  moi,  sans  y  aller,  je  m'y  trouve.  C'est  de  tous  côtés,  de  tous 
les  arbres,  des  voix  d'oiseaux,  et  mon  charmant  musicien,  le  rossignol  de 
1  autre  soir,  chantant  encore  près  du  noyer  du  jardin.  Ce  sont  pour  moi 
des  charmes,  des  plaisirs  que  je  ne  puis  dire.  Aussi  quelqu'un  me  disait: 
«  Vous  êtes  heureusement  née  pour  habiter  la  campagne.  »  C'est  vrai, 
je  le  sens,  et  que  mon  être  s'harmonise  avec  les  fleurs,  les  oiseaux,  les 
bois,  l'air,  le  ciel,  tout  ce  qui  vit  dehors,  grandes  ou  gracieuses  œuvres  de 
Dieu. 

Le  5.  —  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  ma  pauvre  Louise  !  On  vient  de  me  dire 
que  son  père  était  mourant  ou  mort.  Erembert,  qui  était  à  Gaillac  au  reçu 
de  cette  nouvelle,  a  vu  Charles  partir  en  poste.  Le  bon  ami  que  nous  per- 
dons !  le  digne  homme  !  Je  vais  écrire  à  Louise. 

Un  nouveau  livre  envoyé  par  Louise,  les  Méditations,  du  Pèrejudde, 
pour  des  religieuses,  ouvrage  estimé.  Je  le  désirais  depuis  longtemps. 

Le  7.  —  La  mort  de  M.  de  Bayne,  certaine  aujourd'hui.  Une  belle  Ame 
de  plus  au  ciel.  Il  avait  une  foi  débordante  ;  il  trempait  tout  de  Dieu. 
Homme  raie  aussi  pour  les  qualités  du  cœur;  il  savait  être  ami  aux  dépens 
de  ses  intérêts.  Sa  fortune  s'est  ressentie  de  son  dévouement  à  plus  d'une 
infortune. 

Le  8.  —  Rousou  !  la  servante  de  la  pauvre  I.ili.  Que  cette  visite  me  fait 
plaisir  !  Il  y  n.  des  plaisirs  tristes,  comme  celui  de  p,n  1er  des  morts.  d< 
ceux  qu'ils  ont  aimés.  Elle  m'a  apporté  ur.e  lettre:  d'Luphiasie  et  UQl 


Il8  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

Louise  qui  me  dit  :  «  Mon  père  va  très  bien.  »  C'était  presque  la  veille  de 
sa  mort.  La  mort  vient  vite 

«  Je  regarde  votre  enthousiasme  (i)  de  la  laideur  comme  un  excès,  dans 
quelque  bonne  disposition  qu'il  semble  vous  être  venu.  L'amour  de  la 
beauté  nous  est  trop  naturel  pour  passer  tout  à  coup  à  aimer  la  laideur,  à 
moins  d'un  miracle  de  conversion  comme  cela  s'est  vu  dans  des  saints. 
Transformation  sublime,  dévoilement  de  la  beauté  divine  qui  ravit  l'âme, 
lui  fait  oublier  toute  beauté  créée,  même  haïr  celle  du  corps  comme  occa- 
sion de  péché.  Quel  épurement  !  quel  détachement  !  Qui  de  nous,  femmes, 
en  est  là  ?  Moi  qui  ne  suis  pas  jolie,  je  ne  puis  pas  vouloir  être  laide.  Voyez 
où  j'en  suis  avec  mes  «  sublimes  contemplations  »,  elles  n'ont  pu  me 
mettre  au-dessus  de  la  vanité.  Oh!  ne  parlons  pas  de  contempler;  c'est 
l'état  du  ciel,  des  bienheureux.  Nous,  pauvres  pécheurs,  c'est  beaucoup  de 
savoir  nous  abaisser  devant  Dieu  pour  gémir  de  nos  misères  et  lui  con- 
fesser nos  fautes.  Il  est  beau  de  s'élever,  mais  regarder  dans  son  cœur  est 
bien  utile.  On  voit  ce  qui  se  passe  chez  soi,  connaissance  indispensable  à 
nos  affaires  spirituelles...  Il  y  a  dans  la  piété  un  côté  idéal  qui  remplit  la 
tête  de  ciel,  d'anges,  d'idées  séraphiques  sans  rien  laisser  au  cœur,  sans 
le  tourner  à  l'amour  et  à  la  pratique  de  la  loi  de  Dieu.  Sans  cela,  quand 
nous  parlerions  le  langage  des  anges,  nous  ne  serons  que  des  airains 
sonnants  et  des  cymbales  retentissantes.  Ce  passage  d'une  Epître  m'a  tou- 
jours frappée,  m'a  fait  craindre  de  parler  de  la  piété  sans  en  avoir  assez 
dans  l'âme.  Mais  vous  m'assurez  toujours  que  mes  lettres  vous  font  du 
bien,  ce  qui  m'encourage,  me  fait  penser  que  Dieu  veut  que  je  vous  écrive, 
me  rend  heureuse  de  croire  au  bonheur  que  je  vous  fais. 

»  Le  trône  même  a  eu  ses  saints.  On  n'a  qu'à  penser  à  saint  Louis  pour 
croire  au  salut  le  plus  difficile.  Je  lis  surtout  avec  charme  l'histoire  de  sa 
sœur,  la  bienheureuse  Isabelle,  si  humble  dans  les  grandeurs,  si  retirée 
des  plaisirs,  si  innocente  et  si  pénitente,  donnant  aux  pauvres  ce  qu'elle 
recevait  pour  son  luxe,  les  délices  du  roi  son  frère  et  de  la  cour  par  sa  dou- 
ceur et  ses  gracieuses  qualités  qui  la  firent  pleurer  de  tous  quand  elle  alla 
se  recueillir  dans  sa  maison  de  Sainte-Claire,  à  Longchamp,  pour  mourir. 
Hauts  et  touchants  exemples  de  ce  que  peut  la  grâce  dans  les  cœurs  de 
bonne  volonté,  des  triomphes  de  la  foi  sur  le  monde  !  En  fait  de  salut,  vou- 
loir c'est  pouvoir,  suivant  la  devise  de  Jacotot.  Qu'était-ce  que  ce  Jacotot? 
Un  homme  sans  doute  comprenant  la  puissance  de  la  volonté,  ce  levier 
qui  peut  soulever  l'homme  jusqu'au  ciel. 

»  Vous  avez  raison  de  dire  que  je  suis  heureusement  née  pour  habiter 
la  campagne.  C'est  mon  endroit;  ailleurs,  je  serais  moins  heureuse  peut- 

(i)  Extrait  d'une  lettre  à  Mm0  A.  de  M... 


JOURNAL   D'BVGÉKIE   DE   GUÉRIN  1 19 

être.  Je  reconnais  en  ceci  un  soin  de  la  Providence  qui  fait  tout  avec 
amour  pour  ses  créatures,  qui  ne  fait  pas  naître  la  violette  dans  les  rues. 
Vous  me  voyez  bien  appuyée  sur  nia  fenêtre-,  contemplant  tout  ce  vallon 
de  verdure  où  chante  le  rossignol  ;  puis  je.  vais  soigner  mes  poulets, 
coudre,  filer,  broder  dans  la  grande  salle  avec  Marie.  Ainsi,  d'une  chose  à 
l'autre,  le  jour  passe,  et  nous  arrivons  au  soir  sans  ennui.  * 

Mon  cher  Maurice,  à  toi  maintenant;  hé!  non,  pas  encore  !  quelqu'un 
entre.  Que  de  fils  rompus  !  La  moitié  de  celui  de  là-haut  est  déjà  bien  loin; 
je  ne  renouerais  pas,  si  ce  n'était  un  brin  de  poésie  que  j'envoie  et  que  je 
veux  te  laisser.  Mais  avant,  la  leçon  à  Lucie,  ma  filleule. 

Depuis  cette  leçon,  un  cliagrin.  Mon  cher  petit  chien,  mon  joli  Bijou 
est  malade,  si  malade  que  je  crains  qu'il  n'en  meure.  Pauvre  bête  !  comme 
il  est  oppressé,  comme  il  gémit,  me  lèche  les  mains  et  me  dit  :  «  Soulagez- 
moi  !  »  Je  ne  sais  que  lui  faire,  il  ne  prend  rien  que  quelques  gouttes  de 
sirop  de  gomme  qu'il  lèche  sur  mes  doigts  ;  c'est  ainsi  que  je  le  nourris, 
moitié  sucre,  moitié  caresses.  Hélas!  que  sert  d'aimer?  Je  ne  le  sauverai 
pas.  Cela  me  ferait  pleurer,  si  je  ne  renvoyais  mes  larmes.  Pleurer  une 
bête,  c'est  bête,  mais  le  cœur  n'a  pas  d'esprit  ni  trop  d'amour-propre  sou- 
vent. Puis  mon  Bijou  est  si  joli,  si  gracieux,  si  gentil,  si  précieux,  me 
venant  de  Lili  !  Un  chien,  c'est  si  riant,  si  caressant,  si  tendre,  si  à  nous! 
Je  crois  que  je  pleurerai,  mais  ce  sera  ici  dans  ma  chambrette  où  se  pas- 
sent mes  secrets. 

Une  de  mes  amies  demandait  une  fois  des  prières  pour  son  chien 
malade;  je  me  moquai  d'elle  et  trouvai  sa  dévotion  mal  placée.  Aujour- 
d'hui j'en  ferais  comme  elle,  je  ne  trouve  pas  cette  prière  si  étrange  :  tant 
le  cœur  change  l'esprit!  Je  n'aimais  pas  Bijou  alors;  ma  conscience  ne 
s'offusque  pas  d'intéresser  le  bon  Dieu  à  la  conservation  d'une  bête.  V 
a-t-il  rien  d'indigne  dans  ses  créatures,  et  ne  peut-on  pas  lui  demander  la 
vie  de  celles  que  nous  aimons?  Je  suis  portée  à  le  croire  et  qu'on  peut, 
excepté  le  mal,  tout  demander  à  Dieu,  au  bon  Dieu.  Ce  nom  familier,  ce 
nom  populaire  de  la  Divinité  m'inspire  toute  sorte  de  confiance.  Il  v  a  loin 
de  là  à  l'Etre  suprême,  aussi  loin  que  de  Rose  Dreuille  à  Voltaire.  Mais  à 
quoi  servirait  la  foi  des  philosophes  quand  on  est  malheureux?  Qu'atten- 
dre d'un  être  inaccessible,  si  loin,  si  loin  de  l'homme  qu'on  ne  peut  pas 
l'aimer  en  l'adorant,  et  le  cœur,  cependant,  veut  aimer  ce  qu'il  . 
adorer  ce  qu'il  aime;  ce  qui  s'est  fait  quand  Dieu  s'est  fait  chair,  quand  il  a 
habité  parmi  nous.  De  cette  condescendance  infinie  nous  est  venue  notre 
foi  confiante.  Si  tu  savais  tout  ce  qu'on  demande  et  qu'on  obtient  quelque- 
fois !  Les  miracles  le  prouvent.  Je  crois  aux  miracles  de  guérison 
d'autres  bien  avérés,  comme  ceux  dont  parlent  saint  Augustin,  Bossuet, 


120  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

ou  ceux  qu'on  voit  de  nos  jours.  11  faut  que  je  retourne  auprès  de  mon 
pauvre  Bijou  qui,  certes,  m'a  menée  assez  loin. 

Le  i"  juillet.  —  Il  est  mort,  mon  cher  petit  chien.  Je  suis  triste  et  n'ai 
guère  envie  d'écrire. 

Le  2.  — Je  viens  de  faire  mettre  Bijou  dans  la  garenne  des  buis,  parmi 
les  fleurs  et  les  oiseaux.  Là  je  planterai  un  rosier,  qui  s'appellera  le  rosier 
du  Chien.  J'ai  gardé  les  deux  petites  pattes  de  devant,  si  souvent  posées 
sur  ma  main,  sur  mes  pieds,  sur  mes  genoux.  Qu'il  était  gentil,  gracieux 
dans  ses  poses  de  repos  ou  de  caresses!  Le  matin,  il  venait  au  pied  du  lit 
me  lécher  les  pieds  en  me  levant,  puis  il  allait  en  faire  autant  à  papa.  Nous 
étions  ses  deux  préférés.  Tout  cela  me  revient  à  présent.  Les  objets  passés 
vont  au  cœur;  papa  le  regrette  autant  que  moi.  Il  aurait  donné,  disait-il, 
dix  moutons  pour  ce  cher  joli  petit  chien.  Hélas  !  il  faut  que  tout  nous 
quitte,  ou  tout  quitter. 

Une  lettre  me  vient  à  présent,  qui  me  donne  une  autre  peine.  Les  affec- 
tions du  cœur  sont  différentes  comme  leurs  objets.  Quelle  différence  du 
chagrin  de  Bijou  à  celui  que  me  donne  une  âme  qui  se  perd,  ou  du  moins 
en  danger  !  O  mon  Dieu ,  que  cela  pénètre  et  effraye  dans  les  vues  de 
la  foi  ! 

Le  6.  —  Toujours  des  lacunes,  des  empêchements  d'écrire.  Depuis  trois 
jours,  je  n'ai  pas  quitté  l'aiguille.  C'était  d'abord  une  robe  d'enfant,  que 
nous  faisions,  jolie  petite  robe  rose  que  j'ai  cousue  de  jolies  pensées.  C'est 
si  gracieux  l'enfance  et  sa  parure  !  De  si  jolies  boucles  tomberont  sur  ce 
corsage,  un  bras  si  blanc,  si  rond  remplira  ces  manches,  une  si  jolie  petite 
main  en  sortira,  et  l'enfant  est  si  jolie  et  s'appelle  Angèle!  C'est  avec 
charme  que  j'ai  travaillé  pour  elle. 

Mais  aujourd'hui  raccommoder  du  vieux  linge  m'ennuyait;  je  n'avais 
pas  le  cœur  ni  l'esprit  à  l'aiguille,  je  pensais  à  toi  tristement.  Hélas  !  nous 
avons  reçu  ta  lettre  de  malheur.  Ce  vaisseau  tant  attendu  n'apporte  que 
des  tristesses,  des  mécomptes.  Caro  doit  être  bien  contrariée,  bien  affli- 
gée, voyant  ainsi  votre  union  mise  en  doute.  Qui  sait  si  vous  aurez  de 
quoi  vous  marier?  Cette  question  résout  toute  votre  existence  :  aussi  papa 
l'a  pesée  mûrement.  Tu  sauras  ce  qu'il  pense  dans  sa  lettre.  Ici,  je  ne  fais 
que  de  toi  à  moi.  Tu  ne  saurais  croire  combien  cette  incertitude,  cette 
hésitation  de  ton  sort  m'occupe,  je  ne  dis  pas  m'accable,  parce  que  je  me 
repose  sur  la  Providence.  Combien  de  fois  j'ai  offert  à  Dieu  tout  mon 
bonheur  pour  le  tien  !  Si  j'étais  exaucée,  si  quelque  jour  tu  me  disais  :  «  Je 
suis  content!  »Je  palpite  à  l'idée  de  cette  félicité  que  je  pourrais  voir;  et 
quand  je  ne  la  verrais  pas  !... 

Le  7.  —  Rien  fait  qu'entendre  la  messe  ce  matin  et  écrire  tout  le  jour 
presque.  C'est  à  toi,  a  Raynaud,  a  Caroline,  Que  de  choses,  de  peusées 


journat.  d'buqekib  de  guhrim  12i 

sorties  du  cœur,  et  qu'il  y  eu  reste  encore!  Ton  avenir  m'occupe  telle- 
ment! Je  n'ai  fait  que  vous  voir,  vous  entendre  toute  cette  nuit,  tous  mal- 
heureux, gémissants  d'une  union  rompue.  Il  n'en  sera  pas  ainsi,  j'esp< 
Caroline  et  sa  tante  ont  écrit  hier;  rien  de  bon,  d'espérant.  Des  levers 
rien  que  des  revers  dans  leurs  lettres.  Que  tout  cela  nous  peine!  si  tu  le 
savais,  mon  ami  !  Je  t'ai  écrit  aussi  aujourd'hui  et  te  dis  des  choses  inu- 
tiles à  trouver  ici.  Quand  tu  liras  ce  cahier,  tout  sera  décidé.  Sera-ce  heur 
ou  malheur?  Dieu  le  sait.  Rien  d'humain  ne  se  prononce  en  bien. 

Le  9.  —  Premier  jour  des  moissons.  Rien  n'est  joli  à  la  campagne 
comme  ces  champs  de  blé  mûr,  d'une  dorure  admirable.  Pour  peu  que  le 
vent  souffle,  les  épis  coulant  l'un  sur  l'autre  font  de  loin  l'effet  des  vagues  ■ 
le  grand  champ  du  nord  est  une  mer  jaune.  A  tout  moment  tu  verrais  papa 
à  la  fenêtre  de  la  salle,  contemplant  sa  belle  récolte.  Douce  jouissance  du 
cultivateur  ! 

Le  10.  —  Filé  ma  quenouille  et  lu  un  sermon  de  Bossuet.  Nous  avons  la 
suite;  mais  tu  n'es  pas  là  pour  m'aider  à  voir  les  beaux  morceaux.  Je 
recueille  donc  ce  que  je  puis.  Si  tu  m'écrivais,  si  j 'étais  moins  en  peine  sur 
toi,  je  ferais  tout  avec  bien  plus  de  plaisir  :  une  peine  au  cœur,  c'est  un 
levain  qui  fait  tout  monter  en  aigre,  en  quelque  chose  d'amer.  Ainsi  ma 
vie  depuis  que  tu  la  tourmentes  ;  que  je  voudrais  en  être  délivrée  !  que  de 
foisjedisà  Dieu  :«  S'il  est  possible,  éloignez  de  moi  ce  calice!»  Oui.  mon 
ami,  je  l'éloigné  et  le  reprends  ;  je  te  vois  tantôt  heureux,  tantôt  malheu- 
reux, je  veux  et  ne  veux  pas  ton  mariage.  Que  la  volonté  de  Dieu  se  fasse! 
le  vouloir  humain  doit  se  perdre  en  celui-ci  ;  sans  cela,  point  de  repos,  ni 
de  lumière,  ni  de  sûreté.  Lucie,  ma  filleule,  qui  n'a  pas  ces  soucis,  est  là, 
attendant  sa  leçon. 

Cela  fait,  il  me  vient  une  pensée  du  sermon  sur  l'Honneur  que  j'ai  lu, 
que  je  veux  laisser  ici  ;  il  s'agit  de  la  vanité  humaine  et  de  tout  son  train  : 
«  Tant  de  fois  comte,  tant  de  fois  seigneur,  possesseur  de  tant  de  richesses, 
maître  de  tant  de  personnes,  ministre  de  tant  de  conseils  et  ainsi  du  reste; 
toutefois,  qu'il  se  multiplie  autant  qu'il  lui  plaira,  il  ne  faut  toujours,  pour 
l'abattre,  qu'une  seule  mort.  Mais  il  n'y  pense  pis.  et  dans  .  roisse- 

ment  infini  que  notre  vanité  s'imagine,  il  ne  s'avise  jamais  de  se  mesurera 
son  cercueil,  qui  seul,  néanmoins,  le  mesure  au  juste.*  Quel  homme:  con- 
duisant tout  au  cercueil.  Nul,  comme  Bossuet,  n'a  su  rendre  la  mort  frap- 
pante et  solennelle  :  il  vous  atterre 

Je  m'en  vais  à  la  salle,  joindre  papa.  J'écrivais  au  chant  déjeunes  poulets 
qui  piquent  l'herbe  sous  ma  fenêtre,  au  bruit  joyeux  des  moissonneurs  qui 
sont  dans  les  chènevières.  Heureuses  gens  qui  suent  et  qui  chantent  ! 

I  e   h.  —  Les  gracieuses  Choses  qui  se  voient  dans  les  champs,  qi: 
viens  de  voir!  Un  beau  champ  de  blé  plein  de  moissonneurs  et  dt 


122  JOURNAL   D'EL'GÉNIE   DE   GUÉRIN 

et,  parmi  ces  gerbes,  une  seule  debout,  faisant  ombre  à  deux  petits  enfants, 
et  leur  grand'mère  les  faisant  déjeuner  avec  du  lait. 

Le  12.  —  Qu'aurons-nous  sur  cette  page  aujourd'hui?  Rien  n'est  venu 
que  le  chant  des  cigales.  Attendons  au  soir. 

Ce  soir  au  crépuscule.  —  J'écris  d'une  main  fraîche,  revenant  de  laver 
ma  robe  au  ruisseau.  C'est  joli  de  laver,  de  voir  passer  des  poissons,  des 
flots,  des  brins  d'herbe,  des  feuilles,  des  fleurs  tombées,  de  suivre  cela  et 
je  ne  sais  quoi  au  fil  de  l'eau.  Il  vient  tant  de  choses  à  la  laveuse  qui 
sait  voir  dans  le  cours  de  ce  ruisseau  !  C'est  la  baignoire  des  oiseaux,  le 
miroir  du  ciel,  l'image  de  la  vie,  un  chemin  courant,  le  réservoir  du 
baptême. 

Le  16.  —  Un  peu  de  calme  enfin  !  Un  peu  d'espérance  sur  ton  mariage. 
M1"  M...  nous  écrit  des  choses  qui  vont  le  décider.  J'y  vois  un  bien-être,  une 
vie  qui  ne  commencent  pas  mal  ;  cela  nous  rend  tous  heureux.  Aucun  du 
Cayla  qui  ne  fût  triste  depuis  trois  semaines.  La  douleur  d'un  membre 
passe  à  tout  le  corps.  Comme  je  me  sens  le  cœur  tout  autre  !  Je  ne  sais 
quoi  d'amer  s'en  est  allé  qui  me  gâtait  tout  le  plaisir  de  pensera  toi,  d'en 
parler.  J'ai  bien  eu  l'occasion  de  remarquer  comme  un  nom  prononcé, 
pensé,  porte  tristesse  ou  joie.  Une  cigale  chante  dans  la  salle;  il  y  a 
aujourd'hui  un  peu  de  gaîté  partout.  Il  faut  que  j'écrive  à  Antoinette.  Misy 
m'a  chargée  de  lui  apprendre  l'arrivée  de  la  femme  de  Philibert.  Pauvre 
cousine  de  l'Ile-de-France,  elle  est  venue  chercher  asile  chez  ses  parents. 
Son  fils  va  l'être  envoyé.  Il  me  semble  que  son  père  est  avec  lui,  nous  le 
recommande.  Je  t'écrirai  bientôt  à  l'occasion  de  ce  cher  petit  enfant. 

Ne  croyez  pas  qu'il  soit  amusant  d'écrire  à  un  grand  vicaire  comme  sur 
mon  petit  cahier  ou  à  Louise,  à  Caro,  à  mes  amies.  Ces  lettres  de  ten- 
dresse sortent  toutes  faites  du  cœur;  mais  l'autre,  il  m'a  fallu  la  faire,  et 
rien  n'est  ennuyeux  comme  ce  travail  d'esprit,  une  rédaction  claire  et 
nette  de  choses  positives.  Jamais  rien  ne  m'a  tant  coûté.  Je  ne  sais  écrire 
que  lorsque  je  ne  sais  ce  que  j'écrirai  ;  je  ne  sais  quoi  vous  inspire  :  la 
plume  marque,  et  voilà  tout.  Mais  les  affaires  de  paroisse  ne  se  traitent 
pas  de  la  sorte.  Enfin  c'est  fait,  malgré  moi.  Cela  m'apprend  qu'un  bon 
vouloir  et  la  patience  viennent  à  bout  de  tout.  J'ai  aussi  épargné  à  papa 
une  application  fatigante  ;  il  s'agissait  d'affaires  entre  Alos  et  Andillac. 

Pour  me  délasser,  je  viens  de  me  reposer  la  tête  sur  une  gerbe,  là-bas, 
dans  le  champ  de  Délern  à  Sept-Fonts,  parmi  des  bergers  et  des  vaches,  le 
petit  Estève  jasillant.  11  me  parlait  de  son  alphabet,  car  il  va  à  l'école  et  se 
croit  bien  le  plus  savant.  Lous  daissi  toutes  d a rrè !  (i)  Naïf  orgueil  de  six 
ans  qui  va  croître.  Cet  enfant  est,  en  effet,  très  supérieur  aux  autres  ;  mais 

(i)  Je  les  laisse  tous  derricre. 


JOURN'AT.   D'EUGÉNIE   DE   GfÉRTN  123 

que  deviendra  cette  intelligence  mal  tournée?  C'est  la  façon  de  le  déve- 
lopper qui  fait  l'homme.  Que  de  grands  scélérats  ont  de  quoi  faire  de 
grands  hommes  !  Pauvre  petit  Toinou,  qui  deviendra  mauvais  sujet!  Si  je 
pouvais,  je  l'ôterais  de  chez  son  père. 

Le  20.  —  Vie  mélangée,  Marthe  et  Marie.  Après  la  messe  que  j'ai 
entendue  pour  l'anniversaire  de  notre  grand'mère,  je  me  suis  mise  à  coudre 
des  tabliers  de  cuisine,  à  raccommoder  un  pantalon  d'Erembert,  cela  entre- 
mêlé de  diverses  lectures,  histoire  et  poésie,  cette  poésie  grecque  d'André 
Chénier  dont  j'aime  le  Mendiant  et  le  Malade.  —  Les  bouquets  de  Caro- 
line! J'entends  cela  à  la  salle.  J'y  vole. 

Ils  sont  charmants,  nos  bouquets  de  la  Vierge.  Charmante  Caro  !  que  je 
la  voudrais  là  pour  l'embrasser!  Une  lettre  de  Marie,  de  Gabrielle  et  de 
M.  Périaux  en  même  temps.  Que  de  choses  pour  un  jour  du  Cayla  !  Aussi 
j'ai  le  cœur  plein,  tout  plein  de  fleurs,  d'amitiés,  de  pieuses  choses  pour  ce 
bon  curé  de  Normandie  qui  me  parle  d'une  façon  si  saintement  aimable.  Il 
me  parle  aussi  de  Lili,  et  voilà  la  mort  sur  ce  peu  de  joie  !  Me  voilà  pensant 
à  cette  pauvre  cousine,  qui  pourtant  est  au  ciel,  comme  M.  Périaux  dit 
qu'il  faut  l'espérer.  Il  le  peut  savoir,  lui  qui  la  dirigeait,  lui  qui  avait  la 
connaissance  de  ce  lis  intelligent. 

Le  21.  —  Une  grande  lettre  à  Euphrasie,  c'est  mon  premier  plaisir  de  ce 
matin  ;  maintenant,  allons  en  attendre  d'autres  dans  la  salle.  Que  peut-il 
venir  aujourd'hui?  On  ne  sait,  mais  en  espère;  l'ignorance  du  bonheur 
en  fait  le  charme  ;  c'est  si  vrai,  que  Dieu  nous  a  fait  un  mystère  du  paradis. 
Ils  ne  savent  pas  être  heureux,  ceux  qui  veulent  tout  comprendre. 

Qu'est-il  survenu?  Rien  que  le  bruit  des  fléaux  tombant  en  cadence  sur 
l'aire.  Cette  cadence,  au  chant  des  coqs  et  des  cigales,  fait  quelque  chose 
d'infiniment  rustique  que  j'aime. 

Le  22.  —  O  bonheur,  bonheur!  une  lettre  de  Raynaud  qui  décide  ton 
mariage,  qui  demande  à  papa  de  me  laisser  venir  à  ta  noce.  Je  ne  pourrai 
pas,  je  crains  bien,  jouir  de  ce  beau  jour;  mais  pourvu  qu'il  vienne,  que  je 
sache  ta  félicité,  quoique  de  loin,  je  suis  contente,  je  bénis  Dieu  de  toute 
mon  âme.  Je  n'oublierai  pas  que  c'est  le  jour  de  sainte  Madeleine  que 
cette  espérance  est  venue;  comme  elle  est  douce  après  les  amertumes 
passées!  Maurice,  cher  frère,  que  je  sens  que  je  suis  sœur  dans  ce  moment 
et  toujours!  Ceci  écrit,  mon  petit  cahier  s'en  va  dans  le  bureau  sous  ma 
table,  et  moi  à  *"  demain  matin.  Je  voudrais  bien  le  prendre,  mais  où  le 
tenir  là-bas?  —  Je  prendrai  note  au  cœur,  et  puis  nous  mettrons  ici  : 
Adieu,  au  revoir,  Maurice  et  papier.  Vous  quitter,  quel  dommage  '. 

Le  30.  —  Me  voici  après  huit  jours,  après  une  chute,  après  la  mort  qui 
m'a  tenue  et  laissée  au  vouloir  de  Dieu.  Oh!  c'est  bien  Dieu  qui  m'a 
sauvée,  qui  m'a  voulue  encore  sur  la  terre,  ici,  près  de  papa,  dans  ma 


124  JOURNAL    D'EUGÉNIE   DE   GUÉRTN 

chambrette  à  présent  pour  t'écrire  et  à  bien  d'autres,  pour  faire  je  ne  sais 
quoi  de  bon,  de  doux,  d'utile  de  ma  vie,  tout  ce  que  je  pourrai.  Je  t'ai  conté 
mon  aventure  ce  matin  dans  une  lettre.  A  présent,  je  veux  te  dire  mon 
bonheur  de  venir  enfin  à  Paris,  non  pas  à  Paris,  à  ton  mariage,  c'est  cela 
que  je  viens  voir  ;  j'ai  cela  bien  avant  dans  le  cœur. 

Quel  homme  que  Hugo!  Je  viens  d'en  lire  quelque  chose  :  il  est  divin, 
il  est  infernal,  il  est  sage,  il  est  fou,  il  est  peuple,  il  est  roi,  il  est  homme, 
femme,  peintre,  poète,  sculpteur,  il  est  tout;  il  a  tout  vu,  tout  fait,  tout 
senti  ;  il  m'étonne,  me  repousse  et  m'enchante  ;  à  peine  si  je  le  connais 
pourtant  que  dans  Cromwell,  quelques  préfaces,  Marie  Tudor  et  quelque 
peu  de  Notre-Dame.  J'irai  la  voir  cette  Notre-Dame,  à  Paris.  Que  de 
choses  à  voir  pour  moi,  au  sortir  de  mon  désert  ! 

Le  8  août.  —  Françoise,  la  sœur  de  M.  Limer,  m'est  venue  voir  dans  ma 
solitude  plus  que  solitaire,  puisque  Mimi  n'y  est  pas;  elle  est  à  Gaillac,  la 
chère  sœur.  En  attendant  son  retour,  je  suis  enchantée  que  Françoise  soit 
venue  remplir  un  peu  de  lacune;  c'était  notre  compagne  du  dimanche, 
bien  gracieuse,  bien  rieuse,  bien  gaie.  Je  l'ai  trouvée  un  peu  changée.  Le 
temps,  oh  I  le  temps  !  Il  y  a  deux  ans  qu'elle  nous  a  quittés,  depuis  elle  a 
perdu  son  frère,  qui  s'est  noyé  ;  un  cousin,  beau  et  grand  jeune  homme, 
qu'elle  a  vu  réduit  à  rien,  tout  consumé  par  la  souffrance,  qu'elle  a  veillé 
pendant  trois  mois  nuit  et  jour.  Pauvre  bonne  fille,  c'est  ce  qui  l'a  vieillie. 
A  présent,  elle  va  offrir  sa  vie  à  un  couvent,  sa  vie  éprouvée,  désembellie, 
sans  plaisir  au  monde.  C'est  ainsi  que  les  femmes  se  consolent,  heureuses, 
bien  heureuses  que  Dieu  leur  ait  fait  un  bonheur  en  lui.  Je  viens  de  lui 
écrire  une  longue  lettre  pour  son  affaire.  Voilà  comme,  en  m'occupant  pour 
les  autres  de  ces  retraites,  je  reviens  à  y  penser,  à  me  dire  qu'elles  s'en 
iront  vers  Dieu  et  moi  dans  le  monde,  comme  disait  le  petit  frère  de  saint 
Bernard  à  ses  frères  partant  pour  Cîteaux.  Déjà  bon  nombre  de  nos 
connaissances  s'en  sont  allées  de  cette  façon.  A  présent  je  vais  écrire, 
pour  ne  pas  l'oublier,  une  inspiration  de  nuit  que  j'ai  trouvée  bien  lo 
jour. 

En  entrant  dans  ma  chambrette  ce  soir  à  dix  heures,  je  suis  frappée  de 
la  blanche  lumière  de  la  lune  qui  se  lève  ronde  derrière  un  groupe  de 
chênes  aux  Méiïx  ;  la  voilà  plus  haut,  plus  haut,  toujours  plus  haut,  chaque 
fois  que  je  regarde.  Elle  va  plus  vite  dans  le  ciel  que  ma  plume  sur  ce 
papier,  mais  je  puis  la  suivre  des  yeux;  merveilleuse  faculté  de  voir,  si 
élevée,  si  étendue,  si  jouissante  !  On  jouit  du  ciel  quand  on  veut;  la  nuit 
même,  de  sur  mon  chevet,  j'aperçois,  par  la  fente  d'un  contrevent,  une 
petite  étoile  qui  s'encadre  là  vers  les  onze  heures  et  me  rayonne  assez 
longtemps  pour  que  je  m'endorme  avant  qu'elle  soit  passée;  je  l'appelle 
aussi  l'étoile  du  sommeil,  et  je  l'aime.  La  pourrai-jo  voir  à  Paris  ?  Je  pense 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   Gl'ÉRIN  125 

que  mes  nuits  et  mes  jours  seront  changés,  et  je  n'y  puis  penser  sans 
peine.  Me  tirer  d'ici,  c'est  tirer  Paule  de  sa  grotte  ;  il  faut  bien  que  ce  soit 
pour  toi  que  je  quitte  mon  désert,  toi  pour  qui  Dieu  sait  que  j'irais  au  bout 
du  monde.  Adieu  au  clair  de  lune,  au  chant  des  grillons,  au  glouglou  du 
ruisseau  ;  j'avais  de  plus  le  rossignol  naguère  ;  mais  toujours  quelque 
charme  manque  à  nos  charmes.  A  présent,  plus  rien  qu'à  Dieu,  ma  prière 
et  le  sommeil. 

Le  9.  —  Dirais-tu  ce  qui  me  fait  souffrir,  à  présent,  en  moi?  C'est  cette 
petite  reine  Jeanne  Gray,  décapitée  si  jeune,  si  douce,  si  charmante,  à  qui 
je  pense. 

Le  10.  —  Une  compagne  dans  ma  chambrette,  une  perdrix  blessée  à 
l'aile,  mais  bien  leste  encore,  bien  vive,  bien  gentille;  elle  se  coule 
comme  un  rat  dans  tous  les  coins  de  sa  prison  et  se  prive,  s'accoutume  à 
me  voir,  si  bien  qu'elle  mange  et  boit  à  mes  côtés.  Je  voudrais  la  porter  à 
Charles. 

Un  peu  de  malaise  m'a  fait  jeter  sur  ton  lit,  ce  lit  où  tu  as  couché  six 
mois  dans  la  fièvre,  où  je  t'ai  vu  si  pâle,  défait,  mourant,  d'où  le  bon  Dieu 
t'a  tiré  par  prodige.  Tout  cela  s'est  mis  avec  moi  sur  ce  lit;  j'ai  vu,  revu, 
pensé,  béni,  puis  un  petit  sommeil  et  un  rêve  où  je  me  trouvais  seule 
dans  un  désert  entre  un  serpent  et  un  lion  ;  la  frayeur  m'a  réveillée.  Jamais 
je  n'ai  vu  de  lion  que  celui-là,  mais  c'en  était  bien  un.  Comment  nous 
arrangeons-nous  pour  créer  ainsi  en  dormant,  nous  qui  ne  pouvons  pro- 
duire un  atome?  Est-ce  un  reflet  de  la  puissance  divine  qui  passe  alors  en 
notre  âme  ?  Je  me  couche  après  une  lettre  écrite  et  deux  reçues  de  Louise, 
ma  pauvre  Louise,  si  aimante,  si  aimable,  si  triste  depuis  la  mort  de  son 
père  :  «  Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  se  consolent  bientôt,  me  dit-elle,  plus 
je  pleure  et  plus  je  veux  pleurer;  mais  je  vous  mêle  à  mes  larmes.  » 
Chère  Louise!  Mimi  m'écrit  aussi  de  Gaillac  qu'elle  a  vu  le  tableau,  que 
l'enfant  Jésus  est  bien,  très  bien  ;  on  trouve  à  la  Vierge  les  yeux  curieux 
et  le  coloris  trop  vif;  on  n'observe  pas  que  c'est  fait  pour  un  lieu  élevé  et 
sombre. 

Le  12.  —  Oh  !  la  Vierge,  la  Vierge  !  Elle  est  dans  la  salle,  exposée  sur  le 
buffet  ;  toute  la  maison  !à  :  Jean,  Jeannot,  Paul,  le  berger  et  autres  adora- 
teurs, comme  ceux  de  Bethléem.  Aussi,  l'enfant  Jésus  leur  sourit,  divine- 
ment appuyé  sur  le  cou  de  sa  mère.  Oh  !  il  est  beau,  ce  petit  Jésus,  délicat, 
gracieux,  céleste  ;  je  me  charme  à  le  regarder,  tantôt  de  près,  tantôt  de 
loin,  sous  tous  les  points,  sous  tous  les  jours.  Je  ne  crois  pas  que  ce  doive 
être  exposé  au  clair  d'un  salon  ;  ces  saintes  figures  sont  faites  pour  le  jour 
mvstérieux  d'une  église. 

Le  13.  —Joie  sur  joie;  une  autre  leMie  de  Caroline  :  encore  des  ten- 
dresses, des  amitiés  sans  fin  à  papa,  à  Eran,  à  Mimi,  à  tous  ;  une  caisse  do 


126  JOURNAL  D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

choses  pour  nous.  Bonne,  bonne,  bonne  sœur,  que  Dieu  lui  rende  en  béné- 
dictions tout  ce  qu'elle  fait  pour  nous,  tout  ce  que  je  me  sens  au  cœur  pour 
elle!  Mon  ami,  comme  je  l'aimerai,  cette  charmante  sœur,  comme  je 
l'aime  !  que  je  voudrais  la  tenir  dans  mes  bras  ! 

Le  14.  —  Rien  qu'un  mot,  parce  que  je  suis  fatiguée,  qu'il  me  faut 
dormir,  que  je  ne  dormirais  pas  si  j'écrivais;  et  puis,  corps  et  âme,  tout 
est  brisé.  Des  lettres  de  Caroline,  de  Louise,  d'Irène,  de  Mimi.  Le  cœur 
plein.  Bonsoir. 

Le  15.  —  J'ai  cru  mourir  cette  nuit  :  un  affaissement,  un  engourdisse- 
ment, une  palpitation  de  cœur  sur  le  premier  sommeil.  Je  me  suis  secouée, 
j'ai  couru  à  la  fenêtre,  à  l'air,  à  la  fraîche  nuit  qui  m'a  remise.  Cela  m'a 
valu  de  jouir  un  moment  du  beau  ciel,  de  ces  belles  étoiles  que  j'ai  été  au 
moment  d'aller  voir  là-haut;  puis  je  suis  rentrée  dans  mon  lit  avec  de 
sérieuses  pensées  de  mort,  cette  mort  qui  vient  on  ne  sait  à  quelle  heure. 
Tenons-nous  prêts. 

Le  16.  —  La  jolie  bénédiction  que...  (Sans  encre  !) 

Le  17.  —  De  l'encre,  enfin  !  je  puis  écrire;  de  l'encre!  bonheur  et  vie. 
J'étais  morte  depuis  trois  jours  que  la  circulation  de  ce  sang  me  manquait, 
morte  pour  mon  cahier,  pour  toi,  pour  l'intime.  Mon  ami,  j'ai  le  cœur 
plein  de  toi,  de  Caro,  de  votre  bonheur,  de  cette  caisse,  de  ces  robes,  de 
ces  capotes  à  fleurs,  de  ces  gants  blancs,  de  ces  petits  souliers,  de  ces  bas 
à  jour,  de  cette  robe  de  dessous  toute  brodée.  Oh  !  tout  ça,  je  le  vois,  je  le 
touche,  je  le  porte,  je  m'en  habille  le  cœur  cent  fois  depuis  une  heure  que 
c'est  arrivé.  Oh!  bonne,  bonne  et  charmante  sœur!  que  l'Inde  avait  là  un 
beau  trésor  que  Dieu  te  donne!  quelle  bonté  d'âme,  quel  plaisir  de  faire 
plaisir  !  Jamais  cadeau  de  noce  ne  fut  donné  avec  plus  de  joie  ni  reçu  avec 
plus  de  reconnaissance  ;  elle  me  déborde  et  je  ne  puis  en  parler  ;  ce  sont 
choses  que  Dieu  voit  et  sait.  Je  lui  demande,  à  l'auteur  de  tout  bien,  tous 
les  biens,  le  bonheur  éternel  pour  elle.  Je  vais  me  trouver  bien  heureuse 
dans  mes  parures,  quoique  les  parures  ne  fassent  pas  mon  bonheur;  mais 
dans  celles-ci  il  y  a  quelque  chose  de  plus  doux,  de  plus  beau  que  l'appa- 
rence, quelque  chose  de  plus  que  pour  la  vanité,  c'est  le  cadeau  de  ta  fian- 
cée, c'est  une  robe  de  sœur  qu'elle  me  donne.  Je  lui  ai  écrit  dès  avoir  vu, 
sans  plus  tarder.  J'ai  le  cœur  pressé  pour  elle  ;  je  veux  qu'elle  sache  tout 
de  suite  le  plaisir  qu'elle  m'a  fait  et  fait  à  tous  avec  ses  fleurs  d'autel,  sa 
nappe,  sa  Vierge,  ses  robes  et  tant  de  belles  et  gracieuses  choses.  Que  je 
l'aime!  que  Dieu  la  bénisse,  Dieu  qui  ne  laisse  pas  un  peu  d'eau  donnée 
sans  récompense  ! 

Voilà  ce  qui  nous  est  venu  de  Gaillac  avec  l'encre,  une  lettre  de  Mimi, 
du  poivre  et  de  l'huile,  c'est  te  dire  tout.  J'ajoute  encore  qu'Eran  a  tué  un 
lièvre  et  une  perdrix  et  m'a  rapporté  deux  cailles  vivantes  et  souffrantes. 


JOURNAL   D  EUGÉN'IE    DE   GUÉRIS  127 

Le  souffrant  est  pour  moi  et  l'a  toujours  été.  Etant  enfant,  je  m'emparais  de 
tous  les  poulets  boiteux  ;  faire  du  bien,  soulager  est  une  jouissance  intime, 
la  moelle  du  cœur  d'une  femme. 

Je  finis  par  où  j'ai  commencé,  par  cette  bénédiction  des  bestiaux  le  jour 
3e  saint  Roch,  cérémonie  si  religieuse,  si  grande  à  qui  sait  y  voir  Dieu, 
entourant  l'homme  de  tant  de  créatures  bénites  pour  son  service  ;  vraie 
image  de  la  création  que  ce  rassemblement  de  bestiaux  :  tout,  jusqu'au 
cochon.  Je  pensais  à  Bijou  que  j'aurais  bien  fait  bénir. 

[Sans  date].  —  Hier  dimanche,  passé  la  journée  à  l'église  ou  dans  les 
chemins,  et,  chemin  faisant,  je  pensais  au  solitaire  et  à  l'ange  comptant 
ses  pas,  histoire  qui  m'est  demeurée  des  lectures  de  mon  enfance  et  qui 
me  revient  dans  mes  promeners  solitaires.  Dans  la  Garenne-au-Puiis,  à 
Sept-Fonts,  où  nous  avons  été  ensemble,  je  me  retrouve  ce  compagnon 
céleste. 

Le  20.  —  Mimi,  Lucie,  Amélie,  sa  cousine,  Fontenilles,  tout  ce  monde 
entrant  à  la  fois  dans  la  salle,  me  tire  d'ici.  Il  faut  aller  à  la  cuisine,  au 
salon,  à  de  petits  poulets  naissants  qui  m'occupent;  voilà  plus  qu'il  n'en 
faut  pour  m'empêcher  d'écrire.  J'enferme  mon  cahier  dans  le  placard. 

A  dix  heures  du  soir.  —  C'est  trop  joli  ce  que  je  vois  pour  ne  pas  te  le 
dire  :  nos  demoiselles,  là-bas,  le  long  du  ruisseau,  chantant,  riant,  se 
montrant  çà  et  là  sous  des  touffes  d'arbres  comme  des  nymphes  de  nuit,  à 
la  clarté  d'un  feu  d'allumettes  que  fait  Jeannot,  leur  fanal  courant  :  c'est  la 
pêche  aux  écrevisses,  plaisir  qu'Erembert  a  voulu  donner  à  ces  jeunes 
filles  que  tout  amuse.  J'ai  mieux  aimé  être  ici  à  les  voir  faire  et  te  le  dire. 
Je  les  entends  rire  et  toujours  rire  ;  cet  âge  est  une  joie  permanente.  Pour 
moi,  j'ai  besoin  de  repos,  de  me  coucher  au  lieu  d'errer  sur  le  frais  gazon 
d'un  ruisseau.  Adieu,  Maurice  ;  nous  avons  bien  parlé  de  toi  en  montrant 
les  cadeaux  de  noce.  Je  ne  voudrais  pas  te  quitter,  mais  de  force.  Il  y 
aurait  de  quoi  passer  la  nuit  ici  à  décrire  ce  qui  se  voit,  s'entend,  dans  ma 
délicieuse  chambrette,  ce  qui  vient  m'y  visiter,  de  petits  insectes,  noirs 
comme  la  nuit,  de  petits  papillons  mouchetés,  tailladés,  volant  comme  des 
fous  autour  de  ma  lampe.  En  voilà  un  qui  brûle,  en  voilà  un  qui  part,  en 
voilà  un  qui  vient,  qui  revient,  et  sur  la  table  quelque  chose  comme  un 
grain  de  poussière  qui  marche.  Que  d'habitants  dans  ce  peu  d'espace  !  Un 
mot,  un  regard  à  chacun,  une  question  sur  leur  famille,  leur  vie,  leur  con- 
trée, nous  mènerait  à  l'infini;  il  vaut  mieux  faire  ma  prière  ici  devant  ma 
fenêtre,  devant  l'infinité  du  ciel. 

Le  22.  —  Mmc  et  M.  de  Faramond,  une  lettre  de  Louise,  hier  une  d'Antoi- 
nette, plaisir  et  bonheur.  Demain,  je  pars  avec  ces  demoiselles.  Adieu, 
cahier;  maisjele  prendrai  peut-être  pour  me  trouver  avec  toi. 

Le  25.  —  Oh  !  les  vieux  châteaux,  avec  leurs  grandes  salles,  leurs  meu- 


123  JOURNAL    D'EUGÉNIE   DR    GUÉRIN 

bles  antiques,  leurs  larges  fenêtres  d'où  l'on  voit  tout  le  ciel,  les  portraits 
de  belles  dames  et  de  grands  seigneurs,  cela  fait  je  ne  sais  quel  plaisir  à 
voir,  à  s'y  voir  errant  de  chambre  en  chambre.  Oh  !  j'aime  les  vieux  châ- 
teaux, et  je  me  complais  depuis  un  jour  dans  cette  jouissance.  C'est  de 
Mon  tels  que  je  t'écris,  dans  une  chambre  écartée  où  j'ai,  par  bonheur, 
trouvé  de  l'encre  ;  j'avais  oublié  d'en  prendre,  et  c'était  grande  privation 
de  ne  pouvoir  rien  tracer  de  tout  ce  qui  se  peint  en  moi  dans  cette  demeure 
de  mon  goût.  Je  m'y  plairais  toujours  d'autant  qu'à  chaque  endroit  ce  sont 
des  souvenirs  d'enfance,  et  tu  sais  comme  ce  passé  fait  plaisir.  J'avais 
neuf  ans  quand  je  vins  à  Montels.  En  arrivant,  j'ai  reconnu  l'église  sous 
son  grand  ormeau  où  j'allais  sauter  à  l'ombre,  puis  la  grande  cour  et  puis 
la  petite  avec  son  puits,  la  porte  à  vitres  du  salon,  et,  dans  ce  salon,  les 
grandes  belles  dames  que  j'aimais  tant  à  voir;  une  à  côté  d'un  capucin  en 
méditation  qui  fait  contraste,  chose  que  je  n'avais  pas  tant  remarquée  qu'à 
présent.  Dans  l'enfance,  les  effets  de  réflexion  touchent  peu.  Nous  sor- 
tons, nous  courons,  nous  errons  deçà,  delà,  dans  les  bois,  les  allées  de 
marronniers  superbes,  dans  des  prairies  immenses.  Charmante  vie  de 
campagne  si  nous  étions  moins  seules;  nous  sommes  ici  Mme  de  Paulo,  sa 
fille,  Louise  deThézac  et  moi;  le  petit  Henri  par-dessus  pour  nous  divertir. 
Un  enfant  fait  au  moins  du  bruit,  et  le  dedans  des  vieux  châteaux  en  a 
besoin,  sans  quoi  les  peurs,  les  revenants,  les  sorciers.  11  y  a  plus  d'une 
légende  dans  ce  genre  sur  ce  château.  Jadis,  certaine  religieuse... 

On  me  prit  l'encrier,  ce  qui  m'a  faît  manquer  mon  histoire  d'apparition; 
mais  voici  une  légende  qui  la  vaut  bien  : 

LA  BALLADE  DES  MONTAGNARDS 

Chères  sœurs,  un  De  prof  midis  : 
La  cloche  sonne  pour  ma  mie; 
Elle  a  quitte  sans  moi  la  vie, 
Pour  s'envoler  au  paradis. 
Le  paradis  vaut  bien  la  terre 
Où  l'on  n'éprouve  que  chagrin  : 
Cloche,  sonne  pour  ma  bergère, 
Tu  sonneras  pour  moi  demain. 

J'ai  vu  rouler  le  météore  ; 
Ma  pastourelle,  était-ce  toi  ? 
Serais-tu  condamnée  encore 
A  souffrir  à  cause  de  moi? 
J'ai  vu  le  soir  sur  la  fougère 
Danser,  aux  tremblantes  clartés 
De  la  céleste  messagère, 
La  plus  légère  des  beautés. 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE  G'JÉRIN  129 

I  .  j'ai  cru  te  reconnu 

Hél  te  heure  peut-être 

Tu  payais  d'un  affreux  tourment 

I I  h  jouissances  d'un  moment  ! 
Cloche,  sonne  pour  ma  bergère, 
Du  ciel  ouvre-lui  le  chemin  : 
Appelle,  appelle  à  la  prière 
Tous  ceux  à  qui  Lise  fut  chère, 
Et  pour  terminer  ma  mi 
Cloche,  sonne  pour  moi  demain 

Si  malgré  ma  douleur  amère, 
Lise,  je  ne  te  suivis  pas, 
C'est  que  tu  n'avais  pas  de  mère 
Pour  prier  après  ton  trépas; 
Mais  aussitôt  que  de  la  terre 
Ton  ;irae  aura  pris  son  essor, 
A  l'instant  où  le  grand  saint  Pierre 
T'ouvrira  son  royaume  d'^r, 
Venez,  venez  à  la  prière, 
Redira  la  cloche  au  passant. 
Vous  priiez  hier  pour  la  bergère, 
Aujourd'hui  priez  pour  l'amant. 

Il  disait,  et  l'heure  dernière 
Vint  le  guérir  de  son  chagrin, 
Et  j'entendis  sa  pauvre  mère 
Dire  à  son  tour  dans  sa  misère  : 
Cloche,  sonne  pour  moi  demain. 

Charles,  Charles  arrivant  de  Paris  !  Tout  le  monde  court.  Je  vais  savoir 
de  tes  nouvelles.  Point  de  lettre,  tu  es  bien  méchant  de  ne  pas  m'écrire,  à 
moi  qui  t'écris  de  partout. 

Le  30.  —  Des  nouvelles,  des  lettres  :  Mimi.  papa  qui  m'écrivent,  mon 
amie  de  Maistre  ;  Etienne  portant  tout  cela  et  m'emmenant  ce  soir  à 
Rayssac.  La  chère  Louise  sera  étonnée  et  heureuse  de  me  voir. 

Le  4  septembre.  —  A  Rayssac  depuis  quatre  jours,  dans  tout  le  charme 
de  l'amitié  et  des  montagnes.  Causer  avec  Louise,  nous  promener  deçà, 
delà,  m'ont  si  bien  pris  tous  mes  moments  que  je  n'ai  pas  écrit  pou: 
J'ai  répondu  seulement  à  Marie,  cette  autre  amie  qui  nie  fait  voir  un  autre 
Rayssac  aux  Coques.  Je  trouve  bien  des  rapports  entre  Louise  et  Marie  : 
même  caractère  ardent  et  élevé,  même  dévouement,  même  grande  et  haute 
intelligence,  même  affection  pour  moi.  Etre  aimée  d'elles,  oh!  d'où  me 
vient  ce  bonheur? 

