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Full text of "La Bérénice de Racine"

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G.  MICHAUT 

MAITRE  DE  CONFERENCES  A  LA  FACULTÉ  DES  LETTRES  DE  PARIS 


La  Bérénice 

de  Racine 


PARIS 
SOCIÉTÉ  FRANÇAISE  D'IMPRIMERIE  ET  DE  LIBRAIRIE 

ANCIENNE   LIBRAIRIE    LECÈNE,    OUDIN   ET  Cle 

15,   RUE  DE    CLUNY,    15 

1907 


I 


g:  michaut 


La  Bérénice 

de  Racine 


PARIS 

SOCIÉTÉ  FRANÇAISE  D1MPRIMERIE  ET  DE  LIBRAIRIE 

ANCIENNE    LIBRAIRIE    LECÈNE,    OUDIN    ET   Cie 

15,   RUE   DE    CLUNY,    15 

1907 


A  MA  FEMME 


AVERTISSEMENT 


Lorsque  j'ai  été  amené  par  les  circonstances 
à  étudier  spécialement  Bérénice,  je  pensais, 
comme  tout  le  monde,  que  cette  pièce  de  se- 
cond plan,  un  peu  effacée  au  milieu  des  autres, 
y  restait  à  juste  titre  un  peu  négligée.  Bérénice 
ne  marquait  pas  une  date  dans  la  vie  de  Ra- 
cine. Entre  Britannicus  et  elle,  il  n'y  avait  pas 
ce  progrès  littéraire  qui  éclate  entre  Alexandre 
et  Andromaque  ;  entre  elle  et  Baja~et,  il  ne  s'é- 
tait pas  produit  cette  évolution  morale  que 
l'on  devine  ou  que  l'on  suppose  entre  Iphigé- 
nie  et  Phèdre.  Bérénice  procédait  exactement 
de  la  même  inspiration  que  les  tragédies  qui 
l'ont  immédiatement  précédée  et  que  celles  qui 
l'ont  immédiatement  suivie.  Qu'elle  occupât 
tout  juste  le  centre  de  l'œuvre  tragique  de")> 
Racine,  encadrée  entre  quatre  pièces  profanes 
antérieures  et  quatre  postérieures  (les  deux  \ 
pièces  religieuses  formant  naturellement  un 
groupe  séparé),  c'était  une  simple  rencontre  : 


VIII  AVERTISSEMENT 

elle  n'était  centre  que  selon  la  chronologie,  et, 
la  plus  grêle  de  toutes,  elle  semblait  de  toutes 
la  moins  importante. 

Comme  tout  le  monde,  sur  la  foi  de  Fonte- 
nelle,  de  Voltaire  et  de  quelques  autres,  je 
croyais  que  Bérénice  avait  été  demandée, 
presque  imposée  à  l'auteur  par  une  princesse 
amie  des  lettres  et  émue  de  tendres  souvenirs  : 
curieuse  de  faire  lutter  sous  ses  yeux  les 
maîtres  incontestés  du  théâtre  d'alors,  dési- 
reuse de  renouveler  en  elle  des  sentiments  à 
peine  éteints,  en  contemplant,  parée  de  tous 
les  prestiges  de  l'art  et  de  la  poésie,  une  tou- 
chante aventure  trop  semblable  à  la  sienne. 
Dès  lors,  si  l'on  pouvait  admirer  ou  critiquer 
la  façon  dont  Racine  s'était  acquitté  de  sa 
tâche,  il  devenait  impossible  de  le  louer  ou  de 
le  blâmer  pour  le  choix  d'un  tel  sujet  :  à  lui 
n'en  revenaient  ni  le  mérite  ni  la  faute.  De  ce 
choix  en  lui-même  on  ne  pouvait  donc  rien 
conclure  touchant  les  doctrines,  ou  les  ten- 
dances, ou  les  intentions  du  poète,  et,  tout  au 
moins  par  son  sujet,  Bérénice,  la  plus  imper- 
i~  sonnelle  des  pièces  de  Racine,  en  devenait 
aussi  la  moinscaractéristique. 

Comme  tout  le  monde  enfin,  j'estimais  que 
Bérénice  était  à  peine  une  tragédie  ;  qu'elle  res- 


AVERTISSEMENT  IX 

semblait  bien  plus  à  une  élégie  dialoguée 
qu'à  un  drame  véritable.  L'action  m'en  parais- 
sait étrangement  rudimentaire.  Qu'on  la  fît 
essentiellement  consister  en  la  séparation  de 
deux  amants  épris  et  malheureux,  qu'on  la 
vît  plutôt  dans  le  déchirement  de  l'àme  de 
Titus,  forcé  de  choisir  entre  son  amour  et 
ses  obligations  d'empereur  romain,  c'était  une 
matière  suffisante  pour  un  cinquième  acte, 
mais  bien  maigre  pour  remplir  cinq  actes 
entiers.  Sans  doute,  d'avoir  su  «  ménager  » 
cette  séparation  ou  ce  déchirement  avec  plus 
«  d'art  »  encore  que  le  courroux  d'Achille  n'est 
ménagé  dans  Y  Iliade,  c'est  une  réussite.  Mais 
de  pareils  tours  de  force  ont  quelque  chose 
d'artificiel  :  «  Ce  que  peut  la  vertu  d'un  homme, 
dit  fort  justement  Pascal,  ne  se  doit  pas  me- 
surer par  ses  efforts,  mais  par  son  ordinaire.  » 
Il  en  est  de  même  du  mérite  d'un  écrivain, 
je  Ainsi  Bérénice  paraissait  une  pièce  exception- 
nelle dans  l'œuvre  de  Racine.  On  y  pouvait 
sans  doute  admirer  les  ressources  presque 
infinies  de  son  talent  ;  peut-être  même,  à  la 
prendre,  comme  Sainte-Beuve,  pour  «  une 
charmante  et  mélodieuse  faiblesse  »  du  poète, 
y  pouvait-on  apercevoir  «  son  goût  secret  et  sa 
pente  naturelle  »  ;  à  coup  sûr,  il  était  vain  d'y 


X  AVERTISSEMENT 

rechercher  ses  véritables  doctrines  littéraires, 
son  véritable  système  dramatique,  et,  à 
juger  Racine  d'après  Bérénice,  on  n'aurait  de- 
son  génie  qu'une  idée  incomplète  et  fausse.    / 

Mais,  à  y  regarder  de  plus  près,  j'ai  pensé 
autrement. 

Certains  indices  m'ont  fait  croire  qu'à  l'é- 
poque même  où  Racine  venait  de  publier 
Bérénice,  il  s'est  produit  dans  sa  vie  intérieure, 
sinon  une  vraie  crise,  du  moins  un  commence- 
ment d'évolution  morale,  dont  sa  conversion, 
si  brusque  d'apparence,  après  l'échec  de  Phèdre, 
aurait  été  l'aboutissement  lointain.  Bérénice^ 
alors  serait  la  dernière  pièce  qu'il  ait  composée  \ 
au  moment  où  la  gloire  littéraire  était  encore 
tout  pour  lui  ;  où  il  se  mettait  tout  entier  à  ta 
conquérir,  sans  hésitation  ni  scrupule  ;  où, 
prenant  chaque  jour  plus  claire  conscience  de 
son  génie  et  désireux  de  le  faire  reconnaître  à 
ses  ennemis  mêmes,  il  redoublait  d'efforts  pour 
en  donner  l'expression  la  plus  originale  et  la 
plus  parfaite.  Et  de  cela  seul  Bérénice  rece- 
vrait une  valeur  toute  nouvelle. 

La  légende  d'après  laquelle  Henriette  d'An- 
gleterre aurait  imposé  leur  sujet  commun  à 
Corneille  et  à  Racine,  quand  je  l'ai  plus  attenti- 
vement examinée,  m'a  paru,  sinon  évidemment 


AVERTISSEMENT  XI 

fausse,  au  moins  bien  incertaine  et  bien  in- 
vraisemblable. Or,  si  on  l'écartait,  il  faudrait 
bien  admettre  que  le  choix  de  Racine  fut  libre, 
réfléchi,  prémédité.  Ce  serait  en  pleine  con- 
naissance de  cause  et  volontairement  qu'il  se 
serait  attaqué  à  un  sujet  pris  par  Corneille, 
avec  l'intention  très  nette  de  livrer  une  nou- 
velle bataille  à  son  rival  et  sur  le  terrain  le 
plus  favorable.  Si  telles  étaient  ses  intentions, 
le  choix  même  de  ce  sujet  serait  d'une  impor- 
tance capitale,  et  par  là  Bérénice  deviendrait 
1    une  de  ses  tragédies  les  plus  significatives. 

Enfin,  plus  scrupuleusement  j'ai  analysé  la  i 
pièce,  et  moins  j'y  ai  reconnu  cette  élégie  sans 
action  ou  cette  action  languissante.  Tout  au 
contraire,  la  donnée  de  Bérénice  est  éminem- 
ment dramatique,  s'il  est  vrai  qu'elle  consiste 
clans  l'évolution  morale  par  laquelle  une 
femme  s'élève  lentement,  en  luttant  contre 
une  nécessité  inflexible,  malgré  son  amour,  I 
malgré  sa  colère,  malgré  son  désespoir,  à  la 
hauteur  d'un  sacrifice  consenti.  Nous  aurions 
là,  opposée  aux  tragédies  de  la  volonté  obsti- 
nément immuable  et  tendue  où  se  complaît 
Corneille,  la  tragédie  du  cœur  ;  opposée  aux 
tragédies  dans  lesquelles  il  entasse  les  compli- 
cations extérieures,  la  tragédie  tout  intime  et 


XII  AVERTISSEMENT 

psychologique.  Et  Bérénice  apparaîtrait  dès 
lors  comme  la  plus  représentative  des  tragé- 
dies de  Racine,  celle  où  se  découvrirait  le 
mieux  l'idéal  de  son  art  et  de  son  drame. 

Si  de  telles  vues  semblaient  vraies,  on  voit 
quelles  conséquences  s'en  tireraient  et  pour  la 
biographie  de  Racine,  et  pour  l'histoire  de  ses 
oeuvres,  et  pour  l'intelligence  de  son  théâtre. 
Sa  conversion  s'expliquerait  mieux,  par  des 
raisons  à  la  fois  plus  vraisemblables  et  plus 
nobles.  On  sentirait  mieux  peut-être  combien 
son  activité  littéraire  a  été  dominée  par  sa  riva- 
lité avec  Corneille,  et  l'on  verrait  pourquoi,  de 
Britannicus  à  Mithridate,  abandonnant  la  fable 
et  abandonnant  Euripide,  il  s'est  attaché  aux 
sujets  historiques.  Et  Ton  éviterait  enfin  cette 
véritable  contradiction  où  tombent  les  cri- 
tiques lorsqu'ils  voient  dans  Bérénice  une 
œuvre  de  hasard,  un  accident,  alors  qu'ils  doi- 
vent reconnaître  dans  la  préface  de  Bérénice 
l'expression  la  plus  complète  et  la  plus  exacte 
du  système  dramatique  de  Racine  :  loin  de 
paraître  une  exception  parmi  les  tragédies 
raciniennes,  ou  simplement  une  exagération, 
Bérénice  en  deviendrait  le  type  même. 

Sans  doute  j'ai  éprouvé  tout  à  la  fois  un 
sentiment  de  surprise  et  un  sentiment  de  dé- 


AVERTISSEMENT  XIII 

fiance,  quand  j'ai  vu  mon  étude  aboutir  ainsi 
à  des  résultats  que  les  critiques  et  les  com- 
mentateurs contredisent  explicitement  par 
leurs  appréciations  ou  implicitement  par  leur 
silence.  J'ai  soumis  alors  mes  raisonnements 
comme  mes  conclusions  à  une  revision  sévère  ; 
j'ai  cherché  où  gisait  l'erreur  probable,  et  pour 
ainsi  dire  j'ai  refait  mes  calculs.  Mais  enfin 
il  faut  bien  avoir  le  courage  de  son  opinion 
dûment  contrôlée  ;  et  ces  conclusions,  qui  me 
semblent  vraies,  bien  que  nouvelles  et  inat- 
tendues, je  les  présente  au  public,  qui  jugera. 

G.  Michaut. 
Janvier  igoy. 


J'ai  réuni  dans  l'appendice  les  témoignages  contemporains  sur 
Bérénice  :  la  Critique  de  Bérénice  par  l'abbé  de  Villars  d'après 
les  éditions  originales  (première  partie,  petit  in- 12  chez  Louis 
Bilaine,  Michel  Le  Petit  et  Etienne  Michault,  1 67  1  ;  deuxième 
partie,  petit  in- 12,  chez  Bilaine  et  Michallet,  1671)  ;  la  Ré- 
ponse à  la  Critique  de  Bérénice  par  le  Sieur  de  S***  (abbé  Je  Satnt- 
Ussans  ?  Subligny  ?)  d'après  l'édition  originale  (petit  in- 12,  chez 
Guillaume  de  Luynes,  1671)  ;  les  lettres  de  Bussy-Rabutin  et  de 
Mme  Bossuet,  d'api  es  la  correspondance  de  Bussy,  édition  Lalanne; 
la  Comédie  anonyme  de  Tite  et  Titus  ou  les  Bérénices,  à  défaut 
de  l'édition  originale  (Utrecht,  1673)  d'après  le  recueil  de  l'abbé 
Granet  (Recueil  de  dissertations  sur  plusieurs  tragédies  de 
Corneille  et  de  Racine,  Paris,  Gisseq,  1740).  Je  ne  me  suis  pas 
astreint  à  reproduire  l'orthographe  et  la  ponctuation,  également 
capricieuses,  de  ces  éditions  ;  mais  j'ai  eu  soin  d'avertir  toutes 
les  fois  que  ma  manière  de  ponctuer  tranchait  quelque  difficulté 
d'interprétation. 


Ce  que  nous  connaissons  le  moins  de  la  vie 
d'un  écrivain  illustre,  ce  sont  d'ordinaire  les 
commencements.  Si  lui-même,  comme  Rous- 
seau ou  Chateaubriand,  n'a  plus  tard  raconté 
ses  premières  années;  si  quelque  parent  ou 
quelque  ami,  comme  Paul  de  Musset  pour  son 
frère  ou  Mme  Hugo  pour  son  mari,  ne  nous 
apporte  son  témoignage,  —  encore  dans  les 
deux  cas  le  récit  ne  laisse-t-il  point  d'être 
suspect,  —  à  grand'peine  pouvons-nous 
retrouver  quelques  épisodes  de  son  enfance  et 
de  sa  jeunesse;  et,  le  plus  souvent,  les  choses 
que  nous  désirerions  le  plus  savoir  nous 
échappent  malgré  tout.  Puis,  à  mesure  que 
la  réputation  de  l'auteur  grandit,  l'attention 
de  ses  contemporains  est  attirée  sur  lui  :  ils 
parlent  de  lui  entre  eux  ;  à  propos  de  ses 
œuvres,  ils  s'enquièrent  de  sa  personne,  de 
son  caractère,  de  sa  vie  ;  sans  dessein  prémé- 
dité, ils  forment  de  la  sorte  comme  un  dossier 
épars   où    nous  pouvons  ensuite    puiser   des 


4  BÉRÉNICE 

• 

renseignements  précieux  ;  les  ennemis  et  les 
admirateurs,  les  critiques  et  les  biographes 
s'en  mêlent  enfin  ;  et  plus  il  entre  dans  la 
gloire,  plus  il  entre  aussi  dans  la  lumière.  Sans 
doute  cette  lumière  nous  semble  parfois 
insuffisante  :  il  y  reste  des  points  obscurs  ; 
des  énigmes  insolubles  nous  irritent  encore  ; 
d'importantes  questions  demeurent  sans 
réponse.  Mais  ces  ignorances  et  ces  incer- 
titudes partielles  ne  sont  rien  au  prix  de 
l'ignorance  quasi  totale  et  de  la  générale 
incertitude  où  se  cachent  les  époques  de 
formation  première  et  d'apprentissage. 

Par  une  fortune  singulière,  il  en  va  tout 
autrement  pour  Jean  Racine.  Nous  n'ignorons 
point  son  enfance  et  sa  jeunesse,  passées  loin 
des  yeux  du  monde,  dans  l'obscurité  de  sa 
condition  modeste.  Nous  n'ignorons  point  sa 
maturité  grave,  écoulée  presque  tout  entière 
dans  une  retraite  dont  il  ne  sortit  que  malgré 
lui  et  pour  un  instant,  dérobée  à  la  curiosité 
de  la  foule  par  un  effacement  volontaire.  Mais 
les  années  où  il  brilla  sur  la  scène  et  dans  le 
monde,  celles  où  ses  succès  et  sa  gloire  furent 
le  plus  éclatants,  celles  enfin  où  son  œuvre 
attira  le  plus  l'universelle  attention  du  public, 
des   admirateurs     et   des  jaloux,  sont  préci- 


«    BÉRÉNICE    »    DANS    LA    VIE    DE    RACINE  5 

sèment  celles  où,  lui-même,  il  échappe  le 
plus  à  nos  prises. 

Enfant  de  Port-Royal,  étroitement  appa- 
renté à  plusieurs  des  religieuses,  élève  des 
illustres  «  Messieurs  »  aux  «  Petites-Écoles  », 
il  se  trouve  être  de  ceux  sur  lesquels  les  innom- 
brables écrits  des  jansénistes  fournissent  des 
renseignements.  Bon  nombre  de  ses  lettres 
ou  des  lettres  de  ses  correspondants,  pour 
cette  période  décisive  dans  la  formation  d'un 
esprit  et  d'un  caractère  qui  s'ouvre  aux  en- 
virons de  la  vingtième  année,  sont  conser- 
vées dans  le  recueil  de  ses  œuvres  :  elles  nous 
apportent  comme  un  journal  de  sa  vie  et  de  ses 
actions,  mais  plus  encore  de  ses  dispositions 
morales,  de  ses  sentiments  et  de  ses  idées,  de 
ses  goûts  littéraires,  de  ses  ambitions  enfin  et 
de  ses  plans  d'avenir. 

Si  Louis  Racine,  son  fils,  l'a  trop  peu 
connu  (i)  pour  nous  raconter  d'après  ses 
propres  souvenirs  les  vingt  dernières  années 
de  son  père,  du  moins,  sur  ces  années  mêmes, 
il  nous  a  transmis  directement   la    tradition 


(i)  «  Il  (mon  père)  était  tendre  pour  moi-même,  qui  ne  faisais 
guère  que  de  naître  quand  il  mourut,  et  à  qui  ma  mémoire  ne 
peut  rappeler  que  ses  caresses.  »  (Introduction  des  Mémoires  sur 
la  vie  de  Jean  Racine.) 


<3  BÉRÉNICE 

familiale.  Grâce  à  ses  pieux  Mémoires,  nous 
pénétrons  dans  la  vie  intime  du  poète  désa- 
busé et  nous  en  croyons  devenir  les  témoins. 
Mais,  là  encore,  c'est  par  ses  lettres  que  Racine 
nous  est  le  mieux  connu.  Il  s'y  peint  avec  une 
candeur  charmante,  soit  que,  écrivant  à  Boi- 
leau,  il  nous  laisse  voir  ce  qui  reste  en  lui  de 
l'homme  de  lettres  en  même  temps  qu'il  s'y 
montre  ami  sincère  et  fidèle,  soit  que,  écrivant 
à  son  fils,  il  se  révèle  à  nous  chef  de  famille  et 
père,  si  bon,  si  simple,  si  simplement  voué  aux 
devoirs  austères  et  doux,  comme  s'il  n'avait 
jamais  su  quel  était  l'attrait  des  passions  dan- 
gereuses ou  quel  était  l'enivrement  de  la  gloire 
profane. 

Mais,  pour  les  treize  années  que  troublèrent 
et  ces  mêmes  passions  et  la  poursuite  ardente 
de  cette  même  gloire,  —  les  treize  années 
capitales  à  nos  yeux, —  toutes  ces  sources  nous 
font  à  la  fois  défaut.  Quand  ils  en  arrivent  au 
moment  où  l'ingrat  oublia  les  leçons  et  les 
exemples  de  ses  vénérables  maîtres  (i),  où 
il  les  renia  même  et  se  joignit  à  leurs  railleurs 
pour  venger  les  blessures  de  son  amour-propre, 

(i)  Dès  juin  1661  sans  doute, si  la  lettre  railleuse  qu'on  place 
à  cette  date  est  bien  datée  (Edition  des  Grands  Ecrivains,  vi, 
405). 


«    BÉRÉNICE    »    DANS    LA    VIE    DE   RACINE  J 

les  jansénistes  s'affligent,  ils  soupirent,  ils  rou- 
gissent, ils  parlent  d'imprudence,  de  relâche- 
ment, et  «  se  taisent  du  reste  »  (i).  Pris  entre 
sa  sincérité  et  son  amour  filial,  Louis  Racine 
est  embarrassé  :  il  avoue  des  «  faiblesses  »  (2), 
il  les  excuse  de  son  mieux,  il  risque  de  chari- 
tables—  et  candides  — interprétations  (3).  Mais 
on  sent  qu'à  vrai  dire  il  ne  sait   rien   de  sûr. 


(1)  «  Il  oublia,  dit  le  Supplément  au  Nécrologe,  il  oublia 
pendant  quelque  temps  la  sainte  éducation  qu'il  avait  reçue 
et  suivit  les  voies  du  siècle.  11  s'appliqua  imprudemment  à 
composer  des  tragédies  auxquelles  le  théâtre  français  donna 
toutes  sortes  d'applaudissements,  Mais  se  souvenant  enfin  de 
son  relâchement,  il  rentra  dans  ses  premiers  sentiments  et 
rentra  dans  la  pratique  des  bonnes  œuvres.  »  —  On  connaît 
aussi  l'amusante  erreur  où  est  tombé  le  candide  rédacteur  du 
Nécrologe,  qui  a  pris  la  Thébaïde  pour  un  ouvrage  de  piété  : 
«  11  fit  paraître  qu'il  avait  apporté  en  naissant  de  grandes  dis- 
positions pour  les  sciences  qu'il  eut  occasion  de  cultiver  et  de 
perfectionner  avec  les  savants  solitaires  qui  habitaient  ce 
désert.  La  solitude  qu'il  y  trouva  lui  fit  produire  sa  Thébaïde 
qui  lui  acquit  une  très  grande  réputation  dans  un  âge  peu 
avancé.  Insensiblement  séduit  par  les  charmes  du  siècle,  il  s'y 
laissa  aller  et  parut  avec  éclat  sur  le  théâtre  des  savants  poètes 
et  dans  l'Académie  française.  Mais  enfin  sa  piété  l'emportant 
sur  ces  fausses  lueurs,  il  renonça  aux  Muses  profanes.  » 

(2)  «  le  ne  prétends  pas  soutenir  qu'il  ait  toujours  été  exempt 
de  faiblesse,  quoique  je  n'en  aie  entendu  raconter  aucune.  » 
{Mémoires  sur  la  vie  de  Jean  Racine.) 

(3)  Les  «  assiduités  »  de  Racine  auprès  de  la  Champmeslé 
s'expliquent  par  les  leçons  de  déclamation  et  les  conseils  qu'il 
donnait  à  cette  actrice,  qui  avait  «  de  la  beauté,  de  la  voix  et 
de  la  mémoire  »,  mais  «  peu  d'esprit.  y>[lbid.) 


8  BÉRÉNICE 

Fils  de  cette  Catherine  de  Romanet  qui, 
épousant  un  des  plus  grands  poètes  dramati- 
ques dont  s'enorgueillisse  la  littérature, «ignora 
toute  sa  vie  ce  que  c'était  qu'un  vers  »,  ne  vit, 
ne  lut  jamais  aucune  des  tragédies  de  son  mari 
et  «  en  apprit  seulement  les  titres  par  la  conver- 
sation »  (i),  il  n'a  rien  su  par  elle  ni  sur  ces 
œuvres,  ni  sur  ce  que  fut  la  vie  du  poète  aux 
temps  où  elles  furent  composées.  A  ce  sujet, il 
ne  dit  presque  rien  que  tout  le  monde  ne  sache, 
et,  sur  cette  période  au  moins,  ce  n'est  qu'un 
témoin  comme  les  autres,  moins  autorisé  que 
les  autres  :  il  n'est  pas  mieux  informé  et  il  est 
moins  impartial.  Quant  à  la  correspondance  de 
Racine,  elle  présente  ici  une  lacune  énorme  : 
entre  1664  et  1677,  on  ne  possède  guère  que 
deux  billets  insignifiants.  Pourquoi  Boileaul 
n'eut-il  pas  l'idée  de  raconter  cette  existence  à 
laquelle  la  sienne  a  été,  et  de  tant  de  façons,  si 
mêlée?  Mais  puisqu'il  ne  l'a  point  fait,  à  part; 
quelques  allusions  recueillies  dansles  épigram- 
mes  et  les  chansons  du  temps  ou  dans  les 
lettres  de  Mme  de  Sévigné  (racontars  controu- 
vés  peut-être,  en  tout  cas  invérifiables),  nous 
n'avons  rien  qui  nous  renseigne  sur  la  biogra- 

(1)  Mémoires  sur  la  vie  de  Jean  Racine,  seconde  partie. 


«    BÉRÉNICE    »    DANS    LA    VIE    DE    RACINE  9 

phie  de  Racine,  depuis  le  jour  où  le  succès  de  la 
Thébàide  en  fit  un  auteur  dramatique,  jusqu'au 
jour  où  l'insuccès  frelaté  de  Phèdre  lui  four- 
nit l'occasion  de  cesser  de  l'être.  Pour  toute 
cette  période,  l'homme  disparaît  derrière 
l'écrivain,  et  son  histoire  se  confond  avec 
l'histoire  de  ses  œuvres. 

L'idée  nous  vient  alors  de  les  interroger, 
ces  œuvres,  et  de  leur  demander  le  secret  du 
poète.  Qu'a-t-il  mis  de  lui-même,  de  son  âme 
et  de  son  cœur,  de  ses  joies  et  de  ses  peines, 
dans  la  bouche  de  ses  personnages  ?  Parmi  tant 
de  paroles  si  touchantes,  tant  de  cris  si  péné- 
trants d'amour,  de  jalousie,  de  chagrin,  de 
colère,  de  désespoir,  aucun  n'exprime-t-il  des 
sentiments  qu'il  ait  personnellement  éprouvés? 
Et  dans  ses  créations  enfin,  n'y  aurait-il  pas 
une  part  de  confidence  ?  Recherche  séduisante 
et  vaine!  L'existence  de  véritables  aveux,  fus- 
sent-ils indirects  et  voilés, répugne  par  trop  à  la 
notion  même  de  tragédie  et  de  tragédie  clas- 
sique. Et  quand  ils  y  seraient  d'ailleurs,  com- 
ment les  pourrions-nous  découvrir^  tâtons,  sans 
aucun  moyen  de  contrôle  qui  assure  nos  induc- 
tions, sans  aucun  renseignement  certain  qui 
garantisse  nos  hypothèses?  Il  faudrait,  dans 
ces  ténèbres,  je  ne  sais  quel  don  surhumain  de 

1* 


I O  BERENICE 

divination,  et,  par  l'infinie  variété  des  sensibi- 
lités humaines,  la  vérité,  saisie,  demeurerait 
encore  incommunicable. 

Pourtant,  je  ne  sais  si  l'on  a  tiré  des  tragé- 
dies de  Racine  tout  le  parti  qu'on  en  peut 
tirer.  Elles  ne  se  présentent  pas  seules,  avec 
l'impersonnalité  de  leur  genre  objectif  :  le 
poète  les  introduit  par  des  Dédicaces  et  des 
Préfaces  qui  font  pour  ainsi  dire  corps  avec 
elles  ;  et  là,  il  parle  en  son  propre  nom, 
à  découvert.  A-t-on  suffisamment  cherché  ce 
qu'il  nous  y  révèle  de  lui-même  ?  Sans  doute, 
il  apparaît  ici  comme  auteur,  non  comme 
homme.  Il  s'explique  expressément  sur  les 
événements  de  sa  vie  d'auteur  :  triomphes  et 
insuccès,  approbations  obtenues  et  rivalités 
soulevées  ;  il  expose  expressément  ses  doctri- 
nes Sauteur  :  valeur  des  règles,  définition  et 
lois  de  la  tragédie.  Des  événements  de  sa  vie 
d'homme  :  liens  formés  et  dénoués,  chagrins 
et  plaisirs  ressentis,  il  n'en  raconte  aucun  ;  de 
ses  doctrines  d'homme  :  croyances,  opinions,  il 
n'en  exprime  aucune.  N'importe  :  l'homme 
perce  et,  si  Ton  y  regarde  d'un  peu  près,  on 
verra  que  les  Dédicaces  et  les  Préfaces  (i)  nous 

(i)  Pour  faciliter  l'intelligence  de  ce  qui  va  suivre,  je  donne 


«    BÉRÉNICE    »    DANS    LA    VIE    DE    RACINE        I  I 

apprennent  quelque  chose  sur  la  vie  morale 
de  Racine  et  sur  son  histoire  intérieure. 

ici  la  chronologie   de  ces  Dédicaces  et    Préfaces,    sous    leurs 
différentes  formes. 

1664.  Dédicace  de  la  Thébaïde  au  duc  de    Saint-Aignan. 

1666.  Dédicace  d'Alexandre  le  Grand  au  Roi. 

Première    Préface    d'Alexandre    le    Grand     (première 
forme). 

(La  même  année,  vers  janvier,  la  première  Lettre  à 
l'auteur  des  Hérésies  imaginaires  et  des  deux  Visionnaires  ;  en 
mai,  la  deuxième  (non  publiée)  ;  en  1667,  la  Préface  (non 
publiée)  de  ces  deux  lettres.) 

1668.  Dédicace  d'Andromaque  à  Madame. 
Première  Préface  d'Andromaque. 

1669.  Au  lecteur  des  Plaideurs    [variantes    sans    importance 
en  1676,  etc.] 

1670.  Dédicace  de  Britannicus  au  duc  de  Chevreuse. 
Première  Préface  de  Britannicus. 

1671.  Dédicace  de  Bérénice  à  Colbert. 

Préface  de  Bérénice  [variantes  de  détail  en  1676]. 

1672.  Première    Préface   d'Alexandre,  le    Grand    (deuxième 
forme).  —  La  dédicace  au  Roi  est  maintenue. 

Première  Préface   de  Bajazet.  —  Pas  de  dédicace. 

1673.  Suppression  delà  dédicace  à    Madame  en  tête    de    la 
réédition  d'Andromaque. 

Préface    de   Mithridate    (première    forme).  —   Pas    de 
Dédicace. 

1675.  Préface  d'Iphigénie.  —  Pas  de  Dédicace. 

1676.  Premier  recueil  :  Suppression  de  toutes  les  Dédicacer^ 

Préface  de  la  Thébaïde. 
Deuxième  préface  d'Alexandre    (pre- 
mière forme)  [quelques   variantes  en 

1681]. 
Deuxième  préface  d'Andromaqne. 
Deuxième  préface  de  Britannicus. 
Deuxième  préface    de    Bajazet  (pre- 
mière forme). 


1 2  BÉRÉNICE 

Préface      de    Mithridate  .  (deuxième 
forme). 
1677.  Préface  de  Phèdre. 

1687.  Deuxième  préface  d'Alexandre  (deuxième  ferme). 
1689.  Préface  tiEsther. 
1691.  Préface  d'Athalie. 
1697.  Deuxième  préface  de  Bajazet  (deuxième  forme). 


La  première  pièce  de  Racine  obtint  un  succès 
sinon  éclatant,  du  moins  fort  honorable. 
Lorsque,  tout  heureux  d'un  pareil  début  et 
soutenu  dans  ses  ambitions  littéraires  par  l'ac- 
cueil encourageant  du  public,  le  jeune  auteur 
publia  sa  Thébaïde,  il  la  dédia  au  duc  de  Saint- 
Aignan.  Un  pareil  choix  était  tout  naturel  et 
dicté  par  la  reconnaissance.  La  Nymphe  de  la 
Seine,  puis  la  Renommée  aux  Muses  avaient  valu 
à  Racine  deux  gratifications  royales  et  son 
entrée  à  la  cour.  Néanmoins,  quels  que  fussent 
et  son  mérite  et  le  sentiment  qu'il  en  avait  et  son 
tact  naturel,  il  désirait  sans  doute  trouver  quel- 
que protecteur  dans  ce  monde  inconnu  pour  lui, 
quelque  guide  dans  ce  «  métier  »  de  courtisan 
qu'il  jugeait  encore  «  assez  ennuyant  ».  Or  le 
duc,  ayant  lu  la  Renommée  aux  Muses  et  l'ayant 
trouvée  «  fort  belle  »,  avait  demandé  les  autres 
ouvrages  de  l'auteur,  l'avait  demandé  lui-même 


14  BÉRÉNICE 

et  s'était  fait  dès  lors  son  patron  (i).  Mais  le 
choix  était  aussi  heureux.  Amateur  des  belles- 
lettres  et  qui  les  cultivait  lui-même,  semant 
de-ci  de-là  des  essais  poétiques,  reçu  l'année 
précédente  à  l'Académie  française,  François 
de  Beauvilliers,  duc  de  Saint-Aignan,  pair  de 
France,  chevalier  des  ordres  du  Roi  et  premier 
gentilhomme  de  sa  chambre,  se  piquait  d'être  à 
la  cour  l'introducteur  des  hommes  de  lettres. 


(i)  M.  Paul  Mesnard  dit  à  ce  sujet  (Notice  biographique  sur 
Jean  Racine,  édition  des  Grands  Ecrivains,  I,  5&):  «  La  Renom- 
mée aux  Muses  lui  valut  un  protecteur  à  la  Cour,  le  comte  de 
Saint-Aignan,  qui,  se  piquant  de  bel  esprit  lui-même,  aimait  à 
rendre  service  aux  gens  de  lettres.  Peut-être  le  jeune  poète  lui 
avait-il  été  recommandé  par  le  duc  de  Luynes...  Quoi  qu'il  en 
soit,  le  comte  de  Saint-Aignan  fut  charmé  de  l'ode  ;  il  se  fit 
présenter  l'auteur,  et  voulut  connaître  ses  autres  ouvrages. 
Racine,  sous  ses  auspices,  commença  à  entrevoir  la  cour.  Le 
voilà  déjà,  en  novembre  1663,  au  lever  du  roi  :  «  Vous  voyez, 
écrivait-il  alors  à  Le  Vasseur,  que  je  suis  à  demi  courtisan, 
mais  c'est  à  mon  gré  un  métier  assez  ennuyant.  »  Il  y  allait 
cependant  prendre  goût.  »  —  Ce  récit  semble  laisser  croire  que 
le  comte  (depuis  duc)  de  Saint-Aignan  s'est  fait  l'introducteur 
de  Racine  à  la  cour,  et  l'on  dirait  que,  si  le  poète  est  admis  au 
lever,  il  le  doit  à  ce  grand  seigneur.  Il  n'en  est  rien:  Racine 
avait  déjà  ses  entrées  à  la  cour,  qu'il  n'avait  pas  encore  vu  le 
comte.  Il  le  dit  expressément  dans  sa  lettre  à  Le  Vasseur  :  «  La 
Renommée  a  été  assez  heureuse.  M.  le  comte  de  Saint-Aignan 
l'a  trouvée  fort  belle.  Il  a  demandé  mes  autres  ouvrages  et  m'a 
■demandé  moi-même.  Je  le  dois  aller  saluer  demain.  Je  ne  l'ai 
pas  trouvé  aujourd'hui  au  lever  du  roi...  »  Mais  si  le  comte  n'a 
pas  fait  entrer  Racine  à  la  cour,  il  l'y  a  du  moins  soutenu  et 
guidé. 


«    BÉRÉNICE    »    DANS    LA    VIE    DE  RACINE         I  5 

Molière,  auquel  il  venait  de  donner  l'occasion 
de  divertir  le  roi  en  organisant  les  Plaisirs  de 
Vile  enchantée,  avait  éprouvé  quelle  était  l'heu- 
reuse influence  de  ce  ministre  in  partibus  des 
fêtes  et  plaisirs  littéraires  :  Racine  pouvait 
espérer  de  l'éprouvera  son  tour  comme  Molière, 
comme  Corneille,  comme  Scarron,  comme 
tant  d'autres.  Dans  ce  choix  seul  et  dès  le  début 
de  sa  carrière  littéraire  et  mondaine,  nous 
voyons  donc  comment  Racine  sait  se  pousser, 
comme  il  a  l'habileté  de  choisir  des  protecteurs 
capables  de  le  soutenir  effectivement,  tels  aussi 
qu'il  les  puisse  publiquement  louer  sans  rien 
perdre  de  sa  dignité  et  sans  se  diminuer  lui- 
même  :  ce  n'est  pas  lui  qui  eût  été  s'abaisser 
à  flatter  un  Montauron. 

Et  dès  lors  aussi,  on  voit  comme  il  possède 
l'art  délicat  de  la  flatterie.  Il  sait  que  ces  grands 
seigneurs  mêlent  un  peu  de  condescendance  au 
bienveillant  intérêt  qu'ils  manifestent  pour  les 
hommes  de  lettres;  qu'ils  veulent  bien  avoir  du 
goûteten  être  loués,  maisqu'ils  seraient  blessés 
d'être  loués  de  cela  seulement,  comme  si  leur 
rôle  et  leur  rang  n'exigeaient  pas  d'autres  mé- 
rites, ne  comportaient  pas  d'occupations  plus 
relevées.  Racine  n'oublie  donc  pas  de  rappeler 
les   exploits   guerriers  du  duc.   «...   Je  n'ap- 


1 6  BÉRÉNICE 

préhende  rien  pour  [ma  pièce],  puisqu'elle  sera 
assurée  d'un  Protecteur  que  le  nombre  des 
ennemis  n'a  pas  accoutumé  d'ébranler.  On  sait, 
Monseigneur,  que  si  vous  avez  une  parfaite  con- 
naissance des  belles  choses,  vous  n'entreprenez 
pas  les  grandes  avec  un  courage  moins  élevé  et 
que  vous  avez  réuni  en  vous  ces  deux  excel- 
lentes qualités  qui  ont  fait  séparément  tant  de 
grands  hommes.  »  La  fierté  du  gentilhomme 
une  fois  satisfaite  de  la  sorte,  la  vanité  de  l'ama- 
teur reçoit  à  son  tour  sa  pâture.  L'ouvrage  de 
Racine  «  n'a  peut-être  rien  de  considérable  que 
l'honneur  d'avoir  plu  »  au  duc  ;  rien  n'est  pour 
le  poète  «  plus  glorieux  que  l'approbation  d'une 
personne  qui  sait  donner  aux  choses  un  si  juste 
prix  et  qui  est  lui-même  l'admiration  de  tout 
le  monde»;  les  louanges  qu'il  en  a  obtenues 
lui  ont  été  «  avantageuses  »  ;  si  le  public  Ta 
favorablement  accueilli,  c'est  sans  doute  qu'on 
n'a  pas  osé  démentir  le  jugement  que  [le  duc 
avait]  donné  en  sa  faveur,  et  il  semble  que  [le 
duc  lui  ait]  communiqué  ce  don  de  plaire  qui 
accompagne  toutes  [ses]  actions.  »  Double 
habileté  dans  ces  paroles.  En  même  temps  que 
Racine  complaît  à  son  protecteur  en  rappor- 
tant à  lui  seul  le  succès  de  la  pièce,  il  met  ce 
succès  à  l'abri  d'une  autorité  imposante  :  pour 


«    BERENICE    »    DANS    LA    VIE    DE   RACINE        17 

oser  critiquer  la  Thébaïde,  il  faudra  oser  con- 
tredire au  duc  de  Saint-Aignan. 

Mais  VEpître  dédicatoire  ne  nous  fait  pas 
seulement  connaître  l'habileté  de  Racine  dans 
le  choix  de  ses  patrons,  dans  l'art  de  se  les  atta- 
cher et  de  les  utiliser,  elle  nous  révèle  aussi  quel 
fut  pour  lui  le  premier  enivrement  de  la  gloire. 
Son  triomphe  —  chose  bien  naturelle  chez  un 
jeune  homme  de  vingt-quatre  ans  dont  le  premier 
ouvrage  n'a  pas  déplu  —  perce  dans  toutes  ses 
paroles.  En  vain  use-t-il  d'une  modestie  vou- 
lue, sa  joie  transparaît  sous  les  formules  obli- 
gatoires :  «...  Mais  véritablement  cet  honneur- 
[de  vous  avoir  plu]  est  quelque  chose  de  si 
grand  pour  moi  que,  quand  ma  pièce  ne  m'au- 
rait produit  que  cet  avantage,  je  pourrais  dire 
que  son  succès  aurait  passé  mes  espérances.  » 
Comme  on  sent  qu'à  son  avis  «  sa  pièce  lui  a 
produit  d'autres  avantages  !  »  Il  se  pare  de 
l'approbation  de.  l'homme  de  goût,  bon  juge  des 
ouvrages  de  l'esprit,  qu'est  à  ses  yeux  le  duc  de 
Saint-Aignan.  Et  quand  il  rappelle,  avec  une 
atténuation  de  bon  ton,  que  «  la  Théba'ide  a  reçu 
quelques  applaudissements  »,  on  voit  ce  qu'il 
faut  entendre  sous  ces  paroles  et  que  Racine 
savoure  le  souvenir  de  sa  victoire. 

Enfin,  un  mot  dénonce  en  lui  l'impatience 


1 8  BÉRÉNICE 

de  la  critique,  c'est  ce  mot  :  «  quelques  ennemis 
qu'elle  puisse  avoir...  »  D'ennemis,  la  Thêbàide 
n'en  a  point  eu  ;  le  succès  n'en  a  pas  fait  assez 
d'éclat  pour  susciter  les  jalousies  ;  la  vingtaine 
de  représentations  qui  en  furent  données  de 
1664  a  1 665  ne  paraît  avoir  pu  causer  d'inquié- 
tudes à  aucun  auteur  en  vogue  ;  enfin,  aucune 
brochure,  aucun  pamphlet,  aucune  allusion 
hostile,  aucune  épigramme  même  n'ont  paru 
contre  elle  —  du  moins  à  cette  époque  (1).  La 
seule  chose  dont  Racine  ait  peut-être  eu  le  droit 
de  se  plaindre,  est  le  silence  de  Loret  :  et  c'est 
insuffisant  pour  justifier  ce  mot  d'ennemis.  Il 
ne  peut  donc  être  question  ici  que  de  quelques 
critiques  orales,  de  quelques  jugements  sévères 
échangés  entre  quelques  spectateurs  ou  plus 
tard  dans  quelques  salons.  Ce  sont  choses 
qu'il  n'y  a  point  lieu  de  prendre  si  fort  à  cœur 
ni  de  signaler  comme  des  témoignages  d'ini- 
mitié véritable. 

Dès  lors,  les  dédicaces  de  Racine,  avec  de 
très  légères  différences,  présentent  toutes  les 
mêmes  caractères. 
•    L'année  suivante,  Racine  publie  Alexandre 

(1)  L'accusation  de  plagiat  n*a  été  lancée  qu'en  1675  par 
Barbier  d'Aucour,  dans  son  Apollon  charlatan  ou  vendeur  de 
Mithridate. 


«    BÉRÉNICE    »     DANS    LA   VIE    DE   RACINE        19 

le  Grand.  Cette  fois,  il  ne  perd  pas  de  temps  à 
chercher  quelque  grand  seigneur  dont  le  patro- 
nage soit  à  la  fois  glorieux  et  profitable;  il  va 
tout  droit  au  plus  puissant  de  tous,  au  Roi.  Et 
de  ce  choix  heureux  et  habile,  il  tire  encore  tout 
le  parti  possible.  Avant  même  d'entamer  le 
panégyrique  enthousiaste  qu'aucun  auteur  du 
temps  n'a  refusé  à  Louis  XIV,  il  se  pare  de 
l'approbation  souveraine,  il  intéresse  à  son  suc- 
cès l'autorité  la  plus  imposante,  il  consacre  par 
elle  ce  succès  même,  et  s'en  fait  une  défense 
contre  toutes  les  attaques.  «...  J'espère  que 
Votre  Majesté  ne  condamnera  pas  cette  seconde 
hardiesse  [de  la  dédicace]  comme  elle  n'a  pas 
désapprouvé  la  première  [du  sujet].  Quelques 
efforts  que  l'on  eût  faits  pour  lui  défigurer  mon 
héros,  il  n'a  pas  plus  tôt  paru  devant  Elle 
qu'Elle  l'a  reconnu  pour  Alexandre.  Et  à  qui 
s'en  rapportera-t-on  qu'à  un  Roi  dont  la  gloire, 
est  répandue  aussi  loin  que  celle  de  ce  conqué- 
rant et  devant  qui  l'on  peut  dire  que  tous  les 
peuples  du  monde  se  taisent,  comme  l'Écriture 
l'a  dit  d'Alexandre  ?...  » 

En  1668,  Andromaque  est  imprimée  pour  la 
première  fois.  La  pièce  avait  eu  un  succès 
presque  aussi  éclatant  que  celui  du  Cid.  Nulle 
recommandation  ne  pouvait   sans  doute  l'ac- 


20  BÉRÉNICE 

croître  et  le  prolonger,  si  ce  n'est  celle  de  la 
princesse  charmante  qui  tenait  dans  la  cour  le 
premier  rang  aux  côtés  du  roi;  qui,  reine  des 
plaisirs,  accordait  la  plus  grande  place  auxplai- 
sirs  de  l'esprit  ;  dont  les  auteurs  sollicitaient, 
dont  les  courtisans  et  les  femmes  suivaient  les 
jugements  délicats  et  fins:  Henriette  d'Angle- 
terre (i).  C'est  elle  que  Racine  choisit  pour  sa 
protectrice.  Avec  un  art  exquis  dans  l'éloge,  il 
affecta  de  n'y  parler  que  du  moindre  de  ses 
mérites,  les  titres  qu'elle  avait  «  à  cette  gloire 
obscure  que  les  gens  de  lettres  s'étaient  réser- 
vée »  ;  et  quant  à  ses  autres  «  excellentes  qua- 
lités »,  —  ces  qualités  qu'il  avait  célébrées 
expressément  dans  le  duc  de  Saint-Aignan  et 
chez  le  Roi  lui-même,  —  il  les  rappelle  seule- 
ment par  de  respectueuses  réticences,  comme 
s'il  ne  convenait  pas  qu'une  femme,  et  qu'une 
femme  comme  elle,  vît  ses  vertus  étalées  en 
public.  Mais  cette  louange  du  goût  de  Madame 
permet  à  Racine  d'insister  davantage  et  sur  la 
part  qu'elle  a  dans  le  succès  de  la  tragédie,  et 
sur  la  grandeur  de  ce  succès  et  sur  la  vanité  de 
toutes  les  critiques  :  «  Ce  n'est  pas  sans  sujet  que 

(i)  «  Elle  connaissait  si  bien  la  beauté  des  ouvrages  de  l'es- 
prit, que  l'on  croyait  avoir  atteint  la  perfection,  quand  on  avait 
su  plaire  à  Madame.  »  (Bossuet.  Oraison  funèbre.) 


<(    BÉRÉNICE    »    DANS    LA    VIE    DE    RACINE         2  I 

jemets  votre  illustre  nom  à  la  tête  decetouvrage. 
Et  de  quel  autre  nom  pourrais-je  éblouir  les  yeux 
de  mes  lecteurs  que  celui  dont  mes  spectateurs 
ont  été  si  heureusement  éblouis.  On  savait  que 
Votre  Altesse  Royale  avait  daigné  prendre  soin 
de  la  conduite  de  ma  tragédie.  On  savait  que 
vous  m'aviez  prêté  quelques-unes  de  vos  lu- 
mières pour  y  ajouter  de  nouveaux  ornements. 
On  savait  enfin  que  vous  l'aviez  honorée  de 
quelques  larmes  dès  la  première  lecture  que  je 
vous  en  fis.  Pardonnez-moi,  Madame,  si  j'ose 
me  vanter  de  cet  heureux  commencement  de 
sa  destinée.  Il  me  console  bien  glorieusement 
de  la  dureté  de  ceux  qui  ne  voudraient  pas  s'en 
laisser  toucher.  Je  leur  permets  de  condamner 
Andromaque  tant  qu'ils  voudront,  pourvu  qu'il 
me  soit  permis  d'appeler  de  toutes  les  subti- 
lités de  leur  esprit  au  cœur  de  Votre  Altesse 
Royale.  »  Ainsi  les  spectateurs  ont  été 
«  éblouis  »  par  le  nom  de  Madame  et  ils  n'ont 
pu  accueillir  la  tragédie  que  comme  elle  l'avait 
fait  et  comme  elle  le  désirait.  Ainsi  ceux  qui 
oseraient  blâmer  quelque  chose  dans  la  pièce 
ne  courraient  pas  seulement  le  risque  de  se 
mettre  en  opposition  avec  une  autorité  si  haute, 
ils  s'exposeraient  même  à  censurer  des  beautés 
qu'elle  a  inspirées.  Ainsi  enfin  ceux  qui  ont  le 


2  2  BERENICE 

cœur  «  dur  »  et  l'esprit  trop  «  subtil  »  —  et 
qui  serait-ce,  sinon  Corneille  et  les  partisans 
de  Corneille? — voient  leurs  sévères  jugements 
cassés  et  comme  anéantis  par  un  jugement  sou- 
verain et  sans  appel. 

Lorsqu'il  fallut,  un  an  après,  trouver  un  per- 
sonnage qui  se  fît  auprès  du  public  le  répondant 
et  le  protecteur  de  Britannicus,  le  choix  devint 
malaisé.  La  pièce  avait  presque  essuyé  un  échec, 
et  c'était  en  somme  un  honneur  médiocre  à 
faire  à  quelque  noble  amateur  des  lettres,  que 
d'attacher  son  nom  à  une  œuvre  si  discutée. 
Racine  résolut  élégamment  la  difficulté.  Il  dé- 
dia sa  tragédie  au  duc  de  Chevreuse,  un  jeune 
homme,  plus  jeune  que  lui,  élève  comme  lui  de 
Lancelot,  qu'il  avait  connu  assez  intimement 
à  l'hôtel  de  Luynes,  et  qu'ainsi  son  âge,  une  sorte 
de  camaraderie,  le  souvenir  enfin  d'anciennes 
relationsdevaientempêcher,nonpointpeut-être 
de  refuser  cet  hommage  —  Racine  prétend  du 
moins  ne  pas  lui  avoir  demandé  son  agrément  — 
mais  de  le  désavouer,  une  foisqu'ilseraitdevenu  . 
public.  D'autre  part,  le  duc  de  Chevreuse  por- 
tait un  assez  grand  nom  ;  malgré  sa  jeunesse 
il  tenaitun  rang  assez  haut  ;  enfin  ilétait  devenu 
le  gendre  d'un  assez  grand  personnage  —  Col- 
*bert  en  personne  —  pour  que  son  nom  recom- 


«    BÉRÉNICE    ))    DANS    LA    VIE    DE    RACINE        2  3 

mandat  la  tragédie.  Cette  fois,  Racine  ne  fit 
aucune  allusion  ni  à  son  succès  :  il  était  trop 
peu  certain,  ni  à  ses  ennemis  :  ils  étaient  trop  et 
trop  déchaînés.  Mais,  selon  sa  tactique  ordi- 
naire, il  fit  sonner  bien  haut  la  faveur  dont  il 
jouissait  auprès  du  duc  de  Chevreuse  et,  par 
ricochet,  auprès  de  Golbert.  Sans  le  dire  trop 
expressément,  pour  ne  les  point  compromettre 
dans  ses  querelles,  il  laissa  entendre  que  le  jeune 
duc  s'était  intéressé  à  Britannicus,  que  le  grand 
ministre  l'avait  approuvé.  Racine  ne  voulait 
pas  «  cacher  plus  longtemps  au  monde  les 
bontés  dont  [le  duc  de  Chevreuse]  l'avait  tou- 
jours honoré  »  ;  il  «  ne  pouvait  se  taire  d'une 
protection  aussi  glorieuse  que  la  sienne  ». 
«  Non,  Monseigneur,  continuait-il,  il  m'est  trop 
avantageux  que  Ton  sache  que  mes  amis  mêmes 
ne  vous  sont  pas  indifférents,  que  vous  prenez, 
part  à  tous  mes  ouvrages,  et  que  vous  m'avez, 
procuré  l'honneur  de  lire  celui-ci  devant  un 
homme  dont  toutes  les  heures  sont  précieuses. 
Vous  fûtes  témoin  avec  quelle  pénétration 
d'esprit  il  jugea  de  l'économie  de  la  pièce,  et 
combien  l'idée  qu'il  s'est  formée  d'une  excel- 
lente tragédie  est  au  delà  de  tout  ce  que  j'en  ai 
pu  concevoir.  »  Ainsi  les  ennemis  de  Racine  ne 
pouvaient  ignorer   qu'ils  s'attaquaient   à    un 


24  BÉRÉNICE 

auteur  et  à  une  œuvre  favorablement  accueillis 
par  le  puissant  ministre  —  qui  leur  faisait 
obtenir  leurs  pensions. 

C'est  précisément  à  ce  titre,  de  grand  distri- 
buteur des  bienfaits  du  roi  aux  hommes  de 
lettres,  —  de  ministre  des  beaux-arts  et  de  la 
littérature,  par  conséquent,  —  que  Cqjhert  a 
reçu  la  dédicace  de  Bérénice.  Elle  est  d'un  ton 
fort  respectueux,  mais  elle  est  aussi,  comme  il 
est  naturel,  triomphante.  Dès  les  premiers 
mots,  avec  une  hâte  qui  prouve  combien  il 
était  heureux  de  cette  revanche  tant  souhaitée, 
Racine  prend  acte  du  succès  de  sa  pièce,  et  se 
pare  des  approbations  les  plus  hautes,  celle 
du  ministre  et  celle  du  roi  :  «  Quelque  juste 
défiance  que  j'aie  de  moi-même  et  de  mes  ou- 
vrages, j'ose  espérer  que  vous  ne  condamnerez 
pas  la  liberté  que  je  prends  de  vous  dédier  cette 
tragédie.  Vous  ne  l'avez  pas  jugée  tout  à  fait  in- 
digne de  votre  approbation.  Mais  ce  qui  fait  son 
plus  grand  mérite  auprès  de  vous,  c'est,  Monsei- 
gneur, que  vous  avez  été  témoin  du  bonheur 
qu'elle  a  eu  de  ne  pas  déplaire  à  Sa  Majesté.  » 
La  formule  a  beau  être  modeste,  elle  ne  saurait 
nous  tromper.  Racine  est  enivré  de  sa  victoire  ; 
il  est  heureux  d'en  prendre  à  témoin,  d'en  citer 
comme  garants,  les  premiers  personnages  du 


«    BÉRÉNICE    »    DANS    LA    VIE   DE    RACINE        2  5 

royaume  et  d'intéresser  leur  gloire  à  la  sienne. 

Ainsi,  dans  toutes  les  dédicaces,  de  la  Thé- 
bàide  à  Bérénice,  Racine  se  montre  le  même 
à  nos  yeux  :  désireux  de  se  pousser  dans_Je_ 
monde,  et  qui  sait  se  choisir  les  protecteurs  les 
plus  imposants  ;  habile  à  se  pousser  dans  le 
monde,  et  qui  connaît  l'art  de  se  concilier  ces 
grands  personnages  ;  amoureux  de  la  gloire 
littéraire,  et  qui  fait  servir  l'autorité  de  tels 
patrons  à  rehausser  la  sienne  ;  impatient  enfin 
de  la  critique,  et  qui  l'écarté  dédaigneusement, 
en  invoquant  des  approbations  auxquelles  il 
soit  presque  inconvenant  de  contredire. 

Or  à  partir  de  Bérénice,  voici   que  Racine") 
change  subitement.  Aucune  de  ses  pièces  ne 
sera  désormais  dédiée  à  personne  :  elle  affron^j 
teraseulele  jugement  du  parterre  et  les  censures 
des  jaloux.  Bien  plus,  presque  aussitôt  après 
la  réédition   d' 'Alexandre  avec  sa  dédicace,  en  . 
1672,  toutes  les  dédicaces  déjà  parues  seront 
supprimées,  soit  dans  les  rééditions  des  pièces 
anciennes,  soit   dans    le  premier  recueil    du 
théâtre  complet,    publié   en  1676.  Cette  atti- 
tude nouvelle,  il  la  faut  expliquer. 

Mais  nous  devons  auparavant  chercher  si 
les  Préfaces  ne  révéleraient  pas  quelque  trans- 
formation semblable  ou  du  moins  analogue. 

BÉRÉNICE  1** 


II 


La  Thébaïde  parut  sans  préface.  Docile 
encore  à  l'influence  de  Corneille,  le  débutant 
n'avait  guère  de  théories  nouvelles  à  exposer  ; 
autour  de  sa  tragédie  ne  s'était  point  fait  assez 
de  bruit  pour  qu'il  eût  beaucoup  de  critiques  à 
réfuter.  Mais,  à  partir  de  sa  seconde  pièce,  il 
en  fut  autrement,  et  désormais  aucun  de  ses 
ouvrages  dramatiques  ne  parut  sans  préface. 

Je  ne  sais  si  l'on  a  fait  assez  attention  à 
celle  qu'il  mit  d'abord  en  tête  de  son  Alexan- 
dre. On  est  habitué  à  considérer  Andromaqne 
comme  la  première  œuvre  où  Racine  soit 
véritablement  lui-même:  Cela  est  fort  juste, 
car  il  y  a  réalisé  pour  la  première  fois  une 
tragédie  racinienne.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que,  dès  Alexandre,  il  en  avait  conçu  l'idée  et 
montré  le  caractère  essentiel  :  dans  sa  préface 
—  avec  quelques  autres  observations  qui  prou- 
vent combien  il  avait  réfléchi  sur  la  technique 
de  son  art  —  il  s'appuie  sur  «  le  goût  de  l'an- 


28  BÉRÉNICE 

tiquité  »  pour  vanter  les  sujets  «  simples  »  et 
se  flatte  d'avoir  su  «  faire  une  pièce  avec  peu 
d'incidents  et  peu  de  matière  ».  Une  pareille 
conception,  qui  contraste  si  fort  avec  l'amour 
des  «  pièces  implexes  »  que  manifestait  Cor- 
neille, est  déjà  tout  originale  :  Racine,  à  vingt- 
cinq  ans,  a  conquis  son  indépendance  et  révèle 
sa  personnalité  littéraire. 

Il  y  révèle  aussi  tout  l'orgueil  dont  l'emplit 
son  triomphe.  C'est  en  vain  qu'il  entasse  les 
formules  de  modestie  :  «  Je  n'ai  pas  prétendu 
donner  au  public  un  ouvrage  parfait  ;  je  me 
fais  trop  de  justice  pour  avoir  osé  me  flatter 
de  cette  espérance...  Je  veux  croire  que  [mes 
illustres  approbateurs]  ont  voulu  encourager 
un  jeune  homme  et  m'exciter  à  faire  encore 
mieux  dans  la  suite...  Ce  n'est  pas  que  je 
croye  ma  pièce  sans  défauts...  »  ;  sous  ces 
paroles  de  bienséance,  sa  joie  transparaît  et 
s'échappe.  Tout  à  côté,  il  proclame  bien  haut 
«  le  succès  avec  lequel  on  a  représenté  son 
Alexandre  »  ;  il  rappelle  les  applaudissements 
que  la  présence  de  ses  ennemis  «  n'a  pas 
empêché  le  public  de  lui  donner  »  ;  il  se  flatte 
enfin  «  d'avoir  été  assez  heureux  pour  faire  une 
pièce  qui  a  peut-être  attaché  [ses  ennemis 
mêmes]  malgré  eux  depuis  le  commencement 


«    BÉRÉNICE    »    DANS    LA    VIE    DE    RACINE        20, 

jusqu'à  la  fin  ».  En  réalité,  on  le  sent  grisé  de 
sa  jeune  gloire. 

Ici  encore,  comme  dans  ses  dédicaces,  on  le 
voit  s'appliquer  à  utiliser  contre  ses  ennemis 
le  prestige  de  ses  approbateurs.  La  Rochefou- 
cauld, de  Pompone,  Mme  de  Sévigné  et  Mme  de 
La  Fayette  ont  applaudi  à  la  lecture  de  sa 
pièce  à  l'Hôtel  de  Nevers  ;  Monsieur,  Madame, 
le  Prince  de  Condé,  le  duc  d'Enghien,  la 
Princesse  Palatine,  sont  venus  la  voir  au 
Palais-Royal  ;  le  Roi,  la  Reine,  Monsieur,  ont 
agréé  la  représentation  qui  leur  en  a  été  donnée 
chez  la  comtesse  d'Armagnac  ;  et  ces  illustres 
personnages  ont  porté  sur  Alexandre  des  juge- 
ments flatteurs  (i).  Ce  sont  pour  Racine  des 
arguments  décisifs  qu'il  n'a  garde  d'oublier. 
Il  rappelle  comment  «  les  premières  personnes 
de  la  terre  et  les  Alexandres  de  notre  siècle 
se  sont  hautement  déclarés  pour  lui  »  ;  il  réfute 
les  reproches  adressés  à  son  Alexandre,  par 
l'autorité  «  d'un  des  plus  grands  capitaines  de 
ce  temps  »  et  par  «  les  louanges  qu'il  a  reçues 
de  ceux  qui  étant  eux-mêmes  de  grands  héros, 
ont  droit  de  juger  la  vertu  de  leurs  pareils  ». 


(1)  Cf.  Paul  Mesnard.  Notice  sur  Alexandre  le  Grand  (édition 
des  Grands  Ecrivains,  I,  487. 


3o  BÉRÉNICE 

Sa  tactique  est  ici  de  s'abriter  derrière  des 
noms  respectés,  d'associer  pour  ainsi  dire  à  sa 
fortune  les  premiers  de  l'Etat. 

Mais  ce  qui  perce  peut-être  le  plus  dans  cette 
préface,  c'est  l'impatience  de  toute  critique. 
Racine  dit  bien  en  commençant  «  qu'il  ne 
s'engagera  point  à  faire  une  exacte  apologie  de 
tous  les  endroits  qu'on  a  voulu  combattre 
dans  sa  pièce  »  ;  en  réalité  sa  préface  n'a  pas 
d'autre  objet.  Il  y  reprend  une  à  une  toutes  les 
objections  qu'on  a  pu  lui  adresser,  il  les  dis- 
cute l'une  après  l'autre.  Et  il  les  discute  avec 
aigreur,  persuadé  qu'elles  proviennent  toutes 
de  l'ignorance  et  du  parti  pris  :  ses  critiques 
«  n'ont  lu  l'histoire  que  dans  les  romans  »  ;  il 
est  inutile  de  leur  représenter  le  goût  de  l'anti- 
quité, car  on  voit  bien  «  qu'ils  le  connaissent 
médiocrement  »  ;  les  uns  trouvent  qu'Alexan- 
dre est  trop  peu  amoureux, les  autres  s'étonnent 
qu'il  ne  paraisse  que  pour  parler  d'amour  : 
ainsi  ils  se  combattent  l'un  l'autre  et  détrui- 
sent réciproquement  leurs  censures,  —  dont 
Racine  triomphe.  Mais  ces  épigrammes  ne 
suffisent  point  encore  à  satisfaire  l'amour- 
propre  irritable  de  l'auteur.  Il  entend  se  ven- 
ger, rendre  ridicules  aux  yeux  de  tous,  ceux 
qui  se  sont  permis  de  le  combattre  ;  —  et  il  s'y 


«    BÉRÉNICE    ))    DANS    LA    VIE    DE    RACINE        0  I 

entend  :  «  Je  n'ai  pu  m'empêcher  de  concevoir 
quelque  opinion  de  ma  tragédie,  quand  j'ai  vu 
la  peine  que  se  sont  donnée  de  certaines  gens 
pour  la  décrier.  On  ne  faitpoint  tant  de  brigues 
contre  un  ouvrage  qu'on  n'estime  pas.  On  se 
contente  de  ne  le  plus  voir  quand  on  l'a  vu  une 
fois  et  on  le  laisse  tomber  de  lui-même  sans 
daigner  seulement  contribuer  à  sa  chute.  Ce- 
pendant, j'ai  eu  le  plaisir  de  voir  plus  de  six  fois 
de  suite  à  ma  pièce  le  visage  de  ces  censeurs. 
Ils  n'ont  pas  craint  de  s'exposer  si  souvent  à 
entendre  une  chose  qui  leur  déplaisait.  Us  ont 
prodigué  libéralement  leur  temps  et  leurs 
peines  pour  la  venir  critiquer,  sans  compter 
les  chagrins  que  leur  ont  peut-être  coûté  les 
applaudissements  que  leur  présence  n'a  pas 
empêché  le  public  de  me  donner Je  n'au- 
rais jamais  fait  si  je  m'arrêtais  aux  subtilités 
de  quelques  critiques,  qui  prétendent  assu- 
jettir le  goût  du  public  aux  dégoûts  d'un  esprit 
malade,  qui  vont  au  théâtre  avec  un  ferme 
dessein  de  n'y  point  prendre  plaisir  et  qui 
croient  prouver  à  tous  les  spectateurs,  par  un 
branlement  de  tête  et  par  des  grimaces  affec- 
tées, qu'ils  ont  étudié  à  fond  la  poétique  d'A- 
ristote  ».  C'est  une  véritable  caricature, 
d'autant  plus  blessante  pour  ceux  qui  y  sont 


32  BÉRÉNICE 

visés,  que  les  allusions  y  sont  plus  précises  et 
qu'ils  s'y  peuvent  mieux  reconnaître.  La  vio- 
lence de  la  riposte  prouve  combien  Racine 
avait  pris  à  cœur  les  attaques  dont  sa  pièce 
avait  été  l'objet.  Qu'il  eût  peine  d'ailleurs  à 
supporter  toute  censure,  cela  ressort  de  la 
vivacité  ironique  et  mordante  avec  laquelle,  au 
début  de  cette  même  année,  et  en  1667  encore, 
il  répondait  «  aux  excommunications  »,  toutes 
générales  cependant  et  d'allure  impersonnelle, 
que  Nicole  avait  lancées  contre  les  «  empoi- 
sonneurs publics  (1)  ». 

La  préface  à'Andromaque  n'est  pas  conçue 
sur  le  même  modèle.  Quoique  la  pièce  ait  eu 
un  succès  bien  plus  éclatant  que  celui  d'A- 
lexandre, Racine  ne  triomphe  pas  si  haut  : 
c'est  à  peine  s'il  fait  une  allusion  à  l'approba- 
tion presque  unanime  du  public.  Il  ne  tire  pas 
argument  de  l'intérêt  et  de  la  part  que  Madame 
avait  pris  à  sa  tragédie:  il  lui  suffit  de  l'avoir 
rappelé  dans  sa  dédicace.  Il  se  borne  à  dis- 
cuter un  seul  reproche  :  la  férocité  de  Pyrrhus, 
et  il  y  répond  fort  posément,  en  alléguant  l'his- 
toire, la  tradition,  les  règles  du  théâtre   et  les 

(1)  Première  Lettre  à  l'auteur  des  Imaginaires,  début  de 
1666;  Deuxième  lettre,  10  mai  1666;  Préface  destinée  à  ces 
deux  lettres,  1667. 


«    BÉRÉNICE    »    DANS  LA   VIE    DE   RACINE        33 

adoucissements  même  qu'il  s'est  permis  de  son 
chef.  Enfin  il  ne  vise  nommément  personne  : 
il  se  contente  de  rappeler  en  termes  vagues 
que  «  des  gens  »,  que  «  deux  ou  trois  per- 
sonnes», ont  soulevé  des  objections.  La  raison 
en  est  assez  simple.  Les  critiques  adressées  à 
Andromaque  étaient  presque  insaisissables  à 
l'heure  où  Racine  publia  sa  préface  :  elles 
avaient  été  tardives  en  raison  de  l'immense 
succès  remporté  ;  elles  étaient  surtout  orales, 
car  la  lettre  de  Saint-Evremond  et  la  pièce  de 
Subligny  sont  postérieures  à  l'impression  delà 
tragédie.  D'autre  part,  Racine  voulait  être  pru- 
dent :  il  n'osait  s'en  prendre  à  découvert  au 
plus  illustre  de  ses  censeurs,  le  grand  Condé 
en  personne,  nia  quelques  autres,  de  moindre 
qualité  sans  doute,  mais  puissants  encore,  les 
d'Olonne  et  les  Gréqui;  quant  à  la  masse  de 
ses  adversaires,  les  partisans  acharnés  de  Cor- 
neille, il  s'efforçait  sans  doute  à  les  ménager, 
espérant  encore  ne  point  les  heurter  de  front, 
puisqu'il  s'était  créé  un  genre  nouveau  grâce 
auquel  il  n'entrait  point  en  lutte  ouverte  avec 
son  illustre  prédécesseur.  Mais  au  fond,  ses 
dispositions  n'étaient  point  changées.  Dans 
cette  préface  même,  il  y  a  déjà  une  phrase  d'une 
ironie   mordante    où    perce    sa  mauvaise   hu- 


34  BÉRÉNICE 

meur  :  <<  J'avoue  que  Pyrrhus  n'est  pas  assez 
résigné  à  la  volonté  de  sa  maîtresse  et  que 
Céladon  a  mieux  connu  que  lui  le  parfait 
amour.  Mais  que  faire  ?  Pyrrhus  n'avait  pas 
lu  nos  romans.  Il  était  violent  de  son  naturel. 
Et  tous  les  héros  ne  sont  pas  faits  pour  être 
des  «Céladons.  »  Elle  percera  encore  bien  da- 
vantage dans  les  épigrammes  hardies,  inju- 
rieuses, presque  diffamatoires,  qu'il  lancera 
contre  d'Olonne  etCréqui  :  s'il  n'a  pas  osé  les 
attaquer  et  les  punir  dans  une  préface  signée 
de  son  nom,  ils  n'ont  rien  perdu  pour  atten- 
dre, et  les  vers  mordants,  qui  ont  couru  sous 
le  manteau,  leur  ont  porté  la  vengeance  du 
poète.  La  modération  relative  de  Racine  dans 
cette  préface,  c'est  donc  tactique  et  prudence  ; 
son  désir  de  gloire,  son  orgueil,  son  impa- 
tience de  la  critique  ne  se  sont  en  rien  atté- 
nués. 

L'avis  Au  lecteur  des  Plaideurs  est  écrit 
d'un  ton  fort  dégagé.  Racine  paraît  tout  dis- 
posé à  faire  bon  marché  de  sa  comédie  et  n'at- 
tacher qu'une  médiocre  importance  à  cet  essai 
dans  le  genre  comique  :  l'idée  lui  en  est  venue 
par  hasard  et  il  n'y  a  guère  vu  qu'une  distrac- 
tion ;  il  n'en  voulait  faire  qu'une  farce  pour 
Scaramouche  ;  il  eût  volontiers  renoncé  à  son 


«    BÉRÉNICE    ))    DANS    LA    VIE    DE    RACINE        35 

projet,  si  ses  amis  ne  l'avaient  poussé  et  n'a- 
vaient, autant  que  lui,  achevé  sa  pièce.  Evi- 
demment la  tragédie  seule  lui  semblait  digne 
d'un  effort  sérieux.  Il  n'en  est  que  plus  curieux 
de  le  voir,  alors  même,  trahir  son  désir  de 
succès  et  la  rancune  qu'il  garde  à  ceux  qui  ne 
radmirentpassuffisamment.il  proclame  que 
«  jamais  comédie  n'a  mieux  attrapé  son  but  », 
et  il  se  félicite  d'avoir  réjoui  le  monde  sans 
«  sales  équivoques  »  ni  «  malhonnêtes  plai- 
santeries »  :  voilà  pour  les  rivaux, —  et  peut-être 
pour  Molière,  à  qui  l'on  a  tant  de  fois  reproché 
des  sous-entendus  réels  ou  non  et  une  pré- 
tendue indécence.  Quant  aux  spectateurs  scru- 
puleux qui,  après  avoir  ri,  ont  eu  peur  de 
n'avoir  pas  ri  selon  les  règles,  ou  aux  specta- 
teurs dédaigneux  qui  ont  affecté  de  s'ennuyer 
à  cette  peinture  de  la  chicane,  Racine  jouit  de 
leur  déconvenue  :  «  La  pièce  bientôt  après  fut 
jouée  à  Versailles.  On  ne  fit  point  de  scrupule 
de  s'y  réjouir;  et  ceux  qui  avaient  cru  se  dés- 
honorer de  rire  à  Paris  furent  peut-être  obli- 
gés de  rire  à  Versailles  pour  se  faire  hon- 
neur. i>  Voilà  ce  qu'ils  ont  gagné,  ces  raffinés, 
à  faire  les  dédaigneux  :  il  leur  a  fallu  bien  vite 
se  déjuger  complètement.  Si  nous  nous  sou- 
venons  en  outre  que  ce  «   on  »,  c'est  le  Roi 


36  BÉRÉNICE 

(Racine  n'a  pas  voulu  le  nommer  à  propos 
d'une  simple  comédie),  nous  voyons  qu'ici 
encore  ne  manque  même  point  le  recours  ha- 
bituel aux  autorités  imposantes. 

Mais  c'est  dans  l'adversité, par  la  manière  dont 
ils  supportent  leurs  échecs,  que  l'on  connaît 
le  caractère  des  hommes  de  lettres,  —  autant 
et  plus  que  celui  des  autres  hommes.  Jusqu'ici 
elle  avait  été  épargnée  à  Racine  :  son  tour  vint 
enfin.  La  modération  voulue  de  sa  préface 
d'Andromaque  n'avait  servi  de  rien  :  les  par- 
tisans de  Corneille  s'étaient  repris  après  leur 
déroute  et  s'étaient  remis  en  campagne  ;  Saint- 
Evremond avait  écrit  sa  LeltreàM.  de  Lionne; 
beaucoup  de  spectateurs,  fatigués  d'entendre 
appeler  Andromaque  un  chef-d'œuvre,  avaient 
applaudi  à  la  Folle  querelle  de  Subligny. 
C'était  une  opinion  prônée  par  les  admirateurs 
obstinés  du  vieux  poète  qu'il  était  inimitable 
dans  les  grands  sujets,  inégalable  dans  les 
pièces  historiques  ;  et  lui-même  disait  volon- 
tiers qu'à  part  lui  il  n'y  a  que  des  «  douce- 
reux »  et  des  «  enjoués  »  (i).  Racine  voulut 
prouver  que,  lui  aussi,  il  était  capable  de  mettre 
en  scène  des  Romains,  de  parler  dignement 

(i)  Lettre  à  Saint-Evremond. 


