I
>
V
^r
\^r
i
10
Cc/Q-vn* okr'
JOURNAL
D'EUGÉNIE DE GUÉRIX
PREMIERE SERIE IN-QUARTO
Eugénie et Maukice de Guérin
Armoiries des Guérin. — Ferme et château du Cayla.
Journal
d'Eugénie
de GUÉRIN
OUVRAGE
COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
EDITION ILLUSTRÉE DE i; GRAVURES
LIBRAIRIE NATIONALE
D'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION
EUGÉNIE DE GTTERIN
La famille de Guérin, d'origine vénitienne, est établie en France dès le
IXe siècle. L'un de ses membres les plus illustres fut Guérin, évêque de
Senlis, chancelier de France sous Philippe-Auguste. On retrouve des
branches seigneuriales dans le Quercy, le Rouergue, le Gévaudan. Au
commencement du xix* siècle, celle du Languedoc habitait le modeste
manoir de Cayla, dans le Tarn, non loin d'AIbi et de Gaillac, tout près de
Cahuzac, et à quelques centaines de mètres du hameau d'Andillac. dans les
derniers prolongements des Cévennes, qui continuent les ondulations de
l'Albigeois, aux horizons étroits et bornés, au sol crayeux, aux arbres
maigres.
«Le château de Cayla, a dit Lamartine, se composait d'une cour, autre-
fois pavée, et dont les eaux des écuries avaient défoncé les larges dalles.
Les fumiers des chevaux, des vaches et des moutons, entassés immémoria-
blement aux portes, tapissaient les murailles de ces bâtiments et servaient
partout de clôture. Les cuisines ouvraient par un perron élevé de quelques
marches sur ce vaste cloaque ; quelques sureaux et quelques houx, dont la
forte racine ne craint pas le sol des bergeries, croissaient dans les angles
des murs ; les portes et la barrière à claire-voie étaient sans cosse ouvertes
et permettaient nuit et jour aux passants de monter les degrés de pierre
pour venir demander le morceau de pain, le coup d'eau à puiser au seau
suspendu derrière la porte, et aux paysans du hameau d'Andillac de vivre
pour ainsi dire en commun avec les habitants de la maison. //
L'intérieur de l'habitation tenait plus de la ferme que du château. La
prairie environnante, quelques vignes, quelques champs étages sur la col-
line constituaient tout le patrimoine familial.
Tel est l'endroit ou naquit Eugénie de Guérin, au mois de janvier 1805,
et c'est dans ce cadre que s'écoula toute sa vie.
Elle était l'aînée de quatre enfants. Elle ne fut point jolie, mais posséda
une beauté qui ne périt pas, celle de l'âme.
Elle avait quatorze ans quand elle perdit sa mère. Jusqu'alors un peu
sauvage, aimant surtout les bêtes et les oiseaux, elle reporta toutes ses
affections et toutes ses pensées sur son frère le plus jeune, Maurice, de
nature tout identique à la sienne, à ce point qu'elle put dire : Lui et moi
étions les deux yeux du même front.
7
8 EUGÉNIE DE GUÉRIN
C'est de cet amour presque maternel que naquit son Journal, écrit pour
l'absent, quand Maurice s'éloigna du pays pour suivre le cours de ses étu-
des et sa carrière à Paris et au loin.
Maurice mourut en 1839. Le Journal se continua encore en mémoire du
défunt. Eugénie ne lui survécut que neuf ans. Atteinte du même mal que
son frère, elle s'éteignit au Cayla le 31 mai 1848.
«On n'analyse pas l'Œuvre d'Eugénie de Guérin, a dit M. Ernest Gau-
bert; on l'aime... Son st)'le coule, comme coule cette âme et comme coulent
ses jours, avec simplicité et harmonie... Elle a le sensde la composition,
soit que l'habitude de l'ordre dans sa vie domestique lui eut appris la
valeur de l'ordre dans une narration, soit que son perpétuel besoin de
clarté et les livres qu'elle avait lus — elle n'avait lu que de bons livres —
l'eussent avertie en cette matière. Elle peint avec fidélité ce qu'elle voit.
Elle ne recule pas devant le détail réaliste, c'est vrai ; néanmoins elle sait
mettre delà poésie dans la moindre chose.»
« Il ne faudrait pas croire, a écrit M. Trébutien, que Mademoiselle de
Guérin, ait ignoré complètement, ni même qu'elle fut irrévocablement
résolue à ensevelir dans une obscurité volontaire les dons de l'esprit que
Dieu lui avait prodigués. Plus d'une fois... elle a songea écrire pour être
lue... Or de tous les ouvrages qu'elle eut entrepris de dessein prémédité,
aucun n'aurait mieux rempli cet objet que le Journal où elle a noté pendant
huit ans tous les élans spontanés de son esprit, tous les battements invo-
lontaires de son cœur.
Nous nous trompons fort, ou peu de livres publiés de notre temps auront
exercés sur lésâmes une influence plus douce et plus pure. »
Les œuvres complètes d'Eugénie et de Maurice de Guérin ont été publiées en trois volu-
mes in-12.
r journal et fragments d'Eugénie de Guérin.
2° Lettres d'Eugénie de Guérin.
3° Maurice de Guérin, Journal, lettres et poèmes.
Ces volumes sont en vente à la librairie J. Gabalda et C", rue Bonaparte, 90, Paris, au prix
de 3 fr. 50 l'un.
Une pauvrette m'a remis une lettre (page 14).
JOURNAL
D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
I » Cahier — 16novembre 1834— 1 3 avril 1835
A MON BIEN-AIMÉ FRÈRE MAURICE
Je me dépose dans votre àme.
(HlLDEQAROE à saint Bernard.)
B is novembre 1834. —Puisque tu le veux, mon cher Maurice.
je vais donc continuer ce petit Journal que tu aimes tant
Mais comme le papier me manque, je me sers d'un cahier cousu,
destiné à la poésie, dont je note rien que le titre (»); fil et
feuilles, tout y demeure, et tu l'auras, tout gros qu'il est, à In première
occasion.
C'est du is novembre que je prends date, huit jours juste depuis ta der-
nière lettre. A l'heure qu'il est, je l'emportais dans mon sac, de Cahuzac
(i) Qp verra p lut du cahier suivant que celui-ci était 1 premier ni
point retrouvé,
1 e mot Poésies se lit encore, à demi effacé, en haut de la y
IO JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
ici, avec une annonce de mort, celle de M. d'Huteau, dont sa famille nous
a fait part. Que de fois l'allégresse et le deuil nous arrivent ensemble ! Ta
lettre me faisait bien plaisir, mais cette mort nous attristait, nous faisait
regretter un homme bon et aimable qui s'était en tout temps montré notre
ami. Tout Gaillac l'a pleuré, grands et petits. De pauvres femmes disaient
en allant à son agonie :
« Celui-là n'aurai jamais dû mourir », et elles priaient en pleurant pour
sa bonne mort. Voilà qui donne à espérer pour son âme : des vertus qui
nous font aimer des hommes doivent nous faire aimer de Dieu. M le curé
le voyait tous les jours, et sans doute il aura fait plus que le voir. C'est
l'Illustre (i) qui nous donne ces nouvelles avec d'autres qui vont courant
dans le monde de Gaillac, et moi, pour passe-temps, je les lis et je pense
à elle.
Le 17. — Trois lettres depuis hier, trois plaisirs bien grands, car j'aime
tant les lettres et celles qui m'écrivent : c'est Louise, Mimi et Félicité.
Cette chère Mimi me dit de charmantes et douces choses sur notre sépa-
ration, sur son retour, sur son ennui, car elle s'ennuie loin de moi comme
je m'ennuie sans elle. A tout moment, je vois, je sens qu'elle me manque,
surtout la nuit où j'ai l'habitude de l'entendre respirer à mon oreille. Ce
petit bruit me porte sommeil. Ne pas l'entendre me fait penser tristement.
Je pense à la mort, qui fait aussi tout taire autour de nous, qui sera aussi
une absence. Ces idées de la nuit me viennent un peu de celles du jour. On
ne parle que maladies, que morts; la cloche d'Andillac n'a sonné que des
glas ces jours-ci. C'est la fièvre maligne qui fait ses ravages comme tous
les ans. Nous pleurons tous une jeune femme de ton âge, la plus belle, la
plus vertueuse de la paroisse, enlevée en quelques jours. Elle laisse un
tout petit enfant qui tétait. Pauvre petit! C'était Marianne de Gaillard.
Dimanche dernier, j'allai encore serrer la main à une agonisante de dix-
huit ans. Elle me reconnut, la pauvre jeune fille, me dit un mot et se remit
à prier Dieu. Je voulais lui parler, je ne sus que lui dire ; les mourants par-
lent mieux que nous. On l'enterrait lundi. Que de réflexions à faire sur ces
tombes fraîches! O mon Dieu, que l'on s'en va vite de ce monde! Le
soir, quand je suis seule, toutes ces figures de morts me reviennent. Je n'ai
pas peur, mais mes pensées prennent toutes le deuil, et le monde me
paraît aussi triste qu'un tombeau. Je t'ai dit cependant que ces lettres
m'avaient fait plaisir. Oh ! c'est bien vrai; mon cœur n'est pas muet au
milieu de C3S agonies, et ne sent que plus vivement tout ce qui lui porte
vie. Ta lettre donc m'a donné une lueur de joie, je me trompe, un véri-
table bonheur, par les bonnes choses dont elle est remplie. Enfin ton
(i)Qn appelait quelquefois ainsi dans la famille l'autre sœur, Mimi, Mimin ou Marie.
JOURNAL n'EUGÉN'IE DE GIÉRIM II
avenir commence à poindre; je te vois un état, une position sociale, un
point d'appui à la vie matérielle. Dieu soit loué! c'est ce que je désirais le
plus en ce monde et pour toi et pour moi, car mon avenir s'attache au
tien, ils sont frères. J'ai fait de beaux rêves à ce sujet, je te les dirai peut-
être. Pour le moment, adieu ; il faut que j'écrive à Mimi.
Le îS. — Je suis furieuse contre la chatte grise. Cette méchante bête
vient de m'enlever un petit pigeon que je réchauffais au coin du feu. 11
commençait à revivre, le pauvre animal ; je voulais le priver, il m'aurait
aimée, et voilà tout cela croqué par un chat : Que de mécomptes dans la
vie ! Cet événement et tous ceux du jour se sont passés à la cuisine , c'est
là que je fais demeure toute la matinée et une partie du soir depuis que je
suis sans Mimi. Il faut surveiller la cuisinière ; papa quelquefois descend
et je lui lis près du fourneau ou au coin du feu quelques morceaux des
Antiquités de l'Eglise anglo-saxonne. Ce gros livre étonnait Pierril. Que
de monts aqui dëdinsl (i) Cet enfant est tout à fait drôle. Un soir, il me
demanda si l'âme était immortelle ; puis après, ce que c'était qu'un philo-
sophe. Nous étions aux grandes questions, comme tu vois. Sur ma réponse
que c'était quelqu'un de sage et de savant : « Donc, mademoiselle, vous
êtes philosophe?» Ce fut dit avec un air de naïveté et de franchise qui
aurait pu flatter Socrate, mais qui me fit tant rire que mon sérieux de caté-
chiste s'en alla pour la soirée. Cet enfant nous a quittés un de ces jours, à
son grand regret; il était à terme le jour de la Saint-Brice. Le voilà avec
son petit cochon cherchant des truffes. S'il vient par ici, j'irai le joindre
pour lui demander s'il me trouve toujours l'air philosophe.
Avec qui croirais-tu que j'étais ce matin au coin du feu de la cuisine?
Avec Platon : je n'osais pas le dire, mais il m'est tombé sous les yeux, et
j'ai voulu faire sa connaissance. Je n'en suis qu'aux premières pages. Il
me semble admirable, ce Platon; mais je lui trouve une singulière idée,
c'est de placer la santé avant la beauté dans la nomenclature des biens que
Dieu nous fait. S'il eût consulté une femme, Platon n'aurait pas écrit cela :
tu le penses bien? Je le pense aussi, et cependant, me souvenant que /V
suis philosophe, je suis un peu de son avis. Quand on est au lit bien
malade, on ferait volontiers le sacrifice de son teint ou de ses beaux yeux
pour rattraper la santé et jouir du soleil. 11 suffit d'ailleurs d'un peu de
piété dans le cœur, d'un peu d'amour de Dieu pour renoncer bien vite à
ces idolâtries, car une jolie femme s'adore. Quand j'étais enfant, j'aurais
voulu être belle; je ne rêvais que beauté, parce que. me disais-je, maman
m'aurait aimée davantage. Grâce à Dieu, cet enfantillage a pas
n'envie d'autre beauté que celle de l'âme. Peut-être même en cela suis-je
(i) En patois du pays : Que Je mots là-dedans I
12 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
enfant comme autrefois : je voudrais ressembler aux anges Cela peut
déplaire à Dieu; c'est aussi pour en être aimée davantage. Que de choses
me viennent, s'il ne fallait pas te quitter! Mais mon chapelet, il faut que
je le dise, la nuit est là : j'aime de finir le jour en prières.
Le 20. — J'aime la neige, cette blanche vue a quelque chose de céleste
La boue, la terre nue me déplaisent, m'attristent , aujourd'hui, je n'aperçois
que la trace des chemins et les pieds des petits oiseaux. Tout légèrement
qu'ils se posent, ils laissent leurs petites traces qui font mille figures sur la
neige. C'est joli à voir ces petites pattes rouges comme des crayons de
corail qui les dessinent. L'hiver a donc aussi ses jolies choses, ses agré-
ments. On en trouve partout quand on y sait voir. Dieu répandit partout
la grâce et la beauté. Il faut que j'aille voir ce qu'il y a d'aimable au coin
du feu de la cuisine, des bluettes si je veux. Ceci n'est qu'un petit bonjour
que je dis à la neige et à toi, au saut du lit.
Il m'a fallu mettre un plat de plus pour Sauveur Roquier qui nous est
venu voir. C'est du jambon au sucre, dont le pauvre garçon s'est léché les
doigts. Les bonnes choses ne lui viennent pas souvent à la bouche, voilà
pourquoi je l'ai voulu bien traiter. C'est pour les délaissés, ce me semble,
qu'il faut avoir des attentions; l'humanité, la charité nous le disent. Les
heureux s'en peuvent passer, et il n'y en a pourtant que pour eux dans le
monde : c'est que nous sommes faits à l'envers.
Pas de lecture aujourd'hui ; j'ai fait une coiffe pour la petite qui m'a pris
tous mes moments. Mais pourvu qu'on travaille, soit de tête ou de doigts,
c'est bien égal aux yeux de Dieu, qui tient compte de toute œuvre faite en
son nom. J'espère donc que ma coiffe me tiendra lieu d'une charité. J'ai fait
don de mon temps, d'un peu de peau que m'a emportée l'aiguille, et de
mille lignes intéressantes que j'aurais pu lire. Papa m'apporta avant-hier,
de Clairac, Ivanlwé et le Siècle de Louis XIV. Voilà des provisions pour
quelques-unes de ces longues soirées d'hiver. C'est moi qui suis lectrice,
mais à bâtons rompus; c'est tantôt une clef qu'on demande, mille choses,
souvent ma personne, et le livre se ferme pour un moment. O Mimin,
quand reviendras-tu aider la pauvre ménagère à qui tu manques à tout
moment? T'ai-je dit qu'hier j'eus de ses nouvelles à la foire de C... où je
suis allée? Que de bâillements j'ai laissés sur ce pauvre balcon ! Enfin la
lettre de Mimi m'arriva tout exprès comme un contre-ennui, et c'est tout
ce que j'ai vu d'aimable à C...
Je n'ai rien mis ici, hier; mieux vaut du blanc que des nullités, et c'est
tout ce que j'aurais pu te dire. J'étais fatiguée, j'avais sommeil. Aujour-
d'hui, c'est beaucoup mieux; j'ai vu venir et s'en aller la neige. Du temps
que je faisais mon dîner, un beau soleil s'est levé; plus de neige; à présont,
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUERIS IJ
le noir, le laid reparaissent. Que verrai-je demain matin?'' Qui sait? La
face du monde change si promptcment!
Je viens toute contente de la cuisine, où j'ai demeuré ce soir plus long-
temps, pour décider Paul, un de nos domestiques, à aller se confesser à
Noël. Il me l'a promis ; c'est un bon garçon, il le fera. Dieu soit loué! ma
soirée n'est pas perdue. Quel bonheur si je pouvais ainsi tous les jours
gagner une âme à Dieu ! Le bon Scott a été négligé ce soir, mais quelle lec-
ture me vaudrait ce que m'a promis Paul?'' Il est dix heures, je vais dormir.
Le 21. — La journée a commencé radieuse, un soleil d'été, un air doux
qui invitait à la promenade. Tout me disait d'y aller, mais je n'ai fait que
deux pas dehors et me suis arrêtée à l'écurie des moutons pour voir un
agneau blanc qui venait de naîtf"e. J'aime à voir ces petites bêtes qui font
remercier Dieu de tant de douces créatures dont il nous environne. Puis
Pierril est venu, je l'ai fait déjeuner et ai causé quelque temps avec lui,
sans m'ennuyer du tout de cette conversation. De combien d'assemi
on n'en dit pas autant ! Le vent souille, toutes nos portes et fenêtres gémis-
sent; c'est quasi triste à l'heure qu'il est et dans ma solitude; toute- la
maison est endormie ; on s'est levé de bonne heure pour faire du pain.
Aussi ai-je été fort occupée toute la matinée aux deux dîners. Ensuite, du
repos; j'ai écrit à Antoinette. C'est bien insignifiant, tout cela : autant
vaudrait du papier blanc que ce que j'écris; mais quand ce ne serait qu'une
goutte d'encre d'ici, tu aurais plaisir de la voir, voilà pourquoi j'en fais des
mots. Je ne sais pourquoi, la nuit dernière, je n'ai vu défiler que des cer-
cueils. Cette nuit, je voudrais un sommeil moins sombre, et vais prier
Dieu de me le donner.
Le 24. — Trois jours de lacune, mon cher ami. C'est bien long pour moi
qui aime si peu le vide, mais le temps m'a manqué pour m'asseoir. Je n'ai
fait que passer dans ma chambrette depuis samedi ; à présent seulement je
m'arrête, et c'est pour écrire à failli! bien nu long et deux mots ici. Peut-
être ce soir ajouterai-je quelque chose, s'il en survient Pour le moment
tout est au calme, le dehors et le dedans, l'âme et la maison : état heureux,
mais qui laisse peu à dire, comme les règnes pacifiques. Une lettl
Paul a commencé ma journée. 11 m'invite à aller à Albi. je ne lui promets
pas ; il faudrait sortir pouf cela, et je deviens sédentaire. Volontiers, je
ferais vœ.i de clôture au Cayla. Nul lieu au monde ne me plaît comme le
chez moi. Oh ! le délicieux che\ moi ! Que je te plains, p.uivi.
être si loin, de ne voir les tiens qu'en pensée, de ne pouvoir nous dire ni
bonjour ni bonsoir, de vivre étranger, sans demeure à toi dans ce m.
ayant père, frère, sœurs, en un endroit! Tout cela est triste, et cependant
je ne puis pas désirer autre chose pour toi. Nous ne pouvons pas t'a voir;
mais j'espère te revoir, et cela me console. Mille lois je
14 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
cette arrivée, et je prévois d'avance combien nous serons heureux.
Comme j'étais près du moulin, une pauvrette d'Andillac m'a remis une
lettre de Mimi. « Grand merci, petite ; prends ce sou. » Elle le prend et
demeure. « Que veux-tu de plus? — Eh mais, la lettre. — La lettre est
pour moi. — Oui, c'est qu'il me faut la rendre, et voyez (mettant son doigt
sur le cachet), vous me l'avez déchirée. » Et elle regardait, tout ébahie de
me voir rire de ce malheur. Enfin, me voyant décidée à ne pas lui rendre
son message, elle m'a dit adissias. Et, m'asseyant alors sur un sac, j'ai lu
les plus jolies tendresses de sœur. Rien n'est spirituel comme le bon cœur
de Mimin. Elle s'ennuie, veut nous revoir, le monde l'amuse peu ; nous la
reverrons vendredi. Je vais lui écrire par Eran (1) qui va faire sa visite
aux d'Huteau. De mon côté, je me trouve seule, isolée, ne vivant qu'à
demi, ce me semble, comme si je n'avais qu'une moitié d'âme. Je me figure
à présent que tout ceci n'est qu'un temps perdu, que tu ne trouveras rien
d'assez aimable à ces pages pour les ouvrir toutes Qu'y aura-t-il? Des
jours qui se ressemblent, quelque peu d'une vie qui ne laisse rien à dire •
mieux vaut revenir à Ycstoupas que je cousais. Je te laisse donc, pauvre
plume.
Que les cieux des cieux doivent être beaux ! C'est ce que j'ai pensé pen-
dant les moments que je viens de passer en contemplation devant le plus
beau ciel d'hiver. C'est ma coutume d'ouvrir ma fenêtre ayant de me
coucher pour voir quel temps il fait et pour en jouir un moment, s'il est
beau. Ce soir, j'ai regardé plus qu'à l'ordinaire, tant c'était ravissant, cette
belle nuit. Sans la crainte du rhume, j'y serais encore. Je pensais à Dieu
qui a fait notre prison si radieuse; je pensais aux saints qui ont toutes ces
belles étoiles sous leurs pieds; je pensais à toi qui les regardais peut-être
comme moi. Cela me tiendrait aisément toute la nuit; cependant il faut
fermer la fenêtre à ce beau dehors et cligner les yeux sous des rideaux!
Eran m'a apporté ce soir deux lettres de Louise. Elles sont charmantes,
ravissantes d'esprit, d'âme, de cœur, et tout cela pour moi! Je ne sais
pourquoi je ne suis pas transportée, ivre d'amitié. Dieu sait pourtant que
je l'aime! Voilà ma journée jusqu'à la dernière heure. Il ne me reste que
la prière du soir et le sommeil à attendre. Je ne sais s'il viendra, il est
loin. Il est possible que Mimi vienne demain. A pareille heure, je l'aurai ;
elle sera là, ou plutôt nous reposerons sur le même oreiller, elle me par-
lant de Gaillac, et moi du Cayla.
Le 26. — Je n'écrivis pas hier, je ne fis qu'attendre. Enfin elle arriva le
soir, cette chère Mimi. Me voilà heureuse, je recommence mille fois ce
que j'ai fait, dit et pensé depuis son départ ; elle me raconte mille choses
(1) Abréviation familière Ju nom de son frire Ercobert.
JOURNAL D'EUGÉNIE T)V. GUÉRIti ï<j
de nos amis, du monde, de tout ce qu'elle a vu, et tout cela est charmant à
dire et à écouter. Oh! quel bonheur de se revoir ! Vraiment, il y aurait de
quoi s'en aller de temps en temps pour le seul plaisir du retour. Je fis hier
un commencement de lettre pour toi ; mais je n'étais pas à écrire, toute
mon âme allait à la fenêtre. Aujourd'hui, je rentre en moi-même, et vais
achever ma page. Ce ne sera qu'après dîner, pour récréation. Avant tout,
il faut que je dise que je viens de jouir du soleil dans la côte deSept-Fonts.
C'est un de mes plus beaux plaisirs, comme tous ceux qui viennent du
ciel. Mais cette côte est triste maintenant, c'est à peine si l'on peut y voir
la place où fut le banc. Il n'y a pas longtemps qu'il en demeurait quelque
reste, quelques chevilles; mais que les débris mêmes passent vite! To,;t
en pensant, regardant et regrettant, je me suis assise sur un chêne ren-
versé, mon banc d'à présent. Celui-là, du moins, ne sera pas emporté par
le vent. Là, j'attendais Mimi qui est allée sur le Pigimbert porter à la
Vialarette des plants de grenadier pour Marie de Thézac. Que ne puis-je
ainsi trouver quelqu'un qui te porterait quelque chose !
Le 27. — Je ferme saint Augustin, l'âme remplie de ces douces paroles :
« Jetez-vous dans le sein de Dieu comme sur un lit de repos. » La belle
idée, et le doux délassement que nous trouverions dans la vie, si nous
savions, comme les saints, nous reposer en Dieu! Ils vont à lui comme
les enfants à leur mère, et sur son sein ils dorment, ils prient, ils pleu-
rent, ils demeurent. Dieu est le lieu des saints; mais nous, terrestres, nous
ne connaissons que la terre, cette pauvre terre noire, sèche, triste comme
une demeure maudite. Rien n'est venu aujourd'hui, pas même le soleil ; ce
soir seulement il est passé des corbeaux. Point de promenade ni de sortie
qu'en pensée; mais la mienne ne s'étend pas, elle monte. Nous aurons ce
soir pour lecture les bulletins du fameux procès Carrât qui occupe tout le
pays; mais je n'aime pas ces sortes d'affaires, et la célébrité du crime n'a
rien d'intéressant, ce me semble. Je vais pourtant m'en occuper. Ce mal-
heureux dans sa prison a écrit à M"e Vialar, pour lui demander une
Imitation. Une pareille idée dans cette âme active ferait espérer un
retour à Dieu; mais qu'il est à craindre que ce ne soit qu'hypocrisie,
puisqu'il continue d'être scélérat, dit-on. Erembert est allé à Albi pour
assister aux débats qui font foule. D'où nous peut venir cette curiosité
pour les monstres ?
Le 28. — Ce matin, avant le jour, j'avais les doigts dans les cendres,
cherchant du feu pour allumer la chandelle. Je n'en trouvais pas et allais
retrouver mon lit lorsqu'un petit charbon que j'ai rencontré du bout du
doigt m'a fait voir du feu : voilà ma lampe allumée Vite la toilette, la
prière, et nous voilà avec Mimi dans le chemin de Cahuzac. Ce pauvre,
chemin, je l'ai fait longtemps seule, et que j'étais aise de le faire à quatre
l6 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRTN
pieds aujourd'hui ! Le temps n'était pas beau, et je n'ai pu voir la mon-
tagne, ce cher pays que je regarde tant quand il fait beau. La chapelle
était occupée, ce qui m'a fait plaisir. J*aime de n'être pas pressée et
d'avoir le temps, avant d'entrer là, de faire la revue de toute mon âme
devant Dieu. C'est long souvent, parce que mes pensées se trouvent
dispersées comme des feuilles. A dix heures j'étais à genoux, écoutant la
plus belle morale du monde, et je suis sortie me semblant que je valais
mieux. C'est l'effet de tout fardeau déchargé de nous laisser plus légers,
et quand l'âme a déposé celui de ses fautes aux pieds de Dieu, il lui semble
qu'elle a des ailes. J'admire comme la confession est admirable. Quel
soulagement, quelle lumière, quelle force je me trouve à chaque fois que
j'ai dit : « C'est ma faute ! »
Le 29. — Manteaux, sabots, parapluie, tout l'attelage d'hiver nous a
suivis ce matin à Andillac où nous avons passé jusqu"au soir, tantôt au
presbytère et tantôt à l'église. Cette vie du dimanche, si active, si cou-
reuse, si variée, je l'aime. On voit l'un l'autre en passant, on reçoit la
révérence de toutes les femmes qu'on rencontre, et puis on caquette
chemin faisant sur les poules, le troupeau, le mari, les enfants. Mon grand
plaisir, c'est de les caresser et de les voir se cacher tout rouges dans les
jupes de leur mère. Ils ont peur de las dotimaïsêlos comme de tout ce qui
est inconnu. Un de ces petits disait à sa grand'mère qui parlait de venir
ici : « Minino, ne va pas à ce castel, il y a une prison noire.' » D'où vient
que les châteaux ont de tout temps porté frayeur? Cela viendrait-il des
horreurs qui s'y sont jadis commises ? Je le crois.
Oh! qu'il est doux, lorsque la pluie à petit bruit tombe des cieux, d'être
au coin de son feu, à tenir des pincettes, à faire des bluettes ! C'était mon
passe-temps tout à l'heure; je l'aime fort : les bluettes sont si jolies! co
sont les fleurs de cheminée. Vraiment il se passe de charmantes choses sur
la cendre, et quand je ne suis pas occupée, je m'amuse à voir la fantasma-
gorie du foyer. Ce sont mille petites figures de braise qui vont, qui vien-
nent, grandissent, changent, disparaissent, tantôt anges, démons cornus,
enfants, vieilles, papillons, chiens, moineaux : on voit de tout sous les
tisons. Je me souviens d'une figure portant un air de souffrance céleste qui
me peignait une âme en purgatoire. J'en fus frappée, et aurais voulu avoir
un peintre auprès de moi. Jamais vision plus parfaite. Remarque les tisons,
et lu conviendras qu'il y ï\ de belles choses, et qu'à moins d'être aveugle,
on ne peut pas s'ennuyer auprès du feu. Ecotite surtout ce petit sifflement
qui sort parfois de dessous la braise comme une voix qui chante. Rien
n'est plus doux et plus pur, on dirait que c'est quelque tout petit esprit ce
feu qui chante. Voilà, mon ami, mes soirées et leurs agréments ; ajoute le
sommeil, qui n'est pas le moindre.
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 17
Le ^o. — On m'a raconte d'une malade d'Andillac une chose frappante.
Après être tombée en faiblesse et demeurée comme morte pendant seize
heures, cette malade a tout à coup ouvert les yeux et s'est mise à dire :
« Qui m'a sortie de l'autre monde? J'y étais entre le ciel et l'enfer, les
anges me tirant d'un côté et les démons de l'autre. Dieu ! que j'ai souffert
et que la vue de l'abîme est effrayante! » Et, se retournant, elle récita. t
d'une voix suppliante des litanies de la miséricorde divine qu'on n'a jamais
vues nulle part, puis se remettait à parler de l'enfer qu'elle a vu et dont
elle était tout près pendant sa syncope. Et comme on lui a dit qu'il ne
fallait pas penser à ces objets effrayants : « L'enfer n'est pas pour les chiens,
a-t-elle dit, je l'ai vu, je l'ai vu ! » N'est-ce pas que voilà une scène drama-
tique, et bien vraie? C'est Françoise, la sœur de M. le curé, qui me l'a
racontée et qui elle-même a veillé la malade cette nuit-là. Cette femme
n'était pas des plus pieuses, et maintenant elle se trouve remplie de foi. de
ferveur.de résignation. M. le curé est le seul médecin qu'il lui faut, à
l'autre elle ne dit rien. Ne peut-on pas croire que Dieu a mis la main la-
dedans ? Qui sait tout ce que voit une âme moribonde ?
Alors qu'a son regard apparaît l'autre monde,
Alors...
Mais je ne veux pas faire de la poésie.
Ecoute un beau miracle que je viens de lire. C'est de saint Nicaise qui,
évangélisant dans les Gaules, se trouva dans une contrée ravagée par un
énorme dragon. Le saint, profitant de cet événement pour faire connaître à
ce peuple la puissance du Dieu qu'il annonçait, donna son étole à un de ses
disciples, et l'envoya vers le monstre que celui-ci lia de cette étole et
amena devant tout le peuple aux yeux duquel il creva. J'admire la naïveté
du récit et le beau prodige, auquel je crois. Bonsoir avec saint Nicaise.
Le 1" décembre. — C'est de la même encre dont je viens de t'écrira que
je t'écris encore; la même goutte, tombant moitié à Paris, moitié ici, te
vient marquer diverses choses, ici des tendresses, ailleurs des fâcheries,
car je t'envoie toujours tout ce qui me passe par l'âme. J'ai du regret de ne
t'avoir écrit que deux mots, j'aurais pu envoyer ceci, et la pensée m'est
venue de détacher ces feuilles Mais si cela se perdait dans les cabarets où
maître Délern ira boire I Mieux vaut garder nos causeries pour une occa-
sion sûre. Ce sera donc avec le pâté, si je puis, sans risque, mettre des
papiers dans la caisse.
Le 2. — Je m'en veux d'être si simple que de te croire indifférent pour
nous et pour moi. Tout absurde qu'est cette idée, elle m'a occupée,
attristée hier toute la journée. Aussi, vois-tu comme je t'ai dit peu de
choses! Le triste me rend muette, pardonne-le-moi; j'aima mieux me
l8 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
taire que me plaindre. C'est ta lettre à Mimi qui m'a causé tout cela ; je te
dirai pourquoi. Quand tu liras ceci, mon ami, souviens-toi que c'est écrit
le ior décembre, jour de pluie, de sombre, d'ennui, où le soleil ne s'est pas
montré, ou je n'ai vu que des corbeaux et lu de toi qu'une toute petite
lettre.
Le 3. — Rien que la date aujourd'hui.
Non, je ne veux pas rester un jour sans te rien dire, quand ce ne serait
qu'un bonsoir. Il est sept heures, Mimin tisonne, j'entends le ruisseau;
c'est tout ce que je puis signaler, pour l'heure, avec une belle étoile que je
vois d'ici se lever sur les Mérix. Tu n'as pas oublié ce hameau ?
Le 4. — Visite rare et aimable : Mmo de F... sort d'ici. Nous ne l'avons
gardée que quelques heures, depuis dix jusqu'à trois. Son mari l'accom-
pagnait et nous l'a enlevée malgré nos réclamations. C'est qu'il était
obligé de s'en retourner et qu'il ne sait pas se passer de sa femme, pas
plus que de ses yeux. Heureuse femme qui sait ainsi se rendre indispen-
sable : La voilà du côté de Bleys, et moi te disant qu'elle est venue : grand
événement au Cayla qu'une visite de dame, surtout dans la saison.
Il faut que j'écrive à Gaillac. C'est à *** que j'écrirai, non pas comme à
toi ou à Louise, en grand, en long, en large, mais en petit, en miniature.
C'est assez pour qui ne veut que se faire voir. Les grands traits, je les
réserve aux intimes. Deux visites, deux lettres écrites, une venue, c'est
assez pour la journée ; c'est beaucoup pour une journée du Cayla. Le temps
était beau, nous sommes descendus dans le pré et avons joui du soleil
comme on ferait au printemps.
Le 5. — Papa est parti ce matin pour Gaillac, nous voilà seules châte-
laines, Mimi et moi, jusqu'à demain et maîtresses absolues. Cette régence
ne va pas mal et me plaît assez pour un jour, mais pas davantage. Les
longs règnes sont ennuyeux. C'est assez pour moi de commander à Trilby
et d'obtenir qu'elle vienne quand je l'appelle ou que je lui demande la
patte. Hier, fâcheux accident pour Trylbette. Comme elle dormait tran-
quillement sous la cheminée de la cuisine, une courge qui séchait lui est
tombée dessus. Le coup l'a étourdie, la pauvre bête est venue à nous au
plus vite nous porter ses douleurs. Une caresse l'a guérie.
Il était nuit. Un coup de marteau se fait entendre, tout le monde accourt
à la porte. Qui est là? C'était Jean de Person, notre ancien métayer, que
je n'avais pas vu depuis longtemps. Il a été le bienvenu et a eu en entrant
place au plat et à la bouteille. Puis, nous l'avons fait jaser sur son pays d'à
présent, sur ses enfants et sa femme. J'aime fort ces conversations et ces
revoirs Ces figures d'autrefois font plaisir, il semble qu'elles ramènent la
jeunesse. Je me croyais hier au temps où Jean me prenait sur ses genoux.
Le 6. — Je fis promettre à Jean de repasser ici ce soir ; je le reverrai, et
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUERIN 19
puis je veux lui donner une lettre pour Gabrielle : c'est un de leurs
métayers. Briwe sera pas Cachée de ce souvenir inattendu; je lui aurais
écrit par la poste, et lui épargne ainsi huit sous qu'elle donnera de plus
aux pauvres. Voilà donc une bonne œuvre que je fais faire. Au reste, c'est
un jour de bonnes actions aujourd'hui ; je viens de Cahuzac et, comme
chaque fois, merveilleusement disposée à bien faire; faire mal ce jour-là
me semble impossible. Puis, c'est un calme étrange! Remarque comme
ces jours-là mon âme a l'air tranquille. Elle l'est en effet, car je ne dissi-
mule pas avec toi et laisse tomber sur le papier tout ce qui me vient, même
des larmes. Quand mon bulletin se prolonge, c'est marque que je suis au
mieux. Grande abondance alors d'affections et de choses à dire, de celles
qui se font dans l'âme. Celles du dehors, souvent ce n'est pas la peine d'en
parler, à moins qu'elles n'aillent retentir au dedans comme le marteau qui
frappe à la porte. Alors on en parle, toute petite que soit la chose. Une
nouvelle, un bruit de vent, un oiseau, un rien me vont au cœur par
moments et me feraient écrire des pages. Si je voulais parler de ce que je
dois faire demain ! Mais il vaut mieux en ceci des prières que des paroles.
En parlant à Dieu, il viendra, et toi tu es si loin ! Tu ne m'entends pas,
d'ailleurs, et le temps que je te donne n'ira pas au ciel. Presque tout ce
qu'on fait pour la créature est perdu, à moins que la charité ne s'y mêle.
C'est comme le sel qui préserve affections et actions de la corruption de la
vie. Voici papa.
Le 7. — La soirée s'est passée hier à causer de Gaillac, des uns, des
autres, de mille choses de la petite ville. J'aime peu les nouvelles, mais
celles des amis font toujours plaisir, et on les écoule avec plus d'intérêt
que celles du monde et de l'ennuyeuse politique. Rien ne me fait aussitôt
bâiller qu'un journal. Il n'en était pas de même autrefois, mais les goûts
changent et le cœur se déprend chaque jour de quelque chose. Le temps,
l'expérience aussi désabusent. En avançant dans la vie, on se place enfin
comme il faut pour juger de ses affections et les connaître sous leur véri-
table point de vue. J'ai toutes les miennes sous les yeux. Je vois d'abord
des poupées, des joujoux, des oiseaux, des papillons que j'aimais, belles et
innocentes affections d'enfance. Puis la lecture, les conversations, un peu
la parure, les rêves, les beaux rêves !.. Mais je ne veux pas me confes>oi .
Il est dimanche, je suis seule de retour de la première messe de Lentin, et
je jouis dans ma chambrette du plus doux calme du monde, en union arec
Dieu. Le bonheur de la matinée me pénètre, s'écoule en mon âme et me
transforme en quelque chose que je ne puis dire. Je te laisse, il faut me
taire.
Le 8. —Je ne lis jamais aucun livre de piété que je n'y trouve des choses
admirables et comme faites pour moi. En voici : « Ceux qui espèrent nu
20 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUF.RIN
Seigneur verront leurs forces se renouveler de jour en jour. Quand ils
croiront être à bout et n'en pouvoir plus, tout d'un coup ils pousseront des
ailes semblables à celles d'un aigle; ils courront et ne se lasseront point,
ils marcheront et ils seront infatigables. Marchez donc, âme pieuse, mar-
chez, et quand vous croirez n'en pouvoir plus, redoublez votre ardeur et
votre courage, car le Seigneur vous soutiendra. » Que de fois on a besoin
de ce soutien ! Dis, âme faible, chancelante, défaillante, que deviendrions-
nous sans le secours divin? C'est de Bossuet, ces paroles. Je n'ai guère
ouvert d'autre livre aujourd'hui ; le temps s'est passé à tout autres choses
qu'à la lecture, de ces choses qui ne sont rien, qui n'ont pas de nom et qui
pourtant vous prennent tous les moments. Bonsoir, mon ami.
Le 9. — Je viens de me chauffer à tous les feux du hameau. C'est une
tournée que nous faisons de temps en temps avec Mimin et qui a bien ses
agréments. C'était aujourd'hui une visite de malades; aussi avons-nous
parlé remèdes et tisanes. «Prenez ceci, faites cela», et on nous écoute aussi
bien qu'aucun médecin. Nous avons ordonné à un petit enfant malade pour
avoir marché pieds nus de mettre des sabots, à son frère couché à plat avec
un grand mal de tête de mettre un oreiller ; cela l'a soulagé, mais ne le gué-
rira pas, je crois. Il commence une fluxion de poitrine, et les pauvres gens
sont dans leur fumier comme des bêtes dans leur écurie ; ce mauvais air
les empeste. De retour au Cayla, je me trouve dans un palais, comparé à
cette maison. C'est ainsi qu'en regardant tout au-dessous, je me trouve
toujours bien placée.
Le 10. — Givre, brouillards, air glacé, c'est tout ce que je vois aujour-
d'hui. Aussi je ne sortirai pas et vais me recoquiller au coin du feu avec
mon ouvrage et mon livre. C'est tantôt l'un, tantôt l'autre ; cette variation
me distrait Cependant j'aimerais de lire toute la journée, mais il me faut
faire autre chose, et le devoir passe avant le plaisir. J'appelle plaisir la lec-
ture qui n'est nullement essentielle pour moi. Voilà une puce, une puce en
hiver! C'est un cadeau de Trilby. C'est aussi de toute saison les insectes
qui nous dévorent morts et vivants. Les moins nombreux encore sont-ils
ceux que l'on voit; nos dents, notre peau, tout notre corps, dit-on, en est
plein. Pauvre corps humain, faut-il que notre âme soit là-dedans ! Aussi ne
s'y plaît-elle guère, dès qu'elle vient à considérer où elle est. Oh ! le beau
moment où elle en sort, où elle jouit de la vie, du ciel, de Dieu, de l'autre
monde ! Son étonnement, je pense, est semblable à celui du poussin sor-
tant de sa coquille, s'il avait une âme.
Je te parlais de lecture, c'est une histoire de Russie que nous lisons le
soir, et le jour je suis avec le Siècle' de Louis XI\\ On m'a dit que cet
ouvrage de Voltaire pouvait se lire. C'est vrai, mais Voltaire s'y retrouve
souvent, chaque fois d'abord qu'il est question de religion ; mais ça ne me
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN ai
fait pas mal. Aussi je continue, trouvant cela bien écrit. Je n'ai plus rien à
]ire, à moins de relire. Les bulletins Carrât ont cessé. Je les regrette peu.
Ces horreurs passées sous nos yeux sont plus horribles que d'autres. Les
trois assassins sont condamnés à mort et seront exécutés à Gaillac. ;
vrai que Carrât pense à l'autre monde, et lit l'Imitation. Cela n'étonne
pas dans une âme sous l'échafaud, et qui dans ses pensées de meurtre
laissait entrer l'idée du ciel. Il ne partait jamais pour ses expéditions sans
se munir d'un chapelet. Etrange idée ! « Je rentrai, dit-il, la nuit du crime
pour prendre mes chapelets que j'avais oubliés, et je courus chez Coutaud.a
C'est là qu'il assassina trois personnes d'une façon épouvantable, un
homme et deux femmes; mais laissons ces horreurs. Une belle tranche de
millias m'attend sur le gril. Je vais la joindre.
Le n. — Encore du brouillard, même temps qu'hier ; mais mon oiseau
chante, ce qui m'augure le soleil. Je suis sûre que nous le verrons bientôt.
11 n'est que neuf heures, avant midi il aura percé les nuages, et nous aurons
pleine clarté. Cela me réjouit aussi bien que mon oiseau, car je n'aime pas
le sombre.
Ce soir. — J'ai bien dit que mon oiseau nous devinait le soleil. Il est
venu, mais pâle et froid ; mieux valait le feu de la cheminée. Aussi ne
l'avons-nous pas quitté, excepté papa qui est sorti pour aller faire au
village une proposition de mariage. Chose étrange, on l'a refusée; mais
c'est par dépit de n'avoir pu dire oui à un autre, que la belle a dit non
aujourd'hui. Tu la connais, c'est celle qui est de ton âge, et qui t'attendait
comme tu sais; mais c'est passé, et son attente était pour un autre qui lui
échappe également. La pauvre tille qui le tenait du cœur est malheureuse
maintenant, et a répondu aux recherchée d'un autre qu'elle ne voulait pas
s'enchaîner. C'est pour ne pas porter deux chaînes, et si c'est vrai, elle
fait bien : le regret est si pesant l Un pauvre de loin est passé, puis un petit
enfant; c'est tout ce qui s'est fait voir aujourd'hui. Est-ce la peine d'en
parler?
Le 12. — Je commence par prendre date, et puis nous verrons ce qui
viendra pour mon histoire d'un jour. Pas grand'chose sans doute, à moins
de quelque événement imprévu; ce que je n'envie guère, à moins que ce
ne soit une lettre de toi ou de la montagne, qui toujours me portent
bonheur.
Rien à dire, rien à écrire, rien à penser; le froid perclut même l'âme. Il
semble, en hiver, que les pensées ne sont plus en circulation et se prennent
à la tête comme des glaçons. C'est ce que j'éprouve souvent, tout à l'heure;
mais qu'il me vienne quelque plaisir, une lettre, une lecture, un sentiment
qui me ranime, le dégel se l'ait et les eat4X coulent
Deux quêteurs sont passés. Ces pauvres gens tout transis m'ont
22 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
trouver heureuse d'être aupiès du feu et d'avoir de quoi leur donner. Tu
dois faire souvent l'aumône, à présent que te voilà riche ; je sais que tu
l'aimes. Tu m'as dit, je me souviens, que tu n'as jamais rencontré un
pauvre sans lui donner un sou quand tu l'avais. Ce sou t'a porté bonheur.
Donnes-en un pour moi. Ce que je donne ici ne me comptera pas, puisque
je n'ai rien en propre : c'est pour la communauté ; ma part s'y trouve aussi,
mais petite. Aide-moi. Si j'étais à Paris, je mettrais souvent la main dans
ta poche.
Le règne de Pierre 1er nous a tenus tout ce soir. Ce règne est intéressant,
on aime à voir tout ce que peut le génie et...
C'en est là depuis huit jours. Je ne sais qui vint me tirer d'ici, «t depuis,
que d'idées venues, que de choses à dire! Mais tout ne se dit pas. O.ue sert?
Dieu seul les peut comprendre et consoler le cœur quand il est tri te.
Dernier décembre. — Voici quinze jours que je n'ai rien mis ici. Ne me
demande pas pourquoi. Il y a de ces temps où l'on ne veut point pailer, de
ces choses dont on ne veut rien dire. La Noël est venue ; belle fête, celle
que j'aime le plus, qui me porte autant de joie qu'aux bergers de Bethléem.
Vraiment, toute l'âme chante à la belle venue de Dieu, qui s'annonce de
tous côtés par des cantiques et parle joli nadalet (i). Rien à Paris ne
donne l'idée de ce que c'est que Noël. Vous n'avez même pas la messe de
minuit. Nous y allâmes tous, papa en tête, par une nuit ravissante. Jamais
plus beau ciel que celui de minuit, si bien que papa sortait de temps en
temps la tête de sous son manteau pour regarder en haut. La terre était
blanche de givre, mais nous n'avions pas froid ; l'air d'ailleurs était
réchauffé devant nous par des fagots d'allumettes que nos domestiques
portaient pour nous éclairer. C'était charmant, je t'assure, et je t'aurais
voulu voir là cheminant comme nous vers l'église, dans ces chemins
bordés de petits buissons blancs, comme s'ils étaient fleuris. Le givre fait
de belles fleurs. Nous en vîmes un brin si joli que nous en voulions faire
un bouquet au saint Sacrement, mais il fondit dans nos mains : toute fleur
dure peu. Je regrettai fort mon bouquet : c'était triste de le voir se fondre
et diminuer goutte à goutte. Je couchai au presbytère; la bonne sœur du
curé me retint, me prépara un excellent réveillon de lait chaud. Papa et
Mimi vinrent se chauffer ici, au grand feu du sonc de Nadal (2). Depuis il
est venu du froid, du brouillard, toutes choses qui assombrissent le ciel et
l'âme. Aujourd'hui que voilà le soleil, je reprends vie et m'épanouis comme
la pimprenelle, cette jolie petite fleur qui ne s'ouvre qu'au soleil.
Voilà donc mes dernières pensées, car je n'écrirai plus rien de cette
(i)Nom d'une façon particulière de sonner les cloches pendant les quinze jours qui précè-
dent la fête de Noël, appelée en patois languedocien nadal,
(2) La bûche de Nocl.
JOURNAL D'EUGENIE DE GUERIN 23
année; dans quelques heures c'en sera fait, nous commencerons l'an pro-
chain. Oh ! que le temps passe vite ! Hélas ! hélas ! ne dirait-on pas que je
le regrette? Mon Dieu, non, je ne regrette pas le temps, ni rien de ce qu'il
nous emporte ; ce n'est pas la peine de jeter ses affections au torrent. Mais
les jours vides, inutiles, perdus pour le ciel, voilà ce qui fait regretter et
retourner l'oeil sur la vie. Mon cher ami, où serai-jeà pareil jour, à pareille
heure, à pareil instant l'an prochain? Sera-ce ici, ailleurs, là-bas ou là-
haut? Dieu le sait, et je suis là à la porte de l'avenir, me résignant à tout
ce qui peut en sortir. Demain je prierai pour que tu sois heureux, pour
papa, pour Mimi, pour Eran, pour tous ceux que j'aime. C'est le jour des
étrennes, je vais prendre les miennes au ciel. Je tire tout de lu, car vrai-
ment, sur la terre, je trouve bien peu de choses à mon goût. Plus j'y
demeure, moins je m'y plais; aussi je vois sans peine venir les ans, qui
sont autant de pas vers l'autre monde. Ce n'est aucune peine ni chagrin
qui me fait penser de la sorte, ne le crois pas, je te le dirais ; c'est le mal
du pays qui prend toute âme qui se met à penser au ciel. L'heure sonne,
c'est la dernière que j'entendrai en t'écrivant; je la voudrais sans fin
comme tout ce qui fait plaisir. Que d'heures sont sorties de cette vieille
pendule, ce cher meuble qui a vu passer tant de nous sans s'en aller jamais,
comme une sorte d'éternité ! Je l'aime, parce qu'elle a sonné toutes les
heures de ma vie, les plus belles quand je ne l'écoutais pas. Je me rappelle
quand j'avais mon berceau à ses pieds, et que je m'amusais à voir courir
cette aiguille. Le temps amuse alors, j'avais quatre ans. On lit de jolies
choses à la chambre, ma lampe s'éteint, je te quitte. Ainsi finit mon année,
auprès d'une lampe mourante.
Le 3 (janvier 1835). — Une lettre de la Bretagne m'est venue ce matin,
comme une belle étrenne. J'ai passé toute la journée à penser à M"" de
La Morvonnais et à déchiffrer l'écriture de son mari, qui n'est pas du tout
facile; maintenant je la lis et comprends parfaitement sa pensée, mais je
ne puis y répondre. La femme poète, telle qu'il me croit, est un être idéal,
tout à fait à part de la vie que je mène, vie d'occupations, vie de ménage,
qui absorbe tous mes moments. Le moyen de faire autrement? je ne le sais
pas; et d'ailleurs, c'est là mon devoir, je ne veux pas en sortir. Plût à Dieu
que mes pensées, que mon âme, n'eussent jamais pris leur vol au-delà de la
petite sphère où je me vois forcée de vivre (1) ! On a beau me dire, je ne
puis m'élever au-dessus de mon aiguille ou de ma quenouille sans aller
trop loin; je le sens, je le crois; je resterai donc où je me trouve : quoi
qu'elle en pense, mon Ame n'habitera les lieux hauts qu'au ciel.
Le 5. — Mon cher ami, je suis demeurée deux jours sans te rien dire.
(1) Ces trois lignes sont effacées.
24 JOÎTRNAÎ. D'EUGÉNIE DE GUERW
Cela m'arrîvèfa souvent, tantôt pour une chose, tantôt pour l'autre ; mais
si la parole se tait, la pensée va toujours, roue tournante, et bien vite
aujourd'hui. Je me demande d'où tout ce mouvement peut venir; il
m'étonne, m'attriste même parfois, car j'aime tant le repos, non pas
l'inaction, mais le calme où reste une âme heureuse ! Saint Stylite, le saint
d'aujourd'hui, est admirable sur sa colonne. Je le trouve heureux de s'être
fait ainsi une haute demeure, et de ne toucher pas la terre, même des pieds.
Ces vies de saints sont merveilleuses, charmantes à lire, pleines d'instruc-
tions pour l'âme croyante. — J'entends chanter une jeune poule, il faut que
j'aille chercher son nid.
Le 6. — Belle journée, soleil, Boubi ! une de tes lettres. N'as-tu pas
oublié ce Boubi, ces vœux d'enfants du jour des Rois? Je ne sais trop ce
qu'ils signifient, et pourquoi ce jour-là est consacré aux souhaits du vin,
car c'est ce que crient les enfants. Nous leur donnons des pommes, des
noix, en retour du bon vin qu'ils nous souhaitent, et ils s'en retournent
contents. C'est la Ratière, ton ancienne amie, qui nous a apporté ta lettre,
ne manquant pas de demander si c'était de M. Maurice, puis comment il se
portait et s'il était toujours loin, et tout cela avec un air d'intérêt qui faisait
plaisir. Je crois bien que si tu avais été là, elle aurait eu des noisettes dans
sa poche. Pour nous, c'est différent : ce n'est qu'aux amis qu'on en donne.
Ta lettre m'a fait plaisir par l'air de contentement que j'y trouve ; c'est que
te voilà hors des tempêtes, des secousses qui t'ont ballotté si longtemps.
Que Dieu en soit béni et te tienne à l'ancre ! J'avais toujours espéré que
quelque bien t'arriverait.
Le 7. — Je viens d'écrire à Félicité. C'est toujours livre ou plume que je
touche en me levant, les livres pour prier, penser, réfléchir. Ce serait mon
occupation de tout le jour si je suivais mon attrait, ce quelque chose qui
m'attire au recueillement, à la contemplation intérieure. J'aime de m'ar-
rêter avec mes pensées, de m'incliner pour ainsi dire sur chacune d'elles
pour les respirer, pour en jouir avant qu'elles s'évaporent. Ce goût me
vint de bonne heure. J'étais enfant que je faisais de petits soliloques qui
auraient bien leur charme si je les retrouvais; mais aile? chercher les
choses de l'enfance !
Allez chercher des eaux à la source tarie !
La petite Morvonnais m'envoie un baiser, me dit sa mère. Que lui don-
nerai-je en retour d'aussi pur, d'aussi doux que son baiser d'enfant? 11 me
semble qu'un lis m'a touché la joue.
Que ne puis-jc accourir, enfant, quand tu m'appelles,
Quand tu me dis : je t'aime et te veuj caresser ;
Et que tes petits bras, comme deux blanches ailes,
S'ouvrent pour rn'cmbrasst r 1
JOT'RN'AL D'itJGÉWB T)V. GT'ÉRIN 25
De blancs agneaux que j'ai me caressent souvent,
Une colombe aussi sur mes lèvres se joue ;
Mais lorsque je reçois le baiser d'un enfant,
Il me semble qu'un lis s'est penché sur ma joue,
Que j'ai tout le visage embaumé d'innocence,
Que tout mon être enfin devient suave et pur.
Ineffable plaisir, céleste jouissance !
Que n'ai-je tes baisers, enfant aux yeux d'azur ?
Le 8. — Ce n'est pas la peine de parler d'aujourd'hui : rien n'est venu,
rien n'a bougé, rien ne s'est fait dans notre solitude. Mon petit oiseau seul
sautillait dans sa cage en gazouillant au soleil; je l'ai regardé souvent,
n'ayant rien de plus joli à voir dans ma chambre. Je n'en suis pas sortie ;
tout mon temps s'est passé à coudre un peu. à lire, puis à réfléchir. La belle
chose que la pensée ! et quels plaisirs elle nous donne quand elle s'élève en
haut! C'est sa direction naturelle qu'elle reprend sitôt qu'elle est dégagée
des objets te.-restres. Entre le ciel et nous il y a une mystérieuse attrac-
tion : Dieu nous veut et nous voulons Dieu. — Je ne sais quel oiseau vole
sur ma tète, je l'entends sans presque le voir, il est nuit. Ce n'est pas le
temps des oiseaux nocturnes. Voilà qui me détourne et brouille le fil que
je dévidais. Comme il faut peu! Cette petite apparition me fait quitter ma
chambre, non pas de peur ; je vais dire a Mimi de venir voir cet oiseau.
Le 9. — Qu'était-ce que cet oiseau d'hier au soir?'' Il a disparu comme
une vision dès que j'ai apporté la chandelle. On m'a ri au nez, disant que je
l'avais vu dans ma tête. Cependant c'était tien de mes yeux que je l'avais
vu; je l'ai regardé plus de cinq minutes, et c'est le bruit qu'il faisait en
volant qui me l'a fait apercevoir.
Le 1" mars. — Voilà bien longtemps que mon Journal était délaissé. Je
l'ai trouvé en ouvrant mon bureau, et la pensée d'y laisser un mot m'a
reprise. Te dirai-je pourquoi je l'ai abandonné? C'est que je trouve perdu
le temps que je mets à écrire. Nous devons compte à Dieu de nos minutes,
et n'est-ce pas les mal employer que de tracer ici des jours qui s'en vont?
Cependant j'y trouve du charme, et me complais ensuite à revoir le sentier
de ma vie dans ma solitude. Quand j'ai rouvert ce cahier et que j'en ai lu
quelques pages, j'ai pensé que dans vingt ans, si je vis, ce serait pour moi
plaisir délicieux de le lire, de me retrouver là comme dans un miroir qui
garderait mes jeunes traits. Je ne suis plus jeune pourtant, mais à cin-
quante ans je trouverai que je l'étais à présent. Ce plaisir donc, je me le
donne. Je crois qu'il est innocent. Si le scrupule me revient, je le laisserai
tout de suite. Mais le bon Dieu, peut-être, est moins rigoureux que ma
conscience et me pardonnera ce petit passe-temps. A demain donc la
reprise de mon Journal. Il faut que je dise mon bonheur d'hier, bonheur
26 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRW
bien doux, bien pur : un baiser de pauvre que je reçus comme je lui
faisais l'aumône. Ce baiser me fut au cœur comme un baiser de Dieu.
Le 3. — Tout chantait ce matin pendant que je faisais la prière : les
pinsons, les grives et mon petit linot. C'était comme au printemps, et ce
soir voilà des nuages, du froid, du sombre, l'hiver encore, le triste hiver.
Je ne l'aime guère; mais toute saison est bonne, puisque Dieu les a faites.
Que le givre, le vent, la neige, le brouillard, le sombre, que tout temps
soit donc le bienvenu ! N'y a-t-il pas du mal à se plaindre quand on est
chaudement près de son feu, tandis que tant de pauvres gens sont transis
dehors? Un mendiant a trouvé à midi ses délices dans une assiette de
soupe chaude qu'on lui a servie sur la porte, se passant fort bien de soleil.
Je puis donc bien m'en passer. C'est qu'il faut quelque chose d'agréable
aujourd'hui que partout on s'amuse, et nous voulions faire notre mardi
gras au soleil en plein air, en promenades. Il a fallu se bornera celle du
hameau, où tout le monde voulait nous fêter. Nous avons dit merci sans
rien prendre, parce que nous étions après dîner. Les petits enfants sont
venus à nous comme des poulets. Je leur ai fait piquer des noisettes que
j'avais mises pour leur donner dans ma poche Dans vingt ans encore ils
se souviendront de notre visite, parce que nous leur avons donné quelque
chose de bon, et ce souvenir leur sera doux. Voilà des noisettes bien
employées. Je n'écrivis pas hier parce que je trouvais que ce n'était pas la
peine d'écrire des riens. Il en est de même aujourd'hui ; tous nos jours se
ressemblent à peu de chose près, quant au dehors seulement. La vie de
l'âme est différente , rien n'est plus varié, plus changeant, plus mobile.
N'en parlons pas, ce serait à l'infini quand il ne s'agirait que d'une heure.
Je vais écrire à Louise. C'est me fixer dans l'aimable.
Le 4. — J'ai suspendu ce matin à côté du lit de papa une petite croix
qu'une petite fille lui donna hier, par reconnaissance de ce qu'il l'a fait
placer au couvent. C'est Christine Roquier. Son pieux souvenir nous a été
très agréable, et nous le conserverons comme une relique de reconnais-
sance Le bénitier de papa sera entre cette croix et une image du Calvaire.
Cette image, toute déchirée qu'elle est, j'y tiens, parce que je l'ai toujours
vue là, et que quand j'étais enfant j'allais devant faire mes prières. Je me
souviens de lui avoir demandé bien des grâces à cette sainte image je
racontais tous mes petits chagrins à cette figure si triste du Sauveur mou-
rant, et toujours j'étais consolée. Une fois que j'avais des taches à ma robe
qui me peinaient beaucoup, de peur d'être grondée, je priai mon image de
les faire disparaître, et les taches disparurent. Que ce doux miracle me fit
aimer le bon Dieu ! Depuis ce jour, je ne crus rien d'impossible à la prière
ni à mon itnnge, et je lui demandais quoi que ce fût : une fois, que ma
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 27
poupée eût une âme; mais cette fois je n'obtins rien. Ce fut la seule
peut-être.
Le 7. — Aujourd'hui on a placé un âtre nouveau à la cuisine. Je viens d'y
poser les pieds, et je marque ici cette sorte de consécration du foyer dont
la pierre ne gardera point de trace. C'est un événement ici que ce foyer,
comme à peu prés un nouvel autel dans une église. Chacun va le voir et
se promet de passer de douces heures et une longue vie devant ce foyer de
la maison (car il est à tous, maîtres et valets), mais qui sait?... Moi peut-
être je le quitterai la première, ma mère s'en alla bientôt. On dit que je lui
ressemble.
Le 8. — J'ai fait cette nuit un grand songe. L'Océan passait sous nos
fenêtres. Je le voyais, j'entendais ses vagues roulant comme des tonnerres,
car c'était pendant une tempête que j'avais la vue de la mer, et j'avais
peur. Un ormeau qui s'est élevé avec un oiseau chantant dessus m'a
détournée de la frayeur. J'ai écouté l'oiseau : plus d'Océan et plus de
songe.
Le 9. — La journée a commencé douce et belle, point de pluie ni de vent.
Mon oiseau chantait toute la matinée, et moi aussi, car j'étais contente et
je pressentais quelque bonheur pour aujourd'hui. Le voilà, mon ami, c'est
une de tes lettres. Oh! s'il m'en venait ainsi tous les jours! Il faut que
j'écrive à Louise.
Du temps que j'écrivais, les nuages, le vent sont revenus. Rien n'est
plus variable que le ciel et notre âme. Bonsoir
Le 10. — Oh ! le beau rayon de lune qui vient de tomber sur l'évangile
que je lisais !
Le 11. — Aujourd'hui, à cinq heures du matin, il y a eu cinquante-sept
ans que notre père vint au monde. Nous sommes allés, lui, Mimi et moi. à
l'église en nous levant, célébrer cet anniversaire et entendre la messe.
Prier Dieu, c'est la seule façon de célébrer toute chose en ce monde. Aussi
ai-je beaucoup prié en ce jour où vint au monde le plus tendre, le plus
aimant, le meilleur des pères. Que Dieu nous le conserve et ajoute à ses
années tant d'années que je ne les voie pas finir. Mon Dieu, non. je ne
voudrais pas mourir la dernière; aller au ciel avant tous serait mon
bonheur. Pourquoi parler de mort un jour de naissance? C'est que la vie et
la mort sont sœurs et naissent ensemble comme deux jumelles.
Demain je ne serai pas ici. Je t'aurai quittée, ma chère chambrette. p.ipa
m'emmène à Caylus. Ce voyage m'amuse peu , je n'aime pas de m'en aller,
• de changer de lieu ni de ciel, ni de vie, et tout cela change en voyage.
Adieu, mon confident, tu vas [n'attendre dans mon bureau. Qui sait quand
nous nous reverrons? Je dis dans huit jours, mais qui compte au sûr en ce
monde? 11 y a neuf ans que je demeurai un mois à Caylus. Ce n'est pas
28 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
sans quelque plaisir que je reverrai cet endroit, ma cousine, sa fille, et le
bon chevalier qui m'aima-i: tant ! On prétend qu'il m'aime encore. Je vais
le savoir. C'est possible qu'il soit le même; lui me trouvera bien changée
depuis dix ans Dix ans, c'est un siècle pour une femme. Alors nous aur ns
même âge, car le brave homme a ses quatre-vingts ans passés.
Le 12. — C'était pour moi une véritable neine de m'en aller; papa l'a su
et m'a laissée. 11 me dit hier au soir : « Faib comme tu voudras. » Je vou-
lais demeurer et me sentais toute triste en t ?nsant que ce soir je serais
loin d'ici, loin de Mimi, loin de mon feu, loin de ma chambrette, loin de
mes livres, loin de Trilby, loin de mon oiseau : tout, jusqu'aux moindres
choses, se présente quand on s'en va, et vous entoure si bien qu'on n'en
peut sortir. Voiià ce qui m'arrive chaque fois qu'il est question de voyage:
j'appelle voyage une sortie de huit jours. Comme la colombe, j'aime
chaque soir de revenir à mon nid. Nul endroit ne me fait envie.
Je n'aime que les fleurs que nos ruisseaux arrosent,
Que les prés dont mes pas ont foulé le gazon,
Je n'aime que les bois où nos oiseaux se posent,
Mon ciel de tous les jours et son même horizon.
Neuf heures... C'est l'heure que l'âme pieuse écoute avec le plus de
recueillement, à cause des pieux souvenirs qu'elle réveille. A la neuvième
heure, nous dit l'Evangile, les ténèbres couvrirent la terre pendant que
Jésus était en croix Ce fut aussi à la neuvième heure que le Saint-Esprit
descendit sur les Apôtres Aussi cette heure est elle bénie et consacrée par
l'Eglise à la prière. C'est alors que les chanoines commencent leur office.
Le 14. — C'est un de mes beaux jours, de ces jours qui commencent
doux et finissent doux comme une coupe de lait. Dieu soit béni de ce jour
passé sans tristesse ! Ils sont si rares dans la vie ! et mon âme plus qu'une
autre s'afflige de la moindre chose. Un mot, un souvenir, un son de voix,
un visage triste, un rien, je ne sais quoi, souvent troublent la sérénité de
mon âme, petit ciel que les plus légers nuages ternissent. Ce matin, j'ai
reçu une lettre de Gabrielle, de cette cousine que j'aime à cause de sa
douceur et de sa belle âme. J'étais en peine sur sa santé si frêle, ne sachant
rien d'elle depuis plus d'un mois. Sa lettre aussi m'a fait tant de plaisir que
je l'ai lue avant la prière, tant j'étais pressée de la lire. Voir une lettre, et
ne pas l'ouvrir, chose impossible ! Je l'ai lue. Entre autres choses, j'ai vu
que Gabrielle n'approuve pas mes goûts de retraite et de renoncement au
monde. C'est qu'elle ne me connaît pas, qu'elle est plus jeune et qu'elle ne
sait pas qu'il est un âge où le cœur se déprend de tout ce qui ne le fait pas
vivre. Le monde l'enchante, l'eniVre, mais ce n'est pas la vie. On rn I
trouve qu'en Dieu et en soi Etre seul avec Dru seul, ô bonheur suprême I
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 29
On m.'a remis à Cahuzac encore une lettre. Celle-ci est de Lili, autre
douce amie, mais tout à fait à l'écart du monde ; âme pure, âme de neige
par sa candeur, si blanche que j'en suis éblouie quand je la regarde, âme
faite pour les yeux de Dieu. Elle me dit de l'aller voir, mais je ne veux pas
sortir avant Pâques. Après, j'irai à Rayssac, et au retour je demeurerai tant
que je pourrai avec Lili. Je m'en allais de Cahuzac toute contente avec ma
lettre, lorsque j'ai vu près de la fontaine un petit garçon qui se désolait
à fendre l'âme. C'est qu'il avait cassé son cruchon, et le pauvre enfant
avait peur d'être battu par son père. Ce n'est pas lui qui me l'a dit, tant il
pleurait, mais des femmes qui avaient vu tomber la cruche. Ce pauvre
petit, j'ai vu qu'avec dix sous je le consolerais, et le prenant par la main,
je l'ai mené chez un terrassier où il a retrouvé sa cruche. Charles X ne
serait pas plus heureux s'il reprenait sa couronne. N'est-ce pas que c'est
un beau jour?
Le 15. — Boue, pluie, ciel d'hiver, temps incommode pour un dimanche;
mais ça m'est égal, tout comme si je voyais le soleil. Non par indifférence,
j'aime mieux le beau temps; mais tous les temps sont bons : quand le
dedans est serein, que fait le reste? J'étais à Lentin, où j'ai entendu bien
mal prêcher, ce me semble. Cette parole de Dieu, si belle, comme elle se
défigure en passant par certaines bouches! On a besoin de savoir qu'elle
vient du ciel. Je vais à vêpres, malgré le temps. J'ai rapporté d'Andillac
une fleur, la première que j'ai vue cette année. Les pareilles étaient sur
l'autel de la Vierge, dont elles embaumaient les pieds. C'est la coutume
de nos paysannes de lui offrir les premières fleurs de leur jardin : coutume
pieuse et charmante : rien ne pare mieux un autel de campagne. Je laisse
ici ma fleur comme un souvenir du dimanche le plus voisin du printemps.
Le 16. — Encore une lettre de G..., une lettre pour m'annoncer son
mariage. Que j'étais loin d'y penser ! Elle est si jeune, si délicate, si frêle.
On ne voit qu'un peu de vie dans ce petit corps d'enfant. Mon Dieu, que
je la souhaite heureuse ! mais je ne sais pas... je ne vois rien de riant dans
son mariage. Il faut pourtant que je lui fasse mes félicitations, c'est l'u
J'ai passé tout le jour à penser à elle, à me figurer son avenir et à peu
ces mots de sa lettre : Je n'ai de calme qu'à genoux.
Le 17. — C'est un cœur tout neuf que celui de G... Voilà pourquoi elle
pourra être heureuse, si son maii est aimable, parce qu'elle l'aimera
tout le charme d'une première affection.
J'écoute le berger qui siffle dans le vallon. C'est l'expression la plus gaie
qui puisse passer sur les lèvres de l'homme. Ce sifflement marque un
sans-souci, un bien-être, un je suis content qui l'ait plaisir. Ces pa
gens, il leur faut bien quelque chose, ils ont la gaieté. Deux petits enfants
font aussi, en chantant, leur fagot de branches parmi les moutons. Ils
30 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
s'interrompent de temps en temps pour rire ou pour jouer, car tout cela
leur échappe. J'aimerais de les voir faire et d'écouter le merle qui chante
dans la haie du ruisseau; mais je veux lire. C'est Massillon que je lis
depuis que nous sommes en carême. J'admire son discours de vendredi
sur la Prière, qui est vraiment un cantique.
Le 17. — Le berger m'a annoncé ce matin l'arrivée des bergeronnettes.
Une a suivi le troupeau toute la journée : c'est de bon augure, nous aurons
bientôt des fleurs. On croit aussi que ces oiseaux portent bonheur aux
troupeaux. Les bergers les vénèrent comme une sorte de génies et se gar-
dent d'en tuer aucune. Si ce malheur arrivait, le plus beau mouton du
troupeau périrait. Je voudrais que cette naïve crédulité préservât de même
tant d'autres petits oiseaux que nos paysans font périr inhumainement, et
qui m'ont donné bien du chagrin autrefois. Le malheur des nids était un
de mes chagrins d'enfance. Je pensais aux mères, aux petits, et cela me
désolait de ne pouvoir les protéger, ces innocentes créatures! Je les
recommandais à Dieu.
Je disais : O mon Dieu, ne les faites pas naître
Ou préservez-les de malheur;
Préservez ces petits, vous êtes bien le maître,
Des griffes du vautour, des mains de l'oiseleur.
J'en ai vu qu'on prenait de leur nid sous le lierre,
D'autres sur le grand chêne ou cachés sous la terre,
Et, tristes comme moi quand je n'ai pas ma cour,
Tous mouraient dans un jour.
Et tous auraient chanté, et tous, mettant des ailes,
Se seraient envolés dans les bois, sur les mers;
Et quand naîtront les fleurs, ces pauvres hirondelles
Renaîtraient dans les airs.
Vous les verriez, enfants, passer sous les nuages,
Et puis chaque matin gazouiller tout l'été.
Oh ! que c'est bien plus doux que de les voir en cages
Sans chants ni liberté.
Le 19. — Je ne sais jusqu'où ces oiseaux m'auraient menée, tant ils me
donnent de souvenirs et tant je leur portais de tendresse. Me voici dans
une joyeuse attente; papa revient ce soir. Il me tarde : huit jours d'ab-
sence sont longs quand on a l'habitude de ne jamais se quitter. C'est de
plus Saint-Joseph aujourd'hui, la fête de papa. Ce ne peut être qu'un beau
jour. J'ai entendu la messe pour le fêter, voilà mon bouquet : les prières
sont des fleurs divines.
Le 20. — Papa est arrivé frais, bien portant et charmé de l'accueil qu'on
lui a fait chez ma cousine de La Gardelle. La soirée s'est passée à parler de
JOURNAL f> 'EUGÉNIE DE GUÉRIN 31
cette bonne famille qui nous aime, des voisins qu'ils ont, de leur curé. La
vie des curés de campagne est intéressante, et j'aime à me la faire dire.
Enfin, des uns ou des autres, nous avons eu de quoi causer jusqu'après dix
heures où chacun de nous va dormir pour l'ordinaire sans avoir toutappris.
Je n'ai aucune envie d'écrire aujourd'hui , j'aime mieux coudre. L'ai-
guille me sied mieux que la plume, je la reprends. Nous avons eu au
lever, ce matin, une lettre de Marie et un cahier de la Propagation de
la foi, voilà pour le cœur et pour l'âme. Marie nous mande des amitiés;
les missionnaires, des conversions. Que ces hommes sont admirables, et
que de grand cœur je leur donne mon sou par semaine'. Je voudrais te
voir de cette association.
Le 21. — Je crois que c'est aujourd'hui le premier jour du printemps. Je
ne m'en doutais pas ; au froid qu'il fait, à la bise qui siffle, on se croirait en
janvier. Encore un peu de temps et la froidure s'en ira : patience, pauvre
impatiente que je suis de voir des fleurs, un beau ciel, de respirer l'air tout
embaumé du printemps! Quand j'en serai là, j'aurai quelques jours de
plus, quelques soucis peut-être, et voilà comme les jouissances arrivent.
J'ai fait pourtant un beau réveil. Comme j'ouvrais l'œil, une lune char-
mante passait sur ma fenêtre et rayonnait dans mon lit, et rayonnait si bien
que tout à coup j'ai cru que c'était une lampe suspendue à mon contrevent.
C'était joli avoir et bien doux, cette blanche lumière. Aussi l'ai-je con-
templée, admirée, regardée jusqu'à ce qu'elle se fût cachée derrière le
contrevent, pour reparaître ensuite et se cacher comme un enfant qui
joue à clignette.
J'ai été me confesser; j'ai longtemps réfléchi sur la douce et belle morale
de M. Bories. puis j'ai écrit à Louise, ici à présent : que de douces choses
j'ai faites! J'écrirais tout à présent que j'écrirais trop; je ne pourrais pas
dormir, et il faut que je dorme, et que je puisse penser à Dieu et le prier
demain qui est dimanche. Ce frêle corps qui tient l'âme, il le faut ménager.
C'est ennuyeux, mais qu'y faire? Les anges n'ont pas ce souci : heureux
anges !
Le 24. — Je vois un beau soleil qui, du dehors, vient resplendir dans ma
chambrette. Cette clarté l'embellit et m'y retient, quoique j'aie envie de
descendre. J'aime tant ce qui vient du ciel ! J'admire d'ailleurs ma muraille
toute tapissée de rayons, et une chaise sur laquelle ils retombent comme
des draperies. Jamais je n'eus plus belle chambre. C'est plaisir de s'y
trouver et d'en jouir comme de chose à soi. O le beau temps . il me tarde
d'en jouir, de respirer à plein gosier l'air de dehors si suave aujourd'hui ;
ce sera pour l'après-midi : ce matin, il faut que j'écrive. Hier il nous arriva
trois personnes et des livres, toutes visites d'amis. L'après-diner se p
à causer, à écouter mille choses que M "" Roquiers sait raconter comme
32 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
nouvelles intéressantes, ou amuser sa petite fille, enfant de quatre ans,
fraîche comme une première rose. C'était plaisir de baiser ses joues ronde-
lettes et de lui voir croquer des gimblettes. Nous sommes invitées, Mimi
et moi, à aller assister demain chez M. Roquiers à la bénédiction d'une
cloche. Cette course ne me déplaît pas.
Le 26. — C'est une jolie chose qu'une cloche entourée de cierges, habillée
de blanc comme un enfant qu'on va baptiser. On lui fait des onctions, on
chante, on l'interroge, et elle répond par un petit tintement qu'elle est
chrétienne et veut sonner pour Dieu. Pour qui enrore? car elle répond
deux fois. Pour toutes les choses saintes de la terre, pour la naissance,
pour la mort, pour la prière, pour le sacrifice, pour les justes, pour les
pécheurs. Le matin, j'annoncerai l'aurore ; le soir, le déclin du jour. Céleste
horloge, je sonnerai Y Angélus et les heures saintes où Dieu veut être loué.
A mes tintements, les âmes pieuses prononceront le nom de Jésus, de
Marie ou de quelque saint bien-aimé ; leurs regards monteront au ciel, ou,
dans une église, leur cœur se distillera en amour.
Je pensais cela et d'autres choses devant cette petite cloche d'Itzac, que
je voyais bénir au milieu d'une foule qui regardait sans penser à rien, ce
me semblait, et qui regardait également nous et la cloche. Deux demoi-
selles étaient en eiïet choses curieuses et toutes nouvelles pour les Itzagois.
Les pauvres gens !
Le 27. — A deux heures, papa est parti pour Albi où Lili le réclame pour
ses affaires. Nous voilà encore seules pour je ne sais combien de jours,
car il est possible que papa aille à Rayssac. A son retour, j'aurai des nou-
velles de Louise. Il me tarde. Voilà longtemps que je ne sais rien de cette
chère amie. Ce n'est pas qu'elle m'oublie, je ne puis le croire. Si je le
croyais... Non, non, Louise m'aime et sera toujours mon amie. C'est dit,
c'est fait, nous n'en sommes plus aux commencements pour avoir des
doutes sur notre amitié. C'est qu'elle ne peut m'écrire ou que les charbon-
niers perdent les lettres. Les ennuyeux, s'ils savaient ce qu'ils perdent I
Le 28. — J'ai failli avoir un chagrin : mon petit linot était sous la griffe
de la chatte, comme j'entrai dans ma chambre. Je l'ai sauvé en donnant un
grand coup de poing à la chatte, qui a lâché prise. L'oiseau n'a eu que peur,
puis il s'est trouvé si content qu'il s'est mis à chanter de toutes ses forces,
comme pour me remercier et m'assurcr que la frayeur ne lui avait pas ôté
la voix. Un bouvier qui passe au chemin de Cordes chante aussi menant
sa charrette, mais un air si insouciant, si mou, que j'aime mieux le gazouil-
lement du linot. Quand je suis seule ici, je me plais à écouter ce qui remue
au dehors, j'ouvre l'oreille à tout bruit : un chant de poule, les branches
tombant, un bourdonnement de mouche, quoi que ce soit m'intércssi et
me donne à penser. Que de fois je me prends à considérer, à suivie des
JOURNAL D'EUGÉNIE DH GniRIN 33
yeux de tout petits insectes que j'aperçois dans les feuillets d'un livre ou
sur les briques ou sur la table ! Je ne sais pas leur nom, mais nous sommes
en connaissances comme des passants qui se considèrent le long du chemin.
