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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/koenigsmarkOObeno
KŒNIGSMAHK
|DU MEME AUTEUR
Diadumène. Poèmes. Oudin, 49J4.
Copyright by Emilc-Paui frères, i918
PIERIIE Bb^NOIT
KŒNIGSMARK
PARIS
EMILE-PÀUL FRÈRES, ÉDITEUR
100, rue du Faubourg-Saint-IIonoié, 100
Place. Beauvau
JUSrU'CATION' au TtRA-iE
m, 7 7 1-
Ihùz
Ces vieux cluUeaux de la Saxe
galante et du Hanovre électoral,
ces gothiques palais, mornes et
silencieux au dehors, féeriques au
dedans, avec leurs lambris d'or
massif, leurs tentures de brocart,
leurs lourdes portières de tapis-
series, quel étrange et fantastique
spectacle ne deviennent-ils pas
pour nous ? La tragédie s'y confond
avec la pastorale; à chaque porte
heurte lintrigue; le long des cor-
ridors à demi éclairés, l'amour
mone sa sarabande...
B-LAZE DR BURY.
AVANT-PROPOS
Longtemps, j'ai hésité à rendre à la vie le
dépôt que je tenais de la mort. Et puis, son-
geant que le lieutenant Vignerte et celle qu'il
aima sont rentrés dans l'ombre éternelle, j'ai
pensé qu'il n'y avait plus aucune raison de faire
le silence sur les tragiques événements dont
fut le théâtre dans les moii qui précédèrent
immédiatement la grande guerre, la cour alle-
mande de Lautenbourg-Detmold.
P. B.
Au Docteur Léon LASGOUTX
KŒNIGSMARK
PROLOGUE
— Rompez les faisceaux.
D'elle-même, avec cette habitude qui économise
les commandements, la masse sombre de la com-
pagnie fit à droite par quatre.
La nuit tombait, désolante et froide, striée de
longues raies liquides. Il avait plu tout le jour. Au
milieu de la clairière, des flaques d'eau reflélaientf
encore pâles, le ciel vert de gris.
Un ordre tomba : En avant.
La petite troupe se mit en marche. J'étais en
tête.
A la lisière du bois se dressait un pavillon, sorte
de folie dix-huitième siècle; deux ou trois obus à
peine en avaient ébréché les ailes. Les lustres de la
grande pièce du rez-de-chaussée, multipliés dans
les glaces, étincelant à travers les hautes vitres,
rendaient plus sinistre et plus noire cette nuit des-
cendante d'octobre.
Cinq ou six ombres, avec de longues pèlerines, «e
profilaient au dehors sur cette lumière.
— Quelle compagnie, lieutenant ?
2 KŒNIGSMARK
— 24' du 218", mon général.
— Vous prenez les tranchées au Blanc-Sablon ?
— Oui, mon général.
— Bien. Dès que votre monde sera casé, vous
irez chercher les ordres au poste de commande-
ment. Votre chef de bataillon les a... Et bonne
chance.
— Merci, mon général.
Dcms l'obscurité, les hommes avaient d'extraor-
dinaires silhouettes de bossus, courbés sur leurs hâ-
tons, avec, au dos, l'étonnant chargew.ent des sacs
où ils avaient brelés les objets les plus hétéroclites.
La tranchée est une île déserte. Sait-on de quoi on
y aura besoin? Aussi les soldats y emménagent-ils
tout ce qui est trans portable.
Ils observaient un silence grave et bourru, le si-
lence qu'on garde en allant occuper un secteur dont
on n'a pas l'habitude. Et puis, le Blanc-Sablon
avait mauvaise réputation. La tranchée ennemis
était assez éloignée, sans doute, — trois ou quatre
cents mètres, — mais la naiure du terrain n'avait
permis de creuser que de déplorables abris, sans
cesse effondrés, maintenus à grand'peine avec des
rondins. En outre, c'était un lieu boisé, raviné, où
l'on ne voyait pas à cinquante mètres devant soi.
Et rien n'est énervant, à la giierre, comme le mys-
tère de l'invisible.
Une voix dit :
— Qui sait si au moins on pourra allumer les
bougies?
KŒMGSMARK •
Allumer les bougies, cela veut dire jouer aux,
cartes. On le peut, quand les trous sont su/}îsam~
ment profonds, avec de bonnes toiles de tente pour
en voiler l'entrée.
Un autre murmura :
— Pour combien de temps descend-on là-bas ?
Cette question demeura sans réf.onse. En oc-
tobre WH, la guerre n'était pas encore devenue
une chose administrative, avec relèves fixes, per-
missions... On ignorait le nombre de jours qu'on
resterait dans de mauvaises tranchées, qu'on ne
pouvait se résoudre à améliorer : ce n'est pas la
peine. Il y a déjà un mois qu'on est arrêté. Avant
la fin de la semaine, on sera sûrement reparti de
V avant.
De mon bâton, je fouillais le sentier forestier,
éclairé à trois pas par la pauvre lanterne qu'un sol-
dat cachait sous sa pèlerine. C'est une chose redou-
table que d'être guide, dans la forêt, dans la nuit,
sur un chemin inconnu. Derrière vous, les hommes,
les chefs eux-mêmes, suivent comme des moutons,
attentifs seulement à ne pas, dans un arrêt brusque,
venir se cogner le nez contre le sac de son prédé-
cesseur, qui est tout leur horizon. Les autres pou-
vaient penser à la relève, à leur partie de cartes,
à chez eux, à n'importe quoi... Moi, je n'avait
qu'un souci : ne pas fourvoyer cette foule aveugle.
Pas d'autre bruit que le piétinement sourd qui
serpentait indéfiniment derrière moi. Les arbres
cu-dessus de nous faisaient un dôme noir. De^
4 KŒNIGSMARK
*fînps en temps, en passant dans une clairière, on
levait la tête; mais le ciel était aussi sombre que la
voûte des branches.
— Où est le lieutenant ?
-En talc, mon lieutenant.
Une main se posa sur mon épaule : celle de
Vignerfe.
Depuis que notre capitaine, après Craonne, nous
avait quittés pour être chef de bataillon dans un
autre régiment, Raoul Vignerte, plus ancien que
moi, avait pris le commandement de la compagnie.
C'était un garçon de vingt-cinq ans, mince, avec
une admirable tête brune. Deux mois de guerre
nous avaient liés plus que n'auraient pu le faire
dix ans de paix. Sans nous connaître avant l'août
de 191^, nous n'en avions pas moins des souvenirs
communs. J'étais béarnais, il était landais. J'avais
préparé en Sorbonne l'agrégation d'allemand. Il y
avait préparé deux ans plus tard l'agrégation d'his-
toire. Tour à tour gai et taciturne, il était, en
toutes cirocnstances, un merveilleux commandant
de compagnie. Les soldats le trouvaient parfois un
peu distant, un peu lunatique, mais ils aimaient sa
tranquille bravoure, le souci constant où il était
de leur bien-être. Vignerte ne dormait pas, comme
moi, avec les hommes. Mais ceux-ci savaient que,
s'il l'habitait seul, c'était toujours l'abri le plus
démoli, le moins riche en paille, le plus exposé
qu'il choisissait.
KŒNIGSMARK 5
A mon égard, il n'y avait pas une attention
qu'il n'eût, pour me faire oublier que, plus jeune
de deux ans, il était mon chef. Pour ma part,
enchanté d'avoir à obéir à un tel camarade, j'étais
en outre ravi d'échapper à la responsabilité de tous
les instants qu'est celle d'un commandant de com-
pagnie. L'établissement des états, les discussions
avec le sergent-major et le fourrier, la comptabilité,
si réduite qu'elle soit en campagne, ne m'auraient
que médiocrement réjoui. Vignerte qui, pendant la
retraite, n'avait pas dormi une heure par nuit, qui
était sorti le dernier de Guise en flammes et rentré
le premier dcms la Ville-au-Bois rasée, ce même
Vignerte s'acquittait des plus infîmes détails avec
une activité méthodique. Par moment, quand je
voyais ce charmant intellectuel mettre à ces insnp-
portables besognes toute son attention, il m'était
arrivé de penser : Quel dérivatif cherche-t-il? A
quelles idées noires veut-il donc se soustraire?...
Alors, comme redoutant d'être deviné, il venait à
moi avec quelque plaisanterie, et le régiment ne
comptait pas de la journée de compagnon plus gai,
plus insouciant.
Ce soir, il était dans ses heures de gravité. Quoi
d'étonnant, avec la charge de répondre de deux
cent cinquante hommes, dans un nouveau secteur?
Et puis, il avait peut-être des ordres que j'ignorais
encore.
— Où en sommes-nous? me demanda-t-il.
^— Encore dix minutes de marche pour arriver
6 KŒNIGSMARi;
au poste de commandement, dis-je. Et, plus bas, je
l'interrogeai : Y a-t-il du nouveau?
— Une compagnie du bataillon doit, je crois,
effectuer une opération. Mais ce n'est pas à notre
tour de marcher. D'ailleurs, je vais rester au poste
de commandement. Vous ferez la relève sans nwi.
J'arriverai un quart d'heure après, avec les ordres.
V C'était vraiment un endroit lugubre, que ce
,BIanc-Sablon. Au flanc d'un ravin, une forêt naine,
défoncée d'obus, avec des saillants boisés, des trous
d'ombre et, devant, un chemin barricadé de bran-
chages qui fdait vers le village occupé à quelques
cents mètres par l'ennemi.
Les soldats, muets jusqu'alors, ne purent se
défendre de brefs commentaires.
— Eh bien, vrai ' C'est du propre. Ça n'arrive
qu'à nous, ces endroits-là...
— Silence!
La rdève a quelque chose d'une figure de cotil-
lon. Commandant de compagnie, chefs de sections,
caporaux, soldats doivent immédiatement trouver
leur vis-à-vis, le commandant, le chef de section,
le caporal, le soldat dont chacun a à prendre la
place. Cela s'opère en cinq minutes, sans brait,
:ùnon l'artillerie ennemie aurait tôt fait de pren-
dre sous son feu ces hommes entassés, dont la moi-
tié n'est pas abritée, et de les ajiéantir.
Le silence, relativement aisé à obtenir de ceux
qui arrivent, s'obtient beaucoup moins aisément de
ceux qui partent. La joie de bientôt dormir à l'abri,
KŒNIGSMARK 7
de ss reposer quelques jours à l'arrière, les rend
loquaces. Ils donnent des conseils à leurs succes-
seurs :
— El puis, ne te risque pas à ce créneau. Il y a
un citoijen qui m'en veut, en face. J'y ai tiré trois
fois dessus, aujourd'hui; s'il n'est pas mort, il doit
vouloir se venger. Alors...
— Silence, donc!
Vraiment, quel ignoble secteur : quatre, cinq
petits postes à fournir, douze sentinelles, sans
compter les patrouilles. Ah! mes pauvres diables
ne vont pas pouvoir beaucoup dormir.
— Au revoir, monsieur.
— Au revoir, et merci de votre amabilité.
C'est l'officier de IcLcompagnie relevée qui prend
congé : la rumeur s'efface dans le bois.
Il était temps : voici la lune.
Triste, embuée de brouillard Jaune, elle roule au
milieu d'un floconnemcnt gris.
Elle éclaire le navrant paysage blanchâtre, les
troncs déchiquetés, les glaises labourées. Les
hommes ont disparu dans leurs abris. Les senti-
nelles inclinent vers la terre leur fusil dont il ne
faut pas que reluise la baïonnette. Derrière nous,
de petits tertres aplatis, avec de touchantes grilles
de bois tordu, hantes comme la main, surgissent.
Ce sont les tombes.
Les soldats ne les ont pas vues. Tant mieux! Il
est préférable qu'ils ne les aperçoivent que demain,
8 KŒNIGSMARK
au jour, quand ils seront habitués, quand le soleil
versera sur noire monde sa relative gaieté.
*
**
Mes cinq petits postes, mes douze sentinelles sont
placés. La compagnie est installée dans ses taupi-
nières. La moitié qui n'est pas de veille ronfle déjà.
Avec deux hommes de bonne volonté — on en
trouve toujours d'éveillés et de curieux — je pars
en patrouille.
— Vous direz au lieutenant Vignerte que je suis
allé faire la liaison avec la 23% — qu'il m'attende
dans mon abri. Je serai de retour dans un quart
d'heure.
Nous nous coulons le long des haies. A inter-
valles réguliers, une chandelle lumineuse s'élève de
la tranchée allemande, et retombe dans un halo
bleu et blafard.
— Qui vive!
— Masséna.
— Melun.
— C'est l'officier de la 24* qui vient faire la liai-
son. Rien de nouveau chez vous?
— Non, mon lieutenant. Si ce n'est qu'on s'est
accroché avec une patrouille allemande. C'est les
coups de fusil que vous avez entendus tout à
l'heure. On en a tué un.
Un corps gît dans l'herbe. Je me penche. Sur la
patte d'épaule il y aie n" 182.
KŒNIGSMARK ^^
— Et ses papiers? ' ^"^
— Le capitaine les a.
— Bien. Vous avez notre petit poste de dron
à cent mètres, ici, dans le boqueteau... Ahl à deux
heures, une patrouille passe. Pas de blagues, n'est-
ce pas?
— Bien, mon lieutenant.
— Au revoir.
Je trouve en rentrant Vignerte dans mon abri.
Il fume une cigarette.
Je lui demande : Rien de nouveau?
— Rien, me répond-il, du moins pour cette nuit.
Par exemple la 22" va peut-être écoper. Il y a,
devant elle, une corne de bois où nous avons de
bonnes raisons pour croire qu'on mijote une sape.
La 22'doit aller voir, et mettre, si possible, du dé-
sordre dans ce travail. A six heures du matin, une
section part; le reste suit pour appuyer le coup de
main. Dès que les détonations retentiront, la 23"
doit donner de la mousqueterie sur la tranchée en
face pour la fixer. Nous, nous n'avons à bouger
que si les choses se gâtent. Mais en tout cas, la 23'
contre-attaque avant nous. Donc, nuit calme. Et
vous, rien de nouveau?
— La compagnie est installée, dis-je. Si mal,
d'ailleurs, que je suis sûr qu'il n'y a pas à se mé-
fier. Il y en aura toujours une bonne partie d'éveil-
lée. J'ai fait la liaison à droite; là, rien d'important
non plus, si ce n'est qu'ils ont eu maille à partir
avec une patrouille allemande. Ils en ont démoli un.
„ KŒNIGSMARK
. ihl dit Vîqnerte. Un fantassin. Un chasseur?
ail jov ^ '
Un fantassin. Infanterie prussienne, 182* re-
lient.
— Je suis curieux, dit mon camarade, de savoir
d'où viennent les gens que nous avons en face de
nous.
En disant ces mots, il tirait un petit mémento
Lavauzelle :
— 160", Posen — 180% Altona — 182% Lippe —
182% Lautenbourg... Lautenbourg...
— Eh bien?
Il répéta encore :
— Lautenbourg.
— Vous connaissez cela, Lautenbourg ? dis-je,
un peu étonné par le son de sa voix.
— Oui, répondit-il gravement. Vous êtes bien
sûr du numéro?
— Mais oui, dis-je, un peu impatienté. Et puis,
qu'est-ce que cela peut faire ? De Lautenbourg ou
d'ailleurs !
— Evidemment, murmura-t-il. Qu'est-ce que
cela peut faire!
Je le regardai, d'autant plus facilement qu'ab-
sorbé comme il était, il ne prêtait aucune atten-
tion à moi.
— Vignerte, lui dis-je, qu'y a-t-il? Vous ne me
paraissez pas normal. Quelque mauvaise nouvelle?
Mais déjà il s'était repris, et haussant les
épaules :
— Mon pauvre amiJ Une mauvaise nouvelle? Et
KŒNIGSMARK 11
de qui, s'il vous plaît? Je suis seul au monde. Vous
le savez bien.
— C'est égal, insistai-je. Vous êtes nerveux ce
soir. Je préfère que vous restiez avec moi. Vous
pouvez établir où vous voulez votre poste de com-
mandement.
— Il est vrai, interrompit-il, je suis un peu ner-
veux. Quelle heure est-il?
— Sept heures.
— Eh bien, jouons aux cartes.
La proposition était si inattendue de sa part que
les deux soldats que j'avais pour compagnons levè-
rent la tête, abasourdis. Jamais, à la compagnie, on
n'avait vu le lieutenant Vignerte toucher une carte.
— Holà! dit-il, vous deux, Damestoy, Henri-
quez, vous avez des cartes, n'est-ce pas?
Ils firent un signe a/firmatif. Comment n'au-
raient-ils pas eu de cartes.
— A quoi savez-vous jouer?
— A la bourre, mon lieutenant.
— Eh bien. . jouons à la bourre.
Ce fut une étrange partie. Au bout d'une heure,
Vignerte avait été copieusement bourré. Les deux
pauvres soldats se regardaient ahuris, se deman-
dant ce qu'il y avait de plus extraordinaire dans
leur aventure, de l'honneur que leur avait fait le
lieutenant Vignerte, ou de la somme — une dizaine
de francs — qu'ils lui avaient gagnée.
Je le regardai avec de plus en plus d'inquiétude.
Nerveusement il jeta les cartes.
12 KŒNIGSMARK
— Ce jeu est stupide; il est huit henréa, Je uma
surveiller la première relève.
— Je vous accompagne.
Je n'oublierai jamais cette nuit. Le ciel peu à
peu s'était dépouillé de sa toison de nuées. La lune,
presque en son plein, brillait dans l'azur bleu et
froid. Sous elle, entre les groupes sombres des bo-
queteaux, le sable et les tranchées faisaient de lon-
gues traînées blanches.
L'ascension des fusées lumineuses, devenues
inutiles, s'était arrêtée.
Un grand silence régnait. Par moment, une balle
perdue, avec un bourdonnement aigu, passait près
de nous. Et Von entendait, après, la détonation du
fusil, là-bas, dans la vallée.
A voix basse, nous échangions le mot avec nos
sentinelles, les unes aplaties dans un trou d'obus,
les autres accroupies derrière un buisson. La com-
pagnie était déployée sur un front immense : cinq
cents mètres au moins. L'inspection nous en prit
une bonne heure.
Quand nous fûmes au bout, Vignerte me de-
manda :
— Où est le dernier poste de la 23' ?
Nous g allâmes. Les quatre soldats étaient en
train d'enterrer aussi profondément que possible
le corps de l'Allemand tué tout à l'heure.
D'un geste, Vignerte les écarta et, se penchant
sur la fosse, il fouilla le sable qu'ils étaient en
train de rejeter. Le cadavre apparut.
KŒNIGSMAUR 13
— 1S2'. C'est bien cela, miirmura-t-iî.
Puis iî me dit avec un frisson :
— Rentrons, je commence à avoir froid.
Damestoy et Henriquez dormaient dans la ca-
hute on étaient venus les retrouver les trois
hommes de liaison. Avec la grande déférence des
soldats, ils nous avaient arrangé la meilleure place.
Deux trous dans une paille abondante, sous un
amas de couvertures brunes.
La respiration enfantine de ces braves gens rom-
pait seule le silence et, par moment, le petit piaule-
ment d'un de ces minuscules mulots attiré par la
paille toute pourvue encore d'épis. Je ne voyais pas
Vignerte, étendu à mon côté, mais je le sentais qui
ne dormait pas. La porte de la cahute s'ouvrait en
un trou bleu sur le firmament, au fond duquel pen-
dait, comme une larme, une étoile d'argent.
Une heure passa ainsi, peut-être. Vignerte
n'avait pas bougé. Il avait dû s'endormir, ce mys-
térieux camarade que la guerre m'avait envoyé.
Pourquoi était-il si troublé, ce soir? Quel souve-
nir était venu usurper une pensée qu'il pliait sau-
vagement aux mille détails de la guerre, comme
pour l'empêcher de vagabonder à travers des
mondes interdits?...
Et soudain, j'entendis un grand soupir, tandis
qu'une main saisissait la mienne.
14 KŒNIGSMAÎIK
— Vignerte, pour Dieu, qu'aucz-vous?
Je n'eus d'autre réponse, qu'un serrement plus
convulsif de sa main.
Alors, je brûlai mes vaisseaux.
— Mon ami, mon cher ami, vous savez si j'ai le
droit de vous donner ce titre. Eh bien, ne me lais-
sez pas avec cette inquiétude sur votre compte.
Vous souffrez, ce soir. Dites-moi votre souffrance.
Si nous étions à Paris, n'importe où, je n'en use-
rais pas avec cette indiscrétion. Mais telle confi-
dence qui nous ridiculiserait ailleurs ici devient
sacrée. Nous allons peut-être nous battre demain,
Vignerte! Demain, peut-être, quatre soldats nous
creuseront la fosse de sable où dort maintenant
l'Allemand, de tout à l'heure. Ne me parlerez-vous
pas, Vignerte, ne me direz-vous pas,..
Je sentis sa main mollir dans la mienne.
— Ce serait long, mon pauvre ami. Et compren-
drez-vous? Je veux dire : ne me prendrez-vous pas
pour une sorte de fou?
— Je vous écoute, dis-je impérieusement.
— Allons, soit. Aussi bien ces souvenirs m' étouf-
fent, et vraiment il en est qu'il serait égoïste d'em-
porter avec moi. Tant pis pour vous, vous ne dor-
mirez pas cette nuit...
Et voici donc la bizarre histoire que me raconta,
ce soir du 30 octobre 19H, le lieutenant Vignerte,
à l'endroit que ceux qui Vont occupé ont appelé le
Carrefour de la Mort.
Vous êtes universitaire, commença-t-il. Vous ne
m'en voudrez pas si le début de ce récit nest pas
exempt de quelque amertume envers l'Université
dont je n'ai pu faire partie. Amertume injustifiée
sans doute, puisque je lui suis redevable, pour ne
m'avoir pas accepté dans son sein, de souvenirs
que, somme toute, je n'échangerais pas contre une
chaire en Sorbonne.
J'ai fait les études de ceux qui ont un peu d'in-
telligence et pas du tout de fortune. J'ai été bour-
sier. C'est-à-dire que je me suis engagé chaque
année à passer d'une certaine façon des examens,
à acquérir un état d'esprit particulier, avec, comme
couronnement, l'agrégation et un poste dans un
lycée de province.
J'ai d'abord répondu aux espérances que fondait
sur moi le Conseil général de mon département.
Ma bourse aulycée de Mont-de-Marsan est devenue
une bourse de rhétorique supérieure au lycée
Henri-IV. C'est là, '^n 1Q12, aue îe me présentai à
16 KŒNIGSMARK
l'Ecole normale supérieure. Trente-cinq élèves
furent reçus. Je fus classé trente-septième. A titre
de fiche de consolation, j'obtenais une bourse, de
licence cette fois, près de la Faculté des Lettres de
l'Université de Bordeaux.
Je fis alors un coup de tête qui fut jugé sévère-
ment par les quelques personnes qui s'étaient
intéressées à moi. Pendant mon année d'internat,
à peu près comme le détenu qui aperçoit la cam-
pagne à travers le croisillon de sa cellule, j'avais
entrevu Paris. En juin, un jour de Grand Prix, je
me rappelle, pauvre lycéen, avoir assisté, aux
Champs-Elysées, au retour du cortège des million-
naires. Chacune des carrosseries de ces automo-
biles qui, en fleuve brillant, déferlaient dans
l'avenue coûtait dix fois plus que toute ma pauvre
personne n'avait coûté depuis sa venue au monde.
Il y avait là-dessus une admirable lumière jaune et
mauve. J'étais ébloui. Je n'avais contre ce luxe
aucune des pensées qui des impuissants, font des
révoltés. Ah! seulement, en avoir ma part un jour!
« Balzac est un admirable réaliste », ânonnait mon
professeur de rhétorique supérieure. Elles sont
donc réelles, de l'aveu même de ce brave homme
borné, ces aventures des jeunes héros de province
qui, plutôt que d'accepter la médiocrité dans un
coin de leur pays natal, sont venus à la Grande
ville, l'ont domptée, en ont fait la respectueuse
servante de leurs passions...
Et maintenant, on voulait me renvoyer là-bas.
KŒNIGSMARK 17
On m'avait passé sur Taire, on me trouvait trop
léger. Eli bien, on verrait.
Ce fut ainsi que j'envoyai ma démission de
boursier et que je résolus de mïnscrire à la Sor-
bonne pour y faire ma licence es lettres.
Une voix me disait : « N'entre pas dans l'Uni-'
versité. Mais n'en néglige pas les titres. Ils n'ont ^
de valeur que lorsqu'on n'y est pas entré. En dehors
d'elle, ils constituent d'excellents attrape-nigauds. »
Au bout d'un an, j'avais passé ma licence, vivant
de leçons données de-ci de-là, puisant dans ces
besognes un désir plus puissant d'être libre ; et
puis, finalement vaincu, je me résignai au sort
dont j'avais fait fi.
Je posai ma candidature à une bourse de diplôme
d'études supérieures d'histoire, demandant Bor-
deaux. Et je dis adieu à Paris.
Le Comité consultatif de l'enseignement public,
qui a pour mission de se prononcer sur ces sortes
d'affaires, se réunit d'ordinaire dans les premiers
jours d'octobre. Les deux mois que j'avais à
attendre, je les passai dans les Landes, dans un
village maritime, chez un vieux curé (excusez le
cliché, mais c'est la vérité) qui, en souvenir de
mes parents qu'il avait connus, m'offrait sa pauvre
maison.
C'est là, mon ami, que j'ai connu les jours les
plus calmes de mon existence. Libre, vaquant à
ma volonté à travers la grande nature sylvestre,
n'ayant d'autre contrainte que les heures des repas.
16 KŒNIGSMARK
ne lisant, pour la première fois, que des choses
qui ne figuraient pas au programme de l'examen
ou du concours de fin d'année, attentif seulement
au miracle de la belle saison finissante.
Le presbytère était au bout de l'étang qui com-
munique avec la mer par un mince canal engorgé
d'herbes aquatiques. Le matin, dans ma chambre
ouverte, j'étais éveillé par la rumeur de la marée
montante. De ma fenêtre, je voyais, scus un ciel
gris et rose, le gonflement progressif de la grande
eaux verte. Des volées de macreuses et de courlis
tournaient au-dessus avec des cris plaintifs. Ah !
rester là. Voir s'y dérouler la calme ronde des sai-
sons. N'avoir pas, quelque part, un état civil, un
dossier, un lien avec la vie. Courir tous les jours
le long des dunes rectilignes, où les grandes lames
se succèdent dans le vent, où, sur le cordon argenté
du sable, les méduses échouées ont l'air d'immen-
ses pendentifs d'améthyste !...
Un matin d'octobre, je reçus deux lettres : l'une
venait de l'Académie de Bordeaux, et m'apprenait
que le Comité consultatif « n'avait pas cru devoir
réserver à ma demande de bourse un accueil favo-
rable ».
L'autre était signée de M. Thierry, professeur de
langue et littérature germaniques à la Sorbonne.
Pendant un an, j'avais eu pour maître cet excclîeut
homme, ce consciencieux érudit ; c'est lui qui avait
corrigé le mémoire que j'avais présenté en juillet
pour la licence, sur « Clausewitz et la France », s'il
KŒNIGSMARK 19
VOUS plaît. Jamais je n'avais eu qu'à me louer de
lui. Je sentais qu'il me portait une amitié qu'il se
reprochait peut-être un peu.
11 faisait partie du Comité. Sa lettre essayait de
justifier la décision. Personnellement, il avait fait
ce qu'il avait pu. Mais certains membres avaient
émis des doutes sur ma vocation universitaire, et
lui-même, sur ce point, avouait qu'il avait manqué
de conviction pour défendre ma cause. Au reste,
il valait mieux qu'il en eût été ainsi. Il ne me voyait
pas bien étudiant en province. « Revenez immé-
diatement, concluait-il, il y a peut-être un moyen
d'arranger tout cela et qui vous permettra de rester
à Paris. »
Je quittai mon brave homme de curé en lui pro-
mettant de revenir aux vacances de janvier, et le
surlendemain je débarquai à la gare d'Orsay.
C'était déjà l'hiver. Le Luxembourg dépouillé
laissait dénombrer ses statues grises. Dans le petit
appartement de la rue Royer-Collard où habitait
M. Thierry, le feu était allumé.
— Mon cher enfant, me dit-il, — et, seul comme
je rétais, je lui sus un gré infini de ce préambule,
— il ne faut pas en vouloir au Comité. Mes col-
lègues ont le devoir de veiller strictement aux
intérêts de l'Université, et vous-même avouerez
que vous avez souveul, ùans vos études, fait preuve
d'une — comment dirai-je... — fantaisie, oui, fan-
taisie propre à alarmer des esprits aussi... sérieux.
Moi, je -vous connais, c'est autre chose. Je sais
20 KŒNIGSMARK
que de cette fantaisie bien dirigée, il ne restera
qu'une heureuse originalité. Mais, d'abord une
question. Avez-vous réellement la vocation d'une .
carrière universitaire?
Qu3 voulez-vous qu'on réponde, quand on a
exactement en poche cent sept francs et des cen-
times? J'affirmai énergiquement ma vocation. '
— Eh bien, reprit-il, j'ai votre affaire. La bourse
vous aurait donné 1.200 francs tout au plus. Je
vous ai recommandé à un vieil ami qui dirige aux
Ternes, une institution libre. Il lui faut un profes-
seur d'histoire : six heures par semaine, cent
soixante-quinze francs par mois et la possibilité
d'avoir des répétitions. Par exemple, il vous fau-
dra travailler ferme pour poursuivre parallèlement
vos études en Sorbonne. Mais je vous connais,
je réponds de vous. C'est aujourd'hui mardi. Si
cela vous agrée, vous commencerez vendredi pro-
chain.
Je sentais, âpre et froide, la gaine universitaire
m'enserrer jusqu'au cou. Ah! les Champs-Ely-
sées! les femmes en fourrures, avec, derrière
elles, un sillage adorable de parfum! Mais com-
ment « cela » eût-il pu ne pas « m'agréer »? Cent
sept francs et des centimes...
Je me confondis en remerciements.
Il se frotta les mains.
— Je vois M. Berthomieu ce soir. Repassez
demain à dix heures, je vous fixerai rendez-
vous.
KŒNIGSMARK 21
A
— Mardi, 21 octobre 1913. — La nuit tombait.
Rue Auguste-Comte, je me heurtai aux groupes
d'enfants qui sortaient du lycée Montaigne. Ah !
petits élèves, petits boursiers, étudiez les mathé-
matiques, entrez aux Arts et Métiers, mettez-vous
derrière un comptoir, si vous ne voulez pas un
jour être cette ombre falote qui tourne le Luxem-
bourg et s'engage dans la rue d'Assas.
Toujours cette fantaisie, que me reprochait mon
bon maître. Allons, pauvre fille, accordons-lui sa
dernière joie. Menons-la dîner rive droite.
A cet instant de son récit, Vignerte s'interrompit.
Puis :
— Tout à l'heure, continua-t-il, une balle a
sifflé, là ; c'était juste au-dessus de nos têtes. Avez-
vous pensé, cher ami, que si, à ce moment, il vous
était venu Vidée de mettre le nez dehors, elle vous
aurait étendu raide ? Que dites-vous du rôle du
hasard dans la vie ?
— L'autre jour, répondis-je, la onzième es-
couade était en effervescence. Personne ne voulait
aller à la corvée d'eau. Chacun prétendait que ce
n'était pas son tour. Comme le bruit gagnait, je
suis intervenu. J'ai envoyé le premier qui m'est
tombé sous la main, celui qui criait le plus fort. Il
est parti en maugréant, protestant que c'était une
22 KŒNIGSMARK
injustice. Il laissait sa capote à sa place. Quand il
est revenu, il ne l'a plus retrouvée. Un obus l'avait
pulvérisée, en même temps que ses douze cama-
rades.
— Nous sommes d'accord, dit Vignerte.
Et il poursuivit :
Moi qui jamais, le soir, ne passais les ponts,
me contentant des tristes joies du quartier latin,
quelle force me poussa ce soir ? Je me rappelle
avoir fait une orgie solitaire au Grand U ; puis
l'envie me vint d'aller prendre mon café à la ter-
rasse de Weber. Prétendant ne me rien refuser,
je passai devant les lampions de l'Olympia avec
la ferme intention de m'y octroyer ensuite un pro-
menoir. Un peu excité par ma bouteille de Barsac,
je marchais très droit, en regardant avec aplonib
les passantes.
Il faisait froid. Je rentrai chez Weber, et, tout
de suite, les lumières, la foule me rendirent ma
timidité. Je m'assis humblement dans un coin,
avec la maladresse de ceux qui craignent qu'on
voie qu'ils n'ont pas l'habitude.
En face de moi, un groupe de jeunes gens
menait grand bruit. Je regardai avec envie leur
aplomb, leur mise, tout ce bonheur auquel je n'at-
leindrais peut-être jamais. Ah ! vraiment, comme
il était peu fait pour l'Université, ce jeune homme
que laissaient sceptique les étalages d'érudition,
les bibliographies, les références, et à qui la vue
KŒNIGSMÀRK 23
d'un veston bien coupé, d'une cravate savamment
nouée, de fines chaussettes devinées sous le rempli
du pantalon donnait presque des battements de
cœur !
Ils étaient quatre, dont une femme, rose et
jolie sous les fourrures réapparues. Un peu fardée
peut-être, mais cela ne m'a jamais déplu. Assise
sur la banquette, avec un des beaux jeunes gens,
elle me faisait vis-à-vis. Les deux autres me tour-
naient le dos, mais, dans les glaces, je voyais
leurs faces légèrement échauffées par un bon dîner
finissant.
Etre celui qui vient prendre son café dans un
grand restaurant, je compris ce soir cette humilia-
tion : « Ah ! me disais-je, il valait mieux rester
chez toi, dîner de n'importe quoi et te coucher ;
dormir, dormir. Le sommeil est le refuge du
pauvre. Il ne fallait pas venir ici. »
Et pourtant...
Je commençais à peine à remarquer qu'un des
convives qui me tournait le dos me regardait dans
la glace avec insistance, lorsque, s'étant levé, ïl
vint vers moi :
— Vignerte !
— Ribeyre !
J'avais connu ce Ribeyre en rhétorique supé-
rieure. Déjà licencié, il préparait aussi Normale,
mais avec toute la désinvolture que peuvent
d(Onner un peu de fortune et d'autres ambitions.
— Que fais-tu là ?
24 KŒNIGSMARK
— Tu vois, dis-je, déjà gêné.
J'ajoutai vite :
— Et toi ? quoi de nouveau depuis Henri-IV ?
— Ah, mon cher, ne me parle pas de cette sale
boîte. Et on dit qu'on y instruit la jeunesse ! Ils
m'auraient fait manquer ma vie, si je les avais
écoutés...
Il ajouta, lui aussi :
— Et toi ?
— J'ai été bien forcé de les écouter. Et je le
suis encore, répondis-je avec amertume. Mais
que fais-tu, maintenant ? Tu n'as pas l'air de
t'ennuyer.
— Mon vieux, toutes les chances. Secrétaire
d'un député qui, six mois après, devient ministre
des Affaires étrangères. Je l'ai suivi au quai d'Or-
say. Et voilà. Mais quitte ton coin. Je vais te pré-
senter à des amis des Ministères.
Ribeyre me présenta en effet : — Mon ami
Vignerte. Un travailleur, celui-là. Diplômé, un tas
de choses. Agrégé peut-être? Non, tant mieux
pour toi. Mais qui en sait sûrement plus que nous
trois réunis, sans compter Clotilde.
Clotilde salua d'un air pincé et me jeta un regard
ironique.
J'étais au supplice. Ah ! ce panégyrique allait
bien avec mes pauvres pantalons bosselés aux
genoux.
Tous d'ailleurs furent charmants ! La louange
de mon savoir n'était-elle pas plutôt un éloge de
KŒNIGSMARK 25
leur savoir-faire, à eux, de leur art à mater la vie ?
Bientôt Ribeyre se leva.
— A demain, les amis ! Mes respects, Clotilde.
Tu viens avec moi, Vignerte, tu me pousseras un
bout de chemin.
Dehors, il me prit le bras.
— Je rentre au quai d'Orsay. Quelques lettres
du vieux à expédier. Accompagne-moi.
La rue Royale étincelait. Des femmes emmitou-
flées dans de longues capes de soie descendaient
des automobiles arrêtées devant un restaurant. Ce
luxe m'enivrait, me fouettait, me poussait à essayer
de tirer parti de la rencontre de Ribeyre. Je sen-
tais celui-ci disposé à m'étonner de sa nouvelle
fortune. Qui sait, peut-être arriverais- je à profitei
de son désir de me manifester ,sa puissance. Que
ne peut-on obtenir de la vanité des gens !
Quelle sotte vanité me prit moi-même lorsque
je montai avec lui le perron de droite du Palais
des Affaires étrangères ? Un grand laquais nous
ouvrit l'ascenseur. Un autre nous reçut au premier
étage.
— Pas de coup de téléphone, Fabien ?
— Si, Monsieur, un du Ministre du Commerce.
Il doit dîner demain avec le Ministre, ^t'est pour
lui dire qu'ils se retrouveront à la Chambre. J'ai
pris la communication par écrit.
Une minute après, nous étions dans un adorable
petit cabinet gris et or.
Ribeyre frappa sur la table.
26 KŒNIGSMARK
— Le bureau de Vergennes, dit-il négligem*
ment.
— Tu permets ? continua-t-il en s'asseyant.
Et il se mit à décacheter des lettes, sur les-
quelles, au fur et à mesure, il traçait des signes au
crayon rouge.
— Ne le gêne pas pour me parler. Ce n'est pas
une besogne bien absorbante. Voyons, dis-moi ce
que tu fais ? Où en es-tu avec l'Université ?
Je le lui dis, je lui dis tout, depuis mon départ
d'Henri-IV jusqu'à ma prochaine entrée chez
M. Berthomieu.
Il leva la tête :
— Et tu as accepté ça ?
— Le moyen de faire autrement ? répondis-je
avec âpreté. Il ne faut pas mourir de faim.
La faim. Ce mot résonna étrangement au mi-
lieu de ces Gobelins, de ces meubles Boule, de
ces Sèvres.
Ribeyre se leva. J'eus l'intuition que j'étais
sauvé.
— Mon cher, il ne faut pas entrer chez Bertho-
mieu. On se coule nvec ces histoires. Je te connais.
Je te jure que tu n'es pas fait pour l'Université.
Ce qu'il te faut, c'est cela.
Il désigna d'un geste circulaire ce luxe de puis-
sance qui nous environnait. Quel psychologue, ce
Ribeyre !
— Ecoute, me dit-il en venant s'asseoir sur le
KŒNIGSMARK 27
bras de mon fauteuil. Consentirais-tu momentané-
ment à t'expatrier ? Je dis momentanément, car
c'est à Paris que se joue la partie et qu'elle sf
gagne. Mais quoi, tu n'as pas un sou. ici, l'aveni/
pourrait être à un garçon comme toi qui a devant
lui de quoi vivre un an sans s'occuper de ia maté-
rielle.
— Eh bien ? dis-je, haletant.
Il continua, savourant le plaisir de me paraître
si grand.
— Voilà. C'est un service que tu me rendras
aussi bien que je t'en rendrai un. J'ai déjeuné ce
matin à l'ambassade d'Allemagne avec Marçais.
Tu ne connais pas Marçais ? C'est notre ministre
à Lautenbourg. Connais-tu Lautenbourg, l'agrégé
de géographie ?
— C'est un des Etats allemands.
— Grand-duché de Lautenbourg-Detmold. Prince
souverain, son Altesse Frédéric-Auguste, dit-il
doctoralement. Cette altesse-là est affligée d'un
héritier d'une quinzaine d'années, pour lequel elle
recherche un précepteur. Or, tu sais que le Fran-
çais fait prime dans toutes les cours du monde.
Tu es licencié ?
— Oui.
— Parfait ! sais-tu l'allemand ?
— A peu près, pour la Sorbonne.
— Bah ! ils parlent tous français, là-bas. Eh
bien, le grand-duc a chargé Marçais partant pour
Paris de lui dénicher ce précepteur. Marçais
est un homme charmant, et d'un distingué \^
28 KŒNIGSMARK
Charvet lui confectionne des cravates exclusives.
Après, il brise la planche aux assignats. Mais ce
n'est pas un reproche : comme débrouillard, il y a
"lieux. Hier, au hasard, il m'a confié son embarras.
Demain, il doit aller au Ministère de Tlnstruction
Publique. Tu comprends que là, il en trouvera
à revendre, des précepteurs, surtout avec les ap-
pointements qu'ofifre le grand-duc, l'O.OOO marks
par an.
— lO.OOO marks ? répétai-je ébloui.
— Il faut régler la question tout de suite. Tiens,
j'écris un pneumatique à Marçais.
Il m'en donna lecture. Je n'avais qu'à rougir
devant les compliments qui m'étaient décernés.
— Marçais l'aura demain matin. C'est un garçon
rangé, il se lève à 9 heures, ce sera pour te con-
voquer. Ah ! ton adresse ?
— 7, rue Cujas.
— Eh bien, n'oublie pas d*y repasser, à ta rue
Cujas, pour ne pas manquer son rendez-vous.
— Donne-moi le pneumatique, dis-je. Je veux
le mettre moi-même.
Ma fièvre, visiblement, le flattait. Il sourit vani-
teusemeni.
— Ah ! mon gaillard ! Au lieu des soupes du
père Berthomieu, tu vas goûter la vie de château,
de palais. Lautenbourg est une exquise résidence,
paraît-il. De Marçais refuse depuis deux ans de
l'avancement pour y rester. Le grand-duc, est
aimable. La grande-duchesse court le renard mieux
KŒNIGSMARK 29
qu'un homme. Marçais m'a dit avoir crevé son
meilleur cheval à la suivre. Sache te faire ta place
là-bas, voilà tout.
Ce disant, je vis qu'il jetait un coup d'oeil sur
Ha pauvre mise.
— Ne crains rien, dis-je avec une autorité qui
l'itonna.
1 me regarda, sourit encore : — Eh! eh! je crois
q^ift je- viens de révéler quelqu'un à lui-même.
Lute là-bas, mon enfant. Reviens-nous avec quel-
que* billets de mille. Le patron est solide ici, et
s'il coule, je quitterai le vaisseau avant. On se
retroivera. Vois-tu, pour que les gens vous ren-
dent utilement service, il faut n'avoir plus besoin
d'eux. Les cabinets de ministres, il n'y a rien de
mieux. Mais il faut avoir de quoi attendre, pouvoir
tenir le coup. Sinon, on est forcé de se faire
bazarder conseiller de préfecture, à 2.000 francs.
Six mille marks de côté, cela ne te sera pas diffi-
cile. Défrayé de tout là-bas, emploie le reste à te
nipper. C'est de l'argent toujours placé à cent
pour cent. En cela, tu peux copier Marçais. S'il
n'était pas si bien mis, il y a longtemps qu'il
aurait été débarqué.
Telles furent les paroles d'Etienne Ribeyre.
Entre autres précieux conseils, il venait de me
donner la démonstration que, dans la vie, il peut
arriver qu'un indifférent fasse pour vous davantage
qu'un ami.
Oh! l'admirable lune d'octobre sur Paris ! La
30 KŒNIGSMARK
Seine coulait dans une douce brume mauve. Au
coin de la Chambre des Députés, je déposai mon
pneumatique à la poste de la rue de Bourgogne
Puis, j'eus besoin de marcher, d'être seul ave
moi-même. Dix mille marks, 12.500 francs. L'a-
gent ne fait pas le bonheur ! Qui le fait donc, je
vous le demande ? Qui me donnait cette démarche
assurée, cette confiance, cette joie ?
La rue de Varenne, la rue Barbet-de-Jous le
boulevard Montparnasse purent successivenent
admirer ma superbe. Je ne voyais pas les passants,
j'étais splendide. Je ne sais comment mes yeux
s'arrêtèrent, près de l'Observatoire, sur une ombre
mouvante et craintive, sous un réverbère. C'était
une mince fille, avec d'énormes cheveui blond
rouge. Ma joie était trop lourde ce soir pour pou-
voir la porter seul. Mais, pas un instait, je ne
pensai, près d'elle, que son corps lui appartînt en
propre. îl était, ce mince corps, celui des femmes
des Champs-Elysées, des élégantes de Maxim's, et
de celles, combien plus belles, qui sans doute
devaient m'attendre dans une lointaine cour alle-
mande, au bord d'un fleuve wagnérien, en mur-
murant, pour tromper leur impatience, les plus
molles strophes de V Intermezzo.
*
Dix heures du matin. Et le rendez-vous de
M. Thierry que j'allais oublier.
KŒNIGSMARK 31
Il lisait au coin de son feu. Quand j'entrai, il
vint vers moi avec un sourire ravi.
\ — Tout est entendu, mon cher ami, avec M. Ber-
taomieu. Vous entrez chez lui.
\ — Mon cher maître, répondis-je, je crois bien
que je vais vous avoir dérangé pour rien.
St je lui fis le récit de la veille, sans pouvoir,
malgré mon désir de lui paraître calme, arriver à
cacher ma joie.
J'tus du dépit à ne pas le voir la partager im-
médiatement, ii me regardait étonné, avec même,
me ptrut-il, une pointe de désapprobation.
Les\universitaires sont tous les mêmes, pensai-
je. Hois de l'Université, point de salut. Et je sertis
de la mesure où je m'étais tenu si difficilement
pour manifester très haut mon orgueil de ma nou-
velle situation.
— Enfin, conclus-je, je me demande combien il
me faudrait passer d'examens, de concours et
attendre d'années pour arriver à la situation qui
m'est offerte du premier coup : lO.OOO marks
par an.
— Evidemment, murmura-t-il, rêveur.
Il regrtda un moment les charbons de son
feu, puis se leva pour aller à la bibliothèque,
d'où il revint avec un gros volume relié en une
de ces toiles de couleur crue, plates, dorées, qui
caractérisent beaucoup d'ouvrages anglais ou
allemands.
— C'est bien au nom du grand-duc de Lauten-
32 KŒNIGSMÂRK
bourg-Detmold que vous est faite la proposition
dont il s'agit ? me demanda-t-il.
— Oui, dis-je, au nom du grand-duc Frédéric-
Auguste.
— C'est bien cela. Pour être précepteur de son
fils unique, le duc Joachim.
Ce fut ainsi que j'appris le nom de mon fu.ur
élève.
Mon vieux maître réfléchit quelques secoides
encore et, levant vers moi ses lorgnons pâles :
— Et... puis-je vous demander si vous êtes déjà
lié par un engagement formel ?
— A vrai dire, pas encore. Mais ma résolution
est formelle, et ce n'est que si on m'en préfère un
autre que je ne partirai pas.
— Dans ce cas, n'en parlons plus, dit M. Thierry
en remettant son volume en place.
J'étais intrigué, et quelque peu irrité.
— Mon cher maître, lui dis-je, voulez-vous me
parler avec franchise ? Je vous sais trop soucieux
de mon intérêt pouf me déconseiller d'accepter
des offres aussi brillantes, si vous n'avez pour
cela les motifs les plus sérieux. En outre, je dois
vous dire qu'en venant ce matin chez vous, je
comptais obtenir de votre connaissance unique
des hommes et des choses de l'Allemagne contem-
poraine des détails précieux sur la cour de Lau-
tenbourg-Detmold. Ces détails, mon cher maître,
je vois que vous les possédez sans doute encore
mieux que je ne pouvais me le figurer. Je dois
KŒNIGSMARK 33
voir tout à l'heure M. de Marçais, notre ministre à
Lautenbourg. Mais il me sera assez difficile de le
questionner. Et un diplomate est sans doute tenu
à certaines réserves que vous n'avez pas les
mêmes raisons d'observer ^ds-à-vis de moi. En
un mot, laissez-moi vous poser une question qui
résumera tout ce débat : si vous aviez un fils.
Monsieur Thierry, le laisseriez-vous faire ce que
je vais faire ? Le laisseriez-vous partir pour Lau-
tenbourg ?
Il me regarda fixement et me répondit d'une
voix ferme :
— Jamais.
J*avoue que mon étonnement commençait à
faire place à un peu d'inquiétude. Je discernais
très bien que ce n'était pas un enfantin dépit de ne
pas me voir plier à la situation qu'il m'avait
trouvée qui guidait un homme aussi pondéré.
— Vous devez avoir des motifs bien sérieux,
maître, lui dis-je d'une voix un peu tremblante,
pour me faire une réponse aussi catégorique.
— Je les ai, en efifet, me répondit-iî.
— Pourriez-vous me dire le sujet de l'investiga-
tion à laquelle vous venez de vous livrer dans ce
livre ?
— Mon cher enfant, vous pensez qu'il ne peut y
avoir dans cet annuaire des maisons régnantes
aucun détail de nature à justifier les craintes que
peuvent me donner votre sort là-bas ; j'ai vérifié
un nom, certains souvenirs, voilà tout. Il est vrai
34 KŒNIGSMARK
que je possède sur la maison de Lautenbourg-
Detmold quelques renseignements particuliers,
qu'il serait permis à M. de Marçais lui-même
d'ignorer, si ce diplomate était doué de plus de
perspicacité qu'il est réputé en avoir. D'ailleurs,
il n'y a pas bien longtemps qu'il est à Lau-
tenbourg. Il n'a pas connu feu le grand-duc
Rodolphe.
— Qui était ce grand-duc Rodolphe ?
— Vous ignorez même ce détail ! C'était le
frère aîné du grand-duc actuel. Mort il y a quel-
ques années. Deux ans, si je ne me trompe.
— C'est sa mort qui a fait hériter le grand-duc
Frédéric-Auguste.
— Pas directement. La constitution de l'Etat de
Lautenbourg-Detmold est particulière. La loi
salique n'y est pas appliquée- La couronne ducale,
à la mort du grand-duc, revenait à sa femme, la
grande-duchesse Aurore-Anna-Eléonore.
— Alors, elle a épousé son beau-frère ?
— Exactement. Et c'est ainsi, comme il n'y a
pas d'enfants du grand-duc Rodolphe, que votre
futur élève, le duc Joachim, fils du grand-duc
Frédéric-Auguste et d'une comtesse allemande
quelconque, est devenu l'héritier présomptif de
l'Etat de Lautenbourg-Detmold. Il faudrait, pour
qu'il cessât de l'être, que le mariage de son père
avec la grande-duchesse Aurore fût honoré d'un
gage, chose qui paraît assez improbable.
— Il me semble me rappeler, dis-je. N'y a-t-il
KŒMGSMARK 35
pas eu, il y a deux ou trois ans, un grand-duc
allemand qui s'en est allé mourir en Afrique, au
Congo, dans un voyage d'études ?
— Exactement, répondit M. Thierry. C'était le
grand-duc Rodolphe. Il avait toujours chéri les
études géographiques. Son voyage n'était d'ail-
leurs pas parfaitement désintéressé. En pensant
que, quelques mois après, c'était Agadir et pour
nous la perte du Congo, j'ai bien souvent songé
que le grand-duc de Lautenbourg était allé accom-
plir là-bas une mission pour le compte de son
auguste cousin, le Kaiser. Il n'eut d'ailleurs pas
le temps de la mener à bien, puisqu'il mourut au
Congo, peu de temps après son arrivée. Il serait
curieux...
— Je ne vois pas, en tout cas, mon cher maître,
dis-je en l'interrompant, quoi que ce soit, dans ces
histoires, de nature à justifier les craintes que vous
me manifestiez tout à l'heure.
Il parut gêné.
— Mon cher enfant, me dit-il avec un effort, le
devoir d'un historien est évidemment de n'accepter
pour certain que ce qu'il a pu dûment contrôler.
A ce point de vue, je voue avouerai que je ne sais
que des choses assez vagues et difficilement véri-
fiables. Certains bruits, certaines allusions, quel-
ques détails enfin que m'a donnés il y a quelque
temps un ami dont je dois taire le nom, et c'est
tout. Mais je crois assez le proverbe selon lequel
il n'y a pas de fumée sans feu.
36 KŒMGSMARK
— Ne pourriez-vous un peu plus me préciser
l'objet de ces bruits ?
— Vous garderez absolument cela pour vous,
me dit-il, vous me le promettez ?
— Je vous en donne ma parole.
— Eh bien, il paraît qu'on ne meurt pas tou-
jours de mort naturelle à la cour de Lautenbourg-
Detmold.
Ma curiosité était à son comble,
— Qu'est-ce à dire ? demandai-je.
— Hélas, ou plutôt heureusement, rien de précis.
Mais enfin on est bien forcé de constater que
deux personnes séparaient de la couronne le duc
Frédéric-Auguste.
— Puisque le grand-duc Rodolphe est mort d'in-
solation au Congo, dis-je : tous les journaux l'ont
raconté.
— Evidemment. Cette mort-là fut naturelle. On
ne peut pas, paraît-il, en dire autant de celle de
la comtesse de Tepwitz, la première femme du
grand-duc actuel, la mère du duc héritier Joa-
chim.
— Est-ce donc au grand-duc qu'on impute cette
mort ?
— C'est un homme bien curieux, reprit
M. Thierry, que le grand-duc Frédéric-Auguste.
Intelligent, fort instruit, mais d'une dissimulation
redoutable. Joue-t-il pour lui ? Pour le compte du
roi de Wurtemberg, son suzerain direct ? De l'em-
pereur ? J'ai étudié la question au point de vue
RŒNIGSMARK 37
politique allemand. Elle n'est pas simple. Frédé-
ric-Auguste est ambitieux. Et je crois qu'il ne
recule devant aucun moyen.
— 11 a dû tenir compte, dans ses calculs, de la
grande-duchesse héritière, dis-je. Il lui a fallu
pourtant son consentement pour l'épouser.
M. Thierry eut un sourire.
— Ils pouvaient être d'accord. J'avoue ne pas
connaître ce côté de la question. Je ne sais rien
de la grande-duchesse, si ce n'est son âge, dit-il
en reprenant son li\Te bleu et or, ses prénoms :
Aurore-Anna-Eléonore ; son origine russe et
qu'elle est née princesse Tumène. Les Tumène
sont les seigneurs les plus puissants du gouverne-
ment d'Astrakan. A-t-elle joué d'accord avec le
grand-duc actuel, c'est possible. Vous savez cepen-
dant que la raison d'Etat entraîne parfois bien des
mariages. Mais, encore une fois, je ne sais rien
d'elle.
— Tout cela ne me paraît pas bien clair, dis-je,
un peu déçu. Mais de toute façon, je ne vois pas
en quoi un modeste précepteur pourrait avoir à
souffrir des démêlés de ces hauts personnages.
— Ce que vous dites a une apparence de raison.
Sait-on cependant jamais ce qu'il peut advenir au
milieu de ces louches affaires ? On se trouve par-
fois mêlé, sans le savoir, à bien des intrigues ; et
savez-vous même ce qu'on attend de vous là-bas?