((    BÉRÉNICE    »    DANS    LA    VIE    DE    RACINE        3j 

de  politique  :  il  écrivit  Bi~itannicus  —  et  il 
échoua,  ou  peu  s'en  faut.  Il  est  d'autant  plus 
curieux  de  lire  la  préface,  écrite  sous  le  coup 
de  cette  défaite.  Racine  est  bien  obligé  de  re- 
connaître qu'aucune  de  ses  pièces  ne  lui  a  plus 
«  attiré  de  censeurs  »  ;  mais  il  proteste  aussi 
que  «  de  tous  les  ouvrages  qu'il  a  donnés  nu 
public,  il  n'y  en  a  point  qui  lui  ait  attiré  plus 
d'applaudissements  ».  C'est  une  affirmation 
bien  suspecte,  si  l'on  en  rapproche  non  seule- 
ment tous  les  autres  témoignages,  mais  le 
témoignage  même  de  Racine  dans  sa  seconde 
préface  :  là,  il  avoue  franchement  que  «  le 
succès  ne  répondit  pas  d'abord  à  ses  espéran- 
ces »,  et  il  n'invoque  plus  d'hypothétiques 
applaudissements.  A  la  première  heure,  on  le 
voit,  il  a  trop  d'orgueil  pour  confesser  son 
échec. 

Il  a  trop  d'orgueil  aussi  pour  admettre  une 
quelconque  des  critiques  qui  lui  ont  été  faites. 
L'une  après  l'autre  il  les  reprend,  il  les  dis- 
cute, il  se  flatte  de  les  réfuter  par  mille  bonnes 
raisons  :  l'histoire,  la  convenance,  les  règles 
du  théâtre,  le  droit  des  auteurs  à  rectifier  les 
mœurs  d'un  personnage  et  d'un  personnage 
peu  connu.  Encore  tout  exaspéré  de  sa  chute, 
il  est  d'autant  plus  obstiné  à  ne  se  reconnaître 

BÉRÉNICE  2 


38  BÉRÉNICE 

.  coupable  d'aucune    faute.   On  lui  a   reproché 
par  exemple  de  faire  reparaître  Junie  sur  le 
théâtre  après   la   mort  de  Britannicus.  «  La 
délicatesse  est  grande,   s'écrie-t-il,   de  ne   pas 
vouloir  qu'elle  dise  en  quatre  vers  assez   tou- 
chants qu'elle  passe  chez  Octavie.  Mais,  disent- 
ils,  cela  ne  valait  pas  la  peine  de  la  faire  reve- 
nir.  Un  autre  l'aurait  pu  raconter  pour  elle. 
Ils  ne  savent  pas  qu'une  des  règles  du  théâtre 
est  de  ne  mettre  en  récit  que  les  choses  qui  ne 
se  peuvent  passer  en  action,  et  que    tous   les 
anciens  font  souvent   venir  sur  la    scène  des 
acteurs  qui  n'ont   autre    chose  à   dire,  sinon 
qu'ils  viennent  d'un  endroit  et  qu'ils    s'en  re- 
tournent en  un  autre.  »  Ainsi  la  scène   qu'on 
blâme  est  touchante,  elle  est  imposée  par  les 
lois  du  théâtre,  elle  est  autorisée  par  l'exemple 
des  anciens  !  Pourquoi  donc  Racine  Pa-t-il  sup- 
primée dans  sa  réédition  de  1676?  De  même 
on  s'est  étonné,  «  scandalisé  »,  que  Racine  ait 
choisi  un  homme  aussi  jeune  que  Britannicus 
pour  le  héros  d'une  tragédie;  peut-être,  quoi- 
que l'auteur  n'en  dise  rien,  était-ce   moins  sa 
jeunesse  que  son  rôle  effacé  qui  choquait  dans 
ce  personnage.  Racine  se  justifie  :  le  héros  de 
sa  pièce  est  conforme  à  ce  que  prescrit  Aris- 
tote  ;  d'ailleurs   sa  jeunesse,  son    cœur,  son 


«    BÉRÉNICE    »    DANS    LA    VIE    DE    RACINE        3o, 

amour,  sa  franchise,  sa  crédulité,  le  rendent 
digne  de  compassion.  Il  n'en  est  pas  moins 
vrai  qu'en  1676  Racine  avouera  :  «  C'est 
Agrippine  que  je  me  suis  surtout  efforcé  de 
bien  exprimer,  et  ma  tragédie  n'est  pas  moins 
la  disgrâce  d'Agrippine  que  la  mort  de  Britan- 
nicus  »  :  il  reconnaît  alors  la  valeur  de  l'objec- 
tion, puisqu'il  l'esquive.  Mais,  on  le  voit,  sur  le 
premier  moment,  Racine  ne  veut  faire  aucune 
concession  ;  peu  s'en  faut  qu'il  ne  s'écrie 
comme  l'autre  : 

Et  je  vous  soutiens,  moi,  que  mes  vers  sont  fort  bons  ! 

Plus  caractéristique  encore  que  toutes  ces 
discussions,  est  l'emportement  auquel  Racine 
s'abandonne  dans  la  première  préface  de  Bri- 
tannicus.  Assurément,  il  avait  bien  quelques 
motifs  d'être  mécontent  :  la  cabale  est  cer- 
taine ;  le  récit  de  Boursault,  dans  son  Arté- 
mise  et  Polyante,  révèle  le  parti  pris  des 
«auteurs  »  et  des  «  connoisseux  »  dispersés 
malignement  à  travers  la  salle,  pour  y  censurer 
la  pièce  dès  la  première  représentation  et 
prévenir  à  leur  gré  les  spectateurs;  Corneille 
enfin  eut  le  tort  de  se  répandre  ouvertement 
en  critiques.  Mais  Racine  en  revanche  se  livre 


4°  BÉRÉNICE 

sans  réserve  à  sa  colère.  Il  s'en  prend  à  ces 
«  certaines  gens  »  qui  ont  relevé  de  prétendus 
défauts  dans  sa  tragédie  et,  fort  dédaigneu- 
sement, il  les  taxe  d'injustice  et  d'ignorance. 
Il  s'en  prend  surtout  à  Corneille  lui-même  ;  et 
là,  ses  allusions  réitérées  sont  si  claires,  qu'en 
vérité  autant  eût  valu  nommer  son  ennemi. 
La  première  fois,  il  lui  répond  par  un  argu- 
ment ad  hominem  capable  de  le  réduire  au 
silence  :  oui,  Racine  a  donné  deux  années  de 
trop  à  Britannicus;  mais  Corneille  n'a-t-il  pas 
prolongé  de  douze  ans  le  règne  de  Phocas,  au 
risque  de  troubler  toute  la  chronologie  fondée 

â«  sur  les  années  des  empereurs  »  ?  La  seconde 
fois  la  riposte  est  encore  plus  violente.  C'est 
un  vrai  catalogue  de  tous  les  défauts  qu'une 
censure  sans  indulgence  permet  de  relever 
dans  les  pièces  de  Corneille  :  pour  plaire  à  ses 
admirateurs,  il  faudrait  comme  lui  «  trahir  le 
bon  sens  »,  «  s'écarter  du  naturel  pour  se  jeter 
dans  l'extraordinaire  »,  «  remplir  l'action  de 
quantité  d'incidents  qui  ne  se  pourraient  passer 
qu'en  un  mois,  d'un  grand  nombre  de  jeux 
de  théâtre,  d'autant  plus  surprenants  qu'ils 
seraient  moins  vraisemblables,  d'une  infinité 
de  déclamations,  où  l'on  ferait  dire  aux  acteurs 
tout  le  contraire  de  ce  qu'ils  devraient  dire. 


«    BÉRÉNICE    »    DANS    LA    VIE   DE    RACINE       41 

Il  faudrait,  par  exemple,  représenter  quelque 
héros  ivre  qui  voudrait  se  faire  haïr  de  sa 
maîtresse  de  gaîté  de  cœur  (Attila),  un  Lacédé- 
monien  grand  parleur  (Agésilas),  un  conqué- 
rant qui  ne  débiterait  que  des  maximes 
d'amour  (Pompée),  une  femme  qui  donnerait 
des  leçons  de  fierté  à  des  conquérants  (Pom- 
pée)... »  Et  la  troisième  fois  enfin,  aggravant 
à  chaque  coup  ses  reproches,  il  accuse  le 
caractère  même  de  son  rival  :  il  feint  de 
s'excuser  du  ton  de  cette  préface  même,  afin 
de  pouvoir  invoquer  la  légitime  défense;  et  ce 
lui  est  une  occasion  de  lancer  l'allusion  san- 
glante «  au  vieux  poète  malintentionné,  male- 
voli  veteris  poetœ,  qui  venait  briguer  des  voix 
contre  Térence  jusqu'aux  heures  où  l'on 
représentait  ses  comédies.  »  Jamais  auteur 
malheureux  ne  fit  plus  clairement  voir  son 
dépit  ;  jamais  vanité  blessée  ne  s'exprima  en 
paroles  plus  amères. 

La  préface  de  Bérénice  est  d'un  ton  plus 
calme  :  le  succès  rassérène.  Pourtant  Racine 
n'oublie  point  de  rappeler  sa  victoire  ;  les 
«  quelques  personnes  »  qui  ont  fait  des 
réserves  sur  la  conformité  de  sa  pièce  avec  les 
règles  du  théâtre,  ont  dû  avouer  «  qu'elle 
n'ennuyait  point,  qu'elle   les  touchait  même 


42  '  BÉRÉNICE 

en  plusieurs  endroits  et  qu'ils  la  verraient 
encore  avec  plaisir.  »  Il  ne  manque  point  de 
répondre  aux  observations  critiques:  avec  res- 
pect quand  elles  viennent  de  personnes  qu'il 
doit  ménager,  avec  aigreur  quand  elles  sont 
risquées  par  quelque  abbé  de  Villars.  La 
riposte  au  «  libelle  »  de  ce  dernier  comprend 
même  au  moins  une  citation  inexacte,  de  nature 
à  faire  croire  le  pamphlétaire  plus  ignorant 
et  plus  sot  qu'il  ne  le  fut  réellement.  Cette 
espèce  de  falsification  aurait  fourni  à  l'abbé 
de  Villars  une  réponse  trop  facile  (il  n'aurait 
eu  qu'à  rétablir  son  texte)  pour  qu'on  puisse 
affirmer  qu'elle  soit  volontaire.  Peut-être 
Racine  aura-t-il  parlé  par  ouï-dire  de  ce  compte- 
rendu  malveillant  :  lui  qui  souffrait  tant  des 
critiques,  il  n'aura  pas  voulu  s'en  infliger  la 
lecture.  Mais  cela  même  serait  un  trait  de 
caractère  aussi  significatif  que  pourrait  l'être 
une  falsification  voulue.  Et  c'est  un  autre  trait 
de  caractère  encore  que  la  hauteur  de  mé- 
pris avec  laquelle  le  poète  repousse  toutes 
les  attaques  :  «  Toutes  ces  critiques  sont  le 
partage  de  quatre  ou  cinq  petits  auteurs  infor- 
tunés, qui  n'ont  jamais  pu  par  eux-mêmes 
exciter  la  curiosité  du  public.  Ils  attendent 
toujours   l'occasion  de  quelque    ouvrage    qui 


«    BÉRÉNICE    »    DANS    LA    VIE    DE    RACINE        43 

réussisse  pour  l'attaquer.  Non  point  par  jalou- 
sie, car  sur  quel  fondement  seraient-ils  jaloux? 
Mais  dans  l'espérance  qu'on  se  donnera  la 
peine  de  leur  répondre,  et  qu'on  les  tirera 
de  l'obscurité  où  leurs  propres  ouvrages  les 
auraient  laissés  toute  leur  vie.  »  Et  c'est  la 
seule  brochure  de  l'abbé  qui  provoque  une 
telle  mauvaise  humeur,  qui  arrache  au  poète 
des  paroles  aussi  irritées  et,  de  parti  pris,  aussi 
blessantes  !  Qu'aurait-ce  donc  été  si  le  triom- 
phe avait  été  plus  disputé  et  les  ennemis 
plus  nombreux? 

Ainsi,  jusqu'à  cette  date  de  1671,  toutes  les 
préfaces  de  Racine  nous  révèlent  chez  lui 
l'amour  effréné  de  la  gloire  et  l'abandon  total 
aux  passions  de  l'homme  de  lettres.  Les  succès, 
il  les  étale,  il  les  proclame  avec  orgueil,  il  en 
tire  argument  contre  ses  adversaires  ;  son 
insuccès,  il  ne  se  résigne  pas  à  l'avouer  fran- 
chement, dans  les  pages  mêmes  où  il  tâche 
d'en  tirer  vengeance  sur  ses  critiques  et  sur 
son  rival  ;  les  objections,  il  les  recueille,  il  les 
discute  l'une  après  l'autre,  il  s'obstine  à  les 
réfuter,  sans  jamais  passer  condamnation, 
même  pour  celles  que  lui-même  plus  tard 
reconnaîtra  fondées  ;  ses  censeurs  enfin,  il 
leur  répond  avec  aigreur,  il   lance  contre  eux 


44  BÉRÉNICE 

les  traits  les  plus  mordants  qu'il  puisse 
imaginer,  il  va  jusqu'à  l'allusion  directe,  per- 
sonnelle, outrageante  :  sa  vanité  froissée  est 
implacable. 

Et  voici  que  désormais  tout  change.  Si 
Racine,  rééditant  Alexandrie  en  1672,  Andro- 
maque  en  1673,  ne  se  donne  point  la  peine 
de  composer  une  nouvelle  préface  pour 
chacune  de  ces  pièces,  du  moins  la  préface 
âC  Alexandre,  —  la  plus  vive  des  deux,  —  est 
singulièrement  atténuée  :  on  n'y  retrouve  plus 
ni  la  caricature  de  ces  critiques  assistant  plus 
de  six  fois  de  suite,  tout  dépités,  au  triomphe 
de  l'auteur,  ni  ce  long  débat  sur  le  récit 
d'Ephestion,  où  il  leur  enseignait  l'art  de  la 
louange  délicate,  ni  le  trait  mordant  sur  leur 
connaissance  «  médiocre  »  du  goût  de  l'anti- 
quité. —  En  1672,  il  donne  aussi  Baja\et.  La 
préface,  fort  courte,  y  est  du  ton  le  plus  modéré  : 
Racine  indique  ses  sources  et  les  témoins 
consultés;  il  affirme  le  caractère  historique  de 
son  sujet  et  s'excuse  des  changements  «  peu 
considérables  »  qu'il  a  dû  y  apporter  ;  il 
explique  enfin  quels  efforts  il  a  faits  pour  «  ne 
rien  changer  ni  aux  mœurs,  ni  aux  coutumes 
de  la  nation  ».  Et  c'est  tout.  Pas  un  mot  de 
polémique,    malgré    les    critiques    de    Visé, 


«    BÉRÉNICE    »    DANS    LA    VIE    DE    RACINE        4D 

malgré  les  insinuations  de  Robinet,  malgré  les 
sévérités  des  partisans  de  Corneille  dont 
Mmede  Sévigné  nous  apporte  l'écho,  malgré  la 
part  que  Corneille  lui-même  a  prise  à  toute 
cette  campagne  en  lançant,  le  premier,  le 
reproche  que  tous  ont  répété  d'après  lui:  Ce 
sont  des  Turcs  Français.  — En  i6y3,  Racine 
publie  Mithridate.  La  préface  n'est  guère  plus 
longue  ;  elle  est  aussi  modérée.  Si  l'auteur  y 
rappelle  le  succès  particulier  d'une  scène  de  sa 
tragédie,  c'est  en  passant,  et  avec  cette  excuse 
qu'il  veut  surtout  attirer  l'attention  du  lecteur 
sur  la  réalité  historique  de  cette  scène.  Dans 
l'ensemble,  la  préface  est  tout  explicative. 
Pourtant  de  Visé,  dans  le  Mercure,  avait  fait 
de  Mithridate  une  critique  au  moins  aussi 
malveillante  que  celle  que  l'abbé  de  Villars 
avait  faite  de  Bérénice.  —  Explicative  aussi,  du 
moins  dans  sa  première  partie,  est  la  préface 
âCIphigénie  (1675).  Racine  donne  les  raisons 
pour  lesquelles  il  a  abandonné  son  modèle 
grec  et  allègue  toutes  les  autorités  qui  le 
justifient  d'avoir  introduit  le  personnage 
d'Eriphyle  ;  c'està  Pausanias  et  à  Euripide  qu'il 
renvoie  tout  le  mérite  des  passages  qui  ont 
plu  dans  sa  pièce.  Pour  la  seconde  partie  de 
la  préface,  le  polémique  y  reparaît,  et  avec  elle 

2* 


46  BÉRÉNICE 

la  malice  du  poète  :  il  y  a  trois  petits  mots  : 
«  dans  le  latin  »,  qui  paraissent  fort  innocents, 
et  qui,  laissant  entendre  que  Perrault  est 
incapable  de  lire  le  texte  grec,  valent  toute 
une  épigramme.  Mais  on  remarquera  que 
c'est  là  un  épisode  de  la  querelle  des  Anciens 
et  des  Modernes  ;  que  la  cause  ici  défendue 
est  la  cause  d'Euripide  seul  ;  que  Racine  au 
contraire  est  tout  à  fait  désintéressé  dans  la 
question,  puisqu'il  ne  s'agit  en  aucune  manière 
de  sa  tragédie,  de  ses  mérites  ou  de  ses 
défauts.  En  garde  contre  son  irritabilité  natu- 
relle quand  son  amour-propre  est  enjeu,  il  s'y 
abandonne  en  toute  sûreté  de  conscience  pour 
la  défense  de  ses  maîtres  et  le  maintien  des 
bonnes  doctrines  littéraires. 

L'année  suivante  (1676)  parut  le  premier 
recueil  des  œuvres  de  Racine.  On  y  relève 
bien  des  changements  significatifs.  La  seule 
tragédie  qui  n'eût  point  de  préface,  la  Thébaïde, 
en  reçoit  une,  fort  modeste,  où  Racine,  indi- 
quant ses  sources,  ne  craint  point  d'avouer 
aussi  les  faiblesses  de  sa  pièce  et  de  solliciter 
pour  elle  l'indulgence  du  public.  Alexandre, 
Andromaque,  Britannicus,  Baja^et,  sont  accom- 
pagnées d'une  préface  nouvelle.  Pour  les  trois 
premières  pièces,   toute  trace   de    polémique- 


«    BÉRÉNICE    »    DANS    LA    VIE    DE    RACINE        47 

disparaît,  et  l'auteur  se  borne  désormais  à 
faire  connaître  ses  modèles,  ses  autorités, 
les  idées  qui  l'ont  guidé  dans  le  choix  du 
sujet,  dans  les  modifications  apportées  aux 
données  historiques  ou  légendaires;  la  qua- 
trième pièce  est  précédée  d'une  explication 
plus  détaillée  que  celle  qui  y  avait  été  jointe 
d'abord.  La  préface  de  Mithridate  est  com- 
plétée et  des  autorités  déjà  invoquées  y  sont 
citées  plus  longuement.  Enfin  il  est  apporté 
quelques  changements  de  pure  forme  aux 
préfaces  de  Bérénice  et  d'Iphigénie,  comme  à 
l'avis  Au  lecteur  des  Plaideurs.  Ainsi  Racine 
efface  avec  soin  tout  ce  qui  paraissait  empreint 
d'orgueil,  de  vanité,  de  colère  ou  de  rancune  ; 
il  anéantit  le  souvenir  de  ses  luttes  passées; 
il  oublie  les  inimitiés  soulevées  :  en  un  mot, 
il  s'eiforce  de  ne  laisser  à  ses  préfaces  qu'une 
valeur  littéraire  et  un  sens  didactique.  Assu- 
rément, il  répond  encore  à  bien  des  critiques 
qu'ont  essuyées  ses  pièces;  mais  il  y  répond 
sous  la  forme  la  plus  impersonnelle  et  s'efforce 
de  présenter  ses  arguments  sous  les  apparences 
de  théories  pacifiques.  On  y  découvre  ses 
doctrines  littéraires,  ses  procédés  d'emprunt 
original,  son  goût;  on  n'y  découvre  plus  ses 
passions  bonnes  ou  mauvaises..  Il  est  soucieux 


;wt 


48  BÉRÉNICE 

de  n'y  plus  parler  que  comme  auteur  et  non 
comme  homme.  Seules,  deux  préfaces  gardent 
quelques  vestiges  de  son  ardeur  combattive 
d'autrefois  :  celle  d'iphigénie,  parce  qu'il 
s'agit  là  d'un  ancien,  maladroitement  attaqué, 
et  non  de  lui-même  ;  celle  de  Bérénice,  comme 
si  cette  tragédie-là  était  une  pièce  à  part  entre 
toutes  les  autres,  qui  lui  fût  plus  chère  et  dont 
les  critiques  lui  fussent  plus  désagréables. 

Enfin,  en  167  3,  la  préface  de  Phèdre,  malgré 
la  cabale  plus  violente  et  plus  perfide  que 
celle  de  Britannicus,  malgré  l'échec  plus  reten- 
tissant et  plus  pénible  que  celui  du  même 
Britannicus,  reste  encore  toute  modérée  et 
purement  explicative  ;  mais  de  plus  des  préoc- 
cupations morales,  jusque-là  inusitées,  s'y 
expriment  amplement.  Il  est  inutile  de  dire 
que  les  préfaces  d'Esther  (1689)  et  d'Athalie 
(1691),  que  la  dernière  préface  de  Baja\et 
(1697)  d'où  se  trouve  supprimé  un  long  pas- 
sage apologétique,  seront  plus  tard  plus  calmes 
encore,  et,  pour  ainsi  dire,  plus  désintéressées. 


III 


Les  faits  sont  donc  certains  ;  à  partir  de 
Bérénice,  Racine  a  supprimé  ses  dédicaces  ;  à 
partir  de  Bérénice,  il  a  transformé  ses  pré- 
faces. Reste  à  trouver  l'explication. 

Y  aurait-il  là  une  manifestation  d'orgueil  et 
de  confiance  en  soi  ?  A  dater  du  jour  où,  dans 
un  duel  fameux,  il  a  remporté  une  victoire 
non  douteuse  sur  le  plus  illustre  et  le  plus 
redoutable  —  le  seul  redoutable  —  de  ses 
rivaux,  Racine  a-t-il  considéré  que  sa  gloire 
était  désormais  assise?  A-t-il  pensé  que  ses 
oeuvres  pouvaient  affronter  seules  le  jugement 
du  public,  sans  aucun  nom  imposant  qui  les 
recommandât,  sans  aucun  patronage  qui 
prétendît  influencer  les  spectateurs  ?  On  le 
verra,  le  2  janvier  i685,  parler  en  termes 
magnifiques,  à  l'Académie,  de  la  grandeur  des 
hommes  de  lettres,  les  «  égaler  à  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  considérable  parmi  les  hommes  » 
et  «  faire  marcher  de  pair  l'excellent  poète  et 


5û  BÉRÉNICE 

le  grand  capitaine  »  ;  dès  maintenant  juge-t-il 
qu'il  vaut  bien  tel  duc  et  pair  ou  telle  prin- 
cesse et  qu'il  n'a  pas  besoin  d'eux?  Enfin, 
a-t-il  cru  que,  sur  ses  tragédies  acclamées,  ni 
les  critiques  des  pamphlétaires,  ni  les  chicanes 
des  jaloux  ne  pourraient  mordre,  et  que  ces 
vaines  tentatives  ne  méritaient  qu'un  tran- 
quille dédain  ? 

De  tels  sentiments  me  paraissent  invrai- 
semblables. La  revendication  que  Racine 
présente  au  nom  des  hommes  de  lettres  et 
l'égalité  qu'il  réclame  pour  eux  avec  les  grands 
capitaines  semblent  avant  tout  théoriques. 
De  ce  que  la  postérité  admire  le  siècle  d'Auguste 
autant  pour  avoir  produit  Horace  et  Virgile 
que  pour  avoir  produit  Auguste  lui-même, 
Racine  ne  conclut  pas  que,  dès  ce  temps-là, 
Horace  et  Virgile  aient  dû  être  mis  sur  le 
même  rang  qu'Auguste  ;  il  n'élève  aucune 
protestation  contre  la  hiérarchie  sociale,  et 
tout  ce  que  nous  connaissons  de  sa  vie  nous 
incline  à  penser  qu'il  a  fort  aisément  accepté 
les  inégalités  admises  en  son  temps.  C'est  ainsi 
qu'un  prédicateur  du  xvue  siècle  pouvait 
rappeler  que  les  hommes  sont  égaux  devant 
Dieu,  que  leurs  mérites  seuls  établiront  entre 
eux  quelque  différence  dans  la  vie  future,  que 


«    BÉRÉNICE   »    DANS   LA   VIE    DE    RACINE         Si 

les  pauvres  enfin  l'emportent  par  leur 
«  éminente  dignité  dans  l'Église  »  sur  les 
riches,  les  nobles,  les  princes  même,  sans 
pour  cela  nourrir  le  moins  du  monde  des 
pensées  révolutionnaires.  Et  puis  cet  orgueil 
tranquille  que  supposerait  un  tel  état  d'esprit 
percerait  nécessairement  dans  les  préfaces  que 
Racine  a  composées  alors.  On  y  sentirait  une 
assurance  hautaine,  une  intime  satisfaction  de 
soi,  une  affectation  de  modestie  contrainte, 
qui  ne  paraissent  en  aucune  manière  dans  ces 
pages  toutes  didactiques,  écrites  du  ton  le 
plus  naturellement  simple,  le  plus  spontané- 
ment uni.  Enfin  une  telle  recrudescence  de 
dispositions  et  de  passions  toutes  profanes 
rendrait  plus  difficile  à  expliquer  le  chan- 
gement qui  s'est  produit  dans  Racine  après 
Phèdre;  il  faudrait  croire  à  une  transforma- 
tion brusque  que  rien  n'aurait  préparée,  à  une 
transformation  grave  ayant  une  cause  assez 
futile,  la  blessure  d'un  amour-propre  irritable, 
à  une  transformation  bien  peu  fondée  enfin, 
car  l'expérience  de  Britannicus  avait  appris  à 
Racine  comment  un  échec  se  répare  et  com- 
ment les  pires  cabales  sont  déjouées  par  le 
temps  et  par  la  patience. 
Faut-il  admettre  au  contraire  qu'après  Bérê- 


,52  BÉRÉNICE 

nice  Racine  se  convertit  déjà  ?  Je  craindrais 
qu'il  n'y  eût  là  quelque  exagération.  Après 
Bérénice,  Racine  n'est  pas  converti.  Le  désir 
de  gloire  le  tient  toujours  ;  car  il  continue  à 
écrire  des  pièces  de  théâtre,  et,  dans  les  deux 
premières,  il  continue  à  lutter  contre  son  rival 
sur  le  terrain  même  de  ce  rival,  à  vouloir  lui 
ravir  la  palme  des  grands  sujets  historiques. 
La  vanité  de  l'homme  de  lettres  le  tient  tou- 
jours ;  s'il  la  réprime  ou  la  contient  dans  ses 
préfaces  méditées  à  loisir,  c'est  bien  elle  qui 
lui  inspire  les  épigrammes  —  qu'un  instant 
voit  naître  et  qui  jaillissent  sans  laisser  le 
temps  de  la  réflexion  —  contre  tel  ou  tel  de  ses 
ennemis.  Et  enfin,  s'il  faut  en  croire  les  racon- 
tars du  temps,  les  passions  le  tiennent  tou- 
jours ;  c'est  «  pour  la  Champmeslé  qu'il  fait 
ses  comédies  »,  et  la  Champmeslé  aurait  d'au- 
tres titres  à  son  intérêt  que  ses  talents  d'ac- 
trice. 

Néanmoins,  si  l'on  ne  peut  placer  en  1671 
la  conversion  de  Racine,  je  crois  bien  que  l'on 
peut  faire  remonter  à  cette  date  les  origines 
lointaines  de  sa  conversion  future.  Jusque-là 
Racine  s'est  donné  tout  entier  au  théâtre, 
parce  qu'il  y  a  vu  quelqu'un  devant  lui  et  la 
gloire  de  Corneille  supérieure  à  la  sienne.  Il  a 


«    BÉRÉNICE    ))    DANS    LA    VIE    DE    RACINE         53 

f  voulu    l'atteindre,   l'égaler,  le  surpasser.  Par 
Andromaque  il  s'est  peut-être  élevé  jusqu'à  sa 
c\     hauteur,  mais  «  peut-être  »  seulement,  car  la 
*     comparaison  n'était  pas  rigoureusement  pos- 
\  sible  avec  les  pièces  cornéliennes.    Il  a  envahi 
le  domaine  de  son  rival,  il  a  échoué  dans  Britan- 
nicus  .'déception  qui  surexcite  encore  son  amour- 
ii   propre.  Et  voici  que,  dans  le  même  sujet,  il  le 
//    bat  sans   conteste.    Il    triomphe    donc  ;  mais 
dans  ce  triomphe  même,   son  but  désormais 
lui  manque.    Il  pourra  bien   se    proposer  de 
compléter  sa  victoire,  de  ravir  à  Corneille  les 
Jl  sujets  d'histoire  et  de  politique   que  le  vieux 
poète  s'était  comme  appropriés;  il  pourra  bien 
revenir  à  son   cher  Euripide  et  transporter  le 
théâtre  d'Athènes  sur   la  scène  française  :  ce 
n'est  plus  la  même  chose.  Il  n'y  a  plus  là  cet 
attrait  de  la   lutte  incertaine,    cette  émotion 
prenante  qu'éprouve  le  joueur  :  faite  de  crainte 
mêlée  à  l'espérance,  qui  rend  l'espérance  plus 
agitée  et  la  victoire  plus  savoureuse.  D'autre 
part,  Racine  a  trente-deux  ans.  Il  est  encore 
jeune,  mais  la  fougue  de  la  première  jeunesse 
s'apaise  en  lui.  Comme  la  gloire  a  perdu  un  peu 
de  son  prestige,  la  vie  du  monde  et  des  plai- 
sirs perd  un  peu  de  sa  séduction  :  il  s'attache  à 
l'une  comme  à  l'autre  plus  par  habitude  que 


54  BÉRÉNICE 

par  entraînement  actuel.  Les  leçons  de  ses 
maîtres  lui  reviennent  en  mémoire  ;  sa  tante, 
la  mère  Agnès  de  Sainte-Thècle,  doit  le  pour- 
suivre de  ses  exhortations  éplorées  ;  elle  a  com- 
mencé dès  les  années  qui  ont  suivi  1660  (i), 
elle  devait  aboutir  en  1677  :  elle  n'a  point 
laissé  passer  quatorze  ans  sans  renouveler  ses 
instances.  Et  lui,  il  se  sent  ébranlé  ;  s'il  ne 
trouve  point  encore  ses  occupations  si  crimi- 
nelles, il  en  entrevoit  du  moins  la  vanité  et 
qu'elles  lui  procurent  plus  de  chagrins  que  de 
plaisirs  (2).  Ainsi  s'explique  qu'il  se  passionne 
moins  pour  son  œuvre  :  qu'il  supprime  ses 
dédicaces  et  corrige  ou  refait  ses  préfaces. 


(1)  Dès  le  13  septembre  1660,  elle  fut  sans  doute  de  ceux 
qui  envoyaient  à  Racine  «  lettres  sur  lettres  ou  plutôt  excom- 
munications sur  excommunications  à  cause  de  son  triste 
sonnet.»  (Edition  des  Grands  Ecrivains,  VI,  380.)  Et  nous  avons 
conservé  le  sermon  si  ému  qu'elle  lui  a  adressé  en  1663,  si  du 
moins  la  date  généralement  admise  est  la  vraie  (VI,  509).  —  Cf. 
la  lettre  à  Mme  de  Maintenon  (1698,  t.  VII,  218)  :«  J'ai 
une  tante  qui  est  supérieure  de  Port-Royal  et  à  laquelle  je 
crois  avoir  des  obligations  infinies.  C'est  elle  qui  m'apprit  à 
connaître  Dieu  dès  mon  enfance  et  c'est  elle  aussi  dont  Dieu 
s'est  servi  pour  me  tirer  de  l'égarement  et  des  misères  où  j'ai 
été  engagé  pendant  quinze  années.  » 

(2)  Cf.  les  Mémoires  de  Louis  Racine:  a  II  avouait  (à  son  fils) 
que  la  plus  mauvaise  critique  lui  avait  toujours  causé  plus  de 
chagrin  que  les  plus  grands  applaudissements  ne  lui  avaient 
fait  déplaisir.  »  (Avertissement) 


«    BÉRÉNICE    »    DANS    LA  VIE    DE  RACINE         5  S 

Mais  si  tout  cela  est  vrai,  si  dès  lors  se  pré- 
pare sourdement  en  lui  cette  conversion  totale, 
dont  l'échec  de  Phèdre  sera  seulement  l'occa- 
sion, on  voit  quelle  place  à  part  Bérénice 
occupe  dans  son  œuvre.  Elle  appartient  à 
l'époque  où  le  désir  delà  gloire,  surexcité  par 
le  désir  d'une  revanche,  fut  le  plus  puissant  en 
lui.  Elle  est  la  tragédie  dans  laquelle,  maître 
de  tout  son  talent,  il  a  dû  le  déployer  tout 
entier.  Ce  n'est  plus  seulement  par  la  chrono- 
logie qu'elle  est  au  centre  de  son  œuvre  :  elle  est 
encore  la  pièce  centrale,  parce  que  jusqu'à  elle, 
à  chaque  fois  davantage,  Racine  a  ambitionné 
le  succès  et  tout  fait  pour  l'obtenir,  —  tandis 
qu'à  partir  d'elle  il  s'en  est,  je  n'ose  dire  : 
désintéressé,  maispourtant:  détaché  davantage. 
Ainsi,  loin  d'être  dans  sa  vie  littéraire  une 
«  faiblesse  »,  il  y  a  des  chances  pour  qu'elle 
soit  ou  son  œuvre  maîtresse,  ou  tout  au  moins 
sa  tragédie  type. 


II 

(Le  &hoix  du  sujet 


Il  est  généralement  reçu  que  le  sujet  de 
Bérénice  fut  proposé  en  même  temps  à  Cor- 
neille et  à  Racine  par  Madame,  curieuse  de 
mettre  directement  aux  prises  l'illustre  vieillard 
et  son  brillant  émule,  ou  désireuse  peut-être 
de  voir  sur  la  scène  une  idylle  semblable  à  celle 
qu'elle  avait  ébauchée  avec  le  roi.  Cela  se  lit 
dans  toutes  les  histoires  de  la  littérature,  dans 
toutes  les  biographies,  dans  toutes  les  éditions 
des  deux  poètes.  Pour  ne  point  accumuler 
inutilement  ici  les  textes  identiques,  je  citerai 
seulement  ce  qu'en  dit  Paul  Mesnard  dans  sa 
notice  sur  la  pièce  de  Racine  :  «  Il  peut  rester 
quelque  doute  sur  le  sens  allégorique  qu'on 
voulait  donnera  la  séparation  douloureuse  de 
Titus  et  de  Bérénice  ;  mais  ce  qui  n'en  admet 
aucun,  d'après  les  divers  témoignages  que  nous 
venons  de  rappeler  dans  leur  ordre  chronolo- 
gique, c'est  que  le  sujet  fut  choisi  par  l'aima- 
ble princesse  à  qui  Racine  avait  dédié  son 
Andromaque  et  attribué  quelque  «  soin  de  la 
conduite  »  de  cette  tragédie.  »  C'est  à  peine  si 


60  BÉRÉNICE 

quelques  historiens  de  la  littérature  laissent 
percer  un  certain  scepticisme,  en  s 'abstenant 
de  rien  affirmer  pour  leur  compte.  M.  Rébel- 
liau  (i),  par  exemple,  écrit  :«  S'il  est  vrai, 
comme  le  raconte  Fontenelle,  que  ce  fut 
Madame  qui  mit  aux  prises  sur  le  sujet  de 
Bérénice  Corneille  et  son  jeune  rival,  cela 
prouverait...»;  et  M.  Lanson  (2):  «  Le  sujet 
de  Bérénice  fut  donné,  dit-on,  à  la  fois  à  Cor- 
neille et  à  Racine  par  la  duchesse  d'Or- 
léans »  (3). 


(T  Bossuet,  Oraisons  funèbres ,  édition  classique  (Hachette), 
p.  144. 

(2}  Racine,  Théâtre  choisi,  édition  classique  (Hachette  ,p.  355. 

(3)  Il  me  faut  maintenantajouter  moncollègue  à  la  Sorbonne, 
M.  Gazier.  Lui  —  qui  connaît  si  bien  le  xvue  siècle,  — il  ne  se 
contente  pas  de  rester  dans  le  doute;  il  réfute  expressément 
la  légende  et  par  des  arguments  pleins  de  force.  (Cf  Pierre 
Corneille  et  le  théâtre  français,  Tite  et  Bérénice,  leçon  publiée 
par  la  Revue  des  Cours  et  Conférences,  10  janvier  1907).  Je  me 
sens  encouragé  singulièrement  dans  mon  opinion,  à  voir  que, 
de  son  côté,  il  y  était  arrivé  déjà,  et  par  des  raisons  sembla- 
bles aux  miennes. 


C'est  qu'en  effet  la  tradition  paraît  s'ap- 
puyer sur  des  témoignages  imposants  en 
qualité  comme  en  nombre. 

En  1 719,  dans  ses  Réflexions  critiques  sur 
la  poésie  et  la  peinture,  l'abbé  Dubos  juge  fort 
sévèrement  la  tragédie  de  Racine.  Il  ajoute  : 
«  Monsieur  Racine  avait  mal  choisi  son  sujet, 
et,  pour  dire  plus  exactement  la  vérité,  il  avait 
eu  la  faiblesse  de  s'engager  à  le  traiter  sur  les 
instances  d'une  grande  princesse.  Quand  il  se 
chargea  de  cette  tâche,  l'ami  dont  les  conseils 
lui  furent  tant  de  fois  utiles  était  absent.  Des- 
préaux a  dit  plusieurs  fois  qu'il  eût  bien 
empêché  son  ami  de  se  consommer  sur  un 
sujet  aussi  peu  propre  à  la  tragédie  que  Béré- 
nice, s'il  avait  été  à  portée  de  le  dissuader  de 
promettre  qu'il  le  traiterait.  » 

En   1729  (1),    Fontenelle,   dans   sa  Vie  de 

(1)  Et  non  point  en  1685.  —  Il  est  vrai  que  M.  Picot,  dans 
son  excellente  Bibliographie  cornélienne,  écrit,  sous  le  numéro 

BÉRÉNICE  2** 


•62  BÉRÉNICE 

Corneille,  écrit  :  «  Bérénice  fut  un  duel  dont 
tout  le  monde  sait  l'histoire.  Une  princesse 
{en  note  :  Henriette-Anne  d'Angleterre),  tort 
touchée  des  choses  de  l'esprit  et  qui  eût  pu  les 
mettre  à  la  mode  dans  un  pays  barbare,  eut 
besoin  de  beaucoup  d'adresse  pour  faire  trou- 
ver les  deux  combattants  sur  le  champ  de 
bataille  sans  qu'ils  sussent  où  on  les  menait. 
Mais  à  qui  demeura  la  victoire  ?  Au  plus 
jeune.  » 

En  1747  (i),  Louis  Racine  répète  la  même 
chose  dans  ses  Mémoires  sur  la  vie  de  Jean 
Racine  :  «  M.  Fontenelle  dans  la  Vie  de  Cor- 
neille son  oncle,  nous  dit  que  Bérénice  fut  un 

1175  :  «  Vie  de  Corneille,  par  Fontenel.le.  Ce  discours  a  paru 
pour  la  premièrt  fois  sous  le  titre  d'Eloge  dans  les  Nouvelles 
de  la  République  des  Lettres  de  janvier  1685.  Il  a  été  inséré 
ensuite  dans  l'Histoire  de  l'Académiesfrançaise  donnée  en  1729 
par  l'abbé  d'Olivet.  A  partir  de  1742,  il  a  été  réimprimé  sous 
le  titre  de  Vie  de  Corneille  dans  toutes  les  éditions  des 
œuvres  de  Fontenelle  et  dans  la  plupart  de  celles  de  Cor- 
neille. ))  Mais  c'est  là  une  erreur.  L'Eloge  des  Nouvelles  de  la 
République  des  Lettres  est  différent  de  la  Vie,  et  l'on  n'y  trouve 
pas  trace  de  la  légende  sur  Bérénice. 

(1)  En  1747  les  frères  Parfaict  ont  répété  l'affirmation  de 
Fontenelle  (Histoire  du  théâtre  français,  XI,  66  et  109).  Ils 
allèguent  expressément  son  autorité.  Les  Mémoires  de  Louis 
vRacine  sont  postérieurs  à  l'apparition  de  ce  tome  XI  de 
YHistoire  du  théâtre  français  :  c'est  en  effet  dans  la  Préface  de 
leur  XIIIe  volume  (1748)  que  les  frères  Parfaict  en  discutent 
assez  vivement  certains  passages. 


LE    CHOIX    DU    SUJET 


63 


duel Une  princesse  (en  note  :  Henriette- 
Anne  d'Angleterre)  fameuse  par  son  esprit  et 
par  son  amour  pour  la  poésie,  avait  engagé  les 
deux  rivaux  à  traiter  le  même  sujet.  Ils  lui 
donnèrent  en  cette  occasion  une  grande 
preuve  de  leur  obéissance,  et  les  deux  Bérénices 
parurent  en  même  temps  en  1670....  [Mon 
père]  fut  encore  frappé  d'un  mot  de  Cha- 
pelle, qui  fit  plus  d'impression  sur  lui 
que  toutes  les  critiques  de  l'abbé  de  Villars 
qu'il  avait  su  mépriser.  Ses  meilleurs  amis 
vantaient  l'art  avec  lequel  il  avait  traité  un 
)  sujet  si  simple,  en  ajoutant  que  le  sujet  n'avait 
pas  été  bien  choisi.  Il  ne  l'avait  pas  choisi  ;  la 
princesse  que  j'ai  nommée  lui  avait  fait  pro- 
mettre qu'il  le  traiterait  :  et,  comme  courtisan, 
il  s'était  engagé.  «  Si  je  m'y  étais  trouvé,  dit 
Boileau,  je  l'aurais  bien  empêché  de  donner 
sa  parole..»  Chapelle,  sans  louer  ni  critiquer, 
gardait  le  silence.  Mon  père  enfin  le  pressa 
vivement  de  se  déclarer  :  «  Avouez-moi  en 
ami,  lui  dit-il,  votre  sentiment.  Que  pensez- 
vous  de  Bérénice  ?  »  «  Ce  que  j'en  pense  ? 
|  répondit  Chapelle  :  Marion  pleure,  Marion 
)   crie,  Marion  veut  qu'on  la  marie.  » 

En  17S1,  dans  le  Siècle  de  Louis  XIV,  Vol- 
taire, après   avoir    rappelé     les    coquetteries 


64  BÉRÉNICE 

mutuelles  de  Madame  et  du  roi,  leur  corres- 
pondance indirecte  par  l'intermédiaire  de 
Dangeau,  les  alarmes  de  la  famille  royale, 
et  l'interruption  volontaire  de  ce  jeu  scabreux, 
continue  en  ces  termes  :  «  Lorsque  Madame 
fit  depuis  travailler  Racine  et  Corneille  à  la 
tragédie  de  Bérénice,  elle  avait  en  vue  non 
seulement  la  rupture  du  roi  avec  la  connétable 
Colonne,  mais  le  frein  qu'elle-même  avait  mis 
à  son  propre  penchant  de  peur  qu'il  ne  devînt 
dangereux.  Louis  XIV  est  assez  désigné  dans 
ces  deux  vers  de  la  Bérénice  de  Racine  : 

Qu'en  quelque  obscurité  que  le  sort  l'eût  fait  naître, 
Le   monde,  en  le  voyant,   eût  reconnu  son  maître.  » 

En  1752,  Louis  Racine,  dans  ses  Remarques 
sur  les  tragédies  de  Jean  Racine,  répète  à  deux 
reprises  que  Madame  avait  «  imposé  »  à  son 
père  un  sujet  «  qui  n'était  point  tragique  »  et 
«  qu'il  n'avait  pas  choisi  ». 
■  Enfin,  en  1764,  Voltaire,  commentant  la 
Bérénice  de  Racine  pour  se  consoler  d'avoir 
à  annoter  le  Tite  et  Bérénice  de  Corneille, 
écrit  dans  sa  préface  :  «  Un  amant  et  une 
maîtresse  qui  se  quittent  ne  sont  pas  sans 
doute  un  sujet  de  tragédie.  Si  on  avait  proposé 


LE    CHOIX    DU    SUJET  65 

un  tel  plan  à  Sophocle  ou  à  Euripide,  ils 
l'auraient  renvoyé  à  Aristophane.  L'amour 
qui  n'est  qu'amour,  qui  n'est  point  une  passion 

/  terrible  et  funeste,  ne  semble  fait  que  pour  la 
comédie,  pour  la  pastorale  ou  pour  l'églogue. 
Cependant,  Henriette  d'Angleterre,  belle-sœur 
de  Louis  XIV,  voulut  que  Racine  et  Corneille 
rissent  chacun  une  tragédie  des  adieux  de 
Titus  et  de  Bérénice.  Elle  crut  qu'une  victoire 

/  obtenue  sur  l'amour  le  plus  vrai  et  le  plus 
tendre  ennoblissait  le  sujet;  et  en  cela  elle  ne 
se  trompait  pas  ;  mais  elle  avait  encore  un  inté- 
rêt secret  à  voir  cette  victoire  représentée  sur 
le  théâtre;  elle  se  ressouvenait  des  sentiments 
qu'elle  avait  eus  longtemps  pour  Louis  XIV 
et  du  goût  vif  de  ce  prince  pour  elle.  Le  danger 
de  cette  passion,  la  crainte  de  mettre  le  trouble 
dans  la  famille  royale,  les  noms  de  beau-frère 
et  de  belle-sœur,  mirent  un  frein  à  leurs 
désirs;  mais  il  resta  toujours  dans  leurs  cœurs 
une  inclination  secrète,  toujours  chère  à  l'un 
et  à  l'autre.  Ce  sont  ces  sentiments  qu'elle 
voulut  voir  développés  sur  la  scène,  autant 
pour  sa  consolation  que  pour  son  amusement. 
Elle  chargea  le  marquis  de  Dangeau,  confident 
de  ses  amours  avec  le  roi,  d'engager  secrète- 
ment Corneille  et  Racine  à  travailler  l'un  et 

2*** 


66  BÉRÉNICE 

l'autre  sur  ce  sujet  qui  paraissait  si  peu  fait 
pour  la  scène.  Les  deux  pièces  furent  compo- 
sées dans  Tannée  1670  sans  qu'aucun  des  deux 
sût  qu'il  avait  un  rival.  » 


II 


Voilà,  certes,  un  ensemble  de  textes  et  d'au- 
teurs qui  paraît  de  nature  à  satisfaire  les  plus 
sceptiques.  Pourtant,  lorsqu'on  examine  d'un 
peu  près,  plusieurs  choses  frappent  et  inquiè- 
tent. 

C'est  d'abord  qu'à  chaque  récit  nouveau 
l'histoire  va  se  complétant,  s'enrichissant, 
s'embellissant,  —  comme  le  font  les  légendes. 
Et,  comme  le  font  les  légendes,  elle  est  à  la 
fin  bien  plus  romanesque,  bien  plus  poétique 
qu'elle   ne    l'était   à   l'origine. 

L'abbé  Dubos  parle  de  l'intervention  de  la 
princesse,  des  critiques  impuissantes  ou  tar- 
dives de  Boileau,  et  c'est  tout.  Libre  à  nous  de 
croire  que  Madame  a  aussi  donné  le  même 
sujet  à  Corneille,  ou  qu'au  contraire  Corneille 
l'a  pris  spontanément,  soit  par  hasard,  soit 
dans  l'intention  d'entrer  en  lutte  avec  Racine. 
Libre  à  nous,  si  nous  admettons  qu'elle  se  soit 
adressée  aux  deux  poètes,  de  supposer  qu'elle 


68  BÉRÉNICE 

voulait  en  effet  les  mettre  aux  prises  ou  sim- 
plement qu'elle  désirait  voir  traité  par  les  deux 
plus  illustres  auteurs  dramatiques  du  temps  un 
sujet  qui  lui  était  cher  :  entre  ce  motif  pure- 
ment littéraire  ou  cette  raison  toute  senti- 
mentale, l'abbé  Dubos   ne  se  prononce  point. 

Fontenelle  et  Louis  Racine  —  qui  le  cite  et 
le  suit  —  sont  plus  explicites  :  la  princesse  a 
bien  donné  son  sujet  aux  deux  poètes;  elle  n'y 
avait  d'autre  intérêt  que  le  plaisir  tout  intel- 
lectuel de  voir  «  les  deux  combattants  sur  le 
champ  de  bataille  »;  de  plus  elle  s'est  arrangée 
habilement  pour  qu'ils  ignorassent  l'un  et 
l'autre  «  où  on  les  menait  ».  Par  ce  dernier 
trait,  l'aventure  a  quelque  chose  de  plus 
piquant  et  se  présente  déjà  sous  une  face  un 
peu  différente. 

Enfin,  avec  Voltaire,  l'anecdote  revêt  sa 
forme  définitive ,  —  mais  elle  s'y  reprend 
à  deux  fois.  D'abord,  la  duchesse  d'Orléans  a 
voulu  voir  célébrer  tout  ensemble  les  amours 
du  roi  avec  Marie  Mancini  et  ses  amours 
avec  elle-même;  du  même  coup  des  allusions 
précises  à  Louis  XIV  sont  découvertes  et 
signalées.  Ensuite,  la  duchesse  ne  songe  plus 
(et  on  l'en  féliciterait  volontiers)  à  mêler  l'idylle 
de  la   nièce  de   Mazarin  à  sa  propre  idylle  : 


LE   CHOIX    DU    SUJET  69 

c'est  sa  seule  histoire  qu'elle  veut  contempler 
sur  la  scène,  et  cela  non  seulement  pour  se 
«  consoler  »,  mais  encore  pour  «  s'amuser  »  ; 
d'autre  part,  voici  qu'un  nouveau  et  dernier 
personnage  s'introduit  dans  l'aventure,  Dan- 
geau  entre  en  scène  :  confident  de  Madame  et 
du  roi,  il  est  en  effet  l'intermédiaire  attendu, 
qui  peut,  qui  doit  communiquer  aux  poètes 
les  intentions  secrètes  de  Madame.  Il  n'y  a  plus 
rien  désormais  à  y  ajouter  :  la  légende  est 
achevée,  elle  peut  prendre  son  voL  Mais,  quand 
on  l'a  vue  s'élaborer  ainsi,  n'est-on  pas  tenté 
de  croire  qu'en  effet  c'est  bien  une  légende? 

Un  second  scrupule  naît  dans  l'esprit,  quand 
on  se  demande  sur  quoi  reposent  tous  ces 
détails,  qui  donnent  si  heureusementà  l'épisode 
son  caractère  romanesque  ;  sur  quoi  reposent 
même  les  premiers  et  plus  simples  récits  que 
nous  en  ayons. 

Voltaire  a-t-il  une  autorité  ?  Il  n'en  cite 
aucune.  Qui  lui  a  fait  confidence  des  pensées 
de  Madame,  de  ses  désirs,  de  ses  vœux  cachés, 
ou  à  qui  elle-même  en  a-t-elle  fait  confi- 
dence pour  en  informer  Voltaire?  N'est-ce 
pas  lui  qui  nous  offre  ici,  comme  des  réalités, 
ses  conjectures  de  poète  dramatique  ?  On  le 
craint.  On  le  craint   surtout  si  l'on  remarque 


70  BÉRÉNICE 

qu'il  est  le  premier  et  le  seul  à  faire  interve- 
nir Dangeau,,  si  l'on  rapproche  sa  première 
version  (i)  de  la  seconde,  et  si  l'on  voit  alors 
avec  évidence  comment  l'idée  lui  est  venue  de 
prêter  ce  rôle  au  marquis.  Ce  sont  donc  là 
des  hypothèses,  qui  n'ont  que  la  valeur  d'hypo- 
thèses, qui  s'ajoutent  à  l'histoire  primitive,  qui 
s'appuient  sur  elle  et  ne  l'appuient  pas. 

Les  témoignages  de  Fontenelle  et  de  Louis 
Racine  ont-ils  plus  de  valeur?  On  serait  tenté 
de  le  croire  d'abord  :  apparentés  de  très  près, 
l'un  à  Corneille,  l'autre  à  Racine,  ne  repré- 


(i)  «  Il  y  eut  d'abord  entre  Madame  et  le  roi  beaucoup  de 
ces  coquetteries  d'esprit  et  de  cette  intelligence  secrète  qui 
se  remarquèrent  dans  de  petites  fêtes  souvent  répétées.  Le  roi 
lui  envoyait  des  vers  ;  elle  y  répondait.  Il  arriva  que  le  même 
homme  fut  à  la  fois  le  confident  du  roi  et  de  Madame  dans  ce 
commerce  ingénieux.  C'était  le  marquis  de  Dangeau.  Le  roi  le 
chargeait  d'écrire  pour  lui;  et  la  princesse  l'engageait  à  répon- 
dre au  roi.  Il  les  servit  tous  deux,  sans  laisser  soupçonner  à 
l'un  qu'il  fût  employé  par  l'autre;  et  ce  fut  une  des  causes  de 
sa  fortune.  »  (Siècle  de  Louis  XIV,  ch.  xxv.)  Lorsque  plus 
tard  Voltaire  s'est  demandé  quel  avait  pu  être  l'intermédiaire 
entre  Madame  et  les  deux  poètes,  il  a  tout  naturellement  pensé 
à  Dangeau  et  s'est  laissé  influencer  par  ce  qu'il  avait  lui-même 
antérieurement  écrit.  Le  pis  est  que  ce  récit  même  paraît  déjà 
controuvé  :  Dangeau  était  en  Espagne,  dit-on,  au  moment  de 
ce  commerce  de  vers  et,  selon  l'abbé  de  Choisy,  s'il  a  été  ainsi 
poète  confident  et  poète  secrétaire,  c'est  entre  le  roi  et  MUe  de 
La  Vallière.  (Mémoires  de  Choisy,  p.  525.  Collection  des 
mémoires  sur  l'histoire  de  France.) 


LE    CHOIX   DU   SUJET  71 

sentent-ils  pas  la  tradition  domestique  la  plus 
directe? 

Mais  précisément  Fontenelle,  ici,  ne  se 
réclame  pas  de  ses  liens  avec  la  famille  de 
Corneille.  Il  ne  raconte  pas  les  faits  le  premier, 
comme  un  secret  confié  par  son  oncle  et  que 
la  mort  de  tous  les  intéressés  lui  permet  de 
dévoiler  enfin  ;  il  suit  l'abbé  Dubos,  qui  en  a 
parlé  comme  d'une  tradition  courante.  Il  ne 
les  raconte  pas  de  lui-même,  comme  les  tenant 
de  source  sûre  ;  il  sent  le  besoin  d'invoquer 
expressément  une  autorité,  et  cette  autorité, 
c'est  le  bruit  public  :  «  Tout  le  monde  sait 
l'histoire.  »  Qui  ignore  que  le  bruit  public, 
c'est  souvent  l'erreur  publique  ?  et  si  «  tout  le 
monde  »  savait  l'histoire,  d'où  vient  que  si  peu 
y  aient  fait  allusion? 

Quant  a.  Louis  Racine,  son  affirmations- 
même  s'il  ne  s'en  référait  pas  à  un  autre  — 
aurait  en  soi  peu  de  valeur  :  âgé  de  neuf  ans 
à  la  mort  de  son  père,  c'est  à  peine  s'il  l'a 
connu.  Le  Racine  dont  sa  mère  et  ses  frères 
.aînés  ont  eux-mêmes  connu  et  pu  raconter  la 
vie,  c'est  le  Racine  converti,  qui  ne  s'oc- 
cupait plus  du  théâtre  profane,  qui  défendait  à 
ses  enfants  d'y  assister,  qui  s'était  désintéressé 
de   ses  propres  pièces,  qui    ne  les   possédait 


72  BÉRÉNICE 

point  dans  sa  bibliothèque,  qui  ne  les  faisait 
pas  lire  et  n'en  parlait  pas  aux  siens  (i).  Sur 
toute  la  période  des  «  égarements  »  de  son 
père,  ce  janséniste  de  Louis  Racine  n'a  rien 
appris  d'original,  ne  nous  apprend  rien  qui  ne 
soit  ailleurs.  Mais  par  surcroît,  ici,  il  déclare 
formellement  qu'il  se  fait  l'écho  de  Fontenelle  : 
il  ne  confirme  donc  pas  un  témoignage  qu'il 
invoque. 

En  revanche,  son  témoignage  à  lui  est  plutôt 
de  nature  à  ébranler  celui  de  l'abbé  Dubos. 
En  effet,  l'abbé  Dubos  et  Louis  Racine  rappor- 
tent tous  deux  que  Boileau  blâmait  le  sujet  de 
Bérénice  et  regrettait  de  n'avoir  pas  été  là  pour 
empêcher  Racine  de  promettre  qu'il  le  traite- 
rait. Authentiques,  ces  paroles  sufHraient  à 
démontrer  la  promesse  du  poète  et  par  consé- 
quent la  demande  de  Madame.  Mais  sont-elles 
authentiques  ?  Les  divergences  des  deuxauteurs 


(i)  «  La  Thébaïde  fut  jouée  la  même  année;  et  comme  je  ne 
trouve  rien  qui  m'apprenne  de  quelle  manière  elle  fut  reçue, 
je  n'en  dirai  rien  davantage.  Je  ne  dois  parler  ici  qu'histori- 
quement de  ses  tragédies,  et  presque  tout  ce  que  j'en  puis  dire 
d'historique  se  trouve  ailleurs.  Je  laisse  aux  auteurs  de  l'His- 
toire du  Théâtre  Français  le  soin  de  recueillir  ces  particularités, 
dont  plusieurs  sont  peu  curieuses  et  toutes  fort  incertaines, 
parce  qu'il  n'en  a  rien  raconté  dans  sa  famille  ;  et  je  ne  suis 
pas  mieux  instruit  qu'un  autre  de  ce  temps  de  sa  vie  dont  il 
ne  parlait  jamais.  »  {Mémoires  sur  la  vie  de  Jean  Racine.) 


LE  CHOIX    DU    SUJKT  "]"è 

ne  sauraient  prouver  qu'elles  ne  le  sont  point  : 
sans  doute  Louis  Racine  les  cite  comme  pro- 
noncées en  une  circonstance  particulière  qu'il 
précise,  tandis  que  l'abbé  Dubos  les  rapporte 
comme  répétées  «  plusieurs  fois  »  ;  mais  cela 
peut  à  la  rigueur  s'accorder.  Ce  qui  ne  s'accorde 
pas,  c'est  que  Louis  Racine  les  ait  connues, 
qu'il  les  ait  textuellement  reçues  de  source 
sûre,  et  qu'il  n'ait  pas  pu,  —  par  un  raisonne- 
ment élémentaire,  —  en  induire  l'intervention 
de  la  duchesse  d'Orléans,  qu'il  ait  été  obligé 
de  s'en  rapporter  à  Fontenelle.  On  est  ainsi 
amené  à  croire  que  Louis  Racine  et  l'abbé 
Dubos  ont  accommodé  à  la  tradition  d'après 
laquelle  Madame  a  inspiré  le  sujet,  la  tradition 
d'après  laquelle  Boileau  le  désapprouvait.  Que 
Boileau  ait  désapprouvé  le  sujet,  c'est  possible; 
mais  l'a-t-il  désapprouvé  en  disant  :  «  Si  je 
m'y  étais  trouvé,  je  l'aurais  bien  empêché  de 
donner  sa  parole  »,  c'est  ce  qui  reste  douteux, 
—  puisque  cela  n'a  pas  été  pour  Louis  Racine 
lui-même  preuve  suffisante  qu'une  parole  ait 
été  réellement  donnée.  En  dernière  analyse, 
c'est  sur  un  simple  on-dit  que  toutes  ces 
affirmations  paraissent  s'appuyer. 

Et  enfin,  une  troisième  raison  nous  met   en 
garde  contre  tous  les  témoignages  sur  lesquels 

BÉRÉNICE  3 


74  BÉRÉNICE 

se  fonde  la  légende  :  c'en  est  la  date  tardive. 
Entre  l'année  où  parut  Bérénice  et  l'année  où 
pour  la  première  fois  le  sujet  en  fut  attribué 
à  Madame,  il  s'est  écoulé  environ  un  demi- 
siècle  :  un  demi-siècle,  pendant  lequel  per- 
sonne n'a  jamais  raconté,  n'a  jamais  entendu 
raconter  rien  de  pareil. 

Les  contemporains  de  Corneille  et  de  Racine 
n'en  ont  rien  dit  ;  la  façon  même  dont  ils 
s'expriment  implique  qu'ils  n'en  ont   rien  su. 

Lorsque  l'abbé  de  Villars,  par  exemple,  a 
écrit  sa  première  lettre,  son  intention  évidente 
était  de  sacrifier  la  Bérénice  qu'il  venait  de  voir  à 
Tite  et  Bérénice  qu'il  allait  voir  ;  il  établit  donc 
un  parallèle  entre  les  deux  poètes  ;  il  attribue 
les  défauts  de  Racine  à  son  désir  de  «  s'éloi- 
gner du  genre  d'écrire  de  Corneille  ».  Puisque 
tout  son  pamphlet  roulait  ainsi  sur  la  com- 
paraison des  deux  poètes,  c'était  le  moment  de 
faire  une  allusion  à  la  volonté  princière  qui 
avait  ménagé  cette  rencontre  ;  il  n'en  fait  rien, 
c'est  donc  qu'il  n'en  a  point  ouï  parler.  Sa 
conclusion  nous  atteste  même  que  le  public 
n'en  savait  pas  davantage.  Il  affectait  ironique- 
ment de  prendre  la  défense  de  Racine  ;  les 
reproches  qu'il  citait  avec  l'airde  les  combattre, 
il  les  fortifiait  par  la  faiblesse  voulue  de  ses 


LE    CHOIX    DU    SUJET  jb 

réfutations  ou  de  ses  démentis  sans  preuves  ; 
or  il  termine  ainsi  :  «Je  ne  puis  souffrir  qu'on 
accuse  le  poète  de  n'entendre  pas  le  théâtre, 
qu'on  le  blâme  d'avoir  voulu  entrer  en  lice 
avec  Corneille,  et  que  Monsieur  de  ***  s'écrie  : 

Infelix  puer,  atque  impar  congressus  Achilli.  » 

Dans  le  public  on  croyait  donc  à  une  rencontre 
voulue  et  l'on  discutait  sur  l'audace  de  Racine  : 
on  ne  supposait  point  qu'il  n'eût  pas  agi  libre- 
ment. 

Subligny,  ou  l'abbé  de  Saint-Ussans,  ou  celui, 
quel  qu'il  soit  (i),  qui  s'est  fait,  quelques  jours 
après,  le  défenseur  officieux  de  Racine,  est 
dans  la  même  ignorance.  Il  veut  répondre  à  ce 
reproche  d'insolence  ou  de  témérité  ;  et  il  ne 
trouve  rien  de  mieux  que  d'ergoter  sur  les  dis- 
semblances des  deux  pièces  qui  en  font  en 
réalité  deux  sujets  différents  (2)  ;  il  ne  songe 

(1)  Cf  Edition  des  Grands  Écrivains,  II,  349. 

(2)  «  Il  faut  que  je  vous  prie  de  dire  à  votre  ami  M.  de*** 
qu'il  applique  mieux  une  autre  fois  «Injelix,  etc.  »  A  moins qu  il 
ne  prétende  qu'on  ne  peut  faire  un  poème  dramatique  sans 
entrer  en  lutte  avec  M.  Corneille.  Car  de  dire  que  M.  Racine  a 
traité  le  même  sujet  que  lui,  c'est  parler  fort  à  la  manière  du 
peuple  qui  s'imagine  que  parce  que  Bérénice  est  un  nom 
commun  à  deux  tragédies,  ces  deux  tragédies  doivent  être  la 
même  chose.  Vous  savez  bien  que  tout  en  est  différent  :  l'action 


"]6  BÉRÉNICE 

même  pas  au  seul  argument  décisif  :  que 
Racine,  n'ayant  pas  choisi  lui-même  son  sujet, 
ne  sachant  point  qu'on  l'avait  aussi  demandé  à 
Corneille,  ne  pouvait  donc  s'être  proposé  d'en- 
trer en   lutte    avec  lui. 

En  167 1,  parut  à  Utrecht  une  comédie 
anonyme  de  trois  actes  en  prose  :  Tite  et  Titus 
ou  les  deux  Bérénices.  L'auteur,  au  commence- 
ment du  troisième  acte,  rappelle  le  voyage  de 
Louis  XIV  dans  les  Flandres.  Il  loue  la  magni- 
ficence, la  générosité  du  roi  ;  il  ne  fait  pas  même 
l'ombre  d'une  allusion  à  ses  amours  glorieuse- 
ment domptées,  au  noble  sacrifice  de  sa  passion, 
pas  même  l'ombre  d'une  allusion  à  Madame, 
qui  a  joué  un  tel  rôle  dans  ce  voyage.  Or,  la  Hol- 
lande est  le  pays  des  pamphlets;  il  y  a  là  des 
écrivains  qui  guettent  les  moindres  apparences 
de  scandale  pour  battre  monnaie  ;  ils  ont  déjà 
diffamé  Madame,  ils  la  diffameront  encore  (1)  : 

différente,  le  temps  différent,  peut-être  même  la  scène  différente, 
et  que  si  un  seul  auteur  avait  fait  ces  deux  pièces,  elles  se 
compteraient  fort  bien  pour  deux  poèmes,  aussi  distingués 
que  deux  actions  d'une  même  personne  dont  l'une  suppose 
l'autre,  comme  les  deux  Iphigénies  d'Euripide  et  les  deux 
Œdipes  de  Sophocle.  »  —  L'argument  n'a  pas  été  perdu. 
En  1677,  de  Visé  l'a  repris  dans  le  Mercure  pour  justifier  Pra- 
don  :  les  deux  Phèdres,  dit-il,  «  n'ont  de  commun  que  le  nom 
des  personnages.  » 
(1)  «  Dans    ce  temps-là  [avant  la  disgrâce  du   chevalier  de 


LE    CHOIX    DU    SUJET  77 

c'est  bien  là  qu'on  aurait  dû  avoir  l'idée  d'éta- 
blir une  relation  entre  l'aventure  de  Bérénice 
avec  Titus  et  l'aventure  de  Madame  avec  le 
roi,  —  ne  fût-ce  que  pour  répondre  aux  calom- 
niateurs et  montrer  comme  les  héroïnes  furent 
toutes  deux  irréprochables  et  nobles.  L'auteur 
de  Tite  et  Titus  ne  l'a  point   fait. 

En  1676,  Le  Clerc,  imprimant  son  Iphigénie, 
déclarait  dans  la  Préface  :  «  J'avouerai  de  bonne 
foi  que,  quand   j'entrepris  de    traiter  le  sujet 


Lorraine],  il  s'imprima  un  livre  en  Hollande,  dont  M.  de  Lou- 
vois  eut  le  premier  exemplaire  :  ce  livre  était  une  histoire 
merveilleusement  bien  écrite,  qui  avait  pour  titre  Les  Amours 
du  Palais  Royal.  Madame  s'y  trouvait  cruellement  traitée,  et  la 
prétendue  passion  qu'on  l'accusait  d'avoir  eue  inutilement 
pour  le  Roi  y  était  tout  au  long...  Il  est  inconcevable  combien 
Madame  fut  pénétrée  de  cet  imprimé...  »  L'évêque  de  Valence 
passa  en  Hollande,  et  moyennant  deux  mille  pistoles,  obtint 
la  suppression  de  toute  ledition,  sauf  trois  exemplaires,  l'un 
déjà  envoyé  à  Louvois,  l'autre  envoyé  au  Roi  d'Angleterre,  et 
un  troisième  qu'il  garda,  mais  pour  le  détruire  avant  sa  mort. 
Quinze  ans  après  la  mort  de  Madame,  Choisy  put  voir  ce  der- 
nier :  «  Il  ne  ressemblait  en  rien,  dit-il,  à  celui  qui  a  couru 
depuis  sous  le  même  titre,  lequel  ne  contient  pas  un  seul 
mot  de  vérité.  »  (Mémoires  de  Choisy,  p.  393.  Ci. Mémoires  de 
Cosnac.)  —  En  1667  a  paru  aussi  un  petit  volume  in-18,  His- 
toire galante  du  comte  de  Guiche  et  de  Madame,  réimprimée 
dans  l'Histoire  amoureuse  des  Gaules  sous  le  titre  de  la  Prin- 
cesse ou  les  Amours  de  Madame.  Le  Comte  de  Bâillon  (Henriette- 
Anne  d'Angleterre,  Perrin,  1887,  p.  267-268)  suppose  que 
c'est  le  pamphlet  que  l'évêque  de  Valence  croyait  avoir  réussi 
à  faire  supprimer. 


78  BÉRÉNICE 

d' 'Iphigénie  en  Aulide,  je  crus  que  M.  Racine 
avait  choisi  celui  d* Iphigénie  dans  la  Tauride, 
qui  n'est  pas  moins  beau  que  le  premier.  Ainsi 
le  hasard  seul  a  fait  que  nous  nous  sommes 
rencontrés,  comme  il  arriva  à  M.  de  Corneille 
et  à  lui  dans  les  deux  Bérénices.  »  Négligeons 
ici  le  mensonge  de  Le  Clerc.  Si  sa  dernière 
phrase  est  sincère,  il  croit  au  hasard  et  il  s'au- 
torise de  ce  cas  fortuit  pour  prouver  l'innocence 
de  ses  intentions.  Si  elle  est  ironique,  il  croit 
que  Racine  a  pris  le  sujet  de  son  rival,  et  il  veut 
lui  interdire  de  se  plaindre  par  un  argument 
ad  hominem,  l'inviter  à  subir  d'autrui  le  même 
traitement  qu'il  a  fait  subir  à  un  autre.  Dans 
les  deux  cas,  si  l'on  avait  pu  lui  répondre  : 
Il  n'y  a  point  de  hasard,  il  n'y  a  point  de 
sujet  dérobé,  il  y  a  une  rencontre  organisée 
par  une  princesse  à  qui  il  fallait  obéir,  —  son 
excuse  lui  était  enlevée.  Pour  qu'il  ait  tenté 
de  se  justifier  ainsi,  il  faut  donc  que  lui- 
même  n'ait  pas  connu  et  qu'autour  de  lui  on 
n'ait  pas  connu  la  prétendue  intervention  de 
Madame. 

Enfin,  en  1677,  de  Visé  n'en  sait  pas  davan- 
tage ;  comme  s'il  voulait  à  l'avance  contredire 
Fontenelle  avec  ses  propres  expressions,  il 
affirme    que    «   tout    le   monde  sait   »    com- 


» 


LE    CHOIX    DU    SUJET  79 

«  ment  les  deux  Bérénices  »  ont  été  écrites 
«  ensemble  par  un  effet  du  hasard  »  (i). 
Semblable  silence  est  observé  par  les  écri- 
vains eux-mêmes.  Corneille  n'a  adjoint  à  sa 
pièce  ni  préface  ni  examen  ;  il  ne  fait  nulle  part 
la  moindre  allusion  à  aucune  demande  reçue, 
à  aucun  engagement  pris.  Racine  dédie  sa 
pièce  à  Colbert  ;  il  la  fait  précéder  d'une  préface 
/fort  importante  ;  ni  dans  l'épître  ni  dans  la  pré- 
face —  lui  qui  jadis  avait  fait  sonner  si  haut  les 
conseils  que  Madame  lui  aurait  donnés  sur  la 
«  conduite  »  de  son  Andromaque,  les«  nouveaux 
ornements  »  qu'elle  y  aurait  fait  ajouter  —  il 
ne  dit  un  mot  qui  puisse  s'appliquer  à  elle. 
Pourtant  il  lui  fallait  répondre  à  de  grands 
personnages,  qui  blâmaient  précisément  ce  que 
Madame  lui  aurait  fourni,  la  donnée  même  de 
sa  pièce  :  quel  argument  irrésistible  il  aurait  eu 
là  !  Il  lui  fallait  prévenir  les  accusations  des 
partisans  de  Corneille,  qui  lui  reprocheraient, 
qui  lui  ont  reproché,  d'entrer  de  parti  pris  en 
lutte  avec  leur  grand  homme  :  quelle  justifica- 
tion que  l'ordre  de  Madame  !  Tout  au  contraire, 
il  a  bien  l'air  de  revendiquer  pour  lui  seul  le 
choix   de   son   sujet  :  «  Il  y  avait   longtemps 

(i)  Mercure  galant,  avril  1677. 


8o  BÉRÉNICE 

qu'il  voulait  essayer  s'il  pourrait  faire  une  tra- 
gédie avec  cette  simplicité  d'action  qui  a  été 
si  fort  du   goût  des  anciens.  » 

Dira-t-on  que  sans  doute  le  secret  avait  été 
imposé  par  Madame  à  Corneille  comme  à 
Racine  ?  Et  pourquoi  aurait-il  été  imposé  ? 
Pour  que  les  deux  poètes  entrassent  en  lutte 
à  l'insu  l'un  de  l'autre?  —  Mais  une  fois  cette 
lutte  rendue  publique  parla  représentation  des 
deux  pièces,  le  mystère  n'avait  plus  d'objet.  — 
Pour  épargner  l'orgueil  de  l'un  ou  de  l'autre  ? 
—  Mais  chacun  d'eux  devait  être  fier  d'avoir 
été  choisi  par  Madame  ;  chacun  d'eux  devait 
être  porté  à  s'en  glorifier,  affligé  de  se  le  voir 
interdire  :  c'eût  été  pour  le  vainqueur  de  ce 
tournoi  un  motif  de  plus  à  triompher,  pour  le 
vaincu  une  consolation  à  sa  défaite,  une  raison 
de  plus  d'en  appeler  des  premières  impressions 
et  d'espérer  une  revanche.  —  Pour  dérober  au 
public  quel  intérêt  personnel  elle  prenait  à  une 
telle  histoire  et  qu'elle  y  avait  fait  mettre  en 
scène  un  épisode  de  sa  propre  vie  ?  —  Mais  si 
c'eût  été  en  effet  son  idylle  que  l'un  et  l'autre 
eussent  racontée,  tout  le  monde  s'en  fût  bien 
aperçu  ;  on  eût  bien  été  frappé  de  cette  rencontre 
des  deux  poètes  en  un  sujet  si  actuel  ;  il  n'eût 
pas   été    difficile   de   supposer  que  l'un  d'eux 


LE    CHOIX    DU    SUJET  Ol 

au  moins,  celui  qui  s'était  déjà  vanté  d'avoir 
Madame  pour  collaboratrice,  avait  cette  fois 
encore  reçu  ses  inspirations  ;  et  enfin  —  sauf 
Monsieur — qui  cela  eût-il  choqué  et  pourquoi 
tant  de  précautions  ?  Dans  toute  la  littérature 
du  temps  et  jusqu'en  chaire  se  retrouvent  les 
allusions  peu  voilées  aux  faiblesses  amoureuses 
de  Louis  XIV  :  pourquoi  vouloir  cacher  les 
allusions  à  un  noble  sacrifice,  à  un  généreux 
triomphe  sur  la  passion  ?  Quant  à  Monsieur, 
sa  jalousie  en  éveil  n'aurait  pas  pris  le  change, 
et,  que  Madame  ait  été  ou  non  nommée,  il  ne 
l'en  aurait  pas  moins  reconnue  et  ne  s'en  serait 
pas  moins  irrité. 