Une  course,  un  pèlerinage,  mi-chevauchant,  mi-à  pic  :  de 

9 


I30  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   Gt'ÉRTN 

Jannes,  petite  église  cachée  sous  des  monts  comme  une  cellule  au  Liban. 
Nous  y  avons  trouvé  une  jolie  statue  de  la  Vierge  et  un  tableau  de  saint 
Jean  plein  d'expression  et  de  naturel.  Il  n'est  pas  commun  d'en  trouver 
d'un  si  beau  travail  dans  les  campagnes.  Ici  les  maisons  sont  pauvres  et 
les  églises  riches;  la  foi  fait  comprendre  à  ces  populations  éminemment 
croyantes  que  mieux  valait  orner  la  maison  de  Dieu  que  celle  de  l'homme, 
la  demeure  éternelle  que  la  demeure  d'un  jour.  Dans  ces  monts  et  vallées 
où  l'imagination  se  plaît  tant,  j'ai  rencontré  aussi  des  souvenirs  de  cœur, 
des  chemins  où  tu  as  passé  il  y  a  trois  ou  quatre  ans.  Que  de  pas  faits 
depuis  ! 

[Le  5].  —  N'écrivez  pas  la  nuit  si  vous  voulez  qu'on  vous  lise.  Je  m'aper- 
çois ce  matin  de  mon  griffonnage  d'hier  soir,  mais  entre  nous  tout  passe. 
Tu  me  passeras  cette  mauvaise  écriture  comme  je  te  passe  de  ne  pas 
m'écrire,  bien  pire  chose  à  mon  avis.  En  lisant  une  France  pittoresque, 
j'ai  trouvé  quelle  Nivernais  était  habité  du  temps  de  César  par  les  Vadi- 
casses  et  les  Roji,  que  les  habitants  de  la  Nièvre  sont  hospitaliers,  que, 
parmi  les  antiques,  on  a  remarqué  une  statue  de  reine  au  pied  d'oie  et,  dans 
une  carrière  de  marbre,  à  Clamecy,  une  main  de  femme  dont  les  os  étaient 
convertis  en  turquoises.  Puis  le  poète  Adam  Billaut,  de  Nevers.  Me  voilà 
campée  sur  le  pays  de  Marie,  je  pourrai  lui  en  parler  la  première.  C'est 
pour  cela  que  j'ai  pris  ces  notes.  Toujours  quelque  intérêt  de  cœur  dans  ce 
qu'on  fait  et  dit. 

Sans  Louise  qui  me  tombe  sur  cette  feuille  comme  un  papillon  sur  la 
fleur,  j'aurais  continué  d'écrire  je  ne  sais  quoi,  mais  qui  n'aurait  pas  valu 
pour  moi  ce  que  nous  avons  dit  avec  mon  amie,  ces  choses  intimes,  à  voix 
basse,  du  cœur  au  cœur,  d'un  si  grand  prix  d'amitié.  C'est  à  toi  maintenant 
que  je  pense,  à  toi  malade,  pâle,  mourant,  dévoré  de  fièvre  et  guéri,  res- 
suscité à  pareil  jour,  8  septembre,  comme  par  miracle,  vrai  miracle  de 
guérison  dont  je  vais  rebénir  l'anniversaire  à  l'église. 

Une  chose  à  faire  pitié,  une  pauvre  folle  venue  comme  un  tourbillon  à 
l'église,  se  précipitant  à  genoux  devant  le  tabernacle  où  elle  a  chanté  un 
cantique  à  l'Eucharistie.  C'était  touchant  cette  sainte  folie,  cette  exaltation 
délirante  pour  Dieu,  seul  amour  de  la  pauvre  folle.  Au  moins  elle  sera 
contente  un  jour,  quand  la  raison  lui  reviendra  au  ciel  et  lui  fera  voir  qjie 
le  comble  de  la  sagesse  sera  d'aimer  ce  qu'elle  aimait  follement.  Tant 
d'autres  insensés  ne  seront  pas  si  heureux.  Ceci  mènerait  loin,  il  me  faut 
aller  faire  connaissance  avec  M"10  de  Bayne  et  sa  suite,  qui  arrivent  de 
Toulouse. 

C'est  une  douce  et  bonne  petite  femme,  mais  silencieuse  et  timide,  fai- 
sant deviner  les  qualités  de  son  cœur  et  de  son  esprit,  et  des  talents  agréa- 
bles. Elle  peint,  dessine,  fait  de  la  musique,  brode  beaucoup  et  charme 


JOURNAL   D'EUGÉMtl!  DR  GUÉRIH  131 

ainsi  la  rusticité  des  montagnes,  séjour  nouveau  pour  elle  et  un  peu  étrange 
du  monde  au  désert,  si  elle  n'avait  de  quoi  en  adoucir  le  brusque  passage. 
Ce  sont  du  moins  les  réflexions  qui  me  viennent  sur  la  position  de  cette 
jeune  femme,  venant  presque  de  la  cour,  car  elle  arrive  d'Autriche,  près 
des  princes  que  M.  de  Montbel  ne  quitte  plus.  Ce  contraste  du  passé  et  du 
présent  m'a  frappée. 

Louise  me  dit  qu'où  les  autres  ne  voient  rien  je  trouve  beaucoup  à  dire. 
«  Tenez,  me  disait-elle,  vous  diriez  cent  choses  sur  cela.  »  C'était  un  loquet 
de  porte  qu'elle  tirait  en  s'en  allant.  Assurément,  on  aurait  de  quoi  dire  et 
penser  sur  ce  morceau  de  fer  que  tant  de  mains  ont  touché,  qui  s'est  levé 
sous  tant  d'émotions  diverses,  sous  tant  de  regards,  sous  tant  d'hommes, 
de  jours,  d'années.  Oh  !  l'histoire  d'un  loquet  serait  longue  ! 

Je  pars  demain.  Pauvre  Louise,  que  de  r^rets  à  présent  !  La  fin  de  tout, 
c'est  la  peine.  C'était  toute  joie  il  y  a  huit  jours.  Toute  joie,  non,  car  une 
pensée  de  deuil  s'y  mêlait;  à  chaque  instant  nous  pensions  à  son  pauvre 
père,  nous  en  parlions  ;  j'ai  bien  trouvé  qu'il  manquait  à  Rayssac,  ce  bon 
M.  de  Bayne,  causeur,  bon  et  doux.  Je  me  suis  approchée  de  cette  maison 
comme  d'un  cimetière,  avec  tristesse  et  regret.  Puis  du  monde,  des  pro- 
menades, des  causeries  ont  fait  distraction.  Les  teintes  de  l'âme  sont  chan- 
geantes et  s'effacent  l'une  sous  l'autre  comme  celles  du  ciel. 

Le  12.  —  A  sept  heures,  je  l'ai  embrassée  et  laissée  tout  en  larmes  dans 
son  lit.  Que  d'amitié  dans  cet  adieu,  ce  serrement  de  main,  ce  revcne\,  ce 
plus  rien  de  la  voix  que  font  les  larmes  !  Pauvre  et  chère  Louise,  j'ai  eu  le 
courage  de  la  quitter,  de  ne  pas  pleurer  du  tout.  Je  ne  conçois  rien  a  moi- 
même,  ce  moi  qui  ne  me  paraît  pas  trop  dur  ne  s'attendrit  pas  dans  ces 
occasions.  Mais  qu'importe?  j'aime  autant  qu'une  autre;  autant  vaut  ce 
qui  vient  du  cœur  que  ce  qui  sort  des  paupières.  Mais  cette  tendre  Louise 
aime  et  pleure.  C'est  qu'elle  me  regrettait  fort,  parce  qu'elle  a  besoin  d'une 
amie,  qu'elle  me  contait  ses  peines,  son  avenir,  ses  projets,  peut-être  ses 
illusions.  Toujours  les  femmes  en  ont  quelqu'une. 

[Sans  date.]  — Visites,  bruit  de  chasse  au  Cayla,  et  nous  travaillant  avec 
Euphrasie  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre  de  la  salle.  J'aime  fort  cet  à-part 
et  d'entendre  causer  plus  loin,  et  de  dire  un  mot  de  temps  en  temps  qui 
vous  lie  à  la  causerie.  Je  suis  si  occupée  à  mon  petit  trousseau  de  voyage, 
qu'il  n'y  a  pas  moyen  d'écrire  ni  de  lire.  Mais  aussi  je  viens  à  Paris  dans 
quinze  jours  ! 

Le  19.  —  Il  est  venu  aujourd'hui  au  Cayla  une  jeune  enfant  bien  intéres- 
sante, remplie  de  grâces,  de  souvenirs  et  de  malheurs,  la  plus  jeune  fille  de 
notre  cousin  de  L'Ile-de-France.  Je  ne  puis  la  voir  sans  une  émotion  pro- 
fonde,  tant  elle  remue  en  moi  d'affections  et  de  regrets.  Je  pense  à  son 
pauvre  père  si  aimable,  si  distingué,  qui  m'aimait  tant,  me  dit  sa  fille. 


132  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

Pauvre  chère  petite,  qu'elle  est  gentille  avec  sa  vivacité,  son  esprit,  ses 
grâces  de  quatorze  ans  et  quelque  chose  d'étranger  dans  la  figure  et  l'accent 
qui  ajoute  un  charme  à  ses  charmes  !  Son  petit  frère  est  aussi  bien  gentil 
et  tout  content  dans  son  collège.  Il  n'a  que  neuf  ans  et  sent  le  prix  de  l'édu- 
cation. Tous  deux  sont  ignorants  comme  des  créoles  :  «  Là-bas,  disent-ils, 
nous  ne  faisions  que  jouer,  mais  en  France  il  faut  savoir  bien  des  choses, 
autrement  on  se  moquerait  de  nous.  »  Mon  cousin,  tant  qu'il  a  vécu,  les 
envoyait  aux  écoles  ;  depuis  sa  mort,  sa  femme  les  a  retirés,  faute  de  fonds 
sans  doute.  Mais  voilà  qu'ils  trouvent  tout  ce  qu'il  leur  faut  en  France, 
chez  leurs  parents  de  Lagardelle  et  les  frères  de  leur  père.  Ainsi  la  Provi- 
dence vient  au  secours  d'un  chacun. 

Oh!  j'en  suis  bien  la  preuve  encore,  moi  qui  vais  pouvoir  faire  ce 
voyage,  ce  beau  voyage  de  Paris.  Je  t'ai  dit  comment.  Aurions-nous  cru, 
l'an  dernier,  en  venir  là?  Dieu  soit  béni!  bien  béni!  Papa  vient  d'aller  à 
Andillac  faire  viser  mon  passe-port  au  maire.  Signe  que  nous  allons  nous 
voir.  Ecrire  à  Marie  de  Gaillac,  à  Marie  des  Coques,  ici  un  peu,  causer  et 
nous  promener  avec  Félicie,  c'est  ma  journée.  Adieu  ;  il  y  en  a  eu  de  plus 
malheureuses.  A  pareille  époque,  l'an  dernier,  nous  t'avions  si  malade. 

Le  24.  —  Point  d'écriture  ni  de  retrait  ici  depuis  plusieurs  jours;  du 
monde,  du  monde,  tout  le  pays  à  recevoir.  Nous  étions  douze  à  table 
aujourd'hui,  demain  nous  serons  quinze,  visites  d'automne,  de  dames  et 
de  chasseurs,  quelques  curés  parmi  comme  pour  bénir  la  foule  :  la  vie  de 
château  du  bon  vieux  temps.  Ce  serait  assez  joli  sans  le  tracas  du  ménage 
qu'il  faut  l'aire.  Ah!  j'ai  eu  aussi  la  visite  attendue  du  paladin  de  Rayssac, 
qui  est  venu  en  messager  extraordinaire  m'apporter  une  lettre  et  des  nou- 
velles de  bonheur,  un  commencement  d'espérance,  l'assentiment  de  quel- 
qu'un de  très  influent  dans  cette  affaire.  Cela  m'a  fait  bien  plaisir  pour  mon 
amie  et  pour  lui.  Je  ne  sais  lequel  m'intéresse  le  plus,  tous  deux  aimables, 
d'un  caractère  élevé,  d'un  bon  et  noble  cœur,  et  s'unissanten  moi  parleur 
confiance.  Oh!  s'il  n'était  pas  si  tard,  que  je  dirais  de  choses  sur  ces  deux 
jours  de  mystérieuse  visite,  de  promenades,  de  mots  semés  dans  les  bois, 
sour  les  feuilles  des  vignes  ! 

Le  28.  —  Rien,  rien  depuis  ce  jour,  pas  mot  d'écriture  ni  moyen  de  dire 
ce  qui  s'est  fait,  vu  et  dit,  au  Cayla  et  en  moi.  Que  de  personnes  et  de 
choses,  de  visites,  de  rires,  de  jeux,  d'adieux,  de  bon  voyage  souhaité  à 
moi  qui  vais  partir  '.  Un  jour  douze  à  table,  le  lendemain  quinze,  il  venait 
du  monde  deçà,  delà.  On  aurait  dit  qu'on  s'était  entendu  de  tous  côtés  pour 
s'abattre  en  nombreuse  volée  au  Cayla.  Grande  compagnie  dans  la  grande 
salle;  c'était  en  harmonie,  et  folle  joie  venait  de  tant  de  jeunesse.  Sept 
demoiselles  et  autant  de  chasseurs,  moitié  à  cheval,  moitié  à  pied.  Bon 
nombre  des  convives  sont  partis  le  soir,  emmenant  la  jeune  créole,  celle 


JOURNAL   D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIS  I33 

que  je  voyais  s'en  aller  avec  le  plus  de  peine.  Je  l'aime  et  ne  sais  quand  je 
la  reverrai.  Le  messager  des  montagnes  nous  avait  quittés  le  matin,  me 
promettant  pour  moyen  de  correspondance  une  lettre  de  sa  sœur  dans 
laquelle  il  mettrait  un  signe,  s'il  espérait  bonheur  de  ses  parents,  sinon 
rien.  Le  rien  me  fait  peur. 

Ce  soir.  — J'arrive  des  Cabanes;  Erembert,  de  Gaillac,  m'apportant  la 
lettre  attendue.  Point  de  signe.  Pauvre  jeune  homme!  pauvre  amie!  ils 
vont  être  bien  malheureux.  Caroline  et  toi,  nous  avez  écrit  aussi  ;  c'est  bien 
de  quoi  occuper  cœur  et  plume,  mais  je  n'ai  pas  un  moment  à  moi.  11  y  a 
une  douce  joie  pour  moi  de  toi  dans  ta  lettre  à  papa.  Oh  !  Dieu  finit  tou- 
jours par  nous  exaucer.  Chère  chambrette  !  il  faut  te  quitter  pour  ce  soir 
et  bientôt  pour  longtemps. 

Le  29.  —  Adieu  ma  chambrette,  adieu  mon  Cayla,  adieu  mon  cahier, 
quoique  je  le  prenne  avec  moi,  mais  il  voyagera  dans  ma  malle. 

Je  reviens  d'une  messe  de  bon  voyage  que  le  bon  pasteur  m'a  dite.  J'ai 
reçu  tous  les  adieux  et  serrements  de  mains  d'Andillac  (1). 

(1)  Ce  septième  cahier  s'arrête  le  29  septembre  1838,  au  moment  où  M"0  E.  de  Guérin  quit- 
tait le  Cayla  pour  aller  assister  au  mariage  de  son  frère  Maurice.  Le  huitième,  imprimé  déjà 
par  nous  (Rcliquicr,  Caen,  1855V  fut  commencé  a  Nevers  le  10  avril  1839.  On  verra  plus  loin 
que,  dans  l'intervalle,  pour  complaire  à  Maurice,  M1  E.  de  Guérin  avait  tenu  aussi  le  journal 
des  cinq  mois  qu'ils  passèrent  ensemble  a  Paris;  mais  ce  cahier,  ainsi  que  le  premier  de  la 
série,  a  échappé  à  nos  recherches. 


Promenade  dans  le  jardin  (page  137). 

Huitième  cahier*—  ÎO  avril-25  mai   1839 

Vous  m'êtes  témoin,  Seigneur,  que  je  ne 
trouve  nulle  part  de  consolation,  de  repos 
en  nulle  créature. 

L'Imitation. 

10  avril  1839,  à  Nevers. 


uit  jours,  huit  mois,  huit  ans,  huit  siècles,  je  ne  sais  quoi  de 
long,  de  sans  fin  dans  l'ennui,  depuis  que  je  t'ai  quitté,  mon 
ami,  mon  pauvre  malade  !  Est-il  bien?  est-il  mieux?  est-il  mal? 
Questions  de  toujours  et  de  toujours  sans  réponse  Ignorance 
pénible,  difficile  à  porter,  ignorance  du  cœur,  la  seule  qui  fait  souffrir  ou 
qui  fait  souffrir  davantage.  Il  fait  beau,  on  sent  partout  le  soleil  et  un  air 
de  fleurs  qui  te  feront  du  bien.  Le  printemps,  la  chaleur  vont  te  guérir 
mieux  que  tous  les  remèdes.  Je  te  dis  ceci  en  espérance,  seule  dans  une 
chambre  d'ermite,  avec  chaise,  croix  et  petite  table  sous  petite  fenêtre  où 
j'écris.  De  temps  en  temps,  je  vois  le  ciel  et  entends  les  cloches  et  quel- 
ques passants  des  rues  de  Nevers,  la  triste.  Est-ce  Paris  qui  me  gâte,  me 
rapetisse,  m'assombrit  tout?  Jamais  ville  plus  déserte,  plus  noire,  plus 
ennuyeuse,   malgré    les  charmes  qui  l'habitent ,  Marie  et  son  aimable 

»34 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  1 35 

famille.  Il  n*est  point  de  chai  nie  contre  certaine  influence.  O  l'ennui  !  la 
plus  maligne,  la  plus  tenace,  la  plus  emmaisonnée,  qui  rentre  par  une  porte 
quand  on  l'a  chassée  par  l'autre,  qui  donne  tant  d'exercice  pour  ne  pas  la 
laisser  maîtresse  du  logis.  J'ai  de  tout  essayé,  jusqu'à  tirer  ma  quenouille 
du  fond  de  son  étui  où  je  l'avais  depuis  mon  départ  du  Cayla.  Cela  m'a 
rappelé  l'histoire  de  ce  berger  qui,  parvenu  à  la  cour,  y  conservait  le 
coffre  où  était  sa  houlette,  et  l'ouvrait  quelquefois  pour  trouver  du  plaisir. 
J'ai  aussi  trouvé  du  plaisir  à  revoir  ma  quenouille  et  à  filer  un  peu.  Mais 
^e  filais  tant  d'autres  choses  !  Voyage  enfin  aux  îles  Pelew,  ouvrage  aussi 
intéressant  que  des  étoupes.  Je  n'en  ai  pu  rien  tirer  en  contre-ennui.  Qu'il 
demeure,  cet  inexorable  ennui,  ce  fond  de  la  vie  humaine.  Supporter  et 
se  supporter,  c'est  la  plus  sage  des  choses. 

Une  lettre,  enfin  !  Une  lettre  où  tu  es  mieux,  une  lettre  de  ton  ami  qui 
t'a  vu,  qui  t'a  parlé,  qui  t'a  trouvé  presque  en  gaîté.  O  rcs  mirabilis  !  de 
la  gaîté!  pourvu  que  ce  ne  soit  pas  factice,  que  tu  ne  veuilles  pas  nous 
tromper!  Les  malades  jouent  de  ces  tours  quelquefois.  Pourquoi  ne  pas 
croire  aussi?  Le  doute  ne  vaut  rien  pour  rien.  Ce  qui  me  fait  tant  estimer 
ton  ami,  c'est  que  je  n'en  doute  pas,  que  je  le  crois  immuable  en  amitié  et 
en  parole,  un  homme  de  vérité.  Ce  qui  me  fait  aimer  et  vouloir  ses  lettres 
encore,  c'est  qu'il  est  le  plus  près  de  toi  par  l'intelligence  et  le  cœur,  et 
que  je  te  vois  en  lui. 

Le  14.  —  Lettre  de  toi,  de  notre  ami,  le  général,  l'aimable  et  gracieux 
visiteur,  qui  m'écrit  ses  regrets  d'être  venu  trop  tard  me  faire  ses  adieux. 
J'étais  partie  l'instant  d'avant.  J'avais  perdu  de  le  voir,  hélas!  et  tant 
d'autres  choses.  Ce  départ,  cette  séparation  si  imprévue,  si  douloureuse 
par  tant  d'endroits,  me  fait  comme  un  martyre  au  cœur,  à  l'esprit,  aux 
yeux  qui  se  tournent  toujours  vers  Paris.  Mais  ta  lettre  m'a  fait  du  bien  ; 
c'est  toi  que  j'entends  encore,  c'est  de  toi  que  j'entends  que  tu  dors  un  peu, 
que  l'appétit  va  se  réveillant,  que  ta  gorge  s'adoucit.  Oh  !  Dieu  veuille 
que  tout  soit  vrai!  Combien  je  demande,  désire  et  prie  pour  cette  chère 
santé,  tant  de  l'âme  que  du  corps  1  Je  ne  sais  si  ce  sont  de  bonnes  prières, 
que  celles  qu'on  fait  avec  tant  d'affection  humaine,  tant  de  vouloir  sur  le 
vouloir  de  Dieu.  Je  veux  que  mon  frère  guérisse  ;  c'est  là  mon  fond,  mais 
un  fond  de  confiance  et  de  foi  et  de  résignation,  ce  me  semble.  La  prière 
est  un  désir  soumis.  Donnez-nous  notre  pain,  délivrez-nous  du  mal,  que 
votre  volonté  soit  faite.  Le  Sauveur,  au  jardin  des  Olives,  ne  fit  que  cela, 
ne  pas  vouloir  et  accepter.  Dans  cette  acceptation,  dans  cette  libre  union 
de  la  volonté  humaine  à  la  volonté  divine  est  l'acte  le  plus  sublime  d'une 
pauvre  créature,  le  complément  de  la  foi,  la  plus  intime  participation  à  la 
grâce  qui  coule  ainsi  de  Dieu  à  l'homme  et  opère  des  prodiges.  De  I 
miracles  de  guérison,  qui  font  partie  de  la  puissance  des  saints  qui  ne  (ont 


I36  JOURNAL  D'EUGÉNIE  DE  GUÉRIN 

qu'un  avec  Dieu,  consommés  dans  l'unité,  comme  dit  saint  Paul.  Voilà 
pourquoi  Marie,  croyante  et  aimante,  fait  faire  pour  toi  une  neuvaine  à 
Nevers.  Elle  a  chargé  son  père  de  ce  soin,  son  père,  le  saint  qui  doit  s'unir 
à  nous,  sœur  et  amie.  Touchante  marque  d'intérêt  et  de  faire  trouver  une 
âme  d'homme  parmi  des  femmes  affligées  !  J'admire  comme  cette  famille 
est  intelligemment  chrétienne,  et  le  bien  qui  en  résulte.  Que  la  société 
serait  belle,  si  elle  se  composait  de  ce  que  je  vois  ici,  intelligence  et 
bonté  ! 

Aux  Coques.  —  Désert,  calme,  solitude,  vie  de  mon  goût  qui  recom- 
mence. Nevers  m'ennuyait  avec  son  petit  monde,  ses  petites  femmes,  ses 
grands  dîners,  toilettes,  visites  et  autres  ennuis  sans  compensation. 
Après  Paris  où  plaisir  et  peine  au  moins  se  rencontrent,  terre  et  ciel,  le 
reste  est  vide.  La  campagne,  rien  que  la  campagne  ne  peut  me  convenir. 

Notre  caravane  est  partie  de  Nevers  lundi  à  midi,  l'heure  où  il  fait  bon 
marcher  au  soleil  d'avril,  le  plus  doux,  le  plus  resplendissant.  Je  regardais 
avec  charme  la  verdure  des  blés,  les  arbres  qui  bourgeonnent,  le  long  des 
fossés  qui  se  tapissent  d'herbes  et  de  fleurettes  comme  ceux  du  Cayla. 
Puis  des  violettes  dans  un  tertre,  et  une  alouette  qui  chantait  en  montant 
et  s'en  allant  comme  le  musicien  de  la  troupe. 

Le  18.  —  Dans  ma  chambre  de  cet  hiver,  d'où  je  vois  ciel  et  eau,  la 
Loire,  la  blanche  et  longue  Loire  qui  nous  horizonne.  Cela  plaît  mieux  à 
voir  que  les  toits  de  Nevers.  Mon  goût  des  champs  se  trouve  à  l'aise  ici 
dans  l'immensité  :  plaisir  des  yeux  seulement.  Je  ne  sors  pas,  et  c'est 
l'imagination  qui  fait  l'oiseau  et  s'envole  de  tous  côtés.  Je  parcours  le 
Bourbonnais,  le  Berry  ;  je  m'arrête  avec  charme  aux  montagnes  d'Au- 
vergne, si  neigeuses  au  sommet,  si  fraîches,  si  fleuries,  si  vertes  et  abon- 
dantes dans  leurs  pentes.  Je  cherche  Montaigu,  d'où  nous  sommes  venus, 
d'où  tant  de  chevaliers  sont  partis  pour  les  combats  de  Terre-Sainte  et 
autres  lieux  ;  d'où  l'évêque  de  Senlis  s'en  alla  ordonner  Bouvines  (l'ordon- 
nance de  la  bataille  fut  due  à  Guérin,  évêque  de  Senlis,  dit  je  ne  sais  quel 
narrateur  de  l'époque).  Je  parcours  les  domaines  et  terres  des  seigneurs 
nos  aïeux.  Comme  alors,  j'y  vois  des  bergeries  de  vaches  et  de  moutons, 
j'y  vois  couler  les  ruisseaux  qui  coulaient,  verdoyer  les  bois  qui  ver- 
doyaient, chanter  les  oiseaux  qui  chantaient  :  j'y  vois  tout  ce  qui  s'y  voyait, 
hormis  les  maîtres,  pauvres  diables  tirant  au  Cayla  le  diable  par  la  queue. 
On  a  vu  des  rois  maîtres  d'école.  Les  revers  sont  de  toute  date,  de  toute 
famille,  et  ces  malheurs  de  fortune  ne  sont  pas  les  plus  pesants  quand  on 
sait  les  porter. 

Le  soir.  —  Un  malaise,  un  sans  appétit  qui  m'ôte  envie  de  dîner,  me 
vaut  le  plaisir  de  me  tenir  ici  pendant  qu'on  dîne,  plaisir  de  solitude  avec 
Dieu,  mes  livres  et  toi.  Fait  mes  prières  et  placé  dans  mon  secrétaire  une 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  137 

jolie  petite  valise  que  m'a  donnée  Valentine,  aimante  et  donnante  comme 
sa  mère.  Cette  enfant  tient  beaucoup  d'elle  pour  le  caractère,  l'esprit,  et  je 
crains  pour  la  santé,  et  je  crains  pour  le  cœur,  ces  deux  choses  trop  ten- 
dres de  Marie.  Cette  cassette  me  fera  toujours  plaisir  par  le  souvenir  du 
temps,  du  lieu,  de  tant  de  choses,  et  par  le  titre  de  cadeau  d'enfant.  Tout 
ce  que  touche  ou  donne  leur  petite  main  a  tant  de  charme  I 

Mon  esprit  s'est  tourne  vers  toi  tout  le  jour.  J'ai  butiné  roses,  pavots  et 
soucis  dans  ton  enclos  indien  ;  j'ai  suivi  riantes  et  tristes  pensées,  mon 
bien-aimé  malade.  Oh!  la  distance,  les  distances  !  Que  je  souffre  de  me  voir 
si  loin  de  toi,  disait  un  ami  à  un  ami  qu'il  avait  au  ciel,  ht  moi  qui  te  sais 
dans  ton  lit  malade... 

Le  19.  —  Fini  une  lecture  que  je  croyais  plus  intéressante,  un  roman 
pris  sur  son  titre  :  La  Chambre  des  Poisons,  qui  m'annonçait  la  Brinvil- 
liers,  Louis  XIV  et  son  siècle.  Au  lieu  de  cela,  sorcière,  crapauds  privés, 
d'horribles  choses  dans  de  petits  lieux,  parmi  des  princes  et  princesses; 
Louis  le  Grand  rapetissé,  petit  vieillard  sous  la  main  d'une  vieille  femme, 
et  puis  les  jésuites  et  autres  choses  malavisées;  le  duc  d'Orléans,  le  car- 
dinal Dubois,  personnages  saillants  de  l'époque,  qui  devaient  ressortir 
le  plus  dans  le  tableau,  dont  on  esquisse  à  peine  le  bout  du  nez.  Les  poi- 
sons ne  me  plaisent  pas.  Passons  à  la  Physiologie  des  Passions,  du  docteur 
Alibert. 

Pas  de  Physiologie,  pas  de  clef  a  la  bibliothèque  :  nous  l'avons  cnercliée 
partout  comme  la  clef  d'or.  Et,  en  vérité,  c'est  bien  de  l'or  pour  moi  qu'un 
livre,  une  chose  de  prix  dans  notre  désert  et  besoin  d'Ame.  Inconcevables 
que  nous  sommes  !  rien  ne  peut  donc  nous  contenter  !  Virvre  avec  Marie, 
à  la  campagne,  être  avec  elle,  me  semblait  un  bonheur  fini,  et  j'ai  besoin 
d'autre  chose  ;  Marie,  ce  livre  oriental  aux  feuilles  de  roses,  écrit  de  perles, 
me  laisse  sans  plaisir.  On  trouve  au  fond  de  tout  le  vide  et  le  néant.  Que 
de  fois  j'entends  ce  mot  de  Bossuet!  Et  celui-ci  plus  difficile  :  c  Mettez  vos 
joies  plus  haut  que  les  créatures.  »  C'est  toujours  là  qu'on  les  pose,  pau- 
vres oiseaux,  sur  des  branches  cassées,  ou  si  pliantes  qu'elles  portent 
jusqu'à  terre. 

Oh!  qu'est-ce  que  la  vie?  Exil,  ennui,  souffrance, 

Un  holocauste  à  l'espérance, 
Un  long  acte  il.'  loi  chaque  jour  répété  ! 
Tandis  que  l'insensé  buvait  à  plein  calice, 
Tu  YM  ii  coupe  en  sacrifice 

Et  tu  disais.  :  J'ai  soif,  niais  d'immortalité  ! 

Promenade  avec  Marie  dans  le  jardin,  autour  du  petit  bois.  lu  le  journal 
en  rentrant,  dansé  avec  Valentine,  chanté  Ay  rencountrat  ma  mio  d.. 


I38  JOURNAL  D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

que  Marie  accompagnait  au  piano.  Journée  finie,  bonsoir  à  tout,  adion 
à  tu. 

Le  20.  —  Pas  de  lecture,  donc  écriture,  quelque  chose  qui  fixe,  captive, 
occupe.  Je  n'ai  pas  assez  du  travail  des  mains  ;  mes  doigts  ne  sont  pas  ces 
fées  habiles  qui  enchantent  certaines  femmes  de  broderies,  dentelles  et 
découpures,  ces  dix  fées  logées  sous  dix  feuilles  de  rose,  comme  disait 
quelqu'un  à  de  jolis  doigts  aux  ongles  vermeils.  Je  n'ai  ni  rose,  ni  rien 
dans  mes  mains,  qu'un  bas  qui  m'échappe.  Marie  fait  de  la  musique  dans 
le  salon  sous  mes  pieds,  et  je  sens  quelque  chose  qui  lui  répond  dans  ma 
tête.  Oh!  oui,  fat  quelque  chose  là.  Que  faut-il  faire?  mon  Dieu!  Un 
tout  petit  ouvrage,  où  j'encadrerais  mes  pensées,  mes  points  de  vue,  mes 
sentiments  sur  un  objet,  me  servirait  peut-être.  J'y  jetterais  ma  vie,  le 
trop-plein  de  mon  âme,  qui  s'en  irait  de  ce  côté  Si  tu  étais  là,  je  te  consul- 
terais, tu  me  dirais  si  je  dois  faire  et  ce  qu'il  faudrait  faire.  Ensuite  nous 
vendrions  cela,  et  j'aurais  de  l'argent  pour  te  revenir  voir  à  Paris.  Oh! 
voilà  qui  me  tente  encore  plus  que  la  gloire.  La  gloire  ne  serait  pour  rien, 
je  te  jure,  et  mon  nom  resterait  en  blanc  Nous  réussirions  peut-être.  J'ai 
pour  appui  de  ma  confiance  M.  Andryane,  M.  Xavier  de  Maistre,  qui  ont 
dit  des  choses  à  faire  partir  ma  plume  de  joie  comme  une  flèche.  Mais  où 
viser?  Un  but,  un  but  !  Vienne  cela,  et  je  serai  tranquille,  et  je  me  repo- 
serai là-dedans. 

L'oiseau  qui  cherche  sa  branche,  l'abeille  qui  cherche  sa  fleur,  le  fleuve 
qui  cherche  sa  mer,  volent,  courent  jusqu'au  repos.  Ainsi  mon  âme,  ainsi 
mon  intelligence,  mon  Dieu,  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  trouvé  sa  fleur,  sa  bran- 
che, son  embouchure.  Tout  cela  est  au  ciel,  et  dans  un  ordre  infiniment 
parfait;  au  ciel,  lieu  de  l'intelligence,  seront  comblés  les  besoins  intel- 
lectuels. Oh!  je  le  crois,  je  l'espère  Sans  cela,  je  ne  comprendrais  pas 
l'existence  ;  car,  en  ce  monde,  ombre  de  l'autre,  on  ne  voit  que  l'ombre  de 
la  félicité 

Le  21.  --  Dimanche,  partie  pour  la  messe  avec  l'espoir  d'une  lettre  au 
retour.  Le  retour  et  pas  de  lettre!  et  tout  m'est  lettre  d'ici  à  Paris.  Je  vis 
entre  deux  feuilles  de  papier.  Hors  de  là,  rien  ne  m'intéresse  aujourd'hui. 
Le  soleil  que  j'aime,  le  rossignol  que  j'ai  entendu  pour  la  première  fois 
ce  printemps,  ni  ce  monsieur  de  Chouland  qui  m'avait  paru  si  aimable 
cet  hiver,  qui  est  venu,  qui  est  bien  le  même,  ne  m'ont  fait  plaisir  :  il  y  a 
des  moments  où  l'âme  est  morte  civilement,  ne  prenant  part  à  rien  de  ce 
qui  se  fait  autour  d'elle.  Que  Dieu  me  soutienne  dans  ma  lutte  d'abatte- 
ment! Du  courage,  du  courage  !  Trente  fois  par  jour  je  le  dis,  et  le  fais? 
je  ne  sais. 

Le  22tau  lever.  —  Que  viendra-t-il  sous  cette  date?  Je  la  marque  seu- 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE  GUÉRIN  139 

lement,  en  attendant  facteur,  peine  ou  plaisir,  sombre  ou  soleil,  ce  qui  fait 
un  jour. 

Au  soir.  —  Pas  de  lettre  !  pensée  qui  me  suit  au  lit  avec  tant  d'autres 
toutes  tristes.  Ne  rien  savoir,  cela  se  grave  au  cœur  avec  une  lame.  Que 
fais-tu,  mon  pauvre  Maurice?  Dix-neuf  jours  de  silence,  et  tu  n'étais  qu'un 
peu  mieux,  et  le  mal  revient  et  il  va  vite!  Que  je  suis  aise  de  voir  que 
sainte  Thérèse,  dont  je  lis  l'Esprit  dans  mon  lit,  avait  un  frère  qu'elle 
aimait  beaucoup,  auquel  elle  écrivait  longuement  et  tendrement,  lui  par- 
lant de  toutes  sortes  de  choses,  d'elle  et  de  lui.  Mélange  de  vie,  de  senti- 
ments, d'idées  qui  font  voir  que  les  cœurs  des  saints  ressemblent  aux 
nôtres,  et  que  de  plus  Dieu  les  dirige.  Me  voilà  loin  du  couvent  d'Avila, 
et  d'Espagne  à  Paris,  et  de  Thérèse  à  une  autre  femme,  et  par  l'effet  d'un 
mot,  rien  que  d'un  mot,  d'un  obligez-moi  que  j'ai  rencontré  dans  ces 
lettres  et  qui  m'a  fait  penser  à  celui  que  j'ai  entendu  si  souvent  dans  la 
maison  indienne.  Je  l'entends  ce  désobligeant  obligez-moi ,  et  tout  un 
ordre  d'idées,  de  souvenirs,  de  regrets,  de  craintes  le  suivent.  Oh  !  puis- 
sance d'un  mot,  d'un  son  qui  change  tout  à  coup  notre  âme.  Ainsi  d'une 
vue,  d'une  odeur.  Je  ne  puis  sentir  l'eau  de  Cologne  sans  penser  à  la  mort 
de  ma  mère,  parce  qu'au  moment  où  elle  expirait  on  en  répandait  sur  son 
lit,  tout  près  du  mien.  On  me  réveilla  dans  cette  odeur  et  dans  cette 
agonie. 

Le  23.  —  Oh  !  si  j'étais  plus  près,  je  saurais  bien  pourquoi  je  n'ai  pas  de 
nouvelles.  J'irais,  je  monterais  à  la  maison  indienne,  j'entrerais  dans  ta 
chambre,  j'ouvrirais  tes  rideaux  et  je  verrais  dans  cette  alcôve  .  Que 
verrais-je?  Ah!  Dieu  le  sait.  Pâle,  sans  sommeil,  sans  voix,  sans  vie 
presque.  Ainsi  je  te  fais,  ainsi  je  te  vois,  ainsi  tu  me  suis,  ainsi  je  te  trouve 
dans  ma  chambre  où  je  suis  seule.  Maurice,  mon  ami,  Caro,  ma  petite 
sœur,  et  vous  tous  qui  deviez  m'écrire,  pourquoi  ne  m'écrire  pas?  Peut- 
être  es-tu  trop  souffrant,  Caro  trop  occupée;  mais  ton  ami,  ton  frère 
d'Aurevilly,  qu'est-ce  qui  lui  fait  garder  silence?  Vous  entendez-vous 
pour  me  désoler?  Oh  !  non  ;  plutôt  on  ne  veut  pas  me  dire,  on  attend  pour 
me  dire  mieux,  ou  ton  ami  est  malade,  et  toi,  paresseux,  tu  ne  penses  à 
rien.  En  effet,  il  souffrait  de  violents  maux  de  tête,  me  disait-il  dernière- 
ment, et  cela  pourrait  bien  s'être  changé  en  maladie.  Je  crains,  j'ai  plus 
que  crainte  qu'il  soit  malade  Double  peine  à  présent.  Pauvre  cœur, 
n'auras-tu  pas  trop  de  poids?  Oh!  le  mot,  encore  un  mot  de  sainte  Thé- 
rèse :  «  Ou  souffrir  ou  mourir  !  » 

Le  24  —  Que  tout  est  riant,  que  le  soleil  a  de  vie,  que  l'air  m'est  doux  et 
léger  !  Une  lettre,  des  nouvelles,  du  mieux,  cher  malade,  et  tout  est  changé 
en  moi.  dedans,  dehors.  Je  suis  heureuse  aujourd'hui .  Mot  m  rare  que  je 
souligne.  Enfin,  enfin  cette  lettre  est  venue  !  Je  l'ai  là  sous  les  yeux,  sous 


140  JOURNAL  D'EUGÉNIE  DE  GUÉRIN 

la  main,  au  cœur,  partout.  Je  suis  toute  dans  une  lettre  toujours,  tantôt 
triste,  tantôt  gaie.  Dieu  soit  béni  d'aujourd'hui,  de  ce  que  j'apprends  de 
ton  sommeil,  de  ton  appétit,  de  cette  promenade  aux  Champs-Elysées 
avec  Caro,  ton  ange  conducteur  !  Le  cher  et  bon  ami  me  mande  cela  avec 
un  détail  d'amitié  bien  touchant.  C'est  trop  aimable  de  se  mettre  ainsi 
entre  frère  et  sœur  séparés  pour  leur  correspondance  intime,  pour  servir 
mes  sollicitudes,  pour  couper  la  longue  distance  qui  s'arrête  où  je  le  ren- 
contre. Toujours,  toujours  j'aurai  obligation,  reconnaissance  infinie  de  ce 
service,  de  cet  affectueux  dévouement  du  plus  aimable  des  amis. 

Causé  longtemps  avec  Marie  de  cette  lettre  et  de  choses  infinies  qui  s'y 
sont  rattachées  Les  enchaînements  se  font  si  bien  de  chose  à  autre,  qu'on 
noue  le  monde  par  un  cheveu  quelquefois.  Ainsi  avons-nous  tiré  le  passé, 
le  passé  de  l'éternité  où  il  est  tombé,  pour  le  revoir  entre  nous,  entre  Elle 
et  moi,  moi  venue  si  extraordinairement  auprès  d'Elle. 

La  belle  vision,  l'admirable  figure  de  Christ  que  j'aperçois  sur  la  tapis- 
serie vis-à-vis  de  mon  lit  !  C'est  fait  pour  l'œil  d'un  peintre.  Jamais  je  n'ai 
vu  tête  plus  sublime,  plus  divinement  douloureuse  avec  les  traits  qu'on 
donne  au  Sauveur.  J'en  suis  frappée,  et  j'admire  ce  que  fait  ma  chandelle 
derrière  une  anse  de  pot  à  l'eau  dont  l'ombre  encadre  trois  fleurs  sur  la 
tapisserie  qui  font  ce  tableau.  Ainsi  les  plus  petites  choses  font  les  grandes. 
Des  enfants  découvrirent  les  lunettes  d'approche,  un  verre  par  hasard 
rapprocha  les  astres,  une  mauvaise  lumière  et  un  peu  d'ombre  sur  un 
papier  me  font  un  tableau  de  Rubens  ou  de  Raphaël.  Le  beau  n'est  pas  ce 
qu'on  cherche,  mais  ce  qu'on  rencontre.  Il  est  vraiment  beau,  plus  beau 
que  rien  de  ce  que  j'ai  vu  en  ce  genre  à  l'Exposition.  Quelque  ange  l'a-t-il 
exposée  pour  moi  dans  ma  chambre  solitaire,  cette  image  de  Jésus,  car 
Tésus  est  doux  à  l'âme,  et  avec  lui  rien  ne  lui  manque  et  rien  ne  lui  para  ît 
difficile  Eh  bien!  donc,  que  cette  image  me  soit  utile,  me  soit  en  aide 
dans  la  pensée  qui  m'occupe  Demain,  je  vais  pour  toi  faire  un  pèlerinage 
qui  me  coûte,  non  pour  les  pas,  c'est  pour  autre  chose  qui  demande  cou- 
rage d  âme,  force  de  foi.  Je  l'aurai,  Dieu  aidant.  Ne  va  pas  croire  à  un  mar- 
tyre ;  il  ne  s'agit  que  d  aller  me  confesser  à  un  prêtre  auquel  je  n'ai  pas 
confiance,  mais  c'est  le  seul  de  l'endroit,  et  j'ai  besoin  de  me  confesser 
pour  la  neuvaine  que  nous  faisons  faire.  Dans  cet  acte  de  religion,  il  faut 
toujours  séparer  l'homme  du  prêtre  et  quelquefois  l'anéantir. 

Adieu;  je  vais  dormir  avec  ces  pensées,  avec  ton  souvenir  et  tant 
d'autres. 

Le  26.  —  Est-ce  possible?  est-ce  disablc?  Qu'importe?  ici  tout  se  met, 
tout  se  dit  ;  c'est  mon  dépositaire.  Je  laisse  ici  rire  et  penser.  Je  ris  à  pré- 
sent d'un  soulier,  soulier  magique,  plus  magique  que  la  pantoufle  de 
Cendrillon,  plus  enchanteur  que  le  bijou  de  pied  de  la  Esmerulda,  puisque 


JOURNAL   D'KL'GÉNIH   DE   CCHRIN  141 

le  plaisir  de  le  tenir  dans  mes  mains  l'a  emporté  sur  le  plaisir  décrire  à 
M   Xavier  de  Maistre. 

Ce  n'était  pas  qu'il  fût  joli, 
Qu'il  fût  brodé,  qu'il  fût  mignon. 

Il  est  vieux,  déformé,  sans  bordure,  et  j'ai  cousu  un  ruban  autour,  trou- 
vant à  cela  un  charme  étonnant.  Pauvre  soulier  !  je  l'aurai  rajeuni  et  remis 
en  état  de  paraître  encore,  de  reprendre  son  rang  aux  pieds  qu'il  chaussait 
si  élégamment  naguère,  qui  l'ont  porté  sur  délicats  tapis,  des  beaux  salons 
aux  cathédrales,  des  Tuileries  aux  champs  du  Nivernais.  O  mon  soulier! 
ton  histoire  serait  longue,  et  de  tes  pas  faits  à  Paris,  jamais  pages,  tant 
que  j'écrirai,  n'auraient  l'intérêt  et  ne  me  diraient  rien  de  joli  comme  ce 
que  j'ai  lu  sur  tes  légères  semelles. 

J'écrirai  demain  à  monsieur  Xavier 

Le  27.  —  Il  fut  un  temps,  il  y  a  quelques  années,  où  la  pensée  d'écrire  à 
un  poète,  à  un  grand  nom,  m'aurait  ravie.  Si,  quand  je  lisais  Prascovic  ou 
le  Lépreux,  l'espoir  d'en  voir  l'auteur  ou  de  lui  parler  m'était  venu,  j'en 
aurais  eu  des  enthousiasmes  de  bonheur.  O  jeunesse  !  Et  maintenant  j'ai 
vu,  écrit  et  parlé  sans  émotion,  de  sang-froid  et  sans  plaisir,  ou  que  bien 
peu,  celui  delà  curiosité(i),  le  moindre,  le  dernier  dans  l'échelle  des  sensa- 
tions Curiosité  encore,  il  faut  le  dire,  un  peu  décharmée,  étonnée  seule- 
ment de  ne  voir  rien  d'étonnant  Un  grand  homme  ressemble  tant  aux 
autres  hommes I  Aurais-je  cru  cela,  et  qu'un  Lamartine,  un  de  Maistre, 
n'eussent  pas  quelque  chose  de  plus  qu'humain  !  J'avais  cru  ainsi  dans  ma 
naïveté  au  Cayla,  mais  Paris  ma  ôté  cette  illusion  et  bien  d'autres  Voilà  le 
mal  de  voir  et  de  vivre,  c'est  de  laisser  toutes  les  plus  jolies  choses  der- 
rière On  se  prendrait  aux  regrets  sans  un  peu  de  raison  chrétienne,  qui 
console  de  tout;  raison  chrétienne,  entends  bien,  car  la  raison  seule  est 
trop  sotte  et  n'est  pas  ma  philosophie. 

Lettre  de  toi,  lettre  de  convalescence,  de  printemps,  d'espérance,  de 
quelque  chose  qui  me  fait  bonheur,  d'une  vie  qui  reverdoie.  O  mon  ami, 
que  je  te  remercie! 

Visite  d'une  dame  et  de  sa  petite-fille,  jeune  plante  un  peu  flétrie,  pale, 
inclinée  sous  une  fièvre  lente,  sous  le  développement  de  la  vie  qui  la  fait 
souffrir.  Elle  est  blanc  d'albâtre.  *".  à  peine  rosée  aux  lèvres,  veloutée  de 
violet  sous  les  yeux,  air  abattu  et  complet  de  langueur  intéressante  Que 
sa  grand  mère  a  vu  de  choses  !  Ces  aïeules  sont  des  collections  d'antiques 
en  tout  genre. 

Le  28.  —  Heureux  ceux  qui  croient  sans  avoir  vu.  Heureux  don; 
croyants  à  la  poudre  homœopathique  !  Heureux  donc  mon  estomac  qui 

(1)  Erreur. 


142  JOURNAL  D'HUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

vient  d'en  prendre  sur  l'ordonnance  de  Marie!  J'ai  plutôt  foi  au  médecin 
qu'au  remède,  il  faut  le  dire,  ce  qui  revient  au  même  pour  l'effet.  Quoique 
je  t'aie  pressé  de  consulter  cette  nouvelle  méthode  de  guérison,  c'était 
plutôt  pour  le  régime  doux  et  long,  et  par  cela  d'un  bon  effet,  que  pour  les 
infiniment  petits  qui  doivent  produire  infiniment  peu  de  chose.  Que  peut 
contenir  d'agissant  un  atome  de  poudre  quelconque,  fût-elle  de  feu?  J'ai 
donc  pris  sans  conviction,  et  pour  complaire  à  la  tendre  amie,  pleine  de 
soins  pour  ma  santé.  Mon  remède  est  de  rien  faire,  de  laisser  faire  dame 
Nature  qui  s'en  tire  seule,  à  moins  de  cas  aigus.  La  santé  est  comme  les 
enfants,  on  la  gâte  par  trop  de  soins.  Bien  des  femmes  sont  victimes  de 
cet  amour  trop  attentif  à  de  petites  douleurs,  et  demeurent  tourmentées  de 
souffrances  pour  les  avoir  caressées.  Les  dérangements  de  santé  qui  ne 
sont  d'abord  que  petits  maux,  deviennent  grandes  maladies  souvent, 
comme  on  voit  les  défauts  dans  1  âme  devenir  passions  quand  on  les  flatte. 
Je  ne  veux  donc  pas  flatter  mon  malaise  d'à  présent,  et,  quoique  gémis- 
sent cœur  et  nerfs,  lire,  écrire  et  faire  comme  de  coutume  en  tout.  C'est 
bien  puissant  le  je  veux  de  la  volonté,  le  mot  du  maître,  et  j'aime  fort  le 
proverbe  de  Jacotot:  Pouvoir,  c'est  vouloir.  En  effet,  quel  levier!  L'homme 
qui  s  en  sert  peut  soulever  le  monde  et  se  porter  lui-même  jusqu'au  ciel. 
Noble  et  sainte  faculté  qui  fait  les  grands  génies,  les  saints,  les  héros  des 
deux  mondes,  les  intelligences  supérieures 

Lu  les  Précieuses  Ridicules  et  les  Savantes.  Quel  homme,  ce  Molière! 
Je  veux  le  lire 

Le  i"  mai.  —  C'est  au  bel  air  de  mai,  au  soleil  levant,  au  jour  radieux  et 
balsamique,  que  ma  plume  trotte  sur  ce  papier.  Il  fait  bon  courir  dans 
cette  nature  enchanteuse,  parmi  fleurs,  oiseaux  et  verdure,  sous  ce  ciel 
large  et  bleu  du  Nivernais  J'en  aime  fort  la  gracieuse  coupe  et  ces  petits 
nuages  blancs  çà  et  là  comme  des  coussins  de  coton,  suspendus  pour  le 
repos  de  1  œil  dans  cette  immensité.  Notre  âme  s'étend  sur  ce  qu'elle  voit  ; 
elle  change  comme  les  horizons,  elle  en  prend  la  forme,  et  je  croirais  assez 
que  l'homme  en  petit  lieu  a  petites  idées,  comme  aussi  riantes  ou  tristes, 
sévères  ou  gracieuses,  suivant  la  nature  qui  l'environne.  Chaque  plante 
tient  du  sol,  chaque  fleur, tient  de  son  vase,  chaque  homme  de  son  pays. 
Le  Cayla,  notre  bel  enclos,  m'a  tenue  longtemps  sous  sa  verdure,  et  je  me 
sens  différente  d'alors.  Marie  craint  que  ce  soit  malheur,  mais  je  ne  crois 
pas  *  il  me  reste  assez  de  ce  que  j'étais  pour  reprendre  à  la  même  vie. 
Seulement  il  y  aura  nouvelle  branche  et  deux  plantes  sur  même  tronc 
comme  ces  arbres  greffés  de  plusieurs  sortes  où  l'on  voit  des  fleurs 
différentes, 

A  pareil  jour,  peut-être  à  pareil  instant,  Mimi  la  sainte  est  à  genoux 
devant  le  petit  autel  du  Mois  de  Marie  dans  la  chambrette.  Chère  sœur 


JOURNAL   D-'HOGéNIE  DE   GfÊRIN  143 

je  me  joins  à  elle  et  trouve  «aussi  ma  chapelle  aux  Coques.  On  m'a  donné 
pour  cela  une  chambre  que  Valentine  a  remplie  de  fleurs.  Là  j'irai  me  faire 
une  église,  et  Marie,  ses  petites  filles,  valets  et  bergers  et  toute  la  maison 
s'y  réuniront  tous  les  soirs  devant  la  sainte  Vierge.  Ils  y  viennent  d'abord 
comme  pour  voir  seulement.  Jamais  mois  de  Marie  ne  leur  est  venu.  11 
pourra  résulter  quelque  bien  de  cette  dévotion  curieuse,  ne  fût-ce  qu'une 
idée,  une  seule  idée  de  leurs  devoirs  de  chrétiens,  que  ces  pauvres  gens 
connaissent  peu,  que  nous  leur  lirons  en  les  amusant  Ces  dévotions  popu- 
laires me  plaisent  en  ce  qu'elles  sont  attrayantes  dans  leurs  formes  et 
offrent  en  cela  de  faciles  moyens  d'instruction.  On  drape  le  dessous  de 
bonnes  vérités  qui  ressortent  toutes  riantes  et  gagnent  les  cœurs  au  nom 
de  la  Vierge  et  de  ses  douces  vertus.  J'aime  le  mois  de  Marie  et  autres 
petites  dévotions  aimables  que  l'Eglise  permet,  qu'elle  bénit,  qui  naissent 
aux  pieds  de  la  foi  comme  les  fleurs  aux  pieds  du  chêne. 