Tenez, je vous dirai le fond de ma pensée. C'est
10.000 marks d'appointements qui vous sont
38 KŒNIGSMARK
offerts, n'est-ce pas ? Eh bien, je ne puis m'empê-
cher de trouver ce chifl're exagéré. Votre ami Bou-
velet, normalien et agrégé, n'en avait que 8.000
chez le roi de Saxe.
Je vis très nettement que le vieux professeur
avait certains motifs très précis de me parler de
la sorte, mais que la peur de se compromettre
l'empêchait d'en dire davantage. D'ailleurs, je
crois que la chose eût été inutile. Ma curiosité
était piquée à vif. Un besoin d'aventure s'éveillait
en moi. Et ce fut avec la voix la plus résolue que
je lui dis :
— Je vous remercie, mon cher maître, de
m'avoir mis en garde, mais mon parti est pris.
Avec le soin constant de me tenir à l'écart, de ne
jamais sortir de mes attributions, je crois que
j'éviterai n'importe quel danger. Et avouez que
rien n'est moins certain que j'en coure. Vous me
permettez d'ailleurs une prière.
— Dites !
— Si jamais quelque chose me semble suspect,
je vous en écrirai, je solliciterai vos conseils et il
sera alors temps...
— Gardez-vous-en bien, mon pauvre ami !
s'écria-t-il. Mettez-vous dans la tête que là-bas
vous serez immanquablement entouré d'espions.
N'écrivez jamais une lettre qui ne puisse être lue
par le grand-duc, car vous pouvez être assuré que,
si l'envie lui en prend, il ne vous en demandera
pas la permission. Une fois à Lautenbourg, vous
KŒNIGSMARK 39
serez absolument isolé de icut. Je connais le palais
ducal. Son luxe ne l'empêche pas de ressembler
plutôt à une forteresse qu'à un château.
— J'aurais toujours M. de Marçais.
M. Thierry sourit, d'un sourire qui me rappela le
mot de Ribeyre : comme débrouillard, il y a mieux.
— Enfin, dit-il, je vous vois absolument décidé.
Après tout, mes craintes sont peut-être exagérées.
Et puis, vous êtes jeune, seul. Vous avez de l'à-
propos, de la volonté. Je ne sais moi-même si
j'ai raison de blâmer votre besoin d'aventure.
Sur ce point, je suis un peu prisonnier de mes
goûts de vieil universitaire : une vie calme, une
bibliothèque. Par exemple, acheva-t-il, vous aurez
à Lautenbourg une des plus belles bibliothèques
du monde à votre disposition. La collection du
grand-duc est célèbre. Il y a les manuscrits
d'Erasme et la plupart de ceux de Luther. Allez
donc, mon cher enfant.
— Pourtant, dit-il, revenez me voir après avoir
vu M. de Marçais- Peut-être pourrai-je vous donner
quelques conseils pratiques sur la meilleure façon
de comprendre votre rôle de précepteur.
A mon hôtel Cujas m'attendait un pneumatique,
délicatement scellé de cire mauve. M. de Marçais
m'informait qu'il serait ravi de me voir chez lui,
le jour même, à trois heures.
En me rendant rue Alphonse-de-Neuville, où
habitait le ministre de France à Lauteiibourg
40 KŒNIGSMARK
je n.e fis que repasser les détails de mon entrelien
avec M. Thierry. Il en sait sûrement plus long
qu'il n'ose en dire, pensais-je. Est-ce que je fais
une folie ? Bah ! on verra. Il n'y a pas pire folie
que laisser passer à vingt-cinq ans 12.000 livres de
revenus pour traîner une vie médiocre et sans
issue...
Après ce qui m'est arrivé, mon opinion reste la
même à cet égard.
«
Le comte Mathieu de Marçais avait à peu près la
figure et la prestance sous lesquelles on peut
imaginer M. de Marcellus, et, par-dessus tout, cet
air réservé, plein de sous-entendus des diplomates.
Avec un air pareil, on peut se payer le luxe d'un
cerveau parfaitement cave. Personne ne pourra y
trouver rien à redire.
Une sympathique quadragénaire était occupée,
avec un grand luxe de matériel, à faire les ongles
du ministre plénipotentiaire lorsque je fus intro-
duit auprès de lui.
— Monsieur, me dit-il avec des façons vrai-
ment exquises, je ne saurais trop m'excuser du
sans-gêne avec lequel je vous reçois. Mais le temps,
cher Monsieur, le temps à Paris, vous savez quelle
denrée précieuse il est pour tous. Pensez combien
je dois le ménager, moi qui ne suis dans cette
chère ville que quinze jours par an.
KŒNIGSMARK 41
n me débita ainsi une demi-douzaine de lieux,
communs, se regardant dans la glace, m'observant
à la dérobée. Je crus deviner que ce premier exa-
men, si important pour un homme de son intelli-
gence, ne m'était pas défavorable. Mais je devinai
aussi que je ne réformerais pas précisément l'opi-
nion sévère qu'il pouvait avoir de la façon qu'ont
les universitaires de s'habiller.
Comme une de ses mains, terminée, baignait
mollement dans une eau tiède et rose, il se décida
à en venir au fait.
— Je ne me serais pas permis, cher Monsieur,
de vous convoquer pour vous faire subir une sorte
d'examen probatoire, besogne dont je suis d'ail-
leurs tout à fait incapable. Je sais que vous pos-
sédez toutes les garanties scientifiques nécessaires.
Les garanties morales et intellectuelles, — avant
que j'aie été à même de les constater par moi-
même, — la recommandation de notre ami Ribeyre
me les avait par avance fournies.
Je m'inclinai. Il s'inclina. Il paraissait ravi
d'avoir si bien parlé.
— Vous serez sans doute aise de savoir en
quoi consistera votre tâche à Lautenbourg. Oh!
pas grand'chose. Le duc Joachim a un précep-|^
leur pour la partie scientifique. Le commandant
major de Kessel est chargé de son instruction
militaire. Il vous restera l'enseignement du fran-
çais et de l'histoire, l'histoire universelle, bien
entendu. Ah! cependant, il y a une chose que le
42 KŒNIGSMARK
grand-duc m'a particulièrement recommandé...
— Nous y voici, me dis-je, en pensant aux
soupçons de M. Thierry.
— Lisez-vous bien les vers?
Je restai un peu dérouté par cette question pour-
tant si inoffensive el simple.
— Mon Dieu, je ne sais trop, il m'est difficile...
— Cela, c'est essentiel; le grand-duc m'a dit
d'y veiller. En voici la cause. La grande-duchesse
Aurore est férue de poésie française. Il se peut
que de temps en temps on vous prête & elle. C'est
une surprise que compte faire son Altesse à sa
femme qui se plaint sans cesse du peu de res-
sources qu'offre Lautenbourg sous ce rapport.
« Mon cher comte, m'a-t-il dit, je vous sais lettré
et de goût sûr, je m'en rapporte à vous. » Excusez-
moi donc, cher Monsieur, si sur ce point c'est une
véritable épreuve que je vous demande.
— Tenez, ajouta-t-il, en me montrant de sa
main humide une vitrine. Il y a là d'excellents
poètes. Choisissez et lisez au hasard.
II n'y avait, à vrai dire, que des auteurs bien
périmés dans cette vitrine. Je fus obligé de me
rabattre sur un volume de Casimir Delavigne. Tant
bien que mal, je lus l'admirable poème des Limbes.
Hs volent, mais on n'entend pas
Battre leurs ailes.
— Parfait, parfait, opina en connaisseur M. de
Marçais, n'est-ce pas, Madame Mazerat?
KŒNIGSMARK 43
La manucure eut un gloussement pénétré pour
prouver l'extase où l'avait laissée cette lecture.
J'ai vu dans ma vie des scènes ridicules; plus,
jamais.
— Tout va pour le mieux, donc, dit le comte en
se levant. Je n'ai pas besoin de vous dire que là-
bas vous serez traité avec toute la déférence dési-
rable. Le grand-duc est un homme exquis. La
grande-duchesse... — il leva les yeux — une Russe,
Monsieur, c'est tout dire pour la beauté. Le prince
Joachim est très docile, un peu lent d'esprit peut-
être. Mais en ne peut exiger des Allemands la viva-
cité française. Enfin la cour est peuplée d'hommes
charmants et de femmes ravissantes. Montez-vous
à cheval?
Je fis signe que non.
— Vous apprendrez. Vous monterez avec Kes-
sel. Un cavalier hors ligne... Et vous viendrez
déjeuner à la légation. J'ai là-bas une petite folie
dessinée par Poiret dont vous me direz des nou-
velles. Vous la verrez à mon retour; dans dix jours;
car vous partirez avant moi. On vous attend le plus
tôt possible. En partant après-demain soir à
10 heures, vous serez à Lautenbourg dimanche
matin vers 9 heures.
— C'est entendu, dis-je.
— C'est entendu. Rappelez-moi respectueuse-
ment au souvenir du grand-duc, et veuillez mettre
mes hommages aux pieds de Son Altesse la grande-
duchesse. Ah! mon Dieu, quel étourdi, je fais!
44 KŒNIGSMARE
Il se leva, prit dans son portefeuille une enve-
loppe cachetée.
— Le grand Intendant, M. de Soîdau, m'a
chargé de vous remettre ceci, dit-il discrètement.
Frais de voyage. Bonne chance, et à bientôt.
Excusez-moi, Madame Mazerat. Me voici tout à
vous.
Je n'avais jamais fait à Paris la dépense d'une
voiture que lorsque, partant en vacances ou en
revenant, j'y étais contraint par ma malle. Dès que
je fus sorti, cependant, j'en pris une pour rentrer
chez moi, tellement était grande ma hâte de voir ce
que contenait cette enveloppe que je n'osais ouvrir
dans la rue.
Vraiment, je commençais à sentir les bénéfices
que procure la société des grands de la terre.
« Prière à Monsieur le Précepteur, disait un
papier à en-tête de la chancellerie ducale» de vou-
loir bien trouver ici le premier trimestre de ses
honoraires, plus mille marks à titre d'indemnité
pour frais de voyage. » A cette gracieuse invita-
tion étaient joints trois mille cinq cents marks.
Plus de quatre mille francs, je possédais plus
de quatre mille francs, moi qui hier à Paris débar-
quais sans savoir comment je vivrais dans huit
jours!
La visite à M. Thierry me pesait. Je résolus de
KŒNIGSMARK 45
m'en débarrasser sur l'heure, en lui disant que je
partais le lendemain matin.
Je le trouvai dans son cabinet de travail.
— A votre air radieux, me dit-il, je vois que
tout a marché suivant vos désirs. Tant mieux,
j'ai eu peut-être tort de vous effrayer. Quand
partez-vous?
— Demain, dis-je.
— Alors, mon cher enfant, c'est votre visite
d'adieu. Que vous dirai-je? Je suis sûr que vous
vous tirerez admirablement de vos fonctions péda-
gogiques. Rappelez-vous le grand principe que pose
le père de Pascal : Essayez de tenir toujours votr«
élève au-dessus de sa tâche. C'est une régie impos-
sible à appliquer pour un professeur de lycée qui
est obligé de se conformer à la force moyenne
d'une classe. Mais quand on a la chance d'avoir
un seul élève, on le peut et on le doit.
L'excellent homme me donna ensuite quelques
conseils relatifs au choix des livres dont j'aurais à
me servir pour préparer mes cours. Il me remit
son Histoire de la littérature allemande qui me fut
si souvent là-bas d'un précieux secours.
— Ne me remerciez pas, me dit-il, comme je
murmurais quelques mots de reconnaissance. C'est
peut-être moi qui serai votre obligé. Je vous ai dit
que vous alliez avoir à Lautenbourg une admirable
bibliothèque. Son conservateur, le professeur Cyrus
Beck, — que j'ai eu l'occasion de connaître dans
divers congrès, — la surveille jalousement. Mais
46 KŒNIGSMARK
c'est un scientifique. Je ne doute pas que vons
aurez la libre disposition des ouvrages et mauus-
crits qui n'intéressent pas directement le grand
travail qu'il poursuit sur l'histoire des théories de
la transmutation des métaux. Or, vous savez peut-
être que je suis moi-même en train d'écrire un
livre sur les mœurs à la cour de Hanovre à la fin du
XVII' siècle. J'ai pu voir à la Nationale, dans le
catalogue de la bibliothèque ducale de Lauten-
bourg, qu'il y a là des documents d'une importance
capitale. J'ai couru ce matin, en vous quittant,
dresser les cotes des principaux ouvrages que je
vous serai reconnaissant de consulter pour moi. Je
suis sûr d'ailleurs que cette besogne vous intéres-
sera. Voici ma liste. Je vous signale principalement
cet ouvrage : Stattmutter der Koeniglichen Haeu-
ser Hannover und Preussen, par la grande-du-
chesse de Ahlde, édité à Leipzig en 1852. Nous n'en
avons à Paris qu'une réimpression incomplète; je
vous recommande aussi les livres de Cramer et de
Palmblad, ainsi que VOctavie romaine (die Rœ-
w.ische Octavia), du duc Ulric de Wolfenbûttel.
— Malheureusement, continua-t-il, tandis que
je serrais précieusement le papier, je n'ai pu ins-
crire que les imprimés. Les manuscrits de Lauten-
bourg ne sont pas inventoriés. C'est en les parcou-
rant, mon cher enfant, que vous pouvez me rendre
les plus précieux services. Nul doute que vous y
découvrirez des documents inestimables sur cette
société allemande du xvii* siècle, raffinée en appa-
IvŒNIGSMÂRK 47
rence, au fond violente et cruelle plus qu'on ne l'a
Jamais imaginé.
Il me tenait les deux mains; son émotion me
faisait comprendre qu'il avait encore quelque chose
.1 me dire.
— Je ne veux, pour rien au monde, revenir sur
notre entretien de ce matin, murmura-t-il enfin.
Mais, mon enfant, vous savez l'intérêt que je vous
porte. Je m'en rends compte davantage en vous
quittant. Eh bien, je vous en conjure, ne cédez
jamais au désir, aux invitations même qui pour-
raient vous être faites de sortir de votre rôle péda-
gogique. Il y a à Lautenbourg une assez riche
matière pour ceux qui, comme nous, ont mission
d'écrire l'histoire. Ecrivons-la, en nous gardant de
la tentation d'y participer.
J'étais de bonne foi lorsque je lui jurai d'avoir
toujours ses derniers conseils présents à la mé-
moire.
— Ecoutez encore. A part le prince Joachim, le
grand-duc et la grande-duchesse, M. de Marçais,
j'ignore totalement les êtres de Lautenbourg. Pour-
tant, il y a eu autrefois là-bas un certain baron de
Boose. S'il y est encore, voyez cet homme le moins
possible. Défiez-vous-en, défiez-vous-en.
Je voulus avoir la raison de cette recommanda-
tion suprême. Mais il était redevenu l'historien
consciencieux, le fonctionnaire timoré.
— Non, non, me dit-il. Ce sont des impressions
48 KŒNIGSMARK
n'est plus à Lautenbourg, ne posez aucune question
à son sujet. Attendez qu'on en parle, qu'on fasse
allusion à lui... Allons, cher ami. Il faut nous quit-
ter.
Nous nous embrassâmes. Je ne l'ai plus revu
depuis.
*
**
La dépression que m'avait laissée cette visite
disparut vite chez le changeur où je réalisai en
billets français la moitié de mes billets de la Deut-
sche Bank. Le reste de la soirée se passa en courses
chez les tailleurs, les bottiers, les chemisiers.
Pour la première fois de ma vie- je connus la
joie admirable et amère de l'argent dépensé sans
compter. De taille ordinaire, je n'eus pas de peine
à trouver à Old England un complet, un pardessus,
des chaussures à ma taille. On fit un paquet de
mes pauvres nippes qu'on renvoya rue Cujas.
Alors, confiant en moi-même, je me risquai
chez un grand tailleur. Avec l'autorité que me
donnait mon portefeuille, je commandai un habit,
une redingote, un autre veston. Je payai d'avance
les 800 francs demandés sur la promesse que le
tout me serait livré le surlendemain soir.
Sept heures du soir. Merveille du boulevard des
Capucines en octobre. Joîe de s'y sentir bien
habillé, avec de l'argent, le maître de tout, vous
entendez, de tout. Les grelots bleus de l'Olympia
KŒNIGSMARK 49
faisaient un effroyable tintamarre de lumière. Les
fiacres roulaient, les taxis cornaient. La Madeleine,
vaguement aperçue, élevait dans le brouillard son
énorme entablement d'ombre.
Allons, allons. C'est après-demain que nous
quittons tout cela. Jouissons de notre éphémère
royauté.
Sensation étrange. J'avais de l'argent. Mais je
ne pouvais pas exiger de lui qu'il me donnât des
relations à la minute. J'avais de l'argent, mais si
je n'avais aucun ami pour le prouver, c'était
comme si je n'en avais pas eu.
Une idée lumineuse me vint alors avec un
brusque souvenir. J'entrai chez Weber. N'était-ce
pas là que, tout à l'heure, se réuniraient Ribeyre
et ses amis de la veille? La pensée de Clotilde
m'obsédait. Elle avait hier un grand manteau de
velours noir d'où émergeait sa tête rose aux ban-
deaux blonds étrangement lisses. Quelle joie de me
montrer à elle avec mes nouveaux avantages!
Ribeyre était déjà là.
— Eh bien, mon cher! tout est pour le mieux.
Je viens de voir Marçais qui est ravi. Il paraît que
tu as une voix de charmeur! Diable, tu n'as pas
perdu de temps, dit-il en remarquant ma trans-
formation.
Quand M^' de Rénal fait abandonner à Julien
Soreî sa petite veste de ratine, quand Lucien
Chardon, pour s'y muer en Rubempré, arrive à
Paris avec M"' de Villeneuve Bargeton, née de
50 KŒNIGSMARK
Négrepelisse d'Espard, ces jeunes gens trouvent
immédiatement leur chemin de Damas. Il n'y a
pas eu pour eux d'étape dans le dandysme. Je crus
saisir une nuance d'étonnement moqueur chez
Ribeyre. Je pensai à Baudelaire dont Gautier disait
qu'il râpait avec du papier de verre ses nouveaux
habits pour leur ôter cet éclat du neuf, si cher aux
philistins et aux bourgeois. Mon assurance en
vacilla, mon plaisir risqua de s'en trouver du coup
gâté. Puis « Bah! pensai-je. Ce n'est que de la con-
fection. Je ne pouvais pourtant venir ici avec mes
souliers éculés et mon veston d'il y a deux ans.
Us verront bien dans deux jours. » Et la certitude
d'être allé chez un des tailleurs les plus coûteux
me rendit toute ma confiance.
Clotilde survint. Elle portait une fourrure de
renard blanc qui me parut bien, ce soir-là, le
comble du luxe et du bon goût. Quand j'eus acheté
pour elle toutes les violettes d'une misérable qui
vint les lui offrir, elle daigna s'occuper de moi et
me fit vite comprendre que j'étais beaucoup plus
de son gré.
— Clotilde, dit Ribeyre, si tu m'aimes, tu trom-
peras ce soir Surville avec mon ami Vignerte. Il a
de l'argent et il part après-demain, deux choses
que les femmes ont coutume d'apprécier.
Un quart d'heure plus tôt, cette plaisanterie
d'homme m'eût paru terriblement déplacée. Mais
l'horrible porto blanc faisait son œuvre; puis Clo-
tilde riait, amusée, ne disant pas non.
KŒMGSMARK 51
Surville arrivait avec l'autre, un nommé Mouton-
Masse. Ils étaient tous les deux au cabinet du
Ministre de l'Intérieur, l'un attaché, l'autre chef
adjoint.
— Nous n'allons pas encore rester dans cette
boîte, dit le grand Surville. Deux fois, en suivant,
c'est trop. Charmé, Monsieur, vous dînez avec
nous
— Mon ami Vignerte me charge de vous prier
de vouloir bien accepter à dîner, dit Ribeyre. Il
part après-demain pour la cour de Lautenbourg et
désire nous faire goûter à ses frais de voyage.
Le petit Mouton-Massé fit comprendre qu'il
admettait fort bien mon désir.
— Où va-t-on?
Ces messieurs discutèrent dix bonnes minutes,
se renvoyant comme des volants des noms qui
m'étaient absolument inconnus : Viel, les Sergents,
la Tour, entremêlés de bizarres vocables d'ani-
maux : le Coucou, l'Escargot, l'Ane rouge.
Je n'écoutais pas. Un troisième porto me versait
une infinie béatitude. Cette chaude atmosphère de
café me grisait. Je songeais avec mépris à ma des-
tinée d'hier, aux bourses d'études, à l'agrégation,
aux doyens des quatre facultés, au Vice-Recteur
dans son cabinet de la rue des Ecoles. Ces femmes
élégantes, ces jeunes gens pleins de morgue qui
tournaient autour de moi sous la lumière me rap-
pelaient le froid couloir de la Sorbonne et la fres-
que d'Henri Martin : celle où M. Anatole France,
52 KŒNIGSMARK
vêtu comme un explorateur, dans un paysage
plein de confettis, expose à une douzaine de jeunes
agrégés mal habillés sa conception personnelle de
la destinée humaine.
— La véritable conception de la vie, la voilà!
pensai-je voluptueusement en contemplant Clotilde
^ qui piquait le bouquet mauve et vert sur sa four-
rure blanche.
Ribeyre et ses amis s'étant enfin mis d'accord,
nous montâmes dans un taxi qui nous déposa
place Gaillon, devant un restaurant dont j'ai oublié
le nom.
A l'intérieur, de lourdes tentures dérobaient aux
passants la vue de la salle, jalousement. Surville,
qui connaisait l'endroit, nous mena dans un petit
cabinet où cinq couverts furent rapidement dres-
sés.
J'étais à côté de Clotilde, ou du moins de la
femme qui portait ce nom. C'était pour moi l'essen-
tiel. Ce qu'on servit dans ce fameux dîner, je l'ai à
vrai dire oublié. Sans doute, des choses qui poi-
vraient la bouche, car nous bûmes énormément ;
« Tu me donnes carte blanche », me demandait
Ribeyre, en me désignant alternativement d'un
coup d'œil moqueur Clotilde et Surville. Un petit
sommelier noir prenait les commandes avec onc-
tion. Sans pouvoir l'affirmer, je crois que ce
Ribeyre s'y connaissait. Pas de Champagne, avait-il
déclaré. Je ne sais plus. On avait débuté par un
petit Pouilly sec comme du verglas, à cause des
KŒNIGSMARK 53
huîtres. Puis Mouton-Massé, qui était de par là,
avait réclamé du Saint-Emilion 1892. Sur quoi, Cîo-
tilde, qui était comme par hasard de Beauue, in-
sista pour du vin de son pays. Je ne manquai pas
cette occasion de lui faire la cour et osai interpeller
le sommelier pour avoir le meilleur. Là-dessus
Ribeyre trouva de circonstance de faire apporter,
dans un de ces vases à long col et d'étroite embou-
chure, du Wolxheim. Je dois ajouter que le succès
fut pour moi qui réclamai en fin de compte du vin
de sable des Landes. Aucun de nos compagnons
n'avait jamais goûté de ce redoutable cru, qui puise
sur nos maigres dunes le pâle et jaune dépôt do
soleil marin, qui laisse la tête libre, le buste alerte,
mais sape impitoyablement les jambes.
Surville et Mouton-Massé me tutoyaient. GIo-
tilde m'appelait Raoul et me faisait jurer de lai
envoyer des cartes postales. Ribeyre, plus fort, en
conversation constante avec le petit homme noir,
me faisait signe de l'œil : « Ne te gêne pas. »
J'étais semblable aux Dieux, avec en plus la
conscience de ma rapide ascension. Je revoyais la
pauvre guimbarde qui m'emportait deux jours plus
tôt vers la gare perdue dans la Lande. Une seule
lanterne dans cette nuit; et du vent, du vent. Celai
de la Mer. Et en moi, plus de nuit encore.
Or liquide, le Sauterne brillait dans les verres.
Les abat-jour des lampes électriques se reflétaient
en lui comme de petites tulipes roses. Je voyais
les dents de Clotilde luire sur le cristal où elle bn-
54 KŒMGSMARK
vait, à petits traits, avec des rires qui soulevaient
sa gorge blanche. Sa main, posée sur Ja mienne,
me transmettait les sursauts de ce doux animal
sans malice. Ribeyre exultait. Mouton-Massé man-
geait des crêpes au kirsch. Surville buvait.
Il y eut une scène au moment des liqueurs, que
Surville voulait absolument faire servir dans des
verres à bordeaux. Mouton-Massé avait beau lui
faire observer que les verres à dégustation suffi-
saient, puisque les bouteilles restaient sur la table.
H s'obstinait. On lui en donna un.
Les maîtres d'hôtel étaient partis, La fumée des
cigares atténuait l'électricité. Les fleurs mouraient
sur la table. Sur\dlle ronflait. Mouton-Massé avait
tiré un calepin et s'efïorçait à je ne sais quelle
addition dans laquelle il s'embrouillait en jurant, et
Ribeyre, qui n'avait pas lâché son idée, son bras
droit passé sous mon bras gauche, son bras gauche
sous le droit de Clotilde renversée, nous attirant
l'un contre l'autre, parlait à l'oreille de la jeune
femme qui riait, les lèvres humides, le dos secoué
de petits frissons.
A
Le vendredi soir 24 octobre 1913, tout était prêt
pour mon départ. Mes efïets étaient emballés dans
une grande malle neuve; une caisse plus petite
contenait mes livres. Je n'avais rien voulu jeter des
pauvres vieilles choses ramassées dans ma cham-
KŒNIGSMARK 55
bre d'hôtel et qui résumaient trois ans d'une vie
laborieuse et triste. Le tout, empaqueté proprement
dans l'antique malle qui avait éié celle de ma
mère, y compris mon uniforme d'officier de réserve
déjà râpé par deux périodes d'instruction, — les
pauvres gens en ont toujours fait volontairement
de supplémentaires, — le tout, dis-je, j'étais allé le
porter à la gare d'Orsay, à l'adresse du vieux
prêtre qui m'avait hébergé en vacances.
A cinq heures, je finissais une lettre pour lui
faire part de mon nouveau sort; j'avais fait mes
comptes. Il me restait un peu plus de deux mille
trois cents francs, y compris dix louis que j'avais
été heureux de prêter à Ribeyre. Je résolus d'adres-
ser une somme équivalente à mon vieux curé pour
sa misérable église croulante au milieu des dunes.
Après avoir jeté ma lettre à 1-a poste de la rue de
Tournon, je remontai par le Luxembourg, je passai
devant la pâle fontaine Médicis où J'avais attendu
tant de fois des élues imaginaires. Le garde répu-
blicain était enfoui dans sa guérite, invisible.
Jamais le grand jardin royal n'avait été plus désert
qu'en ce soir d'automne incliné sur l'hiver.
Au milieu des arbres dénudés, sous un ciel jaune
et mourant, le cercle frileux des reines arrondis-
sait ses socles de marbre, étrangement blancs dans
la nuit qui venait.
Cinq heures et demie sonnèrent à l'horloge du
Sénat. Au cœur de Paris, c'était la mort et l'aban-
don.
56 KŒNIGSMARK
La grande vasque octogone, dont le jet d'eau
s'était tu, étendait son miroir, plus clair — par
quel miracle — que le ciel. Un homme, le seul
avec moi dans le parc illustre, était arrêté au bord
avec des gestes bizarres de semeur. Il jetait du
pain aux oiseaux. Il y avait là trois douzaines de
moineaux, de ramiers gris et lourds, aux allures
gauchement colère.
C'était un vieillard, avec un paletot verdi, au col
de fourrure élimé. Un sac était posé à ses pieds.
Je m'approchai, les oiseaux s'envolèrent.
Le vieux me regarda d'un air de reproche, jeta
son sac sur son épaule et s'en alla.
Quand je sortis moi-même du jardin, la nuit
était complètement tombée.
Quatre heures après, je prenais à la gare de l'Est
l'express Paris-Berlin.
n
Au ciel d'acier bleu, la froide étoile qui brillait
tout à l'heure avait disparu.
Vignerte eut un sursaut : « Quelle heure est-il? «
— Minuit moins dix, répondis-je, ayant fait
jouer une lampe électrique.
Je réveillai les deux hommes de communication :
— Henriquez, va à la troisième section. Dis à
l'adjudant de surveiller la relève du deuxième pelo-
ton. Qu'il vienne rendre compte ici, au lieutenant
Vignerte. Toi, Damestoy, va à la deuxième section,
dis au chef de faire de même pour le premier pelo-
ton. Ahl qu'il n'oublie pas, pour deux heures, la
patrouille. C'est la onzième escouade qui la four-
nit, caporal Toulet. C'est compris? Allons, réveillez-
vous un peu.
Les deux soldats se hissèrent au dehors. Pendant
deux secondes, nous ne vîmes plus le trou de ciel
bleu.
Quelle étrange nuit calme, A peine, de-ci de-là,
un coup de fusil égaré; pas un coup de canon.
Vignerte continua son récit.
58 KŒNIGSMARK
Avez-vous lu le Baron de Heidcnsiamm? Meyer
Forsier y a pillé un peu Tolstoï — (tout le chapitre
de la course pour la coupe de l'empereur est pris
à Anna Karénine) — e.t beaucoup, hélas! noire
Octave Feuillet. Malgré cela, cependant, lisez les
pages consacrées à Hanovre, à la vie de garnison
allemande, au parc royal sous la neige. Il y a des
impressions qui sont bien celles que je ressentis
en arrivant à Lautenbourg, le dimanche 26 octo-
bre 1913, à dix heures du matin.
Depuis huit heures, j'avais vu disparaître peu à
peu les cimes du Harz walpurgique, noyées au sud
dans des nuées cuivrées. Ce furent alors des plaines
fertiles, sans beauté, sans caractère. Puis, lorsque
le train eut traversé l'Aller, le paysage s'accidenta.
Alors, bondissant dans son lit basaltique, apparut
la sinueuse rivière Melna, qui se jette dans l'Aller
à une soixantaine de kilomètres en aval de Lauten-
bourg. On approchait.
Le ciel était triste et blanc. La ville, accrochée
aux pentes d'une colline autour de laquelle tour-
nait la Melna, avait quelque chose de Pau, ou
mieux, à cause des briques roses des maisons, de
Saint-Gaudens. Tout en haut, de très loin, dans un
fouillis d'arbres, je vis une haute tour. Je devinai
le château.
Comme un cheval qui sent l'écurie, le train for-
çait sa vapeur. Nous longions et traversions des
ruisseaux qui coulaient entre deux rangées de
saules; à voir les eaux blanchir aux petits rochers,
KŒNIGSMÂRK 59
secouer les herbes aquatiques, on devinait le doux
frisselis qu'on n'entendait pas. Un paysage assez
pur el tranquille en somme, un peu Ile-de-France,
même. Mon Dieu, après tout, on pouvait être heu-
reux là.
La gare de Lautenbourg, par exemple, était fran-
chement ignoble. La fameuse gare de Metz, en
plus petit et en plus excentrique. Je n'eus pas d'ail-
leurs le loisir de la détailler.
— Monsieur le professeur Vignerte? venait de
me murmurer avec obséquiosité l'employé à cas-
quette à qui j'avais remis mon billet.
Marçais avait télégraphié mon arrivée.
L'homme à casquette fit un signe. Deux grands
diables de laquais en livrée noir et or se dressèrent
devant nioic
Tandis que l'un prenait mon bulletin de ba-
gages, l'autre me faisait monter dans une énorme
limousine qui démarra immédiatement.
En dix minutes, nous avions traversé Lauten-
bourg et pénétrions à toute allure dans la grande
cour du château. Une sentinelle, à tout hasard, me
porta ks armes.
— Si Monsieur le Professeur veut se donner la
peine de descendre, dit le laquais en ouvrant la
portière, tandis que le chauffeur cornait.
Un gros maître d'hôtel rubicond parut sur le
perron. Il sinclina trois ou quatre fois.
— Monsieur le Professeur a fait bon voyage?
Que Monsieur le Professeur veuille bien me sui\Te.
60 lŒNIGSIfARK
Je vais le conduire dans son appartement.
Avec toutes les agrégatioûs réunies, je n'aurais
pas été salué en France de ce titre de professeur
autant de fois en dix ans que je le fus à Lauten-
bourg dans la seule matinée de mon arrivée.
Mes bagages étaient dans ma chambre. Je vis
avec un certain plaisir qu'une collation de la meil-
leure mine était disposée sur le guéridon.
— Si Monsieur le Professeur a besoin de la
moindre chose, il n'a qu'à sonner. Ludwig, le valet
de chambre de Monsieur le Professeur, est à côté,
à sa disposition.
Sur le point de sortir, le gros homme s'inclina
encore plus bas, me tendant une enveloppe large-
ment cachetée de rouge.
— Si Monsieur le Professeur veut bien prendre
connaissance de la lettre qu'a laissée pour lui M. le
commandant de Kessel.
M. le commandant de Kessel, gouverneur de Son
Altesse le duc héritier, m'adressait ses excuses pour
n'avoir pu m'accueillir à mon arrivée. Mais toute
la cour de Lautenbourg était à la chasse, et lui-
même avait dû accompagner son élève. Il m'invi-
tait en conséquence à disposer de ma journée pour
prendre mes habitudes au palais. Il aurait l'hon-
neur de m'attendre le lendemain, lundi, à dix
heures moins le quart, pour me présenter à dix
heures au grand-duc Frédéric-Auguste.
Désirant entrer immédiatement dans l'exercice
KŒNIGSMARK 61
de mes prérogatives, je sonnai. — Ludwig
parut.
Ah! toi, pensais-je, rien qu'à te voir M. Thierry
se sentirait rassuré.
Ce garçon, âgé d'une trentaine d'années, avait la
figure la plus prodigieusement inexpressive qu'il
m'ait été donné de contempler avant mon entrée
en Allemagne. Depuis, je me suis familiarisé avec
ces bonnes boules de son blondes, aux yeux bleus.
C'est la tête que nous voyons à neuf sur dix de
nos prisonniers.
Je ne pus arracher à Ludwig qu'un renseigne-
ment, c'est que je prendrais mes repas au rez-de-
chaussée (mon appartement étant au premier
étage), dans une salle à manger réservée à la mai-
son civile et militaire du duc héritier, c'est-à-dire
à moi, au commandant de Kessel et au professeur
Cyrus Beck, de l'Université de Kiel, chacun de nous
ayant d'ailleurs la latitude de se faire servir chez
soi.
Vignerte, qui, depuis le début de son récit, avait
parlé de la même voix égale, retrouvant sans dif'
ficulté les moindres détails d'une histoire avec la-
quelle il vivait visiblement nuit et jour, Vignerte,
ici, fit une pause : j
— Je sens, mon cher ami, que mes souvenirs
ne vous ennuient pas. Mais, ici, je commence à mr
rendre compte de la difficulté de ma tâche de nar-
rateur. Jusqu'à présent, l'ordre chronologique suf-
fisait. Je crois maintenant que, sous peine de tout
62 KŒNIGSMARK
brouiller et fle vous obscurcir les idées, avec une
nuée de petits faits, il m'y faut momentanément
renoncer. Permettez donc que je vous présente
analyliquement Lautenbourg et ses habitants.
Quand tout cela sera en place, nous reviendrons
aux événements. Ils se chargeront de la synthèse.
§ 1. DV PALAIS
Ce n'est pas le palais, c'est les palais qu'il fau-
drait dire, puisque la résidence des grands-ducs de
Lauten'bourg-Detmold est formée par la réunion
d'un château renaissance, bâti au flanc d'un donjon
gothique, et d'un palais Louis XîV, copié sans
vergogne sur Versailles. Pris à part, chacun de ces
édifices ne manque pas de style. Mais leur amal-
game a coûté une peine infinie à l'architecte du
grand-duc Ulrich, grand-père du prince actuel, qui
fut chargé de la fusion de ces édifices incompa-
tibles. Il s'en est tiré en jetant par terre une aile
à gauche, une tourelle de flanquement à droite, et
en élevant au milieu une espèce de hall qui tient
de la gare d'Orsay et de la chapelle de Versailles.
J'avoue que le problème était scabreux, mais pour-
quoi est-ce en Allemagne que se posent toujours
ces insolubles cas de conscience architecturaux ?
Telle qu'elle est, cette énorme construction sert
de salle de conseil et de salle des fêtes; je dois
dire que, communiquant avec la galerie du palais
et la salle d'honneur du château, elle tient assez
bien ce rôle.
KŒNIGSMARK 63
Le palais se soude au château par le milieu,
donnant au plan général de l'édifice la forme d'un
T. Le tout est situé sur une hauteur qui domine la
ville, abrupte au pied du château, lentement dé-
clive derrière le palais, La Melna, après avoir tra-
versé Lautenbourg, tourne autour du château dans
un ravin assez profondément encaissé, cent pieds
environ, puis elle s'éloigne et clôt le jardin à la
française qui s'étend derrière le palai>
Du côté de la ville, montant vers la résidence
ducale, se trouve une immense esplanade, toujours
dans le style de celle de Versailles. C'est aussi la
place d'armes. On y passe les revues. Une grille
dorée part de l'aile gauche du palais pour venir se
souder, formant une cour triangulaire, à l'aile
droite du château, dont elle laisse en dehors la
maîtresse tour.
C'est cette tour, seule survivance du manoir go-
thique des vieux burgraves de Lautenbourg, qui
porte à son sommet la bannière blanche et noire
au léopards d'or, avec la devise de Lautenbourg :
Summum decus, flectere. Cette tour est naturelle-
ment déshonorée, comme le reste du château, par
un luxe de motifs ornementaux dans le mode
d'Augsbourg. Si le donjon est plaqué de mâchi-
coulis de fer-blanc, le perron d'entrée, dont l'esca-
lier possède pourtant des rampes admirables, est
surmonté d'un fronton corinthien.
Le côté qui donne sur la Melna est moins abîmé.
Le gouffre l'a préservé, je pense, et les artistes en
64 KŒNIGSMARK
carton pâte ont sans doute regardé à deux fois
avant d'y venir coller leurs embellissements. Le
lierre les a remplacés, ainsi que les énormes hêtres,
poussés au bord de la rivière, et qui balancent
leurs masses sombres sous les grandes fenêtres
lancéolées.
Je n'ai pas besoin de vous décrire le palais: Ver-
sailles étriqué, Versailles avec vingt-cinq fenêtres
de façace au lieu de quatre-vingt-neuf, mais Ver-
sailles assez bien imité, somme toute, une copie
encore majestueuse de la majesté.
Le parc français, sous ce ciel hanovrien, parle
malgré tout à l'âme. Les seigneurs du lieu y ont
visiblement appliqué tous leurs soins. La disci-
pline allemande a fait merveille. Tout est droit et
lisse. Un tapis vert impeccable conduit au bassin
de Perséphone, un assez bon morceau d'Ernout,
assez bon élève lui-même de Coysevox. On a d'ail-
leurs le secret de cette noblesse générale dès qu'on
sait que le plan de ce jardin est dû à La Quinlinie,
qui envoya pour rexécutei* son meilleur ouvrier.
Si le grand-duc Georges-Guillaume, pensionné
par le roi de France, fut un grand admirateur de
Louis XIV, son petit-fils Frédéric reste un des plus
beaux produits du despotisme éclairé. Il reçut Vol-
taire à son passage, et connut Rousseau chez
Grimm. C'est à lui que l'on doit les jardins à l'an-
glaise qui entourent le parc français élevé par son
grand-père et descendent en des lacis non dénué»
de pittoresque vers la Melna. La claire et bondis-
KŒNIGSMARK 65
santé rivière est traversée par un pont de bois qui
a gardé le nom de pont de la Meilleraie, assez large
pour y laisser passer les cavalcades qui s'en vont
chasser dans la splendide forêt du château, l'Hee-
renwald, dont on voit, des terrasses, les frondai-
sons onduler à l'infini.
§ 2. — De mon appartement
Deux grandes pièces boisées, au premier étage,
dans la partie nord du château, c'est-à-dire celle
qui est opposée à la place.
Une des deux chambres, celle où je travaille,
donne sur la terrasse. Par la fenêtre ouverte,
j'aperçois la mer noire des arbres sous le ciel
jaune. Un calme immense.
L'autre, plus gaie, a ses deux fenêtres qui don-
nent sur le ravin où mugit la Melna, mais par
delà, voici le Kœnigsplatz, la caserne du 182^ d'in-
fanterie, la cathédrale, violemment coloriée. Un
flocon blanc roule sur deux parallèles bleues : le
train de HanoM'e qui m'a amené.
Je bénis la décision qui m'a logé dans ce corps
de bâtiment. Une gigantesque cheminée, de cu-
rieuses ferro-aneries; tout cela date du temps où
le goût allemand n'était pas encore irrémédiable-
ment compromis.
Je suis tout au bout du château, juste au-dessui
de la salle dite des armures. Cette salle, la plu»
curieuse, est aujourd'hui à peu près désaffectée.
On lui a retiré les belles armures des grands bur-
66 KŒNIGSMARK
graves éponymes, celle de Goetz de Vertheidigen-
Lautenbourg, qui fut le bras droit d'Albert l'Ours,
celle de Miltiade Bussmann, qui blessa Henri le
Lion, celle de Cadwalla, nommé par Hugo, dont le
heaume porte encore la marque du terrible coup
de massue qu'y asséna, à Bouvines, le colossal
Guillaume des Barres.
§ 3. — De leurs altesses
Le grand-duc Frédéric-Auguste a ses apparte-
ments au premier étage du palais. Sa chambre,
comme celle de Louis XIV, est au milieu du corps
de Icgis. Son cabinet de travail est à droite, en
regardant le parc.
C'est là que Kessel m"a amené, It lendemain de
mon arrivée, à dix heures du matin.
Le grand-duc travaillait devant un bureau
Louis XV, très simple.
lî s'est levé et m'a tendu la main.
— Monsieur Vignerte, je n'ai pas besoin de vous
dire le bien que contient de vous la lettre de M. de
Marçais. Je sais que c'est le Ministre des Affaires
Etrangères de France qui vous a désigné à son
choix éclairé. J'aurais tort de ne pas me déclarer
pleinement satisfait de telles références. Je souhaite
simplement que vous trouviez à Lautenbourg un
peu du plaisir que nous avons à vous y accueillir.
Le grand-duc est de taille élevée, d'un an plus
jeune seulement que son frère aîné, feu le grand-
KŒNIGSMARK 67
duc Rodolphe. Né en 1868, il a donc aujourd'hui
quarante-cinq ans. Blond, un peu chauve, entière-
ment rasé, il a un œil bleu qu'il laisse d'abord
peser sur vous, puis qui devient vague. Sauf dans
les grandes circonstances, je ne l'ai jamais vu vêtu
que de l'uniforme de petite tenue de gé^îéral de
division, bleu foncé, à collet rouge, sans décora-
tions.
Ses mains sont fines. Il les regarde avec com-
plaisance.
— M. de Kessel, continue-t-il, vous a peut-être
déjà averti de ce que sera votre tâche. Inutile de
vous dire. Monsieur, que j'entends vous laisser sur
la façon de la comprendre la plus grande liberté.
Vous savez que mon fils est inscrit à l'Université de
Kiel; je tiens à ce qu'il y prenne ses grades. Vous
serez donc forcé de vous inquiéter des programmes.
Cela dit, conformez-vous à la méthode qui vous
plaira. Vous avez surtout la charge de l'histoire et
de la littérature. Je ne connais pas vos opinions
politiques. Monsieur, ajouta-t-il en souriant. Je me
les figure un peu libérales. Ne vou-s croyez pas
obligé d'en changer. Le libéralisme n'est redou-
table que pour les démocraties. Un chef d'Etat
avisé a toujours su en tirer un excellent parti.
Il sonna.
— Prévenez le duc Joachim que je l'attends dans
mon cabinet.
Mon élève était un granû jeune homme blond
pâle,à l'air un peu endormi.Je compris que sa viva-
68 KŒNIGSMARK
cité d'esprit ne m'obligerait jamais à la tempérer.
— Joachim, dit le grand-duc, d'une voix moins
amène que celle dont il s'était servi pour moi, voici
M. Vignerte, votre nouveau professeur de lettres.
J'espère que les progrès que vous ferez avec lui
seront plus rapides que ceux qu'a obtenus de vous
M. Ulricht. Quelle note a-t-il eue, Kessel, à sa
dernière interrogation de tactique?
— 8 sur 20, Altesse, répondit Kessel.
— Ce n'est pas assez. Je veux que la prochaine
fois, vous ayez la moyenne. Vous pouvez vous re-
tirer.
Le jeune homme sortit avec une joie mal dissi-
mulée.
— Vous voyez, Monsieur, dit le grand-duc en
revenant vers nous, que vous pourrez absolument
compter sur mon autorité. Notez mon fils stricte-
ment, sévèrement même. Vous aurez toujours mon
approbation.
Il fit un geste pour nous congédier.
— A propos, dit-il en me rappelant, Marçais
vous a-t-il prévenu que vous aurez peut-être l'occa-
sion d'utiliser parfois votre talent de lecteur auprès
de la grande-duchesse? Oh, ajouta-t-il, c'est peut-
être un excès de précaution de ma part de vous en
prévenir. Il se peut très bien que ma femme ne fasse
pas appel à vous. Elle est pour le moment revenue
à sa passion du cheval. Mais enfin, il faut tout pré-
voir, et rassurez-vous, termina-t-il avec un sourire
qu'il savait rendre exquis, je «aurai veiller à ce
KŒNIGSMARK 69
qu'on n'attente pas à votre liberté outre mesure.
— Je serai heureux de me mettre à l'entière dis-
position de la grands-duchesse, quand il lui plaira.
— Merci, dit-il, en se remettant au travail.
Dans le corridor, Kessel me dit :
— Si la grande-duchesse avait la fantaisie de
vous voir, il faudrait que je puisse vous avertir
tout de suite. Je laisserai un mot à votre valet de
chambre. Ne manquez pas de repasser chez vous.
Ce fut ainsi que, depuis le lendemain de mon
arrivée au château, jusqu'au jour de la fête des
hussards de Lautenbourg, où je la vis pour la pre-
mière fois, je remontai journellement cinq et six
fois chez moi, plus vexé que je ne voulais me l'a-
vouer, de n'y jamais trouver la convocation par
laquelle la grande-duchesse Aurore-Anna-Eléonore
me manifesterait son bon plaisir.
§ 4. — De LA COUR
Elst-ce cour qu'il faut dire, en parlant de l'entou-
rage des ducs de Lautenbourg? Le mot est un peu
bien gros. Mais je n'en trouve pas d'autre et il
cadre assez bien avec l'étiquette rigide qui régnait
au château.
Je vous ai déjà parlé du commandant comte
Albert de Kessel, du 11® d'artillerie prussienne, en
garnison à Koenigsberg.
Sorti premier de la Kriegs Académie de Berlin,
-Kessel est sans doute un des meilleurs officiers de
l'armée allemande; officier, il l'est dans l'âme. Mais
70 KCENÏGSMARK
préoccupé uniquement de son métier, il n'affecte
que juste ce qu'il faut de l'insupportable morgue
prussienne. Il m'a toujours traité avec la courtoisie
la plus parfaits, et je n'ai jamais eu qu'à me louer
des conseils qu'il m'a »Ijnnés et de l'influence qu'il
exerce sur le duc héritier.
Le gros colonel de Wendel, des cuirassiers de
Hanau, cumule les fonctions de gouverneur du
palais et de chef de la maison militaire du grand-
duc. A ce dernier titra, il a sous ses ordres le capi-
taine Millier, des chasseurs wurlembergeois, les
lieutenants Bernhardt et de Choisly, des uhlans,
officiers d'état-major du grand- duc.
C'est un brave homme qui passe son temps à
crier quand le grand-duc n'est pas là, et à trem-
bler, lorsqu'il y est, comme feuille morte. Je crois
que Kessel a pour lui un profond dédain. Lui-
même respecte infiniment Kessel, qui est du grand
Etat-Major. Il ne lui viendrait jamais à l'idée que
sa double fonction lui permît de donner un ordre
à ce taciturne artilleur.
En revanche, sa bête noire est le petit lieutenant
de Ilagen, des hussards de Lautenbourg, officier
d'ordonnance de la grande-duchesse. Maintes fois,
il y a eu des conflits entre le colonel et le lieutenant.
Mais ce dernier est soutenu par la grande-duchesse
qui ne peut s'en passer. Le grand-duc ne veut
absolument pas d'histoire de ce côté. Wendel a dû
plier. Dès les premiers jours de mon arrivée, j'ai
senti l'animosité de ces deux hommes. Sans être
KŒNIGSMARK 71
allé jusqu'aux confidences, le gouverneur du châ-
teau a eu deux ou trois mots amers sur les diffi-
cultés de sa charge. Je sens que si je le poussais...
Mais j'ai juré de rester chez moi et de ne jamais
me mêler de leurs histoires.
Pourtant ce petit Hagen me déplaît terriblement,
avec son monocle, sa façon de vous dévisager, sa
suffisance d'homme qui se sent gardé à carreau.
La grande-duchesse se l'est attaché depuis deux
ans. Il paraît qu'eau moment où elle l'a pris aux
hussards de Lautenbourg, il était sur le point de
se faire sauter la cervelle pour une histoire de jeu.
Les autres sont généralement aimables. Ils le
sont devenus beaucoup plus depuis qu'ils ont su
que j'étais officier de réserve. Ce jour-là le colonel
de Wendel m'a invité à dîner. M"* de Wendel, une
tendre rousse de quarante ans, m'a appelé tout le
temps M. le lieutenant. Au dessert, pendant que le
sergent-major venait « communiquer », elle m'a
demandé d'une voix humide si j'avais lu la
« Fiancée de Messine ».
Après tout, je préfère passer ainsi mes journées
qu'à la Sorbonne, au cours de M. Seignobos. Je
dis celui-là comme j'aurais dit tout autre.
§ 5. — De la bibliothèque et du bibliothécaire
La première tient une place si considérable dans
ce récit, qu'il me semble impossible de ne pas lui
consacrer quelques détails.
72 KŒNIGSMARK
Quant au second, le professeur Cjrrus Beck, de
l'Université de Kiel, n'est-il pas équitable d'appor-
ter un bref dommage à l'iiomme dont j'ai involon-
tairement causé la mort?
La bibliothèque est actuellement installée au
château, dans la chapelle désaffectée. On a refait
dans le palais une chapelle de style légèrement
jésuite. L'admirable salle ogivale, qui coupe à
angle droit les salles d'honneur et des armures, est
devenue libre. La porte de gauche donne dans la
salle des armures. On pénètre dans la bibliothèque
par la porte du fond de la salle d'honneur.
En trois ou quatre fois plus grand, elle rappelle
la bibliothèque du château de Montesquieu à la
Brède, avec cette différence que, si mes souvenirs
sont bons, à la Brède la voûte est romane. Sauf
ce détail de structure, même agencement général.
Au milieu, une immense \dtrine, avec les plus
curieux échantillons de numismatique. Il y a une
médaille d'or de Conradin qui est un chef-d'œuvre.
Cinq ou six lutrins ont été transformés en bu-
reaux roulants, fort pratiques pour le travail. Un
grand jeu d'électricité rend les recherches très
commodes. La salle est en effet tellement sombre
qu'on n'y saurait lire ou écrire sans ce secours.
N'attendez pas que je vous donne le plus léger
aperçu des richesses amoncelées ici depuis Guten-
berg. Je crois qu'on ne saurait écrire un ou\Tage
quelconque sur l'Allemagne sans avoir recours à la
bibliothèque de Lautenbourg ; le registre où l'on
KŒNIGSMARK 73
demande aux visiteurs qui sont venus travailler ici
de vouloir bien apposer leur signature porte les
noms les plus illustres; j'y ai relevé ceux de Leib-
niz et de Humboldt, d'Ottfried Millier et de Cur-
tius, de Schleiermacher et de Renan.
Plus précieux encore sont les trésors que con-
tient la sacristie. C'est là, dans les armoires boisée»
réservées jadis aux chasubles et aux calices, que
sont empilés les inestimables manuscrits qui pro-
viennent, soit des archives publiques et privées
des ducs de Lautenbourg, soit des acquisitions
effectuées par ceux de ces ducs qui se sont inté-
ressés à ces choses; c'est au frère du grand-duc
actuel, au grand-duc Rodolphe, que l'on doit quel-
ques-unes des pièces les plus importantes. M. Gyrus
Beck, bibliothécaire, chargé du classement, les tient
jalousement sous clef.
M. Cyrus Beck, professeur en congé de l'Uni-
versité de Kiel, a été prêté voilà dix ans au grand-
duc Rodolphe par le recteur Etlicher pour la clas-
sification de ses manuscrits.
Le grand-duc actuel l'a maintenu dans lesdites
fonctions en lui demandant de vouloir bien réser-
ver quatre heures par semaine à initier le duc
Joachim aux sciences exactes.
Le vieux professeur passe une moitié du temps
qui lui reste dans la sacristie, au milieu des ma-
nuscrits, l'autre dans son laboratoire, au milieu
des fourneaux et cornues. Ce laboratoire est situé
dans le triangle formé par la salle des armures, la
74 KŒNIGSMARK
chapelle et la muraille du château. Comme ma
chambre, il a vue sur le ravin de la Melna, ou
plutôt sur les arbres qui obstruent à peu près tout
coup d'œil.
La première fois que je pénétrai dans ce labora-
toire, conduit par Kessel qui venait me présenter
à notre collègue, j'y fus reçu à peu près comme
Gulliver, parmi les toiles d'araignées de l'acadé-
micien de Laputa.
Une voix criarde commença par nous intimer
violemment l'ordre de fermer la porte, affirmant
que le courant d'air allait éteindre les fourneaux.
Puis un petit bonhomme surgit furieusement du
milieu d'une fumée acre. Le docteur Cyrus Beck
avait un crâne chauve, poli, comme passé aux
acides les plus virulents. Un long sarrau jaunâtre,
couvert de taches chimiques, l'entourait de la tête
aux pieds. Au milieu de son atti^?^, il était véri-
tablement très hoffmanesque,
La vue de Kessel le calma. Il s'excusa et nous
dit qu'il en était à une expérience décisive de ses
travaux sur l'insolation de... (un corps dont j'ai
oublié le nom). Il étadt devenu presque aimable
lorsque mon compagnon lui apprit que je comptsiis
poursuivre moi-même certaines recherches dans
ie département des manuscrits. Il s'inclina, le com-
mandant ayant ajouté que le grand-duc le priait
de me donner sur ce point les plus grandes faci-
lités, mais je vis bien qu'il ne favoriserait pas pré-
cisément ma tâche.
KŒNIGSMARK 75
— Bah! pensais-je avec insouciance, ce vieil
hurluberlu est plein de manies. Je saurai bien, à
la longue, découvrir celle qu'il faut flatter.
Rien ne me pressait. Je m'étais donné deux
semaines avant de me mettre à travailler pour le
compte de M, Thierry, et, éventuellement, pour le
mien.