D'ailleurs,  quand  les  deux  tragédies  ont 
paru,  Madame  était  morte  et  par  là  même 
les  langues  déliées  ;  sans  être  forcés  de  révéler 
(s'il  y  avait  lieu  de  le  faire)  les  sentiments  qui 
l'avaient  guidée,  n'eût-il  pas  été  naturel 
que  les  deux  poètes  eussent  rendu  un  der- 
nier hommage  à  leur  inspiratrice  ?  n'est-il 
pas  étonnant  qu'aucun  d'eux  n'y  ait  songé  ? 
Plus  tard  encore,  six  ans  après  —  et  six  ans 
c'est  bien  long  en  pareille  matière  :  bien  des 
vérités  peuvent  paraître  alors  sans  inconvé- 
nients —  pourquoi  ni  l'un  ni  l'autre  n'ont-ils 
parlé?  Ils  avaient  tous  deux  intérêt  à  le  faire. 

3* 


82  BÉRÉNICE 

Corneille  adressait  son  Remerciement  au  roi;  il 
lui  rendait  grâces  d'avoir  ressuscité  quelques- 
uns  de  ses  ouvrages  ;  il  réclamait  la  même  faveur 
pour  d'autres,  pour  les  derniers,  pour  Tite  et 
Bérénice  en  particulier,  qui,  avec  la  protection 
de  Louis,  «  trouverait  des  acteurs  ».  N'était-ce 
pas  le  moment  de  se  recommander  du  sou- 
venir de  Madame,  d'émouvoir,  en  faveur  de  la 
pièce  qu'elle  avait  inspirée,  un  cœur  qui  l'avait 
aimée  ?  Racine  voyait  Le  Clerc  alléguer  effron- 
tément la  rencontre  fortuite  des  deux  Béré- 
nices pour  rendre  vraisemblable  la  rencontre 
fortuite  des  deux  lphigénies.  Qui  l'empêchait 
de  dire,  de  faire  dire  par  ses  amis  la  vérité, 
pour  confondre  ce  concurrent  déloyal  ?  Ni 
alors,  ni  plus  tard,  ni  Corneille  ni  Racine  ne 
se  sont  réclamés  de  Madame  :  c'est  donc  qu'ils 
n'avaient  pas  à  le  faire. 

Ainsi  donc,  des  récits  qui  ont  toute  l'appa- 
rence de  récits  légendaires,  —  des  récits  qui 
reposent  ou  sur  des  hypothèses  ou  sur  d'autres 
récits,  appuyés  eux-mêmes  sur  une  tradition 
anonyme  et  vague,  —  des  récits  tardifs,  et  que 
dément  l'universel  silence  des  contemporains 
et  des  intéressés  eux-mêmes, —  voilà,  en  fin  de 
compte,  ce  que  semblent  contenir  tous  ces 
textes  qui  jusqu'ici  ont  fait  foi.  Il  semble  que 


LE    CHOIX    DU    SUJET  83 

nous  ayons  là  une  légende,  élaborée  peu  à  peu 
dans  les  premières  années  du  xvme  siècle, 
uniquement  pour  expliquer  la  rencontre  des 
deux  poètes. 


III 


Et  si  nous  en  arrivons  ainsi  à  tenir  cette 
légende  pour  insuffisamment  établie,  d'autres 
motifs  nous  amènent  à  la  regarder  comme  in- 
vraisemblable. 

Henriette-Marie  de  France,  la  mère  de 
Madame,  était  morte  le  10  septembre  1669. 
Son  Oraison  funèbre  fut  prononcée  par  Bossuet 
le  16  novembre.  Il  a  lui-même  attesté  dix 
mois  après  combien  Madame  fut  «  attentive  » 
à  ce  discours  et  combien  «  de  larmes  elle 
versa  »  (1).  Elle  «  en  fut  si  touchée,  dit  l'abbé 
Ledieu,  qu'elle  mit  toute  sa  confiance  dans  le 
nouvel  évêque,  et,  résolue  de  s'appliquer  tout 
entière  à  la  piété,  elle  reçut  de  lui  des  règles 
de  conduite  dont  elle  fut  si  contente  qu'elles 
lui  firent  désirer  de  le  voir  souvent  en  parti- 

(1)  Oraison  funèbre  d'Henriette    d'Angleterre,  exorde. 


86  BÉRÉNICE 

culier.  Avec  tant  d'esprit  cette  princesse,  bien- 
tôt instruite  des  devoirs  du  christianisme, 
voulut  encore  apprendre  à  fond  la  religion 
catholique  qu'elle  avait  peu  connue  en  Angle- 
terre. Notre  prélat  eut  l'honneur  de  l'en  entre- 
tenir souvent,  trois  fois  par  semaine  (i).  » 
C'est  sur  ces  entrefaites,  le  i3  décembre  1669, 
que  l'on  joua  Britannicus.  Madame  ne  paraît 
guère  avoir  été  en  humeur  de  s'intéresser 
beaucoup  au  succès  de  cette  tragédie,  ni  de 
chercher  en  ce  moment-là  à  ménager  pour 
Racine  une  revanche  future,  ni  de  songer  à 
organiser  un  concours  dramatique.  Son  cha- 
grin, que  nous  avons  tout  lieu  de  croire  sin- 
cère et  profond,  sa  velléité  de  conversion, 
même  si  on  la  suppose  passagère,  l'influence 
de  Bossuet,  si  peu  durable  qu'on  l'imagine  :  tout 
la  détournait  également  de  ces  «  comédies  »,  si 
durement  condamnées  par  l'illustre  adversaire 
du  P.  Caffaro.  D'ailleurs,  s'il  faut  en  croire  le 
témoignage  de  Bossuet  lui-même,  conservé 
par  Mlle  de  Montpensier,  les  édifiantes  dispo- 
sitions de  Madame  ont  duré  jusqu'à  la  fin,  et 
jusqu'à  la  fin  «  elle  prenait  plaisir  à  lui  parler 
de  son  salut  »,  à  s'entretenir  avec  lui  de  reli- 

(i)  Mémoires,  édités  par  l'abbé  Guettée,  p.  127-128. 


LE    CHOIX    DU    SUJET  87 

gion  «  aux  heures  qu'elle  n'avait  personne 
chez  elle  »  (i). 

Mais  d'autres  raisons  encore,  pendant  ces 
dix  mois,  la  tinrent  éloignée  des  frivolités  et 
des   divertissements. 

C'est  précisément  vers  la  fin  de  l'année 
1669  que  ses  ennuis  intimes  se  renouvelèrent, 
s'aggravèrent  et  aboutirent  à  une  crise  vio- 
lente. On  sait  qu'elle  ne  s'entendait  guère  avec 
Monsieur  —  quoique  Robinet  se  soit  avisé  un 
jour  de  les  proclamer,  elle  et  lui,  «  bien  assortis 
de  corps  et  d'àme  »  (2).  Le  duc  d'Orléans, 
qui  l'avait  épousée  en  1661,  avait  vite  cessé  de 
l'aimer  (3)  Il  ne  l'en  avait  pas  moins  persé- 
cutée de  ses  soupçons  et  de  ses  scènes  de  ja- 
lousie :  il  avait  accusé  ses  relations  avec  le 
roi,  avec  le  comte  de  Guiche,  avec  le  prince 
deMarsillac,  avec  le  duc  de  Monmouth,  quand 
ce  dernier  vint  en  France  (4).  Il  avait  fini  par 
affecter  de  lui  pardonner  —  et  il  avait  cherché 
des  consolations  d'un  autre  côté.  Je  ne  veux 
pas  dire  qu'il  prit  des  maîtresses  :  ce   n'était 

(1)  Mémoires  de  Mlle  de  Montpensier,  t.  IV,  p.  193  (collection 
des  Mémoires  sur  l'histoire  de  France). 

(2)  Lettre  en  vers  du   14  février  1666. 

(3)  Mémoires  de  La  Fare,  p.  176  (même  collection). 

(4)  Mme  de  Lafayette,  Histoire  de  Madame  ;  Mémoires  de 
Choisy,  p.  397  (même  collection^. 


88  BÉRÉNICE 

pas  sa  manière.  Mais  «  le  chevalier  de  Lorraine, 
fait  comme  on  peint  les  anges,  se  donna  à 
Monsieur  et  devint  bientôt  le  favori,  le  maître, 
disposant  des  grâces  et  plus  absolu  chez 
Monsieur  qu'il  n'est  permis  de  l'être,  quand 
on  ne  veut  pas  passer  pour  le  maître  ou  la 
maîtresse  de  la  maison.  Madame  parla  avec 
horreur  de  ce  désordre,  dont  elle  se  plaignit 
d'abord  à  Mme  de  Saint-Chaumont ,  [son 
amie  et  la  gouvernante  de  ses  enfants],  intime 
amie  de  l'évêque  de  Valence,  [aumônier  du  duc 
d'Orléans,  fort  dévoué  à  la  duchesse],  qui  de  son 
côté  ne  pouvait  souffrir  le  chevalier  de  Lor- 
raine. Ce  conseil  résolut  que  Madame  entre- 
tiendrait le  roi  de  ses  malheurs.  »  Le  roi  inter- 
vint ;  il  n'aboutit  guère  qu'à  provoquer  de 
nouvelles  scènes  entre  son  frère  et  sa  belle- 
sœur  (i).  Le  chevalier  de  Lorraine  continua  de 
l'emporter  sur  Madame  ;  le  duc  obtint  même  du 
roi  un  ordre  d'exilpour  l'évêque  deValence, dont 
elle  se  sépara  avec  chagrin  (2)  ;  il  chassa  Mme  de 
Saint-Chaumont, et, quand  Mllede  Montpensier 
rentrant  à  Paris  au  mois  de  décembre  1669,  re- 
vit Madame,  elle  l'en  trouva  «au  désespoir (3)». 

(0  P-  386. 

(2)  p.  398-403. 

(3)  Mémoires  de  Mllc  de   Montpensier,  t.  IV,    p.  133. 


LE    CHOIX    DU    SUJET  89 

La  princesse,  poussée  à  bout,  se  plaignit 
sans  doute  plus  vivement,  et  le  roi  prit  un 
parti  décisif.  Il  fit  arrêter  le  chevalier  de  Lor- 
raine, qui  fut  mené  à  la  Bastille  (3o  janvier). 
Le  soir  même,  cinq  ou  six  heures  après, 
Monsieur,  furieux,  après  avoir  bravé,  presque 
menacé  le  roi,  quitta  la  cour,  emmenant 
Madame,  et  s'en  alla  bouder  à  sa  maison  de 
Villers-Cotterets.  Il  tenait  rigueur  à  sa  femme, 
«  faisait  lit  à  part  (2)  »,  et  paraissait  prêt  à 
rompre  avec  le  roi  :  toute  l'Europe,  un  instant, 
s'en  émut,  et  Louis  XIV  se  crut  obligé  de 
donner  des  explications  officielles  (3).  Il  y  eut 
alors  un  véritable  traité,  négocié  par  Madame 
et  Colbert  :  le  chevalier  de  Lorraine,  transféré 
de  la  Bastille  à  Pierre-Encise,  puis  au  château 
d'If,  serait  mis  en  liberté  à  condition  de  sortir 
de  France,  et  Monsieur  reviendrait  à  la  cour, 
où  il  serait  bien  reçu  (4).  Le  duc  d'Orléans, 
quoiqu'il  dût  ce  demi-succès  à  sa  femme,  sem- 

(1)  Ravaisson,  Archives  de  la  Bastille,  IV,  23-24.  Lettres  de 
Williamson  et  de  Francis  Vernon. 

(2)  Ibid.,  p.  28.  Lettre  de  Sir  Dodington. 

(3)  Ibid.,  p.  25.  Lettre  du  roi  à  Pomponne.  —  Cf.  p.  26-27,  'es 
lettres  de  lord  Montagu,  de  Bernard,  de  don  Iturieta.  Celle-ci 
surtout  est  curieuse  et  révèle  l'espoir  que  formaient  les  Espa- 
gnols de  voir  naître  des  troubles  en  France. 

(4)  Ibid.,  p.  28  a  30.  Lettres  de  Sir  Dodington  et  de  lord 
Fauconberg.  —  Cf.  Mémoires  de  La  Fare,  p.  1 79. 


90  BÉRÉNICE 

blait  «  ne  pas  s'en  apercevoir  (i)  »,  et  ne  lui 
en  savait  aucun  gré.  «  L'absence  de  M.  le 
chevalier  de  Lorraine,  dit  Mlle  de  Montpen- 
sier  (2),  était  une  occasion  de  zizanie  entre 
Monsieur  et  Madame  qui  avaient  tous  les  jours 
de  nouveaux  démêlés.  Ils  en  eurent  un  qui 
fut  assez  violent  pour  que  Monsieur  lui  fît  des 
reproches  sur  des  inconstances  qu'il  disait 
lui  avoir  déjà  pardonnées.  La  reine  se  mêla  de 
les  raccommoder...  Monsieur  lui  parla  des  rai- 
sons qu'il  avait  de  s'expliquer  et  ensuite  me 
vint  dire  la  rage  contre  Madame.  Il  me  sou- 
vient qu'il  me  répéta  dix  fois  qu'il  ne  l'avait 
jamais  aimée  que  quinze  jours.  Son  emporte- 
ment alla  si  loin  que  je  fus  obligée  de  lui 
dire  qu'il  ne  songeait  pas  qu'il  en  avait  des 
enfants.  Madame,  de  son  côté,  se  plaignit  ex- 
trêmement ;  elle  disait  :  «  Si  j'ai  fait  quelques 
fautes,  que  ne  m'a-t-il  étranglée  dans  le  temps 
qu'il  prétendait  que  je  lui  manquais  ?  De  souf- 
frir qu'il  me  tourmente  pour  rien,  je  ne  sau- 
rais le  supporter.  »  Elle  en  parlait  honnête- 
ment, hors  quelques  mots  de  mépris  qui  lui 
échappèrent.  Ce  fut   dans  ce  temps-là  que    le 


(1)  Lettre  de  Sir  Dodington. 

(2)  Mémoires,  p.  156. 


LE    CHOIX    DU    SUJET  Ç)I 

roi  fit  sortir  le  chevalier  de  Lorraine  du  châ- 
teau d'If  et  qu'il  l'envoya  en  Italie.  Ainsi, 
Monsieur  et  Madame  furent  raccommodés  par 
les  exhortations  du  roi  qui,  par  l'ouverture 
delà  prison, voulut  pacifier  le  désordre  qu'elle 
y  avait  causé.  Monsieur  croyait  toujours  que 
Madame  y  avait  contribué.  » 

Encore  cette  paix  plâtrée  ne  dura-t-elle 
point,  et  tout  de  suite  apparut  une  nouvelle 
cause  de  querelles. 

Louis  XIV  méditait  une  nouvelle  guerre 
de  vengeance  contre  la  Hollande  ;  mais  il 
lui  fallait  s'assurer  le  concours,  ou  tout  au 
moins  la  neutralité  de  l'Angleterre.  Il  eut 
ou  on  lui  suggéra  l'idée  (i)  d'employer  pour 
cette  négociation  Madame,  si  puissante  sur 
l'esprit  de  son  frère.  Ce  dessein,  par  ordre 
du  roi,  fut  celé  à  tout  le  monde,  même  à 
Monsieur  ;  il  fut  entendu  que  «  lorsqu'on  ne 
pourrait  plus  cacher  le  voyage  de  Madame,  on 
le  prétexterait,  quelques  semaines  avant  son 
départ,  de  la  prière  que  le  roi  d'Angleterre 
ferait  à  Madame,  de  ne  lui  pas  refuser  la  joie 
de  l'embrasser,  quand  la  cour  serait  prête 
d'arriver  à  Dunkerque  ou  à  Calais.  »  En  atten- 

(i)  Cf.    la  lettre  de    1  ambassadeur    de    Croissy  à   Colbert, 
12  novembre  1668  (Ravaisson,  Archives  de  la  Bastille,  IV,  17). 


92  BÉRÉNICE 

dant,  Madame,  le  roi  et  Turenne  (qu'elle  avait 
fait  préférer  à  Louvois)  «  dressaient  les  pro- 
jets, faisaient  les  mémoires,  les  instructions 
nécessaires,  et  réglaient  la  mécanique  et  le 
détail  de  tout  ce  qu'il  fallait  pour  un  aussi 
grand  dessein  que  celui  dont  il  était  ques- 
tion (i).  »  Elle  fut  donc  quelque  temps  tout 
occupée  de  ces  importants  préparatifs.  Elle 
«  passait  presque  toutes  ses  journées  au  tra- 
vail avec  le  roi  ;  quoiqu'elle  habitât  avec  son 
mari  le  château  neuf  [de  Saint-Germain],  elle 
avait  au  vieux  château  un  vaste  appartement, 
de  plain-pied  avec  celui  de  Louis  XIV,  où  elle 
venait  s'installerchaque  après-dîner;  le  roi  pou- 
vait ainsi  converser  librement  avec  elle  (2).  » 
Cependant  une  indiscrétion  —  et  une  indis- 
crétion de  Turenne  (3) —  révéla  tout  au  duc 
d'Orléans.  Il  fallut  bien  alors  lui  avouer  cette 
espèce  de  conspiration.  Il  en  fut  extrêmement 
mécontent  :  «  Monsieur  traita  fort  mal  sa 
femme  ;  ils  étaient  ensemble  sans  se  parler  et 
tout  ce  qui  était  du  parti  de  l'un  était  en 
horreur  à  l'autre  (4).  »  Le  duc  était  intraitable  ; 


(1)  Mémoires  de  Choisy,  405. 

(2)  Comte  de  Bâillon,  Henriette-Anne  d'Angleterre,  p.  383. 

(3)  Ibid.,  415-417' 

(4)  Mémoires  de  La  Fare,  p.  17g. 


LE    CHOIX    DU    SUJET  93 

il  y  eut  toute  une  négociation  qui  n'aboutit 
guère  que  vers  le  début  ou  le  milieu  d'avril  (i): 
encore  céda-t-il  de  mauvaise  grâce  et  il  conti- 
nuait de  faire  sentir  à  sa  femme  toute  sa  ran- 
cune. «  Madame,  dit  M1,e  de  Montpensier, 
était  fort  triste  pendant  tout  le  voyage  :  elle 
avait  été  réduite  à  prendre  du  lait  ;  elle  se 
retirait  chez  elle  sitôt  qu'elle  descendait  de 
carrosse  et  la  plupart  du  temps  pour  se  cou- 
cher. Le  roi  l'alla  voir  chez  elle  et  témoigna 
dans  toutes  les  occasions  avoir  de  grands  égards 
pour  elle.  Monsieur  n'en  était  pas  de  même  ; 
souvent,  dans  le  carrosse,  il  lui  tenait  des  dis- 
cours désagréables.  Entre  autres,  un  jour  que 
l'on  parlait  de  l'astrologie,  Monsieur  dit  qu'on 
lui  avait  prédit  qu'il  aurait  plusieurs  femmes  ; 
qu'en  l'état  où  était  Madame,  il  avait  raison  d'y 
ajouter  foi.  »  «  Cela  me  parut  fort  dur  »,  ajoute 
avec  raison  la  grande  Mademoiselle.  Au  der- 
nier moment,  il  voulut  encore  empêcher  le 
passage  de  Madame  en  Angleterre.  Obligé  de 
céder  devant  un  ordre  formel  du  roi,  il  parla 
de  sa  femme  avec  tant  d'emportement  que 
Mlle  de  Montpensier  «  en  fut  étonnée  et  com- 

(  i  )  Lettres  de  lord  Dodington,  24  février  ;  de  lord  Fauconberg, 
25  février  ;  de  lord  Montagu,  2  avril.  (Ravaisson,  Archives  de  la 
Bastille,  IV,  p.  28-51,  et  la  note  de  cettedernière  page.) 


94  BÉRÉNICE 

prit  qu'ils  ne  se  raccommoderaient  jamais  »  ; 
tandis  que,  même  parmi  ceux  qui  n'avaient 
point  assisté  à  cet  accès  de  fureur,  «  la  plupart 
voyaient  la  douleur  que  Madame  sentait  sur 
les  façons  de  vivre  de  Monsieur  avec  elle  (i)». 
La  duchesse  d'Orléans  s'acquitta  heureuse- 
ment de  sa  mission  et  rapporta  à  Louis  XIV 
le  traité  qu'il  avait  espéré.  Mais  Monsieur  ne 
l'en  traita  pas  mieux  :  à  tousses  griefs  s'était 
encore  ajoutée  une  nouvelle  crise  de  jalousie, 
à  la  pensée  que  Madame  avait  revu  le  duc  de 
Monmouth  ;  et  il  refusa  même  d'aller  au-devant 
d'elle  (2).  Aussi,  le  29  juin,  l'infortunée  du- 
chesse d'Orléans  écrivait-elle  à  la  princesse 
Palatine  une  lettre  fort  triste  (3)  :  «  Je  vous 
avouerai  que  j'étais  à  mon  retour  persuadée 
que  tout  le  monde  en  serait  content,  et  je  trouve 

les  choses   beaucoup  pires  qu'auparavant 

Monsieur  m'a  déclaré  que  je  devais  m'attendre 
à  tout  ce  qu'il  y  avait  de  fâcheux  pour  moi 
dans  la  perte  de  ses  bonnes  grâces,  jusqu'à  ce 
que  je  lui  eusse  fait  rendre  le  chevalier...  » 
Après  s'être  plainte  longuement  de  «   l'achar- 


(1)  Mémoires  de  Mlle  de  Montpensier,  IV,  p.  177-178. 

(2)  Mémoires  de  La  Fare,  p.  179.  —  Comte  de  Bâillon,  Hen- 
riette-Anne d'Angleterre,  p.  467. 

(3)  Archives  de  la  Bastille,  IV,  33. 


LE    CHOIX    DU   SUJET  0,5 

nement  dans  lequel  Monsieur  continue  sur  tout 
ce  qui  la  regarde  »,  Madame  ajoute  :  «  Je  pense 
que  le  seul  parti  que  j'aie  à  prendre,  après 
vous  avoir  dit  ce  que  je  puis,  c'est  d'attendre 
lavolonté  de  Monsieur  ;  s'il  veut  que  j'agisse 
[pour  obtenir  en  sa  faveur  la  confiance  du  roi 
d'Angleterre,  en  faveur  de  son  fils  une  pen- 
sion, en  faveur  du  chevalier  de  Lorraine  la 
permission  de  rentrer],  je  le  ferai  avec  la  der- 
nière joie,  n'en  pouvant  avoir  de  véritable  que 
je  n'aie  ses  bonnes  grâces  ;  sinon,  je  me  tiendrai 
dans  un  silence  proportionné  à  l'état  où  je  se- 
rai près  de  lui,  attendant  tous  les  méchants 
traitements  dont  il  se  pourra  aviser,  desquels 
je  ne  me  défendrai  jamais,  qu'en  tâchant  de  ne 
lui  pas  donner  occasion  par  ma  conduite  de 
meblàmer...  »  Le  lendemain, Madame  mourait, 
on  sait  de  quelle  mort  foudroyante. 

Dans  ces  dix  mois  si  remplis  de  pensées 
tristes  et  pieuses,  de  chagrins  et  d'intrigues 
domestiques,  de  négociations  diplomatiques 
et  de  voyages,  Madame  aurait-elle  eu  le  loisir 
et  la  liberté  d'organiser  son  petit  complot  litté- 
raire? Aurait-elle  surtout  été  en  disposition  de 
le  faire  ?  Bien  hardi  qui  oserait  affirmer  que 
non  :  l'on  a  vu  assurément  dans  la  vie  des 
hommes  —  ou  des  femmes  —  de  plus  grands 


96  BÉRÉNICE 

contrastes  et  dans  leur  cœur  des  contradic- 
tions plus  surprenantes.  On  avouera  néan- 
moins que  c'est  assez  invraisemblable  et  que, 
pour  l'admettre,  il  faudrait  d'autres  preuves 
qu'une  légende,  apparue  pour  la  première  fois 
cinquante  ans  après. 

Et  si  l'on  s'attache  à  la  forme  la  plus  roma- 
nesque de  cette  légende,  si  l'on  suppose  que 
Madame  a  désiré  voir  à  la  fois  célébrer  sur  la 
scène  les  amours  de  Marie  Mancini  et  ses 
propres  amours,  on  rencontre  —  outre  les 
mêmes  difficultés  —  d'autres  difficultés  plus 
grandes. 

Sans  doute  en  1664  (avant  que  ses  coquet- 
teries avec  le  comte  de  Guiche  eussent 
fourni  matière  aux  pamphlets  qui  l'ont  telle- 
ment peinée),  au  début  de  1669  (alors  que 
Monsieur  semblait  lui  avoir  pardonné  ses 
imprudences),  elle  a  pu  prendre  plaisir  à  en 
faire  composer  par  Mme  de  La  Fayette  «  une 
jolie  histoire  »  (1  ).  Alors,  son  état  d'esprit  était 
tout  autre,  sa  vie  moins  attristée  et  moins  sur- 
veillée, son  cœur  sans  inquiétude,  et  surtout 
cette  «  histoire  »  n'était  pas  destinée  à  être 
rendue  publique  —  au  moins  du  vivant  des 

(1)  Histoire  de  Madame  (Préface). 


LE    CHOIX    DU    SUJET  97 

héros.  Mais  que,  son  mari  étant  plein  de 
colère  contre  elle,  ressuscitant  avec  obstination 
tous  les  griefs  anciens,  manifestant  à  nouveau 
toute  sa  jalousie,  elle  se  soit  avisée  d'étaler  sur 
le  théâtre,  aux  yeux  de  toute  une  cour  aux 
aguets,  de  tout  un  parterre  malicieux,  une  de 
ces  idylles  ébauchées  qu'il  lui  reprochait  préci- 
sément :  cela  est  inadmissible.  D'ailleurs,  il 
semble  bien  qu'au  commencement  de  1670,  il 
y  ait  eu  sur  son  compte  un  renouveau  de 
calomnies  et  de  «  chantages  »  :  du  moins,  en 
avril  et  en  mai,  on  voit  embastiller  un  certain 
nombre  de  libellistes  qui  l'avaient  attaquée  (1). 
Choisir  ce  moment-là  pour  offrir  de  gaieté  de 
cœur  un  nouveau  prétexte  à  la  malveillance, 
c'eût  été  le  fait  d'une  insensée.  Enfin,  le  silence 
de  Mme  de  La  Fayette,  sa  confidente,  le  silence 


(1)  Sont  arrêtés  à  ce  moment  Charmois  ou  Jean  Le  Clerc 
pour  des  libelles  dont  l'un  est  l'Histoire  de  Madame;  Velut  de 
la  Crosnière  pour  avoir  fait  copier  le  Retour  du  comte  de 
Guiche  en  France  et  les  Suites  de  ce  récit;  Moreau  pour  avoir 
été  mêlé  à  l'affaire  du  Retour  ;  et  un  certain  nombre  d'autres  : 
Tubeuf,  Gilet,  Ranquet,  Boulonnais  dit  Lambert,  inculpés  de 
libelles  et  de  nouvelles  à  la  main.  Toutes  ces  arrestations, 
opérées  d'avril  à  juin,  doivent  se  rapporter  aux  mêmes  faits  ou 
à  des  faits  analogues,  car  tous  ces  personnages  furent  relâchés 
ensemble,  le  2  mai  1673,  à  condition  de  s'engager.  (Cf.  Fr. 
Funck-Brentano,  Les  Lettres  de  cachet  à  Paris,  Imp.  Nat.  1903, 
année  1670.) 

BÉRÉNICE  3** 


Ç)8  BÉRÉNICE 

des  autres  témoins,  sont  significatifs.  Quand 
Mme  de  La  Fayette  raconte  les  amours  du  roi 
et  de  Marie  Mancini;  quand  elle  rappelle  le 
mot  que  la  jeune  fille  avait  adressé  au  roi  et 
que  répète  la  Bérénice  de  Racine  :  Vous  êtes 
le  maître  et  vous  pleurez",  quand  elle  expose, 
d'après  Madame  elle-même,  l'inclination  réci- 
proque du  roi  et  de  Madame,  les  inquiétudes 
qu'en  conçurent  les  reines,  la  façon  dont  tous 
deux  «  résolurent  de  faire  cesser  ce  grand  bruit  »  ; 
quand,  dans  sa  préface,  elle  explique  comment 
son  histoire  fut  commencée,  écrite,  inter- 
rompue ;  combien  d'occasions  avait-elle  — 
toutes  naturelles  —  de  faire  une  allusion  à 
des  œuvres  aussi  connues  que  les  deux  tra- 
gédies rivales,  si  ces  tragédies  avaient  eu 
quelque  rapport  aux  aventures  de  Madame  ! 
Quelles  occasions  toutes  naturelles  d'en  parler 
avaient  les  auteurs  de  Mémoires  qui  nous  ont 
bien  parlé  des  libelles  hollandais!  Et  ils  n'en 
ont  rien  dit,  pas  plus  que  l'intime  amie  de  la 
duchesse  d'Orléans. 


IV 


Enfin,  si  l'on  se  retourne  maintenant  vers 
Corneille  et  Racine,  que  d'invraisemblances 
encore  ! 

Madame,  dit-on,  leur  a  imposé  le  sujet  ;  et 
il  va  de  soi  qu'en  même  temps  elle  leur  a 
imposé  le  secret,  puisque  ni  l'un  ni  l'autre, 
pendant  tout  le  reste  de  leur  vie,  ils  n'ont 
jamais  parlé  de  son  intervention.  —  Voilà  qui 
a  dû  leur  sembler  bien  étrange.  Madame  n'a 
pas  l'habitude  de  dissimuler  l'intérêt  qu'elle 
porte  aux  lettres  :  bien  loin  de  là,  elle  a  favo- 
rablement accueilli  les  dédicaces  et  les  épîtres 
de  tant  d'auteurs  qui  l'ont  remerciée  de  sa  pro- 
tection, de  ses  encouragements,  ou  même, 
comme  Racine,  de  sa  collaboration.  Chacun 
des  deux  poètes,  ignorant  qu'elle  s'est  adressée 
à  l'autre,  ignorant  par  suite  une  cause  possible 
de  ces  allures  mystérieuses,  a  dû  y  chercher 
d'autres  motifs  :  il  a  dû  se  demander  pour- 
quoi, dans  quel  sentiment,  avec  quelle  inten- 


100  BERENICE 

tion,   Madame  leur  a   désigné   cette  histoire 
d'amour  malheureux. 

Corneille  n'y  a  rien  vu.  Sans  doute,  on 
peut  bien  découvrir  quelque  ressemblance 
entre  le  caractère  du  roi  et  celui  de  Tite  — 
ou  plutôt  découvrir  que  Corneille  a  voulu 
donner  l'idée  de  cette  ressemblance  (i)  :  mais 
quel  est  alors  le  roi  de  tragédie  qui  ne  soit 
plus  ou  moins  dessiné  d'après  Louis  XIV? 
Seulement,  c'est  tout  ce  que  ce  poète,  si  fier  de 
sa  fécondité  d'invention,  a  pu  trouver  ici  pour 

(i)  Cf.  la  réponse  de  Subligny,  ou  de  l'abbé  de  Saint-Ussans, 
à  l'abbé  de  Villars  :  «  M.  Racine  vous  aurait  bien  plu  davantage, 
s'il  avait  fait  comme  M.  Corneille,  et  qu'au  lieu  défaire  pleurer 
Tite,  il  nous  l'eût  représenté  comme  l'effroi  du  genre  humain, 
comme  un  mangeur  de  petits  enfants,  qui  n'avait  qu'à  mettre 
un  pied  devant  l'autre  et  dire  un  mot  un  peu  plus  haut  qu'à  l'or- 
dinaire, pour  faire  trembler  tout  le  monde  de  bout  en  bout.  Il 
est  vrai  qu'on  eût  dit  de  lui  ce  qu'on  a  dit  de  M.  Corneille, 
qu'il  a  voulu  copier  son  Tite  sur  notre  invincible  monarque, 
et  qu'il  y  a  très  mal  réussi,  comme  on  voit  par  la  comparaison 
qui  en  a  été  faite  en  ces  vers  : 

Tite  par  de  grands  mots  nous  vante  son  mérite  ; 

Louis  fait  parler  cent  exploits  inouïs  : 
Et  ce  que  Tite  dit  de  Tite, 

C'est  l'Univers  entier  qui  le  dit  de  Louis. 

—  Il  paraît  cependant  que  d'aucuns  trouvèrent  la  ressem- 
blance parfaite.  Santeuil,  pour  célébrer  la  campagne  de 
Hollande  de  1672,  ne  trouva  rien  de  mieux  que  de  traduire  en 
latin  les  vers  de  Corneille  : 

Mon  nom  par  la  victoire  e>t  si  bien  affermi,  etc., 
sous  le  titre  de  Sur  le  dépari  du  roi. 


LE    CHOIX   DU    SUJET  10 1 

donner  satisfaction  à  sa  protectrice  :  aucun 
des  événements  de  l'intrigue,  aucun  des  carac- 
tères, qui  semblent  conçus  pour  lui  plaire, 
pour  donner  lieu  à  la  moindre  allusion. 
Admettons,  si  Ton  veut,  qu'une  telle  mala- 
dresse soit  vraisemblable  chez  l'écrivain  vieilli. 
Chez  Racine  elle  ne  l'est  point.  Or,  lui,  il  fait 
pis  :  il  y  a  bien  dans  sa  pièce  des  applications 
possibles,  mais  ce  sont  des  applications  malen- 
contreuses. «  Il  y  a  peu  de  rapports,  avoue 
M.  Paul  Mesnard,  entre  l'histoire  de  Titus  et 
de  Bérénice  et  l'inclination  qu'avaient  pu 
ressentir  l'un  pour  l'autre  le  beau-frère  et  la 
belle-sœur.  Il  fallait  qu'Henriette  d'Angleterre 
se  contentât  d'allusions  fort  éloignées,  dans 
lesquelles  ce  qui  pouvait  le  plus  toucher  un 
cœur  trop  mal  guéri  de  sa  passion  était  appa- 
remment le  portrait  du  Grand  Roi  indiqué 
d'une  manière  très  claire  aux  poètes  par  le 
sujet  lui-même.  La  ressemblance  est  beaucoup 
plus  frappante  avec  le  triomphe  que  Louis  XIV 
avait  remporté  sur  un  plus  naturel  entraîne- 
ment de  jeunesse,  en  se  séparant  de  Marie 
Mancini.  Deux  vers  de  la  tragédie  de  Racine 
qui  reproduisent  les  paroles  mêmes  de  la  nièce 
de  Mazarin  achèvent  cette  ressemblance,  dont 
on  croit  saisir  encore  quelques  autres  traits, 

3  ** 


102  BÉRÉNICE 

par  exemple,  dans  ce  passage  où  Titus,  parlant 
de  la  gloire,  dit  : 

...  Cette  ardeur  que  j'ai  pour  ses  appas, 
Bérénice  en  mon  sein  l'a  jadis  allumée... 
Tout  ce  que  je  lui  dois  va  retomber  sur  elle. 

La  généreuse  influence  attribuée  ici  à  Béré- 
nice ne  remet-elle  pas  en  mémoire  ce  que 
l'histoire  raconte  des  conseils  donnés  par 
Marie  Mancini  au  jeune  Louis  XIV?  C'est  de 
ce  côté  seulement  que  sont  les  allusions  bien 
marquées.» — Ainsi,  Madame  est  encore  «  trop 
mal  guérie  de  sa  passion  »,  elle  a  demandé 
pour  se  consoler  un  récit  voilé,  poétisé, 
idéalisé  de  son  aventure  ;  et  le  poète  lui  offre 
l'aventure  d'une  autre,  de  la  jeune  fille  qui 
avant  elle  a  pour  la  première  fois  fait  battre 
le  cœur  du  jeune  roi  ;  il  célèbre  la  «  glorieuse 
influence  »  de  celle  qui,  après  tout,  a  été  sa 
rivale  ;  il  évoque  en  un  mot  un  souvenir  qui, 
selon  toute  vraisemblance,  peut  lui  être 
pénible!  Quel  manque  de  tact  étonnant,  et 
combien  plus  étonnant  chez  Racine  !  Aussi, 
M.  Mesnard  ajoute-t-il  en  hâte  :  «  Nous  serions 
disposés  à  croire  que  Racine,  courtisan  si 
fin,  n'aurait  pas  hasardé  ces  allusions,  s'il 
n'eût  point  cru  que  la  princesse  les  approuvait. 


LE    CHOIX    DU    SUJET  103 

Plus  que  Corneille,  dont  il  semblerait  qu'elle 
pouvait  prévoir,  qu'elle  souhaitait  peut-être 
la  défaite  dans  la  lutte  poétique  provoquée 
par  elle,  Racine  dut  avoir  la  confidence  de  sa 
pensée  et  comme  son  mot  d'ordre.  Henriette 
d'Angleterre  avait  été  très  liée  à  Marie  Mancini 
par  une  amitié  d'enfance,  et,  lorsqu'après  la 
mort  de  Mazarin,  Louis  XIV  revit  souvent  chez 
une  autre  nièce  du  ministre,  chez  Olympe 
Mancini,  celle  qui  avait  été  l'objet  de  sa  pre- 
mière passion  et  qu'il  avait  voulu  épouser, 
Henriette  assista  plus  d'une  fois  à  ces  soirées 
de  l'Hôtel  de  Soissons,  si  pleines  de  tendres 
souvenirs.  Il  est  vraisemblable  qu'elle-même 
proposa  ces  souvenirs  à  notre  poète.  »  —  Vrai- 
semblable !  cela  plaît  à  dire  à  M.  Mesnard. 
Pour  moi,  je  trouve  cette  hypothèse  —  toute 
gratuite  d'ailleurs  (i)  —  fort  invraisemblable: 
invraisemblable   historiquement,   car  rien  ne 


(i)  Malgré  sa  prévention,  Voltaire  ne  peut  trouver  dans 
Bérénice  d'allusion  évidente  aux  amours  de  Madame  et  du  roi. 
A  propos  de  la  réponse  de  la  reine  à  la  déclaration  d'Antiochus, 
il  dit  bien  :  «  Il  semble  qu'on  entende  Henriette  d'Angleterre 
elle-même  parlant  au  marquis  de  Vardes  »  ;  à  propos  du 
portrait  de  Titus,  «  en  quelque  obscurité,  etc.  »,  il  dit  encore  : 
a  Ce  vers  fit    d'autant   plus    de    plaisir    qu'on    l'appliquait  à 

Louis  XIV,  alors   couvert   de  gloire Louis  XIV  avait  reçu 

tous  les   avantages  que   peut  donner  la  nature.  Enfin,   dans  ce 
vers,  c'était  moins  Bérénice  que   Madame  qui  s'expliquait...  » 


104  BÉRÉNICE 

nous  autorise  à  croire  que  Racine  ait  été  dans 
la  confidence  personnelle  de  Madame,  ni 
traité  par  elle  comme  pouvait  l'être  Mme  de 
La  Fayette  ;  invraisemblable  au  point  de  vue 
psychologique,  car  1'  «  amitié  d'enfance  »  est 
bien  peu  de  chose  en  face  d'une  rivalité  d'amour, 
même  si  cette  rivalité  n'est  pour  ainsi  dire 
qu'à  distance,  car  les  «tendres  souvenirs  »  dont 
«  étaient  pleines  les  soirées  de  l'Hôtel  de 
Soissons  »,  étaient  doux  peut-être  au  cœur 
de  Marie  Mancini,  mais  ne  pouvaient 
guère  être  pour  Henriette  d'Angleterre  que 
pénibles,  ou  au  mieux,  indifférents.  Enfin,  je 
n'ai  pas  besoin   de    montrer    combien    cette 

Ce  sont  là  des  choses  qu'il  faudrait  démontrer.  —  Louis  Racine, 
à  propos  des  vers  : 

Et  de  si  belles  mains 
Semblent  vous  demander  l'empire  des  humains  (II,   n), 

dit  aussi  :  «  On  fut  persuadé,  dans  le  temps,  que  quelque 
raison  particulière  avait  engagé  l'auteur  à  se  servir  de  cette 
expression.  »  A  propos  de 

Avez-vous  bien  promis  d'oublier  ma  mémoire?  (V,  v) 

il  écrit  :  «  Il  y  a  dans  cette  pièce  plusieurs  vers  dont  on 
faisait  des  applications.  On  prétendait  que  les  mêmes  choses 
avaient  été  dites  à  Louis  XIV.  Je  ne  suis  pas  assez  certain  de 
la  vérité  de  ces  applications  pour  en  pouvoir  parler.  »  Je  ne 
sais  si  Louis  Racine  pensait  à  Madame;  mais,  même  dans  ce 
cas,  quelle  différence  entre  des  «  applications  »  incertaines, 
faites  après  coup  par  les  lecteurs,  et  des  allusions  claires, 
voulues  par  l'auteur  même  ! 


LE    CHOIX    DU    SUJET  103 

hypothèse  répugne  également  et  à  la  loyauté 
et  à  la  bonté  que  tous  louent  chez  Madame. 
Racine  avait  déjà,  par  le  sujet  même,  trop 
d'avantages  sur  Corneille  :  attirer  le  vieux 
poète,  à  son  insu,  dans  un  combat  si  inégal, 
et,  pour  comble,  préparer  sa  défaite,  en  favo- 
risant de  ses  conseils,  de  ses  confidences 
intimes,  son  brillant  adversaire  :  c'est  un 
guet-apens  et  c'est  une  cruauté. 

Madame,  dit-on,  leur  a  imposé  le  sujet.  — 
Mais  elle  est  morte  le  3o  juin,  cinq  mois  avant 
qu'aucun  d'eux  eût  achevé  sa  tâche.  Pour- 
quoi ne  l'ont-ils  pas  abandonnée,  maintenant 
que  la  princesse  qui  la  leur  avait  assignée  n'y 
était  plus,  alors  que  tout  le  monde  ignorait 
qu'elle  leur  eût  demandé  une  tragédie,  et  cette 
tragédie  en  particulier,  alors  qu'ils  n'avaient 
pas  même  le  droit  de  révéler  cette  démarche 
et  d'en  tirer  gloire?  Si  Corneille  n'a  pas  de 
|  lui-même  choisi  ce  sujet  où  l'amour  doit  avoir 
i  une  place  si  prépondérante  (  i),  que  n'y  renonce- 

(i)  On  sait  comment  il  avait  écrit  à  Saint-Evremond,  après 
/  Andromaque  :  «  Vous  flattez  agréablement  mes  sentiments, 
quand  vous  confirmez  ce  que  j'ai  avancé  touchant  la  part  que 
l'amour  doit  avoir  dans  les  belles  tragédies,  et  la  fidélité  avec 
laquelle  nous  devons  conserver  à  ces  vieux  illustres,  ces  carac- 
tères de  leurtemps.de  leur  nation  et  de  leur  humeur.  J'ai  cru 
jusqu'ici   que   l'amour  était  une  passion  trop  chargée   de    fai- 


106  BÉRÉNICE 

t-il  ?  Si  Racine  est  en  butte  aux  objurgations  de 
sa  vivante  conscience  littéraire,  de  Boileau, 
pourquoi  s'obstine-t-il  à  continuer  sa  tragédie? 
Dira-ton  que  tous  deux  se  croyaient  liés  par 
leur  engagement,  alors  que  la  mort  les  en  avait 
déliés  ?  Dans  Hernani  même,  on  ne  trouverait 
pas  respect  aussi  superstitieux  d'une  parole 
donnée.  —  Encore  dans  Hernani  était-ce  un 
serment,  et  un  serment  terrible,  et  un  serment 
de  brigand  espagnol  :  or  les  brigands  espa- 
gnols, comme  chacun  sait,  sont  gens  excep- 
tionnellement scrupuleux  en  matière  d'hon- 
neur. 

D'autre  part,  puisque  Madame  est  morte 
cinq  mois  avant  que  les  tragédies  fussent 
achevées,  puisque  chaque  poète  ignorait  qu'il 
eût  un  rival,  par  quel  miracle  les  deux  pièces 
ont-elles  paru  à  huit  jours  d'intervalle  ? 
Madame  vivante  et  jouant  son  rôle  de  direc- 
trice du  combat,  la  chose  s'explique  de  soi. 
Mais  quand   elle   a  disparu,   quand  les  deux 


blesse,  pour  être  la  dominante  dans  une  pièce  héroïque  ; 
j'aime  qu'elle  y  serve  d'ornement,  et  non  pas  de  corps;  et  que 
les  grandes  âmes  ne  la  laissent  agir  qu'autant  qu'elle  est  com- 
patible avec  de  plus  nobles  impressions.  Nos  doucereux  et  nos 
enjoués  sont  de  contraire  avis,  mais  vous  vous  déclarez  du 
mien.  » 


LE   CHOIX   DU    SUJET  IO7 

poètes  sont  libres  d'achever  leur  ouvrage,  cha- 
cun à  son  gré,  selon  son  inspiration  ou  son 
caprice,  sans  la  moindre  idée,  sans  le  moindre 
soupçon  de  concurrence,  par  quel  merveilleux 
hasard  terminent-ils  juste  en  même  temps  ? 


V 


Ainsi,  plus  on  examine  la  légende,  plus  en 
la  voit  se  heurter  à  des  invraisemblances,  à  des 
impossibilitéJmême.  Elle  ne  repose  sur  rien, 
que  sur  le  fait  de  la  rencontre  des  deux  poètes 
en  un  même  sujet  —  et  c'est  précisément  pour 
expliquer  cette  rencontre  qu'elle  a  été  ima- 
ginée. Mais  alors,  si  on  la  rejette,  il  faut  lui 
substituer  une  autre  explication. 

Devons-nous  croire  que  Corneille  et  Racine 
ont  choisi  le  même  sujet,  en  même  temps,  par 
pur  hasard?  —  Evidemment  la  chose  n'est  pas 
metaphysiquement  impossible.  S'il  se  trouvait 
que  tous  les  deux  eussentvers  la  même  époque 
annoncé  qu'ils  traiteraient  la  séparation  de 
Titus  et  de  Bérénice  ;  chacun  d'eux  apprenant 
que  l'autre  avait  manifesté  la  même  intention 
se  serait  fait  un  point  d'honneur  de  ne  pas 
renoncer  ;  chacun  d'eux  aurait  en  quelque  sorte 
guetté  l'autre,  de  manière  à  ne  pas  se  laisser 

BÉRÉNICE  4 


I  10  .  BÉRÉNICE 

par  trop  devancer  :  chose  d'autant  plus  facile 
que  les  deux  troupes  de  comédiens  concur- 
rentes s'observent  réciproquement  et  que  cha- 
cune sait  vite  quelle  pièce  répète  et  monte  la 
troupe  rivale.  Il  est  clair  pourtant  que  c'est  là. 
une  explication  désespérée,  et  qu'on  ne  peut 
l'adopter  que  faute  de  mieux,  si  toute  autre 
apparaît  impossible. 

Est-ce  Corneille  qui  aura  voulu  faire  concur- 
rence à  Racine,  en  lui  prenant  sa  matière  ?  — 
Celan'estguère  admissible.  Depuis  la  méchante 
querelle  que  lui  ont  faite  ses  ennemis  à  propos 
du  Cid,  Corneille  se  pique  d'éviter  l'appa- 
rence même  de  plagiat  ou  d'imitation.  Il  est 
fier  de  savoir  inventer  des  sujets  qui  n'appar- 
tiennent qu'à  lui.  Ou,  s'il  lui  arrive  de  se  ren- 
contrer avec  d'autres,  c'est  quand  il  y  trouve 
une  occasion  de  mieux  faire  valoir  encore  son 
originalité.  Il  choisit  en  effet  une  pièce  et  déjà 
publiée  et  déjà  applaudie  :  il  s'impose  ainsi  ce 
tour  de  force,  de  s'interdire  les  «  ornements  » 
déjà  mis  en  œuvre  —  et  qui  devaient  être  ceux 
qui  se  présentent  le  plus  naturellement  —  pour 
en  imaginer  d'autres  (i).  Jamais  on  ne  le  voit, 

(i)  Cf.  VAvis  au  lecteur  de  Sophonisbe  :  «  Cette  pièce  m'a 
fait  connaître  qu'il  n*y  a  rien  de  si  pénible  que  de  mettre  sur  le 
théâtre  un  sujet  qu'un  autre  y   a  déjà  fait  réussir;  mais  j'ose 


LE    CHOIX    DU    SUJET  1  I  I 

comme  son  frère,  se  jeter  sur  les  sujets  en 
vogue,  et  se  mettre  à  la  remorque  d'autres 
auteurs.  Va-t-il  se  démentir  maintenant  qu'il 
est  couvert  d'ans  et  de  gloire  ?  Il  le  fera  d'au- 
tant moins  qu'il  s'agit  de  Racine.  C'est  un 
écrivain  auquel  il  ne  fait  pas  bon  s'attaquer  : 
il  a  la  dent  dure.  Dans  la  Préface  de  Britan- 
nicus,  il  vient  de  s'en  prendre  amèrement  non 


dire  qu'il  n'y  a  rien  de  si  glorieux  quand  on  s'en  acquitte 
dignement.  C'est  un  double  travail  d'avoir  tout  ensemble  à 
éviter  les  ornements  dont  s'est  saisi  celui  qui  nous  a  prévenus 
et  à  faire  effort  pour  en  trouver  d'autres  qui  puissent  tenir  leur 
place.  Depuis  trente  ans  que  M.  Maireta  fait  admirer  sa  Sopho- 
nisbe  sur  notre  théâtre,  elle  y  dure  encore;  et  il  ne  faut  point 
de  marque  plus  convaincante  de  son  mérite,  que  cette  durée, 
qu'on  peut  nommer  une  ébauche,  ou  plutôt  des  arrhes  de 
l'immortalité  qu'elle  assure  à  son  illustre  auteur.  Et  certaine- 
ment il  faut  avouer  qu'elle  a  des  endroits  inimitables,  et  qu'il 
serait  dangereux  de  retâter  après  lui.  Le  démêlé  de  Scipion 
avec  Massinisse  et  les  désespoirs  de  ce  prince  sont  de  ce 
nombre  :  il  est  impossible  de  penser  rien  de  plus  juste  et  très 
difficile  de  l'exprimer  plus  heureusement.  L'un  et  l'autre  sont 
de  son  invention;  je  n'y  pouvais  toucher  sans  faire  un  larcin, 
et  si  j'avais  été  d'humeur  à  me  le  permettre,  le  peu  d'espérance 
de  l'égaler  me  l'aurait  défendu.  »  —  Je  crois  qu'on  peut 
négliger  ici  la  Mort  de  Pompée  de  Chaulmer  (  1638),  bien  qu  elle 
ait  précédé  la  Mort  de  Pompée  de  Corneille  (164  1),  et  qu'il  s'y 
trouve  une  délibération  politique  sur  le  sort  de  Pompée,  sem- 
blable à  celle  qui  commence  sa  pièce  :  il  n'avait  guère  à  crain- 
dre qu'on  lui  reprochât  d'avoir  plagié  Chaulmer.  Quant  à 
V Œdipe  de  Prévost  (16 14)  ou  à  la  Perséenne  de  Boissin  de 
Gallardon  (161 7),  c'étaient  des  pièces  mort-nées  et  oubliées 
de  tous. 


I  I  2  BÉRÉNICE 

seulement  aux  oeuvres,  mais  au  caractère 
même  de  Corneille  ;  il  lui  a  jeté  à  la  face  le 
«  malevoli  veteris  poetae  ».  Quelle  sottise  que 
d'aller  gratuitement  se  donner  des  torts  ou 
l'apparence  de  torts  envers  lui,  justifier  ses 
accusations  et  ses  plaintes,  s'exposer,  non 
sans  vraisemblance,  au  reproche  de  jalousie  ! 
Et  jalousie  envers  qui?  envers  un  jeune 
homme,  un  débutant  qui  a  fait  jouer  à  peine 
quatre  tragédies,  qui,  sans  doute,  a  remporté 
quelque  succès  auprès  des  jeunes  gens  et  des 
femmes  par  une  pièce  «  doucereuse  »,  mais  qui 
vient  d'expier  si  rudement  la  témérité  avec 
laquelle  il  a  entrepris  sur  les  grands  sujets, 
réservés  au  seul  auteur  de  Cinna  et  d'Horace  l 
Engager  la  lutte  avec  lui,  c'est  lui  faire  trop 
d'honneur,  c'est  reconnaître  qu'on  le  craint, 
c'est  soi-même  le  désigner  comme  le  rival  le 
plus  redoutable  et  le  tirer  hors  de  pair.  Ses 
habitudes,  son  intérêt,  son  orgueil,  sa  con- 
fiance même  en  sa  supériorité,  tout  détourne 
Corneille  d'aller  dérober  un  sujet  à  Racine. 

Reste  donc  que  ce  soit  Racine  qui  ait  pris 
son  sujet  à  Corneille?  Je  le  crois. 

On  s'indignera  peut-être,  et  l'on  sera  tenté 
de  rejeter  d'abord  une  telle  hypothèse,  comme 
inadmissible,     comme    outrageante    pour    le 


LE    CHOIX    DU    SUJET  I  I  3 

caractère  du  poète.  Mais  il  faut  bien  prendre 
garde  de  ne  point  juger  les  choses  du 
xvii*  siècle  avec  les  idées  du  nôtre.  Qu'y  a-t-il 
qui  nous  paraisse  plus  contraire  aux  lois  de  la 
guerre,  à  l'humanité  même,  que  de  pendre 
haut  et  court  le  gouverneur  d'une  place  forte 
ennemie,  s'il  a  résisté  insolemment,  c'est-à- 
dire  à  un  prince  de  sang  ou  à  un  roi,  et  alors 
que  par  la  faiblesse  de  sa  garnison  ou  de  ses 
remparts,  il  ne  pouvait  avoir  l'espérance  rai- 
sonnable de  tenir  jusqu'à  l'arrivée  des  secours  ? 
Cela  se  faisait  alors.  Qu'y  a-t-il  qui  nous 
paraisse  plus  contraire  au  droit  des  gens  que 
d'envoyer  en  pleine  paix,  sans  avis  et  par 
manière  d'exercices,  une  troupe  en  armes  sur 
un  territoire  étranger,  jusqu'aux  premiers 
villages  ou  aux  premières  villes,  pour  lui  faire 
ensuite  rebrousser  chemin  et  reprendre  ses 
cantonnements  paisibles  ?  De  telles  «  alga- 
rades »  se  faisaient  alors.  Nos  idées  n'ont  pas 
moins  varié  sur  la  propriété  littéraire  que  sur 
ces  points-là.  Nous  sommes  habitués  —  et 
M.  Sardou  en  a  su  quelque  chose  —  à  voir 
débattre  àprement  les  questions  de  propriété 
littéraire,  à  en  voir  saisir  des  arbitres,  aies  voir 
même  porter  devant  les  tribunaux  qui  les 
examinent,  et,  s'il  y  a  lieu,  condamnent  bel  et 


114  BÉRÉNICE 

bien.  Très  souvent,  dès  qu'une  œuvre  est 
annoncée,  les  lettres  de  réclamation  pleuvent 
dans  les  journaux  :  les  uns  revendiquent  le 
droit  exclusif  de  traiter  tel  sujet  ou  d'employer 
tel  titre,  et  ils  le  dénient  à  leurs  rivaux  ;  les 
autres  veulent  établir  leur  priorité,  même  s'ils 
ne  prétendent  point  user  à  la  rigueur  du  pri- 
vilège qu'elle  leur  confère  ;  d'autres  enfin 
démontrent,  pièces  en  main,  s'il  est  possible, 
que  de  leur  côté,  en  pleine  indépendance, 
ils  ont  songé  à  traiter  ce  sujet  ou  à  employer 
ce  titre  ;  tous  sont  soucieux  de  repousser 
l'idée  du  plagiat  ou  de  concurrence  déloyale. 
Au  xvne  siècle,  il  n'en  était  pas  ainsi.  Dès  la 
Renaissance,  nos  auteurs  dramatiques  avaient 
exploité  presque  exclusivement  l'antiquité  : 
l'histoire  grecque  ou  latine,  les  tragédies 
grecques  ou  latines,  exceptionnellement  les 
œuvres  de  quelques  poètes  espagnols  ou 
italiens.  Les  sujets  que  leur  fournissaient  les 
histoires  et  les  littératures  classiques  ou  ces 
littératures  modernes  quasi  classiques  n'étant 
pas  en  nombre  infini,  il  était  inévitable  qu'il  se 
produisît  une  foule  de  rencontres.  L'idée  s'est 
ainsi  répandue  qu'il  y  avait  là  comme  un 
fonds  commun,  laissé  à  la  libre  disposition  de 
tout  le  monde,  où  chacun  pouvait  puiser  à  son 


LE    CHOIX    DU    SUJET  I  I  5 

gré  :  ce  n'était  pas  dans  le  sujet  ni  dans  le 
titre,  c'était  dans  la  mise  en  œuvre  que  consis- 
tait proprement  l'originalité.  Aussi  combien 
y  eut-il  alors  de  pièces  sur  le  même  sujet, 
avec  le  même  titre  ou  non  (i)  !  Et,  sans  aller 
chercher  bien  loin  des  exemples,  Molière  a-t-il 
hésité  à  reprendre  le  Festin  de  Pierre  après 
Villiers  et  Dorimon  ?  Racine,  à  reprendre 
la  Thébaïde  ou  Iphigénie  après  Rotrou, 
Alexandre  après  Boyer,  Mithridate  après  La 
Calprenède,  Phèdre  après  Garnier,  La  Pine- 
lière  et  Gilbert  ?  Et  l'on  sait  qu'en  plein 
xvme  siècle  encore,  Voltaire  s'est  permis  de 
refaire  les  tragédies  de  Crébillon. 

On  dira  peut-être  que  dans  tous  ces  cas 
—  même  lorsque  l'intention  maligne  et  le 
mauvais  procédé  sont  indéniables,  comme 
dans  la  conduite  de  Voltaire  à  l'égard  de 
Crébillon  —  il  y  a  plutôt  émulation  que  con- 
currence véritable.  Les  pièces  des  premiers 
auteurs  avaient  été  jouées  en  leur  temps,  sans 
que  rien  fût  venu  troubler  ni  fausser  le  juge- 
ment du  public  ;  elles  avaient  obtenu  le  suc- 
cès qu'elles  méritaient  sans  doute,  ou  si  elles 
ne   l'avaient  pas  obtenu,   la  faute  n'en  était 

(i)  Voir  appendice  A. 


I  I  6  BÉRÉNICE 

qu'au  parterre  ;  enfin,  une  fois  leur  nouveauté 
et  la  curiosité  des  spectateurs  épuisées,  elles 
avaient  naturellement  quitté  la  scène.  Le 
poète  qui  entreprenait  de  les  traiter  à  nouveau 
pouvait  assurément  causer  un  sensible  dom- 
mage à  la  réputation  de  son  prédécesseur,  s'il 
l'éclipsait  par  une  œuvre  plus  parfaite.  Du 
moins,  il  n'y  avait  pas  eu  de  lutte,  avec  tous 
les  excès  qu'elle  entraîne,  brigues,  cabales, 
pamphlets  et  épigrammes,  préventions  et 
parti  pris.  Peut-être  même  a-t-il  pu  arriver 
parfois  que  le  second  auteur  ait  rendu  service 
au  premier,  en  rappelant  l'attention  sur  sa 
pièce  et  en  lui  fournissant  ainsi  l'occasion  de 
tenter  la  fortune  une  seconde  fois  (i).  Mais, 
dans  l'hypothèse  où  Racine,  ayant  dérobé  à 
Corneille  le  sujet  de  Bérénice,  serait  arrivé  à 
la  faire  jouer  huit  jours  avant  et  par  une  meil- 
leure troupe,  la  situation  serait  tout  autre.  Il 
y  aurait  bien  là  concurrence,  et  concurrence 
déloyale,  capable  de  nuire,  faite  dans  l'inten- 
tion de  nuire,  inadmissible  dès  lors  chez 
notre  poète. 

Pourquoi    inadmissible,  si  ce  procédé  était 
alors  dans  les  mœurs?  En  effet,  l'histoire  du 

(i)  Voir  appendice  B. 


LE    CHOIX    DU    SUJET  I  1 7 

théâtre  français  au  xvne  siècle  nous  offre  de 
nombreux  exemples  de  pièces  concurrentes,  et, 
puisque  tant  de  rencontres  sont  inexplicables 
par  un  pur  hasard,  il  faut  bien  qu'à  chaque 
fois  un  des  auteurs  ait  mis  la  main  sur  le 
sujet  de  l'autre.  En  1608  (quatre  ans  après  la 
Panthéede  Hardy),  ce  sont  les  deux  Panthéede 
Guérin  de  la  Dorouvière  et  de  Billard  de 
Courgenay  ;  en  1622,  les  deux  Aminte  du 
Tasse  de  Pichou  et  de  Dalibray  (et  peut-être 
une  troisième  de  Rayssiguier)  ;  en  i635,  les 
deux  Place  Royale  de  Corneille  et  de  Clave- 
ret(i);  en  i636,  les  deux  Amant  libéral  de 
Scudéry  et  de  Guérin  de  Bouscal,  en  collabo- 
ration avec  Beys  ;  en  1637,  ^es  deux  Lucrèce  de 
du  Ryer  et  de  Chevreau  ;  en  i638,  le  Coriolan 
de  Chevreau  et  le  Véritable  Coriolan  de  Chapo- 
ton;  en  1644,  les  deux  Rodogune  de  Corneille 
et  de  Gilbert  ;  en  1647,  les  deux  Sémiramis  de 
Gilbert  et  de  Desfontaines;  en  1634,  ce  sont 
les  Illustres  ennemis  de  Thomas  Corneille,  les 
Généreux  ennemis  de  Boisrobert,  Y  Ecolier  de 
Salamanque    ou    les     Généreux    ennemis    de 


(i)Je  néglige  ici  la  rencontre  de  la  Comédie  des  Thuileries  des 
cinq  auteurs  et  des  Tuileries  de  Rayssiguier  :  le  sujet  est  diffé- 
rent. Pourtant  la  rencontre  des  deux  titres  semble  bien  voulue. 

4* 


I  I  8  BÉRÉNICE 

Scarron(i);  en  i655,le  Gardien  de  soi-même 
de  Scarron  et  le  Geôlier  de  soi-même  de 
Thomas  Corneille  (2);  en  i656,  les  Coups 
d'amour  et  de  fortune  de  Boisrobert  et  les 
Coups  de  V  amour  et  de  la  fortune  de  Quinault; 
en  i658,  les  Sainte  Dorothée  de  Rampale  et  de 
La  Ville  ;  en  166b,  les  Mère  coquette  de  Qui- 
nault et  de  Visé;  puis  les  deux  Iphigénie  de 
Racine  et  de  Leclerc  à  quelques  mois  de  dis- 
tance, 1674-75  ;  puis  les  deux  Phèdre;  en  1678, 
les  deux  Comte  d'Essex  de  Thomas  Corneille 
et  de  Boyer;  en  1680,  laBassette  d'Hauteroche 

et  celle  d'un  anonyme En  général  les  pièces 

concurrentes  étaient  jouées  sur  des  théâtres 
concurrents,  en  sorte  qu'à  la  rivalité  des  au- 
teurs s'ajoutait  encore,  la  rivalité  des  troupes. 


(1)  «  A  l'exception  des  noms  des  acteurs  et  de  l'épisode  du 
comte  Octavian,  c'est  ici  le  même  sujet  que  celui  des  Généreux 
ennemis  de  Boisrobert;  mêmes  événements,  mêmes  principaux 
acteurs  et  même  marche  de  la  pièce.  »  (Hist.du  théâtre  français, 
vm,  94). 

(2)  «  A  l'exception  des  noms  et  de  quelques  détails  qui  sont 
rendus  avec  plus  de  bienséance  que  dans  la  pièce  du  Gardien  de 
soi-même,  c'est  précisément  la  même  chose  ».  (Ibid,  120.) 

(3)  «  A  peine  la  tragi-comédie  des  Coups  d'amour  et  de  fortune 
de  l'abbé  de  Boisrobert  fut  au  théâtre,  qu'on  vit  paraître  celle 
des  Coups  de  l  amour  et  de  la  fortune  de  M.  Quinault  ;  c'est  dans 
l'une  et  dans  l'autre,  même  fond,  même  intrigue,  même  dénoue- 
ment, et  de  plus  mêmes  noms  d'acteurs  (des  principaux  au 
moins).  »  (Ibid.  152.) 


LE    CHOIX    DU    SUJET  IIO, 

Or  la  chose  a  paru  licite.  Sans  doute  quel- 
ques-uns des  poètes  lésés  se  sont  plaints.  Cla- 
veret  écrit  (i)  à  Corneille  :  «J'entends  parler 
de  votre  Place  Royale,  que  vous  eussiez  aussi 
bien  appelé  la  Place  Dauphine  ou  autrement, 
si  vous  eussiez  pu  perdre  l'envie  de  me  cho- 
quer. Pièce  que  vous  résolûtes  de  faire,  dès 
que  vous  sûtes  que  j'y  travaillais,  ou  pour 
satisfaire  votre  passion  jalouse,  ou  pour  con- 
tenter celle  des  comédiens  que  vous  serviez.  » 
Boisrobert  tient  à  bien  préciser  que  c'est  Qui- 
nault  et  non  lui  qui  est  l'imitateur  :  «  Ceux 
qui  passent  sans  contredit  dans  le  monde  pour 
être  les  esprits  les  plus  éclairés  du  siècle, 
après  avoir  vu  les  deux  représentations  sur 
deux  différents  théâtres,  n'ont  pu  même 
demeurer  d'accord  que  l'on  m'eût  ôté  la  grâce 
de  la  nouveauté,  tant  ils  ont  trouvé  que  l'on 
m'avait  imité  de  mauvaise  grâce  (2).  »  Visé 
enfin  a  tempêté  véhémentement,  tant  avant  la 
représentation  de  la  pièce  qu'après  (3),  dans 

(1)  Lors  de  la  polémique  du  Cid,  ce  qui  enlève  un  peu  de 
son  importance  au  reproche.  (Cf.  Lettre  du  sieur  Claveret,  pos- 
térieure à  l'allusion  méprisante  de  Corneille  dans  sa  Lettre 
apologétique.) 

(2)  Epître  dèdicatoire. 

(3)  Lettre  de  Robinet  du  n  octobre  1665  : 

«  La  guerre   est  entre  deux  auteurs.... 


120  BÉRÉNICE 

sa  préface.  Mais,  si  Claveret  se  plaint  d'un 
mauvais  procédé  de  la  part  d'un  confrère,  il 
ne  crie  pas  au  vol  ;  si  Boisrobert  prétend 
qu'on  l'a  «  imité  de  mauvaise  grâce  »,  il  ne 
soutient  pas  que  les  lois  ou  même  les  usages 
aient  interdit  de  semblables  imitations  ;  si 
Visé  s'indigne,  c'est  que,  non  seulement  le 
sujet  était  de  son  invention  propre  et  n'appar- 
tenait ni  à  la  légende  ni  à  l'histoire,  mais 
encore  qu'il  y  a  eu  de  la  part  de  Quinault  un 
véritable    abus   de   confiance  (i). 

Quant  aux  autres,  ils  se  taisent.  La  chose  a 
paru  licite  ;  puisque   Scarron,   qui  aurait   eu 


Un  se  plaint  du  vol  d'un  ouvrage, 

Sur  lequel  chacun  d'eux  fait  rage, 

Et  partout  crie  en  sa  douleur 

Sur  l'autre  :  au  voleur,  au  voleur  !  » 
(i)  «  Si  je  dois  retirer  quelque  gloire  de  [ma  pièce],  c'est 
d'avoir  été  assez  heureux  pour  inventer  un  sujet  qui  ait  pu 
servir  d'idée  à  un  auteur  dont  la  réputation  est  si  bien  établie. 
Il  a  lui-même  avoué  que  je  lui  en  fis  confidence  chez  une 
personne  de  qualité,  qui  s'en  souvient  encore  aussi  bien  que 
lui.  C  est  une  vérité  qui  passe  pour  constante  :  et  je  ne  dois 
pas  me  mettre  en  peine  de  la  prouver,  puisque  des  personnes 
de  naissance  et  dignes  de  foi  ont  vu  ma  pièce  longtemps 
avant  que  cet  illustre  auteur  eût  commencé  de  travailler  à  la 
sienne,  et  l'ont  même  dit  à  Sa  Majesté,  lorsque  notre  guerre  a 

fait  le  plus  de  bruit  et  qu'elle    en    était    importunée »  (De 

Visé,  t 'réface  de  la  Mère  coquette.)  —  Malgré  sa  prudence 
habituelle,  Robinet  n'hésite  pas  à  se  prononcer  pour  de  Visé 
et  à  déclarer  que  sa  pièce  est  bien  1'  «  originale  ».  (Lettre  du 
1 1  octobre.) 


LE    CHOIX    DU    SUJET  I  2  I 

peut-être,  lui  aussi,  le  droit  de  signaler  une 
trahison  (i),  n'en  prend  même  pas  la  peine  et 
accepte  de  paraître  avoir  volontairement  entre- 
pris d'entrer  en  lutte  avec  Thomas  Corneille 
et  avec  Boisrobert  (2).  Elle  a  paru  licite  ; 
puisque  Pradon  n'hésite  pas  à  confesser  que, 
de  sa  part,  la  rencontre  était  voulue  :  «  Au 
reste,  j'avoue  franchement  que  ce  n'a  point  été 
l'effet  du  hasard  qui  m'a  fait  rencontrer  avec 
M.  Racine,  mais  un  pur  effet  de  mon  choix. 
J'ai  trouvé  le  sujet  de  Phèdre  beau  dans  les 
anciens  ;  j'ai  tiré  mon  épisode  d'Aricie  des  ta- 
bleaux de  Philostrate,  et  je  n'ai  point  vu  d'ar- 
rêt de  la  Cour  qui  me  défendît  d'en  faire  une 


(1)  «  Scarrdn  aimait  à  lire  à  ses  amis  ses  ouvrages  à  mesure 
qu'il  les  composait.  11  appelait  cela  essayer  ses  livres.  L'abbé 
de  Boisrobert  fut  du  nombre  de  ceux  à  qui  il  fit  lecture  de  sa 
comédie  de  YEtolier  de  Salamanque,panie  traduite  d'une  autre 
en  langue  espagnole;  Boisrobert  en  trouva  le  sujet  à  son  goût 
et  ne  se  ht  pas  un  scrupule  de  recourir  à  l'original  pour  en 
composer  les  Généreux  ennemis,  comédie  qui  fut  représentée  à 

l'Hôtel  de  Bourgogne avant  que  Scarron  eût  fait  paraître  la 

sienne  sur  le  théâtre  du  Marais.  Boisrobert  ajouta  à  l'infidélité 
qu'il  avait  commise  envers  Scarron,  le  mauvais  procédé  de 
parler  peu  obligeamment  de  la  comédie  de  l'Ecolier  de  Sala- 
manque...  »  (Histoire  du  théâtre  français,  VIII,   105.) 

(2)  Ce  sujet  «  donna  dans  la  vue  à  deux  écrivains  de  réputa- 
tion en  même  temps  qu'à  moi  ;  ces  redoutables  concurrents  ne 
m'empêchèrent  point  de  le  traiter.  »  (Scarron,  Epître  dédica- 
toire.)  —  On  ne  saurait  être  plus  modéré  ;  mais  Scarron  a  fait 
ailleurs  sentir  sa  colère  à  Boisrobert.  (Cf.  Lettre  à  Marigni.) 


122  BÉRÉNICE 

pièce  de  théâtre  (i)  ».  Elle  a  paru  licite  enfin; 
puisque  ceux  mêmes  qui  sont  défavorables  à 
Pradon,  qui  s'étonnent  de  «  son  audace  »  à 
«  doubler  »  un  «  si  grand  homme  »,  qui  se 
demandent  s'il  a  agi  ainsi  «  par  ressentiment 
légitime  ou  sans  raison  »,  n'osent  pas  néan- 
moins lui  en  faire  ouvertement  reproche  et  le 
traiter,  comme  nous  ferions,  de  plagiaire  ou 
de  contrefacteur  (2). 

Et,  pour  en  revenir  à  Racine,  on  lui  a 
parfaitement  reconnu  le  droit  de  lutter  avec 
Corneille.  Villars,  dans  sa  lettre  malveil- 
lante, lorsqu'il  affecte  de  le  défendre  contre 
le  reproche  de  témérité,  lui  reproche  bien 
cette  témérité  même  :  il  ne  songe  pas  à  lui 
reprocher  d'avoir  dérobé  le  sujet-  de  son 
rival.  Barbier  d'Aucour,  l'auteur  haineux 
d'Apollon  vendeur  de  Mithridate  (3),  qui 
sait  si  bien  taxer  Racine  de  plagiat  pour 
avoir  traité  la  Théba'ide  après  Rotrou,  ne 
le  lui  reproche  pas  davantage.  Or,  pour 
Villars  et  pour  Barbier  d'Aucour  —  puisque 
le  hasard    est    invraisemblable,     puisque    la 


(1)  Préface. 

(2)  Subligny,  Dissertation  sur  les  tragédies  de  Phèdre  et  Hip- 
polyte.  —  Cf.  De  Visé  dans  le  Mercure  galant 

(3)  1675. 


LE    CHOIX   DU    SUJET  123 

prétendue  intervention  de  Madame  leur  était 
inconnue  —  ce  devait  bien  être  un  sujet  dérobé. 
S'ils  n'en  ont  point  tiré  un  grief,  c'est  que, 
selon  les  idées  du  temps,  il  n'y  avait  rien  à 
dire  à  cela. 