Nous nous perdons de vue, puis nous nous rencontrons par hasard, et la
rencontre me fait plaisir; mais les petites bêtes me fuient, car elles ont
peur de moi, quoique je ne leur aie jamais fait mal. C'est qu'apparemment
je suis bien effrayante pour elles. En serait-il de même au paradis? 11 n'est
pas dit qu'Eve y fit jamais peur à rien. Ce n'est qu'après le péché que la
frayeur s'est mise entre les créatures. 11 faut que j'écrive à Philibert.
Le 29. — J'ai commencé hier au soir ma lettre à.' outre-mer que j'écris
avec un inexprimable intérêt par les souvenirs qu'elle lait naître, parles
dangers qu'elle va courir. Est-il possible qu'une feuille de papier lancée sur
l'Océan arrive à son adresse, tombe juste sous les yeux de mon cousin
dans son île? Ce n'est pas croyable, à moins que quelque ange navigateur
ne prenne ce papier sous son aile. Cette île de France est en effet au bout
du monde. Pauvre Philibert, comme il est loin d'ici et qu'il est à plaindre,
lui qui aime tant son pays, ses parents, son beau ciel d'Europe ! Je me
souviens du dernier soir que nous avons passé ensemble, et comme il
contemplait avec extase ces étoiles de son pays qui bientôt disparaîtraient
pour lui! Il regrettait surtout l'étoile polaire qu'on cesse de voir sous la
ligne. Alors paraît la croix du Sud. La croix du Sud est bien belle, mais
jamais, me disait-il, je ne l'ai tant regardée, ni toutes nos constellations
d'Afrique, que cette petite étoile du Nord.
Etoiles du beau ciel de France,
Du beau pays de ma naissance,
Vous ne luirez plus à mes yeux
Par delà l'Océan immense,
Où je vais vivre niaHieureux,
Et, sans vous voir, voir d'autres deux,
Etoiles du beau ciel de France !
Ce pauvre cousin me disait cela, ce me semble, et j'en avais le cœur
gros. Que les exilés sont à plaindre! Rien ne leur plaît dans cet éloij
ment du pays. Avec sa femme et ses enfants, Philibert est triste en Afrique;
en France, il serait heureux
Le 30. — Deux lettres nous sont venues : l'une de joie, pour annoncer le
mariage de Sophie Deca7.es, l'autre do deuil, pour nous parler de mort.
C'est ce pauvre M. de I.a Morvonnais qui m'écrit tout pleurant, tout plein
de sa chère Marie. Comme il l'aimait et comme il l'aime encoi lient
deux âmes qui ne pouvaient se quitter : aussi demeureront-elles unies
malgré la mort, et à part le corps où n'est pas la vi là l'union chré-
tienne, union spirituelle, immortelle, nœud divin formant l'amour, la cha-
3
34 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
rite qui jamais ne meurt. Dans son veuvage, Hippolyte n'est pas seul : il
voit Marie, partout Marie, toujours Marie. « Parlez-moi d'elle, toujours
d'elle, » me dit-il. Puis : « Ecrivez-moi souvent, vous avez des tours de
langage qui me la rappellent au vif. » Je ne m'en doutais pas; c'est Dieu
qui le fait et m'a mis dans l'âme quelques traits de ressemblance avec cette
âme. Voilà pourquoi elle m'aimait et je l'aimais : la sympathie naît des
rapports de l'âme. Je trouvais de plus en Marie quelque chose d'infiniment
doux que j'aime tant, qui n'émane que d'une âme pure. « La vraie marque
de l'innocence, c'est la douceur», dit Bossuet Que de charmes, que de
bien j'aurais goûtés dans cette amitié céleste! Dieu en a jugé autrement et
me l'a ôtée après un an que j'en ai joui. Pourquoi si tôt? Point de plaintes,
Dieu n'en veut pas pour ce qu'il nous ôte et pour quelques jours de sépara-
tion. Ceux qui meurent ne vont pas si loin, car le ciel est tout près de
nous. Nous n'avons qu'à lever les yeux et nous voyons leur demeure.
Consolons-nous par cette douce vue en nous résignant sur la terre, qui
n'est qu'une marche à la porte du paradis.
i" avril. — Voilà donc un mois de passé, moitié triste, moitié beau,
comme à peu près toute la vie. Ce mois de mars a quelques lueurs de prin-
temps qui sont bien douces; c'est le premier qui voit des fleurs, quelques
pimprenelles qui s'ouvrent un peu au soleil, des violettes dans les bois
sous les feuilles mortes, qui les préservent de la gelée blanche. Les petits
enfants s'en amusent et les appellent_/7<v/r^ de mars. Ce nom est très bien
donné. On en fait sécher pour faire de la tisane. Cette fleur est douce et
bonne pour les rhumes, et, comme la vertu cachée, son parfum la décèle.
On a vu aujourd'hui des hirondelles, joyeuse annonce du printemps.
Le 2. — Mon âme s'en va tout aujourd'hui du ciel sur une tombe, car il y
a seize ans que ma mère mourut à minuit. Ce triste anniversaire est con-
sacré au deuil et à la prière. Je l'ai passé devant Dieu en regrets et en
espérances; tout en pleurant, je lève les yeux et vois le ciel où ma mère
est heureuse sans doute, car elle a tant souffert! Sa maladie fut longue et
son âme patiente. Je ne me souviens pas qu'il lui soit échappé une plainte,
qu'elle ait crié tant soit peu sous la douleur qui la déchirait : nulle chré-
tienne n'a mieux souffert. On voyait qu'elle l'avait appris devant la croix.
Il lui serait venu de sourire sur son lit de mort comme un martyr sur son
chevalet. Son visage ne perdit jamais sa sérénité, et jusque dans son agonie
elle semblait penser à une fête. Cela m'étonnait, moi qui la voyais tant
souffrir, moi qui pleurais au moindre mal, et qui ne savais pas ce que c'est
que la résignation dans les peines. Aussi, quand on me disait qu'elle s'en
allait mourir, je la regardais, et son air content me faisait croire qu'elle ne
mourrait pas. Elle mourut cependant le 2 avril à minuit, à l'heure où je
m'étais endormie au pied de son lit. Sa douce mort ne m'éyeilla pas, jamais
JOURNAL n'PXGÉS'IH DE GUÉHIN 35
âme ne sortit plus tranquillement de ce monde. Ce fut mon père... Mon
Dieu ! j'entends le prêtre, je vois des cierges allumés, une figure pâle, en
pleurs ; je fus emmenée dans une autre chambre.
Le 3. — A neuf heures du matin, ma mère fut mise au tombeau...
Le 4. — Je vais à Cahuzac avec le soleil sur la tête. Si cela m'ennuie, je
penserai au saint du jour, saint Macaire cheminant sous une corbeille de
sable dans le désert pour se défaire d'une tentation. Il tourmentait le corps
pour sauver l'âme.
Le 8. — Je ne sais pourquoi je n'ai rien mis ici depuis quatre jours ; j'y
reviens à présent que je me trouve seule dans ma chambre. La solitude fait
écrire parce qu'elle fait penser. On prend son âme avec qui l'on entre en
conversation. Je demande à la mienne ce qu'elle a vu aujourd'hui, ce qu'elle
a appris, ce qu'elle a aimé, car chaque jour elle aime quelque chose. Ce
matin j'ai vu un beau ciel, le marronnier verdoyant, et entendu chanter les
petits oiseaux. Je les écoutais sous le grand chêne, près du Téoulé dont
on nettoyait le bassin. Ces jolis chants et ce lavage de fontaine me don-
naient à penser diversement : les oiseaux me faisaient plaisir, et, en
voyant s'en aller toute bourbeuse cette eau si pure auparavant, je regret-
tais qu'on l'eût troublée, et me figurais notre âme quand quelque chose la
remue ; la plus belle même se décharme quand on en touche le fond, car
au fond de toute âme humaine il y a un peu de limon. Voilà bien la peine
de prendre de l'encre pour écrire de ces inutilités ! Mieux vaut parler du
pauvre Tamisier, qui me racontait, assis près du portail, quelque aventure
de ses courses. Je l'en ai remercié par un coup de vin, qui lui donnera
d'autres paroles et des jambes pour aller au gîte ce soir. J'ai lu un sermon;
ne pouvant pas aller en entendre, je me fais de ma chambrette une église
où je trouve Dieu, ce me semble, et sans distractions. Quand j'ai prié, je
réfléchis; quand j'ai médité, je lis, puis quelquefois j'écris, et tout cela se
fait devant une petite croix sur la table, comme un autel ; dessous est le
tiroir où sont mes lettres, mes reliques.
I.e q. — J'ai médité ce matin sur les larmes de Madeleine. Les douces
larmes et la belle histoire que celle de cette femme qui a tant aimé' Voici
papa, je quitte tout.
Le 13. — Depuis le retour de papa j'ai laissé mon Journal, mes livres et
bien des choses. Il y a de ces jours de défaillance où l'âme se retire de
toutes ses affections et se replie sur elle-même comme bien fatiguée. Cette
fatigue sans travail, qu'est-ce autre chose que faiblesse? Il la faut sur-
monter comme tant d'autres qui vous prennent cette pauvre âme. Si on ne
les tuait une à une, toutes ces misères finiraient par vous dévorer comme
ces étoffes rongées par les vers. Je passe trop subitement de la tristesse a
la joie; quand je dis joie, je veux dire ces bonheurs de l'Ame calmes <.:
36 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
doux, et qui n'éclatent au dehors que par la sérénité. Une lettre, un sou-
venir de Dieu ou de ceux que j'aime, me feront cet effet, et d'autres fois
tout le contraire. C'est quand je prends les choses mal qu'elles m'attris-
tent. Dieu sait les craintes et les ravissements qu'il me donne; mes amis,
vous ne savez pas combien vous m'êtes doux et amers! Te souviens-tu,
Maurice, de cette petite courte lettre qui m'a tourmentée quinze jours?
que tu me semblais froid, indifférent, peu aimable !
Je viens de suspendre à mon bénitier le rameau bénit. C'était hier les
Rameaux, la fête des enfants, si heureux avec leurs rameaux bénits, garnis
de gâteaux dans l'église. Cette joyeuse entrée leur est donnée sans doute
en mémoire de l'hosanna que les enfants chantèrent à Jésus dans le
temple. Dieu ne laisse rien sans récompense. Voilà mon cahier fini. En
recommencerai-je un autre ? Je ne sais. Adieu à celui-ci et à toi !
Cahuzac-sur-Vère.
Deuxième cahier — 14 avril — 5 décembre 1835
e i4avril 1835. — Pourquoi ne continuerais-je pas de l'écrire, mon
cher Maurice? Ce cahier te fera autant de plaisir que les deux
autres, je continue. Ne seras-tu pas bien aise de savoir que je viens
de passer un joli quart d'heure sur le perron de la terrasse, assise
à côté d'une pauvre vieille qui me chantait une lamentable complainte sur un
événementarrivé jadisàCahuzac? C'est venu à proposd'une croix d'or qu'on
a volée au cou delà sainte Vierge. La vieille s'est souvenue que sa grand 'mère
lui disait qu'autrefois on lui avait dit que, dans la même église, il avait été fait
un vol plus sacrilège encore, puisque ce fut le Saint-Sacrementqu'on enleva,
un jour qu'il était seul exposé dans l'église. Ce fut une lille qui, pendant
que tout le monde était aux moissons, s'en vint à l'autel et, montant de
mit l'ostensoir dans son tablier, et s'en alla le poser sous un rosier dans un
bois. Les bergers qui le découvrirent l'nllèrent dénoncer, et neuf pi.
vinrent en procession adorer le Saint-Sacrement du rosier et le reportèrent
à l'église. Cependant la pauvre bergère fut prise, jugée et condamnée au
feu. Au moment de mourir, elle demanda a se confesser et lit au pi
l'aveu du larcin, mais ce n'était pas qu'elle lût voleuse, c'était, dit-elle,
pour avoir le Saint Sacrement dans la forêt. «J'avais p. sous un
rosier le bon Dieu se plairait aussi bien que sur un autel » A ces pai
un ange descendit du ciel pour lui annoncer son pardon el er la
sainte criminelle, qui tut brûlée sur un bûcher dont le rosier fut le
37
38 TOURNAI. D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
fagot. Voilà ce que m'a chanté la mendiante que j'écoutais comme un rossi-
gnol. Je l'ai bien remerciée, puis lui ai offert quelque chose pour la payer
de sa complainte ; elle n'a voulu que des fleurs : « Donnez-moi quelque
brin de ce beau lilas. » Je lui en ai donné quatre, grands comme des pana-
ches, et la pauvre vieille s'en est allée, son bâton d'une main et son bou-
quet de l'autre, et moi dedans avec sa complainte.
Le 15. — A mon réveil, j'ai entendu le rossignol, mais rien qu'un soupir,
un signe de voix. J'ai écouté longtemps sans jamais entendre autre chose.
Le charmant musicien arrivait à peine et n'a fait que s'annoncer. C'était
comme le premier coup d'archet d'un grand concert. Tout chante ou va
chanter.
Je n'ai pas lu la vie du saint aujourd'hui, je vais la lire : c'est mon habi-
tude avant dîner. Je trouve que, tandis qu'on mange, qu'on est à la crèche,
1! est bon d'avoir dans l'âme quelque chose de spirituel comme une vie de
saint.
Elle est charmante, la vie de saint Macédone, de celui qui, par ses prières,
obtint la naissance de Théodoret, et qui dit à un chasseur étonné de ren-
contrer le saint sur la montagne ; « Vous courez après les bêtes, et moi je
cours après Dieu.» Dans ces mots est toute la vie des saints et celle des
hommes du monde
Nous avons un hôte de plus dans la cuisine, un grillon, qu'on a rapporté
parmi des herbes ce soir. Le voilà établi dans le foyer, où la petite bête
chantera quand die sera joyeuse...
Le jeudi saint. — J'arrive tout embaumée de la chapelle de mousse où
repose le saint ciboire, à l'église. C'est un beau jour que celui où Dieu
veut reposer parmi les fleurs et.les parfums du printemps. Nous avons mis
tous nos soins, Mirai, moi et Rose la marguillière, à faire ce reposoir,
aidées que nous étions de M. le curé. Je pensais, en le faisant, au cénacle,
à cette salle bien ornée où Jésus voulut faire la Pâque avec ses disciples, se
donnant lui-même pour agneau. Oh! quel don i que dire de l'Eucharistie?
Je n'en sais rien . on adore, on possède, on vit, on aime, l'âme sans parole
se perd dans un abîme de bonheur. J'ai pensé à toi parmi ces extases, et
t'aurais bien désiré à mon côté à la sainte table, comme il y a trois ans.
Le mardi de Pâques. — Voici plusieurs jours que je n'ai écrit ni à toi ni
à personne. Les offices m'ont pris le temps, et j'ai vécu, pour ainsi dire, à
l'église. Douce et belle vie que je regrette de voir finir, mais je la retrouve
ici quand je veux : j'ouvre ma chambrette, et là j'entre au calme, au recueil-
lement, à la solitude , je ne sais pourquoi j'en sors.
Voilà sur ma fenêtre un oiseau qui vient visiter le mien. 11 a peur, il s'en
va, et le pauvre encagé s'attriste, s'agite comme pour s'échapper. Je ferais
comme lui si j'étais à sa place, et cependant je le retiens. Vais-je lui ouvrii?
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 39
Il irait voler, chanter, faire son nid, il serait heureux; mais je ne l'aurais
plus, et je l'aime, et je veux l'avoir. Je le garde. Pauvre petit linot, tu seras
toujours prisonnier : je jouis de toi aux dépens de ta liberté, je te plains et
je te garde. Voilà comme le plaisir l'emporte sur la justice. Mais que
ferais-tu si je te donnais les champs? Sais-tu que tes ailes, qui ne se sont
jamais dépliées, n'iraient pas loin dans le grand espace que tu vois à tra-
vers les barreaux de ta cage? Ta pâture, tu ne saurais la trouver, tu n'as
pas goûté de ce que mangent tes frères, et même peut-être te banniraient-
ils, comme un inconnu, de leur festin de famille. Reste avec moi qui te
nourris. La nuit, la rosée mouillerait tes plumes, et le froid du matin t'em-
pêcherait de chanter.
lin travaillant le champ, on a soulevé une pierre qui recouvrait un grand,
trou. Je vais la voir. Jeannot, muni d'un câble, est descendu dans le sou-
terrain et l'a exploré de tous côtés. Ce n'est autre chose qu'une excavation
incrustée de jolies petites pierres relevées en bosses de pralines. J'en ai
pris pour monument de notre découverte. Un autre jour, je descendrai
dans la grotte, et peut-être y verrai-je autre chose que Jeannot.
Le 24. — J'attendis tout hier le facteur, espérant que j'aurais de tes
lettres. Ce sera demain sans doute. Voilà comme je me console à chaque
courrier, depuis quinze jours que je suis en attente. C'est bien long, et je
commence à m'inquiéter de ton silence. Serais-tu malade? Cette idée me
vient cent fois le jour, et la nuit quand je me réveille. « Va-t'en, lui dis-je,
je ne te crois pas. » Mais c'est possible : le fils de M. de Fénelous vient
bien de mourir à Paris. Mon Dieu, que c'est triste, mourir loin des siens,
loin de chez soi ! Demain je t'écris.
Parlons d'autres choses à présent. D'après la lettre de M. Ilippolvte,
papa espère que nous le verrons ici. Ce nous serait lui grand bonheur de
le posséder et de lui rendre un peu de ce que nous lui devons pour son
amitié pour toi. Qui sait ce que lui semblerait notre Cayla, notre ciel et
nous-mêmes? On se fait sur l'inconnu des idées que souvent la réalité
désenchante. Au reste, je ne voudrais pas qu'il vînt sans toi. Que serait
pour lui le Cayla sans Maurice? Un désert où il s'ennuierait bientôt d'être
seul. S'il m'amenait sa fille, comme il me l'a dit, alors ce serait bien diffé-
rent pour lui : sa fille lui charmerait tout, et le Cayla pourrait lui sembler
le Val. Je serais aussi bien contente de voir cette entant, de la tenir sur
mes genoux, de la caresser, de L'embrasser, de l'avoir en ma 1 mi
pour quelques jours. Je ne saurais dire combien cette petite créature m'in-
téresse, m'attache à elle, sans doute par le souvenir de sa mère; et pu
cette pauvre enfant est si intéressante par son malheur! N'avoir pas de
mère, hélas! c'est si triste, et surtout à son fige, à deux ai
jeune, elle sent déjà sa perte et la sentira tous les jours davantage ur
40 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
apprend à s'affliger comme il apprend à aimer. En grandissant, Marie
aimera toujours mieux sa mère et la pleurera davantage. Son avenir m'oc-
cupe beaucoup ; je voudrais savoir si elle vivra, si Dieu ne la 1 étirera pas à
lui avant l'âge où elle pourrait connaître le mal. Ce serait un malheur pour
sou père, mais pour elle, oh! non. Peut-on regretter qu'une âme s'en
retourne au ciel avec toute son innocence? La belle mort qu'une mort
d'enfant, et comme on bénit ces petits cercueils que l'Eglise accompagne
avec allégresse ! J'aime ceux-là, je les contemple, je m'en approche comme
d'un berceau ; je ne plains que les mères, je prie Dieu de les consoler, et
Dieu les console, si elles sont chrétiennes.
Je n'ai écrit qu'ici d'aujourd'hui. Je ne sais pourquoi cela m'est devenu
nécessaire d'écrire, quand ce ne serait que deux mots. C'est mon signe de
vie que d'écrire, comme à la fontaine de couler. Je ne le dirais pas à d'au-
tres, cela paraîtrait folie. Qui sait ce que c'est que cet épanchement de
mon âme au dehors, ce besoin de se répandre devant Dieu et devant quel-
qu'un? Je dis quelqu'un parce qu'il me semble que tu es là, que ce papier
c'est toi. Dieu, ce me semble, m'écoute ; il me répond même de ces choses
que l'âme entend et qu'on ne peut dire. Quand je suis seule, assise ici ou à
genoux devant mon crucifix, je me figure être Marie écoutant tranquille-
ment les paroles de Jésus. Pendant ce grand silence où Dieu seul lui parle,
mon âme est heureuse et comme morte à tout ce qui se fait là-bas, là-haut,
dedans, dehors; mais cela ne dure guère. « Allons, ma pauvre âme, lui
dis-je, reviens aux choses de ce monde. » Et je prends ma quenouille, ou
un livre, ou une casserole, ou je caresse Wolf ou Trilby. Voilà la vie du
ciel en terre. Je trayais une brebis tout à l'heure. Oh ! le bon lait, et que
j'aurais voulu te le faire goûter, ce bon lait de brebis du Cayla ! Mon ami,
que de douceurs tu perds à n'être pas ici !
A huit heures... 11 faut que je note en passant un excellent souper que
nous venons de faire, papa, Mimi et moi, au coin du feu de la cuisine, avec
de la soupe des domesMques, des pommes de terre bouillies et un gâteau
que ie fis hier au four du pain. Nous n'avions pour serviteurs que nos
chiens, Lion, Wolf et Trilby, qui léchaient aussi les miettes. Tous nos
gens sont à l'église, à l'instruction qui se fait chaque soir pour la confir-
mation. Ce repas au coin du feu, parmi chiens et chats, ce couvert mis sur
les bûches, est chose charmante. 11 n'y manquait que le chant du grillon et
toi, pour compléter le charme. Est-ce assez bavardé aujourd'hui? Mainte-
nant, je vais écouter la Vialarette, qui revient de Cordes : encore un
plaisir.
Le 25. — Me voici devant un charmant bouquet de lilas que je viens de
prendre sur la terrasse. Ma chambretle en est embaumée; j'y suis comme
dans un bouquetier, tant je respire de parfums!
JOL'RN'AT. n'El'GÉXIE DE GUÉRIN' 41
Le 26. ~ Je ne sais quoi m'ôta de sur les fleurs, hier matin ; depuis j'en ai
vu d'autres dans le chemin de Cahuzac, tout bordé d'aubépines. C'est
plaisir de trotter dans ces parfums, et d'entendre les petits oiseaux qui
chantent par-ci par-là dans les haies. Rien n'est charmant comme ces
courses du matin au printemps, et je ne regrette pas de me lever de bonne
heure pour me donner ce plaisir Bientôt je me lèverai à cinq heures. Je
me règle sur le soleil, et nous nous levons ensemble. L'hiver, il est pares-
seux : je le suis et ne sors du lit qu'à sept heures. Encore parfois le jour
me semble long. Cela m'arrive lorsque le ciel est nébuleux, que je suis
triste et que j'attends un peu de soleil ou quelque chose de rayonnant dans
mon âme ; alors le temps est long. Mon Dieu, trouver un jour long, tandis
q.ie la vie tout entière n'est rien ! C'est que l'ennui s'est posé sur moi, qu'il
y demeure, et que tout ce qui prend de la durée met de l'éternité dans le
temps. Oh! que je plains une âme en purgatoire, où l'attente fait tant
souffrir, et quelle attente ! Peut-on mettre en comparaison celles d'ici-bas,
soit de la fortune, de la gloire, de tout ce qui fait haleter le cœur humain ?
Une seule peut-être en est l'ombre, c'est celle de l'amour quand il attend
ce qu'il aime. Aussi Fénelon compare-t-il la félicité céleste à celle d'une
mère au moment où elle revoit son fils qu'elle avait cru mort. Midi sonne.
Ce n'est plus le temps d'écrire.
Quand je vois passer devant la croix un homme qui se signe ou ôte son
chapeau, je me dis : « Voilà un chrétien qui passe »; et je me sens de la
vénération pour lui, et je ne ferme pas à verroux, si je suis seule à la
maison ; au contraire, je me tiens à la fenêtre, et regarde tant que je puis
cette bonne figure de chrétien, comme je l'ai fait tout à l'heure. On n'a
rien à craindre de ceux qui craignent Dieu. J'aurais volontiers ouvert la
porte à l'inconnu que j'ai vu chevauchant du côté de la croix. Que Dieu
l'accompagne où qu'il aille ! Je vais courir aussi, mais pas bien loin, jusqu'à
l'église pour vêpres. 11 est dimanche, jour de sortie pour le corps et de
recueillement pour l'âme. Elle rentre donc en soi et te quitte. Encore jour
de courrier aujourd'hui, et je n'ai pas de lettre. Aquoi penses-tu, mon ami?
Le 27. — J'ai rencontré le petit du cruchon. Le pauvre enfant a perdu
son père ; sa mère est morte aussi, et, depuis, l'orphelin a une coutume tou-
chante. Il prend à côté Je lui. dans son lit. un mouchoir à la place où I
sa mère et s'endort en le tétant. Douce illusion qui le console et l'attache
si fort à son bout de mouchoir qu'il pleure et crie s'il se réveille sans
l'avoir aux lèvres! Il appelle sa mère alors, lui dit de revenir, et ;
calme qu'avec sa poupée : naïf besoin que cette poupée, bien digne d'une
âme d'enfant, et même de tout homme fait, car tout affligé à la sienne, et se
plaît à la moindre image du bonheur perdu !
Le 28. — Quand tout le monde est occupé et que je ne suis pas iu
42 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
saire, je fais retraite et viens ici à toute heure pour écrire, lire ou prier. J'y
mets aussi ce qui se passe dans l'âme et dans la maison, et de la sorte nous
retrouverons jour par jour tout le passé. Pour moi ce n'est rien ce qui
passe, et je ne l'écrirais pas, mais je me dis : « Maurice sera bien aise de
voir ce que nous faisions pendant qu'il était loin et de rentrer ainsi dans la
vie de famille», et je le marque pour toi.
Mais je m'aperçois que je ne parle guère de qui que ce soit, et que mon
égoïsme se met toujours en scène ; je dis : « J'ai fait ceci, j'ai vu cela, j'ai
pensé telle chose », laissant derrière le public à la façon de l'amour-propre,
mais le mien est celui du cœur qui ne sait parler que de lui. Le petit peintre
ne sait donner que son portrait à son ami, le grand peintre offre des
tableaux. Je continue donc le portrait. Sans la pluie qu'il a fait ce matin,
je serais à Gaillac maintenant. Grâce à la pluie, j'aime bien mieux être ici.
Quel salon peut me valoir ma chambrette? avec qui serais-je à présent,
qui me valût ceux qui m'entourent? Bossuet, saint Augustin et d'autres
saints livres qui me parlent quand je veux, m'éclairent, me consolent, me
fortifient, répondent à tous mes besoins. Les quitter me fait chagrin, les
emporter est difficile ; ne pas les quitter est le mieux.
Je lis dans mes loisirs un ouvrage de Leibniz qui m'enchante par sa
catholicité et les bonnes choses pieuses que j'y trouve, comme ceci sur la
confession : «Je regarde un confesseur pieux, grave et prudent, comme
un grand instrument de Dieu pour le salut des âmes ; car ses conseils ser-
vent à diriger nos affections, à nous éclairer sur nos défauts, à nous faire
éviter l'occasion du péché, à dissiper les doutes, à relever l'esprit abattu,
enfin à enlever ou mitiger toutes les maladies de l'âme ; et si l'on peut à
peine trouver sur la terre quelque chose de plus excellent qu'un ami fidèle,
quel bonheur, n'est-ce pas, d'en trouver un qui soit obligé par la religion
inviolable d'un sacrement divin à garder la foi et à secourir les âmes? »
Ce céleste ami, je l'ai dans M. Bories. Aussi la nouvelle de son départ
m'afflige profondément. Je suis triste d'une tristesse qui fait pleurer l'âme.
Je ne dirai pas cela ailleurs, on le prendrait mal, peut-être on ne me com-
prendrait pas. On ne sait pas dans le monde ce que c'est qu'un confesseur,
cet homme ami de l'âme, son confident le plus intime, son médecin, son
maître, sa lumière; cet homme qui nous lie et qui nous délie, qui nous
donne la paix, qui nous ouvre le ciel, à qui nous parlons à genoux en l'ap-
pelant, comme Dieu, notre père : la foi le fait véritablement Dieu et père.
Quand je suis à ses pieds, je ne vois autre chose en lui que Jésus écoutant
Madeleine et lui pardonnant beaucoup parce qu'elle a beaucoup aimé. La
confession n'est qu'une expansion du repentir dans l'amour (i).
(i) Le lecteur retrouvera le passage qui précède reproduit textuellement dans le cahier
suivant, page Ci. Nous n'avons pus dû supprimer cette répétition : Que prouve-t .c, sinon
JOURN'At D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 4;
Le 5 [mai, à Gaillac]. — On ne parlait hier au soir que d'une jeune fille
qui est morte au sortir du bal où elle avait passé la nuit. Pauvre âme de
jeune fille, où es-tu?1 J'ai trop d'occupations pour écouter nies pensées.
Qu'elles rentrent.
Le 9. — Et moi aussi je sors d'une soirée dansante, la première que j'aie
vue et où j'aie vue et où j'aie pris part, mais mon cœur n'était pas en train,
et s'en allait au repos. Aussi ai-je mal dansé, faute de goût et d'habitude.
J'entendais rire à mes dépens, et cela ne m'amusait pas; mais j'amusais les
rieuses, ce qui revient au but de nous prêter au plaisir. Je l'ai fait de la
meilleure volonté du monde; mais cette complaisance m'ennuierait biei
comme tout ce qui se fait dans le monde où je me trouve étrangère. Sur un
canapé, je pense à la pelouse ou au marronnier, ou à la garenne, où l'on est
bien mieux.
« Oh ! laissez-moi mes rêveries,
Mes beaux vallons, mon ciel si pur,
Mes ruisseaux coulant aux prairies,
Mes bois, mes collines fleuries
Et mon fleuve aux ondes d'azur.
« Laissez ma vie, au bord de l'onde,
Comme elle, suivre son chemin,
Inconnue aux clameurs du monde,
Toujours pure, mais peu profonde
Et sans peine du lendemain.
« Laissez-la couler, lente et douce,
Entre les fleurs, près des coteaux,
Jouant avec un brin de mousse,
Avec une herbe qu'elle pousse,
Avec le saule aux longs rameaux.
« Mes heures, atout vent bercées,
S'en vont se tenant par la main,
Sur leurs pas légers, nus pei)S<
Eclosent, belles et pressées,
Comme l'herbe au bord du chemin.
« On dit que la vie est amère,
O mon Dieu ! ce n'est pas pour moi .
La poésie 1- 1 U prière,
Comme une sœur, comme une mère
La bercent pure devant toi.
l'importance particulière que M"' de Guérin attachait A ces pensée* et peut-éb
satisfaction qu'elle aura éprouvée, sans le savoir, en réussissant a les exprimer d'une manière
si nette et si ferme ?
44 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUERIN
« Enfant, elle poursuit un rêve,
Une espérance, un souvenir,
Comme un papillon sur la grève,
Et chaque beau jour qui se lève
Lui semble tout son avenir.
« Les jours lui tombent goutte à goutte,
Mais doux comme un rayon de miel;
Il n'en est point qu'elle redoute.
O mon Dieu ! c'est ainsi, sans doute,
Que vivent les anges au ciel.
« La mort doit nous être donnée
Douce après ces jours de bonheur.
Comme une fleur demi-fanée
Au soir de sa longue journée,
On penche la tête et l'on meurt.
« Et si l'on croit, si l'on espère,
Qu'est-ce mourir? Fermer les yeux,
Se recueillir pour la prière,
Livrer l'âme à l'ange son frère,
Dormir pour s'éveiller aux cieux. »
Justin Maurice.
C'est la plus douce chose, la plus de mon goût que j'aie trouvée depuis
que je suis ici. Aussi je m'en empare. S'il fait beau, je partirai ce soir.
Cette idée m'enchante, je verrai papa, Mimi : la douce chose qu'un retour!
[Sans date.] — M'y voici à ce cher Cayla,et depuis plusieurs jours, sanste
le dire. C'est que j'avais mis mon cahier sous un tapis en le sortant de
mon porte-manteau, et qu'il était là depuis. En tripotant, ma main s'est
posée dessus; il s'est ouvert, et je continue l'écriture. Ce fut un beau
moment que le revoir de la famille, de papa, de Mimi, d'Erembert, qui
m'embrassaient si tendrement et me faisaient sentir si profond tout le
bonheur d'être aimée.
Ce fut un beau jour, hier; il nous vint quatre lettres et deux amis,
M. Bories et l'abbé F..., le frère de Cécile. Je ne sais qui des deux nous fit
le plus de plaisir et fut plus aimable, l'un par l'esprit, l'autre par le cœur.
Nous avons causé beaucoup, nous avons ri, bu à nos santés, et, pour fin,
nous sommes mis à jouer au passe-l'âne, comme des enfants, en nous
trichant l'un l'autre. Point de sérieux du tout, c'était un jour de détente où
l'âme se met à l'aise en conservant son pli ; c'était gaîté de prêtre et d'amis
chrétiens.
Comme nous étions au dessert, deux lettres nous sont venues, l'une de
Lili, l'autre de ce pauvre Philibert (i), toujours plus malheureux. Sa lettre
(i) M. Philibert de Roquefeuil,
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉKIN 45
fend le cœur; j'en ai fait la lecture à table, et j'ai vu des larmes dans les
yeux de nos bons curés. M. Bories a rappelé que, le matin de son départ,
Philibert courut à son lit lui faire ses adieux, et lui «.lit : « Je pars, monsieur
le curé; c'est peut-être pour toujours que je quitte ma patrie; dites, je
vous prie, la messe à mon intention aujourd'hui. i> Il la dit, je me sou-
viens, et nous y assistâmes, ma tante et nous, autant pleurant que priant.
Ce bon cousin me dit des amitiés charmantes, des choses qui vont au
cœur et ne peuvent passer sur les lèvres. Je les ai supprimées en lisant la
lettre. Il parle de ma poésie à ma pauvre amie du Val que papa lui avait
envoyée. Ainsi ce souvenir a traversé les mers, et l'on sait au bout du
monde que je vous aimais, ma pauvre Marie ; mais l'on ne sait pas que je
vous pleure à présent et que vous nous avez été si vite enlevée. On le saura
aussi, car je l'ai écrite cette mort à nos amis de l'Ile de France, et je vous
saurai regrettée par les cœurs les plus dignes de vous donner des regrets.
Philibert nous envoie deux éventails et des graines de plantes marines,
cueillies par lui et sa femme dans la baie du Tombeau. Qu'il me tarde de
les avoir, de les semer, de les voir naître, et pousser, et fleurir! Cela me
vient en retour d'une feuille de rose que je lui envoyai, le printemps passé.
Je tenais la rose à la main, une feuille tomba sur la lettre, et je la pliai
dedans; je la laissai aller, me disant qu'elle s'était détachée pour aller
porter à ce pauvre exilé un peu des parfums du pays. Et vraiment cela lui
a fait un plaisir bien doux.
Le 18. — Qui aurait deviné ce qui vient de m'arriver aujourd'hui ? J'en
suis surprise, occupée, bien aise. Je remercie, et regarde cent fois ma
belle fortune, mes poésies créoles, à moi adressées par un poète de l'Ile
de France. Demain, j'en parlerai. Il est trop tard a présent, mais je n'ai pu
dormir sans marquer ici cet événement de ma journée et de ma vie.
Le 19. — Me voici à la fenêtre écoutant un chœur de rossignols qui chan-
tent dans la Moulinasse d'une façon ravissante. Oh ! le beau tableau ! Oh !
le beau concert, que je quitte pour aller porter l'aumône à Annctte la
boiteuse !
Le 22. — Mimi m'a quittée pour quinze jours ; elle est à "*. et je la plains
au milieu de cette païenneric, elle si sainte et bonne chrétienne! Comme
me disait Louise une fois, elle me fait l'effet d'une bonne âme dans l'enfer ;
mais nous l'en sortirons dès que le temps donné aux convenances sera
passé. De mon côté, il me tarde ; je m'ennuie de ma solitude, tant j'ai l'ha-
bitude d'être deux. Papa est aux champs presque tout le jour. Eran à la
chasse ; pour toute compagnie, il me reste Trilbv et mes poulets qui font
du bruit comme des lutins ; ils m'occupent sans me désennuyer, p
que l'ennui est le fond et le centre de mou Ame aujourd'hui. Ce que j'aime
le plus est peu capable de me distraire. J ui voulu lire, écrire, prier, tout
46 JOURNAL D'EUGÉNIE DH Gl'ÉRIN
cela n'a duré qu'un moment; la prière même me lasse. C'est triste, mon
Dieu ! Par bonheur, je me suis souvenue de ce mot de Fénelon : « Si Dieu
vous ennuie, dites-lui qu'il vous ennuie. » Oh! je lui ai bien dit cette
sottise.
Le 23. — Je viens de passer la nuit à t'écrire. Le jour a remplacé la chan-
delle, ce n'est pas la peine d'aller au lit. Oh ! si papa le savait !
Le 24. — Comme elle a passé vite, mon ami, cette nuit passée à t'écrire !
l'aurore a paru que je me croyais à minuit ; il était trois heures pourtant,
et j'avais vu passer bien des étoiles, car de ma table je vois le ciel, et de
temps en temps je le regarde et le consulte; et il me semble qu'un ange
me dicte. D'où me peuvent venir, en effet, que d'en haut tant de choses
tendres, élevées, douces, vraies, pures, dont mon cœur s'emplit quand je
te parle! Oui, Dieu me les donne, et je te les envoie. Puisse ma lettre te
faire du bien ! elle t'arrivera mardi ; je l'ai faite la nuit pour la faire jeter à
la poste le matin, et gagner un jour. J'étais si pressée de te venir distraire
et fortifier dans cet état de faiblesse et d'ennui où je te vois ! Mais je ne le
vois pas, je l'augure d'après tes lettres, et quelques mots de Félicité. Plût à
Dieu que je pusse le voir et savoir ce qui te tourmente ! alors je saurais sur
quoi mettre le baume, tandis que je le pose au hasard. Oh! que je vou-
drais de tes lettres! Ecris-moi, parle, explique-toi, fais-toi voir, que je
sache ce que tu souffres et ce qui te fait souffrir. Quelquefois je pense que
ce n'est rien qu'un peu de cette humeur noire, que nous avons, et qui rend
si triste quand il s'en répand dans le cœur. Il faut s'en purger au plus tôt,
car ce poison gagne vite et nous ferait fous ou bêtes. On ne désire rien de
beau ni d'élevé. Je sais quelqu'un qui, dans cet état, n'a d'autre plaisir que
de manger, et d'ordinaire c'est une âme qui tient peu aux sens. Cela fait
voir combien toute passion nous bestialise. C'en est une que la tristesse,
et qui consume, hélas ! bien des vies. Je regarde à peu près comme perdus
ceux qu'elle possède. Faut-il remplir un devoir? impossible. Ce sont des
hommes tristes ; ne leur demandez rien, ni pour Dieu, ni pour eux-mêmes,
que ce que leur humeur voudra.
Le 27. — Dans ma solitude aujourd'hui, je n'ai rien trouvé de mieux à
faire que de paperasser, de revoir mes vieux souvenirs, mes écritures, mes
pensées de jadis en tout genre. J'en ai vu de bonnes, c'est-à-dire de rai-
sonnables, de pieuses, d'exagérées, de folles, comme celle-ci : « Si j'osais,
je demanderais à Dieu pourquoi je suis en ce monde. Qu'y fais-je? Qu'ai-je
à y faire? je n'en sais rien. Mes jours s'en vont inutiles, aussi je ne les
regrette pas... Si je pouvais me faire du bien ou en faire à quelqu'un, seu-
lement une minute par jour' » Eh 1 mon Dieu, rien n'est plus facile, je
n'avais qu'à prendre un verre d'eau et le donner à un pauvre. Voilà comme
la tristesse fait extravaguer et même à dire : « Pourquoi la vie, puisque la
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 47
vfe m'ennuie? Pourquoi des devoirs, puisqu'ils me pèsent? pourquoi un
cœur? pourquoi une Ame? // Des pourquoi sans fin ; el on ne peut rien, on
ne veut rien, on se délaisse, on pleure, on est malheureux, on s'enferme,
et le diable, qui nous voit seuls, arrive pour nous distraire avec toutes ses
séductions. Puis, quand elles sont épuisées, le suicide reste encore. Dieu!
quelle fin ! quelle folie ! et comme elle gagne chaque jour, même dans les
campagnes ! Un jeune paysan de Bleys, riche et aimé de ses parents, s'est
tué de tristesse. Tout l'ennuyait, surtout de vivre. 11 était religieux, mais
pas assez pour surmonter une passion. Dieu seul nous donne la force et le
vouloir dans cette lutte terrible, et, tout faible et petit qu'on soit, avec son
aide on tient enfin le géant sous sesjjenoux ; mais pour cela, il faut prier,
beaucoup prier, comme nous l'a appris Jésus-Christ, et nous écrier :
"Notre Père!» Ce cri filial touche le cœur de Dieu,etnousobtient toujours
quelque chose. Mon ami, je voudrais bien te voir prier comme un bon
enfant de Dieu. Que t'en coûterait-il? ton âme est naturellement aimani
et la prière, qu'est-ce autre chose que l'amour, un amour qui se répand de
l'âme au dehors, comme l'eau sort de la fontaine ? Tu comprends cela mieux
que moi. M. de Lamennais a dit là-dessus des choses divines qui t'auront
pénétré le cœur, si tu as pu les entendre; mais, par malheur, il en a dit
d'autres aussi qui, je le crains, auront empêché le bon effet de celles-là.
Quel malheur, encore une fois, quel malheur que tu sois sous l'influence
de ce génie dévoyé ! Pauvre Maurice ! ne pensons pas à ces choses.
Mimi m'a écrit; elle est à M"*, vieux castel des Villefranche. où Julie
demeure avec sa famille. La visite de Mimi lui fait un plaisir bien senti et
bien exprimé par ses façons empressées et tendres. Je ne sais plus rien,
parce que la voyageuse écrit en arrivant et ne donne qu'un aperçu.
Le 27. — Je me trompai de date hier, et j'anticipai sur un jour: ie me
ravise, n'allons pas plus vite que le temps qui marche, hélas ! assez vite.
Ne voilà-t-il pas déjà la fin du mois, qui finit par un beau vacarme? Au
moment où j'écris, tonnerre, vents, éclairs, tremblement du château, tor-
rents de pluie comme un déluge. J'écoute tout cela de ma fenêtre inonda
et je n'y puis écrire comme chaque soir. C'est bien dommage, car c'est un
charmant pupitre sur ce tertre du jardin si vert, si joli, si frais, tout par-
fumé d'acacias.
Le 28. — Notre ciel d'aujourd'hui est pâle et languissant comme un beau
visage après la fièvre. Cet état de langueur a bien des charmes, et (
mélange de verdure et de débris, de fleurs qui s'ouvrent sur des fleurs
tombées, d'oiseaux qui chantent et de petits torrents qui coulent, cet air
d'orage et cet air de mai font quelque chose de chiffonné, de triste, de riant
que j'aime. Mais, c'est l'Ascension aujourd'hui : laissons la terre et le ciel
de la terre, montons plus haut que notre demeure, et suivons Jesus-Clu ist
48 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
où il est entré. Cette fête est bien belle , c'est la fête des âmes détachées,
libres, célestes, qui se plaisent, au-delà du visible, où Dieu les attire.
Le 29. — Jamais orage plus long, il dure encore ; depuis trois jours le
tonnerre et la pluie vont leur train. Tous les arbres s'inclinent sous ce
déluge; c'est pitié de leur voir cet air languissant et défait dans le beau
triomphe de mai. Nous disions cela ce soir, à la fenêtre de la salle, en
voyant les peupliers du Pontet penchant leur tête tout tristement, comme
quelqu'un qui plie sous l'adversité. Je les plaignais ou peu s'en faut ; il me
semble que tout ce qui paraît souffrir a une âme.
Le 30. — Toujours, toujours la pluie. C'est un temps à faire de la
musique ou de la poésie. Tout le monde bâille en comptant les heures qui
jamais ne finissent. C'est un jour éternel, pour papa surtout qui aime tant
le dehors et ses distractions. Le voilà comme en prison, feuilletant de
temps en temps une vieille histoire de l'Académie de Berlin, porte-som-
meil, assoupissante lecture, qui m'a fait courir dès avoir touché le volume.
Juge! je suis tombée sur la Théologie de l'Etre. Vite j'ai fermé, j'ai cru
voir un puits, un puits sans eau ; le vide obscur m'a toujours fait peur. Il
y a cependant des profondeurs qui me plaisent, comme Y Existence de
Dieu, par Fénelon. J'ai encore présente l'impression que j'eus de cette
lecture, qui me fit un plaisir infini, ce qui ne serait pas arrivé si je n'y avais
rien compris. Pour sentir, il faut être touché. Je sentis, donc... Je raisonne
à la Salabert, n'est-ce pas? Quoi qu'il en soit, cette lecture me fut bonne;
il me sembla connaître Dieu davantage et par l'esprit et par le cœur, à la
façon de Fénelon. Je voudrais bien avoir ses œuvres spirituelles, les lettres
de piété surtout où Fénelon est si élevé, si tendre, si aimant. J'ai celles de
Bossuetqui font mes délices, les autres font mon envie. Puisque j'en suis
à cela, je veux te dire toutes mes fantaisies en fait de livres de piété Depuis
longtemps je me crée une bibliothèque, dont les rayons, hélas ! sont tou-
jours vides. La voici : d'abord de saint Augustin, la Cité de Dieu, ses
méditations, ses sermons, ses soliloques, et autres ouvrages à ma portée ;
les lettres de saint Jérôme, ses traités d'éducation pour la petite Marcella ;
les lettres aussi de saint Grégoire de Nazianze ; les poésies de saint Paulin,
le Pré spirituel de Jean Mose ; les écrits de sainte Thérèse, de Louis de
Blois, les lettres de saint Bernard, et son opuscule à sa sœur ; les écrits de
sainte Catherine de Gênes, estimés de Leibniz ; saint François de Sales. Je
continuerai plus tard mon catalogue il faut que je dise mon chapelet.
[Sans date]. — Depuis cette pause, il j'est passé plusieurs jours, plusieurs
événements au Cayla, qui m'ont tenu loin de ma chambrette; m'y voici
pour une minute où tu vsrras mes quatre jours, tout ce temps passé sans
écrire; mais non " est-ce la peine de marquer mon temps? c'est écrire sur
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIS* 49
la poussière. Je ne sais pourquoi je me ligure que cela te fera plaisir, ce
fatras de choses, de jours et do papier.
Mimi est arrivée hier avec Elisa, à qui j'ai cédé rna chnmbrette. C'est te
dire que j'y viens moins, que je lis moins, que je pense moins. Je suis à
Elisa, je vais la joindre à la promenade.
Le 13 juin. — Je retrouve mon cahier abandonné, et j'y mets ce qui
m'est venu aujourd'hui : deux beaux livres, Y Imitation du Lamennais, et
le Guide spirituel de Louis de Blois. Merci à toi, Maurice, de ce pieux
souvenir. Ce nous seront deux reliques pour l'âme et pour le cœur, et
nous prierons pour toi chaque l'ois que nous lirons, Mimi son Guid
moi mon Imitation.
Le 18. — M. le curé sort d'ici et m'a laissé une de tes lettres, qu'il m'a
glissée furtivement dans la main au milieu de tout le monde. Je lui ai
tremble tout doucement un merci, et, comprenant ce que c'était, je suis
sortie et suis allée te lire à mon aise dans la garenne. Comme j'allais vite,
comme je tremblais, comme je brûlais sur cette lettre où j'allais te voir
enfin 1 Je t'ai vu ; mais je ne te connais pas; tu ne m'ouvres que la tête :
c'est le cœur, c'est l'âme, c'est l'intime, ce qui fait ta vie, que je croyais
voir. Tu ne me montres que ta façon de penser; tu me fais monter, et moi
je voulais descendre, te connaître à fond dans tes goûts, tes humeur-
principes, en un mot, faire un tour dans tous les coins et recoins de toi-
même. Je ne suis donc pas contente de ce que tu me dis; cependant j'y
trouve de quoi bénir Dieu, car je m'attendais à pis. Je te dirai tout cela
dans ma lettre, ici c'est inutile ; mes réflexions seraient de l'histoire
ancienne quand tu les lirais.
Le 19. — Ne suis-je pas malheureuse ? Je voulais écrire une lettre, je l'ai
commencée et n'ai pu continuer, faute d'idées. Ma tête est vide à présent;
il y a de ces moments où je me trouve à sec, où mon esprit tarit comme
une source, puis il recoule. En attendant l'aiguade. j'admire ma tourterelle
qui chante à plein gosier sous ma fenêtre.
Je vais t'écrire à la dérobée, et, pour dépister les curieux qui viennent
dans ma chambre, j'aurai deux lettres, une dessus, l'autre dessous, et dès
qu'on viendra je n'aurai qu'à tourner les cartes. Ce que je te dis ne serait
compris de personne, hormis de Mimi qui est du secret. Papa en aurait de
la peine et se tourmenterait sur ton compte. Mieux vaut le tromper et lui
laisser croire que c'est à Louise que j'écris, comme je viens de le lui dire.
C'est que tout de bon je vais commencer ma double lettre et parler à deux
voix. Voyons.
Il passe une noce au chemin de Cordes; tout à l'heure on sonnait d<
côté pour un mort; voilà bien la vie. Je la vois toute dans mon petit
tableau.
4
50 TOURNAT. D'EUGÉNIE DE GUFRTN
Le 12. — Nous avons perdu une de nos pauvres, Annette la boiteuse,
celle qui m'avait si fort baisée pour un raisin que je lui donnais. La pauvre
fille ! j'espère qu'à présent elle prie pour nous dans le ciel Elle est morte
sans y penser, ou plutôt elle y pensait tous les jours, mais elle n'a pas vu
venir sa dernière heure.
Le 17. — Jour de deuil. Nous avons perdu ma grand'mère. Ce matin,
papa est venu de bonne heure dans ma chambre, s'est approché de mon lit
et m'a pris la main qu'il a serrée en me disant: « Lève-toi. » — « Pour-
quoi? » 11 m'a serré la main encore : « Lève-toi. » — « Il y a quelque chose,
dites? » — « Ma mère... » J'ai compris ; je l'avais laissée mourante.
Le 31. — Ce cahier que je laisse et que je reprends, à quoi servira-t-il si
je le continue? Une pensée me vient. Si je meurs avant toi, je te le lègue.
Ce sera à peu près tout mon héritage ; mais ce legs de cœur aura bien
quelque prix pour toi. Je le veux donc enrichir, afin que tu dises : « Ma
sœur m'a laissé tout ce qu'elle a pu. » La belle fortune que quelques idées,
des larmes, des tristesses dont se compose presque la vie ! S'il y vient du
meilleur, c'est rare, si rare qu'on s'en enivre, comme je le fais, quand il me
vient quelque chose du ciel ou de ceux que j'aime.
Depuis quinze jours, j'ai eu beaucoup de ces jolis moments. Toutes mes
amies m'ont écrit au sujet de ma grand'mère, et me disent sur sa mort bien
des choses tendres et consolantes; mais Dieu seul peut consoler. Le cœur,
quand il est triste, n'a pas assez des secours humains qui plient sous lui,
tant il est pesant de tristesse. Il faut à ce roseau d'autres appuis que des
roseaux. Oh ! que Jésus a bien dit : « Venez à moi, vous tous qui pleurez,
vous tous qui êtes accablés. » Ce n'est que là, dans le sein de Dieu, qu'on
peut bien pleurer, bien se décharger. Que nous sommes heureux, nous,
chrétiens ! Nous n'avons pas de peines que Dieu ne soulage.
Le icr août. — Ce soir ma tourterelle est morte, je ne sais de quoi, car
elle chantait encore ces jours-ci. Pauvre petite bête! voilà des regrets
qu'elle me donne. Je l'aimais ; elle était blanche, et chaque matin c'était la
première voix que j'entendais sous ma fenêtre, tant l'hiver que l'été. Etait-ce
plainte ou joie? Je ne sais, mais ces chants me faisaient plaisir à entendre,
voilà un plaisir de moins. Ainsi, chaque jour, perdons-nous quelque jouis-
sance. Je veux mettre ma colombe sous un rosier de la terrasse; il me
semble qu'elle sera bien là, et que son âme (si âme il y a) reposera douce-
ment dans ce nid sous les fleurs. Je crois assez à l'âme des bêtes, et je vou-
drais même qu'il y eût un petit paradis pour les bonnes et les douces,
comme les tourterelles, les chiens, les agneaux. Mais que faire des loups
et autres méchantes espèces? Les damner? cela m'embarrasse. L'enfer ne
punit que l'injustice, et quelle injustice commet le loup qui mange l'agneau?
11 en a besoin; ce besoin, qui ne justifie pas l'homme, justifie la bête, qui
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRI» 51
n'a pas reçu de loi supérieure à l'instinct. En suivant son instinct, elle est
bonne ou mauvaise par rapport à nous seulement; il n'y a pas vouloir,
c'est-à-dire choix, dans les actions animales, et, par conséquent, ni bien ni
mal, ni paradis ni enfer. Je regrette cependant le paradis, et qu'il n'y ait
pas des colombes au ciel. Mon Dieu, qu'est-ce que je dis là ? aurons-nous
besoin de rien d'ici-bas, là-haut, pour être heureux?
Le 2. — La pluie et une de tes lettres. Cette lettre était bien attendue à
cause des événements d'ici et de ceux de Paris. Tu avais appris de la
famille un projet de mariage et une mort, et tu devais m'apprendre ce que
c'est que cette machine infernale qui a éclaté, et ce qui s'en est suivi. Des
morts, des calamités, des larmes. Que je te plains d'être sur ce volcan de
Paris !
Le 3. — Rien.
Le 4. — Ce jour-là, je voulais parler de ta naissance, de ma joie lorsque
je l'appris, et comme je m'empressai d'ouvrir ce porte-manteau où papa
m'avait dit qu'il te portait. Je voulais dire tout cela, et bien d'autres choses
du baptême et de ta vie; mais j'ai été triste, affligée, pleurante, et quand
je pleure, je n'écris pas, je prie seulement, c'est tout ce que je puis faire;
mais voici qu'un peu de sérénité me vient. Dieu m'est venu, puis des livres,
et une lettre de Louise, trois choses qui me portent bonheur. J'ai com-
mencé toute triste, et puis j'ai senti presque de la joie et que j'avais Dieu
au cœur. O mon ami 1 si tu savais comme l'âme dans l'affliction se console
doucement en Dieu ! que de force elle tire de la puissance divine !
Le livre, je voulais dire l'ouvrage qui me fait tant de plaisir, c'est Fénelon
que papa m'a acheté. Toute ma vie, j'avais désiré d'avoir ses lettres spiri-
tuelles si douces, si célestes, si propres à tout état ; à toute position d'âme.
Je vais les lire et les mettre dans mon cœur; j'en ferai ma consolation, mon
soutien, à présent que M. Boriesva me manquer, et que mon âme se trouve
comme orpheline. J'avais demandé quelque chose à Dieu, et ces lettres me
sont venues; aussi je les regarde comme un don du ciel. Merci à Dieu et à
mon père.
Le 20. — Je viens de suspendre à mon cou une médaille de la sainte
Vierge, que Louise m'a envoyée pour préservatif du choléra. C'est la
médaille qui a fait tant de miracles, dit-on. Ce n'est pas article de foi, mais
cela ne fait pas de mal d'y croire. Je crois donc à la sainte médaille comme
à l'image sacrée d'une mère, dont la vue peut faire tant de bien. J'aurai
toute ma vie sur mon cœur cette sainte relique de la Vierge et de mon
amie, et j'y aurai foi si le choléra vient, mal pour lequel il n'est pas de
remède humain; ayons donc recours au miraculeux. On ne compte pas
assez sur le ciel, et on tremble. Je ne sais pourquoi, ce choléra qui avance
ne me fait rien ; je n'y pense pas, si ce n'est pour les prières que l'arche-
$2 JOURNA L D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
vêque a ordonnées. D'où me vient cela? serait-ce indifférence? je ne le
voudrais pas; non, je ne voudrais être insensible à rien, pas même à la
peste. D'où me vient ma sécurité ?
Le 21. — Voilà un ornement de plus à ma chambrette : sainte Thérèse
que j'ai pu enfin faire encadrer , il me tardait d'avoir cette belle sainte
devant mes yeux, au-dessus de la table où je fais ma prière, où je lis, où
j'écris. Ce me sera une inspiration pour bien prier, pour bien aim^r, pour
bien souffrir. J'élèverai vers elle mon cœur et mes yeux dans mes prières,
dans mes tristesses. Je commence à présent, et lui dis ■ « Regardez-moi du
ciel, bienheureuse sainte Thérèse, regardez-moi, à genoux devant votre
image, contemplant les traits d'une amante de Jésus avec un grand désir
de les graver en moi. Obtenez-moi la sainte ressemblance, obtenez-mo*
quelque chose de vous ; faites-moi passer votre regard pour chercherDieu,
votre bouche pour le prier, votre cœur pour l'aimer. Que j'obtienne votre
force dans l'adversité, votre douceur dans les souffrances, votre constance
dans les tentations. » Sainte Thérèse souffrit vingt ans des dégoûts dans la
prière sans se rebuter. C'est ce qui m'étonne le plus de ses triomphes Je
suis loin de cette constance ; mais je me plais à me souvenir que, quand je
perdis ma mère, j'allai, comme sainte Thérèse, me jeter aux pieds de la
sainte Vierge et la prier de me prendre pour sa fille. Ce fut devant la cha-
pelle du Rosaire, dans l'église de Saint-Pierre, à Gaillac. J'avais treize ans.
Le 23. — Sans le songe que j'ai fait cette nuit, je n'écrirais pas, mais je
t'ai vu, je t'ai embrassé, je t'ai parlé, et tout cela, quoique erreur, il faut
que j'en parle, parce que mon cœur en est touché. J'ai tant de regret de ne
pas te voir, à présent que les absents reviennent! Raymond est arrivé.
Qui sait s'il m'apporte de tes lettres? Je serais bien contente d'avoir quel-
que chose de particulier, comme tu l'as fait par des occasions semblables.
C'est notre signe de vie et de tendresse que cette chère écriture ; écrivons-
nous donc, écris-moi. Je viens d'envoyer une lettre de neuf pages à Louise.
Ce serait long, infini pour tout autre; mais, entre nous, il n'y en a jamais
assez. Le cœur, quand il aime, est intarissable Je voudrais bien t'écrue de
la sorte. Voilà un nuage qui passe, si sombre que je vois à peine sur mon
papier blanc. Cela me fait souvenir de tant d'idées noires qui passent ainsi
sur l'âme parfois.
Le 24. — La matinée a commencé agréablement par une lettre d'Auguste
qui me parle beaucoup de toi ; il t'aime, ce bon cousin, cela se voit. Je vou-
drais bien que le joli projet de voyage s'accomplît, et que moi je fusse du
voyage. Oh ! venir te voir à Paris !... mais non, ce serait trop joli pour ce
monde, n'y pensons pas. J'ai presque l'idée que nous ne devons nous revoir
qu'in l'autre : voilà le choléra; sans doute il viendra ici. Je l'attends et
dispose mon àme de mon mieux, afin de ne pas mourir àl'improviste, seul©
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUERW 53
chose à crnindre, car le malheur n'est pas de quitter la vie. Je ne dis pas
ceci dans le sens des dégoûtés de vivre : il y a de saints désirs de la mort
qui viennent à l'âme chrétienne. Encore un nuage qui nie force de quitter.
Le nuage amenait un déluge, le tonnerre, le vent, tout le vacarme d'un
orage. Dans ce temps, je courais de çà, de là, pensant à mes poulets; je
chauffais une chemise pour ce petit garçon qui nous est arrivé noyé; à
présent tout est calme et dans son cours. L'extraordinaire ici dure peu.
Mon cousin Fontenilles nous est venu voir ; il couchera dans la chambrette,
mon cher réduit qui sert à tout : excellent emploi des choses humaines,
toutes à tous. Mais, mon cahier, va dedans : ceci n'est pas pour le public,
c'est de V intime, c'est de l'âme, c'est pour UN.
Le 23 — Saint-Louis aujourd'hui : grande fête en France pendant long-
temps, et qui ne se fait plus qu'au ciel, maintenant que les rois s'en vont.
Saint Louis, priez pour la Fiance et pour vos descendants; obtenez-leur le
royaume des cieux !
Le 26. — Comme la grâce est admirable! Je l'admire aujourd'hui dans
saint Genès qu'elle fit chrétien comme il jouait sur le théâtre les mystères
du christianisme Tout à coup Dieu se fit voir à cette âme, et le comédien
fut martyr.
Le 27. — J'ai l'âme tout émue, toute pénétrée, toute pleine de la lettre
de M. de La Morvonnais que j'ai reçue ce matin ; il me parle de Marie, d'un
autre monde, de ses tristesses, de toi, de la mort, de ces choses que j'aime
tant Voilà pourquoi ces lettres me causent un plaisir que je craignais de
trop sentir, parce que tout plaisir est à craindre. Mais tu l'as voulu, et,
pour l'amour de toi seulement, j'ai soutenu cette correspondance qui
maintenant aura bien des charmes, d'abord ceux de la sympathie ; comme
tu me lavais appris, je trouve à ton ami une trempe d'idées fort sembla-
bles aux miennes pour le religieux et le triste ; son âme pleure et prie sou-
vent comme la mienne.
Aujourd'hui, il me dit que sa prière est tiède et distraite, et que je l'aide
devant Dieu. Assurément je le ferai, car son âme m'est chère, et cette âme
est souffrante et me porte pitié. Je lui verserai donc le baume de la prière
qui, tout loin que je suis, lui arrivera par le ciel. Je le crois du moins :
admirable foi qui me donne l'espérance de consoler un affligé ! C'est d
côté-là encore que cette correspondance me plaît : faire du bien estsi doux!
consoler qui pleure est divin Jésus le lit sur la terre, et c'est de lui qu
l'apprends. Oui, mon ami, c'est de la croix que viennent ces pensées que
ton ami trouve si douces, si inènarrablement tendres. Rien n'est de moi.
Je sens mon aridité, mais que Dieu, quand il veut, fait couler un océan sur
ce fond de sable. Il est ainsi de tant d'âmes simples desquelles sortent
d'admirables choses, parce qu'elles sont en rapport dii
54 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
science et sans orgueil. Aussi, je perds le goût des livres ; je me dis : que
m'apprennent-ils que je ne sache un jour au ciel? que Dieu soit mon maître
et mon étude ! Je fais ainsi et m'en trouve bien ; je lis peu, je sors peu, je
me refoule à l'intérieur. Là se dit, se fait, se sent, se passe bien des choses.
Oh ! si tu les voyais ! mais que sert de les faire voir? Dieu seul doit péné-
trer dans le sanctuaire de l'âme. Mon âme aujourd'hui abonde de prière
et de poésie. J'admire comme ces deux sources coulent ensemble en moi et
en d'autres.
L'aveugle prie et chante en chemin, le soldat sur le champ de guerre, le
nautonier sur les mers, le poète sur sa lyre, le prêtre à l'autel ; l'enfant qui
commence à parler, le solitaire dans sa cellule, les anges au ciel, les saints
par toute la terre, tous prient et chantent; il n'y a que les morts qui ne
chantent pas, et qui ne prient pas : pauvres morts !
Le 28. — Saint-Augustin aujourd'hui : un saint que j'aime tant parce
qu'il a tant aimé. Je por'e d'ailleurs son nom, et je l'ai supplié de me donner
aussi un peu de son âme. La belle âme, et comme elle se peint divinement
dans ses Confessions! A chaque mot de ce livre, on sent l'amour de Dieu
qui vous pénètre goutte à goutte le cœur, si dur qu'il soit. Que n'ai-je une
mémoire à tout retenir! mais par malheur je l'ai si fugitive, qu'autant vau-
drait ne rien lire ; il n'en était pas de même jadis. C'est que je décline et
que mes facultés baissent, excepté celle d'aimer. L'amour, c'est l'âme qui
ne meurt pas, qui va croissant, montant comme la flamme. Je tiens une
lettre de Louise, de ma belle amie, de celle qui me dit toujours qu'elle
m'aime. Cette lettre est courte, de trois pages seulement, parce qu'elle
était pressée, toute à sa sœur la comtesse qui venait d'arriver. C'est dans
ses bras que Louise me dit le tendre memento qui me suffit bien aujour-
d'hui. C'est l'abbé de Bayne d'Alos qui me l'a apportée, venant de Rayssac.
Le 29. — Beau ciel, beau soleil, beau jour. C'est de quoi se réjouir, car
le beau temps est rare à présent, et je le sens comme un bienfait. C'en est
bien un, qu'une belle nature, un air pur, un ciel radieux! petites images
du séjour céleste, et qui font penser à Dieu ! J'irai ce soir à Cahuzac, mon
cher pèlerinage. En attendant, je vais m'occuper de mon âme et voir où
elle en est dans ses rapports avec Dieu depuis huit jours. Cette revue
éclaire, instruit et avance merveilleusement le cœur dans la connaissance
de Dieu et de lui-même. N'y avait-il pas un philosophe qui ordonnait cet
exercice trois fois le jour à ses disciples? et ses disciples le faisaient. Je le
veux faire aussi à l'école de Jésus pour apprendre à devenir sage, d'une
sagesse chrétienne,
Le 31. — Je passai la journée d'hier à Cahuzac, et quelques heures seule
dans In maison de notre grand'mère. Je me mis d'abord à genoux sur un
prie-Dieu où elle priait, puis je parcourus sa chambre, je regardai ses
journal n'nnotfviE T)V. guêrix 55
chaises, son fauteuil, ses meubles dérangés comme quand on déloge; je vis
son lit vide ; je passai partout où elle avait passé, et je me souvins de ces
lignes de Bossuet : « Dans un moment on passera où jetais, et l'on ne m'y
trouvera plus. Voilà sa chambre, voilà son lit, diras-tu. et de tout cela il
ne reste plus que mon tombeau où l'on dira que je suis, et je n'y serai pas. ,,
Oh ! quelle idée de notre néant dans cette absence même de la tombe, dans
la dispersion si prompte de notre poussière dans les souterrains de la
mort! Demain, je change et vais à Cahuzac pour des réparations à la
maison qui me tiendront quelques jours. Ce seront des jours uniques,
aussi je veux les marquer et prendre mon Journal. Je vais écrire à Antoi-
nette, mon amie l'ange.
Il y a quelques heures de cela. Voilà que j'ai écrit à Antoinette et à Irène,
et pourtant je n'avais rien, presque rien à leur dire. Ma vie fournit peu et
le Cayla aussi, parce que tout y est tranquille. Mais ces communications
du cœur sont douces et je m'y laisse aller aisément. Cela d'ailleurs me fait
du bien et me décharge l'âme du triste. Quand une eau coule, elle s'en va
avec l'écume et se clarifie en chemin. Mon chemin à moi, c'est Dieu ou un
ami, mais Dieu surtout. Là je me creuse un lit et m'y trouve calme.
Le 1" septembre. — M'y voici à Cahuzac, dans une autre chambrette,
accoudée sur une petite table où j'écris. Il me faut partout des tables et du
papier, parce que partout mes pensées me suivent et se veulent répandre
en un endroit, pour toi, mon ami. J'ai parfois l'idée que tu y trouveras
quelque charme, et cette idée me sourit et me fait continuer; sans cela
mon cœur resterait fermé bien souvent, par indolence ou par indifférence
pour tout ce qui vient de moi.
J'ai quelquefois des joies d'enfant, comme celle de venir pour quelques
jours ici. Tu ne saurais croire combien je suis venue gaiement prendre
possession de cette maison déserte. C'est que là, vois-tu, je me trouve
seule, tout à fait seule, dans un lieu qui prête à la réflexion. J'entends
passer les passants sans me détourner du tout ; je suis au pied de l'église,
j'entends jusqu'à la dernière vibration de la cloche qui sonne midi ou
Y Angélus, et j'écoute cela comme une harpe. Puis je vais prier quand je
veux, me confesser de même : en voilà assez pour quelques jours de bon-
heur, d'un bonheur à moi. Papa me viendra voir cette après-midi. J'ai
plaisir à cette visite, comme si nous étions séparés depuis longtemps.
Le diable m'a tentée tout à l'heure dans un petit cabinet où j'ai fait trou-
vaille de romans. Lis-en un mot, me disais-je, voyons celui-ci.
celui-là; mais les titres m'ont fort déplu. Ce sont des Lettres gala
d'une religieuse, la Confession d'un chevalier galant et autres histoires
de bonne Odeur Fi donc, que j'aille lire cela! Je n'en suis plus tentée mainte-
nant et vais seulement changer ces livres de cabinet ou plutôt les jeter au leu.
56 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRT\T
Le 22. — Depuis le jour où je revins de Cahuzac, mon confident dormait
dans un coin, et il y dormirait encore, si ce n'était le 22 septembre, jour de
Saint-Maurice, jour de ta fête, qui m'a donné un peu de joie et rouvert le
cœur au plaisir d'écrire et de laisser ici un souvenir. Je me souviens que,
l'an dernier, à pareil jour, je t'écrivais aussi et te parlais de ta fête. J'étais
contente, je voyais aujourd'hui et toi, espérant t'embrasser à la Saint-
Maurice, et te voilà à cent lieues. Mon Dieu, que nous comptons mal et
qu'il faut compter peu dans la vie !
M. le curé et sa sœur sont venus faire ta fête et boire à ta santé. Mais ce
qui vaut mieux, c'est que M. le curé s'est souvenu de toi à la messe et que
Françoise a prié pour toi aussi. Que saint Maurice te protège et te rende fort
dans les combats delà vie! Me rapporteras-tu son image que je t'ai donnée?
Le 27 (1). —
Le (2). — Que les lacunes de ce journal ne te surprennent pas, ni même
un abandon entier; je ne tiens que peu à écrire ce qui passe, quelquefois
pas du tout, à moins que la pensée de te faire plaisir ne me vienne. Quel-
quefois elle vient me donner la plume et me dicte sans fin. Mais, mon nmi,
me liras-tu jamais? Sera-ce bon pour toi de me voir ainsi jusqu'au fond
de l'âme? Cette pensée me retient et fait que je ne dis pas grand'cliose ou
que je ne dis rien, des mois entiers. Aujourd'hui, un dimanche matin, dans
la chambrette, devant ma croix et ma sainte Thérèse, mon âme s'est trouvée
calme. Alors j'ai cru que je ne te serais pas nuisible, et je me livre de nou-
veauau charme de l'épanchement.Neparlons pas du passé, laissonsenblanc.
[Le 19 novembre]. — Aujourd'hui 19 novembre, j'ai retrouvé mon pau-
vre cahier abandonné et déjà rongé par les rats, et j'ai eu la pensée de le
reprendre et de continuer d'écrire. Cette écriture me fait du bien, me dis-
trait dans ma solitude; mais je l'ai délaissée souvent et je la délaisserai
encore. Cependant je remplirai ma page aujourd'hui, et, demain, nousver-
rons. Je me trouve changée. Mes livres, mes poésies, mes oiseaux que j'ai-
mais, je les oublie ; tout cela m'occupait le cœur et la tête, et maintenant ..
Non, je ne fais pas bien et je ne suis pas heureuse depuis ce renoncement
aux affections de ma vie. Ne sont-elles pas assez innocentes pour pouvoir
mêles permettre toutes? Mon Dieu, les solitaires de la Thébaide ne s'occu-
paient pas autrement. Je les vois travailler, lire, prier, écrire; les uns chan-
ter, d'autres faire des nattes et des paniers : tous travaillant pour Dieu, qui
bénissait à chacun son ouvrage. Je lui offre ainsi mes journées e-t tout ce
qui les va remplir soit de travail ou de prières, soit d'écriture ou de peu»
sét's, soit aussi ci' petit cahier que je veux aussi voir béni.
[Sans date]. — J'ai passé la journée dans une solitude complète, seule,
(D ir i, toute une pagi 1 Efacée.
(2) Sans date.
JOURNAL D'EUGÉNIE DR GUÉRIN 57
toute seule; papa est à la foire de Cordes, Eran à un dîner au presbytère,
t Mimi à Gaillac. Ils sont tous dispersés, et moi j'ai beaucoup pensé et senti
ce que serait une dispersion plus longue qui, hélas! arrivera quelque jour.
Mais je ne dois pas m'arrêter à des pensées de tristesse qui me font tant de
mal. Ces choses-là sont à l'âme comme les nuages aux yeux.
Le 30 novembre. — Eh! mon Dieu, encore des larmes! On a beau ne
vouloir pas s'affliger, chaque jour amène quelque affliction, quelque perte.
Nous voilà pleurant ce pauvre cousin de Thézac qui nous aimait. Oh ! sans
doute, il est mieux que nous maintenant, il doit être au ciel, car il a bien
souffert. Sa patience était admirable durant sa vie de douleur et tout à
l'heure dans ses dernières épreuves. Mimi que j'attendais n'a pu venir; elle
est restée près du malade, l'a assisté, exhorté dans ses derniers moments,
lui parlant du ciel. Oh ! que Mimi sait dire ces choses, et que je voudrais
l'avoir à côté de moi quand je mourrai ! Papa est allé voir la famille affligée
et je suis seule dans ma chambre avec mes idées en deuil et les mille voix
du vent qui gémissent comme les orgues pour les morts. Avec cet accom-
pagnement il ferait bon prier, bon écrire, mais qu'écrirais-je? Un peu de
sommeil vaudra mieux. Le repos du corps passe à l'âme. Je vais donc au lit
après un De profanais pour le mort et un souvenir pour toi devant Dieu.
Qu il te donne une bonne nuit ! Je ne m'endors jamais sans m'occuper de
ton sommeil. Qui sait, me dis-je, si Maurice est aussi bien qu'il le serait
ici, où je lui ferais faire son lit? Qui sait s'il n'a pas froid? Qui sait?... Lt
mille autres tendresses trop tendres.
Le icr décembre. — Je pense à la tombe qui s'ouvre ce matin à Gaillac
pour engloutir ces restes humains jusqu'à ce que Dieu les ravive. C'est
notre sort à tous, il faut être jeté en terre et pourrir dans les sillons de la
mort avant d'arriver à la floraison ; mais alors que nous serons heureux de
vivre et même d'avoir vécu ! L'immortalité nous fera sentir le prix de la
vie et tout ce que nous devons à Dieu pour nous avoir tirés du néant. C'est
un bienfait auquel nous ne pensons guère et dont nous jouissons sans pi\
que nous en soucier, car la vie souvent ne fait aucun plaisir. Mais qu'im-
porte pour le chrétien ? A travers larmes ou fêtes, il marche toujours vers
le ciel; son but est là, ce qu'il rencontre ne peut guère l'en détourner.
Crois-tu que si je courais vers toi, une fleur sur mon chemin ou une épine
an pied m'arrêtassent?
Me voici au soir d'une journée remplie de mille pensées et ch
diverses dont je me rends compte au coin du l'eu de ma chambre, à la clarté
d'une petite lampe, ma seule compagne de nuit. Sans le malheur arrivé à
Gaillac, j'aurais Mimi à côté de moi, et nous causerions, et je lui dirais, à
elle, ce que je dirai mal ici à ce confident muet.
Le 2. — Rien d'intéressant que la venue d'un petit chien qui doit rem-
58 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
placer Lion au troupeau. Il est beau et fort caressant, je l'aime et je lui
cherche un nom. Ce serait Polydor, en souvenir du chien de la Chênaie;
mais pour un chien de berger, c'est un nom de luxe : mieux vaut Bataille
pour le combattant du troupeau.
L'air est doux, ce matin ; les oiseaux chantent comme au printemps et un
peu de soleil visite ma chambrette. Je l'aime ainsi et m'y plais comme aux
plus beaux endroits du monde, toute solitaire qu'elle est. C'est que j'en
fais ce que je veux, un salon, une église, une académie. J'y suis quand je
veux avec Lamartine, Chateaubriand, Fénelon : une foule d'esprits m'en-
toure; ensuite ce sont des saints, sainte Thérèse, saint Louis, patron de
mon amie Louise, et une petite image de l'Annonciation où je contemple
un doux mystère et les plus pures créatures de Dieu, l'ange et la Vierge.
Voilà de quoi me plaire ici et murer ma porte à tout ce qui se voit ailleurs.
Mais non, je n'y tiendrais pas longtemps : au moindre bruit de lettres ou
de nouvelles, j'en sortirais pour aller lire ou écouter, aujourd'hui surtout
que j'attends quelque chose de Mimi et de toi. Tu me négliges, voilà un
mois et plus que tu ne m'as écrit. La journée me semblera longue : pour
la couper, je vais écrire à Louise J'ai reçu d'elle deux lettres, deux trésors,
deux petites merveilles d'esprit et de tendresse Oh ! quelles lettres ! c'est
pour moi toutes ces choses rares, et je me sens triste avec cela ! Que te
faut-il donc, pauvre cœur?
Le 3. — Une lettre de Mimi ! Que de bonheur porte une lettre et que de
charme à entendre ceux qui sont éloignés de nous et qu'on ne peut voir de
longtemps ! Cette voix du cœur les rapproche et semble vous dire : Ils
sont là ; dans ces pages, voyez leur âme et leur amour, voyez leurs pensées,
leurs actions ; tout leur être est là contenu, l'enveloppe seule vous manque.
Et cela console fort de l'absence. Je voudrais bien, si tu lis jamais ceci, te
persuader au plaisir si profond que j'ai de tes lettres, et du chagrin pareil
quand elles me manquent. Sans doute tu m'écriras plus souvent à l'avenir.
Le 4. — Lettre de Mimi, lettre de Louise, arrivée de Paul, bonheur,
bonheur, bonheur! Je n'ai pas le temps d'écrire.
Le 5. — Dans la journée, dans quelques heures je serai à Gaillac, loin
d'ici, loin de papa, loin de ma chambrette, loin de tout ce qui fait ma vie.
Pas un moment pour écrire. Avec quel regret je m'éloigne ! mais je vais
joindre Mimi pour un jour, ce qui me console.
Le veux-tu, mon ami, ce cahier écrit depuis deux ans? Il est vieux, mais
leschosesdu cœur sont éternelles. Le temps n'y fait rien, cerne semble. Je
te livre donc celles-ci, après quelques traits de plume, quelques lignes effa-
cées. Quand on revient sur le passé, on efface. On y trouve tant d'erreurs!
Nous disions même des folies, avec toi, un jour en nous promenant.
11 a mis sa petite main sur les cordes (page 62).
