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Full text of "Koenigsmark"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/koenigsmarkOObeno 


KŒNIGSMAHK 


|DU    MEME   AUTEUR 


Diadumène.  Poèmes.  Oudin,  49J4. 


Copyright  by  Emilc-Paui  frères,  i918 


PIERIIE    Bb^NOIT 


KŒNIGSMARK 


PARIS 
EMILE-PÀUL     FRÈRES,     ÉDITEUR 

100,  rue  du  Faubourg-Saint-IIonoié,  100 
Place.  Beauvau 


JUSrU'CATION'   au  TtRA-iE 


m,  7  7 1- 

Ihùz 

Ces  vieux  cluUeaux  de  la  Saxe 
galante  et  du  Hanovre  électoral, 
ces  gothiques  palais,  mornes  et 
silencieux  au  dehors,  féeriques  au 
dedans,  avec  leurs  lambris  d'or 
massif,  leurs  tentures  de  brocart, 
leurs  lourdes  portières  de  tapis- 
series, quel  étrange  et  fantastique 
spectacle  ne  deviennent-ils  pas 
pour  nous  ?  La  tragédie  s'y  confond 
avec  la  pastorale;  à  chaque  porte 
heurte  lintrigue;  le  long  des  cor- 
ridors à  demi  éclairés,  l'amour 
mone  sa  sarabande... 

B-LAZE    DR    BURY. 


AVANT-PROPOS 


Longtemps,  j'ai  hésité  à  rendre  à  la  vie  le 
dépôt  que  je  tenais  de  la  mort.  Et  puis,  son- 
geant que  le  lieutenant  Vignerte  et  celle  qu'il 
aima  sont  rentrés  dans  l'ombre  éternelle,  j'ai 
pensé  qu'il  n'y  avait  plus  aucune  raison  de  faire 
le  silence  sur  les  tragiques  événements  dont 
fut  le  théâtre  dans  les  moii  qui  précédèrent 
immédiatement  la  grande  guerre,  la  cour  alle- 
mande de  Lautenbourg-Detmold. 

P.  B. 


Au  Docteur  Léon  LASGOUTX 


KŒNIGSMARK 


PROLOGUE 


—  Rompez  les  faisceaux. 

D'elle-même,  avec  cette  habitude  qui  économise 
les  commandements,  la  masse  sombre  de  la  com- 
pagnie fit  à  droite  par  quatre. 

La  nuit  tombait,  désolante  et  froide,  striée  de 
longues  raies  liquides.  Il  avait  plu  tout  le  jour.  Au 
milieu  de  la  clairière,  des  flaques  d'eau  reflélaientf 
encore  pâles,  le  ciel  vert  de  gris. 

Un  ordre  tomba  :  En  avant. 

La  petite  troupe  se  mit  en  marche.  J'étais  en 
tête. 

A  la  lisière  du  bois  se  dressait  un  pavillon,  sorte 
de  folie  dix-huitième  siècle;  deux  ou  trois  obus  à 
peine  en  avaient  ébréché  les  ailes.  Les  lustres  de  la 
grande  pièce  du  rez-de-chaussée,  multipliés  dans 
les  glaces,  étincelant  à  travers  les  hautes  vitres, 
rendaient  plus  sinistre  et  plus  noire  cette  nuit  des- 
cendante d'octobre. 

Cinq  ou  six  ombres,  avec  de  longues  pèlerines,  «e 
profilaient  au  dehors  sur  cette  lumière. 

—  Quelle  compagnie,  lieutenant  ? 


2  KŒNIGSMARK 

—  24'  du  218",  mon  général. 

—  Vous  prenez  les  tranchées  au  Blanc-Sablon  ? 

—  Oui,  mon  général. 

—  Bien.  Dès  que  votre  monde  sera  casé,  vous 
irez  chercher  les  ordres  au  poste  de  commande- 
ment. Votre  chef  de  bataillon  les  a...  Et  bonne 
chance. 

—  Merci,  mon  général. 

Dcms  l'obscurité,  les  hommes  avaient  d'extraor- 
dinaires silhouettes  de  bossus,  courbés  sur  leurs  hâ- 
tons, avec,  au  dos,  l'étonnant  chargew.ent  des  sacs 
où  ils  avaient  brelés  les  objets  les  plus  hétéroclites. 
La  tranchée  est  une  île  déserte.  Sait-on  de  quoi  on 
y  aura  besoin?  Aussi  les  soldats  y  emménagent-ils 
tout  ce  qui  est  trans portable. 

Ils  observaient  un  silence  grave  et  bourru,  le  si- 
lence qu'on  garde  en  allant  occuper  un  secteur  dont 
on  n'a  pas  l'habitude.  Et  puis,  le  Blanc-Sablon 
avait  mauvaise  réputation.  La  tranchée  ennemis 
était  assez  éloignée,  sans  doute, —  trois  ou  quatre 
cents  mètres,  —  mais  la  naiure  du  terrain  n'avait 
permis  de  creuser  que  de  déplorables  abris,  sans 
cesse  effondrés,  maintenus  à  grand'peine  avec  des 
rondins.  En  outre,  c'était  un  lieu  boisé,  raviné,  où 
l'on  ne  voyait  pas  à  cinquante  mètres  devant  soi. 
Et  rien  n'est  énervant,  à  la  giierre,  comme  le  mys- 
tère de  l'invisible. 

Une  voix  dit  : 

—  Qui  sait  si  au  moins  on  pourra  allumer  les 
bougies? 


KŒMGSMARK  • 

Allumer  les  bougies,  cela  veut  dire  jouer  aux, 
cartes.  On  le  peut,  quand  les  trous  sont  su/}îsam~ 
ment  profonds,  avec  de  bonnes  toiles  de  tente  pour 
en  voiler  l'entrée. 

Un  autre  murmura  : 

—  Pour  combien  de  temps  descend-on  là-bas  ? 

Cette  question  demeura  sans  réf.onse.  En  oc- 
tobre WH,  la  guerre  n'était  pas  encore  devenue 
une  chose  administrative,  avec  relèves  fixes,  per- 
missions... On  ignorait  le  nombre  de  jours  qu'on 
resterait  dans  de  mauvaises  tranchées,  qu'on  ne 
pouvait  se  résoudre  à  améliorer  :  ce  n'est  pas  la 
peine.  Il  y  a  déjà  un  mois  qu'on  est  arrêté.  Avant 
la  fin  de  la  semaine,  on  sera  sûrement  reparti  de 
V  avant. 

De  mon  bâton,  je  fouillais  le  sentier  forestier, 
éclairé  à  trois  pas  par  la  pauvre  lanterne  qu'un  sol- 
dat cachait  sous  sa  pèlerine.  C'est  une  chose  redou- 
table que  d'être  guide,  dans  la  forêt,  dans  la  nuit, 
sur  un  chemin  inconnu.  Derrière  vous,  les  hommes, 
les  chefs  eux-mêmes,  suivent  comme  des  moutons, 
attentifs  seulement  à  ne  pas,  dans  un  arrêt  brusque, 
venir  se  cogner  le  nez  contre  le  sac  de  son  prédé- 
cesseur, qui  est  tout  leur  horizon.  Les  autres  pou- 
vaient penser  à  la  relève,  à  leur  partie  de  cartes, 
à  chez  eux,  à  n'importe  quoi...  Moi,  je  n'avait 
qu'un  souci  :  ne  pas  fourvoyer  cette  foule  aveugle. 

Pas  d'autre  bruit  que  le  piétinement  sourd  qui 
serpentait  indéfiniment  derrière  moi.  Les  arbres 
cu-dessus  de  nous  faisaient  un   dôme   noir.  De^ 


4  KŒNIGSMARK 

*fînps  en  temps,  en  passant  dans  une  clairière,  on 
levait  la  tête;  mais  le  ciel  était  aussi  sombre  que  la 
voûte  des  branches. 

—  Où  est  le  lieutenant  ? 
-En  talc,  mon  lieutenant. 

Une  main  se  posa  sur  mon  épaule  :  celle  de 
Vignerfe. 

Depuis  que  notre  capitaine,  après  Craonne,  nous 
avait  quittés  pour  être  chef  de  bataillon  dans  un 
autre  régiment,  Raoul  Vignerte,  plus  ancien  que 
moi,  avait  pris  le  commandement  de  la  compagnie. 
C'était  un  garçon  de  vingt-cinq  ans,  mince,  avec 
une  admirable  tête  brune.  Deux  mois  de  guerre 
nous  avaient  liés  plus  que  n'auraient  pu  le  faire 
dix  ans  de  paix.  Sans  nous  connaître  avant  l'août 
de  191^,  nous  n'en  avions  pas  moins  des  souvenirs 
communs.  J'étais  béarnais,  il  était  landais.  J'avais 
préparé  en  Sorbonne  l'agrégation  d'allemand.  Il  y 
avait  préparé  deux  ans  plus  tard  l'agrégation  d'his- 
toire. Tour  à  tour  gai  et  taciturne,  il  était,  en 
toutes  cirocnstances,  un  merveilleux  commandant 
de  compagnie.  Les  soldats  le  trouvaient  parfois  un 
peu  distant,  un  peu  lunatique,  mais  ils  aimaient  sa 
tranquille  bravoure,  le  souci  constant  où  il  était 
de  leur  bien-être.  Vignerte  ne  dormait  pas,  comme 
moi,  avec  les  hommes.  Mais  ceux-ci  savaient  que, 
s'il  l'habitait  seul,  c'était  toujours  l'abri  le  plus 
démoli,  le  moins  riche  en  paille,  le  plus  exposé 
qu'il  choisissait. 


KŒNIGSMARK  5 

A  mon  égard,  il  n'y  avait  pas  une  attention 
qu'il  n'eût,  pour  me  faire  oublier  que,  plus  jeune 
de  deux  ans,  il  était  mon  chef.  Pour  ma  part, 
enchanté  d'avoir  à  obéir  à  un  tel  camarade,  j'étais 
en  outre  ravi  d'échapper  à  la  responsabilité  de  tous 
les  instants  qu'est  celle  d'un  commandant  de  com- 
pagnie. L'établissement  des  états,  les  discussions 
avec  le  sergent-major  et  le  fourrier,  la  comptabilité, 
si  réduite  qu'elle  soit  en  campagne,  ne  m'auraient 
que  médiocrement  réjoui.  Vignerte  qui,  pendant  la 
retraite,  n'avait  pas  dormi  une  heure  par  nuit,  qui 
était  sorti  le  dernier  de  Guise  en  flammes  et  rentré 
le  premier  dcms  la  Ville-au-Bois  rasée,  ce  même 
Vignerte  s'acquittait  des  plus  infîmes  détails  avec 
une  activité  méthodique.  Par  moment,  quand  je 
voyais  ce  charmant  intellectuel  mettre  à  ces  insnp- 
portables  besognes  toute  son  attention,  il  m'était 
arrivé  de  penser  :  Quel  dérivatif  cherche-t-il?  A 
quelles  idées  noires  veut-il  donc  se  soustraire?... 
Alors,  comme  redoutant  d'être  deviné,  il  venait  à 
moi  avec  quelque  plaisanterie,  et  le  régiment  ne 
comptait  pas  de  la  journée  de  compagnon  plus  gai, 
plus  insouciant. 

Ce  soir,  il  était  dans  ses  heures  de  gravité.  Quoi 
d'étonnant,  avec  la  charge  de  répondre  de  deux 
cent  cinquante  hommes,  dans  un  nouveau  secteur? 
Et  puis,  il  avait  peut-être  des  ordres  que  j'ignorais 
encore. 

—  Où  en  sommes-nous?  me  demanda-t-il. 

^—  Encore  dix  minutes  de  marche  pour  arriver 


6  KŒNIGSMARi; 

au  poste  de  commandement,  dis-je.  Et,  plus  bas,  je 
l'interrogeai  :  Y  a-t-il  du  nouveau? 

—  Une  compagnie  du  bataillon  doit,  je  crois, 
effectuer  une  opération.  Mais  ce  n'est  pas  à  notre 
tour  de  marcher.  D'ailleurs,  je  vais  rester  au  poste 
de  commandement.  Vous  ferez  la  relève  sans  nwi. 
J'arriverai  un  quart  d'heure  après,  avec  les  ordres. 

V  C'était  vraiment  un  endroit  lugubre,  que  ce 
,BIanc-Sablon.  Au  flanc  d'un  ravin,  une  forêt  naine, 
défoncée  d'obus,  avec  des  saillants  boisés,  des  trous 
d'ombre  et,  devant,  un  chemin  barricadé  de  bran- 
chages qui  fdait  vers  le  village  occupé  à  quelques 
cents  mètres  par  l'ennemi. 

Les  soldats,  muets  jusqu'alors,  ne  purent  se 
défendre  de  brefs  commentaires. 

—  Eh  bien,  vrai  '  C'est  du  propre.  Ça  n'arrive 
qu'à  nous,  ces  endroits-là... 

—  Silence! 

La  rdève  a  quelque  chose  d'une  figure  de  cotil- 
lon. Commandant  de  compagnie,  chefs  de  sections, 
caporaux,  soldats  doivent  immédiatement  trouver 
leur  vis-à-vis,  le  commandant,  le  chef  de  section, 
le  caporal,  le  soldat  dont  chacun  a  à  prendre  la 
place.  Cela  s'opère  en  cinq  minutes,  sans  brait, 
:ùnon  l'artillerie  ennemie  aurait  tôt  fait  de  pren- 
dre sous  son  feu  ces  hommes  entassés,  dont  la  moi- 
tié n'est  pas  abritée,  et  de  les  ajiéantir. 

Le  silence,  relativement  aisé  à  obtenir  de  ceux 
qui  arrivent,  s'obtient  beaucoup  moins  aisément  de 
ceux  qui  partent.  La  joie  de  bientôt  dormir  à  l'abri, 


KŒNIGSMARK  7 

de  ss  reposer  quelques  jours  à  l'arrière,  les  rend 
loquaces.  Ils  donnent  des  conseils  à  leurs  succes- 
seurs : 

—  El  puis,  ne  te  risque  pas  à  ce  créneau.  Il  y  a 
un  citoijen  qui  m'en  veut,  en  face.  J'y  ai  tiré  trois 
fois  dessus,  aujourd'hui;  s'il  n'est  pas  mort,  il  doit 
vouloir  se  venger.  Alors... 

—  Silence,  donc! 

Vraiment,  quel  ignoble  secteur  :  quatre,  cinq 
petits  postes  à  fournir,  douze  sentinelles,  sans 
compter  les  patrouilles.  Ah!  mes  pauvres  diables 
ne  vont  pas  pouvoir  beaucoup  dormir. 

—  Au  revoir,  monsieur. 

—  Au  revoir,  et  merci  de  votre  amabilité. 
C'est  l'officier  de  IcLcompagnie  relevée  qui  prend 

congé  :  la  rumeur  s'efface  dans  le  bois. 

Il  était  temps  :  voici  la  lune. 

Triste,  embuée  de  brouillard  Jaune,  elle  roule  au 
milieu  d'un  floconnemcnt  gris. 

Elle  éclaire  le  navrant  paysage  blanchâtre,  les 
troncs  déchiquetés,  les  glaises  labourées.  Les 
hommes  ont  disparu  dans  leurs  abris.  Les  senti- 
nelles inclinent  vers  la  terre  leur  fusil  dont  il  ne 
faut  pas  que  reluise  la  baïonnette.  Derrière  nous, 
de  petits  tertres  aplatis,  avec  de  touchantes  grilles 
de  bois  tordu,  hantes  comme  la  main,  surgissent. 

Ce  sont  les  tombes. 

Les  soldats  ne  les  ont  pas  vues.  Tant  mieux!  Il 
est  préférable  qu'ils  ne  les  aperçoivent  que  demain, 


8  KŒNIGSMARK 

au  jour,  quand  ils  seront  habitués,  quand  le  soleil 
versera  sur  noire  monde  sa  relative  gaieté. 


* 

** 


Mes  cinq  petits  postes,  mes  douze  sentinelles  sont 
placés.  La  compagnie  est  installée  dans  ses  taupi- 
nières. La  moitié  qui  n'est  pas  de  veille  ronfle  déjà. 

Avec  deux  hommes  de  bonne  volonté  —  on  en 
trouve  toujours  d'éveillés  et  de  curieux  —  je  pars 
en  patrouille. 

—  Vous  direz  au  lieutenant  Vignerte  que  je  suis 
allé  faire  la  liaison  avec  la  23%  —  qu'il  m'attende 
dans  mon  abri.  Je  serai  de  retour  dans  un  quart 
d'heure. 

Nous  nous  coulons  le  long  des  haies.  A  inter- 
valles réguliers,  une  chandelle  lumineuse  s'élève  de 
la  tranchée  allemande,  et  retombe  dans  un  halo 
bleu  et  blafard. 

—  Qui  vive! 

—  Masséna. 

—  Melun. 

—  C'est  l'officier  de  la  24*  qui  vient  faire  la  liai- 
son. Rien  de  nouveau  chez  vous? 

—  Non,  mon  lieutenant.  Si  ce  n'est  qu'on  s'est 
accroché  avec  une  patrouille  allemande.  C'est  les 
coups  de  fusil  que  vous  avez  entendus  tout  à 
l'heure.  On  en  a  tué  un. 

Un  corps  gît  dans  l'herbe.  Je  me  penche.  Sur  la 
patte  d'épaule  il  y  aie  n"  182. 


KŒNIGSMARK  ^^ 

—  Et  ses  papiers?  '     ^"^ 

—  Le  capitaine  les  a. 

—  Bien.  Vous  avez  notre  petit  poste  de  dron 
à  cent  mètres,  ici,  dans  le  boqueteau...  Ahl  à  deux 
heures,  une  patrouille  passe.  Pas  de  blagues,  n'est- 
ce  pas? 

—  Bien,  mon  lieutenant. 

—  Au  revoir. 

Je  trouve  en  rentrant  Vignerte  dans  mon  abri. 
Il  fume  une  cigarette. 

Je  lui  demande  :  Rien  de  nouveau? 

—  Rien,  me  répond-il,  du  moins  pour  cette  nuit. 
Par  exemple  la  22"  va  peut-être  écoper.  Il  y  a, 
devant  elle,  une  corne  de  bois  où  nous  avons  de 
bonnes  raisons  pour  croire  qu'on  mijote  une  sape. 
La  22'doit  aller  voir,  et  mettre,  si  possible,  du  dé- 
sordre dans  ce  travail.  A  six  heures  du  matin,  une 
section  part;  le  reste  suit  pour  appuyer  le  coup  de 
main.  Dès  que  les  détonations  retentiront,  la  23" 
doit  donner  de  la  mousqueterie  sur  la  tranchée  en 
face  pour  la  fixer.  Nous,  nous  n'avons  à  bouger 
que  si  les  choses  se  gâtent.  Mais  en  tout  cas,  la  23' 
contre-attaque  avant  nous.  Donc,  nuit  calme.  Et 
vous,  rien  de  nouveau? 

—  La  compagnie  est  installée,  dis-je.  Si  mal, 
d'ailleurs,  que  je  suis  sûr  qu'il  n'y  a  pas  à  se  mé- 
fier. Il  y  en  aura  toujours  une  bonne  partie  d'éveil- 
lée. J'ai  fait  la  liaison  à  droite;  là,  rien  d'important 
non  plus,  si  ce  n'est  qu'ils  ont  eu  maille  à  partir 
avec  une  patrouille  allemande.  Ils  en  ont  démoli  un. 


„  KŒNIGSMARK 

.     ihl  dit  Vîqnerte.  Un  fantassin.  Un  chasseur? 
ail  jov  ^  ' 

Un  fantassin.  Infanterie  prussienne,  182*  re- 
lient. 

—  Je  suis  curieux,  dit  mon  camarade,  de  savoir 
d'où  viennent  les  gens  que  nous  avons  en  face  de 
nous. 

En  disant  ces  mots,  il  tirait  un  petit  mémento 
Lavauzelle  : 

—  160",  Posen  —  180%  Altona  —  182%  Lippe  — 
182%  Lautenbourg...  Lautenbourg... 

—  Eh  bien? 

Il  répéta  encore  : 

—  Lautenbourg. 

—  Vous  connaissez  cela,  Lautenbourg  ?  dis-je, 
un  peu  étonné  par  le  son  de  sa  voix. 

—  Oui,  répondit-il  gravement.  Vous  êtes  bien 
sûr  du  numéro? 

—  Mais  oui,  dis-je,  un  peu  impatienté.  Et  puis, 
qu'est-ce  que  cela  peut  faire  ?  De  Lautenbourg  ou 
d'ailleurs  ! 

—  Evidemment,  murmura-t-il.  Qu'est-ce  que 
cela  peut  faire! 

Je  le  regardai,  d'autant  plus  facilement  qu'ab- 
sorbé comme  il  était,  il  ne  prêtait  aucune  atten- 
tion à  moi. 

—  Vignerte,  lui  dis-je,  qu'y  a-t-il?  Vous  ne  me 
paraissez  pas  normal.  Quelque  mauvaise  nouvelle? 

Mais  déjà  il  s'était  repris,  et  haussant  les 
épaules  : 

—  Mon  pauvre  amiJ  Une  mauvaise  nouvelle?  Et 


KŒNIGSMARK  11 

de  qui,  s'il  vous  plaît?  Je  suis  seul  au  monde.  Vous 
le  savez  bien. 

—  C'est  égal,  insistai-je.  Vous  êtes  nerveux  ce 
soir.  Je  préfère  que  vous  restiez  avec  moi.  Vous 
pouvez  établir  où  vous  voulez  votre  poste  de  com- 
mandement. 

—  Il  est  vrai,  interrompit-il,  je  suis  un  peu  ner- 
veux. Quelle  heure  est-il? 

—  Sept  heures. 

—  Eh  bien,  jouons  aux  cartes. 

La  proposition  était  si  inattendue  de  sa  part  que 
les  deux  soldats  que  j'avais  pour  compagnons  levè- 
rent la  tête,  abasourdis.  Jamais,  à  la  compagnie,  on 
n'avait  vu  le  lieutenant  Vignerte  toucher  une  carte. 
—  Holà!  dit-il,  vous  deux,  Damestoy,  Henri- 
quez,  vous  avez  des  cartes,  n'est-ce  pas? 

Ils  firent  un  signe  a/firmatif.  Comment  n'au- 
raient-ils  pas  eu  de  cartes. 

—  A  quoi  savez-vous  jouer? 

—  A  la  bourre,  mon  lieutenant. 

—  Eh  bien.  .  jouons  à  la  bourre. 

Ce  fut  une  étrange  partie.  Au  bout  d'une  heure, 
Vignerte  avait  été  copieusement  bourré.  Les  deux 
pauvres  soldats  se  regardaient  ahuris,  se  deman- 
dant ce  qu'il  y  avait  de  plus  extraordinaire  dans 
leur  aventure,  de  l'honneur  que  leur  avait  fait  le 
lieutenant  Vignerte,  ou  de  la  somme  —  une  dizaine 
de  francs  —  qu'ils  lui  avaient  gagnée. 

Je  le  regardai  avec  de  plus  en  plus  d'inquiétude. 

Nerveusement  il  jeta  les  cartes. 


12  KŒNIGSMARK 

—  Ce  jeu  est  stupide;  il  est  huit  henréa,  Je  uma 
surveiller  la  première  relève. 

—  Je  vous  accompagne. 

Je  n'oublierai  jamais  cette  nuit.  Le  ciel  peu  à 
peu  s'était  dépouillé  de  sa  toison  de  nuées.  La  lune, 
presque  en  son  plein,  brillait  dans  l'azur  bleu  et 
froid.  Sous  elle,  entre  les  groupes  sombres  des  bo- 
queteaux, le  sable  et  les  tranchées  faisaient  de  lon- 
gues traînées  blanches. 

L'ascension  des  fusées  lumineuses,  devenues 
inutiles,  s'était  arrêtée. 

Un  grand  silence  régnait.  Par  moment,  une  balle 
perdue,  avec  un  bourdonnement  aigu,  passait  près 
de  nous.  Et  Von  entendait,  après,  la  détonation  du 
fusil,  là-bas,  dans  la  vallée. 

A  voix  basse,  nous  échangions  le  mot  avec  nos 
sentinelles,  les  unes  aplaties  dans  un  trou  d'obus, 
les  autres  accroupies  derrière  un  buisson.  La  com- 
pagnie était  déployée  sur  un  front  immense  :  cinq 
cents  mètres  au  moins.  L'inspection  nous  en  prit 
une  bonne  heure. 

Quand  nous  fûmes  au  bout,  Vignerte  me  de- 
manda : 

—  Où  est  le  dernier  poste  de  la  23'  ? 

Nous  g  allâmes.  Les  quatre  soldats  étaient  en 
train  d'enterrer  aussi  profondément  que  possible 
le  corps  de  l'Allemand  tué  tout  à  l'heure. 

D'un  geste,  Vignerte  les  écarta  et,  se  penchant 
sur  la  fosse,  il  fouilla  le  sable  qu'ils  étaient  en 
train  de  rejeter.  Le  cadavre  apparut. 


KŒNIGSMAUR  13 

—  1S2'.  C'est  bien  cela,  miirmura-t-iî. 
Puis  iî  me  dit  avec  un  frisson  : 

—  Rentrons,  je  commence  à  avoir  froid. 


Damestoy  et  Henriquez  dormaient  dans  la  ca- 
hute on  étaient  venus  les  retrouver  les  trois 
hommes  de  liaison.  Avec  la  grande  déférence  des 
soldats,  ils  nous  avaient  arrangé  la  meilleure  place. 
Deux  trous  dans  une  paille  abondante,  sous  un 
amas  de  couvertures  brunes. 

La  respiration  enfantine  de  ces  braves  gens  rom- 
pait seule  le  silence  et,  par  moment,  le  petit  piaule- 
ment d'un  de  ces  minuscules  mulots  attiré  par  la 
paille  toute  pourvue  encore  d'épis.  Je  ne  voyais  pas 
Vignerte,  étendu  à  mon  côté,  mais  je  le  sentais  qui 
ne  dormait  pas.  La  porte  de  la  cahute  s'ouvrait  en 
un  trou  bleu  sur  le  firmament,  au  fond  duquel  pen- 
dait, comme  une  larme,  une  étoile  d'argent. 

Une  heure  passa  ainsi,  peut-être.  Vignerte 
n'avait  pas  bougé.  Il  avait  dû  s'endormir,  ce  mys- 
térieux camarade  que  la  guerre  m'avait  envoyé. 
Pourquoi  était-il  si  troublé,  ce  soir?  Quel  souve- 
nir était  venu  usurper  une  pensée  qu'il  pliait  sau- 
vagement aux  mille  détails  de  la  guerre,  comme 
pour  l'empêcher  de  vagabonder  à  travers  des 
mondes  interdits?... 

Et  soudain,  j'entendis  un  grand  soupir,  tandis 
qu'une  main  saisissait  la  mienne. 


14  KŒNIGSMAÎIK 

—  Vignerte,  pour  Dieu,  qu'aucz-vous? 

Je  n'eus  d'autre  réponse,  qu'un  serrement  plus 
convulsif  de  sa  main. 

Alors,  je  brûlai  mes  vaisseaux. 

—  Mon  ami,  mon  cher  ami,  vous  savez  si  j'ai  le 
droit  de  vous  donner  ce  titre.  Eh  bien,  ne  me  lais- 
sez pas  avec  cette  inquiétude  sur  votre  compte. 
Vous  souffrez,  ce  soir.  Dites-moi  votre  souffrance. 
Si  nous  étions  à  Paris,  n'importe  où,  je  n'en  use- 
rais pas  avec  cette  indiscrétion.  Mais  telle  confi- 
dence qui  nous  ridiculiserait  ailleurs  ici  devient 
sacrée.  Nous  allons  peut-être  nous  battre  demain, 
Vignerte!  Demain,  peut-être,  quatre  soldats  nous 
creuseront  la  fosse  de  sable  où  dort  maintenant 
l'Allemand,  de  tout  à  l'heure.  Ne  me  parlerez-vous 
pas,  Vignerte,  ne  me  direz-vous  pas,.. 

Je  sentis  sa  main  mollir  dans  la  mienne. 

—  Ce  serait  long,  mon  pauvre  ami.  Et  compren- 
drez-vous?  Je  veux  dire  :  ne  me  prendrez-vous  pas 
pour  une  sorte  de  fou? 

—  Je  vous  écoute,  dis-je  impérieusement. 

—  Allons,  soit.  Aussi  bien  ces  souvenirs  m' étouf- 
fent, et  vraiment  il  en  est  qu'il  serait  égoïste  d'em- 
porter avec  moi.  Tant  pis  pour  vous,  vous  ne  dor- 
mirez pas  cette  nuit... 

Et  voici  donc  la  bizarre  histoire  que  me  raconta, 
ce  soir  du  30  octobre  19H,  le  lieutenant  Vignerte, 
à  l'endroit  que  ceux  qui  Vont  occupé  ont  appelé  le 
Carrefour  de  la  Mort. 


Vous  êtes  universitaire,  commença-t-il.  Vous  ne 
m'en  voudrez  pas  si  le  début  de  ce  récit  nest  pas 
exempt  de  quelque  amertume  envers  l'Université 
dont  je  n'ai  pu  faire  partie.  Amertume  injustifiée 
sans  doute,  puisque  je  lui  suis  redevable,  pour  ne 
m'avoir  pas  accepté  dans  son  sein,  de  souvenirs 
que,  somme  toute,  je  n'échangerais  pas  contre  une 
chaire  en  Sorbonne. 

J'ai  fait  les  études  de  ceux  qui  ont  un  peu  d'in- 
telligence et  pas  du  tout  de  fortune.  J'ai  été  bour- 
sier. C'est-à-dire  que  je  me  suis  engagé  chaque 
année  à  passer  d'une  certaine  façon  des  examens, 
à  acquérir  un  état  d'esprit  particulier,  avec,  comme 
couronnement,  l'agrégation  et  un  poste  dans  un 
lycée  de  province. 

J'ai  d'abord  répondu  aux  espérances  que  fondait 
sur  moi  le  Conseil  général  de  mon  département. 
Ma  bourse  aulycée  de  Mont-de-Marsan  est  devenue 
une  bourse  de  rhétorique  supérieure  au  lycée 
Henri-IV.  C'est  là,  '^n  1Q12,  aue  îe  me  présentai  à 


16  KŒNIGSMARK 

l'Ecole  normale  supérieure.  Trente-cinq  élèves 
furent  reçus.  Je  fus  classé  trente-septième.  A  titre 
de  fiche  de  consolation,  j'obtenais  une  bourse,  de 
licence  cette  fois,  près  de  la  Faculté  des  Lettres  de 
l'Université  de  Bordeaux. 

Je  fis  alors  un  coup  de  tête  qui  fut  jugé  sévère- 
ment par  les  quelques  personnes  qui  s'étaient 
intéressées  à  moi.  Pendant  mon  année  d'internat, 
à  peu  près  comme  le  détenu  qui  aperçoit  la  cam- 
pagne à  travers  le  croisillon  de  sa  cellule,  j'avais 
entrevu  Paris.  En  juin,  un  jour  de  Grand  Prix,  je 
me  rappelle,  pauvre  lycéen,  avoir  assisté,  aux 
Champs-Elysées,  au  retour  du  cortège  des  million- 
naires. Chacune  des  carrosseries  de  ces  automo- 
biles qui,  en  fleuve  brillant,  déferlaient  dans 
l'avenue  coûtait  dix  fois  plus  que  toute  ma  pauvre 
personne  n'avait  coûté  depuis  sa  venue  au  monde. 
Il  y  avait  là-dessus  une  admirable  lumière  jaune  et 
mauve.  J'étais  ébloui.  Je  n'avais  contre  ce  luxe 
aucune  des  pensées  qui  des  impuissants,  font  des 
révoltés.  Ah!  seulement,  en  avoir  ma  part  un  jour! 
«  Balzac  est  un  admirable  réaliste  »,  ânonnait  mon 
professeur  de  rhétorique  supérieure.  Elles  sont 
donc  réelles,  de  l'aveu  même  de  ce  brave  homme 
borné,  ces  aventures  des  jeunes  héros  de  province 
qui,  plutôt  que  d'accepter  la  médiocrité  dans  un 
coin  de  leur  pays  natal,  sont  venus  à  la  Grande 
ville,  l'ont  domptée,  en  ont  fait  la  respectueuse 
servante  de  leurs  passions... 

Et  maintenant,  on  voulait  me  renvoyer  là-bas. 


KŒNIGSMARK  17 

On  m'avait  passé  sur  Taire,  on  me  trouvait  trop 
léger.  Eli  bien,  on  verrait. 

Ce  fut  ainsi  que  j'envoyai  ma  démission  de 
boursier  et  que  je  résolus  de  mïnscrire  à  la  Sor- 
bonne  pour  y  faire  ma  licence  es  lettres. 

Une  voix  me  disait  :  «  N'entre  pas  dans  l'Uni-' 
versité.  Mais  n'en  néglige  pas  les  titres.  Ils  n'ont  ^ 
de  valeur  que  lorsqu'on  n'y  est  pas  entré.  En  dehors 
d'elle,  ils  constituent  d'excellents  attrape-nigauds.  » 

Au  bout  d'un  an,  j'avais  passé  ma  licence,  vivant 
de  leçons  données  de-ci  de-là,  puisant  dans  ces 
besognes  un  désir  plus  puissant  d'être  libre  ;  et 
puis,  finalement  vaincu,  je  me  résignai  au  sort 
dont  j'avais  fait  fi. 

Je  posai  ma  candidature  à  une  bourse  de  diplôme 
d'études  supérieures  d'histoire,  demandant  Bor- 
deaux. Et  je  dis  adieu  à  Paris. 

Le  Comité  consultatif  de  l'enseignement  public, 
qui  a  pour  mission  de  se  prononcer  sur  ces  sortes 
d'affaires,  se  réunit  d'ordinaire  dans  les  premiers 
jours  d'octobre.  Les  deux  mois  que  j'avais  à 
attendre,  je  les  passai  dans  les  Landes,  dans  un 
village  maritime,  chez  un  vieux  curé  (excusez  le 
cliché,  mais  c'est  la  vérité)  qui,  en  souvenir  de 
mes  parents  qu'il  avait  connus,  m'offrait  sa  pauvre 
maison. 

C'est  là,  mon  ami,  que  j'ai  connu  les  jours  les 
plus  calmes  de  mon  existence.  Libre,  vaquant  à 
ma  volonté  à  travers  la  grande  nature  sylvestre, 
n'ayant  d'autre  contrainte  que  les  heures  des  repas. 


16  KŒNIGSMARK 

ne  lisant,  pour  la  première  fois,  que  des  choses 
qui  ne  figuraient  pas  au  programme  de  l'examen 
ou  du  concours  de  fin  d'année,  attentif  seulement 
au  miracle  de  la  belle  saison  finissante. 

Le  presbytère  était  au  bout  de  l'étang  qui  com- 
munique avec  la  mer  par  un  mince  canal  engorgé 
d'herbes  aquatiques.  Le  matin,  dans  ma  chambre 
ouverte,  j'étais  éveillé  par  la  rumeur  de  la  marée 
montante.  De  ma  fenêtre,  je  voyais,  scus  un  ciel 
gris  et  rose,  le  gonflement  progressif  de  la  grande 
eaux  verte.  Des  volées  de  macreuses  et  de  courlis 
tournaient  au-dessus  avec  des  cris  plaintifs.  Ah  ! 
rester  là.  Voir  s'y  dérouler  la  calme  ronde  des  sai- 
sons. N'avoir  pas,  quelque  part,  un  état  civil,  un 
dossier,  un  lien  avec  la  vie.  Courir  tous  les  jours 
le  long  des  dunes  rectilignes,  où  les  grandes  lames 
se  succèdent  dans  le  vent,  où,  sur  le  cordon  argenté 
du  sable,  les  méduses  échouées  ont  l'air  d'immen- 
ses pendentifs  d'améthyste  !... 

Un  matin  d'octobre,  je  reçus  deux  lettres  :  l'une 
venait  de  l'Académie  de  Bordeaux,  et  m'apprenait 
que  le  Comité  consultatif  «  n'avait  pas  cru  devoir 
réserver  à  ma  demande  de  bourse  un  accueil  favo- 
rable ». 

L'autre  était  signée  de  M.  Thierry,  professeur  de 
langue  et  littérature  germaniques  à  la  Sorbonne. 
Pendant  un  an,  j'avais  eu  pour  maître  cet  excclîeut 
homme,  ce  consciencieux  érudit  ;  c'est  lui  qui  avait 
corrigé  le  mémoire  que  j'avais  présenté  en  juillet 
pour  la  licence,  sur  «  Clausewitz  et  la  France  »,  s'il 


KŒNIGSMARK  19 

VOUS  plaît.  Jamais  je  n'avais  eu  qu'à  me  louer  de 
lui.  Je  sentais  qu'il  me  portait  une  amitié  qu'il  se 
reprochait  peut-être  un  peu. 

11  faisait  partie  du  Comité.  Sa  lettre  essayait  de 
justifier  la  décision.  Personnellement,  il  avait  fait 
ce  qu'il  avait  pu.  Mais  certains  membres  avaient 
émis  des  doutes  sur  ma  vocation  universitaire,  et 
lui-même,  sur  ce  point,  avouait  qu'il  avait  manqué 
de  conviction  pour  défendre  ma  cause.  Au  reste, 
il  valait  mieux  qu'il  en  eût  été  ainsi.  Il  ne  me  voyait 
pas  bien  étudiant  en  province.  «  Revenez  immé- 
diatement, concluait-il,  il  y  a  peut-être  un  moyen 
d'arranger  tout  cela  et  qui  vous  permettra  de  rester 
à  Paris.  » 

Je  quittai  mon  brave  homme  de  curé  en  lui  pro- 
mettant de  revenir  aux  vacances  de  janvier,  et  le 
surlendemain  je  débarquai  à  la  gare  d'Orsay. 

C'était  déjà  l'hiver.  Le  Luxembourg  dépouillé 
laissait  dénombrer  ses  statues  grises.  Dans  le  petit 
appartement  de  la  rue  Royer-Collard  où  habitait 
M.  Thierry,  le  feu  était  allumé. 

—  Mon  cher  enfant,  me  dit-il,  —  et,  seul  comme 
je  rétais,  je  lui  sus  un  gré  infini  de  ce  préambule, 
—  il  ne  faut  pas  en  vouloir  au  Comité.  Mes  col- 
lègues ont  le  devoir  de  veiller  strictement  aux 
intérêts  de  l'Université,  et  vous-même  avouerez 
que  vous  avez  souveul,  ùans  vos  études,  fait  preuve 
d'une —  comment  dirai-je...  —  fantaisie,  oui,  fan- 
taisie propre  à  alarmer  des  esprits  aussi...  sérieux. 
Moi,  je  -vous  connais,  c'est  autre  chose.  Je   sais 


20  KŒNIGSMARK 

que  de    cette    fantaisie    bien  dirigée,  il    ne  restera 
qu'une   heureuse     originalité.    Mais,   d'abord     une 
question.  Avez-vous    réellement    la  vocation    d'une . 
carrière  universitaire? 

Qu3  voulez-vous  qu'on  réponde,  quand  on  a 
exactement  en  poche  cent  sept  francs  et  des  cen- 
times? J'affirmai  énergiquement  ma  vocation.  ' 

—  Eh  bien,  reprit-il,  j'ai  votre  affaire.  La  bourse 
vous  aurait  donné  1.200  francs  tout  au  plus.  Je 
vous  ai  recommandé  à  un  vieil  ami  qui  dirige  aux 
Ternes,  une  institution  libre.  Il  lui  faut  un  profes- 
seur d'histoire  :  six  heures  par  semaine,  cent 
soixante-quinze  francs  par  mois  et  la  possibilité 
d'avoir  des  répétitions.  Par  exemple,  il  vous  fau- 
dra travailler  ferme  pour  poursuivre  parallèlement 
vos  études  en  Sorbonne.  Mais  je  vous  connais, 
je  réponds  de  vous.  C'est  aujourd'hui  mardi.  Si 
cela  vous  agrée,  vous  commencerez  vendredi  pro- 
chain. 

Je  sentais,  âpre  et  froide,  la  gaine  universitaire 
m'enserrer  jusqu'au  cou.  Ah!  les  Champs-Ely- 
sées! les  femmes  en  fourrures,  avec,  derrière 
elles,  un  sillage  adorable  de  parfum!  Mais  com- 
ment «  cela  »  eût-il  pu  ne  pas  «  m'agréer  »?  Cent 
sept  francs  et  des  centimes... 

Je  me  confondis  en  remerciements. 

Il  se  frotta  les  mains. 

—  Je  vois  M.  Berthomieu  ce  soir.  Repassez 
demain  à  dix  heures,  je  vous  fixerai  rendez- 
vous. 


KŒNIGSMARK  21 


A 


—  Mardi,  21  octobre  1913.  —  La  nuit  tombait. 
Rue  Auguste-Comte,  je  me  heurtai  aux  groupes 
d'enfants  qui  sortaient  du  lycée  Montaigne.  Ah  ! 
petits  élèves,  petits  boursiers,  étudiez  les  mathé- 
matiques, entrez  aux  Arts  et  Métiers,  mettez-vous 
derrière  un  comptoir,  si  vous  ne  voulez  pas  un 
jour  être  cette  ombre  falote  qui  tourne  le  Luxem- 
bourg et  s'engage  dans  la  rue  d'Assas. 

Toujours  cette  fantaisie,  que  me  reprochait  mon 
bon  maître.  Allons,  pauvre  fille,  accordons-lui  sa 
dernière  joie.  Menons-la  dîner  rive  droite. 

A  cet  instant  de  son  récit,  Vignerte  s'interrompit. 
Puis  : 

—  Tout  à  l'heure,  continua-t-il,  une  balle  a 
sifflé,  là  ;  c'était  juste  au-dessus  de  nos  têtes.  Avez- 
vous  pensé,  cher  ami,  que  si,  à  ce  moment,  il  vous 
était  venu  Vidée  de  mettre  le  nez  dehors,  elle  vous 
aurait  étendu  raide  ?  Que  dites-vous  du  rôle  du 
hasard  dans  la  vie  ? 

—  L'autre  jour,  répondis-je,  la  onzième  es- 
couade était  en  effervescence.  Personne  ne  voulait 
aller  à  la  corvée  d'eau.  Chacun  prétendait  que  ce 
n'était  pas  son  tour.  Comme  le  bruit  gagnait,  je 
suis  intervenu.  J'ai  envoyé  le  premier  qui  m'est 
tombé  sous  la  main,  celui  qui  criait  le  plus  fort.  Il 
est  parti  en  maugréant,  protestant  que  c'était  une 


22  KŒNIGSMARK 

injustice.  Il  laissait  sa  capote  à  sa  place.  Quand  il 
est  revenu,  il  ne  l'a  plus  retrouvée.  Un  obus  l'avait 
pulvérisée,  en  même  temps  que  ses  douze  cama- 
rades. 

—  Nous  sommes  d'accord,  dit  Vignerte. 

Et  il  poursuivit  : 

Moi  qui  jamais,  le  soir,  ne  passais  les  ponts, 
me  contentant  des  tristes  joies  du  quartier  latin, 
quelle  force  me  poussa  ce  soir  ?  Je  me  rappelle 
avoir  fait  une  orgie  solitaire  au  Grand  U  ;  puis 
l'envie  me  vint  d'aller  prendre  mon  café  à  la  ter- 
rasse de  Weber.  Prétendant  ne  me  rien  refuser, 
je  passai  devant  les  lampions  de  l'Olympia  avec 
la  ferme  intention  de  m'y  octroyer  ensuite  un  pro- 
menoir. Un  peu  excité  par  ma  bouteille  de  Barsac, 
je  marchais  très  droit,  en  regardant  avec  aplonib 
les  passantes. 

Il  faisait  froid.  Je  rentrai  chez  Weber,  et,  tout 
de  suite,  les  lumières,  la  foule  me  rendirent  ma 
timidité.  Je  m'assis  humblement  dans  un  coin, 
avec  la  maladresse  de  ceux  qui  craignent  qu'on 
voie  qu'ils  n'ont  pas  l'habitude. 

En  face  de  moi,  un  groupe  de  jeunes  gens 
menait  grand  bruit.  Je  regardai  avec  envie  leur 
aplomb,  leur  mise,  tout  ce  bonheur  auquel  je  n'at- 
leindrais  peut-être  jamais.  Ah  !  vraiment,  comme 
il  était  peu  fait  pour  l'Université,  ce  jeune  homme 
que  laissaient  sceptique  les  étalages  d'érudition, 
les  bibliographies,  les  références,  et  à  qui  la  vue 


KŒNIGSMÀRK  23 

d'un  veston  bien  coupé,  d'une  cravate  savamment 
nouée,  de  fines  chaussettes  devinées  sous  le  rempli 
du  pantalon  donnait  presque  des  battements  de 
cœur  ! 

Ils  étaient  quatre,  dont  une  femme,  rose  et 
jolie  sous  les  fourrures  réapparues.  Un  peu  fardée 
peut-être,  mais  cela  ne  m'a  jamais  déplu.  Assise 
sur  la  banquette,  avec  un  des  beaux  jeunes  gens, 
elle  me  faisait  vis-à-vis.  Les  deux  autres  me  tour- 
naient le  dos,  mais,  dans  les  glaces,  je  voyais 
leurs  faces  légèrement  échauffées  par  un  bon  dîner 
finissant. 

Etre  celui  qui  vient  prendre  son  café  dans  un 
grand  restaurant,  je  compris  ce  soir  cette  humilia- 
tion :  «  Ah  !  me  disais-je,  il  valait  mieux  rester 
chez  toi,  dîner  de  n'importe  quoi  et  te  coucher  ; 
dormir,  dormir.  Le  sommeil  est  le  refuge  du 
pauvre.  Il  ne  fallait  pas  venir  ici.  » 

Et  pourtant... 

Je  commençais  à  peine  à  remarquer  qu'un  des 
convives  qui  me  tournait  le  dos  me  regardait  dans 
la  glace  avec  insistance,  lorsque,  s'étant  levé,  ïl 
vint  vers  moi  : 

—  Vignerte  ! 

—  Ribeyre  ! 

J'avais  connu  ce  Ribeyre  en  rhétorique  supé- 
rieure. Déjà  licencié,  il  préparait  aussi  Normale, 
mais  avec  toute  la  désinvolture  que  peuvent 
d(Onner  un  peu  de  fortune  et  d'autres  ambitions. 

—  Que  fais-tu  là  ? 


24  KŒNIGSMARK 

—  Tu  vois,  dis-je,  déjà  gêné. 
J'ajoutai  vite  : 

—  Et  toi  ?  quoi  de  nouveau  depuis  Henri-IV  ? 

—  Ah,  mon  cher,  ne  me  parle  pas  de  cette  sale 
boîte.  Et  on  dit  qu'on  y  instruit  la  jeunesse  !  Ils 
m'auraient  fait  manquer  ma  vie,  si  je  les  avais 
écoutés... 

Il  ajouta,  lui  aussi  : 

—  Et  toi  ? 

—  J'ai  été  bien  forcé  de  les  écouter.  Et  je  le 
suis  encore,  répondis-je  avec  amertume.  Mais 
que  fais-tu,  maintenant  ?  Tu  n'as  pas  l'air  de 
t'ennuyer. 

—  Mon  vieux,  toutes  les  chances.  Secrétaire 
d'un  député  qui,  six  mois  après,  devient  ministre 
des  Affaires  étrangères.  Je  l'ai  suivi  au  quai  d'Or- 
say. Et  voilà.  Mais  quitte  ton  coin.  Je  vais  te  pré- 
senter à  des  amis  des  Ministères. 

Ribeyre  me  présenta  en  effet  :  —  Mon  ami 
Vignerte.  Un  travailleur,  celui-là.  Diplômé,  un  tas 
de  choses.  Agrégé  peut-être?  Non,  tant  mieux 
pour  toi.  Mais  qui  en  sait  sûrement  plus  que  nous 
trois  réunis,  sans  compter  Clotilde. 

Clotilde  salua  d'un  air  pincé  et  me  jeta  un  regard 
ironique. 

J'étais  au  supplice.  Ah  !  ce  panégyrique  allait 
bien  avec  mes  pauvres  pantalons  bosselés  aux 
genoux. 

Tous  d'ailleurs  furent  charmants  !  La  louange 
de  mon  savoir  n'était-elle  pas  plutôt  un  éloge  de 


KŒNIGSMARK  25 

leur  savoir-faire,  à  eux,  de  leur  art  à  mater  la  vie  ? 
Bientôt  Ribeyre  se  leva. 

—  A  demain,  les  amis  !  Mes  respects,  Clotilde. 
Tu  viens  avec  moi,  Vignerte,  tu  me  pousseras  un 
bout  de  chemin. 

Dehors,  il  me  prit  le  bras. 

—  Je  rentre  au  quai  d'Orsay.  Quelques  lettres 
du  vieux  à  expédier.  Accompagne-moi. 

La  rue  Royale  étincelait.  Des  femmes  emmitou- 
flées dans  de  longues  capes  de  soie  descendaient 
des  automobiles  arrêtées  devant  un  restaurant.  Ce 
luxe  m'enivrait,  me  fouettait,  me  poussait  à  essayer 
de  tirer  parti  de  la  rencontre  de  Ribeyre.  Je  sen- 
tais celui-ci  disposé  à  m'étonner  de  sa  nouvelle 
fortune.  Qui  sait,  peut-être  arriverais- je  à  profitei 
de  son  désir  de  me  manifester  ,sa  puissance.  Que 
ne  peut-on  obtenir  de  la  vanité  des  gens  ! 

Quelle  sotte  vanité  me  prit  moi-même  lorsque 
je  montai  avec  lui  le  perron  de  droite  du  Palais 
des  Affaires  étrangères  ?  Un  grand  laquais  nous 
ouvrit  l'ascenseur.  Un  autre  nous  reçut  au  premier 
étage. 

—  Pas  de  coup  de  téléphone,  Fabien  ? 

—  Si,  Monsieur,  un  du  Ministre  du  Commerce. 
Il  doit  dîner  demain  avec  le  Ministre,  ^t'est  pour 
lui  dire  qu'ils  se  retrouveront  à  la  Chambre.  J'ai 
pris  la  communication  par  écrit. 

Une  minute  après,  nous  étions  dans  un  adorable 
petit  cabinet  gris  et  or. 

Ribeyre  frappa  sur  la  table. 


26  KŒNIGSMARK 

—  Le  bureau  de  Vergennes,  dit-il  négligem* 
ment. 

—  Tu  permets  ?  continua-t-il  en  s'asseyant. 

Et  il  se  mit  à  décacheter  des  lettes,  sur  les- 
quelles, au  fur  et  à  mesure,  il  traçait  des  signes  au 
crayon  rouge. 

—  Ne  le  gêne  pas  pour  me  parler.  Ce  n'est  pas 
une  besogne  bien  absorbante.  Voyons,  dis-moi  ce 
que  tu  fais  ?  Où  en  es-tu  avec  l'Université  ? 

Je  le  lui  dis,  je  lui  dis  tout,  depuis  mon  départ 
d'Henri-IV  jusqu'à  ma  prochaine  entrée  chez 
M.  Berthomieu. 

Il  leva  la  tête  : 

—  Et  tu  as  accepté  ça  ? 

—  Le  moyen  de  faire  autrement  ?  répondis-je 
avec  âpreté.  Il  ne  faut  pas  mourir  de  faim. 

La  faim.  Ce  mot  résonna  étrangement  au  mi- 
lieu de  ces  Gobelins,  de  ces  meubles  Boule,  de 
ces  Sèvres. 

Ribeyre  se  leva.  J'eus  l'intuition  que  j'étais 
sauvé. 

—  Mon  cher,  il  ne  faut  pas  entrer  chez  Bertho- 
mieu. On  se  coule  nvec  ces  histoires.  Je  te  connais. 
Je  te  jure  que  tu  n'es  pas  fait  pour  l'Université. 
Ce  qu'il  te  faut,  c'est  cela. 

Il  désigna  d'un  geste  circulaire  ce  luxe  de  puis- 
sance qui  nous  environnait.  Quel  psychologue,  ce 
Ribeyre  ! 

—  Ecoute,  me  dit-il  en  venant  s'asseoir  sur  le 


KŒNIGSMARK  27 

bras  de  mon  fauteuil.  Consentirais-tu  momentané- 
ment à  t'expatrier  ?  Je  dis  momentanément,  car 
c'est  à  Paris  que  se  joue  la  partie  et  qu'elle  sf 
gagne.  Mais  quoi,  tu  n'as  pas  un  sou.  ici,  l'aveni/ 
pourrait  être  à  un  garçon  comme  toi  qui  a  devant 
lui  de  quoi  vivre  un  an  sans  s'occuper  de  ia  maté- 
rielle. 

—  Eh  bien  ?  dis-je,  haletant. 

Il  continua,  savourant  le  plaisir  de  me  paraître 
si  grand. 

—  Voilà.  C'est  un  service  que  tu  me  rendras 
aussi  bien  que  je  t'en  rendrai  un.  J'ai  déjeuné  ce 
matin  à  l'ambassade  d'Allemagne  avec  Marçais. 
Tu  ne  connais  pas  Marçais  ?  C'est  notre  ministre 
à  Lautenbourg.  Connais-tu  Lautenbourg,  l'agrégé 
de  géographie  ? 

—  C'est  un  des  Etats  allemands. 

—  Grand-duché  de  Lautenbourg-Detmold.  Prince 
souverain,  son  Altesse  Frédéric-Auguste,  dit-il 
doctoralement.  Cette  altesse-là  est  affligée  d'un 
héritier  d'une  quinzaine  d'années,  pour  lequel  elle 
recherche  un  précepteur.  Or,  tu  sais  que  le  Fran- 
çais fait  prime  dans  toutes  les  cours  du  monde. 
Tu  es  licencié  ? 

—  Oui. 

—  Parfait  !  sais-tu  l'allemand  ? 

—  A  peu  près,  pour  la  Sorbonne. 

—  Bah  !  ils  parlent  tous  français,  là-bas.  Eh 
bien,  le  grand-duc  a  chargé  Marçais  partant  pour 
Paris  de  lui  dénicher  ce  précepteur.  Marçais 
est   un   homme   charmant,   et  d'un  distingué  \^ 


28  KŒNIGSMARK 

Charvet  lui  confectionne  des  cravates  exclusives. 
Après,  il  brise  la  planche  aux  assignats.  Mais  ce 
n'est  pas  un  reproche  :  comme  débrouillard,  il  y  a 
"lieux.  Hier,  au  hasard,  il  m'a  confié  son  embarras. 
Demain,  il  doit  aller  au  Ministère  de  Tlnstruction 
Publique.  Tu  comprends  que  là,  il  en  trouvera 
à  revendre,  des  précepteurs,  surtout  avec  les  ap- 
pointements qu'ofifre  le  grand-duc,  l'O.OOO  marks 
par  an. 

—  lO.OOO  marks  ?  répétai-je  ébloui. 

—  Il  faut  régler  la  question  tout  de  suite.  Tiens, 
j'écris  un  pneumatique  à  Marçais. 

Il  m'en  donna  lecture.  Je  n'avais  qu'à  rougir 
devant  les  compliments  qui  m'étaient  décernés. 

—  Marçais  l'aura  demain  matin.  C'est  un  garçon 
rangé,  il  se  lève  à  9  heures,  ce  sera  pour  te  con- 
voquer. Ah  !  ton  adresse  ? 

—  7,  rue  Cujas. 

—  Eh  bien,  n'oublie  pas  d*y  repasser,  à  ta  rue 
Cujas,  pour  ne  pas  manquer  son  rendez-vous. 

—  Donne-moi  le  pneumatique,  dis-je.  Je  veux 
le  mettre  moi-même. 

Ma  fièvre,  visiblement,  le  flattait.  Il  sourit  vani- 
teusemeni. 

—  Ah  !  mon  gaillard  !  Au  lieu  des  soupes  du 
père  Berthomieu,  tu  vas  goûter  la  vie  de  château, 
de  palais.  Lautenbourg  est  une  exquise  résidence, 
paraît-il.  De  Marçais  refuse  depuis  deux  ans  de 
l'avancement  pour  y  rester.  Le  grand-duc,  est 
aimable.  La  grande-duchesse  court  le  renard  mieux 


KŒNIGSMARK  29 

qu'un  homme.  Marçais  m'a  dit  avoir  crevé  son 
meilleur  cheval  à  la  suivre.  Sache  te  faire  ta  place 
là-bas,  voilà  tout. 

Ce  disant,  je  vis  qu'il  jetait  un  coup  d'oeil  sur 
Ha  pauvre  mise. 

—  Ne  crains  rien,  dis-je  avec  une  autorité  qui 
l'itonna. 

1  me  regarda,  sourit  encore  :  —  Eh!  eh!  je  crois 
q^ift  je-  viens  de  révéler  quelqu'un  à  lui-même. 
Lute  là-bas,  mon  enfant.  Reviens-nous  avec  quel- 
que* billets  de  mille.  Le  patron  est  solide  ici,  et 
s'il  coule,  je  quitterai  le  vaisseau  avant.  On  se 
retroivera.  Vois-tu,  pour  que  les  gens  vous  ren- 
dent utilement  service,  il  faut  n'avoir  plus  besoin 
d'eux.  Les  cabinets  de  ministres,  il  n'y  a  rien  de 
mieux.  Mais  il  faut  avoir  de  quoi  attendre,  pouvoir 
tenir  le  coup.  Sinon,  on  est  forcé  de  se  faire 
bazarder  conseiller  de  préfecture,  à  2.000  francs. 
Six  mille  marks  de  côté,  cela  ne  te  sera  pas  diffi- 
cile. Défrayé  de  tout  là-bas,  emploie  le  reste  à  te 
nipper.  C'est  de  l'argent  toujours  placé  à  cent 
pour  cent.  En  cela,  tu  peux  copier  Marçais.  S'il 
n'était  pas  si  bien  mis,  il  y  a  longtemps  qu'il 
aurait  été  débarqué. 

Telles  furent  les  paroles  d'Etienne  Ribeyre. 
Entre  autres  précieux  conseils,  il  venait  de  me 
donner  la  démonstration  que,  dans  la  vie,  il  peut 
arriver  qu'un  indifférent  fasse  pour  vous  davantage 
qu'un  ami. 

Oh!   l'admirable  lune  d'octobre  sur  Paris  !   La 


30  KŒNIGSMARK 

Seine  coulait  dans  une  douce  brume  mauve.  Au 
coin  de  la  Chambre  des  Députés,  je  déposai  mon 
pneumatique  à  la  poste  de  la  rue  de  Bourgogne 
Puis,  j'eus  besoin  de  marcher,  d'être  seul  ave 
moi-même.  Dix  mille  marks,  12.500  francs.  L'a- 
gent ne  fait  pas  le  bonheur  !  Qui  le  fait  donc,  je 
vous  le  demande  ?  Qui  me  donnait  cette  démarche 
assurée,  cette  confiance,  cette  joie  ? 

La  rue  de  Varenne,  la  rue  Barbet-de-Jous  le 
boulevard  Montparnasse  purent  successivenent 
admirer  ma  superbe.  Je  ne  voyais  pas  les  passants, 
j'étais  splendide.  Je  ne  sais  comment  mes  yeux 
s'arrêtèrent,  près  de  l'Observatoire,  sur  une  ombre 
mouvante  et  craintive,  sous  un  réverbère.  C'était 
une  mince  fille,  avec  d'énormes  cheveui  blond 
rouge.  Ma  joie  était  trop  lourde  ce  soir  pour  pou- 
voir la  porter  seul.  Mais,  pas  un  instait,  je  ne 
pensai,  près  d'elle,  que  son  corps  lui  appartînt  en 
propre.  îl  était,  ce  mince  corps,  celui  des  femmes 
des  Champs-Elysées,  des  élégantes  de  Maxim's,  et 
de  celles,  combien  plus  belles,  qui  sans  doute 
devaient  m'attendre  dans  une  lointaine  cour  alle- 
mande, au  bord  d'un  fleuve  wagnérien,  en  mur- 
murant, pour  tromper  leur  impatience,  les  plus 
molles  strophes  de  V Intermezzo. 


* 


Dix  heures    du  matin.    Et   le   rendez-vous    de 
M.  Thierry  que  j'allais  oublier. 


KŒNIGSMARK  31 

Il  lisait  au  coin  de  son  feu.  Quand  j'entrai,  il 
vint  vers  moi  avec  un  sourire  ravi. 
\  —  Tout  est  entendu,  mon  cher  ami,  avec  M.  Ber- 
taomieu.  Vous  entrez  chez  lui. 
\  — Mon  cher  maître,  répondis-je,  je  crois  bien 
que  je  vais  vous  avoir  dérangé  pour  rien. 

St  je  lui  fis  le  récit  de  la  veille,  sans  pouvoir, 
malgré  mon  désir  de  lui  paraître  calme,  arriver  à 
cacher  ma  joie. 

J'tus  du  dépit  à  ne  pas  le  voir  la  partager  im- 
médiatement, ii  me  regardait  étonné,  avec  même, 
me  ptrut-il,  une  pointe  de  désapprobation. 

Les\universitaires  sont  tous  les  mêmes,  pensai- 
je.  Hois  de  l'Université,  point  de  salut.  Et  je  sertis 
de  la  mesure  où  je  m'étais  tenu  si  difficilement 
pour  manifester  très  haut  mon  orgueil  de  ma  nou- 
velle situation. 

—  Enfin,  conclus-je,  je  me  demande  combien  il 
me  faudrait  passer  d'examens,  de  concours  et 
attendre  d'années  pour  arriver  à  la  situation  qui 
m'est  offerte  du  premier  coup  :  lO.OOO  marks 
par  an. 

—  Evidemment,  murmura-t-il,  rêveur. 

Il  regrtda  un  moment  les  charbons  de  son 
feu,  puis  se  leva  pour  aller  à  la  bibliothèque, 
d'où  il  revint  avec  un  gros  volume  relié  en  une 
de  ces  toiles  de  couleur  crue,  plates,  dorées,  qui 
caractérisent  beaucoup  d'ouvrages  anglais  ou 
allemands. 

—  C'est  bien  au  nom  du  grand-duc  de  Lauten- 


32  KŒNIGSMÂRK 

bourg-Detmold  que  vous  est  faite  la  proposition 
dont  il  s'agit  ?  me  demanda-t-il. 

—  Oui,  dis-je,  au  nom  du  grand-duc  Frédéric- 
Auguste. 

—  C'est  bien  cela.  Pour  être  précepteur  de  son 
fils  unique,  le  duc  Joachim. 

Ce  fut  ainsi  que  j'appris  le  nom  de  mon  fu.ur 
élève. 

Mon  vieux  maître  réfléchit  quelques  secoides 
encore  et,  levant  vers  moi  ses  lorgnons  pâles  : 

—  Et...  puis-je  vous  demander  si  vous  êtes  déjà 
lié  par  un  engagement  formel  ? 

—  A  vrai  dire,  pas  encore.  Mais  ma  résolution 
est  formelle,  et  ce  n'est  que  si  on  m'en  préfère  un 
autre  que  je  ne  partirai  pas. 

—  Dans  ce  cas,  n'en  parlons  plus,  dit  M.  Thierry 
en  remettant  son  volume  en  place. 

J'étais  intrigué,  et  quelque  peu  irrité. 
— Mon  cher  maître,  lui  dis-je,  voulez-vous  me 
parler  avec  franchise  ?  Je  vous  sais  trop  soucieux 
de  mon  intérêt  pouf  me  déconseiller  d'accepter 
des  offres  aussi  brillantes,  si  vous  n'avez  pour 
cela  les  motifs  les  plus  sérieux.  En  outre,  je  dois 
vous  dire  qu'en  venant  ce  matin  chez  vous,  je 
comptais  obtenir  de  votre  connaissance  unique 
des  hommes  et  des  choses  de  l'Allemagne  contem- 
poraine des  détails  précieux  sur  la  cour  de  Lau- 
tenbourg-Detmold.  Ces  détails,  mon  cher  maître, 
je  vois  que  vous  les  possédez  sans  doute  encore 
mieux  que  je  ne  pouvais  me  le  figurer.  Je  dois 


KŒNIGSMARK  33 

voir  tout  à  l'heure  M.  de  Marçais,  notre  ministre  à 
Lautenbourg.  Mais  il  me  sera  assez  difficile  de  le 
questionner.  Et  un  diplomate  est  sans  doute  tenu 
à  certaines  réserves  que  vous  n'avez  pas  les 
mêmes  raisons  d'observer  ^ds-à-vis  de  moi.  En 
un  mot,  laissez-moi  vous  poser  une  question  qui 
résumera  tout  ce  débat  :  si  vous  aviez  un  fils. 
Monsieur  Thierry,  le  laisseriez-vous  faire  ce  que 
je  vais  faire  ?  Le  laisseriez-vous  partir  pour  Lau- 
tenbourg ? 

Il  me  regarda  fixement  et  me  répondit  d'une 
voix  ferme  : 

—  Jamais. 

J*avoue  que  mon  étonnement  commençait  à 
faire  place  à  un  peu  d'inquiétude.  Je  discernais 
très  bien  que  ce  n'était  pas  un  enfantin  dépit  de  ne 
pas  me  voir  plier  à  la  situation  qu'il  m'avait 
trouvée  qui  guidait  un  homme  aussi  pondéré. 

—  Vous  devez  avoir  des  motifs  bien  sérieux, 
maître,  lui  dis-je  d'une  voix  un  peu  tremblante, 
pour  me  faire  une  réponse  aussi  catégorique. 

—  Je  les  ai,  en  efifet,  me  répondit-iî. 

—  Pourriez-vous  me  dire  le  sujet  de  l'investiga- 
tion à  laquelle  vous  venez  de  vous  livrer  dans  ce 
livre  ? 

—  Mon  cher  enfant,  vous  pensez  qu'il  ne  peut  y 
avoir  dans  cet  annuaire  des  maisons  régnantes 
aucun  détail  de  nature  à  justifier  les  craintes  que 
peuvent  me  donner  votre  sort  là-bas  ;  j'ai  vérifié 
un  nom,  certains  souvenirs,  voilà  tout.  Il  est  vrai 


34  KŒNIGSMARK 

que  je  possède  sur  la  maison  de  Lautenbourg- 
Detmold  quelques  renseignements  particuliers, 
qu'il  serait  permis  à  M.  de  Marçais  lui-même 
d'ignorer,  si  ce  diplomate  était  doué  de  plus  de 
perspicacité  qu'il  est  réputé  en  avoir.  D'ailleurs, 
il  n'y  a  pas  bien  longtemps  qu'il  est  à  Lau- 
tenbourg.  Il  n'a  pas  connu  feu  le  grand-duc 
Rodolphe. 

—  Qui  était  ce  grand-duc  Rodolphe  ? 

—  Vous  ignorez  même  ce  détail  !  C'était  le 
frère  aîné  du  grand-duc  actuel.  Mort  il  y  a  quel- 
ques années.  Deux  ans,  si  je  ne  me  trompe. 

—  C'est  sa  mort  qui  a  fait  hériter  le  grand-duc 
Frédéric-Auguste. 

—  Pas  directement.  La  constitution  de  l'Etat  de 
Lautenbourg-Detmold  est  particulière.  La  loi 
salique  n'y  est  pas  appliquée-  La  couronne  ducale, 
à  la  mort  du  grand-duc,  revenait  à  sa  femme,  la 
grande-duchesse  Aurore-Anna-Eléonore. 

—  Alors,  elle  a  épousé  son  beau-frère  ? 

—  Exactement.  Et  c'est  ainsi,  comme  il  n'y  a 
pas  d'enfants  du  grand-duc  Rodolphe,  que  votre 
futur  élève,  le  duc  Joachim,  fils  du  grand-duc 
Frédéric-Auguste  et  d'une  comtesse  allemande 
quelconque,  est  devenu  l'héritier  présomptif  de 
l'Etat  de  Lautenbourg-Detmold.  Il  faudrait,  pour 
qu'il  cessât  de  l'être,  que  le  mariage  de  son  père 
avec  la  grande-duchesse  Aurore  fût  honoré  d'un 
gage,  chose  qui  paraît  assez  improbable. 

—  Il  me  semble  me  rappeler,  dis-je.  N'y  a-t-il 


KŒMGSMARK  35 

pas  eu,  il  y  a  deux  ou  trois  ans,  un  grand-duc 
allemand  qui  s'en  est  allé  mourir  en  Afrique,  au 
Congo,  dans  un  voyage  d'études  ? 

—  Exactement,  répondit  M.  Thierry.  C'était  le 
grand-duc  Rodolphe.  Il  avait  toujours  chéri  les 
études  géographiques.  Son  voyage  n'était  d'ail- 
leurs pas  parfaitement  désintéressé.  En  pensant 
que,  quelques  mois  après,  c'était  Agadir  et  pour 
nous  la  perte  du  Congo,  j'ai  bien  souvent  songé 
que  le  grand-duc  de  Lautenbourg  était  allé  accom- 
plir là-bas  une  mission  pour  le  compte  de  son 
auguste  cousin,  le  Kaiser.  Il  n'eut  d'ailleurs  pas 
le  temps  de  la  mener  à  bien,  puisqu'il  mourut  au 
Congo,  peu  de  temps  après  son  arrivée.  Il  serait 
curieux... 

—  Je  ne  vois  pas,  en  tout  cas,  mon  cher  maître, 
dis-je  en  l'interrompant,  quoi  que  ce  soit,  dans  ces 
histoires,  de  nature  à  justifier  les  craintes  que  vous 
me  manifestiez  tout  à  l'heure. 

Il  parut  gêné. 

—  Mon  cher  enfant,  me  dit-il  avec  un  effort,  le 
devoir  d'un  historien  est  évidemment  de  n'accepter 
pour  certain  que  ce  qu'il  a  pu  dûment  contrôler. 
A  ce  point  de  vue,  je  voue  avouerai  que  je  ne  sais 
que  des  choses  assez  vagues  et  difficilement  véri- 
fiables.  Certains  bruits,  certaines  allusions,  quel- 
ques détails  enfin  que  m'a  donnés  il  y  a  quelque 
temps  un  ami  dont  je  dois  taire  le  nom,  et  c'est 
tout.  Mais  je  crois  assez  le  proverbe  selon  lequel 
il  n'y  a  pas  de  fumée  sans  feu. 


36  KŒMGSMARK 

—  Ne  pourriez-vous  un  peu  plus  me  préciser 
l'objet  de  ces  bruits  ? 

—  Vous  garderez  absolument  cela  pour  vous, 
me  dit-il,  vous  me  le  promettez  ? 

—  Je  vous  en  donne  ma  parole. 

—  Eh  bien,  il  paraît  qu'on  ne  meurt  pas  tou- 
jours de  mort  naturelle  à  la  cour  de  Lautenbourg- 
Detmold. 

Ma  curiosité  était  à  son  comble, 

—  Qu'est-ce  à  dire  ?  demandai-je. 

—  Hélas,  ou  plutôt  heureusement,  rien  de  précis. 
Mais  enfin  on  est  bien  forcé  de  constater  que 
deux  personnes  séparaient  de  la  couronne  le  duc 
Frédéric-Auguste. 

—  Puisque  le  grand-duc  Rodolphe  est  mort  d'in- 
solation au  Congo,  dis-je  :  tous  les  journaux  l'ont 
raconté. 

—  Evidemment.  Cette  mort-là  fut  naturelle.  On 
ne  peut  pas,  paraît-il,  en  dire  autant  de  celle  de 
la  comtesse  de  Tepwitz,  la  première  femme  du 
grand-duc  actuel,  la  mère  du  duc  héritier  Joa- 
chim. 

—  Est-ce  donc  au  grand-duc  qu'on  impute  cette 
mort  ? 

—  C'est  un  homme  bien  curieux,  reprit 
M.  Thierry,  que  le  grand-duc  Frédéric-Auguste. 
Intelligent,  fort  instruit,  mais  d'une  dissimulation 
redoutable.  Joue-t-il  pour  lui  ?  Pour  le  compte  du 
roi  de  Wurtemberg,  son  suzerain  direct  ?  De  l'em- 
pereur ?  J'ai  étudié  la  question  au  point  de  vue 


RŒNIGSMARK  37 

politique  allemand.  Elle  n'est  pas  simple.  Frédé- 
ric-Auguste est  ambitieux.  Et  je  crois  qu'il  ne 
recule  devant  aucun  moyen. 

—  11  a  dû  tenir  compte,  dans  ses  calculs,  de  la 
grande-duchesse  héritière,  dis-je.  Il  lui  a  fallu 
pourtant  son  consentement  pour  l'épouser. 

M.  Thierry  eut  un  sourire. 

—  Ils  pouvaient  être  d'accord.  J'avoue  ne  pas 
connaître  ce  côté  de  la  question.  Je  ne  sais  rien 
de  la  grande-duchesse,  si  ce  n'est  son  âge,  dit-il 
en  reprenant  son  li\Te  bleu  et  or,  ses  prénoms  : 
Aurore-Anna-Eléonore  ;  son  origine  russe  et 
qu'elle  est  née  princesse  Tumène.  Les  Tumène 
sont  les  seigneurs  les  plus  puissants  du  gouverne- 
ment d'Astrakan.  A-t-elle  joué  d'accord  avec  le 
grand-duc  actuel,  c'est  possible.  Vous  savez  cepen- 
dant que  la  raison  d'Etat  entraîne  parfois  bien  des 
mariages.  Mais,  encore  une  fois,  je  ne  sais  rien 
d'elle. 

—  Tout  cela  ne  me  paraît  pas  bien  clair,  dis-je, 
un  peu  déçu.  Mais  de  toute  façon,  je  ne  vois  pas 
en  quoi  un  modeste  précepteur  pourrait  avoir  à 
souffrir  des  démêlés  de  ces  hauts  personnages. 

—  Ce  que  vous  dites  a  une  apparence  de  raison. 
Sait-on  cependant  jamais  ce  qu'il  peut  advenir  au 
milieu  de  ces  louches  affaires  ?  On  se  trouve  par- 
fois mêlé,  sans  le  savoir,  à  bien  des  intrigues  ;  et 
savez-vous  même  ce  qu'on  attend  de  vous  là-bas? 
Tenez,  je  vous  dirai  le  fond  de  ma  pensée.  C'est 
10.000    marks    d'appointements    qui    vous    sont 


38  KŒNIGSMARK 

offerts,  n'est-ce  pas  ?  Eh  bien,  je  ne  puis  m'empê- 
cher  de  trouver  ce  chifl're  exagéré.  Votre  ami  Bou- 
velet,  normalien  et  agrégé,  n'en  avait  que  8.000 
chez  le  roi  de  Saxe. 