Entendons-nous  cependant.  Si  le  procédé 
est  strictement  licite,  il  est  aussi  de  ceux  que 
seul  le  succès  justifie  pleinement  :  Ton  com- 
mence à  sentir  dès  lors  qu'il  y  a  bien  à  cela 
quelque  indélicatesse.  Pradon,  qui  fait  le 
matamore  maintenant  qu'il  s'imagine  avoir  vu 
sa  pièce  mieux  accueillie  que  celle  de  Racine, 
avait,  avant  les  chandelles,  laissé  courir  le 
bruit  que  la  rencontre  était  fortuite  :  c'était 
une  excuse  qu'il  se  réservait  en  cas  d'insuccès  (i). 
Le  Clerc,  qui  n'apas  réussi,  continue  à  invoquer 
assez  piteusement  le  hasard.  Boyer  enfin  écrit 
tout  un  plaidoyer  pour  se  justifier  :  «  N'ayant 
commencé  la  composition  de  cette  pièce  que 
six  semaines  tout  au  plus  avant  la  première 
représentation  de  celle  qui  a  été  jouée  à  l'Hôtel 
de  Bourgogne  sous  le  même  titre,  elle  n'a  pu 


(i)  Cf.  Visé,  Mercure  galant  :  «  Je  le  trouve  louable  [Pradon] 
d'avoir  reconnu  de  bonne  foi  dans  sa  préface  qu'il  n'a  point 
traité  ce  sujet  par  un  effet  du  hasard....  On  avait  dit  le  con- 
traire avant  que  la  pièce  parût,  et  il  a  cru  que  ce  déguisement 
démentait  la  sincérité  dont  il  fait  profession.  » 


I  24  BÉRÉNICE 

paraître  en  même  temps  sur  l'autre  théâtre. 
Ainsi,  j'avais  à  craindre  pour  un  ouvrage  qui 
n'avait  ni  grâce  dans  la  nouveauté,  ni  les  avan- 
tages de  la  concurrence.  Le  succès  a  passé  mon 
attente  :  mon  dessein  n'a  jamais  été  de  suivre 
V exemple  de  ceux  qui,  par  chagrin  ou  par  émula- 
tion, ont  doublé  des  pièces  de  théâtre.  Je  puis  dire 
seulement  que  M.  Corneille  et  moi,  nous  avons 
puisé  les  idées  d'un  même  sujet  dans  la  même 
source,  c'est-à-dire  dans  le  Comte  d'Essex,  que 
M.  de  la  Calprenède  a  fait  il  y  a  plus  de  trente 
ans  (i)  ».  Ainsi,  ce  n'est  pas  une  chose  inouïe 
que  de  «  doubler  des  pièces  de  théâtre  »,  et 
qui  le  ferait  délibérément  ne  manquerait  pas 
de  précédents  à  invoquer.  Néanmoins  Boyer  ne 
l'a  pas  voulu  faire  ;  il  ne  l'a  pas  voulu  faire  et 
sa  pièce  a  paru  quelque  cinquante  jours  au 
plus  après  la  pièce  de  Thomas  Corneille  !  et  il 
avoue  plus  loin  qu'il  l'a  brochée  très  vite, 
«  étant  pressé  du  temps  et  de  l'envie  d'achever 
son  ouvrage  »  !  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que, 
n'ayant  pas  réussi  à  éclipser  son  rival,  il  n'est 
plus  très  fier,  après  coup,  de  l'avoir  essayé. 
Mais  Racine,  lui  non  plus,  —  bien  qu'il  ait 
été  victorieux  sans  conteste,  —  n'est  pas  très  fier 

(i)  Pié/ace. 


LE    CHOIX   DU    SUJET  125 

de  sa  conduite.  Quand  il  s'est  décidé  à  entrer 
en  lutte  avec  Corneille,  il  a  cédé  à  sa  passion: 
il  venait  d'être  battu,  et  son  orgueil  avait 
besoin  d'une  revanche  ;  il  attribuait  son  échec 
aux  critiques  de  Corneille,  aux  intrigues  de 
ses  partisans,  et  sa  rancune  avait  besoin  d'une 
vengeance.  Maintenant,  apaisé  par  son  succès 
même,  il  sent  ce  qu'un  tel  abus  de  son  droit 
strict  peut  avoir  de  discutable.  N'ayant  pas  de 
bonnes  raisons  à  alléguer,  —  comme  le  serait 
une  demande  de  la  princesse  défunte, —  il  évite 
du  moins  d'épiloguerou  de  mentir.  Il  se  borne 
à  dire  :  «  qu'il  y  avait  longtemps  qu'il  voulait 
essayer  s'il  pourrait  faire  une  tragédie  avec 
cette  simplicité  d'action  qui  a  été  si  fort  du 
goût  des  anciens  ».  Est-ce  une  manière  de 
laisser  entendre  que  son  sujet  est  bien  à  lui, 
né  de  longues  recherches  à  travers  les  sujets 
possibles  ?  Est-ce  une  façon  d'invoquer  les 
circonstances  atténuantes?  Il  ne  s'en  explique 
pas  plus  clairement.  S'il  avait  conscience  de 
son  innocence  absolue,  serait-il  aussi  réservé  ? 
Lui  en  aurait-il  coûté  beaucoup  de  signaler  la 
rencontre  avec  un  adversaire  aussi  illustre, 
alors  que  le  résultat  en  était  si  favorable  pour 
lui?  de  dire,  selon  les  cas,  qu'elle  avait  été 
amenéepar  descirconstances  indépendantes  de 


I  2()  BÉRÉNICE 

sa  volonté  (ce  n'eût  été  trahir  personne,  ni 
violer  aucun  secret)  ou  qu'elle  n'était  due 
qu'au  seul  hasard?  Il  s'est  tu.  C'était  un  aveu  ; 
et,  par  un  effet  bizarre,  c'a  été  sa  meilleure 
défense.  Les  partisans  de  Corneille,  nous 
l'avons  vu,  ont  bien  blâmé  son  audace  ;  ses 
partisans  à  lui  ont  bien  allégué  le  cas  fortuit. 
La  postérité  n'a  pas  pu  croire  ses  partisans; 
révoltée  du  tour  qu'un  Le  Clerc,  un  Pradon 
ont  tenté  de  lui  jouer,  elle  n'a  pas  pu  se  rési- 
gner à  croire  qu'il  en  eût  lui-même  joué  un 
semblable  à  un  vieillard  glorieux  :  et,  pour  se 
tirer  d'embarras,  peu  à  peu,  elle  a  inventé  la 
légende  de  Madame. 

Mais,  dira-t-on  encore,  pour  affirmer  de  la 
sorte  que  Racine  a  marché  sciemment  sur  les 
traces  de  Corneille,  il  faudrait  au  moins  avoir 
un  commencement  de  preuves,  tendant  à  éta- 
blir qu'il  a  connu  sa  pièce.  —  On  les  a.  L'une 
d'elles  a  déjà  frappé  les  critiques.  «  Tite,  dit 
Marty-Laveaux,  s'exprime  ainsi  chez  Corneille  : 


Eh  bien,  Madame,  il  faut  renoncer  à  ce  titre  [d'etnpe- 
Qui  de  toute  la  terre  en  vain  me  fait  l'arbitre.       reur~] 
Allons  dans  vos  Etats  m'en  donner  un  plus  doux; 
Ma  gloire  la  plus  haute  est  celle  d'être  à  vous. 
Allons  où  je  n'aurai  que  vous  pour  souveraine, 
Où  vos  bras  amoureux  seront  ma  seule  chaîne, 


LE  CHOIX    DU    SUJET  11*] 

Où  l'hymen  en  triomphe  à  jamais  l'étreindra  ; 
Et  soit  de  Rome  esclave  et  maître  qui  voudra  ! 

Titus  au  contraire  dit  chez  Racine  : 

Je  dois  vous  épouser  encor  moins  que  jamais  : 
Oui,  Madame  ;  et  je  dois  moins  encore  vous  dire 
Que  je  suis  prêt  pour  vous  d'abandonner  l'empire, 
De  vous  suivre,  et  d'aller,  trop  content  de  vos  fers, 
Soupirer  avec  vous  au  bout  de  l'univers. 
Vous-même  rougiriez  de  ma  lâche  conduite: 
Vous  verriez  à  regret  marcher  à  votre  suite 
Un  indigne  empereur,  sans  empire,  sans  cour, 
Vil  spectacle  aux  humains  des  faiblesses  d'amour. 

Est-ce  un  simple  hasard  qui  a  produit 
entre  le  langage  de  Tite  et  celui  de  Titus  une 
opposition  si  vivement  marquée?  On  pourrait 
être  tenté  d'en  douter;  car  il  n'est  pas  absolu- 
ment impossible  qu'une  indiscrétion  ait  fait 
connaître  à  Racine  ce  passage  de  la  pièce  de 
son  rival  et  qu'il  se  soit  piu  à  réfuter  d'avance 
les  idées  qui  y  sont  exprimées.  »  Marty-La- 
veauxa  raison:  il  semble  bien  que  ce  ne  soit 
pas  là  un  effet  du  hasard,  et  Racine  paraît  avoir 
imité  son  maître  Euripide  qui,  dans  son  Elecfre, 
a  trouvé  moyen  d'adresser  aux  Coéphores  d'Es- 
chyle de  si  mordantes  critiques. 

Mais  il  y  a  d'autres  passages  —  qui,  à  ma 
connaissance,  n'ont  jamais  été  signalés  —  et 
dans  lesquels  on  croit  bien  reconnaître  encore 


128  BÉRÉNICE 

ou  une  réfutation  de  certaines  idées  de  Cor- 
neille, ou  une  transposition  de  certaines  autres. 
Au  cinquième  acte  de  Tite  et  Bérénice  Domi- 
tian  apporte  un  «  arrêt  »  du  Sénat  romain  : 

Seigneur,  il  vous  conjure 
De  remplir  tout  l'espoir  d'une  flamme  si  pure. 
Des  services  rendus  à  vous,  à  tout  l'Etat, 
C'est  le  prix  qu'a  jugé  lui  devoir  le  Sénat, 
Et  pour  ne  vous  prier  que  pour  une  Romaine, 
D'une  commune  voix  Rome  adopte  la  Reine. 
Et  le  peuple  à  grands  cris  montre  sa  passion 
De  voir  un  plein  effet  de  cette  adoption. 

Or,  au  quatrième  acte  de  Bérénice,  Titus 
hésite  et  se  demande  si  Rome  n'approuverait 
point  son  choix  : 

Et  qui  sait,  si,  sensible  aux  vertus  de  la  Reine, 
Rome  ne  voudra  point  l'avouer  pour  Romaine  ? 

Rome  peut  par  son  choix  justifier  le  mien 

Que  Rome  avec  ses  lois  mette  dans  la  balance 
Tant  de  pleurs,  tant  d'amours,  tant  de  persévérance, 
Rome  sera  pour  nous. 

C'est  la  donnée  de  Corneille.  Mais,  tout  de 
suite  après,  Titus  se  réfute  lui-même  —  et  du 
même  coup  démontre  combien  est  invraisem- 
blable la  manière  dont  s'y  est  pris  le  vieux 
poète  pour  amener  son  dénouement  : 

Titus,  ouvre  les  yeux  ! 
Quel  air  respires-tu  ?  N'es-tu  pas  dans  ces  lieux 


LE    CHOIX  DU    SUJET  I2Q 

Où  la  haine  des  rois,  avec  le  lait  sucée, 
Par  crainte  ou  par  amour  ne  peut  être  effacée  ? 
Rome  jugea  ta  Reine  en  condamnant  ses  rois. 
N'as-tu  pas  en  naissant  entendu  cette  voix  ? 
Et  n'as-tu  pas  encore  oui  la  renommée 
T'annoncer  ton  devoir  jusque  dans  ton  armée  ? 
Et  lorsque  Bérénice  arriva  sur  tes  pas, 
Ce  que  Rome  en  jugeait, ne  l'entendis-tu  pas? 
Faut-il  donc  tant  de  fois  te  le  faire  redire  ? 


Voilà  donc  encore  une  autre  objection  adressée 
par  avance  à  la  pièce  du  rival. 

Ailleurs,  Racine  ne  critique  plus  la  pièce  de 
Corneille,  mais  il  s'en  inspire.  Je  ne  veux 
point  parler  assurément  de  plagiat,  ni  même 
d'imitation  proprement  dite  ;  je  veux  parler 
seulement  de  certaines  idées,  qui  sont  deve- 
nues dans  Bérénice  tout  autres  qu'elles  n'étaient 
dans  Tite  et  Bérénice,  mais  qui  semblent  bien 
pourtant  tirer  de  là  leur  origine.  Titus  explique 
à  Antiochus  comment  il  a  pris  le  parti  de  ren- 
voyer la  reine  : 

Demain,  elle  entendra  ce  peuple  furieux 
Me  venir  demander  son  départ  à  ses  yeux. 
Sauvons  de  cet  affront  mon  nom  et  ma  mémoire, 
Et  puisqu'il  faut  céder,  cédons  à  notre  gloire. 

Ce   dernier  vers    rappelle   singulièrement  le 
discours  final  de  la  Bérénice  de  Corneille  : 


l3o  BÉRÉNICE 

Grâces  au  juste  ciel,  ma  gloire  en  sûreté 

N'a  plus  à  redouter  aucune  indignité. 

J'éprouve  du  Sénat  l'amour  et  la  justice, 

Et  je  n'ai  qu'à  vouloir  pour  être  impératrice 

Rome  a  sauvé  ma  gloire  en  me  donnant  sa  voix... 

Ma  gloire  ne  peut  croître... 

Elle  passe  aujourd'hui  celle  du  plus  grand  homme, 

Puisqu'enfin  je  triomphe  et  dans  Rome  et  de  Rome  ; 

J'y  vois  à  mes  genoux  le  peuple  et  le  Sénat  ; 

Plus  j'y  craignais  de  honte  et  plus  j'y  prends  d'éclat  ; 

J'y  tremblais  sous  sa  haine,  et  la  laisse  impuissante  ; 

J'y  rentrais  exilée  et  j'en  sors  triomphante. 

Elle  qui  ne  cédait  pas  à  l'hostilité  de  Rome, 
elle  «  cède  à  sa  gloire  »  quand  elle  voit  cette 
hostilité  désarmée. 

Dans  le  long  débat  entre  Titus  et  Bérénice, 
une  des  raisons  que  Titus  invoque  pour  se 
justifier  est  son  horreur  du  sang  ;  il  ne  veut 
pas  braver  les  Romains  : 

S'ils  parlent,  si  les  cris  succèdent  aux  murmures, 
Faudra-t-il  par  le  sang  justifier  mon  choix  ? 

Tite  allègue  le  même  motif  pour  expliquer 
comment  il  se  résigne  à  épouser  Domitie  : 

J'aime  mieux,  Flavian,  l'aimer  que  l'immoler 
Et  ne  puis  démentir  cette  horreur  magnanime 
Qu'en  recevant  le  jour  je  conçus  pour  le  crime. 
Moi  qui,  seul  des  Césars,  me  vois  en  ce  haut  rang 


LE    CHOIX   DU    SUJET  I  3  I 

Sans  qu'il  en  coûte  à  Rome  une  goutte  de  sang, 
Moi  que  du  genre  humain  on  nomme  les  délices, 
Moi  qui  ne  puis  souffrir  les  plus  justes  supplices, 
Pourrais-je  autoriser  une  injuste  rigueur 
A  perdre  une  héroïne  à  qui  je  dois  mon  cœur  ? 

Il  est  clair  que  chacune  de  ces  rencontres  — 
contradictions  ou  ressemblances  —  prise  en 
elle-même,  n'aurait  aucune  valeur  probante  ; 
mais  elles  en  reçoivent  une  singulière  lors- 
qu'elles se  multiplient.  Tant  de  souvenirs  — 
même  transformés  —  semblent  bien  démon- 
trer que  Racine  avait  trouvé  moyen  de  con- 
naître la  pièce  de  son  rival  (i)  et  que,  s'il 
a  affronté  la  lutte,  c'est  sans  aucun  doute 
sciemment,  par  une  décision  libre  et  réfléchie. 

Ajouterais-je  enfin  une  autre  remarque  —  dont 
je  ne  sais  au  juste  quelle  est  l'importance  vraie, 
mais  qui  me  paraît  néanmoins  n'être  pas  tout 
à  fait  négligeable  ?  Corneille  et  Racine  nous 
indiquent  tous  deux  comme  sources  les  écri- 
vains anciens.    Ni  l'un   ni   l'autre  ne  cite  le 


(i)  La  preuve  que  cela  est  possible,  c'est  que  pareille  mésa- 
venture arrivera  à  Racine  pour  sa  Phèdre  ;  qu'elle  est  déjà  arrivée 
à  Corneille  pour  sa  Rodogune  :  «Je  ne  crois  pas  devoir  rappe- 
ler ici  le  souvenir  d'une  autre  Rodogune,  que  fit  M.  Gilbert 
sur  le  plan  de  M.  Corneille,  qui  fut  trahi  en  cette  occasion 
par  quelque  confident  indiscret.  »  (Fontenelle,  Vie  de  Cor- 
neille. Voir  pour  plus  de  détails  Histoire  du  Théâtre  Français, 
VI,  296  sqq.) 


1 32  BÉRÉNICE 

roman  inachevé  que  Segrais  avait  publié  en 
1648  sous  le  titre  de  Bérénice  ;  pourtant  Cor- 
neille semble  bien  y  avoir  pris  l'idée  du  rôle  de 
Domitian,  et  de  sa  rivalité  avec  Titus,  Racine, 
l'idée  du  rôle  d'Antiochus.  Or,  quand  le  roman 
de  Segrais  a  paru,  Racine  avait  neuf  ans  :  il  ne 
l'a  donc  pas  lu  alors,  et  je  ne  sais  si  cette  œuvre 
incomplète  a  eu  assez  de  réputation  pour  qu'à 
vingt-deux  ans  de  là  il  ait  eu  de  lui-même 
l'idée  de  la  rechercher.  Au  contraire,  Corneille 
avait  quarante-deux  ans  lors  de  la  publication 
de  ce  roman  :  il  l'a  lu  sans  doute  dès  lors,  et 
dès  lors  il  a  pu  y  noter  un  sujet  de  pièce  pour 
plus  tard.  Si  tous  deux,  en  1670,  se  sont  repor- 
tés à  Segrais,  le  plus  vraisemblable  c'est  que 
Racine  a  suivi  Corneille,  et  non  Corneille, 
Racine. 


VI 


A  bien  examiner  toutes  choses,  on  se  per- 
suade donc  que  Racine  n'a  point  reçu  son 
sujet  de  Madame,  mais  que  —  ne  pouvant 
guère  l'avoir  choisi  en  même  temps  que  Cor- 
neille par  un  hasard  trop  surprenant  —  il  le  lui 
a  pris  de  propos  délibéré  et  pour  entrer  en 
lutte  avec  lui. 

L'état  d'esprit  qui  explique  une  décision 
aussi  audacieuse  est  assez  facile  à  recons- 
tituer. Poète  débutant,  Racine,  comme  il 
était  inévitable,  s'est  mis  à  l'école  de  son 
illustre  devancier  :  la  Thébaïde  est,  ou  plutôt 
veut  être  une  pièce  cornélienne.  Mais  dès 
Alexandre  (i),  on  le  voit  qui  conçoit  un  système 
dramatique  tout  différent  :  aux  sujets  «  im- 


(i)  Ce  qui  expliquerait  pourquoi  Corneille,  après  la  lecture 
d'Alexandre,  assurait  à  Racine  qu'il  n'était  pas  propre  au 
théâtre  et  lui  conseillait  de  se  choisir  un  autre  genre.  (Valin- 
courtdans  l'Histoire  de  l'Académie  Française,  II,  336.)  Corneille 
était  très  sincère  :  il  ne  reconnaissait  plus  son  théâtre. 

BÉRÉNICE  4** 


1 34  BÉRÉNICE 

plexes  »,  il  oppose  les  sujets  «  simples  »,  que 
d'aucuns  même  jugent  «  stériles  »  ;  aux  intri- 
gues compliquées,  chargées  de  faits,  fécondes 
en  coups  de  théâtre  et  en  surprises,  il  oppose 
les  pièces  faites  «  avec  peu  d'incidents  et  peu 
de  matière  »  ;  seulement,  dans  cette  forme 
nouvelle,  il  met  encore  des  héros  et  des  senti- 
ments à  la  Corneille.  Sa  tentative  réussit  auprès 
du  public.  Ce  succès  inquiète  le  vieux  poète 
et  ses  partisans;  ils  l'examinent  sans  indulgence  ; 
et  ce  que  la  tragédie  conserve  de  semblable  aux 
tragédies  cornéliennes  leur  fournit  l'occasion 
de  comparaisons  peu  favorables  au  nouveau 
venu.  Celui-ci,  éclairé  par  là  même,  prend 
mieux  conscience  de  son  originalité  et  se  choi- 
sit un  sujet  où  il  la  puisse  manifester  mieux  : 
Andromaque.  C'est  un  triomphe.  Il  est  loin, 
comme  bien  on  pense,  de  désarmer  Corneille 
et  ses  partisans.  Ils  en  tirent  même  un  argu- 
ment :  si  Racine  s'est  jeté  dans  l'amour,  cette 
«  passion  faible  »,  c'est  qu'il  se  sent  incapable 
des  hauts  sujets  de  politique  et  d'histoire.  Au 
milieu  de  sa  joie,  le  jeune  homme  est  piqué 
de  ces  critiques.  Il  veut  prouver  combien  elles 
sont  fausses  :  il  donne  Britannicus.  C'est  un 
échec  ;  et  cet  échec  Racine  l'attribue,  non  sans 
raison,  à  une  cabale,  et  quiplusestà  unecabale 


LE  CHOIX    DU    SUJET  I  35 

des  partisans  de  Corneille,  à  une  cabale  qui  tient 
son  mot  d'ordre  de  Corneille  lui-même.  La  pré- 
face violente  qu'il  met  alors  à  Britaiinicus  nous 
montre  à  quel  point  il  est  ulcéré  et  qu'il  l'est 
contre  «  le  vieux  poète  malveillant  »  en  per- 
sonne. Or  voici  que  l'occasion  d'une  vengeance 
lui  est  offerte.  Il  apprend  que  son  rival  —  à  ce 
moment,  haï  —  a  jeté  son  dévolu  sur  le  sujet 
de  Bérénice  ;  il  a  même  connaissance  de  la 
pièce  commencée  ;  il  voit  que  Corneille,  selon 
son  usage,  a  cherché  à  compliquer  l'histoire, 
qu'il  lui  a  fallu  deux  couples  d'amants,  des 
péripéties  surprenantes,  des  débats  de  poli- 
tique ;  il  voit  qu'au  contraire  ce  même  sujet, 
dans  sa  simplicité  vraie,  est  tout  à  fait  conforme 
à  sa  propre  doctrine.  Il  n'hésite  donc  plus;  il 
le  .  prend  ;  il  se  hâte  ;  il  devance  même  son 
adversaire  ;  et  il  est  vainqueur.  Mais,  —  détail 
qui  prouve  bien  qu'il  a  cédé  alors  à  une  pensée 
d'émulation,  —  cette  victoire  ne  lui  suffit  pas.  Il 
a  triomphé  de  Corneille  alors  que  Corneille  et 
lui-même  restaient  chacun  sur  son  terrain  ;  il 
veut  achever  ce  triomphe,  battre  l'adversaire, 
pour  ainsi  dire  chez  lui.  Il  s'y  reprend  à  deux 
fois  :  Baja\et  traite  de  politique  et  d'histoire  ; 
mais  Mithridate  traitera  de  politique  et  d'his- 
toire anciennes  :  c'est  le  domaine  où  jusque-là 


1 36  BÉRÉNICE 

Corneille  régnait.  Alors  seulement  Racine 
abandonne  la  lutte  directe  :  satisfait,  apaisé, 
il  retourne  à  son  maître  Euripide,  à  des  sujets 
de  passion  pure,  mieux  faits  pour  lui  et  dont 
cette  longue  rivalité  l'avait  détourné.  Il  s'y 
renfermera  jusqu'au  moment  où  il  va  renon- 
cer au  théâtre  profane. 

Si  les  choses  se  sont  en  effet  passées  ainsi, 
s'il  faut  en  effet  donner  une  telle  place  dans  la 
vie  littéraire  de  Racine  à  son  long  conflit  avec 
Corneille,  on  voit  quelle  importance  capitale 
en  reçoit  Bérénice.  Ce  n'est  plus  un  sujet  que 
Racine  a  reçu  d'une  initiative  étrangère  et  qui 
s'est  trouvé  par  hasard  approprié  à  son  système 
dramatique.  C'est  un  sujet  qu'il  a  librement 
pris  à  un  autre,  précisément  parce  qu'il  était 
ainsi  approprié  à  son  système  dramatique, 
qu'il  lui  permettait  d'en  donner  à  la  fois  et  la 
théorie  la  plus  méditée  et  l'application  la  plus 
parfaite.  Ce  n'est  pas  une  tragédie  qu'il  ait 
composée  comme  les  autres,  sans  idée  de  con- 
flit direct  avec  un  concurrent,  sans  désir  ex- 
ceptionnel de  succès.  C'est  une  tragédie  qu'il  a 
écrite,  sachant  que  le  plus  grand  auteur  de 
l'époque  la  traitait  également,  n'ignorant  pas 
qu'il  aurait  à  lutter,  et  voulant  lutter.  En  cette 
tragédie,  il  a  mis  tout  son  espoir  de  revanche  : 


LE    CHOIX    DU    SUJET  1 37 

il  fallait  qu'il  fût  vainqueur,  car  un  nouvel 
échec  le  rejetait  définitivement  au  second  rang 
et  consacrait  la  supériorité  de  son  rival.  Dans 
cette  partie,  il  mettait  comme  enjeu  tout  son 
avenir  et  l'avenir  de  sa  fortune  littéraire,  toute 
sa  fortune  et  la  fortune  de  sa  conception  dra- 
matique. N'est-il  pas  clair  dès  lors  qu'il  a 
bandé  toutes  ses  forces  pour  cette  lutte 
suprême,  qu'il  adonné  tout  l'effort  dont  il  était 
capable,  et  qu'ainsi  Bérénice  devait  être  la  plus 
travaillée,  la  plus  parfaite,  la  plus  raci- 
nienne  (i)  des  pièces  raciniennes  ? 

(i)  On  verra  dans  les  citations  de  la  troisième  partie  que  la 
formule  a  été  généralement  employée  —  mais  dans  un  sens 
absolument  opposé  à  celui  que  je  lui  donne  ici.  Les  critiques, 
depuis  Sainte-Beuve,  disent  que  Bérénice  est  la  pièce  la  plus 
racinienne,  en  ce  sens  qu'elle  est  la  plus  idyllique,  la  moins 
dramatique,  la  plus  faible,  de  ce  poète  élégiaque  que  les  cir- 
constances ont  amené  à  faire  des  tragédies.  J'entends  ici  qu'elle 
est  la  plus  racinienne,  en  ce  sens  qu'elle  nous  donne  l'idée  la 
plus  juste,  la  plus  exacte,  la  plus  complète  des  théories  drama- 
tiques, du  génie  dramatique,  d'un  poète  admirablement  doué 
pour  la  tragédie  (la  tragédie  toute  psychologique,  s'en- 
tend). 


4— 


III 

faction 


En  quoi  consiste  essentiellement  l'action  (i) 
dans  Bérénice  ?  Et,  tout  d'abord,  y  a-t-il  même 


(i)  Il  importe  de  définir  ici  le  mot  action. 

Racine  appelle  action,  avec  le  dictionnaire  de  l'Académie  de 
1694,  le  «  principal  événement  qui  fait  le  sujet  d'une  pièce  de 
théâtre  ».  Mais  ce  premier  sens  se  subdivise  lui-même  en  deux. 
—  C'est  d'abord  l'événement,  l'acte  historique  ou  légendaire  qui 
a  fourni  la  donnée  essentielle  de  la  pièce  :  a  Titus,  qui  aimait 
passionnément  Bérénice...  la  renvoya  de  Rome...  Cette  action 
est  très  fameuse  dans  l'histoire.  »  (Préface  de  Bérénice.)  «  Voici 
une    partie   des    événements    qui    devancèrent    cette    grande 

action Tout  (disent  les  interprètes  de  l'Ecriture)  devait  être 

saint  dans  une  si  sainte  action.  »  (Préface  d'Athalie.)  En  ce 
sens,  l'action  de  Bérénice  est  la  séparation  de  Titus  et  de  Béré- 
nice, comme  l'action  du  ive  chant  de  l'Enéide  est  la  séparation 
d'Enée  et  de  Didon  (Préface  de  Bérénice),  et  les  deux  pièces,  de 
Corneille  et  de  Racine,  ont  la  même  action.  —  C'est  ensuite  l'é- 
vénement principal,  non  plus  tel  qu'il  est  réellement  dans  la 
légende  ou  dans  l'histoire,  mais  tel  qu\'il  a  été  mis  en  œuvre, 
pour  faire  une  tragédie  :  «  Au  lieu  d'une  action  simple,  chargée 
de  peu  de   matière,  telle  que  doit  être  une  action   qui  se  passe 

en   un   seul  jour il  faudrait  remplir  cette  même  action,  de 

quantité  d'incidents,  etc..  «(Première  préface  de  Britannicus.) 
«  Il  faut  que  l'action  (d'une  tragédie)  soit  grande.....  (il  faut) 
attacher  leurs  spectateurs  par  une  action  simple,  soutenue  de 
la  violence  des  passions,  de  la  beauté  des  sentiments  et  de 
l'élégance  de  l'expression.  »  (Préface  de  Bérénice.)  En  ce  sens, 
les  pièces  de  Corneille  et  de  Racine  n'ont  évidemment  pas  la 


142 


BÉRÉNICE 


une  action,  ou  plutôt,  malgré  son  titre  de  tra- 
gédie, ne  serait-elle  point  une  idylle  en    dia- 
logues? 
On  conçoit  que  c'est  là,  sans  doute,  un  pro- 


même action.  Ce  qui  fait  la  différence,  c'est  la  manière  dont  les 
deux  auteurs  ont  amené,  expliqué,  présenté  un  événement 
historique  identique,  le  choix  qu'ils  ont  tait  d'un  des  élé- 
ments qui  le  constituent  pour  tirer  de  lui  tout  l'intérêt  de  leur 
ragédie  ;  et  alors  c'est  un  problème  (qu'on  ne  peut  comme  le 
précédent  résoudre  apriori)de  savoir  quelle  est  l'action  de  Tite 
et  de  Bérénice  ou  celle  de  Bérénice.  —  Dans  ces  deux  sens, 
j'emploie  ici  le  mot  sujet.  Dans  le  premier  cas,  tout  le  monde 
est  d'accord  pour  dire  que  le  sujet  de  Bérénice  est  la  séparation 
des  deux  amants  ;  dans  le  second  cas,  quand  il  s'agit  de  savoir 
sur  quoi  Racine  attire  l'intérêt  des  spectateursî-'l'es  uns  diront 
que  le  sujet  est  encore  cette  séparation,  d'autres  que  c'est  la 
lutte  soutenue  par  Titus  contre  son  amour,  d'autres  sa  douleur 
héroïque,  et  moi-même  je  propose  une  quatrième  réponse. 

Mais  Racine  emploie  encore  ce  même  mot  d'action  pour  signi- 
fier tout  autre  chose  :  «  Une  des  règles  du  théâtre  est  de  ne 
mettre  en  récit  queles  choses  qui  ne  se  peuvent  passer  en  action  » 
(Première  préface  de  Britannicus.)  «  l'ai  aussi  essayé  d'imiter 
des  anciens  cette  continuité  d'actioni  qui  fait  que  leurthéâtre 
ne  demeure  jamais  vide  ».  (Préface  d'Athalie.)  Il  ne  s'agit  plus 
ici  du  sujet,  car  alors  il  serait  absurde  de  dire,  comme  l'ont 
fait  tant  de  critiques,  que  Bérénice  n'a  pas  d'action  —  étant 
donné  qu'elle  a  évidemment  un  sujet.  Il  s'agit  delà  condujtC-de 
la  pièce.;  de.  )a  façon  dont  elle  est  menéet  intriguée^  de  la  ma- 
nière  dont  5'y^uççëdent  le  nœud,  les  péripéties,  le  dénoue-_ 
mem;  du  mouvement  et  de  la  vie  que  le  poète  a  su  y  mettre  ; 
en  un  mot  de  ce  qui  lui  donr"»  «""  rarac^fi».  dramatique.  C'est 
dans  ce  seul  sens  que,  parlant  de  mon  chef,  j'emploie  le  mot 
action,  et  quand  je  recherche  quelle  est  l'actionde  Bérénice, 
j'ejca^nnirig_ejl_auoi  Bérénice  est  undrame  vrai  et  non  uoeJdyUe 
en  dialoj 


l'action  143 

blême  de  première  importance.  Selon  la 
réponse,  en  effet,  l'idée  que  l'on  peut  se  faire 
de  cette  œuvre  change  absolument,  la  façon 
dont  on  la  comprend  devient  tout  autre,  le 
genre  d'intérêt  que  Ton  y  trouve  se  trans- 
forme, le  jugement  enfin  que  l'on  en  doit 
porter  se  modifie  du  tout  au  tout.  Mais  com- 
bien plus  important  encore  nous  semble  le 
problème,  s'il  y  a  quelque  vérité  dans  les  con- 
clusions auxquelles  nous  avons  abouti.  S'il  est 
exact  que  Bérénice  appartienne  à  ce  que 
j'appellerais  la  période  ascendante  de  la  vie 
littéraire  de  Racine,  qu'elle  en  apparaisse 
comme  le  couronnement,  qu'elle  soit  le  suprême 
effort  de  son  génie,  à  l'heure  où  l'anime  et 
l'inspire  le  plus  ardent  désir  de  la  gloire  pro- 
fane ;  s'il  est  exact  que  Bérénice  ait  été  écrite 
par  le  libre  choix  de  Racine,  qu'il  se  soit 
emparé  de  ce  sujet,  et  pour  l'occasion  qu'il  y 
trouvait  d'une  lutte  éclatante,  décisive  avec 
un  glorieux  rival,  et  pour  la  conformité  qu'il 
y  rencontrait  avec  ses  théories  les  plus  réflé- 
chies, les  plus  chères  ;  combien  la  question 
devient  plus  grave  et  plus  large.  Il  n'y  va  plus 
d'une  pièce  particulière  —  et  peut-être  infé- 
rieure—  entre  toutes  les  autres;  il  y  va  du 
génie  même  de    Racine,    de  son   art,  de  ses 


144  BÉRÉNICE 

théories  dramatiques.  Suivant  le  résultat 
auquel  nous  arriverons,  c'est  notre  jugement 
d'ensemble  qui  pourra  s'en  trouver  modifié 
sur  le  poète  et  sur  son  œuvre. 


D'après  la  préface  même  de  Racine,  il  est 
visible  que,  dès  les  premiers  jours,  les  critiques 
n'ont  pas  manqué  à  Bérénice.  Le  poète  se 
croit  obligé  d'expliquer  qu'il  n'est  point  néces- 
saire qu'il  y  ait  «  du  sang  et  des  morts  »  dans 
une  tragédie;  il  se  croit  obligé  d'affirmer  que, 
si  «  peu  chargée  d'intrigues  »  qu'elle  soit,  sa 
pièce  n'en  est  pas  moins  conforme  aux  «  règles 
du  théâtre  ».  Les  spectateurs  —  ou  du  moins 
certains  d'entre  eux  et  des  plus  grands  (i)  — 
ont  donc  trouvé  qu'il  n'y  avait  pas  assez 
d'action  dans  Bérénice,  qu'elle  n'offrait  point 
le  caractère  d'une  véritable  tragédie. 

L'abbé  de  Villars  d'ailleurs  —  dans  ce  pam- 
phlet dont  Racine  paraît  si  blessé  —  l'a  dit 
expressément.  Il  félicite  les  comédiens  d'avoir 
supprimé  la  lettre  —  le  «  testament  »  —  de 
Bérénice,  et   il    ajoute   :   «  Si  les   comédiens 

(i)  Vu  le  ton  respectueux  avec  lequel  leur  répond  l'auteur. 

BÉRÉNICE  5 


f 


I46  BÉRÉNICE 

s'avisent  de  retrancher  à  leur  gré  les  madri- 
gaux de  cette  pièce,  ils  la  réduiront  à  peu  de 
vers.  L'auteur  a  trouvé  à  propos,  pour  s'éloi- 
gnerdugenre  d'écrire  de  Corneille,  défaire  une 
pièce  de  théâtre  qui,  depuis  le  commencement 
jusqu'à  la  fin,  n'est  qu'un  tissu  galant  de  ma- 
drigaux et  d'élégies  :  et  cela  pour  la  commo- 
dité des  dames,  de  la  jeunesse  de   la  cour  et 
des  faiseurs  de  recueils  de  pièces  galantes.   Il 
ne  faut  donc  pas  s'étonner  s'il  ne  s'est  pas  mis 
en  peine  de  la  liaison  des  scènes,  s'il  a  laissé 
plusieurs  fois  le  théâtre  vide,  et  si  la  plupart 
des  scènes   sont  peu   nécessaires.    Le  moyen 
d'ajuster  tant  d'élégies  et  de  madrigaux  ensem- 
ble, avec  la  même  suite  que   si  on    eût  voulu 
faire  une  comédie  dans  les  règles  !  On  se  soucie 
bien  dans  le  monde  si  une  scène  est  nécessaire, 
pourvu  qu'elle  exprime  tend  rement  et  naturelle- 
ment quelque  sentiment  délicat  ».  Racine, selon 
lui,  a  prislebon  moyen  de  réussir,  c'est  de  «  faire 
bonne  provision  de  sentiments  élégiaques,  de 
tendresses  de  madrigal,  de  pensées  brillantes, 
du    reste,    dédaigner   les    règles,    l'invention, 
l'histoire,  les  bonnes  mœurs,  l'uniformité  des 
caractères,  le  vraisemblable.  »  Sa  tragédie  n'est 
qu'une  scène  délayée  en  cinq  actes  :  «  On  se 
délivre  par   ce  stratagème  de  la  fatigue  que 


! 


L  ACTION  I47 

donnait  à  Sophocle  le  soin  de  conserver  l'unité 
d'action  dans  la  multiplicité  des  incidents,  car 
à  peine  y  a-t-il  une  action  ici,  bien  loin  d  y  en 
avoir  plusieurs  »  ;  sans  les  lamentations  pro- 
lixes du  prince  de  Comagène,  «  il  est  certain 
que  toute  cette  affaire  s'expédierait  en  un  quart 
d'heure,  et  que  jamais  action  n'a  si  peu  duré.  » 
C'est  que,  pour  l'abbé  de  Villars,  tout  le 
sujet  se  réduit  aux  hésitations  de  Titus.  Cet 
/empereur  «  fait  tout  pour  l'amour  et  rien  pour 
|  son  honneur La  passion  le  ramène  à  l'en- 
fance, il  a  besoin  d'un  pédagogue  qui  l'encou- 
rage et  qui  le  redresse;  l'amour  le  rend  sourd 
et  l'empêche  d'entendre  ce  que  Paulin  dit, 
qu'il  va  appeler  le  sénat  à  son  secours...  »  Sa 
perpétuelle  faiblesse  a,  dès  la  première  repré- 
sentation, scandalisé  le  critique  :  «  J'avais  pour- 
tant eu  quelque  espérance  que  le  caractère  de 
Titus  serait  héroïque  ;  je  lui  voyais  quelquefois 
des  retours  assez  romains  ;  mais  quand  je  vis 
que  tout  cela  n'aboutissait  qu'à  se  tuer  par 
maxime  d'amour,  je  connus  bien  que  ce  n'était 
pas  un  héros  romain  que  le  poète  voulait  nous 
représenter,  mais  seulement  un  amant  fidèle, 
qui  filait  le  parfait  amour  à  la  Céladone.  »  Ce 
n'est  qu'un  amant  timide,  qui  n'ose  exécuter 
ce  qu'il  a  j.uré  et  n'en  est  empêché  que  par  la 


I48  BÉRÉNICE 

crainte  du  sénat  ;  son  incertitude  se  prolonge 
autant  qu'il  faut  pour  remplir  les  cinq  actes, 
et  se  termine  sans  raison  par  un  revirement 
inexpliqué  de  la  reine  :  «  Que  Bérénice,  qui  est 
si  emportée  dans  le  commencement  et  danstous 
les  cinq  actes,  devienne  tout  à  coup  de  sens 
rassis  pour  dénouer  et  finir  la  pièce  quand  elle 
a  assez  duré,  et  donne  le  bonsoir  à  Titus  et  à 
la  compagnie  par  un  simple  changement  de 
volonté  :  je  ne  m'y  attendais  pas,  je  l'avoue.  » 

Ainsi,  pour  l'abbé  de  Villars,  il  n'y  a  pas, 
à  proprement  parler,  d'action  dans  Bérénice  ; 
et  le  sujet  de  la  pièce  se  ramène  aux  hésita- 
tions de  Titus  entre  deux  devoirs  contradic- 
toires, ou  entre  son  devoir  et  son  amour  :  sujet 
d'idylle  et  non  point  de  tragédie. 

Depuis,  la  plupart  des  critiques  ont  pensé 
comme  le  pamphlétaire. 

Saint-Evremond,  dans  son  opuscule  Sur  les 
caractères  de  la  tragédie,  reproche  à  la  Bérénice 
—  que,  par  un  lapsus  significatif,  il  appelle  le 
Titus  —  de  Racine  «  qu'on  y  voit  du  désespoir, 
où  il  ne  faudrait  qu'à  peine  de  la  douleur. 
L'histoire  nous  apprend  que  Titus,  plein 
d'égards  et  de  circonspection,  renvoya  Béré- 
nice en  Judée  pour  ne  pas  donner  le  moindre 
scandale  au  peuple  romain  ;  et  le  poète  en  fait 


L  ACTION  149 

un  désespéré  qui  veut  se  tuer  lui-même, 
plutôt  que  de  consentir  à  cette  séparation  ». 
C'est  donc  bien,  pour  lui,  Titus  qui  est  le  per- 
sonnage central  de  la  tragédie,  et  son  déses- 
poir en  forme  le  sujet. 

L'abbé  Dubos  (1)  désapprouve  fort  le  choix 
de  Racine.  «  Non  seulement  il  faut  que  le 
caractère  des  principaux  personnages  soit 
intéressant,  mais  il  est  encore  nécessaire  que 
les  accidents  qui  leur  arrivent,  soient  tels 
qu'ils  puissent  affliger  tragiquement  des  per- 
sonnes raisonnables  et  jeter  dans  une  crainte 
terrible  un  homme  courageux.  Un  prince  de 
quarante  ans  qu'on  nous  représente  au  déses- 
poir et  dans  la  disposition  d'attenter  sur  lui- 
même,  parce  que  sa  gloire  et  ses  intérêts 
l'obligent  à  se  séparer  d'une  femme  dont  il 
est  amoureux  et  aimé  depuis  douze  ans,  ne 
nous  rend  guère  compatissant  à  son  mal- 
heur. Nous  ne  saurions  le  plaindre  durant 
cinq  actes.  Les  excès  de  passions  où  le  poète 
fait  tomber  son  héros,  tout  ce  qu'il  lui  fait 
dire  afin  de  bien  persuader  les  spectateurs  que 
l'intérieur  de  ce  personnage  est  dans  l'agitation 


(1)  Première  partie,  section  xvi,  De  quelques  tragédies  dont  le 
■sujet  est  mal  choisi. 


I  DO  BÉRÉNICE 

la  plus  affreuse,  ne  sert  qu'à  le  dégrader 
davantage.  On  nous  rend  le  héros   indifférent 

en  voulant  nous  rendre  l'action  intéressante 

Un  héros,  obligé  par  sa  gloire  et  par  l'intérêt 
de  son  autorité  à  rompre  [une]  habitude,  n'en 
doit  pas  être  assez  affligé  pour  devenir  un  per- 
sonnage tragique:  il  cesse  d'avoir  la  dignité 
requise  aux  personnages  de  la  tragédie,  si  son 
affliction  va  jusqu'au  désespoir.  Un  tel  malheur 
ne  saurait  l'abattre  s'il  a  un  peu  de  cette  fer- 
meté sans  laquelle  on  ne  saurait  être,  je  ne 
dis  pas  un  héros,  mais  même  un  homme  ver- 
tueux. La  gloire,  dira-t-on,  l'emporte  à  la  fin, 

et  Titus renvoie    Bérénice   chez   elle.    Je 

répondrai  donc  que  ces  combats  que  livre 
Titus  ne  sont  pas  dignes  de  lui,  ni  dignes 
d'occuper  la  scène  tragique  durant  cinq  actes. 
Alléguer  qu'à  la  fin  la  vertu  triomphe  de  la 
passion,  ce  n'est  pas  justifier  le  caractère  de 

Titus C'est  faire  tort  à  la   réputation  que  ■ 

[cet  Empereur]  a  laissée,  c'est  aller  contre  les 
lois  de  la  vraisemblance  et  du  pathétique  véri- 
table que  de  lui  donner  un  caractère  si  mol  et 
si  efféminé...  Quand  même  l'aventure  serait 
narrée  par  Suétone  avec  les  circonstances  dont 
M.  Racine  a  trouvé  bon  de  la  revêtir,  il  n'au- 
rait pas  dû  la  choisir  comme  un  sujet  propre 


L  ACTION  IDI 

à  la  scène  tragique...  »  C'est  la  même  inter- 
prétation que  celle  de  Saint-Evremond  et 
de  l'abbé  de  Villars. 

Louis  Racine  (i)  acquiesce  à  toutes  les  cri- 
tiques que  Ton  a  faites  à  Bérénice.  Cette  pièce 
lui  paraît  tellement  faible  qu'il  avoue  avoir 
peine  à  commencer  d'en  parler  :  «  L'amour 
qui  n'est  que  tendresse,  n'étant  point  une  pas- 
sion tragique,  n'excite  jamais  en  nous  cette 
émotion  qui  fait  le  grand  plaisir  de  la  tra- 
gédie. »  L'amour  de  Bérénice    est    attendris- 


(i)  Je  pourrais  citer  ici  l'abbé  Pellegrin,  si  l'autorité  del'abbé 
Pellegrin  valait  d'être  citée.  Il  écrivait  aux  auteurs  du  Mercure 
de  France  (octobre    1724)   :  «  De   quoi    s'agit-il   dans  la  pièce 

entre  les  deux  amants?1  D'un  adieu  forcé  de  part  et  d'autre 

Voilà  tout  au  plus  assez  d'action  pour  un  cinquième  acte,  mais  où 
prendre  les  quatre  précédents.-  Tout  autre  auteur  que  M.  de  Ra- 
cine y  aurait  été  embarrassé  ;  heureusement  pour  sa  pièce,  il 
avait  de  grandes  ressources  dans  son  esprit  et  dans  son  cœur  ; 
les  pensées,  les  expressions,  les  sentiments,  l'élégance,  tout 
le  rassurait  contre  la  sécheresse  de  son  sujet;  sécheresse  qu'il 
lui  plaît  d'honorer  du  nom  de  simplicité.  »  Puis,  après  une 
analyse  de  la  pièce  faite  en  vue  de  montrer  qu  il  n  y  a  pas 
d'action  :  «  Quel  que  soit  [le  sujet]  de  Bérénice,  il  faut  avouer 
que  personne  n'en  aurait  tiré  parti  comme  M.  de  Racine  ;  il  peut 
considérer  sa  pièce  comme  une  espèce  de  création;  et  c'est 
sans  doute  cette  gloire,  plutôt  que  l'amour  de  la  simplicité, 
qui  l'a  engagé  à  faire  Bérénice;  il  nous  le  fait  assez  entrevoir 
dans  sa  Prélace,  où  il  dit  que  toute  l'invention  consiste  à  faire 
quelque  chose  de  rien  :  il  y  a  parfaitement  réussi;  et  le  peu 
d'action  qu  il  y  a  dans  sa  pièce  ne  nous  empêche  pas  d'admirer 
sa  fécondité.  »  (p.  2169  et  suivantes.) 


1 52  BÉRÉNICE 

sant,  mais  non  point  tragique,  parce  que  la 
reine  n'est  déchirée  que  par  sa  passion,  au 
lieu  de  l'être,  comme  Didon,  par  sa  passion  et 
par  ses  remords  ;  l'amour  de  Titus  ne  l'est  pas 
davantage,  parce  que  «  tout  homme,  quand  il 
dit  que  l'amour  va  lui  coûter  la  vie,  n'inspire 
point  l'admiration,  et  n'inspire  même  qu'une 
pitié  très  médiocre  ».  Cette  prétendue  tragédie, 
qui  n'excite  point  la  pitié  tragique  («  celle  qui 
jette  un  grand  trouble  dans  l'àme  »),  n'excite 
pas  davantage  la  crainte.  «  On  ne  craint  point 
pour  Titus  :  s'il  était  capable  de  mourir 
d'amour,  on  rirait  de  sa  mort  ;  et  qu'a-t-on  à 
craindre  pour  Bérénice  ?  Son  amant  qui  la 
couronne  sur  tant  d'États,  s'empresse  lui- 
même  à  essuyer  les  larmes  qu'il  fait  couler.  Il 
n'est  pas  nécessaire  de  remarquer  qu'Antio- 
chus,  personnage  épisodique,  ne  peut  exciter  ni 
crainte  ni  pitié.  »  Il  n'y  a  donc  point  là  ce  qui 
constitue  l'essence  même  du  genre  tragique. 
Quant  au  sujet,  Louis  Racine  le  com- 
prend comme  ses  prédécesseurs  :  «  Quelle 
est  l'action  (i)?  Un  amant  qui  se  sépare  pour 
toujours  de  sa  maîtresse.  Cette  action,  qui  n'a 
rien  de  grand,  devient   grande  par  la  qualité 

(i)  Au  sens  de  sujet,  comme  on  voit. 


l'action  i  53 

des  personnages  et  par  le  motif  de  la  sépa- 
ration   Quel  est  le  nœud?  Il  n'est  que  dans 

le  cœur  de  Titus.  C'est  son  incertitude  qui 
forme  le  nœud  ;  et  cette  incertitude  jette  un 
grand  intérêt.  S'il  ne  renvoie  point  Bérénice, 
il  foulera  aux  pieds  les  lois  de  l'empire  ;  et,  en 
se  conservant  le  cœur  de  sa  maîtresse,  il  perdra 
le  cœur  de  tous  ses  sujets.  » 

Malgré  son  admiration  et  même  sa  partia- 
lité pour  Racine,  Voltaire  n'est  pas  moins  dur. 
«  Je  n'ai  jamais  cru  que  la  tragédie  dût  être 
à  l'eau  de  rose,  écrit-il  dans  sa  préface  des 
Pélopides.  L'églogue  en  dialogues  intitulée 
Bérénice  était  indigne  du  théâtre  tragique  ; 
aussi  Corneille  n'en  fit-il  qu'un  ouvrage  ridi- 
cule ;  et  ce  grand  maître,  Racine,  eut  beaucoup 
de  peine,  avec  tous  les  charmes  de  sa  diction 
élégante,  à  sauver  la  stérile  petitesse  du 
sujet.  »  Et  dans  son  Commentaire  de  Bérénice  : 
«  Un  amant  et  une  maîtresse  qui  se  quittent, 

ne  sont  pas,  sans  doute,  sujet  de  tragédie 

Voilà,  sans  contredit,  la  plus  faible  des  tragé- 
dies de  Racine  qui  sont  restées  au  théâtre.  Ce 
n'est  pas  même  une  tragédie.  »  Et  dans  son 
Épître  à  la  duchesse  du  Maine,  en  tête  d'Oreste  : 
«  Racine  trouva  le  secret  d'intéresser  pendant 
cinq  actes,  sans  autre  fonds  que  ces  paroles  : 

5* 


I  &4  BÉRÉNICE 

«  Je  vous  aime  et  je  vous  quitte.  »  C'était,  à  la 
vérité,  une  pastorale  entre  un  empereur,  une 
reine  et  un  roi  ;  et  une  pastorale  cent  fois 
moins  tragique  que  les  scènes  intéressantes* 
du  Pastoî*  Jîdo.  » 

Voltaire  va  même  plus  loin  que  Louis 
Racine  ou  l'abbé  Dubos.  Il  n'admet  point  qu'il 
y  ait  dans  l'àme  de  Titus  une  lutte  véritable. 
Dès  l'acte  II,  à  propos  du  vers  : 

Je  n'examine  point  si  j'y  pourrai  survivre, 

il  remarque  :  «  Cette  résolution  de  l'empereur 
ne  fait  attendre  qu'une  seule  scène.  11  peut 
renvoyer  Bérénice  avec  Antiochus,  et  la  pièce 
sera  bientôt  finie.  On  conçoit  très  difficilement 
comment  le  sujet  pourra  fournir  encore  quatre 
actes;  il  n'y  a  point  de  nœud,  point  d'obstacle, 
point  d'intrigue.  L'empereur  est  le  maître,  il  a 
pris  son  parti,  il  veut  et  il  doit  vouloir  que  Bé- 
rénice parte.  »  Il  n'y  a  donc  plus  de  sujet  tra- 
gique ?  Il  y  en  a  un,  mais  étrangement  ténu  : 
«  Ce  n'est  que  dans  les  sentiments  inépuisa- 
bles du  cœur,  dans  le  passage  d'un  mouvement 
à  l'autre,  dans  le  développement  des  plus 
secrets  ressorts  de  l'àme  que  l'auteur  a  pu 
trouver  de  quoi  remplir  la  carrière.  » 


L  ACTION  IDD 


Rousseau,  dans  sa.  Lettre  à  d'AIembert,  n'exa- 
mine pas  Bérénice  au  point  de  vue  strictement 
dramatique,  mais  au  point  de  vue  moral.  Il  la 
trouve  fort  répréhensible.  «  Dans  quelle  dis- 
position d'esprit  le  spectateur  voit-il  com- 
mencer cette  pièce?  Dans  un  sentiment  de 
mépris  pour  la  faiblesse  d'un  empereur  et 
d'un  Romain  qui  balance  comme  le  dernier 
des  hommes  entre  sa  maîtresse  et  son  devoir; 
qui,  flottant  incessamment  dans  une  déshono- 
rante incertitude,  avilit  par  des  plaintes  effémi- 
nées ce  caractère  presque  divin  que  lui  donne 
l'histoire;  qui  fait  chercher  dans  un  vil  soupi- 
rant de  ruelle  le  bienfaiteur  du  monde  et  les  dé- 
lices du  genre  humain.  Qu'en  pense  le  même 
spectateur  après  la  représentation?  Il  finit  par 
plaindre  cet  homme  sensible  qu'il  méprisait, 
par  s'intéresser  à  cette  même  passion  dont  il 
lui  faisait  un  crime,  par  murmurer  en  secret 
du  sacrifice  qu'il  est  forcé  d'en  faire  aux  lois 
de  la  patrie.  Voilà  ce  que  chacun  de  nous 
éprouvait  à  la  représentation.  Le  rôle  de  Titus, 
très  bien  rendu,  eût  fait  de  l'effet  s'il  eût  été 
plus  digne  de  lui;  mais  tous  sentaient  que 
l'intérêt  principal  était  pour  Bérénice,  et  que 
c'était,  le  sort  de  son  amour  qui  déterminait 
l'espèce  de  lacatastrophe.  Non  que  ses  plaintes, 
(7~ 


I  56  BÉRÉNICE 

continuelles  donnassent  une  grande  émotion 
durant  le  cours  de  la  pièce  ;  mais,  au  cinquième 
acte,  où,  cessant  de  se  plaindre,  l'œil  sec  et  la 
voix  éteinte,  elle  faisait  parler  une  douleur 
froide  approchante  du  désespoir,  l'art  de  l'ac- 
trice ajoutait  au  pathétique  du  rôle,  et  les 
spectateurs,  vivement  touchés,  commençaient 
à  pleurer  quand  Bérénice  ne  pleurait  plus. 
Que  signifie  cela,  sinon  qu'on  tremblait  qu'elle 
ne  fût  renvoyée,  qu'on  sentait  d'avance  la 
douleur  dont  son  cœur  serait  pénétré,  et  que 
chacun  aurait  voulu  que  Titus  se  laissât  vain- 
cre, même  au  risque  de  l'en  moins  estimer. 
Ne  voilà-t-il  pas  une  tragédie  qui  a  bien 
rempli  son  objet  et  qui  a  bien  appris  aux 
spectateurs  à  surmonter  les  faiblesses  de 
l'amour?  L'événement  dément  ces  vœux  secrets, 
mais  qu'importe?  Le  dénouement  n'efface 
point  l'effet  de  la  pièce.  La  reine  part  sans  le 
congé  du  parterre.  L'empereur  la  renvoie 
invitus  invitam,  on  peut  ajouter  invito  specta- 
tore.  Titus  a  beau  rester  romain,  il  est  seul 
de  son  parti;  tous  les  spectateurs  ont  épousé 
Bérénice.  »  Nous  n'avons  point  à  examiner 
ici  la  thèse  morale  de  Rousseau.  L'essentiel 
pour  nous,  c'est  que,  s'il  regarde  Bérénice 
comme  la  victime  de  la  tragédie,  il  considère 


l'action  i  57 

que  les  incertitudes  de  Titus  en  forment  le 
véritable  sujet. 

La  Harpe  suit  naturellement  son  maître, 
Voltaire.  Racine,  selon  lui  (  1),  «  n'a  pu  faire  une 
vraie  tragédie  de  ce  qui  n'était  en  soi-même 
qu'une  élégie  héroïque  »  ;  Bérénice  «  est  la 
plus  faible  des  pièces  dont  Fauteur  a  enrichi 
le  théâtre  ».  C'est  ce  que  le  critique  s'efforce 
de  démontrer,  en  faisant  d'ailleurs  bien  moins 
le  commentaire  de  la  tragédie  que  le  com- 
mentaire du  Commentaire  que  Voltaire  en  avait 
donné. 

Geoffroy,  —  naturellement  aussi,  —  prend 
le  contre-pied  de  l'école  voltairienne,  et  tout 
d'abord  il  commence  par  affirmer,  —  sur  la 
parole  de  Racine,  —  que  Bérénice  est  bien  une 
vraie  tragédie  (2).  Il  ne  montre  du  reste  ni  en 
quoi  ni  pourquoi,  et  il  avoue  que  les  specta- 
teurs, ses  contemporains,  ont  bâillé.  «  On  ne 
trouve  point  dans  la  séparation  de  deux  amants 
de  quoi  attacher  assez  l'esprit;  on  n'entre 
point  aisément  dans  leurs  douleurs  ;  on  ne 
partage  point  leurs  tourments  :  toute  cette 
grande  délicatesse,  cette  générosité,  cet  hé- 
roïsme de  sentiments  ne  paraissent  pas  avoir 

(1)  Lycée.  Seconde  partie,  livre  I,  chapitre  m,  section  ni. 

(2)  Cours  de  littérature  dramatique,  II,  51. 


I  58  BÉRÉNICE 

un  objet  assez  important  ;  on  ne  croit  pas  que 
l'amour  d'une  femme  puisse  influer  sur  le 
bonheur  ou  sur  le  malheur  de  la  vie  ;  on  pense 
que  Titus,  empereur  romain,  maître  de  l'uni- 
vers, au  moment  où  il  monte  sur  le  trône,  ne 
doit  pas  être  si  cruellement  déchiré  par  la 
nécessité  de  quitter  une  maîtresse  qu'il  a 
depuis  cinq  ans...  »  Comme,  plus  loin,  Geoffroy 
explique  que  le  sujet  de  la  pièce  est  de  montrer 
«  le  courage  et  la  victoire  »  de  Titus,  on  voit 
qu'au  fond  il  est  à  peu  près  du  même  avis  que 
Voltaire  et  La  Harpe  :  la  querelle  qu'il  leurfait 
est  surtout  une  querelle  de  mots  et  de  défini- 
tion. 

Les  romantiques  sont  aussi  pleinement 
d'accord  avec  Voltaire,  —  chose  rare,  mais 
naturelle  ici  :  puisque  Voltaire,  le  premier,  a 
tenté  de  mettre  plus  de  mouvement,  d'intrigue, 
d'action  matérielle,  sur  la  scène  française,  et 
qu'ainsi  son  œuvre  tragique,  en  cela  du  moins, 
annonce  déjà  le  drame. 

Dès  l'époque  où  il  était  encore  «  un  jeune 
jacobite  »  —  s'il  fallait  en  croire  ses  souvenirs 
et  ses  dates,  toujours  suspects,  on  le  sait  — 
Victor  Hugo  écrivait:  «  Le  propre  des  sujets 
bien  choisis  est  de  porter  leur  auteur.  Bérénice 
n'a   pu  faire  tomber  Racine;    Lamotte  n'a  pu 


L  ACTION  i  :>9 

faire  tomber  Inès  »  (i).  Le  sujet  lui  paraissait 
donc  bien  mal  choisi  pour  une  tragédie.  Et 
l'on  sait  comment  plus  tard  —  avec  plus 
d'esprit  peut-être  qu'à  lui  n'appartient  d'or- 
dinaire —  il  résumait  la  pièce  :  «  premier 
acte  :  Titus  ;  deuxième  acte  :  Reginam  Bere- 
nicem;  troisième  acte  :  invitas \  quatrième 
acte  :  invitam;  cinquième  acte  :  dimisit.» 
Ces  railleries  ne  révèlent  pas  une  bien  grande 
admiration  pour  la  pièce,  et  il  est  évident 
que  l'auteur  de  Ruy-Blas  n'y  apercevait  guère 
d'action. 

/  Aux  temps  héroïques  d'Hernani,  Sainte- 
Beuve  n'hésitait  point  à  soutenir  que  Racine 
n'avait  pas  le  génie  dramatique.  Pour  lui, 
c'était  un  lyrique  qui  s'était  mépris  sur  sa 
vocation,  el  qui,  en  d'autres  époques  plus 
favorables,  eût  trouvé  «  plus  conforme  à  sa 
nature...  de  suivre,  solitaire,  le  cours  harmo- 
nieux de  cette  grande  et  belle  élégie  dont  Esther 
et  Bérénice  sont  les  plus  limpides,  les  plus 
transparents  réservoirs  (2)  ». 

Il  a  chanté  la  palinodie    plus   tard   :  la  dé- 
ception que  lui  a  causée  le  drame  romantique 

(1)  Littérature   et  philosophie   mêlées.  Edition  Heizel,  p.  63. 
(Journal  d'un  jeune  jacobite  de  18 19,  fragments  sans  date.) 

(2)  1829- .830.  Portraits  littéraires  I,  65,  sqq. 


S 


1 


I  Go  BÉRÉNICE 

l'a  aidé  à  mieux  comprendre  la  tragédie. 
Cependant,  à  quinze  ans  de  là  (i),  et  tout 
désabusé  qu'il  soit  alors,  il  juge  encore  Béré- 
nice de  la  même  façon  sévère.  La  pièce, 
selon  lui,  «  ne  saurait  se  citer  auprès  des  cinq  » 
grandes  tragédies  de  l'auteur;  «  elle  ne 
soutiendrait  même  pas  le  parallèle  avec  les 
autres  pièces  relativement  secondaires  »  ;  autre- 
ment dit,  elle  est  la  moins  bonne  de  toutes. 
Elle  a,  par  là  même,  «  son  cachet  racinien  », 
car  elle  est  «  dans  le  goût  secret  et  selon  la 
pente  naturelle  de  Racine  »,  d'un  «  Racine 
qui  s'abandonne...  Bérénice  peut  être  dite 
une  charmante  et  mélodieuse  faiblesse  dans 
l'œuvre  de  Racine...  Il  ne  faudrait  pas  que 
de  telles  faiblesses,  si  gracieuses  qu'elles 
semblent  par  exception,  revinssent  trop  sou- 
vent; elles  affecteraient  l'œuvre  entière  d'une 
teinte  trop  particulière,  et  qui  aurait  sa 
monotonie  et  sa  fadeur  ».  Mais  enfin  passe 
pour  une  fois  :  cela  du  moins  a  l'avantage  de 
nous  montrer  jusqu'où  pouvait  «  retomber  » 
Racine,  quand  il  esquivait  la  férule  de  Boileau  ; 
et  puis  sa  pièce  offre  pour  nous  «  un  intérêt 
d'étude  et  de  souvenir  »  :  elle  dépeint  ce  que 

(i)  1844.  Ibid.,  112. 


l'action  161 

le   xvne    siècle   a  pu   avoir   de    plus     délicat 
et  de  plus  noble. 

'  Mais  est-ce  véritablement  une  tragédie? 
A  peine.  «  A  la  lecture  on  n'y  voit  guère 
qu'une  ravissante  élégie  ;  à  la  représentation, 
quelques-unes  des  qualités  dramatiques  se 
retrouvent,  et  l'intérêt,  sans  jamais    aller   au 

.  comble,  ne  languit  pas.  »  —  Y  a-t-il  vérita- 
blement une  action?  A  peine  aussi.  «  Il 
faut  qu'il  y  ait  beaucoup  de  science  dans  la 
contexture  de  Bérénice  pour  qu'une  action 
aussi  simple  puisse  suffire  à  cinq  actes  et  qu'on 
ne  s'aperçoive  du  peu  d'incidents  qu'à  la 
réflexion.  Chaque  acte  est,  à  peu  de  chose  près, 
le  même  qui  recommence...  De  loin  il  est 
difficile  d'apercevoir  dans  Bérénice  cette  sorte 
d'architecture  tragique  qui  fait  que  telle  scène 
se  dessine  hautement  et  se  détache  au  regard. 
La  grande  scène  voulue  au  troisième  acte  ne 
produit  point  ici  de  péripétie  proprement  dite, 
car  nous  savons  tout  dès  le  second  acte...  J'ai 
vu  deux  fois  la  pièce,  et,  à  ne  consulter  que 
mon  souvenir,  sans  recourir  au  volume,  il 
m'est  presque  impossible  de  distinguer  nette- 
ment un  acte  de  l'autre  par  quelque  scène  bien 
tranchée.  » 

D'où     vient     pourtant     que    Sainte-Beuve 


/ 


IÔ2  BÉRÉNICE 

reconnaisse  à  Bérénice  quelques  qualités  dra- 
matiques? Seulement  du  rôle  de  Titus. 
«  C'est  par  lui  et  par  sa  lutte  sérieuse  que  le 
poète  remettait  son  œuvre  sur  le  pied  tragi- 
que et  prétendait  corriger  ce  que  le    reste  de 

la  pièce  pouvait  avoir  de  trop  amollissant 

Titus  exprime  en  lui  le  caractère  tragique,  en 
ce  sens  qu'il  soutient  une  lutte  généreuse,  qu'il 
sort  du  penchant  tout  naturel  et  vulgaire,  qu'il 
a  le  haut  sentiment  de  la  dignité  souveraine  et 
de  ce  qu'on  doit  à  ce  rang  de  maître  des 
humains.  »  Mais  ce  mot  de  «  lutte  »  ne  doit 
point  nous  tromper  ;  Sainte-Beuve  ne  croit  pas 
que  le  sujet  se  ramène  aux  incertitudes  de 
l'empereur;  et  bien  vite  il  précise  et  limite  sa 
pensée  :  «  Au  fond  Titus  n'a  jamais  hésité,  pas 
plus  qu'un  héros  n'hésite  en  toute  question  de 
délicatesse  suprême  et  d'honneur.  On  est 
déchiré,  on  se  détourne,  on  pleure,  mais  on 
marche  toujours.  »  Le  véritable  sujet,  auxyeux 
du  grand  critique,  c'est  donc  seulement  le 
/désespoir  héroïque  de  l'empereur. 

Musset  (i)  est  du  même  avis,  avec  une 
1  nuance  de  sévérité  en  plus.  «  Corneille,  dit-il, 
jayant  établi  que  la  passion  était    l'élément   de 

(i)  De  la  tragédie,  à  propos  des  débuts  de  A/lle  Rachel. 


l'action  i63 

la  tragédie,  Racine  survint  qui  déclara  que  la 
tragédie  pouvait  n'être  simplement  que  le 
développement  de  la  passion.  Cette  doctrine 
semble,  au  premier  abord,  ne  rien  changer  aux 
choses  ;  cependant  elle  change  tout,  car  elle 
détruit  l'action.  La  passion  qui  rencontre  un 
obstacle  et  qui  agit  pour  le  renverser,  soit 
qu'elle  triomphe  ou  succombe,  est  un  spec- 
tacle animé,  vivant;  du  premier  obstacle  en 
naît  un  second,  souvent  un  troisième,  puis 
une  catastrophe,  et,  au  milieu  de  ces  nœuds 
qui  l'enveloppent,  l'homme  qui  se  débat  pour 
arriver  à  son  but  peut  inspirer  terreur  et  pitié  ; 
mais  si  la  passion  n'est  plus  aux  prises  qu'avec 
elle-même,  qu'arrive-t-il  ?  Une  fable  languis- 
sante, un  intérêt  faible,  de  longs  discours,  des 
r  détails  fins,  de  curieuses  recherches  sur  le  cœur 
humain;  des  héros  comme  Pyrrhus,  comme 
Titus,  comme  Xipharès,  de  beaux  parleurs  en 
un  mot,  de  belles  discoureuses  qui  content 
leurs  peines  au  parterre;  voilà  ce  qu'avec  un 
génie  admirable,  un  style  divin  et  un  art  infini, 
Racine  introduisit  sur  la  scène.  Il  a  fait  des 
chefs-d'œuvre  sans  doute,  mais  il  nous  a  laissé 
une  détestable  école  de  bavardage...  (i)  » 

(i)  Cf.  le  jugement  de  Théophile  Gautier,  cité   par   Hémon  ; 
(Cours  de   littérature,    vin,    Racine)  :  «  Bérénice,    à  vrai    dire, 


164  BÉRÉNICE 

Désormais,  le  jugement  traditionnel  passait 
à  l'état  de  dogme  ;  et,  sans  doute,  ce  n'était 
point  l'influence  deTaine  quile  devait  ébranler  : 
son  fameux  article  sur  Racine  était  bien  de 
nature  à  le  confirmer  encore. 

Sarcey  (1)  ne  peut  s'étonner  assez  que  la 
donnée  de  Bérénice  paraisse  avoir  eu  de 
l'attrait  pour  les  auteurs  dramatiques.  «  Il 
semble  pourtant  qu'il  n'y  ait  guère  de  sujet 
moins  propre  au  drame...  Racine  s'est  enfermé 
étroitement  dans  cette  donnée,  et  en  a  tiré 
cinq  actes  :  c'est  que  Racine  n'était  pas,  à  vrai 
dire,  un  écrivain  dramatique.  Sa  Bérénice,  une 
œuvre  charmante  d'ailleurs,  n'est  pas  une 
tragédie,  ni  un  drame  :  c'est  une  élégie,  coupée 
en  scènes,  d'une  grâce  noble  et  d'une  sensi- 
bilité larmoyante,  faite  surtout  pour  plaire 
aux  gens  de  ce  temps-là,  qui  se  plaisaient 
aux  questions  de  sentiments  et  lisaient  avec 
transport  la  Princesse  de  Cléves  (2).  » 

Pour  l'auteur  du  Romantisme  des  classiques, 

n'est  pas  une  tragédie  :  il  n'y  coule  que  des  pleurs  et  point  de 
sang.  C'est  une  élégie  dramatique,  qui  renferme  des  morceaux 
pleins  d'une  grâce  un  peu  molle  et  d'une  sensibilité  un  peu 
larmoyante.  » 

(1)  1865.  Quarante  ans  de  théâtre,  t.  III,  p.    169. 

(2)  Paul  Mesnard,  dans  l'édition  des  Grands  Ecrivains,  se 
réduit   à   plaider  les   circonstances   atténuantes    :   «    Quelque 


l'action  i65 

Emile  Deschanel  (i),  «  Bérénice  est  une  des 
pièces  les  plus  faibles  de  Racine  et  cependant  la 
I  plus  racinienne.  C'est  la  veine  naturelle  de  son 
talent  coulant  de  source,  sans  effort...  Un 
amant  et  une  maîtresse  qui  se  séparent,  est-ce 
matière  à  tragédie  ?  Tout  au  plus  cette  victoire 
remportée  sur  l'amour  le  plus  tendre  peut- 
elle  être  le  sujet  d'une  sorte  d'élégie  dialo- 
guée...  »  Et  le  critique  ne  juge  même  pas 
utile  d'analyser  cette  pièce  «  dont  le  sujet  est 
si  mince.  » 

M.  Brunetière  appelle  Bérénice  «  la  plus 
délicieuse  mais  surtout  la  plus  noble  élégie 
qu'il  y  ait  dans  la  langue  française  »  (2);  et  le 
sujet  de  la  pièce  lui  paraît  consister  en  ce  que 
le  héros  «  hésite  entre  l'empire  du  monde  et 
son  amour  pour  une  reine  (3)  ». 

M.  Larroumet  (4)  écrit  :  «  Ce  n'est  que  par 
une  extension  très  large  du  terme  consacré  que 

imposant  que  soit  un  arrêt  rendu  par  tant  de  juges,  il  nous  semble 
qu'ils  se  sont  trop  inquiétés  de  savoir  si  Bérénice  était 
vraiment  une  tragédie.  Qu'on  la  nomme  comme  on  voudra, 
églogue  ou  élégie,  ce  qui  nous  importe,  c'est  qu'elle  est  belle 
\  et  touchante.  »  Du  reste  il  l'appelle  lui-même  une  «  pastorale 
tirée  de  l'histoire  romaine  ». 

(1)  Racine,  I,  211. 

(2)  Les  époques  du  théâtre  français,  97. 
(-5)  Histoire  et  littérature,  I,  39. 

(4)  Etudes  de  critique  dramatique,  I,  45. 


1 66  BÉRÉNICE 

Bérénice  peut  être  qualifiée  de  tragédie.  La 
tragédie  est  essentiellement  une  action  qui  met 
aux  prises  des  passions  violentes  et  provoque 
des  catastrophes  sanglantes.  Il  n'y  a  rien  de 
tel  dans  Bérénice,  et,  pour  être  exact,  il  faudrait 
l'intituler  comédie  héroïque  ou  élégie  drama- 
tique. » 

Enfin  tous  les  cours  de  littérature,  toutes 
les  études  critiques  à  l'usage  des  classes,  toutes 
les  éditions  du  théâtre  de  Racine  répètent  les 
mêmes  idées.  Pour  Merlet  (i),  «la  situation 
se  prête  plutôt  à  l'élégie  qu'à  la  tragédie  »  ; 
dès  le  second  acte,  le  poète  n'a  plus  d'autre 
matière  «  que  l'analyse  des  émotions  con- 
tenues dans  ce  mot  hélas  !  »  ;  pour  renouveler 
l'intérêt  de  l'action,  il  faut  «  qu'il  varie  de  mille 
nuances  son  apparente  monotonie  ».  —  Pour 
M.  Bernardin (2),  dans  Bérénice,  «  pas  d'action; 
pas  d'incidents  ;  rien  qui  captive  l'intérêt,  si  ce 
n'est  la  peinture  exquise  et  vraie  des  senti- 
ments les  plus  délicats  et  les  plus  touchants. 
Idylle,  si  l'on  veut,  plutôt  que  tragédie;  mais 
du  moins  idylle  pleine  de  fraîcheur  et  de 
grâce.  »  —  Pour  M.   Hémon  (3),  si  Bérénice 

(1)  Etudes  littéraires  sur  les  classiques  /tançais,  I,  279. 

