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G. MICHAUT
MAITRE DE CONFERENCES A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS
La Bérénice
de Racine
PARIS
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
ANCIENNE LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIN ET Cle
15, RUE DE CLUNY, 15
1907
I
g: michaut
La Bérénice
de Racine
PARIS
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D1MPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
ANCIENNE LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIN ET Cie
15, RUE DE CLUNY, 15
1907
A MA FEMME
AVERTISSEMENT
Lorsque j'ai été amené par les circonstances
à étudier spécialement Bérénice, je pensais,
comme tout le monde, que cette pièce de se-
cond plan, un peu effacée au milieu des autres,
y restait à juste titre un peu négligée. Bérénice
ne marquait pas une date dans la vie de Ra-
cine. Entre Britannicus et elle, il n'y avait pas
ce progrès littéraire qui éclate entre Alexandre
et Andromaque ; entre elle et Baja~et, il ne s'é-
tait pas produit cette évolution morale que
l'on devine ou que l'on suppose entre Iphigé-
nie et Phèdre. Bérénice procédait exactement
de la même inspiration que les tragédies qui
l'ont immédiatement précédée et que celles qui
l'ont immédiatement suivie. Qu'elle occupât
tout juste le centre de l'œuvre tragique de")>
Racine, encadrée entre quatre pièces profanes
antérieures et quatre postérieures (les deux \
pièces religieuses formant naturellement un
groupe séparé), c'était une simple rencontre :
VIII AVERTISSEMENT
elle n'était centre que selon la chronologie, et,
la plus grêle de toutes, elle semblait de toutes
la moins importante.
Comme tout le monde, sur la foi de Fonte-
nelle, de Voltaire et de quelques autres, je
croyais que Bérénice avait été demandée,
presque imposée à l'auteur par une princesse
amie des lettres et émue de tendres souvenirs :
curieuse de faire lutter sous ses yeux les
maîtres incontestés du théâtre d'alors, dési-
reuse de renouveler en elle des sentiments à
peine éteints, en contemplant, parée de tous
les prestiges de l'art et de la poésie, une tou-
chante aventure trop semblable à la sienne.
Dès lors, si l'on pouvait admirer ou critiquer
la façon dont Racine s'était acquitté de sa
tâche, il devenait impossible de le louer ou de
le blâmer pour le choix d'un tel sujet : à lui
n'en revenaient ni le mérite ni la faute. De ce
choix en lui-même on ne pouvait donc rien
conclure touchant les doctrines, ou les ten-
dances, ou les intentions du poète, et, tout au
moins par son sujet, Bérénice, la plus imper-
i~ sonnelle des pièces de Racine, en devenait
aussi la moinscaractéristique.
Comme tout le monde enfin, j'estimais que
Bérénice était à peine une tragédie ; qu'elle res-
AVERTISSEMENT IX
semblait bien plus à une élégie dialoguée
qu'à un drame véritable. L'action m'en parais-
sait étrangement rudimentaire. Qu'on la fît
essentiellement consister en la séparation de
deux amants épris et malheureux, qu'on la
vît plutôt dans le déchirement de l'àme de
Titus, forcé de choisir entre son amour et
ses obligations d'empereur romain, c'était une
matière suffisante pour un cinquième acte,
mais bien maigre pour remplir cinq actes
entiers. Sans doute, d'avoir su « ménager »
cette séparation ou ce déchirement avec plus
« d'art » encore que le courroux d'Achille n'est
ménagé dans Y Iliade, c'est une réussite. Mais
de pareils tours de force ont quelque chose
d'artificiel : « Ce que peut la vertu d'un homme,
dit fort justement Pascal, ne se doit pas me-
surer par ses efforts, mais par son ordinaire. »
Il en est de même du mérite d'un écrivain,
je Ainsi Bérénice paraissait une pièce exception-
nelle dans l'œuvre de Racine. On y pouvait
sans doute admirer les ressources presque
infinies de son talent ; peut-être même, à la
prendre, comme Sainte-Beuve, pour « une
charmante et mélodieuse faiblesse » du poète,
y pouvait-on apercevoir « son goût secret et sa
pente naturelle » ; à coup sûr, il était vain d'y
X AVERTISSEMENT
rechercher ses véritables doctrines littéraires,
son véritable système dramatique, et, à
juger Racine d'après Bérénice, on n'aurait de-
son génie qu'une idée incomplète et fausse. /
Mais, à y regarder de plus près, j'ai pensé
autrement.
Certains indices m'ont fait croire qu'à l'é-
poque même où Racine venait de publier
Bérénice, il s'est produit dans sa vie intérieure,
sinon une vraie crise, du moins un commence-
ment d'évolution morale, dont sa conversion,
si brusque d'apparence, après l'échec de Phèdre,
aurait été l'aboutissement lointain. Bérénice^
alors serait la dernière pièce qu'il ait composée \
au moment où la gloire littéraire était encore
tout pour lui ; où il se mettait tout entier à ta
conquérir, sans hésitation ni scrupule ; où,
prenant chaque jour plus claire conscience de
son génie et désireux de le faire reconnaître à
ses ennemis mêmes, il redoublait d'efforts pour
en donner l'expression la plus originale et la
plus parfaite. Et de cela seul Bérénice rece-
vrait une valeur toute nouvelle.
La légende d'après laquelle Henriette d'An-
gleterre aurait imposé leur sujet commun à
Corneille et à Racine, quand je l'ai plus attenti-
vement examinée, m'a paru, sinon évidemment
AVERTISSEMENT XI
fausse, au moins bien incertaine et bien in-
vraisemblable. Or, si on l'écartait, il faudrait
bien admettre que le choix de Racine fut libre,
réfléchi, prémédité. Ce serait en pleine con-
naissance de cause et volontairement qu'il se
serait attaqué à un sujet pris par Corneille,
avec l'intention très nette de livrer une nou-
velle bataille à son rival et sur le terrain le
plus favorable. Si telles étaient ses intentions,
le choix même de ce sujet serait d'une impor-
tance capitale, et par là Bérénice deviendrait
1 une de ses tragédies les plus significatives.
Enfin, plus scrupuleusement j'ai analysé la i
pièce, et moins j'y ai reconnu cette élégie sans
action ou cette action languissante. Tout au
contraire, la donnée de Bérénice est éminem-
ment dramatique, s'il est vrai qu'elle consiste
clans l'évolution morale par laquelle une
femme s'élève lentement, en luttant contre
une nécessité inflexible, malgré son amour, I
malgré sa colère, malgré son désespoir, à la
hauteur d'un sacrifice consenti. Nous aurions
là, opposée aux tragédies de la volonté obsti-
nément immuable et tendue où se complaît
Corneille, la tragédie du cœur ; opposée aux
tragédies dans lesquelles il entasse les compli-
cations extérieures, la tragédie tout intime et
XII AVERTISSEMENT
psychologique. Et Bérénice apparaîtrait dès
lors comme la plus représentative des tragé-
dies de Racine, celle où se découvrirait le
mieux l'idéal de son art et de son drame.
Si de telles vues semblaient vraies, on voit
quelles conséquences s'en tireraient et pour la
biographie de Racine, et pour l'histoire de ses
oeuvres, et pour l'intelligence de son théâtre.
Sa conversion s'expliquerait mieux, par des
raisons à la fois plus vraisemblables et plus
nobles. On sentirait mieux peut-être combien
son activité littéraire a été dominée par sa riva-
lité avec Corneille, et l'on verrait pourquoi, de
Britannicus à Mithridate, abandonnant la fable
et abandonnant Euripide, il s'est attaché aux
sujets historiques. Et Ton éviterait enfin cette
véritable contradiction où tombent les cri-
tiques lorsqu'ils voient dans Bérénice une
œuvre de hasard, un accident, alors qu'ils doi-
vent reconnaître dans la préface de Bérénice
l'expression la plus complète et la plus exacte
du système dramatique de Racine : loin de
paraître une exception parmi les tragédies
raciniennes, ou simplement une exagération,
Bérénice en deviendrait le type même.
Sans doute j'ai éprouvé tout à la fois un
sentiment de surprise et un sentiment de dé-
AVERTISSEMENT XIII
fiance, quand j'ai vu mon étude aboutir ainsi
à des résultats que les critiques et les com-
mentateurs contredisent explicitement par
leurs appréciations ou implicitement par leur
silence. J'ai soumis alors mes raisonnements
comme mes conclusions à une revision sévère ;
j'ai cherché où gisait l'erreur probable, et pour
ainsi dire j'ai refait mes calculs. Mais enfin
il faut bien avoir le courage de son opinion
dûment contrôlée ; et ces conclusions, qui me
semblent vraies, bien que nouvelles et inat-
tendues, je les présente au public, qui jugera.
G. Michaut.
Janvier igoy.
J'ai réuni dans l'appendice les témoignages contemporains sur
Bérénice : la Critique de Bérénice par l'abbé de Villars d'après
les éditions originales (première partie, petit in- 12 chez Louis
Bilaine, Michel Le Petit et Etienne Michault, 1 67 1 ; deuxième
partie, petit in- 12, chez Bilaine et Michallet, 1671) ; la Ré-
ponse à la Critique de Bérénice par le Sieur de S*** (abbé Je Satnt-
Ussans ? Subligny ?) d'après l'édition originale (petit in- 12, chez
Guillaume de Luynes, 1671) ; les lettres de Bussy-Rabutin et de
Mme Bossuet, d'api es la correspondance de Bussy, édition Lalanne;
la Comédie anonyme de Tite et Titus ou les Bérénices, à défaut
de l'édition originale (Utrecht, 1673) d'après le recueil de l'abbé
Granet (Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de
Corneille et de Racine, Paris, Gisseq, 1740). Je ne me suis pas
astreint à reproduire l'orthographe et la ponctuation, également
capricieuses, de ces éditions ; mais j'ai eu soin d'avertir toutes
les fois que ma manière de ponctuer tranchait quelque difficulté
d'interprétation.
Ce que nous connaissons le moins de la vie
d'un écrivain illustre, ce sont d'ordinaire les
commencements. Si lui-même, comme Rous-
seau ou Chateaubriand, n'a plus tard raconté
ses premières années; si quelque parent ou
quelque ami, comme Paul de Musset pour son
frère ou Mme Hugo pour son mari, ne nous
apporte son témoignage, — encore dans les
deux cas le récit ne laisse-t-il point d'être
suspect, — à grand'peine pouvons-nous
retrouver quelques épisodes de son enfance et
de sa jeunesse; et, le plus souvent, les choses
que nous désirerions le plus savoir nous
échappent malgré tout. Puis, à mesure que
la réputation de l'auteur grandit, l'attention
de ses contemporains est attirée sur lui : ils
parlent de lui entre eux ; à propos de ses
œuvres, ils s'enquièrent de sa personne, de
son caractère, de sa vie ; sans dessein prémé-
dité, ils forment de la sorte comme un dossier
épars où nous pouvons ensuite puiser des
4 BÉRÉNICE
•
renseignements précieux ; les ennemis et les
admirateurs, les critiques et les biographes
s'en mêlent enfin ; et plus il entre dans la
gloire, plus il entre aussi dans la lumière. Sans
doute cette lumière nous semble parfois
insuffisante : il y reste des points obscurs ;
des énigmes insolubles nous irritent encore ;
d'importantes questions demeurent sans
réponse. Mais ces ignorances et ces incer-
titudes partielles ne sont rien au prix de
l'ignorance quasi totale et de la générale
incertitude où se cachent les époques de
formation première et d'apprentissage.
Par une fortune singulière, il en va tout
autrement pour Jean Racine. Nous n'ignorons
point son enfance et sa jeunesse, passées loin
des yeux du monde, dans l'obscurité de sa
condition modeste. Nous n'ignorons point sa
maturité grave, écoulée presque tout entière
dans une retraite dont il ne sortit que malgré
lui et pour un instant, dérobée à la curiosité
de la foule par un effacement volontaire. Mais
les années où il brilla sur la scène et dans le
monde, celles où ses succès et sa gloire furent
le plus éclatants, celles enfin où son œuvre
attira le plus l'universelle attention du public,
des admirateurs et des jaloux, sont préci-
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 5
sèment celles où, lui-même, il échappe le
plus à nos prises.
Enfant de Port-Royal, étroitement appa-
renté à plusieurs des religieuses, élève des
illustres « Messieurs » aux « Petites-Écoles »,
il se trouve être de ceux sur lesquels les innom-
brables écrits des jansénistes fournissent des
renseignements. Bon nombre de ses lettres
ou des lettres de ses correspondants, pour
cette période décisive dans la formation d'un
esprit et d'un caractère qui s'ouvre aux en-
virons de la vingtième année, sont conser-
vées dans le recueil de ses œuvres : elles nous
apportent comme un journal de sa vie et de ses
actions, mais plus encore de ses dispositions
morales, de ses sentiments et de ses idées, de
ses goûts littéraires, de ses ambitions enfin et
de ses plans d'avenir.
Si Louis Racine, son fils, l'a trop peu
connu (i) pour nous raconter d'après ses
propres souvenirs les vingt dernières années
de son père, du moins, sur ces années mêmes,
il nous a transmis directement la tradition
(i) « Il (mon père) était tendre pour moi-même, qui ne faisais
guère que de naître quand il mourut, et à qui ma mémoire ne
peut rappeler que ses caresses. » (Introduction des Mémoires sur
la vie de Jean Racine.)
<3 BÉRÉNICE
familiale. Grâce à ses pieux Mémoires, nous
pénétrons dans la vie intime du poète désa-
busé et nous en croyons devenir les témoins.
Mais, là encore, c'est par ses lettres que Racine
nous est le mieux connu. Il s'y peint avec une
candeur charmante, soit que, écrivant à Boi-
leau, il nous laisse voir ce qui reste en lui de
l'homme de lettres en même temps qu'il s'y
montre ami sincère et fidèle, soit que, écrivant
à son fils, il se révèle à nous chef de famille et
père, si bon, si simple, si simplement voué aux
devoirs austères et doux, comme s'il n'avait
jamais su quel était l'attrait des passions dan-
gereuses ou quel était l'enivrement de la gloire
profane.
Mais, pour les treize années que troublèrent
et ces mêmes passions et la poursuite ardente
de cette même gloire, — les treize années
capitales à nos yeux, — toutes ces sources nous
font à la fois défaut. Quand ils en arrivent au
moment où l'ingrat oublia les leçons et les
exemples de ses vénérables maîtres (i), où
il les renia même et se joignit à leurs railleurs
pour venger les blessures de son amour-propre,
(i) Dès juin 1661 sans doute, si la lettre railleuse qu'on place
à cette date est bien datée (Edition des Grands Ecrivains, vi,
405).
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE J
les jansénistes s'affligent, ils soupirent, ils rou-
gissent, ils parlent d'imprudence, de relâche-
ment, et « se taisent du reste » (i). Pris entre
sa sincérité et son amour filial, Louis Racine
est embarrassé : il avoue des « faiblesses » (2),
il les excuse de son mieux, il risque de chari-
tables— et candides — interprétations (3). Mais
on sent qu'à vrai dire il ne sait rien de sûr.
(1) « Il oublia, dit le Supplément au Nécrologe, il oublia
pendant quelque temps la sainte éducation qu'il avait reçue
et suivit les voies du siècle. 11 s'appliqua imprudemment à
composer des tragédies auxquelles le théâtre français donna
toutes sortes d'applaudissements, Mais se souvenant enfin de
son relâchement, il rentra dans ses premiers sentiments et
rentra dans la pratique des bonnes œuvres. » — On connaît
aussi l'amusante erreur où est tombé le candide rédacteur du
Nécrologe, qui a pris la Thébaïde pour un ouvrage de piété :
« 11 fit paraître qu'il avait apporté en naissant de grandes dis-
positions pour les sciences qu'il eut occasion de cultiver et de
perfectionner avec les savants solitaires qui habitaient ce
désert. La solitude qu'il y trouva lui fit produire sa Thébaïde
qui lui acquit une très grande réputation dans un âge peu
avancé. Insensiblement séduit par les charmes du siècle, il s'y
laissa aller et parut avec éclat sur le théâtre des savants poètes
et dans l'Académie française. Mais enfin sa piété l'emportant
sur ces fausses lueurs, il renonça aux Muses profanes. »
(2) « le ne prétends pas soutenir qu'il ait toujours été exempt
de faiblesse, quoique je n'en aie entendu raconter aucune. »
{Mémoires sur la vie de Jean Racine.)
(3) Les « assiduités » de Racine auprès de la Champmeslé
s'expliquent par les leçons de déclamation et les conseils qu'il
donnait à cette actrice, qui avait « de la beauté, de la voix et
de la mémoire », mais « peu d'esprit. y>[lbid.)
8 BÉRÉNICE
Fils de cette Catherine de Romanet qui,
épousant un des plus grands poètes dramati-
ques dont s'enorgueillisse la littérature, «ignora
toute sa vie ce que c'était qu'un vers », ne vit,
ne lut jamais aucune des tragédies de son mari
et « en apprit seulement les titres par la conver-
sation » (i), il n'a rien su par elle ni sur ces
œuvres, ni sur ce que fut la vie du poète aux
temps où elles furent composées. A ce sujet, il
ne dit presque rien que tout le monde ne sache,
et, sur cette période au moins, ce n'est qu'un
témoin comme les autres, moins autorisé que
les autres : il n'est pas mieux informé et il est
moins impartial. Quant à la correspondance de
Racine, elle présente ici une lacune énorme :
entre 1664 et 1677, on ne possède guère que
deux billets insignifiants. Pourquoi Boileaul
n'eut-il pas l'idée de raconter cette existence à
laquelle la sienne a été, et de tant de façons, si
mêlée? Mais puisqu'il ne l'a point fait, à part;
quelques allusions recueillies dansles épigram-
mes et les chansons du temps ou dans les
lettres de Mme de Sévigné (racontars controu-
vés peut-être, en tout cas invérifiables), nous
n'avons rien qui nous renseigne sur la biogra-
(1) Mémoires sur la vie de Jean Racine, seconde partie.
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 9
phie de Racine, depuis le jour où le succès de la
Thébàide en fit un auteur dramatique, jusqu'au
jour où l'insuccès frelaté de Phèdre lui four-
nit l'occasion de cesser de l'être. Pour toute
cette période, l'homme disparaît derrière
l'écrivain, et son histoire se confond avec
l'histoire de ses œuvres.
L'idée nous vient alors de les interroger,
ces œuvres, et de leur demander le secret du
poète. Qu'a-t-il mis de lui-même, de son âme
et de son cœur, de ses joies et de ses peines,
dans la bouche de ses personnages ? Parmi tant
de paroles si touchantes, tant de cris si péné-
trants d'amour, de jalousie, de chagrin, de
colère, de désespoir, aucun n'exprime-t-il des
sentiments qu'il ait personnellement éprouvés?
Et dans ses créations enfin, n'y aurait-il pas
une part de confidence ? Recherche séduisante
et vaine! L'existence de véritables aveux, fus-
sent-ils indirects et voilés, répugne par trop à la
notion même de tragédie et de tragédie clas-
sique. Et quand ils y seraient d'ailleurs, com-
ment les pourrions-nous découvrir^ tâtons, sans
aucun moyen de contrôle qui assure nos induc-
tions, sans aucun renseignement certain qui
garantisse nos hypothèses? Il faudrait, dans
ces ténèbres, je ne sais quel don surhumain de
1*
I O BERENICE
divination, et, par l'infinie variété des sensibi-
lités humaines, la vérité, saisie, demeurerait
encore incommunicable.
Pourtant, je ne sais si l'on a tiré des tragé-
dies de Racine tout le parti qu'on en peut
tirer. Elles ne se présentent pas seules, avec
l'impersonnalité de leur genre objectif : le
poète les introduit par des Dédicaces et des
Préfaces qui font pour ainsi dire corps avec
elles ; et là, il parle en son propre nom,
à découvert. A-t-on suffisamment cherché ce
qu'il nous y révèle de lui-même ? Sans doute,
il apparaît ici comme auteur, non comme
homme. Il s'explique expressément sur les
événements de sa vie d'auteur : triomphes et
insuccès, approbations obtenues et rivalités
soulevées ; il expose expressément ses doctri-
nes Sauteur : valeur des règles, définition et
lois de la tragédie. Des événements de sa vie
d'homme : liens formés et dénoués, chagrins
et plaisirs ressentis, il n'en raconte aucun ; de
ses doctrines d'homme : croyances, opinions, il
n'en exprime aucune. N'importe : l'homme
perce et, si Ton y regarde d'un peu près, on
verra que les Dédicaces et les Préfaces (i) nous
(i) Pour faciliter l'intelligence de ce qui va suivre, je donne
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE I I
apprennent quelque chose sur la vie morale
de Racine et sur son histoire intérieure.
ici la chronologie de ces Dédicaces et Préfaces, sous leurs
différentes formes.
1664. Dédicace de la Thébaïde au duc de Saint-Aignan.
1666. Dédicace d'Alexandre le Grand au Roi.
Première Préface d'Alexandre le Grand (première
forme).
(La même année, vers janvier, la première Lettre à
l'auteur des Hérésies imaginaires et des deux Visionnaires ; en
mai, la deuxième (non publiée) ; en 1667, la Préface (non
publiée) de ces deux lettres.)
1668. Dédicace d'Andromaque à Madame.
Première Préface d'Andromaque.
1669. Au lecteur des Plaideurs [variantes sans importance
en 1676, etc.]
1670. Dédicace de Britannicus au duc de Chevreuse.
Première Préface de Britannicus.
1671. Dédicace de Bérénice à Colbert.
Préface de Bérénice [variantes de détail en 1676].
1672. Première Préface d'Alexandre, le Grand (deuxième
forme). — La dédicace au Roi est maintenue.
Première Préface de Bajazet. — Pas de dédicace.
1673. Suppression delà dédicace à Madame en tête de la
réédition d'Andromaque.
Préface de Mithridate (première forme). — Pas de
Dédicace.
1675. Préface d'Iphigénie. — Pas de Dédicace.
1676. Premier recueil : Suppression de toutes les Dédicacer^
Préface de la Thébaïde.
Deuxième préface d'Alexandre (pre-
mière forme) [quelques variantes en
1681].
Deuxième préface d'Andromaqne.
Deuxième préface de Britannicus.
Deuxième préface de Bajazet (pre-
mière forme).
1 2 BÉRÉNICE
Préface de Mithridate . (deuxième
forme).
1677. Préface de Phèdre.
1687. Deuxième préface d'Alexandre (deuxième ferme).
1689. Préface tiEsther.
1691. Préface d'Athalie.
1697. Deuxième préface de Bajazet (deuxième forme).
La première pièce de Racine obtint un succès
sinon éclatant, du moins fort honorable.
Lorsque, tout heureux d'un pareil début et
soutenu dans ses ambitions littéraires par l'ac-
cueil encourageant du public, le jeune auteur
publia sa Thébaïde, il la dédia au duc de Saint-
Aignan. Un pareil choix était tout naturel et
dicté par la reconnaissance. La Nymphe de la
Seine, puis la Renommée aux Muses avaient valu
à Racine deux gratifications royales et son
entrée à la cour. Néanmoins, quels que fussent
et son mérite et le sentiment qu'il en avait et son
tact naturel, il désirait sans doute trouver quel-
que protecteur dans ce monde inconnu pour lui,
quelque guide dans ce « métier » de courtisan
qu'il jugeait encore « assez ennuyant ». Or le
duc, ayant lu la Renommée aux Muses et l'ayant
trouvée « fort belle », avait demandé les autres
ouvrages de l'auteur, l'avait demandé lui-même
14 BÉRÉNICE
et s'était fait dès lors son patron (i). Mais le
choix était aussi heureux. Amateur des belles-
lettres et qui les cultivait lui-même, semant
de-ci de-là des essais poétiques, reçu l'année
précédente à l'Académie française, François
de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, pair de
France, chevalier des ordres du Roi et premier
gentilhomme de sa chambre, se piquait d'être à
la cour l'introducteur des hommes de lettres.
(i) M. Paul Mesnard dit à ce sujet (Notice biographique sur
Jean Racine, édition des Grands Ecrivains, I, 5&): « La Renom-
mée aux Muses lui valut un protecteur à la Cour, le comte de
Saint-Aignan, qui, se piquant de bel esprit lui-même, aimait à
rendre service aux gens de lettres. Peut-être le jeune poète lui
avait-il été recommandé par le duc de Luynes... Quoi qu'il en
soit, le comte de Saint-Aignan fut charmé de l'ode ; il se fit
présenter l'auteur, et voulut connaître ses autres ouvrages.
Racine, sous ses auspices, commença à entrevoir la cour. Le
voilà déjà, en novembre 1663, au lever du roi : « Vous voyez,
écrivait-il alors à Le Vasseur, que je suis à demi courtisan,
mais c'est à mon gré un métier assez ennuyant. » Il y allait
cependant prendre goût. » — Ce récit semble laisser croire que
le comte (depuis duc) de Saint-Aignan s'est fait l'introducteur
de Racine à la cour, et l'on dirait que, si le poète est admis au
lever, il le doit à ce grand seigneur. Il n'en est rien: Racine
avait déjà ses entrées à la cour, qu'il n'avait pas encore vu le
comte. Il le dit expressément dans sa lettre à Le Vasseur : « La
Renommée a été assez heureuse. M. le comte de Saint-Aignan
l'a trouvée fort belle. Il a demandé mes autres ouvrages et m'a
■demandé moi-même. Je le dois aller saluer demain. Je ne l'ai
pas trouvé aujourd'hui au lever du roi... » Mais si le comte n'a
pas fait entrer Racine à la cour, il l'y a du moins soutenu et
guidé.
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE I 5
Molière, auquel il venait de donner l'occasion
de divertir le roi en organisant les Plaisirs de
Vile enchantée, avait éprouvé quelle était l'heu-
reuse influence de ce ministre in partibus des
fêtes et plaisirs littéraires : Racine pouvait
espérer de l'éprouvera son tour comme Molière,
comme Corneille, comme Scarron, comme
tant d'autres. Dans ce choix seul et dès le début
de sa carrière littéraire et mondaine, nous
voyons donc comment Racine sait se pousser,
comme il a l'habileté de choisir des protecteurs
capables de le soutenir effectivement, tels aussi
qu'il les puisse publiquement louer sans rien
perdre de sa dignité et sans se diminuer lui-
même : ce n'est pas lui qui eût été s'abaisser
à flatter un Montauron.
Et dès lors aussi, on voit comme il possède
l'art délicat de la flatterie. Il sait que ces grands
seigneurs mêlent un peu de condescendance au
bienveillant intérêt qu'ils manifestent pour les
hommes de lettres; qu'ils veulent bien avoir du
goûteten être loués, maisqu'ils seraient blessés
d'être loués de cela seulement, comme si leur
rôle et leur rang n'exigeaient pas d'autres mé-
rites, ne comportaient pas d'occupations plus
relevées. Racine n'oublie donc pas de rappeler
les exploits guerriers du duc. «... Je n'ap-
1 6 BÉRÉNICE
préhende rien pour [ma pièce], puisqu'elle sera
assurée d'un Protecteur que le nombre des
ennemis n'a pas accoutumé d'ébranler. On sait,
Monseigneur, que si vous avez une parfaite con-
naissance des belles choses, vous n'entreprenez
pas les grandes avec un courage moins élevé et
que vous avez réuni en vous ces deux excel-
lentes qualités qui ont fait séparément tant de
grands hommes. » La fierté du gentilhomme
une fois satisfaite de la sorte, la vanité de l'ama-
teur reçoit à son tour sa pâture. L'ouvrage de
Racine « n'a peut-être rien de considérable que
l'honneur d'avoir plu » au duc ; rien n'est pour
le poète « plus glorieux que l'approbation d'une
personne qui sait donner aux choses un si juste
prix et qui est lui-même l'admiration de tout
le monde»; les louanges qu'il en a obtenues
lui ont été « avantageuses » ; si le public Ta
favorablement accueilli, c'est sans doute qu'on
n'a pas osé démentir le jugement que [le duc
avait] donné en sa faveur, et il semble que [le
duc lui ait] communiqué ce don de plaire qui
accompagne toutes [ses] actions. » Double
habileté dans ces paroles. En même temps que
Racine complaît à son protecteur en rappor-
tant à lui seul le succès de la pièce, il met ce
succès à l'abri d'une autorité imposante : pour
« BERENICE » DANS LA VIE DE RACINE 17
oser critiquer la Thébaïde, il faudra oser con-
tredire au duc de Saint-Aignan.
Mais VEpître dédicatoire ne nous fait pas
seulement connaître l'habileté de Racine dans
le choix de ses patrons, dans l'art de se les atta-
cher et de les utiliser, elle nous révèle aussi quel
fut pour lui le premier enivrement de la gloire.
Son triomphe — chose bien naturelle chez un
jeune homme de vingt-quatre ans dont le premier
ouvrage n'a pas déplu — perce dans toutes ses
paroles. En vain use-t-il d'une modestie vou-
lue, sa joie transparaît sous les formules obli-
gatoires : «... Mais véritablement cet honneur-
[de vous avoir plu] est quelque chose de si
grand pour moi que, quand ma pièce ne m'au-
rait produit que cet avantage, je pourrais dire
que son succès aurait passé mes espérances. »
Comme on sent qu'à son avis « sa pièce lui a
produit d'autres avantages ! » Il se pare de
l'approbation de. l'homme de goût, bon juge des
ouvrages de l'esprit, qu'est à ses yeux le duc de
Saint-Aignan. Et quand il rappelle, avec une
atténuation de bon ton, que « la Théba'ide a reçu
quelques applaudissements », on voit ce qu'il
faut entendre sous ces paroles et que Racine
savoure le souvenir de sa victoire.
Enfin, un mot dénonce en lui l'impatience
1 8 BÉRÉNICE
de la critique, c'est ce mot : « quelques ennemis
qu'elle puisse avoir... » D'ennemis, la Thêbàide
n'en a point eu ; le succès n'en a pas fait assez
d'éclat pour susciter les jalousies ; la vingtaine
de représentations qui en furent données de
1664 a 1 665 ne paraît avoir pu causer d'inquié-
tudes à aucun auteur en vogue ; enfin, aucune
brochure, aucun pamphlet, aucune allusion
hostile, aucune épigramme même n'ont paru
contre elle — du moins à cette époque (1). La
seule chose dont Racine ait peut-être eu le droit
de se plaindre, est le silence de Loret : et c'est
insuffisant pour justifier ce mot d'ennemis. Il
ne peut donc être question ici que de quelques
critiques orales, de quelques jugements sévères
échangés entre quelques spectateurs ou plus
tard dans quelques salons. Ce sont choses
qu'il n'y a point lieu de prendre si fort à cœur
ni de signaler comme des témoignages d'ini-
mitié véritable.
Dès lors, les dédicaces de Racine, avec de
très légères différences, présentent toutes les
mêmes caractères.
• L'année suivante, Racine publie Alexandre
(1) L'accusation de plagiat n*a été lancée qu'en 1675 par
Barbier d'Aucour, dans son Apollon charlatan ou vendeur de
Mithridate.
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 19
le Grand. Cette fois, il ne perd pas de temps à
chercher quelque grand seigneur dont le patro-
nage soit à la fois glorieux et profitable; il va
tout droit au plus puissant de tous, au Roi. Et
de ce choix heureux et habile, il tire encore tout
le parti possible. Avant même d'entamer le
panégyrique enthousiaste qu'aucun auteur du
temps n'a refusé à Louis XIV, il se pare de
l'approbation souveraine, il intéresse à son suc-
cès l'autorité la plus imposante, il consacre par
elle ce succès même, et s'en fait une défense
contre toutes les attaques. «... J'espère que
Votre Majesté ne condamnera pas cette seconde
hardiesse [de la dédicace] comme elle n'a pas
désapprouvé la première [du sujet]. Quelques
efforts que l'on eût faits pour lui défigurer mon
héros, il n'a pas plus tôt paru devant Elle
qu'Elle l'a reconnu pour Alexandre. Et à qui
s'en rapportera-t-on qu'à un Roi dont la gloire,
est répandue aussi loin que celle de ce conqué-
rant et devant qui l'on peut dire que tous les
peuples du monde se taisent, comme l'Écriture
l'a dit d'Alexandre ?... »
En 1668, Andromaque est imprimée pour la
première fois. La pièce avait eu un succès
presque aussi éclatant que celui du Cid. Nulle
recommandation ne pouvait sans doute l'ac-
20 BÉRÉNICE
croître et le prolonger, si ce n'est celle de la
princesse charmante qui tenait dans la cour le
premier rang aux côtés du roi; qui, reine des
plaisirs, accordait la plus grande place auxplai-
sirs de l'esprit ; dont les auteurs sollicitaient,
dont les courtisans et les femmes suivaient les
jugements délicats et fins: Henriette d'Angle-
terre (i). C'est elle que Racine choisit pour sa
protectrice. Avec un art exquis dans l'éloge, il
affecta de n'y parler que du moindre de ses
mérites, les titres qu'elle avait « à cette gloire
obscure que les gens de lettres s'étaient réser-
vée » ; et quant à ses autres « excellentes qua-
lités », — ces qualités qu'il avait célébrées
expressément dans le duc de Saint-Aignan et
chez le Roi lui-même, — il les rappelle seule-
ment par de respectueuses réticences, comme
s'il ne convenait pas qu'une femme, et qu'une
femme comme elle, vît ses vertus étalées en
public. Mais cette louange du goût de Madame
permet à Racine d'insister davantage et sur la
part qu'elle a dans le succès de la tragédie, et
sur la grandeur de ce succès et sur la vanité de
toutes les critiques : « Ce n'est pas sans sujet que
(i) « Elle connaissait si bien la beauté des ouvrages de l'es-
prit, que l'on croyait avoir atteint la perfection, quand on avait
su plaire à Madame. » (Bossuet. Oraison funèbre.)
<( BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 2 I
jemets votre illustre nom à la tête decetouvrage.
Et de quel autre nom pourrais-je éblouir les yeux
de mes lecteurs que celui dont mes spectateurs
ont été si heureusement éblouis. On savait que
Votre Altesse Royale avait daigné prendre soin
de la conduite de ma tragédie. On savait que
vous m'aviez prêté quelques-unes de vos lu-
mières pour y ajouter de nouveaux ornements.
On savait enfin que vous l'aviez honorée de
quelques larmes dès la première lecture que je
vous en fis. Pardonnez-moi, Madame, si j'ose
me vanter de cet heureux commencement de
sa destinée. Il me console bien glorieusement
de la dureté de ceux qui ne voudraient pas s'en
laisser toucher. Je leur permets de condamner
Andromaque tant qu'ils voudront, pourvu qu'il
me soit permis d'appeler de toutes les subti-
lités de leur esprit au cœur de Votre Altesse
Royale. » Ainsi les spectateurs ont été
« éblouis » par le nom de Madame et ils n'ont
pu accueillir la tragédie que comme elle l'avait
fait et comme elle le désirait. Ainsi ceux qui
oseraient blâmer quelque chose dans la pièce
ne courraient pas seulement le risque de se
mettre en opposition avec une autorité si haute,
ils s'exposeraient même à censurer des beautés
qu'elle a inspirées. Ainsi enfin ceux qui ont le
2 2 BERENICE
cœur « dur » et l'esprit trop « subtil » — et
qui serait-ce, sinon Corneille et les partisans
de Corneille? — voient leurs sévères jugements
cassés et comme anéantis par un jugement sou-
verain et sans appel.
Lorsqu'il fallut, un an après, trouver un per-
sonnage qui se fît auprès du public le répondant
et le protecteur de Britannicus, le choix devint
malaisé. La pièce avait presque essuyé un échec,
et c'était en somme un honneur médiocre à
faire à quelque noble amateur des lettres, que
d'attacher son nom à une œuvre si discutée.
Racine résolut élégamment la difficulté. Il dé-
dia sa tragédie au duc de Chevreuse, un jeune
homme, plus jeune que lui, élève comme lui de
Lancelot, qu'il avait connu assez intimement
à l'hôtel de Luynes, et qu'ainsi son âge, une sorte
de camaraderie, le souvenir enfin d'anciennes
relationsdevaientempêcher,nonpointpeut-être
de refuser cet hommage — Racine prétend du
moins ne pas lui avoir demandé son agrément —
mais de le désavouer, une foisqu'ilseraitdevenu .
public. D'autre part, le duc de Chevreuse por-
tait un assez grand nom ; malgré sa jeunesse
il tenaitun rang assez haut ; enfin ilétait devenu
le gendre d'un assez grand personnage — Col-
*bert en personne — pour que son nom recom-
« BÉRÉNICE )) DANS LA VIE DE RACINE 2 3
mandat la tragédie. Cette fois, Racine ne fit
aucune allusion ni à son succès : il était trop
peu certain, ni à ses ennemis : ils étaient trop et
trop déchaînés. Mais, selon sa tactique ordi-
naire, il fit sonner bien haut la faveur dont il
jouissait auprès du duc de Chevreuse et, par
ricochet, auprès de Golbert. Sans le dire trop
expressément, pour ne les point compromettre
dans ses querelles, il laissa entendre que le jeune
duc s'était intéressé à Britannicus, que le grand
ministre l'avait approuvé. Racine ne voulait
pas « cacher plus longtemps au monde les
bontés dont [le duc de Chevreuse] l'avait tou-
jours honoré » ; il « ne pouvait se taire d'une
protection aussi glorieuse que la sienne ».
« Non, Monseigneur, continuait-il, il m'est trop
avantageux que Ton sache que mes amis mêmes
ne vous sont pas indifférents, que vous prenez,
part à tous mes ouvrages, et que vous m'avez,
procuré l'honneur de lire celui-ci devant un
homme dont toutes les heures sont précieuses.
Vous fûtes témoin avec quelle pénétration
d'esprit il jugea de l'économie de la pièce, et
combien l'idée qu'il s'est formée d'une excel-
lente tragédie est au delà de tout ce que j'en ai
pu concevoir. » Ainsi les ennemis de Racine ne
pouvaient ignorer qu'ils s'attaquaient à un
24 BÉRÉNICE
auteur et à une œuvre favorablement accueillis
par le puissant ministre — qui leur faisait
obtenir leurs pensions.
C'est précisément à ce titre, de grand distri-
buteur des bienfaits du roi aux hommes de
lettres, — de ministre des beaux-arts et de la
littérature, par conséquent, — que Cqjhert a
reçu la dédicace de Bérénice. Elle est d'un ton
fort respectueux, mais elle est aussi, comme il
est naturel, triomphante. Dès les premiers
mots, avec une hâte qui prouve combien il
était heureux de cette revanche tant souhaitée,
Racine prend acte du succès de sa pièce, et se
pare des approbations les plus hautes, celle
du ministre et celle du roi : « Quelque juste
défiance que j'aie de moi-même et de mes ou-
vrages, j'ose espérer que vous ne condamnerez
pas la liberté que je prends de vous dédier cette
tragédie. Vous ne l'avez pas jugée tout à fait in-
digne de votre approbation. Mais ce qui fait son
plus grand mérite auprès de vous, c'est, Monsei-
gneur, que vous avez été témoin du bonheur
qu'elle a eu de ne pas déplaire à Sa Majesté. »
La formule a beau être modeste, elle ne saurait
nous tromper. Racine est enivré de sa victoire ;
il est heureux d'en prendre à témoin, d'en citer
comme garants, les premiers personnages du
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 2 5
royaume et d'intéresser leur gloire à la sienne.
Ainsi, dans toutes les dédicaces, de la Thé-
bàide à Bérénice, Racine se montre le même
à nos yeux : désireux de se pousser dans_Je_
monde, et qui sait se choisir les protecteurs les
plus imposants ; habile à se pousser dans le
monde, et qui connaît l'art de se concilier ces
grands personnages ; amoureux de la gloire
littéraire, et qui fait servir l'autorité de tels
patrons à rehausser la sienne ; impatient enfin
de la critique, et qui l'écarté dédaigneusement,
en invoquant des approbations auxquelles il
soit presque inconvenant de contredire.
Or à partir de Bérénice, voici que Racine")
change subitement. Aucune de ses pièces ne
sera désormais dédiée à personne : elle affron^j
teraseulele jugement du parterre et les censures
des jaloux. Bien plus, presque aussitôt après
la réédition d' 'Alexandre avec sa dédicace, en .
1672, toutes les dédicaces déjà parues seront
supprimées, soit dans les rééditions des pièces
anciennes, soit dans le premier recueil du
théâtre complet, publié en 1676. Cette atti-
tude nouvelle, il la faut expliquer.
Mais nous devons auparavant chercher si
les Préfaces ne révéleraient pas quelque trans-
formation semblable ou du moins analogue.
BÉRÉNICE 1**
II
La Thébaïde parut sans préface. Docile
encore à l'influence de Corneille, le débutant
n'avait guère de théories nouvelles à exposer ;
autour de sa tragédie ne s'était point fait assez
de bruit pour qu'il eût beaucoup de critiques à
réfuter. Mais, à partir de sa seconde pièce, il
en fut autrement, et désormais aucun de ses
ouvrages dramatiques ne parut sans préface.
Je ne sais si l'on a fait assez attention à
celle qu'il mit d'abord en tête de son Alexan-
dre. On est habitué à considérer Andromaqne
comme la première œuvre où Racine soit
véritablement lui-même: Cela est fort juste,
car il y a réalisé pour la première fois une
tragédie racinienne. Il n'en est pas moins vrai
que, dès Alexandre, il en avait conçu l'idée et
montré le caractère essentiel : dans sa préface
— avec quelques autres observations qui prou-
vent combien il avait réfléchi sur la technique
de son art — il s'appuie sur « le goût de l'an-
28 BÉRÉNICE
tiquité » pour vanter les sujets « simples » et
se flatte d'avoir su « faire une pièce avec peu
d'incidents et peu de matière ». Une pareille
conception, qui contraste si fort avec l'amour
des « pièces implexes » que manifestait Cor-
neille, est déjà tout originale : Racine, à vingt-
cinq ans, a conquis son indépendance et révèle
sa personnalité littéraire.
Il y révèle aussi tout l'orgueil dont l'emplit
son triomphe. C'est en vain qu'il entasse les
formules de modestie : « Je n'ai pas prétendu
donner au public un ouvrage parfait ; je me
fais trop de justice pour avoir osé me flatter
de cette espérance... Je veux croire que [mes
illustres approbateurs] ont voulu encourager
un jeune homme et m'exciter à faire encore
mieux dans la suite... Ce n'est pas que je
croye ma pièce sans défauts... » ; sous ces
paroles de bienséance, sa joie transparaît et
s'échappe. Tout à côté, il proclame bien haut
« le succès avec lequel on a représenté son
Alexandre » ; il rappelle les applaudissements
que la présence de ses ennemis « n'a pas
empêché le public de lui donner » ; il se flatte
enfin « d'avoir été assez heureux pour faire une
pièce qui a peut-être attaché [ses ennemis
mêmes] malgré eux depuis le commencement
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 20,
jusqu'à la fin ». En réalité, on le sent grisé de
sa jeune gloire.
Ici encore, comme dans ses dédicaces, on le
voit s'appliquer à utiliser contre ses ennemis
le prestige de ses approbateurs. La Rochefou-
cauld, de Pompone, Mme de Sévigné et Mme de
La Fayette ont applaudi à la lecture de sa
pièce à l'Hôtel de Nevers ; Monsieur, Madame,
le Prince de Condé, le duc d'Enghien, la
Princesse Palatine, sont venus la voir au
Palais-Royal ; le Roi, la Reine, Monsieur, ont
agréé la représentation qui leur en a été donnée
chez la comtesse d'Armagnac ; et ces illustres
personnages ont porté sur Alexandre des juge-
ments flatteurs (i). Ce sont pour Racine des
arguments décisifs qu'il n'a garde d'oublier.
Il rappelle comment « les premières personnes
de la terre et les Alexandres de notre siècle
se sont hautement déclarés pour lui » ; il réfute
les reproches adressés à son Alexandre, par
l'autorité « d'un des plus grands capitaines de
ce temps » et par « les louanges qu'il a reçues
de ceux qui étant eux-mêmes de grands héros,
ont droit de juger la vertu de leurs pareils ».
(1) Cf. Paul Mesnard. Notice sur Alexandre le Grand (édition
des Grands Ecrivains, I, 487.
3o BÉRÉNICE
Sa tactique est ici de s'abriter derrière des
noms respectés, d'associer pour ainsi dire à sa
fortune les premiers de l'Etat.
Mais ce qui perce peut-être le plus dans cette
préface, c'est l'impatience de toute critique.
Racine dit bien en commençant « qu'il ne
s'engagera point à faire une exacte apologie de
tous les endroits qu'on a voulu combattre
dans sa pièce » ; en réalité sa préface n'a pas
d'autre objet. Il y reprend une à une toutes les
objections qu'on a pu lui adresser, il les dis-
cute l'une après l'autre. Et il les discute avec
aigreur, persuadé qu'elles proviennent toutes
de l'ignorance et du parti pris : ses critiques
« n'ont lu l'histoire que dans les romans » ; il
est inutile de leur représenter le goût de l'anti-
quité, car on voit bien « qu'ils le connaissent
médiocrement » ; les uns trouvent qu'Alexan-
dre est trop peu amoureux, les autres s'étonnent
qu'il ne paraisse que pour parler d'amour :
ainsi ils se combattent l'un l'autre et détrui-
sent réciproquement leurs censures, — dont
Racine triomphe. Mais ces épigrammes ne
suffisent point encore à satisfaire l'amour-
propre irritable de l'auteur. Il entend se ven-
ger, rendre ridicules aux yeux de tous, ceux
qui se sont permis de le combattre ; — et il s'y
« BÉRÉNICE )) DANS LA VIE DE RACINE 0 I
entend : « Je n'ai pu m'empêcher de concevoir
quelque opinion de ma tragédie, quand j'ai vu
la peine que se sont donnée de certaines gens
pour la décrier. On ne faitpoint tant de brigues
contre un ouvrage qu'on n'estime pas. On se
contente de ne le plus voir quand on l'a vu une
fois et on le laisse tomber de lui-même sans
daigner seulement contribuer à sa chute. Ce-
pendant, j'ai eu le plaisir de voir plus de six fois
de suite à ma pièce le visage de ces censeurs.
Ils n'ont pas craint de s'exposer si souvent à
entendre une chose qui leur déplaisait. Us ont
prodigué libéralement leur temps et leurs
peines pour la venir critiquer, sans compter
les chagrins que leur ont peut-être coûté les
applaudissements que leur présence n'a pas
empêché le public de me donner Je n'au-
rais jamais fait si je m'arrêtais aux subtilités
de quelques critiques, qui prétendent assu-
jettir le goût du public aux dégoûts d'un esprit
malade, qui vont au théâtre avec un ferme
dessein de n'y point prendre plaisir et qui
croient prouver à tous les spectateurs, par un
branlement de tête et par des grimaces affec-
tées, qu'ils ont étudié à fond la poétique d'A-
ristote ». C'est une véritable caricature,
d'autant plus blessante pour ceux qui y sont
32 BÉRÉNICE
visés, que les allusions y sont plus précises et
qu'ils s'y peuvent mieux reconnaître. La vio-
lence de la riposte prouve combien Racine
avait pris à cœur les attaques dont sa pièce
avait été l'objet. Qu'il eût peine d'ailleurs à
supporter toute censure, cela ressort de la
vivacité ironique et mordante avec laquelle, au
début de cette même année, et en 1667 encore,
il répondait « aux excommunications », toutes
générales cependant et d'allure impersonnelle,
que Nicole avait lancées contre les « empoi-
sonneurs publics (1) ».
La préface à'Andromaque n'est pas conçue
sur le même modèle. Quoique la pièce ait eu
un succès bien plus éclatant que celui d'A-
lexandre, Racine ne triomphe pas si haut :
c'est à peine s'il fait une allusion à l'approba-
tion presque unanime du public. Il ne tire pas
argument de l'intérêt et de la part que Madame
avait pris à sa tragédie: il lui suffit de l'avoir
rappelé dans sa dédicace. Il se borne à dis-
cuter un seul reproche : la férocité de Pyrrhus,
et il y répond fort posément, en alléguant l'his-
toire, la tradition, les règles du théâtre et les
(1) Première Lettre à l'auteur des Imaginaires, début de
1666; Deuxième lettre, 10 mai 1666; Préface destinée à ces
deux lettres, 1667.
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 33
adoucissements même qu'il s'est permis de son
chef. Enfin il ne vise nommément personne :
il se contente de rappeler en termes vagues
que « des gens », que « deux ou trois per-
sonnes», ont soulevé des objections. La raison
en est assez simple. Les critiques adressées à
Andromaque étaient presque insaisissables à
l'heure où Racine publia sa préface : elles
avaient été tardives en raison de l'immense
succès remporté ; elles étaient surtout orales,
car la lettre de Saint-Evremond et la pièce de
Subligny sont postérieures à l'impression delà
tragédie. D'autre part, Racine voulait être pru-
dent : il n'osait s'en prendre à découvert au
plus illustre de ses censeurs, le grand Condé
en personne, nia quelques autres, de moindre
qualité sans doute, mais puissants encore, les
d'Olonne et les Gréqui; quant à la masse de
ses adversaires, les partisans acharnés de Cor-
neille, il s'efforçait sans doute à les ménager,
espérant encore ne point les heurter de front,
puisqu'il s'était créé un genre nouveau grâce
auquel il n'entrait point en lutte ouverte avec
son illustre prédécesseur. Mais au fond, ses
dispositions n'étaient point changées. Dans
cette préface même, il y a déjà une phrase d'une
ironie mordante où perce sa mauvaise hu-
34 BÉRÉNICE
meur : << J'avoue que Pyrrhus n'est pas assez
résigné à la volonté de sa maîtresse et que
Céladon a mieux connu que lui le parfait
amour. Mais que faire ? Pyrrhus n'avait pas
lu nos romans. Il était violent de son naturel.
Et tous les héros ne sont pas faits pour être
des «Céladons. » Elle percera encore bien da-
vantage dans les épigrammes hardies, inju-
rieuses, presque diffamatoires, qu'il lancera
contre d'Olonne etCréqui : s'il n'a pas osé les
attaquer et les punir dans une préface signée
de son nom, ils n'ont rien perdu pour atten-
dre, et les vers mordants, qui ont couru sous
le manteau, leur ont porté la vengeance du
poète. La modération relative de Racine dans
cette préface, c'est donc tactique et prudence ;
son désir de gloire, son orgueil, son impa-
tience de la critique ne se sont en rien atté-
nués.
L'avis Au lecteur des Plaideurs est écrit
d'un ton fort dégagé. Racine paraît tout dis-
posé à faire bon marché de sa comédie et n'at-
tacher qu'une médiocre importance à cet essai
dans le genre comique : l'idée lui en est venue
par hasard et il n'y a guère vu qu'une distrac-
tion ; il n'en voulait faire qu'une farce pour
Scaramouche ; il eût volontiers renoncé à son
« BÉRÉNICE )) DANS LA VIE DE RACINE 35
projet, si ses amis ne l'avaient poussé et n'a-
vaient, autant que lui, achevé sa pièce. Evi-
demment la tragédie seule lui semblait digne
d'un effort sérieux. Il n'en est que plus curieux
de le voir, alors même, trahir son désir de
succès et la rancune qu'il garde à ceux qui ne
radmirentpassuffisamment.il proclame que
« jamais comédie n'a mieux attrapé son but »,
et il se félicite d'avoir réjoui le monde sans
« sales équivoques » ni « malhonnêtes plai-
santeries » : voilà pour les rivaux, — et peut-être
pour Molière, à qui l'on a tant de fois reproché
des sous-entendus réels ou non et une pré-
tendue indécence. Quant aux spectateurs scru-
puleux qui, après avoir ri, ont eu peur de
n'avoir pas ri selon les règles, ou aux specta-
teurs dédaigneux qui ont affecté de s'ennuyer
à cette peinture de la chicane, Racine jouit de
leur déconvenue : « La pièce bientôt après fut
jouée à Versailles. On ne fit point de scrupule
de s'y réjouir; et ceux qui avaient cru se dés-
honorer de rire à Paris furent peut-être obli-
gés de rire à Versailles pour se faire hon-
neur. i> Voilà ce qu'ils ont gagné, ces raffinés,
à faire les dédaigneux : il leur a fallu bien vite
se déjuger complètement. Si nous nous sou-
venons en outre que ce « on », c'est le Roi
36 BÉRÉNICE
(Racine n'a pas voulu le nommer à propos
d'une simple comédie), nous voyons qu'ici
encore ne manque même point le recours ha-
bituel aux autorités imposantes.
Mais c'est dans l'adversité, par la manière dont
ils supportent leurs échecs, que l'on connaît
le caractère des hommes de lettres, — autant
et plus que celui des autres hommes. Jusqu'ici
elle avait été épargnée à Racine : son tour vint
enfin. La modération voulue de sa préface
d'Andromaque n'avait servi de rien : les par-
tisans de Corneille s'étaient repris après leur
déroute et s'étaient remis en campagne ; Saint-
Evremond avait écrit sa LeltreàM. de Lionne;
beaucoup de spectateurs, fatigués d'entendre
appeler Andromaque un chef-d'œuvre, avaient
applaudi à la Folle querelle de Subligny.
C'était une opinion prônée par les admirateurs
obstinés du vieux poète qu'il était inimitable
dans les grands sujets, inégalable dans les
pièces historiques ; et lui-même disait volon-
tiers qu'à part lui il n'y a que des « douce-
reux » et des « enjoués » (i). Racine voulut
prouver que, lui aussi, il était capable de mettre
en scène des Romains, de parler dignement
(i) Lettre à Saint-Evremond.
(( BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 3j
de politique : il écrivit Bi~itannicus — et il
échoua, ou peu s'en faut. Il est d'autant plus
curieux de lire la préface, écrite sous le coup
de cette défaite. Racine est bien obligé de re-
connaître qu'aucune de ses pièces ne lui a plus
« attiré de censeurs » ; mais il proteste aussi
que « de tous les ouvrages qu'il a donnés nu
public, il n'y en a point qui lui ait attiré plus
d'applaudissements ». C'est une affirmation
bien suspecte, si l'on en rapproche non seule-
ment tous les autres témoignages, mais le
témoignage même de Racine dans sa seconde
préface : là, il avoue franchement que « le
succès ne répondit pas d'abord à ses espéran-
ces », et il n'invoque plus d'hypothétiques
applaudissements. A la première heure, on le
voit, il a trop d'orgueil pour confesser son
échec.
Il a trop d'orgueil aussi pour admettre une
quelconque des critiques qui lui ont été faites.
L'une après l'autre il les reprend, il les dis-
cute, il se flatte de les réfuter par mille bonnes
raisons : l'histoire, la convenance, les règles
du théâtre, le droit des auteurs à rectifier les
mœurs d'un personnage et d'un personnage
peu connu. Encore tout exaspéré de sa chute,
il est d'autant plus obstiné à ne se reconnaître
BÉRÉNICE 2
38 BÉRÉNICE
. coupable d'aucune faute. On lui a reproché
par exemple de faire reparaître Junie sur le
théâtre après la mort de Britannicus. « La
délicatesse est grande, s'écrie-t-il, de ne pas
vouloir qu'elle dise en quatre vers assez tou-
chants qu'elle passe chez Octavie. Mais, disent-
ils, cela ne valait pas la peine de la faire reve-
nir. Un autre l'aurait pu raconter pour elle.
Ils ne savent pas qu'une des règles du théâtre
est de ne mettre en récit que les choses qui ne
se peuvent passer en action, et que tous les
anciens font souvent venir sur la scène des
acteurs qui n'ont autre chose à dire, sinon
qu'ils viennent d'un endroit et qu'ils s'en re-
tournent en un autre. » Ainsi la scène qu'on
blâme est touchante, elle est imposée par les
lois du théâtre, elle est autorisée par l'exemple
des anciens ! Pourquoi donc Racine Pa-t-il sup-
primée dans sa réédition de 1676? De même
on s'est étonné, « scandalisé », que Racine ait
choisi un homme aussi jeune que Britannicus
pour le héros d'une tragédie; peut-être, quoi-
que l'auteur n'en dise rien, était-ce moins sa
jeunesse que son rôle effacé qui choquait dans
ce personnage. Racine se justifie : le héros de
sa pièce est conforme à ce que prescrit Aris-
tote ; d'ailleurs sa jeunesse, son cœur, son
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 3o,
amour, sa franchise, sa crédulité, le rendent
digne de compassion. Il n'en est pas moins
vrai qu'en 1676 Racine avouera : « C'est
Agrippine que je me suis surtout efforcé de
bien exprimer, et ma tragédie n'est pas moins
la disgrâce d'Agrippine que la mort de Britan-
nicus » : il reconnaît alors la valeur de l'objec-
tion, puisqu'il l'esquive. Mais, on le voit, sur le
premier moment, Racine ne veut faire aucune
concession ; peu s'en faut qu'il ne s'écrie
comme l'autre :
Et je vous soutiens, moi, que mes vers sont fort bons !
Plus caractéristique encore que toutes ces
discussions, est l'emportement auquel Racine
s'abandonne dans la première préface de Bri-
tannicus. Assurément, il avait bien quelques
motifs d'être mécontent : la cabale est cer-
taine ; le récit de Boursault, dans son Arté-
mise et Polyante, révèle le parti pris des
«auteurs » et des « connoisseux » dispersés
malignement à travers la salle, pour y censurer
la pièce dès la première représentation et
prévenir à leur gré les spectateurs; Corneille
enfin eut le tort de se répandre ouvertement
en critiques. Mais Racine en revanche se livre
4° BÉRÉNICE
sans réserve à sa colère. Il s'en prend à ces
« certaines gens » qui ont relevé de prétendus
défauts dans sa tragédie et, fort dédaigneu-
sement, il les taxe d'injustice et d'ignorance.
Il s'en prend surtout à Corneille lui-même ; et
là, ses allusions réitérées sont si claires, qu'en
vérité autant eût valu nommer son ennemi.
La première fois, il lui répond par un argu-
ment ad hominem capable de le réduire au
silence : oui, Racine a donné deux années de
trop à Britannicus; mais Corneille n'a-t-il pas
prolongé de douze ans le règne de Phocas, au
risque de troubler toute la chronologie fondée
â« sur les années des empereurs » ? La seconde
fois la riposte est encore plus violente. C'est
un vrai catalogue de tous les défauts qu'une
censure sans indulgence permet de relever
dans les pièces de Corneille : pour plaire à ses
admirateurs, il faudrait comme lui « trahir le
bon sens », « s'écarter du naturel pour se jeter
dans l'extraordinaire », « remplir l'action de
quantité d'incidents qui ne se pourraient passer
qu'en un mois, d'un grand nombre de jeux
de théâtre, d'autant plus surprenants qu'ils
seraient moins vraisemblables, d'une infinité
de déclamations, où l'on ferait dire aux acteurs
tout le contraire de ce qu'ils devraient dire.
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 41
Il faudrait, par exemple, représenter quelque
héros ivre qui voudrait se faire haïr de sa
maîtresse de gaîté de cœur (Attila), un Lacédé-
monien grand parleur (Agésilas), un conqué-
rant qui ne débiterait que des maximes
d'amour (Pompée), une femme qui donnerait
des leçons de fierté à des conquérants (Pom-
pée)... » Et la troisième fois enfin, aggravant
à chaque coup ses reproches, il accuse le
caractère même de son rival : il feint de
s'excuser du ton de cette préface même, afin
de pouvoir invoquer la légitime défense; et ce
lui est une occasion de lancer l'allusion san-
glante « au vieux poète malintentionné, male-
voli veteris poetœ, qui venait briguer des voix
contre Térence jusqu'aux heures où l'on
représentait ses comédies. » Jamais auteur
malheureux ne fit plus clairement voir son
dépit ; jamais vanité blessée ne s'exprima en
paroles plus amères.
La préface de Bérénice est d'un ton plus
calme : le succès rassérène. Pourtant Racine
n'oublie point de rappeler sa victoire ; les
« quelques personnes » qui ont fait des
réserves sur la conformité de sa pièce avec les
règles du théâtre, ont dû avouer « qu'elle
n'ennuyait point, qu'elle les touchait même
42 ' BÉRÉNICE
en plusieurs endroits et qu'ils la verraient
encore avec plaisir. » Il ne manque point de
répondre aux observations critiques: avec res-
pect quand elles viennent de personnes qu'il
doit ménager, avec aigreur quand elles sont
risquées par quelque abbé de Villars. La
riposte au « libelle » de ce dernier comprend
même au moins une citation inexacte, de nature
à faire croire le pamphlétaire plus ignorant
et plus sot qu'il ne le fut réellement. Cette
espèce de falsification aurait fourni à l'abbé
de Villars une réponse trop facile (il n'aurait
eu qu'à rétablir son texte) pour qu'on puisse
affirmer qu'elle soit volontaire. Peut-être
Racine aura-t-il parlé par ouï-dire de ce compte-
rendu malveillant : lui qui souffrait tant des
critiques, il n'aura pas voulu s'en infliger la
lecture. Mais cela même serait un trait de
caractère aussi significatif que pourrait l'être
une falsification voulue. Et c'est un autre trait
de caractère encore que la hauteur de mé-
pris avec laquelle le poète repousse toutes
les attaques : « Toutes ces critiques sont le
partage de quatre ou cinq petits auteurs infor-
tunés, qui n'ont jamais pu par eux-mêmes
exciter la curiosité du public. Ils attendent
toujours l'occasion de quelque ouvrage qui
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 43
réussisse pour l'attaquer. Non point par jalou-
sie, car sur quel fondement seraient-ils jaloux?