§ 6. — De l'état de Lautenbourg-Detmold
Le grand-duché de Lautenbourg-Detmold, un
des vingt-sept Etats de la confédération allemande,
s'étend du nord au sud sur une longueur d^envi-
ron cent kilomètres. Sa largeur, de l'est à l'ouest,
varie entre vingt et quarante kilomètres. Sa popu-
lation est de 2cS0.O0O habitants.
Le Schwarzhugel, dernier contrefort du Harz, est
le seul système orographique qui rompe avec la
monotonie de la plaine hanovrienne.
Au point de vue des eaux, le grand-duché est
limité par le Weser, traversé par l'Aller. La Melna
tst la rivière la plus importante quant au nombre
de kilomètres où elle coule en territoire lauten-
bourgeois.
Une forêt de hêtres et de sapins, l'Heerenwald,
qui commence au nord de Lautenbourg, couvre un
bon tiers de son territoire. Le reste est constitué
par des terrains sahlonneux, assez rebelles à l'agri-
culture, mais tout à fait propres à la chaufourne-
rie, qui est la ressource principale du pays.
76 KŒNIGSMARK
Deux villes : Sandau, cité exclusivement indus-
trielle, dans la plaine, au nord, 22.000 habitants.
Lautenbourg, capitale du grand-duché, 40.000 ha-
bitants, siège de l'Evêché, de la cour d'appel; une
brigade de cavalerie, formée du IV dragons et du
7" hussards; un régiment d'infanterie, le 182«; un
demi-régiment d'artillerie; un détachement du
3' génie.
La constitution est monarchique; les grands-ducs
de Lautenbourg-Detmold se succèdent par ordre
de primogéniture, les femmes n'étant pas exclues
de la succession. A la fin du xviir siècle, la grande-
duchesse Charlotte-Augusta a exercé seule le pou-
voir. Aujourd'hui, le grand-duc Frédéric-Auguste
le doit à son mariage avec la grande-duchesse
héritière.
Le grand-duc de Lautenbourg est vassal immé-
diat du roi de Wurtemberg, vassal médiat de l'em-
pereur d'Allemagne.
L'Etat de Lautenbourg élit trois députés au
Reichstag. Deux de ces députés sont agrariens;
l'autre, celui de Sandau, est socialiste. Tous les
trois font, de droit, partie de la diète ducale, qui
se réunit deux fois l'an, au château de Lauten-
bourg. Font également partie de droit de la diète
le président du conseil municipal de Lautenbourg
et deux conseillers désignés par leurs collègues.
Les autres membres de la diète sont élus, au
suffrage restreint, par la population du grand-
duché. Le grand-duc en est président. Une délé-
KŒNIGSMARK 77
gation permanente de six membres, analogue à
nos commissions départementales, assure, en
dehors des sessions, l'expédition des affaires cou-
rantes.
§ 7. RÉCAPITULATION : DE LA VIE A LaUTENBOURG
Quatre fois par semaine, je donne mes leçons
au duc héritier : deux leçons d'histoire, une de
philosophie, une de littérature. Je me rends à cet
effet dans son appartement, situé dans l'aile droite
du palais, la partie centrale, on se le rappelle,
appartenant à son père, l'aile gauche étant réser-
vée strictement à la grande-duchesse Aurore.
Le cabinet de travail du duc Joachim a ses murs
tapissés de cartes allemandes, signées Kiepert, les
meilleures. Deux portraits, celui du grand-duc, et
celui de sa première femme, née comtesse de Tep-
witz, une brave Bavaroise, avec la croix de Luther,
morte voici trois ans. Le duc Joachim lui ressemble
trait pour trait.
Pas d'élève plus docile que ce jeune duc alle-
mand. Il sait déjà beaucoup de choses. Toutes sont
m.alheureusement sur le même plan. A la mort du
grand-duc Frédéric-Auguste, si l'Etat de Lauten-
bourg devient terre d'Empire, je ne m'en étonne-
rai pas outre mesure.
Les gens qui n'ont jamais manqué de rien peu-
vent s'offusquer qu'une vie confortable en tout
points suffise à rendre heureux. Je suis heureux.
78 KŒNIGSMAllK
Je n'ai qu'à penser à mes cours. Deux ou trois
manuels, inconnus ici, en font les frais.
Je suis heureux, vous dis-je. Un de ces jours,
je déjeunerai chez le grand-duc. En attendant, j'ai
dîné trois fois chez le colonel de Wendel. Sa
femme m'a réellement pris en amitié. Je lui ai
prêté quelques-uns des livres que j'avais apportés
à destination de la grande-duchesse. C'est une
aimable femme, et il vaut mieux être en bons
termes avec le colonel.
Je déjeune généralement avec Cyrus Beck,
Kessel et l'état-major. Le petit Hagen vient de
temps en temps. Les autres rient s-ous cape en le
voyant, ils disent que c'est le jour où la grande-
duchesse lui a donné congé. Le soir, tout le monde
s'éclipse : ces messieurs ont des relations en ville.
Je reste seul avec le professeur, et parfois, pas
toujours, le taciturne Kessel. La conversation est
alors remplie des récriminations de Cyrus Beck.
Son élève ne fait pas de progrès. Et puis, ce n*esl
pas son métier à lui. Ah! comme feu le grand-duc
Rodolphe savait mieux comprendre le professeur.
C'était un érudit. Il paraît que comme géographe
il n'avait pas son pareil.
Kessel, finissanl son marc, répond tranquille-
ment :
— Un géographe qui ne connaissait pas le ma-
niement d'une pièce de 77.
Cyrus interroge avec dépit :
— Alors vous préférez le grand-duc actuel?
KŒNIGSMARK 79
— Je n'ai pas connu son Altesse le grand-duc
Rodolphe, répond placidement Kessel. Je sais seu-
lement que le rôle d'un grand-duc est d'être grand-
duc, de connaître l'artillerie, la lourde et la légère,
afin de permettre aux géographes de travailler en
paix.
Chose étrange, le professeur se plaint à Kessel,
qu'il redoute visiblement, pas à moi, qui suis
Français. Je vous dis que le loyalisme de ces gens
est chose incommensurable.
Nous, nous ne sommes contents que lorsque
nous avons figure d'opposants. Leur état d'esprit,
à eux, et la police impériale, d'ailleurs admirable-
ment faite, en font des moutons auprès desquels
ceux de Panurge étaient des Imaginatifs et des
réfractaires.
Dans la journée, j'éprouve le plus vif des plai-
sirs à me promener dans Lautenbourg. Les beaux
uniformes allemands me ravissent; cette énorme
discipline m'inquiète un peu. La musique du 182«
joue deux fois par semaine sur la place royale, en
face du théâtre. Je m'amuse à la gaucherie char-
paante des groupes de jeunes filles que je croise.
Je me souviens, je vérifie la justesse de ce que le
vieux général de cavalerie von Dewitz disait à son
aide de camp :
« Ce sont des jeunes filles qui ont de la race,
mon cher ami, et l'on a vraiment de la joie à les
regarder! Ce ne sont pas de ces demi-femmes,
factices, ce sont des mères! J'en réponds pour des
80 KŒNIGSMARK
générations entières! Regardez donc cette blor ;
qui passe là-bas! Voyez ces joues empourprée t
cette démarche! Des pas d'un mètre vingt. Pour
un vieux soldat comme moi, c'est un régal; je me
délecte à les voir (1). »
Moi aussi, je me délecte, je me réjouis, et devant
cette absence complète d'insubordination, cette
notion parfaite de ce à quoi elles sont destinées,
je me rappelle le mot des officiers français de
Sedan, ceux qui ayant signé le revers sont venus
en captivité par ici :
« Priez une Allemande de s'asseoir, elle se cou-
chera! »
Le soir tombe, mauve et jaune; les brasseries
s'allument à grand bruit. Une marchande de fleurs
passe. Je dîne ce soir chez le coloneL Tiens, si
j'apportais un bouquet de Vergiss-mein-nicht à
M"« de Wendel?...
1. W. Meyer-Forster : Le Baron de Heidenstamm. Pre-
mière partie, I.
ni
Un maiin de décembre, j'étais en train de pré-
parer ma leçon de l'après-midi, assis confortable-
ment au coin de mon immense feu de bois. Il fai-
sait un froid sec et clair. Aux vitres, le jaune
soleil d'hiver fondait les buées nocturnes en gout-
telettes opales.
On frappa à la porte.
— Entrez !
Sur le seuil se tenait Otto, le chef du service
intérieur, ancien sous-officier, tenant le milieu
entre les fonctionnaires du palais et la kyrielle
des valets, ouvriers, hommes de peine, qu'il fai-
sait marcher militairement.
Son plastron blanc, sa grosse figure rouge se
détachaient violemment sur l'obscurité du couloir.
Derrière lui, deux hommes apparaissaient, vague-
ment porteurs d'un attirail bizarre.
— Que Monsieur le Professeur m'excuse. Peut-
être vais-je déranger Monsieur le Professeur.
— Mais non, Otto, qu'y a-t-il ?
82 KŒNIGSMARK
Il entra, suivi de deux hommes. Ceux-ci avaient
les bras encombrés de faisceaux de drapeaux.
— C'est demain la fête du 7* hussards de Lau-
tenbourg, Monsieur le Professeur. Grande réjouis-
sance pour la ville. Le palais est tout entier pavoisé,
et je viens pour accommoder vos trois fenêtres.
Je jetai un coup d'œil au dehors. Sur le Kœnigs-
platz, des hommes minuscules s'occupaient effec-
tivement à disposer tout un matériel de fête : des
poteaux, des faisceaux, des bannières.
— Faites donc, je vous en prie.
Posément, ils procédèrent à leur installation.
Trois énormes faisceaux, où l'étendard allemand
tenait le milieu, entre le drapeau blanc et rouge de
Wurtemberg et la bannière de Lautenbourg-Det-
mold, blanche et noire, au léopard d'or. Le tout
était relié aux fenêtres voisines par de gigan-
tesques guirlandes de moleskine verte, imitant les
couronnes de distribution de prix.
Tout en surveillant le travail, Otto me donnait
quelques détails sur la cérémonie du lendemain.
— C'est toujours une très grande fête, Monsieur
le Professeur. Dès ce soir, le palais sera illuminé.
Il y aura retraite aux flambeaux après l'arrivée de
S. M. le roi de Wurtemberg et de Son Excellence
le général Eidhhorn, qui représente Sa Majesté
l'Empereur.
— Il est d'usage que l'Empereur se fasse repré-
senter à toutes les fêtes des régiments?
— Pas à toutes, Monsieur le Professeur. Mais
KŒNIGSMARK 83
le 7* hussards n'est pas un régiment comme les
autres. Son étendard e«t décoré. Le prince Eitel y
est capitaine. Et puis, surtout, c'est parce qu'il a
pour colonel Son Altesse notre grande-duchessie,
cousine de l'Empereur. Alors vous comprenez...
— Je comprends que cela va être très beau,
Otto, et que vous devez avoir bien de l'ouvrage.
— Monsieur le Professeur peut le dire. Mais
c'est fini, allons, vous autres. Tous nos remercie-
ments à Monsieur le Professeur pour son amabi-
lité.
J'étais d'autant plus heureux de la nouveauté
qui allait me permettre de voir une de ces fas-
tueuses parades allemandes que, vers onze heures,
un laquais m'apporta un mot du major de Kessel.
Le gouverneur du prince m'avertissait que son
élève devait passer, l'après-midi, avec le grand-duc,
la revue préparatoire de la garnison; il me priait
de vouloir bien, en conséquence, remettre ma leçon
au surlendemain.
Au déjeuner, le D' Cj'rus Beck, plus hoffma-
nesque que jamais, descendit en retard et l'air très
surexcité.
Je voulus avoir de lui quelques renseignements
complémentaires.
— Il s'agit bien de cela, répondit-il avec colère.
Avez-vous lu ce pamphlet. Monsieur ?
Il me tendait la Pfiau de Chagrin.
84 KŒNIGSMARK
— Un pbamphlet, dis- je, assez étonné ?
— Oui, un pamphlet, une sottise. Il faut avoir
toute la légèreté d'un Français pour traiter de cer-
tains sujets, avec une pareille désinvolture. C'est la
science elle-même qui est ridiculisée, ici, Monsieur.
Voilà : on passe sa vie à étudier deux ou trois
questions, on casse des cornues, on se brûle la
figure aux creusets, on risque mille fois de se faire
sauter avec son laboratoire, tout cela pour qu'un
coquin de romancier, en quelques mots d'un
dédain qu'il juge définitif, vienne vous dire votre
fait, vous tourner en risée devant le public.
— Je ne sais pas précisément à quel passage de
la Peau de Chagrin va votre courroux, lui dis- je ;
et je n'aiurais d'ailleurs pas la compétence voulue
pour défendre Balzac sur ce point. Permettez-moi
cependant de vous dire qu'il était généralement
assez bien documenté. La partie historique de son
peuvre est une source précieuse. J'ai entendu
d'autre part un excellent avocat d'aJQfaires dire que
la faillite de César Birotteau, le transfert de titres
Roguin sont, au point de vue juridique, des chefs-
d'œuvre. Enfin...
— Monsieur, reprit-il de plus en plus furieux,
ni ie droit, ni rhisioire n'ont jamais prétendu être
des sciences exactes. Un esprit faux comme votre
Balzac y peut exceller. Mais la science, Monsieur...
— Mon cher Monsieur Beck, lui dis-je agacé, si
la Peau de Chagrin vous produit cet effet, que direz-
vous quand vous aurez lu la Recherche de l'Absolu?
KŒNIGSMARK 85
Il y n là un certain Balthazar Claës qui poursuit,
lui aussi, le grand œuvre, avec un aussi vaste lu::?
d'expériences que vous; et qui sait, pourtant, vous
y trouverez peut-être des indications précieuse?.
Il ne savait pas très bien si je rne moquais gu
parlais sérieusement. Mais, prudemment, il ins-
crivit sur sa manchette le titre de l'ouvrage. Puis,
ses lèvres allèrent à la recherche de sa cuiller qui
ne quittait pas la surface de son potage, à la mode
allemande.
— Irez-vous demain à la revue ? lui deman-
dai-] e.
Je m'attendais à une nouvelle dénégation. Ma
surprise fut grande lorsqu'il me répondit qu'il
n'aurait garde de manquer cette cérémonie.
— Nous avons nos places réservées dans la tri-
bune d'honneur, me dit-il avec orgueil, à côté du
corps dipIomati([ue.
Ce savant casanier qui montrait une joie d'en-
fant à avoir sa place assignée officiellement dans
une parade militaire me combla d'aise. « Combien
ce bonhomme diffère de nos Bergerets antimilita-
ristes I » pensai-je, sans savoir, en définitive,
laquelle des deux conceptions était la bonne.
Tout le palais était dans un branle-bas extraor-
dinaire. Les officiers, déjà en grande tenue, s'é-
vertuaient de tous côtés. Je croisai Kessel fort
affairé : « Le roi arrive à neuf heures, me dil-il ;
86 KŒNIGSMÂRK
allez à la gare. Ce sera curieux pour vous. En
attendant, si vous voulez, vous pouvez assister à
• la revue que passe le grand-duc à trois heures sur
l'esplanade. »
Je le remerciai, mais ne voulant pas déflorer le
spectacle du lendemain et me trouvant vraiment
trop bousculé et trop ridicule, seul encore, parmi
ces gens en uniformes multicolores, j'allai m'en-
fermer dans la bibliothèque. Là, je me mis à jeter
quelques notes relatives à la prochaine leçon que
je devais donner au jeune duc, sur l'histoire de la
philosophie alexandrine.
Quand j'en sortis, la nuit était venue ; je décidai
d'aller faire un tour dans la ville. Elle était déjà
illuminée. Lorsque je fus au milieu de la place
d'armes, je me retournai, et le château tout entier
m'apparut, dans un embrasement. Le plaisir enfan-
tin que produisent les feux de couleurs, les verres
bigarrés, m'empêcha de remarquer que cette illu-
mination ne péchait peut-être pas par excès de bon
goût. Mais en Allemagne, il y a toujours trop de
tout, excepté de cela.
Au centre, l'aigie impérial, immense, en lam-
pions jaunes, avait bien dix mètres de haut. A
gauche, c'était le lion wurtembergeois, en rouge ; à
droite, le léopard lautenbourgeois, en vert. La dif-
ficulté qu'il y a à différencier par des lampions
électriques ces animaux avait dû mettre à une
rude épreuve l'artiste illuminateur. Mais enfin, on
les distinguait assez bien.
KŒNIGSMARK 87
Autour de moi, des groupes noirs montait une
rumeur admirative et confuse. Au fond de la place
d'armes, la tribune d'honneur était déjà dressée
pour la revue du lendemain.
"Le rue de Hanovre, la plus belle de Lautenbourg,
était bondée de monde. 'Cette foule allait et venait
sur les trottoirs, selon un mouvement de tiroir re-
marquablement ordonné. Soudain, les quartiers
déconsignés y mêlèrent tout le luxe des uniformes.
Les dolmans rouges des hussards de Lautenbourg
alternaient avec les dolmans bleus des dragons de
Detmold et les tuniques sombres des fantassins.
Des étudiants, venus tout exprès <ie Hanovre, pro-
menaient leurs casquettes différentes et leurs esta-
filades avec une arrogance qui tombait soudain
lorsqu'ils croisaient un officier.
L'approche de la Noël surchargeait les devantu-
res des magasins éclairés bruyamment d'une foule
d'objets inattendus, naïfs à faire pleurer. Les rôtis-
series étaient bourrées d'oies gracieusement déco-
rées aux couleurs des vingt-sept Etats allemands.
L'oie barrée de bleu de Rudolstadt voisinait avec
l'oie rouge du Wurtemberg. Les charcuteries éta-
laient des pyramides de saucisses façonnées à
l'image des monuments les plus illustres de l'em-
pire : le Reichstag, la gare de Berlin, la cathédrale
de Cologne. Mais le gros succès était pour un arc
de triomphe en saindoux, avec bas-reliefs en géla-
tine rose et entablement de foie gras.
Des jeunes filles passaient, se tenant par les bras.
88 KŒMGSMARK
en groupes de trois ou quatre, baissant des yeux
soumis sous les regards dominateurs des officiers.
Je dînai à la taverne de Loliengrin, la plus grande,
la plus dorée de Lautenbourg. Vous rappelez-vous
les chevaux de bois de notre enfance ? La partie où
sont cachés la musique et le vieux cheval chas-
sieux, rutilante de dorures, rien ne ressemble plus
à une riche taverne allemande. Seuls, je pensée,
les fumeurs peuvent s'attabler là sans être incom-
modés. Les nuages de tabac qui vagabondent au
plafond font penser à un Walhaila pantagruélique.
Huit heures sonnaient lorsque des : hoch! hoch!
frénétiques poussés dans la rue amenèrent sur la
porte tous, les hôtes de la taverne; dans un flam-
boiement de sabres passait l'escadron de dragons
qui devait, à la gare, rendre les honneurs au roi
de Wurtemberg et au général von Eichhorn.
La foule était tellement considérable aux abords
de la gare que je renonçai à trouver une place. Ce
fut au coin de la Roonstrasse que je pus, dans un
éclair, au milieu des dragons, apercevoir l'automo-
bile où le grand-duc Frédéric-Auguste et le roi de
Wurtemberg faisaient face a mon élève et au géné-
ral von Eichhorn.
J'étais assourdi de cris. D'un café où j'entrai, je
dus fuir asphyxié ; des étudiants, montés sur les
tables, péroraient, chantaient, scandant leurs
strophes et leurs discours en vidant leurs immen-
ses chopes d étain. Dan& les rues, sous d'aveuglan-
tes lumières électriques, des filles vêtues à la mode
KŒNIGSMARK 89
de 190O, avec des chapeaux qui poignardaient obli-
quement le ciel, absolum<?nt saoules, mêlaient à
des propos obscènement engageants l'éternel hoch
pangermain.
En rentrant au cbâteau, tournant le Kœnigsplatz,
je passai devant le mess des officiers. Une seconde,
à travers les vitres lumineuses, un pandémonium
m'apparut : ils étaient là une trentaine, dans des
nuages opaques, avec, vautrées sur la table, au
milieu des fleurs et des flaques de vin, deux
femmes nues.
Le pasteur Silbermann au temple de la Sieg-
strasse. Monseigneur Kreppel à la cathédrale célé-
brèrent à huit heures les offices de leur culte res^
pectif, auxquels furent conduits par détachements
les soldats des confessions catholique et réformée.
Puis, à dix heures, ce fut la revue.
Le temps favorisait le 7" hussards de Lauten-
bourg. Le soleil brillait, clair et froid. De la place,
on voyait, sous la petite brise qui soufflait de
l'ouest, les feuilks noires se détacher des arbres
du château et tomber lentement dans la Melna.
J'ai dit que de ma chambre, je ne voyais pas la
place d'armes où allait se dérouler la revue. Mais,
levé au jour, j'avais aperçu le 182^ d'infanterie
prussienne, dont deux compagnies devaient assu-
rer le service d'ordre, traverser le Kœnigsplatz
pour aller occuper ses emplacements. Le grand
90 KŒNIGSMARK
concours de peuple mettait à mon cœur la joie
suffisante de ceux qui savent leur place gardée.
A sept heures, j'étais prêt, bien décidé cepen-
dant à n'arriver que beaucoup plus tard, au moins
au moment où la tribune serait à moitié occupée.
Je pris un livre quelconque, essayant de m'y
intéresser, me rendant assez peu compte des. rai-
sons de l'énervement que je sentais croître en
moi.
A neuf heures, la rumeur du dehors montant à
ma chambre et l'emplissant, je crus pouvoir, sans
ridicule, m'acheminer.
Comme je me sentis petit en traversant l'im-
mense place, rendue encore plus vide par l'énorme
foule qui se pressait tout autour, canalisée par un
cordon d'infanterie, baïonnette au canon.
Les tribunes étaient aux trois quarts pleines
lorsque j'arrivai. J'aurais assez malaisément dé-
couvert la place qui m'était assignée, si je n'avais
vu, agité au bout d'un bras, un chapeau me faire
signe : M. de Marçais.
— Je suis votre voisin, me dit l'aimable diplo-
mate. Tant mieux. Nous causerons en attendant.
Fier de m'éblôuir, il me donna les noms des per-
sonnages de marque qui nous entouraient. Le
ministre d'Autriche-Hongrie, le comte Bêla, dispa-
raissant sous un invraisemblable amoncellement
de fourrures, avec un bonnet d'astrakan à aigrette
d'argent, M. Nekludoff, ministre de Russie, en
habit, très simple, Monseigneur Kreppel, avec sa
KŒNIGSMARK 91
lourde croix d'or sur sa ceinture violette. Le rec-
teur Etlicher, de l'académie de Kiel.
Soudain, je lui pris le bras.
Une admirable jeune femme venait de s'installer
juste devant nous, au premier rang de la tribune.
Elle pouvait avoir vingt ou vingt-cinq ans. Brune,
très mate de peau, d'allure lasse, elle portait un
tailleur à grandes basque*, bleu, bordé de skungs.
Une de ses mains inerte le long de son corps était
enfoncée dans un de ces gigantesques manchons
plats comme on les faisait alors. Une toque de
skungs encadrait ses lourds bandeaux noirs.
Elle aperçut Marçais qu'elle salua d'un geste
langoureusement fatigué.
— Qui est-ce ? murmurai-je.
— Comment, me répondit-il, ravi. Vous ne con-
naissez pas la demoiselle d'honneur, l'inséparable,
la confidente de la grande-duchesse Aurore,
M"* Mélusine de Grafïenfried ? Eh, à quoi avez-
vous donc employé votre temps depuis que vous
êtes ici ?
— Comme elle est belle ! dis-je.
— Oui, bien belle! Vous n'êtes pas le premier à
le trouver. Mais vous savez, mon cher, ajouta-t-il
en me lançant un coup d'oeil étrangement nar-
quois, il n'y a rien à faire. Au reste, vous ne la
verrez plus dès que la grande-duchesse sera là. En
attendant, cela ne coûte. rien, n'est-ce pas...
Et joignant le geste à la parole, il touchait déli-
catement l'épaule de notre belle voisine :
92 KŒNIGSMARK
— Mademoiselle de GrafTenfried. Il y a des em-
plois qui sont bien mal tenus au château. Voici un
de ses habitants qui ne vous a pas encore été pré-
senté, et qui sollicite l'honneur de l'être. Mon com-
patriote, M. Raoul Vignerte, précepteur de Son
«Altesse le duc héritier.
L'adorable fille se retourna et, m'env«loppant
; d'un regard angélique qui, je ne sais pourquoi, me
remplit de la plus bizarre confusion :
— Je vous remercie, mon cher comte, de me
faire connaître M. Vignerte autrement que de ré-
putation. Et vous, Monsieur, laissez-moi espérer
Cfue nous nous reverrons sans qu'il soit besoin
pour cela d'occasions aussi solennelles. Mais il
paraît que vous travaillez beaucoup.
Ce n'était pas la première fois que je constatais
tombien des imbéciles distingués ont plus d'à-
propos que les gens réputés intelligents. M. de
Marçais m'en donna une nouvelle preuve, en répli-
quant à ma place :
— C'est peut-être, chère amie, soit dit sans vous
offenser, qu'il est plus facile de pénétrer dans la
bibliothèque du château que dans votre intimité.
Les paupières de Mélusine battirent impercepti-
blement.
— Il n'y a rien d'offensant dans vos paroles, au
contraire, dit-elle en souriant, et Monsieur
Vigrierte, qui est un véritable érudit, vous dira
que les bibliothèques les plus précieuses sont celles
KŒNIGSMARK 93
OÙ l'on est admis avec le plus de difficultés,
n'est-ce pas, Monsieur Beck, dit-elle en s'adres-
sant au vieux savant, notre ivoisin, qui venait d'ar-
river et contemplait avec un intérêt étonnant la
concentration des trouples aux deux extrémités de
la place.
J'admirai l'art infini avec lequel elle faisait
dévier une conversation qui menaçait de devenir
scabreuse.
— Vous avez absolument raison, Mademoiselle,
s'empressa de répondre mon vieux collègue avec
cette absolue naïveté des savants, Monsieur Vi-
gnerte sait d'ailleurs que toute la bibliothèque est
à sa disposition, manuscrits compris.
— Chut! dit M"' de Grafifenfried en se retour-
nant, voici le roi.
Un groupe de cavaliers venaient d'apparaître en
face de nous, de l'autre côté de la place, dans la
cour du château.
Immédiatement des commandements brefs cré-
pitèrent. Cavaliers et fantassins se raidirent au
garde à vous. Avec un bruit de toile métallique
qu'on déchire, les baïonnettes apparurent au bout
des canons. Trois mille sabres surgirent, trois
mille éclairs gris.
Trompettes et fifres attaquaient une marche
lente, une espèce de sonnerie aux champs, aigre
et stridente, bien en harmonie avec cette âpre
matinée de décembre.
Quand elle cessa, l'énorme acclamation popu-
94 KŒNIGSMARK
laire retentit, sourde et rauque, soutenue, comme
une vague qui roule et ne se brise pas.
Le petit groupe de cavaliers s'avançait au pas
dans l'immense place vide. Le roi de Wurtemberg,
en uniforme de feld-maréchal, venait en tête, sur
^un cheval noir. A sa droite, le grand-duc Frédéric-
Auguste, en uniforme de général, très simple. A
la gauche du roi, le général von Eichhorn étalait
tout le luxe du grand état-major. Il avait près de
lui le jeune duc héritier, très beau dans sa tunique
bleue de lieutenant aux dragons de Detmold.
Derrière eux, c'était un scintillement des plus
brillants uniformes de Tarmée allemande ; un
gigantesque officier de cuirassiers blancs; un offi-
cier d'artillerie de la garde, noir et or avec les pare-
ments amarante; des hussards gris; un hulan vert.
— Et la grande-duchesse? murmurai- je à Mar-
çais.
— Comment ? et vous êtes officier de réserve,
mon cher ! Où est, je vous prie, la place d'un
colonel dans une revue? A la tête de son régiment.
Tenez, regardez le colonel von Mudra du 182'.
Cest par son régiment que commence la revue. Le
voilà qui vient au-devant de l'état-major. Il ren-
trera dans le rang quand son unité aura été ins-
t pcctée.
Au galop de chasse, le peloton royal passait
entre les compagnies du régiment brusquement
espacées. Les étendards blancs écartelés de noir
slnclinaient au passage. Puis, un nouvel ordre.
KŒNIGSMARK 95
Le régiment se resserra. C'était le tour des dragons
de Detmold.
Mince et raide, ayant très grand air sous
l'habit bleu aux buffleteries blanches, la tête fine
dans le casque noir à pointe et à aigle d'argent, k
colonel von Becker vint au-devant du roi qu'il
salua largement du sabre, en lui présentant son
magnifique régiment, planté superbement sur
d'énormes chevaux rigides.
Cette masse immobile donnait une telle impres-
sion de puissance, de force, que je strrai anxieu-
sement la main de Marçais.
— Hum, murmura-t-il, nos cuirassiers et nos
spahis auront de l'ouvrage, si ça vient jamais«
Un ordre, répété par les commandants majors*
les capitaines, les lieutenants de pelotons, et la
terre trembla sous le trot du 11® dragons de
Detmold qui s'en allait, vers la droite, derrière
le 182* d'infanterie, occuper sa place pour le
défilé.
Ce fut au tour de Marçais de me serrer le bras.
— ^Regardez, me dit-il.
Devant nous, au premier banc, M"' Mélusine
de Graffenfried, accoudée à la balustrade, sou-
riait.
Sur la place, au-devant du roi, deux cavaliers
s'avançaient.
L'un était le petit Hagen ; guindé, un peu pâle,
il guidait son cheval à huit ou dix pas en arrière
du colonel des hussards de Lautenbourg.
96 KŒMGSMARK
Je ne pouvais, à vrai dire, distinguer nettement
les traits de la grande-duchesse Aurore, Je ne
voyais encore que sa mince siliiouelte. Elle allait,
au pas d'un petit cheval magnifiquement capara-
çonné. Elle portait, avec l'amazone, le dolman des
hussards de Detmold, rouge à brandebourgs jon-
quille. Le kolbach noir, à flamme jonquille, dres-
sait sur sa tête une longue aigrette d'or.
Du sabre, elle aussi salua le roi de Wurtemberg.
Celui-ci poussa en avant son cheval et, s'inclinant
devant la grande-duchesse, lui baisa la main.
Une immense acclamation partit de la foule :
Hoch pour la grande-duchesse. Hoch pour le roi.
Hoch pour le kaiser.
Marçais toucha discrètement du doigt la four-
rure de Mélusine.
— La grande-duchesse me paraît bien calme
aujourd'hui comme écuyère, lui dit-il.
— Y pensez- vous, répondit la jeune fille, haus-
sant les épaules sans retourner la tête. Elle a fait
verser deux bouteilles d'extra-dry dans l'avoine
de Tarass-Boulba. C'est vous dire.
— Tarass-Boulba. C'est son cheval? demandai-je.
— Oui, un sacré petit barbe, vous le voyez,
poilu comme une descente de lit. Elle a ramené ça
des marais de la Volga. Laid, méchant, têtu.
Toujours est-il qu'il n'y a qu'elle qui peut le
monter. Il menace d'enlever la figure aux palefre-
niers. Elle, elle en fait ce qu'elle veut.
— Taisez-vous, dit Mélusine, regardez.
KŒNIGSMARK 97
Les hussards venaient, au grand trot, de se ran-
ger derrière les dragons, rangés eux-mêmes der-
rière l'infanterie.
Nous tournant le dos, le roi de Wurtemberg et
le général von Eichhorn, adossés à l'estrade, fai-
saient face au grand-duc Frédéric-Auguste et au
duc Joachim qui, à l'autre bout de l'esplanade, leur
présentaient les troupes qui défilaient.
Je n'ai aucun parti pris en faveur du pas de
parade prussien. Mais je vous jure que, si l'on
peut s'en moquer en France, il s'harmonise par-
faitement avec l'ambiance allemande.
Par lignes de colonnes de compagnie, le 182"
défila. On eût entendu une mouche voler.
Au galop, les six batteries d'artillerie de 77 sui-
virent. Sur les casques noirs, les boules de cuivre
étincelaient.
Puis, gardant par peloton un alignement impec-
cable, les dragons de Detmold s'avancèrent, sui-
vis, à deux cents mètres, par les hussards de
Lautenbourg.
La grande-duchesse chevauchait entre les deux
régiments. Le petit Hagen, plus roide que jamais,
paraissait aux anges. Une sourde haine me monta
au cœur contre ce lieutenant.
Le défilé était fini. Tandis que le grand-duc
Frédéric-Auguste et le duc Joachim venaient
rejoindre le roi de Wurtemberg et le général
von Eichhorn devant la tribune, les deux régiments
98 KŒNIGSMARE
de cavalerie se massaient, à la place que les
princes venaient de quitter, pour la charge finale.
— Attention, me dit Marçais, vous allez voir la
manière cosaque.
A droite, un régiment bleu, à gauche, un
régiment rouge, plus petit. Devant, à vingt pas,
deux cavaliers, presque côte à côte.
Le gros cheval bai du colonel von Becker s'é-
brouait. Tarass-Boulba, ramassé rageusement,
était immobile.
Accoudée, Mélusine de Grafïenfried regardait,
d'un œil à la fois fixe et vague.
Deux sabres se dressèrent; alors, dans une cla-
meur immense, le flot déferla.
Maintenant, un seul cheval était en tête, Tarass-
Boulba. Combien cela dura-t-il ? Peut-être dix
secondes, et soudain ce fut l'arrêt brusque devant
la tribune de trois mille chevaux, de trois mille
cavaliers. Des hurlements, des crépitements de
sabots. Le sol parut s'effondrer.
Jamais je n'oublierai ce spectacle. A droite, von
Becker, en arrière sur sa selle, son cheval arcbouté
des quatre fers, saluait de l'épée les princes.
A gauche, dressé sur les deux pieds arrière,
Tarass-Boulba.
A cinq mètres, peut-être six, je voyais la grande-
duchesse sur son cheval cabré ; son visage pâle
ne devait à cette course incroyable aucune rou-
geur. Son énorme kolbach noir cachait entière-
ment ses cheveux. Ses yeux verts resplendissaient.
KŒNIGSMARK 99
Espèce de Murât androgyne, elle tenait au-dessus
d'elle son sabre levé.
Elle nous souriait.
En même temps un cri d'admiration sortit de
trois poitrines. Mélusine de Graffenfried, Marçais
et moi, nous eûmes la gloire de déchaîner l'im-
mense acclamation.
Alors Tarass-Boulba retomba sur ses deux pieds
de devant. D'une main, Aurore de Lautenbourg
flattait son cou embroussaillé, tandis qu'elle ten-
dait l'autre au roi Albert, qui la baisa de nouveau.
*
**
Un carton, remis par Ludwig lorsque je rentrai
chez moi, me faisait savoir que j'étais invité au
dîner qui aurait lieu à huit heures, dans la galerie
des glaces, en l'honneur de S. M. le roi de Wur-
temberg et de S. Ex. le général von Eichhorn.
Place 23, troisième table.
Je passai l'après-midi dans ma chambre, en
tête à tête avec un vague trésor, ouvrant des livres
que je ne pouvais lire.
A sept heures, je descendis dans le parc. Deux
heures auparavant, j'avais entendu des cors, loin-
tains d'abord, venir expirer dans le ravin de la
Melna. C'est là qu'avait pris fin la chasse conduite
par le roi et la grande-duchesse.
Le palais était rayonnant de lumières. A travers
les larges fenêtres, je voyais les immenses tables,
croulantes sous les fleurs et les cristaux.
100 KŒNIGSMARK
La plupart des hauts fonctionnaires, tous le»
officiers de Lautenbourg étaient invités. Trois
cents couverts se répartissaient en douze tables.
J'étais entre un commandant de dragons et la
femme d'un conseiller de la Cour. Ils ne m'adres-
sèrent pas un mot durant tout le repas.
La musique du 182^ jouait, entre les services,
dans la salle de la Diète.
Je ne voyais ni la grande-duchesse, ni le roi, ni
les ducs, la première table m'étant cachée par les
fleurs.
Dans le brouhaha des toasts et du Champagne,
je m'éclipsai et gagnai la salle de la Diète, puis la
salle d'honneur : de là, j'aurai le spectacle de l'en-
trée des souverains.
Une voix chantante me tira des réflexions où je
m'abîmais.
— Eh bien, Monsieur Vignerte, pourquoi cet
isolement ?
J'étais seul dans l'immense salle avec M"* de
Graffenfried.
— Mais vous-même, Mademoiselle ?
— Oh ! moi : c'est différent, la grande-duchesse
m'a prié de faire un tour ici, avant les autres. Les
valets sont si bêtes. Elle tient à ce que ses fleurs
soient bien arrangées.
Je regardai l'admirable décoration de fleurs qui
nous entourait. Des iris violets et des roses jaunes,
mais énormes, mais plus beaux qu'on n'en verra
jamais.
KŒNIGSMARK 101
— Ce sont des fleurs de chez elle, des iris de la
Volga et des roses du Daghestan, C'est un véri-
table wagon qui les lui apporte tous les mois. Elle
dit que les fleurs d'ici sont insignifiantes, m'expli-
qua Mélusine.
— N'est-ce pas que celles-ci sont belles ? dit-
elle en respirant une touffe de roses.
— Elle est bien belle aussi ! murmurais-je, sans
savoir ce que disais.
Mon interiocutrice me regarda en souriant.
M"' Mélusine de Graffenfried était vêtue dune
robe de satin ivoire, recouverte d'une tunique de
tulle brodée de perles irisées. Pas de bijoux, seu-
lement, à son cou mat, un collier de perles roses.
iElIe souriait toujours, dans une espèce de lan-
gueur de tout son être nonchalant et parfumé.
— N'est-ce pas ? murmura-t-elle seulement.
Et avec une ironie subite :
— Et vous êtes venu penser à elle au milieu
de ses fleurs ? Je lui dirai tout à l'heure.
— Mademoiselle, je vous en prie...
— Non, non ! je veux que vous la connaissiez,
que vous veniez nous voir. Nous nous ennuyons,
vous savez. Rien que le petit Hagen. Il n'est pas
toujours drôle.
— Il l'aime, n'est-ce pas ? dis-je en me rappro-
chant d'elle.
Mélusine éclata de rire :
— Il est assez ennuyeux pour cela.
— Et elle ?
102 KŒNIGSMARK
— [Monsieur Vigaerte, dit Mélusine en riant
plus fort, vous passez d'un extrême à l'autre, du
plus grand effacement à la plus grande indiscré-
tion. Savez-vx)us que vous n'êtes, en tout cas, pas
très galant pour moi avec vos questions ?
Elle se pencha. J'eus tout contre moi sa belle
gorge; ses cheveux noirs m'effleurèrent la joue.
— N'est-ce pas, me dit-elle tout bas, que vous
me trouviez bien plus jolie, ce matin, avant de
l'avoir vue, elle ?
Elle m'avait pris le bras, et, presque impérieu-
sement :
— Eh bien, regardez-la, maintenant !
Au milieu d'un cliquetis de sabres, d'éperons,
le cortège entrait dans la salle d'honneur où mille
lampes électriques venaient de s'allumer à la fois.
Les réceptions des cours allemandes ont l'in-
comparable éclat que donnent les splendides uni-
formes de l'Empire. A mes yeux éblouis s'étalait
la prodigieuse gamme des dolmans bleus, rouges,
noirs, rehaussés de fourrures, scintillants d'or.
La haie des hussards de Lautenbourg présentait
les sabres.
Devant, donnant le bras au roi de Wurtemberg,
la grande-duchesse Aurore s'avançait.
Un enroulement de velours vert Metternicb lais-
sant nue toute l'épaule gauche, dans un décolleté
extraordinairement risqué. Je voyais serpenter
KŒNIGSMARK 1^
derrière elle sa longue traîne brodée de fines ara-
besques d'argent. Elle avait à la main droite un
solitaire retenu par un cercle de platine, à la
gauche une émeraude sertie de brillants.
Le matin, je n'avais pas vu ses cheveux. Elle
m'apparaissait maintenant, cette frondaison blond
fauve, roulée en torsade autour de la tête, l'engai-
nant dans une espèce de calotte d'or, sur laquelle
un étrange et barbare diadème d'émeraude arron-
dissait son demi-cercle.
Une seconde ses yeux rencontrèrent les miena.
Je crus comprendre que ce qu'elle y lut ne lui
déplut pas. J'étais probablement le seul de cette
assistance abrutie par l'étiquette à oser, sans le
savoir, contempler ainsi cette femme.
Vous rappelez-vous, mon cher ami, la Fée aux
griffons de Gustave Moreau ? Vous rappelez-vous
cet être ambigu, dans ce paysage céruléen, moins
profond que les prunelles vertes d'Aurore de Lau-
tenbourg ? Il vous donnera une idée approchée de
la grande-duchesse. Même indéfini, même mystère
angoissant des formes. Mélusine, si affinée, si
inquiétante cependant, paraît presque grossière à
côté de cette Titania.
Ce que la toile de Moreau ne vous expliquera
pas, c'est le mélange enfantin et décidé qui est
toute l'allure de cette princesse. Sorte de créole
boréale, à la fois langoureuse et brusque, elle a
réclat dur et la mollesse de la neige au soleil, La
hanche que l'on devine un peu pointue est assez
104 KŒNIGSMARK
haute. On sent que, si elle consentait à l'empri-
sonner, sa taille serait extraordinairement fine.
Mais la gaine de velours garde toute la souplesse
que donne le contact immédiat de la chair. De la
frénésie vous prend à l'idée que, hors de ce four-
reau, ce corps va surgir comme un lys froid et pur.
Au milieu de tous ces visages où les vins ont
posé les marbrures des congestions commençantes,
cette pâle statue à moitié nue demeure miraculeu-
sement nette et blanche.
Ses lèvres sont fardées, ses yeux sont cernés, à
vrai dire, ses ongles sont bien roses. Mais comme
on sent qu'elle s'est amusée à ces procédés par
lesquels les autres s'efforcent de créer leur beauté.
On voit la sienne sourire d'y avoir eu recours.
Elle ne les emploie que pour mieux prouver qu'ils
ne sauraient lui être indispensables.
Sourire... celui qui erre sur sa pâle figure est
tout de convention. Prisonnière de l'étiquette, elle
s'est composé un visage de circonstance. Qui l'ob-
serve le devine d'autant mieux que par moment
une expression aussitôt morte que née dérange
cette belle ordonnance grave et voulue. Cette
expression doit mêler autant de sentiments que le
prisme a de couleurs. Si je connais un jour mieux
Son Altesse, j'arriverai peut-être à les analyser.
En attendant, j'ai discerné dans cet éclair deux
tonalités indiscutables, l'ironie et l'ennui.
Cette femme molle et lassée, est-ce bien la fan-
tastique amazone de ce matin ? Je la préférais
KŒNIGSMARK î 05
ainsi. 11 me déplaît que cette épaule soit si nue. Je
voudrais la recouvrir de la lourde pelisse d'her-
mine, ïls sont une douzaine autour d'elle. Oh ! je
sais bien que c'est leur souveraine, et que leurs
yeux ont devant elle presque la rigidité du garde à
vous. Mais s'ils ne se croyaient pas vus, comme
ils se départiraient de cette réserve.
Et qu'est-ce que c'est précisément que ce petit
hussard rouge qui, là-bas, caché par une gerbe de
fleurs, laisse traîner sur la belle épaule un regard
efTroyablement gouiu ?... Va-t'en, rustre. Retourne
à tes lourdes et dociles Allemandes, qui ont des bras
boudinés et des tailles en forme de diabolos. Celle-
ci n'est pas de ta race. Ce n'est pas pour toi, vilain!
Je te déteste, et je t'envie. J'envie ton dolman
ponceau, tes fourragères jonquille, tout l'or dont
tu rutiles, ton grade de lieutenant au 7* hussards,
qui, à défaut d'un autre, crée un lien hiérarchique
entre toi et ton angoissant colonel. Je pourrais
alors m'approcher d'elle, et lui débiter, comme ils
le font maintenant, des compliments sur la charge
de ce matin.
Le visage presque enfoui dans le bouquet d'iris
qu'elle porte vers ses narines, elle remercie faible-
ment ses officiers qui la félicitent.
— Mais non. Vous exagérez. Tout le mérite re-
vient à Tarass-Boulba. C'est moi qui vous admire
de pouvoir le suivre avec vos montures. A côté de
lui, les chevaux d'ici sont des chevaux de brasseurs.
Est-ce une illusion, mais il ne me semble pas
106 KŒNIGSMARK
possible qu'elle ne puisse, si elle le voulait bien,
parler allemand avec moins d'accent étranger.
A gauche, dans un bosquet de verdure, la
musique du 182» commence une valse. Le bal
s'ébauche.
— Nous usurpons la place des danseurs, Mes-
sieurs. Allez retrouver vos danseuses qui doivent
m'en vouloir. Comte, menez-moi à ma place, dit-
elle, en prenant de bras du général von Eichhorn.
Ils tournent, ces Allemands et ces Allemandes,
avec une gravité, avec une componction recueillie.
Le cliquetis des éperons résonne. Les belles cou-
leurs de l'Empire s'emmêlent sous les lustres en
un étincelant kaléidoscope.
— Monsieur Vignerte, vous ne valsez pas !
— C'est que, Mademoiselle, je sais assez mal ;
puis, comme c'est pauvre et ridicule, un habit, au
milieu de tous ces uniformes.
— Ce n'est pas une raison, rétorque Mélusine.
Tenez, je vois là-bas cette bonne M"* de Wendel
qui s'accomoderait fort bien de votre habit. Allez
donc l'inviter.
— Danser pour danser, je préférerais que ce fût
avec vous.
— Moi, je n'ai le temps. Il faut que je surveille,
que je case les pauvres jeunes tilles dépourvues et
les danseurs timides. Prenez mon bras, vous m'ac-
compagnerez.
Cette jolie femme que je sens contre moi me
donne l'assurance qui me manquait.
KŒMGSMARK 107
— Mademoiselle de Graffenfried ! Monsieur Vi-
gnerte \
La voix de Marçais.
Suprême d'élégance, il est assis auprès de la
grande-duchesse. Ciel! il me fait signe d'approcher.
— On ne pourra donc jamais vous atteindre ?
me dit-il, en riant. Arrivez, Monsieur.
Il me présente à la grande-duchesse.
— C'est un peu pour vous, Madame, que j'ai
ramené M. Vignerte. Mais vous semblez peu
pressée de vous servir des cadeaux qu'on vous
fait.
Elle répond avec nonchalance :
— Moi ! mais je ne demande qu'à connaître
M. Vignerte. Il paraît qu'il est charmant. Excusez-
moi, Monsieur, si je dis : il paraît; je n'ai pu m'en
rendre compte encore par moi-même. Vous tra-
vaillez beaucoup, me dit-on ?
La même phrase que m'a jetée Mélusine. Igno-
minie! Te traînerai-je toujours après moi, robe des
cuistres? Serai-je toujours celui qui travaille beau-
coup, moi dont les nuits se passent à rêver de
choses dont personne ne soupçonnera jamais l'im-
mense volupté ?
Je vais répondre. Je sens que je vais lui dire, à
cette méprisante, quelque chose de définitif. Mais
elle se lève.
— Excusez-moi! Il faut pourtant que je danse
au moins une fois !
— Monsieur de Hagen, appelle-t-elle.
108 KŒNIGSMARK
Il est là, le petit hussard rouge. Il s'avance, à la
fois hiirabie et ravi. Oh! je sai» qu'un jour viendra
où je le souffletterai.
Dans la salle, il s'est fait un vide. La valse de
la grande-duchesse Aurore est comme un maël-
strom. Il semble qu'on redoute d'être attiré dans
son orbe. Les danseurs laissent la place libre.
Ils valsent. C'est d'abord la valse lente alle-
mande, à trois temps. Puis la mesure s'accélère. Il
n'y a plus que deux temps. Ce n'est même plus le
boston, c'est un tournoiement éperdu et harmo-
nique. L'assistance murmure d'admiration. Le
grand-duc Frédéric-Auguste regarde le beau tour-
billon avec un sourire qui est presque un sourire
d'orgueil.
Ce n'est plus Hagen, si svelte et agile pourtant,
qui mène la course ronde. C'est le grand corps
vert et blanc. Nonchalante toujours, elle tourne,
tourne, tourne.
Hagen se laisse entraîner. Une ineffable joie
colore sa face d'adolescent blond. Il s'abandonne
à sa souveraine. Rouge, vert, rouge, vert, puis tout
se brouille. La couleur complémentaire apparaît.
Ils tournent, tournent, tournent...
En France, on aurait applaudi.
Elle regagne sa place, toujours aussi lilial« et
lasse. Dans un mouvement qu'elle fait pour
remonter l'épaulette droite de sa robe, son beau
bouquet d'iris mauves, qu'elle n*a pas quitté,
tombe à terre. Je me précipite, je le ramasse.
KŒNIGSMARK 109
— Merci, Monsieur, dit-elle régligemment.
Puis, volontairement cette fois, elle laisse re-
tomber les fleurs.
— Mon Dieu î Elles sont déjà toutes fanées.
Je SUIS rentré dans ma chambre. J'ai ouvert la
fenêtre et, accoudé, les yeux aux étoiles froides,
je crois que j'ai pleuré.
J'ai compris. Elle m'est irrémédiablement hos-
tile. Qu'y a-t-il ? Qu'ai-je fait ? Je ne sais pas.
Et j'ai le mot des pauvres diables : Travaillons.
De vagues musiques me viennent encore. Sur le
KœnigsplatZj des limousines passent, avec des
phares violents. Ceux qui sont dedans sont heu-
reux. Ils l'ont vue depuis que je l'ai vue.
Travaillons...
IV
Eh bien, Raoul Vignerte! A quoi prétends-tu
donc? Quelle abeiTation est la tienne! Quoi! il y a
quelques semaines, tu étais soucieux le matin de
ta nourriture du soir. Tu ne supposais pas de plus
grand bonheur que d'être assuré de celle du len-
demain. Te voilà maintenant certain d'elle, et de
celle de dans un mois, et de celle de toujours
m.ême. Tu n'as qu'à te donner au travail. Le tra-
vail, la seule chose que l'on ne regrette jamais.
Et tu n'es pas heureux, pourtant ! Que dis-je, heu-
reux, tu souffres. Plus que quand tu arrivais à la
gare d'Orsay, tâtant dans ta poche si tu avais pour
le pourboire du porteur de malle assez de sous
sans démonétiser la pièce qui filera ensuite trop
vite, tu souffres. De quoi? De ta maudite imagina-
tion. Ne sens-tu pas désormais que le sort pour-
rait t'offrir vainement les femmes de Paris, les
trésors d'Iranie, sans satisfaire le rêve composé
des nuées que tu portes en toi? Elle, cette femme,
la grande-duchesse? Pauvre idiot! Tu te disais
KŒNIGSMARK 111
classique. Tu parlais en ricanant du théâtre
romantique, et te voilà disposé, du moment que
c'est pour ton compte, à trouver naturelle l'aven-
ture de Ruy Blas, laquais de Monseigneur le mar-
quis de Finlas. Est-ce toi qui faisais tes dieux de
Le Play et d'Auguste Comte? Tiens, tu m'amuses!
La reine de ton rêve, elle est moins pour toi que
pour le petit hussard rouge, qui a l'habitude de
l'oisiveté, du grade et du blason...
Et je me suis mis à travailler et^peu à peu, il
est ATai que la poussière de la bibliothèque a feutré
mon envie, ma haine, mon chagrin.
Je ne mettrai jamais îes pieds dans l'aile gauche
du palais. J'ai plaisir à penser qu'elle ^'y ennuie,
avec sa Mélusine. Je ne suis pas fait pour vivre
ici, moi.
De mon séjour à Lautenbourg, je prendrai tout
ce que j'ai intérêt à prendre, posément.
Dans deux ans, j'aurai cinq à six mille francs
d'économies, la matière de trois ou quatre livres,
et je rentrerai à Paris, et avec ma méthode, et avec
le souvenir de ce qui m'a manqué, Paris sera à moi.
Et Paris vaut mieux que cette méprisante barbare.
M. Thierry m'avait fourni un admirable plan de
travail, je m'en rendais mieux compte à mesura
que je fouillais dans la bibliothèque. L'histoire dej
dynastes tudesques parallèles à Louis XIV para-
phrase à merveille la sienne, en en faisant mieui
ressortir l'aborigène beauté.
Copier le roi de France, tel était l'unique souci
112 KŒNIGSMARK
de ces princes allemands de la lin du xvir siècle.
S'attacher les artistes ou les élèves des artistes qui
avaient travaillé pour lui fut le moyen dont ils usè-
rent le plus communément.
Mais, tandis que chaque seigneur français met-
tait un point d'honneur à posséder exclusivement
un artiste, à le faire travailler pour lui seul; c'est
chose amusante de voir les Allemands réaliser des
sortes de sociétés pour commanditer plus écono-
miquement tel peintre, tel sculpteur, tel jardinier.
Ils rappellent ces humbles ménages parisiens qui
s'associent pour acheter aux Halles un sac de
légumes ou un agneau.
J'ai retrouvé dans les archives la plupart des
devis des peintres et architectes français qui tra-
vaillèrent non seulement pour les ducs de Lauten-
bourg et de Detmold, mais aussi pour ceux de
Lûnebourg-Ceile et pour les électeurs de Hanovre.
Ernout a sculpté la plupart des groupes en marbre
des jardins. Gourvil, élève de La Quintinie, les a
dessinés. Lesigne, élève de Lebrun, a été chargé de
l'exécution des panneaux. Un Catalan, Giroud, a
assumé les travaux de serrurerie et de ferronnerie.
Zeyer, peintre en laque, professeur de la princesse
Sophie-Dorothée, a orné de charmants motifs les
portes de VHerrenhausen de Hanovre et du palais
de Lautenbourg.
Leurs comptes sont discutés avec âpreté par lea
intendants des princes. Souvent ces derniers eux-
mêmes n'ont pas dédaigné d'appuyer autographif
KŒNIGSM ARK 1 13
quement des demandes en réduction. J*al parcouru
avec curiosité un énorme mémoire de Giroud,
produit par cet artiste devant le présidial de
Hanovre, pour justifier, en 1690, le chiffre de la
facture à laquelle il faisait monter la pose, à VHer-
renhausen, d'un certain nombre de serrures à
secret. Le duc Ernest-Auguste, le futur électeur,
fut débouté de sa demande en réduction. Il y
avait, à cette date du moins, des juges à Hanovre.