(2)  Théâtre  de  Racine,  II,  299. 

(3)  Cours  de  littérature,  VIII.  Racine,  Bérénice,  15. 


l'action  167 

est  le  personnage  essentiel  de  la  pièce  par  la 
pitié  qu'elle  inspire,  le  sujet  est  «  tout  entier 
dans  la  séparation  des  deux  amants  »,  et,  quoi 
qu'en  dise  Racine,  «  il  est  permis  de  douter  » 
que  ce  drame  ait  paru  à  Sophocle  «  assez  dra- 
matique pour  émouvoir  fortement  un  grand 
public  ». 

Je  ne  vois  guère  que  deux  critiques,  qui, 
s'élevant  contre  les  opinions  reçues,  aient  pré- 
tendu démontrer  au  contraire  que  Bérénice 
mérite  son  titre  de  tragédie  et  contient  une 
action  véritable. 

M.  Jules  Lemaître  demande  :  «  Pourquoi 
a-t-on  coutume  d'appeler  Bérénice  une  élégie 
divine?  C'est  bel  et  bien  une  divine  tragédie.  » 
Et  il  donne  ses  preuves  :  «  Tout  y  est  #n 
action;  chaque  scène  nous  révèle  chez  ces 
personnages  un  état  d'âme  qui  ne  nous  avait 
pas  encore  été  pleinement  montré  et  les 
laisse  dans  une  disposition  en  partie  nou- 
velle; le  mouvement  est  continu  et  l'intérêt 
est  des  plus  puissants  qui  soient,  puisque  ce 
qu'on  nous  raconte,  c'est  l'histoire  éternelle 
'  /de  la  séparation  des  cœurs  aimants  (1).  » 
7  Que   cette  action  existe   réellement,    M.   Le- 

(1)  Impressions  de  théâtre,  VIII,  65  (1894). 


< 


1 68  BÉRÉNICE 

maître  le  démontre,  en  étudiant  comment  la 
pièce  est  «  faite  ».  L'art  admirable  et  savant  du 
poète  a  consisté  à  reculer  le  plus  loin  possible 
la  scène  d'explication,  qui  doit  amener  la  scène 
finale  du  sacrifice,  à  ne  laisser  les  deux  amants 
se  rencontrer  que  lorsqu'ils  ont  été  progressi- 
vement amenés  au  plus  haut  point  de  la 
douleur  et  de  l'angoisse.  Cette  idée  de  génie, 
qui  Ta  conduit  à  inventer  le  rôle  et  le  person- 
nage d'Antiochus,  lui  a  permis  de  construire 
toute  sa  pièce.  M.  Jules  Lemaître,  par  une 
analyse  délicate  et  pénétrante,  explique  com- 
ment «  dès  lors  le  drame  se  déroule  tout 
f  seul  ».  Ce  drame,  c'est  la  crise  de  la  séparation 
i  qui  déchire  en  même  temps  les  deux  âmes. 
M.  Le  Bidois  (i  ),  lui  aussi,  voit  dans  Bérénice 
une  action  à  la  fois  simple  et  riche;  mais  il 
la  comprend  un  peu  autrement  que  ne  le  fait 
,  M.  Lemaître.  Il  l'appelle  non  point  la  rupture 
|  des  deux  amants,  mais  «  la  rupture  de  Titus  »  : 
c'est-à-dire  qu'il  ne  voit  de  crise  que  dans 
l'âme  de  l'empereur.  «  Par  la  manière  dont 
le  poète  développe  l'irrésolution  de  Titus,  par 
la  place  qu'il  assigne  à  la  décisive  entrevue 
(celle-ci  a  lieu  au  quatrième  acte),   il  trouve 

(i)  De  l'action  dans  la  tragédie  de  Racine,  p.  267  (1900). 


l'action  169 

pour  le  troisième  et  le  deuxième  des  ressources 
faciles  de  mouvement  et  d'action.  Dès  le  second 
acte,  Titus  qui  se  croit  décidé  à  rompre  avec 
Bérénice,  confie  son  intention  à  Paulin,  sans 
avoir  le  courage  d'en  saisir  Bérénice  ;  à  l'acte 
suivant  (IIIe),  il  fait  un  pas  de  plus,  il  déclare 
son  dessein  à  Antiochus,  mais  incapable  encore 
de  prévenir  lui-même  son  amante,  il  charge 
celui-ci  de  le  faire  à  sa  place.  Ce  n'est  qu'au 
IVe  acte  qu'il  fait  connaître  enfin  à  Bérénice 
sa  résolution  de  rompre,  et  cette  volonté  si 
lente  à  s'affermir  s'est  à  peine  déclarée,  la 
douleur  de  Bérénice  et  ses  propres  souffrances 
d'âme  remettent  en  quelques  minutes  tout  en 
question  :  c'est  la  crise  fameuse  qui  fait  de  ce 
moment  de  «  l'élégie  »  un  des  actes  les  plus 
puissamment  animés  et  les  plus  dramatiques 
du  théâtre.  »  Ou,  pour  prendre  un  résumé 
plus  bref  que  M.  Le  Bidois  donne  ailleurs  de 
cette  même  action  :  «  La  rupture  de  Titus  est, 
dès  le  second  acte,  décidée  en  principe  ; 
l'acte  III  l'avance;  l'acte  IV  la  consomme  (au 
moment  même  où  il  paraît  le  retarder),  tandis 
que  le  cinquième n'a  d'autre  objet  que  de 

I  relever  en  force  et  en  noblesse  le  pathétique  de 

;   ce  long  dénouement.  » 

Ainsi,  pour  tous  les  historiens  de  la  littéra- 

BÉRÉNICE  5** 


I  yo  BERENICE 

ture,£owsles  critiques,  tous  les  commentateurs, 
le  véritable  sujet  de  Bérénice  est  soit  la  sépa- 
ration de  deux  amants,  soit  les  combats 
intimes  ou,  à  tout  le  moins,  la  noble  douleur 
—  la  «  majestueuse  tristesse  »  —  d'un  sou- 
verain, obligé  de  faire  à  son  pays  et  à  son  rang 
le  sacrifice  de  son  amour. 

Pour  presque  tous  les  historiens  de  la  litté- 
rature, presque  tous  les  critiques,  presque  tous 
les  commentateurs,  Bérénice  n'a  guère  que  les 
apparences  d'un  drame.  L'action  en  est  si 
ténue  qu'à  peine  ose-t-on  dire  qu'elle  existe; 
c'est  un  prodige  de  l'art  que  d'en  avoir  pu 
donner  l'illusion  ;  cet  art  est  tellement  inimi- 
table qu'à  le  vouloir  imiter  tout  autre  s'éga- 
rerait assurément,  et  transgresserait  les  lois 
essentielles  du  genre  dramatique  :  n'était  le 
nom  de  l'auteur,  et  son  prestige,  peut-être 
dirait-on  qu'ici  déjà  elles  sont  transgres- 
sées. 

Cette  quasi-unanimité  impressionne  singu- 
lièrement. Encore  faut-il  noter  que,  des  trois 
écrivains  qui  s'élèvent  contre  l'opinion 
commune,  le  premier,  Geoffroy,  affirme  sans 
preuves  et,  semble-t-il,  par  pur  esprit  de  con- 
tradiction. Quant  aux  deux  autres  —  sans 
arguer  contre  l'un  qu'il  n'a  point   la   réputa- 


L  ACTION  I  7  I 

tion  de  fuir  le  paradoxe,  contre  l'autre  que 
le  titre  et  le  but  de  son  ouvrage  devaient 
l'incliner  inconsciemment  à  découvrir  «  de 
l'action  »  dans  toutes  les  tragédies  de  Racine, 
—  leurs  analyses  mêmes  ne  laissent  point  de 
se  retourner  contre  leur  thèse.  Ils  étudient 
tous  deux  moins  l'action  réelle  de  la  pièce  que 
le  procédé  du  poète,  l'artifice  au  moyen  duquel 
il  a  prolongé  pendant  cinq  actes  ce  qui  semblait 
la  matière  de  quelques  scènes.  A  grand 
renfort  d'ingéniosité,  ils  aboutissent  à  ces  con- 
clusions :  M.  Jules  Lemaître,  que  les  trois 
premiers  actes  sont  «  une  longue  préparation  »  ; 
M.  Le  Bidois,  que  le  cinquième  acte  «  n'a 
d'autre  objet  que  de  relever  en  force  et  en 
noblesse  le  pathétique  de  ce  long  dénouement  » . 
Une  pièce  en  cinq  actes,  où  trois  sont  em- 
ployés en  préparations,  une  pièce  en  cinq 
actes,  où  le  dénouement  est  «  consommé  » 
dès  le  quatrième,  tandis  que  le  cinquième 
ne  sert  qu'à  lui  donner  plus  de  force  et  de 
noblesse,  sont  assurément  des  pièces  où 
l'action  est  insuffisante  —  disons,  si  l'on  veut  : 
où  l'action  est  bien  maigre.  Et  M.  Jules 
Lemaître  et  M.  Le  Bidois  sont  moins  éloignés 
de  leurs  prédécesseurs  qu'on  ne  l'aurait  pu 
croire. 


I72  BÉRÉNICE 

Là-dessus,  je  remarquerai  deux  choses. 

D'abord,  c'est  qu'il  y  a  connexion  étroite 
entre  les  deux  jugements  que  l'on  prononce 
d'ordinaire  sur  le  sujet  et  sur  l'action  de 
Bérénice.  L'un  d'eux  entraîne  nécessairement 
l'autre.  S'il  est  vrai  que  le  sujet  de  la  tragédie 
soit  la  séparation  de  deux  amants,  il  y  a  très 
peu  d'action;  car,  pour  remplir  les  cinq  actes, 
il  a  fallu  que  le  poète  décomposât  cette  sépa- 
ration en  ses  «  temps  »  successifs,  s'attardât 
sur  chacun  d'eux  et  les  étendît  jusqu'à  leur 
plus  longue  durée  possible.  S'il  est  vrai  que 
le  sujet  soit  la  lutte  intime  de  Titus,  il  y  a 
très  peu  d'action;  car,  pour  remplir  les  cinq 
actes,  il  a  fallu  que  le  poète  décomposât  cette 
lutte  en  une  série  d'incertitudes,  de  délibé- 
rations, de  contradictions,  de  retours,  et  qu'il 
tâchât  de  varier  dans  sa  forme  pour  la  pouvoir 
prolonger  plus  longtemps  une  situation  tou- 
jours identique  à  elle-même.  S'il  est  vrai  que 
le  sujet  soit  la  douleur  de  Titus,  il  y  a  très 
peu,  dès  le  second  acte  il  n'y  a  plus  d'action, 
et  les  trois  actes  qui  suivent  ne  contiennent 
plus  que  les  modulations  d'un  long  gémisse- 
ment, d'un  interminable  soupir.  —  Et  inver- 
sement, s'il  y  a  une  action  dans  cette  tragédie, 
le  sujet  ne  peut  pas    se  borner  à  être  ou  la 


l'action  173 

séparation  de  deux  amants,  ou  la  lutte  intime 
de  Titus,  ou  sa  douleur  :  il  doit  être  autre  et 
il  le  faut  chercher  ailleurs. 

D'autre  part,  si  l'on  admet  qu'il  y  ait  très 
peu  ou  qu'il  n'y  ait  pas  d'action  dans  Bérénice, 
il  faut  admettre  du  même  coup  les  consé- 
quences qui  se  déduisent  nécessairement 
d'une  telle  constatation. 

Croit-on  que  Racine  a  librement  choisi 
son  sujet?  Alors,  —  puisque  ce  sujet  ne 
pouvait  comporter  une  action  vraiment  dra- 
matique, que  c'était  un  sujet  d'élégie  — 
ceux-là  ont  raison  qui  dénient  à  Racine  le 
don,  la  vocation  du  théâtre  ;  ils  ont  raison, 
avec  le  Sainte-Beuve  de  i83o,  de  «  préférer 
chez  lui  la  poésie  pure  au  drame  »,  de  «  le 
rapporter  à  la  famille  des  génies  lyriques,  des 
chantres  élégiaques  et  pieux,  dont  la  mission 
ici-bas  est  de  célébrer  l'amour  ».  Bérénice 
illumine  pour  nous  les  profondeurs  obscures 
de  son  génie  :  il  fut  un  élégiaque  qui  s'ignora 
et  que  les  circonstances  ont  égaré  sur  les 
planches.  Or  je  ne  puis  ici  discuter  cette  thèse  : 
il  y  faudrait  toute  une  étude  d'ensemble  sur 
le  poète  et  sur  son  œuvre;  mais  je  crois  bien 
pouvoir  dire  que  le  temps  est  passé  de  ces 
préjugés  romantiques,  et  qu'au  contraire  nos 


1 74  BERENICE 

contemporains  admirent  en  lui  un  des  maîtres 
de  la  scène. 

Croit-on  que  Racine  a  reçu  son  sujet  de 
Madame.  D'abord,  il  faut  accepter  (sur  quels 
fondements?)  l'invraisemblable  légende  ;  puis, 
ceci  fait,  on  ne  s'en  heurtera  pas  moins 
à  des  difficultés  nouvelles.  Si  Racine  a  traité 
cette  matière  volontiers,  parce  qu'il  la  sentait 
«  tout  à  fait  selon  son  goût  secret  et  selon  sa 
pente  naturelle  »,  c'est  tout  à  fait  comme  s'il 
l'avait  choisie  lui-même  :  le  voici  encore  accusé 
et  convaincu  d'être  un  simple  élégiaque.  S'il 
l'a  traitée  par  pure  obéissance  et  quoiqu'il  la 
jugeât  impropre  à  la  tragédie,  alors  il  faut 
n'attacher  aucune  importance  à  Bérénice, 
simple  pièce  de  commande,  tâche  ingrate, 
impossible  à  refuser,  achevée  tant  bien  que 
mal,  à  contre-cœur  :  du  ton  élégiaque  de  la 
pièce,  on  ne  peut  rien  déduire  sur  le  tempé- 
rament, sur  le  génie  du  poète,  puisque  ce  ton 
serait  imposé  par  le  sujet  même;  à  la  préface, 
il  ne  faut  pas  accorder  trop  de  valeur,  puis 
qu'elle  ne  serait  plus  qu'un  plaidoyer  de  cir- 
constance. Resterait  d'ailleurs  à  expliquer  par 
quel  miracle  cette  préface,  qui  s'accorde  si 
bien  avec  les  théories  des  préfaces  antérieures 
et  les  complète  si  heureusement,  peut  s'adapter 


l'action  175 

à  une  pièce  de  hasard,  née  d'une  inspiration 
étrangère,  ou  inversement  par  quel  miracle 
cette  préface,  adaptée  à  une  pièce  de  hasard, 
née  d'une  inspiration  étrangère,  peut  s'accorder 
si  bien  avec  les  théories  des  préfaces  anté- 
rieures et  les  compléter  si  heureusement.  — 
Ainsi,  de  quelque  côté  que  l'on  se  tourne,  on 
tombe  dans  des  embarras  nouveaux. 

Nous  avons  inutilement  essayé  toutes  les  ex- 
plications des  critiques.  «  Nous  voilà  au  rouet.  » 
Il  nous  faut  donc  reprendre  nous-même  et 
par  la  base  la  question  tout  entière,  tenter  de 
nous  en  tirer  par  nos  propres  forces. 


II 


Écartons  tous  les  intermédiaires,  oublions 
ce  que  nous  ont  dit  les  critiques,  et,  sans  idée 
préconçue,  mettons-nous  directement  en  pré- 
sence de  la  pièce.  Écartons  même  le  prestige 
de  la  forme  et  des  beaux  vers  ;  dût-il  nous  en 
coûter,  ramenons  la  tragédie  à  n'être  plus  que 
le  squelette  d'elle-même  ;  retenons-en  le  con- 
tenu seul  :  l'enchaînement  des  faits,  des  idées, 
des  sentiments.  Nous  tâcherons  de  les  noter 
tous,  au  fur  et  à  mesure  qu'ils  se  présenteront, 
acte  par  acte,  scène  par  scène,  sans  rien  ajou- 
ter, sans  rien  supprimer  :  car  nos  additions  et 
nos  suppressions  pourraient  à  notre  insu,  être 
également  tendancieuses  (i)  et  nous  égarer,  les 

(i)  M.  Hémon  pense  que  «c  la  détermination  de  Titus  est 
l'unique  sujet  de  la  pièce  ».  11  en  donne  doncl'analyse  suivante  : 
a  Acte  Ier.  La  reine  juive  Bérénice  est  à  la  veille  d'épouser  l'em- 
pereur Titus  ;  le  poète  nous  peint  sa  joie  et  son  orgueil,  mais 
aussi  le  désespoir  d'Antiochus,  roi  de  Comagène,  qui  "  aime 
Bérénice  en  secret  et  ne  lui  révèle  son  amour  qu'au  moment 
de  la  quitter.  —    Acte  II.  Arrivé   depuis    peu  au  trône  par    la 


I  ~jS  BÉRÉNICE 

unes  comme  les  autres.  En  un  mot,  sans  un 
commentaire,  sans  une  interprétation  person- 
nelle, analysons  seulement  la  pièce  avec  une 
scrupuleuse  minutie. 

I.    Antiochus,    roi   de    Comagène,    pénètre 
jusque  dans  le  cabinet  de  l'empereur  (i),  et  il 


mort  de  son  père  Vespasien,  Titus  sent  qu'un  devoir  nouveau 
lui  impose  le  sacrifice  de  son  amour  ;  livré  à  la  plus  doulou- 
reuse incertitude,  il  n'ose  ouvrir  son  âme  à  Bérénice,  qui  s'at- 
triste de  sa  froideur,  mais  n'en  soupçonne  pas  la  cause  véri- 
table. —  Acte  III.  Décidé  enfin  à  faire  son  devoir,  Titus  confie 
Bérénice  à  Antiochus,  qui  la  reconduira  dans  son  royaume  ; 
mais  Bérénice  arrache  à  Antiochus  le  secret  de  Titus,  s'étonne, 
s'irrite  et  se  désespère.  —  Acte  IV.  Ce  violent  désespoir  de  Béré- 
nice ébranle  la  résolution  de  Titus  qui  la  revoit  et  ne  feut  se 
résoudre  à  la  quitter.  —  Acte  V.  Enfin  le  sacrifice  est  accompli  : 
Bérénice  partira,  mais  elle  restera  fidèle  au  souvenir  de  Titus, 
et  Antiochus  n'a  rien   à  espérer.  » 

Il  y  aurait  là  matière  à  bien  des  discussions  :  Bérénice  est-elle 
ou  se  croit-elle  à  la  veille  d'épouser  l'empereur? —  Titus  sent-il 
maintenant  ou  a-Uil  senti  dès  la  mort  de  son  père  quel  devoir 
lui  était  imposé  ?  —  S'il  n'a  pu  encore  parler  clairement  à  Bé- 
rénice, est-ce  vraiment  par  incertitude  ?  —  Est-ce  seulement 
au  troisième  acte,  qu'il  est  décidé  enfin  à  faire  son  devoir  ? 
—  Au  quatrième  acte,  Titus,  qui  va  recevoir  le  sénat  au  lieu 
de  courir  auprès  de  Bérénice,  semble-t-il  ne  pouvoir  se  résou- 
dre à  la  quitter?  etc.  On  verra  plus  loin  quelle  réponse  je  don- 
nerais à  ces  diverses  questions.  Mais,  dès  maintenant,  on 
s'aperçoit  que  l'analyse  sommaire  de  M.  Hémon  est  influencée 
par  l'interprétation  qu'il  donne  à  la  pièce  et  qu'en  revanche 
elle  a  pour  résultat  de  confirmer  cette  interprétation. 

(t)  La  Comédie-Française  a  repris  cette  année  Bérénice,  et 
1  admirable  talent  de  Mme  Bartet  m'a  aidé  à  mieux  comprendre 
encore  l'importance   de   son  rôle.    Mais    pourquoi  la  mise   en 


l'action  179 

envoie  demander  une  entrevue  secrète  à  la 
reine  Bérénice,  «  épouse  en  espérance  »  de 
Titus.  —  Resté  seul,  il  s'échappe  en  un  mono- 
logue :  il  aime  la  reine  ;  jadis,  il  y  a  cinq  ans, 
il  lui  en  a  fait  l'aveu,  mais  elle  lui  a  imposé  un 
éternel  silence  ;  maintenant  qu'il  la  voit  sur 
le  point  d'être  impératrice,  osera-t-il  lui  dire 
qu'il  l'aime  toujours  et  la  fuit  ?Oui,  sans  doute: 
au  moins,  elle  le  plaindra.  —  Son  confident, 
de  retour,  lui  annonce  que  Bérénice  va  venir, 

scène  s'accorde-t-elle  si  mal  avec  le  texte  ?  —  Le  «  cabinet 
superbe  et  solitaire  »,  «  dépositaire  des  secrets  de  Titus  »,  où 
l'empereur  vient  «  se  cacher  à  la  cour  »,  est  une  espèce  de  ves- 
tibule entre  ses  appartements  et  ceux  de  la  reine  ;  ce  vestibule 
n'est  séparé  que  par  des  colonnes,  d'une  galerie,  d'où  l'on  dé- 
couvre le  panorama  de  la  ville  ;  et  seuls  quelques  rideaux, 
d'ailleurs  relevés,  permettraient  d'éviter  les  yeux  indiscrets, 
mais  non  les  oreilles.  Le  lieu  ne  convient  nullement  ni  aux 
confidences  ni  aux  scènes  intimes.  —  Quand  Antiochus  et 
Arsace  font  leur  entrée,  ce  cabinet  «  solitaire  »  est  envahi  par 
des  sénateurs,  des  gardes,  une  foule  de  figurants  qui  n'ont  rien 
à  y  faire.  11  faut  que  les  deux  orientaux,  par  une  mimique  sin- 
gulière, —  portant  leurs  mains  à  leurs  lèvres  et  à  leur  cœur,  — 
donnent  le  signal  du  départ  à  tous  ces  fâcheux.  Et,  quand  il 
s'en  sont  allés  l'un  après  l'autre,  Antiochus,  immobile,  s'adresse  à 
Arsace  immobile  et  lui  dit  :  «  Arrêtons  un  moment,  etc  »  — 
Enfin,  dans  ce  cabinet  où  Bérénice  a  promis  de  venir  «  seule  et 
sans  suite  »,  elle  entre,  accompagnée  non  seulement  de  Phénice, 
mais  de  cinq  femmes.  Ces  femmes  traversent  la  scène  ;  elles 
vont  s'asseoir  en  rond  —  comme  pour  jouer  à  pigeon-voie  — 
au  delà  des  colonnes,  au  delà  des  rideaux  toujours  relevés,  et 
elles  assistent  ainsi  à  toute  la  conversation,  si  confidentielle,  de 
B4r4nice  et  d'Antiochus. 


IOO  BERENICE 

se  dérobant  aux  flatteurs  qui  l'accablent,  car 
le  bruit  court  que  Titus  doit  l'épouser  le  jour 
même.  Antiochus  ordonne  de  tout  préparer 
pour  son  prochain  départ,  et  il  persiste  dans 
cette  résolution,  quoique  le  confident  lui  rap- 
pelle l'amitié  que  Titus  et  Bérénice  ont  tous 
deux  pour  lui,  la  naissance,  la.  longue  durée, 
la  vivacité  de  cette  affection,  qui  devrait  le 
retenir  pour  être  témoin  de  leur  bonheur.  — 
La  reine  paraît,  tout  heureuse  de  revoir  son 
ami,  plus  heureuse  encore,  parce  que  Titus, 
jusqu'alors  plongé  dans  le  deuil  imposé  parla 
mort  de  son  père,  songe  de  nouveau  à  elle, 
qu'un  de  ses  premiers  actes  a  été  d'agrandir  les 
États  de  son  amie,  et  qu'il  va,  dit-on,  la  faire 
impératrice.  Antiochus  alors  avoue  que  son 
amour  d'autrefois  dure  encore,  plus  ardent  que 
jamais;  il  annonce  que, par  cette  raison  même, 
il  va  s'éloigner  d'elle  pour  toujours.  Bérénice, 
avec  un  mélange  de  sévérité  et  d'indulgence, 
lui  pardonne  son  audace,  mais  ne  le  retient 
pas.  —  Lui  parti,  elle  s'abandonne  à  sa  joie, 
repousse  les  craintes  vagues  qu'exprime  sa 
confidente,  célèbre  les  mérites  de  Titus  et  court 
prier  le  ciel   pour  lui. 

II.  Titus,  inquiet  et  triste,  fait  mander  le 
roi  de  Comagène.  —  Resté  seul  avec  son  con- 


l'action  i  8  i 

fident,  il  l'interroge  :  Que  dit-on  à  Rome  du 
mariage  annoncé  entre  Bérénice  et  l'empe- 
reur ?  Le  confident,  après  quelques  hésitations, 
avoue  que  Rome  y  est  hostile,  non  par  haine 
envers  Bérénice,  mais  par  haine  envers  la 
royauté.  Titus  alors  confesse  qu'il  attendait 
cette  réponse  ;  il  aime  Bérénice,  mais  la  tradi- 
tion et  les  lois  lui  interdisent  de  l'épouser  ;  il 
a  senti  cette  dure  vérité  dès  le  moment  de  la 
mort  de  son  père  ;  il  n'a  pas  encore  eu  le  cou- 
rage de  faire  connaître  sa  résolution  à  la  reine  ; 
mais  il  l'aura,  et  il  va  charger  Antiochus,  leur 
ami  commun,  de  ramener  la  reine  en  Orient. 
Il  exprime  longuement  sa  douleur,  son  amour, 
la  rigueur  de  son  devoir.  —  Bérénice  est  an- 
noncée, au  grand  trouble  de  Titus.  —Elle  rap- 
pelle son  amour  et  sollicite  doucement  quel- 
ques paroles  de  tendresse.  Il  répond  tristement, 
exprime  son  émotion  en  paroles  entrecoupées, 
nomme  Rome,  l'empire,  puis  sort  brusque- 
ment, incapable  de  s'expliquer  davantage.  — 
Bérénice  reste  confondue:  Qu'a-t-ellefait,  qu'a- 
t-elle  dit  qui  ait  pu  déplaire  à  Titus  ?  Craint-il 
de  l'épouser?  Mais  non  !  c'est  qu'il  a  connu  la 
déclaration  d'Antiochus  ;  il  est  jaloux  :  il  est 
donc  amoureux,  et  la  voilà  rassurée. 

III.   Antiochus  est  enfin  venu  à  l'appel  de 


l82  .         BÉRÉNICE 

Titus.  L'empereur  lui  reproche  amicalement 
cette  inexplicable  tentative  de  fuite,  mais  n'en 
demande  point  la  cause,  tout  occupé  d'autres 
soucis.  Il  lui  annonce,  en  effet,  sa  résolution  de 
quitter  la  reine,  il  le  charge  de  la  prévenir,  de 
la  consoler,  delà  ramener  jusqu'en  Orient.  — 
La  surprise  d'Antiochus  est  grande.  Son  con- 
fident lui  persuade,  non  sans  peine,  que  tout 
ceci  tournera  à  l'avantage  de  son  amour  ;  il  veut 
le  persuader  aussi  d'avertir  la  reine  :  le  roi  de 
Comagène  montre  peu  d'empressement  à  rem- 
plir cette  mission  cruelle  et  qui  lui  convient  si 
mal.  —  Mais  Bérénice  survient,  plus  froide  que 
jamais  à  l'égard  d'Antiochus.  Lui,  non  sans 
hésiter,  pressé  par  la  reine  que  ses  réticences 
ont  inquiétée,  il  dit  les  volontés  de  l'empereur. 
Elle  refuse  de  le  croire,  soupçonne  un  piège, 
le  chasse  et  court  chercher  Titus  lui-même. 
— Antiochus,  désespéré,  veut  partir  ;  il  dit  qu'il 
part,  mais  il  diffère  jusqu'au  soir,  pour  être 
assuré  du  moins  que  Bérénice  ne  meurt  pas 
du  coup  qu'elle  a  reçu. 

IV.  Bérénice  se  désole.  —  Sa  confidente  lui 
annonce  l'arrivée  de  Titus  et  l'entraîne  dans 
ses  appartements,  pour  cacher  son  désordre  à 
la  foule  qui  accompagne  l'empereur.  —  Titus 
envoie  annoncer  sa  visite  à  la  reine.  —  Resté 


l'action  i  83 

seul,  il  se  consulte  :  Aura-t-il  le  courage  néces- 
saire? Il  cherche  à  se  tromper  :  Rome  admet- 
trait peut-être  Bérénice  ?  Mais  non,  il  ne  peut 
se  décevoir  lui-même  :  Rome  a  parlé  claire- 
ment ;  il  sait  son  devoir  et  il  le  fera.  —  Malgré 
ceuxqui  la  veulent  retenir,  la  reine  se  précipite. 
Titus  confirme  les  paroles  d'Antiochus.  En 
vain  Bérénice  discute,  rappelle  tant  de  souve- 
nirs et  tant  de  serments,  s'irrite,  implore  ;  en 
vain  lui-même  s'émeut-il  et  pleure  :  il  est 
décidé,  quoi  qu'il  lui  en  coûte,  à  remplir  son 
devoir.  Désespérée,  elle  le  quitte,  annonçant 
qu'elle  va  mourir.  —  Une  telle  menace  ébranle 
Titus  :  il  veut  courir  à  elle  ;  les  sages  avis  de 
son  confident  lui  rendent  la  force.  —  Antio- 
chus  lui  donne  un  nouvel  assaut  et  le  supplie 
de  se  rendre  auprès  de  Bérénice  prête  à  mou- 
rir ;  —  les  magistrats,  les  grands  corps  de 
l'Etat  viennent  à  son  secours,  en  lui  deman- 
dant audience  à  cet  instant  même  :  malgré 
Antiochus,  l'empereur  les  va  recevoir. 

V.  Le  confident  du  roi  de  Comagène  le  cher- 
che, —  pour  lui  annoncer  que  Titus  n'a  pas 
revu  la  reine  et  que  les  universelles  félicitations 
des  magistrats  et  du  peuple  le  lient  davantage 
à  ses  propres  résolutions.  —  Mais  Titus  lui- 
même  annonce  qu'il  passe  chez  Bérénice.  — 


1 84  •  BÉRÉNICE 

Antiochus  croit  que  l'empereur  cède  et  toutes 
ses  espérances  passagères  l'abandonnent.  — 
Bérénice,  indignée,  refuse  d'écouter  les  protes- 
tations de  Titus  ;  elle  veut  le  fuir,  quand  il  lui 
arrache  une  lettre  d'adieux,  où  elle  annonçait 
l'intention  de  se  donner  la  mort.  Titus  fait  en 
hâte  mander  Antiochus  et  retient  la  reine.  — 
Il  lui  explique  que,  malgré  tout,  il  restera  fidèle 
à  son  devoir  ;  il  ne  l'épousera  pas  ;  il  n'abdi- 
quera pas;  mais  si  elle  meurt,  il  mourra.  — 
Antiochus,  survenant  alors,  continue  à  croire 
que  les  amants  se  sont  réconciliés  ;  il  se  félicite 
de  la  part  qu'il  a  prise  à  cet  heureux  dénoue- 
ment ;  il  avoue  à  Titus  qu'il  a  été  son  rival  ;  il 
fait  des  vœux  pour  tous  deux  ;  et  il  va  mourir, 
espérant  que  cette  mort  donnera  satisfaction 
aux  dieux  et  servira  ses  amis.  Bérénice,  émue 
de  ces  deux  sacrifices,  s'élève  au-dessus  de  sa 
passion  :  elle  renonce  à  Titus  et  lui  promet  de- 
vivre  ;  elle  ordonne  à  Antiochus  de  vivre,  mais 
sans  espoir  ;  elle  leur  fait  ses  adieux.  Et  la 
pièce  se  termine  par  le  soupir  d'Antiochus  : 
Hélas  ! 

On  voit  aisément,  et  du  premier  coupd'œil, 
qu'un  certain  genre  d'action  ne  saurait  être  rai- 
sonnablement cherché  dans  une  tragédie  ainsi 
conçue  et  ainsi  construite.  Il  n'y  a  rien  ici  — 


l'action  i  85 

absolument  rien  —  de  ce  qui  constitue  l'action 
dans  un  mélodrame,  dans  un  drame  roman- 
tique, dans  les  tragédies  où  Voltaire  se  flattait 
d'améliorer  Shakespeare,  et  même  dans  la  plu- 
part des  tragédies  de  Corneille.  Pas  de  meurtre 
ni  de  suicide,  par  le  poignard  ou  par  le  poison  ; 
pas  de  révolution  ni  de  conspiration,  ni  même 
de  simple  émeute  ;  pas  d'arrivée  inattendue 
d'un  personnage  espéré  ou  redouté  ;  pas  de 
révélation  d'un  secret  effroyable  ou  rassurant; 
pas  de  méprise  et  pas  de  reconnaissance.  Racine 
s'est  même  interdit  les  oracles,  les  prédictions, 
les  songes,  si  aisément  admis  par  ses  contem- 
porains ou  par  lui-même  en  d'autres  occasions. 
Il  n'a  pas  voulu,  quoique  le  sujet  s'y  prêtât, 
faire  intervenir  sur  la  scène  les  consuls,  les 
magistrats  ou  le  peuple,  et  il  a  laissé  à  Voltaire 
la  gloire,  —  si  gloire  il  y  a,  —  de  montrer  pour 
la  première  fois  au  public  français  une  séance 
du  sénat  enlaticlave  (i).  A  moins  que,  par  une 
extension  abusive  du  terme,  on  ne  veuille  voir 
un  événement  dans  l'erreur  d'Aniiochus,  qui 
interprète  comme  une  démarche  de  réconcilia- 
tion l'entrevue  où  doit  au  contraire  se  consom- 
mer la  rupture.il  n'a  pas  mis  dans  cette  œuvre 

(i)  Dans  Rome  sauvée. 


1 86  BÉRÉNICE 

dramatique  un  seul  événement.  Au  sens  ma- 
tériel du  mot,  évidemment  il  n'y  a  pas  d'action 
dans  Bérénice. 

Mais  il  y  a  une  autre  façon  d'entendre 
l'action  ;  et  c'est  la  seule  vraie  pour  ceux 
qui  demandent  au  théâtre  autre  chose  que 
l'intérêt  de  la  curiosité  ou  le  plaisir  de  la  sur- 
prise. Pour  ceux-là,  les  événements  ne  sont 
qu'une  manifestation,  ou  une  cause,  ou  un 
effet,  ou  une  occasion  tout  au  moins  :  mani- 
festation, cause,  effet,  occasion  des  sentiments 
et  des  passions,  qui  seuls  ont  une  valeur  vraie 
et  seuls  constituent  le  fonds  essentiel  de  la 
pièce.  Ce  à  quoi  ils  s'attachent,  c'est  aux  luttes 
que  les  passions  se  livrent  entre  elles  jusqu'à 
ce  que  l'une  d'elles  triomphe,  aux  luttes  que  la 
passion  livre  au  devoir  ou  à  la  raison  jusqu'à 
ce  qu'elle  les  soumette  ou  s'y  soumette  ;  c'est 
à  la  marche  naturelle,  à  l'évolution  d'un  senti- 
ment qui  s'exaspère  peu  à  peu  jusqu'à  ce  qu'il 
éclate  avec  une  force  irrésistible,  qui  s'atténue 
lentement  jusqu'à  l'apaisement  volontaire  ou 
résigné  ;  c'est  aux  brusques  revirements 
d'âmes,  aux  révolutions  morales  dont  le  poète 
fait  comprendre  la  cause  cachée  et  qu'il  sait 
rendre  vraisemblables  :  en  un  mot,  c'est  à  l'ac- 
tion intérieure  et  toute   psychologique.  Cette 


l'action  187 

action-là,  —  la  seule  qui  puisse  exister  dans 
Bérénice,  —  c'est  à  nous  de  voir  maintenant  si 
Racine  a  su  l'y  mettre. 

Il  nous  faut  donc  analyser  —  pour  chercher 
en  eux  ces  luttes,  ces  évolutions  ou  ces  révo- 
lutions de  sentiments —  les  trois  personnages 
de  la  pièce. 

Car,  en  réalité,  ils  ne  sont  que  trois. 
On  me  permettra  sans  doute  de  négliger 
Rutile;  et,  quant  aux  confidents,  ou  ils  sont 
négligeables  eux  aussi,  ou,  lorsqu'ils  ne  le  sont 
point,  ils  ne  font  qu'un  avec  leurs  maîtres.  En 
effet, dans  un  certain  nombre  de  scènes,  Paulin, 
Arsace  ou  Phénice,  jouent  le  rôle  de  simples 
«  utilités  ».  Ils  sont  là  pour  porter  des  mes- 
sages, pour  rendre  de  menus  services,  et  sur- 
tout pour  fournir  la  réplique  à  Titus,  Antiochus 
ou  Bérénice,  de  manière  à  diminuer  le  nombre 
des  monologues  :  alors  ils  n'ont  ni  personna- 
lité ni  vie.  Parfois,  au  contraire,  ils  semblent 
sortir  de  leur  effacement;  ils  ne  parlent  point 
seulement  pour  fournir  à  leur  interlocuteur 
l'occasion  de  dire  quelque  chose,  mais  pour 
dire  quelque  chose  eux-mêmes.  Alors  ils 
sont,  en  réalité,  comme  un  «  double  »  de  leur 
maître:  ils  personnifient,  —  ils  «  extériorisent», 
comme  dirait  un  philosophe, —  cequ'ily  a  dans 


I  88  BÉRÉNICE 

l'àme  de  ces  maîtres,  de  pensées,  de  sentiments 
subconscients,  utiles  à  mettre  en  lumière,  ou 
bien  ce  qu'il  y  a  de  pensées,  de  sentiments 
trop  conscients,  pénibles  pour  eux  et  qu'il 
importe  de  leur  rappeler  sans  cesse.  Paulin, 
c'est,  en  dehors  de  Titus,  cette  voix  intérieure 
qui  crie  son  devoir  à  l'empereur  romain  ", 
Arsace,  c'est,  en  dehors  d'Antiochus,  ces  trom- 
peuses espérances  dont  sa  raison  se  défend. en 
vain  et  qui  pour  quelques  instants  le  séduisent 
à  chaque  fois  ;  Phénice,  c'est,  en  dehors  de 
Bérénice,  ces  pressentiments  vagues,  qu'elle 
repousse  d'un  ton  triomphant  et  que  néan- 
moins, tout  au  fond  d'elle-même,  elle  avait  dû 
éprouver  pendant  ces  huit  jours  de  deuil. 

Est-ce  dans  l'àme  d'Antiochus  que  nous 
trouverons  cette  action  psychologique  qu'il 
nous  faut  découvrir?  Évidemment  non.  Il  est 
visible  que,  des  trois  héros  de  la  pièce,  il  est  le 
seul  qui  reste  toujours  au  second  plan,  et  par 
conséquent  le  poète  n'a  pu  être  assez  mala- 
droit pour  en  faire  le  personnage  agissant  de 
sa  tragédie.  D'ailleurs,  il  suffit  d'examiner  ses 
sentiments. —  Il  peut  y  avoir  conflit  entre  eux, 
il  n'y  a  pas  lutte.  Dès  le  début,  Antiochus  aime 
Bérénice  d'amour,  il  aime  Titus  d'amitié.  Au- 
cune de  ces  deux  affections  contradictoires  n'é- 


l'action  189 

branle  l'autre  ;  il  n'en  veut  sacrifier  aucune.  Au 
contraire,  par  un  singulier  concours  de  circons- 
tances, il  lui  est  toujours  permis  de  concilier 
ces  deux  tendresses  en  apparence  inconci- 
liables :  s'il  espère,  il  ne  devient  pas  l'ennemi 
de  Titus,  puisque  ses  espérances  sont  nées  de 
la  renonciation  de  Titus  à  l'amour  de  Béré- 
nice ;  s'il  désespère  et  se  dévoue  en  essayant 
de  réunir  l'empereur  et  la  reine,  ce  dévoue- 
ment lui  est  inspiré  par  son  amitié  pour  l'un 
presque  autant  que  par  son  amour  pour  l'autre  ; 
enfin  l'issue  dernière  fait  disparaître  pour  tou- 
jours cette  rivalité  qui  aurait  pu  à  la  longue 
nuire  à  l'amitié  des  deux  hommes.  —  Il  n'y  a 
pas  davantage  évolution  ni  révolution  de  senti- 
ments. D'un  bout  à  l'autre,  Antiochus  reste  le 
même  et  envers  Titus  et  envers  Bérénice  ;  ni 
sonamitiéni  sonamour  n'augmentent, ne  dimi- 
nuent, ne  se  transforment;  s'il  pense  à  mourir, 
ce  n'est  pas  que  rien  soit  changé  dans  son  cœur, 
c'est  au  contraire  qu'il  s'aperçoit  que  rien  ne 
peut  changer  désormais  ;  s'il  se  résigne,  c'est 
que,  grâce  au  sacrifice  de  la  reine,  l'amour  et 
l'amitié  sont  enfin  conciliables  dans  son  âme. 
Ainsi  ballotté  sans  cesse,  par  les  résolutions 
des  autres,  de  la  tristesse  à  la  joie,  du  déses- 
poir à  la  résignation,   sans    qu'il    puisse   lui- 

6' 


I90  BÉRÉNICE 

même  agir  pour  lui,  sans  que  son  bonheur  et 
son  malheur  dépendent  de  sa  volonté  ou  de 
ses  efforts,  il  reste  un  personnage  secondaire. 
Il  est  la  victime,  non  le  héros  de  l'action  ;  il 
en  subit  les  contre-coups  et  elle  se  passe  tout 
entière  hors  de  lui. 

Est-ce  donc  dans  l'àme  de  Titus  que  nous 
la  trouverons  ?  Nous  l'avons  vu,  tous  les  cri- 
tiques le  pensent.  J'ose  avouer  pourtant  que 
je  n'en  crois  rien. 

En  réalité,  au  moment  où  la  pièce  s'ouvre, 
—  c'est-à-dire  avant  même  que  Titus  ait 
paru  sur  la  scène,  —  la  lutte  de  l'amour  et  du 
devoir  est  déjà  terminée  en  lui,  et  sa  résolu- 
tion définitive  est  prise.  Sa  décision  s'est 
imposée  à  lui  huit  jours  auparavant,  dans 
l'instant  qui  a  suivi  la  mort  de  son  père.  Dès 
le  premier  acte,  nous  pouvions  le  pressentir, 
nous  qui  n'avons  point  pour  nous  tromper 
les  mêmes  raisons  que  Bérénice.  Quand  elle 
dit: 


Ce  long  deuil  que  Titus  imposait  à  sa  cour 
Avait,  même  en  secret,  suspendu  son  amour  ; 
Il  n'avait  plus  pour  moi  cette  ardeur  assidue 
Lorsqu'il  passait  les  jours  attaché  sur  ma  vue; 
Muet,  chargé  de  soins,  et  les  larmes  aux  yeux, 
Il  ne  me  laissait  plus  que  de  tristes  adieux  ; 


L  ACTION  191 

nous  devinons  vaguement  qu'il  y  a  là  autre 
chose  que  le  chagrin  de  la  mort  d'un  père  ; 
nous  voyons  que  Bérénice  se  rassure  bien 
vite  ;  et  nous  voyons  que  sa  confidente  est 
moins  rassurée.  D'ailleurs  Titus  lui-même,  dès 
qu'il  paraît  (au  second  acte),  nous  atteste  que 
sa  résolution  était  depuis  longtemps  arrêtée  : 

Mais  à  peine  le  ciel  eut  rappelé  mon  père, 
Dès  que  ma  triste  main  eut  fermé  sa  paupière, 
De  mon  aimable  erreur  je  fus  désabusé  ; 
Je  sentis  le  fardeau  qui  m'était  imposé  ; 
Je  connus  que  bientôt,  loin  d'être  à  ce  que  j'aime, 
Il  fallait,  cher  Paulin,  renoncer  à  moi-même  ; 
Et  que  le  choix  des  dieux,  contraire  à  mes  amours, 
Livrait  à  l'univers  le  reste  de  mes  jours. 

Il  est  vrai  que  depuis  ce  moment  il  n'a  point 
encore  fait  connaître  son  dessein.  Mais  ce 
n'est  pas  que  sa  volonté  chancelle,  c'est  qu'il 
n'a  pas  le  courage  de  voir  la  douleur  de  son 
amie  et  qu'il  diffère  le  plus  longtemps  pos- 
sible de  la  frapper  d'un  coup  si  rude.  Il  n'est 
pas  en  proie  à  l'indécision,  il  est  seulement 
retardé  par  la  pitié  : 

Résolu  d'accomplir  ce  cruel  sacrifice, 

J'y  voulus  préparer  la  triste  Bérénice  : 

Mais  par  où  commencer?  Vingt  fois,  depuis  huit  jours, 

J'ai  voulu  devant  elle  en  ouvrir  le  discours  ; 


IQ2  BÉRÉNICE 

Et,  dès  le  premier  mot,  ma  langue  embarrassée 
Dans  ma  bouche  vingt  fois  a  demeuré  glacée. 


Une  telle  situation  ne  saurait  durer  toujours. 
Puisque  Bérénice,  trop  confiante,  n'a  point, 
comme  Titus  l'espérait,  «  pressenti  leur  com- 
mun malheur  »  et  ne  lui  épargne  pas  ainsi  une 
partie  de  sa  tâche,  il  doit  parler,  il  parlera.  Le 
matin  même,  il  a  «  rappelé  sa  constance  »  ;  il 
s'est  imposé  de  rompre  le  silence  ce  jour-là  ;  la 
première  démarche  que  nous  lui  voyons  faire, 
c'est  demander  l'ami  commun  qui  doit  conso- 
ler, soutenir,  accompagner  la  bannie:  le  renvoi 
de  Bérénice  est  donc  bien  décidé  dans  sa  pensée, 
et  tout  combat  véritable  terminé.  Si,  l'instant 
d'après,  il  interroge  Paulin,  ce  n'est  pas  qu'il 
en  attende  un  argument  décisif  pour  mettre 
un  terme  à  des  incertitudes  qui  subsisteraient 
encore  en  lui.  Il  sait  très  bien  quelle  réponse 
il  va  recevoir  :  il  la  provoque,  il  la  veut.  Les 
paroles  vagues  et  complaisantes  qui  —  s'il 
hésitait  vraiment  encore  —  l'encourageraient  à 
garder  Bérénice,  il  ne  les  écoute  point,  il  ne 
s'en  empare  point  pour  se  tromper  lui- 
même.  Au  contraire,  dans  une  noble  et  grave 
semonce,  il  rappelle  à  Paulin  le  devoir  de  sin- 
cérité que  lui  impose  l'amitié  confiante  de  son 


l'action  t  93 

empereur.  Quand  il  a  obtenu  la  vérité  près- 
sentie,  attendue,  exigée,  il  explique  comment 
il  l'avait  lui-même  découverte  ;  qu'il  s'était 
décidé  par  sa  volonté  propre  à  faire  son  devoir  ; 
qu'il  voulait  seulement,  par  le  témoignage  d'un 
autre,  se  confirmer  dans  une  résolution  déjà 
prise  : 

Mon  cœur  en  ce  moment  ne  vient  pas  de  se  rendre; 

Si  je  t  ai  fait  parler,  si  j'ai  voulu  t'entendre, 

Je  voulais  que  ton  zèle  achevât  en  secret 

De  confondre  un  amour  qui  se  tait  à  regret. 

Bérénice  a  longtemps  balancé  la  victoire; 

Et  si  je  penche  enfin  du  côté  de  ma  gloire, 

Crois  qu'il  m'en  a  coûté,  pour  vaincre  tant  d'amour, 

Des  combats  dont  mon  cœur  saignera  plus  d'un  jour. 

Il  ne  dissimule  donc  pas  le  prix  que  lui  a  coûté 
sa  victoire  ;    mais  sa  victoire    est  certaine. 

A  ce  moment  Bérénice  survient.  L'empereur 
hésite  à  la  recevoir  ;  il  lui  répond  en  paroles 
entrecoupées  ;  il  la  fuit  sans  pouvoir  s'expliquer 
ouvertement.  Est-ce  donc  qu'il  soit  encore  ou 
qu'il  redevienne  irrésolu  ?  Nullement.  Ce  n'est 
pas  le  courage  de  prendre  une  résolution  qui 
lui  manque  :  elle  est  prise;  c'est  seulement  le 
courage  de  faire  lui-même,  en  sa  présence, 
souffrir  ce  qu'il  aime.  Aussi,  quand  Bérénice 
n'est  plus  en  face  de  lui,  qu'il  ne  voit  plus  son 


1 94  BÉRÉNICE 

visage  et  ses  yeux,  qu'il  n'entend  plus  sa  voix, 
il  parle  —  avec  tristesse,  mais  avec  fermeté.  Le 
roi  de  Comagène  «  soulagera  le  tourment  d'un 
amant  interdit  »  ;  il  épargnera  au  cœur  de 
Titus  un  si  pénible  «  éclaircissement  »  :  c'est 
lui  qui  sera  le  messager  de  la  triste  nouvelle. 
Mais  c'est  alors,  comme  il  est  naturel,  que 
l'àme  de  Titus  est  le  plus  déchirée  :  son  énergie 
est  épuisée  par  un  si  grand  effort,  et  il  sait  que 
la  reine,  en  cet  instant  même,  est  plongée  dans 
cette  angoisse  dont  il  était,  à  l'avance,  si  pro- 
fondément ému.  Si  vraiment  il  y  avait  encore 
place  dans  son  cœur  pour  une  lutte  entre  le 
/  devoir  et  l'amour,  c'est  alors  qu'on  le  verrait 
céder  et  revenir  sur  ses  résolutions  ;  c'est  alors 
qu'il  aurait  d'irrésistibles  retours  de  tendresse, 
c'est  alors  qu'il  courrait  auprès  de  Bérénice 
pour  lui  jurer  qu'il  l'aime  et  la  veut  conserver 
—  dût-il  plus  tard  se  démentir  encore.  Il  ne 
fait  rien  de  tout  cela.  Sans  doute  Racine  ne  lui 
I  prête  point  l'insensibilité  brutale  du  jeune 
o  Horace;  il  ne  lui  attribue  pas  cette  volonté 
|  aveugle  et  sourde  des  héros  cornéliens,  àpre- 
ment  tendue  à  maintenir  ses  décisions  pre- 
mières :  «  loin  de  nous,  ces  héros  sans  huma- 
nité !  »  Mais,  quand  il  nous  dépeint  son  trouble, 
sa  tristesse,  son  agitation,  il  a  bien  soin  d'éviter 


l'action  iq5 

aux  spectateurs  toute  méprise  :  c'est  tout  de 
suite,  séance  tenante,  que  nous  voyons  Titus 
confirmer  encore  ses  résolutions. 

Par  trois  fois  la  situation  se  renouvelle,  et 
nous  assistons  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  en 
langage  chrétien  la  «  tentation  »  de  Titus  ; 
trois  fois  il  est  victorieux,  trop  vite  et  trop 
facilement  pour  que  nous  puissions  avoir  le 
temps  de  craindre  sa  défaite.  D'abord  il  lui 
faut  parler  à  Bérénice,  avertie  et  désolée.  A 
l'avance  il  se  représente  ce  que  sera  cette 
scène  cruelle,  et  son  cœur  en  frémit.  Une 
pensée  alors  se  glisse  malgré  lui  dans  son 
esprit  :  Qui  sait?  Elle  a  tant  de  vertus  et 
tant  d'amour;  ne  serait-il  pas  possible...? 
Mais,  tout  de  suite,  il  chasse  ces  vaines  sug- 
gestions de  sa  tendresse  ;  il  réfute  les  futiles 
raisons  que  sa  passion  lui  inspire  ;  il  se  les 
reproche  amèrement  : 

Ah!  lâche,  fais  l'amour  et  renonce  à  l'empire  ! 

Et  c'est  ainsi  qu'irrité  contre  lui-même  '  et 
contre  sa  faiblesse,  il  n'en  a  que  plus  de  force 
pour  affronter  Bérénice.  Elle  pleure,  elle 
implore,  elle  rappelle  le  passé,  elle  atteste  son 
amour   et  les  serments  qu'elle  a  reçus.  Mais 


I96  BÉRÉNICE 

lui,  quoiqu'il  pleure  et  gémisse  avec  elle,  il  ne 
laisse  point  son  émotion  dompter  sa  volonté.    / 

Qui,  Madame,  il  est  vrai,  je  pleure,  je  soupire, 
Je  frémis.  Mais  enfin,  quand  j'acceptai  l'empire, 
Rome  me  fit  jurer  de  maintenir  ses  droits, 
Il  les  faut  maintenir. 

Bérénice  sort  en  menaçant  de  «  verser  son 
sang  »  dans  le  palais  même.  Une  seconde  fois 
l'empereur  s'émeut.  Il  veut  la  suivre,  courir  à 
son  secours,  sans  songer  à  quoi  une  telle 
démarche  l'engage  et  que  c'est  un  premier  pas. 
Mais  il  n'y  a  là  qu'une  velléité  rapide.  Une 
exclamation  de  Paulin  :  «  Quoi,  Seigneur!  » 
suffit  à  le  retenir,  et  il  s'excuse  de  cet  égare- 
ment passager  : 

Je  ne  sais,  Paulin,  ce  que  je  dis, 
L'excès  de  la  douleur  accable  mes  esprits. 

Une  troisième  fois  enfin,  son  trouble  se 
renouvelle.  Antiochus  annonce  que  la  reine 
expire  et  il  supplie  Titus  de  l'aller  voir,  de 
«  sauver  tant  de  vertus,  de  grâce,  de  beauté  »., 
Mais,  avant  qu'il  ait  eu  même  le  temps  de 
débattre  en  son  cœur  sa  résolution,  une  inter- 
vention  qu'il  dit  et   croit  «  providentielle  », 


L  ACTION  197 

montre  clairement  son  devoir  à  l'empereur  :  il 
sort,  et  du  côté  où  Bérénice  n'est  point. 

Ainsi,  à  trois  reprises,  il  n'y  a  pas  eu  lutte 
véritable,  hésitation,  délibération  et  choix  ;  il 
n'y  a  eu,  vers  la  femme  aimée,  que  des  mou- 
vements tout  instinctifs,  des  impulsions  irré- 
fléchies, trop  vite  réprimées  pour  qu'on  ne 
sente  pas  combien  est  désormais  assurée  la 
volonté  de  l'empereur.  On  connaît  la  profon- 
deur et  la  richesse  de  l'analyse  psycholo- 
gique dans  les  tragédies  de  Racine  :  n'est-il 
pas  évident  que  s'il  eût  voulu  mettre  l'intérêt 
de  sa  pièce  dans  la  peinture  des  irrésolutions 
de  Titus,  il  aurait  bien  autrement  développé 
de  telles  scènes,  et  qu'il  en  eût  su  tirer  des 
péripéties  naturelles   et  touchantes  ? 

Enfin,  dans  une  dernière  entrevue,  Titus 
cherche  Bérénice  pour  «  calmer  ses  déplaisirs  ». 
Il  ne  lui  cache  point  l'excès  de  son  trouble  et 
la  honte  qu'il  ressent  d'avoir  vu  sa  «  vertu  »  si 
incertaine,  son  âme  si  abattue  qu'il  a  besoin  de 
se  chercher  et  de  se  reconnaître.  Mais  en  même 
temps,  avec  une  noble  fermeté,  il  lui  interdit 
toute  espérance  : 

Ne  vous  attendez  point  que  las  de  tant  d'alarmes, 
Par  un  heureux  hymen  je  tarisse  vos  larmes. 
En  quelque  extrémité  que  vous  m'ayez  réduit, 


1 98  BÉRÉNICE 

Ma  gloire  inexorable  à  toute  heure  me  suit  : 
Sans  cesse  elle  présente  à  mon  âme  étonnée 
L'empire  incompatible  avec  votre  hyménée, 
Me  dit  qu'après  l'éclat  et  les  pas  que  j'ai  faits, 
Je  dois  vous  épouser  encor  moins  que  jamais. 
Oui,  Madame;  et  je  dois  encore  moins  vous  dire 
Que  je  suis  prêt  pour  vous  d'abandonner  l'empire, 
De  vous  suivre,  et  d'aller,  trop  content  de  mes  fers, 
Soupirer  avec  vous  au  bout  de  l'univers... 

Bérénice  n'a  plus  qu'à  accepter  la  responsa- 
bilité de  la  mort  de  Titus,  ou  à  se  résigner  à 
vivre  séparée  de  lui  :  elle  ne  peut  attendre 
autre  chose. 

Ainsi,  les  «  combats  »  dont  parle  l'empereur 
lui-même  ne  peuvent  laisser  le  spectateur 
indécis  :  l'issue  en  est  trop  prévue  d'avance. 
On  sent  trop  bien  —  avec  l'un  de  ceux  que 
leur  interprétation  de  la  pièce  devrait  pour- 
tant incliner  à  l'opinion  contraire,  avec  Sainte- 
Beuve  —  qu'  «  au  fond  Titus  n'a  jamais 
hésité  »  ;  on  sent  avec  quelle  netteté  Racine 
«  a  rendu  énergiquement  cette  stabilité  héroï- 
que de  l'âme  à  travers  tous  les  orages  et  n'a 
voulu  laisser  aucun  doute  sur  ce  qui  demeure 
possible  ».  Si  Bérénice  est  un  drame  et  qu'elle 
/ait  une  action,  si  cette  action,  tout  intérieure, 
(consiste  en  une  lutte  des  sentiments  intimes 
Id'un  ou  de  plusieurs  personnages,  on  ne  peut 


l'action  199 

assurément  chercher  ni  cette  action  ni  cette 
lutte  dans  l'âme  meurtrie  mais  inébranlée  de 
Titus. 

Et  Ton  n'y  peut  chercher  davantage  ni 
une  lente  évolution  ni  une  brusque  révolution 
de  ces  mêmes  sentiments.  Comme  Antiochus, 
l'empereur  se  maintient  dans  un  pareil  état 
d'esprit,  au  début,  pendant  le  cours  et  à  la  fin  de 
la  tragédie.  D'un  bout  à  l'autre  il  aime  Béré- 
nice, il  souffre  de  la  quitter,  il  voit  cependant 
qu'il  la  faut  quitter  et  il  est  résolu  à  le  faire  : 
ni  soi*  amour  ni  sa  soumission  au  devoir 
n'augmentent,  ne  diminuent  ou  ne  se  trans- 
forment. Enfermé  dans  un  dilemme  terrible  : 
trahir  Rome  ou  perdre  celle  qu'il  aime  en  s'in- 
fligeant  et  en  lui  infligeant  les  plus  cruelles 
douleurs,  jamais  il  n'envisage  sérieusement  la 
première  alternative,  jamais  il  ne  cesse  de 
vouloir  la  seconde,  en  dépit  de  tout.  Si  enfin 
il  aperçoit  une  troisième  issue,  si  la  mort  lui 
paraît  une  solution  et  une  délivrance,  ce  n'est 
pas  que  rien  soit  changé  dans  sa  résolution, 
c'est  qu'il  y  voit  au  contraire  une  autre  façon 
de  la  réaliser.  Il  y  a  là  une  logique  du  déses- 
poir semblable  à  celle  avec  laquelle  Andro- 
maque  médite  aussi  son  suicide,  —  mais 
avec  cette  différence  que  Titus  auparavant  ne 


200  BERENICE 

paraîtra  point  se  démentir  et  qu'en  apparence 
même  il  ne  fléchira  point.  Héros  immuable, 
jl  même  s'il  semble  parfois  osciller,  il  ne  varie 
jamais.  Cette  immobilité  fait  que  l'action  de  la 
pièce  ne  peut  être  en  lui. 

En  qui  donc  peut-elle  être  enfin,  —  sinon  en 
Bérénice  et  en  Bérénice  seule? 

C'est  chez  elle  que  nous  trouverons  ce  que 
nous  avons  vainement  cherché  dans  les  deux 
autres  personnages  :  une  lutte  morale, —  puis- 
que son  amour  engage  un  combat  désespéré 
contre  Rome,  sa  véritable  rivale,  contre  la 
haine  des  Romains  pour  la  royauté,  contre  le 
sentiment  du  devoir  qui  anime  Titus;  une 
évolution  morale  —  puisqu'il  lui  faut,  à 
travers  tant  d'émotions,  passer  de  l'espérance 
sereine  à  l'inquiétude,  de  l'inquiétude  à  la 
douleur,  au  désespoir,  à  la  colère,  de  la 
colère  à  l'admiration, à  l'acceptation  volontaire 
d'une  séparation  si  longtemps  repoussée.  Par 
Bérénice  seule  il  y  a  une  action,  puisque  la 
révolte  de  son  cœur  forme  le  nœud,  que  les 
mouvements  de  son  cœur  forment  les  péri- 
péties, que  la  résignation  de  son  cœur 
forme  le  dénouement  du  drame. 

Avant  même  que  Bérénice  paraisse,  nous 
savons    qu'elle  est  «  épouse  en  espérance  de 


L  ACTION  20  1 

Titus  »,  et  ses  premières  paroles  nous  le  con- 
firment :  elle  fait  allusion  à  l'honneur  que  le 
ciel  lui  «  présage  ».  Interrogée  par  Antiochus, 
qu'une  telle  nouvelle  afflige,  elle  confirme  le 
bruit  public  :  Titus,  en  ce  moment  même, 
agrandit  son  royaumeet  la  couvre  d'honneurs  ; 
elle  l'attend,  pour  entendre  de  sa  bouche  un 
titre  plus  doux  encore  : 

Et,  si  de  ses  amis  j'en  dois  croire  la  voix, 

Si  j'en  crois  ses  serments  redoublés  mille  fois, 

Il  va  sur  tant  d'Etats  couronner  Bérénice, 

Pour  joindre  à  plus  de  noms  le  nom  d'impératrice. 

Il  m'en  viendra  lui-même  assurer  en  ce  lieu. 

Peu  s'en  faut  qu'elle  ne  se  croie  déjà  sur  le 
trône;  c'est  déjà  d'un  ton  d'impératrice  qu'elle 
répond  à  la  déclaration  repoussée  : 

Seigneur,  je  n'ai  pas  cru  que,  dans  une  journée 
Qui  doit  avec  César  unir  ma  destinée, 
11  fût  quelque  mortel  qui  pût  impunément 
Se  venir  à  mes  yeux  déclarer  mon  amant... 

Et  quand  l'infortuné  est  sorti,  avec  quel 
égoïsme  de  femme  éprise  elle  se  hâte  d'oublier 
le  malheur  d'un  ami  si  fidèle  ;  avec  quel  enivre- 
ment elle  savoure  le  souvenir  de  cette  «  nuit 
enflammée  »  où  son  amant  a  brillé  aux  yeux 
de  tous,    où   elle  a  cru  voir  le  monde  entier 


202  BÉRÉNICE 

amoureux  de  Tituscomme  elle  l'est  elle-même  ; 
avec  quelle  passion  elle  intéresse  les  dieux  à 
son  amour  et  veut  unir  ses  vœux  aux  vœux 
que  l'univers  forme  pour  l'empereur;  avec 
quelle  joie  elle  se  promet  de  lui  faire  la  douce 
surprise  de  le  chercher  «  sans  être  attendue»; 
mais  avec  quelle  sécurité,  surtout,  elle  re- 
pousse les  craintes  de  Phénice  : 

Le  temps  n'est  plus,  Phénice,  où  je  pouvais  trembler. 
Titus  m'aime  ;  il  peut  tout  ;  il  n'a  plus  qu'à  parler, 
Il  verra  le  sénat  m'apporter  ses  hommages, 
Et  le  peuple  de  fleurs  couronner  ses  images. 

Rien  ne  trouble  son  bonheur  et  son  espérance  : 
elle  s'y  abandonne  tout  entière. 

Mais  nous,  nous  avions  entendu  les  paroles 
de  Phénice,  et  elles  sonnent  encore  à  notre 
oreille  : 

Titus  n'a  point  encore  expliqué  sa  pensée. 
Rome  vous  voit,  Madame,  avec   des   yeux  jaloux  : 
La  rigueur  de  ses  lois  m'épouvante  pour  vous. 
L'hymen  chez  les  Romains  n'admet  qu'une  Romaine  ; 
Rome  hait  tous  les  rois;  et  Bérénice  est  reine. 

Nos  pressentiments  sont  bientôt  confirmés. 
Nous  apprenons  de  Titus  lui-même  qu'il  a 
résolu  de  se  séparer  pour  jamais  de  la  reine. 


l'action  2o3 

La  pièce  dès  lors  serait  finie,  ou  plutôt  il  n'y 
aurait  point  de  pièce,  si  Bérénice  devait  con- 
sentir :  c'est  sa  résistance  prévue  qui  explique 
les  retards  de  Titus  et  le  secours  qu'il  demande 
au  roi  de  Comagène.  Et  la  voici  qui  paraît, 
toujours  pleine  de  ses  illusions  heureuses. 
Elle  remercie  l'empereur  des  honneurs  dont 
il  l'a  comblée,  mais  bien  plus  encore  elle 
lui  demande  quelque  protestation  nouvelle, 
quelque  douce  parole  d'amour.  L'embarras,  la 
froideur  de  Titus  l'étonnent.  Son  cœur  aveuglé 
ne  devine  rien  pourtant  :  elle  s'explique  cette 
tristesse  par  la  piété  filiale  ;  et  alors,  sans  le 
moindre  soupçon,  elle  tombe  tout  juste  sur 
l'argument  qui  doit  empêcher  Titus  de  parler  : 

Vous  regrettez  un  père  :   hélas,  faibles  douleurs  ! 

Et  moi  (ce  souvenir  me  fait  frémir  encore) 

On  voulait  m'arracher  à  tout  ce  que  j'adore, 

Moi,  dont  vous   connaissez  le   trouble  et  le  tourment 

Quand  vous  ne  me  quittez  que  pour  quelque  moment; 

Moi,  qui  mourrais  le  jour  qu'on   voudrait  m'interdire 

De  vous... 

Ce  discours,  en  effet,  ôte  tout  courage  à  l'em- 
pereur ;  il  ne  sait  que  dire,  il  balbutie,  il  fuit 
enfin  :  ce  sont  les  paroles  de  Bérénice  et  ses 
sentiments  qui  produisent  dans  l'action  cette 
péripétie. 


204  BÉRÉNICE 

La  reine  reste  interdite.  Elle  se  demande 
quel  est  ce  mystère,  si  peut-être  elle  a  déplu 
à  Titus,  quelle   faute  elle  a  commise   : 

...  N'ai-je  rien  dit  qui  lui  puisse  déplaire  ? 
Que  sais-je  ?  j'ai  peut-être  avec  trop  de  chaleur 
Rabaissé  ses  présents,  ou  blâmé  sa  douleur. 

Elle  entrevoit  le  véritable  obstacle  : 

N'est-ce  point  que  de  Rome  il  redoute  la  haine? 
Il  craint  peut-être,    il  craint  d'épouser  une  reine? 
Hélas  1  s'il  était  vrai... 

Une  telle  idée  lui  est  si  terrible  qu'elle  la 
repousse  bien  vite,  elle  ne  veut  pas  l'admettre, 
elle  se  rassure.  Avec  l'ingéniosité  de  la  pas- 
sion, elle  imagine  aussitôt  quelque  prétexte  à 
se  tromper  elle-même  : 

...Mais,  quand  je  m'examine, 
Je  crois  de  ce  désordre  entrevoir  l'origine. 
Phénice,  il  aura  su  tout  ce  qui  s'est  passé  : 
L'amour  d'Antiochus  l'a  peut-être  offensé... 

Elle  s'attache  à  cette  supposition  ;  elle  rit 
de  «  ce  léger  soupçon  facile  à  désarmer  »  ; 
elle  y  voit  un  motif  nouveau  de  se  réjouir, 
puisque  c'est  une  nouvelle   preuve  d'amour: 

Si  Titus  est  jaloux,  Titus  est  amoureux. 


L  ACTION  20? 

Ainsi,  son  inquiétude  a  duré  bien  peu  ; 
mais  pourtant,  tout  au  fond  d'elle-même,  il 
lui  en  doit  rester  quelque  chose  :  sa  belle  con- 
fiance a  reçu  la  première  atteinte. 

Titus  charge  le  roi  de  Gomagène  de  signi- 
fier à  Bérénice  les  volontés  de  Rome;  et  An- 
tiochus  est  son  rival,  et  ce  rival  vient  de 
hasarder  une  déclaration  après  laquelle  il  lui 
est  interdit  de  paraître  devant  la  reine  !  Ainsi 
l'action  se  complique.  Elle  se  complique,  on 
le  voit,  par  le  fait  de  Bérénice  :  c'est  son  aveu- 
glement, c'est  son  obstination  à  ne  point  com- 
prendre, ce  sont  ses  manifestations  récentes 
d'amour  heureux  et  confiant,  qui  forcent  Titus 
à  recourir  à  un  intermédiaire. 

Lorsque  Bérénice  aperçoit  Antiochus,  elle 
le  reçoit  avec  froideur  : 


i  f 


Hé  quoi!  seigneur!  vous  n'êtes  point  parti 

La  question  est  peu  aimable  ;  mais  c'est  que 
la  reine  garde  rancune  à  ce  trouble-fête,  qui 
fut  un  sujet  de  brouille  entre  Titus  et  elle, 
à  ce  malencontreux  amoureux  dont  la  décla- 
ration intempestive  est  cause  —  croit-elle  — 
que  l'empereur,  jaloux,  F  «  évite  »  depuis  quel- 
que temps.  Mais  bien  vite  elle  le  rappelle  et 

BÉRÉNICE  6** 


206  BÉRÉNICE 

le  retient  :  elle  a  deviné  dans  ses  paroles 
quelques  réticences;  et  aussitôt  elle  s'alarme 
—  preuve  évidente  qu'elle  n'a  pu  reconquérir 
sa  sécurité  première.  C'est  une  enquête 
fébrile  et  passionnée. 

...  Oh  ciel!  quel  discours!  Demeurez. 
Prince,  c'est  trop  cacher  mon  trouble  à  votre  vue. 
Vous  voyez  devant  vous  une  reine  éperdue, 
Qui,  la  mort  dans  le  sein,  vous  demande  deux  mots. 
Vous  craignez,  dites-vous,  de  troubler  mon  repos; 
Et  vos  refus  cruels,  loin  d'épargner  ma  peine, 
Excitent  ma  douleur,  ma  colère,  m,a  haine. 
Seigneur,  si  mon  repos  vous  est  si  précieux, 
Si  moi-même  jamais  je  fus  chère  à  vos  yeux, 
Eclaircissez  le  trouble  où  vous  voyez  mon  âme. 
Que  vous  a  dit  Titus  ? 

En  vain  Antiochus  résiste.  Elle  l'interroge, 
elle  le  presse,  elle  ordonne  et  menace.  Il  parle. 
Elle  n'en  peut  croire  ses  oreilles  ;  elle  s'écrie  : 

Nous  séparer  !  Qui  ?  moi  ?  Titus  de  Bérénice? 

Elle  s'afflige  et  soupire.  Puis  son  amour  se 
révolte  :  ce  n'est  pas  vrai  ;  on  la  trompe,  il  y 
a  là  un  piège.  Elle  insulte  et  chasse  le  messa- 
ger de  mensonge  :  elle  veut  entendre  et  voir 
Titus  lui-même.  Mais,  malgré  ses  efforts,  elle 
comprend  bien  qu'Antiochus  a  dit  vrai  : 


L  ACTION  207 

Hélas  !  pour  me  tromper  je  fais  ce  que  je  puis. 

L'action  marche  toujours  :  cette  vérité, 
naguère  entrevue  et  repoussée,  est  maintenant 
aveuglante  ;  le  seul  espoir  qui  subsiste,  c'est 
que  Titus  n'ose  point  la  confirmer  ou  que 
peut-être,  changeant  de  résolution,  il  la 
change  aussi  en  un  mauvais  rêve. 

Bérénice  attend  l'empereur.  Le  temps  de 
cette  attente  lui  paraît  éternel  ;  elle  s'agite 
languissante,  abattue,  indignée.  Et  pourtant  il 
lui  reste  quelque  espérance  :  peut-être  ses 
pleurs,  ses  gémissements,  sa  perte  certaine, 
sa  mort  toute  prête  «  ramèneront-elles  »  l'in- 
grat. En  vain  sa  confidente  l'entraîne.  Bientôt 
après,  elle  s'échappe  de  ses  mains  et  court  où 
est  Titus.  Elle  veut  entendre  de  sa  bouche  la 
décision  fatale  : 

Eh  bien,  il  est  donc  vrai  que  Titus  m'abandonne  ? 
Il  faut  nous  séparer!  et  c'est  lui  qui  l'ordonne  ! 

Sa  première  pensée  est  de  lutter.  Elle  rap- 
pelle tous  ses  titres  à  l'amour  de  Titus.  Pour- 
quoi l'a-t-il  aimée,  pourquoi  l'a-t-il  entraînée  à 
l'aimer,  puisqu'il  connaissait  les  lois  de  Rome  ? 
Pourquoi  ne  l'a-t-il  pas  renvoyée  quand  l'em- 
pereur son  père  le  lui  ordonnait  :  du  moins 


208  BÉRÉNICE 

elle  eût  pu  accuser  un  autre  de  son  malheur? 
Pourquoi  a-t-il  attendu  d'être  le  maître  et 
qu'elle  se  crût  si  assurée  de  son  «  bonheur 
immortel  »  ?  Comme  il  résiste,  invoquant  sa 
gloire,  elle  s'irrite  et  se  dit  prête  à  le  quitter  : 

Eh  bien,  régnez,  cruel,  contentez  votre  gloire  : 
Je  ne  dispute  plus.  J'attendais,  pour  vous  croire, 
Que  cette  même  bouche,  après  mille  serments 
D'un  amour  qui  devait  unir  tous  nos  moments, 
Cette  bouche,  à  mes  yeux  s'avouant  infidèle, 
M'ordonnât  elle-même  une  absence  éternelle. 
Moi-même  j'ai  voulu  vous  entendre  en  ce  lieu. 
Je  n'écoute  plus  rien  :  et,  pour  jamais,  adieu... 

Puis  un  revirement  se  produit  en  elle  :  ce 
mot  «  pour  jamais  »,  ce  mot  «  cruel  »,  si 
«  affreux  quand  on  aime  »,  l'a  frappée  au 
cœur.  Sera-t-il  possible 

Que  le  jour  recommence  et  que  le  jour  finisse 
Sans  que  jamais  Titus  puisse  voir  Bérénice, 
Sans  que  de  tout  le  jour  je  puisse  voir  Titus  ? 