Mais dans l'espérance qu'on se donnera la
peine de leur répondre, et qu'on les tirera
de l'obscurité où leurs propres ouvrages les
auraient laissés toute leur vie. » Et c'est la
seule brochure de l'abbé qui provoque une
telle mauvaise humeur, qui arrache au poète
des paroles aussi irritées et, de parti pris, aussi
blessantes ! Qu'aurait-ce donc été si le triom-
phe avait été plus disputé et les ennemis
plus nombreux?
Ainsi, jusqu'à cette date de 1671, toutes les
préfaces de Racine nous révèlent chez lui
l'amour effréné de la gloire et l'abandon total
aux passions de l'homme de lettres. Les succès,
il les étale, il les proclame avec orgueil, il en
tire argument contre ses adversaires ; son
insuccès, il ne se résigne pas à l'avouer fran-
chement, dans les pages mêmes où il tâche
d'en tirer vengeance sur ses critiques et sur
son rival ; les objections, il les recueille, il les
discute l'une après l'autre, il s'obstine à les
réfuter, sans jamais passer condamnation,
même pour celles que lui-même plus tard
reconnaîtra fondées ; ses censeurs enfin, il
leur répond avec aigreur, il lance contre eux
44 BÉRÉNICE
les traits les plus mordants qu'il puisse
imaginer, il va jusqu'à l'allusion directe, per-
sonnelle, outrageante : sa vanité froissée est
implacable.
Et voici que désormais tout change. Si
Racine, rééditant Alexandrie en 1672, Andro-
maque en 1673, ne se donne point la peine
de composer une nouvelle préface pour
chacune de ces pièces, du moins la préface
âC Alexandre, — la plus vive des deux, — est
singulièrement atténuée : on n'y retrouve plus
ni la caricature de ces critiques assistant plus
de six fois de suite, tout dépités, au triomphe
de l'auteur, ni ce long débat sur le récit
d'Ephestion, où il leur enseignait l'art de la
louange délicate, ni le trait mordant sur leur
connaissance « médiocre » du goût de l'anti-
quité. — En 1672, il donne aussi Baja\et. La
préface, fort courte, y est du ton le plus modéré :
Racine indique ses sources et les témoins
consultés; il affirme le caractère historique de
son sujet et s'excuse des changements « peu
considérables » qu'il a dû y apporter ; il
explique enfin quels efforts il a faits pour « ne
rien changer ni aux mœurs, ni aux coutumes
de la nation ». Et c'est tout. Pas un mot de
polémique, malgré les critiques de Visé,
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 4D
malgré les insinuations de Robinet, malgré les
sévérités des partisans de Corneille dont
Mmede Sévigné nous apporte l'écho, malgré la
part que Corneille lui-même a prise à toute
cette campagne en lançant, le premier, le
reproche que tous ont répété d'après lui: Ce
sont des Turcs Français. — En i6y3, Racine
publie Mithridate. La préface n'est guère plus
longue ; elle est aussi modérée. Si l'auteur y
rappelle le succès particulier d'une scène de sa
tragédie, c'est en passant, et avec cette excuse
qu'il veut surtout attirer l'attention du lecteur
sur la réalité historique de cette scène. Dans
l'ensemble, la préface est tout explicative.
Pourtant de Visé, dans le Mercure, avait fait
de Mithridate une critique au moins aussi
malveillante que celle que l'abbé de Villars
avait faite de Bérénice. — Explicative aussi, du
moins dans sa première partie, est la préface
âCIphigénie (1675). Racine donne les raisons
pour lesquelles il a abandonné son modèle
grec et allègue toutes les autorités qui le
justifient d'avoir introduit le personnage
d'Eriphyle ; c'està Pausanias et à Euripide qu'il
renvoie tout le mérite des passages qui ont
plu dans sa pièce. Pour la seconde partie de
la préface, le polémique y reparaît, et avec elle
2*
46 BÉRÉNICE
la malice du poète : il y a trois petits mots :
« dans le latin », qui paraissent fort innocents,
et qui, laissant entendre que Perrault est
incapable de lire le texte grec, valent toute
une épigramme. Mais on remarquera que
c'est là un épisode de la querelle des Anciens
et des Modernes ; que la cause ici défendue
est la cause d'Euripide seul ; que Racine au
contraire est tout à fait désintéressé dans la
question, puisqu'il ne s'agit en aucune manière
de sa tragédie, de ses mérites ou de ses
défauts. En garde contre son irritabilité natu-
relle quand son amour-propre est enjeu, il s'y
abandonne en toute sûreté de conscience pour
la défense de ses maîtres et le maintien des
bonnes doctrines littéraires.
L'année suivante (1676) parut le premier
recueil des œuvres de Racine. On y relève
bien des changements significatifs. La seule
tragédie qui n'eût point de préface, la Thébaïde,
en reçoit une, fort modeste, où Racine, indi-
quant ses sources, ne craint point d'avouer
aussi les faiblesses de sa pièce et de solliciter
pour elle l'indulgence du public. Alexandre,
Andromaque, Britannicus, Baja^et, sont accom-
pagnées d'une préface nouvelle. Pour les trois
premières pièces, toute trace de polémique-
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 47
disparaît, et l'auteur se borne désormais à
faire connaître ses modèles, ses autorités,
les idées qui l'ont guidé dans le choix du
sujet, dans les modifications apportées aux
données historiques ou légendaires; la qua-
trième pièce est précédée d'une explication
plus détaillée que celle qui y avait été jointe
d'abord. La préface de Mithridate est com-
plétée et des autorités déjà invoquées y sont
citées plus longuement. Enfin il est apporté
quelques changements de pure forme aux
préfaces de Bérénice et d'Iphigénie, comme à
l'avis Au lecteur des Plaideurs. Ainsi Racine
efface avec soin tout ce qui paraissait empreint
d'orgueil, de vanité, de colère ou de rancune ;
il anéantit le souvenir de ses luttes passées;
il oublie les inimitiés soulevées : en un mot,
il s'eiforce de ne laisser à ses préfaces qu'une
valeur littéraire et un sens didactique. Assu-
rément, il répond encore à bien des critiques
qu'ont essuyées ses pièces; mais il y répond
sous la forme la plus impersonnelle et s'efforce
de présenter ses arguments sous les apparences
de théories pacifiques. On y découvre ses
doctrines littéraires, ses procédés d'emprunt
original, son goût; on n'y découvre plus ses
passions bonnes ou mauvaises.. Il est soucieux
;wt
48 BÉRÉNICE
de n'y plus parler que comme auteur et non
comme homme. Seules, deux préfaces gardent
quelques vestiges de son ardeur combattive
d'autrefois : celle d'iphigénie, parce qu'il
s'agit là d'un ancien, maladroitement attaqué,
et non de lui-même ; celle de Bérénice, comme
si cette tragédie-là était une pièce à part entre
toutes les autres, qui lui fût plus chère et dont
les critiques lui fussent plus désagréables.
Enfin, en 167 3, la préface de Phèdre, malgré
la cabale plus violente et plus perfide que
celle de Britannicus, malgré l'échec plus reten-
tissant et plus pénible que celui du même
Britannicus, reste encore toute modérée et
purement explicative ; mais de plus des préoc-
cupations morales, jusque-là inusitées, s'y
expriment amplement. Il est inutile de dire
que les préfaces d'Esther (1689) et d'Athalie
(1691), que la dernière préface de Baja\et
(1697) d'où se trouve supprimé un long pas-
sage apologétique, seront plus tard plus calmes
encore, et, pour ainsi dire, plus désintéressées.
III
Les faits sont donc certains ; à partir de
Bérénice, Racine a supprimé ses dédicaces ; à
partir de Bérénice, il a transformé ses pré-
faces. Reste à trouver l'explication.
Y aurait-il là une manifestation d'orgueil et
de confiance en soi ? A dater du jour où, dans
un duel fameux, il a remporté une victoire
non douteuse sur le plus illustre et le plus
redoutable — le seul redoutable — de ses
rivaux, Racine a-t-il considéré que sa gloire
était désormais assise? A-t-il pensé que ses
oeuvres pouvaient affronter seules le jugement
du public, sans aucun nom imposant qui les
recommandât, sans aucun patronage qui
prétendît influencer les spectateurs ? On le
verra, le 2 janvier i685, parler en termes
magnifiques, à l'Académie, de la grandeur des
hommes de lettres, les « égaler à tout ce qu'il
y a de plus considérable parmi les hommes »
et « faire marcher de pair l'excellent poète et
5û BÉRÉNICE
le grand capitaine » ; dès maintenant juge-t-il
qu'il vaut bien tel duc et pair ou telle prin-
cesse et qu'il n'a pas besoin d'eux? Enfin,
a-t-il cru que, sur ses tragédies acclamées, ni
les critiques des pamphlétaires, ni les chicanes
des jaloux ne pourraient mordre, et que ces
vaines tentatives ne méritaient qu'un tran-
quille dédain ?
De tels sentiments me paraissent invrai-
semblables. La revendication que Racine
présente au nom des hommes de lettres et
l'égalité qu'il réclame pour eux avec les grands
capitaines semblent avant tout théoriques.
De ce que la postérité admire le siècle d'Auguste
autant pour avoir produit Horace et Virgile
que pour avoir produit Auguste lui-même,
Racine ne conclut pas que, dès ce temps-là,
Horace et Virgile aient dû être mis sur le
même rang qu'Auguste ; il n'élève aucune
protestation contre la hiérarchie sociale, et
tout ce que nous connaissons de sa vie nous
incline à penser qu'il a fort aisément accepté
les inégalités admises en son temps. C'est ainsi
qu'un prédicateur du xvue siècle pouvait
rappeler que les hommes sont égaux devant
Dieu, que leurs mérites seuls établiront entre
eux quelque différence dans la vie future, que
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE Si
les pauvres enfin l'emportent par leur
« éminente dignité dans l'Église » sur les
riches, les nobles, les princes même, sans
pour cela nourrir le moins du monde des
pensées révolutionnaires. Et puis cet orgueil
tranquille que supposerait un tel état d'esprit
percerait nécessairement dans les préfaces que
Racine a composées alors. On y sentirait une
assurance hautaine, une intime satisfaction de
soi, une affectation de modestie contrainte,
qui ne paraissent en aucune manière dans ces
pages toutes didactiques, écrites du ton le
plus naturellement simple, le plus spontané-
ment uni. Enfin une telle recrudescence de
dispositions et de passions toutes profanes
rendrait plus difficile à expliquer le chan-
gement qui s'est produit dans Racine après
Phèdre; il faudrait croire à une transforma-
tion brusque que rien n'aurait préparée, à une
transformation grave ayant une cause assez
futile, la blessure d'un amour-propre irritable,
à une transformation bien peu fondée enfin,
car l'expérience de Britannicus avait appris à
Racine comment un échec se répare et com-
ment les pires cabales sont déjouées par le
temps et par la patience.
Faut-il admettre au contraire qu'après Bérê-
,52 BÉRÉNICE
nice Racine se convertit déjà ? Je craindrais
qu'il n'y eût là quelque exagération. Après
Bérénice, Racine n'est pas converti. Le désir
de gloire le tient toujours ; car il continue à
écrire des pièces de théâtre, et, dans les deux
premières, il continue à lutter contre son rival
sur le terrain même de ce rival, à vouloir lui
ravir la palme des grands sujets historiques.
La vanité de l'homme de lettres le tient tou-
jours ; s'il la réprime ou la contient dans ses
préfaces méditées à loisir, c'est bien elle qui
lui inspire les épigrammes — qu'un instant
voit naître et qui jaillissent sans laisser le
temps de la réflexion — contre tel ou tel de ses
ennemis. Et enfin, s'il faut en croire les racon-
tars du temps, les passions le tiennent tou-
jours ; c'est « pour la Champmeslé qu'il fait
ses comédies », et la Champmeslé aurait d'au-
tres titres à son intérêt que ses talents d'ac-
trice.
Néanmoins, si l'on ne peut placer en 1671
la conversion de Racine, je crois bien que l'on
peut faire remonter à cette date les origines
lointaines de sa conversion future. Jusque-là
Racine s'est donné tout entier au théâtre,
parce qu'il y a vu quelqu'un devant lui et la
gloire de Corneille supérieure à la sienne. Il a
« BÉRÉNICE )) DANS LA VIE DE RACINE 53
f voulu l'atteindre, l'égaler, le surpasser. Par
Andromaque il s'est peut-être élevé jusqu'à sa
c\ hauteur, mais « peut-être » seulement, car la
* comparaison n'était pas rigoureusement pos-
\ sible avec les pièces cornéliennes. Il a envahi
le domaine de son rival, il a échoué dans Britan-
nicus .'déception qui surexcite encore son amour-
ii propre. Et voici que, dans le même sujet, il le
// bat sans conteste. Il triomphe donc ; mais
dans ce triomphe même, son but désormais
lui manque. Il pourra bien se proposer de
compléter sa victoire, de ravir à Corneille les
Jl sujets d'histoire et de politique que le vieux
poète s'était comme appropriés; il pourra bien
revenir à son cher Euripide et transporter le
théâtre d'Athènes sur la scène française : ce
n'est plus la même chose. Il n'y a plus là cet
attrait de la lutte incertaine, cette émotion
prenante qu'éprouve le joueur : faite de crainte
mêlée à l'espérance, qui rend l'espérance plus
agitée et la victoire plus savoureuse. D'autre
part, Racine a trente-deux ans. Il est encore
jeune, mais la fougue de la première jeunesse
s'apaise en lui. Comme la gloire a perdu un peu
de son prestige, la vie du monde et des plai-
sirs perd un peu de sa séduction : il s'attache à
l'une comme à l'autre plus par habitude que
54 BÉRÉNICE
par entraînement actuel. Les leçons de ses
maîtres lui reviennent en mémoire ; sa tante,
la mère Agnès de Sainte-Thècle, doit le pour-
suivre de ses exhortations éplorées ; elle a com-
mencé dès les années qui ont suivi 1660 (i),
elle devait aboutir en 1677 : elle n'a point
laissé passer quatorze ans sans renouveler ses
instances. Et lui, il se sent ébranlé ; s'il ne
trouve point encore ses occupations si crimi-
nelles, il en entrevoit du moins la vanité et
qu'elles lui procurent plus de chagrins que de
plaisirs (2). Ainsi s'explique qu'il se passionne
moins pour son œuvre : qu'il supprime ses
dédicaces et corrige ou refait ses préfaces.
(1) Dès le 13 septembre 1660, elle fut sans doute de ceux
qui envoyaient à Racine « lettres sur lettres ou plutôt excom-
munications sur excommunications à cause de son triste
sonnet.» (Edition des Grands Ecrivains, VI, 380.) Et nous avons
conservé le sermon si ému qu'elle lui a adressé en 1663, si du
moins la date généralement admise est la vraie (VI, 509). — Cf.
la lettre à Mme de Maintenon (1698, t. VII, 218) :« J'ai
une tante qui est supérieure de Port-Royal et à laquelle je
crois avoir des obligations infinies. C'est elle qui m'apprit à
connaître Dieu dès mon enfance et c'est elle aussi dont Dieu
s'est servi pour me tirer de l'égarement et des misères où j'ai
été engagé pendant quinze années. »
(2) Cf. les Mémoires de Louis Racine: a II avouait (à son fils)
que la plus mauvaise critique lui avait toujours causé plus de
chagrin que les plus grands applaudissements ne lui avaient
fait déplaisir. » (Avertissement)
« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 5 S
Mais si tout cela est vrai, si dès lors se pré-
pare sourdement en lui cette conversion totale,
dont l'échec de Phèdre sera seulement l'occa-
sion, on voit quelle place à part Bérénice
occupe dans son œuvre. Elle appartient à
l'époque où le désir delà gloire, surexcité par
le désir d'une revanche, fut le plus puissant en
lui. Elle est la tragédie dans laquelle, maître
de tout son talent, il a dû le déployer tout
entier. Ce n'est plus seulement par la chrono-
logie qu'elle est au centre de son œuvre : elle est
encore la pièce centrale, parce que jusqu'à elle,
à chaque fois davantage, Racine a ambitionné
le succès et tout fait pour l'obtenir, — tandis
qu'à partir d'elle il s'en est, je n'ose dire :
désintéressé, maispourtant: détaché davantage.
Ainsi, loin d'être dans sa vie littéraire une
« faiblesse », il y a des chances pour qu'elle
soit ou son œuvre maîtresse, ou tout au moins
sa tragédie type.
II
(Le &hoix du sujet
Il est généralement reçu que le sujet de
Bérénice fut proposé en même temps à Cor-
neille et à Racine par Madame, curieuse de
mettre directement aux prises l'illustre vieillard
et son brillant émule, ou désireuse peut-être
de voir sur la scène une idylle semblable à celle
qu'elle avait ébauchée avec le roi. Cela se lit
dans toutes les histoires de la littérature, dans
toutes les biographies, dans toutes les éditions
des deux poètes. Pour ne point accumuler
inutilement ici les textes identiques, je citerai
seulement ce qu'en dit Paul Mesnard dans sa
notice sur la pièce de Racine : « Il peut rester
quelque doute sur le sens allégorique qu'on
voulait donnera la séparation douloureuse de
Titus et de Bérénice ; mais ce qui n'en admet
aucun, d'après les divers témoignages que nous
venons de rappeler dans leur ordre chronolo-
gique, c'est que le sujet fut choisi par l'aima-
ble princesse à qui Racine avait dédié son
Andromaque et attribué quelque « soin de la
conduite » de cette tragédie. » C'est à peine si
60 BÉRÉNICE
quelques historiens de la littérature laissent
percer un certain scepticisme, en s 'abstenant
de rien affirmer pour leur compte. M. Rébel-
liau (i), par exemple, écrit :« S'il est vrai,
comme le raconte Fontenelle, que ce fut
Madame qui mit aux prises sur le sujet de
Bérénice Corneille et son jeune rival, cela
prouverait...»; et M. Lanson (2): « Le sujet
de Bérénice fut donné, dit-on, à la fois à Cor-
neille et à Racine par la duchesse d'Or-
léans » (3).
(T Bossuet, Oraisons funèbres , édition classique (Hachette),
p. 144.
(2} Racine, Théâtre choisi, édition classique (Hachette ,p. 355.
(3) Il me faut maintenantajouter moncollègue à la Sorbonne,
M. Gazier. Lui — qui connaît si bien le xvue siècle, — il ne se
contente pas de rester dans le doute; il réfute expressément
la légende et par des arguments pleins de force. (Cf Pierre
Corneille et le théâtre français, Tite et Bérénice, leçon publiée
par la Revue des Cours et Conférences, 10 janvier 1907). Je me
sens encouragé singulièrement dans mon opinion, à voir que,
de son côté, il y était arrivé déjà, et par des raisons sembla-
bles aux miennes.
C'est qu'en effet la tradition paraît s'ap-
puyer sur des témoignages imposants en
qualité comme en nombre.
En 1 719, dans ses Réflexions critiques sur
la poésie et la peinture, l'abbé Dubos juge fort
sévèrement la tragédie de Racine. Il ajoute :
« Monsieur Racine avait mal choisi son sujet,
et, pour dire plus exactement la vérité, il avait
eu la faiblesse de s'engager à le traiter sur les
instances d'une grande princesse. Quand il se
chargea de cette tâche, l'ami dont les conseils
lui furent tant de fois utiles était absent. Des-
préaux a dit plusieurs fois qu'il eût bien
empêché son ami de se consommer sur un
sujet aussi peu propre à la tragédie que Béré-
nice, s'il avait été à portée de le dissuader de
promettre qu'il le traiterait. »
En 1729 (1), Fontenelle, dans sa Vie de
(1) Et non point en 1685. — Il est vrai que M. Picot, dans
son excellente Bibliographie cornélienne, écrit, sous le numéro
BÉRÉNICE 2**
•62 BÉRÉNICE
Corneille, écrit : « Bérénice fut un duel dont
tout le monde sait l'histoire. Une princesse
{en note : Henriette-Anne d'Angleterre), tort
touchée des choses de l'esprit et qui eût pu les
mettre à la mode dans un pays barbare, eut
besoin de beaucoup d'adresse pour faire trou-
ver les deux combattants sur le champ de
bataille sans qu'ils sussent où on les menait.
Mais à qui demeura la victoire ? Au plus
jeune. »
En 1747 (i), Louis Racine répète la même
chose dans ses Mémoires sur la vie de Jean
Racine : « M. Fontenelle dans la Vie de Cor-
neille son oncle, nous dit que Bérénice fut un
1175 : « Vie de Corneille, par Fontenel.le. Ce discours a paru
pour la premièrt fois sous le titre d'Eloge dans les Nouvelles
de la République des Lettres de janvier 1685. Il a été inséré
ensuite dans l'Histoire de l'Académiesfrançaise donnée en 1729
par l'abbé d'Olivet. A partir de 1742, il a été réimprimé sous
le titre de Vie de Corneille dans toutes les éditions des
œuvres de Fontenelle et dans la plupart de celles de Cor-
neille. )) Mais c'est là une erreur. L'Eloge des Nouvelles de la
République des Lettres est différent de la Vie, et l'on n'y trouve
pas trace de la légende sur Bérénice.
(1) En 1747 les frères Parfaict ont répété l'affirmation de
Fontenelle (Histoire du théâtre français, XI, 66 et 109). Ils
allèguent expressément son autorité. Les Mémoires de Louis
vRacine sont postérieurs à l'apparition de ce tome XI de
YHistoire du théâtre français : c'est en effet dans la Préface de
leur XIIIe volume (1748) que les frères Parfaict en discutent
assez vivement certains passages.
LE CHOIX DU SUJET
63
duel Une princesse (en note : Henriette-
Anne d'Angleterre) fameuse par son esprit et
par son amour pour la poésie, avait engagé les
deux rivaux à traiter le même sujet. Ils lui
donnèrent en cette occasion une grande
preuve de leur obéissance, et les deux Bérénices
parurent en même temps en 1670.... [Mon
père] fut encore frappé d'un mot de Cha-
pelle, qui fit plus d'impression sur lui
que toutes les critiques de l'abbé de Villars
qu'il avait su mépriser. Ses meilleurs amis
vantaient l'art avec lequel il avait traité un
) sujet si simple, en ajoutant que le sujet n'avait
pas été bien choisi. Il ne l'avait pas choisi ; la
princesse que j'ai nommée lui avait fait pro-
mettre qu'il le traiterait : et, comme courtisan,
il s'était engagé. « Si je m'y étais trouvé, dit
Boileau, je l'aurais bien empêché de donner
sa parole..» Chapelle, sans louer ni critiquer,
gardait le silence. Mon père enfin le pressa
vivement de se déclarer : « Avouez-moi en
ami, lui dit-il, votre sentiment. Que pensez-
vous de Bérénice ? » « Ce que j'en pense ?
| répondit Chapelle : Marion pleure, Marion
) crie, Marion veut qu'on la marie. »
En 17S1, dans le Siècle de Louis XIV, Vol-
taire, après avoir rappelé les coquetteries
64 BÉRÉNICE
mutuelles de Madame et du roi, leur corres-
pondance indirecte par l'intermédiaire de
Dangeau, les alarmes de la famille royale,
et l'interruption volontaire de ce jeu scabreux,
continue en ces termes : « Lorsque Madame
fit depuis travailler Racine et Corneille à la
tragédie de Bérénice, elle avait en vue non
seulement la rupture du roi avec la connétable
Colonne, mais le frein qu'elle-même avait mis
à son propre penchant de peur qu'il ne devînt
dangereux. Louis XIV est assez désigné dans
ces deux vers de la Bérénice de Racine :
Qu'en quelque obscurité que le sort l'eût fait naître,
Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître. »
En 1752, Louis Racine, dans ses Remarques
sur les tragédies de Jean Racine, répète à deux
reprises que Madame avait « imposé » à son
père un sujet « qui n'était point tragique » et
« qu'il n'avait pas choisi ».
■ Enfin, en 1764, Voltaire, commentant la
Bérénice de Racine pour se consoler d'avoir
à annoter le Tite et Bérénice de Corneille,
écrit dans sa préface : « Un amant et une
maîtresse qui se quittent ne sont pas sans
doute un sujet de tragédie. Si on avait proposé
LE CHOIX DU SUJET 65
un tel plan à Sophocle ou à Euripide, ils
l'auraient renvoyé à Aristophane. L'amour
qui n'est qu'amour, qui n'est point une passion
/ terrible et funeste, ne semble fait que pour la
comédie, pour la pastorale ou pour l'églogue.
Cependant, Henriette d'Angleterre, belle-sœur
de Louis XIV, voulut que Racine et Corneille
rissent chacun une tragédie des adieux de
Titus et de Bérénice. Elle crut qu'une victoire
/ obtenue sur l'amour le plus vrai et le plus
tendre ennoblissait le sujet; et en cela elle ne
se trompait pas ; mais elle avait encore un inté-
rêt secret à voir cette victoire représentée sur
le théâtre; elle se ressouvenait des sentiments
qu'elle avait eus longtemps pour Louis XIV
et du goût vif de ce prince pour elle. Le danger
de cette passion, la crainte de mettre le trouble
dans la famille royale, les noms de beau-frère
et de belle-sœur, mirent un frein à leurs
désirs; mais il resta toujours dans leurs cœurs
une inclination secrète, toujours chère à l'un
et à l'autre. Ce sont ces sentiments qu'elle
voulut voir développés sur la scène, autant
pour sa consolation que pour son amusement.
Elle chargea le marquis de Dangeau, confident
de ses amours avec le roi, d'engager secrète-
ment Corneille et Racine à travailler l'un et
2***
66 BÉRÉNICE
l'autre sur ce sujet qui paraissait si peu fait
pour la scène. Les deux pièces furent compo-
sées dans Tannée 1670 sans qu'aucun des deux
sût qu'il avait un rival. »
II
Voilà, certes, un ensemble de textes et d'au-
teurs qui paraît de nature à satisfaire les plus
sceptiques. Pourtant, lorsqu'on examine d'un
peu près, plusieurs choses frappent et inquiè-
tent.
C'est d'abord qu'à chaque récit nouveau
l'histoire va se complétant, s'enrichissant,
s'embellissant, — comme le font les légendes.
Et, comme le font les légendes, elle est à la
fin bien plus romanesque, bien plus poétique
qu'elle ne l'était à l'origine.
L'abbé Dubos parle de l'intervention de la
princesse, des critiques impuissantes ou tar-
dives de Boileau, et c'est tout. Libre à nous de
croire que Madame a aussi donné le même
sujet à Corneille, ou qu'au contraire Corneille
l'a pris spontanément, soit par hasard, soit
dans l'intention d'entrer en lutte avec Racine.
Libre à nous, si nous admettons qu'elle se soit
adressée aux deux poètes, de supposer qu'elle
68 BÉRÉNICE
voulait en effet les mettre aux prises ou sim-
plement qu'elle désirait voir traité par les deux
plus illustres auteurs dramatiques du temps un
sujet qui lui était cher : entre ce motif pure-
ment littéraire ou cette raison toute senti-
mentale, l'abbé Dubos ne se prononce point.
Fontenelle et Louis Racine — qui le cite et
le suit — sont plus explicites : la princesse a
bien donné son sujet aux deux poètes; elle n'y
avait d'autre intérêt que le plaisir tout intel-
lectuel de voir « les deux combattants sur le
champ de bataille »; de plus elle s'est arrangée
habilement pour qu'ils ignorassent l'un et
l'autre « où on les menait ». Par ce dernier
trait, l'aventure a quelque chose de plus
piquant et se présente déjà sous une face un
peu différente.
Enfin, avec Voltaire, l'anecdote revêt sa
forme définitive , — mais elle s'y reprend
à deux fois. D'abord, la duchesse d'Orléans a
voulu voir célébrer tout ensemble les amours
du roi avec Marie Mancini et ses amours
avec elle-même; du même coup des allusions
précises à Louis XIV sont découvertes et
signalées. Ensuite, la duchesse ne songe plus
(et on l'en féliciterait volontiers) à mêler l'idylle
de la nièce de Mazarin à sa propre idylle :
LE CHOIX DU SUJET 69
c'est sa seule histoire qu'elle veut contempler
sur la scène, et cela non seulement pour se
« consoler », mais encore pour « s'amuser » ;
d'autre part, voici qu'un nouveau et dernier
personnage s'introduit dans l'aventure, Dan-
geau entre en scène : confident de Madame et
du roi, il est en effet l'intermédiaire attendu,
qui peut, qui doit communiquer aux poètes
les intentions secrètes de Madame. Il n'y a plus
rien désormais à y ajouter : la légende est
achevée, elle peut prendre son voL Mais, quand
on l'a vue s'élaborer ainsi, n'est-on pas tenté
de croire qu'en effet c'est bien une légende?
Un second scrupule naît dans l'esprit, quand
on se demande sur quoi reposent tous ces
détails, qui donnent si heureusementà l'épisode
son caractère romanesque ; sur quoi reposent
même les premiers et plus simples récits que
nous en ayons.
Voltaire a-t-il une autorité ? Il n'en cite
aucune. Qui lui a fait confidence des pensées
de Madame, de ses désirs, de ses vœux cachés,
ou à qui elle-même en a-t-elle fait confi-
dence pour en informer Voltaire? N'est-ce
pas lui qui nous offre ici, comme des réalités,
ses conjectures de poète dramatique ? On le
craint. On le craint surtout si l'on remarque
70 BÉRÉNICE
qu'il est le premier et le seul à faire interve-
nir Dangeau,, si l'on rapproche sa première
version (i) de la seconde, et si l'on voit alors
avec évidence comment l'idée lui est venue de
prêter ce rôle au marquis. Ce sont donc là
des hypothèses, qui n'ont que la valeur d'hypo-
thèses, qui s'ajoutent à l'histoire primitive, qui
s'appuient sur elle et ne l'appuient pas.
Les témoignages de Fontenelle et de Louis
Racine ont-ils plus de valeur? On serait tenté
de le croire d'abord : apparentés de très près,
l'un à Corneille, l'autre à Racine, ne repré-
(i) « Il y eut d'abord entre Madame et le roi beaucoup de
ces coquetteries d'esprit et de cette intelligence secrète qui
se remarquèrent dans de petites fêtes souvent répétées. Le roi
lui envoyait des vers ; elle y répondait. Il arriva que le même
homme fut à la fois le confident du roi et de Madame dans ce
commerce ingénieux. C'était le marquis de Dangeau. Le roi le
chargeait d'écrire pour lui; et la princesse l'engageait à répon-
dre au roi. Il les servit tous deux, sans laisser soupçonner à
l'un qu'il fût employé par l'autre; et ce fut une des causes de
sa fortune. » (Siècle de Louis XIV, ch. xxv.) Lorsque plus
tard Voltaire s'est demandé quel avait pu être l'intermédiaire
entre Madame et les deux poètes, il a tout naturellement pensé
à Dangeau et s'est laissé influencer par ce qu'il avait lui-même
antérieurement écrit. Le pis est que ce récit même paraît déjà
controuvé : Dangeau était en Espagne, dit-on, au moment de
ce commerce de vers et, selon l'abbé de Choisy, s'il a été ainsi
poète confident et poète secrétaire, c'est entre le roi et MUe de
La Vallière. (Mémoires de Choisy, p. 525. Collection des
mémoires sur l'histoire de France.)
LE CHOIX DU SUJET 71
sentent-ils pas la tradition domestique la plus
directe?
Mais précisément Fontenelle, ici, ne se
réclame pas de ses liens avec la famille de
Corneille. Il ne raconte pas les faits le premier,
comme un secret confié par son oncle et que
la mort de tous les intéressés lui permet de
dévoiler enfin ; il suit l'abbé Dubos, qui en a
parlé comme d'une tradition courante. Il ne
les raconte pas de lui-même, comme les tenant
de source sûre ; il sent le besoin d'invoquer
expressément une autorité, et cette autorité,
c'est le bruit public : « Tout le monde sait
l'histoire. » Qui ignore que le bruit public,
c'est souvent l'erreur publique ? et si « tout le
monde » savait l'histoire, d'où vient que si peu
y aient fait allusion?
Quant a. Louis Racine, son affirmations-
même s'il ne s'en référait pas à un autre —
aurait en soi peu de valeur : âgé de neuf ans
à la mort de son père, c'est à peine s'il l'a
connu. Le Racine dont sa mère et ses frères
.aînés ont eux-mêmes connu et pu raconter la
vie, c'est le Racine converti, qui ne s'oc-
cupait plus du théâtre profane, qui défendait à
ses enfants d'y assister, qui s'était désintéressé
de ses propres pièces, qui ne les possédait
72 BÉRÉNICE
point dans sa bibliothèque, qui ne les faisait
pas lire et n'en parlait pas aux siens (i). Sur
toute la période des « égarements » de son
père, ce janséniste de Louis Racine n'a rien
appris d'original, ne nous apprend rien qui ne
soit ailleurs. Mais par surcroît, ici, il déclare
formellement qu'il se fait l'écho de Fontenelle :
il ne confirme donc pas un témoignage qu'il
invoque.
En revanche, son témoignage à lui est plutôt
de nature à ébranler celui de l'abbé Dubos.
En effet, l'abbé Dubos et Louis Racine rappor-
tent tous deux que Boileau blâmait le sujet de
Bérénice et regrettait de n'avoir pas été là pour
empêcher Racine de promettre qu'il le traite-
rait. Authentiques, ces paroles sufHraient à
démontrer la promesse du poète et par consé-
quent la demande de Madame. Mais sont-elles
authentiques ? Les divergences des deuxauteurs
(i) « La Thébaïde fut jouée la même année; et comme je ne
trouve rien qui m'apprenne de quelle manière elle fut reçue,
je n'en dirai rien davantage. Je ne dois parler ici qu'histori-
quement de ses tragédies, et presque tout ce que j'en puis dire
d'historique se trouve ailleurs. Je laisse aux auteurs de l'His-
toire du Théâtre Français le soin de recueillir ces particularités,
dont plusieurs sont peu curieuses et toutes fort incertaines,
parce qu'il n'en a rien raconté dans sa famille ; et je ne suis
pas mieux instruit qu'un autre de ce temps de sa vie dont il
ne parlait jamais. » {Mémoires sur la vie de Jean Racine.)
LE CHOIX DU SUJKT "]"è
ne sauraient prouver qu'elles ne le sont point :
sans doute Louis Racine les cite comme pro-
noncées en une circonstance particulière qu'il
précise, tandis que l'abbé Dubos les rapporte
comme répétées « plusieurs fois » ; mais cela
peut à la rigueur s'accorder. Ce qui ne s'accorde
pas, c'est que Louis Racine les ait connues,
qu'il les ait textuellement reçues de source
sûre, et qu'il n'ait pas pu, — par un raisonne-
ment élémentaire, — en induire l'intervention
de la duchesse d'Orléans, qu'il ait été obligé
de s'en rapporter à Fontenelle. On est ainsi
amené à croire que Louis Racine et l'abbé
Dubos ont accommodé à la tradition d'après
laquelle Madame a inspiré le sujet, la tradition
d'après laquelle Boileau le désapprouvait. Que
Boileau ait désapprouvé le sujet, c'est possible;
mais l'a-t-il désapprouvé en disant : « Si je
m'y étais trouvé, je l'aurais bien empêché de
donner sa parole », c'est ce qui reste douteux,
— puisque cela n'a pas été pour Louis Racine
lui-même preuve suffisante qu'une parole ait
été réellement donnée. En dernière analyse,
c'est sur un simple on-dit que toutes ces
affirmations paraissent s'appuyer.
Et enfin, une troisième raison nous met en
garde contre tous les témoignages sur lesquels
BÉRÉNICE 3
74 BÉRÉNICE
se fonde la légende : c'en est la date tardive.
Entre l'année où parut Bérénice et l'année où
pour la première fois le sujet en fut attribué
à Madame, il s'est écoulé environ un demi-
siècle : un demi-siècle, pendant lequel per-
sonne n'a jamais raconté, n'a jamais entendu
raconter rien de pareil.
Les contemporains de Corneille et de Racine
n'en ont rien dit ; la façon même dont ils
s'expriment implique qu'ils n'en ont rien su.
Lorsque l'abbé de Villars, par exemple, a
écrit sa première lettre, son intention évidente
était de sacrifier la Bérénice qu'il venait de voir à
Tite et Bérénice qu'il allait voir ; il établit donc
un parallèle entre les deux poètes ; il attribue
les défauts de Racine à son désir de « s'éloi-
gner du genre d'écrire de Corneille ». Puisque
tout son pamphlet roulait ainsi sur la com-
paraison des deux poètes, c'était le moment de
faire une allusion à la volonté princière qui
avait ménagé cette rencontre ; il n'en fait rien,
c'est donc qu'il n'en a point ouï parler. Sa
conclusion nous atteste même que le public
n'en savait pas davantage. Il affectait ironique-
ment de prendre la défense de Racine ; les
reproches qu'il citait avec l'airde les combattre,
il les fortifiait par la faiblesse voulue de ses
LE CHOIX DU SUJET jb
réfutations ou de ses démentis sans preuves ;
or il termine ainsi : «Je ne puis souffrir qu'on
accuse le poète de n'entendre pas le théâtre,
qu'on le blâme d'avoir voulu entrer en lice
avec Corneille, et que Monsieur de *** s'écrie :
Infelix puer, atque impar congressus Achilli. »
Dans le public on croyait donc à une rencontre
voulue et l'on discutait sur l'audace de Racine :
on ne supposait point qu'il n'eût pas agi libre-
ment.
Subligny, ou l'abbé de Saint-Ussans, ou celui,
quel qu'il soit (i), qui s'est fait, quelques jours
après, le défenseur officieux de Racine, est
dans la même ignorance. Il veut répondre à ce
reproche d'insolence ou de témérité ; et il ne
trouve rien de mieux que d'ergoter sur les dis-
semblances des deux pièces qui en font en
réalité deux sujets différents (2) ; il ne songe
(1) Cf Edition des Grands Écrivains, II, 349.
(2) « Il faut que je vous prie de dire à votre ami M. de***
qu'il applique mieux une autre fois «Injelix, etc. » A moins qu il
ne prétende qu'on ne peut faire un poème dramatique sans
entrer en lutte avec M. Corneille. Car de dire que M. Racine a
traité le même sujet que lui, c'est parler fort à la manière du
peuple qui s'imagine que parce que Bérénice est un nom
commun à deux tragédies, ces deux tragédies doivent être la
même chose. Vous savez bien que tout en est différent : l'action
"]6 BÉRÉNICE
même pas au seul argument décisif : que
Racine, n'ayant pas choisi lui-même son sujet,
ne sachant point qu'on l'avait aussi demandé à
Corneille, ne pouvait donc s'être proposé d'en-
trer en lutte avec lui.
En 167 1, parut à Utrecht une comédie
anonyme de trois actes en prose : Tite et Titus
ou les deux Bérénices. L'auteur, au commence-
ment du troisième acte, rappelle le voyage de
Louis XIV dans les Flandres. Il loue la magni-
ficence, la générosité du roi ; il ne fait pas même
l'ombre d'une allusion à ses amours glorieuse-
ment domptées, au noble sacrifice de sa passion,
pas même l'ombre d'une allusion à Madame,
qui a joué un tel rôle dans ce voyage. Or, la Hol-
lande est le pays des pamphlets; il y a là des
écrivains qui guettent les moindres apparences
de scandale pour battre monnaie ; ils ont déjà
diffamé Madame, ils la diffameront encore (1) :
différente, le temps différent, peut-être même la scène différente,
et que si un seul auteur avait fait ces deux pièces, elles se
compteraient fort bien pour deux poèmes, aussi distingués
que deux actions d'une même personne dont l'une suppose
l'autre, comme les deux Iphigénies d'Euripide et les deux
Œdipes de Sophocle. » — L'argument n'a pas été perdu.
En 1677, de Visé l'a repris dans le Mercure pour justifier Pra-
don : les deux Phèdres, dit-il, « n'ont de commun que le nom
des personnages. »
(1) « Dans ce temps-là [avant la disgrâce du chevalier de
LE CHOIX DU SUJET 77
c'est bien là qu'on aurait dû avoir l'idée d'éta-
blir une relation entre l'aventure de Bérénice
avec Titus et l'aventure de Madame avec le
roi, — ne fût-ce que pour répondre aux calom-
niateurs et montrer comme les héroïnes furent
toutes deux irréprochables et nobles. L'auteur
de Tite et Titus ne l'a point fait.
En 1676, Le Clerc, imprimant son Iphigénie,
déclarait dans la Préface : « J'avouerai de bonne
foi que, quand j'entrepris de traiter le sujet
Lorraine], il s'imprima un livre en Hollande, dont M. de Lou-
vois eut le premier exemplaire : ce livre était une histoire
merveilleusement bien écrite, qui avait pour titre Les Amours
du Palais Royal. Madame s'y trouvait cruellement traitée, et la
prétendue passion qu'on l'accusait d'avoir eue inutilement
pour le Roi y était tout au long... Il est inconcevable combien
Madame fut pénétrée de cet imprimé... » L'évêque de Valence
passa en Hollande, et moyennant deux mille pistoles, obtint
la suppression de toute ledition, sauf trois exemplaires, l'un
déjà envoyé à Louvois, l'autre envoyé au Roi d'Angleterre, et
un troisième qu'il garda, mais pour le détruire avant sa mort.
Quinze ans après la mort de Madame, Choisy put voir ce der-
nier : « Il ne ressemblait en rien, dit-il, à celui qui a couru
depuis sous le même titre, lequel ne contient pas un seul
mot de vérité. » (Mémoires de Choisy, p. 393. Ci. Mémoires de
Cosnac.) — En 1667 a paru aussi un petit volume in-18, His-
toire galante du comte de Guiche et de Madame, réimprimée
dans l'Histoire amoureuse des Gaules sous le titre de la Prin-
cesse ou les Amours de Madame. Le Comte de Bâillon (Henriette-
Anne d'Angleterre, Perrin, 1887, p. 267-268) suppose que
c'est le pamphlet que l'évêque de Valence croyait avoir réussi
à faire supprimer.
78 BÉRÉNICE
d' 'Iphigénie en Aulide, je crus que M. Racine
avait choisi celui d* Iphigénie dans la Tauride,
qui n'est pas moins beau que le premier. Ainsi
le hasard seul a fait que nous nous sommes
rencontrés, comme il arriva à M. de Corneille
et à lui dans les deux Bérénices. » Négligeons
ici le mensonge de Le Clerc. Si sa dernière
phrase est sincère, il croit au hasard et il s'au-
torise de ce cas fortuit pour prouver l'innocence
de ses intentions. Si elle est ironique, il croit
que Racine a pris le sujet de son rival, et il veut
lui interdire de se plaindre par un argument
ad hominem, l'inviter à subir d'autrui le même
traitement qu'il a fait subir à un autre. Dans
les deux cas, si l'on avait pu lui répondre :
Il n'y a point de hasard, il n'y a point de
sujet dérobé, il y a une rencontre organisée
par une princesse à qui il fallait obéir, — son
excuse lui était enlevée. Pour qu'il ait tenté
de se justifier ainsi, il faut donc que lui-
même n'ait pas connu et qu'autour de lui on
n'ait pas connu la prétendue intervention de
Madame.
Enfin, en 1677, de Visé n'en sait pas davan-
tage ; comme s'il voulait à l'avance contredire
Fontenelle avec ses propres expressions, il
affirme que « tout le monde sait » com-
»
LE CHOIX DU SUJET 79
« ment les deux Bérénices » ont été écrites
« ensemble par un effet du hasard » (i).
Semblable silence est observé par les écri-
vains eux-mêmes. Corneille n'a adjoint à sa
pièce ni préface ni examen ; il ne fait nulle part
la moindre allusion à aucune demande reçue,
à aucun engagement pris. Racine dédie sa
pièce à Colbert ; il la fait précéder d'une préface
/fort importante ; ni dans l'épître ni dans la pré-
face — lui qui jadis avait fait sonner si haut les
conseils que Madame lui aurait donnés sur la
« conduite » de son Andromaque, les« nouveaux
ornements » qu'elle y aurait fait ajouter — il
ne dit un mot qui puisse s'appliquer à elle.
Pourtant il lui fallait répondre à de grands
personnages, qui blâmaient précisément ce que
Madame lui aurait fourni, la donnée même de
sa pièce : quel argument irrésistible il aurait eu
là ! Il lui fallait prévenir les accusations des
partisans de Corneille, qui lui reprocheraient,
qui lui ont reproché, d'entrer de parti pris en
lutte avec leur grand homme : quelle justifica-
tion que l'ordre de Madame ! Tout au contraire,
il a bien l'air de revendiquer pour lui seul le
choix de son sujet : « Il y avait longtemps
(i) Mercure galant, avril 1677.
8o BÉRÉNICE
qu'il voulait essayer s'il pourrait faire une tra-
gédie avec cette simplicité d'action qui a été
si fort du goût des anciens. »
Dira-t-on que sans doute le secret avait été
imposé par Madame à Corneille comme à
Racine ? Et pourquoi aurait-il été imposé ?
Pour que les deux poètes entrassent en lutte
à l'insu l'un de l'autre? — Mais une fois cette
lutte rendue publique parla représentation des
deux pièces, le mystère n'avait plus d'objet. —
Pour épargner l'orgueil de l'un ou de l'autre ?
— Mais chacun d'eux devait être fier d'avoir
été choisi par Madame ; chacun d'eux devait
être porté à s'en glorifier, affligé de se le voir
interdire : c'eût été pour le vainqueur de ce
tournoi un motif de plus à triompher, pour le
vaincu une consolation à sa défaite, une raison
de plus d'en appeler des premières impressions
et d'espérer une revanche. — Pour dérober au
public quel intérêt personnel elle prenait à une
telle histoire et qu'elle y avait fait mettre en
scène un épisode de sa propre vie ? — Mais si
c'eût été en effet son idylle que l'un et l'autre
eussent racontée, tout le monde s'en fût bien
aperçu ; on eût bien été frappé de cette rencontre
des deux poètes en un sujet si actuel ; il n'eût
pas été difficile de supposer que l'un d'eux
LE CHOIX DU SUJET Ol
au moins, celui qui s'était déjà vanté d'avoir
Madame pour collaboratrice, avait cette fois
encore reçu ses inspirations ; et enfin — sauf
Monsieur — qui cela eût-il choqué et pourquoi
tant de précautions ? Dans toute la littérature
du temps et jusqu'en chaire se retrouvent les
allusions peu voilées aux faiblesses amoureuses
de Louis XIV : pourquoi vouloir cacher les
allusions à un noble sacrifice, à un généreux
triomphe sur la passion ? Quant à Monsieur,
sa jalousie en éveil n'aurait pas pris le change,
et, que Madame ait été ou non nommée, il ne
l'en aurait pas moins reconnue et ne s'en serait
pas moins irrité.
D'ailleurs, quand les deux tragédies ont
paru, Madame était morte et par là même
les langues déliées ; sans être forcés de révéler
(s'il y avait lieu de le faire) les sentiments qui
l'avaient guidée, n'eût-il pas été naturel
que les deux poètes eussent rendu un der-
nier hommage à leur inspiratrice ? n'est-il
pas étonnant qu'aucun d'eux n'y ait songé ?
Plus tard encore, six ans après — et six ans
c'est bien long en pareille matière : bien des
vérités peuvent paraître alors sans inconvé-
nients — pourquoi ni l'un ni l'autre n'ont-ils
parlé? Ils avaient tous deux intérêt à le faire.
3*
82 BÉRÉNICE
Corneille adressait son Remerciement au roi; il
lui rendait grâces d'avoir ressuscité quelques-
uns de ses ouvrages ; il réclamait la même faveur
pour d'autres, pour les derniers, pour Tite et
Bérénice en particulier, qui, avec la protection
de Louis, « trouverait des acteurs ». N'était-ce
pas le moment de se recommander du sou-
venir de Madame, d'émouvoir, en faveur de la
pièce qu'elle avait inspirée, un cœur qui l'avait
aimée ? Racine voyait Le Clerc alléguer effron-
tément la rencontre fortuite des deux Béré-
nices pour rendre vraisemblable la rencontre
fortuite des deux lphigénies. Qui l'empêchait
de dire, de faire dire par ses amis la vérité,
pour confondre ce concurrent déloyal ? Ni
alors, ni plus tard, ni Corneille ni Racine ne
se sont réclamés de Madame : c'est donc qu'ils
n'avaient pas à le faire.
Ainsi donc, des récits qui ont toute l'appa-
rence de récits légendaires, — des récits qui
reposent ou sur des hypothèses ou sur d'autres
récits, appuyés eux-mêmes sur une tradition
anonyme et vague, — des récits tardifs, et que
dément l'universel silence des contemporains
et des intéressés eux-mêmes, — voilà, en fin de
compte, ce que semblent contenir tous ces
textes qui jusqu'ici ont fait foi. Il semble que
LE CHOIX DU SUJET 83
nous ayons là une légende, élaborée peu à peu
dans les premières années du xvme siècle,
uniquement pour expliquer la rencontre des
deux poètes.
III
Et si nous en arrivons ainsi à tenir cette
légende pour insuffisamment établie, d'autres
motifs nous amènent à la regarder comme in-
vraisemblable.
Henriette-Marie de France, la mère de
Madame, était morte le 10 septembre 1669.
Son Oraison funèbre fut prononcée par Bossuet
le 16 novembre. Il a lui-même attesté dix
mois après combien Madame fut « attentive »
à ce discours et combien « de larmes elle
versa » (1). Elle « en fut si touchée, dit l'abbé
Ledieu, qu'elle mit toute sa confiance dans le
nouvel évêque, et, résolue de s'appliquer tout
entière à la piété, elle reçut de lui des règles
de conduite dont elle fut si contente qu'elles
lui firent désirer de le voir souvent en parti-
(1) Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, exorde.
86 BÉRÉNICE
culier. Avec tant d'esprit cette princesse, bien-
tôt instruite des devoirs du christianisme,
voulut encore apprendre à fond la religion
catholique qu'elle avait peu connue en Angle-
terre. Notre prélat eut l'honneur de l'en entre-
tenir souvent, trois fois par semaine (i). »
C'est sur ces entrefaites, le i3 décembre 1669,
que l'on joua Britannicus. Madame ne paraît
guère avoir été en humeur de s'intéresser
beaucoup au succès de cette tragédie, ni de
chercher en ce moment-là à ménager pour
Racine une revanche future, ni de songer à
organiser un concours dramatique. Son cha-
grin, que nous avons tout lieu de croire sin-
cère et profond, sa velléité de conversion,
même si on la suppose passagère, l'influence
de Bossuet, si peu durable qu'on l'imagine : tout
la détournait également de ces « comédies », si
durement condamnées par l'illustre adversaire
du P. Caffaro. D'ailleurs, s'il faut en croire le
témoignage de Bossuet lui-même, conservé
par Mlle de Montpensier, les édifiantes dispo-
sitions de Madame ont duré jusqu'à la fin, et
jusqu'à la fin « elle prenait plaisir à lui parler
de son salut », à s'entretenir avec lui de reli-
(i) Mémoires, édités par l'abbé Guettée, p. 127-128.
LE CHOIX DU SUJET 87
gion « aux heures qu'elle n'avait personne
chez elle » (i).
Mais d'autres raisons encore, pendant ces
dix mois, la tinrent éloignée des frivolités et
des divertissements.
C'est précisément vers la fin de l'année
1669 que ses ennuis intimes se renouvelèrent,
s'aggravèrent et aboutirent à une crise vio-
lente. On sait qu'elle ne s'entendait guère avec
Monsieur — quoique Robinet se soit avisé un
jour de les proclamer, elle et lui, « bien assortis
de corps et d'àme » (2). Le duc d'Orléans,
qui l'avait épousée en 1661, avait vite cessé de
l'aimer (3) Il ne l'en avait pas moins persé-
cutée de ses soupçons et de ses scènes de ja-
lousie : il avait accusé ses relations avec le
roi, avec le comte de Guiche, avec le prince
deMarsillac, avec le duc de Monmouth, quand
ce dernier vint en France (4). Il avait fini par
affecter de lui pardonner — et il avait cherché
des consolations d'un autre côté. Je ne veux
pas dire qu'il prit des maîtresses : ce n'était
(1) Mémoires de Mlle de Montpensier, t. IV, p. 193 (collection
des Mémoires sur l'histoire de France).
(2) Lettre en vers du 14 février 1666.
(3) Mémoires de La Fare, p. 176 (même collection).
(4) Mme de Lafayette, Histoire de Madame ; Mémoires de
Choisy, p. 397 (même collection^.
88 BÉRÉNICE
pas sa manière. Mais « le chevalier de Lorraine,
fait comme on peint les anges, se donna à
Monsieur et devint bientôt le favori, le maître,
disposant des grâces et plus absolu chez
Monsieur qu'il n'est permis de l'être, quand
on ne veut pas passer pour le maître ou la
maîtresse de la maison. Madame parla avec
horreur de ce désordre, dont elle se plaignit
d'abord à Mme de Saint-Chaumont , [son
amie et la gouvernante de ses enfants], intime
amie de l'évêque de Valence, [aumônier du duc
d'Orléans, fort dévoué à la duchesse], qui de son
côté ne pouvait souffrir le chevalier de Lor-
raine. Ce conseil résolut que Madame entre-
tiendrait le roi de ses malheurs. » Le roi inter-
vint ; il n'aboutit guère qu'à provoquer de
nouvelles scènes entre son frère et sa belle-
sœur (i). Le chevalier de Lorraine continua de
l'emporter sur Madame ; le duc obtint même du
roi un ordre d'exilpour l'évêque deValence, dont
elle se sépara avec chagrin (2) ; il chassa Mme de
Saint-Chaumont, et, quand Mllede Montpensier
rentrant à Paris au mois de décembre 1669, re-
vit Madame, elle l'en trouva «au désespoir (3)».
(0 P- 386.
(2) p. 398-403.
(3) Mémoires de Mllc de Montpensier, t. IV, p. 133.
LE CHOIX DU SUJET 89
La princesse, poussée à bout, se plaignit
sans doute plus vivement, et le roi prit un
parti décisif. Il fit arrêter le chevalier de Lor-
raine, qui fut mené à la Bastille (3o janvier).
Le soir même, cinq ou six heures après,
Monsieur, furieux, après avoir bravé, presque
menacé le roi, quitta la cour, emmenant
Madame, et s'en alla bouder à sa maison de
Villers-Cotterets. Il tenait rigueur à sa femme,
« faisait lit à part (2) », et paraissait prêt à
rompre avec le roi : toute l'Europe, un instant,
s'en émut, et Louis XIV se crut obligé de
donner des explications officielles (3). Il y eut
alors un véritable traité, négocié par Madame
et Colbert : le chevalier de Lorraine, transféré
de la Bastille à Pierre-Encise, puis au château
d'If, serait mis en liberté à condition de sortir
de France, et Monsieur reviendrait à la cour,
où il serait bien reçu (4). Le duc d'Orléans,
quoiqu'il dût ce demi-succès à sa femme, sem-
(1) Ravaisson, Archives de la Bastille, IV, 23-24. Lettres de
Williamson et de Francis Vernon.
(2) Ibid., p. 28. Lettre de Sir Dodington.
(3) Ibid., p. 25. Lettre du roi à Pomponne. — Cf. p. 26-27, 'es
lettres de lord Montagu, de Bernard, de don Iturieta. Celle-ci
surtout est curieuse et révèle l'espoir que formaient les Espa-
gnols de voir naître des troubles en France.
(4) Ibid., p. 28 a 30. Lettres de Sir Dodington et de lord
Fauconberg. — Cf. Mémoires de La Fare, p. 1 79.
90 BÉRÉNICE
blait « ne pas s'en apercevoir (i) », et ne lui
en savait aucun gré. « L'absence de M. le
chevalier de Lorraine, dit Mlle de Montpen-
sier (2), était une occasion de zizanie entre
Monsieur et Madame qui avaient tous les jours
de nouveaux démêlés. Ils en eurent un qui
fut assez violent pour que Monsieur lui fît des
reproches sur des inconstances qu'il disait
lui avoir déjà pardonnées. La reine se mêla de
les raccommoder... Monsieur lui parla des rai-
sons qu'il avait de s'expliquer et ensuite me
vint dire la rage contre Madame. Il me sou-
vient qu'il me répéta dix fois qu'il ne l'avait
jamais aimée que quinze jours. Son emporte-
ment alla si loin que je fus obligée de lui
dire qu'il ne songeait pas qu'il en avait des
enfants. Madame, de son côté, se plaignit ex-
trêmement ; elle disait : « Si j'ai fait quelques
fautes, que ne m'a-t-il étranglée dans le temps
qu'il prétendait que je lui manquais ? De souf-
frir qu'il me tourmente pour rien, je ne sau-
rais le supporter. » Elle en parlait honnête-
ment, hors quelques mots de mépris qui lui
échappèrent. Ce fut dans ce temps-là que le
(1) Lettre de Sir Dodington.
(2) Mémoires, p. 156.
LE CHOIX DU SUJET Ç)I
roi fit sortir le chevalier de Lorraine du châ-
teau d'If et qu'il l'envoya en Italie. Ainsi,
Monsieur et Madame furent raccommodés par
les exhortations du roi qui, par l'ouverture
delà prison, voulut pacifier le désordre qu'elle
y avait causé. Monsieur croyait toujours que
Madame y avait contribué. »
Encore cette paix plâtrée ne dura-t-elle
point, et tout de suite apparut une nouvelle
cause de querelles.
Louis XIV méditait une nouvelle guerre
de vengeance contre la Hollande ; mais il
lui fallait s'assurer le concours, ou tout au
moins la neutralité de l'Angleterre. Il eut
ou on lui suggéra l'idée (i) d'employer pour
cette négociation Madame, si puissante sur
l'esprit de son frère. Ce dessein, par ordre
du roi, fut celé à tout le monde, même à
Monsieur ; il fut entendu que « lorsqu'on ne
pourrait plus cacher le voyage de Madame, on
le prétexterait, quelques semaines avant son
départ, de la prière que le roi d'Angleterre
ferait à Madame, de ne lui pas refuser la joie
de l'embrasser, quand la cour serait prête
d'arriver à Dunkerque ou à Calais. » En atten-
(i) Cf. la lettre de 1 ambassadeur de Croissy à Colbert,
12 novembre 1668 (Ravaisson, Archives de la Bastille, IV, 17).
92 BÉRÉNICE
dant, Madame, le roi et Turenne (qu'elle avait
fait préférer à Louvois) « dressaient les pro-
jets, faisaient les mémoires, les instructions
nécessaires, et réglaient la mécanique et le
détail de tout ce qu'il fallait pour un aussi
grand dessein que celui dont il était ques-
tion (i). » Elle fut donc quelque temps tout
occupée de ces importants préparatifs. Elle
« passait presque toutes ses journées au tra-
vail avec le roi ; quoiqu'elle habitât avec son
mari le château neuf [de Saint-Germain], elle
avait au vieux château un vaste appartement,
de plain-pied avec celui de Louis XIV, où elle
venait s'installerchaque après-dîner; le roi pou-
vait ainsi converser librement avec elle (2). »
Cependant une indiscrétion — et une indis-
crétion de Turenne (3) — révéla tout au duc
d'Orléans. Il fallut bien alors lui avouer cette
espèce de conspiration. Il en fut extrêmement
mécontent : « Monsieur traita fort mal sa
femme ; ils étaient ensemble sans se parler et
tout ce qui était du parti de l'un était en
horreur à l'autre (4). » Le duc était intraitable ;
(1) Mémoires de Choisy, 405.
(2) Comte de Bâillon, Henriette-Anne d'Angleterre, p. 383.
(3) Ibid., 415-417'
(4) Mémoires de La Fare, p. 17g.