Je  vis  très  nettement  que  le  vieux  professeur 
avait  certains  motifs  très  précis  de  me  parler  de 
la  sorte,  mais  que  la  peur  de  se  compromettre 
l'empêchait  d'en  dire  davantage.  D'ailleurs,  je 
crois  que  la  chose  eût  été  inutile.  Ma  curiosité 
était  piquée  à  vif.  Un  besoin  d'aventure  s'éveillait 
en  moi.  Et  ce  fut  avec  la  voix  la  plus  résolue  que 
je  lui  dis  : 

—  Je  vous  remercie,  mon  cher  maître,  de 
m'avoir  mis  en  garde,  mais  mon  parti  est  pris. 
Avec  le  soin  constant  de  me  tenir  à  l'écart,  de  ne 
jamais  sortir  de  mes  attributions,  je  crois  que 
j'éviterai  n'importe  quel  danger.  Et  avouez  que 
rien  n'est  moins  certain  que  j'en  coure.  Vous  me 
permettez  d'ailleurs  une  prière. 

—  Dites  ! 

—  Si  jamais  quelque  chose  me  semble  suspect, 
je  vous  en  écrirai,  je  solliciterai  vos  conseils  et  il 
sera  alors  temps... 

—  Gardez-vous-en  bien,  mon  pauvre  ami  ! 
s'écria-t-il.  Mettez-vous  dans  la  tête  que  là-bas 
vous  serez  immanquablement  entouré  d'espions. 
N'écrivez  jamais  une  lettre  qui  ne  puisse  être  lue 
par  le  grand-duc,  car  vous  pouvez  être  assuré  que, 
si  l'envie  lui  en  prend,  il  ne  vous  en  demandera 
pas  la  permission.  Une  fois  à  Lautenbourg,  vous 


KŒNIGSMARK  39 

serez  absolument  isolé  de  icut.  Je  connais  le  palais 
ducal.  Son  luxe  ne  l'empêche  pas  de  ressembler 
plutôt  à  une  forteresse  qu'à  un  château. 

—  J'aurais  toujours  M.  de  Marçais. 

M.  Thierry  sourit,  d'un  sourire  qui  me  rappela  le 
mot  de  Ribeyre  :  comme  débrouillard,  il  y  a  mieux. 

—  Enfin,  dit-il,  je  vous  vois  absolument  décidé. 
Après  tout,  mes  craintes  sont  peut-être  exagérées. 
Et  puis,  vous  êtes  jeune,  seul.  Vous  avez  de  l'à- 
propos,  de  la  volonté.  Je  ne  sais  moi-même  si 
j'ai  raison  de  blâmer  votre  besoin  d'aventure. 
Sur  ce  point,  je  suis  un  peu  prisonnier  de  mes 
goûts  de  vieil  universitaire  :  une  vie  calme,  une 
bibliothèque.  Par  exemple,  acheva-t-il,  vous  aurez 
à  Lautenbourg  une  des  plus  belles  bibliothèques 
du  monde  à  votre  disposition.  La  collection  du 
grand-duc  est  célèbre.  Il  y  a  les  manuscrits 
d'Erasme  et  la  plupart  de  ceux  de  Luther.  Allez 
donc,  mon  cher  enfant. 

—  Pourtant,  dit-il,  revenez  me  voir  après  avoir 
vu  M.  de  Marçais-  Peut-être  pourrai-je  vous  donner 
quelques  conseils  pratiques  sur  la  meilleure  façon 
de  comprendre  votre  rôle  de  précepteur. 

A  mon  hôtel  Cujas  m'attendait  un  pneumatique, 
délicatement  scellé  de  cire  mauve.  M.  de  Marçais 
m'informait  qu'il  serait  ravi  de  me  voir  chez  lui, 
le  jour  même,  à  trois  heures. 

En  me  rendant  rue  Alphonse-de-Neuville,  où 
habitait    le   ministre   de  France    à   Lauteiibourg 


40  KŒNIGSMARK 

je  n.e  fis  que  repasser  les  détails  de  mon  entrelien 
avec  M.  Thierry.  Il  en  sait  sûrement  plus  long 
qu'il  n'ose  en  dire,  pensais-je.  Est-ce  que  je  fais 
une  folie  ?  Bah  !  on  verra.  Il  n'y  a  pas  pire  folie 
que  laisser  passer  à  vingt-cinq  ans  12.000  livres  de 
revenus  pour  traîner  une  vie  médiocre  et  sans 
issue... 

Après  ce  qui  m'est  arrivé,  mon  opinion  reste  la 
même  à  cet  égard. 


« 


Le  comte  Mathieu  de  Marçais  avait  à  peu  près  la 
figure  et  la  prestance  sous  lesquelles  on  peut 
imaginer  M.  de  Marcellus,  et,  par-dessus  tout,  cet 
air  réservé,  plein  de  sous-entendus  des  diplomates. 
Avec  un  air  pareil,  on  peut  se  payer  le  luxe  d'un 
cerveau  parfaitement  cave.  Personne  ne  pourra  y 
trouver  rien  à  redire. 

Une  sympathique  quadragénaire  était  occupée, 
avec  un  grand  luxe  de  matériel,  à  faire  les  ongles 
du  ministre  plénipotentiaire  lorsque  je  fus  intro- 
duit auprès  de  lui. 

—  Monsieur,  me  dit-il  avec  des  façons  vrai- 
ment exquises,  je  ne  saurais  trop  m'excuser  du 
sans-gêne  avec  lequel  je  vous  reçois.  Mais  le  temps, 
cher  Monsieur,  le  temps  à  Paris,  vous  savez  quelle 
denrée  précieuse  il  est  pour  tous.  Pensez  combien 
je  dois  le  ménager,  moi  qui  ne  suis  dans  cette 
chère  ville  que  quinze  jours  par  an. 


KŒNIGSMARK  41 

n  me  débita  ainsi  une  demi-douzaine  de  lieux, 
communs,  se  regardant  dans  la  glace,  m'observant 
à  la  dérobée.  Je  crus  deviner  que  ce  premier  exa- 
men, si  important  pour  un  homme  de  son  intelli- 
gence, ne  m'était  pas  défavorable.  Mais  je  devinai 
aussi  que  je  ne  réformerais  pas  précisément  l'opi- 
nion sévère  qu'il  pouvait  avoir  de  la  façon  qu'ont 
les  universitaires  de  s'habiller. 

Comme  une  de  ses  mains,  terminée,  baignait 
mollement  dans  une  eau  tiède  et  rose,  il  se  décida 
à  en  venir  au  fait. 

—  Je  ne  me  serais  pas  permis,  cher  Monsieur, 
de  vous  convoquer  pour  vous  faire  subir  une  sorte 
d'examen  probatoire,  besogne  dont  je  suis  d'ail- 
leurs tout  à  fait  incapable.  Je  sais  que  vous  pos- 
sédez toutes  les  garanties  scientifiques  nécessaires. 
Les  garanties  morales  et  intellectuelles,  —  avant 
que  j'aie  été  à  même  de  les  constater  par  moi- 
même,  —  la  recommandation  de  notre  ami  Ribeyre 
me  les  avait  par  avance  fournies. 

Je  m'inclinai.  Il  s'inclina.  Il  paraissait  ravi 
d'avoir  si  bien  parlé. 

—  Vous  serez  sans  doute  aise  de  savoir  en 
quoi  consistera  votre  tâche  à  Lautenbourg.  Oh! 
pas  grand'chose.  Le  duc  Joachim  a  un  précep-|^ 
leur  pour  la  partie  scientifique.  Le  commandant 
major  de  Kessel  est  chargé  de  son  instruction 
militaire.  Il  vous  restera  l'enseignement  du  fran- 
çais et  de  l'histoire,  l'histoire  universelle,  bien 
entendu.  Ah!  cependant,  il  y  a  une  chose  que  le 


42  KŒNIGSMARK 

grand-duc  m'a  particulièrement  recommandé... 

—  Nous  y  voici,  me  dis-je,  en  pensant  aux 
soupçons  de  M.  Thierry. 

—  Lisez-vous  bien  les  vers? 

Je  restai  un  peu  dérouté  par  cette  question  pour- 
tant si  inoffensive  el  simple. 

—  Mon  Dieu,  je  ne  sais  trop,  il  m'est  difficile... 

—  Cela,  c'est  essentiel;  le  grand-duc  m'a  dit 
d'y  veiller.  En  voici  la  cause.  La  grande-duchesse 
Aurore  est  férue  de  poésie  française.  Il  se  peut 
que  de  temps  en  temps  on  vous  prête  &  elle.  C'est 
une  surprise  que  compte  faire  son  Altesse  à  sa 
femme  qui  se  plaint  sans  cesse  du  peu  de  res- 
sources qu'offre  Lautenbourg  sous  ce  rapport. 
«  Mon  cher  comte,  m'a-t-il  dit,  je  vous  sais  lettré 
et  de  goût  sûr,  je  m'en  rapporte  à  vous.  »  Excusez- 
moi  donc,  cher  Monsieur,  si  sur  ce  point  c'est  une 
véritable  épreuve  que  je  vous  demande. 

—  Tenez,  ajouta-t-il,  en  me  montrant  de  sa 
main  humide  une  vitrine.  Il  y  a  là  d'excellents 
poètes.  Choisissez  et  lisez  au  hasard. 

II  n'y  avait,  à  vrai  dire,  que  des  auteurs  bien 
périmés  dans  cette  vitrine.  Je  fus  obligé  de  me 
rabattre  sur  un  volume  de  Casimir  Delavigne.  Tant 
bien  que  mal,  je  lus  l'admirable  poème  des  Limbes. 

Hs  volent,  mais  on  n'entend  pas 
Battre  leurs  ailes. 

—  Parfait,  parfait,  opina  en  connaisseur  M.  de 
Marçais,  n'est-ce  pas,  Madame  Mazerat? 


KŒNIGSMARK  43 

La  manucure  eut  un  gloussement  pénétré  pour 
prouver  l'extase  où  l'avait  laissée  cette  lecture. 
J'ai  vu  dans  ma  vie  des  scènes  ridicules;  plus, 
jamais. 

—  Tout  va  pour  le  mieux,  donc,  dit  le  comte  en 
se  levant.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  là- 
bas  vous  serez  traité  avec  toute  la  déférence  dési- 
rable. Le  grand-duc  est  un  homme  exquis.  La 
grande-duchesse...  —  il  leva  les  yeux  —  une  Russe, 
Monsieur,  c'est  tout  dire  pour  la  beauté.  Le  prince 
Joachim  est  très  docile,  un  peu  lent  d'esprit  peut- 
être.  Mais  en  ne  peut  exiger  des  Allemands  la  viva- 
cité française.  Enfin  la  cour  est  peuplée  d'hommes 
charmants  et  de  femmes  ravissantes.  Montez-vous 
à  cheval? 

Je  fis  signe  que  non. 

—  Vous  apprendrez.  Vous  monterez  avec  Kes- 
sel. Un  cavalier  hors  ligne...  Et  vous  viendrez 
déjeuner  à  la  légation.  J'ai  là-bas  une  petite  folie 
dessinée  par  Poiret  dont  vous  me  direz  des  nou- 
velles. Vous  la  verrez  à  mon  retour;  dans  dix  jours; 
car  vous  partirez  avant  moi.  On  vous  attend  le  plus 
tôt  possible.  En  partant  après-demain  soir  à 
10  heures,  vous  serez  à  Lautenbourg  dimanche 
matin  vers  9  heures. 

—  C'est  entendu,  dis-je. 

—  C'est  entendu.  Rappelez-moi  respectueuse- 
ment au  souvenir  du  grand-duc,  et  veuillez  mettre 
mes  hommages  aux  pieds  de  Son  Altesse  la  grande- 
duchesse.  Ah!  mon  Dieu,  quel  étourdi,  je  fais! 


44  KŒNIGSMARE 

Il  se  leva,  prit  dans  son  portefeuille  une  enve- 
loppe cachetée. 

—  Le  grand  Intendant,  M.  de  Soîdau,  m'a 
chargé  de  vous  remettre  ceci,  dit-il  discrètement. 
Frais  de  voyage.  Bonne  chance,  et  à  bientôt. 
Excusez-moi,  Madame  Mazerat.  Me  voici  tout  à 
vous. 

Je  n'avais  jamais  fait  à  Paris  la  dépense  d'une 
voiture  que  lorsque,  partant  en  vacances  ou  en 
revenant,  j'y  étais  contraint  par  ma  malle.  Dès  que 
je  fus  sorti,  cependant,  j'en  pris  une  pour  rentrer 
chez  moi,  tellement  était  grande  ma  hâte  de  voir  ce 
que  contenait  cette  enveloppe  que  je  n'osais  ouvrir 
dans  la  rue. 

Vraiment,  je  commençais  à  sentir  les  bénéfices 
que  procure  la  société  des  grands  de  la  terre. 
«  Prière  à  Monsieur  le  Précepteur,  disait  un 
papier  à  en-tête  de  la  chancellerie  ducale»  de  vou- 
loir bien  trouver  ici  le  premier  trimestre  de  ses 
honoraires,  plus  mille  marks  à  titre  d'indemnité 
pour  frais  de  voyage.  »  A  cette  gracieuse  invita- 
tion étaient  joints  trois  mille  cinq  cents  marks. 

Plus  de  quatre  mille  francs,  je  possédais  plus 
de  quatre  mille  francs,  moi  qui  hier  à  Paris  débar- 
quais sans  savoir  comment  je  vivrais  dans  huit 
jours! 

La  visite  à  M.  Thierry  me  pesait.  Je  résolus  de 


KŒNIGSMARK  45 

m'en  débarrasser  sur  l'heure,  en  lui  disant  que  je 
partais  le  lendemain  matin. 
Je  le  trouvai  dans  son  cabinet  de  travail. 

—  A  votre  air  radieux,  me  dit-il,  je  vois  que 
tout  a  marché  suivant  vos  désirs.  Tant  mieux, 
j'ai  eu  peut-être  tort  de  vous  effrayer.  Quand 
partez-vous? 

—  Demain,  dis-je. 

—  Alors,  mon  cher  enfant,  c'est  votre  visite 
d'adieu.  Que  vous  dirai-je?  Je  suis  sûr  que  vous 
vous  tirerez  admirablement  de  vos  fonctions  péda- 
gogiques. Rappelez-vous  le  grand  principe  que  pose 
le  père  de  Pascal  :  Essayez  de  tenir  toujours  votr« 
élève  au-dessus  de  sa  tâche.  C'est  une  régie  impos- 
sible à  appliquer  pour  un  professeur  de  lycée  qui 
est  obligé  de  se  conformer  à  la  force  moyenne 
d'une  classe.  Mais  quand  on  a  la  chance  d'avoir 
un  seul  élève,  on  le  peut  et  on  le  doit. 

L'excellent  homme  me  donna  ensuite  quelques 
conseils  relatifs  au  choix  des  livres  dont  j'aurais  à 
me  servir  pour  préparer  mes  cours.  Il  me  remit 
son  Histoire  de  la  littérature  allemande  qui  me  fut 
si  souvent  là-bas  d'un  précieux  secours. 

—  Ne  me  remerciez  pas,  me  dit-il,  comme  je 
murmurais  quelques  mots  de  reconnaissance.  C'est 
peut-être  moi  qui  serai  votre  obligé.  Je  vous  ai  dit 
que  vous  alliez  avoir  à  Lautenbourg  une  admirable 
bibliothèque.  Son  conservateur,  le  professeur  Cyrus 
Beck,  —  que  j'ai  eu  l'occasion  de  connaître  dans 
divers  congrès,  —  la  surveille  jalousement.  Mais 


46  KŒNIGSMARK 

c'est  un  scientifique.  Je  ne  doute  pas  que  vons 
aurez  la  libre  disposition  des  ouvrages  et  mauus- 
crits  qui  n'intéressent  pas  directement  le  grand 
travail  qu'il  poursuit  sur  l'histoire  des  théories  de 
la  transmutation  des  métaux.  Or,  vous  savez  peut- 
être  que  je  suis  moi-même  en  train  d'écrire  un 
livre  sur  les  mœurs  à  la  cour  de  Hanovre  à  la  fin  du 
XVII'  siècle.  J'ai  pu  voir  à  la  Nationale,  dans  le 
catalogue  de  la  bibliothèque  ducale  de  Lauten- 
bourg,  qu'il  y  a  là  des  documents  d'une  importance 
capitale.  J'ai  couru  ce  matin,  en  vous  quittant, 
dresser  les  cotes  des  principaux  ouvrages  que  je 
vous  serai  reconnaissant  de  consulter  pour  moi.  Je 
suis  sûr  d'ailleurs  que  cette  besogne  vous  intéres- 
sera. Voici  ma  liste.  Je  vous  signale  principalement 
cet  ouvrage  :  Stattmutter  der  Koeniglichen  Haeu- 
ser  Hannover  und  Preussen,  par  la  grande-du- 
chesse de  Ahlde,  édité  à  Leipzig  en  1852.  Nous  n'en 
avons  à  Paris  qu'une  réimpression  incomplète;  je 
vous  recommande  aussi  les  livres  de  Cramer  et  de 
Palmblad,  ainsi  que  VOctavie  romaine  (die  Rœ- 
w.ische  Octavia),  du  duc  Ulric  de  Wolfenbûttel. 

—  Malheureusement,  continua-t-il,  tandis  que 
je  serrais  précieusement  le  papier,  je  n'ai  pu  ins- 
crire que  les  imprimés.  Les  manuscrits  de  Lauten- 
bourg  ne  sont  pas  inventoriés.  C'est  en  les  parcou- 
rant, mon  cher  enfant,  que  vous  pouvez  me  rendre 
les  plus  précieux  services.  Nul  doute  que  vous  y 
découvrirez  des  documents  inestimables  sur  cette 
société  allemande  du  xvii*  siècle,  raffinée  en  appa- 


IvŒNIGSMÂRK  47 

rence,  au  fond  violente  et  cruelle  plus  qu'on  ne  l'a 
Jamais  imaginé. 

Il  me  tenait  les  deux  mains;  son  émotion  me 
faisait  comprendre  qu'il  avait  encore  quelque  chose 
.1  me  dire. 

—  Je  ne  veux,  pour  rien  au  monde,  revenir  sur 
notre  entretien  de  ce  matin,  murmura-t-il  enfin. 
Mais,  mon  enfant,  vous  savez  l'intérêt  que  je  vous 
porte.  Je  m'en  rends  compte  davantage  en  vous 
quittant.  Eh  bien,  je  vous  en  conjure,  ne  cédez 
jamais  au  désir,  aux  invitations  même  qui  pour- 
raient vous  être  faites  de  sortir  de  votre  rôle  péda- 
gogique. Il  y  a  à  Lautenbourg  une  assez  riche 
matière  pour  ceux  qui,  comme  nous,  ont  mission 
d'écrire  l'histoire.  Ecrivons-la,  en  nous  gardant  de 
la  tentation  d'y  participer. 

J'étais  de  bonne  foi  lorsque  je  lui  jurai  d'avoir 
toujours  ses  derniers  conseils  présents  à  la  mé- 
moire. 

—  Ecoutez  encore.  A  part  le  prince  Joachim,  le 
grand-duc  et  la  grande-duchesse,  M.  de  Marçais, 
j'ignore  totalement  les  êtres  de  Lautenbourg.  Pour- 
tant, il  y  a  eu  autrefois  là-bas  un  certain  baron  de 
Boose.  S'il  y  est  encore,  voyez  cet  homme  le  moins 
possible.  Défiez-vous-en,  défiez-vous-en. 

Je  voulus  avoir  la  raison  de  cette  recommanda- 
tion suprême.  Mais  il  était  redevenu  l'historien 
consciencieux,  le  fonctionnaire  timoré. 

—  Non,  non,  me  dit-il.  Ce  sont  des  impressions 


48  KŒNIGSMARK 

n'est  plus  à  Lautenbourg,  ne  posez  aucune  question 
à  son  sujet.  Attendez  qu'on  en  parle,  qu'on  fasse 
allusion  à  lui...  Allons,  cher  ami.  Il  faut  nous  quit- 
ter. 

Nous  nous  embrassâmes.  Je  ne  l'ai  plus  revu 
depuis. 

* 
** 

La  dépression  que  m'avait  laissée  cette  visite 
disparut  vite  chez  le  changeur  où  je  réalisai  en 
billets  français  la  moitié  de  mes  billets  de  la  Deut- 
sche Bank.  Le  reste  de  la  soirée  se  passa  en  courses 
chez  les  tailleurs,  les  bottiers,  les  chemisiers. 

Pour  la  première  fois  de  ma  vie-  je  connus  la 
joie  admirable  et  amère  de  l'argent  dépensé  sans 
compter.  De  taille  ordinaire,  je  n'eus  pas  de  peine 
à  trouver  à  Old  England  un  complet,  un  pardessus, 
des  chaussures  à  ma  taille.  On  fit  un  paquet  de 
mes  pauvres  nippes  qu'on  renvoya  rue  Cujas. 

Alors,  confiant  en  moi-même,  je  me  risquai 
chez  un  grand  tailleur.  Avec  l'autorité  que  me 
donnait  mon  portefeuille,  je  commandai  un  habit, 
une  redingote,  un  autre  veston.  Je  payai  d'avance 
les  800  francs  demandés  sur  la  promesse  que  le 
tout  me  serait  livré  le  surlendemain  soir. 

Sept  heures  du  soir.  Merveille  du  boulevard  des 
Capucines  en  octobre.  Joîe  de  s'y  sentir  bien 
habillé,  avec  de  l'argent,  le  maître  de  tout,  vous 
entendez,  de  tout.  Les  grelots  bleus  de  l'Olympia 


KŒNIGSMARK  49 

faisaient  un  effroyable  tintamarre  de  lumière.  Les 
fiacres  roulaient,  les  taxis  cornaient.  La  Madeleine, 
vaguement  aperçue,  élevait  dans  le  brouillard  son 
énorme  entablement  d'ombre. 

Allons,  allons.  C'est  après-demain  que  nous 
quittons  tout  cela.  Jouissons  de  notre  éphémère 
royauté. 

Sensation  étrange.  J'avais  de  l'argent.  Mais  je 
ne  pouvais  pas  exiger  de  lui  qu'il  me  donnât  des 
relations  à  la  minute.  J'avais  de  l'argent,  mais  si 
je  n'avais  aucun  ami  pour  le  prouver,  c'était 
comme  si  je  n'en  avais  pas  eu. 

Une  idée  lumineuse  me  vint  alors  avec  un 
brusque  souvenir.  J'entrai  chez  Weber.  N'était-ce 
pas  là  que,  tout  à  l'heure,  se  réuniraient  Ribeyre 
et  ses  amis  de  la  veille?  La  pensée  de  Clotilde 
m'obsédait.  Elle  avait  hier  un  grand  manteau  de 
velours  noir  d'où  émergeait  sa  tête  rose  aux  ban- 
deaux blonds  étrangement  lisses.  Quelle  joie  de  me 
montrer  à  elle  avec  mes  nouveaux  avantages! 

Ribeyre  était  déjà  là. 

—  Eh  bien,  mon  cher!  tout  est  pour  le  mieux. 
Je  viens  de  voir  Marçais  qui  est  ravi.  Il  paraît  que 
tu  as  une  voix  de  charmeur!  Diable,  tu  n'as  pas 
perdu  de  temps,  dit-il  en  remarquant  ma  trans- 
formation. 

Quand  M^'  de  Rénal  fait  abandonner  à  Julien 
Soreî  sa  petite  veste  de  ratine,  quand  Lucien 
Chardon,  pour  s'y  muer  en  Rubempré,  arrive  à 
Paris  avec  M"'  de  Villeneuve  Bargeton,  née  de 


50  KŒNIGSMARK 

Négrepelisse  d'Espard,  ces  jeunes  gens  trouvent 
immédiatement  leur  chemin  de  Damas.  Il  n'y  a 
pas  eu  pour  eux  d'étape  dans  le  dandysme.  Je  crus 
saisir  une  nuance  d'étonnement  moqueur  chez 
Ribeyre.  Je  pensai  à  Baudelaire  dont  Gautier  disait 
qu'il  râpait  avec  du  papier  de  verre  ses  nouveaux 
habits  pour  leur  ôter  cet  éclat  du  neuf,  si  cher  aux 
philistins  et  aux  bourgeois.  Mon  assurance  en 
vacilla,  mon  plaisir  risqua  de  s'en  trouver  du  coup 
gâté.  Puis  «  Bah!  pensai-je.  Ce  n'est  que  de  la  con- 
fection. Je  ne  pouvais  pourtant  venir  ici  avec  mes 
souliers  éculés  et  mon  veston  d'il  y  a  deux  ans. 
Us  verront  bien  dans  deux  jours.  »  Et  la  certitude 
d'être  allé  chez  un  des  tailleurs  les  plus  coûteux 
me  rendit  toute  ma  confiance. 

Clotilde  survint.  Elle  portait  une  fourrure  de 
renard  blanc  qui  me  parut  bien,  ce  soir-là,  le 
comble  du  luxe  et  du  bon  goût.  Quand  j'eus  acheté 
pour  elle  toutes  les  violettes  d'une  misérable  qui 
vint  les  lui  offrir,  elle  daigna  s'occuper  de  moi  et 
me  fit  vite  comprendre  que  j'étais  beaucoup  plus 
de  son  gré. 

—  Clotilde,  dit  Ribeyre,  si  tu  m'aimes,  tu  trom- 
peras ce  soir  Surville  avec  mon  ami  Vignerte.  Il  a 
de  l'argent  et  il  part  après-demain,  deux  choses 
que  les  femmes  ont  coutume  d'apprécier. 

Un  quart  d'heure  plus  tôt,  cette  plaisanterie 
d'homme  m'eût  paru  terriblement  déplacée.  Mais 
l'horrible  porto  blanc  faisait  son  œuvre;  puis  Clo- 
tilde riait,  amusée,  ne  disant  pas  non. 


KŒMGSMARK  51 

Surville  arrivait  avec  l'autre,  un  nommé  Mouton- 
Masse.  Ils  étaient  tous  les  deux  au  cabinet  du 
Ministre  de  l'Intérieur,  l'un  attaché,  l'autre  chef 
adjoint. 

—  Nous  n'allons  pas  encore  rester  dans  cette 
boîte,  dit  le  grand  Surville.  Deux  fois,  en  suivant, 
c'est  trop.  Charmé,  Monsieur,  vous  dînez  avec 
nous 

—  Mon  ami  Vignerte  me  charge  de  vous  prier 
de  vouloir  bien  accepter  à  dîner,  dit  Ribeyre.  Il 
part  après-demain  pour  la  cour  de  Lautenbourg  et 
désire  nous  faire  goûter  à  ses  frais  de  voyage. 

Le  petit  Mouton-Massé  fit  comprendre  qu'il 
admettait  fort  bien  mon  désir. 

—  Où  va-t-on? 

Ces  messieurs  discutèrent  dix  bonnes  minutes, 
se  renvoyant  comme  des  volants  des  noms  qui 
m'étaient  absolument  inconnus  :  Viel,  les  Sergents, 
la  Tour,  entremêlés  de  bizarres  vocables  d'ani- 
maux :  le  Coucou,  l'Escargot,  l'Ane  rouge. 

Je  n'écoutais  pas.  Un  troisième  porto  me  versait 
une  infinie  béatitude.  Cette  chaude  atmosphère  de 
café  me  grisait.  Je  songeais  avec  mépris  à  ma  des- 
tinée d'hier,  aux  bourses  d'études,  à  l'agrégation, 
aux  doyens  des  quatre  facultés,  au  Vice-Recteur 
dans  son  cabinet  de  la  rue  des  Ecoles.  Ces  femmes 
élégantes,  ces  jeunes  gens  pleins  de  morgue  qui 
tournaient  autour  de  moi  sous  la  lumière  me  rap- 
pelaient le  froid  couloir  de  la  Sorbonne  et  la  fres- 
que d'Henri  Martin  :  celle  où  M.  Anatole  France, 


52  KŒNIGSMARK 

vêtu  comme  un  explorateur,  dans  un  paysage 
plein  de  confettis,  expose  à  une  douzaine  de  jeunes 
agrégés  mal  habillés  sa  conception  personnelle  de 
la  destinée  humaine. 

—  La  véritable  conception  de  la  vie,  la  voilà! 
pensai-je  voluptueusement  en  contemplant  Clotilde 
^  qui  piquait  le  bouquet  mauve  et  vert  sur  sa  four- 
rure blanche. 

Ribeyre  et  ses  amis  s'étant  enfin  mis  d'accord, 
nous  montâmes  dans  un  taxi  qui  nous  déposa 
place  Gaillon,  devant  un  restaurant  dont  j'ai  oublié 
le  nom. 

A  l'intérieur,  de  lourdes  tentures  dérobaient  aux 
passants  la  vue  de  la  salle,  jalousement.  Surville, 
qui  connaisait  l'endroit,  nous  mena  dans  un  petit 
cabinet  où  cinq  couverts  furent  rapidement  dres- 
sés. 

J'étais  à  côté  de  Clotilde,  ou  du  moins  de  la 
femme  qui  portait  ce  nom.  C'était  pour  moi  l'essen- 
tiel. Ce  qu'on  servit  dans  ce  fameux  dîner,  je  l'ai  à 
vrai  dire  oublié.  Sans  doute,  des  choses  qui  poi- 
vraient la  bouche,  car  nous  bûmes  énormément  ; 
«  Tu  me  donnes  carte  blanche  »,  me  demandait 
Ribeyre,  en  me  désignant  alternativement  d'un 
coup  d'œil  moqueur  Clotilde  et  Surville.  Un  petit 
sommelier  noir  prenait  les  commandes  avec  onc- 
tion. Sans  pouvoir  l'affirmer,  je  crois  que  ce 
Ribeyre  s'y  connaissait.  Pas  de  Champagne,  avait-il 
déclaré.  Je  ne  sais  plus.  On  avait  débuté  par  un 
petit  Pouilly  sec  comme  du  verglas,  à  cause  des 


KŒNIGSMARK  53 

huîtres.  Puis  Mouton-Massé,  qui  était  de  par  là, 
avait  réclamé  du  Saint-Emilion  1892.  Sur  quoi,  Cîo- 
tilde,  qui  était  comme  par  hasard  de  Beauue,  in- 
sista pour  du  vin  de  son  pays.  Je  ne  manquai  pas 
cette  occasion  de  lui  faire  la  cour  et  osai  interpeller 
le  sommelier  pour  avoir  le  meilleur.  Là-dessus 
Ribeyre  trouva  de  circonstance  de  faire  apporter, 
dans  un  de  ces  vases  à  long  col  et  d'étroite  embou- 
chure, du  Wolxheim.  Je  dois  ajouter  que  le  succès 
fut  pour  moi  qui  réclamai  en  fin  de  compte  du  vin 
de  sable  des  Landes.  Aucun  de  nos  compagnons 
n'avait  jamais  goûté  de  ce  redoutable  cru,  qui  puise 
sur  nos  maigres  dunes  le  pâle  et  jaune  dépôt  do 
soleil  marin,  qui  laisse  la  tête  libre,  le  buste  alerte, 
mais  sape  impitoyablement  les  jambes. 

Surville  et  Mouton-Massé  me  tutoyaient.  GIo- 
tilde  m'appelait  Raoul  et  me  faisait  jurer  de  lai 
envoyer  des  cartes  postales.  Ribeyre,  plus  fort,  en 
conversation  constante  avec  le  petit  homme  noir, 
me  faisait  signe  de  l'œil  :  «  Ne  te  gêne  pas.  » 

J'étais  semblable  aux  Dieux,  avec  en  plus  la 
conscience  de  ma  rapide  ascension.  Je  revoyais  la 
pauvre  guimbarde  qui  m'emportait  deux  jours  plus 
tôt  vers  la  gare  perdue  dans  la  Lande.  Une  seule 
lanterne  dans  cette  nuit;  et  du  vent,  du  vent.  Celai 
de  la  Mer.  Et  en  moi,  plus  de  nuit  encore. 

Or  liquide,  le  Sauterne  brillait  dans  les  verres. 
Les  abat-jour  des  lampes  électriques  se  reflétaient 
en  lui  comme  de  petites  tulipes  roses.  Je  voyais 
les  dents  de  Clotilde  luire  sur  le  cristal  où  elle  bn- 


54  KŒMGSMARK 

vait,  à  petits  traits,  avec  des  rires  qui  soulevaient 
sa  gorge  blanche.  Sa  main,  posée  sur  Ja  mienne, 
me  transmettait  les  sursauts  de  ce  doux  animal 
sans  malice.  Ribeyre  exultait.  Mouton-Massé  man- 
geait des  crêpes  au  kirsch.  Surville  buvait. 

Il  y  eut  une  scène  au  moment  des  liqueurs,  que 
Surville  voulait  absolument  faire  servir  dans  des 
verres  à  bordeaux.  Mouton-Massé  avait  beau  lui 
faire  observer  que  les  verres  à  dégustation  suffi- 
saient, puisque  les  bouteilles  restaient  sur  la  table. 
H  s'obstinait.  On  lui  en  donna  un. 

Les  maîtres  d'hôtel  étaient  partis,  La  fumée  des 
cigares  atténuait  l'électricité.  Les  fleurs  mouraient 
sur  la  table.  Sur\dlle  ronflait.  Mouton-Massé  avait 
tiré  un  calepin  et  s'efïorçait  à  je  ne  sais  quelle 
addition  dans  laquelle  il  s'embrouillait  en  jurant,  et 
Ribeyre,  qui  n'avait  pas  lâché  son  idée,  son  bras 
droit  passé  sous  mon  bras  gauche,  son  bras  gauche 
sous  le  droit  de  Clotilde  renversée,  nous  attirant 
l'un  contre  l'autre,  parlait  à  l'oreille  de  la  jeune 
femme  qui  riait,  les  lèvres  humides,  le  dos  secoué 
de  petits  frissons. 


A 


Le  vendredi  soir  24  octobre  1913,  tout  était  prêt 
pour  mon  départ.  Mes  efïets  étaient  emballés  dans 
une  grande  malle  neuve;  une  caisse  plus  petite 
contenait  mes  livres.  Je  n'avais  rien  voulu  jeter  des 
pauvres  vieilles  choses  ramassées  dans  ma  cham- 


KŒNIGSMARK  55 

bre  d'hôtel  et  qui  résumaient  trois  ans  d'une  vie 
laborieuse  et  triste.  Le  tout,  empaqueté  proprement 
dans  l'antique  malle  qui  avait  éié  celle  de  ma 
mère,  y  compris  mon  uniforme  d'officier  de  réserve 
déjà  râpé  par  deux  périodes  d'instruction,  —  les 
pauvres  gens  en  ont  toujours  fait  volontairement 
de  supplémentaires,  —  le  tout,  dis-je,  j'étais  allé  le 
porter  à  la  gare  d'Orsay,  à  l'adresse  du  vieux 
prêtre  qui  m'avait  hébergé  en  vacances. 

A  cinq  heures,  je  finissais  une  lettre  pour  lui 
faire  part  de  mon  nouveau  sort;  j'avais  fait  mes 
comptes.  Il  me  restait  un  peu  plus  de  deux  mille 
trois  cents  francs,  y  compris  dix  louis  que  j'avais 
été  heureux  de  prêter  à  Ribeyre.  Je  résolus  d'adres- 
ser une  somme  équivalente  à  mon  vieux  curé  pour 
sa  misérable  église  croulante  au  milieu  des  dunes. 

Après  avoir  jeté  ma  lettre  à  1-a  poste  de  la  rue  de 
Tournon,  je  remontai  par  le  Luxembourg,  je  passai 
devant  la  pâle  fontaine  Médicis  où  J'avais  attendu 
tant  de  fois  des  élues  imaginaires.  Le  garde  répu- 
blicain était  enfoui  dans  sa  guérite,  invisible. 
Jamais  le  grand  jardin  royal  n'avait  été  plus  désert 
qu'en  ce  soir  d'automne  incliné  sur  l'hiver. 

Au  milieu  des  arbres  dénudés,  sous  un  ciel  jaune 
et  mourant,  le  cercle  frileux  des  reines  arrondis- 
sait ses  socles  de  marbre,  étrangement  blancs  dans 
la  nuit  qui  venait. 

Cinq  heures  et  demie  sonnèrent  à  l'horloge  du 
Sénat.  Au  cœur  de  Paris,  c'était  la  mort  et  l'aban- 
don. 


56  KŒNIGSMARK 

La  grande  vasque  octogone,  dont  le  jet  d'eau 
s'était  tu,  étendait  son  miroir,  plus  clair  —  par 
quel  miracle  —  que  le  ciel.  Un  homme,  le  seul 
avec  moi  dans  le  parc  illustre,  était  arrêté  au  bord 
avec  des  gestes  bizarres  de  semeur.  Il  jetait  du 
pain  aux  oiseaux.  Il  y  avait  là  trois  douzaines  de 
moineaux,  de  ramiers  gris  et  lourds,  aux  allures 
gauchement  colère. 

C'était  un  vieillard,  avec  un  paletot  verdi,  au  col 
de  fourrure  élimé.  Un  sac  était  posé  à  ses  pieds. 

Je  m'approchai,  les  oiseaux  s'envolèrent. 

Le  vieux  me  regarda  d'un  air  de  reproche,  jeta 
son  sac  sur  son  épaule  et  s'en  alla. 

Quand  je  sortis  moi-même  du  jardin,  la  nuit 
était  complètement  tombée. 

Quatre  heures  après,  je  prenais  à  la  gare  de  l'Est 
l'express  Paris-Berlin. 


n 


Au  ciel  d'acier  bleu,  la  froide  étoile  qui  brillait 
tout  à  l'heure  avait  disparu. 

Vignerte  eut  un  sursaut  :  «  Quelle  heure  est-il?  « 

—  Minuit  moins  dix,  répondis-je,  ayant  fait 
jouer  une  lampe  électrique. 

Je  réveillai  les  deux  hommes  de  communication  : 

—  Henriquez,  va  à  la  troisième  section.  Dis  à 
l'adjudant  de  surveiller  la  relève  du  deuxième  pelo- 
ton. Qu'il  vienne  rendre  compte  ici,  au  lieutenant 
Vignerte.  Toi,  Damestoy,  va  à  la  deuxième  section, 
dis  au  chef  de  faire  de  même  pour  le  premier  pelo- 
ton.  Ahl  qu'il  n'oublie  pas,  pour  deux  heures,  la 
patrouille.  C'est  la  onzième  escouade  qui  la  four- 
nit, caporal  Toulet.  C'est  compris?  Allons,  réveillez- 
vous  un  peu. 

Les  deux  soldats  se  hissèrent  au  dehors.  Pendant 
deux  secondes,  nous  ne  vîmes  plus  le  trou  de  ciel 
bleu. 

Quelle  étrange  nuit  calme,  A  peine,  de-ci  de-là, 
un  coup  de  fusil  égaré;  pas  un  coup  de  canon. 

Vignerte  continua  son  récit. 


58  KŒNIGSMARK 

Avez-vous  lu  le  Baron  de  Heidcnsiamm?  Meyer 
Forsier  y  a  pillé  un  peu  Tolstoï  —  (tout  le  chapitre 
de  la  course  pour  la  coupe  de  l'empereur  est  pris 
à  Anna  Karénine)  —  e.t  beaucoup,  hélas!  noire 
Octave  Feuillet.  Malgré  cela,  cependant,  lisez  les 
pages  consacrées  à  Hanovre,  à  la  vie  de  garnison 
allemande,  au  parc  royal  sous  la  neige.  Il  y  a  des 
impressions  qui  sont  bien  celles  que  je  ressentis 
en  arrivant  à  Lautenbourg,  le  dimanche  26  octo- 
bre 1913,  à  dix  heures  du  matin. 

Depuis  huit  heures,  j'avais  vu  disparaître  peu  à 
peu  les  cimes  du  Harz  walpurgique,  noyées  au  sud 
dans  des  nuées  cuivrées.  Ce  furent  alors  des  plaines 
fertiles,  sans  beauté,  sans  caractère.  Puis,  lorsque 
le  train  eut  traversé  l'Aller,  le  paysage  s'accidenta. 
Alors,  bondissant  dans  son  lit  basaltique,  apparut 
la  sinueuse  rivière  Melna,  qui  se  jette  dans  l'Aller 
à  une  soixantaine  de  kilomètres  en  aval  de  Lauten- 
bourg. On  approchait. 

Le  ciel  était  triste  et  blanc.  La  ville,  accrochée 
aux  pentes  d'une  colline  autour  de  laquelle  tour- 
nait la  Melna,  avait  quelque  chose  de  Pau,  ou 
mieux,  à  cause  des  briques  roses  des  maisons,  de 
Saint-Gaudens.  Tout  en  haut,  de  très  loin,  dans  un 
fouillis  d'arbres,  je  vis  une  haute  tour.  Je  devinai 
le  château. 

Comme  un  cheval  qui  sent  l'écurie,  le  train  for- 
çait sa  vapeur.  Nous  longions  et  traversions  des 
ruisseaux  qui  coulaient  entre  deux  rangées  de 
saules;  à  voir  les  eaux  blanchir  aux  petits  rochers, 


KŒNIGSMÂRK  59 

secouer  les  herbes  aquatiques,  on  devinait  le  doux 
frisselis  qu'on  n'entendait  pas.  Un  paysage  assez 
pur  el  tranquille  en  somme,  un  peu  Ile-de-France, 
même.  Mon  Dieu,  après  tout,  on  pouvait  être  heu- 
reux là. 

La  gare  de  Lautenbourg,  par  exemple,  était  fran- 
chement ignoble.  La  fameuse  gare  de  Metz,  en 
plus  petit  et  en  plus  excentrique.  Je  n'eus  pas  d'ail- 
leurs le  loisir  de  la  détailler. 

—  Monsieur  le  professeur  Vignerte?  venait  de 
me  murmurer  avec  obséquiosité  l'employé  à  cas- 
quette à  qui  j'avais  remis  mon  billet. 

Marçais  avait  télégraphié  mon  arrivée. 

L'homme  à  casquette  fit  un  signe.  Deux  grands 
diables  de  laquais  en  livrée  noir  et  or  se  dressèrent 
devant  nioic 

Tandis  que  l'un  prenait  mon  bulletin  de  ba- 
gages, l'autre  me  faisait  monter  dans  une  énorme 
limousine  qui  démarra  immédiatement. 

En  dix  minutes,  nous  avions  traversé  Lauten- 
bourg et  pénétrions  à  toute  allure  dans  la  grande 
cour  du  château.  Une  sentinelle,  à  tout  hasard,  me 
porta  ks  armes. 

—  Si  Monsieur  le  Professeur  veut  se  donner  la 
peine  de  descendre,  dit  le  laquais  en  ouvrant  la 
portière,  tandis  que  le  chauffeur  cornait. 

Un  gros  maître  d'hôtel  rubicond  parut  sur  le 
perron.  Il  sinclina  trois  ou  quatre  fois. 

—  Monsieur  le  Professeur  a  fait  bon  voyage? 
Que  Monsieur  le  Professeur  veuille  bien  me  sui\Te. 


60  lŒNIGSIfARK 

Je  vais  le  conduire  dans  son  appartement. 

Avec  toutes  les  agrégatioûs  réunies,  je  n'aurais 
pas  été  salué  en  France  de  ce  titre  de  professeur 
autant  de  fois  en  dix  ans  que  je  le  fus  à  Lauten- 
bourg  dans  la  seule  matinée  de  mon  arrivée. 

Mes  bagages  étaient  dans  ma  chambre.  Je  vis 
avec  un  certain  plaisir  qu'une  collation  de  la  meil- 
leure mine  était  disposée  sur  le  guéridon. 

—  Si  Monsieur  le  Professeur  a  besoin  de  la 
moindre  chose,  il  n'a  qu'à  sonner.  Ludwig,  le  valet 
de  chambre  de  Monsieur  le  Professeur,  est  à  côté, 
à  sa  disposition. 

Sur  le  point  de  sortir,  le  gros  homme  s'inclina 
encore  plus  bas,  me  tendant  une  enveloppe  large- 
ment cachetée  de  rouge. 

—  Si  Monsieur  le  Professeur  veut  bien  prendre 
connaissance  de  la  lettre  qu'a  laissée  pour  lui  M.  le 
commandant  de  Kessel. 

M.  le  commandant  de  Kessel,  gouverneur  de  Son 
Altesse  le  duc  héritier,  m'adressait  ses  excuses  pour 
n'avoir  pu  m'accueillir  à  mon  arrivée.  Mais  toute 
la  cour  de  Lautenbourg  était  à  la  chasse,  et  lui- 
même  avait  dû  accompagner  son  élève.  Il  m'invi- 
tait en  conséquence  à  disposer  de  ma  journée  pour 
prendre  mes  habitudes  au  palais.  Il  aurait  l'hon- 
neur de  m'attendre  le  lendemain,  lundi,  à  dix 
heures  moins  le  quart,  pour  me  présenter  à  dix 
heures  au  grand-duc  Frédéric-Auguste. 

Désirant  entrer  immédiatement  dans  l'exercice 


KŒNIGSMARK  61 

de  mes  prérogatives,  je  sonnai.  —  Ludwig 
parut. 

Ah!  toi,  pensais-je,  rien  qu'à  te  voir  M.  Thierry 
se  sentirait  rassuré. 

Ce  garçon,  âgé  d'une  trentaine  d'années,  avait  la 
figure  la  plus  prodigieusement  inexpressive  qu'il 
m'ait  été  donné  de  contempler  avant  mon  entrée 
en  Allemagne.  Depuis,  je  me  suis  familiarisé  avec 
ces  bonnes  boules  de  son  blondes,  aux  yeux  bleus. 
C'est  la  tête  que  nous  voyons  à  neuf  sur  dix  de 
nos  prisonniers. 

Je  ne  pus  arracher  à  Ludwig  qu'un  renseigne- 
ment, c'est  que  je  prendrais  mes  repas  au  rez-de- 
chaussée  (mon  appartement  étant  au  premier 
étage),  dans  une  salle  à  manger  réservée  à  la  mai- 
son civile  et  militaire  du  duc  héritier,  c'est-à-dire 
à  moi,  au  commandant  de  Kessel  et  au  professeur 
Cyrus  Beck,  de  l'Université  de  Kiel,  chacun  de  nous 
ayant  d'ailleurs  la  latitude  de  se  faire  servir  chez 
soi. 

Vignerte,  qui,  depuis  le  début  de  son  récit,  avait 
parlé  de  la  même  voix  égale,  retrouvant  sans  dif' 
ficulté  les  moindres  détails  d'une  histoire  avec  la- 
quelle il  vivait  visiblement  nuit  et  jour,  Vignerte, 
ici,  fit  une  pause  :  j 

—  Je  sens,  mon  cher  ami,  que  mes  souvenirs 
ne  vous  ennuient  pas.  Mais,  ici,  je  commence  à  mr 
rendre  compte  de  la  difficulté  de  ma  tâche  de  nar- 
rateur. Jusqu'à  présent,  l'ordre  chronologique  suf- 
fisait. Je  crois  maintenant  que,  sous  peine  de  tout 


62  KŒNIGSMARK 

brouiller  et  fle  vous  obscurcir  les  idées,  avec  une 
nuée  de  petits  faits,  il  m'y  faut  momentanément 
renoncer.  Permettez  donc  que  je  vous  présente 
analyliquement  Lautenbourg  et  ses  habitants. 
Quand  tout  cela  sera  en  place,  nous  reviendrons 
aux  événements.  Ils  se  chargeront  de  la  synthèse. 

§    1.   DV    PALAIS 

Ce  n'est  pas  le  palais,  c'est  les  palais  qu'il  fau- 
drait dire,  puisque  la  résidence  des  grands-ducs  de 
Lauten'bourg-Detmold  est  formée  par  la  réunion 
d'un  château  renaissance,  bâti  au  flanc  d'un  donjon 
gothique,  et  d'un  palais  Louis  XîV,  copié  sans 
vergogne  sur  Versailles.  Pris  à  part,  chacun  de  ces 
édifices  ne  manque  pas  de  style.  Mais  leur  amal- 
game a  coûté  une  peine  infinie  à  l'architecte  du 
grand-duc  Ulrich,  grand-père  du  prince  actuel,  qui 
fut  chargé  de  la  fusion  de  ces  édifices  incompa- 
tibles. Il  s'en  est  tiré  en  jetant  par  terre  une  aile 
à  gauche,  une  tourelle  de  flanquement  à  droite,  et 
en  élevant  au  milieu  une  espèce  de  hall  qui  tient 
de  la  gare  d'Orsay  et  de  la  chapelle  de  Versailles. 
J'avoue  que  le  problème  était  scabreux,  mais  pour- 
quoi est-ce  en  Allemagne  que  se  posent  toujours 
ces  insolubles  cas  de  conscience  architecturaux  ? 

Telle  qu'elle  est,  cette  énorme  construction  sert 
de  salle  de  conseil  et  de  salle  des  fêtes;  je  dois 
dire  que,  communiquant  avec  la  galerie  du  palais 
et  la  salle  d'honneur  du  château,  elle  tient  assez 
bien  ce  rôle. 


KŒNIGSMARK  63 

Le  palais  se  soude  au  château  par  le  milieu, 
donnant  au  plan  général  de  l'édifice  la  forme  d'un 
T.  Le  tout  est  situé  sur  une  hauteur  qui  domine  la 
ville,  abrupte  au  pied  du  château,  lentement  dé- 
clive derrière  le  palais,  La  Melna,  après  avoir  tra- 
versé Lautenbourg,  tourne  autour  du  château  dans 
un  ravin  assez  profondément  encaissé,  cent  pieds 
environ,  puis  elle  s'éloigne  et  clôt  le  jardin  à  la 
française  qui  s'étend  derrière  le  palai> 

Du  côté  de  la  ville,  montant  vers  la  résidence 
ducale,  se  trouve  une  immense  esplanade,  toujours 
dans  le  style  de  celle  de  Versailles.  C'est  aussi  la 
place  d'armes.  On  y  passe  les  revues.  Une  grille 
dorée  part  de  l'aile  gauche  du  palais  pour  venir  se 
souder,  formant  une  cour  triangulaire,  à  l'aile 
droite  du  château,  dont  elle  laisse  en  dehors  la 
maîtresse  tour. 

C'est  cette  tour,  seule  survivance  du  manoir  go- 
thique des  vieux  burgraves  de  Lautenbourg,  qui 
porte  à  son  sommet  la  bannière  blanche  et  noire 
au  léopards  d'or,  avec  la  devise  de  Lautenbourg  : 
Summum  decus,  flectere.  Cette  tour  est  naturelle- 
ment déshonorée,  comme  le  reste  du  château,  par 
un  luxe  de  motifs  ornementaux  dans  le  mode 
d'Augsbourg.  Si  le  donjon  est  plaqué  de  mâchi- 
coulis de  fer-blanc,  le  perron  d'entrée,  dont  l'esca- 
lier possède  pourtant  des  rampes  admirables,  est 
surmonté  d'un  fronton  corinthien. 

Le  côté  qui  donne  sur  la  Melna  est  moins  abîmé. 
Le  gouffre  l'a  préservé,  je  pense,  et  les  artistes  en 


64  KŒNIGSMARK 

carton  pâte  ont  sans  doute  regardé  à  deux  fois 
avant  d'y  venir  coller  leurs  embellissements.  Le 
lierre  les  a  remplacés,  ainsi  que  les  énormes  hêtres, 
poussés  au  bord  de  la  rivière,  et  qui  balancent 
leurs  masses  sombres  sous  les  grandes  fenêtres 
lancéolées. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  décrire  le  palais:  Ver- 
sailles étriqué,  Versailles  avec  vingt-cinq  fenêtres 
de  façace  au  lieu  de  quatre-vingt-neuf,  mais  Ver- 
sailles assez  bien  imité,  somme  toute,  une  copie 
encore  majestueuse  de  la  majesté. 

Le  parc  français,  sous  ce  ciel  hanovrien,  parle 
malgré  tout  à  l'âme.  Les  seigneurs  du  lieu  y  ont 
visiblement  appliqué  tous  leurs  soins.  La  disci- 
pline allemande  a  fait  merveille.  Tout  est  droit  et 
lisse.  Un  tapis  vert  impeccable  conduit  au  bassin 
de  Perséphone,  un  assez  bon  morceau  d'Ernout, 
assez  bon  élève  lui-même  de  Coysevox.  On  a  d'ail- 
leurs le  secret  de  cette  noblesse  générale  dès  qu'on 
sait  que  le  plan  de  ce  jardin  est  dû  à  La  Quinlinie, 
qui  envoya  pour  rexécutei*  son  meilleur  ouvrier. 

Si  le  grand-duc  Georges-Guillaume,  pensionné 
par  le  roi  de  France,  fut  un  grand  admirateur  de 
Louis  XIV,  son  petit-fils  Frédéric  reste  un  des  plus 
beaux  produits  du  despotisme  éclairé.  Il  reçut  Vol- 
taire à  son  passage,  et  connut  Rousseau  chez 
Grimm.  C'est  à  lui  que  l'on  doit  les  jardins  à  l'an- 
glaise qui  entourent  le  parc  français  élevé  par  son 
grand-père  et  descendent  en  des  lacis  non  dénué» 
de  pittoresque  vers  la  Melna.  La  claire  et  bondis- 


KŒNIGSMARK  65 

santé  rivière  est  traversée  par  un  pont  de  bois  qui 
a  gardé  le  nom  de  pont  de  la  Meilleraie,  assez  large 
pour  y  laisser  passer  les  cavalcades  qui  s'en  vont 
chasser  dans  la  splendide  forêt  du  château,  l'Hee- 
renwald,  dont  on  voit,  des  terrasses,  les  frondai- 
sons onduler  à  l'infini. 

§  2.  —  De  mon  appartement 

Deux  grandes  pièces  boisées,  au  premier  étage, 
dans  la  partie  nord  du  château,  c'est-à-dire  celle 
qui  est  opposée  à  la  place. 

Une  des  deux  chambres,  celle  où  je  travaille, 
donne  sur  la  terrasse.  Par  la  fenêtre  ouverte, 
j'aperçois  la  mer  noire  des  arbres  sous  le  ciel 
jaune.  Un  calme  immense. 

L'autre,  plus  gaie,  a  ses  deux  fenêtres  qui  don- 
nent sur  le  ravin  où  mugit  la  Melna,  mais  par 
delà,  voici  le  Kœnigsplatz,  la  caserne  du  182^  d'in- 
fanterie, la  cathédrale,  violemment  coloriée.  Un 
flocon  blanc  roule  sur  deux  parallèles  bleues  :  le 
train  de  HanoM'e  qui  m'a  amené. 

Je  bénis  la  décision  qui  m'a  logé  dans  ce  corps 
de  bâtiment.  Une  gigantesque  cheminée,  de  cu- 
rieuses ferro-aneries;  tout  cela  date  du  temps  où 
le  goût  allemand  n'était  pas  encore  irrémédiable- 
ment compromis. 

Je  suis  tout  au  bout  du  château,  juste  au-dessui 
de  la  salle  dite  des  armures.  Cette  salle,  la  plu» 
curieuse,  est  aujourd'hui  à  peu  près  désaffectée. 
On  lui  a  retiré  les  belles  armures  des  grands  bur- 


66  KŒNIGSMARK 

graves  éponymes,  celle  de  Goetz  de  Vertheidigen- 
Lautenbourg,  qui  fut  le  bras  droit  d'Albert  l'Ours, 
celle  de  Miltiade  Bussmann,  qui  blessa  Henri  le 
Lion,  celle  de  Cadwalla,  nommé  par  Hugo,  dont  le 
heaume  porte  encore  la  marque  du  terrible  coup 
de  massue  qu'y  asséna,  à  Bouvines,  le  colossal 
Guillaume  des  Barres. 

§  3.  —  De  leurs  altesses 

Le  grand-duc  Frédéric-Auguste  a  ses  apparte- 
ments au  premier  étage  du  palais.  Sa  chambre, 
comme  celle  de  Louis  XIV,  est  au  milieu  du  corps 
de  Icgis.  Son  cabinet  de  travail  est  à  droite,  en 
regardant  le  parc. 

C'est  là  que  Kessel  m"a  amené,  It  lendemain  de 
mon  arrivée,  à  dix  heures  du  matin. 

Le  grand-duc  travaillait  devant  un  bureau 
Louis  XV,  très  simple. 

lî  s'est  levé  et  m'a  tendu  la  main. 

—  Monsieur  Vignerte,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous 
dire  le  bien  que  contient  de  vous  la  lettre  de  M.  de 
Marçais.  Je  sais  que  c'est  le  Ministre  des  Affaires 
Etrangères  de  France  qui  vous  a  désigné  à  son 
choix  éclairé.  J'aurais  tort  de  ne  pas  me  déclarer 
pleinement  satisfait  de  telles  références.  Je  souhaite 
simplement  que  vous  trouviez  à  Lautenbourg  un 
peu  du  plaisir  que  nous  avons  à  vous  y  accueillir. 

Le  grand-duc  est  de  taille  élevée,  d'un  an  plus 
jeune  seulement  que  son  frère  aîné,  feu  le  grand- 


KŒNIGSMARK  67 

duc  Rodolphe.  Né  en  1868,  il  a  donc  aujourd'hui 
quarante-cinq  ans.  Blond,  un  peu  chauve,  entière- 
ment rasé,  il  a  un  œil  bleu  qu'il  laisse  d'abord 
peser  sur  vous,  puis  qui  devient  vague.  Sauf  dans 
les  grandes  circonstances,  je  ne  l'ai  jamais  vu  vêtu 
que  de  l'uniforme  de  petite  tenue  de  gé^îéral  de 
division,  bleu  foncé,  à  collet  rouge,  sans  décora- 
tions. 

Ses  mains  sont  fines.  Il  les  regarde  avec  com- 
plaisance. 

—  M.  de  Kessel,  continue-t-il,  vous  a  peut-être 
déjà  averti  de  ce  que  sera  votre  tâche.  Inutile  de 
vous  dire.  Monsieur,  que  j'entends  vous  laisser  sur 
la  façon  de  la  comprendre  la  plus  grande  liberté. 
Vous  savez  que  mon  fils  est  inscrit  à  l'Université  de 
Kiel;  je  tiens  à  ce  qu'il  y  prenne  ses  grades.  Vous 
serez  donc  forcé  de  vous  inquiéter  des  programmes. 
Cela  dit,  conformez-vous  à  la  méthode  qui  vous 
plaira.  Vous  avez  surtout  la  charge  de  l'histoire  et 
de  la  littérature.  Je  ne  connais  pas  vos  opinions 
politiques.  Monsieur,  ajouta-t-il  en  souriant.  Je  me 
les  figure  un  peu  libérales.  Ne  vou-s  croyez  pas 
obligé  d'en  changer.  Le  libéralisme  n'est  redou- 
table que  pour  les  démocraties.  Un  chef  d'Etat 
avisé  a  toujours  su  en  tirer  un  excellent  parti. 

Il  sonna. 

—  Prévenez  le  duc  Joachim  que  je  l'attends  dans 
mon  cabinet. 

Mon  élève  était  un  granû  jeune  homme  blond 
pâle,à  l'air  un  peu  endormi.Je  compris  que  sa  viva- 


68  KŒNIGSMARK 

cité  d'esprit  ne  m'obligerait  jamais  à  la  tempérer. 

—  Joachim,  dit  le  grand-duc,  d'une  voix  moins 
amène  que  celle  dont  il  s'était  servi  pour  moi,  voici 
M.  Vignerte,  votre  nouveau  professeur  de  lettres. 
J'espère  que  les  progrès  que  vous  ferez  avec  lui 
seront  plus  rapides  que  ceux  qu'a  obtenus  de  vous 
M.  Ulricht.  Quelle  note  a-t-il  eue,  Kessel,  à  sa 
dernière  interrogation  de  tactique? 

—  8  sur  20,  Altesse,  répondit  Kessel. 

—  Ce  n'est  pas  assez.  Je  veux  que  la  prochaine 
fois,  vous  ayez  la  moyenne.  Vous  pouvez  vous  re- 
tirer. 

Le  jeune  homme  sortit  avec  une  joie  mal  dissi- 
mulée. 

—  Vous  voyez,  Monsieur,  dit  le  grand-duc  en 
revenant  vers  nous,  que  vous  pourrez  absolument 
compter  sur  mon  autorité.  Notez  mon  fils  stricte- 
ment, sévèrement  même.  Vous  aurez  toujours  mon 
approbation. 

Il  fit  un  geste  pour  nous  congédier. 

—  A  propos,  dit-il  en  me  rappelant,  Marçais 
vous  a-t-il  prévenu  que  vous  aurez  peut-être  l'occa- 
sion d'utiliser  parfois  votre  talent  de  lecteur  auprès 
de  la  grande-duchesse?  Oh,  ajouta-t-il,  c'est  peut- 
être  un  excès  de  précaution  de  ma  part  de  vous  en 
prévenir.  Il  se  peut  très  bien  que  ma  femme  ne  fasse 
pas  appel  à  vous.  Elle  est  pour  le  moment  revenue 
à  sa  passion  du  cheval.  Mais  enfin,  il  faut  tout  pré- 
voir, et  rassurez-vous,  termina-t-il  avec  un  sourire 
qu'il  savait  rendre  exquis,  je  «aurai  veiller  à  ce 


KŒNIGSMARK  69 

qu'on  n'attente  pas  à  votre  liberté  outre  mesure. 

—  Je  serai  heureux  de  me  mettre  à  l'entière  dis- 
position de  la  grands-duchesse,  quand  il  lui  plaira. 

—  Merci,  dit-il,  en  se  remettant  au  travail. 
Dans  le  corridor,  Kessel  me  dit  : 

—  Si  la  grande-duchesse  avait  la  fantaisie  de 
vous  voir,  il  faudrait  que  je  puisse  vous  avertir 
tout  de  suite.  Je  laisserai  un  mot  à  votre  valet  de 
chambre.  Ne  manquez  pas  de  repasser  chez  vous. 

Ce  fut  ainsi  que,  depuis  le  lendemain  de  mon 
arrivée  au  château,  jusqu'au  jour  de  la  fête  des 
hussards  de  Lautenbourg,  où  je  la  vis  pour  la  pre- 
mière fois,  je  remontai  journellement  cinq  et  six 
fois  chez  moi,  plus  vexé  que  je  ne  voulais  me  l'a- 
vouer, de  n'y  jamais  trouver  la  convocation  par 
laquelle  la  grande-duchesse  Aurore-Anna-Eléonore 
me  manifesterait  son  bon  plaisir. 

§  4.  —  De  LA  COUR 

Elst-ce  cour  qu'il  faut  dire,  en  parlant  de  l'entou- 
rage des  ducs  de  Lautenbourg?  Le  mot  est  un  peu 
bien  gros.  Mais  je  n'en  trouve  pas  d'autre  et  il 
cadre  assez  bien  avec  l'étiquette  rigide  qui  régnait 
au  château. 

Je  vous  ai  déjà  parlé  du  commandant  comte 
Albert  de  Kessel,  du  11®  d'artillerie  prussienne,  en 
garnison  à  Koenigsberg. 

Sorti  premier  de  la  Kriegs  Académie  de  Berlin, 
-Kessel  est  sans  doute  un  des  meilleurs  officiers  de 
l'armée  allemande;  officier,  il  l'est  dans  l'âme.  Mais 


70  KCENÏGSMARK 

préoccupé  uniquement  de  son  métier,  il  n'affecte 
que  juste  ce  qu'il  faut  de  l'insupportable  morgue 
prussienne.  Il  m'a  toujours  traité  avec  la  courtoisie 
la  plus  parfaits,  et  je  n'ai  jamais  eu  qu'à  me  louer 
des  conseils  qu'il  m'a  »Ijnnés  et  de  l'influence  qu'il 
exerce  sur  le  duc  héritier. 

Le  gros  colonel  de  Wendel,  des  cuirassiers  de 
Hanau,  cumule  les  fonctions  de  gouverneur  du 
palais  et  de  chef  de  la  maison  militaire  du  grand- 
duc.  A  ce  dernier  titra,  il  a  sous  ses  ordres  le  capi- 
taine Millier,  des  chasseurs  wurlembergeois,  les 
lieutenants  Bernhardt  et  de  Choisly,  des  uhlans, 
officiers  d'état-major  du  grand- duc. 

C'est  un  brave  homme  qui  passe  son  temps  à 
crier  quand  le  grand-duc  n'est  pas  là,  et  à  trem- 
bler, lorsqu'il  y  est,  comme  feuille  morte.  Je  crois 
que  Kessel  a  pour  lui  un  profond  dédain.  Lui- 
même  respecte  infiniment  Kessel,  qui  est  du  grand 
Etat-Major.  Il  ne  lui  viendrait  jamais  à  l'idée  que 
sa  double  fonction  lui  permît  de  donner  un  ordre 
à  ce  taciturne  artilleur. 

En  revanche,  sa  bête  noire  est  le  petit  lieutenant 
de  Ilagen,  des  hussards  de  Lautenbourg,  officier 
d'ordonnance  de  la  grande-duchesse.  Maintes  fois, 
il  y  a  eu  des  conflits  entre  le  colonel  et  le  lieutenant. 
Mais  ce  dernier  est  soutenu  par  la  grande-duchesse 
qui  ne  peut  s'en  passer.  Le  grand-duc  ne  veut 
absolument  pas  d'histoire  de  ce  côté.  Wendel  a  dû 
plier.  Dès  les  premiers  jours  de  mon  arrivée,  j'ai 
senti  l'animosité  de  ces  deux  hommes.  Sans  être 


KŒNIGSMARK  71 

allé  jusqu'aux  confidences,  le  gouverneur  du  châ- 
teau a  eu  deux  ou  trois  mots  amers  sur  les  diffi- 
cultés de  sa  charge.  Je  sens  que  si  je  le  poussais... 
Mais  j'ai  juré  de  rester  chez  moi  et  de  ne  jamais 
me  mêler  de  leurs  histoires. 

Pourtant  ce  petit  Hagen  me  déplaît  terriblement, 
avec  son  monocle,  sa  façon  de  vous  dévisager,  sa 
suffisance  d'homme  qui  se  sent  gardé  à  carreau. 
La  grande-duchesse  se  l'est  attaché  depuis  deux 
ans.  Il  paraît  qu'eau  moment  où  elle  l'a  pris  aux 
hussards  de  Lautenbourg,  il  était  sur  le  point  de 
se  faire  sauter  la  cervelle  pour  une  histoire  de  jeu. 

Les  autres  sont  généralement  aimables.  Ils  le 
sont  devenus  beaucoup  plus  depuis  qu'ils  ont  su 
que  j'étais  officier  de  réserve.  Ce  jour-là  le  colonel 
de  Wendel  m'a  invité  à  dîner.  M"*  de  Wendel,  une 
tendre  rousse  de  quarante  ans,  m'a  appelé  tout  le 
temps  M.  le  lieutenant.  Au  dessert,  pendant  que  le 
sergent-major  venait  «  communiquer  »,  elle  m'a 
demandé  d'une  voix  humide  si  j'avais  lu  la 
«  Fiancée  de  Messine  ». 

Après  tout,  je  préfère  passer  ainsi  mes  journées 
qu'à  la  Sorbonne,  au  cours  de  M.  Seignobos.  Je 
dis  celui-là  comme  j'aurais  dit  tout  autre. 

§  5.  —  De  la  bibliothèque  et  du  bibliothécaire 

La  première  tient  une  place  si  considérable  dans 
ce  récit,  qu'il  me  semble  impossible  de  ne  pas  lui 
consacrer  quelques  détails. 


72  KŒNIGSMARK 

Quant  au  second,  le  professeur  Cjrrus  Beck,  de 
l'Université  de  Kiel,  n'est-il  pas  équitable  d'appor- 
ter un  bref  dommage  à  l'iiomme  dont  j'ai  involon- 
tairement causé  la  mort? 

La  bibliothèque  est  actuellement  installée  au 
château,  dans  la  chapelle  désaffectée.  On  a  refait 
dans  le  palais  une  chapelle  de  style  légèrement 
jésuite.  L'admirable  salle  ogivale,  qui  coupe  à 
angle  droit  les  salles  d'honneur  et  des  armures,  est 
devenue  libre.  La  porte  de  gauche  donne  dans  la 
salle  des  armures.  On  pénètre  dans  la  bibliothèque 
par  la  porte  du  fond  de  la  salle  d'honneur. 

En  trois  ou  quatre  fois  plus  grand,  elle  rappelle 
la  bibliothèque  du  château  de  Montesquieu  à  la 
Brède,  avec  cette  différence  que,  si  mes  souvenirs 
sont  bons,  à  la  Brède  la  voûte  est  romane.  Sauf 
ce  détail  de  structure,  même  agencement  général. 
Au  milieu,  une  immense  \dtrine,  avec  les  plus 
curieux  échantillons  de  numismatique.  Il  y  a  une 
médaille  d'or  de  Conradin  qui  est  un  chef-d'œuvre. 

Cinq  ou  six  lutrins  ont  été  transformés  en  bu- 
reaux roulants,  fort  pratiques  pour  le  travail.  Un 
grand  jeu  d'électricité  rend  les  recherches  très 
commodes.  La  salle  est  en  effet  tellement  sombre 
qu'on  n'y  saurait  lire  ou  écrire  sans  ce  secours. 

N'attendez  pas  que  je  vous  donne  le  plus  léger 
aperçu  des  richesses  amoncelées  ici  depuis  Guten- 
berg.  Je  crois  qu'on  ne  saurait  écrire  un  ou\Tage 
quelconque  sur  l'Allemagne  sans  avoir  recours  à  la 
bibliothèque  de  Lautenbourg  ;  le  registre  où  l'on 


KŒNIGSMARK  73 

demande  aux  visiteurs  qui  sont  venus  travailler  ici 
de  vouloir  bien  apposer  leur  signature  porte  les 
noms  les  plus  illustres;  j'y  ai  relevé  ceux  de  Leib- 
niz et  de  Humboldt,  d'Ottfried  Millier  et  de  Cur- 
tius,  de  Schleiermacher  et  de  Renan. 

Plus  précieux  encore  sont  les  trésors  que  con- 
tient la  sacristie.  C'est  là,  dans  les  armoires  boisée» 
réservées  jadis  aux  chasubles  et  aux  calices,  que 
sont  empilés  les  inestimables  manuscrits  qui  pro- 
viennent, soit  des  archives  publiques  et  privées 
des  ducs  de  Lautenbourg,  soit  des  acquisitions 
effectuées  par  ceux  de  ces  ducs  qui  se  sont  inté- 
ressés à  ces  choses;  c'est  au  frère  du  grand-duc 
actuel,  au  grand-duc  Rodolphe,  que  l'on  doit  quel- 
ques-unes des  pièces  les  plus  importantes.  M.  Gyrus 
Beck,  bibliothécaire,  chargé  du  classement,  les  tient 
jalousement  sous  clef. 

M.  Cyrus  Beck,  professeur  en  congé  de  l'Uni- 
versité de  Kiel,  a  été  prêté  voilà  dix  ans  au  grand- 
duc  Rodolphe  par  le  recteur  Etlicher  pour  la  clas- 
sification de  ses  manuscrits. 

Le  grand-duc  actuel  l'a  maintenu  dans  lesdites 
fonctions  en  lui  demandant  de  vouloir  bien  réser- 
ver quatre  heures  par  semaine  à  initier  le  duc 
Joachim  aux  sciences  exactes. 

Le  vieux  professeur  passe  une  moitié  du  temps 
qui  lui  reste  dans  la  sacristie,  au  milieu  des  ma- 
nuscrits, l'autre  dans  son  laboratoire,  au  milieu 
des  fourneaux  et  cornues.  Ce  laboratoire  est  situé 
dans  le  triangle  formé  par  la  salle  des  armures,  la 


74  KŒNIGSMARK 

chapelle  et  la  muraille  du  château.  Comme  ma 
chambre,  il  a  vue  sur  le  ravin  de  la  Melna,  ou 
plutôt  sur  les  arbres  qui  obstruent  à  peu  près  tout 
coup  d'œil. 

La  première  fois  que  je  pénétrai  dans  ce  labora- 
toire, conduit  par  Kessel  qui  venait  me  présenter 
à  notre  collègue,  j'y  fus  reçu  à  peu  près  comme 
Gulliver,  parmi  les  toiles  d'araignées  de  l'acadé- 
micien de  Laputa. 

Une  voix  criarde  commença  par  nous  intimer 
violemment  l'ordre  de  fermer  la  porte,  affirmant 
que  le  courant  d'air  allait  éteindre  les  fourneaux. 

Puis  un  petit  bonhomme  surgit  furieusement  du 
milieu  d'une  fumée  acre.  Le  docteur  Cyrus  Beck 
avait  un  crâne  chauve,  poli,  comme  passé  aux 
acides  les  plus  virulents.  Un  long  sarrau  jaunâtre, 
couvert  de  taches  chimiques,  l'entourait  de  la  tête 
aux  pieds.  Au  milieu  de  son  atti^?^,  il  était  véri- 
tablement très  hoffmanesque, 

La  vue  de  Kessel  le  calma.  Il  s'excusa  et  nous 
dit  qu'il  en  était  à  une  expérience  décisive  de  ses 
travaux  sur  l'insolation  de...  (un  corps  dont  j'ai 
oublié  le  nom).  Il  étadt  devenu  presque  aimable 
lorsque  mon  compagnon  lui  apprit  que  je  comptsiis 
poursuivre  moi-même  certaines  recherches  dans 
ie  département  des  manuscrits.  Il  s'inclina,  le  com- 
mandant ayant  ajouté  que  le  grand-duc  le  priait 
de  me  donner  sur  ce  point  les  plus  grandes  faci- 
lités, mais  je  vis  bien  qu'il  ne  favoriserait  pas  pré- 
cisément ma  tâche. 


KŒNIGSMARK  75 

—  Bah!  pensais-je  avec  insouciance,  ce  vieil 
hurluberlu  est  plein  de  manies.  Je  saurai  bien,  à 
la  longue,  découvrir  celle  qu'il  faut  flatter. 