N'y  aurait-il  pas  un  moyen  de  ne  pas  se 
séparer?  En  renonçant  à  l'hymen  interdit, 
Bérénice  ne  pourrait-elle  rester  à  Rome, 
auprès  de  son  Titus?  Vain  espoir  :  Titus  ne 
peut  admettre  ce  subterfuge  dangereux,  s'ex- 
poser à  une  lutte  sans  cesse  renaissante,  offen- 


L  ACTION  209 

ser  les  Romains  et  se  voir  réduit  à  verser  leur 
sang.  Bérénice  alors  s'abandonne  à  son  déses- 
poir et  à  sa  colère.  Titus  est  un  barbare  et  un 
ingrat.  La  situation  humiliante  qu'elle  implo- 
rait naguère,  elle  n'en  veut  plus;  elle  n'en  a 
jamais  voulu;  elle  voulait  seulement  voir  jus- 
qu'où l'empereur  pousserait  la  cruauté  : 

Qui?  moi?  j'aurais  voulu,  honteuse  et  méprisée, 
D'un  peuple  qui  me  hait  soutenir  la  risée  ? 
J'ai  voulu  vous  pousser  jusques  à  ce  refus. 

C'en  est  fait.  Elle  mourra  pour  punir  l'infi- 
dèle :  son  vengeur  sera  le  cœur  même  de 
Titus  : 

Je  sais  que  tant  d'amour  n'en  peut  être  effacée  ; 

Que  ma  douleur  présente  et  ma  bonté  passée, 

Mon  sang  qu'en  ce  palais  je  veux  même  verser, 

Sont  autant  d'ennemis  que  je  vais  vous  laisser  ; 

Et  sans  me  repentir  de  ma  persévérance, 

Je  me  remets  sur  eux  de  toute  ma  vengeance. 

Adieu. 

La  scène  décisive,  la  «  scène  à  faire  »  est  faite. 
Titus  a  laissé  partir  Bérénice  ;  rappelé  par 
Antiochus,  il  ne  cède  point.  Si  la  pièce  n'est 
que  la  séparation  des  deux  amants,  la  pièce 
est  finie. — Mais  elle  n'est  pas  finie,  parce  que 
l'on    n'a  point   vu   s'achever    cette    évolution 

6... 


2IO  BÉRÉNICE 

morale  de  l'àme  de  Bérénice,  en  quoi  Racine  a 
fait  consister  l'action  de  son  drame. 

En  effet,  Bérénice  reparaît  dans  le  même  état 
d'esprit  que  nous  l'avons  vue  sortir.  Elle 
déclare  qu'elle  veut  quitter  Rome,  et  sur 
l'heure  ;  qu'elle  n'entendra  pas  plus  longtemps 
la  «  joie  cruelle  »  du  peuple  ;  qu'elle  ne  verra 
pas  plus  longtemps  ces  lieux  où  tout  lui  rap- 
pelle des  espérances  mortes.  Elle  refuse  d'écou- 
ter Titus  ;  elle  le  renvoie  à  ce  sénat  où  il  a  fait 
applaudir  sa  cruauté.  Elle  a  peur,  au  fond,  de 
se  laisser  attendrir  ;  car  elle  veut  rester  per- 
suadée que  Titus  est  un  ingrat,  qu'il  la  «  perd 
sans  regret  ».  Cette,  pensée  lui  donnera  la 
force  de  poursuivre  froidement  sa  vengeance, 
de  se  tuer,  afin  de  laisser  à  l'amant  qui  l'aban- 
donne d'amers  souvenirs  et  des  remords 
amers.  Mais  Titus  lui  arrache  sa  lettre  d'adieux 
et  découvre  ses  intentions.  Il  la  retient  alors  et 
la  force  d'écouter.  Dans  un  noble  et  touchant 
discours,  il  lui  laisse  voir  de  quelle  torture  il 
est  déchiré  ;  mais  il  montre  en  même  temps 
combien  impérieusement  «  sa  gloire  inexo- 
rable »  le  lie.  Un  seul  moyen  lui  reste  de 
donner  à  Bérénice  —  sans  forfaire  à  son  devoir, 
sans  trahir  Rome,  sans  en  démentir  les  louanges 
—  une  preuve  irréfutable  de  son  amour  :  si  elle 


L  ACTION  211 

meurt,  si  elle  ne  promet  point  de  ne  pas  atten- 
ter à  ses  jours,  il  mourra.  La  reine  est  déjà 
ébranlée  :  elle  ne  s'indigne  plus,  elle  soupire  : 
«  hélas!  »  et  la  colère  fait  place  à  l'attendris- 
sement. 

Mais  voici  que  survient  Antiochus.  Spon- 
tanément, il  avoue  à  Titus  les  torts  invo- 
lontaires qu'il  a  eus  envers  lui.  Pour  les  expier; 
pour  trouver  une  issue  à  la  situation  inextri- 
cable dans  laquelle  il  se  débat,  ne  pouvant  ni 
être  aimé,  ni  cesser  d'aimer;  pour  faire  aux 
dieux  une  offrande  qui  compense  la  félicité  de 
ses  amis  ;  il  va  chercher  la  mort,  heureux  du 
moins  d'avoir  pu  —  comme  il  le  croit  —  rame- 
ner son  rival  aux  bras  de  Bérénice.  C'en  est 
trop.  Tant  de  sacrifices,  ce  double  dévoue- 
ment, cette  certitude  que  les  deux  hommes 
qui  l'aiment  et  surtout  celui  qu'elle  aime  remet- 
tent leur  vie  entre  ses  mains  et  sont  prêts  à 
lui  en  faire  le  don  absolu,  par-dessus  tout 
cette  assurance  où  elle  est  désormais  que  Titus 
ne  l'a  jamais  plus  chérie  qu'à  l'heure  où  il  la 
quitte  :  tout  cela  remplit  son  àme  d'une  admi- 
ration profonde  et  la  rassérène.  Dans  une  ému- 
lation d'héroïsme,  elle  s'élève  à  leur  hauteur. 
Puisque  tout  dépend  d'elle  ;  puisque  sa  rési- 
gnation seule  peut  adoucir  le  chagrin  de  son 


2  I  2  BÉRÉNICE 

amant,  lui  rendre  et  rendre  à  leur  ami  le  cou- 
rage de  vivre  ;  puisqu'elle  est  vraiment  aimée 
enfin,  elle  se  résignera. 

Princes  trop  généreux, 
En  quelle  extrémité  me  jetez-vous  tous  deux... 

(A  Titus.) 
...  J'aimais,  Seigneur,  j'aimais  :  je  voulais  être  aimée. 
Ce  jour,  je  l'avouerai,  je  me  suis  alarmée  : 
J'ai  cru  que  votre  amour  allait  finir  son  cours. 
Je  connais  mon  erreur,  et  vous  m'aimez  toujours... 
...  Je  crois,  depuis  cinq  ans  jusqu'à  ce  dernier  jour, 
Vous  avoir  assuré  d'un  véritable  amour. 
Ce  n'est  pas  tout  :  je  veux  en  ce  moment  funeste, 
Par  un  dernier  effort  couronner  tout  le  reste. 
Je  vivrai,  je  suivrai  vos  ordres  absolus. 
Adieu,  Seigneur,  régnez  :  je  ne  vous  verrai  plus... 

(A  Antiochus.) 
...  Vivez  et  faites-vous  un  effort  généreux. 
Sur  Titus  et  sur  moi  réglez  votre  conduite. 
Je  l'aime,  je  le  fuis  ;  Titus  m'aime,  il  me  quitte. 
Portez  loin  de  mes  yeux  vos  soupirs  et  vos  fers. 
Adieu. 

Tout  est  fini  par  ce  consentement;  et  la  tra- 
gédie, que  seule  a  prolongée  la  résistance  de 
Bérénice,  se  termine  quand  Bérénice  s'est 
résignée. 

Ainsi,  c'est  toujours   Bérénice  qui  conduit 

toute  l'action  ;  c'est  elle  dont  la  volonté  —  ou 

I     plutôt  ..l'amour —  soulève  les  obstacles  pour 

retarder   le   dénouement,  les  supprime   pour 


l'action  2  I  3 

l'amener.  D'un  bout  à  l'autre,  la  pièce  entière 
est  dominée  par  elle  ;  et  s'il  fallait  donner  un 
sous-titre  à  chacun  des  cinq  actes,  son  nom  y 
reparaîtrait  sans  cesse.  Le  premier  acte,  c'est  ^ 
L'illusion  de  Bérénice  ;  le  second  acte  :  Les 
premières  inquiétudes  de  Bérénice  ;  le  troi- 
sième acte  :  La  vérité  connue  de  Bérénice  ;  le^ 
quatrième  :  Le  désespoir  de  Bérénice  ;  le  cin- 
quième enfin  :  La  résignation  de  Bérénice. 
Alors  que  les  deux  autres  héros  restent  d'un 
bout  à  l'autre  immuables  dans  leur  situation 
première  et  dans  leur  premier  état  d'esprit, 
elle  seule  change,  elle  seule  passe  par  une  série 
naturelle,  graduée,  logique,  de  sentiments 
variés,  avec  lesquels  l'action  progresse  jusqu'à 
son  dénouement. 

Je  le  sais  bien  :  l'interprétation  que  je  pro- 
pose ici  a  contre  elle  l'opinion  courante.  Mais 
elle  me  paraît  avoir  en  sa  faveur  l'avis  de 
Racine  lui-même. 

J'en  ai  pour  preuve  le  titre  de  sa  pièce.  En 
effet,  il  lui  est  arrivé  parfois  de  mettre 
en  tête  de  ses  tragédies  le  nom  du  personnage 
dont  la  mort  fait  le  dénouement,  même  si 
ce  personnage  n'y  joue  pas  au  fond  le  rôle  es- 
sentiel et  principal  :  c'est  le  cas  de  Baja^et 
par  exemple,    et  plus  encore    de  Britannicus. 


214  BÉRÉNICE 

Mais  la  mort  même  ne  vaut  pas  toujours 
cet  honneur  à  la  victime  :  c'est  Andromaque 
qui  donne  son  nom  au  drame  où  meurt 
Pyrrhus  ;  et,  quand  il  n'y  a  pas  de  mort,  c'est 
bien  l'importance  relative  des  divers  person- 
nages qui  détermine  le  choix  du  titre.  Racine 
s'en  est  expliqué  clairement  en  tête  de  son 
Alexandre  :  «  Que  répondrai-je  à  ces  critiques 
qui  condamnent  jusques  au  titre  de  ma  tragé- 
die, et  qui  ne  veulent  pas  que  je  l'appelle 
Alexandre,  quoique  Alexandre  en  fasse  la  prin- 
cipale action,  et  que  le  véritable  sujet  de  la  pièce 
ne  soit  autre  chose  que  la  générosité  de  ce  con- 
quérant ?  »  Ici,  venu  le  premier  devant  le 
public,  il  aurait  pu  annoncer  un  Titus  et 
Bérénice  ;  il  aurait  pu  encore  annoncer  un 
Titus.  Il  l'eût  fait  sans  doute  si  son  sujet  eût 
été  la  séparation  des  deux  amants  ou  la  gran- 
i  deur  d'âme  de  l'empereur.  Si,  au  contraire,  il 
a  choisi  pour  titre  à  sa  tragédie  le  nom  de  Bé- 
rénice, n'est-ce  point  parce  que  Bérénice  «  en 
fait  la  principale  action  »  et  que  «  le  véritable 
sujet  de  la  pièce  n'est  autre  chose  que  la  géné- 
rosité »  de  cette  reine  ? 

D'ailleurs  les  exemples  —  et  les  modèles  — 
que  le  poète  allègue  dans  sa  préface, me  semblent 
singulièrement  significatifs.   —    Les   anciens, 


l'action  21  5 

dit-il,  «  ont  admiré  YAjax  de  Sophocle,  qui 
n'est  autre  chose  qu'Ajax  qui  se  tue  de  regret, 
à  cause  de  la  fureur  où  il  était  tombé  après  le 
refus  qu'on  lui  avait  fait  des  armes  d'Achille.  » 
—  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  cela,  et  Racine  sup- 
prime ici  toute  la  fin  de  la  pièce,  le  débat  sur 
la  sépulture  du  héros  mort.  Mais  cette  sim- 
plification hardie  ramène  la  tragédie  à  n'être 
plus  que  le  combat  intérieur  qui  se  livre  dans 
l'àme  d'Ajax,  l'action  à  n'être  plus  que  le  pro- 
grès irrésistible  en  lui  de  la  conviction  que  le 
trépas  est  nécessaire.  Le  sujet  dès  lors  est  tout 
à  fait  comparable  à  celui  de  Bérénice.  —  «  Ils 
ont  admiré,  dit-il  encore,  le  Philoctète,  dont 
tout  le  sujet  est  Ulysse,  qui  vient  pour  surpren- 
dre les  flèches  d'Hercule.  »  —  Mais,  dans  Phi- 

m 

loctète,  l'intérêt  n'est  point  de  savoir  si  Ulysse 
s'emparera  de  ces  armes  :  il  n'a  qu'aies  prendre 
de  force,  le  héros  blessé  est  incapable  de  résis- 
ter; l'intérêt  est  de  suivre  l'évolution  des 
sentiments  de  Philoctète  et  par  contre-coup 
de  Néoptolème,  de  voir  le  dénouement  prévu 
arrêté  parleur  résistance  à  tous  deux,  jusqu'au 
moment  où  une  brusque  révolution  morale 
(miraculeuse,  car  nous  sommes  dans  un  temps 
mythologique)  fait  tomber  tous  les  obstacles. 
C'est  encore  quelque  chose   d'analogue    à  ce 


i 


2l6  BÉRÉNICE 

que  nous  voyons  dans  Bérénice.  —  «  Œdipe 
même,  dit  Racine,  quoique  tout  plein  de  recon- 
naissances, est  moins  chargé  de  matière  que  la 
plus  simple  tragédie  de  nos  jours.  »  —  Mais 
le  drame  ici  consiste  en  ce  que  le  malheureux 
roi  découvre  peu  à  peu  la  vérité,  sent  de  plus 
en  plus  peser  sur  lui  l'invincible  fatalité, 
s'inflige  enfin  l'expiation  volontaire.  C'est  en 
une  progression  toute  semblable  que  consiste 
le  drame  de  Bérénice. 

Et  si  le  sujet,  si  l'action  sont  tels,  combien 
nous  comprenons  mieux  la  théorie  qu'expose 
Racine  dans  cette  même  préface  :  «  Il  y  en  a 
qui  pensent  que  cette  simplicité  est  une 
marque  de  peu  d'invention.  Ils  ne  songent  pas 
qu'au  contraire  toute  l'invention  consiste  à 
faire  quelque  chose  de  rien,  et  que  tout  ce 
grand  nombre  d'incidents  a  toujours  été  le 
refuge  des  poètes  qui  ne  sentaient  dans  leur 
génie  ni  assez  d'abondance  ni  assez  de  force 
pour  attacher  durant  cinq  actes  leurs  specta- 
teurs par  une  action  simple,  soutenue  de  la 
violence  des  passions,  de  la  beauté  des  senti- 
ments et  de  l'élégance  de  l'expression.  »  C'est 
toute  la  doctrine  du  drame  racinien,  telle  que 
Racine  avait  commencé  à  la  formuler  dès 
Alexandre,  telle  qu'il  l'adonnée  dans  la  préface 


l'action  217 

de  Britannicus,  telle  qu'il  l'a  tout  ensemble 
précisée  théoriquement  et  réalisée,  ici  même. 
Et  c'est  la  doctrine  du  drame  racinien  telle 
qu'elle  «  se  pose  en  s'opposant  »,  telle  qu'elle 
peut  se  définir  par  opposition  avec  la  doctrine 
du  drame  cornélien,  —  dans  une  antithèse 
d'autant  plus  marquée,  qu'il  y  a  en  ce  moment 
un  duel  voulu,  un  duel  décisif  entre  ces  deux 
grands   hommes. 

La  prédilection  de  Racine  pour  cette  tra- 
gédie sans  faits,  sans  événements,  sans  coups 
de  théâtre  ;  où  il  n'a  mis  en  œuvre  que  la 
H  passion  avec  ses  conflits,  que  les  sentiments 
avec  leur  évolution  naturelle  ;  où  il  n'a  eu 
recours  qu'à  l'analyse  morale  et  à  1'  «  ana- 
,  tomie  du  cœur  »  ;  sa  prédilection  pour  cette 
tragédie,  en  quelque  sorte  psychologique  à 
outrance,  se  comprend  donc  sans  peine. 
L'abbé  Dubos  fait  des  frais  de  scepticisme  bien 
superflus,  quand  il  écrit  :  «  Peut-on  douter 
que  les  poètes  ne  parlent  souvent  de  mauvaise 
foi  sur  le  mérite  de  leurs  propres  vers  ?  N'est- 
ce  pas  contre  leur  propre  conscience  qu'ils 
protestent  que  le  meilleur  de  leurs  ouvrages 
est  précisément  celui  que  le  public  estime  le 
moins  ?  Mais  ils  veulent  soutenir  le  poème 
dont  la  faiblesse  a  besoin  d'appui,  en  montrant 

BÉRÉNICE  7 


2  I  8  BÉRÉNICE 

une  prédilection  affectée  pour  lui,  quand  ils 
abandonnent  à  leur  destinée  ceux  de  leurs 
ouvrages  qui  peuvent  se  soutenir  avec  leurs 
propres  ailes.  Corneille  a  dit  souvent  qu'Attila 
était  sa  meilleure  pièce,  et  Racine  donnait  à 
entendre  qu'il  aimait  mieux  Bérénice  qu'aucune 
autre  de  ses  tragédies  profanes  (i).  »  Non, 
Racine  était  sincère  :  c'est  de  très  bonne  foi 
et  —  on  l'a  vu  peut-être  —  pour  des  raisons 
très  solides,  qu'il  voyait  dans  Bérénice  son 
chef-d'œuvre  profane. 

(i)  Réflexions  critiques,  2e  partie,  section  xn. 


Telles  sont  les  conclusions  auxquelles  m'a 
conduit  l'étude  de  Bérénice,  et  telles  sont  les 
raisons  pour  lesquelles  j'y  vois  l'œuvre  la  plus 
caractéristique  du  poète.  S'il  est  vrai  qu'elle  ait 
été  conçue  et  publiée  à  une  époque  où  son  ta- 
lent était  aussi  puissant  que  jamais,  son  désir 
de  gloire  littéraire  plus  puissant  que  jamais  ; 
—  s'il  est  vrai  que  le  sujet  en  ait  été  librement 
choisi  pour  être  l'occasion  d'une  lutte  avec  le 
rival  le  plus  redoutable  et  d'une  revanche  déci- 
sive ;  —  s'il  est  vrai  enfin  que  l'action,  exclusi- 
vement morale,  en  représente  le  type  même 
de  la  tragédie  telle  que  Racine  l'avait  conçue 
par  opposition  à  la  tragédie  de  Corneille  ;■ — qui 
niera  qu'en  effet  ce  soit  elle  qui  nous  instruise 
le  plus  et  sur  l'histoire  intérieure  de  Racine 
pendant  sa  vie  profane,  et  sur  l'importance  qu'a 
dans  son  histoire  littéraire  sa  rivalité  avec 
Corneille,  et  sur  ses  doctrines,  comme  sur  les 
tendances  et  sur  la  nature  de  son  divin  génie  ? 


APPENDICE   A. 

Rencontres  de  sujets  et  de  titres  au  XVIIe  siècle. 


J'ai  eula curiosité  de  chercher,  dans  le  xvne  siècle 
seul,  quelques  pièces  qui  aient  ou  paraissent  avoir 
le  même  sujet  que  des  pièces  antérieures.  Sans 
avoir  eu  la  prétention  d'en  dresser  une  liste  com- 
plète, en  négligeant  les  opéras,  les  ballets  et  (cela 
va  de  soi)  les  parodies,  je  n'en  suis  pas  moins  arrivé 
à  un  nombre  étonnant.  Ce  sont,  par  exemple  : 

le  Théagène  et  Chariclée  de  Génetay  de  la  Gille- 
berdière  (1609),  après  celui  de  Hardy  (1601); 

YAlboin  de  Billard  de  Courgenay  (1609),  après 
celui  de  Nicolas  Chrestien  (1608); 

la  Rodomontade  d'un  anonyme  (1 6 1 3),  après  celle 
de  Méliglosse  [Ch.  Bauter]  (i6o5); 

l' Alcméon  de  Hardy  (1618), après  celui  d'Etienne 
Bellon  (1610); 

la  Mort  de  Roger  d'un  anonyme  (1622),  après 
celle  de  Bauter  (i6o5); 

Y  Hector  de  Montléon  (i63o),  après  celui  de 
Monchrestien  (i6o3)  ; 

la  Madonte  d'Auvray  (1 63o),  après  celle  de  Pierre 
Cottignon  (1623); 


222  APPENDICE   A 

la  Comédie  des  Comédiens  de  Scudéry  (1634), 
après  celle  de  Gougenot  (i633)  ; 

la  Mariamne  de  Tristan  (1 636),  après  celle  de 
Hardy  (16 10); 

les  Lucrèce  de  du  Ryer  et  de  Chevreau  (1637), 
après  celle  de  Hardy  (161 6)  ; 

la  Panthée  de  Durval  (i638),  après  celles  de 
Tristan  (1637),  de  Guérin  de  la  Dorouvière  (1608), 
de  Billard  de  Courgenay  (1608),  de  Hardy  (1604)  ; 

la  Vraye  suite  du  Cidde  Chevreau  (1 638),  après  la 
Suite  du  Cid  de  Desfontaines  (1637)  ; 

le  Saiil  de  du  Ryer  (1639),  après  celui  de  Billard 
de  Courgenay  (1608)  ; 

la  Chute  de  Phaëton  de  Tristan  (1639),  après  le 
Trébuchement  de  Phaëton  d'un  anonyme  (1622)  ; 
;  les  Véritables  Frères  rivaux  de  Chevreau  (1641), 
après  Céline  ou  les  Frères  rivaux  de  Beys 
(«636)5 

la  Phalante  de  la  Calprenède  (1641),  après  celle 
d'un  anonyme  (j6io); 

la  Mort  de  Pompée  de  Corneille  (1 641),  après 
celle  de  Chaulmer  (i638); 

le  Saint  Eustache  de  Desfontaines  (1642),  après 
ceux  de  Baro  (1  639)  et  de  Boissin  de  Gallardon 
(1618); 

la  Vraie  Didon  de  Boisrobert  (1642),  après  la 
Didon  de  Scudéry  (i636),  et  la  Didon  se  sacrifiant 
de  Hardy  (i6o3)  ; 

la  Mort  de  Crispe  de  Tristan  (1645),  après  celle 
de  Grenaille  (1639); 

le  Turnus  de  de  Brosse  (1646),  après  le  Turne 
de  Jean  Prévôt  (16 14); 


APPENDICE   A  2  23 

la  Sœur  généreuse  attribuée  à  Boyer(i646),  après 
la  Sœur  de  Rotrou  (1645); 

le  Véritable  Saint  Genest  de  Rotrou  (1646), 
après  le  Martyre  de  Saint  Genest  de  Desfontaineïs 

(1645); 

Porcie  la  romaine  de  Boyer  (1646),  après  la 
Mort  de  Brute  et  de  Porcie  de  Guérin  de  Bouscal 
(i637); 

la  Sémiramis  de  Gilbert  (1647),  après  celle  de 
Desfontaines  (i63j)  ; 

la  Mort  d  Asdrubal  de  Montfleury  (1647),  après 
le  Sac  de  Carthage  de  La  Serre  (1642)  ; 

la  Sainte  Catherinede  l'abbé  d'Aubignac  (i65o), 
après  celle  de  Saint-Germain  (  1 644),  et  les  Martyre 
de  Sainte  Catherine  de  La  Serre  (1643)  et  de  Bois- 
sin  de  Gallardon  (161 8)  ; 

Y  Andromède  de  Corneille  (i65o),  aprèscelled'un 
anonyme  (1625),  et  la  Perséenne  de  Boissin  de 
Gallardon  (1617); 

V Amaryllis  de  Tristan  (i652),  après  celle  qu'on 
attribue  à  du  Ryer  (i65o)  ; 

les  Apparences  trompeuses  de  Boisrobert  (1 65 5), 
après  les  Innocents  coupables  de  de  Brosse  (1645)  ; 

la  Bérénice  de  Thomas  Corneille  (1657),  après 
celle  de  du  Ryer  (1645); 

la  Clotilde  de  Boyer  (1659),  aprèscellede  Prévôt 
(1614)  ; 

YŒdipe  de  Corneille  (1659),  après  ceux  de 
Sainte-Marthe  (1614)  et  de  Prévôt  (imprimée  en 
1614); 

la  Zénobbie  de  Magnon  (1659),  après  celles  de 
Montauban  (i65o)  et  de  l'abbé  d'Aubignac  (1645)  ; 


224  APPENDICE    A 

Y  Inconstance  punie  de  Dorimon  (1661),  après 
celle  de  La  Croix  (i63o)  ; 

la  Mort  de  Cyrus  de  Rosidor  (1662),  après  celle 
de  Quinault  (i656),  et  Tomyre  victorieuse  de 
Borée  (1626); 

le  Policrite  de  Boyer  (1662),  après  celui  de 
Gillet  de  la  Tessonnerie  (1 63o)  ; 

la  Sophonisbe  de  Corneille  (1 663),  après  celles 
de  Mairet  (1629)  et  de  Nicolas  de  Montreux  (1601); 

la  Thébaïde  de  Racine (1664),  aprbsYAntigone  de 
Rotrou(i638); 

YAntiochus  de  Thomas  Corneille  (1666),  après 
les  Stratonice  de  Quinault  (1660),  de  Fayot  (1657), 
de  de  Brosse  (1644)  ; 

Y  Alexandre  de  Racine  (1666),  après  le  Porus  de 
Boyer  (1647)  ; 

les  Intrigues  amoureuses  de  Gilbert  (1666), 
après  la  Belle  invisible  de  Boisrobert  (1 656)  et 
Y  Aimer  sans  savoir  qui  de  d'Ouville  (1645); 

YAndromaque  de  Racine  (1667),  après  celle  de 
Sallebray  (1639)  ; 

la  Filis  de  Scire  d'un  anonyme  (1669),  après 
celles  de  Pichou  (i63o)  et  de  du  Cros  (1629); 

les  Apparences  trompeuses  d'Hauteroche  (1672), 
après  celles  de  Boisrobert  (  1 655); 

le  Thêodat  de  Thomas  Corneille  (1672),  après 
YAmalasonte  de  Quinault  (1657); 

le  Mithridate  de  Racine  (1673),  après  la  Mort 
de  Mithridate  de  La  Calprenède  (1 635)  ; 

la  Mort  d'Achille  de  Thomas  Corneille  (1673), 
après  celles  de  Benserade  (1 636)  et  de  Hardy  (vers 
1607); 


APPENDICE   A  22  5 

le  Pyrame  et  Thisbé  de  Pradon  (1674),  après 
celui  de  Théophile  (16 17); 

Ylphigènie  de  Racine  (1674),  et  celle  de  Le 
Clerc  (1675),  après  celle  de  Rotrou  (1640); 

le  Tamerlan  ou  la  mort  de  Baja^et  de  Pradon 
(1675),  après  Le  grand  Tamerlan  ou  la  mort  de 
Baja\et  de  Magnon  (1647); 

le  Coriolande  l'abbé  Abeille  (1676),  après  ceux 
de  Chapoton(i638), deChevreau  (i638),  de  Hardy 
(1607); 

la  Phèdre  de  Racine  et  celle  de  Pradon  (1677), 
après  les  Hippolyte  de  Bidar(iÔ75),  de  Gilbert 
(1647),  de  laPinelière  (1 635)  ; 

les  Comte  d'Essex  de  Th.  Corneille  et  de  Boyer 
(1678),  après  celui  de  La  Calprenède  (i638)  ; 

la  Troade  de  Pradon  (1679),  après  celle  de  Salle- 
bray  (1640); 

YAminte  du  Tasse  de  de  Torche  (1679),  après 
celles  d'un  anonyme  (i638),  de  Pichou  (i632),  de 
Dalibray  (1 632),  de  Rayssiguier  (i632); 

le  Solyman  de  La  Thuillerie  [l'abbé  Abeille] 
(1680),  après  ceux  de  Jacquelin  (i652),  de  Gillet 
(1648),  de  Dalibray  (1637),  de  Mairet  (i63o)  ; 

le  Bellissaire  anonyme  de  1681,  après  l'ano- 
nyme de  1678,  après  ceux  de  La  Calprenède 
(1659),  de  Rotrou  (1643),  de  Desfontaines  (1641); 

Y  Hercule  de  La  Thuillerie  (1681),  après  ceux  de 
L'Héritier  Nouvellon  (1 638), de  Rotrou  (i632),  de 
Mainfray  (16 16),  de  Prévôt  (160 5)  ; 

le  Tarquin  de  Pradon  (1681),  après  celui  qu'on 
attribue  à  du  Ryer  (i656)  ; 

la  Cléopâtre  de  La  Chappelle(i68i),  après  celles 

T 


226  APPENDICE   A 

de  LaThorillière(i6ô7),  de  Benserade  (i635),  et  le 
Marc-Antoine  de  Mairet  (i63o)  ; 

YArtaxerce  de  Boyer  (1682),  après  le  Darius  de 
Th.  Corneille  (1659),  VArtaxerce  de  Magnon 
(1645),  le  Couronnement  de  Darie  de  Boisrobert 
(1641); 

la  Nitocris  anonyme  de  i683,  après  celle  de  du 
Ryer  (1649)  ; 

la  Marie  Stuart  de  Boursault  (i683),  après  celle 
de  Regnault  (1639)  ; 

la  Virginie  de  Campistron  (i683),  après  celles 
de  Le  Clerc  (1645)  et  de  Mairet  (1628)  ; 

la  Mort  d'Alexandre  de  Louvet(  1684),  après  celle 
de  Hardy  (vers  1621)  ; 

le  Phraarte  de  Campistron  (1686),  après  celui  de 
Hardy  (i623); 

YAntigone  de  d'Assezan  [ou  Boyer]  (1686),  après 
celle  de  Rotrou  (1 638)  ; 

la  Sainte  Reine  d'un  religieux  de  Flavigny  (1687), 
après  celles  de  Blaisois  (1686),  de  Ternet  (1682), 
d'Argicourt  (1671),   de  Millotet  (1664)  ; 

YAnnibal  de  Riuperous  (1688),  après  la  Mort 
d'Annibal  de  Th.  Corneille  (1669),  les  Annibal  de 
de  Prades  (1649)  et  de  Scudéry  (i63i)  ; 

YEsther  de  Racine  (1689),  après  celle  de  du 
Ryer  (1643),  la  Belle  Hesther  de  Japien  Marfière 
[Villetoustain]  (1620),  la  Perfidie  d'Aman  d'un 
anonyme  (16  17),  Y  Amande  Monchrestien  (1602)  ; 

le  Brutus  de  Mlle  Bernard  (1690),  après  Les  en- 
fants de  Brutus  d'un  anonyme  (1647)  ; 

la  Médée  de  Longepierre  (1694),  après  celle  de 
Corneille  (i635)  ; 


APPENDICE    A  227 

la  Bradamante  de  Th.  Corneille  (1695),  après 
celle  deLaCalprenède(i636)et  la  Mort  de  Brada- 
mante  d'un  anonyme  (1622); 

la  Polyxène  de  La  Fosse  (1696),  après  celles  de 
Molière  (le  tragique)  (1 620),  et  de  Billard  de  Cour- 
genay  (1607); 

le  Chevalier  joueur  de  Dufresny  (1697),  après  le 
Joueur  de  Regnard  (1696); 

YOreste  et  Pylade  de  Lagrange-Chancel  (1697), 
après  l' Or  este  de  Le  Clerc  et  Boyer  (  1 68 1  )  ; 

la  Méléagre  de  Lagrange-Chancel  (1699),  après 
celle  de  Benserade  (1640),  la  Fatale  de  Boissin  de 
Gallardon  (16 17),  la  Méléagre  de  Hardy  (1604)  (1). 

La  liste  n'a  pas  la  prétention  d'être   complète. 


(1  )  D'après  l'Histoire  du  théâtre  français  des  frères  Parfaict,et 
le  Dictionnaire  des  théâtres  de  Paris  (Paris,  1756)  ;  les  Recher- 
ches sur  les  théâtres  de  la  France  de  Beauchamps  (Paris,  1735); 
la  Bibliothèque  du  théâtre  français  [de  La  Vallière]  (Dresde, 
1768)  ;  les  Anecdotes  dramatiques  (Paris,  1775). 

J'ai  laissé  de  côté,  ici,  les  pièces  concurrentes  dont  j'ai  donné 
une  liste  sommaire,  p.  117.  En  voici  cependant  deux,  qu'on 
peut  y  ajouter  encore  :  l'Heure  du  Berger  de  Champmeslé  et 
Lisimène  ou  la  jeune  Bergère  de  Boyer  (1672).  Cf.  Histoire  du 
théâtre  français,  xi,  p.  233  :«  Monsieur  Champmeslé  fit  paraître 
cette  pièce  sur  le  théâtre  de  l'Hôtel  de  Bourgogne  à  peu  près 
dans  le  même  temps  qu'on  représenta  la  Lisimène  de  l'abbé 
Boyer  sur  celui  du  Marais.  Ces  deux  pastorales  se  ressemblent 
fort  pour  le  fond  du  sujet,  la  conduite  et  les  caractères.  Nous 
ne  pouvons  pas  décider  lequel  de  ces  auteurs  a  été  le  copiste... 
Au  reste  l'un  et  l'autre  poète  n'a  fait  que  copier  des  intrigues 
et  des  personnages  employés  dans  les  pastorales  précédentes.  » 
En  note  :  «  Voyez  la  Célimène  de  Rotrou  et  Amaryllis  de 
Tristan..  » 


228  APPENDICE   A 

Telle  quelle,  elle  suffit  à  montrer  que  le  xvne 
siècle  ne  se  faisait  pas  tout  à  fait,  de  l'originalité  et 
de  l'invention,  les  idées  que  nous  nous  en  faisons 
aujourd'hui. 


APPENDICE  B. 

La  question  d'  «  Alexandre  ». 


J'ai  écrit  (page  116)  :  «  Peut-être  même  a-t-il 
pu  arriver  parfois  que  le  second  auteur  [qui 
reprend  un  sujet  déjà  traité]  ait  rendu  service  au 
premier,  en  rappelant  l'attention  sur  sa  pièce  et 
en  lui  fournissant  ainsi  l'occasion  de  tenter  la  for- 
tune une  seconde  fois.  »  Je  faisais  allusion  à  Boyer, 
qui  semble  avoir  profité  de  Y  Alexandre  de  Racine, 
pour  remettre  à  la  scène  une  tragédie  sur  le  même 
sujet,  qu'il  avait  fait  jouer  près  de  vingt  ans 
auparavant.  Voici  les  textes  sur  lesquels  je  fonde 
cette  hypothèse. 

Dans  les  Recherches  sur  les  théâtres  de  la 
France,  par  M.  de  Beauchamps  (Paris,  Prault, 
1735),  on  lit  :  «  1666.  Le  Grand  Alexandre  ou 
Porus  roi  des  Indes.  T[ragédie].  1666.  Du  Lorens 
[Robinet]  en  parle  dans  sa  gazette  »  (t.  II,  p.  372). 

Dans  la  Bibliothèque  du  théâtre  français  depuis 
son  orfgme,attribuéeaud'Jcde  La  Vallière  (Dresde, 
Groell,  1768),  on  lit  :  «  Le  Grand  Alexandre  ou 
Porus,  Roy  des  Indes.  Tragédie  anonyme  repré- 
sentée sur  le  théâtre  de  l'Hôtel  de  Bourgogne. 
Paris,  Compagnie  des  Libraires,  i666,in-i2.  C'est 


230  APPENDICE   B 

la  même  pièce  de  Boyer  intitulé  [sic]  Porus  ou 
la,  Générosité  d'Alexandre,  Paris,  1648,  in-40  » 
(t.  III,  p.  77). 

Les  Anecdotes  dramatiques  (Paris,  Duchesne, 
1675),  qui  citent  au  tome  II,  p.93  :  «  Porus,  Roi  des 
Indes,  tragédie  de  Boyer,  1647  »,  citent  au  tome  I, 
p.  33  :  «  Alexandre,  tragédie  de  Boyer,  1666  ». 

Enfin  la  table  des  Continuateurs  de  Loret, 
publiés  parle  baron  James  de  Rothschild  (Paris, 
Damascène  Morgand,  1881),  attribue  à  l'abbé 
Boyer  un  des  deux  Alexandre  annoncés  par  la 
Lettre  en  vers  de  Robinet  du  29  novembre  1 665. 

Une  tragédie  de  Boyer,  jouée  en  1647,  imprimée 
en  1648,  sous  le  titre  de  Porus  ou  la  générosité 
d'Alexandre,  aurait  donc  été  jouée  de  nouveau  et 
réimprimée  en  1666,  sous  le  titre  de  Le  Grand 
Alexandre  ou  Porus,  Roy  des  Indes.  Si  cela  était 
exact,  il  semble  bien  que  la  pièce  de  Boyer  n'aurait 
été  représentée  (ou  seulement  promise)  à  l'Hôtel  de 
Bourgogne  que  pour  faire  concurrence  à  Y  Alexan- 
dre de  Racine  représenté  au  théâtre  de  Molière. 
Que  l'abbé  ait  redonné  la  même  pièce  sous  un  titre 
nouveau,  cela  ne  peut  étonner,  puisqu'en  1672 
encore  il  a  fait  reparaître,  sous  le  titre  de  Le  fils 
supposé,  le  Tyridate,  qu'il  avait  fait  jouer  vingt- 
quatre  ans  auparavant  :  ici,  il  avait  en  plus  le  désir 
d'employer  le  même  titre  que  Racine. 

Mais  ceci  soulève  un  problème  curieux. 

On  lit  dans  le  Bolœana,  p.  104  :  «  Alexandre  de 
Racine  fut  joué  d'abord  par  la  troupe  de  Molière  ; 
mais,  ses  acteurs  jouant  trop  lâchement  la  pièce, 
l'auteur  se  rendit  aux  avis  de  ses  amis,  cjui  lu4  cçx\- 


APPENDICE    B  23  I 

seillèrent  de  la  retirer,  et  de  la  donner  aux  Grands 
Comédiens  de  l'Hôtel  de  Bourgogne  ;  elle  eut  en 
effet  chez  eux  tout  le  succès  qu'elle  méritait,  ce 
qui  déplut  fort  à  Molière;  outre  que  Racine  lui 
avait  débauché  la  Du  Parc,  qui  était  la  plus 
fameuse  de  ses  actrices,  et  qui  depuis  joua  à  ravir 
dans  le  rôle  d'Andromaque.  De  là  vint  la  brouil- 
lerie  de  Molière  et  de  Racine,  qui  s'étudiaient  tous 
deux  à  soutenir  leur  théâtre  avec  une  pareille  ému- 
lation. »  Voilà  un  premier  récit  :  Racine  donne 
d'abord  sa  pièce  à  Molière,  puis  il  la  lui  retire,  et 
alors  la  donne  à  l'Hôtel  de  Bourgogne. 

On  lit  dans  le  Fureteriana,  p.  104-105  :  «.... 
Quoi!  vous  ne  savez  pas  ce  qui  arriva  à  M.  Racine 
au  sujet  de  sa  pièce  d'Alexandre,  qui  est  un  ouvrage 
achevé  ?  Ses  amis  l'avaient  tous  assuré  de  la  bonté 
de  sa  pièce,  ils  avaient  raison.  Lui,  sur  cette  con- 
fiance, la  mit  dans  les  mains  de  la  troupe  de 
Molière.  Qu'arriva-t-il?  Cette  pièce  si  belle  tomba. 
M.  Racine,  au  désespoir  d'un  si  mauvais  succès, 
s'en  prend  à  ses  amis,  qui  lui  en  avaient  donné  si 
bonne  opinion.  A  cela  ses  amis  répondirent  : 
Votre  pièce  est  excellente,  mais  vous  la  donnez  à 
jouer  à  une  troupe  qui  ne  sait  jouer  que  le  comi- 
que; c'est  pour  cela  seulement  qu'elle  n'a  pas 
réussi;  mais  donnez-la  à  l'Hôtel  de  Bourgogne, 
vous  verrez  quel  succès  elle  aura.  Ce  conseil  fut 
suivi,  et  cette  pièce  lui  donna  une  grande  réputa- 
tion. »  Voilà  un  second  récit  :  Racine  donne  sa 
pièce  d'abord  à  Molière,  puis  à  l'Hôtel  de  Bour- 
gogne ;  mais  il  n'est  pas  dit  qu'il  l'ait  retirée  du. 
Palais-Royal. 


2  32  APPENDICE    B 

Enfin  on  lit  dans  la  gazette  de  Robinet,  sous  la 
date  du  29  novembre  i665  : 

Enfin  les  deux  Mères  coquettes  [de  Quinault  et  de  Visé] 
Malgré  l'âge  aimant  les  fleurettes 
Ont  longtemps  disputé  le  pas, 
L'une  et  l'autre  ne  cédant  pas. 
Mais  on  attend  deux  Alexandres 
Qui  leur  feront  bien  faire  flandres, 
Proverbe  et  façon  de  parler 
Pour  dire  faire  détaler. 

Puis,  à  la  date  du  20  décembre  i665  : 

Le  Grand  Alexandre 

A  repris  nouvelle  origine 

D'un  poétique  Racine 

Qui  le  produit  même  à  la  fois 

Sur  deux  des  Théâtres  françois 

Et  plus  loin  : 

Le  fils  de  Jupiter 

Paraît  comme  on  sait  à  la  fois 
Sur  nos  deux  Théâtres  françois. 
De  l'auteur  admirez  l'adresse, 
Car,  pour  ce  vainqueur  de  la  Grèce, 
Ce  n'est  pas  trop  de  ces  d«ux  lieux, 
Sachant  que  cet  ambitieux 
Souhaitait  en  faisant  la  guerre 
Être  vu  de  toute  la  terre. 

Voilà  un  troisième  récit,  d'où  il  semble  ressortir 
que  Racine  a  donné  sa  pièce  encore  inédite,  à  la 
fois  aux  deux  théâtres  rivaux. 

C'est  ainsi  que  l'ont  interprété  les  frères    Par- 
faict  (Histoire    du  théâtre  français,    tome    IX, 


APPENDICE    B  233 

publié  en  1746,  p.  386  sqq.).  Rejetant  alors  les 
témoignages  à  distance  de  Boileau  et  de  Furetière, 
pour  leur  préférer  le  témoignage  immédiat  de 
Robinet,  ils  ont  dit  que  l'Alexandre  a  été  repré- 
senté pour  la  première  fois  «  sur  le  théâtre  du 
Palais-Royal  et  sur  celui  de  l'Hôtel  de  Bourgogne, 
le  mêrm  jour,  vers  le  douze  ou  le  quinze  du  mois 
de  décembre.  » 

Louis  Racine,  l'année  suivante  (1747),  écrivit 
dans  ses  Mémoires:  «  L'Alexandre  fut  joué  d'abord 
par  la  troupe  de  Molière,  mais  l'auteur,  mécontent 
des  acteurs,  leur  retira  sa  pièce  et  la  donna  aux 
comédiens  de  l'Hôtel  de  Bourgogne.  »  Et  en  note  : 
«  C'est  ainsi  que  cette  pièce,  dans  sa  naissance, 
fut  jouée  par  les  deux  troupes  ;  mais  dans  Y  Histoire 
du  théâtre  français,  tome  IX,  il  est  dit  qu'elle  fut 
jouée  le  même  jour  sur  les  deux  théâtres  :  ce  qui 
n'est  pas  vraisemblable.  » 

Piqués  de  ce  démenti,  les  frères  Parfaict  main- 
tinrent avec  vivacité  leur  version,  dans  la  préface 
de  leur  tome  XIII  (paru  en  1 748).  Ils  s'en  tenaient 
toujours  à  Robinet. 

M.  Paul  Mesnard  a  résolu  la  difficulté  dans  son 
édition  (I,  488  sqq.).  La  pièce  parut  d'abord  le 
4  décembre  sur  le  théâtre  de  Molière.  Cela  résulte 
de  la  Muse  de  la  Cour  du  7  décembre,  où  Subligny 
écrit  : 

Le  vendredi,  leurs  Altesses  Royales 

Virent  dans  leur  Palais-Royal 
Représenter  enfin  l'ouvrage  sans  égal 

D'une  des  plumes  sans  égales. 
Alexandre  a  parlé  devant  nos  conquérants... 

Jamais  tragédie  au  théâtre 


234  APPENDICE  B 

Ne  pourra  faire  un  plus  beau  feu. 
Il  faut  que  son  auteur  soit  homme  de    courage. 
On  le  voyait  dépeint  dans  chaque  personnage  ; 

Ses  sentiments  y  sont  hardis, 

Et  surtout  l'on  y  fut  surpris 
De  voir  le  roi  Porus,  à  qui  tout  autre  cède, 
Y  pousser  la  fierté  de  l'air  d'un  Nicomède. 

La  pièce  parut  ensuite,  le  18  décembre,  à  l'Hôtel 
de  Bourgogne,  sans  avoir  été  retirée  du  théâtre  de 
Molière.  Cela  résulte  du  témoignage  de  La  Grange 
qui,  à  cette  date,  inscrit  dans  son  registre  :  «  Ce 
même  jour,  la  troupe  fut  surprise  que  la  même  pièce 
d'Alexandre  fût  jouée  sur  le  théâtre  de  l'Hôtel  de 
Bourgogne.  Comme  cela  s'était  fait  de  complot  avec 
M.  Racine,  la  troupe  ne  crut  pas  devoir  des  parts 
d'auteur  audit  M.  Racine  qui  en  usait  si  mal  que 
d'avoir  donné  et  fait  apprendre  la  pièce  aux  autres 
comédiens.  » 

Mais  il  reste  encore  un  point  obscur.  M.  Paul 
Mesnard  a  bien  expliqué  l'une  des  causes  de  l'erreur 
où  sont  tombés  les  frères  Parfaict:  la  simultanéité 
des  représentations  aux  deux  théâtres  à  partir  du 
18  décembre.  Il  a  oublié  totalement  d'expliquer 
l'autre  cause,  l'annonce  faite  par  Robinet,  dès  le  29 
novembre,  des  deux  A lexandre  promis  parles  deux 
théâtres.  —  Ces  deux  Alexandre  sont-ils  l'unique 
pièce  de  Racine  ?  Alors  il  faudrait  avouer  que  la 
conduite  du  poète  est  peu  justifiable.  Il  n'aurait 
plus  cette  excuse,  d'avoir  été  dépité  par  la  faiblesse 
de  la  troupe  de  Molière  et  d'avoir  cédé  à  une 
irrésistible  impulsion  de  jeune  auteur  désireux  du 
succès  :  il  aurait,  de  parti  pris,  avec  préméditation, 
à  l'aide  de  réticences  ou  de  mensonges,  causé  un 


APPENDICE    B  235 

grave  préjudice  matériel  et  moral  à  Molière  et  aux 
siens.  Mais  je  ne  le  crois  pas.  Ma  raison  est  surtout 
que,  dans  cette  hypothèse,  l'Hôtel  de  Bourgogne 
neseseraitpaslaissé  devancer  de  si  loin.  En  effet,  la 
mise  en  scène  était  peu  de  chose  alors.  Les  costumes 
de  héros,  de  rois  et  de  reines  servaient  ou  pou- 
vaient servir  dans  des  pièces  diverses  ;  les  Grands 
Comédiens,  vite  préparés,  auraient  eu  tout  intérêt 
à  donner  la  pièce  en  même  temps  que  Molière,  et, 
à  un  jour  près,  ils  l'auraient  fait.  —  L'un  des  deux 
Alexandre  annoncés  est-il  Y  Alexandre  de  Racine 
au  Palais-Royal,  et  l'autre  Y  Alexandre  de  Boyer  à 
l'Hôtel  ?  Je  le  crois,  d'après  les  témoignages  rap- 
portés plus  haut.  Alors  la  conduite  de  Racine  se 
comprend  bien  mieux.  Il  voit  sa  pièce  médiocre- 
ment jouée  au  Palais-Royal;  il  se  désespère;  il  sait 
que  les  Grands  Comédiens,  qui  ont  la  réputation 
d'être  inimitables  dans  le  tragique,  vont  jouer  un 
Alexandre  rival  ;  il  s'affole  ;  il  se  figure  déjà  sa 
tragédie  désertée,  abandonnée  de  tous,  sa  réputa- 
tion perdue  et,  cédant  à  cette  crainte,  influencé  par 
des  promesses,  par  une  sorte  de  «  chantage  »  de 
l'Hôtel  qui  menace  de  ruiner  sa  pièce  et  lui  fait 
entrevoir  une  concurrence  désastreuse,  il  passe  à 
l'ennemi.  C'est  une  faiblesse  et  non  plus  un  tort 
voulu  et  prémédité. 

Mais  qu'est  devenu  Y  Alexandre  de  Boyer,  dont 
aucun  contemporain  ne  parle  plus,  alors  que  les 
historiens  du  théâtre  l'indiquent  comme  représenté 
vers  cette  date  et  imprimé  en  1 666  ?  Un  autre  texte, 
cité  encore  par  M.  Mesnard,  va  peut-être  nous  le 
dire.  Il  a  découvert  dans  la  Muse  de  la  Cour  du 


2  36  APPENDICE    B 

20  décembre  1 665  le  récit  d'un  souper  donné  à  la 
reine  par  Montausier,  le  14  décembre.  Subligny 
ajoute  : 

Sa  Majesté,  Monsieur,  Madame 
Le  même  soir  soupèrent  tous 
Chez  une  autre  adorable  femme 
Dont  l'illustre  Armagnac  est  le  charmant  époux. 
Grand  festin,  bal  et  comédie... 
On  y  vit  le  Grand  Alexandre 
Représenté  par  Floridor. 

La  Galette  de  la  Cour,  du  19  décembre,  donne  le 
même  renseignement  :  «  Le  14  décembre,  la  com- 
tessed'Armagnac  traita  le  Roi  à  souper  avec  toute  la 
magnificence  possible.  Ce  superbe  festin  où  étaient 
aussi  Monsieur  et  Madame  avait  été  précédé  de  la 
représentation  du  Grand  Alexandre  par  la  troupe 
royale,  et  suivi  d'un   bal.  » 

M.  Paul  Mesnard  croit  qu'il  s'agit  ici  de  la 
pièce  de  Racine  et  il  demande  :  «  Pourquoi 
donc,  après  la  représentation  du  14,  les  acteurs 
du  Palais-Royal  se  montrèrent-ils  si  fort  sur- 
pris de  celle  du  18  à  l'Hôtel  de  Bourgogne? 
Pourquoi  seulement  alors  crièrent-ils  à  la  trahi- 
son ?  Ignoraient-ils  que  Y Alexandre  avait  déjà  été 
joué  chez  Mme  d'Armagnac  par  les  Comédiens  du 
Roi  ?  Ou  serait-ce  que  ceux-ci  ne  violaient  ni  un 
droit  ni  un  usage,  tant  qu'ils  ne  le  représentaient 
que  hors  de  chez  eux?  et  les  autres  comédiens 
étaient-ils  encore  autorisésà  penser  que  Racine  était 
étranger  jusque-là  à  la  concurrence  qu'on  leur  fai- 
sait? Devons-nous  plutôt  penser  qu'ils  n'avaient  osé 
se  plaindre,  quand  cette  plainte  eût  été  la  critique 
d'une  fête  donnée  au  Roi  ?  Pour  répondre   à  ces 


APPENDICE    B  237 

questions,  il  faudrait  mieux  connaître  que  nous  ne 
le  pouvons  aujourd'hui  les  coutumes  du  théâtre 
d'alors.  Si  l'on  ne  croit  pas  impossible  qu'en  vertu 
d'un  privilège  de  leur  troupe  royale,  les  Comédiens 
derHôtelaienteuledroitdereprésenterl'.4/e.x:rtwdre 
devant  le  Roi,  même  sans  le  consentement  de 
l'auteur,  ce  fut  seulement  peut-être  après  avoir  été 
informé  de  leur  succès  que  Racine,  mécontent  du 
jeu  de  l'autre  troupe,  se  décida  à  faire  jouer  par  eux 
sa  tragédie.  » 

Négligeons  ce  point  —  actuellement  insoluble  — 
de  savoir  si  les  comédiensdu  Palais- Royalpouvaient 
ou  non  protester.  Un  fait  est  certain,  c'est  qu'ils 
n'ont  pu  ignorer  la  représentation  du  14.  Ni  la 
M  use  de  la  Cour,  ni  la  Galette  de  la  Cour  ne  sont 
des  documents  mystérieux  ;on  connaissait  jour  par 
jour,  presque  heure  par  heure,  dans  le  public,  les 
démarches  du  roi  ;  enfin  il  n'est  pas  douteux  que 
les  deux  troupes  de  comédiens  ne  se  soient  jalou- 
sement surveillées  et  n'aient  épié  chacune  ce  que 
l'autre  jouait.  Il  paraît  donc  incompréhensible  que 
les  acteurs  de  Molière  aient  été  à  ce  point  surpris 
que  leurs  rivaux  eussent  donné  Alexandre  le  18. 
La  représentation  du  14  ne  leur  avait  donc  pas  fait 
pressentir  celle-là  ?  Ils  s'imaginaient  donc  que  les 
Grands  Comédiens  avaient  appris  cette  pièce  pour 
la  jouer  une  seule  fois?  Leur  tardive  indignation 
contre  Racine  ne  surprend  pas  moins.  Ils  croyaient 
donc  que  l'Hôtel  s'était  procuré  le  texte  de  la  pièce 
sans  la  connivence  de  l'auteur,  et  il  leur  a  fallu 
quatre  jours  de  réflexions  pour  deviner  qu'il  l'avait 
livré  lui-même  ?  Ou  bien  ils  n'auront  pas  vu  une 


2  38  APPENDICE    B 

trahison  dans  le  fait  d'aider  leurs  concurrents  à  les 
frustrer  de  l'honneur  et  du  profit  de  jouer  Alexandre 
«  en  visite  »  et  devant  le  roi  ?  Tout  cela  semble  peu 
acceptable.  Ainsi  l'on  est  conduit  à  admettre  que 
le  Grand  Alexandre  joué  le  14  était  le  Grand 
Alexandre  de  Boyer,  et  non  l'Alexandre  le  Grand 
de  Racine. 

Mais  alors  reste  une  question  :  quand  Racine  a- 
t-il  livré  son  Alexandre  à  l'Hôtel?  —  Tout  de  suite 
aprèslespremièresreprésentations  du  Palais-Royal, 
et  avant  le  14  ?  —  Si  cela  était,  il  me  semble  que 
l'Hôtel  aurait  joué  sa  pièce  de  préférence  à  celle  de 
Boyer  :  elle  est  évidemment  supérieure  ;  elle  seule 
est  vraiment  nouvelle  j  l'occasion  était  trop  belle 
de  mettre  par  un  coup  d'éclat  la  main  sur  la  pièce 
des  rivaux,  et,  devant  un  si  noble  public,  de  les 
écraser  par  la  supériorité  du  débit  et  du  jeu.  — 
Racine  n'a-t-il  livré  sa  pièce  qu'après  le  14  ?  — 
Alors  les  comédiens  de  l'Hôtel  ont  eu  bien  peu  de 
temps  pour  recevoir  ses  avances  ou  lui  en  faire, 
négocier  avec  lui,  puis  apprendre  la  pièce,  la 
monter.  L'objection  n'est  pas  sans  valeur,  mais 
elle  ne  meparaît  pas  décisive.  J'imagineque  Racine, 
tout  désolé  de  l'insuffisance  de  ses  premiers  inter- 
prètes, frémissant  d'ambition  et  de  vanité  litté- 
raires, a  été  hors  de  lui  quand  il  a  vu  le  talent 
qu'avaient  montré  les  Grands  Comédiens  et  le  suc- 
cès qu'ils  avaient  remporté  :  ou  il  aura  couru  de  lui- 
même  leur  offrir  sa  pièce,  ou  il  aura  sur  l'heure 
accepté  leurs  premières  ouvertures.  Alors,  eux  se 
seraient  hâtés  ;  il  leur  fallait  rattraper  leursconcur- 
rents,  qui  en  étaient  déjà  à  la  quatrième  ou  cin- 


APPENDICE    B  239 

quième  représentation  ;  ils  n'auront  fait  aucuns  frais 
de  décors  ou  de  costumes  :  ce  qui  était  préparé 
pour  la  pièce  de  Boyer  leur  a  servi  ;  en  deux  ou 
trois  jours,  ils  auront  appris  leur  rôle  :  tourde  force 
qui  n'est  nullement  impossible  à  des  acteurs  exer- 
cés, qui  devait  l'être  encore  moins  au  xvir2  siècle, 
alors  que  les  pièces  se  succédaient  plus  rapidement 
qu'elles  nele  font  aujourd'hui  ;  et,  chacun  y  mettant 
du  sien,  ils  seront  arrivés  à  leurs  fins.  Et  la  pièce 
de  Boyer  }  Eh  bien  !  dès  le  premier  jour  ils  auront 
décidé  de  la  remettre  pieusement  au  cimetière  d'où 
ils  l'avaient  tirée  ;  ou  bien  encore  ils  se  seront  d'a- 
bord proposé  de  la  jouer  alternativement  avec  celle 
de  Racine  (comme  ils  l'avaient  fait  en  1654  pour 
les  Généreux  Ennemis  de  Boisrobert  et  les  Illustres 
Ennemis  de  Th.  Corneille),  mais  le  succès  d'A- 
lexandre le  Grand  les  aura  fait  renoncera  cette  idée. 
Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  dernières  hypothèses, 
il  reste  un  fait  indubitable: l'Hôtel  de  Bourgogne  a 
annoncé  un  Alexandre  en  même  temps  que  le  Pa- 
lais-Royal promettait  Y  Alexandre  de  Racine  ;  un 
fait  probable  :  Y  Alexandre  de  l'Hôtel  devait  être  la 
pièce  de  Boyer  ;  un  fait  vraisemblable  :  cette  con- 
currence menaçante,  s'ajoutant  à  la  faiblesse  des 
acteurs  tragiques  dans  la  troupe  de  Molière,  a  été  le 
motif  déterminant  pour  lequel  Racine  a  passé  aux 
Grands  Comédiens,  —  soit  qu'il  leur  ait  d'abord 
donné  sa  tragédie  pour  une  représentation  privée 
et  que  leur  supériorité  l'ait  décidé  à  la  leur 
remettre  entièrement,  soit  que  l'accueil  fait  à  la 
pièce  adverse  Tait  épouvanté  pour  le  sort  de  la 
sienne  et  entraîné  à  vouloir  les  mêmes  acteurs. 


APPENDICE  C. 

Jugements  du  XVIIe  siècle  sur  «  Bérénice  » . 


La  «  Critique  de  Bérénice  » 

PAR  L'ABBÉ  DE  VlLLARS. 

L'abbé  de  Montfaucon  de  Villars,  originaire  d'une 
famille  noble  du  Languedoc  (à  laquelle  se  rattachait 
l'illustre  bénédictin,  Bernard  de  Montfaucon),  ve- 
nait de  se  faire  connaître,  en  1670,  par  son  curieux 
ouvrage,  Le  Comte  de  Gabalis  ou  Entretiens  sur  les 
sciences  secrètes.  Tout  fier  de  ce  premier  succès,  il 
voulut  profiter  de  la  rivalité  des  deux  plus  grands  au- 
teurs dramatiques  du  temps,  pour  intervenir  entre  eux, 
et  se  poser  en  arbitre.  Sa  première  lettre,  consacrée  à 
la  pièce  de  Racine,  parut  dans  les  premiers  jours  de 
1671.  (Privilège  du  dernier  jour  de  décembre  1670, 
enregistré  le  10  janvier  1671.) 

Monsieur, 

Nous  avons  été  jusqu'ici  les  dupes  de  Cor- 
neille, et  Corneille  lui-même  est  la  dupe  des  an- 
ciens prétendus  Maîtres  du  théâtre.  Il  lui  sera 
permis  de  se   rompre  la  tête  à  nous  composer  des 


242  APPENDICE    C 

pièces  dans  toutes  les  règles,  et  de  s'acquérir  notre 
admiration  par  les  formes  ;  mais  ni  lui  ni  ses  par- 
tisans (car  il  me  semble  qu'il  en  a  beaucoup)  ne 
trouveront  pas  mauvais,  s'il  leur  plaît,  que  j'aie  été 
enchanté  à  la  seconde  représentation  que  j'ai  vue 
de  la  Bérénice  de  l'Hôtel  de  Bourgogne,  que  j'y  aie 
pleuré  copieusement  à  l'exemple  d'une  femme  de 
qualité,  et  enfin  que  je  n'aie  pas  été  d'avis  que  cette 
pièce  n'est  pas  bonne,  parce  que  les  règles  du 
théâtre  y  sont  mal  observées.  Je  veux  grand  mal 
à  ces  règles,  et  je  sais  fort  mauvais  gré  à  Corneille 
de  me  les  avoir  apprises  dans  ce  que  j'ai  vu  de 
pièces  de  sa  façon.  J'ai  été  privé,  à  la  première  fois 
que  j'ai  vu  Bérénice  à  l'Hôtel  de  Bourgogne,  du 
plaisir  que  je  voyais  qu'y  prenaient  ceux  qui  ne 
les  savaient  pas  ;  mais  je  me  suis  ravisé  le  second 
jour  ;  j'ai  attrapé  Monsieur  Corneille,  j'ai  laissé 
Mes  demoiselles  les  Règles  à  la  porte  (1),  j'ai  vu  la 
comédie,  je  l'ai  trouvée  fort  affligeante,  et  j'y  ai 
pleuré  comme  un  ignorant. 

Le  premier  jour,  j'avais  été  choqué  de  voir  d'abord 
ouvrir  le  théâtre  parle  Prince  de  Comagène,  qui 
nous  venait  avertir  qu'il  s'en  allait,  parce  que  Tite 
épousait  ce  jour-là  Bérénice.  Je  trouvais  mauvais 
que  la  scène  ne  s'ouvrît  pas  plus  près  de  la  cata- 
strophe, et  qu'au  lieu  de  nous  dire  que  Tite  vou- 
lait quitter  Bérénice,  on  nous  dît  tout  le  contraire. 
Si  Antiochus  s'en  va,  comme  il  le  dit,  il  ne  sera 
(disais-je)    qu'un  acteur    de  protase  (2)  ;    et  s'il 

(1)  Voir  la  préface  de  Racine. 

(2)  Voir  la  préface  de  Racine  :  le  poète,  dans  sa  mauvaise 
humeur,  a  prêté  à  l'abbé  des  sottises  quece  dernier  n'a  pas  dites. 


APPENDICE    C  243 

demeure,  tout  ce  qu'il  vient  nous  dire  de  son  départ 
est  superflu,  et  ne  fait  rien  à  la  scène.  Ses  adieux 
à  Bérénice  sont  de  l'invention  du  poète,  pour  gagner 
du  temps,  pour  tricher  et  pour  fournir  un  acte  ; 
on  ne  le  fait  venir  là  que  pour  lui  faire  écouter 
la  description  du  siège  de  Jérusalem,  dont  il  est 
apparemment  mieux  informé  que  celui  qui  [laj  (1) 
fait,  et  à  laquelle  sa  douleur  l'empêche  sans  doute 
d'être  attentif,  d'autant  plus  que  ce  siège  n'est  de 
nulle  importance  à  l'affaire  dont  il  s'agit,  ni  d'au- 
cun éclaircissement  aux  spectateurs. 

Si  cet  Antiochus  eût  ouvert  le  théâtre,  en  disant 
qu'il  a  su  que  Titus  veut  renvoyer  Bérénice,  ce 
qu'il  dit  n'eût  pas  été  si  éloigné  de  la  catastrophe. 
Le  confident  eût  pu  lui  inspirer  de  demander  la 
Reine  à  l'Empereur,  et  là-dessus  s'étendre  sur  les 
hauts  faits  d'Antiochus  à  Jérusalem,  qui  pouvaient 
le  mettre  endroit  de  prétendre  à  cette  récompense  : 
i!  n'en  eût  pas  moins  fait  sa  déclaration  d'amour  à 
Bérénice,  et  tout  ce  qu'ils  disent  de  tendre  eût  pu 
subsister.  Il  eût  pu  ensuite  faire  pressentir  à  la 
Reine  l'inconstance  de  Tite,  et  ainsi  tout  cet  acte 
n'eût  pas  été  hors  d'œuvre  comme  il  est,  et  la  pro- 
tase  y  eût  été  achevée  :  on  se  fût  attendu  que  le 
Roi  de  Gomagène  eût  pu  contribuer  au  nœud  et  au 
dénouement  ;  et  l'on  ne  l'eût  pas  regardé  dès  lors 
comme  un  acteur  inutile,  qui  n'est  introduit  que 
pour  faire  perdre  du  temps,  et  pour  donner  un  rôle 
ennuyeux  et  vide  au  mari  de  la  Champmêlé  *. 

*  La  meilleur  &  actrice. 

(1)  L'édition  originale  porte  ;  l'a. 


244  APPENDICE    C 

Cette  imagination  blessée  de  la  régularité  du 
théâtre  me  faisait  encore  trouver  à  dire  au  lieu  de 
la  scène  :  il  me  sembla  qu'Antiochus  l'expliqua 
d'abord  bizarrement  et  peu  vraisemblablement.  Il 
sort  d'une  porte  qu'il  dit  qui  est  celle  du  cabinet  de 
Titus,  par  laquelle  l'Empereur  se  dérobe  pour  aller 
voir  sa  Bérénice,  dont  le  Prince  officieux  nous  mon- 
tre l'appartement.  Antiochus  ne  pouvait-il  aller 
chez  Bérénice  pour  lui  dire  adieu  incognito,  que 
par  le  cabinet  de  Titus  ?  Le  cabinet  des  Empereurs 
romains  était-il  si  peu  respecté,  qu'on  se  servît  de 
sa  porte  secrète  pour  aller  parler  d'amour  à  leurs 
maîtresses,  et  qu'on  allât  et  vînt  par  là,  comme 
par  une  salle  du  commun?  Que  je  fus  malheureux 
de  m'être  ainsi  mis  en  garde  dès  le  premier  vers 
contre  la  règle  du  vraisemblable  !  Je  fus  plus  sage 
le  second  jour,  j'oubliai  cette  règle  aussi  bien  que 
toutes  les  autres  observations  que  j'avais  faites.  Ne 
regardant  plus  comme  une  chose  hors  d'œuvre  la 
joie  que  l'espoir  de  posséder  Titus  donnait  à  Bé- 
rénice, je  trouvai  fort  beau  le  portrait  qu'elle  fit  de 
son  amant  ;  je  fus  ravi  de  la  fierté  dont  elle  reçut 
l'amour  d'Antiochus  ;  et  quoique  je  n'eusse  pas 
trouvé  mon  compte,  le  premier  jour,  que  Bérénice 
fût  surprise  qu'Antiochus  l'aimât,  puisqu'il  le  lui 
avait  dit  depuis  cinq  ans,  et  qu'elle  lui  avait  com- 
mandé de  se  taire  :  je  ne  voulus  pas  prendre  garde  à 
cette  contradiction,  et  j'aimai  mieux  penser  seule- 
ment à  la  beauté  des  vers,  de  quoi  je  me  trouvai 
assez  bien.  Jefis  plus  :  ayant  vule  premier  acte,  je  le 
regardai  comme  non-avenu,  et  je  supposai  que  la 
pièce  allait  commencer  au  second,  ce  qui  me  la  fit 


APPENDICE  C  245 

trouver  bien  plus  juste.  Titusy  vint  ouvrir  la  scène, 
et  dit  à  son  ami  Paulin  qu'il  veut  quitter  Bérénice. 
Le  Prince  de  Comagène  vient,  l'Empereur  lui 
donne  la  commission  d'aller  porter  le  compliment 
fâcheux  ;  Antiochus  demeure  sur  le  théâtre,  et 
n'en  fait  rien  ;  son  confident  refait  la  description  du 
siège  de  Jérusalem,  (un  peu  poétiquement  à  la  vé- 
rité, mais  il  n'est  pas  absolument  contre  le  vraisem- 
blable qu'un  confident  soit  poète)  ;  la  Reine  vient, 
le  Prince  fait  sa  commission,  Bérénice  s'emporte 
contre  lui  ;  cet  acte  serait  admirable,  s'il  était  le  pre- 
mier. Parce  que  je  le  supposai  (1)  tel,  il  me  donna 
beaucoup  de  plaisir.  Je  pardonnai  volontiers  à 
l'auteur  de  n'avoir  pas  considéré  qu'il  n'était  nul- 
lement vraisemblable  qu'un  grand  Roi,  favori  de 
l'Empereur,  eût  voulu  partir  secrètement  de  Rome, 
sans  que  cet  Empereur,  qui  l'aime  si  fort  et  qui  le 
fait  arrêter,  veuille  savoir  le  sujet  de  sa.  fuite,  ne 
le  lui  demande  que  par  manière  d'acquit,  et  n'en 
attende  pas  la  réponse.  Il  était  occupé  de  son 
amour,  et  quoique,  le  premier  jour,  j'eusse  trouvé  à 
redire  que  le  héros  négligeât  assez  les  lois  de  l'a- 
mitié pour  ne  s'attacher  pas  à  vouloir  découvrir 
quel  sujet  de  plainte  Antiochus  pouvait  avoir  ; 
je  laissai  là  les  vertus  et  ne  voulus  alors  songer 
qu'aux  passions. 

Il  faut  avouer  que  jamais  personne  ne  les  a  ex- 
primées comme  elles  le  sont  ici  ;  cet  Empereur 
dont   l'histoire  élève  la  gloire  jusqu'au  ciel,   ce 

(1)  L'abbé  Granet  (Recueil  de  dissertations  sur  plusieurs  tra- 
gédies de  Corneille  et  de  Racine,  Paris,  Gisseq,  1740),  imprime  : 
suppose;  mais  dans  l'édition  originale  on  lit  :  supposé. 

V" 


246  APPENDICE   C 

Titus  de  qui  le  grand  cœur  et  les  vertus  étaient  les 
délices  de  l'univers,  ce  Titus  en  qui  l'on  voit  sur 
le  théâtre  tant  de  commencements  de  sentiments 
héroïques  ;  quoiqu'il  soit  déjà  avancé  en  âge,  puis- 
qu'il a  l'humilité  de  nous  faire  sa  confession  (de 
peur  que  nous  ayons  trop  bonne  opinion  de  lui), 
qu'il  a  laissé  corrompre  sa  jeunesse  aux  mauvais 
exemples  de  la  cour  de  Néron,  où  il  nous  fait  sou- 
venir en  effet  qu'il  jouait  honnêtement  son  rôle  ; 
ce  grand  homme  se  laisse  néanmoins  si  fort  maî- 
triser à  l'amour,  qu'il  veut  bien  qu'on  sache  que 
du  vivant  de  son  père  il  désirait  d'être  en  sa  place  ; 
quand  il  perd  ce  père,  il  s'enferme  huit  jours  sous 
prétexte  de  douleur  solennelle  ;  il  fait  tout  pour 
l'amour,  et  rien  pour  son  honneur  ;  il  oublie 
les  lois  de  l'amitié  ;  sa  passion  le  remène  à 
l'enfance,  il  a  besoin  d'un  pédagogue  qui  l'encou- 
rage, et  qui  le  redresse  ;  l'amour  le  rend  sourd, 
et  l'empêche  d'entendre  que  Paulin  dit  qu'il  va 
appeler  le  sénat  à  son  secours,  ce  que  les  spec- 
tateurs entendent  pourtant,  quoiqu'ils  en  soient 
bien  plus  éloignés  que  lui  ;  il  n'ose  parler  à  ce 
qu'il  aime,  et  quand  il  ose  lui  parler,  il  n'a  point 
de  bonnes  raisons  à  lui  dire  ;  il  allègue  des  exem- 
ples odieux  à  l'amante,  peu  agréables  aux  specta- 
teurs, et  mal  propres  à  excuser  son  inconstance  et 
ses  parjures. 

Le  poète  ingénieux  (1)  pour  faire  éclater  encore 
la  force  tyrannique  de  cette  passion,  feint  adroite- 

(1)  Il  n'y  a  point  ici  de  ponctuation  dans  l'édition  originale. 
Faudrait-il  ponctuer:  Le  poète  ingénieux,  pour, etc.,  pu  Le  poète, 
ingénieux  pourf  etc.  ? 


APPENDICE    C  247 

ment  que  cette  Bérénice  est  la  Bérénice  sœur  d'A- 
grippa  :  c'est[à]dire  cette  infâme  Bérénice  que  (1) 
le  spectateur  sait  bien  qui  était  une  incestueuse 
et  l'horreur  de  l'univers  par  son  abominable  com- 
merce avec  son  frère,  dès  le  commencement  du 
règne  de  Néron.  Cependant  l'amoureux  Titus  es- 
time sa  vertu,  et  se  laisse  tellement  aveugler  par 
l'amour  qu'il  a  pour  cette  belle  Surannée,  que 
voyant,  dans  le  Madrigal  testamentaire  qu'elle  lui 
baille  à  lire,  le  dessein  qu'elle  a  fait  de  mourir,  il 
se  détermine  aussi  à  se  tuer.  N'est-il  pas  vrai  que 
c'est  là  tout  ce  qui  se  peut  faire  pour  exprimer 
l'excès  de  la  passion,  et  qu'un  auteur  ne  peut  aller 
plus  loin? 

La  Reine  Bérénice  est  aussi  le  modèle  accompli 
du  dérèglement  d'une  passion  emportée.  L'amour 
qu'elle  a  pour  Titus  est  si  extraordinaire,  qu'elle  a 
voulu  durant  cinq  années  donner  à  l'amoureux 
Antiochus  le  déplaisir  de  lui  en  faire  confidence 
sous  ombre  d'amitié  ;  elle  est  si  insensée  qu'elle  ne 
voit  pas  combien  ce  procédé  est  bizarre,  peu  hon- 
nête, et  peu  nécessaire  ;  le  jour  qu'elle  doit  épou- 
ser Titus,  elle  cherche  ce  Roi  pour  lui  ouvrir  son 
cœur,  et  l'amour  lui  ôtant  la  mémoire,  elle  s'étonne 
qu'il  l'aime,  s'irrite  qu'il  le  lui  dise  avant  que  de 
partir,  et  le  laisse  aller  sans  lui  faire  aucune  hon- 
nêteté. Cet  amour,  après  lui  avoir  fait  oublier  ce 
qu'elle  doit  aux  hommes,  ne  la  laisse  pas  souve- 
nir de  sa  religion  ;  elle  devient  païenne  et  la  Juive 


(1)  L'édition  originale  porte  ici:  c'est  dire.....  que  à  le  spec- 
tateur. 