LE CHOIX DU SUJET 93
il y eut toute une négociation qui n'aboutit
guère que vers le début ou le milieu d'avril (i):
encore céda-t-il de mauvaise grâce et il conti-
nuait de faire sentir à sa femme toute sa ran-
cune. « Madame, dit M1,e de Montpensier,
était fort triste pendant tout le voyage : elle
avait été réduite à prendre du lait ; elle se
retirait chez elle sitôt qu'elle descendait de
carrosse et la plupart du temps pour se cou-
cher. Le roi l'alla voir chez elle et témoigna
dans toutes les occasions avoir de grands égards
pour elle. Monsieur n'en était pas de même ;
souvent, dans le carrosse, il lui tenait des dis-
cours désagréables. Entre autres, un jour que
l'on parlait de l'astrologie, Monsieur dit qu'on
lui avait prédit qu'il aurait plusieurs femmes ;
qu'en l'état où était Madame, il avait raison d'y
ajouter foi. » « Cela me parut fort dur », ajoute
avec raison la grande Mademoiselle. Au der-
nier moment, il voulut encore empêcher le
passage de Madame en Angleterre. Obligé de
céder devant un ordre formel du roi, il parla
de sa femme avec tant d'emportement que
Mlle de Montpensier « en fut étonnée et com-
( i ) Lettres de lord Dodington, 24 février ; de lord Fauconberg,
25 février ; de lord Montagu, 2 avril. (Ravaisson, Archives de la
Bastille, IV, p. 28-51, et la note de cettedernière page.)
94 BÉRÉNICE
prit qu'ils ne se raccommoderaient jamais » ;
tandis que, même parmi ceux qui n'avaient
point assisté à cet accès de fureur, « la plupart
voyaient la douleur que Madame sentait sur
les façons de vivre de Monsieur avec elle (i)».
La duchesse d'Orléans s'acquitta heureuse-
ment de sa mission et rapporta à Louis XIV
le traité qu'il avait espéré. Mais Monsieur ne
l'en traita pas mieux : à tousses griefs s'était
encore ajoutée une nouvelle crise de jalousie,
à la pensée que Madame avait revu le duc de
Monmouth ; et il refusa même d'aller au-devant
d'elle (2). Aussi, le 29 juin, l'infortunée du-
chesse d'Orléans écrivait-elle à la princesse
Palatine une lettre fort triste (3) : « Je vous
avouerai que j'étais à mon retour persuadée
que tout le monde en serait content, et je trouve
les choses beaucoup pires qu'auparavant
Monsieur m'a déclaré que je devais m'attendre
à tout ce qu'il y avait de fâcheux pour moi
dans la perte de ses bonnes grâces, jusqu'à ce
que je lui eusse fait rendre le chevalier... »
Après s'être plainte longuement de « l'achar-
(1) Mémoires de Mlle de Montpensier, IV, p. 177-178.
(2) Mémoires de La Fare, p. 179. — Comte de Bâillon, Hen-
riette-Anne d'Angleterre, p. 467.
(3) Archives de la Bastille, IV, 33.
LE CHOIX DU SUJET 0,5
nement dans lequel Monsieur continue sur tout
ce qui la regarde », Madame ajoute : « Je pense
que le seul parti que j'aie à prendre, après
vous avoir dit ce que je puis, c'est d'attendre
lavolonté de Monsieur ; s'il veut que j'agisse
[pour obtenir en sa faveur la confiance du roi
d'Angleterre, en faveur de son fils une pen-
sion, en faveur du chevalier de Lorraine la
permission de rentrer], je le ferai avec la der-
nière joie, n'en pouvant avoir de véritable que
je n'aie ses bonnes grâces ; sinon, je me tiendrai
dans un silence proportionné à l'état où je se-
rai près de lui, attendant tous les méchants
traitements dont il se pourra aviser, desquels
je ne me défendrai jamais, qu'en tâchant de ne
lui pas donner occasion par ma conduite de
meblàmer... » Le lendemain, Madame mourait,
on sait de quelle mort foudroyante.
Dans ces dix mois si remplis de pensées
tristes et pieuses, de chagrins et d'intrigues
domestiques, de négociations diplomatiques
et de voyages, Madame aurait-elle eu le loisir
et la liberté d'organiser son petit complot litté-
raire? Aurait-elle surtout été en disposition de
le faire ? Bien hardi qui oserait affirmer que
non : l'on a vu assurément dans la vie des
hommes — ou des femmes — de plus grands
96 BÉRÉNICE
contrastes et dans leur cœur des contradic-
tions plus surprenantes. On avouera néan-
moins que c'est assez invraisemblable et que,
pour l'admettre, il faudrait d'autres preuves
qu'une légende, apparue pour la première fois
cinquante ans après.
Et si l'on s'attache à la forme la plus roma-
nesque de cette légende, si l'on suppose que
Madame a désiré voir à la fois célébrer sur la
scène les amours de Marie Mancini et ses
propres amours, on rencontre — outre les
mêmes difficultés — d'autres difficultés plus
grandes.
Sans doute en 1664 (avant que ses coquet-
teries avec le comte de Guiche eussent
fourni matière aux pamphlets qui l'ont telle-
ment peinée), au début de 1669 (alors que
Monsieur semblait lui avoir pardonné ses
imprudences), elle a pu prendre plaisir à en
faire composer par Mme de La Fayette « une
jolie histoire » (1 ). Alors, son état d'esprit était
tout autre, sa vie moins attristée et moins sur-
veillée, son cœur sans inquiétude, et surtout
cette « histoire » n'était pas destinée à être
rendue publique — au moins du vivant des
(1) Histoire de Madame (Préface).
LE CHOIX DU SUJET 97
héros. Mais que, son mari étant plein de
colère contre elle, ressuscitant avec obstination
tous les griefs anciens, manifestant à nouveau
toute sa jalousie, elle se soit avisée d'étaler sur
le théâtre, aux yeux de toute une cour aux
aguets, de tout un parterre malicieux, une de
ces idylles ébauchées qu'il lui reprochait préci-
sément : cela est inadmissible. D'ailleurs, il
semble bien qu'au commencement de 1670, il
y ait eu sur son compte un renouveau de
calomnies et de « chantages » : du moins, en
avril et en mai, on voit embastiller un certain
nombre de libellistes qui l'avaient attaquée (1).
Choisir ce moment-là pour offrir de gaieté de
cœur un nouveau prétexte à la malveillance,
c'eût été le fait d'une insensée. Enfin, le silence
de Mme de La Fayette, sa confidente, le silence
(1) Sont arrêtés à ce moment Charmois ou Jean Le Clerc
pour des libelles dont l'un est l'Histoire de Madame; Velut de
la Crosnière pour avoir fait copier le Retour du comte de
Guiche en France et les Suites de ce récit; Moreau pour avoir
été mêlé à l'affaire du Retour ; et un certain nombre d'autres :
Tubeuf, Gilet, Ranquet, Boulonnais dit Lambert, inculpés de
libelles et de nouvelles à la main. Toutes ces arrestations,
opérées d'avril à juin, doivent se rapporter aux mêmes faits ou
à des faits analogues, car tous ces personnages furent relâchés
ensemble, le 2 mai 1673, à condition de s'engager. (Cf. Fr.
Funck-Brentano, Les Lettres de cachet à Paris, Imp. Nat. 1903,
année 1670.)
BÉRÉNICE 3**
Ç)8 BÉRÉNICE
des autres témoins, sont significatifs. Quand
Mme de La Fayette raconte les amours du roi
et de Marie Mancini; quand elle rappelle le
mot que la jeune fille avait adressé au roi et
que répète la Bérénice de Racine : Vous êtes
le maître et vous pleurez", quand elle expose,
d'après Madame elle-même, l'inclination réci-
proque du roi et de Madame, les inquiétudes
qu'en conçurent les reines, la façon dont tous
deux « résolurent de faire cesser ce grand bruit » ;
quand, dans sa préface, elle explique comment
son histoire fut commencée, écrite, inter-
rompue ; combien d'occasions avait-elle —
toutes naturelles — de faire une allusion à
des œuvres aussi connues que les deux tra-
gédies rivales, si ces tragédies avaient eu
quelque rapport aux aventures de Madame !
Quelles occasions toutes naturelles d'en parler
avaient les auteurs de Mémoires qui nous ont
bien parlé des libelles hollandais! Et ils n'en
ont rien dit, pas plus que l'intime amie de la
duchesse d'Orléans.
IV
Enfin, si l'on se retourne maintenant vers
Corneille et Racine, que d'invraisemblances
encore !
Madame, dit-on, leur a imposé le sujet ; et
il va de soi qu'en même temps elle leur a
imposé le secret, puisque ni l'un ni l'autre,
pendant tout le reste de leur vie, ils n'ont
jamais parlé de son intervention. — Voilà qui
a dû leur sembler bien étrange. Madame n'a
pas l'habitude de dissimuler l'intérêt qu'elle
porte aux lettres : bien loin de là, elle a favo-
rablement accueilli les dédicaces et les épîtres
de tant d'auteurs qui l'ont remerciée de sa pro-
tection, de ses encouragements, ou même,
comme Racine, de sa collaboration. Chacun
des deux poètes, ignorant qu'elle s'est adressée
à l'autre, ignorant par suite une cause possible
de ces allures mystérieuses, a dû y chercher
d'autres motifs : il a dû se demander pour-
quoi, dans quel sentiment, avec quelle inten-
100 BERENICE
tion, Madame leur a désigné cette histoire
d'amour malheureux.
Corneille n'y a rien vu. Sans doute, on
peut bien découvrir quelque ressemblance
entre le caractère du roi et celui de Tite —
ou plutôt découvrir que Corneille a voulu
donner l'idée de cette ressemblance (i) : mais
quel est alors le roi de tragédie qui ne soit
plus ou moins dessiné d'après Louis XIV?
Seulement, c'est tout ce que ce poète, si fier de
sa fécondité d'invention, a pu trouver ici pour
(i) Cf. la réponse de Subligny, ou de l'abbé de Saint-Ussans,
à l'abbé de Villars : « M. Racine vous aurait bien plu davantage,
s'il avait fait comme M. Corneille, et qu'au lieu défaire pleurer
Tite, il nous l'eût représenté comme l'effroi du genre humain,
comme un mangeur de petits enfants, qui n'avait qu'à mettre
un pied devant l'autre et dire un mot un peu plus haut qu'à l'or-
dinaire, pour faire trembler tout le monde de bout en bout. Il
est vrai qu'on eût dit de lui ce qu'on a dit de M. Corneille,
qu'il a voulu copier son Tite sur notre invincible monarque,
et qu'il y a très mal réussi, comme on voit par la comparaison
qui en a été faite en ces vers :
Tite par de grands mots nous vante son mérite ;
Louis fait parler cent exploits inouïs :
Et ce que Tite dit de Tite,
C'est l'Univers entier qui le dit de Louis.
— Il paraît cependant que d'aucuns trouvèrent la ressem-
blance parfaite. Santeuil, pour célébrer la campagne de
Hollande de 1672, ne trouva rien de mieux que de traduire en
latin les vers de Corneille :
Mon nom par la victoire e>t si bien affermi, etc.,
sous le titre de Sur le dépari du roi.
LE CHOIX DU SUJET 10 1
donner satisfaction à sa protectrice : aucun
des événements de l'intrigue, aucun des carac-
tères, qui semblent conçus pour lui plaire,
pour donner lieu à la moindre allusion.
Admettons, si Ton veut, qu'une telle mala-
dresse soit vraisemblable chez l'écrivain vieilli.
Chez Racine elle ne l'est point. Or, lui, il fait
pis : il y a bien dans sa pièce des applications
possibles, mais ce sont des applications malen-
contreuses. « Il y a peu de rapports, avoue
M. Paul Mesnard, entre l'histoire de Titus et
de Bérénice et l'inclination qu'avaient pu
ressentir l'un pour l'autre le beau-frère et la
belle-sœur. Il fallait qu'Henriette d'Angleterre
se contentât d'allusions fort éloignées, dans
lesquelles ce qui pouvait le plus toucher un
cœur trop mal guéri de sa passion était appa-
remment le portrait du Grand Roi indiqué
d'une manière très claire aux poètes par le
sujet lui-même. La ressemblance est beaucoup
plus frappante avec le triomphe que Louis XIV
avait remporté sur un plus naturel entraîne-
ment de jeunesse, en se séparant de Marie
Mancini. Deux vers de la tragédie de Racine
qui reproduisent les paroles mêmes de la nièce
de Mazarin achèvent cette ressemblance, dont
on croit saisir encore quelques autres traits,
3 **
102 BÉRÉNICE
par exemple, dans ce passage où Titus, parlant
de la gloire, dit :
... Cette ardeur que j'ai pour ses appas,
Bérénice en mon sein l'a jadis allumée...
Tout ce que je lui dois va retomber sur elle.
La généreuse influence attribuée ici à Béré-
nice ne remet-elle pas en mémoire ce que
l'histoire raconte des conseils donnés par
Marie Mancini au jeune Louis XIV? C'est de
ce côté seulement que sont les allusions bien
marquées.» — Ainsi, Madame est encore « trop
mal guérie de sa passion », elle a demandé
pour se consoler un récit voilé, poétisé,
idéalisé de son aventure ; et le poète lui offre
l'aventure d'une autre, de la jeune fille qui
avant elle a pour la première fois fait battre
le cœur du jeune roi ; il célèbre la « glorieuse
influence » de celle qui, après tout, a été sa
rivale ; il évoque en un mot un souvenir qui,
selon toute vraisemblance, peut lui être
pénible! Quel manque de tact étonnant, et
combien plus étonnant chez Racine ! Aussi,
M. Mesnard ajoute-t-il en hâte : « Nous serions
disposés à croire que Racine, courtisan si
fin, n'aurait pas hasardé ces allusions, s'il
n'eût point cru que la princesse les approuvait.
LE CHOIX DU SUJET 103
Plus que Corneille, dont il semblerait qu'elle
pouvait prévoir, qu'elle souhaitait peut-être
la défaite dans la lutte poétique provoquée
par elle, Racine dut avoir la confidence de sa
pensée et comme son mot d'ordre. Henriette
d'Angleterre avait été très liée à Marie Mancini
par une amitié d'enfance, et, lorsqu'après la
mort de Mazarin, Louis XIV revit souvent chez
une autre nièce du ministre, chez Olympe
Mancini, celle qui avait été l'objet de sa pre-
mière passion et qu'il avait voulu épouser,
Henriette assista plus d'une fois à ces soirées
de l'Hôtel de Soissons, si pleines de tendres
souvenirs. Il est vraisemblable qu'elle-même
proposa ces souvenirs à notre poète. » — Vrai-
semblable ! cela plaît à dire à M. Mesnard.
Pour moi, je trouve cette hypothèse — toute
gratuite d'ailleurs (i) — fort invraisemblable:
invraisemblable historiquement, car rien ne
(i) Malgré sa prévention, Voltaire ne peut trouver dans
Bérénice d'allusion évidente aux amours de Madame et du roi.
A propos de la réponse de la reine à la déclaration d'Antiochus,
il dit bien : « Il semble qu'on entende Henriette d'Angleterre
elle-même parlant au marquis de Vardes » ; à propos du
portrait de Titus, « en quelque obscurité, etc. », il dit encore :
a Ce vers fit d'autant plus de plaisir qu'on l'appliquait à
Louis XIV, alors couvert de gloire Louis XIV avait reçu
tous les avantages que peut donner la nature. Enfin, dans ce
vers, c'était moins Bérénice que Madame qui s'expliquait... »
104 BÉRÉNICE
nous autorise à croire que Racine ait été dans
la confidence personnelle de Madame, ni
traité par elle comme pouvait l'être Mme de
La Fayette ; invraisemblable au point de vue
psychologique, car 1' « amitié d'enfance » est
bien peu de chose en face d'une rivalité d'amour,
même si cette rivalité n'est pour ainsi dire
qu'à distance, car les «tendres souvenirs » dont
« étaient pleines les soirées de l'Hôtel de
Soissons », étaient doux peut-être au cœur
de Marie Mancini, mais ne pouvaient
guère être pour Henriette d'Angleterre que
pénibles, ou au mieux, indifférents. Enfin, je
n'ai pas besoin de montrer combien cette
Ce sont là des choses qu'il faudrait démontrer. — Louis Racine,
à propos des vers :
Et de si belles mains
Semblent vous demander l'empire des humains (II, n),
dit aussi : « On fut persuadé, dans le temps, que quelque
raison particulière avait engagé l'auteur à se servir de cette
expression. » A propos de
Avez-vous bien promis d'oublier ma mémoire? (V, v)
il écrit : « Il y a dans cette pièce plusieurs vers dont on
faisait des applications. On prétendait que les mêmes choses
avaient été dites à Louis XIV. Je ne suis pas assez certain de
la vérité de ces applications pour en pouvoir parler. » Je ne
sais si Louis Racine pensait à Madame; mais, même dans ce
cas, quelle différence entre des « applications » incertaines,
faites après coup par les lecteurs, et des allusions claires,
voulues par l'auteur même !
LE CHOIX DU SUJET 103
hypothèse répugne également et à la loyauté
et à la bonté que tous louent chez Madame.
Racine avait déjà, par le sujet même, trop
d'avantages sur Corneille : attirer le vieux
poète, à son insu, dans un combat si inégal,
et, pour comble, préparer sa défaite, en favo-
risant de ses conseils, de ses confidences
intimes, son brillant adversaire : c'est un
guet-apens et c'est une cruauté.
Madame, dit-on, leur a imposé le sujet. —
Mais elle est morte le 3o juin, cinq mois avant
qu'aucun d'eux eût achevé sa tâche. Pour-
quoi ne l'ont-ils pas abandonnée, maintenant
que la princesse qui la leur avait assignée n'y
était plus, alors que tout le monde ignorait
qu'elle leur eût demandé une tragédie, et cette
tragédie en particulier, alors qu'ils n'avaient
pas même le droit de révéler cette démarche
et d'en tirer gloire? Si Corneille n'a pas de
| lui-même choisi ce sujet où l'amour doit avoir
i une place si prépondérante ( i), que n'y renonce-
(i) On sait comment il avait écrit à Saint-Evremond, après
/ Andromaque : « Vous flattez agréablement mes sentiments,
quand vous confirmez ce que j'ai avancé touchant la part que
l'amour doit avoir dans les belles tragédies, et la fidélité avec
laquelle nous devons conserver à ces vieux illustres, ces carac-
tères de leurtemps.de leur nation et de leur humeur. J'ai cru
jusqu'ici que l'amour était une passion trop chargée de fai-
106 BÉRÉNICE
t-il ? Si Racine est en butte aux objurgations de
sa vivante conscience littéraire, de Boileau,
pourquoi s'obstine-t-il à continuer sa tragédie?
Dira-ton que tous deux se croyaient liés par
leur engagement, alors que la mort les en avait
déliés ? Dans Hernani même, on ne trouverait
pas respect aussi superstitieux d'une parole
donnée. — Encore dans Hernani était-ce un
serment, et un serment terrible, et un serment
de brigand espagnol : or les brigands espa-
gnols, comme chacun sait, sont gens excep-
tionnellement scrupuleux en matière d'hon-
neur.
D'autre part, puisque Madame est morte
cinq mois avant que les tragédies fussent
achevées, puisque chaque poète ignorait qu'il
eût un rival, par quel miracle les deux pièces
ont-elles paru à huit jours d'intervalle ?
Madame vivante et jouant son rôle de direc-
trice du combat, la chose s'explique de soi.
Mais quand elle a disparu, quand les deux
blesse, pour être la dominante dans une pièce héroïque ;
j'aime qu'elle y serve d'ornement, et non pas de corps; et que
les grandes âmes ne la laissent agir qu'autant qu'elle est com-
patible avec de plus nobles impressions. Nos doucereux et nos
enjoués sont de contraire avis, mais vous vous déclarez du
mien. »
LE CHOIX DU SUJET IO7
poètes sont libres d'achever leur ouvrage, cha-
cun à son gré, selon son inspiration ou son
caprice, sans la moindre idée, sans le moindre
soupçon de concurrence, par quel merveilleux
hasard terminent-ils juste en même temps ?
V
Ainsi, plus on examine la légende, plus en
la voit se heurter à des invraisemblances, à des
impossibilitéJmême. Elle ne repose sur rien,
que sur le fait de la rencontre des deux poètes
en un même sujet — et c'est précisément pour
expliquer cette rencontre qu'elle a été ima-
ginée. Mais alors, si on la rejette, il faut lui
substituer une autre explication.
Devons-nous croire que Corneille et Racine
ont choisi le même sujet, en même temps, par
pur hasard? — Evidemment la chose n'est pas
metaphysiquement impossible. S'il se trouvait
que tous les deux eussentvers la même époque
annoncé qu'ils traiteraient la séparation de
Titus et de Bérénice ; chacun d'eux apprenant
que l'autre avait manifesté la même intention
se serait fait un point d'honneur de ne pas
renoncer ; chacun d'eux aurait en quelque sorte
guetté l'autre, de manière à ne pas se laisser
BÉRÉNICE 4
I 10 . BÉRÉNICE
par trop devancer : chose d'autant plus facile
que les deux troupes de comédiens concur-
rentes s'observent réciproquement et que cha-
cune sait vite quelle pièce répète et monte la
troupe rivale. Il est clair pourtant que c'est là.
une explication désespérée, et qu'on ne peut
l'adopter que faute de mieux, si toute autre
apparaît impossible.
Est-ce Corneille qui aura voulu faire concur-
rence à Racine, en lui prenant sa matière ? —
Celan'estguère admissible. Depuis la méchante
querelle que lui ont faite ses ennemis à propos
du Cid, Corneille se pique d'éviter l'appa-
rence même de plagiat ou d'imitation. Il est
fier de savoir inventer des sujets qui n'appar-
tiennent qu'à lui. Ou, s'il lui arrive de se ren-
contrer avec d'autres, c'est quand il y trouve
une occasion de mieux faire valoir encore son
originalité. Il choisit en effet une pièce et déjà
publiée et déjà applaudie : il s'impose ainsi ce
tour de force, de s'interdire les « ornements »
déjà mis en œuvre — et qui devaient être ceux
qui se présentent le plus naturellement — pour
en imaginer d'autres (i). Jamais on ne le voit,
(i) Cf. VAvis au lecteur de Sophonisbe : « Cette pièce m'a
fait connaître qu'il n*y a rien de si pénible que de mettre sur le
théâtre un sujet qu'un autre y a déjà fait réussir; mais j'ose
LE CHOIX DU SUJET 1 I I
comme son frère, se jeter sur les sujets en
vogue, et se mettre à la remorque d'autres
auteurs. Va-t-il se démentir maintenant qu'il
est couvert d'ans et de gloire ? Il le fera d'au-
tant moins qu'il s'agit de Racine. C'est un
écrivain auquel il ne fait pas bon s'attaquer :
il a la dent dure. Dans la Préface de Britan-
nicus, il vient de s'en prendre amèrement non
dire qu'il n'y a rien de si glorieux quand on s'en acquitte
dignement. C'est un double travail d'avoir tout ensemble à
éviter les ornements dont s'est saisi celui qui nous a prévenus
et à faire effort pour en trouver d'autres qui puissent tenir leur
place. Depuis trente ans que M. Maireta fait admirer sa Sopho-
nisbe sur notre théâtre, elle y dure encore; et il ne faut point
de marque plus convaincante de son mérite, que cette durée,
qu'on peut nommer une ébauche, ou plutôt des arrhes de
l'immortalité qu'elle assure à son illustre auteur. Et certaine-
ment il faut avouer qu'elle a des endroits inimitables, et qu'il
serait dangereux de retâter après lui. Le démêlé de Scipion
avec Massinisse et les désespoirs de ce prince sont de ce
nombre : il est impossible de penser rien de plus juste et très
difficile de l'exprimer plus heureusement. L'un et l'autre sont
de son invention; je n'y pouvais toucher sans faire un larcin,
et si j'avais été d'humeur à me le permettre, le peu d'espérance
de l'égaler me l'aurait défendu. » — Je crois qu'on peut
négliger ici la Mort de Pompée de Chaulmer ( 1638), bien qu elle
ait précédé la Mort de Pompée de Corneille (164 1), et qu'il s'y
trouve une délibération politique sur le sort de Pompée, sem-
blable à celle qui commence sa pièce : il n'avait guère à crain-
dre qu'on lui reprochât d'avoir plagié Chaulmer. Quant à
V Œdipe de Prévost (16 14) ou à la Perséenne de Boissin de
Gallardon (161 7), c'étaient des pièces mort-nées et oubliées
de tous.
I I 2 BÉRÉNICE
seulement aux oeuvres, mais au caractère
même de Corneille ; il lui a jeté à la face le
« malevoli veteris poetae ». Quelle sottise que
d'aller gratuitement se donner des torts ou
l'apparence de torts envers lui, justifier ses
accusations et ses plaintes, s'exposer, non
sans vraisemblance, au reproche de jalousie !
Et jalousie envers qui? envers un jeune
homme, un débutant qui a fait jouer à peine
quatre tragédies, qui, sans doute, a remporté
quelque succès auprès des jeunes gens et des
femmes par une pièce « doucereuse », mais qui
vient d'expier si rudement la témérité avec
laquelle il a entrepris sur les grands sujets,
réservés au seul auteur de Cinna et d'Horace l
Engager la lutte avec lui, c'est lui faire trop
d'honneur, c'est reconnaître qu'on le craint,
c'est soi-même le désigner comme le rival le
plus redoutable et le tirer hors de pair. Ses
habitudes, son intérêt, son orgueil, sa con-
fiance même en sa supériorité, tout détourne
Corneille d'aller dérober un sujet à Racine.
Reste donc que ce soit Racine qui ait pris
son sujet à Corneille? Je le crois.
On s'indignera peut-être, et l'on sera tenté
de rejeter d'abord une telle hypothèse, comme
inadmissible, comme outrageante pour le
LE CHOIX DU SUJET I I 3
caractère du poète. Mais il faut bien prendre
garde de ne point juger les choses du
xvii* siècle avec les idées du nôtre. Qu'y a-t-il
qui nous paraisse plus contraire aux lois de la
guerre, à l'humanité même, que de pendre
haut et court le gouverneur d'une place forte
ennemie, s'il a résisté insolemment, c'est-à-
dire à un prince de sang ou à un roi, et alors
que par la faiblesse de sa garnison ou de ses
remparts, il ne pouvait avoir l'espérance rai-
sonnable de tenir jusqu'à l'arrivée des secours ?
Cela se faisait alors. Qu'y a-t-il qui nous
paraisse plus contraire au droit des gens que
d'envoyer en pleine paix, sans avis et par
manière d'exercices, une troupe en armes sur
un territoire étranger, jusqu'aux premiers
villages ou aux premières villes, pour lui faire
ensuite rebrousser chemin et reprendre ses
cantonnements paisibles ? De telles « alga-
rades » se faisaient alors. Nos idées n'ont pas
moins varié sur la propriété littéraire que sur
ces points-là. Nous sommes habitués — et
M. Sardou en a su quelque chose — à voir
débattre àprement les questions de propriété
littéraire, à en voir saisir des arbitres, aies voir
même porter devant les tribunaux qui les
examinent, et, s'il y a lieu, condamnent bel et
114 BÉRÉNICE
bien. Très souvent, dès qu'une œuvre est
annoncée, les lettres de réclamation pleuvent
dans les journaux : les uns revendiquent le
droit exclusif de traiter tel sujet ou d'employer
tel titre, et ils le dénient à leurs rivaux ; les
autres veulent établir leur priorité, même s'ils
ne prétendent point user à la rigueur du pri-
vilège qu'elle leur confère ; d'autres enfin
démontrent, pièces en main, s'il est possible,
que de leur côté, en pleine indépendance,
ils ont songé à traiter ce sujet ou à employer
ce titre ; tous sont soucieux de repousser
l'idée du plagiat ou de concurrence déloyale.
Au xvne siècle, il n'en était pas ainsi. Dès la
Renaissance, nos auteurs dramatiques avaient
exploité presque exclusivement l'antiquité :
l'histoire grecque ou latine, les tragédies
grecques ou latines, exceptionnellement les
œuvres de quelques poètes espagnols ou
italiens. Les sujets que leur fournissaient les
histoires et les littératures classiques ou ces
littératures modernes quasi classiques n'étant
pas en nombre infini, il était inévitable qu'il se
produisît une foule de rencontres. L'idée s'est
ainsi répandue qu'il y avait là comme un
fonds commun, laissé à la libre disposition de
tout le monde, où chacun pouvait puiser à son
LE CHOIX DU SUJET I I 5
gré : ce n'était pas dans le sujet ni dans le
titre, c'était dans la mise en œuvre que consis-
tait proprement l'originalité. Aussi combien
y eut-il alors de pièces sur le même sujet,
avec le même titre ou non (i) ! Et, sans aller
chercher bien loin des exemples, Molière a-t-il
hésité à reprendre le Festin de Pierre après
Villiers et Dorimon ? Racine, à reprendre
la Thébaïde ou Iphigénie après Rotrou,
Alexandre après Boyer, Mithridate après La
Calprenède, Phèdre après Garnier, La Pine-
lière et Gilbert ? Et l'on sait qu'en plein
xvme siècle encore, Voltaire s'est permis de
refaire les tragédies de Crébillon.
On dira peut-être que dans tous ces cas
— même lorsque l'intention maligne et le
mauvais procédé sont indéniables, comme
dans la conduite de Voltaire à l'égard de
Crébillon — il y a plutôt émulation que con-
currence véritable. Les pièces des premiers
auteurs avaient été jouées en leur temps, sans
que rien fût venu troubler ni fausser le juge-
ment du public ; elles avaient obtenu le suc-
cès qu'elles méritaient sans doute, ou si elles
ne l'avaient pas obtenu, la faute n'en était
(i) Voir appendice A.
I I 6 BÉRÉNICE
qu'au parterre ; enfin, une fois leur nouveauté
et la curiosité des spectateurs épuisées, elles
avaient naturellement quitté la scène. Le
poète qui entreprenait de les traiter à nouveau
pouvait assurément causer un sensible dom-
mage à la réputation de son prédécesseur, s'il
l'éclipsait par une œuvre plus parfaite. Du
moins, il n'y avait pas eu de lutte, avec tous
les excès qu'elle entraîne, brigues, cabales,
pamphlets et épigrammes, préventions et
parti pris. Peut-être même a-t-il pu arriver
parfois que le second auteur ait rendu service
au premier, en rappelant l'attention sur sa
pièce et en lui fournissant ainsi l'occasion de
tenter la fortune une seconde fois (i). Mais,
dans l'hypothèse où Racine, ayant dérobé à
Corneille le sujet de Bérénice, serait arrivé à
la faire jouer huit jours avant et par une meil-
leure troupe, la situation serait tout autre. Il
y aurait bien là concurrence, et concurrence
déloyale, capable de nuire, faite dans l'inten-
tion de nuire, inadmissible dès lors chez
notre poète.
Pourquoi inadmissible, si ce procédé était
alors dans les mœurs? En effet, l'histoire du
(i) Voir appendice B.
LE CHOIX DU SUJET I 1 7
théâtre français au xvne siècle nous offre de
nombreux exemples de pièces concurrentes, et,
puisque tant de rencontres sont inexplicables
par un pur hasard, il faut bien qu'à chaque
fois un des auteurs ait mis la main sur le
sujet de l'autre. En 1608 (quatre ans après la
Panthéede Hardy), ce sont les deux Panthéede
Guérin de la Dorouvière et de Billard de
Courgenay ; en 1622, les deux Aminte du
Tasse de Pichou et de Dalibray (et peut-être
une troisième de Rayssiguier) ; en i635, les
deux Place Royale de Corneille et de Clave-
ret(i); en i636, les deux Amant libéral de
Scudéry et de Guérin de Bouscal, en collabo-
ration avec Beys ; en 1637, ^es deux Lucrèce de
du Ryer et de Chevreau ; en i638, le Coriolan
de Chevreau et le Véritable Coriolan de Chapo-
ton; en 1644, les deux Rodogune de Corneille
et de Gilbert ; en 1647, les deux Sémiramis de
Gilbert et de Desfontaines; en 1634, ce sont
les Illustres ennemis de Thomas Corneille, les
Généreux ennemis de Boisrobert, Y Ecolier de
Salamanque ou les Généreux ennemis de
(i)Je néglige ici la rencontre de la Comédie des Thuileries des
cinq auteurs et des Tuileries de Rayssiguier : le sujet est diffé-
rent. Pourtant la rencontre des deux titres semble bien voulue.
4*
I I 8 BÉRÉNICE
Scarron(i); en i655,le Gardien de soi-même
de Scarron et le Geôlier de soi-même de
Thomas Corneille (2); en i656, les Coups
d'amour et de fortune de Boisrobert et les
Coups de V amour et de la fortune de Quinault;
en i658, les Sainte Dorothée de Rampale et de
La Ville ; en 166b, les Mère coquette de Qui-
nault et de Visé; puis les deux Iphigénie de
Racine et de Leclerc à quelques mois de dis-
tance, 1674-75 ; puis les deux Phèdre; en 1678,
les deux Comte d'Essex de Thomas Corneille
et de Boyer; en 1680, laBassette d'Hauteroche
et celle d'un anonyme En général les pièces
concurrentes étaient jouées sur des théâtres
concurrents, en sorte qu'à la rivalité des au-
teurs s'ajoutait encore, la rivalité des troupes.
(1) « A l'exception des noms des acteurs et de l'épisode du
comte Octavian, c'est ici le même sujet que celui des Généreux
ennemis de Boisrobert; mêmes événements, mêmes principaux
acteurs et même marche de la pièce. » (Hist.du théâtre français,
vm, 94).
(2) « A l'exception des noms et de quelques détails qui sont
rendus avec plus de bienséance que dans la pièce du Gardien de
soi-même, c'est précisément la même chose ». (Ibid, 120.)
(3) « A peine la tragi-comédie des Coups d'amour et de fortune
de l'abbé de Boisrobert fut au théâtre, qu'on vit paraître celle
des Coups de l amour et de la fortune de M. Quinault ; c'est dans
l'une et dans l'autre, même fond, même intrigue, même dénoue-
ment, et de plus mêmes noms d'acteurs (des principaux au
moins). » (Ibid. 152.)
LE CHOIX DU SUJET IIO,
Or la chose a paru licite. Sans doute quel-
ques-uns des poètes lésés se sont plaints. Cla-
veret écrit (i) à Corneille : «J'entends parler
de votre Place Royale, que vous eussiez aussi
bien appelé la Place Dauphine ou autrement,
si vous eussiez pu perdre l'envie de me cho-
quer. Pièce que vous résolûtes de faire, dès
que vous sûtes que j'y travaillais, ou pour
satisfaire votre passion jalouse, ou pour con-
tenter celle des comédiens que vous serviez. »
Boisrobert tient à bien préciser que c'est Qui-
nault et non lui qui est l'imitateur : « Ceux
qui passent sans contredit dans le monde pour
être les esprits les plus éclairés du siècle,
après avoir vu les deux représentations sur
deux différents théâtres, n'ont pu même
demeurer d'accord que l'on m'eût ôté la grâce
de la nouveauté, tant ils ont trouvé que l'on
m'avait imité de mauvaise grâce (2). » Visé
enfin a tempêté véhémentement, tant avant la
représentation de la pièce qu'après (3), dans
(1) Lors de la polémique du Cid, ce qui enlève un peu de
son importance au reproche. (Cf. Lettre du sieur Claveret, pos-
térieure à l'allusion méprisante de Corneille dans sa Lettre
apologétique.)
(2) Epître dèdicatoire.
(3) Lettre de Robinet du n octobre 1665 :
« La guerre est entre deux auteurs....
120 BÉRÉNICE
sa préface. Mais, si Claveret se plaint d'un
mauvais procédé de la part d'un confrère, il
ne crie pas au vol ; si Boisrobert prétend
qu'on l'a « imité de mauvaise grâce », il ne
soutient pas que les lois ou même les usages
aient interdit de semblables imitations ; si
Visé s'indigne, c'est que, non seulement le
sujet était de son invention propre et n'appar-
tenait ni à la légende ni à l'histoire, mais
encore qu'il y a eu de la part de Quinault un
véritable abus de confiance (i).
Quant aux autres, ils se taisent. La chose a
paru licite ; puisque Scarron, qui aurait eu
Un se plaint du vol d'un ouvrage,
Sur lequel chacun d'eux fait rage,
Et partout crie en sa douleur
Sur l'autre : au voleur, au voleur ! »
(i) « Si je dois retirer quelque gloire de [ma pièce], c'est
d'avoir été assez heureux pour inventer un sujet qui ait pu
servir d'idée à un auteur dont la réputation est si bien établie.
Il a lui-même avoué que je lui en fis confidence chez une
personne de qualité, qui s'en souvient encore aussi bien que
lui. C est une vérité qui passe pour constante : et je ne dois
pas me mettre en peine de la prouver, puisque des personnes
de naissance et dignes de foi ont vu ma pièce longtemps
avant que cet illustre auteur eût commencé de travailler à la
sienne, et l'ont même dit à Sa Majesté, lorsque notre guerre a
fait le plus de bruit et qu'elle en était importunée » (De
Visé, t 'réface de la Mère coquette.) — Malgré sa prudence
habituelle, Robinet n'hésite pas à se prononcer pour de Visé
et à déclarer que sa pièce est bien 1' « originale ». (Lettre du
1 1 octobre.)
LE CHOIX DU SUJET I 2 I
peut-être, lui aussi, le droit de signaler une
trahison (i), n'en prend même pas la peine et
accepte de paraître avoir volontairement entre-
pris d'entrer en lutte avec Thomas Corneille
et avec Boisrobert (2). Elle a paru licite ;
puisque Pradon n'hésite pas à confesser que,
de sa part, la rencontre était voulue : « Au
reste, j'avoue franchement que ce n'a point été
l'effet du hasard qui m'a fait rencontrer avec
M. Racine, mais un pur effet de mon choix.
J'ai trouvé le sujet de Phèdre beau dans les
anciens ; j'ai tiré mon épisode d'Aricie des ta-
bleaux de Philostrate, et je n'ai point vu d'ar-
rêt de la Cour qui me défendît d'en faire une
(1) « Scarrdn aimait à lire à ses amis ses ouvrages à mesure
qu'il les composait. 11 appelait cela essayer ses livres. L'abbé
de Boisrobert fut du nombre de ceux à qui il fit lecture de sa
comédie de YEtolier de Salamanque,panie traduite d'une autre
en langue espagnole; Boisrobert en trouva le sujet à son goût
et ne se ht pas un scrupule de recourir à l'original pour en
composer les Généreux ennemis, comédie qui fut représentée à
l'Hôtel de Bourgogne avant que Scarron eût fait paraître la
sienne sur le théâtre du Marais. Boisrobert ajouta à l'infidélité
qu'il avait commise envers Scarron, le mauvais procédé de
parler peu obligeamment de la comédie de l'Ecolier de Sala-
manque... » (Histoire du théâtre français, VIII, 105.)
(2) Ce sujet « donna dans la vue à deux écrivains de réputa-
tion en même temps qu'à moi ; ces redoutables concurrents ne
m'empêchèrent point de le traiter. » (Scarron, Epître dédica-
toire.) — On ne saurait être plus modéré ; mais Scarron a fait
ailleurs sentir sa colère à Boisrobert. (Cf. Lettre à Marigni.)
122 BÉRÉNICE
pièce de théâtre (i) ». Elle a paru licite enfin;
puisque ceux mêmes qui sont défavorables à
Pradon, qui s'étonnent de « son audace » à
« doubler » un « si grand homme », qui se
demandent s'il a agi ainsi « par ressentiment
légitime ou sans raison », n'osent pas néan-
moins lui en faire ouvertement reproche et le
traiter, comme nous ferions, de plagiaire ou
de contrefacteur (2).
Et, pour en revenir à Racine, on lui a
parfaitement reconnu le droit de lutter avec
Corneille. Villars, dans sa lettre malveil-
lante, lorsqu'il affecte de le défendre contre
le reproche de témérité, lui reproche bien
cette témérité même : il ne songe pas à lui
reprocher d'avoir dérobé le sujet- de son
rival. Barbier d'Aucour, l'auteur haineux
d'Apollon vendeur de Mithridate (3), qui
sait si bien taxer Racine de plagiat pour
avoir traité la Théba'ide après Rotrou, ne
le lui reproche pas davantage. Or, pour
Villars et pour Barbier d'Aucour — puisque
le hasard est invraisemblable, puisque la
(1) Préface.
(2) Subligny, Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hip-
polyte. — Cf. De Visé dans le Mercure galant
(3) 1675.
LE CHOIX DU SUJET 123
prétendue intervention de Madame leur était
inconnue — ce devait bien être un sujet dérobé.
S'ils n'en ont point tiré un grief, c'est que,
selon les idées du temps, il n'y avait rien à
dire à cela.
Entendons-nous cependant. Si le procédé
est strictement licite, il est aussi de ceux que
seul le succès justifie pleinement : Ton com-
mence à sentir dès lors qu'il y a bien à cela
quelque indélicatesse. Pradon, qui fait le
matamore maintenant qu'il s'imagine avoir vu
sa pièce mieux accueillie que celle de Racine,
avait, avant les chandelles, laissé courir le
bruit que la rencontre était fortuite : c'était
une excuse qu'il se réservait en cas d'insuccès (i).
Le Clerc, qui n'apas réussi, continue à invoquer
assez piteusement le hasard. Boyer enfin écrit
tout un plaidoyer pour se justifier : « N'ayant
commencé la composition de cette pièce que
six semaines tout au plus avant la première
représentation de celle qui a été jouée à l'Hôtel
de Bourgogne sous le même titre, elle n'a pu
(i) Cf. Visé, Mercure galant : « Je le trouve louable [Pradon]
d'avoir reconnu de bonne foi dans sa préface qu'il n'a point
traité ce sujet par un effet du hasard.... On avait dit le con-
traire avant que la pièce parût, et il a cru que ce déguisement
démentait la sincérité dont il fait profession. »
I 24 BÉRÉNICE
paraître en même temps sur l'autre théâtre.
Ainsi, j'avais à craindre pour un ouvrage qui
n'avait ni grâce dans la nouveauté, ni les avan-
tages de la concurrence. Le succès a passé mon
attente : mon dessein n'a jamais été de suivre
V exemple de ceux qui, par chagrin ou par émula-
tion, ont doublé des pièces de théâtre. Je puis dire
seulement que M. Corneille et moi, nous avons
puisé les idées d'un même sujet dans la même
source, c'est-à-dire dans le Comte d'Essex, que
M. de la Calprenède a fait il y a plus de trente
ans (i) ». Ainsi, ce n'est pas une chose inouïe
que de « doubler des pièces de théâtre », et
qui le ferait délibérément ne manquerait pas
de précédents à invoquer. Néanmoins Boyer ne
l'a pas voulu faire ; il ne l'a pas voulu faire et
sa pièce a paru quelque cinquante jours au
plus après la pièce de Thomas Corneille ! et il
avoue plus loin qu'il l'a brochée très vite,
« étant pressé du temps et de l'envie d'achever
son ouvrage » ! Qu'est-ce à dire, sinon que,
n'ayant pas réussi à éclipser son rival, il n'est
plus très fier, après coup, de l'avoir essayé.
Mais Racine, lui non plus, — bien qu'il ait
été victorieux sans conteste, — n'est pas très fier
(i) Pié/ace.
LE CHOIX DU SUJET 125
de sa conduite. Quand il s'est décidé à entrer
en lutte avec Corneille, il a cédé à sa passion:
il venait d'être battu, et son orgueil avait
besoin d'une revanche ; il attribuait son échec
aux critiques de Corneille, aux intrigues de
ses partisans, et sa rancune avait besoin d'une
vengeance. Maintenant, apaisé par son succès
même, il sent ce qu'un tel abus de son droit
strict peut avoir de discutable. N'ayant pas de
bonnes raisons à alléguer, — comme le serait
une demande de la princesse défunte, — il évite
du moins d'épiloguerou de mentir. Il se borne
à dire : « qu'il y avait longtemps qu'il voulait
essayer s'il pourrait faire une tragédie avec
cette simplicité d'action qui a été si fort du
goût des anciens ». Est-ce une manière de
laisser entendre que son sujet est bien à lui,
né de longues recherches à travers les sujets
possibles ? Est-ce une façon d'invoquer les
circonstances atténuantes? Il ne s'en explique
pas plus clairement. S'il avait conscience de
son innocence absolue, serait-il aussi réservé ?
Lui en aurait-il coûté beaucoup de signaler la
rencontre avec un adversaire aussi illustre,
alors que le résultat en était si favorable pour
lui? de dire, selon les cas, qu'elle avait été
amenéepar descirconstances indépendantes de
I 2() BÉRÉNICE
sa volonté (ce n'eût été trahir personne, ni
violer aucun secret) ou qu'elle n'était due
qu'au seul hasard? Il s'est tu. C'était un aveu ;
et, par un effet bizarre, c'a été sa meilleure
défense. Les partisans de Corneille, nous
l'avons vu, ont bien blâmé son audace ; ses
partisans à lui ont bien allégué le cas fortuit.
La postérité n'a pas pu croire ses partisans;
révoltée du tour qu'un Le Clerc, un Pradon
ont tenté de lui jouer, elle n'a pas pu se rési-
gner à croire qu'il en eût lui-même joué un
semblable à un vieillard glorieux : et, pour se
tirer d'embarras, peu à peu, elle a inventé la
légende de Madame.
Mais, dira-t-on encore, pour affirmer de la
sorte que Racine a marché sciemment sur les
traces de Corneille, il faudrait au moins avoir
un commencement de preuves, tendant à éta-
blir qu'il a connu sa pièce. — On les a. L'une
d'elles a déjà frappé les critiques. « Tite, dit
Marty-Laveaux, s'exprime ainsi chez Corneille :
Eh bien, Madame, il faut renoncer à ce titre [d'etnpe-
Qui de toute la terre en vain me fait l'arbitre. reur~]
Allons dans vos Etats m'en donner un plus doux;
Ma gloire la plus haute est celle d'être à vous.
Allons où je n'aurai que vous pour souveraine,
Où vos bras amoureux seront ma seule chaîne,
LE CHOIX DU SUJET 11*]
Où l'hymen en triomphe à jamais l'étreindra ;
Et soit de Rome esclave et maître qui voudra !
Titus au contraire dit chez Racine :
Je dois vous épouser encor moins que jamais :
Oui, Madame ; et je dois moins encore vous dire
Que je suis prêt pour vous d'abandonner l'empire,
De vous suivre, et d'aller, trop content de vos fers,
Soupirer avec vous au bout de l'univers.
Vous-même rougiriez de ma lâche conduite:
Vous verriez à regret marcher à votre suite
Un indigne empereur, sans empire, sans cour,
Vil spectacle aux humains des faiblesses d'amour.
Est-ce un simple hasard qui a produit
entre le langage de Tite et celui de Titus une
opposition si vivement marquée? On pourrait
être tenté d'en douter; car il n'est pas absolu-
ment impossible qu'une indiscrétion ait fait
connaître à Racine ce passage de la pièce de
son rival et qu'il se soit piu à réfuter d'avance
les idées qui y sont exprimées. » Marty-La-
veauxa raison: il semble bien que ce ne soit
pas là un effet du hasard, et Racine paraît avoir
imité son maître Euripide qui, dans son Elecfre,
a trouvé moyen d'adresser aux Coéphores d'Es-
chyle de si mordantes critiques.
Mais il y a d'autres passages — qui, à ma
connaissance, n'ont jamais été signalés — et
dans lesquels on croit bien reconnaître encore
128 BÉRÉNICE
ou une réfutation de certaines idées de Cor-
neille, ou une transposition de certaines autres.
Au cinquième acte de Tite et Bérénice Domi-
tian apporte un « arrêt » du Sénat romain :
Seigneur, il vous conjure
De remplir tout l'espoir d'une flamme si pure.
Des services rendus à vous, à tout l'Etat,
C'est le prix qu'a jugé lui devoir le Sénat,
Et pour ne vous prier que pour une Romaine,
D'une commune voix Rome adopte la Reine.
Et le peuple à grands cris montre sa passion
De voir un plein effet de cette adoption.
Or, au quatrième acte de Bérénice, Titus
hésite et se demande si Rome n'approuverait
point son choix :
Et qui sait, si, sensible aux vertus de la Reine,
Rome ne voudra point l'avouer pour Romaine ?
Rome peut par son choix justifier le mien
Que Rome avec ses lois mette dans la balance
Tant de pleurs, tant d'amours, tant de persévérance,
Rome sera pour nous.
C'est la donnée de Corneille. Mais, tout de
suite après, Titus se réfute lui-même — et du
même coup démontre combien est invraisem-
blable la manière dont s'y est pris le vieux
poète pour amener son dénouement :
Titus, ouvre les yeux !
Quel air respires-tu ? N'es-tu pas dans ces lieux
LE CHOIX DU SUJET I2Q
Où la haine des rois, avec le lait sucée,
Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
Rome jugea ta Reine en condamnant ses rois.
N'as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
Et n'as-tu pas encore oui la renommée
T'annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
Ce que Rome en jugeait, ne l'entendis-tu pas?
Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
Voilà donc encore une autre objection adressée
par avance à la pièce du rival.
Ailleurs, Racine ne critique plus la pièce de
Corneille, mais il s'en inspire. Je ne veux
point parler assurément de plagiat, ni même
d'imitation proprement dite ; je veux parler
seulement de certaines idées, qui sont deve-
nues dans Bérénice tout autres qu'elles n'étaient
dans Tite et Bérénice, mais qui semblent bien
pourtant tirer de là leur origine. Titus explique
à Antiochus comment il a pris le parti de ren-
voyer la reine :
Demain, elle entendra ce peuple furieux
Me venir demander son départ à ses yeux.
Sauvons de cet affront mon nom et ma mémoire,
Et puisqu'il faut céder, cédons à notre gloire.
Ce dernier vers rappelle singulièrement le
discours final de la Bérénice de Corneille :
l3o BÉRÉNICE
Grâces au juste ciel, ma gloire en sûreté
N'a plus à redouter aucune indignité.
J'éprouve du Sénat l'amour et la justice,
Et je n'ai qu'à vouloir pour être impératrice
Rome a sauvé ma gloire en me donnant sa voix...
Ma gloire ne peut croître...
Elle passe aujourd'hui celle du plus grand homme,
Puisqu'enfin je triomphe et dans Rome et de Rome ;
J'y vois à mes genoux le peuple et le Sénat ;
Plus j'y craignais de honte et plus j'y prends d'éclat ;
J'y tremblais sous sa haine, et la laisse impuissante ;
J'y rentrais exilée et j'en sors triomphante.
Elle qui ne cédait pas à l'hostilité de Rome,
elle « cède à sa gloire » quand elle voit cette
hostilité désarmée.
Dans le long débat entre Titus et Bérénice,
une des raisons que Titus invoque pour se
justifier est son horreur du sang ; il ne veut
pas braver les Romains :
S'ils parlent, si les cris succèdent aux murmures,
Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?
Tite allègue le même motif pour expliquer
comment il se résigne à épouser Domitie :
J'aime mieux, Flavian, l'aimer que l'immoler
Et ne puis démentir cette horreur magnanime
Qu'en recevant le jour je conçus pour le crime.
Moi qui, seul des Césars, me vois en ce haut rang
LE CHOIX DU SUJET I 3 I
Sans qu'il en coûte à Rome une goutte de sang,
Moi que du genre humain on nomme les délices,
Moi qui ne puis souffrir les plus justes supplices,
Pourrais-je autoriser une injuste rigueur
A perdre une héroïne à qui je dois mon cœur ?
Il est clair que chacune de ces rencontres —
contradictions ou ressemblances — prise en
elle-même, n'aurait aucune valeur probante ;
mais elles en reçoivent une singulière lors-
qu'elles se multiplient. Tant de souvenirs —
même transformés — semblent bien démon-
trer que Racine avait trouvé moyen de con-
naître la pièce de son rival (i) et que, s'il
a affronté la lutte, c'est sans aucun doute
sciemment, par une décision libre et réfléchie.
Ajouterais-je enfin une autre remarque — dont
je ne sais au juste quelle est l'importance vraie,
mais qui me paraît néanmoins n'être pas tout
à fait négligeable ? Corneille et Racine nous
indiquent tous deux comme sources les écri-
vains anciens. Ni l'un ni l'autre ne cite le
(i) La preuve que cela est possible, c'est que pareille mésa-
venture arrivera à Racine pour sa Phèdre ; qu'elle est déjà arrivée
à Corneille pour sa Rodogune : «Je ne crois pas devoir rappe-
ler ici le souvenir d'une autre Rodogune, que fit M. Gilbert
sur le plan de M. Corneille, qui fut trahi en cette occasion
par quelque confident indiscret. » (Fontenelle, Vie de Cor-
neille. Voir pour plus de détails Histoire du Théâtre Français,
VI, 296 sqq.)
1 32 BÉRÉNICE
roman inachevé que Segrais avait publié en
1648 sous le titre de Bérénice ; pourtant Cor-
neille semble bien y avoir pris l'idée du rôle de
Domitian, et de sa rivalité avec Titus, Racine,
l'idée du rôle d'Antiochus. Or, quand le roman
de Segrais a paru, Racine avait neuf ans : il ne
l'a donc pas lu alors, et je ne sais si cette œuvre
incomplète a eu assez de réputation pour qu'à
vingt-deux ans de là il ait eu de lui-même
l'idée de la rechercher. Au contraire, Corneille
avait quarante-deux ans lors de la publication
de ce roman : il l'a lu sans doute dès lors, et
dès lors il a pu y noter un sujet de pièce pour
plus tard. Si tous deux, en 1670, se sont repor-
tés à Segrais, le plus vraisemblable c'est que
Racine a suivi Corneille, et non Corneille,
Racine.
VI
A bien examiner toutes choses, on se per-
suade donc que Racine n'a point reçu son
sujet de Madame, mais que — ne pouvant
guère l'avoir choisi en même temps que Cor-
neille par un hasard trop surprenant — il le lui
a pris de propos délibéré et pour entrer en
lutte avec lui.
L'état d'esprit qui explique une décision
aussi audacieuse est assez facile à recons-
tituer. Poète débutant, Racine, comme il
était inévitable, s'est mis à l'école de son
illustre devancier : la Thébaïde est, ou plutôt
veut être une pièce cornélienne. Mais dès
Alexandre (i), on le voit qui conçoit un système
dramatique tout différent : aux sujets « im-
(i) Ce qui expliquerait pourquoi Corneille, après la lecture
d'Alexandre, assurait à Racine qu'il n'était pas propre au
théâtre et lui conseillait de se choisir un autre genre. (Valin-
courtdans l'Histoire de l'Académie Française, II, 336.) Corneille
était très sincère : il ne reconnaissait plus son théâtre.
BÉRÉNICE 4**
1 34 BÉRÉNICE
plexes », il oppose les sujets « simples », que
d'aucuns même jugent « stériles » ; aux intri-
gues compliquées, chargées de faits, fécondes
en coups de théâtre et en surprises, il oppose
les pièces faites « avec peu d'incidents et peu
de matière » ; seulement, dans cette forme
nouvelle, il met encore des héros et des senti-
ments à la Corneille. Sa tentative réussit auprès
du public. Ce succès inquiète le vieux poète
et ses partisans; ils l'examinent sans indulgence ;
et ce que la tragédie conserve de semblable aux
tragédies cornéliennes leur fournit l'occasion
de comparaisons peu favorables au nouveau
venu. Celui-ci, éclairé par là même, prend
mieux conscience de son originalité et se choi-
sit un sujet où il la puisse manifester mieux :
Andromaque. C'est un triomphe. Il est loin,
comme bien on pense, de désarmer Corneille
et ses partisans. Ils en tirent même un argu-
ment : si Racine s'est jeté dans l'amour, cette
« passion faible », c'est qu'il se sent incapable
des hauts sujets de politique et d'histoire. Au
milieu de sa joie, le jeune homme est piqué
de ces critiques. Il veut prouver combien elles
sont fausses : il donne Britannicus. C'est un
échec ; et cet échec Racine l'attribue, non sans
raison, à une cabale, et quiplusestà unecabale
LE CHOIX DU SUJET I 35
des partisans de Corneille, à une cabale qui tient
son mot d'ordre de Corneille lui-même. La pré-
face violente qu'il met alors à Britaiinicus nous
montre à quel point il est ulcéré et qu'il l'est
contre « le vieux poète malveillant » en per-
sonne. Or voici que l'occasion d'une vengeance
lui est offerte. Il apprend que son rival — à ce
moment, haï — a jeté son dévolu sur le sujet
de Bérénice ; il a même connaissance de la
pièce commencée ; il voit que Corneille, selon
son usage, a cherché à compliquer l'histoire,
qu'il lui a fallu deux couples d'amants, des
péripéties surprenantes, des débats de poli-
tique ; il voit qu'au contraire ce même sujet,
dans sa simplicité vraie, est tout à fait conforme
à sa propre doctrine. Il n'hésite donc plus; il
le . prend ; il se hâte ; il devance même son
adversaire ; et il est vainqueur. Mais, — détail
qui prouve bien qu'il a cédé alors à une pensée
d'émulation, — cette victoire ne lui suffit pas. Il
a triomphé de Corneille alors que Corneille et
lui-même restaient chacun sur son terrain ; il
veut achever ce triomphe, battre l'adversaire,
pour ainsi dire chez lui. Il s'y reprend à deux
fois : Baja\et traite de politique et d'histoire ;
mais Mithridate traitera de politique et d'his-
toire anciennes : c'est le domaine où jusque-là
1 36 BÉRÉNICE
Corneille régnait. Alors seulement Racine
abandonne la lutte directe : satisfait, apaisé,
il retourne à son maître Euripide, à des sujets
de passion pure, mieux faits pour lui et dont
cette longue rivalité l'avait détourné. Il s'y
renfermera jusqu'au moment où il va renon-
cer au théâtre profane.
Si les choses se sont en effet passées ainsi,
s'il faut en effet donner une telle place dans la
vie littéraire de Racine à son long conflit avec
Corneille, on voit quelle importance capitale
en reçoit Bérénice. Ce n'est plus un sujet que
Racine a reçu d'une initiative étrangère et qui
s'est trouvé par hasard approprié à son système
dramatique. C'est un sujet qu'il a librement
pris à un autre, précisément parce qu'il était
ainsi approprié à son système dramatique,
qu'il lui permettait d'en donner à la fois et la
théorie la plus méditée et l'application la plus
parfaite. Ce n'est pas une tragédie qu'il ait
composée comme les autres, sans idée de con-
flit direct avec un concurrent, sans désir ex-
ceptionnel de succès. C'est une tragédie qu'il a
écrite, sachant que le plus grand auteur de
l'époque la traitait également, n'ignorant pas
qu'il aurait à lutter, et voulant lutter. En cette
tragédie, il a mis tout son espoir de revanche :
LE CHOIX DU SUJET 1 37
il fallait qu'il fût vainqueur, car un nouvel
échec le rejetait définitivement au second rang
et consacrait la supériorité de son rival. Dans
cette partie, il mettait comme enjeu tout son
avenir et l'avenir de sa fortune littéraire, toute
sa fortune et la fortune de sa conception dra-
matique. N'est-il pas clair dès lors qu'il a
bandé toutes ses forces pour cette lutte
suprême, qu'il adonné tout l'effort dont il était
capable, et qu'ainsi Bérénice devait être la plus
travaillée, la plus parfaite, la plus raci-
nienne (i) des pièces raciniennes ?
(i) On verra dans les citations de la troisième partie que la
formule a été généralement employée — mais dans un sens
absolument opposé à celui que je lui donne ici. Les critiques,
depuis Sainte-Beuve, disent que Bérénice est la pièce la plus
racinienne, en ce sens qu'elle est la plus idyllique, la moins
dramatique, la plus faible, de ce poète élégiaque que les cir-
constances ont amené à faire des tragédies. J'entends ici qu'elle
est la plus racinienne, en ce sens qu'elle nous donne l'idée la
plus juste, la plus exacte, la plus complète des théories drama-
tiques, du génie dramatique, d'un poète admirablement doué
pour la tragédie (la tragédie toute psychologique, s'en-
tend).
4—
III
faction
En quoi consiste essentiellement l'action (i)
dans Bérénice ? Et, tout d'abord, y a-t-il même
(i) Il importe de définir ici le mot action.
Racine appelle action, avec le dictionnaire de l'Académie de
1694, le « principal événement qui fait le sujet d'une pièce de
théâtre ». Mais ce premier sens se subdivise lui-même en deux.
— C'est d'abord l'événement, l'acte historique ou légendaire qui
a fourni la donnée essentielle de la pièce : a Titus, qui aimait
passionnément Bérénice... la renvoya de Rome... Cette action
est très fameuse dans l'histoire. » (Préface de Bérénice.) « Voici
une partie des événements qui devancèrent cette grande
action Tout (disent les interprètes de l'Ecriture) devait être
saint dans une si sainte action. » (Préface d'Athalie.) En ce
sens, l'action de Bérénice est la séparation de Titus et de Béré-
nice, comme l'action du ive chant de l'Enéide est la séparation
d'Enée et de Didon (Préface de Bérénice), et les deux pièces, de
Corneille et de Racine, ont la même action. — C'est ensuite l'é-
vénement principal, non plus tel qu'il est réellement dans la
légende ou dans l'histoire, mais tel qu\'il a été mis en œuvre,
pour faire une tragédie : « Au lieu d'une action simple, chargée
de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe
en un seul jour il faudrait remplir cette même action, de
quantité d'incidents, etc.. «(Première préface de Britannicus.)