Le  2.  —  Ecrit  à  papa,  à  une  mère  sur  la  mort  de  sa  fille.  Lu  Andryane 
Promenade  avec  Marie  Parlé  de  nos  frères,  ri  d  un  méchant  auteur  et  ren- 
trées par  un  orage  ;  tonnerre,  pluie  et  bruit.  A  présent  c  est  un  jour 

Le  3.  —  Pas  écrit  ni  envie  d'écrire,  même  à  toi,  bien-aimé  malade  Si 
ceci  te  faisait  du  bien,  si  je  pouvais  te  l'adresser,  te  le  mettre  en  main  tous 
les  jours,  oh!  alors  rien  ne  m'empêcherait  décrire.  Mais  pour  l'avenir, 
pour  jamais  peut-être,  cela  décourage  et  coupe  tout  élan.  Que  me  serviront 
des  pensées  que  je  t'adressais  quand  tu  ne  pourras  pas  les  lire,  quand  je  ne 
sais  quoi  me  séparera  de  Maurice?  car  je  crains  fort  de  m'en  retourner 
seule  au  Cayla.  Je  ne  veux  pas  de  cette  pensée  qui  me  revient  toujours  sur 
ta  santé  et  tant  d'autres  obstacles  Ce  cher  voyage  me  paraît  si  incertain 
que  je  n'y  compte  plus  Et  Dieu  sait  alors  quand  nous  nous  reverrons  ' 
Mon  ami,  faudra-t-il  que  nous  vivions  séparés,  que  ce  mariage  que  je 
bâtissais  comme  un  nid  pour  toi,  où  je  viendrais  te  joindre,  nous  laisse 
plus  loin  que  jamais!  Je  souffre  beaucoup  de  cela  maintenant  et  dans 
l'avenir.  Mes  besoins,  mes  penchants  se  portent  vers  toi  plus  qu'à  tout 
autre  de  ma  famille  ;  j'ai  le  malheur  de  t'aimer  plus  que  qui  que  ce  soit  au 
monde,  et  mon  cœur  s'était  fait  son  vieux  bonheur  près  de  toi.  Sans  jeu- 
nesse, à  fin  de  vie,  je  m'en  allais  avec  Maurice.  A  tout  âge,  il  v  a  bonheur 
dans  une  grande  affection  ;  1  âme  s'y  réfugie  tout  entière-.  Oh  !  tant  douce 
jouissance  qui  ne  sera  pas  pour  ta  sœur!  Je  n'aurai  d'ouverture  que  du 
côté  de  Dieu  pour  aimer  comme  je  l'entends,  comme  je  le  sens.  Amour 
des  saints  si  désirable,  si  consolant,  si  beau,  à  donner  envie  d'aller  au  ciel 
pour  arracher  son  cœur  à  Thérèse,  l'amante  de  Jésus  ! 

Je  sors  d'ici  ,  je  vais  lire  et  prendre  un  calme  apparent.  Mon  Dieu  ! 

Le  4  — Ces  Mémoires  d'Andryane,  qu'on  m'a  faits  si  intéressants,  ne 
m'intéressent  pas  encore  au  second  volume   Peut-être  est-ce  ma  faute,  et 


144  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   Gt'ÉRIN 

suis-je  difficile  à  l'impression.  Je  trouve  ces  récits  de  prison  languissants, 
ces  chaînes  beaucoup  trop  traînantes;  mais  j'irai  au  bout.  Dans  tout  livre 
il  y  a  quelque  chose  de  bon  ;  c'est  une  poudre  d'or  semée  partout,  suivant, 
ton  expression,  mieux   appliquée  peut-être   qu'à  présent.  Je  l'ai  vu  cet' 
Andryane,  l'Adonis  des  républicains  ;  je  l'ai  lu  et  ne  lui  ai  trouvé  encore 
rien  de  plus  beau  que  son  visage. 

Je  passe  presque  tout  mon  temps  à  lire,  quand  nous  ne  causons  pas  avec 
Marie  ;  mais  même  en  causant  et  s'aimant  beaucoup,  la  solitude  est  trop 
déserte,  trop  vide  à  deux  femmes  seules.  Les  livres  donc,  les  livres.  Ils 
rendent  service,  ils  sont  utiles;  quoi  que  dise  ton  ami,  je  ne  voudrais  pas 
les  brûler.  Ceci  me  rappelle  le  soir  du  fanatisme,  hélas  !  si  loin. 

Heureuse  enfant!  Voilà  Valentine  qui  entre  ravie  de  me  porter  un 
hanneton.  Ce  sont  cris  et  transports  de  joie  à  faire  plaisir,  à  me  faire  penser 
à  cet  âge,  à  ces  bonheurs  perdus.  Que  d'élans  faits  pour  un  grillon,  pour 
un  brin  d'herbe  i 

Le  8.  —  Ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  les  Mémoires  d'Andryane,  c'est  le 
triomphe  de  l'âme  sur  l'adversité;  ce  sont  ces  chaînes  portées  noblement, 
c'est  le  chrétien  au  cachot,  puisant  en  Dieu  dignité  et  force  ;  profession  de 
foi  développée  avec  esprit  et  sentiment;  puis  le  *ournal  de  sa  sœur  plein 
d'intérêt,  plein  de  larmes.  Il  y  a  dans  ce  livre  de  quoi  attacher  et  faire  du 
bien. 

Attente  de  lettres,  et  point  de  lettres,  ni  pour  Marie  ni  pour  moi  ;  ce  qui 
fait  nuage  au  cœur  des  deux  amies,  qui  voient  tout  ensemble.  Ecrit  à  toi, 
commencé  une  robe  et  lu  les  premières  pages  de  la  Physiologie  des  pas- 
sions; début  qui  me  plaît. 

Le  9.  — Ecrit  à  M^'de  Nevers  ■  lettre  qui  m'ennuyait  d'abord  et  dont  j'ai 
plaisir  à  présent,  parce  que  j'ai  fait  plaisir  à  quelqu'un.  L'Ascension 
aujourd'hui,  une  de  ces  fêtes  radieuses  de  l'Eglise  qui  soulèvent  l'âme  chré- 
tienne vers  un  monde  de  joies  inconnues,  vers  le  lieu  où  saint  Paul  a  vu  ce 
que  l'œil  n'a  point  vu  Mon  ami,  y  serons-nous  un  jour,  toi,  moi,  tous  ceux 
que  nous  aimons?  Grande  et  terrible  question  !  Et  si  cela  n'est  pas,  nous 
aurons  tout  perdu,  et  la  vie  n'aura  été  qu'une  illusion  !  Malheur  dont  Dieu 
nous  préserve  ! 

Une  lettre  de  Caro,  la  chère  sœur,  qui  me  parle  de  toi  ;  mais  pas  assez, 
maïs  sans  détails,  sans  intime,  sans  cela  qui  fait  voir  ce  qu'on  ne  voit  pas, 
et  que  fait  M  d'Aurevilly.  De  toutes  les  lettres  aussi  les  siennes  sont  les 
préférées,  pleines  de  toi,  et  d'un  dire  qui  les  rend  charmantes. 

Le  10.  —  La  lettre  de  Caro  m'a  laissé  des  soucis,  des  inquiétudes  sur  cette 
faiblesse  qui  t'empêchait  un  matin  de  te  soulever,  de  te  chausser.  Qik'  c'est 
de  mauvaise  note,  mon  Dieu,  et  qu'il  me  tarde  que  notre  ami  m'envoie 
son  bulletin  !  Je  saurai  alors  ce  qui  en  est  de  cette  chère  santé.  Le  bien,  le 


TOURNAI   D'EUGÉNIE   DE   GT'ÉRIN  145 

mal  me  sont  rendus  avec  détail  et  précision.  Je  te  vois  jusque  dans  tes 
veines   Reconnaissance  à  lui,  à  l'ami  dévoué  à  mes  inquiétudes  ! 

Le  n.  —  Si  je  pouvais  croire  au  bonheur,  a  dit  M.  d  .ubriand,  je 

le  placerais  dans  l'habitude,  l'uniforme  habitude  qui  lie  au  jour  le  jour 
et  rend  presque  insensible  la  transition  d'une  heure  à  1  autre,  d'une  chose 
à  une  autre  chose,  qui  se  fait  voir  venir  de  loin  et  arrive  sans  choc  pour 
l'âme  II  y  a  repos  dans  cette  vie  mesurée,  dans  cet  ai  rangement,  dans  cet 
enchaînement  de  devoirs,  d  études,  de  chants,  de  prières,  de  délassements 
que  s'imposent  les  religieux,  qui  leur  reviennent  successivement  comme 
les  anneaux  d'une  chaîne  tournante.  Ils  n'attendent  pas  ou  ils  savent  ce 
qu'ils  attendent,  ces  hommes  d'habitude,  et  voilà  1  inquiétude,  l'agitation, 
le  chercher  de  moins  pour  ces  âmes.  Bonheur  sans  doute  de  M  Chateau- 
briand, et  de  celui  qui  disait  avec  trop  de  mollesse  «  Il  me  semble  que, 
sut  le  duvet  de  mes  habitudes,  je  n'ai  pas  le  besoin  de  me  donner  la  peine 
de  vivre.  »  De  tout  cela,  je  conclus  qu'il  est  bon  de  savoir  ce  que  l'on  veut 
faire,  Marie,  à  imagination  flottante,  papillonnante,  n'aime  pas  l'unifor- 
mité et  ne  comprend  pas  que  je  L'aime,  C'est  cependant  vrai,  et  j'éprouve 
contradiction,  malaise  de  ne  pas  faire  les  choses  suivant  leur  temps  et  leur 
ordre.  C'est  que  sans  ordre  la  vie  est  un  pêle-mêle  d'où  ne  sort  rien  de 
beau,  tant  au-dedans  qu'au  dehors.  L'harmonie  a  tant  de  charmes!  et  ce 
n'est  que  l'accord  de  choses  qui  s'appellent  et  se  suivent 

La  Bulle  de  Savon,  conte  oriental,  qui  m'est  venu  pour  Valentine. 

Le  13  —  «Zii  Reine  est  une  perfection  de  bonté.  Dans  cet  hommage  de 
reconnaissance,  dans  ces  mots  écrits  en  un  livre,  et,  ce  me  semble,  aussi 
sur  votre  trône,  est  un  doux  encouragement,  un  attrait  d  espérance  en 
Votre  Majesté. 

»  Chaque  Français  a  la  sienne,  et  pour  moi,  Madame,  ce  serait  d'obtenir 
quelques  dons  pour  ma  paroisse,  pour  notre  église  en  dénûment. 

»  Mission  de  quêteuse  m'a  été  donnée,  en  venant  à  Paris,  et  puis-je 
mieux  la  remplir  qu'en  manifestant  nos  besoins  h  qui  les  comprend 
tous  ? 

»  En  voyant  vos  riches  cathédrales,  le  pompeux  Saint-Roch  où  vous 
étiez,  j'ai  pensé  tristement  à  notre  pauvre  petite  église,  et  me  suis  promis 
de  demander  en  son  nom  à  notre  pieuse  reine 

»  Cette  inspiration  venue  de  Dieu,  sans  doute,  je  la  suis,  je  vous 
l'adresse,  Madame,  comme  à  une  providence,  comme  a  la  protectrice  de 
la  foi  et  du  culte  religieux  en  France 

»  Royale  aumône  serait  pour  nous  de  grand  prix,  et  graverait  en  gl 

d  encens  le  nom  de  Votre  Majesté  dans  l'église  et  dans  le  souvenir  des 

paroissiens  d'Andillac 

»  C'est  avec  leur  prière  que  je  dépose  à  vos  pieds  les  sentiments  aussi 

10 


146  JOURNAL   D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN 

de  leur  interprète,  de  celle  qui  a  l'honneur  d'être,  Madame,  de  Votre 
Majesté,  la  très  respectueuse  et  fidèle,  etc.,  etc.  » 

Le  16.  —  Emeute,  sang,  bruit  de  canons,  bruit  de  mort.  Nouvelle  venue 
comme  un  coup  de  foudre  dans  notre  désert  et  calme  journée.  Maurice, 
Caro,  amis  de  Paris,  je  suis  en  peine,  je  vous  vois  sur  le  volcan.  Mon 
Dieu!  Je  viens  d'écrire  à  Caro  et  commence  un  motà  M.  d'Aurevilly,  mon 
second  frère  en  intérêt. 

Le  18.  —  Point  de  lettre  hier  ni  d'écriture  ici.  Je  n'ai  fait  qu'attendre, 
attendre  un  mécompte.  Triste  fin  d'une  journée  d'espérance,  qui  revient 
encore  aujourd'hui;  rien  ne  peut  l'éloigner  du  cœur,  cette  trompeuse. 

Je  vais  lire  :  que  lirai-je?  Le  choix  des  livres,  malaisé  comme  celui  des 
hommes  :  peu  de  vrais  et  d'aimables. 

Le  19.  —  Une  lettre  de  Louise,  pleine  d'intérêt  pour  toi  :  rien  que  cœur, 
esprit,  charme  d'un  bout  à  l'autre,  façon  de  dire  qui  ne  se  dit  nulle  part  que 
dans  ces  rochers  de  Rayssac.  La  solitude  fait  cela  ;  il  y  vient  des  idées  qui 
ne  ressemblent  à  rien  du  monde,  inconnues,  jolies  comme  des  fleurs  ou 
des  mousses.  Charmante  Louise,  que  je  l'aime  !  Je  la  trouve  cette  fois  d'un 
calme,  d'un  désabusé  qui  m'étonne,  elle  si  illusionnée  d'ordinaire.  Je  vais 
joindre  l'autre  Louise,  qui  ressemble  tant  à  celle-ci,  ne  trouves-tu  pas?  et 
qui  prie  aussi  et  fait  prier  pour  ta  guérison.  «  L'autre  jour,  m'écrit-elle 
(Louise  de  Rayssac),  j'étais  à  la  Platée,  paroisse  de  ma  tante  ;  je  m'appro- 
chai d'une  sainte  fille  qui  habite  cette  église  depuis  le  matin  jusqu'au  soir, 
et  qui  est  en  grande  vénération  de  sainteté.  Je  soulevai  un  coin  de  son 
voile  noir  et  lui  dis  bien  bas  :  «  Pardon,  mademoiselle,  je  voudrais  vous 
»  demander  des  prières  pour  un  jeune  homme  malade,  frère  de  la  personne 
»  que  j'aime  le  plus  au  monde.  »  —  «  Eh  bien  !  je  prierai,  me  dit-elle,  avec 
»  cet  air  de  modestie  qui  donne  encore  plus  de  confiance  à  ma  recomman- 
»  dation.  »  —Je  ne  l'ai  pas  revue.  » 

N'est-ce  pas  un  joli  trait  pieux,  mon  ami,  cette  jeune  fille  quêtant  pour 
toi  des  prières  avec  un  sir  d'intérêt  céleste?  Elle  est  charmante.  Les  anges 
lui  auraient  donné. 

Le  21.  —  Mon  bonheur,  mon  charme,  mes  délices,  écrire  au  soleil, 
écouter  les  oiseaux. 

Ce  n'a  pas  été  long  ce  beau  jour  de  ce  matin.  Hélas  !  mon  ami,  une  lettre 
de  Caro  m'est  venue  parler  si  tristement  de  ta  santé  que  j'en  suis  acca- 
blée. Il  tousse,  il  tousse  encore  !  Ces  mots  retentissent  partout  depuis,  une 
pensée  désolante  me  poursuit,  passe  et  repasse  dedans,  dehors,  et  va  tom- 
ber sur  un  cimetière  ;  je  ne  puis  voir  une  feuille  verte  sons  penser  qu'elle 
tombera  bientôt  et  qu'alors  les  poitrinaires  meurent.  Mon  Dieu,  détournez 
ces  pressentiments,  guérissez-moi  ce  pauvre  frère  !  Que  me  faudrait-il  laire 
pour  lui?  Impuissante  affection!  Tout  se  réduit  pour  moi  à  souffrir  pour  toi. 


JOURNAL  D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIH  147 

Le  22.  —  Si  jamais  tu  lis  ceci,  mon  ami,  tu  auras  l'idée  d'une  affection 
permanente,  ce  quelque  chose  pour  quelqu'un  qui  vous  occupe  au  coucher, 
au  lever,  dans  le  jour  et  toujours,  qui  fait  tristesse  ou  joie  mobile  et  centre 
de  l'âme.  —  En  lisant  un  livre  de  géologie,  j'ai  rencontré  un  éléphant 
fossile  découvert  dans  la  Laponie,  et  une  pirogue  déterrée  dans  l'île  des 
Cygnes,  en  creusant  les  fondations  du  pont  des  Invalides.  Me  voilà  sur 
l'éléphant,  me  voilà  dans  la  pirogue,  faisant  le  tour  des  mers  du  Nord  et  de 
l'île  des  Cygnes,  voyant  ces  lieux  du  temps  de  ces  choses  :  la  Laponie 
chaude,  verdoyante  et  peuplée,  non  de  nains,  mais  d'hommes  beaux  et 
grands,  de  femmes  s'en  allant  en  promenade  sur  un  éléphant,  dans  ces 
forêts,  sous  ces  monts  pétrifiés  aujourd'hui  ;  et  l'île  des  Cygnes,  blanche 
de  fleurs,  et  de  leur  duvet,  oh  !  que  je  la  trouve  belle  !  Et  ses  habitants,  qui 
sont-ils?  que  font-ils  dans  ce  coin  du  globe  ?  Descendants  comme  nous  de 
l'exilé  d'Eden,  connaissent-ils  sa  naissance,  sa  vie,  sa  chute,  sa  lamentable 
et  merveilleuse  histoire  ;  cette  Eve  pour  laquelle  il  a  perdu  le  ciel,  tant  de 
malheur  et  de  bonheur  ensemble,  tant  d'espérances  dans  la  foi,  tant  de 
larmes  sur  leurs  enfants,  tant  et  tant  de  choses  que  nous  savons,  que  savait 
peut-être  avant  nous  ce  peuple  dont  il  ne  reste  qu'une  planche  ?  Naufrages 
de  l'humanité  que  Dieu  seul  connaît,  dont  il  a  caché  les  débris  dans  les 
profondeurs  de  la  terre,  comme  pour  les  dérober  à  notre  curiosité  !  S'il  en 
laisse  voir  quelque  chose,  c'est  pour  nous  apprendre  que  ce  globe  est  un 
abîme  de  malheurs,  et  que  ce  qu'on  gagne  à  remuer  ses  entrailles,  c'est  de 
découvrir  des  inscriptions  funéraires,  des  cimetières.  La  mort  est  au  fond 
de  tout,  et  on  creuse  toujours  comme  qui  cherche  l'immortalité. 

Une  lettre  de  Félicité,  qui  ne  m'apprend  rien  de  meilleur  de  toi.  Quand 
écriront-ils,  ceux  qui  en  savent  davantage?  Si  on  voyait  battre  un  cœur  de 
femme,  on  en  aurait  plus  de  pitié.  Pourquoi  sommes-nous  ainsi,  qu'un 
désir  nous  consume,  qu'une  crainte  nous  brise,  qu'une  attente  nous  obsède, 
qu'une  pensée  nous  remplisse  et  que  tout  ce  qui  nous  touche  nous  fasse 
tressaillir?  Souvenir  de  lettres,  heure  de  la  poste,  vue  d'un  papier,  Dieu 
sait  ce  que  j'en  éprouve  !  Le  désert  des  Coques  aura  vu  bien  des  choses 
pour  toi.  Ma  douce  amie,  ma  sœur  de  peines  et  d'affections  est  là.  pour 
mon  bonheur,  d'un  côté,  pour  m'attrister,  de  l'autre,  quand  je  la  vois 
souffrir,  et  qu'il  me  faut  lui  cacher  mes  souffrances  pour  ménager  sa 
sensibilité. 

Le  24.  —  Inquiétudes,  alarmes  croissantes,  lettre  de  M.  de  Frégeville 
qui  t'a  trouvé  plus  mal.  Mon  Dieu!  faut-il  apprendre  comme  par  hasard 
que  je  puis  te  perdre?  Personne  de  plus  près  qu'un  étranger  ne  me  parlera 
pas  de  toi,  ne  me  dira  pas  qu'il  t'a  vu  pour  moi  !  Dans  l'éloignement.  rien 
n'est  accablant  comme  le  silence.  C'est  la  mort  avancée  Mon  ami.  mon 
frère,  mon  cher  Maurice,  je  ne  sais  que  penser,  que  dire,  que  sentir.  Après 


148  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

Dieu,  je  ne  vis  qu'en  toi  comme  une  martyre,  en  souffrant.  Et  qu'est-ce 
que  cela,  si  je  pouvais  l'offrir  pour  te  racheter?  quand  je  plongerais  dans 
une  mer  de  douleur  pour  te  sauver  du  naufrage.  Toute  rédemption  se  fait 
par  la  souffrance  :  acceptez  la  mienne,  mon  Dieu,  unissez-la  à  celle  des 
sœurs  de  Lazare,  unissez-la  à  celle  de  Marie,  au  glaive  qui  perça  son  âme 
auprès  de  Jésus  mourant;  acceptez,  mon  Dieu,  coupez,  tranchez  en  moi, 
mais  qu'il  se  fasse  une  résurrection  ! 

Le  25.  —  Courrier  passé  sans  me  rien  laisser.  Mêmes  doutes  et  incerti- 
tudes, mêmes  craintes  envahissantes.  Savoir  et  ne  pas  savoir!  Etat  d'indi- 
cibles angoisses.  Et  voilà  la  fin  de  ce  cahier  :  mon  Dieu  !  qui  le  lira  ?  (x) 

(1)  Qui  devait  Je  lire  ?  Ainsi  qu'Eugénie  de  Guérin  le  pressentait,  ce  ne  fut  pas  Maurice, 
qui,  ramené  par  elle,  et  non  sans  peine,  au  Cayla,  s'y  éteignit  moins  de  deux  mois  après  la 
date  de  cette  page,  le  19  juillet  1839.  On  trouvera  dans  un  des  cahiers  qui  suivent  le  touchant 
récit  des  derniers  instants  d'un  frère  si  tendrement  aimé. 


Le  cimetière  d'Andillac. 


Neuvième  cahier  —  2  1  juillet  1  839-9  janvier  1840 


ENCORE   A   LUI 

A  MAURICE  MORT,  A  MAURICE  AU  CIEL 

IL    ÉTAIT   LA    GLOIRE   ET    LA    JOIE    DE   MON    CŒUR 

On  !    QUE   C'EST   UN    DOUX   NOM    ET    PLEIN    DE   DILECTION    Ql'E   LE    NOM    DE    FRÈRE  ' 

Vendredi,  19  juillet,  à  11  heures  1/2,  date  éternelle  ! 

E  21  juillet  1839.  —  Non,  mon  ami,  la  mort  ne  nous  séparera 
pas,  ne  t'ôtera  pas  de  ma  pensée  :  la  mort  ne  sépare  que  le 
corps  ;  l'âme,  au  lieu  d'être  là,  est  au  ciel,  et  ce  changement  de 
demeure  note  rien  à  ses  affections.  Bien  loin  de  là,  j'espère; 
on  aime  mieux  au  ciel  où  tout  se  divinise.  O  mon  ami,  Maurice,  Maurice, 
es-tu  loin  de  moi,  m'entends-tu  ?  Qu'est-ce  que  les  lieux  où  tu  es  mainte* 
nnnt?  Qu'est-ce  que  Dieu  si  beau,  si  puissant,  si  bon,  qui  te  rend  heureux 
par  sa  vue  ineffable  en  te  dévoilant  l'éternité  ?  Tu  vois  ce  que  j'attends,  tu 
possèdes  ce  que  j'espère,  tu  .sais  ce  que  je  crois  Mystères  de  l'autre 
que  vous  êtes  profonds,  que  vous  êtes  terribles,  que  quelquefois  vouï 

149 


lyj  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

doux!  oui,  bien  doux,  quand  je  pense  que  le  ciel  est  le  lieu  du  bonheur. 
Pauvre  ami,  tu  n'en  as  eu  guère  ici-bas,  de  bonheur ,  ta  vie  si  courte  n'a 
pas  eu  le  temps  du  repos.  O  Dieu!  soutenez-moi,  établissez  mon  cœur 
dans  la  foi.  Hélas  !  je  n'ai  pas  assez  de  cet  appui.  Que  nous  t'avons  gardé 
et  caressé  et  baisé,  ta  femme  et  nous  tes  sœurs,  mort  dans  ton  lit,  la  tête 
appuyée  sur  un  oreiller  comme  si  tu  dormais  !  Puis  nous  t'avons  suivi 
dans  le  cimetière,  dans  la  tombe,  ton  dernier  lit,  prié  et  pleuré,  et  nous 
voici,  moi  t'écrivant  comme  dans  une  absence,  comme  quand  tu  étais  à 
Paris.  Mon  ami,  est-il  vrai,  ne  te  reverrons-nous  plus  nulle  part  sur  la 
terre?  Oh  !  moi  je  ne  veux  pas  te  quitter;  quelque  chose  de  doux  de  toi 
me  fait  présence,  me  calme,  fait  que  je  ne  pleure  pas.  Quelquefois  larmes 
à  torrents,  puis  l'âme  sèche.  Est-ce  que  je  ne  te  regretterais  pas?  Toute 
ma  vie  sera  de  deuil,  le  cœur  veuf,  sans  intime  union.  J'aime  beaucoup 
Marie  et  le  frère  qui  me  reste,  mais  ce  n'est  pas  avec  notre  sympathie. 
Reçu  une  lettre  de  ton  ami  d'Aurevilly  pour  toi  Déchirante  lettre  arrivée 
sur  ton  cercueil.  Que  cela  m'a  fait  sentir  ton  absence  '.  Il  faut  que  je  quitte 
ceci,  ma  tête  n'y  tient  pas,  parfois  je  me  sens  des  ébranlements  de  cerveau. 
Que  n'ai-je  des  larmes  !  J'y  noierais  tout 

Le  22.  —  Sainte  Madeleine  aujourd'hui,  celle  à  qui  il  a  été  beaucoup  par- 
donné parce  qu'elle  a  beaucoup  aimé.  Que  cette  pensée,  qui  m  est  venue 
pendant  la  messe  que  nous  avons  entendue  pour  toi,  m'a  consolée  sur  ton 
âme!  Oh!  cette  âme  aura  été  pardonnée,  mon  Dieu,  je  me  souviens  de 
tout  un  temps  de  foi  et  d'amour  qui  n'aura  pas  été  perdu  devant  vous. 

Où  l'éternité  réside 
On  retrouve  jusqu'au  passé. 

Le  passé  de  la  vertu  surtout,  qui  doit  couvrir  les  faiblesses,  les  erreurs 
présentes.  Oh!  que  ce  monde,  cet  autre  monde  où  tu  es  m'occupe  Mon 
ami,  tu  m'élèves  en  haut,  mon  âme  se  détache  de  plus  en  plus  de  la  terre  , 
la  mort,  je  crois,  me  ferait  plaisir. 

Eh!  que  ferions-nous  de  l'éternité  en  ce  monde?  Visites  de  ma  tante 
Fontenilles,  d'Elisa,  de  M.  Limer,  d'Hippolyte,  de  Thérèse,  tout  monde, 
hélas  !  qui  devait  venir  en  joie  de  noces,  et  qui  sont  là  pour  un  enterre- 
ment Ainsi  changent  les  choses.  Ainsi  Dieu  le  veut  Bonsoir,  mon  ami. 
Oh  !  que  nous  avons  prié  ce  matin  sur  ta  tombe,  ta  femme,  ton  père  et  tes 
sœurs  ! 

Des  visites,  toujours  des  visites.  Oh  !  qu'il  est  triste  de  voir  des  vivants, 
d'entrer  en  conversation,  de  revoir  le  cours  ordinaire  des  choses,  quand 
tout  est  changé  au  cœur  !  Mon  pauvre  ami.  quel  vide  tu  me  fais  !  Partout 
ta  place  sans  t'y  voir...  Ces  jeunes  filles,  ces  jeunes  gens,  nos  parents,  nos 
voisins,  qui  remplissent  en  ce  moment  le  salon,  qui  sont  autour  de  toi 


JOT'RNAT.   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  151 

mort,  t'entoureraient  vivant  et  joyeux,  car  tu  te  plaisais  avec  eux,  et  leur 
jeune  gaîté  t'égayait. 

Lettre  touchante  de  l'abbé  de  Rivières,  qui  te  pleure  en  ami;  pareille 
lettre  de  sa  mère  pour  moi.  Expression  la  plus  tendre  de  regret,  douleur 
de  mère  mêlée  à  la  mienne.  Oh!  elle  savait  que  tu  étais  le  fils  de  mon 
cœur. 

Au  retour  de... 

Sans  date.  —  Je  ne  sais  ce  que  j'allais  dire  hier  à  cet  endroit  interrompu. 
Toujours  larmes  et  regrets.  Cela  ne  passe  pas,  au  contraire  :  les  douleurs 
profondes  sont  comme  la  mer,  avancent,  creusent  toujours  davantage. 
Huit  soirs  ce  soir  que  tu  reposes  là-bas,  à  Andillac,  dans  ton  lit  de  terre.  O 
Dieu,  mon  Dieu  1  consolez-moi  !  Faites-moi  voir  et  espérer  au-delà  de  la 
tombe,  plus  haut  que  n'est  tombé  ce  corps.  Le  ciel,  le  ciel  !  oh  !  que  mon 
âme  monte  au  ciel  ! 

Aujourd'hui  grande  venue  de  lettres  que  je  n'ai  pas  lues.  Que  lire  là- 
dedans?  Des  mots  qui  ne  disent  rien.  Toute  consolation  humaine  est  vide. 
Que  j'éprouve  cruellement  la  vérité  de  ces  paroles  de  Y  Imitation  !  Ta 
berceuse  est  venue,  la  pauvre  femme,  toute  larmes,  et  portant  gâteaux  et 
figues  que  tu  aurais  mangés.  Quel  chagrin  m'ont  donné  ces  figues!  Le  plus 
petit  plaisir  que  je  te  vois  venir  me  semble  immense.  Et  le  ciel  si  beau,  et 
les  cigales,  le  bruit  des  champs,  la  cadence  des  fléaux  sur  l'aire,  tout  cela 
qui  te  charmerait  me  désole.  Dans  tout  je  vois  la  mort.  Cette  femme,  cette 
berceuse  qui  t'a  veillé  et  tenu  un  an  malade  sur  ses  genoux,  m'a  porté  plus 
de  douleur  que  n'eût  fait  un  drap  mortuaire.  Déchirante  apparition  du 
passé  :  berceau  et  tombe.  Je  passerais  la  nuit  ici  avec  toi  sur  ce  papier  ; 
mais  l'âme  veut  prier,  l'âme  te  fera  plus  de  bien  que  le  cœur. 

Chaque  fois  que  je  pose  la  plume  ici,  une  lame  me  passe  au  cœur.  Je  ne 
sais  si  je  continuerai  d'écrire.  A  quoi  sert  ce  Journal?  Pour  qui  ?  hélas!  Et 
cependant  je  l'aime,  comme  on  aime  une  boîte  funèbre,  un  reliquaire  où 
se  trouve  un  cœur  mort,  tout  embaumé  de  sainteté  et  d'amour.  Ainsi  ce 
papier  où  je  te  conserve,  ami  tant  aimé,  où  je  te  garde  un  parlant  souvenir, 
où  je  te  retrouverai  dans  ma  vieillesse...  si  je  vieillis.  Oh  oui  !  viendront 
les  jours  où  je  n'aurai  de  vie  que  dans  le  passé,  le  passé  avec  toi,  près  de 
toi  jeune,  intelligent,  aimable,  sensibilisant  tout  ce  qui  t'approchai: 
que  je  te  vois,  tel  que  tu  nous  as  quittés.  Maintenant  je  ne  sais  ce  qu'est 
ma  vie,  si  je  vis.  Tout  est  changé  au  dedans,  au  dehors  O  moi)  Dieu  !  que 
ces  lettres  sont  déchirantes,  ces  lettres  du  bon  marquis  et  de  ton  ami  sur- 
tout. Oh!  celles-ci,  qu'elles  m'ont  lait  pleurer!  11  va  la-dedans  tant  de 
larmes  pour  mes  larmes  !  Cet  intime  ami  me  touche  comme  ferait  te  voir. 
Mon  cher  Maurice,  tout  ce  que  tu  as  aime  m'est  cher,  nie  semble  une  por- 


152  JOURNAL   D'EUGÉNIE    DE   GUÉRIN 

tion  de  toi-même.  Frère  et  sœur  nous  serons  avec  M.  d'Aurevilly  ;  il  se  dit 
mon  frère. 

Lu  les  Confessions  de  saint  Augustin  à  l'endroit  de  la  mort  de  son  ami. 
Trouvé  un  charme  de  vérité,  une  saillante  expression  de  douleur  à  cette 
lecture  qui  m'a  fait  du  bien.  Les  saints  savent  toujours  mêler  quelque  chose 
de  consolant  à  leurs  larmes. 

Le  28.  —  Rien  n'est  poignant  comme  le  retour  des  mêmes  personnes 
dans  des  jours  tout  différents,  revoir  en  deuil  qui  vous  avait  porté  la  joie. 
Sa  tante,  la  tante  de  Caroline,  celle  qui,  il  y  a  deux  ans,  nous  amenait  ta 
fiancée,  est  arrivée,  est  ici  où  tu  n'es  pas... 

Le  4  août.  —  A  pareil  jour  vint  au  monde  un  frère  que  je  devais  bien 
aimer,  bien  pleurer,  hélas  !  ce  qui  va  souvent  ensemble.  J'ai  vu  son  cercueil 
dans  la  même  chambre,  à  la  même  place  où,  toute  petite,  je  me  souviens 
d'avoir  vu  son  berceau,  quand  on  m'amena  de  Gaillac  où  j'étais,  pour  son 
baptême.  Ce  baptême  fut  pompeux,  plein  de  fête,  plus  qu'aucun  autre  de 
nous,  marqué  de  distinction.  Je  jouai  beaucoup  et  je  repartis  le  lendemain, 
aimant  fort  ce  petit  enfant  qui  venait  de  naître.  J'avais  cinq  ans.  Deux  ans 
après  je  revins,  lui  portant  une  robe  que  je  lui  avais  faite.  Je  lui  mis  sa  robe 
et  le  menai  par  la  main  le  long  de  la  garenne  du  nord,  où  il  fit  quelques  pas 
tout  seul,  les  premiers,  ce  que  j'allai  annoncer  en  grande  joie  à  ma  mère  : 
«  Maurice,  Maurice  a  marché  seuil  »  Souvenir  qui  me  vient  tout  mouillé 
de  larmes. 

Le  6.  —  Journée  de  prières  et  de  pieuse  consolation  :  pèlerinage  de  ton 
ami,  le  saint  abbé  de  Rivières,  à  Andillac,  où  il  a  dit  la  messe,  où  il  est 
venu  prier  avec  tes  sœurs  près  de  la  tombe.  Oh  !  que  cela  m'a  touchée; 
que  j'ai  béni  dans  mon  cœur  ce  pieux  ami  agenouillé  sur  tes  restes,  dont 
l'âme,  par-delà  ce  monde,  soulageait  la  tienne  souffrante,  si  elle  souffre  I 
Maurice,  je  te  crois  au  ciel.  Oh!  j'ai  cette  confiance,  que  tes  sentiments 
religieux  me  donnent,  que  la  miséricorde  de  Dieu  m'inspire.  Dieu  si  bon, 
si  compatissant,  si  aimant,  si  Père,  n'aurait- il  pas  eu  pitié  et  tendresse 
pour  un  fils  revenu  à  lui?  Oh!  il  y  a  trois  ans  qui  m'a  111  igent  ;  je  voudrais 
les  effacer  de  mes  larmes.  Mon  Dieu,  tant  de  supplications  ont  été  faites  ! 
Mon  Dieu,  vous  les  avez  entendues,  vous  les  aurez  exaucées.  O  mon  âme, 
pourquoi  es-tu  triste  et  pourquoi  me  troubles-tu  ° 

Le  13.  —  Besoin  d'écrire,  besoin  de  penser,  besoin  d'être  seule,  non  pas 
seule,  avec  Dieu  et  toi.  Je  me  trouve  isolée  au  milieu  de  tous.  O  solitude 
vivante,  que  tu  seras  longue! 

Le  17.  —  Commence  à  lire  les  Saints  désirs  de  la  mort,  lecture  de  mon 

goût.  Mon  unie  vit  dans  un  cercueil.  Oh!  oui.  enterrée,  ensevelie  en  toi, 

mon  ami  ;  de  même  que  je  vivais  en  ta  vie,  je  suis  morte  en  ta  mort.  Morte 

illt  bonheur,  à  toute  espérance  ici-bas.  J'avais  tout  mis  en  toi,  comme 


JOURNAL  D'EUGÉNIE   DE   GUfiRIN  I53 

une  mère  en  son  fils:  j'étais  moins  sœur  que  mère.  Te  souviens-tu  que  je 
me  comparais  à  Monique  pleurant  son  Augustin,  quand  nous  parlions  de 
mes  afflictions  pour  ton  Ame,  cette  chère  âme  dans  l'erreur?  Que  j'ai 
demandé  à  Dieu  son  salut,  prie,  supplié!  Un  saint  piètre  médit  :  c  Votre 
frère  reviendra.  »  Oh  !  il  est  revenu,  et  puis  m'a  quittée  pour  le  ciel,  pour 
le  ciel,  j'espère  II  y  a  eu  des  signes  évidents  de  grâce,  de  miséricorde  dans 
cette  mort.  Mon  Dieu,  j'ai  plus  à  vous  bénir  qu'à  me  plaindre.  Vous  en 
avez  fait  un  élu  parles  souffrances  qui  rachètent,  par  l'acceptation  et  rési- 
gnation qui  méritent,  parla  foi  qui  sanctifie.  Oh!  oui,  cette  foi  lui  était 
revenue  vive  et  profonde  ;  cela  s'est  vu  dans  des  actes  religieux,  des  prières, 
des  lectures,  et  dans  ce  baiser  à  la  croix  fait  avec  tant  d'âme  et  d'amour 
un  peu  avant  de  mourir  !  Oh  !  moi  qui  le  voyais  faire,  qui  le  regardais  tant 
dans  ses  dernières  actions,  j'ai  dit,  mon  Dieu,  j'ai  dit  qu'il  s'en  allait  en 
paradis.  Ainsi  unissent  ceux  qui  s'en  vont  dans  la  vie  meilleure. 

Maurice,  mon  ami,  qu'est-ce  que  le  ciel,  ce  lieu  des  amis?  Jamais  ne  me 
donneras-tu  signe  de  là?  Ne  t'entendrai-je  pas,  comme  on  dit  que  quelque- 
fois on  entend  les  morts?  Oh  !  si  tu  le  pouvais,  s'il  existe  quelque  commu- 
nication entre  ce  monde  et  l'autre,  reviens  !  Je  n'aurai  pas  peur  un  soir  de 
voir  une  apparition,  quelque  chose  de  toi  à  moi  qui  étions  si  unis.  Toi  au 
ciel  et  moi  sur  la  terre,  oh  !  que  la  mort  nous  sépare!  J'écris  ceci  à  la  cham- 
brette,  cette  chambrette  tant  aimée  où  nous  avons  tant  causé  ensemble, 
rien  que  nous  deux.  Voilà  ta  place  et  là  la  mienne.  Ici  était  ton  portefeuille 
si  plein  de  secrets  de  cœur  et  d'intelligence,  si  plein  de  toi  et  de  choses  qui 
ont  décidé  de  ta  vie.  Je  le  crois,  je  crois  que  les  événements  ont  influé  sur 
ton  existence.  Si  tu  étais  demeuré  ici.  tu  ne  serais  pas  mort.  Mort!  terrible 
et  unique  pensée  de  ta  sœur. 

Le  20.  —  Il ier  allée  à  Cahuzac  entendre  la  messe  pour  toi  en  union  de 
celle  que  le  prince  de  Hohenlohe  offrait  en  Allemagne  pour  demander  à 
Dieu  ta  guérison,  hélas  !  demandée  trop  tard.  Quinze  jours  après  ta  mort, 
la  réponse  est  venue  m'apporter  douleurs  au  lieu  d'espérance.  Que  de 
regrets  de  n'avoir  pas  pensé  plus  tôt  à  ce  moyen  de  salut,  qui  en  a  sauvé 
tant  d'autres  !  C'est  sur  des  faits  bien  établis  que  j'avais  eu  recours  au  saint 
thaumaturge,  et  je  croyais  tant  au  miracle!  Mon  Dieu,  j'y  crois  encoi\ 
crois  en  pleurant.  Maurice,  un  torrent  de  tristesse  ma  passé  sur  l'âme 
aujourd'hui.  Chaque  jour  agrandit  ta  perte,  agrandit  mon  cœur  pour  les 
regrets.  Seule  dans  le  bois  avec  mon  père,  nous  nous  sommes  assis  à 
l'ombre,  parlant  de  toi.  Je  regardais  l'endroit  où  tu  vins  t'asseoir  il  v  a 
deux  ans,  le  premier  jour,  je  crois,  où  tu  fis  quelques  pas  dehors.  Oh!  quel 
souvenir  de  maladie  et  de  guérison  !  Je  suis  triste  à  la  mort.  Je  voudrais  te 
voir  Je  prie  Dieu  à  tout  moment  de  me  faire 
des  âmes,  est-il  si  loin  de  nous,  le  ciel  du  temps  de  celui  de  l'éternité 


154  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

profondeur,  ô  mystères  de  l'autre  vie  qui  nous  sépare  !  Moi  qui  étais  si  en 
peine  sur  lui,  qui  cherchais  tant  à  tout  savoir,  où  qu'il  soit  maintenant, 
c'est  fini.  Je  le  suis  dans  les  trois  demeures,  je  m'arrête  aux  délices,  je 
passe  aux  souffrances,  aux  gouffres  de  feu.  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  non! 
Que  mon  frère  ne  soit  pas  là,  qu'il  n'y  soit  pas  !  Il  n'y  est  pas;  son  âme, 
l'âme  de  Maurice  parmi  les  réprouvés...  Horrible  crainte,  non!  Mais  au 
purgatoire  où  l'on  souffre,  où  s'expient  les  faiblesses  du  cœur,  les  doutes 
de  l'âme,  les  demi-volontés  au  mal.  Peut-être  mon  frère  est  là  qui  souffre 
et  nous  appelle  dans  les  gémissements  comme  il  faisait  dans  les  souffrances 
du  corps  :  «  Soulagez-moi,  vous  qui  m'aimez.  »Oui,  mon  ami,  par  la  prière. 
Je  vais  prier;  je  l'ai  tant  fait  et  le  ferai  toujours.  Des  prières,  oh!  des 
prières  pour  les  morts,  c'est  la  rosée  du  purgatoire. 

Sophie  m'a  écrit,  cette  Sophie,  amie  de  Marie,  qui  m'aime  en  elle  et 
vient  me  consoler.  Mais  rien  d'humain  ne  console.  Je  voudrais  aller  en 
Afrique  porter  ma  vie  à  quelqu'un,  m'employer  au  salut  des  Arabes  dans 
l'établissement  de  M1"  Vialar.  Mes  jours  ne  me  sembleraient  pas  vides, 
inutiles  comme  ils  sont.  Cette  idée  de  cloître  qui  s'en  était  allée,  qui  s'était 
retirée  devant  toi,  me  revient. 

Le  rosier,  le  petit  rosier  des  Coques,  a  fleuri.  Que  de  tristesses,  de 
craintes,  de  souvenirs  épanouis  avec  ces  fleurs,  renfermés  dans  ce  vase 
donné  par  Marie,  emporté  dans  notre  voyage,  avec  nous  dans  la  voiture  de 
Tours  à  Bordeaux,  de  là  ici  !  Ce  rosier  te  faisait  plaisir  ;  tu  te  plaisais  à  le 
voir,  à  penser  d'où  il  venait.  Je  voyais  cela  et  comme  étaient  jolis  ces  petits 
boutons  et  cette  petite  verdure. 

Le  22.  —  Mis  au  doigt  la  bague  antique  que  tu  avais  prise  et  mise  ici  il  y 
a  deux  ans,  cette  bague  qui  nous  avait  tant  de  fois  fait  rire  quand  je  te 
disais  :  «  Et  la  bague?  »  Oh!  qu'elle  m'est  triste  à  voir  et  que  je  l'aime  ! 
Mon  ami,  tout  m'est  relique  de  toi. 

La  mort  nous  revêtira  de  toute  chose.  Consolante  parole  que  je  viens 
de  méditer,  qui  me  revêt  le  cœur  d'espérance,  ce  pauvre  cœur  dépouillé. 

Comme  j'aime  ses  lettres,  ces  lettres  qui  ne  viennent  pas  !  Mon  Dieu, 
recevez  ce  que  j'en  souffre  et  toutes  les  douleurs  de  cette  affection.  Voilà 
que  cette  âme  m'attriste,  que  son  salut  m'inquiète,  que  je  souffrirais  le 
martyre  pour  lui  mériter  le  ciel.  Exaucez,  mon  Dieu,  mes  prières  :  éclairez, 
attirez,  touchez  cette  âme  si  faite  pour  vous  connaître  et  vous  servir!  Oh  ! 
quelle  douleur  de  voir  s'égarer  de  si  belles  intelligences,  de  si  nobles 
créatures,  des  êtres  formés  avec  tant  de  faveur,  où  Dieu  semble  avoir  mis 
toutes  ses  complaisances  comme  en  des  fils  bien-aimés,  les  mieux  faits  à 
son  image  1  Ah  !  qu'ils  sont  à  plaindre  !  que  mon  âme  souvent  les  pleure 
avec  Jésus  venu  pour  les  sauver!  Je  voudrais  le  salut  de  tous,  que  tous 
profitent  de  la  rédemption  qui  s'étend  à  tout  le  genre  humain.  Mais  le 


JOURNAL    D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  155 

cœur  a  ses  élus,  et  pour  ceux-là  on  a  cent  fois  plus  de  désirs  et  de  crainte. 
Cela  n'est  pas  défendu.  Jésus,  n'aviez-vous  pas  votre  Jean  bien-aimé,  dont 
les  apôtres  disaient  que,  par  amour,  vous  feriez  qu'il  ne  mourrait  pas? 
Faites  qu'ils  vivent  toujours,  ceux  que  j'aime,  qu'ils  vivent  de  la  vie 
éternelle!  Oh!  c'est  pour  cela,  pas  pour  ici  que  je  les  aime.  A  peine, 
hélas!  si  l'on  s'y  voit.  Je  n'ai  fait  que  l'apercevoir;  mais  l'âme  reste  dans 
l'âme. 

Le  25.  —  Tristesse  et  communion;  pleuré  en  Dieu;  écrit  à  ton  ami; 
lu  Pascal,  l'étonnant  penseur.  J'ai  recueilli  cette  pensée  sur  l'amour  de 
Dieu,  qu'on  aime  sans  le  connaître  :  Le  cœur  a  ses  raisons  que  la  raison 
ne  comprend  pas.  Bien  souvent  j'ai  senti  cela. 

Le  26.  —  Quelques  gouttes  de  pluie  sur  la  terre  ardente.  Peut-être  orage 
ce  soir,  ramassé  par  ces  vapeurs.  Qu'il  tonne,  qu'il  passe  des  torrents  d'eau 
et  de  vent!  je  voudrais  du  bruit,  des  secousses,  tout  ce  qui  n  est  pas  ce 
calme  affaissant.  — Si  j'écrivais  sa  vie,  cette  vie  si  jeune,  si  riche,  si  rare, 
si  rattachée  à  tant  d'événements,  à  tant  d'intérêts,  à  tant  de  cœurs  !  peu  de 
vies  semblables. 

Le  27.  — Je  ne  sais,  sans  mon  père,  j'irais  peut-être  joindre  les  sœurs  de 
Saint-Joseph,  à  Alger  Au  moins  ma  vie  serait  utile.  Qu'en  faire  à  présent? 
Je  l'avais  mise  en  toi,  pauvre  frère  !  Tu  me  disais  de  ne  pas  te  quitter.  En 
effet,  je  suis  bien  demeurée  près  de  toi  pour  te  voir  mourir.  Un  ccce  homo, 
l'homme  de  douleur,  tous  les  autres  derrière  celui-là  Souffrances  de  Jésus, 
saints  désirs  de  la  mort,  uniques  pensées  et  méditations.  Ecrit  à  Louise 
comme  à  Marie  ;  il  fait  bon  écrire  à  celle-là.  Et  lui,  pourquoi  ne  pas  écrire, 
ton  frère?  Serait-il  mort  aussi?  Mon  Dieu,  que  le  silence  m'effraye  à  pré- 
sent :  pardonnez-moi  tout  ce  qui  me  fait  peur.  L'âme  qui  vous  est  unie, 
qu'a-t-elle  à  craindre  ?  Ne  vous  aimerais-je  pas,  mon  Dieu,  unique  et  véri- 
table et  éternel  amour?  Il  me  semble  que  je  vous  aime,  comme  disait  le 
timide  Pierre,  mais  pas  comme  Jean,  qui  s'endormait  sur  votre  cœur. 
Divin  repos  qui  me  manque!  Que  vais-je  chercher  dans  les  créatures? 
Me  faire  un  oreiller  d'une  poitrine  humaine,  hélas  !  j'ai  vu  comme  la  mort 
nous  l'ôte.  Plutôt  m'appuyer,  Jésus,  sur  votre  couronne  d'épines. 

Le  28.  —  Saint  Augustin  aujourd'hui,  ce  saint  qui  pleurait  si  tendrement 
son  ami  et  d'avoir  aimé  Dieu  si  tard.  Que  je  n'aie  pas  ces  deux  regrets  : 
oh  !  que  je  n'aie  pas  cette  douleur  à  deux  tranchants,  qui  me  fendrait  l'Ame 
à  la  mort!  Mourir  sans  amour,  c'est  mourir  en  enfer.  Amour  divin,  seul 
véritable.  Les  autres  ne  sont  que  des  ombres. 

Accablement,  poids  de  douleurs  ;  essayons  de  soulever  ce  mont  de  tris- 
tesse. Que  faire?  Oh!  que  l'âme  est  ignorante!  Il  faut  s'attacher  à  Dieu,  à 
celui  qui  soulève  et  le  vaisseau  et  la  mer.  Pauvre  nacelle,  que  je  suis  sur 
un  océan  de  larmes  '. 


156  JOURNAL   D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN 

Recueillir  chaque  jour  une  pensée.  Voici  celle  d'aujourd'hui  :  «  C'est 
une  chose  horrible  de  sentir  continuellement  s'écouler  ce  qu'on  possède 
et  qu'on  puisse  s'y  attacher,  sans  avoir  envie  de  chercher  s'il  n'y  a  point 
quelque  chose  de  permanent.  »  —  Beaucoup  lu,  soigné  de  petits  oiseaux 
qu'on  a  apportés,  sans  goût,  par  pitié,  toutes  mes  affections  mortes  :  toutes, 
hormis  celle  que  la  mort  m'a  prise. 

Le  29.  —  L'homme  est  un  roseau  pensant. 

Le  30.  —  Qu'il  faisait  bon  ce  matin  dans  la  vigne,  cette  vigne  aux  raisins- 
chasselas  que  tu  aimais  !  En  m'y  voyant,  en  mettant  le  pied  où  tu  l'avais 
mis,  la  tristesse  m'a  rempli  l'âme.  Te  me  suis  assise  à  l'ombre  d'un  cerisier, 
et  là,  pensant  au  passé,  j'ai  pleuré.  Tout  était  vert,  frais,  doré  de  soleil, 
admirable  à  voir.  Ces  approches  d'automne  sont  belles,  la  température 
adoucie,  le  ciel  plus  nuage,  des  teintes  de  deuil  qui  commencent.  Tout  cela, 
je  l'aime,  je  m'en  savoure  l'œil,  m'en  pénètre  jusqu'au  cœur,  qui  tourne 
aux  larmes.  Vu  seule,  c'est  si  triste!  Toi,  tu  vois  le  ciel  !  Oh  !  je  ne  te  plains 
pas.  L'âme  doit  goûter  d'ineffables  ravissements, 

Se  plongeant  dans  l'extase  où  fut  l'aveugle-né 
Quand  le  jour  apparut  à  son  œil  étonné. 

Le  31.  —  Quelle  différence  de  ce  que  je  dis  à  ce  que  je  dirais  s'il  vivaitl 
Mon  Dieu,  tout  est  changé  en  moi  et  hors  de  moi  :  la  mort  étend  quelque 
chose  de  noir  sur  toutes  choses.  —  Ecrit  à  Misy  sur  la  mort  de  son  oncle 
Jules  de  Roquefeuil,  disparu  tout  jeune  de  ce  monde.  De  tous  côtés,  des 
tombes  s'ouvrent. 

«  Cet  étrange  secret  dans  lequel  Dieu  s'est  retiré,  impénétrable  à  la  vue 
de  l'homme,  est  une  grande  leçon  pour  nous  portera  la  solitude  loin  de  la 
vue  des  hommes.  » 

«  L'homme  est  ainsi  fait  qu'à  force  de  lui  dire  qu'il  est  un  sot,  il  le  croit; 
et  à  force  de  se  le  dire  à  soi-même,  on  le  croit...  ~>> 

«  ...  Dieu  a  créé  l'homme  avec  deux  amours  :  l'un  pour  Dieu,  l'autre 
pour  soi-même...  Le  péché  étant  arrivé,  l'homme  a  perdu  le  premier  de 
ces  amours,  et  l'amour  pour  soi-même  étant  resté  seul  dans  cette  grande 
âme  capable  d'un  amour  infini,  cet  amour-propre  s'est  étendu  et  débordé 
dans  le  vide  que  l'amour  de  Dieu  a  laissé  (1).  » 

Il  pleut  ;  cette  pluie,  qui  reverdit  prés  et  bois,  tombe  sur  la  terre  qui  te 
couvre  et  dissout  tes  restes  au  cimetière,  là-bas,  à  Andillac.  Qu'on  est 
heureux  de  penser  qu'il  y  a  dans  l'homme  quelque  chose  que  n'atteint  pas 
la  destruction  ! 