J'étais décidé en principe à borner mes recher-
ches à rinfluenee française sur les cours alle-
mandes du xvir siècle. J'avais devant moi une
mine de documents suffisants à satisfaire complè-
tement M. Thierry, et à me fournir à moi-même les
éléments d'un livre. C'est à ce Zeyer, peintre en
laque, professeur de la princesse Sophie-Dorothée,
que je dois d'avoir élargi mon dessein primitif. Je
découvris, mêlées à ses comptes, les minutes de
son témoignage devant la commission d'enquête
qui jugea l'infortunée souveraine du Hanovre. Il
porte ainsi la responsabilité des événements qui
vont suivre.
Vignerte s'arrêta, réfléchit un moment, et Rie
posa cette question inattendue :
— Connaissez-vous la dramatique histoire du
comte Philippe-Christophe de KœnigsmarR ?
En réponse, je lui récitai ces deux strophes :
Comte de Kœnîgsmark, amoureux d'une reine,
Puis son amant, ainsi du moins dit la rumeur,
114 KŒNIGSMARK
Dans la chambre royale où brûlaient des verveines,
A l'heure on le jour naît, à l'heiu'e où le jour meurt.
Qui pourra dire toutes les folles pensées
Qu'elle se plaisait tant à dérouler pour vous,
Celle qui mêlait les jacinthes aux pensées.
Dans la masse de ses cheveux d'or un peu roux ?
— L'auteur de ces vers, dit Vignerte, avait lu le
livre de Blaze de Burij. C'est le seul livre français
convenable sur ce drame. Vous le rappelez-vous ?
— J'avoue, dis-je, que bien des détails m'en sont
sortis de l'esprit.
— Eh bien, il faut que fe vous précise cette his-
toire. Elle ne vous expliquera pas mon aventure, à
moi. Elle vous la rendra plus étrange encore.
— Vous vous rappelez certainement quelle était
la situation de l'Etat de Hanovre en 1680. Il avait
à sa tête un homme aussi débauché que profond
politique, Ernest-Auguste, successivement évêque
d'Osnabrûck, duc, puis électeur de Hanovie.
Son frère, Georges-Guillaume, était duc de
Brunswick-Lûnebourg.
Ernest- Auguste avait un fils, Georges; Georges-
Guillaume une fille, Sophie-Dorothée.
L'ambition d'Ernest-Auguste portait sur deux
points.
D'abord : réunion à sa famille des Etats de son
frère. Il n'y avait qu*un moyeu : marier Georges à
Sophie-Dorothée. Le mariage eut lieu en 1682. La
duchesse de Brunswick-Liinebourg n'avait que
seize ans.
KŒNIGSMARK 115
L'autre ambition d'Ernest-Auguste était plus
haute : c'était la couronne d'Angleterre. La fortune
travailla pour lui : successivement les douze en-
fants de la reine Anne furent moissonnés par la
mort. Si Ernest-Auguste ne vit pas le triomphe de
sa politique — il mourut en 1698 — son fils Geor-
ges en recueillit les fruits. En 1714, à la mort de la
reine Anne, il montait sur le trôme de Grande-Bre-
tagne sous le nom de George I". Il y montait seul :
dix-huit ans plus tôt, à la suite d'une infâme ma-
chination, il s'était séparé de sa femme, et lorsque
son époux ceignait la couronne d'Angleterre, l'in-
fortunée Sophie-Dorothée achevait ses jours dans
le château de Ahlde, moins palais que prison.
Excusez-moi de dessécher ainsi ces faits : Tes-
sentiel est d'être clair.
L'histoire du divorce de Sophie-Dorothée, c'est
l'histoire du meurtre du comte Philippe-Christo-
phe de Kœnigsmark.
Appartenant à une des plus nobles familles sué-
doises, ami du prince électeur de Saxe, aussi brun
et beau que Sophie-Dorothée était belle et blonde,
le comte Philippe et la duchesse de Brunswick-
Liinebourg s'étaient dans leur enfance connus à
Celle et naïvement fiancés. La vie les avait sépa-
rés. Philippe était parti mener à la cour de Jac-
ques II, à celle de Louis XIV, à Dresde, à Venise,
son existence aventureuse de beau condottiere
suédois.
Le mariage de Sophie-Dorothée réveilla-t-il son
118 EŒNIGSMARK
ancien amonr, blessa-t-il sa vanité? Toujours est-
il qu'un beau matin, Hanovre vit arriver le comte
Philippe de Kœnigsmark.
La cour de l'Electeur était un lieu de débauches,
îin fumier sur lequel se fanait lentement ce beau
lis qu'était Sophie-Dorothée.
Trompée par un mari qu'elle avait toujours mé-
prisé, contrainte de faire bonne mine à cette ter-
rible comtesse de Platen, l'abjecte favorite d'Er-
nest-Auguste, elle vivait de son mieux dans la soli-
tude, occupée uniquement de réducation de ses
deux enfants, un fils qui devait être roi d'Angle-
terre, une fille qui sera reine de Prusse.
Mais voici Kœnigsmark qui arrive à Hanovre,
et le drame commence.
Le comte Philippe est venu pour se venger, pour
reconquérir le cœur de Sophie-Dorothée. Mais
avant même qu'il puisse la voir, la comtesse de
Platen s^éprend de lui. Il juge politique de ne pas
froisser la toute-puissante favorite. Mais il faut
aller très loin pour ne pas froisser cette femme,
Messaline et lady Macbeth réunies. Le comte Phi-
lippe va aussi loin que possible : compromise, elle
sera en son. pouvoir. C'est lui qui est entre ses
mains.
Alors commence la belle idylle de Philippe de
Kœnigsmark et de Sophie-Dorothée. Le sombre
palais de VHerrenhausen est témoin de leurs éphé-
mères amours. Sophie-Dorothée a cru d'abord que
le i)eau comte n'était venu à Hanovre que pour y
KŒNIGSMARK 117
voir malheureuse et délaissée celle qui a été con-
trainte par la volonté paternelle d'en épouser un
autre. La liaison presque publique de Philippe avec
la comtesse de Platen ajoute à son martyre. Mais,
un matin, se rendant avec sa dame de compagnie
au bosquet du parc de VHerrenhausen où elle a
coutume de s'asseoir chaque jour, elle aperçoit le
comte s'en échapper. Un rouleau de papier est resté
sur le banc, avec ces vers à la manière de Bense-
rade :
Que j'étais autrefois un volage bergerl
A tout moment sur la fougère
J'allais de bergère en bergère
Me faire un plaisir de changer;
Mais, depuis que j'ai vu la charmante Sylvie,
Contraint de l'aimer constamment,
Par un extrême changement
Je ne veux changer de ma vie.
Sophie-Dorothée a-t-elle été la maîtresse de Kœ-
nigsmark? Même après la lecture de leur corres-
pon'iance dans les archives de la Gardie, j'en doute
encore. Ce que je reconnais, c'est qu'il était impos-
sible d'en douter dans une cour aussi corrom-
pue Que celle de Hanovre, où l'on savait que la
femme du duc héritier recevait chaque nuit dans
son appartement le bel aventurier suédois.
La vindicative comtesse de Platen apprit la der-
nière qu'elle était la risée de tout le château. Mais
ce jour-là, la perte du comte et de la duchesse fut
décidée.
I-e samedi soir 1" juillet 1694, Kœnigsmark,
118 KŒNIGSMABK
rentrant chez lui, trouva sur sa table un billet
contenant ces simples mots tracés à la hâte au
crayon :
Ce soir, après dix heures, la princesse Sophie-Doro-
thée attendra le comte de Kœnigsmark.
Ce billet, ce faux, imitant l'écriture de Sophie-
Dorothée, était l'œuvre de la comtesse de Platen.
Insouciant et brave comme Bussy d'Amboise,
Kœnigsmark se rendit chez la princesse. A deux
heures du matin, il la (quittait.
Le lendemain, dans la matinée, Sophie-Dorothée
vit de son balcon deux hommes, aux allures in-
quiètes, qui erraient dans le parc. C'étaient les ser-
viteurs du comte Philippe qui cherchaient leur
maître. Ni eux, ni personne ne devaient plus le
revoir.
Voilà la tragédie, mon ami. Voici le dénoue-
ment, et c*est le divorce de Sophie-Dorothée. Cette
jeune femme de vingt-huit ans a affaire à un
monde d'ennemis. Elle veut quitter son mari qui
lui fait horreur. Elle se heurte à la malédiction de
son père; le vieux duc Georges-Guillaume a 'mposé
à sa fille un mariage de raison d'Etat. Une amou-
rette malheureuse ne doit pas briser de beaux
calculs au bout desquels il y a peut-être le trône
d'Angleterre. L'infortunée ne veut rien entendre.
Elle est dangereuse d'ailleurs : le comte suédois
avait des relations. Finalement, après le procès
le plus avilissant pour elle, le divorce est pro-
noncé contre elle. Ses enfants lui sont retirés. La
KŒNIGSMARK 119
femme du roi d'Angleterre, redevenue simple
duchesse, mourra en 1726, prisonnière dans son
château de Ahlde. Alors seulement, la malédiction
paternelle fléchira. Le caveau du château où elle
est née s'ouvrira devant son cadavre. Il est, au
donjon de Celle, dans le recoin le plus obscur de
la crj^pte, un humble cercueil sans inscription.
C'est le cercueil qui contient les restes de Sophie-
Dorothée, femme de l'électeur Georges-Louis de
Hanovre, roi d'Angleterre sous le nom de
George T".
Je vous ai résumé, aussi brièvement que possi-
ble, riiistoire de Philippe de Kœnigsmark et de
Sophie-Dorothée. Inutile de vous dire que bien des
points de ce drame demeurent dans Tombre. L'as-
sassinat du comte est certainement l'épisode dont
les détails sont les plus mal connus. Les témoi-
gnages concordent sur le fait que c'est la comtesse
de Platen qui prépara le guet-apens où il périt.
Dix sbires le percèrent de leurs épées. L'horrible
comtesse lui poria le dernier coup. Mais que devint
le corps? Ici, le mystère commence. Les avis sont
partagés. Le comte, comme le veulent les uns,
fut-il enterré dans une fosse creusée dans le parc?
Ou, suivant une autre version, que j'ai des raisons
pour croire la bonne, recouvert de chaux, fut-il
enfoui sous la dalle de la salle dite des Cheva-
liers? Fut-il tout simplement jeté dans les latrines,
dont le tuyau communiquait avec la Leine qui
coule au pied du château, ainsi que le prétend
120 KŒNIGSMARK
l'auteur de l'Histoire Secrète'? Son cadavre est-il
celui, comme l'affirme Horace Walpole, qui fut
découvert quelque vingt ans plus tard, sous le
plancher d'un cabinet de toilette de VHerrenhau-
sen? Je ne pose ces questions que pour vous expli-
quer, bien qu'à moi encore elle me paraisse inexpli-
cable, l'espèce de fièvre qui me prit de les résoudre.
Il faut comprendre que ce problème se présentait à
moi avec une acuité plus passionnante qu'à qui-
conque, en raison du milieu où je me trouvais, si
semblable a celui où s'était déroulé le drame, et
des inestimables documents que la bibliothèque
ducale mettait à ma disposition.
La source la plus précieuse que l'on connaissait
alors est la correspondance de Kœnigsmark et de
Sophie-Dorothée, qui se trouve actuellement dans
les archives de la bibliothèque de la Gardie, à
Loeberod, en Suède. Cette correspondance fut
découverte par le professeur Palmblad, qui en
publia en 1851 des extraits à Upsal. En me signa-
lant, lorsqu'il prit congé de moi, les travaux de
Palmblad, M. Thierry espérait qu'il me serait pos-
sible de mettre la main à Lautenbourg sur une
1. Histoire secrète de la Duchesse de Hanovre, notice
publiée à Londres, en 1732, sans nom d'auteur et attribuée
au baron de Bielefeld, chargé d'affaires de la Cour de
Prusse à Hanovre. Pour cette indication bibliographiqiie
et les suivantes, j'ai complété les souvenirs que m'a laissés
le récit de Vignerte à l'aide des articles de Blaze de Bury,
parus dans la Revue des Deux Mondes, et réunis en 1855
en un volume intitulé : Episode de l'Histoire du Hanovre,
Les Kœnigsmark,
KŒNIGSMARK 121
partie de cette correspondance qui erra assez long-
temps en Allemagne avant de venir échouer à
Loeberod. Je ne trouvai rien de ce côté, mais cet
échec fut compensé par une découverte autrement
précieuse.
La fille de Sophie-Dorothée, je vous le rappelais
à l'instant, avait épousé le prince royal de Prusse,
le futur Roi-Sergent, Frédéric 1" : « Man fort rude
et tyrannique, nous dit Blaze de Bury, son pre-
mier acte, une fois monté sur le trône, fut de
défendre formellement à sa femme tciMte espèce de
rapport avec la prisonnière de Ahlde. Ce ne fut
que lorsque Sophie-Dorothée eut hérité de sa mère
d'un revenu de vingt-huit mille écus, somme assez
ronde pour l'époque, que l'avare souverain lui
témoigna quelque amitié, amitié du reste très
intéressée, car elle se fondait uniquement sur les
droits que pouvait faire valoir sa femme à l'héri-
tage, droits qui furent longuement établis par les
con'Sultations du célèbre jurisconsulte Thoma-
sius*. »
L'humble femme qu'était la reine de Prusse,
poussée secrètement par son confesseur, s'était
toujours fait un reproche de n'oser pas prendre
ouvertement le parti de sa mère captive, dont elle
pressentait l'innocence. Elle profita des disposi-
tions meilleures de son redoutable mari, et com-
mença à réunir les pièces nécessaires à un procès
1. Blaze de Bury. Episode de VEistoire du Hanovre. Notes
et pièces justificatives, p. 378.
122 KŒNIGSMARK
en réhabilitation. Hélas, en 1726, Sophie-Dorothée
mourait. Sa royale fille n'en poursuivit pas moins
sa pieuse entreprise. Par ses soins, avec l'aide
éclairée de ce même jurisconsulte Tliomasiiis,
un énorme dossier, comprenant douze cents docu-
ments environ, fut constitué. Il établissait nette-
ment l'innocence de Sophie-Dorothée, l'ignominie
de la comtesse de Platen.
Ce monument de piété filiale ne devait servir à
rien. Une notice anonyme, placée en tête de ce
dossier, indique que, sur les représentations de
George II, roi d'Angleterre, transmises à son beau-
frère, Frédéric I" de Prusse, par le Ministre de
Grande-Bretagne, le procès en réhabilitation de
Sophie-Dorothée ne fut pas entamé. Le roi d'An-
gleterre faisait remarquer à sa sœur, non sans
justesse, que tout ce qui serait établi à la décharge
de la princesse leur mère, le serait à la Charge du
roi leur père.
Devant la raison d'Etat, la faible reine de Prusse
s'inclina. Le dossier, désormais inutile, par des
avatars divers, mentionnés dans cette notice, finit
par échouer, en 1783, entre les mains de la grande-
duchesse Charlotte-Augusta de Lautenbourg, nièce
de la souveraine.
C'est ce dossier que, vers la fin de janvier 1914,
j'eus le bonheur de découvrir parmi les manuscrits
non encore inventoriés de la bibliothèque ducale.
Depuis le compte rendu authentique de l'inter-
rogatoire de M"* de Knesebeck, confidente de
KŒNIGSMARK 123
Sophie-Dorothée, jusqu'à la minute de la confes-
sion de la comtesse de Pîaten\ il y avait dans ce
dossier de quoi refaire entièrement l'histoire du
drame mystérieux de VHerrenhaasen. Avec la
désinvolture habituelle des érudits vis-à-vis des
pièces non inventoriées, je transportai dans mon
appartement les six chemises in-folio qui relataient
par le détail la ténébreuse histoire.
Que d'amour et de chevalerie, que de crimes et
de galanterie, quel luxe, quelle frénésie de vie et
de mort dans ces feuillets jaunis, dans ces minutes
grossoyées en langues diverses! La nuit, quand
tout dans le château était endormi, Je roulais ma
tab!e devant le confortable feu de bûches de la
cheminée, et je travaillais avec une espèce de fièvre
ardente. Je touchais là l'histoire, la vivante, non
pas celle, de deuxième ou troisième main, qui
m'était distillée, suivant un programme déterminé,
par la bibliothèque de la Sorbonne. A vrai dire, à
ia sèche érudition se mêlaient dans mon cerveau
les fumées d'un étrange romantisme. La Cour de
Hanovre dansait devant mes yeux, fantasmago-
rique et cruelle : Ernest-Auguste, le silène poli-
tique; Georges-Louis, déhanché et borné; la
Comtesse de Platen, la redoutable Messaline, qui,
malgré tout, avait dû être belle et désirable;
Kcenigsmark, l'aventurier brun, son pourpoint
1, Le Double de cette confession, intitulée « Oraison
funèbre de la comtesse C. E. de Platen » figure en pièce
manuscrite dans les archives de Vienne.
124 KŒNIGSMARK
saumon et or taché de sang, et surtout Sophie-
Dorothée, blonde, élancée et pure, dans les brocarts
d'argent qu'elle portait le jour de ses noces.
D'argent, vraiment? Cela, c'était l'histoire, la
description livresque. Mais non! Combien plus
belle je me l'imaginais, et plus réelle, avec une
autre robe, une autre robe déjà vue. Une robe de
velours vert!
C'était la fin de l'hiver, un hiver déjà incliné sur
le printemps. Par ma fenêtre, entr'ouverte pour
activer le tirant de ma cheminée, montaient des
bouffées d'air qui étaient déjà des effluves. Je sen-
tais, noirs dans l'ombre, les rameaux décharnés
des arbres mollir pour les bourgeons de demain.
Alors, plusieurs fois, mon ami, mon cher ami,
— on peut bien s'avouer, quand la mort de toute
part plane, ces folies qui sont le prix et l'honneur
de la vie d'hommes tels que nous, — fasciné par
le souvenir du bel aventurier assassiné, de la belle
reine morte, conduit par un instinct dont plus tard
j'ai compris la sûreté, j'ouvrais, le cœur battant,
la porte de ma chambre. Le corridor était noir.
L'escalier antique criait sous mes pas. Souvent
j'ai vu, dans la salle d'honneur, la lanterne endor-
mie de la ronde. Qu'aurais-je dit, je vous le
demande, si on m'avait apostrophé?
La porte ouverte sur le parc était un grand rec-
tangle d'un bleu cruel où tremblait, au milieu, la
mystérieuse Cassiopée. Longeant les boulingrins
embués de lune, me dissimulant dans l'ombre en
KŒNIGSMARK 125
losange des ifs, j'allais. Une fenêtre brillait dan»
la partie centrale du palais : comme le grand-duc
Frédéric-Auguste travaille tard!
Tout était sombre dans l'aile gauche. Mais
quand, arrivé à l'extrémité du bâtiment, je me col-
lais contre ia muraille, je savais bien que là non
plus, tout le monde ne dormait pas.
Ce n'était pas encore le printemps. Mais vrai-
ment, on sentait que le rossignol allait bientôt
chanter. Rose et longitudinale, une raie lumineuse
s'étendait, mince, sur le gravier ratissé, décelant
là aussi, écrasée de tentures, voilée de rideaux,
une autre fenêtre éclairée.
Le rossignol ne chantait pas encore dans le parc
français, bâti en cette Allemagne où me menait le
destin. Mais, derrière la fenêtre, une plainte,
\ibrante, poignante, coupée par intervalles de
silences injustifiés qui tenaillaient mes nerfs des
plus bizarres soupçons, une lente et molle plainte
filtrait de l'intérieur du palais jusque dans mon
cœur... et c'était M"^ Mélusine de Grafîenfried qui,
sur son \âolon, jouait à sa maîtresse les plus in-
guérissables berceuses de Schumann.
Les Petermanns Mittheilungen sont la plus for-
midable compilation géographique du monde, et,
il faut l'avouer, la plus précieuse. Nos Annales de
Géographie n'en sont qu'un pâle reflet. Les Russes
ont un admirable géographe, Woïkow. Nous avons
Vidal de la Blache, dont la préface à l'Histoire
de France de Lavisse est un chef-d'œuvre. Mais
ce sont là des isolés. Ils n'ont pu tout embrasser.
Les Petermanns Mittheilungen déconcertent par
leur documentation universelle. Mes maîtres de la
Sorbonne — je ne citerai pas leurs noms, cela les
désobligerait aujourd'hui — m'ont cent fois af-
firmé qu'on ne pouvait mener à bien rien de
sérieux en géographie sans le secours de cette
puissante machine.
Je ne veux pas exagérer la valeur ni l'étendue
de l'enseignement que je donnais à mon élève, en
vous faisant croire que chacune de mes leçons était
travaillée avec l'aide des Mittheilungen. Mais
Coûtes les fois que j'avais des raisons d'insister sur
KŒNIGSMARK 127
tel OU tel point, je ne manquais pas de me référer
à la précieuse collection.
Ce fut ainsi que je l'appelai à mou aide lorsque
j'eus à parler au duc héritier d'une question par-
ticulièrement à l'ordre du jour, celle du Cameroun
et des récentes acquisitions allemandes au Congo.
Il y avait juste deux ans que le célèbre traité issu
des pourparlers Cambon Kiderlen-Wa-echter avait
donné à l'Empire le fameux bec de canard et la
région du Togoland. Il me sembla tout naturel de
consacrer quelque développement à la région à
propos de laquelle le Kaiser avait asséné un aussi
formidable coup de point sur la table diploma-
tique.
Jamais je n'oublierai ce jour. C'était le lundi
2 mars. Il va y avoir huit mois.
Après avoir cotisulté les tables des Mittheilan-
gen je retins le nom et les cotes de six articles sur
le Cameroun et le Congo. Le second que je notai,
signé du professeur Heidschûtz, de l'Université de
Berlin, était consacré aux voies de pénétration
(naturelles et artificielles).
Posant sur le bureau de la bibliothèque le tome
qui le contenait, je m'apprêtai à prendre des notes.
Comme je venais d'ouvrir le volume à la page
de l'arllcle en question, un papier s'en échappa et
tomba à terre.
C'était une feuille déjà jaunie, pliée en quatre.
Elle était recouverte d'une éeriture haute, épaisse,
volontaire. De l'allemand en caractères latins.
128 KŒNIGSMARK
Point de signature. Je n'en avais pas besoin,
j'avais immédiatement deviné de quoi il s'agissait
et qui avait écrit ce papier.
Il contenait un véritable plan de voyage dans
une des régions les plus désertes du Congo, le
long de la trop célèbre rivière Sangha. Les itiné-
raires étaient soigneusement arrêtés, grâce aux
renseignements puisés dans l'article du professeur
Heidschûtz, qui, je ne m'étais pas trompé, donnait
sur cette région les plus récentes précisions :
routes praticables, gués, ressources* pour un
voyage d'exploration dans le pays, et cela depuis
le débarquement à Libreville, jusqu'au rembarque-
ment. Chaque halte était repérée : Ouesso, deux
Jours — poste français, eau, porteurs; Manna, un
jour, porteurs; Gléglé, sur la N'Sagha, pirogues, etc.
Une joie sourde me prit. Ainsi le hasard mettait
entre mes mains îe plan qu'avait arrêté lui-même
le grand-duc Rodolphe de ce voyage d'étude dans
la région où la maladie devait le terrasser. Ce
n'était point, je le sentais, joie d'historien de
découvrir un document curieux sur les menées
allemandes au Congo, une preuve incontestable
vu la qualité de l'explorateur, de la préméditation
du coup d'Agadir. Ah! mes soucis historiques,
comme ils étaient loin en cette minute! Tous les
travaux que j'avais accomplis depuis la fa-
meuse fête où la grande-duchesse m'avait infligé
un affront qui me semblait avoir été remarqué de
KŒNIGSMARK 129
tout le monde, comme je voyais qne je ne m'y étais
attelé que par dépit!
Pour comprendre bien la nature des sentiments
qui m'assaillaient tandis que je déchiffrais en détail
le précieux papier, il faut vous dire les échafau-
dages que mon imagination n'avait cessé de bâtir
depuis cette date. En vain, je voulais haïr la
grande-duchesse : je ne pouvais pas. Cet effort ne
servait qu'à me faire désirer davantage l'approcher,
me faire remarquer d'elle, la convaincre que mon
plus cher désir était de me dévouer pour elle. Me
dévouer! je vous le demande! Qu'est-ce qui pou-
vait bien me pousser à croire que cette femme
éblouissante et hautaine avait besoin de mon
dévouement obscur?.,. C'est ici, ami, que mon ima-
gination avait fait des siennes. A vrai dire, elle ne
tournait pas absolument à ^ide. Les confidences
d'un homme de la pondération de M. Thierry, vous
pensez bien que, dans mes longues nuits solitaires,
je ne les avais pas oubliées. Quelle amplification
au contraire, ne leur avais-je pas donnée! Vague-
ment, je me sentais entouré de mystère. Je sentais,
comme je vous sens à mon côté, dans l'ombre,
qu'un drame était à l'origine du malaise qui me
prenait parfois sourdement. A cette méfiance, mes
recherches, mes nuits consacrées à la ténébreuse
histoire des Kœnigsmark n'avaient fait qu'ajouter.
Roman, direz-vous. Fumées d'un cerveau exalté par
le travail solitaire, et, peut-être, par un sentiment
plus fort. Vous auriez raison de penser ainsi, si le»
130 KŒNIGSMARK
événements n'étaient venus justifier cette exalta-
tion.
Quoi qu'il en soit, mon ami, avant la découverte
du plan du grand-duc Rodolphe, j'en étais arrivé à
me forger de toutes pièces un roman satisfaisant
ma sensibilité. Le grand-duc Frédéric-Auguste si
correct, si bienveillant pour moi, je me le repré-
sentais comme le bourreau de sa femme, cette ado-
rable grande-duchesse; la beauté me rendait pro-
fondément injuste. Elle me faisait attribuer à
l'homme à qui je devais ma vie actuelle, qui avait
bien ses agréments, des forfaits imaginaires, tan-
dis que je dressais dans mon âme un piédestal à la
femme qui m'avait un jour publiquement méprisé,
et qui, depuis, chaque fois que j'avais pu l'entre-
voir, n'avait jamais semblé faire attention à ma
présence. « Comme si elle a l'air d'une martyre,
disais-je dans mes mi-nutes de froide lucidité, cette
indifférente, qui passe ses nuit^ à faire de la mu-
sique avec sa Mélusine, ses journées à monter à
cheval, à chasser avec son petit hussard rouge ! Ce
Hagen... Voyons, ne crève-t-il pas les yeux que
c'est le grand-duc qui est à plaindre et à aimer!.,.
Oh! je n'aurais pas sa patience. »
Vaines tentatives pour être calme, pour oublier...
Une seconde après, revenant à mes chères chi-
mères, j'imaginais Aurore de Lautenbourg deman-
dant à la violence du cheval, à la chasse, à la mu-
sique, à tout, l'atténuation de la douleur que lui
avait causée la disparition de son premier époux,
KŒNIGSMARK 13S
beau, brave, qui l'aimait, qu'elle devait adorer...
et la jalousie qui naissait de ces rêveries me les
rendait plus chères encore.
Maintes conversations avaient eu beau me dé-
monlror leur fragilité. M"* de Wendel, avec sa
sourde haine contre la grande-duchesse, avait eu
beau me parler avec des soupirs de ce pauvre
cher grand-duc Rodolphe, qui avait été si malheu-
reux, je biffais résolument tout ce qui venait
contrarier l'équilibre de mes constructions Imagi-
natives.
Traitez-moi de fou. Mais, en tout cas, cette
folie étant un point acquis, comprenez la jBèvre
avec laquelle, ayant remis en place le volume
des Miitheilungen et serré dans mon portefeuille
le précieux papier, je remontai dans ma chambre.
Sésame, ouvre-toi! Je possédais donc, mainte-
nant, la clef mystérieuse qui allait me permettre de
m'introduire chez la grande-duchesse, de forcer
son ressentiment. « En voyant ces lignes Iracéei
de la main d'un époux bien-aimé, elle comprendra
que celui qui les a découvertes, qui les lui apporte,
ne mérite pas l'injuste indifférence qu'elle lui
marque. Peut-être m'en demandera-t-elle pardon...
Alors, j'aurai des mots définitifs pour arrêter sur
ces belles lèvres les paroles d'excuses. Elle n'eUv
sera que plus étonnée d'avoir pu être jusqu'icâ
telle pour moi. »
Deux fois, je chiffonnai et jetai dans la chaminée
la lettre commencée, qui devait accompagner îe
132 KŒNIGSMARK
document. L'une ne me semblait pas assez respec-
tueuse, l'autre était trop pénétrée de l'importance
de ma découverte. En fin de compte, je m'arrêtai
à une rédaction aussi simple que possible :
Madame,
Le hasard m'a fait découvrir un document qui ne peut
manquer de toucher Votre Altesse. Qu'elle me permette de
le lui remettre sous ce pli, en témoignage du respectueux
dévouement que lui porte son humble serviteur.
Je pensais conjfier le tout, avec deux mots d'ex-
plication, à M"' de Graffenfried, qui ne s'était
jamais départie à mon égard de la plus flatteuse
amabilité. Un contre-temps m'attendait : Mélusine
venait de sortir dans Lautenbourg; ce fut à une
vieille femme de chambre russe, à moitié idiote,
que je dus abandonner mon enveloppe. La vieille
la prit avec méfiance, et disparut en marmotant
quelques mots inintelligibles.
Je rentrai immédiatement chez moi. Là, ma
fièvre tomba aussitôt. J'en vins presque à me faire
des représentations sur ma démarche. A quoi
rimait-elle? De quoi me mêlais-je? Je crois que je
souhaitai presque que la vieille Russe, plus idiote
encore qu'elle ne m'avait paru, égarât ma lettre.
Des pas retentirent dans ie eorridor. On frappa
k ma porte. Ludwig entra.
— Que Monsieur le Professeur veuille m'excu-
ser. On demande Monsieur le Professeur.
S'eiîaçant, il introduisit un laquais. Je pensai
m'effondrer en reconnaissant la livrée bleu et or
de la grande-duchesse.
KŒMGSMARK 13S
— Si Monsieur le Professeur veut bien m'ac-
compagner, dit cet homme.
Abasourdi de l'effet si rapide de ma démarche,
je le suivis, sans même penser à prendre mon
chapeau.
Nous traversâmes de biais le parc. Où me
menait-il? Nous arrivions au jardin anglais que
nous descendîmes. Nous longions maintenant la
Melna, rose entre les saules, au soleS couchant.
D'un fourré de châtaigniers, un coup de fusil
partit. Il me sembla entendre un frémissement
dans les branches, comme la dégringolade d'un
oiseau.
— Que Monsieur le Professeur veuille bien
passer.
J'étais maintenant dans une espèce de chambre
de verdure. Son fusil encore fumant à la main, la
grande-duchesse s'y tenait debout.
— Excusez-moi, Monsieur, je m'amuse à tirer
quelques grives, dit-elle simplement.
Et, d'un geste, elle congédia son laquais.
:^
J'étais seul avec la reine de mes rêves. Je savais
que cette entrevue viendrait, mais je n'eusse ja-
mais prévu qu'elle aurait pour théâtre cette ton-
nelle auprès de laquelle, en me promenant, j'avais
si souvent passé sans la soupçonner.
Pendant quelques secondes, elle me dévisage»
134 EŒMGSMARK
en silence. Mon trouble était au-dessus de tout ci
que je pourrais vous dire. Ce nest que plus tard,
beaucoup plus tard, que je compris combien il
m'avait servi. Un interlocuteur aussi tremblant ne
pouvait être un adversaire.
D'une voix très douce, si douce que je ne la
reconnaissais pas, elle parla enfin.
— Je vous remercie, Monsieur Vignerte, de
votre communication. Vous avez eu raison de
penser qu'aucun souvenir de feu le grand-duc
Rodolphe ne pouvait m'être indifférent.
Elle ajouta :
— Pouvez-vous me dire la façon dont ce papier
est tombé entre vos mains?
Par le détail, je lui contai ma découverte. Il
devait y avoir tant d'émotion et de candeur dans
mon récit que je la sentis touchée.
— Monsieur, dit-elle, — et ses paroles avaient
une infinie douceur, — si, comme je l'espère, nous
sommes appelés à nous connaître davantage, vous
finirez, j'en suis sûre, par ne plus m'en vouloir de
certaines façons un peu brusques que j'ai pu avoir
vis-à-vis de vous. Non, ne vous récriez pas. Ces
manières étaient voulues, Monsieur. L'indifférence
est toujours feinte chez les femmes. Sachez que,
pour me comprendre, il faut des éléments qui sont
loin d'être en votre possession.
Où étaient les belles protestations par le.'ïquelles
je m'étais promis de répondre à cette phrase que
j'avais, malgré tout, prévue?
KŒNIGSMARK 131
— Travaillez-vous toujours autant. Monsieur
Vignerte? me dit Aurore avec un sourire qui
n'était pas exempt d'une douce ironie.
~- Madame, murmurais-je, navré.
— Oh! je ne prétends pas vous arracher à votre
élève sérénissime. Mais je me rappelle cependant
que le grand-duc, en vous faisant venir ici, avait eu
l'aimable dessein de vous prêter à moi de temps
en temps. Je ne puis que m'en prendre à moi-même
de n'avoir pas profité jusqu'à ce jour de cette
attention.
Le doute où je me trouvais de savoir si elle
parlait sérieusement me clouait au sol, muet.
Elle me demanda :
— Savez-vous jouer au bridge?
— Mon Dieu, à peu près, balbutiai-je, bénissant
Kessel et le vieux colonel de Wendel à qui j'étais
redevable de cette récente acquisition.
— Eh bien, cher Monsieur, nous faisons un
bridge chaque soir, M"* de Graffenfried, le lieute-
nant de Hagen et moi. Vous ferez le quatrième.
C'est un service beaucoup plus grand que vous ne
vous figurez, dit-elle en souriant. Inutile d'ajouter
que vous viendrez quand vous voudrez.
Elle continua :
— Je me suis laissé dire en outre que vous avez
quelques livres français des plus intéressants. Je
lis assez; j'aurai un grand plaisir à les connaître,
si toutefois je ne dois pas trop priver cette bonne
M"^ de Wendel.
136 KŒNIGSMARK
Je rougis violemment.
— C'est donc entendu, dit-elle, sans s'en aper-
cevoir. Vous viendrez quand vous voudrez, Mon-
sieur Vignerte, mais si c'est une façon de vous
prouver de nouveau ma reconnaissance que de
vous adresser une prière, laissez-moi vous dire
que je serai heureuse de vous avoir ce soir chez
moi, vers neuf heures et demie.
M'étant incliné, je me retirais, quand elle me fit
signe de m'aprocher d'elle :
— Monsieur, me dit-elle, bas, d'une voix grave,
il est bien entendu que tout ce qui concerne ceci
doit demeurer entre nous.
Elle me montrait, en parlant, ma lettre, qu'elle
venait de prendre dans une des poches de sa
jaquette noire, à grandes basques.
Je m'inclinai encore.
— Eh bien, à ce soir donc, Monsieur Vignerte,
et si vous voulez mettre le comble à votre amabi-
lité, en vous en allant, tâchez de faire le moins de
bruit possible, pour ne pas effaroucher les grives.
Je rentrai au palais, en faisant un détour, le long
de la Melna. Un martin-pêcheur, rasant l'eau
mauve, allait et revenait. Il avait la couleur de
l'émeraude que, pendant qu'elle me parlait, je
Toyais au doigt pâle d'Aurore de Lautenbourg-
Detmold.
La table de bridge de !a grande-dnchesse était
KŒNIGSMARK 137
Installée au premiar étage, dans un étrange petit
salon Louis XV. Deux toiles de Boucher, un Lar-
gillière et un admirable Watteau en faisaient le
plus grand mérite. Et des fleurs partout, des
masses de fleurs.
Songeant que Hagen y serait, j'avais mis un
point d'honneur à ne pas arriver le premier. De
fait, il était bien dix heures moins le quart quand '
je frappai aux appartements d'Aurore de Lauten-
bourg.
Ce fut Mélusine qui vint m'ouvrir.
— Que je suis heureuse! murmura l'aimable
fille en me pren.ant la main.
La grande-duchesse m'accueillit d'un sourire,
en m'indiquant la table où elle avait déjà pris
place avec Hagen.
Il me sembla que le hussard rouge était de bien
mauvaise humeur. Cette constatation me combla
d'aise, et, durant toute la partie, j'eus pour lui les
prévenances les plus délicates.
Aurore de Lautenbourg avait une espèce de
tunique de soie noire, bordée au col, aux manches,
de chinchilla, largement décolletée, toute souta-
chée d'or; une résille filigranée d'or retenait ses
énormes cheveux fauves.
Elle jouait avec une nonchalance hardie, gagnant
presque toujours, ne manquant jamais un contre,
Mélusine aussi jouait bien. Je faisais d'énormes
fautes, coupant avec placidité les cartes maîtresses,
et finissant, comme de juste, par gagner.
138 KŒNIGSMARK
J'avais une immense joie à penser qu'il ne fal-
lait rien moins que la présence de la grande-
duchesse pour que Hagen, à plusieurs reprises, ne
me jetât pas ses cartes à la figure.
Comme onze heures sonnaient, la première par-
tie prit fin. La grande-duchesse se leva.
— Mon petit, dit-elle familièrement à Hagen,
les cartes vous perdront. Je n'oublie pas que vous
avez demain revue du général inspecteur Hilden-
stein, et qu'il vous faut être sur pied à six heures
du matin.
Elle ajouta :
— Vous n'avez plus à craindre de nous laisser
toutes deux seules, Mélusine et moi, puisque
M. Vignerte consent aimablement à nous tenir
compagnie. Allons, allez vous coucher.
Maternelle, elle lui présentait son sabre. Il le
boucla en me jetant un regard de haine que Je
feignis de ne pas voir.
Mélusine de Grafîenfried, de son éternel sourire
vague, souriait.
— Passons chez moi, voulez-vous? dit Aurore.
Monsieur Vi-gnerte, prenez les livres que vous
m'avez apportés.
*
Conformément aux préceptes posés par Edgar
Poë dans sa Psychologie de V Ameublement, la
chambre de la grande-duchesse était de forme
arrondie. Un large globe mauve, incrusté dans le
KŒNIGSMARK 139
plafond, épandait sa lumière nébuleuse, sans
ombres.
Aux mars, quelques gravures de Burne Joner,
de Constable et de Gustave Moreau.
Elle était pleine, cette chambre, des trois choses
que je pr/sfère à tout : les fleurs, les fourrures et
les pierres précieuses.
Les fleurs débordaient de partout, et il me fallut
cinq bonnes minutes pour m'accoutumer à leur
violence. Puis, le doux apaisement s'étant emparé
de moi, je pus à peu près les dénombrer.
Il y avait, naturellement, des roses et des lys.
Mais, sur cette trame sublime, la flore de la
Tcherna et du Caucase avait brodé les variations
les plus inattendues.
Les molènes de Mongolie laissaient pendre le
long des murs leurs grappes longues de près d'un
mètre. Les centaurées roses encombraient les
tables de leurs gerbes musquées. Les passiflores
bleues, qui étonnent au printemps les bords déso-
lés de la mer d'Aral, les tubéreuses d'Erivan, les
scabieuses cramoisies, d'énormes œillets multico-
lores, les linaires et les amarantes, les balsamines
et les nigelles, les primevères du Kasbeck, les
grandes marguerites rouges des défllés de Dariel,
l'immortelle de Colchide dans laquelle se blottit
le mythique oiseau vert asfir, toutes ce-s fleurs con-
nues ou inconnues chez nous composaient, dans
pette chambre moite, un éternel printemps.
Mes regards s'arrêtaient surtout sur les iris.
léO KŒNIGSMARK
d'un violet presque noir, d'un parfum effréné.
La grande-duchesse le vit et sourit :
— Ce sont eux que je préfère. Ils sont les frères
de ceux que je cueillais, petite, au bord de la
Volga.
S'étant assise sur son lit, immense et bas,
recouvert de deux peaux d'ours blanc, elle retira
la résille qui retenait ses cheveux. L'énorme toison
blonde s'écroula sur la fourrure blanche.
A ses pieds, Mélusine, accroupie sur une peau
de tigre, son coude sur le gigantesque crâne du
fauve, accordait une espèce de guzla d'où elle tirait
des accords plaintifs et sourds.
La grande-duchesse, un à un, retirait ses bijoux,
les posant sur les guéridons qui l'entouraient, au
petit bonheur. Sur une commode à dessus d'onyx
vert, peinte comme une boîce persane, je reconnus
le diadème barbare qu'elle portait le jour de la
fête du 7^ hussards. A côté, il y avait le même,
plus lourd encore, et orné de saphirs.
Sur les fourrures qui jonchaient le sol, fourmil-
laient, comme des scarabées et des coccinelles,
des petits bijoux roses et verts, d'origine armé-
nienne. Un grand collier d'ambre et de turquoise,
en forme de chapelet, pendait à la tête du lit, et,
au-dessus, dans une petite niche sombre, il y avait
une icône bleu et or devant laquelle brillait une
veilleuse.
Deux grandes coupes d'argent, divinement cise-
lées, étaient près de la grande-duchesse. Dans
K.i.Ni^ SMARiv l-il
ruue. il y avait des pétales fanés, dans l'autre une
infinité de pierreries brutes. Elle y plongeait la
main, et laissait s'enfuir ensuite, comme une poi-
gnée de sable ramassée au bord de la mer. la
pluie mate et ardente des perles et des corindont,
des calcédoines et des béryls, des sardoines et des
péridots...
O Margravine de Lautenbourg, devant moi, vous
étiez redevenue la princesse tartare, la fée orien-
tale, la péri des Hcts mystérieux de la Voiga.
Elle me pria de lui raconter les circonstances
qui m'avaient amené à Lautenbourg. Elle en savait
déjà quelques détails par Marçais, mais au sou-
rire qui accompagna cette phrase je compris le
cas qu'elle faisait de la perspicacité de ce diplo-
mate.
C'était mon histoire qu'elb me demandait là. Je
satisfis ce désir avec la plus grande simplicité pos-
sible. A la fin, comme je la sentais intéressée,
favorablement disposée, je ne pus m'empêcher de
lui dire avec émotion la peine que m'avait causée
notre première rencontre, à moi qui, sit-ôt que je
l'avais entrevue, n'avait plus eu au cœur que le
désir de lui être agréable.
Les yeux fermés, envoyant au plafond les vo-
lutes de sa pâle cigarette, Mélusine de Graffenfried
approuvait de la tête.
142 KŒNIGSMARK
— Oublions tout cela, voulez-vous, Monsieur
Vignerte, dit la grande-duchesse, et donnez-moi la
main.
Et «^'adressant à Mélusine, elle lui dit, en russe,
ignorant que j'avais quelques notions de sa langue
natale :
— Ce n'est pas encore sur celui-là qu'il faut
compter pour mon admission à la Kirchhaus.
M"' de Graffenfried répondit par un hochement
qui semblait signifier : Ne vous l'avals-je pas dit.
— Mélusine, commanda la grande-duchesse,
allume le samovar.
Tandis que la jeune fille disposait les tasses à
thé autour de la lourde tour bourdonnante de
cuivre rouge. Aurore s'était levée et avait ouvert
un petit secrétaire. Elle me fit signe d'approcher.
— Connaissez-vous cette écriture? demandâ-
t-elle en me tendant une lettre.
J'examinai le papier. Je n'avais jamais vu l'écri-
ture en question.
— C'est celle de feu le grand-duc Rodolphe^ me
dit-elle simplement.
Mon étonnement toucha à la stupéfaction. Elle
né put s'empêcher de sourire.
— Mais alors, Madame, excusez-moi, je ne com-
prends plus. De qui est le papier que je vous ai
remis, à qui je dois...
— Calmez-vous, calmez-vous, Monsieur Vi-
gnerte ; le papier à qui vous devez mon estime, et
déjà mon amitié, ce papier n'a pas été écrit par feu
KŒNIGSMARK 143
le grand-duc mon époux. Mais il n'est pas sans
valeur pour moi. Qui sait, il en a peut-être une
plus grande.
Parlant ainsi, elle avait déplié le document.
— Je vois là un nom, dit-elle, Sangha. Savez-
vous ce que c'est?
— Oui, répondis-je, depuis ce matin : c'est une
infime bourgade du Cameroun, le dernier poste
allemand; à dix lieues du fort Flatters, le premier
poste français.
— C'est cela, ajouta-t-élle, et, ce que vous sem-
blez ignorer, c'est dans ce pau\Te \àllage que mou-
rut d'insolation, le 10 mai 1911, le grand-duc
Rodolphe. C'est là qu'il est enterré. Aussi compre-
nez mon émotion de lire, sur la liste même des
étapes qui devait servir à son voyage, le nom de
celle où il s'est arrêté pour toujours.
— Mais de qui est-elle, cette liste? Qui l'a
dressée?
— Un ami, répondit Ja grande-duchesse! Le
fidèle compagnon de route du grand-duc. Celui
qui, à deux reprises, lui a sauvé la vie au Congo,
Celui qui, s'il n'a pu le sauver de la maladie, l'a
veillé jusqu'au bout, lui a rendu les suprêmes
dervoirs.
— Il s'appelle? demandai-je.
— Le baron Ulrich de Boose.
Je poussai un cri.
Boose, c'était lui!
La grande-duchesse s'était levée, toute droite,
144 KŒNIGSiMARK
un peu pâle. A ses pieds, Mcl usine ne grattait plus
la guitare, qui gisait sur le tapis.
— Monsieur, dit Aurore de Lautenbourg, que
voulez-vous dire? Expliquez-vous, je vous prie.
Mais déjà j'avais repris v.n peu de mon sang-
froid, j'avais vaguement conscience d'une faute.
J'eusse voulu parier d'autre chose.
La grande-duchesse ne l'entendait pas niisi :
— Vous connaissiez M. de Boose ?
— Madame, balbutiai-je, excusez-moi. Vraiment,
je ne sais si je dois, si je peux...
— Qu'est-ce que vous ne devez pas, qu'est-ce
que vous ne pouvez pas?
Je maudissais l'exclamation maladroite et pré-
maturée qui risquait dw compromettre en une
seconde deux mois de patients travaux d'approche.
Affolé, cherchant un appui, mes yeux rencontrèrent
Mélusine.
La grande-duchesse parut se méprendi*e sur le
sen»s de ce regard.
— Monsieur, me dit-elle. M"' de Graffenfried est
mon amie, et sachez que je n'ai plus de secret pour
ceux à qui j'ai donné une fois ce titre. Vous pouvez
parler devant elle, et même je vous en prie.
La mise en demeure était indiscutable. Balbu-
tiant comme ceux qui n'ont à formuler que des
choses vagues, je lui fis, tant bien que mal, le récit
de l'entretien avec M. Thierry au cours duquel
j'entendis pour la première fois parler du baron
de Boose,
KŒNIGSMARK 145
Un pli barrait le front d'Aurore de Lautenbourg.
— Je comprends, murmura-t-elle enfin, ou plu-
tôt, je crois comprendre, malgré les réticences
volontaires de votre récit.
Elle réfléchit un moment, puis me dit, ayant
retrouvé tout son calme :
— Ceci est la preuve, cher Monsieur, de combien
on doit se défier des suppositions hâtives. Je ne
sais pas où votre M. Thierry s'en est allé chercher
les histoires dont il vous a farci la cervelle. Si,
comme vous l'affirmez, c'est un historien conscien-
cieux, il aurait agi, je pense, avec plus de consi-
dération s'il avait eu entre les mains ceci, et ceci.
Elle me tendait la lettre de tout à l'heure, à la-
quelle elle en avait joint une autre.
— Ce sont, m'expliqua-t-elle, deux des dernières
lettres qui me furent écrites du Congo par le
grand-duc Rodolphe. Il m'y dit, dans la première,
comment il fut sauvé par Ulrich de Boose d'un
buffle qui avait éventré son cheval; dans la se-
c<>nde, comment ce même Boose le retira des mains
de cinq ou six indigènes qui s'apprêtaient à lui
faire passer un mauvais quart d'heure.
Elle me regardait en souriant, tandis que je
lisais les passages qu'elle soulignait.
Un peu penaud, je m'inclinai.
Nous bûmes, dans les tasses que Mélusine venait
de remplir, un thé violent, où nageaient des zestes
de cédrat. Puis je baisai la main de la grande-
duchesse et serrai celle de Mélusine.
146 KŒNIGSMARX
— Au revoir, ami, me dit Aurore, à demain.
Je rentrai chez moi par le parc, après avoir
aperçu, en sortant, une ombre qui me parut bien
être le lieutenant de Hagen.
*
Un, puis un autre coup de feu, retentirent dans
la nuit vide et claire. Nous prêtâmes l'oreille.
Aucun autre ne suivit.
Vignerte haussa les épaules.
— Quelque sentinelle qui s'affole.
— Prêtez-moi votre lampe électrique, me de-
manda-t-il.
L'ayant allumée, il me tendit deux papiers.
— Qu'est cela? dis- je.
— Cela, me répondit-il, c'est d'abord une des
lettres adressées à Aurore de Lautenbourg par le
grand-duc Rodolphe. Voici ensuite le document
rédigé par M. de Boose, qui me valut, ainsi que je
viens de vous le raconter, de rentrer en grâce au-
près de la grande-duchesse. Il est bon, ajouta-t-il,
que vous ne vous figuriez pas que vous rêvez en
m'écoutant. Prenez un peu contact avec la réalité.
Je regardai avidement ces deux papiers : l'un
cottvert de l'écriture énergique et forte de Boose,
l'autre plein de ces caractères allongés, féminins,
qui dénotent une nature inclinée moins sur l'action
que sur le rêve. La lettre de ce grand-duc allemand
qui reposait à cette minute par delà les mers, dans
KŒNIGSMARK 147
les glaises calcinées du Congo, entre les barres
rouges des tropiques, cette lettre m'émouvait infi-
niment. A la toucher, j'évoquais avec une in-
croyable précision celle à qui elle fut écrite. Aurore
de Lautenbourg était près de nous. Il me semblait
que Je la connaissais depuis longtemps.
Vignerte éteignit la lampe, et le rectangle de
ciel nocturne réapparut. Je lui rendis ses papiers.
Il continua :
Parlant des Lettres de Dupuis et de Coionet,
Brunetière a dit qu'on y trouve moins d'esprit que
de désir d'en avoir. Et c'est à peu près vrai de
toutes les autres choses de Musset. Et rien ne peut
mieux faire comprendre, par opposition, ce qu'était
la conversation de la grande-duchesse. Cette
femme orgueilleuse y était toujours elle-même. Et
comme elle était un être d'exception, ce qu'elle
disait était toujours exceptionnel. Hautaine dans
ses jugements, jamais prétentieuse, jamais livres-
que, n'éveillant jamais l'écho « du fracas d'in-folio
qui tom-bent ».
Elle répugnait au lieu commun autant que le
chat à une bouillie d'herbes.
Dans l'ignorance où je me trouvais de ses goûts
et de son savoir, je lui avais la veille apporté trois
livres : le Voijage du Condottiere, les Eblouisse-
ments, les Evocations.
Le lendemain, elle me les rendit.
— J'ai lu tout cela, me dit-elle. Mais votre choTx
148 KŒNIGSMARK
n'était pas mal fait. Je vois que vous aimez la
poésie.
Sur un sopha traînaient quelques volumes. Elle
en prit un et me le tendit.
— C'est la Revue du Caucase, qui paraît à Tiflis.
Il y a plus de beauté dans ces pages maladroites,
dans ce-s naïfs récit de voyages aux régions immor-
telles que dans la plupart de vos poètes d'aujour-
d'hui. C'est la grande source où les poètes de de-
main viendront s'abreuver.
Elle continua :
— Shakespeare est mort depuis trois siècles, et
les landes où il \it Macbeth sont aujourd'hui rasées,
pleines d'usines. Des commis voyageurs de par ici
ont remplacé en Espagne Don Quichotte. En Italie,
Carducci est une espèce d'Hugo imbécile, Vo»
paysages d'émotion sont devenus, comme la Suisse,
un pays de touristes. Il y a des tourniquets au bas
de toutes vos cimes.
Suarès, dont vous m'avez prêté le livre, le sent,
et quand il a parlé de notre Dostoiewsky, il s*est
surpassé lui-même, H faudrait qu'il vînt un peu
aux gorges de Dariel. Je suis bien sûre qu'il les
préférerait à celles de l'Ebre et du Douro, dont
on voit des images dans toutes les gares.
M""' de Noailles est sans doute votre plus grand
poète. Mais pourquoi s'obstiner à la dire grecque I
Grecque, elle ne l'est pas plus que l'Ariane du
Bacchus indien, ou la Médée de Circassie. Ce
qu'elle a de meilleur, elle le doit à l'Arménie et à
KŒNIGSMARK 149
la Perse, qui sont des pays à nous. Grecque! ils me
font rire. Vous ne l'avez donc jamais vue? J'ai
déjeuné une fois avec elle, à Evian. Je puis dire
qu'elle m'a plu, car elle est belle et méchante. Mais
vraiment, je sais qu'elle n'a pas le type grec. Il y
a chez nous un oiseau qu'on appelle le choucas.
Il est sauvage, monte très haut, et mord. Ses
plumes sont noires et bleues. Il est mince et ner-
veux. M"" de Noailles, c'est un choucas de Tartarie
et non une lourde et grassouillette colombe d'Egine.
— Et celle-ci ? dis-je, lui tendant en même
temps le volume de Renée Vivien.
— Celle-ci, me répondit-elle, en baisant le livre,
je vous en parlerais mal, car je l'adore.
J'étais éperdu de joie d'écouter, dans un cadre
qui satisfaisait mes plus impérieux besoins de
luxe, cette femme que j'admirais avec une ferveur
passionnée parler des choses qui me sont les plus
chères. Je le lui dis simplement, comme on devrait
toujours faire.
Elle en fut touchée, je crois. Posant sa main sur
mon épaule, elle murmura, je ne me rappelle plus
dans quelle langue :
— Tu es gentil et je t'aime bien, petit frère.
Et, se tournant vers Mélusine, elle lui répéta la
phrase russe de la veille :
— Non, vraiment, ce n'est pas encore sur celui-
ci qu'il faut compter pour mon admission à la
Kirchhaus.
Puis, avec sa vivacité ordinaire :
150 KŒNIGSMARK
— Je crois, ami, que je vous ai tutoyé. 11 ne fauf
pas faire attention. Je mélange un peu tous les dia
lectes, et, chez nous, on tutoie presque toujours
tout le monde, depuis les pauvres bêtes fidèles
jusqu'au Czar.
Un long silence régna, coupé à intervalles caden-
cés par l'air bizarre dont Mélusine faisait résonner
sa guzla.
Dans une coupe, une pastille d'encens fumait.
Par contenance, je me mis à tourner, sans les
lire, les pages d'un livre ouvert sur une petite
table, à côté de moi.
— Vous aimez cela ? me demanda Aurore.
Cela, c'était les Reisebilder.