« Il faut que l'action (d'une tragédie) soit grande..... (il faut)
attacher leurs spectateurs par une action simple, soutenue de
la violence des passions, de la beauté des sentiments et de
l'élégance de l'expression. » (Préface de Bérénice.) En ce sens,
les pièces de Corneille et de Racine n'ont évidemment pas la
142
BÉRÉNICE
une action, ou plutôt, malgré son titre de tra-
gédie, ne serait-elle point une idylle en dia-
logues?
On conçoit que c'est là, sans doute, un pro-
même action. Ce qui fait la différence, c'est la manière dont les
deux auteurs ont amené, expliqué, présenté un événement
historique identique, le choix qu'ils ont tait d'un des élé-
ments qui le constituent pour tirer de lui tout l'intérêt de leur
ragédie ; et alors c'est un problème (qu'on ne peut comme le
précédent résoudre apriori)de savoir quelle est l'action de Tite
et de Bérénice ou celle de Bérénice. — Dans ces deux sens,
j'emploie ici le mot sujet. Dans le premier cas, tout le monde
est d'accord pour dire que le sujet de Bérénice est la séparation
des deux amants ; dans le second cas, quand il s'agit de savoir
sur quoi Racine attire l'intérêt des spectateursî-'l'es uns diront
que le sujet est encore cette séparation, d'autres que c'est la
lutte soutenue par Titus contre son amour, d'autres sa douleur
héroïque, et moi-même je propose une quatrième réponse.
Mais Racine emploie encore ce même mot d'action pour signi-
fier tout autre chose : « Une des règles du théâtre est de ne
mettre en récit queles choses qui ne se peuvent passer en action »
(Première préface de Britannicus.) « l'ai aussi essayé d'imiter
des anciens cette continuité d'actioni qui fait que leurthéâtre
ne demeure jamais vide ». (Préface d'Athalie.) Il ne s'agit plus
ici du sujet, car alors il serait absurde de dire, comme l'ont
fait tant de critiques, que Bérénice n'a pas d'action — étant
donné qu'elle a évidemment un sujet. Il s'agit delà condujtC-de
la pièce.; de. )a façon dont elle est menéet intriguée^ de la ma-
nière dont 5'y^uççëdent le nœud, les péripéties, le dénoue-_
mem; du mouvement et de la vie que le poète a su y mettre ;
en un mot de ce qui lui donr"» «"" rarac^fi». dramatique. C'est
dans ce seul sens que, parlant de mon chef, j'emploie le mot
action, et quand je recherche quelle est l'actionde Bérénice,
j'ejca^nnirig_ejl_auoi Bérénice est undrame vrai et non uoeJdyUe
en dialoj
l'action 143
blême de première importance. Selon la
réponse, en effet, l'idée que l'on peut se faire
de cette œuvre change absolument, la façon
dont on la comprend devient tout autre, le
genre d'intérêt que Ton y trouve se trans-
forme, le jugement enfin que l'on en doit
porter se modifie du tout au tout. Mais com-
bien plus important encore nous semble le
problème, s'il y a quelque vérité dans les con-
clusions auxquelles nous avons abouti. S'il est
exact que Bérénice appartienne à ce que
j'appellerais la période ascendante de la vie
littéraire de Racine, qu'elle en apparaisse
comme le couronnement, qu'elle soit le suprême
effort de son génie, à l'heure où l'anime et
l'inspire le plus ardent désir de la gloire pro-
fane ; s'il est exact que Bérénice ait été écrite
par le libre choix de Racine, qu'il se soit
emparé de ce sujet, et pour l'occasion qu'il y
trouvait d'une lutte éclatante, décisive avec
un glorieux rival, et pour la conformité qu'il
y rencontrait avec ses théories les plus réflé-
chies, les plus chères ; combien la question
devient plus grave et plus large. Il n'y va plus
d'une pièce particulière — et peut-être infé-
rieure— entre toutes les autres; il y va du
génie même de Racine, de son art, de ses
144 BÉRÉNICE
théories dramatiques. Suivant le résultat
auquel nous arriverons, c'est notre jugement
d'ensemble qui pourra s'en trouver modifié
sur le poète et sur son œuvre.
D'après la préface même de Racine, il est
visible que, dès les premiers jours, les critiques
n'ont pas manqué à Bérénice. Le poète se
croit obligé d'expliquer qu'il n'est point néces-
saire qu'il y ait « du sang et des morts » dans
une tragédie; il se croit obligé d'affirmer que,
si « peu chargée d'intrigues » qu'elle soit, sa
pièce n'en est pas moins conforme aux « règles
du théâtre ». Les spectateurs — ou du moins
certains d'entre eux et des plus grands (i) —
ont donc trouvé qu'il n'y avait pas assez
d'action dans Bérénice, qu'elle n'offrait point
le caractère d'une véritable tragédie.
L'abbé de Villars d'ailleurs — dans ce pam-
phlet dont Racine paraît si blessé — l'a dit
expressément. Il félicite les comédiens d'avoir
supprimé la lettre — le « testament » — de
Bérénice, et il ajoute : « Si les comédiens
(i) Vu le ton respectueux avec lequel leur répond l'auteur.
BÉRÉNICE 5
f
I46 BÉRÉNICE
s'avisent de retrancher à leur gré les madri-
gaux de cette pièce, ils la réduiront à peu de
vers. L'auteur a trouvé à propos, pour s'éloi-
gnerdugenre d'écrire de Corneille, défaire une
pièce de théâtre qui, depuis le commencement
jusqu'à la fin, n'est qu'un tissu galant de ma-
drigaux et d'élégies : et cela pour la commo-
dité des dames, de la jeunesse de la cour et
des faiseurs de recueils de pièces galantes. Il
ne faut donc pas s'étonner s'il ne s'est pas mis
en peine de la liaison des scènes, s'il a laissé
plusieurs fois le théâtre vide, et si la plupart
des scènes sont peu nécessaires. Le moyen
d'ajuster tant d'élégies et de madrigaux ensem-
ble, avec la même suite que si on eût voulu
faire une comédie dans les règles ! On se soucie
bien dans le monde si une scène est nécessaire,
pourvu qu'elle exprime tend rement et naturelle-
ment quelque sentiment délicat ». Racine, selon
lui, a prislebon moyen de réussir, c'est de « faire
bonne provision de sentiments élégiaques, de
tendresses de madrigal, de pensées brillantes,
du reste, dédaigner les règles, l'invention,
l'histoire, les bonnes mœurs, l'uniformité des
caractères, le vraisemblable. » Sa tragédie n'est
qu'une scène délayée en cinq actes : « On se
délivre par ce stratagème de la fatigue que
!
L ACTION I47
donnait à Sophocle le soin de conserver l'unité
d'action dans la multiplicité des incidents, car
à peine y a-t-il une action ici, bien loin d y en
avoir plusieurs » ; sans les lamentations pro-
lixes du prince de Comagène, « il est certain
que toute cette affaire s'expédierait en un quart
d'heure, et que jamais action n'a si peu duré. »
C'est que, pour l'abbé de Villars, tout le
sujet se réduit aux hésitations de Titus. Cet
/empereur « fait tout pour l'amour et rien pour
| son honneur La passion le ramène à l'en-
fance, il a besoin d'un pédagogue qui l'encou-
rage et qui le redresse; l'amour le rend sourd
et l'empêche d'entendre ce que Paulin dit,
qu'il va appeler le sénat à son secours... » Sa
perpétuelle faiblesse a, dès la première repré-
sentation, scandalisé le critique : « J'avais pour-
tant eu quelque espérance que le caractère de
Titus serait héroïque ; je lui voyais quelquefois
des retours assez romains ; mais quand je vis
que tout cela n'aboutissait qu'à se tuer par
maxime d'amour, je connus bien que ce n'était
pas un héros romain que le poète voulait nous
représenter, mais seulement un amant fidèle,
qui filait le parfait amour à la Céladone. » Ce
n'est qu'un amant timide, qui n'ose exécuter
ce qu'il a j.uré et n'en est empêché que par la
I48 BÉRÉNICE
crainte du sénat ; son incertitude se prolonge
autant qu'il faut pour remplir les cinq actes,
et se termine sans raison par un revirement
inexpliqué de la reine : « Que Bérénice, qui est
si emportée dans le commencement et danstous
les cinq actes, devienne tout à coup de sens
rassis pour dénouer et finir la pièce quand elle
a assez duré, et donne le bonsoir à Titus et à
la compagnie par un simple changement de
volonté : je ne m'y attendais pas, je l'avoue. »
Ainsi, pour l'abbé de Villars, il n'y a pas,
à proprement parler, d'action dans Bérénice ;
et le sujet de la pièce se ramène aux hésita-
tions de Titus entre deux devoirs contradic-
toires, ou entre son devoir et son amour : sujet
d'idylle et non point de tragédie.
Depuis, la plupart des critiques ont pensé
comme le pamphlétaire.
Saint-Evremond, dans son opuscule Sur les
caractères de la tragédie, reproche à la Bérénice
— que, par un lapsus significatif, il appelle le
Titus — de Racine « qu'on y voit du désespoir,
où il ne faudrait qu'à peine de la douleur.
L'histoire nous apprend que Titus, plein
d'égards et de circonspection, renvoya Béré-
nice en Judée pour ne pas donner le moindre
scandale au peuple romain ; et le poète en fait
L ACTION 149
un désespéré qui veut se tuer lui-même,
plutôt que de consentir à cette séparation ».
C'est donc bien, pour lui, Titus qui est le per-
sonnage central de la tragédie, et son déses-
poir en forme le sujet.
L'abbé Dubos (1) désapprouve fort le choix
de Racine. « Non seulement il faut que le
caractère des principaux personnages soit
intéressant, mais il est encore nécessaire que
les accidents qui leur arrivent, soient tels
qu'ils puissent affliger tragiquement des per-
sonnes raisonnables et jeter dans une crainte
terrible un homme courageux. Un prince de
quarante ans qu'on nous représente au déses-
poir et dans la disposition d'attenter sur lui-
même, parce que sa gloire et ses intérêts
l'obligent à se séparer d'une femme dont il
est amoureux et aimé depuis douze ans, ne
nous rend guère compatissant à son mal-
heur. Nous ne saurions le plaindre durant
cinq actes. Les excès de passions où le poète
fait tomber son héros, tout ce qu'il lui fait
dire afin de bien persuader les spectateurs que
l'intérieur de ce personnage est dans l'agitation
(1) Première partie, section xvi, De quelques tragédies dont le
■sujet est mal choisi.
I DO BÉRÉNICE
la plus affreuse, ne sert qu'à le dégrader
davantage. On nous rend le héros indifférent
en voulant nous rendre l'action intéressante
Un héros, obligé par sa gloire et par l'intérêt
de son autorité à rompre [une] habitude, n'en
doit pas être assez affligé pour devenir un per-
sonnage tragique: il cesse d'avoir la dignité
requise aux personnages de la tragédie, si son
affliction va jusqu'au désespoir. Un tel malheur
ne saurait l'abattre s'il a un peu de cette fer-
meté sans laquelle on ne saurait être, je ne
dis pas un héros, mais même un homme ver-
tueux. La gloire, dira-t-on, l'emporte à la fin,
et Titus renvoie Bérénice chez elle. Je
répondrai donc que ces combats que livre
Titus ne sont pas dignes de lui, ni dignes
d'occuper la scène tragique durant cinq actes.
Alléguer qu'à la fin la vertu triomphe de la
passion, ce n'est pas justifier le caractère de
Titus C'est faire tort à la réputation que ■
[cet Empereur] a laissée, c'est aller contre les
lois de la vraisemblance et du pathétique véri-
table que de lui donner un caractère si mol et
si efféminé... Quand même l'aventure serait
narrée par Suétone avec les circonstances dont
M. Racine a trouvé bon de la revêtir, il n'au-
rait pas dû la choisir comme un sujet propre
L ACTION IDI
à la scène tragique... » C'est la même inter-
prétation que celle de Saint-Evremond et
de l'abbé de Villars.
Louis Racine (i) acquiesce à toutes les cri-
tiques que Ton a faites à Bérénice. Cette pièce
lui paraît tellement faible qu'il avoue avoir
peine à commencer d'en parler : « L'amour
qui n'est que tendresse, n'étant point une pas-
sion tragique, n'excite jamais en nous cette
émotion qui fait le grand plaisir de la tra-
gédie. » L'amour de Bérénice est attendris-
(i) Je pourrais citer ici l'abbé Pellegrin, si l'autorité del'abbé
Pellegrin valait d'être citée. Il écrivait aux auteurs du Mercure
de France (octobre 1724) : « De quoi s'agit-il dans la pièce
entre les deux amants?1 D'un adieu forcé de part et d'autre
Voilà tout au plus assez d'action pour un cinquième acte, mais où
prendre les quatre précédents.- Tout autre auteur que M. de Ra-
cine y aurait été embarrassé ; heureusement pour sa pièce, il
avait de grandes ressources dans son esprit et dans son cœur ;
les pensées, les expressions, les sentiments, l'élégance, tout
le rassurait contre la sécheresse de son sujet; sécheresse qu'il
lui plaît d'honorer du nom de simplicité. » Puis, après une
analyse de la pièce faite en vue de montrer qu il n y a pas
d'action : « Quel que soit [le sujet] de Bérénice, il faut avouer
que personne n'en aurait tiré parti comme M. de Racine ; il peut
considérer sa pièce comme une espèce de création; et c'est
sans doute cette gloire, plutôt que l'amour de la simplicité,
qui l'a engagé à faire Bérénice; il nous le fait assez entrevoir
dans sa Prélace, où il dit que toute l'invention consiste à faire
quelque chose de rien : il y a parfaitement réussi; et le peu
d'action qu il y a dans sa pièce ne nous empêche pas d'admirer
sa fécondité. » (p. 2169 et suivantes.)
1 52 BÉRÉNICE
sant, mais non point tragique, parce que la
reine n'est déchirée que par sa passion, au
lieu de l'être, comme Didon, par sa passion et
par ses remords ; l'amour de Titus ne l'est pas
davantage, parce que « tout homme, quand il
dit que l'amour va lui coûter la vie, n'inspire
point l'admiration, et n'inspire même qu'une
pitié très médiocre ». Cette prétendue tragédie,
qui n'excite point la pitié tragique (« celle qui
jette un grand trouble dans l'àme »), n'excite
pas davantage la crainte. « On ne craint point
pour Titus : s'il était capable de mourir
d'amour, on rirait de sa mort ; et qu'a-t-on à
craindre pour Bérénice ? Son amant qui la
couronne sur tant d'États, s'empresse lui-
même à essuyer les larmes qu'il fait couler. Il
n'est pas nécessaire de remarquer qu'Antio-
chus, personnage épisodique, ne peut exciter ni
crainte ni pitié. » Il n'y a donc point là ce qui
constitue l'essence même du genre tragique.
Quant au sujet, Louis Racine le com-
prend comme ses prédécesseurs : « Quelle
est l'action (i)? Un amant qui se sépare pour
toujours de sa maîtresse. Cette action, qui n'a
rien de grand, devient grande par la qualité
(i) Au sens de sujet, comme on voit.
l'action i 53
des personnages et par le motif de la sépa-
ration Quel est le nœud? Il n'est que dans
le cœur de Titus. C'est son incertitude qui
forme le nœud ; et cette incertitude jette un
grand intérêt. S'il ne renvoie point Bérénice,
il foulera aux pieds les lois de l'empire ; et, en
se conservant le cœur de sa maîtresse, il perdra
le cœur de tous ses sujets. »
Malgré son admiration et même sa partia-
lité pour Racine, Voltaire n'est pas moins dur.
« Je n'ai jamais cru que la tragédie dût être
à l'eau de rose, écrit-il dans sa préface des
Pélopides. L'églogue en dialogues intitulée
Bérénice était indigne du théâtre tragique ;
aussi Corneille n'en fit-il qu'un ouvrage ridi-
cule ; et ce grand maître, Racine, eut beaucoup
de peine, avec tous les charmes de sa diction
élégante, à sauver la stérile petitesse du
sujet. » Et dans son Commentaire de Bérénice :
« Un amant et une maîtresse qui se quittent,
ne sont pas, sans doute, sujet de tragédie
Voilà, sans contredit, la plus faible des tragé-
dies de Racine qui sont restées au théâtre. Ce
n'est pas même une tragédie. » Et dans son
Épître à la duchesse du Maine, en tête d'Oreste :
« Racine trouva le secret d'intéresser pendant
cinq actes, sans autre fonds que ces paroles :
5*
I &4 BÉRÉNICE
« Je vous aime et je vous quitte. » C'était, à la
vérité, une pastorale entre un empereur, une
reine et un roi ; et une pastorale cent fois
moins tragique que les scènes intéressantes*
du Pastoî* Jîdo. »
Voltaire va même plus loin que Louis
Racine ou l'abbé Dubos. Il n'admet point qu'il
y ait dans l'àme de Titus une lutte véritable.
Dès l'acte II, à propos du vers :
Je n'examine point si j'y pourrai survivre,
il remarque : « Cette résolution de l'empereur
ne fait attendre qu'une seule scène. 11 peut
renvoyer Bérénice avec Antiochus, et la pièce
sera bientôt finie. On conçoit très difficilement
comment le sujet pourra fournir encore quatre
actes; il n'y a point de nœud, point d'obstacle,
point d'intrigue. L'empereur est le maître, il a
pris son parti, il veut et il doit vouloir que Bé-
rénice parte. » Il n'y a donc plus de sujet tra-
gique ? Il y en a un, mais étrangement ténu :
« Ce n'est que dans les sentiments inépuisa-
bles du cœur, dans le passage d'un mouvement
à l'autre, dans le développement des plus
secrets ressorts de l'àme que l'auteur a pu
trouver de quoi remplir la carrière. »
L ACTION IDD
Rousseau, dans sa. Lettre à d'AIembert, n'exa-
mine pas Bérénice au point de vue strictement
dramatique, mais au point de vue moral. Il la
trouve fort répréhensible. « Dans quelle dis-
position d'esprit le spectateur voit-il com-
mencer cette pièce? Dans un sentiment de
mépris pour la faiblesse d'un empereur et
d'un Romain qui balance comme le dernier
des hommes entre sa maîtresse et son devoir;
qui, flottant incessamment dans une déshono-
rante incertitude, avilit par des plaintes effémi-
nées ce caractère presque divin que lui donne
l'histoire; qui fait chercher dans un vil soupi-
rant de ruelle le bienfaiteur du monde et les dé-
lices du genre humain. Qu'en pense le même
spectateur après la représentation? Il finit par
plaindre cet homme sensible qu'il méprisait,
par s'intéresser à cette même passion dont il
lui faisait un crime, par murmurer en secret
du sacrifice qu'il est forcé d'en faire aux lois
de la patrie. Voilà ce que chacun de nous
éprouvait à la représentation. Le rôle de Titus,
très bien rendu, eût fait de l'effet s'il eût été
plus digne de lui; mais tous sentaient que
l'intérêt principal était pour Bérénice, et que
c'était, le sort de son amour qui déterminait
l'espèce de lacatastrophe. Non que ses plaintes,
(7~
I 56 BÉRÉNICE
continuelles donnassent une grande émotion
durant le cours de la pièce ; mais, au cinquième
acte, où, cessant de se plaindre, l'œil sec et la
voix éteinte, elle faisait parler une douleur
froide approchante du désespoir, l'art de l'ac-
trice ajoutait au pathétique du rôle, et les
spectateurs, vivement touchés, commençaient
à pleurer quand Bérénice ne pleurait plus.
Que signifie cela, sinon qu'on tremblait qu'elle
ne fût renvoyée, qu'on sentait d'avance la
douleur dont son cœur serait pénétré, et que
chacun aurait voulu que Titus se laissât vain-
cre, même au risque de l'en moins estimer.
Ne voilà-t-il pas une tragédie qui a bien
rempli son objet et qui a bien appris aux
spectateurs à surmonter les faiblesses de
l'amour? L'événement dément ces vœux secrets,
mais qu'importe? Le dénouement n'efface
point l'effet de la pièce. La reine part sans le
congé du parterre. L'empereur la renvoie
invitus invitam, on peut ajouter invito specta-
tore. Titus a beau rester romain, il est seul
de son parti; tous les spectateurs ont épousé
Bérénice. » Nous n'avons point à examiner
ici la thèse morale de Rousseau. L'essentiel
pour nous, c'est que, s'il regarde Bérénice
comme la victime de la tragédie, il considère
l'action i 57
que les incertitudes de Titus en forment le
véritable sujet.
La Harpe suit naturellement son maître,
Voltaire. Racine, selon lui ( 1), « n'a pu faire une
vraie tragédie de ce qui n'était en soi-même
qu'une élégie héroïque » ; Bérénice « est la
plus faible des pièces dont Fauteur a enrichi
le théâtre ». C'est ce que le critique s'efforce
de démontrer, en faisant d'ailleurs bien moins
le commentaire de la tragédie que le com-
mentaire du Commentaire que Voltaire en avait
donné.
Geoffroy, — naturellement aussi, — prend
le contre-pied de l'école voltairienne, et tout
d'abord il commence par affirmer, — sur la
parole de Racine, — que Bérénice est bien une
vraie tragédie (2). Il ne montre du reste ni en
quoi ni pourquoi, et il avoue que les specta-
teurs, ses contemporains, ont bâillé. « On ne
trouve point dans la séparation de deux amants
de quoi attacher assez l'esprit; on n'entre
point aisément dans leurs douleurs ; on ne
partage point leurs tourments : toute cette
grande délicatesse, cette générosité, cet hé-
roïsme de sentiments ne paraissent pas avoir
(1) Lycée. Seconde partie, livre I, chapitre m, section ni.
(2) Cours de littérature dramatique, II, 51.
I 58 BÉRÉNICE
un objet assez important ; on ne croit pas que
l'amour d'une femme puisse influer sur le
bonheur ou sur le malheur de la vie ; on pense
que Titus, empereur romain, maître de l'uni-
vers, au moment où il monte sur le trône, ne
doit pas être si cruellement déchiré par la
nécessité de quitter une maîtresse qu'il a
depuis cinq ans... » Comme, plus loin, Geoffroy
explique que le sujet de la pièce est de montrer
« le courage et la victoire » de Titus, on voit
qu'au fond il est à peu près du même avis que
Voltaire et La Harpe : la querelle qu'il leurfait
est surtout une querelle de mots et de défini-
tion.
Les romantiques sont aussi pleinement
d'accord avec Voltaire, — chose rare, mais
naturelle ici : puisque Voltaire, le premier, a
tenté de mettre plus de mouvement, d'intrigue,
d'action matérielle, sur la scène française, et
qu'ainsi son œuvre tragique, en cela du moins,
annonce déjà le drame.
Dès l'époque où il était encore « un jeune
jacobite » — s'il fallait en croire ses souvenirs
et ses dates, toujours suspects, on le sait —
Victor Hugo écrivait: « Le propre des sujets
bien choisis est de porter leur auteur. Bérénice
n'a pu faire tomber Racine; Lamotte n'a pu
L ACTION i :>9
faire tomber Inès » (i). Le sujet lui paraissait
donc bien mal choisi pour une tragédie. Et
l'on sait comment plus tard — avec plus
d'esprit peut-être qu'à lui n'appartient d'or-
dinaire — il résumait la pièce : « premier
acte : Titus ; deuxième acte : Reginam Bere-
nicem; troisième acte : invitas \ quatrième
acte : invitam; cinquième acte : dimisit.»
Ces railleries ne révèlent pas une bien grande
admiration pour la pièce, et il est évident
que l'auteur de Ruy-Blas n'y apercevait guère
d'action.
/ Aux temps héroïques d'Hernani, Sainte-
Beuve n'hésitait point à soutenir que Racine
n'avait pas le génie dramatique. Pour lui,
c'était un lyrique qui s'était mépris sur sa
vocation, el qui, en d'autres époques plus
favorables, eût trouvé « plus conforme à sa
nature... de suivre, solitaire, le cours harmo-
nieux de cette grande et belle élégie dont Esther
et Bérénice sont les plus limpides, les plus
transparents réservoirs (2) ».
Il a chanté la palinodie plus tard : la dé-
ception que lui a causée le drame romantique
(1) Littérature et philosophie mêlées. Edition Heizel, p. 63.
(Journal d'un jeune jacobite de 18 19, fragments sans date.)
(2) 1829- .830. Portraits littéraires I, 65, sqq.
S
1
I Go BÉRÉNICE
l'a aidé à mieux comprendre la tragédie.
Cependant, à quinze ans de là (i), et tout
désabusé qu'il soit alors, il juge encore Béré-
nice de la même façon sévère. La pièce,
selon lui, « ne saurait se citer auprès des cinq »
grandes tragédies de l'auteur; « elle ne
soutiendrait même pas le parallèle avec les
autres pièces relativement secondaires » ; autre-
ment dit, elle est la moins bonne de toutes.
Elle a, par là même, « son cachet racinien »,
car elle est « dans le goût secret et selon la
pente naturelle de Racine », d'un « Racine
qui s'abandonne... Bérénice peut être dite
une charmante et mélodieuse faiblesse dans
l'œuvre de Racine... Il ne faudrait pas que
de telles faiblesses, si gracieuses qu'elles
semblent par exception, revinssent trop sou-
vent; elles affecteraient l'œuvre entière d'une
teinte trop particulière, et qui aurait sa
monotonie et sa fadeur ». Mais enfin passe
pour une fois : cela du moins a l'avantage de
nous montrer jusqu'où pouvait « retomber »
Racine, quand il esquivait la férule de Boileau ;
et puis sa pièce offre pour nous « un intérêt
d'étude et de souvenir » : elle dépeint ce que
(i) 1844. Ibid., 112.
l'action 161
le xvne siècle a pu avoir de plus délicat
et de plus noble.
' Mais est-ce véritablement une tragédie?
A peine. « A la lecture on n'y voit guère
qu'une ravissante élégie ; à la représentation,
quelques-unes des qualités dramatiques se
retrouvent, et l'intérêt, sans jamais aller au
. comble, ne languit pas. » — Y a-t-il vérita-
blement une action? A peine aussi. « Il
faut qu'il y ait beaucoup de science dans la
contexture de Bérénice pour qu'une action
aussi simple puisse suffire à cinq actes et qu'on
ne s'aperçoive du peu d'incidents qu'à la
réflexion. Chaque acte est, à peu de chose près,
le même qui recommence... De loin il est
difficile d'apercevoir dans Bérénice cette sorte
d'architecture tragique qui fait que telle scène
se dessine hautement et se détache au regard.
La grande scène voulue au troisième acte ne
produit point ici de péripétie proprement dite,
car nous savons tout dès le second acte... J'ai
vu deux fois la pièce, et, à ne consulter que
mon souvenir, sans recourir au volume, il
m'est presque impossible de distinguer nette-
ment un acte de l'autre par quelque scène bien
tranchée. »
D'où vient pourtant que Sainte-Beuve
/
IÔ2 BÉRÉNICE
reconnaisse à Bérénice quelques qualités dra-
matiques? Seulement du rôle de Titus.
« C'est par lui et par sa lutte sérieuse que le
poète remettait son œuvre sur le pied tragi-
que et prétendait corriger ce que le reste de
la pièce pouvait avoir de trop amollissant
Titus exprime en lui le caractère tragique, en
ce sens qu'il soutient une lutte généreuse, qu'il
sort du penchant tout naturel et vulgaire, qu'il
a le haut sentiment de la dignité souveraine et
de ce qu'on doit à ce rang de maître des
humains. » Mais ce mot de « lutte » ne doit
point nous tromper ; Sainte-Beuve ne croit pas
que le sujet se ramène aux incertitudes de
l'empereur; et bien vite il précise et limite sa
pensée : « Au fond Titus n'a jamais hésité, pas
plus qu'un héros n'hésite en toute question de
délicatesse suprême et d'honneur. On est
déchiré, on se détourne, on pleure, mais on
marche toujours. » Le véritable sujet, auxyeux
du grand critique, c'est donc seulement le
/désespoir héroïque de l'empereur.
Musset (i) est du même avis, avec une
1 nuance de sévérité en plus. « Corneille, dit-il,
jayant établi que la passion était l'élément de
(i) De la tragédie, à propos des débuts de A/lle Rachel.
l'action i63
la tragédie, Racine survint qui déclara que la
tragédie pouvait n'être simplement que le
développement de la passion. Cette doctrine
semble, au premier abord, ne rien changer aux
choses ; cependant elle change tout, car elle
détruit l'action. La passion qui rencontre un
obstacle et qui agit pour le renverser, soit
qu'elle triomphe ou succombe, est un spec-
tacle animé, vivant; du premier obstacle en
naît un second, souvent un troisième, puis
une catastrophe, et, au milieu de ces nœuds
qui l'enveloppent, l'homme qui se débat pour
arriver à son but peut inspirer terreur et pitié ;
mais si la passion n'est plus aux prises qu'avec
elle-même, qu'arrive-t-il ? Une fable languis-
sante, un intérêt faible, de longs discours, des
r détails fins, de curieuses recherches sur le cœur
humain; des héros comme Pyrrhus, comme
Titus, comme Xipharès, de beaux parleurs en
un mot, de belles discoureuses qui content
leurs peines au parterre; voilà ce qu'avec un
génie admirable, un style divin et un art infini,
Racine introduisit sur la scène. Il a fait des
chefs-d'œuvre sans doute, mais il nous a laissé
une détestable école de bavardage... (i) »
(i) Cf. le jugement de Théophile Gautier, cité par Hémon ;
(Cours de littérature, vin, Racine) : « Bérénice, à vrai dire,
164 BÉRÉNICE
Désormais, le jugement traditionnel passait
à l'état de dogme ; et, sans doute, ce n'était
point l'influence deTaine quile devait ébranler :
son fameux article sur Racine était bien de
nature à le confirmer encore.
Sarcey (1) ne peut s'étonner assez que la
donnée de Bérénice paraisse avoir eu de
l'attrait pour les auteurs dramatiques. « Il
semble pourtant qu'il n'y ait guère de sujet
moins propre au drame... Racine s'est enfermé
étroitement dans cette donnée, et en a tiré
cinq actes : c'est que Racine n'était pas, à vrai
dire, un écrivain dramatique. Sa Bérénice, une
œuvre charmante d'ailleurs, n'est pas une
tragédie, ni un drame : c'est une élégie, coupée
en scènes, d'une grâce noble et d'une sensi-
bilité larmoyante, faite surtout pour plaire
aux gens de ce temps-là, qui se plaisaient
aux questions de sentiments et lisaient avec
transport la Princesse de Cléves (2). »
Pour l'auteur du Romantisme des classiques,
n'est pas une tragédie : il n'y coule que des pleurs et point de
sang. C'est une élégie dramatique, qui renferme des morceaux
pleins d'une grâce un peu molle et d'une sensibilité un peu
larmoyante. »
(1) 1865. Quarante ans de théâtre, t. III, p. 169.
(2) Paul Mesnard, dans l'édition des Grands Ecrivains, se
réduit à plaider les circonstances atténuantes : « Quelque
l'action i65
Emile Deschanel (i), « Bérénice est une des
pièces les plus faibles de Racine et cependant la
I plus racinienne. C'est la veine naturelle de son
talent coulant de source, sans effort... Un
amant et une maîtresse qui se séparent, est-ce
matière à tragédie ? Tout au plus cette victoire
remportée sur l'amour le plus tendre peut-
elle être le sujet d'une sorte d'élégie dialo-
guée... » Et le critique ne juge même pas
utile d'analyser cette pièce « dont le sujet est
si mince. »
M. Brunetière appelle Bérénice « la plus
délicieuse mais surtout la plus noble élégie
qu'il y ait dans la langue française » (2); et le
sujet de la pièce lui paraît consister en ce que
le héros « hésite entre l'empire du monde et
son amour pour une reine (3) ».
M. Larroumet (4) écrit : « Ce n'est que par
une extension très large du terme consacré que
imposant que soit un arrêt rendu par tant de juges, il nous semble
qu'ils se sont trop inquiétés de savoir si Bérénice était
vraiment une tragédie. Qu'on la nomme comme on voudra,
églogue ou élégie, ce qui nous importe, c'est qu'elle est belle
\ et touchante. » Du reste il l'appelle lui-même une « pastorale
tirée de l'histoire romaine ».
(1) Racine, I, 211.
(2) Les époques du théâtre français, 97.
(-5) Histoire et littérature, I, 39.
(4) Etudes de critique dramatique, I, 45.
1 66 BÉRÉNICE
Bérénice peut être qualifiée de tragédie. La
tragédie est essentiellement une action qui met
aux prises des passions violentes et provoque
des catastrophes sanglantes. Il n'y a rien de
tel dans Bérénice, et, pour être exact, il faudrait
l'intituler comédie héroïque ou élégie drama-
tique. »
Enfin tous les cours de littérature, toutes
les études critiques à l'usage des classes, toutes
les éditions du théâtre de Racine répètent les
mêmes idées. Pour Merlet (i), «la situation
se prête plutôt à l'élégie qu'à la tragédie » ;
dès le second acte, le poète n'a plus d'autre
matière « que l'analyse des émotions con-
tenues dans ce mot hélas ! » ; pour renouveler
l'intérêt de l'action, il faut « qu'il varie de mille
nuances son apparente monotonie ». — Pour
M. Bernardin (2), dans Bérénice, « pas d'action;
pas d'incidents ; rien qui captive l'intérêt, si ce
n'est la peinture exquise et vraie des senti-
ments les plus délicats et les plus touchants.
Idylle, si l'on veut, plutôt que tragédie; mais
du moins idylle pleine de fraîcheur et de
grâce. » — Pour M. Hémon (3), si Bérénice
(1) Etudes littéraires sur les classiques /tançais, I, 279.
(2) Théâtre de Racine, II, 299.
(3) Cours de littérature, VIII. Racine, Bérénice, 15.
l'action 167
est le personnage essentiel de la pièce par la
pitié qu'elle inspire, le sujet est « tout entier
dans la séparation des deux amants », et, quoi
qu'en dise Racine, « il est permis de douter »
que ce drame ait paru à Sophocle « assez dra-
matique pour émouvoir fortement un grand
public ».
Je ne vois guère que deux critiques, qui,
s'élevant contre les opinions reçues, aient pré-
tendu démontrer au contraire que Bérénice
mérite son titre de tragédie et contient une
action véritable.
M. Jules Lemaître demande : « Pourquoi
a-t-on coutume d'appeler Bérénice une élégie
divine? C'est bel et bien une divine tragédie. »
Et il donne ses preuves : « Tout y est #n
action; chaque scène nous révèle chez ces
personnages un état d'âme qui ne nous avait
pas encore été pleinement montré et les
laisse dans une disposition en partie nou-
velle; le mouvement est continu et l'intérêt
est des plus puissants qui soient, puisque ce
qu'on nous raconte, c'est l'histoire éternelle
' /de la séparation des cœurs aimants (1). »
7 Que cette action existe réellement, M. Le-
(1) Impressions de théâtre, VIII, 65 (1894).
<
1 68 BÉRÉNICE
maître le démontre, en étudiant comment la
pièce est « faite ». L'art admirable et savant du
poète a consisté à reculer le plus loin possible
la scène d'explication, qui doit amener la scène
finale du sacrifice, à ne laisser les deux amants
se rencontrer que lorsqu'ils ont été progressi-
vement amenés au plus haut point de la
douleur et de l'angoisse. Cette idée de génie,
qui Ta conduit à inventer le rôle et le person-
nage d'Antiochus, lui a permis de construire
toute sa pièce. M. Jules Lemaître, par une
analyse délicate et pénétrante, explique com-
ment « dès lors le drame se déroule tout
f seul ». Ce drame, c'est la crise de la séparation
i qui déchire en même temps les deux âmes.
M. Le Bidois (i ), lui aussi, voit dans Bérénice
une action à la fois simple et riche; mais il
la comprend un peu autrement que ne le fait
, M. Lemaître. Il l'appelle non point la rupture
| des deux amants, mais « la rupture de Titus » :
c'est-à-dire qu'il ne voit de crise que dans
l'âme de l'empereur. « Par la manière dont
le poète développe l'irrésolution de Titus, par
la place qu'il assigne à la décisive entrevue
(celle-ci a lieu au quatrième acte), il trouve
(i) De l'action dans la tragédie de Racine, p. 267 (1900).
l'action 169
pour le troisième et le deuxième des ressources
faciles de mouvement et d'action. Dès le second
acte, Titus qui se croit décidé à rompre avec
Bérénice, confie son intention à Paulin, sans
avoir le courage d'en saisir Bérénice ; à l'acte
suivant (IIIe), il fait un pas de plus, il déclare
son dessein à Antiochus, mais incapable encore
de prévenir lui-même son amante, il charge
celui-ci de le faire à sa place. Ce n'est qu'au
IVe acte qu'il fait connaître enfin à Bérénice
sa résolution de rompre, et cette volonté si
lente à s'affermir s'est à peine déclarée, la
douleur de Bérénice et ses propres souffrances
d'âme remettent en quelques minutes tout en
question : c'est la crise fameuse qui fait de ce
moment de « l'élégie » un des actes les plus
puissamment animés et les plus dramatiques
du théâtre. » Ou, pour prendre un résumé
plus bref que M. Le Bidois donne ailleurs de
cette même action : « La rupture de Titus est,
dès le second acte, décidée en principe ;
l'acte III l'avance; l'acte IV la consomme (au
moment même où il paraît le retarder), tandis
que le cinquième n'a d'autre objet que de
I relever en force et en noblesse le pathétique de
; ce long dénouement. »
Ainsi, pour tous les historiens de la littéra-
BÉRÉNICE 5**
I yo BERENICE
ture,£owsles critiques, tous les commentateurs,
le véritable sujet de Bérénice est soit la sépa-
ration de deux amants, soit les combats
intimes ou, à tout le moins, la noble douleur
— la « majestueuse tristesse » — d'un sou-
verain, obligé de faire à son pays et à son rang
le sacrifice de son amour.
Pour presque tous les historiens de la litté-
rature, presque tous les critiques, presque tous
les commentateurs, Bérénice n'a guère que les
apparences d'un drame. L'action en est si
ténue qu'à peine ose-t-on dire qu'elle existe;
c'est un prodige de l'art que d'en avoir pu
donner l'illusion ; cet art est tellement inimi-
table qu'à le vouloir imiter tout autre s'éga-
rerait assurément, et transgresserait les lois
essentielles du genre dramatique : n'était le
nom de l'auteur, et son prestige, peut-être
dirait-on qu'ici déjà elles sont transgres-
sées.
Cette quasi-unanimité impressionne singu-
lièrement. Encore faut-il noter que, des trois
écrivains qui s'élèvent contre l'opinion
commune, le premier, Geoffroy, affirme sans
preuves et, semble-t-il, par pur esprit de con-
tradiction. Quant aux deux autres — sans
arguer contre l'un qu'il n'a point la réputa-
L ACTION I 7 I
tion de fuir le paradoxe, contre l'autre que
le titre et le but de son ouvrage devaient
l'incliner inconsciemment à découvrir « de
l'action » dans toutes les tragédies de Racine,
— leurs analyses mêmes ne laissent point de
se retourner contre leur thèse. Ils étudient
tous deux moins l'action réelle de la pièce que
le procédé du poète, l'artifice au moyen duquel
il a prolongé pendant cinq actes ce qui semblait
la matière de quelques scènes. A grand
renfort d'ingéniosité, ils aboutissent à ces con-
clusions : M. Jules Lemaître, que les trois
premiers actes sont « une longue préparation » ;
M. Le Bidois, que le cinquième acte « n'a
d'autre objet que de relever en force et en
noblesse le pathétique de ce long dénouement » .
Une pièce en cinq actes, où trois sont em-
ployés en préparations, une pièce en cinq
actes, où le dénouement est « consommé »
dès le quatrième, tandis que le cinquième
ne sert qu'à lui donner plus de force et de
noblesse, sont assurément des pièces où
l'action est insuffisante — disons, si l'on veut :
où l'action est bien maigre. Et M. Jules
Lemaître et M. Le Bidois sont moins éloignés
de leurs prédécesseurs qu'on ne l'aurait pu
croire.
I72 BÉRÉNICE
Là-dessus, je remarquerai deux choses.
D'abord, c'est qu'il y a connexion étroite
entre les deux jugements que l'on prononce
d'ordinaire sur le sujet et sur l'action de
Bérénice. L'un d'eux entraîne nécessairement
l'autre. S'il est vrai que le sujet de la tragédie
soit la séparation de deux amants, il y a très
peu d'action; car, pour remplir les cinq actes,
il a fallu que le poète décomposât cette sépa-
ration en ses « temps » successifs, s'attardât
sur chacun d'eux et les étendît jusqu'à leur
plus longue durée possible. S'il est vrai que
le sujet soit la lutte intime de Titus, il y a
très peu d'action; car, pour remplir les cinq
actes, il a fallu que le poète décomposât cette
lutte en une série d'incertitudes, de délibé-
rations, de contradictions, de retours, et qu'il
tâchât de varier dans sa forme pour la pouvoir
prolonger plus longtemps une situation tou-
jours identique à elle-même. S'il est vrai que
le sujet soit la douleur de Titus, il y a très
peu, dès le second acte il n'y a plus d'action,
et les trois actes qui suivent ne contiennent
plus que les modulations d'un long gémisse-
ment, d'un interminable soupir. — Et inver-
sement, s'il y a une action dans cette tragédie,
le sujet ne peut pas se borner à être ou la
l'action 173
séparation de deux amants, ou la lutte intime
de Titus, ou sa douleur : il doit être autre et
il le faut chercher ailleurs.
D'autre part, si l'on admet qu'il y ait très
peu ou qu'il n'y ait pas d'action dans Bérénice,
il faut admettre du même coup les consé-
quences qui se déduisent nécessairement
d'une telle constatation.
Croit-on que Racine a librement choisi
son sujet? Alors, — puisque ce sujet ne
pouvait comporter une action vraiment dra-
matique, que c'était un sujet d'élégie —
ceux-là ont raison qui dénient à Racine le
don, la vocation du théâtre ; ils ont raison,
avec le Sainte-Beuve de i83o, de « préférer
chez lui la poésie pure au drame », de « le
rapporter à la famille des génies lyriques, des
chantres élégiaques et pieux, dont la mission
ici-bas est de célébrer l'amour ». Bérénice
illumine pour nous les profondeurs obscures
de son génie : il fut un élégiaque qui s'ignora
et que les circonstances ont égaré sur les
planches. Or je ne puis ici discuter cette thèse :
il y faudrait toute une étude d'ensemble sur
le poète et sur son œuvre; mais je crois bien
pouvoir dire que le temps est passé de ces
préjugés romantiques, et qu'au contraire nos
1 74 BERENICE
contemporains admirent en lui un des maîtres
de la scène.
Croit-on que Racine a reçu son sujet de
Madame. D'abord, il faut accepter (sur quels
fondements?) l'invraisemblable légende ; puis,
ceci fait, on ne s'en heurtera pas moins
à des difficultés nouvelles. Si Racine a traité
cette matière volontiers, parce qu'il la sentait
« tout à fait selon son goût secret et selon sa
pente naturelle », c'est tout à fait comme s'il
l'avait choisie lui-même : le voici encore accusé
et convaincu d'être un simple élégiaque. S'il
l'a traitée par pure obéissance et quoiqu'il la
jugeât impropre à la tragédie, alors il faut
n'attacher aucune importance à Bérénice,
simple pièce de commande, tâche ingrate,
impossible à refuser, achevée tant bien que
mal, à contre-cœur : du ton élégiaque de la
pièce, on ne peut rien déduire sur le tempé-
rament, sur le génie du poète, puisque ce ton
serait imposé par le sujet même; à la préface,
il ne faut pas accorder trop de valeur, puis
qu'elle ne serait plus qu'un plaidoyer de cir-
constance. Resterait d'ailleurs à expliquer par
quel miracle cette préface, qui s'accorde si
bien avec les théories des préfaces antérieures
et les complète si heureusement, peut s'adapter
l'action 175
à une pièce de hasard, née d'une inspiration
étrangère, ou inversement par quel miracle
cette préface, adaptée à une pièce de hasard,
née d'une inspiration étrangère, peut s'accorder
si bien avec les théories des préfaces anté-
rieures et les compléter si heureusement. —
Ainsi, de quelque côté que l'on se tourne, on
tombe dans des embarras nouveaux.
Nous avons inutilement essayé toutes les ex-
plications des critiques. « Nous voilà au rouet. »
Il nous faut donc reprendre nous-même et
par la base la question tout entière, tenter de
nous en tirer par nos propres forces.
II
Écartons tous les intermédiaires, oublions
ce que nous ont dit les critiques, et, sans idée
préconçue, mettons-nous directement en pré-
sence de la pièce. Écartons même le prestige
de la forme et des beaux vers ; dût-il nous en
coûter, ramenons la tragédie à n'être plus que
le squelette d'elle-même ; retenons-en le con-
tenu seul : l'enchaînement des faits, des idées,
des sentiments. Nous tâcherons de les noter
tous, au fur et à mesure qu'ils se présenteront,
acte par acte, scène par scène, sans rien ajou-
ter, sans rien supprimer : car nos additions et
nos suppressions pourraient à notre insu, être
également tendancieuses (i) et nous égarer, les
(i) M. Hémon pense que «c la détermination de Titus est
l'unique sujet de la pièce ». 11 en donne doncl'analyse suivante :
a Acte Ier. La reine juive Bérénice est à la veille d'épouser l'em-
pereur Titus ; le poète nous peint sa joie et son orgueil, mais
aussi le désespoir d'Antiochus, roi de Comagène, qui " aime
Bérénice en secret et ne lui révèle son amour qu'au moment
de la quitter. — Acte II. Arrivé depuis peu au trône par la
I ~jS BÉRÉNICE
unes comme les autres. En un mot, sans un
commentaire, sans une interprétation person-
nelle, analysons seulement la pièce avec une
scrupuleuse minutie.
I. Antiochus, roi de Comagène, pénètre
jusque dans le cabinet de l'empereur (i), et il
mort de son père Vespasien, Titus sent qu'un devoir nouveau
lui impose le sacrifice de son amour ; livré à la plus doulou-
reuse incertitude, il n'ose ouvrir son âme à Bérénice, qui s'at-
triste de sa froideur, mais n'en soupçonne pas la cause véri-
table. — Acte III. Décidé enfin à faire son devoir, Titus confie
Bérénice à Antiochus, qui la reconduira dans son royaume ;
mais Bérénice arrache à Antiochus le secret de Titus, s'étonne,
s'irrite et se désespère. — Acte IV. Ce violent désespoir de Béré-
nice ébranle la résolution de Titus qui la revoit et ne feut se
résoudre à la quitter. — Acte V. Enfin le sacrifice est accompli :
Bérénice partira, mais elle restera fidèle au souvenir de Titus,
et Antiochus n'a rien à espérer. »
Il y aurait là matière à bien des discussions : Bérénice est-elle
ou se croit-elle à la veille d'épouser l'empereur? — Titus sent-il
maintenant ou a-Uil senti dès la mort de son père quel devoir
lui était imposé ? — S'il n'a pu encore parler clairement à Bé-
rénice, est-ce vraiment par incertitude ? — Est-ce seulement
au troisième acte, qu'il est décidé enfin à faire son devoir ?
— Au quatrième acte, Titus, qui va recevoir le sénat au lieu
de courir auprès de Bérénice, semble-t-il ne pouvoir se résou-
dre à la quitter? etc. On verra plus loin quelle réponse je don-
nerais à ces diverses questions. Mais, dès maintenant, on
s'aperçoit que l'analyse sommaire de M. Hémon est influencée
par l'interprétation qu'il donne à la pièce et qu'en revanche
elle a pour résultat de confirmer cette interprétation.
(t) La Comédie-Française a repris cette année Bérénice, et
1 admirable talent de Mme Bartet m'a aidé à mieux comprendre
encore l'importance de son rôle. Mais pourquoi la mise en
l'action 179
envoie demander une entrevue secrète à la
reine Bérénice, « épouse en espérance » de
Titus. — Resté seul, il s'échappe en un mono-
logue : il aime la reine ; jadis, il y a cinq ans,
il lui en a fait l'aveu, mais elle lui a imposé un
éternel silence ; maintenant qu'il la voit sur
le point d'être impératrice, osera-t-il lui dire
qu'il l'aime toujours et la fuit ?Oui, sans doute:
au moins, elle le plaindra. — Son confident,
de retour, lui annonce que Bérénice va venir,
scène s'accorde-t-elle si mal avec le texte ? — Le « cabinet
superbe et solitaire », « dépositaire des secrets de Titus », où
l'empereur vient « se cacher à la cour », est une espèce de ves-
tibule entre ses appartements et ceux de la reine ; ce vestibule
n'est séparé que par des colonnes, d'une galerie, d'où l'on dé-
couvre le panorama de la ville ; et seuls quelques rideaux,
d'ailleurs relevés, permettraient d'éviter les yeux indiscrets,
mais non les oreilles. Le lieu ne convient nullement ni aux
confidences ni aux scènes intimes. — Quand Antiochus et
Arsace font leur entrée, ce cabinet « solitaire » est envahi par
des sénateurs, des gardes, une foule de figurants qui n'ont rien
à y faire. 11 faut que les deux orientaux, par une mimique sin-
gulière, — portant leurs mains à leurs lèvres et à leur cœur, —
donnent le signal du départ à tous ces fâcheux. Et, quand il
s'en sont allés l'un après l'autre, Antiochus, immobile, s'adresse à
Arsace immobile et lui dit : « Arrêtons un moment, etc » —
Enfin, dans ce cabinet où Bérénice a promis de venir « seule et
sans suite », elle entre, accompagnée non seulement de Phénice,
mais de cinq femmes. Ces femmes traversent la scène ; elles
vont s'asseoir en rond — comme pour jouer à pigeon-voie —
au delà des colonnes, au delà des rideaux toujours relevés, et
elles assistent ainsi à toute la conversation, si confidentielle, de
B4r4nice et d'Antiochus.
IOO BERENICE
se dérobant aux flatteurs qui l'accablent, car
le bruit court que Titus doit l'épouser le jour
même. Antiochus ordonne de tout préparer
pour son prochain départ, et il persiste dans
cette résolution, quoique le confident lui rap-
pelle l'amitié que Titus et Bérénice ont tous
deux pour lui, la naissance, la. longue durée,
la vivacité de cette affection, qui devrait le
retenir pour être témoin de leur bonheur. —
La reine paraît, tout heureuse de revoir son
ami, plus heureuse encore, parce que Titus,
jusqu'alors plongé dans le deuil imposé parla
mort de son père, songe de nouveau à elle,
qu'un de ses premiers actes a été d'agrandir les
États de son amie, et qu'il va, dit-on, la faire
impératrice. Antiochus alors avoue que son
amour d'autrefois dure encore, plus ardent que
jamais; il annonce que, par cette raison même,
il va s'éloigner d'elle pour toujours. Bérénice,
avec un mélange de sévérité et d'indulgence,
lui pardonne son audace, mais ne le retient
pas. — Lui parti, elle s'abandonne à sa joie,
repousse les craintes vagues qu'exprime sa
confidente, célèbre les mérites de Titus et court
prier le ciel pour lui.
II. Titus, inquiet et triste, fait mander le
roi de Comagène. — Resté seul avec son con-
l'action i 8 i
fident, il l'interroge : Que dit-on à Rome du
mariage annoncé entre Bérénice et l'empe-
reur ? Le confident, après quelques hésitations,
avoue que Rome y est hostile, non par haine
envers Bérénice, mais par haine envers la
royauté. Titus alors confesse qu'il attendait
cette réponse ; il aime Bérénice, mais la tradi-
tion et les lois lui interdisent de l'épouser ; il
a senti cette dure vérité dès le moment de la
mort de son père ; il n'a pas encore eu le cou-
rage de faire connaître sa résolution à la reine ;
mais il l'aura, et il va charger Antiochus, leur
ami commun, de ramener la reine en Orient.
Il exprime longuement sa douleur, son amour,
la rigueur de son devoir. — Bérénice est an-
noncée, au grand trouble de Titus. —Elle rap-
pelle son amour et sollicite doucement quel-
ques paroles de tendresse. Il répond tristement,
exprime son émotion en paroles entrecoupées,
nomme Rome, l'empire, puis sort brusque-
ment, incapable de s'expliquer davantage. —
Bérénice reste confondue: Qu'a-t-ellefait, qu'a-
t-elle dit qui ait pu déplaire à Titus ? Craint-il
de l'épouser? Mais non ! c'est qu'il a connu la
déclaration d'Antiochus ; il est jaloux : il est
donc amoureux, et la voilà rassurée.
III. Antiochus est enfin venu à l'appel de
l82 . BÉRÉNICE
Titus. L'empereur lui reproche amicalement
cette inexplicable tentative de fuite, mais n'en
demande point la cause, tout occupé d'autres
soucis. Il lui annonce, en effet, sa résolution de
quitter la reine, il le charge de la prévenir, de
la consoler, delà ramener jusqu'en Orient. —
La surprise d'Antiochus est grande. Son con-
fident lui persuade, non sans peine, que tout
ceci tournera à l'avantage de son amour ; il veut
le persuader aussi d'avertir la reine : le roi de
Comagène montre peu d'empressement à rem-
plir cette mission cruelle et qui lui convient si
mal. — Mais Bérénice survient, plus froide que
jamais à l'égard d'Antiochus. Lui, non sans
hésiter, pressé par la reine que ses réticences
ont inquiétée, il dit les volontés de l'empereur.
Elle refuse de le croire, soupçonne un piège,
le chasse et court chercher Titus lui-même.
— Antiochus, désespéré, veut partir ; il dit qu'il
part, mais il diffère jusqu'au soir, pour être
assuré du moins que Bérénice ne meurt pas
du coup qu'elle a reçu.
IV. Bérénice se désole. — Sa confidente lui
annonce l'arrivée de Titus et l'entraîne dans
ses appartements, pour cacher son désordre à
la foule qui accompagne l'empereur. — Titus
envoie annoncer sa visite à la reine. — Resté
l'action i 83
seul, il se consulte : Aura-t-il le courage néces-
saire? Il cherche à se tromper : Rome admet-
trait peut-être Bérénice ? Mais non, il ne peut
se décevoir lui-même : Rome a parlé claire-
ment ; il sait son devoir et il le fera. — Malgré
ceuxqui la veulent retenir, la reine se précipite.
Titus confirme les paroles d'Antiochus. En
vain Bérénice discute, rappelle tant de souve-
nirs et tant de serments, s'irrite, implore ; en
vain lui-même s'émeut-il et pleure : il est
décidé, quoi qu'il lui en coûte, à remplir son
devoir. Désespérée, elle le quitte, annonçant
qu'elle va mourir. — Une telle menace ébranle
Titus : il veut courir à elle ; les sages avis de
son confident lui rendent la force. — Antio-
chus lui donne un nouvel assaut et le supplie
de se rendre auprès de Bérénice prête à mou-
rir ; — les magistrats, les grands corps de
l'Etat viennent à son secours, en lui deman-
dant audience à cet instant même : malgré
Antiochus, l'empereur les va recevoir.
V. Le confident du roi de Comagène le cher-
che, — pour lui annoncer que Titus n'a pas
revu la reine et que les universelles félicitations
des magistrats et du peuple le lient davantage
à ses propres résolutions. — Mais Titus lui-
même annonce qu'il passe chez Bérénice. —
1 84 • BÉRÉNICE
Antiochus croit que l'empereur cède et toutes
ses espérances passagères l'abandonnent. —
Bérénice, indignée, refuse d'écouter les protes-
tations de Titus ; elle veut le fuir, quand il lui
arrache une lettre d'adieux, où elle annonçait
l'intention de se donner la mort. Titus fait en
hâte mander Antiochus et retient la reine. —
Il lui explique que, malgré tout, il restera fidèle
à son devoir ; il ne l'épousera pas ; il n'abdi-
quera pas; mais si elle meurt, il mourra. —
Antiochus, survenant alors, continue à croire
que les amants se sont réconciliés ; il se félicite
de la part qu'il a prise à cet heureux dénoue-
ment ; il avoue à Titus qu'il a été son rival ; il
fait des vœux pour tous deux ; et il va mourir,
espérant que cette mort donnera satisfaction
aux dieux et servira ses amis. Bérénice, émue
de ces deux sacrifices, s'élève au-dessus de sa
passion : elle renonce à Titus et lui promet de-
vivre ; elle ordonne à Antiochus de vivre, mais
sans espoir ; elle leur fait ses adieux. Et la
pièce se termine par le soupir d'Antiochus :
Hélas !
On voit aisément, et du premier coupd'œil,
qu'un certain genre d'action ne saurait être rai-
sonnablement cherché dans une tragédie ainsi
conçue et ainsi construite. Il n'y a rien ici —
l'action i 85
absolument rien — de ce qui constitue l'action
dans un mélodrame, dans un drame roman-
tique, dans les tragédies où Voltaire se flattait
d'améliorer Shakespeare, et même dans la plu-
part des tragédies de Corneille. Pas de meurtre
ni de suicide, par le poignard ou par le poison ;
pas de révolution ni de conspiration, ni même
de simple émeute ; pas d'arrivée inattendue
d'un personnage espéré ou redouté ; pas de
révélation d'un secret effroyable ou rassurant;
pas de méprise et pas de reconnaissance. Racine
s'est même interdit les oracles, les prédictions,
les songes, si aisément admis par ses contem-
porains ou par lui-même en d'autres occasions.
Il n'a pas voulu, quoique le sujet s'y prêtât,
faire intervenir sur la scène les consuls, les
magistrats ou le peuple, et il a laissé à Voltaire
la gloire, — si gloire il y a, — de montrer pour
la première fois au public français une séance
du sénat enlaticlave (i). A moins que, par une
extension abusive du terme, on ne veuille voir
un événement dans l'erreur d'Aniiochus, qui
interprète comme une démarche de réconcilia-
tion l'entrevue où doit au contraire se consom-
mer la rupture.il n'a pas mis dans cette œuvre
(i) Dans Rome sauvée.
1 86 BÉRÉNICE
dramatique un seul événement. Au sens ma-
tériel du mot, évidemment il n'y a pas d'action
dans Bérénice.
Mais il y a une autre façon d'entendre
l'action ; et c'est la seule vraie pour ceux
qui demandent au théâtre autre chose que
l'intérêt de la curiosité ou le plaisir de la sur-
prise. Pour ceux-là, les événements ne sont
qu'une manifestation, ou une cause, ou un
effet, ou une occasion tout au moins : mani-
festation, cause, effet, occasion des sentiments
et des passions, qui seuls ont une valeur vraie
et seuls constituent le fonds essentiel de la
pièce. Ce à quoi ils s'attachent, c'est aux luttes
que les passions se livrent entre elles jusqu'à
ce que l'une d'elles triomphe, aux luttes que la
passion livre au devoir ou à la raison jusqu'à
ce qu'elle les soumette ou s'y soumette ; c'est
à la marche naturelle, à l'évolution d'un senti-
ment qui s'exaspère peu à peu jusqu'à ce qu'il
éclate avec une force irrésistible, qui s'atténue
lentement jusqu'à l'apaisement volontaire ou
résigné ; c'est aux brusques revirements
d'âmes, aux révolutions morales dont le poète
fait comprendre la cause cachée et qu'il sait
rendre vraisemblables : en un mot, c'est à l'ac-
tion intérieure et toute psychologique. Cette
l'action 187
action-là, — la seule qui puisse exister dans
Bérénice, — c'est à nous de voir maintenant si
Racine a su l'y mettre.
Il nous faut donc analyser — pour chercher
en eux ces luttes, ces évolutions ou ces révo-
lutions de sentiments — les trois personnages
de la pièce.
Car, en réalité, ils ne sont que trois.