«  Il  est  des  créatures  que  vous  retirez  de  ce  monde  pour  de  légères  fai- 

(1)  Pascal,  Pensées  :  Lettres  sur  la  mort  de  son  père. 


JOTTRNAT.    D']  DE    OUÉRW  I57 

blesses;  c'est  par  amour  et  pour  leur  sauver  de  nouvelles  chutes.?/  —  Si  on 
ne  savait  que  cette  pensée  est  de  Shakespeare,  on  la  croirait  de  Fénclon. 
Oh  !  je  sais  à  qui  je  l'applique. 

Le  5  septembre.  —  Une  lettre  de  Marie,  la  triste  Marie,  qui  récite  tous 
les  jours  l'office  des  morts.  Ainsi  le  cœur  de  la  femme  :  même  en  se  tour- 
nant vers  Dieu,  il  regarde  ses  affections. 

Le  9.  —  Le  découragement  me  prend  pour  tout  dans  la  vie.  Je  ne  conti- 
nuerai pas  d'écrire.  A  quoi  bon  ce  mémorandum?  Pourquoi?  puisque  ce 
ne  peut  être  pour  lui  !  Quand  il  vivait,  j'avais  en  lui  mou  soutien  ;  j'avais 
mon  plaisir  dans  la  pensée  de  lui  faire  plaisir.  —  Cela  ôté,  que  reste-t-il  à 
ces  distractions  humaines,  lectures,  pensées,  poésie  ?  rien  que  leur  valeur, 
qui  n'est  rien. 

Ecrit  à  Marie,  autre  poésie  vivante  encore.  Je  lui  dis  :  «  Croyez  une 
vous  êtes  aimée  du  coeur  le  plus  mort.  » 

Le  25.  —  Encore  à  Marie. 

Le  30.  —  A  mon  frère  de  Paris,  le  frère  de  celui  de  la  tombe. 

Plus  d'écriture  ici,  plus  de  pensées;  l'illusion  n'est  plus  possible;  à 
chaque  mot,  à  chaque  ligne,  je  vois  qu'il  ne  me  lira  pas.  Mon  Dieu,  j'avais 
tant  l'habitude  de  lui  tout  dire  ;  je  l'aimais  tant!  «  Le  plus  grand  malheur 
de  la  vie,  c'est  d'en  rompre  les  relations.  »  Oh  !  que  j'éprouve  la  vérité  do 
ces  mots,  qui  m'avaient  frappée  dans  un  livre  aux  Coques. 

J'ai  besoin  du  Ciel. 

Ce  n'est  pas  pour  rien  que  nous  nous  serons  rencontrés  dans  la  vie.  Jo 
tâcherai,  mon  Dieu,  de  les  tourner  vers  vous. 

Je  voudrais  que  le  ciel  fut  tout  tendu  de  noir, 

Et  qu'un  bois  de  cyprès  vînt  à  couvrir  la  terre; 

Que  le  jour  ne  fût  plus  qu'un  soir. 

Une  gazelle  errante 
S'abrite  en  cette  tour, 
Et  l'hirondelle  y  chante, 
Y  chante  nuit  et  jour. 

Le  3  octobre.  —  Ecrit  à  Paris.  Oh  1  quel  jour  anniversaire  de  mon  départ, 
l'an  dernier!  —  Dirai-je  ici  tous  les  souvenirs  qui  me  viennent,  larmes, 
regrets,  passé  perdu,  sitôt  changé  en  deuil?  — Mon  cœur  est  plein,  il  veut 
pleurer. —  Maurice,  Maurice,  n'est-ce  pas  vrai,  les  pressentiments?  Quand 
je  pense  à  ceux  qui  me  tourmentaient  dans  la  route  et  à  Paris  et  le  jour  de 
la  noce,  et  qui  se  sont  accomplis  I  Je  rêvais  mort;  je  ne  voyais  que  dra- 
peries mortuaires  dans  ce  salon  où  l'on  dansait,  où  je  dansais  dans  ma  tris- 
tesse, car  jo  voulais  écarter  ces  pensées. 


I58  JOURNAL  D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

N'est-ce  pas  temps  perdu  que  de  rappeler  ces  choses,  mon  Dieu  !  Je  suis 
seule  devant  vous  :  je  pourrais  mieux  faire  que  de  m'affliger.  N'êtes-vous 
pas  là  pour  mon  espérance,  pour  ma  consolation,  pour  me  faire  voir  un 
monde  meilleur  où  est  mon  frère? 

Le  4.  —  Je  voulais  envoyer  à  son  ami  deux  grenades  du  grenadier  dort 
il  a  travaillé  le  pied  quelques  jours  avant  sa  mort.  Ce  fut  son  dernier  mou- 
vement sur  la  terre. 

Le  6.  —  A  l'heure  qu'il  est,  midi,  premier  dimanche  d'octobre,  j'étais  à 
Paris,  j'étais  dans  ses  bras,  place  Notre-Dame-des-Victoires.  Un  an  passé, 
mon  Dieu  !  —  Que  je  fus  frappée  de  sa  maigreur,  de  sa  toux,  moi  qui 
l'avais  rêvé  mort  dans  la  route  !  —  Nous  allâmes  ensemble  à  Saint-Sulpice, 
à  la  messe  à  une  heure.  Aujourd'hui  à  Lentin,  dans  la  pluie,  les  poignants 
souvenirs  et  la  solitude...  Mais,  mon  âme,  apaise-toi  avec  ton  Dieu  que  tu 
as  reçu  dans  cette  petite  église.  C'est  ton  frère,  ton  ami,  le  bien-aimé  sou- 
verain que  tu  ne  verras  pas  mourir,  qui  ne  te  manquera  jamais  ni  en  cette 
vie  ni  en  l'autre.  Consolons-nous  dans  cette  espérance,  et  qu'en  Dieu  on 
retrouve  tout  ce  qu'on  a  perdu.  Si  je  pouvais  m'en  aller  en  haut  ;  si  je 
trouvais  dans  ma  poitrine  ce  souffle  qui  vient  le  dernier,  ce  souffle  des 
mourants  qui  porte  l'âme  au  ciel,  oh  I  je  n'aurais  pas  beaucoup  de  regrets 
à  la  vie.  Mais  la  vie  c'est  une  épreuve,  et  la  mienne  est-elle  assez  longue  ; 
ai-je  assez  souffert?  Quand  on  se  porte  au  Calvaire,  on  voit  ce  que  coûte 
le  ciel.  Oh!  bien  des  larmes,  des  déchirements,  des  épines,  du  fiel  et  du 
vinaigre.  Ai-je  goûté  de  tout  cela?  Mon  Dieu,  ôtez-moi  la  plainte,  sou- 
tenez-moi dans  le  silence  et  la  résignation  au  pied  de  la  Croix,  avec  Marie 
et  les  femmes  qui  vous  aimèrent. 

Le  19.  —  Trois  mois  aujourd'hui  de  cette  mort,  de  cette  séparation.  Oh! 
la  douloureuse  date,  que  néanmoins  je  veux  écrire  chaque  fois  qu'elle 
reviendra.  Il  y  a  pour  moi  une  si  attachante  tristesse  dans  ce  retour  du  19, 
que  je  ne  puis  le  voir  sans  le  marquer  dans  ma  vie,  puisque  je  note  ma  vie. 
Eh  !  qu'y  mettrais-je  maintenant,  si  je  n'y  mettais  mes  larmes,  mes  souve- 
nirs, mes  regrets  de  ce  que  j'ai  le  plus  aimé?  C'est  tout  ce  qui  vous  vien- 
dra, ô  vous  qui  voulez  que  je  continue  ces  cahiers,  mon  tous  les  jours  au 
Cayla.  J'allais  cesser  de  le  faire,  il  y  avait  trop  d'amertume  à  lui  parler 
dans  la  tombe  ;  mais  puisque  vous  êtes  là,  frère  vivant,  et  avez  plaisir  de 
m'entendre,  je  continue  ma  causerie  intime  ;  je  rattache  à  vous  ce  qui  res- 
tait là,  tombé  brisé  par  la  mort,  /écrirai  pour  vous  comme  j'écrivais  pour 
lui.  Vous  êtes  mon  frère  d'adoption,  mon  frère  de  cœur.  11  y  a  là-dedans 
illusion  et  réalité,  consolation  et  tristesse  :  Maurice  partout.  C'est  donc 
aujourd'hui,  19  octobre,  que  je  date  pour  vous  et  que  je  marque  ce  jour 
comme  une  époque  dans  ma  vie,  ma  vie  d'isolement,  de  solitude,  d'in- 
connue qui  s'en  va  vers  quelqu'un  du  monde,  vers  vous  à  Paris,  comme  à 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  159 

peu  près,  je  vous  l'ai  dit,  je  crois  si  Eustoquie,  de  son  désert  de  Bethléem, 
eût  écrit  à  quelque  élégant  chevalier  romain.  Le  contraste  est  piquant 
mais  ne  m'étonne  pas.  Quelqu'un,  une  femme,  me  disait  qu'à  ma  place  elle 
serait  bien  embarrassée  pour  vous  écrire.  Moi,  je  ne  comprends  pas  pour- 
quoi je  le  serais.  Rien  ne  me  gêne  avec  vous.  En  vérité,  pas  plus  qu'avec 
Maurice,  vous  m'êtes  lui  au  cœur  et  à  l'intelligence.  C'est  à  ce  point  de 
vue  que  se  met  notre  intimité. 

Le  20.  —  La  belle  matinée  d'automne!  Un  air  transparent,  un  lever  du 
jour  radieusement  calme,  des  nuages  en  monceaux,  du  nord  au  midi,  des 
nuages  d'un  éclat,  d'une  couleur  molle  et  vive,  du  coton  d'or  sur  un  ciel 
bleu.  C'était  beau,  c'était  beau!  Je  regrettais  d'être  seule  à  le  voir.  J';ii 
pensé  à  notre  peintre  et  ami,  M.  Augier,  lui  qui  sent  si  bien  et  prend  sitôt 
le  beau  dans  son  âme  d'artiste.  Et  puis  Maurice  et  puis  vous,  je  vous  aurais 
voulu  voir  tous  sous  mon  ciel  du  Cayla  ;  mais  devons-nous  nous  rencon- 
trer jamais  plus  sur  la  terre  ! 

En  allant  au  Pausadou,  j'ai  voulu  prendre  une  fleur  très  jolie.  Je  l'ai 
laissée  pour  le  retour,  et  j'ai  passé  par  un  autre  chemin.  Adieu,  ma  fleur. 
Quand  j'y  reviendrais,  où  serait-elle?  Une  autre  fois,  je  ne  laisserai  pas 
mes  fleurs  en  chemin.  Que  de  fois  cependant  cela  n'arrive-t-il  pas  dans 
la  vie? 

Dimanche  aujourd'hui.  Revu  à  Andillac  cette  tombe  toute  verdoyante 
d'herbe.  Comme  c'est  venu  vite,  ces  plantes  !  Comme  la  vie  se  hâte  sur  la 
mort,  et  que  c'est  triste  à  notre  vue  !  Que  ce  serait  désolant,  sans  la  foi  qui 
nous  dit  que  nous  devons  renaître,  sortir  de  ces  cimetières  où  nous  sem- 
blons  disparus  ! 

Le  21.  —  Tonnerre,  orage,  tempête  au  dehors,  mais  calme  au  dedans,  ce 
calme  d'une  mer  morte,  qui  a  sa  souffrance  aussi  bien  que  l'agitation.  Le 
repos  n'est  bon  qu'en  Dieu,  ce  repos  des  âmes  saintes  qui,  avant  la  mort, 
sont  sorties  de  la  vie.  Heureux  dégagement  !  Je  meurs  d'envie  de  tout  ce 
qui  est  céleste  :  c'est  qu'ici-bas  tout  est  vil  et  porte  un  poids  de  terre. 

Lu  quelques  pages  d'un  voyage  en  Espagne.  Singulier  peuple  de  bri- 
gands et  de  moines.  Les  moines  sont  tombés,  que  reste-t-il  maintenant? 
Nous  le  voyons,  des  égorgeurs  :  Don  Carlos  à  Bourges,  l'héritier  de 
Ferdinand  le  Catholique  mis  hors  du  trône  et  du  rovaume,  prisonnier  en 
France.  Cette  lecture  m'intéresse.  C'est  l'élégant  journal  d'un  vovageur 
aimable,  qui  cause  en  courant,  et  peint,  avec  le  bon  ton  et  la  grâce  d'esprit 
d'un  homme  du  monde,  tout  ce  qu'il  rencontre.  Les  lourdes  descriptions 
m'assomment.  J'aime  aussi  M.  de  Custine,  qui  m'amuse,  quoiqu'il  soit 
parfois  un  peu  long;  mais  c'est  comme  la  longueur  d'un  bal.  Puis  il  vient 
si  peu  de  livres  au  Cayla,  que,  pour  peu  qu'ils  puissent  plaire,  ils  plaisent 
beaucoup. 


IÔO  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

Le  22.  —  Une  lettre  de  Marie,  de  Marie  ma  sœur,  qui  m'a  quittée  pour 
quelques  jours  avec  Erembert.  Me  voici  seule  avec  mon  père.  Que  notre 
famille  est  réduite,  et  je  tremble  en  pensant  que  le  cercle  peut  encore  se 
rétrécir! 

Lu  quelques  passages  des  Saints  Désirs  de  la  Mort,  livre  pieusement 
spirituel  que  j'aime,  lecture  qui  porte  au  ciel.  J'en  ai  besoin  pour  mon  âme 
qui  tombe,  qui  s'affaisse  sous  le  poids  de  la  vie.  On  peut  se  distraire  dans 
le  monde,  mais  les  choses  seules  de  la  foi  soutiennent.  Que  je  plains  les 
âmes  tristes  qui  ne  savent  pas  cela,  ou  ne  le  veulent  pas  croire  !  J'en  ai  tant 
parlé  à  Maurice;  j'en  parle  à  tout  ce  que  j'aime,  des  choses  de  l'éternité; 
car,  voyez-vous,  je  n'aime  pas  pour  ce  monde,  ce  n'est  pas  la  peine  :  c'est 
le  ciel  le  lieu  de  l'amour. 

Le  24.  —  Lecture,  ni  écriture,  ni  prière  ne  peuvent  empêcher  les  larmes 
aujourd'hui.  Mon  pauvre  Maurice  !  Je  me  suis  mise  à  penser  à  tout  ce  qu'il 
a  souffert,  physiquement  et  dans  l'âme,  les  derniers  temps  de  sa  vie.  Que 
cette  vue  est  déchirante  !  Mon  Dieu,  ne  l'aurez-vous  pas  soutenu? 

Le  27.  —  Nulle  envie  d'écrire  depuis  deux  jours.  Si  je  reprends  la  plume 
aujourd'hui,  c'est  qu'en  ouvrant  mon  portefeuille  vert,  j'ai  vu  ce  cahier  et 
j'y  mets,  que  mon  père  vient  de  me  remettre,  un  paquet  de  lettres  de  son 
cher  Maurice,  et  de  ses  cheveux,  pour  les  renfermer,  ces  précieux  restes, 
avec  les  autres  que  j'ai.  O  enterrement  !  Ecrirai-je  ce  que  je  sens,  ce  que  je 
pense,  ce  que  je  souffre  ?  Je  n'écris  pas  :  je  ne  parlerais  que  du  ciel  et  d'une 
tombe,  de  ces  choses  qui  ne  doivent  se  dire  qu'à  Dieu. 

Le  ier  novembre.  —  Quel  anniversaire  !  J'étais  à  Paris,  assise  seule  dans 
le  salon  devant  une  table,  pensant,  comme  à  présent,  à  cette  fête  des  Saints. 
Il  vint,  Maurice,  me  trouver,  causer  un  peu  d'âme  et  de  cœur,  et  me  donna 
un  cahier  de  papier  avec  un  «  Je  veux  que  tu  m'écrives  là  ton  tous  les  jours 
à  Paris  ».  Oh!  pauvre  ami  !  je  l'ai  bien  écrit,  mais  il  ne  l'a  pas  lu!  (1)  Il  a 
été  enlevé  si  subitement,  si  rapidement,  avant  d'avoir  le  temps  de  rien 
faire,  ce  jeune  homme  né  pour  tant  de  choses,  ce  semblait.  Mais  Dieu  en  a 
disposé  autrement  que  nous  ne  pensions.  11  est  de  belles  âmes  dont  nous 
ne  devons  voir  ici  que  les  apparences,  et  dont  l'entière  réalisation  s'achève 
ailleurs,  dans  l'autre  vie.  Ce  monde  n'est  qu'un  lieu  de  transition,  comme 
les  saints  l'ont  cru,  comme  l'âme  qui  pressent  le  quelque  autre  part  le 
croit  aussi,  Et,  quel  bonheur  que  tout  ne  soit  pas  ici  !  Impossible,  impossi- 
ble! Si  nous  finissions  à  la  tombe,  le  bon  Dieu  serait  méchant  ;  oui,  méchant, 
de  créer  pour  quelques  jours  des  créatures  malheureuses  :  horrible  à  penser. 
Rien  que  les  larmes  font  croire  à  l'immortalité  Maurice  a  fini  son  temps 
de  souffrance,  j'espère,  et  aujourd'hui  je  le  vois  à  tout  moment  parmi  les 

(1)  Ce  cahier  a  échappé  aussi  à  nos  recherches. 


journal  d'Eugénie  dp.  guérin  1^1 

bienheureux  ;  je  mu  dis  qu'il  doit  y  être,  qu'il  plaint  ceux  qu'il  voit  sur  la 
terre,  qu'il  me  désire  où  il  est,  comme  il  me  désirait  à  Paris.  Ali  !  mon 
Dieu,  ceci  me  rappelle  que  nous  étions  ensemble  à  pareil  jour,  l'an  dernier; 
que  j'avais  un  frère,  un  ami  que  je  ne  puis  plus  ni  voir  ni  entendre.  Plus  de 
rapports  après  tant  d'intimité!  C'est  en  ceci  que  la  mort  est  désolante. 
Pour  le  retrouver,  cet  être  aimé  et  tant  uni  au  cœur,  il  faut  plonger  dans  la 
tombe  et  dans  l'éternité.  Qui  n'a  pas  Dieu  avec  soi  en  cet  effroi,  que 
devenir?  Que  devenez-vous,  vous,  ami  tant  atterré  par  sa  mort,  quand 
votre  douleur  se  tourne  vers  l'autre  monde?  Oh  !  la  foi  ne  vous  manque 
pas,  sans  doute:  mais  avez-vous  une  foi  consolante,  la  foi  pieuse?  Pensant 
que  trop  que  vous  ne  l'avez  pas,  je  me  prends  à  vous  plaindre  amèrement. 
Les  sollicitudes  que  j'avais  à  cet  égard  pour  son  âme  de  frère,  se  sont  toutes 
portées  sur  la  vôtre,  presque  aussi  chère  Je  ne  puis  pas  dire  à  quel  degré 
je  l'aimais,  ni  auquel  je  l'aime  :  c'est  quelque  chose  qui  monte  vers  L'infini, 
vers  Dieu.  Là  je  m'arrête;  à  cette  pensée  s'attache  un  million  de  pen 
mortes  et  vives,  mais  surtout  mortes,  mon  mémorandum,  commencé  pour 
lui,  continué  pour  vous  au  même  jour,  daté  de  quelque  joie  l'an  dernier  et 
maintenant  tout  de  larmes.  Mon  pauvre  Maurice,  j'ai  été  délaissée  en  une 
terre  oh  il  y  a  larmes  continuelles  et  continuelles  angoisses. 
Le  jour  des  Morts  ! 

Voila  les  feuilles  sans  sève 
Qui  tombent  sur  le  gazon; 
Voilà  le  vent  qui  s\ 
Et  gémit  dans  le  Talion. 


C'est  la  saison  où  tout  ton 
Aux  coups  redoublés  des  vents 
Un  vent  qui  vient  de  la  tombe 
Moissonne  aussi  les  vivants. 


Il  y  a  peu  d'années  nous  disions  cela  ;  nous  récitions  ces  vers,  Maurice 
et  moi,  errant  sur  des  feuilles  sèches,  le  jour  des  Morts.  Mon  Dieu,  le  \ 
tombé  lui  aussi,  lui  si  jeune,  le  dernier  né  de  la  famille,  que  je  comptais 
bien  laisser  en  ce  monde,  entouré  d'enfants  qui  m'auraient  pleurée  comme 
leur  mère!  Au  lieu  de  cela,  c'est  moi  qui  pleure  ;  c'est  moi  qui  rois  une 
tombe,  où  est  renfermé  tout  ce  que  j'ai  eu  d'espérance,  de  bonheur  en 
affection  humaine.  Oh!  que  cela  déprend  de  tout-  |  porte  lame 

affligée  loin  de  cette  vie.  vers  le  lieu  où  n'est  pas  la  mort.  Prié,  pleuré, 
écrit,  rien  autre  chose  aujourd'hui.  O  terrible  fête  des  morts  ! 

Le  3  novembre.  —  Je  vous  ai  écrit  hier,  ami  de  Maurice,  tout  triste  que 
j'étais.  Il  n'y  a  qu'à  vous  que  je  puisse  parler  dans  les  larmes,  comme  je 


il 


162  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

l'ai  fait  dans  ma  lettre.  A  Marie,  cela  ferait  mal,  à  d'autres  sans  intérêt,  et 
puis  la  douleur  ne  se  laisse  voir  qu'aux  intimes. 

Le  5.  —  Posé  mon  front  sur  les  mains  de  mon  père  posées  sur  ses 
genoux.  Oh  !  le  doux  oreiller  !  Tout  mon  cœur  s'était  porté  à  ma  tête  dans 
ce  repos  pour  en  jouir.  Mon  père  est  bon,  d'une  bonté  tendre,  ardente  et 
pour  ainsi  dire  amoureuse,  comme  on  dit  de  la  bonté  divine  dont  les  pères 
tiennent,  et  il  se  fait  aimer  avec  abandon.  Je  ne  lui  cache  que  ce  qui  pour- 
rait le  peiner.  Les  lettres  de  Marie,  les  vôtres,  je  lui  fais  tout  voir.  J'hésite 
pourtant  encore  à  lui  montrer  mes  cahiers,  à  cause  de  ce  fond  de  vie  quel- 
quefois triste  qui  s'y  trouve. 

Une  visite,  un  curé  du  voisinage  qui  m'a  fait  plaisir.  La  vue  d'un  prêtre, 
quand  il  est  bon,  est  bonne  aux  affligés,  et  celui-ci  est  de  ceux  à  qui  les 
saints  tireraient  leur  chapeau.  Il  nous  a  parlé  de  sa  petite  église,  de  sa 
petite  paroisse,  de  ses  petites  croix,  et,  de  l'un  à  l'autre,  nous  a  menés  à 
une  heure  de  conversation  que  j'ai  trouvée  courte.  En  trouve-t-on  autant 
dans  le  monde?  Plus  d'une  fois,  dans  un  salon,  il  m'est  arrivé  de  bâiller 
dans  mon  mouchoir.  Ce  n'est  pas  tant  l'esprit  ni  ce  qu'on  dit  qui  attache, 
qu'une  certaine  façon  de  dire. 

Le  facteur  !  des  lettres  !  Oh  !  sait-on  ce  que  c'est  que  des  lettres  à  la  cam- 
pagne? Ces  chers  absents  qui  vous  reviennent  en  cœur  et  en  âme.  Que 
ne  peut-on  écrire  au  ciel  ! 

Le  6.  —  Un  enfant  est  venu  m'apporter  un  oiseau  mort  qu'il  avait  pris 
sous  une  pierre.  Pauvre  oiseau  !  Je  suis  à  penser  comme  cette  jolie  petite 
vie  d'indépendance,  de  chants,  tout  aérienne,  a  été  atteinte  comme  une 
autre,  est  tombée  sous  ce  trébuchet  de  la  mort  où  tout  tombe. 

Je  n'ai  pas  écrit  hier  et  n'écrirai  pas  de  suite.  Que  feriez-vous  de  trois 
cent  soixante-six  de  mes  jours  presque  uniformes,  à  voir,  un  an  durant, 
passer  des  flots  pareils  ?  La  diversion  fait  l'intérêt  des  yeux  et  de  l'esprit, 
car  nous  ne  nous  plaisons  qu'en  curiosité  Où  il  n'y  a  pas  de  nouveau,  on 
s'ennuie.  11  y  a  eu  tels  jours  d'immobilité  où  j'ai  souhaité  la  foudre.  Que 
serait  donc  pour  vous  mon  calme  perpétuel?  car,  excepté  ce  qui  me  vient 
du  cœur  ou  monte  à  la  tête,  rien  ne  fait  mouvement  dans  ma  vie. 

Dans  ce  moment,  je  rentre  d'une  petite  promenade  au  soleil,  et  rien  ne 
bougeautour  de  moi,  que  quelques  mouches  qui  bourdonnentà  l'airchaud. 
Seule  au  grand  monastère  désert.  Ce  profond  et  complet  isolement  nie 
fait  vivre  une  heure  comme  ont  vécu  des  années  les  ermites,  hommes  et 
femmes,  ces  âmes  retirées  du  monde.  Sans  soins  matériels,  sans  parole 
qu'intérieure,  sans  sentiments  que  d'intelligence,  sans  vie  que  celle  de 
l'âme  :  il  y  a  dans  ce  dégagement  une  liberté  pleine  de  jouissances,  un 
bonheur  inconnu,  que  je  crois  bien  que  pour  faire  durer  on  puisse  aller 
cachet"  à  cent  lieues  du  désert.  Aussi  en  était-il  qui  quittaient  la  cour  pour 


JOURNAL   D'EUGÉNIE  DE  GUÉRIN  163 

cela,  comme  saint  Arsène  et  tant  d'autres  qui,  ayant  goûté  des  deux,  ne 
voulurent  pas  retourner  au  monde.  C'est  que  le  monde  ne  contente  pas 
l'âme  ;  il  l'amuse  et  ne  la  fait  pas  vivre  :  c'est  ce  qu'on  sent  pour  peu  qu'on 
avance  en  âge,  quand  le  cœur  se  déprend  des  illusions  comme  il  s'y  était 
pris  de  lui-même.  On  se  trouve  tout  étonné  et  triste  près  du  vide  que  font 
les  plaisirs  en  se  retirant.  Que  devenir  alors?  La  foi  l'enseigne,  le  chrétien 
lésait.  Mon  pauvre  Maurice  !  que  de  fois  je  lui  parlais  ainsi,  lui  demandant 
s'il  le  trouvait  vrai,  et  il  ne  me  disait  pas  non.  Je  ne  hais  pas  le  monde 
néanmoins  ;  je  sais  y  vivre  et  m'en  passer,  et  je  plains  ceux  qui  sont  ou  ses 
esclaves  ou  ses  fidèles,  ses  malheureux  ou  ses  fous. 

Voilà  certes  ce  que  je  ne  pensais  pas  écrire  en  revenant  du  soleil  ;  mais 
voilà  où  la  solitude  me  mène,  à  l'aimer  et  à  en  parler,  et  cela  avec  vous, 
ami  du  monde.  11  faut  bien  que  vous  vous  soyez  fait  mon  frère.  A  un  frère 
on  dit  tout  ce  qui  vient  en  pensée.  Je  ne  sais  si  vous  vous  plairez  aux 
miennes.  J'ai  parfois  douté  si  je  n'ennuyais  pas  Maurice;  mais  écartant 
bientôt  le  doute  (que  pour  rien  je  ne  puis  souffrir),  j'écrivais  en  pleine  foi 
lettres  et  cahiers  qu'il  aimait.  Je  l'ai  su,  bien  su,  ce  qui  lui  venait  de  son 
amitié  pour  moi.  Cher  ami  !  que  je  pense  à  lui  aujourd'hui  ;  que  ce  matin 
dans  la  prière  je  me  sentais  portée  vers  l'autre  vie  où  il  est,  où  il  m'attend 
comme  il  m'attendait  à  Paris  !  Eh  !  que  nous  verrons  là  d'autres  merveilles 
que  dans  ces  villes  sur  la  boue  !  Depuis  cette  mort,  je  n'estime  rien  la  terre; 
Dieu  m'en  avait  tant  appris  le  prix;  mais  le  comprendre,  le  peu  qu'est  ce 
monde,  il  faut  que  le  cœur  ait  sa  leçon,  et  le  mien  l'a  eue!  Maintenant 
je  vais  m'occuper  d'autre  chose  que  d'écrire  ici.  Avec  ou  sans  plaisir, 
tant  que  l'âme  est  ici,  tant  qu'on  a  charge  de  vie,  il  faut  en  remplir  les 
obligations. 

Le  8.  —  Louise,  Marie  des  Coques  me  sont  arrivées  ce  soir  par  lettre  : 
aimable  rencontre  des  plus  aimables  femmes  et  amies  que  je  connaisse. 
Ressemblant  beaucoup  l'une  à  l'autre.  Marie  plus  développée  dans  le 
monde.  Causé  longuement  à  leur  sujet  avec  mon  père  et  des  affections  du 
cœur.  Je  l'ai  consulté  à  cette  occasion  et  sur  un  chapitre  de  Y  Imitation 
qui  m'avait  troublée.  Il  m'a  calmée  et  fait  voir  que  je  prenais  les  choses 
dans  un  sens  trop  exclusif,  que  ma  lecture  pieuse  s'appliquait  aux  per- 
sonnes des  cloîtres  et  non  à  celles  qui  sont  dans  le  monde.  Grâce  à  mon 
père,  je  puis  donc  garder  sans  crainte  toutes  mes  affections  ;  car.  après  des 
élans  de  cœur,  je  me  retire  effrayée,  craignant  d'aimer  trop.  Si  le  cœur 
s'employait  ici,  il  n'y  en  aurait  pas  pour  le  ciel.  Je  veux  porter  ce  qui  aime 
dans  l'autre  vie 

Le  10.  —  Caroline  nous  a  écrit  après  un  assez  long  silence,  assez  long 
pour  me  donner  le  temps  de  croire  à  un  oubli.  J'en  avais  de  la  peine  :  >e 
voudrais  un  avenir  sinon  d'amitié,  du  moins  de  bienveillance  avec  celte 


164  JOURNAL   D'EUGÉNIE    DE   GUÉRIN 

ieune  femme,  cette  femme  de  mon  frère.  Ce  titre  l'attache  tant  à  mon 
cœur!  Je  serais  sensiblement  affectée  si  je  la  voyais  se  détacher  entière- 
ment. Sa  lettre  est  bonne,  marquée  d'intérêt;  j'en  suis  contente.  Pauvre 
chère  veuve,  que  je  voudrais  pouvoir  l'embrasser  en  ce  moment!  Je  la 
regarde  comme  une  sœur  qui  se  trompe.  Il  ne  faut  pas  lui  en  vouloir,  elle 
ne  croit  pas  se  tromper. 

Demain  matin,  après  l'aurore,  je  m'achemine  chez  des  parents  à  deux 
lieues  d'ici.  Journée  perdue  pour  écrire  et  pour  ma  vie  d'habitude  ;  mais  je 
reviendrai  peut-être  avec  quelque  chose  de  neuf,  comme  font  les  touristes, 
qui  ont  tous  vu  de  l'extraordinaire  où  qu'ils  aillent. 

Le  12.  — 11  fut  un  temps  où  je  décrivais  avec  charme  les  moindres  petites 
choses.  Quatre  pas  dehors,  une  course  au  soleil  à  travers  champs  ou  dans 
les  bois,  me  laissait  beaucoup  à  dire.  Est-ce  parce  que  je  disais  à  Lui,  et 
que  le  cœur  fournit  abondamment  ?  Je  ne  sais,  mais  n'ayant  plus  le  plaisir 
de  lui  faire  plaisir,  ce  que  je  vois  n'offre  pas  l'intérêt  que  j'y  trouvais  jadis. 
Cependant  rien  au  dehors  n'est  changé,  c'est  donc  moi  au  dedans.  Tout 
me  devient  d'une  même  couleur  triste,  toutes  mes  pensées  tournent  à  la 
mort.  Ni  envie  ni  pouvoir  d'écrire.  Qu'écrirai-je  d'ailleurs  qui  vous  fût 
bon,  à  vous  à  qui  je  voudrais  tant  de  bien,  à  qui  il  est  difficile  d'en  faire? 

Trouvé  dans  un  livre  une  feuille  de  rose  flétrie,  qui  sait  depuis  quand? 
Je  me  le  demande  en  revenant  sur  les  printemps  passés,  sur  les  jours  et  les 
lieux  où  cette  rose  a  fleuri  ;  mais  rien  ne  revient  de  ces  choses  perdues. 
Ce  n'est  pas  un  malheur  d'être  une  fleur  sans  date.  Tout  ce  qui  prend  mys- 
tère a  du  charme.  Cette  feuille  dans  ce  livre  m'intéresse  plus  qu'elle  n'eût 
pu  faire  sur  sa  rose  et  son  rosier.  J'en  ai  quitté  de  lire.  Pour  peu  qu'on  ait 
l'âme  réfléchissante,  il  y  a  de  quoi  s'arrêter  à  chaque  instant  et  se  mettre 
en  pensée  sur  ce  qui  se  présente  dans  la  vie. 

Le  front  sur  une  fleur,  je  pensais  à  la  tombe. 

La  pensée  de  la  mort,  de  Dieu  et  de  ceux  que  j'aime  ne  me  quitte  pas. 

Le  14.  —  Revenue  encore  à  ma  solitude  complète.  Mon  père  est  allé 
chercher  quelques  livres  dans  une  bibliothèque  voisine.  Je  ne  sais  ce  qu'il 
apportera.  J'ai  demandé  Nolre-Dtimc  de  Paris,  que  jusqu'ici  je  n'avais  pas 
voulu  lire.  Pourquoi  le  lirai-je  à  présent?  C'est  que  je  me  sens  le  cœur 
assez  mort  pour  que  rien  ne  lui  puisse  nuire;  qu'on  dit  qu'il  y  a  des  beautés 
là  dedans  que  j'ai  envie  de  connaître,  et  qu'un  homme  de  Dieu  qui  a  du 
crédit  sur  moi  m'a  dit  que  je  pouvais  faire  cette  lecture,  et  que  le  mal  est 
annulé  par  la  façon  de  le  voir.  Le  diable  même,  quand  il  déplaît,  que 
peut-il?  Le  rencontrer  n'est  pas  le  prendre.  Peut-être  soi  ait-il  mieux  de 
rester  dans  l'ignorance  de  tout  livre  et  de  toute  chose;  mais  je  ne  me 


JOURNAL  D'BUGÉMB   DH  GUÉPW  165 

soucie  pas  non  plus  de  savoir.  Ce  n'est  pas  pour  m'instruire,  c'est  pour 
m'élever  que  je  lis  ;  tout  m'est  échelle  pour  le  ciel,  même  ce  petit  cahier 
que  j'attache  à  une  pensée  céleste.  Dieu  la  connaît.  Quand  Dieu  ne  verrait 
pas  tout,  je  lui  ferais  tout  voir.  Je  ne  saurais  nie  passer  de  l'approbation 
divine  en  ma  vie  et  mes  affections,  mais  peu  m'enquiers  de  celle  des 
hommes,  encore  moins  des  femmes. 

Le  15.  —  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  quel  jour!  le  jour  de  son  mariage.  A 
pareille  heure,  un  an  passé,  nous  étions  à  l'Abbaye-aux-Bois,  lui,  vous, 
moi,  moi  à  côté  de  lui.  Je  viens  d'une  église  aussi,  et  d'auprès  de  lui  sur 
sa  tombe. 

Le  16.  —  Plus  rien  mis  hier  après  ces  lignes.  11  est  des  sentiments  qui 
dépassent  toute  expression  Dieu  sait  dans  quel  abîme  j'étais  plonge 
accablée  des  souvenances  de  noces.  C'était  lui  et  sa  belle  fiancée  age- 
nouillés devant  l'autel,  le  Père  Buquet  les  bénissant  et  leur  parlant  d'ave- 
nir, la  foule  assistante,  le  chant  de  l'orgue,  celle  quête  pour  les  pauvres 
où  j'avais  quelque  embarras,  la  signature  à  la  sacristie,  tant  de  témoins  de 
ce  brillant  contrat  avec  la  mort.  —  La  rencontre  dehors  d'un  char  funèbre , 
le  déjeuner  à  côté  de  vous  où  vous  nie  disiez  :  «  Que  votre  frère  est  beau  !  * 
où  nous  parlâmes  tant  de  sa  vie;  —  la  soirée,  le  bal  où  je  dansai  pour  la 
première  et  dernière  fois.  Je  dois  à  Maurice  des  choses  uniques.  Le  plaisir 
de  lui  voir  l'air  content,  d'être  à  sa  fête,  et  au  fond  de  cette  joie  des  g< 
ments  de  cœur,  et  cette  horrible  vision  des  cercueils  autour  du  salon,  — 
posés  sur  ces  tabourets  longs  et  drapés  à  franges  d'argent.  Oh  !  que  je  fus 
glacée  au  sortir  de  leur  chambre,  en  toilette  avec  des  Qeurs  pour  le  bal, 
que  cela  me  vînt!  J'en  fermai  les  yeux.  Journée,  soirée  si  diversement 
mémorables,  date  de  tant  de  douleurs,  je  n'en  puis  ôter  mon  Ame.  Je  m'en- 
fonce en  toutes  ces  choses,  et  quand  je  songe  à  tout  ce  que  j'avais  mis  de 
bonheur  dans  un  être  qui  n'est  plus  maintenant  qu'en  souvenir,  j'en 
éprouve  une  inénarrable  tristesse,  et  j'en  apprends  à  ne  faire  fond  sur 
aucune  vie  ni  sur  rien.  Il  y  a  un  cercueil  entre  le  monde  et  moi  ;  c'est  fini 
du  peu  qui  m'y  pouvait  plaire.  J'ai  des  liens  de  cœur,  plus  aucun  de  bon- 
heur, de  fête.  Maurice  et  moi  nous  nous  tenions  intérieurement  par  des 
rubans  roses.  Tout  m'était  riant  en  lui,  tout  me  plaisait,  jusqu'aux  pei 
mon  Dieu  !  mon  Dieu!  avoir  perdu  celai  que  voulez-vous  que  j'aime  à 
présent? 

Le  17.  —  Belle  journée  radieuse,  chaleureuse,  un  plein  air  Je  soleil.  Cela 
ravive,  fait  du  bien,  tant  à  sentir  qu'à  jouir,  qu'à  admirer,  Quoiqu'à  pré- 
sent je  m'informe  beaucoup,  moins  de  l'état  du  ciel  qu'hélas  I  il  v  .1  quel- 
ques mois,  du  temps  du  malade,  je  vois  avec  plaisir  un  beau  jour,  la  seule 
jolie  chose  à  voir  à  la  campagne  en  novembre. 

Ah  !  hier  au  soir,  belle  surprise  aussi  de  votl  e  lettre.  Je  ne  l'atteudai 


l66  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

sitôt,  ni  presque  si  aimable,  quoique  ce  ne  soit  pas  surprenant  ;  mais  toute 
distinction  qui  me  touche  me  surprend  toujours  un  peu.  Je  ne  sais  à  quoj 
cela  tient.  Puis,  j'ai  trouvé  dans  cette  lettre  des  choses  qui  m'ont  affligée, 
de  ces  chagrins  chrétiens  de  l'âme  pour  une  pauvre  âme  de  frère,  pour 
quelqu'un  qui  dit  :  Je  ne  prie  pas.  Dieu  sait  là-dessus  ce  que  je  pense,  ce 
que  je  souffre.  J'ai  l'intérêt  de  la  vie  future  de  ceux  que  j'aime,  et  qui  n'y 
croient  pas,  tant  en  croyance  et  tant  à  coeur,  que  pour  le  leur  procurer, 
je  souffrirais  avec  joie  le  martyre.  Ceci  n'est  pas  une  exagération,  mais 
bien  pris  dans  toute  la  raison  et  le  sentiment  de  la  foi.  —  Erembert,  Marie 
qui  arrivent  ! 

Le  28.  —  Laissé  enfermé  depuis  quinze  jours.  Que  de  choses  dans  cette 
lacune  qui  ne  seront  nulle  part,  pas  même  ici  !...  Repris  pour  noter  une 
lettre  de  Marie,  ma  belle  amie,  qui  tremble  de  me  croire  malade.  Hélas! 
non,  je  ne  souffre  pas  dans  mon  corps.  Oh!  que  je  trouve  inutile 
d'écrire  ! 

Le  10  décembre.  —  Enfin  pourrai-je  écrire  ?  Que  de  fois  j'ai  pris  la 
plume  depuis  huit  jours,  et  la  plume  m'est  tombée  des  doigts  sans  rien 
faire  !  Il  y  a  eu  tant  de  tristesse  dans  mon  âme,  tant  de  secousses  dans  mon 
être  !  O  Dieu  !  je  semblais  toucher  à  ma  fin,  à  une  sorte  d'anéantissement 
moral.  Que  cet  état  est  terrible  !  Rien  n'apaise,  rien  ne  soutient  :  travail, 
repos,  livres,  hommes,  tout  est  à  dégoût.  On  voudrait  mourir.  Dans  cette 
lutte,  l'âme  sans  foi  serait  perdue,  oh  !  perdue,  si  Dieu  ne  se  montre  ;  mais 
il  ne  manque  pas,  mais  quelque  chose  d'inattendu  vient  d'en  haut. 

J'ai  trouvé  dans  les  paroles  d'un  prêtre  (encore  un  ami  de  Maurice  !)  un 
secours  inespéré,  un  apaisement,  un  calme,  un  baume  religieux  qui  me 
fait  sentir  la  foi  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  doux  et  de  plus  fort,  la  puissance 
de  consolation.  De  moi-même  souvent  je  ne  puis  pas  y  atteindre.  Ce  sont 
des  efforts  qui  me  fatiguent,  me  brisent.  Nous  sommes  trop  petits  pour  les 
choses  du  ciel.  Le  besoin  d'un  médiateur  se  fait  sentir  en  nous-mêmes. 
Entre  Dieu  et  l'homme,  Jésus-Christ.  Entre  Jésus-Christ  et  nous,  le  prêtre, 
celui  qui  met  l'Evangile  à  la  portée  d'un  chacun.  Aux  uns  il  faut  les 
menaces,  aux  autres  les  espérances  :  à  moi,  il  me  faut  l'amour,  l'amour 
de  Dieu,  l'unique  véritable.  Dès  qu'on  me  remet  là,  dès  que  j'y  suis  en 
plein,  je  cesse  de  souffrir  de  souffrances  désespérées.  Que  béni  soit  le 
saint  prêtre,  l'ami  du  frère  qui  a  consolé  la  sœur!  C'est  parce  qu'il  a 
connu  Maurice  que  je  suis  allée  le  trouver,  que  j'ai  pensé  qu'il  me  con- 
naîtrait plutôt  qu'un  autre.  Je  ne  me  suis  pas  trompée  ;  en  effet,  il  m'a  com- 
prise. Il  a  connaissance  du  cœur  et  des  agonies  de  l'âme  et  des  tristesses 
jusqu'à  la  mort,  et  il  vous  soutient,  cet  ange  .. 

Qui  m'eût  dit,  il  y  a  dix  ans,  quand  ils  étaient  au  collège,  que  cet  enfant 
saurait  nies  douleurs,  que  je  les  lui  confierais,  qu'il  les  apaiserait  par  de? 


JOURNAL  D'EUGÉNIE  DE  GUÉRIN  167 

paroles  comme  je  n'en  ai  pas  entendu,  paroles  divines  que  j'irai  de  temps 
en  temps  écouter  quoique  ce  soit  un  peu  loin  d'ici?  Quand  je  souffrirai 
trop,  je  ferai  ce  pèlerinage.  Frère  de  cœur,  vous  me  voyez  toute  ici  jusqu'à 
l'intime,  au  fond  de  l'être,  comme  voyait  Maurice.  Peut-être  ne  lirez-vous 
ceci  qu'après  ma  mort,  etalors  vous  trouverezmoins  incomprenahle,  moins 
étrange  pour  vous,  ce  qui  se  passait  en  cette  pauvre  anachorète  pendant  sa 
vie,  ce  qu'elle  vous  contait  de  son  âme 

Le  13.  —  Avant  de  sortir  d'ici,  de  ma  chambre,  je  veux  dire  à  ce  cher 
mémorandum  que  vous  me  priez  de  continuer,  que  je  viens  de  lire  une  de 
vos  lettres,  lettre  de  frère  et  d'ami,  toute  franche  d'affection  et  d'épanche- 
ment,  où  ces  mots  surtout  m'ont  touchée  :Je  veux  que  vous  aye\  le  fil  de 
mon  âme,  je  veux  que  vous  puissiez  vous  dire  ma  sœur  de  prédestination 
autant  que  d'adoption  volontaire  et  réfléchie.  .  Je  me  saisis  de  cela,  et 
j'en  forme  de  vous  à  moi,  de  ce  fil  de  votre  âme,  un  nœud  qui  ne  se  déta- 
chera pas.  Prié  pour  Paula.  Pauvre  âme  de  jeune  fille,  où  est-elle?  Cette 
mort  qui  vous  l'a  prise,  où  l'aura-t-elle  portée?  Il  est  plusieurs  demeures 
dans  l'autre  monde,  et  moi  je  tremble  pour  ceux  qui  partent,  qui  meurent 
dans  la  jeunesse  si  passionnée,  si  fautive  Je  ne  connaissais  pas  Paula, 
mais  un  mot  de  vous  me  fait  craindre  ;  et  puis,  qui  sait  comment  elle  vous 
était  liée,  cette  enfant  qui  vous  était  attachée  plus  qu'âme  vivante?  Mais 
laissons-la,  aussi  bien  est-il  de  ne  penser  pas  à  mal  sur  personne. 

Le  14.  —  Lettre  à  Marie  pour  ce  que  vous  me  demandez  d'elle.  Ni  lu  ni 
rien  fait  qu'écrire.  La  pensée  renaît  et  coule,  source  arrêtée  par  un  cer- 
cueil, mais  le  flot  a  passé  dessus.  Je  reprendrai  ici  mon  cours,  tantôt 
rent,  tantôt  filet  d'eau,  suivant  ce  qui  vient  à  l'âme.  La  nuit  me  sort  d'ici  et 
de  ma  chambrette,  où  j'ai  passé  tout  un  jour  en  calme  et  en  solitude.  C'est 
singulier  comme  je  l'aime,  cet  à  part  de  tout. 

Le  15.  —  En  revenant  de  la  messe  (il  est  dimanche),  j'ai  fait  chemin  avec 
une  femme  qui  me  contait  ses  souffrances.  Pauvre  meunière  !  entourée  de 
huit  enfants,  toute  dévorée  d'affections,  et  qui  néanmoins  en  pleure  une, 
pleure  toujours  sa  mère  qui  lui  manque.  «  Je  la  cherche  partout,  me  disait- 
elle,  et  la  nuit  j'en  rêve  et  je  sens  qu'elle  me  caresse.»  Il  y  a  dans  cette 
douleur  etdans  cette  façon  de  sentir  une  tendresse  infinie,  une  expression 
du  cœur  de  la  femme  qui  plaît  tant  au  naturel,  ce  qui  ne  se  voit  peut-être 
pas  si  bien  dans  le  monde  que  dans  ces  pauvres  femmes  des  champs,  [ci 
telles  qu'on  est;  ailleurs,  comme  on  se  fait  sous  les  façonneries  de  l'édu- 
cation, des  coutumes,  de  la  vanité  Tout  est  superficiel  dans  le  moud 
vérité  ,  et  dans  peu  de  temps  j'ai  vu  bien  des  coméd:  don.  On  me 

l'avait  dit,  mais  je  n'aurais  pas  cru  Paris  ce  qu'il  est.  car  c'est  à  Paris  seule- 
ment qu'on  voit  la  société  en  grand,  en  corps.  Nous  n'en  avons  en  pro- 
vince que  des  bouts  de  doigts,  des  fragments,  qui  ne  peuvent  donner  des 


l68  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

idées  complètes.  Ma  pauvremeunière  m'a  fait  voir  entièrement  ce  qu'il  y  a 
pour  moi  de  plus  doux,  un  cœur  de  femme  dans  sa  sensibilité  naturelle. 

Le  16.  —  Marie,  Marie,  vous  m'écrivez  trop  de  choses,  vous  m'avez 
trop  remuée  Personne  n'a  eu  comme  cette  femme  tant  d'influence  sur 
ma  vie,  depuis  deux  ans  que  date  notre  liaison.  Tout  ce  qui  la  remue 
m'agite. 

Le  19  —  Depuis  deux  jours  au  silence  ;  mais  le  retour  de  cette  date  de 
mort  ne  se  passe  pas  sans  parole,  sans  le  mémento  du  trépassé.  Comme 
la  meunière,  je  puis  dire  que  toujours  j'y  pense  et  le  cherche,  et  que  je 
souffre  de  cette  affection  qui  me  manque.  Cette  nuit  j'ai  achevé  un  can- 
tique pour  lui,  que  j'ai  mis  sur  le  compte  de  sainte  Thérèse  pour  un  frère 
qu'elle  avait.  Vous  verrez  cela,  vous,  à  qui  va  de  moi  tout  ce  qui  allaitai 
Maurice.  Ah  !  faut-il  que  tout  passe  par  son  cercueil  maintenant!  Cette 
pensée,  vous  le  dirai-je?  m'assombrit  tellement  l'âme  qu'aucune  chose  ne 
me  fait  plaisir,  que  ce  cahier  même  que  j'aurais  écrit  toute  jubilante  pour 
lui  et  que  j'aime  à  faire  pour  vous,  je  le  fais  avec  peine  et  tristement, 
comme  qui  bâtit  sur  un  cimetière. 

Ecrit  ceci  aux  splendeurs  du  soleil,  sous  le  ciel  le  plus  gai,  le  plus  bleu, 
le  plus  printanier  en  décembre.  Par  cela  je  pense  à  celui  de  Paris,  ce  gris 
de  fer  que  vous  voyez,  qui  vous  déplaît  et  vous  fait  tant  de  mal  à  l'âme. 
C'est  bien  fort  pour  un  homme  fort  comme  vous,  pour  un  être  fort  comme 
l'homme,  d'être  abattu  par  un  peu  d'air.  Ce  temps  si  démoralisant,  dites- 
vous  :  n'y  a-t-il  pas  moyen  d'échapper  à  ces  influences  d'atmosphère  ou 
de  les  écarter  du  moins?  Trop  grande  question  pour  être  traitée  au  Cayla, 
où,  pour  se  préserver  du  temps,  on  pense  à  l'éternité  comme  les  pauvres 
ermites.  Je  ne  saurais  vous  dire  l'influence  heureuse  qu'ont  sur  moi  les 
hautes  pensées  de  la  foi.  Bienheureuse  d'avoir  cette  assistance  bénigne! 
car  souvent  aussi  un  peu  d'air  me  fait  mal. 

Deux  visites  :  je  les  note  parce  que  c'est  rare  à  présent  dans  notre  désert, 
et  qu'il  s'y  trouvait  un  homme  admirablement  laid,  un  Pélisson,  un  visage 
marqueté,  gravé,  tout  difforme  et  dont  l'âme  efface  les  traits.  Au  premier 
ird  il  choque,  au  second  il  plaît,  au  troisième  il  attire.  Que  l'intelli- 
gence fait  plaisir  et  relève  cette  face  de  chair  de  l'homme  ! 

Le  20.  —  Lettre  de  Caroline  avec  un  dessin  de  Maurice  mort,  pas  res- 
semblant du  tout.  Sa  mémoire  l'a  mal  servie,  la  pauvre  veuve,  ou  plutôt 
je  crois  que  son  crayon  n'est  pas  capable  de  rendre  son  souvenir,  de  saisir 
d'une  prise  assez  forte  cette  grande  image  dans  son  âme.  Que  n'ai-je  aussi 
un  crayon!  Je  ne  ferais  pas  mieux  peut-être,  mais  du  moins  j'essayerais. 
Celle  qui  dessina  son  ami  sur  un  mur.  cette  femme  qui  inventa,  dit-on.  la 
peinture,  n'avait  sans  doute  d'autre  talent  que  son  amour.  Que  de  lois  je 


JOURNAL   D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN  169 

vois  une  ombre  que  je  voudrais  fixer  quelque  part!  Quoi!  tout  entier 
perdu!  Je  vous  écrirai  demain. 

Le  22.  —  De  la  mort  à  la  vie,  de  l'un  à  l'autre  frère.  J'écrivais  une  poésie 
funéraire.  Du  temps  que  la  feuille  sèche,  n'ayant  pas  de  poudre,  je  passe 
ici,  j'y  viens  marquer  un  jour  des  plus  doucement  calmes  que  j'aie  passés 
de  longtemps.  Oh  !  le  grand  bien  que  la  paix  au  dehors,  au  dedans!  La 
paix,  ce  grand  vœu  du  pauvre  Maurice  dans  ses  derniers  jours  troublés. 
«  O  paix,  le  cher  objet  de  mon  cœur  !  O  Dieu,  qui  êtes  ma  paix,  qui  nous 
mettez  en  paix  avec  nous-mêmes,  avec  tout  le  monde,  qui  par  ce  moyen 
pacifiez  le  ciel  et  la  terre!  Quand  sera-ce,  mon  Dieu,  quand  sera-ce  que, 
par  la  tranquillité  de  ma  conscience,  par  une  douce  confiance  en  votre 
faveur,  par  un  entier  acquiescement  ou  plutôt  un  attachement,  une  com- 
plaisance pour  vos  éternelles  volontés  dans  tous  les  événements  de  la  vie, 
je  posséderai  cette  paix  qui  est  en  vous,  qui  vient  de  vous,  et  que  vous 
êtes  vous-même  ?  » 

J'ai  toujours  trouvé  cette  exclamation,  cette  prière  fort  belle  Oh!  ces 
choses  religieuses,  j'y  suis  toujours.  Ce  sont  les  seules  que  je  crois  et 
presque  que  j'aime.  Hors  cela,  tout  m'attriste  toujours  à  la  mort.  Un  coup 
d'œil  au  ciel  me  ranime,  me  rattache  à  ce  qui  se  délaisse  en  moi. 