Troisième cahier — ft£ar*s-ixiai 1836
E change le format de mon Journal pour le rendre plus commode
pour ma poche où je le mettrai dans mes courses. De la sorte,
nous y verrons tout ce queje verrai quand je sors, quand je vais
dans le monde ou à la campagne. Je vois, j'entends, je sens, je
pense alors mille clioses qui me plaisent, me déplaisent, m étonnent, que
je voudrais fixer quelque part. Ce me serait utile pour voir un peu ce que
je suis quand je me trouve hors de chez moi, quand je me mêle au monde,
à ses discours, à ses fêtes et à tout ce qui ne m'est pas d'habitude. 11 se
passe alors en moi quelque chose de nouveau ; des pensées, des sentiments
inconnus me viennent, et je sens que je ne suis pas comme les autres, ni
comme je suis ici. Cet état, je l'aperçois quand je m'y trouve, mais sans
trop y regarder, et il serait bon cependant de voir où cela me mène. Je
reviendrai là-dessus : quant «à présent, j'ai mieux à faire encore que d'écrire,
je vais prier. Oh ! que j'aime la prière !
Je voudrais que tout le monde sût prier ; je voudrais que les enfants et
ceux qui sont vieux, les pauvres, les affligés, les malades de corps et d'âme,
que tout ce qui vit et souffre pût sentir le baume de la prière. Mais, je ne
sais pas parler de ces choses. Ce qu'il v aurait à dire est ineffable.
Notre nouveau curé nous est venu voir aujourd'hui. C'est un homme
doux, riant, qui porte sur si physionomie l'empreinte d'une belle âme. Je
lui crois de l'esprit, mais il u en montre pas ; sa conversation est des plus
59
60 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
ordinaires, sans trait, sans saillies, passant tout bonnement d'une chose à
l'autre. Je remarque seulement qu'il répond juste et parle à propos. C'est le
simple pasteur des âmes simples, tout plein de Dieu, et rien de plus.
Le ii mars. — J'ai une grande joie au cœur, aujourd'hui : Eran est allé se
confesser. J'espère beaucoup de cette confession avec ce doux curé qui sait
si bien parler de la miséricorde de Dieu. C'est encore aujourd'hui la nais-
sance de papa.
Le 12. — J'admirais tout à l'heure un petit paysage, de ma chambrette,
qu'enluminait le soleil levant. Que c'était joli ! Jamais je n'ai vu de plus bel
effet de lumière sur le papier, à travers des arbres en peinture. C'était dia-
phane, transparent; c'était dommage pour mes yeux, ce devait être vu par
un peintre. Mais Dieu ne fait-il pas le beau pour tout le monde ? Tous nos
oiseaux chantaient ce matin, pendant que je faisais ma prière. Cet accom-
pagnementme plaît, quoiqu'il me distraie un peu. Je m'arrête pour écouter;
puis je reprends, pensant que les oiseaux et moi nous faisons nos cantiques
à Dieu, et que ces petites créatures chantent peut-être mieux que moi. Mais
le charme de la prière, le charme de l'entretien avec Dieu, ils ne le goûtent
pas, il faut avoir une âme pour le sentir. J'ai ce bonheur que n'ont pas les
oiseaux. Il n'est que neuf heures et j'ai déjà passé par l'heureux et par le
triste. Comme il faut peu de temps pour cela! L'heureux, c'est le soleil,
l'air doux, le chant des oiseaux, bonheurs à moi ; puis une lettre de Mimi,
qui est à Gaillac, où elle me parle de Mmc Vialar, qui t'a vu, et d'autres
choses riantes. Mais voilà que j'apprends, parmi tout cela, le départ de
M. Bories, de ce bon et excellent père de mon âme. Oh! que je le regrette!
quelle perte je vais faire en perdant ce bon guide de ma conscience, de mon
cœur, de mon esprit, de tout moi-même que Dieu lui avait confié et que je
lui laissais avec tant d'abandon ! Je suis triste d'une tristesse intérieure qui
fait pleurer l'âme. Mon Dieu, dans mon désert, à qui avoir recours? qui
me soutiendra dans mes défaillances spirituelles? qui me mènera au grand
sacrifice? C'est en ceci surtout que je regrette M. Bories. Il connaît ce que
Dieu m'a mis au cœur, j'avais besoin de sa force pour le suivre. Notre nou-
veau curé ne peut le remplacer : il est si jeune! puis il paraît si inexpéri-
menté, si indécis! Il faut être ferme pour tirer une âme du milieu du monde
et la soutenir contre les assauts de la chair et du sang ! Il est samedi, c'est
un jour de pèlerinage à Cahuzac; je vais y aller; peut-être en reviendrai-je
plus tranquille. Dieu m'a toujours donné quelque chose de bon là, dans
cette chapelle, où j'ai laissé tant de misères.
Te ne me trompais pas en pensant que je reviendrais plus tranquille.
M. Bories ne part pas. Que je suis lK-ureu.se. et que j'ai rendu grâces à Dieu
de cette grâce! C'en est une bien grande pour moi de conserver ce bon
père, ce bon guide, ce choisi de Dieu pour mon finie, suivant l'9X| IC un
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GCÉRIN 6l
de saint François de Sales. Je viens d'écrire cette nouvelle à Mimi. Je ne
dirais pas ailleurs ce que je dis ici, on le prendrait mal peut-être, on ne me
comprendrait pas; on ne sait pas dans le moi; Je ce que c'est qu"un confes-
seur : cet homme, ami de l'âme, son confident le plus intime, son médecin,
son maître, sa lumière, cet homme qui nous lie et qui nous délie, qui nous
donne la paix, qui nous ouvre le ciel, à qui nous parlons à genoux en l'ap-
pelant, comme Dieu, notre père, parce qu'en effet la foi le fait véritable-
ment Dieu et père. Malheur à moi si, quand je suis à ses pieds, je voyais
autre chose que Jésus-Christ écoutant Madeleine, et lui pardonnant beau-
coup parce qu'elle aima beaucoup! La confession est une expansion du
repentir dans l'amour. C'est une bien douce chose, un grand bonheur pour
l'âme chrétienne que la confession, un grand bien, toujours plus grand à
mesure que nous le goûtons, et que le cœur du prêtre où nous versons nos
larmes ressemble au cœur divin qui nous a tant aimes. Voilà ce qui m'at-
tache à M. Bories. Toi, tu me comprendras.
En allant à Cahuzac, j'ai voulu voir une pauvre femme malade qui
demeure au-delà de la Vère. C'est la femme de la complainte du Rosier,
que je t'ai contée, je crois. Mon Dieu, quelle misère! En entrant, j'ai vu un
grabat d'où s'est levée une tête de mort ou à peu près. Cependant elle m'a
connue. J'ai voulu m'approcher pour lui parler, et j'ai vu de l'eau, une
bourbe auprès de ce lit, des ordures délayées par la pluie qui tombe de ce
pauvre toit, et par une fontaine qui filtre sous ce pauvre lit. C'était une
infection, une misère, des haillons pourris, des poux : vivre là! pauvre
créature ! Elle était sans feu, sans pain, sans eau pour boire, couchée sur
du chanvre et des pommes de terre qu'elle tenait là pour les préserver de
la gelée. Une femme, qui nous suivait, l'a délogée du fumier, une autre a
apporté des fagots ; nous avons fait du feu. nous l'avons assise sur un selon,
et comme j'étais fatiguée, je me suis mise auprès d'elle sur le fagot qui
restait. Je lui parlais du bon Dieu ; rien n'est plus aisé que d'être entendu
des pauvres, des malheureux, des délaissés du monde, quand on leur
parle du ciel. C'est que leur cœur n'a rien qui les empêche d'entendre.
Aussi, qu'il est aisé de les consoler, de les résigner à la mort ! L'ineffable
paix de leur âme fait envie. Notre malade est heureuse, et rien n'est plus
étonnant que de trouver le bonheur chez une telle créature, dans une
pareille demeure. C'est pire cent fois qu'une êtablè à cochon. Je ne vis pas
où poser mon châle sans le salir, et, comme il m'embarrassait sur les
épaules, je le jetai sur les branches d'un saule qui se trouve devant la pi
Encore y avait-il dessous...
Le 14. — Une visite d'enfant me vint couper mon histoire, hier Je la
quittai sans regret. J'aime autant les enfants que les pauvres vieux. Un de
ces enfants est fort gentil, vif, éveillé, questionneur; il voulait tout voir,
62 JOURNAl n'EUGÉNtn DE GUÉRIN
tout savoir. Il me regardait écrire et a pris le pulvérier pour du poivre
dont j'apprêtais le papier. Puis il m'a fait descendre ma guitare qui pend à
la muraille pour voir ce que c'était; il a mis sa petite main sur les cordes
et il a été transporté de les entendre chanter. Quès aco qui canto aqtii? (i)
Le vent qui soufflait fort à la fenêtre l'étonnait aussi ; ma chambrette était
pour lui un lieu enchanté, une chose dont il se souviendra longtemps,
comme moi si j'avais vu le palais d'Armide. Mon christ, ma sainte Thé-
rèse, les autres dessins que j'ai dans ma chambre lui plaisaient beaucoup;
il voulait les avoir et les voir tous à la fois, et sa petite tête tournait comme
un moulinet. Je le regardais faire avec un plaisir infini, toute ravie à mon
tour de ces charmes de l'enfance. Que doit sentir une mère pour ces gra-
cieuses créatures !
Après avoir donné au petit Antoine tout ce qu'il a voulu, je lui ai
demandé une boucle de ses cheveux, lui offrant une des miennes. Il m'a
regardée, un peu surpris : « Non, m'a-t-il dit, les miennes sont plusjolies.»
Il avait raison ; des cheveux de trente ans sont bien laids auprès de ses bou-
cles blondes. Je n'ai donc rien obtenu qu'un baiser. Ils sont doux les bai-
sers d'enfant : il me semble qu'un lis s'est posé sur ma joue.
Cette visite a commencé ma journée d'hier. Celle d'aujourd'hui n'a rien
de plus aimable ; je la laisse en blanc. Tout mon temps s'est passé en occu-
pations, en affairages ; ni lecture, ni écriture ; journée matérielle. A pré-
sent, seule, en repos dans ma chambrette; je lirais, j'écrirais beaucoup, je
ne sais sur quoi, mais j'écrirais. Je me sens la veine ouverte. Ce serait un
beau moment de poésie, et je regrette de n'en avoir aucune en train. En
commencer? Non, c'est trop tard, la nuit est faite pour dormir, à moins
qu'on ne soit Philomèle; et puis, quand je commencerais quelque chose,
demain peut-être je le laisserais aux rats. La réflexion me plonge vite au
fond de toute chose, et je vois le néant dans tout, si Dieu ne s'y trouve
pas.
Le 20. — Une petite lacune. Je saute du 14 au 20. Je trouve si peu de
chose à dire de mes jours, qui se ressemblent souvent comme des gouttes
d'eau, que je n'en dis rien. Ce n'est pas vraiment la peine d'employerl'encre
et le temps à cela, et je ferais mieux peut-être de m'occuper d'autre chose.
Mais aussi j'ai besoin d'écrire et d'un confident à toute heure. Je parle
quand je veux à ce petit cahier; je lui dis tout, pensées, peines, plaisirs,
émotions, tout enfin, hormis ce qui ne peut se dire qu'à Dieu, et encore j'ai
regret de ce que je laisse au fond du cœur. Mais cela, je ferais mal, je crois,
de le produire, et la conscience se met entre la plume et mon papier. Alors
je me tais. Si ceci t'étonne, mon ami, avec la vie que tu me connais, sou-
(1) Qu'y a-t-il là qui chante ainsi ?
journal d'Eugénie r>v. gitrim 63
viens-toi que Marie l'Egyptienne était fort tourmentée dans la solitude. Il
y a des esprits malins répandus dans l'air.
Aujourd'hui, et depuis même assez longtemps, je suis calme : paix de
tête et de cœur, état de grâce dont je bénis Dieu. Ma fenêtre est ouverte;
comme il fait calme! Tous les petits bruits du dehors me viennent ; j'aime
celui du ruisseau. Adieu, j'entends une horloge à présent, et la pendule qui
lui répond. Ce tintement des heures dans le lointain et dans la salle \ :
dans la nuit quelque chose de mystérieux. Je pense aux trappistes qui se
réveillent pour prier, aux malades qui comptent en souffrant toutes les
heures, aux affligés qui pleurent, aux morts qui dorment glacés dans leur
lit. Oh ! que la nuit fait venir des pensées sérieuses ! Je ne crois pas que
le méchant, que l'impie, que l'incrédule soient aussi pervers la nuit que
le jour. Un monsieur qui doute de beaucoup de choses m'a dit souvent
que, dans la nuit, il croyait toujours à l'enfer. C'est qu'apparemment, dans
le jour, les objets extérieurs nous dissipent et distraient l'âme de la vérité.
Mais que vais-je dire? J'avais à parler de si douces choses. J'ai reçu ton
ruban ce soir, le réseau, la petite boîte, avec la belle épingle et le joli petit
billet. Tout cela, je l'ai touché, essayé, examiné, et mis dans le cœur.
Merci, merci! Tu veux bien que je dorme, je m'arrache d'ici. Pourquoi
dormir au lieu d'écrire?
Le 22. — Hier s'est passé sans que j'aie pu te rien dire, à force d'occupa-
tions, de ces trains de ménage, de ces courants d'affaires qui emportent
tous mes moments et tout moi-même, hormis le cœur qui monte dessus et
s'en va du côté qu'il aime. C'est tantôt ici, tantôt là, à Paris, à Albi où est
Mimi, aux montagnes, au ciel quelquefois, ou dans une église, enfin où je
veux ; car je suis libre parmi mes entraves et je sens la vérité de ce que dit
Y Imitation, qu'on peut passer comme sans soins à travers les soins de la
vie. Mais ces soins-là pèsent à l'âme, ils la fatiguent, l'ennuient souvent,
et c'est alors qu'elle aspire à la solitude. Oh ! le bienheureux état où l'on
peut s'occuper uniquement de la seule chose nécessaire, où, du moins, les
soins matériels n'occupent que légèrement et ne prennent pas la grande
partie du jour ! Voilà que pour quarante bêcheurs, ou menuisiers, ou je ne
sais quoi, il m'a fallu rester tout le long du jour à la cuisine, les mains aux
fourneaux et dans les oulos.
Oh ! que j'aurais bien mieux aimé être ici, avec un livre ou une plume!
Je t'aurais écrit, je t'aurais dit combien tes envois me sont agréables, et je
ne sais quoi ensuite ; ce serait plus joli que des plats de soupe. Mais pour-
quoi se plaindre et perdre ainsi le mérite d'une contrariété? Faisons ma
soupe de bonne grâce; les saints souriaient à tout, et l'on dit que sainte
Catherine de Sienne faisait avec grande joie la cuisine. Elle v trouvait
de quoi méditer beaucoup. Je le crois, quand ce ne serait que la vue
64 JOCRXAL D'EUGÉNIE Dïï GVÉRIM
seule du feu et les petites brûlures qu'on se fait et qui font penser au
purgatoire.
Le 7 avril. — Bien des jours se sont passés depuis que je n'ai rien mis
ici : la semaine sainte, la grande fête de Pâques, toutes ces solennités qui
tiennent l'âme loin de la terre. Je ne me suis guère arrêtée ici que pour les
repas. Le lundi, j'étais à Cahuzac, et le lendemain encore, retenue par la
pluie ; le mercredi, je le passai à Andillac à faire la chapelle du jeudi-saint
avec M. le curé et la petite Virginie.
Le ii. — Lacune de plusieurs jours. Je me trouve à présent sur une page
déchirée, accident qui ne m'empêchera pas d'écrire. Je sais d'ailleurs que
pareille chose arrive souvent au papier du cœur. Veux-tu que je te dise
pourquoi je mets si peu de suite à mon Journal? C'est que je suis à mille
choses qui remplissent tous mes moments de devoirs ou d'occupations.
Ceci n'est qu'un délassement, un temps de reste que je te donne quand je
puis, la nuit, le matin, à toute heure, car à toute heure on peut causer quand
c'est avec le cœur que l'on parle. Une mouche, un bruit de porte, une
pensée qui vient, que sais-je? tant de choses qu'on voit, qu'on touche,
qu'on sent, feraient écrire des volumes. Je lisais hier au soir Bernardin, au
premier volume des Etudes, qu'il commence par un fraisier, ce fraisier
qu'il décrit avec tant de charme, tant d'esprit, tant de cœur, qui ferait,
dit-il, écrire des volumes sans fin, dont l'étude suffirait pour remplir la vie
du plus savant naturaliste parles rapports de cette plante avec tous les
règnes de la nature. Mon ami, je suis ce fraisier en rapport avec la terre,
avec l'air, avec le ciel, avec les oiseaux, avec tant de choses visibles et
invisibles que je n'aurais jamais fini si je mettais à me décrire, sans compter
ce qui vit aux replis du cœur, comme ces insectes qui logent dans l'épais-
seur d'une feuille. De tout cela, mon ami, quel volume !
Voilà sous ma plume une petite bête qui chemine, pas plus grosse qu'un
point sur un i. Qui sait où elle va? de quoi elle vit? et si elle n'a pas quel-
que chagrin au cœur? qui sait si elle ne cherche pas quelque Paris où elle
a un frère? elle va bien vite. Je m'arrête sur son chemin : la voilà hors de
la page ; comme elle est loin ! je la vois à peine, je ne la vois plus. Bon
voyage, petite créature ; que Dieu te conduise où tu veux aller? Nous
reverrons-nous ? T'ai-je fait peur? Je suis si grande à tes yeux sans doute!
mais peut-être par cela même je t'échappe comme une immensité. Ma
petite bête me mènerait loin, je m'arrête à cette pensée : qu'ainsi je suis,
aux yeux de Dieu, petite et infiniment petite créature qu'il aime.
Tous les soirs je lis quelque Harmonie de Lamartine ; j'en apprends des
morceaux par cœur, et cette étude me charme et fait jaillir je ne sais quoi
de mon âme. qui me transporte loin du livre qui tombe loin de ceux qui
parlent auprès de moi ; je me trouve où sont ces esprits qui balancent
journal d'hugi-nie de gchrin 65
les astres sur nos têtes, et qui vivent de feu comme nous vivons d'air...
J'aurai toujours regret de n'avoir pas fait mes Enfantines ; mais pour
cela il m'aurait fallu être tranquille clans ma chambre comme une abeille
dans sa ruche. Quelquefois il m'est arrivé de désirer d'être en prison pour
me livrer à l'étude et à la poésie. Oh! quelle jouissance d'être sans distrac-
tions avec Dieu et avec soi-même, avec ce qu'il y a en nous qui pense, qui
sent, qui aime, qui souffre !
Le 15 mai. — Nous avons M. Bories aujourd'hui, notre curé, les Facieu
et quelques autres personnes. Je les laisse au jeu et viens à l'écart te parler
un instant de ma journée. C'est de celles que je remarque, qui me char-
ment par un beau ciel et par de doux événements. D'abord, en me levant,
j'ai reçu une lettre de notre ami de Bretagne que je croyais mort. Quel
plaisir m'ont fait cette écriture, ces expressions de pur attachement, ces
expansions d'une âme triste et pieuse ! Pauvre ami, dans quel abattement
je le vois ! Je voudrais le consoler, lui faire du bien. Il me parle de poésie
comme d'un baume; il faut que je lui en envoie. Je suis bien occupée,
mais le soin des malades passe avant tout. Le bon Dieu bénit cette bonne
œuvre. Voyons donc ce qui reste de poésie dans mon âme. Je crains
qu'elle ne soit éteinte depuis le temps que je la laisse mourir. Rien que ce
pauvre affligé n'était capable de la rallumer. Je sens déjà quelque chose en
moi qui renaît, qui va jaillir de mon âme. J'ai pris cette lettre des mains
de Pouffé qui m'a paru un de ces nains chargés pour les châteaux de mys-
térieux messages. Grand merci au bossu, et me voilà dans la côte de
Sept-Fonts, lisant ma belle lettre. Puis, j'ai fait réflexion sur ces paroles
venues des bords de l'Océan dans les bois du Cayla, sur cette âme incon-
nue parlant à la mienne comme une sœur à une sœur; sur ce qui a amené
notre correspondance, sur la Bretagne, sur La Chênaie et son grand soli-
taire, sur toi, sur la pauvre Marie, sur son tombeau. Là, je me suis arrêtée
dans une pieuse pensée : qu'il fallait prier pour elle ; et j'ai prié. Puis, en
m'en allant, j'ai pris quelques fleurs pour notre autel à la Vierge et écouté
le rossignol, toute pénétrée de ces tristesses et de cette riante nature,
contraste, hélas ! des choses humaines.
[Sans date.] — En m'occupant de calcul tout à l'heure, j'ai voulu savoir
le nombre de mes minutes. C'est effrayant, 1(18 millions et quelques
mille! (1) Déjà tant de temps dans ma vie! J'en comprends mieux toute
la rapidité, maintenant que je la mesure par parcelles. Le Tarn n'accumule
pas plus vite les grains de sable sur ses bords. Mou Dieu, qu'avons-
nous fait de ces instants que vous devez aussi compter un jour? S
trouvera-t-il qui comptent pour la Aie éternelle? s'en trouvera-t-il beau-
(1) Elle se trompe, et met un zéro de trop. Mais à quoi bon le remarqu
66 JOURNAL D'ntTGÉNIE DE GUi'RIN
coup, s'en trouvera-t-il un seul? Si observaveris, Domine, Domine, quts
snstinebit ?
Cet examen du temps fait trembler l'âme qui s'y livre, pour si peu qu'elle
ajt vécu, car Dieu nous jugera autrement que les lis. Je n'ai jamais com-
pris la sécurité de ceux qui ne se donnent d'autre appui qu'une bonne
conduite humaine pour se présenter devant Dieu, comme si tous nos
devoirs étaient renfermés dans le cercle étroit de ce monde. Etre bon père,
bon fils, bon citoyen, bon frère, ne suffit pas pour entrer au ciel. Dieu
demande d'autres mérites que ces douces vertus du cœur à celui qu'il veut
couronner d'une éternité de gloire.
Une journée passée à étendre une lessive q 1
Quatrième cahier* — Mai-Juin 1837
E i" mai 1837. — C'est ici , mon ami , que je veux reprendre cette cor-
respondance intime qui nous plaît et qui nous est nécessaire, à toi
dans le monde, à moi dans ma solitude. J'ai regret de ne l'a voir pas
continuée, à présent que j'ai lu ta lettre où tu me dis pourquoi tu ne
m'avais pas répondu. Je craignais de t'ennuyerpar les détails de ma vie, etje
vois que c'est le contraire. Plus de souci donc là-dessus, plus de doute sur ton
amitié ni sur rien de ton cœur si fraternel. J'avais tort : tant mieux, je crai-
gnais que ce ne fût toi. En toute joie et liberté reprenons notre causerie,
cette causerie secrète, intime, dérobée, qui s'arrête au moindre bruit, au
moindre regard. Le cœur n'aime pas d'être entendu dans ses confidences.
Tu as raison quand tu dis que je ruse un peu pour écrire mes cahiers ; j'en
ai bien lu quelque chose à papa, mais non pas tout. Le bon père aurait
peut-être quelque souci de ce que je dis, de ce qui me vient parfois dans
l'âme; un air triste lui semblerait un chagrin. Cachons-lui ces petits
nuages ; il n'est pas bon qu'il les voie et qu'il connaisse autre chose de moi
que le côté calme et serein. Une fille doit être si douce à son père ! Nous
leur devons être à peu près ce que les anges sont à Dieu. Entre frères, [
différent, il y a moins d'égards et plus d'abandon. A toi Jonc le cours de
ma vie et de mon cœur, tel qu'il vient.
Le 2. — Deux lettres de Louise, jolies, tendres, mais tristes, fa pauvre
amie est entourée de morts et pleure une voisine, la mère Je Mélanie,
"7
68 JOURNAL D%EUGÉNIE DF GUÉRIN
cette jeune fille dont je t'ai parlé, je crois. C'est cette pauvre montagnarde
qu'on a prise des champs pour l'habiller en demoiselle, la faire élèvera
Toulouse où elle voit les dames de Villèle. Son éducation a bien pris et la
demoiselle croît à ravir sur la paysanne. 11 y aura deux vies dans sa vie Je
la trouve intéressante, surtout à présent que la pauvre orpheline pleure sa
mère et se désole dans ses grands salons de n'avoir pas pu se trouver au
chevet du lit de sa pauvre mère. Louise me dit qu'elle ne reviendra pas à
Rayssac, où il n'y a plus rien pour elle, et qu'elle entrera au couvent. C'est
le lieu des âmes tristes, ou qui sont étrangères au monde, ou qui sont
craintives et s'abritent là comme dans un colombier.
Le 3. — Le rossignol chante, le ciel est beau, choses toutes nouvelles
dans ce printemps tardif. C'est de quoi dire un mot, mais je te quitte pour
des occupations utiles. Ceci n'est que passe-temps : joujou du cœur qu'une
plume, pour une femme ! Vous autres hommes, c'est différent.
Le 4. — Rien que la date; je n'ai pu écrire, ayant passé la journée à
Cahuzac, pauvre endroit qui d'ailleurs laisse peu à dire.
Le 5. — Pluie, vent froid, ciel d'hiver, le rossignol, qui de temps en
temps chante sous des feuilles mortes: c'est triste au mois de mai. Aussi
suis-je triste en moi, malgré moi. Je ne voudrais pas que mon âme prît
tant de part à l'état de l'air et des saisons, que, comme une fleur, elle
s'épanouisse ou se ferme au froid ou au soleil. Je ne le comprends pas,
mais il en est ainsi tant qu'elle est enfermée dans ce pauvre vase du
corps
Pour me distraire, j'ai feuilleté Lamartine, le cher poète. J'aime l'hymne
au rossignol et bien d'autres de ses Harmonies, mais que c'est loin de
l'effet que me faisaient ses Méditations! C'étaient des ravissements, des
extases; j'avais seize ans : que c'était beau! Le temps change bien des
choses. Le grand poète ne me fait plus vibrer le cœur, il ne m'a pas même
pu distraire aujourd'hui.
Essayons autre chose, car il ne faut pas garder l'ennui qui ronge l'âme.
Je le compare à ces petits vers qui se logent dans le bois des chaises et des
meubles dont j'entends le cr^c-crac dans ma chambre quand ils travaillent
et mettent leur loge en poussière. Que faire donc? il ne m'est pas bon
d'écrire, de répandre je ne sais quoi de troublé. Que la vase retombe au
fond et puis que l'eau coule, pas plus tôt. Laissons livres et plumes, je sais
quelque chose de mieux. Cent fois je l'ai essayé: c'est la prière, la prière
qui me calme. Quand, devant Dieu, je dis à mon âme : « Pourquoi étes-
vous triste et pourquoi me troublez-vous?» Je ne sais quoi lui répond et
fait qu'elle s'apaise à peu près comme quand un enfant pleine et qu'il voit
sa mère. C'est que la compassion et tendresse divine est toute maternelle
pour nous.
JOURNAt D'EUGÉNIE DE GUÉRIX 69
Le 6. — On avait défendu à saint Jean de Damas d'écrire à personne, et,
pour avoir fait des vers pour un ami, il fut chassé de son couvent. Cela m'a
paru bien sévère ; mais que de sagesse ou y voit, quand, après ses suppli-
cations et beaucoup d'humilité, le saint rentre en grâce, qu'on lui ordonne
d'écrire et d'employer ses talents à combattre les ennemis de Jésus-Christ!
Il fut trouvé assez fort pour entrer en lice alors qu'il s'était dépouillé d'or-
gueil. Il écrivit contre les iconoclastes. Oh! si tant d'écrivains illustres
avaient commencé par une leçon d'humilité, ils n'auraient pas fait tant
d'erreurs ni tant de livres. L'orgueil en fait bien éclore ; aussi voyons
les fruits qu'ils produisent, dans combien d'égarements nous mènent les
égarés !
Mais c'est trop étendu pour moi, ce chapitre de la science du mal : j'aime
mieux dire que j'ai cousu un drap de lit et que je cousais bien des choses
dans ma couture. Un drap prête bien à la réflexion : il va recouvrir tant de
monde, tant de sommeils si différents ! peut-être celui de la tombe. Qui
sait s'il ne sera pas mon suaire, si ces points que je fais ne seront pas
décousus par les vers! Pendant ce temps, papa me contait qu'il avait
envoyé à mon insu une pièce de vers à Rayssac, et j'ai vu la lettre où
M. de Bayne en parlait et lui disait que c'était bien. Un peu de vanité m'en
venait, elle est tombée dans ma couture. A présent, je me disque la pensée
de la mort est bonne pour nous préserver du péché. Elle modère la joie,
tempère la tristesse, fait regarder comme passé tout ce qui passe. J'ai
d'excellentes méditations là-dessus dans un livre que je viens de me pro-
curer, la Retraite, du père Judde. Que j'aime ce livre et que j'ai d'obliga-
tion à celui qui me l'a fait connaître !
Le 7. — Je ne sais quoi vint me détourner hier, lorsque je voulais te
parler de ma petite bibliothèque, des livres que j'ai, de ceux que je vou-
drais avoir. 11 me manque sainte Thérèse, ses lettres si spirituellement
pieuses. Je les ai vues chez une servante, la pauvre lille! Mais qui sait?
peut-être elle les comprend mieux que moi. Les choses saintes sont à la
portée du cœur et de toute intelligence pieuse. J'ai remarqué cela bien
souvent, que telle personne qui paraît simple aux yeux du monde, une
ignorante, une Rose Dreuille, est infiniment versée dans les choses intel-
lectuelles, dans les choses de Dieu. Je connais bien des gens d'esprit qui
sont bêtes : comme deux messieurs qui ne voulaient pas que Dieu tù:
parce qu'il nous donne des lois gênantes, parce qu'il y a un onf< r Ils trou-
vent absurdes les lois du jeûne, la croyance au péché originel, et hier.
la vénération des images. Pauvres gens ! qu'il s'en trouve de ceux qui l'ont
Jes entendus sur ces choses sacrées, saints hiéroglyphes qu'ils lisent
les comprendre et qu'ils appellent folies '
Nos paysans s'en mêlent; l'un d'eux a cité le concile de Trente à notre
e
s
70 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUËRIN
curé dans un cas où ce savoir lui seyait mal. Se mêler d'interpréter
les conciles et ne pas dire le Pater, quelle pitié! Voilà ce que font les
lumières dans nos campagnes, les lumières de l'alphabet ; car, c'est parce
qu'il sait lire que le peuple se croit savant. Monté sur l'orgueil, il
touche aux plus hautes choses, et regarde à sa portée ce qu'il devrait
contempler à genoux. Il veut voir, comprendre, saisir, et marche
droit à l'incrédulité. 11 faut qu'on lui prouve la foi maintenant, lui qui
croyait tout. Ils ont bien perdu, nos paysans, dans leur contact avec
les livres, et qu'y ont-ils appris qu'une ignorance de plus, à mécon-
naître leurs devoirs? Cela fait pitié pour ces pauvres gens. 11 vaudrait
bien mieux qu'ils ne sussent pas lire, a moins qu'on ne leur apprît en
même temps quelles lectures leur sont bonnes. A la montagne de Rayssac,
ils lisent tous, mais c'est le catéchisme, des livres de messe et de piété.
Voilà le but des écoles et ce qu'on y devrait enseigner : la religion , faire
de bons chrétiens. A Andillac et ailleurs, on apprend à signer et à dire :
gué souy sapianl
Mais cette digression m'a mené loin de mes livres dont je parlais. Ma
collection s'accroît ; tantôt une fois et tantôt l'autre, je me procure quelque
chose. J'ai rapporté d'Albi le nouveau Mois de Marie de l'abbé Le Guillou,
livre suave et doux, tout plein de fleurs de dévotion. J'en lis tous les matins
quelque chose. Nous faisons le mois de Marie dans notre chambre devant
une belle image de la Vierge, que Françoise a donnée à Mimi. Au-dessus,
il y a un christ encadré qui nous vient de notre grand'mère, plus haut,
sainte Thérèse, et puis plus haut le petit tableau de l'Annonciation que tu
connais, de sorte que l'œil suit toute une ligne céleste dès qu'il regarde et
s'élève : c'est une échelle qui porte au ciel
Le 5. — Que te dirai-je à présent? qu'il pleut, que le ciel ne veut pas
absolument nous sourire. Mai s'en ira, je le crains, sans soleil, sans fleurs,
sans verdure. Nos bois sont comme en hiver, secs et nus. Le rossignol y
chante quelquefois d'un air triste, et je le plains de n'avoir pas un abri
C'est un temps de calamité, tout souffre. L'air est malsain, on n'entend
parler que de morts et de mourants. La grippe fait bien des ravages. C'est
un autre choléra qui décime presque la population à certains endroits. A
Toulouse, il est mort jusqu'à soixante personnes par jour. Ici, rien n'arrive
ni à nous ni à nos domestiques : heureux que nous sommes, loin des villes
et de leur contagion ! Si bien des choses nous manquent, celles dont nous
jouissons sont bien douces, et j'en bénis Dieu tous les jours; tous les jours,
je me trouve heureuse d'avoir des bois, des eaux, des prés, des moutons,
des poules qui pondent, de vivre enfin dans mon joli et tranquille Cayla
avec une famille qui m'aime. Qu'y a t-il de plus tlmix au monde?
11 ne nous manque que toi, cher membre, que le corps réclame. Quand
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 71
t'aurons-nous? Rien ne paraît s'arranger pour cela. Ainsi, nous passerons
la vie sans nous voir. C'est triste, mais résignons-nous a tout ce que Dieu
veut ou permet. J'aime beaucoup la Providence qui mène si bien toutes
choses et nous dispense de nous inquiéter des événements de ce monde.
Un jour nous saurons tout; un jour je saurai pourquoi nous sommes sépa-
rés, nous deux qui voudrions être ensemble. Rapprochons-nous, mon
ami, rapprochons-nous de cœur et de pensée en nous écrivant l'un à
l'autre. Cette communication est bien douce, ces épanchements soulagent,
purifient même l'âme comme une eau courante emporte son limon.
Pour moi, je me trouve mieux après que je me suis laissée couler ici. Je
dis ici, parce que j'y laisse l'intime, sans trop regarder ce que c'est, même
sans le savoir quelquefois. Ce qui se passe en moi m'est inconnu à certains
moments; ignorance sans doute de l'être humain. J'ai si peu vu, si peu
connu en bien comme en mal ! Cependant, je ne suis pas un enfant. J'aime
bien d'écrire a Louise, mais ce n'est pas comme à toi; d'ailleurs, mes
lettres sont vues et le cœur n'est pas un livre qu'on veuille ouvrir au
public. Merci donc d'aimer ma correspondance, de me donner le plaisir
innocent et tout fraternel de te dire bien souvent que je t'aime de cette
affection vive, tendre et pure, qui vient de la charité. C'est ainsi qu'on
s'aime bien ; c'est ainsi que Jésus-Christ nous a aimés et veut que nous
aimions nos frères.
Le 9. — Une journée passée à étendre une lessive laisse peu à dire. C'est
cependant assez joli que d'étendre du linge blanc sur l'herbe ou de le voir
flotter sur des cordes. On est, si l'on veut, la Nausicaa d'Homère ou une
de ces princesses de la Bible qui lavaient les tuniques de leurs frères. Nous
avons un lavoir, que tu n'as pas vu, à la Moulinasse, assez grand et plein
d'eau, qui embellit cet enfoncement et attire les oiseaux qui aiment le frais
pour chanter.
Notre Cayla est bien changé et change tous les jours. Tu ne verras plus
le blanc pigeonnier de la côte, ni la petite porte de la terrasse, ni le corridor
et le fenestroun où nous mesurions notre taille quand nous étions petits.
Tout cela est disparu et fait place à de grandes croisées, à de grands salons.
C'est plus joli, ces choses nouvelles, mais pourquoi est-ce que je regrette
les vieilles et replace de cœur les portes ôtées, les pierres tombées. Mes
pieds même ne se font pas à ces marches neuves, ils vont suivant leur
coutume et font des faux pas où ils n'ont pas passé tout petits. Que!
le premier cercueil qui sortira par ces portes neuves? Soit nouvelles ou
anciennes, toutes ont leurs dimensions pour cela, comme tout nid .;
ouverture. Voilà qui désenchante cette demeure d'un jour et fait lever les
yeux vers cette habitation qui n'est pas bâtie de main d'homme.
Une lettre de Marie nous est venue. Je signale toujours une lettre comme
•j2 JOURNAL D'EUGÉKIB DE GUÉRIN
l'airivée d'un ami. Celles de Marie sont gracieuses, toutes pleines de nou-
velles, de petites choses du monde. Aujourd'hui, elle nous annonce l'ar-
rivée de M. Vialar, l'Africain, et celle d'un prince arabe : choses curieuses
pour le pays et pour ceux qui savent voir les choses dans les hommes. Que
ne fait pas voir un Africain à Gaillac et un Gaillacois en Afrique ! La Pro-
vidence qui mène tout n'aura pas fait pour rien rencontrer ces deux
hommes et tiré l'Arabe de son désert pour lui faire voir notre France,
notre civilisation, nos arts, nos mœurs, nos belles cathédrales.
Le IO# — Une lettre écrite à Louise, mes prières, des occupations de
ménage, voilà ma journée. Comme je descendais un chaudron du feu,
papa m'a dit qu'il n'aimait pas de me voir faire de ces choses; mais j'ai
pensé à saint Bonaventure qui lavait la vaisselle de son couvent quand on
alla lui porter, je crois, le chapeau de cardinal. — En ce monde, il n'y a
rien de bas que le péché qui nous dégrade aux yeux de Dieu. Ainsi, mon
chaudron m'a fait faire une réflexion salutaire qui me servira à faire sans
dégoût certaines choses dégoûtantes, comme de me noircir les mains à la
cuisine. Bonsoir; demain matin, je vais me confesser. Le vent du nord a
soufflé tout le jour, nos journaliers grelottaient dans les champs. Faut-il
voir l'hiver au mois de mai !
Depuis hier je n'ai pas eu le temps de m'arrêter pour écrire. C'est une
privation pour moi de ne pas toucher ma plume, comme pour un musicien
de ne pas toucher son instrument. C'est ma lyre à moi, que ma plume ; je
l'aime comme une amie, rien ne peut m'en détacher. Il y a entre elle et
moi comme un aimant.
Aux flots revient le navire,
La colombe à ses amours ;
A toi je reviens, ma lyre,
A toi je reviens toujours.
Dieu, de qui tu viens, sans doute,
Te fit la voix de mon cœur,
Et je lui chante, en ma route,
Comme l'oiseau voyageur.
Je compose mon cantique
Des Miniers chants des hameaux ;
Je recueille In musique
Qu'en passant font les ruisseaux.
J'écoute le bruit qui tombe
Avec le jour dans les 1">is,
i i si lupirs de la colombe
l'.t le tonnarr» aux cent voix.
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 73
J'écoute quand il s'éveille
Ce qu'au berceau dit l'enfant,
Ce qu'aux roses dit l'abeille,
Ce qu'aux forêts dit lu vent.
J'écoute dans les églises
Ce que l'orgue chante à Dieu,
Quand les vierges sont assises
A la table du saint lieu.
Ames du ciel amoureuses,
J'écoute aussi vos désirs,
Et prends des hymnes pieuses
Dans chacun de vos soupirs.
La poésie irait grand train si je la laissais faire ; mais demain c'est la
Pentecôte, grande fête qui dispose au recueillement, qui fait taire l'âme
pour prier et demander l'esprit saint, l'esprit d'amour et d'intelligence qui
fait connaître et aimer Dieu. Je vais donc entrer dans mon cénacle, ma
chambrette; plus rien du dehors, s'il est possible. Mais encore je pense à
toi, pauvre errant dans le monde. Si tu savais comme je te voudrais avec
nous! Que Dieu veuille un jour t'amener, te rendre à la société des frères!
Le 13. — Je reviens ici le lundi de la Pentecôte, sans m'arrêter au jour
d'hier, si grand, si divin ; causons un peu d'à présent, du temps que je fais
lire Miou, mon écolière. A elle l'oreille, ici le cœur , mais je suis souvent
détournée pour la reprendre. Cette enfant a l'intelligence lente et molle,
de sorte qu'il faut être Là sans cesse à l'exciter. Patience et persévérance :
avec cela nous ferons quelque chose de Miou, non pas un esprit orné,
mais une intelligence chrétienne, qui sache pourquoi Dieu l'a mise au
monde. Pauvre petite! elle ne le savait pas du toutnaguère. Que nous
sommes ignorants, que nous le sommes tous en naissant ! L'n Lamennais
n'en aurait pas su plus que Miou à dix ans, si on ne lui eût pas appris
davantage. Cela me semble ainsi, et que notre intelligence ne se déve-
loppe que par l'instruction, comme le bois ne s'allume que parle contact
du feu.
l'aime assez d'instruire les petits enfants, de leur faire le catéchisme.
C'est un plaisir et même un devoir d'instruire tous ces pauvres chrétiens.
On peut faire les missionnaires à tout moment dans nos campagnes, et je
doute que des sauvages en sachent moins en fait de religion que certains
de nos paysans. Notre cuisinière. Marianne, voyait des cochons dans les
commandements. Un autre croit que faire son salut c'est se saluer, et cent
autres bêtises qui font pitié. Mais Dieu est bon, et ce n'est pas précisément
l'ignorance qu'il punira. On doit bien plus craindre pour les génies qui
74 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉEIN
s'égarent, pour ceux qui savent la loi et ne veulent pas la suivre, pour ces
aveugles qui ferment les yeux au jour. Oh! que ceux-là nie font pitié I
qu'ils sont à plaindre ! On voit leur sort dans la parabole de la vigne et de
l'arbre stérile. Je l'écrirais, mais tu sais cela.
Un chagrin : nous avons Trilby malade, si malade que la pauvre bête en
mourra. Je l'aime, ma petite chienne, si gentille. Je me souviens aussi que
tu l'aimais et la caressais, l'appelant coquine. Tout plein de souvenirs s'at-
tachent à Trilbette et me la font regretter. Petites et grandes affections,
tout nous quitte et meurt à son tour. Notre cœur est comme un arbre
entouré de feuilles mortes.
Le pasteur est venu nous voir. Je ne t'ai pas dit grand'chose de lui. C'est
un homme bon et simple, instruit de ses devoirs, parlant mieux de Dieu
que du monde qu'il connaît peu. Aussi ne brille-t-il pas dans un cercle;
sa conversation est commune et lui fait trouver peu d'esprit par ceux qui
ne connaissent pas un esprit de prêtre. Il fait le bien dans la paroisse ; sa
douceur lui gagne des âmes. C'est notre père à présent. Je le trouve jeune,
après M. Bories. Il me manque cette parole forte et puissante qui me sou-
tenait; mais Dieu me l'a ôtée, il sait pourquoi. Soumettons-nous et mar-
chons comme un enfant, sans regarder la main qui nous mène. Au demeu-
rant, je ne me plains pas; il parle bien, très bien pour lésâmes calmes.
Jamais Andillac n'eut une si douce éloquence, c'est le Massillon du pays.
Mais Dieu seul peut apaiser les troubles de l'âme. Si tu t'étais fait prêtre,
tu saurais cela, et je t'aurais demandé conseil ; mais je ne puis rien dire à
Maurice. Ah ! pauvre ami, que je le regrette! que je voudrais passer de la
confiance du cœur à celle de l'âme ! Il y aurait dans cette ouverture quel-
que chose de bien spirituellement doux. La mère de saint François de
Sales se confessait à son fils ; des sœurs se sont confessées à leurs frères.
Il est beau de voir la nature se perdre ainsi dans la grâce.
On vient de m'apporter un jeune pigeon que je veux garder, et priver,
et caresser; il me remplacera Trilby. Ce pauvre cœur veut toujours quel-
que chose à aimer; quand une lui manque, il en prend une autre. Je
remarque cela, et que sans interruption nous aimons, ce qui marque notre
fin pour un amour éternel. Rien ne me fait mieux... Papa est venu me faire
couper le mot entre les dents. Je recommence : Rien ne me fait mieux
comprendre le ciel que de me le figurer comme le lieu de l'amour; car si
nous n'aimons pas un instant sans bonheur , que sera-ce d'aimer sans fin?
Le 16. — Je viens de faire une découverte. En feuilletant un vieux livre
de piété, Y Ange conducteur, j'ai trouvé les litanies de la Providence qu'on
dit que Rousseau aimait tant, et celles de l'Enfant Jésus, simples et sublimes
comme cette divine enfance. J'ai remarqué ceci : « Enfant qui pleurez dnns
le berceau, Enfant qui tonnez du haut des cieux, Enfant qui réparez la
jo*-rn'at. n'nr Grvir r>v. gtérw 75
grâce de la terre, Enfant qui êtes le chef des anges, /> et mille autres déno-
minations et invocations gracieuses. Si jamais j'exécute un projet que j'ai ,
ces litanies seront mises sous les yeux des enfants. Mon pigeon me vole
dessus et piaule si tendrement pour que je le mette au nid, que je te quitte.
Le 17. — Uu beau soleil levant nous fait espérer un beau jour, chose rare
en ce mois de mai. Jamais printemps plus froid, plus aride, plus triste.
C *la fait mal à tout : les poulets ni les fleurs ne naissent pas, ni les pensées
riantes non plus.
Aujourd'hui, de bonne heure, j'ai été à Vieux visiter les reliques des
saints, et en particulier de saint Eugène, mon patron. Tu sais que le saint
évêque fut exilé de Carthage dans les Gaules, par un prince arien. Il vint à
Albi, de là à Vieux, où il bâtit un monastère où se réunirent beaucoup de
saints. C'est aujourd'hui le Moulin de Latour. Je voudrais que ceux qui
viennent moudre là sussent la pieuse vénération qui est due à ce lieu ; mais
la plupart l'ignorent. On ne sait même plus pourquoi il se fait des proces-
sions, à Vieux, de toutes les paroisses du pays. Je l'ai expliqué à Miou,
qui m'accompagnait et qui comprend peut-être à présent ce que c'est que
des reliques, et ce qu'on fait devant ces pavillons où elles sont exposées.
J'aime ces pèlerinages, restes de la foi antique; mais ce n'est plus le
temps aujourd'hui de ces choses, l'esprit en est mort pour le grand nombre.
On allait à Vieux en prières, on n'y va plus qu'en promenade. Cependant
si M. le curé ne fait pas cette procession, il sera cause de la grêle. La cré
dulité abonde où la foi disparaît. Nous avons pourtant quelques bonnes
âmes bien dignes de plaire aux saints, comme Rose Dreuille, la Durelle
qui sait méditer, qui a tant appris sur le chapelet, puis Françon de Gaillard
et sa fille Jacquette, si recueillie à l'église.
Cette sainte escorte ne m'accompagnait pas ; j'étais seule avec mon bon
ange et Miou. La messe entendue, mes prières faites, je suis partie avec
une espérance de plus. J'étais venue demander quelque chose à saint
Eugène. Les saints sont nos frères. Si tu étais tout-puissant, ne m'accorde-
rais-tu pas ce que je te demanderais? C'est ce que j'ai pensé en invoquant
saint Eugène, qui, de plus, est mon patron. Nous avons si peu en ce monde,
au moins espérons en l'autre.
Le 20. — Trois lettres nous sont venues : une d'Euphrasie, une d'Antoi-
nette et une de Félicité, bien triste. Te voilà malade, pauvre Maurice.
v >ilà pourquoi tu ne nous écrivais pas. Mon Dieu ! que je voudrais être là
tout près, te voir, te toucher, te soigner! Tu es bien soigné, sans doute;
mais tu as besoin d'une sœur. Je le sais, je le sens. Si jamais j'ai désiré te
voir, c'est bien l'heure. Faut-il que toujours le malheur t'amène! tan:
révolution, tantôt le choléra, à présent ton mal. Le plaisir de nous voir
serait-il trop doux? Dieu ne veut pas de parfait bonheur en ce monde.
76 JOURNAL D'EUGÉNIE DR GUÉRW
Tous ces jours-ci je pensais : si Maurice arrivait aux vacances, quelle joie1,
que papa serait heureux ! Et voilà que tout ce bonheur s'en va clans une
maladie. Mais arrive, viens; l'air du Cayla, le lait d'ânesse. le repos vont
te guérir. J'ai regret de ne t'avoir pas répondu ; je serai peut-être cause de
quelque pensée triste, de quelque doute qui t'aura fait mal. Tu auras cru
que je ne voulais plus t'écrire, que je ne voulais plus de ton amitié. Je
t'écrivais ici tous les jours, mais je voulais te donner le temps de désirer
une lettre : ce délai t'aurait fait répondre plus vite une autre fois. Laissons
tout cela maintenant, ne parlons plus du passé. Nous allons nous voir,
nous entendre, et tout expliquer.
Le 22. — Pas d'écriture hier. La journée du dimanche se passe à l'église
ou sur les chemins. Le soir, je suis fatiguée ; à peine si j'ai lu après souper
un peu de l'Histoire de l'Eglise, mais j'ai beaucoup pensé à toi pourtant,
Dieu le sait. J'ai demandé à Rose de prier pour toi. Elle m'a promis de le
faire. Cela m'a fait plaisir ; depuis je suis plus tranquille, parce que je crois
que la prière est toute-puissante. J'en sais une preuve dans un petit enfant
guéri subitement d'une cécité complète. Cette histoire est jolie, il faut que
je te la conte. Il y avait à Ouillas, dans un couvent de nos montagnes, une
jeune fille, pensionnaire si pieuse, si douce, si innocente, que tout le
monde l'aimait et la vénérait comme un ange. On dit que son confesseur,
M. Chabbert, que nous avons eu pour curé, la trouva si pure, qu'il lui fit
faire sa première communion sans l'absoudre. Elle mourut à quatorze uns,
en si grande vénération et amitié de ses compagnes que, l'une après l'autre,
elles vont chaque jour visiter sa tombe, toute blanche de lis dans la saison
des fleurs, et lui demander ce dont elles ont besoin, et plus d'une fois la
sainte a exaucé leur prière. Depuis deux ans le concours se faisait au cime-
tière, lorsqu'une pauvre femme, venant ramasser du bois tout auprès avec
son petit garçon aveugle, se souvint des merveilles qu'on racontait de
Marie, et l'idée lui vin de mener son enfant sur la tombe et de demander
sa guérison. Voici à peu près sa prière .
". Petite sainte Marie, vous que j'ai vue si bonne et si compatissante,
écoutez moi à présent du Paradis où vous êtes ; rendez la vue a mon fils;
que Dieu m'accorde par vous cette grâce ! »
A peine est-ce dit, la pauvre mure, encore à genoux, entend son petit
s'écrier qu'il y voit : Ay, marna, té bésil Des croûtes qui fermaient ses
yeux sont tombées; la même plaie couvrait la tête, ne laissant pas voir un
cheveu, et huit jours après la pauvre mère faisait voir à tout le monde son
enfant aux beaux yeux et aux jolies boucles blondes
Je tiens cela de M"c Carayon, d'Albi, qui a vu l'enfant aveugle et l'enfant
guéri miraculeusement. C'est une histoire charmante, que je crois d» tout
mou cœur, et qui me donnerait envie d aller ; Ouillas pour demander
JOURNAL D EUGENIE DE GUÉRIN 77
aussi quelque chose que je demanderais avec toute la ferveur de mon âme.
J'attendais de tes nouvelles ce matin. Félicité nous dit que tu dois nous
écrire en même temps qu'elle; mais pas de lettre, ce retard nous met en
peine. Qui sait? peut-être es-tu plus souffrant. Le temps n'est pas bon
pour toi : toujours froid ou pluie. Il va bien me tarder qu'il fasse beau,
que le printemps paraisse, que l'air soit doux. Depuis hier, j'ai fait bien
des baromètres. C'est ce rude hiver, cet air froid et malsain qui t'ont
fait mal.
J'ai fort grondé mon écolière qui manque souvent de respect à sa mère.
Pour lui faire impression, je lui ai cité ce trait de dix enfants maudits par
leur mère, que saint Augustin avait vus à Ilippone dans un tremblement
et un état affreux. Miou a paru touchée; peut-être en sera-t-elle plus
obéissante quand elle sera tentée de dire non à sa mère. Je me souviens
comme ces enfants maudits me faisaient peur. La désobéissance fut le
premier vice de l'homme, c'est le premier défaut de l'enfant : il trouve un
maudit plaisir dans tout ce qu'on lui défend. Nous portons tous ce trait de
notre premier père. Il n'y a que l'Enfant Jésus duquel on ait pu dire qu'il
était soumis et obéissant. Ce serait un beau modèle à présenter à l'en-
fance que cette enfance divine avec ses vertus, ses grâces, dont quelque
pieux Raphaël ferait ressortir les traits. J'ai pensé cela bien souvent, et
formé mon groupe de saints enfants du Vieux et du Nouveau Testament :
Joseph, Samuel, Jean-Baptiste, mené à trois ans au désert; Cyrille, qui
mourut martyr à cinq ans; le frère de sainte Thérèse, qui bâtissait de
petits oratoires à sa sœur; la vierge Eulalie. Non, elle est trop grande à
douze ans parmi ces tailles enfantines; mais je trouverais bien quelque
autre petite sainte à encadrer. Tout cela parsemé de fleurs, d'oiseaux, de
perles, ferait un joli petit tableau pour l'enfance. Quelque chose me dit
d'en faire un livre, comme je t'en ai parlé dans le temps. Je ne sais pour-
quoi je n'ai jamais pu me défaire de cette idée; au contraire, elle se pré-
sente plus souvent que jamais.
Le 27. — Rien ici depuis plusieurs jours; mais j'ai bien écrit ailleurs,
car je me sens le besoin de me répandre quelque part, j'ai fait cela avec
Louise et devant Dieu : pour se consoler, rien de mieux que la foi pour
l'âme, l'amitié pour le cœur. Tu sais ce qui m'attriste, c'est de penser que
tu as été bien malade, que tu l'es encore. Qui sait? à cent lieues de dis-
tance ! Mon Dieu, que cet éloignement fait souffrir I Je ne puis pas même
savoir où tu es, et je voudrais tout savoir. Le cœur, en peine, se fait bien
désireux et bien souffrant.
Voilà ma journée : ce matin à la messe, écrire à Louise, lire un peu, et
puis ilans ma chambrette. Oh ! je ne dis pas tout ce que j*y fais. J'ai des
fleurs dans un gobelet; j'en ai longtemps regarde deux, dont l'une peu-
73 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
chait sur l'autre qui lui ouvrait son calice. C'était doux à considérer et à
se représenter, l'épanchement de l'amitié dans ces deux petites fleurettes.
Ce sont des stellaires, petites fleurs blanches à longue tige des plus gra-
cieuses de nos champs. On les trouve le long des haies, parmi le gazon.
Il y en a dans le chemin du moulin, à l'abri d'un tertre tout parsemé de
leurs petites têtes blanches. C'est ma fleur de prédilection. J'en ai mis
devant notre image de la Vierge. Je voudrais qu'elles y fussent quand tu
viendras, et te faire voiries deux fleurs amies. Douce image qui, des deux
côtés, est charmante, quand je pense qu'une sœur est fleur de dessous. Je
crois, mon ami, que tu ne diras pas non. Cher Maurice, nous allons nous
voir, nous entendre ! Ces cinq ans d'absence vont se retrouver dans nos
entretiens, nos causeries, nos dires de tout instant.
Le 29. — Depuis deux jours je ne t'ai rien dit, cher Maurice ; je n'ai pu
mettre ici rien de ce qui m'est venu en idées, en événements, en craintes,
en espérances, en tristesses, en bonheur. Quel livre de tout cela! Deux
jours de vie sont longs et pleins quelquefois, et même tous, si l'on veut
s'arrêter à tout ce qui se présente. La vie est comme un chemin bordé de
fleurs, d'arbres, de buissons, d'herbes, de mille choses qui fixeraient sans
fin l'œil du voyageur; mais il passe. Oh! oui, passons sans trop nous
arrêter à ce qu'on voit sur terre, où tout se flétrit et meurt. Regardons en
haut, fixons les cieux, les étoiles ; passons de là aux cieux qui ne passeront
pas. La contemplation de la nature mène là; des objets sensibles, l'âme
monte aux régions de la foi et voit la création d'en haut, et le monde alors
paraît tout différent.
Que la terre est petite à qui la voit des cieux ! a dit Delille, après un
saint, car les saints avec les poètes se rencontrent quelquefois. Rien n'est
plus vrai que cette petitesse de la terre, vue de la sorte par l'œil de l'âme
qui sait se placer comme il faut pour bien voir. Ainsi Bossuet a jugé du
néant des grandeurs ; ainsi les saints ont foulé aux pieds ce qui brillait aux
autres hommes, fortune, plaisirs, gloire, et se sont fait traiter de fous par
leur singulière sagesse.
[Sans date.] — Enfin une de tes lettres! Tu es mieux, presque guéri, tu
vas arriver. Je suis contente, heureuse ; je bénis Dieu cent fois de ces
bonnes nouvelles, et je reprends mon écriture demeurée là depuis plu-
sieurs jours. Je souffrais, je souffre encore, mais ce n'est qu'un reste, un
malaise qui va finir; même je ne sais pas ce que c'est, ni ce que j'ai de
malade : ce n'est ni tête, ni estomac, ni poitrine, rien du corps; c'est donc
l'âme, pauvre âme infirme !
Juin. — Deux visites, deux personnes que j'aime et qui nous feront
plaisir tant qu'elles voudront demeurer. On n'en dit pas autant de tous
les visiteurs; mais Elisa F... est bonne, spirituelle ; sa cousine A..., fort
JOURNAL D'ECGÉMIB DE GUÉRIN
doute et, sans être belle, un charme de jeunesse qui fait que je la trouva
12' s; :;,": ;ctr ;eur est céd6e- ce qui fait «u° *> ^aLiTsz
vent. Cependant, de temps en temps, je m'échappe et viens ici, comme à
pèsent, pour ecnre, lire ou prier, trois choses qui me sont utiles De
temps en temps, lâme a besoin de se trouver en solitude, de se recueil
lo.n de tout bruit C'est ce que je viens faire ici. J'ai écrit à wïdtf
répondu a GibrWto, qui ma demandé avec empressement de tesnot
vel.es des qu eUe fa su malade. Ces témoignages d'amitié me
me font bén.r D.eu d'être aimée. L'amitié est chose si douce ! Elle niê e
à a joie et vient adoucir l'affliction. Marie de Thézac a montré aus ie
même intérêt Au moins, tu as des amis. 6
Je n'ai vu que toi s'en allant (page 80).
Cinquième cahier* — 26 janvier*- 19 février* 1333
e 26 janvier 1838. — Je rentre pour la première fois dans cette
chambrette où tu étais encore ce matin. Que la chambre d'un
absent est triste ! On le voit partout sans le trouver nulle part.
Voilà tes souliers sous le lit, la table toute garnie, le miroir
suspendu au clou, les livres que tu lisais hier au soir avant de t'endormir,
et moi qui t'embrassais, te couchais, te voyais. Qu'est-ce que ce monde où
tout disparait? Maurice, mon cher Maurice, oh! que j'ai besoin de toi et
de Dieu! Aussi en te quittant suis-je allée à l'église où l'on peut prier et
pleurer à son aise. Comment fais-tu, toi qui ne pries pas, quand tu es
triste, quand tu as le cœur brisé? Pour moi, je sens que j'ai besoin d'une
consolation surhumaine, qu'il faut Dieu pour ami quand ce qu'on aime fait
souffrir.
Que s'est-il passé aujourd'hui pour l'écrire ? Rien que ton départ, je n'ai
vu que toi s'en allant, que cette croix où nous nous sommes quittés. Quand
le roi serait venu, je ne m'en soucierais pas; mais je n'ai vu personne que
Jeannot ramenant vos chevaux. J'étais à la fenêtre et suis rentrée; il me
semblait voir le retour d'un convoi.
Voilà le soir, la fin d'une journée bien longue, bien triste. Bonsoir; tu
peux presque m'entendre encore, tu n'es pas trop loin; mais demain, après-
demain, toujours plus loin, plus loin !
80
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 8l
Le 37. — Où es-tu ce matin ? Après cet appel, je m'en vais d'ici, comme
pour te chercher par-ci par-là, où nous étions ensemble.
Je n'ai fait que coudre et repasser ; peu lu, seulement le bon vieux saint
François de Sales, au chapitre des amitiés. C'était bien le mien; le cœur
cherche toujours sa pâture. Moi, je vivrais d'aimer : soit père, frères, sœur,
il me faut quelque chose.
Le dimanche, que dire quand le pasteur ne prêche pas? C'est la manne
de notre désert que cette parole du ciel, qui tombe douce et blanche, d'un
goût simple et pur que j'aime. Je suis revenue à jeun d'Andillac, mais j'ai
lu Bossuet, ces beaux sermons tout signetés de ta main. J'ai laissé ces
papiers, souvent avec ma marque par-dessus. Ainsi, nous nous rencon-
trons partout comme les deux yeux ; ce que tu vois beau, je le vois beau ;
le bon Dieu nous a fait une partie d'âme bien ressemblante à nous
deux.
Le 28. — Te voilà sans doute parti de Toulouse ; tu roules, tu t'en vas,
tu t'éloignes. A moins que tu ne tousses pas en chemin, qu'il ne fasse pas
froid, qu'il n'arrive pas d'accidents! « Que lui arrivera-t-il, ô mon Dieu !
je n'en sais rien ; tout ce que je sais, c'est qu'il n'arrivera rien que vous
n'ayez réglé, prévu et ordonné de toute éternité. Cela me suffit, mon Dieu,
cela me suffit. J'adore vos desseins éternels et impénétrables, je m'y sou-
mets de tout mon cœur, pour l'amour de vous. Je veux tout, j'accepte tout,
je vous fais un sacrifice de tout et j'unis ce sacrifice à celui de Jésus-Christ
mon Sauveur. Je vous demande en son nom la parfaite soumission pour
tout ce que vous voulez et permettez qu'il arrive. Que la très juste, très
élevée et très aimable volonté de Dieu soit accomplie en toute cho
Prière de Madame Elisabeth, dans la tour du Temple, dite bien souvent
par moi dans la chambrette.
Je vais écrire à nos cousines Saint-Hilaire, puis nous irons à Cahuzac,
avec Mimi, voir Françon qui est bien malade.
Le 29. — Le tonnerre, la grêle, un jour d'automne ce matin ; un temps
d'été à présent, le soleil est chaud et lourd. Quelle variation dans le ciel et
dans toutes choses ! Tout était glace, il y a quinze jours, et tu étais ici : ce
n'est pas le froid que je regrette. Oh ! ce vent du nord qui sifflait me faisait
un plaisir! Je le bénissais chaque fois que je passais en grelottant à la salle.
Cependant il te fallait partir, j'y consentais pour celle qui t'attendait à
Paris, il faut savoir se séparer en ce monde. Que ne puis-je savoir où tu
es, quel point tu touches, quel chemin tu fais, pour te joindre, t'embr.i
Que n'ai-je le bras assez long pour atteindre tous ceux que j'aime! Je
conçois que Dieu, qui est amour, soit partout.
Le pasteur nous est venu voir; sa visite m'a fait plaisir; j'aime sa petite
causerie qui ne s'étend pas plus loin que sa paroisse, et ne fatigue pas pour
82 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
la suivre tant que l'esprit soit abattu. Je ne sais ce que j'ai gribouillé, mes
idées sont gênées, mal à l'aise, comme prises à la patte, et se débattant
bizarrement dans ma tête. Les laisser faire? Non, je m'en vais après un
tendre bonsoir.
Le 31. — Je me suis trouvé une drôle d'affection. Bête de cœur qui se
prend à tout! Le dirai-je? J'aime ces trois sangsues qui sont sur la che-
minée. Je ne voudrais ni las donner ni les voir mourir; je les change d'eau
tous les jours, avec grande attention qu'il n'en tombe aucune. Quand je ne
les vois pas toutes, je prends la fiole et regarde ce qui se passe dedans, et
autres signes d'affection non douteux, et cela parce que ces sangsues ont
été apportées pour Charles, que Charles est venu avec Caroline et que
Caroline est venue pour toi. Drôle d'enchaînement qui me fait rire sur ce
que le cœur enfile. Que de choses! C'est plaisant d'y penser et de te voir
parmi des sangsues. Impossible même de vous séparer encore; ces bêtes
me marquent le temps froid ou chaud, le pluie, le soleil, et sans cesse je les
consulte depuis que tu es parti. Par bonheur, la fiole a toujours marqué
beau. Nous disons mille fois : « Maurice sera arrivé sans rhume, sans froid,
sans pluie. » Voilà, mon ami, comme nous pensons à toi, comme tout nous
y fait penser.
Le 1" février. — Jour nébuleux, sombre, triste au dehors et au dedans.
Je m'ennuie plus que de coutume, et comme je ne veux pas m'ennuyer, j'ai
pris la couture pour tuer cela à coups d'aiguille; mais le vilain serpent
remue encore, quoique je lui aie coupé tête et queue, c'est-à-dire tranché
la paresse et les molles pensées. Le cœur s'affaiblit sur ces impressions de
tristesse, et cela fait mal. Oh ! si je savais la musique! On dit que c'est si
bon, si doux pour les malaises de l'âme.
Le 2 (vendredi). — Voici huit jours que tu es parti, à la même heure. Je
vais passer par le chemin où nous nous sommes quittés. C'est la Chande-
leur; je vais à la messe avec mon cierge.
Nous arrivons d'Andillac avec une lettre de Félicité; il y en avait une
pour toi de Caroline, que j'ai renvoyée en y glissant un mot pour la chère
sœur. Je puis bien l'appeler ainsi, au point où nous en sommes; ce n'est
qu'anticiper sur quelques mois, j'espère. Qui sait cependant? J'ai toujours
le cœur en crainte sur cette affaire et sur toi, mauvais artisan de bonheur.
Je crains que tu n'achèves pas celui-là, que tu laisses là le dernier anneau
de cette chaîne qui t'unirait pour toujours... Toujours me semble effrayant
pour toi, aigle indépendant, vagabond. Comment te fixer dans ton
aire ?...
Ce chapitre n'est pas le seul. Dieu sait ceux que je trouve en toi, qui me
déplaisent, qui m'attristent. Si du cœur nous passons à l'âme, oh ! c'est là,
c'est là!... Mais que sert de dire et d'observer et de se plaindre? Je ne me
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GfÉRIN 83
sens pas assez sainte pour te convertir ni assez forte pour f en traîner. Dieu
seul peut faire cela. Je L'en prie bien, car mon bonheur y est attaché. Tu
ne le conçois pas, peut-être, tu ne vois pas avec ton œil philosophique les
larmes d'un œil chrétien qui pleure une âme qui se perd, une âme qu'on
aime tant, une âme de frère, sœur de la vôtre. Tout cela fait qu'on se
lamente comme Jérémie.
Voilà cette journée qui finit avec de la neige. Je suis heureuse de te
savoir arrivé, à présent que le froid revient. Pourvu que tu ne prennes
pas mal dans tes courses, que ta poitrine aille bien, que M. d'A. . ne te
fasse pas trop veiller eu te racontant ses ennuis. Mille soucis me vien-
nent, m'attristent, mille pensées me viennent et tombent à flocons sur
Paris.
J'ai trouvé dans des chiffons de papier ma première poésie, je la mets
là. J'y mets toutee que je rencontre, que je te ferais voir si tu étais ici. Que
tu n'y sois plus, ce me semble impossible ; je me dis que tu vas revenir, et
cependant tu es bien loin, et tes souliers, ces deux pieds vides que tu as
dans ta chambre, ne bougent pas. Je les regarde, je les aime presque
autant que ce petit soulier rose que tu me lisais l'autre jour dans Hugo. Le
cœur se fourre partout, dans un soulier, dans une fiole ; on dirait qu'il est
bien bête. No le dis-tu pas?
Le 3. — J'ai commencé ma journée par me garnir une quenouille bien
ronde, bien bombée, bien coquette avec son nœud de ruban. Là, je vais
filer avec un petit fuseau. Il faut varier travail et distractions; lasse du bas,
je prends l'aiguille, puis la quenouille, puis un livre. Ainsi le temps passe
et nous emporte sur sa croupe.
Eran vient d'arriver. Il me tardait de le voir, de savoir quel jour tu étais
parti de Gaillac. C'est donc vendredi, le même jour que d'ici. Ce fut un
vendredi aussi que tu partis pour la Bretagne. Ce jour n'est pas heureux:
maman mourut un vendredi, et d'autres événements tristes que j'ai remar-
qués. Je ne sais si l'on doit croire à cette fatalité des jours.
Le 4. — Il en est d'heureux, le dimanche, souvent le dimanche. Des
lettres au sortir de la messe, une des tiennes de Bordeaux, enfin de tes nou-
velles, de ton écriture. Quand en aurai-jc d'autres de Paris? Comme le
cœur est ambitieux ! Ce matin, transporté de ce que je tiens; maintenant
ce n'est pas assez. Je t'ai renvoyé une lettre de M .. bien lâchée de n'avoir
pas le temps d'y glisser un mot pour toi. Ce mot est ici, tu le trouveras
bien tard. Qui sait quand te viendra ce petit cahier? si ce sera lui ou moi
que tu verras le premier? J'aimerais que ce lût moi.
Jeté quitte avec un regret, un secret que je ne puis pas te dire parce
qu'il n'est pas mien. Peut-être quelque jour pouuai-je en parler. Ça tien-
84 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
drait grande place sur ce papier, mon confident, si ce n'était pas d'abord
écrit sous le scellé dans mon cœur.
Le 5. — Je n'ai pas le temps d'écrire.
Le 6. — Ecrit beaucoup, mais loin d'ici, pas pour ici. C'est dommage,
car j'aurais rempli bien des feuilles de ce qui me vient du cœur aujour-
d'hui. Tu aimes cela. Augustine est venue passer la journée, n'ayant per-
sonne au presbytère. Cette petite qui m'amuse ne m'a pas amusée et m'aura
trouvé le front sévère avec l'air préoccupé. J'ai pris ma quenouille pour
distraction! mais, tout en filant, mon esprit filait et dévidait et retournait
joliment son fuseau. Je n'étais pas à ma quenouille, l'âme met en train cette
machine de corps et s'en va. Où va-t-elle? Où était la mienne aujourd'hui?
Dieu le sait, et toi aussi un peu ; tu sais que je ne te quitte guère, pas même
en lisant les beaux sermons que tu m'as fait connaître. J'y vois tout plein
de choses pour toi. Oh ! tu devrais bien continuer de les lire.
Le 7. — Grand vent d'autan, grand orchestre à ma fenêtre. J'aime assez
cette harmonie qui sortait de tous les carreaux mal joints, des contrevents
mal fermés, de tous les trous des murailles, avec des notes diverses et si
bizarrement pointues qu'elles percent les oreilles les plus dures. Drôle de
musique du Cayla, que j'aime, ai-je dit, parce que je n'en ai pas d'autre.
Qui n'entend jamais rien, écoute le bruit, quel qu'il soit.
Une visite, un ami, M. Limer. Presque en entrant : « Comment va
M. Maurice? avez-vous de ses nouvelles? » — « Demain, demain sans
doute. » Ces questions-là font plaisir, on voit que c'est le cœur qui les fait.
Ces bons prêtres, ils nous aiment ; nous n'avons pas de meilleurs amis dans
le pays. Bonsoir; il faut bien s'occuper du souper, et garnir le lit. Ce soir,
Eran va occuper ta chambrette. Demain matin, je viendrai voir si c'est toi,
j'écouterai si tu me cries : « Viens seule, viens ouvrir. » Hélas ! hélas ! que
les choses passent et que les souvenirs demeurent.
Le 8. — Oh ! des lettres, des lettres de Paris, une des tiennes ! Tu es
arrivé bien portant, bien content, bien venu ! Dieu soit béni ! Je n'ai que
cela au cœur, je dis à tout le monde : « Maurice nous a écrit, il a bien lait
son voyage, a eu beau temps, » et cent choses qui se présentent.
Le beau jour, le beau temps, l'air doux, le ciel pur, il ne manque que de
voir des feuilles pour se croire au mois de mai. Cette riante nature adoucit
l'âme, la dispose à quelque bonheur. « Impossible, ai-je pensé en me pro-
menant ce matin, qu'il n'arrive pas quelque chose de bon, »et j'ai ta lettre.
Je ne me suis pas trompée.
Ces lettres, cette écriture, comme cela fait plaisir! comme le cœur s'y
jette et s'en nourrit ! Mais après on redevient triste, la joie tombe, le regret
remonte et fait trouver qu'une lettre, c'est bien peu, à la place de quelqu'un.
On n'est jamais content, toutes nos joies sont tronquées. Dieu le veut,
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 85
Dieu le veut ainsi et que le beau côté qui manque ne se trouve qu'au
ciel. Là le bonheur dans sa plénitude, là la réunion éternelle. Cela devrait
bien un peu faire envie à certaines âmes, les faire vivre chrétienne-
ment.
Ecrit à Louise, à Marie.
Le 9. — Anniversaire de la mort de notre grand-père. Nous avons été à
la messe ; au retour je t'ai écrit, j'écris encore, j'écrirais toujours et partout,
sur les briques de ta chambrette, sur les semelles de tes souliers, que sais-je
où la pensée va se poser? mais je l'apporte ici comme un oiseau sur sa
branche, et elle chante. Que te dirai-je ? la première chose venue : qu'en
pareil temps, il y eut deuil et joie au Cayla, mort et baptême, mort du
grand-père, naissance du petit-fils. Erembert alors vint au monde. C'est
triste de naître près d'un tombeau, mais ainsi nous faisons tous : la vie et la
mort se touchent. Que ne disent pas là-desssus les fossoyeurs de Shakspearc
dans je ne sais quel endroit?
Je n'ai guère lu ton auteur, quoique je le trouve admirable, comme
M. Hugo; mais ces génies ont des laideurs qui choquent l'œil d'une femme.
Je détesta de rencontrer ce que je ne veux pas voir, ce qui me fait fermer
bien des livres; Notre-Dame de Paris, que j'ai sous la main cent fois le
jour, ce style, cette Estnéralda, sa chevrette, tant de jolies choses me ten-
tent, me disent : « Lis, vois ». Je regarde, je feuillette, mais des souillures
par-ci par-là sur ces pages m'arrêtent ; plus de lecture, et je me contente de
regarder les images. Je les aime encore comme un enfant; de peu s'en faut
que je n'arrache celle de la galette au levain de maïs, de cette si jolie mère et
de ce si joli enfant. Nous l'avons admirée ensemble, ce qui fait qu'elle me
plaît bien.
Mais je suis bien loin de notre aïeul et des sérieuses pensées qui
commençaient sur la naissance et la mort. Revenons-y, j'aime cela aussi,
et j'ai tout juste, à livre ouvert, ce passage de Bossuet là-dessus : c En effet,
ne paraît-il pas un certain rapport entre les langes et les draps de la sépul-
ture? On enveloppe presque de même façon ceux qui naissent et ceux qui
sont morts : un berceau a quelque idée d'un sépulcre, et c'est la marque de
notre mortalité qu'on nous ensevelisse en naissant »,
Le 10. — Je reviens où j'en étais hier, à parler mort, vie et Bossuet. ces
trois grandes choses. Le petit de la femme de Jean Roux est porté en ce
niomentau cimetière. Nous avons entendu la cloche qui fait bien pleurer la
pauvre mère et me donne des pensées moitié douces, moitié sombres
se dit que ces petits morts sont heureux, qu'ils sont au ciel ; mais on pense
aux grands, à ces âmes d'hommes qui s'en vont devant Dieu avec tant de
jours à compter, et quels jours !... Quand leur vie s'ouvre, ce journal que
Dieu tient, comme dit Bossuet, et qu'on voit... M. lisj efface, il ne m'a.
86 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
tient pas de faire l'examen des âmes, cet office de Dieu seul. Qu'elles soient
heureuses toutes, qu'il ne manque aucune de celles que j'aime au ciel ; voilà
qui m'occupe assez et change toutes mes recherches en prières.
Une lettre de Marie, une autre d'Hippolyte, en style laconique :« Viens
un tel jour, tu me feras plaisir. » Ceci n'est pas pour moi, tu penses, mais
s'adresse à Eran pour un déjeuner et un bal. Tout s'agite en ce moment; le
plaisir a battu l'appel, et peu manquent au rendez-vous. Ici nous écoutons
seulement, nous causons, nous filons, nous lisons, nous écrivons aux amis :
vie du Cayla, si paisible, que j'aime, que je regretterais s'il me fallait la
quitter. J'y suis attachée comme l'oiseau à sa cage. Mon chardonneret y
revenait toujours quand je le laissais aller dehors et savait peu voler. Ainsi
serais-je; mes ailes n'iraient pas loin dans le monde ;un coin de chambre où
tu serais avec Caroline, ta femme, c'est tout. Voilà mon Paris, mon monde.
Le n. — Une lettre de Louise, la chère amie, qui m'écrit, en partant
pour la noce, une lettre plus jolie que les bijoux de la fiancée.
Le 12. — Papa est allé aux *** ; le pasteur est venu ; il a neigé, fait soleil,
toutes les variations du ciel, et peu de chose à dire. Je ne suis pas en train
d'écrire ni de rien faire d'aimable : au contraire. Il y a de ces jours où l'âme
se recoquille et fait le hérisson. Si tu étais là tout près, comme, hélas! je
te piquerais! bien fort, ce me semble. Et plût à Dieu que cela fût! Je ne
serais pas à penser que peut-être tu n'es pas bien portant dans cet air de
Paris.
Le 13. — Jo viens d'Andillac avec une grosse belle pomme que m'a
donnée Toinon d'Aurel, pour me remercier d'être allée voir son fils qui est
malade. Rien n'est plus reconnaissant qu'une mère et qu'une mère pauvre.
Nos sangsues ont servi pour ce pauvre enfant. Qu'en pouvions-nous mieux
faire, après avoir servi de thermomètre à ton voyage? J'y tiens beaucoup
moins à présent. Ainsi mes affections sont bien souvent intéressées, font la
hausse et la baisse suivant le jour. Voilà que papa arrive malade des ***,
comme chaque fois qu'il y va. Il y a des lieux qui ne sont pas bons. Je
crains toujours qu'il n'en soit ainsi pour toi de Paris. Au moins si papa est
malade, l'avons-nous ici pour le soigner. Peut-être ne sera-ce rien. Qui
sait? Le doute s'empare bientôt du cœur.
Le 14. — Papa est mieux; il a eu la fièvre, peu dormi. Nous lui avons
cédé notre chambre qui est plus chaude, et j'ai pris ton lit. Il y a bien long-
temps que je n'avais dormi là; depuis, je crois, que j'emportai de la tapis-
serie la main de l'homme qui allait défaire un nul qui s'y trouve peint. Je
lui prêtais du moins cette mauvaise intention qui me mettait en colère à
chaque réveil, et que je punis enfin par un acte de rigueur dont je fus punie
à mou tour. On me gronda d'avoir déchiré le pauvre homme, sans écouter
qu'il était méchant. Qui le voyait que moi ? Pour bien se conduire avec les
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 87
enfants, il faut prendre leurs yeux et leur cœur, voir et sentir à leur portée
et les juger là-dessus. On épargnerait bien des larmes qui coulent pour de
fausses leçons. Pauvres petits enfants, comme je souffre quand je les vois
malheureux, tracassés, contrariés ! Te souviens-tu du Pater que je disais
dans mon cœur pour que papa ne te grondât pas à la leçon ? La même com-
passion me reste, avec cette différence que je prie Dieu de faire que les
parents soient raisonnables.