On me permettra sans doute de négliger
Rutile; et, quant aux confidents, ou ils sont
négligeables eux aussi, ou, lorsqu'ils ne le sont
point, ils ne font qu'un avec leurs maîtres. En
effet, dans un certain nombre de scènes, Paulin,
Arsace ou Phénice, jouent le rôle de simples
« utilités ». Ils sont là pour porter des mes-
sages, pour rendre de menus services, et sur-
tout pour fournir la réplique à Titus, Antiochus
ou Bérénice, de manière à diminuer le nombre
des monologues : alors ils n'ont ni personna-
lité ni vie. Parfois, au contraire, ils semblent
sortir de leur effacement; ils ne parlent point
seulement pour fournir à leur interlocuteur
l'occasion de dire quelque chose, mais pour
dire quelque chose eux-mêmes. Alors ils
sont, en réalité, comme un « double » de leur
maître: ils personnifient, — ils « extériorisent»,
comme dirait un philosophe, — cequ'ily a dans
I 88 BÉRÉNICE
l'àme de ces maîtres, de pensées, de sentiments
subconscients, utiles à mettre en lumière, ou
bien ce qu'il y a de pensées, de sentiments
trop conscients, pénibles pour eux et qu'il
importe de leur rappeler sans cesse. Paulin,
c'est, en dehors de Titus, cette voix intérieure
qui crie son devoir à l'empereur romain ",
Arsace, c'est, en dehors d'Antiochus, ces trom-
peuses espérances dont sa raison se défend. en
vain et qui pour quelques instants le séduisent
à chaque fois ; Phénice, c'est, en dehors de
Bérénice, ces pressentiments vagues, qu'elle
repousse d'un ton triomphant et que néan-
moins, tout au fond d'elle-même, elle avait dû
éprouver pendant ces huit jours de deuil.
Est-ce dans l'àme d'Antiochus que nous
trouverons cette action psychologique qu'il
nous faut découvrir? Évidemment non. Il est
visible que, des trois héros de la pièce, il est le
seul qui reste toujours au second plan, et par
conséquent le poète n'a pu être assez mala-
droit pour en faire le personnage agissant de
sa tragédie. D'ailleurs, il suffit d'examiner ses
sentiments. — Il peut y avoir conflit entre eux,
il n'y a pas lutte. Dès le début, Antiochus aime
Bérénice d'amour, il aime Titus d'amitié. Au-
cune de ces deux affections contradictoires n'é-
l'action 189
branle l'autre ; il n'en veut sacrifier aucune. Au
contraire, par un singulier concours de circons-
tances, il lui est toujours permis de concilier
ces deux tendresses en apparence inconci-
liables : s'il espère, il ne devient pas l'ennemi
de Titus, puisque ses espérances sont nées de
la renonciation de Titus à l'amour de Béré-
nice ; s'il désespère et se dévoue en essayant
de réunir l'empereur et la reine, ce dévoue-
ment lui est inspiré par son amitié pour l'un
presque autant que par son amour pour l'autre ;
enfin l'issue dernière fait disparaître pour tou-
jours cette rivalité qui aurait pu à la longue
nuire à l'amitié des deux hommes. — Il n'y a
pas davantage évolution ni révolution de senti-
ments. D'un bout à l'autre, Antiochus reste le
même et envers Titus et envers Bérénice ; ni
sonamitiéni sonamour n'augmentent, ne dimi-
nuent, ne se transforment; s'il pense à mourir,
ce n'est pas que rien soit changé dans son cœur,
c'est au contraire qu'il s'aperçoit que rien ne
peut changer désormais ; s'il se résigne, c'est
que, grâce au sacrifice de la reine, l'amour et
l'amitié sont enfin conciliables dans son âme.
Ainsi ballotté sans cesse, par les résolutions
des autres, de la tristesse à la joie, du déses-
poir à la résignation, sans qu'il puisse lui-
6'
I90 BÉRÉNICE
même agir pour lui, sans que son bonheur et
son malheur dépendent de sa volonté ou de
ses efforts, il reste un personnage secondaire.
Il est la victime, non le héros de l'action ; il
en subit les contre-coups et elle se passe tout
entière hors de lui.
Est-ce donc dans l'àme de Titus que nous
la trouverons ? Nous l'avons vu, tous les cri-
tiques le pensent. J'ose avouer pourtant que
je n'en crois rien.
En réalité, au moment où la pièce s'ouvre,
— c'est-à-dire avant même que Titus ait
paru sur la scène, — la lutte de l'amour et du
devoir est déjà terminée en lui, et sa résolu-
tion définitive est prise. Sa décision s'est
imposée à lui huit jours auparavant, dans
l'instant qui a suivi la mort de son père. Dès
le premier acte, nous pouvions le pressentir,
nous qui n'avons point pour nous tromper
les mêmes raisons que Bérénice. Quand elle
dit:
Ce long deuil que Titus imposait à sa cour
Avait, même en secret, suspendu son amour ;
Il n'avait plus pour moi cette ardeur assidue
Lorsqu'il passait les jours attaché sur ma vue;
Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux,
Il ne me laissait plus que de tristes adieux ;
L ACTION 191
nous devinons vaguement qu'il y a là autre
chose que le chagrin de la mort d'un père ;
nous voyons que Bérénice se rassure bien
vite ; et nous voyons que sa confidente est
moins rassurée. D'ailleurs Titus lui-même, dès
qu'il paraît (au second acte), nous atteste que
sa résolution était depuis longtemps arrêtée :
Mais à peine le ciel eut rappelé mon père,
Dès que ma triste main eut fermé sa paupière,
De mon aimable erreur je fus désabusé ;
Je sentis le fardeau qui m'était imposé ;
Je connus que bientôt, loin d'être à ce que j'aime,
Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même ;
Et que le choix des dieux, contraire à mes amours,
Livrait à l'univers le reste de mes jours.
Il est vrai que depuis ce moment il n'a point
encore fait connaître son dessein. Mais ce
n'est pas que sa volonté chancelle, c'est qu'il
n'a pas le courage de voir la douleur de son
amie et qu'il diffère le plus longtemps pos-
sible de la frapper d'un coup si rude. Il n'est
pas en proie à l'indécision, il est seulement
retardé par la pitié :
Résolu d'accomplir ce cruel sacrifice,
J'y voulus préparer la triste Bérénice :
Mais par où commencer? Vingt fois, depuis huit jours,
J'ai voulu devant elle en ouvrir le discours ;
IQ2 BÉRÉNICE
Et, dès le premier mot, ma langue embarrassée
Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.
Une telle situation ne saurait durer toujours.
Puisque Bérénice, trop confiante, n'a point,
comme Titus l'espérait, « pressenti leur com-
mun malheur » et ne lui épargne pas ainsi une
partie de sa tâche, il doit parler, il parlera. Le
matin même, il a « rappelé sa constance » ; il
s'est imposé de rompre le silence ce jour-là ; la
première démarche que nous lui voyons faire,
c'est demander l'ami commun qui doit conso-
ler, soutenir, accompagner la bannie: le renvoi
de Bérénice est donc bien décidé dans sa pensée,
et tout combat véritable terminé. Si, l'instant
d'après, il interroge Paulin, ce n'est pas qu'il
en attende un argument décisif pour mettre
un terme à des incertitudes qui subsisteraient
encore en lui. Il sait très bien quelle réponse
il va recevoir : il la provoque, il la veut. Les
paroles vagues et complaisantes qui — s'il
hésitait vraiment encore — l'encourageraient à
garder Bérénice, il ne les écoute point, il ne
s'en empare point pour se tromper lui-
même. Au contraire, dans une noble et grave
semonce, il rappelle à Paulin le devoir de sin-
cérité que lui impose l'amitié confiante de son
l'action t 93
empereur. Quand il a obtenu la vérité près-
sentie, attendue, exigée, il explique comment
il l'avait lui-même découverte ; qu'il s'était
décidé par sa volonté propre à faire son devoir ;
qu'il voulait seulement, par le témoignage d'un
autre, se confirmer dans une résolution déjà
prise :
Mon cœur en ce moment ne vient pas de se rendre;
Si je t ai fait parler, si j'ai voulu t'entendre,
Je voulais que ton zèle achevât en secret
De confondre un amour qui se tait à regret.
Bérénice a longtemps balancé la victoire;
Et si je penche enfin du côté de ma gloire,
Crois qu'il m'en a coûté, pour vaincre tant d'amour,
Des combats dont mon cœur saignera plus d'un jour.
Il ne dissimule donc pas le prix que lui a coûté
sa victoire ; mais sa victoire est certaine.
A ce moment Bérénice survient. L'empereur
hésite à la recevoir ; il lui répond en paroles
entrecoupées ; il la fuit sans pouvoir s'expliquer
ouvertement. Est-ce donc qu'il soit encore ou
qu'il redevienne irrésolu ? Nullement. Ce n'est
pas le courage de prendre une résolution qui
lui manque : elle est prise; c'est seulement le
courage de faire lui-même, en sa présence,
souffrir ce qu'il aime. Aussi, quand Bérénice
n'est plus en face de lui, qu'il ne voit plus son
1 94 BÉRÉNICE
visage et ses yeux, qu'il n'entend plus sa voix,
il parle — avec tristesse, mais avec fermeté. Le
roi de Comagène « soulagera le tourment d'un
amant interdit » ; il épargnera au cœur de
Titus un si pénible « éclaircissement » : c'est
lui qui sera le messager de la triste nouvelle.
Mais c'est alors, comme il est naturel, que
l'àme de Titus est le plus déchirée : son énergie
est épuisée par un si grand effort, et il sait que
la reine, en cet instant même, est plongée dans
cette angoisse dont il était, à l'avance, si pro-
fondément ému. Si vraiment il y avait encore
place dans son cœur pour une lutte entre le
/ devoir et l'amour, c'est alors qu'on le verrait
céder et revenir sur ses résolutions ; c'est alors
qu'il aurait d'irrésistibles retours de tendresse,
c'est alors qu'il courrait auprès de Bérénice
pour lui jurer qu'il l'aime et la veut conserver
— dût-il plus tard se démentir encore. Il ne
fait rien de tout cela. Sans doute Racine ne lui
I prête point l'insensibilité brutale du jeune
o Horace; il ne lui attribue pas cette volonté
| aveugle et sourde des héros cornéliens, àpre-
ment tendue à maintenir ses décisions pre-
mières : « loin de nous, ces héros sans huma-
nité ! » Mais, quand il nous dépeint son trouble,
sa tristesse, son agitation, il a bien soin d'éviter
l'action iq5
aux spectateurs toute méprise : c'est tout de
suite, séance tenante, que nous voyons Titus
confirmer encore ses résolutions.
Par trois fois la situation se renouvelle, et
nous assistons à ce qu'on pourrait appeler en
langage chrétien la « tentation » de Titus ;
trois fois il est victorieux, trop vite et trop
facilement pour que nous puissions avoir le
temps de craindre sa défaite. D'abord il lui
faut parler à Bérénice, avertie et désolée. A
l'avance il se représente ce que sera cette
scène cruelle, et son cœur en frémit. Une
pensée alors se glisse malgré lui dans son
esprit : Qui sait? Elle a tant de vertus et
tant d'amour; ne serait-il pas possible...?
Mais, tout de suite, il chasse ces vaines sug-
gestions de sa tendresse ; il réfute les futiles
raisons que sa passion lui inspire ; il se les
reproche amèrement :
Ah! lâche, fais l'amour et renonce à l'empire !
Et c'est ainsi qu'irrité contre lui-même ' et
contre sa faiblesse, il n'en a que plus de force
pour affronter Bérénice. Elle pleure, elle
implore, elle rappelle le passé, elle atteste son
amour et les serments qu'elle a reçus. Mais
I96 BÉRÉNICE
lui, quoiqu'il pleure et gémisse avec elle, il ne
laisse point son émotion dompter sa volonté. /
Qui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire,
Je frémis. Mais enfin, quand j'acceptai l'empire,
Rome me fit jurer de maintenir ses droits,
Il les faut maintenir.
Bérénice sort en menaçant de « verser son
sang » dans le palais même. Une seconde fois
l'empereur s'émeut. Il veut la suivre, courir à
son secours, sans songer à quoi une telle
démarche l'engage et que c'est un premier pas.
Mais il n'y a là qu'une velléité rapide. Une
exclamation de Paulin : « Quoi, Seigneur! »
suffit à le retenir, et il s'excuse de cet égare-
ment passager :
Je ne sais, Paulin, ce que je dis,
L'excès de la douleur accable mes esprits.
Une troisième fois enfin, son trouble se
renouvelle. Antiochus annonce que la reine
expire et il supplie Titus de l'aller voir, de
« sauver tant de vertus, de grâce, de beauté ».,
Mais, avant qu'il ait eu même le temps de
débattre en son cœur sa résolution, une inter-
vention qu'il dit et croit « providentielle »,
L ACTION 197
montre clairement son devoir à l'empereur : il
sort, et du côté où Bérénice n'est point.
Ainsi, à trois reprises, il n'y a pas eu lutte
véritable, hésitation, délibération et choix ; il
n'y a eu, vers la femme aimée, que des mou-
vements tout instinctifs, des impulsions irré-
fléchies, trop vite réprimées pour qu'on ne
sente pas combien est désormais assurée la
volonté de l'empereur. On connaît la profon-
deur et la richesse de l'analyse psycholo-
gique dans les tragédies de Racine : n'est-il
pas évident que s'il eût voulu mettre l'intérêt
de sa pièce dans la peinture des irrésolutions
de Titus, il aurait bien autrement développé
de telles scènes, et qu'il en eût su tirer des
péripéties naturelles et touchantes ?
Enfin, dans une dernière entrevue, Titus
cherche Bérénice pour « calmer ses déplaisirs ».
Il ne lui cache point l'excès de son trouble et
la honte qu'il ressent d'avoir vu sa « vertu » si
incertaine, son âme si abattue qu'il a besoin de
se chercher et de se reconnaître. Mais en même
temps, avec une noble fermeté, il lui interdit
toute espérance :
Ne vous attendez point que las de tant d'alarmes,
Par un heureux hymen je tarisse vos larmes.
En quelque extrémité que vous m'ayez réduit,
1 98 BÉRÉNICE
Ma gloire inexorable à toute heure me suit :
Sans cesse elle présente à mon âme étonnée
L'empire incompatible avec votre hyménée,
Me dit qu'après l'éclat et les pas que j'ai faits,
Je dois vous épouser encor moins que jamais.
Oui, Madame; et je dois encore moins vous dire
Que je suis prêt pour vous d'abandonner l'empire,
De vous suivre, et d'aller, trop content de mes fers,
Soupirer avec vous au bout de l'univers...
Bérénice n'a plus qu'à accepter la responsa-
bilité de la mort de Titus, ou à se résigner à
vivre séparée de lui : elle ne peut attendre
autre chose.
Ainsi, les « combats » dont parle l'empereur
lui-même ne peuvent laisser le spectateur
indécis : l'issue en est trop prévue d'avance.
On sent trop bien — avec l'un de ceux que
leur interprétation de la pièce devrait pour-
tant incliner à l'opinion contraire, avec Sainte-
Beuve — qu' « au fond Titus n'a jamais
hésité » ; on sent avec quelle netteté Racine
« a rendu énergiquement cette stabilité héroï-
que de l'âme à travers tous les orages et n'a
voulu laisser aucun doute sur ce qui demeure
possible ». Si Bérénice est un drame et qu'elle
/ait une action, si cette action, tout intérieure,
(consiste en une lutte des sentiments intimes
Id'un ou de plusieurs personnages, on ne peut
l'action 199
assurément chercher ni cette action ni cette
lutte dans l'âme meurtrie mais inébranlée de
Titus.
Et Ton n'y peut chercher davantage ni
une lente évolution ni une brusque révolution
de ces mêmes sentiments. Comme Antiochus,
l'empereur se maintient dans un pareil état
d'esprit, au début, pendant le cours et à la fin de
la tragédie. D'un bout à l'autre il aime Béré-
nice, il souffre de la quitter, il voit cependant
qu'il la faut quitter et il est résolu à le faire :
ni soi* amour ni sa soumission au devoir
n'augmentent, ne diminuent ou ne se trans-
forment. Enfermé dans un dilemme terrible :
trahir Rome ou perdre celle qu'il aime en s'in-
fligeant et en lui infligeant les plus cruelles
douleurs, jamais il n'envisage sérieusement la
première alternative, jamais il ne cesse de
vouloir la seconde, en dépit de tout. Si enfin
il aperçoit une troisième issue, si la mort lui
paraît une solution et une délivrance, ce n'est
pas que rien soit changé dans sa résolution,
c'est qu'il y voit au contraire une autre façon
de la réaliser. Il y a là une logique du déses-
poir semblable à celle avec laquelle Andro-
maque médite aussi son suicide, — mais
avec cette différence que Titus auparavant ne
200 BERENICE
paraîtra point se démentir et qu'en apparence
même il ne fléchira point. Héros immuable,
jl même s'il semble parfois osciller, il ne varie
jamais. Cette immobilité fait que l'action de la
pièce ne peut être en lui.
En qui donc peut-elle être enfin, — sinon en
Bérénice et en Bérénice seule?
C'est chez elle que nous trouverons ce que
nous avons vainement cherché dans les deux
autres personnages : une lutte morale, — puis-
que son amour engage un combat désespéré
contre Rome, sa véritable rivale, contre la
haine des Romains pour la royauté, contre le
sentiment du devoir qui anime Titus; une
évolution morale — puisqu'il lui faut, à
travers tant d'émotions, passer de l'espérance
sereine à l'inquiétude, de l'inquiétude à la
douleur, au désespoir, à la colère, de la
colère à l'admiration, à l'acceptation volontaire
d'une séparation si longtemps repoussée. Par
Bérénice seule il y a une action, puisque la
révolte de son cœur forme le nœud, que les
mouvements de son cœur forment les péri-
péties, que la résignation de son cœur
forme le dénouement du drame.
Avant même que Bérénice paraisse, nous
savons qu'elle est « épouse en espérance de
L ACTION 20 1
Titus », et ses premières paroles nous le con-
firment : elle fait allusion à l'honneur que le
ciel lui « présage ». Interrogée par Antiochus,
qu'une telle nouvelle afflige, elle confirme le
bruit public : Titus, en ce moment même,
agrandit son royaumeet la couvre d'honneurs ;
elle l'attend, pour entendre de sa bouche un
titre plus doux encore :
Et, si de ses amis j'en dois croire la voix,
Si j'en crois ses serments redoublés mille fois,
Il va sur tant d'Etats couronner Bérénice,
Pour joindre à plus de noms le nom d'impératrice.
Il m'en viendra lui-même assurer en ce lieu.
Peu s'en faut qu'elle ne se croie déjà sur le
trône; c'est déjà d'un ton d'impératrice qu'elle
répond à la déclaration repoussée :
Seigneur, je n'ai pas cru que, dans une journée
Qui doit avec César unir ma destinée,
11 fût quelque mortel qui pût impunément
Se venir à mes yeux déclarer mon amant...
Et quand l'infortuné est sorti, avec quel
égoïsme de femme éprise elle se hâte d'oublier
le malheur d'un ami si fidèle ; avec quel enivre-
ment elle savoure le souvenir de cette « nuit
enflammée » où son amant a brillé aux yeux
de tous, où elle a cru voir le monde entier
202 BÉRÉNICE
amoureux de Tituscomme elle l'est elle-même ;
avec quelle passion elle intéresse les dieux à
son amour et veut unir ses vœux aux vœux
que l'univers forme pour l'empereur; avec
quelle joie elle se promet de lui faire la douce
surprise de le chercher « sans être attendue»;
mais avec quelle sécurité, surtout, elle re-
pousse les craintes de Phénice :
Le temps n'est plus, Phénice, où je pouvais trembler.
Titus m'aime ; il peut tout ; il n'a plus qu'à parler,
Il verra le sénat m'apporter ses hommages,
Et le peuple de fleurs couronner ses images.
Rien ne trouble son bonheur et son espérance :
elle s'y abandonne tout entière.
Mais nous, nous avions entendu les paroles
de Phénice, et elles sonnent encore à notre
oreille :
Titus n'a point encore expliqué sa pensée.
Rome vous voit, Madame, avec des yeux jaloux :
La rigueur de ses lois m'épouvante pour vous.
L'hymen chez les Romains n'admet qu'une Romaine ;
Rome hait tous les rois; et Bérénice est reine.
Nos pressentiments sont bientôt confirmés.
Nous apprenons de Titus lui-même qu'il a
résolu de se séparer pour jamais de la reine.
l'action 2o3
La pièce dès lors serait finie, ou plutôt il n'y
aurait point de pièce, si Bérénice devait con-
sentir : c'est sa résistance prévue qui explique
les retards de Titus et le secours qu'il demande
au roi de Comagène. Et la voici qui paraît,
toujours pleine de ses illusions heureuses.
Elle remercie l'empereur des honneurs dont
il l'a comblée, mais bien plus encore elle
lui demande quelque protestation nouvelle,
quelque douce parole d'amour. L'embarras, la
froideur de Titus l'étonnent. Son cœur aveuglé
ne devine rien pourtant : elle s'explique cette
tristesse par la piété filiale ; et alors, sans le
moindre soupçon, elle tombe tout juste sur
l'argument qui doit empêcher Titus de parler :
Vous regrettez un père : hélas, faibles douleurs !
Et moi (ce souvenir me fait frémir encore)
On voulait m'arracher à tout ce que j'adore,
Moi, dont vous connaissez le trouble et le tourment
Quand vous ne me quittez que pour quelque moment;
Moi, qui mourrais le jour qu'on voudrait m'interdire
De vous...
Ce discours, en effet, ôte tout courage à l'em-
pereur ; il ne sait que dire, il balbutie, il fuit
enfin : ce sont les paroles de Bérénice et ses
sentiments qui produisent dans l'action cette
péripétie.
204 BÉRÉNICE
La reine reste interdite. Elle se demande
quel est ce mystère, si peut-être elle a déplu
à Titus, quelle faute elle a commise :
... N'ai-je rien dit qui lui puisse déplaire ?
Que sais-je ? j'ai peut-être avec trop de chaleur
Rabaissé ses présents, ou blâmé sa douleur.
Elle entrevoit le véritable obstacle :
N'est-ce point que de Rome il redoute la haine?
Il craint peut-être, il craint d'épouser une reine?
Hélas 1 s'il était vrai...
Une telle idée lui est si terrible qu'elle la
repousse bien vite, elle ne veut pas l'admettre,
elle se rassure. Avec l'ingéniosité de la pas-
sion, elle imagine aussitôt quelque prétexte à
se tromper elle-même :
...Mais, quand je m'examine,
Je crois de ce désordre entrevoir l'origine.
Phénice, il aura su tout ce qui s'est passé :
L'amour d'Antiochus l'a peut-être offensé...
Elle s'attache à cette supposition ; elle rit
de « ce léger soupçon facile à désarmer » ;
elle y voit un motif nouveau de se réjouir,
puisque c'est une nouvelle preuve d'amour:
Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.
L ACTION 20?
Ainsi, son inquiétude a duré bien peu ;
mais pourtant, tout au fond d'elle-même, il
lui en doit rester quelque chose : sa belle con-
fiance a reçu la première atteinte.
Titus charge le roi de Gomagène de signi-
fier à Bérénice les volontés de Rome; et An-
tiochus est son rival, et ce rival vient de
hasarder une déclaration après laquelle il lui
est interdit de paraître devant la reine ! Ainsi
l'action se complique. Elle se complique, on
le voit, par le fait de Bérénice : c'est son aveu-
glement, c'est son obstination à ne point com-
prendre, ce sont ses manifestations récentes
d'amour heureux et confiant, qui forcent Titus
à recourir à un intermédiaire.
Lorsque Bérénice aperçoit Antiochus, elle
le reçoit avec froideur :
i f
Hé quoi! seigneur! vous n'êtes point parti
La question est peu aimable ; mais c'est que
la reine garde rancune à ce trouble-fête, qui
fut un sujet de brouille entre Titus et elle,
à ce malencontreux amoureux dont la décla-
ration intempestive est cause — croit-elle —
que l'empereur, jaloux, F « évite » depuis quel-
que temps. Mais bien vite elle le rappelle et
BÉRÉNICE 6**
206 BÉRÉNICE
le retient : elle a deviné dans ses paroles
quelques réticences; et aussitôt elle s'alarme
— preuve évidente qu'elle n'a pu reconquérir
sa sécurité première. C'est une enquête
fébrile et passionnée.
... Oh ciel! quel discours! Demeurez.
Prince, c'est trop cacher mon trouble à votre vue.
Vous voyez devant vous une reine éperdue,
Qui, la mort dans le sein, vous demande deux mots.
Vous craignez, dites-vous, de troubler mon repos;
Et vos refus cruels, loin d'épargner ma peine,
Excitent ma douleur, ma colère, m,a haine.
Seigneur, si mon repos vous est si précieux,
Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux,
Eclaircissez le trouble où vous voyez mon âme.
Que vous a dit Titus ?
En vain Antiochus résiste. Elle l'interroge,
elle le presse, elle ordonne et menace. Il parle.
Elle n'en peut croire ses oreilles ; elle s'écrie :
Nous séparer ! Qui ? moi ? Titus de Bérénice?
Elle s'afflige et soupire. Puis son amour se
révolte : ce n'est pas vrai ; on la trompe, il y
a là un piège. Elle insulte et chasse le messa-
ger de mensonge : elle veut entendre et voir
Titus lui-même. Mais, malgré ses efforts, elle
comprend bien qu'Antiochus a dit vrai :
L ACTION 207
Hélas ! pour me tromper je fais ce que je puis.
L'action marche toujours : cette vérité,
naguère entrevue et repoussée, est maintenant
aveuglante ; le seul espoir qui subsiste, c'est
que Titus n'ose point la confirmer ou que
peut-être, changeant de résolution, il la
change aussi en un mauvais rêve.
Bérénice attend l'empereur. Le temps de
cette attente lui paraît éternel ; elle s'agite
languissante, abattue, indignée. Et pourtant il
lui reste quelque espérance : peut-être ses
pleurs, ses gémissements, sa perte certaine,
sa mort toute prête « ramèneront-elles » l'in-
grat. En vain sa confidente l'entraîne. Bientôt
après, elle s'échappe de ses mains et court où
est Titus. Elle veut entendre de sa bouche la
décision fatale :
Eh bien, il est donc vrai que Titus m'abandonne ?
Il faut nous séparer! et c'est lui qui l'ordonne !
Sa première pensée est de lutter. Elle rap-
pelle tous ses titres à l'amour de Titus. Pour-
quoi l'a-t-il aimée, pourquoi l'a-t-il entraînée à
l'aimer, puisqu'il connaissait les lois de Rome ?
Pourquoi ne l'a-t-il pas renvoyée quand l'em-
pereur son père le lui ordonnait : du moins
208 BÉRÉNICE
elle eût pu accuser un autre de son malheur?
Pourquoi a-t-il attendu d'être le maître et
qu'elle se crût si assurée de son « bonheur
immortel » ? Comme il résiste, invoquant sa
gloire, elle s'irrite et se dit prête à le quitter :
Eh bien, régnez, cruel, contentez votre gloire :
Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D'un amour qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle,
M'ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j'ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n'écoute plus rien : et, pour jamais, adieu...
Puis un revirement se produit en elle : ce
mot « pour jamais », ce mot « cruel », si
« affreux quand on aime », l'a frappée au
cœur. Sera-t-il possible
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
N'y aurait-il pas un moyen de ne pas se
séparer? En renonçant à l'hymen interdit,
Bérénice ne pourrait-elle rester à Rome,
auprès de son Titus? Vain espoir : Titus ne
peut admettre ce subterfuge dangereux, s'ex-
poser à une lutte sans cesse renaissante, offen-
L ACTION 209
ser les Romains et se voir réduit à verser leur
sang. Bérénice alors s'abandonne à son déses-
poir et à sa colère. Titus est un barbare et un
ingrat. La situation humiliante qu'elle implo-
rait naguère, elle n'en veut plus; elle n'en a
jamais voulu; elle voulait seulement voir jus-
qu'où l'empereur pousserait la cruauté :
Qui? moi? j'aurais voulu, honteuse et méprisée,
D'un peuple qui me hait soutenir la risée ?
J'ai voulu vous pousser jusques à ce refus.
C'en est fait. Elle mourra pour punir l'infi-
dèle : son vengeur sera le cœur même de
Titus :
Je sais que tant d'amour n'en peut être effacée ;
Que ma douleur présente et ma bonté passée,
Mon sang qu'en ce palais je veux même verser,
Sont autant d'ennemis que je vais vous laisser ;
Et sans me repentir de ma persévérance,
Je me remets sur eux de toute ma vengeance.
Adieu.
La scène décisive, la « scène à faire » est faite.
Titus a laissé partir Bérénice ; rappelé par
Antiochus, il ne cède point. Si la pièce n'est
que la séparation des deux amants, la pièce
est finie. — Mais elle n'est pas finie, parce que
l'on n'a point vu s'achever cette évolution
6...
2IO BÉRÉNICE
morale de l'àme de Bérénice, en quoi Racine a
fait consister l'action de son drame.
En effet, Bérénice reparaît dans le même état
d'esprit que nous l'avons vue sortir. Elle
déclare qu'elle veut quitter Rome, et sur
l'heure ; qu'elle n'entendra pas plus longtemps
la « joie cruelle » du peuple ; qu'elle ne verra
pas plus longtemps ces lieux où tout lui rap-
pelle des espérances mortes. Elle refuse d'écou-
ter Titus ; elle le renvoie à ce sénat où il a fait
applaudir sa cruauté. Elle a peur, au fond, de
se laisser attendrir ; car elle veut rester per-
suadée que Titus est un ingrat, qu'il la « perd
sans regret ». Cette, pensée lui donnera la
force de poursuivre froidement sa vengeance,
de se tuer, afin de laisser à l'amant qui l'aban-
donne d'amers souvenirs et des remords
amers. Mais Titus lui arrache sa lettre d'adieux
et découvre ses intentions. Il la retient alors et
la force d'écouter. Dans un noble et touchant
discours, il lui laisse voir de quelle torture il
est déchiré ; mais il montre en même temps
combien impérieusement « sa gloire inexo-
rable » le lie. Un seul moyen lui reste de
donner à Bérénice — sans forfaire à son devoir,
sans trahir Rome, sans en démentir les louanges
— une preuve irréfutable de son amour : si elle
L ACTION 211
meurt, si elle ne promet point de ne pas atten-
ter à ses jours, il mourra. La reine est déjà
ébranlée : elle ne s'indigne plus, elle soupire :
« hélas! » et la colère fait place à l'attendris-
sement.
Mais voici que survient Antiochus. Spon-
tanément, il avoue à Titus les torts invo-
lontaires qu'il a eus envers lui. Pour les expier;
pour trouver une issue à la situation inextri-
cable dans laquelle il se débat, ne pouvant ni
être aimé, ni cesser d'aimer; pour faire aux
dieux une offrande qui compense la félicité de
ses amis ; il va chercher la mort, heureux du
moins d'avoir pu — comme il le croit — rame-
ner son rival aux bras de Bérénice. C'en est
trop. Tant de sacrifices, ce double dévoue-
ment, cette certitude que les deux hommes
qui l'aiment et surtout celui qu'elle aime remet-
tent leur vie entre ses mains et sont prêts à
lui en faire le don absolu, par-dessus tout
cette assurance où elle est désormais que Titus
ne l'a jamais plus chérie qu'à l'heure où il la
quitte : tout cela remplit son àme d'une admi-
ration profonde et la rassérène. Dans une ému-
lation d'héroïsme, elle s'élève à leur hauteur.
Puisque tout dépend d'elle ; puisque sa rési-
gnation seule peut adoucir le chagrin de son
2 I 2 BÉRÉNICE
amant, lui rendre et rendre à leur ami le cou-
rage de vivre ; puisqu'elle est vraiment aimée
enfin, elle se résignera.
Princes trop généreux,
En quelle extrémité me jetez-vous tous deux...
(A Titus.)
... J'aimais, Seigneur, j'aimais : je voulais être aimée.
Ce jour, je l'avouerai, je me suis alarmée :
J'ai cru que votre amour allait finir son cours.
Je connais mon erreur, et vous m'aimez toujours...
... Je crois, depuis cinq ans jusqu'à ce dernier jour,
Vous avoir assuré d'un véritable amour.
Ce n'est pas tout : je veux en ce moment funeste,
Par un dernier effort couronner tout le reste.
Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
Adieu, Seigneur, régnez : je ne vous verrai plus...
(A Antiochus.)
... Vivez et faites-vous un effort généreux.
Sur Titus et sur moi réglez votre conduite.
Je l'aime, je le fuis ; Titus m'aime, il me quitte.
Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers.
Adieu.
Tout est fini par ce consentement; et la tra-
gédie, que seule a prolongée la résistance de
Bérénice, se termine quand Bérénice s'est
résignée.
Ainsi, c'est toujours Bérénice qui conduit
toute l'action ; c'est elle dont la volonté — ou
I plutôt ..l'amour — soulève les obstacles pour
retarder le dénouement, les supprime pour
l'action 2 I 3
l'amener. D'un bout à l'autre, la pièce entière
est dominée par elle ; et s'il fallait donner un
sous-titre à chacun des cinq actes, son nom y
reparaîtrait sans cesse. Le premier acte, c'est ^
L'illusion de Bérénice ; le second acte : Les
premières inquiétudes de Bérénice ; le troi-
sième acte : La vérité connue de Bérénice ; le^
quatrième : Le désespoir de Bérénice ; le cin-
quième enfin : La résignation de Bérénice.
Alors que les deux autres héros restent d'un
bout à l'autre immuables dans leur situation
première et dans leur premier état d'esprit,
elle seule change, elle seule passe par une série
naturelle, graduée, logique, de sentiments
variés, avec lesquels l'action progresse jusqu'à
son dénouement.
Je le sais bien : l'interprétation que je pro-
pose ici a contre elle l'opinion courante. Mais
elle me paraît avoir en sa faveur l'avis de
Racine lui-même.
J'en ai pour preuve le titre de sa pièce. En
effet, il lui est arrivé parfois de mettre
en tête de ses tragédies le nom du personnage
dont la mort fait le dénouement, même si
ce personnage n'y joue pas au fond le rôle es-
sentiel et principal : c'est le cas de Baja^et
par exemple, et plus encore de Britannicus.
214 BÉRÉNICE
Mais la mort même ne vaut pas toujours
cet honneur à la victime : c'est Andromaque
qui donne son nom au drame où meurt
Pyrrhus ; et, quand il n'y a pas de mort, c'est
bien l'importance relative des divers person-
nages qui détermine le choix du titre. Racine
s'en est expliqué clairement en tête de son
Alexandre : « Que répondrai-je à ces critiques
qui condamnent jusques au titre de ma tragé-
die, et qui ne veulent pas que je l'appelle
Alexandre, quoique Alexandre en fasse la prin-
cipale action, et que le véritable sujet de la pièce
ne soit autre chose que la générosité de ce con-
quérant ? » Ici, venu le premier devant le
public, il aurait pu annoncer un Titus et
Bérénice ; il aurait pu encore annoncer un
Titus. Il l'eût fait sans doute si son sujet eût
été la séparation des deux amants ou la gran-
i deur d'âme de l'empereur. Si, au contraire, il
a choisi pour titre à sa tragédie le nom de Bé-
rénice, n'est-ce point parce que Bérénice « en
fait la principale action » et que « le véritable
sujet de la pièce n'est autre chose que la géné-
rosité » de cette reine ?
D'ailleurs les exemples — et les modèles —
que le poète allègue dans sa préface, me semblent
singulièrement significatifs. — Les anciens,
l'action 21 5
dit-il, « ont admiré YAjax de Sophocle, qui
n'est autre chose qu'Ajax qui se tue de regret,
à cause de la fureur où il était tombé après le
refus qu'on lui avait fait des armes d'Achille. »
— Ce n'est pas tout à fait cela, et Racine sup-
prime ici toute la fin de la pièce, le débat sur
la sépulture du héros mort. Mais cette sim-
plification hardie ramène la tragédie à n'être
plus que le combat intérieur qui se livre dans
l'àme d'Ajax, l'action à n'être plus que le pro-
grès irrésistible en lui de la conviction que le
trépas est nécessaire. Le sujet dès lors est tout
à fait comparable à celui de Bérénice. — « Ils
ont admiré, dit-il encore, le Philoctète, dont
tout le sujet est Ulysse, qui vient pour surpren-
dre les flèches d'Hercule. » — Mais, dans Phi-
m
loctète, l'intérêt n'est point de savoir si Ulysse
s'emparera de ces armes : il n'a qu'aies prendre
de force, le héros blessé est incapable de résis-
ter; l'intérêt est de suivre l'évolution des
sentiments de Philoctète et par contre-coup
de Néoptolème, de voir le dénouement prévu
arrêté parleur résistance à tous deux, jusqu'au
moment où une brusque révolution morale
(miraculeuse, car nous sommes dans un temps
mythologique) fait tomber tous les obstacles.
C'est encore quelque chose d'analogue à ce
i
2l6 BÉRÉNICE
que nous voyons dans Bérénice. — « Œdipe
même, dit Racine, quoique tout plein de recon-
naissances, est moins chargé de matière que la
plus simple tragédie de nos jours. » — Mais
le drame ici consiste en ce que le malheureux
roi découvre peu à peu la vérité, sent de plus
en plus peser sur lui l'invincible fatalité,
s'inflige enfin l'expiation volontaire. C'est en
une progression toute semblable que consiste
le drame de Bérénice.
Et si le sujet, si l'action sont tels, combien
nous comprenons mieux la théorie qu'expose
Racine dans cette même préface : « Il y en a
qui pensent que cette simplicité est une
marque de peu d'invention. Ils ne songent pas
qu'au contraire toute l'invention consiste à
faire quelque chose de rien, et que tout ce
grand nombre d'incidents a toujours été le
refuge des poètes qui ne sentaient dans leur
génie ni assez d'abondance ni assez de force
pour attacher durant cinq actes leurs specta-
teurs par une action simple, soutenue de la
violence des passions, de la beauté des senti-
ments et de l'élégance de l'expression. » C'est
toute la doctrine du drame racinien, telle que
Racine avait commencé à la formuler dès
Alexandre, telle qu'il l'adonnée dans la préface
l'action 217
de Britannicus, telle qu'il l'a tout ensemble
précisée théoriquement et réalisée, ici même.
Et c'est la doctrine du drame racinien telle
qu'elle « se pose en s'opposant », telle qu'elle
peut se définir par opposition avec la doctrine
du drame cornélien, — dans une antithèse
d'autant plus marquée, qu'il y a en ce moment
un duel voulu, un duel décisif entre ces deux
grands hommes.
La prédilection de Racine pour cette tra-
gédie sans faits, sans événements, sans coups
de théâtre ; où il n'a mis en œuvre que la
H passion avec ses conflits, que les sentiments
avec leur évolution naturelle ; où il n'a eu
recours qu'à l'analyse morale et à 1' « ana-
, tomie du cœur » ; sa prédilection pour cette
tragédie, en quelque sorte psychologique à
outrance, se comprend donc sans peine.
L'abbé Dubos fait des frais de scepticisme bien
superflus, quand il écrit : « Peut-on douter
que les poètes ne parlent souvent de mauvaise
foi sur le mérite de leurs propres vers ? N'est-
ce pas contre leur propre conscience qu'ils
protestent que le meilleur de leurs ouvrages
est précisément celui que le public estime le
moins ? Mais ils veulent soutenir le poème
dont la faiblesse a besoin d'appui, en montrant
BÉRÉNICE 7
2 I 8 BÉRÉNICE
une prédilection affectée pour lui, quand ils
abandonnent à leur destinée ceux de leurs
ouvrages qui peuvent se soutenir avec leurs
propres ailes. Corneille a dit souvent qu'Attila
était sa meilleure pièce, et Racine donnait à
entendre qu'il aimait mieux Bérénice qu'aucune
autre de ses tragédies profanes (i). » Non,
Racine était sincère : c'est de très bonne foi
et — on l'a vu peut-être — pour des raisons
très solides, qu'il voyait dans Bérénice son
chef-d'œuvre profane.
(i) Réflexions critiques, 2e partie, section xn.
Telles sont les conclusions auxquelles m'a
conduit l'étude de Bérénice, et telles sont les
raisons pour lesquelles j'y vois l'œuvre la plus
caractéristique du poète. S'il est vrai qu'elle ait
été conçue et publiée à une époque où son ta-
lent était aussi puissant que jamais, son désir
de gloire littéraire plus puissant que jamais ;
— s'il est vrai que le sujet en ait été librement
choisi pour être l'occasion d'une lutte avec le
rival le plus redoutable et d'une revanche déci-
sive ; — s'il est vrai enfin que l'action, exclusi-
vement morale, en représente le type même
de la tragédie telle que Racine l'avait conçue
par opposition à la tragédie de Corneille ;■ — qui
niera qu'en effet ce soit elle qui nous instruise
le plus et sur l'histoire intérieure de Racine
pendant sa vie profane, et sur l'importance qu'a
dans son histoire littéraire sa rivalité avec
Corneille, et sur ses doctrines, comme sur les
tendances et sur la nature de son divin génie ?
APPENDICE A.
Rencontres de sujets et de titres au XVIIe siècle.
J'ai eula curiosité de chercher, dans le xvne siècle
seul, quelques pièces qui aient ou paraissent avoir
le même sujet que des pièces antérieures. Sans
avoir eu la prétention d'en dresser une liste com-
plète, en négligeant les opéras, les ballets et (cela
va de soi) les parodies, je n'en suis pas moins arrivé
à un nombre étonnant. Ce sont, par exemple :
le Théagène et Chariclée de Génetay de la Gille-
berdière (1609), après celui de Hardy (1601);
YAlboin de Billard de Courgenay (1609), après
celui de Nicolas Chrestien (1608);
la Rodomontade d'un anonyme (1 6 1 3), après celle
de Méliglosse [Ch. Bauter] (i6o5);
l' Alcméon de Hardy (1618), après celui d'Etienne
Bellon (1610);
la Mort de Roger d'un anonyme (1622), après
celle de Bauter (i6o5);
Y Hector de Montléon (i63o), après celui de
Monchrestien (i6o3) ;
la Madonte d'Auvray (1 63o), après celle de Pierre
Cottignon (1623);
222 APPENDICE A
la Comédie des Comédiens de Scudéry (1634),
après celle de Gougenot (i633) ;
la Mariamne de Tristan (1 636), après celle de
Hardy (16 10);
les Lucrèce de du Ryer et de Chevreau (1637),
après celle de Hardy (161 6) ;
la Panthée de Durval (i638), après celles de
Tristan (1637), de Guérin de la Dorouvière (1608),
de Billard de Courgenay (1608), de Hardy (1604) ;
la Vraye suite du Cidde Chevreau (1 638), après la
Suite du Cid de Desfontaines (1637) ;
le Saiil de du Ryer (1639), après celui de Billard
de Courgenay (1608) ;
la Chute de Phaëton de Tristan (1639), après le
Trébuchement de Phaëton d'un anonyme (1622) ;
; les Véritables Frères rivaux de Chevreau (1641),
après Céline ou les Frères rivaux de Beys
(«636)5
la Phalante de la Calprenède (1641), après celle
d'un anonyme (j6io);
la Mort de Pompée de Corneille (1 641), après
celle de Chaulmer (i638);
le Saint Eustache de Desfontaines (1642), après
ceux de Baro (1 639) et de Boissin de Gallardon
(1618);
la Vraie Didon de Boisrobert (1642), après la
Didon de Scudéry (i636), et la Didon se sacrifiant
de Hardy (i6o3) ;
la Mort de Crispe de Tristan (1645), après celle
de Grenaille (1639);
le Turnus de de Brosse (1646), après le Turne
de Jean Prévôt (16 14);
APPENDICE A 2 23
la Sœur généreuse attribuée à Boyer(i646), après
la Sœur de Rotrou (1645);
le Véritable Saint Genest de Rotrou (1646),
après le Martyre de Saint Genest de Desfontaineïs
(1645);
Porcie la romaine de Boyer (1646), après la
Mort de Brute et de Porcie de Guérin de Bouscal
(i637);
la Sémiramis de Gilbert (1647), après celle de
Desfontaines (i63j) ;
la Mort d Asdrubal de Montfleury (1647), après
le Sac de Carthage de La Serre (1642) ;
la Sainte Catherinede l'abbé d'Aubignac (i65o),
après celle de Saint-Germain ( 1 644), et les Martyre
de Sainte Catherine de La Serre (1643) et de Bois-
sin de Gallardon (161 8) ;
Y Andromède de Corneille (i65o), aprèscelled'un
anonyme (1625), et la Perséenne de Boissin de
Gallardon (1617);
V Amaryllis de Tristan (i652), après celle qu'on
attribue à du Ryer (i65o) ;
les Apparences trompeuses de Boisrobert (1 65 5),
après les Innocents coupables de de Brosse (1645) ;
la Bérénice de Thomas Corneille (1657), après
celle de du Ryer (1645);
la Clotilde de Boyer (1659), aprèscellede Prévôt
(1614) ;
YŒdipe de Corneille (1659), après ceux de
Sainte-Marthe (1614) et de Prévôt (imprimée en
1614);
la Zénobbie de Magnon (1659), après celles de
Montauban (i65o) et de l'abbé d'Aubignac (1645) ;
224 APPENDICE A
Y Inconstance punie de Dorimon (1661), après
celle de La Croix (i63o) ;
la Mort de Cyrus de Rosidor (1662), après celle
de Quinault (i656), et Tomyre victorieuse de
Borée (1626);
le Policrite de Boyer (1662), après celui de
Gillet de la Tessonnerie (1 63o) ;
la Sophonisbe de Corneille (1 663), après celles
de Mairet (1629) et de Nicolas de Montreux (1601);
la Thébaïde de Racine (1664), aprbsYAntigone de
Rotrou(i638);
YAntiochus de Thomas Corneille (1666), après
les Stratonice de Quinault (1660), de Fayot (1657),
de de Brosse (1644) ;
Y Alexandre de Racine (1666), après le Porus de
Boyer (1647) ;
les Intrigues amoureuses de Gilbert (1666),
après la Belle invisible de Boisrobert (1 656) et
Y Aimer sans savoir qui de d'Ouville (1645);
YAndromaque de Racine (1667), après celle de
Sallebray (1639) ;
la Filis de Scire d'un anonyme (1669), après
celles de Pichou (i63o) et de du Cros (1629);
les Apparences trompeuses d'Hauteroche (1672),
après celles de Boisrobert ( 1 655);
le Thêodat de Thomas Corneille (1672), après
YAmalasonte de Quinault (1657);
le Mithridate de Racine (1673), après la Mort
de Mithridate de La Calprenède (1 635) ;
la Mort d'Achille de Thomas Corneille (1673),
après celles de Benserade (1 636) et de Hardy (vers
1607);
APPENDICE A 22 5
le Pyrame et Thisbé de Pradon (1674), après
celui de Théophile (16 17);
Ylphigènie de Racine (1674), et celle de Le
Clerc (1675), après celle de Rotrou (1640);
le Tamerlan ou la mort de Baja^et de Pradon
(1675), après Le grand Tamerlan ou la mort de
Baja\et de Magnon (1647);
le Coriolande l'abbé Abeille (1676), après ceux
de Chapoton(i638), deChevreau (i638), de Hardy
(1607);
la Phèdre de Racine et celle de Pradon (1677),
après les Hippolyte de Bidar(iÔ75), de Gilbert
(1647), de laPinelière (1 635) ;
les Comte d'Essex de Th. Corneille et de Boyer
(1678), après celui de La Calprenède (i638) ;
la Troade de Pradon (1679), après celle de Salle-
bray (1640);
YAminte du Tasse de de Torche (1679), après
celles d'un anonyme (i638), de Pichou (i632), de
Dalibray (1 632), de Rayssiguier (i632);
le Solyman de La Thuillerie [l'abbé Abeille]
(1680), après ceux de Jacquelin (i652), de Gillet
(1648), de Dalibray (1637), de Mairet (i63o) ;
le Bellissaire anonyme de 1681, après l'ano-
nyme de 1678, après ceux de La Calprenède
(1659), de Rotrou (1643), de Desfontaines (1641);
Y Hercule de La Thuillerie (1681), après ceux de
L'Héritier Nouvellon (1 638), de Rotrou (i632), de
Mainfray (16 16), de Prévôt (160 5) ;
le Tarquin de Pradon (1681), après celui qu'on
attribue à du Ryer (i656) ;
la Cléopâtre de La Chappelle(i68i), après celles
T
226 APPENDICE A
de LaThorillière(i6ô7), de Benserade (i635), et le
Marc-Antoine de Mairet (i63o) ;
YArtaxerce de Boyer (1682), après le Darius de
Th. Corneille (1659), VArtaxerce de Magnon
(1645), le Couronnement de Darie de Boisrobert
(1641);
la Nitocris anonyme de i683, après celle de du
Ryer (1649) ;
la Marie Stuart de Boursault (i683), après celle
de Regnault (1639) ;
la Virginie de Campistron (i683), après celles
de Le Clerc (1645) et de Mairet (1628) ;
la Mort d'Alexandre de Louvet( 1684), après celle
de Hardy (vers 1621) ;
le Phraarte de Campistron (1686), après celui de
Hardy (i623);
YAntigone de d'Assezan [ou Boyer] (1686), après
celle de Rotrou (1 638) ;
la Sainte Reine d'un religieux de Flavigny (1687),
après celles de Blaisois (1686), de Ternet (1682),
d'Argicourt (1671), de Millotet (1664) ;
YAnnibal de Riuperous (1688), après la Mort
d'Annibal de Th. Corneille (1669), les Annibal de
de Prades (1649) et de Scudéry (i63i) ;
YEsther de Racine (1689), après celle de du
Ryer (1643), la Belle Hesther de Japien Marfière
[Villetoustain] (1620), la Perfidie d'Aman d'un
anonyme (16 17), Y Amande Monchrestien (1602) ;
le Brutus de Mlle Bernard (1690), après Les en-
fants de Brutus d'un anonyme (1647) ;
la Médée de Longepierre (1694), après celle de
Corneille (i635) ;
APPENDICE A 227
la Bradamante de Th. Corneille (1695), après
celle deLaCalprenède(i636)et la Mort de Brada-
mante d'un anonyme (1622);
la Polyxène de La Fosse (1696), après celles de
Molière (le tragique) (1 620), et de Billard de Cour-
genay (1607);
le Chevalier joueur de Dufresny (1697), après le
Joueur de Regnard (1696);
YOreste et Pylade de Lagrange-Chancel (1697),
après l' Or este de Le Clerc et Boyer ( 1 68 1 ) ;
la Méléagre de Lagrange-Chancel (1699), après
celle de Benserade (1640), la Fatale de Boissin de
Gallardon (16 17), la Méléagre de Hardy (1604) (1).
La liste n'a pas la prétention d'être complète.
(1 ) D'après l'Histoire du théâtre français des frères Parfaict,et
le Dictionnaire des théâtres de Paris (Paris, 1756) ; les Recher-
ches sur les théâtres de la France de Beauchamps (Paris, 1735);
la Bibliothèque du théâtre français [de La Vallière] (Dresde,
1768) ; les Anecdotes dramatiques (Paris, 1775).
J'ai laissé de côté, ici, les pièces concurrentes dont j'ai donné
une liste sommaire, p. 117. En voici cependant deux, qu'on
peut y ajouter encore : l'Heure du Berger de Champmeslé et
Lisimène ou la jeune Bergère de Boyer (1672). Cf. Histoire du
théâtre français, xi, p. 233 :« Monsieur Champmeslé fit paraître
cette pièce sur le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne à peu près
dans le même temps qu'on représenta la Lisimène de l'abbé
Boyer sur celui du Marais. Ces deux pastorales se ressemblent
fort pour le fond du sujet, la conduite et les caractères. Nous
ne pouvons pas décider lequel de ces auteurs a été le copiste...
Au reste l'un et l'autre poète n'a fait que copier des intrigues
et des personnages employés dans les pastorales précédentes. »
En note : « Voyez la Célimène de Rotrou et Amaryllis de
Tristan.. »
228 APPENDICE A
Telle quelle, elle suffit à montrer que le xvne
siècle ne se faisait pas tout à fait, de l'originalité et
de l'invention, les idées que nous nous en faisons
aujourd'hui.
APPENDICE B.
La question d' « Alexandre ».
J'ai écrit (page 116) : « Peut-être même a-t-il
pu arriver parfois que le second auteur [qui
reprend un sujet déjà traité] ait rendu service au
premier, en rappelant l'attention sur sa pièce et
en lui fournissant ainsi l'occasion de tenter la for-
tune une seconde fois. » Je faisais allusion à Boyer,
qui semble avoir profité de Y Alexandre de Racine,
pour remettre à la scène une tragédie sur le même
sujet, qu'il avait fait jouer près de vingt ans
auparavant. Voici les textes sur lesquels je fonde
cette hypothèse.
Dans les Recherches sur les théâtres de la
France, par M. de Beauchamps (Paris, Prault,
1735), on lit : « 1666. Le Grand Alexandre ou
Porus roi des Indes. T[ragédie]. 1666. Du Lorens
[Robinet] en parle dans sa gazette » (t. II, p. 372).
Dans la Bibliothèque du théâtre français depuis
son orfgme,attribuéeaud'Jcde La Vallière (Dresde,
Groell, 1768), on lit : « Le Grand Alexandre ou
Porus, Roy des Indes. Tragédie anonyme repré-
sentée sur le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne.
Paris, Compagnie des Libraires, i666,in-i2. C'est
230 APPENDICE B
la même pièce de Boyer intitulé [sic] Porus ou
la, Générosité d'Alexandre, Paris, 1648, in-40 »
(t. III, p. 77).
Les Anecdotes dramatiques (Paris, Duchesne,
1675), qui citent au tome II, p.93 : « Porus, Roi des
Indes, tragédie de Boyer, 1647 », citent au tome I,
p. 33 : « Alexandre, tragédie de Boyer, 1666 ».
Enfin la table des Continuateurs de Loret,
publiés parle baron James de Rothschild (Paris,
Damascène Morgand, 1881), attribue à l'abbé
Boyer un des deux Alexandre annoncés par la
Lettre en vers de Robinet du 29 novembre 1 665.
Une tragédie de Boyer, jouée en 1647, imprimée
en 1648, sous le titre de Porus ou la générosité
d'Alexandre, aurait donc été jouée de nouveau et
réimprimée en 1666, sous le titre de Le Grand
Alexandre ou Porus, Roy des Indes. Si cela était
exact, il semble bien que la pièce de Boyer n'aurait
été représentée (ou seulement promise) à l'Hôtel de
Bourgogne que pour faire concurrence à Y Alexan-
dre de Racine représenté au théâtre de Molière.
Que l'abbé ait redonné la même pièce sous un titre
nouveau, cela ne peut étonner, puisqu'en 1672
encore il a fait reparaître, sous le titre de Le fils
supposé, le Tyridate, qu'il avait fait jouer vingt-
quatre ans auparavant : ici, il avait en plus le désir
d'employer le même titre que Racine.
Mais ceci soulève un problème curieux.
On lit dans le Bolœana, p. 104 : « Alexandre de
Racine fut joué d'abord par la troupe de Molière ;
mais, ses acteurs jouant trop lâchement la pièce,
l'auteur se rendit aux avis de ses amis, cjui lu4 cçx\-
APPENDICE B 23 I
seillèrent de la retirer, et de la donner aux Grands
Comédiens de l'Hôtel de Bourgogne ; elle eut en
effet chez eux tout le succès qu'elle méritait, ce
qui déplut fort à Molière; outre que Racine lui
avait débauché la Du Parc, qui était la plus
fameuse de ses actrices, et qui depuis joua à ravir
dans le rôle d'Andromaque. De là vint la brouil-
lerie de Molière et de Racine, qui s'étudiaient tous
deux à soutenir leur théâtre avec une pareille ému-
lation. » Voilà un premier récit : Racine donne
d'abord sa pièce à Molière, puis il la lui retire, et
alors la donne à l'Hôtel de Bourgogne.
On lit dans le Fureteriana, p. 104-105 : «....
Quoi! vous ne savez pas ce qui arriva à M. Racine
au sujet de sa pièce d'Alexandre, qui est un ouvrage
achevé ? Ses amis l'avaient tous assuré de la bonté
de sa pièce, ils avaient raison. Lui, sur cette con-
fiance, la mit dans les mains de la troupe de
Molière. Qu'arriva-t-il? Cette pièce si belle tomba.
M. Racine, au désespoir d'un si mauvais succès,
s'en prend à ses amis, qui lui en avaient donné si
bonne opinion. A cela ses amis répondirent :
Votre pièce est excellente, mais vous la donnez à
jouer à une troupe qui ne sait jouer que le comi-
que; c'est pour cela seulement qu'elle n'a pas
réussi; mais donnez-la à l'Hôtel de Bourgogne,
vous verrez quel succès elle aura. Ce conseil fut
suivi, et cette pièce lui donna une grande réputa-
tion. » Voilà un second récit : Racine donne sa
pièce d'abord à Molière, puis à l'Hôtel de Bour-
gogne ; mais il n'est pas dit qu'il l'ait retirée du.
Palais-Royal.
2 32 APPENDICE B
Enfin on lit dans la gazette de Robinet, sous la
date du 29 novembre i665 :
Enfin les deux Mères coquettes [de Quinault et de Visé]
Malgré l'âge aimant les fleurettes
Ont longtemps disputé le pas,
L'une et l'autre ne cédant pas.
Mais on attend deux Alexandres
Qui leur feront bien faire flandres,
Proverbe et façon de parler
Pour dire faire détaler.
Puis, à la date du 20 décembre i665 :
Le Grand Alexandre
A repris nouvelle origine
D'un poétique Racine
Qui le produit même à la fois
Sur deux des Théâtres françois
Et plus loin :
Le fils de Jupiter
Paraît comme on sait à la fois
Sur nos deux Théâtres françois.
De l'auteur admirez l'adresse,
Car, pour ce vainqueur de la Grèce,
Ce n'est pas trop de ces d«ux lieux,
Sachant que cet ambitieux
Souhaitait en faisant la guerre
Être vu de toute la terre.
Voilà un troisième récit, d'où il semble ressortir
que Racine a donné sa pièce encore inédite, à la
fois aux deux théâtres rivaux.
C'est ainsi que l'ont interprété les frères Par-
faict (Histoire du théâtre français, tome IX,
APPENDICE B 233
publié en 1746, p. 386 sqq.). Rejetant alors les
témoignages à distance de Boileau et de Furetière,
pour leur préférer le témoignage immédiat de
Robinet, ils ont dit que l'Alexandre a été repré-
senté pour la première fois « sur le théâtre du
Palais-Royal et sur celui de l'Hôtel de Bourgogne,
le mêrm jour, vers le douze ou le quinze du mois
de décembre. »
Louis Racine, l'année suivante (1747), écrivit
dans ses Mémoires: « L'Alexandre fut joué d'abord
par la troupe de Molière, mais l'auteur, mécontent
des acteurs, leur retira sa pièce et la donna aux
comédiens de l'Hôtel de Bourgogne. » Et en note :
« C'est ainsi que cette pièce, dans sa naissance,
fut jouée par les deux troupes ; mais dans Y Histoire
du théâtre français, tome IX, il est dit qu'elle fut
jouée le même jour sur les deux théâtres : ce qui
n'est pas vraisemblable. »
Piqués de ce démenti, les frères Parfaict main-
tinrent avec vivacité leur version, dans la préface
de leur tome XIII (paru en 1 748). Ils s'en tenaient
toujours à Robinet.
M. Paul Mesnard a résolu la difficulté dans son
édition (I, 488 sqq.). La pièce parut d'abord le
4 décembre sur le théâtre de Molière. Cela résulte
de la Muse de la Cour du 7 décembre, où Subligny
écrit :
Le vendredi, leurs Altesses Royales
Virent dans leur Palais-Royal
Représenter enfin l'ouvrage sans égal
D'une des plumes sans égales.
Alexandre a parlé devant nos conquérants...
Jamais tragédie au théâtre
234 APPENDICE B
Ne pourra faire un plus beau feu.
Il faut que son auteur soit homme de courage.
On le voyait dépeint dans chaque personnage ;
Ses sentiments y sont hardis,
Et surtout l'on y fut surpris
De voir le roi Porus, à qui tout autre cède,
Y pousser la fierté de l'air d'un Nicomède.