Oh  !  laissez-moi  ma  foi  pieuse 

Et  l'espérance  radieuse. 

Le  24.  —  Ecrit  sans  fin  hier,  aujourd'hui  :  maintenant  rentrons,  toi,  mon 
cahier,  dans  ton  portefeuille,  toi,  mon  Ame,  en  toi-même  ou  plutôt  en 
Dieu,  aux  doux  mystères  du  Sauveur.  C'est  la  veille  de  Noël.  J'entends 
les  cloches  de  tous  nos  clochers  qui  sonnent  nadalet,  chant  joyeux  que 
quinze  jours  avant  la  fête  on  entend  dans  l'air  du  pays,  le  soir,  à  trois 
heures  et  à  neuf. 

Le  28.  —  C'est  étonnant  le  beau  ciel  que  nous  avons  cet  hiver  !  J'en  jouis 
en  me  promenant,  en  respirant  au  soleil  un  air  qui  fait  ouvrir  les  fleurs. 
Les  amandiers  bourgeonnent,  mon  lilas  de  la  terrasse  est  tout  couvert  de 
boutons.  Tant  de  printemps  fait  bien  plaisir  en  hiver;  mais  tout  en  m'v 
plaisant,  j'y  trouve  une  tristesse,  un  regret  de  n'avoir  pas  eu  cette  douceur 
de  temps  l'an  dernier  pour  notre  pauvre  malade.  Peut-être  il  aurait  vécu 
davantage,  se  serait  guéri  dans  cette  douce  chaleur,  car  l'air  fait  la 
L'air  de  Paris  l'a  tué.  je  le  crois,  je  le  savais  et  je  ne  pouvais  pas  le  tirer  de 
là.  C'a  été  une  de  mes  plus  profondes  souffrances  de  ce  passé  dont  j'ai  tant 
souffert   Pauvre  frère,  tout  m'est  pente  pont  tomber  à  lui.  tout  m'v  ramène 
■/,  je  voulais  parler  du  sohil,  niais  le  voilà  bien  éclipsé  de  noir.  Ainsi 
tout  tourne  au  deuil  quoi  que  je  touche,  même 
une  tombe.  C'est  ce  qui  nie  le  rend  si  différent  de  tout  ce  qui  me  va  au 


170  JOURNAL   D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN 

cœur;  il  prend  quelque  chose  des  reliques.  Vous  êtes  à  part  en  moi.  Quand 
je  considère  notre  liaison  et  ce  qui  l'a  amenée,  tant  d'événements,  tant  de 
choses  pour  me  sortir  du  désert,  et  notre  rencontre  en  Babylone,  dans  ce 
Paris  dont  j'étais  si  loin,  quand  je  m'y  vois  si  étrangère  et  sitôt  connue, 
sitôt  comprise  et  sœur  de  vous,  homme  du  monde,  de  vous  prenant  sœur  à 
vos  antipodes,  trouvant  amie  de  choix,  lien  de  vie  dans  la  vie  la  plus 
opposée  à  la  vôtre  :  oh  !  je  dis  qu'il  y  a  merveilleuse  chose  en  cela,  mystère 
de  providence  dans  cet  attachement  qui  ne  ressemble  à  aucun.  Je  tiens  à 
vous  par  quelque  chose  du  ciel,  par  prédestination,  comme  vous  avez  dit. 
Dieu  sait  pourquoi  et  dans  quel  dessein  il  nous  a  unis  d'amitié.  Oh  !  que  je 
veux  votre  bonheur,  à  commencer  par  celui  du  ciel.  Je  doute  d'y  pouvoir 
grand'chose,  car  je  vous  crois  difficile  en  bonheur.  Et  que  peut  être  pour 
vous  une  pauvre  femme  mi-sortie  de  ce  monde,  mi-morte,  qui  ne  sent 
plus  rien  que  par  le  côté  religieux  ?  Vous  ne  l'êtes  pas,  mon  ami.  Cette  diffé- 
rence qui  m'afflige  pourrait  bien  vous  ennuyer,  dans  nos  rapports,  et  alors 
les  voilà  changés,  délaissés.  Peut-être  je  vous  juge  mal. 

Trouvé  dans  le  bois  une  fleur  que  j'ai  prise  et  mise  ici  en  souvenir  du 
printemps  de  décembre.  C'est  une  marguerite  des  bois,  qui  plaisait  à  ma 
mère  et  que  j'aime  pour  cela  Nos  affections  naissent  l'une  de  l'autre. 

Le  31  décembre.  —  Ce  dernier  jour  de  l'an  ne  se  passera  pas  comme  un 
autre  :  il  est  trop  plein,  trop  solennel  et  touchant  comme  tout  ce  qui  prend 
fin,  trop  près  de  l'éternité  pour  ne  pas  m'affecter  l'âme,  oh!  bien  profondé- 
ment. Quel  jour,  en  effet,  quelle  année,  qui  me  laisse,  en  s'en  allant,  tant 
d'événements,  tant  de  séparations,  tant  de  pertes,  tant  de  larmes  et  un 
cercueil  sur  le  cœur!  Un  de  moins  parmi  nous,  un  vide  dans  le  cercle  de 
famille,  dans  celui  de  mes  affections.  Voilà  ce  que  le  temps  nous  fait  voir. 
Ainsi  finit  tine  année!  Hélas  !  hélas  !  la  vie  s'avance  comme  l'eau,  comme 
ce  ruisseau  que  j'entends  couler  sous  ma  fenêtre,  qui  s'élargit  à  mesure 
que  ses  bords  tombent  Que  de  bords  tombés  dans  mes  jours  étendus  !  Ma 
première  perte  fut  ma  mère,  dont  la  mort  me  vint  entre  l'enfance  et  la 
jeunesse,  et  mit  ainsi  des  larmes  entre  les  deux  âges.  De  vive  et  rieuse  que 
j'étais,  je  devins  pensive,  recueillie,  ma  vie  changea  tout  à  coup,  ce  fut 
une  fleur  renversée  dans  un  cercueil.  De  cette  époque  date  un  développe- 
ment dans  la  foi,  un  élan  religieux,  un  amour  de  Dieu  qui  me  ravissait  par- 
delà  toutes  choses  et  qui  m'a  laissé  ce  qui  me  soutient  à  présent,  un  espoir 
en  Dieu  qui  m'a  consolée  de  bonne  heure.  Puis  je  vis  mourir  un  cousin, 
un  ami  tendrement  aimé,  le  charme  de  mon  enfance,  qui  me  prenait  sur 
ses  genoux,  m'enseignaità  lire  sans  me  faire  pleurer,  me  disait  des  contes. 
Plus  grande,  je  m'en  fis  un  frère  aîné;  je  lui  confiai  Maurice  quand  il  s'en 
fut  à  Paris.  Mon  cousin  était  garde  du  corps.  Il  est  dit  que  j'aurai  toujours 
des  frères  à  Paris  et  que  toujours  ils  y  mourront.  Celui-ci  s'en  alla  au  cime- 


JOURNAL  D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN  171 

tière  de  Versailles  en  1829,  Je  n'étais  plus  enfant,  je  m'enfonçai  dans  les 
tombes  :  deux  ou  trois  ans  durant  je  ne  pensai  qu'à  la  mort  et  presque  à 
mourir.  Mon  pauvre  Victor  auquel  ressemblait  Maurice  !  Oh  !  j'avais  bien 
craint  qu'ils  se  ressembleraient  jusqu'au  bout  Tous  deux  si  jeunes,  tous 
deux  morts,  tous  deux  tués  à  Paris  !  Mon  Dieu  !  ce  sont  terribles  choses  et 
poignants  souvenirs  que  ces  morts  l'une  sur  l'autre  Voilà  de  quoi  je  me 
souviens  aujourd'hui  en  foule.  Je  ne  vois  que  des  trépassés  :  ma  mère, 
Victor,  Philibert  de  l'Ile-de-France,  Marie  de  Bretagne,  Lili  d'Albi,  Laure 
de  Boisset,  toutes  affections  plus  ou  moins  près  du  cœur,  et  maintenant 
celle  qui  les  couvrait  toutes,  le  cœur  du  cœur,  Maurice,  mort  aussi  !  Quels 
passagers  rapides  nous  sommes,  mon  Dieu  1  Oh  !  que  ce  monde  est  court  ! 
La  terre  n'est  qu'un  pas  de  transition.  Ils  m'attendent  là-haut.  C  est  dans 
ces  funérailles  queje  finis  ma  journée,  ma  dernière  écriture,  mes  dernières 
pensées  que  je  vous  laisse  comme  je  les  laissais  à  pareil  jour  et  moment, 
l'an  dernier,  à  ce  pauvre  frère  Je  lui  écrivais  de  Nevers,  encore  assez  près 
de  Paris  et  de  lui.  Oh  !  que  la  mort  nous  sépare!  Que  lui  adresser  où  il  est, 
que  des  prières?  C'est  à  cela  que  je  vais  penser.  La  prière,  c'est  la  rosée 
en  purgatoire.  Si  sa  pauvre  âme  y  souffrait  !  Bonsoir  à  tous  qui  le  rem- 
placez sur  la  terre.  Je  ne  puis  vous  rien  dire  de  plus  en  amitié.  Je  vous  le 
dis  devant  Dieu  et  devant  lui,  qu'il  me  semble  voir  à  mon  côté,  souriant  à 
cette  adoption  de  son  frère. 

Le  1"  janvier  1840.  —  Que  m'arrivera-t-il,  ô  mon  Dieu,  cette  année?  Je 
n'en  sais  rien,  et,  quand  je  le  pourrais,  je  ne  voudrais  pas  soulever  le 
rideau  de  l'avenir.  Ce  qui  s'y  cache  serait  peut-être  trop  effrayant  :  pour 
soutenir  la  vue  des  choses  futures,  il  faut  être  saint  ou  prophète  Je  regarde 
comme  un  bienfait  de  la  providence  de  ne  voir  pas  plus  loin  qu  unjour,  que 
l'instant  qu'on  touche.  Si  nous  n'étions  pas  ainsi  bornés  par  le  présent,  où 
ne  s'en  irait  pas  l'âme  en  appréhensions,  en  douleurs  tant  pour  soi  que 
pour  ce  qu'on  aime?  Que  ne  fait  point  sentir  et  souffrir  le  seul  pressenti- 
ment, cette  ombre  de  l'avenir,  quand  elle  nous  passe  sur  l'âme!  Dans  ce 
moment,  je  suis  sans  crainte,  sans  émotion  pour  personne  ;  mon  année  se 
commence  en  confiance  pour  ceux  que  j'aime.  Mon  père  est  bien  portant, 
Erembert  se  relève,  Marie  a  toujours  ses  joues  de  pomme  vermeille,  et 
l'autre  Marie,  l'amie  de  mes  larmes,  la  femme  de  douleurs,  se  soutient  avec 
plus  de  forces.  De  tout  cela,  grâces  à  Dieu,  que  je  prie  de  bénir  et  con- 
server ceux  que  j'aime.  Les  chrétiens  vont  chercher  leurs  étrennes  au 
ciel,  et  je  me  tourne  pour  vous  de  ce  côté,  tandis  que  vous  allez  dans  le 
monde,  dans  les  beaux  salons  de  Paris,  offrir  dragées  et  complimen: 
j'étais  là,  peut-être  j'aurais  les  miennes;  peut-être  aurai-je  une  pensée,  un 
souvenir  de  ce  frère  à  qui  Maurice  m'a  laissée  pour  sœur  Que  le  ciel  est 
beau,  ce  ciel  d'hiver! 


172  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

Une  lettre  de  Louise,  douce  étrenne  de  cœur,  mais  rien  ne  me  fait  plus 
grand  plaisir,  rien  de  ce  qui  me  vient  ne  peut  me  consoler  de  ce  qui  me 
manque.  En  embrassant  mon  père  ce  matin,  ce  pauvre  père  qui,  pour  la 
première  fois,  à  la  première  année,  n'embrassait  pas  tous  ses  enfants, 
j  étais  bien  triste.  J'ai  cru  voir  Jacob  quand  il  lui  manqua  Joseph. 

Ici  mes  premières  pensées  écrites,  ma  première  date  de  1840,  qui  se  lie 
par  un  crêpe  à  1839  et  à  vous. 

Le  2  —  Je  me  sauve  ici  de  l'ennui  des  lettres  de  premier  de  l'an  que  j'ai 
à  faire  L'ennuyeuse  coutume  de  se  faire  des  compliments  tout  un  jour, 
d'en  envoyer  au  loin!  Mon  paresseux  d'esprit,  qui  aime  mieux  rêvailler 
que  travailler,  ne  s'empresse  guère  à  ces  compositions  louangeuses.  Au 
demeurant,  on  le  fait  parce  qu'il  faut  le  faire,  mais  en  raccourci,  avec  seu- 
lement quelques  mots  d'époque,  de  vœux  au  commencement  ou  à  la  fin. 
Le  monde,  ceux  du  inonde  sont  habiles  en  cela,  en  parler  flatteur  et  joli  ; 
non  pas  moi,  je  ne  me  sens  aucune  facilité  de  parole  dorée,  brillante,  de 
ce  clinquant  de  bouche  qui  se  voit  dans  le  monde.  Dans  le  désert  on  n'ap- 
prend qu'à  penser  Je  disais  à  Maurice,  quand  il  me  parlait  de  Paris,  que 
je  n'en  comprendrais  pas  la  langue.  Et  cependant  il  y  en  a  que  j'ai  entendus. 
Certaines  âmes  de  tous  les  lieux  se  comprennent.  Cela  me  fait  croire  ce 
qu'on  dit  des  saints,  qui  communiquent  avec  les  anges,  quoique  de  nature 
différente  L'un  monte,  l'autre  s'incline,  et  ainsi  se  fait  la  rencontre,  ainsi 
le  Fils  de  Dieu  est  descendu  parmi  nous.  Voilà  qui  me  rappelle  ce  passage 
de  l'abbé  Gerbert  dans  un  de  ses  livres  que  j'aime  :  On  dirait  que  la 
création  repose  sur  un  plan  incliné,  de  telle  sorte  que  tous  les  êtres 
se  penchent  vers  ceux  qui  sont  au-dessous  d'eux  pour  les  aimer  et  en 
être  aimés.  Maurice  m'avait  fait  remarquer  cette  pensée  que  nous  trou- 
vions charmante.  Cher  ami,  qui  sait  s'il  ne  se  penche  pas  vers  moi  main- 
tenant, vers  vous,  vers  ceux  qu'il  aimait,  pour  les  attirer  à  ce  haut  rang  où 
il  est,  pour  nous  soulever  de  terre  au  ciel!  N'est-il  pas  croyable  que  ceux 
qui  nous  devancent  dans  les  splendeurs  de  la  vie  nous  prennent  en  pitié  et 
nous  envoient  par  amour  quelque  attrait  vers  l'autre  monde,  quelque  lueur 
de  foi,  quelque  éclat  de  lumière  qui  n'avait  pas  lui  dans  l'âme?  Si  je  demeu- 
rais près  d'un  roi  et  que  vous  fussiez  en  prison,  assurément  je  vous  enver- 
rais tout  ce  que  je  pourrais  de  la  cour.  Ainsi  dans  l'ordre  céleste,  où  nos 
affections  nous  suivent,  sans  doute,  et  se  divinisent  et  participent  de 
l'amour  de  Dieu  pour  les  hommes. 

Le  4.  —  Du  monde  au  salon  que  je  laisse  pour  venir  un  moment  devant 
Dieu  et  ici  me  reposer.  Oh  !  quelle  lassitude  aujourd'hui  dans  l'âme,  mais 
je  ne  me  lasse  pas  de  la  porter  ici.  Ce  m'est  comme  une  église  où  l'on 
entre  avec  calme.  Des  lettres!  des  lettres,  et  pas  une  qui  aille  au  porte- 
feuille vert  OÙ  vont  celles  que  j'aime,  celles  qui  sont  miennes  par  l'intime. 


JOURNAL   D'EUGÉKIE   Dr   GUEBIM  173 

Marie  ne  peut  pas  tarder.  Je  l'ai  tant  pressée  pour  l'affaire  de  M"*  de  Vaux. 
Quand  je  dois  obliger,  j'aime  de  le  faire  vite.  Deux  lettres  sont  donc  par- 
ties, pour  vous,  pour  les  Coques,  du  temps...  —  Il  faut  que  je  sorte  d'ici. 

Le  6.  —  .  .  Du  temps  qu'il  semblait  que  je  demeurais  pour  vous  au 
silence.  Je  reprends  mon  fil  coupé  d'hier,  qui  se  liait  à  cette  boîte  aux 
lettres  d'Andillac  qui  vous  a  gardé  en  quarantaine  de  deux  jours  la  der- 
nière que  je  vous  ai  adressée.  Dans  ce  temps,  vous  l'auriez  eue  à  ce  Port- 
Mahon  où  vous  sont  débarqués  sans  doute  d'autres  souvenirs  moins 
pressés  d'arriver  que  les  miens  Que  cette  boîte  d'Andillac  sait  peu  ce 
qu'elle  renferme  !  Elle  est  placée  près  de  l'église,  à  côté  du  cimetière,  et  je 
trouve  qu'il  est  bien  là,  ce  reposoir  du  cœur  ou  d'affaires  humaines,  de 
tant  de  choses  qui  ne  prennent  cours  qu'après  s'être  arrêtées  près  de  Dieu. 
Ce  peut  avoir  de  très  heureux  effets,  et  telle  main  portant  de  mauvais 
papiers  se  retirera  la  pensée  de  ce  lieu  pieux.  Qui  oserait  faire  le  mal  à  la 
porte  d'une  église,  pour  peu  qu'il  ait  de  foi?  Cette  boîte  au  mur  béni  pour- 
rait donc  en  retenir  plusieurs  de  mal  intentionnés  en  écriture,  comme  c'est 
assez  commun,  même  dans  nos  campagnes  où  le  savoir  écrire  est  venu. 
Du  petit  au  grand,  le  choix  moral  en  toutes  choses  aurait  plus  de  portée 
qu'on  ne  pense.  Quant  à  moi,  lorsque  je  jette  là  mes  chères  correspon- 
dances, je  sens  qu'il  me  faut  pouvoir  dire  :  «•  A  la  garde  de  Dieu  !  »  J'écris 
à  beaucoup  de  monde,  ayant,  je  ne  sais  comment,  des  relations  très  éten- 
dues. Il  s'est  élevé  autour  de  nous  une  plantation  de  cousines,  jeunes  filles 
toutes  aimantes  et  causantes,  toutes  liées  à  nous  de  cœur  et  d'esprit,  de 
sorte  qu'il  me  faut  répondre  à  toutes  ces  causeries.  Puis  Louise,  la  voix  du 
cœur,  Marie  que  Dieu  m'a  donnée,  Félicité  qui  m'aime,  qui  avait  pris  soin 
de  Maurice,  Caroline,  ma  sœur,  la  femme  de  Maurice,  et  d'autres  encore, 
sans  fin  ;  et  dans  tout  ceia,  parmi  tant  de  lettres,  il  y  en  a  trois  qui  les  effa- 
cent, deux  de  femmes  et  une  grosse  écriture  qui  se  fait  fine  pour  moi. 

Le  7.  —  Lettre  de  Marie,  mort  de  Mgr  l'archevêque  de  Paris.  —  Notes  du 
soir  d'une  journée  bien  pleine.  Les  événements  se  succèdent  dans  la  vie 
avec  une  rapidité  qui  permet  à  peine  de  les  saisir.  —  Ainsi  je  le  vois  dans 
mon  désert,  où  si  peu  de  chose  passe  en  comparaison  du  monde. 

Le  g.  —  Que  m'arrivera-t-il  aujourd'hui  ?  Un  bonheur,  quelque  chos 
Marie,  ses  étrennes  qu'elle  m'annonce,  une  boîte  mvstérieuse  que  m'ap- 
porte la  diligence.  Il  me  tarde  de  la  tenir  et  de  l'ouvrir  et  de  voir  ce  que 
m'envoie  mon  amie  Elle  me  dit  après  quelques  mots  intimes  à  cette  1 
sion  :  «  Vous  comprendrez  quand  vous  aurez  vu  la  boite.  ;,  Ce  vous  . 
ii/ïi/(//vpic  met  l'esprit  en  cherche.  Qu'est-ce  que  ce  peut-être?  I  ivres, 
musique,  objet  de  toilette  ?  De  toilette,  non  ;  Marie  sait  mieux  ce  qu'il  me 
faut,  et  que  j'aurai  plus  de  plaisir  aux  moindres  choses  du  cœur  qu'à  toutes 
les  parures  du  monde  J'ai  assez  de  mes  robes  de  Paris,  tandis  que  l'àmo 


174  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE  GUÉRIN 

n'a  jamais  trop  de  vêture.  J'aimerais  des  livres,  quelque  chose  où  je  m'en- 
velopperais la  pensée  toute  transie  au  froid  de  ce  monde,  quand  je  sors  de 
mes  prières,  de  mes  pieuses  méditations.  Cela  ne  peut  pas  durer  tout  le 
jour,  et  je  souffre  n'ayant  nulle  lecture  où  me  réfugier.  Notre-Dame  de 
Paris  que  j'avais  demandée  ne  m'est  pas  venue.  On  m'a  porté  la  Cité  de 
Dieu,  de  saint  Augustin,  ouvrage  trop  savant  pour  moi.  Ce  n'est  pas  que 
partout  on  ne  puisse  glaner  quelque  chose,  mais  sur  ces  hauteurs  de  théo- 
logie n'est  pas  mon  fait.  J'aime  d'errer  en  plaine  ou  en  pente  douce  de 
quelque  auteur  parlant  à  l'âme,  à  ma  portée,  comme,  par  exemple, 
M.  Sainte-Beuve,  dont  je  faisais  mes  délices  l'hiver  dernier  à  Paris  et  dont 
s'amusait  fort  votre  gravité  railleuse.  C'était  vous  pourtant  ou  quelqu'un 
de  vous  qui  étiez  cause  que  je  lisais  cette  Volupté,  parce  que  Maurice 
m'avait  dit  ce  que  c'était  ce  qui  avait  converti  votre  frère  et  jeté  dans  son 
séminaire.  Le  singulier  livre,  pensai-je,  pour  produire  de  tels  effets!  II 
faut  le  voir,  et  ma  curiosité  n'a  pas  été  mécontente.  Il  y  a  des  détails  char- 
mants, de  délicieuses  miniatures,  des  vérités  de  cœur. 


La  terrasse  et  le  château  du  Cayla. 


Dixième  cahier  —  9  janvier- 19  juillet   1840 


E  9  janvier  [1840].  —  La  fin  de  mon  dernier  cahier  a  coupé  net 
M.  Sainte-Beuve  ;  je  reprends  par  vous  et  pour  vous  causerie  et 
écriture,  ce  journal  de  sœur  qui  se  continue  au  continuateur 
de  Maurice,  avec  mes  croyances,  mes  convictions,  mes 
réflexions,  qui  en  sont  la  conséquence,  ma  manière  d'être  et  de  sentir, 
ce  de  moi  avons  et  que  vous  ne  voudriez  pas  autre,  comme  vous  venez  de 
me  le  dire,  et  comme  je  viens  de  le  lire  au  soleil  dans  le  bois  de  Sept-Fonts, 
à  la  place  où  j'allais  m'asseoir  avec  Maurice  C'est  là  aussi  que  j'ai  lu  sou- 
vent de  ses  lettres,  comme  je  viens  de  lire  la  vôtre,  seule  devant  Dieu. 
Suivant  la  lecture  et  l'état  de  ces  pauvres  frères,  je  le  prie  ou  bénis,  et 
m'en  retourne,  repliant  dans  ma  poche  et  en  mon  cœur  cette  bien-aimée 
écriture.  La  vôtre  aujourd'hui  ne  m'a  pas  fait  trop  de  mal ,  vous  paraissez 
moins  abattu  que  de  coutume,  et  ce  mot  :  Je  suis  quelquefois  religieux 
par  raison,  m'a  fait  plaisir.  Espérons  !  la  foi  au  cœur  peut  venir,  la  croyance 
par  sentiment,  vous  l'aurez  peut-être.  C'est  un  effet  de  la  grâce,  et  on  la 
demande  pour  vous  ;  à  deux  cents  lieues  de  Pans,  dans  un  désert,  il  est  une 
âme  qui  demande  à  Dieu  le  salut  d'une  âme  Les  affections  qui  nous  tom- 
bent du  ciel  et  y  remontent  sont  bien  fortes.  C'est  la  charité  qui  soulèverait 
le  monde  pour  un  élu.  Vous  me  comprendrez  Maurice  m'occupait  une 
grande  partie  du  cœur  ;  lui  ôté,  Dieu  s'avance  dans  cette  place  restée  vide, 

«75 


176  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

et  bientôt  tout  sera  envahi,  et  tout  en  moi  porté  là-dessus,  comme  l'arche 
sur  les  eaux,  tout  ce  qui  s'est  sauvé  du  déluge. 

Le  10.  ■ —  Presque  résolue  de  ne  pas  écrire,  jour  de  privations;  mais  la 
vue  de  ce  papier  blanc  me  tente  la  main  qui  se  laisse  aller  doucement  là- 
dessus,  et  y  marque  une  pose  rare  dans  le  calme.  Lu  la  vie  de  saint  Paul 
ermite,  qui,  après  cent  ans  de  solitude,  demandait  ce  qui  se  passait  dans 
le  monde.  Quelque  jour,  mais  pas  si  tard  apparemment,  je  pourrai  faire  la 
même  question  ;  car  je  ne  pense  plus  sortir  d'ici,  du  fond  de  ce  Cayla  où 
Dieu  m'a  mise,  où  je  me  trouve  bien,  où  je  ne  désire  rien,  où  tout  ce  qu'il 
me  faut  m'arrive  comme  à  Paul  par  le  corbeau  merveilleux,  par  quelque 
moyen  inattendu  et  de  providence.  N'est-ce  pas  vrai  tant  pour  la  vie  du 
cœur  que  pour  l'autre?  J'ai  toujours  eu  besoin  d'amitié,  et  il  m'en  est 
venu  comme  du  ciel  de  rares,  d'introuvables,  qu'on  ne  peut  ni  faire  ni  ima- 
giner, et  tout  d'abord  dans  mon  frère,  ce  cher  Maurice  que  j'ai  perdu. 
Louise  datait  d'avant.  Celle-ci  est  pour  moi  d'un  différent  goût:  fruit  d'une 
autre  saison  Je  l'ai  rencontrée  à  dix-sept  ans.  Son  charme  est  à  part, 
comme  l'âge  où  nous  nous  sommes  liées  ;  quoi  qu'il  soit  survenu  de  triste, 
nous  nous  voyons  à  travers  des  fleurs.  Rayssac,  charmant  paysage  où  je 
vois  en  bas  la  jeunesse;  à  cela,  Paris,  les  Coques  contrastent  en  noir,  et 
dans  l'éloignement,  sous  la  même  vue,  le  Cayla  avec  une  tombe.  Tout 
pour  moi  maintenant  finit  là  et  s'y  rattache  Voilà  pourquoi  je  ne  voudrais 
plus  m'éloigner  d'ici,  pour  toujours  garder  et  regarder  cette  chère  tombe. 
Mon  regard  cependant  ne  demeure  pas  tout  là;  il  monte  au  ciel,  où  est  le 
meilleur  de  ce  que  je  pleure,  au  ciel  qu'on  voit  de  partout,  où  de  partout  je 
pourrai  voir  où  est  Maurice.  Ainsi,  si  Dieu  m'appelait  ailleurs,  j'irais; 
cette  raison  de  cimetière  ne  m  empêcherait  pas  d'un  devoir  de  charité,  ou 
d'amitié,  ou  de  vocation,  où  qu'il  fût.  Le  chrétien  est-il  d'aucun  lieu? 

Le  11.  —  O  Marie,  Marie  !  quelle  femme  avec  sa  tendresse,  sa  vive  et  si 
délicate  et  si  entendue  façon  d'amitié!  Je  la  retrouve  avec  ses  charmes 
dans  la  boîte  tant  attendue,  toute  pleine  d'objets  choisis  par  clic  pour 
moi.  Que  j'aime  surtout  la  statuette  de  la  Vierge,  cette  céleste  envoyée 
m'apportant  tant  de  pensées  du  ciel  ! 

Le  19.  —  Hier,  je  vous  ai  écrit  une  longue  et  bien  franche  lettre,  vérita- 
blement comme  à  lui-même,  en  parler  de  ma  façon,  comme  il  vient.  Je  ne 
saurais  pas  me  changer,  il  y  paraîtrait,  n'ayant  jamais  dissimulé  nulle 
chose.  Et  pourquoi,  quand  on  n'a  risque  ni  de  déplaire,  ni  de  se  compro- 
mettre? Je  vous  envoie  mes  pensées,  ma  vie  en  sûreté  :  confiance  la  plus 
grande  qu'une  femme  puisse  donner,  qui  met  bien  haut  dans  son  estime 
celui  en  qui  elle  croit 

Six  mois,  six  mois  aujourd'hui  de  cette  mort,  de  cette  séparation!  Mon 
Dieu,  que  le  temps  est  rapide  !  il  me  semble  que  c'est  d'hier.  D'où  vient 


JOURNAL   D'iiUGÉNIE   DE   GUÉRIN  177 

cela,  que  tint  d'événements,  d'autres  choses,  soit  douloureuses  on  non, 
qui  touchent  à  ce  cher  ami,  me  semblent  dans  un  lointain  infini  :  tels  son 
dernier  départ  d'ici,  mon  arrivée  à  Paris,  son  mariage,  et  que  sa  mort  soit 
toujours  là  récente,  présente?  Je  le  vois  :  il  y  a  six  mois,  et  c'est  comme 
s'il  n'y  avait  rien  du  tout,  tant  on  y  touche  par  l'Ame  !  il  n'y  a  ni  temps  ni 
espace  pour  l'Ame,  cela  fait  bien  voir  que  nous  sommes  esprits  Oh  !  tant 
mieux,  tant  mieux  de  n'être  pas  bornés  parce  temps  si  court  et  si  triste! 
de  n'être  pas  tout  en  ce  corps  de  si  peu  de  chose!  Convenons-en,  1 
nous  ouvre  de  belles  perspectives.  Mais  quelle  douleur  de  penser  qu'il  y 
en  a  qui  ne  feront  que  les  apercevoir,  sans  y  atteindre  parla  possession, 
par  la  jouissance  en  l'autre  vie,  hélas!  comme  il  adviendra  à  ces  pauvres 
chrétiens  de  nom,  hommes  sans  œuvres,  sans  pratique  de  foi  !  C'est  mar- 
tyre d'avoir  des  amis  de  la  sorte. 

Le  21  janvier.  —  Pauvre  Louis  XVI  !  J'étais  enfant  que  je  vénérais  ce 
martyr,  j'aimais  cette  victime  dont  j'entendais  tant  parler  dans  ma  famille 
aux  approches  du  21  janvier.  On  nous  menait  au  service  funèbre  à  l'église, 
et  je  regardais  fort  le  haut  catafalque,  trône  lugubre  du  bon  roi.  Mon 
neinent  m'impressionnait  de  douleur  et  d'indignation  ;  je  sortais  pleurant 
cette  mort  et  haïssant  les  méchants  qui  l'avaient  faite  Que  d'heures  j'ai 
passées  cherchant  par  quels  moyens  j'aurais  pu  sauver  Louis  XVI  et  la 
reine,  et  toute  la  malheureuse  famille,  si  j'avais  vécu  de  leur  temps!  Tout 
calculé,  cherché,  combiné,  rien  de  bon  ne  se  présentait  guère,  et  je  laissais 
ces  prisonniers  fort  à  regret.  Le  beau  petit  dauphin  surtout  me  faisait  com- 
passion, le  pauvre  enfant,  entre  des  murs,  ne  pouvant  plus  jouer  en  liberté 
Celui-là,  je  l'emportais,  je  le  cachais  ici  au  Cavla,  et  Dieu  sait  le  bonheur 
de  courir  avec  un  prince  dans  nos  champs!  Que  de  rêves  au  sujet  de  la 
triste  famille  ! 

Il  y  a  deux  sortes  d'hommes  qui  m'inspirent  répulsion  :  les  régicides  et 
les  impies.  Pour  si  débordé  que  soit  un  jeune  homme,  je  l'estime  toujours 
quoique  peu,  s'il  est  réservé  sur  la  religion.  J'ai  vu  avec  une  profonde 
satisfaction  que,  dans  la  correspondance  de  Ma  lise  Allen  ave  -s.  il 

ne  se  trouvait  pas  une  plaisanterie  incrédule.  Oh!  que  cela  m'a  conso 
que  d'espoir  j'ai  mis  en  ce  bon  côté  restant  !  Je  ne  me  suis  pas  trompée  du 
moins  pour  Georges  ;  quant  à  Malise,  je  ne  sais,  l'avenir  nous  l'apprendra. 
C'est  encore  un  fameux  pécheur,  une  sorte  d'Augustin,  que  Dieu  a  à  con- 
quérir sur  le  monde. 

1  e  22.  —  Il  y  a  des  jours  où  l'âme  se  retourne  plus  que  de  coutume  \ 
le  passé,  OÙ  elle  revoit  à  tout  moment  ce  qu'elle  a  perdu.  Ces  visions  lui 
plaisent;  quoique  tristes,  on  les  conserve,  on  v  demeure,  on  vit  i 
l'ombre  de  ce  qu'on  a  aimé.  Tout  aujourd'hui  je  vois  passer  et   1 
cette  chère  ligure  pâle  ;  cette  belle  tète  pose  en  moi  dans  tout.  oses, 

12 


178  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE    GUÉRIN 

souriante,  éloquente,  souffrante,  mourante;  surtout  je  me  suis  arrêtée,  je 
ne  sais  pourquoi,  à  le  voir  chez  l'abbé  Legrand,  vicaire  de  la  paroisse, 
quand  nous  allâmes  lui  parler  pour  les  arrangements  du  mariage.  Je  me 
trouve  dans  ce  salonnct,  décoré  de  croix,  de  saintes  gravures,  de  beaux 
meubles  et  de  beaux  livres  d'un  goût  pieusement  exquis  ;  là,  tout  éclatante 
de  paroles  et  d'air  affairé  ;  Maurice  dans  le  plein  calme  du  visage  et  de  la 
voix,  sur  un  fauteuil,  laissant  tomber  parfois  quelques  mots;  l'abbé  cau- 
sant avec  distinction,  tout  surpris  de  plaisir  quand,  par  hasard,  je  lui 
nomme  l'abbé  de  Rivières,  un  de  nos  voisins,  qu'il  a  connu  à  Saint-Sulpice. 
Je  revois  cela,  et  quand,  abordant  la  question  religieuse  sur  ce  qui  nous 
amenait,  l'abbé  toucha  avec  un  tact  parfait  les  préparations  chrétiennes, 
Maurice  répondit  en  homme  qui  comprend  et  qui  croit.  J'en  fus  touchée, 
l'abbé  de  même,  peut-être  avec  surprise.  Je  remarquai  tout,  tout  m'est 
resté.  Je  ferais  tableau  du  jeune  prêtre  et  du  fiancé  chrétien  en  ce  moment. 
Maurice  était  parfait.  Frère  bien-aimé  ! 

Le  23,  —  Pourquoi  des  larmes  montent-elles  ce  matin?  Pourquoi  ce 
retombement  dans  la  douleur  et  l'angoisse?  Demandez  au  malade  pour- 
quoi son  mal  lui  revient  !  il  n'y  a  que  suspension  aux  souffrances  :  si  j'étais 
près  d'une  église,  je  m'en  irais  les  y  apaiser,  me  perdre,  m'absorber  dans 
la  communion.  Dans  cet  acte  de  foi  et  d'amour  est  tout  mon  soutien,  toute 
ma  vie,  même  celle  du  corps  peut-être.  Dieu  me  prend  en  lui  ;  et  que  ne 
peut  l'amour  tout-puissant  sur  une  âme  qu'il  possède  !  La  consoler  d'abord, 
de  ce  qu'elle  souffre  en  aimant! 

Le  24.  —  Ces  paroles  sont  bien  mystiques,  incompréhensibles  peut-être 
à  qui  n'a  pas  le  sens  pieux  d'un  sacrement  ineffable,  d'un  mystère  d'amour 
divin,  la  plus  étonnante  chose  de  Dieu  pour  les  hommes.  Galimatias  spi- 
rituel pour  le  monde,  tout  ce  qu'on  en  pourrait  dire  ;  mais  ceci  n'est  pas 
pour  le  monde,  et  les  solitaires  peuvent  mettre  sur  leur  papier  ce  qu'ils 
veulent.  C'est  l'imprimerie  cachée  de  mon  âme  qui  se  fait  sur  ce  cahier, 
j'y  trace  tous  ses  caractères.  Quelquefois  je  dis  :  <?  A  quoi  sert?  A  qui  ser- 
viront ces  pages?  Ce  n'était  de  prix  que  pour  lui,  Maurice,  qui  retrouvait 
là  sa  sœur.  Que  me  fait  de  me  retrouver?  »  Mais  si  j'y  trouve  une  distrac- 
tion innocente,  si  je  m'y  fais  une  pause  dans  les  fatigues  du  jour,  si  j'y  mets 
pour  les  y  mettre  les  bouquets  de  mon  désert,  ce  que  je  cueille  en  solitude, 
mes  rencontres  et  mes  pensées,  ce  que  Dieu  me  donne  pour  m'instruire  ou 
pour  m'affermir  :  oh  !  il  n'y  a  pas  de  mal  sans  doute.  Et  si  quelque  héritier 
de  ma  cellule  trouve  cela  et  trouve  une  bonne  pensée,  et  qu'il  la  goûte  et 
devienne  meilleur,  quand  ce  ne  serait  qu'un  instant,  j'aurai  fait  du  bien.  Je 
veux  le  faire.  Sans  doute,  je  crains  de  perdre  le  temps,  ce  prix  de  Vitef- 
nité ;  mais  est-ce  le  perdre  de  l'employer  pour  son  âme  et  pour  une  autre? 
Qu'ai-je  à  faire  d'ailleurs  qu'à  coudre  ou  à  filer?  Si  mes  doigts  étaient 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   T>V.  GUERIN  179 

utiles  au  ménage,  je  ne  les  mettrais  pas  ici,  je  n'ai  jamais  donné  le  devoir 
au  plaisir.  Mais  puisque  ma  bonne  sœur  veut  bien  prendre  sur  elle  ces 
soins  matériels,  qu'elle  m'en  décharge  avec  autant  d'amitié  que  d'intelli- 
gence, puisqu'elle  est  Marthe,  je  puis  bien  être  Marie.  Oh  !  le  doux  rôle  de 
mon  goût!  Quand  quelquefois  tout  s'agite  et  bruit  en  la  maison,  et  que 
j'entends  cela  du  calme  de  ma  chambrette,  le  contraste  me  fait  délices  ; 
dans  mon  haut  reclusoir,  je  sens  quelque  chose  des  stylites  sur  leur  colonne. 
Mais,  discoureuse  que  je  suis  !  me  voilà  bien  loin  de  mon  premier  mot,  de 
mon  idée  sainte.  Oh!  les  courants  de  l'âme,  qui  les  suivra?  On  les  remonte. 
Je  retrouverai  celui-ci  quelque  autre  fois. 

Le  25.  —  C'est  bien  fait  pour  l'écrire  !  une  lettre  de  ma  chère  Marie,  sur 
mon  chevet,  à  mon  réveil  ce  matin.  Aurore  d'un  beau  jour,  tant  en  moi 
qu'au  dehors  ;  soleil  au  ciel  et  dans  mon  âme  :  Dieu  soit  béni  de  ces  douces 
lueurs  qui  ravivent  parmi  les  angoisses!  Je  sais  bien  que  c'est  à  recom- 
mencer, mais  on  s'est  reposé  un  moment  et  on  marche  avec  plus  de  force 
ensuite.  La  vie  est  longue,  il  faut  de  temps  en  temps  quelques  cordiaux 
pour  la  course  :  il  m'en  vient  du  ciel,  il  m'en  vient  de  la  terre,  je  les  prends 
tous,  tous  me  sont  bons,  c'est  Dieu  qui  les  donne,  qui  donne  la  vie  et  la 
rosée!  Les  lectures  pieuses,  la  prière,  la  méditation  fortifient;  les  paroles 
d'amitié  aussi  soutiennent.  J'en  ai  besoin  :  nous  avons  un  côté  du  cœur 
qui  s'appuie  sur  ce  qu'on  aime  ;  l'amitié,  c'est  quelque  chose  qui  se  tient 
bras  à  bras.  Comme  Marie  me  donne  le  sien  tendrement,  et  que  je  me 
trouve  bien  là  !  Ainsi  nous  irons  jusqu'à  la  mort  :  Dieu  nous  a  unies. 

Le  26.  —  11  y  a  deux  ans,  ici,  à  la  même  place,  dans  la  même  chambre 
d'où  il  venait  de  sortir,  je  pleurais.  Jamais  sien  départ  ne  m'avait  tant 
brisé  l'âme,  c'était  comme  un  pressentiment  que  ce  serait  le  dernier.  Lui 
aussi  s'en  fut  plus  affligé,  plus  retenu  que  de  coutume.  Ces  six  mois  avec 
nous,  étant  malade  et  tant  aimé,  l'avaient  fort  rattaché  ici.  Cinq  ans  sans 
nous  voir  lui  avaient  fait  perdre  peut-être  un  peu  de  vue  notre  tendresse  ; 
l'ayant  retrouvé,  il  y  avait  remis  toute  la  sienne;  il  avait  si  bien  renoué 
tous  les  liens  de  famille,  en  nous  quittant,  que  la  mort  seule  aurait  pu  les 
rompre.  Il  m'en  avait  donné  l'assurance.  Ses  erreurs  étaient  passées,  ses 
illusions  de  cœur  évanouies;  par  besoin,  par  goût  primitif,  il  se  ralliait  à 
des  sentiments  de  bon  ordre.  Je  savais  tout,  je  suivais  ses  pas;  du  cercle 
de  feu  des  passions  (bien  court  pour  lui),  je  l'ai  vu  passer  dans  celui  de  la 
vie  chrétienne.  Belle  âme,  âme  de  Maurice  !  Dieu  l'avait  retirée  du  monde 
pour  la  retirer  au  ciel.  Hélas  !  que  tout  cela  me  revient,  que  j'en  suis  suivie, 
entourée,  aujourd'hui,  triste  anniversaire  de  notre  séparation  !  De  ce  jour 
nos  rapports  intimes  ont  été  brisés  ou  dehors  :  il  s'en  allait... 

S'il  fût  resté  ici,  si  ce  fatal  hiver  se  lût  passé  au  C.ivla.  le  pauvre  jeune 
homme  ne  serait  pas  mort.  L'air  de  Paris  lui  était  mauvais  évidemment, 


l8o  JOURNAL    D'EUGÉNIE    DE   GUÉRIN 

il  retombait  malade  en  arrivant;  puis  tant  de  choses  qui  ont  tourné  à 
malheur!  Il  s'est  fait  un  enchaînement  de  circonstances,  d'événements, 
qui  l'ont  conduit  au  cimetière,  et  cela  sans  qu'on  ait  su  comment  l'éviter. 
O  fatalité!  si  je  croyais  à  la  fatalité.  Mais  non,  c'est  Dieu  qui  nous  mène, 
Dieu  tout  bon,  quoique  la  nature  gémisse,  quoiqu'on  soit  tous  malheureux, 
sans  qu'on  sache  pourquoi.  Comprenons-nous  le  mystère  de  rien?  Celui 
des  souffrances  me  fait  croire  à  quelque  chose  à  expier  et  à  quelque  chose 
à  gagner.  Je  le  vois  dans  Jésus-Christ,  l'homme  de  douleurs.  Il  fallait  que 
le  Fils  de  l'homme  souffrît.  Nous  ne  savons  que  cela  dans  les  peines  et 
calamités  de  la  vie.  La  raison  des  choses  est  en  Dieu.  C'est  le  secret  du 
gouvernement  que  le  souverain  se  réserve.  Se  soumettre  à  ce  qui  advient, 
c'est  unir  notre  volonté  à  la  sienne,  c'est  la  diviniser,  c'est  la  porter  aussi 
haut  que  l'homme  puisse  atteindre.  Aussi  je  trouve  dans  l'acte  de  résigna- 
tion chrétienne,  qui  peut  sembler  une  acceptation  passive,  une  sorte  d'affais- 
sement sous  la  nécessité  ;  j'y  trouve,  dis-je,  le  mouvement  le  plus  sublime 
de  l'âme.  Il  est  tout  de  foi,  il  porte  tout  à  coup  de  la  terre  au  ciel.  Si  tous  les 
affligés  croyaient  en  Dieu,  non  d'une  croyance  du  monde,  mais  d'une 
croyance  de  catéchisme,  on  ne  verrait  pas  tant  de  suicides.  Oh!  le  suicide, 
qu'il  me  fait  frémir  ! 

Le  27.  —  Trois  douces  heures  à  écrire  à  Marie.  Note  du  cœur.  Je  marque 
toutes  ses  lettres  et  les  miennes  pour  retrouver  les  jours  où  nous  avons 
causé,  qui  font  époque.  Je  n'en  ai  pas  de  plus  chères  que  ces  épanchements 
d'amitié.  Tout,  hormis  ce  qui  me  touche  à  l'intime,  passe  en  ma  vie  sans 
sensations.  Tout  m'est  indifférent  de  ce  qui  est  affaires,  cours  du  monde, 
nouvelles;  quoi  qu'il  se  passe  sur  la  terre,  je  n'en  suis  plus.  Ici  ma  présence, 
mon  âme  au  ciel.  Ce  petit  cahier  est  la  seule  chose  pour  laquelle  je  me 
détourne  un  peu  de  mes  pensées  d'habitude.  Et  encore  est-ce  pour  les  y 
reposer. 

Aujourd'hui  il  se  marie  à  Gaillac  une  de  nos  cousines  qui  nous  voulait  à 
sa  noce  ;  mais  c'est  fait  de  noces  !  Je  ne  saurais  même  dire  combien  cette 
invitation,  cette  vue  de  fêtes  m'a  attristée. 

Le  28.  —  Saint  François  de  Sales,  celui  que  Rousseau  appelait  le  plus 
aimable  des  saints,  m'a  fort  occupée  aujourd'hui.  C'est  sa  fête  que  j'aime 
particulièrement,  que  je  fais  en  mon  cœur  en  lisant  cette  belle  vie,  en  pen- 
sant aux  choses  qu'elle  a  faites,  conversions,  écrits,  lutte  de  vingt  ans 
contre  la  colère,  douceur  divine  dans  cette  fougue,  au  point  d'être  comparé 
au  Sauveur  du  monde,  ineffables  traits  de  charité,  dires  charmants  tels  que 
ce  mot  :  «  77  vaut  mieux  taire  une  vérité  que  de  la  dire  de  mauvaise 
grâce,  //  tendresse  de  cœur  débordante,  compassion  maternelle  pour  lis 
pécheurs,  enfin,  mille  choses  célestes,  mille  perles  qui  couronnent  le  front 
de  ce  bienheureux,  m'y  attirent  l'âme,  me  le  font  aimer,  vénérer,  invoquer 


JOURNAL    n'F.UGÉNIE    DE    GUÉRIN  iRl 

d'une  façon  particulière.  Le  cœur  au  ciel  a  ses  élus  aussi,  et  ceux-là  du 
moins  ne  font  pas  souffrir  pour  leur  bonheur  !  Il  faut  tout  dire  :  à  mes  pré- 
dilections spirituelles  pour  ce  saint  il  s'en  joint  une  un  peu  humaine,  les 
de  M  ..  sont  alliés  aux  de  Sales,  Marie  est  parente  de  saint  François,  de 
sorte  que  l'amitié  et  la  sainteté  me  font  relique  et  s'enchâssent  ineffable- 
ment  au  cœur  l'une  dans  l'autre. 

Le  i"  février.  —  Du  monde  pendant  deux  jours  ;  cela  passé,  je  remonte  à 
ma  solitude  avec  trois  lettres  d'amies  et  un  regret  de  départ.  Parmi  ces 
visites  se  trouvait  le  confesseur  de  Maurice,  ce  bon  M.  Fieuzet,  qui  vient 
de  temps  en  temps  prier  sur  cette  tombe  et  voir  où  nous  en  sommes  en 
tristesse.  C'est  l'âme  de  prêtre  la  plus  saintement  tendre,  qui  porte  sur  le 
fond  le  plus  doux  l'austérité  de  son  ministère,  Evangile  imprimé  sur 
velours.  Je  fus  bien  consolée  de  le  voir  au  lit  de  mort  de  Maurice.  De  quoi 
vais-je  me  souvenir?  Oh!  qu'un  tel  prêtre,  qu'un  saint  prêtre  m'assiste 
aussi  dans  mon  agonie!  Ainsi  nus  cahiers  s'emplissent  de  tristesse,  de 
choses  lugubres,  de  vues  de  mort  :  ma  vie  s'en  va  toute  maintenant  sur  ce 
fond  noir  avec  un  peu  de  sérénité  de  ciel  par-dessus. 

Le  3.  —  On  me  presse  d'aller  à  Gaillac.  Non,  je  ne  puis  m'ôter  d'ici  ;  ma 
vie  se  plaît  toute  petite  au  plus  petit  endroit  possible,  là  où  j'ai  mes  chers 
vivants  et  mes  morts. 

Le  4.  —  J'aurais  bien  une  lettre  à  écrire,  mais  j'aime  mieux  tourner  ma 
plume  ici  ;  ici  par  goût,  ailleurs  par  convenance,  et  la  convenance  est  bien 
froide.  Le  cœur  ne  s'y  plaît  pas,  il  s'en  détourne,  s'en  retire  tant  qu'il  peut. 
Hormis  les  devoirs,  je  le  laisse.  La  lettre,  je  la  ferai  ;  c'est  peu  de  chose 
d'ailleurs,  et  ce  n'est  pas  grand  effort  de  surmonter  un  court  ennui.  Il  en  est 
de  si  longs  qu'il  faut  tenir  jusqu'au  bout.  Les  uns  accoutument  aux  au 
Les  petits  combats  mènent  aux  grands  et  v  forment.  Ces  contre-goûts  sont 
bons  comme  une  amertume,  ils  font  agir  la  volonté  pour  les  prendre  et  for- 
tifient ensuite.  Si  tout  nous  venait  en  douceur  et  plaisance,  que  serait-ce 
de  nousà  la  fin,  au  choc  terrible  de  la  mort?  Il  est  bon  de  prévoir  cela.  De 
là  vient  que  les  solitaires,  tous  les  saints,  ces  hommes  qui  entendent  si 
bien  l'âme,  se  vouent  au  sacrifice,  se  privent  volontairement,  se  font  mourir 
tous  les  jours  rien  qu'en  cette  vue  qu'il  faut  mourir.  Ils  sortent  aussi  bien 
doucement  de  ce  monde.  On  m'a  parlé  d'une  jeune  fille,  religieuse  à  Albi. 
qui  s'est  mise  à  pleurer  de  joie  quand  elle  a  entendu  les  médecins  dire 
entre  eux  qu'il  n'y  avait  plus  d'espérance. 

Je  ne  sais  pourquoi,  du  temps  du  choléra,  je  me  faisais  aussi  comme  un 
bonheur  de  mourir,  j'enviais  toutes  les  agonies.  Cela  m'impressionnait  au 
point  d'en   parlera  mon  confesseur.  Ltait-ce  langueur  de  jeum  lt-ce 

désir  du  Ciel  ?  le  ne  sais.  Ce  qui  est  sur.  c'est  que  (  té  ou  à  peu  ; 

Je  me  trouve  vis-à-vi>  de  la  mort  dans  des  Sentiments  de  soumission,  quel- 


182  JOURNAL  D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN 

quefois  de  crainte,  rarement  de  désir.  Le  temps  nous  change.  Ce  n'est  pas 
en  cela  seul  que  je  m'aperçois  de  l'âge.  Quand  j'aurai  des  cheveux  blancs, 
;e  serai  tout  autre  encore.  O  métamorphoses  humaines,  s'enlaidir,  vieillir! 
Pour  se  consoler  de  cela,  on  a  besoin  de  croire  à  la  résurrection  !  Comme 
la  foi  sert  à  tout  !  Oui,  cette  pensée  de  la  résurrection  pour  tant  de  femmes 
qui  se  font  un  amour  de  leur  corps,  un  bonheur  de  leur  beauté,  leur  serait 
bonne  à  la  fin  de  leurs  charmes,  et  il  peut  se  faire  que  plus  d'une  belle  chré- 
tienne s'en  serve,  de  celles  à  qui  vient  grand  chagrin  du  visage.  Celle-là, 
par  exemple,  qui  disait  :  «  Ce  n'est  rien  de  mourir,  mais  de  mourir  défi- 
gurée !  »  C'était  l'insupportable  pour  elle.  Pauvre  femme  !  J'en  ris  beaucoup 
alors;  à  présent  j'en  ai  compassion,  je  souffre  de  voir  qu'on  ne  porte  pas 
son  âme  plus  haut  que  son  corps.  Qui  sait?  Si  j'étais  jolie,  peut-être  ferais-je 
de  même. 