Si j'avais un enfanta élever, comme je le ferais doucement, gaiement,
avec tous les soins qu'on donne à une délicate petite fleur! Puis, je lui
parlerais du bon Dieu avec des mots d'amour ; je lui dirais qu'il les aime
encore plus que moi, qu'il me donne tout ce que je lui donne, et, de plus,
l'air, le soleil et les fleurs; qu'il a fait le ciel et tant de belles étoiles. Ces
étoiles, je me souviens comme elles me donnaient une belle idée de Dieu,
comme je me levais souvent quand on m'avait couchée, pour les regarder
à la petite fenêtre donnant aux pieds de mon lit, chez nos cousines, à
Gaillac. On m'y surprit et plus ne vis les beaux luminaires. La fenêtre fut
clouée, car je l'ouvrais et m'y suspendais, au risque de me jeter dans la
rue. Cela prouve que les enfants ont le sentiment du beau, et que par les
œuvres de Dieu il est facile de leur inspirer la foi et l'amour.
A présent, je te dirai qu'en ouvrant la fenêtre, ce matin, j'ai entendu
chanter un merle qui chantait Là-haut sur Golse à plein gosier. Cela fait
plaisir, ce chant de printemps parmi les corbeaux, comme une rose dans
la neige. Mimi est au hameau, papa à sa chambre, Lran à Gaillac et moi
avec toi. Cela se fait souvent.
Le 15. — Encore une lettre pour un bal. Pauvres danseurs, où vont-ils
s'adresser? Autant vaudrait frappera un couvent qu'à la porte du Cayla.
Mais je me trompe, ils ont Eran, Eran qui danse, qui jase, qui joue, fait des
gentillesses, des aimableries, et se fait dire qu'il est charmant. En effet, il
est très bien auprès des hommes et des femmes; c'est un parfait mondain.
Hélas! il en est bien d'autres.
J'ai lu quelques pages, écrit un peu, pensé beaucoup et fait une fusée
charmante, et tout cela s'appelle un jour, un de mes jours.
Le 16. — En blanc : cela vaut mieux que ce que je mettrais. Est-ce la
peine de dire que je n'étais pas bien aujourd'hui, que j'ai été avec Mimi
promener mon malaise dans les bois et les champs, que nous avons ren-
contré une alouette qui s'en est allée en chantant, et que je lui ai un peu
envié ses ailes et sa joie ?
I.e 17. — Une lettre de Caroline. Quel bonheur de te savoir tant aimé, si
bien soigné, ne traversant que la rue pour te trouvera ta chambre! Plus
de rhume, plus de craintes, plus de ces dragons que je voyais à tes trot
dans Paris. Dieu soit béni! je suis tranquille. Je vois dans tout ceci ua
88 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
arrangement de la Providence qui mène tout pour ton bien. Et puis, tu
n'aimes pas le bon Dieu ! Ses soins pour toi brillent à mes yeux comme des
diamants. Vois, mon ami, tout ce qui vient adoucir ta pauvre positionnes
secours inespérés, cette affection de famille, cette mère, cette sœur plus
que sœur, si aimante, si douce, si jolie, qui te promet tant de bonheur! Ne
vois-tu pas quelque chose là, quelque divine main qui arrange ta vie?
J'espère à présent pour toi un avenir meilleur que le passé, ce passé qui
nous a tant fait souffrir ! Mais tous nous avons notre époque de tribulation,
la mauvaise fortune, la servitude en Egypte avant la manne et la douce
vie.
Romiguières est venu passer la soirée, se chauffer à notre feu, parler
ânes et moutons, et, ce qui m'a le plus amusée, faire voir ses papiers pour
savoir son âge; il se trompait de sept ans. Heureux homme, ignorant sa
vie! Ces vies de paysans s'en vont comme des ruisseaux, sans savoir
depuis quel temps ils coulent. Us ont bien pourtant leurs époques, mais ils
ne datentpas comme nous. Ils vous disent : « Je naquis que ce champ était
en blé, je me mariai quand on planta cet arbre, qu'on bâtissait cette mai-
son ; » grands et beaux registres. Bernardin, je crois, fait parler ainsi
Virginie; moi, j'ai entendu cent fois celaà Andillac ou ici. La simple nature
est partout la même.
Au soir, dans un bain de pieds. — Dans cette eau un peu brûlante, je
pense aux martyrs, à ce que c'était que ces bains de poix, d'huile, d'eau
bouillante où on les plongeait. Quels hommes! Etaient-ils de notre nature?
Le pourrait-on croire, quand on sent si puissamment la moindre pointe de
douleur, une bluette, une goutte d'eau, qu'on dit aïe I qu'on se retire
comme je viens de faire? Qu'aurais-je fait a la place de Blandine? Mon
Dieu, comme elle sans doute, car la foi nous rend surhumains, et je crois
bien croire.
Le iS. — Rapporté d'Andillac une lettre de mort, une de mariage, celui
de M"c de Saint-Géry avec M. de Marliave. Pleurs et joies, rencontres de
presque tous les jours dans la vie, composée de contrastes perpétuels.
Le 19. — Attendu jusqu'au soir pour voir ce que j'aurais à dire. Rien.
Aimes-tu cela ? Si tu préférais des paroles, j'en trouverais dans mon cœur
quand il n'en vient pas du dehors. Le cœur des femmes est parleur et n'a
pas besoin de grand'chose ; il lui suffit de lui-même pour s'étendre à l'infini
et faire l'éloquent, de cette petite poitrine où il est, comme d'une tribune
aux harangues. Mon ami, que de fois je t'ai harangué de la sorte! mais
quand je ne pense pas te faire plaisir ou t'être utile, je ne dis rien Je
prends ma quenouille, et au lieu de la femme du XVII* siècle, je suis la
simple fille des champs, et cela me fait plaisir, me distrait, me détend
l'âme. 11 y a en moi un côté qui touche aux classes les plus simples et s'y
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 89
plaît infiniment. Aussi n'ai-je jamais rêvé de grandeur ni de fortune, mais
que de fois d'une petite maison hors des villes, bien proprette avec ses
meubles de bois, ses vaisselleries luisantes, sa treille à l'entrée, des poules!
et moi là, avec je ne sais qui, car je ne voudrais pas un paysan tel que les
nôtres, qui sont rustres et battent leurs femmes. Te souviens-tu de...?
L'Eglise d'Andillac.
Sixième cahier — 19 février-3 mai 1838
,un"E du 19 février 1838. — Voici un nouveau cahier. Qu'y
mettrai -je, que dirai -je, que penserai -je, que verrai-je
avant d'être au bout? Y aura-t-il bonheur ou malheur? Y
aura-t-il... ? Mais qu'importe! Je prendrai ce qui me viendra,
comme fait là-bas le ruisseau. Ces recherches sur l'avenir ne servent qu'à
se tourmenter, parce que ordinairement on y voit plus de peines que de
plaisirs. Malades, morts, affligés, que sais-je les fantômes qu'on rencontre
dans cette obscurité?
Hier, je pensais qu'il pourrait se faire que papa eût une attaque, parce
qu'il se plaint d'un engourdissement au côté droit; son père mourut de
cela presque au même âge. Pauvre père ! que serais-je sans lui sur la terre?
Je ne me suis jamais crue au monde que pour son bonheur, Dieu le sait, et
que je lui ai consacré ma vie. Jamais l'idée de le quitter ne m'est venue
que pour aller au couvent. Encore cette pensée me quitte-t elle, tant je
sens impossible de m 'arracher d'ici, d'en sortir, même pour aller avec toi.
Paris ne m'attire guère, je t'assure ; je ne ferais pas deux pas de son côté
si tu venais ici en famille, être avec nous, vivre avec nous. Bonheur
impossible. Tristesse à présent et amertume : voilà pour avoir touché à
l'avenir* Il valait mieux reprendre le fil de l'autre cahier, continuer mon
conte, comme Schéhérazade.
90
JOURNAL D'EUGÉNIE Dïï GU&KIH qi
Je demandais donc si tu te souvenais de cet homme que nous rencon-
trâmes sur le chemin de Gaillac, qui, entrant dans sa maison comme un
tonnerre, me fit une espèce d'effroi, et comme nous dîmes bien des choses
Sur le bonheur et le malheur conjugal. Puis, tombant sur ton mariage, il
lous vint de douces pensées. Je te dis que le bon Dieu avait fait pour toi
Caroline, comme Eve pour Adam, et tu me demandas de faire une prière
pour que le bon Dieu te donne encore un ange de petite fille Dès que tu
seras marié, je ne manquerai pas de le faire. La nuit m'ôte d'ici.
Le 24. — Jour qui commence par la pluie et le croassement des corbeaux.
Voyons ce qui suivra d'ici à ce soir. Je n'ai pas écrit depuis quelques jours
à cause de quelques visites qui sont venues, de je ne sais quoi qui m'a
empêché d'écrire. Ce n'est pas le cœur qui se tait
Que j'ai bien fait d'attendre à ce soir ! Aurais-je rien mis de plus joli que
ce que je vois, que ce que je tiens, que ce que je sens, que le plaisir que m'a
fait ta lettre, la seconde que tu écris depuis ton retour à Paris? Oh!
comme elle est pleine de bonheur, et que je suis contente de te savoir
enfin comme je te voulais ! Tu ne sors pas, tu n'exposes pas ta santé, tu ne
vois pas le monde; du milieu de Babylone, tu pourrais dater tes lettres
de la solitude. Sagesse inespérée qui m'enchante, me fait bénir Dieu, me
fait espérer, me console, me remplit le cœur de je ne sais quoi qui me
réjouit à ton sujet. Hélas' tant de fois je suis en tristesse, je m 'alarme.
O frères, nous vous aimons tant! Si vous le saviez, si vous compreniez ce
que nous coûte votre bonheur, de quels sacrifices on le payerait! O mon
Dieu ! qu'ils le comprennent, et n'exposent pas si facilement leur chère
santé et leur chère âme !
Encore lettres et paquets, cahier de la Propagation de Li Foi, mande-
ment de notre archevêque. Ce pêle-mêle sort d'un tablier et couvre toute
la table ronde.
A dix heures du soir. — Ce jour était destiné aux jolies choses, aux arri-
vées. La boîte, la boîte attendue est là. Manchettes, jabot, peigne, brosse,
épingles, poudre embaumée, circulent de main en main. C'est la petite
Mariette de M""' de Thézac qui nous apporte cela de Gaillac. Bonsoir, je
vais bien penser à toi et à Caro, je vais bien dormir.
Le 25. — Il y a un mois, aujourd'hui, à cette heure, de ton départ. Voilà
qui change un peu la couleur de rose d'hier au soir, mais adieu. 11 me faut
penser à toute autre chose qu'à des choses humaines. C'est dimanche, je
pars pour l'église Nous dînons tous chez le pasteur; il aura ton souvenir,
et toi le mien devant Dieu. C'est là qu'ils sont bons.
Le 26, — Une minute d'échappée, une minute avec toi pendant qu'on
m'attend à la cuisine. J'aimerais mieux ma chnmbrette, mais on fond des
canards, on prépare une croustade, un petit dîner de carnaval qui me
92 JOURNAT. D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
veut pour auxiliaire. Nous attendons le pasteur; si je pouvais attendre
quelqu'un de plus ! Tous ceux qui viennent me font penser à toi qui ne
viens pas. Rapprochons-nous de cœur, écrivons-nous, toi de ta cellule
dans le monde, moi de ma chambrette dans la solitude. Il nous viendra du
dehors des choses bien différentes à tous deux ; il n'en sera pas de même
au dedans, j'espère. Paris et le Cayla se ressemblent moins que nos âmes,
que nos idées, que nos deux êtres. Il est ennuyeux de nous quitter pour
aller faire une croustade.
Le 27. — 11 pleut ; je regardais pleuvoir, et puis je me suis dit de laisser
tomber ainsi goutte à goutte mes pensées sur ce papier. Cela éclaircira
mon ciel qui aussi bien que l'autre, est chargé, non pas de gros nuages,
mais de je ne sais quoi qui voile le bleu, le serein. Je voudrais sourire à
tout, et je me sens portée aux larmes; cependant je ne suis pas malheu-
reuse. D'où cela vient-il donc? De ce que, apparemment, notre âme s'en-
nuie sur la terre. Pauvre exilée !... Voilà Mimin en prière; je vais faire
comme elle et dire à Dieu que je m'ennuie. Oh! moi, que deviendrais-je
sans la prière, sans la foi, la pensée du ciel, sans cette piété delà femme qui
se tourne en amour, en amour divin? J'étais perdue et sans bonheur sur la
terre. Tu peux m'en croire, je n'en ai trouvé encore en rien, en aucune
chose humaine, pas même en toi.
Le 28, jour des Cendres. — Me voici avec des cendres sur le front et de
sérieuses pensées. Ce mémento pulvis es est terrible; tout aujourd'hui je
l'entends; je ne puis me distraire de la pensée de la mort, surtout dans
cette chambre où je ne te vois plus, où je t'ai vu mourant, où ta présence
et ton absence me font de tristes images.
Une seule chose est riante, c'est la petite médaille de la Vierge suspen-
due au chevet de ton lit. Elle est brillante encore et au même endroit où je
la mis pour te servir de sauvegarde. Si tu savais, mon ami, comme j'ai
plaisir à la voir, les souvenirs, les espérances, les choses intimes qui se
rattachent en moi à cette sainte image ! Je la garderai comme une relique;
et si jamais tu reviens dormir dans ce petit lit, tu dormiras encore auprès
de la médaille de la Vierge. Passe-moi cette confiance, cet amour, non pas
à un morceau de métal, mais à l'image de la Mère de Dieu. Je voudrais
bien savoir si, dans ta nouvelle cellule, on voit la Sainte Thérèse qui pen-
dait dans l'autre, près du bénitier
où toi, nécessiteux,
Défaillant, tu prenais l'aumône dans ce creux (1).
Tu ne la prends plus là, je le crains bien, ton aumône ; où a prends-tu ?
Qui sait? Le monde où tu vis maintenant est-il assez riche pour tes néces-
(1) Vers de \& Sainte Thérèse de son frère.
JOURNAL D'EUGÉHIB DP Gt'ÉRIN 93
sites? — Maurice, si je pouvais te faire passer quelqu'une de mes pensées
là-dessus, t'insinuer ce que je crois et ce que j'apprends dans les livres de
piété, ces beaux reflets de l'Evangile! Si je pouvais te voir chrétien... je
donnerais vie et tout pour cela.
M. Fieuzet est avec nous depuis trois jours et fait un peu diversion a
nos causeries assez uniformes : toujours champs ou moutons, à moins qu'il
n'arrive des lettres; il n'en vient pas tous les jours. Ce bon curé nous
amuse, nous raconte mille petites choses de paroisses, de presbytère,
d'église, qui, mêlées de traits d'esprit, sont piquantes. Nous avons bien ri
d'un curé du voisinage qui a fait sonner la cloche pour une noce qui tra-
versait sa paroisse. Nous avons ri de cette noce montée sur une charrette
à bœufs, de l'arc de triomphe sur cette charrette, et de la devise sur
cet arc...
Le rr mars. — Je regardais tout à l'heure deux petits mendiants qui pas-
saient avec extase sous le grand peuplier. Ils ne pouvaient assez lever la
tête et les yeux; et je pensais qu'ainsi tout ce qui est haut attire notre
intelligence, et qu'ainsi je ferais sous les Pyramides d'Egypte... quand
un tout petit oiseau, allant se poser sur la cime du peuplier, m'a fait
sentir l'impuissance de notre pauvre nature et tomber l'orgueil de mes
pensées.
Voici, voici des provisions de carême, Massillon qu'Elisa vient de
m'envoyer. Je lirai un sermon tous les jours. Voilà pour l'âme, l'esprit
vivra comriie il pourra, je ne sais de quoi le nourrir, point de livres de
mon goût. Encore cependant faut-il quelque chose; je ne puis me passer
de lire, de fournir quelque chose à ce qui pense et vit. Je vais me jeter sur
le sérieux, sur V Indifférence en matière de religion. C'est ce que j'ai de
mieux sous la main ; puis, je suis bien aise de revoir ce que j'ai vu étant
jeune, ce qui m'étonna, me pénétra, m'éelaira comme un nouveau ciel.
Quand M. l'abbé Gagne me conseilla ces lectures, je ne connaissais guère
que Y Imitation et autres livres de piété. Juge de l'effet de ces fortes lec-
tures, et comme elles ouvrirent profondément mon intelligence. De ce
moment, j'eus une autre idée des choses ; il se fit en moi comme une révé-
lation du monde, de Dieu, de tout. Ce fut un bonheur, une surprise
comme celle du poussin sortant de sa coque. Et surtout ce qui me charma,
c'est que ma foi, se nourrissant de toutes ces belles choses, devint grande
et forte.
I.e 14. — Une lacune, un silence de douze jours. Un voyagea Gaillacoù
je n'ai pas pris mon cahier. Je comptais revenir le soir même; mais Louise
que j'allais voir fut à Saint-Géry et j'attendis la chère amie, ce qui m'a
tenue dehors plus que je ne voulais. Je n'aime pas de sortir d'ici ; rien ne
me plaît comme mon désert ; aujourd'hui qu'il est resplendissant de soleil
94 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
et de douce lumière, je ne le changerais pas avec la plus magnifique cité.
Je n'aime pas un toit pour horizon, ni de marcher dans les chemins des
rues quand les nôtres se bordent de fleurs. A présent c'est un charme d'être
en plein air, d'errer comme les perdrix. Papa a pu aller avec nous jusqu'au
bout de la vigne longue. Nous nous sommes assis un peu dans le bois, près
de l'endroit où roula Caroline. Nous avons parlé d'elle et de sa chute ; j'ai
revu le groupe que nous formions au milieu des chênes, groupe, hélas, si
fort dispersé ! et, réflexions faites, j'ai couru chercher des violettes sur un
tertre donnant au soleil. Ce sont les premières que nous ayons vues. J'en
mets une ici, queje t'offre comme les prémices du printemps du Cayla.
Je ne te dis pas ce que j'ai fait et vu à Gaillac ; ce n'est pas la peine, à
moins de parler de Louise. Encore l'ai-je très peu vue et si occupée, si
entourée, que nous n'avons pu faire de l'intime. Nous sommes en peine,
tu n'écris pas, ni Caro, ni personne. C'est jour de courrier, rien n'arrive.
Cependant je t'ai écrit par M. Louis de Rivières et t'ai envoyé un cahier.
Cela ne vaudra-t-il pas un mot?
Le 15. — Une lettre, mais pas de toi! C'est d'Euphrasie qui me donne
des nouvelles de Lili, tristes nouvelles qui me font craindre de perdre cette
pauvre amie. Je vais à Cahuzac en faire part à ma tante.
Le 16. — La Vialarette ne te portera plus des marrons et des échaudés
de Cordes; la pauvre fille! elle est morte la nuit dernière. Je la regrette
pour ses qualités, sa fidélité, son attachement pour nous. Etions-nous
malades? elle était Va; fallait-il un service? elle était prête, et puis d'une
discrétion, d'une sûreté! du petit nombre de personnes à qui l'on peut
confier un secret. C'était le sublime de sa condition, ce me semble, que
cette religion du secret que l'éducation ne lui avait pas apprise. Je lui
aurais tout confié.
Aucune des femmes d'Andillac n'approche de la pauvre Marie pour les
sentiments élevés, pour la foi vive et forte. Il fallait l'entendre parler droit
et clair aux philosophes du hameau, à ceux qui parlaient mal de Dieu, de
la confession, de toutes les choses saintes dont on s'amuse aux veillées.
Oh! elle les aimait! se confessait, jeûnait, faisait son carême avec cinq
sous d'huile, croyait au ciel, et doit y être, j'espère. Dieu aura reçu cette
âme simple et pure. Ses défauts n'étaient que des saillies d'humeur, des
bizarreries de caractère qui parfois la mettaient mal avec ses voisines.
Mais cela s'oubliait bientôt ; un service effaçait les paroles, et toutes font
à présent son éloge.
Je fus la voir hier au soir, elle ne me connut pas. Je lui pris la main qui
était froide et sans pouls ; en m'en allant, je compris bien queje l'avais vue
pour la dernière fois. Ce bras glacé, ce battement éteint, c'était la mort
que je venais de toucher. Que c'est triste, que c'est sombre, que c est
TOURNAT. D'EUGÉNIE DE Gl'ÉRÏN 95
effrayant, le passage dans l'antre vie '. Que devenir, mon Dieu, si la foi ne
jetait ses lumières, ses espérances là-dessus! Heureux qui peut esr
qui peut dire comme la Vialarette : % J'ai connu Dieu et je l'ai servi !» Ses
connaissances n'allaient pas au delà du catéchisme, ses prières au delà du
Pater ; mais tout est compris là-dedans pour le chrétien, grand et petit.
Plût à Dieu que M. de Lamennais s'en tînt là!
Mirai a servi de sœur de la charité à notre pauvre amie et l'a aidée à
souffrir par ses exhortations. La malade lui a confié ses secrets pour
l'autre vie, les messes qu'elle veut pour le repos de son âme, et lui a
remis pour cela soixante francs qu'elle avait déposés dans un fagot, fagot
quêté branche à branche comme l'argent sou par sou. Sainte idée de pau-
vre ! Que ce dépôt aura de mérite devant Dieu ! De combien de froid, de
chaud, de pas, de peines, de privations il se compose! Qui sait les mor-
ceaux de pain qu'elle a achetés de sa faim pour en donner le prix à son
âme. Simple et admirable foi !
Le 17. — Je reviens de l'enterrement de cette pauvre fille, la première
que j'aie vu mettre dans la tombe. C'était pénible à voir; mais j'ai voulu
accompagner jusque-là celle qui n'a ni frère ni sœur, celle qui a suivi sur
ce cimetière tous ceux des nôtres qu'elle a vus mourir, celle qui a fait tant
de pas pour nous, hélas! à pareil jour, samedi. Enfin, j'ai voulu lui
donner cette marque d'affection et l'accompagner de mes prières jus-
qu'au bord de l'autre monde. J'ai entendu la messe à côté de son cercueil.
11 fut un temps où cela m'aurait effrayée ; à présentée ne sais pas com-
ment je trouve tout naturel de mourir; cercueils, morts, tombes, cime-
tières ne me donnent que des sentiments de foi, ne font que reporter mon
âme là-haut. La chose qui m'a le plus frappée, c'a été d'entendre la bière
tombant dans la fosse : sourd et lugubre bruit, le dernier de l'homme. Oh I
qu'il est pénétrant, comme il va loin dans l'âme qui l'écoute ! Mais tous ne
l'écoutent pas; les fossoyeurs avaient l'air de voir cela comme un arbre
qui tombe, le petit Cotive et d'autres enfants regardaient là-dedans comme
dans un fossé où il y aurait des fleurs, l'air curieux et étonné. Mon Dieu!
mon Dieu ! quelle indifférence entoure la tombe ! Que les saints ont raison
de mourir avant l'heure, de faire leurs propres obsèques en se retirant du
monde! Est-ce la peine d'y demeurer? Non, ce n'est pas la peine, si ce
n'était quelques âmes chères à qui Dieu veut qu'on tienne compagnie
dans la vie. Voilà papa qui vient de me visiter dans ma chambre et m'a
laissé en s'en allantdeux baisers sur le front. Comment laisser ces tendres
pères?
Encore en peine sur ton compte, point de lettres. Je viens de t 'écrire à
Paris. A présent je vais au sermon ; j'en vais lire un au coin du feu. Ou
lait église paitout.
96 JOURNAL D'nrGÉNIE DE GCÉRIN
Le 18. — Plaie, boue, vent, jour d'hiver et de dimanche. Un bon petit
prône pour me dédommager de la fatigue du chemin. Inquiétude ce soir,
point de lettre.
Le 19. — Les parents de la Vialarette sont venus nous remercier, en
s'en allant, des soins que nous lui avons donnés et nous offrir ce que nous
voulions... Parmi un tas de fioles et d'autres riens, j'ai vu un petit pet
blanc que nous lui emplissions tous les ans de confitures. Je l'ai demandé
en souvenir. Je l'ai, je le garde et le regarde, le saint petit pot, comme
celui de la veuve de Sarepta.
Une fusée, un peu de lecture, un peu d'écriture, quelques coups d'œil à
la pluie, c'est ma journée. Je ne parle pas de ce qui s'est fait dans l'âme.
La nuit, en songe, j'ai vu ton lit tout en flammes. Que signifient ces craintes
de nuit et de jour que tu me donnes ? Oh ! qu'au moins je ne sois pas en
peine sur ta santé ! C'est bien assez du reste que Dieu sait. Aurons-nous
demain de tes lettres?
Le 20. — Pas de lettre.
Le 21. — J'attends. Demain, peut-être demain !
Le 24. — Enfin quelque chose ! Ce n'est pas de toi, mais qu'importe? Je
sais que tu vis, cela me suffit. J'avais tant de craintes! Mon Dieu, que ton
silence m'a fait souffrir ! que de tourments, que d'imaginations, de suppo-
sitions, de tristesses ! Quel effroi en voyant cette lettre à cachet noir ! Ah !
M. d'Aurevilly ne se doute pas du coup qu'il m'a porté. J'ai laissé tomber
sa lettre; Erembert l'a prise, l'a ouverte, et me l'a rendue. J'ai compris,
j'ai lu, j'ai vu ; plus de frayeur. La pauvre poire est cause de tout cela. Les
beaux remerciements et hommages ! mais mal venus sous ce cachet noir ;
aussi l'effet n'a été que triste, je ne sais quoi de lugubre m'est resté dans
l'âme, comme une teinte noire sur laquelle nulle autre couleur ne peut
prendre. Je me dis cent fois : tu le croyais mort, il est vivant, il se porte
bien, sa santé, me dit-on, sera bientôt au niveau de son bonheur ; mais ni
cela, ni rien ne peut m'ôter de peine sur ton compte. J'ai repris cette lettre
et j'y vois la certitude que tu as été malade. Ton ami me dirait-il que,
quand j'arriverai à Paris, je te trouverai tout à fait bien, si tu n'avais pas
été souffrant? Oh! oui, tu es malade, j'en ai l'idée depuis quelque temps.
Pauvre chère santé, que je ne puis ni voir ni soigner... Il ne me reste que
delà recommander au bon Dieu, ma sainte ressource.
Le 25, dimanche. — Excellent prône sur la confession. Que c'était clair,
simple et vrai ! comme il -a su mettre à la portée d'Andillac les preuves de
l'institution divine de la confession, mise en doute dans les veillées, et
instruire en même temps nos pauvres philosophes ignorants de leur caté-
chisme ! J'aurais voulu te savoir là; tu aurais trouvé cela bien, très bien,
surtout quand, après avoir répondu aux objections, confondu la malice,
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUHRW 97
repoussé les prétextes, écarté les refus, il a parlé des bienfaits de la con-
fession, de la paix qu'elle met dans l'individu, la famille et la paroisse,
accompagnant cela d'exemples et finissant par nous appeler tous avec sa
voix de bon pasteur, tous à ses pieds, dans ses bras, dans son cœur : « Mes
frères, une mère qui perd sa fille n'a pas plus de douleur que moi quand je
vois une de vos âmes mourir dans le péché. » Et cela n'est pas une phrase,
c'est une expression de foi, de charité. C'est une chose qu'ils pensent,
qu'ils sentent, ces bons prêtres. Oh! qu'ils sont dignes de respect, ceux
qui ont ainsi l'esprit de Dieu, qui passent en faisant le bien ! Je les vénère
comme des reliques. Je n'estime pas ceux qui en disent du mal. Cela me
vient à propos de certains railleurs. Il est nuit; mais d'ailleurs, ce n'est
pas la peine de parler de ces gens. Si je puis, je reviendrai ce soir avant de
me coucher.
Le 27. — C'était bien vrai mes pressentiments, tu es malade, tu as eu
trois accès, tu tousses. Quelle peine 1 Mon pauvre Maurice, faut-il être
aussi loin de toi, ne pouvoir plus ni te voir, ni t'entendre, ni te donner des
soins! C'est à présent que je voudrais être à Paris, avoir une chambre à
côté de la tienne comme ici, pour t'entendre respirer, dormir, tousser. Oh!
tout cela, je l'entends à travers deux cents lieues! Oh! distances! dis-
tances ! Je souffre bien, mais Dieu le veut et me fait ainsi payer mon affec-
tion fraternelle. Nul bonheur sans amertume, ni même sans sacrifice. Si
j'étais près de toi, il me semble que tu te porterais mieux, que je veillerais
sur ton manger, sur ton boire, sur l'air que tu respires. La Providence le
fasse et te conservé comme la prunelle de l'œil ! Et puis, cette bonne et
tendre enfant qui te sert de sœur me console. C'est elle qui vient d'écrire
à Eran, lui dit que tu as été malade et de ne pas ie dire aux sœurs. Chère
Caro, elle sait combien les sœurs se troublent vite. Que je l'aime, que je
suis aise de te savoir auprès d'elle, que j'en bénis Dieu! Que deviendrais-tu
dans ton hôtel de Port-Mahon, seul avec des hommes? Ton ami serait
bien là ; mais quoi qu'il fasse, quoi qu'il dise, un homme ne peutrempl
une femme pour un malade, c'est comme pour un enfant. La faiblesse et la
souffrance ont besoin de ces soins, de ces soulagements, de ces douceurs
que nous inventons.
Le 28. — Oh ! des lettres, des lettres de cœur, des lettres de peines, car
c'est tout un. Bonne tante ! elle nous dit, comme Caro, que tu as eu trois
accès, que tu es arrivé pâle, défait, triste, à Paris, toutes choses qui me
navrent. Dieu sait ce que je ferais pour ne pas te savoir en souffran
corps ou d'âme. Mais je ne puis rien pour rien. Je n'ai que le pouvoir de
prier et je prie, et j'espère, parce que la foi est puissante. Dieu est d'un
grand secours, je le sens, je l'éprouve. Oh! si nos espérances, comme d.t
7
98 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
saint Paul, étaient l'enfermées dans cette vie seule, nous serions les plus
misérables des créatures.
Voilà Lucie, ma petite filleule, qui vient me dire bonsoir. Il faut que je
lui fasse une caresse, puis le catéchisme. J'aime à instruire les enfants, à
ouvrir ces petites intelligences, à voir quels parfums sont renfermés dans
ces boutons de fleurs. Je trouve en Lucie de la pénétration, de la mémoire
et une douceur de caractère qui fait de cette enfant une pâte. Je vais
bien lui apprendre à connaître Dieu, seule connaissance indispensable
à tous dans cette vie triste et rapide, comme l'a dit, je crois, M. de
Lamennais.
Mon catéchisme fait, je vais lire un sermon ; rous sommes en carême,
temps où l'âme se nourrit plus que. jamais de choses saintes. D'ailleurs
j'en ai besoin pour faire contre-poids aux peines, alarmes, craintes qui
me pèsent au cœur. O mon ami, que n'as-tu recours à cela, que ne te fais-tu
soulever par quelque chose de céleste! Tu ne serais pas si abattu, je te
crois malheureux dans ton bonheur apparent, et que c'est la cause de ta
maladie. La plupart des maux viennent de l'âme; la tienne, pauvre ami,
est si malade, si malade ! Je sais bien ce qui la pourrait guérir ou du moins
soulager, tu me comprends : c'est de la faire redevenir chrétienne, delà
mettre en rapport avec Dieu par l'accomplissement des devoirs religieux,
de la faire vivre de la foi, de l'établir enfin dans un état conforme à sa
nature. Oh ! alors paix et bonheur, autant que possible à l'homme. La tran-
quillité de l'ordre, chose admirable et rare qu'on n'obtient que par l'assu-
jettissement des passions. Cela se voit dans les saints.
Le 29. — Deux lettres écrites, l'une à Marie, l'autre à Irène, cette amie
de Lisle. Je lui dois ce souvenir, cette reconnaissance pour son ancienne
et constante amitié. Ce fut elle qui m'écrivit la première, il y a sept ans, je
crois, après quelques jours de connaissance à Lisle. Entre femmes, l'amitié
est bientôt faite : un agrément, un mot, un rien suffit pour une liaison;
mais aussi ce sont nœuds de ruban pour l'ordinaire, ce qui fait dire que
les femmes ne s'aiment pas. Je n'en sais rien ; on peut aimer un jour, deux
jours, plus ou moins, mais parfaitement : affections éphémères dont j'ai
toujours eu peur pour moi et pour mes amies. Rien n'est triste comme une
chose morte au cœur, de faire du cœur un cercueil. Aussi, dès que je sens
ou vois s'éteindre une affection, je m'empresse de la raviver.
Je vais donc écrire àL... des Montagnes qui m'a paru un peu changée.
Peut-être était-ce préoccupation, monde, entourage; mais elle m'a laissé
des craintes, des doutes sur son amitié. Cependant qunnd je songe aux
longues larmes qui coulaient sur ses joues à mon départ, l'an dernier, cela
s'en va de mon esprit.
Ce qui s'appelle une connaissance, je n'en manque pas, et je uc sais
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 99
comment cela me vient, moi à peine sortie de mon désert et qui, comme
Paul l'ermite, vivrais volontiers cent ans dans ma retraite sans m'informer
du tout du monde. Dieu le veut sans doute pour quelque fin à moi inconnue.
La Providence mène tout, tout jusqu'au plus petit événement. Cela fait
qu'on accepte.
Je viens de lire l'épître de l'enfant ressuscité par Elisée. Oh ! si je savais
quelque prophète, quelqu'un qui rendît la vie et la santé, j'irais comme la
Suuamite me prosterner à ses pieds.
Le 30. — Le beau temps, l'air doux, comme il te ferait du bien ! J'y pense
etj'y penserai et regretterai tout ce printemps de ne pas te le voir respirer.
Cela te vaudrait mieux que l'air de Paris. Il te tuera, cet air empesté des
villes. Que ne peux-tu vivre avec nous, mon ami ! Quel regret de te voir
comme banni de la famille! O fortune, fortune! que ne l'ait-elle pas souffrir,
quand elle est mauvaise? Nous en avons bien souffert en toi.
Le 31. — Je ne sais qui ni quoi me fit jeter mon cahier sous le couvre-
pied de ton lit : interruption et cachette dès qu'on entre ici. Je n'écris que
pour toi, et pour cela j'use du premier tour venu : tantôt c'est une lettre
à écrire, quelques notes à prendre ; mais ce qui sert toujours, c'est le cahier
de poésies que papa m'a demandé. J'en copie trois ou quatre vers par jour,
et quand papa vient dans ma chambre et me dit : «Que fais-tu? » je lui
réponds : « le cahier. » Ce n'est pas mentir; seulement j'en fais deux, et
l'un m'attache plus que l'autre. Cependant je finirai celui de papa puisqu'il
y tient : ce cher père mérite bien que je lui fasse plaisir aussi, lui qui me
donnerait la lune.
Que ne puis-je donner à chacun quelque chose I Une marque d'affection
à frères et sœur, à tous ceux que j'aime. Voyons que je fasse mon testa-
ment. A toi, mon Journal, mon canif, les Confessions de saint Augustin.
A papa, mes poésies; à Erembert, Lamartine ; à Mimi, mon chapelet, mon
petit couteau, mon Chemin delà croix, mes Méditations du père Judde.
A Louise, le Combat spirituel; à Mimi encore, mon Imitation; à Antoi-
nette, Y Ame embrasée. A toi encore, mon petit coffre-fort pour tes secrets,
à condition que tu brûleras tous les miens, s'il y en trouve. Et qu'en
ferais-tu? Ce sont des choses de conscience, de ces choses entre l'âme et
Dieu, quelques lettres de direction de M. Borieset de ce bon curé de Nor-
mandie dont je t'ai parlé. Je les garde par souvenir et par besoin ; ce sont
vn-s papiers, mais qui ne doivent pas voirie jour. Si donc ce que j'écris
ici comme en m'amusant s'accomplit, si tu deviens mon légataire, souviens-
toi de brûler tout ce que contient cette boîte.
Le 2 avril. — « Si l'inévitable nécessité de mourir attriste la nature
humaine, la promesse de l'immortalité future encourage et console notre
foi ; car pour vos fidèles, Seigneur, mourir n'est pas perdre la vie. » Voila,
JOO JOURNAL D'EUGÉNIE DE GI'ÉRIN
mon ami, ce que j'ai lu à la préface des Morts, et à quoi je pense tout ce
jour où mourut notre mère. Nous avons entendu la messe pour elle ce
matin. Vous l'entendiez aussi à Paris, et je te voyais avec plaisir dans cette
communion de prières. Je pensais que ma mère te regardait spécialement
et t'envoyait du ciel quelque grâce, comme aurait fait Rachel à son fils
Benjamin. N'étais-tu pas son dernier et bien-aimé enfant? Te me souviens
que tu me rendais quelquefois jalouse, que j'enviais les caresses, les bon-
bons, les baisers que tu recevais de plus que moi. C'est que j'étais un peu
plus grande, et je ne savais pas que l'âge fît changer l'expression de
l'amour, et que les tendresses, les caresses, ce lait du cœur, s'en vont vers
les plus petits. Mais mon aigreur ne fut pas longue, et dès que la raison
vint à poindre, je me mis fort à t'aimer, ce qui dure encore. Maman était
contente de cette union, de cette affection fraternelle, et te voyait avec
charme sur mes genoux, enfant sur enfant, cœur sur cœur, comme à pré-
sent, les sentiments grandis seulement. Si de l'autre vie on voit ce qui se
passe sur la terre, ma mère doit être contente que nous nous aimions ainsi,
que cette affection nous soit utile, douce, consolante, que nous nous don-
nions des conseils, des avis, des prières, secours de l'âme.
Mais tu ne pries plus, toi... C'est triste. Il n'y a pas de jour, surtout
aujourd'hui, que je ne sente la puissance de la foi sur mon âme, tantôt
pour la calmer, ou la contenir, ou l'élever. Je souffrais ce matin ; la mort,
les larmes, les séparations, notre triste vie me tuaient, et, par-dessus, des
appréhensions, des frayeurs, des déchirements, une griffe de démon dans
l'âme, je ne sais quelle douleur commençait. Eh bien, me voilà calme à
présent, et je le dois à la foi, rien qu'à la foi, à un acte de foi. Je pense à
ma mère, à la mort, à l'éternité sans peine, sans frayeur. Sur un fond triste
nage un calme divin, une suavité que Dieu seul peut faire. En vain j'ai
essayé d'autre chose en pareille occasion ; rien d'humain ne console l'âme,
ne la soutient.
A l'enfant il faut sa mère,
A mon âme, il faut mon Dieu.
Le 3. — J'attendais des lettres de Paris, de tes nouvelles, mais rien. Que
dire, que penser? Des qui sait? des pçut-étrt, des doutes. La triste chose
que le doute, soit à l'esprit, soit au cœur ! Que Dieu nous en délivre ! Papa
est allé à Andillac, voir si le porteur aurait laissé quelque chose ; j'attends
ici dans la chambrette, mon reposoir. Oh! que je suis fatiguée I fatigue
d'âme, mais qu'importe? Je veux travailler, je veux écrire, je ne veux pas
plier. Quelqu'un attend une lettre. J'en eus avant-hier de Félicité et de
Marie deïhézac. Les lettres ne manquent pas, excepté les tiennes
Le 4. — 11 l'ait froid, il pleut, il neige. Un vent langoureux chante à ma
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN IOI
fenêtre et me donne envie de lui répondre ; mais que dire au vent, à un peu
d'air agité? Hélas ! que nous ne sommes souvent pas autre chose ! J'ai fait
cette nuit un grand songe. J'étais avec M. de Lamennais, je lui parlais de
toi, de ses ouvrages anciens et nouveaux; nous causions vivement et
n'étions pas d'accord, car il ne l'était pas avec lui-même. Il contredisait
tout ce qu'il a dit autrefois. Et je le plaignais, le pauvre égaré ! — « Oh !
vous détestez l'hérétique. — Non, Monsieur, non ; vous me causez uno
douleur profonde, vous me semblez une étoile égarée, mais qui ne peut
manquer de reparaître au ciel. » Et sur ce, lui, l'hôtel où nous étions et moi,
nous sommes confondus dans le chaos du sommeil ; mais cela m'est resté,
et j'ai tout aujourd'hui ce génie dans la tête. Quand je pense que tu as
vécu chez lui, avec lui, reçu ses leçons, l'intérêt que je lui porte devient
intime. Oh ! que cet homme m'occupe, que je pense à son salut, que je le
demande à Dieu, que je regrette sa gloire, sa gloire sainte ! Il me vient
souvent de lui écrire sans me nommer, de lui faire entendre une mysté-
rieuse voix de supplications et de larmes. Folie, audace de ma part ; mais
une femme s'est rencontrée avec lui pour l'enfer, pour compléter la répro-
bation de ce prêtre : une autre ne pourra-t-elle pas s'en approcher pour
le ciel?
On met en terre un brave et. saint homme, le Durci de Lentin, del Mas
des Mérix (i), un modèle de paysan, simple, bon, religieux, respectueux,
nous tirant son chapeau jusqu'à terre. Il était aussi de ceux qu'on ne peut
s'empêcher de saluer comme si on voyait la vertu. Ces hommes de bien
sont rares, ils s'en vont et on n'en voit pas venir de pareils.
I.c 5. — Lettre de M"e Martin ; arrivée de M. de Faramond, événements
de la matinée. Il faut que je pense au dîner, à aider Mimi.
Le 6. — Il y a aujourd'hui dix-neuf ans que naquit, sur les bords du
Gange, une frêle petite enfant qui fut appelée Caroline. Elle vient, grandit,
s'embellit, et, charmante jeune fille, elle est ta fiancée à présent. J'admire
ton bonheur, mon ami, et comme Dieu en a pris soin dans la compagne
qu'il te donne, dans cette Eve sortie de l'Orient avec tant de grâces et de
charmes! Puis je lui vois tant de qualités de cœur, tant de douceur, de
bonté, de dévouement, de candeur, tout en elle est si beau et bon que je la
regarde pour toi comme un trésor du ciel. Puissiez-vous être unis, être
heureux! Nous venons d'entendre la messe à votre intention, et, suivant
l'expression de M'" Martin, pour demander à Dieu le bonheur de Caroline
et les grâces nécessaires à la nouvelle vie qui va s'ouvrir devant elle. Oh !
de grand cœur nous entions dans ces vues. Mettons, mettons le ciel de
notre côté, demandons à Dieu ce qu'il nous faut, pauvres et impuissantes
(1) Du hameau des Mcrix.
102 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
créatures. Le bon pasteur, demain, dira une autre messe pour toi ; c'est lui-
même qui l'a offert: « Il faut prier aussi pour M. Maurice... » Suite de l'idée
du bouquet, pressentiment de votre union.
Le 7. — « D'où diriez-vous que je viens, ma chère Marie ? Oh ! vous ne
devineriez pas ; de me chauffer au soleil dans un cimetière. Lugubre foyer
si l'on veut, mais où l'on se trouve au milieu de sa parenté. Là, j'étais avec
mon grand-père, des oncles, des aïeux, une foule de morts aimés. Il n'y
manquait que ma mère qui, hélas ! repose un peu loin d'ici. Mais pourquoi
me trouvais-jelà? Me croyez-vous amante des tombeaux? Pas plus qu'une
autre, ma chère. C'est que je suis allée me confesser ce matin : et comme
il y avait du monde, et que j'avais froid à l'église, je suis sortie et me suis
assise au soleil dans le cimetière ; et là les réflexions sont venues, et les
pensées vers l'autre monde et le compte qu'on rend à Dieu. Le bon livre
d'examen qu'une tombe ! Comme on y lit des vérités, comme on y trouve
des lumières, comme les illusions, les rêves de la vie s'y dissipent, et tous
les enchantements ! Au sortir de là, le monde est jugé, on y tient moins.
Le pied sur une tombe, on tient moins à la terre.
Il n'est pas de danseuse qui ne quittât sa robe de bal et sa guirlande de
fleurs, pas de jeune fille qui n'oubliât sa beauté, personne qui ne revînt
meilleur de cette terre des morts.
» Mais que vais-je dire à ma pauvre malade? Pardon, chère amie, je
devrais vous égayer, vous distraire, vous chanter quelque chose comme le
ioyeux bouvreuil ; mais je suis un oiseau qui s'abat partout, et vous fait
son ramage suivant les lieux et les émotions. A vous, toute bonne, à
m'écouter avec bonté, à ne pas trouver trop étrange ce qui me partira du
cœur, souvent peu en rapport avec vous. Malgré nos sympathies, il y a
en nous des différences de nature et d'éducation qui me feraient craindre
pour moi, pour notre amitié, si je ne pensais que Dieu l'a faite, qu'elle ne
repose sur rien d'humain. Ne pas se connaître, ne s'être pas vus et s'aimer,
n'est-ce pas tout spirituel? Aussi, je me sens pour vous une affection toute
sainte, quelque chose au cœur qui n'est que tendresse et prières pour vous.
» Que je voudrais vous voir heureuse! Votre bonheur .. qui le peut
faire? Où le croyez-vous? Dites, que je vous aide à le trouver. Ce n'est
que pour cela que je suis votre amie. Voyons, cherchons. Quelle recher-
che ! Avez-vous lu l'histoire de ce roi désolé de la perte de sa femme, à qui
un philosophe promit de la ressusciter pourvu qu'on lui trouvât trois heu-
reux pour en graver le nom sur le tombeau de la reine. Jamais on ne put
les trouver. Ce qui signifie sans doute que notre âme resterait morte, s'il
lui fallait pour vivre un bonheur humain. Mais, au contraire, il lui faut
sortir de toute l'enceinte du monde et chercher au-delà, c'est-à-dne en
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN IO3
Dieu, dans la vie chrétienne, ce que le monde ne possède pas. Il n'a pas de
bonheur. Ceux qui l'ont le plus ai mû le disent. 11 distrait, mais ne remplit
pas le vide du cœur. Oh! le monde a de belles fêtes qui attirent; mais,
sois en sûre, tu te sentiras seule et glacée au milieu de cette foule joyeuse.
Dans ces expressions si franches, dans cet aveu d'une amie du monde, le
monde est jugû. Quelle tristesse dans cet isolement, cette froideur, cette
glace où le cœur se trouve au milieu des plaisirs et de ceux qui les parta-
gent! Cela seul me les ferait délaisser, si jamais je les rencontrais.
» Savez-vous, ma chère Marie, que vous me faites du bien par vos
réflexions, que vous me faites connaître le monde dans vos lettres qui sont
des tableaux, que vous me détachez fort de toutes mes illusions, de tout
ce qui ne nous rend pas heureux. Votre expérience m'instruit, et je bénis
Dieu cent fois de ma vie retirée et tranquille. Autrement, quel danger ! Je
me sens dans le cœur tout ce que je vois dans les autres ; le même levain
est dans tous, mais il monte différemment suivant les circonstances et la
volonté, car le vouloir est pour beaucoup dans le développement du cœur.
On l'aide à être bon ou mauvais, faible ou fort, à peu près comme un enfant
qu'on élève. Aussi n'est-ce pas sur les penchants, mais sur les œuvres que
l'Evangile dit que nous serons jugés. Oh ! quand on y pense à ce jugement,
il y a bien de quoi faire attention à sa vie, à son cœur : tant de périls
dedans, dehors ! Mon Dieu, que cela fait craindre et fait prendre de précau-
tions, et désirer presque de quitter ce monde !
Ah! mon àme craint tant de se souiller sur terre!
Ah! comment conserver sa divine blancheur
Au milieu de la fange et parmi la poussière
Qui s'attache ici-bas à tout, même à la fleur?
» Voila pour vos oraisons jaculatoires, je suis toute contente de vous
en fournir. Vous en pourriez faire de plus saintes, mais ne les faites pas si
haut en plein salon ; ma vanité entend, prenez garde.
» Une tristesse, un regret à cette occasion : je vois que mon paquet pour
l'Ile-de-France vous est tout demeuré, mon pauvre cousin sera mort en
croyant que je l'oubliais. Je n'ai regret qu'à cela. Je me félicite trop d'un
hasard qui vous a remis cette lettre et m'a valu votre amitié. Depuis ce
jour, vous m'aimez, dites-vous. Que ne le disiez-vous plus tôt! Il a fallu
bien des jours, des événements, des choses pour nous enchaîner enfin ;
mais quand nous verrons-nous? Il ne dépendra pas de vous que ce ne soit
bientôt, et je ne sais comment vous remercier de vos offres si gracieuses.
Que je vous serais obligée! Je n'accepte pas encore, n'ayant pas pris
époque pour mon voyage à Paris. Je n'irai que pour le mariage ou après.
On attend des papiers de Calcutta qui décideront l'affaire tout de suite.
I04 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
» Qu'il me tarde, qu'il me tarde de savoir si mon frère aura une position
sortable ! Je suis bien en peine sur son avenir, sur sa santé surtout. Cette
chère santé, que de craintes! Le voilà encore malade; il a eu trois accès,
et la pâleur est revenue. On nous dit qu'il est mieux, que la fièvre le quitte ;
mais j'ai peur qu'on ne nous trompe, et je viens vous prier de ne pas me
tromper, d'avoir la complaisance de l'envoyer voir et de me dire franche-
ment ce qui en est. Ce n'était que trop vrai, quand il vous fit dire que son
médecin lui défendait de sortir. Moi aussi je lui défendrais ce mauvais air
de Paris, et surtout d'éviter toute émotion. C'est ce qui le tue. Qu'on lui
évite tout ce qui porte au cœur. Je remercie M. de M... de la visite qu'il a
bien voulu lui faire, et vous de votre bienveillance que vous lui conser-
verez, j'espère.
» Mais parlons de vous, de votre chère santé, qui m'intéresse aussi, vous
savez; non, vous ne le savez pas, ni tout le plaisir que m'ont fait ces mots :
« Je suis mieux, beaucoup mieux. » Oh! que. ce mieux vous demeure!
qu'il aille croissant, de sorte qu'en vous voyant je vous trouve guérie,
chère malade, guérie, entendez-vous? Il y faut travailler, suivre les ordon-
nances de votre médecin, ne vous occuper plus que de votre santé ; seule-
ment, pour mon bonheur, cultivez un peu l'amitié qui, d'ailleurs, console
de bien des choses. Puis, Dieu aidant, nous verrons si tout ira mieux.
N'oubliez pas non plus la prière, ce bon remède de l'âme ; si mon livre est
de votre goût, lisez-le, et votre ange gardien sera content. Quel nom
vais-je prendre là? mais, j'accepte tout de vous, et je bénis Dieu de pou-
voir vous être utile sous quelque dénomination que ce soit.
» Savez-vous que la fièvre vous inspire joliment, et que votre hymne
aux souffrances m'a frappée. C'est une Byronienne. Mais n'allez pas
prendre de tels sujets de chants, je vous prie, et vous faire voir crucifiée
sur ce calvaire sans espérance, où les souffrances vous disent : Tu ne nous
échapperas pas, la fatalité fa marquée au berceau, tu nous appartiens.
Il est vrai, nous naissons tous comme voués au malheur. Chacun souffre
de quelque chose; mais comme ce martyr, quand on est chrétien, on
souffre, mais on voit les deux ouverts. Oh! la foi, la foi ! rien que cela me
console et me fait comprendre la vie. C'est vous parler à cœur ouvert,
c'est que je vous aime. Adieu, je vous rends un baiser aussi tendre que le
vôtre. »
Voilà ce que j'écrivais ce matin à une amie que j'ai depuis peu et que
déjà j'aime beaucoup. Le ton que je prends avec elle n'est pas celui d'une
lettre de femme, de nos légères causeries; mais il le faut, il m'est inspiré
par ce qu'elle attend de moi. Hélas, hélas, pauvre âme malade !
Qu'est-ce que la timidité? d'où vient-elle? Je l'ai cherché; je me suis
demandé ce qui faisait rougir, ce qui empêchait de parler, de paraître
TOURNAI D'EOGÉKIE DP GUÎRIN 105
devant quelqu'un, et c'est toujours pour moi un mystère Encore ce matin,
ayant un mot à dire à M. le curé, qui certes n'est pas intimidant, je n'ai
jamais pu me décider à passer à la sacristie. Quelle bêtise ! on le sent et on
en souffre, je ne sais quoi vous garrotte, vous étreint, si bien qu'il semble
que le sang cesse de circuler et se porte sur le cœur, qui fait pou/ ', pouf, à
grands coups.
Le 8. — Pauvre I.ili ! elle se meurt, je viens d'apprendre qu'elle se meurt
de la poitrine. Les peines de cœur l'ont tuée ; elle cède à tant de coups qui
l'ont ébranlée depuis dix ans. C'est Paul qui vient de nous donner ces
tristes nouvelles, et nous dire d'aller, une de nous, auprès de la malade qui
nous demande. Nous irons la semaine prochaine, après Pâques. C'est
aujourd'hui les Rameaux. Je viens de mettre le mien à ma chapelle, tu
sais, sous sainte Thérèse II sera flétri l'an prochain, hélas, et bien d'autres
choses ! Il faut que j'écrive à Louise.
Le 9. — Une lettre de Caroline, enfin ! Je sais, j'entends, je lis que tu vas
tout à fait bien. Quel plaisir I Faut-il que je lise aussi : « Maurice est triste,
il a un fond de tristesse que je cherche à dissiper; je la lis dans ses yeux.. ,>
Mon pauvre ami, qu'as-tu donc, si ce n'est pas la fièvre qui t'accable?
N'es-tu pas content de ta vie, jamais si douce? n'es-tu pas heureux auprès
de cette belle et bonne enfant qui t'aime, de votre union qui s'approche,
d'un avenir?... Oh ! je crois que rien ne te plaît : un charme goûté, c'est
fini, c'est épuisé. Peut-être que je me trompe, mais il me semble voir en
toi je ne sais quoi qui t'empoisonne, te maigrit, te tuera, si Dieu ne t'en
délivre. Que tu me fais de peine, que tu m'en fais ! Si je pouvais quelque
chose à cela ! mais nous sommes séparés ! Tu me dirais ce que tu as, ce que
c'est que cette tristesse que tu as emportée d'ici. Le regret de nous quitter?
C'est une peine, mais pas dévorante; et puis quitter des sœurs pour sa
fiancée, du doux au plus doux, on se console. Je ne veux pas tant chercher
ni tant dire. Nous verrons, hélas! nous verrons. J'ai de tristes pressen-
timents.
Des hirondelles, oh î des hirondelles qui passent! les premières que je
vois. Je les aime, ces annonceuses du printemps, ces oiseaux que suivent
doux soleil, chants, parfums et verdure. Je ne sais quoi pend à leurs ailes
qui me fait un charme à les regarder voler; j'y passerais longtemps. Te
pense au passé, au temps où nous les poursuivions dans la salle, où nous
soulevions une planche du galetas pour voir leur nid, toucher les œufs,
leurs petits : gais souvenirs d'enfance dont tout est plein ici pour
qu'on regarde. Murailles, fleurs, oiseaux, tout les porte. Des petits poulets
viennent de naître et piaulent au coin du feu. Voilà encore qui fait plaisir.
Toute naissance porte joie.
Le 10. — La date est mise, il faut donc écrire quelque chose. Que sera-ce?
106 JOURNAL D'EUGÉKIB DE GCÉRIN
que portera cette feuille de papier? Rien ; rien n'est venu, rien ne s'est fait
ni passé dans notre solitude. Si ce n'est quelque chant d'oiseau, bruit de
vie ne s'est fait entendre ; un soleil splendide passait sur ce calme ; assise
dans ma chambre, je dépêchais une paire de bas pour Jeanne-Marie, tout
en lisant. Je lisais la merveilleuse époque de saint Louis, de ce temps où
l'on vit un si grand roi et de si grands saints.
Le 21. — Je viens d'Albi, je viens de laisser notre chère Lili au cime-
tière. Quelle douleur! quels regrets, quel vide, quels souvenirs! Mon
Dieu! voir mourir ceux qu'on aime; se dire : C'est fini, tu ne la verras
plus! non, plus; l'éternité entre nous ! mais l'éternité bienheureuse, j'es-
père. C'est ce qui console. Mon ami, que deviendrions-nous sans cela,
sans un peu de foi dans l'âme? C'est ce qui la soutient, l'empêche de
tomber dans un abîme de douleur ou de désespoir. Lili, ma sainte Lili,
comme je la crois heureuse ! comme je la vois dans une splendeur infinie,
une paix inaltérable, un repos assuré! C'est nous qu'elle plaint, nous, ses
amis, qu'elle voit dans ce pauvre monde, dans les peines, les agitations,
les angoisses ! Oh ! que je l'ai vue souffrir, mais avec quel calme, la pauvre
martyre! Aussi tout le monde l'appelait la sainte; cela se voyait sur son
visage devenu tout céleste et beau après sa mort.
Je ne l'ai pas vue alors, mais un peu avant. A genoux auprès de son lit,
je lui lisais les prières pour la préparation à la mort, de Bossuet, que
j'avais emportées exprès pour elle. Quand je partis d'ici, le jeudi saint, je
compris bien que c'était pour la voir mourir. Je pensai à ces provisions
pour son âme, dernière marque, hélas ! de mon amitié. Te pris aussi ce
cahier, je pense à toi toujours, je voulais écrire cette mort; mais impos-
sible de rien faire que prier et demeurer auprès de l'agonisante. En arri-
vant, j'ai trouvé ta lettre que Mi mi m'a remise. Quel plaisir en tout autre
temps ! Tu vas mieux, bien content, vivant, très vivant, dis-tu; mais l'autre
mort me gâte tout, m'attriste trop pour sentir aucune joie. Ce n'est pas
que je sois en larmes, ni désolée; c'est un fond de cœur calme, un deuil
intérieur, enfin je ne sais quelle douleur, mais c'en est une, car j'aimais Lili
et je l'ai perdue... — C'était le mardi 17 avril, à minuit; je l'avais quittée à
quatre heures. Papa ne voulut pas me la laisser revoir et m'emmena chez
Mmc Combes, où j'ai reçu pendant deux jours la meilleure hospitalité.
Nérine de Tonnac, mon ancienne amie, était auprès de moi et ma bonne
compagne de nuit et de jour. Je lui suis bien reconnaissante de ce qu'elle a
fait pour moi dans cette occasion. 11 faut que j'écrive à Caro ; puis je
reviendrai ici, si je puis.
Le 25. — Je n'ai pas pu depuis trois jours, encore n'est-ce que pour un
moment que je me retire ici. Lili. j'ai toujours Lili en pensée et me sens
prête à parler d'elle. Quand j'entends les cloches, je pense aux saintes
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 107
prières qu'elle a faites à l'église, même ici dans la chambrette ; quand je
vois le ciel, je me dis qu'elle est là et lui demande bien des choses. Les amis
sont, sans doute, bien puissants près de Dieu. Voilà M. F..., visite que
j'aime assez; nous parlerons ensemble de Lili. C'est demain une grande
solennité à Andillac, une première communion. Augustine, toute jeune
qu'elle est, est du nombre des heureux enfants. Dans quelque temps elle
pourrait être plus instruite, mais M. le curé préfère l'innocence au savoir,
et je trouve qu'il a raison. Le brave homme va demain déployer tout son
zèle de bon pasteur, toute sa tendre charité. C'est aussi un beau jour
pour lui.
Le 29. — Quelle douce et simple et pieuse et touchante cérémonie ! Je
n'ai que le temps de le dire et d'assurer que de toutes les fêtes celle que
j'aime le plus, c'est une première communion dans une campagne, Dieu se
donnant simplement à des enfants. Miou, la petite Françonil de Gaillard
et Augustine étaient ravissantes d'innocence et de beauté. Qu'elles étaient
jolies sous leurs petits voiles blancs, lorsque, revenant de la sainte table,
elles pleuraient là-dessous! Divines larmes! Enfants unies à Dieu, qui
pourrait dire ce qui se passait dans leur âme en ce moment? M. le curé a
été admirable d'onction, de mansuétude; c'était le Sauveur disant aux
enfants : « Venez à moi ». Oh! comme il leur parlait amoureusement, et
comme il leur a recommandé ensuite cette robe blanche, cette innocence
dont ils étaient revêtus ! Pauvres enfants, que de risques! Je me disais :
« Qui de vous la ternira le premier? » Ils ne s'en vont pas à Paris ; mais la
terre est partout souillée, partout le mal se trouve, et séduit et entraîne.
Le 2 mai. — Hier, i"mai, je n'ai pu rien écrire. Ce fut cependant un
beau jour au ciel et ici, grand soleil, grande musique d'oiseaux et trois
lettres : Antoinette, Marie de Thézac et Caro se sont rencontrées dans mes
, mains. Je les aime toutes et leurs lettres ; mais celles de Caro me semblent
des sœurs, même tendresse et bienveillance pour toi et nous. C'est chose
charmante que des amis de la sorte, dévoués et désintéressés. On n'en
trouve guère. Depuis Victor et Philibert nous n'avions plus d'amis de
cœur. Le bon pasteur aussi nous est tout dévoué : il est venu passer la
journée, s'est montré gai, complaisant. Le soir j'étais mieux; la douce
gaîté fait du bien, relève le cœur, et j'aime ceux qui l'apportent. Cette fois
je l'ai payée d'un petit tribut de complaisance. Voici : M. le curé est chargé
de toutes les pompes de l'église aux G..., pour l'arrivée de l'archevêque
qui va donner la confirmation. Il lui faut des devises, il m'en a demandé et
je n'ai pu dire non. Je n'aime pas de refuser. Cola m'ennuyait un peu ; je
n'aime pas les devises, qui sont toutes bêtes. Je les ai faites en patois pour
sauver l'honneur du français. C'est, d'ailleurs, la langue dos campagi
Avant-hier '" m'a écrit. Je ne suis pas contente de sa santé. Oh! que les
108 JOURNAt D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
passions nous dérangent, qu'elles nous brisent cœur et corps! On n'en
revient pas, si Dieu n'aide. Pourra-t-il l'aider? Mes conseils n'y font pas
grand'chose. Qui sait ce que tu fais, toi ! Cela me peine grandement, toutes
ces choses.
Le 3 mai. — Nous venons du hameau, de voir Romiguières qui est bien
malade. Je crains qu'il n'en sorte pas. Ainsi nos voisins nous quittent l'un
après l'autre. Après la Vialarette, celui-ci, autre habitué de la maison. Je
les regrette : ces braves gens sont de meilleurs amis qu'on ne pense et
qu'on n'en trouve dans le monde. Le dévouement ne se tient pas toujours
au rang le plus élevé. Voila qui finit ce cahier assez rempli de deuil, trois
morts sous les yeux. Mon Dieu, qui sait qui les suivra ? Au moins ceux-ci
étaient prêts à rendre compte, de bons chrétiens, de bonnes âmes. Romi-
guières a demandé de lui-même M. le curé dans la nuit. Le viatique reçu, il
est tombé en délire bientôt.
Va sous clef, mon petit cahier.
Vj
M * '
M^MmmmM
V
'•7
Le village des Cabanes. — Au-dessus, Cordes.
Septième cahier» — 3 mai-29 septembre 1838
E 3 mai au soir [1838]. — Depuis ce matin, rien de joli que la
naissance d'un agneau et ce cahier qui commence au chant du
rossignol, devant deux vases de fleurs qui embaument ma
chambrette. C'est un charme d'écrire dans ces parfums, d'y
prier, d'y penser, d'y laisser aller l'âme. Ce matin, j'ai apporté ces fleurs
pour donner à ma table une façon d'autel avec une croix au milieu, et y
faire le mois de Marie. Cette dévotion me plaît. Es nèyt (1).
Le 5. — Je suis fatiguée d'écriture, deux grandes lettres m'ont brisé la
main. Aussi ne mettrai-je pas grand'chose ici ; mais je veux marquer un
beau jour, calme, doux et frais, une vraie matinée de printemps. Tout
chante et fleurit. Nous venons de la promenade, papa, moi et mon chien,
le joli chien de Lili : chère petite bête! il ne me quitte jamais ; quand je
m'assieds, il vient sur mes genoux; si je marche, il suit mes pas. On
dirait qu'il me comprend, qu'il sait que je remplace sa maîtresse. Nous
avons rapporté des fleurs blanches, violettes, bleues, qui nous font un
bouquet charmant. J'en ai détaché deux pour envoyer à E***, dans une
lettre : ce sont des dames de on\c heures; apparemment ce nom leur
vient de ce qu'elles s'ouvrent alors, comme font d'autres à d'autres heures,
(1) 11 fait nuit.
IQ9
110 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
charmantes horloges des champs, horloges de fleurs qui marquent de si
belles heures. Qui sait si les oiseaux les consultent, s'ils ne règlent pas
sur des fleurs leur coucher, leur repas, leurs rendez-vous? Pourquoi pas?
tout s'harmonise dans la nature ; des rapports secrets unissent l'aigle et le
brin d'herbe, les anges et nous dans l'ordre de l'intelligence. J'aurai un nid
sous ma fenêtre ; une tourterelle vient de chanter sur l'acacia où il y avait
un nid l'an dernier. C'est peut-être la même. Cet endroit lui a convenu, et,
en bonne mère, elle y replace son berceau.
Le 7. — On est venu ce matin, à quatre heures, demander à papa des
planches pour la bière du pauvre Romiguières. Nous perdons tous nos
amis du Pausadou. Deux morts dans quelques jours ! que cela s'est fait
promptement pour la Vialarette et celui-ci 1
Après avoir écrit à Marie, à Antoinette, à Caro, il est nuit et je sors
d'ici, mais plus tranquille, plus reposée. Rien ne me fait du bien comme
d'écrire, parce qu'alors je m'oublie. La prière me fait le même effet de
calme, et même mieux, en ce qu'il entre quelque chose de suave dans
l'âme.
Le 12. — Depuis cinq jours je n'ai pas écrit ici : dans ce temps il est
venu des feuilles, des fleurs, des roses. En voilà une sous mon front, qui
m'embaume, la première du printemps. J'aime à marquer le jour de cette
belle venue. Qui sait les printemps que je retrouve ainsi dans des livres,
sur une feuille de rose où je date le jour et l'an ? Une de ces feuilles s'en
fut à l'île de France, où elle fit bien plaisir à ce pauvre Philibert. Hélas!
elle aura disparu comme lui ! Quoique je le regrette, ce n'est pas cela,
mais je ne sais quoi qui m'attriste, me tient dans la langueur aujourd'hui.
Pauvre âme, pauvre âme, qu'as-tu donc? que te faut- il? Où est ton
remède? Tout verdit, tout fleurit, tout chante, tout l'air est embaumé
comme s'il sortait d'une fleur. Oh I c'est si beau! allons dehors. Non, je
serais seule et la belle solitude ne vaut rien. Eve le fit voir dans Eden.
Que faire donc? Lire, écrire, prier, prendre une corbeille de sable sur la
tête comme ce solitaire et marcher. Oui, le travail, le travail ! occuper le
corps qui nuit à l'âme. Je suis demeurée trop tranquille aujourd'hui, ce
qui fait mal, ce qui donne le temps de croupir à un certain ennui qui est
en moi.
Pourquoi est-ce que je m'ennuie ? Est-ce que je n'ai pas tout ce qu'il me
faut, tout ce que j'aime, hormis toi? Quelquefois je pense que c'est la
pensée du couvent qui fait cela, qui m'attire et m'attriste. J'envie le
bonheur d'une sainte Thérèse, de sainte Paule à Bethléem. Si je pouvais
me trouver dans quelque sainte solitude !... Le monde n'est pas mon
endroit; mon avenir serait fait alors, et je ne sais ce qu'il sera. Quelle
belle-sœur aurons-nous? J'ai deux de mes amies qui, après la mort de leur
JOURNAt D'EUGÉNIE T)V. GUfiRIM III
père, ont reçu leur congé de la maison, et je trouve cela si amer! Ensuite
le ciel qu'on s'assure bien mieux dans la retraite. Ce sont mes raisons, pas
les tiennes : quittons-nous. Je ne veux plus te rien dire que je ne sois plus
tranquille, je ne te dirais rien de bon. Adieu jusqu'à...
Me voici ce soir avec trois lettres, d'Euphrasie, de Marie, de Lucie,
jeunes filles bien peu ressemblantes, chacune avec son charme. Les
femmes, nous sommes variées comme les fleurs et nous n'en sommes pas
fâchées.
Le 14. — Pas d'écriture hier, c'était dimanche. S.iint Pacôme aujour-
d'hui, le père des moines. Je viens de lire sa vie qui est fort belle. Ces
vies de reclus ont pour moi un charme ! celles qui ne sont pas inimitables
surtout. Les autres, on les admire comme des Pyramides. En général, on y
trouve toujours quelque chose de bon quand on les lit avec discernement,
même les traits les plus exagérés : ce sont des coups de héros qui portent
au dévouement, à l'admiration des choses élevées.
Malgré cela, pour bien des personnes, la Vie des Saints me semble un
livre dangereux. Je ne le conseillerais pas à une jeune fille, même à d'au-
tres qui ne sont pas jeunes. Les lectures peuvent tant sur le cœur, qui
s'égare aussi pour Dieu quelquefois. Hélas! nous l'avons vu dans la
pauvre C... Comme on devrait prendre garde à une jeune personne, à ses
livres, à ses plumes, à ses compagnes, à sa dévotion, toutes choses qui
demandent la tendre attention d'une mère ! Si j'avais eu la mienne, je me
souviens de choses que je faisais à quatorze ans qu'elle ne m'eût pas laissé
faire. Au nom de Dieu, j'aurais tout fait, je me serais jetée dans un four,
et certes le bon Dieu ne voulait pas cela ; il ne veut pas le mal qu'on fait à
sa santé par cette piété ardente, mal entendue, qui, en détruisant le corps,
laisse vivre bien des défauts souvent. Aussi saint François de Sales disait-il
à des religieuses qui lui demandaient la permission d'aller nu-pieds :
« Changez votre tête et gardez vos souliers. »
Le 15. — Une visite hier vint couper notre causerie; je la reprends,
moins en train de paroles, à cause d'une peine que j'ai au cœur. C'est ta
lettre qui m'a fait cela, qui me fait craindre encore pour ta santé. Pourquoi
prends-tu le lait d'ânesse? Pourquoi dis-tu que le printemps te rétablira
entièrement? N'est-ce pas que tu n'es pas aussi bien que tu dis d'abord?
Les bien portants ne parlent pas de remèdes. On nous trompe, tu nous
trompes : l'air de Paris ne t'est pas bon, il te tuera, il a tué le pauvre Victor.
Je tremble qu'il n'y ait cette ressemblance de plus entre vous. Mon Dieu,
détournez de moi les idées tristes! Mon ami, je voudrais bien avoir une
lettre de toi ; celle d'aujourd'hui est pour tous, et c'est de l'intime qu'il me
faut. L'amitié se nourrit de cela.
Il y a quelque temps que je suis ici ; Mimi est seule, je vais la joindre.
IT2 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
Je m'amusais à lire d'anciennes lettres. Papa arrive ce soir avec une besace
garnie de livres ; Eran vient de la foire avec des cochons, des échaudés et
du fromage ; uapeillarot (1), des hirondelles, qui sont passés, voilà pour
un jour au Cayla. On parle de souper à présent; ô bouche !
Le 16. — Nous allons à Frauseilles, en caravane, pourvoir fondre notre
cloche. Cette course m'amuse fort, je pars.
Le 17. — Oh ! c'était bien la peine ! nous n'avons rien vu. La cloche se
fond et se fait sous terre, rien ne paraît que le fourneau . flamme et fumée.
Il y avait pourtant une foule de inonde d'Andillac et des environs, ce qui
m'amusait de voir des curieux plus attrapés que moi encore et de leur
dire: Qu'abés bist? (2)
Je ne suis pas en train d'écrire; il fait un vent qui souffle à tout empor-
ter, même les idées. Sans cela, je dirais tout ce qui m'est venu près de ce
fourneau, en pensées religieuses, gaies, tristes ; ce que j'ai coulé d'années,
de siècles, de baptêmes, de glas, de noces, d'incendies, avec cette cloche.
Quand elle finira, qui sait tout ce qui aura fini dans Andillac et dans le
monde? L'âge des cloches prend des siècles, du temps sans fin, à moins
d'un malheur ou d'une révolution. Ainsi, tous tant que nous étions là,
nous ne la verrons pas refondre. Cela seul est solennel : ne plus voir ce
qu'on voit. Il y a là quelque chose qui fait qu'on y attache fort les yeux,
quand ce ne serait qu'un brin d'herbe. Ainsi j'ai pensé de l'église de
Frauseilles où je me suis recueillie un moment, et dont j'ai bien regardé
la porte fermée pour toujours, car apparemment je n'y reviendrai plus.
Que ce mot doit être triste pour les endroits où le cœur tient ! Si pour
toujours je voyais se fermer la porte du Cayla, la porte du jardin, la porte
de papa, la porte de la chambrette !... Oh! que doit-il en être de la porte
du ciel?
Que n'es-tu là ! nous partagerions deux pommes que me donna Julie de
Gaillard que j'allai voir comme payse. Cette bonne femme ne savait com-
ment me traiter, m'exprimer le plaisir que lui faisait ma visite. Je n'ai
pas perdu mes pas à Frauseilles, j'ai fait plaisir, j'ai caressé un petit enfant
dans son berceau, j'ai vu en passant près du cimetière les tombes de nos
vieux amis de Clairac, indiquées par une croix de fer. Rien ne paraît
que cela, le niveau se fait vite sur la terre des morts! Qu'importent les
apparences? L'âme, la vie n'est pas là. O mon Dieu ! cela serait trop
désolant. J'ai beaucoup pensé à toi dans tout ça, parce qu'il y avait une
troupe de curés qui m'ont demandé de tes nouvelles, ce qui m'a fait
(1) Marchand de fil, aiguilles, etc., qui parcourt les campagnes.
(2) Qu'avez-vous vu ?
JOURNAT. D'EUGÉNTE DH GfÉRIH 113
bien plaisir de voir que l'Eglise t'aime. Adieu; tu vois bien que je n'ai
rien dit.
Ce soir à dix heures. — Il est nuit sombre, mais c'est à écouter toujours
les grillons, le ruisseau et un rossignol, rien qu'un, qui chante, chante,
chante dans cette obscurité. Comme cette musique accompagne bien la
prière du soir !
— Le 18. — Pas moyen de sortir, il pleut C'est un jour à lire, à écrire
pour remplacer les promenades, belles occupations du printemps. A tout
moment, on est dehors ; nous menons une vie d'oiseau en plein air sous
les ombres. C'est un charme, et que de plaisirs variés à chaque coup d'oeil,
à chaque pas, pour peu qu'on y regarde ! Hier Mimi m'apporta de magni-
fiques rubans d'herbe rayée blanc et vert, satinée, brillante ; c'était à nouer
au menton. Je l'ai mise dans un vase où j'admire encore mes rubans un
peu fanés. Ils seraient plus jolis sur pied ; ces articles de modes ne doivent
pas sortir des bois.
J'aimerais bien de connaître un peu la botanique ; c'est une étude char-
mante à la campagne, toute pleine de jouissances. On se lie avec la nature,
avec les herbes, les fleurs, les mousses qu'on peut appeler par leur nom
Etudie la botanique, Maurice, tu me l'apprendras. Ce serait bien facile
avec une Flore. Mais quand seras-tu ici au printemps? Tu n'y viens que
tard; ce n'est pas lorsque l'hiver a fauché toute la beauté de la nature
(suivant l'expression de notre ami, saint François de Sales) qu'on peut se
mettre à botaniser : plus de fleurs alors, et ce sont les fleurs qui m'intéres-
sent parce qu'elles sont si jolies sur ces tapis verts. J'aimerais de connaître
leur famille, leurs goûts, quels papillons elles aiment, les gouttes de rosée
qu'il leur faut, leurs propriétés pour m'en servir au besoin. Les fleurs ser-
vent aux malades. Dieu fait ses dons à tant de fins ! Tout est plein pour
nous d'une merveilleuse bonté; vois la rose qui, après avoir donné du miel
à l'abeille, un baume à l'air, nous offre encore une eau si douce pour les
yeux malades. Je me souviens de t'en avoir mis des compresses quand tu
étais petit. Nous faisons tous les ans des fioles de cette eau qu'on vient nous
demander
Mais j'ai dit que c'était un jour à écrire. Qu'écrire? Je n'en sais rien, je
sens que j'écrirais. Si j'avais un plan, un cadre fait, je le remplirais tous les
jours un peu, et cela me ferait du bien. Le trop-plein fait torrent parfois,
il vaut mieux lui ouvrir passage. Je n'épanche guère qu'ici, et peu parce
que... le papier vole. Qui sait quand je le lance vers Paris où il peut
tomber? Aussi m'arrive-t-il d'effacer quand je relis ; tu l'auras vu dans le
dernier cahier. Il était question d"'\ je m'étais laissée aller à de trop ^
peintures, et même fausses, je l'ai vu depuis par ses lettres. C'est une
bonté passionnée, sans rancune, sans amertume, candide dans ^es torts,
114 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
une enfant avec un cœur de feu. Je vois ceci comme bien étonnant, comme
venant de Dieu, et je m'attache à l'âme qu'il m'a confiée, qui me dit :
«Aimez-moi, aidez-moi à aller au ciel. » Oh ! je lui aiderai de mon mieux,
je l'aimerai toujours, car l'amitié sainte n'est qu'un écoulement de la cha-
rité qui ne meurt pas.
Le rossignol d'hier soir a chanté toute la journée. Quel gosier! s'il était
anglais, je dirais qu'il avait fait un pari.
Le 19. — Trois lettres et l'arrivée d'Elisa. C'est Louise, Marie et
Euphrasie qui nous écrivent. Cette pauvre Euphrasie si triste, si désolée
de la mort de sa chère tante, me fait compassion. Cœur si bon, si
ardent, si tendre, qu'elle va souffrir à présent! Lili lui remplaçait sa
mère.
Le 24 — Un mot ce soir que j'ai le temps, que je suis seule, que je pense
à toi, que c'est l'Ascension, un beau jour, un jour saint où l'âme monte,
monte au ciel. Mais non, je suis bien ici, il me semble qu'on ne se détache
point d'écrire On m'appelle.