La pièce parut ensuite, le 18 décembre, à l'Hôtel
de Bourgogne, sans avoir été retirée du théâtre de
Molière. Cela résulte du témoignage de La Grange
qui, à cette date, inscrit dans son registre : « Ce
même jour, la troupe fut surprise que la même pièce
d'Alexandre fût jouée sur le théâtre de l'Hôtel de
Bourgogne. Comme cela s'était fait de complot avec
M. Racine, la troupe ne crut pas devoir des parts
d'auteur audit M. Racine qui en usait si mal que
d'avoir donné et fait apprendre la pièce aux autres
comédiens. »
Mais il reste encore un point obscur. M. Paul
Mesnard a bien expliqué l'une des causes de l'erreur
où sont tombés les frères Parfaict: la simultanéité
des représentations aux deux théâtres à partir du
18 décembre. Il a oublié totalement d'expliquer
l'autre cause, l'annonce faite par Robinet, dès le 29
novembre, des deux A lexandre promis parles deux
théâtres. — Ces deux Alexandre sont-ils l'unique
pièce de Racine ? Alors il faudrait avouer que la
conduite du poète est peu justifiable. Il n'aurait
plus cette excuse, d'avoir été dépité par la faiblesse
de la troupe de Molière et d'avoir cédé à une
irrésistible impulsion de jeune auteur désireux du
succès : il aurait, de parti pris, avec préméditation,
à l'aide de réticences ou de mensonges, causé un
APPENDICE B 235
grave préjudice matériel et moral à Molière et aux
siens. Mais je ne le crois pas. Ma raison est surtout
que, dans cette hypothèse, l'Hôtel de Bourgogne
neseseraitpaslaissé devancer de si loin. En effet, la
mise en scène était peu de chose alors. Les costumes
de héros, de rois et de reines servaient ou pou-
vaient servir dans des pièces diverses ; les Grands
Comédiens, vite préparés, auraient eu tout intérêt
à donner la pièce en même temps que Molière, et,
à un jour près, ils l'auraient fait. — L'un des deux
Alexandre annoncés est-il Y Alexandre de Racine
au Palais-Royal, et l'autre Y Alexandre de Boyer à
l'Hôtel ? Je le crois, d'après les témoignages rap-
portés plus haut. Alors la conduite de Racine se
comprend bien mieux. Il voit sa pièce médiocre-
ment jouée au Palais-Royal; il se désespère; il sait
que les Grands Comédiens, qui ont la réputation
d'être inimitables dans le tragique, vont jouer un
Alexandre rival ; il s'affole ; il se figure déjà sa
tragédie désertée, abandonnée de tous, sa réputa-
tion perdue et, cédant à cette crainte, influencé par
des promesses, par une sorte de « chantage » de
l'Hôtel qui menace de ruiner sa pièce et lui fait
entrevoir une concurrence désastreuse, il passe à
l'ennemi. C'est une faiblesse et non plus un tort
voulu et prémédité.
Mais qu'est devenu Y Alexandre de Boyer, dont
aucun contemporain ne parle plus, alors que les
historiens du théâtre l'indiquent comme représenté
vers cette date et imprimé en 1 666 ? Un autre texte,
cité encore par M. Mesnard, va peut-être nous le
dire. Il a découvert dans la Muse de la Cour du
2 36 APPENDICE B
20 décembre 1 665 le récit d'un souper donné à la
reine par Montausier, le 14 décembre. Subligny
ajoute :
Sa Majesté, Monsieur, Madame
Le même soir soupèrent tous
Chez une autre adorable femme
Dont l'illustre Armagnac est le charmant époux.
Grand festin, bal et comédie...
On y vit le Grand Alexandre
Représenté par Floridor.
La Galette de la Cour, du 19 décembre, donne le
même renseignement : « Le 14 décembre, la com-
tessed'Armagnac traita le Roi à souper avec toute la
magnificence possible. Ce superbe festin où étaient
aussi Monsieur et Madame avait été précédé de la
représentation du Grand Alexandre par la troupe
royale, et suivi d'un bal. »
M. Paul Mesnard croit qu'il s'agit ici de la
pièce de Racine et il demande : « Pourquoi
donc, après la représentation du 14, les acteurs
du Palais-Royal se montrèrent-ils si fort sur-
pris de celle du 18 à l'Hôtel de Bourgogne?
Pourquoi seulement alors crièrent-ils à la trahi-
son ? Ignoraient-ils que Y Alexandre avait déjà été
joué chez Mme d'Armagnac par les Comédiens du
Roi ? Ou serait-ce que ceux-ci ne violaient ni un
droit ni un usage, tant qu'ils ne le représentaient
que hors de chez eux? et les autres comédiens
étaient-ils encore autorisésà penser que Racine était
étranger jusque-là à la concurrence qu'on leur fai-
sait? Devons-nous plutôt penser qu'ils n'avaient osé
se plaindre, quand cette plainte eût été la critique
d'une fête donnée au Roi ? Pour répondre à ces
APPENDICE B 237
questions, il faudrait mieux connaître que nous ne
le pouvons aujourd'hui les coutumes du théâtre
d'alors. Si l'on ne croit pas impossible qu'en vertu
d'un privilège de leur troupe royale, les Comédiens
derHôtelaienteuledroitdereprésenterl'.4/e.x:rtwdre
devant le Roi, même sans le consentement de
l'auteur, ce fut seulement peut-être après avoir été
informé de leur succès que Racine, mécontent du
jeu de l'autre troupe, se décida à faire jouer par eux
sa tragédie. »
Négligeons ce point — actuellement insoluble —
de savoir si les comédiensdu Palais- Royalpouvaient
ou non protester. Un fait est certain, c'est qu'ils
n'ont pu ignorer la représentation du 14. Ni la
M use de la Cour, ni la Galette de la Cour ne sont
des documents mystérieux ;on connaissait jour par
jour, presque heure par heure, dans le public, les
démarches du roi ; enfin il n'est pas douteux que
les deux troupes de comédiens ne se soient jalou-
sement surveillées et n'aient épié chacune ce que
l'autre jouait. Il paraît donc incompréhensible que
les acteurs de Molière aient été à ce point surpris
que leurs rivaux eussent donné Alexandre le 18.
La représentation du 14 ne leur avait donc pas fait
pressentir celle-là ? Ils s'imaginaient donc que les
Grands Comédiens avaient appris cette pièce pour
la jouer une seule fois? Leur tardive indignation
contre Racine ne surprend pas moins. Ils croyaient
donc que l'Hôtel s'était procuré le texte de la pièce
sans la connivence de l'auteur, et il leur a fallu
quatre jours de réflexions pour deviner qu'il l'avait
livré lui-même ? Ou bien ils n'auront pas vu une
2 38 APPENDICE B
trahison dans le fait d'aider leurs concurrents à les
frustrer de l'honneur et du profit de jouer Alexandre
« en visite » et devant le roi ? Tout cela semble peu
acceptable. Ainsi l'on est conduit à admettre que
le Grand Alexandre joué le 14 était le Grand
Alexandre de Boyer, et non l'Alexandre le Grand
de Racine.
Mais alors reste une question : quand Racine a-
t-il livré son Alexandre à l'Hôtel? — Tout de suite
aprèslespremièresreprésentations du Palais-Royal,
et avant le 14 ? — Si cela était, il me semble que
l'Hôtel aurait joué sa pièce de préférence à celle de
Boyer : elle est évidemment supérieure ; elle seule
est vraiment nouvelle j l'occasion était trop belle
de mettre par un coup d'éclat la main sur la pièce
des rivaux, et, devant un si noble public, de les
écraser par la supériorité du débit et du jeu. —
Racine n'a-t-il livré sa pièce qu'après le 14 ? —
Alors les comédiens de l'Hôtel ont eu bien peu de
temps pour recevoir ses avances ou lui en faire,
négocier avec lui, puis apprendre la pièce, la
monter. L'objection n'est pas sans valeur, mais
elle ne meparaît pas décisive. J'imagineque Racine,
tout désolé de l'insuffisance de ses premiers inter-
prètes, frémissant d'ambition et de vanité litté-
raires, a été hors de lui quand il a vu le talent
qu'avaient montré les Grands Comédiens et le suc-
cès qu'ils avaient remporté : ou il aura couru de lui-
même leur offrir sa pièce, ou il aura sur l'heure
accepté leurs premières ouvertures. Alors, eux se
seraient hâtés ; il leur fallait rattraper leursconcur-
rents, qui en étaient déjà à la quatrième ou cin-
APPENDICE B 239
quième représentation ; ils n'auront fait aucuns frais
de décors ou de costumes : ce qui était préparé
pour la pièce de Boyer leur a servi ; en deux ou
trois jours, ils auront appris leur rôle : tourde force
qui n'est nullement impossible à des acteurs exer-
cés, qui devait l'être encore moins au xvir2 siècle,
alors que les pièces se succédaient plus rapidement
qu'elles nele font aujourd'hui ; et, chacun y mettant
du sien, ils seront arrivés à leurs fins. Et la pièce
de Boyer } Eh bien ! dès le premier jour ils auront
décidé de la remettre pieusement au cimetière d'où
ils l'avaient tirée ; ou bien encore ils se seront d'a-
bord proposé de la jouer alternativement avec celle
de Racine (comme ils l'avaient fait en 1654 pour
les Généreux Ennemis de Boisrobert et les Illustres
Ennemis de Th. Corneille), mais le succès d'A-
lexandre le Grand les aura fait renoncera cette idée.
Quoi qu'il en soit de ces dernières hypothèses,
il reste un fait indubitable: l'Hôtel de Bourgogne a
annoncé un Alexandre en même temps que le Pa-
lais-Royal promettait Y Alexandre de Racine ; un
fait probable : Y Alexandre de l'Hôtel devait être la
pièce de Boyer ; un fait vraisemblable : cette con-
currence menaçante, s'ajoutant à la faiblesse des
acteurs tragiques dans la troupe de Molière, a été le
motif déterminant pour lequel Racine a passé aux
Grands Comédiens, — soit qu'il leur ait d'abord
donné sa tragédie pour une représentation privée
et que leur supériorité l'ait décidé à la leur
remettre entièrement, soit que l'accueil fait à la
pièce adverse Tait épouvanté pour le sort de la
sienne et entraîné à vouloir les mêmes acteurs.
APPENDICE C.
Jugements du XVIIe siècle sur « Bérénice » .
La « Critique de Bérénice »
PAR L'ABBÉ DE VlLLARS.
L'abbé de Montfaucon de Villars, originaire d'une
famille noble du Languedoc (à laquelle se rattachait
l'illustre bénédictin, Bernard de Montfaucon), ve-
nait de se faire connaître, en 1670, par son curieux
ouvrage, Le Comte de Gabalis ou Entretiens sur les
sciences secrètes. Tout fier de ce premier succès, il
voulut profiter de la rivalité des deux plus grands au-
teurs dramatiques du temps, pour intervenir entre eux,
et se poser en arbitre. Sa première lettre, consacrée à
la pièce de Racine, parut dans les premiers jours de
1671. (Privilège du dernier jour de décembre 1670,
enregistré le 10 janvier 1671.)
Monsieur,
Nous avons été jusqu'ici les dupes de Cor-
neille, et Corneille lui-même est la dupe des an-
ciens prétendus Maîtres du théâtre. Il lui sera
permis de se rompre la tête à nous composer des
242 APPENDICE C
pièces dans toutes les règles, et de s'acquérir notre
admiration par les formes ; mais ni lui ni ses par-
tisans (car il me semble qu'il en a beaucoup) ne
trouveront pas mauvais, s'il leur plaît, que j'aie été
enchanté à la seconde représentation que j'ai vue
de la Bérénice de l'Hôtel de Bourgogne, que j'y aie
pleuré copieusement à l'exemple d'une femme de
qualité, et enfin que je n'aie pas été d'avis que cette
pièce n'est pas bonne, parce que les règles du
théâtre y sont mal observées. Je veux grand mal
à ces règles, et je sais fort mauvais gré à Corneille
de me les avoir apprises dans ce que j'ai vu de
pièces de sa façon. J'ai été privé, à la première fois
que j'ai vu Bérénice à l'Hôtel de Bourgogne, du
plaisir que je voyais qu'y prenaient ceux qui ne
les savaient pas ; mais je me suis ravisé le second
jour ; j'ai attrapé Monsieur Corneille, j'ai laissé
Mes demoiselles les Règles à la porte (1), j'ai vu la
comédie, je l'ai trouvée fort affligeante, et j'y ai
pleuré comme un ignorant.
Le premier jour, j'avais été choqué de voir d'abord
ouvrir le théâtre parle Prince de Comagène, qui
nous venait avertir qu'il s'en allait, parce que Tite
épousait ce jour-là Bérénice. Je trouvais mauvais
que la scène ne s'ouvrît pas plus près de la cata-
strophe, et qu'au lieu de nous dire que Tite vou-
lait quitter Bérénice, on nous dît tout le contraire.
Si Antiochus s'en va, comme il le dit, il ne sera
(disais-je) qu'un acteur de protase (2) ; et s'il
(1) Voir la préface de Racine.
(2) Voir la préface de Racine : le poète, dans sa mauvaise
humeur, a prêté à l'abbé des sottises quece dernier n'a pas dites.
APPENDICE C 243
demeure, tout ce qu'il vient nous dire de son départ
est superflu, et ne fait rien à la scène. Ses adieux
à Bérénice sont de l'invention du poète, pour gagner
du temps, pour tricher et pour fournir un acte ;
on ne le fait venir là que pour lui faire écouter
la description du siège de Jérusalem, dont il est
apparemment mieux informé que celui qui [laj (1)
fait, et à laquelle sa douleur l'empêche sans doute
d'être attentif, d'autant plus que ce siège n'est de
nulle importance à l'affaire dont il s'agit, ni d'au-
cun éclaircissement aux spectateurs.
Si cet Antiochus eût ouvert le théâtre, en disant
qu'il a su que Titus veut renvoyer Bérénice, ce
qu'il dit n'eût pas été si éloigné de la catastrophe.
Le confident eût pu lui inspirer de demander la
Reine à l'Empereur, et là-dessus s'étendre sur les
hauts faits d'Antiochus à Jérusalem, qui pouvaient
le mettre endroit de prétendre à cette récompense :
i! n'en eût pas moins fait sa déclaration d'amour à
Bérénice, et tout ce qu'ils disent de tendre eût pu
subsister. Il eût pu ensuite faire pressentir à la
Reine l'inconstance de Tite, et ainsi tout cet acte
n'eût pas été hors d'œuvre comme il est, et la pro-
tase y eût été achevée : on se fût attendu que le
Roi de Gomagène eût pu contribuer au nœud et au
dénouement ; et l'on ne l'eût pas regardé dès lors
comme un acteur inutile, qui n'est introduit que
pour faire perdre du temps, et pour donner un rôle
ennuyeux et vide au mari de la Champmêlé *.
* La meilleur & actrice.
(1) L'édition originale porte ; l'a.
244 APPENDICE C
Cette imagination blessée de la régularité du
théâtre me faisait encore trouver à dire au lieu de
la scène : il me sembla qu'Antiochus l'expliqua
d'abord bizarrement et peu vraisemblablement. Il
sort d'une porte qu'il dit qui est celle du cabinet de
Titus, par laquelle l'Empereur se dérobe pour aller
voir sa Bérénice, dont le Prince officieux nous mon-
tre l'appartement. Antiochus ne pouvait-il aller
chez Bérénice pour lui dire adieu incognito, que
par le cabinet de Titus ? Le cabinet des Empereurs
romains était-il si peu respecté, qu'on se servît de
sa porte secrète pour aller parler d'amour à leurs
maîtresses, et qu'on allât et vînt par là, comme
par une salle du commun? Que je fus malheureux
de m'être ainsi mis en garde dès le premier vers
contre la règle du vraisemblable ! Je fus plus sage
le second jour, j'oubliai cette règle aussi bien que
toutes les autres observations que j'avais faites. Ne
regardant plus comme une chose hors d'œuvre la
joie que l'espoir de posséder Titus donnait à Bé-
rénice, je trouvai fort beau le portrait qu'elle fit de
son amant ; je fus ravi de la fierté dont elle reçut
l'amour d'Antiochus ; et quoique je n'eusse pas
trouvé mon compte, le premier jour, que Bérénice
fût surprise qu'Antiochus l'aimât, puisqu'il le lui
avait dit depuis cinq ans, et qu'elle lui avait com-
mandé de se taire : je ne voulus pas prendre garde à
cette contradiction, et j'aimai mieux penser seule-
ment à la beauté des vers, de quoi je me trouvai
assez bien. Jefis plus : ayant vule premier acte, je le
regardai comme non-avenu, et je supposai que la
pièce allait commencer au second, ce qui me la fit
APPENDICE C 245
trouver bien plus juste. Titusy vint ouvrir la scène,
et dit à son ami Paulin qu'il veut quitter Bérénice.
Le Prince de Comagène vient, l'Empereur lui
donne la commission d'aller porter le compliment
fâcheux ; Antiochus demeure sur le théâtre, et
n'en fait rien ; son confident refait la description du
siège de Jérusalem, (un peu poétiquement à la vé-
rité, mais il n'est pas absolument contre le vraisem-
blable qu'un confident soit poète) ; la Reine vient,
le Prince fait sa commission, Bérénice s'emporte
contre lui ; cet acte serait admirable, s'il était le pre-
mier. Parce que je le supposai (1) tel, il me donna
beaucoup de plaisir. Je pardonnai volontiers à
l'auteur de n'avoir pas considéré qu'il n'était nul-
lement vraisemblable qu'un grand Roi, favori de
l'Empereur, eût voulu partir secrètement de Rome,
sans que cet Empereur, qui l'aime si fort et qui le
fait arrêter, veuille savoir le sujet de sa. fuite, ne
le lui demande que par manière d'acquit, et n'en
attende pas la réponse. Il était occupé de son
amour, et quoique, le premier jour, j'eusse trouvé à
redire que le héros négligeât assez les lois de l'a-
mitié pour ne s'attacher pas à vouloir découvrir
quel sujet de plainte Antiochus pouvait avoir ;
je laissai là les vertus et ne voulus alors songer
qu'aux passions.
Il faut avouer que jamais personne ne les a ex-
primées comme elles le sont ici ; cet Empereur
dont l'histoire élève la gloire jusqu'au ciel, ce
(1) L'abbé Granet (Recueil de dissertations sur plusieurs tra-
gédies de Corneille et de Racine, Paris, Gisseq, 1740), imprime :
suppose; mais dans l'édition originale on lit : supposé.
V"
246 APPENDICE C
Titus de qui le grand cœur et les vertus étaient les
délices de l'univers, ce Titus en qui l'on voit sur
le théâtre tant de commencements de sentiments
héroïques ; quoiqu'il soit déjà avancé en âge, puis-
qu'il a l'humilité de nous faire sa confession (de
peur que nous ayons trop bonne opinion de lui),
qu'il a laissé corrompre sa jeunesse aux mauvais
exemples de la cour de Néron, où il nous fait sou-
venir en effet qu'il jouait honnêtement son rôle ;
ce grand homme se laisse néanmoins si fort maî-
triser à l'amour, qu'il veut bien qu'on sache que
du vivant de son père il désirait d'être en sa place ;
quand il perd ce père, il s'enferme huit jours sous
prétexte de douleur solennelle ; il fait tout pour
l'amour, et rien pour son honneur ; il oublie
les lois de l'amitié ; sa passion le remène à
l'enfance, il a besoin d'un pédagogue qui l'encou-
rage, et qui le redresse ; l'amour le rend sourd,
et l'empêche d'entendre que Paulin dit qu'il va
appeler le sénat à son secours, ce que les spec-
tateurs entendent pourtant, quoiqu'ils en soient
bien plus éloignés que lui ; il n'ose parler à ce
qu'il aime, et quand il ose lui parler, il n'a point
de bonnes raisons à lui dire ; il allègue des exem-
ples odieux à l'amante, peu agréables aux specta-
teurs, et mal propres à excuser son inconstance et
ses parjures.
Le poète ingénieux (1) pour faire éclater encore
la force tyrannique de cette passion, feint adroite-
(1) Il n'y a point ici de ponctuation dans l'édition originale.
Faudrait-il ponctuer: Le poète ingénieux, pour, etc., pu Le poète,
ingénieux pourf etc. ?
APPENDICE C 247
ment que cette Bérénice est la Bérénice sœur d'A-
grippa : c'est[à]dire cette infâme Bérénice que (1)
le spectateur sait bien qui était une incestueuse
et l'horreur de l'univers par son abominable com-
merce avec son frère, dès le commencement du
règne de Néron. Cependant l'amoureux Titus es-
time sa vertu, et se laisse tellement aveugler par
l'amour qu'il a pour cette belle Surannée, que
voyant, dans le Madrigal testamentaire qu'elle lui
baille à lire, le dessein qu'elle a fait de mourir, il
se détermine aussi à se tuer. N'est-il pas vrai que
c'est là tout ce qui se peut faire pour exprimer
l'excès de la passion, et qu'un auteur ne peut aller
plus loin?
La Reine Bérénice est aussi le modèle accompli
du dérèglement d'une passion emportée. L'amour
qu'elle a pour Titus est si extraordinaire, qu'elle a
voulu durant cinq années donner à l'amoureux
Antiochus le déplaisir de lui en faire confidence
sous ombre d'amitié ; elle est si insensée qu'elle ne
voit pas combien ce procédé est bizarre, peu hon-
nête, et peu nécessaire ; le jour qu'elle doit épou-
ser Titus, elle cherche ce Roi pour lui ouvrir son
cœur, et l'amour lui ôtant la mémoire, elle s'étonne
qu'il l'aime, s'irrite qu'il le lui dise avant que de
partir, et le laisse aller sans lui faire aucune hon-
nêteté. Cet amour, après lui avoir fait oublier ce
qu'elle doit aux hommes, ne la laisse pas souve-
nir de sa religion ; elle devient païenne et la Juive
(1) L'édition originale porte ici: c'est dire..... que à le spec-
tateur.
248 APPENDICE C
ne parle que des Dieux et des Immortels (1) : ayant
oublié Dieu, elle en oublie la Loi, se résout à
mourir désespérée, et l'annonce à son ingrat par
un poulet funèbre, pitoyable dénouement d'une
pitoyable aventure ! Elle fait à Titus un legs pieux
de ses cendres, et pourvu qu'elles soient avec les
cendres de son amant, elle est consolée de tout ce
qui peut lui arriver du côté de Dieu. Cela s'appelle
exprimer les effets d'une passion emportée, et on
ne peut assurément y rien ajouter.
L'amour épisodique d'Antiochus fait encore voir
au naturel le dérèglement de cette passion dange-
reuse. Il dépend, de même que Titus, des remon-
trances de son écuyer, qui l'empêche fort humaine-
mentde s'abandonner au désespoir quand il le voit
trop pressé. Ce n'estpas que je fusse satisfait le pre-
mier jour de cet écuyer inutile. Puisque la violence
de l'amour empêchait son Maître de rien imaginer
pour nouer agréablement l'aventure, et qu'il se
contentait de s'exclamer à tous propos, et de mau-
dire le ciel et la fortune ; il fallait lui inspirer de
faire quelque chose, ou pour empêcher que Titus
n'épousât Bérénice, quand il croyait l'affaire en ces
termes, ou pour l'épouser, quand il croyait que
Titus Fallait renvoyer. Si ce confident a eu ses
raisons pour n'embarrasser pas son Maître en
aucune intrigue, parce qu'il ne le jugeait peut-être
pas capable de la mener ; le poète en a eu assuré-
ment beaucoup de nous faire voir en ce Prince,
(1) Racine a tenu compte de cette critique dans les éditions
ultérieures : il a corrigé tous les vers où la reine juive s'expri-
mait en païenne.
APPENDICE C 249
que l'amour, outre les désordres qu'il a fait[s] en
Titus et en Bérénice, en fait encore un ici, dont
tout le monde ne s'aperçoit pas ; et nous apprend
qu'un homme amoureux est si peu capable de rien
faire pour les autres, que même en ce qui regarde
son amour, il n'est pas en état de rien entreprendre
pour soi-même ; et de plus que l'effet de l'amour
le plus ordinaire, et le plus vraisemblable, c'est de
se tuer soi-même, ou du moins de faillir à le faire,
comme on le voit en Titus, Bérénice et Antio-
chus.
Je remarquai toutes ces beautés le second jour,
parce que je ne m'attachai qu'à l'expression des
passions. Je ne les avais pas remarquées à la pre-
mière représentation, parce que Corneille m'avait
dépravé le goût dans ses pièces, et m'avait accou-
tumé à chercher des caractères vertueux, ce que je
n'avais garde de trouver ici. J'avais pourtant eu
quelque espérance que le caractère de Titus serait
héroïque; je lui voyais quelquefois des retours
assez romains ; mais quand je vis que tout cela
n'aboutissait qu'à se tuer par maxime d'amour, je
connus bien que ce n'était pas un héros romain,
que le poète nous voulait représenter, mais seule-
ment un amant fidèle qui filait le parfait amour à
la Céladone. De sorte que je vis alors l'inconvé-
nient de cette règle, quoique fort commune : qu'il
ne faut pas que l'amour domine dans le poème
héroïque. S'il n'eût pas dominé, dans celui-ci, il
n'y eût point eu de catastrophe: c'eût été grand
dommage, tout le monde l'a trouvée admirable.
L'amour fait que Bérénice, Titus et Antiochus
2 5o APPENDICE C
veulent se tuer eux-mêmes; [le] (i) même amour fait
que Bérénice veut vivre, pour faire vivre Titus et
Antiochus ; et bien en prend à Titus que Bérénice
ait rescindé son testament et ne lui ait pas envoyé
ses cendres ; car il se serait assurément tué, et eût
apprêté à rire à la postérité.
Il n'y a rien tel quand on va à la Comédie, que
de se dépouiller de l'esprit de critique : rien ne
trouble le plaisir que l'on y prend, et rien n'em-
pêche que les passions ne s'apaisent et ne soient
purgées (pour parler en termes de l'art). Le pre-
mier jour, mon humeur critique me rendit un très
méchant office : je m'allai mettre en tête que le Roi
de Comagèae était plus honnête homme que
Titus, et j'en eus plus de pitié que de cet Empereur.
La discrétion et la générosité de son amour me
faisait préférer ce Prince à l'amant timide qui n'o-
sait exécuter ce qu'il avait promis à une Reine, et
juré durant cinq années entières, et qui n'en était
empêché que par la crainte du sénat, en un temps
où les Empereurs étaient hors de page.
Il est vrai que le poète habile, qui n'ignorait pas
la faiblesse du sénat, a voulu l'accompagner des
consuls, et a fort judicieusement falsifié l'histoire
en ce point, en supposant que Vespasian, l'année
de sa mort, n'était pas consul avec son fils Titus,
et que par 'conséquent le jour que Bérénice est
renvoyée, il y avait à Rome d'autres consuls.
Mais comme j'étais persuadé que cela choquait
l'histoire, je ne goûtais pas l'artifice de cette inven-
(i) L'édition originale porte: les.
APPENDICE C 25 I
tion, je n'en estimais pas l'Empereur moins absolu,
et je n'en eusse pas moins eu de pitié de Bérénice,
si elle ne s'en fût pas rendue indigne, par son peu
de religion, par sa fureur immodérée et par le peu
de pudeur que sa passion lui laissait : ce qui me
paraissait mériter de plus grandes peines que celles
dont elle se plaignait. J'étais bien aise que Bérénice
fût châtiée du moins par le trouble de son âme, je
méprisais le faible Titus, et je ne plaignais qu'An-
tiochus. J'enrageais donc qu'Antiochus sortit,
après la catastrophe, plus malheureux qu'il n'était
venu, que Titus terminât l'affaire par une extra-
vagance, et que Bérénice au lieu de se percer le
sein s'amusât à composer un madrigal.
Je trouvais bien que tout cela était imprévu, et
qu'aucun des spectateurs ne s'y attendait. Qui eût
pensé lors qu'Antiochus vint prier l'Empereur
d'aller empêcher la Reine de se tuer, jurant qu'il y
avait fait ses efforts, et qu'il n'y avait que Titus au
monde qui la pût sauver ; qui eût cru que Titus
ayant refusé d'y aller, sur ce qu'il avait à parler
aux consuls imaginaires, et en ayant laissé la
commission à Antiochus, et ce roi par des raisons
inconnues, ayant trouvé plus à propos de demeu-
rer sur le théâtre, et de s'évaporer en exclamations,
pour donner tout loisir à sa maîtresse de s'aban-
donner au désespoir ; qui se fût attendu que tout
cela dût aboutira un billet doux !
Les comédiens ont été d'avis de supprimer ce
billet funèbre à la seconde représentation (i) ; je
(i) « Elle sort en tenant une lettre dans sa main et Titus la
lui arrache. Il la lut tout haut dans la première représentation;
2 32 APPENDICE C
crois qu'ils ont eu tort. Du moins le spectateur
voyait-il par là quel était le texte de la froide et
longue harangue que Titus fait à Bérénice, et le
sujet de la chaude et prompte résolution qu'il prend
de se tuer. On ne saurait assez faire connaître la
cause d'un dessein si imprévu, et si peu vraisem-
blable. C'est par cet endroit seulement que la
seconde représentation m'a moins plû que la pre-
mière : il fallait conserver le billet tendre. On ne
peut faire voir assez de choses pour persuader que
Titus sera capable, et aura sujet de se tuer; et quoi-
que Bérénice l'en croie d'abord sur sa parole à la
première fois qu'il le lui dit, — elle qui l'a dit cent
fois, et qui pourtant n'en arien fait, quelque loisir
que Titus et Antiochus lui en aient donné, — les
spectateurs peu crédules, et peu persuadés qu'on
se tue ainsi de gaieté de coeur, sont bien aise[s] de
voir l'épitaphe du cœur de cette amante, et sont
par là disposés à croire que l'amant, héritier de
ses cendres, pourrait bien se pendre de regret, ou
du moins en prendre la résolution. Ainsi, sauf
meilleur avis, les comédiens feront bien de réta-
blir le madrigal.
S'ils s'avisent de retranchera leur gré les madri-
gaux de cette pièce, ils la réduiront à peu de vers.
L'auteur a trouvé à propos, pour s'éloigner du
genre d'écrire de Corneille, de faire une pièce de
mais cette lettre ayant été appelée par un mauvais plaisant le
testament de Bérénice, Titus se contenta depuis de la lire tout
bas. » (Louis Racine, Remarques sur Bérénice.) — On a vu plus
haut une allusion de l'abbé de Villars à cette plaisanterie du
Testament.
APPENDICE C 20$
théâtre qui, depuis le commencement jusqu'à la
fin, n'est qu'un tissu galant de madrigaux et d'élé-
gies : et cela pour la commodité des dames, de la
jeunesse de la cour, et des faiseurs de recueils de
pièces galantes.
Il ne faut donc pas s'étonner s'il ne s'est pas mis-
en peine de la liaison des scènes, s'il a laissé plu-
sieurs fois le théâtre vide et si la plupart ées
scènes sont peu nécessaires. Le moyen d'ajuster
tant d'élégies et de madrigaux ensemble, avec la
même suite que si on eût voulu faire une comédie
dans les règles ? On se soucie bien dans le monde
si une scène est nécessaire, pourvu qu'elle exprime
tendrement et naturellement quelque sentiment
délicat. Qu'importe aux Dames qu'un auteur porte
le cothurne ou le brodequin, pourvu qu'elles
pleurent, et que de temps en temps elles puissent
s'écrier: Cela est joli.
Tout le monde est capable de connaître ce qui
est joli ; mais tout le monde n'est pas capable de
connaître ce qui est beau. Ainsi il est bien plus-
prudemment fait à un poète qui cherche l'approba-
tion du public de s'attacherau joli que de se mettre
en peine du beau. La majesté [du] (i) cothurne.-
plaît aux savants ; mais la jeunesse, les dames, et
les barbons que les dames corrompent (qui ne sont
pas en petit nombre) s'accommodent mieux de la.
galanterie de l'escarpin.
Je conseillerais toujours à tout auteur de bon;
sens d'imiter celui-ci : de faire bonne provision de
(i) L'édition originale porte : de.
BÉRÉNICE 8
2D4 APPENDICE C
sentiments élégiaques, de tendresse de madrigal,
de pensées brillantes, du reste dédaigner les règles,
l'invention, l'histoire, les bonnes mœurs, l'unifor-
mité des caractères, le vraisemblable ; tout cela ne
fait qu'arrêter l'imagination du poète, con-
traindre la nature, empêcher de pousser à bout
une passion, et obliger à mettre en une scène
ce qui quelquefois fait tout un acte, voire toute
une pièce. Car toute cette pièce, si l'on y prend
garde, n'est que la matière d'une scène, où
Titus voudrait quitter Bérénice : l'amante en
serait marrie, et se voudrait tuer ; l'Empereur la
menacerait de se tuer lui-même si elle se tuait ; et
Bérénice, afin de n'avoir pas le déplaisir de voir
en l'autre monde l'ombre de son ingrat, aimerait
mieux vivre, et prendrait congé pour la Palestine.
N'est-il pas plus adroit, sans s'aller embarrasser
d'incidents, d'avoir ménagé cette scène, et d'en
avoir fait cinq actes ? Premièrement, on se délivre,
par ce stratagème, de la fatigue que donnait à
Sophocle le soin de conserver l'unité d'action dans
la multiplicité des incidents ( i ) : car à peine y a-t-il
une action ici, bien loin d'y en avoir plusieurs ;
et on n'a que faire de craindre que la règle des
vingt-quatre heures n'y soit pas gardée ; sans le
prince de Comagène, qui est naturellement prolixe
en lamentations et en irrésolutions, et qui a tou-
jours un toutefois et un hélas de poche (2) pour
(1) Voir la préface de Racine et la manière dont il défigure
encore l'observation de son critique.
(2) Voir la préface de Racine.
APPENDICE C 2DD
amuser le théâtre, il est certain que toute cette
affaire s'expédierait en un quart d'heure, et que
jamais action n'a si peu duré. Cependant le tour
de maître a été d'empêcher le spectateur de s'a-
percevoir de ce qui devait faire tout le fin du
dénouement, de ménager la catastrophe, et d'em-
pêcher le monde de soupçonner que Titus pût être
capable de se vouloir tuer.
Un autre poète, (Monsieur Corneilleparexemple)
s'il eût voulu faire qu'un premier acteur se résolût
à s'ôter du monde dans le cinquième acte, aurait
grossièrement préparé son caractère selon les
.règles, et l'eût dépeint dès le commencement, vio-
lent, emporté, aimant peu la vie, ou semblables
préparations, qui eussent fait que le spectateur,
par la règle de l'uniformité des caractères, eût dit
quand il lui eût vu protester qu'il s'allait tuer,
qu'il fallait s'attendre à cela d'un homme sans
modération : ainsi cet emportement eût perdu la
grâce de la nouveauté.
Mais que Titus s'enferme huit jours pour déli-
bérer ce qu'il a à faire touchant Bérénice ; qu'il
vienne de sens froid sur le théâtre demander de
ses nouvelles ; qu'il écoute sa gloire et son conseil-
ler Paulin, en homme judicieux et reposé ; qu'il
promette diverses fois qu'il va donner une grande
marque d'amour à la Reine ; et que, quand nous
attendons l'effet de cette délibération de huit jours,
de ces conseils de Paulin, de ces échappées
héroïques qu'il fait en lui-même, et de ces senti-
ments magnanimes qu'il étale et à Paulin et à
Antiochus et à Bérénice : tout cela n'aboutisse
2 56 APPENDICE C
qu'à se vouloir tuer! Monsieur Corneille me par-
donnera, si je n'espère pas que le dénouement de sa
pièce soit si particulier et si peu attendu. De même,
que Bérénice, qui au contraire est si emportée
dans le commencement et dans tous les cinq actes,
devienne tout-à-coup de sens rassis pour dénouer
et finir la pièce, quand elle a assez duré, et donne
le bon soir à Titus et à la compagnie par un simple
changement de volonté : je ne m'y attendais pas,
je l'avoue ; j'ai trouvé cela nouveau, et de plus de
fort bon exemple.
Car enfin la Tragédie est la règle des passions.
On apprend par ces trois désespérés convertis, à
se bien garder de se faire mourir, quelque résolu-
tion que l'on en ait prise. Quand on est en voie de
désespoir, et qu'on a résolu de se tuer, il est bon
de faire comme le Roi de Comagène, et de l'aller
déclarer à nos amis, surtout aux plus puissants ;
ceux-là sont plus en état d'empêcher notre dessein.
Dès que nous l'avons formé, il faut se hâter de
l'aller découvrir, presser et vouloir entrer, fût-ce
chez un Monarque, malgré les gardes, et quelques
défenses qu'il y ait de laisser entrer personne.
L'affaire est privilégiée, de faire savoir qu'on veut
[se] (i) tuer.
Véritablement Bérénice, ni Reine ni honnête
femme, ne donne point de bon exemple dans cette
pièce, quoiqu'elle en soit l'héroïne. Elle fait au
contraire tous ses efforts pour porter son amant à
se mettre au-dessus des lois ; elle prend ce faible
(i) L'édition originale porte : le.
APPENDICE C 257
Empereur par tant d'endroits qu'elle le tourne
enfin en ridicule, et qu'elle a toujours fait et fera
toujours rire le spectateur par ce vers qu'elle dit à
propos pour sécher les larmes qu'elle avait cau-
sées :
Vous êtes Empereur, Seigneur, et vous pleurez.
Elle empêche par là qu'on estime cet amour
pour les lois, qui est la seule bonne qualité qui
paraît en son Titus : et comme il n'y a personne
qui ne rie en cet endroit des pleurs de cet Empe-
reur, il n'y a point de souverain qui ne trouve là
une leçon de se servir à son gré de sa puissance
pour éviter la risée que ce vers vient d'exciter. Mais
nonobstant tout cela, Titus ne se rend pas, sa
vertu l'emporte sur son amour. Il est vrai qu'il
en diminue la louange par rémunération des maux
que son mariage lui ferait et que son amour à son
tour triomphe de sa vertu, quand il veut se tuer :
mais voudrait-on qu'un héros ne fût pas homme ?
La nature s'éteint-elle par la vertu, et ne serait-on
pas cruel, de vouloir empêcher de se tuer un
amant qui voit que sa maîtresse pleure et lui écrit
un madrigal touchant ?
Et puis quand il y aurait quelque chose à blâmer
dans ce désespoir de Titus, il n'en faudrait rien
craindre. Peu de gens l'imiteront, et c'est une
grande adresse du poète d'avoir mis en son héros
un défaut inimitable, et une vertu facile à acquérir.
Un honnête homme remporte ce fruit de cette
pièce, qu'il doit quitter ce qu'il aime quand il ne
258
APPENDICE C
peut le conserver sans dommage. Si l'amante s'en
désespère et veut se faire mourir,il y a bon remède ;
il faut lui dire aussi qu'on veut se tuer, et alors
l'amante apprendra de Bérénice, premièrement, à
croire que l'on lui parle sincèrement, et puis à
dire adieu et se séparer de bonne grâce.
Cette pratique est de grand usage, et je sais des
intrigues qui se seraient mieux dénouées qu'elles
n'ont fait, si on eût su cette méthode. Telle est
l'utilité du théâtre. C'est un grand secret de savoir
ainsi mêler l'agréable à l'utile. Cela tient lieu de
toutes les règles, et quand je vois que dans une
pièce la morale va bien, je ne puis souffrir que
l'on accuse le poète de n'entendre pas le théâtre,
qu'on le blâme d'avoir voulu entrer en lice avec
Corneille, et que Monsieur de *** s'écrie :
Infelix puer atque impar congressus Achilli.
C'est assez, Monsieur, je suis las de rire; l'envie
m'en prendra peut-être quelqu'autre fois. Cepen-
dant je vous dis fort sérieusement que je voudrais
avoir fait cette pièce et que je suis,
Monsieur,
Votre, etc.
Le 17 novembre (1) 1670.
La (2) semaine prochaine, on verra la seconde
(1) Lire : décembre ; voir le début de la Réponse.
(2) A la dernière page, après le privilège.
APPENDICE C 2D9
partie de cette critique, qui est sur la Bérénice du
Palais Royal (i).
(i) Tout dans cette lettre laisse percer le parti pris de pré-
férer Corneille à Racine ; c'est évidemment cette disposition et
le ton d'ironie et de persiflage qui ont si vivement irrité le
jeune poète. En revanche, ce même parti pris explique l'indul-
gence de Mme de Sévigné pour la Critique de Bérénice. Le 14
septembre 1671, elle écrivait à sa fille :
« Je voulus hier prendre une petite dose de Morale ; je m'en
trouvai assez bien ; mais je me trouve encore mieux d'une
petite critique contre la Bérénice de Racine, qui me parut fort
plaisante et fort spirituelle. C'est de l'auteur des Sylphides, des
Gnomes et des Salamandres [allusion à la seconde partie du
« Comte de Gabalis », intitulée <r Les Génies assistons et les
gnomes inconciliables »] : il y a cinq ou six petits mots qui ne
valent rien du tout, et même qui sont d'un homme qui ne sait
pas le monde; cela donne de la peine ; mais comme ce ne sont
que des mots en passant, il ne faut point s'en offenser, et regar-
der tout le reste, et le tour qu'il donne à sa critique : je vous
assure que tout cela est joli. Je crus que cette bagatelle
vous aurait divertie ; et je vous souhaitai dans votre petit
cabinet auprès de moi, sauf à vous en retourner dans votre
beau château, quand vous auriez achevé cette lecture... »
II
La critique de « Tite et Bérénice »
PAR L'ABBÉ DE VlLLARS (i).
D'après le ton du « libelle » que l'abbé de Villars avait
consacré à la pièce de Racine, les amis de Corneille
devaient s'attendre à un vif éloge de leur poète favori.
Ils furent donc tout déçus, lorsque, huit jours après,
parut la suite promise. Corneille y est plus mal traité
> qui ne l'avait été son rival.
Monsieur,
J'avais toujours cru la Muse du Cothurne un
peu moins coquette, et je n'eusse jamais pensé
qu'elle se fût oubliée en faveur d'un jeune homme
■au préjudice du grand Corneille, avec qui elle
avait été si longtemps en si bon ménage (2).
IRotrou, Duryer et Scudéry n'avaient jamais
pu la débaucher ; qui n'eût dit qu'elle aurait été
fidèle jusqu'au bout ? Il y avait même quelque
apparence qu'elle se piquerait d'honneur à cette
(1) Le titre exact est : La critique de Bérénice, seconde partie;
ce qui a permis à l'abbé de Villars d'utiliser le même privilège
■ que pour la première brochure.
(2) Dans le recueil de l'abbé Granet, on lit ici : « Elle avait
■toujours fort honnêtement pris soin de son domestique ».
APPENDICE C 2ÔI
fois, et qu'elle donnerait enfin toutes ses beautés à
son favori après les lui avoir fait espérer si long-
temps. L'infidèle! Bien loin de contenter ses désirs
si justes, elle ne s'est presque pas laissé toucher le
bout du doigt ; elle lui a même refusé ses faveurs
accoutumées, au lieu de lui en accorder de nou-
velles ; et par un caprice impitoyable, elle l'a fait
entrer en lice avec un aventurier qui ne lui en
contait que depuis trois jours, elle l'a abandonné
à sa verve caduque au milieu de la course, et s'est
jetée du côté du plus jeune.
Allégorie à part, Monsieur, je suis fort mal édifié
de la Bérénice du Palais-Royal ; n'en déplaise à la
vieille cour ( 1) [,] Monsieur Corneille a oublié son
métier, et je ne le trouve point en toute cette pièce.
On lui dit, pour le consoler de tant de vers misé-
rables, durs, sans pensée, sans tour, sans français
et sans construction, que l'art du théâtre y est
merveilleusement observé * : non pas que l'on le
trouve ainsi ; mais parce que cela devrait être, et
que si l'on n'avait pas lu Aristote et Horace, on
parierait avec Monsieur *** deux cents louis que
cela serait. Car enfin qui s'aviserait qu'un homme
aussi expérimenté au théâtre que l'est M. Corneille,
en une occasion où il est question de décider de
son excellence (2), et en une pièce qui devrait
* Si non offenderet unumquemque poetarum limœ labor.
(1) Dans l'édition originale, N'en déplaise à la vieille cour
est précédé et suivi de point et virgule; on ne sait s'il faut
rapporter cette parenthèse à la proposition qui précède ou à
celle qui suit.
(2) On notera que l'abbé de Villars paraît croire à un duel
entre les deux poètes.
8*
2Ô2 APPENDICE C
servir de modèle à toute la tragique postérité*,
et de leçon à celui qu'il ne regardait que comme
son écolier ; qui croirait, dis-je, qu'il dût nous
donner un ouvrage irrégulier de tout point ?
Un vieux capitaine prend-il jamais mal son
terrain ? et un poète couronné de lauriers, ne doit-
il pas bien conserver tous ses avantages quand il
traite un sujet ? Il n'a pas voulu faire une tragédie
simple comme M. Racine, et soutenir jusqu'au
bout un sujet simple, par la beauté de l'expression,
par la délicatesse des pensées, par les emporte-
ments des passions, et par l'harmonie des vers (i).
A ** la bonne heure 1 II s'est défié de la fécondité de
son esprit usé par les années et du feu de sa veine
refroidie ; il a prudemment fait. Je ne le blâme
point d'avoir introduit plusieurs personnages épi-
sodiques ; mais je lui sais mauvais gré, première-
ment de les avoir mal choisis, et puis de s'en être
mal servi.
Puisqu'il voulait des personnes épisodiques, il
fallait prendre le temps de la fable du vivant de
Vespasian, père de Titus, et se servir de l'avantage
que l'histoire lui donnait. C'est par l'ordre de Ves-
pasian que les historiens disent que Tite renvoya
Bérénice. Voilà une épisode naturelle et dans le
sujet. C'était une raison invincible que Titus avait
pour quitter sa maîtresse ; et en même temps un
beau champ pour le poète d'étaler les droits de
* Si parum a summo discessit, vergit ad itnum.
** Cui lecta potenter erit res.
(i) Allusion à la préface de Racine.
APPENDICE C 263
l'autorité paternelle, et la vertu héroïque et
romaine qui porte un fils à faire violence à ses
inclinations pour suivre les désirs de son père.
C'était une matière nouvelle au théâtre et partout
ailleurs; puisque tous les poètes et les romanciers
font toujours que l'amour révolte les enfants
contre leur père. M. de Corneille, ayant besoin
d'une épisode, a laissé celle-ci, qui était dans son
sujet et qui conservait admirablement l'unité de
l'action, pour en prendre deux éloignées, qui la
détruisent tellement, qu'il lui sera difficile de don-
ner un titre juste à sa pièce*, et dédire une
bonne raison, pourquoi il l'appelle Bérénice plu-
tôt que Domitie. Mais surtout il fallait bien se
garder d'introduire cette Domitie ; elle fait sou-
venir le spectateur de l'accusation que les Romains
faisaient à Titus d'avoir commis un inceste avec
elle. Il fallait éloigner cette idée et ménager mieux
notre imagination en faveur du héros.
Il n'eût pas mal fait encore d'empêcher cette
Domitie de promettre à Domitien qu'elle fera c...
le Seigneur Titus. Et si l'espoir qu'elle donne de
cet inceste paraît un beau sentiment à Monsieur
Corneille, je crois qu'il n'était pas impossible
que la suivante de Domitie en fût mal édifiée, et
que la Princesse était obligée en conscience de tenir
cette affaire un peu secrète.
Quant à Domitien, frère de Tite, il était na-
turel de l'employer ; mais le poète a mal suivi la
règle d'Horace, qui veut que, quand on met en
* Ut nec pes nec caput uni reddantur formes.
•264 APPENDICE C
avant des gens connus, on les représente tels
qu'ils ont été*: Achille brutal et Jason infidèle.
Il fallait donc se souvenir que Domitien avait
conspiré contre la vie de Titus ; ne se contenter
pas de le dire en deux vers, mais faire une épisode
de cette conspiration ; ce qui eût admirablement
relevé la clémence de Titus, puisqu'elle le rend si
recommandable dans l'histoire **.
Tout cela n'eût-il pas fait un plus bel effet, un
rjeu plus ingénieux, et des scènes plus riches et
plus héroïques, que toutes ces longues déclarations
d'amour que Domitien fait à Domitie, qui ne
font rien du tout à l'affaire de Bérénice ? que
toutes ces feintes purement comiques *** d'aimer
ailleurs? que tous ces essais de donner de la jalou-
sie, peu propres au Cothurne ? et enfin que toute
-cette ridicule picoterie de deux rivales, qui récrée
le parterre dans un acte où il devrait être en
pleurs ?
L'amour de Titus pour Bérénice eût pu être le
prétexte de la conspiration de Domitien contre
•son frère ; nous eussions vu un héros en péril,
nous eussions craint pour lui, nous l'eussions
plaint ; la pitié et la crainte eussent été excitées
selon les règles par le moyen d'un premier acteur ;
il eût été délivré du péril en renvoyant Bérénice,
.par qui la conspiration eût été découverte et qui
* Si forte reponis Achillem, impiger, iracundus, inexorabilis,
acer, jura neget, etc.
** Famam sequere.
*** Versibus exponi tragicis res comica non vult. — Effutire
eves indigna tragcedia versus.
APPENDICE C 2Ô5
n'eût pas voulu conclure ce mariage, de peur
d'exposer son amant [a] la fureur de la vertu
romaine. Nous en eussions été ravis, nous aurions
admiré l'Amante et le Héros, et nous eussions vu
en Monsieur Corneille toutes ces manières romai-
nes qui lui ont autrefois tant acquis de réputation.
Mais* que veut-il que nous disions, quand il fait
quereller deux harangères, qui se disent tout ce
qu'elles ne doivent pas dire, et qui nous ôtent
toute la compassion que nous pourrions avoir pour
elles, en nous apprenant mutuellement l'une de
l'autre des choses qui nous feraient horreur, si la
manière dont elles les disent ne nous faisait rire ?
Etait-il de l'art du poète d'exagérer ainsi ce que
Bérénice a fait d'impiétés et de sacrilèges contre
la Ville et le Temple de son Dieu ** ? s'il eût dû la
faire foudroyer ou faire ouvrir la terre sous ses
pieds, à la bonne heure ! Mais c'est l'héroïne de la
pièce, celle qui doit nous donner de la pitié ! Le
grand acte de contrition qu'elle fait, ne la remet
pas assez bien dans les bonnes grâces des specta-
teurs, pour leur faire oublier ses actions noires ; et
tant qu'ils s'en souviendront, ils ne seront point
touchés de ses larmes.
Au reste est-il possible que Monsieur Corneille se
soit si fort oublié dans les caractères, lui qui a tou-
jours été le maître des autres en ce point? Quelle
espèce de héros nous présente-t-il en Titus***?
* Ne immunda crêpent tgnotniniosaque dicta. — Nàc si quid
fricti ciceris probat et nucis emptor.
** Centurix seniorum agitant expertia frugis.
*** Morataque recte fabula.
266 APPENDICE C
Il le suppose d'entrée de jeu très mal honnête
homme. Ce héros est Empereur depuis six mois.
Depuis son avènement à l'Empire, il n'a pas encore
fait la moindre honnêteté à une Reine avec
laquelle il a été fort bien," et à qui il a promis
mariage ; il ne s'est point mis en peine de lui faire
trouver bon qu'il prît parti ailleurs ; il est sur le
point d'épouser Domitie, et l'affaire était faite si la
Reine eût été un peu moins alerte, ou pour peu
qu'elle eût eu le vent -contraire.
Ce qu'il y a de consolant pour Bérénice, c'est
qu'il l'avait presque oubliée, qu'il était devenu
amoureux de Domitie, et que l'absence avait guéri
ce héros de sa première passion : quand elle
arrive, il trouve à propos de n'être qu'un moment
avec elle, et l'envoie en son ancien appartement,
où il ne va la voir qu'après que Domitie a eu tout
loisir delà quereller. Le Seigneur Titus savait mal
son monde ; et puisque le lieu où il la recevait
était assez proche, et même dépendait assez de
l'appartement où il la faisait conduire, pour que
Bérénice y reçoive un moment après la visite de
Domitie et celle de Titus même: il pouvait bien,
sans faire tort à la majesté de l'Empire, donner
la main à une belle Reine qui l'aimait, la conduire
lui-même, du moins jusqu'à la porte de la cham-
bre, et faire quelque cinq ou six pas pour une
Princesse que l'amour lui amenait du fond de
l'Orient. Mais un grand Monarque a-t-il jamais
ordonné tout haut en présence d'une grande
Reine, qu'on la traite bien et qu'on la serve splen-
didement ? Je crois que cela s'en va sans dire, et que
APPENDICE C 267
s'il y a quelque ordre particulier à donner, ce n'est
pas tout haut et en présence. Il suppose que Béré-
nice est fatiguée, il l'envoie reposer et il donne
ordre qu'on ait grand soin d'elle. J'aimerais autant
qu'il commandât qu'on prît soin de lui donner un
bon lit de plume. Le compliment est campagnard,
il sent le faux noble, et m'a fait souvenir que le
père de Titus ne se piquait pas d'être de bonne
maison.
Horace * n'a rien dit de mieux, que quand il baille
pour première règle de bien écrire, surtout quand
on introduit des personnages : La science du monde.
Monsieur de Corneille a-t-il vu quelque procédé
pareil dans la vieille Cour ? Je ne sais si Charles IX
eût fait cette incivilité, mais je sais bien que si une
belle jeune Reine amoureuse arrivait à la Cour
incognito, elle y serait reçue plus humainement. Je
ne m'attendais pas à cette incivilité de Titus, qui
s'était délecté à se peindre lui-même comme un
Prince si galant, que les aimables loisirs au pluriel
ménageaient dans sa Cour l'heureux choix des
jeux et des plaisirs. Mais il est fanfaron en
honnêteté comme en bravoure ; et puisqu'il sou-
tient si mal les louanges qu'il se donne en langage
épique, il me permettra de douter que quand il
faisait un pas il fît trembler le Pôle Antartique; —
d'autant plus que la renommée ne le publie pas si
épouvantable ; et qu'hormis le pauvre Cécinna,
qu'il fit assassiner pour avoir couché avec Béré-
* Scribendi recte sapere est et principium et forts. — Reddere
personce scit convenientia quxque.
2Ô8 appendice c
nice, je n'ai pas ouï dire que depuis son avènement
à l'Empire, il fût autrement fort périlleux de l'em-
pêcher de dormir. Sans cette réflexion, j'eusse cru,
quand il haussait quelquefois la parole, que les
deux Pôles étaient effrayés ; mais je m'imaginai
qu'il était vraisemblable qu'il fût un peu Mata-
more, ce qui me fit moins craindre pour les
Pôles.
Cependant comme les fanfarons ont d'ordinaire
l'âme basse, je me défiai fort de celle de ce héros,
et je le soupçonnai d'être capable de faire des lâche-
tés. Il fait paraître en effet si peu de vertu, qu'outre
qu'il n'a pas la force de rien refuser à Bérénice, il
lui offre de quitter l'Empire pour la suivre en
Palestine ; et il n'est détourné de son dessein, que
par la remontrance que lui fait son amante : que le
César qui lui succéderait le ferait peut-être assassi-
ner. Que craignait-il? Il n'avait qu'à faire un pas et
hausser la parole, et il eût effrayé son successeur.
Cependant il aurait donné une preuve héroïque de
son amour en quittant l'Empire pour suivre une
femme. Avouez, Monsieur, que tout ce jeu est
bien peu digne de Corneille. Est-ce être Romain
d'abandonner le trône des Césars pour suivre une
maîtresse ? et quand on en a fait le dessein, est-ce
être Romain de changer, parce que peut-être on
serait assassiné ? Ce caractère n'est-il pas pitoya-
ble î Fallait-il pour avoir lieu d'étaler quelques
vers ampoulés* touchant la politique de ceux qui
régnent contre ceux qui ont quelque prétention
Ambitiosa recidet ornamenta.
APPENDICE C 269
sur leurs Etats, fallait-il ravaler l'idée qu'on a du
héros de la pièce, et le rendre méprisable?
C'est la maladie des jeunes poètes tragiques (je
m'étonne que Monsieur Corneille n'en soit pas
guéri) de coudre sans discernement des sentences et
des lieux communs. Ils prétendent en enrichir
leur poème ; mais d'ordinaire ce sont des contre-
temps *. Par exemple cette joyeuse morale que
l'ami de Domitien fait sur l'amour-propre, est-elle
en son lieu dans une tragédie? surtout dans la bou-
che d'un confident, qui n'y doit faire aucune figure
que pour la connexion des scènes ? Mais de plus ne
blesse-t-elle pas la pudeur** ? et ne présente-t-elle
pas une idée impure ? La belle demande à faire à
un jeune amoureux dans une tragédie, s'il n'est
pas vrai qu'il n'aime sa maîtresse que pour coucher
avec elle ? Cela était bon à demander à un jeune
Satyre. Si M. Corneille eût fait cette faute dans
sa jeunesse, on eût peut-être excusé la chaleur de sa
veine : mais à son âge, donner carrière à son ima-
gination ! La muse du Cothurne qui est chaste, ou
qui le veut paraître, s'en est irritée ; et de peur
qu'on dît qu'elle s'est trouvée au milieu de la pièce
où ces libertés sont, elle n'a voulu avoir aucune
part ni au commencement ni à la fin.
L'accuserait-on en effet d'avoir inspiré la pro-
tase ? Domitie ouvre le théâtre, et épuise ses pou-
mons et notre patience pour nous faire son his-
toire. C'était l'histoire de Bérénice qu'il fallait
* Sed nunc non crat his locus.
** Satyris paulum pudibunda protervis.
270 APPENDICE C
conter, et passer celle de Domitie en quatre vers ;
ou (puisque les plus courtes protases sont les meil-
leures) il fallait retrancher tous ces longs discours,
venir au sujet*, et n'amuser pas les spectateurs
en narrations purement épisodiques, entièrement
inutiles, et même vicieuses : en ce qu'elles font
croire que cette Domitie est l'héroïne de la pièce,
puisqu'on s'arrête tant à préparer son action. Ce
commencement est-il de Corneille ?
Vous m'allez dire, je le vois bien, qu'il a été loué
universellement d'avoir bien fini ; qu'on dit qu'il
s'est surpassé lui-même dans le dénouement** ; et
que sa catastrophe a été admirée de tout le monde,
en un sujet où elle était si difficile. Mais savez-vous
bien, Monsieur, qu'il n'appartient pas à tout le
monde de juger une catastrophe ; et que, quoi-
qu'elle ait tant de partisans, elle est plus défec-
tueuse que bonne ?
Afin qu'une catastrophe ne soit pas vicieuse, il
faut qu'elle soit vraisemblable, et que le spectateur
ait pu s'y attendre***. Or il n'arrive rien dans celle-
ci qu'on pût raisonnablement espérer. Jamais le
sénat n'a fait pour personne ce que M. Corneille
lui fait faire pour Bérénice ; ainsi nous n'avions
garde de deviner son imagination, et moins
encore, que si cette ordonnance du sénat lève
tous les obstacles du mariage, l'Amante qui vient
de passer tant de mers pour le faire, renonce
* Semper ad eventum festinet et in médias tes.
** Non quivis videt immodulata poëmata judex.
*** Necquodcumque volet poscat sibi fabula credi.
APPENDICE C 27 I
d'abord à ses espérances, et consente au bonheur
de sa rivale. Venait-elle du bout du monde pour
n'épouser Titus que malgré le sénat ? Et est-elle
si capricieuse, que si son mariage n'excite point
de guerre civile, elle ne le veut pas ? Qu'avait-
elle à désirer quand elle a quitté ses terres, si
ce n'est que Rome consentît à ses noces ? Pour-
quoi s'en retourner quand Rome y consent ?
N'est-ce pas dire à Titus qu'elle ne l'aime guère,
et que son voyage n'a été qu'un caprice contre
Domitie ? N'est-ce pas le quitter de gaité de
cœur > Est-ce le sujet de la tragédie* ? Et M. Cor-
neille ne quitte-t-il pas la partie, quand il ne sait
pas faire séparer ces deux amants malgré eux,
puisque le sujet de la pièce était : invitas invitam
dimisit.
Une autre faute dans cette catastrophe, est de
faire que Titus la finisse en violant les lois
Romaines. Puisque l'amour des lois de Rome fai-
sait tout le nœud de cette pièce, il ne fallait pas la
dénouer en rompant ces lois. On m'avouera que
cela ne pouvait ni ne devait être attendu. Qui s'avi-
serait qu'un Empereur Romain fît vœu de célibat?
Cette catastrophe était admirable pour un Pape ;
mais elle est burlesque pour un Empereur. Le
célibat était odieux aux Romains ; il y avait des
lois rigoureuses contre ceux qui l'embrassaient ;
et les sujets suivant aisément l'exemple du souve-
rain, ce ferme propos que fait Titus de ne point
se marier, est de pernicieuse conséquence. Quand
* Cur ergo si nequeo ignoroque poeta [salutor] ?
272 APPENDICE C
il aurait été assez mal honnête homme pour le
faire, il ne fallait pas que le poète l'alléguât sur le
théâtre.
Cette catastrophe pèche encore contre la règle
des mœurs semblables, qui veut que les personna-
ges ne fassent rien de contraire aux manières et
aux mœurs de leur pays *. Tite déclare Domi-
tien son successeur ; cela n'est pas conforme aux
mœurs romaines. Les Empereurs associaient à
l'Empire ceux qu'ils voulaient par le consente-
ment du sénat et de l'armée ; mais ils ne dési-
gnaient pas leur successeur de leur autorité privée.