Et comme je lui disais mon culte pour Heine :
— Moi, dit-elle, ce que je prise avant tout dans
un poète, c'est une certaine qualité d'âme. C'est
pourquoi je chéris Shelley et Lamartine, et c'est
pourquoi ce Heine m'a toujours dégoûtée. Oh ! je
sais ce que vous allez me dire, la Nordsee et le
reste. Je connais mieux que personne ma dette
envers lui. Mais il est comme ce Deutz, qui vendit
votre duchesse de Berry, et j'ai toujours envie de
prendre des pincettes pour lui tendre mon admi-
ration.
M'ayant pris le livre des mains, elle le parcou-
rait.
Quelle heure pouvait-il être, je ne savais. Sou-
dain, par la fenêtre ouverte derrière les portières,
se glissa un peu de cet air froid précurseur de
KŒNIGSMARK 151
l'aube. La fumée d'encens oscilla, comme une
colonne qui va se renverser.
Abîmée maintenant dans les Reisebilder, la
grande-duchesse ne me voyait plus. Mélusiuo mit
en souriant un doigt sur ses lèvres et me recon-
• duisit sans que sa maîtresse se fût aperçue de
notre sortie.
Dehors, il faisait froid. L'azur clair de la nuit se
brouillait à l'est et devint lentement violet, puis
vert, puis jaune. Je m'étais assis sur un banc, à
côté de la porte, au-dessous de la fenêtre de la
grande-duchesse, savourant une espèce de joie
triste, à ce même endroit où j'étais venu tant de
nuits avec l'unique raison d'être près d'elle.
Alors, lasse, monotone, mais pure comme l'eau
glacée d'un torrent, une voix chanta :
Rythmée par la guzla de Mélusine, c'était la voix
de la grande-duchesse. Nulle dissonance dans cet
être. Sa voix était bien celle que j'avais pu rêver.
Elle chantait la romance d'Usé, la plus belle des
Reisebilder. Et, parce que nous venions d'en parler
ensemble, il me semblait que j'étais encore un
peu dans sa chambre.
Je suis la princesse Use, et j'habite la roche Ilsenstein.
Viens avec moi dans mon château, nous y serons heureux.
Je veux guérir ta tête avec mes vagues transparentes.
Tu oublieras tes chagrins, pauvre garçon malade de
[soucis I
Je veux t'embrasser et te serrer comme j'ai serré et
[embrassé
Le cher empereur Henri, qui est mort maintenant.
152 KŒNIGSMARK
Les morts sont morts. Et il n^est que les vivants qui
[vivent
Et je suis belle et florissante; mon cœur rit et palpite.
Mon cœur rit et palpite... Viens chez moi, dans mon
[palais de cristal
Mes demoiselles et mes chevaliers y dansent, la troupe
[des écLiyers se livre à la joie.
Les longues robes de soie bruissent, les éperons d'or
[résonnent.
Les nains font retentir les timbales, jouent du violon et
[sonnent du cor.
Mais toi, mon bras t'enlacera, comme il enlaça Vempen
[reur Henri :
De mes mains blanches, je lui bouchai les oreilles, quand
[dehors la trompette sonna.
Il se fit un grand silence. Puis, le jour naquit.
fé
J'étais en train de donner à mon élève sa leçon
d'histoire ancienne quand le grand-duc entra.
Il nous fit signe de nous rasseoir, et à moi de
continuer.
J'avais, ce matin-là, parlé au duc Joachim des
successeurs d'Alexandre, depuis les combats dans
les rues de Babyione, que se livrèrent les Epigones,
jusqu'à la bataille de Cyropédéon, qui assit, par la
défaite de Lysimaque, les dynasties des Lagides et
des Séleucides. J'avais essayé de camper devant
mon jeune prince allemand les grandes et tragiques
figures d'Eumène, le chef des Argyraspides, de
Polysperschon, d'Antipater, d'Antigone Gonatas,
KŒNIGSMARK 153
de Démélrius Polioiccle. 11 m'écoutait en prenant
force notes, avec une docilité que j'eusse souhaitée
moins complète...
Le grand-duc s'était assis, et écoutait lui aussi.
Séduit par sa figure grave et intelligente, ce
n'était plus pour le borné Joachim que je par-
lais, c'était pour Frédéric-Auguste. C'est à lui
que s'adressa ma conclusion, lorsque j'essayai
d'expliquer comment la poussière d'empires des
Epigones devait faciliter la victoire de la Rome
centralisatrice.
Comme, à un instant, mes paroles s'embarras-
saient un peu :
— Que ma présence ne vous gêne pas, dit en
souriant Frédéric-Auguste, si vous avez l'intention
d'établir un parallèle entre Rome et la Prusse.
J'étais en effet visiblement ennuyé d'insister,
devant lui, sur la vassalité des souverains alle-
mands confédérés vis-à-vis du roi de Prusse.
Je le fis néarimoins et il m'approuva :
— Puisse cette vassalité, dit-il, comme la sou-
mission des pays alliés de Rome, assurer la gran-
deur de l'Allemagne et la paix du monde.
Je terminai en indiquant à mon élève la biblio-
graphie de la leçon que je venais de lui faire, et
lui citai l'ouvrage essentiel : l'Histoire de l'Hellé-
nisme, par Droysen.
— Pardon, Monsieur, dit le grand-duc, n'y a-t-il
aucun ouvrage français susceptible d'être utilisé à
la place de celui de Droysen ?
154 KŒNIGSMARK
Je n'avais jamais ressenti en Sorbonne la honte
que j'eus ici à répondre que non.
Onze heures sonnaient.
— Joachim, dit le grand-duc, vous pouvez vous
retirer. Restez, Monsieur Vignerte.
Quand nous fûmes seuls :
— Monsieur, me dit-il de sa belle voix grave, un
peu triste, vous avez jusqu'ici pu me croire avare
des compliments que certainement vous sentez
mériter. Mais j'ai la mauvaise habitude d'at-
tendre assez longtemps avant de me prononcer.
Ce moment est arrivé. Monsieur. A votre insu,
votre élève a subi hier un examen que lui a fait
passer un professeur de l'Université de Kiel. Peu
suspect de partialité envers les méthodes françai-
ses, ce professeur n'a pu que s'incliner devant les
résultats que vous avez obtenus.
Il ajouta sur un ton qui n'était pas dénué
d'amertume :
— Je sais que le moissonneur a d'autant plus de
mérite que sa moisson a poussé sur un terrain plus
rebelle. Permettez-moi de vous adresser aujour-
d'hui mes remerciements, en vous exprimant le
vœu que l'hospitalité de Lautenbourg soit assez de
votre goût pour vous permettre d'y poursuivre
jusqu'au bout une tâche si bien commencée.
— Monseigneur, répondis-je, véritablement
ému, c'est moi qui suis confus de la bienveillance
que me témoigne Votre Altesse.
— C'est moi, dit-il avec force, c'est moi qui suis
KŒNIGSMARK 155
votre débiteur. Je Yiens d'apprendre, Monsieur Vi-
gnerfe, que vous prélevez sur les maigres loisirs
que vous laisse l'éducation de mon fils des heures
que vous consacrez à une tâche qui m'est peut-être
plus chère encore. Que tout ceci, à jamais, demeure
entre nous. Je sais à quelles difficultés vous avez
pu vous heurter avant d'obtenir de la grande-du-
chesse la confiance qu'elle vous a maintenant, je
crois, octroyée. Je ne vous connaissais pas assez,
Monsieur, pour vous manifester dès l'abord, plus
explicitement que je ne le fis, le désir où j'étais de
vous voir vous mettre à sa disposition, essayer de
la distraire, de l'arracher à des pensées noires, à
une sorte de déséquilibre moral fatal à sa santé
physique. Vous m'avez compris, et vous avez
réussi mieux que je ne l'espérais. Vous voyez bien
que c'est moi qui suis votre débiteur.
Il y avait dans sa voix tant de tristesse majes-
tueuse qu'une extraordinaire émotion me gagna :
— Monseigneur, murmurai-je, je vous pro-
mets...
Il étendit la main.
— Je n'ai pas besoin de promesses. Monsieur.
Je vous connais à présent, et sens que tout ce qui
sera en votre pouvoir de faire pour le bien de la
grande-duchesse, vous le ferez. Ce sera la meil-
leure façon de justifier la confiance que je vous
porte. Votre tâche ne sera peut-être pas toujours
facile. Une femme, surtout lorsqu'elle a été éprou-
vée par la mort d'un être aimé, n'a pas cette éga-
156 KŒNIGSMARK
lité d'humeur dont nous autres hommes nous nous
enorgueillissons. Faites pour le mieux, cher Mon-
sieur.
Nous gardâmes un moment le silence. Puis il
dit encore.
— J'ajouterais d'autres remerciements, si toute
marque d'estime n'était superflue après celle que
je viens de vous donner en vous parlant de la
sorte. Vous me permettrez cependant de tenir
compte du surcroît de dévouement que je me trouve
exiger de vous. Je viens de donner des ordres
pour que vos appointements soient portés à
15.000 marks.
Et comme je me récriais :
— Allons ! me dit-il avec ce sourire qu'il savait
rendre charmant, ne jouez-vous pas chaque soir
maintenant au bridge, à cinq pfennigs le point ?
*
**
J'arrivai un peu en retard au déjeuner et trouvai
le professeur Cyrus Beck en grande discussion
avec Kessel.
Ce dernier s'amusait visiblement à taquiner le
vieux savant qui, des moins aptes à comprendre
la plaisanterie, était cramoisi d'indignation.
J'avais trop de sujets de méditation à rouler
dans ma tête pour prêter l'oreille à leurs propos.
J'entendais vaguement le professeur affirmer que
la chimie jouerait dans la prochaine guerre un rôle
KŒNIGSMARK 157
supérieur à celui de toutes les autres armes, et
que lui, Cyrus Beck, était &ur le chemin d'une
découverte qui permettrait, avec un modeste labo-
ratoire et quelques cornues, de réduire à néant un
corps d'armée.
Il s'excitait énormément aux railleries que iui
opposait Kessel.
A la fin, il en \int à m'appeler en témoignage
contre le commandant, me demandant de lui citer
le passage où Renan souhaite que les destinées de
l'humanité soient remises entre les mains d'une
commission de savants dépositaires d'explosifs
assez forts pour faire sauter la Terre aux quatre
coins du firmament, si ses habitants s'avisaient ée
broncher.
J'avoue que je n'avais qu'imparfaitement écouté
son raisonnement.
— Evidemment, lui dis-je ! Permettez-moi, je
vous prie. Monsieur Beck, de vous demander main-
tenant un petit renseignement.
— A votre disposition.
— Pouvez-vous me dire ce que c'est que la
Kirchhaus ?
Le vieux s'était levé. A mon grand ébahisse-
ment, il me jeta un regard chargé de colère, et,
avant que je fusse revenu de ma surprise, il sortit
en faisant claquer la porte.
Je regardai Kessel. Cet homme, si froid et cor-
rect, se tordait littéralement de rire.
— Qu'y a-t-il ? demandai-je.
158 KŒNIGSMARK
— Vous en avez de bonnes, put-il enfin dire.
Pauvre homme ! Avez-vous vu son air furibond ?
Lui qui croyait trouver en vous un appui.
— Mais pourquoi s'est-il fâché ? demandai-je, et
mon étonnement était si naturel que ce fut au
tour de Kessel d'être surpris.
— Comment, me dit-il, vous ne l'avez pas fait
exprès ?
— Quoi ?
— Ce n'est pas exprès que vous lui avez
demandé ce que c'était que la Kirchhaus ?
— Je le lui ai demandé parce que Je l'ignorais,
et pour le savoir, dis-je, un peu agacé.
Il me regarda et se mit à rire encore plus fort.
— Ah ! bien, comme hasard, alors, jamais je
n'ai rien vu de mieux. La Kirchhaus, mon cher
ami, à Lautenbourg, vous ne savez donc pas ce
que c'est ?
— Eh bien ?
— Eh bien, parbleu, c'est la maison des fous.
*
**
En toutes saisons, la grande-duchesse chassait.
De temps en temps, pour faire plaisir aux offi-
ciers du T hussards, elle condescendait à courir un
renard ou un cerf. Mais ce qu'elle préférait à tout,
c'était la chasse solitaire, à travers la pluie et le
vent, sans piqueurs, sans valets ni rabatteurs ; la
chasse avec un chien, et l'imprévu.
KŒNIGSMARK 159
Que de fois, le soir, je l'ai vue, dans son petit
salon, faire elle-même ses cartouches. Les belles
douilles, bleues, violettes, vertes, chamois, trico-
lores, étaient alignées devant elle, sur une lable,
où était vissé le sertisseur. Réglant méticuleuse-
ment les chargeurs de cuivre, elle donnait à cha-
cune sa dose de poudre, sa bourre, sa dose de
plomb, son petit carton blanc. Puis, quand elle
les avait serties, elle inscrivait, sur chacune d'elles,
le numéro du plomb.
Hagen était de toutes les parties de chasse, et,
vraiment, il eût été difficile de l'en évincer, puisque
c'était son service. Mélusine de Graffenfried, molle
et mauvaise marcheuse, préférait rester au palais,
allongée sur les fourrures, à fumer ses éternelles
cigarettes blondes. En revanche, presque tou-
jours, M. de Marçais venait avec nous. Ce lui
était l'occasion d'exhiber des costumes de sport
sensationnels, sur lesquels Aurore ne manquait
jamais de le complimenter. Il était d'ailleurs UH
compagnon serviable, plein d'eutrain, charmant.
Nous partions du château vers deux heures de
l'après-midi, à cheval. Il fallait d'abord traverser
VHerrenwald. Des écureuils bondissaient dans les
sapins, des faisans s'enlevaient pesamment dans
les avenues. Au fond d'une gorge embroussaillée,
c'était le vol invisible et tumultueux d'une bécasse.
Marçais aurait bien voulu demeurer là. Il aimait
mieux la chasse en forêt, aux faisans, dans une
clairière, avec, à ses côtés, un laquais pour lui.
160 KŒXIGSMARK
recharger son fusil et lui annoncer le passage du
gibier : un faisan à gauche, Monsieur le Comte ;
une poule à droite.
Mais la grande-duchesse Aurore ne l'entendait
pas de cette oreille, ayant horreur de tout ce qui
rappelait la chasse officielle, et affichant d'ailleurs
un goût prononcé pour le gibier d'eau.
Bientôt les arbres rabougris se clairsemaient.
L'immense étendue palustre apparaissait, grise et
vert pâle. Au-dessus, le soleil déjà bas était une
grosse boule rose.
Deux valets nous attendaient dans un petit
kiosque rustique ; ils prenaient nos chevaux. Mar-
çais avait son chien Dick, un grand braque bleu
d'Auvergne, dur de la gueule, chassant un peu
loin, mais tenant bien l'arrêt. L'épagneul de la
grande-duchesse, noir et feu, assez laid, semblait le
frère chien de Tarass-Boulba.
Avec quel bonheur, rejetant les brides, elle sau-
tait à terre. Je vois encore le geste par lequel,
ouvrant son hanimerless, elle y faisait glisser les
deux cartouches mauves. J'entends le bruit froid
du laiton venant claquer contre l'acier du canon...
... Quand j'avais quinze ans, armé d'un vieux
fusil à broche, j'avais déjà goûté à cette extraordi-
naire joie, la chasse dans un immense marais.
Plus tard, au régiment, les tirs sur silhouettes
disparaissantes m'ont été de l'enfantillage à côté
des beaux doublés sur bécassines divergentes que
je réussis alors.
KŒNIGSMARK 161
II y a, au nord de Dax, un marécage immense,
délimité par les misérables bourgades d'Herm et
de Courbera. On y pénètre par une gorge appelée
la Cible, parce que les chasseurs de l'empereur
y firent autrefois des tirs.
C'était la même étendue brumeuse. Oh ! la plainte
mouillée du sable mou, de la terre fondante, les
grandes herbes jaunes et tranchantes comme des
sabres, qui scient la main maladroite qui s'y rac-
croche.
De cette boue, de ces traîtresses nappes de
mousse verte, de ces trous entourés de roseaux,
de ce paysage en apparence uniforme, je savais
toute la diversité, et l'innombrable faune qui
l'habite.
Comme la belle chasseresse des marais de la
Volga, je connaissais tous les oiseaux de ce&
étendues pâles : le râle noir, ou râle d'eau, qui
sautille dans les arbustes dépouillés ; le râle de
genêt, ou râle rouge, qui court à perdre haleine à
travers les grandes herbes, dépiste le? meilleurs
chiens, essouffle le chasseur et fait croire à la
présence d'un lièvre, avant de se décider à s'en-
voler, pauvre oiseau alors malhabile, proie con-
damnée.
C'étaient les multiples espèces de canards, sur
lesquels le plomb glisse, et qui filent vertigineuse-
ment, de leur vol oblique et rigide : souchets sif-
fleurs, milouins, tadornes à belles têtes rouges ;
aigres sarcelles qui naviguent par couples et qui.
162 KŒNIGSMARK
sur leurs poitrines roussâtres, ont trois plumes en
forme de trèfle noir...
C'étaient les vanneaux, noirs et blancs, comme
des pies, qui montent dans l'air en croassant, et
tout d'un coup chavirent vers la terre, pour éviter
le coup de feu...
C'étaient les pluviers, si beaux, au printemps,
dans leur simarre d'or...
C'étaient, enfin! les reines du marais, le plus
beau, le plus difficile coup de fusil, les bécassines :
la petite, moins grosse qu'une alouette, que chez
m.oi on appelle sourde, rayée de bleu et de vert ;
la bécassine ordinaire, de la taille d'une caille,
mais toute en nerf, et la plus rare, la double, qui
a la taille d'une perdrix.
Avec leur cri triste et rauque, elles filent dans
une, vitesse qui éblouit, avec des crochets qui
déconcertent. On vise à droite et, quand le vent a
emporté la fumée, on voit à gauche, très loin, le
petit oiseau gris qui disparaît.
Au milieu de ces marécages hanovriens, sem-
blables à s'y méprendre aux marais landais. Aurore
de Lautenbourg était plus belle encore qu'au
palais, en toilette d'apparat. Une toque de grèbe
sur ses cheveux, d'immenses et fines bottes la
chaussant, elle allait, sautant avec la légèreté
d'une bergeronnette sur les mottes croulantes. La
buée jaune de cette atmosphère brouillée d'eau
mettait à son profil un reflet mauve. Marçais
tirait froidement, bien. Le petit Hagen s'éner-
KŒNIGSMARK 163
vait et lâchait toujours trop vite son coup de
fusil. J'étais de beaucoup plus adroit qu'eux, mais
quelle piètre figure je faisais à côté de la grande-
duchesse.
Nous laissant les râles et les canards, elle ne
s'en prenait qu'aux bécassines. Peu à peu, la nuit
tombait sur l'étendue aquatique. Le bas de l'ho-
rizon se cuivrait dans un dernier embrasement.
Les flaques d'eau brillaient d'un éclat vert qui se
fonce et noircit. Des fusils, à chaque détonation,
commençait à sortir une pâle baguette de flamme
qui, à mesure que l'obscurité tombait, devenait
plus rouge.
C'était l'heure de la grande-duchesse. Son épa-
gneul endiablé se multipliait. On entendait, sous
ses arrêts répétés, s'envoler les bécassines. Ni
Marçais, ni Hagen, ni moi, ne les voyions plus.
Mais Aurore les voyait, elle; chacun de ses coups
de fusil abattait un petit oiseau gris.
On attendait, une seconde, puis, dans l'obscu-
rité, c'était un bruit d'herbes écartées. Les yeux
plein de phosphore, trempé, luisant et noir, l'épa-
gneul apparaissait, rapportant à sa maîtresse la
bécassine qui venait de tomber.
Il faisait nuit. Au ciel bas, avec des cris loin-
tains et rouilles, des files de grues invisibles pas-
saient. La grande-duchesse prenait à son chien
l'oiseau. Nous nous rapprochions. Je la voyais
tâter le corps ténu, encore chaud. Pas une bles-
sure apparente. Rien qui pût déceler le grain de
164 KŒNIGSMARK
plomb, l'imperceptible Irou noir par où cette mince
vie s'était envolée.
Alors, avec l'inconséquence qui est le propre de
bien des chasseurs, portant à ses lèvres la petite
tête inerte. Aurore de Lautenbourg y déposait un
baiser.
VI
Ce fut le samedi soir, 16 mai 1914, que la
grande-duchesse de Lautenbourg me fit l'honneur
de me conter l'histoire de sa vie. Ce récit, per-
mettez-moi de vous le refaire, moins en raison de
l'utilité incontestable de certains de îses détails
pour l'intelligence du drame qui va maintenant se
précipiter, que pour la joie que j'ai à ouvrir ce
cofiFret à bijoux, à manier les adorables pierre-
ries barbares dont il déborde, et qui, toujours, si
noire soit-elle, éclaireront ma nuit.
Hagen, obligé d'assister à un dîner que don-
nait le 7« hussards, n'était pas là. Je vis avec
bonheur que, quelle que fût la désinvolture avec
laquelle elle traitait cet amoureux taciturne et obs-
tiné, elle était plus libre avec moi que devant lu..
Etendue à demi sur la peau d'ours blanc qui
recouvrait sa chaise longue, elle était vêtue ce
soir-là d'une tunique très vaste, très légère, de
soie turque, jaune, avec des broderies mauves et
argent. Par moment, elle froissait les grandes
166 KŒNIGSMARK
roses d'une coupe posée à côté d'elle sur un gué-
ridon bas, et l'on entendait la chute molle des
pétales sur le tapis bleu.
Méluslne, accroupie sur le tapis, les cheveux à
denii déroulés, laissait sa tête languissante reposer
sur les pieds nus de sa maîtresse, que, par mo-
ment, elle enlaçait.
Du fauteuil où j'étais assis, je voyais, dans
l'entrebâillement de son fichu de Valenciennes, se
gonfler voluptueusement la fine gorge mate de la
jeune fille. Derrière les tentures tirées, la fenêtre
était ouverte, et la brise nocturne, les écartant
parfois, mêlait à l'odeur entêtante de l'ambre, des
roses et des cigarettes, les balsamiques parfums
de VHerrenwald.
Avec cette insouciance complète de l'effet, du
style, mêlant trois langues, passant du vouvoie-
ment français à la troisième personne allemande,
au tutoiement russe, Aurore parla.
« Tu sais, commença-t-elle, que je n'ai pas pré-
cisément monté en me mariant. De princesse, je
n'ai plus été que grande-duchesse. Et pour être
alliée aux Hohenzollern, la famille de mes maris
n'est pas de beaucoup aussi ancienne que la
mienne.
« Je suis une princesse Tumène. Je sais bien
que vos histoires occidentales ne contiennent
presque rien à notre sujet. Mais si tu allais à
Samarkande, à Kara-Koroum, ou seulement à
KŒNIGSMARK 167
Tiflis, tu lirais dans les vieilles chroniques mon-
goles des choses qui te laisseraient rêveur sur
l'antiquité de nos origines, et tu comprendrais que
vos Broglie, vos Cumberland, ne sont que des
parvenus à notre côté.
« Il y a eu un prince Tumène décapité pour
avoir résisté à laroslav le Grand, et je ne remonte
pas plus haut pour ne pas t'ennuyer avec des noms
à coucher dehors. Un autre, beaucoup plus tard,
a donné tellement de fil à retordre à Ivan le Ter-
rible que celui-ci préféra traiter avec lui et lui
envoyer des présents merveilleux, dont une grande
pendule avec le zodiaque tout en saphirs. N'em-
pêche que le fils de ce Tumène-là amena quarante
mille cavaliers au Khan de Crimée, lorsqu'il alla
assiéger Moscou, en 1571, je crois.
« Il ne faudrait pas croire que, parce que nous
avons lutté d'abord contre le Czar, nous étions des
sauvages. Boris Godounov a eu bien besoin de nous
contre les Tartares, les Tcherkesses et les Tchéré-
misses. C'est vrai que nous préférions nous battre
contre les Européens. C'est Alexis Tumène, filleuî
de Pierre le Grand, qui a conduit la grande charge
de Pultawa. En récompense, ce Czar le laissa tran-
quille avec ses réformes. Il y a chez nous un
tableau dans le style de votre Mignard qui le
représente avec son bonnet de grèbe, sa touloupe
d'or, brodée comme une chasuble, et ses longues
moustaches que le Czar avait fait couper à tous les
autres.
168 KŒNIGSMARK
« Le premier qui fut rasé fui Wladimir, mon
arrière-grand-père. C'est ce Wladimir qui faillit
être fusillé par ordre de Barclay de Tolly, je ne
me rappelle plus pourquoi. Il commandait le corps
des cosaques d'Astrakan, qui campèrent dans les
Champs-Elysées, et qui y firent du beau, paraît-il.
Mon arrière-grand-père avait beaucoup pillé, mais
il vendit tout pour avoir de l'argent qu'il s'em-
pressa de perdre au Palais-Royal. Tu penses, il
faisait paroli sur la rouge, et la noire est sortie
quatorze fois.
« Le père de Wladimir avait été d'abord très
bien avec Catherine II. Lorsqu'elle en eut assez,
elle lui fit épouser une demoiselle d'Anhalt. C'est
la première fois que ma famille s'est alliée avec des
gens de par ici. J'espère que je clorai cette liste.
Mélusine, je ne dis pas cela pour te peiner, mais
cette Allemande était bête et économe. Par exem-
ple, elle n'a pu faire à sa ressemblance un seul des
sept enfants qu'elle donna à son mari. Tous des
petits cosaques.
« Ma grand'mère était d'Erivan. On dit que je
lui ressemble, mais elle était plus belle que moi.
Elle se convertit pour épouser mon grand-père,
dont elle était folle. Avant, elle adorait le feu, ce
qui est bien la plus belle religion du monde.
« Papa, dont j'aurai l'occasion de te reparler,
est le second de la famille qui se soit allié aux Alle-
mands, et aux Hohenzollern encore. Mais il faut
savoir comment cela s'est fait. Papa était, comme
KŒNIGSMARK 109
le grand-père Wladimir, abominablement joueur.
Il avait juré de regagner en France ce que l'autre
y avait perdu. En réalité, il s'y serait ruiné, si on
peut être jamais ruiné avec des terres grandes
comme six de vos départements, des cosaques
dont on ne connaît pas le nombre et des troupeaux,
qui se doublent tous les ans,
(> Toujours est-il qu'il passait dix mois de l'année
à Paris, — il était du Jockey, — à Aix, à Nice, dans
tous les endroits où l'on peut rencontrer des types
comme lui. — C'est à Aix qu'il connut ma mère.
C'était en été 1882. Il était un soir à la Villa des
Fleurs avec le roi Georges de Grèce et le grand-
duc Wassili. Ils avaient beaucoup bu et ne devaient
pas être seuls. C'est alors que papa se mit à dire
des femmes un tas d'horreurs, affirmant qu'elles se
valaient toutes, et que lui, prince Tumène, obligé
de se marier à cause du nom, était bien décidé à
prendre n'importe laquelle, au hasard.
« — Alors, dit le grand-duc, épouse la première
qui entrera ici.
« — Aussi bien, pourvu naturellement qu'elle ne
soit pas déjà mariée, ajouta mon père qui avait
de la religion.
« — Je parie que non.
« — Combien ?
« — Cent mille roubles.
« — Tenu.
« Jamais, paraît-il, le roi Georges ne s'était tant
amusé. Pauvre homme, j'ai eu du chagrin, il y a
170 KŒNIGSMARK
six mois, quand on l'a assassiné. Mais enfin, je
voudrais que vous vous figuriez, Mélusine et toi,
cette scène avec ces trois hommes attendant que
la porte s'ouvre devant celle qui allait être prin-
cesse Tumène, car ils connaissaient bien l'entête-
ment de mon père et savaient qu'il aurait épousé
la reine Pomaré ou M"'^ Dieulafoy plutôt que de
perdre son pari.
« Ce fut ma mère qui entra, c'est-à-dire la du-
chesse Eléonore de Hesse-Darmstadt, alors âgée
de seize ans et sui\âe de sa gouvernante anglaise.
J'en frémis encore. Si l'Anglaise était entrée la pre-
mière, papa l'aurait certainement épousée, et j'au-
rais été bien moins jolie.
« Maman était en effet belle comme le jour. Une
Mélusine blonde. Peut-être pourtant pas si belle
que toi, ma chère Mélusine. Je l'ai peu connue,
puisque je n'avais que cinq ans quand elle est
morte. Elle ne put jamais bien s'habituer à la Tar-
tane. Je me rappelle, les premiers soirs d'automne,
elle frémissait en entendant crier les courlis dans
les marais de la Volga. Papa l'a beaucoup trompée.
Elle ne savait que pleurer et il paraît que c'est ce
qui agace le plus les hommes.
« Comment ne pouvait-on pas se plaire dans
notre palais, c'est ce que je me demande encore.
Ne te figure pas, je te prie, que ce soit une demeure
de sauvage. Vers 1850, une Française est venue
chez nous. Tu peux lire le livre qu'elle a écrit :
Yoyages dans les steppes de la Caspienne. Il a
KŒNIGSMARK 171
paru à Paris. E!le s'appelait M"" Hommaire de
Hell. Son mari était un ingénieur, chargé de
mission gcodésique. Tu pourras vérifier cela dans
tes bouquins. Elle fut reçue par mon grand-père.
Elle a laissé une description assez exacte du
palais.
« Ce palais était bâti dans une île de la Volga.
Mes aïeux avaient fait cela à cause des nomades.
Cette raison a disparu, mais le pittoresque est
resté.
« Mon plus lointain souvenir est celui du bruit
de la sirène du bateau à aubes, qui, trois fois par
semaine, faisait le service d'Astrakan. C'était une
joie, parce qu'il y avait des visiteurs, le gouver-
neur, le ministre de France, un homme aussi
aimable que Marçais, qui m'apportait des poupées
et plus tard des livres. Comme les vrais seigneurs,
papa était toujours de bonne humeur quand il
avait du monde à recevoir.
« La fenêtre de ma chambre donnait sur le fleuve.
Je voyais, sur l'eau jaune, les flottilles des canards
sauvages descendre le courant, gravement', comme
des jouets mécaniques vernis, et cela, a-t-on
idée, pendant que M"* Jaufre, ma gouvernante, me
serinait la règle des participes : quand le complé-
ment est placé avant, il s'accorde ; quand il est
placé après... Moi, je me levais doucement, je
prenais ma longue canardière, avec du n° 4, et pan,
pan, dans la flottille. Les ïïbmestiques allaient en
bateau me chercher les canards. Papa ne se fâchait
172 RcCNIGSMAuiv
que si je n'en avais pas tué au moins une demi-
douzaine. Après cela, ne t'épate pas si je lais quel-
quefois des fautes d'accord.
w Pour le piano, j'avais un professeur italien.
— Un républicain. Il aurait voulu faire croire,
jvec des sourires entendus, qu'il était fils naturel
Je Garibaldi. Je ne me rappelle que son prénom,
Teobaldo. Un jour, j'avais quinze ans, il tournait
derrière moi les pages de la partition que je
déchiffrais, il m'embrassa dans le cou. Il faut dire
que je l'avais un peu agacé, pour voir, tu com-
prends. Je me mis à me tordre de rire. Il prit ça
pour des frissons, et m'embrassa plus fort. Je riais,
je riaiSc Papa entra, je crus que j'allais être gron-
dée. Mais la pièce était sombre. Il ressortit en em-
portant son sertisseur qu'il avait laissé sur une
table. Pour le petit gibier, papa faisait ses cartou-
ches lui-même, à cause du groupement.
« Le lendemain, j'étais avec M"^ Jaufre à me
promener dans un petit bois de sapins, à la corne
ouest de l'île, très fourré. Nous donnâmes presque
de la tête dans une grande forme flasque qui se
balançait pendue à un cèdre. C'était le pauvre
Teobaldo. M"* Jaufre s'enfuit en poussant un grand
cri. Moi, je le retournai par les pieds, pour voir.
Mais je m enfuis bien vite aussi. Sa langue noire
et tuméfiée pendait sur sa lavallière. Il avait les
yeux blancs avec déjà, comme dans une vieille
pomme, de grosses moustaches, et, ce qu'il y a
d'horrible, la même expression que quand il
KŒMGSMARK 173
m'avait embrassée. Depuis, les hommes m'ont tou-
jours dégoûtée.
i< C'est alors que je devins rêveuse, pour avoir
lu le Démon, de Lermontov, qui est un bien plus
grand poète que votre Vigny et même que Byron.
Je palis. Deux plaques roses marbrèrent mes joues.
Un médecin vint d'Astrakan. Entre nous, je trou-
vai moyen de lui graisser la patte. Il m'ordonna
hs eaux de Piatigorsk. C'était précisément ce que
je voulais, car c'est là, tu ne l'ignores pas, que fut
tué en duel Lermontov.
« Les eaux de Piatigorsk sont des cascades qui
rebondissent au flanc des murailles de granit noir
et de mica étincelant. Cela a très grand air. Au
bout de huit jours, je m'j' ennuyais tellement que
j'en avais recouvré la santé.
« Je crois que je n'aurais pu atteindre les quinze
jours décrétés par papa sans la découverte que je
fis d'un vieux Français extrêmement pittoresque,
qui servait, à Piatigorsk, à guider les étrangers
dans leurs promenades à travers la montagne.
C'était un condamné politique. Je crois qu'il avait
été l'ami de Vaillant. Bref, on l'avait expulsé de
chez vous sous Carnot, et, comme ils font tous, il
était venu se réfugier en Russie.
« Ce \1eux était instruit, mais il avait des idées
à lui. Je le pris en amitié surtout parce que
M"' Jaufre levait les bras au ciel en répétant : Que
dira Son Altesse! lorsqu'il me parlait d'un tas de
gens que j'ignorais jusqu'alors : Saint-Simon, En-
174 KŒNIGSMARK
fantin, Bazard, et Karl Marx, et Lassalle, et la Loi
d'airain. Que sais-je encore !
« Je n'avais jamais lu Tolstoï. Le -N'ieux me prêta
Résurrection. Je n'avais pas idée d'un tel monde
Pour faire endêver M"* Jaufre, je me fis expliquei
les idées sociales de Tolstoï. Le vieux jubilait
Ah ! Mademoiselle ! Si vous vouliez, quelle belle
œuvre !
« Le résultat, c'e!=t qu'en quittant Piatigorsk, je
ramenai avec moi le père Barbessoul. C'était soa
nom. Papa fut bien un peu étonné quand il nous
vit revenir avec ce patriarche. Mais comme j'avais
bonne mine, il ne dit rien. Et puis, il était habitué
à mes fantaisies.
« Il fit plus. Il y avait à côté de l'île du château,
dans la Volga, une autre petite île, dune demi-
verste carrée. Papa me la donna avec cinquante
moujiks, hommes, femmes et enfants, pour y ins-
taller, d'après l'idée du vieux, un phalanstère, moi-
tié Saint-Simon, moitié Tolstoï : suppression de
la propriété individuelle, répartition des instru-
ments de travail selon les besoins et les capaci-
tés, etc., etc.
« D'abord, tout alla très bien. Je passais quatre
heures par jour dans le phalanstère. Le vieux Bar-
bessoul exultait. Il était dans cette organisation
quelque chose comme pope et contremaître. Papa
me croyait folle.
« Vous ne vous étonnerez pas si je vous dis que
j'en eus vite assez. D'ailleurs, les choses se gàtè-
KŒNIGSMARK 176
rant : les gens du phalanstère allaient la nuit en
barque voler les poulets des riverains, se sentant
protégés par mon influence. Papa avait eu la bonté
dt leur supprimer les impôts et les journées de
travail : c'est effrayant ce qu'ils buvaient de kvass.
Il n'y avait que le \ieux Barbessoul pour ne pas
voir comme ils sentaient fort l'alcool, jusqu'aux
femmes. Figure-toi qu'au bout de deux mois, l'un
d'entre eux avait fini par posséder tous les instru-
ments agricoles ; les autres les avaient mis en gage
pour avoir du kvass. Alors, comme ils ne pou-
vaient plus travailler, ils fainéantaient tout le jour,
et la nuit allaient voler les moujiks de la plaine.
Une nuit, il y eut bataille. Deux moujiks furent
tués. Papa se fâcha tout rouge, me traita de sotte
et voulut faire pendre le vieux Barbessoul. Sur mes
instances, il n'en fit rien, mais le phalanstère fut
dissous. Depuis, il ne faut plus me la faire avec
le socialisme. Il est sûr que, sans les cosaques de
papa, tous ces gens se seraient entr'égorgés.
*
« Un jour de février 1909, je venais d'avoir vingt
ans, j'étais en bateau, sur un bras de la Volga, en
train de tirer les macreuses, quand je ^ds sur la
berge le cosaque préféré de papa qui faisait de
grands gestes. Il avait mis au bout de son sabre
son bonnet et l'agitait, l'agitait.
« Il criait aussi, mais je ne l'entendais pas. Je
176 KŒNIGSMARK
comprenais qu'il y avait un événement à la maison.
Mais je voulais paraître indiiîérente, malgré toute
la curiosité où j'étais de savoir quoi. Je ne ralliai
la rive qu'une heure plus tard ; le pauvre homme
était mort de fatigue, tellement il avait agité ses
bras en s'époumonnant. Il me dit que le Prince
m'attendait dans son cabinet. Je m'y rendis le plus
lentement possible, prévoyant d'ailleurs une bonne
semonce.
« Il n'en fut rien. Papa avait l'air ravi. Il m'em-
brassa, puis me montrant une grande enveloppe
scellée de rouge sur son bureau, il m'expliqua de
quoi il s'agissait.
« C'était le Czar qui écrivait à Papa. Il lui annon-
çait qu'en mai l'empereur Guillaume devait venir
à Saint-Pétersbourg, qu'il y aurait de grandes
fêtes, et pour finir une revue à Tzarskoïe-Selo ;
qu'à ce propos, il était désireux d'y voir les cosa-
ques d'Astrakan et de l'Aral, et qu'il priait le prince
Tuniène de lui en emmener une brigade. « La Cza-
« riiae, ajoutait-t-il, sera heureuse de faire connais-
« sance à cette occasion avec sa petite nièce. » J'ai
oublié de vous dire que j'étais sa nièce, par suite
du mariage de papa avec une grande-duchesse de
Hesse-Darmstadt.
« Jamais, je puis vous l'affirmer, je n'avais
trouvé longs les jours dans notre palais de la Volga.
N'empêche qu'en écoutant mon père, je sentis une
immense joie, et que, de ce moment, je n'eus plus
qu'une idée : épater le Czar, la Czarine, et Tempe-
KŒNIGSMARK 177
rcur d'Allemagne, el tout le monde. Je me regar-
dais toute la journée dans la glace, et vraime-nt, je
n'étais pas trop fâchée de l'image qu'elle me ren-
voyait.
« Jusque-là, je m'étais fait habiller à Astrakan,
chez les soeurs Menjuzan, de fort bonnes coutu-
rières françaises, qui allaient une fois l'an à Paris
pour les modèles et qui réalisaient de l'or avec les
grandes dames toherkesses. Papa m'ouvrit un cré-
dit illimité, et je partis deux jours après avec Mlle
Jaufre. Mais il faut te dire que j'avais mon idée.
« Je revins d'Astrakan en disant qu'il n'y avait
rien du tout. Je pleurai devant papa en affirmant
que je ne voulais pas paraître à la cour attifée
comme une saiivagesse. Vous pensez que je- n'allais
pas lâcher ainsi la belle occasion qui s'offrait de
voir Paris. Papa se fit bien un peu tirer ] oreille.
Mais j avais tout de suite compris qu'il ne serait pas
fâcher d'aller redire un mot à ses connaissances de
jadis.
« Dans les premiers jours de mars, nous partî-
mes. En arrivant dans ce Paris dont on m'avait
tant bourré la tête, je n'avais qu'une crainte, y
paraître étonnée. De là les allures un peu extrava-
gantes que j'affectai.
« Papa se découvrit tout de suite un tas de visites
et de courses indispensables à faire. Au Rit>z, je ne
le voyais plus qu'à l'heure des repas, et encore.
« Il voulait m'envoyer chez Redfern. Par esprit
de contradiction, j'allai chez Doucet, Jamak je n'a^
178 KŒNIGSMARK
rien vu d'aussi ridicule que Mlle Jaufre avec son
pince-nez et sa robe de salin noir caparaçonnée de
jais, au milieu de ces belles filles qui allaient, ve-
naient, me saluaient, pour que je puisse bien faire
mon choix.
« On m'avait demandé : Que veut voir Son
Altesse?
« — Toutes les collections, répondis~je froide-
ment.
« En un rien de temps, j'avais commandé six
robes du soir, une douzaine de tailleurs, deux
amazones et le reste à l'avenant.
« Jamais je ne me trouvai assez décolletée. Mlle
Jaufre était verte. La première crut même devoir
me faire remarquer que, pour une jeune fille,
c'était peut-être un peu risqué. Je la renvoyai à ses
essayages. D'ailleurs papa, qui était venu une fois,
m'avait approuvée, en me regardant avec un air
dont je m'étais sentie fîère, car je le savais con-
naisseur.
« Ce soir-là, se reconnaissant un peu coupable
de tout le temps me plaquer ainsi, il me dit que
nous dînerions ensemble, et donna l'ordre à Mlle
Jaufre de me conduire, à huit heures précises,
avenue Gabriel, devant chez Laurent. Inutile de
vous dire qu'à huit heures il n'y avait personne.
J'attendis, assise sur un banc. Pour passer le temps,
avec le petit poignard damasquiné que je portais
en boucle de ceinture, je gravai mon nom sur ce
banc. Il doit y êti-e encore.
KŒNIGSMARK 179
« A huit heures dix, voyant un vieux monsieur
qui rôdait autour de nous, et ayant envie de dé-
tendre un peu mes nerfs, j'ordonnai à Mlle Jaufre
d'aller m'acheter une boîte de Mercedes au bureau
de tabac de l'avenue Matignon. Elle regimba un
peu, mais partit. Le vieux alors s'approcha. Il avait
des pantalons damier, un melon gris. Il me dit un
tas de choses drôles, me parlant d'un petit apparte-
ment rue d'Offémont, avec un ascenseur doublé de
toile de Jouy. Je tournais la tête pour ne pas qu'il
me vît me tordre de rire, si bien que je fus fort
étonnée en entendant le bruit d'une gifle formi-
dable. En me retournant, j'aperçus papa. Le vieux
partit avec dignité, murmurant que si on ne pouvait
même plus plaisanter... Sous la lune, je voyais son
melon gris tout cabossé.
« Mlle Jaufre revenait avec les Mercedes. Papa
4i dit froidement de rentrer dîner au Ritz et de se
toucher.
« Chez Laurent, on dîne dehors, sous les beaux
arbres, par petites tables avec des abat-jour. Il y
avait un monde fou. Papa était là plus chez lui que
dans notre palais de la Volga. Il me présenta à un
tas de gens célèbres, Bunau-Varilla, Charles De-
rennes, M. de Bonnefon, la princesse Lucien Murât,
Maurice Rostand, Celui-ci me plut beaucoup, avec
son air d'enfant de chœur de messes roses. Nous
nous écrivons toujours, et il doit venir me voir à
Lautenbourg.
« A onze heures, papa me raccompagna au Ritz,
180 KŒNIGSMARK
et me dit qu'il avait besoin de passer rue de Gre-
nelle, à l'Ambassade. Mais vous pensez comme
j'avais envie de me coucher. Mlle Jaufre ronflait
comme une toupie de Nuremberg, et je crus ne
jamais pouvoir la réveiller. Si vous aviez vu son
air ahuri quand je lui dis que papa nous avait
donné rendez-vous à minuit, et qu'il fallait se lever.
« Rue de la Paix, nous prîmes un taxi, « Au
Grelot », dis-je à l'homme. C'était un nom que
j'avais entendu chez Laurent.
« Le Grelot est place Blanche. Je doute, cher
petit ami, studieux et sérieux comme je te sais,
que tu y sois jamais allé. Quand nous entrâmes,
je fus un peu jalouse du succès qu'obtint le corsage
de jais de Mlle Jaufre. Un petit viveur tout à fait
saoul cria que c'était Mme Fallières. Alors toute la
salle se mit à chanter en chœur une chanson célè-
bre, dont le refrain était :
La Tante Julie,
La Tante Octavie,
La Tante Sophie,
Le cousin Léon,
L'oncle Théodule,
L'oncle Thrasybule,
Les cousins TibuUe
Et Timoléon.
« Moi, je riais, je riais, et ma gaîlé naturelle en
imposait à tout ce monde qui, au momenf de notre
entrée, avait l'air de s'embêter ferme.
« Nous bûmes du Champagne, énormément de
KŒNIGSMARK 181
Champagne. Puis on dansa. Je montrai à ces Fran-
çais ce que sait faire une princesse russe. Il ny
eut qu'un des tziganes qui arriva à valser conve-
nablement avec moi. On nous fit une belle ova-
tion.
« Un musicien nègre vint inviter Mlle Jaufre.
Vous me croirez si vous voulez, elle accepta. Après
le Champagne, ce n'était plus la même femme.
Deux danseuses étaient venues s'asseoir à côté de
moi, l'une brune, Zita, avec une robe bleu argent,
une autre, la Crevette, tout habillée de rose, qui
m'appelait ma princesse, sans savoir que c'était
vrai. Elles mangeaient mes croustilles et buvaient
mon Champagne. Moi, j'étais heureuse, heureuse,
et, déjà un peu partie, je répétais : C'est beau,
c'est beau, Paris.
« Je vis tout d'un coup que plusieurs de ces
pauvres filles avaient des reprises à leurs bas de
soie, près du soulier verni. Alors, je criai qu'on fît
attention, et je lançai en l'air une poignée de louis.
Elles se précipitèrent et les retrouvèrent presque
tous, à part cinq ou six sur lesquels des messieurs
très chics avaient mis le pied.
'< Je crois que j'aurais passé là toute la nuit, si
tout d'un coup, dans la salle à côté, je n'avais
entendu pousser de grands cris :
« — Lili, Lili, voilà Lili! Vive Lili!
<« Je regardai, et vis papa qui arrivait. C'est lui
qu'on appelait Lili, à cause de son prénom qui était
Wassili.
182 KŒNIGSMARK
« Il était lui aussi excessivement gai, et avait à
ses bras deux filles, tellement belles que j'en fus
jalouse.
« Il était trop occupé pour me voir. Immédiate-
ment, je me mis en devoir de filer. Mais pour
emmener Mlle Jaufre, ce fut toute une histoire.
Elle ne voulait pas se séparer du nègre. Dans le
taxi elle chantait à tue-tête :
Caroline, Caroline,
Mets tes p'tits souliers vernis.
« Puis tout d'un coup, appuyée à la vitre, elle
se mit à pleurer à gros sanglots, disant que je ne
l'avais pas respectée.
« Papa eut, chez Doucet, une note de trente-huit
mille six cents francs. Il ne protesta pas, et il me
sembla que les exigences de sa fille avaient encore
été moindres que celles d'autres personnes, ce dont
je conçus un certain dépit.
*
« De retour en Russie, nous trouvâmes au palais
une autre lettre du Czar, avertissant papa que
l'arrivée du Kaiser à Saint-Pétersbourg était fixée
au 15 mai, et qu'il eût à se préparer en consé-
quence.
« Je ne peux vous dire le luxe avec lequel il fit
équiper sa briga^^ \ Les cosaques d'Astrakan ont
le bonnet noir en forme de pain de sucre, comme
KŒNIGSMARK 183
les Arméniens, la pelisse rouge, bordée de four-
rure, avec les cartouchières jaunes. Les cosaques
de l'Aral ont la pelisse bleu de ciel, avec les car-
touchières blanches et le bonnet kalmouck, rond,
d'un diamètre de 75 centimètres, qui les fait appeler
les « Grosses Têtes ». Ils sont armés du sabre re-
courbé, sur lequel ceux de l'Aral, qui sont maho-
métans, gravent des versets du Koran, du fouet à
boules de plomb et de la grande lance.
« Papa fit remplacer tous les passepoils de
laine par des parements d'or et d'argent. Un jour
de fin avril, quand les petits crocus sortent de
terre, il passa en revue ses escadrons. Il n'y avait
qu'un mince soleil jaune, mais il suffisait à donner
à ces magnifiques cavaliers un tel éclat qu'on pou-
vait imaginer ce que ça serait, sous la lumière de
mai, à Tzarskoïe-Sélo.
« Le jour de leur départ pour Pétersibourg, il
faillit y avoir du grabuge. Figurez-vous que ces
pau\Tes gens, qui ne craignent ni les bouranes, ni
les hommes, ni les esprits des marais et des eaux,
ont peur du chemin de fer. Leurs chevaux sont
comme eux. La moitié s'emballèrent, quand ils
virent la petite locomotive ventrue, crachant et sif-
flant au milieu de la steppe. Sans le pope, qui bénit
cet animal, personne n'aurait voulu monter.
« Ils partirent enfin, par douze trains successifs,
qui mirent douze jours à leur faire traverser la
grande Russie. Nous qui prenions l'express, nous
ne quittâmes le palais que huit jours plus tard.
184 KŒNIGSMARK
Le Czar avait fait mettre à notre disposition un wa-
gon-salon. Nous y invitâmes les deux colonels et
les six commandants. Le pope était avec Mlle Jaufre
et Kounine, le cosaque préféré de papa; je leur
avais confié mes robes.
« Pétersbourg est une grande ville, avec des ca-
sernes et des églises, et d'immenses jardins. On
voit que l'homme qui en a tracé le plan avait des
idées nettes. Nous fûmes splendidement logés au
Palais d'Hiver et, dès le premier soir, reçus par le
Czar en audience privée. « Ah ! dit-il, voilà la « pe-
tite nièce », et je vis bien qu'il me trouvait belle.
La Czarine m'embrassa et appela mes cousines les
grandes-duchesses pour nous présenter. Je remis
à Olga et à Tatiana deux colliers de rubis de Cau-
case, qui ont à l'intérieur comme une larme de
diamant, et aux petites des colliers de perles roses.
Papa avait apporté au Czarevitch une boucle d'ai-
grette pour le kolbach, faite d'un gros diamant, et
un petit sabre cosaque avec le pommeau en saphirs
et brillants.
« Le surlendemain, tous les bourdons de la capi-.
taie sonnant annoncèrent l'approche du Kaiser, Le
Czar, le Czarevitch et les grands-ducs étaient allés
à sa rencontre, à Kronstadt.
« J'ai revu depuis tant de fois des entrées de
souverains dans les villes qu'elles sont parvenues,
presque, à me démolir, pierre à pierre, le souvenir
de celle-là. C'est égal, ce fut bien beau.
« De mon balcon, j'assistai à rarrlvée au palais.
KŒNIQSMAIIK 161
Les cuirassiers blancs, avec les grands-ducs, galo-
paient aux portières. Les honneurs étaient rendus
par le régiment Preobrajensky. Pendant ce temps,
les cosaques de papa étaient parqués dans deux
casernes, avec défense de sortir. Je fus d'abord
vexée, mais je compris vite que c'était parce qu'ils
étaient les plus beaux de toutes les Russies, et que
le Czar les cachait jalousement pour le grand coup
d'épaté final.
(< Sous le doux ciel pommelé de Bothnie, les cui-
rasses et les sabres étaient bleus et jaunes.
« Le Kaiser était avec le Czar, le Czarevitch el
le Kronprinz dans la première calèche. Il était en
colonel de cuirassiers russes, avec, sur le casque
d'argent, le grand aigle d'or éployé. Il saluait beau-
coup, d'un air heureux. Frédéric-Guillaume portait
l'uniforme des hussards noirs.
« L'Impératrice et la Czarine venaient derrière,
avec un tas de princes allemands et de généraux.
« Les présentations n'en finirent pas. J'eus mon
succès. « Eh! mais c'est la petite nièce », dit le
Kaiser en me prenant la main et en m'emmenant
à l'Impératrice. La vieille poule, du fond de ses
malines et de ses plumes d'autruche, m'embrassa
en me disant qu'elle aimait beaucoup ma pauvre
maman. Pendant ce temps Frédéric-Guillaume et
Adalbert me reluquaient, je ne vous dis que ça.
Adalbert est joli garçon, mais il a l'air têtu el sour-
nois. Je préfère le Kronprinz, qui est un farceur. Je
Iê6 KŒNIGSMARK
VOUS jure qu'on ne s'embêtera pas en Allemagne,
quand il aura remplacé son père.
« Je passai toute l'après-midi à me préparer
pour le gala du soir. J'avais peur de ne pas faire
de l'effet. J'étais nerveuse; pour un rien je querel-
lais Mlle Jaufre. On aurait dit que je pressentais
tous les embêtements qui allaient fondre sur ma
vie à la suite de cette maudite soirée.
« On ne peut s'imaginer la beauté d'une fête à
Péterhof. Le Kaiser avait mis un deuxième uni-
ferme, plus brillant encore que le premier. Mais si
TOUS saviez la tête qu'il fit quand il \4t celui de
papa. Pour la richesse du costume, il n'y a rien à
faire avec le prince Tumène. A côté des pierreries
de la chaîne qui retenait sur l'épaule gauche sa
pelisse rouge, les diamants de l'impératrice avaient
l'air de rognures d'une pauvre petite bourgeoise de
Mcabit.
« Moi, quand je parus, je vis le Czar réprimer
un petit geste d'étonnement. J'eus peur une seconde
de m'être trop décolletée. Puis cette crainte se vola-
tilisa ave la sensation de l'effet que je produisais.
Vous pensez, j'avais tiré le grand numéro un de
Doucet, la robe de velours bleu saphir, très simple,
mais moulée il fallait voir, et, comme bijoux, rien
que des saphirs. Comme les enfants, je pensais
déjà à mon effet du lendemain. « Quelle trompette
ils vont tous faire, me disais-je, quand ils verront
mon numéro deux, ma robe rouge, avec rien que
des rubis. »
KŒNIGSMARK '~ 187
« On dansa. J'étais heureuse de voir ces Alle-
mands, habitués aux valses lentes, perdre la me-
sure de notre valse russe, si nerveuse, cl être
obligés, à cloche-pied, de sauter jusqu'à deux
temps pour la rattraper; ou de l'attendre, comme
des hérons.
« Je dansai avec le Kronprinz. Il me fit compli-
ment de ma toilette, et me dit que l'empereur alle-
mand n'était pas ua souverain absolu, puisqu'il
n'avait jamais pu obtenir des dames de sa cour
qu'elles missent moins de six couleurs daas leurs
robes. Espérant le vexer un peu, je lui dis que ce
n'était pas étonnant, et que la mienne était de
Paris. Mais il me dit que j'avais bien raison, qu'il
n'y avait rien comme Paris, et me raconta, avec
ces grimaces impayables que lui seul sait faire, un
tas d'histoires tordantes sur cette ville, à tel point
que, lorsqu'il me reconduisit à ma place, j'entendis
la vieille poule lui murmurer au passage : <f Fritz,
de la tenue. »
w En même temps, elle me faisait signe de venir
m'asseoir à son côté.