Le 26. — Deux jours entre ces lignes sans t'écrire, et depuis sont venues
des lettres, des nids d'oiseau, des roses sur la terrasse, sur ma table, par-
tout. 11 est venu cent choses de Gaillac; de plus loin, la mort du prince de
Talleyrand : c'était de quoi écrire ou jamais; mais nous faisons des pèle-
rines avec Elisa, et le monde passerait sous notre aiguille qu'on ne la quit-
terait pas. Que peu de chose nous suffit! cela m'étonne. Je n'ai pas le
temps de dire pourquoi
Le 27 au soir — Premier Angélus de notre cloche neuve. Je viens de
l'écouter à la fenêtre de la salle et me suis levée de table tout exprès pour
ce plaisir, suivi de tant de pensées diverses que j'aime. Mélange reli-
gieux de joie, de deuil, de temps, d'éternité, berceaux, cercueils, ciel,
Dieu : la cloche annonce tout cela, me l'a mis dans l'esprit à présent. Oh !
surtout, surtout je pense quel premier glas elle sonnera ! pour qui ? je
le marquerai. A quelle page? peut-être ne le marquerai-je pas Quel
vivant peut se dire : Je parlerai d'un mort? Mon Dieu, nous passons
si vite! Cependant je suis bien portante; mais je vois des fleurs, mises
toutes fraîches ce matin dans un vase, flétries et toutes mortes ce soir.
Ainsi de nous : le vase où nous avons la vie n'en contient pas pour plus
d'un jour.
Des visites de curés : celui du canton, celui de Vieux et le nôtre, trois
hommes bien différents : l'un sans esprit, l'autre a qui il en vient, et l'autre
qui le garde. Ils nous ont raconté force choses d'église qui intéressent
pour parler et pour répondre un moment; mais, en général, les variantes
plaisent en conversation, l'entretien de mille choses diverses, ce qui fait
la causerie, chose rare. Chacun ne sait parler que de sa spécialité, comme
JOURNAt D'EUGÉNIE DE GUÉRIN U5
les Auvergnats de le m- pays. L'esprit reste chez soi aussi bien que le
cœur.
Elisa vient de nous quitter à mon grand regret. Tous les départs attris-
tent; pour me consoler, j'ai une lettre bien tendre et bien aimable devant
les yeux et dans le cœur. Ce n'est pas de toi, c'est d'E*" qui me dit tou-
jours de mille façons qu'elle m'aime, qu'elle souffre de corps et d'âme, et
que je sais jeter quelques fleurs sur les heures trop souvent arides de
sa vie. Pauvre amie I pauvre femme I que je m'estime heureuse de lui faire
du bien ! aussi je m'en vais lui donner tout ce que je pourrai de doux, de
consolant, de pieusement suave, toutes les fleurs possibles. Comme elle
souffre! comme quelqu'un lui a fait du mal! comme cela me porte à la
guérir, à lui indiquer des remèdes! Je n'en désespère pas, car Dieu nous
aide, il vient visiblement en aide à cette pauvre âme; de lettre en lettre ses
dispositions sont meilleures, sa foi plus ranimée, son cœur plus tourné du
côté du ciel, et cela fait tout espérer. Chaque matin, elle dit une prière à la
Vierge, que je lui ai envoyée. « A huit heures, me dit-elle, nous serons
ensemble devant Dieu, » car je fais à cette môme heure la même prière
pour elle avec pleine confiance. La sainte Vierge, qui t'a guéri, pourra
bien la guérir aussi. C'est là mon espérance et mes remèdes... En haut,
en haut! Eh! que trouvons -nous ici -bas? On ne sait que s'y faire
souffrir.
Puis elle me demande un peu de poésie, et je vais lui en donner, j'ac-
corde tout aux malades. C'est pour la mettre en musique : union d'âmes
entre nous encore plus intime, le printemps et le rossignol, le musicien et
le poète! il en devrait être ainsi, ce me semble. Mais, hélas! il y a si
longtemps que je n'ai rien fait ; et ce n'est pas facile de bien faire, d'attein-
dre le beau, si haut, si loin de notre pauvre esprit ! On sent que c'est fait
pour nous, que nous avons été là, que cette grandeur était la nôtre et que
nous ne sommes plus que les nains de l'intelligence. O chute, chute qui se
retrouve partout ! Je continuerais s'il ne me fallait pas aller mettre la table
Jeanne-Marie est à la foire, plus heureuse que...
« Que » retranché. Je ne sais ce que je voulais dire quand j'ai planté là
mon cahier. J'y viens parler ce soir d'une lettre de Félicité, qui me dit :
« Maurice tousse encore. » Depuis, j'ai cette toux en moi. j'ai mal à la
poitrine de mon frère. Oh! quand serai-je tranquille? quand le serai-je
sur la chère santé et la chère âme malade aussi? L'une ne dépend pas de
toi ; si fait l'autre, et tu me laisses toujours souffrir, toujours trembler pour
ce qui m'intéresse. Adieu ; bon soir, méchant que j'aime.
Le 30. — Est-ce les bouquets qui ont attiré tant d'abeilles et fait de ma
chambre une ruche? Depuis ce matin, ce n'est que bourdonnement, bruis-
sement d'ailes qui ne me déplaît pas. J'aime les abeilles et les laisserais
Il6 JOURNAL D'EUGÉNIE DE Gt'ÉRIN
volontiers faire leur logement dans ma chambre, si ce n'était l'aiguillon
qui gâte la poétique bête. Hier, je fus piquée d'une bonne piqûre : ce qui
me fait tenir à l'écart des abeilles, ce qui me fait dire aussi que ce qui fait
du miel est souvent bien méchant
Le 31. — C'est ce soir sur ma fenêtre, au chant du rossignol, en vue de
mes acacias tout fleuris et tout embaumés, que je dis adieu au mois de mai,
ce beau mois tout fleurs et verdure. Hélas ! tout finit. Clôture aussi du
mois de Marie, belle dévotion printanière.
Le 1" juin. — Passé la journée à Cahuzac. Trouvé au retour un cahier
des Annales de la Propagation de la Foi. Evénement que tout écrit venu
au Cayla, celui-là surtout dont les pages sont recueillies par des saints
dans toutes les parties du monde
Le 2. — M. Jules de Villefranche est venu nous voir; il m'a semblé
grandi, fortifié, mieux que de coutume, avec sa douceur accoutumée. Tou-
jours gai, causeur, nous demandant de tes nouvelles. Le bon petit jeune
homme !
Caro, la chère, vient d'écrire à Mimi. Quel plaisir nous fait une lettre de
Paris ! Mais de voir que tu tousses, que chacun le dit, que c'est peut-être
plus qu'on ne dit : que c'est triste ! Puis tu ne m'écris pas, pas mot de tant
de choses intimes que nous savons. Oh! nous voilà bien séparés! Je ne
sais plus rien de toi. Dieu sait ce qu'il m'en coûte, et comme je mets ce
silence au rang de mes peines. Pauvre cœur, tout construit pour les souf-
frances I II y en loge ! tout est plein dans ce moment. Toi seul n'en es pas
cause ; il en vient d'ailleurs dont personne ne se doute, douleurs de l'âme
qui souffre parfois d'étranges choses. Dieu les envoie, les permet pour
notre bien. C'est, disent les saints, le feu qui purifie, qui refond; je le crois,
nous avons parfois besoin de repasser au creuset. Quelqu'un me disait :
Dans ces moments-là, faites comme saint Jérôme, écrivez. Ecrivons. La
poésie est ce qui occupe le plus. Si j'en faisais ?
Mon Dieu, mon Dieu, mon cœur vous adore et vous aime
Rien que dire : mon Dieu! m'est un bonheur suprême;
C'est le ciel qui sur moi descend,
Et jamais, sous le diadème,
Reine auprès de son roi n'eut un bonheur plus grand.
Vous êtes mon amour, vous êtes ma lumière;
l Un coin pour vous prier me vaut la terre entière;
Sous votre regard nonpareil,
Mon âme s'ouvre heureuse et fière,
Comme la fleur des champs aux rayons du soleil.
Ah ! que ine dites-vous et que vous dit mon âme?
Que dit le ciel à l'aube et la flamme a la flamme ?
JOURNAL D'HDGêNIE T>V. Gfi'RIK Iiy
Ah ! que se disent deux torrents ?
Qu'entendit la première femme
Quand vous apparaissiez aux jardins ravissants?
Oh ! du céleste amour choses inénarrables 1
Choses que les mondains peuvent traiter de fables,
Mais dont le divin Rapl
Ferait des tableaux ineffables
Comme ceux qu'il a faits pour exposer au ciel.
Voyez Monique en pleurs et Thérèse en extase,
Thérèse devant Dieu versant, immense vase,
Versant un océan d'amour ;
Et, dans le tablier d.- gaze,
I.'aumône se changer en roses chaque jour.
Le 4. — Flageolet, hautbois, grosse caisse, rossignols, tourterelles,
loriots, merles, pinsons, belle et grotesque symphonie du moment. C'est,
en l'honneur de la fête votive, la bruyante musique d'Andillac qui retentit
jusqu'ici et se mêle à celle des oiseaux. Au moins ne manquons-nous pas
de concerts dans nos champs ; tu aimes ceux de Paris sans pouvoir y aller
toujours, et moi, sans y aller, je m'y trouve. C'est de tous côtés, de tous
les arbres, des voix d'oiseaux, et mon charmant musicien, le rossignol de
1 autre soir, chantant encore près du noyer du jardin. Ce sont pour moi
des charmes, des plaisirs que je ne puis dire. Aussi quelqu'un me disait:
« Vous êtes heureusement née pour habiter la campagne. » C'est vrai,
je le sens, et que mon être s'harmonise avec les fleurs, les oiseaux, les
bois, l'air, le ciel, tout ce qui vit dehors, grandes ou gracieuses œuvres de
Dieu.
Le 5. — Mon Dieu, mon Dieu, ma pauvre Louise ! On vient de me dire
que son père était mourant ou mort. Erembert, qui était à Gaillac au reçu
de cette nouvelle, a vu Charles partir en poste. Le bon ami que nous per-
dons ! le digne homme ! Je vais écrire à Louise.
Un nouveau livre envoyé par Louise, les Méditations, du Pèrejudde,
pour des religieuses, ouvrage estimé. Je le désirais depuis longtemps.
Le 7. — La mort de M. de Bayne, certaine aujourd'hui. Une belle Ame
de plus au ciel. Il avait une foi débordante ; il trempait tout de Dieu.
Homme raie aussi pour les qualités du cœur; il savait être ami aux dépens
de ses intérêts. Sa fortune s'est ressentie de son dévouement à plus d'une
infortune.
Le 8. — Rousou ! la servante de la pauvre I.ili. Que cette visite me fait
plaisir ! Il y n. des plaisirs tristes, comme celui de p,n 1er des morts. d<
ceux qu'ils ont aimés. Elle m'a apporté ur.e lettre: d'Luphiasie et UQl
Il8 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
Louise qui me dit : « Mon père va très bien. » C'était presque la veille de
sa mort. La mort vient vite
« Je regarde votre enthousiasme (i) de la laideur comme un excès, dans
quelque bonne disposition qu'il semble vous être venu. L'amour de la
beauté nous est trop naturel pour passer tout à coup à aimer la laideur, à
moins d'un miracle de conversion comme cela s'est vu dans des saints.
Transformation sublime, dévoilement de la beauté divine qui ravit l'âme,
lui fait oublier toute beauté créée, même haïr celle du corps comme occa-
sion de péché. Quel épurement ! quel détachement ! Qui de nous, femmes,
en est là ? Moi qui ne suis pas jolie, je ne puis pas vouloir être laide. Voyez
où j'en suis avec mes « sublimes contemplations », elles n'ont pu me
mettre au-dessus de la vanité. Oh! ne parlons pas de contempler; c'est
l'état du ciel, des bienheureux. Nous, pauvres pécheurs, c'est beaucoup de
savoir nous abaisser devant Dieu pour gémir de nos misères et lui con-
fesser nos fautes. Il est beau de s'élever, mais regarder dans son cœur est
bien utile. On voit ce qui se passe chez soi, connaissance indispensable à
nos affaires spirituelles... Il y a dans la piété un côté idéal qui remplit la
tête de ciel, d'anges, d'idées séraphiques sans rien laisser au cœur, sans
le tourner à l'amour et à la pratique de la loi de Dieu. Sans cela, quand
nous parlerions le langage des anges, nous ne serons que des airains
sonnants et des cymbales retentissantes. Ce passage d'une Epître m'a tou-
jours frappée, m'a fait craindre de parler de la piété sans en avoir assez
dans l'âme. Mais vous m'assurez toujours que mes lettres vous font du
bien, ce qui m'encourage, me fait penser que Dieu veut que je vous écrive,
me rend heureuse de croire au bonheur que je vous fais.
» Le trône même a eu ses saints. On n'a qu'à penser à saint Louis pour
croire au salut le plus difficile. Je lis surtout avec charme l'histoire de sa
sœur, la bienheureuse Isabelle, si humble dans les grandeurs, si retirée
des plaisirs, si innocente et si pénitente, donnant aux pauvres ce qu'elle
recevait pour son luxe, les délices du roi son frère et de la cour par sa dou-
ceur et ses gracieuses qualités qui la firent pleurer de tous quand elle alla
se recueillir dans sa maison de Sainte-Claire, à Longchamp, pour mourir.
Hauts et touchants exemples de ce que peut la grâce dans les cœurs de
bonne volonté, des triomphes de la foi sur le monde ! En fait de salut, vou-
loir c'est pouvoir, suivant la devise de Jacotot. Qu'était-ce que ce Jacotot?
Un homme sans doute comprenant la puissance de la volonté, ce levier
qui peut soulever l'homme jusqu'au ciel.
» Vous avez raison de dire que je suis heureusement née pour habiter
la campagne. C'est mon endroit; ailleurs, je serais moins heureuse peut-
(i) Extrait d'une lettre à Mm0 A. de M...
JOURNAL D'BVGÉKIE DE GUÉRIN 1 19
être. Je reconnais en ceci un soin de la Providence qui fait tout avec
amour pour ses créatures, qui ne fait pas naître la violette dans les rues.
Vous me voyez bien appuyée sur nia fenêtre-, contemplant tout ce vallon
de verdure où chante le rossignol ; puis je. vais soigner mes poulets,
coudre, filer, broder dans la grande salle avec Marie. Ainsi, d'une chose à
l'autre, le jour passe, et nous arrivons au soir sans ennui. *
Mon cher Maurice, à toi maintenant; hé! non, pas encore ! quelqu'un
entre. Que de fils rompus ! La moitié de celui de là-haut est déjà bien loin;
je ne renouerais pas, si ce n'était un brin de poésie que j'envoie et que je
veux te laisser. Mais avant, la leçon à Lucie, ma filleule.
Depuis cette leçon, un cliagrin. Mon cher petit chien, mon joli Bijou
est malade, si malade que je crains qu'il n'en meure. Pauvre bête ! comme
il est oppressé, comme il gémit, me lèche les mains et me dit : « Soulagez-
moi ! » Je ne sais que lui faire, il ne prend rien que quelques gouttes de
sirop de gomme qu'il lèche sur mes doigts ; c'est ainsi que je le nourris,
moitié sucre, moitié caresses. Hélas! que sert d'aimer? Je ne le sauverai
pas. Cela me ferait pleurer, si je ne renvoyais mes larmes. Pleurer une
bête, c'est bête, mais le cœur n'a pas d'esprit ni trop d'amour-propre sou-
vent. Puis mon Bijou est si joli, si gracieux, si gentil, si précieux, me
venant de Lili ! Un chien, c'est si riant, si caressant, si tendre, si à nous!
Je crois que je pleurerai, mais ce sera ici dans ma chambrette où se pas-
sent mes secrets.
Une de mes amies demandait une fois des prières pour son chien
malade; je me moquai d'elle et trouvai sa dévotion mal placée. Aujour-
d'hui j'en ferais comme elle, je ne trouve pas cette prière si étrange : tant
le cœur change l'esprit! Je n'aimais pas Bijou alors; ma conscience ne
s'offusque pas d'intéresser le bon Dieu à la conservation d'une bête. V
a-t-il rien d'indigne dans ses créatures, et ne peut-on pas lui demander la
vie de celles que nous aimons? Je suis portée à le croire et qu'on peut,
excepté le mal, tout demander à Dieu, au bon Dieu. Ce nom familier, ce
nom populaire de la Divinité m'inspire toute sorte de confiance. Il v a loin
de là à l'Etre suprême, aussi loin que de Rose Dreuille à Voltaire. Mais à
quoi servirait la foi des philosophes quand on est malheureux? Qu'atten-
dre d'un être inaccessible, si loin, si loin de l'homme qu'on ne peut pas
l'aimer en l'adorant, et le cœur, cependant, veut aimer ce qu'il .
adorer ce qu'il aime; ce qui s'est fait quand Dieu s'est fait chair, quand il a
habité parmi nous. De cette condescendance infinie nous est venue notre
foi confiante. Si tu savais tout ce qu'on demande et qu'on obtient quelque-
fois ! Les miracles le prouvent. Je crois aux miracles de guérison
d'autres bien avérés, comme ceux dont parlent saint Augustin, Bossuet,
120 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
ou ceux qu'on voit de nos jours. 11 faut que je retourne auprès de mon
pauvre Bijou qui, certes, m'a menée assez loin.
Le i" juillet. — Il est mort, mon cher petit chien. Je suis triste et n'ai
guère envie d'écrire.
Le 2. — Je viens de faire mettre Bijou dans la garenne des buis, parmi
les fleurs et les oiseaux. Là je planterai un rosier, qui s'appellera le rosier
du Chien. J'ai gardé les deux petites pattes de devant, si souvent posées
sur ma main, sur mes pieds, sur mes genoux. Qu'il était gentil, gracieux
dans ses poses de repos ou de caresses! Le matin, il venait au pied du lit
me lécher les pieds en me levant, puis il allait en faire autant à papa. Nous
étions ses deux préférés. Tout cela me revient à présent. Les objets passés
vont au cœur; papa le regrette autant que moi. Il aurait donné, disait-il,
dix moutons pour ce cher joli petit chien. Hélas ! il faut que tout nous
quitte, ou tout quitter.
Une lettre me vient à présent, qui me donne une autre peine. Les affec-
tions du cœur sont différentes comme leurs objets. Quelle différence du
chagrin de Bijou à celui que me donne une âme qui se perd, ou du moins
en danger ! O mon Dieu , que cela pénètre et effraye dans les vues de
la foi !
Le 6. — Toujours des lacunes, des empêchements d'écrire. Depuis trois
jours, je n'ai pas quitté l'aiguille. C'était d'abord une robe d'enfant, que
nous faisions, jolie petite robe rose que j'ai cousue de jolies pensées. C'est
si gracieux l'enfance et sa parure ! De si jolies boucles tomberont sur ce
corsage, un bras si blanc, si rond remplira ces manches, une si jolie petite
main en sortira, et l'enfant est si jolie et s'appelle Angèle! C'est avec
charme que j'ai travaillé pour elle.
Mais aujourd'hui raccommoder du vieux linge m'ennuyait; je n'avais
pas le cœur ni l'esprit à l'aiguille, je pensais à toi tristement. Hélas ! nous
avons reçu ta lettre de malheur. Ce vaisseau tant attendu n'apporte que
des tristesses, des mécomptes. Caro doit être bien contrariée, bien affli-
gée, voyant ainsi votre union mise en doute. Qui sait si vous aurez de
quoi vous marier? Cette question résout toute votre existence : aussi papa
l'a pesée mûrement. Tu sauras ce qu'il pense dans sa lettre. Ici, je ne fais
que de toi à moi. Tu ne saurais croire combien cette incertitude, cette
hésitation de ton sort m'occupe, je ne dis pas m'accable, parce que je me
repose sur la Providence. Combien de fois j'ai offert à Dieu tout mon
bonheur pour le tien ! Si j'étais exaucée, si quelque jour tu me disais : « Je
suis content! »Je palpite à l'idée de cette félicité que je pourrais voir; et
quand je ne la verrais pas !...
Le 7. — Rien fait qu'entendre la messe ce matin et écrire tout le jour
presque. C'est à toi, a Raynaud, a Caroline, Que de choses, de peusées
journat. d'buqekib de guhrim 12i
sorties du cœur, et qu'il y eu reste encore! Ton avenir m'occupe telle-
ment! Je n'ai fait que vous voir, vous entendre toute cette nuit, tous mal-
heureux, gémissants d'une union rompue. Il n'en sera pas ainsi, j'esp<
Caroline et sa tante ont écrit hier; rien de bon, d'espérant. Des levers
rien que des revers dans leurs lettres. Que tout cela nous peine! si tu le
savais, mon ami ! Je t'ai écrit aussi aujourd'hui et te dis des choses inu-
tiles à trouver ici. Quand tu liras ce cahier, tout sera décidé. Sera-ce heur
ou malheur? Dieu le sait. Rien d'humain ne se prononce en bien.
Le 9. — Premier jour des moissons. Rien n'est joli à la campagne
comme ces champs de blé mûr, d'une dorure admirable. Pour peu que le
vent souffle, les épis coulant l'un sur l'autre font de loin l'effet des vagues ■
le grand champ du nord est une mer jaune. A tout moment tu verrais papa
à la fenêtre de la salle, contemplant sa belle récolte. Douce jouissance du
cultivateur !
Le 10. — Filé ma quenouille et lu un sermon de Bossuet. Nous avons la
suite; mais tu n'es pas là pour m'aider à voir les beaux morceaux. Je
recueille donc ce que je puis. Si tu m'écrivais, si j 'étais moins en peine sur
toi, je ferais tout avec bien plus de plaisir : une peine au cœur, c'est un
levain qui fait tout monter en aigre, en quelque chose d'amer. Ainsi ma
vie depuis que tu la tourmentes ; que je voudrais en être délivrée ! que de
foisjedisà Dieu :« S'il est possible, éloignez de moi ce calice!» Oui. mon
ami, je l'éloigné et le reprends ; je te vois tantôt heureux, tantôt malheu-
reux, je veux et ne veux pas ton mariage. Que la volonté de Dieu se fasse!
le vouloir humain doit se perdre en celui-ci ; sans cela, point de repos, ni
de lumière, ni de sûreté. Lucie, ma filleule, qui n'a pas ces soucis, est là,
attendant sa leçon.
Cela fait, il me vient une pensée du sermon sur l'Honneur que j'ai lu,
que je veux laisser ici ; il s'agit de la vanité humaine et de tout son train :
« Tant de fois comte, tant de fois seigneur, possesseur de tant de richesses,
maître de tant de personnes, ministre de tant de conseils et ainsi du reste;
toutefois, qu'il se multiplie autant qu'il lui plaira, il ne faut toujours, pour
l'abattre, qu'une seule mort. Mais il n'y pense pis. et dans . roisse-
ment infini que notre vanité s'imagine, il ne s'avise jamais de se mesurera
son cercueil, qui seul, néanmoins, le mesure au juste.* Quel homme: con-
duisant tout au cercueil. Nul, comme Bossuet, n'a su rendre la mort frap-
pante et solennelle : il vous atterre
Je m'en vais à la salle, joindre papa. J'écrivais au chant déjeunes poulets
qui piquent l'herbe sous ma fenêtre, au bruit joyeux des moissonneurs qui
sont dans les chènevières. Heureuses gens qui suent et qui chantent !
I e h. — Les gracieuses Choses qui se voient dans les champs, qi:
viens de voir! Un beau champ de blé plein de moissonneurs et dt
122 JOURNAL D'EL'GÉNIE DE GUÉRIN
et, parmi ces gerbes, une seule debout, faisant ombre à deux petits enfants,
et leur grand'mère les faisant déjeuner avec du lait.
Le 12. — Qu'aurons-nous sur cette page aujourd'hui? Rien n'est venu
que le chant des cigales. Attendons au soir.
Ce soir au crépuscule. — J'écris d'une main fraîche, revenant de laver
ma robe au ruisseau. C'est joli de laver, de voir passer des poissons, des
flots, des brins d'herbe, des feuilles, des fleurs tombées, de suivre cela et
je ne sais quoi au fil de l'eau. Il vient tant de choses à la laveuse qui
sait voir dans le cours de ce ruisseau ! C'est la baignoire des oiseaux, le
miroir du ciel, l'image de la vie, un chemin courant, le réservoir du
baptême.
Le 16. — Un peu de calme enfin ! Un peu d'espérance sur ton mariage.
M1" M... nous écrit des choses qui vont le décider. J'y vois un bien-être, une
vie qui ne commencent pas mal ; cela nous rend tous heureux. Aucun du
Cayla qui ne fût triste depuis trois semaines. La douleur d'un membre
passe à tout le corps. Comme je me sens le cœur tout autre ! Je ne sais
quoi d'amer s'en est allé qui me gâtait tout le plaisir de pensera toi, d'en
parler. J'ai bien eu l'occasion de remarquer comme un nom prononcé,
pensé, porte tristesse ou joie. Une cigale chante dans la salle; il y a
aujourd'hui un peu de gaîté partout. Il faut que j'écrive à Antoinette. Misy
m'a chargée de lui apprendre l'arrivée de la femme de Philibert. Pauvre
cousine de l'Ile-de-France, elle est venue chercher asile chez ses parents.
Son fils va l'être envoyé. Il me semble que son père est avec lui, nous le
recommande. Je t'écrirai bientôt à l'occasion de ce cher petit enfant.
Ne croyez pas qu'il soit amusant d'écrire à un grand vicaire comme sur
mon petit cahier ou à Louise, à Caro, à mes amies. Ces lettres de ten-
dresse sortent toutes faites du cœur; mais l'autre, il m'a fallu la faire, et
rien n'est ennuyeux comme ce travail d'esprit, une rédaction claire et
nette de choses positives. Jamais rien ne m'a tant coûté. Je ne sais écrire
que lorsque je ne sais ce que j'écrirai ; je ne sais quoi vous inspire : la
plume marque, et voilà tout. Mais les affaires de paroisse ne se traitent
pas de la sorte. Enfin c'est fait, malgré moi. Cela m'apprend qu'un bon
vouloir et la patience viennent à bout de tout. J'ai aussi épargné à papa
une application fatigante ; il s'agissait d'affaires entre Alos et Andillac.
Pour me délasser, je viens de me reposer la tête sur une gerbe, là-bas,
dans le champ de Délern à Sept-Fonts, parmi des bergers et des vaches, le
petit Estève jasillant. 11 me parlait de son alphabet, car il va à l'école et se
croit bien le plus savant. Lous daissi toutes d a rrè ! (i) Naïf orgueil de six
ans qui va croître. Cet enfant est, en effet, très supérieur aux autres ; mais
(i) Je les laisse tous derricre.
JOURN'AT. D'EUGÉNIE DE GfÉRTN 123
que deviendra cette intelligence mal tournée? C'est la façon de le déve-
lopper qui fait l'homme. Que de grands scélérats ont de quoi faire de
grands hommes ! Pauvre petit Toinou, qui deviendra mauvais sujet! Si je
pouvais, je l'ôterais de chez son père.
Le 20. — Vie mélangée, Marthe et Marie. Après la messe que j'ai
entendue pour l'anniversaire de notre grand'mère, je me suis mise à coudre
des tabliers de cuisine, à raccommoder un pantalon d'Erembert, cela entre-
mêlé de diverses lectures, histoire et poésie, cette poésie grecque d'André
Chénier dont j'aime le Mendiant et le Malade. — Les bouquets de Caro-
line! J'entends cela à la salle. J'y vole.
Ils sont charmants, nos bouquets de la Vierge. Charmante Caro ! que je
la voudrais là pour l'embrasser! Une lettre de Marie, de Gabrielle et de
M. Périaux en même temps. Que de choses pour un jour du Cayla ! Aussi
j'ai le cœur plein, tout plein de fleurs, d'amitiés, de pieuses choses pour ce
bon curé de Normandie qui me parle d'une façon si saintement aimable. Il
me parle aussi de Lili, et voilà la mort sur ce peu de joie ! Me voilà pensant
à cette pauvre cousine, qui pourtant est au ciel, comme M. Périaux dit
qu'il faut l'espérer. Il le peut savoir, lui qui la dirigeait, lui qui avait la
connaissance de ce lis intelligent.
Le 21. — Une grande lettre à Euphrasie, c'est mon premier plaisir de ce
matin ; maintenant, allons en attendre d'autres dans la salle. Que peut-il
venir aujourd'hui? On ne sait, mais en espère; l'ignorance du bonheur
en fait le charme ; c'est si vrai, que Dieu nous a fait un mystère du paradis.
Ils ne savent pas être heureux, ceux qui veulent tout comprendre.
Qu'est-il survenu? Rien que le bruit des fléaux tombant en cadence sur
l'aire. Cette cadence, au chant des coqs et des cigales, fait quelque chose
d'infiniment rustique que j'aime.
Le 22. — O bonheur, bonheur! une lettre de Raynaud qui décide ton
mariage, qui demande à papa de me laisser venir à ta noce. Je ne pourrai
pas, je crains bien, jouir de ce beau jour; mais pourvu qu'il vienne, que je
sache ta félicité, quoique de loin, je suis contente, je bénis Dieu de toute
mon âme. Je n'oublierai pas que c'est le jour de sainte Madeleine que
cette espérance est venue; comme elle est douce après les amertumes
passées! Maurice, cher frère, que je sens que je suis sœur dans ce moment
et toujours! Ceci écrit, mon petit cahier s'en va dans le bureau sous ma
table, et moi à *" demain matin. Je voudrais bien le prendre, mais où le
tenir là-bas? — Je prendrai note au cœur, et puis nous mettrons ici :
Adieu, au revoir, Maurice et papier. Vous quitter, quel dommage '.
Le 30. — Me voici après huit jours, après une chute, après la mort qui
m'a tenue et laissée au vouloir de Dieu. Oh! c'est bien Dieu qui m'a
sauvée, qui m'a voulue encore sur la terre, ici, près de papa, dans ma
124 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRTN
chambrette à présent pour t'écrire et à bien d'autres, pour faire je ne sais
quoi de bon, de doux, d'utile de ma vie, tout ce que je pourrai. Je t'ai conté
mon aventure ce matin dans une lettre. A présent, je veux te dire mon
bonheur de venir enfin à Paris, non pas à Paris, à ton mariage, c'est cela
que je viens voir ; j'ai cela bien avant dans le cœur.
Quel homme que Hugo! Je viens d'en lire quelque chose : il est divin,
il est infernal, il est sage, il est fou, il est peuple, il est roi, il est homme,
femme, peintre, poète, sculpteur, il est tout; il a tout vu, tout fait, tout
senti ; il m'étonne, me repousse et m'enchante ; à peine si je le connais
pourtant que dans Cromwell, quelques préfaces, Marie Tudor et quelque
peu de Notre-Dame. J'irai la voir cette Notre-Dame, à Paris. Que de
choses à voir pour moi, au sortir de mon désert !
Le 8 août. — Françoise, la sœur de M. Limer, m'est venue voir dans ma
solitude plus que solitaire, puisque Mimi n'y est pas; elle est à Gaillac, la
chère sœur. En attendant son retour, je suis enchantée que Françoise soit
venue remplir un peu de lacune; c'était notre compagne du dimanche,
bien gracieuse, bien rieuse, bien gaie. Je l'ai trouvée un peu changée. Le
temps, oh I le temps ! Il y a deux ans qu'elle nous a quittés, depuis elle a
perdu son frère, qui s'est noyé ; un cousin, beau et grand jeune homme,
qu'elle a vu réduit à rien, tout consumé par la souffrance, qu'elle a veillé
pendant trois mois nuit et jour. Pauvre bonne fille, c'est ce qui l'a vieillie.
A présent, elle va offrir sa vie à un couvent, sa vie éprouvée, désembellie,
sans plaisir au monde. C'est ainsi que les femmes se consolent, heureuses,
bien heureuses que Dieu leur ait fait un bonheur en lui. Je viens de lui
écrire une longue lettre pour son affaire. Voilà comme, en m'occupant pour
les autres de ces retraites, je reviens à y penser, à me dire qu'elles s'en
iront vers Dieu et moi dans le monde, comme disait le petit frère de saint
Bernard à ses frères partant pour Cîteaux. Déjà bon nombre de nos
connaissances s'en sont allées de cette façon. A présent je vais écrire,
pour ne pas l'oublier, une inspiration de nuit que j'ai trouvée bien lo
jour.
En entrant dans ma chambrette ce soir à dix heures, je suis frappée de
la blanche lumière de la lune qui se lève ronde derrière un groupe de
chênes aux Méiïx ; la voilà plus haut, plus haut, toujours plus haut, chaque
fois que je regarde. Elle va plus vite dans le ciel que ma plume sur ce
papier, mais je puis la suivre des yeux; merveilleuse faculté de voir, si
élevée, si étendue, si jouissante ! On jouit du ciel quand on veut; la nuit
même, de sur mon chevet, j'aperçois, par la fente d'un contrevent, une
petite étoile qui s'encadre là vers les onze heures et me rayonne assez
longtemps pour que je m'endorme avant qu'elle soit passée; je l'appelle
aussi l'étoile du sommeil, et je l'aime. La pourrai-jo voir à Paris ? Je pense
JOURNAL D'EUGÉNIE DE Gl'ÉRIN 125
que mes nuits et mes jours seront changés, et je n'y puis penser sans
peine. Me tirer d'ici, c'est tirer Paule de sa grotte ; il faut bien que ce soit
pour toi que je quitte mon désert, toi pour qui Dieu sait que j'irais au bout
du monde. Adieu au clair de lune, au chant des grillons, au glouglou du
ruisseau ; j'avais de plus le rossignol naguère ; mais toujours quelque
charme manque à nos charmes. A présent, plus rien qu'à Dieu, ma prière
et le sommeil.
Le 9. — Dirais-tu ce qui me fait souffrir, à présent, en moi? C'est cette
petite reine Jeanne Gray, décapitée si jeune, si douce, si charmante, à qui
je pense.
Le 10. — Une compagne dans ma chambrette, une perdrix blessée à
l'aile, mais bien leste encore, bien vive, bien gentille; elle se coule
comme un rat dans tous les coins de sa prison et se prive, s'accoutume à
me voir, si bien qu'elle mange et boit à mes côtés. Je voudrais la porter à
Charles.
Un peu de malaise m'a fait jeter sur ton lit, ce lit où tu as couché six
mois dans la fièvre, où je t'ai vu si pâle, défait, mourant, d'où le bon Dieu
t'a tiré par prodige. Tout cela s'est mis avec moi sur ce lit; j'ai vu, revu,
pensé, béni, puis un petit sommeil et un rêve où je me trouvais seule
dans un désert entre un serpent et un lion ; la frayeur m'a réveillée. Jamais
je n'ai vu de lion que celui-là, mais c'en était bien un. Comment nous
arrangeons-nous pour créer ainsi en dormant, nous qui ne pouvons pro-
duire un atome? Est-ce un reflet de la puissance divine qui passe alors en
notre âme ? Je me couche après une lettre écrite et deux reçues de Louise,
ma pauvre Louise, si aimante, si aimable, si triste depuis la mort de son
père : « Je ne suis pas de ceux qui se consolent bientôt, me dit-elle, plus
je pleure et plus je veux pleurer; mais je vous mêle à mes larmes. »
Chère Louise! Mimi m'écrit aussi de Gaillac qu'elle a vu le tableau, que
l'enfant Jésus est bien, très bien ; on trouve à la Vierge les yeux curieux
et le coloris trop vif; on n'observe pas que c'est fait pour un lieu élevé et
sombre.
Le 12. — Oh ! la Vierge, la Vierge ! Elle est dans la salle, exposée sur le
buffet ; toute la maison !à : Jean, Jeannot, Paul, le berger et autres adora-
teurs, comme ceux de Bethléem. Aussi, l'enfant Jésus leur sourit, divine-
ment appuyé sur le cou de sa mère. Oh ! il est beau, ce petit Jésus, délicat,
gracieux, céleste ; je me charme à le regarder, tantôt de près, tantôt de
loin, sous tous les points, sous tous les jours. Je ne crois pas que ce doive
être exposé au clair d'un salon ; ces saintes figures sont faites pour le jour
mvstérieux d'une église.
Le 13. —Joie sur joie; une autre leMie de Caroline : encore des ten-
dresses, des amitiés sans fin à papa, à Eran, à Mimi, à tous ; une caisse do
126 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
choses pour nous. Bonne, bonne, bonne sœur, que Dieu lui rende en béné-
dictions tout ce qu'elle fait pour nous, tout ce que je me sens au cœur pour
elle! Mon ami, comme je l'aimerai, cette charmante sœur, comme je
l'aime ! que je voudrais la tenir dans mes bras !
Le 14. — Rien qu'un mot, parce que je suis fatiguée, qu'il me faut
dormir, que je ne dormirais pas si j'écrivais; et puis, corps et âme, tout
est brisé. Des lettres de Caroline, de Louise, d'Irène, de Mimi. Le cœur
plein. Bonsoir.
Le 15. — J'ai cru mourir cette nuit : un affaissement, un engourdisse-
ment, une palpitation de cœur sur le premier sommeil. Je me suis secouée,
j'ai couru à la fenêtre, à l'air, à la fraîche nuit qui m'a remise. Cela m'a
valu de jouir un moment du beau ciel, de ces belles étoiles que j'ai été au
moment d'aller voir là-haut; puis je suis rentrée dans mon lit avec de
sérieuses pensées de mort, cette mort qui vient on ne sait à quelle heure.
Tenons-nous prêts.
Le 16. — La jolie bénédiction que... (Sans encre !)
Le 17. — De l'encre, enfin ! je puis écrire; de l'encre! bonheur et vie.
J'étais morte depuis trois jours que la circulation de ce sang me manquait,
morte pour mon cahier, pour toi, pour l'intime. Mon ami, j'ai le cœur
plein de toi, de Caro, de votre bonheur, de cette caisse, de ces robes, de
ces capotes à fleurs, de ces gants blancs, de ces petits souliers, de ces bas
à jour, de cette robe de dessous toute brodée. Oh ! tout ça, je le vois, je le
touche, je le porte, je m'en habille le cœur cent fois depuis une heure que
c'est arrivé. Oh! bonne, bonne et charmante sœur! que l'Inde avait là un
beau trésor que Dieu te donne! quelle bonté d'âme, quel plaisir de faire
plaisir ! Jamais cadeau de noce ne fut donné avec plus de joie ni reçu avec
plus de reconnaissance ; elle me déborde et je ne puis en parler ; ce sont
choses que Dieu voit et sait. Je lui demande, à l'auteur de tout bien, tous
les biens, le bonheur éternel pour elle. Je vais me trouver bien heureuse
dans mes parures, quoique les parures ne fassent pas mon bonheur; mais
dans celles-ci il y a quelque chose de plus doux, de plus beau que l'appa-
rence, quelque chose de plus que pour la vanité, c'est le cadeau de ta fian-
cée, c'est une robe de sœur qu'elle me donne. Je lui ai écrit dès avoir vu,
sans plus tarder. J'ai le cœur pressé pour elle ; je veux qu'elle sache tout
de suite le plaisir qu'elle m'a fait et fait à tous avec ses fleurs d'autel, sa
nappe, sa Vierge, ses robes et tant de belles et gracieuses choses. Que je
l'aime! que Dieu la bénisse, Dieu qui ne laisse pas un peu d'eau donnée
sans récompense !
Voilà ce qui nous est venu de Gaillac avec l'encre, une lettre de Mimi,
du poivre et de l'huile, c'est te dire tout. J'ajoute encore qu'Eran a tué un
lièvre et une perdrix et m'a rapporté deux cailles vivantes et souffrantes.
JOURNAL D EUGÉN'IE DE GUÉRIS 127
Le souffrant est pour moi et l'a toujours été. Etant enfant, je m'emparais de
tous les poulets boiteux ; faire du bien, soulager est une jouissance intime,
la moelle du cœur d'une femme.
Je finis par où j'ai commencé, par cette bénédiction des bestiaux le jour
3e saint Roch, cérémonie si religieuse, si grande à qui sait y voir Dieu,
entourant l'homme de tant de créatures bénites pour son service ; vraie
image de la création que ce rassemblement de bestiaux : tout, jusqu'au
cochon. Je pensais à Bijou que j'aurais bien fait bénir.
[Sans date]. — Hier dimanche, passé la journée à l'église ou dans les
chemins, et, chemin faisant, je pensais au solitaire et à l'ange comptant
ses pas, histoire qui m'est demeurée des lectures de mon enfance et qui
me revient dans mes promeners solitaires. Dans la Garenne-au-Puiis, à
Sept-Fonts, où nous avons été ensemble, je me retrouve ce compagnon
céleste.
Le 20. — Mimi, Lucie, Amélie, sa cousine, Fontenilles, tout ce monde
entrant à la fois dans la salle, me tire d'ici. Il faut aller à la cuisine, au
salon, à de petits poulets naissants qui m'occupent; voilà plus qu'il n'en
faut pour m'empêcher d'écrire. J'enferme mon cahier dans le placard.
A dix heures du soir. — C'est trop joli ce que je vois pour ne pas te le
dire : nos demoiselles, là-bas, le long du ruisseau, chantant, riant, se
montrant çà et là sous des touffes d'arbres comme des nymphes de nuit, à
la clarté d'un feu d'allumettes que fait Jeannot, leur fanal courant : c'est la
pêche aux écrevisses, plaisir qu'Erembert a voulu donner à ces jeunes
filles que tout amuse. J'ai mieux aimé être ici à les voir faire et te le dire.
Je les entends rire et toujours rire ; cet âge est une joie permanente. Pour
moi, j'ai besoin de repos, de me coucher au lieu d'errer sur le frais gazon
d'un ruisseau. Adieu, Maurice ; nous avons bien parlé de toi en montrant
les cadeaux de noce. Je ne voudrais pas te quitter, mais de force. Il y
aurait de quoi passer la nuit ici à décrire ce qui se voit, s'entend, dans ma
délicieuse chambrette, ce qui vient m'y visiter, de petits insectes, noirs
comme la nuit, de petits papillons mouchetés, tailladés, volant comme des
fous autour de ma lampe. En voilà un qui brûle, en voilà un qui part, en
voilà un qui vient, qui revient, et sur la table quelque chose comme un
grain de poussière qui marche. Que d'habitants dans ce peu d'espace ! Un
mot, un regard à chacun, une question sur leur famille, leur vie, leur con-
trée, nous mènerait à l'infini; il vaut mieux faire ma prière ici devant ma
fenêtre, devant l'infinité du ciel.
Le 22. — Mmc et M. de Faramond, une lettre de Louise, hier une d'Antoi-
nette, plaisir et bonheur. Demain, je pars avec ces demoiselles. Adieu,
cahier; maisjele prendrai peut-être pour me trouver avec toi.
Le 25. — Oh ! les vieux châteaux, avec leurs grandes salles, leurs meu-
123 JOURNAL D'EUGÉNIE DR GUÉRIN
bles antiques, leurs larges fenêtres d'où l'on voit tout le ciel, les portraits
de belles dames et de grands seigneurs, cela fait je ne sais quel plaisir à
voir, à s'y voir errant de chambre en chambre. Oh ! j'aime les vieux châ-
teaux, et je me complais depuis un jour dans cette jouissance. C'est de
Mon tels que je t'écris, dans une chambre écartée où j'ai, par bonheur,
trouvé de l'encre ; j'avais oublié d'en prendre, et c'était grande privation
de ne pouvoir rien tracer de tout ce qui se peint en moi dans cette demeure
de mon goût. Je m'y plairais toujours d'autant qu'à chaque endroit ce sont
des souvenirs d'enfance, et tu sais comme ce passé fait plaisir. J'avais
neuf ans quand je vins à Montels. En arrivant, j'ai reconnu l'église sous
son grand ormeau où j'allais sauter à l'ombre, puis la grande cour et puis
la petite avec son puits, la porte à vitres du salon, et, dans ce salon, les
grandes belles dames que j'aimais tant à voir; une à côté d'un capucin en
méditation qui fait contraste, chose que je n'avais pas tant remarquée qu'à
présent. Dans l'enfance, les effets de réflexion touchent peu. Nous sor-
tons, nous courons, nous errons deçà, delà, dans les bois, les allées de
marronniers superbes, dans des prairies immenses. Charmante vie de
campagne si nous étions moins seules; nous sommes ici Mme de Paulo, sa
fille, Louise deThézac et moi; le petit Henri par-dessus pour nous divertir.
Un enfant fait au moins du bruit, et le dedans des vieux châteaux en a
besoin, sans quoi les peurs, les revenants, les sorciers. 11 y a plus d'une
légende dans ce genre sur ce château. Jadis, certaine religieuse...
On me prit l'encrier, ce qui m'a faît manquer mon histoire d'apparition;
mais voici une légende qui la vaut bien :
LA BALLADE DES MONTAGNARDS
Chères sœurs, un De prof midis :
La cloche sonne pour ma mie;
Elle a quitte sans moi la vie,
Pour s'envoler au paradis.
Le paradis vaut bien la terre
Où l'on n'éprouve que chagrin :
Cloche, sonne pour ma bergère,
Tu sonneras pour moi demain.
J'ai vu rouler le météore ;
Ma pastourelle, était-ce toi ?
Serais-tu condamnée encore
A souffrir à cause de moi?
J'ai vu le soir sur la fougère
Danser, aux tremblantes clartés
De la céleste messagère,
La plus légère des beautés.
JOURNAL D'EUGÉNIE DE G'JÉRIN 129
I . j'ai cru te reconnu
Hél te heure peut-être
Tu payais d'un affreux tourment
I I h jouissances d'un moment !
Cloche, sonne pour ma bergère,
Du ciel ouvre-lui le chemin :
Appelle, appelle à la prière
Tous ceux à qui Lise fut chère,
Et pour terminer ma mi
Cloche, sonne pour moi demain
Si malgré ma douleur amère,
Lise, je ne te suivis pas,
C'est que tu n'avais pas de mère
Pour prier après ton trépas;
Mais aussitôt que de la terre
Ton ;irae aura pris son essor,
A l'instant où le grand saint Pierre
T'ouvrira son royaume d'^r,
Venez, venez à la prière,
Redira la cloche au passant.
Vous priiez hier pour la bergère,
Aujourd'hui priez pour l'amant.
Il disait, et l'heure dernière
Vint le guérir de son chagrin,
Et j'entendis sa pauvre mère
Dire à son tour dans sa misère :
Cloche, sonne pour moi demain.
Charles, Charles arrivant de Paris ! Tout le monde court. Je vais savoir
de tes nouvelles. Point de lettre, tu es bien méchant de ne pas m'écrire, à
moi qui t'écris de partout.
Le 30. — Des nouvelles, des lettres : Mimi. papa qui m'écrivent, mon
amie de Maistre ; Etienne portant tout cela et m'emmenant ce soir à
Rayssac. La chère Louise sera étonnée et heureuse de me voir.
Le 4 septembre. — A Rayssac depuis quatre jours, dans tout le charme
de l'amitié et des montagnes. Causer avec Louise, nous promener deçà,
delà, m'ont si bien pris tous mes moments que je n'ai pas écrit pou:
J'ai répondu seulement à Marie, cette autre amie qui nie fait voir un autre
Rayssac aux Coques. Je trouve bien des rapports entre Louise et Marie :
même caractère ardent et élevé, même dévouement, même grande et haute
intelligence, même affection pour moi. Etre aimée d'elles, oh! d'où me
vient ce bonheur?
Une course, un pèlerinage, mi-chevauchant, mi-à pic : de
9
I30 JOURNAL D'EUGÉNIE DE Gt'ÉRTN
Jannes, petite église cachée sous des monts comme une cellule au Liban.
Nous y avons trouvé une jolie statue de la Vierge et un tableau de saint
Jean plein d'expression et de naturel. Il n'est pas commun d'en trouver
d'un si beau travail dans les campagnes. Ici les maisons sont pauvres et
les églises riches; la foi fait comprendre à ces populations éminemment
croyantes que mieux valait orner la maison de Dieu que celle de l'homme,
la demeure éternelle que la demeure d'un jour. Dans ces monts et vallées
où l'imagination se plaît tant, j'ai rencontré aussi des souvenirs de cœur,
des chemins où tu as passé il y a trois ou quatre ans. Que de pas faits
depuis !
[Le 5]. — N'écrivez pas la nuit si vous voulez qu'on vous lise. Je m'aper-
çois ce matin de mon griffonnage d'hier soir, mais entre nous tout passe.
Tu me passeras cette mauvaise écriture comme je te passe de ne pas
m'écrire, bien pire chose à mon avis. En lisant une France pittoresque,
j'ai trouvé quelle Nivernais était habité du temps de César par les Vadi-
casses et les Roji, que les habitants de la Nièvre sont hospitaliers, que,
parmi les antiques, on a remarqué une statue de reine au pied d'oie et, dans
une carrière de marbre, à Clamecy, une main de femme dont les os étaient
convertis en turquoises. Puis le poète Adam Billaut, de Nevers. Me voilà
campée sur le pays de Marie, je pourrai lui en parler la première. C'est
pour cela que j'ai pris ces notes. Toujours quelque intérêt de cœur dans ce
qu'on fait et dit.
Sans Louise qui me tombe sur cette feuille comme un papillon sur la
fleur, j'aurais continué d'écrire je ne sais quoi, mais qui n'aurait pas valu
pour moi ce que nous avons dit avec mon amie, ces choses intimes, à voix
basse, du cœur au cœur, d'un si grand prix d'amitié. C'est à toi maintenant
que je pense, à toi malade, pâle, mourant, dévoré de fièvre et guéri, res-
suscité à pareil jour, 8 septembre, comme par miracle, vrai miracle de
guérison dont je vais rebénir l'anniversaire à l'église.
Une chose à faire pitié, une pauvre folle venue comme un tourbillon à
l'église, se précipitant à genoux devant le tabernacle où elle a chanté un
cantique à l'Eucharistie. C'était touchant cette sainte folie, cette exaltation
délirante pour Dieu, seul amour de la pauvre folle. Au moins elle sera
contente un jour, quand la raison lui reviendra au ciel et lui fera voir qjie
le comble de la sagesse sera d'aimer ce qu'elle aimait follement. Tant
d'autres insensés ne seront pas si heureux. Ceci mènerait loin, il me faut
aller faire connaissance avec M"10 de Bayne et sa suite, qui arrivent de
Toulouse.
C'est une douce et bonne petite femme, mais silencieuse et timide, fai-
sant deviner les qualités de son cœur et de son esprit, et des talents agréa-
bles. Elle peint, dessine, fait de la musique, brode beaucoup et charme
JOURNAL D'EUGÉMtl! DR GUÉRIH 131
ainsi la rusticité des montagnes, séjour nouveau pour elle et un peu étrange
du monde au désert, si elle n'avait de quoi en adoucir le brusque passage.
Ce sont du moins les réflexions qui me viennent sur la position de cette
jeune femme, venant presque de la cour, car elle arrive d'Autriche, près
des princes que M. de Montbel ne quitte plus. Ce contraste du passé et du
présent m'a frappée.
Louise me dit qu'où les autres ne voient rien je trouve beaucoup à dire.
« Tenez, me disait-elle, vous diriez cent choses sur cela. » C'était un loquet
de porte qu'elle tirait en s'en allant. Assurément, on aurait de quoi dire et
penser sur ce morceau de fer que tant de mains ont touché, qui s'est levé
sous tant d'émotions diverses, sous tant de regards, sous tant d'hommes,
de jours, d'années. Oh ! l'histoire d'un loquet serait longue !
Je pars demain. Pauvre Louise, que de r^rets à présent ! La fin de tout,
c'est la peine. C'était toute joie il y a huit jours. Toute joie, non, car une
pensée de deuil s'y mêlait; à chaque instant nous pensions à son pauvre
père, nous en parlions ; j'ai bien trouvé qu'il manquait à Rayssac, ce bon
M. de Bayne, causeur, bon et doux. Je me suis approchée de cette maison
comme d'un cimetière, avec tristesse et regret. Puis du monde, des pro-
menades, des causeries ont fait distraction. Les teintes de l'âme sont chan-
geantes et s'effacent l'une sous l'autre comme celles du ciel.
Le 12. — A sept heures, je l'ai embrassée et laissée tout en larmes dans
son lit. Que d'amitié dans cet adieu, ce serrement de main, ce revcne\, ce
plus rien de la voix que font les larmes ! Pauvre et chère Louise, j'ai eu le
courage de la quitter, de ne pas pleurer du tout. Je ne conçois rien a moi-
même, ce moi qui ne me paraît pas trop dur ne s'attendrit pas dans ces
occasions. Mais qu'importe? j'aime autant qu'une autre; autant vaut ce
qui vient du cœur que ce qui sort des paupières. Mais cette tendre Louise
aime et pleure. C'est qu'elle me regrettait fort, parce qu'elle a besoin d'une
amie, qu'elle me contait ses peines, son avenir, ses projets, peut-être ses
illusions. Toujours les femmes en ont quelqu'une.
[Sans date.] — Visites, bruit de chasse au Cayla, et nous travaillant avec
Euphrasie dans l'embrasure d'une fenêtre de la salle. J'aime fort cet à-part
et d'entendre causer plus loin, et de dire un mot de temps en temps qui
vous lie à la causerie. Je suis si occupée à mon petit trousseau de voyage,
qu'il n'y a pas moyen d'écrire ni de lire. Mais aussi je viens à Paris dans
quinze jours !
Le 19. — Il est venu aujourd'hui au Cayla une jeune enfant bien intéres-
sante, remplie de grâces, de souvenirs et de malheurs, la plus jeune fille de
notre cousin de L'Ile-de-France. Je ne puis la voir sans une émotion pro-
fonde, tant elle remue en moi d'affections et de regrets. Je pense à son
pauvre père si aimable, si distingué, qui m'aimait tant, me dit sa fille.
132 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
Pauvre chère petite, qu'elle est gentille avec sa vivacité, son esprit, ses
grâces de quatorze ans et quelque chose d'étranger dans la figure et l'accent
qui ajoute un charme à ses charmes ! Son petit frère est aussi bien gentil
et tout content dans son collège. Il n'a que neuf ans et sent le prix de l'édu-
cation. Tous deux sont ignorants comme des créoles : « Là-bas, disent-ils,
nous ne faisions que jouer, mais en France il faut savoir bien des choses,
autrement on se moquerait de nous. » Mon cousin, tant qu'il a vécu, les
envoyait aux écoles ; depuis sa mort, sa femme les a retirés, faute de fonds
sans doute. Mais voilà qu'ils trouvent tout ce qu'il leur faut en France,
chez leurs parents de Lagardelle et les frères de leur père. Ainsi la Provi-
dence vient au secours d'un chacun.
Oh! j'en suis bien la preuve encore, moi qui vais pouvoir faire ce
voyage, ce beau voyage de Paris. Je t'ai dit comment. Aurions-nous cru,
l'an dernier, en venir là? Dieu soit béni! bien béni! Papa vient d'aller à
Andillac faire viser mon passe-port au maire. Signe que nous allons nous
voir. Ecrire à Marie de Gaillac, à Marie des Coques, ici un peu, causer et
nous promener avec Félicie, c'est ma journée. Adieu ; il y en a eu de plus
malheureuses. A pareille époque, l'an dernier, nous t'avions si malade.
Le 24. — Point d'écriture ni de retrait ici depuis plusieurs jours; du
monde, du monde, tout le pays à recevoir. Nous étions douze à table
aujourd'hui, demain nous serons quinze, visites d'automne, de dames et
de chasseurs, quelques curés parmi comme pour bénir la foule : la vie de
château du bon vieux temps. Ce serait assez joli sans le tracas du ménage
qu'il faut l'aire. Ah! j'ai eu aussi la visite attendue du paladin de Rayssac,
qui est venu en messager extraordinaire m'apporter une lettre et des nou-
velles de bonheur, un commencement d'espérance, l'assentiment de quel-
qu'un de très influent dans cette affaire. Cela m'a fait bien plaisir pour mon
amie et pour lui. Je ne sais lequel m'intéresse le plus, tous deux aimables,
d'un caractère élevé, d'un bon et noble cœur, et s'unissanten moi parleur
confiance. Oh! s'il n'était pas si tard, que je dirais de choses sur ces deux
jours de mystérieuse visite, de promenades, de mots semés dans les bois,
sour les feuilles des vignes !
Le 28. — Rien, rien depuis ce jour, pas mot d'écriture ni moyen de dire
ce qui s'est fait, vu et dit, au Cayla et en moi. Que de personnes et de
choses, de visites, de rires, de jeux, d'adieux, de bon voyage souhaité à
moi qui vais partir '. Un jour douze à table, le lendemain quinze, il venait
du monde deçà, delà. On aurait dit qu'on s'était entendu de tous côtés pour
s'abattre en nombreuse volée au Cayla. Grande compagnie dans la grande
salle; c'était en harmonie, et folle joie venait de tant de jeunesse. Sept
demoiselles et autant de chasseurs, moitié à cheval, moitié à pied. Bon
nombre des convives sont partis le soir, emmenant la jeune créole, celle
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIS I33
que je voyais s'en aller avec le plus de peine. Je l'aime et ne sais quand je
la reverrai. Le messager des montagnes nous avait quittés le matin, me
promettant pour moyen de correspondance une lettre de sa sœur dans
laquelle il mettrait un signe, s'il espérait bonheur de ses parents, sinon
rien. Le rien me fait peur.
Ce soir. — J'arrive des Cabanes; Erembert, de Gaillac, m'apportant la
lettre attendue. Point de signe. Pauvre jeune homme! pauvre amie! ils
vont être bien malheureux. Caroline et toi, nous avez écrit aussi ; c'est bien
de quoi occuper cœur et plume, mais je n'ai pas un moment à moi. 11 y a
une douce joie pour moi de toi dans ta lettre à papa. Oh ! Dieu finit tou-
jours par nous exaucer. Chère chambrette ! il faut te quitter pour ce soir
et bientôt pour longtemps.
Le 29. — Adieu ma chambrette, adieu mon Cayla, adieu mon cahier,
quoique je le prenne avec moi, mais il voyagera dans ma malle.
Je reviens d'une messe de bon voyage que le bon pasteur m'a dite. J'ai
reçu tous les adieux et serrements de mains d'Andillac (1).
(1) Ce septième cahier s'arrête le 29 septembre 1838, au moment où M"0 E. de Guérin quit-
tait le Cayla pour aller assister au mariage de son frère Maurice. Le huitième, imprimé déjà
par nous (Rcliquicr, Caen, 1855V fut commencé a Nevers le 10 avril 1839. On verra plus loin
que, dans l'intervalle, pour complaire à Maurice, M1 E. de Guérin avait tenu aussi le journal
des cinq mois qu'ils passèrent ensemble a Paris; mais ce cahier, ainsi que le premier de la
série, a échappé à nos recherches.
Promenade dans le jardin (page 137).
Huitième cahier*— ÎO avril-25 mai 1839
Vous m'êtes témoin, Seigneur, que je ne
trouve nulle part de consolation, de repos
en nulle créature.
L'Imitation.
10 avril 1839, à Nevers.
uit jours, huit mois, huit ans, huit siècles, je ne sais quoi de
long, de sans fin dans l'ennui, depuis que je t'ai quitté, mon
ami, mon pauvre malade ! Est-il bien? est-il mieux? est-il mal?
Questions de toujours et de toujours sans réponse Ignorance
pénible, difficile à porter, ignorance du cœur, la seule qui fait souffrir ou
qui fait souffrir davantage. Il fait beau, on sent partout le soleil et un air
de fleurs qui te feront du bien. Le printemps, la chaleur vont te guérir
mieux que tous les remèdes. Je te dis ceci en espérance, seule dans une
chambre d'ermite, avec chaise, croix et petite table sous petite fenêtre où
j'écris. De temps en temps, je vois le ciel et entends les cloches et quel-
ques passants des rues de Nevers, la triste. Est-ce Paris qui me gâte, me
rapetisse, m'assombrit tout? Jamais ville plus déserte, plus noire, plus
ennuyeuse, malgré les charmes qui l'habitent , Marie et son aimable
»34
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 1 35
famille. Il n*est point de chai nie contre certaine influence. O l'ennui ! la
plus maligne, la plus tenace, la plus emmaisonnée, qui rentre par une porte
quand on l'a chassée par l'autre, qui donne tant d'exercice pour ne pas la
laisser maîtresse du logis. J'ai de tout essayé, jusqu'à tirer ma quenouille
du fond de son étui où je l'avais depuis mon départ du Cayla. Cela m'a
rappelé l'histoire de ce berger qui, parvenu à la cour, y conservait le
coffre où était sa houlette, et l'ouvrait quelquefois pour trouver du plaisir.
J'ai aussi trouvé du plaisir à revoir ma quenouille et à filer un peu. Mais
^e filais tant d'autres choses ! Voyage enfin aux îles Pelew, ouvrage aussi
intéressant que des étoupes. Je n'en ai pu rien tirer en contre-ennui. Qu'il
demeure, cet inexorable ennui, ce fond de la vie humaine. Supporter et
se supporter, c'est la plus sage des choses.
Une lettre, enfin ! Une lettre où tu es mieux, une lettre de ton ami qui
t'a vu, qui t'a parlé, qui t'a trouvé presque en gaîté. O rcs mirabilis ! de
la gaîté! pourvu que ce ne soit pas factice, que tu ne veuilles pas nous
tromper! Les malades jouent de ces tours quelquefois. Pourquoi ne pas
croire aussi? Le doute ne vaut rien pour rien. Ce qui me fait tant estimer
ton ami, c'est que je n'en doute pas, que je le crois immuable en amitié et
en parole, un homme de vérité. Ce qui me fait aimer et vouloir ses lettres
encore, c'est qu'il est le plus près de toi par l'intelligence et le cœur, et
que je te vois en lui.
Le 14. — Lettre de toi, de notre ami, le général, l'aimable et gracieux
visiteur, qui m'écrit ses regrets d'être venu trop tard me faire ses adieux.
J'étais partie l'instant d'avant. J'avais perdu de le voir, hélas! et tant
d'autres choses. Ce départ, cette séparation si imprévue, si douloureuse
par tant d'endroits, me fait comme un martyre au cœur, à l'esprit, aux
yeux qui se tournent toujours vers Paris. Mais ta lettre m'a fait du bien ;
c'est toi que j'entends encore, c'est de toi que j'entends que tu dors un peu,
que l'appétit va se réveillant, que ta gorge s'adoucit. Oh ! Dieu veuille
que tout soit vrai! Combien je demande, désire et prie pour cette chère
santé, tant de l'âme que du corps 1 Je ne sais si ce sont de bonnes prières,
que celles qu'on fait avec tant d'affection humaine, tant de vouloir sur le
vouloir de Dieu. Je veux que mon frère guérisse ; c'est là mon fond, mais
un fond de confiance et de foi et de résignation, ce me semble. La prière
est un désir soumis. Donnez-nous notre pain, délivrez-nous du mal, que
votre volonté soit faite. Le Sauveur, au jardin des Olives, ne fit que cela,
ne pas vouloir et accepter. Dans cette acceptation, dans cette libre union
de la volonté humaine à la volonté divine est l'acte le plus sublime d'une
pauvre créature, le complément de la foi, la plus intime participation à la
grâce qui coule ainsi de Dieu à l'homme et opère des prodiges. De I
miracles de guérison, qui font partie de la puissance des saints qui ne (ont
I36 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
qu'un avec Dieu, consommés dans l'unité, comme dit saint Paul. Voilà
pourquoi Marie, croyante et aimante, fait faire pour toi une neuvaine à
Nevers. Elle a chargé son père de ce soin, son père, le saint qui doit s'unir
à nous, sœur et amie. Touchante marque d'intérêt et de faire trouver une
âme d'homme parmi des femmes affligées ! J'admire comme cette famille
est intelligemment chrétienne, et le bien qui en résulte. Que la société
serait belle, si elle se composait de ce que je vois ici, intelligence et
bonté !
Aux Coques. — Désert, calme, solitude, vie de mon goût qui recom-
mence. Nevers m'ennuyait avec son petit monde, ses petites femmes, ses
grands dîners, toilettes, visites et autres ennuis sans compensation.
Après Paris où plaisir et peine au moins se rencontrent, terre et ciel, le
reste est vide. La campagne, rien que la campagne ne peut me convenir.
Notre caravane est partie de Nevers lundi à midi, l'heure où il fait bon
marcher au soleil d'avril, le plus doux, le plus resplendissant. Je regardais
avec charme la verdure des blés, les arbres qui bourgeonnent, le long des
fossés qui se tapissent d'herbes et de fleurettes comme ceux du Cayla.
Puis des violettes dans un tertre, et une alouette qui chantait en montant
et s'en allant comme le musicien de la troupe.
Le 18. — Dans ma chambre de cet hiver, d'où je vois ciel et eau, la
Loire, la blanche et longue Loire qui nous horizonne. Cela plaît mieux à
voir que les toits de Nevers. Mon goût des champs se trouve à l'aise ici
dans l'immensité : plaisir des yeux seulement. Je ne sors pas, et c'est
l'imagination qui fait l'oiseau et s'envole de tous côtés. Je parcours le
Bourbonnais, le Berry ; je m'arrête avec charme aux montagnes d'Au-
vergne, si neigeuses au sommet, si fraîches, si fleuries, si vertes et abon-
dantes dans leurs pentes. Je cherche Montaigu, d'où nous sommes venus,
d'où tant de chevaliers sont partis pour les combats de Terre-Sainte et
autres lieux ; d'où l'évêque de Senlis s'en alla ordonner Bouvines (l'ordon-
nance de la bataille fut due à Guérin, évêque de Senlis, dit je ne sais quel
narrateur de l'époque). Je parcours les domaines et terres des seigneurs
nos aïeux. Comme alors, j'y vois des bergeries de vaches et de moutons,
j'y vois couler les ruisseaux qui coulaient, verdoyer les bois qui ver-
doyaient, chanter les oiseaux qui chantaient : j'y vois tout ce qui s'y voyait,
hormis les maîtres, pauvres diables tirant au Cayla le diable par la queue.
On a vu des rois maîtres d'école. Les revers sont de toute date, de toute
famille, et ces malheurs de fortune ne sont pas les plus pesants quand on
sait les porter.
Le soir. — Un malaise, un sans appétit qui m'ôte envie de dîner, me
vaut le plaisir de me tenir ici pendant qu'on dîne, plaisir de solitude avec
Dieu, mes livres et toi. Fait mes prières et placé dans mon secrétaire une
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 137
jolie petite valise que m'a donnée Valentine, aimante et donnante comme
sa mère. Cette enfant tient beaucoup d'elle pour le caractère, l'esprit, et je
crains pour la santé, et je crains pour le cœur, ces deux choses trop ten-
dres de Marie. Cette cassette me fera toujours plaisir par le souvenir du
temps, du lieu, de tant de choses, et par le titre de cadeau d'enfant. Tout
ce que touche ou donne leur petite main a tant de charme I
Mon esprit s'est tourne vers toi tout le jour. J'ai butiné roses, pavots et
soucis dans ton enclos indien ; j'ai suivi riantes et tristes pensées, mon
bien-aimé malade. Oh! la distance, les distances ! Que je souffre de me voir
si loin de toi, disait un ami à un ami qu'il avait au ciel, ht moi qui te sais
dans ton lit malade...
Le 19. — Fini une lecture que je croyais plus intéressante, un roman
pris sur son titre : La Chambre des Poisons, qui m'annonçait la Brinvil-
liers, Louis XIV et son siècle. Au lieu de cela, sorcière, crapauds privés,
d'horribles choses dans de petits lieux, parmi des princes et princesses;
Louis le Grand rapetissé, petit vieillard sous la main d'une vieille femme,
et puis les jésuites et autres choses malavisées; le duc d'Orléans, le car-
dinal Dubois, personnages saillants de l'époque, qui devaient ressortir
le plus dans le tableau, dont on esquisse à peine le bout du nez. Les poi-
sons ne me plaisent pas. Passons à la Physiologie des Passions, du docteur
Alibert.
Pas de Physiologie, pas de clef a la bibliothèque : nous l'avons cnercliée
partout comme la clef d'or. Et, en vérité, c'est bien de l'or pour moi qu'un
livre, une chose de prix dans notre désert et besoin d'Ame. Inconcevables
que nous sommes ! rien ne peut donc nous contenter ! Virvre avec Marie,
à la campagne, être avec elle, me semblait un bonheur fini, et j'ai besoin
d'autre chose ; Marie, ce livre oriental aux feuilles de roses, écrit de perles,
me laisse sans plaisir. On trouve au fond de tout le vide et le néant. Que
de fois j'entends ce mot de Bossuet! Et celui-ci plus difficile : c Mettez vos
joies plus haut que les créatures. » C'est toujours là qu'on les pose, pau-
vres oiseaux, sur des branches cassées, ou si pliantes qu'elles portent
jusqu'à terre.
Oh! qu'est-ce que la vie? Exil, ennui, souffrance,
Un holocauste à l'espérance,
Un long acte il.' loi chaque jour répété !
Tandis que l'insensé buvait à plein calice,
Tu YM ii coupe en sacrifice
Et tu disais. : J'ai soif, niais d'immortalité !
Promenade avec Marie dans le jardin, autour du petit bois. lu le journal
en rentrant, dansé avec Valentine, chanté Ay rencountrat ma mio d..
I38 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
que Marie accompagnait au piano. Journée finie, bonsoir à tout, adion
à tu.
Le 20. — Pas de lecture, donc écriture, quelque chose qui fixe, captive,
occupe. Je n'ai pas assez du travail des mains ; mes doigts ne sont pas ces
fées habiles qui enchantent certaines femmes de broderies, dentelles et
découpures, ces dix fées logées sous dix feuilles de rose, comme disait
quelqu'un à de jolis doigts aux ongles vermeils. Je n'ai ni rose, ni rien
dans mes mains, qu'un bas qui m'échappe. Marie fait de la musique dans
le salon sous mes pieds, et je sens quelque chose qui lui répond dans ma
tête. Oh! oui, fat quelque chose là. Que faut-il faire? mon Dieu! Un
tout petit ouvrage, où j'encadrerais mes pensées, mes points de vue, mes
sentiments sur un objet, me servirait peut-être. J'y jetterais ma vie, le
trop-plein de mon âme, qui s'en irait de ce côté Si tu étais là, je te consul-
terais, tu me dirais si je dois faire et ce qu'il faudrait faire. Ensuite nous
vendrions cela, et j'aurais de l'argent pour te revenir voir à Paris. Oh!
voilà qui me tente encore plus que la gloire. La gloire ne serait pour rien,
je te jure, et mon nom resterait en blanc Nous réussirions peut-être. J'ai
pour appui de ma confiance M. Andryane, M. Xavier de Maistre, qui ont
dit des choses à faire partir ma plume de joie comme une flèche. Mais où
viser? Un but, un but ! Vienne cela, et je serai tranquille, et je me repo-
serai là-dedans.
L'oiseau qui cherche sa branche, l'abeille qui cherche sa fleur, le fleuve
qui cherche sa mer, volent, courent jusqu'au repos. Ainsi mon âme, ainsi
mon intelligence, mon Dieu, jusqu'à ce qu'elle ait trouvé sa fleur, sa bran-
che, son embouchure. Tout cela est au ciel, et dans un ordre infiniment
parfait; au ciel, lieu de l'intelligence, seront comblés les besoins intel-
lectuels. Oh! je le crois, je l'espère Sans cela, je ne comprendrais pas
l'existence ; car, en ce monde, ombre de l'autre, on ne voit que l'ombre de
la félicité
Le 21. -- Dimanche, partie pour la messe avec l'espoir d'une lettre au
retour. Le retour et pas de lettre! et tout m'est lettre d'ici à Paris. Je vis
entre deux feuilles de papier. Hors de là, rien ne m'intéresse aujourd'hui.
Le soleil que j'aime, le rossignol que j'ai entendu pour la première fois
ce printemps, ni ce monsieur de Chouland qui m'avait paru si aimable
cet hiver, qui est venu, qui est bien le même, ne m'ont fait plaisir : il y a
des moments où l'âme est morte civilement, ne prenant part à rien de ce
qui se fait autour d'elle. Que Dieu me soutienne dans ma lutte d'abatte-
ment! Du courage, du courage ! Trente fois par jour je le dis, et le fais?
je ne sais.
Le 22tau lever. — Que viendra-t-il sous cette date? Je la marque seu-
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 139
lement, en attendant facteur, peine ou plaisir, sombre ou soleil, ce qui fait
un jour.
Au soir. — Pas de lettre ! pensée qui me suit au lit avec tant d'autres
toutes tristes. Ne rien savoir, cela se grave au cœur avec une lame. Que
fais-tu, mon pauvre Maurice? Dix-neuf jours de silence, et tu n'étais qu'un
peu mieux, et le mal revient et il va vite! Que je suis aise de voir que
sainte Thérèse, dont je lis l'Esprit dans mon lit, avait un frère qu'elle
aimait beaucoup, auquel elle écrivait longuement et tendrement, lui par-
lant de toutes sortes de choses, d'elle et de lui. Mélange de vie, de senti-
ments, d'idées qui font voir que les cœurs des saints ressemblent aux
nôtres, et que de plus Dieu les dirige. Me voilà loin du couvent d'Avila,
et d'Espagne à Paris, et de Thérèse à une autre femme, et par l'effet d'un
mot, rien que d'un mot, d'un obligez-moi que j'ai rencontré dans ces
lettres et qui m'a fait penser à celui que j'ai entendu si souvent dans la
maison indienne. Je l'entends ce désobligeant obligez-moi , et tout un
ordre d'idées, de souvenirs, de regrets, de craintes le suivent. Oh ! puis-
sance d'un mot, d'un son qui change tout à coup notre âme. Ainsi d'une
vue, d'une odeur. Je ne puis sentir l'eau de Cologne sans penser à la mort
de ma mère, parce qu'au moment où elle expirait on en répandait sur son
lit, tout près du mien. On me réveilla dans cette odeur et dans cette
agonie.
Le 23. — Oh ! si j'étais plus près, je saurais bien pourquoi je n'ai pas de
nouvelles. J'irais, je monterais à la maison indienne, j'entrerais dans ta
chambre, j'ouvrirais tes rideaux et je verrais dans cette alcôve . Que
verrais-je? Ah! Dieu le sait. Pâle, sans sommeil, sans voix, sans vie
presque. Ainsi je te fais, ainsi je te vois, ainsi tu me suis, ainsi je te trouve
dans ma chambre où je suis seule. Maurice, mon ami, Caro, ma petite
sœur, et vous tous qui deviez m'écrire, pourquoi ne m'écrire pas? Peut-
être es-tu trop souffrant, Caro trop occupée; mais ton ami, ton frère
d'Aurevilly, qu'est-ce qui lui fait garder silence? Vous entendez-vous
pour me désoler? Oh ! non ; plutôt on ne veut pas me dire, on attend pour
me dire mieux, ou ton ami est malade, et toi, paresseux, tu ne penses à
rien. En effet, il souffrait de violents maux de tête, me disait-il dernière-
ment, et cela pourrait bien s'être changé en maladie. Je crains, j'ai plus
que crainte qu'il soit malade Double peine à présent. Pauvre cœur,
n'auras-tu pas trop de poids? Oh! le mot, encore un mot de sainte Thé-
rèse : « Ou souffrir ou mourir ! »
Le 24 — Que tout est riant, que le soleil a de vie, que l'air m'est doux et
léger ! Une lettre, des nouvelles, du mieux, cher malade, et tout est changé
en moi. dedans, dehors. Je suis heureuse aujourd'hui . Mot m rare que je
souligne. Enfin, enfin cette lettre est venue ! Je l'ai là sous les yeux, sous
140 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
la main, au cœur, partout. Je suis toute dans une lettre toujours, tantôt
triste, tantôt gaie. Dieu soit béni d'aujourd'hui, de ce que j'apprends de
ton sommeil, de ton appétit, de cette promenade aux Champs-Elysées
avec Caro, ton ange conducteur ! Le cher et bon ami me mande cela avec
un détail d'amitié bien touchant. C'est trop aimable de se mettre ainsi
entre frère et sœur séparés pour leur correspondance intime, pour servir
mes sollicitudes, pour couper la longue distance qui s'arrête où je le ren-
contre. Toujours, toujours j'aurai obligation, reconnaissance infinie de ce
service, de cet affectueux dévouement du plus aimable des amis.
Causé longtemps avec Marie de cette lettre et de choses infinies qui s'y
sont rattachées Les enchaînements se font si bien de chose à autre, qu'on
noue le monde par un cheveu quelquefois. Ainsi avons-nous tiré le passé,
le passé de l'éternité où il est tombé, pour le revoir entre nous, entre Elle
et moi, moi venue si extraordinairement auprès d'Elle.
La belle vision, l'admirable figure de Christ que j'aperçois sur la tapis-
serie vis-à-vis de mon lit ! C'est fait pour l'œil d'un peintre. Jamais je n'ai
vu tête plus sublime, plus divinement douloureuse avec les traits qu'on
donne au Sauveur. J'en suis frappée, et j'admire ce que fait ma chandelle
derrière une anse de pot à l'eau dont l'ombre encadre trois fleurs sur la
tapisserie qui font ce tableau. Ainsi les plus petites choses font les grandes.
Des enfants découvrirent les lunettes d'approche, un verre par hasard
rapprocha les astres, une mauvaise lumière et un peu d'ombre sur un
papier me font un tableau de Rubens ou de Raphaël. Le beau n'est pas ce
qu'on cherche, mais ce qu'on rencontre. Il est vraiment beau, plus beau
que rien de ce que j'ai vu en ce genre à l'Exposition. Quelque ange l'a-t-il
exposée pour moi dans ma chambre solitaire, cette image de Jésus, car
Tésus est doux à l'âme, et avec lui rien ne lui manque et rien ne lui para ît
difficile Eh bien! donc, que cette image me soit utile, me soit en aide
dans la pensée qui m'occupe Demain, je vais pour toi faire un pèlerinage
qui me coûte, non pour les pas, c'est pour autre chose qui demande cou-
rage d âme, force de foi. Je l'aurai, Dieu aidant. Ne va pas croire à un mar-
tyre ; il ne s'agit que d aller me confesser à un prêtre auquel je n'ai pas
confiance, mais c'est le seul de l'endroit, et j'ai besoin de me confesser
pour la neuvaine que nous faisons faire. Dans cet acte de religion, il faut
toujours séparer l'homme du prêtre et quelquefois l'anéantir.
Adieu; je vais dormir avec ces pensées, avec ton souvenir et tant
d'autres.
Le 26. — Est-ce possible? est-ce disablc? Qu'importe? ici tout se met,
tout se dit ; c'est mon dépositaire. Je laisse ici rire et penser. Je ris à pré-
sent d'un soulier, soulier magique, plus magique que la pantoufle de
Cendrillon, plus enchanteur que le bijou de pied de la Esmerulda, puisque
JOURNAL D'KL'GÉNIH DE CCHRIN 141
le plaisir de le tenir dans mes mains l'a emporté sur le plaisir décrire à
M Xavier de Maistre.
Ce n'était pas qu'il fût joli,
Qu'il fût brodé, qu'il fût mignon.
Il est vieux, déformé, sans bordure, et j'ai cousu un ruban autour, trou-
vant à cela un charme étonnant. Pauvre soulier ! je l'aurai rajeuni et remis
en état de paraître encore, de reprendre son rang aux pieds qu'il chaussait
si élégamment naguère, qui l'ont porté sur délicats tapis, des beaux salons
aux cathédrales, des Tuileries aux champs du Nivernais. O mon soulier!
ton histoire serait longue, et de tes pas faits à Paris, jamais pages, tant
que j'écrirai, n'auraient l'intérêt et ne me diraient rien de joli comme ce
que j'ai lu sur tes légères semelles.