Rien  ne  me  pressait.  Je  m'étais  donné  deux 
semaines  avant  de  me  mettre  à  travailler  pour  le 
compte  de  M,  Thierry,  et,  éventuellement,  pour  le 
mien. 

§  6.  —  De  l'état  de  Lautenbourg-Detmold 

Le  grand-duché  de  Lautenbourg-Detmold,  un 
des  vingt-sept  Etats  de  la  confédération  allemande, 
s'étend  du  nord  au  sud  sur  une  longueur  d^envi- 
ron  cent  kilomètres.  Sa  largeur,  de  l'est  à  l'ouest, 
varie  entre  vingt  et  quarante  kilomètres.  Sa  popu- 
lation est  de  2cS0.O0O  habitants. 

Le  Schwarzhugel,  dernier  contrefort  du  Harz,  est 
le  seul  système  orographique  qui  rompe  avec  la 
monotonie  de  la  plaine  hanovrienne. 

Au  point  de  vue  des  eaux,  le  grand-duché  est 
limité  par  le  Weser,  traversé  par  l'Aller.  La  Melna 
tst  la  rivière  la  plus  importante  quant  au  nombre 
de  kilomètres  où  elle  coule  en  territoire  lauten- 
bourgeois. 

Une  forêt  de  hêtres  et  de  sapins,  l'Heerenwald, 
qui  commence  au  nord  de  Lautenbourg,  couvre  un 
bon  tiers  de  son  territoire.  Le  reste  est  constitué 
par  des  terrains  sahlonneux,  assez  rebelles  à  l'agri- 
culture, mais  tout  à  fait  propres  à  la  chaufourne- 
rie,  qui  est  la  ressource  principale  du  pays. 


76  KŒNIGSMARK 

Deux  villes  :  Sandau,  cité  exclusivement  indus- 
trielle, dans  la  plaine,  au  nord,  22.000  habitants. 
Lautenbourg,  capitale  du  grand-duché,  40.000  ha- 
bitants, siège  de  l'Evêché,  de  la  cour  d'appel;  une 
brigade  de  cavalerie,  formée  du  IV  dragons  et  du 
7"  hussards;  un  régiment  d'infanterie,  le  182«;  un 
demi-régiment  d'artillerie;  un  détachement  du 
3'  génie. 

La  constitution  est  monarchique;  les  grands-ducs 
de  Lautenbourg-Detmold  se  succèdent  par  ordre 
de  primogéniture,  les  femmes  n'étant  pas  exclues 
de  la  succession.  A  la  fin  du  xviir  siècle,  la  grande- 
duchesse  Charlotte-Augusta  a  exercé  seule  le  pou- 
voir. Aujourd'hui,  le  grand-duc  Frédéric-Auguste 
le  doit  à  son  mariage  avec  la  grande-duchesse 
héritière. 

Le  grand-duc  de  Lautenbourg  est  vassal  immé- 
diat du  roi  de  Wurtemberg,  vassal  médiat  de  l'em- 
pereur d'Allemagne. 

L'Etat  de  Lautenbourg  élit  trois  députés  au 
Reichstag.  Deux  de  ces  députés  sont  agrariens; 
l'autre,  celui  de  Sandau,  est  socialiste.  Tous  les 
trois  font,  de  droit,  partie  de  la  diète  ducale,  qui 
se  réunit  deux  fois  l'an,  au  château  de  Lauten- 
bourg. Font  également  partie  de  droit  de  la  diète 
le  président  du  conseil  municipal  de  Lautenbourg 
et  deux  conseillers  désignés  par  leurs  collègues. 
Les  autres  membres  de  la  diète  sont  élus,  au 
suffrage  restreint,  par  la  population  du  grand- 
duché.  Le  grand-duc  en  est  président.  Une  délé- 


KŒNIGSMARK  77 

gation  permanente  de  six  membres,  analogue  à 
nos  commissions  départementales,  assure,  en 
dehors  des  sessions,  l'expédition  des  affaires  cou- 
rantes. 

§  7. RÉCAPITULATION  :  DE  LA  VIE  A  LaUTENBOURG 

Quatre  fois  par  semaine,  je  donne  mes  leçons 
au  duc  héritier  :  deux  leçons  d'histoire,  une  de 
philosophie,  une  de  littérature.  Je  me  rends  à  cet 
effet  dans  son  appartement,  situé  dans  l'aile  droite 
du  palais,  la  partie  centrale,  on  se  le  rappelle, 
appartenant  à  son  père,  l'aile  gauche  étant  réser- 
vée strictement  à  la  grande-duchesse  Aurore. 

Le  cabinet  de  travail  du  duc  Joachim  a  ses  murs 
tapissés  de  cartes  allemandes,  signées  Kiepert,  les 
meilleures.  Deux  portraits,  celui  du  grand-duc,  et 
celui  de  sa  première  femme,  née  comtesse  de  Tep- 
witz,  une  brave  Bavaroise,  avec  la  croix  de  Luther, 
morte  voici  trois  ans.  Le  duc  Joachim  lui  ressemble 
trait  pour  trait. 

Pas  d'élève  plus  docile  que  ce  jeune  duc  alle- 
mand. Il  sait  déjà  beaucoup  de  choses.  Toutes  sont 
m.alheureusement  sur  le  même  plan.  A  la  mort  du 
grand-duc  Frédéric-Auguste,  si  l'Etat  de  Lauten- 
bourg  devient  terre  d'Empire,  je  ne  m'en  étonne- 
rai pas  outre  mesure. 

Les  gens  qui  n'ont  jamais  manqué  de  rien  peu- 
vent s'offusquer  qu'une  vie  confortable  en  tout 
points  suffise  à  rendre  heureux.  Je  suis  heureux. 


78  KŒNIGSMAllK 

Je  n'ai  qu'à  penser  à  mes  cours.  Deux  ou  trois 
manuels,  inconnus  ici,  en  font  les  frais. 

Je  suis  heureux,  vous  dis-je.  Un  de  ces  jours, 
je  déjeunerai  chez  le  grand-duc.  En  attendant,  j'ai 
dîné  trois  fois  chez  le  colonel  de  Wendel.  Sa 
femme  m'a  réellement  pris  en  amitié.  Je  lui  ai 
prêté  quelques-uns  des  livres  que  j'avais  apportés 
à  destination  de  la  grande-duchesse.  C'est  une 
aimable  femme,  et  il  vaut  mieux  être  en  bons 
termes  avec  le  colonel. 

Je  déjeune  généralement  avec  Cyrus  Beck, 
Kessel  et  l'état-major.  Le  petit  Hagen  vient  de 
temps  en  temps.  Les  autres  rient  s-ous  cape  en  le 
voyant,  ils  disent  que  c'est  le  jour  où  la  grande- 
duchesse  lui  a  donné  congé.  Le  soir,  tout  le  monde 
s'éclipse  :  ces  messieurs  ont  des  relations  en  ville. 
Je  reste  seul  avec  le  professeur,  et  parfois,  pas 
toujours,  le  taciturne  Kessel.  La  conversation  est 
alors  remplie  des  récriminations  de  Cyrus  Beck. 
Son  élève  ne  fait  pas  de  progrès.  Et  puis,  ce  n*esl 
pas  son  métier  à  lui.  Ah!  comme  feu  le  grand-duc 
Rodolphe  savait  mieux  comprendre  le  professeur. 
C'était  un  érudit.  Il  paraît  que  comme  géographe 
il  n'avait  pas  son  pareil. 

Kessel,  finissanl  son  marc,  répond  tranquille- 
ment : 

—  Un  géographe  qui  ne  connaissait  pas  le  ma- 
niement d'une  pièce  de  77. 

Cyrus  interroge  avec  dépit  : 

—  Alors  vous  préférez  le  grand-duc  actuel? 


KŒNIGSMARK  79 

—  Je  n'ai  pas  connu  son  Altesse  le  grand-duc 
Rodolphe,  répond  placidement  Kessel.  Je  sais  seu- 
lement que  le  rôle  d'un  grand-duc  est  d'être  grand- 
duc,  de  connaître  l'artillerie,  la  lourde  et  la  légère, 
afin  de  permettre  aux  géographes  de  travailler  en 
paix. 

Chose  étrange,  le  professeur  se  plaint  à  Kessel, 
qu'il  redoute  visiblement,  pas  à  moi,  qui  suis 
Français.  Je  vous  dis  que  le  loyalisme  de  ces  gens 
est  chose  incommensurable. 

Nous,  nous  ne  sommes  contents  que  lorsque 
nous  avons  figure  d'opposants.  Leur  état  d'esprit, 
à  eux,  et  la  police  impériale,  d'ailleurs  admirable- 
ment faite,  en  font  des  moutons  auprès  desquels 
ceux  de  Panurge  étaient  des  Imaginatifs  et  des 
réfractaires. 

Dans  la  journée,  j'éprouve  le  plus  vif  des  plai- 
sirs à  me  promener  dans  Lautenbourg.  Les  beaux 
uniformes  allemands  me  ravissent;  cette  énorme 
discipline  m'inquiète  un  peu.  La  musique  du  182« 
joue  deux  fois  par  semaine  sur  la  place  royale,  en 
face  du  théâtre.  Je  m'amuse  à  la  gaucherie  char- 
paante  des  groupes  de  jeunes  filles  que  je  croise. 
Je  me  souviens,  je  vérifie  la  justesse  de  ce  que  le 
vieux  général  de  cavalerie  von  Dewitz  disait  à  son 
aide  de  camp  : 

«  Ce  sont  des  jeunes  filles  qui  ont  de  la  race, 
mon  cher  ami,  et  l'on  a  vraiment  de  la  joie  à  les 
regarder!  Ce  ne  sont  pas  de  ces  demi-femmes, 
factices,  ce  sont  des  mères!  J'en  réponds  pour  des 


80  KŒNIGSMARK 

générations  entières!  Regardez  donc  cette  blor  ; 
qui  passe  là-bas!  Voyez  ces  joues  empourprée  t 
cette  démarche!  Des  pas  d'un  mètre  vingt.  Pour 
un  vieux  soldat  comme  moi,  c'est  un  régal;  je  me 
délecte  à  les  voir  (1).  » 

Moi  aussi,  je  me  délecte,  je  me  réjouis,  et  devant 
cette  absence  complète  d'insubordination,  cette 
notion  parfaite  de  ce  à  quoi  elles  sont  destinées, 
je  me  rappelle  le  mot  des  officiers  français  de 
Sedan,  ceux  qui  ayant  signé  le  revers  sont  venus 
en  captivité  par  ici  : 

«  Priez  une  Allemande  de  s'asseoir,  elle  se  cou- 
chera! » 

Le  soir  tombe,  mauve  et  jaune;  les  brasseries 
s'allument  à  grand  bruit.  Une  marchande  de  fleurs 
passe.  Je  dîne  ce  soir  chez  le  coloneL  Tiens,  si 
j'apportais  un  bouquet  de  Vergiss-mein-nicht  à 
M"«  de  Wendel?... 


1.  W.  Meyer-Forster    :  Le  Baron  de  Heidenstamm.  Pre- 
mière partie,  I. 


ni 


Un  maiin  de  décembre,  j'étais  en  train  de  pré- 
parer ma  leçon  de  l'après-midi,  assis  confortable- 
ment au  coin  de  mon  immense  feu  de  bois.  Il  fai- 
sait un  froid  sec  et  clair.  Aux  vitres,  le  jaune 
soleil  d'hiver  fondait  les  buées  nocturnes  en  gout- 
telettes opales. 

On  frappa  à  la  porte. 

—  Entrez  ! 

Sur  le  seuil  se  tenait  Otto,  le  chef  du  service 
intérieur,  ancien  sous-officier,  tenant  le  milieu 
entre  les  fonctionnaires  du  palais  et  la  kyrielle 
des  valets,  ouvriers,  hommes  de  peine,  qu'il  fai- 
sait marcher  militairement. 

Son  plastron  blanc,  sa  grosse  figure  rouge  se 
détachaient  violemment  sur  l'obscurité  du  couloir. 
Derrière  lui,  deux  hommes  apparaissaient,  vague- 
ment porteurs  d'un  attirail  bizarre. 

—  Que  Monsieur  le  Professeur  m'excuse.  Peut- 
être  vais-je  déranger  Monsieur  le  Professeur. 

—  Mais  non,  Otto,  qu'y  a-t-il  ? 


82  KŒNIGSMARK 

Il  entra,  suivi  de  deux  hommes.  Ceux-ci  avaient 
les  bras  encombrés  de  faisceaux  de  drapeaux. 

—  C'est  demain  la  fête  du  7*  hussards  de  Lau- 
tenbourg,  Monsieur  le  Professeur.  Grande  réjouis- 
sance pour  la  ville.  Le  palais  est  tout  entier  pavoisé, 
et  je  viens  pour  accommoder  vos  trois  fenêtres. 

Je  jetai  un  coup  d'œil  au  dehors.  Sur  le  Kœnigs- 
platz,  des  hommes  minuscules  s'occupaient  effec- 
tivement à  disposer  tout  un  matériel  de  fête  :  des 
poteaux,  des  faisceaux,  des  bannières. 

—  Faites  donc,  je  vous  en  prie. 

Posément,  ils  procédèrent  à  leur  installation. 
Trois  énormes  faisceaux,  où  l'étendard  allemand 
tenait  le  milieu,  entre  le  drapeau  blanc  et  rouge  de 
Wurtemberg  et  la  bannière  de  Lautenbourg-Det- 
mold,  blanche  et  noire,  au  léopard  d'or.  Le  tout 
était  relié  aux  fenêtres  voisines  par  de  gigan- 
tesques guirlandes  de  moleskine  verte,  imitant  les 
couronnes  de  distribution  de  prix. 

Tout  en  surveillant  le  travail,  Otto  me  donnait 
quelques  détails  sur  la  cérémonie  du  lendemain. 

—  C'est  toujours  une  très  grande  fête,  Monsieur 
le  Professeur.  Dès  ce  soir,  le  palais  sera  illuminé. 
Il  y  aura  retraite  aux  flambeaux  après  l'arrivée  de 
S.  M.  le  roi  de  Wurtemberg  et  de  Son  Excellence 
le  général  Eidhhorn,  qui  représente  Sa  Majesté 
l'Empereur. 

—  Il  est  d'usage  que  l'Empereur  se  fasse  repré- 
senter à  toutes  les  fêtes  des  régiments? 

—  Pas  à  toutes,  Monsieur  le  Professeur.  Mais 


KŒNIGSMARK  83 

le  7*  hussards  n'est  pas  un  régiment  comme  les 
autres.  Son  étendard  e«t  décoré.  Le  prince  Eitel  y 
est  capitaine.  Et  puis,  surtout,  c'est  parce  qu'il  a 
pour  colonel  Son  Altesse  notre  grande-duchessie, 
cousine  de  l'Empereur.  Alors  vous  comprenez... 

—  Je  comprends  que  cela  va  être  très  beau, 
Otto,  et  que  vous  devez  avoir  bien  de  l'ouvrage. 

—  Monsieur  le  Professeur  peut  le  dire.  Mais 
c'est  fini,  allons,  vous  autres.  Tous  nos  remercie- 
ments à  Monsieur  le  Professeur  pour  son  amabi- 
lité. 

J'étais  d'autant  plus  heureux  de  la  nouveauté 
qui  allait  me  permettre  de  voir  une  de  ces  fas- 
tueuses parades  allemandes  que,  vers  onze  heures, 
un  laquais  m'apporta  un  mot  du  major  de  Kessel. 

Le  gouverneur  du  prince  m'avertissait  que  son 
élève  devait  passer,  l'après-midi,  avec  le  grand-duc, 
la  revue  préparatoire  de  la  garnison;  il  me  priait 
de  vouloir  bien,  en  conséquence,  remettre  ma  leçon 
au  surlendemain. 

Au  déjeuner,  le  D'  Cj'rus  Beck,  plus  hoffma- 
nesque  que  jamais,  descendit  en  retard  et  l'air  très 
surexcité. 

Je  voulus  avoir  de  lui  quelques  renseignements 
complémentaires. 

—  Il  s'agit  bien  de  cela,  répondit-il  avec  colère. 
Avez-vous  lu  ce  pamphlet.  Monsieur  ? 

Il  me  tendait  la  Pfiau  de  Chagrin. 


84  KŒNIGSMARK 

—  Un  pbamphlet,  dis- je,  assez  étonné  ? 

—  Oui,  un  pamphlet,  une  sottise.  Il  faut  avoir 
toute  la  légèreté  d'un  Français  pour  traiter  de  cer- 
tains sujets,  avec  une  pareille  désinvolture.  C'est  la 
science  elle-même  qui  est  ridiculisée,  ici,  Monsieur. 
Voilà  :  on  passe  sa  vie  à  étudier  deux  ou  trois 
questions,  on  casse  des  cornues,  on  se  brûle  la 
figure  aux  creusets,  on  risque  mille  fois  de  se  faire 
sauter  avec  son  laboratoire,  tout  cela  pour  qu'un 
coquin  de  romancier,  en  quelques  mots  d'un 
dédain  qu'il  juge  définitif,  vienne  vous  dire  votre 
fait,  vous  tourner  en  risée  devant  le  public. 

—  Je  ne  sais  pas  précisément  à  quel  passage  de 
la  Peau  de  Chagrin  va  votre  courroux,  lui  dis- je  ; 
et  je  n'aiurais  d'ailleurs  pas  la  compétence  voulue 
pour  défendre  Balzac  sur  ce  point.  Permettez-moi 
cependant  de  vous  dire  qu'il  était  généralement 
assez  bien  documenté.  La  partie  historique  de  son 
peuvre  est  une  source  précieuse.  J'ai  entendu 
d'autre  part  un  excellent  avocat  d'aJQfaires  dire  que 
la  faillite  de  César  Birotteau,  le  transfert  de  titres 
Roguin  sont,  au  point  de  vue  juridique,  des  chefs- 
d'œuvre.  Enfin... 

—  Monsieur,  reprit-il  de  plus  en  plus  furieux, 
ni  ie  droit,  ni  rhisioire  n'ont  jamais  prétendu  être 
des  sciences  exactes.  Un  esprit  faux  comme  votre 
Balzac  y  peut  exceller.  Mais  la  science,  Monsieur... 

—  Mon  cher  Monsieur  Beck,  lui  dis-je  agacé,  si 
la  Peau  de  Chagrin  vous  produit  cet  effet,  que  direz- 
vous  quand  vous  aurez  lu  la  Recherche  de  l'Absolu? 


KŒNIGSMARK  85 

Il  y  n  là  un  certain  Balthazar  Claës  qui  poursuit, 
lui  aussi,  le  grand  œuvre,  avec  un  aussi  vaste  lu::? 
d'expériences  que  vous;  et  qui  sait,  pourtant,  vous 
y  trouverez  peut-être  des  indications  précieuse?. 

Il  ne  savait  pas  très  bien  si  je  rne  moquais  gu 
parlais  sérieusement.  Mais,  prudemment,  il  ins- 
crivit sur  sa  manchette  le  titre  de  l'ouvrage.  Puis, 
ses  lèvres  allèrent  à  la  recherche  de  sa  cuiller  qui 
ne  quittait  pas  la  surface  de  son  potage,  à  la  mode 
allemande. 

—  Irez-vous  demain  à  la  revue  ?  lui  deman- 
dai-] e. 

Je  m'attendais  à  une  nouvelle  dénégation.  Ma 
surprise  fut  grande  lorsqu'il  me  répondit  qu'il 
n'aurait  garde  de  manquer  cette  cérémonie. 

—  Nous  avons  nos  places  réservées  dans  la  tri- 
bune d'honneur,  me  dit-il  avec  orgueil,  à  côté  du 
corps  dipIomati([ue. 

Ce  savant  casanier  qui  montrait  une  joie  d'en- 
fant à  avoir  sa  place  assignée  officiellement  dans 
une  parade  militaire  me  combla  d'aise.  «  Combien 
ce  bonhomme  diffère  de  nos  Bergerets  antimilita- 
ristes I  »  pensai-je,  sans  savoir,  en  définitive, 
laquelle  des  deux  conceptions  était  la  bonne. 

Tout  le  palais  était  dans  un  branle-bas  extraor- 
dinaire. Les  officiers,  déjà  en  grande  tenue,  s'é- 
vertuaient de  tous  côtés.  Je  croisai  Kessel  fort 
affairé  :  «  Le  roi  arrive  à  neuf  heures,  me  dil-il  ; 


86  KŒNIGSMÂRK 

allez  à  la  gare.  Ce  sera  curieux  pour  vous.  En 
attendant,  si  vous  voulez,  vous  pouvez  assister  à 
•  la  revue  que  passe  le  grand-duc  à  trois  heures  sur 
l'esplanade.  » 

Je  le  remerciai,  mais  ne  voulant  pas  déflorer  le 
spectacle  du  lendemain  et  me  trouvant  vraiment 
trop  bousculé  et  trop  ridicule,  seul  encore,  parmi 
ces  gens  en  uniformes  multicolores,  j'allai  m'en- 
fermer  dans  la  bibliothèque.  Là,  je  me  mis  à  jeter 
quelques  notes  relatives  à  la  prochaine  leçon  que 
je  devais  donner  au  jeune  duc,  sur  l'histoire  de  la 
philosophie  alexandrine. 

Quand  j'en  sortis,  la  nuit  était  venue  ;  je  décidai 
d'aller  faire  un  tour  dans  la  ville.  Elle  était  déjà 
illuminée.  Lorsque  je  fus  au  milieu  de  la  place 
d'armes,  je  me  retournai,  et  le  château  tout  entier 
m'apparut,  dans  un  embrasement.  Le  plaisir  enfan- 
tin que  produisent  les  feux  de  couleurs,  les  verres 
bigarrés,  m'empêcha  de  remarquer  que  cette  illu- 
mination ne  péchait  peut-être  pas  par  excès  de  bon 
goût.  Mais  en  Allemagne,  il  y  a  toujours  trop  de 
tout,  excepté  de  cela. 

Au  centre,  l'aigie  impérial,  immense,  en  lam- 
pions jaunes,  avait  bien  dix  mètres  de  haut.  A 
gauche,  c'était  le  lion  wurtembergeois,  en  rouge  ;  à 
droite,  le  léopard  lautenbourgeois,  en  vert.  La  dif- 
ficulté qu'il  y  a  à  différencier  par  des  lampions 
électriques  ces  animaux  avait  dû  mettre  à  une 
rude  épreuve  l'artiste  illuminateur.  Mais  enfin,  on 
les  distinguait  assez  bien. 


KŒNIGSMARK  87 

Autour  de  moi,  des  groupes  noirs  montait  une 
rumeur  admirative  et  confuse.  Au  fond  de  la  place 
d'armes,  la  tribune  d'honneur  était  déjà  dressée 
pour  la  revue  du  lendemain. 

"Le  rue  de  Hanovre,  la  plus  belle  de  Lautenbourg, 
était  bondée  de  monde.  'Cette  foule  allait  et  venait 
sur  les  trottoirs,  selon  un  mouvement  de  tiroir  re- 
marquablement ordonné.  Soudain,  les  quartiers 
déconsignés  y  mêlèrent  tout  le  luxe  des  uniformes. 
Les  dolmans  rouges  des  hussards  de  Lautenbourg 
alternaient  avec  les  dolmans  bleus  des  dragons  de 
Detmold  et  les  tuniques  sombres  des  fantassins. 
Des  étudiants,  venus  tout  exprès  <ie  Hanovre,  pro- 
menaient leurs  casquettes  différentes  et  leurs  esta- 
filades avec  une  arrogance  qui  tombait  soudain 
lorsqu'ils  croisaient  un  officier. 

L'approche  de  la  Noël  surchargeait  les  devantu- 
res des  magasins  éclairés  bruyamment  d'une  foule 
d'objets  inattendus,  naïfs  à  faire  pleurer.  Les  rôtis- 
series étaient  bourrées  d'oies  gracieusement  déco- 
rées aux  couleurs  des  vingt-sept  Etats  allemands. 
L'oie  barrée  de  bleu  de  Rudolstadt  voisinait  avec 
l'oie  rouge  du  Wurtemberg.  Les  charcuteries  éta- 
laient des  pyramides  de  saucisses  façonnées  à 
l'image  des  monuments  les  plus  illustres  de  l'em- 
pire :  le  Reichstag,  la  gare  de  Berlin,  la  cathédrale 
de  Cologne.  Mais  le  gros  succès  était  pour  un  arc 
de  triomphe  en  saindoux,  avec  bas-reliefs  en  géla- 
tine rose  et  entablement  de  foie  gras. 

Des  jeunes  filles  passaient,  se  tenant  par  les  bras. 


88  KŒMGSMARK 

en  groupes  de  trois  ou  quatre,  baissant  des  yeux 
soumis  sous  les  regards  dominateurs  des  officiers. 

Je  dînai  à  la  taverne  de  Loliengrin,  la  plus  grande, 
la  plus  dorée  de  Lautenbourg.  Vous  rappelez-vous 
les  chevaux  de  bois  de  notre  enfance  ?  La  partie  où 
sont  cachés  la  musique  et  le  vieux  cheval  chas- 
sieux, rutilante  de  dorures,  rien  ne  ressemble  plus 
à  une  riche  taverne  allemande.  Seuls,  je  pensée, 
les  fumeurs  peuvent  s'attabler  là  sans  être  incom- 
modés. Les  nuages  de  tabac  qui  vagabondent  au 
plafond  font  penser  à  un  Walhaila  pantagruélique. 

Huit  heures  sonnaient  lorsque  des  :  hoch!  hoch! 
frénétiques  poussés  dans  la  rue  amenèrent  sur  la 
porte  tous,  les  hôtes  de  la  taverne;  dans  un  flam- 
boiement de  sabres  passait  l'escadron  de  dragons 
qui  devait,  à  la  gare,  rendre  les  honneurs  au  roi 
de  Wurtemberg  et  au  général  von  Eichhorn. 

La  foule  était  tellement  considérable  aux  abords 
de  la  gare  que  je  renonçai  à  trouver  une  place.  Ce 
fut  au  coin  de  la  Roonstrasse  que  je  pus,  dans  un 
éclair,  au  milieu  des  dragons,  apercevoir  l'automo- 
bile où  le  grand-duc  Frédéric-Auguste  et  le  roi  de 
Wurtemberg  faisaient  face  a  mon  élève  et  au  géné- 
ral von  Eichhorn. 

J'étais  assourdi  de  cris.  D'un  café  où  j'entrai,  je 
dus  fuir  asphyxié  ;  des  étudiants,  montés  sur  les 
tables,  péroraient,  chantaient,  scandant  leurs 
strophes  et  leurs  discours  en  vidant  leurs  immen- 
ses chopes  d  étain.  Dan&  les  rues,  sous  d'aveuglan- 
tes lumières  électriques,  des  filles  vêtues  à  la  mode 


KŒNIGSMARK  89 

de  190O,  avec  des  chapeaux  qui  poignardaient  obli- 
quement le  ciel,  absolum<?nt  saoules,  mêlaient  à 
des  propos  obscènement  engageants  l'éternel  hoch 
pangermain. 

En  rentrant  au  cbâteau,  tournant  le  Kœnigsplatz, 
je  passai  devant  le  mess  des  officiers.  Une  seconde, 
à  travers  les  vitres  lumineuses,  un  pandémonium 
m'apparut  :  ils  étaient  là  une  trentaine,  dans  des 
nuages  opaques,  avec,  vautrées  sur  la  table,  au 
milieu  des  fleurs  et  des  flaques  de  vin,  deux 
femmes  nues. 

Le  pasteur  Silbermann  au  temple  de  la  Sieg- 
strasse.  Monseigneur  Kreppel  à  la  cathédrale  célé- 
brèrent à  huit  heures  les  offices  de  leur  culte  res^ 
pectif,  auxquels  furent  conduits  par  détachements 
les  soldats  des  confessions  catholique  et  réformée. 
Puis,  à  dix  heures,  ce  fut  la  revue. 

Le  temps  favorisait  le  7"  hussards  de  Lauten- 
bourg.  Le  soleil  brillait,  clair  et  froid.  De  la  place, 
on  voyait,  sous  la  petite  brise  qui  soufflait  de 
l'ouest,  les  feuilks  noires  se  détacher  des  arbres 
du  château  et  tomber  lentement  dans  la  Melna. 

J'ai  dit  que  de  ma  chambre,  je  ne  voyais  pas  la 
place  d'armes  où  allait  se  dérouler  la  revue.  Mais, 
levé  au  jour,  j'avais  aperçu  le  182^  d'infanterie 
prussienne,  dont  deux  compagnies  devaient  assu- 
rer le  service  d'ordre,  traverser  le  Kœnigsplatz 
pour  aller  occuper  ses  emplacements.  Le  grand 


90  KŒNIGSMARK 

concours  de  peuple  mettait  à  mon  cœur  la  joie 
suffisante  de  ceux  qui  savent  leur  place  gardée. 

A  sept  heures,  j'étais  prêt,  bien  décidé  cepen- 
dant à  n'arriver  que  beaucoup  plus  tard,  au  moins 
au  moment  où  la  tribune  serait  à  moitié  occupée. 
Je  pris  un  livre  quelconque,  essayant  de  m'y 
intéresser,  me  rendant  assez  peu  compte  des.  rai- 
sons de  l'énervement  que  je  sentais  croître  en 
moi. 

A  neuf  heures,  la  rumeur  du  dehors  montant  à 
ma  chambre  et  l'emplissant,  je  crus  pouvoir,  sans 
ridicule,  m'acheminer. 

Comme  je  me  sentis  petit  en  traversant  l'im- 
mense place,  rendue  encore  plus  vide  par  l'énorme 
foule  qui  se  pressait  tout  autour,  canalisée  par  un 
cordon  d'infanterie,  baïonnette  au  canon. 

Les  tribunes  étaient  aux  trois  quarts  pleines 
lorsque  j'arrivai.  J'aurais  assez  malaisément  dé- 
couvert la  place  qui  m'était  assignée,  si  je  n'avais 
vu,  agité  au  bout  d'un  bras,  un  chapeau  me  faire 
signe  :  M.  de  Marçais. 

—  Je  suis  votre  voisin,  me  dit  l'aimable  diplo- 
mate. Tant  mieux.  Nous  causerons  en  attendant. 

Fier  de  m'éblôuir,  il  me  donna  les  noms  des  per- 
sonnages de  marque  qui  nous  entouraient.  Le 
ministre  d'Autriche-Hongrie,  le  comte  Bêla,  dispa- 
raissant sous  un  invraisemblable  amoncellement 
de  fourrures,  avec  un  bonnet  d'astrakan  à  aigrette 
d'argent,  M.  Nekludoff,  ministre  de  Russie,  en 
habit,  très  simple,  Monseigneur  Kreppel,  avec  sa 


KŒNIGSMARK  91 

lourde  croix  d'or  sur  sa  ceinture  violette.  Le  rec- 
teur Etlicher,  de  l'académie  de  Kiel. 

Soudain,  je  lui  pris  le  bras. 

Une  admirable  jeune  femme  venait  de  s'installer 
juste  devant  nous,  au  premier  rang  de  la  tribune. 
Elle  pouvait  avoir  vingt  ou  vingt-cinq  ans.  Brune, 
très  mate  de  peau,  d'allure  lasse,  elle  portait  un 
tailleur  à  grandes  basque*,  bleu,  bordé  de  skungs. 
Une  de  ses  mains  inerte  le  long  de  son  corps  était 
enfoncée  dans  un  de  ces  gigantesques  manchons 
plats  comme  on  les  faisait  alors.  Une  toque  de 
skungs  encadrait  ses  lourds  bandeaux  noirs. 

Elle  aperçut  Marçais  qu'elle  salua  d'un  geste 
langoureusement  fatigué. 

—  Qui  est-ce  ?  murmurai-je. 

—  Comment,  me  répondit-il,  ravi.  Vous  ne  con- 
naissez pas  la  demoiselle  d'honneur,  l'inséparable, 
la  confidente  de  la  grande-duchesse  Aurore, 
M"*  Mélusine  de  Grafïenfried  ?  Eh,  à  quoi  avez- 
vous  donc  employé  votre  temps  depuis  que  vous 
êtes  ici  ? 

—  Comme  elle  est  belle  !  dis-je. 

—  Oui,  bien  belle!  Vous  n'êtes  pas  le  premier  à 
le  trouver.  Mais  vous  savez,  mon  cher,  ajouta-t-il 
en  me  lançant  un  coup  d'oeil  étrangement  nar- 
quois, il  n'y  a  rien  à  faire.  Au  reste,  vous  ne  la 
verrez  plus  dès  que  la  grande-duchesse  sera  là.  En 
attendant,  cela  ne  coûte. rien,  n'est-ce  pas... 

Et  joignant  le  geste  à  la  parole,  il  touchait  déli- 
catement l'épaule  de  notre  belle  voisine  : 


92  KŒNIGSMARK 

—  Mademoiselle  de  GrafTenfried.  Il  y  a  des  em- 
plois qui  sont  bien  mal  tenus  au  château.  Voici  un 
de  ses  habitants  qui  ne  vous  a  pas  encore  été  pré- 
senté, et  qui  sollicite  l'honneur  de  l'être.  Mon  com- 
patriote, M.  Raoul  Vignerte,  précepteur  de   Son 

«Altesse  le  duc  héritier. 

L'adorable  fille  se  retourna  et,  m'env«loppant 
;  d'un  regard  angélique  qui,  je  ne  sais  pourquoi,  me 
remplit  de  la  plus  bizarre  confusion  : 

—  Je  vous  remercie,  mon  cher  comte,  de  me 
faire  connaître  M.  Vignerte  autrement  que  de  ré- 
putation. Et  vous,  Monsieur,  laissez-moi  espérer 
Cfue  nous  nous  reverrons  sans  qu'il  soit  besoin 
pour  cela  d'occasions  aussi  solennelles.  Mais  il 
paraît  que  vous  travaillez  beaucoup. 

Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  je  constatais 
tombien  des  imbéciles  distingués  ont  plus  d'à- 
propos  que  les  gens  réputés  intelligents.  M.  de 
Marçais  m'en  donna  une  nouvelle  preuve,  en  répli- 
quant à  ma  place  : 

—  C'est  peut-être,  chère  amie,  soit  dit  sans  vous 
offenser,  qu'il  est  plus  facile  de  pénétrer  dans  la 
bibliothèque  du  château  que  dans  votre  intimité. 

Les  paupières  de  Mélusine  battirent  impercepti- 
blement. 

— Il  n'y  a  rien  d'offensant  dans  vos  paroles,  au 
contraire,  dit-elle  en  souriant,  et  Monsieur 
Vigrierte,  qui  est  un  véritable  érudit,  vous  dira 
que  les  bibliothèques  les  plus  précieuses  sont  celles 


KŒNIGSMARK  93 

OÙ  l'on  est  admis  avec  le  plus  de  difficultés, 
n'est-ce  pas,  Monsieur  Beck,  dit-elle  en  s'adres- 
sant  au  vieux  savant,  notre  ivoisin,  qui  venait  d'ar- 
river et  contemplait  avec  un  intérêt  étonnant  la 
concentration  des  trouples  aux  deux  extrémités  de 
la  place. 

J'admirai  l'art  infini  avec  lequel  elle  faisait 
dévier  une  conversation  qui  menaçait  de  devenir 
scabreuse. 

—  Vous  avez  absolument  raison,  Mademoiselle, 
s'empressa  de  répondre  mon  vieux  collègue  avec 
cette  absolue  naïveté  des  savants,  Monsieur  Vi- 
gnerte  sait  d'ailleurs  que  toute  la  bibliothèque  est 
à  sa  disposition,  manuscrits  compris. 

—  Chut!  dit  M"'  de  Grafifenfried  en  se  retour- 
nant, voici  le  roi. 

Un  groupe  de  cavaliers  venaient  d'apparaître  en 
face  de  nous,  de  l'autre  côté  de  la  place,  dans  la 
cour  du  château. 

Immédiatement  des  commandements  brefs  cré- 
pitèrent. Cavaliers  et  fantassins  se  raidirent  au 
garde  à  vous.  Avec  un  bruit  de  toile  métallique 
qu'on  déchire,  les  baïonnettes  apparurent  au  bout 
des  canons.  Trois  mille  sabres  surgirent,  trois 
mille  éclairs  gris. 

Trompettes  et  fifres  attaquaient  une  marche 
lente,  une  espèce  de  sonnerie  aux  champs,  aigre 
et  stridente,  bien  en  harmonie  avec  cette  âpre 
matinée  de  décembre. 

Quand  elle  cessa,  l'énorme  acclamation  popu- 


94  KŒNIGSMARK 

laire  retentit,  sourde  et  rauque,  soutenue,  comme 
une  vague  qui  roule  et  ne  se  brise  pas. 

Le  petit  groupe  de  cavaliers  s'avançait  au  pas 
dans  l'immense  place  vide.  Le  roi  de  Wurtemberg, 
en  uniforme  de  feld-maréchal,  venait  en  tête,  sur 
^un  cheval  noir.  A  sa  droite,  le  grand-duc  Frédéric- 
Auguste,  en  uniforme  de  général,  très  simple.  A 
la  gauche  du  roi,  le  général  von  Eichhorn  étalait 
tout  le  luxe  du  grand  état-major.  Il  avait  près  de 
lui  le  jeune  duc  héritier,  très  beau  dans  sa  tunique 
bleue  de  lieutenant  aux  dragons  de  Detmold. 

Derrière  eux,  c'était  un  scintillement  des  plus 
brillants  uniformes  de  Tarmée  allemande  ;  un 
gigantesque  officier  de  cuirassiers  blancs;  un  offi- 
cier d'artillerie  de  la  garde,  noir  et  or  avec  les  pare- 
ments amarante;  des  hussards  gris;  un  hulan  vert. 

—  Et  la  grande-duchesse?  murmurai- je  à  Mar- 
çais. 

—  Comment  ?  et  vous  êtes  officier  de  réserve, 
mon  cher  !  Où  est,  je  vous  prie,  la  place  d'un 
colonel  dans  une  revue?  A  la  tête  de  son  régiment. 
Tenez,  regardez  le  colonel  von  Mudra  du  182'. 
Cest  par  son  régiment  que  commence  la  revue.  Le 
voilà  qui  vient  au-devant  de  l'état-major.  Il  ren- 
trera dans  le  rang  quand  son  unité  aura  été  ins- 

t   pcctée. 

Au  galop  de  chasse,  le  peloton  royal  passait 
entre  les  compagnies  du  régiment  brusquement 
espacées.  Les  étendards  blancs  écartelés  de  noir 
slnclinaient  au  passage.  Puis,  un  nouvel  ordre. 


KŒNIGSMARK  95 

Le  régiment  se  resserra.  C'était  le  tour  des  dragons 
de  Detmold. 

Mince  et  raide,  ayant  très  grand  air  sous 
l'habit  bleu  aux  buffleteries  blanches,  la  tête  fine 
dans  le  casque  noir  à  pointe  et  à  aigle  d'argent,  k 
colonel  von  Becker  vint  au-devant  du  roi  qu'il 
salua  largement  du  sabre,  en  lui  présentant  son 
magnifique  régiment,  planté  superbement  sur 
d'énormes  chevaux  rigides. 

Cette  masse  immobile  donnait  une  telle  impres- 
sion de  puissance,  de  force,  que  je  strrai  anxieu- 
sement la  main  de  Marçais. 

—  Hum,  murmura-t-il,  nos  cuirassiers  et  nos 
spahis  auront  de  l'ouvrage,  si  ça  vient  jamais« 

Un  ordre,  répété  par  les  commandants  majors* 
les  capitaines,  les  lieutenants  de  pelotons,  et  la 
terre  trembla  sous  le  trot  du  11®  dragons  de 
Detmold  qui  s'en  allait,  vers  la  droite,  derrière 
le  182*  d'infanterie,  occuper  sa  place  pour  le 
défilé. 

Ce  fut  au  tour  de  Marçais  de  me  serrer  le  bras. 

— ^Regardez,  me  dit-il. 

Devant  nous,  au  premier  banc,  M"'  Mélusine 
de  Graffenfried,  accoudée  à  la  balustrade,  sou- 
riait. 

Sur  la  place,  au-devant  du  roi,  deux  cavaliers 
s'avançaient. 

L'un  était  le  petit  Hagen  ;  guindé,  un  peu  pâle, 
il  guidait  son  cheval  à  huit  ou  dix  pas  en  arrière 
du  colonel  des  hussards  de  Lautenbourg. 


96  KŒMGSMARK 

Je  ne  pouvais,  à  vrai  dire,  distinguer  nettement 
les  traits  de  la  grande-duchesse  Aurore,  Je  ne 
voyais  encore  que  sa  mince  siliiouelte.  Elle  allait, 
au  pas  d'un  petit  cheval  magnifiquement  capara- 
çonné. Elle  portait,  avec  l'amazone,  le  dolman  des 
hussards  de  Detmold,  rouge  à  brandebourgs  jon- 
quille. Le  kolbach  noir,  à  flamme  jonquille,  dres- 
sait sur  sa  tête  une  longue  aigrette  d'or. 

Du  sabre,  elle  aussi  salua  le  roi  de  Wurtemberg. 
Celui-ci  poussa  en  avant  son  cheval  et,  s'inclinant 
devant  la  grande-duchesse,  lui  baisa  la  main. 

Une  immense  acclamation  partit  de  la  foule  : 
Hoch  pour  la  grande-duchesse.  Hoch  pour  le  roi. 
Hoch  pour  le  kaiser. 

Marçais  toucha  discrètement  du  doigt  la  four- 
rure de  Mélusine. 

—  La  grande-duchesse  me  paraît  bien  calme 
aujourd'hui  comme  écuyère,  lui  dit-il. 

—  Y  pensez- vous,  répondit  la  jeune  fille,  haus- 
sant les  épaules  sans  retourner  la  tête.  Elle  a  fait 
verser  deux  bouteilles  d'extra-dry  dans  l'avoine 
de  Tarass-Boulba.  C'est  vous  dire. 

—  Tarass-Boulba.  C'est  son  cheval?  demandai-je. 

—  Oui,  un  sacré  petit  barbe,  vous  le  voyez, 
poilu  comme  une  descente  de  lit.  Elle  a  ramené  ça 
des  marais  de  la  Volga.  Laid,  méchant,  têtu. 
Toujours  est-il  qu'il  n'y  a  qu'elle  qui  peut  le 
monter.  Il  menace  d'enlever  la  figure  aux  palefre- 
niers. Elle,  elle  en  fait  ce  qu'elle  veut. 

—  Taisez-vous,  dit  Mélusine,  regardez. 


KŒNIGSMARK  97 

Les  hussards  venaient,  au  grand  trot,  de  se  ran- 
ger derrière  les  dragons,  rangés  eux-mêmes  der- 
rière l'infanterie. 

Nous  tournant  le  dos,  le  roi  de  Wurtemberg  et 
le  général  von  Eichhorn,  adossés  à  l'estrade,  fai- 
saient face  au  grand-duc  Frédéric-Auguste  et  au 
duc  Joachim  qui,  à  l'autre  bout  de  l'esplanade,  leur 
présentaient  les  troupes  qui  défilaient. 

Je  n'ai  aucun  parti  pris  en  faveur  du  pas  de 
parade  prussien.  Mais  je  vous  jure  que,  si  l'on 
peut  s'en  moquer  en  France,  il  s'harmonise  par- 
faitement avec  l'ambiance  allemande. 

Par  lignes  de  colonnes  de  compagnie,  le  182" 
défila.  On  eût  entendu  une  mouche  voler. 

Au  galop,  les  six  batteries  d'artillerie  de  77  sui- 
virent. Sur  les  casques  noirs,  les  boules  de  cuivre 
étincelaient. 

Puis,  gardant  par  peloton  un  alignement  impec- 
cable, les  dragons  de  Detmold  s'avancèrent,  sui- 
vis, à  deux  cents  mètres,  par  les  hussards  de 
Lautenbourg. 

La  grande-duchesse  chevauchait  entre  les  deux 
régiments.  Le  petit  Hagen,  plus  roide  que  jamais, 
paraissait  aux  anges.  Une  sourde  haine  me  monta 
au  cœur  contre  ce  lieutenant. 

Le  défilé  était  fini.  Tandis  que  le  grand-duc 
Frédéric-Auguste  et  le  duc  Joachim  venaient 
rejoindre  le  roi  de  Wurtemberg  et  le  général 
von  Eichhorn  devant  la  tribune,  les  deux  régiments 


98  KŒNIGSMARE 

de  cavalerie  se  massaient,  à  la  place  que  les 
princes  venaient  de  quitter,  pour  la  charge  finale. 

—  Attention,  me  dit  Marçais,  vous  allez  voir  la 
manière  cosaque. 

A  droite,  un  régiment  bleu,  à  gauche,  un 
régiment  rouge,  plus  petit.  Devant,  à  vingt  pas, 
deux  cavaliers,  presque  côte  à  côte. 

Le  gros  cheval  bai  du  colonel  von  Becker  s'é- 
brouait. Tarass-Boulba,  ramassé  rageusement, 
était  immobile. 

Accoudée,  Mélusine  de  Grafïenfried  regardait, 
d'un  œil  à  la  fois  fixe  et  vague. 

Deux  sabres  se  dressèrent;  alors,  dans  une  cla- 
meur immense,  le  flot  déferla. 

Maintenant,  un  seul  cheval  était  en  tête,  Tarass- 
Boulba.  Combien  cela  dura-t-il  ?  Peut-être  dix 
secondes,  et  soudain  ce  fut  l'arrêt  brusque  devant 
la  tribune  de  trois  mille  chevaux,  de  trois  mille 
cavaliers.  Des  hurlements,  des  crépitements  de 
sabots.  Le  sol  parut  s'effondrer. 

Jamais  je  n'oublierai  ce  spectacle.  A  droite,  von 
Becker,  en  arrière  sur  sa  selle,  son  cheval  arcbouté 
des  quatre  fers,  saluait  de  l'épée  les  princes. 

A  gauche,  dressé  sur  les  deux  pieds  arrière, 
Tarass-Boulba. 

A  cinq  mètres,  peut-être  six,  je  voyais  la  grande- 
duchesse  sur  son  cheval  cabré  ;  son  visage  pâle 
ne  devait  à  cette  course  incroyable  aucune  rou- 
geur. Son  énorme  kolbach  noir  cachait  entière- 
ment ses  cheveux.  Ses  yeux  verts  resplendissaient. 


KŒNIGSMARK  99 

Espèce  de  Murât  androgyne,  elle  tenait  au-dessus 
d'elle  son  sabre  levé. 

Elle  nous  souriait. 

En  même  temps  un  cri  d'admiration  sortit  de 
trois  poitrines.  Mélusine  de  Graffenfried,  Marçais 
et  moi,  nous  eûmes  la  gloire  de  déchaîner  l'im- 
mense acclamation. 

Alors  Tarass-Boulba  retomba  sur  ses  deux  pieds 
de  devant.  D'une  main,  Aurore  de  Lautenbourg 
flattait  son  cou  embroussaillé,  tandis  qu'elle  ten- 
dait l'autre  au  roi  Albert,  qui  la  baisa  de  nouveau. 

* 
** 

Un  carton,  remis  par  Ludwig  lorsque  je  rentrai 
chez  moi,  me  faisait  savoir  que  j'étais  invité  au 
dîner  qui  aurait  lieu  à  huit  heures,  dans  la  galerie 
des  glaces,  en  l'honneur  de  S.  M.  le  roi  de  Wur- 
temberg et  de  S.  Ex.  le  général  von  Eichhorn. 
Place  23,  troisième  table. 

Je  passai  l'après-midi  dans  ma  chambre,  en 
tête  à  tête  avec  un  vague  trésor,  ouvrant  des  livres 
que  je  ne  pouvais  lire. 

A  sept  heures,  je  descendis  dans  le  parc.  Deux 
heures  auparavant,  j'avais  entendu  des  cors,  loin- 
tains d'abord,  venir  expirer  dans  le  ravin  de  la 
Melna.  C'est  là  qu'avait  pris  fin  la  chasse  conduite 
par  le  roi  et  la  grande-duchesse. 

Le  palais  était  rayonnant  de  lumières.  A  travers 
les  larges  fenêtres,  je  voyais  les  immenses  tables, 
croulantes  sous  les  fleurs  et  les  cristaux. 


100  KŒNIGSMARK 

La  plupart  des  hauts  fonctionnaires,  tous  le» 
officiers  de  Lautenbourg  étaient  invités.  Trois 
cents  couverts  se  répartissaient  en  douze  tables. 

J'étais  entre  un  commandant  de  dragons  et  la 
femme  d'un  conseiller  de  la  Cour.  Ils  ne  m'adres- 
sèrent pas  un  mot  durant  tout  le  repas. 

La  musique  du  182^  jouait,  entre  les  services, 
dans  la  salle  de  la  Diète. 

Je  ne  voyais  ni  la  grande-duchesse,  ni  le  roi,  ni 
les  ducs,  la  première  table  m'étant  cachée  par  les 
fleurs. 

Dans  le  brouhaha  des  toasts  et  du  Champagne, 
je  m'éclipsai  et  gagnai  la  salle  de  la  Diète,  puis  la 
salle  d'honneur  :  de  là,  j'aurai  le  spectacle  de  l'en- 
trée des  souverains. 

Une  voix  chantante  me  tira  des  réflexions  où  je 
m'abîmais. 

—  Eh  bien,  Monsieur  Vignerte,  pourquoi  cet 
isolement  ? 

J'étais  seul  dans  l'immense  salle  avec  M"*  de 
Graffenfried. 

—  Mais  vous-même,  Mademoiselle  ? 

—  Oh  !  moi  :  c'est  différent,  la  grande-duchesse 
m'a  prié  de  faire  un  tour  ici,  avant  les  autres.  Les 
valets  sont  si  bêtes.  Elle  tient  à  ce  que  ses  fleurs 
soient  bien  arrangées. 

Je  regardai  l'admirable  décoration  de  fleurs  qui 
nous  entourait.  Des  iris  violets  et  des  roses  jaunes, 
mais  énormes,  mais  plus  beaux  qu'on  n'en  verra 
jamais. 


KŒNIGSMARK  101 

—  Ce  sont  des  fleurs  de  chez  elle,  des  iris  de  la 
Volga  et  des  roses  du  Daghestan,  C'est  un  véri- 
table wagon  qui  les  lui  apporte  tous  les  mois.  Elle 
dit  que  les  fleurs  d'ici  sont  insignifiantes,  m'expli- 
qua Mélusine. 

—  N'est-ce  pas  que  celles-ci  sont  belles  ?  dit- 
elle  en  respirant  une  touffe  de  roses. 

—  Elle  est  bien  belle  aussi  !  murmurais-je,  sans 
savoir  ce  que  disais. 

Mon  interiocutrice  me  regarda  en  souriant. 

M"'  Mélusine  de  Graffenfried  était  vêtue  dune 
robe  de  satin  ivoire,  recouverte  d'une  tunique  de 
tulle  brodée  de  perles  irisées.  Pas  de  bijoux,  seu- 
lement, à  son  cou  mat,  un  collier  de  perles  roses. 

iElIe  souriait  toujours,  dans  une  espèce  de  lan- 
gueur de  tout  son  être  nonchalant  et  parfumé. 

—  N'est-ce  pas  ?  murmura-t-elle  seulement. 
Et  avec  une  ironie  subite  : 

—  Et  vous  êtes  venu  penser  à  elle  au  milieu 
de  ses  fleurs  ?  Je  lui  dirai  tout  à  l'heure. 

—  Mademoiselle,  je  vous  en  prie... 

—  Non,  non  !  je  veux  que  vous  la  connaissiez, 
que  vous  veniez  nous  voir.  Nous  nous  ennuyons, 
vous  savez.  Rien  que  le  petit  Hagen.  Il  n'est  pas 
toujours  drôle. 

—  Il  l'aime,  n'est-ce  pas  ?  dis-je  en  me  rappro- 
chant d'elle. 

Mélusine  éclata  de  rire  : 

—  Il  est  assez  ennuyeux  pour  cela. 

—  Et  elle  ? 


102  KŒNIGSMARK 

—  [Monsieur  Vigaerte,  dit  Mélusine  en  riant 
plus  fort,  vous  passez  d'un  extrême  à  l'autre,  du 
plus  grand  effacement  à  la  plus  grande  indiscré- 
tion. Savez-vx)us  que  vous  n'êtes,  en  tout  cas,  pas 
très  galant  pour  moi  avec  vos  questions  ? 

Elle  se  pencha.  J'eus  tout  contre  moi  sa  belle 
gorge;   ses  cheveux  noirs  m'effleurèrent  la  joue. 

—  N'est-ce  pas,  me  dit-elle  tout  bas,  que  vous 
me  trouviez  bien  plus  jolie,  ce  matin,  avant  de 
l'avoir  vue,  elle  ? 

Elle  m'avait  pris  le  bras,  et,  presque  impérieu- 
sement : 

—  Eh  bien,  regardez-la,  maintenant  ! 

Au  milieu  d'un  cliquetis  de  sabres,  d'éperons, 
le  cortège  entrait  dans  la  salle  d'honneur  où  mille 
lampes  électriques  venaient  de  s'allumer  à  la  fois. 


Les  réceptions  des  cours  allemandes  ont  l'in- 
comparable éclat  que  donnent  les  splendides  uni- 
formes de  l'Empire.  A  mes  yeux  éblouis  s'étalait 
la  prodigieuse  gamme  des  dolmans  bleus,  rouges, 
noirs,  rehaussés  de  fourrures,  scintillants  d'or. 

La  haie  des  hussards  de  Lautenbourg  présentait 
les  sabres. 

Devant,  donnant  le  bras  au  roi  de  Wurtemberg, 
la  grande-duchesse  Aurore  s'avançait. 

Un  enroulement  de  velours  vert  Metternicb  lais- 
sant nue  toute  l'épaule  gauche,  dans  un  décolleté 
extraordinairement    risqué.    Je    voyais    serpenter 


KŒNIGSMARK  1^ 

derrière  elle  sa  longue  traîne  brodée  de  fines  ara- 
besques d'argent.  Elle  avait  à  la  main  droite  un 
solitaire  retenu  par  un  cercle  de  platine,  à  la 
gauche  une  émeraude  sertie  de  brillants. 

Le  matin,  je  n'avais  pas  vu  ses  cheveux.  Elle 
m'apparaissait  maintenant,  cette  frondaison  blond 
fauve,  roulée  en  torsade  autour  de  la  tête,  l'engai- 
nant dans  une  espèce  de  calotte  d'or,  sur  laquelle 
un  étrange  et  barbare  diadème  d'émeraude  arron- 
dissait son  demi-cercle. 

Une  seconde  ses  yeux  rencontrèrent  les  miena. 
Je  crus  comprendre  que  ce  qu'elle  y  lut  ne  lui 
déplut  pas.  J'étais  probablement  le  seul  de  cette 
assistance  abrutie  par  l'étiquette  à  oser,  sans  le 
savoir,  contempler  ainsi  cette  femme. 

Vous  rappelez-vous,  mon  cher  ami,  la  Fée  aux 
griffons  de  Gustave  Moreau  ?  Vous  rappelez-vous 
cet  être  ambigu,  dans  ce  paysage  céruléen,  moins 
profond  que  les  prunelles  vertes  d'Aurore  de  Lau- 
tenbourg  ?  Il  vous  donnera  une  idée  approchée  de 
la  grande-duchesse.  Même  indéfini,  même  mystère 
angoissant  des  formes.  Mélusine,  si  affinée,  si 
inquiétante  cependant,  paraît  presque  grossière  à 
côté  de  cette  Titania. 

Ce  que  la  toile  de  Moreau  ne  vous  expliquera 
pas,  c'est  le  mélange  enfantin  et  décidé  qui  est 
toute  l'allure  de  cette  princesse.  Sorte  de  créole 
boréale,  à  la  fois  langoureuse  et  brusque,  elle  a 
réclat  dur  et  la  mollesse  de  la  neige  au  soleil,  La 
hanche  que  l'on  devine  un  peu  pointue  est  assez 


104  KŒNIGSMARK 

haute.  On  sent  que,  si  elle  consentait  à  l'empri- 
sonner, sa  taille  serait  extraordinairement  fine. 
Mais  la  gaine  de  velours  garde  toute  la  souplesse 
que  donne  le  contact  immédiat  de  la  chair.  De  la 
frénésie  vous  prend  à  l'idée  que,  hors  de  ce  four- 
reau, ce  corps  va  surgir  comme  un  lys  froid  et  pur. 

Au  milieu  de  tous  ces  visages  où  les  vins  ont 
posé  les  marbrures  des  congestions  commençantes, 
cette  pâle  statue  à  moitié  nue  demeure  miraculeu- 
sement nette  et  blanche. 

Ses  lèvres  sont  fardées,  ses  yeux  sont  cernés,  à 
vrai  dire,  ses  ongles  sont  bien  roses.  Mais  comme 
on  sent  qu'elle  s'est  amusée  à  ces  procédés  par 
lesquels  les  autres  s'efforcent  de  créer  leur  beauté. 
On  voit  la  sienne  sourire  d'y  avoir  eu  recours. 
Elle  ne  les  emploie  que  pour  mieux  prouver  qu'ils 
ne  sauraient  lui  être  indispensables. 

Sourire...  celui  qui  erre  sur  sa  pâle  figure  est 
tout  de  convention.  Prisonnière  de  l'étiquette,  elle 
s'est  composé  un  visage  de  circonstance.  Qui  l'ob- 
serve le  devine  d'autant  mieux  que  par  moment 
une  expression  aussitôt  morte  que  née  dérange 
cette  belle  ordonnance  grave  et  voulue.  Cette 
expression  doit  mêler  autant  de  sentiments  que  le 
prisme  a  de  couleurs.  Si  je  connais  un  jour  mieux 
Son  Altesse,  j'arriverai  peut-être  à  les  analyser. 
En  attendant,  j'ai  discerné  dans  cet  éclair  deux 
tonalités  indiscutables,  l'ironie  et  l'ennui. 

Cette  femme  molle  et  lassée,  est-ce  bien  la  fan- 
tastique amazone  de  ce  matin  ?  Je  la  préférais 


KŒNIGSMARK  î  05 

ainsi.  11  me  déplaît  que  cette  épaule  soit  si  nue.  Je 
voudrais  la  recouvrir  de  la  lourde  pelisse  d'her- 
mine, ïls  sont  une  douzaine  autour  d'elle.  Oh  !  je 
sais  bien  que  c'est  leur  souveraine,  et  que  leurs 
yeux  ont  devant  elle  presque  la  rigidité  du  garde  à 
vous.  Mais  s'ils  ne  se  croyaient  pas  vus,  comme 
ils  se  départiraient  de  cette  réserve. 

Et  qu'est-ce  que  c'est  précisément  que  ce  petit 
hussard  rouge  qui,  là-bas,  caché  par  une  gerbe  de 
fleurs,  laisse  traîner  sur  la  belle  épaule  un  regard 
efTroyablement  gouiu  ?...  Va-t'en,  rustre.  Retourne 
à  tes  lourdes  et  dociles  Allemandes,  qui  ont  des  bras 
boudinés  et  des  tailles  en  forme  de  diabolos.  Celle- 
ci  n'est  pas  de  ta  race.  Ce  n'est  pas  pour  toi,  vilain! 

Je  te  déteste,  et  je  t'envie.  J'envie  ton  dolman 
ponceau,  tes  fourragères  jonquille,  tout  l'or  dont 
tu  rutiles,  ton  grade  de  lieutenant  au  7*  hussards, 
qui,  à  défaut  d'un  autre,  crée  un  lien  hiérarchique 
entre  toi  et  ton  angoissant  colonel.  Je  pourrais 
alors  m'approcher  d'elle,  et  lui  débiter,  comme  ils 
le  font  maintenant,  des  compliments  sur  la  charge 
de  ce  matin. 

Le  visage  presque  enfoui  dans  le  bouquet  d'iris 
qu'elle  porte  vers  ses  narines,  elle  remercie  faible- 
ment ses  officiers  qui  la  félicitent. 

—  Mais  non.  Vous  exagérez.  Tout  le  mérite  re- 
vient à  Tarass-Boulba.  C'est  moi  qui  vous  admire 
de  pouvoir  le  suivre  avec  vos  montures.  A  côté  de 
lui,  les  chevaux  d'ici  sont  des  chevaux  de  brasseurs. 

Est-ce  une  illusion,  mais  il  ne  me  semble  pas 


106  KŒNIGSMARK 

possible  qu'elle  ne  puisse,  si  elle  le  voulait  bien, 
parler  allemand  avec  moins  d'accent  étranger. 

A  gauche,  dans  un  bosquet  de  verdure,  la 
musique  du  182»  commence  une  valse.  Le  bal 
s'ébauche. 

—  Nous  usurpons  la  place  des  danseurs,  Mes- 
sieurs. Allez  retrouver  vos  danseuses  qui  doivent 
m'en  vouloir.  Comte,  menez-moi  à  ma  place,  dit- 
elle,  en  prenant  de  bras  du  général  von  Eichhorn. 

Ils  tournent,  ces  Allemands  et  ces  Allemandes, 
avec  une  gravité,  avec  une  componction  recueillie. 
Le  cliquetis  des  éperons  résonne.  Les  belles  cou- 
leurs de  l'Empire  s'emmêlent  sous  les  lustres  en 
un  étincelant  kaléidoscope. 

—  Monsieur  Vignerte,  vous  ne  valsez  pas  ! 

—  C'est  que,  Mademoiselle,  je  sais  assez  mal  ; 
puis,  comme  c'est  pauvre  et  ridicule,  un  habit,  au 
milieu  de  tous  ces  uniformes. 

—  Ce  n'est  pas  une  raison,  rétorque  Mélusine. 
Tenez,  je  vois  là-bas  cette  bonne  M"*  de  Wendel 
qui  s'accomoderait  fort  bien  de  votre  habit.  Allez 
donc  l'inviter. 

—  Danser  pour  danser,  je  préférerais  que  ce  fût 
avec  vous. 

—  Moi,  je  n'ai  le  temps.  Il  faut  que  je  surveille, 
que  je  case  les  pauvres  jeunes  tilles  dépourvues  et 
les  danseurs  timides.  Prenez  mon  bras,  vous  m'ac- 
compagnerez. 

Cette  jolie  femme  que  je  sens  contre  moi  me 
donne  l'assurance  qui  me  manquait. 


KŒMGSMARK  107 

— Mademoiselle  de  Graffenfried  !  Monsieur  Vi- 
gnerte  \ 

La  voix  de  Marçais. 

Suprême  d'élégance,  il  est  assis  auprès  de  la 
grande-duchesse.  Ciel!  il  me  fait  signe  d'approcher. 

—  On  ne  pourra  donc  jamais  vous  atteindre  ? 
me  dit-il,  en  riant.  Arrivez,  Monsieur. 

Il  me  présente  à  la  grande-duchesse. 

—  C'est  un  peu  pour  vous,  Madame,  que  j'ai 
ramené  M.  Vignerte.  Mais  vous  semblez  peu 
pressée  de  vous  servir  des  cadeaux  qu'on  vous 
fait. 

Elle  répond  avec  nonchalance  : 

—  Moi  !  mais  je  ne  demande  qu'à  connaître 
M.  Vignerte.  Il  paraît  qu'il  est  charmant.  Excusez- 
moi,  Monsieur,  si  je  dis  :  il  paraît;  je  n'ai  pu  m'en 
rendre  compte  encore  par  moi-même.  Vous  tra- 
vaillez beaucoup,  me  dit-on  ? 

La  même  phrase  que  m'a  jetée  Mélusine.  Igno- 
minie! Te  traînerai-je  toujours  après  moi,  robe  des 
cuistres?  Serai-je  toujours  celui  qui  travaille  beau- 
coup, moi  dont  les  nuits  se  passent  à  rêver  de 
choses  dont  personne  ne  soupçonnera  jamais  l'im- 
mense volupté  ? 

Je  vais  répondre.  Je  sens  que  je  vais  lui  dire,  à 
cette  méprisante,  quelque  chose  de  définitif.  Mais 
elle  se  lève. 

—  Excusez-moi!  Il  faut  pourtant  que  je  danse 
au  moins  une  fois  ! 

—  Monsieur  de  Hagen,  appelle-t-elle. 


108  KŒNIGSMARK 

Il  est  là,  le  petit  hussard  rouge.  Il  s'avance,  à  la 
fois  hiirabie  et  ravi.  Oh!  je  sai»  qu'un  jour  viendra 
où  je  le  souffletterai. 

Dans  la  salle,  il  s'est  fait  un  vide.  La  valse  de 
la  grande-duchesse  Aurore  est  comme  un  maël- 
strom.  Il  semble  qu'on  redoute  d'être  attiré  dans 
son  orbe.  Les  danseurs  laissent  la  place  libre. 

Ils  valsent.  C'est  d'abord  la  valse  lente  alle- 
mande, à  trois  temps.  Puis  la  mesure  s'accélère.  Il 
n'y  a  plus  que  deux  temps.  Ce  n'est  même  plus  le 
boston,  c'est  un  tournoiement  éperdu  et  harmo- 
nique. L'assistance  murmure  d'admiration.  Le 
grand-duc  Frédéric-Auguste  regarde  le  beau  tour- 
billon avec  un  sourire  qui  est  presque  un  sourire 
d'orgueil. 

Ce  n'est  plus  Hagen,  si  svelte  et  agile  pourtant, 
qui  mène  la  course  ronde.  C'est  le  grand  corps 
vert  et  blanc.  Nonchalante  toujours,  elle  tourne, 
tourne,  tourne. 

Hagen  se  laisse  entraîner.  Une  ineffable  joie 
colore  sa  face  d'adolescent  blond.  Il  s'abandonne 
à  sa  souveraine.  Rouge,  vert,  rouge,  vert,  puis  tout 
se  brouille.  La  couleur  complémentaire  apparaît. 
Ils  tournent,  tournent,  tournent... 

En  France,  on  aurait  applaudi. 

Elle  regagne  sa  place,  toujours  aussi  lilial«  et 
lasse.  Dans  un  mouvement  qu'elle  fait  pour 
remonter  l'épaulette  droite  de  sa  robe,  son  beau 
bouquet  d'iris  mauves,  qu'elle  n*a  pas  quitté, 
tombe  à  terre.  Je  me  précipite,  je  le  ramasse. 


KŒNIGSMARK  109 

—  Merci,  Monsieur,  dit-elle  régligemment. 
Puis,  volontairement  cette  fois,  elle  laisse  re- 
tomber les  fleurs. 

—  Mon  Dieu  î  Elles  sont  déjà  toutes  fanées. 

Je  SUIS  rentré  dans  ma  chambre.  J'ai  ouvert  la 
fenêtre  et,  accoudé,  les  yeux  aux  étoiles  froides, 
je  crois  que  j'ai  pleuré. 

J'ai  compris.  Elle  m'est  irrémédiablement  hos- 
tile. Qu'y  a-t-il  ?  Qu'ai-je  fait  ?  Je  ne  sais  pas. 

Et  j'ai  le  mot  des  pauvres  diables  :  Travaillons. 

De  vagues  musiques  me  viennent  encore.  Sur  le 
KœnigsplatZj  des  limousines  passent,  avec  des 
phares  violents.  Ceux  qui  sont  dedans  sont  heu- 
reux. Ils  l'ont  vue  depuis  que  je  l'ai  vue. 

Travaillons... 


IV 


Eh  bien,  Raoul  Vignerte!  A  quoi  prétends-tu 
donc?  Quelle  abeiTation  est  la  tienne!  Quoi!  il  y  a 
quelques  semaines,  tu  étais  soucieux  le  matin  de 
ta  nourriture  du  soir.  Tu  ne  supposais  pas  de  plus 
grand  bonheur  que  d'être  assuré  de  celle  du  len- 
demain. Te  voilà  maintenant  certain  d'elle,  et  de 
celle  de  dans  un  mois,  et  de  celle  de  toujours 
m.ême.  Tu  n'as  qu'à  te  donner  au  travail.  Le  tra- 
vail, la  seule  chose  que  l'on  ne  regrette  jamais. 
Et  tu  n'es  pas  heureux,  pourtant  !  Que  dis-je,  heu- 
reux, tu  souffres.  Plus  que  quand  tu  arrivais  à  la 
gare  d'Orsay,  tâtant  dans  ta  poche  si  tu  avais  pour 
le  pourboire  du  porteur  de  malle  assez  de  sous 
sans  démonétiser  la  pièce  qui  filera  ensuite  trop 
vite,  tu  souffres.  De  quoi?  De  ta  maudite  imagina- 
tion. Ne  sens-tu  pas  désormais  que  le  sort  pour- 
rait t'offrir  vainement  les  femmes  de  Paris,  les 
trésors  d'Iranie,  sans  satisfaire  le  rêve  composé 
des  nuées  que  tu  portes  en  toi?  Elle,  cette  femme, 
la  grande-duchesse?   Pauvre  idiot!   Tu  te  disais 


KŒNIGSMARK  111 

classique.  Tu  parlais  en  ricanant  du  théâtre 
romantique,  et  te  voilà  disposé,  du  moment  que 
c'est  pour  ton  compte,  à  trouver  naturelle  l'aven- 
ture de  Ruy  Blas,  laquais  de  Monseigneur  le  mar- 
quis de  Finlas.  Est-ce  toi  qui  faisais  tes  dieux  de 
Le  Play  et  d'Auguste  Comte?  Tiens,  tu  m'amuses! 
La  reine  de  ton  rêve,  elle  est  moins  pour  toi  que 
pour  le  petit  hussard  rouge,  qui  a  l'habitude  de 
l'oisiveté,  du  grade  et  du  blason... 

Et  je  me  suis  mis  à  travailler  et^peu  à  peu,  il 
est  ATai  que  la  poussière  de  la  bibliothèque  a  feutré 
mon  envie,  ma  haine,  mon  chagrin. 

Je  ne  mettrai  jamais  îes  pieds  dans  l'aile  gauche 
du  palais.  J'ai  plaisir  à  penser  qu'elle  ^'y  ennuie, 
avec  sa  Mélusine.  Je  ne  suis  pas  fait  pour  vivre 
ici,  moi. 

De  mon  séjour  à  Lautenbourg,  je  prendrai  tout 
ce  que  j'ai  intérêt  à  prendre,  posément. 

Dans  deux  ans,  j'aurai  cinq  à  six  mille  francs 
d'économies,  la  matière  de  trois  ou  quatre  livres, 
et  je  rentrerai  à  Paris,  et  avec  ma  méthode,  et  avec 
le  souvenir  de  ce  qui  m'a  manqué,  Paris  sera  à  moi. 
Et  Paris  vaut  mieux  que  cette  méprisante  barbare. 

M.  Thierry  m'avait  fourni  un  admirable  plan  de 
travail,  je  m'en  rendais  mieux  compte  à  mesura 
que  je  fouillais  dans  la  bibliothèque.  L'histoire  dej 
dynastes  tudesques  parallèles  à  Louis  XIV  para- 
phrase à  merveille  la  sienne,  en  en  faisant  mieui 
ressortir  l'aborigène  beauté. 

Copier  le  roi  de  France,  tel  était  l'unique  souci 


112  KŒNIGSMARK 

de  ces  princes  allemands  de  la  lin  du  xvir  siècle. 
S'attacher  les  artistes  ou  les  élèves  des  artistes  qui 
avaient  travaillé  pour  lui  fut  le  moyen  dont  ils  usè- 
rent le  plus  communément. 

Mais,  tandis  que  chaque  seigneur  français  met- 
tait un  point  d'honneur  à  posséder  exclusivement 
un  artiste,  à  le  faire  travailler  pour  lui  seul;  c'est 
chose  amusante  de  voir  les  Allemands  réaliser  des 
sortes  de  sociétés  pour  commanditer  plus  écono- 
miquement tel  peintre,  tel  sculpteur,  tel  jardinier. 
Ils  rappellent  ces  humbles  ménages  parisiens  qui 
s'associent  pour  acheter  aux  Halles  un  sac  de 
légumes  ou  un  agneau. 

J'ai  retrouvé  dans  les  archives  la  plupart  des 
devis  des  peintres  et  architectes  français  qui  tra- 
vaillèrent non  seulement  pour  les  ducs  de  Lauten- 
bourg  et  de  Detmold,  mais  aussi  pour  ceux  de 
Lûnebourg-Ceile  et  pour  les  électeurs  de  Hanovre. 
Ernout  a  sculpté  la  plupart  des  groupes  en  marbre 
des  jardins.  Gourvil,  élève  de  La  Quintinie,  les  a 
dessinés.  Lesigne,  élève  de  Lebrun,  a  été  chargé  de 
l'exécution  des  panneaux.  Un  Catalan,  Giroud,  a 
assumé  les  travaux  de  serrurerie  et  de  ferronnerie. 
Zeyer,  peintre  en  laque,  professeur  de  la  princesse 
Sophie-Dorothée,  a  orné  de  charmants  motifs  les 
portes  de  VHerrenhausen  de  Hanovre  et  du  palais 
de  Lautenbourg. 

Leurs  comptes  sont  discutés  avec  âpreté  par  lea 
intendants  des  princes.  Souvent  ces  derniers  eux- 
mêmes  n'ont  pas  dédaigné  d'appuyer  autographif 


KŒNIGSM  ARK  1 13 

quement  des  demandes  en  réduction.  J*al  parcouru 
avec  curiosité  un  énorme  mémoire  de  Giroud, 
produit  par  cet  artiste  devant  le  présidial  de 
Hanovre,  pour  justifier,  en  1690,  le  chiffre  de  la 
facture  à  laquelle  il  faisait  monter  la  pose,  à  VHer- 
renhausen,  d'un  certain  nombre  de  serrures  à 
secret.  Le  duc  Ernest-Auguste,  le  futur  électeur, 
fut  débouté  de  sa  demande  en  réduction.  Il  y 
avait,  à  cette  date  du  moins,  des  juges  à  Hanovre. 
J'étais  décidé  en  principe  à  borner  mes  recher- 
ches à  rinfluenee  française  sur  les  cours  alle- 
mandes du  xvir  siècle.  J'avais  devant  moi  une 
mine  de  documents  suffisants  à  satisfaire  complè- 
tement M.  Thierry,  et  à  me  fournir  à  moi-même  les 
éléments  d'un  livre.  C'est  à  ce  Zeyer,  peintre  en 
laque,  professeur  de  la  princesse  Sophie-Dorothée, 
que  je  dois  d'avoir  élargi  mon  dessein  primitif.  Je 
découvris,  mêlées  à  ses  comptes,  les  minutes  de 
son  témoignage  devant  la  commission  d'enquête 
qui  jugea  l'infortunée  souveraine  du  Hanovre.  Il 
porte  ainsi  la  responsabilité  des  événements  qui 
vont  suivre. 