Le  5.  —  Quelle  lecture,  quelle  amitié,  quelle  mort,  quel  rapprochement  ! 
quelle  impression  j'en  ai  dans  l'âme  !  Je  veux  parler  des  derniers  moments 
d'Etienne  de  La  Boëtie  que  j'ai  rencontrés  au  fond  d'un  livre  de  Montaigne. 
Sachant  que  ces  deux  hommes  s'aimaient  beaucoup,  j'ai  été  touchée  de 
savoir  comment  s'était  faite  leur  séparation,  et  j'en  ai  le  cœur  dans  les 
larmes.  C'est  si  douloureux  de  voir  mourir,  surtout  quand  cette  mort  vous 
en  rappelle  une  autre  !  Que  de  traits  saillants  m'ont  frappée  dans  cette  vie 
sitôt  faite,  dans  cette  âme  s'en  allant  jeune  de  ce  monde,  et  si  belle,  si  éle- 
vée, si  chrétienne,  si  exquise  de  douceur  et  d'amitié!  Oh!  vraiment,  j'ai 
trouvé  Maurice  aux  beaux  endroits,  et  vous  et  lui  dans  l'étroite  union  et  si 
profonde  de  ces  deux  amis.  Mais  vous  manquiez  aux  derniers  moments  du 
vôtre.  Que  j'ai  eu  regret  à  cela,  et  que  la  distance  vous  eût  séparés  à  ces 
derniers  jours  !  Je  veux  vous  dire  comme  ils  se  sont  passés,  car  cela  man- 
que aux  détails  que  je  vous  ai  donnés  de  sa  mort,  tout  comme  à  l'intérêt 
que  vous  portez  à  cette  fin  de  vie. 

Mais  d'abord  je  veux  laisser  ic'  mémoire  de  ce  qui  se  fait  aujourd'hui  sur 
cette  tombe.  Elle  était  nue  encore,  simplement  gazonnée;  et,  pour  la  cou- 
vrir comme  il  lui  convient  et  nous  la  conserver  à  jamais,  on  y  place  une 
blanche  pierre  de  marbre  en  obélisque  surmonté  d'une  croix.  La  pauvre 
veuve  a  fait  cet  envoi,  ce  triste  et  dernier  don  d'amour,  et  mis  elle-même 
l'inscription.  Je  n'ai  rien  vu  encore.  Oh  !  j'y  serai  assez  à  temps  !  Tous  les 
dimanches  n'irons-nous  pas  prier  là  tous,  autour  de  notre  pauvre  Maurice  ? 
Et  vous,  son  frère  aussi,  ne  viendrez-vous  jamais  vous  y  mettre  à  genoux? 
Que  je  voudrais  vous  voir  prier  pour  lui  !  «  Ce  sont  les  meilleurs  offices 
que  les  chrétiens  puissent  faire  les  uns  pour  les  autres  »,  disait  cet  Etienne 
de  La  Boëtie  mourant  à  son  ami  Montaigne.  Je  ne  doute  pas  que  si  Maurice 
pouvait  se  faire  entendre,  il  ne  vous  dît  de  même.  C'était,  lui  aussi,  une 
âme  croyante  de  son  fond,  une  âme  des  anciens  temps,  sur  laquelle  le  temps 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GrÉRIN  1^3 

qui  court  avait  pu  passer  par  malheur,  mais  rien  que  passer.  Vous  le  verrez 
parla  suite. 

Le  ii.  —  Demeuré  plusieurs  jours  sans  écrire.  Il  m'en  coûte  de  com- 
mencer ce  douloureux  récit,  de  parler  de  cette  mort,  quoique  j'y  pense  sans 
cesse.  Il  est  des  souvenirs  qui  déchirent  l'âme  en  sortant  plus  qu'en  demeu- 
rant, ce  me  semble.  Même  la  douleur  se  fait  quelque  chose  de  doux  et 
dépose  avec  le  temps  au  fond  du  cœur  comme  un  limon  sur  lequel  elle 
s'endort.  Peu  après  cette  mort,  j'en  parlais  sans  trop  de  peine  ;  à  présent, 
quand  on  revient  sur  ce  sujet,  que  nous  y  tombons  par  entretien  en  famille, 
une  souffrance  me  prend  l'âme. 

Cette  nuit,  il  a  fallu  faire  garder  ce  mausolée,  à  cause  de  quelques  paysans 
d'Andillac  qui  ne  voulaient  pas  le  laisser  mettre.  Ils  trouvent  que  cela 
choque  l'égalité  de  la  mort  et  ont  fait  opposition  violente,  ayant  l'autorité. 
Pauvre  peuple  souverain  !  c'est  ce  qu'il  faut  en  souffrir,  c'est  ce  qu'il  sait 
faire.  Au  temps  passé,  tous  se  seraient  signés  devant  cette  croix  qu'ils 
parlent  d'abattre  aujourd'hui,  au  temps  lumineux  où  nous  sommes.  Mal- 
heureux temps,  où  se  perd  le  respect  des  choses  saintes,  où  les  plus  petits 
s'enorgueillissent  jusqu'à  se  révolter  contre  la  triste  élévation  d'une  tombe  ! 
Le  paysan  dont  l'esprit  en  est  là  ne  vaut  plus  rien  :  fruit  des  lectures,  en 
partie.  Aussi,  qu'il  vaut  bien  mieux  un  chapelet  qu'un  livre  dans  la  poche 
d'un  laboureur  ! 

Ce  fut  le  8  juillet,  vingt  jours  après  le  départ  de  Paris,  vers  six  heures 
du  soir,  que  nous  fûmes  en  vue  du  Cayla,  terre  d'attente,  lieu  de  repos  de 
notre  pauvre  malade.  Sa  pensée  n'allait  que  là  sur  la  terre,  depuis  long- 
temps. Je  ne  lui  ai  jamais  vu  de  plus  ardent  désir,  et  toujours  plus  vif  à 
mesure  que  nous  approchions.  On  aurait  dit  qu'il  avait  hâte  d'arriver  pour 
être  à  temps  d'y  mourir.  Avait-il  pressenti  sa  fin?  Dans  les  premiers  trans- 
ports de  sa  joie,  à  la  vue  du  Cayla,  il  serra  la  main  d'Erembert.  qui  se  trou- 
vait près  de  lui.  Il  nous  fit  signe  à  tous  comme  d'une  découverte,  à  moi  qui 
n'eus  jamais  moins  d'émotion,  de  plaisir  !  Je  voyais  tout  tristement  dans  ce 
triste  retour,  jusqu'à  ma  sœur,  jusqu'à  mon  père,  qui  nous  vinrent  joindre 
à  quelque  peu  de  distance.  Affligeante  rencontre  !  Mon  père  fut  consterné: 
Marie  pleura  en  voyant  Maurice.  Il  était  si  changé,  si  défait,  si  pâle.  :-: 
branlant  sur  ce  cheval  assis  à  l'anglaise,  qu'il  ne  semblait  pas  animé.  C'était 
effrayant.  Le  voyage  l'avait  tué.  Sans  la  pensée  d'arriver  qui  le  soutenait, 
je  doute  qu'il  l'eût  achevé.  Vous  en  savez  quelque  chose,  et  ce  qu'il  a  dû 
souffrir,  pauvre  cher  martyr!  Mais  je  neveux  parler  que  d'ici.  Lui  embi 
son  père  et  sa  sœur  sans  se  montrer  trop  ému.  Il  semblait  dans  une  sorte 
d'extase  dès  la  première  vue  du  château;  l'ébranlement  qu'il  en  eut  fut 
unique,  et  dut  épuiser  toute  sa  faculté  de  sensation;  je  ne  lui  ai  plus  vu  l'air 
vivement  touché  de  rien  depuis  cela.  Cependant  il  salua  affectueusement 


184  JOURNAl    D'EUGÉNIE    DF   GI'ERIN 

les  moissonneurs  qui  coupaient  nos  blés,  tendit  la  main  à  quelques-uns,  et  à 
tous  les  domestiques  qui  nous  vinrent  entourer. 

Arrivés  au  salon  :  «  Ah  !  dit-il,  qu'on  est  bien  ici!  »  en  s'asseyant  sur  le 
canapé,  et  il  se  mit  à  embrasser  mon  père,  qu'il  n'avait  pu  atteindre  que  du 
bout  des  lèvres  à  cheval.  Nous  étions  tous  à  le  regarder  content.  C'était 
encore  une  joie  de  famille.  Sa  femme  sortit  pour  quelque  déballement ,  je 
pris  sa  place  auprès  de  lui,  et  le  baisant  au  front,  ce  que  je  n'avais  fait 
depuis  longtemps  :  «  Dis,  mon  ami,  comme  je  te  trouve  bien!  Ici  tu  vas 
guérir  vite.  — Je  l'espère  ..  je  suis  che\  moi.  —  Que  ta  femme  aussi  se 
regarde  comme  chez  elle  ;  fais-le-lui  comprendre,  qu'elle  est  de  la  famille, 
et  d'agir  comme  dans  sa  maison.  —  Sans  doute,  sans  doute.  »  Je  ne  me 
souviens  plus  des  autres  choses  que  nous  dîmes  dans  ces  moments  de  seul 
à  seul.  Caroline  descendit,  on  annonça  le  souper  que  Maurice  trouva  exquis. 
11  mangea  de  tout  avec  appétit.  «  Ah  !  dit-il  à  Marie,  que  ta  cuisine  est 
bonne!...  » 

—  Mon  Dieu,  que  ce  passé  me  tient  au  cœur!  Ma  vie  n'est  que  là.  Je 
n'ai  d'avenir  que  par  la  foi,  de  liens  que  ceux  qui  se  rattachent  à  Maurice, 
et  de  lui  au  ciel. 

La  première  de  la  famille  j'ai  vu  le  mausolée  ce  matin.  Cela  s'est  ainsi 
rencontré;  mais,  lui  et  moi,  ne  nous  sommes-nous  pas  toujours  rencontrés 
tout  d'abord  et  mis  à  part?  Cela  se  continue,  et  le  tête-à-tête,  hélas  !  sur  un 
cimetière  !  J'étais  seule  à  genoux  sur  cette  tombe,  vis-à-vis  de  la  blanche 
pierre  où  j'ai  lu  son  nom  et  sa  mort  :  Maurice.  19  juillet. 

Mais  revenons  à  sa  vie,  à  ce  qu'il  m'en  est  resté  de  derniers  et  précieux 
souvenirs.  Oh  !  que  n'ai-je  écrit  alors  à  mesure  qu'il  nous  parlait  et  s'en 
allait!  Que  n'ai-je  fait  un  journal  d'agonie,  inestimable  recueil  dont  celui-ci 
n'est  que  l'ombre!  Se  rappeler  n'est  pas  voir;  les  plus  vivants  détails  sont 
morts,  quoique  le  cœur  les  conserve.  Mais  pensais-je  à  rien  de  lui  qu'à  lui? 
Pensais-je  même  qu'il  dût  finir?  lit  je  le  craignais  cependant.  Je  ne  me  com- 
prends plus  quand  je  reviens  à  ces  souvenirs. 

Nous  espérions  beaucoup  du  climat,  de  l'air  natal,  de  la  chaude  tempé- 
rature de  notre  Midi  Le  second  jour  de  notre  arrivée,  il  fit  froid  ;  le  malade 
s'en  ressentit  et  eut  des  frissons.  Ses  bouts  de  doigts,  son  nez  glacés,  me 
firent  craindre  ;  je  vis  bien  qu'il  n'y  avait  pas  tout  le  mieux  que  nous  espé- 
rions, qu'il  ne  guérirait  pas  si  vite,  puisque  les  accès  revenaient.  11  n'y  eut 
pas  de  chaleur  ensuite,  et  le  médecin  nous  rassura.  Ces  médecins  sont  sou- 
vent trompés  ou  trompeurs.  Nous  décidâmes  le  malade  à  ne  pas  sortir  de 
sa  chambre  le  lendemain,  attribuant  le  froid  qu'il  avait  eu  à  quelque  fraî- 
cheur du  salon.  Comme  il  se  laissait  toujours  faire,  il  se  résigna,  qm 
contrarié,  à  ce  qu'on  voulut  ;  mais  il  s'ennuyait  tant  là-haut,  et  il  fit  tant  de 
chaleur  bientôt,  que  je  l'engageai  moi-même  à  redescendre.  <<■  Oh!  oui, 


JOURNAL   D'EUGÉNIH  DH   OUÉRIM  185 

me  dit-il ,  ici  je  suis  loin  de  partout.  Il  y  a  plu*  de  vie  là-bas  avec  tous,  et 
puis  la  terrasse,  je  pourrai  m'y  promener.  Descendons.  »  Cette  terrasse 
surtout  L'attirait  pour  y  jouir  du  dehors,  de  l'air,  du  soleil,  de  cette  belle 
nature  qu'il  aimait  tant.  Je  crois  que  ce  lut  ce  jour-là  qu'il  arracha  des 
herbes  autour  du  grenadier  et  piocha  quelques  pieds  de  belles-de-nuit  ; 
aidé  de  sa  femme,  il  tendit  un  fil  de  fer  le  long  du  mur  sur  un  jasmin  et  des 
treilles.  Cela  parut  l'amuser.  «  Ainsi  chaque  jour  j'essayerai  un  peu  m>  s 
forces-»,  fit-il  en  rentrant.  11  n'y  revint  plus.  La  fai.blesse  survint,  les  moin- 
dres mouvements  le  fatiguaient.  11  ne  quittait  son  fauteuil  que  par  nécessité 
ou  pour  faire  quelques  pas  à  la  prière  de  sa  femme,  qui  essayait  de  tout 
pour  le  tirer  de  son  atonie.  Elle  chantait,  faisait  de  la  musique,  et  le  tout 
souvent  sans  effet.  Du  moins  je  ne  me  suis  pas  uperçue  qu'il  en  eût  quelque 
impression.  Il  demeurait  le  même  à  toutes  choses,  la  tête  penchée  sur  le 
côté  du  fauteuil,  les  yeux  fermés. 

Cependant  il  avait  des  mieux  passagers,  des  espèces  de  soubresauts  vers 
la  vie.  Ce  fut  dans  un  de  ces  moments  qu'il  se  mit  lui-même  au  piano  et 
joua  un  air,  pauvre  air  que  j'aurai  toujours  dans  le  cœur!  Ce  piano  s'en  est 
allé  à  Toulouse.  Je  l'ai  vu  partir  avec  le  regret  qu'y  avait  gravé  Maurice 
J'aurais  voulu  y  noter  ces  mots  :  «  Ici  Un  jeune  malade  a  chanté  son  der- 
nier air.  »  Peut-être  quelque  main  en  passant  sur  ce  clavier  se  serait 
arrêtée  pour  la  prière.  Chère  âme  de  trépassé,  je  voudrais  de  partout  lui 
tirer  des  secours  !  Ce  sont  les  meilleurs  offices  que  les  chrétiens  puissent 
se  faire.  Je  reviens  à.  ce  mot  de  foi  de  l'ami  de  Montaigne,  qui  revient  si 
bien  à  mon  cœur. 

Je  veux  vous  dire  aussi  comme  ce  cher  frère  m'a  lais  |  de  consola- 

tion dans  ses  sentiments  chrétiens.  Ceci  ne  date  pas  de  ses  derniers  jours 
seulement;  il  avait  fait  ses  pâques  à  Paris.  Au  commencement  du  Carême, 
il  m'écrivait  :  «  L'abbé  Buquet  est  venu  mevoir;  demain,  il  revu  ni  en 
pour  causer  avec  moi  comme  tu  l'entendais.  u  Cher  ami:  oui,  j'avais 
entendu  cela  pour  son  bonheur,  et  lui  l'avait  fait  pour  le  mien,  non  en  cédant 
par  complaisance,  mais  en  faisant  par  conviction  :  il  était  incapable  du 
semblant  d'un  acte  de  foi.  Je  l'ai  vu  seul  à  Tours,  dans  sa  chambre,  lisant 
les  prières  de  la  messe  un  dimanche.  Depuis  quelque  temps  il  se  plaisait 
aux  lectures  de  piété,  et  je  me  suis  applaudie  de  lui  avoir  1  !  linte 
Thérèse  et  Ivnelon,  qui  lui  ont  fait  tant  de  bien.  Dieu  ne  cessait  de  m'ins- 
pirerpour  lui.  Ainsi  j'eus  la  pensée  d'emporter  pour  la  route  un  bon  petit 
livre,  pieux  et  charmant  à  lire,  traduit  de  l'italien,  le  Père  Quadrupam,  qui 
lui  fit  grand  plaisir.  De  temps  en  temps  il  m'en  demandait  quelqi: 
«  Lis-moi  un  peu  du  Ouadrupani.»  11  écoutait  avec  attention,  puis  faisait 
signe  quand  c'était  assez,  se  recueillait  là-dessus,  fermait  les  veux  et  n 
là  à  se  pénétrer  de  ces  douces  et  confortantes  paroles  saintes.  Ainsi,  cha- 


l86  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE  GUÉRIN 

que  jour,  au  Cayla,  nous  lui  avons  lu  quelques  sermons  de  Bossuet  et  des 
passages  de  l'Imitation.  A  cela  il  voulut  joindre  quelques  lectures  de  dis- 
traction, et  nous  commençâmes  les  Puritains  de  Scott,  n'ayant  rien  de 
nouveau  dans  notre  bibliothèque.  Il  en  parcourut  un  volume  avec  quelque 
air  d'intérêt,  et  puis  laissa  cela.  Il  était  bientôt  las  de  tout,  nous  ne  savions 
que  trouver  pour  lui  faire  plaisir.  Les  visites  lui  apportaient  peu  de  distrac- 
tions ;  il  ne  causait  qu'avec  son  médecin,  homme  d'esprit,  qui  par  cela  plai- 
sait au  malade  et  soutenait  son  attention.  J'ai  remarqué  ces  influences 
morales,  et  qu'au  plus  fort  abattement,  cette  nature  intelligente  se  relevait 
à  tout  contact  de  rapport.  —  Ainsi,  la  veille  ou  l'avant-veille  de  sa  mort, 
n'en  pouvant  plus,  il  se  prit  à  rire  vivement  à  votre  feuilleton  si  plaisam- 
ment spirituel  :  Il  faut  que  jeunesse  se  passe,  dont  il  fut  charmé.  Il  en 
voulut  deux  fois  la  lecture  :  «  Ecris  cela  à  d'Aurevilly,  me  dit-il,  et  que 
depuis  longtemps  je  n'avais  ri  comme  je  viens  de  le  faire.  »  Hélas!  et  il 
n'a  plus  ri  !  Vous  lui  avez  donné  le  dernier  plaisir  d'intelligence  qu'il  ait  eu. 
Tout  lui  était  jouissance  de  ce  qui  lui  venait  de  vous.  L'amitié  a  été  le  plus 
doux  et  le  plus  fort  de  ses  sentiments,  celui  qu'il  a  senti  le  plus  à  fond, 
dont  il  aimait  le  plus  à  parler,  et  qu'il  a  pris,  je  puis  dire,  avec  lui,  dans  la 
tombe  Oh  !  oui,  il  vous  a  aimé  jusqu'à  la  fin  Je  ne  sais  à  quelle  occa- 
sion, parlant  de  vous  étant  seuls,  je  lui  dis  :  «  Es-tu  content,  mon  ami,  que 
j'écrive  à  ton  ami?  —  Si  je  suis  content  !  »  me  fit-il  avec  le  cœur  dans 
la  voix.  Ce  jour-là  même,  en  le  quittant,  je  vous  envoyai  son  bulletin  de 
santé 

Nous  le  trouvions  bien  faible  ;  cependant  j'espérais  toujours.  J'avais  écrit 
au  prince  de  Hohenlohe  J'attendais  un  miracle.  La  toux  s'était  apaisée, 
l'appétit  se  soutenait,  la  veille  fatale,  il  dîna  encore  avec  nous;  hélas! 
dernier  dîné  de  famille  !  On  servit  des  figues  dont  il  eut  envie,  et  que  sur 
sa  consultation  j'eus  la  cruauté  de  lui  interdire;  mais  d'autres  ayant 
approuvé,  il  en  mangea  une  qui  ne  lui  fit  ni  bien  ni  mal,  et  je  fus  sauvée 
sans  préjudice  de  l'amertume  de  l'avoir  privé  de  quelque  chose.  Je  veux 
tout  dire,  tout  conserver  de  ses  derniers  moments,  bien  fâchée  de  ne  pas 
me  souvenir  davantage.  Un  mot  qu'il  dit  à  mon  père  m'est  resté.  Ce  pauvre 
père  revenait  de  Gaillac  avec  1'an.lente  chaleur,  lui  rapportant  des  remèdes. 
Dès  que  Maurice  le  vit  :  «  Il  faut  convenir,  dit-il  en  lui  tendant  la  main, 
que  vous  aime^  bien  vos  enfants.  »  Oh!  en  effet,  mon  père  l'aimait  bien  ! 
Peu  après,  le  pauvre  malade  se  levant  avec  peine  de  son  fauteuil  pour 
passer  dans  la  chambre  à  côté  :  «  Je  suis  bien  bas,  »  parlant  comme  à  lui- 
même.  Je  l'entendis,  cet  arrêt  de  mort,  de  sa  bouche,  sans  lui  rien  répondre, 
sans  trop  y  croire  peut-être;  mais  j'en  fus  frappée.  Le  soir,  on  le  porta 
avec  son  fauteuil  dans  sa  chambre.  Du  temps  qu'il  se  mettait  au  lit,  je  disais 
avec  Erembert  :  «  Il  est  bien  faible,  ce  soir;  mais  la  poitrine  est  plus  libre, 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRI*  187 

la  toux  disparaît.  Si  nous  pouvons  aller  au  mois  d'octobre,  il  sera  sauvé.  * 
C'était  le  18  juillet,  à  dix  heures  du  soir  ! 

La  nuit  fut  mauvaise.  J'entendis  sa  femme  lui  parler,  se  lever  souvent. 
Tout  s'entendait  de  ma  chambre,  j'écoutais  tout.  Dès  qu'il  fut  possible, 
j'entrai  le  matin  pour  le  voir,  et  son  regard  me  frappa.  C'était  quelque 
chose  de  fixe  :  «  Qu'est-ce  que  cela  augure?  dis-je  au  docteur  qui  vint 
bientôt.  —  C'est  que  Maurice  est  plus  malade.  —  Ah!  mon  Dieu!  » 
Erembert  alla  avertir  mon  père,  qui  accourut.  Bientôt  il  sortit,  et  s'étant 
concerté  avec  le  médecin,  celui-ci  annonça  qu'il  fallait  penser  aux  derniers 
sacrements.  M.  le  curé  fut  mandé,  ainsi  que  ma  sœur,  qui  se  trouvait  à 
l'église.  Je  ne  sais  si  j'aurai  tout  présent.  Mon  père  pria  M.  Facieu,  le  méde- 
cin, de  préparer  Caroline  à  la  terrible  nouvelle.  Il  la  prit  à  part.  J'allai  la 
joindre  bientôt  et  la  trouvai  tout  en  larmes;  j'entendis  :  «r  Je  le  savais.  » 
Elle  savait  qu'il  devait  mourir!  «  Depuis  trois  mois  je  me  préparc  au 
sacrifice.  »  Aussi  ce  coup  de  mort  ne  l'effraya  pas,  mais  je  la  vis 
désolée. 

«  Ma  pauvre  sœur,  lui  dis-je  en  lui  passant  les  bras  au  cou,  voici  le  ter- 
rible moment;  mais  ne  pleurons  pas,  il  faut  l'annoncer  au  malade,  il  faut 
le  préparer  aux  sacrements.  Vous  sentez-vous  la  force  de  remplir  ce  devoir, 
ou  voulez-vous  que  je  le  fasse?  —  Oui,  faites-le,  Eugénie,  faites I  »  Elle 
étouffait  de  sanglots.  Je  passai  de  suite  au  lit  du  malade,  et,  priant  Dieu  de 
me  soutenir,  je  me  penchai  sur  lui  et  le  baisai  au  front,  qu'il  avait  tout 
mouillé  :  «  Mon  ami,  lui  dis-je,  je  veux  t'annoncer  quelque  chose.  J'ai 
écrit  pour  toi  au  prince  de  Hohenlohe.  —  Oh!  que  tu  as  bien  fait  !  —  Tu 
sais  qu'il  a  fait  des  miracles  de  guérison,  notamment  à  Albi,  dans  une 
famille  qui  vient  de  m'en  faire  part.  Dieu  opère  par  qui  il  veut  et  comme 
il  veut.  C'est  surtout  le  souverain  médecin  des  malades.  N'as-tu  pas  bien 
confiance  en  lui?  —  Confiance  suprême  (ou  pleine,  je  ne  me  souviens 
pas).  —  Eh  bien  !  mon  ami,  demandons-lui  en  toute  confiance  ses  grâces, 
unissons-nous  en  prières,  nous  à  lEglise,  toi  dans  ton  cœur.  On  doit  dire 
une  messe  où  nous  communierons  :  toi,  tu  pourrais  communier  aussi. 
Jésus-Christ  allait  trouver  les  malades,  tu  sais?  —  Oh!  je  veux  bien!  oui, 
je  veux  munir  à  vos  prières.  —  C'est  très  bien,  mon  ami.  M.  le  curé 
devait  venir,  tu  vas  te  confesser.  N'est-ce  pas  que  tu  n'as  pas  de  peine  à 
parler  à  M.  le  curé?  —  Pas  du  tout.  —  Tu  vas  donc  te  préparer  à  ta  con- 
fession. »  II  demanda  un  livre  d'examen,  se  fit  faire  toutes  les  prières  qui 
précèdent  la  confession  par  sa  femme.  Je  sortis  ;  j'allai  lui  préparer  de  la 
fécule  au  lait  d'amande.  Dans  ce  temps,  M.  le  curé  arriva.  I.e  malade  le 
pria  d'attendre  encore  un  peu,  ne  se  trouvant  pas,  dit-il,  assez  préparé. 
On  le  voyait  tout  pénétré  et  recueilli.  Hélas  !  dernier  recueillement  de  son 
âme  !  Au  bout  de  dix  minutes  à  peu  près,  il  fit  appeler  le  piètre,  et  demeura 


l88  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

avec  lui  près  d'une  demi-heure,  causant,  nous  îut-ii  dit,  avec  toute  la  luci- 
dité et  facilité  d'esprit  qu'il  aurait  eue  étant  bien  portant.  «  Jamais  je  n'ai 
entendu  confession  mieux  faite  »,  nous  dit  M.  le  curé.  Ce  qui  m'assure 
bien  de  ses  dispositions,  c'est  ce  qu'il  fit  comme  M.  le  curé  s'en  allait.  Il 
le  rappela  pour  lui  parler  de  M.  de  Lamennais  et  faire  une  haute  et  der- 
nière rétractation  de  ses  doctrines.  Puis  il  ajouta  :  a  M.  le  curé,  je  ne  sais 
si  je  m'abuse,  mais  me  croyez-vous  bien  malade?  Alors  je  recevrai 
V extrême-onction.  Pour  communier ,  je  voudrais  le  faire  à  jeun  et 
attendre  à  demain.  »  Sur  la  réponse  que  les  malades  étaient  dispensés  du 
jeûne,  il  fut  prêt  à  tout  et  se  prépara  aux  derniers  sacrements.  Nous  allions 
et  venions,  ma  sœur  et  moi,  pour  les  arrangements  convenables  dans  cette 
chambre  qui  s'allait  changer  en  église.  Sa  femme,  avec  la  tristesse  et  la 
piété  d'un  ange,  lui  récitait  les  prières  de  la  communion,  qui  sont  si 
belles,  et  celles  des  mourants,  si  touchantes  ;  lui-même  demanda  celles 
de  l'extrême-onction,  calme  et  naturel  comme  pour  une  chose  attendue. 

Cependant  il  avait  faim,  il  défaillait,  et  me  demanda  sa  fécule,  que  je 
lui  portai.  Comme  il  suait  beaucoup,  je  lui  dis  :  «  Mon  ami,  ne  sors  pas  le 
bras,  je  te  ferai  manger  comme  un  néné  (enfant  au  berceau).  Un  sourire 
vint  sur  ses  lèvres,  où  je  posai  la  cuiller,  où  je  fis  couler  le  dernier  aliment 
qu'il  ait  pris.  Ainsi  j'ai  pu  le  servir  une  fois  encore,  lui  donner  mes  soins 
comme  autrefois.  Il  m'a  été  rendu  mourant.  Je  remarquai  cela  comme  une 
faveur  de  Dieu  accordée  à  ma  tendresse  de  sœur,  que  j'ai  rendu  à  ce  cher 
frère  les  derniers  services  à  l'âme  et  au  corps,  qu'il  s'est  rencontré  que  je 
l'ai  disposé  aux  derniers  sacrements,  et  que  je  lui  ai  préparé  sa  dernière 
nourriture  :  aliments  des  deux  vies.  Cela  ne  semble  rien,  n'est  rien,  en 
effet,  pour  personne  ;  je  suis  seule  à  le  remarquer  et  à  bénir  la  Providence 
de  ces  rapports  repris  avec  mon  cher  Maurice  avant  de  nous  quitter. 
Triste  et  indéfinissable  compensation  à  tant  de  mois  d'amitié  passive! 
Avais-je  tort  de  vouloir  le  servir?  qui  sait?.  .  Mais  je  veux  achever  ce 
douloureux  mortuaire;  laissons  le  cœur  de  côté,  qui  n'en  finirait  pas  de 
dire. 

Quand  le  saint  viatique  arriva,  le  malade  se  trouvait  mieux,  ce  me 
semblait;  ses  yeux,  rouverts,  n'avaient  pas  cette  fixité  effrayante  du  matin, 
ni  ses  sens  le  même  affaissement;  il  parut  moralement  ravivé  et  en  pleine 
jouissance  de  ses  facultés  tout  le  temps  des  saintes  cérémonies.  11  suivait 
tout  de  cœur,  bien  pieusement.  Quand  ce  fut  à  l'extrême-onction,  comme 
il  ne  sortait  qu'une  main,  le  prêtre  nynnt  dit  :  «  I.  'autre»,  il  la  présenta 
vivement.  Il  écouta  de  bien  simples  et  touchantes  paroles,  et  reçut  le  saint 
viatique  avec  toute  l'expression  de  la  foi.  Il  vivait  encore,  il  nous  enten- 
dait, il  choisit  entre  de  l'eau  et  de  la  tisane  qu'on  lui  offrait  à  boire,  serra 
la  main  à  M    le  curé,  qui  toujours  lui  parlait  du  ciel,  colla  ses  lèvres  à  une 


JOURNAL   p'EUGÉHIÇ   DB   Gff.RIN  [89 

croix  que  lui  présentait  sa  femme,  puis  il  s'affaiblit;  nous  nous  mîmes  tous 
à  le  baiser,  et  lui  à  mourir.  Vendredi  matin,  19  juillet  1839,  à  onze  heures 
et  demie.  Onze  jours  après  notre  arrivée  au  Cayla.  Huit  mois  après  son 
mariage. 

La  voilà  cette  fin  de  vie,  si  liée  à  la  vôtre,  telle  que  j'ai  pu  la  retrouver 
pour  vous  dans  mes  larmes.  Que  n'étiez-vous  là!  Que  n'avez-vous  assisté 
à  la  mort  chrétienne  de  votre  ami  ! 

Le  27.  —  Enfin  vous  voilà!  comme  disait  Billy,  le  charmant  enfant 
indien,  quand  il  me  voyait  revenir.  11  paraissait  tout  réjoui.,  comme  je  le 
suis  do  votre  lettre,  si  tardive  et  si  désirée.  Ce  n'était  cependant  qu'un 
silence  un  peu  long  qui  me  donnait  tant  de  craintes  funèbres  C  est  que  je 
crois  si  vite  à  la  mort,  à  présent!  Me  voilà  donc  bien  rassurée  Mais 
qu'est-ce  que  nos  impressions?  Je  n'éprouve  pas  en  certitude  ce  que  j  ai 
senti  dans  le  doute,  un  sentiment  profond.  Le  plaisir  chez  moi  ne  descend 
pas  comme  la  peine. 

Douce  journée  aujourd'hui  :  j'attends  encore  mon  père,  absent  depuis 
toute  une  semaine.  Sa  présence  m'est  nécessaire  plus  que  jamais  depuis 
que  je  me  trouve  plus  que  jamais  seule  au  Cayla.  En  regardant  du  côté  par 
où  il  doit  venir,  je  pense  à  tant  d'absents  qui  ne  reviendront  pas.  J  en  ai 
bien  vu  s'en  aller  par  ce  chemin.  II  y  a  au  bas  de  la  colline  une  croix  où, 
deux  ans  passés,  nous  nous  sommes  quittés  avec  mon  cher  Maurice.  Je 
l'accompagnai  jusque-là.  Il  s'y  est  longtemps  conservé  sur  le  terrain  l'em- 
preinte d'un  pied  de  cheval,  à  l'endroit  où  Maurice  s'arrêta  pour  me  tendre 
la  main.  Je  ne  passe  jamais  par  là  que  je  ne  regarde  à  cette  marque  effacée 
d'adieu  près  d'une  croix. 

Comme  toute  ma  vie  va  à  ce  frère,  comme  tout  ce  qui  a  rapport  à  lui  me 
pénètre!  Les  sentiments  uniques  grandissent  dans  la  solitude  jusqu'à  l'im- 
mensité. Comme  ce  marronnier  qui  s'étend  seul  là-bas  dans  la  prairie,  ils 
couvrent  toute  l'âme.  Je  ne  sais  si  je  ne  ferais  pas  bien  de  sortir  d  ici  pour 
quelques  jours.  Les  idées  fixes,  oh!  les  idées  fixes  que  tout  pourrit  et 
rappelle  !  La  vie  est  un  devoir.  Sous  ce  rapport  religieux  on  y  tient,  et  on 
doit  vouloir  sa  conservation.  Le  dépérissement  en  serait  un  mal  devant 
Dieu.  Mais  sans  cela,  sans  le  ciel  que  je  vois,  je  me  laisserais  tomber; 
mais  j'aurais  tort,  bien  tort  comme  chrétienne  de  m'ahattre  comme  ceux 
qui  vont  sans  soutien.  Dieu  n'est-il  pas  là  qui  nous  dit  :  Je  suis  près  de 
ceux  qui  souffrent  ?  Foi  soutenante  !  Oh  !  que  nous  avons  d'obligations  à 
la  foi  !  Je  la  considère  comme  le  seul  vrai  soutien  de  l'homme.  D'autres 
choses  en  ont  bien  l'air;  mais  ce  sont  appuis  d'apparence,  colonnes  de 
vapeur. 

De  Mentels,  vieux  château  dans  les  montagnes. 

Le  14  mars.  —  Ce  que  j'aime  me  suit  partout  :  ce  cahier  a  pus  mon 


190  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

chemin,  comme,  hélas!  naguère  un  autre  était  venu  ici  au  même  lieu, 
lorsque  j'allais  voir  Louise,  mon  amie,  quelque  peu  avant  mon  départ 
pour  Paris.  Ainsi  les  pareilles  choses  reparaissent  quelquefois  dans  la  vie, 
sans  qu'on  pense  à  les  ramener.  Bien  sûr,  je  ne  comptais  pas  revenir  ici. 
J'ai  remarqué  de  ces  consonnances  du  passé  avec  le  présent,  et  celle-ci  en 
contraste.  J'étais  venue  en  joie,  je  reviens  en  deuil;  j'avais  un  frère 
vivant,  il  est  mort... 

Je  me  plais  à  Montels  :  on  y  vit  comme  on  veut,  sans  visites  ni  ennuis 
du  monde;  on  entre,  on  sort,  on  se  promène,  sans  nul  assujettissement  ; 
puis  la  campagne  est  grande,  toute  diverse  en  paysages,  en  coupes  de 
montagnes,  douces,  couvertes  de  châtaigniers  ;  cela  plaît  à  voir  et  à  par- 
courir. Si  je  devais  quitter  le  Cayla,  c'est  ici  que  je  voudrais  demeurer. 
Pour  faire  de  ce  château  une  demeure  agréable,  il  n'y  aurait  qu'à  relever 
quelques  ruines  qui,  même  telles  quelles,  sont  toutes  remplies  d'intérêt. 
Quel  charme  n'a  pas  ce  vieux  salon  tout  tapissé  de  vieux  portraits  de 
militaires,  d'hommes  de  robe  et  d'église,  de  belles  dames,  comme  on 
n'en  voit  plus,  de  mise  et  de  beauté  ?  J'en  ai  remarqué  une  en  toilette  de 
bal  à  côté  d'un  capucin  méditant  sur  une  tête  de  mort.  De  tout  temps  les 
contrastes  se  sont  touchés.  Montels  n'est  plus  autre  chose  partout,  dans  la 
demeure  et  ses  habitants,  dans  cette  chambre  appelée  chambre  du  car- 
dinal pour  avoir  logé  le  cardinal  de  Bernis,  toute  pleine  à  présent  de 
pommes  de  terre. 

Je  ne  suis  pas  étonnée  que  ce  bel  esprit,  qui  se  connaissait  en  jolies 
choses,  eût  choisi  ce  lieu  pour  sa  maison  de  campagne,  assez  près  et  assez 
loin  de  la  ville,  paysage  parfaitement  dessiné  pour  des  pastorales  et  des 
rêveries  poétiques,  si  le  cardinal  rêvait  encore.  Qui  sait?  Qui  sait  en  quel 
temps  et  en  quel  état  on  cesse  d'être  poète?  Celui-ci  cependant,  dans  le 
cours  de  sa  vie,  se  souvenant  qu'il  était  prêtre,  eut  repentir  de  ses  chan- 
sons légères  et  fit  faire  des  recherches  pour  les  détruire  ;  mais  de  la  plume 
au  vent  !  Le  mal  ne  s'arrête  pas  comme  on  veut.  Les  épîtres  à  Chloé  et  à  la 
Pompadour  sont  restées,  et  nul  ne  sait,  ou  bien  peu,  que  leur  auteur  a 
voulu  les  mettre  en  cendre  Je  tiens  cela  de  mon  père  dont  le  père  avait 
connu  l'Apollon  cardinal. 

Il  y  a  encore  ici  dans  un  vieux  tiroir  une  curieuse  correspondance  senti- 
mentale du  fameux  La  Peyrouse  avec  M"  de  Vézian,  sa  fiancée,  devenue 
ensuite  marquise  de  Sénégas,  pendant  sans  doute  que  le  marin  courait  les 
mers.  Il  faut  que  je  demande,  pour  les  voir,  ces  lettres  à  ma  cousine. 
Précieuse  découverte,  débris  du  cœur  de  La  Pérouse,  aussi  curieuse  que 
celle  de  son  vaisseau.  Mais  qui  songe  à  cela?  Qui  songe  à  chercher  un 
grand  homme  dans  son  intime? 

Voilà  comme  Montels  occuperais  son  petit  coin  dans  l'histoire.  Bien  des 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  191 

lieux  célèbres  ont  eu  moins  d'intérêt;  le  tout,  c'est  de  savoir  le  faire  res- 
sortir, cet  intérêt  ;  et  ce  n  est  pas,  ce  me  semble,  ce  qui  manque  soit  dans 
les  hommes  ou  dans  la  nature.  Que  de  trésors  sous  une  mousse,  et,  si  je 
veux  dans  cette  chambre  inélégante  et  glacée  !  D'abord  le  soleil  à  mes 
pieds  sous  la  table  où  je  les  chauffe  dans  ce  grand  carré  lumineux  qui  me 
vient  de  la  fenêtre  à  côté... 

Description  interrompue  par  le  départ  annoncé  au  beau  milieu  de  ma 
page. 

[Sans  date.].  —  Que  dire?  que  répondre?  Que  m'annoncez-vous  qui  se 
prépare  pour  Maurice  !  Pauvre  rayon  de  gloire  qui  va  venir  sur  sa  tombe  ! 
Que  je  l'aurais  aimé  sur  son  front,  de  son  vivant,  quand  nous  1  aurions  vu 
sans  larmes  !  C'est  trop  tard  maintenant  pour  que  la  joie  soit  complète,  et 
néanmoins  j'éprouve  je  ne  sais  quel  triste  bonheur  à  ce  bruit  funèbre  de 
renommée  qui  va  s'attacher  au  nom  que  j  ai  le  plus  aimé,  à  me  dire  que 
cette  chère  mémoire  ne  mourra  pas.  Oh  !  le  cœur  voudrait  tant  immorta- 
liser ce  qu'il  aime  I  Je  l'avais  ouï-dire,  je  le  sens,  et  que  ceci  s'étend  du  ciel 
à  la  terre  ;  soit  par  amour  ou  par  foi,  soit  pour  ce  monde,  soit  pour  l'autre, 
l'âme  repousse  le  néant.  Maurice,  mon  ami,  vit  toujours,  il  s'est  éteint,  il 
a  disparu  d'ici-bas  comme  un  astre  meurt  en  un  lieu  pour  se  rallumer  dans 
un  autre.  Que  cette  pensée  me  console,  me  soutient  dans  cette  séparation  ! 
que  j'y  rattache  d  espérances  !  Ce  rayon  qui  va  passer  sur  Maurice,  je  le 
vois  descendre  du  ciel,  c'est  le  reflet  de  son  auréole,  de  cette  couronne  qui 
brille  au  front  des  élus,  des  intelligences  sauvées  Celles  qui  se  perdent 
n'ont  rien  devant  Dieu  qui  leur  reste,  qui  les  marque,  quelque  signe  de 
distinction  que  les  hommes  leur  fassent,  car  toute  gloire  humaine  passe 
vite.  Je  ne  me  réjouirais  pas  si  je  ne  voyais  que  celle-là  seule  pour  mon 
frère  ;  mais  il  est  mort  saintement,  et  ]  accepte  avec  transport  la  glori- 
fication de  son  intelligence  qui  peut  s  associer  à  la  canonisation  de  son 
âme. 

Je  ne  vous  dis  plus  rien  sur  ce  sujet  infini,  vous  avant  écrit  et  dit  mes 
sentiments  et  remercîments  profonds,  à  vous,  à  M.  Sainte-Beuve,  à 
Mmc  Sand  pour  la  part  que  vous  aurez  chacun  à  cette  publication  du  Cen- 
taure, cette  belle  œuvre  inconnue  de  mon  frère,  à  la  mise  en  lumière  de  sa 
vie  et  de  son  talent. 

Oh!  que  vous  me  touchez  de  me  dire  que  mes  pensées,  mes  expres- 
sions, mes  images  tiennent  beaucoup  de  Maurice,  que  nous  étions,  lui  et 
moi,  frère  et  sœur  jumeaux  d'intelligence  !  Ressemblance  la  plus  belle  que 
vous  puissiez  me  trouver  et  la  plus  douce  pour  moi  (1) 

[Le  2  avril.]  —  Courant  d'impressions  et  de  pensées  abandonné  à  l'en- 

(1)  Lignes  effacées. 


I92  TOURNAI   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

droit  effacé,  rentré  dans  l'âme  et  perdu  pour  ce  papier.  Dois-je  le  regretter? 
Non,  sans  doute,  mais  ces  refoulements,  ces  épanchements  arrêtés,  j'en 
voudrais  connaître  la  cause.  Il  n'en  était  pas  de  même  autrefois  :  la  pensée, 
la  vie  coulait  d'abondance,  s'en  allait  à  pleins  bords,  s'épandait  en  mille 
endroits,  en  mille  façons,  et  maintenant  cela  s'arrête  à  un  grain  de  sable, 
je  me  délaisse  à  tous  moments,  les  petits  riens  font  quelque  chose  :  indice 
d'affaiblissement.  Que  serait-ce  sans  le  soutien  d'en  haut  qui  me  soulève  si 
puissamment  quelquefois?  Je  serais  toute  et  toujours  abattue.  Le  monde, 
les  conversations,  la  diversion  sont  de  bien  peu  de  secours  dans  cette 
langueur  de  l'âme.  Je  viens  de  l'essayer.  Rien  n'y  fait  radicalement,  rien 
ne  change  le  fond.  Toute  la  puissance  des  distractions  n'agit  qu'à  la  sur- 
face, n'arrive  qu'à  faire  naître  quelque  sourire  au  dehors. 

Lu  Wavcrlcy.  Oh!  la  déchirante  mort  d'un  frère,  l'horrible  catastrophe 
à  la  fin  !  J'en  suis  tout  émue.  Quoique  fictions,  ces  sortes  de  choses  pénè- 
trent, font  souffrir  ;  un  conte  ma  tiré  des  larmes,  quoique  j'en  verse  peu 
pour  des  contes  ;  mais  Walter  Scott  est  si  intéressant  et  plein  d'effet  sur  le 
cœur  dans  cette  lugubre  peinture  remplie  de  traits  attendrissants!  Que 
n'ai-je  quelquefois  des  livres,  ces  parlants  à  l'âme  qui  lui  font  tant  d'im- 
pression !  Rien  n'agit  si  puissamment  sur  moi  que  les  lectures,  rien  ne  me 
fait  tant  sentir,  à  présent  que  se  perd  le  goût  de  toutes  choses 

Et  écrire,  que  me  fait  d'écrire?  Interrogation  muette  parfois,  plus  sou- 
vent pleine  de  réponses.  Cependant  je  n'écris  guère.  Ce  cahier  même,  je 
le  néglige  ;  plusieurs  jours  se  passent  sans  y  rien  laisser,  et  je  n'y  mets  plus 
de  date.  Je  n'ai  plus  de  plaisir  à  retrouver  d'époque  ni  rien  dans  ma  vie  si 
douloureuse  de  souvenirs.  Ce  qui  m'avait  charmée  ou  me  charmerait  me 
désole,  parce  que  tout  s'empreint  de  deuil.  Peut-être  un  jour,  avec  le 
temps,  cet  état  d'âme  changera;  mais  il  n'est  pas  de  diversion  possible 
encore.  Je  viens  d'essayer  du  monde,  décidément  le  monde  m'ennuie; 
1  esprit  qu'on  y  rencontre  n'est  pas  de  mon  goût,  le  soi  rire  ne  m'égaye 
pas.  Je  n'y  puis  prendre  part,  et  aussi  je  puis  dire  comme  disait  Esther,  je 
crois,  qu'au  milieu  de  la  foule  et  des  divertissements  je  ne  laisse  pas  de 
me  trouver  seule.  Savez-vous  où  je  me  plais,  dans  quel  monde?  A  l'église. 
Là  je  suis  chez  moi.  Toute  ma  vie  j'ai  préféré  une  chapelle  à  un  salon,  les 
anges  aux  hommes,  et  ce  parler  intérieur  avec  Dieu  à  celui  qui  bruit  au 
dehors.  On  n'est  pas  né  en  solitude,  on  n'est  pas  élevé,  on  n'a  pas  vécu 
entre  ciel  et  terre,  en  plein  air,  près  de  la  croix,  pour  sentir  comme  les 
autres,  comme  ceux  qui  reçoivent  du  monde  leurs  pensées  et  leurs  affec- 
tions. Rien  ne  m'est  venu  de  Là,  rien  ne  m'en  viendra  sans  doute.  Ce  n'est 
pas  la  peine  ni   mon  vouloir  de  me  tourner  de  ce  CÔté 

Quel  souvenir  me  prend  !  A  pareil  jour  j'ai  perdu  ma  mère,  à  pareil  jour 
j'ai  quitté  Maurice  et  Paris.  Triste  date  du  2  avril  !  La  vie  est  toute  coupée 


JOURNAL  D'EUGÉNIE   DP   GUÉRIN  193 

de  douleurs.  Les  oiseaux  n'ont  pas  de  chagrin  sans  docte,  du  moins  la 
grive  qui  chante  tout  aujourd'hui  sous  ma  fenêtre.  Joyeuse  petite  bête  !  Je 
me  suis  mise  à  l'écouter  bien  des  fois,  à  prendre  plaisir  à  ces  sifflements, 
gazouillements  et  salutations  au  printemps.  Cas  chants  doux  et  réjouis- 
sants sous  un  genévrier,  montant  avec  l'air  dans  ma  chambrette,  sont  d'un 
effet  que  je  ne  puis  dire.  Valcntino  n'en  approche  pas  pour  le  charme  : 
Valentino  où  j'entendais  pourtant  quatre-vingts  musicien  s  et  du  Beetht 
Préférer  à  cela  une  pauvre  petite  grive,  quelle  impertinence  aux  beaux- 
arts  !  Décidément,  je  suis  une  sauvage. 

Oui,  je  me  demandais,  à  ces  concerts  et  à  bien  d'autres  choses  à  Paris  . 
Où  donc  est  le  ravissement  qu'on  t'avait  promis?  Cependant  je  voyais, 
j'entendais  des  merveilles,  et  rien  pour  m'étonner!  Il  n'y  aura  donc 
d'étonnement  que  dans  le  ciel  ?  Ce  mécompte  de  sensations,  d'où  vient-il  ? 
De  notre  fini  et  de  notre  infini,  sans  doute,  de  ce  que  l'âme  qui  est  touchée 
sous  les  sens  ne  reçoit  pas  autant  qu'elle  perçoit.  D  ailleurs,  depuis  Eve, 
toute  curiosité  satisfaite  est  désappointée. 

[Sans  date.]  —  Parcouru  Y  Histoire  de  Bossu  et,  toute  pleine  de  gran- 
deurs, de  cette  élévation  du  siècle  de  Louis  XIV,  personnifiée  religieuse- 
ment en  cet  homme  de  génie  et  de  foi.  C'est  trop  grand  pour  que  j'en 
parle,  mais  l'impression  de  cette  lecture  sur  moi  est  si  bella^t  bonne  que 
je  le  marque;  et  puis,  que  de  souvenirs  se  rattachent  à  ces  fragments 
d'éloquence  qui  nous  reportent  à  la  plus  belle  époque  de  la  France,  à  la 
plus  brillante  cour  du  monde,  et  moi  à  mon  enfance  et  à  Maurice  !  A  treize 
ou  quatorze  ans,  je  dévorais  les  Oraisons  funèbres  qu'Ererabert  avait 
apportées  du  collège,  sans  les  comprendre  sans  doute,  sans  autre  attrait 
que  ces  pensées  du  ciel  et  de  la  mort,  qui  ont  eu  de  bonne  heure  tant  d'in- 
fluence sur  moi  ;  et  puis,  plus  tard,  Maurice  ma  si  souvent,  si  admirable- 
ment parlé  des  sermons  de  Rossuet.  que  nous  avons  lus  ensemble,  dont  il 
m'avait  noté  des  passages,  le  dernier  livre  religieux  que  je  lui  ai  01 
pendant  sa  maladie  :  tout  cela  m'a  touchée  en  lisant  cette  histoire  où  j'ai 
vu  revenir  la  mienne.  Mousse  sur  un  cèdre,  un  rien  qui  m'a  donné  à  penser 
autant  que  le  grand  siècle.  C'est  le  mien  à  moi  ;  mes  beaux  jours  p 
de  jeunesse,  et  Maurice,  le  roi  de  mon  cœur.  Peut  être  v  a-t-il  de  la  fai- 
blesse dans  cette  pente  d'esprit  vers  le  cœur,  \  1  s  soi  et  tout  ce  qui  tient 
à  soi  ;  c'est  amour-propre,  égoïsme.  J'en  aurais  peine  si  ce  n  était  le  propre 
de  la  nature  souffrante  de  lier  le  monde  à  sa  douleur.  D'ailleurs  il  n'en 
paraît  rien  au  dehors,  cela  se  l'ait  dans  l'Ame,  nul  ne  s'aperçoit  de  ce  que 
je  sens  ni  n'en  souffre.  Je  ne  m'épanche  que  devant  Dieu  et  ici.  Oli  !  qu'au- 
jourd'hui je  fais  d'efforts  pour  écarter  la  tristesse  qui  ne  vaut  rien,  c 
tristesse  sans  larmes,  sèche,  heurtant  le  cœur  comme  un  marteau  '  I 
plus  pénible  à  sentir,  et  cependant  il  faut  porter  celle-là  comme  une  autre, 

13 


IQ4  JOURNAL   D'TH'GÉNIT?   DTT   GHÉRIN 

et  on  la  porte  avec  le  même  secours  :  la  croix,  avec  Jésus  triste  à  la  mort 
au  Jardin  des  Olives. 

Les  litanies  de  la  tristesse,  que  j'ai  faites  dans  un  élan  d'angoisses,  trou- 
veront ici  leur  place  : 

Christ,  qui  êtes  venu  pour  souffrir,  ayez  pitié  de  ma  tristesse. 
O  Christ,  qui  avez  pris  sur  vous  nos  douleurs, 
O  Christ,  qui  avez  été  délaissé  en  naissant, 
O  Christ,  qui  avez  vécu  sur  la  terre  étrangère, 
O  Christ,  qui  n'avez  pas  eu  où  reposer  votre  tête, 
O  Christ,  qui  avez  été  méconnu, 
O  Christ,  qui  avez  souffert  les  contradictions. 
O  Christ,  qui  avez  souffert  les  tentations, 
O  Christ,  qui  avez  vu  mourir  Lazare, 

O  Christ,  qui  dans  vos  angoisses  avez  sué  le  sang  dans  le  Jardin  des  Olives, 
O  Christ,  qui  avez  été  triste  à  la  mort, 
O  Christ,  qui  avez  reçu  le  baiser  de  Judas, 
O  Christ,  qui  avez  été  abandonné  de  vos  disciples, 
O  Christ,  qui  avez  été  renié  par  un  ami, 
O  Christ,  qui  avez  été  couronné  d'épines, 
O  Christ,  qui  avez  été  flagellé, 
O  Christ,  qui  avez  porté  votre  croix, 

O  Christ,  qui  vous  êtes  abattu  trois  fois  dans  le  chemin  du  Calvaire, 
O  Christ,  qui  avez  vu  les  femmes  de  Jérusalem  qui  pleuraient, 
O  Christ,  qui  avez  rencontré  votre  mère, 

O  Christ,  qui  avez  vu  au  pied  de  la  Croix  le  disciple  que  vous  aimiez, 
O  Christ,  qui  avez  vu  à  vos  côtés  le  larron  impénitent, 
O  Christ,  qui  avez  tant  souffert  pour  les  pécheurs, 
O  Christ,  qui  avez  fini  la  vie  en  poussant  un  grand  gémissement,  ayez  pitié  de 

ma  tristesse. 