J'écrirai demain à monsieur Xavier
Le 27. — Il fut un temps, il y a quelques années, où la pensée d'écrire à
un poète, à un grand nom, m'aurait ravie. Si, quand je lisais Prascovic ou
le Lépreux, l'espoir d'en voir l'auteur ou de lui parler m'était venu, j'en
aurais eu des enthousiasmes de bonheur. O jeunesse ! Et maintenant j'ai
vu, écrit et parlé sans émotion, de sang-froid et sans plaisir, ou que bien
peu, celui delà curiosité(i), le moindre, le dernier dans l'échelle des sensa-
tions Curiosité encore, il faut le dire, un peu décharmée, étonnée seule-
ment de ne voir rien d'étonnant Un grand homme ressemble tant aux
autres hommes I Aurais-je cru cela, et qu'un Lamartine, un de Maistre,
n'eussent pas quelque chose de plus qu'humain ! J'avais cru ainsi dans ma
naïveté au Cayla, mais Paris ma ôté cette illusion et bien d'autres Voilà le
mal de voir et de vivre, c'est de laisser toutes les plus jolies choses der-
rière On se prendrait aux regrets sans un peu de raison chrétienne, qui
console de tout; raison chrétienne, entends bien, car la raison seule est
trop sotte et n'est pas ma philosophie.
Lettre de toi, lettre de convalescence, de printemps, d'espérance, de
quelque chose qui me fait bonheur, d'une vie qui reverdoie. O mon ami,
que je te remercie!
Visite d'une dame et de sa petite-fille, jeune plante un peu flétrie, pale,
inclinée sous une fièvre lente, sous le développement de la vie qui la fait
souffrir. Elle est blanc d'albâtre. *". à peine rosée aux lèvres, veloutée de
violet sous les yeux, air abattu et complet de langueur intéressante Que
sa grand mère a vu de choses ! Ces aïeules sont des collections d'antiques
en tout genre.
Le 28. — Heureux ceux qui croient sans avoir vu. Heureux don;
croyants à la poudre homœopathique ! Heureux donc mon estomac qui
(1) Erreur.
142 JOURNAL D'HUGÉNIE DE GUÉRIN
vient d'en prendre sur l'ordonnance de Marie! J'ai plutôt foi au médecin
qu'au remède, il faut le dire, ce qui revient au même pour l'effet. Quoique
je t'aie pressé de consulter cette nouvelle méthode de guérison, c'était
plutôt pour le régime doux et long, et par cela d'un bon effet, que pour les
infiniment petits qui doivent produire infiniment peu de chose. Que peut
contenir d'agissant un atome de poudre quelconque, fût-elle de feu? J'ai
donc pris sans conviction, et pour complaire à la tendre amie, pleine de
soins pour ma santé. Mon remède est de rien faire, de laisser faire dame
Nature qui s'en tire seule, à moins de cas aigus. La santé est comme les
enfants, on la gâte par trop de soins. Bien des femmes sont victimes de
cet amour trop attentif à de petites douleurs, et demeurent tourmentées de
souffrances pour les avoir caressées. Les dérangements de santé qui ne
sont d'abord que petits maux, deviennent grandes maladies souvent,
comme on voit les défauts dans 1 âme devenir passions quand on les flatte.
Je ne veux donc pas flatter mon malaise d'à présent, et, quoique gémis-
sent cœur et nerfs, lire, écrire et faire comme de coutume en tout. C'est
bien puissant le je veux de la volonté, le mot du maître, et j'aime fort le
proverbe de Jacotot: Pouvoir, c'est vouloir. En effet, quel levier! L'homme
qui s en sert peut soulever le monde et se porter lui-même jusqu'au ciel.
Noble et sainte faculté qui fait les grands génies, les saints, les héros des
deux mondes, les intelligences supérieures
Lu les Précieuses Ridicules et les Savantes. Quel homme, ce Molière!
Je veux le lire
Le i" mai. — C'est au bel air de mai, au soleil levant, au jour radieux et
balsamique, que ma plume trotte sur ce papier. Il fait bon courir dans
cette nature enchanteuse, parmi fleurs, oiseaux et verdure, sous ce ciel
large et bleu du Nivernais J'en aime fort la gracieuse coupe et ces petits
nuages blancs çà et là comme des coussins de coton, suspendus pour le
repos de 1 œil dans cette immensité. Notre âme s'étend sur ce qu'elle voit ;
elle change comme les horizons, elle en prend la forme, et je croirais assez
que l'homme en petit lieu a petites idées, comme aussi riantes ou tristes,
sévères ou gracieuses, suivant la nature qui l'environne. Chaque plante
tient du sol, chaque fleur, tient de son vase, chaque homme de son pays.
Le Cayla, notre bel enclos, m'a tenue longtemps sous sa verdure, et je me
sens différente d'alors. Marie craint que ce soit malheur, mais je ne crois
pas * il me reste assez de ce que j'étais pour reprendre à la même vie.
Seulement il y aura nouvelle branche et deux plantes sur même tronc
comme ces arbres greffés de plusieurs sortes où l'on voit des fleurs
différentes,
A pareil jour, peut-être à pareil instant, Mimi la sainte est à genoux
devant le petit autel du Mois de Marie dans la chambrette. Chère sœur
JOURNAL D-'HOGéNIE DE GfÊRIN 143
je me joins à elle et trouve «aussi ma chapelle aux Coques. On m'a donné
pour cela une chambre que Valentine a remplie de fleurs. Là j'irai me faire
une église, et Marie, ses petites filles, valets et bergers et toute la maison
s'y réuniront tous les soirs devant la sainte Vierge. Ils y viennent d'abord
comme pour voir seulement. Jamais mois de Marie ne leur est venu. 11
pourra résulter quelque bien de cette dévotion curieuse, ne fût-ce qu'une
idée, une seule idée de leurs devoirs de chrétiens, que ces pauvres gens
connaissent peu, que nous leur lirons en les amusant Ces dévotions popu-
laires me plaisent en ce qu'elles sont attrayantes dans leurs formes et
offrent en cela de faciles moyens d'instruction. On drape le dessous de
bonnes vérités qui ressortent toutes riantes et gagnent les cœurs au nom
de la Vierge et de ses douces vertus. J'aime le mois de Marie et autres
petites dévotions aimables que l'Eglise permet, qu'elle bénit, qui naissent
aux pieds de la foi comme les fleurs aux pieds du chêne.
Le 2. — Ecrit à papa, à une mère sur la mort de sa fille. Lu Andryane
Promenade avec Marie Parlé de nos frères, ri d un méchant auteur et ren-
trées par un orage ; tonnerre, pluie et bruit. A présent c est un jour
Le 3. — Pas écrit ni envie d'écrire, même à toi, bien-aimé malade Si
ceci te faisait du bien, si je pouvais te l'adresser, te le mettre en main tous
les jours, oh! alors rien ne m'empêcherait décrire. Mais pour l'avenir,
pour jamais peut-être, cela décourage et coupe tout élan. Que me serviront
des pensées que je t'adressais quand tu ne pourras pas les lire, quand je ne
sais quoi me séparera de Maurice? car je crains fort de m'en retourner
seule au Cayla. Je ne veux pas de cette pensée qui me revient toujours sur
ta santé et tant d'autres obstacles Ce cher voyage me paraît si incertain
que je n'y compte plus Et Dieu sait alors quand nous nous reverrons '
Mon ami, faudra-t-il que nous vivions séparés, que ce mariage que je
bâtissais comme un nid pour toi, où je viendrais te joindre, nous laisse
plus loin que jamais! Je souffre beaucoup de cela maintenant et dans
l'avenir. Mes besoins, mes penchants se portent vers toi plus qu'à tout
autre de ma famille ; j'ai le malheur de t'aimer plus que qui que ce soit au
monde, et mon cœur s'était fait son vieux bonheur près de toi. Sans jeu-
nesse, à fin de vie, je m'en allais avec Maurice. A tout âge, il v a bonheur
dans une grande affection ; 1 âme s'y réfugie tout entière-. Oh ! tant douce
jouissance qui ne sera pas pour ta sœur! Je n'aurai d'ouverture que du
côté de Dieu pour aimer comme je l'entends, comme je le sens. Amour
des saints si désirable, si consolant, si beau, à donner envie d'aller au ciel
pour arracher son cœur à Thérèse, l'amante de Jésus !
Je sors d'ici , je vais lire et prendre un calme apparent. Mon Dieu !
Le 4 — Ces Mémoires d'Andryane, qu'on m'a faits si intéressants, ne
m'intéressent pas encore au second volume Peut-être est-ce ma faute, et
144 JOURNAL D'EUGÉNIE DE Gt'ÉRIN
suis-je difficile à l'impression. Je trouve ces récits de prison languissants,
ces chaînes beaucoup trop traînantes; mais j'irai au bout. Dans tout livre
il y a quelque chose de bon ; c'est une poudre d'or semée partout, suivant,
ton expression, mieux appliquée peut-être qu'à présent. Je l'ai vu cet'
Andryane, l'Adonis des républicains ; je l'ai lu et ne lui ai trouvé encore
rien de plus beau que son visage.
Je passe presque tout mon temps à lire, quand nous ne causons pas avec
Marie ; mais même en causant et s'aimant beaucoup, la solitude est trop
déserte, trop vide à deux femmes seules. Les livres donc, les livres. Ils
rendent service, ils sont utiles; quoi que dise ton ami, je ne voudrais pas
les brûler. Ceci me rappelle le soir du fanatisme, hélas ! si loin.
Heureuse enfant! Voilà Valentine qui entre ravie de me porter un
hanneton. Ce sont cris et transports de joie à faire plaisir, à me faire penser
à cet âge, à ces bonheurs perdus. Que d'élans faits pour un grillon, pour
un brin d'herbe i
Le 8. — Ce qu'il y a de bon dans les Mémoires d'Andryane, c'est le
triomphe de l'âme sur l'adversité; ce sont ces chaînes portées noblement,
c'est le chrétien au cachot, puisant en Dieu dignité et force ; profession de
foi développée avec esprit et sentiment; puis le *ournal de sa sœur plein
d'intérêt, plein de larmes. Il y a dans ce livre de quoi attacher et faire du
bien.
Attente de lettres, et point de lettres, ni pour Marie ni pour moi ; ce qui
fait nuage au cœur des deux amies, qui voient tout ensemble. Ecrit à toi,
commencé une robe et lu les premières pages de la Physiologie des pas-
sions; début qui me plaît.
Le 9. — Ecrit à M^'de Nevers ■ lettre qui m'ennuyait d'abord et dont j'ai
plaisir à présent, parce que j'ai fait plaisir à quelqu'un. L'Ascension
aujourd'hui, une de ces fêtes radieuses de l'Eglise qui soulèvent l'âme chré-
tienne vers un monde de joies inconnues, vers le lieu où saint Paul a vu ce
que l'œil n'a point vu Mon ami, y serons-nous un jour, toi, moi, tous ceux
que nous aimons? Grande et terrible question ! Et si cela n'est pas, nous
aurons tout perdu, et la vie n'aura été qu'une illusion ! Malheur dont Dieu
nous préserve !
Une lettre de Caro, la chère sœur, qui me parle de toi ; mais pas assez,
maïs sans détails, sans intime, sans cela qui fait voir ce qu'on ne voit pas,
et que fait M d'Aurevilly. De toutes les lettres aussi les siennes sont les
préférées, pleines de toi, et d'un dire qui les rend charmantes.
Le 10. — La lettre de Caro m'a laissé des soucis, des inquiétudes sur cette
faiblesse qui t'empêchait un matin de te soulever, de te chausser. Qik' c'est
de mauvaise note, mon Dieu, et qu'il me tarde que notre ami m'envoie
son bulletin ! Je saurai alors ce qui en est de cette chère santé. Le bien, le
TOURNAI D'EUGÉNIE DE GT'ÉRIN 145
mal me sont rendus avec détail et précision. Je te vois jusque dans tes
veines Reconnaissance à lui, à l'ami dévoué à mes inquiétudes !
Le n. — Si je pouvais croire au bonheur, a dit M. d .ubriand, je
le placerais dans l'habitude, l'uniforme habitude qui lie au jour le jour
et rend presque insensible la transition d'une heure à 1 autre, d'une chose
à une autre chose, qui se fait voir venir de loin et arrive sans choc pour
l'âme II y a repos dans cette vie mesurée, dans cet ai rangement, dans cet
enchaînement de devoirs, d études, de chants, de prières, de délassements
que s'imposent les religieux, qui leur reviennent successivement comme
les anneaux d'une chaîne tournante. Ils n'attendent pas ou ils savent ce
qu'ils attendent, ces hommes d'habitude, et voilà 1 inquiétude, l'agitation,
le chercher de moins pour ces âmes. Bonheur sans doute de M Chateau-
briand, et de celui qui disait avec trop de mollesse « Il me semble que,
sut le duvet de mes habitudes, je n'ai pas le besoin de me donner la peine
de vivre. » De tout cela, je conclus qu'il est bon de savoir ce que l'on veut
faire, Marie, à imagination flottante, papillonnante, n'aime pas l'unifor-
mité et ne comprend pas que je L'aime, C'est cependant vrai, et j'éprouve
contradiction, malaise de ne pas faire les choses suivant leur temps et leur
ordre. C'est que sans ordre la vie est un pêle-mêle d'où ne sort rien de
beau, tant au-dedans qu'au dehors. L'harmonie a tant de charmes! et ce
n'est que l'accord de choses qui s'appellent et se suivent
La Bulle de Savon, conte oriental, qui m'est venu pour Valentine.
Le 13 — «Zii Reine est une perfection de bonté. Dans cet hommage de
reconnaissance, dans ces mots écrits en un livre, et, ce me semble, aussi
sur votre trône, est un doux encouragement, un attrait d espérance en
Votre Majesté.
» Chaque Français a la sienne, et pour moi, Madame, ce serait d'obtenir
quelques dons pour ma paroisse, pour notre église en dénûment.
» Mission de quêteuse m'a été donnée, en venant à Paris, et puis-je
mieux la remplir qu'en manifestant nos besoins h qui les comprend
tous ?
» En voyant vos riches cathédrales, le pompeux Saint-Roch où vous
étiez, j'ai pensé tristement à notre pauvre petite église, et me suis promis
de demander en son nom à notre pieuse reine
» Cette inspiration venue de Dieu, sans doute, je la suis, je vous
l'adresse, Madame, comme à une providence, comme a la protectrice de
la foi et du culte religieux en France
» Royale aumône serait pour nous de grand prix, et graverait en gl
d encens le nom de Votre Majesté dans l'église et dans le souvenir des
paroissiens d'Andillac
» C'est avec leur prière que je dépose à vos pieds les sentiments aussi
10
146 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
de leur interprète, de celle qui a l'honneur d'être, Madame, de Votre
Majesté, la très respectueuse et fidèle, etc., etc. »
Le 16. — Emeute, sang, bruit de canons, bruit de mort. Nouvelle venue
comme un coup de foudre dans notre désert et calme journée. Maurice,
Caro, amis de Paris, je suis en peine, je vous vois sur le volcan. Mon
Dieu! Je viens d'écrire à Caro et commence un motà M. d'Aurevilly, mon
second frère en intérêt.
Le 18. — Point de lettre hier ni d'écriture ici. Je n'ai fait qu'attendre,
attendre un mécompte. Triste fin d'une journée d'espérance, qui revient
encore aujourd'hui; rien ne peut l'éloigner du cœur, cette trompeuse.
Je vais lire : que lirai-je? Le choix des livres, malaisé comme celui des
hommes : peu de vrais et d'aimables.
Le 19. — Une lettre de Louise, pleine d'intérêt pour toi : rien que cœur,
esprit, charme d'un bout à l'autre, façon de dire qui ne se dit nulle part que
dans ces rochers de Rayssac. La solitude fait cela ; il y vient des idées qui
ne ressemblent à rien du monde, inconnues, jolies comme des fleurs ou
des mousses. Charmante Louise, que je l'aime ! Je la trouve cette fois d'un
calme, d'un désabusé qui m'étonne, elle si illusionnée d'ordinaire. Je vais
joindre l'autre Louise, qui ressemble tant à celle-ci, ne trouves-tu pas? et
qui prie aussi et fait prier pour ta guérison. « L'autre jour, m'écrit-elle
(Louise de Rayssac), j'étais à la Platée, paroisse de ma tante ; je m'appro-
chai d'une sainte fille qui habite cette église depuis le matin jusqu'au soir,
et qui est en grande vénération de sainteté. Je soulevai un coin de son
voile noir et lui dis bien bas : « Pardon, mademoiselle, je voudrais vous
» demander des prières pour un jeune homme malade, frère de la personne
» que j'aime le plus au monde. » — « Eh bien ! je prierai, me dit-elle, avec
» cet air de modestie qui donne encore plus de confiance à ma recomman-
» dation. » —Je ne l'ai pas revue. »
N'est-ce pas un joli trait pieux, mon ami, cette jeune fille quêtant pour
toi des prières avec un sir d'intérêt céleste? Elle est charmante. Les anges
lui auraient donné.
Le 21. — Mon bonheur, mon charme, mes délices, écrire au soleil,
écouter les oiseaux.
Ce n'a pas été long ce beau jour de ce matin. Hélas ! mon ami, une lettre
de Caro m'est venue parler si tristement de ta santé que j'en suis acca-
blée. Il tousse, il tousse encore ! Ces mots retentissent partout depuis, une
pensée désolante me poursuit, passe et repasse dedans, dehors, et va tom-
ber sur un cimetière ; je ne puis voir une feuille verte sons penser qu'elle
tombera bientôt et qu'alors les poitrinaires meurent. Mon Dieu, détournez
ces pressentiments, guérissez-moi ce pauvre frère ! Que me faudrait-il laire
pour lui? Impuissante affection! Tout se réduit pour moi à souffrir pour toi.
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIH 147
Le 22. — Si jamais tu lis ceci, mon ami, tu auras l'idée d'une affection
permanente, ce quelque chose pour quelqu'un qui vous occupe au coucher,
au lever, dans le jour et toujours, qui fait tristesse ou joie mobile et centre
de l'âme. — En lisant un livre de géologie, j'ai rencontré un éléphant
fossile découvert dans la Laponie, et une pirogue déterrée dans l'île des
Cygnes, en creusant les fondations du pont des Invalides. Me voilà sur
l'éléphant, me voilà dans la pirogue, faisant le tour des mers du Nord et de
l'île des Cygnes, voyant ces lieux du temps de ces choses : la Laponie
chaude, verdoyante et peuplée, non de nains, mais d'hommes beaux et
grands, de femmes s'en allant en promenade sur un éléphant, dans ces
forêts, sous ces monts pétrifiés aujourd'hui ; et l'île des Cygnes, blanche
de fleurs, et de leur duvet, oh ! que je la trouve belle ! Et ses habitants, qui
sont-ils? que font-ils dans ce coin du globe ? Descendants comme nous de
l'exilé d'Eden, connaissent-ils sa naissance, sa vie, sa chute, sa lamentable
et merveilleuse histoire ; cette Eve pour laquelle il a perdu le ciel, tant de
malheur et de bonheur ensemble, tant d'espérances dans la foi, tant de
larmes sur leurs enfants, tant et tant de choses que nous savons, que savait
peut-être avant nous ce peuple dont il ne reste qu'une planche ? Naufrages
de l'humanité que Dieu seul connaît, dont il a caché les débris dans les
profondeurs de la terre, comme pour les dérober à notre curiosité ! S'il en
laisse voir quelque chose, c'est pour nous apprendre que ce globe est un
abîme de malheurs, et que ce qu'on gagne à remuer ses entrailles, c'est de
découvrir des inscriptions funéraires, des cimetières. La mort est au fond
de tout, et on creuse toujours comme qui cherche l'immortalité.
Une lettre de Félicité, qui ne m'apprend rien de meilleur de toi. Quand
écriront-ils, ceux qui en savent davantage? Si on voyait battre un cœur de
femme, on en aurait plus de pitié. Pourquoi sommes-nous ainsi, qu'un
désir nous consume, qu'une crainte nous brise, qu'une attente nous obsède,
qu'une pensée nous remplisse et que tout ce qui nous touche nous fasse
tressaillir? Souvenir de lettres, heure de la poste, vue d'un papier, Dieu
sait ce que j'en éprouve ! Le désert des Coques aura vu bien des choses
pour toi. Ma douce amie, ma sœur de peines et d'affections est là. pour
mon bonheur, d'un côté, pour m'attrister, de l'autre, quand je la vois
souffrir, et qu'il me faut lui cacher mes souffrances pour ménager sa
sensibilité.
Le 24. — Inquiétudes, alarmes croissantes, lettre de M. de Frégeville
qui t'a trouvé plus mal. Mon Dieu! faut-il apprendre comme par hasard
que je puis te perdre? Personne de plus près qu'un étranger ne me parlera
pas de toi, ne me dira pas qu'il t'a vu pour moi ! Dans l'éloignement. rien
n'est accablant comme le silence. C'est la mort avancée Mon ami. mon
frère, mon cher Maurice, je ne sais que penser, que dire, que sentir. Après
148 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
Dieu, je ne vis qu'en toi comme une martyre, en souffrant. Et qu'est-ce
que cela, si je pouvais l'offrir pour te racheter? quand je plongerais dans
une mer de douleur pour te sauver du naufrage. Toute rédemption se fait
par la souffrance : acceptez la mienne, mon Dieu, unissez-la à celle des
sœurs de Lazare, unissez-la à celle de Marie, au glaive qui perça son âme
auprès de Jésus mourant; acceptez, mon Dieu, coupez, tranchez en moi,
mais qu'il se fasse une résurrection !
Le 25. — Courrier passé sans me rien laisser. Mêmes doutes et incerti-
tudes, mêmes craintes envahissantes. Savoir et ne pas savoir! Etat d'indi-
cibles angoisses. Et voilà la fin de ce cahier : mon Dieu ! qui le lira ? (x)
(1) Qui devait Je lire ? Ainsi qu'Eugénie de Guérin le pressentait, ce ne fut pas Maurice,
qui, ramené par elle, et non sans peine, au Cayla, s'y éteignit moins de deux mois après la
date de cette page, le 19 juillet 1839. On trouvera dans un des cahiers qui suivent le touchant
récit des derniers instants d'un frère si tendrement aimé.
Le cimetière d'Andillac.
Neuvième cahier — 2 1 juillet 1 839-9 janvier 1840
ENCORE A LUI
A MAURICE MORT, A MAURICE AU CIEL
IL ÉTAIT LA GLOIRE ET LA JOIE DE MON CŒUR
On ! QUE C'EST UN DOUX NOM ET PLEIN DE DILECTION Ql'E LE NOM DE FRÈRE '
Vendredi, 19 juillet, à 11 heures 1/2, date éternelle !
E 21 juillet 1839. — Non, mon ami, la mort ne nous séparera
pas, ne t'ôtera pas de ma pensée : la mort ne sépare que le
corps ; l'âme, au lieu d'être là, est au ciel, et ce changement de
demeure note rien à ses affections. Bien loin de là, j'espère;
on aime mieux au ciel où tout se divinise. O mon ami, Maurice, Maurice,
es-tu loin de moi, m'entends-tu ? Qu'est-ce que les lieux où tu es mainte*
nnnt? Qu'est-ce que Dieu si beau, si puissant, si bon, qui te rend heureux
par sa vue ineffable en te dévoilant l'éternité ? Tu vois ce que j'attends, tu
possèdes ce que j'espère, tu .sais ce que je crois Mystères de l'autre
que vous êtes profonds, que vous êtes terribles, que quelquefois vouï
149
lyj JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
doux! oui, bien doux, quand je pense que le ciel est le lieu du bonheur.
Pauvre ami, tu n'en as eu guère ici-bas, de bonheur , ta vie si courte n'a
pas eu le temps du repos. O Dieu! soutenez-moi, établissez mon cœur
dans la foi. Hélas ! je n'ai pas assez de cet appui. Que nous t'avons gardé
et caressé et baisé, ta femme et nous tes sœurs, mort dans ton lit, la tête
appuyée sur un oreiller comme si tu dormais ! Puis nous t'avons suivi
dans le cimetière, dans la tombe, ton dernier lit, prié et pleuré, et nous
voici, moi t'écrivant comme dans une absence, comme quand tu étais à
Paris. Mon ami, est-il vrai, ne te reverrons-nous plus nulle part sur la
terre? Oh ! moi je ne veux pas te quitter; quelque chose de doux de toi
me fait présence, me calme, fait que je ne pleure pas. Quelquefois larmes
à torrents, puis l'âme sèche. Est-ce que je ne te regretterais pas? Toute
ma vie sera de deuil, le cœur veuf, sans intime union. J'aime beaucoup
Marie et le frère qui me reste, mais ce n'est pas avec notre sympathie.
Reçu une lettre de ton ami d'Aurevilly pour toi Déchirante lettre arrivée
sur ton cercueil. Que cela m'a fait sentir ton absence '. Il faut que je quitte
ceci, ma tête n'y tient pas, parfois je me sens des ébranlements de cerveau.
Que n'ai-je des larmes ! J'y noierais tout
Le 22. — Sainte Madeleine aujourd'hui, celle à qui il a été beaucoup par-
donné parce qu'elle a beaucoup aimé. Que cette pensée, qui m est venue
pendant la messe que nous avons entendue pour toi, m'a consolée sur ton
âme! Oh! cette âme aura été pardonnée, mon Dieu, je me souviens de
tout un temps de foi et d'amour qui n'aura pas été perdu devant vous.
Où l'éternité réside
On retrouve jusqu'au passé.
Le passé de la vertu surtout, qui doit couvrir les faiblesses, les erreurs
présentes. Oh! que ce monde, cet autre monde où tu es m'occupe Mon
ami, tu m'élèves en haut, mon âme se détache de plus en plus de la terre ,
la mort, je crois, me ferait plaisir.
Eh! que ferions-nous de l'éternité en ce monde? Visites de ma tante
Fontenilles, d'Elisa, de M. Limer, d'Hippolyte, de Thérèse, tout monde,
hélas ! qui devait venir en joie de noces, et qui sont là pour un enterre-
ment Ainsi changent les choses. Ainsi Dieu le veut Bonsoir, mon ami.
Oh ! que nous avons prié ce matin sur ta tombe, ta femme, ton père et tes
sœurs !
Des visites, toujours des visites. Oh ! qu'il est triste de voir des vivants,
d'entrer en conversation, de revoir le cours ordinaire des choses, quand
tout est changé au cœur ! Mon pauvre ami. quel vide tu me fais ! Partout
ta place sans t'y voir... Ces jeunes filles, ces jeunes gens, nos parents, nos
voisins, qui remplissent en ce moment le salon, qui sont autour de toi
JOT'RNAT. D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 151
mort, t'entoureraient vivant et joyeux, car tu te plaisais avec eux, et leur
jeune gaîté t'égayait.
Lettre touchante de l'abbé de Rivières, qui te pleure en ami; pareille
lettre de sa mère pour moi. Expression la plus tendre de regret, douleur
de mère mêlée à la mienne. Oh! elle savait que tu étais le fils de mon
cœur.
Au retour de...
Sans date. — Je ne sais ce que j'allais dire hier à cet endroit interrompu.
Toujours larmes et regrets. Cela ne passe pas, au contraire : les douleurs
profondes sont comme la mer, avancent, creusent toujours davantage.
Huit soirs ce soir que tu reposes là-bas, à Andillac, dans ton lit de terre. O
Dieu, mon Dieu 1 consolez-moi ! Faites-moi voir et espérer au-delà de la
tombe, plus haut que n'est tombé ce corps. Le ciel, le ciel ! oh ! que mon
âme monte au ciel !
Aujourd'hui grande venue de lettres que je n'ai pas lues. Que lire là-
dedans? Des mots qui ne disent rien. Toute consolation humaine est vide.
Que j'éprouve cruellement la vérité de ces paroles de Y Imitation ! Ta
berceuse est venue, la pauvre femme, toute larmes, et portant gâteaux et
figues que tu aurais mangés. Quel chagrin m'ont donné ces figues! Le plus
petit plaisir que je te vois venir me semble immense. Et le ciel si beau, et
les cigales, le bruit des champs, la cadence des fléaux sur l'aire, tout cela
qui te charmerait me désole. Dans tout je vois la mort. Cette femme, cette
berceuse qui t'a veillé et tenu un an malade sur ses genoux, m'a porté plus
de douleur que n'eût fait un drap mortuaire. Déchirante apparition du
passé : berceau et tombe. Je passerais la nuit ici avec toi sur ce papier ;
mais l'âme veut prier, l'âme te fera plus de bien que le cœur.
Chaque fois que je pose la plume ici, une lame me passe au cœur. Je ne
sais si je continuerai d'écrire. A quoi sert ce Journal? Pour qui ? hélas! Et
cependant je l'aime, comme on aime une boîte funèbre, un reliquaire où
se trouve un cœur mort, tout embaumé de sainteté et d'amour. Ainsi ce
papier où je te conserve, ami tant aimé, où je te garde un parlant souvenir,
où je te retrouverai dans ma vieillesse... si je vieillis. Oh oui ! viendront
les jours où je n'aurai de vie que dans le passé, le passé avec toi, près de
toi jeune, intelligent, aimable, sensibilisant tout ce qui t'approchai:
que je te vois, tel que tu nous as quittés. Maintenant je ne sais ce qu'est
ma vie, si je vis. Tout est changé au dedans, au dehors O moi) Dieu ! que
ces lettres sont déchirantes, ces lettres du bon marquis et de ton ami sur-
tout. Oh! celles-ci, qu'elles m'ont lait pleurer! 11 va la-dedans tant de
larmes pour mes larmes ! Cet intime ami me touche comme ferait te voir.
Mon cher Maurice, tout ce que tu as aime m'est cher, nie semble une por-
152 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
tion de toi-même. Frère et sœur nous serons avec M. d'Aurevilly ; il se dit
mon frère.
Lu les Confessions de saint Augustin à l'endroit de la mort de son ami.
Trouvé un charme de vérité, une saillante expression de douleur à cette
lecture qui m'a fait du bien. Les saints savent toujours mêler quelque chose
de consolant à leurs larmes.
Le 28. — Rien n'est poignant comme le retour des mêmes personnes
dans des jours tout différents, revoir en deuil qui vous avait porté la joie.
Sa tante, la tante de Caroline, celle qui, il y a deux ans, nous amenait ta
fiancée, est arrivée, est ici où tu n'es pas...
Le 4 août. — A pareil jour vint au monde un frère que je devais bien
aimer, bien pleurer, hélas ! ce qui va souvent ensemble. J'ai vu son cercueil
dans la même chambre, à la même place où, toute petite, je me souviens
d'avoir vu son berceau, quand on m'amena de Gaillac où j'étais, pour son
baptême. Ce baptême fut pompeux, plein de fête, plus qu'aucun autre de
nous, marqué de distinction. Je jouai beaucoup et je repartis le lendemain,
aimant fort ce petit enfant qui venait de naître. J'avais cinq ans. Deux ans
après je revins, lui portant une robe que je lui avais faite. Je lui mis sa robe
et le menai par la main le long de la garenne du nord, où il fit quelques pas
tout seul, les premiers, ce que j'allai annoncer en grande joie à ma mère :
« Maurice, Maurice a marché seuil » Souvenir qui me vient tout mouillé
de larmes.
Le 6. — Journée de prières et de pieuse consolation : pèlerinage de ton
ami, le saint abbé de Rivières, à Andillac, où il a dit la messe, où il est
venu prier avec tes sœurs près de la tombe. Oh ! que cela m'a touchée;
que j'ai béni dans mon cœur ce pieux ami agenouillé sur tes restes, dont
l'âme, par-delà ce monde, soulageait la tienne souffrante, si elle souffre I
Maurice, je te crois au ciel. Oh! j'ai cette confiance, que tes sentiments
religieux me donnent, que la miséricorde de Dieu m'inspire. Dieu si bon,
si compatissant, si aimant, si Père, n'aurait- il pas eu pitié et tendresse
pour un fils revenu à lui? Oh! il y a trois ans qui m'a 111 igent ; je voudrais
les effacer de mes larmes. Mon Dieu, tant de supplications ont été faites !
Mon Dieu, vous les avez entendues, vous les aurez exaucées. O mon âme,
pourquoi es-tu triste et pourquoi me troubles-tu °
Le 13. — Besoin d'écrire, besoin de penser, besoin d'être seule, non pas
seule, avec Dieu et toi. Je me trouve isolée au milieu de tous. O solitude
vivante, que tu seras longue!
Le 17. — Commence à lire les Saints désirs de la mort, lecture de mon
goût. Mon unie vit dans un cercueil. Oh! oui. enterrée, ensevelie en toi,
mon ami ; de même que je vivais en ta vie, je suis morte en ta mort. Morte
illt bonheur, à toute espérance ici-bas. J'avais tout mis en toi, comme
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUfiRIN I53
une mère en son fils: j'étais moins sœur que mère. Te souviens-tu que je
me comparais à Monique pleurant son Augustin, quand nous parlions de
mes afflictions pour ton Ame, cette chère âme dans l'erreur? Que j'ai
demandé à Dieu son salut, prie, supplié! Un saint piètre médit : c Votre
frère reviendra. » Oh ! il est revenu, et puis m'a quittée pour le ciel, pour
le ciel, j'espère II y a eu des signes évidents de grâce, de miséricorde dans
cette mort. Mon Dieu, j'ai plus à vous bénir qu'à me plaindre. Vous en
avez fait un élu parles souffrances qui rachètent, par l'acceptation et rési-
gnation qui méritent, parla foi qui sanctifie. Oh! oui, cette foi lui était
revenue vive et profonde ; cela s'est vu dans des actes religieux, des prières,
des lectures, et dans ce baiser à la croix fait avec tant d'âme et d'amour
un peu avant de mourir ! Oh ! moi qui le voyais faire, qui le regardais tant
dans ses dernières actions, j'ai dit, mon Dieu, j'ai dit qu'il s'en allait en
paradis. Ainsi unissent ceux qui s'en vont dans la vie meilleure.
Maurice, mon ami, qu'est-ce que le ciel, ce lieu des amis? Jamais ne me
donneras-tu signe de là? Ne t'entendrai-je pas, comme on dit que quelque-
fois on entend les morts? Oh ! si tu le pouvais, s'il existe quelque commu-
nication entre ce monde et l'autre, reviens ! Je n'aurai pas peur un soir de
voir une apparition, quelque chose de toi à moi qui étions si unis. Toi au
ciel et moi sur la terre, oh ! que la mort nous sépare! J'écris ceci à la cham-
brette, cette chambrette tant aimée où nous avons tant causé ensemble,
rien que nous deux. Voilà ta place et là la mienne. Ici était ton portefeuille
si plein de secrets de cœur et d'intelligence, si plein de toi et de choses qui
ont décidé de ta vie. Je le crois, je crois que les événements ont influé sur
ton existence. Si tu étais demeuré ici. tu ne serais pas mort. Mort! terrible
et unique pensée de ta sœur.
Le 20. — Il ier allée à Cahuzac entendre la messe pour toi en union de
celle que le prince de Hohenlohe offrait en Allemagne pour demander à
Dieu ta guérison, hélas ! demandée trop tard. Quinze jours après ta mort,
la réponse est venue m'apporter douleurs au lieu d'espérance. Que de
regrets de n'avoir pas pensé plus tôt à ce moyen de salut, qui en a sauvé
tant d'autres ! C'est sur des faits bien établis que j'avais eu recours au saint
thaumaturge, et je croyais tant au miracle! Mon Dieu, j'y crois encoi\
crois en pleurant. Maurice, un torrent de tristesse ma passé sur l'âme
aujourd'hui. Chaque jour agrandit ta perte, agrandit mon cœur pour les
regrets. Seule dans le bois avec mon père, nous nous sommes assis à
l'ombre, parlant de toi. Je regardais l'endroit où tu vins t'asseoir il v a
deux ans, le premier jour, je crois, où tu fis quelques pas dehors. Oh! quel
souvenir de maladie et de guérison ! Je suis triste à la mort. Je voudrais te
voir Je prie Dieu à tout moment de me faire
des âmes, est-il si loin de nous, le ciel du temps de celui de l'éternité
154 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
profondeur, ô mystères de l'autre vie qui nous sépare ! Moi qui étais si en
peine sur lui, qui cherchais tant à tout savoir, où qu'il soit maintenant,
c'est fini. Je le suis dans les trois demeures, je m'arrête aux délices, je
passe aux souffrances, aux gouffres de feu. Mon Dieu, mon Dieu, non!
Que mon frère ne soit pas là, qu'il n'y soit pas ! Il n'y est pas; son âme,
l'âme de Maurice parmi les réprouvés... Horrible crainte, non! Mais au
purgatoire où l'on souffre, où s'expient les faiblesses du cœur, les doutes
de l'âme, les demi-volontés au mal. Peut-être mon frère est là qui souffre
et nous appelle dans les gémissements comme il faisait dans les souffrances
du corps : « Soulagez-moi, vous qui m'aimez. »Oui, mon ami, par la prière.
Je vais prier; je l'ai tant fait et le ferai toujours. Des prières, oh! des
prières pour les morts, c'est la rosée du purgatoire.
Sophie m'a écrit, cette Sophie, amie de Marie, qui m'aime en elle et
vient me consoler. Mais rien d'humain ne console. Je voudrais aller en
Afrique porter ma vie à quelqu'un, m'employer au salut des Arabes dans
l'établissement de M1" Vialar. Mes jours ne me sembleraient pas vides,
inutiles comme ils sont. Cette idée de cloître qui s'en était allée, qui s'était
retirée devant toi, me revient.
Le rosier, le petit rosier des Coques, a fleuri. Que de tristesses, de
craintes, de souvenirs épanouis avec ces fleurs, renfermés dans ce vase
donné par Marie, emporté dans notre voyage, avec nous dans la voiture de
Tours à Bordeaux, de là ici ! Ce rosier te faisait plaisir ; tu te plaisais à le
voir, à penser d'où il venait. Je voyais cela et comme étaient jolis ces petits
boutons et cette petite verdure.
Le 22. — Mis au doigt la bague antique que tu avais prise et mise ici il y
a deux ans, cette bague qui nous avait tant de fois fait rire quand je te
disais : « Et la bague? » Oh! qu'elle m'est triste à voir et que je l'aime !
Mon ami, tout m'est relique de toi.
La mort nous revêtira de toute chose. Consolante parole que je viens
de méditer, qui me revêt le cœur d'espérance, ce pauvre cœur dépouillé.
Comme j'aime ses lettres, ces lettres qui ne viennent pas ! Mon Dieu,
recevez ce que j'en souffre et toutes les douleurs de cette affection. Voilà
que cette âme m'attriste, que son salut m'inquiète, que je souffrirais le
martyre pour lui mériter le ciel. Exaucez, mon Dieu, mes prières : éclairez,
attirez, touchez cette âme si faite pour vous connaître et vous servir! Oh !
quelle douleur de voir s'égarer de si belles intelligences, de si nobles
créatures, des êtres formés avec tant de faveur, où Dieu semble avoir mis
toutes ses complaisances comme en des fils bien-aimés, les mieux faits à
son image 1 Ah ! qu'ils sont à plaindre ! que mon âme souvent les pleure
avec Jésus venu pour les sauver! Je voudrais le salut de tous, que tous
profitent de la rédemption qui s'étend à tout le genre humain. Mais le
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 155
cœur a ses élus, et pour ceux-là on a cent fois plus de désirs et de crainte.
Cela n'est pas défendu. Jésus, n'aviez-vous pas votre Jean bien-aimé, dont
les apôtres disaient que, par amour, vous feriez qu'il ne mourrait pas?
Faites qu'ils vivent toujours, ceux que j'aime, qu'ils vivent de la vie
éternelle! Oh! c'est pour cela, pas pour ici que je les aime. A peine,
hélas! si l'on s'y voit. Je n'ai fait que l'apercevoir; mais l'âme reste dans
l'âme.
Le 25. — Tristesse et communion; pleuré en Dieu; écrit à ton ami;
lu Pascal, l'étonnant penseur. J'ai recueilli cette pensée sur l'amour de
Dieu, qu'on aime sans le connaître : Le cœur a ses raisons que la raison
ne comprend pas. Bien souvent j'ai senti cela.
Le 26. — Quelques gouttes de pluie sur la terre ardente. Peut-être orage
ce soir, ramassé par ces vapeurs. Qu'il tonne, qu'il passe des torrents d'eau
et de vent! je voudrais du bruit, des secousses, tout ce qui n est pas ce
calme affaissant. — Si j'écrivais sa vie, cette vie si jeune, si riche, si rare,
si rattachée à tant d'événements, à tant d'intérêts, à tant de cœurs ! peu de
vies semblables.
Le 27. — Je ne sais, sans mon père, j'irais peut-être joindre les sœurs de
Saint-Joseph, à Alger Au moins ma vie serait utile. Qu'en faire à présent?
Je l'avais mise en toi, pauvre frère ! Tu me disais de ne pas te quitter. En
effet, je suis bien demeurée près de toi pour te voir mourir. Un ccce homo,
l'homme de douleur, tous les autres derrière celui-là Souffrances de Jésus,
saints désirs de la mort, uniques pensées et méditations. Ecrit à Louise
comme à Marie ; il fait bon écrire à celle-là. Et lui, pourquoi ne pas écrire,
ton frère? Serait-il mort aussi? Mon Dieu, que le silence m'effraye à pré-
sent : pardonnez-moi tout ce qui me fait peur. L'âme qui vous est unie,
qu'a-t-elle à craindre ? Ne vous aimerais-je pas, mon Dieu, unique et véri-
table et éternel amour? Il me semble que je vous aime, comme disait le
timide Pierre, mais pas comme Jean, qui s'endormait sur votre cœur.
Divin repos qui me manque! Que vais-je chercher dans les créatures?
Me faire un oreiller d'une poitrine humaine, hélas ! j'ai vu comme la mort
nous l'ôte. Plutôt m'appuyer, Jésus, sur votre couronne d'épines.
Le 28. — Saint Augustin aujourd'hui, ce saint qui pleurait si tendrement
son ami et d'avoir aimé Dieu si tard. Que je n'aie pas ces deux regrets :
oh ! que je n'aie pas cette douleur à deux tranchants, qui me fendrait l'Ame
à la mort! Mourir sans amour, c'est mourir en enfer. Amour divin, seul
véritable. Les autres ne sont que des ombres.
Accablement, poids de douleurs ; essayons de soulever ce mont de tris-
tesse. Que faire? Oh! que l'âme est ignorante! Il faut s'attacher à Dieu, à
celui qui soulève et le vaisseau et la mer. Pauvre nacelle, que je suis sur
un océan de larmes '.
156 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
Recueillir chaque jour une pensée. Voici celle d'aujourd'hui : « C'est
une chose horrible de sentir continuellement s'écouler ce qu'on possède
et qu'on puisse s'y attacher, sans avoir envie de chercher s'il n'y a point
quelque chose de permanent. » — Beaucoup lu, soigné de petits oiseaux
qu'on a apportés, sans goût, par pitié, toutes mes affections mortes : toutes,
hormis celle que la mort m'a prise.
Le 29. — L'homme est un roseau pensant.
Le 30. — Qu'il faisait bon ce matin dans la vigne, cette vigne aux raisins-
chasselas que tu aimais ! En m'y voyant, en mettant le pied où tu l'avais
mis, la tristesse m'a rempli l'âme. Te me suis assise à l'ombre d'un cerisier,
et là, pensant au passé, j'ai pleuré. Tout était vert, frais, doré de soleil,
admirable à voir. Ces approches d'automne sont belles, la température
adoucie, le ciel plus nuage, des teintes de deuil qui commencent. Tout cela,
je l'aime, je m'en savoure l'œil, m'en pénètre jusqu'au cœur, qui tourne
aux larmes. Vu seule, c'est si triste! Toi, tu vois le ciel ! Oh ! je ne te plains
pas. L'âme doit goûter d'ineffables ravissements,
Se plongeant dans l'extase où fut l'aveugle-né
Quand le jour apparut à son œil étonné.
Le 31. — Quelle différence de ce que je dis à ce que je dirais s'il vivaitl
Mon Dieu, tout est changé en moi et hors de moi : la mort étend quelque
chose de noir sur toutes choses. — Ecrit à Misy sur la mort de son oncle
Jules de Roquefeuil, disparu tout jeune de ce monde. De tous côtés, des
tombes s'ouvrent.
« Cet étrange secret dans lequel Dieu s'est retiré, impénétrable à la vue
de l'homme, est une grande leçon pour nous portera la solitude loin de la
vue des hommes. »
« L'homme est ainsi fait qu'à force de lui dire qu'il est un sot, il le croit;
et à force de se le dire à soi-même, on le croit... ~>>
« ... Dieu a créé l'homme avec deux amours : l'un pour Dieu, l'autre
pour soi-même... Le péché étant arrivé, l'homme a perdu le premier de
ces amours, et l'amour pour soi-même étant resté seul dans cette grande
âme capable d'un amour infini, cet amour-propre s'est étendu et débordé
dans le vide que l'amour de Dieu a laissé (1). »
Il pleut ; cette pluie, qui reverdit prés et bois, tombe sur la terre qui te
couvre et dissout tes restes au cimetière, là-bas, à Andillac. Qu'on est
heureux de penser qu'il y a dans l'homme quelque chose que n'atteint pas
la destruction !
« Il est des créatures que vous retirez de ce monde pour de légères fai-
(1) Pascal, Pensées : Lettres sur la mort de son père.
JOTTRNAT. D'] DE OUÉRW I57
blesses; c'est par amour et pour leur sauver de nouvelles chutes.?/ — Si on
ne savait que cette pensée est de Shakespeare, on la croirait de Fénclon.
Oh ! je sais à qui je l'applique.
Le 5 septembre. — Une lettre de Marie, la triste Marie, qui récite tous
les jours l'office des morts. Ainsi le cœur de la femme : même en se tour-
nant vers Dieu, il regarde ses affections.
Le 9. — Le découragement me prend pour tout dans la vie. Je ne conti-
nuerai pas d'écrire. A quoi bon ce mémorandum? Pourquoi? puisque ce
ne peut être pour lui ! Quand il vivait, j'avais en lui mou soutien ; j'avais
mon plaisir dans la pensée de lui faire plaisir. — Cela ôté, que reste-t-il à
ces distractions humaines, lectures, pensées, poésie ? rien que leur valeur,
qui n'est rien.
Ecrit à Marie, autre poésie vivante encore. Je lui dis : « Croyez une
vous êtes aimée du coeur le plus mort. »
Le 25. — Encore à Marie.
Le 30. — A mon frère de Paris, le frère de celui de la tombe.
Plus d'écriture ici, plus de pensées; l'illusion n'est plus possible; à
chaque mot, à chaque ligne, je vois qu'il ne me lira pas. Mon Dieu, j'avais
tant l'habitude de lui tout dire ; je l'aimais tant! « Le plus grand malheur
de la vie, c'est d'en rompre les relations. » Oh ! que j'éprouve la vérité do
ces mots, qui m'avaient frappée dans un livre aux Coques.
J'ai besoin du Ciel.
Ce n'est pas pour rien que nous nous serons rencontrés dans la vie. Jo
tâcherai, mon Dieu, de les tourner vers vous.
Je voudrais que le ciel fut tout tendu de noir,
Et qu'un bois de cyprès vînt à couvrir la terre;
Que le jour ne fût plus qu'un soir.
Une gazelle errante
S'abrite en cette tour,
Et l'hirondelle y chante,
Y chante nuit et jour.
Le 3 octobre. — Ecrit à Paris. Oh 1 quel jour anniversaire de mon départ,
l'an dernier! — Dirai-je ici tous les souvenirs qui me viennent, larmes,
regrets, passé perdu, sitôt changé en deuil? — Mon cœur est plein, il veut
pleurer. — Maurice, Maurice, n'est-ce pas vrai, les pressentiments? Quand
je pense à ceux qui me tourmentaient dans la route et à Paris et le jour de
la noce, et qui se sont accomplis I Je rêvais mort; je ne voyais que dra-
peries mortuaires dans ce salon où l'on dansait, où je dansais dans ma tris-
tesse, car jo voulais écarter ces pensées.
I58 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
N'est-ce pas temps perdu que de rappeler ces choses, mon Dieu ! Je suis
seule devant vous : je pourrais mieux faire que de m'affliger. N'êtes-vous
pas là pour mon espérance, pour ma consolation, pour me faire voir un
monde meilleur où est mon frère?
Le 4. — Je voulais envoyer à son ami deux grenades du grenadier dort
il a travaillé le pied quelques jours avant sa mort. Ce fut son dernier mou-
vement sur la terre.
Le 6. — A l'heure qu'il est, midi, premier dimanche d'octobre, j'étais à
Paris, j'étais dans ses bras, place Notre-Dame-des-Victoires. Un an passé,
mon Dieu ! — Que je fus frappée de sa maigreur, de sa toux, moi qui
l'avais rêvé mort dans la route ! — Nous allâmes ensemble à Saint-Sulpice,
à la messe à une heure. Aujourd'hui à Lentin, dans la pluie, les poignants
souvenirs et la solitude... Mais, mon âme, apaise-toi avec ton Dieu que tu
as reçu dans cette petite église. C'est ton frère, ton ami, le bien-aimé sou-
verain que tu ne verras pas mourir, qui ne te manquera jamais ni en cette
vie ni en l'autre. Consolons-nous dans cette espérance, et qu'en Dieu on
retrouve tout ce qu'on a perdu. Si je pouvais m'en aller en haut ; si je
trouvais dans ma poitrine ce souffle qui vient le dernier, ce souffle des
mourants qui porte l'âme au ciel, oh I je n'aurais pas beaucoup de regrets
à la vie. Mais la vie c'est une épreuve, et la mienne est-elle assez longue ;
ai-je assez souffert? Quand on se porte au Calvaire, on voit ce que coûte
le ciel. Oh! bien des larmes, des déchirements, des épines, du fiel et du
vinaigre. Ai-je goûté de tout cela? Mon Dieu, ôtez-moi la plainte, sou-
tenez-moi dans le silence et la résignation au pied de la Croix, avec Marie
et les femmes qui vous aimèrent.
Le 19. — Trois mois aujourd'hui de cette mort, de cette séparation. Oh!
la douloureuse date, que néanmoins je veux écrire chaque fois qu'elle
reviendra. Il y a pour moi une si attachante tristesse dans ce retour du 19,
que je ne puis le voir sans le marquer dans ma vie, puisque je note ma vie.
Eh ! qu'y mettrais-je maintenant, si je n'y mettais mes larmes, mes souve-
nirs, mes regrets de ce que j'ai le plus aimé? C'est tout ce qui vous vien-
dra, ô vous qui voulez que je continue ces cahiers, mon tous les jours au
Cayla. J'allais cesser de le faire, il y avait trop d'amertume à lui parler
dans la tombe ; mais puisque vous êtes là, frère vivant, et avez plaisir de
m'entendre, je continue ma causerie intime ; je rattache à vous ce qui res-
tait là, tombé brisé par la mort, /écrirai pour vous comme j'écrivais pour
lui. Vous êtes mon frère d'adoption, mon frère de cœur. 11 y a là-dedans
illusion et réalité, consolation et tristesse : Maurice partout. C'est donc
aujourd'hui, 19 octobre, que je date pour vous et que je marque ce jour
comme une époque dans ma vie, ma vie d'isolement, de solitude, d'in-
connue qui s'en va vers quelqu'un du monde, vers vous à Paris, comme à
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 159
peu près, je vous l'ai dit, je crois si Eustoquie, de son désert de Bethléem,
eût écrit à quelque élégant chevalier romain. Le contraste est piquant
mais ne m'étonne pas. Quelqu'un, une femme, me disait qu'à ma place elle
serait bien embarrassée pour vous écrire. Moi, je ne comprends pas pour-
quoi je le serais. Rien ne me gêne avec vous. En vérité, pas plus qu'avec
Maurice, vous m'êtes lui au cœur et à l'intelligence. C'est à ce point de
vue que se met notre intimité.
Le 20. — La belle matinée d'automne! Un air transparent, un lever du
jour radieusement calme, des nuages en monceaux, du nord au midi, des
nuages d'un éclat, d'une couleur molle et vive, du coton d'or sur un ciel
bleu. C'était beau, c'était beau! Je regrettais d'être seule à le voir. J';ii
pensé à notre peintre et ami, M. Augier, lui qui sent si bien et prend sitôt
le beau dans son âme d'artiste. Et puis Maurice et puis vous, je vous aurais
voulu voir tous sous mon ciel du Cayla ; mais devons-nous nous rencon-
trer jamais plus sur la terre !
En allant au Pausadou, j'ai voulu prendre une fleur très jolie. Je l'ai
laissée pour le retour, et j'ai passé par un autre chemin. Adieu, ma fleur.
Quand j'y reviendrais, où serait-elle? Une autre fois, je ne laisserai pas
mes fleurs en chemin. Que de fois cependant cela n'arrive-t-il pas dans
la vie?
Dimanche aujourd'hui. Revu à Andillac cette tombe toute verdoyante
d'herbe. Comme c'est venu vite, ces plantes ! Comme la vie se hâte sur la
mort, et que c'est triste à notre vue ! Que ce serait désolant, sans la foi qui
nous dit que nous devons renaître, sortir de ces cimetières où nous sem-
blons disparus !
Le 21. — Tonnerre, orage, tempête au dehors, mais calme au dedans, ce
calme d'une mer morte, qui a sa souffrance aussi bien que l'agitation. Le
repos n'est bon qu'en Dieu, ce repos des âmes saintes qui, avant la mort,
sont sorties de la vie. Heureux dégagement ! Je meurs d'envie de tout ce
qui est céleste : c'est qu'ici-bas tout est vil et porte un poids de terre.
Lu quelques pages d'un voyage en Espagne. Singulier peuple de bri-
gands et de moines. Les moines sont tombés, que reste-t-il maintenant?
Nous le voyons, des égorgeurs : Don Carlos à Bourges, l'héritier de
Ferdinand le Catholique mis hors du trône et du rovaume, prisonnier en
France. Cette lecture m'intéresse. C'est l'élégant journal d'un vovageur
aimable, qui cause en courant, et peint, avec le bon ton et la grâce d'esprit
d'un homme du monde, tout ce qu'il rencontre. Les lourdes descriptions
m'assomment. J'aime aussi M. de Custine, qui m'amuse, quoiqu'il soit
parfois un peu long; mais c'est comme la longueur d'un bal. Puis il vient
si peu de livres au Cayla, que, pour peu qu'ils puissent plaire, ils plaisent
beaucoup.
IÔO JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
Le 22. — Une lettre de Marie, de Marie ma sœur, qui m'a quittée pour
quelques jours avec Erembert. Me voici seule avec mon père. Que notre
famille est réduite, et je tremble en pensant que le cercle peut encore se
rétrécir!
Lu quelques passages des Saints Désirs de la Mort, livre pieusement
spirituel que j'aime, lecture qui porte au ciel. J'en ai besoin pour mon âme
qui tombe, qui s'affaisse sous le poids de la vie. On peut se distraire dans
le monde, mais les choses seules de la foi soutiennent. Que je plains les
âmes tristes qui ne savent pas cela, ou ne le veulent pas croire ! J'en ai tant
parlé à Maurice; j'en parle à tout ce que j'aime, des choses de l'éternité;
car, voyez-vous, je n'aime pas pour ce monde, ce n'est pas la peine : c'est
le ciel le lieu de l'amour.
Le 24. — Lecture, ni écriture, ni prière ne peuvent empêcher les larmes
aujourd'hui. Mon pauvre Maurice ! Je me suis mise à penser à tout ce qu'il
a souffert, physiquement et dans l'âme, les derniers temps de sa vie. Que
cette vue est déchirante ! Mon Dieu, ne l'aurez-vous pas soutenu?
Le 27. — Nulle envie d'écrire depuis deux jours. Si je reprends la plume
aujourd'hui, c'est qu'en ouvrant mon portefeuille vert, j'ai vu ce cahier et
j'y mets, que mon père vient de me remettre, un paquet de lettres de son
cher Maurice, et de ses cheveux, pour les renfermer, ces précieux restes,
avec les autres que j'ai. O enterrement ! Ecrirai-je ce que je sens, ce que je
pense, ce que je souffre ? Je n'écris pas : je ne parlerais que du ciel et d'une
tombe, de ces choses qui ne doivent se dire qu'à Dieu.
Le ier novembre. — Quel anniversaire ! J'étais à Paris, assise seule dans
le salon devant une table, pensant, comme à présent, à cette fête des Saints.
Il vint, Maurice, me trouver, causer un peu d'âme et de cœur, et me donna
un cahier de papier avec un « Je veux que tu m'écrives là ton tous les jours
à Paris ». Oh! pauvre ami ! je l'ai bien écrit, mais il ne l'a pas lu! (1) Il a
été enlevé si subitement, si rapidement, avant d'avoir le temps de rien
faire, ce jeune homme né pour tant de choses, ce semblait. Mais Dieu en a
disposé autrement que nous ne pensions. 11 est de belles âmes dont nous
ne devons voir ici que les apparences, et dont l'entière réalisation s'achève
ailleurs, dans l'autre vie. Ce monde n'est qu'un lieu de transition, comme
les saints l'ont cru, comme l'âme qui pressent le quelque autre part le
croit aussi, Et, quel bonheur que tout ne soit pas ici ! Impossible, impossi-
ble! Si nous finissions à la tombe, le bon Dieu serait méchant ; oui, méchant,
de créer pour quelques jours des créatures malheureuses : horrible à penser.
Rien que les larmes font croire à l'immortalité Maurice a fini son temps
de souffrance, j'espère, et aujourd'hui je le vois à tout moment parmi les
(1) Ce cahier a échappé aussi à nos recherches.
journal d'Eugénie dp. guérin 1^1
bienheureux ; je mu dis qu'il doit y être, qu'il plaint ceux qu'il voit sur la
terre, qu'il me désire où il est, comme il me désirait à Paris. Ali ! mon
Dieu, ceci me rappelle que nous étions ensemble à pareil jour, l'an dernier;
que j'avais un frère, un ami que je ne puis plus ni voir ni entendre. Plus de
rapports après tant d'intimité! C'est en ceci que la mort est désolante.
Pour le retrouver, cet être aimé et tant uni au cœur, il faut plonger dans la
tombe et dans l'éternité. Qui n'a pas Dieu avec soi en cet effroi, que
devenir? Que devenez-vous, vous, ami tant atterré par sa mort, quand
votre douleur se tourne vers l'autre monde? Oh ! la foi ne vous manque
pas, sans doute: mais avez-vous une foi consolante, la foi pieuse? Pensant
que trop que vous ne l'avez pas, je me prends à vous plaindre amèrement.
Les sollicitudes que j'avais à cet égard pour son âme de frère, se sont toutes
portées sur la vôtre, presque aussi chère Je ne puis pas dire à quel degré
je l'aimais, ni auquel je l'aime : c'est quelque chose qui monte vers L'infini,
vers Dieu. Là je m'arrête; à cette pensée s'attache un million de pen
mortes et vives, mais surtout mortes, mon mémorandum, commencé pour
lui, continué pour vous au même jour, daté de quelque joie l'an dernier et
maintenant tout de larmes. Mon pauvre Maurice, j'ai été délaissée en une
terre oh il y a larmes continuelles et continuelles angoisses.
Le jour des Morts !
Voila les feuilles sans sève
Qui tombent sur le gazon;
Voilà le vent qui s\
Et gémit dans le Talion.
C'est la saison où tout ton
Aux coups redoublés des vents
Un vent qui vient de la tombe
Moissonne aussi les vivants.
Il y a peu d'années nous disions cela ; nous récitions ces vers, Maurice
et moi, errant sur des feuilles sèches, le jour des Morts. Mon Dieu, le \
tombé lui aussi, lui si jeune, le dernier né de la famille, que je comptais
bien laisser en ce monde, entouré d'enfants qui m'auraient pleurée comme
leur mère! Au lieu de cela, c'est moi qui pleure ; c'est moi qui rois une
tombe, où est renfermé tout ce que j'ai eu d'espérance, de bonheur en
affection humaine. Oh! que cela déprend de tout- | porte lame
affligée loin de cette vie. vers le lieu où n'est pas la mort. Prié, pleuré,
écrit, rien autre chose aujourd'hui. O terrible fête des morts !
Le 3 novembre. — Je vous ai écrit hier, ami de Maurice, tout triste que
j'étais. Il n'y a qu'à vous que je puisse parler dans les larmes, comme je
il
162 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
l'ai fait dans ma lettre. A Marie, cela ferait mal, à d'autres sans intérêt, et
puis la douleur ne se laisse voir qu'aux intimes.
Le 5. — Posé mon front sur les mains de mon père posées sur ses
genoux. Oh ! le doux oreiller ! Tout mon cœur s'était porté à ma tête dans
ce repos pour en jouir. Mon père est bon, d'une bonté tendre, ardente et
pour ainsi dire amoureuse, comme on dit de la bonté divine dont les pères
tiennent, et il se fait aimer avec abandon. Je ne lui cache que ce qui pour-
rait le peiner. Les lettres de Marie, les vôtres, je lui fais tout voir. J'hésite
pourtant encore à lui montrer mes cahiers, à cause de ce fond de vie quel-
quefois triste qui s'y trouve.
Une visite, un curé du voisinage qui m'a fait plaisir. La vue d'un prêtre,
quand il est bon, est bonne aux affligés, et celui-ci est de ceux à qui les
saints tireraient leur chapeau. Il nous a parlé de sa petite église, de sa
petite paroisse, de ses petites croix, et, de l'un à l'autre, nous a menés à
une heure de conversation que j'ai trouvée courte. En trouve-t-on autant
dans le monde? Plus d'une fois, dans un salon, il m'est arrivé de bâiller
dans mon mouchoir. Ce n'est pas tant l'esprit ni ce qu'on dit qui attache,
qu'une certaine façon de dire.
Le facteur ! des lettres ! Oh ! sait-on ce que c'est que des lettres à la cam-
pagne? Ces chers absents qui vous reviennent en cœur et en âme. Que
ne peut-on écrire au ciel !
Le 6. — Un enfant est venu m'apporter un oiseau mort qu'il avait pris
sous une pierre. Pauvre oiseau ! Je suis à penser comme cette jolie petite
vie d'indépendance, de chants, tout aérienne, a été atteinte comme une
autre, est tombée sous ce trébuchet de la mort où tout tombe.
Je n'ai pas écrit hier et n'écrirai pas de suite. Que feriez-vous de trois
cent soixante-six de mes jours presque uniformes, à voir, un an durant,
passer des flots pareils ? La diversion fait l'intérêt des yeux et de l'esprit,
car nous ne nous plaisons qu'en curiosité Où il n'y a pas de nouveau, on
s'ennuie. 11 y a eu tels jours d'immobilité où j'ai souhaité la foudre. Que
serait donc pour vous mon calme perpétuel? car, excepté ce qui me vient
du cœur ou monte à la tête, rien ne fait mouvement dans ma vie.
Dans ce moment, je rentre d'une petite promenade au soleil, et rien ne
bougeautour de moi, que quelques mouches qui bourdonnentà l'airchaud.
Seule au grand monastère désert. Ce profond et complet isolement nie
fait vivre une heure comme ont vécu des années les ermites, hommes et
femmes, ces âmes retirées du monde. Sans soins matériels, sans parole
qu'intérieure, sans sentiments que d'intelligence, sans vie que celle de
l'âme : il y a dans ce dégagement une liberté pleine de jouissances, un
bonheur inconnu, que je crois bien que pour faire durer on puisse aller
cachet" à cent lieues du désert. Aussi en était-il qui quittaient la cour pour
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 163
cela, comme saint Arsène et tant d'autres qui, ayant goûté des deux, ne
voulurent pas retourner au monde. C'est que le monde ne contente pas
l'âme ; il l'amuse et ne la fait pas vivre : c'est ce qu'on sent pour peu qu'on
avance en âge, quand le cœur se déprend des illusions comme il s'y était
pris de lui-même. On se trouve tout étonné et triste près du vide que font
les plaisirs en se retirant. Que devenir alors? La foi l'enseigne, le chrétien
lésait. Mon pauvre Maurice ! que de fois je lui parlais ainsi, lui demandant
s'il le trouvait vrai, et il ne me disait pas non. Je ne hais pas le monde
néanmoins ; je sais y vivre et m'en passer, et je plains ceux qui sont ou ses
esclaves ou ses fidèles, ses malheureux ou ses fous.
Voilà certes ce que je ne pensais pas écrire en revenant du soleil ; mais
voilà où la solitude me mène, à l'aimer et à en parler, et cela avec vous,
ami du monde. 11 faut bien que vous vous soyez fait mon frère. A un frère
on dit tout ce qui vient en pensée. Je ne sais si vous vous plairez aux
miennes. J'ai parfois douté si je n'ennuyais pas Maurice; mais écartant
bientôt le doute (que pour rien je ne puis souffrir), j'écrivais en pleine foi
lettres et cahiers qu'il aimait. Je l'ai su, bien su, ce qui lui venait de son
amitié pour moi. Cher ami ! que je pense à lui aujourd'hui ; que ce matin
dans la prière je me sentais portée vers l'autre vie où il est, où il m'attend
comme il m'attendait à Paris ! Eh ! que nous verrons là d'autres merveilles
que dans ces villes sur la boue ! Depuis cette mort, je n'estime rien la terre;
Dieu m'en avait tant appris le prix; mais le comprendre, le peu qu'est ce
monde, il faut que le cœur ait sa leçon, et le mien l'a eue! Maintenant
je vais m'occuper d'autre chose que d'écrire ici. Avec ou sans plaisir,
tant que l'âme est ici, tant qu'on a charge de vie, il faut en remplir les
obligations.
Le 8. — Louise, Marie des Coques me sont arrivées ce soir par lettre :
aimable rencontre des plus aimables femmes et amies que je connaisse.
Ressemblant beaucoup l'une à l'autre. Marie plus développée dans le
monde. Causé longuement à leur sujet avec mon père et des affections du
cœur. Je l'ai consulté à cette occasion et sur un chapitre de Y Imitation
qui m'avait troublée. Il m'a calmée et fait voir que je prenais les choses
dans un sens trop exclusif, que ma lecture pieuse s'appliquait aux per-
sonnes des cloîtres et non à celles qui sont dans le monde. Grâce à mon
père, je puis donc garder sans crainte toutes mes affections ; car. après des
élans de cœur, je me retire effrayée, craignant d'aimer trop. Si le cœur
s'employait ici, il n'y en aurait pas pour le ciel. Je veux porter ce qui aime
dans l'autre vie
Le 10. — Caroline nous a écrit après un assez long silence, assez long
pour me donner le temps de croire à un oubli. J'en avais de la peine : >e
voudrais un avenir sinon d'amitié, du moins de bienveillance avec celte
164 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
ieune femme, cette femme de mon frère. Ce titre l'attache tant à mon
cœur! Je serais sensiblement affectée si je la voyais se détacher entière-
ment. Sa lettre est bonne, marquée d'intérêt; j'en suis contente. Pauvre
chère veuve, que je voudrais pouvoir l'embrasser en ce moment! Je la
regarde comme une sœur qui se trompe. Il ne faut pas lui en vouloir, elle
ne croit pas se tromper.
Demain matin, après l'aurore, je m'achemine chez des parents à deux
lieues d'ici. Journée perdue pour écrire et pour ma vie d'habitude ; mais je
reviendrai peut-être avec quelque chose de neuf, comme font les touristes,
qui ont tous vu de l'extraordinaire où qu'ils aillent.
Le 12. — 11 fut un temps où je décrivais avec charme les moindres petites
choses. Quatre pas dehors, une course au soleil à travers champs ou dans
les bois, me laissait beaucoup à dire. Est-ce parce que je disais à Lui, et
que le cœur fournit abondamment ? Je ne sais, mais n'ayant plus le plaisir
de lui faire plaisir, ce que je vois n'offre pas l'intérêt que j'y trouvais jadis.
Cependant rien au dehors n'est changé, c'est donc moi au dedans. Tout
me devient d'une même couleur triste, toutes mes pensées tournent à la
mort. Ni envie ni pouvoir d'écrire. Qu'écrirai-je d'ailleurs qui vous fût
bon, à vous à qui je voudrais tant de bien, à qui il est difficile d'en faire?
Trouvé dans un livre une feuille de rose flétrie, qui sait depuis quand?
Je me le demande en revenant sur les printemps passés, sur les jours et les
lieux où cette rose a fleuri ; mais rien ne revient de ces choses perdues.
Ce n'est pas un malheur d'être une fleur sans date. Tout ce qui prend mys-
tère a du charme. Cette feuille dans ce livre m'intéresse plus qu'elle n'eût
pu faire sur sa rose et son rosier. J'en ai quitté de lire. Pour peu qu'on ait
l'âme réfléchissante, il y a de quoi s'arrêter à chaque instant et se mettre
en pensée sur ce qui se présente dans la vie.
Le front sur une fleur, je pensais à la tombe.
La pensée de la mort, de Dieu et de ceux que j'aime ne me quitte pas.
Le 14. — Revenue encore à ma solitude complète. Mon père est allé
chercher quelques livres dans une bibliothèque voisine. Je ne sais ce qu'il
apportera. J'ai demandé Nolre-Dtimc de Paris, que jusqu'ici je n'avais pas
voulu lire. Pourquoi le lirai-je à présent? C'est que je me sens le cœur
assez mort pour que rien ne lui puisse nuire; qu'on dit qu'il y a des beautés
là dedans que j'ai envie de connaître, et qu'un homme de Dieu qui a du
crédit sur moi m'a dit que je pouvais faire cette lecture, et que le mal est
annulé par la façon de le voir. Le diable même, quand il déplaît, que
peut-il? Le rencontrer n'est pas le prendre. Peut-être soi ait-il mieux de
rester dans l'ignorance de tout livre et de toute chose; mais je ne me
JOURNAL D'BUGÉMB DH GUÉPW 165
soucie pas non plus de savoir. Ce n'est pas pour m'instruire, c'est pour
m'élever que je lis ; tout m'est échelle pour le ciel, même ce petit cahier
que j'attache à une pensée céleste. Dieu la connaît. Quand Dieu ne verrait
pas tout, je lui ferais tout voir. Je ne saurais nie passer de l'approbation
divine en ma vie et mes affections, mais peu m'enquiers de celle des
hommes, encore moins des femmes.
Le 15. — Mon Dieu, mon Dieu, quel jour! le jour de son mariage. A
pareille heure, un an passé, nous étions à l'Abbaye-aux-Bois, lui, vous,
moi, moi à côté de lui. Je viens d'une église aussi, et d'auprès de lui sur
sa tombe.
Le 16. — Plus rien mis hier après ces lignes. 11 est des sentiments qui
dépassent toute expression Dieu sait dans quel abîme j'étais plonge
accablée des souvenances de noces. C'était lui et sa belle fiancée age-
nouillés devant l'autel, le Père Buquet les bénissant et leur parlant d'ave-
nir, la foule assistante, le chant de l'orgue, celle quête pour les pauvres
où j'avais quelque embarras, la signature à la sacristie, tant de témoins de
ce brillant contrat avec la mort. — La rencontre dehors d'un char funèbre ,
le déjeuner à côté de vous où vous nie disiez : « Que votre frère est beau ! *
où nous parlâmes tant de sa vie; — la soirée, le bal où je dansai pour la
première et dernière fois. Je dois à Maurice des choses uniques. Le plaisir
de lui voir l'air content, d'être à sa fête, et au fond de cette joie des g<
ments de cœur, et cette horrible vision des cercueils autour du salon, —
posés sur ces tabourets longs et drapés à franges d'argent. Oh ! que je fus
glacée au sortir de leur chambre, en toilette avec des Qeurs pour le bal,
que cela me vînt! J'en fermai les yeux. Journée, soirée si diversement
mémorables, date de tant de douleurs, je n'en puis ôter mon Ame. Je m'en-
fonce en toutes ces choses, et quand je songe à tout ce que j'avais mis de
bonheur dans un être qui n'est plus maintenant qu'en souvenir, j'en
éprouve une inénarrable tristesse, et j'en apprends à ne faire fond sur
aucune vie ni sur rien. Il y a un cercueil entre le monde et moi ; c'est fini
du peu qui m'y pouvait plaire. J'ai des liens de cœur, plus aucun de bon-
heur, de fête. Maurice et moi nous nous tenions intérieurement par des
rubans roses. Tout m'était riant en lui, tout me plaisait, jusqu'aux pei
mon Dieu ! mon Dieu! avoir perdu celai que voulez-vous que j'aime à
présent?
Le 17. — Belle journée radieuse, chaleureuse, un plein air Je soleil. Cela
ravive, fait du bien, tant à sentir qu'à jouir, qu'à admirer, Quoiqu'à pré-
sent je m'informe beaucoup, moins de l'état du ciel qu'hélas I il v .1 quel-
ques mois, du temps du malade, je vois avec plaisir un beau jour, la seule
jolie chose à voir à la campagne en novembre.
Ah ! hier au soir, belle surprise aussi de votl e lettre. Je ne l'atteudai
l66 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
sitôt, ni presque si aimable, quoique ce ne soit pas surprenant ; mais toute
distinction qui me touche me surprend toujours un peu. Je ne sais à quoj
cela tient. Puis, j'ai trouvé dans cette lettre des choses qui m'ont affligée,
de ces chagrins chrétiens de l'âme pour une pauvre âme de frère, pour
quelqu'un qui dit : Je ne prie pas. Dieu sait là-dessus ce que je pense, ce
que je souffre. J'ai l'intérêt de la vie future de ceux que j'aime, et qui n'y
croient pas, tant en croyance et tant à coeur, que pour le leur procurer,
je souffrirais avec joie le martyre. Ceci n'est pas une exagération, mais
bien pris dans toute la raison et le sentiment de la foi. — Erembert, Marie
qui arrivent !
Le 28. — Laissé enfermé depuis quinze jours. Que de choses dans cette
lacune qui ne seront nulle part, pas même ici !... Repris pour noter une
lettre de Marie, ma belle amie, qui tremble de me croire malade. Hélas!
non, je ne souffre pas dans mon corps. Oh! que je trouve inutile
d'écrire !
Le 10 décembre. — Enfin pourrai-je écrire ? Que de fois j'ai pris la
plume depuis huit jours, et la plume m'est tombée des doigts sans rien
faire ! Il y a eu tant de tristesse dans mon âme, tant de secousses dans mon
être ! O Dieu ! je semblais toucher à ma fin, à une sorte d'anéantissement
moral. Que cet état est terrible ! Rien n'apaise, rien ne soutient : travail,
repos, livres, hommes, tout est à dégoût. On voudrait mourir. Dans cette
lutte, l'âme sans foi serait perdue, oh ! perdue, si Dieu ne se montre ; mais
il ne manque pas, mais quelque chose d'inattendu vient d'en haut.
J'ai trouvé dans les paroles d'un prêtre (encore un ami de Maurice !) un
secours inespéré, un apaisement, un calme, un baume religieux qui me
fait sentir la foi dans ce qu'elle a de plus doux et de plus fort, la puissance
de consolation. De moi-même souvent je ne puis pas y atteindre. Ce sont
des efforts qui me fatiguent, me brisent. Nous sommes trop petits pour les
choses du ciel. Le besoin d'un médiateur se fait sentir en nous-mêmes.
Entre Dieu et l'homme, Jésus-Christ. Entre Jésus-Christ et nous, le prêtre,
celui qui met l'Evangile à la portée d'un chacun. Aux uns il faut les
menaces, aux autres les espérances : à moi, il me faut l'amour, l'amour
de Dieu, l'unique véritable. Dès qu'on me remet là, dès que j'y suis en
plein, je cesse de souffrir de souffrances désespérées. Que béni soit le
saint prêtre, l'ami du frère qui a consolé la sœur! C'est parce qu'il a
connu Maurice que je suis allée le trouver, que j'ai pensé qu'il me con-
naîtrait plutôt qu'un autre. Je ne me suis pas trompée ; en effet, il m'a com-
prise. Il a connaissance du cœur et des agonies de l'âme et des tristesses
jusqu'à la mort, et il vous soutient, cet ange ..
Qui m'eût dit, il y a dix ans, quand ils étaient au collège, que cet enfant
saurait nies douleurs, que je les lui confierais, qu'il les apaiserait par de?
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 167
paroles comme je n'en ai pas entendu, paroles divines que j'irai de temps
en temps écouter quoique ce soit un peu loin d'ici? Quand je souffrirai
trop, je ferai ce pèlerinage. Frère de cœur, vous me voyez toute ici jusqu'à
l'intime, au fond de l'être, comme voyait Maurice. Peut-être ne lirez-vous
ceci qu'après ma mort, etalors vous trouverezmoins incomprenahle, moins
étrange pour vous, ce qui se passait en cette pauvre anachorète pendant sa
vie, ce qu'elle vous contait de son âme
Le 13. — Avant de sortir d'ici, de ma chambre, je veux dire à ce cher
mémorandum que vous me priez de continuer, que je viens de lire une de
vos lettres, lettre de frère et d'ami, toute franche d'affection et d'épanche-
ment, où ces mots surtout m'ont touchée :Je veux que vous aye\ le fil de
mon âme, je veux que vous puissiez vous dire ma sœur de prédestination
autant que d'adoption volontaire et réfléchie. . Je me saisis de cela, et
j'en forme de vous à moi, de ce fil de votre âme, un nœud qui ne se déta-
chera pas. Prié pour Paula. Pauvre âme de jeune fille, où est-elle? Cette
mort qui vous l'a prise, où l'aura-t-elle portée? Il est plusieurs demeures
dans l'autre monde, et moi je tremble pour ceux qui partent, qui meurent
dans la jeunesse si passionnée, si fautive Je ne connaissais pas Paula,
mais un mot de vous me fait craindre ; et puis, qui sait comment elle vous
était liée, cette enfant qui vous était attachée plus qu'âme vivante? Mais
laissons-la, aussi bien est-il de ne penser pas à mal sur personne.
Le 14. — Lettre à Marie pour ce que vous me demandez d'elle. Ni lu ni
rien fait qu'écrire. La pensée renaît et coule, source arrêtée par un cer-
cueil, mais le flot a passé dessus. Je reprendrai ici mon cours, tantôt
rent, tantôt filet d'eau, suivant ce qui vient à l'âme. La nuit me sort d'ici et
de ma chambrette, où j'ai passé tout un jour en calme et en solitude. C'est
singulier comme je l'aime, cet à part de tout.