On désignait des consuls, mais non pas des
Empereurs. Si le poète a respecté l'histoire, et n'a
pas osé faire associer Domitien à l'Empire, ce
qui l'eût bien mieux accommodé, il devait avoir
même respect pour les mœurs romaines. Je vois
bien qu'il avait besoin de l'une de ces deux choses
pour ménager l'ambition de Domitie, de laquelle
il ne savait que faire ** ; mais c'est une grande
faute d'avoir besoin de faire une faute, et surtout
de faire une faute qui ne tire pas d'affaire. Car
l'esprit du spectateur n'est pas en repos touchant
cette Domitie ; et on sort de là sans savoir si cette
ambition extrême est ou doit être satisfaite de
l'espérance incertaine de régner après la mort de
Titus, et si elle est persuadée qu'il ne rappellera
pas Bérénice, ou qu'il gardera son vœu de chas-
* Respicere exemplar vitce morumque jubebo doctum imitato-
rem.
** In vitium ducit culpœ fuga si caret arte.
APPENDICE C 273
teté : ce qui, à mon avis, demeure grandement
problématique.
Voilà, Monsieur, une partie de ce que j'ai trouvé
à la Bérénice de Corneille, que je n'ai encore vue
qu'une fois. Quoique ces fautes soient considéra-
bles, on a eu tort de dire de cette pièce :
Fabula nullius veneris, sine pondère et arte.
Elle a assurément de grandes beautés ; j'ai résolu
de les remarquer un jour aussi bien que celles de la
Bérénice de M. Racine. Cependant, Monsieur, je
vous prie de ne point montrer ces deux petites cri-
tiques : vous savez qu'elles ont été faites chacune
en une après-souper; elles ne sont donc pas en
état d'être vues par ceux qui ne m'aiment pas
autant que vous faites ; et puis... Genus irritabile
valum. Je suis avec beaucoup de respect (1),
Monsieur,
Votre, etc.
(1) L'abbé de Villars mourut assassiné, vers la fin de 1673.
Il avait environ 35 ans.
III
Réponse à la critique de Bérénice
PAR LE SIEUR DE S***.
En 167 r, parut une réponse anonyme à la Critique de
l'abbé deVillars. L'abbé Granet (Recueil de dissertations
sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, 1740)
et d'après lui les frères Parfaictet Louis Racine l'attri-
buent à Subligny : l'ancien auteur de la Folle querelle
serait devenu le défenseur de Racine ! M. Paul Mes-
nard, dans l'Edition des Grands Ecrivains (II, 34g), la
réclame pour l'abbé de Saint-Ussans : cet abbé a
sûrement écrit et fait imprimer une Réponse à la critique
de Bérénice ; or nous n'en connaissons point d'autre.
(Le privilège accordé au « sieur de S*** » est daté du
17 février 1671 ; l'achevé d'imprimer est du 16 mars.)
Monsieur,
J'ai vu votre Critique de Bérénice, je l'ai lue d'un
bout à l'autre ; tout en est miraculeux, et il n'est
pas jusqu'à la date qui ne tire une exclamation de
ceux qui la lisent ; il est vrai qu'elle a quelque chose
de surprenant: on ne commença de jouer Bérénice
que le 21 novembre de l'an passé, et vous avez daté
votre critique du 17 de ce même mois. Vous ne
sauriez croire les effets merveilleux que cela pro-
duit dans l'esprit de vos lecteurs : les uns vous re-
APPENDICE C 27 D
gardent comme un prophète qui voit les choses à
venir comme deschoses présentes; les autres s'em-
portent contre votre libraire comme contre un
homme mal intentionné pour le public, à causé
qu'il ne nous a donné votre lettre que deux mois
après que vous l'avez datée ; il y en a qui se scanda-
lisent de la prétendue supercherie de l'Hôtel de
Bourgogne, qui aurait juré hardiment le 21 no-
vembre que personne n'avait encore vu sa Béré-
nice, lorsque vous l'aviez déjà critiquée, et que
vous y aviez même remarqué une femme de qua-
lité pleurer copieusement. Fiez-vous, maintenant,
disent-ils, à Messieurs les Comédiens, quand ils
vous assurent qu'ils vous donnent une pièce nou-
velle. Prenez la peine d'y aller sur la bonne foi des
affiches, et flattez-vous après delà pensée que vous
avez pris le plaisir de la voir, quand vous n'avez eu
tout au plus que le reste des gens à vision, et que,
par des représentations anticipées, les spéculatifs
des choses futures se sont lassés de la considérer
avant vous.
Voilà, Monsieur, les différents sentiments de
ceux qui ont pris garde à votre date ; mais ils
conviennent tous en ce qu'ils croient que vous êtes
sorcier, et que si vous êtes prophète, vous n'êtes
qu'un prophète à fausses enseignes. Pour moi qui
juge mieux de votre génie, je n'ai garde de croire
que vous soyez un magicien, et j'aurais plutôt de
vous toute autre pensée que celle-là.
Vous avez fait un Livre* qui m'a trop bien appris
* Le Comte de Gabalis.
276 APPENDICE C
à ne point attribuer à la magie tout ce qui n'est pas
ordinaire, et depuis que je sais que dans les élé-
ments il y a de certains Messieurs et de certaines
Dames, qui font de petits tours très commodes pour
leurs amis, je n'accuse plus les Démons des choses
que vos Sylphes et vos Sylphides peuvent faire faci-
lement. Je sais la commodité que vous avez de voir
les pièces avant qu'on les représente. Les comédiens
qui ont joué Bérénice n'ont sans doutepasprétendu
se rendre responsables des apparitions, qui peuvent
arriver aune imagination exaltée comme la vôtre,
lorsqu'ils nous ont dit que cette tragédie paraissait
pour la première fois sur leur théâtre : peuvent-ils
empêcher une troupe de ces Sylphes que nous ne
voyons point, de faire une mascarade invisible pour
une partie de divertissement, et de prendre chacun
tel visage que bon lui semblera, avec des habits
convenables, pour venir dans la chambre d'un
homme de leur connaissance, jouer une tragédie
dont ils auront appris chacun leur rôle à mesure
que M. Racine en faisait les vers ?
Je ne doute pas, Monsieur, que ce ne soit ainsi
que vous l'avez vue. Il n'est pas que la Reine des
Sylphides qui aime tant ses plaisirs n'entretienne
une troupe de comédiens volants, qu'elle a prêtés
sans doute à la prière de quelque Sylphide de sa
cour, qui, pour vous obliger à V immortaliser, a
voulu gagner vos bonnes grâces, en [vous] (1) don-
nant la Comédie, et a tâché de faire servir ce qu'on
jouait, à vous montrer sa passion, par les larmes
(1) L'édition originale porte : nous.
APPENDICE C 277
qu'elle a versées à l'aspect d'une Reine malheureuse
en ses amours; voilà sans doute ce que c'est que
cette Dame que vous avez vue pleurer à Bérénice le
17 novembre.
En vérité, Monsieur, votre cabale est d'un grand
usage ; je ne m'imagine jamais le plaisir que vous
deviez prendre, avoir représenter la pièce de M. Ra-
cine sur le fond de votre lit par des Sylphes habil-
lés à la Romaine, qu'il ne me vienne une envie
étrange d'apprendre ce que vous savez, — quand ce
ne serait que pour avoir le divertissement de toutes
les comédies dans ma chambre, avant que le pu-
blic les eût vues.
Etant dans ces sentiments, Monsieur, vous pou-
vez croire que je suis dans tous les vôtres, et que
je n'ai garde de choquer, par un esprit de contra-
diction, une personne aussi familière que je crois
que vous êtes avec ces esprits dont je recherche la
connaissance ;etpuis comme lesrègles de poétique
sur lesquelles vous avez fondé votre Critique de
Bérénice, ne sont d'aucun auteur dont j'aie entendu
parler jusqu'ici, je m'imagine que c'est la poétique
des Sylphes : ainsi j'y applaudis, je la trouve admi-
rable, et je l'embrasse de tout mon cœur.
Oui, Monsieur, je trouve, comme vous, que
Tite devant quitter Bérénice à la fin de ce poème,
on nous dit tout le contraire au commencement ;
et que la protase de cette pièce est aussi éloignée de
la catastrophe, que la première partie de la der-
nière. Je condamne le sentiment de ceuxquidisent,
que vous êtes si délicat que vous en avez le goût
dépravé, que vous ne voulez que des pièces courtes,
BÉRÉNICE 8**
278 APPENDICE C
que vous considérez trop votre mémoire pour
l'accabler de tout ce qui s'est passé en un jour, que
vous aimez si peu à la charger, que sur la fin de
votre Critique, vous en avez oublié le com-
mencement, et que vous faites une seule scène de
ce que vous venez de trouver trop long pour un
poème tout entier. Au lieu qu'ils disent là-dessus,
que c'est le propre de l'erreur de se contredire ; je
dis, moi, que c'est le propre de la force et de l'éten-
due de l'esprit de soutenir tantôt une opinion, tan-
tôt le contraire.
Je trouve, comme vous, que si le Roi de Coma-
gène eût ouvert le théâtre, en disant qu'il a su
que Titus veut renvoyer Bérénice, ou si on eût com-
mencé par le second acte (comme vous dites encore)
la catastrophe n'eût pas été si éloignée ; et il est
certain que, si on eût voulu l'approcher encore
davantage, on n'avait qu'à commencer par le der-
nier acte. On sait bien qu'Aristote est contraire à
cela, et que ses partisans y eussent trouvé à redire.
Ils veulent qu'une pièce commence par ce qui s'est
passé le matin, et qu'elle finisse par ce qui s'est
passé le soir. Mais vous vous souciez bien
d'Aristote ! Il ne savait pas faire des vers, comme
a fort bien dit un des habiles connaisseurs que vous
ayez de votre parti ; qu'il se contente que les
anciens poètes aient suivi ses règles, et qu'il laisse
en repos ceux de notre siècle.
Ce n'est pas que vous ne sachiez fort bien ces
règles. Il y en a une preuve incontestable dans
votre Critique, en cet endroit où vous dites que
vous les avez laissées à laporte \ car tout le monde
APPENDICE C 27Q
raisonne de la sorte en votre faveur : Puisqu'il les
a laissées, il fallait qu'il les eût. Voyez à quoi sert
un mot. Si vous n'aviez mis cela, il ne fallait qu'un
incrédule, pour nier que vous en eussiez jamais
eu la connaissance; et vous pouvez même avoir
présentement tel ennemi qui dira que vous n'avez
jamais été fort familier avec ces règles : fondé sur
les circonspections que vous gardez avec elles, et
sur le traitement respectueux que vous leur faites,
en les appellant Mesdemoiselles. Pour moi, j'attri-
bue cela à la civilité qui est ordinaire aux hon-
nêtes gens, et je m'assure que vous les auriez
suivies, si les vôtres n'avaient été meilleures.
En effet, il est certain que quiconque verra la
poétique du Philosophe, — qui prétend que l'une
des plus grandes beautés que le poète puisse former
dans la structure de sa fable, c'est de faire que
l'aventure qui doit finir tragiquement aille bien
avant dans la joie, avant d'être troublée par les acci-
dents funestes, qui composent la catastrophe, et que
pour relever avec adresse l'éclat de ces renverse-
ments, il faut qu'au moins une fois, on voie dans le
bonheur et dans le plaisir, ces personnes que
le malheur doit accabler dans la fin de la tragédie,
(ce que M. Racine a suivi, dans la joie que donne à
Bérénice l'espoir de posséderTitus) — et qui verra
ensuite la poétique des Sylphes, — qui veut que
quand un amant doit quitter sa maîtresse à la
fin du poème, on le die au commencement, — trou-
vera une différence très grande de l'une à l'autre.
Quiconque verra que ce bon Grec a cru que la
fable composée n'étaitplus belle q^re la fable simple,
280 APPENDICE Ç
qu'à cause de la péripétie, — c'est-à-dire, de cet
événement imprévu qui dément les apparences, et
qui, par une révolution que l'on n'attendait point,
vient changer la face des choses: changement qu'il
appelle la plus grande beauté de la Tragédie ;
tel qu'on le voit dans cet acte où Bérénice,
remplie de la joie du mariage qu'elle espère, vient
apprendre les nouvelles de la résolution de Titus,
si contraires à ce qu'elle a dans l'esprit (car
M. Racine a suivi partout les erreurs d'Aristote) —
et qui verra ensuite que vous tenez pour la fable
simple, et tellement simple, que vous voulez
qu'on vous avertisse de la catastrophe vingt-quatre
heures avant qu'elle arrive, n'aura garde d'être un
moment en doute sur le choix qu'il doit faire de ces
opinions opposées. Car enfin la tragédie ne se joue
que pour le spectateur. Ainsi quoiqu'il soit vrai
que le jour que Tite se sépara de sa maîtresse, toutle
monde croyait, le matin, qu'il allait épouser celle
qu'il renvoya le soir, parce qu'il ne trouva pas à
propos de lui faire ce compliment que le plus tard
qu'il fut possible, et qu'il différa tant qu'il put de
lui conter cette fâcheuse nouvelle: comme il est
aisé de voir par l'historien Suétone qui ne met
qu'une ligne entre ce qu'il nous dit des prétendues
noces de Titus et de Bérénice, et de leur séparation
effective ; quoique, dis-je, tout cela soit véritable, il
vous faut contenter, vous qui êtes le spectateur ; et
si vous voulez qu'on vous avertisse de ce qui est
à venir, il faut vous en avertir. Il n'est rien de si
raisonnable, et vous avez eu droit de critiquer un
poème qui en agit autrement.
APPENDICE C 20 1
Quant au lieu de la scène où vous trouve^ à re-
dire, à cause que vous ne voulez pas qu'Antiochus
aille dans le cabinet de l'Empereur, pour voir sa
maîtresse, je suis d'avis de ne vous en pas parler ;
car je serais obligé de vous avouer à ma honte, que
je n'ai pas l'esprit assez subtil pour pénétrer dans
votre sens, et pour deviner les raisons qui vous
font trouver mauvais, qu'un grand Roi, confident
d'un Empereur, ait l'entrée de son cabinet.
Je vois bien que ce qui fait la difficulté que j'ai à
vous comprendre, c'est que je m'étais fortement
persuadé jusqu'ici, que la chose la moins sujette à
la critique dans cette tragédie, était la scène, à
cause qu'on n'y voit que l'Amant, la Maîtresse, et
le Confident de tous les deux ; que tout ce qui s'y
passe est secret, soit les alarmes de Bérénice, soit
les conseils que Titus demande à Paulin, soit la
commission qu'il donne à Antiochus de parler à la
Reine, soit enfin les derniers adieux de toutes ces
personnes ; et que par conséquent le cabinet de
Titus était un lieu très propre pour cela, et vrai-
semblablement celui où toutes ces choses se sont
passées en effet. Il me semblait qu'Antiochus ayant
accoutumé depuis cinq ans de parler de Titus à la
Reine comme son ami, il n'y avait point à s'éton-
ner, si, la voyant sur le point d'épouser, il se décla-
rait son amant et rival de Titus, dans ce même
lieu où Titus croyait qu'il parlait comme confident
de son amour. Plus j'y rêve, et moins je trouve la
raison que vous pouvez avoir de vous en fâcher.
N'importe, Monsieur, il n'est ni règle ni raison,
qui m'empêche de donner tête baissée dans tout ce
8**#
2ô2 APPENDICE C
que vous dites. Il faut croire que M. Racine a mal
pris son lieu, puisque vous le trouvez mauvais. Il
faut croire aussi, par la même raison, que Bérénice
a tort d'être surprise qu? A ntiochus l'aime.- Je vous
avertis, par parenthèse, que, si vous montrez cette
lettre à quelqu'un qui ait vu cette tragédie, il faut
bien vous garder de lire cet endroit ; car il vous
répondrait que Bérénice n'est pas surprise qu'An-
tiochus l'aime, mais qu'il le lui dise, en un jour
où elle va épouser l'Empereur ; qu'elle s'étonne que
le Roi de Comagène lui montre de l'amour, dans
un temps où elle croyait qu'il avait appelé sa
raison à son secours, et qu'il s'était accoutumé à
faire de nécessité vertu, et à n'avoir plus que de
l'amitié pour elle. Cela soit dit en passant.
J'admire cependant votre honnêteté, et votre
courage à blâmer les défauts jusque dans un
Empereur. Il faut que je vous imite, et que je me
scandalise, comme vous, que Titus ne veuille pas
savoir pour quel sujet Antiochus quitte sa cour.
Cela n'est point de la civilité. Ce n'est pas assez de
le lui demander plusieurs fois ; ce n'est pas assez de
le presser là-dessus, comme il fait au commence-
ment du troisième' acte. Il fallait le mettre à la
torture pour le faire parler, et pour lui donner un
témoignage de la part qu'il prenait à ses affaires
et du désir qu'il avait de savoir ce qui lui était
survenu ; au lieu d'aller par la voie delà douceur
et de lui représenter, comme il fait, les raisons
qu'il a de demander le sujet de son départ, pour le
mieux obliger à le lui dire. Il devait prévoir
qu'Antiochus, ne voulant pas découvrir ce qu'il
APPENDICE C 283
avait dans l'âme sur ce chapitre, prendrait sujet de
changer de discours au premier mot qui lui en
donnerait occasion, comme il fait dès que l'Empe-
reur lui dit qu'il lui est nécessaire.
Au lieu de deviner tout cela, il s'amuse à songer
à son amour, dont vous l'accusez aussi fort judi-
cieusement, quand vous dites qu'il fait tout pour
sa passion et rien pour son honneur. Les petits
esprits, dont la portée ne s'étend pas bien loin,
s'imaginent que, quand il se sépare de Bérénice,
quand il est insensible à ses larmes, quand il a des
duretés pour elle qui lui font dire à lui-même qu'il
est un barbare, ils croient que c'est pour son hon-
neur. Mais vous êtes trop fin pour vous laisser
tromper à cela. Vous êtes bien pour le moins aussi
subtil que ces gens qui disaient qu'il ne fallait pas
se fier à la mort du roi Philippe, et qu'il s'était fait
tuer tout exprès pour attraper les Athéniens.
Pourquoi nous fierions-nous à la séparation de
Tite et de Bérénice ? Peut-être qu'il n'envoie cette
Reine à cinq cents lieuesloin de lui, que pourattra-
per les Romains, et sans leur rien dire, il prétend
garder toujours son amour dans son cœur, pour les
faire enrager. Et si cela est, vous avez raison de
dire que V amour domine dans ce poème ; quoiqu'à
la vérité on n'y voit pas de grandes marques de sa
domination, et que la connaissance en est réservée
aux esprits pénétrants comme vous.
Il est bien certain que ces deux vers, que vous
attribuez à V humilité de Titus, cette confession
(pour parler en vos termes) de n'avoir pas toujours
été si honnête homme qu'il est, est un effet de son
284 APPENDICE C
amour : il dit qu'avant d'avoir vu Bérénice, il pas-
sait sa jeunesse dans la cour de Néron, comme il
voyait les autres la passer, mais qu'ayant vu cette
Reine, il tâcha de se rendre honnête homme pour
lui plaire, il entreprit le bonheur de mille malheu-
reux et il se fit aimer de tout le monde, pour se
faire aimer de sa maîtresse. J'eusse cru qu'il ne
disait cela que pour nous faire voir l'obligation
qu'il avait à Bérénice, et pour nous toucher de
"pitié, en nous représentant qu'il était obligé de
se séparer d'une amante à qui il était redevable
de sa gloire, si vous ne m'appreniez qu'il le dit
pour nous empêcher d'avoir trop bonne opinion de
lui.
Voyez comme je défère à vos sentiments. Vous
avez après cela sujet de croire que, puisque j'ai
tant fait, je les suivrai toujours. En effet, si je suis
de votre avis en dépit de la raison, pourquoi n'en
serais-je pas en dépit des historiens ? Je dis cela
sur le sujet de la feinte, que vous prétendez que
M. Racine a faite, en disant que Bérénice est sœur
d'Agrippa. Tous les auteurs qui en parlent ont
beau l'assurer; ils ne me persuaderont jamais,
puisque vous voulez que ce soit une feinte.
Les conjectures auront encore moins de pouvoir
sur mon esprit ; et après que vous avez dit que
Rome n'avait point d'autre consul que Tite, quand
Bérénice fut renvoyée, et que par conséquent il ne
fallait pas mettre, dans la pompe funèbre de Ves-
pasien,
Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,
APPENDICE C 285
il me semble que je n'entends rien quand on me
veut prouver le contraire, parce qu'on sait que la
première chose que les Romains faisaient après la
mort d'un consul, était d'en mettre un autre en sa
place pour achever son temps, (témoin ce consul
à qui Cicéron se pressait de rendre visite avant que
son consulat fût fini, parce qu'il avait succédé à
un homme qui n'avait plus qu'un jour à le garder),
et que selon cette coutume, on en avait mis un à
la place de Vespasien, et, pour Tite, que les histo-
riens assurent seulement, qu'il a été consul avec
son père, mais qu'ils ne disent pas qu'il le fût le
jour de sa mort, — outre qu'il était si peu ordinaire
aux Empereurs de garder leur consulat quand ils
l'avaient au temps de leur élection, que Pline a
loué Trajan comme d'une chose rare, de ce qu'il
avait été le premier à garder le sien.
Voilà de belles raisons à donner à un homme qui
est prévenu de votre sentiment comme moi! C'est
à faire à des gens qui suivent Aristote et Horace à
se payer de ces raisons-là : parce qu'ils sont pet
suadés que, quand ce point serait contre l'histoire,
il est permis au poète d'inventer, et que même une
feinte faite à propos donne plus d'éclat à la vérité
et fait un des beaux ornements d'un poème. Mais
vous, selon votre poétique, vous n'avez garde
de trouver bon qu'on mente. Vous êtes trop scru-
puleux pour cela ; vous prenez toujours les choses
au pis, — jusque là que vous voulez que tout le
monde se mette en tête, quand on entend parler
Bérénice, qu'on entend parler une incestueuse,
quoique pas un historien n'en donne aucune
286 APPENDICE C
assurance, mais qu'ils parlent tous sur la bonne foi
d'un bruit que peut-être les médisants faisaient
courir.
Si le pauvre Aristote était au monde, il ne
manquerait pas de vous dire là-dessus que vous
ne savez pas ce que c'est que les mœurs dans une
tragédie : puisque ce n'est autre chose que ces
inclinations puissantes qui font paraître une per-
sonne ce qu'elle est, selon l'intention de la fable,
sans se mettre en peine des endroits de sa vie qui
ne regardent point le sujet qu'on traite. Et ce
philosophe, qui a blâmé Euripide (je ne sais si
vous en avez jamais entendu parler) d'avoir fait
Egisthe aussi méchant qu'il était en effet, et plus
méchant qu'il n'était besoin pour l'intention de
sa fable, ne manquerait pas de louer M. Racine
d'avoir seulement fait paraître Bérénice fort amou-
reuse de Titus, comme il fallait pour son sujet,
sans avoir mis un mot qui puisse faire penser
qu'elle ait jamais été incestueuse.
Mais, Monsieur, n'avoir qu'Aristote contre vous,
c'est être bien faible. Un vivant a toujours plus
de raison qu'un mort, et un vivant comme vous,
qui sait tout ce qui se peut savoir, qui sait, par
exemple, que du temps de Titus, Bérénice était une
belle surannée. Je vous en loue, parce que je
m'imagine que vous voulez en être loué, et que
vous n'en parlez que pour faire voir que vous le
savez, non pas pour blâmer le poète ; car, — outre
que la vérité est pour lui, et qu'il n'a rien changé à
l'histoire pour l'âge de Bérénice, quoiqu'il n'eût
pas été le premier à prendre cette licence, — il ne
APPENDICE C 287
fait rien dire à cette Reine qui sente fort sa vieil-
lesse, et, pour Titus, il pouvait bien être amoureux
d'une veuve de vingt-cinq ans (car elle pouvait
n'avoir que cela), après qu'un général des Assy-
riens avait été amoureux d'une autre Juive veuve,
qui en avait pour le moins cinquante, et si pas-
sionnément amoureux qu'il en perdit son armée
et sa tête.
A propos de Juive, il faut avouer que vous êtes
bien clairvoyant. Rien n'échappe à votre critique :
parce que Bérénice a lâché une seule fois, sans y
penser, le mot de Dieux, vous l'accusez de paga-
nisme. Je suis charmé de votre zèle pour la reli-
gion, et je vous avoue que les spectateurs eussent
bien mieux connu que Bérénice était Juive, si, au
lieu de Dieux qu'elle dit une fois, elle avait souvent
imploré, sur le théâtre, le Dieu d'Abraham,
d'Isaac et de Jacob. On a beau dire que c'est une
façon de parler, qui nous arrive quelquefois à
nous-mêmes, qui sommes Chrétiens; on a beau
dire que Bérénice parlant à des païens voulait
s'accommodera eux, en ce qui lui coûtait si peu de
chose ; il est certain que Dieux est tout au moins
une parole oiseuse, dont il faudra rendre compte.
Ce que vous critiquez ensuite est bien pis : que
Bérénice veuille mourir désespérée. Je suis ravi de
voir votre opinion sur cette sorte de désespoirs.
J'avais déjà vu celle de quantité de personnes, qui
mettent parmi les sentiments généreux, cette réso-
lution de la personne héroïque, qui, perdant l'objet
de son amour, se détermine à la mort ; ils disent
qu'on y trouve toutes les qualités, qui produisent
20ô APPENDICE C
les deux passions que demande la tragédie, et que
d'ailleurs ils ne sont pas de mauvais exemple,
parce que ce sont des premiers mouvements dont
nous ne sommes pas les maîtres. Je suis bien aise
d'apprendre de vous que c'est oublier la Loi de
Dieu ; et je serais d'avis, sur cette réflexion que
vous faites, que dans une ville bien policée, on ne
souffrît point de tragédie, dont on n'employât les
entr'actes à faire un petit demi quart d'heure de
méditation, pour faire tout avec connaissance et
d'un sang rassis.
C'est grand dommage que vous ne soyez Direc-
teur général des comédiens de France. Vous leur
défendriez par la voix du crieur public, comme on
faisait aux avocats de l'Aréopage, d'exciter aucune
passion, de peur que le trouble de leur âme ne les
emportât à dire qu'ils se voulaient tuer, ou quelque
chose d'approchant : car je vois bien que, selon
vous, il y a quantité de façons de parler qui signi-
fient cela, comme par exemple, implorer la mort,
courir au trépas, que vous attribuez à Antiochus,
comme à un homme qui se va tuer; au lieu que,
communément parlant, on jugerait de ces discours
que c'est qu'il s'ennuie de sa vie infortunée, et qu'il
s'en va peut-être à la tête de son armée entre-
prendre quelque guerre dangereuse.
Pour Titus, tout le monde est de votre avis.
Il est vrai qu'il se veut tuer, s'il est la cause
de la mort de Bérénice. Vous dites que cela est
indigne d'un Héros romain ; je suis fâché pour
l'amour de vous qu'il die sur ce chapitre ces deux
vers:
\
APPENDICE C 289
Je me suis vu, Madame, enseigner ce chemin,
Et par plus d'un Héros, et par plus d'un Romain.
Car, après cela, vous aurez de la peine à per-
suader au monde qu'il n'y a point de Héros ni de
Romain qui se soit tué. On peut bien ignorer que
Caton s'ôta la vie ; on peut bien ne pas savoir que
Marius se précipita après avoir donné la mort par
un excès de jalousie à la jeune Hellas, qu'il ado-
rait ; mais de dire qu'on croie que Titus ment sur
le point qu'il veut mourir, quand il dit ces deux
vers, il n'y a pas apparence; et Ton demeurera
toujours persuadé, sur sa parole, que des Héros et
des Romains se sont tués avant lui, — et sans
doute pour de moindres sujets, que celui que don-
nerait à Titus la pensée d'avoir causé la mort
d'une belle Reine, qu'il a si longtemps adorée.
Hélas, Monsieur, ce ne serait pas vous qui en
viendriez à cette extrémité. Vous n'avez pas l'âme
assez tendre pour cela, vous qui riez à l'endroit
qu'on dirait être le plus touchant de toute la pièce
dont nous parlons : à ce reproche pressant et sen-
sible qui fait connaître le cruel état de Titus, qui,
tout Empereur qu'il est, est obligé de se séparer de
ce qu'il aime ; à ce vers si énergique pour exciter
la pitié,
Vous êtes Empereur. Seigneur, et vous pleurez,
qui semble si bien faire ressouvenir les spectateurs
de ces sentiments de tristesse, de cette langueur
affligeante, et de cette douleur mortelle dont l'âme
ù-
29O APPENDICE C
de Titus est abattue, quand il dit lui-même au Roi
de Comagène,
Plaignez ma grandeur importune, etc.
Je vous avoue mon faible : je ne vois jamais de
pareils endroits que je ne me sente attendrir. Ils
ont le secret d'exciter la pitié dans mon âme, et je
•ressemble fort à Horace en cela,
Si vis me flere dolendum est,
Primum ipsi tibi ; tune tua me infortunia lsedent.
Je porte envie à cette grandeur d'âme héroïque,
qui est au-dessus de l'humanité, et qui fait que vous
vous choquez des pleurs d'un Empereur. De
l'humeur dont vous êtes, je ne vous conseille pas
de lire Homère, Sophocle, Ovide, Sénèque, Vir-
gile, Cicéron, ni tous les Anciens, _ — où vous ver-
riez pleurer Achille, Ulysse, Ajax, Hercule, Enée,
Alexandre, César, et tant d'autres Empereurs, dont
les larmes seraient capables de vous noyer, si on
les avait conservées dans des vases.
Je m'imagine que dans les règles de votre poé-
tique, la fin de la tragédie n'est pas d'exciter la
pitié ; car on y travaillerait en vain, puisque ces
mouvements pathétiques, qui font pleurer l'acteur
même, ne peuvent rien sur vous. M. Racine vous
aurait bien plu davantage, s'il avait fait comme
M. Corneille, qu'il eût laissé dire le bon Horace,
Projicit ampullas et sesquipedalia verba,
Si curât cor spectantis tetigisse....
APPENDICE C 29I
et qu'au lieu de faire pleurer Tite, il nous l'eût
représenté, comme l'effroi du genre humain,
comme un mangeur de petits enfants, qui n'avait
qu'à mettre un pied devant l'autre et dire un mot
un peu plus haut qu'à l'ordinaire, pour faire trem-
bler le monde debout en bout. Il est vrai qu'on
eût dit de lui ce qu'on dit de M. Corneille, qu'il
a voulu copier son Tite sur notre invincible Mo-
narque, et qu'il y a très mal réussi, comme on voit
par la comparaison qui en a été faite en vers :
Tite par de grands mots nous vante son mérite,
Louis fait, sans parler, cent exploits inouïs,
Et ce que Tite dit de Tite,
C'est l'univers entier qui le dit de Louis.
Mais c'aurait toujours été quelque chose pour
M. Racine. Il aurait du moins eu la gloire de don-
ner matière par ses ouvrages, à une épigramme
faite à l'avantage de notre grand Roi ; et, selon
vous, il vaudrait bien mieux qu'il eût fait cela,
que d'avoir composé ces madrigaux, ces élégies,
dont sa pièce, comme vous dites fort bien, n'est
qu'un tissu galant, depuis le commencement jusqu'à
la fin.
En effet, jettez les yeux sur quelque endroit de
sa Tragédie que vous voudrez ; vous ne manque-
rez jamais d'y trouver un madrigal. Par exemple,
n'en est-ce pas là un bien touchant ?
Seigneur, je n'ai pas cru que dans une journée, etc.
Mais voulez-vous voir une élégie admirable?
Ecoutez ce que Tite dit à Paulin :
292 APPENDICE G
Et je l'ai vue aussi, cette cour peu sincère, etc.
Mon Dieu ! le joli madrigal que voici encore !
Rome observe aujourd'hui ma conduite nouvelle, etc.
Tout de bon, voilà qui est bien doux. Mais voici
une tendresse bien exprimée :
Sauvons de cet affront mon nom et sa mémoire,
Et puisqu'il faut céder, cédons à notre gloire.
En voulez-vous une autre ?
Sais-je combien le ciel m'a compté de journées ?
Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
Ah 1 malheureux, combien j'en ai déjà perdus !
N'admirez-vous pas ce sentiment passionné ?
Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.
Et celui-ci encore >
Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner!
Il y a cent douceurs de cette nature, que nous
serions trop longs à parcourir. Mais voici un ma-
drigal ou une élégie, eomme il vous plaira de l'ap-
peler, qui couronne tout le reste :
Ne vous attendez point que, las de tant d'alarmes, etc.
Quelle douceur pour une maîtresse à qui on
conte dételles fleurettes! Est-il de cœur à l'épreuve
de ces tendresses ?
Voilà ce tissu galant de madrigaux et d'élégies.
APPENDICE C 293
Avouons que cela s'appelle, filer le parfait amour
à la Céladone. Pousse-t-on le tendre chez les Syl-
phes de cette façon-là ? Si ce sont là vos madri-
gaux, que seront vos poèmes héroïques ?
Mais à propos de madrigal, parlons un peu du
Madrigal testamentaire, du Poulet funèbre, du
legs pieux qui vous a donné sujet de faire mer-
veilles, dans les noms ingénieux dont vous l'avez
baptisé. Il y a longtemps que je voulais savoir le
sentiment d'un grand homme comme vous sur les
madrigaux testamentaires ; car je m'imagine que
vous appeliez ainsi tout ce qui s'écrit en mourant,
soit prose ou vers, puisque les acteurs, parlant
en vers sur leur théâtre, nous représentent les
Rois parlant en prose dans leur palais. Il faut que
je vous fasse voir un de ces poulets funèbres qu'un
Héros de notre siècle écrivait à sa Maîtresse :
Vous apprendrez par la fin de ma vie que je suis
homme de parole, et qu'il était vrai que je ne voulais
vivre qu'autant que j'aurais l'honneur de vos bonnes
grâces. Car ayant appris votre changement, je cours
au seul remède que j'y puis apporter, et vas mourir
sans doute, puisque le ciel vous aime trop pour sauver
ce que vous voulez perdre, et qu'il faudrait un miracle
pour me tirer du péril où je me jetterai. La mort que
je cherche et qui m'attend, m'oblige à finir ce discours.
Voyez donc, belle Princesse, par mon respectueux
désespoir, ce que peuvent vos mépris, et si j'en étais
digne.
Je pourrais bien me moquer ici avec vous, de
tous les connaisseurs de notre temps, qui donnent
leur suffrage à ce legs pieux (pour parler toujours
294 APPENDICE C
en vos termes). Ils ne trouvent pas mauvais qu'il
vienne d'un Héros Chrétien, Catholique, Aposto-
lique et Romain. Tout ce qu'on peut dire pour
excuser leur erreur, c'est que peut-être n'auraient-
ils pas été de ce sentiment, s'ils avaient su que vous
deviez condamner un pareil billet de Bérénice, qui,
étant femme, a plus de faiblesse qu'un Héros; qui,
étant Juive, a moins de mesures à garder qu'un
chrétien ; qui, paraissant sur un théâtre, doit moins
cacher la violence de ses passions que celui qui
écrit de sang-froid dans sa chambre ; et qui par
conséquent est mille fois plus excusable que ce
grand homme que nos savants n'ont pas blâmé.
Je suis bien aise que vous ayez résolu le doute
que j'avais sur le chapitre des madrigaux testamen-
taires. Mais vous deviez pousser votre raillerie
plus avant : vous deviez dire que Bérénice ne s'est
pas contentée de faire testament, mais que, pour
achever tout à fait les apprêts de sa mort, elle a
loué des pleureurs et des pleureuses, qui font si
bien leur devoir, avant même qu'elle soit morte.
Ah ! c'était un reproche à faire à M. Racine ; car
si l'on ne croit qu'on pleure à sa pièce pour de
l'argent, comme croyait Horace de certains poètes
de son temps, on dira à son avantage que c'est que
sa pièce a cette grande vertu que Scaliger et Cas-
telvetro appellent l'efficace de la tragédie. On se
moquera de votre Critique ; on dira que vous avez
été préoccupé en la faisant, puisque vous avez
mieux aimé dire à votre honte, que vous pouviez
être touché d'un poème défectueux, que d'avouer
à la gloire de M. Racine, que le sien était parfait.
APPENDICE C 295
On vous soutiendra que, les larmes étant la fin de
la tragédie et la plus glorieuse récompense du
poète, celui-ci a sujet d'être satisfait de sa pièce.
On vous dira que les règles ne sont faites que pour
acquérir cette fin, qui sont les pleurs du spectateur,
et que dès qu'un poème l'a acquise, il ne faut plus
demander s'il est selon les règles. On vous com-
parera à ce médecin de Milan, qui se contentait,
disait-il, de posséder la vérité, et qui s'attachait si
fort aux règles de la médecine, que, sans considé-
rer qu'elles avaient été faites pour la santé, il se
glorifiait d'avoir tué un homme selon les formes,
et eût été au désespoir d'en avoir guéri un, s'il
s'était mis en tête qu'il avait manqué en quelque
chose contre son art.
Cependant tout cela fera regarder de plus près
la tragédie que vous critiquez. On fera réflexion
que tout le monde qui y pleure n'y pleure pas pour
rien. On l'examinera, et on trouvera que vous
blâmez un poème qui a deux qualités les plus
belles et les plus propres pour exciter les deux
passions que demandent ces ouvrages. On y trou-
vera ujie_héroïne. ni trop bonne, ni trop méchante,
qui ne pèche que par l'emportement de la plus
violente des passions ; et on la verra affligée par-
ce qu'elle aime le plus au monde, puisque son
amant l'abandonne ; et cela, c'est le comble, le
période, et le dernier point de tout ce que les
faiseurs de poétique ont demandé jusqu'ici.
Vous aurez un beau plaisir de voir ainsi louer ce
que vous avez critiqué. J'en aurai de la peine à
votre considération. Du moins, si vous ne vouliez
296 appendice c
rien dire davantage sur cet endroit, vous deviez
mieux appuyer celui où vous parlez de la simpli-
cité d'action, que vous accusez d'excès dans cette
tragédie. Il fallait, en faisant imprimer votre Cri-
tique, faire imprimer aussi votre Sophocle, que
vous citez si à propos pour la multiplicité d'inci-
dents. Vous auriez ôté par là l'équivoque que tout
le monde fait à votre désavantage. On entend par
Sophocle, cet auteur de YOedipe, qui a eu tant de
réputation parmi les Grecs, et on s'étonne, avec
raison, que vous vous soyez avisé de lui attribuer
la multiplicité d'incidents, à lui qui a toujours
affecté une grande simplicité d'action. Pour moi,
qui connais un peu vos maximes, je n'ai garde de
croire que vous avez lu ce poète, quand ce ne
serait que parce que Horace a dit qu'il le fallait
lire :
Vos exemplaria grseca
Nocturnâ versate manu, versate diurnâ.
Vous entendez sans doute parler de quelque
Sophocle nouveau, qui n'est connu que de vous ;
mais on n'est pas obligé de savoir que vous en
ayez un particulier à votre usage : vous deviez le
faire connaître au public, afin qu'on ne fût pas
étonné quand vous le citeriez.
Vraiment il y a quantité d'endroits comme cela
dans votre Critique, où l'on dirait que vous avez
voulu faire grâce au poète, et où vous vous y pre-
nez, ce semble, si négligemment, qu'un honnête
homme me demanda l'autre jour, si ce n'était pas
un des amis de M. Racine qui avait critiqué sa
APPENDICE C 297
pièce. Je veux croire que cet honnête homme ne
se connaissait pas en Critique, et qu'il ne consi-
dérait pas les doctes raisonnements dont vous
avez d'ailleurs appuyé la vôtre. Car après tout,
votre écrit a été reçu à la cour comme il le méri-
tait, on lui a rendu toute la justice que vous deviez
attendre, et si les ris sont une démonstration de joie,
vous avez sujet d'être satisfait de la joie qu'on a
montrée en le lisant.
Il n'y a qu'une chose qui me chagrine, et qui
doit aussi vous chagriner. C'est que le Roi ait été
content de Bérénice, lui dont l'approbation est
trop glorieuse pour un auteur, et dont le seul plai-
sir est l'unique but de l'ambition du poète le plus
ambitieux qui soit en France. Tout ce qu'on peut
faire là, c'est de dire qu'il n'a trouvé cette pièce à
son goût, que pour ressembler en tout à Alexandre,
avec qui il a déjà de commun, le courage, la valeur,
la prudence, et toutes les vertus d'un héros. Il sait
que ce grand conquérant, qui méprisait un monde
entier comme indigne de son estime, était telle-
ment passionné pour les poèmes d'Euripide, qu'il
choisit entre les Perses et parmi les Gédrosiens
toutes les personnes d'esprit, et leur distribua des
vers, afin d'être entretenu à toutes les heures du
jour de ses divines tragédies, surtout de son lphi-
génie, où Aristophane, son censeur impitoyable,
n'a jamais trouvé à redire ; et on voit que la Béré-
nice de M. Racine ressemble extrêmement à cette
Iphigénie.
La pauvre fille se réjouit d'abord de son pré-
tendu mariage avec Achille ; comme Bérénice
9*
/
298 APPENDICE C
se réjouit de ses prétendues noces avec Titus.
Iphigénie est surprise, crie, et fond en larmes,
quand elle apprend qu'au lieu d'épouser, il faut
être sacrifiée au salut des Grecs, par son propre
père ; comme Bérénice se décharge en lamentations
et en soupirs, quand on lui dit qu'il faut êtresacri-
fiée aux lois des Romains, et qu'elle est abandon-
née de ce même amant, qu'elle croyait épouser.
Agamemnon pleure en voyant pleurer sa fille ;
comme Titus pleure en voyant pleurer sa maî-
tresse. Le Grec ne se laisse jamais si fort attendrir,
qu'il en change de résolution ; comme le Romain,
quelque sensiblement qu'il soit touché, ne se laisse
jamais fléchir. Ils disent l'un et l'autre, dans l'em-
portement de leur douleur, des choses fort appro-
chantes. L'un s'entend reprocher par sa fille et par
sa femme, ses pleurs, et son attachement à l'oracle
et à la satisfaction des Grecs ; comme l'autre par
sa maîtresse, ses larmes et son attachement aux
lois et au contentement des Romains. Et enfin la
catastrophe d'Iphigénie n'est autre que la résolu-
tion de cette généreuse fille, qui, se lassant de
pleurer inutilement, fait tout d'un coup un effort
sur sa faiblesse, et exhorte elle-même son père à la
sacrifier ; comme le dénouement de Bérénice con-
siste seulement en ce changement subit de cette
Reine, qui, après avoir en vain versé tant de pleurs,
se résout à partir, et exhorte elle-même son amant
à vivre en repos, éloigné d'elle.
On sait bien, Monsieur, que tout cela est véri-
table. Mais, quoi qu'il en soit, en vérité M. Racine
est bien à plaindre, et si j'étais de lui, je ne me
APPENDICE C 299
consolerais jamais, de n'avoir pour modèle
qu'Euripide, pour auteurs qu'Aristote, Horace,
Scaliger, Castelvetro, et autres de cette façon,
tous gens si peu considérables et si infortunés,
qu'ils n'ont pas l'honneur d'être connus de vous,
et de vous avoir pour censeur.
Cependant, Monsieur, il est temps que je finisse.
Mais auparavant il faut que je vous prie de dire à
votre ami, Monsieur de ***, qu'il applique mieux
une autre fois
Infelix puer atque impar congressus Achilli,
à moins qu'il ne prétende, qu'on ne peut faire
un poème dramatique, sans vouloir entrer en lice
avec M. Corneille. Carde dire que M. Racine a
traité le même sujet que lui, c'est parler fort à la
manière du peuple, qui s'imagine que, parce que
Bérénice est un nom commun à deux tragédies,
ces deux tragédies doivent être la même chose.
Vous savez bien que tout en est différent : l'action
différente, le temps différent, peut-être même la
scène différente, et que si un seul auteur avait fait
ces deux pièces, elles se compteraient fort bien
pour deux poèmes, aussi distingués que deux
actions d'une même personne, dont l'une suppose
l'autre : comme les deux Iphigénies d'Euripide, et
les deux Œdipes de Sophocle.
C'est assez, Monsieur, adieu. Si vous avez déjà
fait la critique de la première pièce qui paraîtra,
faites-moi la grâce de me l'envoyer, afin que je
l'admire, comme celle-ci. Et surtout quand les
300 APPENDICE C
Sylphes en représenteront quelqu'une dans votre
chambre, ne m'oubliez pas ; faites-le-moi savoir
par un billet, afin que je la voie. Ce que je viens
de faire pour vous, en applaudissant à tous vos
sentiments, dans cette dissertation, vaut bien pour
le moins cette reconnaissance. Je suis,
Monsieur,
Votre, etc.
IV
Lettres de Bussy-Rabutin et de madame Bossuet
(belle-sœur de VEvêque de Me aux).
Mme Bossuet a Bussy.
A Dijon, ce 28 juillet 1671.
Je suis très-fâchée de ne pouvoir vous en-
voyer la Bérénice de Racine ; je l'attends de Paris :
je suis assurée qu'elle vous plaira; mais il faut
pour cela que .vous soyez en goût de tendresse, je
dis la plus fine, car jamais femme n'a poussé si loin
l'amour et la délicatesse qu'a fait celle-là. Mon
Dieu ! la jolie maîtresse ! et que c'est grand dom-
mage qu'un seulpersonnage ne puisse pas faire une
bonne pièce ; la tragédie de Racine serait parfaite.
Bussya Mme Bossuet.
A Chaseu, ce ieraoût 1671.
Je serai bien aise de voir la Bérénice de
Racine ; et s'il ne faut, comme vous dites, qu'être
en goût de tendresse pour l'estimer, je ne désespère
pas d'en faire le cas qu'elle mérite. Je suis né tendre
et je n'irai pas fort loin pour revenir là-dessus à
mon naturel.
3o2 APPENDICE C
Mme Bossuet A Bussy.
A Dijon, ce 5 août 1 67 1 .
Tenez, Monsieur, voilà la Bérénice de Racine
que je vous ai promise. Je vous défie, tout révolté
que vous puissiez être contre l'amour, de la lire sans
émotion, et, quelque entêté que vous soyez de la
gloire, de ne vouloir pas un mal enragé à Titus de
la préférer à une si aimable maîtresse. Les dames,
après cela, n'ont qu'à être de bonne foi pour les
messieurs, et qu'à les bien assurer de leur cœur,
vous voyez ce qu'il en coûte : encore sont-elles la
plupart assez sottes pour n'avoir pas de regrets à
leurs peines. Mais ne serait-on pas trop heureux de
pouvoir se contenter des tièdes plaisirs de la bonne
amitié ? Dites-moi ce que vous en pensez,
Monsieur; ce peut être le sujet d'une lettre
Bussy a Mme Bossuet.
A Bussy, ce 13 août 1671.
Je ne fais que recevoir votre lettre, Madame, avec
Bérénice ; je viens de la lire. Vous m'aviez pré-
paré à tant de tendresse que je n'en ai pas tant
trouvé. Du temps que je me mêlais d'en avoir, il
me souvient que j'eusse donné là-dessus le reste à
Bérénice. Cependant il me paraît que Titus ne
l'aime pas tant qu'il dit, puisqu'il ne fait aucuns
efforts à l'égard du sénat et du peuple romain. Il
se laisse aller d'abord aux remontrances de Paulin
APPENDICE C 3o3
qui, le voyant ébranlé, lui amène le peuple et le
sénat pour l'engager, au lieu que s'il eût parlé
ferme à Paulin, il aurait trouvé tout le monde
soumis à ses volontés. Voilà comment j'en aurais
usé, Madame, et ainsi j'aurais accordé la gloire
avecl'amour. Pour Bérénice, si j'avaisété à sa place,
j'aurais fait ce qu'elle fit, c'est-à-dire que je serais
parti de Rome la rage dans le cœur contre Titus,
mais sans qu'Antiochus en valût mieux. Les gens
qui n'ont point passé par là croient qu'il n'est rien
en pareille rencontre de si naturel et de si aisé que de
chercher à se remplir le cœur de quelque autre
passion. Pour moi, j'ai éprouvé que la chose n'est
pas possible, et qu'on est tellement rebuté de l'in-
fidélité, de l'inconstance et de l'ingratitude, que l'on
préfère « les tièdes plaisirs de la bonne amitié » à
tout le reste....."
Mme Bossuet a Bussy.
A Dijon, ce 24 août 1671.
Votre cœur n'est pasaussi indifférent'que je
le croyais, puisqu'il vous souvient encore que vous
auriez pu donner le reste à Bérénice en fait de ten-
dresse, et il faut l'avoir poussée bien loin, pour
trouver qu'on en aurait plus qu'elle : je vous en
loue et révère ; il ne faut pas aimer à demi quand
on s'en mêle. Tout ce que vous dites, Monsieur,
sur l'état où se trouve un pauvre cœur abandonné,
est si bien dit et si juste, qu'il n'y a personne qui
ne sente que cela doit être ainsi, pourpeu qu'on ait
304 APPENDICE C
f
l'âme honnête ; et je trouve si vilain de chercher
à se remplir le cœur d'une autre passion, que je ne
puis souffrir les gens qui en sont capables. Toutes
les dames parlent ainsi en pareil cas ; mais elles ne
sont pas toujours si sincères que moi
V
Tite et Titus ou les Bérénices
Comédie en 3 actes
(UTRECHT. MDCLXXIII)
ACTEURS.
Apollon
Melpomène ' „
rp , Muses
1HALIK
Tite. Empereur
Bérénice de Tite
Titus, Empereur
Bérénice de Titus
Antiochus, Roi de Comagène
Domitien, frère de Tite
Domitie, femme de Domitien
La scène est au Parnasse dans le Temple de Mémoire.
ACTE Ier
Scène première.
THALIE, TITE.
THALIE
Le sujet qui vous amène ici ne m'est pas tout à
fait inconnu, et déjà la Renommée en a apporté la
nouvelle au Dieu qui commande en ces lieux ;
mais, comme cette Nymphe ne parle pour l'ordi-
naire que fort confusément de toutes choses, il est
3o6 APPENDICE C
à propos que vous m'expliquiez un peu plus nette-
ment la matière de plainte que vous avez, et enfin
ce qui vous oblige de venir au Parnasse implorer
la justice d'Apollon.
Belle Déesse (car votre air et votre mine ne
sont pas d'une beauté mortelle, et je ne puis qu'es-
pérer bien de mon voyage, puisque je suis tombé
dans de si bonnes mains, dès mon entrée dans cet
illustre pays) je suis l'infortuné Tite, Empereur de
Rome. Mais, que dis-je ? je suis ; parlons plus juste,
et disons seulement que je prétends l'être : puisque
l'on me conteste que je le sois ; qu'un imposteur,
qui se fait appeler Titus, aeula hardiesse d'usurper
sur moi ce titre glorieux ; et que je suis exposé à
passer pour un fourbe et pour un scélérat, si je ne
puis faire voir que c'est lui qui en est un et non
pas moi. C'est là le sujet qui m'amène en ces
lieux ; j'y viens demander vengeance à Apollon
de l'injure que me fait cet usurpateur : d'autant
plus grande que, comme vous saurez par la suite,
c'est un très mal honnête homme, qu'il y a bien
grande différence de lui à moi, et que je serais fort
fâché de lui ressembler. Je suis donc venu au Par-
nasse, pour y faire décider si je suis un imposteur
ou si je suis les délices du genre humain : car il
faut nécessairement que je sois l'un des deux, et il
n'y a point de milieu entre ces deux extrémités.
Jugez, charmante Déesse, s'il y eut jamais de diffé-
rend plus important que celui-là.
APPENDICE C 3o7
THALIE
Il est vrai qu'il ne saurait l'être davantage pour
vous, puisqu'il s'agit de savoir si vous êtes vous-
même ou si vous ne l'êtes pas ; aussi me défiai-je
bien d'abord, quand j'ouïs dire que deux Empe-
reurs Romains devaient venir en ce pays, que de si
grands personnages ne faisaient pas ce voyage pour
une cause légère. Mais de grâce redites-moi votre
nom. Je ne sais comment il m'a échappé quand
vous l'avez dit. J'ai lu quelquefois l'histoire ro-
maine, et la suite des Empereurs est une chose
assez connue ; mais je n'y ai jamais vu le nom que
je pense avoir ouï : il faut assurément que j'aie mal
entendu.
TITE
Je vous ai dit, ô Déesse, que j'étais l'Empereur
Tite.
THALIE
Tite ! Voilà un bien petit nom pour un si grand
Seigneur; vous ne pouvez pas en avoir déplus
mince ; pour peu qu'on en ôtât il n'y resterait
rien : Tite ! On ne se défierait jamais que le maître
du monde s'appelât de la sorte ; et si vos raisons
n'ont pas plus de poids ni plus de gravité que
votre nom, je tiens votre affaire désespérée.
TITE
Et comment voudriez-vous donc que je m'ap-
pelasse ? Aimeriez-vous mieux que j'eusse pris un
nom Latin en Français, comme mon ennemi, et
3o8 APPENDICE C
que je m'appelasse Titus ? Il y a long-temps que
les noms en us ne sont plus honorables, et que
le monde est désabusé sur cette affectation.
THALIE
Comme il ne m'appartient pas de vous juger, je
me garderai bien de prononcer entre Tite et Titus.
C'est un incident de votre affaire, qui pourra bien
être jugé avec le principal, si vous en priez Apol-
lon. Cependant ce que je puis vous dire là-dessus,
c'est que ce sera sur vos mœurs et sur vos senti-
ments qu'il vous jugera, et non pas sur vos noms ;
ainsi, quelque ridicule que puisse être le vôtre,
vous n'en devez rien appréhender. D'ailleurs je
considère que cette différence de nom, entre vous
et votre adversaire, était nécessaire pour vous dis-
tinguer l'un de l'autre dans cette occasion.
Votre entretien a quelque chose de si doux et de
si singulier tout ensemble, aimable Nymphe, que
je ne saurais plus résister à la curiosité de savoir
qui vous êtes. Je vous conjure donc de vouloir sa-
tisfaire la mienne sur ce point, comme j'ai satisfait
la vôtre, et de me dire en quelles mains il a plu au
sort de me conduire.
THALIE
Il n'est rien de plus juste que ce que vous me de-
mandez, et j'ai même quelque intérêt à vous l'ac-
corder ; car, comme je vous ai parlé avec assez de
liberté, cela pourrait vous avoir déplu : parce que
APPENDICE C 309
vous ne savez pas qui je suis ; et je serais bien fâ-
chée d'avoir déplu à un personnage de votre qua-
lité. Mais vous verrez bien que je n'en ai point eu
le dessein en me jouant comme j'ai fait sur votre
nom, lorsque vous saurez le mien ; que c'est ma
manière naturelle et générale, et que je traite tou-
tes choses de cet air-là. Car enfin l'on m'appelle
Thalie, et je suis la Muse de la Comédie.
Je me veux grand mal de ne l'avoir pas deviné.
Je n'aurais jamais cru être si grossier, et je devais
bien juger qu'il faut que vous aimiez bien à rire :
puisque vous ne vous en pouviez pas empêcher
en parlant d'une affaire aussi sérieuse que cell» qui
m'amène ici, et à un homme de ma qualité.
THALIE
Il est vrai que je ne serais pas la Muse de la Co-
médie, si je n'aimais pas à rire. Mais ce n'est
jamais sans sujet que je le fais ; et les gens de votre
qualité ne sont pas toujours les moins ridicules
des hommes : un Prince ou un Empereur comi-
que est tout autrement plaisant, qu'un bourgeois
jaloux ou qu'un valet fourbe, et je ne sais pour-
quoi l'on m'a défendu de jouer les grands, et qu'on
a réservé toutes leurs affaires pour l'usage de ma
sœur Melpomène, la Muse de la Tragédie ; car j'y
aurais beaucoup mieux trouvé mon compte, que
parmi le peuple. Il paraît bien en cela que les
affaires de ces Messieurs-là sont réglées par l'auto-
rité, et non pas par la raison : ce n'est pas la seule
3lO APPENDICE C
injustice qu'on fait en leur faveur... En voilà assez
pour une matière si délicate, et nous sommes in-
terrompus à propos, par cette aimable personne
qui s'avance vers nous : il faut qu'elle soit étran-
gère, car je ne la connais point.
TITE
Vous voyez, charmante Muse, la belle Prin-
cesse que j'aime ; cette étrangère est la Reine Bé-
rénice, dont vous avez sans doute ouï parler.
Scène II.
THALIE, BÉRÉNICE TjE TITE ET TITE.
Oui, belle Reine, votre réputation n'est guère
moindre que vos agréments ; et avant que vous
eussiez paru dans ces lieux, nous savions déjà que
vous étiez une des plus aimables personnes du
monde. Aussi devez-vous attendre d'Apollon, et
des autres Muses mes sœurs, aussi bien que de
moi, toutes les civilités que vous méritez.
TITE
Madame, connaissez la charmante Thalie, cette
ingénieuse Muse de la Comédie.
BÉRÉNICE DE TITE
Il paraît bien à vos discours^ savante Nymphe,
que les grâces et les jeux ne vous abandonnent
jamais, et l'obligeante raillerie, dont vous m'avez
accueillie, ne pouvait être assaisonnée par une
APPENDICE C 3 I I
main plus délicate. Aussi, je la reçois avec toute
la reconnaissance que méritent les civilités et les
louanges d'une Immortelle comme vous.
THALIE
Vous venez à propos en ce pays, aimable Prin-
cesse, et le sort vous y a sans doute conduite pour
y terminer l'illustre différend, que le Parnasse
doit voir décider en ce jour : votre cœur discernera,
mieux que toutes les lumières de l'esprit d'Apol-
lon même, lequel, de Tite, ou de Titus, est le véri-
table Empereur que vous aimez.
BÉRÉNICE DE TITE
Je serais peut-être propre à cet office, aimable
Muse, si je n'étais pas dans le même embarras
qu'eux, et si je ne venais pas au Parnasse comme
eux, pour y demander justice à Apollon d'une
fausse Bérénice, dont la hardiesse me déshonore,
et qui se fait passer pour moi.
THALIE
Quoi, Madame, vous êtes aussi double ?
BÉRÉNICE DE TITE
Oui, docte Nymphe, une impudente sans
gloire et sans honte, usurpe mon nom, et prétend
être seule Bérénice. Et mon aventure a cela de
cruel, par-dessus celle de ce Prince, qu'au moins
son nom le distingue de son ennemi : il y a quel-
que différence entre Tite et Titus ; mais il n'y en
a point entre le nom de mon ennemie et le mien :
elle s'appelle Bérénice tout comme moi. Ainsi,
3 I 2 APPENDICE C
dans cette entière ressemblance de nom, j'ai encore
plus grand sujet que Tite d'appréhender qu'on ne
me prenne pour une autre, et qu'on ne m'at-
tribue bien des choses, qui ne me conviennent pas.
THALIE
C'en est assez pour le présent, belle Princesse,
vous avez apparemment plus besoin de repos que
de discours ; et, pour me servir des paroles de ce
galant homme-là,
Un voyage si long doit vous avoir lassée.
Allez vous donc reposer, Madame, afin que
vous paraissiez tantôt devant Apollon, avec tous
vos agréments ; vous n'ignorez pas qu'il est natu-
rellement galant, et votre beauté, devant, un Juge
comme lui, ne saurait nuire à votre cause. Aussi
bien j'aperçois ma sœur Melpomène, la Muse de la
Tragédie, qui amène ici deux étrangers qui ont
bien la mine d'être vos ennemis.
TITE
N'en doutez pas, belle Nymphe, ce sont eux-
mêmes.
THALIE
Il n'est pas à propos que vous vous voyiez en-
core, et il est juste que vous leur laissiez la place à
leur tour. Allez donc vous délasser, belle Reine ;
pour vous, ô Tite, sortez aussi ; mais ne vous éloi-
gnez pas. Je suis bien aise de rester ici : quand
APPENDICE C 3 I 3
Titus et sa Bérénice seront sortis, vous rentrerez,
et je vous achèverai ce que j'avais encore à vous
dire.
Scène III.
THALIE, MELPOMÈNE, TITUS, BÉRÉNICE DE TITUS.
MELPOMÈNE
C'est ici, généreux Prince, que vous devez être
jugés ; voilà le Tribunal d'Apollon ; et ce magnifique
lieu s'appelle le Temple de Mémoire : il n'est pas
que vous n'en ayez ouï parler. Tout ce qui se passe
ici dedans demeure éternellement, et rien n'en
peut effacer le souvenir. Voyez donc combien
grande est la faveur, que le sort vous a faite, de
vous ouvrir les voies pour venir en ce lieu ; puis-
que, soit vainqueurs, soit vaincus, la mémoire de
votre nom y sera éternisée avec celle de votre
différend.