« Dès le matin, j'avais remarqué, parmi les offi-
ciers du Kaiser, un grand hussard, vêtu d'un uni-
forme ponceau, à brandebourgs jonquille. D était
roux, avec de bons yeux myopes, bleus et obstinés,
qui, sous le lorgnon, ne me perdaient pas de vue
une minute. Naturellement, tout le temps, j'avais
fait semblant de ne pas le remarquer. On m'eût
bien étonnée, à ce moment, si on m'étaTl TCnn
188 KŒNIGSMÂRK
dire que cet uniforme ponceau serait un jour le
mien.
« — Aurore, me dit l'Impératrice, voici mon cou-
sin Rodolphe, grand-duc de Lautenbourg-Detmold,
qui sollicite la faveur de vous faire valser.
« Il dansait abominablement, ce hussard rouge,
tout en se donnant beaucoup de mal. Il crut devoir
s'en excuser. Je lui répondis à peine et ne le re-
merciai même pas, quand la valse prit fin. Il revint
prendre sa place derrière l'Impératrice, essuyant
de temps en temps son binocle, avec un air si mal-
heureux qu'il aurait attendri des pierres.
« Le lendemain, j'appris avec joie qu'il y aurait
deux jours après une chasse au renard. Comme je
me félicitai d'avoir emmené Tarass-Boulba, mon
méchant petit cheval barbe! J'allais le voir à la ca-
serne de nos cosaques. Il avait été tellement insup-
portable qu'on l'avait mis tout seul dans une écurie
dont il avait à moitié démoli la porte en ruant
dedans.
a Quant il m'aperçut, il hennit de plaisir, et eut
tôt fait d'avaler le sucre que lui avais apporté.
« Mon fils, lui dis-je en passant la main dans sa
longue crinière embroussaillée, il va falloir être à
la hauteur. Nous allons tous les laisser derrière, pas
vrai ?
« Il me fit amicalement signe qu'il avait compris,
et je_sortis pour aller essayer mon amazone.
« En rentrant, je trouvai papa, qui avait un air
grave et ravi. J'ai toujours eu horreur des surprises.
KŒNIGSMARK 189
Ce sont immanquablement des choses désagréables*
« Je voyais que papa ne savait par où commen-
cer, ce qui acheva de me rendre méfiante.
« — Dépêchez-vous, lui dis-je, il faut que j'aille
m'habiller.
« — Ma fille, me dit-il, j'ai à te parler sérieuse-
ment.
« — Ce n'est pas une raison pour ne pas voii$
dépêcher. '
<i — Ma fille, cela te déplairaît-il d'être reine T
« — Reine de quoi ?
« — De Wurtemberg.
« On a beau avoir été élevé dhcz les sauvages,
on connaît son Gotha. Aussi je demandai à papa
s'il avait l'intention de me faire épouser le roi de
Wurtemberg, qui avait alors soixante-deux ans.
« — Ce n'est pas Sa Majesté le roi de W^urtem-
berg qui m'a fait l'honneur de me demander ta
main, c'est son Altesse le granânduc de Lauten-
bourg-Detmold.
« Papa, qui est prince pourtant, avait la bouche
si pleine de cette Majesté, de cette Altesse, que j'en
fus exaspérée.
« — Quoi! criai-je. Celui qui a l'air d'un homard
au safran? Jamais de la vie.
« — Soyons sérieux, dit mon père.
« — Jamais de la vie, répétai-je, en frappant du
pied. D'ailleurs je ne vois pas le rapport qu'M y a
entre ce myope roux et la couronne de Wurtem-
berg.
19$ K(ENIGSMARK
« — Il y a, dit mon père doctoralement, que le
roi Albert de Wurtemberg n'a pas d'enfant, qull a
soixante-deux ans, comme tu l'as très bien dit, le
diabète, et que grand-duc de Lautenbourg est
son héritier.
« — Je m'en contrefiche, répliquai-je. Je préfé-
rerais épouser Kounine, et puis, je ne veux pas me
marier.
« Papa commençait à se fâcher. Il me raconta
toute une histoire. Rodolphe de Lautenbourg était
amoureux fou. Il avait parlé à l'Impératrice, sa
marraine, qui avait parlé au Kaiser, qui avait parlé
au Czar, qui venait de lui parler. De telles proposi-
tionsc nonobstant ce qu'elles ont de flatteur, sont
presque des crdies, et...
« — Et, vous avez dit oui avant de me consulter?
éclatai-je.
« — Pas tout à fait, répondit-il avec embarras,
mais enfin, je n'ai pas pu ne pas remercier, ac-
cepter..,
« — Accepter quoi
« — Accepter, oh! quelque chose qui n'engage à
rien, que le grand-duc soit ton cavalier dans la
chasse au renard d'après-demain.
« — Si ce n'est que cela, dis-je, vous pouvez
compter sur moi pour dégoûter cet Allemand de
venir chercher une héritière en Russie.
« — Promets-moi d'être convenable, supplia mon
père alarmé. Tu commences à me faire regretter la
liberté que je t'ai toujours laissée. Songe que c'est
KŒNIGSMARK 191
d'une couronne royale, ni plus ni moins, qu'il
s'agit.
>< Une couronne royale! Voir sa fille reine! U
n'avait que cela en tête, le vieux Kalmouck.
.< Le soir, au moment de monter en voiture pour
la représentation de gala, je compris que papa
s'était laissé engager beaucoup plus avant qu'il
n'avait osé me l'avouer.
« — Voilà donc notre petite fiancée, dit le Kaiser
en me prenant la main.
> L'Impératrice, plus poule couveuse que jamais,
m'embrassa sur le front. Il paraît que c'est un tic
de famille.
Il n'y eut pas jusqu'au Czar qui ne se crut
obligé d'ajouter, avec son pâle sourire, en s'adres-
sant à Guillaume II :
« — li ne te suffisait donc pas de m'inonder de
tes sujets ? Voilà, maintenant, que tu viens me
prendre mes sujettes!
« Moi, je souriais d'un air candide, mais je regar-
dais à la dérobée mon hussard rouge, qui ne savait
où ,se mettre, et je me disais :
« — Attends, mon bonhomme! Tu paieras tout
cela après-demain.
*
**
« Le surlendemain arriva. Je n'avais qu'une
peur, c'était que la chasse eût lieu dans un terrai»
trop peigné, trop ratissé. Je fus vite rassurée. Il y
192 KCEMGSMARK
avait bien de grandes allées dans la forêt, certes,
pour les dames, mais, à côté, des taillis bien épais,
des ruisseaux, et de-ci de-là. quelques bonnes pe-
tites fondrières.
« Tarass-Boulba, à qui j'avais administré avant
de partir une demi-livre de sucre humecté de
wllisky, était guilleret, mais très digne.
« Je mentirais, si je cachais que son apparition
excita des exclamations. Le Kronprinz me demanda
pourquoi je ne l'avais pas fait raser.
« — Laisse-les dire, vieux camarade, murmurai-
Je à mon petit cheval.
« Il comprenait, et secouait la tête d'un sàf go-
guenard.
« Le grand-duc Rodolphe était venu se mettre à
mon côté. Je fus tellement aimable que le pauvre
garçon, enhardi, me dit à voix basse :
« — Cela ne vous déplaît donc pas, Mademoiselle,
que je sois votre cavalier ?
« — Avez-vous pu le croire. Monsieur ? répon-
dis-je. Cette cour est assommante. On n'est jamais
tranquille. Ici, on respire, on a l'espace. Nous pour-
rons causer.
a — Vous aîmez la nature! murmm'a-t-il, trans-
porté. Que je suis heureux!
« Moi aussi, j'étais très contente, je sentais qu'il
ne me quitterait pas d'une semelle.
« On lança le premier renard. Il n'y eut pas d'in-
cident notable, si ce n'esl que Tarass-Bculba, mis
en gaieté par le bruit du cor, esqui&sa un pas de
KŒNIGSMARK 193
poika et vint poser ses pieds de devant sur la
croupe de la jument d'Adalbert, qui faillit être dé-
sarçonné. A partir de ce moment, on se gara comme
de la peste de mon petit barbe.
« Le grand-duc de Lautenbourg montait un de
ces chevaux chers aux Allemands, un grand bai
brun, avec des jarrets gros comme des jambon-
neaux, et un dos aussi large qu'un billard. De plus,
j'eus vite fait de voir que ce vilain animal était dur
de la bouche et galopait la tête entre les jambes.
« — Pauvre ami, pensais-je, tu vas rire, tout à
l'heure en sautant les fossés.
« Le deuxième, puis le troisième renard furent
abattus sans encombre. Tout à coup, le quatrième
déboula entre moi et le grand-duc. Je le vis, maigre,
presque sans queue. Je compris que c'était le
bon.
« — A nous! criai-je à Rodolphe.
« n éperonna son grand carcan qui prit le galop
de charge.
« Le renard était à cent mètres en avant.
« Brave petite bête! Il nous conduisait droit aux
fourrés.
« De tenips en temps, le grand-duc se retournait :
« — Je ne vais pas trop vite? Vous pouvez me
suivre? demandait-il, haletant.
« — Allez, allez, répondais-je.
« Et Tarass-Bouiba reniflait comme pour dire '.
« — Vas-y, vas-y.
« Cette fois, c'était la pleine forêt. Alors, je
194 KŒNIGSMARK
touchai simplement le cou de mon barbe et lui
lâchai les rênes. En une minute le grand-duc é.tait
dépassé.
« J'entrevis sa figure rougeaude, essoufflée... Il
était maintenant à un quart de verste derrière
moi.
« Tarass-Boulba, sur moli ordre, ralentit.
« — Vous m'avez fait peur, dit le pauvre garçon
en me rejoignant. J'ai cru votre cheval emballé.
« — Attention! lui criai-je.
« Un ruisseau s'ouvrait sous mes pieds. Il le
franchit tant bien que mal. Devant nous, dans une
petite plaine rase, en pente, avec trois chiens à sei
trousses, le renard filait.
« De nouveau les fourrés. J'étais baissée sur
l'encolure et ne recevais à la figure aucune des
branches où la tête de Tarass-Boulba faisait des
trouées brusques, sitôt refermées. Mais mon pauvre
compagnon avait déjà la figure en sang. Un petit
chêne lui enleva son lorgnon. Je le sentis désem-
paré. Le gros cheval soufflait comme une corne-*
muse.
« — Hardi, criai-je, le renard se fatigue I et je
touchai Tarass-Bo-ulba de l'éperon.
« Le petit cheval n'aime pas ces plaisanteries. Il
fit un bond énorme. Derrière, l'autre suivait péni-
blement, dans un bruit effrayant de branches
cassées.
« — Toi, me dis-je, tu commences à être rendu.
Tu rateras la prochaine.
KŒMGSMARK 1%
« La prochaine se présenta bientôt sous la forme
d'une fondrière large de quinze piads, profonde
d'autant, avec des bords mal définis, traîtres en
diable. Une seconde, je me demandai même si Ta-
rass-BouIba, avec la course qu'il venait de fournir,
en \1endrait à bout. Mais baste, s'enlevant comme
une hifondelîe, il avait déjà, mon brave petit cheval,
franchi l'obstacle.
« Alors, je me retournai, sûre de ce qui allait
arriver.
« C'était fait. Avec fracas, cheval et cavalier s'é-
taient abattus. Le premier avait manqué le bord,
des deux pattes de derrière, envoyant l'autre à
terre, sans ménagements.
« Je sautai sur le sol et m'approchai du grand-
duc, avec la vague crainte d'avoir poussé un peu
loin la plaisanterie.
« — Vous ne vous êtes pas fait mal? m'écriai-je.
« — Je ne crois pas, murmura-t-il faiblement.
J'ai eu si peur pour vous, en vous voyant vous
élancer par-dessus ce maudit fossé.
« Pauvre diable! j'eus envie de lui demander
pardon.
« — Voulez-vous que je vous aide à vous relever?
dis-je un peu confuse.
« — Je veux bien.
« Mais ce fut vainement que j'essayai de le met-
tre debout.
« C'est alors que je m'aperçus de «a pâleur.
196 KŒNIGSMARK
« — Vous avez la jambe droite eassée,
ni'écriai-je.
« — Oh! je ne pense pas, Sir-n, a^ec sa douceur
désarmante, une entorse, tout au plus.
« — Je vous dis que c'est la jambe qui est cassée,
Je jsi*y connais.
« En même temps, de mon poignard de chasse
je fendis la botte. La jambe apparut, ballante.
« — Nous voilà propres, pensai-je, à six Tcrstei
au moins de la chasse.
« Lui ne disait plus rien, me regardant avec set
bons yeux d'une infinie douceur. On aurait dit qull
était heureux.
« — Merci, murmura-t-il même.
« — De quoi ? éclatai-je. Je vous ai cassé la
jambe et vous me remerciez! Attendez au moins
que je vous aie tiré d'afTaire.
« Il dit d'un air contrit :
« — Vous pouvez rentrer, et m'envoyer les pi-
queurs.
« — C'est cela! dis-je furieuse. Arriver là-bas
sans le renard, et quand on me demandera où est
le grand-duc Rodolphe, je répondrai: Je l'ai laissé,
au fond d'un trou, avec une jambe en petits mor-
ceaux. Non, Monsieur!
« — Comme vous voudrez, dit-il faiblement. Mais
je ne sais pas bien comment vou» vous y
prendrez.
¥ — Vous allez voir.
0 Le grand carcan était à quelques pas, brou-
KŒNICSMAHK 197
tniil bêtement, sous lœil goguenard de Taïass-
Boulba.
— Viens ici, sale bête!
" Quand je l'eus emmené, je compris que je
n'aurais jamais la force d'y hisser le grand-duc.
" — Quelle idée de prendre des chevaux hauts
comme des échafaudages! dis-je, rageuse.
<' Le blessé me regardait, avec son air perpétuel
de s'excuser, qui finissait par être exaspérant.
« — Tarass-Boulba ! appelai-je,
« Le petit barbe vint, miais en rechignant. Il se
méfiait de ce qui allait lui arriver.
« Rodolphe de Lautenbourg ne put réprimer un
mouvement de crainte.
" — Vous allez me hisser sur cet animal? mur-
mura-t-il. J'aimerais autant rester ici.
« — Jamais, répétai-je en frappant du pied. Et
puis Tarass-Boulba est doux comme un mouton.
Tenez-vous bien.
« Il était lourd, cet Allemand. Mais je l'enlevai
tout de même et le fixai solidement sur la selle
avec les rênes.
« Je montai moi-même sur le grand carcan.
Vous pensez si, en revenant, je me traitai de
sotte. Je n'avais réussi qu'à rendre pitoyable
celui que je voulais haïr. Et puis, il y avait le
regard étonné de Tarass-Boulba qui achevait de
me mettre hors de moi :
« — Qu'ai-je donc fait, avait-il l'air de dire, pour
que tu me donnes à porter un Allemand, et poux
198 KŒNIGSMARK
me préférer ce vilain cheval brun, sans crinière,
et qui a les sabots plus larges que des poêles à
frire?
**
« Il ne faut jamais casser les jambes des gens
que l'on ne veut pas épouser. Je n'ai guère besoin
de vous raconter ce qui arriva. Des numéros
comme moi ne sont liés que par leurs actes, et je
fus liée par mon sauvetage, alors que tous les kai-
sers du monde n'y auraient pu arriver.
«■ Ce fut une scène sensationnelle que mon
retour sur le bai brun, S'ui\'i de Tarass-Boulba
portant son grand-duc en bandoulière. La chasse
fut arrêtée. On s'empressa. Je dus raconter l'his-
toire, ce que je fis avec le plus de brièveté pos-
sible, comme les choses dont on ne se sent pas très
fier. Mais le blessé y ajouta force détails. Sa
fièvre le rendait éloquent et me transformait en
héroïne. J'eus à subir les félicitations de toute la
cour.
« Le Kaiser, qui voit faux et grand, proclama :
« — Elle est adorable, cette enfant, qui le pre-
mier jour trouve moyen de sauver la vie à son
fiancé.
« L'Impératrice m.'embrassa. C'est un tic de
famille. Mon père était aux anges.
« — Tous mes compliments à Votre Majesté,
vint-il me dire à l'oreille.
« J''étais furieuse et souriante. Ma rage se passa
KŒNIGSMARK 199
sur Tarass-Boulba qui eut plus de coups de cra-
vache, en rentrant au palais, qu'il n'en a reçu
depuis.
« J'ai une qualité. J'aime les situations nettes.
Consciente que, en grande partie par ma faute,
j'étais désormais engagée de façon à ne plus pou-
voir me libérer sans un de ces scandales auxquels
toute princesse digne de ce nom répugne plus qu'à
la certitude d'être malheureuse, je résolus de
poser le soir même mes conditions à celui que la
Cour appelait déjà mon fiancé.
« Je le priai de me recevoir, ce qu'il fit immé-
diatement, après avoir renvoyé le poseur de gout-
tière.
« Quand nous fûmes seuls, voilà à peu près
comme je lui parlai :
« — Monsieur, ma démarche vous étonnera peut-
être. Mais j'ai et conserverai toujours l'habituHe de
faire ce que je juge utile, sans m'inquiéter de
savoir si c'est convenable. Or je juge au suprême
degré utile de vous dire ceci :
« Je suis venue à Pétersbourg pour accompa-
gner papa, pour voir de belles fêtes, m'amuser en
un mot, non pour y trouver un mari. Des maris,
j'en ai refusé, vous me ferez l'honneur de me croire,
autant qu'il y a de provinces en Russie, et le der-
nier était un prince persan, possesseur d'une mon-
tagne où les émeraudes se trouvent avec la même
facilité que les truffes en Pérîgord, et y sont plus
ççrosses.
200 KŒNIGSMARK
« Or», j'arrive ici. Je ne sais pas ce qui leur
prend à tous. Bref, voilà qu'il faut me marier. Ce
que je vous dis n'est pas pour vous désobliger.
Mais enfin, Monsieur, nous ne nous étions jamais
vus il y a trois jours. {
« Quoi qu'il en soit, je suis à peu près dans
l'obligation de vous épouser. Les circonstances
dépassent l'homme que vous êtes et la fille que je
suis. Il y a dans notre histoire quatre empereurs et ^
impératrices, des couronnes, sans doute des bud-
gets à équilibrer; je sens que papa fera une mala-
die si je ne suis pas reine, maintenant qu'il en a
vu la possibilité. En outre, je vous ai cassé la
jnmbe.
« Il fit un geste : ne parlons pas de cela.
« — Parlons-en au contraire, puisque, je vous
le dis carrément, c'est cet accident dont je suis
cause qui m'aura si vite déterminée à accepter une
chose dont hier encore je ne voulais pas entendre
parler. Grâce à lui je me donne Timpression de ne
pas faire tout à fait un mariage de raison, ce qui,
pour une fille de ma qualité, est assez agréable.
« — C'est l'autre j amibe, et les bras, que je
voudrais avoir brisés, dit-il avec une tristesse
douce, pour ne pas vous entendre prononcer ce
mot affreux, mariage de raison.
« — Je conclus, dis-je sans m'émouvoir. J'ac-
cepte d'être votre femme. Mais vous trouverez bon
que j'y mette une ou deux petites conditions.
« — Parlez, parlez, dit-il avec force. Vous
.vŒNlGSMAUK 201
savez que tout ce que vous demanderez e!>t accordé
d avance.
« — Oh! oh! dis-je en souriant. Vous trouve-
rez peut-être tout à l'heure que vous êtes allé un
peu vite. Eli bie^i, mon cher ami (j'insistai sur ce
mot) j'ai joui dès mon enfance de la plus grande
liberté, et je prétends ne pas l'aliéner en me
mariant. Je veux qu'il soit entendu que rien n'y
soit changé, rien, entendez-vous.
' — Coraiment pouvez-vous croire !...
« — Ne vous méprenez pas vous-même sur le
sens des mots, dis-je. Admettez que ce n'est pas
une jeune fille qui vous parle, ni une femme, et
comprenez que ma condition est que notre union
doit être, selon mon inflexible volonté, un pacte
d'amitié, eKclusif de toute autre chose.
« Je ne sais pas si j'aurais continué à m'en bien
tirer de ma petite allocution scabreuse, si sa ba-
lourdise masculine ne m'en avait fourni le moyen.
« — Vous aimez quelqu'un! dit-il d'une voix
rauque.
« — Soyez convenable, et surtout ne dites pas
de bêtises, répliquai-je doucement. Je consens à
vous dire que je n'aime personne, si ce n'est —
puisque ce mot aimer est un maitre Jacques — mon
pays natal, la chasse, papa, les fleurs, qu'on me
fiche la paix, et deux ou trois autres choses qui
ne peuvent réellement porter ombrage à une ja-
lousie regrettable à constater chez un homme intel-
ligent. Etes-vous satisfait?
202 KŒNIGSMARK
« Il eut un pâle sourire.
« — Ceci, repris- je, c'est notre petit sous-seing
privé. Les chancelleries s'occuperont des actes pu-
blics, de tout. Je m'en moque, et j'espère que vous
aussi. Je n'ai pas besoin d'ajouter que vous aurez
en moi une compagne toujours digne de vous, à la
hauteur des circonstances, quelles qu'elles soient,
et capable, si Dieu en décide ainsi, de porter comme
il faut cette fameuse couronne de Wurtemberg. Là-
dessus, voici ma main.
« Il la prit et la baisa avec ferveur. Dans ses
yeux, la joie avait remplacé la fièvre. Je n'en reve-
nais pas de lui avoir si facilement passé le lacet.
Puis, soudain, je compris son raisonnement : « Je
serai si bon, si prévenant pour elle, si aimant,
qu'il faudra bien, au bout d'un temps que je ne
veux même pas prévoir, qu'elle finisse par en être
touchée. »
Il y avait tellement de naïveté dans cette pensée
de pauvre hère, que je ne pus m'empêcher d'en être
un peu émue. Nous nous quittâmes les meilleurs
amis du monde.
« En regagnant mes appartements, j'entendis un
vacarme du diable dans la Cour d'honneur. C'était
Tarass-Boulba qui, «'ennuyant dans sa cellule,
avait défoncé îa porte, assommé un palefrenier,
deux sentinelles, et m'appelait en bas avec des
hennissements terribles. J'eus beaucoup plus de
peine à le convaincre de se tenir tranquille que je
ne venais d'en avoir avec le grand-duc Rodolphe,
KŒNIGSMARK 203
**
>( La première chose dont je m'occupai dès l'au-
tomne de 1909, lorsque je fus devenue grande-du-
chesse de Lautenbourg-Detmold, fut d'apporter ici
les améliorations nécessaires pour avoir une de-
meure à peu près confortable. Les jardins étaient
tenus à la va-comme-je-te-pousse, et quant au pa-
lais, il était rempli dune collection d'horreurs dont
n'aurait pas voulu un roi nègre.
« J'eus tôt fait de mettre bon ordre à tout cela.
« Mélusine, qui arriva vers l'été de 1910, peut te
dire que ma vie était alors à peu près la même
qu'aujourd'hui, sauf qu'à cette époque, quand le
spleen me prenait, je pouvais filer en Russie me
désankyloser les méninges.
« Qui changea, par exemple, ce fut le grand-duc
Rodolphe. Non qu'il se soit jamais départi envers
moi des attentions les plus touchantes, le pauvre
homme! Mais, au bout d'un an, quand il se fut
bien rendu compte que son innocent petit calcul
ne prenait pas, ne prendrait jamais, que je serais
toujours pour lui ce que je lui avais dit, et rien de
plus, il devint sombre, ne sortit plus. A Lauten-
bourg, on ne l'appela plus que Rodolphe le Taci-
turne.
« Pis que cela, il se mit mai avec le Kaiser. Guil,
laume II se croit un tj^pe dans le genre de Louis XIV.
Il en veut aux princes allemands qui ne \iennent
204 KŒNIGSMARK
pas taire la roue à Berlin, et les accuse de sépara-
tisme. Or, Rodolphe ne mettait plus les pieds à la
Cour.
« A Lautenbourg, il ne voulait plus voir personne.
Le 7* hussards était privé de son colonel. Les
moitiés de ses journées et de ses nuits, il les passait
dans la bibliothèque, à compulser des ouvrages de
minéralogie, sa science favorite. Il y passa tout
son temps, lorsque M. de Boose fut arrivé ici.
« Mélusine l'a connu, ce Boose, dont le nom
te fait tressaillir. Dis-lui, Mélusine, qu'il n'y avait
pas de plus exécrable joueur de bridge. Il ne con-
naissait que l'ordinaire, et ne voulut jamais se
mettre même à l'opposition. Pour les enchères, il
n'y fallait pas penser. J'avais prié le grand-duc de
nous le prêter, pour faire le quatrième, mais il
était si maladroit et si malhonnête que j'eus tôt fait
de le renvoyer à ses chères études.
« Il était très savant, c'est une justice à lui
rendre. Figure-toi bien qu'à trente-deux ans, simple
lieutenant du génie, il était professeur de topogra-
phie à la Kriegs Académie. Son livre, VArchitecto-
nique de la plaine hanovrienne, est apprécié par-
tout en Europe. Un jour, à Berlin, il souffleta un
commandant major qui prétendait qu'il y a dans le
Harz des terrains d'origine quaternaire. Rodolphe,
qui admirait ses travaux, alla témoigner pour lui
devant le conseil de guerre. C'est bien grâce à son
intervention qu'il n'eut que soixante jours d'arrêts
de forteresse. A l'expiration de sa peine, mon
KŒNIGSMARK 205
mari obtint qu'il fût nommé au bataillon du 3* gé-
nie, à Lautenhourg. i
" Au printemps de 1911, j'allai en Russie, chez
papa, pour y passer les fêtes de Pâques. Ce fut là
que je reçus du grand-duc Rodol4)he la lettre que
j'ai dû te montrer. Il me disait que le Kaiser l'avait
fait appeler et lui avait demandé s'il ne consenti-
rait pas à mettre au service de l'Empire ses con-
naissances scientifiques. Des recherches venaient
d'établir l'existence au Cameroun d'immenses
richesses minières. Il était utile de les mieux cons-
tater, et aussi de vérifier, avec toute la discrétion
possible, les ressources minéralogiques des terri-
toires limitrophes, afin de savoir si l'Allemagne
aurait un véritable intérêt à se les annexer. Ces
territoires, mon enfant, je regrette de te le dire,
c'est la portion de Congo que la France a cédée à
l'Allemagne par le traité de 1912.
« Rodolphe partait donc pour là-bas avec Boose.
Il s'excusait, avec une froideur mal jouée, de
quitter l'Europe, vu l'urgence des instructions
impériales, sans m'avoir revue, ajoutant que s'il
se permettait d'en user ainsi, c'est qu'il était certain
que son voya(ge n'aurait aucune influence sur le/
cours normal de mon existence. En quoi il se trom-
i pait bien, le pauvre ami.
« De Paris, de Bordeaux, de Saint-Louis du
Sénégal, je reçus ses lettres. Puis, du Congo, deux
ou trois, celles que je t'ai montrées. Puis, un laps
de temps assez long, puis, un jour, mon beau-frère
206 KŒNIGSMARK
Frédéric-Auguste arriva à Lautcnbourg, porteur
de la triste nouvelle. Le grand-duc, frappé d'inso-
lation, était mort à Sangha, presque au terme de
yon voyage. Sa parole ultime avait été mon nom,
« Mélusine te le dira, j'ai pleuré Rodolphe, et non
vraiment comme s'il mourait demain, je pleurerais
Tarass-Boulba. Je n'ai jamais eu de tort envers ce
chqval. Vis-à-vis de Rodolphe, j'ai toujours été
franche et loyale, et pourtant j'avais l'im.pression
que j'étais pour quelque chose dans sa mort.
« A celui qui repose là-bas, sous la glaise cra-
quelée par l'immense soleil blanc, je fis faire, à
défaut de funérailles, un magnifique service. Le
Kaiser, l'Impératrice, tous les princes allemands
y assistaient. Les hussards rouges de Lautcn-
bourg, un crêpe à leur sabre, rendaient les hon-
neurs, et leur uniforme, pendant l'office religieux,
me faisait songer au pauvre hussard rouge de
Péterhof, qui dansait si mal, et était si bon.
« Chaque phrase de ce récit, ami, t'a donné la
marque de la confiance que j'ai mise en toi. Tu
vas maintenant en trouver la preuve dans chacun
des mots qui suivront.
« Tu connais, et tu ne l'aimes pas beaucoup,
Hagen, mon petit officier d'ordonnance. Je ne sais
ce qui prévaut en lui, du dévouement ou de l'amour.
Le dévouement nous permet de nous reposer de
tout sur un être, mais l'amour lui donne, à Tegard
de notre propre intérêt, des lucidités que nous
■l'avons Dp.r,.
KŒNIGSMARK 207
« Ni moi, ni Mélusine, six mois après la mort
de Rodolphe, ne nous doutions de ce qui allait m'ar-
river. Astreinte à mes devoirs de souverain?, je
m'en ac<juittais avec une ponctualité qui me surpre-
nait. J'ai iprésidé la diète et les assemblées; j'ai
signé des décrets, évoqué des litiges, nommé des
fonctionnaires, à la satisfaction de tous, je crois.
Et jamais la ville de Lautenbourg n'a été mieux
tenue que pendant mon principat.
« Hagen se méfiait, lui. Je le voyais chaque
jour plus sombre. A la fin, détestant avoir autour
de moi des figures longues dune aune, je le sommai
de s'expliquer, ou de partir en convalescence. Il
tomba à mes pieds.
« — Comment ne serais-je pas comme je suis,
sanglota-t-il, quand vous allez appartenir à un
autre?
« Il n'en revenait pas, lorsque je lui affirmai que
je ne comprenais rien à ce qu'il disait,
« — Est-ce possible, murmura-t-il, mais à Berlin,
et même ici, il n'est bruit que de votre prochain
mariage, avec le duc Frédéric-Auguste.
« Cette fois, c'était trop fort. La personne que je
me pique d'être, on peut la marier une fois, par
surprise, mais deux!
« Quand Hagen, qui allait plusieurs fois par
mois à Berlin, m'eut raconté son histoire, je com-
pris néamnoins que c'était sérieux. Je le compris
mieux le lendemain, quand je reçus une lettre de
mon père. Il était trop visible qu'on l'avait ampic-
2l08 KŒNIGSMARK
ment cuisiné, le prenant par son côté faible, l'élé-
vation de sa fille à la couronne royale,
« Quel ennui d'entrer, pour te faire saisir ce qui
suit, dans des détails dynastiques! Qu'ils soient les
plus brefs possible. Pourquoi ctais-je devenue
grande-duohesse de Lautenbourg? Pour être, selon
le désir de papa, reine de Wurtemberg, à la mort
du roi Albert. La succession à Lautenbourg n'est
pas réglée par la loi salique, c'est-à-dire que,
Rodolphe mort, je n'en restais pas moins grande-
duchesse. Mais l'accession au trône de Wurtem-
berg, elle, est réglée par cette loi. Résumons-nous :
seul un grand-duc de Lautenbourg pouvait devenir
roi de Wurtemberg. C'est-à-dire que, pour être
reine de Wurtemberg, il me fallait d'abord: trans-
former, en l'épousant, le duc Frédéric-Auguste en
grand-duc de Lautenbourg-Detmold.
« La lettre de papa n'avait d'autre but que de me
disposer à cette union.
« Je crois que, dans la réponse que je Jui fis sur-
le-champ, j'oubliai un peu le respect qu'une fille ^
doit malgré tout à son père. ■
« Mais il faut comprendre que j'étais exaspérée.
Est-ce que j'allais être forcée d'épouser ainsi toute
l'Allemagne? Quelle fortune pour quelqu'un qui
n'aurait voulu jamais se marier!
« Une semaine passa, peut-être, au bout de
laquelle je reçus une lettre de l'Impératrice. Elle
m'appelait sans doute sa chère enfant, m'y prodi-
guait les amabilités les plus flatteuses, mais enfin
KŒMGSMARK 209
l'invitation de venir à Berlin que contenait cette
lettre était bel et bien un ordre"...
« Tu penses que si j'y obéis, ce fut moins par
docilité que par désir d'être fixée sur ce qui pouvait
se tramer à la cour à mon endroit.
« J'emmenai avec moi Mélusine et Hagen.
L'Impératrice me reçut avec l'air embarrassé que
j'avais prévu, et ses explications s'en ressentirent.
Ai-je besoin de te les rapporter?
L'amour ne règle pas le sort d'une princesse.
La gloire d'obéir est tout ce qu'on lui laisse.
« L'amour! Obéir! A quoi m'eût servi de lui
objecter que son raisonnement était faux, que je
n'avais jamais aimé quelqu'un et qu'en tout cas ce
n'était pas pour obéir que je m'étais mariée une
première fois? Le pauvre Rodolphe n'était plus là
pour révéler notre petit sous-seing privé, qui me
dispensait précisément d'e ces deux choses. Et
puis, à quoi bon discuter avec une brave femme
qui récitait sa leçon?
« Je l'écoutai les dents serrées, sans mot dire.
Quand elle eut fini, après s'être bien empêtrée :
« — Puis-je demander à Votre Majesté la date
à laquelle est fixé mon mariage avec le duc Fré-
déric-Auguste?
« Elle se récria, affirmant qu'il n'avait jamais
été dans l'idée du Kaiser de brusquer les choses,
qu'aucune date n'était arrêtée.
« — C'est seulement k principe qui l'est, dis-je.
210 KŒNIGSMARK
« Elle ne répondit pas.
« Je rentrai chez moi, très calme.
« — Je pars ce soir pour Astrakan, dis-je à Mélu-
sine et à Hagen qui m'attendaient avec anxiété.
Faites refaire les malles. Qui m'aime me suive.
w Hagen me tendit le courrier qu'on m'avait
expédié de Lautenbourg. Parmi cinq ou six lettres,
il y en avait une timbrée de Russie. Je reconnus
l'écriture de papa.
« Ail ! ils avaient bien profité de mon insouciance]
J'ai su plus tard que la lettre que je lui avais écrite
une quinzaine de jours auparavant avait été pré-
cédée par un envoyé spécial du Kaiser. Il n'avait
pas eu besoili de beaucoup de diplomatie pour
convaincre mon père. La fameuse couronne de
Wurtemberg avait encore joué son rôle. En termes
très mesurés, mais inflexibles, papa me dictait sa
volonté : épouser Frédéric-Auguste, sinon...
« Je n'en pus lire davantage, je déchirai la lettre
en mille morceaux ; sur-le-champ, je rédigeai un
télégramme, une trentaine de mots suppliants,
menaçants, fous, à l'adresse du prince Tumène.
« Tu te souviens, Mélusine, nous craignîmes le
cabinet noir de Berlin. Tu pris le train, et tu allas
déposer cette dépêche à Kœpenick.
« Toi partie, c'en était trop, je fondis en larmes.
Larmes d'orage, larmes de rage. Je me vois encore
dans cette horrible chambre berlinoise. Hagen,
à mes pieds, sanglotait. Il avait pris mes mains,
même mes foras, ma parole, et les couvrait de ses
KŒNIGSMARK 211
pleurs et de ses baisers : « Où vous voudrez, quand
vous voudrez, murmurait-il, je partirai, je vous
suivrai, » Somme toute, je suis assez fière de
penser qu'il n'a tenu qu'à moi de faire renier son
armée, son pays, à un officier prussien.
« Mais vite, le contact de cette moustache sur
mon bras me rendit au sens de la réalité. Je son-
geai à Louise de Saxe, aux ignobles tziganes tjui
tirent argent de la célébrité que leur ont conférée
les étreintes d'une reine. Je repoussai l'innocent
Hagen et redevins maîtresse de moi.
« Les deux jours que j'attendis la dépêche, je ne
sortis pas. Enfin, il arriva, le petit papier bleu. Tu
me regardais, Mélusine, aussi je le décachetai en
souriant. Il contenait ces simples mots :
Je ne reverrai ma fille que lorsqu'elle aura accompli
son devoir.
« Ah ! il était dur, le vieux Kalmouck !
« Je lus, et je tombai sur le tapis de la chambre,
raide.
« Je sais, ami, qu'ici, il faut que je m'arrête pour
t'expliquer des choses, sans quoi tu risquerais de
ne plus rien comprendre. « Comment, te dis-tu
sans doute, tout a-t-il été agencé de façon telle
qu'une volonté comme celle d'Aurore ait dû fléchir?
Comment a-t-il fait, ce Frédéric-Auguste, invisible
et puissant, pour avoir mis ainsi l'Impératrice,
marraine de Rodolphe, et le Kaiser dans sa
poche ? »
212 KŒNIGSMARK
« Tu as lu, je pense, vers 1909, suffisamment
les journaux pour savoir à peu près qu'il y eut à
cette époque, une affaire Eulenbourg, un procès
Moltke-Harden, qui mirent la cour allemande en
assez grand désarroi. Personnellement, la manière
qu'eurent ces gens de se distraire entre eux m'im-
porte peu. Ce que je trouve excessif, c'est que ces
histoires aient eu une répercussion sur ma vie.
« Frédéric-'Auguste, du vivant de son frère, sé-
journait peu à Lautenbourg. Je ne l'y ai guère vu
que trois ou quatre fois;, dont une pour mon ma-
riage, et l'autre, quelque six mois plus tard, pour
l'enterrement de sa femme, une brave sotte qui
avait des poignets de récureuse de vaisselle. Ton
élève sérénissime n'est guère plus intelligent
qu'elle.
« Le reste du temps, il était à Berlin. Cet
homme que tu as vu si correct et si froid y menait
une vie joyeuse. Ami, ne crois jamais les gens qui
te diront que la débauche est nuisible. La fortune
de Frédéric-Auguste est la preuve du contraire.
« Ce que le igrand-duc actuel possède au suprême
degré, c'est l'art de compromettre les autres sans
se compromettre. II s'en est bien servi, en 1909, à
Berlin. Intime des Bûlow, familier d'Eitel et de
Joachim, lui seul peut dlire les petits spectacles
auxquels alors il assista. Mais il ne te le dira pas,
mon ami, comme il ne me l'a pas dit, car ni toi ni
moi ne posséderons jamais de quoi payer assez
cher sa confidence. Rien que son silence lui a valu
KŒNIGSMARK 21iJ
la grande couronne ducale et lui donnera peut-êhe
demain la couronne de Wurtemberg. Quand, avec
des trémolos, l'Impératrice me prêchait la soumis-
sion à ma destinée, elle ne faisait, la brave femme,
que défendre l'honneur de deux de ses fils.
« La fièvre cérébrale que me causa la dépêche
de mon père dura un mois, pendant lequel je fus
entre la ^ae et la mort, pendant lequel, avec un
dévouement que je n'oublierai pas, Mélusine et
Hagen se relayèrent, nuit et jour, auprès de moi.
u Enfui, j'entrai en convalescence. On m'avait
coupé mes cheveux. J'étais maigre, mais jolie
encore. Un jour que je regardais dans mon miroir
la drôle de figure que me faisaient, à la hauteur ae
la nuque, mes petites boucles blondes, Hagen,
dont c'était le tour de garde, vint m'annoncer le
duc Frédéric-Auguste.
u J'étais encore assez malade pour ne pas le rece-
voir, mais il me tardait trop de me mesurer avec
lui. J'avoue, à ma honte, que, ce jour-là, je n'eus
pas le dessus.
<( Il entra, et me salua avec cérémonie. Ses
veux bleus, dans son visage rasé et blême, étaient
tour à tour ternes et brillants.
« — Je suis heureux, dti-il, ma clière sœur, de
vous trouver enfin debout, et véritablement avgc
une excellente mine.
c, Une telle désinvolture me glaçait, fl conti-
nua :
« — Je n'ai aucune raison de ne pas vous dire
214 KŒNIGSMARK
tout de suite l'agréable objet de ma visite. Il y aura
demain neuf mois qu'est mort le grand-duc Rodol-
phe, mon regretté frère. Le délai de viduité fixé
par la loi expirant à cette date, Leurs Majestés
l'Empereur et l'Impératrice seraient heureux que
vous veuillez bien fixer celle qui vous conviendra le
mieux pour la célébration de notre mariage, car ils
ont manifesté expressément l'intention d*y assister.
« — Vous direz, mon cher frère, répondis-je, à
Leurs Majestés, que ma date sera celle qu'il leur
plaira, en veuillant bien ajouter que ce sera, je
Tespère, la dernière fois que j'aurai à leur imposer
ce dérangement.
« Il s'inclina gravement.
« — C'est aussi, croyez-le, mon vœu le plus
cher, ma chère sœur, dit-il.
« Et il sortit.
« Nous nous mariâmes un jour sombre de
mars 1912. L'Empereur et l'Impératrice, suivant
leur promesse, assistèrent à l'office religieux, puis
repartirent dans la soirée pour Berlin. Vers cinq
heures, à l'Hôtel de Ville, puis au cliâteau, les
fonctionnaires et les magistrats prêtèrent serment
entre les mains du nouveau grand-duc. Puis, à
huit heures, un dîner, intime vu notre deuil récent,
réunit les officiers supérieurs et les dignitaires du
Grand-Duché, en tout, une trentaine de personnes,
au rez-de-chaussée, dans la galerie des Glaces.
« Le deuxième service venait à peine de com-
m-encer, qu'un bruit, tour à tour sec et mou,
KŒNIGSMARK 215
retentit à l'étage supérieur, au-dessus d€ nos têtes.
« On n'y prit d'abord pas garde, Mais le bruit
continuait, llic-llac-llic-flac, avec une régularité
désespérante.
« Le grand-duc, fronçant légèrement le sourcil,
lit signe au laquais qui se trouvait derrière lui :
« — Qu'est-ce que ce bruit? demanda-t-il à mi-
voix. Allez, et faites-le cesser.
« Au bout d'un quart d'heure, l'homme n'était
pas revenu, et le bruit durait toujours.
« — Kessel, pour Dieu, s'écria le grand-duc,
moitié agacé, moitié souriant, tâchez d'aller voir ce
qui se fabrique sur nos tètes. Excusez-moi, mes-
sieurs, dit-il en s'adressant à nos convives.
« Kessel partit. Cinq minutes plus tard il re-
paraissait, très rouge. Le bruit s'était tu.
« — Eh bien, dit le grand-duc, qu'était-ce?
« Kessel gardait le silence.
« — Voyons, commandant, reprit Frédéric-
Auguste, commençant à s'impatienter. Vous n'avez
pas, je présume, découvert là-haut un attentat.
Je vous somme de rassurer mes convives. Qu'y
avait-il ?
« — Des maçons. Altesse, murmura Kessel.
« — Des maçons! A cette heure! en ce jour!
c'est un peu fort. Et que faisaient-ils, ces maçons?
Ah non! je vous en prie, Monsieur de Kessel,
parlez!
« — Ils sont en train, murmura l'oflicier avec
effort, de murer le corridor jaune.
216 KŒNIGSMARK
« îl y eut un silence glacial. Le corridor jaune
était celui qui réunissait entre eux les apparte-
ments, du grand-duc et de la grande-duchesse de
Lautenbourg.
« Frédéric-Auguste est fort, ami. Je l'ai com-
pris ce soir-là et je l'ai admiré quand, s'étant
frappé le front d'un geste signifiant : c'est vrai
j'avais oublié, il donna cet ordre à un maître d'hô-
tel :
« — Vous aurez soin de veiller à ce que ces
braves gens, qui doivent travailler toute la nuit, ne
manquent de rien.
« C'est égal, j'étais heureuse, car je sentais bien
qu'il y avait aussi de l'admiration dans le regard
narquois qu'il m'adressa comme pour me dire :
« — Et maintenant, à nous deux. »
Aurore s'était tue. Il s'écoula quelques minutes
de silence. Puis Mélusine étant allée à la fenêtre
écarta brusquement les tentures. ' Alors nous
vîmes qu'il faisait jour.
Je regardai la grande-duchesse qui, le coude sur
un genou, le menton dans la main, rêvait. Nui
ravage dans les traits, nulle flétrissure des chairs
à la suite de cette totale nuit de veille.
L'aube froide retrouvait Aurore plus belle encore
que le tiède crépuscule ne l'avait laissée.
VII
11 arrivait quelquefois, un ou deux soir par
semaine, que la grande-duchesse préférât rester
seule. J'employais alors, à regret, ces soirs à tra-
vailler.
Mon étude sur les Kœnigsmark était bien dé-
laissée. Je n'avais guère plus de goût à remuer
cette poussière, depuis que le hasard m'avait con-
vié à assister à un autre roman, dont les protago-
nistes vivaient autour de moi, me parlaient chaque
jour.
Ce soir de juillet, que la fantaisie d'Aurore me
laissait passer seul, il avait fait un grand orage.
Par la fenêtre ouverte sur le ciel noir, j'entendais
dans la nuit le bruit des arbres qui s'égouttaient.
Je travaillais avec la plus extrême mollesse, l'es-
prit plus occupé des paysages où le récit de la
princesse Tumène m'avait promené que du drame
de VHerrenhausen, «t ce fut bien la chance la plus
fortuite qui mit sous mes yeux la pièce capitale
dont je vous vais parler.
218 KŒNIGSMARK
Je vous ai décrit tout à l'heure, avec des détails
qui ont dû vous paraître alors fastidieux, le dossier
réuni par la reine de Prusse en vue de la réhabili-
tation de sa mère, Sophie-Dorothée. Ce soir-là,
après avoir analysé deux ou trois documents d'im-
portance secondaire, j'en arrivai à la pièce cotée .'
S. 2 — N" 87.
Elle comprenait deux grandes pages, recou-
vertes de caractères allemands, très serrés. Dès
les premières lignes, ma nonchalance disparut.
Mon attention se fixa. Je comprenais que je venais
de mettre la main sur quelque chose de décisif.
Cette pièce relatait la confession d'un certain
Bauer, mort garde-chasse au service du grand-duc
de Rudolstadt, et qui avait été, vingt ans plus tôt,
employé à VHerrenhausen. A ses derniers instants,
cet homme, catholique, fit demander à un prêtre
de l'entendre en confession. L'ecclésiastique, qui
avait ouï parler de l'enquête menée par la reine de
Prusse, subordonna son absolution à l'établisse-
ment d'un procès-verbal mentionnant les événe-
ments auxquels avait été mêlé Bauer. C'est cette
confession, revêtue des signatures du moribond,
du confesseur et de deux témoins, que j'étais en
train de déchiffrer.
On comprend qu'avec ce caractère d'authenti-
cité, je lui accordai sur l'heure toute l'attention
dont j'étais capable.
Bauer avait été des dix hommes qui prêtèrent la
main à la comtesse de Platen, dans la tragique
KŒNIGSMARK 219
nuit du 1" juillet 1694, pour l'assassinat du comte
de Kœnig^:^la^k.
Sa confession établit comment, tandis qu'on
attendait que le comte sortît de chez la princesse,
la comtesse de Platen préparait du punch à ses
hommes.
Il se défend d'avoir été parmi ceux qui l'assailli-
rent à coups de poignard et d'épée, mais il recon-
naît l'avoir maintenu à terre, tandis que M™^ de
Platen, un pied sur son front, essayait de lui faire
avouer qu'il avait été l'amant de Sophie-Dorothée.
Je connaissais la plupart de ces détails. Ils figu-
rent même dans le livre de Blaze de Burj'. Mais
les suivants tranchaient définitivement la contro-
verse célèbre sur la question de savoir ce qu'était
devenu le corps du comte.
Quand M. de Kœnigsmark fut bien mort, dit Bauer,
M°'^ de Platen nous donna l'ordre de le porter devant la
cheminée de la saile, qui a, au fond, une plaque en
bronze de six pieds, 'M™"' de Platen iit jouer un ressort.
La plaque s'écarta, laissant apparaître une petite cellule.
Je remarquai vaguement, car j'étais bien troublé, un tas
blanchâtre qui me parut être de la chaux. C'est là que
nous déposâmes le cadavre. M™^ de Platen nous congédia
alors, après nous avoir recommandé de laver le sang
dont quelques-uns avaient des taches à leurs habits. Elle
resta seule dans la salle des Chevaliers avec son valet
de chambre, un nommé Festmann.,.
Vous voyez que j'avais mes raisons quand je
vous ai dit, épisodiquement, que le cadavre de Kœ-
nigsmark est caché dans la salle des Chevaliers, à
l'Herrenhausen, derrière la plaque de la cheminée.
220 KŒNIGSMARK
Le document Bauer avait à mes yeux plus que le
mérite de fixer de façon indiscutable cet endroit.
J'y voyais en outre une preuve de la complicité soit
d'Ernest-Auguste, soit de son fils. Retenez bien le
point que M"" de Platen fit jouer une serrure à
secret. Or les princes allemands des xvii' et
xviir siècles se montraient fort jaloux du secret
de leurs serrures. Si ce secret fut confié à M"' de
Platen, ce ne pouvait être que pour une besogne
d'importance.
Je m'étais préparé, me mettant au travail, du
café, dont j'avais bu coup sur coup trois grandes
tasses. Le breuvage commençait à faire son effet,
c'est-à-dire que, excité par une première décou-
verte, m.on esprit avait à ce moment la plus par-
faite lucidité. Ce détail a son intérêt, je vous prie
de le noter.
Découvrir quelque chose n'est rien, en établir
l'exactitude est tout. Or, comment pouvais-je aller
à Hanovre, demander l'autorisation de visiter
VHerrenhausen, rester dans la salle des Chevaliers
assez de temps seul, car vous concevez bien que je
n'avais nulle envie de mettre quelque conservateur
du palais sur la piste que je venais d'éventer.
C'est alors que j'eus l'idée suivante, que je vous
donne comme marque des bons services du café en
matière déductive. J'avais, vous vous le rappelez,
en étudiant l'histoire des artistes français employés
par les princes allemands des xvir et xviir siècles,
trouvé que la partie serrurerie avait été confiée par
KŒNIGSMARK 2*21
Jélecteur de Hanovre, Ernest-Aiigustc, à un arti-
san catalan, du nom de Giroud, qui avait égale-
ment travaillé pour le grand-duc de Lautenbourg.
Ce Giroud avait même eu, dans le règlement de
comptes, des difficultés avec Ernest-Auguste. Je
n'avais à cette époque jeté qu'un coup d'œil rapide
sur le dossier le concernant. Il fallait le consulter
par le menu. Peut-être y découvrirais-je quelque
chose sur le système de serrures installées par lui
à VHerrenhausen. Je résolus d'en avoir sur l'heure
le cœur net.
Il était un peu plus de minuit. Mettant dans ma
poche une lampe électrique, je sortis de ma
chambre doucement. Il me sembla à cet instant
entendre un léger bruit dans le corridor désert.
« Allons, pénsai-je, si je me laisse ainsi surexciter
par de vieux papiers !... »
En entrant dans la bibliothèque, j'eus la désa-
gréable surprise de la trouver éclairée. M. le Pro-
fesseur Cyrus Beck y travaillait, ne s'arrêtant de
couvrir de ses formules un tableau noir que pour
consulter cinq ou six traités ouverts devant lui.
Mon entrée n'avait rien que de naturel; souvent
il m'était arrivé de descendre très avant dans la
nuit à la bibliothèque pour mettre au net quelque
passage de ma leçon du lendemain, II ne m'en
regarda pas moins avec cet air de suspicion du
savant qui croit toujours qu'on va lui voler quelque
chose.
Deux ou trois mots aimables me le concilièrent
222 KŒNIGSMARK
vite. Il daigna me confier qu'il en était à un point
décisif de ses expériences, et que sans doute
demain, peut-être même ce soir... Par la porte
entr'ouverte venait le bruit de ses fourneaux qui
ronflaient comme des feux de cheminée.
Je jugeai inutile de lui dire que moi aussi, sur
une question difTérente, j'en étais au même point
que lui.
Au bout d'un moment, d'ailleurs, il rangeait ses
traités, pliait ses notes, effaçait ses formules et
partait en me souhaitant une bonne nuit.
J'attendais ce départ avec impatience, car j'avais
déjà trouvé ce que je voulais.
Avec une sûreté d'investigation qui m'étonna,
dès l'abord, j'avais mis la main sur la pièce essen-
tielle, une lettre facture de Giroud, datée de 1682,
à l'adresse d'Ernest-Auguste.
Dans une longue énumération, j'y avais relevé
tout de suite cette indication :
Pour la cheminée de la salle des Chevaliers, six ser-
rures, à mon nom, à cent cinquante livres la serrure —
ci... GOO livres.
II ne fallait pas avoir une immense habitude des
serrures secrètes pour comprendre de quoi il s'agis-
sait. Le système est encore celui des coffres-forts,
Fichet et autres. Il y avait, dans la salle des Che-
valiers, à VHerrenhausen, sur la plaque de la che-
minée, six serrures lettrées. On faisait jouer le
ressort en prenant successivement, pour chaque
KŒNIGSMARK 223
serrure, chacune des six lettres dont se composait
le nom de l'inventeur, Giroud.
Si vous vous rappelez que ce Giroud était le
serrurier du grand-duc de Lautenbourg, vous
admettrez sans peine que ma première pensée ait
été celle-ci : vérifier sur la plaque de la cheminée
de la salle des Armures du château de Lauten-
bourg la justesse des raisonnements que j'avais
été amené à faire pour la cheminée de la salle des
Chevaliers du château de Hanovre, et vous con-
cevez l'impatience avec laquelle je guettai le départ
de Cyrus Beck.
Quand il fut enfin sorti, j'attendis un quart
d'heure. Alors, j'éteignis l'électricité, ouvris la
porte de droite de la bibliothèque, la refermant
avec bruit, comme si je regagnais mon apparte-
ment. Puis, évitant le moindre choc, longeant à
tâtons les pupitres et les ^itrines de numismatique,
je revins sur mes pas et ouvris doucement la
porte de gauche, qui donnait dans la salle des
Armures.
De grandes flaques lunaires s'étendaient sur le
sol noir selon la forme des hautes fenêtres lancéo-
lées. J'allai droit à la cheminée; je sentis avec
émotion le contact de la lourde plaque de fonte.
Ce ne fut que lorsque mes doigts eurent rencontré
à gauche, tout en haut, une espèce de macaron de
fer que je fis jouer ma lampe électrique.
Je n'eus aucune peine à venir à bout de ce
macaron: U pivota sur sa charnière, laissant
224 KŒNÏGSMARK
visible une espèce de cadran. Le tout assez ana-
logue au modèle employé pour nos compteurs à
gaz.
J'eus un geste de dépit. Je m'attendais à des
lettres. Or, le cadran était chiffré. Il était divisé en
vingt-cinq compartiments.
Eteignant ma lampe électrique, je m'assis sur
un lourd escabeau de chêne qui se trouvait là.
Mes réflexions ne furent pas de longue <iurée. Le
nombre 25! Etais-je sot!
Je tirai de ma poche un crayon et un morceau
de papier, et, à genoux devant l'escabeau, ayant à
nouveau pressé le bouton de ma lampe, j'eus tôt
fait de tracer les vingt-cinq lettres de l'alphabet,
avec, sous chacune d'elles, le chiffre correspon-
dant. Ayant alors écrit le nom de Giroud, j'obtins
!a combinaison suivante : 7.9.18,15.21.4.