Le 15. — En revenant de la messe (il est dimanche), j'ai fait chemin avec
une femme qui me contait ses souffrances. Pauvre meunière ! entourée de
huit enfants, toute dévorée d'affections, et qui néanmoins en pleure une,
pleure toujours sa mère qui lui manque. « Je la cherche partout, me disait-
elle, et la nuit j'en rêve et je sens qu'elle me caresse.» Il y a dans cette
douleur etdans cette façon de sentir une tendresse infinie, une expression
du cœur de la femme qui plaît tant au naturel, ce qui ne se voit peut-être
pas si bien dans le monde que dans ces pauvres femmes des champs, [ci
telles qu'on est; ailleurs, comme on se fait sous les façonneries de l'édu-
cation, des coutumes, de la vanité Tout est superficiel dans le moud
vérité , et dans peu de temps j'ai vu bien des coméd: don. On me
l'avait dit, mais je n'aurais pas cru Paris ce qu'il est. car c'est à Paris seule-
ment qu'on voit la société en grand, en corps. Nous n'en avons en pro-
vince que des bouts de doigts, des fragments, qui ne peuvent donner des
l68 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
idées complètes. Ma pauvremeunière m'a fait voir entièrement ce qu'il y a
pour moi de plus doux, un cœur de femme dans sa sensibilité naturelle.
Le 16. — Marie, Marie, vous m'écrivez trop de choses, vous m'avez
trop remuée Personne n'a eu comme cette femme tant d'influence sur
ma vie, depuis deux ans que date notre liaison. Tout ce qui la remue
m'agite.
Le 19 — Depuis deux jours au silence ; mais le retour de cette date de
mort ne se passe pas sans parole, sans le mémento du trépassé. Comme
la meunière, je puis dire que toujours j'y pense et le cherche, et que je
souffre de cette affection qui me manque. Cette nuit j'ai achevé un can-
tique pour lui, que j'ai mis sur le compte de sainte Thérèse pour un frère
qu'elle avait. Vous verrez cela, vous, à qui va de moi tout ce qui allaitai
Maurice. Ah ! faut-il que tout passe par son cercueil maintenant! Cette
pensée, vous le dirai-je? m'assombrit tellement l'âme qu'aucune chose ne
me fait plaisir, que ce cahier même que j'aurais écrit toute jubilante pour
lui et que j'aime à faire pour vous, je le fais avec peine et tristement,
comme qui bâtit sur un cimetière.
Ecrit ceci aux splendeurs du soleil, sous le ciel le plus gai, le plus bleu,
le plus printanier en décembre. Par cela je pense à celui de Paris, ce gris
de fer que vous voyez, qui vous déplaît et vous fait tant de mal à l'âme.
C'est bien fort pour un homme fort comme vous, pour un être fort comme
l'homme, d'être abattu par un peu d'air. Ce temps si démoralisant, dites-
vous : n'y a-t-il pas moyen d'échapper à ces influences d'atmosphère ou
de les écarter du moins? Trop grande question pour être traitée au Cayla,
où, pour se préserver du temps, on pense à l'éternité comme les pauvres
ermites. Je ne saurais vous dire l'influence heureuse qu'ont sur moi les
hautes pensées de la foi. Bienheureuse d'avoir cette assistance bénigne!
car souvent aussi un peu d'air me fait mal.
Deux visites : je les note parce que c'est rare à présent dans notre désert,
et qu'il s'y trouvait un homme admirablement laid, un Pélisson, un visage
marqueté, gravé, tout difforme et dont l'âme efface les traits. Au premier
ird il choque, au second il plaît, au troisième il attire. Que l'intelli-
gence fait plaisir et relève cette face de chair de l'homme !
Le 20. — Lettre de Caroline avec un dessin de Maurice mort, pas res-
semblant du tout. Sa mémoire l'a mal servie, la pauvre veuve, ou plutôt
je crois que son crayon n'est pas capable de rendre son souvenir, de saisir
d'une prise assez forte cette grande image dans son âme. Que n'ai-je aussi
un crayon! Je ne ferais pas mieux peut-être, mais du moins j'essayerais.
Celle qui dessina son ami sur un mur. cette femme qui inventa, dit-on. la
peinture, n'avait sans doute d'autre talent que son amour. Que de lois je
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 169
vois une ombre que je voudrais fixer quelque part! Quoi! tout entier
perdu! Je vous écrirai demain.
Le 22. — De la mort à la vie, de l'un à l'autre frère. J'écrivais une poésie
funéraire. Du temps que la feuille sèche, n'ayant pas de poudre, je passe
ici, j'y viens marquer un jour des plus doucement calmes que j'aie passés
de longtemps. Oh ! le grand bien que la paix au dehors, au dedans! La
paix, ce grand vœu du pauvre Maurice dans ses derniers jours troublés.
« O paix, le cher objet de mon cœur ! O Dieu, qui êtes ma paix, qui nous
mettez en paix avec nous-mêmes, avec tout le monde, qui par ce moyen
pacifiez le ciel et la terre! Quand sera-ce, mon Dieu, quand sera-ce que,
par la tranquillité de ma conscience, par une douce confiance en votre
faveur, par un entier acquiescement ou plutôt un attachement, une com-
plaisance pour vos éternelles volontés dans tous les événements de la vie,
je posséderai cette paix qui est en vous, qui vient de vous, et que vous
êtes vous-même ? »
J'ai toujours trouvé cette exclamation, cette prière fort belle Oh! ces
choses religieuses, j'y suis toujours. Ce sont les seules que je crois et
presque que j'aime. Hors cela, tout m'attriste toujours à la mort. Un coup
d'œil au ciel me ranime, me rattache à ce qui se délaisse en moi.
Oh ! laissez-moi ma foi pieuse
Et l'espérance radieuse.
Le 24. — Ecrit sans fin hier, aujourd'hui : maintenant rentrons, toi, mon
cahier, dans ton portefeuille, toi, mon Ame, en toi-même ou plutôt en
Dieu, aux doux mystères du Sauveur. C'est la veille de Noël. J'entends
les cloches de tous nos clochers qui sonnent nadalet, chant joyeux que
quinze jours avant la fête on entend dans l'air du pays, le soir, à trois
heures et à neuf.
Le 28. — C'est étonnant le beau ciel que nous avons cet hiver ! J'en jouis
en me promenant, en respirant au soleil un air qui fait ouvrir les fleurs.
Les amandiers bourgeonnent, mon lilas de la terrasse est tout couvert de
boutons. Tant de printemps fait bien plaisir en hiver; mais tout en m'v
plaisant, j'y trouve une tristesse, un regret de n'avoir pas eu cette douceur
de temps l'an dernier pour notre pauvre malade. Peut-être il aurait vécu
davantage, se serait guéri dans cette douce chaleur, car l'air fait la
L'air de Paris l'a tué. je le crois, je le savais et je ne pouvais pas le tirer de
là. C'a été une de mes plus profondes souffrances de ce passé dont j'ai tant
souffert Pauvre frère, tout m'est pente pont tomber à lui. tout m'v ramène
■/, je voulais parler du sohil, niais le voilà bien éclipsé de noir. Ainsi
tout tourne au deuil quoi que je touche, même
une tombe. C'est ce qui nie le rend si différent de tout ce qui me va au
170 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
cœur; il prend quelque chose des reliques. Vous êtes à part en moi. Quand
je considère notre liaison et ce qui l'a amenée, tant d'événements, tant de
choses pour me sortir du désert, et notre rencontre en Babylone, dans ce
Paris dont j'étais si loin, quand je m'y vois si étrangère et sitôt connue,
sitôt comprise et sœur de vous, homme du monde, de vous prenant sœur à
vos antipodes, trouvant amie de choix, lien de vie dans la vie la plus
opposée à la vôtre : oh ! je dis qu'il y a merveilleuse chose en cela, mystère
de providence dans cet attachement qui ne ressemble à aucun. Je tiens à
vous par quelque chose du ciel, par prédestination, comme vous avez dit.
Dieu sait pourquoi et dans quel dessein il nous a unis d'amitié. Oh ! que je
veux votre bonheur, à commencer par celui du ciel. Je doute d'y pouvoir
grand'chose, car je vous crois difficile en bonheur. Et que peut être pour
vous une pauvre femme mi-sortie de ce monde, mi-morte, qui ne sent
plus rien que par le côté religieux ? Vous ne l'êtes pas, mon ami. Cette diffé-
rence qui m'afflige pourrait bien vous ennuyer, dans nos rapports, et alors
les voilà changés, délaissés. Peut-être je vous juge mal.
Trouvé dans le bois une fleur que j'ai prise et mise ici en souvenir du
printemps de décembre. C'est une marguerite des bois, qui plaisait à ma
mère et que j'aime pour cela Nos affections naissent l'une de l'autre.
Le 31 décembre. — Ce dernier jour de l'an ne se passera pas comme un
autre : il est trop plein, trop solennel et touchant comme tout ce qui prend
fin, trop près de l'éternité pour ne pas m'affecter l'âme, oh! bien profondé-
ment. Quel jour, en effet, quelle année, qui me laisse, en s'en allant, tant
d'événements, tant de séparations, tant de pertes, tant de larmes et un
cercueil sur le cœur! Un de moins parmi nous, un vide dans le cercle de
famille, dans celui de mes affections. Voilà ce que le temps nous fait voir.
Ainsi finit tine année! Hélas ! hélas ! la vie s'avance comme l'eau, comme
ce ruisseau que j'entends couler sous ma fenêtre, qui s'élargit à mesure
que ses bords tombent Que de bords tombés dans mes jours étendus ! Ma
première perte fut ma mère, dont la mort me vint entre l'enfance et la
jeunesse, et mit ainsi des larmes entre les deux âges. De vive et rieuse que
j'étais, je devins pensive, recueillie, ma vie changea tout à coup, ce fut
une fleur renversée dans un cercueil. De cette époque date un développe-
ment dans la foi, un élan religieux, un amour de Dieu qui me ravissait par-
delà toutes choses et qui m'a laissé ce qui me soutient à présent, un espoir
en Dieu qui m'a consolée de bonne heure. Puis je vis mourir un cousin,
un ami tendrement aimé, le charme de mon enfance, qui me prenait sur
ses genoux, m'enseignaità lire sans me faire pleurer, me disait des contes.
Plus grande, je m'en fis un frère aîné; je lui confiai Maurice quand il s'en
fut à Paris. Mon cousin était garde du corps. Il est dit que j'aurai toujours
des frères à Paris et que toujours ils y mourront. Celui-ci s'en alla au cime-
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 171
tière de Versailles en 1829, Je n'étais plus enfant, je m'enfonçai dans les
tombes : deux ou trois ans durant je ne pensai qu'à la mort et presque à
mourir. Mon pauvre Victor auquel ressemblait Maurice ! Oh ! j'avais bien
craint qu'ils se ressembleraient jusqu'au bout Tous deux si jeunes, tous
deux morts, tous deux tués à Paris ! Mon Dieu ! ce sont terribles choses et
poignants souvenirs que ces morts l'une sur l'autre Voilà de quoi je me
souviens aujourd'hui en foule. Je ne vois que des trépassés : ma mère,
Victor, Philibert de l'Ile-de-France, Marie de Bretagne, Lili d'Albi, Laure
de Boisset, toutes affections plus ou moins près du cœur, et maintenant
celle qui les couvrait toutes, le cœur du cœur, Maurice, mort aussi ! Quels
passagers rapides nous sommes, mon Dieu 1 Oh ! que ce monde est court !
La terre n'est qu'un pas de transition. Ils m'attendent là-haut. C est dans
ces funérailles queje finis ma journée, ma dernière écriture, mes dernières
pensées que je vous laisse comme je les laissais à pareil jour et moment,
l'an dernier, à ce pauvre frère Je lui écrivais de Nevers, encore assez près
de Paris et de lui. Oh ! que la mort nous sépare! Que lui adresser où il est,
que des prières? C'est à cela que je vais penser. La prière, c'est la rosée
en purgatoire. Si sa pauvre âme y souffrait ! Bonsoir à tous qui le rem-
placez sur la terre. Je ne puis vous rien dire de plus en amitié. Je vous le
dis devant Dieu et devant lui, qu'il me semble voir à mon côté, souriant à
cette adoption de son frère.
Le 1" janvier 1840. — Que m'arrivera-t-il, ô mon Dieu, cette année? Je
n'en sais rien, et, quand je le pourrais, je ne voudrais pas soulever le
rideau de l'avenir. Ce qui s'y cache serait peut-être trop effrayant : pour
soutenir la vue des choses futures, il faut être saint ou prophète Je regarde
comme un bienfait de la providence de ne voir pas plus loin qu unjour, que
l'instant qu'on touche. Si nous n'étions pas ainsi bornés par le présent, où
ne s'en irait pas l'âme en appréhensions, en douleurs tant pour soi que
pour ce qu'on aime? Que ne fait point sentir et souffrir le seul pressenti-
ment, cette ombre de l'avenir, quand elle nous passe sur l'âme! Dans ce
moment, je suis sans crainte, sans émotion pour personne ; mon année se
commence en confiance pour ceux que j'aime. Mon père est bien portant,
Erembert se relève, Marie a toujours ses joues de pomme vermeille, et
l'autre Marie, l'amie de mes larmes, la femme de douleurs, se soutient avec
plus de forces. De tout cela, grâces à Dieu, que je prie de bénir et con-
server ceux que j'aime. Les chrétiens vont chercher leurs étrennes au
ciel, et je me tourne pour vous de ce côté, tandis que vous allez dans le
monde, dans les beaux salons de Paris, offrir dragées et complimen:
j'étais là, peut-être j'aurais les miennes; peut-être aurai-je une pensée, un
souvenir de ce frère à qui Maurice m'a laissée pour sœur Que le ciel est
beau, ce ciel d'hiver!
172 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
Une lettre de Louise, douce étrenne de cœur, mais rien ne me fait plus
grand plaisir, rien de ce qui me vient ne peut me consoler de ce qui me
manque. En embrassant mon père ce matin, ce pauvre père qui, pour la
première fois, à la première année, n'embrassait pas tous ses enfants,
j étais bien triste. J'ai cru voir Jacob quand il lui manqua Joseph.
Ici mes premières pensées écrites, ma première date de 1840, qui se lie
par un crêpe à 1839 et à vous.
Le 2 — Je me sauve ici de l'ennui des lettres de premier de l'an que j'ai
à faire L'ennuyeuse coutume de se faire des compliments tout un jour,
d'en envoyer au loin! Mon paresseux d'esprit, qui aime mieux rêvailler
que travailler, ne s'empresse guère à ces compositions louangeuses. Au
demeurant, on le fait parce qu'il faut le faire, mais en raccourci, avec seu-
lement quelques mots d'époque, de vœux au commencement ou à la fin.
Le monde, ceux du inonde sont habiles en cela, en parler flatteur et joli ;
non pas moi, je ne me sens aucune facilité de parole dorée, brillante, de
ce clinquant de bouche qui se voit dans le monde. Dans le désert on n'ap-
prend qu'à penser Je disais à Maurice, quand il me parlait de Paris, que
je n'en comprendrais pas la langue. Et cependant il y en a que j'ai entendus.
Certaines âmes de tous les lieux se comprennent. Cela me fait croire ce
qu'on dit des saints, qui communiquent avec les anges, quoique de nature
différente L'un monte, l'autre s'incline, et ainsi se fait la rencontre, ainsi
le Fils de Dieu est descendu parmi nous. Voilà qui me rappelle ce passage
de l'abbé Gerbert dans un de ses livres que j'aime : On dirait que la
création repose sur un plan incliné, de telle sorte que tous les êtres
se penchent vers ceux qui sont au-dessous d'eux pour les aimer et en
être aimés. Maurice m'avait fait remarquer cette pensée que nous trou-
vions charmante. Cher ami, qui sait s'il ne se penche pas vers moi main-
tenant, vers vous, vers ceux qu'il aimait, pour les attirer à ce haut rang où
il est, pour nous soulever de terre au ciel! N'est-il pas croyable que ceux
qui nous devancent dans les splendeurs de la vie nous prennent en pitié et
nous envoient par amour quelque attrait vers l'autre monde, quelque lueur
de foi, quelque éclat de lumière qui n'avait pas lui dans l'âme? Si je demeu-
rais près d'un roi et que vous fussiez en prison, assurément je vous enver-
rais tout ce que je pourrais de la cour. Ainsi dans l'ordre céleste, où nos
affections nous suivent, sans doute, et se divinisent et participent de
l'amour de Dieu pour les hommes.
Le 4. — Du monde au salon que je laisse pour venir un moment devant
Dieu et ici me reposer. Oh ! quelle lassitude aujourd'hui dans l'âme, mais
je ne me lasse pas de la porter ici. Ce m'est comme une église où l'on
entre avec calme. Des lettres! des lettres, et pas une qui aille au porte-
feuille vert OÙ vont celles que j'aime, celles qui sont miennes par l'intime.
JOURNAL D'EUGÉKIE Dr GUEBIM 173
Marie ne peut pas tarder. Je l'ai tant pressée pour l'affaire de M"* de Vaux.
Quand je dois obliger, j'aime de le faire vite. Deux lettres sont donc par-
ties, pour vous, pour les Coques, du temps... — Il faut que je sorte d'ici.
Le 6. — . . Du temps qu'il semblait que je demeurais pour vous au
silence. Je reprends mon fil coupé d'hier, qui se liait à cette boîte aux
lettres d'Andillac qui vous a gardé en quarantaine de deux jours la der-
nière que je vous ai adressée. Dans ce temps, vous l'auriez eue à ce Port-
Mahon où vous sont débarqués sans doute d'autres souvenirs moins
pressés d'arriver que les miens Que cette boîte d'Andillac sait peu ce
qu'elle renferme ! Elle est placée près de l'église, à côté du cimetière, et je
trouve qu'il est bien là, ce reposoir du cœur ou d'affaires humaines, de
tant de choses qui ne prennent cours qu'après s'être arrêtées près de Dieu.
Ce peut avoir de très heureux effets, et telle main portant de mauvais
papiers se retirera la pensée de ce lieu pieux. Qui oserait faire le mal à la
porte d'une église, pour peu qu'il ait de foi? Cette boîte au mur béni pour-
rait donc en retenir plusieurs de mal intentionnés en écriture, comme c'est
assez commun, même dans nos campagnes où le savoir écrire est venu.
Du petit au grand, le choix moral en toutes choses aurait plus de portée
qu'on ne pense. Quant à moi, lorsque je jette là mes chères correspon-
dances, je sens qu'il me faut pouvoir dire : «• A la garde de Dieu ! » J'écris
à beaucoup de monde, ayant, je ne sais comment, des relations très éten-
dues. Il s'est élevé autour de nous une plantation de cousines, jeunes filles
toutes aimantes et causantes, toutes liées à nous de cœur et d'esprit, de
sorte qu'il me faut répondre à toutes ces causeries. Puis Louise, la voix du
cœur, Marie que Dieu m'a donnée, Félicité qui m'aime, qui avait pris soin
de Maurice, Caroline, ma sœur, la femme de Maurice, et d'autres encore,
sans fin ; et dans tout ceia, parmi tant de lettres, il y en a trois qui les effa-
cent, deux de femmes et une grosse écriture qui se fait fine pour moi.
Le 7. — Lettre de Marie, mort de Mgr l'archevêque de Paris. — Notes du
soir d'une journée bien pleine. Les événements se succèdent dans la vie
avec une rapidité qui permet à peine de les saisir. — Ainsi je le vois dans
mon désert, où si peu de chose passe en comparaison du monde.
Le g. — Que m'arrivera-t-il aujourd'hui ? Un bonheur, quelque chos
Marie, ses étrennes qu'elle m'annonce, une boîte mvstérieuse que m'ap-
porte la diligence. Il me tarde de la tenir et de l'ouvrir et de voir ce que
m'envoie mon amie Elle me dit après quelques mots intimes à cette 1
sion : « Vous comprendrez quand vous aurez vu la boite. ;, Ce vous .
ii/ïi/(//vpic met l'esprit en cherche. Qu'est-ce que ce peut-être? I ivres,
musique, objet de toilette ? De toilette, non ; Marie sait mieux ce qu'il me
faut, et que j'aurai plus de plaisir aux moindres choses du cœur qu'à toutes
les parures du monde J'ai assez de mes robes de Paris, tandis que l'àmo
174 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
n'a jamais trop de vêture. J'aimerais des livres, quelque chose où je m'en-
velopperais la pensée toute transie au froid de ce monde, quand je sors de
mes prières, de mes pieuses méditations. Cela ne peut pas durer tout le
jour, et je souffre n'ayant nulle lecture où me réfugier. Notre-Dame de
Paris que j'avais demandée ne m'est pas venue. On m'a porté la Cité de
Dieu, de saint Augustin, ouvrage trop savant pour moi. Ce n'est pas que
partout on ne puisse glaner quelque chose, mais sur ces hauteurs de théo-
logie n'est pas mon fait. J'aime d'errer en plaine ou en pente douce de
quelque auteur parlant à l'âme, à ma portée, comme, par exemple,
M. Sainte-Beuve, dont je faisais mes délices l'hiver dernier à Paris et dont
s'amusait fort votre gravité railleuse. C'était vous pourtant ou quelqu'un
de vous qui étiez cause que je lisais cette Volupté, parce que Maurice
m'avait dit ce que c'était ce qui avait converti votre frère et jeté dans son
séminaire. Le singulier livre, pensai-je, pour produire de tels effets! II
faut le voir, et ma curiosité n'a pas été mécontente. Il y a des détails char-
mants, de délicieuses miniatures, des vérités de cœur.
La terrasse et le château du Cayla.
Dixième cahier — 9 janvier- 19 juillet 1840
E 9 janvier [1840]. — La fin de mon dernier cahier a coupé net
M. Sainte-Beuve ; je reprends par vous et pour vous causerie et
écriture, ce journal de sœur qui se continue au continuateur
de Maurice, avec mes croyances, mes convictions, mes
réflexions, qui en sont la conséquence, ma manière d'être et de sentir,
ce de moi avons et que vous ne voudriez pas autre, comme vous venez de
me le dire, et comme je viens de le lire au soleil dans le bois de Sept-Fonts,
à la place où j'allais m'asseoir avec Maurice C'est là aussi que j'ai lu sou-
vent de ses lettres, comme je viens de lire la vôtre, seule devant Dieu.
Suivant la lecture et l'état de ces pauvres frères, je le prie ou bénis, et
m'en retourne, repliant dans ma poche et en mon cœur cette bien-aimée
écriture. La vôtre aujourd'hui ne m'a pas fait trop de mal , vous paraissez
moins abattu que de coutume, et ce mot : Je suis quelquefois religieux
par raison, m'a fait plaisir. Espérons ! la foi au cœur peut venir, la croyance
par sentiment, vous l'aurez peut-être. C'est un effet de la grâce, et on la
demande pour vous ; à deux cents lieues de Pans, dans un désert, il est une
âme qui demande à Dieu le salut d'une âme Les affections qui nous tom-
bent du ciel et y remontent sont bien fortes. C'est la charité qui soulèverait
le monde pour un élu. Vous me comprendrez Maurice m'occupait une
grande partie du cœur ; lui ôté, Dieu s'avance dans cette place restée vide,
«75
176 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
et bientôt tout sera envahi, et tout en moi porté là-dessus, comme l'arche
sur les eaux, tout ce qui s'est sauvé du déluge.
Le 10. ■ — Presque résolue de ne pas écrire, jour de privations; mais la
vue de ce papier blanc me tente la main qui se laisse aller doucement là-
dessus, et y marque une pose rare dans le calme. Lu la vie de saint Paul
ermite, qui, après cent ans de solitude, demandait ce qui se passait dans
le monde. Quelque jour, mais pas si tard apparemment, je pourrai faire la
même question ; car je ne pense plus sortir d'ici, du fond de ce Cayla où
Dieu m'a mise, où je me trouve bien, où je ne désire rien, où tout ce qu'il
me faut m'arrive comme à Paul par le corbeau merveilleux, par quelque
moyen inattendu et de providence. N'est-ce pas vrai tant pour la vie du
cœur que pour l'autre? J'ai toujours eu besoin d'amitié, et il m'en est
venu comme du ciel de rares, d'introuvables, qu'on ne peut ni faire ni ima-
giner, et tout d'abord dans mon frère, ce cher Maurice que j'ai perdu.
Louise datait d'avant. Celle-ci est pour moi d'un différent goût: fruit d'une
autre saison Je l'ai rencontrée à dix-sept ans. Son charme est à part,
comme l'âge où nous nous sommes liées ; quoi qu'il soit survenu de triste,
nous nous voyons à travers des fleurs. Rayssac, charmant paysage où je
vois en bas la jeunesse; à cela, Paris, les Coques contrastent en noir, et
dans l'éloignement, sous la même vue, le Cayla avec une tombe. Tout
pour moi maintenant finit là et s'y rattache Voilà pourquoi je ne voudrais
plus m'éloigner d'ici, pour toujours garder et regarder cette chère tombe.
Mon regard cependant ne demeure pas tout là; il monte au ciel, où est le
meilleur de ce que je pleure, au ciel qu'on voit de partout, où de partout je
pourrai voir où est Maurice. Ainsi, si Dieu m'appelait ailleurs, j'irais;
cette raison de cimetière ne m empêcherait pas d'un devoir de charité, ou
d'amitié, ou de vocation, où qu'il fût. Le chrétien est-il d'aucun lieu?
Le 11. — O Marie, Marie ! quelle femme avec sa tendresse, sa vive et si
délicate et si entendue façon d'amitié! Je la retrouve avec ses charmes
dans la boîte tant attendue, toute pleine d'objets choisis par clic pour
moi. Que j'aime surtout la statuette de la Vierge, cette céleste envoyée
m'apportant tant de pensées du ciel !
Le 19. — Hier, je vous ai écrit une longue et bien franche lettre, vérita-
blement comme à lui-même, en parler de ma façon, comme il vient. Je ne
saurais pas me changer, il y paraîtrait, n'ayant jamais dissimulé nulle
chose. Et pourquoi, quand on n'a risque ni de déplaire, ni de se compro-
mettre? Je vous envoie mes pensées, ma vie en sûreté : confiance la plus
grande qu'une femme puisse donner, qui met bien haut dans son estime
celui en qui elle croit
Six mois, six mois aujourd'hui de cette mort, de cette séparation! Mon
Dieu, que le temps est rapide ! il me semble que c'est d'hier. D'où vient
JOURNAL D'iiUGÉNIE DE GUÉRIN 177
cela, que tint d'événements, d'autres choses, soit douloureuses on non,
qui touchent à ce cher ami, me semblent dans un lointain infini : tels son
dernier départ d'ici, mon arrivée à Paris, son mariage, et que sa mort soit
toujours là récente, présente? Je le vois : il y a six mois, et c'est comme
s'il n'y avait rien du tout, tant on y touche par l'Ame ! il n'y a ni temps ni
espace pour l'Ame, cela fait bien voir que nous sommes esprits Oh ! tant
mieux, tant mieux de n'être pas bornés parce temps si court et si triste!
de n'être pas tout en ce corps de si peu de chose! Convenons-en, 1
nous ouvre de belles perspectives. Mais quelle douleur de penser qu'il y
en a qui ne feront que les apercevoir, sans y atteindre parla possession,
par la jouissance en l'autre vie, hélas! comme il adviendra à ces pauvres
chrétiens de nom, hommes sans œuvres, sans pratique de foi ! C'est mar-
tyre d'avoir des amis de la sorte.
Le 21 janvier. — Pauvre Louis XVI ! J'étais enfant que je vénérais ce
martyr, j'aimais cette victime dont j'entendais tant parler dans ma famille
aux approches du 21 janvier. On nous menait au service funèbre à l'église,
et je regardais fort le haut catafalque, trône lugubre du bon roi. Mon
neinent m'impressionnait de douleur et d'indignation ; je sortais pleurant
cette mort et haïssant les méchants qui l'avaient faite Que d'heures j'ai
passées cherchant par quels moyens j'aurais pu sauver Louis XVI et la
reine, et toute la malheureuse famille, si j'avais vécu de leur temps! Tout
calculé, cherché, combiné, rien de bon ne se présentait guère, et je laissais
ces prisonniers fort à regret. Le beau petit dauphin surtout me faisait com-
passion, le pauvre enfant, entre des murs, ne pouvant plus jouer en liberté
Celui-là, je l'emportais, je le cachais ici au Cavla, et Dieu sait le bonheur
de courir avec un prince dans nos champs! Que de rêves au sujet de la
triste famille !
Il y a deux sortes d'hommes qui m'inspirent répulsion : les régicides et
les impies. Pour si débordé que soit un jeune homme, je l'estime toujours
quoique peu, s'il est réservé sur la religion. J'ai vu avec une profonde
satisfaction que, dans la correspondance de Ma lise Allen ave -s. il
ne se trouvait pas une plaisanterie incrédule. Oh! que cela m'a conso
que d'espoir j'ai mis en ce bon côté restant ! Je ne me suis pas trompée du
moins pour Georges ; quant à Malise, je ne sais, l'avenir nous l'apprendra.
C'est encore un fameux pécheur, une sorte d'Augustin, que Dieu a à con-
quérir sur le monde.
1 e 22. — Il y a des jours où l'âme se retourne plus que de coutume \
le passé, OÙ elle revoit à tout moment ce qu'elle a perdu. Ces visions lui
plaisent; quoique tristes, on les conserve, on v demeure, on vit i
l'ombre de ce qu'on a aimé. Tout aujourd'hui je vois passer et 1
cette chère ligure pâle ; cette belle tète pose en moi dans tout. oses,
12
178 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
souriante, éloquente, souffrante, mourante; surtout je me suis arrêtée, je
ne sais pourquoi, à le voir chez l'abbé Legrand, vicaire de la paroisse,
quand nous allâmes lui parler pour les arrangements du mariage. Je me
trouve dans ce salonnct, décoré de croix, de saintes gravures, de beaux
meubles et de beaux livres d'un goût pieusement exquis ; là, tout éclatante
de paroles et d'air affairé ; Maurice dans le plein calme du visage et de la
voix, sur un fauteuil, laissant tomber parfois quelques mots; l'abbé cau-
sant avec distinction, tout surpris de plaisir quand, par hasard, je lui
nomme l'abbé de Rivières, un de nos voisins, qu'il a connu à Saint-Sulpice.
Je revois cela, et quand, abordant la question religieuse sur ce qui nous
amenait, l'abbé toucha avec un tact parfait les préparations chrétiennes,
Maurice répondit en homme qui comprend et qui croit. J'en fus touchée,
l'abbé de même, peut-être avec surprise. Je remarquai tout, tout m'est
resté. Je ferais tableau du jeune prêtre et du fiancé chrétien en ce moment.
Maurice était parfait. Frère bien-aimé !
Le 23, — Pourquoi des larmes montent-elles ce matin? Pourquoi ce
retombement dans la douleur et l'angoisse? Demandez au malade pour-
quoi son mal lui revient ! il n'y a que suspension aux souffrances : si j'étais
près d'une église, je m'en irais les y apaiser, me perdre, m'absorber dans
la communion. Dans cet acte de foi et d'amour est tout mon soutien, toute
ma vie, même celle du corps peut-être. Dieu me prend en lui ; et que ne
peut l'amour tout-puissant sur une âme qu'il possède ! La consoler d'abord,
de ce qu'elle souffre en aimant!
Le 24. — Ces paroles sont bien mystiques, incompréhensibles peut-être
à qui n'a pas le sens pieux d'un sacrement ineffable, d'un mystère d'amour
divin, la plus étonnante chose de Dieu pour les hommes. Galimatias spi-
rituel pour le monde, tout ce qu'on en pourrait dire ; mais ceci n'est pas
pour le monde, et les solitaires peuvent mettre sur leur papier ce qu'ils
veulent. C'est l'imprimerie cachée de mon âme qui se fait sur ce cahier,
j'y trace tous ses caractères. Quelquefois je dis : <? A quoi sert? A qui ser-
viront ces pages? Ce n'était de prix que pour lui, Maurice, qui retrouvait
là sa sœur. Que me fait de me retrouver? » Mais si j'y trouve une distrac-
tion innocente, si je m'y fais une pause dans les fatigues du jour, si j'y mets
pour les y mettre les bouquets de mon désert, ce que je cueille en solitude,
mes rencontres et mes pensées, ce que Dieu me donne pour m'instruire ou
pour m'affermir : oh ! il n'y a pas de mal sans doute. Et si quelque héritier
de ma cellule trouve cela et trouve une bonne pensée, et qu'il la goûte et
devienne meilleur, quand ce ne serait qu'un instant, j'aurai fait du bien. Je
veux le faire. Sans doute, je crains de perdre le temps, ce prix de Vitef-
nité ; mais est-ce le perdre de l'employer pour son âme et pour une autre?
Qu'ai-je à faire d'ailleurs qu'à coudre ou à filer? Si mes doigts étaient
JOURNAL D'EUGÉNIE T>V. GUERIN 179
utiles au ménage, je ne les mettrais pas ici, je n'ai jamais donné le devoir
au plaisir. Mais puisque ma bonne sœur veut bien prendre sur elle ces
soins matériels, qu'elle m'en décharge avec autant d'amitié que d'intelli-
gence, puisqu'elle est Marthe, je puis bien être Marie. Oh ! le doux rôle de
mon goût! Quand quelquefois tout s'agite et bruit en la maison, et que
j'entends cela du calme de ma chambrette, le contraste me fait délices ;
dans mon haut reclusoir, je sens quelque chose des stylites sur leur colonne.
Mais, discoureuse que je suis ! me voilà bien loin de mon premier mot, de
mon idée sainte. Oh! les courants de l'âme, qui les suivra? On les remonte.
Je retrouverai celui-ci quelque autre fois.
Le 25. — C'est bien fait pour l'écrire ! une lettre de ma chère Marie, sur
mon chevet, à mon réveil ce matin. Aurore d'un beau jour, tant en moi
qu'au dehors ; soleil au ciel et dans mon âme : Dieu soit béni de ces douces
lueurs qui ravivent parmi les angoisses! Je sais bien que c'est à recom-
mencer, mais on s'est reposé un moment et on marche avec plus de force
ensuite. La vie est longue, il faut de temps en temps quelques cordiaux
pour la course : il m'en vient du ciel, il m'en vient de la terre, je les prends
tous, tous me sont bons, c'est Dieu qui les donne, qui donne la vie et la
rosée! Les lectures pieuses, la prière, la méditation fortifient; les paroles
d'amitié aussi soutiennent. J'en ai besoin : nous avons un côté du cœur
qui s'appuie sur ce qu'on aime ; l'amitié, c'est quelque chose qui se tient
bras à bras. Comme Marie me donne le sien tendrement, et que je me
trouve bien là ! Ainsi nous irons jusqu'à la mort : Dieu nous a unies.
Le 26. — 11 y a deux ans, ici, à la même place, dans la même chambre
d'où il venait de sortir, je pleurais. Jamais sien départ ne m'avait tant
brisé l'âme, c'était comme un pressentiment que ce serait le dernier. Lui
aussi s'en fut plus affligé, plus retenu que de coutume. Ces six mois avec
nous, étant malade et tant aimé, l'avaient fort rattaché ici. Cinq ans sans
nous voir lui avaient fait perdre peut-être un peu de vue notre tendresse ;
l'ayant retrouvé, il y avait remis toute la sienne; il avait si bien renoué
tous les liens de famille, en nous quittant, que la mort seule aurait pu les
rompre. Il m'en avait donné l'assurance. Ses erreurs étaient passées, ses
illusions de cœur évanouies; par besoin, par goût primitif, il se ralliait à
des sentiments de bon ordre. Je savais tout, je suivais ses pas; du cercle
de feu des passions (bien court pour lui), je l'ai vu passer dans celui de la
vie chrétienne. Belle âme, âme de Maurice ! Dieu l'avait retirée du monde
pour la retirer au ciel. Hélas ! que tout cela me revient, que j'en suis suivie,
entourée, aujourd'hui, triste anniversaire de notre séparation ! De ce jour
nos rapports intimes ont été brisés ou dehors : il s'en allait...
S'il fût resté ici, si ce fatal hiver se lût passé au C.ivla. le pauvre jeune
homme ne serait pas mort. L'air de Paris lui était mauvais évidemment,
l8o JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
il retombait malade en arrivant; puis tant de choses qui ont tourné à
malheur! Il s'est fait un enchaînement de circonstances, d'événements,
qui l'ont conduit au cimetière, et cela sans qu'on ait su comment l'éviter.
O fatalité! si je croyais à la fatalité. Mais non, c'est Dieu qui nous mène,
Dieu tout bon, quoique la nature gémisse, quoiqu'on soit tous malheureux,
sans qu'on sache pourquoi. Comprenons-nous le mystère de rien? Celui
des souffrances me fait croire à quelque chose à expier et à quelque chose
à gagner. Je le vois dans Jésus-Christ, l'homme de douleurs. Il fallait que
le Fils de l'homme souffrît. Nous ne savons que cela dans les peines et
calamités de la vie. La raison des choses est en Dieu. C'est le secret du
gouvernement que le souverain se réserve. Se soumettre à ce qui advient,
c'est unir notre volonté à la sienne, c'est la diviniser, c'est la porter aussi
haut que l'homme puisse atteindre. Aussi je trouve dans l'acte de résigna-
tion chrétienne, qui peut sembler une acceptation passive, une sorte d'affais-
sement sous la nécessité ; j'y trouve, dis-je, le mouvement le plus sublime
de l'âme. Il est tout de foi, il porte tout à coup de la terre au ciel. Si tous les
affligés croyaient en Dieu, non d'une croyance du monde, mais d'une
croyance de catéchisme, on ne verrait pas tant de suicides. Oh! le suicide,
qu'il me fait frémir !
Le 27. — Trois douces heures à écrire à Marie. Note du cœur. Je marque
toutes ses lettres et les miennes pour retrouver les jours où nous avons
causé, qui font époque. Je n'en ai pas de plus chères que ces épanchements
d'amitié. Tout, hormis ce qui me touche à l'intime, passe en ma vie sans
sensations. Tout m'est indifférent de ce qui est affaires, cours du monde,
nouvelles; quoi qu'il se passe sur la terre, je n'en suis plus. Ici ma présence,
mon âme au ciel. Ce petit cahier est la seule chose pour laquelle je me
détourne un peu de mes pensées d'habitude. Et encore est-ce pour les y
reposer.
Aujourd'hui il se marie à Gaillac une de nos cousines qui nous voulait à
sa noce ; mais c'est fait de noces ! Je ne saurais même dire combien cette
invitation, cette vue de fêtes m'a attristée.
Le 28. — Saint François de Sales, celui que Rousseau appelait le plus
aimable des saints, m'a fort occupée aujourd'hui. C'est sa fête que j'aime
particulièrement, que je fais en mon cœur en lisant cette belle vie, en pen-
sant aux choses qu'elle a faites, conversions, écrits, lutte de vingt ans
contre la colère, douceur divine dans cette fougue, au point d'être comparé
au Sauveur du monde, ineffables traits de charité, dires charmants tels que
ce mot : « 77 vaut mieux taire une vérité que de la dire de mauvaise
grâce, // tendresse de cœur débordante, compassion maternelle pour lis
pécheurs, enfin, mille choses célestes, mille perles qui couronnent le front
de ce bienheureux, m'y attirent l'âme, me le font aimer, vénérer, invoquer
JOURNAL n'F.UGÉNIE DE GUÉRIN iRl
d'une façon particulière. Le cœur au ciel a ses élus aussi, et ceux-là du
moins ne font pas souffrir pour leur bonheur ! Il faut tout dire : à mes pré-
dilections spirituelles pour ce saint il s'en joint une un peu humaine, les
de M .. sont alliés aux de Sales, Marie est parente de saint François, de
sorte que l'amitié et la sainteté me font relique et s'enchâssent ineffable-
ment au cœur l'une dans l'autre.
Le i" février. — Du monde pendant deux jours ; cela passé, je remonte à
ma solitude avec trois lettres d'amies et un regret de départ. Parmi ces
visites se trouvait le confesseur de Maurice, ce bon M. Fieuzet, qui vient
de temps en temps prier sur cette tombe et voir où nous en sommes en
tristesse. C'est l'âme de prêtre la plus saintement tendre, qui porte sur le
fond le plus doux l'austérité de son ministère, Evangile imprimé sur
velours. Je fus bien consolée de le voir au lit de mort de Maurice. De quoi
vais-je me souvenir? Oh! qu'un tel prêtre, qu'un saint prêtre m'assiste
aussi dans mon agonie! Ainsi nus cahiers s'emplissent de tristesse, de
choses lugubres, de vues de mort : ma vie s'en va toute maintenant sur ce
fond noir avec un peu de sérénité de ciel par-dessus.
Le 3. — On me presse d'aller à Gaillac. Non, je ne puis m'ôter d'ici ; ma
vie se plaît toute petite au plus petit endroit possible, là où j'ai mes chers
vivants et mes morts.
Le 4. — J'aurais bien une lettre à écrire, mais j'aime mieux tourner ma
plume ici ; ici par goût, ailleurs par convenance, et la convenance est bien
froide. Le cœur ne s'y plaît pas, il s'en détourne, s'en retire tant qu'il peut.
Hormis les devoirs, je le laisse. La lettre, je la ferai ; c'est peu de chose
d'ailleurs, et ce n'est pas grand effort de surmonter un court ennui. Il en est
de si longs qu'il faut tenir jusqu'au bout. Les uns accoutument aux au
Les petits combats mènent aux grands et v forment. Ces contre-goûts sont
bons comme une amertume, ils font agir la volonté pour les prendre et for-
tifient ensuite. Si tout nous venait en douceur et plaisance, que serait-ce
de nousà la fin, au choc terrible de la mort? Il est bon de prévoir cela. De
là vient que les solitaires, tous les saints, ces hommes qui entendent si
bien l'âme, se vouent au sacrifice, se privent volontairement, se font mourir
tous les jours rien qu'en cette vue qu'il faut mourir. Ils sortent aussi bien
doucement de ce monde. On m'a parlé d'une jeune fille, religieuse à Albi.
qui s'est mise à pleurer de joie quand elle a entendu les médecins dire
entre eux qu'il n'y avait plus d'espérance.
Je ne sais pourquoi, du temps du choléra, je me faisais aussi comme un
bonheur de mourir, j'enviais toutes les agonies. Cela m'impressionnait au
point d'en parlera mon confesseur. Ltait-ce langueur de jeum lt-ce
désir du Ciel ? le ne sais. Ce qui est sur. c'est que ( té ou à peu ;
Je me trouve vis-à-vi> de la mort dans des Sentiments de soumission, quel-
182 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
quefois de crainte, rarement de désir. Le temps nous change. Ce n'est pas
en cela seul que je m'aperçois de l'âge. Quand j'aurai des cheveux blancs,
;e serai tout autre encore. O métamorphoses humaines, s'enlaidir, vieillir!
Pour se consoler de cela, on a besoin de croire à la résurrection ! Comme
la foi sert à tout ! Oui, cette pensée de la résurrection pour tant de femmes
qui se font un amour de leur corps, un bonheur de leur beauté, leur serait
bonne à la fin de leurs charmes, et il peut se faire que plus d'une belle chré-
tienne s'en serve, de celles à qui vient grand chagrin du visage. Celle-là,
par exemple, qui disait : « Ce n'est rien de mourir, mais de mourir défi-
gurée ! » C'était l'insupportable pour elle. Pauvre femme ! J'en ris beaucoup
alors; à présent j'en ai compassion, je souffre de voir qu'on ne porte pas
son âme plus haut que son corps. Qui sait? Si j'étais jolie, peut-être ferais-je
de même.
Le 5. — Quelle lecture, quelle amitié, quelle mort, quel rapprochement !
quelle impression j'en ai dans l'âme ! Je veux parler des derniers moments
d'Etienne de La Boëtie que j'ai rencontrés au fond d'un livre de Montaigne.
Sachant que ces deux hommes s'aimaient beaucoup, j'ai été touchée de
savoir comment s'était faite leur séparation, et j'en ai le cœur dans les
larmes. C'est si douloureux de voir mourir, surtout quand cette mort vous
en rappelle une autre ! Que de traits saillants m'ont frappée dans cette vie
sitôt faite, dans cette âme s'en allant jeune de ce monde, et si belle, si éle-
vée, si chrétienne, si exquise de douceur et d'amitié! Oh! vraiment, j'ai
trouvé Maurice aux beaux endroits, et vous et lui dans l'étroite union et si
profonde de ces deux amis. Mais vous manquiez aux derniers moments du
vôtre. Que j'ai eu regret à cela, et que la distance vous eût séparés à ces
derniers jours ! Je veux vous dire comme ils se sont passés, car cela man-
que aux détails que je vous ai donnés de sa mort, tout comme à l'intérêt
que vous portez à cette fin de vie.
Mais d'abord je veux laisser ic' mémoire de ce qui se fait aujourd'hui sur
cette tombe. Elle était nue encore, simplement gazonnée; et, pour la cou-
vrir comme il lui convient et nous la conserver à jamais, on y place une
blanche pierre de marbre en obélisque surmonté d'une croix. La pauvre
veuve a fait cet envoi, ce triste et dernier don d'amour, et mis elle-même
l'inscription. Je n'ai rien vu encore. Oh ! j'y serai assez à temps ! Tous les
dimanches n'irons-nous pas prier là tous, autour de notre pauvre Maurice ?
Et vous, son frère aussi, ne viendrez-vous jamais vous y mettre à genoux?
Que je voudrais vous voir prier pour lui ! « Ce sont les meilleurs offices
que les chrétiens puissent faire les uns pour les autres », disait cet Etienne
de La Boëtie mourant à son ami Montaigne. Je ne doute pas que si Maurice
pouvait se faire entendre, il ne vous dît de même. C'était, lui aussi, une
âme croyante de son fond, une âme des anciens temps, sur laquelle le temps
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GrÉRIN 1^3
qui court avait pu passer par malheur, mais rien que passer. Vous le verrez
parla suite.
Le ii. — Demeuré plusieurs jours sans écrire. Il m'en coûte de com-
mencer ce douloureux récit, de parler de cette mort, quoique j'y pense sans
cesse. Il est des souvenirs qui déchirent l'âme en sortant plus qu'en demeu-
rant, ce me semble. Même la douleur se fait quelque chose de doux et
dépose avec le temps au fond du cœur comme un limon sur lequel elle
s'endort. Peu après cette mort, j'en parlais sans trop de peine ; à présent,
quand on revient sur ce sujet, que nous y tombons par entretien en famille,
une souffrance me prend l'âme.
Cette nuit, il a fallu faire garder ce mausolée, à cause de quelques paysans
d'Andillac qui ne voulaient pas le laisser mettre. Ils trouvent que cela
choque l'égalité de la mort et ont fait opposition violente, ayant l'autorité.
Pauvre peuple souverain ! c'est ce qu'il faut en souffrir, c'est ce qu'il sait
faire. Au temps passé, tous se seraient signés devant cette croix qu'ils
parlent d'abattre aujourd'hui, au temps lumineux où nous sommes. Mal-
heureux temps, où se perd le respect des choses saintes, où les plus petits
s'enorgueillissent jusqu'à se révolter contre la triste élévation d'une tombe !
Le paysan dont l'esprit en est là ne vaut plus rien : fruit des lectures, en
partie. Aussi, qu'il vaut bien mieux un chapelet qu'un livre dans la poche
d'un laboureur !
Ce fut le 8 juillet, vingt jours après le départ de Paris, vers six heures
du soir, que nous fûmes en vue du Cayla, terre d'attente, lieu de repos de
notre pauvre malade. Sa pensée n'allait que là sur la terre, depuis long-
temps. Je ne lui ai jamais vu de plus ardent désir, et toujours plus vif à
mesure que nous approchions. On aurait dit qu'il avait hâte d'arriver pour
être à temps d'y mourir. Avait-il pressenti sa fin? Dans les premiers trans-
ports de sa joie, à la vue du Cayla, il serra la main d'Erembert. qui se trou-
vait près de lui. Il nous fit signe à tous comme d'une découverte, à moi qui
n'eus jamais moins d'émotion, de plaisir ! Je voyais tout tristement dans ce
triste retour, jusqu'à ma sœur, jusqu'à mon père, qui nous vinrent joindre
à quelque peu de distance. Affligeante rencontre ! Mon père fut consterné:
Marie pleura en voyant Maurice. Il était si changé, si défait, si pâle. :-:
branlant sur ce cheval assis à l'anglaise, qu'il ne semblait pas animé. C'était
effrayant. Le voyage l'avait tué. Sans la pensée d'arriver qui le soutenait,
je doute qu'il l'eût achevé. Vous en savez quelque chose, et ce qu'il a dû
souffrir, pauvre cher martyr! Mais je neveux parler que d'ici. Lui embi
son père et sa sœur sans se montrer trop ému. Il semblait dans une sorte
d'extase dès la première vue du château; l'ébranlement qu'il en eut fut
unique, et dut épuiser toute sa faculté de sensation; je ne lui ai plus vu l'air
vivement touché de rien depuis cela. Cependant il salua affectueusement
184 JOURNAl D'EUGÉNIE DF GI'ERIN
les moissonneurs qui coupaient nos blés, tendit la main à quelques-uns, et à
tous les domestiques qui nous vinrent entourer.
Arrivés au salon : « Ah ! dit-il, qu'on est bien ici! » en s'asseyant sur le
canapé, et il se mit à embrasser mon père, qu'il n'avait pu atteindre que du
bout des lèvres à cheval. Nous étions tous à le regarder content. C'était
encore une joie de famille. Sa femme sortit pour quelque déballement , je
pris sa place auprès de lui, et le baisant au front, ce que je n'avais fait
depuis longtemps : « Dis, mon ami, comme je te trouve bien! Ici tu vas
guérir vite. — Je l'espère .. je suis che\ moi. — Que ta femme aussi se
regarde comme chez elle ; fais-le-lui comprendre, qu'elle est de la famille,
et d'agir comme dans sa maison. — Sans doute, sans doute. » Je ne me
souviens plus des autres choses que nous dîmes dans ces moments de seul
à seul. Caroline descendit, on annonça le souper que Maurice trouva exquis.
11 mangea de tout avec appétit. « Ah ! dit-il à Marie, que ta cuisine est
bonne!... »
— Mon Dieu, que ce passé me tient au cœur! Ma vie n'est que là. Je
n'ai d'avenir que par la foi, de liens que ceux qui se rattachent à Maurice,
et de lui au ciel.
La première de la famille j'ai vu le mausolée ce matin. Cela s'est ainsi
rencontré; mais, lui et moi, ne nous sommes-nous pas toujours rencontrés
tout d'abord et mis à part? Cela se continue, et le tête-à-tête, hélas ! sur un
cimetière ! J'étais seule à genoux sur cette tombe, vis-à-vis de la blanche
pierre où j'ai lu son nom et sa mort : Maurice. 19 juillet.
Mais revenons à sa vie, à ce qu'il m'en est resté de derniers et précieux
souvenirs. Oh ! que n'ai-je écrit alors à mesure qu'il nous parlait et s'en
allait! Que n'ai-je fait un journal d'agonie, inestimable recueil dont celui-ci
n'est que l'ombre! Se rappeler n'est pas voir; les plus vivants détails sont
morts, quoique le cœur les conserve. Mais pensais-je à rien de lui qu'à lui?
Pensais-je même qu'il dût finir? lit je le craignais cependant. Je ne me com-
prends plus quand je reviens à ces souvenirs.
Nous espérions beaucoup du climat, de l'air natal, de la chaude tempé-
rature de notre Midi Le second jour de notre arrivée, il fit froid ; le malade
s'en ressentit et eut des frissons. Ses bouts de doigts, son nez glacés, me
firent craindre ; je vis bien qu'il n'y avait pas tout le mieux que nous espé-
rions, qu'il ne guérirait pas si vite, puisque les accès revenaient. 11 n'y eut
pas de chaleur ensuite, et le médecin nous rassura. Ces médecins sont sou-
vent trompés ou trompeurs. Nous décidâmes le malade à ne pas sortir de
sa chambre le lendemain, attribuant le froid qu'il avait eu à quelque fraî-
cheur du salon. Comme il se laissait toujours faire, il se résigna, qm
contrarié, à ce qu'on voulut ; mais il s'ennuyait tant là-haut, et il fit tant de
chaleur bientôt, que je l'engageai moi-même à redescendre. <<■ Oh! oui,
JOURNAL D'EUGÉNIH DH OUÉRIM 185
me dit-il , ici je suis loin de partout. Il y a plu* de vie là-bas avec tous, et
puis la terrasse, je pourrai m'y promener. Descendons. » Cette terrasse
surtout L'attirait pour y jouir du dehors, de l'air, du soleil, de cette belle
nature qu'il aimait tant. Je crois que ce lut ce jour-là qu'il arracha des
herbes autour du grenadier et piocha quelques pieds de belles-de-nuit ;
aidé de sa femme, il tendit un fil de fer le long du mur sur un jasmin et des
treilles. Cela parut l'amuser. « Ainsi chaque jour j'essayerai un peu m> s
forces-», fit-il en rentrant. 11 n'y revint plus. La fai.blesse survint, les moin-
dres mouvements le fatiguaient. 11 ne quittait son fauteuil que par nécessité
ou pour faire quelques pas à la prière de sa femme, qui essayait de tout
pour le tirer de son atonie. Elle chantait, faisait de la musique, et le tout
souvent sans effet. Du moins je ne me suis pas uperçue qu'il en eût quelque
impression. Il demeurait le même à toutes choses, la tête penchée sur le
côté du fauteuil, les yeux fermés.
Cependant il avait des mieux passagers, des espèces de soubresauts vers
la vie. Ce fut dans un de ces moments qu'il se mit lui-même au piano et
joua un air, pauvre air que j'aurai toujours dans le cœur! Ce piano s'en est
allé à Toulouse. Je l'ai vu partir avec le regret qu'y avait gravé Maurice
J'aurais voulu y noter ces mots : « Ici Un jeune malade a chanté son der-
nier air. » Peut-être quelque main en passant sur ce clavier se serait
arrêtée pour la prière. Chère âme de trépassé, je voudrais de partout lui
tirer des secours ! Ce sont les meilleurs offices que les chrétiens puissent
se faire. Je reviens à. ce mot de foi de l'ami de Montaigne, qui revient si
bien à mon cœur.
Je veux vous dire aussi comme ce cher frère m'a lais | de consola-
tion dans ses sentiments chrétiens. Ceci ne date pas de ses derniers jours
seulement; il avait fait ses pâques à Paris. Au commencement du Carême,
il m'écrivait : « L'abbé Buquet est venu mevoir; demain, il revu ni en
pour causer avec moi comme tu l'entendais. u Cher ami: oui, j'avais
entendu cela pour son bonheur, et lui l'avait fait pour le mien, non en cédant
par complaisance, mais en faisant par conviction : il était incapable du
semblant d'un acte de foi. Je l'ai vu seul à Tours, dans sa chambre, lisant
les prières de la messe un dimanche. Depuis quelque temps il se plaisait
aux lectures de piété, et je me suis applaudie de lui avoir 1 ! linte
Thérèse et Ivnelon, qui lui ont fait tant de bien. Dieu ne cessait de m'ins-
pirerpour lui. Ainsi j'eus la pensée d'emporter pour la route un bon petit
livre, pieux et charmant à lire, traduit de l'italien, le Père Quadrupam, qui
lui fit grand plaisir. De temps en temps il m'en demandait quelqi:
« Lis-moi un peu du Ouadrupani.» 11 écoutait avec attention, puis faisait
signe quand c'était assez, se recueillait là-dessus, fermait les veux et n
là à se pénétrer de ces douces et confortantes paroles saintes. Ainsi, cha-
l86 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
que jour, au Cayla, nous lui avons lu quelques sermons de Bossuet et des
passages de l'Imitation. A cela il voulut joindre quelques lectures de dis-
traction, et nous commençâmes les Puritains de Scott, n'ayant rien de
nouveau dans notre bibliothèque. Il en parcourut un volume avec quelque
air d'intérêt, et puis laissa cela. Il était bientôt las de tout, nous ne savions
que trouver pour lui faire plaisir. Les visites lui apportaient peu de distrac-
tions ; il ne causait qu'avec son médecin, homme d'esprit, qui par cela plai-
sait au malade et soutenait son attention. J'ai remarqué ces influences
morales, et qu'au plus fort abattement, cette nature intelligente se relevait
à tout contact de rapport. — Ainsi, la veille ou l'avant-veille de sa mort,
n'en pouvant plus, il se prit à rire vivement à votre feuilleton si plaisam-
ment spirituel : Il faut que jeunesse se passe, dont il fut charmé. Il en
voulut deux fois la lecture : « Ecris cela à d'Aurevilly, me dit-il, et que
depuis longtemps je n'avais ri comme je viens de le faire. » Hélas! et il
n'a plus ri ! Vous lui avez donné le dernier plaisir d'intelligence qu'il ait eu.
Tout lui était jouissance de ce qui lui venait de vous. L'amitié a été le plus
doux et le plus fort de ses sentiments, celui qu'il a senti le plus à fond,
dont il aimait le plus à parler, et qu'il a pris, je puis dire, avec lui, dans la
tombe Oh ! oui, il vous a aimé jusqu'à la fin Je ne sais à quelle occa-
sion, parlant de vous étant seuls, je lui dis : « Es-tu content, mon ami, que
j'écrive à ton ami? — Si je suis content ! » me fit-il avec le cœur dans
la voix. Ce jour-là même, en le quittant, je vous envoyai son bulletin de
santé
Nous le trouvions bien faible ; cependant j'espérais toujours. J'avais écrit
au prince de Hohenlohe J'attendais un miracle. La toux s'était apaisée,
l'appétit se soutenait, la veille fatale, il dîna encore avec nous; hélas!
dernier dîné de famille ! On servit des figues dont il eut envie, et que sur
sa consultation j'eus la cruauté de lui interdire; mais d'autres ayant
approuvé, il en mangea une qui ne lui fit ni bien ni mal, et je fus sauvée
sans préjudice de l'amertume de l'avoir privé de quelque chose. Je veux
tout dire, tout conserver de ses derniers moments, bien fâchée de ne pas
me souvenir davantage. Un mot qu'il dit à mon père m'est resté. Ce pauvre
père revenait de Gaillac avec 1'an.lente chaleur, lui rapportant des remèdes.
Dès que Maurice le vit : « Il faut convenir, dit-il en lui tendant la main,
que vous aime^ bien vos enfants. » Oh! en effet, mon père l'aimait bien !
Peu après, le pauvre malade se levant avec peine de son fauteuil pour
passer dans la chambre à côté : « Je suis bien bas, » parlant comme à lui-
même. Je l'entendis, cet arrêt de mort, de sa bouche, sans lui rien répondre,
sans trop y croire peut-être; mais j'en fus frappée. Le soir, on le porta
avec son fauteuil dans sa chambre. Du temps qu'il se mettait au lit, je disais
avec Erembert : « Il est bien faible, ce soir; mais la poitrine est plus libre,
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRI* 187
la toux disparaît. Si nous pouvons aller au mois d'octobre, il sera sauvé. *
C'était le 18 juillet, à dix heures du soir !
La nuit fut mauvaise. J'entendis sa femme lui parler, se lever souvent.
Tout s'entendait de ma chambre, j'écoutais tout. Dès qu'il fut possible,
j'entrai le matin pour le voir, et son regard me frappa. C'était quelque
chose de fixe : « Qu'est-ce que cela augure? dis-je au docteur qui vint
bientôt. — C'est que Maurice est plus malade. — Ah! mon Dieu! »
Erembert alla avertir mon père, qui accourut. Bientôt il sortit, et s'étant
concerté avec le médecin, celui-ci annonça qu'il fallait penser aux derniers
sacrements. M. le curé fut mandé, ainsi que ma sœur, qui se trouvait à
l'église. Je ne sais si j'aurai tout présent. Mon père pria M. Facieu, le méde-
cin, de préparer Caroline à la terrible nouvelle. Il la prit à part. J'allai la
joindre bientôt et la trouvai tout en larmes; j'entendis : «r Je le savais. »
Elle savait qu'il devait mourir! « Depuis trois mois je me préparc au
sacrifice. » Aussi ce coup de mort ne l'effraya pas, mais je la vis
désolée.
« Ma pauvre sœur, lui dis-je en lui passant les bras au cou, voici le ter-
rible moment; mais ne pleurons pas, il faut l'annoncer au malade, il faut
le préparer aux sacrements. Vous sentez-vous la force de remplir ce devoir,
ou voulez-vous que je le fasse? — Oui, faites-le, Eugénie, faites I » Elle
étouffait de sanglots. Je passai de suite au lit du malade, et, priant Dieu de
me soutenir, je me penchai sur lui et le baisai au front, qu'il avait tout
mouillé : « Mon ami, lui dis-je, je veux t'annoncer quelque chose. J'ai
écrit pour toi au prince de Hohenlohe. — Oh! que tu as bien fait ! — Tu
sais qu'il a fait des miracles de guérison, notamment à Albi, dans une
famille qui vient de m'en faire part. Dieu opère par qui il veut et comme
il veut. C'est surtout le souverain médecin des malades. N'as-tu pas bien
confiance en lui? — Confiance suprême (ou pleine, je ne me souviens
pas). — Eh bien ! mon ami, demandons-lui en toute confiance ses grâces,
unissons-nous en prières, nous à lEglise, toi dans ton cœur. On doit dire
une messe où nous communierons : toi, tu pourrais communier aussi.
Jésus-Christ allait trouver les malades, tu sais? — Oh! je veux bien! oui,
je veux munir à vos prières. — C'est très bien, mon ami. M. le curé
devait venir, tu vas te confesser. N'est-ce pas que tu n'as pas de peine à
parler à M. le curé? — Pas du tout. — Tu vas donc te préparer à ta con-
fession. » II demanda un livre d'examen, se fit faire toutes les prières qui
précèdent la confession par sa femme. Je sortis ; j'allai lui préparer de la
fécule au lait d'amande. Dans ce temps, M. le curé arriva. I.e malade le
pria d'attendre encore un peu, ne se trouvant pas, dit-il, assez préparé.
On le voyait tout pénétré et recueilli. Hélas ! dernier recueillement de son
âme ! Au bout de dix minutes à peu près, il fit appeler le piètre, et demeura
l88 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
avec lui près d'une demi-heure, causant, nous îut-ii dit, avec toute la luci-
dité et facilité d'esprit qu'il aurait eue étant bien portant. « Jamais je n'ai
entendu confession mieux faite », nous dit M. le curé. Ce qui m'assure
bien de ses dispositions, c'est ce qu'il fit comme M. le curé s'en allait. Il
le rappela pour lui parler de M. de Lamennais et faire une haute et der-
nière rétractation de ses doctrines. Puis il ajouta : a M. le curé, je ne sais
si je m'abuse, mais me croyez-vous bien malade? Alors je recevrai
V extrême-onction. Pour communier , je voudrais le faire à jeun et
attendre à demain. » Sur la réponse que les malades étaient dispensés du
jeûne, il fut prêt à tout et se prépara aux derniers sacrements. Nous allions
et venions, ma sœur et moi, pour les arrangements convenables dans cette
chambre qui s'allait changer en église. Sa femme, avec la tristesse et la
piété d'un ange, lui récitait les prières de la communion, qui sont si
belles, et celles des mourants, si touchantes ; lui-même demanda celles
de l'extrême-onction, calme et naturel comme pour une chose attendue.
Cependant il avait faim, il défaillait, et me demanda sa fécule, que je
lui portai. Comme il suait beaucoup, je lui dis : « Mon ami, ne sors pas le
bras, je te ferai manger comme un néné (enfant au berceau). Un sourire
vint sur ses lèvres, où je posai la cuiller, où je fis couler le dernier aliment
qu'il ait pris. Ainsi j'ai pu le servir une fois encore, lui donner mes soins
comme autrefois. Il m'a été rendu mourant. Je remarquai cela comme une
faveur de Dieu accordée à ma tendresse de sœur, que j'ai rendu à ce cher
frère les derniers services à l'âme et au corps, qu'il s'est rencontré que je
l'ai disposé aux derniers sacrements, et que je lui ai préparé sa dernière
nourriture : aliments des deux vies. Cela ne semble rien, n'est rien, en
effet, pour personne ; je suis seule à le remarquer et à bénir la Providence
de ces rapports repris avec mon cher Maurice avant de nous quitter.
Triste et indéfinissable compensation à tant de mois d'amitié passive!
Avais-je tort de vouloir le servir? qui sait?. . Mais je veux achever ce
douloureux mortuaire; laissons le cœur de côté, qui n'en finirait pas de
dire.
Quand le saint viatique arriva, le malade se trouvait mieux, ce me
semblait; ses yeux, rouverts, n'avaient pas cette fixité effrayante du matin,
ni ses sens le même affaissement; il parut moralement ravivé et en pleine
jouissance de ses facultés tout le temps des saintes cérémonies. 11 suivait
tout de cœur, bien pieusement. Quand ce fut à l'extrême-onction, comme
il ne sortait qu'une main, le prêtre nynnt dit : « I. 'autre», il la présenta
vivement. Il écouta de bien simples et touchantes paroles, et reçut le saint
viatique avec toute l'expression de la foi. Il vivait encore, il nous enten-
dait, il choisit entre de l'eau et de la tisane qu'on lui offrait à boire, serra
la main à M le curé, qui toujours lui parlait du ciel, colla ses lèvres à une
JOURNAL p'EUGÉHIÇ DB Gff.RIN [89
croix que lui présentait sa femme, puis il s'affaiblit; nous nous mîmes tous
à le baiser, et lui à mourir. Vendredi matin, 19 juillet 1839, à onze heures
et demie. Onze jours après notre arrivée au Cayla. Huit mois après son
mariage.
La voilà cette fin de vie, si liée à la vôtre, telle que j'ai pu la retrouver
pour vous dans mes larmes. Que n'étiez-vous là! Que n'avez-vous assisté
à la mort chrétienne de votre ami !
Le 27. — Enfin vous voilà! comme disait Billy, le charmant enfant
indien, quand il me voyait revenir. 11 paraissait tout réjoui., comme je le
suis do votre lettre, si tardive et si désirée. Ce n'était cependant qu'un
silence un peu long qui me donnait tant de craintes funèbres C est que je
crois si vite à la mort, à présent! Me voilà donc bien rassurée Mais
qu'est-ce que nos impressions? Je n'éprouve pas en certitude ce que j ai
senti dans le doute, un sentiment profond. Le plaisir chez moi ne descend
pas comme la peine.
Douce journée aujourd'hui : j'attends encore mon père, absent depuis
toute une semaine. Sa présence m'est nécessaire plus que jamais depuis
que je me trouve plus que jamais seule au Cayla. En regardant du côté par
où il doit venir, je pense à tant d'absents qui ne reviendront pas. J en ai
bien vu s'en aller par ce chemin. II y a au bas de la colline une croix où,
deux ans passés, nous nous sommes quittés avec mon cher Maurice. Je
l'accompagnai jusque-là. Il s'y est longtemps conservé sur le terrain l'em-
preinte d'un pied de cheval, à l'endroit où Maurice s'arrêta pour me tendre
la main. Je ne passe jamais par là que je ne regarde à cette marque effacée
d'adieu près d'une croix.
Comme toute ma vie va à ce frère, comme tout ce qui a rapport à lui me
pénètre! Les sentiments uniques grandissent dans la solitude jusqu'à l'im-
mensité. Comme ce marronnier qui s'étend seul là-bas dans la prairie, ils
couvrent toute l'âme. Je ne sais si je ne ferais pas bien de sortir d ici pour
quelques jours. Les idées fixes, oh! les idées fixes que tout pourrit et
rappelle ! La vie est un devoir. Sous ce rapport religieux on y tient, et on
doit vouloir sa conservation. Le dépérissement en serait un mal devant
Dieu. Mais sans cela, sans le ciel que je vois, je me laisserais tomber;
mais j'aurais tort, bien tort comme chrétienne de m'ahattre comme ceux
qui vont sans soutien. Dieu n'est-il pas là qui nous dit : Je suis près de
ceux qui souffrent ? Foi soutenante ! Oh ! que nous avons d'obligations à
la foi ! Je la considère comme le seul vrai soutien de l'homme. D'autres
choses en ont bien l'air; mais ce sont appuis d'apparence, colonnes de
vapeur.
De Mentels, vieux château dans les montagnes.
Le 14 mars. — Ce que j'aime me suit partout : ce cahier a pus mon
190 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
chemin, comme, hélas! naguère un autre était venu ici au même lieu,
lorsque j'allais voir Louise, mon amie, quelque peu avant mon départ
pour Paris. Ainsi les pareilles choses reparaissent quelquefois dans la vie,
sans qu'on pense à les ramener. Bien sûr, je ne comptais pas revenir ici.
J'ai remarqué de ces consonnances du passé avec le présent, et celle-ci en
contraste. J'étais venue en joie, je reviens en deuil; j'avais un frère
vivant, il est mort...
Je me plais à Montels : on y vit comme on veut, sans visites ni ennuis
du monde; on entre, on sort, on se promène, sans nul assujettissement ;
puis la campagne est grande, toute diverse en paysages, en coupes de
montagnes, douces, couvertes de châtaigniers ; cela plaît à voir et à par-
courir. Si je devais quitter le Cayla, c'est ici que je voudrais demeurer.
Pour faire de ce château une demeure agréable, il n'y aurait qu'à relever
quelques ruines qui, même telles quelles, sont toutes remplies d'intérêt.
Quel charme n'a pas ce vieux salon tout tapissé de vieux portraits de
militaires, d'hommes de robe et d'église, de belles dames, comme on
n'en voit plus, de mise et de beauté ? J'en ai remarqué une en toilette de
bal à côté d'un capucin méditant sur une tête de mort. De tout temps les
contrastes se sont touchés. Montels n'est plus autre chose partout, dans la
demeure et ses habitants, dans cette chambre appelée chambre du car-
dinal pour avoir logé le cardinal de Bernis, toute pleine à présent de
pommes de terre.
Je ne suis pas étonnée que ce bel esprit, qui se connaissait en jolies
choses, eût choisi ce lieu pour sa maison de campagne, assez près et assez
loin de la ville, paysage parfaitement dessiné pour des pastorales et des
rêveries poétiques, si le cardinal rêvait encore. Qui sait? Qui sait en quel
temps et en quel état on cesse d'être poète? Celui-ci cependant, dans le
cours de sa vie, se souvenant qu'il était prêtre, eut repentir de ses chan-
sons légères et fit faire des recherches pour les détruire ; mais de la plume
au vent ! Le mal ne s'arrête pas comme on veut. Les épîtres à Chloé et à la
Pompadour sont restées, et nul ne sait, ou bien peu, que leur auteur a
voulu les mettre en cendre Je tiens cela de mon père dont le père avait
connu l'Apollon cardinal.
Il y a encore ici dans un vieux tiroir une curieuse correspondance senti-
mentale du fameux La Peyrouse avec M" de Vézian, sa fiancée, devenue
ensuite marquise de Sénégas, pendant sans doute que le marin courait les
mers. Il faut que je demande, pour les voir, ces lettres à ma cousine.
Précieuse découverte, débris du cœur de La Pérouse, aussi curieuse que
celle de son vaisseau. Mais qui songe à cela? Qui songe à chercher un
grand homme dans son intime?
Voilà comme Montels occuperais son petit coin dans l'histoire. Bien des
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 191
lieux célèbres ont eu moins d'intérêt; le tout, c'est de savoir le faire res-
sortir, cet intérêt ; et ce n est pas, ce me semble, ce qui manque soit dans
les hommes ou dans la nature. Que de trésors sous une mousse, et, si je
veux dans cette chambre inélégante et glacée ! D'abord le soleil à mes
pieds sous la table où je les chauffe dans ce grand carré lumineux qui me
vient de la fenêtre à côté...
Description interrompue par le départ annoncé au beau milieu de ma
page.
[Sans date.]. — Que dire? que répondre? Que m'annoncez-vous qui se
prépare pour Maurice ! Pauvre rayon de gloire qui va venir sur sa tombe !
Que je l'aurais aimé sur son front, de son vivant, quand nous 1 aurions vu
sans larmes ! C'est trop tard maintenant pour que la joie soit complète, et
néanmoins j'éprouve je ne sais quel triste bonheur à ce bruit funèbre de
renommée qui va s'attacher au nom que j ai le plus aimé, à me dire que
cette chère mémoire ne mourra pas. Oh ! le cœur voudrait tant immorta-
liser ce qu'il aime I Je l'avais ouï-dire, je le sens, et que ceci s'étend du ciel
à la terre ; soit par amour ou par foi, soit pour ce monde, soit pour l'autre,
l'âme repousse le néant. Maurice, mon ami, vit toujours, il s'est éteint, il
a disparu d'ici-bas comme un astre meurt en un lieu pour se rallumer dans
un autre. Que cette pensée me console, me soutient dans cette séparation !
que j'y rattache d espérances ! Ce rayon qui va passer sur Maurice, je le
vois descendre du ciel, c'est le reflet de son auréole, de cette couronne qui
brille au front des élus, des intelligences sauvées Celles qui se perdent
n'ont rien devant Dieu qui leur reste, qui les marque, quelque signe de
distinction que les hommes leur fassent, car toute gloire humaine passe
vite. Je ne me réjouirais pas si je ne voyais que celle-là seule pour mon
frère ; mais il est mort saintement, et ] accepte avec transport la glori-
fication de son intelligence qui peut s associer à la canonisation de son
âme.
Je ne vous dis plus rien sur ce sujet infini, vous avant écrit et dit mes
sentiments et remercîments profonds, à vous, à M. Sainte-Beuve, à
Mmc Sand pour la part que vous aurez chacun à cette publication du Cen-
taure, cette belle œuvre inconnue de mon frère, à la mise en lumière de sa
vie et de son talent.
Oh! que vous me touchez de me dire que mes pensées, mes expres-
sions, mes images tiennent beaucoup de Maurice, que nous étions, lui et
moi, frère et sœur jumeaux d'intelligence ! Ressemblance la plus belle que
vous puissiez me trouver et la plus douce pour moi (1)
[Le 2 avril.] — Courant d'impressions et de pensées abandonné à l'en-
(1) Lignes effacées.
I92 TOURNAI D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
droit effacé, rentré dans l'âme et perdu pour ce papier. Dois-je le regretter?
Non, sans doute, mais ces refoulements, ces épanchements arrêtés, j'en
voudrais connaître la cause. Il n'en était pas de même autrefois : la pensée,
la vie coulait d'abondance, s'en allait à pleins bords, s'épandait en mille
endroits, en mille façons, et maintenant cela s'arrête à un grain de sable,
je me délaisse à tous moments, les petits riens font quelque chose : indice
d'affaiblissement. Que serait-ce sans le soutien d'en haut qui me soulève si
puissamment quelquefois? Je serais toute et toujours abattue. Le monde,
les conversations, la diversion sont de bien peu de secours dans cette
langueur de l'âme. Je viens de l'essayer. Rien n'y fait radicalement, rien
ne change le fond. Toute la puissance des distractions n'agit qu'à la sur-
face, n'arrive qu'à faire naître quelque sourire au dehors.
Lu Wavcrlcy. Oh! la déchirante mort d'un frère, l'horrible catastrophe
à la fin ! J'en suis tout émue. Quoique fictions, ces sortes de choses pénè-
trent, font souffrir ; un conte ma tiré des larmes, quoique j'en verse peu
pour des contes ; mais Walter Scott est si intéressant et plein d'effet sur le
cœur dans cette lugubre peinture remplie de traits attendrissants! Que
n'ai-je quelquefois des livres, ces parlants à l'âme qui lui font tant d'im-
pression ! Rien n'agit si puissamment sur moi que les lectures, rien ne me
fait tant sentir, à présent que se perd le goût de toutes choses
Et écrire, que me fait d'écrire? Interrogation muette parfois, plus sou-
vent pleine de réponses. Cependant je n'écris guère. Ce cahier même, je
le néglige ; plusieurs jours se passent sans y rien laisser, et je n'y mets plus
de date. Je n'ai plus de plaisir à retrouver d'époque ni rien dans ma vie si
douloureuse de souvenirs. Ce qui m'avait charmée ou me charmerait me
désole, parce que tout s'empreint de deuil. Peut-être un jour, avec le
temps, cet état d'âme changera; mais il n'est pas de diversion possible
encore. Je viens d'essayer du monde, décidément le monde m'ennuie;
1 esprit qu'on y rencontre n'est pas de mon goût, le soi rire ne m'égaye
pas. Je n'y puis prendre part, et aussi je puis dire comme disait Esther, je
crois, qu'au milieu de la foule et des divertissements je ne laisse pas de
me trouver seule. Savez-vous où je me plais, dans quel monde? A l'église.
Là je suis chez moi. Toute ma vie j'ai préféré une chapelle à un salon, les
anges aux hommes, et ce parler intérieur avec Dieu à celui qui bruit au
dehors. On n'est pas né en solitude, on n'est pas élevé, on n'a pas vécu
entre ciel et terre, en plein air, près de la croix, pour sentir comme les
autres, comme ceux qui reçoivent du monde leurs pensées et leurs affec-
tions. Rien ne m'est venu de Là, rien ne m'en viendra sans doute. Ce n'est
pas la peine ni mon vouloir de me tourner de ce CÔté
Quel souvenir me prend ! A pareil jour j'ai perdu ma mère, à pareil jour
j'ai quitté Maurice et Paris. Triste date du 2 avril ! La vie est toute coupée
JOURNAL D'EUGÉNIE DP GUÉRIN 193
de douleurs. Les oiseaux n'ont pas de chagrin sans docte, du moins la
grive qui chante tout aujourd'hui sous ma fenêtre. Joyeuse petite bête ! Je
me suis mise à l'écouter bien des fois, à prendre plaisir à ces sifflements,
gazouillements et salutations au printemps. Cas chants doux et réjouis-
sants sous un genévrier, montant avec l'air dans ma chambrette, sont d'un
effet que je ne puis dire. Valcntino n'en approche pas pour le charme :
Valentino où j'entendais pourtant quatre-vingts musicien s et du Beetht
Préférer à cela une pauvre petite grive, quelle impertinence aux beaux-
arts ! Décidément, je suis une sauvage.
Oui, je me demandais, à ces concerts et à bien d'autres choses à Paris .
Où donc est le ravissement qu'on t'avait promis? Cependant je voyais,
j'entendais des merveilles, et rien pour m'étonner! Il n'y aura donc
d'étonnement que dans le ciel ? Ce mécompte de sensations, d'où vient-il ?
De notre fini et de notre infini, sans doute, de ce que l'âme qui est touchée
sous les sens ne reçoit pas autant qu'elle perçoit. D ailleurs, depuis Eve,
toute curiosité satisfaite est désappointée.