Le  jour  des  Rameaux.  —  Aujourd'hui  que  tout  verdit,  fleurit  et  s  ejouit 
sous  le  soleil  des  Rameaux,  quelque  chose  qui  tient  un  peu  de  cela  me 
vient  dans  l'âme.  Je  m'y  livre,  je  me  repose  sur  ces  doux  sentiments 
comme  sur  l'herbe  d'un  pré.  Oh  1  qu'il  fait  beau  là  dans  ma  solitude  et  mes 
pensées  du  jour,  jour  d'hosanna,  d'hymnes,  d'élans  de  foi  et  d'amour  au 
Sauveur,  le  roi  de  gloire,  le  triomphateur  du  monde,  qui  s'avance  monté 
sur  un  âne,  amenant  à  sa  suite  non  les  peuples  vaincus,  mais  les  malades 
qu'il  a  guéris,  les  morts  qu'il  a  ressuscites  !  J'avais  devant  moi  à  l'église, 
parmi  les  enfants  de  chœur,  un  petit  garçon  dont  la  voix,  la  taille  et  les 
vives  allures  m'ont  rappelé  Maurice  quand  il  balançait  l'encensoir  à 
Andillac.  Cela,  se  mêlant  aux  émotions  religieuses,  me  fait  en  ce  moment 
un  état  d'âme  où  je  me  plais,  que  je  laisse  ici  sur  ce  mémorandum,  devant 
ce  rameau  bénit  et  garni  de  tant  de  pieux  et  doux  souvenirs.  Dans  mon 
enfance,  c'était  un  bouquet  de  gâteaux  et  de  fruits  que  nous  portions 


JOURN'AT.    D'EUGEWE   DR   GUÉRIH  I95 

joyeusement  à  l'église.  Qui  avait  le  plus  beau  rameau  était  le  plus  heureux, 
et  avait  été  le  plus  sage  :  charmant  objet  d'émulation  pour  les  enfants  qu'un 
arbrisseau  couvert  de  doux  manger,  banquet  flottant  sous  la  verdure, 
donné  par  Jésus  aux  petits  enfants  qu'il  aime  et  pour  lui  avoir  chanté  à 
pareil  jour  Hosanna  dans  le  temple  !  Que  la  religion  a  des  côtés  gracieux' 
Qu'elle  est  aimable  au  premier  âge  ! 

Marie,  Marie  des  C  ..,  tout  abattue,  effrayée  d'un  redoublement  de  souf- 
frances  qui  la  tiennent  au  lit  dans  de  tristes  pressentiments.  «  Adieu,  me 
dit-elle,  non  pas  pour  la  dernière  fois,  j'espère,  mais  il  n'en  est  guère  de 
plus  triste  et  de  plus  douloureux.  »  Faut-il  que  nous  soyons  à  deux  cents 
lieues  !  Faut-il  que  je  ne  puisse  aller  joindre  cette  chère  amie,  que  je  vois 
tant  souffrir  dans  sa  solitude  !  Mais  mon  père,  mais  mon  frère  me  retien- 
nent aussi  fortement  qu'elle  me  tire.  J'ai  l'âme  écartelée.  Mon  Dieu,  que 
l'amitié  fait  souffrir!  Tout  pour  moi  se  tourne  de  ce  côté  en  souffrances, 
soit  pour  cette  vie  soit  pour  l'autre  ;  ou  l'état  d'âme  ou  l'état  de  santé  de 
ceux  que  j'aime  m'afflige.  Erembert  cependant  m'a  bien  consolée  aujour- 
d'hui. J'ai  un  frère  chrétien,  qui  remplit  toutes  les  obligations  de  ce  nom 
dans  ce  saint  temps  de  Pâques. 

A  pareil  temps,  l'an  dernier,  comme  Maurice  pareillement  m'occupait! 
Ce  souvenir  se  mêle  à  tout  dans  ma  vie.  J'ai  passé  cette  nuit  en  songe 
avec  lui,  moitié  vivant,  moitié  mort.  Je  le  voyais,  je  lui  parlais,  mais  ce 
n'était  qu'un  corps  qui  me  disait  que  son  âme  était  au  ciel.  O  âme  de 
Maurice,  ô  Maurice  tout  entier,  quand  te  verrai-je  en  effet  !  Que  d'élans 
vers  ce  lieu  qui  réunit  le  frère  et  la  sœur,  tous  ceux  que  la  mort  avait 
séparés  !  et  d'autres  fois  que  de  craintes  et  tremblements  devant  cet  autre 
monde  où  Dieu  nous  juge  ! 

Mon  âme  pourtant  n'a  rien  qui  lui  pèse,  rien  qui  lui  donne  un  remords. 
J'ai  vécu  heureusement  loin  du  monde,  dans  l'ignorance  de  presque  tout 
a  qui  porte  au  mal  ou  le  développe  en  nous.  A  l'âge  où  les  impressions 
sont  si  vives,  je  n'en  ai  eu  que  de  pieuses.  J'ai  vécu  comme  dans  un 
monastère  ;  aussi  ma  vie  doit  être  incomplète  du  côté  du  monde.  Ce  que 
je  sais  sous  ce  rapport  me  vient  presque  d'instinct,  d'inspiration,  comme 
la  poésie,  et  m'a  suffi  pour  paraître  convenablement  partout.  Un  certain 
tact  m'avertit,  me  donne  le  sens  des  choses  et  des  airs  d'habitude  là  où  je 
me  trouve  le  plus  souvent  étrangère,  comme  dans  les  cercles.  Mais  je 
parle  peu.  J'ai  l'esprit  de  comprendre  bien  plus  que  d'exprimer.  Pour  ceci 
il  faut  l'usage  ;  quand  je  converse,  je  sens  que  j'en  manque,  que  l'à-propos 
ne  vient  pas,  ni  la  pensée  juste;  presque  jamais  je  ne  dis  d'abord  ce  que  je 
dirais  ensuite.  Les  compliments  me  trouvent  nulle  ;  la  plaisanterie  un  peu 
moins,  à  cause  sans  doute  qu'elle  aiguillonne  l'esprit.  Dernièrement, 
répondu  par  une  bêtise  à  des  démonstrations  de  politesse  qui  m'ont  prise 


I96  JOURNAL  D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

à  l' improviste.  C'était  aussi  de  la  part  de  quelqu'un  qui  m'intimide,  un 
homme  d'esprit  qui  me  gêne,  ce  qui  comprime  le  jet  de  la  pensée.  Chose 
étrange  !  j'aborde  sans  embarras  les  premières  intelligences  ;  je  ne  me 
sens  pas  plus  intimidée  devant  M.  Xavier  de  Maistre  que  devant  son  fau- 
teuil, et  je  demeurerai  liée  près  des  gens  les  plus  ordinaires,  je  perdrai 
mon  assurance  pour  passer  parmi  des  paysans  qui  me  regardent,  pour 
parler  à  mon  confesseur.  Il  n'y  avait  que  Maurice  au  monde  avec  qui  je 
n'ai  jamais  été  timide. 

La  veille  de  Pâques.  —  Oh!  quelle  différence  1  an  dernier,  à  Paris! 
Retour  de  profonds  souvenirs.  Ce  soir-là  il  y  avait  eu  consultation  de 
docteurs,  j'étais  bien  affectée.  Nous  étions  à  Valentino  ;  là  fut  remis  ce 
paquet  cacheté  de  noir  ;  là  se  trouvait  cette  pauvre  Marie,  singulière  ren- 
contre un  soir  d'adieu!  Ce  concert  finissait  mon  séjour  à  Paris,  c'était  le 
glas  de  ma  mort  au  monde,  que  j'écoutais  sonner  avec  je  ne  sais  quelle 
douce  et  triste  émotion,  semblable  un  peu  à  celle  que  j'éprouve  au  sou- 
venir de  ces  choses,  de  ces  personnes  qui  me  reviennent  comme  des 
ombres  dans  ma  chambrette,  à  la  même  heure  et  moins  harmonieusement 
qu'à  Valentino.  Le  concert,  c'est  la  pluie  qui  bat  ma  vitre,  et  tant  de 
regrets  qui  me  battent  l'âme-  J'ai  senti,  j'ai  vu  ce  que  je  ne  faisais  que 
craindre  :  la  mort,  la  séparation  à  jamais'  Que  j  ai  besoin  de  penser  à  la 
fête  de  demain  !  Que  cette  résurrection  est  bonne  '  Mon  Dieu,  puisqu'il 
faut  voir  mourir,  qu'il  est  doux  de  croire  qu'on  verra  revivre  !  Puissent 
ces  pensées  de  foi  auxquelles  je  vais  me  livrer  en  écarter  d'autres  qui  font 
foule  et  m'oppressent  l'âme  ! 

Le  soir  de  Pâques.  —  O  Pâques,  Pâques  fleuries,  jour  de  renaissance, 
de  reverdissement,  de  jubilations  célestes!  Je  ne  sais  que  dire,  qu'expri- 
mer cette  fête  du  passage,  si  magnifiquement  belle  dans  les  temps  anciens 
et  nouveaux,  qui  a  fait  chanter  Y  In  cxitn,  1  O  Filu\  et  à  moi  tant  de  canti- 
ques intérieurs  quand  j'ai  vu  ce  matin  Erembertà  la  table  de  communion. 
Encore  un  frère  sauvé  !  Il  faut  être  sœur  chrétienne  pour  sentir  cela  et  cette 
sorte  de  bonheur  qui  vient  d'espérer  le  ciel  pour  une  âme  qu'on  aime,  de 
la  voir  unie  à  Dieu,  au  souverain  bien. 

Le  20  avril.  —  Oh  !  c'était  bien  un  rossignol  que  j  ai  entendu  ce  matin. 
C'était  vers  l'aurore  et  sur  un  réveil,  de  sorte  qu  ensuite  j'ai  cru  que  j'avais 
rêvé;  mais  je  viens  d'entendre  encore,  mon  musicien  est  arrivé.  Je  note 
cela  tous  les  ans,  la  venue  du  rossignol  et  de  la  première  fleur.  Ce  sont  des 
époques  à  la  campagne  et  dans  ma  vie.  L'ouverture  du  printemps  si  admi- 
rablement belle  est  ainsi  marquée,  et  le  retard  ou  l'avancement  des  saisons. 
Mes  charmants  calendriers  ne  s'y  trompent  pas,  ils  annoncent  au  juste  les 
beaux  jours,  le  soleil,  la  verdure.  Quand  j'entends  le  rossignol  ou  que  je 
vois  une  hirondelle,  je  me  dis  :  «  L'hiver  a  pris  lin>,,  avec  un  plaisir  indi- 


jot'RVAT.  b'EUÔèHIB  t>v  ouiRtM  197 

cible.  Il  y  a  pour  moi  renaissance  hors  de  la  froidure,  des  brouillards,  du 
ciel  terne,  de  toute  cette  nature  morte.  Je  reverdis  comme  un  brin  d'herbe, 
mêiîiê  moralement.  La  pensée  reparaît  et  toutes  ses  fleurs.  Jamais  poème 
épique  ne  fut  fait  en  hiver. 

[Sans  date].  —  Adieu,  grand  tante,  que  je  viens  de  baiser  morte  ;  adieu, 
dernier  reste  d'une  génération  d'aïeux,  famille  de  Verdun,  toute  dans  les 
tombes  à  présent,  et  si  dispersée  :  à  1  île  de  France,  à  l'île  Bourbon, 
ailleurs,  ici.  Ma  pauvre  tante  a  pleuré  sur  tous  les  siens,  père,  mère, 
neveux,  que  la  Révolution  d'abord  et  la  mort  ensuite  lui  ont  pris,  et  la 
voilà  maintenant  qui  suit  le  nombreux  convoi.  Nous  la  suivrons  de  même; 
hélas  !  nous  ne  formons  qu'une  procession  funèbre  ici-bas.  et  quelle  rapi- 
dité dans  la  marche  !  On  s'effraye  d'y  regarder,  mais  on  avance  en  détour- 
nant la  tête  ou  sans  y  penser.  C'est  bien  triste,  mais  bien  utile  cependant. 
Les  saints  l'ont  compris,  ces  hommes  qui  méditent  sur  une  tête  de  mort 
pour  se  préserver  de  la  corruption  de  la  vie. 

Mais  d'où  vient  que  ces  pensées  ne  me  touchent  que  peu,  qu'agonies, 
morts,  cercueils,  dont  je  ne  pouvais  entendre  parler,  me  sont  objets  ordi- 
naires pour  l'impression?  Quel  frémissement  j'éprouvais,  rien  qu'en 
voyant  la  maison  ou  la  chambre  d'un  décédé!  et  maintenant  j'entre,  je 
touche,  je  baise  ;  mais  quel  baiser,  mon  Dieu  '  C'est  le  second  que  j'ai 
posé  sur  des  joues  qui  glacent  les  lèvres,  qui  donnent  le  frisson  dans  tout 
le  corps  et  des  sensations  de  l'autre  monde  dans  l'âme.  J'ai  appris  cela  de 
Maurice,  j'ai  appris  la  mort  et  tout  ce  qui  suit.  Depuis,  rien  ne  m'étonne 
ni  ne  m'épouvante.  On  ne  veut  pas  que  l'aille  à  cet  enterrement,  mais  j'y 
pourrais  aller  sans  risques,  rien  ne  m'y  ferait  mal.  J'ai  en  moi  l'habitude 
de  pareilles  choses.  N'y  eut-il  pas  un  roi  qui  s'accoutuma  au  poison?  Eh 
bien,  je  prierai  Dieu  ici  pour  ma  tante,  du  temps  qu'on  la  met  en  terre. 
De  partout,  Dieu  nous  entend,  et  je  puis  facilement,  si  je  veux,  me  figurer 
un  cimetière. 

[Sans  date.]  —  M.  de  M...  m'écrit  que  sa  femme  est  trop  faible  pour 
m'écrire.  Quelque  peu  bonne  que  soit  cette  nouvelle,  j'en  suis  contente, 
tant  je  craignais  d'apprendre  pis.  tant  cette  lettre  des  Rameaux  m'effravait. 
Enfin  je  me  rassure,  puisque  ceci  tourne  au  mieux.  Mon  Dieu,  que  je  vou- 
drais ne  pas  perdre  cette  chère  amie  !  O  malheur  des  séparations  Celle-ci 
y  mettrait  le  comble.  Une  religieuse  de  Nevers  qui  repart  m'offrirait  une 
bonne  occasion  de  voyage,  si  je  pouvais  sortir  d'ici.  Mais  Hremhert,  mon 
père,  tant  de  fortes  raisons  me  retiennent.  J'ai  le  cœur  écartelé,  tii .' 
le  Cayla  et  les  Coques,  attaché  presque  également  des  deux  parts.  On  aime 
cela  et  on  en  souffre.  Il  nous  faudrait  un  centre  d'affections,  un  quelque 
part  OÙ  se  trouvât  tout  ce  qu'on  aime,  petit  paradis  sur  terre,  iraflg 
celui  du  ciel  qui  n'est  qu'une  société  d'amour.  Que  j'ai  souvent  rè 


I98  JOURNAt   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

et  que  le  Cayla  me  plairait  si  j'y  pouvais  réunir  mes  élus,  le  petit  nombre 
que  j'ai  dispersé  par  le  monde,  et  que  j'en  distingue  !  Si  on  me  disait  : 
«  Qui  sont-ils?  »  Je  dirais  :  «  Mes  choisis  ne  ressemblent  à  personne  ; 
cherchez-les  parmi  ce  qu'on  voit  le  moins,  parmi  les  natures  rares.  » 

[Sans  date.]  —  Si  je  n'ai  rien  mis  ici  depuis  huis  jours,  c'est  que  je  n  ai 
fait  qu'écrire  à  Marie,  écrire  un  journal  intime,  feuilles  volantes  d'amitié 
qui  s'en  iront  joncher  son  lit  un  beau  moment  à  sa  surprise,  et  la  pauvre 
malade  aura  plaisir  à  cela.  Ce  sont  des  riens,  mais  les  riens  du  cœur  ont 
leur  charme.  J'ajoute  à  cela  des  livres  qu'elle  m'avait  prêtés  et  une  carte 
de  mon  pays,  de  ces  lieux  qu'elle  habite  tant  par  l'âme.  Je  veux  les  lui 
faire  voir,  et  je  jouis  d'avance  de  ce  qu'elle  va  éprouver.  Quant  aux  livres, 
j'ai  peine  à  les  renvoyer  ;  je  ne  me  sépare  qu'à  regret  de  ce  qui  fut  emporté 
au  départ,  pages  empreintes  d'adieux,  de  souvenirs  de  voyage,  lues  dans 
la  diligence  de  Bourges  à  Tours,  quand  je  me  trouvai  assez  seule  pour 
pouvoir  lire.  Si  jamais  je  les  revois,  je  les  relirai  encore  en  mémoire  de  ce 
passé,  de  cet  état  d  âme  où  je  me  trouvais  en  regrets,  en  tristesse,  en 
craintes,  en  suspens  entre  la  vie  et  la  mort,  roulant  sur  ce  pauvre  malade, 
que  j'allais  voir,  les  pensées  les  plus  déchirantes,  quelquefois  les  plus 
opposées;  car  on  ne  peut  s'empêcher  d'espérer,  quoiqu'on  ne  voie  pas 
trop  où  se  tient  l'espérance  Marie,  Marie,  avec  quels  tristes  pressenti- 
ments nous  nous  sommes  quittées  !  J'ai  toujours  en  souvenir  ce  dernier 
regard  qu'elle  me  fit  à  la  fenêtre,  enveloppée  d'une  mante  noire  Elle 
m'apparut  comme  le  deuil  en  personne.  . 

Le  1"  mai.  —  Quel  que  soit  mon  sans-intérêt  aujourd'hui  pour  tout  ce 
qui  se  fait  sous  le  ciel,  je  veux  néanmoins  marquer  ce  premier  mai, 
comme  j'en  ai  l'habitude.  C'était  un  autre  jour  pour  moi  qu'il  ne  l'est  à 
présent,  ce  retour  du  plus  beau  mois  de  l'année.  Tout  est  changé. 

Poésie  interrompue  par  la  foudre.  Quel  bruit,  quels  éclats,  quel  accom- 
gagnement  de  pluie,  de  vent,  d'éclairs,  d'ébranlements!  rugissement, 
terribles  voix  d'orages!  Et  cependant  le  rossignol  chantait,  abrité  sous 
quelque  feuille;  on  aurait  dit  qu'il  se  moquait  de  l'orage  ou  qu'il  luttait 
avec  la  foudre;  coup  de  tonnerre  et  coup  de  gosier  faisaient  charmant 
contraste  que  j'ai  écouté,  appuyée  sur  ma  fenêtre;  j'ai  joui  de  ce  chant  si 
doux  dans  ce  bruit  épouvantable. 

Le  6  mai.  —  C'est  pour  retrouver  la  date  d'une  lettre  du  Nivernais, 
chères  nouvelles  qui  font  événement  dans  ma  vie  toute  de  cœur.  Dans  la 
suite  des  temps,  dans  quelques  mois  même,  je  serai  bien  aise  de  revoir  un 
jour  marqué  d'émotions  douces  à  fond  triste,  comme  me  les  donne  Marie. 
Cette  fois-ci  c'est  sa  mère,  une  mère  adoptive  pour  moi,  qui  m'écrit  et  ne 
me  touche  pas  mal  en  me  parlant  de  sa  fille,  et  de  l'espérance,  je  ne  sais 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRTM  19g 

comment  venue,  qu'elle  a  de  me  voir  avec  la  sœur  de  Nevers  ;  mais  la 
sœur  est  partie...  Oh  !  mon  père  !  il  l'emporte  encore  sur  Marie.  Je  le  sens 
en  ce  moment  qu'il  a  été  question  de  le  quitter.  Que  tout  cela  fait  souffrir! 
Et  cependant  c'est  bonheur  d'être  aimé.  Mais,  qu'est-ce  qu'un  bonheur 
qui  touche  aux  larmes? 

Je  n'ai  pas  vu  l'Orient,  mais  je  doute  que  ses  belles  nuits  soient  plus 
belles  que  celle  qu'il  fait  à  présent.  Une  admiration  m'a  surprise  en  ouvrant 
ma  fenêtre  avant  de  me  coucher,  suivant  ma  coutume  de  regarder  l'état 
du  ciel  :  qu'il  est  clair,  transparent,  étoile  avec  ces  demi-teintes  de  demi- 
lune,  et... 

[Sans  date.]  —  Plusieurs  jours  depuis  cette  nuit,  et  entre  ces  deux  lignes 
d'écriture.  Comme  le  temps  occupe  peu  d'espace  !  Une  fois  passé,  ce  n  est 
rien.  Dans  ce  peu  d'espace,  on  pourrait  faire  entrer  un  siècle.  Je  n'y  vois 
rien,  quoi  qu'il  soit  venu  dans  l'histoire  de  ma  vie,  parce  que  tout  reste 
au  dedans,  que  je  n'ai  plus  d'intérêt  à  rien  raconter,  ni  moi  ni  autre  chose. 
Tout  meurt,  je  meurs  à  tout.  Je  meurs  d'une  lente  agonie  morale,  état 
d'indicible  souffrance.  —  Va,  pauvre  cahier,  dans  l'oubli  avec  ces  objets 
qui  s'évanouissent!  Je  n'écrirai  plus  ici  que  je  ne  reprenne  vie,  que  Dieu 
ne  me  ressuscite  de  ce  tombeau  où  j'ai  l'âme  ensevelie.  Maurice,  mon  ami! 
il  n'en  était  pas  ainsi  de  moi  quand  je  l'avais.  Pensera  lui  me  relevait  au 
plus  fort  d'un  abattement  ;  l'avoir  en  ce  monde  me  suffisait.  Avec  Maurice, 
je  ne  me  serais  pas  ennuyée  entre  deux  montagnes. 

Une  lettre  de  mort,  une  mort  de  jeune  fille,  Camille  de  Boisset,  sœur 
d'une  de  mes  amies,  la  céleste  Antoinette. 

Depuis  longtemps  je  n'avais  trouvé  d'aussi  agréable  lecture  et  plus  de 
mon  goût  que  celle  que  je  viens  de  faire,  et  dans  un  livre  dont  le  monde  ne 
se  doute  guère,  un  Catéchisme,  dont  la  seule  introduction  gagne  l'esprit 
et  le  cœur,  morceau  le  plus  distingué  entre  tous  les  avant-propos,  exquis 
avant-goût  d'une  œuvre  exquise  de  foi,  d'intelligence  et  d'amour.  l'ai 
pressenti  de  suaves  émotions  et  entrevu  de  beaux  traits  de  lumière  pour 
moi  dans  cette  religieuse  lecture,  et  je  m'y  livre.  Je  vais  voir  et  connaître 
ma  religion  telle  que  je  ne  l'ai  pas  encore  vue  d'ensemble.  Comme  elle  est 
infinie  en  merveilles  et  en  admirations,  «à  chaque  nouvelle  attention,  à 
chaque  regard  on  découvre  pour  l'aimer  et  l'admirer  davantage.  Le  besoin 
de  mon  cœur  me  porte  de  ce  côté,  il  n'est  satisfait  que  par  les  choses 
divines.  Ce  fut  de  tout  temps,  mais  plus  encore  quand  les  charmes  qui 
restaient  dans  la  vie  et  qui  nourrissaient  l'âme  sont  perdus.  Heureux 
sommes-nous  quand  l'esprit  de  Dieu  vient  sur  ce  vide  et  v  fait  une  c 
tion  !  Il  me  semble  que  cela  se  fait  en  moi,  que  quelque  chose  de  nouveau 
et  qui  n'est  rien  d'humain  s'opère,  transformation  d'une  autre  vie,  d'un 


200  JOURNAt   D'EUGÉNIE   DE   GUÈRIN 

autre  monde  où  Dieu  habite,  où  j'ai  ma  mère  et  Maurice.  Oh  !  que  la  mort 
nous  ôte  d'ici  et  nous  en  dégoûte!  J'ai  vu  quelque  chose  de  pareil  dans 
sainte  Thérèse.  Après  la  mort  de  son  frère,  elle  écrivait  :  «  J'ai  quatre  ans 
de  plus  que  lui  et  je  ne  puis  pas  parvenir  à  mourir!  » 

«  ...  Quand  la  tige  est  parvenue  à  la  hauteur  et  à  la  force  convenables, 
»  on  voit  se  former  à  sa  partie  supérieure  un  petit  bouton.  Ce  bouton 
»  renferme  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  précieux  dans  la  plante.  Aussi  nous 
»  allons  voir  de  quels  soins  tendres  et  multipliés  la  Providence  l'envi- 
»  ronne.  Elle  le  couvre  d'abord  de  trois  ou  quatre  enveloppes  bien  unies, 
»  bien  serrées,  afin  de  le  protéger  contre  le  froid,  la  chaleur,  les  insectes, 
»  les  vents  et  la  pluie.  La  première  de  ces  enveloppes  est  plus  dure  et  offre 
»  plus  de  résistance  ;  la  seconde  surpasse  en  finesse  et  en  beauté  la  mous- 
»  seline  et  la  soie  ;  enfin  la  troisième,  qui  touche  à  la  graine,  n'a  rien  qui 
»  lui  soit  comparable  pour  la  délicatesse  et  la  douceur.  Elle  est  faite  ainsi, 
»  afin  de  ne  pas  blesser  la  petite  créature  qu'elle  renferme.  A  mesure  que 
»  ce  germe  précieux  grossit,  les  enveloppes  s'élargissent;  enfin  elles 
»  s'ouvrent,  mais  non  pas  entièrement  ni  tout  d'un  coup,  afin  de  ne  pas 
»  exposer  le  petit  nourrisson  au  danger  de  périr.  Quand  il  est  assez  fort, 
»  toutes  ces  petites  enveloppes  de  mousseline,  tous  ces  tendres  duvets 
»  sont  écartés,  ainsi  qu'on  écarte  les  langes  qui  emmaillottent  un  enfant.  » 

Que  c'est  joli  !  Cette  admiration  m'échappe,  mais  je  veux  prendre  le 
charmant  tableau  tout  entier: 

»  Ce  germe  précieux  est  destiné  à  donner  naissance  à  de  nouvelles  plan- 
»  tes  ;  mais  cette  nouvelle  naissance  sera  accompagnée  d'une  joie  et  d'une 
»  magnificence  inexprimables.  Lorsque  l'enfant  d'un  roi  vient  au  monde,  on 
»  le  reçoit  dans  un  berceau  doré,  on  le  place  dans  des  appartements  ricbé- 
»  ment  décorés.  Voilà  ce  que  fait  le  bon  Dieu  pour  l'enfant  ou  le  fruit  de 
»  la  moindre  plante.  Des  feuilles  d'une  douceur,  d'une  finesse,  d'un 
»  moelleux  inimitables,  peintes  des  couleurs  les  plus  belles,  les  plus 
»  variées  et  les  plus  agréables,  lui  servent  de  langes  et  de  berceau. 
»  Autour  de  lui  s'exhale  le  parfum  le  plus  suave;  c'est  au  milieu  de  cette 
»  demeure  plus  riche  que  les  Louvres  des  rois  qu'il  naît  et  qu'il  grandit. 
»  Examinez  tout  cela  de  près,  et,  si  vous  pouvez,  défendez  à  vos  lèvres  de 
/>  dire  avec  le  divin  Sauveur  :  Je  vous  assure  que  Salomon  dans  toute  sa 
//  magnificence  ne  fut  jamais  si  richement  habillé.  » 

Jamais  fleur  ne  fut  non  plus  si  richement  dépeinte,  jamais  si  gracieuse 
description  n'en  l'ut  laite.  On  croirait  lire  un  nouveau  Bernardin  de  Saint- 
l'icnv,  et  ce  n'est  qu'un  passage  de  catéchisme,  de  ce  Catéchisme  de  p. 
vérnnce  dont  je  parlais,  de  l'abbé  <  iaume.  Bon  et  bel  ouvrage  de  l'époque, 
où,  sous  le  plus  simple  titre,  se  trouve  l'histoire  complète  de  la  religion 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  201 

racontée  à  des  enfants  de  la  façon  la  plus  attachante  Rien  que  quelques 
aperçus  m'ont  charmée.  Je  vais  me  raviver  l'âme  à  cette  lecture. 

Le  23  mai.  Enfin,  je  sais  que  cette  chère  publication  du  Centaure  a  paru. 
Des  jeunes  gens  venus  de  Gaillac  me  l'ont  appris.  Depuis  je  ne  pense  qu'à 
cela,  et  au  passé,  hélas!  où  moindre  chose  me  ramène.  Me  l'enverrez- 
vous?  Qui  sait?  Je  suis  injuste  peut-être,  mais  votre  silence  est  si  durable 
et  le  cœur  humain  si  changeant  !  Et  qu'y  aurait-il  d'étonnant  que  quelqu'un 
du  monde  vînt  à  oublier  une  pauvre  amitié  d  anachorète  qui  ne  peut  pas 
lui  offrir  beaucoup  d'agrément?  Je  n'ai  d'autre  titre  que  d  être  la  sœur  de 
Maurice,  et  cela  se  peut  effacer  :  le  temps  efface  tout. 

Ce  matin  visite  aux  champs  pour  les  Rogations,  au  lever  du  soleil.  Que 
c'est  joli  de  parcourir  «à  celte  heure-là  la  campagne  !  de  se  trouver  au 
réveil  des  fleurs,  des  oiseaux,  de  toute  une  matinée  de  printemp 
qu'alors  la  prière  est  facile!  qu'elle  s'en  va  doucement  dans  cet  air 
embaumé,  à  la  vue  de  si  gracieuses  et  magnifiques  œuvres  de  Dieu  !  On 
est  trop  heureux  de  revoir  un  printemps.  Dieu  1  a  voulu  sans  doute  pour 
nous  consoler  du  paradis  terrestre.  Rien  ne  me  donne  l'idée  de  l'Eden 
comme  cette  nature  renaissante,  ondoyante,  resplendissante  dans  la  belle 
fraîcheur  de  mai. 

Arrêtée  au  Village.  Passé  au  cou  d'un  jeune  homme  malade  la  petite 
croix  d'or  que  Maurice  portait  sur  lui.  11  l'a  baisée  avec  des  larmes,  et  cela 
lui  fera  du  bien.  La  vue  d'une  croix  est  bonne  quand  on  souffre.  Je  ne 
connais  pas  de  meilleur  calmant,  et  je  le  donne  avec  foi  et  amour. 

[Sans  date.]  —  Non,  je  n'écrirai  pas  mes  émotions  d'aujourd'hui,  si 
diverses  d'ailleurs.  Oh!  que  cela  fait  voir  les  mille  facultés  de  l'âme,  tant 
de  sentiments  et  pensées  !  l'arc-en-eiel  a  moins  de  couleurs,  et  cela  en  si 
peu  de  temps!  En  quelques  minutes,  parfois,  par  combien  de  sensations  je 
passe  ! 

I  e  28.  —  Encore  une  mort,  encore  un  disparu  de  cette  association  d'amis 
qui  se  rattachait  à  Maurice  :  pauvres  jeunes  gens  tous  pleins  de  joi 
d'avenir,  tous  réunis  naguère  à  Paris,  et  maintenant  deçà  delà  dans  des 
tombes  !  Oh  !  que  c'est  désolant!  que  de  lamentations  me  viennent  sur  ces 
destructions  lamentables  et  si  rapides  des  hommes!  Hommes  du  monde. 
hélas!  plus  à  pleurer  que  d'autres,  que  j'ai  vus,  connus,  nppn  [mes 

par  quelque  endroit  !  J'avais  trouvé  M.  Bodimont  fort  dévoué  à  Maurice  : 
sa  jolie  petite  femme  (morte  également'  m'avait  aussi  gagnée  d'intér 
tout  cela,  se  rattachant  à  nies  plus  chers  souvenirs,  m  a  frappée  de 
en  trouvant  dans  la  Galette,  a  l'article  nécrologique,  le  nom  de  M.  Bodi- 
mont. 11  ne  me  manque  plus  que  d'y  rencontrer  le  vôtre,  que  je  ne  trouve 
plus  nulle  part. 

Mon  Dieu,  ayez,  pitié  de  ces  pauvres  âmes  d'amis! 


202  JOURNAL  D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN 

[Sans  date.]  Que  c'est  beau,  que  c'est  beau  ce  Polyeucte,  et  ce  Corneille! 
quels  vers  : 

Je  vous  aime 

Beaucoup  moins  que  mon  Dieu,  mais  bien  plus  que  moi-même. 

Après  cela  et  tant  de  belles  et  sublimes  choses  que  les  grands  auteurs 
ont  de  tout  temps  puisées  dans  la  religion,  qu'on  vienne  nous  dire  si  cette 
religion  n'est  point  un  beau  songe,  une  image  flatteuse!  «Quoi!  notre 
unique  bien  est-il  une  illusion!  Quoi?  ce  christianisme  descendu  du  ciel 
sur  la  terre  avec  le  Fils  de  Dieu,  promis  par  les  prophètes,  annoncé  par 
les  apôtres,  vérifié  par  tant  de  miracles,  confirmé  par  tant  de  martyrs,  cette 
religion  seule  digne  de  Dieu,  cette  doctrine  visiblement  céleste  qui  a  formé 
tant  d'hommes  merveilleux  sur  la  terre,  n'est-ce  qu'un  songe?  »  Paroles 
de  quelqu'un  qui  me  reviennent. 

Le  30.  —  «  Chère  Eugénie,  votre  cœur  si  aimant  sera  tristement  affecté 
en  lisant  le  récit  des  souffrances  de  votre  amie.  »  Commencement  d'une 
lettre  toute  remplie  de  douleurs,  en  effet,  écrites  et  senties.  Pauvre  Marie! 
qui  n'a  plus  la  force  de  me  parler  de  ses  souffrances.  Je  n'ai  plus  de  son 
écriture,  c'est  sa  mère  qui  m'écrit  le  désolant  bulletin.  Deuil  sur  deuil, 
angoisses  sur  angoisses,  la  vie  n'est  plus  qu'un  cours  d'afflictions  ;  rien 
que  des  larmes,  et  encore  n'ai-je  pas  en  cela  tout  ce  que  je  veux,  car  je 
voudrais  tant  ce  Centaure.  Ce  matin,  je  comptais  mes  amitiés  perdues, 
mortes  de  mort  ou  d'indifférence,  et  le  nombre  en  est  grand,  quoique  j'aie 
peu  vu  de  monde. 

Entre  autres  beaux  effets  du  vent  à  la  campagne,  il  n'en  est  pas  qui  soient 
beaux  comme  la  vue  d'un  champ  de  blé  tout  agité,  bouillonnant,  ondulant 
sous  ces  grands  souffles  qui  passent  en  abaissant  et  soulevant  si  vite  les 
épis  par  monceaux.  11  s'en  fait,  par  le  mouvement,  comme  de  grosses 
boules  vertes  roulant  par  milliers  l'une  sur  l'autre  avec  une  grâce  infinie. 
J'ai  passé  une  demi-heure  à  contempler  cela  et  à  me  figurer  la  mer,  surface 
verte  et  bondissante.  Oh  !  que  je  voudrais  réellement  voir  la  mer,  ce  grand 
miroir  de  Dieu  où  se  reflètent  tant  de  merveilles  ! 

Le  1" juin.  —  Visite  rare,  conversation  distinguée.  Il  passe  par  intervalle 
quelque  passant  aimable  au  Cayla,  le  grand  désert  vide  ou  peuplé  à  peu 
près  comme  était  la  terre  avant  qu'y  parût  l'homme.  On  y  passe  des  jours 
à  ne  voir  que  des  moutons,  à  n'entendre  que  des  oiseaux.  Solitude  qui  n'est 
pas  sans  charme  pour  l'âme  non  liée  au  monde,  désabusée  du  monde. 

Le  5  juin.  —  Oh  !  ceci  se  date,  ce  jour,  cette  Revue  arrivée,  ce  moment 
où  je  vais  lire  enfin  le  Centaure!  Je  l'ai  là,  je  le  tiens,  je  le  regarde,  j'hésite 
à  l'ouvrir,  ce  recueil  funéraire,  pour  lequel  j'aurais  donné  mes  yeux  il  y  a 
un  instant.  Mon  Dieu,  que  le  cœur  a  des  contraires  ! 


JOURNAL   D'EUGÉNIE    DE    GUÉRIN  203 

Le  9.  —  Depuis  quatre  jours  je  suis  sans  bouger,  sous  l'impression  de  ce 
Centaure,  de  ces  lettres,  de  ces  révélations  si  hautes  ou  si  intimes,  de  ces 
mots  du  cœur  si  profonds  et  si  tristes,  de  ces  pressentiments  si  malheu- 
reusement réalisés  d'une  fin  prochaine,  de  ces  tant  précieuses  et  doulou- 
reuses choses  de  Maurice  que  m'a  apportées  la  Revue  des  Deux-Mondes. 
Rien  ne  m'avait  émue  comme  cette  lecture,  même  de  ce  que  je  lis  de 
Maurice.  Serait-ce  que  ces  écrits  de  lui,  que  je  ne  connaissais  pas,  renou- 
vellent et  accroissent  en  se  montrant  le  sentiment  de  sa  perte,  ou  que, 
présentés  avec  un  charme  qui  en  fait  ressortir  le  prix,  j'en  suis  plus  tou- 
chée que  de  ce  que  j'avais  vu  sans  cela?  Quoi  qu'il  en  soit,  je  goûte  une 
jouissance  trempée  de  larmes,  un  bonheur  à  deux  goûts,  une  possession 
plus  pleine,  mieux  estimée  et  par  cela  plus  triste  que  jamais  de  Maurice, 
dans  ce  beau  Centaure  et  ces  fragments  intimes.  Qu  il  est  pénétrant  dans 
ses  dires  du  cœur  !  dans  cette  douce,  délicate  et  si  fine  façon  de  parler  dou- 
leur que  je  n'ai  connue  qu'à  lui  !  Oh!  M""  Sand  a  raison  de  dire  que  ce 
sont  des  mots  à  enchâsser  comme  de  gros  diamants  au  faîte  du  diadème. 
Ou  plutôt,  il  était  tout  diamant,  Maurice. 

Bénis  soient  ceux  qui  l'estiment  son  prix,  bénie  soit  la  voix  qui  le  loue, 
qui  le  porte  si  haut  avec  tant  de  respect  et  d'enthousiasme  intelligent! 
mais  cette  voix  se  trompe  en  un  point,  elle  se  trompe  quand  elle  dit  que  la 
foi  manquait  à  cette  âme.  Non,  la  foi  ne  lui  manquait  pas  :  je  le  proclame 
et  je  l'atteste  par  ce  que  j'ai  vu  et  entendu,  par  la  prière,  par  les  saintes 
lectures,  par  les  sacrements,  par  tous  les  actes  de  chrétien,  par  la  mort  qui 
dévoile  la  vie,  mort  sur  un  crucifix.  J'ai  bien  envie  d'écrire  à  Georges 
Sand,  de  lui  envoyer  quelque  chose  que  j'ai  dans  l'idée  sur  Maurice, 
comme  une  couronne  pour  couvrir  cette  tache  qu'elle  lui  a  mise  au  front. 
Je  ne  puis  supporter  qu'on  ôte  ou  qu'on  ajoute  le  moindre  trait  à  ce  visage, 
si  beau  dans  son  vrai  ;  et  ce  jour  irréligieux  et  païen  le  défigure. 

Le  15.  —  Que  me  vient-il  de  Paris  pour  Maurice?  pour  lui  qui  ne  se 
doutait  point  de  gloire,  qui  n'en  voulait  pas.  Mais  je  1  accepte  en  sa 
mémoire  et  pour  sa  mémoire.  Voici  ce  qu'un  comte  de  Beaufort  vient 
de  m'offrir  :  la  publication  d'une  notice  dans  la  Revue  de  P.iris,  qui  fera 
regard  à  celle  de  la  Revue  des  Deux-Mondes,  dans  toute  la  beauté  et  pureté 
de  ressemblance  chrétienne.  M""1  Sand  fait  de  Maurice  un  sceptique,  un 
grand  poète  à  la  façon  de  Byron,  et  cela  m'affligeait  de  voir  présenter  sous 
ce  faux  jour  le  nom  de  mon  frère,  un  nom  resté  pur  de  ces  déplorables 
erreurs.  Je  voulais  écrire  pour  rendre  hommage  à  la  vérité,  et  voilà  qu'une 
voix  s'élève.  Dieu  soit  béni  !  je  n'ai  qu'à  donner  notre  approbation  qu'on 
demande.  Nous  la  donnerons  avec  joie. 

Vendredi  iq  juin.  —  Onze  mois  juste  (et  un  vendredi  l)  do  sa  mort.  Quel 
jour  et  comme  je  l'ai  passé  !  Après  la  prière,  cette  élévation  de  l'âme  vers 


204  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

Dieu  et  vers  lui,  je  n'ai  fait  que  remuer  ses  papiers,  ses  lettres,  ses  poésies, 
chères  et  saintes  reliques,  que  je  n'osais  pas  toucher  d'abord  et  dans  les- 
quelles j'ai  trouvé  ensuite  je  ne  sais  quoi  à  ne  pouvoir  m  en  détacher. 
D'abord  des  larmes  et  puis  comme  un  enivrement  de  ce  passé  rouvert, 
goûté,  bu  à  longs  traits  de  cœur  Oli  !  quel  triste  charme  à  cela!  et  qu'ai-je 
rencontré  dans  ce  carton  funèbre  en  l'ouvrant  sur  un  tas  de  choses?  Ces 
lignes,  ces  lignes  frappantes  de  rapport  et  laissées  là,  il  y  a  deux  ans  ! 

«  Je  ne  demande  point  où  tu  reposes,  je  ne  chercherai  pas  ta  tombe. 
»  Nous  avons  connu  les  plus  beaux  jours  de  la  vie,  les  plus  funestes  n'ap- 
»  partiennent  plus  qu'à  moi. 

»  Si  je  pouvais  pleurer  comme  je  pleurais  autrefois,  j'aurais  sujet  de 
»  verser  des  larmes  en  pensant  que  je  n'ai  pu  veiller  auprès  de  ton  lit... 

»  Combien  je  préfère  à  tous  les  objets  aimables  le  souvenir  que  je  garde 
»  de  toi  !...  » 

Hélas  !  d'où  donc  avais-je  tiré  ces  choses  qui  renfermaient  une  si  cruelle 
vérité,  il  y  a  bien  sept  ou  huit  ans  de  date  ?  Ne  dirait-on  pas  que  notre  âme 
entend  de  loin  venir  le  malheur,  tant  ces  pensées  et  d'autres  que  je  trouve 
dans  le  passé  se  rapportent  à  ma  perte,  à  ce  cher  Maurice.  Mon  Dieu  ! 

C'est  pour  lui  que  j'ai  fait  ce  triste  inventaire,  pour  rendre  à  sa  mémoire 
ce  soin  pieux  dans  ce  qu'il  m'a  laissé  Jusqu'ici  je  n'avais  mis  à  part  que  ses 
dernières  lettres,  et  j'y  veux  mettre  tout,  comme  une  chose  sainte. 

Le  r"  juillet.  —  Entendu  la  première  cigale.  Quel  plaisir  c'eût  été  de 
l'entendre  à  pareil  jour,  l'an  dernier,  avec  Maurice  à  ma  fenêtre!  Mais 
nous  étions  sur  la  route  de  Bordeaux,  dans  la  chaleur,  la  poussière  et  les 
angoisses. 

L'inattendu  et  charmant  billet  de  M.  Sainte-Beuve!  cet  auteur  exquis 
dont  je  reçois  l'écriture  vivante.  C  eût  été  bonheur  autrefois,  mais  à  pré- 
sent tout  porte  amertume  et  tourne  aux  larmes.  Il  en  est  ainsi  de  ce  billet 
et  de  tant  d'autres  choses  que  je  dois  à  la  mort  de  Maurice.  Toutes  mes 
relations,  toute  ma  vie  presque  se  rattachent  à  un  cercueil. 

Le  8.  —  Nous  arrivions  au  Câyla  à  sept  heures  du  soir,  un  an  passé. 

[Sans  date.]  —  Depuis  quelque  temps,  je  néglige  fort  mon  Journal;  je 
m'en  étais  déprise  presque,  je  m  y  reprends  aujourd'hui,  non  pour  rien 
d'intéressant  à  y  mettre,  mais  par  simple  retour  à  une  chose  aimée,  car  je 
l'aime,  ce  pauvre  recueil,  malgré  mes  délaissements.  Il  se  rattache  à  une 
chaîne  de  joies,  à  un  passé  qui  me  tient  trop  au  cœur  pour  ne  pas  tenir  à 
ce  qui  en  fait  suite.  Ces  pages  donc  seront  continuées.  Je  les  laisse  et  je  les 
reprends,  ces  chères  écritures,  comme  les  pulsations  dans  la  poitrine,  tou- 
jours, mais  suspendues  quelquefois  par  les  oppressements. 

1  6  petit  cours  de  mes  jours  va  donc  reprendre  au  naturel.  Pour  le 
moment,  j'y  note  une  visite,  de  celles  que  je  voudrais  quelquefois  pour 


tournai.  n'pt'GÉNin  ni?  gférin  205 

diversion  agréable,  Quoique  ce  soit  un  jeune  homme  bien  jeune,  on  peut 
causer  avec  lui,  parce  qu'il  a  lu,  vu  le  monde,  et  qu'il  a  dans  l'esprit  une 
douceur  et  un  aplomb  de  jugement  que  j'aime  pour  discourir  diversement 
de  diverses  choses.  Nous  n'avons  pas  la  menu-  façon  de  voir,  et  mon  âge 
me  permettant  d'exprimer  et  de  soutenir  la  mienne,  je  me  plais  à  le  con- 
tredire, par  plaisir  et  par  conviction  ;  car  ce  que  je  dis,  je  le  pense. 

Si  quelque  chose  est  doux,  suave,  inexprimable  en  calme  et  en  beauté, 
c'est  bien  certainement  nos  belles  nuits  celle  que  je  viens  de  voir  de  ma 
fenêtre,  qui  se  fait  sous  la  pleine  lune,  dans  la  transparence  d'un  air 
embaumé,  où  tout  se  dessine  comme  sous  un  globe  de  cristal. 

[Sans  date.J  —  Il  y  a  dans  la  Bietagne,  non  loin  de  la  Chênaie,  une  cam- 
pagne appelée  le  Val  de  l'Arguenon,  profonde  solitude  au  bord  de  l'Océan, 
où  Maurice  a  demeuré.  Il  s'en  fut  là,  à  la  chute  de  M.  de  Lamennais,  et  y 
vécut  en  ami  chez  un  ami,  le  bon  et  aimant  Hippolyte  de  La  Morvonnais. 
J'aurai  toujours  souvenir  et  reconnaissance  infinie  de  cet  accueil  et  atta- 
chement distingué,  et  de  je  ne  sais  quelle  touchante  sympathie  que  m'a- 
vaient vouée  et  exprimée  cet  ami  de  Maurice  et  sa  charmante  femme. 
Nous  avons  eu  quelque  temps  des  relations  suivies  avec  cette  famille  et 
qui  se  sont  continuées  avec  M.  Hippolyte  lorsqu'il  eut  perdu  sa  femme. 
Après  un  long  silence  de  deux  ans,  il  m'arrive  aujourd'hui  une  lettre 
comme  celles  d'autrefois,  et  de  plus,  hélas  !  toute  pleine  de  Maurice  mort. 
Vous  dire  comme  cela  m'a  touchée,  ce  témoignage  du  cœur,  cette  sorte  de 
résurrection  d'un  ami  sur  la  tombe  de  son  ami  !  Aussi  je  lui  répondrai,  je 
lui  dirai  pourquoi  je  ne  lui  ai  plus  écrit,  pourquoi  je  lui  ai  laissé  annoncer 
cette  mort  par  un  journal,  car  c'est  ainsi  qu'il  a  su  la  perte  que  nous  avons 
faite.  Je  ne  me  pardonnerais  pas  cela,  si  je  n'avais  de  trop  bonnes  raisons 
d'excuses,  une  fatalité  qui  a  fait  que  mes  dernières  lettres  ou  les  siennes 
se  sont  perdues.  C'est  la  Revue  des  Deux-Mondes  qui  a  porté  cette  mort, 
ce  deuil  à  l'Arguenon,  pauvre  douce  campagne  toute  remplie  de  Maurice  . 

Nous  allons  voir  cela  dans  une  publication  de  M.  Hippolyte,  et  qu'il  dit 
qu'il  m'envoie  avec  une  autre  ;  mais  je  n'ai  rien  teçu  que  sa  lettre,  qui  est 
assez  pour  la  pauvre  sœur  de  Maurice  Celui-là  au^si  m'avait  appeU 
sœur  :  fraternité  lointaine,  inconnue,  mais  il  devait  venir  et  (n'amener 
Marie,  sa  petite  fille,  que  Maurice  avait  baisée,  caressée  au  berceau  et  sur 
les  genoux  de  sa  mère,  charmante  enfant,  disait-il.  Enfant  qui  m'a  pré- 
occupée à  côté  de  sa  mère  vivante  et  moite,  que  je  me  faisais  un  charme  de 
tenir  ici  sur  mes  genoux,  rêves  et  sentiments  que  cette  lettre  réveille. 
J'avais  écrit  à  cet  ami  à  la  prière  de  Mourice,  car  de  moi-même  jamais  je 
n'aurais  eu  l'idée  de  continuer  avec  lui  une  correspondance  brisée  pai  la 
mort  de  sa  pauvre  jeune  femme.  Reprendtons-nous  à  présent  que  moins 
que  jamais  je  veux  des  correspondances  ?  Mais  c  est  un  ami  de  Mai.: 


206  JOURNAL   IVEUGÊNIE   DE   GUÉRIN 

qui  l'a  secouru  dans  le  malheur,  qui  a  su  l'estimer  son  prix,  qui  lui  fut  bon 
de  dévouement  et  de  foi,  dans  des  jours  mauvais  pour  l'âme.  C'en  est  assez, 
sans  compter  ce  qu'il  fait  encore,  un  article  pour  Maurice  dans  l'Univer- 
sité catholique.  Oh  !  c'en  est  assez  pour  que  je  réponde  et  avec  effusion  à 
cette  dernière  lettre.  Il  est  dans  mon  cœur  et  dans  ce  que  Dieu  m'enseigne 
de  reconnaîtrejusqu'aux  bonnes  intentions  des  hommes. 

Le  18.  —  Dernier  jour  qu'il  a  passé  sur  la  terre. 

Le  19,  à  onze  heures  du  matin.  —  Douloureux  coups  de  cloche  que  je 
viens  d'entendre,  au  même  instant,  à  la  même  heure  où  son  âme  quitta  ce 
monde,  au  même  son  lugubre  et  tout  comme  si  cette  cloche  eût  sonné  pour 
lui  à  présent.  C'était  pour  une  autre  mort  ce  glas,  de  retour  au  même  jour, 
au  même  instant,  que  j'entends  dans  mon  âme  tout  ce  matin.  Mon  Dieu, 
quel  anniversaire!  quel  souvenir  vif  et  présent  de  cette  mort,  de  cette 
chambre,  chapelle  ardente  et  lugubre,  de  ce  lit  entouré  de  larmes  et  de 
prières,  de  cette  figure  pâle,  de  cet  in  manus  tuas,  Domine,  dit  et  redit  si 
haut  !  Maurice  !  Dieu  aura  entendu  et  reçu  au  ciel  ton  âme  qui  demandait 
le  ciel.  —  Oh  !  adieu  encore,  et  aussi  amèrement  qu'alors  ;  le  temps  et  la 
mort  t'ont  transposé,  mais  non  changé  dans  mon  cœur.  Toujours  là,  frère 
bien-aimé!  autrefois  pour  mon  bonheur,  à  présent  pour  mes  larmes,  qu'au- 
tant que  possible  je  transforme  en  prières.  C'est  le  meilleur  témoignage 
d'amour  que  les  chrétiens  puissent  donner.  Ce  jour  donc  ne  sera  qu'un 
pieux  recueillement  dans  la  mort;  dans  cette  vie  au-dessus  de  celle  où 
nous  sommes,  bien  cachée,  bien  mystérieuse,  impénétrable,  mais  réelle, 
mais  relevée  et  établie  sur  la  foi,  sur  la  foi,  la  base  de  ce  que  nous  espé- 
rons et  la  conviction  de  ce  que  nous  ne  voyons  pas.  Bienheureux  ceux 
qui  croient!  que  je  voudrais  que  tous  pussent  croire,  que  je  le  voudrais! 
et  que  d'adorables  mystères  fussent  adorés  de  tous  les  hommes!  Les  vérités 
révélées  ont  la  propriété  des  abîmes  :  elles  sont  sans  fond  et  sans  lumière, 
c'est  ce  qui  fait  le  mérite  de  la  foi.  Mais  on  y  est  conduit  par  des  routes 
sûres  et  lumineuses,  qui  sont  la  parole  de  Dieu  et  les  témoignages  rendus 
à  cette  parole.  C'est  ce  qui  fait  que  la  soumission  aux  vérités  de  la  foi  est 
une  obéissance  solide  et  raisonnable.  Quand  on  considère  ces  choses 
saintes,  on  les  voit  ainsi. 