791815214. Il faudra que beaucoup de jours pas-
sent, avant que ce nombre disparaisse de ma mé-
moire.
Je promenai le faible faisceau électrique sur le
rectangle de fonte. Un immense désappointement
me saisissait. Au lieu des six macarons qu'il devait
y avoir, je n'en découvrais que deux.
Quand, dans un raisonnement comme celui
auquel je venais de me livrer, un seul élément ne
concorde pas, c'est que tout le raisonnement est
faux. Aussi, c'eût été par trop simple...
Uniquement par acquit de conscience, j'ouvris
le premier macaron, et faisant tourner l'aiguille
225 KŒNIGSMAKK
qui partait du centre du cadran, je la mis sur le
chiffre 7 : g.
J'allai à droite, et répétait la même opération sur
le second macaron, mettant l'aiguille au chiffre 9:i.
Alors, j'enten-dis mon cœur battre. Une raie
noire se dessina verticalement au centre de la
plaque. Cette raie s'agrandit, s'agrandit. Les deux
parois, glissant à gauche et à droite, laissèrent une
fente de 80 centimètres.
J'avait trouvé: le secret de VHerrcnhausen allait
être enfin percé.
J'étais redevenu calme, extraordinairement
calme. Je me souviens que je me répétais: « Quelle
admirable façon d'étudier l'histoire! qu'en pense-
rait M. Seignobos? »
Prenant avec moi l'escabeau qui m'avait servi
de table, je m'introduisis par l'ouverture. La pla-
que de fonte qui venait de jouer avait, de chaque
côté de l'ouverture, deux poignées. Très douce-
ment, mais sans effort, je refermai en les ramenant
de l'intérieur, l'une contre l'autre, pas tout à fait
contre cependant, dans la crainte de faire jouer
quelque fatal déclic.
Vous rappelez-vous, mon ami, le 24 août, en
Belgique, au village de Beaumont, quand nous
avons pénétré tous deux dans une cave où les
gens du pays nous disaient qu'étaient cachés cinq
uhlans? Vous me suiviez en m'accusant d'impru-
dence. Moi, je souriais en pensant que ces cinq
226 KŒNIGSMARK
fuyards étaient de pauvres choses à côté de l'obs-
curité où je me suis enfoncé cette nuit-là.
Les deux battants de la plaque ramenés, je me
trouvai dans une sorte de petite pièce large de six
pieds, haute de six. A droite et à gauche, la mu-
raille, mais au fond une seconde plaque de bronze,
avec, à droite, à gauche, deux autres macarons :
c'était prévu.
Je mis l'aiguille du premier cadran sur le chif-
fre 18.
L'aiguille du second venait justement d'arriver
sur le chiffre 15 qu'un bruit de bois fracassé,
effrayant dans ce silence, me glaçait de la tête aux
pieds. Toute la partie inférieure de l'énorme pla-
que, s'ouvrant à un mètre du sol, venait, en se
rabattant, de mettre en miettes le lourd escabeau
que j'avais posé en entrant contre elle.
Sans le brusque geste avec lequel j'avais sauté
en arrière, mes pieds étaient écrasés.
— Très bien, murmurai-je. Leurs secrets ont
des chausses-trappes.
Et, m' étant baissé, je pénétrai dans la seconde
chambre, qui avait exactement les mêmes dimen-
sions que la première.
Vous pensez que, cette fois, pour mettre l'ai-
guille du cinquième cadran sur le chiffre 21 et
celle du isixième cadran sur le chiffre 4, me ran-
geant soigneusement à gauche, puis à droite, je
pris mes précautions. Peine inutile. La plaque se
partagea en deux verticalement, comme avait fait
KŒNIGSMARK 227
la première, et roula doucement sur d'invisibles
gonds.
Alors, j'entrai dans la troisième et dernière
chambre.
Elle avait la même hauteur, mais le double
environ de largeur et de longueur.
Le mince pinceau de ma lampe électricpie éclai-
rait bien, mais sur un faible rayon.
Je ne vis d'abord, sur le sol, que des espèces
d'éclaboussures blanches.
Et soudain, mon ami, mon cœur se glaça. J'eus
peur, peur. Dans le coin, à gauche, un singulier
tas blanc venait de m'apparaître.
Invinciblement, je m'en approchai, et, en m'en
approchant, j'avais envie de m'enfuir, et, entre
mes dents qui claquaient, je murmurais : « C'est
une hallucination, je rêve, je sais bien que je
rêve. Ce n'est pas à Hanovre que je suis. C'est à
Lautenbourg. Dans le palais. Tout à côté, il y à
le D' Cyrus Beck, qui travaille. Il y a la ronde. Il y
a Ludwig, mon valet de chambre. Il y a le com-
mandant de Kessel, qui est si bon, «i brave... »
La couche de chaux blanche était maintenant
là, à mes pieds. Je tombai, plutôt que je m'age-
nouillai devant elle.
De bizarres débris la hérissaient, informes,
blanchis, horribles. Comment, dans l'état affreux
où j'étais, ai-je eu la force d'en saisir un, de le
palper, de le regarder...
Cela, je l'ai fait, pourtant. J'ai pris entre mes
228 KŒNIGSMARK
mains cet ossement, un tibia droit, je l'ai regardé,
\e l'ai palpé...
Et alors, jai poussé un grand cri, en sentant
sur cet os, au milieu, le bourrelet d'une ancienne
fracture.
*■*
Comment aussi, ce matin-là, ai-je bien pu don-
nef au duc Joachim sa leçon d'histoire, c*est ce
que je me demande encore. J'évitais les glaces,
de peur de les voir me renvoyer une image trop
troublée.
A onze heures, j'étais dans le petit boudoir de
la grande-duchesse.
Mélusine, que la vieille femme de chambre russe
était allée prévenir, arriva assez vite ; je sentis,
à la surprise enjouée qu'elle me témoigna, com-
bien ma visite, à cette heure, lui paraissait
insolite.
— Voir la grande-duchesse, mon cher ! Vous
ne doutez de rien. Enfin, comme c'est vous qui le
demandez... Puis, je pense que pour insister ainsi
vous devez avoir...
En parlant, elle entr'ouvrait les rideaux. Un
rayon de soleil me frappa en plein visage. Elle
m'aperçut alors tel que j'étais et eut peine à ré-
primer une exclamation.
— Je vais la chercher, dit-elle simplement.
J'étais venu là comme un somnambule, poussé
par la force des événements de la nuit. Resté seul,
ma démarche m'apparut folle. Et moi n'allais-je
KŒNIGSIWARK 229
pas avoir l'air du fou qu'à UTie minute je me
demandai si je n'étais pas devenu. Eile, Auiorr.
comment allait-elle prendre le récit de ma singu-
lière aventure ? « L'arracher à ses pensées noires,
à une sorte de déséquilibre moral fatal è sa santo
physique. » Cette phrase me revenait. Celait ce
que le grand-duc Frédéric-Auguste Wi'âvait de-
mandé d'essayer à son propos. Drôle de façon,
vraiment, de m'acquitter de cette mission. J'eus
envie de m'échapper.
Mais déjà la grande-duchesse «ntrait.
Elle était, ce matin, d'une gaîté que je pensai
n'avoir jamais la force de troubler.
— Eh bien, ami, dit-elle ? Qu'est-ce qui me vaut
le plaisir de cette visite? Avez-vous renversé votre>^
horaire ? Et sont-ce vos matinées que vous avez
décidé désormais de me consacrer ?
- Mon visage bouleversé produisit sur elle le
même effet que sur Mélusine.
Elle me prit par le bras et me fit asseoir sur un
divan à son côté.
— Vous avez manqué de tomber en vous
asseyant, dit-elle gravement. Mélusine, donne-moi
le coffret bleu-
C'était un minuscule coffret en pâte de tur-
quoise. Quel barbare révulsif pouvait-il contenir ?
Quand Aurore me l'eut fait respirer, je tressaillis
comme au contact d'un accumulateur.
— ■ Là^ dit-elle, 11 va déjà mieux.
Et elle ajouta :
230 KŒNIGSMARK
— Dès que vous serez en état, parlez! nous
vous écoutons.
Tout ce que vous savez déjà, je le lui racontai
alors, depuis mes premières investigations sur
l'histoire des Kœnigsmark jusqu'au coup de théâ-
tre final, à ma descente dans le caveau de la salle
des Armures et à la lugubre découverte que j'y
avais faite.
Avec un sang-froid admirable, jusqu'au bout,
elle m'écouta sans mot dire, échangeant seulement
par instant avec Mélusine un regard qui était plus
de surprise que d'émotion.
Quand j'eus fini, elle resta un moment sans
parler, puis me dit avec calme :
— C'est un récit bien passionnant que celui que
vous venez de nous faire là. Mais vous étonnerai-je
en vous disant que je n'en suis pas autrement
émue ? Une seule chose y est, je l'avoue, un peu
déconcertante, et c'est que vous ayez trouvé à Lau-
tenbourg un squelette à la place exacte où il doit
s'en trouver un au palais de Hanovre. Mais qu'est-
ce que cela prouve, en admettant qu'il ne s'agisse
pas d'une mort naturelle, sinon que les vieux ducs
de Lautenbourg n'avaient pas, pour la vie hu-
maine, un respect plus grandi que leurs voisins
de Hanovre? Je m'en doutais, et n'en suis "as
troublée outre mesure.
— Aussi n'est-ce pas la présence de ce sque-
lette qui m'a troublé si fort, Madame, répondis-je.
— Qu'est-ce alors ? dit-elle, de ce^ air dédai-
KŒNIGSMARK 231|
gneux qu'elle avait sitôt qu'elle se figumit qu'on
voulait prendre barre sur elle.
— C'est, dis-je simplement, mais en pesant mes
mots, que j'ai eu entre les mains le tibia droH du
corps qui est caché là, et que ce tibia porte, sur
sa face externe, au milieu, la suture d'une an-
cienne fracture.
Aurore s'était dressée. Elle pressa entre ses
mains son front recouvert soudain d'une pâleur
mortelle. Ses yeux fixes devinrent immenses. Elle
cria :
— Vous êtes fou ! Vous êtes fou ! Mélusine,
dis-lui qu'il est fou.
M"* de Graffenfried s'était précipitée auprès de
la grande-duchesse renversée sur le divan, dans
une raideur cataleptique. Ses paupières s'entr'ou-
vrirent. Une indicible épouvante était dans son
regard.
— Fou ! fou ! cria-t-elle encore. C'est à Sangha
qu'il est, j'ai les lettres, à Sangha.
Et elle criait, d'une voix effrayante :
— A Sangha ! A Sangha !
— J'ai fait ce que j'ai cru devoir faire, murmu-
rai-je à Mélusine, tandis que je l'aidais à faire
respirer à sa maîtresse le petit coffret bleu.
Elle eut un coup d<œil profond pour me dire —
l'admirable fille :
— Vous n'avez pas besoin de vous excuser, je
le sais.
— N'ayez pas peur, ajouta-t-elle à mi-voix. Sa
232 KŒNIGSMARK
fièvre cérébrale l'a laissée extraordinairement
impressionnable. Et, vraiment, cette fois-ci, il y
avait de quoi. Mais voyez, elle revient à elle.
Aurore rouvrait des yeux étonnés. Elle nous vit
tous deux penchés sur elle, se rappela. Je devais
avoir dans le regard une anxiété incroyable. Elle
me sourit, me tendant une main que je couvris de
baisers.
— Excusez-moi, «mes enfants^ de vous avoir
tant efifrayés, murmura-t-elle. Bonne Mélusine,
toujours à son poste quand il le faut, et, vous, ami,
merci.
— Vous ne m'en voulez pas, suppliai-je.
Elle hocha la tête en souriant et me répondit
par la phrase russe :
« Les corneilles pourraient-elles en vouloir au.
soleil qui fait briller le fusil ? »
Elle ajouta :
— Mélusine, préviens qu'il déjeunera avec
nous.
C'était une faveur insigne que de s'asseoir à la
table d'Aurore. La seule Mélusine jusqu'à ce jour
en avait été jugée digne. Je ne devais pas tarder à
apprendre à mes dépens l'immensité de cet hon-
neur. En attendant, j'y voyais une nouvelle preuve
de l'importance de ma révélation.
Vous pourriez croire que ce déjeuner dût souf-
frir de l'influence des événements qui venaient de
se passer. Il n'en fut rien, et, pour être un peu
KŒNIGSMARK Z33
factice, l'entrain d'Aurore ne l'en anima pas moins
jusqu'au bout. Tout le temps, elle parla d'autre
chose. J'admirais sa maîtrise d'autant plus que
j'étais dépositaire d'un secret assez fort pour la lui
avoir fait perdre. En cette heure, où je sentais que
les événements les plus graves allaient se précipi-
ter, je me plaisais à considérer combien j'avais su
me rendre indispensable à la hautaine princesse
qui avait eu, cinq mois, l'air d'ignorer jusquà mon
existence.
Au moment du café, Mélusine se leva.
— Où vas-tu? demanda la grande-duchesse.
— Dire que vous n'irez pas faire vos visites
après-midi, répondit-elle.
— ■ Tu te trompes, dit Aurore en souriant. Je suis
plus forte que cela. Préviens au contraire que ce
n'est pas à cinq heures, mais à quatre qu'il faut
que l'automobile soit prête.
— A quatre heures?
— Oui, car je veux avoir quelques heures de
tranquillité avant de venir, à minuit, vous retrou-
ver, me dit-elle.
Mélusine et moi la regardâmes.
— Cela vous étonne, reprit-elle. Jugez-vous,
oui ou non, important ce que vous venez de me
dire? Moi, je pense ceci : un être peut avoir une
hallucination. Deux êtres, c'est moins vraisembla-
ble. A minuit, ami, je frapperai à votre porte. Et
ce sera le moment de me prouver votre science
des serrures secrètes. C'est dit, n'est-ce pas? Et
234 KŒNIGSMARK
maintenant, va, ma Mélusine, commander la voi-
ture pour quatre heures, car Yoilà deux fois que
j'ai remis ma visite à cette bonne M""" la Bourgmes-
tresse de Lautenbourg. Je ne lui manquerai pas
une troisième fois de parole.
Il y avait une telle autorité dans cet ordre que
Mélusine sortit, non sans m'avoir jeté un long
regard suppliant.
— Pauvre amie, dit la grande-duchesse, par ce
regard, elle me confie à toi. Quoi qu'il en soit,
entendu, n'est-ce pas, à minuit.
— Madame, dis-je avec résolution, je ferai ce
que voudra Votre Altesse. Non seulement je la
comprends, mais je l'approuve. Permettez-moi
seulement de vous faire remarquer deux choses :
d'abord qu'il serait beaucoup plus rationnel que ce
fût moi qui vinsse vous chercher, plutôt que de
vous faire courir le risque d'être rencontrée dans
les couloirs du château; en second lieu, qu'à
minuit, une ronde passe, qu'elle peut être en
avance, et qu'il est préférable d'éliminer tout dan-
ger d'être dérangés dans une entreprise aussi déli-
cate que la nôtre.
— Soit, dit-elle, alors?
— Alors, avec votre autorisation, je serai ici â
dix heures et demie. Une heure nous suffira large-
ment. Et M"* de Grafïenfried qui restera dans vos
appartements sera chargée d'y accueillir comme il
convient les importuns éventuels.
Elle sourit :
KŒNIGSMARK 235
— Si c'est à Hagcn que vous faites allusion,
mauvais garçon rancunier, j'aime mieux vous pré-
venir qu'il est convié ce soir à son cercle, à une de
ces beuveries auxquelles tout bon Allemand sacri-
fierait même la Loicieï.
— Hagen ou un autre, répliquai-je un peu vexé,
il vaut mieux tout prévoir.
— Tu as raison, petit frère, dit-elle sérieuse-
ment. A dix heures et demie, donc, je t'attendrai.
Quand, après le dîner, je fus rentré dans ma
chambre, il me sembla que l'instant d'aller cher-
cher la grande-duchesse n'arriverait jamais.
Dix heures sonnèrent enfin, puis le quart. Je
descendis doucement, et entr'ouvris la porte de la
bibliothèque. Bonheur! Elle n'était pas éclairée.
Si Cyrus Beck avait eu cette nuit la malencontreuse
idée d'}^ travailler, tout aurait été à recommencer.
La demie sonna, il me fallait deux minutes à
peine pour traverser le jardin. Je n'étais pas en
retard.
J'ouvris la porte donnant sur le parc. Une bouf-
fée d'air frais me fit du bien.
Comme je la refermais, je tressaillis : une main
venait de se poser sur mon épaule.
En même temps, une voix disait :
— Monsieur le professeur Vignerte. Vraiment,
comme je suis heureux de vous rencontrer 1
C'était le lieutenant de Hagen.
236 KŒNIGSMARK
La nuit était noire et nous ne pouvions pas nous
voir. Cependant, il me sembla que la main qu'il
avait mise jsur mon épaule tremblait un peu. Du
coup, toute mon assurance me revint.
— Je vous croyais à votre mess, lui dis-je.
— J'y devais être, me répondit-il. On change
quelquefois d'idée. Ainsi vous-même, vous aviez
sans doute l'intention de passer la nuit à travailler
dans votre chambre. Et pourtant vous voilà ici.
— Il fait si lourd ce soir, dis-je. J'ai eu envie de
prendre un peu l'air au jardin.
— Je ne pense pas dans ces conditions que vous
voyiez quelque inconvénient à ce que je vous ac-
compagne dans votre promenade.
Cette fois, je découvrais dans son ton une ironie
si insolente que je vis qu'il allait me falloir jouer
cartes sur table.
— Tout en reconnaissant ce que votre attention
a de gracieux, Monsieur le Lieutenant, je ne vous
cacherai pas que je préférerais être seul.
Il ricana :
— Tout seul, vraiment?
Les trois quarts qui sonnèrent me rendirent fu-
rieux. Cet imbécile allait-il faire tout manquer?
— Que voulez-"vous dire ? demandai-je avec irri-
tation.
Je compris que son dessein était de me mettre
hors de moi-même.
— Monsieur le Professeur, dit-il, en Allemagne,
nous avons quelque chose de sacré. Notre parole
KŒNIGSMARK 207
d'honneur. Je me plais à croire qu'en France il en
est de même. Je vais vous laisser tranquille. Tou-
tefois auparavant, pouvez-vous me donner votre
parole d'honneur que vous n'avez pas rendez-vous, .
ce soir, avec la grande-duchesse Aurore?
Je frémis. Jusqu'à quel point cet homme était-il
au courant de ce qui se passait? Cependant, cette
fois encore, je me contins.
— Monsieur de Hagen, un de vos romanciers, un
certain Beyerlein, a fait un bien mauvais roman,
la Retraite. Eh bien, nous sommes en train, à nous
deux, de jouer la scène la plus ridicule de ce roman-
là, avec cette différence qu'il ne s'agit pas de la fille
d'un maréchal des logis-chef, mais de votre souve-
raine, la grande-duchesse de Lauîenbourg-Detmold.
Et je m'étonne...
— Je le sais, me dit-il d'une voix rauque. Et
c'est pourquoi je veux,..
— Que voulez-vous, dites-le. Finissons-en!
— Vous tuer. Monsieur le Professeur.
— Et pourquoi, s'il vous plaît?
— Parce que vous l'aimez et parce que...
Il eut un sanglot, ce hussard rouge. Sa main,
posée sur mon bras, eut un grand frisson.
— Parce que?
— Parce qu'elle vous aime.
Il me faisait presque pitié, maintenant. Mais là-
bas, la grande-duchesse m'attendait.
— Je suis. Monsieur, à votre disposition, dès
demain, quand vous voudrez, dis-je.
238 KŒNIGSMARK
— Demain, dit-il avec amertume. Alors vous
pensez que je vais vous laisser aller la retrouver?
Car elle vous atten<i : vous ne m'avez pas répondu
tout à l'heure. Non, Monsieur, non. Tout de suite.
C'en était trop. Avec une violence inouïe, je
dégageai mon bras et le repoussai. Il s'en alla bu-
ter contre le mur.
Il avait dégainé.
Je me sentais de force à lui arracher son sabre
et à le retorner contre lui de belle façon. Mais je
pouvais être blessé. De toute façon, c'était du
bruit, du scandale. Il ne fallait pas.
— Monsieur de Hagen, dis-je à voix basse.
Ecoutez-moi. Pour me parler ainsi, pour me cher-
cher querelle, il faut, je le sais, que vous aimiez
vous-même la grande-duchesse,
— Monsieur, dit-il avec colère, je vous défends...
— Ecoutez-moi donc, dis-je, d'un ton d'impa-
tience et d'autorité qui lui en imposa. Vous l'ai-
mez, je le répète. Eh bien, je fais appel maintenant
autant à votre amour qu'à votre loyalisme de sol-
dat : la grande-duchesse Aurore, cette femme ado-
rable, court cette nuit un immense danger. Chaque
minute, chaque seconde que vous me faites perdre
ici augmente ce danger, vous m'entendez, et de cela,
je puis vous donner sur l'heure ma parole d'hon-
neur.
Je vis que j'avais touché juste.
— Que voulez-vous dire. Monsieur? murmura-
t-il avec effroi. Un grand danger?
KŒNIGSMARK 239
— Oui, Monsieur de Hagen. Rentrez sur l'heure
chez vous; ne vous couchez pas. Peut-être Aurore
de Lautenbourg aura cette nuit besoin de vos ser-
vices.
Il hésita, puis prenant son parti :
— Eh bien. Monsieur, c'est entendu, je rentre.
Mais n'oubliez pas que si vous m'avez trompé...
— De cela, n'ayez nulle crainte, répondis-je,
car je préfère vous dire que la petite partie que
vous me proposiez à la minute, nous la remettrons,
si vous voulez, à demain matin. J'en ai un aussi
vif désir que vous.
— A demain donc, dit-il en «'inclinant. Quelle
heure?
— Six heures. Au pont de la Meilleraie. C'est un
endroit tranquille, et la Melna est à côté.
— Et pour les armes?
— Occupez-vous-en, dis-je. Je m'en remets entiè-
rement à vous.
Nous dîmes tous deux ensemble :
— Et personne avec nous, naturellement.
Il se raidit, me salua militairement et s'éloigna
dans la nuit.
— Enfin, murmurai-je, avec un soupir de soula-
gement.
Onze heures sonnaient quand j'entrai chez la
grande-duchesse. ^
Elle m'attendait seule dans son boudoir, debout,
un peu pâle.
240 KŒNIGSMARK
Quand j'entrai, elle lut sur mon visage qu'il
s'était passé quelque chose d'anormal, car elle ne
m'interrogea pas sur mon retard.
— Rien de grave? demanda-t-elle simplement.
— Non, Madame, rien. Mais partons vite, nous
avons juste le temps.
Comme nous étions à la porte de l'escalier, celle
de la chambre de Mélusine s'ouvrit, et M"° de Graf-
fendried parut.
— Quoi, dit-elle, déjà?
— Cest vrai, dit Aurore. Je ne t'avais pas pré-
venue que c'était avancé d'une heure. Ne crains
rien, ma chérie. Demeure, et que personne n'entre
ici. Nous serons de retour avant minuit.
Elle l'embrassa sur le front.
Pleine d'angoisse, des larmes dans ises beaux
yeux noirs, M"' de Graffenfried m'avait saisi les
mains.
— Vous me jurez qu'il ne lui arrivera rien, sup-
plia-t-elle. Je vous la confie.
— Allons, allons, dit Aurore, faisons vite, éteins
l'électricité de l'escalier.
Nous descendîmes dans l'obscurité.
Arrivée au palier du milieu, je sentis la main de
la grande-duchesse étreindre mon bras. Elle ne
tremblait pas, elle, je vous le jure.
— Es-tu armé? dit-elle.
— Non.
— Enfant, murmura-t-elle, et, en même temps,
je sentis que sa main qui s'était introduite dans la
KŒNIGSMARK 241
poche de mon veston y déposait quelque chose.
— C'est un browning et un bon. A la première
occasion, n'hésite pas à t'en servir, contre n'im-
porte qui. Je te donnerai moi-même l'exemple.
Nous étions arrivés au bas de l'escalier. Elle
marchait devant, et ce fut elle qui ouvrit la porte.
— Eh bien? dis-je.
Elle n'avançait plus, obstruant l'entrée. Une
exclamation sourde lui échappa.
— Ah, je te l'avais bien dit! Il est fort, très fort.
— Qu'y a-t-il? interrogeai-je avec angoisse.
Une immense lueur rouge embrasait l'horizon,
à dioite. T. a moitié du château brûlait.
Sur la flamme, les ifs du parc se détachaient
comme des cônes d'ombre. L'eau du bassin de
Perséphone miroitait, noire et rose.
— Mais, répétait la grande-duchesse, qui a pu
lui dire que nous viendrions ce soir! Nous n'étions
que trois à le savoir : moi, toi, et... elle.
Nous contemplâmes une seconde le tragique
spectacle. Les bruits commençaient à naître dans
le palais surpris dans son premier sommeil.
— Allons, dit Aurore, il faut voir.
En nous approchant, nous tombâmes sur Hagen.
Comme un fou, il dévalait par l'escalier de droite
du palais.
— Vous, vous! dit-il avec un cri de joie en
reconnaissant là grande-duchesse. Ah! que j'ai eu
peur! que je suis heureux!
Et il lui baisait les mains énerdument.
242 KŒNIGSMARK
— Pardon, pardon, balbutiait-il, s'adressant a
moi.
— Restez avec elle, lui criai-je. Et m'élançant,
j'entrai dans la salle des fêles à toute vitesse.
— Où va-t-il? cria Aurore. Retenez-le!
J'étais déjà loin. Traversant la salle des fêtes,
je pénétrai dans la partie droite du château. C'était
ia gauche qui était en flammes, la bibliothèque et,
naturellement, la salle des Armures.
Qu'allais-je faire? Je ne le savais pas très bien
moi-môme. Une de ces forces me poussait avec
lesquelles on ne raisonne pas. Plus tard, j'ai essayé
d'analyser mon geste. Il y avait dans ma chambre
mon argent, mes papiers, quelques lettres de ma
mère, toute ma vie, sans doute, et pourtant, je
suis sûr que pas une minute je n'eus l'impression
que c'était pour cela que je m'exposais ainsi.
Par le corridor du premier étage, au bout duquel
était la porte de mon appartement, un énorme
tourbillon de fumée dégringolait, où -voltigeaient
des étincelles rouges.
Je croisai Kessel qui descendait.
Je l'entendis qui me criait :
— Où allez-vous? L'escalier s'embrase. Le cor-
ridor brûle !
J'étais déjà loin.
J'avais enlevé ma veste et m'en étais entortillé
la tête. Comment j'arrivai à la porte de ma cham-
KŒNIGSMAUK 243
bre, je ne sais. Je me rappelle seulement que le
contact de la serrure me brûla les doigts.
En vain, j'essayai d'ouvrir. La clef Jouait dans le
pêne normalement. La porte résistait.
C'est alors que j'aperçus une épaisse lame de
fer, \issée moitié dans la porte, moitié dans la
muraille.
— Ah! dis-je, et ma fenêtre qui surplombe le
ravin de la Melna!
Je ne tremblais pas. Je comprenais. Je savais ce
que je voulais.
— Ah! Monseigneur, vous pensiez que j'aurais
été encore dans ma chambre, n'est-ce pas!
Pour aller et revenir, je n'avais pas mis une
minute. Quand je posai le pied sur la dernière
marche de l'escalier, un formidable craquement
retentit. Sa partie supérieure et tout le corridor
venaient de s'abîmer.
Lorsque je parvins près de la grande-duchesse,
hagard, les cheveux roussis, de nombreux groupes
étaient déjà formés dans le parc. A côté d'elle et
.de Hagen, un homme de haute taille se tenait.
C'était le grand-duc.
— Monsieur Vignerte, s'écria-t-il avec joie en
m'apercevant, enfin, quel poids vous m'ôtez du
cœur! Vous revenez de loin!
— De bien loin, en effet, Monseigneur, répon-
dis-je en chancelant.
— Soutenez-le, cria Aurore à Hagen.
Et le petit hussard rouge obéit.
244 KŒNIGSMARK
— Attention! cria soudain le grand-duc. Voilà
ce que je craignais.
Entraînant sa femme, il avait bondi en arrière,
à une dizaine de mètres. Tous l'imitèrent avec
stupeur.
Une immense flamme, mauve et or, monta dans
le ciel rouge, suivie d'une épouvantable explosion,
On vit les murailles du château s'entr'ouvrir,
osciller, puis retomber sur elles-mêmes avec fracas.
Il pleuvait maintenant autour de nous des débris
de toutes sortes, plâtras, flammèches, tuiles, frag-
ments de poutres embrasées.
A notre côté, le capitaine Mùller qui s'était un
peu rapproché du foyer fut atteint par l'un d'eux.
Nous le vîmes s'affaisser, la tête en sang.
C'était le laboratoire du professeur Cyrus Beck
qui venait de sauter.
Les pompiers, arrivés presque instantanément,
s'efforçaient de circonscrire l'incendie. Derrière,
dans la cour d'honneur, s'entendait le bruit sourd
et martelé des troupes de la garnison accourant au
pas gymnastique.
A une heure, on était maître du feu. A une heure
et demie, on put commencer à retirer les premiers
cadavres.
Vers deux heures, le ciel se teinta d'une lueur
jaune. Doucement l'aube naissait.
A ce moment, portée par quatre soldats, une
civière passa près de notre groupe, et nous pûmes
KŒNIGSMARK 246
reconnaître le corps affreusement défiguré du pro-
fesseur.
Le grand-duc se pencha, le regarda, puis, ayant
rejeté le drap ;sur les restes hideux, il murmura :
— Avec ce vieux fou, il est certain que pareille
chose devait arriver un jour.
Telle fut l'oraison funèbre de M. le professeur
Cyrus Beck, de l'Université de Kiel.
*
**
Nous revenions maintenant vers l'aile gauche du
palais, la grande-duchesse, Mélusine et moi. Il
était environ six heures. La journée s'annonçait
comme très chaude. Un rose soleil montait sur
ce cataclysme.
Mélusine était venue nous retrouver dès le début
de l'incendie. Elle avait, jusqu'à cette heure, aidé
la grande-duchesse à s'occuper des pompiers et
des soldats blessés, qu'on avait transporté^ dans
la salle des fêtes.
Aurore marchait sans mot dire, et, chargés nous-
mêmes de trop de pensées, nous respections son
silence.
Soudain, elle releva la tête, et, en souriant, me
désigna quelque chose, dans le ciel pur déjà blanchi
de chaleur.
Un oiseau, venant de l'est, passait au-dessus de
nos têtes. Son vol était cahoté; il s'élevait, retom-
bait, comme ceux qui, comme la caille et la per-
drix, ont des ailes trop courtes.
246 KŒNIGSMARK
Il disparut vers la gauche, dans le fond du
jardin anglais, du côté de la Melna.
Vu autre, puis un autre passèrent et disparurent
au même endroit. Puis, successivement, il en passa
une vingtaine.
— Les premières draines, dit Aurore. Elles vont
aux sorbiers de la Melna.
Nous étions arrivés devant ses appartements.
— Ma pauvre Mélusine, dit-elle, d'un air étrange,
tu n'en peux plus. Va prendre un peu de repos.
Moi, je vais dans ma cabane de verdure, essayer
de me distraire avec ces oiseaux.
— Je puis bien venir, dit Mélusine.
— Non, non, répondit la grande-duchesse. Raoul
Vignerte m'accompagnera. J'ai à lui parler. Mais
toi, je te l'ordonne, va te reposer. Fais-moi seule-
ment descendre mon fusil et des cartouches. Prête
le tien à Vignerte, qui a le sien là-bas, sous les
décombres du château.
Et, comme la jeune fille insistait encore pour
nous accompagner :
— Va! lui dit durement Aurore.
Mélusine nous quitta. Elle semblait véritable-
ment morte de fatigue et d'émotion.
Nous prîmes par un chemin détourné pour arri-
ver, sans effaroucher les draines, au pavillon de
verdure où j'avais eu ma première entrevue avec
la grande-duchesse de Lautenbourg. Au-dessus
des haies de sorbiers, on voyait par moment une
KŒNIGSMARK 247
draine s'élever, comme pour guetter, et, rassurée,
se reposer.
Quand nous fûmes dans la chambre de verdure,
je pensai qu'il fallait faire des espèces de meur-
trières, car le bois était là extraordinairement
fourré, et le feuillage nous entourait d'une mu-
raille fraîche, quasi opaque.
La grande-duchesse ne parut pas s'en préoc-
cuper.
Elle avait gardé, durant le parcours, un silence
continu. Une résolution dure se lisait «ur son vi-
sage. Moi non plus, je ne parlais pas. Que lui au-
rais-je dit? et nos pensées, en cette heure tragique,
n'étaient-elles pas les mêmes? A quoi bon les
échanger?
Soudain l'expression fixe qui contractait ses
traits perdit un peu de sa raideur. Elle se mit k
parler à voix basse. J'étais vraiment ahuri de ce
bizarre entretien, de cette non moins bizarre idée
de venir, en un tel moment, chasser ces oisaux,
dont elle était en train de me dépeindre les habi-
tudes.
Son fusil chargé était sur ses genoux, et voici ce
qu'elle me disait, avec un sourire singulier qui me
fit à cet instant craindre que cette nuit n'eût eu
sur sa raison une influence fatale.
— Les draines. Tu les connais bien, de grosses
grives. Mais qui passent plus tôt. Ce sont des
oiseaux difficiles à chasser, contre l'apparence,
très traîtres, au fond. On les sait près de soi»
248 KŒNIGSMARK
comme nous les savons en ce moment. On ne les
voit pas. On les devine. Il faut tirer au jugé. Moi,
j'ai l'habitude. Ainsi si je te dis ; tire, en te mon-
trant la direction, tu tireras, sans l'occuper du
but. Tu iras voir, et il y aura une draine à terre.
Elle baissa la voix. Cette voix se fît sifflante. Le
bras tendu, elle me désignait un point, un imper-
ceptible bruissement de feuilles dans l'épaisse
charmille.
— Tire, ordonna-t-elle. Tire donc.
— Mais, dis-je déconcerté, je ne vois pas bien...
— Maladroit, murmura-t-elle. Ce sera donc moi.
Elle épaula et lâcha son coup de fusil.
Une détonation, un cri épouvantable, atroce. Je
tremblai comme tremblaient encore les branches
que le plomb venait de balayer.
Appuyée sur son canon fumant, la grande-du-
chesse me dit avec son sourire pâle :
— Va voir...
En chancelant, j'obéis; je traversai la charmille.
Derrière, -dans une mare de sang que buvait la
terre, le visage littéralement haché par la charge
de plomb qu'elle avait reçu presque à bout por-
tant, Mélusine de Grafîenfried se tordait dans les
convulsions de l'agonie.
— Quel horrible malheur I criai -je d'une voix
blanche.
La grande-duchesse venait de traverser la char-
mille. Un œil de Mélusine était crevé, l'autre fixait
KŒNIGSMARR. 24î>
Aurore avec une expression folle d'épouvante et
de souffrance.
Aurore la regarda froidement et murmura la
phrase d'Hamlet après le meurtre de Polonius :
— J'aurais voulu que ce fût quelqu'un de plus
puissant.
Dans un terrible hoquet, Mélusine expirait.
Un moment, la grande-duchesse resta immobile.
Ses traits étaient d'une dureté implacable, qui
me fit peur. Elle voyait sans un frisson l'œil vi-
treux de la morte la regarder.
— Rentrons, dit-elle enfin. Il faut prévenir au
palais de ce nouveau malheur.
Elle prit entre mes doigts tremblants le mince
fusil finement damasquiné qui avait été celui de
M"" de Graffenfried et le po^a à côté du cadavre.
Puis, d'un pas alerte, elle partit, m'ayant fait
signe de demeurer.
Resté seul auprès de la morte, je n'osai d'abord
la regarder. Où donc, mon Dieu, le beau teint mat,
l'ovale du visage, les yeux languissants : une in-
fâme bouillie sanglante, emmêlée de terre et de
cheveux.
D'horribles insectes verts déjà tournoyaient au-
tour de ces misérables débris. Je coupai une bran-
che de noisetier toute feuillue et me mis en devoir
de les écarter, à peu près comme chez nous les
vieilles pâtissières foraines écartent les mouches
de leur éventaire avec un plumeau de papier.
La grande-duchesse fut bientôt de retour. M"* de
250 KŒNIGSMARK
Wendel, deux ou trois dames de la cour, la femme
de chambre de Mélusine arrivaient avec elle, se
lamentant. Elle, toujours maîtresse d'elle-même,
donnait des ordres. Le corps de Mélusine, posé sur
une civière, fut ramené au palais.
Comme nous arrivions, nous vîmes le grand-duc
venir au-devant du triste cortège. Il était en train
de visiter les blessés de la nuit quand on le mit
au courant du nouveau malheur qui venait de frap-
per la cour de Lautenbourg.
Il accourait, visiblement ému.
— Ah! Madame, dit-il en serrant la main d'Au-
rore, quel déplorable accident!
— Le hasard a de ces fatalités. Monsieur, ré-
pondit avec une admirable gravité la grande-du-
chesse.
— Mais comment cela a-t-il pu se produire ?
— Le sais-je, Monsieur? répondit Aurore. Je
n'en suis pas à vrai dire mieux au courant que
vous ne pouvez l'être vous-même des origines de
l'incendie de cette nuit.
Le coup était droit : le grand-duc ne baissa pas
la tête.
— Vous avez raison, qu'importe comment, puis-
que le triste résultat n'est que trop réel. Permet-
tez-moi de me joindre à vous pour pleurer l'im-
mense perte que vous faites en M"* de Graffenfried.
— Immense, Monsieur, en effet, répondit Au-
rore, et c'est pourquoi je ne veux pas tarder à vous
remercier, puisque c'est grâce à vous qu'elle n'est
KŒNIGS»URK 251
pas tout à fait irréparable, Aviez-vous donc quel-
que triste presseuliment de ce qui est arrivé, le
jour où vous avez décidé de mettre en la personne
de M. Vignerte un second confident à ma disposi-
tion?
Frédéric-Auguste se mordit les lèvres. Mais sa
réponse fut terrible.
— Je sais. Madame, que vous appréciez haute-
ment les services de M. Vignerte, et vous m'en
voyez ravi. Si l'affreuse fin de M"* de Grafifenfricd
m'airp'"le tant, cependant, en ce qui vous concerne,
c'est que je sais qu'il est des choses pour lesquelles
une femme est irremplaçable.
Entre ces deux êtres, un tel assaut de pré-ve-
nances empoisonnées avait pour moi quelque chose
d'effrayant. Kessel, M. de Wendel, tous les autres
y assistaient sans pouvoir s'en figurer tout le tra-
gique. J'étais à la fois fier et épouvanté d'être dans
une telle confidence. Le souvenir de M. Thierry
me traversa l'esprit. Je lui avais promis de ne
jamais me laisser mêler aux affaires intimes des
souverains de Lautenbourg!...
Je ne savais ce que je devais le plus admirer, de
la courtoisie terrible du grand-duc ou de la hauteur
froide de la grande-duchesse. Sous l'ignoble trait
qu'il venait de lui décocher, je craignis une seconde
de la "voir chanceler, se départir de son calme. Il
n'en fut rien, et sa riposte fut supérieure à l'at-
taque.
— Irremplaçable! Monsieur, vous l'avez dit.
252 KŒNIGSMARK
Aussi n'est-ce pas dans la pensée qu'il pourra rem-
placer Mélusine que je vous demande de laisser
M. Vignerte à mon entière disposition. Je compte
au contraire sur son dévouement pour m'aider à
conserver le plus vivant possible le souvenir de
notre chère morte, et celui des événements de cette
tragique journée.
Elle ajouta :
— M. Vignerte se trouve actuellement privé de
domicile du fait de l'incendie. Vous trouverez bon
qu'il reçoive à partir d'aujourd'hui mon hospitalité.
Le grand-duc s'inclina.
— 11 en sera fait, Madame, suivant votre désir.
Puisse cette société vous apporter un peu de l'apai-
sement si nécessaire à votre santé morale, après
les dures épreuves que la volonté du Tout-Puissant
a daigné nous imposer.
.: Là-dessus, il prit congé.
Dans le boudoir de la grande-duchesse, trans-
formé en chapelle ardente, la bière disparaissait
sous une avalanche de roses et d'iris de Circassie,
entre des coupes où fumaient des pastilles d'^ii-
cens.
Aurore avait voulu rester seule avec moi pour
veiller son amie morte. Les gens qui se présen-
tèrent timidement, il faut voir comme ils furent
reçus.
Vêtue d'une tunique arménienne noire, elle réci-
tait à demi voix les belles prières orthodoxes.
Je n'avais pas fermé l'œil depuis deux jours»
KŒNIGSMARK 253
Vers minuit, exténué, brisé, je m'assoupis dans
mon fauteuil.
Quand je rouvris les yeux, la grande-duchesse
était debout près de moi. La lumière des grands
cierges mettait à son visage des ombres tremblantes
et douces.
La main sur mon front avec un sourire, triste,
elle murmura :
— Tu succombes de fatigue. Va dormir, ami,
pauvre ami dont j'ai pu douter.
Faiblesse des forces humaines. Le sommeil m'a
ravi cette nuit que j'eusse pu passer tout entière
auprès d'elle, au milieu de l'odeur instigatrice des
fleurs funèbres, dans cette atmosphère de cercueil,
dont on peut tout attendre.
Je couchai dans la chambre de Mlle de Graffen-
fried. La vieille servante idiote \int, en maugréant,
changer les draps de la morte.
*
Ce fut le mardi, 28, qu'eurent lieu les obsèques
de Mélusine. Le grand-duc, la grande-duchesse et
le duc héritier suivirent à pied le corbillard, dont
toute la flore embaumante du Daghestan cachait
le suaire blanc.
J'étais perdu dans la foule des officiers, des fonc-
tionnaires du palais, des notables de Lautenbourg.
Un escadron du V hussards, sur l'ordre de la
grande-duchesse, rendait les honneurs. Sur l'ordre
du grand-duc, le glas de la cathédrale rythmait de
254 KŒNÎGSMARK
ses coups sourds et espacés la marche du cortège.
Un grand vieillard, visage ascétique à la Mollke,
dans les plis brillants d'une antique redingote, ve-
nait devant, accompagné d'un lieutenant à figure
maussade et rogue, portant l'uniforme bleu des
hussards de Brunswack, et c'étaient MM. Richard
et Albrecht de GrafTenfried, père et frère de la dé-
funte.
Quand le cercueil pénétra dans le temple de la
Siegstrasse, un immense froid s'empara de mes
vertèbres. J'eus une sorte d'horreur à penser
qu'elle, Mélusine, dont le corps voluptueux eût eu
un si grand besoin de la molle pompe catholique,
appartenait à la religion réformée.
Je n'avais jamais pénétré dans un temple. C'est
un endroit terrible. Ici les larmes mêmes n'osent
surgir, de peur d'être instantanément congelées.
Son corps maigre émergeant d'une espèce de
chaire roulante, dans son bizarre accoutrement de
vénérable de quelque loge maçonnique, le pasteur
Siîbermann parla. De l'Ecriture, je ne sais pour-
quoi, il avait pris pour thème l'épisode de la fille de
Jephté. Rien ne convenait moins à la mémoire de
la défaillante morte que le rappel du sacrifice de
cette morne et dure juive.
Une demi-heure, avec toute l'ardeur que pourrait
avoir un professeur de mathématiques démontrant
les trois cas d'égalité des triangles, le pasteur parla.
Lorsqu'il commenta la phrase célèbre : Frappe
ce sein qui pour toi se découvre, mes yeux se porté-
KŒNIGSMARK 255
rent sur la grande-duchesse. Je vis qu'elle pleurait.
Des automobiles nous conduisirent du temple à
la gare. Le cercueil fut hissé dans un wagon, avec
les pauvres fleurs déjà toutes fripées.
De retour au palais, dans la galerie des glaces,
aussi déserte à cinq heures du soir qu'à minuit, je
tombai sur le lieutenant de Hagen. Il était pâle et
semblait me guetter.
— Monsieur, me dit-il à voix basse, je vous ai
attendu deux heures, avant-hier, au pont de la
Meilleraie.
J'avais, je l'ai dit, oublié complètement notre
petit rendez-vous. Je le lui avouai très franchement.
— Puis-je espérer qu'après ceci, vous n'aurez
plus d'aussi fâcheux oublis? murmura-t-il avec la
même douceur.
En parlant, il effleurait ma joue du gant qu'il
tenait de la main droite.
J'eus de la peine à ne pas répondre par un solide
soufflet. Son calme feint me sauva.
— Monsieur, lui dis-je, je serai demain matin à
six heures à vos ordres.
— Réglons, s'il vous plaît, tout de suite les con-
ditions, me dit-il. Pas de témoins, personne, natu-
rellement. Mais vous êtes roffensé. Quelle arme
choisissez-vous?
Moins excité que je ne l'étais, cette question
m'aurait jeté dans un grand embarras. Je n'hésitai
pas :
256 . KŒNIGSMARK
— Celle-ci, répondis-je en tirant de ma poche le
browning de la grande-duchesse.
Il réprima un mouvement de surprise.
— Ce n'est peut-être pas très régulier, dit-il.
Mais qu'importe, entendu. Sept coups, à volonté,
à partir du signal. Et pour la distance?
— Dix pas, répondis-je, dans l'insouciance la
plus absolue de ce que je disais.
Il eut un pâle sourire :
— Alors, c'est à mort. Qu'il en soit fait, Mon-
sieur, selon votre volonté.
Et il me quitta.
Je trouvai la grande-duchesse dans sa chambre.
Je n'y étais plus rentré depuis le drame. EIIp me
fit signe de m'asseoir et ne me parla pas. Peu à peu,
l'obscurité tomba autour de nous. La veilleuse qui
brûlait devant l'icône se fit rose. La guzia de Mé-
lusine gisait encore sur le tapis. Nos pensées étaient
les mêmes. Elles se reportaient à cet autre bel ins-
trument de volupté qui, à l'heure présente, déjà en
proie aux mystérieuses transformations de la
terre, lui aussi, ne vibrerait jamais plus.
*
«*
A quelles heures Aurore dormait-elle ? Mélusîne
seule l'a su. Nous entendîmes les oiseaux s'éveiller
dans l'aube. Le brusque pépiement des pinsons et
des moineaux succéda au triste chant du rossignol
Oiseaux, vous entendrai-je vous éveiller demain?
Je compris qu'il était temps. Rompnnt avec l'éti-
quette :
KŒNIGSMARK 257
— Permettez-moi de vous quitter, dis-je à Au-
rore. Je suis fatigué.
Elle me regarda d'un air de reproche. J'eus l'im-
pression qu'elle pensait : Mélusine, elle, n'était
jamais fatiguée.
Ah! si elle savait, me dis-je. Et j'eus, une se-
conde, la tentation de tout lui raconter.
Je rentrai dans ma chambre, pour en sortir
quelques instants après, prenant la précaution de
passer par la cour d'honneur pour que, de sa
fenêtre, elle ne pût m'apercevoir.
Il était à peine cinq heures quand j'arrivai au
pont de la Meilleraie. Cette heure de répit me sem-
bla toute une éternité de bonheur. Jamais la na-
ture ne m'avait paru si belle, jamais je n'avais
tant aimé la vie, qu'en ce moment où je pensais
que j'allais peut-être la quitter.
A l'épée, je savais que Hagen était un des meil-
leurs tireurs de la garnison. Il était aussi de pre-
mière force au pistolet, et moi, mon éducation se
bornait à avoir, pendant mes périodes d'instruction
comme officier de réseve, brûlé deux ou trois dou-
zaines de cartouches de revolver.
Accoudé à la balustrade, je regardai au-dessons
de moi la Melna bondir parmi les roches. De pe-
tites truites d'argent sautaient hors du flot écu-
mant. Je me rappelai celles que j'avais pêchées,
dix ans plus tôt, dans le gave d'Ossau, entre Lai»
runs et Pont-de-Béon.
Où allait cette rivière? Dans l'Aller, qui se jette
258 KŒNIGSMARK
dans le Weser, qui se jette dans la mer du Nord,
qui communique avec la Manche, qui est un bras
de l'Atlantique, qui reçoit l'Adour, où se jette,
près du bleu bourg de Peyrehorade, le gave de
Pau, grossi du gave d'Ossau. Petites truites alle-
mandes petites truites françaises. Pensées pué-
riles qui servent, quand on va mourir, à remonter
le cours de la vie, à lier entre elles les époques
qui se disjoignent.
— Je vous demande pardon. Monsieur le Pro-
fesseur, de vous avoir fait attendre. Mais il n'est
pas tout à fait six heures.
Hagen. Je ne l'avais pas vu venir. Je ne pensais
presque plus à lui,
Nous nous saluâmes.
— J'ai avec moi, m'expliqua-t-il, tout ce qu'il
faut pour se battre sîins témoins.
Il avait tiré de sa poche un stylographe et du
papier.
— Le browning étant l'arme choisie, dil-il, j'ai
apporté le mien. Nous pourrons tirer les armes au
sort, si vous le désirez. Mais je crois que c'est inu-
tile, le modèle est le même. En attendant, voulez-
vous me faire l'honneur de signer ceci.
Il avait pris soin de rédiger un acte, en mon
nom et au sien, où les deux adversaires recon-
naissaient d'avance que tout s'était passé loya-
lement.
— Au cas où il arriverait un malheur, c'est pour
KŒNIGSMARK 259
éviter tout ennui au survivant, crut-il bon de
m'expliquer.
On ne pouvait être plus protocolaire.
J'étais curieux cependant de savoir comment se-
rait commandé le feu. Je ne pus m'empêcher de le
lui avouer.
Il eut un sourire plein de suffisance.
— J'ai aussi prévu cela, répondit-il.
Ce disant, il déployait un paquet qui contenait
un réveille-matin.
— La sonnerie est montée pour six heures dix,
m'annonça-t-il. Vous pouvez vérifier. Quand elle
retentira, nous pourrons tirer, avec faculté de
changer de place. D'ailleurs, c'est mentionné dans
le procès-verbal.
Je ne savais vraiment ce qui l'emportait dans
cette façon de procéder, du tragique ou du ridi-
cule.
Hagen comptait les pas.
— Huit, neuf, dix. Monsieur le Professeur, vous
êtes un peu plus grand que moi. Mesurez à votre
tour, si vous voulez, nous ferons la moyenne.
— Inutile, dis-je, cette distance me convient.
Il s'inclina, tira son browning de sa poche.
— Six heures sept, dit-il. Nous pourrions pren-
dre place.
Je mis mon pied sur la raie qu'il avait tracée
en premier lieu. Nous étions maintenant face à
face.
Le réveil était placé sur la balustrade du pont,
200 KŒNIGSMARK
son cadran visible pour nous deux. Le tic-tac,
aigre, perçait le mugissement sourd de l'eau.
Je regardai mon adversaire. Ses yeux, baissés
comme ceux d'une jeune fille, fixaient mes pieds.
Six heures neuf.
— Il attend la sonnerie, et moi je regarde l'ai-
guille, pensai-je. Si le réveil allait sonner plus
tôt!
Soudain, je vis Hagen relever la tête; son beau
calme l'abandonna. Une expression terrifiée en-
vahit son visage.
Je me retournai, sans songer que ce geste pou-
vait me coûter la vie. Au même instant, le réveil
sonna, d'une sonnerie stridente, qui ne s'arrêtait
plus.
La grande-duchesse Aurore était derrière moi.
Alors je compris pourquoi le lieutenant n'avait
pas tiré.
Aurore était maintenant entre nous deux.
— L'un de vous peut-il, Messieurs, m'expliquer
la raison de cette curieuse mise en scène? de-
manda-t-elle froidement.
Elle n'eut pas de réponse.
Le procès-verbal rédigé par Hagen était placé
sous le réveil. Elle s'en saisit.
— Je comprends, dit-elle après avoir lu. Des
brownings. Monsieur Vignerte, vous faites un bien
mauvais usage des objets que je vous confie. Et
vous, lieutenant de Hagen, mes compliments.
Vous êtes d'une ingéniosité étonnante.
KŒNIGSMARK 261
Sa voix, jusqu'ici ironique, se fit très dure :
— Si c'est votre façon, Messieurs, de me prou-
ver un dévouement dont vous m'avez l'un et l'au-
tre rebattu les oreilles, sachez que je ne la goûte
que médiocrement. Monsieur Vignerte, vous êtes
étranger, et, partant, excusable d'ignorer la légis-
lation d'ici sur le duel. Mais vous, lieutenant, vous
la connaissez.
De Hagen baissa la tête.
— • Vous savez notamment qu'un officier du
7* hussards ne doit pas se battre sans avoir obtenu
l'agrément du colonel. Pour avoir enfreint ce rè-
glement, le lieutenant Techner a été puni, il n'y a
pas un an, de trente jours d'arrêts de forteresse.
L'avez-vous oublié ?
Hagen ne répondit pas.
— Vous allez rentrer vous mettre en uniforme.
Monsieur de Hagen; de là, vous vous rendrez au
quartier, et vous vous y tiendrez à la disposition
du major de Haugwltz jusqu'à ce que vous soient
notifiés, par la voie du rapport, les quinze jours
d'arrêts auxquels, en considération de vos servi-
ces, je limite votre punition. Vous pouvez dispo<
s€r. Monsieur. N'oubliez pas votre réveil.
Le lieutenant de Hagen fit demi-tour, après avoil
salué son colonel.
vin
Par la fente grise de notre abri, où. pénétrait
maintenant l'air froid du matin, une forme noire
se montra.
— Mon lieutenant» mon lieutenant, il est cinq
heures.
C'était le soldat de l'escouade de garde que
j'avais chargé à tout hasard de nous réveiller,
— Dans une demi-heure l'attaque, dit Vignerte,
Sortons, j'achèverai dehors cette histoire. Elle tou-
che d'ailleurs bien près de sa fin.
Toutes les étoiles s'étaient éteintes. Une seule
vacillait encore, très bas, vers l'Orient, à l'endroit
d'où, dans une heure, la chasserait le petit jour.
Nous nous étions installés sur une corniche, au
flanc du ravin; de là, nous dominions la ligne de
la compagnie. Nous devions g être à merveille pour
suivre les péripéties du coup de main qui allait se
tenter.
A notre côté, rectangle obscur de branchages
morts, il y avait une humble tombe de soldat. Je
KŒNIGSMARK 203
pus lire sur la petite croix de bois blanc ces mois
déjà lavés par la pluie :
« Mohammed Bcggi ben Smaïl, soldat au 2* ti-
railleurs, mort pour la France le 23 septembre
1914. Priez pour lui. »
J'ai , arement vu quelque chose de plus poignant
que cette petite croix demandant naïvement une
prière chrétienne pour le pauvre soldat musulman.