Vignerte  s'arrêta,  réfléchit  un  moment,  et  Rie 
posa  cette  question  inattendue  : 

—  Connaissez-vous  la  dramatique  histoire  du 
comte  Philippe-Christophe  de  KœnigsmarR  ? 

En  réponse,  je  lui  récitai  ces  deux  strophes  : 


Comte  de  Kœnîgsmark,  amoureux  d'une  reine, 
Puis  son  amant,  ainsi  du  moins  dit  la  rumeur, 


114  KŒNIGSMARK 

Dans  la  chambre  royale  où  brûlaient  des  verveines, 
A  l'heure  on  le  jour  naît,  à  l'heiu'e  où  le  jour  meurt. 

Qui  pourra  dire  toutes  les  folles  pensées 
Qu'elle  se  plaisait  tant  à  dérouler  pour  vous, 
Celle  qui  mêlait  les  jacinthes  aux  pensées. 
Dans  la  masse  de  ses  cheveux  d'or  un  peu  roux  ? 

—  L'auteur  de  ces  vers,  dit  Vignerte,  avait  lu  le 
livre  de  Blaze  de  Burij.  C'est  le  seul  livre  français 
convenable  sur  ce  drame.  Vous  le  rappelez-vous  ? 

—  J'avoue,  dis-je,  que  bien  des  détails  m'en  sont 
sortis  de  l'esprit. 

—  Eh  bien,  il  faut  que  fe  vous  précise  cette  his- 
toire. Elle  ne  vous  expliquera  pas  mon  aventure,  à 
moi.  Elle  vous  la  rendra  plus  étrange  encore. 

—  Vous  vous  rappelez  certainement  quelle  était 
la  situation  de  l'Etat  de  Hanovre  en  1680.  Il  avait 
à  sa  tête  un  homme  aussi  débauché  que  profond 
politique,  Ernest-Auguste,  successivement  évêque 
d'Osnabrûck,  duc,  puis  électeur  de  Hanovie. 

Son  frère,  Georges-Guillaume,  était  duc  de 
Brunswick-Lûnebourg. 

Ernest- Auguste  avait  un  fils,  Georges;  Georges- 
Guillaume  une  fille,  Sophie-Dorothée. 

L'ambition  d'Ernest-Auguste  portait  sur  deux 
points. 

D'abord  :  réunion  à  sa  famille  des  Etats  de  son 
frère.  Il  n'y  avait  qu*un  moyeu  :  marier  Georges  à 
Sophie-Dorothée.  Le  mariage  eut  lieu  en  1682.  La 
duchesse  de  Brunswick-Liinebourg  n'avait  que 
seize  ans. 


KŒNIGSMARK  115 

L'autre  ambition  d'Ernest-Auguste  était  plus 
haute  :  c'était  la  couronne  d'Angleterre.  La  fortune 
travailla  pour  lui  :  successivement  les  douze  en- 
fants de  la  reine  Anne  furent  moissonnés  par  la 
mort.  Si  Ernest-Auguste  ne  vit  pas  le  triomphe  de 
sa  politique  —  il  mourut  en  1698  —  son  fils  Geor- 
ges en  recueillit  les  fruits.  En  1714,  à  la  mort  de  la 
reine  Anne,  il  montait  sur  le  trôme  de  Grande-Bre- 
tagne sous  le  nom  de  George  I".  Il  y  montait  seul  : 
dix-huit  ans  plus  tôt,  à  la  suite  d'une  infâme  ma- 
chination, il  s'était  séparé  de  sa  femme,  et  lorsque 
son  époux  ceignait  la  couronne  d'Angleterre,  l'in- 
fortunée Sophie-Dorothée  achevait  ses  jours  dans 
le  château  de  Ahlde,  moins  palais  que  prison. 

Excusez-moi  de  dessécher  ainsi  ces  faits  :  Tes- 
sentiel  est  d'être  clair. 

L'histoire  du  divorce  de  Sophie-Dorothée,  c'est 
l'histoire  du  meurtre  du  comte  Philippe-Christo- 
phe de  Kœnigsmark. 

Appartenant  à  une  des  plus  nobles  familles  sué- 
doises, ami  du  prince  électeur  de  Saxe,  aussi  brun 
et  beau  que  Sophie-Dorothée  était  belle  et  blonde, 
le  comte  Philippe  et  la  duchesse  de  Brunswick- 
Liinebourg  s'étaient  dans  leur  enfance  connus  à 
Celle  et  naïvement  fiancés.  La  vie  les  avait  sépa- 
rés. Philippe  était  parti  mener  à  la  cour  de  Jac- 
ques II,  à  celle  de  Louis  XIV,  à  Dresde,  à  Venise, 
son  existence  aventureuse  de  beau  condottiere 
suédois. 

Le  mariage  de  Sophie-Dorothée  réveilla-t-il  son 


118  EŒNIGSMARK 

ancien  amonr,  blessa-t-il  sa  vanité?  Toujours  est- 
il  qu'un  beau  matin,  Hanovre  vit  arriver  le  comte 
Philippe  de  Kœnigsmark. 

La  cour  de  l'Electeur  était  un  lieu  de  débauches, 
îin  fumier  sur  lequel  se  fanait  lentement  ce  beau 
lis  qu'était  Sophie-Dorothée. 

Trompée  par  un  mari  qu'elle  avait  toujours  mé- 
prisé, contrainte  de  faire  bonne  mine  à  cette  ter- 
rible comtesse  de  Platen,  l'abjecte  favorite  d'Er- 
nest-Auguste, elle  vivait  de  son  mieux  dans  la  soli- 
tude, occupée  uniquement  de  réducation  de  ses 
deux  enfants,  un  fils  qui  devait  être  roi  d'Angle- 
terre, une  fille  qui  sera  reine  de  Prusse. 

Mais  voici  Kœnigsmark  qui  arrive  à  Hanovre, 
et  le  drame  commence. 

Le  comte  Philippe  est  venu  pour  se  venger,  pour 
reconquérir  le  cœur  de  Sophie-Dorothée.  Mais 
avant  même  qu'il  puisse  la  voir,  la  comtesse  de 
Platen  s^éprend  de  lui.  Il  juge  politique  de  ne  pas 
froisser  la  toute-puissante  favorite.  Mais  il  faut 
aller  très  loin  pour  ne  pas  froisser  cette  femme, 
Messaline  et  lady  Macbeth  réunies.  Le  comte  Phi- 
lippe va  aussi  loin  que  possible  :  compromise,  elle 
sera  en  son.  pouvoir.  C'est  lui  qui  est  entre  ses 
mains. 

Alors  commence  la  belle  idylle  de  Philippe  de 
Kœnigsmark  et  de  Sophie-Dorothée.  Le  sombre 
palais  de  VHerrenhausen  est  témoin  de  leurs  éphé- 
mères amours.  Sophie-Dorothée  a  cru  d'abord  que 
le  i)eau  comte  n'était  venu  à  Hanovre  que  pour  y 


KŒNIGSMARK  117 

voir  malheureuse  et  délaissée  celle  qui  a  été  con- 
trainte par  la  volonté  paternelle  d'en  épouser  un 
autre.  La  liaison  presque  publique  de  Philippe  avec 
la  comtesse  de  Platen  ajoute  à  son  martyre.  Mais, 
un  matin,  se  rendant  avec  sa  dame  de  compagnie 
au  bosquet  du  parc  de  VHerrenhausen  où  elle  a 
coutume  de  s'asseoir  chaque  jour,  elle  aperçoit  le 
comte  s'en  échapper.  Un  rouleau  de  papier  est  resté 
sur  le  banc,  avec  ces  vers  à  la  manière  de  Bense- 
rade  : 

Que  j'étais  autrefois  un  volage  bergerl 

A  tout  moment  sur  la  fougère 

J'allais  de  bergère  en  bergère 

Me  faire  un  plaisir  de  changer; 
Mais,  depuis  que  j'ai  vu  la  charmante  Sylvie, 

Contraint  de  l'aimer  constamment, 

Par  un  extrême  changement 

Je  ne  veux  changer  de  ma  vie. 

Sophie-Dorothée  a-t-elle  été  la  maîtresse  de  Kœ- 
nigsmark?  Même  après  la  lecture  de  leur  corres- 
pon'iance  dans  les  archives  de  la  Gardie,  j'en  doute 
encore.  Ce  que  je  reconnais,  c'est  qu'il  était  impos- 
sible d'en  douter  dans  une  cour  aussi  corrom- 
pue Que  celle  de  Hanovre,  où  l'on  savait  que  la 
femme  du  duc  héritier  recevait  chaque  nuit  dans 
son  appartement  le  bel  aventurier  suédois. 

La  vindicative  comtesse  de  Platen  apprit  la  der- 
nière qu'elle  était  la  risée  de  tout  le  château.  Mais 
ce  jour-là,  la  perte  du  comte  et  de  la  duchesse  fut 
décidée. 

I-e  samedi   soir  1"  juillet  1694,  Kœnigsmark, 


118  KŒNIGSMABK 

rentrant  chez  lui,  trouva  sur  sa  table  un  billet 
contenant  ces  simples  mots  tracés  à  la  hâte  au 
crayon  : 

Ce  soir,  après  dix  heures,  la  princesse  Sophie-Doro- 
thée attendra  le  comte  de  Kœnigsmark. 

Ce  billet,  ce  faux,  imitant  l'écriture  de  Sophie- 
Dorothée,  était  l'œuvre  de  la  comtesse  de  Platen. 

Insouciant  et  brave  comme  Bussy  d'Amboise, 
Kœnigsmark  se  rendit  chez  la  princesse.  A  deux 
heures  du  matin,  il  la  (quittait. 

Le  lendemain,  dans  la  matinée,  Sophie-Dorothée 
vit  de  son  balcon  deux  hommes,  aux  allures  in- 
quiètes, qui  erraient  dans  le  parc.  C'étaient  les  ser- 
viteurs du  comte  Philippe  qui  cherchaient  leur 
maître.  Ni  eux,  ni  personne  ne  devaient  plus  le 
revoir. 

Voilà  la  tragédie,  mon  ami.  Voici  le  dénoue- 
ment, et  c*est  le  divorce  de  Sophie-Dorothée.  Cette 
jeune  femme  de  vingt-huit  ans  a  affaire  à  un 
monde  d'ennemis.  Elle  veut  quitter  son  mari  qui 
lui  fait  horreur.  Elle  se  heurte  à  la  malédiction  de 
son  père;  le  vieux  duc  Georges-Guillaume  a  'mposé 
à  sa  fille  un  mariage  de  raison  d'Etat.  Une  amou- 
rette malheureuse  ne  doit  pas  briser  de  beaux 
calculs  au  bout  desquels  il  y  a  peut-être  le  trône 
d'Angleterre.  L'infortunée  ne  veut  rien  entendre. 
Elle  est  dangereuse  d'ailleurs  :  le  comte  suédois 
avait  des  relations.  Finalement,  après  le  procès 
le  plus  avilissant  pour  elle,  le  divorce  est  pro- 
noncé contre  elle.  Ses  enfants  lui  sont  retirés.  La 


KŒNIGSMARK  119 

femme  du  roi  d'Angleterre,  redevenue  simple 
duchesse,  mourra  en  1726,  prisonnière  dans  son 
château  de  Ahlde.  Alors  seulement,  la  malédiction 
paternelle  fléchira.  Le  caveau  du  château  où  elle 
est  née  s'ouvrira  devant  son  cadavre.  Il  est,  au 
donjon  de  Celle,  dans  le  recoin  le  plus  obscur  de 
la  crj^pte,  un  humble  cercueil  sans  inscription. 
C'est  le  cercueil  qui  contient  les  restes  de  Sophie- 
Dorothée,  femme  de  l'électeur  Georges-Louis  de 
Hanovre,  roi  d'Angleterre  sous  le  nom  de 
George  T". 

Je  vous  ai  résumé,  aussi  brièvement  que  possi- 
ble, riiistoire  de  Philippe  de  Kœnigsmark  et  de 
Sophie-Dorothée.  Inutile  de  vous  dire  que  bien  des 
points  de  ce  drame  demeurent  dans  Tombre.  L'as- 
sassinat du  comte  est  certainement  l'épisode  dont 
les  détails  sont  les  plus  mal  connus.  Les  témoi- 
gnages concordent  sur  le  fait  que  c'est  la  comtesse 
de  Platen  qui  prépara  le  guet-apens  où  il  périt. 
Dix  sbires  le  percèrent  de  leurs  épées.  L'horrible 
comtesse  lui  poria  le  dernier  coup.  Mais  que  devint 
le  corps?  Ici,  le  mystère  commence.  Les  avis  sont 
partagés.  Le  comte,  comme  le  veulent  les  uns, 
fut-il  enterré  dans  une  fosse  creusée  dans  le  parc? 
Ou,  suivant  une  autre  version,  que  j'ai  des  raisons 
pour  croire  la  bonne,  recouvert  de  chaux,  fut-il 
enfoui  sous  la  dalle  de  la  salle  dite  des  Cheva- 
liers? Fut-il  tout  simplement  jeté  dans  les  latrines, 
dont  le  tuyau  communiquait  avec  la  Leine  qui 
coule  au  pied   du   château,   ainsi  que  le  prétend 


120  KŒNIGSMARK 

l'auteur  de  l'Histoire  Secrète'?  Son  cadavre  est-il 
celui,  comme  l'affirme  Horace  Walpole,  qui  fut 
découvert  quelque  vingt  ans  plus  tard,  sous  le 
plancher  d'un  cabinet  de  toilette  de  VHerrenhau- 
sen?  Je  ne  pose  ces  questions  que  pour  vous  expli- 
quer, bien  qu'à  moi  encore  elle  me  paraisse  inexpli- 
cable, l'espèce  de  fièvre  qui  me  prit  de  les  résoudre. 
Il  faut  comprendre  que  ce  problème  se  présentait  à 
moi  avec  une  acuité  plus  passionnante  qu'à  qui- 
conque, en  raison  du  milieu  où  je  me  trouvais,  si 
semblable  a  celui  où  s'était  déroulé  le  drame,  et 
des  inestimables  documents  que  la  bibliothèque 
ducale  mettait  à  ma  disposition. 

La  source  la  plus  précieuse  que  l'on  connaissait 
alors  est  la  correspondance  de  Kœnigsmark  et  de 
Sophie-Dorothée,  qui  se  trouve  actuellement  dans 
les  archives  de  la  bibliothèque  de  la  Gardie,  à 
Loeberod,  en  Suède.  Cette  correspondance  fut 
découverte  par  le  professeur  Palmblad,  qui  en 
publia  en  1851  des  extraits  à  Upsal.  En  me  signa- 
lant, lorsqu'il  prit  congé  de  moi,  les  travaux  de 
Palmblad,  M.  Thierry  espérait  qu'il  me  serait  pos- 
sible de  mettre  la  main  à  Lautenbourg  sur  une 


1.  Histoire  secrète  de  la  Duchesse  de  Hanovre,  notice 
publiée  à  Londres,  en  1732,  sans  nom  d'auteur  et  attribuée 
au  baron  de  Bielefeld,  chargé  d'affaires  de  la  Cour  de 
Prusse  à  Hanovre.  Pour  cette  indication  bibliographiqiie 
et  les  suivantes,  j'ai  complété  les  souvenirs  que  m'a  laissés 
le  récit  de  Vignerte  à  l'aide  des  articles  de  Blaze  de  Bury, 
parus  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  et  réunis  en  1855 
en  un  volume  intitulé  :  Episode  de  l'Histoire  du  Hanovre, 
Les  Kœnigsmark, 


KŒNIGSMARK  121 

partie  de  cette  correspondance  qui  erra  assez  long- 
temps en  Allemagne  avant  de  venir  échouer  à 
Loeberod.  Je  ne  trouvai  rien  de  ce  côté,  mais  cet 
échec  fut  compensé  par  une  découverte  autrement 
précieuse. 

La  fille  de  Sophie-Dorothée,  je  vous  le  rappelais 
à  l'instant,  avait  épousé  le  prince  royal  de  Prusse, 
le  futur  Roi-Sergent,  Frédéric  1"  :  «  Man  fort  rude 
et  tyrannique,  nous  dit  Blaze  de  Bury,  son  pre- 
mier acte,  une  fois  monté  sur  le  trône,  fut  de 
défendre  formellement  à  sa  femme  tciMte  espèce  de 
rapport  avec  la  prisonnière  de  Ahlde.  Ce  ne  fut 
que  lorsque  Sophie-Dorothée  eut  hérité  de  sa  mère 
d'un  revenu  de  vingt-huit  mille  écus,  somme  assez 
ronde  pour  l'époque,  que  l'avare  souverain  lui 
témoigna  quelque  amitié,  amitié  du  reste  très 
intéressée,  car  elle  se  fondait  uniquement  sur  les 
droits  que  pouvait  faire  valoir  sa  femme  à  l'héri- 
tage, droits  qui  furent  longuement  établis  par  les 
con'Sultations  du  célèbre  jurisconsulte  Thoma- 
sius*.  » 

L'humble  femme  qu'était  la  reine  de  Prusse, 
poussée  secrètement  par  son  confesseur,  s'était 
toujours  fait  un  reproche  de  n'oser  pas  prendre 
ouvertement  le  parti  de  sa  mère  captive,  dont  elle 
pressentait  l'innocence.  Elle  profita  des  disposi- 
tions meilleures  de  son  redoutable  mari,  et  com- 
mença à  réunir  les  pièces  nécessaires  à  un  procès 

1.  Blaze  de  Bury.  Episode  de  VEistoire  du  Hanovre.  Notes 
et  pièces  justificatives,  p.  378. 


122  KŒNIGSMARK 

en  réhabilitation.  Hélas,  en  1726,  Sophie-Dorothée 
mourait.  Sa  royale  fille  n'en  poursuivit  pas  moins 
sa  pieuse  entreprise.  Par  ses  soins,  avec  l'aide 
éclairée  de  ce  même  jurisconsulte  Tliomasiiis, 
un  énorme  dossier,  comprenant  douze  cents  docu- 
ments environ,  fut  constitué.  Il  établissait  nette- 
ment l'innocence  de  Sophie-Dorothée,  l'ignominie 
de  la  comtesse  de  Platen. 

Ce  monument  de  piété  filiale  ne  devait  servir  à 
rien.  Une  notice  anonyme,  placée  en  tête  de  ce 
dossier,  indique  que,  sur  les  représentations  de 
George  II,  roi  d'Angleterre,  transmises  à  son  beau- 
frère,  Frédéric  I"  de  Prusse,  par  le  Ministre  de 
Grande-Bretagne,  le  procès  en  réhabilitation  de 
Sophie-Dorothée  ne  fut  pas  entamé.  Le  roi  d'An- 
gleterre faisait  remarquer  à  sa  sœur,  non  sans 
justesse,  que  tout  ce  qui  serait  établi  à  la  décharge 
de  la  princesse  leur  mère,  le  serait  à  la  Charge  du 
roi  leur  père. 

Devant  la  raison  d'Etat,  la  faible  reine  de  Prusse 
s'inclina.  Le  dossier,  désormais  inutile,  par  des 
avatars  divers,  mentionnés  dans  cette  notice,  finit 
par  échouer,  en  1783,  entre  les  mains  de  la  grande- 
duchesse  Charlotte-Augusta  de  Lautenbourg,  nièce 
de  la  souveraine. 

C'est  ce  dossier  que,  vers  la  fin  de  janvier  1914, 
j'eus  le  bonheur  de  découvrir  parmi  les  manuscrits 
non  encore  inventoriés  de  la  bibliothèque  ducale. 

Depuis  le  compte  rendu  authentique  de  l'inter- 
rogatoire   de    M"*    de    Knesebeck,    confidente    de 


KŒNIGSMARK  123 

Sophie-Dorothée,  jusqu'à  la  minute  de  la  confes- 
sion de  la  comtesse  de  Pîaten\  il  y  avait  dans  ce 
dossier  de  quoi  refaire  entièrement  l'histoire  du 
drame  mystérieux  de  VHerrenhaasen.  Avec  la 
désinvolture  habituelle  des  érudits  vis-à-vis  des 
pièces  non  inventoriées,  je  transportai  dans  mon 
appartement  les  six  chemises  in-folio  qui  relataient 
par  le  détail  la  ténébreuse  histoire. 

Que  d'amour  et  de  chevalerie,  que  de  crimes  et 
de  galanterie,  quel  luxe,  quelle  frénésie  de  vie  et 
de  mort  dans  ces  feuillets  jaunis,  dans  ces  minutes 
grossoyées  en  langues  diverses!  La  nuit,  quand 
tout  dans  le  château  était  endormi,  Je  roulais  ma 
tab!e  devant  le  confortable  feu  de  bûches  de  la 
cheminée,  et  je  travaillais  avec  une  espèce  de  fièvre 
ardente.  Je  touchais  là  l'histoire,  la  vivante,  non 
pas  celle,  de  deuxième  ou  troisième  main,  qui 
m'était  distillée,  suivant  un  programme  déterminé, 
par  la  bibliothèque  de  la  Sorbonne.  A  vrai  dire,  à 
ia  sèche  érudition  se  mêlaient  dans  mon  cerveau 
les  fumées  d'un  étrange  romantisme.  La  Cour  de 
Hanovre  dansait  devant  mes  yeux,  fantasmago- 
rique et  cruelle  :  Ernest-Auguste,  le  silène  poli- 
tique; Georges-Louis,  déhanché  et  borné;  la 
Comtesse  de  Platen,  la  redoutable  Messaline,  qui, 
malgré  tout,  avait  dû  être  belle  et  désirable; 
Kcenigsmark,    l'aventurier   brun,    son    pourpoint 


1,  Le  Double  de  cette  confession,  intitulée  «  Oraison 
funèbre  de  la  comtesse  C.  E.  de  Platen  »  figure  en  pièce 
manuscrite  dans  les  archives  de  Vienne. 


124  KŒNIGSMARK 

saumon  et  or  taché  de  sang,  et  surtout  Sophie- 
Dorothée,  blonde,  élancée  et  pure,  dans  les  brocarts 
d'argent  qu'elle  portait  le  jour  de  ses  noces. 

D'argent,  vraiment?  Cela,  c'était  l'histoire,  la 
description  livresque.  Mais  non!  Combien  plus 
belle  je  me  l'imaginais,  et  plus  réelle,  avec  une 
autre  robe,  une  autre  robe  déjà  vue.  Une  robe  de 
velours  vert! 

C'était  la  fin  de  l'hiver,  un  hiver  déjà  incliné  sur 
le  printemps.  Par  ma  fenêtre,  entr'ouverte  pour 
activer  le  tirant  de  ma  cheminée,  montaient  des 
bouffées  d'air  qui  étaient  déjà  des  effluves.  Je  sen- 
tais, noirs  dans  l'ombre,  les  rameaux  décharnés 
des  arbres  mollir  pour  les  bourgeons  de  demain. 

Alors,  plusieurs  fois,  mon  ami,  mon  cher  ami, 
—  on  peut  bien  s'avouer,  quand  la  mort  de  toute 
part  plane,  ces  folies  qui  sont  le  prix  et  l'honneur 
de  la  vie  d'hommes  tels  que  nous,  —  fasciné  par 
le  souvenir  du  bel  aventurier  assassiné,  de  la  belle 
reine  morte,  conduit  par  un  instinct  dont  plus  tard 
j'ai  compris  la  sûreté,  j'ouvrais,  le  cœur  battant, 
la  porte  de  ma  chambre.  Le  corridor  était  noir. 
L'escalier  antique  criait  sous  mes  pas.  Souvent 
j'ai  vu,  dans  la  salle  d'honneur,  la  lanterne  endor- 
mie de  la  ronde.  Qu'aurais-je  dit,  je  vous  le 
demande,  si  on  m'avait  apostrophé? 

La  porte  ouverte  sur  le  parc  était  un  grand  rec- 
tangle d'un  bleu  cruel  où  tremblait,  au  milieu,  la 
mystérieuse  Cassiopée.  Longeant  les  boulingrins 
embués  de  lune,  me  dissimulant  dans  l'ombre  en 


KŒNIGSMARK  125 

losange  des  ifs,  j'allais.  Une  fenêtre  brillait  dan» 
la  partie  centrale  du  palais  :  comme  le  grand-duc 
Frédéric-Auguste  travaille  tard! 

Tout  était  sombre  dans  l'aile  gauche.  Mais 
quand,  arrivé  à  l'extrémité  du  bâtiment,  je  me  col- 
lais contre  ia  muraille,  je  savais  bien  que  là  non 
plus,  tout  le  monde  ne  dormait  pas. 

Ce  n'était  pas  encore  le  printemps.  Mais  vrai- 
ment, on  sentait  que  le  rossignol  allait  bientôt 
chanter.  Rose  et  longitudinale,  une  raie  lumineuse 
s'étendait,  mince,  sur  le  gravier  ratissé,  décelant 
là  aussi,  écrasée  de  tentures,  voilée  de  rideaux, 
une  autre  fenêtre  éclairée. 

Le  rossignol  ne  chantait  pas  encore  dans  le  parc 
français,  bâti  en  cette  Allemagne  où  me  menait  le 
destin.  Mais,  derrière  la  fenêtre,  une  plainte, 
\ibrante,  poignante,  coupée  par  intervalles  de 
silences  injustifiés  qui  tenaillaient  mes  nerfs  des 
plus  bizarres  soupçons,  une  lente  et  molle  plainte 
filtrait  de  l'intérieur  du  palais  jusque  dans  mon 
cœur...  et  c'était  M"^  Mélusine  de  Grafîenfried  qui, 
sur  son  \âolon,  jouait  à  sa  maîtresse  les  plus  in- 
guérissables berceuses  de  Schumann. 


Les  Petermanns  Mittheilungen  sont  la  plus  for- 
midable compilation  géographique  du  monde,  et, 
il  faut  l'avouer,  la  plus  précieuse.  Nos  Annales  de 
Géographie  n'en  sont  qu'un  pâle  reflet.  Les  Russes 
ont  un  admirable  géographe,  Woïkow.  Nous  avons 
Vidal  de  la  Blache,  dont  la  préface  à  l'Histoire 
de  France  de  Lavisse  est  un  chef-d'œuvre.  Mais 
ce  sont  là  des  isolés.  Ils  n'ont  pu  tout  embrasser. 
Les  Petermanns  Mittheilungen  déconcertent  par 
leur  documentation  universelle.  Mes  maîtres  de  la 
Sorbonne  —  je  ne  citerai  pas  leurs  noms,  cela  les 
désobligerait  aujourd'hui  —  m'ont  cent  fois  af- 
firmé qu'on  ne  pouvait  mener  à  bien  rien  de 
sérieux  en  géographie  sans  le  secours  de  cette 
puissante  machine. 

Je  ne  veux  pas  exagérer  la  valeur  ni  l'étendue 
de  l'enseignement  que  je  donnais  à  mon  élève,  en 
vous  faisant  croire  que  chacune  de  mes  leçons  était 
travaillée  avec  l'aide  des  Mittheilungen.  Mais 
Coûtes  les  fois  que  j'avais  des  raisons  d'insister  sur 


KŒNIGSMARK  127 

tel  OU  tel  point,  je  ne  manquais  pas  de  me  référer 
à  la  précieuse  collection. 

Ce  fut  ainsi  que  je  l'appelai  à  mou  aide  lorsque 
j'eus  à  parler  au  duc  héritier  d'une  question  par- 
ticulièrement à  l'ordre  du  jour,  celle  du  Cameroun 
et  des  récentes  acquisitions  allemandes  au  Congo. 
Il  y  avait  juste  deux  ans  que  le  célèbre  traité  issu 
des  pourparlers  Cambon  Kiderlen-Wa-echter  avait 
donné  à  l'Empire  le  fameux  bec  de  canard  et  la 
région  du  Togoland.  Il  me  sembla  tout  naturel  de 
consacrer  quelque  développement  à  la  région  à 
propos  de  laquelle  le  Kaiser  avait  asséné  un  aussi 
formidable  coup  de  point  sur  la  table  diploma- 
tique. 

Jamais  je  n'oublierai  ce  jour.  C'était  le  lundi 
2  mars.  Il  va  y  avoir  huit  mois. 

Après  avoir  cotisulté  les  tables  des  Mittheilan- 
gen  je  retins  le  nom  et  les  cotes  de  six  articles  sur 
le  Cameroun  et  le  Congo.  Le  second  que  je  notai, 
signé  du  professeur  Heidschûtz,  de  l'Université  de 
Berlin,  était  consacré  aux  voies  de  pénétration 
(naturelles  et  artificielles). 

Posant  sur  le  bureau  de  la  bibliothèque  le  tome 
qui  le  contenait,  je  m'apprêtai  à  prendre  des  notes. 

Comme  je  venais  d'ouvrir  le  volume  à  la  page 
de  l'arllcle  en  question,  un  papier  s'en  échappa  et 
tomba  à  terre. 

C'était  une  feuille  déjà  jaunie,  pliée  en  quatre. 
Elle  était  recouverte  d'une  éeriture  haute,  épaisse, 
volontaire.    De    l'allemand    en    caractères    latins. 


128  KŒNIGSMARK 

Point  de  signature.  Je  n'en  avais  pas  besoin, 
j'avais  immédiatement  deviné  de  quoi  il  s'agissait 
et  qui  avait  écrit  ce  papier. 

Il  contenait  un  véritable  plan  de  voyage  dans 
une  des  régions  les  plus  désertes  du  Congo,  le 
long  de  la  trop  célèbre  rivière  Sangha.  Les  itiné- 
raires étaient  soigneusement  arrêtés,  grâce  aux 
renseignements  puisés  dans  l'article  du  professeur 
Heidschûtz,  qui,  je  ne  m'étais  pas  trompé,  donnait 
sur  cette  région  les  plus  récentes  précisions  : 
routes  praticables,  gués,  ressources*  pour  un 
voyage  d'exploration  dans  le  pays,  et  cela  depuis 
le  débarquement  à  Libreville,  jusqu'au  rembarque- 
ment. Chaque  halte  était  repérée  :  Ouesso,  deux 
Jours  —  poste  français,  eau,  porteurs;  Manna,  un 
jour,  porteurs;  Gléglé,  sur  la  N'Sagha,  pirogues,  etc. 

Une  joie  sourde  me  prit.  Ainsi  le  hasard  mettait 
entre  mes  mains  îe  plan  qu'avait  arrêté  lui-même 
le  grand-duc  Rodolphe  de  ce  voyage  d'étude  dans 
la  région  où  la  maladie  devait  le  terrasser.  Ce 
n'était  point,  je  le  sentais,  joie  d'historien  de 
découvrir  un  document  curieux  sur  les  menées 
allemandes  au  Congo,  une  preuve  incontestable 
vu  la  qualité  de  l'explorateur,  de  la  préméditation 
du  coup  d'Agadir.  Ah!  mes  soucis  historiques, 
comme  ils  étaient  loin  en  cette  minute!  Tous  les 
travaux  que  j'avais  accomplis  depuis  la  fa- 
meuse fête  où  la  grande-duchesse  m'avait  infligé 
un  affront  qui  me  semblait  avoir  été  remarqué  de 


KŒNIGSMARK  129 

tout  le  monde,  comme  je  voyais  qne  je  ne  m'y  étais 
attelé  que  par  dépit! 

Pour  comprendre  bien  la  nature  des  sentiments 
qui  m'assaillaient  tandis  que  je  déchiffrais  en  détail 
le  précieux  papier,  il  faut  vous  dire  les  échafau- 
dages que  mon  imagination  n'avait  cessé  de  bâtir 
depuis  cette  date.  En  vain,  je  voulais  haïr  la 
grande-duchesse  :  je  ne  pouvais  pas.  Cet  effort  ne 
servait  qu'à  me  faire  désirer  davantage  l'approcher, 
me  faire  remarquer  d'elle,  la  convaincre  que  mon 
plus  cher  désir  était  de  me  dévouer  pour  elle.  Me 
dévouer!  je  vous  le  demande!  Qu'est-ce  qui  pou- 
vait bien  me  pousser  à  croire  que  cette  femme 
éblouissante  et  hautaine  avait  besoin  de  mon 
dévouement  obscur?.,.  C'est  ici,  ami,  que  mon  ima- 
gination avait  fait  des  siennes.  A  vrai  dire,  elle  ne 
tournait  pas  absolument  à  ^ide.  Les  confidences 
d'un  homme  de  la  pondération  de  M.  Thierry,  vous 
pensez  bien  que,  dans  mes  longues  nuits  solitaires, 
je  ne  les  avais  pas  oubliées.  Quelle  amplification 
au  contraire,  ne  leur  avais-je  pas  donnée!  Vague- 
ment, je  me  sentais  entouré  de  mystère.  Je  sentais, 
comme  je  vous  sens  à  mon  côté,  dans  l'ombre, 
qu'un  drame  était  à  l'origine  du  malaise  qui  me 
prenait  parfois  sourdement.  A  cette  méfiance,  mes 
recherches,  mes  nuits  consacrées  à  la  ténébreuse 
histoire  des  Kœnigsmark  n'avaient  fait  qu'ajouter. 
Roman,  direz-vous.  Fumées  d'un  cerveau  exalté  par 
le  travail  solitaire,  et,  peut-être,  par  un  sentiment 
plus  fort.  Vous  auriez  raison  de  penser  ainsi,  si  le» 


130  KŒNIGSMARK 

événements  n'étaient  venus  justifier  cette  exalta- 
tion. 

Quoi  qu'il  en  soit,  mon  ami,  avant  la  découverte 
du  plan  du  grand-duc  Rodolphe,  j'en  étais  arrivé  à 
me  forger  de  toutes  pièces  un  roman  satisfaisant 
ma  sensibilité.  Le  grand-duc  Frédéric-Auguste  si 
correct,  si  bienveillant  pour  moi,  je  me  le  repré- 
sentais comme  le  bourreau  de  sa  femme,  cette  ado- 
rable grande-duchesse;  la  beauté  me  rendait  pro- 
fondément injuste.  Elle  me  faisait  attribuer  à 
l'homme  à  qui  je  devais  ma  vie  actuelle,  qui  avait 
bien  ses  agréments,  des  forfaits  imaginaires,  tan- 
dis que  je  dressais  dans  mon  âme  un  piédestal  à  la 
femme  qui  m'avait  un  jour  publiquement  méprisé, 
et  qui,  depuis,  chaque  fois  que  j'avais  pu  l'entre- 
voir, n'avait  jamais  semblé  faire  attention  à  ma 
présence.  «  Comme  si  elle  a  l'air  d'une  martyre, 
disais-je  dans  mes  mi-nutes  de  froide  lucidité,  cette 
indifférente,  qui  passe  ses  nuit^  à  faire  de  la  mu- 
sique avec  sa  Mélusine,  ses  journées  à  monter  à 
cheval,  à  chasser  avec  son  petit  hussard  rouge  !  Ce 
Hagen...  Voyons,  ne  crève-t-il  pas  les  yeux  que 
c'est  le  grand-duc  qui  est  à  plaindre  et  à  aimer!.,. 
Oh!  je  n'aurais  pas  sa  patience.  » 

Vaines  tentatives  pour  être  calme,  pour  oublier... 
Une  seconde  après,  revenant  à  mes  chères  chi- 
mères, j'imaginais  Aurore  de  Lautenbourg  deman- 
dant à  la  violence  du  cheval,  à  la  chasse,  à  la  mu- 
sique, à  tout,  l'atténuation  de  la  douleur  que  lui 
avait  causée  la  disparition  de  son  premier  époux, 


KŒNIGSMARK  13S 

beau,  brave,  qui  l'aimait,  qu'elle  devait  adorer... 
et  la  jalousie  qui  naissait  de  ces  rêveries  me  les 
rendait  plus  chères  encore. 

Maintes  conversations  avaient  eu  beau  me  dé- 
monlror  leur  fragilité.  M"*  de  Wendel,  avec  sa 
sourde  haine  contre  la  grande-duchesse,  avait  eu 
beau  me  parler  avec  des  soupirs  de  ce  pauvre 
cher  grand-duc  Rodolphe,  qui  avait  été  si  malheu- 
reux, je  biffais  résolument  tout  ce  qui  venait 
contrarier  l'équilibre  de  mes  constructions  Imagi- 
natives. 

Traitez-moi  de  fou.  Mais,  en  tout  cas,  cette 
folie  étant  un  point  acquis,  comprenez  la  jBèvre 
avec  laquelle,  ayant  remis  en  place  le  volume 
des  Miitheilungen  et  serré  dans  mon  portefeuille 
le  précieux  papier,  je  remontai  dans  ma  chambre. 

Sésame,  ouvre-toi!  Je  possédais  donc,  mainte- 
nant, la  clef  mystérieuse  qui  allait  me  permettre  de 
m'introduire  chez  la  grande-duchesse,  de  forcer 
son  ressentiment.  «  En  voyant  ces  lignes  Iracéei 
de  la  main  d'un  époux  bien-aimé,  elle  comprendra 
que  celui  qui  les  a  découvertes,  qui  les  lui  apporte, 
ne  mérite  pas  l'injuste  indifférence  qu'elle  lui 
marque.  Peut-être  m'en  demandera-t-elle  pardon... 
Alors,  j'aurai  des  mots  définitifs  pour  arrêter  sur 
ces  belles  lèvres  les  paroles  d'excuses.  Elle  n'eUv 
sera  que  plus  étonnée  d'avoir  pu  être  jusqu'icâ 
telle  pour  moi.  » 

Deux  fois,  je  chiffonnai  et  jetai  dans  la  chaminée 
la  lettre  commencée,  qui  devait  accompagner  îe 


132  KŒNIGSMARK 

document.  L'une  ne  me  semblait  pas  assez  respec- 
tueuse, l'autre  était  trop  pénétrée  de  l'importance 
de  ma  découverte.  En  fin  de  compte,  je  m'arrêtai 
à  une  rédaction  aussi  simple  que  possible  : 

Madame, 
Le  hasard  m'a  fait  découvrir  un  document  qui  ne  peut 
manquer  de  toucher  Votre  Altesse.  Qu'elle  me  permette  de 
le  lui  remettre  sous  ce  pli,  en  témoignage  du  respectueux 
dévouement  que  lui  porte  son  humble  serviteur. 

Je  pensais  conjfier  le  tout,  avec  deux  mots  d'ex- 
plication, à  M"'  de  Graffenfried,  qui  ne  s'était 
jamais  départie  à  mon  égard  de  la  plus  flatteuse 
amabilité.  Un  contre-temps  m'attendait  :  Mélusine 
venait  de  sortir  dans  Lautenbourg;  ce  fut  à  une 
vieille  femme  de  chambre  russe,  à  moitié  idiote, 
que  je  dus  abandonner  mon  enveloppe.  La  vieille 
la  prit  avec  méfiance,  et  disparut  en  marmotant 
quelques  mots  inintelligibles. 

Je  rentrai  immédiatement  chez  moi.  Là,  ma 
fièvre  tomba  aussitôt.  J'en  vins  presque  à  me  faire 
des  représentations  sur  ma  démarche.  A  quoi 
rimait-elle?  De  quoi  me  mêlais-je?  Je  crois  que  je 
souhaitai  presque  que  la  vieille  Russe,  plus  idiote 
encore  qu'elle  ne  m'avait  paru,  égarât  ma  lettre. 

Des  pas  retentirent  dans  ie  eorridor.  On  frappa 
k  ma  porte.  Ludwig  entra. 

—  Que  Monsieur  le  Professeur  veuille  m'excu- 
ser.  On  demande  Monsieur  le  Professeur. 

S'eiîaçant,  il  introduisit  un  laquais.  Je  pensai 
m'effondrer  en  reconnaissant  la  livrée  bleu  et  or 
de  la  grande-duchesse. 


KŒMGSMARK  13S 

—  Si  Monsieur  le  Professeur  veut  bien  m'ac- 
compagner,  dit  cet  homme. 

Abasourdi  de  l'effet  si  rapide  de  ma  démarche, 
je  le  suivis,  sans  même  penser  à  prendre  mon 
chapeau. 

Nous  traversâmes  de  biais  le  parc.  Où  me 
menait-il?  Nous  arrivions  au  jardin  anglais  que 
nous  descendîmes.  Nous  longions  maintenant  la 
Melna,  rose  entre  les  saules,  au  soleS  couchant. 

D'un  fourré  de  châtaigniers,  un  coup  de  fusil 
partit.  Il  me  sembla  entendre  un  frémissement 
dans  les  branches,  comme  la  dégringolade  d'un 
oiseau. 

—  Que  Monsieur  le  Professeur  veuille  bien 
passer. 

J'étais  maintenant  dans  une  espèce  de  chambre 
de  verdure.  Son  fusil  encore  fumant  à  la  main,  la 
grande-duchesse  s'y  tenait  debout. 

—  Excusez-moi,  Monsieur,  je  m'amuse  à  tirer 
quelques  grives,  dit-elle  simplement. 

Et,  d'un  geste,  elle  congédia  son  laquais. 

:^ 

J'étais  seul  avec  la  reine  de  mes  rêves.  Je  savais 
que  cette  entrevue  viendrait,  mais  je  n'eusse  ja- 
mais prévu  qu'elle  aurait  pour  théâtre  cette  ton- 
nelle auprès  de  laquelle,  en  me  promenant,  j'avais 
si  souvent  passé  sans  la  soupçonner. 

Pendant  quelques  secondes,  elle  me  dévisage» 


134  EŒMGSMARK 

en  silence.  Mon  trouble  était  au-dessus  de  tout  ci 
que  je  pourrais  vous  dire.  Ce  nest  que  plus  tard, 
beaucoup  plus  tard,  que  je  compris  combien  il 
m'avait  servi.  Un  interlocuteur  aussi  tremblant  ne 
pouvait  être  un  adversaire. 

D'une  voix  très  douce,  si  douce  que  je  ne  la 
reconnaissais  pas,  elle  parla  enfin. 

—  Je  vous  remercie,  Monsieur  Vignerte,  de 
votre  communication.  Vous  avez  eu  raison  de 
penser  qu'aucun  souvenir  de  feu  le  grand-duc 
Rodolphe  ne  pouvait  m'être  indifférent. 

Elle  ajouta  : 

—  Pouvez-vous  me  dire  la  façon  dont  ce  papier 
est  tombé  entre  vos  mains? 

Par  le  détail,  je  lui  contai  ma  découverte.  Il 
devait  y  avoir  tant  d'émotion  et  de  candeur  dans 
mon  récit  que  je  la  sentis  touchée. 

—  Monsieur,  dit-elle,  —  et  ses  paroles  avaient 
une  infinie  douceur,  —  si,  comme  je  l'espère,  nous 
sommes  appelés  à  nous  connaître  davantage,  vous 
finirez,  j'en  suis  sûre,  par  ne  plus  m'en  vouloir  de 
certaines  façons  un  peu  brusques  que  j'ai  pu  avoir 
vis-à-vis  de  vous.  Non,  ne  vous  récriez  pas.  Ces 
manières  étaient  voulues,  Monsieur.  L'indifférence 
est  toujours  feinte  chez  les  femmes.  Sachez  que, 
pour  me  comprendre,  il  faut  des  éléments  qui  sont 
loin  d'être  en  votre  possession. 

Où  étaient  les  belles  protestations  par  le.'ïquelles 
je  m'étais  promis  de  répondre  à  cette  phrase  que 
j'avais,  malgré  tout,  prévue? 


KŒNIGSMARK  131 

—  Travaillez-vous  toujours  autant.  Monsieur 
Vignerte?  me  dit  Aurore  avec  un  sourire  qui 
n'était  pas  exempt  d'une  douce  ironie. 

~-  Madame,  murmurais-je,  navré. 

—  Oh!  je  ne  prétends  pas  vous  arracher  à  votre 
élève  sérénissime.  Mais  je  me  rappelle  cependant 
que  le  grand-duc,  en  vous  faisant  venir  ici,  avait  eu 
l'aimable  dessein  de  vous  prêter  à  moi  de  temps 
en  temps.  Je  ne  puis  que  m'en  prendre  à  moi-même 
de  n'avoir  pas  profité  jusqu'à  ce  jour  de  cette 
attention. 

Le  doute  où  je  me  trouvais  de  savoir  si  elle 
parlait  sérieusement  me  clouait  au  sol,  muet. 
Elle  me  demanda  : 

—  Savez-vous  jouer  au  bridge? 

—  Mon  Dieu,  à  peu  près,  balbutiai-je,  bénissant 
Kessel  et  le  vieux  colonel  de  Wendel  à  qui  j'étais 
redevable  de  cette  récente  acquisition. 

—  Eh  bien,  cher  Monsieur,  nous  faisons  un 
bridge  chaque  soir,  M"*  de  Graffenfried,  le  lieute- 
nant de  Hagen  et  moi.  Vous  ferez  le  quatrième. 
C'est  un  service  beaucoup  plus  grand  que  vous  ne 
vous  figurez,  dit-elle  en  souriant.  Inutile  d'ajouter 
que  vous  viendrez  quand  vous  voudrez. 

Elle  continua  : 

—  Je  me  suis  laissé  dire  en  outre  que  vous  avez 
quelques  livres  français  des  plus  intéressants.  Je 
lis  assez;  j'aurai  un  grand  plaisir  à  les  connaître, 
si  toutefois  je  ne  dois  pas  trop  priver  cette  bonne 
M"^  de  Wendel. 


136  KŒNIGSMARK 

Je  rougis  violemment. 

—  C'est  donc  entendu,  dit-elle,  sans  s'en  aper- 
cevoir. Vous  viendrez  quand  vous  voudrez,  Mon- 
sieur Vignerte,  mais  si  c'est  une  façon  de  vous 
prouver  de  nouveau  ma  reconnaissance  que  de 
vous  adresser  une  prière,  laissez-moi  vous  dire 
que  je  serai  heureuse  de  vous  avoir  ce  soir  chez 
moi,  vers  neuf  heures  et  demie. 

M'étant  incliné,  je  me  retirais,  quand  elle  me  fit 
signe  de  m'aprocher  d'elle  : 

—  Monsieur,  me  dit-elle,  bas,  d'une  voix  grave, 
il  est  bien  entendu  que  tout  ce  qui  concerne  ceci 
doit  demeurer  entre  nous. 

Elle  me  montrait,  en  parlant,  ma  lettre,  qu'elle 
venait  de  prendre  dans  une  des  poches  de  sa 
jaquette  noire,  à  grandes  basques. 

Je  m'inclinai  encore. 

—  Eh  bien,  à  ce  soir  donc,  Monsieur  Vignerte, 
et  si  vous  voulez  mettre  le  comble  à  votre  amabi- 
lité, en  vous  en  allant,  tâchez  de  faire  le  moins  de 
bruit  possible,  pour  ne  pas  effaroucher  les  grives. 

Je  rentrai  au  palais,  en  faisant  un  détour,  le  long 
de  la  Melna.  Un  martin-pêcheur,  rasant  l'eau 
mauve,  allait  et  revenait.  Il  avait  la  couleur  de 
l'émeraude  que,  pendant  qu'elle  me  parlait,  je 
Toyais  au  doigt  pâle  d'Aurore  de  Lautenbourg- 
Detmold. 

La  table  de  bridge  de  !a  grande-dnchesse  était 


KŒNIGSMARK  137 

Installée  au  premiar  étage,  dans  un  étrange  petit 
salon  Louis  XV.  Deux  toiles  de  Boucher,  un  Lar- 
gillière  et  un  admirable  Watteau  en  faisaient  le 
plus  grand  mérite.  Et  des  fleurs  partout,  des 
masses  de  fleurs. 

Songeant  que  Hagen  y  serait,  j'avais  mis   un 
point  d'honneur  à  ne  pas  arriver  le  premier.  De 
fait,  il  était  bien  dix  heures  moins  le  quart  quand  ' 
je  frappai  aux  appartements  d'Aurore  de  Lauten- 
bourg. 

Ce  fut  Mélusine  qui  vint  m'ouvrir. 

—  Que  je  suis  heureuse!  murmura  l'aimable 
fille  en  me  pren.ant  la  main. 

La  grande-duchesse  m'accueillit  d'un  sourire, 
en  m'indiquant  la  table  où  elle  avait  déjà  pris 
place  avec  Hagen. 

Il  me  sembla  que  le  hussard  rouge  était  de  bien 
mauvaise  humeur.  Cette  constatation  me  combla 
d'aise,  et,  durant  toute  la  partie,  j'eus  pour  lui  les 
prévenances  les  plus  délicates. 

Aurore  de  Lautenbourg  avait  une  espèce  de 
tunique  de  soie  noire,  bordée  au  col,  aux  manches, 
de  chinchilla,  largement  décolletée,  toute  souta- 
chée  d'or;  une  résille  filigranée  d'or  retenait  ses 
énormes  cheveux  fauves. 

Elle  jouait  avec  une  nonchalance  hardie,  gagnant 
presque  toujours,  ne  manquant  jamais  un  contre, 
Mélusine  aussi  jouait  bien.  Je  faisais  d'énormes 
fautes,  coupant  avec  placidité  les  cartes  maîtresses, 
et  finissant,  comme  de  juste,  par  gagner. 


138  KŒNIGSMARK 

J'avais  une  immense  joie  à  penser  qu'il  ne  fal- 
lait rien  moins  que  la  présence  de  la  grande- 
duchesse  pour  que  Hagen,  à  plusieurs  reprises,  ne 
me  jetât  pas  ses  cartes  à  la  figure. 

Comme  onze  heures  sonnaient,  la  première  par- 
tie prit  fin.  La  grande-duchesse  se  leva. 

—  Mon  petit,  dit-elle  familièrement  à  Hagen, 
les  cartes  vous  perdront.  Je  n'oublie  pas  que  vous 
avez  demain  revue  du  général  inspecteur  Hilden- 
stein,  et  qu'il  vous  faut  être  sur  pied  à  six  heures 
du  matin. 

Elle  ajouta  : 

—  Vous  n'avez  plus  à  craindre  de  nous  laisser 
toutes  deux  seules,  Mélusine  et  moi,  puisque 
M.  Vignerte  consent  aimablement  à  nous  tenir 
compagnie.  Allons,  allez  vous  coucher. 

Maternelle,  elle  lui  présentait  son  sabre.  Il  le 
boucla  en  me  jetant  un  regard  de  haine  que  Je 
feignis  de  ne  pas  voir. 

Mélusine  de  Grafîenfried,  de  son  éternel  sourire 
vague,  souriait. 

—  Passons  chez  moi,  voulez-vous?  dit  Aurore. 
Monsieur  Vi-gnerte,  prenez  les  livres  que  vous 
m'avez  apportés. 


* 


Conformément  aux  préceptes  posés  par  Edgar 
Poë  dans  sa  Psychologie  de  V Ameublement,  la 
chambre  de  la  grande-duchesse  était  de  forme 
arrondie.  Un  large  globe  mauve,  incrusté  dans  le 


KŒNIGSMARK  139 

plafond,  épandait  sa  lumière  nébuleuse,  sans 
ombres. 

Aux  mars,  quelques  gravures  de  Burne  Joner, 
de  Constable  et  de  Gustave  Moreau. 

Elle  était  pleine,  cette  chambre,  des  trois  choses 
que  je  pr/sfère  à  tout  :  les  fleurs,  les  fourrures  et 
les  pierres  précieuses. 

Les  fleurs  débordaient  de  partout,  et  il  me  fallut 
cinq  bonnes  minutes  pour  m'accoutumer  à  leur 
violence.  Puis,  le  doux  apaisement  s'étant  emparé 
de  moi,  je  pus  à  peu  près  les  dénombrer. 

Il  y  avait,  naturellement,  des  roses  et  des  lys. 
Mais,  sur  cette  trame  sublime,  la  flore  de  la 
Tcherna  et  du  Caucase  avait  brodé  les  variations 
les  plus  inattendues. 

Les  molènes  de  Mongolie  laissaient  pendre  le 
long  des  murs  leurs  grappes  longues  de  près  d'un 
mètre.  Les  centaurées  roses  encombraient  les 
tables  de  leurs  gerbes  musquées.  Les  passiflores 
bleues,  qui  étonnent  au  printemps  les  bords  déso- 
lés de  la  mer  d'Aral,  les  tubéreuses  d'Erivan,  les 
scabieuses  cramoisies,  d'énormes  œillets  multico- 
lores, les  linaires  et  les  amarantes,  les  balsamines 
et  les  nigelles,  les  primevères  du  Kasbeck,  les 
grandes  marguerites  rouges  des  défllés  de  Dariel, 
l'immortelle  de  Colchide  dans  laquelle  se  blottit 
le  mythique  oiseau  vert  asfir,  toutes  ce-s  fleurs  con- 
nues ou  inconnues  chez  nous  composaient,  dans 
pette  chambre  moite,  un  éternel  printemps. 

Mes  regards   s'arrêtaient  surtout   sur  les  iris. 


léO  KŒNIGSMARK 

d'un    violet   presque    noir,    d'un   parfum    effréné. 

La  grande-duchesse  le  vit  et  sourit  : 

—  Ce  sont  eux  que  je  préfère.  Ils  sont  les  frères 
de  ceux  que  je  cueillais,  petite,  au  bord  de  la 
Volga. 

S'étant  assise  sur  son  lit,  immense  et  bas, 
recouvert  de  deux  peaux  d'ours  blanc,  elle  retira 
la  résille  qui  retenait  ses  cheveux.  L'énorme  toison 
blonde  s'écroula  sur  la  fourrure  blanche. 

A  ses  pieds,  Mélusine,  accroupie  sur  une  peau 
de  tigre,  son  coude  sur  le  gigantesque  crâne  du 
fauve,  accordait  une  espèce  de  guzla  d'où  elle  tirait 
des  accords  plaintifs  et  sourds. 

La  grande-duchesse,  un  à  un,  retirait  ses  bijoux, 
les  posant  sur  les  guéridons  qui  l'entouraient,  au 
petit  bonheur.  Sur  une  commode  à  dessus  d'onyx 
vert,  peinte  comme  une  boîce  persane,  je  reconnus 
le  diadème  barbare  qu'elle  portait  le  jour  de  la 
fête  du  7^  hussards.  A  côté,  il  y  avait  le  même, 
plus  lourd  encore,  et  orné  de  saphirs. 

Sur  les  fourrures  qui  jonchaient  le  sol,  fourmil- 
laient, comme  des  scarabées  et  des  coccinelles, 
des  petits  bijoux  roses  et  verts,  d'origine  armé- 
nienne. Un  grand  collier  d'ambre  et  de  turquoise, 
en  forme  de  chapelet,  pendait  à  la  tête  du  lit,  et, 
au-dessus,  dans  une  petite  niche  sombre,  il  y  avait 
une  icône  bleu  et  or  devant  laquelle  brillait  une 
veilleuse. 

Deux  grandes  coupes  d'argent,  divinement  cise- 
lées, étaient  près    de    la    grande-duchesse.  Dans 


K.i.Ni^  SMARiv  l-il 

ruue.  il  y  avait  des  pétales  fanés,  dans  l'autre  une 
infinité  de  pierreries  brutes.  Elle  y  plongeait  la 
main,  et  laissait  s'enfuir  ensuite,  comme  une  poi- 
gnée de  sable  ramassée  au  bord  de  la  mer.  la 
pluie  mate  et  ardente  des  perles  et  des  corindont, 
des  calcédoines  et  des  béryls,  des  sardoines  et  des 
péridots... 

O  Margravine  de  Lautenbourg,  devant  moi,  vous 
étiez  redevenue  la  princesse  tartare,  la  fée  orien- 
tale, la  péri  des  Hcts  mystérieux  de  la  Voiga. 

Elle  me  pria  de  lui  raconter  les  circonstances 
qui  m'avaient  amené  à  Lautenbourg.  Elle  en  savait 
déjà  quelques  détails  par  Marçais,  mais  au  sou- 
rire qui  accompagna  cette  phrase  je  compris  le 
cas  qu'elle  faisait  de  la  perspicacité  de  ce  diplo- 
mate. 

C'était  mon  histoire  qu'elb  me  demandait  là.  Je 
satisfis  ce  désir  avec  la  plus  grande  simplicité  pos- 
sible. A  la  fin,  comme  je  la  sentais  intéressée, 
favorablement  disposée,  je  ne  pus  m'empêcher  de 
lui  dire  avec  émotion  la  peine  que  m'avait  causée 
notre  première  rencontre,  à  moi  qui,  sit-ôt  que  je 
l'avais  entrevue,  n'avait  plus  eu  au  cœur  que  le 
désir  de  lui  être  agréable. 

Les  yeux  fermés,  envoyant  au  plafond  les  vo- 
lutes de  sa  pâle  cigarette,  Mélusine  de  Graffenfried 
approuvait  de  la  tête. 


142  KŒNIGSMARK 

—  Oublions  tout  cela,  voulez-vous,  Monsieur 
Vignerte,  dit  la  grande-duchesse,  et  donnez-moi  la 
main. 

Et  «^'adressant  à  Mélusine,  elle  lui  dit,  en  russe, 
ignorant  que  j'avais  quelques  notions  de  sa  langue 
natale  : 

—  Ce  n'est  pas  encore  sur  celui-là  qu'il  faut 
compter  pour  mon  admission  à  la  Kirchhaus. 

M"'  de  Graffenfried  répondit  par  un  hochement 
qui  semblait  signifier  :  Ne  vous  l'avals-je  pas  dit. 

—  Mélusine,  commanda  la  grande-duchesse, 
allume  le  samovar. 

Tandis  que  la  jeune  fille  disposait  les  tasses  à 
thé  autour  de  la  lourde  tour  bourdonnante  de 
cuivre  rouge.  Aurore  s'était  levée  et  avait  ouvert 
un  petit  secrétaire.  Elle  me  fit  signe  d'approcher. 

—  Connaissez-vous  cette  écriture?  demandâ- 
t-elle en  me  tendant  une  lettre. 

J'examinai  le  papier.  Je  n'avais  jamais  vu  l'écri- 
ture en  question. 

—  C'est  celle  de  feu  le  grand-duc  Rodolphe^  me 
dit-elle  simplement. 

Mon  étonnement  toucha  à  la  stupéfaction.  Elle 
né  put  s'empêcher  de  sourire. 

—  Mais  alors,  Madame,  excusez-moi,  je  ne  com- 
prends plus.  De  qui  est  le  papier  que  je  vous  ai 
remis,  à  qui  je  dois... 

—  Calmez-vous,  calmez-vous,  Monsieur  Vi- 
gnerte ;  le  papier  à  qui  vous  devez  mon  estime,  et 
déjà  mon  amitié,  ce  papier  n'a  pas  été  écrit  par  feu 


KŒNIGSMARK  143 

le  grand-duc  mon  époux.  Mais  il  n'est  pas  sans 
valeur  pour  moi.  Qui  sait,  il  en  a  peut-être  une 
plus  grande. 

Parlant  ainsi,  elle  avait  déplié  le  document. 
—  Je  vois   là   un   nom,  dit-elle,   Sangha.   Savez- 
vous  ce  que  c'est? 

—  Oui,  répondis-je,  depuis  ce  matin  :  c'est  une 
infime  bourgade  du  Cameroun,  le  dernier  poste 
allemand;  à  dix  lieues  du  fort  Flatters,  le  premier 
poste  français. 

—  C'est  cela,  ajouta-t-élle,  et,  ce  que  vous  sem- 
blez  ignorer,  c'est  dans  ce  pau\Te  \àllage  que  mou- 
rut d'insolation,  le  10  mai  1911,  le  grand-duc 
Rodolphe.  C'est  là  qu'il  est  enterré.  Aussi  compre- 
nez mon  émotion  de  lire,  sur  la  liste  même  des 
étapes  qui  devait  servir  à  son  voyage,  le  nom  de 
celle  où  il  s'est  arrêté  pour  toujours. 

—  Mais  de  qui  est-elle,  cette  liste?  Qui  l'a 
dressée? 

—  Un  ami,  répondit  Ja  grande-duchesse!  Le 
fidèle  compagnon  de  route  du  grand-duc.  Celui 
qui,  à  deux  reprises,  lui  a  sauvé  la  vie  au  Congo, 
Celui  qui,  s'il  n'a  pu  le  sauver  de  la  maladie,  l'a 
veillé  jusqu'au  bout,  lui  a  rendu  les  suprêmes 
dervoirs. 

—  Il  s'appelle?  demandai-je. 

—  Le  baron  Ulrich  de  Boose. 
Je  poussai  un  cri. 

Boose,  c'était  lui! 

La  grande-duchesse  s'était  levée,  toute  droite, 


144  KŒNIGSiMARK 

un  peu  pâle.  A  ses  pieds,  Mcl  usine  ne  grattait  plus 
la  guitare,  qui  gisait  sur  le  tapis. 

—  Monsieur,  dit  Aurore  de  Lautenbourg,  que 
voulez-vous  dire?  Expliquez-vous,  je  vous  prie. 

Mais  déjà  j'avais  repris  v.n  peu  de  mon  sang- 
froid,  j'avais  vaguement  conscience  d'une  faute. 
J'eusse  voulu  parier  d'autre  chose. 

La   grande-duchesse   ne   l'entendait  pas   niisi  : 

—  Vous  connaissiez  M.  de  Boose  ? 

—  Madame,  balbutiai-je,  excusez-moi.  Vraiment, 
je  ne  sais    si  je  dois,  si  je  peux... 

—  Qu'est-ce  que  vous  ne  devez  pas,  qu'est-ce 
que  vous  ne  pouvez  pas? 

Je  maudissais  l'exclamation  maladroite  et  pré- 
maturée qui  risquait  dw  compromettre  en  une 
seconde  deux  mois  de  patients  travaux  d'approche. 
Affolé,  cherchant  un  appui,  mes  yeux  rencontrèrent 
Mélusine. 

La  grande-duchesse  parut  se  méprendi*e  sur  le 
sen»s  de  ce  regard. 

—  Monsieur,  me  dit-elle.  M"'  de  Graffenfried  est 
mon  amie,  et  sachez  que  je  n'ai  plus  de  secret  pour 
ceux  à  qui  j'ai  donné  une  fois  ce  titre.  Vous  pouvez 
parler  devant  elle,  et  même  je  vous  en  prie. 

La  mise  en  demeure  était  indiscutable.  Balbu- 
tiant comme  ceux  qui  n'ont  à  formuler  que  des 
choses  vagues,  je  lui  fis,  tant  bien  que  mal,  le  récit 
de  l'entretien  avec  M.  Thierry  au  cours  duquel 
j'entendis  pour  la  première  fois  parler  du  baron 
de  Boose, 


KŒNIGSMARK  145 

Un  pli  barrait  le  front  d'Aurore  de  Lautenbourg. 

—  Je  comprends,  murmura-t-elle  enfin,  ou  plu- 
tôt, je  crois  comprendre,  malgré  les  réticences 
volontaires  de  votre  récit. 

Elle  réfléchit  un  moment,  puis  me  dit,  ayant 
retrouvé  tout  son  calme  : 

—  Ceci  est  la  preuve,  cher  Monsieur,  de  combien 
on  doit  se  défier  des  suppositions  hâtives.  Je  ne 
sais  pas  où  votre  M.  Thierry  s'en  est  allé  chercher 
les  histoires  dont  il  vous  a  farci  la  cervelle.  Si, 
comme  vous  l'affirmez,  c'est  un  historien  conscien- 
cieux, il  aurait  agi,  je  pense,  avec  plus  de  consi- 
dération s'il  avait  eu  entre  les  mains  ceci,  et  ceci. 

Elle  me  tendait  la  lettre  de  tout  à  l'heure,  à  la- 
quelle elle  en  avait  joint  une  autre. 

—  Ce  sont,  m'expliqua-t-elle,  deux  des  dernières 
lettres  qui  me  furent  écrites  du  Congo  par  le 
grand-duc  Rodolphe.  Il  m'y  dit,  dans  la  première, 
comment  il  fut  sauvé  par  Ulrich  de  Boose  d'un 
buffle  qui  avait  éventré  son  cheval;  dans  la  se- 
c<>nde,  comment  ce  même  Boose  le  retira  des  mains 
de  cinq  ou  six  indigènes  qui  s'apprêtaient  à  lui 
faire  passer  un  mauvais  quart  d'heure. 

Elle  me  regardait  en  souriant,  tandis  que  je 
lisais  les  passages  qu'elle  soulignait. 

Un  peu  penaud,  je  m'inclinai. 

Nous  bûmes,  dans  les  tasses  que  Mélusine  venait 
de  remplir,  un  thé  violent,  où  nageaient  des  zestes 
de  cédrat.  Puis  je  baisai  la  main  de  la  grande- 
duchesse  et  serrai  celle  de  Mélusine. 


146  KŒNIGSMARX 

—  Au  revoir,  ami,  me  dit  Aurore,  à  demain. 
Je  rentrai  chez  moi  par  le  parc,  après  avoir 

aperçu,  en  sortant,  une  ombre  qui  me  parut  bien 
être  le  lieutenant  de  Hagen. 

* 

Un,  puis  un  autre  coup  de  feu,  retentirent  dans 
la  nuit  vide  et  claire.  Nous  prêtâmes  l'oreille. 
Aucun  autre  ne  suivit. 

Vignerte  haussa  les  épaules. 

—  Quelque  sentinelle  qui  s'affole. 

—  Prêtez-moi  votre  lampe  électrique,  me  de- 
manda-t-il. 

L'ayant  allumée,  il  me  tendit  deux  papiers. 

—  Qu'est  cela?  dis- je. 

—  Cela,  me  répondit-il,  c'est  d'abord  une  des 
lettres  adressées  à  Aurore  de  Lautenbourg  par  le 
grand-duc  Rodolphe.  Voici  ensuite  le  document 
rédigé  par  M.  de  Boose,  qui  me  valut,  ainsi  que  je 
viens  de  vous  le  raconter,  de  rentrer  en  grâce  au- 
près de  la  grande-duchesse.  Il  est  bon,  ajouta-t-il, 
que  vous  ne  vous  figuriez  pas  que  vous  rêvez  en 
m'écoutant.  Prenez  un  peu  contact  avec  la  réalité. 

Je  regardai  avidement  ces  deux  papiers  :  l'un 
cottvert  de  l'écriture  énergique  et  forte  de  Boose, 
l'autre  plein  de  ces  caractères  allongés,  féminins, 
qui  dénotent  une  nature  inclinée  moins  sur  l'action 
que  sur  le  rêve.  La  lettre  de  ce  grand-duc  allemand 
qui  reposait  à  cette  minute  par  delà  les  mers,  dans 


KŒNIGSMARK  147 

les  glaises  calcinées  du  Congo,  entre  les  barres 
rouges  des  tropiques,  cette  lettre  m'émouvait  infi- 
niment. A  la  toucher,  j'évoquais  avec  une  in- 
croyable précision  celle  à  qui  elle  fut  écrite.  Aurore 
de  Lautenbourg  était  près  de  nous.  Il  me  semblait 
que  Je  la  connaissais  depuis  longtemps. 

Vignerte  éteignit  la  lampe,  et  le  rectangle  de 
ciel  nocturne  réapparut.  Je  lui  rendis  ses  papiers. 
Il  continua  : 

Parlant  des  Lettres  de  Dupuis  et  de  Coionet, 
Brunetière  a  dit  qu'on  y  trouve  moins  d'esprit  que 
de  désir  d'en  avoir.  Et  c'est  à  peu  près  vrai  de 
toutes  les  autres  choses  de  Musset.  Et  rien  ne  peut 
mieux  faire  comprendre,  par  opposition,  ce  qu'était 
la  conversation  de  la  grande-duchesse.  Cette 
femme  orgueilleuse  y  était  toujours  elle-même.  Et 
comme  elle  était  un  être  d'exception,  ce  qu'elle 
disait  était  toujours  exceptionnel.  Hautaine  dans 
ses  jugements,  jamais  prétentieuse,  jamais  livres- 
que, n'éveillant  jamais  l'écho  «  du  fracas  d'in-folio 
qui  tom-bent  ». 

Elle  répugnait  au  lieu  commun  autant  que  le 
chat  à  une  bouillie  d'herbes. 

Dans  l'ignorance  où  je  me  trouvais  de  ses  goûts 
et  de  son  savoir,  je  lui  avais  la  veille  apporté  trois 
livres  :  le  Voijage  du  Condottiere,  les  Eblouisse- 
ments,  les  Evocations. 

Le  lendemain,  elle  me  les  rendit. 

—  J'ai  lu  tout  cela,  me  dit-elle.  Mais  votre  choTx 


148  KŒNIGSMARK 

n'était  pas  mal  fait.  Je  vois  que  vous  aimez  la 
poésie. 

Sur  un  sopha  traînaient  quelques  volumes.  Elle 
en  prit  un  et  me  le  tendit. 

— C'est  la  Revue  du  Caucase,  qui  paraît  à  Tiflis. 
Il  y  a  plus  de  beauté  dans  ces  pages  maladroites, 
dans  ce-s  naïfs  récit  de  voyages  aux  régions  immor- 
telles que  dans  la  plupart  de  vos  poètes  d'aujour- 
d'hui. C'est  la  grande  source  où  les  poètes  de  de- 
main viendront  s'abreuver. 

Elle  continua  : 

—  Shakespeare  est  mort  depuis  trois  siècles,  et 
les  landes  où  il  \it  Macbeth  sont  aujourd'hui  rasées, 
pleines  d'usines.  Des  commis  voyageurs  de  par  ici 
ont  remplacé  en  Espagne  Don  Quichotte.  En  Italie, 
Carducci  est  une  espèce  d'Hugo  imbécile,  Vo» 
paysages  d'émotion  sont  devenus,  comme  la  Suisse, 
un  pays  de  touristes.  Il  y  a  des  tourniquets  au  bas 
de  toutes  vos  cimes. 

Suarès,  dont  vous  m'avez  prêté  le  livre,  le  sent, 
et  quand  il  a  parlé  de  notre  Dostoiewsky,  il  s*est 
surpassé  lui-même,  H  faudrait  qu'il  vînt  un  peu 
aux  gorges  de  Dariel.  Je  suis  bien  sûre  qu'il  les 
préférerait  à  celles  de  l'Ebre  et  du  Douro,  dont 
on  voit  des  images  dans  toutes  les  gares. 

M""'  de  Noailles  est  sans  doute  votre  plus  grand 
poète.  Mais  pourquoi  s'obstiner  à  la  dire  grecque  I 
Grecque,  elle  ne  l'est  pas  plus  que  l'Ariane  du 
Bacchus  indien,  ou  la  Médée  de  Circassie.  Ce 
qu'elle  a  de  meilleur,  elle  le  doit  à  l'Arménie  et  à 


KŒNIGSMARK  149 

la  Perse,  qui  sont  des  pays  à  nous.  Grecque!  ils  me 
font  rire.  Vous  ne  l'avez  donc  jamais  vue?  J'ai 
déjeuné  une  fois  avec  elle,  à  Evian.  Je  puis  dire 
qu'elle  m'a  plu,  car  elle  est  belle  et  méchante.  Mais 
vraiment,  je  sais  qu'elle  n'a  pas  le  type  grec.  Il  y 
a  chez  nous  un  oiseau  qu'on  appelle  le  choucas. 
Il  est  sauvage,  monte  très  haut,  et  mord.  Ses 
plumes  sont  noires  et  bleues.  Il  est  mince  et  ner- 
veux. M""  de  Noailles,  c'est  un  choucas  de  Tartarie 
et  non  une  lourde  et  grassouillette  colombe  d'Egine. 

—  Et  celle-ci  ?  dis-je,  lui  tendant  en  même 
temps  le  volume  de  Renée  Vivien. 

—  Celle-ci,  me  répondit-elle,  en  baisant  le  livre, 
je  vous  en  parlerais  mal,  car  je  l'adore. 

J'étais  éperdu  de  joie  d'écouter,  dans  un  cadre 
qui  satisfaisait  mes  plus  impérieux  besoins  de 
luxe,  cette  femme  que  j'admirais  avec  une  ferveur 
passionnée  parler  des  choses  qui  me  sont  les  plus 
chères.  Je  le  lui  dis  simplement,  comme  on  devrait 
toujours  faire. 

Elle  en  fut  touchée,  je  crois.  Posant  sa  main  sur 
mon  épaule,  elle  murmura,  je  ne  me  rappelle  plus 
dans  quelle  langue  : 

—  Tu  es  gentil  et  je  t'aime  bien,  petit  frère. 
Et,  se  tournant  vers  Mélusine,  elle  lui  répéta  la 

phrase  russe  de  la  veille  : 

—  Non,  vraiment,  ce  n'est  pas  encore  sur  celui- 
ci  qu'il  faut  compter  pour  mon  admission  à  la 
Kirchhaus. 

Puis,  avec  sa  vivacité  ordinaire  : 


150  KŒNIGSMARK 

—  Je  crois,  ami,  que  je  vous  ai  tutoyé.  11  ne  fauf 
pas  faire  attention.  Je  mélange  un  peu  tous  les  dia 
lectes,  et,  chez  nous,  on  tutoie  presque  toujours 
tout  le  monde,   depuis  les  pauvres  bêtes  fidèles 
jusqu'au  Czar. 

Un  long  silence  régna,  coupé  à  intervalles  caden- 
cés par  l'air  bizarre  dont  Mélusine  faisait  résonner 
sa  guzla. 

Dans  une  coupe,  une  pastille  d'encens  fumait. 

Par  contenance,  je  me  mis  à  tourner,  sans  les 
lire,  les  pages  d'un  livre  ouvert  sur  une  petite 
table,  à  côté  de  moi. 

—  Vous  aimez  cela  ?  me  demanda  Aurore. 
Cela,  c'était  les  Reisebilder. 

Et  comme  je  lui  disais  mon  culte  pour  Heine  : 

—  Moi,  dit-elle,  ce  que  je  prise  avant  tout  dans 
un  poète,  c'est  une  certaine  qualité  d'âme.  C'est 
pourquoi  je  chéris  Shelley  et  Lamartine,  et  c'est 
pourquoi  ce  Heine  m'a  toujours  dégoûtée.  Oh  !  je 
sais  ce  que  vous  allez  me  dire,  la  Nordsee  et  le 
reste.  Je  connais  mieux  que  personne  ma  dette 
envers  lui.  Mais  il  est  comme  ce  Deutz,  qui  vendit 
votre  duchesse  de  Berry,  et  j'ai  toujours  envie  de 
prendre  des  pincettes  pour  lui  tendre  mon  admi- 
ration. 