248  APPENDICE    C 

ne  parle  que  des  Dieux  et  des  Immortels  (1)  :  ayant 
oublié  Dieu,  elle  en  oublie  la  Loi,  se  résout  à 
mourir  désespérée,  et  l'annonce  à  son  ingrat  par 
un  poulet  funèbre,  pitoyable  dénouement  d'une 
pitoyable  aventure  !  Elle  fait  à  Titus  un  legs  pieux 
de  ses  cendres,  et  pourvu  qu'elles  soient  avec  les 
cendres  de  son  amant,  elle  est  consolée  de  tout  ce 
qui  peut  lui  arriver  du  côté  de  Dieu.  Cela  s'appelle 
exprimer  les  effets  d'une  passion  emportée,  et  on 
ne  peut  assurément  y   rien  ajouter. 

L'amour  épisodique  d'Antiochus  fait  encore  voir 
au  naturel  le  dérèglement  de  cette  passion  dange- 
reuse. Il  dépend,  de  même  que  Titus,  des  remon- 
trances de  son  écuyer,  qui  l'empêche  fort  humaine- 
mentde  s'abandonner  au  désespoir  quand  il  le  voit 
trop  pressé.  Ce  n'estpas  que  je  fusse  satisfait  le  pre- 
mier jour  de  cet  écuyer  inutile.  Puisque  la  violence 
de  l'amour  empêchait  son  Maître  de  rien  imaginer 
pour  nouer  agréablement  l'aventure,  et  qu'il  se 
contentait  de  s'exclamer  à  tous  propos,  et  de  mau- 
dire le  ciel  et  la  fortune  ;  il  fallait  lui  inspirer  de 
faire  quelque  chose,  ou  pour  empêcher  que  Titus 
n'épousât  Bérénice,  quand  il  croyait  l'affaire  en  ces 
termes,  ou  pour  l'épouser,  quand  il  croyait  que 
Titus  Fallait  renvoyer.  Si  ce  confident  a  eu  ses 
raisons  pour  n'embarrasser  pas  son  Maître  en 
aucune  intrigue,  parce  qu'il  ne  le  jugeait  peut-être 
pas  capable  de  la  mener  ;  le  poète  en  a  eu  assuré- 
ment beaucoup   de  nous  faire  voir  en  ce  Prince, 

(1)  Racine  a  tenu  compte  de  cette  critique  dans  les  éditions 
ultérieures  :  il  a  corrigé  tous  les  vers  où  la  reine  juive  s'expri- 
mait en  païenne. 


APPENDICE    C  249 

que  l'amour,  outre  les  désordres  qu'il  a  fait[s]  en 
Titus  et  en  Bérénice,  en  fait  encore  un  ici,  dont 
tout  le  monde  ne  s'aperçoit  pas  ;  et  nous  apprend 
qu'un  homme  amoureux  est  si  peu  capable  de  rien 
faire  pour  les  autres,  que  même  en  ce  qui  regarde 
son  amour,  il  n'est  pas  en  état  de  rien  entreprendre 
pour  soi-même  ;  et  de  plus  que  l'effet  de  l'amour 
le  plus  ordinaire,  et  le  plus  vraisemblable,  c'est  de 
se  tuer  soi-même,  ou  du  moins  de  faillir  à  le  faire, 
comme  on  le  voit  en  Titus,  Bérénice  et  Antio- 
chus. 

Je  remarquai  toutes  ces  beautés  le  second  jour, 
parce  que  je  ne  m'attachai  qu'à  l'expression  des 
passions.  Je  ne  les  avais  pas  remarquées  à  la  pre- 
mière représentation,  parce  que  Corneille  m'avait 
dépravé  le  goût  dans  ses  pièces,  et  m'avait  accou- 
tumé à  chercher  des  caractères  vertueux,  ce  que  je 
n'avais  garde  de  trouver  ici.  J'avais  pourtant  eu 
quelque  espérance  que  le  caractère  de  Titus  serait 
héroïque;  je  lui  voyais  quelquefois  des  retours 
assez  romains  ;  mais  quand  je  vis  que  tout  cela 
n'aboutissait  qu'à  se  tuer  par  maxime  d'amour,  je 
connus  bien  que  ce  n'était  pas  un  héros  romain, 
que  le  poète  nous  voulait  représenter,  mais  seule- 
ment un  amant  fidèle  qui  filait  le  parfait  amour  à 
la  Céladone.  De  sorte  que  je  vis  alors  l'inconvé- 
nient de  cette  règle,  quoique  fort  commune  :  qu'il 
ne  faut  pas  que  l'amour  domine  dans  le  poème 
héroïque.  S'il  n'eût  pas  dominé,  dans  celui-ci,  il 
n'y  eût  point  eu  de  catastrophe:  c'eût  été  grand 
dommage,  tout  le  monde  l'a  trouvée  admirable. 
L'amour  fait  que    Bérénice,  Titus   et  Antiochus 


2  5o  APPENDICE   C 

veulent  se  tuer  eux-mêmes;  [le]  (i)  même  amour  fait 
que  Bérénice  veut  vivre,  pour  faire  vivre  Titus  et 
Antiochus  ;  et  bien  en  prend  à  Titus  que  Bérénice 
ait  rescindé  son  testament  et  ne  lui  ait  pas  envoyé 
ses  cendres  ;  car  il  se  serait  assurément  tué,  et  eût 
apprêté  à  rire  à  la  postérité. 

Il  n'y  a  rien  tel  quand  on  va  à  la  Comédie,  que 
de  se  dépouiller  de  l'esprit  de  critique  :  rien  ne 
trouble  le  plaisir  que  l'on  y  prend,  et  rien  n'em- 
pêche que  les  passions  ne  s'apaisent  et  ne  soient 
purgées  (pour  parler  en  termes  de  l'art).  Le  pre- 
mier jour,  mon  humeur  critique  me  rendit  un  très 
méchant  office  :  je  m'allai  mettre  en  tête  que  le  Roi 
de  Comagèae  était  plus  honnête  homme  que 
Titus,  et  j'en  eus  plus  de  pitié  que  de  cet  Empereur. 
La  discrétion  et  la  générosité  de  son  amour  me 
faisait  préférer  ce  Prince  à  l'amant  timide  qui  n'o- 
sait exécuter  ce  qu'il  avait  promis  à  une  Reine,  et 
juré  durant  cinq  années  entières,  et  qui  n'en  était 
empêché  que  par  la  crainte  du  sénat,  en  un  temps 
où  les  Empereurs  étaient  hors  de  page. 

Il  est  vrai  que  le  poète  habile,  qui  n'ignorait  pas 
la  faiblesse  du  sénat,  a  voulu  l'accompagner  des 
consuls,  et  a  fort  judicieusement  falsifié  l'histoire 
en  ce  point,  en  supposant  que  Vespasian,  l'année 
de  sa  mort,  n'était  pas  consul  avec  son  fils  Titus, 
et  que  par 'conséquent  le  jour  que  Bérénice  est 
renvoyée,  il  y  avait  à  Rome  d'autres  consuls. 
Mais  comme  j'étais  persuadé  que  cela  choquait 
l'histoire,  je  ne  goûtais  pas  l'artifice  de  cette  inven- 

(i)  L'édition  originale  porte:  les. 


APPENDICE    C  25  I 

tion,  je  n'en  estimais  pas  l'Empereur  moins  absolu, 
et  je  n'en  eusse  pas  moins  eu  de  pitié  de  Bérénice, 
si  elle  ne  s'en  fût  pas  rendue  indigne,  par  son  peu 
de  religion,  par  sa  fureur  immodérée  et  par  le  peu 
de  pudeur  que  sa  passion  lui  laissait  :  ce  qui  me 
paraissait  mériter  de  plus  grandes  peines  que  celles 
dont  elle  se  plaignait.  J'étais  bien  aise  que  Bérénice 
fût  châtiée  du  moins  par  le  trouble  de  son  âme,  je 
méprisais  le  faible  Titus,  et  je  ne  plaignais  qu'An- 
tiochus.  J'enrageais  donc  qu'Antiochus  sortit, 
après  la  catastrophe,  plus  malheureux  qu'il  n'était 
venu,  que  Titus  terminât  l'affaire  par  une  extra- 
vagance, et  que  Bérénice  au  lieu  de  se  percer  le 
sein  s'amusât  à  composer  un  madrigal. 

Je  trouvais  bien  que  tout  cela  était  imprévu,  et 
qu'aucun  des  spectateurs  ne  s'y  attendait.  Qui  eût 
pensé  lors  qu'Antiochus  vint  prier  l'Empereur 
d'aller  empêcher  la  Reine  de  se  tuer,  jurant  qu'il  y 
avait  fait  ses  efforts,  et  qu'il  n'y  avait  que  Titus  au 
monde  qui  la  pût  sauver  ;  qui  eût  cru  que  Titus 
ayant  refusé  d'y  aller,  sur  ce  qu'il  avait  à  parler 
aux  consuls  imaginaires,  et  en  ayant  laissé  la 
commission  à  Antiochus,  et  ce  roi  par  des  raisons 
inconnues,  ayant  trouvé  plus  à  propos  de  demeu- 
rer sur  le  théâtre,  et  de  s'évaporer  en  exclamations, 
pour  donner  tout  loisir  à  sa  maîtresse  de  s'aban- 
donner au  désespoir  ;  qui  se  fût  attendu  que  tout 
cela  dût  aboutira  un  billet  doux  ! 

Les  comédiens  ont  été  d'avis  de  supprimer  ce 
billet  funèbre  à  la  seconde  représentation  (i)  ;  je 

(i)  «  Elle  sort  en  tenant  une  lettre  dans  sa  main  et  Titus  la 
lui  arrache.  Il  la  lut  tout  haut  dans  la  première  représentation; 


2  32  APPENDICE    C 

crois  qu'ils  ont  eu  tort.  Du  moins  le  spectateur 
voyait-il  par  là  quel  était  le  texte  de  la  froide  et 
longue  harangue  que  Titus  fait  à  Bérénice,  et  le 
sujet  de  la  chaude  et  prompte  résolution  qu'il  prend 
de  se  tuer.  On  ne  saurait  assez  faire  connaître  la 
cause  d'un  dessein  si  imprévu,  et  si  peu  vraisem- 
blable. C'est  par  cet  endroit  seulement  que  la 
seconde  représentation  m'a  moins  plû  que  la  pre- 
mière :  il  fallait  conserver  le  billet  tendre.  On  ne 
peut  faire  voir  assez  de  choses  pour  persuader  que 
Titus  sera  capable,  et  aura  sujet  de  se  tuer;  et  quoi- 
que Bérénice  l'en  croie  d'abord  sur  sa  parole  à  la 
première  fois  qu'il  le  lui  dit,  —  elle  qui  l'a  dit  cent 
fois,  et  qui  pourtant  n'en  arien  fait,  quelque  loisir 
que  Titus  et  Antiochus  lui  en  aient  donné,  —  les 
spectateurs  peu  crédules,  et  peu  persuadés  qu'on 
se  tue  ainsi  de  gaieté  de  coeur,  sont  bien  aise[s]  de 
voir  l'épitaphe  du  cœur  de  cette  amante,  et  sont 
par  là  disposés  à  croire  que  l'amant,  héritier  de 
ses  cendres,  pourrait  bien  se  pendre  de  regret,  ou 
du  moins  en  prendre  la  résolution.  Ainsi,  sauf 
meilleur  avis,  les  comédiens  feront  bien  de  réta- 
blir le  madrigal. 

S'ils  s'avisent  de  retranchera  leur  gré  les  madri- 
gaux de  cette  pièce,  ils  la  réduiront  à  peu  de  vers. 
L'auteur  a  trouvé  à  propos,  pour  s'éloigner  du 
genre  d'écrire  de  Corneille,  de  faire  une  pièce  de 


mais  cette  lettre  ayant  été  appelée  par  un  mauvais  plaisant  le 
testament  de  Bérénice,  Titus  se  contenta  depuis  de  la  lire  tout 
bas.  »  (Louis  Racine,  Remarques  sur  Bérénice.)  —  On  a  vu  plus 
haut  une  allusion  de  l'abbé  de  Villars  à  cette  plaisanterie  du 
Testament. 


APPENDICE    C  20$ 

théâtre  qui,  depuis  le  commencement  jusqu'à  la 
fin,  n'est  qu'un  tissu  galant  de  madrigaux  et  d'élé- 
gies :  et  cela  pour  la  commodité  des  dames,  de  la 
jeunesse  de  la  cour,  et  des  faiseurs  de  recueils  de 
pièces  galantes. 

Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  s'il  ne  s'est  pas  mis- 
en  peine  de  la  liaison  des  scènes,  s'il  a  laissé  plu- 
sieurs fois  le  théâtre  vide  et  si  la  plupart  ées 
scènes  sont  peu  nécessaires.  Le  moyen  d'ajuster 
tant  d'élégies  et  de  madrigaux  ensemble,  avec  la 
même  suite  que  si  on  eût  voulu  faire  une  comédie 
dans  les  règles  ?  On  se  soucie  bien  dans  le  monde 
si  une  scène  est  nécessaire,  pourvu  qu'elle  exprime 
tendrement  et  naturellement  quelque  sentiment 
délicat.  Qu'importe  aux  Dames  qu'un  auteur  porte 
le  cothurne  ou  le  brodequin,  pourvu  qu'elles 
pleurent,  et  que  de  temps  en  temps  elles  puissent 
s'écrier:  Cela  est  joli. 

Tout  le  monde  est  capable  de  connaître  ce  qui 
est  joli  ;  mais  tout  le  monde  n'est  pas  capable  de 
connaître  ce  qui  est  beau.  Ainsi  il  est  bien  plus- 
prudemment  fait  à  un  poète  qui  cherche  l'approba- 
tion du  public  de  s'attacherau  joli  que  de  se  mettre 
en  peine  du  beau.  La  majesté  [du]  (i)  cothurne.- 
plaît  aux  savants  ;  mais  la  jeunesse,  les  dames,  et 
les  barbons  que  les  dames  corrompent  (qui  ne  sont 
pas  en  petit  nombre)  s'accommodent  mieux  de  la. 
galanterie  de  l'escarpin. 

Je  conseillerais  toujours  à  tout  auteur  de  bon; 
sens  d'imiter  celui-ci  :  de  faire  bonne  provision  de 

(i)  L'édition  originale  porte  :  de. 

BÉRÉNICE  8 


2D4  APPENDICE    C 

sentiments  élégiaques,  de  tendresse  de  madrigal, 
de  pensées  brillantes,  du  reste  dédaigner  les  règles, 
l'invention,  l'histoire,  les  bonnes  mœurs,  l'unifor- 
mité des  caractères,  le  vraisemblable  ;  tout  cela  ne 
fait  qu'arrêter  l'imagination  du  poète,  con- 
traindre la  nature,  empêcher  de  pousser  à  bout 
une  passion,  et  obliger  à  mettre  en  une  scène 
ce  qui  quelquefois  fait  tout  un  acte,  voire  toute 
une  pièce.  Car  toute  cette  pièce,  si  l'on  y  prend 
garde,  n'est  que  la  matière  d'une  scène,  où 
Titus  voudrait  quitter  Bérénice  :  l'amante  en 
serait  marrie,  et  se  voudrait  tuer  ;  l'Empereur  la 
menacerait  de  se  tuer  lui-même  si  elle  se  tuait  ;  et 
Bérénice,  afin  de  n'avoir  pas  le  déplaisir  de  voir 
en  l'autre  monde  l'ombre  de  son  ingrat,  aimerait 
mieux  vivre,  et  prendrait  congé  pour  la  Palestine. 
N'est-il  pas  plus  adroit,  sans  s'aller  embarrasser 
d'incidents,  d'avoir  ménagé  cette  scène,  et  d'en 
avoir  fait  cinq  actes  ?  Premièrement,  on  se  délivre, 
par  ce  stratagème,  de  la  fatigue  que  donnait  à 
Sophocle  le  soin  de  conserver  l'unité  d'action  dans 
la  multiplicité  des  incidents  (  i  )  :  car  à  peine  y  a-t-il 
une  action  ici,  bien  loin  d'y  en  avoir  plusieurs  ; 
et  on  n'a  que  faire  de  craindre  que  la  règle  des 
vingt-quatre  heures  n'y  soit  pas  gardée  ;  sans  le 
prince  de  Comagène,  qui  est  naturellement  prolixe 
en  lamentations  et  en  irrésolutions,  et  qui  a  tou- 
jours un  toutefois  et  un  hélas  de  poche  (2)  pour 


(1)  Voir  la  préface  de  Racine  et  la  manière  dont  il  défigure 
encore  l'observation  de  son  critique. 

(2)  Voir  la  préface  de  Racine. 


APPENDICE    C  2DD 

amuser  le  théâtre,  il  est  certain  que  toute  cette 
affaire  s'expédierait  en  un  quart  d'heure,  et  que 
jamais  action  n'a  si  peu  duré.  Cependant  le  tour 
de  maître  a  été  d'empêcher  le  spectateur  de  s'a- 
percevoir de  ce  qui  devait  faire  tout  le  fin  du 
dénouement,  de  ménager  la  catastrophe,  et  d'em- 
pêcher le  monde  de  soupçonner  que  Titus  pût  être 
capable  de  se  vouloir  tuer. 

Un  autre  poète, (Monsieur  Corneilleparexemple) 
s'il  eût  voulu  faire  qu'un  premier  acteur  se  résolût 
à  s'ôter  du  monde  dans  le  cinquième  acte,  aurait 
grossièrement  préparé  son  caractère  selon  les 
.règles,  et  l'eût  dépeint  dès  le  commencement,  vio- 
lent, emporté,  aimant  peu  la  vie,  ou  semblables 
préparations,  qui  eussent  fait  que  le  spectateur, 
par  la  règle  de  l'uniformité  des  caractères,  eût  dit 
quand  il  lui  eût  vu  protester  qu'il  s'allait  tuer, 
qu'il  fallait  s'attendre  à  cela  d'un  homme  sans 
modération  :  ainsi  cet  emportement  eût  perdu  la 
grâce  de  la  nouveauté. 

Mais  que  Titus  s'enferme  huit  jours  pour  déli- 
bérer ce  qu'il  a  à  faire  touchant  Bérénice  ;  qu'il 
vienne  de  sens  froid  sur  le  théâtre  demander  de 
ses  nouvelles  ;  qu'il  écoute  sa  gloire  et  son  conseil- 
ler Paulin,  en  homme  judicieux  et  reposé  ;  qu'il 
promette  diverses  fois  qu'il  va  donner  une  grande 
marque  d'amour  à  la  Reine  ;  et  que,  quand  nous 
attendons  l'effet  de  cette  délibération  de  huit  jours, 
de  ces  conseils  de  Paulin,  de  ces  échappées 
héroïques  qu'il  fait  en  lui-même,  et  de  ces  senti- 
ments magnanimes  qu'il  étale  et  à  Paulin  et  à 
Antiochus   et  à   Bérénice  :    tout  cela  n'aboutisse 


2  56  APPENDICE  C 

qu'à  se  vouloir  tuer!  Monsieur  Corneille  me  par- 
donnera, si  je  n'espère  pas  que  le  dénouement  de  sa 
pièce  soit  si  particulier  et  si  peu  attendu.  De  même, 
que  Bérénice,  qui  au  contraire  est  si  emportée 
dans  le  commencement  et  dans  tous  les  cinq  actes, 
devienne  tout-à-coup  de  sens  rassis  pour  dénouer 
et  finir  la  pièce,  quand  elle  a  assez  duré,  et  donne 
le  bon  soir  à  Titus  et  à  la  compagnie  par  un  simple 
changement  de  volonté  :  je  ne  m'y  attendais  pas, 
je  l'avoue  ;  j'ai  trouvé  cela  nouveau,  et  de  plus  de 
fort  bon  exemple. 

Car  enfin  la  Tragédie  est  la  règle  des  passions. 
On  apprend  par  ces  trois  désespérés  convertis,  à 
se  bien  garder  de  se  faire  mourir,  quelque  résolu- 
tion que  l'on  en  ait  prise.  Quand  on  est  en  voie  de 
désespoir,  et  qu'on  a  résolu  de  se  tuer,  il  est  bon 
de  faire  comme  le  Roi  de  Comagène,  et  de  l'aller 
déclarer  à  nos  amis,  surtout  aux  plus  puissants  ; 
ceux-là  sont  plus  en  état  d'empêcher  notre  dessein. 
Dès  que  nous  l'avons  formé,  il  faut  se  hâter  de 
l'aller  découvrir,  presser  et  vouloir  entrer,  fût-ce 
chez  un  Monarque,  malgré  les  gardes,  et  quelques 
défenses  qu'il  y  ait  de  laisser  entrer  personne. 
L'affaire  est  privilégiée,  de  faire  savoir  qu'on  veut 
[se]  (i)  tuer. 

Véritablement  Bérénice,  ni  Reine  ni  honnête 
femme,  ne  donne  point  de  bon  exemple  dans  cette 
pièce,  quoiqu'elle  en  soit  l'héroïne.  Elle  fait  au 
contraire  tous  ses  efforts  pour  porter  son  amant  à 
se  mettre  au-dessus  des  lois  ;  elle  prend  ce  faible 

(i)  L'édition  originale  porte  :  le. 


APPENDICE    C  257 

Empereur  par  tant  d'endroits  qu'elle  le  tourne 
enfin  en  ridicule,  et  qu'elle  a  toujours  fait  et  fera 
toujours  rire  le  spectateur  par  ce  vers  qu'elle  dit  à 
propos  pour  sécher  les  larmes  qu'elle  avait  cau- 
sées : 


Vous  êtes  Empereur,  Seigneur,  et  vous  pleurez. 

Elle  empêche  par  là  qu'on  estime  cet  amour 
pour  les  lois,  qui  est  la  seule  bonne  qualité  qui 
paraît  en  son  Titus  :  et  comme  il  n'y  a  personne 
qui  ne  rie  en  cet  endroit  des  pleurs  de  cet  Empe- 
reur, il  n'y  a  point  de  souverain  qui  ne  trouve  là 
une  leçon  de  se  servir  à  son  gré  de  sa  puissance 
pour  éviter  la  risée  que  ce  vers  vient  d'exciter.  Mais 
nonobstant  tout  cela,  Titus  ne  se  rend  pas,  sa 
vertu  l'emporte  sur  son  amour.  Il  est  vrai  qu'il 
en  diminue  la  louange  par  rémunération  des  maux 
que  son  mariage  lui  ferait  et  que  son  amour  à  son 
tour  triomphe  de  sa  vertu,  quand  il  veut  se  tuer  : 
mais  voudrait-on  qu'un  héros  ne  fût  pas  homme  ? 
La  nature  s'éteint-elle  par  la  vertu,  et  ne  serait-on 
pas  cruel,  de  vouloir  empêcher  de  se  tuer  un 
amant  qui  voit  que  sa  maîtresse  pleure  et  lui  écrit 
un  madrigal  touchant  ? 

Et  puis  quand  il  y  aurait  quelque  chose  à  blâmer 
dans  ce  désespoir  de  Titus,  il  n'en  faudrait  rien 
craindre.  Peu  de  gens  l'imiteront,  et  c'est  une 
grande  adresse  du  poète  d'avoir  mis  en  son  héros 
un  défaut  inimitable,  et  une  vertu  facile  à  acquérir. 

Un  honnête  homme  remporte  ce  fruit  de  cette 
pièce,  qu'il  doit  quitter  ce   qu'il  aime  quand  il  ne 


258 


APPENDICE    C 


peut  le  conserver  sans  dommage.  Si  l'amante  s'en 
désespère  et  veut  se  faire  mourir,il  y  a  bon  remède  ; 
il  faut  lui  dire  aussi  qu'on  veut  se  tuer,  et  alors 
l'amante  apprendra  de  Bérénice,  premièrement,  à 
croire  que  l'on  lui  parle  sincèrement,  et  puis  à 
dire  adieu  et  se  séparer  de  bonne  grâce. 

Cette  pratique  est  de  grand  usage,  et  je  sais  des 
intrigues  qui  se  seraient  mieux  dénouées  qu'elles 
n'ont  fait,  si  on  eût  su  cette  méthode.  Telle  est 
l'utilité  du  théâtre.  C'est  un  grand  secret  de  savoir 
ainsi  mêler  l'agréable  à  l'utile.  Cela  tient  lieu  de 
toutes  les  règles,  et  quand  je  vois  que  dans  une 
pièce  la  morale  va  bien,  je  ne  puis  souffrir  que 
l'on  accuse  le  poète  de  n'entendre  pas  le  théâtre, 
qu'on  le  blâme  d'avoir  voulu  entrer  en  lice  avec 
Corneille,  et  que  Monsieur  de  ***  s'écrie  : 

Infelix  puer  atque  impar  congressus  Achilli. 

C'est  assez,  Monsieur,  je  suis  las  de  rire;  l'envie 
m'en  prendra  peut-être  quelqu'autre  fois.  Cepen- 
dant je  vous  dis  fort  sérieusement  que  je  voudrais 
avoir  fait  cette  pièce  et  que  je  suis, 

Monsieur, 

Votre,  etc. 

Le  17  novembre  (1)  1670. 

La  (2)  semaine  prochaine,  on  verra  la  seconde 

(1)  Lire  :  décembre  ;  voir  le  début  de  la  Réponse. 

(2)  A  la  dernière  page,  après  le  privilège. 


APPENDICE    C  2D9 

partie  de  cette  critique,  qui  est  sur  la  Bérénice  du 
Palais  Royal  (i). 


(i)  Tout  dans  cette  lettre  laisse  percer  le  parti  pris  de  pré- 
férer Corneille  à  Racine  ;  c'est  évidemment  cette  disposition  et 
le  ton  d'ironie  et  de  persiflage  qui  ont  si  vivement  irrité  le 
jeune  poète.  En  revanche,  ce  même  parti  pris  explique  l'indul- 
gence de  Mme  de  Sévigné  pour  la  Critique  de  Bérénice.  Le  14 
septembre  1671,  elle  écrivait  à  sa  fille  : 

«  Je  voulus  hier  prendre  une  petite  dose  de  Morale  ;  je  m'en 
trouvai  assez  bien  ;  mais  je  me  trouve  encore  mieux  d'une 
petite  critique  contre  la  Bérénice  de  Racine,  qui  me  parut  fort 
plaisante  et  fort  spirituelle.  C'est  de  l'auteur  des  Sylphides,  des 
Gnomes  et  des  Salamandres  [allusion  à  la  seconde  partie  du 
«  Comte  de  Gabalis  »,  intitulée  <r  Les  Génies  assistons  et  les 
gnomes  inconciliables  »]  :  il  y  a  cinq  ou  six  petits  mots  qui  ne 
valent  rien  du  tout,  et  même  qui  sont  d'un  homme  qui  ne  sait 
pas  le  monde;  cela  donne  de  la  peine  ;  mais  comme  ce  ne  sont 
que  des  mots  en  passant,  il  ne  faut  point  s'en  offenser,  et  regar- 
der tout  le  reste,  et  le  tour  qu'il  donne  à  sa  critique  :  je  vous 
assure  que  tout  cela  est  joli.  Je  crus  que  cette  bagatelle 
vous  aurait  divertie  ;  et  je  vous  souhaitai  dans  votre  petit 
cabinet  auprès  de  moi,  sauf  à  vous  en  retourner  dans  votre 
beau  château,  quand  vous  auriez  achevé  cette  lecture...  » 


II 

La  critique  de  «  Tite  et  Bérénice  » 

PAR   L'ABBÉ    DE    VlLLARS   (i). 

D'après  le  ton  du  «  libelle  »  que  l'abbé  de  Villars  avait 
consacré  à  la  pièce  de  Racine,  les  amis  de  Corneille 
devaient  s'attendre  à  un  vif  éloge  de  leur  poète  favori. 
Ils  furent  donc  tout  déçus,  lorsque,  huit  jours  après, 
parut  la  suite  promise.  Corneille  y  est  plus  mal  traité 
> qui  ne  l'avait  été  son  rival. 

Monsieur, 

J'avais  toujours  cru  la  Muse  du  Cothurne  un 
peu  moins  coquette,  et  je  n'eusse  jamais  pensé 
qu'elle  se  fût  oubliée  en  faveur  d'un  jeune  homme 
■au  préjudice  du  grand  Corneille,  avec  qui  elle 
avait  été  si  longtemps  en  si  bon  ménage  (2). 
IRotrou,  Duryer  et  Scudéry  n'avaient  jamais 
pu  la  débaucher  ;  qui  n'eût  dit  qu'elle  aurait  été 
fidèle  jusqu'au  bout  ?  Il  y  avait  même  quelque 
apparence  qu'elle  se  piquerait  d'honneur  à  cette 

(1)  Le  titre  exact  est  :  La  critique  de  Bérénice,  seconde  partie; 
ce  qui  a  permis  à  l'abbé  de  Villars  d'utiliser  le  même  privilège 

■  que  pour  la  première  brochure. 

(2)  Dans  le  recueil  de  l'abbé  Granet,  on  lit  ici  :  «  Elle  avait 
■toujours fort  honnêtement  pris  soin  de  son  domestique  ». 


APPENDICE  C  2ÔI 

fois,  et  qu'elle  donnerait  enfin  toutes  ses  beautés  à 
son  favori  après  les  lui  avoir  fait  espérer  si  long- 
temps. L'infidèle!  Bien  loin  de  contenter  ses  désirs 
si  justes,  elle  ne  s'est  presque  pas  laissé  toucher  le 
bout  du  doigt  ;  elle  lui  a  même  refusé  ses  faveurs 
accoutumées,  au  lieu  de  lui  en  accorder  de  nou- 
velles ;  et  par  un  caprice  impitoyable,  elle  l'a  fait 
entrer  en  lice  avec  un  aventurier  qui  ne  lui  en 
contait  que  depuis  trois  jours,  elle  l'a  abandonné 
à  sa  verve  caduque  au  milieu  de  la  course,  et  s'est 
jetée  du  côté  du  plus  jeune. 

Allégorie  à  part,  Monsieur,  je  suis  fort  mal  édifié 
de  la  Bérénice  du  Palais-Royal  ;  n'en  déplaise  à  la 
vieille  cour  (  1)  [,]  Monsieur  Corneille  a  oublié  son 
métier,  et  je  ne  le  trouve  point  en  toute  cette  pièce. 
On  lui  dit,  pour  le  consoler  de  tant  de  vers  misé- 
rables, durs,  sans  pensée,  sans  tour,  sans  français 
et  sans  construction,  que  l'art  du  théâtre  y  est 
merveilleusement  observé  *  :  non  pas  que  l'on  le 
trouve  ainsi  ;  mais  parce  que  cela  devrait  être,  et 
que  si  l'on  n'avait  pas  lu  Aristote  et  Horace,  on 
parierait  avec  Monsieur  ***  deux  cents  louis  que 
cela  serait.  Car  enfin  qui  s'aviserait  qu'un  homme 
aussi  expérimenté  au  théâtre  que  l'est  M.  Corneille, 
en  une  occasion  où  il  est  question  de  décider  de 
son   excellence  (2),   et  en   une   pièce  qui  devrait 

*  Si  non  offenderet  unumquemque  poetarum  limœ  labor. 

(1)  Dans  l'édition  originale,  N'en  déplaise  à  la  vieille  cour 
est  précédé  et  suivi  de  point  et  virgule;  on  ne  sait  s'il  faut 
rapporter  cette  parenthèse  à  la  proposition  qui  précède  ou  à 
celle  qui  suit. 

(2)  On  notera  que  l'abbé  de  Villars  paraît  croire  à  un  duel 
entre  les  deux  poètes. 

8* 


2Ô2  APPENDICE    C 

servir  de  modèle  à  toute  la  tragique  postérité*, 
et  de  leçon  à  celui  qu'il  ne  regardait  que  comme 
son  écolier  ;  qui  croirait,  dis-je,  qu'il  dût  nous 
donner  un  ouvrage  irrégulier  de  tout  point  ? 

Un  vieux  capitaine  prend-il  jamais  mal  son 
terrain  ?  et  un  poète  couronné  de  lauriers,  ne  doit- 
il  pas  bien  conserver  tous  ses  avantages  quand  il 
traite  un  sujet  ?  Il  n'a  pas  voulu  faire  une  tragédie 
simple  comme  M.  Racine,  et  soutenir  jusqu'au 
bout  un  sujet  simple,  par  la  beauté  de  l'expression, 
par  la  délicatesse  des  pensées,  par  les  emporte- 
ments des  passions,  et  par  l'harmonie  des  vers  (i). 
A  **  la  bonne  heure  1  II  s'est  défié  de  la  fécondité  de 
son  esprit  usé  par  les  années  et  du  feu  de  sa  veine 
refroidie  ;  il  a  prudemment  fait.  Je  ne  le  blâme 
point  d'avoir  introduit  plusieurs  personnages  épi- 
sodiques  ;  mais  je  lui  sais  mauvais  gré,  première- 
ment de  les  avoir  mal  choisis,  et  puis  de  s'en  être 
mal  servi. 

Puisqu'il  voulait  des  personnes  épisodiques,  il 
fallait  prendre  le  temps  de  la  fable  du  vivant  de 
Vespasian,  père  de  Titus,  et  se  servir  de  l'avantage 
que  l'histoire  lui  donnait.  C'est  par  l'ordre  de  Ves- 
pasian que  les  historiens  disent  que  Tite  renvoya 
Bérénice.  Voilà  une  épisode  naturelle  et  dans  le 
sujet.  C'était  une  raison  invincible  que  Titus  avait 
pour  quitter  sa  maîtresse  ;  et  en  même  temps  un 
beau  champ  pour  le  poète   d'étaler  les  droits  de 


*  Si  parum  a  summo  discessit,  vergit  ad  itnum. 
**  Cui  lecta  potenter  erit  res. 

(i)  Allusion  à  la  préface  de  Racine. 


APPENDICE    C  263 

l'autorité  paternelle,  et  la  vertu  héroïque  et 
romaine  qui  porte  un  fils  à  faire  violence  à  ses 
inclinations  pour  suivre  les  désirs  de  son  père. 
C'était  une  matière  nouvelle  au  théâtre  et  partout 
ailleurs;  puisque  tous  les  poètes  et  les  romanciers 
font  toujours  que  l'amour  révolte  les  enfants 
contre  leur  père.  M.  de  Corneille,  ayant  besoin 
d'une  épisode,  a  laissé  celle-ci,  qui  était  dans  son 
sujet  et  qui  conservait  admirablement  l'unité  de 
l'action,  pour  en  prendre  deux  éloignées,  qui  la 
détruisent  tellement,  qu'il  lui  sera  difficile  de  don- 
ner un  titre  juste  à  sa  pièce*,  et  dédire  une 
bonne  raison,  pourquoi  il  l'appelle  Bérénice  plu- 
tôt que  Domitie.  Mais  surtout  il  fallait  bien  se 
garder  d'introduire  cette  Domitie  ;  elle  fait  sou- 
venir le  spectateur  de  l'accusation  que  les  Romains 
faisaient  à  Titus  d'avoir  commis  un  inceste  avec 
elle.  Il  fallait  éloigner  cette  idée  et  ménager  mieux 
notre  imagination  en  faveur  du  héros. 

Il  n'eût  pas  mal  fait  encore  d'empêcher  cette 
Domitie  de  promettre  à  Domitien  qu'elle  fera  c... 
le  Seigneur  Titus.  Et  si  l'espoir  qu'elle  donne  de 
cet  inceste  paraît  un  beau  sentiment  à  Monsieur 
Corneille,  je  crois  qu'il  n'était  pas  impossible 
que  la  suivante  de  Domitie  en  fût  mal  édifiée,  et 
que  la  Princesse  était  obligée  en  conscience  de  tenir 
cette  affaire  un  peu  secrète. 

Quant  à  Domitien,  frère  de  Tite,  il  était  na- 
turel de  l'employer  ;  mais  le  poète  a  mal  suivi  la 
règle  d'Horace,  qui  veut  que,  quand  on   met  en 

*  Ut  nec  pes  nec   caput  uni  reddantur  formes. 


•264  APPENDICE    C 

avant  des  gens  connus,  on  les  représente  tels 
qu'ils  ont  été*:  Achille  brutal  et  Jason  infidèle. 
Il  fallait  donc  se  souvenir  que  Domitien  avait 
conspiré  contre  la  vie  de  Titus  ;  ne  se  contenter 
pas  de  le  dire  en  deux  vers,  mais  faire  une  épisode 
de  cette  conspiration  ;  ce  qui  eût  admirablement 
relevé  la  clémence  de  Titus,  puisqu'elle  le  rend  si 
recommandable  dans  l'histoire  **. 

Tout  cela  n'eût-il  pas  fait  un  plus  bel  effet,  un 
rjeu  plus  ingénieux,  et  des  scènes  plus  riches  et 
plus  héroïques,  que  toutes  ces  longues  déclarations 
d'amour  que  Domitien  fait  à  Domitie,  qui  ne 
font  rien  du  tout  à  l'affaire  de  Bérénice  ?  que 
toutes  ces  feintes  purement  comiques  ***  d'aimer 
ailleurs?  que  tous  ces  essais  de  donner  de  la  jalou- 
sie, peu  propres  au  Cothurne  ?  et  enfin  que  toute 
-cette  ridicule  picoterie  de  deux  rivales,  qui  récrée 
le  parterre  dans  un  acte  où  il  devrait  être  en 
pleurs  ? 

L'amour  de  Titus  pour  Bérénice  eût  pu  être  le 
prétexte  de  la  conspiration  de  Domitien  contre 
•son  frère  ;  nous  eussions  vu  un  héros  en  péril, 
nous  eussions  craint  pour  lui,  nous  l'eussions 
plaint  ;  la  pitié  et  la  crainte  eussent  été  excitées 
selon  les  règles  par  le  moyen  d'un  premier  acteur  ; 
il  eût  été  délivré  du  péril  en  renvoyant  Bérénice, 
.par  qui  la  conspiration  eût  été   découverte  et   qui 


*  Si  forte  reponis  Achillem,  impiger,  iracundus,  inexorabilis, 
acer,  jura  neget,  etc. 

**  Famam  sequere. 

***  Versibus  exponi  tragicis  res  comica  non  vult.  —  Effutire 
eves  indigna  tragcedia  versus. 


APPENDICE   C  2Ô5 

n'eût  pas  voulu  conclure  ce  mariage,  de  peur 
d'exposer  son  amant  [a]  la  fureur  de  la  vertu 
romaine.  Nous  en  eussions  été  ravis,  nous  aurions 
admiré  l'Amante  et  le  Héros,  et  nous  eussions  vu 
en  Monsieur  Corneille  toutes  ces  manières  romai- 
nes qui  lui  ont  autrefois  tant  acquis  de  réputation. 

Mais*  que  veut-il  que  nous  disions,  quand  il  fait 
quereller  deux  harangères,  qui  se  disent  tout  ce 
qu'elles  ne  doivent  pas  dire,  et  qui  nous  ôtent 
toute  la  compassion  que  nous  pourrions  avoir  pour 
elles,  en  nous  apprenant  mutuellement  l'une  de 
l'autre  des  choses  qui  nous  feraient  horreur,  si  la 
manière  dont  elles  les  disent  ne  nous  faisait  rire  ? 
Etait-il  de  l'art  du  poète  d'exagérer  ainsi  ce  que 
Bérénice  a  fait  d'impiétés  et  de  sacrilèges  contre 
la  Ville  et  le  Temple  de  son  Dieu  **  ?  s'il  eût  dû  la 
faire  foudroyer  ou  faire  ouvrir  la  terre  sous  ses 
pieds,  à  la  bonne  heure  !  Mais  c'est  l'héroïne  de  la 
pièce,  celle  qui  doit  nous  donner  de  la  pitié  !  Le 
grand  acte  de  contrition  qu'elle  fait,  ne  la  remet 
pas  assez  bien  dans  les  bonnes  grâces  des  specta- 
teurs, pour  leur  faire  oublier  ses  actions  noires  ;  et 
tant  qu'ils  s'en  souviendront,  ils  ne  seront  point 
touchés  de  ses  larmes. 

Au  reste  est-il  possible  que  Monsieur  Corneille  se 
soit  si  fort  oublié  dans  les  caractères,  lui  qui  a  tou- 
jours été  le  maître  des  autres  en  ce  point?  Quelle 
espèce  de  héros  nous  présente-t-il  en  Titus***? 

*  Ne  immunda  crêpent  tgnotniniosaque  dicta.  —  Nàc  si  quid 
fricti  ciceris  probat  et  nucis  emptor. 

**  Centurix  seniorum  agitant  expertia  frugis. 
***  Morataque  recte  fabula. 


266  APPENDICE    C 

Il  le  suppose  d'entrée  de  jeu  très  mal  honnête 
homme.  Ce  héros  est  Empereur  depuis  six  mois. 
Depuis  son  avènement  à  l'Empire, il  n'a  pas  encore 
fait  la  moindre  honnêteté  à  une  Reine  avec 
laquelle  il  a  été  fort  bien,"  et  à  qui  il  a  promis 
mariage  ;  il  ne  s'est  point  mis  en  peine  de  lui  faire 
trouver  bon  qu'il  prît  parti  ailleurs  ;  il  est  sur  le 
point  d'épouser  Domitie,  et  l'affaire  était  faite  si  la 
Reine  eût  été  un  peu  moins  alerte,  ou  pour  peu 
qu'elle  eût  eu  le  vent -contraire. 

Ce  qu'il  y  a  de  consolant  pour  Bérénice,  c'est 
qu'il  l'avait  presque  oubliée,  qu'il  était  devenu 
amoureux  de  Domitie,  et  que  l'absence  avait  guéri 
ce  héros  de  sa  première  passion  :  quand  elle 
arrive,  il  trouve  à  propos  de  n'être  qu'un  moment 
avec  elle,  et  l'envoie  en  son  ancien  appartement, 
où  il  ne  va  la  voir  qu'après  que  Domitie  a  eu  tout 
loisir  delà  quereller.  Le  Seigneur  Titus  savait  mal 
son  monde  ;  et  puisque  le  lieu  où  il  la  recevait 
était  assez  proche,  et  même  dépendait  assez  de 
l'appartement  où  il  la  faisait  conduire,  pour  que 
Bérénice  y  reçoive  un  moment  après  la  visite  de 
Domitie  et  celle  de  Titus  même:  il  pouvait  bien, 
sans  faire  tort  à  la  majesté  de  l'Empire,  donner 
la  main  à  une  belle  Reine  qui  l'aimait,  la  conduire 
lui-même,  du  moins  jusqu'à  la  porte  de  la  cham- 
bre, et  faire  quelque  cinq  ou  six  pas  pour  une 
Princesse  que  l'amour  lui  amenait  du  fond  de 
l'Orient.  Mais  un  grand  Monarque  a-t-il  jamais 
ordonné  tout  haut  en  présence  d'une  grande 
Reine,  qu'on  la  traite  bien  et  qu'on  la  serve  splen- 
didement ?  Je  crois  que  cela  s'en  va  sans  dire,  et  que 


APPENDICE    C  267 

s'il  y  a  quelque  ordre  particulier  à  donner,  ce  n'est 
pas  tout  haut  et  en  présence.  Il  suppose  que  Béré- 
nice est  fatiguée,  il  l'envoie  reposer  et  il  donne 
ordre  qu'on  ait  grand  soin  d'elle.  J'aimerais  autant 
qu'il  commandât  qu'on  prît  soin  de  lui  donner  un 
bon  lit  de  plume.  Le  compliment  est  campagnard, 
il  sent  le  faux  noble,  et  m'a  fait  souvenir  que  le 
père  de  Titus  ne  se  piquait  pas  d'être  de  bonne 
maison. 

Horace  *  n'a  rien  dit  de  mieux,  que  quand  il  baille 
pour  première  règle  de  bien  écrire,  surtout  quand 
on  introduit  des  personnages  :  La  science  du  monde. 
Monsieur  de  Corneille  a-t-il  vu  quelque  procédé 
pareil  dans  la  vieille  Cour  ?  Je  ne  sais  si  Charles  IX 
eût  fait  cette  incivilité,  mais  je  sais  bien  que  si  une 
belle  jeune  Reine  amoureuse  arrivait  à  la  Cour 
incognito,  elle  y  serait  reçue  plus  humainement.  Je 
ne  m'attendais  pas  à  cette  incivilité  de  Titus,  qui 
s'était  délecté  à  se  peindre  lui-même  comme  un 
Prince  si  galant,  que  les  aimables  loisirs  au  pluriel 
ménageaient  dans  sa  Cour  l'heureux  choix  des 
jeux  et  des  plaisirs.  Mais  il  est  fanfaron  en 
honnêteté  comme  en  bravoure  ;  et  puisqu'il  sou- 
tient si  mal  les  louanges  qu'il  se  donne  en  langage 
épique,  il  me  permettra  de  douter  que  quand  il 
faisait  un  pas  il  fît  trembler  le  Pôle  Antartique;  — 
d'autant  plus  que  la  renommée  ne  le  publie  pas  si 
épouvantable  ;  et  qu'hormis  le  pauvre  Cécinna, 
qu'il  fit  assassiner  pour  avoir  couché  avec   Béré- 


*  Scribendi  recte  sapere  est  et  principium  et  forts.  —  Reddere 
personce  scit  convenientia  quxque. 


2Ô8  appendice  c 

nice,  je  n'ai  pas  ouï  dire  que  depuis  son  avènement 
à  l'Empire,  il  fût  autrement  fort  périlleux  de  l'em- 
pêcher de  dormir.  Sans  cette  réflexion,  j'eusse  cru, 
quand  il  haussait  quelquefois  la  parole,  que  les 
deux  Pôles  étaient  effrayés  ;  mais  je  m'imaginai 
qu'il  était  vraisemblable  qu'il  fût  un  peu  Mata- 
more, ce  qui  me  fit  moins  craindre  pour  les 
Pôles. 

Cependant  comme  les  fanfarons  ont  d'ordinaire 
l'âme  basse,  je  me  défiai  fort  de  celle  de  ce  héros, 
et  je  le  soupçonnai  d'être  capable  de  faire  des  lâche- 
tés. Il  fait  paraître  en  effet  si  peu  de  vertu,  qu'outre 
qu'il  n'a  pas  la  force  de  rien  refuser  à  Bérénice,  il 
lui  offre  de  quitter  l'Empire  pour  la  suivre  en 
Palestine  ;  et  il  n'est  détourné  de  son  dessein,  que 
par  la  remontrance  que  lui  fait  son  amante  :  que  le 
César  qui  lui  succéderait  le  ferait  peut-être  assassi- 
ner. Que  craignait-il?  Il  n'avait  qu'à  faire  un  pas  et 
hausser  la  parole,  et  il  eût  effrayé  son  successeur. 
Cependant  il  aurait  donné  une  preuve  héroïque  de 
son  amour  en  quittant  l'Empire  pour  suivre  une 
femme.  Avouez,  Monsieur,  que  tout  ce  jeu  est 
bien  peu  digne  de  Corneille.  Est-ce  être  Romain 
d'abandonner  le  trône  des  Césars  pour  suivre  une 
maîtresse  ?  et  quand  on  en  a  fait  le  dessein,  est-ce 
être  Romain  de  changer,  parce  que  peut-être  on 
serait  assassiné  ?  Ce  caractère  n'est-il  pas  pitoya- 
ble î  Fallait-il  pour  avoir  lieu  d'étaler  quelques 
vers  ampoulés*  touchant  la  politique  de  ceux  qui 
régnent  contre    ceux  qui   ont  quelque  prétention 

Ambitiosa  recidet  ornamenta. 


APPENDICE    C  269 

sur  leurs  Etats,  fallait-il  ravaler  l'idée  qu'on  a  du 
héros  de  la  pièce,  et  le  rendre  méprisable? 

C'est  la  maladie  des  jeunes  poètes  tragiques  (je 
m'étonne  que  Monsieur  Corneille  n'en  soit  pas 
guéri)  de  coudre  sans  discernement  des  sentences  et 
des  lieux  communs.  Ils  prétendent  en  enrichir 
leur  poème  ;  mais  d'ordinaire  ce  sont  des  contre- 
temps *.  Par  exemple  cette  joyeuse  morale  que 
l'ami  de  Domitien  fait  sur  l'amour-propre,  est-elle 
en  son  lieu  dans  une  tragédie?  surtout  dans  la  bou- 
che d'un  confident,  qui  n'y  doit  faire  aucune  figure 
que  pour  la  connexion  des  scènes  ?  Mais  de  plus  ne 
blesse-t-elle  pas  la  pudeur**  ?  et  ne  présente-t-elle 
pas  une  idée  impure  ?  La  belle  demande  à  faire  à 
un  jeune  amoureux  dans  une  tragédie,  s'il  n'est 
pas  vrai  qu'il  n'aime  sa  maîtresse  que  pour  coucher 
avec  elle  ?  Cela  était  bon  à  demander  à  un  jeune 
Satyre.  Si  M.  Corneille  eût  fait  cette  faute  dans 
sa  jeunesse, on  eût  peut-être  excusé  la  chaleur  de  sa 
veine  :  mais  à  son  âge,  donner  carrière  à  son  ima- 
gination !  La  muse  du  Cothurne  qui  est  chaste,  ou 
qui  le  veut  paraître,  s'en  est  irritée  ;  et  de  peur 
qu'on  dît  qu'elle  s'est  trouvée  au  milieu  de  la  pièce 
où  ces  libertés  sont,  elle  n'a  voulu  avoir  aucune 
part  ni  au  commencement  ni  à  la  fin. 

L'accuserait-on  en  effet  d'avoir  inspiré  la  pro- 
tase  ?  Domitie  ouvre  le  théâtre,  et  épuise  ses  pou- 
mons et  notre  patience  pour  nous  faire  son  his- 
toire.  C'était   l'histoire   de  Bérénice    qu'il  fallait 


*  Sed  nunc  non  crat  his  locus. 

**  Satyris  paulum  pudibunda  protervis. 


270  APPENDICE    C 

conter,  et  passer  celle  de  Domitie  en  quatre  vers  ; 
ou  (puisque  les  plus  courtes  protases  sont  les  meil- 
leures) il  fallait  retrancher  tous  ces  longs  discours, 
venir  au  sujet*,  et  n'amuser  pas  les  spectateurs 
en  narrations  purement  épisodiques,  entièrement 
inutiles,  et  même  vicieuses  :  en  ce  qu'elles  font 
croire  que  cette  Domitie  est  l'héroïne  de  la  pièce, 
puisqu'on  s'arrête  tant  à  préparer  son  action.  Ce 
commencement  est-il  de  Corneille  ? 

Vous  m'allez  dire,  je  le  vois  bien,  qu'il  a  été  loué 
universellement  d'avoir  bien  fini  ;  qu'on  dit  qu'il 
s'est  surpassé  lui-même  dans  le  dénouement**  ;  et 
que  sa  catastrophe  a  été  admirée  de  tout  le  monde, 
en  un  sujet  où  elle  était  si  difficile.  Mais  savez-vous 
bien,  Monsieur,  qu'il  n'appartient  pas  à  tout  le 
monde  de  juger  une  catastrophe  ;  et  que,  quoi- 
qu'elle ait  tant  de  partisans,  elle  est  plus  défec- 
tueuse que  bonne  ? 

Afin  qu'une  catastrophe  ne  soit  pas  vicieuse,  il 
faut  qu'elle  soit  vraisemblable,  et  que  le  spectateur 
ait  pu  s'y  attendre***.  Or  il  n'arrive  rien  dans  celle- 
ci  qu'on  pût  raisonnablement  espérer.  Jamais  le 
sénat  n'a  fait  pour  personne  ce  que  M.  Corneille 
lui  fait  faire  pour  Bérénice  ;  ainsi  nous  n'avions 
garde  de  deviner  son  imagination,  et  moins 
encore,  que  si  cette  ordonnance  du  sénat  lève 
tous  les  obstacles  du  mariage,  l'Amante  qui  vient 
de   passer  tant  de    mers   pour  le    faire,   renonce 


*  Semper  ad  eventum festinet  et  in  médias  tes. 
**  Non  quivis  videt  immodulata  poëmata  judex. 
***  Necquodcumque  volet poscat  sibi  fabula  credi. 


APPENDICE    C  27  I 

d'abord  à  ses  espérances,  et  consente  au  bonheur 
de  sa  rivale.  Venait-elle  du  bout  du  monde  pour 
n'épouser  Titus  que  malgré  le  sénat  ?  Et  est-elle 
si  capricieuse,  que  si  son  mariage  n'excite  point 
de  guerre  civile,  elle  ne  le  veut  pas  ?  Qu'avait- 
elle  à  désirer  quand  elle  a  quitté  ses  terres,  si 
ce  n'est  que  Rome  consentît  à  ses  noces  ?  Pour- 
quoi s'en  retourner  quand  Rome  y  consent  ? 
N'est-ce  pas  dire  à  Titus  qu'elle  ne  l'aime  guère, 
et  que  son  voyage  n'a  été  qu'un  caprice  contre 
Domitie  ?  N'est-ce  pas  le  quitter  de  gaité  de 
cœur  >  Est-ce  le  sujet  de  la  tragédie*  ?  Et  M.  Cor- 
neille ne  quitte-t-il  pas  la  partie,  quand  il  ne  sait 
pas  faire  séparer  ces  deux  amants  malgré  eux, 
puisque  le  sujet  de  la  pièce  était  :  invitas  invitam 
dimisit. 

Une  autre  faute  dans  cette  catastrophe,  est  de 
faire  que  Titus  la  finisse  en  violant  les  lois 
Romaines.  Puisque  l'amour  des  lois  de  Rome  fai- 
sait tout  le  nœud  de  cette  pièce,  il  ne  fallait  pas  la 
dénouer  en  rompant  ces  lois.  On  m'avouera  que 
cela  ne  pouvait  ni  ne  devait  être  attendu.  Qui  s'avi- 
serait qu'un  Empereur  Romain  fît  vœu  de  célibat? 
Cette  catastrophe  était  admirable  pour  un  Pape  ; 
mais  elle  est  burlesque  pour  un  Empereur.  Le 
célibat  était  odieux  aux  Romains  ;  il  y  avait  des 
lois  rigoureuses  contre  ceux  qui  l'embrassaient  ; 
et  les  sujets  suivant  aisément  l'exemple  du  souve- 
rain, ce  ferme  propos  que  fait  Titus  de  ne  point 
se  marier,  est  de  pernicieuse  conséquence.  Quand 

*  Cur  ergo  si  nequeo  ignoroque  poeta  [salutor]  ? 


272  APPENDICE   C 

il  aurait  été  assez  mal  honnête  homme  pour  le 
faire,  il  ne  fallait  pas  que  le  poète  l'alléguât  sur  le 
théâtre. 

Cette  catastrophe  pèche  encore  contre  la  règle 
des  mœurs  semblables,  qui  veut  que  les  personna- 
ges ne  fassent  rien  de  contraire  aux  manières  et 
aux  mœurs  de  leur  pays  *.  Tite  déclare  Domi- 
tien  son  successeur  ;  cela  n'est  pas  conforme  aux 
mœurs  romaines.  Les  Empereurs  associaient  à 
l'Empire  ceux  qu'ils  voulaient  par  le  consente- 
ment du  sénat  et  de  l'armée  ;  mais  ils  ne  dési- 
gnaient pas  leur  successeur  de  leur  autorité  privée. 
On  désignait  des  consuls,  mais  non  pas  des 
Empereurs.  Si  le  poète  a  respecté  l'histoire,  et  n'a 
pas  osé  faire  associer  Domitien  à  l'Empire,  ce 
qui  l'eût  bien  mieux  accommodé,  il  devait  avoir 
même  respect  pour  les  mœurs  romaines.  Je  vois 
bien  qu'il  avait  besoin  de  l'une  de  ces  deux  choses 
pour  ménager  l'ambition  de  Domitie,  de  laquelle 
il  ne  savait  que  faire  **  ;  mais  c'est  une  grande 
faute  d'avoir  besoin  de  faire  une  faute,  et  surtout 
de  faire  une  faute  qui  ne  tire  pas  d'affaire.  Car 
l'esprit  du  spectateur  n'est  pas  en  repos  touchant 
cette  Domitie  ;  et  on  sort  de  là  sans  savoir  si  cette 
ambition  extrême  est  ou  doit  être  satisfaite  de 
l'espérance  incertaine  de  régner  après  la  mort  de 
Titus,  et  si  elle  est  persuadée  qu'il  ne  rappellera 
pas   Bérénice,  ou  qu'il  gardera  son  vœu  de  chas- 


*  Respicere  exemplar  vitce  morumque  jubebo  doctum  imitato- 
rem. 

**  In  vitium  ducit  culpœ  fuga  si  caret  arte. 


APPENDICE    C  273 

teté  :  ce  qui,  à  mon  avis,  demeure  grandement 
problématique. 

Voilà,  Monsieur,  une  partie  de  ce  que  j'ai  trouvé 
à  la  Bérénice  de  Corneille,  que  je  n'ai  encore  vue 
qu'une  fois.  Quoique  ces  fautes  soient  considéra- 
bles, on  a  eu  tort  de  dire  de  cette  pièce  : 

Fabula  nullius  veneris,  sine  pondère  et  arte. 

Elle  a  assurément  de  grandes  beautés  ;  j'ai  résolu 
de  les  remarquer  un  jour  aussi  bien  que  celles  de  la 
Bérénice  de  M.  Racine.  Cependant,  Monsieur,  je 
vous  prie  de  ne  point  montrer  ces  deux  petites  cri- 
tiques :  vous  savez  qu'elles  ont  été  faites  chacune 
en  une  après-souper;  elles  ne  sont  donc  pas  en 
état  d'être  vues  par  ceux  qui  ne  m'aiment  pas 
autant  que  vous  faites  ;  et  puis...  Genus  irritabile 
valum.  Je  suis  avec  beaucoup  de  respect  (1), 

Monsieur, 

Votre,  etc. 

(1)  L'abbé  de  Villars  mourut  assassiné,  vers  la  fin  de  1673. 
Il  avait  environ  35  ans. 


III 

Réponse  à  la  critique  de  Bérénice 

PAR    LE    SIEUR    DE    S***. 

En  167 r,  parut  une  réponse  anonyme  à  la  Critique  de 
l'abbé  deVillars.  L'abbé  Granet  (Recueil  de  dissertations 
sur  plusieurs  tragédies  de  Corneille  et  de  Racine,  1740) 
et  d'après  lui  les  frères  Parfaictet  Louis  Racine  l'attri- 
buent à  Subligny  :  l'ancien  auteur  de  la  Folle  querelle 
serait  devenu  le  défenseur  de  Racine  !  M.  Paul  Mes- 
nard,  dans  l'Edition  des  Grands  Ecrivains  (II,  34g),  la 
réclame  pour  l'abbé  de  Saint-Ussans  :  cet  abbé  a 
sûrement  écrit  et  fait  imprimer  une  Réponse  à  la  critique 
de  Bérénice  ;  or  nous  n'en  connaissons  point  d'autre. 
(Le  privilège  accordé  au  «  sieur  de  S***  »  est  daté  du 
17  février  1671  ;  l'achevé  d'imprimer  est  du  16  mars.) 

Monsieur, 

J'ai  vu  votre  Critique  de  Bérénice,  je  l'ai  lue  d'un 
bout  à  l'autre  ;  tout  en  est  miraculeux,  et  il  n'est 
pas  jusqu'à  la  date  qui  ne  tire  une  exclamation  de 
ceux  qui  la  lisent  ;  il  est  vrai  qu'elle  a  quelque  chose 
de  surprenant:  on  ne  commença  de  jouer  Bérénice 
que  le  21  novembre  de  l'an  passé,  et  vous  avez  daté 
votre  critique  du  17  de  ce  même  mois.  Vous  ne 
sauriez  croire  les  effets  merveilleux  que  cela  pro- 
duit dans  l'esprit  de  vos  lecteurs  :  les  uns  vous  re- 


APPENDICE    C  27 D 

gardent  comme  un  prophète  qui  voit  les  choses  à 
venir  comme  deschoses  présentes;  les  autres  s'em- 
portent contre  votre  libraire  comme  contre  un 
homme  mal  intentionné  pour  le  public,  à  causé 
qu'il  ne  nous  a  donné  votre  lettre  que  deux  mois 
après  que  vous  l'avez  datée  ;  il  y  en  a  qui  se  scanda- 
lisent de  la  prétendue  supercherie  de  l'Hôtel  de 
Bourgogne,  qui  aurait  juré  hardiment  le  21  no- 
vembre que  personne  n'avait  encore  vu  sa  Béré- 
nice, lorsque  vous  l'aviez  déjà  critiquée,  et  que 
vous  y  aviez  même  remarqué  une  femme  de  qua- 
lité pleurer  copieusement.  Fiez-vous,  maintenant, 
disent-ils,  à  Messieurs  les  Comédiens,  quand  ils 
vous  assurent  qu'ils  vous  donnent  une  pièce  nou- 
velle. Prenez  la  peine  d'y  aller  sur  la  bonne  foi  des 
affiches,  et  flattez-vous  après  delà  pensée  que  vous 
avez  pris  le  plaisir  de  la  voir,  quand  vous  n'avez  eu 
tout  au  plus  que  le  reste  des  gens  à  vision,  et  que, 
par  des  représentations  anticipées,  les  spéculatifs 
des  choses  futures  se  sont  lassés  de  la  considérer 
avant  vous. 

Voilà,  Monsieur,  les  différents  sentiments  de 
ceux  qui  ont  pris  garde  à  votre  date  ;  mais  ils 
conviennent  tous  en  ce  qu'ils  croient  que  vous  êtes 
sorcier,  et  que  si  vous  êtes  prophète,  vous  n'êtes 
qu'un  prophète  à  fausses  enseignes.  Pour  moi  qui 
juge  mieux  de  votre  génie,  je  n'ai  garde  de  croire 
que  vous  soyez  un  magicien,  et  j'aurais  plutôt  de 
vous  toute  autre  pensée  que  celle-là. 

Vous  avez  fait  un  Livre*  qui  m'a  trop  bien  appris 

*  Le  Comte  de  Gabalis. 


276  APPENDICE    C 

à  ne  point  attribuer  à  la  magie  tout  ce  qui  n'est  pas 
ordinaire,  et  depuis  que  je  sais  que  dans  les  élé- 
ments il  y  a  de  certains  Messieurs  et  de  certaines 
Dames,  qui  font  de  petits  tours  très  commodes  pour 
leurs  amis,  je  n'accuse  plus  les  Démons  des  choses 
que  vos  Sylphes  et  vos  Sylphides  peuvent  faire  faci- 
lement. Je  sais  la  commodité  que  vous  avez  de  voir 
les  pièces  avant  qu'on  les  représente.  Les  comédiens 
qui  ont  joué  Bérénice  n'ont  sans  doutepasprétendu 
se  rendre  responsables  des  apparitions,  qui  peuvent 
arriver  aune  imagination  exaltée  comme  la  vôtre, 
lorsqu'ils  nous  ont  dit  que  cette  tragédie  paraissait 
pour  la  première  fois  sur  leur  théâtre  :  peuvent-ils 
empêcher  une  troupe  de  ces  Sylphes  que  nous  ne 
voyons  point,  de  faire  une  mascarade  invisible  pour 
une  partie  de  divertissement,  et  de  prendre  chacun 
tel  visage  que  bon  lui  semblera,  avec  des  habits 
convenables,  pour  venir  dans  la  chambre  d'un 
homme  de  leur  connaissance,  jouer  une  tragédie 
dont  ils  auront  appris  chacun  leur  rôle  à  mesure 
que  M.  Racine  en  faisait  les  vers  ? 

Je  ne  doute  pas,  Monsieur,  que  ce  ne  soit  ainsi 
que  vous  l'avez  vue.  Il  n'est  pas  que  la  Reine  des 
Sylphides  qui  aime  tant  ses  plaisirs  n'entretienne 
une  troupe  de  comédiens  volants,  qu'elle  a  prêtés 
sans  doute  à  la  prière  de  quelque  Sylphide  de  sa 
cour,  qui,  pour  vous  obliger  à  V immortaliser,  a 
voulu  gagner  vos  bonnes  grâces,  en  [vous]  (1)  don- 
nant la  Comédie,  et  a  tâché  de  faire  servir  ce  qu'on 
jouait,  à  vous  montrer  sa  passion,  par  les  larmes 

(1)  L'édition  originale  porte  :  nous. 


APPENDICE    C  277 

qu'elle  a  versées  à  l'aspect  d'une  Reine  malheureuse 
en  ses  amours;  voilà  sans  doute  ce  que  c'est  que 
cette  Dame  que  vous  avez  vue  pleurer  à  Bérénice  le 
17  novembre. 

En  vérité,  Monsieur,  votre  cabale  est  d'un  grand 
usage  ;  je  ne  m'imagine  jamais  le  plaisir  que  vous 
deviez  prendre,  avoir  représenter  la  pièce  de  M.  Ra- 
cine sur  le  fond  de  votre  lit  par  des  Sylphes  habil- 
lés à  la  Romaine,  qu'il  ne  me  vienne  une  envie 
étrange  d'apprendre  ce  que  vous  savez, —  quand  ce 
ne  serait  que  pour  avoir  le  divertissement  de  toutes 
les  comédies  dans  ma  chambre,  avant  que  le  pu- 
blic les  eût  vues. 

Etant  dans  ces  sentiments,  Monsieur,  vous  pou- 
vez croire  que  je  suis  dans  tous  les  vôtres,  et  que 
je  n'ai  garde  de  choquer,  par  un  esprit  de  contra- 
diction, une  personne  aussi  familière  que  je  crois 
que  vous  êtes  avec  ces  esprits  dont  je  recherche  la 
connaissance  ;etpuis  comme  lesrègles  de  poétique 
sur  lesquelles  vous  avez  fondé  votre  Critique  de 
Bérénice,  ne  sont  d'aucun  auteur  dont  j'aie  entendu 
parler  jusqu'ici,  je  m'imagine  que  c'est  la  poétique 
des  Sylphes  :  ainsi  j'y  applaudis,  je  la  trouve  admi- 
rable, et  je  l'embrasse  de  tout  mon  cœur. 

Oui,  Monsieur,  je  trouve,  comme  vous,  que 
Tite  devant  quitter  Bérénice  à  la  fin  de  ce  poème, 
on  nous  dit  tout  le  contraire  au  commencement  ; 
et  que  la  protase  de  cette  pièce  est  aussi  éloignée  de 
la  catastrophe,  que  la  première  partie  de  la  der- 
nière. Je  condamne  le  sentiment  de  ceuxquidisent, 
que  vous  êtes  si  délicat  que  vous  en  avez  le  goût 
dépravé,  que  vous  ne  voulez  que  des  pièces  courtes, 

BÉRÉNICE  8** 


278  APPENDICE    C 

que  vous  considérez  trop  votre  mémoire  pour 
l'accabler  de  tout  ce  qui  s'est  passé  en  un  jour,  que 
vous  aimez  si  peu  à  la  charger,  que  sur  la  fin  de 
votre  Critique,  vous  en  avez  oublié  le  com- 
mencement, et  que  vous  faites  une  seule  scène  de 
ce  que  vous  venez  de  trouver  trop  long  pour  un 
poème  tout  entier.  Au  lieu  qu'ils  disent  là-dessus, 
que  c'est  le  propre  de  l'erreur  de  se  contredire  ;  je 
dis,  moi,  que  c'est  le  propre  de  la  force  et  de  l'éten- 
due de  l'esprit  de  soutenir  tantôt  une  opinion,  tan- 
tôt le  contraire. 

Je  trouve,  comme  vous,  que  si  le  Roi  de  Coma- 
gène  eût  ouvert  le  théâtre,  en  disant  qu'il  a  su 
que  Titus  veut  renvoyer  Bérénice,  ou  si  on  eût  com- 
mencé par  le  second  acte  (comme  vous  dites  encore) 
la  catastrophe  n'eût  pas  été  si  éloignée  ;  et  il  est 
certain  que,  si  on  eût  voulu  l'approcher  encore 
davantage,  on  n'avait  qu'à  commencer  par  le  der- 
nier acte.  On  sait  bien  qu'Aristote  est  contraire  à 
cela,  et  que  ses  partisans  y  eussent  trouvé  à  redire. 
Ils  veulent  qu'une  pièce  commence  par  ce  qui  s'est 
passé  le  matin,  et  qu'elle  finisse  par  ce  qui  s'est 
passé  le  soir.  Mais  vous  vous  souciez  bien 
d'Aristote  !  Il  ne  savait  pas  faire  des  vers,  comme 
a  fort  bien  dit  un  des  habiles  connaisseurs  que  vous 
ayez  de  votre  parti  ;  qu'il  se  contente  que  les 
anciens  poètes  aient  suivi  ses  règles,  et  qu'il  laisse 
en  repos  ceux  de  notre  siècle. 

Ce  n'est  pas  que  vous  ne  sachiez  fort  bien  ces 
règles.  Il  y  en  a  une  preuve  incontestable  dans 
votre  Critique,  en  cet  endroit  où  vous  dites  que 
vous  les  avez  laissées  à  laporte  \  car  tout  le  monde 


APPENDICE    C  27Q 

raisonne  de  la  sorte  en  votre  faveur  :  Puisqu'il  les 
a  laissées,  il  fallait  qu'il  les  eût.  Voyez  à  quoi  sert 
un  mot.  Si  vous  n'aviez  mis  cela,  il  ne  fallait  qu'un 
incrédule,  pour  nier  que  vous  en  eussiez  jamais 
eu  la  connaissance;  et  vous  pouvez  même  avoir 
présentement  tel  ennemi  qui  dira  que  vous  n'avez 
jamais  été  fort  familier  avec  ces  règles  :  fondé  sur 
les  circonspections  que  vous  gardez  avec  elles,  et 
sur  le  traitement  respectueux  que  vous  leur  faites, 
en  les  appellant  Mesdemoiselles.  Pour  moi,  j'attri- 
bue cela  à  la  civilité  qui  est  ordinaire  aux  hon- 
nêtes gens,  et  je  m'assure  que  vous  les  auriez 
suivies,  si  les  vôtres  n'avaient  été  meilleures. 

En  effet,  il  est  certain  que  quiconque  verra  la 
poétique  du  Philosophe,  —  qui  prétend  que  l'une 
des  plus  grandes  beautés  que  le  poète  puisse  former 
dans  la  structure  de  sa  fable,  c'est  de  faire  que 
l'aventure  qui  doit  finir  tragiquement  aille  bien 
avant  dans  la  joie,  avant  d'être  troublée  par  les  acci- 
dents funestes,  qui  composent  la  catastrophe,  et  que 
pour  relever  avec  adresse  l'éclat  de  ces  renverse- 
ments, il  faut  qu'au  moins  une  fois,  on  voie  dans  le 
bonheur  et  dans  le  plaisir,  ces  personnes  que 
le  malheur  doit  accabler  dans  la  fin  de  la  tragédie, 
(ce  que  M.  Racine  a  suivi,  dans  la  joie  que  donne  à 
Bérénice  l'espoir  de  posséderTitus)  —  et  qui  verra 
ensuite  la  poétique  des  Sylphes,  —  qui  veut  que 
quand  un  amant  doit  quitter  sa  maîtresse  à  la 
fin  du  poème,  on  le  die  au  commencement,  —  trou- 
vera une  différence  très  grande  de  l'une  à  l'autre. 

Quiconque  verra  que  ce  bon  Grec  a  cru  que  la 
fable  composée  n'étaitplus  belle  q^re  la  fable  simple, 


280  APPENDICE    Ç 

qu'à  cause  de  la  péripétie,  —  c'est-à-dire,  de  cet 
événement  imprévu  qui  dément  les  apparences,  et 
qui,  par  une  révolution  que  l'on  n'attendait  point, 
vient  changer  la  face  des  choses:  changement  qu'il 
appelle  la  plus  grande  beauté  de  la  Tragédie  ; 
tel  qu'on  le  voit  dans  cet  acte  où  Bérénice, 
remplie  de  la  joie  du  mariage  qu'elle  espère,  vient 
apprendre  les  nouvelles  de  la  résolution  de  Titus, 
si  contraires  à  ce  qu'elle  a  dans  l'esprit  (car 
M.  Racine  a  suivi  partout  les  erreurs  d'Aristote)  — 
et  qui  verra  ensuite  que  vous  tenez  pour  la  fable 
simple,  et  tellement  simple,  que  vous  voulez 
qu'on  vous  avertisse  de  la  catastrophe  vingt-quatre 
heures  avant  qu'elle  arrive,  n'aura  garde  d'être  un 
moment  en  doute  sur  le  choix  qu'il  doit  faire  de  ces 
opinions  opposées.  Car  enfin  la  tragédie  ne  se  joue 
que  pour  le  spectateur.  Ainsi  quoiqu'il  soit  vrai 
que  le  jour  que  Tite  se  sépara  de  sa  maîtresse,  toutle 
monde  croyait,  le  matin,  qu'il  allait  épouser  celle 
qu'il  renvoya  le  soir,  parce  qu'il  ne  trouva  pas  à 
propos  de  lui  faire  ce  compliment  que  le  plus  tard 
qu'il  fut  possible,  et  qu'il  différa  tant  qu'il  put  de 
lui  conter  cette  fâcheuse  nouvelle:  comme  il  est 
aisé  de  voir  par  l'historien  Suétone  qui  ne  met 
qu'une  ligne  entre  ce  qu'il  nous  dit  des  prétendues 
noces  de  Titus  et  de  Bérénice,  et  de  leur  séparation 
effective  ;  quoique,  dis-je,  tout  cela  soit  véritable,  il 
vous  faut  contenter,  vous  qui  êtes  le  spectateur  ;  et 
si  vous  voulez  qu'on  vous  avertisse  de  ce  qui  est 
à  venir,  il  faut  vous  en  avertir.  Il  n'est  rien  de  si 
raisonnable,  et  vous  avez  eu  droit  de  critiquer  un 
poème  qui  en  agit  autrement. 


APPENDICE    C  20 1 

Quant  au  lieu  de  la  scène  où  vous  trouve^  à  re- 
dire, à  cause  que  vous  ne  voulez  pas  qu'Antiochus 
aille  dans  le  cabinet  de  l'Empereur,  pour  voir  sa 
maîtresse,  je  suis  d'avis  de  ne  vous  en  pas  parler  ; 
car  je  serais  obligé  de  vous  avouer  à  ma  honte,  que 
je  n'ai  pas  l'esprit  assez  subtil  pour  pénétrer  dans 
votre  sens,  et  pour  deviner  les  raisons  qui  vous 
font  trouver  mauvais,  qu'un  grand  Roi,  confident 
d'un  Empereur,  ait  l'entrée  de  son  cabinet. 