[Sans date.] — Parcouru Y Histoire de Bossu et, toute pleine de gran-
deurs, de cette élévation du siècle de Louis XIV, personnifiée religieuse-
ment en cet homme de génie et de foi. C'est trop grand pour que j'en
parle, mais l'impression de cette lecture sur moi est si bella^t bonne que
je le marque; et puis, que de souvenirs se rattachent à ces fragments
d'éloquence qui nous reportent à la plus belle époque de la France, à la
plus brillante cour du monde, et moi à mon enfance et à Maurice ! A treize
ou quatorze ans, je dévorais les Oraisons funèbres qu'Ererabert avait
apportées du collège, sans les comprendre sans doute, sans autre attrait
que ces pensées du ciel et de la mort, qui ont eu de bonne heure tant d'in-
fluence sur moi ; et puis, plus tard, Maurice ma si souvent, si admirable-
ment parlé des sermons de Rossuet. que nous avons lus ensemble, dont il
m'avait noté des passages, le dernier livre religieux que je lui ai 01
pendant sa maladie : tout cela m'a touchée en lisant cette histoire où j'ai
vu revenir la mienne. Mousse sur un cèdre, un rien qui m'a donné à penser
autant que le grand siècle. C'est le mien à moi ; mes beaux jours p
de jeunesse, et Maurice, le roi de mon cœur. Peut être v a-t-il de la fai-
blesse dans cette pente d'esprit vers le cœur, \ 1 s soi et tout ce qui tient
à soi ; c'est amour-propre, égoïsme. J'en aurais peine si ce n était le propre
de la nature souffrante de lier le monde à sa douleur. D'ailleurs il n'en
paraît rien au dehors, cela se l'ait dans l'Ame, nul ne s'aperçoit de ce que
je sens ni n'en souffre. Je ne m'épanche que devant Dieu et ici. Oli ! qu'au-
jourd'hui je fais d'efforts pour écarter la tristesse qui ne vaut rien, c
tristesse sans larmes, sèche, heurtant le cœur comme un marteau ' I
plus pénible à sentir, et cependant il faut porter celle-là comme une autre,
13
IQ4 JOURNAL D'TH'GÉNIT? DTT GHÉRIN
et on la porte avec le même secours : la croix, avec Jésus triste à la mort
au Jardin des Olives.
Les litanies de la tristesse, que j'ai faites dans un élan d'angoisses, trou-
veront ici leur place :
Christ, qui êtes venu pour souffrir, ayez pitié de ma tristesse.
O Christ, qui avez pris sur vous nos douleurs,
O Christ, qui avez été délaissé en naissant,
O Christ, qui avez vécu sur la terre étrangère,
O Christ, qui n'avez pas eu où reposer votre tête,
O Christ, qui avez été méconnu,
O Christ, qui avez souffert les contradictions.
O Christ, qui avez souffert les tentations,
O Christ, qui avez vu mourir Lazare,
O Christ, qui dans vos angoisses avez sué le sang dans le Jardin des Olives,
O Christ, qui avez été triste à la mort,
O Christ, qui avez reçu le baiser de Judas,
O Christ, qui avez été abandonné de vos disciples,
O Christ, qui avez été renié par un ami,
O Christ, qui avez été couronné d'épines,
O Christ, qui avez été flagellé,
O Christ, qui avez porté votre croix,
O Christ, qui vous êtes abattu trois fois dans le chemin du Calvaire,
O Christ, qui avez vu les femmes de Jérusalem qui pleuraient,
O Christ, qui avez rencontré votre mère,
O Christ, qui avez vu au pied de la Croix le disciple que vous aimiez,
O Christ, qui avez vu à vos côtés le larron impénitent,
O Christ, qui avez tant souffert pour les pécheurs,
O Christ, qui avez fini la vie en poussant un grand gémissement, ayez pitié de
ma tristesse.
Le jour des Rameaux. — Aujourd'hui que tout verdit, fleurit et s ejouit
sous le soleil des Rameaux, quelque chose qui tient un peu de cela me
vient dans l'âme. Je m'y livre, je me repose sur ces doux sentiments
comme sur l'herbe d'un pré. Oh 1 qu'il fait beau là dans ma solitude et mes
pensées du jour, jour d'hosanna, d'hymnes, d'élans de foi et d'amour au
Sauveur, le roi de gloire, le triomphateur du monde, qui s'avance monté
sur un âne, amenant à sa suite non les peuples vaincus, mais les malades
qu'il a guéris, les morts qu'il a ressuscites ! J'avais devant moi à l'église,
parmi les enfants de chœur, un petit garçon dont la voix, la taille et les
vives allures m'ont rappelé Maurice quand il balançait l'encensoir à
Andillac. Cela, se mêlant aux émotions religieuses, me fait en ce moment
un état d'âme où je me plais, que je laisse ici sur ce mémorandum, devant
ce rameau bénit et garni de tant de pieux et doux souvenirs. Dans mon
enfance, c'était un bouquet de gâteaux et de fruits que nous portions
JOURN'AT. D'EUGEWE DR GUÉRIH I95
joyeusement à l'église. Qui avait le plus beau rameau était le plus heureux,
et avait été le plus sage : charmant objet d'émulation pour les enfants qu'un
arbrisseau couvert de doux manger, banquet flottant sous la verdure,
donné par Jésus aux petits enfants qu'il aime et pour lui avoir chanté à
pareil jour Hosanna dans le temple ! Que la religion a des côtés gracieux'
Qu'elle est aimable au premier âge !
Marie, Marie des C .., tout abattue, effrayée d'un redoublement de souf-
frances qui la tiennent au lit dans de tristes pressentiments. « Adieu, me
dit-elle, non pas pour la dernière fois, j'espère, mais il n'en est guère de
plus triste et de plus douloureux. » Faut-il que nous soyons à deux cents
lieues ! Faut-il que je ne puisse aller joindre cette chère amie, que je vois
tant souffrir dans sa solitude ! Mais mon père, mais mon frère me retien-
nent aussi fortement qu'elle me tire. J'ai l'âme écartelée. Mon Dieu, que
l'amitié fait souffrir! Tout pour moi se tourne de ce côté en souffrances,
soit pour cette vie soit pour l'autre ; ou l'état d'âme ou l'état de santé de
ceux que j'aime m'afflige. Erembert cependant m'a bien consolée aujour-
d'hui. J'ai un frère chrétien, qui remplit toutes les obligations de ce nom
dans ce saint temps de Pâques.
A pareil temps, l'an dernier, comme Maurice pareillement m'occupait!
Ce souvenir se mêle à tout dans ma vie. J'ai passé cette nuit en songe
avec lui, moitié vivant, moitié mort. Je le voyais, je lui parlais, mais ce
n'était qu'un corps qui me disait que son âme était au ciel. O âme de
Maurice, ô Maurice tout entier, quand te verrai-je en effet ! Que d'élans
vers ce lieu qui réunit le frère et la sœur, tous ceux que la mort avait
séparés ! et d'autres fois que de craintes et tremblements devant cet autre
monde où Dieu nous juge !
Mon âme pourtant n'a rien qui lui pèse, rien qui lui donne un remords.
J'ai vécu heureusement loin du monde, dans l'ignorance de presque tout
a qui porte au mal ou le développe en nous. A l'âge où les impressions
sont si vives, je n'en ai eu que de pieuses. J'ai vécu comme dans un
monastère ; aussi ma vie doit être incomplète du côté du monde. Ce que
je sais sous ce rapport me vient presque d'instinct, d'inspiration, comme
la poésie, et m'a suffi pour paraître convenablement partout. Un certain
tact m'avertit, me donne le sens des choses et des airs d'habitude là où je
me trouve le plus souvent étrangère, comme dans les cercles. Mais je
parle peu. J'ai l'esprit de comprendre bien plus que d'exprimer. Pour ceci
il faut l'usage ; quand je converse, je sens que j'en manque, que l'à-propos
ne vient pas, ni la pensée juste; presque jamais je ne dis d'abord ce que je
dirais ensuite. Les compliments me trouvent nulle ; la plaisanterie un peu
moins, à cause sans doute qu'elle aiguillonne l'esprit. Dernièrement,
répondu par une bêtise à des démonstrations de politesse qui m'ont prise
I96 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
à l' improviste. C'était aussi de la part de quelqu'un qui m'intimide, un
homme d'esprit qui me gêne, ce qui comprime le jet de la pensée. Chose
étrange ! j'aborde sans embarras les premières intelligences ; je ne me
sens pas plus intimidée devant M. Xavier de Maistre que devant son fau-
teuil, et je demeurerai liée près des gens les plus ordinaires, je perdrai
mon assurance pour passer parmi des paysans qui me regardent, pour
parler à mon confesseur. Il n'y avait que Maurice au monde avec qui je
n'ai jamais été timide.
La veille de Pâques. — Oh! quelle différence 1 an dernier, à Paris!
Retour de profonds souvenirs. Ce soir-là il y avait eu consultation de
docteurs, j'étais bien affectée. Nous étions à Valentino ; là fut remis ce
paquet cacheté de noir ; là se trouvait cette pauvre Marie, singulière ren-
contre un soir d'adieu! Ce concert finissait mon séjour à Paris, c'était le
glas de ma mort au monde, que j'écoutais sonner avec je ne sais quelle
douce et triste émotion, semblable un peu à celle que j'éprouve au sou-
venir de ces choses, de ces personnes qui me reviennent comme des
ombres dans ma chambrette, à la même heure et moins harmonieusement
qu'à Valentino. Le concert, c'est la pluie qui bat ma vitre, et tant de
regrets qui me battent l'âme- J'ai senti, j'ai vu ce que je ne faisais que
craindre : la mort, la séparation à jamais' Que j ai besoin de penser à la
fête de demain ! Que cette résurrection est bonne ' Mon Dieu, puisqu'il
faut voir mourir, qu'il est doux de croire qu'on verra revivre ! Puissent
ces pensées de foi auxquelles je vais me livrer en écarter d'autres qui font
foule et m'oppressent l'âme !
Le soir de Pâques. — O Pâques, Pâques fleuries, jour de renaissance,
de reverdissement, de jubilations célestes! Je ne sais que dire, qu'expri-
mer cette fête du passage, si magnifiquement belle dans les temps anciens
et nouveaux, qui a fait chanter Y In cxitn, 1 O Filu\ et à moi tant de canti-
ques intérieurs quand j'ai vu ce matin Erembertà la table de communion.
Encore un frère sauvé ! Il faut être sœur chrétienne pour sentir cela et cette
sorte de bonheur qui vient d'espérer le ciel pour une âme qu'on aime, de
la voir unie à Dieu, au souverain bien.
Le 20 avril. — Oh ! c'était bien un rossignol que j ai entendu ce matin.
C'était vers l'aurore et sur un réveil, de sorte qu ensuite j'ai cru que j'avais
rêvé; mais je viens d'entendre encore, mon musicien est arrivé. Je note
cela tous les ans, la venue du rossignol et de la première fleur. Ce sont des
époques à la campagne et dans ma vie. L'ouverture du printemps si admi-
rablement belle est ainsi marquée, et le retard ou l'avancement des saisons.
Mes charmants calendriers ne s'y trompent pas, ils annoncent au juste les
beaux jours, le soleil, la verdure. Quand j'entends le rossignol ou que je
vois une hirondelle, je me dis : « L'hiver a pris lin>,, avec un plaisir indi-
jot'RVAT. b'EUÔèHIB t>v ouiRtM 197
cible. Il y a pour moi renaissance hors de la froidure, des brouillards, du
ciel terne, de toute cette nature morte. Je reverdis comme un brin d'herbe,
mêiîiê moralement. La pensée reparaît et toutes ses fleurs. Jamais poème
épique ne fut fait en hiver.
[Sans date]. — Adieu, grand tante, que je viens de baiser morte ; adieu,
dernier reste d'une génération d'aïeux, famille de Verdun, toute dans les
tombes à présent, et si dispersée : à 1 île de France, à l'île Bourbon,
ailleurs, ici. Ma pauvre tante a pleuré sur tous les siens, père, mère,
neveux, que la Révolution d'abord et la mort ensuite lui ont pris, et la
voilà maintenant qui suit le nombreux convoi. Nous la suivrons de même;
hélas ! nous ne formons qu'une procession funèbre ici-bas. et quelle rapi-
dité dans la marche ! On s'effraye d'y regarder, mais on avance en détour-
nant la tête ou sans y penser. C'est bien triste, mais bien utile cependant.
Les saints l'ont compris, ces hommes qui méditent sur une tête de mort
pour se préserver de la corruption de la vie.
Mais d'où vient que ces pensées ne me touchent que peu, qu'agonies,
morts, cercueils, dont je ne pouvais entendre parler, me sont objets ordi-
naires pour l'impression? Quel frémissement j'éprouvais, rien qu'en
voyant la maison ou la chambre d'un décédé! et maintenant j'entre, je
touche, je baise ; mais quel baiser, mon Dieu ' C'est le second que j'ai
posé sur des joues qui glacent les lèvres, qui donnent le frisson dans tout
le corps et des sensations de l'autre monde dans l'âme. J'ai appris cela de
Maurice, j'ai appris la mort et tout ce qui suit. Depuis, rien ne m'étonne
ni ne m'épouvante. On ne veut pas que l'aille à cet enterrement, mais j'y
pourrais aller sans risques, rien ne m'y ferait mal. J'ai en moi l'habitude
de pareilles choses. N'y eut-il pas un roi qui s'accoutuma au poison? Eh
bien, je prierai Dieu ici pour ma tante, du temps qu'on la met en terre.
De partout, Dieu nous entend, et je puis facilement, si je veux, me figurer
un cimetière.
[Sans date.] — M. de M... m'écrit que sa femme est trop faible pour
m'écrire. Quelque peu bonne que soit cette nouvelle, j'en suis contente,
tant je craignais d'apprendre pis. tant cette lettre des Rameaux m'effravait.
Enfin je me rassure, puisque ceci tourne au mieux. Mon Dieu, que je vou-
drais ne pas perdre cette chère amie ! O malheur des séparations Celle-ci
y mettrait le comble. Une religieuse de Nevers qui repart m'offrirait une
bonne occasion de voyage, si je pouvais sortir d'ici. Mais Hremhert, mon
père, tant de fortes raisons me retiennent. J'ai le cœur écartelé, tii .'
le Cayla et les Coques, attaché presque également des deux parts. On aime
cela et on en souffre. Il nous faudrait un centre d'affections, un quelque
part OÙ se trouvât tout ce qu'on aime, petit paradis sur terre, iraflg
celui du ciel qui n'est qu'une société d'amour. Que j'ai souvent rè
I98 JOURNAt D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
et que le Cayla me plairait si j'y pouvais réunir mes élus, le petit nombre
que j'ai dispersé par le monde, et que j'en distingue ! Si on me disait :
« Qui sont-ils? » Je dirais : « Mes choisis ne ressemblent à personne ;
cherchez-les parmi ce qu'on voit le moins, parmi les natures rares. »
[Sans date.] — Si je n'ai rien mis ici depuis huis jours, c'est que je n ai
fait qu'écrire à Marie, écrire un journal intime, feuilles volantes d'amitié
qui s'en iront joncher son lit un beau moment à sa surprise, et la pauvre
malade aura plaisir à cela. Ce sont des riens, mais les riens du cœur ont
leur charme. J'ajoute à cela des livres qu'elle m'avait prêtés et une carte
de mon pays, de ces lieux qu'elle habite tant par l'âme. Je veux les lui
faire voir, et je jouis d'avance de ce qu'elle va éprouver. Quant aux livres,
j'ai peine à les renvoyer ; je ne me sépare qu'à regret de ce qui fut emporté
au départ, pages empreintes d'adieux, de souvenirs de voyage, lues dans
la diligence de Bourges à Tours, quand je me trouvai assez seule pour
pouvoir lire. Si jamais je les revois, je les relirai encore en mémoire de ce
passé, de cet état d âme où je me trouvais en regrets, en tristesse, en
craintes, en suspens entre la vie et la mort, roulant sur ce pauvre malade,
que j'allais voir, les pensées les plus déchirantes, quelquefois les plus
opposées; car on ne peut s'empêcher d'espérer, quoiqu'on ne voie pas
trop où se tient l'espérance Marie, Marie, avec quels tristes pressenti-
ments nous nous sommes quittées ! J'ai toujours en souvenir ce dernier
regard qu'elle me fit à la fenêtre, enveloppée d'une mante noire Elle
m'apparut comme le deuil en personne. .
Le 1" mai. — Quel que soit mon sans-intérêt aujourd'hui pour tout ce
qui se fait sous le ciel, je veux néanmoins marquer ce premier mai,
comme j'en ai l'habitude. C'était un autre jour pour moi qu'il ne l'est à
présent, ce retour du plus beau mois de l'année. Tout est changé.
Poésie interrompue par la foudre. Quel bruit, quels éclats, quel accom-
gagnement de pluie, de vent, d'éclairs, d'ébranlements! rugissement,
terribles voix d'orages! Et cependant le rossignol chantait, abrité sous
quelque feuille; on aurait dit qu'il se moquait de l'orage ou qu'il luttait
avec la foudre; coup de tonnerre et coup de gosier faisaient charmant
contraste que j'ai écouté, appuyée sur ma fenêtre; j'ai joui de ce chant si
doux dans ce bruit épouvantable.
Le 6 mai. — C'est pour retrouver la date d'une lettre du Nivernais,
chères nouvelles qui font événement dans ma vie toute de cœur. Dans la
suite des temps, dans quelques mois même, je serai bien aise de revoir un
jour marqué d'émotions douces à fond triste, comme me les donne Marie.
Cette fois-ci c'est sa mère, une mère adoptive pour moi, qui m'écrit et ne
me touche pas mal en me parlant de sa fille, et de l'espérance, je ne sais
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRTM 19g
comment venue, qu'elle a de me voir avec la sœur de Nevers ; mais la
sœur est partie... Oh ! mon père ! il l'emporte encore sur Marie. Je le sens
en ce moment qu'il a été question de le quitter. Que tout cela fait souffrir!
Et cependant c'est bonheur d'être aimé. Mais, qu'est-ce qu'un bonheur
qui touche aux larmes?
Je n'ai pas vu l'Orient, mais je doute que ses belles nuits soient plus
belles que celle qu'il fait à présent. Une admiration m'a surprise en ouvrant
ma fenêtre avant de me coucher, suivant ma coutume de regarder l'état
du ciel : qu'il est clair, transparent, étoile avec ces demi-teintes de demi-
lune, et...
[Sans date.] — Plusieurs jours depuis cette nuit, et entre ces deux lignes
d'écriture. Comme le temps occupe peu d'espace ! Une fois passé, ce n est
rien. Dans ce peu d'espace, on pourrait faire entrer un siècle. Je n'y vois
rien, quoi qu'il soit venu dans l'histoire de ma vie, parce que tout reste
au dedans, que je n'ai plus d'intérêt à rien raconter, ni moi ni autre chose.
Tout meurt, je meurs à tout. Je meurs d'une lente agonie morale, état
d'indicible souffrance. — Va, pauvre cahier, dans l'oubli avec ces objets
qui s'évanouissent! Je n'écrirai plus ici que je ne reprenne vie, que Dieu
ne me ressuscite de ce tombeau où j'ai l'âme ensevelie. Maurice, mon ami!
il n'en était pas ainsi de moi quand je l'avais. Pensera lui me relevait au
plus fort d'un abattement ; l'avoir en ce monde me suffisait. Avec Maurice,
je ne me serais pas ennuyée entre deux montagnes.
Une lettre de mort, une mort de jeune fille, Camille de Boisset, sœur
d'une de mes amies, la céleste Antoinette.
Depuis longtemps je n'avais trouvé d'aussi agréable lecture et plus de
mon goût que celle que je viens de faire, et dans un livre dont le monde ne
se doute guère, un Catéchisme, dont la seule introduction gagne l'esprit
et le cœur, morceau le plus distingué entre tous les avant-propos, exquis
avant-goût d'une œuvre exquise de foi, d'intelligence et d'amour. l'ai
pressenti de suaves émotions et entrevu de beaux traits de lumière pour
moi dans cette religieuse lecture, et je m'y livre. Je vais voir et connaître
ma religion telle que je ne l'ai pas encore vue d'ensemble. Comme elle est
infinie en merveilles et en admirations, «à chaque nouvelle attention, à
chaque regard on découvre pour l'aimer et l'admirer davantage. Le besoin
de mon cœur me porte de ce côté, il n'est satisfait que par les choses
divines. Ce fut de tout temps, mais plus encore quand les charmes qui
restaient dans la vie et qui nourrissaient l'âme sont perdus. Heureux
sommes-nous quand l'esprit de Dieu vient sur ce vide et v fait une c
tion ! Il me semble que cela se fait en moi, que quelque chose de nouveau
et qui n'est rien d'humain s'opère, transformation d'une autre vie, d'un
200 JOURNAt D'EUGÉNIE DE GUÈRIN
autre monde où Dieu habite, où j'ai ma mère et Maurice. Oh ! que la mort
nous ôte d'ici et nous en dégoûte! J'ai vu quelque chose de pareil dans
sainte Thérèse. Après la mort de son frère, elle écrivait : « J'ai quatre ans
de plus que lui et je ne puis pas parvenir à mourir! »
« ... Quand la tige est parvenue à la hauteur et à la force convenables,
» on voit se former à sa partie supérieure un petit bouton. Ce bouton
» renferme tout ce qu'il y a de plus précieux dans la plante. Aussi nous
» allons voir de quels soins tendres et multipliés la Providence l'envi-
» ronne. Elle le couvre d'abord de trois ou quatre enveloppes bien unies,
» bien serrées, afin de le protéger contre le froid, la chaleur, les insectes,
» les vents et la pluie. La première de ces enveloppes est plus dure et offre
» plus de résistance ; la seconde surpasse en finesse et en beauté la mous-
» seline et la soie ; enfin la troisième, qui touche à la graine, n'a rien qui
» lui soit comparable pour la délicatesse et la douceur. Elle est faite ainsi,
» afin de ne pas blesser la petite créature qu'elle renferme. A mesure que
» ce germe précieux grossit, les enveloppes s'élargissent; enfin elles
» s'ouvrent, mais non pas entièrement ni tout d'un coup, afin de ne pas
» exposer le petit nourrisson au danger de périr. Quand il est assez fort,
» toutes ces petites enveloppes de mousseline, tous ces tendres duvets
» sont écartés, ainsi qu'on écarte les langes qui emmaillottent un enfant. »
Que c'est joli ! Cette admiration m'échappe, mais je veux prendre le
charmant tableau tout entier:
» Ce germe précieux est destiné à donner naissance à de nouvelles plan-
» tes ; mais cette nouvelle naissance sera accompagnée d'une joie et d'une
» magnificence inexprimables. Lorsque l'enfant d'un roi vient au monde, on
» le reçoit dans un berceau doré, on le place dans des appartements ricbé-
» ment décorés. Voilà ce que fait le bon Dieu pour l'enfant ou le fruit de
» la moindre plante. Des feuilles d'une douceur, d'une finesse, d'un
» moelleux inimitables, peintes des couleurs les plus belles, les plus
» variées et les plus agréables, lui servent de langes et de berceau.
» Autour de lui s'exhale le parfum le plus suave; c'est au milieu de cette
» demeure plus riche que les Louvres des rois qu'il naît et qu'il grandit.
» Examinez tout cela de près, et, si vous pouvez, défendez à vos lèvres de
/> dire avec le divin Sauveur : Je vous assure que Salomon dans toute sa
// magnificence ne fut jamais si richement habillé. »
Jamais fleur ne fut non plus si richement dépeinte, jamais si gracieuse
description n'en l'ut laite. On croirait lire un nouveau Bernardin de Saint-
l'icnv, et ce n'est qu'un passage de catéchisme, de ce Catéchisme de p.
vérnnce dont je parlais, de l'abbé < iaume. Bon et bel ouvrage de l'époque,
où, sous le plus simple titre, se trouve l'histoire complète de la religion
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 201
racontée à des enfants de la façon la plus attachante Rien que quelques
aperçus m'ont charmée. Je vais me raviver l'âme à cette lecture.
Le 23 mai. Enfin, je sais que cette chère publication du Centaure a paru.
Des jeunes gens venus de Gaillac me l'ont appris. Depuis je ne pense qu'à
cela, et au passé, hélas! où moindre chose me ramène. Me l'enverrez-
vous? Qui sait? Je suis injuste peut-être, mais votre silence est si durable
et le cœur humain si changeant ! Et qu'y aurait-il d'étonnant que quelqu'un
du monde vînt à oublier une pauvre amitié d anachorète qui ne peut pas
lui offrir beaucoup d'agrément? Je n'ai d'autre titre que d être la sœur de
Maurice, et cela se peut effacer : le temps efface tout.
Ce matin visite aux champs pour les Rogations, au lever du soleil. Que
c'est joli de parcourir «à celte heure-là la campagne ! de se trouver au
réveil des fleurs, des oiseaux, de toute une matinée de printemp
qu'alors la prière est facile! qu'elle s'en va doucement dans cet air
embaumé, à la vue de si gracieuses et magnifiques œuvres de Dieu ! On
est trop heureux de revoir un printemps. Dieu 1 a voulu sans doute pour
nous consoler du paradis terrestre. Rien ne me donne l'idée de l'Eden
comme cette nature renaissante, ondoyante, resplendissante dans la belle
fraîcheur de mai.
Arrêtée au Village. Passé au cou d'un jeune homme malade la petite
croix d'or que Maurice portait sur lui. 11 l'a baisée avec des larmes, et cela
lui fera du bien. La vue d'une croix est bonne quand on souffre. Je ne
connais pas de meilleur calmant, et je le donne avec foi et amour.
[Sans date.] — Non, je n'écrirai pas mes émotions d'aujourd'hui, si
diverses d'ailleurs. Oh! que cela fait voir les mille facultés de l'âme, tant
de sentiments et pensées ! l'arc-en-eiel a moins de couleurs, et cela en si
peu de temps! En quelques minutes, parfois, par combien de sensations je
passe !
I e 28. — Encore une mort, encore un disparu de cette association d'amis
qui se rattachait à Maurice : pauvres jeunes gens tous pleins de joi
d'avenir, tous réunis naguère à Paris, et maintenant deçà delà dans des
tombes ! Oh ! que c'est désolant! que de lamentations me viennent sur ces
destructions lamentables et si rapides des hommes! Hommes du monde.
hélas! plus à pleurer que d'autres, que j'ai vus, connus, nppn [mes
par quelque endroit ! J'avais trouvé M. Bodimont fort dévoué à Maurice :
sa jolie petite femme (morte également' m'avait aussi gagnée d'intér
tout cela, se rattachant à nies plus chers souvenirs, m a frappée de
en trouvant dans la Galette, a l'article nécrologique, le nom de M. Bodi-
mont. 11 ne me manque plus que d'y rencontrer le vôtre, que je ne trouve
plus nulle part.
Mon Dieu, ayez, pitié de ces pauvres âmes d'amis!
202 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
[Sans date.] Que c'est beau, que c'est beau ce Polyeucte, et ce Corneille!
quels vers :
Je vous aime
Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.
Après cela et tant de belles et sublimes choses que les grands auteurs
ont de tout temps puisées dans la religion, qu'on vienne nous dire si cette
religion n'est point un beau songe, une image flatteuse! «Quoi! notre
unique bien est-il une illusion! Quoi? ce christianisme descendu du ciel
sur la terre avec le Fils de Dieu, promis par les prophètes, annoncé par
les apôtres, vérifié par tant de miracles, confirmé par tant de martyrs, cette
religion seule digne de Dieu, cette doctrine visiblement céleste qui a formé
tant d'hommes merveilleux sur la terre, n'est-ce qu'un songe? » Paroles
de quelqu'un qui me reviennent.
Le 30. — « Chère Eugénie, votre cœur si aimant sera tristement affecté
en lisant le récit des souffrances de votre amie. » Commencement d'une
lettre toute remplie de douleurs, en effet, écrites et senties. Pauvre Marie!
qui n'a plus la force de me parler de ses souffrances. Je n'ai plus de son
écriture, c'est sa mère qui m'écrit le désolant bulletin. Deuil sur deuil,
angoisses sur angoisses, la vie n'est plus qu'un cours d'afflictions ; rien
que des larmes, et encore n'ai-je pas en cela tout ce que je veux, car je
voudrais tant ce Centaure. Ce matin, je comptais mes amitiés perdues,
mortes de mort ou d'indifférence, et le nombre en est grand, quoique j'aie
peu vu de monde.
Entre autres beaux effets du vent à la campagne, il n'en est pas qui soient
beaux comme la vue d'un champ de blé tout agité, bouillonnant, ondulant
sous ces grands souffles qui passent en abaissant et soulevant si vite les
épis par monceaux. 11 s'en fait, par le mouvement, comme de grosses
boules vertes roulant par milliers l'une sur l'autre avec une grâce infinie.
J'ai passé une demi-heure à contempler cela et à me figurer la mer, surface
verte et bondissante. Oh ! que je voudrais réellement voir la mer, ce grand
miroir de Dieu où se reflètent tant de merveilles !
Le 1" juin. — Visite rare, conversation distinguée. Il passe par intervalle
quelque passant aimable au Cayla, le grand désert vide ou peuplé à peu
près comme était la terre avant qu'y parût l'homme. On y passe des jours
à ne voir que des moutons, à n'entendre que des oiseaux. Solitude qui n'est
pas sans charme pour l'âme non liée au monde, désabusée du monde.
Le 5 juin. — Oh ! ceci se date, ce jour, cette Revue arrivée, ce moment
où je vais lire enfin le Centaure! Je l'ai là, je le tiens, je le regarde, j'hésite
à l'ouvrir, ce recueil funéraire, pour lequel j'aurais donné mes yeux il y a
un instant. Mon Dieu, que le cœur a des contraires !
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 203
Le 9. — Depuis quatre jours je suis sans bouger, sous l'impression de ce
Centaure, de ces lettres, de ces révélations si hautes ou si intimes, de ces
mots du cœur si profonds et si tristes, de ces pressentiments si malheu-
reusement réalisés d'une fin prochaine, de ces tant précieuses et doulou-
reuses choses de Maurice que m'a apportées la Revue des Deux-Mondes.
Rien ne m'avait émue comme cette lecture, même de ce que je lis de
Maurice. Serait-ce que ces écrits de lui, que je ne connaissais pas, renou-
vellent et accroissent en se montrant le sentiment de sa perte, ou que,
présentés avec un charme qui en fait ressortir le prix, j'en suis plus tou-
chée que de ce que j'avais vu sans cela? Quoi qu'il en soit, je goûte une
jouissance trempée de larmes, un bonheur à deux goûts, une possession
plus pleine, mieux estimée et par cela plus triste que jamais de Maurice,
dans ce beau Centaure et ces fragments intimes. Qu il est pénétrant dans
ses dires du cœur ! dans cette douce, délicate et si fine façon de parler dou-
leur que je n'ai connue qu'à lui ! Oh! M"" Sand a raison de dire que ce
sont des mots à enchâsser comme de gros diamants au faîte du diadème.
Ou plutôt, il était tout diamant, Maurice.
Bénis soient ceux qui l'estiment son prix, bénie soit la voix qui le loue,
qui le porte si haut avec tant de respect et d'enthousiasme intelligent!
mais cette voix se trompe en un point, elle se trompe quand elle dit que la
foi manquait à cette âme. Non, la foi ne lui manquait pas : je le proclame
et je l'atteste par ce que j'ai vu et entendu, par la prière, par les saintes
lectures, par les sacrements, par tous les actes de chrétien, par la mort qui
dévoile la vie, mort sur un crucifix. J'ai bien envie d'écrire à Georges
Sand, de lui envoyer quelque chose que j'ai dans l'idée sur Maurice,
comme une couronne pour couvrir cette tache qu'elle lui a mise au front.
Je ne puis supporter qu'on ôte ou qu'on ajoute le moindre trait à ce visage,
si beau dans son vrai ; et ce jour irréligieux et païen le défigure.
Le 15. — Que me vient-il de Paris pour Maurice? pour lui qui ne se
doutait point de gloire, qui n'en voulait pas. Mais je 1 accepte en sa
mémoire et pour sa mémoire. Voici ce qu'un comte de Beaufort vient
de m'offrir : la publication d'une notice dans la Revue de P.iris, qui fera
regard à celle de la Revue des Deux-Mondes, dans toute la beauté et pureté
de ressemblance chrétienne. M""1 Sand fait de Maurice un sceptique, un
grand poète à la façon de Byron, et cela m'affligeait de voir présenter sous
ce faux jour le nom de mon frère, un nom resté pur de ces déplorables
erreurs. Je voulais écrire pour rendre hommage à la vérité, et voilà qu'une
voix s'élève. Dieu soit béni ! je n'ai qu'à donner notre approbation qu'on
demande. Nous la donnerons avec joie.
Vendredi iq juin. — Onze mois juste (et un vendredi l) do sa mort. Quel
jour et comme je l'ai passé ! Après la prière, cette élévation de l'âme vers
204 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
Dieu et vers lui, je n'ai fait que remuer ses papiers, ses lettres, ses poésies,
chères et saintes reliques, que je n'osais pas toucher d'abord et dans les-
quelles j'ai trouvé ensuite je ne sais quoi à ne pouvoir m en détacher.
D'abord des larmes et puis comme un enivrement de ce passé rouvert,
goûté, bu à longs traits de cœur Oli ! quel triste charme à cela! et qu'ai-je
rencontré dans ce carton funèbre en l'ouvrant sur un tas de choses? Ces
lignes, ces lignes frappantes de rapport et laissées là, il y a deux ans !
« Je ne demande point où tu reposes, je ne chercherai pas ta tombe.
» Nous avons connu les plus beaux jours de la vie, les plus funestes n'ap-
» partiennent plus qu'à moi.
» Si je pouvais pleurer comme je pleurais autrefois, j'aurais sujet de
» verser des larmes en pensant que je n'ai pu veiller auprès de ton lit...
» Combien je préfère à tous les objets aimables le souvenir que je garde
» de toi !... »
Hélas ! d'où donc avais-je tiré ces choses qui renfermaient une si cruelle
vérité, il y a bien sept ou huit ans de date ? Ne dirait-on pas que notre âme
entend de loin venir le malheur, tant ces pensées et d'autres que je trouve
dans le passé se rapportent à ma perte, à ce cher Maurice. Mon Dieu !
C'est pour lui que j'ai fait ce triste inventaire, pour rendre à sa mémoire
ce soin pieux dans ce qu'il m'a laissé Jusqu'ici je n'avais mis à part que ses
dernières lettres, et j'y veux mettre tout, comme une chose sainte.
Le r" juillet. — Entendu la première cigale. Quel plaisir c'eût été de
l'entendre à pareil jour, l'an dernier, avec Maurice à ma fenêtre! Mais
nous étions sur la route de Bordeaux, dans la chaleur, la poussière et les
angoisses.
L'inattendu et charmant billet de M. Sainte-Beuve! cet auteur exquis
dont je reçois l'écriture vivante. C eût été bonheur autrefois, mais à pré-
sent tout porte amertume et tourne aux larmes. Il en est ainsi de ce billet
et de tant d'autres choses que je dois à la mort de Maurice. Toutes mes
relations, toute ma vie presque se rattachent à un cercueil.
Le 8. — Nous arrivions au Câyla à sept heures du soir, un an passé.
[Sans date.] — Depuis quelque temps, je néglige fort mon Journal; je
m'en étais déprise presque, je m y reprends aujourd'hui, non pour rien
d'intéressant à y mettre, mais par simple retour à une chose aimée, car je
l'aime, ce pauvre recueil, malgré mes délaissements. Il se rattache à une
chaîne de joies, à un passé qui me tient trop au cœur pour ne pas tenir à
ce qui en fait suite. Ces pages donc seront continuées. Je les laisse et je les
reprends, ces chères écritures, comme les pulsations dans la poitrine, tou-
jours, mais suspendues quelquefois par les oppressements.
1 6 petit cours de mes jours va donc reprendre au naturel. Pour le
moment, j'y note une visite, de celles que je voudrais quelquefois pour
tournai. n'pt'GÉNin ni? gférin 205
diversion agréable, Quoique ce soit un jeune homme bien jeune, on peut
causer avec lui, parce qu'il a lu, vu le monde, et qu'il a dans l'esprit une
douceur et un aplomb de jugement que j'aime pour discourir diversement
de diverses choses. Nous n'avons pas la menu- façon de voir, et mon âge
me permettant d'exprimer et de soutenir la mienne, je me plais à le con-
tredire, par plaisir et par conviction ; car ce que je dis, je le pense.
Si quelque chose est doux, suave, inexprimable en calme et en beauté,
c'est bien certainement nos belles nuits celle que je viens de voir de ma
fenêtre, qui se fait sous la pleine lune, dans la transparence d'un air
embaumé, où tout se dessine comme sous un globe de cristal.
[Sans date.J — Il y a dans la Bietagne, non loin de la Chênaie, une cam-
pagne appelée le Val de l'Arguenon, profonde solitude au bord de l'Océan,
où Maurice a demeuré. Il s'en fut là, à la chute de M. de Lamennais, et y
vécut en ami chez un ami, le bon et aimant Hippolyte de La Morvonnais.
J'aurai toujours souvenir et reconnaissance infinie de cet accueil et atta-
chement distingué, et de je ne sais quelle touchante sympathie que m'a-
vaient vouée et exprimée cet ami de Maurice et sa charmante femme.
Nous avons eu quelque temps des relations suivies avec cette famille et
qui se sont continuées avec M. Hippolyte lorsqu'il eut perdu sa femme.
Après un long silence de deux ans, il m'arrive aujourd'hui une lettre
comme celles d'autrefois, et de plus, hélas ! toute pleine de Maurice mort.
Vous dire comme cela m'a touchée, ce témoignage du cœur, cette sorte de
résurrection d'un ami sur la tombe de son ami ! Aussi je lui répondrai, je
lui dirai pourquoi je ne lui ai plus écrit, pourquoi je lui ai laissé annoncer
cette mort par un journal, car c'est ainsi qu'il a su la perte que nous avons
faite. Je ne me pardonnerais pas cela, si je n'avais de trop bonnes raisons
d'excuses, une fatalité qui a fait que mes dernières lettres ou les siennes
se sont perdues. C'est la Revue des Deux-Mondes qui a porté cette mort,
ce deuil à l'Arguenon, pauvre douce campagne toute remplie de Maurice .
Nous allons voir cela dans une publication de M. Hippolyte, et qu'il dit
qu'il m'envoie avec une autre ; mais je n'ai rien teçu que sa lettre, qui est
assez pour la pauvre sœur de Maurice Celui-là au^si m'avait appeU
sœur : fraternité lointaine, inconnue, mais il devait venir et (n'amener
Marie, sa petite fille, que Maurice avait baisée, caressée au berceau et sur
les genoux de sa mère, charmante enfant, disait-il. Enfant qui m'a pré-
occupée à côté de sa mère vivante et moite, que je me faisais un charme de
tenir ici sur mes genoux, rêves et sentiments que cette lettre réveille.
J'avais écrit à cet ami à la prière de Mourice, car de moi-même jamais je
n'aurais eu l'idée de continuer avec lui une correspondance brisée pai la
mort de sa pauvre jeune femme. Reprendtons-nous à présent que moins
que jamais je veux des correspondances ? Mais c est un ami de Mai.:
206 JOURNAL IVEUGÊNIE DE GUÉRIN
qui l'a secouru dans le malheur, qui a su l'estimer son prix, qui lui fut bon
de dévouement et de foi, dans des jours mauvais pour l'âme. C'en est assez,
sans compter ce qu'il fait encore, un article pour Maurice dans l'Univer-
sité catholique. Oh ! c'en est assez pour que je réponde et avec effusion à
cette dernière lettre. Il est dans mon cœur et dans ce que Dieu m'enseigne
de reconnaîtrejusqu'aux bonnes intentions des hommes.
Le 18. — Dernier jour qu'il a passé sur la terre.
Le 19, à onze heures du matin. — Douloureux coups de cloche que je
viens d'entendre, au même instant, à la même heure où son âme quitta ce
monde, au même son lugubre et tout comme si cette cloche eût sonné pour
lui à présent. C'était pour une autre mort ce glas, de retour au même jour,
au même instant, que j'entends dans mon âme tout ce matin. Mon Dieu,
quel anniversaire! quel souvenir vif et présent de cette mort, de cette
chambre, chapelle ardente et lugubre, de ce lit entouré de larmes et de
prières, de cette figure pâle, de cet in manus tuas, Domine, dit et redit si
haut ! Maurice ! Dieu aura entendu et reçu au ciel ton âme qui demandait
le ciel. — Oh ! adieu encore, et aussi amèrement qu'alors ; le temps et la
mort t'ont transposé, mais non changé dans mon cœur. Toujours là, frère
bien-aimé! autrefois pour mon bonheur, à présent pour mes larmes, qu'au-
tant que possible je transforme en prières. C'est le meilleur témoignage
d'amour que les chrétiens puissent donner. Ce jour donc ne sera qu'un
pieux recueillement dans la mort; dans cette vie au-dessus de celle où
nous sommes, bien cachée, bien mystérieuse, impénétrable, mais réelle,
mais relevée et établie sur la foi, sur la foi, la base de ce que nous espé-
rons et la conviction de ce que nous ne voyons pas. Bienheureux ceux
qui croient! que je voudrais que tous pussent croire, que je le voudrais!
et que d'adorables mystères fussent adorés de tous les hommes! Les vérités
révélées ont la propriété des abîmes : elles sont sans fond et sans lumière,
c'est ce qui fait le mérite de la foi. Mais on y est conduit par des routes
sûres et lumineuses, qui sont la parole de Dieu et les témoignages rendus
à cette parole. C'est ce qui fait que la soumission aux vérités de la foi est
une obéissance solide et raisonnable. Quand on considère ces choses
saintes, on les voit ainsi.
Les batteurs de blé, joyeuses gens qui chantent (page 209).
Onzième cahier* — 26 juillet-29 août 1840
E 26 juillet 1840. — C'est une bien triste et précieuse relique que
l'écriture des morts, reste ou plutôt image de leur âme qui se
trace sur le papier. Depuis plusieurs jours, j'ai regardé ainsi
mon cher Maurice dans ses lettres que j'ai mises par ordre,
paquet funèbre où tant de choses sont renfermées. O la belle intelligence,
et quelle promission de trésors ! Plus je vis et plus je vois ce que nous
avons perdu en Maurice. Par combien d'endroits n'était-il pas attachant!
Noble jeune homme, si distingué, d'une nature si élevée, rare et exquise,
d'un idéal si beau, qu'il ne hantait rien que par la poésie : n'eût-il pas
charmé par tous les charmes du cœur?
C'est bien vouloir s'enivrer de tristesse de revenir sur ce passé, de
feuilleter ces papiers, de rouvrir ces cahiers pleins de lui. O puissance des
souvenirs! Ces choses mortes me font, je crois plus d'impression que de
leur vivant, et le ressentir est plus fort que le sentir. J'ai éprouvé cela
maintes fois.
Le 28. — Deux petits oiseaux, deux compagnons de ma chambrette, les
bienvenus, qui chanteront quand j'écrirai, me feront musique et accompa-
gnement comme les pianos qui jouaient à côté de M"* de St. ici quand elle
écrivait. Le son est inspirateur; je le comprends par ceux de la campagne,
si légers, si aériens, si vagues, si au hasard, et d'un si grand effet sur l'Ame.
•07
208 TOURNAI D 'EUGÉNIE DE GUÊRW
Que doit-ce être d'une harmonie de science et de génie, sur qui comprend
cela, sur qui a reçu une organisation musicale, développée par 1 étude et
lu connaissance de l'art? Rien au monde n'est plus puissant sur l'âme,
plus pénétrant. Je le comprends, mais ne le sens pas. Dans ma profonde
ignorance, j'écouterais avec autant de plaisir un grillon qu'un violon. Les
instruments n'agissent pas sur moi, ou bien peu II faut que j y comprenne
comme à un air simple; mais les grands concerts, mais les opéras, mais
les morceaux tant vantés, langue inconnue ! Quand je dis opéras, je n'en
ai jamais ouï, seulement entendu des ouvertures sur les pianos. Parmi les
fruits défendus de ce paradis de Paris, il est deux choses dont j'ai eu envie
de goûter : l'Opéra et M'" Rachel, surtout M"e Rachel qui dit si bien
Racine, dit-on. Ce doit être si beau !
Une autre personne encore que j'aurais eu plaisir à voir, et que, certes,
je ne me suis pas défendue, c'est M"10 ***, cette gracieuse et charmante
femme, dont on m'a dit tant de bien, et ce mot qui suffirait pour m'attirer :
« Elle est d'une bienveillance universelle. » Qualité si douce et si rare,
surtout dans une femme du monde ! La bienveillance, c'est le manteau de
la charité jeté sur ce qu'on voit de pauvre et de nu, comme fait une âme
bonne et que la bonté arrête sur cette pente à railler que nous suivons
communément. M",e *** montre là un trait de distinction remarquable et
charmante, car rien ne plaît comme un esprit bienveillant, rien ne me
donne l'idée de Dieu sur la terre comme l'intelligence et la bonté. J'aime
au suprême de rencontrer ces deux choses ensemble, et d'en jouir en les
goûtant de près. Voilà ce qui m'attirait vers une personne que probable-
ment je ne verrai jamais. Je ne sais quel mystérieux destin et enchaîne-
ment de choses m'a toujours fait m'occuper d'inconnus sans m'y tourner
de moi-même, et que. par les rapports indépendants de ma volonté. La vie
d'une certaine façon se fait sans nous; quelqu'un au-dessus de nous la
dirige, en produit les événements, et cette pensée m'est douce, me rassure
de me voir dans les soins d'une providence d'amour Quelque malheureux
que soient les jours, je dis et je crois qu ils ont un bon côté que j'ignore '.
celui qui est tourné vers l'autre vie, l'autre vie qui nous explique celle-ci,
si mystérieusement triste. Oh ! là-haut, il y a quelque chose de mieux.
Le 30. — Un suicide à Andillac. L'affreux suicide venu jusqu'ici! Pau-
vres malheureux paysans qui se mettent au courant du siècle, à oublier
Dieu et à se détruire !
Deuxième mort depuis celle du jq juillet; mais nous n'aurons pas la
douleur de voir ces deux tombes voisines, un mauvais mort à côté de
notre Maurice béni. J'en aurais eu de la peine, quoique ceci ne touche qu'à
la mémoire; quanl n l'âme, il est incompréhensible ce qu'elle doit souffrir
parmi les réprou\ es en enfer, qui n'est que le lieu de réunion de tout ce
JOURNAL D'EUGÉNIE DE OUÉRIN 209
que la terre a porté d'infâme et de méchant. Un des grnnds supplices, c'est
de s'y trouver en mauvaise compagnie pour toujours. Que Dieu nous en
préserve !
Oh! la douleur de craindre pour le salut d'une âme, qui la peut com-
prendre! Ce qui fit le plus souffrir le Sauveur, dans l'agonie de sa passion,
ne fut pas tant les supplices qu'il devait endurer, que la pensée que ses
souffrances seraient inutiles pour un grand nombre de pécheurs, pour ces
hommes qui ne veulent pas de rédemption ou ne s en soucient pas. La
seule prévoyance de ce mépris et de cet abandon était capable de rendre
triste à la mort l'homme-Dieu. Disposition «à laquelle participent plus ou
moins, suivant leur degré de foi et d'amour, lésâmes chrétiennes.
Le 4 août. — Anniversaire de sa naissance, si prés de celui de sa mort,
deux dates qui se touchent. Que c'a été fait vite de sa vie, mon pauvre
Maurice! Je ne sais tout ce que je voudrais dire, et je ne dirai rien ; la
pensée en certains moments ne peut pas venir. Je vais lire le Dernier
jour d'un condamné, un cauchemar, m'a-t-on dit. Qu'importe ! je m'en-
nuie tant aujourd'hui, qu'il n'est rien de trop lourd pour écraser cela, rien
d'effrayant. Allons!
Je n'ai pu soutenir cette lecture, non par émotion, n'en étant pas encore
émue, mais par dégoût de l'horrible que j'ai senti dès 1 abord aux pre-
mières pages. Livre fermé. Ce n'était pas ce qu'il fallait à ma disposition
d'âme ; je m'étais trompée en cherchant un poids, tandis qu'il faut s'alléger
alors. La prière me désaccable, une conversation, le grand air, les prome-
nades dans les bois et champs. Ce soir, je me suis bien trouvée d'un repos
sur la paille, au vent frais, à regarder les batteurs de blé, joyeuses gens
qui toujours chantent. C'était joli de voir tomber les fléaux en caden<
les épis qui dansent, des femmes, des enfants séparant la paille en mon-
ceaux, et le van qui tourne et vanne le grain qui se trie et tombe pur
comme le froment de Dieu. Ces paisibles et riantes scènes font plaisir et
plus de bien à l'âme que tous les livres de M . 1 lugo, quoique M. Hugo soit
un puissant écrivain, mais il ne me plaît pas toujours. Je n'ai pas lu encore
sa Notre-Dame, avec l'envie de la lire. 11 est de ces désirs qu on garde
en soi.
Le 5. — Que n'est-il venu plus tôt le poète de la Bretagne, le chantre
la Thibdldedes Grèves,\e solitaire ami de Maurice! Que n'est-il venu du
temps que Maurice vivait, alors que je sentais avec bonheur! Se-
mé sont néanmoins agréables en ce qu'elles viennent du Val del Axguenon,
qu'elles sont religieuses, que Dieu et Maurice s'y trouvent. 11 v a deux
ans seulement, tout cela m'eût bien fait plaisir. Que les tem:
changés! ou plutôt, que notre âme change sous les événemenl i. la
vie se fait différente de jour en jour, toute tranché* de di .
M
2jo TOURNAI. D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
de divers sentiments, si bien qu'un certain espace ne ressemble plus à
l'autre, qu'on ne se reconnaît pas d'ici-là, qu'on a peine à se suivre, varia-
ble et transitoire nature que nous sommes. Mais la transition finira, et
nous mènera là où nous ne changerons plus. O permanente vie du ciel !
Mou poète breton, à propos de qui me viennent ces pensées, est cepen-
dant bien le même nébuleux rêveur que par le passé, chantant vaguement
dans le vague. J ai une cousine à qui ces poésies feront fête ; c'est son
charme, la gémissante douleur, et de ne savoir où s appuyer la tête. Ce
que yaime le mieux dans M. Hippolyte, c'est qu'il est religieux, et que
j ouvrirai ses poésies comme un livre de prières. — Voilà donc renouée
une correspondance qui demeurait oubliée Je n'ai pas encore attaché de
ruban à ses lettres, car je mets sous un nœud de soie mes chères corres-
pondances chacune avec sa couleur. Celle-ci sous le noir, comme la mort
qui l'a faite, hélas! Nous sommes des amis en deuil.
Le 7. — Une action de grâce ici, pour une grâce vivement et continuel-
lement demandée et obtenue aujourd'hui de Dieu. Si j adressais un Journal
au ciel, il serait certaines fois bien rempli ; mais ces choses-là restent dans
l'âme, et j'en marque seulement le passage là où passe ma vie avec ses
événements, de quelque ordre qu'ils soient.
Le 8. — A en croire les ingénieuses fables de lOrient, une larme devient
perle en tombant dans la mer. Oh! si toutes allaient là, la mer ne roulerait
que des perles. Océan de pleurs aussi plein que l'autre, mais pas plus que
l'âme parfois !
Le 9. — « Maurice aimait d amour à venir, au crépuscule, sur un cap
désert et sous un ciel sans lune, écouter la mer refluant vers le lointain des
grèves, ou battant les bords opposés de cet Arguenon sauvage, aux
rivages duquel a, dans son adolescence, erré le génie enveloppé encore de
Chateaubriand. » — Voilà des lignes ou plutôt des larmes venant de Bre-
tagne encore sur cette tombe, et qui me creusent des torrents de tristesse
par les souvenirs du passé, les regrets du présent, et cette désolante
pensée répétée par tous : qu en d autres temps, Maurice ne serait pas
mort !...
Le 12. — Il ne serait pas mort t Abîme de réflexions et de larmes, où je
me plonge tous les jours ! douleur sans fin de voir qu'on aurait pu conser-
ver ce qu on a perdu ' Et qu'ai-je perdu ' Dieu seul le sait, ce qu'était pour
moi Maurice, mon frère, mon ami., celui dontj avais besoin pour ma vie,
celui sur qui je répandais ma tête, mon âme, mon cœur. Je ne m'arrête pas
à ce qu'il était, à ce qu'il eût été pour cette société qui l'a laissé mourir, si
c'est vrai, comme on dit. Je n'en sais rien, je ne connais pas le monde; je
I reg irdais comme un grand homicide dans h- sens religieux ; il est donc
moralement mortel, de quelque côté qu'on le considère : mortel en ce
JOURWAl D*EUG^VTH DT- OFÉriM 2ti
qu'il nourrit des poisons ou qu'il laisse mourir de faim les plus nobles
intelligences.
En quel temps aurait dû naître Maurice? Question que je me suis faite
pour sa félicité en regardant les époques. On ne voit pas à quel siècle on
pourrait, pour leur bonheur, suspendre le berceau de certains génies.
— L'intelligence est comme l'amour, toujours accompagnée de douleur.
C'est que ce n'est pas d'ici-bas, et tout ce qui est déplacé doit souffrir. Les
âmes religieuses, celles qui rentrent en Dieu, sont les seules qui trouvent
quelque apaisement dans la vie. Les hommes n'offrent aux hommes que
mauvaiseté ou insuffisance. Je les connais peu, moi, habitante des bois,
mais tant le disent que je le crois. Je n'ai non plus trouvé de bonheur dans
personne, bonheur complet. Le plus doux, le plus plein, le meilleur a été
dans Maurice, et non sans larmes dans sa jouissance. Le bonheur, c'est
une chose environnée d'épines, de quelque côté qu'on le touche.
Le 15. — Il est dimanche, je suis seule dans mon désert avec un valet, le
tonnerre gronde, et j'écris, sublime accompagnement d'une pensée soli-
taire. Quelle impulsion ardente et élevée ! comme on monterait, brûlerait,
volerait, éclaterait en ces moments électriques !
Le 19. — Que de fois je renonce à rien écrire ici, que de fois j'y reviens
écrire ! Attrait et délaissement, ô ma vie .'
[Sans date.] — Huit jours de visites, de monde, de bruit, quelques con-
versations aimables, un épisode en ma solitude. C'est la saison où l'on
vient nous voir, cette fois-ci c'était en foule, des allons îi la campagne,
et la campagne est envahie, le Cayla peuplé, bruyant, gai de jeunesse, la
table entourée de convives inattendus, l'improvisé dispense de céré-
monie. Mais nous n'en faisons pas, et qui vient nous voir ne doit s'atten-
dre qu'au gracieux accueil, le meilleur qu'il nous soit possible dans la plus
simple expression de forme. Ainsi nos salons tout blancs, sans glace ni
trace de luxe aucun ; la salle à manger avec un buffet et des chaises, deux
fenêtres donnant sur le bois du nord; l'autre salon a côté avec un grand
et large canapé; au milieu une table ronde, des chaises de paille, un vieux
fauteuil en tapisserie où s'asseyait Maurice, meuble sacré! deux portes à
vitre sur la terrasse; cette terrasse sur un vallon vert où coule un ruis-
seau, et dans le salon une belle madone avec son enfant Jésus, don de la
reine, voilà notre demeure 1 assez riante, où ceux qui viennent se plaisent,
qui me plaît aussi, mais tendue de noir, dedans, dehors : partout j'v
un mort ou je le cherche. Le Cayla sans Maurice !
suis date.] — Marie, ma sœur, m'a quittée pour quelques jours, Marie,
notre Marthe, car elle s'occupe de beaucoup de choses dans la maison, me
laissant la part du repos, la bonne sœur. Je ne connais pas d'Ame de femme
plus dévouée et s'oubliant davantage. Quand je ne l'ai pas, ma vie cl..
"212 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
au dehors, se fait active, et ie m'étonne de cette activité et de ce goût de
ménage avec mes goûts tout contraires. Naturellement je ne me plais pas
en choses de maison et gouvernement de femmes. Volontiers, je le laisse
à d'autres ; mais si la charge m'en vient, je m'en acquitte de bon cœur,
sans y trouver de répugnance, sans m'ordonner comme il arrive qu'il le
faut faire du moi qui veut au moi qui ne veut pas, et tant et souventes fois.
Ne pourrais-je mieux écrire que ces riens du tout, que ce pauvre moi-
même ? L insignifiant passe-temps 1 et qu'il tient à peu que je ne le laisse !
Mais Maurice l'aimait, le voulait. Ce que je faisais pour lui, je le conti-
nuerai en lui dans la pensée qu'il s'y intéresse.
Relation de ce monde à l'autre par l'écriture et la prière, les deux éléva-
tions de l'âme.
[Sans date.] — Songe de cette nuit, un enterrement. Je suivais un cer-
cueil ouvert. On ne peut rendre ce cercueil ouvert, la douloureuse et
effrayante impression de là-dedans sur l'âme. On fait bien de voiler les
morts. Quelque aimé que soit leur visage, il y a à les voir une épouvan-
table douleur. Et voilà ce que nous sommes sans âme, car c'est ce qui
effraye, l'inanimé des cadavres. Quel nom! quelle transformation ! Jeune
homme si beau ce matin, et cela ce soir : que c'est désenchantant et propre
à détourner du monde ! Je comprends ce grand d'Espagne, qui, après avoir
soulevé le suaire d'une belle reine, se jeta dans un cloître et devint un
grand saint Plût à Dieu que la vue de la mort fût de tel effet sur tel homme
du monde. Je voudrais tous mes amis à la Trappe, en vue de leur bonheur
éternel. Non qu on ne puisse se sauver dans le monde, et qu'il n'y ait à
remplir dans la société des devoirs aussi saints et aussi beaux qu'en soli-
tude, mais (i)...
Le 25. — Que ferai-je de ma solitude et de moi aujourd'hui? Comme
Robinson dans son île, je suis seule avec un chien et un berger, sorte de
Vendredi presque aussi sauvage que l'autre. Avec qui palier? avec qui
penser? avec qui vivre la vie d'un jour? Le chien entend les caresses;
mais l'homme qui n'entend rien, qui, si je lui demande un verre d'eau, 110
saura ce que je veux dire lui parlant français, ce valet des moutons, je
l'envoie à ses bêtes. Maintenant portes fermées, Verrous tirés de peur des
vagabonds, me voici dans le blanc salon avec la blanche madone, ma
céleste compagne, belle et douce à voir. Je la regarde comme si c'était
quelqu'un, et prête, je crois, à me jeter à ses pieds si quelque danger sur-
venait. Rien que l'apparence humaine me semble une protection d'autant
plus sûre que c est l'image de celle qui s'appelle le secours des chrétiens,
auxilium christianorum, h\ sainte Vierge à qui j'ai cru devoir en plus
( 1) Inachevé.
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 213
d'une occasion des grâces spéciales, une fois dans un danger de mort; lef
autres, sans m'être personnelles, me touchent presque autant.
On frappe à la porte ; qui sait?
Des mendiantes. L'aumône donnée, je reviens sur mon canapé. Le doux
repos, s'il n'était un peu triste et beaucoup, entre l'isolement et les sou-
venirs ! Tous les mémento m'environnent, je les vois des yeux, je les sens
du cœur. Que d'ombres dans ce vieux château, sortant de toutes les cham-
bres ! de partout me viennent des morts : si je pouvais en embrasser un !
Oh! les âmes ne se laissent pas saisir Mon ami, mon toujours lrere
Maurice, comme néanmoins te voilà changé pour moi! Je ne prononce
plus ton nom que comme celui des reliques, j'éprouve en entrant dans ta
chambre quelque chose d'une église; tes livres, tes habits, à peine j ose
les toucher; quelque chose de sacré est répandu sur toi et tout ce qui fut
de toi. La vénération suit la mort à cause sans doute de l'immortalité, de
cette vie non détruite, mais changée, que prend l'homme en Dieu, et qui
inspire un culte de religieux amour.
Jamais le dehors ne m'avait paru si grand qu'à présent. Je rentre d'une
promenade toute remplie de solitude ; rien que quelques oiseaux en l'air,
quelques poules sur les herbes.
Que Tnon désert est grand, que mon ciel est immense !
L'aigle, sans se lasser, n'en ferait pas le tour ;
Mille cités et plus tiendraient en ce contour ;
Et mon cœur n'y tient pas, et par delà s'élance,
Où va-t-il ? où va-t-il ? Oh ! nommez-moi le lieu !
Il s'en va sur la route à l'étoile trac-
Il s'en va dans l'espace où vole la pensée ;
Il s'en va près de l'ange, il s'en va près de Dieu !...
Mais c'est Saint-Louis aujourd'hui, il faut quo je lise sa vie. C'est la fête
aussi de mou amie de Rayssac qui me néglige un peu, et à qui je ne laisse
pas d'offrir mon bouquet de cœur, le seul qu'on puisse envoyer de loin.
Ces fleurs-là sont immortelles.
Une lettre de Saint-Martin, du voisinage des Coques. Je ne suis pas
aussi seule que je croyais, et ma pensée a pris bien des cours différents,
véritable oiseau, se reposant néanmoins toujours sur la même branche .
Dieu et Maurice. Elle revient là quand elle a lait le tour de toutes choses.
11 n'y a en rien et nulle part de quoi me plaire au fond, le désenchantement
est au second coup d'œil. Il s'ensuit des larmes parfois, mais un regard en
haut les arrête, les console. Je sais ce que je dois à ces élévations <
je sais ce quo je vois dans ces clartés surnaturelles, et alors mon
s'apaise.
[Sans date.] — Pneiola, une Heur qui fut la vie, le bonheur, le malheur,
214 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
le paradis, l'ange, le parfum, la lumière d'un pauvre prisonnier Ainsi un
souvenir en mon cœur, prisonnier dans la vie Maurice est pour moi une
influence à puissants effets et de nature diverse : angoisses et joies. Les
joies sont divines, celles qu'il ma données et celles que je crois, pensant à
l'autre vie, celles que je vois dans mon cœur, comme disait saint Louis
d'un mystère. Les félicités éternelles de lame de Maurice me transportent,
j'en oublie sa mort : toute mon affection se nourrit de cette espérance.
Mon Dieu, laissez-la-moi ! Je n ai rien de meilleur, je n ai plus autre chose.
L'ami perdu en ce monde, on va le chercher dans l'autre ; on le cherche
dans le bonheur et je veux croire à celui de Maurice, âme d élite et d'élu •,
ma confiance se repose sur ses faits pieux, et à la fin sur ces paroles . Celui
qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle. Ce fut son
dernier aliment. Donc pourquoi des craintes? Ne défaillons pas devant les
promesses divines.
O ma pauvre Marie ! Je n ai que ce en à faire sur les nouvelles arrivées
du Nivernais. Mourante et vivante, inexprimable malade! Rien n est plus
douloureux.
« Ma vie est une espèce de crépuscule orageux, dont la fin me sem-
ble toujours bien proche Je suis tellement agonisante que, depuis trois
semaines que je suis ici, ]e n'ai pu vous écrire un seul mot. Je souffrais
bien de ce silence lorsque j'aurais tant à vous dire Mon Dieu! que ne
pouvez-vous venir ! Vous seule pourriez me faire résigner à vivre .. »
Je partirai donc, si je puis ; j'irai partager le poids de cette vie qu elie ne
peut porter seule. Que Dieu nous aide, car je me sens bien faible aussi
sous ce mont d afflictions.
Le 29. — Il y a aujourd'hui de profonds regrets pour moi dans la perte
d'une paysanne, la vieille Rose Durel, qui vient de mourir. Véritable
sainte femme chrétienne dans toute la simplicité évangélique. Sa vie était
dans la foi, sa foi était l'humble croyance, sans livres, sans rien, cette
croyance antique, primitive, et que loue ainsi l'auteur de l'Imitation :
« Un humble paysan qui sert Dieu est certainement fort au-dessus du phi •
losophe superbe qui, se négligeant lui-même, considère le cours des
astres. » En effet, on trouvait dans Rose une singulière distinction de
vertus et de sentiments, quelque chose au-dessus de 1 éducation la plus
haute; et quand on considérait la portée d'une telle âme et le peu d'im-
pulsion reçue, pouvait-on s'empêcher de dire que Dieu seul élevait ainsi p
C'est ainsi qu'en jugeait Maurice, l'appréciateur des choses rares, le juge
des âmes, l'amant du beau : il aimait Rose, la vénérait comme une femme
patriarcale. Jamais il n est venu dans le pays et ne sen est allé sans la voirv
sans s'asseoir à sa table; car ici on ne se visite pas sans manger, sans
goûter le pain et le vin. Mais, dans cette occasion, Ru^>c ajoutait au ser-
JOURNAL D'EUGÉHIB DE GUÉRIN 21 5
vice et relevait par quelque chose de choix l'hospitalité d'habitude. C'était
quelque beau fruit réservé pour monsieur Maurice, des mets de son goût.
Il y avait en cela expression touchante du cœur, expression bien délicate
et naïve aussi, et dont je suis plus touchée encore, dans la conservation
d'un nid d'hirondelle que Maurice enfant avait recommandé à son premier
départ du pays. « Que je trouve ce nid au retour, w Et il l'y retrouva, et
on l'y retrouve encore religieusement conservé au vieux plancher de la
vieille chambre de Rose. O monument !
ENTRETIENS AVEC UNE AME
La mort ne sépare que les corps, elle ne peut désunir les âmes. C'est ce
que je disais naguère près d'un cercueil, c est ce que je dis encore, car ma
douleur n'a pas changé, pas plus que mes espérances, ces espérances
immortelles qui seules soutiennent mon cœur et me rattachent au sien,
trait d'union entre le ciel et la terre, entre lui et moi. Mon ami, mon cher
Maurice ! par là nous sommes ensemble, et ma vie revient à ta vie comme
autrefois, à peu de chose près (1).
... A quelle heure ils sont nés du jour ou de la nuit, dans le calme ou
dans la tempête, quelle destinée lésa pris, je veux dire (car je ne donne
rien au destin, divinité païenne) quel cours a eu leur vie que Dieu nous
trace et que nous remplissons? Le malheur est-il de leur faute? Qu'ont-ils
fait de leur intelligence? quel emploi dans l'ordre moral? quel rang dans
la vérité? les peut-on compter pour le ciel, le lieu des âmes de bien? Mon
Dieu, ne les appelez pas encore, ne les appelez pas qu'ils ne soient tous
dans la bonne voie. Que ce jour des morts fait des frayeurs de voir
mourir ! (2)
(1) Quatre feuillets enlevés.
(2) Au bas de cette page, on lit ces lignes, ajoutées plus tard et portant leur date : < Joui
des morts 1842 — Hclas I tout meurt. Où est celui pour qui j'écrivais les lignes précédentes,
la précédente année ? ou est-il i »
Le frère que j'aime tant causait avec moi.
Douzième cahier — 1er novembre- 3 1 décembre 1840
E jour de la Toussaint [1840.] — Il y a deux ans, ce même jour, à
la même heure, dans le salon indien à Pans, le frère que j'aime
tant causait intimement avec moi de sa vie, de son avenir, de
son mariage qui s'allait faire, de tant de choses venant de son
cœur et qu'il reversait dans le mien Quel souvenir, mon Dieu ! et comme
il se lie à la triste et religieuse solennité de ce jour, la fête des saints, la
mémoire des morts et des amis disparus ! C'est pour tout cela et pour je
ne sais quoi encore que j'écris, que je reprends ce Journal délaissé, ce
mémorandum qu'il aimait, qu'il m'avait dit de lui faire, que je veux faire
en effet pour Maurice au ciel. S'il y a, comme je le crois, des rapports
entre ce monde et l'autre, si le lieu des âmes a des affinités avec celui-ci,
il s'ensuit que notre vie se lie encore à ceux avec qui nous vivions, qu'ils
participent à notre existence à la façon divine, par amour, et qu'ils s'inté-
ressent à ce que nous faisons; il me semble que Maurice me voit faire, et
cela me soutient pour faire sans lui ce que je faisais avec lui.
Journée de prières, d'élévations en haut parmi les saints, ces bienheu-
reux sauvés; médité sur leur vie. Que j'aime à voir qu'ils étaient comme
nous, et ainsi que nous pouvons être comme eux !
Le jourdes morts. — Que ce jour est différent des autres, à l'église, dans
l'âme, dehors, partout! Ce qu'on sent, ce qu on pense, ce qu'on revoit, ce
216
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 217
qu'on regrette ne peut se dire. Il n'y a d'expression à tout cela que dans
la prière et dans quelque écriture intime. Je n'ai pas écrit ici, mais à
quelqu'un à qui j'ai promis, tant que je vivrai, une lettre le jour des morts,
hélas !
Le 6 novembre. — Aujourd'hui vendredi et jour de courrier j'attendais
je ne sais quoi, mais j'attendais quelque chose. Ht, en effet, il m'est venu
un journal de Bretagne, touchant envoi d'un ami de Maurice. Ce n'est pas
que le cœur se réjouisse de quoi que ce soit de ce monde, mais ce qui tou-
che à sa douleur le réveille et il se plaît en cela. M. de La Morvonnais. en
me parlant de Maurice, en m'envoyant ce qu'il en écrit, me touche comme
quelqu'un qui porte des offrandes sur un cercueil.
Le 9. — Ecrit à Louise, cette amie de jeunesse, gaie, riante et heureuse
naguère, et qui me dit : « Consolez-moi. » Personne donc ne se passe de
larmes! Mon Dieu, consolez tous ces affligés, tous ces cœurs douloureux
qui aboutissent au mien et viennent s'y reposer! « Ecrivez-moi, me dit-on,
vos lettres me font du bien.» Eh ! quel bien? Je ne m'en trouve aucun pour
moi-même.
Le 10. — Qu'ai-je fait aujourd'hui? Assez, si je trouvais quelque intérêt
à le dire.
Le 11. — La lune se lève là à l'horizon où j'ai si souvent regardé : le vent
souffle a ma fenêtre comme je l'ai si souvent entendu; je vois ma cham-
brette, ma table, mes livres, mes écritures, la tapisserie et les saintes
images, tout ce que j'ai vu si souvent et que je ne verrai plus bientôt. Je
pars. Oh! que je regrette tout ce que je laisse ici, et surtout mon pè:
ma sœur et mon frère. Qui sait quand je les reverrai? Qui sait si je les
reverrai jamais? On court tant de dangers en voyage! Cette route de
Paris est si triste pour moi! Il me semble que le malheur est au bout.
Lequel maintenant? Je l'ignore, et rien ne peut égaler celui que nous avons
vu. Ce cher Maurice ! tout m'amène à lui, et ce voyage même s'y rapporte.
Mystérieuse et sainte mission que j'accomplis en sa mémoire avec douleur
et amour.
Le 15. — A l'heure qu'il est nous partions pour l'église de l'Ahhave-
aux-Bois pour la bénédiction de leur mariage. Il y a deux ans de cela, de
ce jour toujours dans mon cœur. Mon Dieu ! Oui, Dieu seul connaît ce qui
se passe en moi à ce souvenir ; autant j'avais mis de joie à cette époque,
autant m'en vient de douleur, et davantage. Tout se change en deuil
depuis. C'est ainsi que je pars, que je reprends an ce jour mémora;
route de Paris. Mon tranquille désert, mon doux Cavla, adieu ! Je régi
inexprimablement tout ce que je laisse ici, et ma via que i en arracl
qui ne saura plus prendre ailleurs. Mais une Ame m'attend, Ul que
Dieu m'a donnée, un trésor à lui conserver. Allons, Dieu le veut! partons
2l8 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
à ce mot comme les croisés pour la terre sainte. Le ciel est beau, les cor-
beaux croassent : bon et mauvais, si les corbeaux sont de quelques signes.
Je ne le crois pas, et néanmoins, quand on s'en va d'un endroit, on regarde
à tout et on sent tout avec les sensations communes.
Pour la dernière fois soigné mon oiseau et vu mon rosier, ce petit rosier
voyageur venu du Nivernais sur ma fenêtre. Je l'ai recommandé à ma
sœur, ainsi que mon chardonneret : à ma bonne Marie, qui prendra soin
du vase et de la cage et de tout le laissé que j'aime. A mon père, je confie
une boîte de papiers, choses de cœur qui ne sauraient être mieux que sous
la garde d'un père. Il en est d'autres qui me suivent comme d'inséparables
reliques : chers écrits de Maurice et pour lui. Ce cahier aussi, je le prends ;
mais pour qui?
Le 19. — Adieu, Toulouse, où je n'ai fait que passer, voir le musée, la
galerie des antiques, et tant de souvenirs de Maurice I C'est à Toulouse
qu'il a commencé ses études au petit séminaire. Tous les jeunes enfants
que j'ai vus en habit noir me semblaient lui.
Le 18. — A Souillac, avec la pluie, la triste pluie. Un voyage sans soleil,
c est une longue tristesse, c'est la vie comme elle est souvent.
Le 21. — Châteauroux, où je suis seule dans une chambre obscure, murée
à deux pieds de la fenêtre, comme la prison du Spielberg ; comme Pellico,
j'écris sur une table de bois ! Qu'est-ce que j'écris? Qu'écrire au bruit d'un
vent étranger et dans l'accablement de l'ennui ? En arrivant ici, en perdant
de vue ces visages connus de la diligence, je me suis jetée dans ma cham-
bre et sur mon lit dans un ennui désespéré. L'expression est forte peut-
être, mais quelque chose enfin qui porte à la tête et oppresse le cœur :
me trouver seule, dans un hôtel, dans une foule, est quelque chose de si
nouveau, de si étrangement triste, que je ne puis pas m'y faire. Oh I si
c était pour longtemps ! Mais demain je pars, demain je serai près de mon
amie, bonheur dont je n'ai pas même envie de parler. Autrefois j'aurais
tout dit. Cet autrefois est mort.
Le sommeil et un peu de temps à 1 église m'ont calmée. Ecrit au Cayla,
mon cher et doux endroit, où l'on pense à la voyageuse comme je pense là.
Le 22. — Passé par Issoudun et les landes du Berry, où j'ai pensé à
Georges Sand qui les habite, pas loin de notre chemin. Cette femme se
rencontre souvent maintenant dans ma vie, comme tout ce qui se lie de
quelque façon à Maurice. Ce soir à Bourges, où j'ai écrit à ma famille sur
la table d'hôte. J'eusse bien voulu revoir la cathédrale et jeter un coup
d œil à la prison de Charles V ; mais nous sommes arrivés trop tard et je
suis seule pour sortir.
Le 4 décembre, à Nevers. — Elle repose, ma chère malade, le visage
tourné vers le mur. Quand je ne la vois plus, que voir, que regarder dans
JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN 219
cette chambre ? Mes yeux ne se portent qu'au ciel et sur son lit. Sous ces
rideaux, je vois tout ce que je puis aimer ici.
Peut-être je m'attendris trop à ce chevet dans cette chambre, ticde
atmosphère de larmes. Pour en sortir, je vais me jeter dans mes écritures,
mes lectures religieuses qui fortifient. Sœur de charité, il ne me faudrait
pas tomber malade.
Le 5. — Toujours plus faible, atonie complète, espoir inutile de distrac-
tion. Oh ! quand l'âme aussi est atteinte !...
Pas de monde aujourd'hui, et j'ai pu lire. Commencé les Contes fantas-
tiques d'Hoffmann, qui m'amusent. Il s'y trouve de piquantes railleries, de
malicieux aperçus sur les hommes et les choses.
Le 7. — J'ai reçu de *'* un paquet cacheté. Tristes et précieuses reliques
déposées en mon cœur avec larmes. C'était le jour des dépôts. De mon
côté et sans aucune pensée d'imitation, puisque je ne m'attendais pas à ce
qui s'est passé, j'ai remis entre les mains d'un saint prêtre des papiers à
moi ; j'ai voulu décision sur un doute. O mes pauvres pensées, que je n'ose
plus juger ! Que Dieu les juge !
Ma pauvre amie ! Elle a parlé de recevoir les sacrements et autres choses
de mort. La petite croix que je lui ai passée au cou lui a fait plaisir, je la
lui ai vu baiser souvent. Hélas! un autre mourant a collé là-dessus ses
lèvres !
Le 10. — Journée assez calme, causerie, presque de la gaîté, animation.
C'est bon signe quand l'âme reparaît.
Le n. '— Je suis tranquille; le prêtre à qui j'avais donné certains écrits à
juger ou plutôt mon cœur et mes pensées, me les a rendus, non pas jugés,
mais approuvés, mais goûtés, mais compris mieux que je ne les avais
compris moi-même. A-t-on besoin qu'un autre nous révèle? Oui, quand
on a des ignorances d'esprit et des timidités de cœur.
A Saint-Martin. — Lire, écrire, que faire dans ma chambre si bien dis-
posée pour toutes choses de mon goût? Un bon feu, des livres, une table
avec encre, plume et papier, moyens et attraits. Ecrivons. Mais quoi? Eh !
ce petit Journal qui continuera ma pensée et ma vie, cette vie maintenant
hors de son cours ordinaire, comme si notre ruisseau se trouvait transporté
sur les bords de la Loire, cette Loire, ce pays que je ne devais jamais voir,
tant j'en étais née loin. Mais Dieu m a portée ici. Je ne puis m'empêcher
de voir la Providence claire comme un plein jour dans certains événements
de la vie, non qu'elle ne soit en tous, mais plus ou moins manifestée.
Avec un peu plus de goût pour écrire, j'aurais pu laisser ici un long
mémorandum de mon séjour à Saint-Martin, si beau, si grand dans son
parc et ses belles eaux. J'ai vu peu de lieux aussi distingués, aussi remar-
quables de nature et d'art. On voit que Lenôtre a passé par là. Je vais j
220 JOURNAL D'EUGÉNIE DE GUÉRIN
avec les souvenirs les plus agréables et les plus doux, tant du dedans que
du dehors : famille charmante où je suis adoptée, où j'ai reçu les témoi-
gnages les plus touchants d'affection, affection si vraie puisqu'elle est
désintéressée. Que leur revient-il de m'aimer? Rien que d'être aimés à
leur tour et de se faire bénir devant Dieu. Oh ! que cela me serait doux si
je ne pensais pas à Maurice, à qui je dois ce bonheur dont je jouis après sa
mort. J'ai voulu voir sa chambre ; je ne fais pas un pas, à la chapelle, dans
le jardin, au salon, qu'il n'ait fait aussi. Hélas ! nous no faisons que passer
sur le pas des morts.
Dernier décembre. — Mon Dieu, que le temps est quelque chose de
triste, soit qu'il s'en aille ou qu'il vienne ! et que le saint a raison qui a dit :
« Jetons nos cœurs en l'éternité ! a>
FIN
TABLE
Préface. _
Premier cahier — 16 novembre 1834-13 avril 1835.
Deuxième cahier— 14 avril-5 décembre 1835.
Troisième cahier — Mars-mai 1836. -o
Quatrième cahier — Mai-juin 1837. 67
Cinquième cahier — 26 janvier-19 février 1838. g,.
Sixième cahier — 19 février-3 mai 1838. 0,,
Septième cahier — 3 mai-29 septembre 1838 IOq
Huitième cahier — 10 avril-25 mai 1839. , .
Neuvième cahier — 21 juillet 1839-9 janvier 1840. ,46
Dixième cahier — 9 janvier-19 juillet 1840. ,-^
Onzième cahier — 26 juillet-29 août 1840. 207
Douzième cahier — ior novembre-31 décembre 1840. 2,6
FIN DE LA TABLE
Isle. — Imprimerie Eugjuih ARDANT et C"
*