M'ayant  pris  le  livre  des  mains,  elle  le  parcou- 
rait. 

Quelle  heure  pouvait-il  être,  je  ne  savais.  Sou- 
dain, par  la  fenêtre  ouverte  derrière  les  portières, 
se  glissa  un  peu  de  cet  air  froid  précurseur  de 


KŒNIGSMARK  151 

l'aube.    La   fumée   d'encens   oscilla,   comme   une 

colonne  qui  va  se  renverser. 

Abîmée    maintenant    dans    les    Reisebilder,    la 

grande-duchesse  ne  me  voyait  plus.  Mélusiuo  mit 

en  souriant  un  doigt  sur  ses  lèvres  et  me  recon- 

•  duisit  sans  que  sa  maîtresse  se  fût  aperçue  de 

notre  sortie. 

Dehors,  il  faisait  froid.  L'azur  clair  de  la  nuit  se 
brouillait  à  l'est  et  devint  lentement  violet,  puis 
vert,  puis  jaune.  Je  m'étais  assis  sur  un  banc,  à 
côté  de  la  porte,  au-dessous  de  la  fenêtre  de  la 
grande-duchesse,  savourant  une  espèce  de  joie 
triste,  à  ce  même  endroit  où  j'étais  venu  tant  de 
nuits  avec  l'unique  raison  d'être  près  d'elle. 

Alors,  lasse,  monotone,  mais  pure  comme  l'eau 
glacée  d'un  torrent,  une  voix  chanta  : 

Rythmée  par  la  guzla  de  Mélusine,  c'était  la  voix 
de  la  grande-duchesse.  Nulle  dissonance  dans  cet 
être.  Sa  voix  était  bien  celle  que  j'avais  pu  rêver. 

Elle  chantait  la  romance  d'Usé,  la  plus  belle  des 
Reisebilder.  Et,  parce  que  nous  venions  d'en  parler 
ensemble,  il  me  semblait  que  j'étais  encore  un 
peu  dans  sa  chambre. 

Je  suis  la  princesse  Use,  et  j'habite  la  roche  Ilsenstein. 
Viens  avec  moi  dans  mon  château,  nous  y  serons  heureux. 

Je  veux  guérir  ta  tête  avec  mes  vagues  transparentes. 
Tu  oublieras  tes  chagrins,  pauvre  garçon  malade  de 

[soucis  I 

Je  veux  t'embrasser  et  te  serrer  comme  j'ai  serré  et 

[embrassé 
Le  cher  empereur  Henri,  qui  est  mort  maintenant. 


152  KŒNIGSMARK 

Les  morts  sont  morts.  Et  il  n^est  que  les  vivants  qui 

[vivent 
Et  je  suis  belle  et  florissante;  mon  cœur  rit  et  palpite. 

Mon  cœur  rit  et  palpite...  Viens  chez  moi,  dans  mon 

[palais  de  cristal 

Mes  demoiselles  et  mes  chevaliers  y  dansent,  la  troupe 

[des  écLiyers  se  livre  à  la  joie. 

Les  longues  robes  de  soie  bruissent,  les  éperons  d'or 

[résonnent. 
Les  nains  font  retentir  les  timbales,  jouent  du  violon  et 

[sonnent  du  cor. 

Mais  toi,  mon  bras  t'enlacera,  comme  il  enlaça  Vempen 

[reur    Henri  : 

De  mes  mains  blanches,  je  lui  bouchai  les  oreilles,  quand 

[dehors  la  trompette  sonna. 

Il  se  fit  un  grand  silence.  Puis,  le  jour  naquit. 


fé 


J'étais  en  train  de  donner  à  mon  élève  sa  leçon 
d'histoire  ancienne  quand  le  grand-duc  entra. 

Il  nous  fit  signe  de  nous  rasseoir,  et  à  moi  de 
continuer. 

J'avais,  ce  matin-là,  parlé  au  duc  Joachim  des 
successeurs  d'Alexandre,  depuis  les  combats  dans 
les  rues  de  Babyione,  que  se  livrèrent  les  Epigones, 
jusqu'à  la  bataille  de  Cyropédéon,  qui  assit,  par  la 
défaite  de  Lysimaque,  les  dynasties  des  Lagides  et 
des  Séleucides.  J'avais  essayé  de  camper  devant 
mon  jeune  prince  allemand  les  grandes  et  tragiques 
figures  d'Eumène,  le  chef  des  Argyraspides,  de 
Polysperschon,   d'Antipater,   d'Antigone   Gonatas, 


KŒNIGSMARK  153 

de  Démélrius  Polioiccle.  11  m'écoutait  en  prenant 
force  notes,  avec  une  docilité  que  j'eusse  souhaitée 
moins  complète... 

Le  grand-duc  s'était  assis,  et  écoutait  lui  aussi. 
Séduit  par  sa  figure  grave  et  intelligente,  ce 
n'était  plus  pour  le  borné  Joachim  que  je  par- 
lais, c'était  pour  Frédéric-Auguste.  C'est  à  lui 
que  s'adressa  ma  conclusion,  lorsque  j'essayai 
d'expliquer  comment  la  poussière  d'empires  des 
Epigones  devait  faciliter  la  victoire  de  la  Rome 
centralisatrice. 

Comme,  à  un  instant,  mes  paroles  s'embarras- 
saient un  peu  : 

—  Que  ma  présence  ne  vous  gêne  pas,  dit  en 
souriant  Frédéric-Auguste,  si  vous  avez  l'intention 
d'établir  un  parallèle  entre  Rome  et  la  Prusse. 

J'étais  en  effet  visiblement  ennuyé  d'insister, 
devant  lui,  sur  la  vassalité  des  souverains  alle- 
mands confédérés  vis-à-vis  du  roi  de  Prusse. 

Je  le  fis  néarimoins  et  il  m'approuva  : 

—  Puisse  cette  vassalité,  dit-il,  comme  la  sou- 
mission des  pays  alliés  de  Rome,  assurer  la  gran- 
deur de  l'Allemagne  et  la  paix  du  monde. 

Je  terminai  en  indiquant  à  mon  élève  la  biblio- 
graphie de  la  leçon  que  je  venais  de  lui  faire,  et 
lui  citai  l'ouvrage  essentiel  :  l'Histoire  de  l'Hellé- 
nisme, par  Droysen. 

—  Pardon,  Monsieur,  dit  le  grand-duc,  n'y  a-t-il 
aucun  ouvrage  français  susceptible  d'être  utilisé  à 
la  place  de  celui  de  Droysen  ? 


154  KŒNIGSMARK 

Je  n'avais  jamais  ressenti  en  Sorbonne  la  honte 
que  j'eus  ici  à  répondre  que  non. 
Onze  heures  sonnaient. 

—  Joachim,  dit  le  grand-duc,  vous  pouvez  vous 
retirer.  Restez,  Monsieur  Vignerte. 

Quand  nous  fûmes  seuls  : 

—  Monsieur,  me  dit-il  de  sa  belle  voix  grave,  un 
peu  triste,  vous  avez  jusqu'ici  pu  me  croire  avare 
des  compliments  que  certainement  vous  sentez 
mériter.  Mais  j'ai  la  mauvaise  habitude  d'at- 
tendre assez  longtemps  avant  de  me  prononcer. 
Ce  moment  est  arrivé.  Monsieur.  A  votre  insu, 
votre  élève  a  subi  hier  un  examen  que  lui  a  fait 
passer  un  professeur  de  l'Université  de  Kiel.  Peu 
suspect  de  partialité  envers  les  méthodes  françai- 
ses, ce  professeur  n'a  pu  que  s'incliner  devant  les 
résultats  que  vous  avez  obtenus. 

Il  ajouta  sur  un  ton  qui  n'était  pas  dénué 
d'amertume  : 

—  Je  sais  que  le  moissonneur  a  d'autant  plus  de 
mérite  que  sa  moisson  a  poussé  sur  un  terrain  plus 
rebelle.  Permettez-moi  de  vous  adresser  aujour- 
d'hui mes  remerciements,  en  vous  exprimant  le 
vœu  que  l'hospitalité  de  Lautenbourg  soit  assez  de 
votre  goût  pour  vous  permettre  d'y  poursuivre 
jusqu'au  bout  une  tâche  si  bien  commencée. 

—  Monseigneur,  répondis-je,  véritablement 
ému,  c'est  moi  qui  suis  confus  de  la  bienveillance 
que  me  témoigne  Votre  Altesse. 

—  C'est  moi,  dit-il  avec  force,  c'est  moi  qui  suis 


KŒNIGSMARK  155 

votre  débiteur.  Je  Yiens  d'apprendre,  Monsieur  Vi- 
gnerfe,  que  vous  prélevez  sur  les  maigres  loisirs 
que  vous  laisse  l'éducation  de  mon  fils  des  heures 
que  vous  consacrez  à  une  tâche  qui  m'est  peut-être 
plus  chère  encore.  Que  tout  ceci,  à  jamais,  demeure 
entre  nous.  Je  sais  à  quelles  difficultés  vous  avez 
pu  vous  heurter  avant  d'obtenir  de  la  grande-du- 
chesse la  confiance  qu'elle  vous  a  maintenant,  je 
crois,  octroyée.  Je  ne  vous  connaissais  pas  assez, 
Monsieur,  pour  vous  manifester  dès  l'abord,  plus 
explicitement  que  je  ne  le  fis,  le  désir  où  j'étais  de 
vous  voir  vous  mettre  à  sa  disposition,  essayer  de 
la  distraire,  de  l'arracher  à  des  pensées  noires,  à 
une  sorte  de  déséquilibre  moral  fatal  à  sa  santé 
physique.  Vous  m'avez  compris,  et  vous  avez 
réussi  mieux  que  je  ne  l'espérais.  Vous  voyez  bien 
que  c'est  moi  qui  suis  votre  débiteur. 

Il  y  avait  dans  sa  voix  tant  de  tristesse  majes- 
tueuse qu'une  extraordinaire  émotion  me  gagna  : 

—  Monseigneur,  murmurai-je,  je  vous  pro- 
mets... 

Il  étendit  la  main. 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  promesses.  Monsieur. 
Je  vous  connais  à  présent,  et  sens  que  tout  ce  qui 
sera  en  votre  pouvoir  de  faire  pour  le  bien  de  la 
grande-duchesse,  vous  le  ferez.  Ce  sera  la  meil- 
leure façon  de  justifier  la  confiance  que  je  vous 
porte.  Votre  tâche  ne  sera  peut-être  pas  toujours 
facile.  Une  femme,  surtout  lorsqu'elle  a  été  éprou- 
vée par  la  mort  d'un  être  aimé,  n'a  pas  cette  éga- 


156  KŒNIGSMARK 

lité  d'humeur  dont  nous  autres  hommes  nous  nous 
enorgueillissons.  Faites  pour  le  mieux,  cher  Mon- 
sieur. 

Nous  gardâmes  un  moment  le  silence.  Puis  il 
dit  encore. 

—  J'ajouterais  d'autres  remerciements,  si  toute 
marque  d'estime  n'était  superflue  après  celle  que 
je  viens  de  vous  donner  en  vous  parlant  de  la 
sorte.  Vous  me  permettrez  cependant  de  tenir 
compte  du  surcroît  de  dévouement  que  je  me  trouve 
exiger  de  vous.  Je  viens  de  donner  des  ordres 
pour  que  vos  appointements  soient  portés  à 
15.000  marks. 

Et  comme  je  me  récriais  : 

—  Allons  !  me  dit-il  avec  ce  sourire  qu'il  savait 
rendre  charmant,  ne  jouez-vous  pas  chaque  soir 
maintenant  au  bridge,  à  cinq  pfennigs  le  point  ? 

* 
** 

J'arrivai  un  peu  en  retard  au  déjeuner  et  trouvai 
le  professeur  Cyrus  Beck  en  grande  discussion 
avec  Kessel. 

Ce  dernier  s'amusait  visiblement  à  taquiner  le 
vieux  savant  qui,  des  moins  aptes  à  comprendre 
la  plaisanterie,  était  cramoisi  d'indignation. 

J'avais  trop  de  sujets  de  méditation  à  rouler 
dans  ma  tête  pour  prêter  l'oreille  à  leurs  propos. 
J'entendais  vaguement  le  professeur  affirmer  que 
la  chimie  jouerait  dans  la  prochaine  guerre  un  rôle 


KŒNIGSMARK  157 

supérieur  à  celui  de  toutes  les  autres  armes,  et 
que  lui,  Cyrus  Beck,  était  &ur  le  chemin  d'une 
découverte  qui  permettrait,  avec  un  modeste  labo- 
ratoire et  quelques  cornues,  de  réduire  à  néant  un 
corps  d'armée. 

Il  s'excitait  énormément  aux  railleries  que  iui 
opposait  Kessel. 

A  la  fin,  il  en  \int  à  m'appeler  en  témoignage 
contre  le  commandant,  me  demandant  de  lui  citer 
le  passage  où  Renan  souhaite  que  les  destinées  de 
l'humanité  soient  remises  entre  les  mains  d'une 
commission  de  savants  dépositaires  d'explosifs 
assez  forts  pour  faire  sauter  la  Terre  aux  quatre 
coins  du  firmament,  si  ses  habitants  s'avisaient  ée 
broncher. 

J'avoue  que  je  n'avais  qu'imparfaitement  écouté 
son  raisonnement. 

—  Evidemment,  lui  dis-je  !  Permettez-moi,  je 
vous  prie.  Monsieur  Beck,  de  vous  demander  main- 
tenant un  petit  renseignement. 

—  A  votre  disposition. 

—  Pouvez-vous  me  dire  ce  que  c'est  que  la 
Kirchhaus  ? 

Le  vieux  s'était  levé.  A  mon  grand  ébahisse- 
ment,  il  me  jeta  un  regard  chargé  de  colère,  et, 
avant  que  je  fusse  revenu  de  ma  surprise,  il  sortit 
en  faisant  claquer  la  porte. 

Je  regardai  Kessel.  Cet  homme,  si  froid  et  cor- 
rect, se  tordait  littéralement  de  rire. 

—  Qu'y  a-t-il  ?  demandai-je. 


158  KŒNIGSMARK 

—  Vous  en  avez  de  bonnes,  put-il  enfin  dire. 
Pauvre  homme  !  Avez-vous  vu  son  air  furibond  ? 
Lui  qui  croyait  trouver  en  vous  un  appui. 

—  Mais  pourquoi  s'est-il  fâché  ?  demandai-je,  et 
mon  étonnement  était  si  naturel  que  ce  fut  au 
tour  de  Kessel  d'être  surpris. 

—  Comment,  me  dit-il,  vous  ne  l'avez  pas  fait 
exprès  ? 

—  Quoi  ? 

—  Ce  n'est  pas  exprès  que  vous  lui  avez 
demandé  ce  que  c'était  que  la  Kirchhaus  ? 

—  Je  le  lui  ai  demandé  parce  que  Je  l'ignorais, 
et  pour  le  savoir,  dis-je,  un  peu  agacé. 

Il  me  regarda  et  se  mit  à  rire  encore  plus  fort. 

—  Ah  !  bien,  comme  hasard,  alors,  jamais  je 
n'ai  rien  vu  de  mieux.  La  Kirchhaus,  mon  cher 
ami,  à  Lautenbourg,  vous  ne  savez  donc  pas  ce 
que  c'est  ? 

—  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien,  parbleu,  c'est  la  maison  des  fous. 

* 
** 

En  toutes  saisons,  la  grande-duchesse  chassait. 

De  temps  en  temps,  pour  faire  plaisir  aux  offi- 
ciers du  T  hussards,  elle  condescendait  à  courir  un 
renard  ou  un  cerf.  Mais  ce  qu'elle  préférait  à  tout, 
c'était  la  chasse  solitaire,  à  travers  la  pluie  et  le 
vent,  sans  piqueurs,  sans  valets  ni  rabatteurs  ;  la 
chasse  avec  un  chien,  et  l'imprévu. 


KŒNIGSMARK  159 

Que  de  fois,  le  soir,  je  l'ai  vue,  dans  son  petit 
salon,  faire  elle-même  ses  cartouches.  Les  belles 
douilles,  bleues,  violettes,  vertes,  chamois,  trico- 
lores, étaient  alignées  devant  elle,  sur  une  lable, 
où  était  vissé  le  sertisseur.  Réglant  méticuleuse- 
ment  les  chargeurs  de  cuivre,  elle  donnait  à  cha- 
cune sa  dose  de  poudre,  sa  bourre,  sa  dose  de 
plomb,  son  petit  carton  blanc.  Puis,  quand  elle 
les  avait  serties,  elle  inscrivait,  sur  chacune  d'elles, 
le  numéro  du  plomb. 

Hagen  était  de  toutes  les  parties  de  chasse,  et, 
vraiment,  il  eût  été  difficile  de  l'en  évincer,  puisque 
c'était  son  service.  Mélusine  de  Graffenfried,  molle 
et  mauvaise  marcheuse,  préférait  rester  au  palais, 
allongée  sur  les  fourrures,  à  fumer  ses  éternelles 
cigarettes    blondes.    En    revanche,    presque    tou- 
jours,  M.   de   Marçais   venait  avec   nous.  Ce   lui 
était  l'occasion  d'exhiber  des  costumes  de   sport 
sensationnels,  sur  lesquels  Aurore   ne  manquait 
jamais  de  le  complimenter.  Il  était  d'ailleurs  UH 
compagnon  serviable,  plein  d'eutrain,  charmant. 
Nous  partions  du  château  vers  deux  heures  de 
l'après-midi,  à  cheval.  Il  fallait  d'abord  traverser 
VHerrenwald.  Des  écureuils  bondissaient  dans  les 
sapins,  des  faisans  s'enlevaient  pesamment  dans 
les  avenues.  Au  fond  d'une  gorge  embroussaillée, 
c'était  le  vol  invisible  et  tumultueux  d'une  bécasse. 
Marçais  aurait  bien  voulu  demeurer  là.  Il  aimait 
mieux  la  chasse  en  forêt,  aux  faisans,  dans  une 
clairière,  avec,  à  ses  côtés,  un  laquais  pour  lui. 


160  KŒXIGSMARK 

recharger  son  fusil  et  lui  annoncer  le  passage  du 
gibier  :  un  faisan  à  gauche,  Monsieur  le  Comte  ; 
une  poule  à  droite. 

Mais  la  grande-duchesse  Aurore  ne  l'entendait 
pas  de  cette  oreille,  ayant  horreur  de  tout  ce  qui 
rappelait  la  chasse  officielle,  et  affichant  d'ailleurs 
un  goût  prononcé  pour  le  gibier  d'eau. 

Bientôt  les  arbres  rabougris  se  clairsemaient. 
L'immense  étendue  palustre  apparaissait,  grise  et 
vert  pâle.  Au-dessus,  le  soleil  déjà  bas  était  une 
grosse  boule  rose. 

Deux  valets  nous  attendaient  dans  un  petit 
kiosque  rustique  ;  ils  prenaient  nos  chevaux.  Mar- 
çais  avait  son  chien  Dick,  un  grand  braque  bleu 
d'Auvergne,  dur  de  la  gueule,  chassant  un  peu 
loin,  mais  tenant  bien  l'arrêt.  L'épagneul  de  la 
grande-duchesse,  noir  et  feu,  assez  laid,  semblait  le 
frère  chien  de  Tarass-Boulba. 

Avec  quel  bonheur,  rejetant  les  brides,  elle  sau- 
tait à  terre.  Je  vois  encore  le  geste  par  lequel, 
ouvrant  son  hanimerless,  elle  y  faisait  glisser  les 
deux  cartouches  mauves.  J'entends  le  bruit  froid 
du  laiton  venant  claquer  contre  l'acier  du  canon... 

...  Quand  j'avais  quinze  ans,  armé  d'un  vieux 
fusil  à  broche,  j'avais  déjà  goûté  à  cette  extraordi- 
naire joie,  la  chasse  dans  un  immense  marais. 
Plus  tard,  au  régiment,  les  tirs  sur  silhouettes 
disparaissantes  m'ont  été  de  l'enfantillage  à  côté 
des  beaux  doublés  sur  bécassines  divergentes  que 
je  réussis  alors. 


KŒNIGSMARK  161 

II  y  a,  au  nord  de  Dax,  un  marécage  immense, 
délimité  par  les  misérables  bourgades  d'Herm  et 
de  Courbera.  On  y  pénètre  par  une  gorge  appelée 
la  Cible,  parce  que  les  chasseurs  de  l'empereur 
y  firent  autrefois  des  tirs. 

C'était  la  même  étendue  brumeuse.  Oh  !  la  plainte 
mouillée  du  sable  mou,  de  la  terre  fondante,  les 
grandes  herbes  jaunes  et  tranchantes  comme  des 
sabres,  qui  scient  la  main  maladroite  qui  s'y  rac- 
croche. 

De  cette  boue,  de  ces  traîtresses  nappes  de 
mousse  verte,  de  ces  trous  entourés  de  roseaux, 
de  ce  paysage  en  apparence  uniforme,  je  savais 
toute  la  diversité,  et  l'innombrable  faune  qui 
l'habite. 

Comme  la  belle  chasseresse  des  marais  de  la 
Volga,  je  connaissais  tous  les  oiseaux  de  ce& 
étendues  pâles  :  le  râle  noir,  ou  râle  d'eau,  qui 
sautille  dans  les  arbustes  dépouillés  ;  le  râle  de 
genêt,  ou  râle  rouge,  qui  court  à  perdre  haleine  à 
travers  les  grandes  herbes,  dépiste  le?  meilleurs 
chiens,  essouffle  le  chasseur  et  fait  croire  à  la 
présence  d'un  lièvre,  avant  de  se  décider  à  s'en- 
voler, pauvre  oiseau  alors  malhabile,  proie  con- 
damnée. 

C'étaient  les  multiples  espèces  de  canards,  sur 
lesquels  le  plomb  glisse,  et  qui  filent  vertigineuse- 
ment, de  leur  vol  oblique  et  rigide  :  souchets  sif- 
fleurs,  milouins,  tadornes  à  belles  têtes  rouges  ; 
aigres  sarcelles  qui  naviguent  par  couples   et  qui. 


162  KŒNIGSMARK 

sur  leurs  poitrines  roussâtres,  ont  trois  plumes  en 
forme  de  trèfle  noir... 

C'étaient  les  vanneaux,  noirs  et  blancs,  comme 
des  pies,  qui  montent  dans  l'air  en  croassant,  et 
tout  d'un  coup  chavirent  vers  la  terre,  pour  éviter 
le  coup  de  feu... 

C'étaient  les  pluviers,  si  beaux,  au  printemps, 
dans  leur  simarre  d'or... 

C'étaient,  enfin!  les  reines  du  marais,  le  plus 
beau,  le  plus  difficile  coup  de  fusil,  les  bécassines  : 
la  petite,  moins  grosse  qu'une  alouette,  que  chez 
m.oi  on  appelle  sourde,  rayée  de  bleu  et  de  vert  ; 
la  bécassine  ordinaire,  de  la  taille  d'une  caille, 
mais  toute  en  nerf,  et  la  plus  rare,  la  double,  qui 
a  la  taille  d'une  perdrix. 

Avec  leur  cri  triste  et  rauque,  elles  filent  dans 
une,  vitesse  qui  éblouit,  avec  des  crochets  qui 
déconcertent.  On  vise  à  droite  et,  quand  le  vent  a 
emporté  la  fumée,  on  voit  à  gauche,  très  loin,  le 
petit  oiseau  gris  qui  disparaît. 

Au  milieu  de  ces  marécages  hanovriens,  sem- 
blables à  s'y  méprendre  aux  marais  landais.  Aurore 
de  Lautenbourg  était  plus  belle  encore  qu'au 
palais,  en  toilette  d'apparat.  Une  toque  de  grèbe 
sur  ses  cheveux,  d'immenses  et  fines  bottes  la 
chaussant,  elle  allait,  sautant  avec  la  légèreté 
d'une  bergeronnette  sur  les  mottes  croulantes.  La 
buée  jaune  de  cette  atmosphère  brouillée  d'eau 
mettait  à  son  profil  un  reflet  mauve.  Marçais 
tirait    froidement,   bien.    Le    petit    Hagen    s'éner- 


KŒNIGSMARK  163 

vait  et  lâchait  toujours  trop  vite  son  coup  de 
fusil.  J'étais  de  beaucoup  plus  adroit  qu'eux,  mais 
quelle  piètre  figure  je  faisais  à  côté  de  la  grande- 
duchesse. 

Nous  laissant  les  râles  et  les  canards,  elle  ne 
s'en  prenait  qu'aux  bécassines.  Peu  à  peu,  la  nuit 
tombait  sur  l'étendue  aquatique.  Le  bas  de  l'ho- 
rizon se  cuivrait  dans  un  dernier  embrasement. 
Les  flaques  d'eau  brillaient  d'un  éclat  vert  qui  se 
fonce  et  noircit.  Des  fusils,  à  chaque  détonation, 
commençait  à  sortir  une  pâle  baguette  de  flamme 
qui,  à  mesure  que  l'obscurité  tombait,  devenait 
plus  rouge. 

C'était  l'heure  de  la  grande-duchesse.  Son  épa- 
gneul  endiablé  se  multipliait.  On  entendait,  sous 
ses  arrêts  répétés,  s'envoler  les  bécassines.  Ni 
Marçais,  ni  Hagen,  ni  moi,  ne  les  voyions  plus. 
Mais  Aurore  les  voyait,  elle;  chacun  de  ses  coups 
de  fusil  abattait  un  petit  oiseau  gris. 

On  attendait,  une  seconde,  puis,  dans  l'obscu- 
rité, c'était  un  bruit  d'herbes  écartées.  Les  yeux 
plein  de  phosphore,  trempé,  luisant  et  noir,  l'épa- 
gneul  apparaissait,  rapportant  à  sa  maîtresse  la 
bécassine  qui  venait  de  tomber. 

Il  faisait  nuit.  Au  ciel  bas,  avec  des  cris  loin- 
tains et  rouilles,  des  files  de  grues  invisibles  pas- 
saient. La  grande-duchesse  prenait  à  son  chien 
l'oiseau.  Nous  nous  rapprochions.  Je  la  voyais 
tâter  le  corps  ténu,  encore  chaud.  Pas  une  bles- 
sure apparente.  Rien  qui  pût  déceler  le  grain  de 


164  KŒNIGSMARK 

plomb,  l'imperceptible  Irou  noir  par  où  cette  mince 
vie  s'était  envolée. 

Alors,  avec  l'inconséquence  qui  est  le  propre  de 
bien  des  chasseurs,  portant  à  ses  lèvres  la  petite 
tête  inerte.  Aurore  de  Lautenbourg  y  déposait  un 
baiser. 


VI 


Ce  fut  le  samedi  soir,  16  mai  1914,  que  la 
grande-duchesse  de  Lautenbourg  me  fit  l'honneur 
de  me  conter  l'histoire  de  sa  vie.  Ce  récit,  per- 
mettez-moi de  vous  le  refaire,  moins  en  raison  de 
l'utilité  incontestable  de  certains  de  îses  détails 
pour  l'intelligence  du  drame  qui  va  maintenant  se 
précipiter,  que  pour  la  joie  que  j'ai  à  ouvrir  ce 
cofiFret  à  bijoux,  à  manier  les  adorables  pierre- 
ries barbares  dont  il  déborde,  et  qui,  toujours,  si 
noire  soit-elle,  éclaireront  ma  nuit. 

Hagen,  obligé  d'assister  à  un  dîner  que  don- 
nait le  7«  hussards,  n'était  pas  là.  Je  vis  avec 
bonheur  que,  quelle  que  fût  la  désinvolture  avec 
laquelle  elle  traitait  cet  amoureux  taciturne  et  obs- 
tiné, elle  était  plus  libre  avec  moi  que  devant  lu.. 

Etendue  à  demi  sur  la  peau  d'ours  blanc  qui 
recouvrait  sa  chaise  longue,  elle  était  vêtue  ce 
soir-là  d'une  tunique  très  vaste,  très  légère,  de 
soie  turque,  jaune,  avec  des  broderies  mauves  et 
argent.    Par   moment,    elle    froissait    les    grandes 


166  KŒNIGSMARK 

roses  d'une  coupe  posée  à  côté  d'elle  sur  un  gué- 
ridon bas,  et  l'on  entendait  la  chute  molle  des 
pétales  sur  le  tapis  bleu. 

Méluslne,  accroupie  sur  le  tapis,  les  cheveux  à 
denii  déroulés,  laissait  sa  tête  languissante  reposer 
sur  les  pieds  nus  de  sa  maîtresse,  que,  par  mo- 
ment, elle  enlaçait. 

Du  fauteuil  où  j'étais  assis,  je  voyais,  dans 
l'entrebâillement  de  son  fichu  de  Valenciennes,  se 
gonfler  voluptueusement  la  fine  gorge  mate  de  la 
jeune  fille.  Derrière  les  tentures  tirées,  la  fenêtre 
était  ouverte,  et  la  brise  nocturne,  les  écartant 
parfois,  mêlait  à  l'odeur  entêtante  de  l'ambre,  des 
roses  et  des  cigarettes,  les  balsamiques  parfums 
de  VHerrenwald. 

Avec  cette  insouciance  complète  de  l'effet,  du 
style,  mêlant  trois  langues,  passant  du  vouvoie- 
ment français  à  la  troisième  personne  allemande, 
au  tutoiement  russe,  Aurore  parla. 

«  Tu  sais,  commença-t-elle,  que  je  n'ai  pas  pré- 
cisément monté  en  me  mariant.  De  princesse,  je 
n'ai  plus  été  que  grande-duchesse.  Et  pour  être 
alliée  aux  Hohenzollern,  la  famille  de  mes  maris 
n'est  pas  de  beaucoup  aussi  ancienne  que  la 
mienne. 

«  Je  suis  une  princesse  Tumène.  Je  sais  bien 
que  vos  histoires  occidentales  ne  contiennent 
presque  rien  à  notre  sujet.  Mais  si  tu  allais  à 
Samarkande,  à    Kara-Koroum,    ou    seulement    à 


KŒNIGSMARK  167 

Tiflis,  tu  lirais  dans  les  vieilles  chroniques  mon- 
goles des  choses  qui  te  laisseraient  rêveur  sur 
l'antiquité  de  nos  origines,  et  tu  comprendrais  que 
vos  Broglie,  vos  Cumberland,  ne  sont  que  des 
parvenus  à  notre  côté. 

«  Il  y  a  eu  un  prince  Tumène  décapité  pour 
avoir  résisté  à  laroslav  le  Grand,  et  je  ne  remonte 
pas  plus  haut  pour  ne  pas  t'ennuyer  avec  des  noms 
à  coucher  dehors.  Un  autre,  beaucoup  plus  tard, 
a  donné  tellement  de  fil  à  retordre  à  Ivan  le  Ter- 
rible que  celui-ci  préféra  traiter  avec  lui  et  lui 
envoyer  des  présents  merveilleux,  dont  une  grande 
pendule  avec  le  zodiaque  tout  en  saphirs.  N'em- 
pêche que  le  fils  de  ce  Tumène-là  amena  quarante 
mille  cavaliers  au  Khan  de  Crimée,  lorsqu'il  alla 
assiéger  Moscou,  en  1571,  je  crois. 

«  Il  ne  faudrait  pas  croire  que,  parce  que  nous 
avons  lutté  d'abord  contre  le  Czar,  nous  étions  des 
sauvages.  Boris  Godounov  a  eu  bien  besoin  de  nous 
contre  les  Tartares,  les  Tcherkesses  et  les  Tchéré- 
misses.  C'est  vrai  que  nous  préférions  nous  battre 
contre  les  Européens.  C'est  Alexis  Tumène,  filleuî 
de  Pierre  le  Grand,  qui  a  conduit  la  grande  charge 
de  Pultawa.  En  récompense,  ce  Czar  le  laissa  tran- 
quille avec  ses  réformes.  Il  y  a  chez  nous  un 
tableau  dans  le  style  de  votre  Mignard  qui  le 
représente  avec  son  bonnet  de  grèbe,  sa  touloupe 
d'or,  brodée  comme  une  chasuble,  et  ses  longues 
moustaches  que  le  Czar  avait  fait  couper  à  tous  les 
autres. 


168  KŒNIGSMARK 

«  Le  premier  qui  fut  rasé  fui  Wladimir,  mon 
arrière-grand-père.  C'est  ce  Wladimir  qui  faillit 
être  fusillé  par  ordre  de  Barclay  de  Tolly,  je  ne 
me  rappelle  plus  pourquoi.  Il  commandait  le  corps 
des  cosaques  d'Astrakan,  qui  campèrent  dans  les 
Champs-Elysées,  et  qui  y  firent  du  beau,  paraît-il. 
Mon  arrière-grand-père  avait  beaucoup  pillé,  mais 
il  vendit  tout  pour  avoir  de  l'argent  qu'il  s'em- 
pressa de  perdre  au  Palais-Royal.  Tu  penses,  il 
faisait  paroli  sur  la  rouge,  et  la  noire  est  sortie 
quatorze  fois. 

«  Le  père  de  Wladimir  avait  été  d'abord  très 
bien  avec  Catherine  II.  Lorsqu'elle  en  eut  assez, 
elle  lui  fit  épouser  une  demoiselle  d'Anhalt.  C'est 
la  première  fois  que  ma  famille  s'est  alliée  avec  des 
gens  de  par  ici.  J'espère  que  je  clorai  cette  liste. 
Mélusine,  je  ne  dis  pas  cela  pour  te  peiner,  mais 
cette  Allemande  était  bête  et  économe.  Par  exem- 
ple, elle  n'a  pu  faire  à  sa  ressemblance  un  seul  des 
sept  enfants  qu'elle  donna  à  son  mari.  Tous  des 
petits  cosaques. 

«  Ma  grand'mère  était  d'Erivan.  On  dit  que  je 
lui  ressemble,  mais  elle  était  plus  belle  que  moi. 
Elle  se  convertit  pour  épouser  mon  grand-père, 
dont  elle  était  folle.  Avant,  elle  adorait  le  feu,  ce 
qui  est  bien  la  plus  belle  religion  du  monde. 

«  Papa,  dont  j'aurai  l'occasion  de  te  reparler, 
est  le  second  de  la  famille  qui  se  soit  allié  aux  Alle- 
mands, et  aux  Hohenzollern  encore.  Mais  il  faut 
savoir  comment  cela  s'est  fait.  Papa  était,  comme 


KŒNIGSMARK  109 

le  grand-père  Wladimir,  abominablement  joueur. 
Il  avait  juré  de  regagner  en  France  ce  que  l'autre 
y  avait  perdu.  En  réalité,  il  s'y  serait  ruiné,  si  on 
peut  être  jamais  ruiné  avec  des  terres  grandes 
comme  six  de  vos  départements,  des  cosaques 
dont  on  ne  connaît  pas  le  nombre  et  des  troupeaux, 
qui  se  doublent  tous  les  ans, 

(>  Toujours  est-il  qu'il  passait  dix  mois  de  l'année 
à  Paris,  —  il  était  du  Jockey,  —  à  Aix,  à  Nice,  dans 
tous  les  endroits  où  l'on  peut  rencontrer  des  types 
comme  lui.  —  C'est  à  Aix  qu'il  connut  ma  mère. 
C'était  en  été  1882.  Il  était  un  soir  à  la  Villa  des 
Fleurs  avec  le  roi  Georges  de  Grèce  et  le  grand- 
duc  Wassili.  Ils  avaient  beaucoup  bu  et  ne  devaient 
pas  être  seuls.  C'est  alors  que  papa  se  mit  à  dire 
des  femmes  un  tas  d'horreurs,  affirmant  qu'elles  se 
valaient  toutes,  et  que  lui,  prince  Tumène,  obligé 
de  se  marier  à  cause  du  nom,  était  bien  décidé  à 
prendre  n'importe  laquelle,  au  hasard. 

«  —  Alors,  dit  le  grand-duc,  épouse  la  première 
qui  entrera  ici. 

«  —  Aussi  bien,  pourvu  naturellement  qu'elle  ne 
soit  pas  déjà  mariée,  ajouta  mon  père  qui  avait 
de  la  religion. 

«  —  Je  parie  que  non. 

«  —  Combien  ? 

«  — Cent  mille  roubles. 

«  —  Tenu. 

«  Jamais,  paraît-il,  le  roi  Georges  ne  s'était  tant 
amusé.  Pauvre  homme,  j'ai  eu  du  chagrin,  il  y  a 


170  KŒNIGSMARK 

six  mois,  quand  on  l'a  assassiné.  Mais  enfin,  je 
voudrais  que  vous  vous  figuriez,  Mélusine  et  toi, 
cette  scène  avec  ces  trois  hommes  attendant  que 
la  porte  s'ouvre  devant  celle  qui  allait  être  prin- 
cesse Tumène,  car  ils  connaissaient  bien  l'entête- 
ment de  mon  père  et  savaient  qu'il  aurait  épousé 
la  reine  Pomaré  ou  M"'^  Dieulafoy  plutôt  que  de 
perdre  son  pari. 

«  Ce  fut  ma  mère  qui  entra,  c'est-à-dire  la  du- 
chesse Eléonore  de  Hesse-Darmstadt,  alors  âgée 
de  seize  ans  et  sui\âe  de  sa  gouvernante  anglaise. 
J'en  frémis  encore.  Si  l'Anglaise  était  entrée  la  pre- 
mière, papa  l'aurait  certainement  épousée,  et  j'au- 
rais été  bien  moins  jolie. 

«  Maman  était  en  effet  belle  comme  le  jour.  Une 
Mélusine  blonde.  Peut-être  pourtant  pas  si  belle 
que  toi,  ma  chère  Mélusine.  Je  l'ai  peu  connue, 
puisque  je  n'avais  que  cinq  ans  quand  elle  est 
morte.  Elle  ne  put  jamais  bien  s'habituer  à  la  Tar- 
tane. Je  me  rappelle,  les  premiers  soirs  d'automne, 
elle  frémissait  en  entendant  crier  les  courlis  dans 
les  marais  de  la  Volga.  Papa  l'a  beaucoup  trompée. 
Elle  ne  savait  que  pleurer  et  il  paraît  que  c'est  ce 
qui  agace  le  plus  les  hommes. 

«  Comment  ne  pouvait-on  pas  se  plaire  dans 
notre  palais,  c'est  ce  que  je  me  demande  encore. 
Ne  te  figure  pas,  je  te  prie,  que  ce  soit  une  demeure 
de  sauvage.  Vers  1850,  une  Française  est  venue 
chez  nous.  Tu  peux  lire  le  livre  qu'elle  a  écrit  : 
Yoyages  dans  les  steppes  de  la  Caspienne.  Il  a 


KŒNIGSMARK  171 

paru  à  Paris.  E!le  s'appelait  M""  Hommaire  de 
Hell.  Son  mari  était  un  ingénieur,  chargé  de 
mission  gcodésique.  Tu  pourras  vérifier  cela  dans 
tes  bouquins.  Elle  fut  reçue  par  mon  grand-père. 
Elle  a  laissé  une  description  assez  exacte  du 
palais. 

«  Ce  palais  était  bâti  dans  une  île  de  la  Volga. 
Mes  aïeux  avaient  fait  cela  à  cause  des  nomades. 
Cette  raison  a  disparu,  mais  le  pittoresque  est 
resté. 

«  Mon  plus  lointain  souvenir  est  celui  du  bruit 
de  la  sirène  du  bateau  à  aubes,  qui,  trois  fois  par 
semaine,  faisait  le  service  d'Astrakan.  C'était  une 
joie,  parce  qu'il  y  avait  des  visiteurs,  le  gouver- 
neur, le  ministre  de  France,  un  homme  aussi 
aimable  que  Marçais,  qui  m'apportait  des  poupées 
et  plus  tard  des  livres.  Comme  les  vrais  seigneurs, 
papa  était  toujours  de  bonne  humeur  quand  il 
avait  du  monde  à  recevoir. 

«  La  fenêtre  de  ma  chambre  donnait  sur  le  fleuve. 
Je  voyais,  sur  l'eau  jaune,  les  flottilles  des  canards 
sauvages  descendre  le  courant,  gravement',  comme 
des  jouets  mécaniques  vernis,  et  cela,  a-t-on 
idée,  pendant  que  M"*  Jaufre,  ma  gouvernante,  me 
serinait  la  règle  des  participes  :  quand  le  complé- 
ment est  placé  avant,  il  s'accorde  ;  quand  il  est 
placé  après...  Moi,  je  me  levais  doucement,  je 
prenais  ma  longue  canardière,  avec  du  n°  4,  et  pan, 
pan,  dans  la  flottille.  Les  ïïbmestiques  allaient  en 
bateau  me  chercher  les  canards.  Papa  ne  se  fâchait 


172  RcCNIGSMAuiv 

que  si  je  n'en  avais  pas  tué  au  moins  une  demi- 
douzaine.  Après  cela,  ne  t'épate  pas  si  je  lais  quel- 
quefois des  fautes  d'accord. 

w  Pour  le  piano,  j'avais  un  professeur  italien. 
—  Un  républicain.  Il  aurait  voulu  faire  croire, 
jvec  des  sourires  entendus,  qu'il  était  fils  naturel 
Je  Garibaldi.  Je  ne  me  rappelle  que  son  prénom, 
Teobaldo.  Un  jour,  j'avais  quinze  ans,  il  tournait 
derrière  moi  les  pages  de  la  partition  que  je 
déchiffrais,  il  m'embrassa  dans  le  cou.  Il  faut  dire 
que  je  l'avais  un  peu  agacé,  pour  voir,  tu  com- 
prends. Je  me  mis  à  me  tordre  de  rire.  Il  prit  ça 
pour  des  frissons,  et  m'embrassa  plus  fort.  Je  riais, 
je  riaiSc  Papa  entra,  je  crus  que  j'allais  être  gron- 
dée. Mais  la  pièce  était  sombre.  Il  ressortit  en  em- 
portant son  sertisseur  qu'il  avait  laissé  sur  une 
table.  Pour  le  petit  gibier,  papa  faisait  ses  cartou- 
ches lui-même,  à  cause  du  groupement. 

«  Le  lendemain,  j'étais  avec  M"^  Jaufre  à  me 
promener  dans  un  petit  bois  de  sapins,  à  la  corne 
ouest  de  l'île,  très  fourré.  Nous  donnâmes  presque 
de  la  tête  dans  une  grande  forme  flasque  qui  se 
balançait  pendue  à  un  cèdre.  C'était  le  pauvre 
Teobaldo.  M"*  Jaufre  s'enfuit  en  poussant  un  grand 
cri.  Moi,  je  le  retournai  par  les  pieds,  pour  voir. 
Mais  je  m  enfuis  bien  vite  aussi.  Sa  langue  noire 
et  tuméfiée  pendait  sur  sa  lavallière.  Il  avait  les 
yeux  blancs  avec  déjà,  comme  dans  une  vieille 
pomme,  de  grosses  moustaches,  et,  ce  qu'il  y  a 
d'horrible,    la    même    expression    que    quand    il 


KŒMGSMARK  173 

m'avait  embrassée.  Depuis,  les  hommes  m'ont  tou- 
jours dégoûtée. 

i<  C'est  alors  que  je  devins  rêveuse,  pour  avoir 
lu  le  Démon,  de  Lermontov,  qui  est  un  bien  plus 
grand  poète  que  votre  Vigny  et  même  que  Byron. 
Je  palis.  Deux  plaques  roses  marbrèrent  mes  joues. 
Un  médecin  vint  d'Astrakan.  Entre  nous,  je  trou- 
vai moyen  de  lui  graisser  la  patte.  Il  m'ordonna 
hs  eaux  de  Piatigorsk.  C'était  précisément  ce  que 
je  voulais,  car  c'est  là,  tu  ne  l'ignores  pas,  que  fut 
tué  en  duel  Lermontov. 

«  Les  eaux  de  Piatigorsk  sont  des  cascades  qui 
rebondissent  au  flanc  des  murailles  de  granit  noir 
et  de  mica  étincelant.  Cela  a  très  grand  air.  Au 
bout  de  huit  jours,  je  m'j'  ennuyais  tellement  que 
j'en  avais  recouvré  la  santé. 

«  Je  crois  que  je  n'aurais  pu  atteindre  les  quinze 
jours  décrétés  par  papa  sans  la  découverte  que  je 
fis  d'un  vieux  Français  extrêmement  pittoresque, 
qui  servait,  à  Piatigorsk,  à  guider  les  étrangers 
dans  leurs  promenades  à  travers  la  montagne. 
C'était  un  condamné  politique.  Je  crois  qu'il  avait 
été  l'ami  de  Vaillant.  Bref,  on  l'avait  expulsé  de 
chez  vous  sous  Carnot,  et,  comme  ils  font  tous,  il 
était  venu  se  réfugier  en  Russie. 

«  Ce  \1eux  était  instruit,  mais  il  avait  des  idées 
à  lui.  Je  le  pris  en  amitié  surtout  parce  que 
M"'  Jaufre  levait  les  bras  au  ciel  en  répétant  :  Que 
dira  Son  Altesse!  lorsqu'il  me  parlait  d'un  tas  de 
gens  que  j'ignorais  jusqu'alors  :  Saint-Simon,  En- 


174  KŒNIGSMARK 

fantin,  Bazard,  et  Karl  Marx,  et  Lassalle,  et  la  Loi 
d'airain.  Que  sais-je  encore  ! 

«  Je  n'avais  jamais  lu  Tolstoï.  Le  -N'ieux  me  prêta 
Résurrection.  Je  n'avais  pas  idée  d'un  tel  monde 
Pour  faire  endêver  M"*  Jaufre,  je  me  fis  expliquei 
les  idées  sociales  de  Tolstoï.  Le  vieux  jubilait 
Ah  !  Mademoiselle  !  Si  vous  vouliez,  quelle  belle 
œuvre  ! 

«  Le  résultat,  c'e!=t  qu'en  quittant  Piatigorsk,  je 
ramenai  avec  moi  le  père  Barbessoul.  C'était  soa 
nom.  Papa  fut  bien  un  peu  étonné  quand  il  nous 
vit  revenir  avec  ce  patriarche.  Mais  comme  j'avais 
bonne  mine,  il  ne  dit  rien.  Et  puis,  il  était  habitué 
à  mes  fantaisies. 

«  Il  fit  plus.  Il  y  avait  à  côté  de  l'île  du  château, 
dans  la  Volga,  une  autre  petite  île,  dune  demi- 
verste  carrée.  Papa  me  la  donna  avec  cinquante 
moujiks,  hommes,  femmes  et  enfants,  pour  y  ins- 
taller, d'après  l'idée  du  vieux,  un  phalanstère,  moi- 
tié Saint-Simon,  moitié  Tolstoï  :  suppression  de 
la  propriété  individuelle,  répartition  des  instru- 
ments de  travail  selon  les  besoins  et  les  capaci- 
tés, etc.,  etc. 

«  D'abord,  tout  alla  très  bien.  Je  passais  quatre 
heures  par  jour  dans  le  phalanstère.  Le  vieux  Bar- 
bessoul exultait.  Il  était  dans  cette  organisation 
quelque  chose  comme  pope  et  contremaître.  Papa 
me  croyait  folle. 

«  Vous  ne  vous  étonnerez  pas  si  je  vous  dis  que 
j'en  eus  vite  assez.  D'ailleurs,  les  choses  se  gàtè- 


KŒNIGSMARK  176 

rant  :  les  gens  du  phalanstère  allaient  la  nuit  en 
barque  voler  les  poulets  des  riverains,  se  sentant 
protégés  par  mon  influence.  Papa  avait  eu  la  bonté 
dt  leur  supprimer  les  impôts  et  les  journées  de 
travail  :  c'est  effrayant  ce  qu'ils  buvaient  de  kvass. 
Il  n'y  avait  que  le  \ieux  Barbessoul  pour  ne  pas 
voir  comme  ils  sentaient  fort  l'alcool,  jusqu'aux 
femmes.  Figure-toi  qu'au  bout  de  deux  mois,  l'un 
d'entre  eux  avait  fini  par  posséder  tous  les  instru- 
ments agricoles  ;  les  autres  les  avaient  mis  en  gage 
pour  avoir  du  kvass.  Alors,  comme  ils  ne  pou- 
vaient plus  travailler,  ils  fainéantaient  tout  le  jour, 
et  la  nuit  allaient  voler  les  moujiks  de  la  plaine. 
Une  nuit,  il  y  eut  bataille.  Deux  moujiks  furent 
tués.  Papa  se  fâcha  tout  rouge,  me  traita  de  sotte 
et  voulut  faire  pendre  le  vieux  Barbessoul.  Sur  mes 
instances,  il  n'en  fit  rien,  mais  le  phalanstère  fut 
dissous.  Depuis,  il  ne  faut  plus  me  la  faire  avec 
le  socialisme.  Il  est  sûr  que,  sans  les  cosaques  de 
papa,  tous  ces  gens  se  seraient  entr'égorgés. 


* 


«  Un  jour  de  février  1909,  je  venais  d'avoir  vingt 
ans,  j'étais  en  bateau,  sur  un  bras  de  la  Volga,  en 
train  de  tirer  les  macreuses,  quand  je  ^ds  sur  la 
berge  le  cosaque  préféré  de  papa  qui  faisait  de 
grands  gestes.  Il  avait  mis  au  bout  de  son  sabre 
son  bonnet  et  l'agitait,  l'agitait. 

«  Il  criait  aussi,  mais  je  ne  l'entendais  pas.  Je 


176  KŒNIGSMARK 

comprenais  qu'il  y  avait  un  événement  à  la  maison. 
Mais  je  voulais  paraître  indiiîérente,  malgré  toute 
la  curiosité  où  j'étais  de  savoir  quoi.  Je  ne  ralliai 
la  rive  qu'une  heure  plus  tard  ;  le  pauvre  homme 
était  mort  de  fatigue,  tellement  il  avait  agité  ses 
bras  en  s'époumonnant.  Il  me  dit  que  le  Prince 
m'attendait  dans  son  cabinet.  Je  m'y  rendis  le  plus 
lentement  possible,  prévoyant  d'ailleurs  une  bonne 
semonce. 

«  Il  n'en  fut  rien.  Papa  avait  l'air  ravi.  Il  m'em- 
brassa, puis  me  montrant  une  grande  enveloppe 
scellée  de  rouge  sur  son  bureau,  il  m'expliqua  de 
quoi  il  s'agissait. 

«  C'était  le  Czar  qui  écrivait  à  Papa.  Il  lui  annon- 
çait qu'en  mai  l'empereur  Guillaume  devait  venir 
à  Saint-Pétersbourg,  qu'il  y  aurait  de  grandes 
fêtes,  et  pour  finir  une  revue  à  Tzarskoïe-Selo  ; 
qu'à  ce  propos,  il  était  désireux  d'y  voir  les  cosa- 
ques d'Astrakan  et  de  l'Aral,  et  qu'il  priait  le  prince 
Tuniène  de  lui  en  emmener  une  brigade.  «  La  Cza- 
«  riiae,  ajoutait-t-il,  sera  heureuse  de  faire  connais- 
«  sance  à  cette  occasion  avec  sa  petite  nièce.  »  J'ai 
oublié  de  vous  dire  que  j'étais  sa  nièce,  par  suite 
du  mariage  de  papa  avec  une  grande-duchesse  de 
Hesse-Darmstadt. 

«  Jamais,  je  puis  vous  l'affirmer,  je  n'avais 
trouvé  longs  les  jours  dans  notre  palais  de  la  Volga. 
N'empêche  qu'en  écoutant  mon  père,  je  sentis  une 
immense  joie,  et  que,  de  ce  moment,  je  n'eus  plus 
qu'une  idée  :  épater  le  Czar,  la  Czarine,  et  Tempe- 


KŒNIGSMARK  177 

rcur  d'Allemagne,  el  tout  le  monde.  Je  me  regar- 
dais toute  la  journée  dans  la  glace,  et  vraime-nt,  je 
n'étais  pas  trop  fâchée  de  l'image  qu'elle  me  ren- 
voyait. 

«  Jusque-là,  je  m'étais  fait  habiller  à  Astrakan, 
chez  les  soeurs  Menjuzan,  de  fort  bonnes  coutu- 
rières françaises,  qui  allaient  une  fois  l'an  à  Paris 
pour  les  modèles  et  qui  réalisaient  de  l'or  avec  les 
grandes  dames  toherkesses.  Papa  m'ouvrit  un  cré- 
dit illimité,  et  je  partis  deux  jours  après  avec  Mlle 
Jaufre.  Mais  il  faut  te  dire  que  j'avais  mon  idée. 

«  Je  revins  d'Astrakan  en  disant  qu'il  n'y  avait 
rien  du  tout.  Je  pleurai  devant  papa  en  affirmant 
que  je  ne  voulais  pas  paraître  à  la  cour  attifée 
comme  une  saiivagesse.  Vous  pensez  que  je-  n'allais 
pas  lâcher  ainsi  la  belle  occasion  qui  s'offrait  de 
voir  Paris.  Papa  se  fit  bien  un  peu  tirer  ]  oreille. 
Mais  j  avais  tout  de  suite  compris  qu'il  ne  serait  pas 
fâcher  d'aller  redire  un  mot  à  ses  connaissances  de 
jadis. 

«  Dans  les  premiers  jours  de  mars,  nous  partî- 
mes. En  arrivant  dans  ce  Paris  dont  on  m'avait 
tant  bourré  la  tête,  je  n'avais  qu'une  crainte,  y 
paraître  étonnée.  De  là  les  allures  un  peu  extrava- 
gantes que  j'affectai. 

«  Papa  se  découvrit  tout  de  suite  un  tas  de  visites 
et  de  courses  indispensables  à  faire.  Au  Rit>z,  je  ne 
le  voyais  plus  qu'à  l'heure  des  repas,  et  encore. 

«  Il  voulait  m'envoyer  chez  Redfern.  Par  esprit 
de  contradiction,  j'allai  chez  Doucet,  Jamak  je  n'a^ 


178  KŒNIGSMARK 

rien  vu  d'aussi  ridicule  que  Mlle  Jaufre  avec  son 
pince-nez  et  sa  robe  de  salin  noir  caparaçonnée  de 
jais,  au  milieu  de  ces  belles  filles  qui  allaient,  ve- 
naient, me  saluaient,  pour  que  je  puisse  bien  faire 
mon  choix. 

«  On  m'avait  demandé  :  Que  veut  voir  Son 
Altesse? 

«  —  Toutes  les  collections,  répondis~je  froide- 
ment. 

«  En  un  rien  de  temps,  j'avais  commandé  six 
robes  du  soir,  une  douzaine  de  tailleurs,  deux 
amazones  et  le  reste  à  l'avenant. 

«  Jamais  je  ne  me  trouvai  assez  décolletée.  Mlle 
Jaufre  était  verte.  La  première  crut  même  devoir 
me  faire  remarquer  que,  pour  une  jeune  fille, 
c'était  peut-être  un  peu  risqué.  Je  la  renvoyai  à  ses 
essayages.  D'ailleurs  papa,  qui  était  venu  une  fois, 
m'avait  approuvée,  en  me  regardant  avec  un  air 
dont  je  m'étais  sentie  fîère,  car  je  le  savais  con- 
naisseur. 

«  Ce  soir-là,  se  reconnaissant  un  peu  coupable 
de  tout  le  temps  me  plaquer  ainsi,  il  me  dit  que 
nous  dînerions  ensemble,  et  donna  l'ordre  à  Mlle 
Jaufre  de  me  conduire,  à  huit  heures  précises, 
avenue  Gabriel,  devant  chez  Laurent.  Inutile  de 
vous  dire  qu'à  huit  heures  il  n'y  avait  personne. 
J'attendis,  assise  sur  un  banc.  Pour  passer  le  temps, 
avec  le  petit  poignard  damasquiné  que  je  portais 
en  boucle  de  ceinture,  je  gravai  mon  nom  sur  ce 
banc.  Il  doit  y  êti-e  encore. 


KŒNIGSMARK  179 

«  A  huit  heures  dix,  voyant  un  vieux  monsieur 
qui  rôdait  autour  de  nous,  et  ayant  envie  de  dé- 
tendre un  peu  mes  nerfs,  j'ordonnai  à  Mlle  Jaufre 
d'aller  m'acheter  une  boîte  de  Mercedes  au  bureau 
de  tabac  de  l'avenue  Matignon.  Elle  regimba  un 
peu,  mais  partit.  Le  vieux  alors  s'approcha.  Il  avait 
des  pantalons  damier,  un  melon  gris.  Il  me  dit  un 
tas  de  choses  drôles,  me  parlant  d'un  petit  apparte- 
ment rue  d'Offémont,  avec  un  ascenseur  doublé  de 
toile  de  Jouy.  Je  tournais  la  tête  pour  ne  pas  qu'il 
me  vît  me  tordre  de  rire,  si  bien  que  je  fus  fort 
étonnée  en  entendant  le  bruit  d'une  gifle  formi- 
dable. En  me  retournant,  j'aperçus  papa.  Le  vieux 
partit  avec  dignité,  murmurant  que  si  on  ne  pouvait 
même  plus  plaisanter...  Sous  la  lune,  je  voyais  son 
melon  gris  tout  cabossé. 

«  Mlle  Jaufre  revenait  avec  les  Mercedes.  Papa 
4i  dit  froidement  de  rentrer  dîner  au  Ritz  et  de  se 
toucher. 

«  Chez  Laurent,  on  dîne  dehors,  sous  les  beaux 
arbres,  par  petites  tables  avec  des  abat-jour.  Il  y 
avait  un  monde  fou.  Papa  était  là  plus  chez  lui  que 
dans  notre  palais  de  la  Volga.  Il  me  présenta  à  un 
tas  de  gens  célèbres,  Bunau-Varilla,  Charles  De- 
rennes,  M.  de  Bonnefon,  la  princesse  Lucien  Murât, 
Maurice  Rostand,  Celui-ci  me  plut  beaucoup,  avec 
son  air  d'enfant  de  chœur  de  messes  roses.  Nous 
nous  écrivons  toujours,  et  il  doit  venir  me  voir  à 
Lautenbourg. 

«  A  onze  heures,  papa  me  raccompagna  au  Ritz, 


180  KŒNIGSMARK 

et  me  dit  qu'il  avait  besoin  de  passer  rue  de  Gre- 
nelle, à  l'Ambassade.  Mais  vous  pensez  comme 
j'avais  envie  de  me  coucher.  Mlle  Jaufre  ronflait 
comme  une  toupie  de  Nuremberg,  et  je  crus  ne 
jamais  pouvoir  la  réveiller.  Si  vous  aviez  vu  son 
air  ahuri  quand  je  lui  dis  que  papa  nous  avait 
donné  rendez-vous  à  minuit,  et  qu'il  fallait  se  lever. 

«  Rue  de  la  Paix,  nous  prîmes  un  taxi,  «  Au 
Grelot  »,  dis-je  à  l'homme.  C'était  un  nom  que 
j'avais  entendu  chez  Laurent. 

«  Le  Grelot  est  place  Blanche.  Je  doute,  cher 
petit  ami,  studieux  et  sérieux  comme  je  te  sais, 
que  tu  y  sois  jamais  allé.  Quand  nous  entrâmes, 
je  fus  un  peu  jalouse  du  succès  qu'obtint  le  corsage 
de  jais  de  Mlle  Jaufre.  Un  petit  viveur  tout  à  fait 
saoul  cria  que  c'était  Mme  Fallières.  Alors  toute  la 
salle  se  mit  à  chanter  en  chœur  une  chanson  célè- 
bre, dont  le  refrain  était  : 


La  Tante  Julie, 
La  Tante  Octavie, 
La  Tante  Sophie, 
Le  cousin  Léon, 
L'oncle  Théodule, 
L'oncle  Thrasybule, 
Les  cousins  TibuUe 
Et  Timoléon. 


«  Moi,  je  riais,  je  riais,  et  ma  gaîlé  naturelle  en 
imposait  à  tout  ce  monde  qui,  au  momenf  de  notre 
entrée,  avait  l'air  de  s'embêter  ferme. 

«  Nous  bûmes  du  Champagne,  énormément  de 


KŒNIGSMARK  181 

Champagne.  Puis  on  dansa.  Je  montrai  à  ces  Fran- 
çais ce  que  sait  faire  une  princesse  russe.  Il  ny 
eut  qu'un  des  tziganes  qui  arriva  à  valser  conve- 
nablement avec  moi.  On  nous  fit  une  belle  ova- 
tion. 

«  Un  musicien  nègre  vint  inviter  Mlle  Jaufre. 
Vous  me  croirez  si  vous  voulez,  elle  accepta.  Après 
le  Champagne,  ce  n'était  plus  la  même  femme. 
Deux  danseuses  étaient  venues  s'asseoir  à  côté  de 
moi,  l'une  brune,  Zita,  avec  une  robe  bleu  argent, 
une  autre,  la  Crevette,  tout  habillée  de  rose,  qui 
m'appelait  ma  princesse,  sans  savoir  que  c'était 
vrai.  Elles  mangeaient  mes  croustilles  et  buvaient 
mon  Champagne.  Moi,  j'étais  heureuse,  heureuse, 
et,  déjà  un  peu  partie,  je  répétais  :  C'est  beau, 
c'est  beau,  Paris. 

«  Je  vis  tout  d'un  coup  que  plusieurs  de  ces 
pauvres  filles  avaient  des  reprises  à  leurs  bas  de 
soie,  près  du  soulier  verni.  Alors,  je  criai  qu'on  fît 
attention,  et  je  lançai  en  l'air  une  poignée  de  louis. 
Elles  se  précipitèrent  et  les  retrouvèrent  presque 
tous,  à  part  cinq  ou  six  sur  lesquels  des  messieurs 
très  chics  avaient  mis  le  pied. 

'<  Je  crois  que  j'aurais  passé  là  toute  la  nuit,  si 
tout  d'un  coup,  dans  la  salle  à  côté,  je  n'avais 
entendu  pousser  de  grands  cris  : 

«  —  Lili,  Lili,  voilà  Lili!  Vive  Lili! 

<«  Je  regardai,  et  vis  papa  qui  arrivait.  C'est  lui 
qu'on  appelait  Lili,  à  cause  de  son  prénom  qui  était 
Wassili. 


182  KŒNIGSMARK 

«  Il  était  lui  aussi  excessivement  gai,  et  avait  à 
ses  bras  deux  filles,  tellement  belles  que  j'en  fus 
jalouse. 

«  Il  était  trop  occupé  pour  me  voir.  Immédiate- 
ment, je  me  mis  en  devoir  de  filer.  Mais  pour 
emmener  Mlle  Jaufre,  ce  fut  toute  une  histoire. 
Elle  ne  voulait  pas  se  séparer  du  nègre.  Dans  le 
taxi  elle  chantait  à  tue-tête  : 

Caroline,  Caroline, 
Mets  tes  p'tits  souliers  vernis. 

«  Puis  tout  d'un  coup,  appuyée  à  la  vitre,  elle 
se  mit  à  pleurer  à  gros  sanglots,  disant  que  je  ne 
l'avais  pas  respectée. 

«  Papa  eut,  chez  Doucet,  une  note  de  trente-huit 
mille  six  cents  francs.  Il  ne  protesta  pas,  et  il  me 
sembla  que  les  exigences  de  sa  fille  avaient  encore 
été  moindres  que  celles  d'autres  personnes,  ce  dont 
je  conçus  un  certain  dépit. 


* 


«  De  retour  en  Russie,  nous  trouvâmes  au  palais 
une  autre  lettre  du  Czar,  avertissant  papa  que 
l'arrivée  du  Kaiser  à  Saint-Pétersbourg  était  fixée 
au  15  mai,  et  qu'il  eût  à  se  préparer  en  consé- 
quence. 

«  Je  ne  peux  vous  dire  le  luxe  avec  lequel  il  fit 
équiper  sa  briga^^  \  Les  cosaques  d'Astrakan  ont 
le  bonnet  noir  en  forme  de  pain  de  sucre,  comme 


KŒNIGSMARK  183 

les  Arméniens,  la  pelisse  rouge,  bordée  de  four- 
rure, avec  les  cartouchières  jaunes.  Les  cosaques 
de  l'Aral  ont  la  pelisse  bleu  de  ciel,  avec  les  car- 
touchières blanches  et  le  bonnet  kalmouck,  rond, 
d'un  diamètre  de  75  centimètres,  qui  les  fait  appeler 
les  «  Grosses  Têtes  ».  Ils  sont  armés  du  sabre  re- 
courbé, sur  lequel  ceux  de  l'Aral,  qui  sont  maho- 
métans,  gravent  des  versets  du  Koran,  du  fouet  à 
boules  de  plomb  et  de  la  grande  lance. 

«  Papa  fit  remplacer  tous  les  passepoils  de 
laine  par  des  parements  d'or  et  d'argent.  Un  jour 
de  fin  avril,  quand  les  petits  crocus  sortent  de 
terre,  il  passa  en  revue  ses  escadrons.  Il  n'y  avait 
qu'un  mince  soleil  jaune,  mais  il  suffisait  à  donner 
à  ces  magnifiques  cavaliers  un  tel  éclat  qu'on  pou- 
vait imaginer  ce  que  ça  serait,  sous  la  lumière  de 
mai,  à  Tzarskoïe-Sélo. 

«  Le  jour  de  leur  départ  pour  Pétersibourg,  il 
faillit  y  avoir  du  grabuge.  Figurez-vous  que  ces 
pau\Tes  gens,  qui  ne  craignent  ni  les  bouranes,  ni 
les  hommes,  ni  les  esprits  des  marais  et  des  eaux, 
ont  peur  du  chemin  de  fer.  Leurs  chevaux  sont 
comme  eux.  La  moitié  s'emballèrent,  quand  ils 
virent  la  petite  locomotive  ventrue,  crachant  et  sif- 
flant au  milieu  de  la  steppe.  Sans  le  pope,  qui  bénit 
cet  animal,  personne  n'aurait  voulu  monter. 

«  Ils  partirent  enfin,  par  douze  trains  successifs, 
qui  mirent  douze  jours  à  leur  faire  traverser  la 
grande  Russie.  Nous  qui  prenions  l'express,  nous 
ne  quittâmes  le  palais  que  huit  jours  plus  tard. 


184  KŒNIGSMARK 

Le  Czar  avait  fait  mettre  à  notre  disposition  un  wa- 
gon-salon. Nous  y  invitâmes  les  deux  colonels  et 
les  six  commandants.  Le  pope  était  avec  Mlle  Jaufre 
et  Kounine,  le  cosaque  préféré  de  papa;  je  leur 
avais  confié  mes  robes. 

«  Pétersbourg  est  une  grande  ville,  avec  des  ca- 
sernes et  des  églises,  et  d'immenses  jardins.  On 
voit  que  l'homme  qui  en  a  tracé  le  plan  avait  des 
idées  nettes.  Nous  fûmes  splendidement  logés  au 
Palais  d'Hiver  et,  dès  le  premier  soir,  reçus  par  le 
Czar  en  audience  privée.  «  Ah  !  dit-il,  voilà  la  «  pe- 
tite nièce  »,  et  je  vis  bien  qu'il  me  trouvait  belle. 
La  Czarine  m'embrassa  et  appela  mes  cousines  les 
grandes-duchesses  pour  nous  présenter.  Je  remis 
à  Olga  et  à  Tatiana  deux  colliers  de  rubis  de  Cau- 
case, qui  ont  à  l'intérieur  comme  une  larme  de 
diamant,  et  aux  petites  des  colliers  de  perles  roses. 
Papa  avait  apporté  au  Czarevitch  une  boucle  d'ai- 
grette pour  le  kolbach,  faite  d'un  gros  diamant,  et 
un  petit  sabre  cosaque  avec  le  pommeau  en  saphirs 
et  brillants. 

«  Le  surlendemain,  tous  les  bourdons  de  la  capi-. 
taie  sonnant  annoncèrent  l'approche  du  Kaiser,  Le 
Czar,  le  Czarevitch  et  les  grands-ducs  étaient  allés 
à  sa  rencontre,  à  Kronstadt. 

«  J'ai  revu  depuis  tant  de  fois  des  entrées  de 
souverains  dans  les  villes  qu'elles  sont  parvenues, 
presque,  à  me  démolir,  pierre  à  pierre,  le  souvenir 
de  celle-là.  C'est  égal,  ce  fut  bien  beau. 

«  De  mon  balcon,  j'assistai  à  rarrlvée  au  palais. 


KŒNIQSMAIIK  161 

Les  cuirassiers  blancs,  avec  les  grands-ducs,  galo- 
paient aux  portières.  Les  honneurs  étaient  rendus 
par  le  régiment  Preobrajensky.  Pendant  ce  temps, 
les  cosaques  de  papa  étaient  parqués  dans  deux 
casernes,  avec  défense  de  sortir.  Je  fus  d'abord 
vexée,  mais  je  compris  vite  que  c'était  parce  qu'ils 
étaient  les  plus  beaux  de  toutes  les  Russies,  et  que 
le  Czar  les  cachait  jalousement  pour  le  grand  coup 
d'épaté  final. 

(<  Sous  le  doux  ciel  pommelé  de  Bothnie,  les  cui- 
rasses et  les  sabres  étaient  bleus  et  jaunes. 

«  Le  Kaiser  était  avec  le  Czar,  le  Czarevitch  el 
le  Kronprinz  dans  la  première  calèche.  Il  était  en 
colonel  de  cuirassiers  russes,  avec,  sur  le  casque 
d'argent,  le  grand  aigle  d'or  éployé.  Il  saluait  beau- 
coup, d'un  air  heureux.  Frédéric-Guillaume  portait 
l'uniforme  des  hussards  noirs. 

«  L'Impératrice  et  la  Czarine  venaient  derrière, 
avec  un  tas  de  princes  allemands  et  de  généraux. 

«  Les  présentations  n'en  finirent  pas.  J'eus  mon 
succès.  «  Eh!  mais  c'est  la  petite  nièce  »,  dit  le 
Kaiser  en  me  prenant  la  main  et  en  m'emmenant 
à  l'Impératrice.  La  vieille  poule,  du  fond  de  ses 
malines  et  de  ses  plumes  d'autruche,  m'embrassa 
en  me  disant  qu'elle  aimait  beaucoup  ma  pauvre 
maman.  Pendant  ce  temps  Frédéric-Guillaume  et 
Adalbert  me  reluquaient,  je  ne  vous  dis  que  ça. 
Adalbert  est  joli  garçon,  mais  il  a  l'air  têtu  el  sour- 
nois. Je  préfère  le  Kronprinz,  qui  est  un  farceur.  Je 


Iê6  KŒNIGSMARK 

VOUS  jure  qu'on  ne  s'embêtera  pas  en  Allemagne, 
quand  il  aura  remplacé  son  père. 

«  Je  passai  toute  l'après-midi  à  me  préparer 
pour  le  gala  du  soir.  J'avais  peur  de  ne  pas  faire 
de  l'effet.  J'étais  nerveuse;  pour  un  rien  je  querel- 
lais Mlle  Jaufre.  On  aurait  dit  que  je  pressentais 
tous  les  embêtements  qui  allaient  fondre  sur  ma 
vie  à  la  suite  de  cette  maudite  soirée. 

«  On  ne  peut  s'imaginer  la  beauté  d'une  fête  à 
Péterhof.  Le  Kaiser  avait  mis  un  deuxième  uni- 
ferme,  plus  brillant  encore  que  le  premier.  Mais  si 
TOUS  saviez  la  tête  qu'il  fit  quand  il  \4t  celui  de 
papa.  Pour  la  richesse  du  costume,  il  n'y  a  rien  à 
faire  avec  le  prince  Tumène.  A  côté  des  pierreries 
de  la  chaîne  qui  retenait  sur  l'épaule  gauche  sa 
pelisse  rouge,  les  diamants  de  l'impératrice  avaient 
l'air  de  rognures  d'une  pauvre  petite  bourgeoise  de 
Mcabit. 

«  Moi,  quand  je  parus,  je  vis  le  Czar  réprimer 
un  petit  geste  d'étonnement.  J'eus  peur  une  seconde 
de  m'être  trop  décolletée.  Puis  cette  crainte  se  vola- 
tilisa ave  la  sensation  de  l'effet  que  je  produisais. 
Vous  pensez,  j'avais  tiré  le  grand  numéro  un  de 
Doucet,  la  robe  de  velours  bleu  saphir,  très  simple, 
mais  moulée  il  fallait  voir,  et,  comme  bijoux,  rien 
que  des  saphirs.  Comme  les  enfants,  je  pensais 
déjà  à  mon  effet  du  lendemain.  «  Quelle  trompette 
ils  vont  tous  faire,  me  disais-je,  quand  ils  verront 
mon  numéro  deux,  ma  robe  rouge,  avec  rien  que 
des  rubis.  » 


KŒNIGSMARK         '~  187 

«  On  dansa.  J'étais  heureuse  de  voir  ces  Alle- 
mands, habitués  aux  valses  lentes,  perdre  la  me- 
sure de  notre  valse  russe,  si  nerveuse,  cl  être 
obligés,  à  cloche-pied,  de  sauter  jusqu'à  deux 
temps  pour  la  rattraper;  ou  de  l'attendre,  comme 
des  hérons. 

«  Je  dansai  avec  le  Kronprinz.  Il  me  fit  compli- 
ment de  ma  toilette,  et  me  dit  que  l'empereur  alle- 
mand n'était  pas  ua  souverain  absolu,  puisqu'il 
n'avait  jamais  pu  obtenir  des  dames  de  sa  cour 
qu'elles  missent  moins  de  six  couleurs  daas  leurs 
robes.  Espérant  le  vexer  un  peu,  je  lui  dis  que  ce 
n'était  pas  étonnant,  et  que  la  mienne  était  de 
Paris.  Mais  il  me  dit  que  j'avais  bien  raison,  qu'il 
n'y  avait  rien  comme  Paris,  et  me  raconta,  avec 
ces  grimaces  impayables  que  lui  seul  sait  faire,  un 
tas  d'histoires  tordantes  sur  cette  ville,  à  tel  point 
que,  lorsqu'il  me  reconduisit  à  ma  place,  j'entendis 
la  vieille  poule  lui  murmurer  au  passage  :  <f  Fritz, 
de  la  tenue.  » 

w  En  même  temps,  elle  me  faisait  signe  de  venir 
m'asseoir  à  son  côté. 