TITUS
Nous tâcherons, savante Muse, par notre con-
duite et par nos discours, de répondre à une
faveur si signalée, en ne faisant rien d'indigne de
la vénération, qui est due à ces lieux sacrés. Je
parle pour cette belle Reine, comme pour moi,
car je m'assure qu'elle ne me désavouera pas.
BÉRÉNICE DE TITUS
Oui sans doute, savante Nymphe, et si tous les
sentiments de Titus m'ont toujours servi de loi,
lors même que j'ai eu sujet de les trouver les plus
injustes, il n'y a pas apparence que je le désavoue,
BÉRÉNICE 9**
3 14 APPENDICE C
quand il m'en attribue d'aussi raisonnables que
ceux-là.
THALIE
J'ai bien de la joie, illustres Amants, de vous
revoir dans un si bon accord ; et tous ceux, que
votre séparation avait si fort affligés, jusques à les
faire fondre en larmes, seront bien consolés,
quand ils sauront votre bonne intelligence pré-
sente. Vous vous étiez pourtant séparés avec assez
de cérémonie, et votre adieu avait été assez long
pour tenir plus longtemps et pour ne vous pas
réunir sitôt.
BÉRÉNICE DE TITUS
Si les périls communs ont toujours réuni les
plus grands ennemis, peut-on trouver étrangev
aimable Muse, que, le danger qui nous menace
l'un et l'autre, et l'injure, qui nous est faite à tous
deux par les imposteurs qui usurpent nos noms,
étant aussi grande qu'elle est, nous nous soyons
réunis pour en tirer raison ?
MELPOMÈNE
En effet, ma sœur n'a pas raison, de vous faire
cette raillerie ; mais il ne faut pas que cela vous
effraie : car, outre que tout ce qu'elle dit n'est le
plus souvent que pour rire, elle est obligée de
défendre vos ennemis, ayant ordre d'Apollon de
les protéger, comme il m'a chargée de vous con-
duire.
APPENDICE C 3 I 5
titus, à Thalie
Aimable Muse, vous aurez grand besoin de tous
vos agréments pour défendre Tite et sa Bérénice,
si vous l'entreprenez : car, pour des raisons
sérieuses, solides et régulières, quelque ingénieuse
que vous soyez, vous aurez bien de la peine à en
trouver en leur faveur. Surtout avant que de les
faire parler, bandez bien votre esprit, et augmen-
tez, s'il se peut, sa pénétration ordinaire : car,
toute Déesse que vous êtes, vous aurez bien de la
peine à les entendre, et l'Oedipe de la Fable ne
mérite pas plus de gloire que vous, si vous savez
déchiffrer leur jargon. Et afin que vous ne croyiez
pas que je raille comme vous, voici un échantillon
de leur style, sur lequel, pour vous préparer, vous
pouvez exercer votre sagacité ; car on n'y com-
prend rien que par conjecture. Par exemple,
savante Thalie, dites de bonne foi si vous enten-
dez ce vers, d'un endroit où Tite se compare lui-
même à un lion endormi ; sur quoi il dit que
Mon réveil incertain fait du monde f étude.
THALIE
Comment dites-vous ce vers? Titus, redites, je
vous prie.
TITUS
Mon réveil incertain fait du monde l'étude.
L'entendez-vous à cette heure ? dites vrai.
THALIE
Encore moins.
3 I 6 APPENDICE C
TITUS
Voyons si encore vous entendez mieux celui-ci :
Il verse en nos esprits,
Les principes secrets de prendre et d'être pris.
Comme ce n'est pas un entretien fort agréable
que de rapporter des galimatias, je vous fais grâce,
docte Thalie, et je n'en dirai pas davantage. Il est
vrai qu'il ne parle pas toujours si obscurément ;
car se peut-il rien de clair que ces vers :
Je prends votre maîtresse, allez, prenez la mienne...
Epousez-la, mon frère, et ne m'en parlez plus?
et cet autre :
Car mon cœur fut son bien à cette belle Reine ?
Vous voyez bien par là qu'il sait bien se faire
entendre quand il lui plaît, et même quelquefois,
pour un jeune Empereur amoureux, il fait de fort
belles moralités, comme par exemple, se peut-il
rien de plus édifiant que ces deux vers :
Nous mourons tous sans cesse et par un triste sort,
Chaque instant de la vie est un pas vers la mort ?
Ils sont pourtant de lui. Enfin c'est un fort joli
garçon, à tout prendre, que votre Tite, et si la
Muse de la Comédie aime autant à rire comme on
le dit, elle s'en peut donner au cœur joie.
THALIE
C'en est assez, Prince; et c'est pofterla satire un
peu loin. Certes vous entreprenez sur mes droits
avec trop de hardiesse en ma présence. Mais sur-
APPENDICE C 3 17
tout voilà une grande liberté d'esprit pour un
homme aussi amoureux que vous, et qui vient tout
fraîchement de se faire une violence aussi doulou-
reuse que celle de quitter ce qu'il aime. Je vous
avoue, que si j'étais à la place de cette belle Reine,
ce grand enjouement me ferait défier qu'il n'y eût
eu bien de la fourberie en votre fait, et que votre
séparation d'avec elle ne fût, peut-être, dans le
fond qu'une ingratitude et un dégoût déguisé
sous une apparence de gloire. Peut-être ne serais-je
pas la première qui aurait fait ce jugement là, de
votre aventure ; car enfin on n'est point si plaisant
quand on est bien amoureux, et je gage que votre
Bérénice, tendre comme elle est, et qui aime de
bonne foi....
MELPOMÈNE
C'en est aussi trop à votre tour, ma sœur, et il
n'est pas honnête d'aller réveiller des soupçons
et des différends sensibles. Vous êtes aussi trop
malicieuse. Gardez-vous bien de faire de même
tantôt devant Apollon, car je m'en plaindrais tout
de bon ; et c'est une inhumanité d'aller ainsi, par
des souvenirs douloureux, troubler l'esprit des
gens qui ont à parler et à se défendre.
THALIE
J'aime fort, Melpomène, à vous voir sur ce ton
sérieux et pitoyable; comme c'est votre naturel, je
n'y trouve pas à redire. Faites-en de même pour
moi, je vous prie, et me laissez railler et rire tout
mon saoul. Aussi bien Apollon ni vous ne vien-
driez pas à bout de m'en empêcher.
3 I 8 APPENDICE C
MELPOMÈNE
Laissons, mes chers Princes, laissons cette mé-
chante qui ne cherche qu'à vous troubler; et, en
attendant l'heure de votre jugement, venez avec
moi considérer les autres raretés de ce pays.
TITUS
Adieu, belle Nymphe.
BÉRÉNICE DE TITUS
Adieu, savante Muse.
THALIE
Si tous vos adieux avaient été aussi courts que
celui-là, vous n'auriez jamais ennuyé personne.
Scène IV.
THALIE, TITE.
THALIE
Si j'en crois Titus, vous aurez bien de la peine
tantôt à vous faire entendre devant Apollon, et
j'en aurai bien moi-même à vous comprendre. A la
vérité, aux discours qu'il m'a rapportés de vous
avec votre frère et vos deux maîtresses, il est assez
difficile de savoir bien précisément ce que vous
voulez dire, et je doute que vous le sachiez bien
vous-même.
TITE
Mes discours, ô Muse, sont assez clairs pour les
gens éclairés, et, pour marque de cela, c'est que
APPENDICE C 3 ig
presque tout ce qu'il y a en France de gens de la
première qualité qui les ont ouïs, les ont admirés.
THALIE
Tant pis pour qui admire ce qu'il n'entend pas.
Quoi ! vous me feriez accroire qu'il y ait des gens
d'assez bonne volonté pour vouloir entendre vos
vers, percer l'obscurité qui enveloppe toutes les
choses que vous dites ? Y a-t-il quelqu'un d'assez
mauvaise foi dans le monde pour dire qu'il
entend ce seul vers que Titus m'a rapporté de
vous .
Mon réveil incertain fait du monde l'étude ?
Il faut que Titus ait perdu l'esprit pour avoir
choisi cet endroit-là, qui est la plus belle chose
que j'ai dite et qui a été généralement approuvée.
Pour en bien juger, savante Muse, il est nécessaire
de savoir que, considérant la profonde paix de mon
Empire, je me compare moi-même à un lion
endormi et je dis là-dessus que
Mon réveil incertain fait du monde l'étude.
Mon repos en tous lieux jette l'inquiétude.
Vous voyez bien à présent que c'est se moquer
que de dire qu'on n'entend pas cela.
THALIE
Pour ce qui est de me moquer, cela pourrait
bien être ; mais, pour entendre votre vers, cela n'est
pas.
320 APPENDICE C
Mon réveil incertain fait du monde l'étude.
Pourtant à force de le répéter et de le considé-
rer, je pense quasi entrevoir à peu près ce que
vous voulez dire. Dites-moi donc de grâce : en
France, n'a-t-on trouvé rien d'étrange à voir un
homme qui se promène en parlant tout comme un
autre, et qui pourtant dit qu'il dort et que tout le
monde craint qu'il ne s'éveille? Dire que vous
êtes l'effroi de la terre, est-ce un conte à dormir
debout? Mais sérieusement, les yeux et les oreilles
ne font-ils pas naturellement soulever l'esprit
contre cette idée d'un homme qui dit lui-même
qu'il dort et qu'on craint qu'il ne s'éveille?
Du moins m'avouerez-vous que l'expression en
est très forte et aussi claire que la matière le peut
souffrir ; car naturellement les choses grandes
et relevées sont bien plus difficiles à entendre que
les autres et elles valent bien la peine qu'on s'y
applique un peu. Et pour marque de cela, docte
Muse, dites-moi de quelle manière on pourrait
rendre le sens de ce vers, et vous en verrez la diffé-
rence.
THALIE
Puisque vous le voulez bien, je vous dirai que, si
j'avais à parler d'un héros, vivant dans une paix
profonde, de qui le repos serait suspect à tous les
autres Princes, et que je le voulusse comparer à
un lion endormi, voici à peu près comment je
APPENDICE C 321
m'imagine que l'auteur du Cinna aurait rendu
autrefois le sens de votre vers :
Cent peuples en suspens attendent son réveil,
Et d'un œil plein d'effroi contemplent son sommeil.
Eh bien, chère Muse, combien s'en faut-il que
l'expression de ces deux vers-là soit si mâle, si
serrée, si vigoureuse que celle du mien? Il n'y a
qu'à les redire tout de suite pour le voir :
Mon réveil incertain fait du monde l'étude.
Mon repos en tous lieux jette l'inquiétude.
Cent peuples en suspens attendent mon réveil,
Et d'un œil plein d'effroi contemplent mon sommeil.
Cela n'est-il pas tout autrement fier?
THALIE
Cela serait bien encore plus fier si vous disiez
Je suis l'amour du ciel et l'effroi de la terre.
N'avez-vous point de honte de faire ainsi le
Capitan Matamore, et de parler de vous-même
avec cette insolence et ces louanges, quand vous
prenez le nom du plus sage et du plus modeste de
tous les Empereurs, vous, dis-je, comme vous dites
encore vous-même avec votre modestie ordinaire,
Que Ton nomme partout les délices du monde.
Mais je m'emporte insensiblement hors de mon
sujet et ce n'est pas à moi, à examiner vos mœurs ;
je n'en veux qu'à votre obscurité. J'avais bien déjà
ouï dire quelque chose de ce défaut-là ; mais je
322 APPENDICE C
vous avoue que ce que Titus m'a rapporté, m'a
encore surpris, et je ne croyais pas que cela allât
si loin ; car je ne m'étais point aperçue de cette
obscurité dans notre premier entretien, comme
encore à présent j'entends fort bien tout ce que
vous dites. Cela me faisait presque croire que les
bruits qui avaient couru de votre galimatias
étaient faux ; mais je vois bien à présent que vous
n'avez que quelques bons intervalles.
Belle Thalie, il ne faut pas que cette inégalité
vous surprenne. La différence que vous trouvez
entre notre entretien et ceux que Titus vous a rap-
portés, est une suite nécessaire delà différence des
matières. Il est bien aisé d'être clair dans un
entretien familier comme celui-ci, où l'on ne parle
que de choses communes et ordinaires ; mais,
quand on traite de choses relevées, quand on a des
intérêts illustres à démêler, et qu'enfin l'on veut
étaler dé grands sentiments, il est impossible et
même il serait en quelque sorte messéant, d'en
parler en termes et avec des expressions vulgaires
et communes, avec cette facilité et cette clarté
entière qui paraît dans les autres entretiens.
THALIE
Oh bien, quoi qu'il en soit, si les grands senti-
ments ne se peuvent exprimer clairement, gardez-
vous bien d'en étaler aucun tantôt devant Apollon.
Il n'en faudrait qu'un seul de votre grand style
pour vous perdre sans ressource dans son esprit;
APPENDICE C 323
c'est pourquoi abstenez-vous-en soigneusement,
si vous êtes sage. Quand vous retournerez en
France, il sera permis à vous de reprendre votre jar-
gon, puisqu'il y a des gens qui s'en accommodent ;
mais, tant que vous serez au Parnasse, vivez selon
la loi du pays. Je vous avertis qu'on n'admire ici
que ce qu'on y entend, et même que ce qu'on y
entend sans peine; que la parole y est considérée
simplement comme une image de la pensée et non
point comme un bruit harmonieux et agréable
seulement aux oreilles ; qu'ainsi on ne reconnaît
point en cette image de meilleure qualité que celle
de faire bien connaître clairement, nettement et
distinctement ce qu'elle représente ; que le galima-
tias est le plus capital et le plus irrémissible de
tous les crimes en ce pays, mais surtout dans ce
Temple de Mémoire où nous sommes: car, comme
tout ce qui se passe ici demeure éternellement et
que rien n'en peut effacer le souvenir, Apollon a
grand soin qu'il ne se dise ni fasse rien qui ne soit
digne de cet honneur. D'ailleurs c'est que le Génie
de ce lieu sacré est naturellement si paresseux et
si délicat, que, la moindre peine qu'il trouve à
entendre ce qui se dit, il le rebute et il abandonne
aux ombres de l'oubli tout ce qui n'est pas aussi
clair qu'il peut l'être. Je vous donne ces avis cha-
ritablement, mais encore plus parce que l'intérêt
que j'ai en votre affaire ne me permet pas de vous
les cacher.
TITE
Je les reçois comme je dois, et j'ai toute la
324 APPENDICE C
reconnaissance imaginable de la part, qu'il vous
plaît de prendre à mes intérêts ; d'autant plus qu'il
n'y a que votre seule générosité qui puisse vous y
obliger.
THALIE
Vous ne m'avez aucune obligation du soin que
je prends de vos affaires. Ce n'est pas que je ne le
fasse très volontiers; mais quand cela ne serait
point, j'y serais toujours obligée par obéissance :
car j'ai charge d'Apollon de vous conseiller et de
vous conduire. C'est par son ordre que je vous suis
allée au devant pour vous recevoir comme j'ai fait,
et ma sœur Melpomène avait ordre d'en faire de
même pour Titus.
TITE
Mais, belle Thalie, n'êtes-vous pas la Muse de
la Comédie ?
THALIE
Oui, sans doute, et ma sœur Melpomène est celle
delà Tragédie.
Quoique je vous estime infiniment et que je me
reconnaisse fort redevable à vos soins, vous me
permettrez de vous dire que j'ai sujet de me plaindre
de cet ordre d'Apollon. C'est se déclarer visible*
ment pour mon imposteur, que de letraiter de cette
sorte à ma honte ; car enfin pourquoi lui donner la
Muse de la Tragédie et à moi celle de la Comédie?
Est-ce qu'il y a quelque chose de comique dans mon
APPENDICE C 32 5
caractère? C'est tout ce qu'Apollon pourrait faire à
Trivelin ou à Jodelet princes. Suis-je un Empe-
reur à faire rire les gens ?
THALIE
Je ne dis pas cela. Il se peut faire qu'Apollon a
fait ce choix-là par hasard seulement, et sans aucune
raison particulière ; mais s'il en avait quelqu'une,
je ne vous conseille pas de la lui demander : si vous
êtes sage, vous n'insisterez pas là-dessus. Adieu.
Allez songer à ce que vous devez dire tantôt, et
moi, je vais travaillera faire en sorte que vous
ayez plus de sujet de vous louer d'avoir été sous
ma conduite que de vous en plaindre.
ACTE SECOND
Scène première.
APOLLON, MELPOMÈNE, THALIE
APOLLON
Ce que vous me contez, chères Muses, est surpre-
nant, et le Temple sacré où mes favoris ont éternisé
le souvenir de tant de choses n'a jamais reçu rien
de semblable. L'histoire parle bien de quelques
imposteurs qui ont voulu se faire passer pour ce
qu'ils n'étaient pas; mais tous prenaient le nom de
quelque mort ou de quelque absent. Mais qu'un
homme ose soutenir en face à un autre qu'il est ce
que cet autre prétend être, et encore quels person-
nages } deux Empereurs Romains et pour surcroît
d'étonnement deux Reines avec eux dans la même
BÉRÉNICE 10
326 APPENDICE C
peine : c'est ce qui n'avait jamais été vu et qui
paraît tout à fait incroyable.
THALIE
Vous le verrez pourtant aujourd'hui, ô Apollon,
et nous l'avons déjà vu ma soeur et moi ; mais d'un
œil bien différent. Car, comme Melpomène est
naturellement triste et qu'elle s'afflige de tout, elle
prend autant de part dans le malheur de ces
Princes et en parle aussi sérieusement qu'eux-
mêmes ; mais pour moi, qui ne suis pas si
lugubre, j'attends à me bien divertir de leur
différend ; car, étant aussi animés qu'ils sont les
uns contre les autres et aussi persuadés chacun en
particulier de la bonté de leur droit, ils ne se par-
donneront rien assurément. Vous allez voir tout à
cette heure comment ils se vont déchiffrer.
MELPOMÈNE
Il y a longtemps que vous êtes en possession
de vous divertir de tout ; mais, pour moi, je crois
que, bien qu'à considérer comme vous tous les
malheurs des hommes par un certain côté, ils
soient assurément plus dignes de risée que de
pitié (puisqu'enfin ils ne seraient jamais malheu-
reux s'ils étaient sages), cependant il est, ce me
semble, d'une belle âme, de ne traiter point les
hommes avec cette rigoureuse justice, et de ne
point tant approfondirl'originede leurs maux, afin
d'être capable de quelque compassion pour eux.
Ainsi, si votre humeur railleuse est exactement
raisonnable, la mienne, pitoyable, est assurément
APPENDICE C 327
plus généreuse, et il est aisé de juger lequel est le
plus estimable de la générosité ou de la simple
raison.
THALIE
Comme s'il y avait de la générosité à n'être pas
raisonnable ! La première vertu, ma chère sœur,
est de rendre justice à toute chose; et les hommes
autant qu'ils sont, me paraissent si impertinents,
que ce serait grand dommage qu'ils fussent plus
heureux.
APOLLON
C'est assez moralisé, Nymphes ; laissons là le
genre humain, tel qu'il est. Faites entrer vos gens,
que nous les tirions d'affaire, s'il se peut. Nous
aurons apparemment assez de peine à en venir à
bout pour nous y prendre de bonne heure ; mais
ne les "faites pas venir tous quatre ensemble et
amenez premièrement les Empereurs tout seuls.
Scène II.
APOLLON, MELPOMÈNE, THALIE, TITUS, TITE
APOLLON
Avant toutes choses, Princes, qu'est- je que vous
désirez que je dé-, ire par mon jugement ?
TITE
Il s'agit de savoir lequel est le plus honnête
homme de nous deux et le plus digne du nom nue
nous portons.
328
APPENDICE C
TITUS
Ou plutôt lequel de nous deux est le véritable
Empereur de Rome dont nous portons le nom.
APOLLON
D'où venez-vous ?
TITE
Du pays dont nous parlons la langue, de France.
APOLLON
Ce climat estprivilégié au Parnasse, et tout ce qui
en vient y est bien reçu; car ce puissant Royaume,
par l'ordre des destinées, est à présent le plus
fameux siège de notre Empire, mes chères sœurs,
et le grand Prince qui y commande m'y fait régner
presque aussi souverainement que lui. Soyez donc
les bien venus, Princes. Il ne vous reste plus qu'à
nous dire de qui sont vos lettres d'adresse, qui
vous a donné passeport pour monter sur le Par-
nasse.
MELPOMENE
Ce sont deux Empereurs Romains, Seigneur;
des personnages de ce rang ont-ils besoin d'autre
adresse que d'eux-mêmes ?
APOLLON
Quoi, Melpomène, êtes-vous à savoir qu'il n'y a
si grand Prince ni Conquérant qui ait droit de
paraître en ces lieux et surtout dans ce saint
Temple consacré à la Déesse Mémoire, s'il n'y
est introduit par quelque poète, quelque historien,
APPENDICE C 329-
ou quelque orateur? ce sont là les seuls héros qui
peuvent faire passer les autres jusqu'à nous, et ce
n'est que par leur faveur qu'on y peut arriver. En-
core faut-il que ces introducteurs soient eux-
mêmes, comme je l'ai déjà dit, des héros dans leur
genre, car il n'est pas permis indifféremment à
tous. Qui sont donc, ô Princes, les vôtres ?
TITE
Pour moi, c'est le grand Corneille : c'est tout
dire.
TITUS
Et pour moi, Seigneur, c'est Racine.
APOLLON
Ces noms sont en vénération au Parnasse ;
l'un a été le père du Théâtre Français et l'autre en
est le nourricier; personne, ô Melpomène, ne le
sait mieux que vous. Mais passons outre. Vous,
Tite, commencez ; mais à cette condition de ne dire
précisément que ce qui fait contre Titus et ce que
vous trouvez à redire en lui, et de ne dire point ce
qui fait pour vous et ce qu'on peut vous objecter,
et cela afin de dépêcher et pour n'être pas si long:
car de la manière que les hommes sont bâtis, ce
n'est jamais fait de se louer quand il leur est per-
mis de se défendre. Je jugerai bien sans votre
secours de la force ou de la faiblesse de ce que
vous direz l'un contre l'autre.
TITE
Vous n'aurez pas grande peine à croire, ô Sei-
33û APPENDICE C
gneur Apollon, que cet honnête homme que vous
voyez là, qui ose se dire Titus, Empereur de Rome,
est un grand fourbe de prendre cette qualité, puis-
que, même agissant en cette qualité et contrefaisant
le Titus, il ne peut s'empêcher de fourber, et de
jouer de la manière du monde la plus impudente,
une coureuse qui se dit Reine et qui est folle de
lui. Car, imaginez-vous, Seigneur, qu'après que
cette femme est venue d'une autre partie du monde,
sous l'assurance qu'il lui avait donnée de l'épou-
ser, et qu'il l'a entretenue secrètement dans Rome
durant cinq ans, en lui faisant attendre la mort de
l'Empereur son père comme la seule chose qui
retardait leur mariage, ce père si incommode enfin
étant mort, le traître, oubliant alors ses promesses
et les obligations qu'il avait à cette belle personne,
de peur qu'elle ne le somme de tenir sa parole,
trouve moyen de s'en défaire et fait si bien qu'il
la résout à s'en aller. Voilà, comme vous voyez,
Seigneur, qui est fort méchant. Mais pourtant
cela n'est pas fort extraordinaire, d'abuser une
fille sous promesse de mariage.
On voit plus d'un moqueur Enée
Ec plus d'une folle Didon,
Couvrir les feux de Cupidon,
Sous les cendres de l'Hyménée.
Voici quelque chose de plus étrange ; il n'est rien
de si touchant ni de si tendre que les choses qu'il
dit à sa Bérénice dans cette occasion ; il semble
tout-à-coup qu'il va expirer d'amour pour elle ;
enfin, il est si hardi que de vouloir faire croire à
cette pauvre insensée qu'il la chérit plus que sa vie,
APPENDICE C 33 I
— lors même qu'il l'abandonne, qu'il la quitte,
qu'il la chasse, quoiqu'elle veuille bien l'épouser
qu'il ne tienne qu'à lui seul, qu'il soit maître de
ses actions, et qu'enfin rien ne l'en empêche :
auriez-vous cru, Seigneur, l'esprit humain
capable d'une telle impudence ?
APOLLON
Mais encore quelle raison donne-t-il d'une
conduite si bizarre, et ne tâche-t-il point de
déguiser une perfidie si manifeste ?
TITE
Voici, Seigneur, de quel prétexte il se sert. Ne
sachant comment la colorer, enfin après l'avoir
résolue, il va s'aviser que le sénat, qui n'y songeait
pas, pourrait bien lui fournir une couleur, s'il
voulait s'en mêler. Dans cette pensée, il demande
hors de propos à son confident, si l'on n'y a point
parlé de ses amours ; ce confident, qui ne se défie
point de son dessein, lui dit d'abord la vérité, et
lui répond ingénument que non; Titus, que
cette réponse n'accommodait pas, prend un
grand tour et bat un grand pays, pour donner
cependant à ce confident, qui s'appelle Paulin, le
loisir de réfléchir et de deviner son intention ;
il lui remontre la confiance qu'il a en lui, et
plusieurs autres belles choses, qui aboutissent à
le conjurer de lui bien dire la vérité, et, insistant à
lui demander s'il n'entend rien dire de lui et de sa
Bérénice, Paulin lui répond pour le contenter :
oil APPENDICE C
J'entends de tous côtés
Publier vos vertus, Seigneur, et ses beautés.
et puis c'est tout : qu'au reste il est maître et
qu'il peut tout. Enfin, Titus, s'impatientant, lui
fait une question si claire, et fait si bien voir son
intention, que Paulin s'avise de sa faute et la
répare aussitôt en lui répondant comme il veut :
car, Titus lui demandant si Rome s'offense de son
mariage et si
au trône des Césars
Une si belle Reine offense ses regards ;
— N'en doutez point, Seigneur,
répond-il aussitôt ; et, voyant que Titus enfin
content de sa réponse lui applaudit, Paulin con-
tinue dans ce même sens, et pour réparer sa
bêtise, ce courtisan flatteur lui en dit tant que ce
soit assez. Je m'étends un peu trop sur ce point,
Seigneur; mais c'est qu'il est essentiel pour faire
voir que Titus n'a aucune nécessité de chasser sa
Bérénice, et que rien que sa fantaisie ne l'obli-
geait, et que cela est si vrai, que quelque temps
après, étant seul et ne croyant être entendu de
personne, il s'avoue à lui-même que le sénat ni
le peuple ne lui demandent rien: Je chasse ce que
j'aime, dit-il, et qui l'ordonne ? moi-même. Voilà
donc, Seigneur, le préparatif de sa trahison; en
voici l'exécution. Il déclare à Bérénice qu'il faut
se séparer, et quand elle lui reproche pourquoi il
l'a amusée si longtemps, il lui répond que la
gloire l'y oblige, et que jusques alors
APPENDICE C 333
Elle ne s'était point fait entendre à son cœur .'
Du ton dont elle parle au cœur de l'Empereur.
N'est-ce pas là une bonne raison? Mais en voici
encore une meilleure : il lui demande si elle ne le
juge pas digne de laisser un bel exemple à la pos-
térité? Jugez, Seigneur, s'il est rien de si sensible à
une femme qui aime bien, que des réponses d'un
aussi grand sens froid que celles-là. Aussi cette
pauvre amante ferait la plus grande pitié du
monde, si l'indignation que l'on conçoit contre
Titus, n'occupait pas tous les esprits comme elle
fait ; car d'autant plus que le malheur de cette
Bérénice fait pitié, d'autant fait-il concevoir plus
d'horreur pour celui qui cause ce malheur volon-
tairement. Ainsi les esprits passent à la vérité par
la compassion ; mais ils ne s'y arrêtent pas, et il ne
leur reste à la fin que cette seule horreur qu'ils ont
conçue pour Titus. Je ne sais, Seigneur, si c'est
par ces voies-là qu'on devient les délices du genre
humain ; mais je sais bien que du moins elle n'est
pa6 les délices du féminin en France: les dames
lui ont rendu justice entière, et vous pouvez penser
de quel œil elles ont regardé un exemple aussi
pernicieux et d'aussi dangereuse conséquence que
le sien ; il y a eu même quelques galants illustres
qui ont cru être obligés pour leur intérêt à se
déclarer contre lui. Jugez, Seigneur, par tout ce
que je viens de dire, combien juste est la frayeur
que j'ai qu'on ne prenne ce galant homme-là
pour moi, et ma douleur de voir qu'il porte mon
nom.
10*
334 APPENDICE C
TITUS
Votre présence, Seigneur Apollon, a produit un
effet si favorable dans cet honnête homme qui vient
de parler, que, vous aurez peine à le croire, partout
ailleurs, il n'est pas intelligible : il faut donc bien
que quelque rayon de vos lumières soit passé jus-
ques dans son esprit et y ait porté un jour nouveau,
à la faveur duquel il s'est expliqué de la manière
que vous venez d'entendre; car sans cela, quel em-
barras, quelle confusion n'auriez-vous point trouvé
dans sa harangue ? Et certes, cette obscurité, que
votre présence a dissipée, et qu'il affecte partout
ailleurs, me met presque dans une entière impos-
sibilité de vous exposer sa conduite et ses senti-
ments ; car que puis-je reprendre dans un homme
que l'on ne comprend point, qui ne s'explique
presque jamais clairement, qui peut toujours don-
ner à ses paroles tous les sens qu'il lui plaira ? que
blâmerai-je dans un homme qui ne sait ce qu'il
veut, qui n'a aucun dessein arrêté, qui n'a aucune
véritable passion? Car, Seigneur, il faut que vous
sachiez qu'ils sont quatre qui font mine d'avoir de
grands différends à démêler ensemble, et au fond,
ce n'est rien. 11 y a ce prétendu Empereur; il y a
son frère, qui se dit Domitien, sa Bérénice et une
certaine Domitie, plus extravagante encore que les
trois autres. D'abord il semble que Tite aime Béré-
nice et qu'il en est aimé, et la même chose de
Domitien avec Domitie ; mais, dans la suite, on est
tout étonné que Tite parle d'amour à cette Domitie
plus clairement peut-être qu'il n'avait fait à Béré-
APPENDICE C 335
nice, et que Domitie lui offre de l'aimer, et que
d'un autre côté Domitien et Bérénice en font au-
tant ensemble et sont prêts aussi de s'épouser si on
veut. Il est vrai, Seigneur, que quand on voit cela
on ne sait plus où l'on en est, car ce changement
se fait plus d'une fois; plus d'une fois ils revien-
nent à leur premier assemblage, et plus d'une fois
ils se croisent de la manière que je viens de dire.
Domitie quitte Domitien, et par dépit Domitien re-
cherche Bérénice ; Tite écoute Domitie, et par dépit
Bérénice écoute Domitien. Les uns ni les autres ne
savent pas trop bien s'ils aiment ou s'ils n'aiment
point, [qui]ils aiment ni [qui] (i) ils n'aiment pas.
On ne vit jamais tant de division, car dès que l'on
consent aune chose, l'autre ne la veut plus; et
jamais dans le fond un si bel accord, car comme
chaque homme aime tour à tour toutes les deux
femmes et chaque femme tous les deux hommes, il
semble qu'il n'est rien de si aisé que de terminer
tout cela dans un coup de dé, puisque, de quelle
manière que la chance tourne, ils seront toujours
bien. Voilà à ce qu'il semble le seul expédient
qu'ils devraient prendre, au lieu d'être quatre heu-
res à se pointiller comme ils font, à se dire de
grandes moralités, à pousser de beaux sentiments,
et à se faire les uns aux autres des propositions
d'accommodement si bizarres quelquefois et si
ridicules, que l'on ne saurait les entendre sans rire.
Je ne vous dirai point, Seigneur, comment tout
cela se termine, car cela regarde plus la Reine
(i) L'abbé Granet imprime : qu'ils aiment ni qu'ils...
336 APPENDICE C
Bérénice que moi, et elle aura l'honneur de vous
en entretenir. Qu'il vous suffise de savoir, Sei-
gneur, que la fin n'est pas moins bizarre que le
reste, de sorte que, si cet impertinent homme était
les délices du genre humain, il faudrait que le
genre humain aimât bien à rire.
TITE
Vraiment, Titus, je ne te croyais pas si bouffon.
TITUS
Qui t'a fait si hardi, toi, de tutoyer Titus?
TITE
Et qui t'a fait si hardi, toi, de tutoyer Tite?
APOLLON
Arrêtez, Princes ! sortez et faites entrer vos
Bérénices.
Scène 111.
APOLLON, MELPOMÈNE, THALIE, BÉRÉNICE DE TITE,
BÉRÉNICE DE TITUS
APOLLON
Aimables Reines, je tiens à grand honneur d'être
votre juge, et il y a eu des Dieux comme moi qui
ont aimé des mortelles qui ne vous valaient pas :
soyez donc persuadées, qu'il ne tiendra pas à moi
que je ne vous contente toutes deux. Vous, Bérénice
de Titus, parlez la première, car votre affliction
mérite cette préférence.
APPENDICE C 337
BÉRÉNICE DE TITUS
Ce n'est pas sans raison, Seigneur, que mon
affliction vous touche, puisque je suis sans diffi-
culté la plus malheureuse Princesse de la terre.
Comme si ce n'était pas assez d'avoir été aban-
donnée par le seul homme que j'aimais, ma mau-
vaise destin £2 :11e réduit encore à vous demander
justice dr. .'imposture de cette dame, qui ose soute-
nir publiquement qu'elle est Bérénice et qui usurpe
mon -nom. Vous vous appeliez Bérénice, Madame ;
savez-vous bien seulement ce que c'est que d'être
Bérénice? C'est être la plus tendre, la plus fidèle et
la plus soumise amante qui fût jamais; c'est aimer
l'Empereur Titus plus que toutes choses, et même
plus que sa propre gloire : voilà ce qu'il y a d'essen-
tiel au caractère où vous prétendez, tout le reste
est indifférent. Si vous aviez ces qualités, si vous
aimiez votre amant autant que j'aime le mien,
quelque dur qu'il soit de se voir contrefaire par
une autre, je souffrirais peut-être que vous vous
disiez Bérénice, et si vous ne l'étiez, du moins,
mériteriez-vous de l'être. Mais qu'ignorante en
amour comme vous êtes, je permette qu'on vous
prenne pour moi, c'est ce que je ne souffrirai
jamais! Car Seigneur, comment pensez-vous que
soit fait l'amour de cette belle personne? Un jour,
son Tite, aussi parfait amant qu'elle est parfaite
amante, cet Empereur prétendu, la menaçant
d'épouser une certaine Domitie qui doit être fort
belle, à ce qu'ils disent ; celle-ci s'y oppose par cette
belle raison seulement, que cette Domitie est trop
338 APPENDICE C
belle : il n'y a que cela qui la choque dans ce
dessein ; elle ne se soucie pas qu'il en épouse une
autre qu'elle, pourvu que cette autre soit laide,
comme une douzaine qu'elle lui propose ; et cela,
dit-elle, dans le dessein de demeurer toujours près
de lui, quand il sera marié à quelqu'une de ces
laides.
Seigneur, faites-moi grâce, épousez Sulpitie,
Ou Camille, ou Sabine, et non pas Domitie.
J'aurais honte de vous rapporter davantage ses
propres termes. Est-ce aimer que cela, Seigneur?
Est-ce tendresse ou débauche? Je vous en laisse
juger. Toutes ses amours, Seigneur, sont pleines
de traits de semblable nature ; mais, de peur de vous
ennuyer, je ne vous dirai plus que celui qui met
fin à leur intrigue. Après qu'elle a témoigné si
longtemps un si grand désir d'épouser Tite,
quand enfin le sénat y consent, que Tite le veut
bien, elle s'avise de ne le vouloir plus, parce que
le sénat le lui donne, et, par la plus bizarre fan-
taisie du monde, elle s'en va malgré qu'il en ait.
Est-il rien de plus honteux à notre sexe que ce
procédé? Mais surtout est-il rien de plus indigne
du nom de Bérénice, d'une personne qui aime bien?
Sachez, Madame, que, quand on aime véritable-
ment, on est toujours heureux de posséder ce
qu'on aime, de quelque main qu'on le tienne :
j'aurais reçu Titus de celle du dernier des hommes.
Voilà, Seigneur, la principale raison qui fait voir
que cette prétendue Reine n'est qu'une fourbe, et
APPENDICE C 339
qui m'oblige à vous demander de lui défendre de
ne (1) porter plus mon nom.
BERENICE DE TITE
Vous ne vous étonnerez pas, Seigneur, que cette
Dame ait si fort vanté la grandeur et la perfection de
son amour, quand vous saurez les horribles faibles-
ses et les lâchetés qu'il lui a fait faire. Mais, bien
loin que toutes ces bassesses puissent être justifiées
par la grandeur de l'amour qui les a produites, ce
sont ces faiblesses mêmes qui rendent cet amour
inexcusable et qui le doivent faire détester. Si
cela est ainsi, Seigneur, que jugerez-vous d'une
femme qui, se disant Reine et belle, souffre patiem-
ment et sans aucun ressentiment qu'un traître la
méprise et la trompe, qu'elle lui témoigne autant
d'amour, lors même qu'elle voit les ruses qu'il
emploie pour se défaire d'elle, que si elle en était
aimée, et par une faiblesse digne d'une éternelle
honte, lors même qu'il la chasse, elle lui avoue
qu'elle croit qu'il l'aime véritablement. Son amour
foule galamment aux pieds la gloire et la pudeur ;
il n'estpoint desi sale artifice, point de souvenirsi
secret qu'elle n'emploie pour le retenir : tantôt elle
lui demande si son amour ne peut plus agir qu'au
sénat ; elle le prie qu'il la voie plus souvent et qu'il
ne lui donne plutôt rien, qu'il la garde toujours
près de lui, encore qu'il ne l'épouse pas. J'ai honte,
Seigneur, de rapporter des choses de cette nature.
(1) Telle est la leçon de Granet. Ne faut-il pas lire : défendre
de porter plus... ?
340 APPENDICE C
Jugez si l'on peut donner un sens honnête à ces
paroles, et quelles idées elles font dans les esprits;
jugez si j'ai sujet de craindre qu'on ne la prenne
pour moi et si
Scène IV.
ANTIOCHUS, APOLLON, MELPOMÈNE, THALIE, BÉRÉ-
NICE DE TITE ET BÉRÉNICE DE TITUS
antiochus, à Bérénice de Titus
Hé bien, ingrate, le sort vous punit à la fin de
votre cruauté pour Antiochus: voyez de quel arti-
fice il s'est avisé pour me venger de vous ! Puisse le
ciel traiter de cette sorte toutes les inhumaines
comme vous !
BÉRÉNICE DE TITUS
Vraiment, Antiochus, vous prenez bien votre
temps pour me parler de votre amour : je n'ai que
cela à faire à présent ! Voilà de vos incartades ordi-
naires: vous venez toujours là où on n'a que
faire de vous. Retirez-vous, si vous êtes sage, et ï\\e
laissez vider en paix un différend bien plus impor-
tant que tous vos intérêts.
APOLLON
C'est assez, ô Reines. La chose mérite bien d'y
songer et d'en prendre avis. Allez et préparez-vous
à revenir ici même bientôt écouter votre jugement.
ANTIOCHUS
Hélas !
APPENDICE C 341
ACTE III.
Scène première.
MELPOMÈNE, TITUS
TITUS
En attendant qu'Apollon vienne nous juger,
savante Muse, souffrez que je tâche à profiter du
temps que je puis être en cesillustres lieux, et d'une
conversation aussi éclairée que la vôtre. Voici donc,
ô docte Nymphe, ce Temple de Mémoire, si fameux
dans le monde, après lequel soupirent toutes les
âmes désireuses de gloire, et qui est le sujet des
souhaits des plus ambitieux! Certes je ne saurais
m'empêcher de sentir quelque joie de me voir dans
un lieu où il y a tant de peine d'arriver.
MELPOMÈNE
Votre joie n'est pas sans raison, et si vous saviez
combien de gens s'efforcent inutilement d'y parve-
nir, et combien il y en a, que le vulgaire croit y
devoir entrer, qui n'en approchent pas seulement,
elle serait encore plus grande.
TITUS
C'est ce qui rend aussi plus grande la gloire de
ceux de qui vous consacrez le souvenir. Mais trou-
vez bon que j'interrompe notre propos pour vous
témoigner le ravissement, que j'ai de reconnaître
ici, parmi les peintures, des histoires françaises et
même assez modernes, si je ne me trompe. Comme
342 APPENDICE C
je viens de cet heureux climat, et que j'en parle la
langue, j'ai droit de prendre part à sa gloire ;
ainsique jadis lefondateur de notre Empire, si nous
en croyons le grand Virgile, Enée, fut agréablement
surpris, quand il reconnut dans les peintures du
Temple de Carthage l'histoire de la fameuse Ville
qu'il venait de quitter.
MELPOMÈNE
Vous ne devez pas être surpris de voir consacrer
à l'éternité dans ces lieux la seule histoire qui le
mérite entre toutes celles qui se passent aujourd'hui
sur la terre. A quoi voudriez-vous que nous nous
appliquassions dans ce siècle, et qu'y a-t-il de plus
digne de nos soins que le Règne merveilleux du
grand Monarque des Lys ? Toutes ces peintures,
que vous voyez, sont autant de monuments de sa
gloire ; c'est lui qui nous occupe à présent comme
autrefois Cyrus, Alexandre, et César nous ont
occupées^.] (1) Depuis près de deux lustres[,] le
Parnasse ne retentit que de ses louanges, et ce
Temple sacré est toujours orné de quelque nou-
velle image de ses vertus.
TITE l X&f
Voilà bien des tableaux pour si peu de temps ;
et il faut que les actions de ce Prince aient toutes
quelque caractère qui leur soit commun et qui
vous soit bien agréable, puisque vous en oubliez
si peu. Ce serait pour moi la matière d'un entre-
(1) L'abbé Granet met une faible ponctuation après occupées
une forte après lustres.
APPENDICE C 343
tien bien délicieux ; mais nous n'aurions pas assez
de temps : c'est ce qui me fait passer à regret sur
la plupart de ces peintures, pour me retrancher à
ces deux seules, qui m'ont d'abord frappé la vue,
et que je vous conjure de m'expliquer.
MELPOMÈNE
Je le ferai d'autant plus volontiers que je ne
saurais mieux vous faire comprendre, en abrégé,
comment on juge ici les actions des grands et
quelle est l'idée qu'on y a de la vertu héroïque,
que par la contestation qui est arrivée sur ces deux
mêmes peintures entre les plus éclairés habitants
de ce pays, et que je vous raconterai après que je
vous les aurai expliquées. Ces deux tableaux, que
vous avez choisis, représentent les deux voyages
de Flandres. Dans le premier, le Héros dont nous
parlons y est représenté sous la figure d'un Jupiter
descendant chez Sémélé avec tout l'éclat de sa
gloire. Les foudres et les tempêtes qui accompa-
gnent la venue de ce dieu redoublent en quelque
sorte sa majesté ; mais cette splendeur, cette force
et cette grande puissance qui l'environne ne
répand aucune joie dans son âme, parce qu'elle est
toute occupée par la douleur, qui paraît dans ses
yeux, de s'être vu réduit à la malheureuse néces-
sité de venir chez son épouse dans cet équipage
terrible, et de lui rendre une visite si redoutable
et si funeste : car vous voyez bien que rien ne peut
soutenir l'effort de sa présence, qu'il brûle, qu'il con-
somme, qu'il abat, détruitet ravage tout, quoique à
regret. L'autre tableau représente l'autre voyage de
344 APPENDICE C
Flandres sous une figure bien différente : c'est un
Jupiter qui fond chez Danaé en pluie d'or. C'est
ainsi que ma sœur Clio a voulu désigner la joie,
la magnificence et les plaisirs, mais surtout les
libéralités immenses et la magnanime profusion
qui accompagnèrent partout le Prince français
dans la dernière visite qu'il rendit à ses nouveaux
sujets. Vous ne sauriez croire à combien d'agréa-
bles disputes ces deux peintures ont servi de
matière, et combien de fois on a comparé ces deux
voyages ensemble, pour décider lequel a été plus
glorieux. Quelque éclatant que le premier paraisse,
ceux qui se sont déclarés pour le dernier ne sont
pas les moins honnêtes gens du Parnasse.
TITUS
Quoi ! belle Nymphe, on préfère ici une
promenade à une conquête ? Et depuis quand la
gloire s'achète-t-elle au poids de l'or en ce pays?
MELPOMÈNE
Les promenades de cette espèce, Titus, sont
plus glorieuses que les plus grandes conquêtes. Ce
n'est pas l'or ni l'argent qu'on estime ici ; c'est le
détachement de ces biens et l'héroïque usage qu'on
en fait. Pourrait-on assurer dIus fortement les
peuples, qu'ils n'ont aucune tyrannie à craindre,
qu'en :"•:•■.- andant si largement sur eux ceméta;, qui
est l'objet de toutes les violences ? Si sa possession
rend heureux, comme le vulgaire se l'imagine, il
paraît bien que ce Prince l'était avant qu'il fût leur
maître, et qu'il n'a voulu l'être que pour les rendre
APPENDICE C 345
comme lui, pour partager sa félicité avec eux, que
c'étaient eux qui avaient besoin de lui, et non pas
lui d'eux, qu'il n'y a qu'eux qui gagnent à ce chan-
gement, et qu'à voir cette étrange profusion, on
pourrait en quelque sorte dire qu'il y perd autant
qu'ils y gagnent, si un Prince pouvait (1) appeler
perdre tant qu'il gagne des cœurs. Et certes quel
plaisir a un conquérant:
Quel plaisir de penser et de dire en lui-même :
Partout où je parais, on me bénit, on m'aime,
On ne voit point le peuple à mon nom s'alarmer,
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage ;
Je vois voler partout les cœurs à mon passage.
Voilà, ô Titus, comment on juge des actions des
grands en ce pays ; ce n'est pas tout pour être
grand que de régner sur des hommes, c'est de trou-
ver le secret de faire en sorte qu'ils le veuillent
bien, et cela ne se peut qu'en les rendant heureux.
TITUS
J'ai bien de la joie, belle Nymphe, de savoir
votre sentiment là-dessus ; mais dites la vérité,
aimable Muse : quelque estimable que fût le Prince
dont nous parlons, lui ferait-on tant d'honneur en
ce pays, si sa cour n'était pas, comme elle est, le
séjour de tous les beaux arts et de toutes les con-
naissances honnêtes ? enfin s'il ne vous considérait
pas comme il fait ?
(1) L'abbé Granet imprime: pouvait s'appeler.
346 APPENDICE C
MELPOMÈNE
Ce que vous dites là, ne peut être. Il est impos-
sible d'être aussi vertueux et magnanime qu'il l'est,
sans nous aimer. Il se peut bien trouver des
Princes qui n'ont point d'autre bonne qualité que
celle de nous favoriser ; mais il n'y peut avoir de
véritable héros, qui ne nous favorise : c'est de cette
naturelle grandeur d'âme, que vient l'inclination
qu'ils ont pour les lettres. C'est ainsi que Paris
est devenu aujourd'hui le lieu du monde où nous
sommes en plus grande estime et les plus connues.
Aussi voyez-vous qu'Apollon et nous ne parlons
tous que français ; c'est à présent la langue du
Parnasse et toute autre y est barbare : telle est la
vicissitude des choses. Mais j'aperçois Apollon qui
s'avance, et vous allez être jugés.
Scène 11.
APOLLON, MELPOMÈNE, THAL1E, TITUS, TITE, BÉRÉ-
NICE DE TITE, BÉRÉNICE DE TITUS
apollon assis.
Princes, j'ai songé à votre affaire, et je suis prêt
à vous juger si vous le voulez absolument. Mais
avant que d'en venir à cette extrémité, je vous con-
seille plutôt d'entendre à quelqueaccommodement ;
car, pour vous dire la vérité, je doute fort que mon
jugement contente personne : il y a à redire dans
tous tant que vous êtes, et les gagnants ne seront
guère moins maltraités que les.- perdants. C'est
pourquoi, si vous me croyez, vous essayerez de
APPENDICE C 347
sortir d'affaire par une autre voie. Voici ce que
j'ai pensé là-dessus : je m'imagine que, si chacun
de vous était content en son particulier, il ne se
mettrait guère en peine, s'il est simple ou s'il est
double, s'il y a quelqu'un ou quelqu'une qui porte
le même nom que lui. Je considère donc votre
différend comme un effet de l'inquiétude de vos
esprits; et si vos intérêts étaient plus favorablement
disposés qu'ils ne sont, peut-être ne seriez-vous
pas si sensibles au point d'honneur, et qu'il serait
permis à chacun de [se] (1) faire passer de son côté
pour ce qu'il pourrait, et de chercher ses dupes ;
c'est assurément le chagrin de vos affaires particu-
lières, qui vous a rendus si délicats, et qu'ainsi ne
soit! O Titus ! n'est-il pas vrai que la tendresse de
votre Bérénice, son obstination à vouloir vous
épouser, et son désespoir vous désolent ?
TITUS
Oui, sans doute, Seigneur.
APOLLON
Et vous, Tite, n'est-il pas vrai que l'inconstance
de votre Bérénice et le refus qu'elle fait de vous
épouser, vous affligent, et que vous voudriez bien
vous marier ?
TITE
Il n'est rien de plus vrai.
APOLLON
Pour vous, ma Bérénice, n'est-il pas encore vrai
(1) L'abbé Granet imprime défaire.
348 APPENDICE C
que l'amour de Tite et son obstination à vous
épouser vous est très odieuse, et que vous ne
voulez point vous marier ?
BÉRÉNICE DE TITE
Oui, Seigneur.
APOLLON
Et vous, Bérénice de Titus, ne voudriez-vous
pas bien que l'Empereur vous épousât, et n'est-ce
pas le refus qu'il en fait qui vous afflige ?
BÉRÉNICE DE TITUS
Eh! Seigneur, n'ai-je pas raison ?
APOLLON
Or bien, puisque tout cela va ainsi, j'ai un
moyen sûr pour vous mettre d'accord et vous
rendre tous quatre contents. Il ne faut pour tout
cela, si non que Tite et Titus troquent ensemble
leurs Bérénices ; par ce moyen Bérénice de Tite,
qui ne veut pas se marier, sera avec Titus, qui ne
veut pas se marier aussi, et ainsi ils seront d'ac-
cord ; et au contraire Bérénice de Titus, qui veut se
marier, sera avec Tite, qui veut se marier aussi,
et ils se marieront si bon leur semble: car, pour
Tite, qui a été deux ou trois fois tout prêt d'épou-
ser Domitie, il s'accommodera bien aussi volon-
tiers d'une autre Bérénice que de la sienne.
BÉRÉNICE DE TITUS
Mais cette Bérénice ne s'accommodera jamais
d'autre que de Titus. Titus seul a pu me plaire, et
mon cœur ne prend point le change.
APPENDICE C 349
APOLLON
Ne voilà [t'il](i) pas justement la seule chose que
je craignais! Voilà un malheureux homme, que ce
Tite, que personne ne veuille de lui ! Or bien donc,
ne vous emportez pas : puisque vous n'en voulez
rien faire, je m'en vais vous juger. Mais que veut
ce jeune homme avec cette femme ?
Scène 111.
DOMITIEX, DO.M1TIE, APOLLON, MELPOMÈNE, THALIE,
TITE, TITUS, ET LES DEUX BÉRÉNICES.
DOMITIEN
Seigneur, vous serez sans doute surpris que des
inconnus comme nous osent ainsi troubler le
cours d'une occupation aussi importante que celle
où vous êtes présentement ; mais nous n'avons
pour faire cesser cet étonnement, qu'à vous dire
qui nous sommes. Cette Dame que vous voyez ici
avec moi, depuis quelque temps est ma femme, et
s'appelle Domitie: il est malaisé que ce nom n'ait
point été mêlé dans l'affaire qui vous assemble en
ce lieu; et pour moi, Seigneur, je suis Domitien,
frère de celui de ces deux Messieurs que vous dé-
cla[re rez (2) être le véritable Empereur de Rome.
Or, Seigneur, mon caractère vous est trop connu
pour ignorer que l'ambition est ma passion domi-
nante, et que jamais cadet n'eût une plus forte
(1) L'abbé Granet imprime: voilà pas.
(2) L'abbé Granet : imprime déclarez.
BÉRÉNICE 10"
350 APPENDICE C
impatience que moi d'être défait de son aîné, pour
régner en sa place. Cela étant, jugez, Seigneur, de
ma douleur, en voyant qu'on me veut donner
deux aînés, à moi, qui ai bien de la peine à en souf-
frir un seul. Vous voyez bien par là, ô Apollon,
combien grand est l'intérêt que j'ai dans cette
affaire. Je suis donc ici pour vous demander de
déclarer, comme il est bien juste, que l'un de ces
deux prétendus Empereurs est un imposteur, qu'il
n'y en a qu'un de véritable, et qu'enfin je n'ai
qu'un aîné. Que si j'osais encore passer plus avant
et vous faire une seconde prière, je vous conjure-
rais, Seigneur, de déclarer pour le véritable
Empereur celui des deux qu[e] (\), par la connais-
sance particulière que vous avez de la médecine
comme de toutes les autres sciences, vous jugerez
devoir vivre le moins.
APOLLON
C'est assez, je vous entends. Retirez-vous ; je
yous ferai justice. Et vous, Domitie, parlez si vous
avez quelque chose à dire.
domitie
Mon sentiment, Seigneur, n'est autre que celui
de mon mari ; car de même qu'à lui l'ardeur de
régner est ma plus forte passion ; et quand
l'amour de la grandeur occupe toute l'âme, la
moindre concurrence en irrite la soif, comme elle
en relève le prix et la jalousie de la toute puissance.
(i) L'abbé Granet imprime: qui.
APPENDICE C 35 I
apollon se levant
Dieux ! Que veut dire cette femme avec ce dis-
cours confus, quel chaos ! Muses, délivrez-moi
de ce galimatias, et qu'on chasse d'ici cette
malheureuse, qui profane la pureté de ce lieusacré
par ses expressions barbares. Puisse le Génie de ce
saint Temple ensevelir ce maudit jargon dans les
plus noires ombres de l'oubli !
Scène dernière.
APOLLON, MELPOMÈNE, THALIE, TITE, TITUS,
LES BÉRÉNICES
MELPOMÈNE Ù TilUS
Mais est-ce que Domitie a coutume de parler de
cette sorte, ou qu'elle extravague ?
TITUS
C'est là de son plus clair, et jamais elle ne s'ex-
pliqua plus nettement.
thalie à Tite
Voyez, par la colère et l'émotion d'Apollon, de
quelle conséquence il est de s'expliquer clairement
ici, et dans quel inconvénient vous seriez tombé,
si je ne vous avais pas averti de ne pas parler
devant lui votre langue ordinaire.
TITE
Je vous ai bien de l'obligation de cet avis, et du
succès qu'il a eu ; mais pourtant Domitie parle
plus clairement que cela, quand elle veut. Par
352 APPENDICE C
exemple, se peut-il rien de plus clair que ce
qu'elle me disait une fois :
Seigneur, si vous m'aimez, l'occasion est belle;
et tous ces vers ici :
De ce que je me dois, je sais trop la mesure...
Néron m'eut pour parente, et Corbulon pour fille...
C'est ce qu'à dire vrai, j'aurai peine à lui dire...
J'en suis au désespoir et vous en fais excuses... ;
et cent autres aussi clairs. Mais c'est qu'elle a
cru, qu'il fallait se mettre sur le haut style, parce
que c'était devant Apollon.
apollon se rasseyant
Cette femme m'a presque mis hors de moi, et je
n'aurais jamais cru être si peu mon maître; mais
les Dieux ont leurs emportements aussibienque les
hommes. Quoi qu'il en soit, j'ordonne avant toutes
choses : Que cette Domitie, qui vient de sortir d'ici,
pour réparation d'avoir profané ce lieu sacré par
son discours barbare, sera bernée publiquement
au milieu de la place, qui est devant ce Temple
fameux[,] afin qu'il en soit mémoire à jamaisf.] Et
pour empêcher que pareille chose ne puisse arriver
à l'avenir, il est enjoint à tous ceux qui gardent les
entrées du Parnasse, qu'ils aient désormais à ne
laisser plus entrer personne, de quelque qualité et
condition que ce soit, quelque nom qu'elle porte
et de quelque part qu'elle vienne, sans qu'au préa-
lable on la fasse parler, et de refuser sans miséri-
corde tous ceux qui ne parleront pas une langue
intelligible. Quant au particulier de vous quatre, ô
APPENDICE C 353
Princes: ilsera sursis au jugement de Tite, jusqu'à
ce qu'il ait fait entendre et déclaré plus nettement
qu'il n'a fait jusqu'ici, ce qu'il aime et ce qu'il hait,
ce qu'il veut et ce qu'il ne veut pas. Sa Bérénice
sera admonestée de ne plus tomber dans une bizar-
rerie aussi blâmable, que celle qui lui fait quitter
Tite dès que le sénat lui permet de l'épouser, et que
ce vice, pour être si ordinaire à son sexe, n'en est
pas moi-ns blâmable. Pour Titus, c'a été une grande
imprudence à lui de s'être exposé au jugement du
vulgaire, qui ne comprend point les forces de l'a-
mour de la gloire, et c'est bien employé, s'il a
passé pour un fripon ; mais, pour la Bérénice,
comme elle n'est dans aucune perplexité, qu'elle
paraît tout-à-fait innocente, et qu'on ne voit pas
qu'il y ait rien de sa faute dans son malheur, la
pitié qu'elle excite, est trop grande pour donner du
plaisir : elle dégénère sans cesse en horreur et en
indignation. Quant au principal : à la vérité, il y a
plus d'apparence que Titus et sa Bérénice soient
les véritables, que non pas que ce soient les autres ;
mais pourtant, quoi qu'il en soit, et toutes choses
bien considérées, les uns et les autres auraient bien
mieux fait de se tenir au pays d'Histoire, dont ils
sont originaires, que d'avoir voulu passer dans
l'Empire de Poésie, à quoi ils n'étaient nullement
propres, et où, pour dire lavérité, on les a amenés,
à ce qu'il me semble, assez mal à propos.
354 APPENDICE C
En 1681, Fatcuville fit jouer parles Comédiens italiens une
farce, Arlcquin-protèe, où se trouve une parodie de Bérénice.
On lit cette parodie au tome I du Théâtre Italien de Gherardi
(p. 87 à 95). J'avais eu l'intention delà citer, puisque Louis
Racine nous raconte comment son père avait été peiné de cette
raillerie : « Il assista à cette parodie bouffonne et y parut rire
comme les autres; mais il avouait à ses amis qu'il n'avait ri
qu'extérieurement. La rime indécente qu'Arlequin mettait à la
suite de la reine Bérénice le chagrinait au point de lui faire
oublier le concours du public à sa pièce, les larmes des spec-
ateurs et les éloges de la Cour. » Mais la nullité absolue de
cette pièce pitoyable m'a décidé à la laisser ensevelie où elle
se trouve. Il n'y a guère à y relever que le mot « quel Paulin,
quelle bête ! » qui nous montre comment certains appréciaient
alors le rôle du confident de Titus. — Outre les passages, articles
et livres que j'ai cités plus haut, on peut signaler dans le
Mercure de France, en août 1724, l'article anonyme sur Béré-
nice (il est presque entièrement tiré de l'abbé Dubos), et les
différents articles de l'abbé Pellerin et d'un contradicteur, en
octobre, novembre 1724, janvier et avril 1725 (sauf dans celui
d'octobre, que j'ai analysé dans mon étude, il n'y a là que des
études de versification, de style et de langue).
Fin
TABLE DES MATIERES
Pages.
Avertissement vu
I. — La place de Bérénice dans la vie de Racine. . l
i. — n
a. — 27
m. — 49
II. — Le choix du sujet 57
I. - 61
II. — 67
m. — 85
iv. — 99
v. — 109
vi. — 133
III. — L'action 139
•• — M?
"• — «77
Conclusion 219
Appendice A. Rencontres de sujets et de titres au xvne siècle 22 1
Appendice B. La question « d'Alexandre » 229
Appendice C. Jugements duxvne siècle sur « Bérénice » :
a) La Critique de « Bérénice *par l'abbé de Villars. 24 1
b) La Critique de a Tite et Bérénice » par le
même 260
c) Réponse à la € Critique de Bérénice > par le
sieur de S*** 274
d) LettresdeBussy-Rabutin et de Madame Bossuet. 301
e) Tite et Titus ou les Bérénices, Comédie. . 305
Paris. - Société française d'Imprimerie et de librairie.
?K
y
-a-
JU.
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Michaut, Gustave Marie Abel
La Bérénice de Racine
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