Vignerte regardant en face de nous guettait le
moment où l'obscurité pâlissante lui permettrait
d'examiner le paysage. Mais il ne le pouvait en-
core. C'est à peine si, au bas du ciel, se distinguait
la ligne noire des hauteurs occupées par l'ennemi.
Par delà Hurtebise et Craonne, dit-il, par delà
Laoïi, Sains-Richaumont et Guise, par delà la Ca-
pelle et cette forêt du Nouvion où nous chargè-
rent les cuirassiers blancs, ma pensée bien son-
vent s'envole vers les sablonneuses plaines du Ha-
novre, vers Lautenbourg où j'ai laissé Aurore.
Qu'y devient-elle dans sa chambre, parmi ses
fourrures et ses pierreries ? Qu'ont-ils pu faire
d'elle, mon Dieu ?
Quand, après la scène du pont de la Meilleraie,
nous regagnâmes le palais, elle ne m'adressa pas
la parole. Nous déjeunâmes ensemble. Puis elle
se mit à disposer dans les vases de lourds iris
noirs et des nigelles blanches.
Vers dix heures, elle appela une femme de
chambre.
264 KŒNIGSMARK
— Mlle Marthe est-elle là ? demanda-t-elle.
Sur une réponse affirmative, elle dit :
— Faites-la entrer,
Mlle Marthe venait chaque année à cette époque
présenter à la grande-duchesse les mille char-
mants bibelots de la saison parisienne. Un peu du
parfum du boulevard de la Madeleine entra avec
cette fine et jolie fille,
■ — ■ Vous avez fait bon voyage, mon enfant? de-
manda Aurore.
— Je suis arrivée hier soir, Madame, répondit
la jeune fille. Excusez-moi de venir sitôt déranger
Votre Altesse, mais je suis obligée de repartir ce
soir.
— Que m'apportez-vous de beau cette année ?
Mlle Marthe retira de ses cartons les petits bi-
joux de l'industrie parisienne, les éventails de tulle,
les sacs à main de velours et de moire, les minus-
cules boites à timbres, à poudre, à mouches, tout
ce menu luxe près duquel les autres ont figure de
parvenus.
— Laissez-moi tout cela, dit Aurore. Vous direz
à Du\'elleroy qu'il s'arrange. Il me faut pour no-
vembre un éventail de Watteau ou à la rigueur de
Lancret; je le veux quand j'arriverai à Paris.
— Votre Altesse l'aura, répondit avec assurance
la jeune fille.
— Parfait. Vous prenez ce soir l'express de cinq
heures. Je vous garde à déjeuner. Vous me racon-
KŒNIOSMARK 265
terez un peu ce qui se fera l'hiver prochain, rue uc
la Paix.
Toirl le long du repas, j'admirai l'aisance sim-
ple avec laquelle elle répondait, cette petite Pari-
sienne, aux questions de la grande-duchesse. J'étais
fier de ma jolie compatriote, en voyant Aurore, si
pleine de morgue envers les femmes de Lauten-
bourg, traiter celle-ci comme une égale. Mais avec
quelle ferveur je contemplais surtout la maîtrise de
cette princesse qui, après trois jours et trois njuits
de nature à briser un homme énergique, trouvait le
moyen de discuter avec nonchalance les mille pe-
tits détails de la mode de Paris.
— Alors, vous me conseillez toujours Carlier ?
— Oui, Madame. C'est encore ce qu'il y a de
mieux comme chapeaux.
— Laurence n'est plus rue des Pyramides. Elle
a monté un grand bazar rue Auber. J'irai peut-
être y faire un tour.
— Que Votre Altesse y aille, sans plus. Lau-
rence, c'est surtout une maison d'exportation. Elle
fait la plupart de ses affaires avec les commission-
naires étrangers.
J'étais heureux de ce bavardage, de cette note
futile et claire intercalée au milieu d'événements
tragiques qu'elle me faisait presque oublier.
Vers trois heures, la grande-duchesse remit à
Marthe une enveloppe.
— Voici pour votre voyage, ma chère petite. Je
ne veux pas vous faire manquer votre train. Une
2G6 KŒNIGSMARK
auto VOUS conduira à votre hôtel, et de là à la
gare. J'ai été très satisfaite. Pensez à mon éven-
tail. Allons, au revoir. En novembre, j'irai vous
faire une visite.
Quand le petit rayon de soleil se fut éclipsé, la
grande-duchesse resta un moment songeuse, ma-
niant les bibelots dispersés à travers la chambre,
puis elle me dit :
— Monsieur Vignerte, j'ai une nouvelle d'impor-
tance à vous apprendre.
Je répondis par un avide regard d'interrogation.
— J'ai donc l'honneur de vous informer, conti-
nua-t-elle, que je viens de recevoir une lettre, une
lettre de M. de Boose.
Et comme je m'étonnais :
— Pensez-vous, me dit-elle, que cette gentille
Marthe ait fait le voyage de Paris pour m'apporter
uniquements les babioles — "d'ailleurs charmantes
— de M. Duvelleroy ?
Vendredi, Huit heures du soir.
Nous venions de finir de dîner. Un valet de
chambre entra, porteur du courrier du soir — une
dizaine de lettres — qu'il remit à la grande-du-
chesse.
— Tu permets, ami? me dit-elle.
Elle regardait, l'un après l'autre, les cachets des
enveloppes. Puis, elle en ouvrit une.
— C'est cela, me dit-elle après avoir lu.
Elle me tendit la lettre.
KŒNIGSMARK 267
C'était une demande de subvention d'une société
philanthropique de Hambourg. On avisait la
grande-duchesse d'une kermesse au profit des
crèches ouvrières pour le lundi suivant.
— Nous irons, dit Aurore simplement. C'est le
signal convenu avec Boose.
Depuis deux jours, je savais tout. EHle m'avait
dit comme quoi elle avait écrit> dès que je lui
avais remis le document découvert dans les Peter-
marins Mittheilungen, au baron de Boose, au Congo.
Quels arguments avait-elle pu faire valoir auprès
de cet homme, je ne l'ai jamais su. Toujours
est-il que la lettre apportée par Marthe a\â-
sait la grande-duchesse qu'il venait de quitter
l'Afrique. Maintenant, il était arrivé à Hambourg.
Nul doute qu'il n'eût à faire des révélations d'im-
portance.
— J' y ai mis le prix, murmura Aurore avec son
pâle sourire.
— Nous irons demain, reprit-elle.
Elle me regarda, réfléchi't un moment, puis me
dit :
— Ami, tardivement peut-être, il me vient des
scrupules, j'abuse de ton dévouement, Sais-tu que
tu es embarqué dans une redoutable histoire?
— Et vous? lui dis-je.
— Moi, c'est différent. Je lutte pour ma liberté,
qui m'est plus que ma vie. Et puis, malgré tout, j€
suis la grande-duchesse de Lautenbourg, et sur-
tout la princesse Tumène. Derrière moi, il y a le
2(58 KŒNIGSMARK
Czar, toute la grande Russie. On peut y regarder
à deux fois. Mais toi, ami, songe à Cyrus Beck,
songe à Mélusine. Pourquoi, à quoi te sacrifie-
rais-tu?
Il y avait un tel reproche dans le regard que je
lui lançai, qu'elle, l'altière, la méprisante altesse,
baissa la tête.
— Pardon, murmura-t-elle.
Puis elle dit :
— Eh bien, c'est entendu. Nous partons demain.
Sonne. Je veux donner les ordres nécessaires.
Je pressai une sonnette électrique. Des pas
retentirent. On frappa à la porte.
— Entrez, dit Aurore.
La porte s'ouvrit.
— Ah! murmura simplement la grande-du-
chesse.
Le lieutenant de Hagen venait de paraître sur
le seuil.
Il était un peu pâle, raidi dans l'attitude du
garde à vous, la main droite au kolback dont la
jugulaire de cuivre était passée sous son menton
crispé.
— Lieutenant de Hagen, vraiment! dit Aurore
qui s'était ressaisie, depuis quand les officiers aux
arrêts ne restent-ils plus à la citadelle?
Hagen, immobile et froid, se taisait.
— Me ferez-vous la grâce de m'expliquer, Mon-
sieur... Vos arrêts n'ont pas cessé, que je
sache?
KŒNIGSMARK 269
— Ils ont cessé. Altesse, murmura Hagen.
— Ils ont cessé ? s'écria la grande-duche&se.
Devenez-vous fou. Monsieur de Hagen !
— Non, Altesse, dit le petit lieutenant, d'une
voix basse et obstinée. Mes arrêts ont cessé depuis
ce soir.
— Cessé! clama Aurore, hors d'elle-même. Sa-
vez-vGUs, lieutenant, à quoi vous vous exposez à
poursuivre cette plaisanterie? Savez-vous qu'une
seule chose, une seule, peut interrompre des arrêts
infligés par moi ?
— Je le sais, Altesse, dit Hagen.
— Et que cette chose est...
— Est la Guerre, acheva le lieutenant.
Cela peut vous paraître invraisemblable : on
milieu des drames successifs dont îa cour de Lan-
tenbourg venait d'être le théâtre, les grands évé-
nements de la dernière semaine de juillet nous
avaient passé à peu près inaperçus. Nous avioni
bien prêté quelque attention à la note serbe, mais,
depuis la nuit de la salle des Armures, rien n'avait
plus existé pour nous que les faits que je vous aï
rapportés, rien, ni ultimatum autrichien, ni
Kriegszustand allemand, rien, dis-je. Et mainte-
nant, ce mot, si simple : la Guerre.
Anéanti, je regardai Hagen. Il avait troqué sa
pelisse rouge contre le dolman de campagne, gris
vert.
Surmontant son étonnement pour retrouver !«
plus de froideur possible, Aurore demanda :
270 KŒNIGSMARK
— La Guerre, vraiment, Monsieur de Hagen, et
avec qui?
— Ce soir avec la Russie, Altesse, probablemerff,
dit !e petit lieutenant, et demain sans doute avec
la France. Le grand-duc, arrivé il y a une heure
de Berlin, a apporté avec lui l'ordre de mobilisa-
tion du corps d'armée.
Aurore alla à la fenêtre, l'ouvrit toute grande,
îl faisait une chaleur lourde.
— Et le grand-duc, lieutenant, voas a sans
doute chargé de venir m'aviser de cette impor-
tante nouvelle... Je ne vois pas, en ce cas, l'utilité
de vous être fait accompagner par les quatre hus-
sards que j'aperçois en bas, à la porte.
Hagen rougit violemment, puis il pâlit.
— Altesse! murmura-t-il.
— Quoi? dit-elle avec hauteur.
— Je suis chargé d'une autre mission. Vous
m'excuserez...
— Allons, allons, lieutenant, ne tremblez pas
ainsi. Si vous n'êtes pas capable même d'énonc<T
ce dont il s'agit, vous n'aurez jamais la force de
l'accomplir. Parlez donc, je suis prisonnière dans
le palais, n'est-ce pas?
— Oh! Altesse, s'écria Hagen, comment avez-
vous pu penser... Moi, accepter...
— De quoi s'agit-il alors? {
Le lieutenant tourna sans mot dire les yeux de
mon côté.
— Madame, dis-js en m'avançant, ne vous
KŒNTGSMARK 271
mettez pas l'esprit à la torture. Mais \Taiment,
Monsieur de Hagen, il est si simple de dire que
vous êtes chargé de m'arrêter.
Il y eut un silence.
— Est-ce vrai, Monsieur? dit la grande-duchés Je,
Hagen baissa la tête.
— Pouvez-vous me donner la raison de cette
arrestation?
— Madame, dit Hagen, qui reprenait un peu
d'aplomb, je ne suis qu'un soldat, j'obéis aux or-
dres que je reçois, sans les discuter. Mais il est
aisé de comprendre : M. Vignerte est Français, et
de plus officier. La France mobilise contre nous.
£)es avions français ont, paraît-il, déjà bombardé...
— Vous êtes soldat, Monsieur, et vous obéisse
aux ordres que vous recevez, interrompit la
grande-duchesse. C'est très bien, mais cet ordre-
là, pouvez-vous m'assurer que vous ne l'avez pas
sollicité?
Hagen ne répondit pas, mais le regard de haine
qu'il me lança était suffisamment explicite.
La grande-duchesse me dit brusquement :
— Habillez-vous.
Elle-même mettait un grand manteau sombre.
Puis elle alla à son secrétaire, je la vis y fouiller,
prendre divers objets qu'elle glissa dans les im-
menses poches de son vêtement.
— Monsieur de Hagen, dit-elle, en redescen-
dant, c'est à la citadelle que vous devez conduire
M. Vignerte? A quelle heure?
272 KŒNIGSMARK
— Il faut qu'il y soit à dix heures, Altesse.
Alors, avec un sourire d'un infini mépris, elle
lui mit la main sur l'épaule :
— Ainsi, dit-elle, tu as pu te figurer une se-
conde que j'allais te laisser l'écrouer?
Une majesté écrasante était dans son regard,
dans sa stature, dans sa parole; je vis le lieutenant
baisser la tête; il tremblait de tous ses membres.
— Ludwig de Hagen! poursuivit-elle. Un jour,
voilà quatre ans, j'appris qu'un officier du 7* hus-
sards avait joué, avait triché. C'était pour lui le
déshonneur et la mort. Le lendemain, les dettes de
cet officier étaient payées, l'afi'aire était étouffée,
et lui-même, pris par moi comme officier d'ordon-
nance, étonnait toute la garnison par son étrange
et rapide fortune. On en fit des commentaires que
j'ai méprisés. Tu sais, toi, qu'il n'y a eu, dans mon
geste, que le désir d'arracher à l'infamie un homme
jeune, brave, porteur d'un grand nom, et que je
croyais loyal.
Celui-ci, dit-elie en me désignant, par contre,
non seulement ne me devait rien, mais encore par
des soupçons injustes, je l'ai tout d'abord chargé
d'indifférence et de mépris. Il ne s'est pas rebuté.
Il a, dans l'ombre, travaillé pour moi. Ce qu'il a
fait, il n'en connaît peut-être même pas encore
toute l'importance. Il savait en tout cas qu'il ris-
quait sa vie. — Et maintenant, c'est l'homme qill
me doit tout qui vient pour arrêter celui à qui je
ôî^is tout.
KŒNIGSMARK 273
Des larmes coulaient sur le visage du petit hus-
sard.
— Que voulez-vous que je fasse? murmura-t-ii
d'une voix, tremblante et rauque.
— Que tu paies la dette que tu as contractée à
mon endroit, répliqua Aurore. Le jour en est venu,
et je ne peux pourtant pas te plaindre de t'en être
mis toi-même dans le cas.
— Ordonnez, dit-il, j'obéiraL
— Descends, et commence par renvoyer ces sol-
dats. Trouve un prétexte qui ensuite ne te gêne
pas.
— Maintenant, dit-elle, quand il fut de retour^
va dans la remise. Il y a encore des chauffeurs.
Fais sortir la grande Benz grise, avec le pleis
d'essence, phares éteints, et conduis-la toi-même
en bas. Il est neuf heures moins vingt; sois là k
moins dix.
Ayant déployé sur la table une carte routière»
Aurore la regardait : « C'est évidemment plus
court -par Aix-la-Chapelle et la Belgique, murmii-
ra-t-elle, mais je connais mieux la route de Wie?-
baden et de TTiionville. »
— Es-tu prêt? me demanda-t-elle.
— Qu'allez-vous faire? interrogeai-je.
— Te reconduire en France, donc.
Elle ajouta :
— J'ai mis dans la poche de ton pardessus d«
l'argent et un revolver : avec cela on va partout.
Ami, Aurore était bien belle alors. Si vous aviez
174 KŒNIGSMARK
pu la voir ainsi, vous excuseriez l'émotion qui à
eelte minute brise ma voix.
Un rontlement sourd retentit sous la fenêtre. La
Benz était là.
— Viens, dit Aurore.
Au même instant, Hagen rentrait.
Comme sa morgue têtue était loin, maintenant,
n se laissa tomber aux genoux de la grande-du-
chesse.
— Partir, vous partez, avec lui, pour toujours,
murmura-t-il, dans un sanglot.
Elle le regarda avec plus de douceur.
— Ayant eu cette idée, Monsieur de Hagen, dit-
elle, vous n'en avez que plus de mérite d'avoir
obéi. Sachez donc que je ne pars pas. Je suis liée
à ces lieux que je déteste par la tâche qu'il m'y
reste à accomplir. Mais, pour l'instant, mon de-
voir est de sauver celui qui a tout sacrifié pour moi.
— Ah! merci, merci, dit le jeune homme.
— Attendez encore pour me remercier, dit-elle.
Monsieur de Hagen, vous avez sur vous, je pré-
sume, votre carte d'identité et votre ordre de mo-
bilisation?
Il se releva en chancelant.
— Mon ordre de mobilisation? répéta-t-il, très
pâle.
— Oui, dit-elle avec calme, faites-moi le plaisir
de les remettre à M. Vignerte. D'ici la frontière,
nous pouvons être arrêtés. Je sais bien que je n'au-
rais probablement qu'à me nommer pour avoir fi-
KŒNIGSMARK 275
nalement raison. Mais nous pouvons tomber sur
des consignes stupides. Il ne faut pas perdre du
temps. L« lieutenant de Hagen passera partout. —
Allons vite.
L'officier était d'une pâleur mortelle. Un combat
atroce se livrait dans cette âme.
— C'est mon honneur que vous me prenez là,
Madame, dit-il enfin. \
— Je ne ferai jamais que reprendre ce que je
vous ai rendu, Monsieur de Hagen, répondit im-
pitoyablement Aurore. Mais il ne faut rien exagé-
rer. Vous ne serez compromis que si vous le voulez
bien. Je ne vous demande que deux choses, avertir
seulement après dix heures que nous sommes par-
tis, et vous arranger pour qu'on croie que nous
avons pris la route d'Aix-la-Chapelle. Si k grand-
duc a assez peu de vergogne pour faire jouer télé-
phone et télégraphe, il ne faut pas que ce soit
dans notre direction. — Allons, au revoir; demain,
à pareille heure, je serai de retour.
Elle lui tendit une main qu'ail mouilla de se»
larmes.
— Je puis compter sur toi, ami? dit-elle.
Etranglé par l'émotion, il fit signe que ouï.
Emu moi-même, profondément, je m'approchai
et offris aussi ma main à celui qui risquait tout à
cette heure pour moi. Mais il se recula et me ré-
pondit avec un regard de haine indicible :
— Monsieur, je prie Dieu pour que nous nottl '
retrouvions bientôt ailleurs.
276 KŒNIGSMARZ
Aurore haussa les épaules; j« Tentendis qui mur-
murait quelque chose sur la stupidité des hom-
mes. Mais elle était déjà dans l'escalier. Je la
suivis, ayant jeté un dernier regard sur la chambre
aux fourrures, aux pierreries, aux belles fleurs
pâles...
— Monte, dit-elle à voix basse.
Je pris place dans le baquet de la formidable
automobile. Nous démarrâmes.
Quand nous passâmes sur le pont de la Mcille-
raie, neuf heures sonnèrent aux clochers de Lau-
tenbourg et à la vieille tour du château.
L'interminable ruban blanc de la route brillait
doucement sous la lune. L'automobile y dévalait
sans bruit avec une vitesse vertigineuse. Dans les
virages, je sentais la prodigieuse sûreté de main
de ma conductrice.
Tout cela s'était accompli avec une telle rapi-
dité que, lorsque je revins à moi, nous avions
bien déjà accompli une centaine de kilomètres.
Alors la phrase d'Aurore : « Demain, à pareille
heure, je serai de retour », revint à ma mémoire^
et je songeai que, dans quelques heures, j'auraif
quitté la grande-duchesse.
Je ne m'insurgeais pas. L'allure folle qui nouf
emportait développait en moi un engourdissement >
fatal où je découvrais une sorte de bien-être. Les
KŒNIGSiMAllK 277
bouquets d'arbres noirs, les ponts en dos d'âne sur
les rivières d'argent gris fuyaient, fuyaient. Nous
croisâmes une voiture cbargée de foin : cinquante
centimètres plus à gauclie, c'eût été la mort. La
mort, je répétai ce mot, je regardai le visage fermé
d'Aurore; sur le volant roux ses mains gantées de
clair mettaient de fines barres blanches.
Et puis, soudain, je pensai à la Guerre. C'était
donc vrai? Comment allais-je trouver mon pays?
Mais, je l'avoue à ma honte, cette idée ne put
retenir mon attention, tant l'ivresse de la vitesse
me berçait, m'arrachait à moi-même. A cette
heure, j'avais la plus sereine insouciance de ce qui
pouvait encore m'arriver.
Un abat-jour carré rabattait la lumière d'une
lampe électrique sur la carte routière, mais Aurore
ne la consultait presque pas. Elle connaissait cette
route à merveille. Je me rappelai qu'elle m'avait
dit l'avoir fait nombre de fois, en allant aux
eaux.
Elle savait, au moment voulu, contourner à
point les villes, dont la iueur rouge grandissait,
venait à droite ou à gauche, puis, dépassée, dis-
paraissait. Trois ou quatre fois, elle me dit : Cassel;
Giessen, Wetzlar...
Cassel, Giessen, Wetzlar! que m'importait?
Sous la lumière, près du spidomètre, une montre
brillait. Mais je ne voyais pas les heures. Je ne
pensais plus...
Sans ralentir, nous traversâmes une Icité mon-
278 KŒNIGSMARK
tueuse, avec des maisons perdues dans des entas-
sements de verdure noire.
— Wiesbaden, murmura Aurore; ma villa, dit-
elle, en passant devant une de ces maisons. Il
n'est pas une heure. Nous avons bien marché.
Elle prit à droite, ti un embranchement. Dans le
lointain, à gauche, la lueur d'une grande ville
éclaira le bas du ciel.
— C'est Mayence, dit-elle, et voici le Rhin.
A toute vitesse, nous traversâmes le fleuve sacré
sur un pont suspendu. Il coulait en bas en mugis-
sant. On voyait, par endroit, dans des interstices
de nuages, son écume verte.
A la sortie du pont, nous entendîmes vaguement
un ordre, un werda rauque, puis, le bruit sec d'un
coup de feu.
— Ils ont tiré, dit Aurore, nous nous rappro-
chons de la frontière. Il va falloir être un peu pru-
dent.
Je regardai la boussole. Nous filions droit vers
l'ouest. Le spidomètre marquait 105. J'eus, pour
la première fois, un mouvement de stupeur.
Aurore le vit, et sourit :
— Entre Wetzlar et Wiesbaden, nous avons fait
du 145, dit-elle isimplement.
Bientôt, une nouvelle lueur rouge apparut à
l'ouest.
— Thionville, dit Aurore, Cela doit être pourri
de troupes.
A ma grande surprise, je vis qu'elle ne manceu-
KŒNIGSMARK 279
vrait pas pour éviter la ville, comme elle l'avait
fait jusqu'ii'i. En droite ligne, les phares mainte-
nant allumés, nous marchions sur la place forte,
vlont les murailles montaient peu à peu dans le
ciel.
L'automobile ralentissait. Des maisons, des fau-
bourgs. Puis un werda impérieux : nous stop-
pâmes.
Une douzaine de soldats nous entouraient. Tous
portaient l'uniforme gris vert, avec le casque enca-
puchonné.
— ■ Vos papiers! dit la voix rude du sous-officier.
— Je les montrerai à votre lieutenant, répondit
Aurore, je vous prie d'aller le chercher.
Justement celui-ci arrivait. Une espèce de co-
losse blond, furieux d'être troublé dans son som-
meil. Quand il aperçut des civils, il nous interpella
sans mansuétude.
— Monsieur, dit la grande-duchesse sèchement,
je vous demanderai d'abord d'empêcher vos sol-
dats de donner des coups de crosse dans ma car-
iosserie. Ensuite vous voudrez bien regarder ceci.
En même temps elle faisait jouer sa lampe élec-
trique, de manière à éclairer les armes de Lauten-
bourg, peintes sur la portière.
L'ofîicier sursauta.
— Est-ce à son Altesse la grande-duchesse de
Lautenbourg-Detmold que j'ai l'honneur...? mur
mura-t-il en se raidissant au garde à vous.
2B0 KŒNIGSMARK
— A elle-même, Monsieur le lieutenant, répondit
Aurore.
— Que votre Altesse daigne m'excuser, dit l'au-
tre abasourdi. Arrière vous! criait-il en même
temps à ses soldats dont il écarta violemment les
plus rapprochés. En quoi puis-je être agréable à
Votre Altesse?
— En ceci simplement, dit la grande-duchesse.
C'est bien toujours le général von Ofîenbourg qui
commande à Thionville? Je doute qu'en une nuit
pareille Son Excellence se repose. Faites-moi con-
duire auprès d'EUe. Donnez-moi un de vos hom-
mes, il montera dans l'automobile et nous mon-
trera la route.
L'officier fit immédiatement le nécessaire, en
s'inclinant très bas, regrettant que son service
Tempêchât de nous guider lui-même.
Le Général commandant la Place n'était pas au
IJuartier. Nous finîmes par le trouver à la gare
avec son état-major. Les quais de débarquement
étaient noirs des troupes dont il surveillait les
mouvements. Sur la place, un innombrable maté-
riel d'artillerie dressait dans la nuit des silhouettes
antédiluviennes. Il y avait là une impression de
force et de puissance brutales qui me fit frémir.
Quand un officier d'ordonnance lui eut appris la
présence de la grande-duchesse, le général von
Oîfenbourg s'empressa. Très beau dans sa longue
pelisse grise à collet ponceau, il s'inclinait devant
Aurore en lui rappelant qu'il avait eu l'honneur
KŒNIGSMAUK 281
de danser avec elle à Berlin. Mais il avait beau
faire, il cachait mal l'étonnement que lui causait,
à celte heure et en cet appareil, notre présence.
— Ne soyez pas trop surpris, général, dit Aurore
en sDuriant. Dès que j'ai été avisée des grands évé-
nements qui se préparent par ici, je n'ai pas tenu
en place à Lautenbourg. J'ai voulu admirer nos
troupes à la frontière, et me voilà partie avec mon
officier d'ordonnance : lieutenant de Hagen, du
7° hussards, dit-elle en me présentant.
Je saluai avec toute la raideur dont je suis ca-
pable.
— Altesse, s'exclamait von Offenbourg, pour-
quoi alors êtes-vous par ici! Rien de bien intéres-
sant, le 16* corps est un rocher, il ne bouge pas.
Mais que n'êtes-vous allée du côté d'Aachen?
— Vraiment, dit-elle, on me l'avait dit. Du côté
d'Aix-la-Chapelle...?
— Vous savez bien que toute l'armée se co-n-
centre par là, nous souffla le général.
— C'est vrai, dit Aurore. Mais la frontière belge
ne m'intéresse pas : par contre, je ne me serais
jamais pardonné de n'avoir pas vu, au matin de la
Guerre, la frontière française.
— Je salue en vous l'intrépide colonel du brave
V hussards, dit galamment von Offenbourg en lui
baisant la main. Puis-je vous être utile?
— Naturellement, dit Aurore, Savez-vous que
vos sentinelles m'ont arrêtée tout à l'heure sans
aucun égard? Je vous demanderais bien une es-
282 KŒNIGSMARK
corte, mais ma Benz serait obligée de beaucoup se
fatiguer pour se mettre à l'allure de vos dragons.
Qu'ils me conduisent jusqu'à la limite des postes,
et donnez-moi un laisser-passer quelconque qui
me préserve au retour de semblables désagréments.
Dépêchons-nous, voici l'aube, et je veux vcir le
soleil éclairer en naissant le poteau frontière.
Le Général se fît apporter un laisser-passer.
— Là, dit-il en le paraphant. Vous avez le temps.
Villerupt qui est, en France, à deux kilomètres des
poteaux, est à peine à vingt kilomètres. Vous y
serez avant une demi-heure. Mais n'espérez pas
apercevoir les soldats français. Leur gouvernement
leur a donné l'ordre de reculer à deux lieues en ar-
rière de la frontière, pour éviter tout incident sus-
ceptible d'entraîner la Guerre, acheva-t-il avec un
gros rire.
Encadrés d'une demi-peloton de dragons, nous
sortîmes m:agnifiquement de Thionville. Quand
nous eûmes parcouru deux kilomètres sur la route
d'Audun-le-Roman :
— Ils sont bien gentils, me dit à l'oreille la
grande-duchesse, mais ils deviendraient, à la lon-
gue, gênants.
Et elle donna à la voittire toute sa vitesse.
Derrière, dans le jour qui commençait à poin-
dre, les dragons, littéralement semés, avaient, au
bout d'une minute, disparu sur la route noire.
Le vent froid de l'aube glissait contre mes tem-
pes. Maintenant une immense émotion me prenait.
KŒNIGSMAUK 283
et vraiment, en cet instant, je n'ai plus pensé à
celte femme à qui j'eusse tout sacrifié, que j'allais
quitter pour jamais. Je regardais devant moi les
petites collines qui naissaient une à une au jour.
La prodigieuse originalité de mon retour m'échap-
pait et faisait place à un sentiment plus poignant
et fort.
Il fut à son comble quand l'automobile ayant
stoppé avec une brusquerie qui faillit me précipiter
sur le brise-bise, la grande-duchesse m'eût dési-
gné, sans mot dire, à droite de la route, à dix pas
de nous, le poteau frontière.
Haut de deux mètres, avec son côté noir et
blanc à droite, bleu, blanc, rouge à gauche, il était
en cette minute quelque chose d'infiniment trou-
blant.
Je regardai la grande-duchesse, et j'eus un grand
bonheur à reconnaître sur ce visage fermé de l'é-
motion.
Il ne faisait pas encore tout à fait jour. L'auto-
mobile avait ralenti énormément. Il semblait
qu'Aurore eût voulu me laisser contempler au
passage les petites fleurs de la nuit que le vent fai-
sait frémir aux pentes des ravines.
Et soudain, je saisis le bras de ma compagne.
L'auto s'arrêta. En haut d'un coteau qui dominait
la route, sur le ciel où il se profilait en sombre à
moins de deux cents mètres, un cavalier, immobile,
venait d'apparaître.
C'était un dragon français. On voyait le manchon
284 KŒNIGSMARK
jaune du casque, la flamme rouge et blanche de la
lance. Puis il y en eut deux, puis dix, puis vingt,
et ils s'avancèrent au petit galop à notre rencontre,
— Cette fois, dit Aurore en souriant, c'est toi
qui vas leur parler.
Un officier était devant. C'était un grand jeune
homme brun et pâle. La jugulaire barrait d'un
trait d'or sa moustache noire. Ayant salué du sa-
bre, il nous demanda notre permis de circuler.
— Monsieur, répondit la grande-duchesse, je
préfère vous avouer que je ne possède rien de sem-
blable, car je doute que vous veuillez vous con-
tenter de ceci, qui m'a été délivré par le général
allemand de Thionville, dit-elle en exhibant le
laisser-passer de von Offenbourg.
Le jeune lieutenant eut un geste qui pouvait
signifier que les circonstances ne prêtaient pas à la
plaisanterie.
— Moi-sieur, reprit Aurore, après avoir, d'un
regard, jugé de mon incapacité complète à fournir
en ce moment un renseignement, iJ est des choses
trop longues à expliquer, sur une route, d'automo-
bile à cheval. Voici les faits : je suis la grande-du-
chesse de Lautenbourg-Detmold. M. Vignerte, mon
compagnon, est officier français, lieutenant comme
vous. Je ne sais si, en France, on a déjà pris la
précaution d'arrêter les Allemands. En tout cas,
en Allemagne, on en use depuis hier ainsi vis-à-vis
des Français. On voulait arrêter monsieur; je vous
le ramène. C'est tout.
KŒNIGSMARK 285
Et, semblant prendre en pitié l'extraordinaire
surprise qui se peignait sur les traits du dragon,
elle ajouta :
— Je dois peut-être ajouter, Monsieur, que je
suis d'origine russe, aflh que vous n'ayez plus à
redouter ni moi, ni mon présent.
L'officier avait mis pied à terre. Il s'inclina res-
pectueusement devant Aurore, qui venait de des-
cendre avec moi d'automobile.
— Lieutenant de Coigny, du 11* dragons, de
Longwy, dit-il.
Je me présentai. Nous nous serrâmes la main.
— Vous revenez de loin, mon cher camarade.
Qu'allons-nous faire de vous?
— Vous avez bien un cheval à lui prêter, dit la
grande-duchesse. Maintenant, si j'ai un conseil à
vous donner, conduisez-le vite près de vos auto-
rités civiles ou militaires. Il arrive d'Allemagne,
il sait des choses qui pourront être utiles à ce
pays où les fleurs sont jolies, mais où on me paraît
se garder assez mal.
Elle regardait en disant ces mots un bouquet
d'églantines sauvages qui pendaient le long de la
ravine. M. de Coigny, en attirant à lui les bran-
ches les plus fleuries, fit une gerbe rose qu'il
tendit à la grande-duchesse.
— Merci, Monsieur, dit-elle, avec un sourire
charmant, au jeune homme que son incroyable
beauté laissait fasciné. Voulez-vous être assez
aimable pour faire ranger vos chevaux? La route
286 KŒNIGSMARK
est étroite, et il faut que je fasse virer ma voiture.
Alors, j'éclatai en sanglots.
Toute mon indifférence de la nuit, toute l'émo-
tion subite que je venais de ressentir en pénétrant
en France, cela disparaissait, n'existait plus. Je
ne pensais plus qu'à une chose : dans un quart
d'heure, pour toujours, je l'aurais perdue.
M. de Coigny avait fait éloigner ses hommes.
J'entendis la grande-duchesse qui lui disait, d'une
voix si douce :
— Excusez-le, Monsieur, il vient de supporter
des secousses nerveuses comme la guerre ne lui
en apportera jamais.
Maintenant, je sentais sa main sur mon front.
— Courage, ami, disait-elle à voix basse, mais
forte. Tu vas rentrer chez toi, dans ton pays, qui
est beau et que j'aime. Il aura besoin de toi, car
ce sera dur, plus dur que tu ne peux le croire.
Mais tu connaîtras les belles choses, les chevaux
au galop dans le soleil d'août, les enivrements
sublimes, où on ne raisonne plus, tout ce par quoi
enfin une femme comme moi peut regretter de
n'être pas un homme.
Ce sera dur, dur. Mais là-bas, par delà les fron-
tières, d'autres cavaliers se préparent, ceux qui
ont des bonnets d'astrakan, qu'on appelle les
grosses têtes, qui ont un sabre recourbé, un fouet
de plomb, et qui chargent avec un cri si terrible :
Huâ, huâ, hvA, que les plus courageux deviennent
KŒNIGSMARK 287
sliipidcs et jettent leurs armes pour mieux fuir les
cosaques de Tumène.
Songe que tu n'es pas à plaindre. Et réfléchis,
si tu en veux la certitude, sur la destinée de celle
qui va rentrer à Lautenbourg sans toi.
— Hélas, murmurais-je à travers mes larmes.
Restez, ne retournez pas là-bas. Songez à ce qui
peut vous attendre!
J'entendis sa voix devenir sifflante!
— Petit, petit, je croyais à^ mon contact que tu
aurais fini par acquérir une idée de ce qu'est la
haine. Boose est de retour. As-tu donc oublié la
cheminée de la salle des Armures, et les lettres
du Congo, et toute la mystérieuse contradiction,
et penses-tu qu'au moment où je vais percer le se-
cret du crime, j'abandonnerai le criminel?
Mes larmes redoublaient, et soudain je sentis
une immense douleur baigner mon désespoir, tan-
dis que sur mon front, une seconde, se posait un
ba'iser...
Brusquement, je me dressai, poussant un cri ter-
rible; comme un fou, je me mis à courir sur la
route jusqu'au moment oîi, ayant buté, je tombai
tout de mon long dans le fossé.
Lorsque, hagard, brisé, je me fus relevé, l'auto-
mobile n'était plus, vers l'est, qu'un imperceptible
point gris.
A Audun-le-Roman, où je fus vers sept heures,
grâce au cheval qu'un des dragons de M. de Coi-
288 RŒNIGSMARK
gny ayait mis à ma disposition, une automobile
fut immédiatement réquisitionnée et m'emporta
vers Nancy.
Je m'étais attendu à trouver la mobilisation déjà
ordonnée en France. Il n'en était rien. Alors le
souvenir des formidables préparatifs que j'avais
entrevus cette nuit et qui ne laissaient plus aucun
doute devint pour moi la plus obsédante des pen-
sées.
Je fus conduit sur-le-champ à la Préfecture et
introduit auprès du Préfet. Je lui fis un rérit aussi
détaillé que possible de tout ce que j*avaïs pw véhr
et entendre. Il m'écouta avec la plus vive atten-
tion, prenant des notes. Quand je le quittai, il
était en train de téléphoner à Paris les renseigne-
ments que j'avais pu lui fournir.
J'errai dans les rues de Nancy. Mon train par-
tait à midi.
Trop énervé pour me reposer, j'entrai dans un
café, place Stanislas. Ayant fouillé dans ma poche
pour payer, j'en retirais le portefeuille qu'y avait
mis Aurore. Jamais je ne m'étais trouvé aussi
riche qu'en cette minute où l'argent, jadis tant
désiré, n'avait quasi plus de prix pour moi.
Je passai dans une grande rue et m'arrêtai sans
savoir devant un magasin. J'entrai et y achetai la
tenue que vous me voyez encore, ne remarquant
même pas, tant mon hébétude était grande, que
la vareuse bleue avait remplacé, pour la tenue de
campagne, le dolman noir à col rouge.
KŒNIGSMARK 289
A midi, le train m'emportait vers Paris. Pour la
première fois, je vis alors ces paysages que la
retraVic nous a rendus inoubliables : Dormans,
avec son pont que nous avons traversé le 2 sep-
tembre, dans une tristesse que la date de Sedan
faisait plus effroyable, la douce route de Jaul-
gonne où nous avons poursuivi l'ennemi, C5hâteau-
Thierry sur la Marne, avec son haut château ruiné,
où, pour la dernière fois, nous avons pu dormir
dans un lit.
Il était 5 heures 20 quand le train s'arrêta en
gare de Château-Thierry. Ce fut là que j'appris la
nouvelle de la mobilisation générale. Il était main-
tenant dressé, le mur de fer et de feu par lequel
j'étais séparé de ma bien-aimée souveraine de Lau-
tenbourg.
Une pesante atmosphère d'orage régnait, sous
laquelle le grand Paris était calme cependant,
quand je débarquai à la gare de lE^-t. O ville,
j'avais jadis tant craint pour toi, quand cette ter-
rible minute \'iendrait, ton émotivité, ta passion,
ce que peut contenir de brouillon l'enthousiasme.
Et voici que cette heure avait sonné, et que le
meurtre même n'avait pas réussi à troubler ton
calme, le meurtre de celui qui préteiîdoit, à son
gré, maintenir la révolution ou la déchaîner.
Mon ordre de mobilisation avait disparu dans
l'incendie du château de Lautenbourg, mais je
m'en préoccupai peu, connaissant par cœur son
290 IvŒNIGSMARK
contenu, et étant décidé à partir dès le lendemain
matin pour Pau, rejoindre le 18" d'infanterie.
Dans une chambre d'hôtel, je revêtis mon uni-
i'orme, puis, descendant la rue Lafayetle, je me
dirigeai vers le centre de la capitale.
Les gens étaient plus fiévreux que bruyants.
Beaucoup de soldats, d'officiers comme moi déjà,
mais tous avec à leur bras une mère, une femme,
qui les regardaient avec un indicible mélange de
erté et d'émotion. Et moi j'étais seul, seul en ce
soir tragique, plus seul encore dans cette ville que
le soir où je l'avais quittée.
Où ailais-je, je ne le savais pas encore. Mais je
le compris mieux quand j'eus atteint la rue Royale
avec ses terrasses éclairées et bondées de monde.
Devant chez Weber, je pensai à Clotilde. C'est
août, elle n'a plus son renard blanc. Elle doit por-
ter une blouse de soie claire... Puis, le souvenir
de cette fille me fit horreur.
Les verdures des Champs-Elysées commençaient
à s'assombrir sous le ciel mauve. Je tournai à droite
et pris les petits allées qui, avec leurs grands
arbres et leurs casinos, font penser à une ville
d'eau. Des autom,obîles s'arrêtaient en grondant
devant des restaurants éclairés. Des chasseurs ou-
vraient les portières.
J'étais arrivé à l'avenue Gabriel, sombre comme
un tunnel de feuillage. A pas lents, je la remontai*
Une angoisse infinie secouait tout mon être. Bien-
tôt, je vis des vitres briller.
KŒNIGSMARK 291
Sur la porte d'un restaurant, je lus ce mot : Lau-
rent,
Alors, je m'assis en face, sur le banc que je
savais y être. A tâtons, mes doigts suivirent le rude
dossier de bois, se heurtant de-ci de-là, aux gros-
ses têtes rondes et plates des clous.
Soudain, ils s'arrêtèrent. Ils avaient trouvé ce
qu'ils cherchaient. Je me penchai et n'eus pas de
peine, bien que la nuit fût tout à fait venue, à
déchiffrer les trois signes, les trois lettres A.A.E.,
que la petite princesse Tumène avait jadis gravée»
là. »
EPILOGUE
— Mon histoire est finie, dit Vîgnerte.
Il se tut, et je respectai son silence. Puis peu à
peu, nous sentîmes nos deux pensées se détacher
du drame qu'il venait d'évoquer et se reporter sur
celui qui allait maintenant se dérouler devant
nous.
Il était six heures moins un quart. On ne voyait
pas encore le jour, mais on sentait qu'il ne tarde-
rait plus à naître. Derrière nous, en silence, les
quatre hommes de liaison nous avaient rejoints,
un par section.
Six heuresl... L'heure prévue pour l'attaque...
Une minute, interminable, s'écoula. Puis un im-
perceptible coup de sifflet parvint à nos oreilles.
La 22' quittait ses tranchées.
Il g avait environ trois cents mètres entre ces
tranchées et la corne de bois que nos amis avaient
pour mission de nettoyer. Trois cents mètres à
franchir, en se défilant, la plupart du temps sur le
ventre, un bon quart d'heure.
KŒNIGSMARK 29S
La nuit était froide, mais, au ciel gris, de fins
nuages, déjà cuivrés vers l'est, faisaient prévoir
une belle journée.
Ce sont des instants tragiques que ceux qui se
déroulent dans une semblable attente. Cependant
aucun de ceux qui ont réchappé de la terrible chose
n'a jamais regretté de les avoir vécus.
Soudain, un coup de feu, sec, au fond de la val-
lée. Puis deux, trois... Un petit poste allemand
qui donnait l'éveil, mais trop tard à en juger par
le temps écoulé : les nôtres devaient être sur eux.
Alors, sur notre droite, comme une toile métal-
lique qu'on déchire, la fusillade se déchaîna.
C'était la 23" compagnie qui, suivant les ordres
reçus, exécutait un feu à volonté pour fixer les
Allemands d'en face et les empêcher de porter se-
cours à leurs camarades attaqués.
Maintenant toute la ligne ennemie répondait
avec une nervosité de bon augure. Leurs balles mal
dirigées passaient très haut au-dessus de nos têies.
Seulement, par instant, une branchette hachée
tombait à côté de nous comme une feuille para-
chute de tilleul. Ceux qui ont combattu dans les
bois connaissent cette impression-là.
Ce vacarme sec durait depuis cinq minutes
quand une flamme immense monta dans le ciel,
vers notre droite, éclaboussant toutes les hauteurs
d'en face, puis s' éteignant sous une pluie de débris.
Au même instant, une détonation énorme, sourde,
retentissait.
294 KŒNIGSMARK
— Le coup a réussi, murmurai-je à Vîgnerte. Il
y avait un fourneau de mine. Ils sont arrivés à le
faire sauter.
Sur noire front, la fusillade reprenait de plus
belle. Puis brusquement, tout se tut. Une fusée, de
nos lignes, s'élevait.
Cette fusée indiquait à l'artillerie que la 22" ve-
nait de regagner sans encombre ses tranchées
que c'était à elle d'entrer en ligne* Aussitôt le tir
de barrage se déclancha.
De l'arrière, on les entendait venir maintenant,
les monstres invisibles, décrivant au-dessus de
nous leurs mortelles paraboles. Vrombissement
qui grandit, et qui semble si lent, si lent, qu'on ne
s'explique pas comment on ne peut arriver à aper-
cevoir un de ces oiseaux qui font îant de bruit.
Et c'était l'arrivée sur les tranchées ennemies,
la flamme bleue et rouge, la poussière et les dé-
bris qui montent comme une jaune colonne, puis
l'épouvantable bruit de l'éclatement.
A la jumelle, Vignerte et moi suivions les effets
du tir.
Tout à coup, j'entendis qu'on m'appelait.
C'était notre homme de liaison auprès du chef
de bataillon. Il arrivait, essoufflé d'avoir couru,
— Mon lieutenant! Mon lieutenant!
— Eh bien?
— Le chef de bataillon ! Il vous demande sut
l'heure au poste de commandement.
— J'y vais, dis- je à Vignerte. Qu'y a-t-il de non-
KŒNIGSMARK 295
veau là-bas? demandai- je à l'homme. Sais-tu si le
coup de la 22" a réussi?
— A merveille, mon lieutenant, ils n'ont perdu
que deux hommes. Ils ont fait sauter la mine,
désorganisé la tranchée, et ramené près de qua-
rante prisonniers. Du très beau travail. Mais allez
vite, le commandant est pressé.
Je pris ma course- un cheminement assez com-
mode conduisait au poste de commandement, si-
tué à quelques cents mètres en arrière. Seul, un
passage, une espèce de glacis, n'était pas défilé.
Je le franchis sans augmenter mon allure, car à
ce moment la ligne allemande, muette sous notre
bombardement, ne faisait courir aucun danger.
Le commandant m'attendait sur le seuil de sa
cabane.
— Ahl vous voilà. Excusez-moi de vous avoir
fait courir. Le succès de la 22" en est la cause.
— Qu'y a-t-il pour votre service, mon comman-
dant?
— Voilà. Vous êtes agrégé d'allemand, or, moi,
depuis Saint-Cyr, je n'ai guère pratiqué cette fi-
chue langue. Nous avons ici un prisonnier de mar-
que. J'ai vainement essayé de l'interroger. Pas
moyen de lui arracher un mot. Pourtant, il peut
nous fournir des renseignements utiles. C'est un
commandant du génie. C'est lui qui organisait la
sape qu'on vient de si bien bouleverser. Coste, qui
lui a mis la main dessus, va sûrement passer ca-
pitaine.
296 kCENlCSMARk
— Un officier supérieur qui me parlé pas fran-
çais, c'est bizarre! dis-je; vous savez que beau-
coup affectent de né pas savoir.
— Je ne l'ignore pas, c'est pourquoi je vous ai
appelé. Il ne pourra pas prétendre qu'il ne com-
prend pas l'excellent allemand dans lequel vous
allez l'interroger. Voilà le citoyen.
J'entrai dans la cabane du chef de batailion, où
le commandant allemand était gardé par deux sol-
dats de la 22", les mêmes qui l'avaient escorté de-
puis les tranchées ennemies. Leur fierté en était si
grande qu'ils ne purent s'empêcher de fixer pour
moi ce point d'histoire.
— D'un coup de revolver, il a démoli le pauvre
Labourdette. Mais, avec le lieutenant Cosle, or. lui
est tombé dessus.
C'était un homme d'une quarantaine d'années,
aux geu?c bleus et froids, à la physionomie dure et
intelligente. Il répondit à peine au salut que je lui
adressai en entrant.
Je lui posai, sans aucun succès, quelques ques-
tions.
— Monsieur, finit-il par dire dans le français le
plus correct, comme je lavais prévu, à quoi rime
cet interrogatoire? Je ne pourrai vous dire que des
choses sans importance, comme mon nom, dont
vous n'avez cure. Quant à des renseignements mi-
litaires, je suis officier, vous aussi. Si vous étiez à
ma place, vous ne diriez rien, n'est-ce pas? Souf-
frez que fen agisse de même.
KŒNIGSMARK 207
Et il se renferma dans le mutisme le plus dédai-
gneux.
— Nous n'en tirerons rien, dis-je au comman-
dant. N'aimit-il pas un seul papier sur lui, quand
on l'a arrêté?
— Rien du tout^ répondit piteusement mon
chef.
— Vous n'avez rien trouvé? dis-je aux soldats.
— Rien, mon lieutenant, sauf cela, répondit l'un
d'eux en tirant de sa capote un papier froissé.
Mais c'est tout déchiré et il n'y en a pas long.
— Donnez tout de même, dis-je.
Ecrit au crayon, à demi effacé, le lambeau de
feuille qu'il me tendit était un brouillon de lettre.
Dès que j'y eus jeté les yeux, une véritable com-
motion électrique me secoua.
Le prisonnier me dévisageait d'un regard nar-
quois.
Je marchai sur lui avec colère.
— Je sais votre nom, maintenant, Monsieur, lui
dis-je.
— Cela m'étonne beaucoup, répondit-il avec in-
solence, car le papier que vous avez en votre pos-
session n'est pas signé, et vous n'êtes pas sorcier.
■— Misérable, lui dis-je en éclatant, vous vous
appelez Ulrich de Boose, et vous êtes l'assassin
du grand-duc Rodolphe de Lautenbourg-Detmold.
Une pâleur mortelle avait envahi son visage. Ses
mains se raidirent. Il eut pourtant la force de dire
d'une voix tremblante :
298 KŒNIGSMARK
— Monsieur le commandant, je proteste contre
le traitement qu'on m'inflige. Veuillez empêcher
votre lieutenant d'insulter un adversaire prison-
nier. C'est tout à fait indigne.
— Foutez-moi la paix ! hurla mon chef. Maii
^ pardieu, lieutenant, qu'est-ce que toute cette /lis-
toire? Que contient ce papier?
Je me remettais à peine de mon émotion.
— Excusez-moi, mon commandant, murmurai-
je. Je ne me sens pas capable de vous expliquer...
Mais voulez-vous être assez bon pour envoyer
chercher immédiatement le lieutenant Vignerte?
U sait qui est cet homme, il vous dira tout.
— Je veux bien, maugréa le chef de bataillon.
En voilà une affaire!
Et il donna l'ordre.
Au nom de Vignerte, V Allemand avait blêmi
davantage. Il me jetait des regards furieux. Si les
deux soldats ne l'avaient pas solidement maintenu,
il se serait élancé sur moi pour essayer de mie
ravir le papier que j'étais en train de relire avec
un peu plus de calme :
Une dernière fois, y était-il dit, je vous répète ceci :
je connais trop votre façon d'en user avec les autres
pour ne pas deviner celle que vous voulez appliquer à
mon égard. J'ai accepté de partir pour la guerre. Mais
elle se prolonge; tous les jours, je risque de n'en pas
revenir. C'est votre désir sans doute : après le gr^nd-duc,
après la grande-duchesse, moi, n'est-ce pas? Et désor-
mais vous serez tranquille... Je ne suis pas si sot. Si
d'ici quinze jours, je ne suis pas rappelé en arrière,
affecté 'a un ctgt-rna|or avec i'avancement que je crois
KŒNIGSMÂRK 299
devoir attendre de raes services, je vous annonce ceci :
un récit détaillé de la chose sera publié, par les soins
d'amis à moi, dans autant de journaux neutres ou enne-
mis qu'il le faudra, adressé à toutes les personnes dont
vous avez à redouter l'édification. Et je puis vous certi-
fier qu'on y ajoutera d'autant plus foi que ces docu-
ments contiendront un spécimen d'une écriture qu^
vous connaissez bien.
Cette dernière phrase était rédigée dans une
écriture absolument différente de celle du reste
de la lettre. L'une fine et déliée, l'autre énergique
et forte. Les deux, cette nuit, j'avais pu les exami-
ner. L'une était celle des lettres écrites du Came-
roun par le grand-duc Rodolphe, l'autre celle du
plan de voyage retrouvé dans les Mittheilungen.
Tout était clair, maintenant, horriblement clair,
— Vignerte va savoir enfin, pensai-je avec un
transport de joie.
Et soudain une sueur me glaça les tempes :
cette science, de quel prix allait-il la payer? La
grande-duchesse I Malheureux que j'étais, je
n'avais plus pensé qu'elle aussi...
— Il ne faut pas! il ne faut pas, murmurai-je,,.
Trop tard.
— Yoilà le lieutenant, dit notre commandant
qui, du seuil de sa cabane, surveillait l'horizon.
C'en était fait. L'irréparable allait s'accomplir,
j Le jour naissait, couvrant de rose et de bleu la
campagne. Sur un arbuste dévasté, un Din.^on
chanta.
Dans le ravin, en bas, f aperçus à mon tour
Vignerte. Il en gravissait scms hâte la ^pente. Je
300 KŒNIGSMARK
voyais son long corps souple; puis, peu à peu, sa
fine tête brune se distingua,
— Mon Dieu! m' écriai- je.
— Voyons, me dit le commandant, Monsieur,
êtes-vous devenu tout à fait fou?
Maintenant Vignerte n'était plus qu'à une cen-
taine de mètres de nous. Je le vis allonger le pas,
pour franchir le glacis non défilé qui le séparait
encore de Vabri du commandant.
Alors, du fond nacré de l'horizon, un bruit hor-
rible naquit, puis grandit en soufflant. Une masse
invisible s'approchait dans le ciel blanchissant,
avec la trépidation d'un train entrant en gare.
Cela grandissait, grandissait, et nous comprenions
que ce serait sur nous qu^allait aboutir la diabo-
lique parabole.
Comme de petites grenouilles, de-ci, de-là, on
voyait les soldats bondir dans leurs trous.
Surpris juste au milieu du glacis dénudé, Vi-
gnerte s'était arrêté. Continuer, revenir\- nous
sentîmes sa fatale indécision.
La chose faisait maintenant un bruit de ton-
nerre.
— Vignerte! criai- je éper dûment. Couchez-vous^
pour Dieu, couchez-vous! .
Une seconde encore, je l'aperçus. Il ne bougeait
plus. Tout droit, face à l'ouragan, avec un mince
sourire consentant et extasié, il contemplait l'aU"
rore.
Alors, ce fut l'écrasement.
KŒMGSMARK 301
Une grêle de pierres et d'acier s'abattit sur le
toit de l'abri où, d'un geste brusque, mon chef de
bataillon m'avait entraîné avec lui. Quand la si-
nistre pluie eut cessé, les yeux agrandis d'horreur,
nous regardâmes.
..Au flanc du talus, il ij avait à présent un énorme
entonnoir noirâtre, avec, sur le bord gauche, de
pauvres débris rouges et bleus.
Ainsi mourut, le 31 octobre WU, le lieutenant
Vignerte, pour avoir aimé la grande-duchesse Amr-
Tore de Lautenbourg-Detmold»
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Benoît, Pierre
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