«  Dès  le  matin,  j'avais  remarqué,  parmi  les  offi- 
ciers du  Kaiser,  un  grand  hussard,  vêtu  d'un  uni- 
forme ponceau,  à  brandebourgs  jonquille.  D  était 
roux,  avec  de  bons  yeux  myopes,  bleus  et  obstinés, 
qui,  sous  le  lorgnon,  ne  me  perdaient  pas  de  vue 
une  minute.  Naturellement,  tout  le  temps,  j'avais 
fait  semblant  de  ne  pas  le  remarquer.  On  m'eût 
bien  étonnée,  à  ce  moment,   si  on  m'étaTl   TCnn 


188  KŒNIGSMÂRK 

dire  que  cet  uniforme  ponceau  serait  un  jour  le 
mien. 

«  —  Aurore,  me  dit  l'Impératrice,  voici  mon  cou- 
sin Rodolphe,  grand-duc  de  Lautenbourg-Detmold, 
qui  sollicite  la  faveur  de  vous  faire  valser. 

«  Il  dansait  abominablement,  ce  hussard  rouge, 
tout  en  se  donnant  beaucoup  de  mal.  Il  crut  devoir 
s'en  excuser.  Je  lui  répondis  à  peine  et  ne  le  re- 
merciai même  pas,  quand  la  valse  prit  fin.  Il  revint 
prendre  sa  place  derrière  l'Impératrice,  essuyant 
de  temps  en  temps  son  binocle,  avec  un  air  si  mal- 
heureux qu'il  aurait  attendri  des  pierres. 

«  Le  lendemain,  j'appris  avec  joie  qu'il  y  aurait 
deux  jours  après  une  chasse  au  renard.  Comme  je 
me  félicitai  d'avoir  emmené  Tarass-Boulba,  mon 
méchant  petit  cheval  barbe!  J'allais  le  voir  à  la  ca- 
serne de  nos  cosaques.  Il  avait  été  tellement  insup- 
portable qu'on  l'avait  mis  tout  seul  dans  une  écurie 
dont  il  avait  à  moitié  démoli  la  porte  en  ruant 
dedans. 

a  Quant  il  m'aperçut,  il  hennit  de  plaisir,  et  eut 
tôt  fait  d'avaler  le  sucre  que  lui  avais  apporté. 

«  Mon  fils,  lui  dis-je  en  passant  la  main  dans  sa 
longue  crinière  embroussaillée,  il  va  falloir  être  à 
la  hauteur.  Nous  allons  tous  les  laisser  derrière,  pas 
vrai  ? 

«  Il  me  fit  amicalement  signe  qu'il  avait  compris, 
et  je_sortis  pour  aller  essayer  mon  amazone. 

«  En  rentrant,  je  trouvai  papa,  qui  avait  un  air 
grave  et  ravi.  J'ai  toujours  eu  horreur  des  surprises. 


KŒNIGSMARK  189 

Ce  sont  immanquablement  des  choses  désagréables* 

«  Je  voyais  que  papa  ne  savait  par  où  commen- 
cer, ce  qui  acheva  de  me  rendre  méfiante. 

«  —  Dépêchez-vous,  lui  dis-je,  il  faut  que  j'aille 
m'habiller. 

«  —  Ma  fille,  me  dit-il,  j'ai  à  te  parler  sérieuse- 
ment. 

«  —  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  ne  pas  voii$ 
dépêcher.  ' 

<i  —  Ma  fille,  cela  te  déplairaît-il  d'être  reine  T 

«  —  Reine  de  quoi  ? 

«  —  De  Wurtemberg. 

«  On  a  beau  avoir  été  élevé  dhcz  les  sauvages, 
on  connaît  son  Gotha.  Aussi  je  demandai  à  papa 
s'il  avait  l'intention  de  me  faire  épouser  le  roi  de 
Wurtemberg,  qui  avait  alors  soixante-deux  ans. 

«  —  Ce  n'est  pas  Sa  Majesté  le  roi  de  W^urtem- 
berg  qui  m'a  fait  l'honneur  de  me  demander  ta 
main,  c'est  son  Altesse  le  granânduc  de  Lauten- 
bourg-Detmold. 

«  Papa,  qui  est  prince  pourtant,  avait  la  bouche 
si  pleine  de  cette  Majesté,  de  cette  Altesse,  que  j'en 
fus  exaspérée. 

«  —  Quoi!  criai-je.  Celui  qui  a  l'air  d'un  homard 
au  safran?  Jamais  de  la  vie. 

«  —  Soyons  sérieux,  dit  mon  père. 

«  —  Jamais  de  la  vie,  répétai-je,  en  frappant  du 
pied.  D'ailleurs  je  ne  vois  pas  le  rapport  qu'M  y  a 
entre  ce  myope  roux  et  la  couronne  de  Wurtem- 
berg. 


19$  K(ENIGSMARK 

«  —  Il  y  a,  dit  mon  père  doctoralement,  que  le 
roi  Albert  de  Wurtemberg  n'a  pas  d'enfant,  qull  a 
soixante-deux  ans,  comme  tu  l'as  très  bien  dit,  le 
diabète,  et  que  grand-duc  de  Lautenbourg  est 
son  héritier. 

«  —  Je  m'en  contrefiche,  répliquai-je.  Je  préfé- 
rerais épouser  Kounine,  et  puis,  je  ne  veux  pas  me 
marier. 

«  Papa  commençait  à  se  fâcher.  Il  me  raconta 
toute  une  histoire.  Rodolphe  de  Lautenbourg  était 
amoureux  fou.  Il  avait  parlé  à  l'Impératrice,  sa 
marraine,  qui  avait  parlé  au  Kaiser,  qui  avait  parlé 
au  Czar,  qui  venait  de  lui  parler.  De  telles  proposi- 
tionsc  nonobstant  ce  qu'elles  ont  de  flatteur,  sont 
presque  des  crdies,  et... 

«  —  Et,  vous  avez  dit  oui  avant  de  me  consulter? 
éclatai-je. 

«  —  Pas  tout  à  fait,  répondit-il  avec  embarras, 
mais  enfin,  je  n'ai  pas  pu  ne  pas  remercier,  ac- 
cepter.., 

«  —  Accepter  quoi 

«  —  Accepter,  oh!  quelque  chose  qui  n'engage  à 
rien,  que  le  grand-duc  soit  ton  cavalier  dans  la 
chasse  au  renard  d'après-demain. 

«  —  Si  ce  n'est  que  cela,  dis-je,  vous  pouvez 
compter  sur  moi  pour  dégoûter  cet  Allemand  de 
venir  chercher  une  héritière  en  Russie. 

«  —  Promets-moi  d'être  convenable,  supplia  mon 
père  alarmé.  Tu  commences  à  me  faire  regretter  la 
liberté  que  je  t'ai  toujours  laissée.  Songe  que  c'est 


KŒNIGSMARK  191 

d'une  couronne  royale,  ni   plus   ni  moins,    qu'il 
s'agit. 

><  Une  couronne  royale!  Voir  sa  fille  reine!  U 
n'avait  que  cela  en  tête,  le  vieux  Kalmouck. 

.<  Le  soir,  au  moment  de  monter  en  voiture  pour 
la  représentation  de  gala,  je  compris  que  papa 
s'était  laissé  engager  beaucoup  plus  avant  qu'il 
n'avait  osé  me  l'avouer. 

«  —  Voilà  donc  notre  petite  fiancée,  dit  le  Kaiser 
en  me  prenant  la  main. 

>  L'Impératrice,  plus  poule  couveuse  que  jamais, 
m'embrassa  sur  le  front.  Il  paraît  que  c'est  un  tic 
de  famille. 

Il  n'y  eut  pas  jusqu'au  Czar  qui  ne  se  crut 
obligé  d'ajouter,  avec  son  pâle  sourire,  en  s'adres- 
sant  à  Guillaume  II  : 

«  —  li  ne  te  suffisait  donc  pas  de  m'inonder  de 
tes  sujets  ?  Voilà,  maintenant,  que  tu  viens  me 
prendre  mes  sujettes! 

«  Moi,  je  souriais  d'un  air  candide,  mais  je  regar- 
dais à  la  dérobée  mon  hussard  rouge,  qui  ne  savait 
où  ,se  mettre,  et  je  me  disais  : 

«  —  Attends,  mon  bonhomme!  Tu  paieras  tout 
cela  après-demain. 

* 
** 

«  Le  surlendemain  arriva.  Je  n'avais  qu'une 
peur,  c'était  que  la  chasse  eût  lieu  dans  un  terrai» 
trop  peigné,  trop  ratissé.  Je  fus  vite  rassurée.  Il  y 


192  KCEMGSMARK 

avait  bien  de  grandes  allées  dans  la  forêt,  certes, 
pour  les  dames,  mais,  à  côté,  des  taillis  bien  épais, 
des  ruisseaux,  et  de-ci  de-là.  quelques  bonnes  pe- 
tites fondrières. 

«  Tarass-Boulba,  à  qui  j'avais  administré  avant 
de  partir  une  demi-livre  de  sucre  humecté  de 
wllisky,  était  guilleret,  mais  très  digne. 

«  Je  mentirais,  si  je  cachais  que  son  apparition 
excita  des  exclamations.  Le  Kronprinz  me  demanda 
pourquoi  je  ne  l'avais  pas  fait  raser. 

«  —  Laisse-les  dire,  vieux  camarade,  murmurai- 
Je  à  mon  petit  cheval. 

«  Il  comprenait,  et  secouait  la  tête  d'un  sàf  go- 
guenard. 

«  Le  grand-duc  Rodolphe  était  venu  se  mettre  à 
mon  côté.  Je  fus  tellement  aimable  que  le  pauvre 
garçon,  enhardi,  me  dit  à  voix  basse  : 

«  — Cela  ne  vous  déplaît  donc  pas,  Mademoiselle, 
que  je  sois  votre  cavalier  ? 

«  —  Avez-vous  pu  le  croire.  Monsieur  ?  répon- 
dis-je.  Cette  cour  est  assommante.  On  n'est  jamais 
tranquille.  Ici,  on  respire,  on  a  l'espace.  Nous  pour- 
rons causer. 

a  —  Vous  aîmez  la  nature!  murmm'a-t-il,  trans- 
porté. Que  je  suis  heureux! 

«  Moi  aussi,  j'étais  très  contente,  je  sentais  qu'il 
ne  me  quitterait  pas  d'une  semelle. 

«  On  lança  le  premier  renard.  Il  n'y  eut  pas  d'in- 
cident notable,  si  ce  n'esl  que  Tarass-Bculba,  mis 
en  gaieté  par  le  bruit  du  cor,  esqui&sa  un  pas  de 


KŒNIGSMARK  193 

poika  et  vint  poser  ses  pieds  de  devant  sur  la 
croupe  de  la  jument  d'Adalbert,  qui  faillit  être  dé- 
sarçonné. A  partir  de  ce  moment,  on  se  gara  comme 
de  la  peste  de  mon  petit  barbe. 

«  Le  grand-duc  de  Lautenbourg  montait  un  de 
ces  chevaux  chers  aux  Allemands,  un  grand  bai 
brun,  avec  des  jarrets  gros  comme  des  jambon- 
neaux, et  un  dos  aussi  large  qu'un  billard.  De  plus, 
j'eus  vite  fait  de  voir  que  ce  vilain  animal  était  dur 
de  la  bouche  et  galopait  la  tête  entre  les  jambes. 

«  —  Pauvre  ami,  pensais-je,  tu  vas  rire,  tout  à 
l'heure  en  sautant  les  fossés. 

«  Le  deuxième,  puis  le  troisième  renard  furent 
abattus  sans  encombre.  Tout  à  coup,  le  quatrième 
déboula  entre  moi  et  le  grand-duc.  Je  le  vis,  maigre, 
presque  sans  queue.  Je  compris  que  c'était  le 
bon. 

«  —  A  nous!  criai-je  à  Rodolphe. 

«  n  éperonna  son  grand  carcan  qui  prit  le  galop 
de  charge. 

«  Le  renard  était  à  cent  mètres  en  avant. 

«  Brave  petite  bête!  Il  nous  conduisait  droit  aux 
fourrés. 

«  De  tenips  en  temps,  le  grand-duc  se  retournait  : 

«  —  Je  ne  vais  pas  trop  vite?  Vous  pouvez  me 
suivre?  demandait-il,  haletant. 

«  — Allez,  allez,  répondais-je. 

«  Et  Tarass-Bouiba  reniflait  comme  pour  dire  '. 

«  —  Vas-y,  vas-y. 

«  Cette   fois,  c'était   la  pleine   forêt.  Alors,   je 


194  KŒNIGSMARK 

touchai  simplement  le  cou  de  mon  barbe  et  lui 
lâchai  les  rênes.  En  une  minute  le  grand-duc  é.tait 
dépassé. 

«  J'entrevis  sa  figure  rougeaude,  essoufflée...  Il 
était  maintenant  à  un  quart  de  verste  derrière 
moi. 

«  Tarass-Boulba,  sur  moli  ordre,  ralentit. 

«  —  Vous  m'avez  fait  peur,  dit  le  pauvre  garçon 
en  me  rejoignant.  J'ai  cru  votre  cheval  emballé. 

«  —  Attention!  lui  criai-je. 

«  Un  ruisseau  s'ouvrait  sous  mes  pieds.  Il  le 
franchit  tant  bien  que  mal.  Devant  nous,  dans  une 
petite  plaine  rase,  en  pente,  avec  trois  chiens  à  sei 
trousses,  le  renard  filait. 

«  De  nouveau  les  fourrés.  J'étais  baissée  sur 
l'encolure  et  ne  recevais  à  la  figure  aucune  des 
branches  où  la  tête  de  Tarass-Boulba  faisait  des 
trouées  brusques,  sitôt  refermées.  Mais  mon  pauvre 
compagnon  avait  déjà  la  figure  en  sang.  Un  petit 
chêne  lui  enleva  son  lorgnon.  Je  le  sentis  désem- 
paré. Le  gros  cheval  soufflait  comme  une  corne-* 
muse. 

«  —  Hardi,  criai-je,  le  renard  se  fatigue I  et  je 
touchai  Tarass-Bo-ulba  de  l'éperon. 

«  Le  petit  cheval  n'aime  pas  ces  plaisanteries.  Il 
fit  un  bond  énorme.  Derrière,  l'autre  suivait  péni- 
blement, dans  un  bruit  effrayant  de  branches 
cassées. 

«  —  Toi,  me  dis-je,  tu  commences  à  être  rendu. 
Tu  rateras  la  prochaine. 


KŒMGSMARK  1% 

«  La  prochaine  se  présenta  bientôt  sous  la  forme 
d'une  fondrière  large  de  quinze  piads,  profonde 
d'autant,  avec  des  bords  mal  définis,  traîtres  en 
diable.  Une  seconde,  je  me  demandai  même  si  Ta- 
rass-BouIba,  avec  la  course  qu'il  venait  de  fournir, 
en  \1endrait  à  bout.  Mais  baste,  s'enlevant  comme 
une  hifondelîe,  il  avait  déjà,  mon  brave  petit  cheval, 
franchi  l'obstacle. 

«  Alors,  je  me  retournai,  sûre  de  ce  qui  allait 
arriver. 

«  C'était  fait.  Avec  fracas,  cheval  et  cavalier  s'é- 
taient abattus.  Le  premier  avait  manqué  le  bord, 
des  deux  pattes  de  derrière,  envoyant  l'autre  à 
terre,  sans  ménagements. 

«  Je  sautai  sur  le  sol  et  m'approchai  du  grand- 
duc,  avec  la  vague  crainte  d'avoir  poussé  un  peu 
loin  la  plaisanterie. 

«  —  Vous  ne  vous  êtes  pas  fait  mal?  m'écriai-je. 

«  —  Je  ne  crois  pas,  murmura-t-il  faiblement. 
J'ai  eu  si  peur  pour  vous,  en  vous  voyant  vous 
élancer  par-dessus  ce  maudit  fossé. 

«  Pauvre  diable!  j'eus  envie  de  lui  demander 
pardon. 

«  —  Voulez-vous  que  je  vous  aide  à  vous  relever? 
dis-je  un  peu  confuse. 

«  —  Je  veux  bien. 

«  Mais  ce  fut  vainement  que  j'essayai  de  le  met- 
tre debout. 

«  C'est  alors  que  je  m'aperçus  de  «a  pâleur. 


196  KŒNIGSMARK 

«  —  Vous  avez  la  jambe  droite  eassée, 
ni'écriai-je. 

«  —  Oh!  je  ne  pense  pas,  Sir-n,  a^ec  sa  douceur 
désarmante,  une  entorse,  tout  au  plus. 

«  —  Je  vous  dis  que  c'est  la  jambe  qui  est  cassée, 
Je  jsi*y  connais. 

«  En  même  temps,  de  mon  poignard  de  chasse 
je  fendis  la  botte.  La  jambe  apparut,  ballante. 

«  —  Nous  voilà  propres,  pensai-je,  à  six  Tcrstei 
au  moins  de  la  chasse. 

«  Lui  ne  disait  plus  rien,  me  regardant  avec  set 
bons  yeux  d'une  infinie  douceur.  On  aurait  dit  qull 
était  heureux. 

«  —  Merci,  murmura-t-il  même. 

«  —  De  quoi  ?  éclatai-je.  Je  vous  ai  cassé  la 
jambe  et  vous  me  remerciez!  Attendez  au  moins 
que  je  vous  aie  tiré  d'afTaire. 

«  Il  dit  d'un  air  contrit  : 

«  —  Vous  pouvez  rentrer,  et  m'envoyer  les  pi- 
queurs. 

«  —  C'est  cela!  dis-je  furieuse.  Arriver  là-bas 
sans  le  renard,  et  quand  on  me  demandera  où  est 
le  grand-duc  Rodolphe,  je  répondrai:  Je  l'ai  laissé, 
au  fond  d'un  trou,  avec  une  jambe  en  petits  mor- 
ceaux. Non,  Monsieur! 

«  — Comme  vous  voudrez,  dit-il  faiblement.  Mais 
je  ne  sais  pas  bien  comment  vou»  vous  y 
prendrez. 

¥  —  Vous  allez  voir. 

0  Le  grand  carcan  était  à  quelques  pas,  brou- 


KŒNICSMAHK  197 

tniil    bêtement,   sous    lœil    goguenard    de  Taïass- 
Boulba. 

—  Viens  ici,  sale  bête! 

"  Quand  je  l'eus  emmené,  je  compris  que  je 
n'aurais  jamais  la  force  d'y  hisser  le  grand-duc. 

"  —  Quelle  idée  de  prendre  des  chevaux  hauts 
comme  des  échafaudages!  dis-je,  rageuse. 

<'  Le  blessé  me  regardait,  avec  son  air  perpétuel 
de  s'excuser,  qui  finissait  par  être  exaspérant. 

«  — Tarass-Boulba !  appelai-je, 

«  Le  petit  barbe  vint,  miais  en  rechignant.  Il  se 
méfiait  de  ce  qui  allait  lui  arriver. 

«  Rodolphe  de  Lautenbourg  ne  put  réprimer  un 
mouvement  de  crainte. 

"  —  Vous  allez  me  hisser  sur  cet  animal?  mur- 
mura-t-il.  J'aimerais  autant  rester  ici. 

«  —  Jamais,  répétai-je  en  frappant  du  pied.  Et 
puis  Tarass-Boulba  est  doux  comme  un  mouton. 
Tenez-vous  bien. 

«  Il  était  lourd,  cet  Allemand.  Mais  je  l'enlevai 
tout  de  même  et  le  fixai  solidement  sur  la  selle 
avec  les  rênes. 

«  Je  montai  moi-même  sur  le  grand  carcan. 
Vous  pensez  si,  en  revenant,  je  me  traitai  de 
sotte.  Je  n'avais  réussi  qu'à  rendre  pitoyable 
celui  que  je  voulais  haïr.  Et  puis,  il  y  avait  le 
regard  étonné  de  Tarass-Boulba  qui  achevait  de 
me  mettre  hors  de  moi  : 

«  —  Qu'ai-je  donc  fait,  avait-il  l'air  de  dire,  pour 
que  tu  me  donnes  à  porter  un  Allemand,  et  poux 


198  KŒNIGSMARK 

me  préférer  ce  vilain  cheval  brun,  sans  crinière, 
et  qui  a  les  sabots  plus  larges  que  des  poêles  à 
frire? 


** 


«  Il  ne  faut  jamais  casser  les  jambes  des  gens 
que  l'on  ne  veut  pas  épouser.  Je  n'ai  guère  besoin 
de  vous  raconter  ce  qui  arriva.  Des  numéros 
comme  moi  ne  sont  liés  que  par  leurs  actes,  et  je 
fus  liée  par  mon  sauvetage,  alors  que  tous  les  kai- 
sers du  monde  n'y  auraient  pu  arriver. 

«■  Ce  fut  une  scène  sensationnelle  que  mon 
retour  sur  le  bai  brun,  S'ui\'i  de  Tarass-Boulba 
portant  son  grand-duc  en  bandoulière.  La  chasse 
fut  arrêtée.  On  s'empressa.  Je  dus  raconter  l'his- 
toire, ce  que  je  fis  avec  le  plus  de  brièveté  pos- 
sible, comme  les  choses  dont  on  ne  se  sent  pas  très 
fier.  Mais  le  blessé  y  ajouta  force  détails.  Sa 
fièvre  le  rendait  éloquent  et  me  transformait  en 
héroïne.  J'eus  à  subir  les  félicitations  de  toute  la 
cour. 

«  Le  Kaiser,  qui  voit  faux  et  grand,  proclama  : 

«  —  Elle  est  adorable,  cette  enfant,  qui  le  pre- 
mier jour  trouve  moyen  de  sauver  la  vie  à  son 
fiancé. 

«  L'Impératrice  m.'embrassa.  C'est  un  tic  de 
famille.  Mon  père  était  aux  anges. 

«  —  Tous  mes  compliments  à  Votre  Majesté, 
vint-il  me  dire  à  l'oreille. 

«  J''étais  furieuse  et  souriante.  Ma  rage  se  passa 


KŒNIGSMARK  199 

sur  Tarass-Boulba  qui  eut  plus  de  coups  de  cra- 
vache, en  rentrant  au  palais,  qu'il  n'en  a  reçu 
depuis. 

«  J'ai  une  qualité.  J'aime  les  situations  nettes. 
Consciente  que,  en  grande  partie  par  ma  faute, 
j'étais  désormais  engagée  de  façon  à  ne  plus  pou- 
voir me  libérer  sans  un  de  ces  scandales  auxquels 
toute  princesse  digne  de  ce  nom  répugne  plus  qu'à 
la  certitude  d'être  malheureuse,  je  résolus  de 
poser  le  soir  même  mes  conditions  à  celui  que  la 
Cour  appelait  déjà  mon  fiancé. 

«  Je  le  priai  de  me  recevoir,  ce  qu'il  fit  immé- 
diatement, après  avoir  renvoyé  le  poseur  de  gout- 
tière. 

«  Quand  nous  fûmes  seuls,  voilà  à  peu  près 
comme  je  lui  parlai  : 

«  —  Monsieur,  ma  démarche  vous  étonnera  peut- 
être.  Mais  j'ai  et  conserverai  toujours  l'habituHe  de 
faire  ce  que  je  juge  utile,  sans  m'inquiéter  de 
savoir  si  c'est  convenable.  Or  je  juge  au  suprême 
degré  utile  de  vous  dire  ceci  : 

«  Je  suis  venue  à  Pétersbourg  pour  accompa- 
gner papa,  pour  voir  de  belles  fêtes,  m'amuser  en 
un  mot,  non  pour  y  trouver  un  mari.  Des  maris, 
j'en  ai  refusé,  vous  me  ferez  l'honneur  de  me  croire, 
autant  qu'il  y  a  de  provinces  en  Russie,  et  le  der- 
nier était  un  prince  persan,  possesseur  d'une  mon- 
tagne où  les  émeraudes  se  trouvent  avec  la  même 
facilité  que  les  truffes  en  Pérîgord,  et  y  sont  plus 
ççrosses. 


200  KŒNIGSMARK 

«  Or»,  j'arrive  ici.  Je  ne  sais  pas  ce  qui  leur 
prend  à  tous.  Bref,  voilà  qu'il  faut  me  marier.  Ce 
que  je  vous  dis  n'est  pas  pour  vous  désobliger. 
Mais  enfin,  Monsieur,  nous  ne  nous  étions  jamais 
vus  il  y  a  trois  jours.  { 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  je  suis  à  peu  près  dans 
l'obligation  de  vous  épouser.  Les  circonstances 
dépassent  l'homme  que  vous  êtes  et  la  fille  que  je 
suis.  Il  y  a  dans  notre  histoire  quatre  empereurs  et  ^ 
impératrices,  des  couronnes,  sans  doute  des  bud- 
gets à  équilibrer;  je  sens  que  papa  fera  une  mala- 
die si  je  ne  suis  pas  reine,  maintenant  qu'il  en  a 
vu  la  possibilité.  En  outre,  je  vous  ai  cassé  la 
jnmbe. 

«  Il  fit  un  geste  :  ne  parlons  pas  de  cela. 

«  —  Parlons-en  au  contraire,  puisque,  je  vous 
le  dis  carrément,  c'est  cet  accident  dont  je  suis 
cause  qui  m'aura  si  vite  déterminée  à  accepter  une 
chose  dont  hier  encore  je  ne  voulais  pas  entendre 
parler.  Grâce  à  lui  je  me  donne  Timpression  de  ne 
pas  faire  tout  à  fait  un  mariage  de  raison,  ce  qui, 
pour  une  fille  de  ma  qualité,  est  assez  agréable. 

«  —  C'est  l'autre  j amibe,  et  les  bras,  que  je 
voudrais  avoir  brisés,  dit-il  avec  une  tristesse 
douce,  pour  ne  pas  vous  entendre  prononcer  ce 
mot  affreux,  mariage  de  raison. 

«  —  Je  conclus,  dis-je  sans  m'émouvoir.  J'ac- 
cepte d'être  votre  femme.  Mais  vous  trouverez  bon 
que  j'y  mette  une  ou  deux  petites  conditions. 

«  —   Parlez,    parlez,    dit-il    avec    force.    Vous 


.vŒNlGSMAUK  201 

savez  que  tout  ce  que  vous  demanderez  e!>t  accordé 
d  avance. 

«  —  Oh!  oh!  dis-je  en  souriant.  Vous  trouve- 
rez peut-être  tout  à  l'heure  que  vous  êtes  allé  un 
peu  vite.  Eli  bie^i,  mon  cher  ami  (j'insistai  sur  ce 
mot)  j'ai  joui  dès  mon  enfance  de  la  plus  grande 
liberté,  et  je  prétends  ne  pas  l'aliéner  en  me 
mariant.  Je  veux  qu'il  soit  entendu  que  rien  n'y 
soit  changé,  rien,  entendez-vous. 

'  —  Coraiment  pouvez-vous  croire  !... 

«  —  Ne  vous  méprenez  pas  vous-même  sur  le 
sens  des  mots,  dis-je.  Admettez  que  ce  n'est  pas 
une  jeune  fille  qui  vous  parle,  ni  une  femme,  et 
comprenez  que  ma  condition  est  que  notre  union 
doit  être,  selon  mon  inflexible  volonté,  un  pacte 
d'amitié,  eKclusif  de  toute  autre  chose. 

«  Je  ne  sais  pas  si  j'aurais  continué  à  m'en  bien 
tirer  de  ma  petite  allocution  scabreuse,  si  sa  ba- 
lourdise masculine  ne  m'en  avait  fourni  le  moyen. 

«  —  Vous  aimez  quelqu'un!  dit-il  d'une  voix 
rauque. 

«  —  Soyez  convenable,  et  surtout  ne  dites  pas 
de  bêtises,  répliquai-je  doucement.  Je  consens  à 
vous  dire  que  je  n'aime  personne,  si  ce  n'est  — 
puisque  ce  mot  aimer  est  un  maitre  Jacques  —  mon 
pays  natal,  la  chasse,  papa,  les  fleurs,  qu'on  me 
fiche  la  paix,  et  deux  ou  trois  autres  choses  qui 
ne  peuvent  réellement  porter  ombrage  à  une  ja- 
lousie regrettable  à  constater  chez  un  homme  intel- 
ligent. Etes-vous  satisfait? 


202  KŒNIGSMARK 

«  Il  eut  un  pâle  sourire. 

«  —  Ceci,  repris- je,  c'est  notre  petit  sous-seing 
privé.  Les  chancelleries  s'occuperont  des  actes  pu- 
blics, de  tout.  Je  m'en  moque,  et  j'espère  que  vous 
aussi.  Je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que  vous  aurez 
en  moi  une  compagne  toujours  digne  de  vous,  à  la 
hauteur  des  circonstances,  quelles  qu'elles  soient, 
et  capable,  si  Dieu  en  décide  ainsi,  de  porter  comme 
il  faut  cette  fameuse  couronne  de  Wurtemberg.  Là- 
dessus,  voici  ma  main. 

«  Il  la  prit  et  la  baisa  avec  ferveur.  Dans  ses 
yeux,  la  joie  avait  remplacé  la  fièvre.  Je  n'en  reve- 
nais pas  de  lui  avoir  si  facilement  passé  le  lacet. 
Puis,  soudain,  je  compris  son  raisonnement  :  «  Je 
serai  si  bon,  si  prévenant  pour  elle,  si  aimant, 
qu'il  faudra  bien,  au  bout  d'un  temps  que  je  ne 
veux  même  pas  prévoir,  qu'elle  finisse  par  en  être 
touchée.  » 

Il  y  avait  tellement  de  naïveté  dans  cette  pensée 
de  pauvre  hère,  que  je  ne  pus  m'empêcher  d'en  être 
un  peu  émue.  Nous  nous  quittâmes  les  meilleurs 
amis  du  monde. 

«  En  regagnant  mes  appartements,  j'entendis  un 
vacarme  du  diable  dans  la  Cour  d'honneur.  C'était 
Tarass-Boulba  qui,  «'ennuyant  dans  sa  cellule, 
avait  défoncé  îa  porte,  assommé  un  palefrenier, 
deux  sentinelles,  et  m'appelait  en  bas  avec  des 
hennissements  terribles.  J'eus  beaucoup  plus  de 
peine  à  le  convaincre  de  se  tenir  tranquille  que  je 
ne  venais  d'en  avoir  avec  le  grand-duc  Rodolphe, 


KŒNIGSMARK  203 


** 


>(  La  première  chose  dont  je  m'occupai  dès  l'au- 
tomne de  1909,  lorsque  je  fus  devenue  grande-du- 
chesse de  Lautenbourg-Detmold,  fut  d'apporter  ici 
les  améliorations  nécessaires  pour  avoir  une  de- 
meure à  peu  près  confortable.  Les  jardins  étaient 
tenus  à  la  va-comme-je-te-pousse,  et  quant  au  pa- 
lais, il  était  rempli  dune  collection  d'horreurs  dont 
n'aurait  pas  voulu  un  roi  nègre. 

«  J'eus  tôt  fait  de  mettre  bon  ordre  à  tout  cela. 

«  Mélusine,  qui  arriva  vers  l'été  de  1910,  peut  te 
dire  que  ma  vie  était  alors  à  peu  près  la  même 
qu'aujourd'hui,  sauf  qu'à  cette  époque,  quand  le 
spleen  me  prenait,  je  pouvais  filer  en  Russie  me 
désankyloser  les  méninges. 

«  Qui  changea,  par  exemple,  ce  fut  le  grand-duc 
Rodolphe.  Non  qu'il  se  soit  jamais  départi  envers 
moi  des  attentions  les  plus  touchantes,  le  pauvre 
homme!  Mais,  au  bout  d'un  an,  quand  il  se  fut 
bien  rendu  compte  que  son  innocent  petit  calcul 
ne  prenait  pas,  ne  prendrait  jamais,  que  je  serais 
toujours  pour  lui  ce  que  je  lui  avais  dit,  et  rien  de 
plus,  il  devint  sombre,  ne  sortit  plus.  A  Lauten- 
bourg,  on  ne  l'appela  plus  que  Rodolphe  le  Taci- 
turne. 

«  Pis  que  cela,  il  se  mit  mai  avec  le  Kaiser.  Guil, 
laume  II  se  croit  un  tj^pe  dans  le  genre  de  Louis  XIV. 
Il  en  veut  aux  princes  allemands  qui  ne  \iennent 


204  KŒNIGSMARK 

pas  taire  la  roue  à  Berlin,  et  les  accuse  de  sépara- 
tisme. Or,  Rodolphe  ne  mettait  plus  les  pieds  à  la 
Cour. 

«  A  Lautenbourg,  il  ne  voulait  plus  voir  personne. 
Le  7*  hussards  était  privé  de  son  colonel.  Les 
moitiés  de  ses  journées  et  de  ses  nuits,  il  les  passait 
dans  la  bibliothèque,  à  compulser  des  ouvrages  de 
minéralogie,  sa  science  favorite.  Il  y  passa  tout 
son  temps,  lorsque  M.  de  Boose  fut  arrivé  ici. 

«  Mélusine  l'a  connu,  ce  Boose,  dont  le  nom 
te  fait  tressaillir.  Dis-lui,  Mélusine,  qu'il  n'y  avait 
pas  de  plus  exécrable  joueur  de  bridge.  Il  ne  con- 
naissait que  l'ordinaire,  et  ne  voulut  jamais  se 
mettre  même  à  l'opposition.  Pour  les  enchères,  il 
n'y  fallait  pas  penser.  J'avais  prié  le  grand-duc  de 
nous  le  prêter,  pour  faire  le  quatrième,  mais  il 
était  si  maladroit  et  si  malhonnête  que  j'eus  tôt  fait 
de  le  renvoyer  à  ses  chères  études. 

«  Il  était  très  savant,  c'est  une  justice  à  lui 
rendre.  Figure-toi  bien  qu'à  trente-deux  ans,  simple 
lieutenant  du  génie,  il  était  professeur  de  topogra- 
phie à  la  Kriegs  Académie.  Son  livre,  VArchitecto- 
nique  de  la  plaine  hanovrienne,  est  apprécié  par- 
tout en  Europe.  Un  jour,  à  Berlin,  il  souffleta  un 
commandant  major  qui  prétendait  qu'il  y  a  dans  le 
Harz  des  terrains  d'origine  quaternaire.  Rodolphe, 
qui  admirait  ses  travaux,  alla  témoigner  pour  lui 
devant  le  conseil  de  guerre.  C'est  bien  grâce  à  son 
intervention  qu'il  n'eut  que  soixante  jours  d'arrêts 
de    forteresse.   A   l'expiration   de    sa   peine,   mon 


KŒNIGSMARK  205 

mari  obtint  qu'il  fût  nommé  au  bataillon  du  3*  gé- 
nie, à  Lautenhourg.  i 

"  Au  printemps  de  1911,  j'allai  en  Russie,  chez 
papa,  pour  y  passer  les  fêtes  de  Pâques.  Ce  fut  là 
que  je  reçus  du  grand-duc  Rodol4)he  la  lettre  que 
j'ai  dû  te  montrer.  Il  me  disait  que  le  Kaiser  l'avait 
fait  appeler  et  lui  avait  demandé  s'il  ne  consenti- 
rait pas  à  mettre  au  service  de  l'Empire  ses  con- 
naissances scientifiques.  Des  recherches  venaient 
d'établir  l'existence  au  Cameroun  d'immenses 
richesses  minières.  Il  était  utile  de  les  mieux  cons- 
tater, et  aussi  de  vérifier,  avec  toute  la  discrétion 
possible,  les  ressources  minéralogiques  des  terri- 
toires limitrophes,  afin  de  savoir  si  l'Allemagne 
aurait  un  véritable  intérêt  à  se  les  annexer.  Ces 
territoires,  mon  enfant,  je  regrette  de  te  le  dire, 
c'est  la  portion  de  Congo  que  la  France  a  cédée  à 
l'Allemagne  par  le  traité  de  1912. 

«  Rodolphe  partait  donc  pour  là-bas  avec  Boose. 
Il  s'excusait,  avec  une  froideur  mal  jouée,  de 
quitter  l'Europe,  vu  l'urgence  des  instructions 
impériales,  sans  m'avoir  revue,  ajoutant  que  s'il 
se  permettait  d'en  user  ainsi,  c'est  qu'il  était  certain 
que  son  voya(ge  n'aurait  aucune  influence  sur  le/ 
cours  normal  de  mon  existence.  En  quoi  il  se  trom- 
i  pait  bien,  le  pauvre  ami. 

«  De  Paris,  de  Bordeaux,  de  Saint-Louis  du 
Sénégal,  je  reçus  ses  lettres.  Puis,  du  Congo,  deux 
ou  trois,  celles  que  je  t'ai  montrées.  Puis,  un  laps 
de  temps  assez  long,  puis,  un  jour,  mon  beau-frère 


206  KŒNIGSMARK 

Frédéric-Auguste  arriva  à  Lautcnbourg,  porteur 
de  la  triste  nouvelle.  Le  grand-duc,  frappé  d'inso- 
lation, était  mort  à  Sangha,  presque  au  terme  de 
yon  voyage.  Sa  parole  ultime  avait  été  mon  nom, 

«  Mélusine  te  le  dira,  j'ai  pleuré  Rodolphe,  et  non 
vraiment  comme  s'il  mourait  demain,  je  pleurerais 
Tarass-Boulba.  Je  n'ai  jamais  eu  de  tort  envers  ce 
chqval.  Vis-à-vis  de  Rodolphe,  j'ai  toujours  été 
franche  et  loyale,  et  pourtant  j'avais  l'im.pression 
que  j'étais  pour  quelque  chose  dans  sa  mort. 

«  A  celui  qui  repose  là-bas,  sous  la  glaise  cra- 
quelée par  l'immense  soleil  blanc,  je  fis  faire,  à 
défaut  de  funérailles,  un  magnifique  service.  Le 
Kaiser,  l'Impératrice,  tous  les  princes  allemands 
y  assistaient.  Les  hussards  rouges  de  Lautcn- 
bourg, un  crêpe  à  leur  sabre,  rendaient  les  hon- 
neurs, et  leur  uniforme,  pendant  l'office  religieux, 
me  faisait  songer  au  pauvre  hussard  rouge  de 
Péterhof,  qui  dansait  si  mal,  et  était  si  bon. 

«  Chaque  phrase  de  ce  récit,  ami,  t'a  donné  la 
marque  de  la  confiance  que  j'ai  mise  en  toi.  Tu 
vas  maintenant  en  trouver  la  preuve  dans  chacun 
des  mots  qui  suivront. 

«  Tu  connais,  et  tu  ne  l'aimes  pas  beaucoup, 
Hagen,  mon  petit  officier  d'ordonnance.  Je  ne  sais 
ce  qui  prévaut  en  lui,  du  dévouement  ou  de  l'amour. 
Le  dévouement  nous  permet  de  nous  reposer  de 
tout  sur  un  être,  mais  l'amour  lui  donne,  à  Tegard 
de  notre  propre  intérêt,  des  lucidités  que  nous 
■l'avons  Dp.r,. 


KŒNIGSMARK  207 

«  Ni  moi,  ni  Mélusine,  six  mois  après  la  mort 
de  Rodolphe,  ne  nous  doutions  de  ce  qui  allait  m'ar- 
river.  Astreinte  à  mes  devoirs  de  souverain?,  je 
m'en  ac<juittais  avec  une  ponctualité  qui  me  surpre- 
nait. J'ai  iprésidé  la  diète  et  les  assemblées;  j'ai 
signé  des  décrets,  évoqué  des  litiges,  nommé  des 
fonctionnaires,  à  la  satisfaction  de  tous,  je  crois. 
Et  jamais  la  ville  de  Lautenbourg  n'a  été  mieux 
tenue  que  pendant  mon  principat. 

«  Hagen  se  méfiait,  lui.  Je  le  voyais  chaque 
jour  plus  sombre.  A  la  fin,  détestant  avoir  autour 
de  moi  des  figures  longues  dune  aune,  je  le  sommai 
de  s'expliquer,  ou  de  partir  en  convalescence.  Il 
tomba  à  mes  pieds. 

«  —  Comment  ne  serais-je  pas  comme  je  suis, 
sanglota-t-il,  quand  vous  allez  appartenir  à  un 
autre? 

«  Il  n'en  revenait  pas,  lorsque  je  lui  affirmai  que 
je  ne  comprenais  rien  à  ce  qu'il  disait, 

«  —  Est-ce  possible,  murmura-t-il,  mais  à  Berlin, 
et  même  ici,  il  n'est  bruit  que  de  votre  prochain 
mariage,  avec  le  duc  Frédéric-Auguste. 

«  Cette  fois,  c'était  trop  fort.  La  personne  que  je 
me  pique  d'être,  on  peut  la  marier  une  fois,  par 
surprise,  mais  deux! 

«  Quand  Hagen,  qui  allait  plusieurs  fois  par 
mois  à  Berlin,  m'eut  raconté  son  histoire,  je  com- 
pris néamnoins  que  c'était  sérieux.  Je  le  compris 
mieux  le  lendemain,  quand  je  reçus  une  lettre  de 
mon  père.  Il  était  trop  visible  qu'on  l'avait  ampic- 


2l08  KŒNIGSMARK 

ment  cuisiné,  le  prenant  par  son  côté  faible,  l'élé- 
vation de  sa  fille  à  la  couronne  royale, 

«  Quel  ennui  d'entrer,  pour  te  faire  saisir  ce  qui 
suit,  dans  des  détails  dynastiques!  Qu'ils  soient  les 
plus  brefs  possible.  Pourquoi  ctais-je  devenue 
grande-duohesse  de  Lautenbourg?  Pour  être,  selon 
le  désir  de  papa,  reine  de  Wurtemberg,  à  la  mort 
du  roi  Albert.  La  succession  à  Lautenbourg  n'est 
pas  réglée  par  la  loi  salique,  c'est-à-dire  que, 
Rodolphe  mort,  je  n'en  restais  pas  moins  grande- 
duchesse.  Mais  l'accession  au  trône  de  Wurtem- 
berg, elle,  est  réglée  par  cette  loi.  Résumons-nous  : 
seul  un  grand-duc  de  Lautenbourg  pouvait  devenir 
roi  de  Wurtemberg.  C'est-à-dire  que,  pour  être 
reine  de  Wurtemberg,  il  me  fallait  d'abord:  trans- 
former, en  l'épousant,  le  duc  Frédéric-Auguste  en 
grand-duc  de  Lautenbourg-Detmold. 

«  La  lettre  de  papa  n'avait  d'autre  but  que  de  me 
disposer  à  cette  union. 

«  Je  crois  que,  dans  la  réponse  que  je  Jui  fis  sur- 
le-champ,  j'oubliai  un  peu  le  respect  qu'une  fille  ^ 
doit  malgré  tout  à  son  père.  ■ 

«  Mais  il  faut  comprendre  que  j'étais  exaspérée. 
Est-ce  que  j'allais  être  forcée  d'épouser  ainsi  toute 
l'Allemagne?  Quelle  fortune  pour  quelqu'un  qui 
n'aurait  voulu  jamais  se  marier! 

«  Une  semaine  passa,  peut-être,  au  bout  de 
laquelle  je  reçus  une  lettre  de  l'Impératrice.  Elle 
m'appelait  sans  doute  sa  chère  enfant,  m'y  prodi- 
guait les  amabilités  les  plus  flatteuses,  mais  enfin 


KŒMGSMARK  209 

l'invitation  de  venir  à  Berlin  que  contenait  cette 
lettre  était  bel  et  bien  un  ordre"... 

«  Tu  penses  que  si  j'y  obéis,  ce  fut  moins  par 
docilité  que  par  désir  d'être  fixée  sur  ce  qui  pouvait 
se  tramer  à  la  cour  à  mon  endroit. 

«  J'emmenai  avec  moi  Mélusine  et  Hagen. 
L'Impératrice  me  reçut  avec  l'air  embarrassé  que 
j'avais  prévu,  et  ses  explications  s'en  ressentirent. 
Ai-je  besoin  de  te  les  rapporter? 

L'amour  ne  règle  pas  le  sort  d'une  princesse. 
La  gloire  d'obéir  est  tout  ce  qu'on  lui  laisse. 

«  L'amour!  Obéir!  A  quoi  m'eût  servi  de  lui 
objecter  que  son  raisonnement  était  faux,  que  je 
n'avais  jamais  aimé  quelqu'un  et  qu'en  tout  cas  ce 
n'était  pas  pour  obéir  que  je  m'étais  mariée  une 
première  fois?  Le  pauvre  Rodolphe  n'était  plus  là 
pour  révéler  notre  petit  sous-seing  privé,  qui  me 
dispensait  précisément  d'e  ces  deux  choses.  Et 
puis,  à  quoi  bon  discuter  avec  une  brave  femme 
qui  récitait  sa  leçon? 

«  Je  l'écoutai  les  dents  serrées,  sans  mot  dire. 
Quand  elle  eut  fini,  après  s'être  bien  empêtrée  : 

«  —  Puis-je  demander  à  Votre  Majesté  la  date 
à  laquelle  est  fixé  mon  mariage  avec  le  duc  Fré- 
déric-Auguste? 

«  Elle  se  récria,  affirmant  qu'il  n'avait  jamais 
été  dans  l'idée  du  Kaiser  de  brusquer  les  choses, 
qu'aucune  date  n'était  arrêtée. 

«  —  C'est  seulement  k  principe  qui  l'est,  dis-je. 


210  KŒNIGSMARK 

«  Elle  ne  répondit  pas. 

«  Je  rentrai  chez  moi,  très  calme. 

«  —  Je  pars  ce  soir  pour  Astrakan,  dis-je  à  Mélu- 
sine  et  à  Hagen  qui  m'attendaient  avec  anxiété. 
Faites  refaire  les  malles.  Qui  m'aime  me  suive. 

w  Hagen  me  tendit  le  courrier  qu'on  m'avait 
expédié  de  Lautenbourg.  Parmi  cinq  ou  six  lettres, 
il  y  en  avait  une  timbrée  de  Russie.  Je  reconnus 
l'écriture  de  papa. 

«  Ail  !  ils  avaient  bien  profité  de  mon  insouciance] 
J'ai  su  plus  tard  que  la  lettre  que  je  lui  avais  écrite 
une  quinzaine  de  jours  auparavant  avait  été  pré- 
cédée par  un  envoyé  spécial  du  Kaiser.  Il  n'avait 
pas  eu  besoili  de  beaucoup  de  diplomatie  pour 
convaincre  mon  père.  La  fameuse  couronne  de 
Wurtemberg  avait  encore  joué  son  rôle.  En  termes 
très  mesurés,  mais  inflexibles,  papa  me  dictait  sa 
volonté  :  épouser  Frédéric-Auguste,  sinon... 

«  Je  n'en  pus  lire  davantage,  je  déchirai  la  lettre 
en  mille  morceaux  ;  sur-le-champ,  je  rédigeai  un 
télégramme,  une  trentaine  de  mots  suppliants, 
menaçants,  fous,  à  l'adresse  du  prince  Tumène. 

«  Tu  te  souviens,  Mélusine,  nous  craignîmes  le 
cabinet  noir  de  Berlin.  Tu  pris  le  train,  et  tu  allas 
déposer  cette  dépêche  à  Kœpenick. 

«  Toi  partie,  c'en  était  trop,  je  fondis  en  larmes. 
Larmes  d'orage,  larmes  de  rage.  Je  me  vois  encore 
dans  cette  horrible  chambre  berlinoise.  Hagen, 
à  mes  pieds,  sanglotait.  Il  avait  pris  mes  mains, 
même  mes  foras,  ma  parole,  et  les  couvrait  de  ses 


KŒNIGSMARK  211 

pleurs  et  de  ses  baisers  :  «  Où  vous  voudrez,  quand 
vous  voudrez,  murmurait-il,  je  partirai,  je  vous 
suivrai,  »  Somme  toute,  je  suis  assez  fière  de 
penser  qu'il  n'a  tenu  qu'à  moi  de  faire  renier  son 
armée,  son  pays,  à  un  officier  prussien. 

«  Mais  vite,  le  contact  de  cette  moustache  sur 
mon  bras  me  rendit  au  sens  de  la  réalité.  Je  son- 
geai à  Louise  de  Saxe,  aux  ignobles  tziganes  tjui 
tirent  argent  de  la  célébrité  que  leur  ont  conférée 
les  étreintes  d'une  reine.  Je  repoussai  l'innocent 
Hagen  et  redevins  maîtresse  de  moi. 

«  Les  deux  jours  que  j'attendis  la  dépêche,  je  ne 
sortis  pas.  Enfin,  il  arriva,  le  petit  papier  bleu.  Tu 
me  regardais,  Mélusine,  aussi  je  le  décachetai  en 
souriant.  Il  contenait  ces  simples  mots  : 

Je  ne  reverrai  ma  fille  que  lorsqu'elle  aura  accompli 
son  devoir. 

«  Ah  !  il  était  dur,  le  vieux  Kalmouck  ! 

«  Je  lus,  et  je  tombai  sur  le  tapis  de  la  chambre, 

raide. 

«  Je  sais,  ami,  qu'ici,  il  faut  que  je  m'arrête  pour 
t'expliquer  des  choses,  sans  quoi  tu  risquerais  de 
ne  plus  rien  comprendre.  «  Comment,  te  dis-tu 
sans  doute,  tout  a-t-il  été  agencé  de  façon  telle 
qu'une  volonté  comme  celle  d'Aurore  ait  dû  fléchir? 
Comment  a-t-il  fait,  ce  Frédéric-Auguste,  invisible 
et  puissant,  pour  avoir  mis  ainsi  l'Impératrice, 
marraine  de  Rodolphe,  et  le  Kaiser  dans  sa 
poche  ?  » 


212  KŒNIGSMARK 

«  Tu  as  lu,  je  pense,  vers  1909,  suffisamment 
les  journaux  pour  savoir  à  peu  près  qu'il  y  eut  à 
cette  époque,  une  affaire  Eulenbourg,  un  procès 
Moltke-Harden,  qui  mirent  la  cour  allemande  en 
assez  grand  désarroi.  Personnellement,  la  manière 
qu'eurent  ces  gens  de  se  distraire  entre  eux  m'im- 
porte peu.  Ce  que  je  trouve  excessif,  c'est  que  ces 
histoires  aient  eu  une  répercussion  sur  ma  vie. 

«  Frédéric-'Auguste,  du  vivant  de  son  frère,  sé- 
journait peu  à  Lautenbourg.  Je  ne  l'y  ai  guère  vu 
que  trois  ou  quatre  fois;,  dont  une  pour  mon  ma- 
riage, et  l'autre,  quelque  six  mois  plus  tard,  pour 
l'enterrement  de  sa  femme,  une  brave  sotte  qui 
avait  des  poignets  de  récureuse  de  vaisselle.  Ton 
élève  sérénissime  n'est  guère  plus  intelligent 
qu'elle. 

«  Le  reste  du  temps,  il  était  à  Berlin.  Cet 
homme  que  tu  as  vu  si  correct  et  si  froid  y  menait 
une  vie  joyeuse.  Ami,  ne  crois  jamais  les  gens  qui 
te  diront  que  la  débauche  est  nuisible.  La  fortune 
de  Frédéric-Auguste  est  la  preuve  du  contraire. 

«  Ce  que  le  igrand-duc  actuel  possède  au  suprême 
degré,  c'est  l'art  de  compromettre  les  autres  sans 
se  compromettre.  II  s'en  est  bien  servi,  en  1909,  à 
Berlin.  Intime  des  Bûlow,  familier  d'Eitel  et  de 
Joachim,  lui  seul  peut  dlire  les  petits  spectacles 
auxquels  alors  il  assista.  Mais  il  ne  te  le  dira  pas, 
mon  ami,  comme  il  ne  me  l'a  pas  dit,  car  ni  toi  ni 
moi  ne  posséderons  jamais  de  quoi  payer  assez 
cher  sa  confidence.  Rien  que  son  silence  lui  a  valu 


KŒNIGSMARK  21iJ 

la  grande  couronne  ducale  et  lui  donnera  peut-êhe 
demain  la  couronne  de  Wurtemberg.  Quand,  avec 
des  trémolos,  l'Impératrice  me  prêchait  la  soumis- 
sion à  ma  destinée,  elle  ne  faisait,  la  brave  femme, 
que  défendre  l'honneur  de  deux  de  ses  fils. 

«  La  fièvre  cérébrale  que  me  causa  la  dépêche 
de  mon  père  dura  un  mois,  pendant  lequel  je  fus 
entre  la  ^ae  et  la  mort,  pendant  lequel,  avec  un 
dévouement  que  je  n'oublierai  pas,  Mélusine  et 
Hagen  se  relayèrent,  nuit  et  jour,  auprès  de  moi. 

u  Enfui,  j'entrai  en  convalescence.  On  m'avait 
coupé  mes  cheveux.  J'étais  maigre,  mais  jolie 
encore.  Un  jour  que  je  regardais  dans  mon  miroir 
la  drôle  de  figure  que  me  faisaient,  à  la  hauteur  ae 
la  nuque,  mes  petites  boucles  blondes,  Hagen, 
dont  c'était  le  tour  de  garde,  vint  m'annoncer  le 
duc  Frédéric-Auguste. 

u  J'étais  encore  assez  malade  pour  ne  pas  le  rece- 
voir, mais  il  me  tardait  trop  de  me  mesurer  avec 
lui.  J'avoue,  à  ma  honte,  que,  ce  jour-là,  je  n'eus 
pas  le  dessus. 

<(  Il  entra,  et  me  salua  avec  cérémonie.  Ses 
veux  bleus,  dans  son  visage  rasé  et  blême,  étaient 
tour  à  tour  ternes  et  brillants. 

«  —  Je  suis  heureux,  dti-il,  ma  clière  sœur,  de 
vous  trouver  enfin  debout,  et  véritablement  avgc 
une  excellente  mine. 

c,  Une  telle  désinvolture  me  glaçait,  fl  conti- 
nua : 

«  —  Je  n'ai  aucune  raison  de  ne  pas  vous  dire 


214  KŒNIGSMARK 

tout  de  suite  l'agréable  objet  de  ma  visite.  Il  y  aura 
demain  neuf  mois  qu'est  mort  le  grand-duc  Rodol- 
phe, mon  regretté  frère.  Le  délai  de  viduité  fixé 
par  la  loi  expirant  à  cette  date,  Leurs  Majestés 
l'Empereur  et  l'Impératrice  seraient  heureux  que 
vous  veuillez  bien  fixer  celle  qui  vous  conviendra  le 
mieux  pour  la  célébration  de  notre  mariage,  car  ils 
ont  manifesté  expressément  l'intention  d*y  assister. 

«  —  Vous  direz,  mon  cher  frère,  répondis-je,  à 
Leurs  Majestés,  que  ma  date  sera  celle  qu'il  leur 
plaira,  en  veuillant  bien  ajouter  que  ce  sera,  je 
Tespère,  la  dernière  fois  que  j'aurai  à  leur  imposer 
ce  dérangement. 

«   Il  s'inclina  gravement. 

«  —  C'est  aussi,  croyez-le,  mon  vœu  le  plus 
cher,  ma  chère  sœur,  dit-il. 

«  Et  il  sortit. 

«  Nous  nous  mariâmes  un  jour  sombre  de 
mars  1912.  L'Empereur  et  l'Impératrice,  suivant 
leur  promesse,  assistèrent  à  l'office  religieux,  puis 
repartirent  dans  la  soirée  pour  Berlin.  Vers  cinq 
heures,  à  l'Hôtel  de  Ville,  puis  au  cliâteau,  les 
fonctionnaires  et  les  magistrats  prêtèrent  serment 
entre  les  mains  du  nouveau  grand-duc.  Puis,  à 
huit  heures,  un  dîner,  intime  vu  notre  deuil  récent, 
réunit  les  officiers  supérieurs  et  les  dignitaires  du 
Grand-Duché,  en  tout,  une  trentaine  de  personnes, 
au  rez-de-chaussée,  dans  la  galerie  des  Glaces. 

«  Le  deuxième  service  venait  à  peine  de  com- 
m-encer,    qu'un   bruit,   tour   à   tour    sec   et   mou, 


KŒNIGSMARK  215 

retentit  à  l'étage  supérieur,  au-dessus  d€  nos  têtes. 

«  On  n'y  prit  d'abord  pas  garde,  Mais  le  bruit 
continuait,  llic-llac-llic-flac,  avec  une  régularité 
désespérante. 

«  Le  grand-duc,  fronçant  légèrement  le  sourcil, 
lit  signe  au  laquais  qui  se  trouvait  derrière  lui  : 

«  —  Qu'est-ce  que  ce  bruit?  demanda-t-il  à  mi- 
voix.  Allez,  et  faites-le  cesser. 

«  Au  bout  d'un  quart  d'heure,  l'homme  n'était 
pas  revenu,  et  le  bruit  durait  toujours. 

«  —  Kessel,  pour  Dieu,  s'écria  le  grand-duc, 
moitié  agacé,  moitié  souriant,  tâchez  d'aller  voir  ce 
qui  se  fabrique  sur  nos  tètes.  Excusez-moi,  mes- 
sieurs, dit-il  en  s'adressant  à  nos  convives. 

«  Kessel  partit.  Cinq  minutes  plus  tard  il  re- 
paraissait, très  rouge.  Le  bruit  s'était  tu. 

«  —  Eh  bien,  dit  le  grand-duc,  qu'était-ce? 

«  Kessel  gardait  le  silence. 

«  —  Voyons,  commandant,  reprit  Frédéric- 
Auguste,  commençant  à  s'impatienter.  Vous  n'avez 
pas,  je  présume,  découvert  là-haut  un  attentat. 
Je  vous  somme  de  rassurer  mes  convives.  Qu'y 
avait-il  ? 

«  —  Des  maçons.  Altesse,  murmura  Kessel. 

«  —  Des  maçons!  A  cette  heure!  en  ce  jour! 
c'est  un  peu  fort.  Et  que  faisaient-ils,  ces  maçons? 
Ah  non!  je  vous  en  prie,  Monsieur  de  Kessel, 
parlez! 

«  —  Ils  sont  en  train,  murmura  l'oflicier  avec 
effort,  de  murer  le  corridor  jaune. 


216  KŒNIGSMARK 

«  îl  y  eut  un  silence  glacial.  Le  corridor  jaune 
était  celui  qui  réunissait  entre  eux  les  apparte- 
ments, du  grand-duc  et  de  la  grande-duchesse  de 
Lautenbourg. 

«  Frédéric-Auguste  est  fort,  ami.  Je  l'ai  com- 
pris ce  soir-là  et  je  l'ai  admiré  quand,  s'étant 
frappé  le  front  d'un  geste  signifiant  :  c'est  vrai 
j'avais  oublié,  il  donna  cet  ordre  à  un  maître  d'hô- 
tel : 

«  —  Vous  aurez  soin  de  veiller  à  ce  que  ces 
braves  gens,  qui  doivent  travailler  toute  la  nuit,  ne 
manquent  de  rien. 

«  C'est  égal,  j'étais  heureuse,  car  je  sentais  bien 
qu'il  y  avait  aussi  de  l'admiration  dans  le  regard 
narquois  qu'il  m'adressa  comme  pour  me  dire  : 

«   —  Et  maintenant,  à  nous  deux.  » 

Aurore  s'était  tue.  Il  s'écoula  quelques  minutes 
de  silence.  Puis  Mélusine  étant  allée  à  la  fenêtre 
écarta  brusquement  les  tentures.  '  Alors  nous 
vîmes  qu'il  faisait  jour. 

Je  regardai  la  grande-duchesse  qui,  le  coude  sur 
un  genou,  le  menton  dans  la  main,  rêvait.  Nui 
ravage  dans  les  traits,  nulle  flétrissure  des  chairs 
à  la  suite  de  cette  totale  nuit  de  veille. 

L'aube  froide  retrouvait  Aurore  plus  belle  encore 
que  le  tiède  crépuscule  ne  l'avait  laissée. 


VII 


11  arrivait  quelquefois,  un  ou  deux  soir  par 
semaine,  que  la  grande-duchesse  préférât  rester 
seule.  J'employais  alors,  à  regret,  ces  soirs  à  tra- 
vailler. 

Mon  étude  sur  les  Kœnigsmark  était  bien  dé- 
laissée. Je  n'avais  guère  plus  de  goût  à  remuer 
cette  poussière,  depuis  que  le  hasard  m'avait  con- 
vié à  assister  à  un  autre  roman,  dont  les  protago- 
nistes vivaient  autour  de  moi,  me  parlaient  chaque 
jour. 

Ce  soir  de  juillet,  que  la  fantaisie  d'Aurore  me 
laissait  passer  seul,  il  avait  fait  un  grand  orage. 
Par  la  fenêtre  ouverte  sur  le  ciel  noir,  j'entendais 
dans  la  nuit  le  bruit  des  arbres  qui  s'égouttaient. 
Je  travaillais  avec  la  plus  extrême  mollesse,  l'es- 
prit plus  occupé  des  paysages  où  le  récit  de  la 
princesse  Tumène  m'avait  promené  que  du  drame 
de  VHerrenhausen,  «t  ce  fut  bien  la  chance  la  plus 
fortuite  qui  mit  sous  mes  yeux  la  pièce  capitale 
dont  je  vous  vais  parler. 


218  KŒNIGSMARK 

Je  vous  ai  décrit  tout  à  l'heure,  avec  des  détails 
qui  ont  dû  vous  paraître  alors  fastidieux,  le  dossier 
réuni  par  la  reine  de  Prusse  en  vue  de  la  réhabili- 
tation de  sa  mère,  Sophie-Dorothée.  Ce  soir-là, 
après  avoir  analysé  deux  ou  trois  documents  d'im- 
portance secondaire,  j'en  arrivai  à  la  pièce  cotée  .' 
S.  2  —  N"  87. 

Elle  comprenait  deux  grandes  pages,  recou- 
vertes de  caractères  allemands,  très  serrés.  Dès 
les  premières  lignes,  ma  nonchalance  disparut. 
Mon  attention  se  fixa.  Je  comprenais  que  je  venais 
de  mettre  la  main  sur  quelque  chose  de  décisif. 

Cette  pièce  relatait  la  confession  d'un  certain 
Bauer,  mort  garde-chasse  au  service  du  grand-duc 
de  Rudolstadt,  et  qui  avait  été,  vingt  ans  plus  tôt, 
employé  à  VHerrenhausen.  A  ses  derniers  instants, 
cet  homme,  catholique,  fit  demander  à  un  prêtre 
de  l'entendre  en  confession.  L'ecclésiastique,  qui 
avait  ouï  parler  de  l'enquête  menée  par  la  reine  de 
Prusse,  subordonna  son  absolution  à  l'établisse- 
ment d'un  procès-verbal  mentionnant  les  événe- 
ments auxquels  avait  été  mêlé  Bauer.  C'est  cette 
confession,  revêtue  des  signatures  du  moribond, 
du  confesseur  et  de  deux  témoins,  que  j'étais  en 
train  de  déchiffrer. 

On  comprend  qu'avec  ce  caractère  d'authenti- 
cité, je  lui  accordai  sur  l'heure  toute  l'attention 
dont  j'étais  capable. 

Bauer  avait  été  des  dix  hommes  qui  prêtèrent  la 
main  à  la  comtesse  de  Platen,  dans  la  tragique 


KŒNIGSMARK  219 

nuit  du  1"  juillet  1694,  pour  l'assassinat  du  comte 
de  Kœnig^:^la^k. 

Sa  confession  établit  comment,  tandis  qu'on 
attendait  que  le  comte  sortît  de  chez  la  princesse, 
la  comtesse  de  Platen  préparait  du  punch  à  ses 
hommes. 

Il  se  défend  d'avoir  été  parmi  ceux  qui  l'assailli- 
rent à  coups  de  poignard  et  d'épée,  mais  il  recon- 
naît l'avoir  maintenu  à  terre,  tandis  que  M™^  de 
Platen,  un  pied  sur  son  front,  essayait  de  lui  faire 
avouer  qu'il  avait  été  l'amant  de  Sophie-Dorothée. 

Je  connaissais  la  plupart  de  ces  détails.  Ils  figu- 
rent même  dans  le  livre  de  Blaze  de  Burj'.  Mais 
les  suivants  tranchaient  définitivement  la  contro- 
verse célèbre  sur  la  question  de  savoir  ce  qu'était 
devenu  le  corps  du  comte. 

Quand  M.  de  Kœnigsmark  fut  bien  mort,  dit  Bauer, 
M°'^  de  Platen  nous  donna  l'ordre  de  le  porter  devant  la 
cheminée  de  la  saile,  qui  a,  au  fond,  une  plaque  en 
bronze  de  six  pieds,  'M™"'  de  Platen  iit  jouer  un  ressort. 
La  plaque  s'écarta,  laissant  apparaître  une  petite  cellule. 
Je  remarquai  vaguement,  car  j'étais  bien  troublé,  un  tas 
blanchâtre  qui  me  parut  être  de  la  chaux.  C'est  là  que 
nous  déposâmes  le  cadavre.  M™^  de  Platen  nous  congédia 
alors,  après  nous  avoir  recommandé  de  laver  le  sang 
dont  quelques-uns  avaient  des  taches  à  leurs  habits.  Elle 
resta  seule  dans  la  salle  des  Chevaliers  avec  son  valet 
de  chambre,  un  nommé  Festmann.,. 

Vous  voyez  que  j'avais  mes  raisons  quand  je 
vous  ai  dit,  épisodiquement,  que  le  cadavre  de  Kœ- 
nigsmark est  caché  dans  la  salle  des  Chevaliers,  à 
l'Herrenhausen,  derrière  la  plaque  de  la  cheminée. 


220  KŒNIGSMARK 

Le  document  Bauer  avait  à  mes  yeux  plus  que  le 
mérite  de  fixer  de  façon  indiscutable  cet  endroit. 
J'y  voyais  en  outre  une  preuve  de  la  complicité  soit 
d'Ernest-Auguste,  soit  de  son  fils.  Retenez  bien  le 
point  que  M""  de  Platen  fit  jouer  une  serrure  à 
secret.  Or  les  princes  allemands  des  xvii'  et 
xviir  siècles  se  montraient  fort  jaloux  du  secret 
de  leurs  serrures.  Si  ce  secret  fut  confié  à  M"'  de 
Platen,  ce  ne  pouvait  être  que  pour  une  besogne 
d'importance. 

Je  m'étais  préparé,  me  mettant  au  travail,  du 
café,  dont  j'avais  bu  coup  sur  coup  trois  grandes 
tasses.  Le  breuvage  commençait  à  faire  son  effet, 
c'est-à-dire  que,  excité  par  une  première  décou- 
verte, m.on  esprit  avait  à  ce  moment  la  plus  par- 
faite lucidité.  Ce  détail  a  son  intérêt,  je  vous  prie 
de  le  noter. 

Découvrir  quelque  chose  n'est  rien,  en  établir 
l'exactitude  est  tout.  Or,  comment  pouvais-je  aller 
à  Hanovre,  demander  l'autorisation  de  visiter 
VHerrenhausen,  rester  dans  la  salle  des  Chevaliers 
assez  de  temps  seul,  car  vous  concevez  bien  que  je 
n'avais  nulle  envie  de  mettre  quelque  conservateur 
du  palais  sur  la  piste  que  je  venais  d'éventer. 

C'est  alors  que  j'eus  l'idée  suivante,  que  je  vous 
donne  comme  marque  des  bons  services  du  café  en 
matière  déductive.  J'avais,  vous  vous  le  rappelez, 
en  étudiant  l'histoire  des  artistes  français  employés 
par  les  princes  allemands  des  xvir  et  xviir  siècles, 
trouvé  que  la  partie  serrurerie  avait  été  confiée  par 


KŒNIGSMARK  2*21 

Jélecteur  de  Hanovre,  Ernest-Aiigustc,  à  un  arti- 
san catalan,  du  nom  de  Giroud,  qui  avait  égale- 
ment travaillé  pour  le  grand-duc  de  Lautenbourg. 
Ce  Giroud  avait  même  eu,  dans  le  règlement  de 
comptes,  des  difficultés  avec  Ernest-Auguste.  Je 
n'avais  à  cette  époque  jeté  qu'un  coup  d'œil  rapide 
sur  le  dossier  le  concernant.  Il  fallait  le  consulter 
par  le  menu.  Peut-être  y  découvrirais-je  quelque 
chose  sur  le  système  de  serrures  installées  par  lui 
à  VHerrenhausen.  Je  résolus  d'en  avoir  sur  l'heure 
le  cœur  net. 

Il  était  un  peu  plus  de  minuit.  Mettant  dans  ma 
poche  une  lampe  électrique,  je  sortis  de  ma 
chambre  doucement.  Il  me  sembla  à  cet  instant 
entendre  un  léger  bruit  dans  le  corridor  désert. 
«  Allons,  pénsai-je,  si  je  me  laisse  ainsi  surexciter 
par  de  vieux  papiers  !...  » 

En  entrant  dans  la  bibliothèque,  j'eus  la  désa- 
gréable surprise  de  la  trouver  éclairée.  M.  le  Pro- 
fesseur Cyrus  Beck  y  travaillait,  ne  s'arrêtant  de 
couvrir  de  ses  formules  un  tableau  noir  que  pour 
consulter  cinq  ou  six  traités  ouverts  devant  lui. 

Mon  entrée  n'avait  rien  que  de  naturel;  souvent 
il  m'était  arrivé  de  descendre  très  avant  dans  la 
nuit  à  la  bibliothèque  pour  mettre  au  net  quelque 
passage  de  ma  leçon  du  lendemain,  II  ne  m'en 
regarda  pas  moins  avec  cet  air  de  suspicion  du 
savant  qui  croit  toujours  qu'on  va  lui  voler  quelque 
chose. 

Deux  ou  trois  mots  aimables  me  le  concilièrent 


222  KŒNIGSMARK 

vite.  Il  daigna  me  confier  qu'il  en  était  à  un  point 
décisif  de  ses  expériences,  et  que  sans  doute 
demain,  peut-être  même  ce  soir...  Par  la  porte 
entr'ouverte  venait  le  bruit  de  ses  fourneaux  qui 
ronflaient  comme  des  feux  de  cheminée. 

Je  jugeai  inutile  de  lui  dire  que  moi  aussi,  sur 
une  question  difTérente,  j'en  étais  au  même  point 
que  lui. 

Au  bout  d'un  moment,  d'ailleurs,  il  rangeait  ses 
traités,  pliait  ses  notes,  effaçait  ses  formules  et 
partait  en  me  souhaitant  une  bonne  nuit. 

J'attendais  ce  départ  avec  impatience,  car  j'avais 
déjà  trouvé  ce  que  je  voulais. 

Avec  une  sûreté  d'investigation  qui  m'étonna, 
dès  l'abord,  j'avais  mis  la  main  sur  la  pièce  essen- 
tielle, une  lettre  facture  de  Giroud,  datée  de  1682, 
à  l'adresse  d'Ernest-Auguste. 

Dans  une  longue  énumération,  j'y  avais  relevé 
tout  de  suite  cette  indication  : 

Pour  la  cheminée  de  la  salle  des  Chevaliers,  six  ser- 
rures, à  mon  nom,  à  cent  cinquante  livres  la  serrure  — 
ci...  GOO  livres. 

II  ne  fallait  pas  avoir  une  immense  habitude  des 
serrures  secrètes  pour  comprendre  de  quoi  il  s'agis- 
sait. Le  système  est  encore  celui  des  coffres-forts, 
Fichet  et  autres.  Il  y  avait,  dans  la  salle  des  Che- 
valiers, à  VHerrenhausen,  sur  la  plaque  de  la  che- 
minée, six  serrures  lettrées.  On  faisait  jouer  le 
ressort  en  prenant  successivement,  pour  chaque 


KŒNIGSMARK  223 

serrure,  chacune  des  six  lettres  dont  se  composait 
le  nom  de  l'inventeur,  Giroud. 

Si  vous  vous  rappelez  que  ce  Giroud  était  le 
serrurier  du  grand-duc  de  Lautenbourg,  vous 
admettrez  sans  peine  que  ma  première  pensée  ait 
été  celle-ci  :  vérifier  sur  la  plaque  de  la  cheminée 
de  la  salle  des  Armures  du  château  de  Lauten- 
bourg la  justesse  des  raisonnements  que  j'avais 
été  amené  à  faire  pour  la  cheminée  de  la  salle  des 
Chevaliers  du  château  de  Hanovre,  et  vous  con- 
cevez l'impatience  avec  laquelle  je  guettai  le  départ 
de  Cyrus  Beck. 

Quand  il  fut  enfin  sorti,  j'attendis  un  quart 
d'heure.  Alors,  j'éteignis  l'électricité,  ouvris  la 
porte  de  droite  de  la  bibliothèque,  la  refermant 
avec  bruit,  comme  si  je  regagnais  mon  apparte- 
ment. Puis,  évitant  le  moindre  choc,  longeant  à 
tâtons  les  pupitres  et  les  ^itrines  de  numismatique, 
je  revins  sur  mes  pas  et  ouvris  doucement  la 
porte  de  gauche,  qui  donnait  dans  la  salle  des 
Armures. 

De  grandes  flaques  lunaires  s'étendaient  sur  le 
sol  noir  selon  la  forme  des  hautes  fenêtres  lancéo- 
lées. J'allai  droit  à  la  cheminée;  je  sentis  avec 
émotion  le  contact  de  la  lourde  plaque  de  fonte. 
Ce  ne  fut  que  lorsque  mes  doigts  eurent  rencontré 
à  gauche,  tout  en  haut,  une  espèce  de  macaron  de 
fer  que  je  fis  jouer  ma  lampe  électrique. 

Je  n'eus  aucune  peine  à  venir  à  bout  de  ce 
macaron:    U    pivota    sur    sa    charnière,    laissant 


224  KŒNÏGSMARK 

visible  une  espèce  de  cadran.  Le  tout  assez  ana- 
logue au  modèle  employé  pour  nos  compteurs  à 
gaz. 

J'eus  un  geste  de  dépit.  Je  m'attendais  à  des 
lettres.  Or,  le  cadran  était  chiffré.  Il  était  divisé  en 
vingt-cinq  compartiments. 

Eteignant  ma  lampe  électrique,  je  m'assis  sur 
un  lourd  escabeau  de  chêne  qui  se  trouvait  là. 