Les  batteurs  de  blé,  joyeuses  gens  qui  chantent  (page  209). 


Onzième  cahier*  —  26  juillet-29  août  1840 


E  26  juillet  1840.  —  C'est  une  bien  triste  et  précieuse  relique  que 
l'écriture  des  morts,  reste  ou  plutôt  image  de  leur  âme  qui  se 
trace  sur  le  papier.  Depuis  plusieurs  jours,  j'ai  regardé  ainsi 
mon  cher  Maurice  dans  ses  lettres  que  j'ai  mises  par  ordre, 
paquet  funèbre  où  tant  de  choses  sont  renfermées.  O  la  belle  intelligence, 
et  quelle  promission  de  trésors  !  Plus  je  vis  et  plus  je  vois  ce  que  nous 
avons  perdu  en  Maurice.  Par  combien  d'endroits  n'était-il  pas  attachant! 
Noble  jeune  homme,  si  distingué,  d'une  nature  si  élevée,  rare  et  exquise, 
d'un  idéal  si  beau,  qu'il  ne  hantait  rien  que  par  la  poésie  :  n'eût-il  pas 
charmé  par  tous  les  charmes  du  cœur? 

C'est  bien  vouloir  s'enivrer  de  tristesse  de  revenir  sur  ce  passé,  de 
feuilleter  ces  papiers,  de  rouvrir  ces  cahiers  pleins  de  lui.  O  puissance  des 
souvenirs!  Ces  choses  mortes  me  font,  je  crois  plus  d'impression  que  de 
leur  vivant,  et  le  ressentir  est  plus  fort  que  le  sentir.  J'ai  éprouvé  cela 
maintes  fois. 

Le  28.  —  Deux  petits  oiseaux,  deux  compagnons  de  ma  chambrette,  les 
bienvenus,  qui  chanteront  quand  j'écrirai,  me  feront  musique  et  accompa- 
gnement comme  les  pianos  qui  jouaient  à  côté  de  M"*  de  St. ici  quand  elle 
écrivait.  Le  son  est  inspirateur;  je  le  comprends  par  ceux  de  la  campagne, 
si  légers,  si  aériens,  si  vagues,  si  au  hasard,  et  d'un  si  grand  effet  sur  l'Ame. 

•07 


208  TOURNAI   D 'EUGÉNIE    DE   GUÊRW 

Que  doit-ce  être  d'une  harmonie  de  science  et  de  génie,  sur  qui  comprend 
cela,  sur  qui  a  reçu  une  organisation  musicale,  développée  par  1  étude  et 
lu  connaissance  de  l'art?  Rien  au  monde  n'est  plus  puissant  sur  l'âme, 
plus  pénétrant.  Je  le  comprends,  mais  ne  le  sens  pas.  Dans  ma  profonde 
ignorance,  j'écouterais  avec  autant  de  plaisir  un  grillon  qu'un  violon.  Les 
instruments  n'agissent  pas  sur  moi,  ou  bien  peu  II  faut  que  j  y  comprenne 
comme  à  un  air  simple;  mais  les  grands  concerts,  mais  les  opéras,  mais 
les  morceaux  tant  vantés,  langue  inconnue  !  Quand  je  dis  opéras,  je  n'en 
ai  jamais  ouï,  seulement  entendu  des  ouvertures  sur  les  pianos.  Parmi  les 
fruits  défendus  de  ce  paradis  de  Paris,  il  est  deux  choses  dont  j'ai  eu  envie 
de  goûter  :  l'Opéra  et  M'"  Rachel,  surtout  M"e  Rachel  qui  dit  si  bien 
Racine,  dit-on.  Ce  doit  être  si  beau  ! 

Une  autre  personne  encore  que  j'aurais  eu  plaisir  à  voir,  et  que,  certes, 
je  ne  me  suis  pas  défendue,  c'est  M"10  ***,  cette  gracieuse  et  charmante 
femme,  dont  on  m'a  dit  tant  de  bien,  et  ce  mot  qui  suffirait  pour  m'attirer  : 
«  Elle  est  d'une  bienveillance  universelle.  »  Qualité  si  douce  et  si  rare, 
surtout  dans  une  femme  du  monde  !  La  bienveillance,  c'est  le  manteau  de 
la  charité  jeté  sur  ce  qu'on  voit  de  pauvre  et  de  nu,  comme  fait  une  âme 
bonne  et  que  la  bonté  arrête  sur  cette  pente  à  railler  que  nous  suivons 
communément.  M",e  ***  montre  là  un  trait  de  distinction  remarquable  et 
charmante,  car  rien  ne  plaît  comme  un  esprit  bienveillant,  rien  ne  me 
donne  l'idée  de  Dieu  sur  la  terre  comme  l'intelligence  et  la  bonté.  J'aime 
au  suprême  de  rencontrer  ces  deux  choses  ensemble,  et  d'en  jouir  en  les 
goûtant  de  près.  Voilà  ce  qui  m'attirait  vers  une  personne  que  probable- 
ment je  ne  verrai  jamais.  Je  ne  sais  quel  mystérieux  destin  et  enchaîne- 
ment de  choses  m'a  toujours  fait  m'occuper  d'inconnus  sans  m'y  tourner 
de  moi-même,  et  que.  par  les  rapports  indépendants  de  ma  volonté.  La  vie 
d'une  certaine  façon  se  fait  sans  nous;  quelqu'un  au-dessus  de  nous  la 
dirige,  en  produit  les  événements,  et  cette  pensée  m'est  douce,  me  rassure 
de  me  voir  dans  les  soins  d'une  providence  d'amour  Quelque  malheureux 
que  soient  les  jours,  je  dis  et  je  crois  qu  ils  ont  un  bon  côté  que  j'ignore  '. 
celui  qui  est  tourné  vers  l'autre  vie,  l'autre  vie  qui  nous  explique  celle-ci, 
si  mystérieusement  triste.  Oh  !  là-haut,  il  y  a  quelque  chose  de  mieux. 

Le  30.  —  Un  suicide  à  Andillac.  L'affreux  suicide  venu  jusqu'ici!  Pau- 
vres malheureux  paysans  qui  se  mettent  au  courant  du  siècle,  à  oublier 
Dieu  et  à  se  détruire  ! 

Deuxième  mort  depuis  celle  du  jq  juillet;  mais  nous  n'aurons  pas  la 
douleur  de  voir  ces  deux  tombes  voisines,  un  mauvais  mort  à  côté  de 
notre  Maurice  béni.  J'en  aurais  eu  de  la  peine,  quoique  ceci  ne  touche  qu'à 
la  mémoire;  quanl  n  l'âme,  il  est  incompréhensible  ce  qu'elle  doit  souffrir 
parmi  les  réprou\  es  en  enfer,  qui  n'est  que  le  lieu  de  réunion  de  tout  ce 


JOURNAL  D'EUGÉNIE   DE   OUÉRIN  209 

que  la  terre  a  porté  d'infâme  et  de  méchant.  Un  des  grnnds  supplices,  c'est 
de  s'y  trouver  en  mauvaise  compagnie  pour  toujours.  Que  Dieu  nous  en 
préserve  ! 

Oh!  la  douleur  de  craindre  pour  le  salut  d'une  âme,  qui  la  peut  com- 
prendre! Ce  qui  fit  le  plus  souffrir  le  Sauveur,  dans  l'agonie  de  sa  passion, 
ne  fut  pas  tant  les  supplices  qu'il  devait  endurer,  que  la  pensée  que  ses 
souffrances  seraient  inutiles  pour  un  grand  nombre  de  pécheurs,  pour  ces 
hommes  qui  ne  veulent  pas  de  rédemption  ou  ne  s  en  soucient  pas.  La 
seule  prévoyance  de  ce  mépris  et  de  cet  abandon  était  capable  de  rendre 
triste  à  la  mort  l'homme-Dieu.  Disposition  «à  laquelle  participent  plus  ou 
moins,  suivant  leur  degré  de  foi  et  d'amour,  lésâmes  chrétiennes. 

Le  4  août.  —  Anniversaire  de  sa  naissance,  si  prés  de  celui  de  sa  mort, 
deux  dates  qui  se  touchent.  Que  c'a  été  fait  vite  de  sa  vie,  mon  pauvre 
Maurice!  Je  ne  sais  tout  ce  que  je  voudrais  dire,  et  je  ne  dirai  rien  ;  la 
pensée  en  certains  moments  ne  peut  pas  venir.  Je  vais  lire  le  Dernier 
jour  d'un  condamné,  un  cauchemar,  m'a-t-on  dit.  Qu'importe  !  je  m'en- 
nuie tant  aujourd'hui,  qu'il  n'est  rien  de  trop  lourd  pour  écraser  cela,  rien 
d'effrayant.  Allons! 

Je  n'ai  pu  soutenir  cette  lecture,  non  par  émotion,  n'en  étant  pas  encore 
émue,  mais  par  dégoût  de  l'horrible  que  j'ai  senti  dès  1  abord  aux  pre- 
mières pages.  Livre  fermé.  Ce  n'était  pas  ce  qu'il  fallait  à  ma  disposition 
d'âme  ;  je  m'étais  trompée  en  cherchant  un  poids,  tandis  qu'il  faut  s'alléger 
alors.  La  prière  me  désaccable,  une  conversation,  le  grand  air,  les  prome- 
nades dans  les  bois  et  champs.  Ce  soir,  je  me  suis  bien  trouvée  d'un  repos 
sur  la  paille,  au  vent  frais,  à  regarder  les  batteurs  de  blé,  joyeuses  gens 
qui  toujours  chantent.  C'était  joli  de  voir  tomber  les  fléaux  en  caden< 
les  épis  qui  dansent,  des  femmes,  des  enfants  séparant  la  paille  en  mon- 
ceaux, et  le  van  qui  tourne  et  vanne  le  grain  qui  se  trie  et  tombe  pur 
comme  le  froment  de  Dieu.  Ces  paisibles  et  riantes  scènes  font  plaisir  et 
plus  de  bien  à  l'âme  que  tous  les  livres  de  M  .  1  lugo,  quoique  M.  Hugo  soit 
un  puissant  écrivain,  mais  il  ne  me  plaît  pas  toujours.  Je  n'ai  pas  lu  encore 
sa  Notre-Dame,  avec  l'envie  de  la  lire.  11  est  de  ces  désirs  qu  on  garde 
en  soi. 

Le  5.  —  Que  n'est-il  venu  plus  tôt  le  poète  de  la  Bretagne,  le  chantre 
la  Thibdldedes  Grèves,\e  solitaire  ami  de  Maurice!  Que  n'est-il  venu  du 
temps  que  Maurice  vivait,  alors  que  je  sentais  avec  bonheur!  Se- 
mé sont  néanmoins  agréables  en  ce  qu'elles  viennent  du  Val  del  Axguenon, 
qu'elles  sont  religieuses,  que  Dieu  et  Maurice  s'y  trouvent.  11  v  a  deux 
ans  seulement,  tout  cela    m'eût  bien   fait    plaisir.    Que   les  tem: 
changés!  ou  plutôt,  que  notre  âme  change  sous  les  événemenl  i.  la 

vie  se  fait  différente  de  jour  en  jour,  toute  tranché*  de  di . 

M 


2jo  TOURNAI.   D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN 

de  divers  sentiments,  si  bien  qu'un  certain  espace  ne  ressemble  plus  à 
l'autre,  qu'on  ne  se  reconnaît  pas  d'ici-là,  qu'on  a  peine  à  se  suivre,  varia- 
ble et  transitoire  nature  que  nous  sommes.  Mais  la  transition  finira,  et 
nous  mènera  là  où  nous  ne  changerons  plus.  O  permanente  vie  du  ciel  ! 

Mou  poète  breton,  à  propos  de  qui  me  viennent  ces  pensées,  est  cepen- 
dant bien  le  même  nébuleux  rêveur  que  par  le  passé,  chantant  vaguement 
dans  le  vague.  J  ai  une  cousine  à  qui  ces  poésies  feront  fête  ;  c'est  son 
charme,  la  gémissante  douleur,  et  de  ne  savoir  où  s  appuyer  la  tête.  Ce 
que  yaime  le  mieux  dans  M.  Hippolyte,  c'est  qu'il  est  religieux,  et  que 
j  ouvrirai  ses  poésies  comme  un  livre  de  prières.  —  Voilà  donc  renouée 
une  correspondance  qui  demeurait  oubliée  Je  n'ai  pas  encore  attaché  de 
ruban  à  ses  lettres,  car  je  mets  sous  un  nœud  de  soie  mes  chères  corres- 
pondances chacune  avec  sa  couleur.  Celle-ci  sous  le  noir,  comme  la  mort 
qui  l'a  faite,  hélas!  Nous  sommes  des  amis  en  deuil. 

Le  7.  —  Une  action  de  grâce  ici,  pour  une  grâce  vivement  et  continuel- 
lement demandée  et  obtenue  aujourd'hui  de  Dieu.  Si  j  adressais  un  Journal 
au  ciel,  il  serait  certaines  fois  bien  rempli  ;  mais  ces  choses-là  restent  dans 
l'âme,  et  j'en  marque  seulement  le  passage  là  où  passe  ma  vie  avec  ses 
événements,  de  quelque  ordre  qu'ils  soient. 

Le  8.  —  A  en  croire  les  ingénieuses  fables  de  lOrient,  une  larme  devient 
perle  en  tombant  dans  la  mer.  Oh!  si  toutes  allaient  là,  la  mer  ne  roulerait 
que  des  perles.  Océan  de  pleurs  aussi  plein  que  l'autre,  mais  pas  plus  que 
l'âme  parfois  ! 

Le  9.  —  «  Maurice  aimait  d  amour  à  venir,  au  crépuscule,  sur  un  cap 
désert  et  sous  un  ciel  sans  lune,  écouter  la  mer  refluant  vers  le  lointain  des 
grèves,  ou  battant  les  bords  opposés  de  cet  Arguenon  sauvage,  aux 
rivages  duquel  a,  dans  son  adolescence,  erré  le  génie  enveloppé  encore  de 
Chateaubriand.  »  —  Voilà  des  lignes  ou  plutôt  des  larmes  venant  de  Bre- 
tagne encore  sur  cette  tombe,  et  qui  me  creusent  des  torrents  de  tristesse 
par  les  souvenirs  du  passé,  les  regrets  du  présent,  et  cette  désolante 
pensée  répétée  par  tous  :  qu  en  d  autres  temps,  Maurice  ne  serait  pas 
mort  !... 

Le  12.  —  Il  ne  serait  pas  mort  t  Abîme  de  réflexions  et  de  larmes,  où  je 
me  plonge  tous  les  jours  !  douleur  sans  fin  de  voir  qu'on  aurait  pu  conser- 
ver ce  qu  on  a  perdu  '  Et  qu'ai-je  perdu  '  Dieu  seul  le  sait,  ce  qu'était  pour 
moi  Maurice,  mon  frère,  mon  ami.,  celui  dontj  avais  besoin  pour  ma  vie, 
celui  sur  qui  je  répandais  ma  tête,  mon  âme,  mon  cœur.  Je  ne  m'arrête  pas 
à  ce  qu'il  était,  à  ce  qu'il  eût  été  pour  cette  société  qui  l'a  laissé  mourir,  si 
c'est  vrai,  comme  on  dit.  Je  n'en  sais  rien,  je  ne  connais  pas  le  monde;  je 
I  reg  irdais  comme  un  grand  homicide  dans  h-  sens  religieux  ;  il  est  donc 
moralement  mortel,  de  quelque  côté  qu'on  le   considère  :  mortel  en  ce 


JOURWAl   D*EUG^VTH  DT-   OFÉriM  2ti 

qu'il  nourrit  des  poisons  ou  qu'il  laisse  mourir  de  faim  les  plus  nobles 
intelligences. 

En  quel  temps  aurait  dû  naître  Maurice?  Question  que  je  me  suis  faite 
pour  sa  félicité  en  regardant  les  époques.  On  ne  voit  pas  à  quel  siècle  on 
pourrait,  pour  leur  bonheur,  suspendre  le  berceau  de  certains  génies. 
—  L'intelligence  est  comme  l'amour,  toujours  accompagnée  de  douleur. 
C'est  que  ce  n'est  pas  d'ici-bas,  et  tout  ce  qui  est  déplacé  doit  souffrir.  Les 
âmes  religieuses,  celles  qui  rentrent  en  Dieu,  sont  les  seules  qui  trouvent 
quelque  apaisement  dans  la  vie.  Les  hommes  n'offrent  aux  hommes  que 
mauvaiseté  ou  insuffisance.  Je  les  connais  peu,  moi,  habitante  des  bois, 
mais  tant  le  disent  que  je  le  crois.  Je  n'ai  non  plus  trouvé  de  bonheur  dans 
personne,  bonheur  complet.  Le  plus  doux,  le  plus  plein,  le  meilleur  a  été 
dans  Maurice,  et  non  sans  larmes  dans  sa  jouissance.  Le  bonheur,  c'est 
une  chose  environnée  d'épines,  de  quelque  côté  qu'on  le  touche. 

Le  15.  —  Il  est  dimanche,  je  suis  seule  dans  mon  désert  avec  un  valet,  le 
tonnerre  gronde,  et  j'écris,  sublime  accompagnement  d'une  pensée  soli- 
taire. Quelle  impulsion  ardente  et  élevée  !  comme  on  monterait,  brûlerait, 
volerait,  éclaterait  en  ces  moments  électriques  ! 

Le  19.  —  Que  de  fois  je  renonce  à  rien  écrire  ici,  que  de  fois  j'y  reviens 
écrire  !  Attrait  et  délaissement,  ô  ma  vie  .' 

[Sans  date.]  —  Huit  jours  de  visites,  de  monde,  de  bruit,  quelques  con- 
versations aimables,  un  épisode  en  ma  solitude.  C'est  la  saison  où  l'on 
vient  nous  voir,  cette  fois-ci  c'était  en  foule,  des  allons  îi  la  campagne, 
et  la  campagne  est  envahie,  le  Cayla  peuplé,  bruyant,  gai  de  jeunesse,  la 
table  entourée  de  convives  inattendus,  l'improvisé  dispense  de  céré- 
monie. Mais  nous  n'en  faisons  pas,  et  qui  vient  nous  voir  ne  doit  s'atten- 
dre qu'au  gracieux  accueil,  le  meilleur  qu'il  nous  soit  possible  dans  la  plus 
simple  expression  de  forme.  Ainsi  nos  salons  tout  blancs,  sans  glace  ni 
trace  de  luxe  aucun  ;  la  salle  à  manger  avec  un  buffet  et  des  chaises,  deux 
fenêtres  donnant  sur  le  bois  du  nord;  l'autre  salon  a  côté  avec  un  grand 
et  large  canapé;  au  milieu  une  table  ronde,  des  chaises  de  paille,  un  vieux 
fauteuil  en  tapisserie  où  s'asseyait  Maurice,  meuble  sacré!  deux  portes  à 
vitre  sur  la  terrasse;  cette  terrasse  sur  un  vallon  vert  où  coule  un  ruis- 
seau, et  dans  le  salon  une  belle  madone  avec  son  enfant  Jésus,  don  de  la 
reine,  voilà  notre  demeure  1  assez  riante,  où  ceux  qui  viennent  se  plaisent, 
qui  me  plaît  aussi,  mais  tendue  de  noir,  dedans,  dehors  :  partout  j'v 
un  mort  ou  je  le  cherche.  Le  Cayla  sans  Maurice  ! 

suis  date.]  —  Marie,  ma  sœur,  m'a  quittée  pour  quelques  jours,  Marie, 
notre  Marthe,  car  elle  s'occupe  de  beaucoup  de  choses  dans  la  maison,  me 
laissant  la  part  du  repos,  la  bonne  sœur.  Je  ne  connais  pas  d'Ame  de  femme 
plus  dévouée  et  s'oubliant  davantage.  Quand  je  ne  l'ai  pas,  ma  vie  cl.. 


"212  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

au  dehors,  se  fait  active,  et  ie  m'étonne  de  cette  activité  et  de  ce  goût  de 
ménage  avec  mes  goûts  tout  contraires.  Naturellement  je  ne  me  plais  pas 
en  choses  de  maison  et  gouvernement  de  femmes.  Volontiers,  je  le  laisse 
à  d'autres  ;  mais  si  la  charge  m'en  vient,  je  m'en  acquitte  de  bon  cœur, 
sans  y  trouver  de  répugnance,  sans  m'ordonner  comme  il  arrive  qu'il  le 
faut  faire  du  moi  qui  veut  au  moi  qui  ne  veut  pas,  et  tant  et  souventes  fois. 

Ne  pourrais-je  mieux  écrire  que  ces  riens  du  tout,  que  ce  pauvre  moi- 
même  ?  L  insignifiant  passe-temps  1  et  qu'il  tient  à  peu  que  je  ne  le  laisse  ! 
Mais  Maurice  l'aimait,  le  voulait.  Ce  que  je  faisais  pour  lui,  je  le  conti- 
nuerai en  lui  dans  la  pensée  qu'il  s'y  intéresse. 

Relation  de  ce  monde  à  l'autre  par  l'écriture  et  la  prière,  les  deux  éléva- 
tions de  l'âme. 

[Sans  date.]  —  Songe  de  cette  nuit,  un  enterrement.  Je  suivais  un  cer- 
cueil ouvert.  On  ne  peut  rendre  ce  cercueil  ouvert,  la  douloureuse  et 
effrayante  impression  de  là-dedans  sur  l'âme.  On  fait  bien  de  voiler  les 
morts.  Quelque  aimé  que  soit  leur  visage,  il  y  a  à  les  voir  une  épouvan- 
table douleur.  Et  voilà  ce  que  nous  sommes  sans  âme,  car  c'est  ce  qui 
effraye,  l'inanimé  des  cadavres.  Quel  nom!  quelle  transformation  !  Jeune 
homme  si  beau  ce  matin,  et  cela  ce  soir  :  que  c'est  désenchantant  et  propre 
à  détourner  du  monde  !  Je  comprends  ce  grand  d'Espagne,  qui,  après  avoir 
soulevé  le  suaire  d'une  belle  reine,  se  jeta  dans  un  cloître  et  devint  un 
grand  saint  Plût  à  Dieu  que  la  vue  de  la  mort  fût  de  tel  effet  sur  tel  homme 
du  monde.  Je  voudrais  tous  mes  amis  à  la  Trappe,  en  vue  de  leur  bonheur 
éternel.  Non  qu  on  ne  puisse  se  sauver  dans  le  monde,  et  qu'il  n'y  ait  à 
remplir  dans  la  société  des  devoirs  aussi  saints  et  aussi  beaux  qu'en  soli- 
tude, mais  (i)... 

Le  25.  —  Que  ferai-je  de  ma  solitude  et  de  moi  aujourd'hui?  Comme 
Robinson  dans  son  île,  je  suis  seule  avec  un  chien  et  un  berger,  sorte  de 
Vendredi  presque  aussi  sauvage  que  l'autre.  Avec  qui  palier?  avec  qui 
penser?  avec  qui  vivre  la  vie  d'un  jour?  Le  chien  entend  les  caresses; 
mais  l'homme  qui  n'entend  rien,  qui,  si  je  lui  demande  un  verre  d'eau,  110 
saura  ce  que  je  veux  dire  lui  parlant  français,  ce  valet  des  moutons,  je 
l'envoie  à  ses  bêtes.  Maintenant  portes  fermées,  Verrous  tirés  de  peur  des 
vagabonds,  me  voici  dans  le  blanc  salon  avec  la  blanche  madone,  ma 
céleste  compagne,  belle  et  douce  à  voir.  Je  la  regarde  comme  si  c'était 
quelqu'un,  et  prête,  je  crois,  à  me  jeter  à  ses  pieds  si  quelque  danger  sur- 
venait. Rien  que  l'apparence  humaine  me  semble  une  protection  d'autant 
plus  sûre  que  c  est  l'image  de  celle  qui  s'appelle  le  secours  des  chrétiens, 
auxilium  christianorum,  h\  sainte  Vierge  à  qui  j'ai  cru  devoir  en  plus 

(  1)  Inachevé. 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  213 

d'une  occasion  des  grâces  spéciales,  une  fois  dans  un  danger  de  mort;  lef 
autres,  sans  m'être  personnelles,  me  touchent  presque  autant. 

On  frappe  à  la  porte  ;  qui  sait? 

Des  mendiantes.  L'aumône  donnée,  je  reviens  sur  mon  canapé.  Le  doux 
repos,  s'il  n'était  un  peu  triste  et  beaucoup,  entre  l'isolement  et  les  sou- 
venirs !  Tous  les  mémento  m'environnent,  je  les  vois  des  yeux,  je  les  sens 
du  cœur.  Que  d'ombres  dans  ce  vieux  château,  sortant  de  toutes  les  cham- 
bres !  de  partout  me  viennent  des  morts  :  si  je  pouvais  en  embrasser  un  ! 
Oh!  les  âmes  ne  se  laissent  pas  saisir  Mon  ami,  mon  toujours  lrere 
Maurice,  comme  néanmoins  te  voilà  changé  pour  moi!  Je  ne  prononce 
plus  ton  nom  que  comme  celui  des  reliques,  j'éprouve  en  entrant  dans  ta 
chambre  quelque  chose  d'une  église;  tes  livres,  tes  habits,  à  peine  j  ose 
les  toucher;  quelque  chose  de  sacré  est  répandu  sur  toi  et  tout  ce  qui  fut 
de  toi.  La  vénération  suit  la  mort  à  cause  sans  doute  de  l'immortalité,  de 
cette  vie  non  détruite,  mais  changée,  que  prend  l'homme  en  Dieu,  et  qui 
inspire  un  culte  de  religieux  amour. 

Jamais  le  dehors  ne  m'avait  paru  si  grand  qu'à  présent.  Je  rentre  d'une 
promenade  toute  remplie  de  solitude  ;  rien  que  quelques  oiseaux  en  l'air, 
quelques  poules  sur  les  herbes. 

Que  Tnon  désert  est  grand,  que  mon  ciel  est  immense  ! 

L'aigle,  sans  se  lasser,  n'en  ferait  pas  le  tour  ; 

Mille  cités  et  plus  tiendraient  en  ce  contour  ; 

Et  mon  cœur  n'y  tient  pas,  et  par  delà  s'élance, 

Où  va-t-il  ?  où  va-t-il  ?  Oh  !  nommez-moi  le  lieu  ! 

Il  s'en  va  sur  la  route  à  l'étoile  trac- 

Il  s'en  va  dans  l'espace  où  vole  la  pensée  ; 

Il  s'en  va  près  de  l'ange,  il  s'en  va  près  de  Dieu  !... 

Mais  c'est  Saint-Louis  aujourd'hui,  il  faut  quo  je  lise  sa  vie.  C'est  la  fête 
aussi  de  mou  amie  de  Rayssac  qui  me  néglige  un  peu,  et  à  qui  je  ne  laisse 
pas  d'offrir  mon  bouquet  de  cœur,  le  seul  qu'on  puisse  envoyer  de  loin. 
Ces  fleurs-là  sont  immortelles. 

Une  lettre  de  Saint-Martin,  du  voisinage  des  Coques.  Je  ne  suis  pas 
aussi  seule  que  je  croyais,  et  ma  pensée  a  pris  bien  des  cours  différents, 
véritable  oiseau,  se  reposant  néanmoins  toujours  sur  la  même  branche  . 
Dieu  et  Maurice.  Elle  revient  là  quand  elle  a  lait  le  tour  de  toutes  choses. 
11  n'y  a  en  rien  et  nulle  part  de  quoi  me  plaire  au  fond,  le  désenchantement 
est  au  second  coup  d'œil.  Il  s'ensuit  des  larmes  parfois,  mais  un  regard  en 
haut  les  arrête,  les  console.  Je  sais  ce  que  je  dois  à  ces  élévations  < 
je  sais  ce  quo  je  vois  dans  ces  clartés  surnaturelles,  et  alors  mon 
s'apaise. 

[Sans  date.]  — Pneiola,  une  Heur  qui  fut  la  vie,  le  bonheur,  le  malheur, 


214  JOURNAL   D'EUGÉNIE  DE   GUÉRIN 

le  paradis,  l'ange,  le  parfum,  la  lumière  d'un  pauvre  prisonnier  Ainsi  un 
souvenir  en  mon  cœur,  prisonnier  dans  la  vie  Maurice  est  pour  moi  une 
influence  à  puissants  effets  et  de  nature  diverse  :  angoisses  et  joies.  Les 
joies  sont  divines,  celles  qu'il  ma  données  et  celles  que  je  crois,  pensant  à 
l'autre  vie,  celles  que  je  vois  dans  mon  cœur,  comme  disait  saint  Louis 
d'un  mystère.  Les  félicités  éternelles  de  lame  de  Maurice  me  transportent, 
j'en  oublie  sa  mort  :  toute  mon  affection  se  nourrit  de  cette  espérance. 
Mon  Dieu,  laissez-la-moi  !  Je  n  ai  rien  de  meilleur,  je  n  ai  plus  autre  chose. 
L'ami  perdu  en  ce  monde,  on  va  le  chercher  dans  l'autre  ;  on  le  cherche 
dans  le  bonheur  et  je  veux  croire  à  celui  de  Maurice,  âme  d  élite  et  d'élu  •, 
ma  confiance  se  repose  sur  ses  faits  pieux,  et  à  la  fin  sur  ces  paroles  .  Celui 
qui  mange  ma  chair  et  qui  boit  mon  sang  a  la  vie  éternelle.  Ce  fut  son 
dernier  aliment.  Donc  pourquoi  des  craintes?  Ne  défaillons  pas  devant  les 
promesses  divines. 

O  ma  pauvre  Marie  !  Je  n  ai  que  ce  en  à  faire  sur  les  nouvelles  arrivées 
du  Nivernais.  Mourante  et  vivante,  inexprimable  malade!  Rien  n  est  plus 
douloureux. 

« Ma  vie  est  une  espèce  de  crépuscule  orageux,  dont  la  fin  me  sem- 
ble toujours  bien  proche  Je  suis  tellement  agonisante  que,  depuis  trois 
semaines  que  je  suis  ici,  ]e  n'ai  pu  vous  écrire  un  seul  mot.  Je  souffrais 
bien  de  ce  silence  lorsque  j'aurais  tant  à  vous  dire  Mon  Dieu!  que  ne 
pouvez-vous  venir  !  Vous  seule  pourriez  me  faire  résigner  à  vivre  ..  » 

Je  partirai  donc,  si  je  puis  ;  j'irai  partager  le  poids  de  cette  vie  qu  elie  ne 
peut  porter  seule.  Que  Dieu  nous  aide,  car  je  me  sens  bien  faible  aussi 
sous  ce  mont  d  afflictions. 

Le  29.  —  Il  y  a  aujourd'hui  de  profonds  regrets  pour  moi  dans  la  perte 
d'une  paysanne,  la  vieille  Rose  Durel,  qui  vient  de  mourir.  Véritable 
sainte  femme  chrétienne  dans  toute  la  simplicité  évangélique.  Sa  vie  était 
dans  la  foi,  sa  foi  était  l'humble  croyance,  sans  livres,  sans  rien,  cette 
croyance  antique,  primitive,  et  que  loue  ainsi  l'auteur  de  l'Imitation  : 
«  Un  humble  paysan  qui  sert  Dieu  est  certainement  fort  au-dessus  du  phi  • 
losophe  superbe  qui,  se  négligeant  lui-même,  considère  le  cours  des 
astres.  »  En  effet,  on  trouvait  dans  Rose  une  singulière  distinction  de 
vertus  et  de  sentiments,  quelque  chose  au-dessus  de  1  éducation  la  plus 
haute;  et  quand  on  considérait  la  portée  d'une  telle  âme  et  le  peu  d'im- 
pulsion reçue,  pouvait-on  s'empêcher  de  dire  que  Dieu  seul  élevait  ainsi p 
C'est  ainsi  qu'en  jugeait  Maurice,  l'appréciateur  des  choses  rares,  le  juge 
des  âmes,  l'amant  du  beau  :  il  aimait  Rose,  la  vénérait  comme  une  femme 
patriarcale.  Jamais  il  n  est  venu  dans  le  pays  et  ne  sen  est  allé  sans  la  voirv 
sans  s'asseoir  à  sa  table;  car  ici  on  ne  se  visite  pas  sans  manger,  sans 
goûter  le  pain  et  le  vin.  Mais,  dans  cette  occasion,  Ru^>c  ajoutait  au  ser- 


JOURNAL   D'EUGÉHIB   DE   GUÉRIN  21 5 

vice  et  relevait  par  quelque  chose  de  choix  l'hospitalité  d'habitude.  C'était 
quelque  beau  fruit  réservé  pour  monsieur  Maurice,  des  mets  de  son  goût. 
Il  y  avait  en  cela  expression  touchante  du  cœur,  expression  bien  délicate 
et  naïve  aussi,  et  dont  je  suis  plus  touchée  encore,  dans  la  conservation 
d'un  nid  d'hirondelle  que  Maurice  enfant  avait  recommandé  à  son  premier 
départ  du  pays.  «  Que  je  trouve  ce  nid  au  retour,  w  Et  il  l'y  retrouva,  et 
on  l'y  retrouve  encore  religieusement  conservé  au  vieux  plancher  de  la 
vieille  chambre  de  Rose.  O  monument  ! 

ENTRETIENS  AVEC   UNE   AME 

La  mort  ne  sépare  que  les  corps,  elle  ne  peut  désunir  les  âmes.  C'est  ce 
que  je  disais  naguère  près  d'un  cercueil,  c  est  ce  que  je  dis  encore,  car  ma 
douleur  n'a  pas  changé,  pas  plus  que  mes  espérances,  ces  espérances 
immortelles  qui  seules  soutiennent  mon  cœur  et  me  rattachent  au  sien, 
trait  d'union  entre  le  ciel  et  la  terre,  entre  lui  et  moi.  Mon  ami,  mon  cher 
Maurice  !  par  là  nous  sommes  ensemble,  et  ma  vie  revient  à  ta  vie  comme 
autrefois,  à  peu  de  chose  près  (1). 

...  A  quelle  heure  ils  sont  nés  du  jour  ou  de  la  nuit,  dans  le  calme  ou 
dans  la  tempête,  quelle  destinée  lésa  pris,  je  veux  dire  (car  je  ne  donne 
rien  au  destin,  divinité  païenne)  quel  cours  a  eu  leur  vie  que  Dieu  nous 
trace  et  que  nous  remplissons?  Le  malheur  est-il  de  leur  faute?  Qu'ont-ils 
fait  de  leur  intelligence?  quel  emploi  dans  l'ordre  moral?  quel  rang  dans 
la  vérité?  les  peut-on  compter  pour  le  ciel,  le  lieu  des  âmes  de  bien?  Mon 
Dieu,  ne  les  appelez  pas  encore,  ne  les  appelez  pas  qu'ils  ne  soient  tous 
dans  la  bonne  voie.  Que  ce  jour  des  morts  fait  des  frayeurs  de  voir 
mourir  !  (2) 

(1)  Quatre  feuillets  enlevés. 

(2)  Au  bas  de  cette  page,  on  lit  ces  lignes,  ajoutées  plus  tard  et  portant  leur  date  :  <  Joui 
des  morts  1842  —  Hclas  I  tout  meurt.  Où  est  celui  pour  qui  j'écrivais  les  lignes  précédentes, 
la  précédente  année  ?  ou  est-il  i  » 


Le  frère  que  j'aime  tant  causait  avec  moi. 


Douzième  cahier — 1er   novembre- 3 1  décembre  1840 


E  jour  de  la  Toussaint  [1840.]  —  Il  y  a  deux  ans,  ce  même  jour,  à 
la  même  heure,  dans  le  salon  indien  à  Pans,  le  frère  que  j'aime 
tant  causait  intimement  avec  moi  de  sa  vie,  de  son  avenir,  de 
son  mariage  qui  s'allait  faire,  de  tant  de  choses  venant  de  son 
cœur  et  qu'il  reversait  dans  le  mien  Quel  souvenir,  mon  Dieu  !  et  comme 
il  se  lie  à  la  triste  et  religieuse  solennité  de  ce  jour,  la  fête  des  saints,  la 
mémoire  des  morts  et  des  amis  disparus  !  C'est  pour  tout  cela  et  pour  je 
ne  sais  quoi  encore  que  j'écris,  que  je  reprends  ce  Journal  délaissé,  ce 
mémorandum  qu'il  aimait,  qu'il  m'avait  dit  de  lui  faire,  que  je  veux  faire 
en  effet  pour  Maurice  au  ciel.  S'il  y  a,  comme  je  le  crois,  des  rapports 
entre  ce  monde  et  l'autre,  si  le  lieu  des  âmes  a  des  affinités  avec  celui-ci, 
il  s'ensuit  que  notre  vie  se  lie  encore  à  ceux  avec  qui  nous  vivions,  qu'ils 
participent  à  notre  existence  à  la  façon  divine,  par  amour,  et  qu'ils  s'inté- 
ressent à  ce  que  nous  faisons;  il  me  semble  que  Maurice  me  voit  faire,  et 
cela  me  soutient  pour  faire  sans  lui  ce  que  je  faisais  avec  lui. 

Journée  de  prières,  d'élévations  en  haut  parmi  les  saints,  ces  bienheu- 
reux sauvés;  médité  sur  leur  vie.  Que  j'aime  à  voir  qu'ils  étaient  comme 
nous,  et  ainsi  que  nous  pouvons  être  comme  eux  ! 

Le  jourdes  morts.  —  Que  ce  jour  est  différent  des  autres,  à  l'église,  dans 
l'âme,  dehors,  partout!  Ce  qu'on  sent,  ce  qu  on  pense,  ce  qu'on  revoit,  ce 

216 


JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE  GUÉRIN  217 

qu'on  regrette  ne  peut  se  dire.  Il  n'y  a  d'expression  à  tout  cela  que  dans 
la  prière  et  dans  quelque  écriture  intime.  Je  n'ai  pas  écrit  ici,  mais  à 
quelqu'un  à  qui  j'ai  promis,  tant  que  je  vivrai,  une  lettre  le  jour  des  morts, 
hélas  ! 

Le  6  novembre.  —  Aujourd'hui  vendredi  et  jour  de  courrier  j'attendais 
je  ne  sais  quoi,  mais  j'attendais  quelque  chose.  Ht,  en  effet,  il  m'est  venu 
un  journal  de  Bretagne,  touchant  envoi  d'un  ami  de  Maurice.  Ce  n'est  pas 
que  le  cœur  se  réjouisse  de  quoi  que  ce  soit  de  ce  monde,  mais  ce  qui  tou- 
che à  sa  douleur  le  réveille  et  il  se  plaît  en  cela.  M.  de  La  Morvonnais.  en 
me  parlant  de  Maurice,  en  m'envoyant  ce  qu'il  en  écrit,  me  touche  comme 
quelqu'un  qui  porte  des  offrandes  sur  un  cercueil. 

Le  9.  —  Ecrit  à  Louise,  cette  amie  de  jeunesse,  gaie,  riante  et  heureuse 
naguère,  et  qui  me  dit  :  «  Consolez-moi.  »  Personne  donc  ne  se  passe  de 
larmes!  Mon  Dieu,  consolez  tous  ces  affligés,  tous  ces  cœurs  douloureux 
qui  aboutissent  au  mien  et  viennent  s'y  reposer!  «  Ecrivez-moi,  me  dit-on, 
vos  lettres  me  font  du  bien.»  Eh  !  quel  bien?  Je  ne  m'en  trouve  aucun  pour 
moi-même. 

Le  10. —  Qu'ai-je  fait  aujourd'hui?  Assez,  si  je  trouvais  quelque  intérêt 
à  le  dire. 

Le  11.  —  La  lune  se  lève  là  à  l'horizon  où  j'ai  si  souvent  regardé  :  le  vent 
souffle  a  ma  fenêtre  comme  je  l'ai  si  souvent  entendu;  je  vois  ma  cham- 
brette,  ma  table,  mes  livres,  mes  écritures,  la  tapisserie  et  les  saintes 
images,  tout  ce  que  j'ai  vu  si  souvent  et  que  je  ne  verrai  plus  bientôt.  Je 
pars.  Oh!  que  je  regrette  tout  ce  que  je  laisse  ici,  et  surtout  mon  pè: 
ma  sœur  et  mon  frère.  Qui  sait  quand  je  les  reverrai?  Qui  sait  si  je  les 
reverrai  jamais?  On  court  tant  de  dangers  en  voyage!  Cette  route  de 
Paris  est  si  triste  pour  moi!  Il  me  semble  que  le  malheur  est  au  bout. 
Lequel  maintenant?  Je  l'ignore,  et  rien  ne  peut  égaler  celui  que  nous  avons 
vu.  Ce  cher  Maurice  !  tout  m'amène  à  lui,  et  ce  voyage  même  s'y  rapporte. 
Mystérieuse  et  sainte  mission  que  j'accomplis  en  sa  mémoire  avec  douleur 
et  amour. 

Le  15.   —  A  l'heure  qu'il  est  nous  partions  pour  l'église  de  l'Ahhave- 
aux-Bois  pour  la  bénédiction  de  leur  mariage.  Il  y  a  deux  ans  de  cela,  de 
ce  jour  toujours  dans  mon  cœur.  Mon  Dieu  !  Oui,  Dieu  seul  connaît  ce  qui 
se  passe  en  moi  à  ce  souvenir  ;  autant  j'avais  mis  de  joie  à  cette  époque, 
autant  m'en  vient  de  douleur,   et   davantage.  Tout   se    change   en   deuil 
depuis.  C'est  ainsi  que  je  pars,  que  je  reprends  an  ce  jour  mémora; 
route  de  Paris.  Mon  tranquille  désert,  mon  doux  Cavla,  adieu  !  Je  régi 
inexprimablement  tout  ce  que  je  laisse  ici,  et  ma  via  que  i  en  arracl 
qui  ne  saura  plus  prendre  ailleurs.  Mais  une  Ame  m'attend,  Ul  que 

Dieu  m'a  donnée,  un  trésor  à  lui  conserver.  Allons,  Dieu  le  veut!  partons 


2l8  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN 

à  ce  mot  comme  les  croisés  pour  la  terre  sainte.  Le  ciel  est  beau,  les  cor- 
beaux croassent  :  bon  et  mauvais,  si  les  corbeaux  sont  de  quelques  signes. 
Je  ne  le  crois  pas,  et  néanmoins,  quand  on  s'en  va  d'un  endroit,  on  regarde 
à  tout  et  on  sent  tout  avec  les  sensations  communes. 

Pour  la  dernière  fois  soigné  mon  oiseau  et  vu  mon  rosier,  ce  petit  rosier 
voyageur  venu  du  Nivernais  sur  ma  fenêtre.  Je  l'ai  recommandé  à  ma 
sœur,  ainsi  que  mon  chardonneret  :  à  ma  bonne  Marie,  qui  prendra  soin 
du  vase  et  de  la  cage  et  de  tout  le  laissé  que  j'aime.  A  mon  père,  je  confie 
une  boîte  de  papiers,  choses  de  cœur  qui  ne  sauraient  être  mieux  que  sous 
la  garde  d'un  père.  Il  en  est  d'autres  qui  me  suivent  comme  d'inséparables 
reliques  :  chers  écrits  de  Maurice  et  pour  lui.  Ce  cahier  aussi,  je  le  prends  ; 
mais  pour  qui? 

Le  19.  —  Adieu,  Toulouse,  où  je  n'ai  fait  que  passer,  voir  le  musée,  la 
galerie  des  antiques,  et  tant  de  souvenirs  de  Maurice  I  C'est  à  Toulouse 
qu'il  a  commencé  ses  études  au  petit  séminaire.  Tous  les  jeunes  enfants 
que  j'ai  vus  en  habit  noir  me  semblaient  lui. 

Le  18.  —  A  Souillac,  avec  la  pluie,  la  triste  pluie.  Un  voyage  sans  soleil, 
c  est  une  longue  tristesse,  c'est  la  vie  comme  elle  est  souvent. 

Le  21.  —  Châteauroux,  où  je  suis  seule  dans  une  chambre  obscure,  murée 
à  deux  pieds  de  la  fenêtre,  comme  la  prison  du  Spielberg  ;  comme  Pellico, 
j'écris  sur  une  table  de  bois  !  Qu'est-ce  que  j'écris?  Qu'écrire  au  bruit  d'un 
vent  étranger  et  dans  l'accablement  de  l'ennui  ?  En  arrivant  ici,  en  perdant 
de  vue  ces  visages  connus  de  la  diligence,  je  me  suis  jetée  dans  ma  cham- 
bre et  sur  mon  lit  dans  un  ennui  désespéré.  L'expression  est  forte  peut- 
être,  mais  quelque  chose  enfin  qui  porte  à  la  tête  et  oppresse  le  cœur  : 
me  trouver  seule,  dans  un  hôtel,  dans  une  foule,  est  quelque  chose  de  si 
nouveau,  de  si  étrangement  triste,  que  je  ne  puis  pas  m'y  faire.  Oh  I  si 
c  était  pour  longtemps  !  Mais  demain  je  pars,  demain  je  serai  près  de  mon 
amie,  bonheur  dont  je  n'ai  pas  même  envie  de  parler.  Autrefois  j'aurais 
tout  dit.  Cet  autrefois  est  mort. 

Le  sommeil  et  un  peu  de  temps  à  1  église  m'ont  calmée.  Ecrit  au  Cayla, 
mon  cher  et  doux  endroit,  où  l'on  pense  à  la  voyageuse  comme  je  pense  là. 

Le  22.  —  Passé  par  Issoudun  et  les  landes  du  Berry,  où  j'ai  pensé  à 
Georges  Sand  qui  les  habite,  pas  loin  de  notre  chemin.  Cette  femme  se 
rencontre  souvent  maintenant  dans  ma  vie,  comme  tout  ce  qui  se  lie  de 
quelque  façon  à  Maurice.  Ce  soir  à  Bourges,  où  j'ai  écrit  à  ma  famille  sur 
la  table  d'hôte.  J'eusse  bien  voulu  revoir  la  cathédrale  et  jeter  un  coup 
d  œil  à  la  prison  de  Charles  V  ;  mais  nous  sommes  arrivés  trop  tard  et  je 
suis  seule  pour  sortir. 

Le  4  décembre,  à  Nevers.  —  Elle  repose,  ma  chère  malade,  le  visage 
tourné  vers  le  mur.  Quand  je  ne  la  vois  plus,  que  voir,  que  regarder  dans 


JOURNAL    D'EUGÉNIE   DE   GUÉRIN  219 

cette  chambre  ?  Mes  yeux  ne  se  portent  qu'au  ciel  et  sur  son  lit.  Sous  ces 
rideaux,  je  vois  tout  ce  que  je  puis  aimer  ici. 

Peut-être  je  m'attendris  trop  à  ce  chevet  dans  cette  chambre,  ticde 
atmosphère  de  larmes.  Pour  en  sortir,  je  vais  me  jeter  dans  mes  écritures, 
mes  lectures  religieuses  qui  fortifient.  Sœur  de  charité,  il  ne  me  faudrait 
pas  tomber  malade. 

Le  5.  —  Toujours  plus  faible,  atonie  complète,  espoir  inutile  de  distrac- 
tion. Oh  !  quand  l'âme  aussi  est  atteinte  !... 

Pas  de  monde  aujourd'hui,  et  j'ai  pu  lire.  Commencé  les  Contes  fantas- 
tiques  d'Hoffmann,  qui  m'amusent.  Il  s'y  trouve  de  piquantes  railleries,  de 
malicieux  aperçus  sur  les  hommes  et  les  choses. 

Le  7.  — J'ai  reçu  de  *'*  un  paquet  cacheté.  Tristes  et  précieuses  reliques 
déposées  en  mon  cœur  avec  larmes.  C'était  le  jour  des  dépôts.  De  mon 
côté  et  sans  aucune  pensée  d'imitation,  puisque  je  ne  m'attendais  pas  à  ce 
qui  s'est  passé,  j'ai  remis  entre  les  mains  d'un  saint  prêtre  des  papiers  à 
moi  ;  j'ai  voulu  décision  sur  un  doute.  O  mes  pauvres  pensées,  que  je  n'ose 
plus  juger  !  Que  Dieu  les  juge  ! 

Ma  pauvre  amie  !  Elle  a  parlé  de  recevoir  les  sacrements  et  autres  choses 
de  mort.  La  petite  croix  que  je  lui  ai  passée  au  cou  lui  a  fait  plaisir,  je  la 
lui  ai  vu  baiser  souvent.  Hélas!  un  autre  mourant  a  collé  là-dessus  ses 
lèvres  ! 

Le  10.  —  Journée  assez  calme,  causerie,  presque  de  la  gaîté,  animation. 
C'est  bon  signe  quand  l'âme  reparaît. 

Le  n.  '—  Je  suis  tranquille;  le  prêtre  à  qui  j'avais  donné  certains  écrits  à 
juger  ou  plutôt  mon  cœur  et  mes  pensées,  me  les  a  rendus,  non  pas  jugés, 
mais  approuvés,  mais  goûtés,  mais  compris  mieux  que  je  ne  les  avais 
compris  moi-même.  A-t-on  besoin  qu'un  autre  nous  révèle?  Oui,  quand 
on  a  des  ignorances  d'esprit  et  des  timidités  de  cœur. 

A  Saint-Martin.  —  Lire,  écrire,  que  faire  dans  ma  chambre  si  bien  dis- 
posée pour  toutes  choses  de  mon  goût?  Un  bon  feu,  des  livres,  une  table 
avec  encre,  plume  et  papier,  moyens  et  attraits.  Ecrivons.  Mais  quoi?  Eh  ! 
ce  petit  Journal  qui  continuera  ma  pensée  et  ma  vie,  cette  vie  maintenant 
hors  de  son  cours  ordinaire,  comme  si  notre  ruisseau  se  trouvait  transporté 
sur  les  bords  de  la  Loire,  cette  Loire,  ce  pays  que  je  ne  devais  jamais  voir, 
tant  j'en  étais  née  loin.  Mais  Dieu  m  a  portée  ici.  Je  ne  puis  m'empêcher 
de  voir  la  Providence  claire  comme  un  plein  jour  dans  certains  événements 
de  la  vie,  non  qu'elle  ne  soit  en  tous,  mais  plus  ou  moins  manifestée. 

Avec  un  peu  plus  de  goût  pour  écrire,  j'aurais  pu  laisser  ici  un  long 
mémorandum  de  mon  séjour  à  Saint-Martin,  si  beau,  si  grand  dans  son 
parc  et  ses  belles  eaux.  J'ai  vu  peu  de  lieux  aussi  distingués,  aussi  remar- 
quables de  nature  et  d'art.  On  voit  que  Lenôtre  a  passé  par  là.  Je  vais  j 


220  JOURNAL   D'EUGÉNIE   DE  GUÉRIN 

avec  les  souvenirs  les  plus  agréables  et  les  plus  doux,  tant  du  dedans  que 
du  dehors  :  famille  charmante  où  je  suis  adoptée,  où  j'ai  reçu  les  témoi- 
gnages les  plus  touchants  d'affection,  affection  si  vraie  puisqu'elle  est 
désintéressée.  Que  leur  revient-il  de  m'aimer?  Rien  que  d'être  aimés  à 
leur  tour  et  de  se  faire  bénir  devant  Dieu.  Oh  !  que  cela  me  serait  doux  si 
je  ne  pensais  pas  à  Maurice,  à  qui  je  dois  ce  bonheur  dont  je  jouis  après  sa 
mort.  J'ai  voulu  voir  sa  chambre  ;  je  ne  fais  pas  un  pas,  à  la  chapelle,  dans 
le  jardin,  au  salon,  qu'il  n'ait  fait  aussi.  Hélas  !  nous  no  faisons  que  passer 
sur  le  pas  des  morts. 

Dernier  décembre.  —  Mon  Dieu,  que  le  temps  est  quelque  chose  de 
triste,  soit  qu'il  s'en  aille  ou  qu'il  vienne  !  et  que  le  saint  a  raison  qui  a  dit  : 
«  Jetons  nos  cœurs  en  l'éternité  !  a> 


FIN 


TABLE 


Préface.  _ 
Premier  cahier  —  16  novembre  1834-13  avril  1835. 
Deuxième  cahier—  14  avril-5  décembre  1835. 

Troisième  cahier  —  Mars-mai  1836.  -o 

Quatrième  cahier  —  Mai-juin  1837.  67 

Cinquième  cahier —  26  janvier-19  février  1838.  g,. 

Sixième  cahier  —  19  février-3  mai  1838.  0,, 

Septième  cahier  —  3  mai-29  septembre  1838  IOq 

Huitième  cahier  —  10  avril-25  mai  1839.  ,    . 

Neuvième  cahier  —  21  juillet  1839-9  janvier  1840.  ,46 

Dixième  cahier  —  9  janvier-19  juillet  1840.  ,-^ 

Onzième  cahier  —  26  juillet-29  août  1840.  207 

Douzième  cahier  —  ior  novembre-31  décembre  1840.  2,6 


FIN   DE   LA   TABLE 


Isle.  —    Imprimerie  Eugjuih  ARDANT  et  C" 


*