Mes  réflexions  ne  furent  pas  de  longue  <iurée.  Le 
nombre  25!  Etais-je  sot! 

Je  tirai  de  ma  poche  un  crayon  et  un  morceau 
de  papier,  et,  à  genoux  devant  l'escabeau,  ayant  à 
nouveau  pressé  le  bouton  de  ma  lampe,  j'eus  tôt 
fait  de  tracer  les  vingt-cinq  lettres  de  l'alphabet, 
avec,  sous  chacune  d'elles,  le  chiffre  correspon- 
dant. Ayant  alors  écrit  le  nom  de  Giroud,  j'obtins 
!a  combinaison  suivante   :  7.9.18,15.21.4. 

791815214.  Il  faudra  que  beaucoup  de  jours  pas- 
sent, avant  que  ce  nombre  disparaisse  de  ma  mé- 
moire. 

Je  promenai  le  faible  faisceau  électrique  sur  le 
rectangle  de  fonte.  Un  immense  désappointement 
me  saisissait.  Au  lieu  des  six  macarons  qu'il  devait 
y  avoir,  je  n'en  découvrais  que  deux. 

Quand,  dans  un  raisonnement  comme  celui 
auquel  je  venais  de  me  livrer,  un  seul  élément  ne 
concorde  pas,  c'est  que  tout  le  raisonnement  est 
faux.  Aussi,  c'eût  été  par  trop  simple... 

Uniquement  par  acquit  de  conscience,  j'ouvris 
le  premier  macaron,  et  faisant  tourner  l'aiguille 


225  KŒNIGSMAKK 

qui  partait  du  centre  du  cadran,  je  la  mis  sur  le 
chiffre  7  :  g. 

J'allai  à  droite,  et  répétait  la  même  opération  sur 
le  second  macaron,  mettant  l'aiguille  au  chiffre  9:i. 

Alors,  j'enten-dis  mon  cœur  battre.  Une  raie 
noire  se  dessina  verticalement  au  centre  de  la 
plaque.  Cette  raie  s'agrandit,  s'agrandit.  Les  deux 
parois,  glissant  à  gauche  et  à  droite,  laissèrent  une 
fente  de  80  centimètres. 

J'avait  trouvé:  le  secret  de  VHerrcnhausen  allait 
être  enfin  percé. 

J'étais  redevenu  calme,  extraordinairement 
calme.  Je  me  souviens  que  je  me  répétais:  «  Quelle 
admirable  façon  d'étudier  l'histoire!  qu'en  pense- 
rait M.  Seignobos?  » 

Prenant  avec  moi  l'escabeau  qui  m'avait  servi 
de  table,  je  m'introduisis  par  l'ouverture.  La  pla- 
que de  fonte  qui  venait  de  jouer  avait,  de  chaque 
côté  de  l'ouverture,  deux  poignées.  Très  douce- 
ment, mais  sans  effort,  je  refermai  en  les  ramenant 
de  l'intérieur,  l'une  contre  l'autre,  pas  tout  à  fait 
contre  cependant,  dans  la  crainte  de  faire  jouer 
quelque  fatal  déclic. 

Vous  rappelez-vous,  mon  ami,  le  24  août,  en 
Belgique,  au  village  de  Beaumont,  quand  nous 
avons  pénétré  tous  deux  dans  une  cave  où  les 
gens  du  pays  nous  disaient  qu'étaient  cachés  cinq 
uhlans?  Vous  me  suiviez  en  m'accusant  d'impru- 
dence. Moi,  je  souriais  en  pensant  que  ces  cinq 


226  KŒNIGSMARK 

fuyards  étaient  de  pauvres  choses  à  côté  de  l'obs- 
curité où  je  me  suis  enfoncé  cette  nuit-là. 

Les  deux  battants  de  la  plaque  ramenés,  je  me 
trouvai  dans  une  sorte  de  petite  pièce  large  de  six 
pieds,  haute  de  six.  A  droite  et  à  gauche,  la  mu- 
raille, mais  au  fond  une  seconde  plaque  de  bronze, 
avec,  à  droite,  à  gauche,  deux  autres  macarons  : 
c'était  prévu. 

Je  mis  l'aiguille  du  premier  cadran  sur  le  chif- 
fre 18. 

L'aiguille  du  second  venait  justement  d'arriver 
sur  le  chiffre  15  qu'un  bruit  de  bois  fracassé, 
effrayant  dans  ce  silence,  me  glaçait  de  la  tête  aux 
pieds.  Toute  la  partie  inférieure  de  l'énorme  pla- 
que, s'ouvrant  à  un  mètre  du  sol,  venait,  en  se 
rabattant,  de  mettre  en  miettes  le  lourd  escabeau 
que  j'avais  posé  en  entrant  contre  elle. 

Sans  le  brusque  geste  avec  lequel  j'avais  sauté 
en  arrière,  mes  pieds  étaient  écrasés. 

—  Très  bien,  murmurai-je.  Leurs  secrets  ont 
des  chausses-trappes. 

Et,  m' étant  baissé,  je  pénétrai  dans  la  seconde 
chambre,  qui  avait  exactement  les  mêmes  dimen- 
sions que  la  première. 

Vous  pensez  que,  cette  fois,  pour  mettre  l'ai- 
guille du  cinquième  cadran  sur  le  chiffre  21  et 
celle  du  isixième  cadran  sur  le  chiffre  4,  me  ran- 
geant soigneusement  à  gauche,  puis  à  droite,  je 
pris  mes  précautions.  Peine  inutile.  La  plaque  se 
partagea  en  deux  verticalement,  comme  avait  fait 


KŒNIGSMARK  227 

la  première,  et  roula  doucement  sur  d'invisibles 
gonds. 

Alors,  j'entrai  dans  la  troisième  et  dernière 
chambre. 

Elle  avait  la  même  hauteur,  mais  le  double 
environ  de  largeur  et  de  longueur. 

Le  mince  pinceau  de  ma  lampe  électricpie  éclai- 
rait bien,  mais  sur  un  faible  rayon. 

Je  ne  vis  d'abord,  sur  le  sol,  que  des  espèces 
d'éclaboussures  blanches. 

Et  soudain,  mon  ami,  mon  cœur  se  glaça.  J'eus 
peur,  peur.  Dans  le  coin,  à  gauche,  un  singulier 
tas  blanc  venait  de  m'apparaître. 

Invinciblement,  je  m'en  approchai,  et,  en  m'en 
approchant,  j'avais  envie  de  m'enfuir,  et,  entre 
mes  dents  qui  claquaient,  je  murmurais  :  «  C'est 
une  hallucination,  je  rêve,  je  sais  bien  que  je 
rêve.  Ce  n'est  pas  à  Hanovre  que  je  suis.  C'est  à 
Lautenbourg.  Dans  le  palais.  Tout  à  côté,  il  y  à 
le  D'  Cyrus  Beck,  qui  travaille.  Il  y  a  la  ronde.  Il  y 
a  Ludwig,  mon  valet  de  chambre.  Il  y  a  le  com- 
mandant de  Kessel,  qui  est  si  bon,  «i  brave...   » 

La  couche  de  chaux  blanche  était  maintenant 
là,  à  mes  pieds.  Je  tombai,  plutôt  que  je  m'age- 
nouillai devant  elle. 

De  bizarres  débris  la  hérissaient,  informes, 
blanchis,  horribles.  Comment,  dans  l'état  affreux 
où  j'étais,  ai-je  eu  la  force  d'en  saisir  un,  de  le 
palper,  de  le  regarder... 

Cela,  je  l'ai  fait,  pourtant.  J'ai  pris  entre  mes 


228  KŒNIGSMARK 

mains  cet  ossement,  un  tibia  droit,  je  l'ai  regardé, 
\e  l'ai  palpé... 

Et  alors,  jai  poussé  un  grand  cri,  en  sentant 
sur  cet  os,  au  milieu,  le  bourrelet  d'une  ancienne 
fracture. 

*■* 

Comment  aussi,  ce  matin-là,  ai-je  bien  pu  don- 
nef  au  duc  Joachim  sa  leçon  d'histoire,  c*est  ce 
que  je  me  demande  encore.  J'évitais  les  glaces, 
de  peur  de  les  voir  me  renvoyer  une  image  trop 
troublée. 

A  onze  heures,  j'étais  dans  le  petit  boudoir  de 
la  grande-duchesse. 

Mélusine,  que  la  vieille  femme  de  chambre  russe 
était  allée  prévenir,  arriva  assez  vite  ;  je  sentis, 
à  la  surprise  enjouée  qu'elle  me  témoigna,  com- 
bien ma  visite,  à  cette  heure,  lui  paraissait 
insolite. 

—  Voir  la  grande-duchesse,  mon  cher  !  Vous 
ne  doutez  de  rien.  Enfin,  comme  c'est  vous  qui  le 
demandez...  Puis,  je  pense  que  pour  insister  ainsi 
vous  devez  avoir... 

En  parlant,  elle  entr'ouvrait  les  rideaux.  Un 
rayon  de  soleil  me  frappa  en  plein  visage.  Elle 
m'aperçut  alors  tel  que  j'étais  et  eut  peine  à  ré- 
primer une  exclamation. 

—  Je  vais  la  chercher,  dit-elle  simplement. 
J'étais  venu  là  comme  un  somnambule,  poussé 

par  la  force  des  événements  de  la  nuit.  Resté  seul, 
ma  démarche  m'apparut  folle.  Et  moi  n'allais-je 


KŒNIGSIWARK  229 

pas  avoir  l'air  du  fou  qu'à  UTie  minute  je  me 
demandai  si  je  n'étais  pas  devenu.  Eile,  Auiorr. 
comment  allait-elle  prendre  le  récit  de  ma  singu- 
lière aventure  ?  «  L'arracher  à  ses  pensées  noires, 
à  une  sorte  de  déséquilibre  moral  fatal  è  sa  santo 
physique.  »  Cette  phrase  me  revenait.  Celait  ce 
que  le  grand-duc  Frédéric-Auguste  Wi'âvait  de- 
mandé d'essayer  à  son  propos.  Drôle  de  façon, 
vraiment,  de  m'acquitter  de  cette  mission.  J'eus 
envie  de  m'échapper. 

Mais  déjà  la  grande-duchesse  «ntrait. 

Elle  était,  ce  matin,  d'une  gaîté  que  je  pensai 
n'avoir  jamais  la  force  de  troubler. 

—  Eh  bien,  ami,  dit-elle  ?  Qu'est-ce  qui  me  vaut 
le  plaisir  de  cette  visite?  Avez-vous  renversé  votre>^ 
horaire  ?  Et  sont-ce  vos  matinées  que  vous  avez 
décidé  désormais  de  me  consacrer  ? 

-  Mon  visage  bouleversé  produisit  sur  elle  le 
même  effet  que  sur  Mélusine. 

Elle  me  prit  par  le  bras  et  me  fit  asseoir  sur  un 
divan  à  son  côté. 

—  Vous  avez  manqué  de  tomber  en  vous 
asseyant,  dit-elle  gravement.  Mélusine,  donne-moi 
le  coffret  bleu- 

C'était  un  minuscule  coffret  en  pâte  de  tur- 
quoise. Quel  barbare  révulsif  pouvait-il  contenir  ? 
Quand  Aurore  me  l'eut  fait  respirer,  je  tressaillis 
comme  au  contact  d'un  accumulateur. 

— ■  Là^  dit-elle,  11  va  déjà  mieux. 

Et  elle  ajouta  : 


230  KŒNIGSMARK 

—  Dès  que  vous  serez  en  état,  parlez!  nous 
vous  écoutons. 

Tout  ce  que  vous  savez  déjà,  je  le  lui  racontai 
alors,  depuis  mes  premières  investigations  sur 
l'histoire  des  Kœnigsmark  jusqu'au  coup  de  théâ- 
tre final,  à  ma  descente  dans  le  caveau  de  la  salle 
des  Armures  et  à  la  lugubre  découverte  que  j'y 
avais  faite. 

Avec  un  sang-froid  admirable,  jusqu'au  bout, 
elle  m'écouta  sans  mot  dire,  échangeant  seulement 
par  instant  avec  Mélusine  un  regard  qui  était  plus 
de  surprise  que  d'émotion. 

Quand  j'eus  fini,  elle  resta  un  moment  sans 
parler,  puis  me  dit  avec  calme  : 

—  C'est  un  récit  bien  passionnant  que  celui  que 
vous  venez  de  nous  faire  là.  Mais  vous  étonnerai-je 
en  vous  disant  que  je  n'en  suis  pas  autrement 
émue  ?  Une  seule  chose  y  est,  je  l'avoue,  un  peu 
déconcertante,  et  c'est  que  vous  ayez  trouvé  à  Lau- 
tenbourg  un  squelette  à  la  place  exacte  où  il  doit 
s'en  trouver  un  au  palais  de  Hanovre.  Mais  qu'est- 
ce  que  cela  prouve,  en  admettant  qu'il  ne  s'agisse 
pas  d'une  mort  naturelle,  sinon  que  les  vieux  ducs 
de  Lautenbourg  n'avaient  pas,  pour  la  vie  hu- 
maine, un  respect  plus  grandi  que  leurs  voisins 
de  Hanovre?  Je  m'en  doutais,  et  n'en  suis  "as 
troublée  outre  mesure. 

—  Aussi  n'est-ce  pas  la  présence  de  ce  sque- 
lette qui  m'a  troublé  si  fort,  Madame,  répondis-je. 

—  Qu'est-ce  alors  ?  dit-elle,  de  ce^  air  dédai- 


KŒNIGSMARK  231| 

gneux  qu'elle  avait  sitôt  qu'elle  se  figumit  qu'on 
voulait  prendre  barre  sur  elle. 

—  C'est,  dis-je  simplement,  mais  en  pesant  mes 
mots,  que  j'ai  eu  entre  les  mains  le  tibia  droH  du 
corps  qui  est  caché  là,  et  que  ce  tibia  porte,  sur 
sa  face  externe,  au  milieu,  la  suture  d'une  an- 
cienne fracture. 

Aurore  s'était  dressée.  Elle  pressa  entre  ses 
mains  son  front  recouvert  soudain  d'une  pâleur 
mortelle.  Ses  yeux  fixes  devinrent  immenses.  Elle 
cria  : 

—  Vous  êtes  fou  !  Vous  êtes  fou  !  Mélusine, 
dis-lui  qu'il  est  fou. 

M"*  de  Graffenfried  s'était  précipitée  auprès  de 
la  grande-duchesse  renversée  sur  le  divan,  dans 
une  raideur  cataleptique.  Ses  paupières  s'entr'ou- 
vrirent.  Une  indicible  épouvante  était  dans  son 
regard. 

—  Fou  !  fou  !  cria-t-elle  encore.  C'est  à  Sangha 
qu'il  est,  j'ai  les  lettres,  à  Sangha. 

Et  elle  criait,  d'une  voix  effrayante  : 

—  A  Sangha  !  A  Sangha  ! 

—  J'ai  fait  ce  que  j'ai  cru  devoir  faire,  murmu- 
rai-je  à  Mélusine,  tandis  que  je  l'aidais  à  faire 
respirer  à  sa  maîtresse  le  petit  coffret  bleu. 

Elle  eut  un  coup  d<œil  profond  pour  me  dire  — 
l'admirable  fille  : 

—  Vous  n'avez  pas  besoin  de  vous  excuser,  je 
le  sais. 

—  N'ayez  pas  peur,  ajouta-t-elle  à  mi-voix.  Sa 


232  KŒNIGSMARK 

fièvre  cérébrale  l'a  laissée  extraordinairement 
impressionnable.  Et,  vraiment,  cette  fois-ci,  il  y 
avait  de  quoi.  Mais  voyez,  elle  revient  à  elle. 

Aurore  rouvrait  des  yeux  étonnés.  Elle  nous  vit 
tous  deux  penchés  sur  elle,  se  rappela.  Je  devais 
avoir  dans  le  regard  une  anxiété  incroyable.  Elle 
me  sourit,  me  tendant  une  main  que  je  couvris  de 
baisers. 

—  Excusez-moi,  «mes  enfants^  de  vous  avoir 
tant  efifrayés,  murmura-t-elle.  Bonne  Mélusine, 
toujours  à  son  poste  quand  il  le  faut,  et,  vous,  ami, 
merci. 

—  Vous  ne  m'en  voulez  pas,  suppliai-je. 

Elle  hocha  la  tête  en  souriant  et  me  répondit 
par  la  phrase  russe  : 

«  Les  corneilles  pourraient-elles  en  vouloir  au. 
soleil  qui  fait  briller  le  fusil  ?  » 

Elle  ajouta  : 

—  Mélusine,  préviens  qu'il  déjeunera  avec 
nous. 

C'était  une  faveur  insigne  que  de  s'asseoir  à  la 
table  d'Aurore.  La  seule  Mélusine  jusqu'à  ce  jour 
en  avait  été  jugée  digne.  Je  ne  devais  pas  tarder  à 
apprendre  à  mes  dépens  l'immensité  de  cet  hon- 
neur. En  attendant,  j'y  voyais  une  nouvelle  preuve 
de  l'importance  de  ma  révélation. 

Vous  pourriez  croire  que  ce  déjeuner  dût  souf- 
frir de  l'influence  des  événements  qui  venaient  de 
se  passer.  Il  n'en  fut  rien,  et,  pour  être  un  peu 


KŒNIGSMARK  Z33 

factice,  l'entrain  d'Aurore  ne  l'en  anima  pas  moins 
jusqu'au  bout.  Tout  le  temps,  elle  parla  d'autre 
chose.  J'admirais  sa  maîtrise  d'autant  plus  que 
j'étais  dépositaire  d'un  secret  assez  fort  pour  la  lui 
avoir  fait  perdre.  En  cette  heure,  où  je  sentais  que 
les  événements  les  plus  graves  allaient  se  précipi- 
ter, je  me  plaisais  à  considérer  combien  j'avais  su 
me  rendre  indispensable  à  la  hautaine  princesse 
qui  avait  eu,  cinq  mois,  l'air  d'ignorer  jusquà  mon 
existence. 

Au  moment  du  café,  Mélusine  se  leva. 

—  Où  vas-tu?  demanda  la  grande-duchesse. 

—  Dire  que  vous  n'irez  pas  faire  vos  visites 
après-midi,  répondit-elle. 

— ■  Tu  te  trompes,  dit  Aurore  en  souriant.  Je  suis 
plus  forte  que  cela.  Préviens  au  contraire  que  ce 
n'est  pas  à  cinq  heures,  mais  à  quatre  qu'il  faut 
que  l'automobile  soit  prête. 

—  A  quatre  heures? 

—  Oui,  car  je  veux  avoir  quelques  heures  de 
tranquillité  avant  de  venir,  à  minuit,  vous  retrou- 
ver, me  dit-elle. 

Mélusine  et  moi  la  regardâmes. 

—  Cela  vous  étonne,  reprit-elle.  Jugez-vous, 
oui  ou  non,  important  ce  que  vous  venez  de  me 
dire?  Moi,  je  pense  ceci  :  un  être  peut  avoir  une 
hallucination.  Deux  êtres,  c'est  moins  vraisembla- 
ble. A  minuit,  ami,  je  frapperai  à  votre  porte.  Et 
ce  sera  le  moment  de  me  prouver  votre  science 
des  serrures  secrètes.  C'est  dit,  n'est-ce  pas?  Et 


234  KŒNIGSMARK 

maintenant,  va,  ma  Mélusine,  commander  la  voi- 
ture pour  quatre  heures,  car  Yoilà  deux  fois  que 
j'ai  remis  ma  visite  à  cette  bonne  M"""  la  Bourgmes- 
tresse  de  Lautenbourg.  Je  ne  lui  manquerai  pas 
une  troisième  fois  de  parole. 

Il  y  avait  une  telle  autorité  dans  cet  ordre  que 
Mélusine  sortit,  non  sans  m'avoir  jeté  un  long 
regard  suppliant. 

—  Pauvre  amie,  dit  la  grande-duchesse,  par  ce 
regard,  elle  me  confie  à  toi.  Quoi  qu'il  en  soit, 
entendu,  n'est-ce  pas,  à  minuit. 

—  Madame,  dis-je  avec  résolution,  je  ferai  ce 
que  voudra  Votre  Altesse.  Non  seulement  je  la 
comprends,  mais  je  l'approuve.  Permettez-moi 
seulement  de  vous  faire  remarquer  deux  choses  : 
d'abord  qu'il  serait  beaucoup  plus  rationnel  que  ce 
fût  moi  qui  vinsse  vous  chercher,  plutôt  que  de 
vous  faire  courir  le  risque  d'être  rencontrée  dans 
les  couloirs  du  château;  en  second  lieu,  qu'à 
minuit,  une  ronde  passe,  qu'elle  peut  être  en 
avance,  et  qu'il  est  préférable  d'éliminer  tout  dan- 
ger d'être  dérangés  dans  une  entreprise  aussi  déli- 
cate que  la  nôtre. 

—  Soit,  dit-elle,  alors? 

—  Alors,  avec  votre  autorisation,  je  serai  ici  â 
dix  heures  et  demie.  Une  heure  nous  suffira  large- 
ment. Et  M"*  de  Grafïenfried  qui  restera  dans  vos 
appartements  sera  chargée  d'y  accueillir  comme  il 
convient  les  importuns  éventuels. 

Elle  sourit  : 


KŒNIGSMARK  235 

—  Si  c'est  à  Hagcn  que  vous  faites  allusion, 
mauvais  garçon  rancunier,  j'aime  mieux  vous  pré- 
venir qu'il  est  convié  ce  soir  à  son  cercle,  à  une  de 
ces  beuveries  auxquelles  tout  bon  Allemand  sacri- 
fierait même  la  Loicieï. 

—  Hagen  ou  un  autre,  répliquai-je  un  peu  vexé, 
il  vaut  mieux  tout  prévoir. 

—  Tu  as  raison,  petit  frère,  dit-elle  sérieuse- 
ment. A  dix  heures  et  demie,  donc,  je  t'attendrai. 


Quand,  après  le  dîner,  je  fus  rentré  dans  ma 
chambre,  il  me  sembla  que  l'instant  d'aller  cher- 
cher la  grande-duchesse  n'arriverait  jamais. 

Dix  heures  sonnèrent  enfin,  puis  le  quart.  Je 
descendis  doucement,  et  entr'ouvris  la  porte  de  la 
bibliothèque.  Bonheur!  Elle  n'était  pas  éclairée. 
Si  Cyrus  Beck  avait  eu  cette  nuit  la  malencontreuse 
idée  d'}^  travailler,  tout  aurait  été  à  recommencer. 

La  demie  sonna,  il  me  fallait  deux  minutes  à 
peine  pour  traverser  le  jardin.  Je  n'étais  pas  en 
retard. 

J'ouvris  la  porte  donnant  sur  le  parc.  Une  bouf- 
fée d'air  frais  me  fit  du  bien. 

Comme  je  la  refermais,  je  tressaillis  :  une  main 
venait  de  se  poser  sur  mon  épaule. 

En  même  temps,  une  voix  disait  : 

—  Monsieur  le  professeur  Vignerte.  Vraiment, 
comme  je  suis  heureux  de  vous  rencontrer  1 

C'était  le  lieutenant  de  Hagen. 


236  KŒNIGSMARK 

La  nuit  était  noire  et  nous  ne  pouvions  pas  nous 
voir.  Cependant,  il  me  sembla  que  la  main  qu'il 
avait  mise  jsur  mon  épaule  tremblait  un  peu.  Du 
coup,  toute  mon  assurance  me  revint. 

—  Je  vous  croyais  à  votre  mess,  lui  dis-je. 

—  J'y  devais  être,  me  répondit-il.  On  change 
quelquefois  d'idée.  Ainsi  vous-même,  vous  aviez 
sans  doute  l'intention  de  passer  la  nuit  à  travailler 
dans  votre  chambre.   Et  pourtant  vous  voilà  ici. 

—  Il  fait  si  lourd  ce  soir,  dis-je.  J'ai  eu  envie  de 
prendre  un  peu  l'air  au  jardin. 

—  Je  ne  pense  pas  dans  ces  conditions  que  vous 
voyiez  quelque  inconvénient  à  ce  que  je  vous  ac- 
compagne dans  votre  promenade. 

Cette  fois,  je  découvrais  dans  son  ton  une  ironie 
si  insolente  que  je  vis  qu'il  allait  me  falloir  jouer 
cartes  sur  table. 

—  Tout  en  reconnaissant  ce  que  votre  attention 
a  de  gracieux,  Monsieur  le  Lieutenant,  je  ne  vous 
cacherai  pas  que  je  préférerais  être  seul. 

Il  ricana  : 

—  Tout  seul,  vraiment? 

Les  trois  quarts  qui  sonnèrent  me  rendirent  fu- 
rieux. Cet  imbécile  allait-il  faire  tout  manquer? 

—  Que  voulez-"vous  dire  ?  demandai-je  avec  irri- 
tation. 

Je  compris  que  son  dessein  était  de  me  mettre 
hors  de  moi-même. 

—  Monsieur  le  Professeur,  dit-il,  en  Allemagne, 
nous  avons  quelque  chose  de  sacré.  Notre  parole 


KŒNIGSMARK  207 

d'honneur.  Je  me  plais  à  croire  qu'en  France  il  en 
est  de  même.  Je  vais  vous  laisser  tranquille.  Tou- 
tefois auparavant,  pouvez-vous  me  donner  votre 
parole  d'honneur  que  vous  n'avez  pas  rendez-vous, . 
ce  soir,  avec  la  grande-duchesse  Aurore? 

Je  frémis.  Jusqu'à  quel  point  cet  homme  était-il 
au  courant  de  ce  qui  se  passait?  Cependant,  cette 
fois  encore,  je  me  contins. 

—  Monsieur  de  Hagen,  un  de  vos  romanciers,  un 
certain  Beyerlein,  a  fait  un  bien  mauvais  roman, 
la  Retraite.  Eh  bien,  nous  sommes  en  train,  à  nous 
deux,  de  jouer  la  scène  la  plus  ridicule  de  ce  roman- 
là,  avec  cette  différence  qu'il  ne  s'agit  pas  de  la  fille 
d'un  maréchal  des  logis-chef,  mais  de  votre  souve- 
raine, la  grande-duchesse  de  Lauîenbourg-Detmold. 
Et  je  m'étonne... 

—  Je  le  sais,  me  dit-il  d'une  voix  rauque.  Et 
c'est  pourquoi  je  veux,.. 

—  Que  voulez-vous,  dites-le.  Finissons-en! 

—  Vous  tuer.  Monsieur  le  Professeur. 

—  Et  pourquoi,  s'il  vous  plaît? 

—  Parce  que  vous  l'aimez  et  parce  que... 

Il  eut  un  sanglot,  ce  hussard  rouge.  Sa  main, 
posée  sur  mon  bras,  eut  un  grand  frisson. 

—  Parce  que? 

—  Parce  qu'elle  vous  aime. 

Il  me  faisait  presque  pitié,  maintenant.  Mais  là- 
bas,  la  grande-duchesse  m'attendait. 

—  Je  suis.  Monsieur,  à  votre  disposition,  dès 
demain,  quand  vous  voudrez,  dis-je. 


238  KŒNIGSMARK 

—  Demain,  dit-il  avec  amertume.  Alors  vous 
pensez  que  je  vais  vous  laisser  aller  la  retrouver? 
Car  elle  vous  atten<i  :  vous  ne  m'avez  pas  répondu 
tout  à  l'heure.  Non,  Monsieur,  non.  Tout  de  suite. 

C'en  était  trop.  Avec  une  violence  inouïe,  je 
dégageai  mon  bras  et  le  repoussai.  Il  s'en  alla  bu- 
ter contre  le  mur. 

Il  avait  dégainé. 

Je  me  sentais  de  force  à  lui  arracher  son  sabre 
et  à  le  retorner  contre  lui  de  belle  façon.  Mais  je 
pouvais  être  blessé.  De  toute  façon,  c'était  du 
bruit,  du  scandale.  Il  ne  fallait  pas. 

—  Monsieur  de  Hagen,  dis-je  à  voix  basse. 
Ecoutez-moi.  Pour  me  parler  ainsi,  pour  me  cher- 
cher querelle,  il  faut,  je  le  sais,  que  vous  aimiez 
vous-même  la  grande-duchesse, 

—  Monsieur,  dit-il  avec  colère,  je  vous  défends... 

—  Ecoutez-moi  donc,  dis-je,  d'un  ton  d'impa- 
tience et  d'autorité  qui  lui  en  imposa.  Vous  l'ai- 
mez, je  le  répète.  Eh  bien,  je  fais  appel  maintenant 
autant  à  votre  amour  qu'à  votre  loyalisme  de  sol- 
dat :  la  grande-duchesse  Aurore,  cette  femme  ado- 
rable, court  cette  nuit  un  immense  danger.  Chaque 
minute,  chaque  seconde  que  vous  me  faites  perdre 
ici  augmente  ce  danger,  vous  m'entendez,  et  de  cela, 
je  puis  vous  donner  sur  l'heure  ma  parole  d'hon- 
neur. 

Je  vis  que  j'avais  touché  juste. 

—  Que  voulez-vous  dire.  Monsieur?  murmura- 
t-il  avec  effroi.  Un  grand  danger? 


KŒNIGSMARK  239 

—  Oui,  Monsieur  de  Hagen.  Rentrez  sur  l'heure 
chez  vous;  ne  vous  couchez  pas.  Peut-être  Aurore 
de  Lautenbourg  aura  cette  nuit  besoin  de  vos  ser- 
vices. 

Il  hésita,  puis  prenant  son  parti  : 

—  Eh  bien.  Monsieur,  c'est  entendu,  je  rentre. 
Mais  n'oubliez  pas  que  si  vous  m'avez  trompé... 

—  De  cela,  n'ayez  nulle  crainte,  répondis-je, 
car  je  préfère  vous  dire  que  la  petite  partie  que 
vous  me  proposiez  à  la  minute,  nous  la  remettrons, 
si  vous  voulez,  à  demain  matin.  J'en  ai  un  aussi 
vif  désir  que  vous. 

—  A  demain  donc,  dit-il  en  «'inclinant.  Quelle 
heure? 

—  Six  heures.  Au  pont  de  la  Meilleraie.  C'est  un 
endroit  tranquille,  et  la  Melna  est  à  côté. 

—  Et  pour  les  armes? 

—  Occupez-vous-en,  dis-je.  Je  m'en  remets  entiè- 
rement à  vous. 

Nous  dîmes  tous  deux  ensemble  : 

—  Et  personne  avec  nous,  naturellement. 

Il  se  raidit,  me  salua  militairement  et  s'éloigna 
dans  la  nuit. 

—  Enfin,  murmurai-je,  avec  un  soupir  de  soula- 
gement. 

Onze  heures  sonnaient  quand  j'entrai  chez  la 
grande-duchesse.  ^ 

Elle  m'attendait  seule  dans  son  boudoir,  debout, 
un  peu  pâle. 


240  KŒNIGSMARK 

Quand  j'entrai,  elle  lut  sur  mon  visage  qu'il 
s'était  passé  quelque  chose  d'anormal,  car  elle  ne 
m'interrogea  pas  sur  mon  retard. 

—  Rien  de  grave?  demanda-t-elle  simplement. 

—  Non,  Madame,  rien.  Mais  partons  vite,  nous 
avons  juste  le  temps. 

Comme  nous  étions  à  la  porte  de  l'escalier,  celle 
de  la  chambre  de  Mélusine  s'ouvrit,  et  M"°  de  Graf- 
fendried  parut. 

—  Quoi,  dit-elle,  déjà? 

—  Cest  vrai,  dit  Aurore.  Je  ne  t'avais  pas  pré- 
venue que  c'était  avancé  d'une  heure.  Ne  crains 
rien,  ma  chérie.  Demeure,  et  que  personne  n'entre 
ici.  Nous  serons  de  retour  avant  minuit. 

Elle  l'embrassa  sur  le  front. 

Pleine  d'angoisse,  des  larmes  dans  ises  beaux 
yeux  noirs,  M"'  de  Graffenfried  m'avait  saisi  les 
mains. 

—  Vous  me  jurez  qu'il  ne  lui  arrivera  rien,  sup- 
plia-t-elle.  Je  vous  la  confie. 

—  Allons,  allons,  dit  Aurore,  faisons  vite,  éteins 
l'électricité  de  l'escalier. 

Nous  descendîmes  dans  l'obscurité. 

Arrivée  au  palier  du  milieu,  je  sentis  la  main  de 
la  grande-duchesse  étreindre  mon  bras.  Elle  ne 
tremblait  pas,  elle,  je  vous  le  jure. 

—  Es-tu  armé?  dit-elle. 

—  Non. 

—  Enfant,  murmura-t-elle,  et,  en  même  temps, 
je  sentis  que  sa  main  qui  s'était  introduite  dans  la 


KŒNIGSMARK  241 

poche  de  mon  veston  y  déposait  quelque  chose. 

—  C'est  un  browning  et  un  bon.  A  la  première 
occasion,  n'hésite  pas  à  t'en  servir,  contre  n'im- 
porte qui.  Je  te  donnerai  moi-même  l'exemple. 

Nous  étions  arrivés  au  bas  de  l'escalier.  Elle 
marchait  devant,  et  ce  fut  elle  qui  ouvrit  la  porte. 

—  Eh  bien?  dis-je. 

Elle  n'avançait  plus,  obstruant  l'entrée.  Une 
exclamation  sourde  lui  échappa. 

—  Ah,  je  te  l'avais  bien  dit!  Il  est  fort,  très  fort. 

—  Qu'y  a-t-il?  interrogeai-je  avec  angoisse. 
Une  immense  lueur  rouge  embrasait  l'horizon, 

à  dioite.  T. a  moitié  du  château  brûlait. 

Sur  la  flamme,  les  ifs  du  parc  se  détachaient 
comme  des  cônes  d'ombre.  L'eau  du  bassin  de 
Perséphone  miroitait,  noire  et  rose. 

—  Mais,  répétait  la  grande-duchesse,  qui  a  pu 
lui  dire  que  nous  viendrions  ce  soir!  Nous  n'étions 
que  trois  à  le  savoir  :  moi,  toi,  et...  elle. 

Nous  contemplâmes  une  seconde  le  tragique 
spectacle.  Les  bruits  commençaient  à  naître  dans 
le  palais  surpris  dans  son  premier  sommeil. 

—  Allons,  dit  Aurore,  il  faut  voir. 

En  nous  approchant,  nous  tombâmes  sur  Hagen. 
Comme  un  fou,  il  dévalait  par  l'escalier  de  droite 
du  palais. 

—  Vous,  vous!  dit-il  avec  un  cri  de  joie  en 
reconnaissant  là  grande-duchesse.  Ah!  que  j'ai  eu 
peur!  que  je  suis  heureux! 

Et  il  lui  baisait  les  mains  énerdument. 


242  KŒNIGSMARK 

—  Pardon,  pardon,  balbutiait-il,  s'adressant  a 
moi. 

—  Restez  avec  elle,  lui  criai-je.  Et  m'élançant, 
j'entrai  dans  la  salle  des  fêles  à  toute  vitesse. 

—  Où  va-t-il?  cria  Aurore.  Retenez-le! 

J'étais  déjà  loin.  Traversant  la  salle  des  fêtes, 
je  pénétrai  dans  la  partie  droite  du  château.  C'était 
ia  gauche  qui  était  en  flammes,  la  bibliothèque  et, 
naturellement,  la  salle  des  Armures. 

Qu'allais-je  faire?  Je  ne  le  savais  pas  très  bien 
moi-môme.  Une  de  ces  forces  me  poussait  avec 
lesquelles  on  ne  raisonne  pas.  Plus  tard,  j'ai  essayé 
d'analyser  mon  geste.  Il  y  avait  dans  ma  chambre 
mon  argent,  mes  papiers,  quelques  lettres  de  ma 
mère,  toute  ma  vie,  sans  doute,  et  pourtant,  je 
suis  sûr  que  pas  une  minute  je  n'eus  l'impression 
que  c'était  pour  cela  que  je  m'exposais  ainsi. 

Par  le  corridor  du  premier  étage,  au  bout  duquel 
était  la  porte  de  mon  appartement,  un  énorme 
tourbillon  de  fumée  dégringolait,  où  -voltigeaient 
des  étincelles  rouges. 

Je  croisai  Kessel  qui  descendait. 

Je  l'entendis  qui  me  criait  : 

—  Où  allez-vous?  L'escalier  s'embrase.  Le  cor- 
ridor brûle  ! 

J'étais  déjà  loin. 

J'avais  enlevé  ma  veste  et  m'en  étais  entortillé 
la  tête.  Comment  j'arrivai  à  la  porte  de  ma  cham- 


KŒNIGSMAUK  243 

bre,  je  ne  sais.  Je  me  rappelle  seulement  que  le 
contact  de  la  serrure  me  brûla  les  doigts. 

En  vain,  j'essayai  d'ouvrir.  La  clef  Jouait  dans  le 
pêne  normalement.  La  porte  résistait. 

C'est  alors  que  j'aperçus  une  épaisse  lame  de 
fer,  \issée  moitié  dans  la  porte,  moitié  dans  la 
muraille. 

—  Ah!  dis-je,  et  ma  fenêtre  qui  surplombe  le 
ravin  de  la  Melna! 

Je  ne  tremblais  pas.  Je  comprenais.  Je  savais  ce 
que  je  voulais. 

—  Ah!  Monseigneur,  vous  pensiez  que  j'aurais 
été  encore  dans  ma  chambre,  n'est-ce  pas! 

Pour  aller  et  revenir,  je  n'avais  pas  mis  une 
minute.  Quand  je  posai  le  pied  sur  la  dernière 
marche  de  l'escalier,  un  formidable  craquement 
retentit.  Sa  partie  supérieure  et  tout  le  corridor 
venaient  de  s'abîmer. 

Lorsque  je  parvins  près  de  la  grande-duchesse, 

hagard,  les  cheveux  roussis,  de  nombreux  groupes 

étaient  déjà  formés  dans  le  parc.  A  côté  d'elle  et 

.de  Hagen,  un  homme  de  haute  taille  se  tenait. 

C'était  le  grand-duc. 

—  Monsieur  Vignerte,  s'écria-t-il  avec  joie  en 
m'apercevant,  enfin,  quel  poids  vous  m'ôtez  du 
cœur!  Vous  revenez  de  loin! 

—  De  bien  loin,  en  effet,  Monseigneur,  répon- 
dis-je  en  chancelant. 

—  Soutenez-le,  cria  Aurore  à  Hagen. 
Et  le  petit  hussard  rouge  obéit. 


244  KŒNIGSMARK 

—  Attention!  cria  soudain  le  grand-duc.  Voilà 
ce  que  je  craignais. 

Entraînant  sa  femme,  il  avait  bondi  en  arrière, 
à  une  dizaine  de  mètres.  Tous  l'imitèrent  avec 
stupeur. 

Une  immense  flamme,  mauve  et  or,  monta  dans 
le  ciel  rouge,  suivie  d'une  épouvantable  explosion, 
On  vit  les  murailles  du  château  s'entr'ouvrir, 
osciller,  puis  retomber  sur  elles-mêmes  avec  fracas. 

Il  pleuvait  maintenant  autour  de  nous  des  débris 
de  toutes  sortes,  plâtras,  flammèches,  tuiles,  frag- 
ments de  poutres  embrasées. 

A  notre  côté,  le  capitaine  Mùller  qui  s'était  un 
peu  rapproché  du  foyer  fut  atteint  par  l'un  d'eux. 
Nous  le  vîmes  s'affaisser,  la  tête  en  sang. 

C'était  le  laboratoire  du  professeur  Cyrus  Beck 
qui  venait  de  sauter. 

Les  pompiers,  arrivés  presque  instantanément, 
s'efforçaient  de  circonscrire  l'incendie.  Derrière, 
dans  la  cour  d'honneur,  s'entendait  le  bruit  sourd 
et  martelé  des  troupes  de  la  garnison  accourant  au 
pas  gymnastique. 

A  une  heure,  on  était  maître  du  feu.  A  une  heure 
et  demie,  on  put  commencer  à  retirer  les  premiers 
cadavres. 

Vers  deux  heures,  le  ciel  se  teinta  d'une  lueur 
jaune.  Doucement  l'aube  naissait. 

A  ce  moment,  portée  par  quatre  soldats,  une 
civière  passa  près  de  notre  groupe,  et  nous  pûmes 


KŒNIGSMARK  246 

reconnaître  le  corps  affreusement  défiguré  du  pro- 
fesseur. 

Le  grand-duc  se  pencha,  le  regarda,  puis,  ayant 
rejeté  le  drap  ;sur  les  restes  hideux,  il  murmura  : 

—  Avec  ce  vieux  fou,  il  est  certain  que  pareille 
chose  devait  arriver  un  jour. 

Telle  fut  l'oraison  funèbre  de  M.  le  professeur 
Cyrus  Beck,  de  l'Université  de  Kiel. 


* 
** 


Nous  revenions  maintenant  vers  l'aile  gauche  du 
palais,  la  grande-duchesse,  Mélusine  et  moi.  Il 
était  environ  six  heures.  La  journée  s'annonçait 
comme  très  chaude.  Un  rose  soleil  montait  sur 
ce  cataclysme. 

Mélusine  était  venue  nous  retrouver  dès  le  début 
de  l'incendie.  Elle  avait,  jusqu'à  cette  heure,  aidé 
la  grande-duchesse  à  s'occuper  des  pompiers  et 
des  soldats  blessés,  qu'on  avait  transporté^  dans 
la  salle  des  fêtes. 

Aurore  marchait  sans  mot  dire,  et,  chargés  nous- 
mêmes  de  trop  de  pensées,  nous  respections  son 
silence. 

Soudain,  elle  releva  la  tête,  et,  en  souriant,  me 
désigna  quelque  chose,  dans  le  ciel  pur  déjà  blanchi 
de  chaleur. 

Un  oiseau,  venant  de  l'est,  passait  au-dessus  de 
nos  têtes.  Son  vol  était  cahoté;  il  s'élevait,  retom- 
bait, comme  ceux  qui,  comme  la  caille  et  la  per- 
drix, ont  des  ailes  trop  courtes. 


246  KŒNIGSMARK 

Il  disparut  vers  la  gauche,  dans  le  fond  du 
jardin  anglais,  du  côté  de  la  Melna. 

Vu  autre,  puis  un  autre  passèrent  et  disparurent 
au  même  endroit.  Puis,  successivement,  il  en  passa 
une  vingtaine. 

—  Les  premières  draines,  dit  Aurore.  Elles  vont 
aux  sorbiers  de  la  Melna. 

Nous  étions  arrivés  devant  ses  appartements. 

—  Ma  pauvre  Mélusine,  dit-elle,  d'un  air  étrange, 
tu  n'en  peux  plus.  Va  prendre  un  peu  de  repos. 
Moi,  je  vais  dans  ma  cabane  de  verdure,  essayer 
de  me  distraire  avec  ces  oiseaux. 

—  Je  puis  bien  venir,  dit  Mélusine. 

—  Non,  non,  répondit  la  grande-duchesse.  Raoul 
Vignerte  m'accompagnera.  J'ai  à  lui  parler.  Mais 
toi,  je  te  l'ordonne,  va  te  reposer.  Fais-moi  seule- 
ment descendre  mon  fusil  et  des  cartouches.  Prête 
le  tien  à  Vignerte,  qui  a  le  sien  là-bas,  sous  les 
décombres  du  château. 

Et,  comme  la  jeune  fille  insistait  encore  pour 
nous  accompagner  : 

—  Va!  lui  dit  durement  Aurore. 

Mélusine  nous  quitta.  Elle  semblait  véritable- 
ment morte  de  fatigue  et  d'émotion. 

Nous  prîmes  par  un  chemin  détourné  pour  arri- 
ver, sans  effaroucher  les  draines,  au  pavillon  de 
verdure  où  j'avais  eu  ma  première  entrevue  avec 
la  grande-duchesse  de  Lautenbourg.  Au-dessus 
des  haies  de  sorbiers,  on  voyait  par  moment  une 


KŒNIGSMARK  247 

draine  s'élever,  comme  pour  guetter,  et,  rassurée, 
se  reposer. 

Quand  nous  fûmes  dans  la  chambre  de  verdure, 
je  pensai  qu'il  fallait  faire  des  espèces  de  meur- 
trières, car  le  bois  était  là  extraordinairement 
fourré,  et  le  feuillage  nous  entourait  d'une  mu- 
raille fraîche,  quasi  opaque. 

La  grande-duchesse  ne  parut  pas  s'en  préoc- 
cuper. 

Elle  avait  gardé,  durant  le  parcours,  un  silence 
continu.  Une  résolution  dure  se  lisait  «ur  son  vi- 
sage. Moi  non  plus,  je  ne  parlais  pas.  Que  lui  au- 
rais-je  dit?  et  nos  pensées,  en  cette  heure  tragique, 
n'étaient-elles  pas  les  mêmes?  A  quoi  bon  les 
échanger? 

Soudain  l'expression  fixe  qui  contractait  ses 
traits  perdit  un  peu  de  sa  raideur.  Elle  se  mit  k 
parler  à  voix  basse.  J'étais  vraiment  ahuri  de  ce 
bizarre  entretien,  de  cette  non  moins  bizarre  idée 
de  venir,  en  un  tel  moment,  chasser  ces  oisaux, 
dont  elle  était  en  train  de  me  dépeindre  les  habi- 
tudes. 

Son  fusil  chargé  était  sur  ses  genoux,  et  voici  ce 
qu'elle  me  disait,  avec  un  sourire  singulier  qui  me 
fit  à  cet  instant  craindre  que  cette  nuit  n'eût  eu 
sur  sa  raison  une  influence  fatale. 

—  Les  draines.  Tu  les  connais  bien,  de  grosses 
grives.  Mais  qui  passent  plus  tôt.  Ce  sont  des 
oiseaux  difficiles  à  chasser,  contre  l'apparence, 
très  traîtres,   au   fond.  On  les   sait  près   de   soi» 


248  KŒNIGSMARK 

comme  nous  les  savons  en  ce  moment.  On  ne  les 
voit  pas.  On  les  devine.  Il  faut  tirer  au  jugé.  Moi, 
j'ai  l'habitude.  Ainsi  si  je  te  dis  ;  tire,  en  te  mon- 
trant la  direction,  tu  tireras,  sans  l'occuper  du 
but.  Tu  iras  voir,  et  il  y  aura  une  draine  à  terre. 
Elle  baissa  la  voix.  Cette  voix  se  fît  sifflante.  Le 
bras  tendu,  elle  me  désignait  un  point,  un  imper- 
ceptible bruissement  de  feuilles  dans  l'épaisse 
charmille. 

—  Tire,  ordonna-t-elle.  Tire  donc. 

—  Mais,  dis-je  déconcerté,  je  ne  vois  pas  bien... 

—  Maladroit,  murmura-t-elle.  Ce  sera  donc  moi. 
Elle  épaula  et  lâcha  son  coup  de  fusil. 

Une  détonation,  un  cri  épouvantable,  atroce.  Je 
tremblai  comme  tremblaient  encore  les  branches 
que  le  plomb  venait  de  balayer. 

Appuyée  sur  son  canon  fumant,  la  grande-du- 
chesse me  dit  avec  son  sourire  pâle  : 

—  Va  voir... 

En  chancelant,  j'obéis;  je  traversai  la  charmille. 

Derrière,  -dans  une  mare  de  sang  que  buvait  la 
terre,  le  visage  littéralement  haché  par  la  charge 
de  plomb  qu'elle  avait  reçu  presque  à  bout  por- 
tant, Mélusine  de  Grafîenfried  se  tordait  dans  les 
convulsions  de  l'agonie. 

—  Quel  horrible  malheur  I  criai -je  d'une  voix 
blanche. 

La  grande-duchesse  venait  de  traverser  la  char- 
mille. Un  œil  de  Mélusine  était  crevé,  l'autre  fixait 


KŒNIGSMARR.  24î> 

Aurore  avec  une  expression  folle  d'épouvante  et 
de  souffrance. 

Aurore  la  regarda  froidement  et  murmura  la 
phrase  d'Hamlet  après  le  meurtre  de  Polonius  : 

—  J'aurais  voulu  que  ce  fût  quelqu'un  de  plus 
puissant. 

Dans  un  terrible  hoquet,  Mélusine  expirait. 

Un  moment,  la  grande-duchesse  resta  immobile. 
Ses  traits  étaient  d'une  dureté  implacable,  qui 
me  fit  peur.  Elle  voyait  sans  un  frisson  l'œil  vi- 
treux de  la  morte  la  regarder. 

—  Rentrons,  dit-elle  enfin.  Il  faut  prévenir  au 
palais  de  ce  nouveau  malheur. 

Elle  prit  entre  mes  doigts  tremblants  le  mince 
fusil  finement  damasquiné  qui  avait  été  celui  de 
M""  de  Graffenfried  et  le  po^a  à  côté  du  cadavre. 

Puis,  d'un  pas  alerte,  elle  partit,  m'ayant  fait 
signe  de  demeurer. 

Resté  seul  auprès  de  la  morte,  je  n'osai  d'abord 
la  regarder.  Où  donc,  mon  Dieu,  le  beau  teint  mat, 
l'ovale  du  visage,  les  yeux  languissants  :  une  in- 
fâme bouillie  sanglante,  emmêlée  de  terre  et  de 
cheveux. 

D'horribles  insectes  verts  déjà  tournoyaient  au- 
tour de  ces  misérables  débris.  Je  coupai  une  bran- 
che de  noisetier  toute  feuillue  et  me  mis  en  devoir 
de  les  écarter,  à  peu  près  comme  chez  nous  les 
vieilles  pâtissières  foraines  écartent  les  mouches 
de  leur  éventaire  avec  un  plumeau  de  papier. 

La  grande-duchesse  fut  bientôt  de  retour.  M"*  de 


250  KŒNIGSMARK 

Wendel,  deux  ou  trois  dames  de  la  cour,  la  femme 
de  chambre  de  Mélusine  arrivaient  avec  elle,  se 
lamentant.  Elle,  toujours  maîtresse  d'elle-même, 
donnait  des  ordres.  Le  corps  de  Mélusine,  posé  sur 
une  civière,  fut  ramené  au  palais. 

Comme  nous  arrivions,  nous  vîmes  le  grand-duc 
venir  au-devant  du  triste  cortège.  Il  était  en  train 
de  visiter  les  blessés  de  la  nuit  quand  on  le  mit 
au  courant  du  nouveau  malheur  qui  venait  de  frap- 
per la  cour  de  Lautenbourg. 

Il  accourait,  visiblement  ému. 

—  Ah!  Madame,  dit-il  en  serrant  la  main  d'Au- 
rore, quel  déplorable  accident! 

—  Le  hasard  a  de  ces  fatalités.  Monsieur,  ré- 
pondit avec  une  admirable  gravité  la  grande-du- 
chesse. 

—  Mais  comment  cela  a-t-il  pu  se  produire  ? 

—  Le  sais-je,  Monsieur?  répondit  Aurore.  Je 
n'en  suis  pas  à  vrai  dire  mieux  au  courant  que 
vous  ne  pouvez  l'être  vous-même  des  origines  de 
l'incendie  de  cette  nuit. 

Le  coup  était  droit  :  le  grand-duc  ne  baissa  pas 
la  tête. 

—  Vous  avez  raison,  qu'importe  comment,  puis- 
que le  triste  résultat  n'est  que  trop  réel.  Permet- 
tez-moi de  me  joindre  à  vous  pour  pleurer  l'im- 
mense perte  que  vous  faites  en  M"*  de  Graffenfried. 

—  Immense,  Monsieur,  en  effet,  répondit  Au- 
rore, et  c'est  pourquoi  je  ne  veux  pas  tarder  à  vous 
remercier,  puisque  c'est  grâce  à  vous  qu'elle  n'est 


KŒNIGS»URK  251 

pas  tout  à  fait  irréparable,  Aviez-vous  donc  quel- 
que triste  presseuliment  de  ce  qui  est  arrivé,  le 
jour  où  vous  avez  décidé  de  mettre  en  la  personne 
de  M.  Vignerte  un  second  confident  à  ma  disposi- 
tion? 

Frédéric-Auguste  se  mordit  les  lèvres.  Mais  sa 
réponse  fut  terrible. 

—  Je  sais.  Madame,  que  vous  appréciez  haute- 
ment les  services  de  M.  Vignerte,  et  vous  m'en 
voyez  ravi.  Si  l'affreuse  fin  de  M"*  de  Grafifenfricd 
m'airp'"le  tant,  cependant,  en  ce  qui  vous  concerne, 
c'est  que  je  sais  qu'il  est  des  choses  pour  lesquelles 
une  femme  est  irremplaçable. 

Entre  ces  deux  êtres,  un  tel  assaut  de  pré-ve- 
nances  empoisonnées  avait  pour  moi  quelque  chose 
d'effrayant.  Kessel,  M.  de  Wendel,  tous  les  autres 
y  assistaient  sans  pouvoir  s'en  figurer  tout  le  tra- 
gique. J'étais  à  la  fois  fier  et  épouvanté  d'être  dans 
une  telle  confidence.  Le  souvenir  de  M.  Thierry 
me  traversa  l'esprit.  Je  lui  avais  promis  de  ne 
jamais  me  laisser  mêler  aux  affaires  intimes  des 
souverains  de  Lautenbourg!... 

Je  ne  savais  ce  que  je  devais  le  plus  admirer,  de 
la  courtoisie  terrible  du  grand-duc  ou  de  la  hauteur 
froide  de  la  grande-duchesse.  Sous  l'ignoble  trait 
qu'il  venait  de  lui  décocher,  je  craignis  une  seconde 
de  la  "voir  chanceler,  se  départir  de  son  calme.  Il 
n'en  fut  rien,  et  sa  riposte  fut  supérieure  à  l'at- 
taque. 

—  Irremplaçable!    Monsieur,    vous    l'avez    dit. 


252  KŒNIGSMARK 

Aussi  n'est-ce  pas  dans  la  pensée  qu'il  pourra  rem- 
placer Mélusine  que  je  vous  demande  de  laisser 
M.  Vignerte  à  mon  entière  disposition.  Je  compte 
au  contraire  sur  son  dévouement  pour  m'aider  à 
conserver  le  plus  vivant  possible  le  souvenir  de 
notre  chère  morte,  et  celui  des  événements  de  cette 
tragique  journée. 
Elle  ajouta  : 

—  M.  Vignerte  se  trouve  actuellement  privé  de 
domicile  du  fait  de  l'incendie.  Vous  trouverez  bon 
qu'il  reçoive  à  partir  d'aujourd'hui  mon  hospitalité. 

Le  grand-duc  s'inclina. 

—  11  en  sera  fait,  Madame,  suivant  votre  désir. 
Puisse  cette  société  vous  apporter  un  peu  de  l'apai- 
sement si  nécessaire  à  votre  santé  morale,  après 
les  dures  épreuves  que  la  volonté  du  Tout-Puissant 
a  daigné  nous  imposer. 

.:  Là-dessus,  il  prit  congé. 

Dans  le  boudoir  de  la  grande-duchesse,  trans- 
formé en  chapelle  ardente,  la  bière  disparaissait 
sous  une  avalanche  de  roses  et  d'iris  de  Circassie, 
entre  des  coupes  où  fumaient  des  pastilles  d'^ii- 
cens. 

Aurore  avait  voulu  rester  seule  avec  moi  pour 
veiller  son  amie  morte.  Les  gens  qui  se  présen- 
tèrent timidement,  il  faut  voir  comme  ils  furent 
reçus. 

Vêtue  d'une  tunique  arménienne  noire,  elle  réci- 
tait à  demi  voix  les  belles  prières  orthodoxes. 

Je  n'avais  pas  fermé  l'œil  depuis  deux  jours» 


KŒNIGSMARK  253 

Vers  minuit,  exténué,  brisé,  je  m'assoupis  dans 
mon  fauteuil. 

Quand  je  rouvris  les  yeux,  la  grande-duchesse 
était  debout  près  de  moi.  La  lumière  des  grands 
cierges  mettait  à  son  visage  des  ombres  tremblantes 
et  douces. 

La  main  sur  mon  front  avec  un  sourire,  triste, 
elle  murmura  : 

—  Tu  succombes  de  fatigue.  Va  dormir,  ami, 
pauvre  ami  dont  j'ai  pu  douter. 

Faiblesse  des  forces  humaines.  Le  sommeil  m'a 
ravi  cette  nuit  que  j'eusse  pu  passer  tout  entière 
auprès  d'elle,  au  milieu  de  l'odeur  instigatrice  des 
fleurs  funèbres,  dans  cette  atmosphère  de  cercueil, 
dont  on  peut  tout  attendre. 

Je  couchai  dans  la  chambre  de  Mlle  de  Graffen- 
fried.  La  vieille  servante  idiote  \int,  en  maugréant, 
changer  les  draps  de  la  morte. 

* 

Ce  fut  le  mardi,  28,  qu'eurent  lieu  les  obsèques 
de  Mélusine.  Le  grand-duc,  la  grande-duchesse  et 
le  duc  héritier  suivirent  à  pied  le  corbillard,  dont 
toute  la  flore  embaumante  du  Daghestan  cachait 
le  suaire  blanc. 

J'étais  perdu  dans  la  foule  des  officiers,  des  fonc- 
tionnaires du  palais,  des  notables  de  Lautenbourg. 
Un  escadron  du  V  hussards,  sur  l'ordre  de  la 
grande-duchesse,  rendait  les  honneurs.  Sur  l'ordre 
du  grand-duc,  le  glas  de  la  cathédrale  rythmait  de 


254  KŒNÎGSMARK 

ses  coups  sourds  et  espacés  la  marche  du  cortège. 

Un  grand  vieillard,  visage  ascétique  à  la  Mollke, 
dans  les  plis  brillants  d'une  antique  redingote,  ve- 
nait devant,  accompagné  d'un  lieutenant  à  figure 
maussade  et  rogue,  portant  l'uniforme  bleu  des 
hussards  de  Brunswack,  et  c'étaient  MM.  Richard 
et  Albrecht  de  GrafTenfried,  père  et  frère  de  la  dé- 
funte. 

Quand  le  cercueil  pénétra  dans  le  temple  de  la 
Siegstrasse,  un  immense  froid  s'empara  de  mes 
vertèbres.  J'eus  une  sorte  d'horreur  à  penser 
qu'elle,  Mélusine,  dont  le  corps  voluptueux  eût  eu 
un  si  grand  besoin  de  la  molle  pompe  catholique, 
appartenait  à  la  religion  réformée. 

Je  n'avais  jamais  pénétré  dans  un  temple.  C'est 
un  endroit  terrible.  Ici  les  larmes  mêmes  n'osent 
surgir,  de  peur  d'être  instantanément  congelées. 

Son  corps  maigre  émergeant  d'une  espèce  de 
chaire  roulante,  dans  son  bizarre  accoutrement  de 
vénérable  de  quelque  loge  maçonnique,  le  pasteur 
Siîbermann  parla.  De  l'Ecriture,  je  ne  sais  pour- 
quoi, il  avait  pris  pour  thème  l'épisode  de  la  fille  de 
Jephté.  Rien  ne  convenait  moins  à  la  mémoire  de 
la  défaillante  morte  que  le  rappel  du  sacrifice  de 
cette  morne  et  dure  juive. 

Une  demi-heure,  avec  toute  l'ardeur  que  pourrait 
avoir  un  professeur  de  mathématiques  démontrant 
les  trois  cas  d'égalité  des  triangles,  le  pasteur  parla. 

Lorsqu'il  commenta  la  phrase  célèbre  :  Frappe 
ce  sein  qui  pour  toi  se  découvre,  mes  yeux  se  porté- 


KŒNIGSMARK  255 

rent  sur  la  grande-duchesse.  Je  vis  qu'elle  pleurait. 

Des  automobiles  nous  conduisirent  du  temple  à 
la  gare.  Le  cercueil  fut  hissé  dans  un  wagon,  avec 
les  pauvres  fleurs  déjà  toutes  fripées. 

De  retour  au  palais,  dans  la  galerie  des  glaces, 
aussi  déserte  à  cinq  heures  du  soir  qu'à  minuit,  je 
tombai  sur  le  lieutenant  de  Hagen.  Il  était  pâle  et 
semblait  me  guetter. 

—  Monsieur,  me  dit-il  à  voix  basse,  je  vous  ai 
attendu  deux  heures,  avant-hier,  au  pont  de  la 
Meilleraie. 

J'avais,  je  l'ai  dit,  oublié  complètement  notre 
petit  rendez-vous.  Je  le  lui  avouai  très  franchement. 

—  Puis-je  espérer  qu'après  ceci,  vous  n'aurez 
plus  d'aussi  fâcheux  oublis?  murmura-t-il  avec  la 
même  douceur. 

En  parlant,  il  effleurait  ma  joue  du  gant  qu'il 
tenait  de  la  main  droite. 

J'eus  de  la  peine  à  ne  pas  répondre  par  un  solide 
soufflet.  Son  calme  feint  me  sauva. 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  je  serai  demain  matin  à 
six  heures  à  vos  ordres. 

—  Réglons,  s'il  vous  plaît,  tout  de  suite  les  con- 
ditions, me  dit-il.  Pas  de  témoins,  personne,  natu- 
rellement. Mais  vous  êtes  roffensé.  Quelle  arme 
choisissez-vous? 

Moins  excité  que  je  ne  l'étais,  cette  question 
m'aurait  jeté  dans  un  grand  embarras.  Je  n'hésitai 
pas  : 


256  .  KŒNIGSMARK 

—  Celle-ci,  répondis-je  en  tirant  de  ma  poche  le 
browning  de  la  grande-duchesse. 

Il  réprima  un  mouvement  de  surprise. 

—  Ce  n'est  peut-être  pas  très  régulier,  dit-il. 
Mais  qu'importe,  entendu.  Sept  coups,  à  volonté, 
à  partir  du  signal.  Et  pour  la  distance? 

—  Dix  pas,  répondis-je,  dans  l'insouciance  la 
plus  absolue  de  ce  que  je  disais. 

Il  eut  un  pâle  sourire  : 

—  Alors,  c'est  à  mort.  Qu'il  en  soit  fait,  Mon- 
sieur, selon  votre  volonté. 

Et  il  me  quitta. 

Je  trouvai  la  grande-duchesse  dans  sa  chambre. 
Je  n'y  étais  plus  rentré  depuis  le  drame.  EIIp  me 
fit  signe  de  m'asseoir  et  ne  me  parla  pas.  Peu  à  peu, 
l'obscurité  tomba  autour  de  nous.  La  veilleuse  qui 
brûlait  devant  l'icône  se  fit  rose.  La  guzia  de  Mé- 
lusine  gisait  encore  sur  le  tapis.  Nos  pensées  étaient 
les  mêmes.  Elles  se  reportaient  à  cet  autre  bel  ins- 
trument de  volupté  qui,  à  l'heure  présente,  déjà  en 
proie  aux  mystérieuses  transformations  de  la 
terre,  lui  aussi,  ne  vibrerait  jamais  plus. 


* 
«* 


A  quelles  heures  Aurore  dormait-elle  ?  Mélusîne 
seule  l'a  su.  Nous  entendîmes  les  oiseaux  s'éveiller 
dans  l'aube.  Le  brusque  pépiement  des  pinsons  et 
des  moineaux  succéda  au  triste  chant  du  rossignol 
Oiseaux,  vous  entendrai-je  vous  éveiller  demain? 

Je  compris  qu'il  était  temps.  Rompnnt  avec  l'éti- 
quette : 


KŒNIGSMARK  257 

—  Permettez-moi  de  vous  quitter,  dis-je  à  Au- 
rore. Je  suis  fatigué. 

Elle  me  regarda  d'un  air  de  reproche.  J'eus  l'im- 
pression qu'elle  pensait  :  Mélusine,  elle,  n'était 
jamais  fatiguée. 

Ah!  si  elle  savait,  me  dis-je.  Et  j'eus,  une  se- 
conde, la  tentation  de  tout  lui  raconter. 

Je  rentrai  dans  ma  chambre,  pour  en  sortir 
quelques  instants  après,  prenant  la  précaution  de 
passer  par  la  cour  d'honneur  pour  que,  de  sa 
fenêtre,  elle  ne  pût  m'apercevoir. 

Il  était  à  peine  cinq  heures  quand  j'arrivai  au 
pont  de  la  Meilleraie.  Cette  heure  de  répit  me  sem- 
bla toute  une  éternité  de  bonheur.  Jamais  la  na- 
ture ne  m'avait  paru  si  belle,  jamais  je  n'avais 
tant  aimé  la  vie,  qu'en  ce  moment  où  je  pensais 
que  j'allais  peut-être  la  quitter. 

A  l'épée,  je  savais  que  Hagen  était  un  des  meil- 
leurs tireurs  de  la  garnison.  Il  était  aussi  de  pre- 
mière force  au  pistolet,  et  moi,  mon  éducation  se 
bornait  à  avoir,  pendant  mes  périodes  d'instruction 
comme  officier  de  réseve,  brûlé  deux  ou  trois  dou- 
zaines de  cartouches  de  revolver. 

Accoudé  à  la  balustrade,  je  regardai  au-dessons 
de  moi  la  Melna  bondir  parmi  les  roches.  De  pe- 
tites truites  d'argent  sautaient  hors  du  flot  écu- 
mant.  Je  me  rappelai  celles  que  j'avais  pêchées, 
dix  ans  plus  tôt,  dans  le  gave  d'Ossau,  entre  Lai» 
runs  et  Pont-de-Béon. 

Où  allait  cette  rivière?  Dans  l'Aller,  qui  se  jette 


258  KŒNIGSMARK 

dans  le  Weser,  qui  se  jette  dans  la  mer  du  Nord, 
qui  communique  avec  la  Manche,  qui  est  un  bras 
de  l'Atlantique,  qui  reçoit  l'Adour,  où  se  jette, 
près  du  bleu  bourg  de  Peyrehorade,  le  gave  de 
Pau,  grossi  du  gave  d'Ossau.  Petites  truites  alle- 
mandes petites  truites  françaises.  Pensées  pué- 
riles qui  servent,  quand  on  va  mourir,  à  remonter 
le  cours  de  la  vie,  à  lier  entre  elles  les  époques 
qui  se  disjoignent. 

—  Je  vous  demande  pardon.  Monsieur  le  Pro- 
fesseur, de  vous  avoir  fait  attendre.  Mais  il  n'est 
pas  tout  à  fait  six  heures. 

Hagen.  Je  ne  l'avais  pas  vu  venir.  Je  ne  pensais 
presque  plus  à  lui, 
Nous  nous  saluâmes. 

—  J'ai  avec  moi,  m'expliqua-t-il,  tout  ce  qu'il 
faut  pour  se  battre  sîins  témoins. 

Il  avait  tiré  de  sa  poche  un  stylographe  et  du 
papier. 

—  Le  browning  étant  l'arme  choisie,  dil-il,  j'ai 
apporté  le  mien.  Nous  pourrons  tirer  les  armes  au 
sort,  si  vous  le  désirez.  Mais  je  crois  que  c'est  inu- 
tile, le  modèle  est  le  même.  En  attendant,  voulez- 
vous  me  faire  l'honneur  de  signer  ceci. 

Il  avait  pris  soin  de  rédiger  un  acte,  en  mon 
nom  et  au  sien,  où  les  deux  adversaires  recon- 
naissaient d'avance  que  tout  s'était  passé  loya- 
lement. 

—  Au  cas  où  il  arriverait  un  malheur,  c'est  pour 


KŒNIGSMARK  259 

éviter  tout  ennui  au  survivant,  crut-il  bon  de 
m'expliquer. 

On  ne  pouvait  être  plus  protocolaire. 

J'étais  curieux  cependant  de  savoir  comment  se- 
rait commandé  le  feu.  Je  ne  pus  m'empêcher  de  le 
lui  avouer. 

Il  eut  un  sourire  plein  de  suffisance. 

—  J'ai  aussi  prévu  cela,  répondit-il. 

Ce  disant,  il  déployait  un  paquet  qui  contenait 
un  réveille-matin. 

—  La  sonnerie  est  montée  pour  six  heures  dix, 
m'annonça-t-il.  Vous  pouvez  vérifier.  Quand  elle 
retentira,  nous  pourrons  tirer,  avec  faculté  de 
changer  de  place.  D'ailleurs,  c'est  mentionné  dans 
le  procès-verbal. 

Je  ne  savais  vraiment  ce  qui  l'emportait  dans 
cette  façon  de  procéder,  du  tragique  ou  du  ridi- 
cule. 

Hagen  comptait  les  pas. 

—  Huit,  neuf,  dix.  Monsieur  le  Professeur,  vous 
êtes  un  peu  plus  grand  que  moi.  Mesurez  à  votre 
tour,  si  vous  voulez,  nous  ferons  la  moyenne. 

—  Inutile,  dis-je,  cette  distance  me  convient. 
Il  s'inclina,  tira  son  browning  de  sa  poche. 

—  Six  heures  sept,  dit-il.  Nous  pourrions  pren- 
dre place. 

Je  mis  mon  pied  sur  la  raie  qu'il  avait  tracée 
en  premier  lieu.  Nous  étions  maintenant  face  à 
face. 

Le  réveil  était  placé  sur  la  balustrade  du  pont, 


200  KŒNIGSMARK 

son  cadran  visible  pour  nous  deux.  Le  tic-tac, 
aigre,  perçait  le  mugissement  sourd  de  l'eau. 

Je  regardai  mon  adversaire.  Ses  yeux,  baissés 
comme  ceux  d'une  jeune  fille,  fixaient  mes  pieds. 

Six  heures  neuf. 

—  Il  attend  la  sonnerie,  et  moi  je  regarde  l'ai- 
guille, pensai-je.  Si  le  réveil  allait  sonner  plus 
tôt! 

Soudain,  je  vis  Hagen  relever  la  tête;  son  beau 
calme  l'abandonna.  Une  expression  terrifiée  en- 
vahit son  visage. 

Je  me  retournai,  sans  songer  que  ce  geste  pou- 
vait me  coûter  la  vie.  Au  même  instant,  le  réveil 
sonna,  d'une  sonnerie  stridente,  qui  ne  s'arrêtait 
plus. 

La  grande-duchesse  Aurore  était  derrière  moi. 

Alors  je  compris  pourquoi  le  lieutenant  n'avait 
pas  tiré. 

Aurore  était  maintenant  entre  nous  deux. 

—  L'un  de  vous  peut-il,  Messieurs,  m'expliquer 
la  raison  de  cette  curieuse  mise  en  scène?  de- 
manda-t-elle  froidement. 

Elle  n'eut  pas  de  réponse. 

Le  procès-verbal  rédigé  par  Hagen  était  placé 
sous  le  réveil.  Elle  s'en  saisit. 

—  Je  comprends,  dit-elle  après  avoir  lu.  Des 
brownings.  Monsieur  Vignerte,  vous  faites  un  bien 
mauvais  usage  des  objets  que  je  vous  confie.  Et 
vous,  lieutenant  de  Hagen,  mes  compliments. 
Vous  êtes  d'une  ingéniosité  étonnante. 


KŒNIGSMARK  261 

Sa  voix,  jusqu'ici  ironique,  se  fit  très  dure  : 

—  Si  c'est  votre  façon,  Messieurs,  de  me  prou- 
ver un  dévouement  dont  vous  m'avez  l'un  et  l'au- 
tre rebattu  les  oreilles,  sachez  que  je  ne  la  goûte 
que  médiocrement.  Monsieur  Vignerte,  vous  êtes 
étranger,  et,  partant,  excusable  d'ignorer  la  légis- 
lation d'ici  sur  le  duel.  Mais  vous,  lieutenant,  vous 
la  connaissez. 

De  Hagen  baissa  la  tête. 

— •  Vous  savez  notamment  qu'un  officier  du 
7*  hussards  ne  doit  pas  se  battre  sans  avoir  obtenu 
l'agrément  du  colonel.  Pour  avoir  enfreint  ce  rè- 
glement, le  lieutenant  Techner  a  été  puni,  il  n'y  a 
pas  un  an,  de  trente  jours  d'arrêts  de  forteresse. 
L'avez-vous  oublié  ? 

Hagen  ne  répondit  pas. 

—  Vous  allez  rentrer  vous  mettre  en  uniforme. 
Monsieur  de  Hagen;  de  là,  vous  vous  rendrez  au 
quartier,  et  vous  vous  y  tiendrez  à  la  disposition 
du  major  de  Haugwltz  jusqu'à  ce  que  vous  soient 
notifiés,  par  la  voie  du  rapport,  les  quinze  jours 
d'arrêts  auxquels,  en  considération  de  vos  servi- 
ces, je  limite  votre  punition.  Vous  pouvez  dispo< 
s€r.  Monsieur.  N'oubliez  pas  votre  réveil. 

Le  lieutenant  de  Hagen  fit  demi-tour,  après  avoil 
salué  son  colonel. 


vin 


Par  la  fente  grise  de  notre  abri,  où.  pénétrait 
maintenant  l'air  froid  du  matin,  une  forme  noire 
se  montra. 

—  Mon  lieutenant»  mon  lieutenant,  il  est  cinq 
heures. 

C'était  le  soldat  de  l'escouade  de  garde  que 
j'avais  chargé  à  tout  hasard  de  nous  réveiller, 

—  Dans  une  demi-heure  l'attaque,  dit  Vignerte, 
Sortons,  j'achèverai  dehors  cette  histoire.  Elle  tou- 
che d'ailleurs  bien  près  de  sa  fin. 

Toutes  les  étoiles  s'étaient  éteintes.  Une  seule 
vacillait  encore,  très  bas,  vers  l'Orient,  à  l'endroit 
d'où,  dans  une  heure,  la  chasserait  le  petit  jour. 

Nous  nous  étions  installés  sur  une  corniche,  au 
flanc  du  ravin;  de  là,  nous  dominions  la  ligne  de 
la  compagnie.  Nous  devions  g  être  à  merveille  pour 
suivre  les  péripéties  du  coup  de  main  qui  allait  se 
tenter. 

A  notre  côté,  rectangle  obscur  de  branchages 
morts,  il  y  avait  une  humble  tombe  de  soldat.  Je 


KŒNIGSMARK  203 

pus  lire  sur  la  petite  croix  de  bois  blanc  ces  mois 
déjà  lavés  par  la  pluie  : 

«  Mohammed  Bcggi  ben  Smaïl,  soldat  au  2*  ti- 
railleurs, mort  pour  la  France  le  23  septembre 
1914.  Priez  pour  lui.  » 

J'ai ,  arement  vu  quelque  chose  de  plus  poignant 
que  cette  petite  croix  demandant  naïvement  une 
prière  chrétienne  pour  le  pauvre  soldat  musulman. 

Vignerte  regardant  en  face  de  nous  guettait  le 
moment  où  l'obscurité  pâlissante  lui  permettrait 
d'examiner  le  paysage.  Mais  il  ne  le  pouvait  en- 
core. C'est  à  peine  si,  au  bas  du  ciel,  se  distinguait 
la  ligne  noire  des  hauteurs  occupées  par  l'ennemi. 

Par  delà  Hurtebise  et  Craonne,  dit-il,  par  delà 
Laoïi,  Sains-Richaumont  et  Guise,  par  delà  la  Ca- 
pelle  et  cette  forêt  du  Nouvion  où  nous  chargè- 
rent les  cuirassiers  blancs,  ma  pensée  bien  son- 
vent  s'envole  vers  les  sablonneuses  plaines  du  Ha- 
novre, vers  Lautenbourg  où  j'ai  laissé  Aurore. 
Qu'y  devient-elle  dans  sa  chambre,  parmi  ses 
fourrures  et  ses  pierreries  ?  Qu'ont-ils  pu  faire 
d'elle,  mon  Dieu  ? 

Quand,  après  la  scène  du  pont  de  la  Meilleraie, 
nous  regagnâmes  le  palais,  elle  ne  m'adressa  pas 
la  parole.  Nous  déjeunâmes  ensemble.  Puis  elle 
se  mit  à  disposer  dans  les  vases  de  lourds  iris 
noirs  et  des  nigelles  blanches. 

Vers  dix  heures,  elle  appela  une  femme  de 
chambre. 


264  KŒNIGSMARK 

—  Mlle  Marthe  est-elle  là  ?  demanda-t-elle. 
Sur  une  réponse  affirmative,  elle  dit  : 

—  Faites-la  entrer, 

Mlle  Marthe  venait  chaque  année  à  cette  époque 
présenter  à  la  grande-duchesse  les  mille  char- 
mants bibelots  de  la  saison  parisienne.  Un  peu  du 
parfum  du  boulevard  de  la  Madeleine  entra  avec 
cette  fine  et  jolie  fille, 

■ — ■  Vous  avez  fait  bon  voyage,  mon  enfant?  de- 
manda Aurore. 

—  Je  suis  arrivée  hier  soir,  Madame,  répondit 
la  jeune  fille.  Excusez-moi  de  venir  sitôt  déranger 
Votre  Altesse,  mais  je  suis  obligée  de  repartir  ce 
soir. 

—  Que  m'apportez-vous  de  beau  cette  année  ? 

Mlle  Marthe  retira  de  ses  cartons  les  petits  bi- 
joux de  l'industrie  parisienne,  les  éventails  de  tulle, 
les  sacs  à  main  de  velours  et  de  moire,  les  minus- 
cules boites  à  timbres,  à  poudre,  à  mouches,  tout 
ce  menu  luxe  près  duquel  les  autres  ont  figure  de 
parvenus. 

—  Laissez-moi  tout  cela,  dit  Aurore.  Vous  direz 
à  Du\'elleroy  qu'il  s'arrange.  Il  me  faut  pour  no- 
vembre un  éventail  de  Watteau  ou  à  la  rigueur  de 
Lancret;  je  le  veux  quand  j'arriverai  à  Paris. 

—  Votre  Altesse  l'aura,  répondit  avec  assurance 
la  jeune  fille. 

—  Parfait.  Vous  prenez  ce  soir  l'express  de  cinq 
heures.  Je  vous  garde  à  déjeuner.  Vous  me  racon- 


KŒNIOSMARK  265 

terez  un  peu  ce  qui  se  fera  l'hiver  prochain,  rue  uc 
la  Paix. 

Toirl  le  long  du  repas,  j'admirai  l'aisance  sim- 
ple avec  laquelle  elle  répondait,  cette  petite  Pari- 
sienne, aux  questions  de  la  grande-duchesse.  J'étais 
fier  de  ma  jolie  compatriote,  en  voyant  Aurore,  si 
pleine  de  morgue  envers  les  femmes  de  Lauten- 
bourg,  traiter  celle-ci  comme  une  égale.  Mais  avec 
quelle  ferveur  je  contemplais  surtout  la  maîtrise  de 
cette  princesse  qui,  après  trois  jours  et  trois  njuits 
de  nature  à  briser  un  homme  énergique,  trouvait  le 
moyen  de  discuter  avec  nonchalance  les  mille  pe- 
tits détails  de  la  mode  de  Paris. 

—  Alors,  vous  me  conseillez  toujours  Carlier  ? 

—  Oui,  Madame.  C'est  encore  ce  qu'il  y  a  de 
mieux  comme  chapeaux. 

—  Laurence  n'est  plus  rue  des  Pyramides.  Elle 
a  monté  un  grand  bazar  rue  Auber.  J'irai  peut- 
être  y  faire  un  tour. 

—  Que  Votre  Altesse  y  aille,  sans  plus.  Lau- 
rence, c'est  surtout  une  maison  d'exportation.  Elle 
fait  la  plupart  de  ses  affaires  avec  les  commission- 
naires étrangers. 

J'étais  heureux  de  ce  bavardage,  de  cette  note 
futile  et  claire  intercalée  au  milieu  d'événements 
tragiques  qu'elle  me  faisait  presque  oublier. 

Vers  trois  heures,  la  grande-duchesse  remit  à 
Marthe  une  enveloppe. 

—  Voici  pour  votre  voyage,  ma  chère  petite.  Je 
ne  veux  pas  vous  faire  manquer  votre  train.  Une 


2G6  KŒNIGSMARK 

auto  VOUS  conduira  à  votre  hôtel,  et  de  là  à  la 
gare.  J'ai  été  très  satisfaite.  Pensez  à  mon  éven- 
tail. Allons,  au  revoir.  En  novembre,  j'irai  vous 
faire  une  visite. 

Quand  le  petit  rayon  de  soleil  se  fut  éclipsé,  la 
grande-duchesse  resta  un  moment  songeuse,  ma- 
niant les  bibelots  dispersés  à  travers  la  chambre, 
puis  elle  me  dit  : 

—  Monsieur  Vignerte,  j'ai  une  nouvelle  d'impor- 
tance à  vous  apprendre. 

Je  répondis  par  un  avide  regard  d'interrogation. 

—  J'ai  donc  l'honneur  de  vous  informer,  conti- 
nua-t-elle,  que  je  viens  de  recevoir  une  lettre,  une 
lettre  de  M.  de  Boose. 

Et  comme  je  m'étonnais  : 

—  Pensez-vous,  me  dit-elle,  que  cette  gentille 
Marthe  ait  fait  le  voyage  de  Paris  pour  m'apporter 
uniquements  les  babioles  — "d'ailleurs  charmantes 
—  de  M.  Duvelleroy  ? 

Vendredi,  Huit  heures  du  soir. 

Nous  venions  de  finir  de  dîner.  Un  valet  de 
chambre  entra,  porteur  du  courrier  du  soir  —  une 
dizaine  de  lettres  —  qu'il  remit  à  la  grande-du- 
chesse. 

—  Tu  permets,  ami?  me  dit-elle. 

Elle  regardait,  l'un  après  l'autre,  les  cachets  des 
enveloppes.  Puis,  elle  en  ouvrit  une. 

—  C'est  cela,  me  dit-elle  après  avoir  lu. 
Elle  me  tendit  la  lettre. 


KŒNIGSMARK  267 

C'était  une  demande  de  subvention  d'une  société 
philanthropique  de  Hambourg.  On  avisait  la 
grande-duchesse  d'une  kermesse  au  profit  des 
crèches  ouvrières  pour  le  lundi  suivant. 

—  Nous  irons,  dit  Aurore  simplement.  C'est  le 
signal  convenu  avec  Boose. 

Depuis  deux  jours,  je  savais  tout.  EHle  m'avait 
dit  comme  quoi  elle  avait  écrit>  dès  que  je  lui 
avais  remis  le  document  découvert  dans  les  Peter- 
marins  Mittheilungen,  au  baron  de  Boose,  au  Congo. 
Quels  arguments  avait-elle  pu  faire  valoir  auprès 
de  cet  homme,  je  ne  l'ai  jamais  su.  Toujours 
est-il  que  la  lettre  apportée  par  Marthe  a\â- 
sait  la  grande-duchesse  qu'il  venait  de  quitter 
l'Afrique.  Maintenant,  il  était  arrivé  à  Hambourg. 
Nul  doute  qu'il  n'eût  à  faire  des  révélations  d'im- 
portance. 

—  J'  y  ai  mis  le  prix,  murmura  Aurore  avec  son 
pâle  sourire. 

—  Nous  irons  demain,  reprit-elle. 

Elle  me  regarda,  réfléchi't  un  moment,  puis  me 
dit  : 

—  Ami,  tardivement  peut-être,  il  me  vient  des 
scrupules,  j'abuse  de  ton  dévouement,  Sais-tu  que 
tu  es  embarqué  dans  une  redoutable  histoire? 

—  Et  vous?  lui  dis-je. 

—  Moi,  c'est  différent.  Je  lutte  pour  ma  liberté, 
qui  m'est  plus  que  ma  vie.  Et  puis,  malgré  tout,  j€ 
suis  la  grande-duchesse  de  Lautenbourg,  et  sur- 
tout la  princesse  Tumène.  Derrière  moi,  il  y  a  le 


2(58  KŒNIGSMARK 

Czar,  toute  la  grande  Russie.  On  peut  y  regarder 
à  deux  fois.  Mais  toi,  ami,  songe  à  Cyrus  Beck, 
songe  à  Mélusine.  Pourquoi,  à  quoi  te  sacrifie- 
rais-tu? 

Il  y  avait  un  tel  reproche  dans  le  regard  que  je 
lui  lançai,  qu'elle,  l'altière,  la  méprisante  altesse, 
baissa  la  tête. 

—  Pardon,  murmura-t-elle. 
Puis  elle  dit  : 

—  Eh  bien,  c'est  entendu.  Nous  partons  demain. 
Sonne.  Je  veux  donner  les  ordres  nécessaires. 

Je  pressai  une  sonnette  électrique.  Des  pas 
retentirent.  On  frappa  à  la  porte. 

—  Entrez,  dit  Aurore. 
La  porte  s'ouvrit. 

—  Ah!  murmura  simplement  la  grande-du- 
chesse. 

Le  lieutenant  de  Hagen  venait  de  paraître  sur 
le  seuil. 

Il  était  un  peu  pâle,  raidi  dans  l'attitude  du 
garde  à  vous,  la  main  droite  au  kolback  dont  la 
jugulaire  de  cuivre  était  passée  sous  son  menton 
crispé. 

—  Lieutenant  de  Hagen,  vraiment!  dit  Aurore 
qui  s'était  ressaisie,  depuis  quand  les  officiers  aux 
arrêts  ne  restent-ils  plus  à  la  citadelle? 

Hagen,  immobile  et  froid,  se  taisait. 

—  Me  ferez-vous  la  grâce  de  m'expliquer,  Mon- 
sieur... Vos  arrêts  n'ont  pas  cessé,  que  je 
sache? 


KŒNIGSMARK  269 

—  Ils  ont  cessé.  Altesse,  murmura  Hagen. 

—  Ils    ont    cessé  ?    s'écria  la  grande-duche&se. 


Devenez-vous  fou.  Monsieur  de  Hagen  ! 

—  Non,  Altesse,  dit  le  petit  lieutenant,  d'une 
voix  basse  et  obstinée.  Mes  arrêts  ont  cessé  depuis 
ce  soir. 

—  Cessé!  clama  Aurore,  hors  d'elle-même.  Sa- 
vez-vGUs,  lieutenant,  à  quoi  vous  vous  exposez  à 
poursuivre  cette  plaisanterie?  Savez-vous  qu'une 
seule  chose,  une  seule,  peut  interrompre  des  arrêts 
infligés  par  moi  ? 

—  Je  le  sais,  Altesse,  dit  Hagen. 

—  Et  que  cette  chose  est... 

—  Est  la  Guerre,  acheva  le  lieutenant. 

Cela  peut  vous  paraître  invraisemblable  :  on 
milieu  des  drames  successifs  dont  îa  cour  de  Lan- 
tenbourg  venait  d'être  le  théâtre,  les  grands  évé- 
nements de  la  dernière  semaine  de  juillet  nous 
avaient  passé  à  peu  près  inaperçus.  Nous  avioni 
bien  prêté  quelque  attention  à  la  note  serbe,  mais, 
depuis  la  nuit  de  la  salle  des  Armures,  rien  n'avait 
plus  existé  pour  nous  que  les  faits  que  je  vous  aï 
rapportés,  rien,  ni  ultimatum  autrichien,  ni 
Kriegszustand  allemand,  rien,  dis-je.  Et  mainte- 
nant, ce  mot,  si  simple  :  la  Guerre. 

Anéanti,  je  regardai  Hagen.  Il  avait  troqué  sa 
pelisse  rouge  contre  le  dolman  de  campagne,  gris 
vert. 

Surmontant  son  étonnement  pour  retrouver  !« 
plus  de  froideur  possible,  Aurore  demanda  : 


270  KŒNIGSMARK 

—  La  Guerre,  vraiment,  Monsieur  de  Hagen,  et 
avec  qui? 

—  Ce  soir  avec  la  Russie,  Altesse,  probablemerff, 
dit  !e  petit  lieutenant,  et  demain  sans  doute  avec 
la  France.  Le  grand-duc,  arrivé  il  y  a  une  heure 
de  Berlin,  a  apporté  avec  lui  l'ordre  de  mobilisa- 
tion du  corps  d'armée. 

Aurore  alla  à  la  fenêtre,  l'ouvrit  toute  grande, 
îl  faisait  une  chaleur  lourde. 

—  Et  le  grand-duc,  lieutenant,  voas  a  sans 
doute  chargé  de  venir  m'aviser  de  cette  impor- 
tante nouvelle...  Je  ne  vois  pas,  en  ce  cas,  l'utilité 
de  vous  être  fait  accompagner  par  les  quatre  hus- 
sards que  j'aperçois  en  bas,  à  la  porte. 

Hagen  rougit  violemment,  puis  il  pâlit. 

—  Altesse!  murmura-t-il. 

—  Quoi?  dit-elle  avec  hauteur. 

—  Je  suis  chargé  d'une  autre  mission.  Vous 
m'excuserez... 

—  Allons,  allons,  lieutenant,  ne  tremblez  pas 
ainsi.  Si  vous  n'êtes  pas  capable  même  d'énonc<T 
ce  dont  il  s'agit,  vous  n'aurez  jamais  la  force  de 
l'accomplir.  Parlez  donc,  je  suis  prisonnière  dans 
le  palais,  n'est-ce  pas? 

—  Oh!  Altesse,  s'écria  Hagen,  comment  avez- 
vous  pu  penser...  Moi,  accepter... 

—  De  quoi  s'agit-il  alors?  { 
Le  lieutenant  tourna  sans  mot  dire  les  yeux  de 

mon  côté. 

—  Madame,    dis-js    en   m'avançant,    ne    vous 


KŒNTGSMARK  271 

mettez  pas  l'esprit  à  la  torture.  Mais  \Taiment, 
Monsieur  de  Hagen,  il  est  si  simple  de  dire  que 
vous  êtes  chargé  de  m'arrêter. 
Il  y  eut  un  silence. 

—  Est-ce  vrai,  Monsieur?  dit  la  grande-duchés  Je, 
Hagen  baissa  la  tête. 

—  Pouvez-vous  me  donner  la  raison  de  cette 
arrestation? 

—  Madame,  dit  Hagen,  qui  reprenait  un  peu 
d'aplomb,  je  ne  suis  qu'un  soldat,  j'obéis  aux  or- 
dres que  je  reçois,  sans  les  discuter.  Mais  il  est 
aisé  de  comprendre  :  M.  Vignerte  est  Français,  et 
de  plus  officier.  La  France  mobilise  contre  nous. 
£)es  avions  français  ont,  paraît-il,  déjà  bombardé... 

—  Vous  êtes  soldat,  Monsieur,  et  vous  obéisse 
aux  ordres  que  vous  recevez,  interrompit  la 
grande-duchesse.  C'est  très  bien,  mais  cet  ordre- 
là,  pouvez-vous  m'assurer  que  vous  ne  l'avez  pas 
sollicité? 

Hagen  ne  répondit  pas,  mais  le  regard  de  haine 
qu'il  me  lança  était  suffisamment  explicite. 
La  grande-duchesse  me  dit  brusquement  : 

—  Habillez-vous. 

Elle-même  mettait  un  grand  manteau  sombre. 
Puis  elle  alla  à  son  secrétaire,  je  la  vis  y  fouiller, 
prendre  divers  objets  qu'elle  glissa  dans  les  im- 
menses poches  de  son  vêtement. 

—  Monsieur  de  Hagen,  dit-elle,  en  redescen- 
dant, c'est  à  la  citadelle  que  vous  devez  conduire 
M.  Vignerte?  A  quelle  heure? 


272  KŒNIGSMARK 

—  Il  faut  qu'il  y  soit  à  dix  heures,  Altesse. 
Alors,  avec  un  sourire  d'un  infini  mépris,  elle 

lui  mit  la  main  sur  l'épaule  : 

—  Ainsi,  dit-elle,  tu  as  pu  te  figurer  une  se- 
conde que  j'allais  te  laisser  l'écrouer? 

Une  majesté  écrasante  était  dans  son  regard, 
dans  sa  stature,  dans  sa  parole;  je  vis  le  lieutenant 
baisser  la  tête;  il  tremblait  de  tous  ses  membres. 

—  Ludwig  de  Hagen!  poursuivit-elle.  Un  jour, 
voilà  quatre  ans,  j'appris  qu'un  officier  du  7*  hus- 
sards avait  joué,  avait  triché.  C'était  pour  lui  le 
déshonneur  et  la  mort.  Le  lendemain,  les  dettes  de 
cet  officier  étaient  payées,  l'afi'aire  était  étouffée, 
et  lui-même,  pris  par  moi  comme  officier  d'ordon- 
nance, étonnait  toute  la  garnison  par  son  étrange 
et  rapide  fortune.  On  en  fit  des  commentaires  que 
j'ai  méprisés.  Tu  sais,  toi,  qu'il  n'y  a  eu,  dans  mon 
geste,  que  le  désir  d'arracher  à  l'infamie  un  homme 
jeune,  brave,  porteur  d'un  grand  nom,  et  que  je 
croyais  loyal. 

Celui-ci,  dit-elie  en  me  désignant,  par  contre, 
non  seulement  ne  me  devait  rien,  mais  encore  par 
des  soupçons  injustes,  je  l'ai  tout  d'abord  chargé 
d'indifférence  et  de  mépris.  Il  ne  s'est  pas  rebuté. 
Il  a,  dans  l'ombre,  travaillé  pour  moi.  Ce  qu'il  a 
fait,  il  n'en  connaît  peut-être  même  pas  encore 
toute  l'importance.  Il  savait  en  tout  cas  qu'il  ris- 
quait sa  vie.  —  Et  maintenant,  c'est  l'homme  qill 
me  doit  tout  qui  vient  pour  arrêter  celui  à  qui  je 
ôî^is  tout. 


KŒNIGSMARK  273 

Des  larmes  coulaient  sur  le  visage  du  petit  hus- 
sard. 

—  Que  voulez-vous  que  je  fasse?  murmura-t-ii 
d'une  voix,  tremblante  et  rauque. 

—  Que  tu  paies  la  dette  que  tu  as  contractée  à 
mon  endroit,  répliqua  Aurore.  Le  jour  en  est  venu, 
et  je  ne  peux  pourtant  pas  te  plaindre  de  t'en  être 
mis  toi-même  dans  le  cas. 

—  Ordonnez,  dit-il,  j'obéiraL 

—  Descends,  et  commence  par  renvoyer  ces  sol- 
dats. Trouve  un  prétexte  qui  ensuite  ne  te  gêne 
pas. 

—  Maintenant,  dit-elle,  quand  il  fut  de  retour^ 
va  dans  la  remise.  Il  y  a  encore  des  chauffeurs. 
Fais  sortir  la  grande  Benz  grise,  avec  le  pleis 
d'essence,  phares  éteints,  et  conduis-la  toi-même 
en  bas.  Il  est  neuf  heures  moins  vingt;  sois  là  k 
moins  dix. 

Ayant  déployé  sur  la  table  une  carte  routière» 
Aurore  la  regardait  :  «  C'est  évidemment  plus 
court  -par  Aix-la-Chapelle  et  la  Belgique,  murmii- 
ra-t-elle,  mais  je  connais  mieux  la  route  de  Wie?- 
baden  et  de  TTiionville.  » 

—  Es-tu  prêt?  me  demanda-t-elle. 

—  Qu'allez-vous  faire?  interrogeai-je. 

—  Te  reconduire  en  France,  donc. 
Elle  ajouta  : 

—  J'ai  mis  dans  la  poche  de  ton  pardessus  d« 
l'argent  et  un  revolver  :  avec  cela  on  va  partout. 

Ami,  Aurore  était  bien  belle  alors.  Si  vous  aviez 


174  KŒNIGSMARK 

pu  la  voir    ainsi,  vous  excuseriez  l'émotion  qui  à 
eelte  minute  brise  ma  voix. 

Un  rontlement  sourd  retentit  sous  la  fenêtre.  La 
Benz  était  là. 

—  Viens,  dit  Aurore. 

Au  même  instant,  Hagen  rentrait. 

Comme  sa  morgue  têtue  était  loin,  maintenant, 
n  se  laissa  tomber  aux  genoux  de  la  grande-du- 
chesse. 

—  Partir,  vous  partez,  avec  lui,  pour  toujours, 
murmura-t-il,  dans  un  sanglot. 

Elle  le  regarda  avec  plus  de  douceur. 

—  Ayant  eu  cette  idée,  Monsieur  de  Hagen,  dit- 
elle,  vous  n'en  avez  que  plus  de  mérite  d'avoir 
obéi.  Sachez  donc  que  je  ne  pars  pas.  Je  suis  liée 
à  ces  lieux  que  je  déteste  par  la  tâche  qu'il  m'y 
reste  à  accomplir.  Mais,  pour  l'instant,  mon  de- 
voir est  de  sauver  celui  qui  a  tout  sacrifié  pour  moi. 

—  Ah!  merci,  merci,  dit  le  jeune  homme. 

—  Attendez  encore  pour  me  remercier,  dit-elle. 
Monsieur  de  Hagen,  vous  avez  sur  vous,  je  pré- 
sume, votre  carte  d'identité  et  votre  ordre  de  mo- 
bilisation? 

Il  se  releva  en  chancelant. 

—  Mon  ordre  de  mobilisation?  répéta-t-il,  très 
pâle. 

—  Oui,  dit-elle  avec  calme,  faites-moi  le  plaisir 
de  les  remettre  à  M.  Vignerte.  D'ici  la  frontière, 
nous  pouvons  être  arrêtés.  Je  sais  bien  que  je  n'au- 
rais probablement  qu'à  me  nommer  pour  avoir  fi- 


KŒNIGSMARK  275 

nalement  raison.  Mais  nous  pouvons  tomber  sur 
des  consignes  stupides.  Il  ne  faut  pas  perdre  du 
temps.  L«  lieutenant  de  Hagen  passera  partout.  — 
Allons  vite. 

L'officier  était  d'une  pâleur  mortelle.  Un  combat 
atroce  se  livrait  dans  cette  âme. 

—  C'est  mon  honneur  que  vous  me  prenez  là, 
Madame,  dit-il  enfin.  \ 

—  Je  ne  ferai  jamais  que  reprendre  ce  que  je 
vous  ai  rendu,  Monsieur  de  Hagen,  répondit  im- 
pitoyablement Aurore.  Mais  il  ne  faut  rien  exagé- 
rer. Vous  ne  serez  compromis  que  si  vous  le  voulez 
bien.  Je  ne  vous  demande  que  deux  choses,  avertir 
seulement  après  dix  heures  que  nous  sommes  par- 
tis, et  vous  arranger  pour  qu'on  croie  que  nous 
avons  pris  la  route  d'Aix-la-Chapelle.  Si  k  grand- 
duc  a  assez  peu  de  vergogne  pour  faire  jouer  télé- 
phone et  télégraphe,  il  ne  faut  pas  que  ce  soit 
dans  notre  direction.  —  Allons,  au  revoir;  demain, 
à  pareille  heure,  je  serai  de  retour. 

Elle  lui  tendit  une  main  qu'ail  mouilla  de  se» 
larmes. 

—  Je  puis  compter  sur  toi,  ami?  dit-elle. 
Etranglé  par  l'émotion,  il  fit  signe  que  ouï. 
Emu  moi-même,  profondément,  je  m'approchai 

et  offris  aussi  ma  main  à  celui  qui  risquait  tout  à 
cette  heure  pour  moi.  Mais  il  se  recula  et  me  ré- 
pondit avec  un  regard  de  haine  indicible  : 

—  Monsieur,  je  prie  Dieu  pour  que  nous  nottl  ' 
retrouvions  bientôt  ailleurs. 


276  KŒNIGSMARZ 

Aurore  haussa  les  épaules;  j«  Tentendis  qui  mur- 
murait quelque  chose  sur  la  stupidité  des  hom- 
mes. Mais  elle  était  déjà  dans  l'escalier.  Je  la 
suivis,  ayant  jeté  un  dernier  regard  sur  la  chambre 
aux  fourrures,  aux  pierreries,  aux  belles  fleurs 
pâles... 

—  Monte,  dit-elle  à  voix  basse. 

Je  pris  place  dans  le  baquet  de  la  formidable 
automobile.  Nous  démarrâmes. 

Quand  nous  passâmes  sur  le  pont  de  la  Mcille- 
raie,  neuf  heures  sonnèrent  aux  clochers  de  Lau- 
tenbourg  et  à  la  vieille  tour  du  château. 


L'interminable  ruban  blanc  de  la  route  brillait 
doucement  sous  la  lune.  L'automobile  y  dévalait 
sans  bruit  avec  une  vitesse  vertigineuse.  Dans  les 
virages,  je  sentais  la  prodigieuse  sûreté  de  main 
de  ma  conductrice. 

Tout  cela  s'était  accompli  avec  une  telle  rapi- 
dité que,  lorsque  je  revins  à  moi,  nous  avions 
bien  déjà  accompli  une  centaine  de  kilomètres. 
Alors  la  phrase  d'Aurore  :  «  Demain,  à  pareille 
heure,  je  serai  de  retour  »,  revint  à  ma  mémoire^ 
et  je  songeai  que,  dans  quelques  heures,  j'auraif 
quitté  la  grande-duchesse. 

Je  ne  m'insurgeais  pas.  L'allure  folle  qui  nouf 
emportait  développait  en  moi  un  engourdissement  > 
fatal  où  je  découvrais  une  sorte  de  bien-être.  Les 


KŒNIGSiMAllK  277 

bouquets  d'arbres  noirs,  les  ponts  en  dos  d'âne  sur 
les  rivières  d'argent  gris  fuyaient,  fuyaient.  Nous 
croisâmes  une  voiture  cbargée  de  foin  :  cinquante 
centimètres  plus  à  gauclie,  c'eût  été  la  mort.  La 
mort,  je  répétai  ce  mot,  je  regardai  le  visage  fermé 
d'Aurore;  sur  le  volant  roux  ses  mains  gantées  de 
clair  mettaient  de  fines  barres  blanches. 

Et  puis,  soudain,  je  pensai  à  la  Guerre.  C'était 
donc  vrai?  Comment  allais-je  trouver  mon  pays? 
Mais,  je  l'avoue  à  ma  honte,  cette  idée  ne  put 
retenir  mon  attention,  tant  l'ivresse  de  la  vitesse 
me  berçait,  m'arrachait  à  moi-même.  A  cette 
heure,  j'avais  la  plus  sereine  insouciance  de  ce  qui 
pouvait  encore  m'arriver. 

Un  abat-jour  carré  rabattait  la  lumière  d'une 
lampe  électrique  sur  la  carte  routière,  mais  Aurore 
ne  la  consultait  presque  pas.  Elle  connaissait  cette 
route  à  merveille.  Je  me  rappelai  qu'elle  m'avait 
dit  l'avoir  fait  nombre  de  fois,  en  allant  aux 
eaux. 

Elle  savait,  au  moment  voulu,  contourner  à 
point  les  villes,  dont  la  iueur  rouge  grandissait, 
venait  à  droite  ou  à  gauche,  puis,  dépassée,  dis- 
paraissait. Trois  ou  quatre  fois,  elle  me  dit  :  Cassel; 
Giessen,  Wetzlar... 

Cassel,  Giessen,  Wetzlar!  que  m'importait? 

Sous  la  lumière,  près  du  spidomètre,  une  montre 
brillait.  Mais  je  ne  voyais  pas  les  heures.  Je  ne 
pensais  plus... 

Sans  ralentir,  nous  traversâmes  une  Icité  mon- 


278  KŒNIGSMARK 

tueuse,  avec  des  maisons  perdues  dans  des  entas- 
sements de  verdure  noire. 

—  Wiesbaden,  murmura  Aurore;  ma  villa,  dit- 
elle,  en  passant  devant  une  de  ces  maisons.  Il 
n'est  pas  une  heure.  Nous  avons  bien  marché. 

Elle  prit  à  droite,  ti  un  embranchement.  Dans  le 
lointain,  à  gauche,  la  lueur  d'une  grande  ville 
éclaira  le  bas  du  ciel. 

—  C'est  Mayence,  dit-elle,  et  voici  le  Rhin. 

A  toute  vitesse,  nous  traversâmes  le  fleuve  sacré 
sur  un  pont  suspendu.  Il  coulait  en  bas  en  mugis- 
sant. On  voyait,  par  endroit,  dans  des  interstices 
de  nuages,  son  écume  verte. 

A  la  sortie  du  pont,  nous  entendîmes  vaguement 
un  ordre,  un  werda  rauque,  puis,  le  bruit  sec  d'un 
coup  de  feu. 

—  Ils  ont  tiré,  dit  Aurore,  nous  nous  rappro- 
chons de  la  frontière.  Il  va  falloir  être  un  peu  pru- 
dent. 

Je  regardai  la  boussole.  Nous  filions  droit  vers 
l'ouest.  Le  spidomètre  marquait  105.  J'eus,  pour 
la  première  fois,  un  mouvement  de  stupeur. 

Aurore  le  vit,  et  sourit  : 

— Entre  Wetzlar  et  Wiesbaden,  nous  avons  fait 
du  145,  dit-elle  isimplement. 

Bientôt,  une  nouvelle  lueur  rouge  apparut  à 
l'ouest. 

—  Thionville,  dit  Aurore,  Cela  doit  être  pourri 
de  troupes. 

A  ma  grande  surprise,  je  vis  qu'elle  ne  manceu- 


KŒNIGSMARK  279 

vrait  pas  pour  éviter  la  ville,  comme  elle  l'avait 
fait  jusqu'ii'i.  En  droite  ligne,  les  phares  mainte- 
nant allumés,  nous  marchions  sur  la  place  forte, 
vlont  les  murailles  montaient  peu  à  peu  dans  le 
ciel. 

L'automobile  ralentissait.  Des  maisons,  des  fau- 
bourgs. Puis  un  werda  impérieux  :  nous  stop- 
pâmes. 

Une  douzaine  de  soldats  nous  entouraient.  Tous 
portaient  l'uniforme  gris  vert,  avec  le  casque  enca- 
puchonné. 

— ■  Vos  papiers!  dit  la  voix  rude  du  sous-officier. 

—  Je  les  montrerai  à  votre  lieutenant,  répondit 
Aurore,  je  vous  prie  d'aller  le  chercher. 

Justement  celui-ci  arrivait.  Une  espèce  de  co- 
losse blond,  furieux  d'être  troublé  dans  son  som- 
meil. Quand  il  aperçut  des  civils,  il  nous  interpella 
sans  mansuétude. 

—  Monsieur,  dit  la  grande-duchesse  sèchement, 
je  vous  demanderai  d'abord  d'empêcher  vos  sol- 
dats de  donner  des  coups  de  crosse  dans  ma  car- 
iosserie.  Ensuite  vous  voudrez  bien  regarder  ceci. 

En  même  temps  elle  faisait  jouer  sa  lampe  élec- 
trique, de  manière  à  éclairer  les  armes  de  Lauten- 
bourg,  peintes  sur  la  portière. 

L'ofîicier  sursauta. 

—  Est-ce  à  son  Altesse  la  grande-duchesse  de 
Lautenbourg-Detmold  que  j'ai  l'honneur...?  mur 
mura-t-il  en  se  raidissant  au  garde  à  vous. 


2B0  KŒNIGSMARK 

—  A  elle-même,  Monsieur  le  lieutenant,  répondit 
Aurore. 

—  Que  votre  Altesse  daigne  m'excuser,  dit  l'au- 
tre abasourdi.  Arrière  vous!  criait-il  en  même 
temps  à  ses  soldats  dont  il  écarta  violemment  les 
plus  rapprochés.  En  quoi  puis-je  être  agréable  à 
Votre  Altesse? 

—  En  ceci  simplement,  dit  la  grande-duchesse. 
C'est  bien  toujours  le  général  von  Ofîenbourg  qui 
commande  à  Thionville?  Je  doute  qu'en  une  nuit 
pareille  Son  Excellence  se  repose.  Faites-moi  con- 
duire auprès  d'EUe.  Donnez-moi  un  de  vos  hom- 
mes, il  montera  dans  l'automobile  et  nous  mon- 
trera la  route. 

L'officier  fit  immédiatement  le  nécessaire,  en 
s'inclinant  très  bas,  regrettant  que  son  service 
Tempêchât  de  nous  guider  lui-même. 

Le  Général  commandant  la  Place  n'était  pas  au 
IJuartier.  Nous  finîmes  par  le  trouver  à  la  gare 
avec  son  état-major.  Les  quais  de  débarquement 
étaient  noirs  des  troupes  dont  il  surveillait  les 
mouvements.  Sur  la  place,  un  innombrable  maté- 
riel d'artillerie  dressait  dans  la  nuit  des  silhouettes 
antédiluviennes.  Il  y  avait  là  une  impression  de 
force  et  de  puissance  brutales  qui  me  fit  frémir. 

Quand  un  officier  d'ordonnance  lui  eut  appris  la 
présence  de  la  grande-duchesse,  le  général  von 
Oîfenbourg  s'empressa.  Très  beau  dans  sa  longue 
pelisse  grise  à  collet  ponceau,  il  s'inclinait  devant 
Aurore  en  lui  rappelant  qu'il  avait  eu  l'honneur 


KŒNIGSMAUK  281 

de  danser  avec  elle  à  Berlin.  Mais  il  avait  beau 
faire,  il  cachait  mal  l'étonnement  que  lui  causait, 
à  celte  heure  et  en  cet  appareil,  notre  présence. 

—  Ne  soyez  pas  trop  surpris,  général,  dit  Aurore 
en  sDuriant.  Dès  que  j'ai  été  avisée  des  grands  évé- 
nements qui  se  préparent  par  ici,  je  n'ai  pas  tenu 
en  place  à  Lautenbourg.  J'ai  voulu  admirer  nos 
troupes  à  la  frontière,  et  me  voilà  partie  avec  mon 
officier  d'ordonnance  :  lieutenant  de  Hagen,  du 
7°  hussards,  dit-elle  en  me  présentant. 

Je  saluai  avec  toute  la  raideur  dont  je  suis  ca- 
pable. 

—  Altesse,  s'exclamait  von  Offenbourg,  pour- 
quoi alors  êtes-vous  par  ici!  Rien  de  bien  intéres- 
sant, le  16*  corps  est  un  rocher,  il  ne  bouge  pas. 
Mais  que  n'êtes-vous  allée  du  côté  d'Aachen? 

—  Vraiment,  dit-elle,  on  me  l'avait  dit.  Du  côté 
d'Aix-la-Chapelle...? 

—  Vous  savez  bien  que  toute  l'armée  se  co-n- 
centre  par  là,  nous  souffla  le  général. 

—  C'est  vrai,  dit  Aurore.  Mais  la  frontière  belge 
ne  m'intéresse  pas  :  par  contre,  je  ne  me  serais 
jamais  pardonné  de  n'avoir  pas  vu,  au  matin  de  la 
Guerre,  la  frontière  française. 

—  Je  salue  en  vous  l'intrépide  colonel  du  brave 
V  hussards,  dit  galamment  von  Offenbourg  en  lui 
baisant  la  main.  Puis-je  vous  être  utile? 

—  Naturellement,  dit  Aurore,  Savez-vous  que 
vos  sentinelles  m'ont  arrêtée  tout  à  l'heure  sans 
aucun  égard?  Je  vous  demanderais  bien  une  es- 


282  KŒNIGSMARK 

corte,  mais  ma  Benz  serait  obligée  de  beaucoup  se 
fatiguer  pour  se  mettre  à  l'allure  de  vos  dragons. 
Qu'ils  me  conduisent  jusqu'à  la  limite  des  postes, 
et  donnez-moi  un  laisser-passer  quelconque  qui 
me  préserve  au  retour  de  semblables  désagréments. 
Dépêchons-nous,  voici  l'aube,  et  je  veux  vcir  le 
soleil  éclairer  en  naissant  le  poteau  frontière. 
Le  Général  se  fît  apporter  un  laisser-passer. 

—  Là,  dit-il  en  le  paraphant.  Vous  avez  le  temps. 
Villerupt  qui  est,  en  France,  à  deux  kilomètres  des 
poteaux,  est  à  peine  à  vingt  kilomètres.  Vous  y 
serez  avant  une  demi-heure.  Mais  n'espérez  pas 
apercevoir  les  soldats  français.  Leur  gouvernement 
leur  a  donné  l'ordre  de  reculer  à  deux  lieues  en  ar- 
rière de  la  frontière,  pour  éviter  tout  incident  sus- 
ceptible d'entraîner  la  Guerre,  acheva-t-il  avec  un 
gros  rire. 

Encadrés  d'une  demi-peloton  de  dragons,  nous 
sortîmes  m:agnifiquement  de  Thionville.  Quand 
nous  eûmes  parcouru  deux  kilomètres  sur  la  route 
d'Audun-le-Roman  : 

—  Ils  sont  bien  gentils,  me  dit  à  l'oreille  la 
grande-duchesse,  mais  ils  deviendraient,  à  la  lon- 
gue, gênants. 

Et  elle  donna  à  la  voittire  toute  sa  vitesse. 

Derrière,  dans  le  jour  qui  commençait  à  poin- 
dre, les  dragons,  littéralement  semés,  avaient,  au 
bout  d'une  minute,  disparu  sur  la  route  noire. 

Le  vent  froid  de  l'aube  glissait  contre  mes  tem- 
pes. Maintenant  une  immense  émotion  me  prenait. 


KŒNIGSMAUK  283 

et  vraiment,  en  cet  instant,  je  n'ai  plus  pensé  à 
celte  femme  à  qui  j'eusse  tout  sacrifié,  que  j'allais 
quitter  pour  jamais.  Je  regardais  devant  moi  les 
petites  collines  qui  naissaient  une  à  une  au  jour. 
La  prodigieuse  originalité  de  mon  retour  m'échap- 
pait et  faisait  place  à  un  sentiment  plus  poignant 
et  fort. 

Il  fut  à  son  comble  quand  l'automobile  ayant 
stoppé  avec  une  brusquerie  qui  faillit  me  précipiter 
sur  le  brise-bise,  la  grande-duchesse  m'eût  dési- 
gné, sans  mot  dire,  à  droite  de  la  route,  à  dix  pas 
de  nous,  le  poteau  frontière. 

Haut  de  deux  mètres,  avec  son  côté  noir  et 
blanc  à  droite,  bleu,  blanc,  rouge  à  gauche,  il  était 
en  cette  minute  quelque  chose  d'infiniment  trou- 
blant. 

Je  regardai  la  grande-duchesse,  et  j'eus  un  grand 
bonheur  à  reconnaître  sur  ce  visage  fermé  de  l'é- 
motion. 

Il  ne  faisait  pas  encore  tout  à  fait  jour.  L'auto- 
mobile avait  ralenti  énormément.  Il  semblait 
qu'Aurore  eût  voulu  me  laisser  contempler  au 
passage  les  petites  fleurs  de  la  nuit  que  le  vent  fai- 
sait frémir  aux  pentes  des  ravines. 

Et  soudain,  je  saisis  le  bras  de  ma  compagne. 
L'auto  s'arrêta.  En  haut  d'un  coteau  qui  dominait 
la  route,  sur  le  ciel  où  il  se  profilait  en  sombre  à 
moins  de  deux  cents  mètres,  un  cavalier,  immobile, 
venait  d'apparaître. 

C'était  un  dragon  français.  On  voyait  le  manchon 


284  KŒNIGSMARK 

jaune  du  casque,  la  flamme  rouge  et  blanche  de  la 
lance.  Puis  il  y  en  eut  deux,  puis  dix,  puis  vingt, 
et  ils  s'avancèrent  au  petit  galop  à  notre  rencontre, 

—  Cette  fois,  dit  Aurore  en  souriant,  c'est  toi 
qui  vas  leur  parler. 

Un  officier  était  devant.  C'était  un  grand  jeune 
homme  brun  et  pâle.  La  jugulaire  barrait  d'un 
trait  d'or  sa  moustache  noire.  Ayant  salué  du  sa- 
bre, il  nous  demanda  notre  permis  de  circuler. 

—  Monsieur,  répondit  la  grande-duchesse,  je 
préfère  vous  avouer  que  je  ne  possède  rien  de  sem- 
blable, car  je  doute  que  vous  veuillez  vous  con- 
tenter de  ceci,  qui  m'a  été  délivré  par  le  général 
allemand  de  Thionville,  dit-elle  en  exhibant  le 
laisser-passer  de  von  Offenbourg. 

Le  jeune  lieutenant  eut  un  geste  qui  pouvait 
signifier  que  les  circonstances  ne  prêtaient  pas  à  la 
plaisanterie. 

—  Moi-sieur,  reprit  Aurore,  après  avoir,  d'un 
regard,  jugé  de  mon  incapacité  complète  à  fournir 
en  ce  moment  un  renseignement,  iJ  est  des  choses 
trop  longues  à  expliquer,  sur  une  route,  d'automo- 
bile à  cheval.  Voici  les  faits  :  je  suis  la  grande-du- 
chesse de  Lautenbourg-Detmold.  M.  Vignerte,  mon 
compagnon,  est  officier  français,  lieutenant  comme 
vous.  Je  ne  sais  si,  en  France,  on  a  déjà  pris  la 
précaution  d'arrêter  les  Allemands.  En  tout  cas, 
en  Allemagne,  on  en  use  depuis  hier  ainsi  vis-à-vis 
des  Français.  On  voulait  arrêter  monsieur;  je  vous 
le  ramène.  C'est  tout. 


KŒNIGSMARK  285 

Et,  semblant  prendre  en  pitié  l'extraordinaire 
surprise  qui  se  peignait  sur  les  traits  du  dragon, 
elle  ajouta  : 

—  Je  dois  peut-être  ajouter,  Monsieur,  que  je 
suis  d'origine  russe,  aflh  que  vous  n'ayez  plus  à 
redouter  ni  moi,  ni  mon  présent. 

L'officier  avait  mis  pied  à  terre.  Il  s'inclina  res- 
pectueusement devant  Aurore,  qui  venait  de  des- 
cendre avec  moi  d'automobile. 

—  Lieutenant  de  Coigny,  du  11*  dragons,  de 
Longwy,  dit-il. 

Je  me  présentai.  Nous  nous  serrâmes  la  main. 

—  Vous  revenez  de  loin,  mon  cher  camarade. 
Qu'allons-nous  faire  de  vous? 

—  Vous  avez  bien  un  cheval  à  lui  prêter,  dit  la 
grande-duchesse.  Maintenant,  si  j'ai  un  conseil  à 
vous  donner,  conduisez-le  vite  près  de  vos  auto- 
rités civiles  ou  militaires.  Il  arrive  d'Allemagne, 
il  sait  des  choses  qui  pourront  être  utiles  à  ce 
pays  où  les  fleurs  sont  jolies,  mais  où  on  me  paraît 
se  garder  assez  mal. 

Elle  regardait  en  disant  ces  mots  un  bouquet 
d'églantines  sauvages  qui  pendaient  le  long  de  la 
ravine.  M.  de  Coigny,  en  attirant  à  lui  les  bran- 
ches les  plus  fleuries,  fit  une  gerbe  rose  qu'il 
tendit  à  la  grande-duchesse. 

—  Merci,  Monsieur,  dit-elle,  avec  un  sourire 
charmant,  au  jeune  homme  que  son  incroyable 
beauté  laissait  fasciné.  Voulez-vous  être  assez 
aimable  pour  faire  ranger  vos  chevaux?  La  route 


286  KŒNIGSMARK 

est  étroite,  et  il  faut  que  je  fasse  virer  ma  voiture. 

Alors,  j'éclatai  en  sanglots. 

Toute  mon  indifférence  de  la  nuit,  toute  l'émo- 
tion subite  que  je  venais  de  ressentir  en  pénétrant 
en  France,  cela  disparaissait,  n'existait  plus.  Je 
ne  pensais  plus  qu'à  une  chose  :  dans  un  quart 
d'heure,  pour  toujours,  je  l'aurais  perdue. 

M.  de  Coigny  avait  fait  éloigner  ses  hommes. 
J'entendis  la  grande-duchesse  qui  lui  disait,  d'une 
voix  si  douce  : 

—  Excusez-le,  Monsieur,  il  vient  de  supporter 
des  secousses  nerveuses  comme  la  guerre  ne  lui 
en  apportera  jamais. 

Maintenant,  je  sentais  sa  main  sur  mon  front. 

—  Courage,  ami,  disait-elle  à  voix  basse,  mais 
forte.  Tu  vas  rentrer  chez  toi,  dans  ton  pays,  qui 
est  beau  et  que  j'aime.  Il  aura  besoin  de  toi,  car 
ce  sera  dur,  plus  dur  que  tu  ne  peux  le  croire. 
Mais  tu  connaîtras  les  belles  choses,  les  chevaux 
au  galop  dans  le  soleil  d'août,  les  enivrements 
sublimes,  où  on  ne  raisonne  plus,  tout  ce  par  quoi 
enfin  une  femme  comme  moi  peut  regretter  de 
n'être  pas  un  homme. 

Ce  sera  dur,  dur.  Mais  là-bas,  par  delà  les  fron- 
tières, d'autres  cavaliers  se  préparent,  ceux  qui 
ont  des  bonnets  d'astrakan,  qu'on  appelle  les 
grosses  têtes,  qui  ont  un  sabre  recourbé,  un  fouet 
de  plomb,  et  qui  chargent  avec  un  cri  si  terrible  : 
Huâ,  huâ,  hvA,  que  les  plus  courageux  deviennent 


KŒNIGSMARK  287 

sliipidcs  et  jettent  leurs  armes  pour  mieux  fuir  les 
cosaques  de  Tumène. 

Songe  que  tu  n'es  pas  à  plaindre.  Et  réfléchis, 
si  tu  en  veux  la  certitude,  sur  la  destinée  de  celle 
qui  va  rentrer  à  Lautenbourg  sans  toi. 

—  Hélas,  murmurais-je  à  travers  mes  larmes. 
Restez,  ne  retournez  pas  là-bas.  Songez  à  ce  qui 
peut  vous  attendre! 

J'entendis  sa  voix  devenir  sifflante! 

—  Petit,  petit,  je  croyais  à^  mon  contact  que  tu 
aurais  fini  par  acquérir  une  idée  de  ce  qu'est  la 
haine.  Boose  est  de  retour.  As-tu  donc  oublié  la 
cheminée  de  la  salle  des  Armures,  et  les  lettres 
du  Congo,  et  toute  la  mystérieuse  contradiction, 
et  penses-tu  qu'au  moment  où  je  vais  percer  le  se- 
cret du  crime,  j'abandonnerai  le  criminel? 

Mes  larmes  redoublaient,  et  soudain  je  sentis 
une  immense  douleur  baigner  mon  désespoir,  tan- 
dis que  sur  mon  front,  une  seconde,  se  posait  un 
ba'iser... 

Brusquement,  je  me  dressai,  poussant  un  cri  ter- 
rible; comme  un  fou,  je  me  mis  à  courir  sur  la 
route  jusqu'au  moment  oîi,  ayant  buté,  je  tombai 
tout  de  mon  long  dans  le  fossé. 

Lorsque,  hagard,  brisé,  je  me  fus  relevé,  l'auto- 
mobile n'était  plus,  vers  l'est,  qu'un  imperceptible 
point  gris. 


A  Audun-le-Roman,  où  je  fus  vers  sept  heures, 
grâce  au  cheval  qu'un  des  dragons  de  M.  de  Coi- 


288  RŒNIGSMARK 

gny  ayait  mis  à  ma  disposition,  une  automobile 
fut  immédiatement  réquisitionnée  et  m'emporta 
vers  Nancy. 

Je  m'étais  attendu  à  trouver  la  mobilisation  déjà 
ordonnée  en  France.  Il  n'en  était  rien.  Alors  le 
souvenir  des  formidables  préparatifs  que  j'avais 
entrevus  cette  nuit  et  qui  ne  laissaient  plus  aucun 
doute  devint  pour  moi  la  plus  obsédante  des  pen- 
sées. 

Je  fus  conduit  sur-le-champ  à  la  Préfecture  et 
introduit  auprès  du  Préfet.  Je  lui  fis  un  rérit  aussi 
détaillé  que  possible  de  tout  ce  que  j*avaïs  pw  véhr 
et  entendre.  Il  m'écouta  avec  la  plus  vive  atten- 
tion, prenant  des  notes.  Quand  je  le  quittai,  il 
était  en  train  de  téléphoner  à  Paris  les  renseigne- 
ments que  j'avais  pu  lui  fournir. 

J'errai  dans  les  rues  de  Nancy.  Mon  train  par- 
tait à  midi. 

Trop  énervé  pour  me  reposer,  j'entrai  dans  un 
café,  place  Stanislas.  Ayant  fouillé  dans  ma  poche 
pour  payer,  j'en  retirais  le  portefeuille  qu'y  avait 
mis  Aurore.  Jamais  je  ne  m'étais  trouvé  aussi 
riche  qu'en  cette  minute  où  l'argent,  jadis  tant 
désiré,  n'avait  quasi  plus  de  prix  pour  moi. 

Je  passai  dans  une  grande  rue  et  m'arrêtai  sans 
savoir  devant  un  magasin.  J'entrai  et  y  achetai  la 
tenue  que  vous  me  voyez  encore,  ne  remarquant 
même  pas,  tant  mon  hébétude  était  grande,  que 
la  vareuse  bleue  avait  remplacé,  pour  la  tenue  de 
campagne,  le  dolman  noir  à  col  rouge. 


KŒNIGSMARK  289 

A  midi,  le  train  m'emportait  vers  Paris.  Pour  la 
première  fois,  je  vis  alors  ces  paysages  que  la 
retraVic  nous  a  rendus  inoubliables  :  Dormans, 
avec  son  pont  que  nous  avons  traversé  le  2  sep- 
tembre, dans  une  tristesse  que  la  date  de  Sedan 
faisait  plus  effroyable,  la  douce  route  de  Jaul- 
gonne  où  nous  avons  poursuivi  l'ennemi,  C5hâteau- 
Thierry  sur  la  Marne,  avec  son  haut  château  ruiné, 
où,  pour  la  dernière  fois,  nous  avons  pu  dormir 
dans  un  lit. 

Il  était  5  heures  20  quand  le  train  s'arrêta  en 
gare  de  Château-Thierry.  Ce  fut  là  que  j'appris  la 
nouvelle  de  la  mobilisation  générale.  Il  était  main- 
tenant dressé,  le  mur  de  fer  et  de  feu  par  lequel 
j'étais  séparé  de  ma  bien-aimée  souveraine  de  Lau- 
tenbourg. 

Une  pesante  atmosphère  d'orage  régnait,  sous 
laquelle  le  grand  Paris  était  calme  cependant, 
quand  je  débarquai  à  la  gare  de  lE^-t.  O  ville, 
j'avais  jadis  tant  craint  pour  toi,  quand  cette  ter- 
rible minute  \'iendrait,  ton  émotivité,  ta  passion, 
ce  que  peut  contenir  de  brouillon  l'enthousiasme. 
Et  voici  que  cette  heure  avait  sonné,  et  que  le 
meurtre  même  n'avait  pas  réussi  à  troubler  ton 
calme,  le  meurtre  de  celui  qui  préteiîdoit,  à  son 
gré,  maintenir  la  révolution  ou  la  déchaîner. 

Mon  ordre  de  mobilisation  avait  disparu  dans 
l'incendie  du  château  de  Lautenbourg,  mais  je 
m'en  préoccupai  peu,  connaissant  par  cœur  son 


290  IvŒNIGSMARK 

contenu,  et  étant  décidé  à  partir  dès  le  lendemain 
matin  pour  Pau,  rejoindre  le  18"  d'infanterie. 

Dans  une  chambre  d'hôtel,  je  revêtis  mon  uni- 
i'orme,  puis,  descendant  la  rue  Lafayetle,  je  me 
dirigeai  vers  le  centre  de  la  capitale. 

Les  gens  étaient  plus  fiévreux  que  bruyants. 
Beaucoup  de  soldats,  d'officiers  comme  moi  déjà, 
mais  tous  avec  à  leur  bras  une  mère,  une  femme, 
qui  les  regardaient  avec  un  indicible  mélange  de 
erté  et  d'émotion.  Et  moi  j'étais  seul,  seul  en  ce 
soir  tragique,  plus  seul  encore  dans  cette  ville  que 
le  soir  où  je  l'avais  quittée. 

Où  ailais-je,  je  ne  le  savais  pas  encore.  Mais  je 
le  compris  mieux  quand  j'eus  atteint  la  rue  Royale 
avec  ses  terrasses  éclairées  et  bondées  de  monde. 
Devant  chez  Weber,  je  pensai  à  Clotilde.  C'est 
août,  elle  n'a  plus  son  renard  blanc.  Elle  doit  por- 
ter une  blouse  de  soie  claire...  Puis,  le  souvenir 
de  cette  fille  me  fit  horreur. 

Les  verdures  des  Champs-Elysées  commençaient 
à  s'assombrir  sous  le  ciel  mauve.  Je  tournai  à  droite 
et  pris  les  petits  allées  qui,  avec  leurs  grands 
arbres  et  leurs  casinos,  font  penser  à  une  ville 
d'eau.  Des  autom,obîles  s'arrêtaient  en  grondant 
devant  des  restaurants  éclairés.  Des  chasseurs  ou- 
vraient les  portières. 

J'étais  arrivé  à  l'avenue  Gabriel,  sombre  comme 
un  tunnel  de  feuillage.  A  pas  lents,  je  la  remontai* 
Une  angoisse  infinie  secouait  tout  mon  être.  Bien- 
tôt, je  vis  des  vitres  briller. 


KŒNIGSMARK  291 

Sur  la  porte  d'un  restaurant,  je  lus  ce  mot  :  Lau- 
rent, 

Alors,  je  m'assis  en  face,  sur  le  banc  que  je 
savais  y  être.  A  tâtons,  mes  doigts  suivirent  le  rude 
dossier  de  bois,  se  heurtant  de-ci  de-là,  aux  gros- 
ses têtes  rondes  et  plates  des  clous. 

Soudain,  ils  s'arrêtèrent.  Ils  avaient  trouvé  ce 
qu'ils  cherchaient.  Je  me  penchai  et  n'eus  pas  de 
peine,  bien  que  la  nuit  fût  tout  à  fait  venue,  à 
déchiffrer  les  trois  signes,  les  trois  lettres  A.A.E., 
que  la  petite  princesse  Tumène  avait  jadis  gravée» 
là.  » 


EPILOGUE 


—  Mon  histoire  est  finie,  dit  Vîgnerte. 

Il  se  tut,  et  je  respectai  son  silence.  Puis  peu  à 
peu,  nous  sentîmes  nos  deux  pensées  se  détacher 
du  drame  qu'il  venait  d'évoquer  et  se  reporter  sur 
celui  qui  allait  maintenant  se  dérouler  devant 
nous. 

Il  était  six  heures  moins  un  quart.  On  ne  voyait 
pas  encore  le  jour,  mais  on  sentait  qu'il  ne  tarde- 
rait plus  à  naître.  Derrière  nous,  en  silence,  les 
quatre  hommes  de  liaison  nous  avaient  rejoints, 
un  par  section. 

Six  heuresl...  L'heure  prévue  pour  l'attaque... 

Une  minute,  interminable,  s'écoula.  Puis  un  im- 
perceptible coup  de  sifflet  parvint  à  nos  oreilles. 
La  22'  quittait  ses  tranchées. 

Il  g  avait  environ  trois  cents  mètres  entre  ces 
tranchées  et  la  corne  de  bois  que  nos  amis  avaient 
pour  mission  de  nettoyer.  Trois  cents  mètres  à 
franchir,  en  se  défilant,  la  plupart  du  temps  sur  le 
ventre,  un  bon  quart  d'heure. 


KŒNIGSMARK  29S 

La  nuit  était  froide,  mais,  au  ciel  gris,  de  fins 
nuages,  déjà  cuivrés  vers  l'est,  faisaient  prévoir 
une  belle  journée. 

Ce  sont  des  instants  tragiques  que  ceux  qui  se 
déroulent  dans  une  semblable  attente.  Cependant 
aucun  de  ceux  qui  ont  réchappé  de  la  terrible  chose 
n'a  jamais  regretté  de  les  avoir  vécus. 

Soudain,  un  coup  de  feu,  sec,  au  fond  de  la  val- 
lée. Puis  deux,  trois...  Un  petit  poste  allemand 
qui  donnait  l'éveil,  mais  trop  tard  à  en  juger  par 
le  temps  écoulé  :  les  nôtres  devaient  être  sur  eux. 

Alors,  sur  notre  droite,  comme  une  toile  métal- 
lique qu'on  déchire,  la  fusillade  se  déchaîna. 
C'était  la  23"  compagnie  qui,  suivant  les  ordres 
reçus,  exécutait  un  feu  à  volonté  pour  fixer  les 
Allemands  d'en  face  et  les  empêcher  de  porter  se- 
cours à  leurs  camarades  attaqués. 

Maintenant  toute  la  ligne  ennemie  répondait 
avec  une  nervosité  de  bon  augure.  Leurs  balles  mal 
dirigées  passaient  très  haut  au-dessus  de  nos  têies. 
Seulement,  par  instant,  une  branchette  hachée 
tombait  à  côté  de  nous  comme  une  feuille  para- 
chute de  tilleul.  Ceux  qui  ont  combattu  dans  les 
bois  connaissent  cette  impression-là. 

Ce  vacarme  sec  durait  depuis  cinq  minutes 
quand  une  flamme  immense  monta  dans  le  ciel, 
vers  notre  droite,  éclaboussant  toutes  les  hauteurs 
d'en  face,  puis  s' éteignant  sous  une  pluie  de  débris. 
Au  même  instant,  une  détonation  énorme,  sourde, 
retentissait. 


294  KŒNIGSMARK 

—  Le  coup  a  réussi,  murmurai-je  à  Vîgnerte.  Il 
y  avait  un  fourneau  de  mine.  Ils  sont  arrivés  à  le 
faire  sauter. 

Sur  noire  front,  la  fusillade  reprenait  de  plus 
belle.  Puis  brusquement,  tout  se  tut.  Une  fusée,  de 
nos  lignes,  s'élevait. 

Cette  fusée  indiquait  à  l'artillerie  que  la  22"  ve- 
nait de  regagner  sans   encombre  ses   tranchées 
que  c'était  à  elle  d'entrer  en  ligne*  Aussitôt  le  tir 
de  barrage  se  déclancha. 

De  l'arrière,  on  les  entendait  venir  maintenant, 
les  monstres  invisibles,  décrivant  au-dessus  de 
nous  leurs  mortelles  paraboles.  Vrombissement 
qui  grandit,  et  qui  semble  si  lent,  si  lent,  qu'on  ne 
s'explique  pas  comment  on  ne  peut  arriver  à  aper- 
cevoir un  de  ces  oiseaux  qui  font  îant  de  bruit. 

Et  c'était  l'arrivée  sur  les  tranchées  ennemies, 
la  flamme  bleue  et  rouge,  la  poussière  et  les  dé- 
bris qui  montent  comme  une  jaune  colonne,  puis 
l'épouvantable  bruit  de  l'éclatement. 

A  la  jumelle,  Vignerte  et  moi  suivions  les  effets 
du  tir. 

Tout  à  coup,  j'entendis  qu'on  m'appelait. 

C'était  notre  homme  de  liaison  auprès  du  chef 
de  bataillon.  Il  arrivait,  essoufflé  d'avoir  couru, 

—  Mon  lieutenant!  Mon  lieutenant! 

—  Eh  bien? 

—  Le  chef  de  bataillon  !  Il  vous  demande  sut 
l'heure  au  poste  de  commandement. 

—  J'y  vais,  dis- je  à  Vignerte.  Qu'y  a-t-il  de  non- 


KŒNIGSMARK  295 

veau  là-bas?  demandai- je  à  l'homme.  Sais-tu  si  le 
coup  de  la  22"  a  réussi? 

—  A  merveille,  mon  lieutenant,  ils  n'ont  perdu 
que  deux  hommes.  Ils  ont  fait  sauter  la  mine, 
désorganisé  la  tranchée,  et  ramené  près  de  qua- 
rante prisonniers.  Du  très  beau  travail.  Mais  allez 
vite,  le  commandant  est  pressé. 

Je  pris  ma  course-  un  cheminement  assez  com- 
mode conduisait  au  poste  de  commandement,  si- 
tué à  quelques  cents  mètres  en  arrière.  Seul,  un 
passage,  une  espèce  de  glacis,  n'était  pas  défilé. 
Je  le  franchis  sans  augmenter  mon  allure,  car  à 
ce  moment  la  ligne  allemande,  muette  sous  notre 
bombardement,  ne  faisait  courir  aucun  danger. 

Le  commandant  m'attendait  sur  le  seuil  de  sa 
cabane. 

—  Ahl  vous  voilà.  Excusez-moi  de  vous  avoir 
fait  courir.  Le  succès  de  la  22"  en  est  la  cause. 

—  Qu'y  a-t-il  pour  votre  service,  mon  comman- 
dant? 

—  Voilà.  Vous  êtes  agrégé  d'allemand,  or,  moi, 
depuis  Saint-Cyr,  je  n'ai  guère  pratiqué  cette  fi- 
chue langue.  Nous  avons  ici  un  prisonnier  de  mar- 
que. J'ai  vainement  essayé  de  l'interroger.  Pas 
moyen  de  lui  arracher  un  mot.  Pourtant,  il  peut 
nous  fournir  des  renseignements  utiles.  C'est  un 
commandant  du  génie.  C'est  lui  qui  organisait  la 
sape  qu'on  vient  de  si  bien  bouleverser.  Coste,  qui 
lui  a  mis  la  main  dessus,  va  sûrement  passer  ca- 
pitaine. 


296  kCENlCSMARk 

—  Un  officier  supérieur  qui  me  parlé  pas  fran- 
çais, c'est  bizarre!  dis-je;  vous  savez  que  beau- 
coup  affectent  de  né  pas  savoir. 

—  Je  ne  l'ignore  pas,  c'est  pourquoi  je  vous  ai 
appelé.  Il  ne  pourra  pas  prétendre  qu'il  ne  com- 
prend pas  l'excellent  allemand  dans  lequel  vous 
allez  l'interroger.  Voilà  le  citoyen. 

J'entrai  dans  la  cabane  du  chef  de  batailion,  où 
le  commandant  allemand  était  gardé  par  deux  sol- 
dats de  la  22",  les  mêmes  qui  l'avaient  escorté  de- 
puis les  tranchées  ennemies.  Leur  fierté  en  était  si 
grande  qu'ils  ne  purent  s'empêcher  de  fixer  pour 
moi  ce  point  d'histoire. 

—  D'un  coup  de  revolver,  il  a  démoli  le  pauvre 
Labourdette.  Mais,  avec  le  lieutenant  Cosle,  or.  lui 
est  tombé  dessus. 

C'était  un  homme  d'une  quarantaine  d'années, 
aux  geu?c  bleus  et  froids,  à  la  physionomie  dure  et 
intelligente.  Il  répondit  à  peine  au  salut  que  je  lui 
adressai  en  entrant. 

Je  lui  posai,  sans  aucun  succès,  quelques  ques- 
tions. 

—  Monsieur,  finit-il  par  dire  dans  le  français  le 
plus  correct,  comme  je  lavais  prévu,  à  quoi  rime 
cet  interrogatoire?  Je  ne  pourrai  vous  dire  que  des 
choses  sans  importance,  comme  mon  nom,  dont 
vous  n'avez  cure.  Quant  à  des  renseignements  mi- 
litaires, je  suis  officier,  vous  aussi.  Si  vous  étiez  à 
ma  place,  vous  ne  diriez  rien,  n'est-ce  pas?  Souf- 
frez que  fen  agisse  de  même. 


KŒNIGSMARK  207 

Et  il  se  renferma  dans  le  mutisme  le  plus  dédai- 
gneux. 

—  Nous  n'en  tirerons  rien,  dis-je  au  comman- 
dant. N'aimit-il  pas  un  seul  papier  sur  lui,  quand 
on  l'a  arrêté? 

—  Rien  du  tout^  répondit  piteusement  mon 
chef. 

—  Vous  n'avez  rien  trouvé?  dis-je  aux  soldats. 

—  Rien,  mon  lieutenant,  sauf  cela,  répondit  l'un 
d'eux  en  tirant  de  sa  capote  un  papier  froissé. 
Mais  c'est  tout  déchiré  et  il  n'y  en  a  pas  long. 

—  Donnez  tout  de  même,  dis-je. 

Ecrit  au  crayon,  à  demi  effacé,  le  lambeau  de 
feuille  qu'il  me  tendit  était  un  brouillon  de  lettre. 
Dès  que  j'y  eus  jeté  les  yeux,  une  véritable  com- 
motion électrique  me  secoua. 

Le  prisonnier  me  dévisageait  d'un  regard  nar- 
quois. 

Je  marchai  sur  lui  avec  colère. 

—  Je  sais  votre  nom,  maintenant,  Monsieur,  lui 
dis-je. 

—  Cela  m'étonne  beaucoup,  répondit-il  avec  in- 
solence, car  le  papier  que  vous  avez  en  votre  pos- 
session n'est  pas  signé,  et  vous  n'êtes  pas  sorcier. 

■—  Misérable,  lui  dis-je  en  éclatant,  vous  vous 
appelez  Ulrich  de  Boose,  et  vous  êtes  l'assassin 
du  grand-duc  Rodolphe  de  Lautenbourg-Detmold. 

Une  pâleur  mortelle  avait  envahi  son  visage.  Ses 
mains  se  raidirent.  Il  eut  pourtant  la  force  de  dire 
d'une  voix  tremblante  : 


298  KŒNIGSMARK 

—  Monsieur  le  commandant,  je  proteste  contre 
le  traitement  qu'on  m'inflige.  Veuillez  empêcher 
votre  lieutenant  d'insulter  un  adversaire  prison- 
nier. C'est  tout  à  fait  indigne. 

—  Foutez-moi  la  paix  !  hurla  mon  chef.  Maii 
^ pardieu,  lieutenant,  qu'est-ce  que  toute  cette  /lis- 

toire?  Que  contient  ce  papier? 

Je  me  remettais  à  peine  de  mon  émotion. 

—  Excusez-moi,  mon  commandant,  murmurai- 
je.  Je  ne  me  sens  pas  capable  de  vous  expliquer... 
Mais  voulez-vous  être  assez  bon  pour  envoyer 
chercher  immédiatement  le  lieutenant  Vignerte? 
U  sait  qui  est  cet  homme,  il  vous  dira  tout. 

—  Je  veux  bien,  maugréa  le  chef  de  bataillon. 
En  voilà  une  affaire! 

Et  il  donna  l'ordre. 

Au  nom  de  Vignerte,  V Allemand  avait  blêmi 
davantage.  Il  me  jetait  des  regards  furieux.  Si  les 
deux  soldats  ne  l'avaient  pas  solidement  maintenu, 
il  se  serait  élancé  sur  moi  pour  essayer  de  mie 
ravir  le  papier  que  j'étais  en  train  de  relire  avec 
un  peu  plus  de  calme  : 


Une  dernière  fois,  y  était-il  dit,  je  vous  répète  ceci  : 

je  connais  trop  votre  façon  d'en  user  avec  les  autres 
pour  ne  pas  deviner  celle  que  vous  voulez  appliquer  à 
mon  égard.  J'ai  accepté  de  partir  pour  la  guerre.  Mais 
elle  se  prolonge;  tous  les  jours,  je  risque  de  n'en  pas 
revenir.  C'est  votre  désir  sans  doute  :  après  le  gr^nd-duc, 
après  la  grande-duchesse,  moi,  n'est-ce  pas?  Et  désor- 
mais vous  serez  tranquille...  Je  ne  suis  pas  si  sot.  Si 
d'ici  quinze  jours,  je  ne  suis  pas  rappelé  en  arrière, 
affecté  'a  un  ctgt-rna|or  avec  i'avancement  que  je  crois 


KŒNIGSMÂRK  299 

devoir  attendre  de  raes  services,  je  vous  annonce  ceci  : 
un  récit  détaillé  de  la  chose  sera  publié,  par  les  soins 
d'amis  à  moi,  dans  autant  de  journaux  neutres  ou  enne- 
mis qu'il  le  faudra,  adressé  à  toutes  les  personnes  dont 
vous  avez  à  redouter  l'édification.  Et  je  puis  vous  certi- 
fier qu'on  y  ajoutera  d'autant  plus  foi  que  ces  docu- 
ments contiendront  un  spécimen  d'une  écriture  qu^ 
vous  connaissez  bien. 

Cette  dernière  phrase  était  rédigée  dans  une 
écriture  absolument  différente  de  celle  du  reste 
de  la  lettre.  L'une  fine  et  déliée,  l'autre  énergique 
et  forte.  Les  deux,  cette  nuit,  j'avais  pu  les  exami- 
ner. L'une  était  celle  des  lettres  écrites  du  Came- 
roun  par  le  grand-duc  Rodolphe,  l'autre  celle  du 
plan  de  voyage  retrouvé  dans  les  Mittheilungen. 

Tout  était  clair,  maintenant,  horriblement  clair, 

—  Vignerte  va  savoir  enfin,  pensai-je  avec  un 
transport  de  joie. 

Et  soudain  une  sueur  me  glaça  les  tempes  : 
cette  science,  de  quel  prix  allait-il  la  payer?  La 
grande-duchesse  I  Malheureux  que  j'étais,  je 
n'avais  plus  pensé  qu'elle  aussi... 

—  Il  ne  faut  pas!  il  ne  faut  pas,  murmurai-je,,. 
Trop  tard. 

—  Yoilà  le  lieutenant,  dit  notre  commandant 
qui,  du  seuil  de  sa  cabane,  surveillait  l'horizon. 

C'en  était  fait.  L'irréparable  allait  s'accomplir, 
j  Le  jour  naissait,  couvrant  de  rose  et  de  bleu  la 
campagne.  Sur  un  arbuste  dévasté,  un  Din.^on 
chanta. 

Dans  le  ravin,  en  bas,  f  aperçus  à  mon  tour 
Vignerte.  Il  en  gravissait  scms  hâte  la  ^pente.  Je 


300  KŒNIGSMARK 

voyais  son  long  corps  souple;  puis,  peu  à  peu,  sa 
fine  tête  brune  se  distingua, 

—  Mon  Dieu!  m' écriai- je. 

—  Voyons,  me  dit  le  commandant,  Monsieur, 
êtes-vous  devenu  tout  à  fait  fou? 

Maintenant  Vignerte  n'était  plus  qu'à  une  cen- 
taine de  mètres  de  nous.  Je  le  vis  allonger  le  pas, 
pour  franchir  le  glacis  non  défilé  qui  le  séparait 
encore  de  Vabri  du  commandant. 

Alors,  du  fond  nacré  de  l'horizon,  un  bruit  hor- 
rible  naquit,  puis  grandit  en  soufflant.  Une  masse 
invisible  s'approchait  dans  le  ciel  blanchissant, 
avec  la  trépidation  d'un  train  entrant  en  gare. 
Cela  grandissait,  grandissait,  et  nous  comprenions 
que  ce  serait  sur  nous  qu^allait  aboutir  la  diabo- 
lique parabole. 

Comme  de  petites  grenouilles,  de-ci,  de-là,  on 
voyait  les  soldats  bondir  dans  leurs  trous. 

Surpris  juste  au  milieu  du  glacis  dénudé,  Vi- 
gnerte s'était  arrêté.  Continuer,  revenir\-  nous 
sentîmes  sa  fatale  indécision. 

La  chose  faisait  maintenant  un  bruit  de  ton- 
nerre. 

—  Vignerte!  criai- je  éper dûment.  Couchez-vous^ 
pour  Dieu,  couchez-vous! . 

Une  seconde  encore,  je  l'aperçus.  Il  ne  bougeait 
plus.  Tout  droit,  face  à  l'ouragan,  avec  un  mince 
sourire  consentant  et  extasié,  il  contemplait  l'aU" 
rore. 

Alors,  ce  fut  l'écrasement. 


KŒMGSMARK  301 

Une  grêle  de  pierres  et  d'acier  s'abattit  sur  le 
toit  de  l'abri  où,  d'un  geste  brusque,  mon  chef  de 
bataillon  m'avait  entraîné  avec  lui.  Quand  la  si- 
nistre pluie  eut  cessé,  les  yeux  agrandis  d'horreur, 
nous  regardâmes. 

..Au  flanc  du  talus,  il  ij  avait  à  présent  un  énorme 
entonnoir  noirâtre,  avec,  sur  le  bord  gauche,  de 
pauvres  débris  rouges  et  bleus. 

Ainsi  mourut,  le  31  octobre  WU,  le  lieutenant 
Vignerte,  pour  avoir  aimé  la  grande-duchesse  Amr- 
Tore  de  Lautenbourg-Detmold» 


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