Je  vois  bien  que  ce  qui  fait  la  difficulté  que  j'ai  à 
vous  comprendre,  c'est  que  je  m'étais  fortement 
persuadé  jusqu'ici,  que  la  chose  la  moins  sujette  à 
la  critique  dans  cette  tragédie,  était  la  scène,  à 
cause  qu'on  n'y  voit  que  l'Amant,  la  Maîtresse,  et 
le  Confident  de  tous  les  deux  ;  que  tout  ce  qui  s'y 
passe  est  secret,  soit  les  alarmes  de  Bérénice,  soit 
les  conseils  que  Titus  demande  à  Paulin,  soit  la 
commission  qu'il  donne  à  Antiochus  de  parler  à  la 
Reine,  soit  enfin  les  derniers  adieux  de  toutes  ces 
personnes  ;  et  que  par  conséquent  le  cabinet  de 
Titus  était  un  lieu  très  propre  pour  cela,  et  vrai- 
semblablement celui  où  toutes  ces  choses  se  sont 
passées  en  effet.  Il  me  semblait  qu'Antiochus  ayant 
accoutumé  depuis  cinq  ans  de  parler  de  Titus  à  la 
Reine  comme  son  ami,  il  n'y  avait  point  à  s'éton- 
ner, si,  la  voyant  sur  le  point  d'épouser,  il  se  décla- 
rait son  amant  et  rival  de  Titus,  dans  ce  même 
lieu  où  Titus  croyait  qu'il  parlait  comme  confident 
de  son  amour.  Plus  j'y  rêve,  et  moins  je  trouve  la 
raison  que  vous  pouvez  avoir  de  vous  en  fâcher. 

N'importe,  Monsieur,  il  n'est  ni  règle  ni  raison, 
qui  m'empêche  de  donner  tête  baissée  dans  tout  ce 

8**# 


2ô2  APPENDICE    C 

que  vous  dites.  Il  faut  croire  que  M.  Racine  a  mal 
pris  son  lieu,  puisque  vous  le  trouvez  mauvais.  Il 
faut  croire  aussi,  par  la  même  raison,  que  Bérénice 
a  tort  d'être  surprise  qu? A  ntiochus  l'aime.-  Je  vous 
avertis,  par  parenthèse,  que,  si  vous  montrez  cette 
lettre  à  quelqu'un  qui  ait  vu  cette  tragédie,  il  faut 
bien  vous  garder  de  lire  cet  endroit  ;  car  il  vous 
répondrait  que  Bérénice  n'est  pas  surprise  qu'An- 
tiochus  l'aime,  mais  qu'il  le  lui  dise,  en  un  jour 
où  elle  va  épouser  l'Empereur  ;  qu'elle  s'étonne  que 
le  Roi  de  Comagène  lui  montre  de  l'amour,  dans 
un  temps  où  elle  croyait  qu'il  avait  appelé  sa 
raison  à  son  secours,  et  qu'il  s'était  accoutumé  à 
faire  de  nécessité  vertu,  et  à  n'avoir  plus  que  de 
l'amitié  pour  elle.  Cela  soit  dit  en  passant. 

J'admire  cependant  votre  honnêteté,  et  votre 
courage  à  blâmer  les  défauts  jusque  dans  un 
Empereur.  Il  faut  que  je  vous  imite,  et  que  je  me 
scandalise,  comme  vous,  que  Titus  ne  veuille  pas 
savoir  pour  quel  sujet  Antiochus  quitte  sa  cour. 
Cela  n'est  point  de  la  civilité.  Ce  n'est  pas  assez  de 
le  lui  demander  plusieurs  fois  ;  ce  n'est  pas  assez  de 
le  presser  là-dessus,  comme  il  fait  au  commence- 
ment du  troisième' acte.  Il  fallait  le  mettre  à  la 
torture  pour  le  faire  parler,  et  pour  lui  donner  un 
témoignage  de  la  part  qu'il  prenait  à  ses  affaires 
et  du  désir  qu'il  avait  de  savoir  ce  qui  lui  était 
survenu  ;  au  lieu  d'aller  par  la  voie  delà  douceur 
et  de  lui  représenter,  comme  il  fait,  les  raisons 
qu'il  a  de  demander  le  sujet  de  son  départ,  pour  le 
mieux  obliger  à  le  lui  dire.  Il  devait  prévoir 
qu'Antiochus,  ne  voulant  pas  découvrir  ce  qu'il 


APPENDICE    C  283 

avait  dans  l'âme  sur  ce  chapitre,  prendrait  sujet  de 
changer  de  discours  au  premier  mot  qui  lui  en 
donnerait  occasion,  comme  il  fait  dès  que  l'Empe- 
reur lui  dit  qu'il  lui  est  nécessaire. 

Au  lieu  de  deviner  tout  cela,  il  s'amuse  à  songer 
à  son  amour,  dont  vous  l'accusez  aussi  fort  judi- 
cieusement, quand  vous  dites  qu'il  fait  tout  pour 
sa  passion  et  rien  pour  son  honneur.  Les  petits 
esprits,  dont  la  portée  ne  s'étend  pas  bien  loin, 
s'imaginent  que,  quand  il  se  sépare  de  Bérénice, 
quand  il  est  insensible  à  ses  larmes,  quand  il  a  des 
duretés  pour  elle  qui  lui  font  dire  à  lui-même  qu'il 
est  un  barbare,  ils  croient  que  c'est  pour  son  hon- 
neur. Mais  vous  êtes  trop  fin  pour  vous  laisser 
tromper  à  cela.  Vous  êtes  bien  pour  le  moins  aussi 
subtil  que  ces  gens  qui  disaient  qu'il  ne  fallait  pas 
se  fier  à  la  mort  du  roi  Philippe,  et  qu'il  s'était  fait 
tuer  tout  exprès  pour  attraper  les  Athéniens. 
Pourquoi  nous  fierions-nous  à  la  séparation  de 
Tite  et  de  Bérénice  ?  Peut-être  qu'il  n'envoie  cette 
Reine  à  cinq  cents  lieuesloin  de  lui,  que  pourattra- 
per  les  Romains,  et  sans  leur  rien  dire,  il  prétend 
garder  toujours  son  amour  dans  son  cœur,  pour  les 
faire  enrager.  Et  si  cela  est,  vous  avez  raison  de 
dire  que  V amour  domine  dans  ce  poème  ;  quoiqu'à 
la  vérité  on  n'y  voit  pas  de  grandes  marques  de  sa 
domination,  et  que  la  connaissance  en  est  réservée 
aux  esprits  pénétrants  comme  vous. 

Il  est  bien  certain  que  ces  deux  vers,  que  vous 
attribuez  à  V humilité  de  Titus,  cette  confession 
(pour  parler  en  vos  termes)  de  n'avoir  pas  toujours 
été  si  honnête  homme  qu'il  est,  est  un  effet  de  son 


284  APPENDICE   C 

amour  :  il  dit  qu'avant  d'avoir  vu  Bérénice,  il  pas- 
sait sa  jeunesse  dans  la  cour  de  Néron,  comme  il 
voyait  les  autres  la  passer,  mais  qu'ayant  vu  cette 
Reine,  il  tâcha  de  se  rendre  honnête  homme  pour 
lui  plaire,  il  entreprit  le  bonheur  de  mille  malheu- 
reux et  il  se  fit  aimer  de  tout  le  monde,  pour  se 
faire  aimer  de  sa  maîtresse.  J'eusse  cru  qu'il  ne 
disait  cela  que  pour  nous  faire  voir  l'obligation 
qu'il  avait  à  Bérénice,  et  pour  nous  toucher  de 
"pitié,  en  nous  représentant  qu'il  était  obligé  de 
se  séparer  d'une  amante  à  qui  il  était  redevable 
de  sa  gloire,  si  vous  ne  m'appreniez  qu'il  le  dit 
pour  nous  empêcher  d'avoir  trop  bonne  opinion  de 
lui. 

Voyez  comme  je  défère  à  vos  sentiments.  Vous 
avez  après  cela  sujet  de  croire  que,  puisque  j'ai 
tant  fait,  je  les  suivrai  toujours.  En  effet,  si  je  suis 
de  votre  avis  en  dépit  de  la  raison,  pourquoi  n'en 
serais-je  pas  en  dépit  des  historiens  ?  Je  dis  cela 
sur  le  sujet  de  la  feinte,  que  vous  prétendez  que 
M.  Racine  a  faite,  en  disant  que  Bérénice  est  sœur 
d'Agrippa.  Tous  les  auteurs  qui  en  parlent  ont 
beau  l'assurer;  ils  ne  me  persuaderont  jamais, 
puisque  vous  voulez  que  ce  soit  une  feinte. 

Les  conjectures  auront  encore  moins  de  pouvoir 
sur  mon  esprit  ;  et  après  que  vous  avez  dit  que 
Rome  n'avait  point  d'autre  consul  que  Tite,  quand 
Bérénice  fut  renvoyée,  et  que  par  conséquent  il  ne 
fallait  pas  mettre,  dans  la  pompe  funèbre  de  Ves- 
pasien, 

Cette  foule  de  rois,  ces  consuls,  ce  sénat, 


APPENDICE    C  285 

il  me  semble  que  je  n'entends  rien  quand  on  me 
veut  prouver  le  contraire,  parce  qu'on  sait  que  la 
première  chose  que  les  Romains  faisaient  après  la 
mort  d'un  consul,  était  d'en  mettre  un  autre  en  sa 
place  pour  achever  son  temps,  (témoin  ce  consul 
à  qui  Cicéron  se  pressait  de  rendre  visite  avant  que 
son  consulat  fût  fini,  parce  qu'il  avait  succédé  à 
un  homme  qui  n'avait  plus  qu'un  jour  à  le  garder), 
et  que  selon  cette  coutume,  on  en  avait  mis  un  à 
la  place  de  Vespasien,  et,  pour  Tite,  que  les  histo- 
riens assurent  seulement,  qu'il  a  été  consul  avec 
son  père,  mais  qu'ils  ne  disent  pas  qu'il  le  fût  le 
jour  de  sa  mort,  — outre  qu'il  était  si  peu  ordinaire 
aux  Empereurs  de  garder  leur  consulat  quand  ils 
l'avaient  au  temps  de  leur  élection,  que  Pline  a 
loué  Trajan  comme  d'une  chose  rare,  de  ce  qu'il 
avait  été  le  premier  à  garder  le  sien. 

Voilà  de  belles  raisons  à  donner  à  un  homme  qui 
est  prévenu  de  votre  sentiment  comme  moi!  C'est 
à  faire  à  des  gens  qui  suivent  Aristote  et  Horace  à 
se  payer  de  ces  raisons-là  :  parce  qu'ils  sont  pet 
suadés  que,  quand  ce  point  serait  contre  l'histoire, 
il  est  permis  au  poète  d'inventer,  et  que  même  une 
feinte  faite  à  propos  donne  plus  d'éclat  à  la  vérité 
et  fait  un  des  beaux  ornements  d'un  poème.  Mais 
vous,  selon  votre  poétique,  vous  n'avez  garde 
de  trouver  bon  qu'on  mente.  Vous  êtes  trop  scru- 
puleux pour  cela  ;  vous  prenez  toujours  les  choses 
au  pis,  —  jusque  là  que  vous  voulez  que  tout  le 
monde  se  mette  en  tête,  quand  on  entend  parler 
Bérénice,  qu'on  entend  parler  une  incestueuse, 
quoique  pas    un    historien  n'en    donne    aucune 


286  APPENDICE    C 

assurance,  mais  qu'ils  parlent  tous  sur  la  bonne  foi 
d'un  bruit  que  peut-être  les  médisants  faisaient 
courir. 

Si  le  pauvre  Aristote  était  au  monde,  il  ne 
manquerait  pas  de  vous  dire  là-dessus  que  vous 
ne  savez  pas  ce  que  c'est  que  les  mœurs  dans  une 
tragédie  :  puisque  ce  n'est  autre  chose  que  ces 
inclinations  puissantes  qui  font  paraître  une  per- 
sonne ce  qu'elle  est,  selon  l'intention  de  la  fable, 
sans  se  mettre  en  peine  des  endroits  de  sa  vie  qui 
ne  regardent  point  le  sujet  qu'on  traite.  Et  ce 
philosophe,  qui  a  blâmé  Euripide  (je  ne  sais  si 
vous  en  avez  jamais  entendu  parler)  d'avoir  fait 
Egisthe  aussi  méchant  qu'il  était  en  effet,  et  plus 
méchant  qu'il  n'était  besoin  pour  l'intention  de 
sa  fable,  ne  manquerait  pas  de  louer  M.  Racine 
d'avoir  seulement  fait  paraître  Bérénice  fort  amou- 
reuse de  Titus,  comme  il  fallait  pour  son  sujet, 
sans  avoir  mis  un  mot  qui  puisse  faire  penser 
qu'elle  ait  jamais  été  incestueuse. 

Mais,  Monsieur,  n'avoir  qu'Aristote  contre  vous, 
c'est  être  bien  faible.  Un  vivant  a  toujours  plus 
de  raison  qu'un  mort,  et  un  vivant  comme  vous, 
qui  sait  tout  ce  qui  se  peut  savoir,  qui  sait,  par 
exemple,  que  du  temps  de  Titus,  Bérénice  était  une 
belle  surannée.  Je  vous  en  loue,  parce  que  je 
m'imagine  que  vous  voulez  en  être  loué,  et  que 
vous  n'en  parlez  que  pour  faire  voir  que  vous  le 
savez,  non  pas  pour  blâmer  le  poète  ;  car,  —  outre 
que  la  vérité  est  pour  lui,  et  qu'il  n'a  rien  changé  à 
l'histoire  pour  l'âge  de  Bérénice,  quoiqu'il  n'eût 
pas  été  le  premier  à  prendre  cette  licence,  —  il  ne 


APPENDICE    C  287 

fait  rien  dire  à  cette  Reine  qui  sente  fort  sa  vieil- 
lesse, et,  pour  Titus,  il  pouvait  bien  être  amoureux 
d'une  veuve  de  vingt-cinq  ans  (car  elle  pouvait 
n'avoir  que  cela),  après  qu'un  général  des  Assy- 
riens avait  été  amoureux  d'une  autre  Juive  veuve, 
qui  en  avait  pour  le  moins  cinquante,  et  si  pas- 
sionnément amoureux  qu'il  en  perdit  son  armée 
et  sa  tête. 

A  propos  de  Juive,  il  faut  avouer  que  vous  êtes 
bien  clairvoyant.  Rien  n'échappe  à  votre  critique  : 
parce  que  Bérénice  a  lâché  une  seule  fois,  sans  y 
penser,  le  mot  de  Dieux,  vous  l'accusez  de  paga- 
nisme. Je  suis  charmé  de  votre  zèle  pour  la   reli- 
gion, et  je  vous  avoue  que  les  spectateurs  eussent 
bien  mieux  connu  que  Bérénice  était  Juive,  si,  au 
lieu  de  Dieux  qu'elle  dit  une  fois,  elle  avait  souvent 
imploré,    sur    le    théâtre,    le    Dieu    d'Abraham, 
d'Isaac  et  de  Jacob.  On  a  beau  dire  que  c'est  une 
façon  de  parler,    qui   nous   arrive   quelquefois   à 
nous-mêmes,  qui  sommes   Chrétiens;   on  a   beau 
dire  que   Bérénice  parlant   à    des  païens  voulait 
s'accommodera  eux,  en  ce  qui  lui  coûtait  si  peu  de 
chose  ;  il   est  certain  que  Dieux  est  tout  au  moins 
une  parole  oiseuse,  dont  il  faudra  rendre  compte. 
Ce  que  vous  critiquez  ensuite  est  bien  pis  :  que 
Bérénice  veuille  mourir  désespérée.  Je  suis  ravi  de 
voir  votre  opinion  sur  cette  sorte  de  désespoirs. 
J'avais  déjà  vu  celle  de  quantité  de  personnes,  qui 
mettent  parmi  les  sentiments  généreux,  cette  réso- 
lution de  la  personne  héroïque,  qui,  perdant  l'objet 
de  son  amour,  se  détermine  à  la  mort  ;  ils  disent 
qu'on  y  trouve  toutes  les  qualités,  qui  produisent 


20ô  APPENDICE   C 

les  deux  passions  que  demande  la  tragédie,  et  que 
d'ailleurs  ils  ne  sont  pas  de  mauvais  exemple, 
parce  que  ce  sont  des  premiers  mouvements  dont 
nous  ne  sommes  pas  les  maîtres.  Je  suis  bien  aise 
d'apprendre  de  vous  que  c'est  oublier  la  Loi  de 
Dieu  ;  et  je  serais  d'avis,  sur  cette  réflexion  que 
vous  faites,  que  dans  une  ville  bien  policée,  on  ne 
souffrît  point  de  tragédie,  dont  on  n'employât  les 
entr'actes  à  faire  un  petit  demi  quart  d'heure  de 
méditation,  pour  faire  tout  avec  connaissance  et 
d'un  sang  rassis. 

C'est  grand  dommage  que  vous  ne  soyez  Direc- 
teur général  des  comédiens  de  France.  Vous  leur 
défendriez  par  la  voix  du  crieur  public,  comme  on 
faisait  aux  avocats  de  l'Aréopage,  d'exciter  aucune 
passion,  de  peur  que  le  trouble  de  leur  âme  ne  les 
emportât  à  dire  qu'ils  se  voulaient  tuer,  ou  quelque 
chose  d'approchant  :  car  je  vois  bien  que,  selon 
vous,  il  y  a  quantité  de  façons  de  parler  qui  signi- 
fient cela,  comme  par  exemple,  implorer  la  mort, 
courir  au  trépas,  que  vous  attribuez  à  Antiochus, 
comme  à  un  homme  qui  se  va  tuer;  au  lieu  que, 
communément  parlant,  on  jugerait  de  ces  discours 
que  c'est  qu'il  s'ennuie  de  sa  vie  infortunée,  et  qu'il 
s'en  va  peut-être  à  la  tête  de  son  armée  entre- 
prendre quelque  guerre  dangereuse. 

Pour  Titus,  tout  le  monde  est  de  votre  avis. 
Il  est  vrai  qu'il  se  veut  tuer,  s'il  est  la  cause 
de  la  mort  de  Bérénice.  Vous  dites  que  cela  est 
indigne  d'un  Héros  romain  ;  je  suis  fâché  pour 
l'amour  de  vous  qu'il  die  sur  ce  chapitre  ces  deux 
vers: 


\ 


APPENDICE    C  289 

Je  me  suis  vu,  Madame,  enseigner  ce  chemin, 
Et  par  plus  d'un  Héros,  et  par  plus  d'un  Romain. 

Car,  après  cela,  vous  aurez  de  la  peine  à  per- 
suader au  monde  qu'il  n'y  a  point  de  Héros  ni  de 
Romain  qui  se  soit  tué.  On  peut  bien  ignorer  que 
Caton  s'ôta  la  vie  ;  on  peut  bien  ne  pas  savoir  que 
Marius  se  précipita  après  avoir  donné  la  mort  par 
un  excès  de  jalousie  à  la  jeune  Hellas,  qu'il  ado- 
rait ;  mais  de  dire  qu'on  croie  que  Titus  ment  sur 
le  point  qu'il  veut  mourir,  quand  il  dit  ces  deux 
vers,  il  n'y  a  pas  apparence;  et  Ton  demeurera 
toujours  persuadé,  sur  sa  parole,  que  des  Héros  et 
des  Romains  se  sont  tués  avant  lui,  —  et  sans 
doute  pour  de  moindres  sujets,  que  celui  que  don- 
nerait à  Titus  la  pensée  d'avoir  causé  la  mort 
d'une  belle  Reine,  qu'il  a  si  longtemps  adorée. 

Hélas,  Monsieur,  ce  ne  serait  pas  vous  qui  en 
viendriez  à  cette  extrémité.  Vous  n'avez  pas  l'âme 
assez  tendre  pour  cela,  vous  qui  riez  à  l'endroit 
qu'on  dirait  être  le  plus  touchant  de  toute  la  pièce 
dont  nous  parlons  :  à  ce  reproche  pressant  et  sen- 
sible qui  fait  connaître  le  cruel  état  de  Titus,  qui, 
tout  Empereur  qu'il  est,  est  obligé  de  se  séparer  de 
ce  qu'il  aime  ;  à  ce  vers  si  énergique  pour  exciter 
la  pitié, 

Vous  êtes  Empereur.  Seigneur,  et  vous  pleurez, 

qui  semble  si  bien  faire  ressouvenir  les  spectateurs 
de  ces  sentiments  de  tristesse,  de  cette  langueur 
affligeante,  et  de  cette  douleur  mortelle  dont  l'âme 


ù- 


29O  APPENDICE   C 

de  Titus  est  abattue,  quand  il  dit  lui-même  au  Roi 
de  Comagène, 

Plaignez  ma  grandeur  importune,  etc. 

Je  vous  avoue  mon  faible  :  je  ne  vois  jamais  de 
pareils  endroits  que  je  ne  me  sente  attendrir.  Ils 
ont  le  secret  d'exciter  la  pitié  dans  mon  âme,  et  je 
•ressemble  fort  à  Horace  en  cela, 

Si  vis  me  flere  dolendum  est, 
Primum  ipsi  tibi  ;   tune  tua  me  infortunia  lsedent. 

Je  porte  envie  à  cette  grandeur  d'âme  héroïque, 
qui  est  au-dessus  de  l'humanité,  et  qui  fait  que  vous 
vous  choquez  des  pleurs  d'un  Empereur.  De 
l'humeur  dont  vous  êtes,  je  ne  vous  conseille  pas 
de  lire  Homère,  Sophocle,  Ovide,  Sénèque,  Vir- 
gile, Cicéron,  ni  tous  les  Anciens, _ —  où  vous  ver- 
riez pleurer  Achille,  Ulysse,  Ajax,  Hercule,  Enée, 
Alexandre,  César,  et  tant  d'autres  Empereurs,  dont 
les  larmes  seraient  capables  de  vous  noyer,  si  on 
les  avait  conservées  dans  des  vases. 

Je  m'imagine  que  dans  les  règles  de  votre  poé- 
tique, la  fin  de  la  tragédie  n'est  pas  d'exciter  la 
pitié  ;  car  on  y  travaillerait  en  vain,  puisque  ces 
mouvements  pathétiques,  qui  font  pleurer  l'acteur 
même,  ne  peuvent  rien  sur  vous.  M.  Racine  vous 
aurait  bien  plu  davantage,  s'il  avait  fait  comme 
M.  Corneille,  qu'il  eût  laissé  dire  le  bon  Horace, 

Projicit  ampullas  et  sesquipedalia  verba, 
Si  curât  cor  spectantis  tetigisse.... 


APPENDICE    C  29I 

et  qu'au  lieu  de  faire  pleurer  Tite,  il  nous  l'eût 
représenté,  comme  l'effroi  du  genre  humain, 
comme  un  mangeur  de  petits  enfants,  qui  n'avait 
qu'à  mettre  un  pied  devant  l'autre  et  dire  un  mot 
un  peu  plus  haut  qu'à  l'ordinaire,  pour  faire  trem- 
bler le  monde  debout  en  bout.  Il  est  vrai  qu'on 
eût  dit  de  lui  ce  qu'on  dit  de  M.  Corneille,  qu'il 
a  voulu  copier  son  Tite  sur  notre  invincible  Mo- 
narque, et  qu'il  y  a  très  mal  réussi,  comme  on  voit 
par  la  comparaison  qui  en  a  été  faite  en  vers  : 

Tite  par  de  grands  mots  nous  vante  son  mérite, 
Louis  fait,  sans  parler,  cent  exploits  inouïs, 

Et  ce  que  Tite  dit  de  Tite, 
C'est  l'univers  entier  qui  le  dit  de  Louis. 

Mais  c'aurait  toujours  été  quelque  chose  pour 
M.  Racine.  Il  aurait  du  moins  eu  la  gloire  de  don- 
ner matière  par  ses  ouvrages,  à  une  épigramme 
faite  à  l'avantage  de  notre  grand  Roi  ;  et,  selon 
vous,  il  vaudrait  bien  mieux  qu'il  eût  fait  cela, 
que  d'avoir  composé  ces  madrigaux,  ces  élégies, 
dont  sa  pièce,  comme  vous  dites  fort  bien,  n'est 
qu'un  tissu  galant,  depuis  le  commencement  jusqu'à 
la  fin. 

En  effet,  jettez  les  yeux  sur  quelque  endroit  de 
sa  Tragédie  que  vous  voudrez  ;  vous  ne  manque- 
rez jamais  d'y  trouver  un  madrigal.  Par  exemple, 
n'en  est-ce  pas  là  un  bien  touchant  ? 

Seigneur,  je  n'ai  pas  cru  que  dans  une  journée,  etc. 

Mais  voulez-vous  voir  une  élégie  admirable? 
Ecoutez  ce  que  Tite  dit  à  Paulin  : 


292  APPENDICE    G 

Et  je  l'ai  vue  aussi,  cette  cour  peu  sincère,  etc. 

Mon   Dieu  !   le  joli  madrigal  que  voici  encore  ! 
Rome  observe  aujourd'hui    ma  conduite  nouvelle,  etc. 

Tout  de  bon,  voilà  qui  est  bien  doux.  Mais  voici 
une  tendresse  bien  exprimée  : 

Sauvons  de  cet  affront  mon  nom  et  sa  mémoire, 
Et  puisqu'il  faut  céder,  cédons  à  notre  gloire. 

En  voulez-vous  une  autre  ? 

Sais-je  combien  le  ciel  m'a  compté  de  journées  ? 
Et  de  ce  peu  de  jours  si  longtemps  attendus, 
Ah  1  malheureux,  combien  j'en  ai  déjà  perdus  ! 

N'admirez-vous  pas  ce  sentiment  passionné  ? 

Il  ne  faut  point  ici  nous  attendrir  tous  deux. 
Et  celui-ci  encore  > 

Mais  il  ne  s'agit  plus  de  vivre,  il  faut  régner! 

Il  y  a  cent  douceurs  de  cette  nature,  que  nous 
serions  trop  longs  à  parcourir.  Mais  voici  un  ma- 
drigal ou  une  élégie,  eomme  il  vous  plaira  de  l'ap- 
peler, qui  couronne  tout  le  reste  : 

Ne  vous  attendez  point  que,  las  de  tant  d'alarmes,  etc. 

Quelle  douceur    pour    une   maîtresse  à   qui    on 
conte  dételles  fleurettes!  Est-il  de  cœur  à  l'épreuve 
de  ces  tendresses  ? 
Voilà  ce  tissu  galant  de  madrigaux  et  d'élégies. 


APPENDICE    C  293 

Avouons  que  cela  s'appelle,  filer  le  parfait  amour 
à  la  Céladone.  Pousse-t-on  le  tendre  chez  les  Syl- 
phes de  cette  façon-là  ?  Si  ce  sont  là  vos  madri- 
gaux, que  seront  vos  poèmes  héroïques  ? 

Mais  à  propos  de  madrigal,  parlons  un  peu  du 
Madrigal  testamentaire,  du  Poulet  funèbre,  du 
legs  pieux  qui  vous  a  donné  sujet  de  faire  mer- 
veilles, dans  les  noms  ingénieux  dont  vous  l'avez 
baptisé.  Il  y  a  longtemps  que  je  voulais  savoir  le 
sentiment  d'un  grand  homme  comme  vous  sur  les 
madrigaux  testamentaires  ;  car  je  m'imagine  que 
vous  appeliez  ainsi  tout  ce  qui  s'écrit  en  mourant, 
soit  prose  ou  vers,  puisque  les  acteurs,  parlant 
en  vers  sur  leur  théâtre,  nous  représentent  les 
Rois  parlant  en  prose  dans  leur  palais.  Il  faut  que 
je  vous  fasse  voir  un  de  ces  poulets  funèbres  qu'un 
Héros  de  notre  siècle  écrivait  à  sa  Maîtresse  : 

Vous  apprendrez  par  la  fin  de  ma  vie  que  je  suis 
homme  de  parole,  et  qu'il  était  vrai  que  je  ne  voulais 
vivre  qu'autant  que  j'aurais  l'honneur  de  vos  bonnes 
grâces.  Car  ayant  appris  votre  changement,  je  cours 
au  seul  remède  que  j'y  puis  apporter,  et  vas  mourir 
sans  doute,  puisque  le  ciel  vous  aime  trop  pour  sauver 
ce  que  vous  voulez  perdre,  et  qu'il  faudrait  un  miracle 
pour  me  tirer  du  péril  où  je  me  jetterai.  La  mort  que 
je  cherche  et  qui  m'attend,  m'oblige  à  finir  ce  discours. 
Voyez  donc,  belle  Princesse,  par  mon  respectueux 
désespoir,  ce  que  peuvent  vos  mépris,  et  si  j'en  étais 
digne. 

Je  pourrais  bien  me  moquer  ici  avec  vous,  de 
tous  les  connaisseurs  de  notre  temps,  qui  donnent 
leur  suffrage  à  ce  legs  pieux  (pour  parler  toujours 


294  APPENDICE    C 

en  vos  termes).  Ils  ne  trouvent  pas  mauvais  qu'il 
vienne  d'un  Héros  Chrétien,  Catholique,  Aposto- 
lique et  Romain.  Tout  ce  qu'on  peut  dire  pour 
excuser  leur  erreur,  c'est  que  peut-être  n'auraient- 
ils  pas  été  de  ce  sentiment,  s'ils  avaient  su  que  vous 
deviez  condamner  un  pareil  billet  de  Bérénice,  qui, 
étant  femme,  a  plus  de  faiblesse  qu'un  Héros;  qui, 
étant  Juive,  a  moins  de  mesures  à  garder  qu'un 
chrétien  ;  qui,  paraissant  sur  un  théâtre,  doit  moins 
cacher  la  violence  de  ses  passions  que  celui  qui 
écrit  de  sang-froid  dans  sa  chambre  ;  et  qui  par 
conséquent  est  mille  fois  plus  excusable  que  ce 
grand  homme  que  nos  savants  n'ont  pas  blâmé. 

Je  suis  bien  aise  que  vous  ayez  résolu  le  doute 
que  j'avais  sur  le  chapitre  des  madrigaux  testamen- 
taires. Mais  vous  deviez  pousser  votre  raillerie 
plus  avant  :  vous  deviez  dire  que  Bérénice  ne  s'est 
pas  contentée  de  faire  testament,  mais  que,  pour 
achever  tout  à  fait  les  apprêts  de  sa  mort,  elle  a 
loué  des  pleureurs  et  des  pleureuses,  qui  font  si 
bien  leur  devoir,  avant  même  qu'elle  soit  morte. 
Ah  !  c'était  un  reproche  à  faire  à  M.  Racine  ;  car 
si  l'on  ne  croit  qu'on  pleure  à  sa  pièce  pour  de 
l'argent,  comme  croyait  Horace  de  certains  poètes 
de  son  temps,  on  dira  à  son  avantage  que  c'est  que 
sa  pièce  a  cette  grande  vertu  que  Scaliger  et  Cas- 
telvetro  appellent  l'efficace  de  la  tragédie.  On  se 
moquera  de  votre  Critique  ;  on  dira  que  vous  avez 
été  préoccupé  en  la  faisant,  puisque  vous  avez 
mieux  aimé  dire  à  votre  honte,  que  vous  pouviez 
être  touché  d'un  poème  défectueux,  que  d'avouer 
à  la  gloire  de  M.  Racine,  que  le  sien  était  parfait. 


APPENDICE    C  295 

On  vous  soutiendra  que,  les  larmes  étant  la  fin  de 
la  tragédie  et  la  plus  glorieuse  récompense  du 
poète,  celui-ci  a  sujet  d'être  satisfait  de  sa  pièce. 
On  vous  dira  que  les  règles  ne  sont  faites  que  pour 
acquérir  cette  fin,  qui  sont  les  pleurs  du  spectateur, 
et  que  dès  qu'un  poème  l'a  acquise,  il  ne  faut  plus 
demander  s'il  est  selon  les  règles.  On  vous  com- 
parera à  ce  médecin  de  Milan,  qui  se  contentait, 
disait-il,  de  posséder  la  vérité,  et  qui  s'attachait  si 
fort  aux  règles  de  la  médecine,  que,  sans  considé- 
rer qu'elles  avaient  été  faites  pour  la  santé,  il  se 
glorifiait  d'avoir  tué  un  homme  selon  les  formes, 
et  eût  été  au  désespoir  d'en  avoir  guéri  un,  s'il 
s'était  mis  en  tête  qu'il  avait  manqué  en  quelque 
chose  contre  son  art. 

Cependant  tout  cela  fera  regarder  de  plus  près 
la  tragédie  que  vous  critiquez.  On  fera  réflexion 
que  tout  le  monde  qui  y  pleure  n'y  pleure  pas  pour 
rien.  On  l'examinera,  et  on  trouvera  que  vous 
blâmez  un  poème  qui  a  deux  qualités  les  plus 
belles  et  les  plus  propres  pour  exciter  les  deux 
passions  que  demandent  ces  ouvrages.  On  y  trou- 
vera ujie_héroïne.  ni  trop  bonne,  ni  trop  méchante, 
qui  ne  pèche  que  par  l'emportement  de  la  plus 
violente  des  passions  ;  et  on  la  verra  affligée  par- 
ce qu'elle  aime  le  plus  au  monde,  puisque  son 
amant  l'abandonne  ;  et  cela,  c'est  le  comble,  le 
période,  et  le  dernier  point  de  tout  ce  que  les 
faiseurs  de  poétique  ont  demandé  jusqu'ici. 

Vous  aurez  un  beau  plaisir  de  voir  ainsi  louer  ce 
que  vous  avez  critiqué.  J'en  aurai  de  la  peine  à 
votre  considération.  Du  moins,  si  vous  ne  vouliez 


296  appendice  c 

rien  dire  davantage  sur  cet  endroit,  vous  deviez 
mieux  appuyer  celui  où  vous  parlez  de  la  simpli- 
cité d'action,  que  vous  accusez  d'excès  dans  cette 
tragédie.  Il  fallait,  en  faisant  imprimer  votre  Cri- 
tique, faire  imprimer  aussi  votre  Sophocle,  que 
vous  citez  si  à  propos  pour  la  multiplicité  d'inci- 
dents. Vous  auriez  ôté  par  là  l'équivoque  que  tout 
le  monde  fait  à  votre  désavantage.  On  entend  par 
Sophocle,  cet  auteur  de  YOedipe,  qui  a  eu  tant  de 
réputation  parmi  les  Grecs,  et  on  s'étonne,  avec 
raison,  que  vous  vous  soyez  avisé  de  lui  attribuer 
la  multiplicité  d'incidents,  à  lui  qui  a  toujours 
affecté  une  grande  simplicité  d'action.  Pour  moi, 
qui  connais  un  peu  vos  maximes,  je  n'ai  garde  de 
croire  que  vous  avez  lu  ce  poète,  quand  ce  ne 
serait  que  parce  que  Horace  a  dit  qu'il  le  fallait 
lire  : 

Vos  exemplaria  grseca 
Nocturnâ  versate  manu,  versate  diurnâ. 

Vous  entendez  sans  doute  parler  de  quelque 
Sophocle  nouveau,  qui  n'est  connu  que  de  vous  ; 
mais  on  n'est  pas  obligé  de  savoir  que  vous  en 
ayez  un  particulier  à  votre  usage  :  vous  deviez  le 
faire  connaître  au  public,  afin  qu'on  ne  fût  pas 
étonné  quand  vous  le  citeriez. 

Vraiment  il  y  a  quantité  d'endroits  comme  cela 
dans  votre  Critique,  où  l'on  dirait  que  vous  avez 
voulu  faire  grâce  au  poète,  et  où  vous  vous  y  pre- 
nez, ce  semble,  si  négligemment,  qu'un  honnête 
homme  me  demanda  l'autre  jour,  si  ce  n'était  pas 
un  des  amis  de  M.    Racine  qui   avait  critiqué  sa 


APPENDICE    C  297 

pièce.  Je  veux  croire  que  cet  honnête  homme  ne 
se  connaissait  pas  en  Critique,  et  qu'il  ne  consi- 
dérait pas  les  doctes  raisonnements  dont  vous 
avez  d'ailleurs  appuyé  la  vôtre.  Car  après  tout, 
votre  écrit  a  été  reçu  à  la  cour  comme  il  le  méri- 
tait, on  lui  a  rendu  toute  la  justice  que  vous  deviez 
attendre,  et  si  les  ris  sont  une  démonstration  de  joie, 
vous  avez  sujet  d'être  satisfait  de  la  joie  qu'on  a 
montrée  en  le  lisant. 

Il  n'y  a  qu'une  chose  qui  me  chagrine,  et  qui 
doit  aussi  vous  chagriner.  C'est  que  le  Roi  ait  été 
content  de  Bérénice,  lui  dont  l'approbation  est 
trop  glorieuse  pour  un  auteur,  et  dont  le  seul  plai- 
sir est  l'unique  but  de  l'ambition  du  poète  le  plus 
ambitieux  qui  soit  en  France.  Tout  ce  qu'on  peut 
faire  là,  c'est  de  dire  qu'il  n'a  trouvé  cette  pièce  à 
son  goût,  que  pour  ressembler  en  tout  à  Alexandre, 
avec  qui  il  a  déjà  de  commun,  le  courage,  la  valeur, 
la  prudence,  et  toutes  les  vertus  d'un  héros.  Il  sait 
que  ce  grand  conquérant,  qui  méprisait  un  monde 
entier  comme  indigne  de  son  estime,  était  telle- 
ment passionné  pour  les  poèmes  d'Euripide,  qu'il 
choisit  entre  les  Perses  et  parmi  les  Gédrosiens 
toutes  les  personnes  d'esprit,  et  leur  distribua  des 
vers,  afin  d'être  entretenu  à  toutes  les  heures  du 
jour  de  ses  divines  tragédies,  surtout  de  son  lphi- 
génie,  où  Aristophane,  son  censeur  impitoyable, 
n'a  jamais  trouvé  à  redire  ;  et  on  voit  que  la  Béré- 
nice de  M.  Racine  ressemble  extrêmement  à  cette 
Iphigénie. 

La  pauvre  fille  se  réjouit  d'abord  de  son  pré- 
tendu   mariage  avec    Achille  ;    comme  Bérénice 

9* 


/ 


298  APPENDICE    C 

se  réjouit  de  ses  prétendues  noces  avec  Titus. 
Iphigénie  est  surprise,  crie,  et  fond  en  larmes, 
quand  elle  apprend  qu'au  lieu  d'épouser,  il  faut 
être  sacrifiée  au  salut  des  Grecs,  par  son  propre 
père  ;  comme  Bérénice  se  décharge  en  lamentations 
et  en  soupirs,  quand  on  lui  dit  qu'il  faut  êtresacri- 
fiée  aux  lois  des  Romains,  et  qu'elle  est  abandon- 
née de  ce  même  amant,  qu'elle  croyait  épouser. 
Agamemnon  pleure  en  voyant  pleurer  sa  fille  ; 
comme  Titus  pleure  en  voyant  pleurer  sa  maî- 
tresse. Le  Grec  ne  se  laisse  jamais  si  fort  attendrir, 
qu'il  en  change  de  résolution  ;  comme  le  Romain, 
quelque  sensiblement  qu'il  soit  touché,  ne  se  laisse 
jamais  fléchir.  Ils  disent  l'un  et  l'autre,  dans  l'em- 
portement de  leur  douleur,  des  choses  fort  appro- 
chantes. L'un  s'entend  reprocher  par  sa  fille  et  par 
sa  femme,  ses  pleurs,  et  son  attachement  à  l'oracle 
et  à  la  satisfaction  des  Grecs  ;  comme  l'autre  par 
sa  maîtresse,  ses  larmes  et  son  attachement  aux 
lois  et  au  contentement  des  Romains.  Et  enfin  la 
catastrophe  d'Iphigénie  n'est  autre  que  la  résolu- 
tion de  cette  généreuse  fille,  qui,  se  lassant  de 
pleurer  inutilement,  fait  tout  d'un  coup  un  effort 
sur  sa  faiblesse,  et  exhorte  elle-même  son  père  à  la 
sacrifier  ;  comme  le  dénouement  de  Bérénice  con- 
siste seulement  en  ce  changement  subit  de  cette 
Reine,  qui,  après  avoir  en  vain  versé  tant  de  pleurs, 
se  résout  à  partir,  et  exhorte  elle-même  son  amant 
à  vivre  en  repos,  éloigné  d'elle. 

On  sait  bien,  Monsieur,  que  tout  cela  est  véri- 
table. Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  en  vérité  M.  Racine 
est  bien  à  plaindre,  et  si  j'étais  de  lui,    je   ne   me 


APPENDICE    C  299 

consolerais  jamais,  de  n'avoir  pour  modèle 
qu'Euripide,  pour  auteurs  qu'Aristote,  Horace, 
Scaliger,  Castelvetro,  et  autres  de  cette  façon, 
tous  gens  si  peu  considérables  et  si  infortunés, 
qu'ils  n'ont  pas  l'honneur  d'être  connus  de  vous, 
et  de  vous  avoir  pour  censeur. 

Cependant,  Monsieur,  il  est  temps  que  je  finisse. 
Mais  auparavant  il  faut  que  je  vous  prie  de  dire  à 
votre  ami,  Monsieur  de  ***,  qu'il  applique  mieux 
une  autre  fois 

Infelix  puer  atque  impar  congressus  Achilli, 

à  moins  qu'il  ne  prétende,  qu'on  ne  peut  faire 
un  poème  dramatique,  sans  vouloir  entrer  en  lice 
avec  M.  Corneille.  Carde  dire  que  M.  Racine  a 
traité  le  même  sujet  que  lui,  c'est  parler  fort  à  la 
manière  du  peuple,  qui  s'imagine  que,  parce  que 
Bérénice  est  un  nom  commun  à  deux  tragédies, 
ces  deux  tragédies  doivent  être  la  même  chose. 
Vous  savez  bien  que  tout  en  est  différent  :  l'action 
différente,  le  temps  différent,  peut-être  même  la 
scène  différente,  et  que  si  un  seul  auteur  avait  fait 
ces  deux  pièces,  elles  se  compteraient  fort  bien 
pour  deux  poèmes,  aussi  distingués  que  deux 
actions  d'une  même  personne,  dont  l'une  suppose 
l'autre  :  comme  les  deux  Iphigénies  d'Euripide,  et 
les  deux  Œdipes  de  Sophocle. 

C'est  assez,  Monsieur,  adieu.  Si  vous  avez  déjà 
fait  la  critique  de  la  première  pièce  qui  paraîtra, 
faites-moi  la  grâce  de  me  l'envoyer,  afin  que  je 
l'admire,   comme   celle-ci.  Et   surtout    quand  les 


300  APPENDICE    C 

Sylphes  en  représenteront  quelqu'une  dans  votre 
chambre,  ne  m'oubliez  pas  ;  faites-le-moi  savoir 
par  un  billet,  afin  que  je  la  voie.  Ce  que  je  viens 
de  faire  pour  vous,  en  applaudissant  à  tous  vos 
sentiments,  dans  cette  dissertation,  vaut  bien  pour 
le  moins  cette  reconnaissance.  Je  suis, 

Monsieur, 

Votre,  etc. 


IV 


Lettres  de  Bussy-Rabutin  et  de   madame  Bossuet 
(belle-sœur  de  VEvêque  de  Me  aux). 

Mme  Bossuet  a  Bussy. 

A  Dijon,  ce  28  juillet  1671. 
Je  suis  très-fâchée  de  ne  pouvoir  vous  en- 
voyer la  Bérénice  de  Racine  ;  je  l'attends  de  Paris  : 
je  suis  assurée  qu'elle  vous  plaira;  mais  il  faut 
pour  cela  que  .vous  soyez  en  goût  de  tendresse,  je 
dis  la  plus  fine,  car  jamais  femme  n'a  poussé  si  loin 
l'amour  et  la  délicatesse  qu'a  fait  celle-là.  Mon 
Dieu  !  la  jolie  maîtresse  !  et  que  c'est  grand  dom- 
mage qu'un  seulpersonnage  ne  puisse  pas  faire  une 
bonne  pièce  ;  la  tragédie  de  Racine  serait  parfaite. 

Bussya  Mme  Bossuet. 

A  Chaseu,  ce  ieraoût  1671. 

Je  serai  bien  aise  de  voir  la  Bérénice  de 

Racine  ;  et  s'il  ne  faut,  comme  vous  dites,  qu'être 
en  goût  de  tendresse  pour  l'estimer,  je  ne  désespère 
pas  d'en  faire  le  cas  qu'elle  mérite.  Je  suis  né  tendre 
et  je  n'irai  pas  fort  loin  pour  revenir  là-dessus  à 
mon  naturel. 


3o2  APPENDICE   C 

Mme  Bossuet  A  Bussy. 

A  Dijon,  ce  5  août  1 67 1 . 
Tenez,  Monsieur,  voilà  la  Bérénice  de  Racine 
que  je  vous  ai  promise.  Je  vous  défie,  tout  révolté 
que  vous  puissiez  être  contre  l'amour,  de  la  lire  sans 
émotion,  et,  quelque  entêté  que  vous  soyez  de  la 
gloire,  de  ne  vouloir  pas  un  mal  enragé  à  Titus  de 
la  préférer  à  une  si  aimable  maîtresse.  Les  dames, 
après  cela,  n'ont  qu'à  être  de  bonne  foi  pour  les 
messieurs,  et  qu'à  les  bien  assurer  de  leur  cœur, 
vous  voyez  ce  qu'il  en  coûte  :  encore  sont-elles  la 
plupart  assez  sottes  pour  n'avoir  pas  de  regrets  à 
leurs  peines.  Mais  ne  serait-on  pas  trop  heureux  de 
pouvoir  se  contenter  des  tièdes  plaisirs  de  la  bonne 
amitié  ?  Dites-moi  ce  que  vous  en  pensez, 
Monsieur;  ce  peut  être  le  sujet  d'une  lettre 


Bussy  a  Mme  Bossuet. 

A  Bussy,  ce  13  août   1671. 

Je  ne  fais  que  recevoir  votre  lettre,  Madame,  avec 
Bérénice  ;  je  viens  de  la  lire.  Vous  m'aviez  pré- 
paré à  tant  de  tendresse  que  je  n'en  ai  pas  tant 
trouvé.  Du  temps  que  je  me  mêlais  d'en  avoir,  il 
me  souvient  que  j'eusse  donné  là-dessus  le  reste  à 
Bérénice.  Cependant  il  me  paraît  que  Titus  ne 
l'aime  pas  tant  qu'il  dit,  puisqu'il  ne  fait  aucuns 
efforts  à  l'égard  du  sénat  et  du  peuple  romain.  Il 
se  laisse  aller  d'abord  aux  remontrances  de  Paulin 


APPENDICE    C  3o3 

qui,  le  voyant  ébranlé,  lui  amène  le  peuple  et  le 
sénat  pour  l'engager,  au  lieu  que  s'il  eût  parlé 
ferme  à  Paulin,  il  aurait  trouvé  tout  le  monde 
soumis  à  ses  volontés.  Voilà  comment  j'en  aurais 
usé,  Madame,  et  ainsi  j'aurais  accordé  la  gloire 
avecl'amour.  Pour  Bérénice,  si  j'avaisété  à  sa  place, 
j'aurais  fait  ce  qu'elle  fit,  c'est-à-dire  que  je  serais 
parti  de  Rome  la  rage  dans  le  cœur  contre  Titus, 
mais  sans  qu'Antiochus  en  valût  mieux.  Les  gens 
qui  n'ont  point  passé  par  là  croient  qu'il  n'est  rien 
en  pareille  rencontre  de  si  naturel  et  de  si  aisé  que  de 
chercher  à  se  remplir  le  cœur  de  quelque  autre 
passion.  Pour  moi,  j'ai  éprouvé  que  la  chose  n'est 
pas  possible,  et  qu'on  est  tellement  rebuté  de  l'in- 
fidélité, de  l'inconstance  et  de  l'ingratitude,  que  l'on 
préfère  «  les  tièdes  plaisirs  de  la  bonne  amitié  »  à 
tout  le  reste....." 


Mme  Bossuet  a  Bussy. 

A  Dijon,  ce  24  août  1671. 

Votre  cœur  n'est  pasaussi  indifférent'que  je 

le  croyais,  puisqu'il  vous  souvient  encore  que  vous 
auriez  pu  donner  le  reste  à  Bérénice  en  fait  de  ten- 
dresse, et  il  faut  l'avoir  poussée  bien  loin,  pour 
trouver  qu'on  en  aurait  plus  qu'elle  :  je  vous  en 
loue  et  révère  ;  il  ne  faut  pas  aimer  à  demi  quand 
on  s'en  mêle.  Tout  ce  que  vous  dites,  Monsieur, 
sur  l'état  où  se  trouve  un  pauvre  cœur  abandonné, 
est  si  bien  dit  et  si  juste,  qu'il  n'y  a  personne  qui 
ne  sente  que  cela  doit  être  ainsi,  pourpeu  qu'on  ait 


304  APPENDICE    C 

f 

l'âme  honnête  ;  et  je  trouve  si  vilain  de  chercher 
à  se  remplir  le  cœur  d'une  autre  passion,  que  je  ne 
puis  souffrir  les  gens  qui  en  sont  capables.  Toutes 
les  dames  parlent  ainsi  en  pareil  cas  ;  mais  elles  ne 
sont  pas  toujours  si  sincères  que  moi 


V 

Tite  et    Titus  ou    les    Bérénices 

Comédie  en  3   actes 
(UTRECHT.    MDCLXXIII) 


ACTEURS. 

Apollon 

Melpomène        '    „ 
rp  ,    Muses 

1HALIK 

Tite.    Empereur 
Bérénice  de  Tite 
Titus,  Empereur 
Bérénice  de  Titus 
Antiochus,  Roi  de  Comagène 
Domitien,  frère    de  Tite 
Domitie,  femme  de  Domitien 

La  scène  est  au  Parnasse  dans  le  Temple  de  Mémoire. 

ACTE  Ier 
Scène    première. 

THALIE,  TITE. 
THALIE 

Le  sujet  qui  vous  amène  ici  ne  m'est  pas  tout  à 
fait  inconnu,  et  déjà  la  Renommée  en  a  apporté  la 
nouvelle  au  Dieu  qui  commande  en  ces  lieux  ; 
mais,  comme  cette  Nymphe  ne  parle  pour  l'ordi- 
naire que  fort  confusément  de  toutes  choses,  il  est 


3o6  APPENDICE    C 

à  propos  que  vous  m'expliquiez  un  peu  plus  nette- 
ment la  matière  de  plainte  que  vous  avez,  et  enfin 
ce  qui  vous  oblige  de  venir  au  Parnasse  implorer 
la  justice  d'Apollon. 


Belle  Déesse  (car  votre  air  et  votre  mine  ne 
sont  pas  d'une  beauté  mortelle,  et  je  ne  puis  qu'es- 
pérer bien  de  mon  voyage,  puisque  je  suis  tombé 
dans  de  si  bonnes  mains,  dès  mon  entrée  dans  cet 
illustre  pays)  je  suis  l'infortuné  Tite,  Empereur  de 
Rome.  Mais,  que  dis-je  ?  je  suis  ;  parlons  plus  juste, 
et  disons  seulement  que  je  prétends  l'être  :  puisque 
l'on  me  conteste  que  je  le  sois  ;  qu'un  imposteur, 
qui  se  fait  appeler  Titus,  aeula  hardiesse  d'usurper 
sur  moi  ce  titre  glorieux  ;  et  que  je  suis  exposé  à 
passer  pour  un  fourbe  et  pour  un  scélérat,  si  je  ne 
puis  faire  voir  que  c'est  lui  qui  en  est  un  et  non 
pas  moi.  C'est  là  le  sujet  qui  m'amène  en  ces 
lieux  ;  j'y  viens  demander  vengeance  à  Apollon 
de  l'injure  que  me  fait  cet  usurpateur  :  d'autant 
plus  grande  que,  comme  vous  saurez  par  la  suite, 
c'est  un  très  mal  honnête  homme,  qu'il  y  a  bien 
grande  différence  de  lui  à  moi,  et  que  je  serais  fort 
fâché  de  lui  ressembler.  Je  suis  donc  venu  au  Par- 
nasse, pour  y  faire  décider  si  je  suis  un  imposteur 
ou  si  je  suis  les  délices  du  genre  humain  :  car  il 
faut  nécessairement  que  je  sois  l'un  des  deux,  et  il 
n'y  a  point  de  milieu  entre  ces  deux  extrémités. 
Jugez,  charmante  Déesse,  s'il  y  eut  jamais  de  diffé- 
rend plus  important  que  celui-là. 


APPENDICE    C  3o7 

THALIE 

Il  est  vrai  qu'il  ne  saurait  l'être  davantage  pour 
vous,  puisqu'il  s'agit  de  savoir  si  vous  êtes  vous- 
même  ou  si  vous  ne  l'êtes  pas  ;  aussi  me  défiai-je 
bien  d'abord,  quand  j'ouïs  dire  que  deux  Empe- 
reurs Romains  devaient  venir  en  ce  pays,  que  de  si 
grands  personnages  ne  faisaient  pas  ce  voyage  pour 
une  cause  légère.  Mais  de  grâce  redites-moi  votre 
nom.  Je  ne  sais  comment  il  m'a  échappé  quand 
vous  l'avez  dit.  J'ai  lu  quelquefois  l'histoire  ro- 
maine, et  la  suite  des  Empereurs  est  une  chose 
assez  connue  ;  mais  je  n'y  ai  jamais  vu  le  nom  que 
je  pense  avoir  ouï  :  il  faut  assurément  que  j'aie  mal 
entendu. 

TITE 

Je  vous  ai  dit,  ô  Déesse,  que  j'étais  l'Empereur 
Tite. 

THALIE 

Tite  !  Voilà  un  bien  petit  nom  pour  un  si  grand 
Seigneur;  vous  ne  pouvez  pas  en  avoir  déplus 
mince  ;  pour  peu  qu'on  en  ôtât  il  n'y  resterait 
rien  :  Tite  !  On  ne  se  défierait  jamais  que  le  maître 
du  monde  s'appelât  de  la  sorte  ;  et  si  vos  raisons 
n'ont  pas  plus  de  poids  ni  plus  de  gravité  que 
votre  nom,  je  tiens  votre  affaire  désespérée. 

TITE 

Et  comment  voudriez-vous  donc  que  je  m'ap- 
pelasse ?  Aimeriez-vous  mieux  que  j'eusse  pris  un 
nom  Latin   en  Français,  comme  mon  ennemi,  et 


3o8  APPENDICE    C 

que  je  m'appelasse  Titus  ?  Il  y  a  long-temps  que 
les  noms  en  us  ne  sont  plus  honorables,  et  que 
le  monde  est  désabusé  sur  cette  affectation. 

THALIE 

Comme  il  ne  m'appartient  pas  de  vous  juger,  je 
me  garderai  bien  de  prononcer  entre  Tite  et  Titus. 
C'est  un  incident  de  votre  affaire,  qui  pourra  bien 
être  jugé  avec  le  principal,  si  vous  en  priez  Apol- 
lon. Cependant  ce  que  je  puis  vous  dire  là-dessus, 
c'est  que  ce  sera  sur  vos  mœurs  et  sur  vos  senti- 
ments qu'il  vous  jugera,  et  non  pas  sur  vos  noms  ; 
ainsi,  quelque  ridicule  que  puisse  être  le  vôtre, 
vous  n'en  devez  rien  appréhender.  D'ailleurs  je 
considère  que  cette  différence  de  nom,  entre  vous 
et  votre  adversaire,  était  nécessaire  pour  vous  dis- 
tinguer l'un  de  l'autre  dans  cette  occasion. 


Votre  entretien  a  quelque  chose  de  si  doux  et  de 
si  singulier  tout  ensemble,  aimable  Nymphe,  que 
je  ne  saurais  plus  résister  à  la  curiosité  de  savoir 
qui  vous  êtes.  Je  vous  conjure  donc  de  vouloir  sa- 
tisfaire la  mienne  sur  ce  point,  comme  j'ai  satisfait 
la  vôtre,  et  de  me  dire  en  quelles  mains  il  a  plu  au 
sort  de  me  conduire. 

THALIE 

Il  n'est  rien  de  plus  juste  que  ce  que  vous  me  de- 
mandez, et  j'ai  même  quelque  intérêt  à  vous  l'ac- 
corder ;  car,  comme  je  vous  ai  parlé  avec  assez  de 
liberté,  cela  pourrait  vous  avoir  déplu  :  parce  que 


APPENDICE    C  309 

vous  ne  savez  pas  qui  je  suis  ;  et  je  serais  bien  fâ- 
chée d'avoir  déplu  à  un  personnage  de  votre  qua- 
lité. Mais  vous  verrez  bien  que  je  n'en  ai  point  eu 
le  dessein  en  me  jouant  comme  j'ai  fait  sur  votre 
nom,  lorsque  vous  saurez  le  mien  ;  que  c'est  ma 
manière  naturelle  et  générale,  et  que  je  traite  tou- 
tes choses  de  cet  air-là.  Car  enfin  l'on  m'appelle 
Thalie,  et  je  suis  la  Muse  de  la  Comédie. 


Je  me  veux  grand  mal  de  ne  l'avoir  pas  deviné. 
Je  n'aurais  jamais  cru  être  si  grossier,  et  je  devais 
bien  juger  qu'il  faut  que  vous  aimiez  bien  à  rire  : 
puisque  vous  ne  vous  en  pouviez  pas  empêcher 
en  parlant  d'une  affaire  aussi  sérieuse  que  cell»  qui 
m'amène  ici,  et  à  un  homme  de  ma  qualité. 

THALIE 

Il  est  vrai  que  je  ne  serais  pas  la  Muse  de  la  Co- 
médie, si  je  n'aimais  pas  à  rire.  Mais  ce  n'est 
jamais  sans  sujet  que  je  le  fais  ;  et  les  gens  de  votre 
qualité  ne  sont  pas  toujours  les  moins  ridicules 
des  hommes  :  un  Prince  ou  un  Empereur  comi- 
que est  tout  autrement  plaisant,  qu'un  bourgeois 
jaloux  ou  qu'un  valet  fourbe,  et  je  ne  sais  pour- 
quoi l'on  m'a  défendu  de  jouer  les  grands,  et  qu'on 
a  réservé  toutes  leurs  affaires  pour  l'usage  de  ma 
sœur  Melpomène,  la  Muse  de  la  Tragédie  ;  car  j'y 
aurais  beaucoup  mieux  trouvé  mon  compte,  que 
parmi  le  peuple.  Il  paraît  bien  en  cela  que  les 
affaires  de  ces  Messieurs-là  sont  réglées  par  l'auto- 
rité, et  non  pas  par  la  raison  :  ce  n'est  pas  la  seule 


3lO  APPENDICE    C 

injustice  qu'on  fait  en  leur  faveur...  En  voilà  assez 
pour  une  matière  si  délicate,  et  nous  sommes  in- 
terrompus à  propos,  par  cette  aimable  personne 
qui  s'avance  vers  nous  :  il  faut  qu'elle  soit  étran- 
gère, car  je  ne  la  connais  point. 

TITE 

Vous  voyez,  charmante  Muse,  la  belle  Prin- 
cesse que  j'aime  ;  cette  étrangère  est  la  Reine  Bé- 
rénice, dont  vous  avez  sans  doute  ouï  parler. 

Scène  II. 

THALIE,  BÉRÉNICE  TjE    TITE   ET    TITE. 


Oui,  belle  Reine,  votre  réputation  n'est  guère 
moindre  que  vos  agréments  ;  et  avant  que  vous 
eussiez  paru  dans  ces  lieux,  nous  savions  déjà  que 
vous  étiez  une  des  plus  aimables  personnes  du 
monde.  Aussi  devez-vous  attendre  d'Apollon,  et 
des  autres  Muses  mes  sœurs,  aussi  bien  que  de 
moi,  toutes  les  civilités  que  vous  méritez. 

TITE 

Madame,  connaissez  la  charmante  Thalie,  cette 
ingénieuse  Muse  de  la  Comédie. 

BÉRÉNICE  DE  TITE 

Il  paraît  bien  à  vos  discours^  savante  Nymphe, 
que  les  grâces  et  les  jeux  ne  vous  abandonnent 
jamais,  et  l'obligeante  raillerie,  dont  vous  m'avez 
accueillie,   ne  pouvait    être  assaisonnée    par  une 


APPENDICE    C  3  I  I 

main  plus  délicate.  Aussi,  je  la  reçois  avec  toute 
la  reconnaissance  que  méritent  les  civilités  et  les 
louanges  d'une  Immortelle  comme  vous. 

THALIE 

Vous  venez  à  propos  en  ce  pays,  aimable  Prin- 
cesse, et  le  sort  vous  y  a  sans  doute  conduite  pour 
y  terminer  l'illustre  différend,  que  le  Parnasse 
doit  voir  décider  en  ce  jour  :  votre  cœur  discernera, 
mieux  que  toutes  les  lumières  de  l'esprit  d'Apol- 
lon même,  lequel,  de  Tite,  ou  de  Titus,  est  le  véri- 
table Empereur  que  vous  aimez. 

BÉRÉNICE  DE  TITE 

Je  serais  peut-être  propre  à  cet  office,  aimable 
Muse,  si  je  n'étais  pas  dans  le  même  embarras 
qu'eux,  et  si  je  ne  venais  pas  au  Parnasse  comme 
eux,  pour  y  demander  justice  à  Apollon  d'une 
fausse  Bérénice,  dont  la  hardiesse  me  déshonore, 
et  qui  se  fait  passer  pour  moi. 

THALIE 

Quoi,  Madame,  vous  êtes  aussi  double  ? 

BÉRÉNICE    DE   TITE 

Oui,  docte  Nymphe,  une  impudente  sans 
gloire  et  sans  honte,  usurpe  mon  nom,  et  prétend 
être  seule  Bérénice.  Et  mon  aventure  a  cela  de 
cruel,  par-dessus  celle  de  ce  Prince,  qu'au  moins 
son  nom  le  distingue  de  son  ennemi  :  il  y  a  quel- 
que différence  entre  Tite  et  Titus  ;  mais  il  n'y  en 
a  point  entre  le  nom  de  mon  ennemie  et  le  mien  : 
elle   s'appelle  Bérénice   tout  comme  moi.  Ainsi, 


3  I  2  APPENDICE    C 

dans  cette  entière  ressemblance  de  nom,  j'ai  encore 
plus  grand  sujet  que  Tite  d'appréhender  qu'on  ne 
me  prenne  pour  une  autre,  et  qu'on  ne  m'at- 
tribue bien  des  choses,  qui  ne  me  conviennent  pas. 

THALIE 

C'en  est  assez  pour  le  présent,  belle  Princesse, 
vous  avez  apparemment  plus  besoin  de  repos  que 
de  discours  ;  et,  pour  me  servir  des  paroles  de  ce 
galant  homme-là, 

Un  voyage  si  long  doit  vous  avoir  lassée. 

Allez  vous  donc  reposer,  Madame,  afin  que 
vous  paraissiez  tantôt  devant  Apollon,  avec  tous 
vos  agréments  ;  vous  n'ignorez  pas  qu'il  est  natu- 
rellement galant,  et  votre  beauté,  devant,  un  Juge 
comme  lui,  ne  saurait  nuire  à  votre  cause.  Aussi 
bien  j'aperçois  ma  sœur  Melpomène,  la  Muse  de  la 
Tragédie,  qui  amène  ici  deux  étrangers  qui  ont 
bien  la  mine  d'être  vos  ennemis. 

TITE 

N'en  doutez  pas,  belle  Nymphe,  ce  sont  eux- 
mêmes. 

THALIE 

Il  n'est  pas  à  propos  que  vous  vous  voyiez  en- 
core, et  il  est  juste  que  vous  leur  laissiez  la  place  à 
leur  tour.  Allez  donc  vous  délasser,  belle  Reine  ; 
pour  vous,  ô  Tite,  sortez  aussi  ;  mais  ne  vous  éloi- 
gnez pas.  Je  suis  bien  aise  de  rester  ici  :  quand 


APPENDICE    C  3  I  3 

Titus  et  sa  Bérénice  seront  sortis,  vous  rentrerez, 
et  je  vous  achèverai  ce  que  j'avais  encore  à  vous 
dire. 

Scène  III. 

THALIE,  MELPOMÈNE,  TITUS,    BÉRÉNICE  DE    TITUS. 
MELPOMÈNE 

C'est  ici,  généreux  Prince,  que  vous  devez  être 
jugés  ;  voilà  le  Tribunal  d'Apollon  ;  et  ce  magnifique 
lieu  s'appelle  le  Temple  de  Mémoire  :  il  n'est  pas 
que  vous  n'en  ayez  ouï  parler.  Tout  ce  qui  se  passe 
ici  dedans  demeure  éternellement,  et  rien  n'en 
peut  effacer  le  souvenir.  Voyez  donc  combien 
grande  est  la  faveur,  que  le  sort  vous  a  faite,  de 
vous  ouvrir  les  voies  pour  venir  en  ce  lieu  ;  puis- 
que, soit  vainqueurs,  soit  vaincus,  la  mémoire  de 
votre  nom  y  sera  éternisée  avec  celle  de  votre 
différend. 

TITUS 

Nous  tâcherons,  savante  Muse,  par  notre  con- 
duite et  par  nos  discours,  de  répondre  à  une 
faveur  si  signalée,  en  ne  faisant  rien  d'indigne  de 
la  vénération,  qui  est  due  à  ces  lieux  sacrés.  Je 
parle  pour  cette  belle  Reine,  comme  pour  moi, 
car  je  m'assure  qu'elle  ne  me  désavouera  pas. 

BÉRÉNICE   DE  TITUS 

Oui  sans  doute,  savante  Nymphe,  et  si  tous  les 
sentiments  de  Titus  m'ont  toujours  servi  de  loi, 
lors  même  que  j'ai  eu  sujet  de  les  trouver  les  plus 
injustes,  il  n'y  a  pas  apparence  que  je  le  désavoue, 

BÉRÉNICE  9** 


3  14  APPENDICE    C 

quand  il  m'en  attribue  d'aussi  raisonnables  que 
ceux-là. 

THALIE 

J'ai  bien  de  la  joie,  illustres  Amants,  de  vous 
revoir  dans  un  si  bon  accord  ;  et  tous  ceux,  que 
votre  séparation  avait  si  fort  affligés,  jusques  à  les 
faire  fondre  en  larmes,  seront  bien  consolés, 
quand  ils  sauront  votre  bonne  intelligence  pré- 
sente. Vous  vous  étiez  pourtant  séparés  avec  assez 
de  cérémonie,  et  votre  adieu  avait  été  assez  long 
pour  tenir  plus  longtemps  et  pour  ne  vous  pas 
réunir  sitôt. 

BÉRÉNICE  DE  TITUS 

Si  les  périls  communs  ont  toujours  réuni  les 
plus  grands  ennemis,  peut-on  trouver  étrangev 
aimable  Muse,  que,  le  danger  qui  nous  menace 
l'un  et  l'autre,  et  l'injure,  qui  nous  est  faite  à  tous 
deux  par  les  imposteurs  qui  usurpent  nos  noms, 
étant  aussi  grande  qu'elle  est,  nous  nous  soyons 
réunis  pour  en  tirer  raison  ? 

MELPOMÈNE 

En  effet,  ma  sœur  n'a  pas  raison,  de  vous  faire 
cette  raillerie  ;  mais  il  ne  faut  pas  que  cela  vous 
effraie  :  car,  outre  que  tout  ce  qu'elle  dit  n'est  le 
plus  souvent  que  pour  rire,  elle  est  obligée  de 
défendre  vos  ennemis,  ayant  ordre  d'Apollon  de 
les  protéger,  comme  il  m'a  chargée  de  vous  con- 
duire. 


APPENDICE    C  3  I  5 

titus,  à   Thalie 

Aimable  Muse,  vous  aurez  grand  besoin  de  tous 
vos  agréments  pour  défendre  Tite  et  sa  Bérénice, 
si  vous  l'entreprenez  :  car,  pour  des  raisons 
sérieuses,  solides  et  régulières,  quelque  ingénieuse 
que  vous  soyez,  vous  aurez  bien  de  la  peine  à  en 
trouver  en  leur  faveur.  Surtout  avant  que  de  les 
faire  parler,  bandez  bien  votre  esprit,  et  augmen- 
tez, s'il  se  peut,  sa  pénétration  ordinaire  :  car, 
toute  Déesse  que  vous  êtes,  vous  aurez  bien  de  la 
peine  à  les  entendre,  et  l'Oedipe  de  la  Fable  ne 
mérite  pas  plus  de  gloire  que  vous,  si  vous  savez 
déchiffrer  leur  jargon.  Et  afin  que  vous  ne  croyiez 
pas  que  je  raille  comme  vous,  voici  un  échantillon 
de  leur  style,  sur  lequel,  pour  vous  préparer,  vous 
pouvez  exercer  votre  sagacité  ;  car  on  n'y  com- 
prend rien  que  par  conjecture.  Par  exemple, 
savante  Thalie,  dites  de  bonne  foi  si  vous  enten- 
dez ce  vers,  d'un  endroit  où  Tite  se  compare  lui- 
même  à  un  lion  endormi  ;   sur  quoi  il  dit  que 

Mon  réveil  incertain  fait  du  monde  f étude. 
THALIE 

Comment  dites-vous  ce  vers?  Titus,  redites,  je 
vous  prie. 

TITUS 
Mon  réveil  incertain  fait  du  monde  l'étude. 
L'entendez-vous  à  cette  heure  ?  dites  vrai. 

THALIE 

Encore  moins. 


3  I  6  APPENDICE    C 

TITUS 

Voyons  si  encore  vous  entendez  mieux  celui-ci  : 

Il  verse  en  nos  esprits, 
Les  principes  secrets  de  prendre  et  d'être  pris. 

Comme  ce  n'est  pas  un  entretien  fort  agréable 
que  de  rapporter  des  galimatias,  je  vous  fais  grâce, 
docte  Thalie,  et  je  n'en  dirai  pas  davantage.  Il  est 
vrai  qu'il  ne  parle  pas  toujours  si  obscurément  ; 
car  se  peut-il  rien  de  clair  que  ces  vers  : 

Je  prends  votre  maîtresse,  allez,  prenez  la  mienne... 
Epousez-la,  mon  frère,  et  ne  m'en  parlez  plus? 

et  cet  autre  : 

Car  mon  cœur  fut  son  bien  à  cette  belle  Reine  ? 

Vous  voyez  bien  par  là  qu'il  sait  bien  se  faire 
entendre  quand  il  lui  plaît,  et  même  quelquefois, 
pour  un  jeune  Empereur  amoureux,  il  fait  de  fort 
belles  moralités,  comme  par  exemple,  se  peut-il 
rien  de  plus  édifiant  que  ces  deux  vers  : 

Nous  mourons  tous  sans  cesse  et  par  un  triste  sort, 
Chaque  instant  de  la  vie  est  un  pas  vers  la  mort  ? 

Ils  sont  pourtant  de  lui.  Enfin  c'est  un  fort  joli 
garçon,  à  tout  prendre,  que  votre  Tite,  et  si  la 
Muse  de  la  Comédie  aime  autant  à  rire  comme  on 
le  dit,  elle  s'en  peut  donner  au  cœur  joie. 

THALIE 

C'en  est  assez,  Prince;  et  c'est  pofterla  satire  un 
peu  loin.  Certes  vous  entreprenez  sur  mes  droits 
avec  trop  de  hardiesse  en  ma  présence.  Mais  sur- 


APPENDICE    C  3  17 

tout  voilà  une  grande  liberté  d'esprit  pour  un 
homme  aussi  amoureux  que  vous,  et  qui  vient  tout 
fraîchement  de  se  faire  une  violence  aussi  doulou- 
reuse que  celle  de  quitter  ce  qu'il  aime.  Je  vous 
avoue,  que  si  j'étais  à  la  place  de  cette  belle  Reine, 
ce  grand  enjouement  me  ferait  défier  qu'il  n'y  eût 
eu  bien  de  la  fourberie  en  votre  fait,  et  que  votre 
séparation  d'avec  elle  ne  fût,  peut-être,  dans  le 
fond  qu'une  ingratitude  et  un  dégoût  déguisé 
sous  une  apparence  de  gloire.  Peut-être  ne  serais-je 
pas  la  première  qui  aurait  fait  ce  jugement  là,  de 
votre  aventure  ;  car  enfin  on  n'est  point  si  plaisant 
quand  on  est  bien  amoureux,  et  je  gage  que  votre 
Bérénice,  tendre  comme  elle  est,  et  qui  aime  de 
bonne  foi.... 

MELPOMÈNE 

C'en  est  aussi  trop  à  votre  tour,  ma  sœur,  et  il 
n'est  pas  honnête  d'aller  réveiller  des  soupçons 
et  des  différends  sensibles.  Vous  êtes  aussi  trop 
malicieuse.  Gardez-vous  bien  de  faire  de  même 
tantôt  devant  Apollon,  car  je  m'en  plaindrais  tout 
de  bon  ;  et  c'est  une  inhumanité  d'aller  ainsi,  par 
des  souvenirs  douloureux,  troubler  l'esprit  des 
gens  qui  ont  à  parler  et  à  se  défendre. 

THALIE 

J'aime  fort,  Melpomène,  à  vous  voir  sur  ce  ton 
sérieux  et  pitoyable;  comme  c'est  votre  naturel,  je 
n'y  trouve  pas  à  redire.  Faites-en  de  même  pour 
moi,  je  vous  prie,  et  me  laissez  railler  et  rire  tout 
mon  saoul.  Aussi  bien  Apollon  ni  vous  ne  vien- 
driez pas  à  bout  de  m'en  empêcher. 


3  I  8  APPENDICE    C 

MELPOMÈNE 

Laissons,  mes  chers  Princes,  laissons  cette  mé- 
chante qui  ne  cherche  qu'à  vous  troubler;  et,  en 
attendant  l'heure  de  votre  jugement,  venez  avec 
moi  considérer  les  autres  raretés  de  ce  pays. 

TITUS 

Adieu,  belle  Nymphe. 

BÉRÉNICE    DE    TITUS 

Adieu,  savante  Muse. 

THALIE 

Si  tous  vos  adieux  avaient  été  aussi  courts  que 
celui-là,  vous  n'auriez  jamais  ennuyé   personne. 

Scène  IV. 

THALIE,  TITE. 
THALIE 

Si  j'en  crois  Titus,  vous  aurez  bien  de  la  peine 
tantôt  à  vous  faire  entendre  devant  Apollon,  et 
j'en  aurai  bien  moi-même  à  vous  comprendre.  A  la 
vérité,  aux  discours  qu'il  m'a  rapportés  de  vous 
avec  votre  frère  et  vos  deux  maîtresses,  il  est  assez 
difficile  de  savoir  bien  précisément  ce  que  vous 
voulez  dire,  et  je  doute  que  vous  le  sachiez  bien 
vous-même. 

TITE 

Mes  discours,  ô  Muse,  sont  assez  clairs  pour  les 
gens  éclairés,  et,   pour  marque  de  cela,  c'est  que 


APPENDICE    C  3  ig 

presque  tout  ce  qu'il  y  a  en  France  de  gens  de  la 
première  qualité  qui  les  ont  ouïs,  les  ont  admirés. 

THALIE 

Tant  pis  pour  qui  admire  ce  qu'il  n'entend  pas. 
Quoi  !  vous  me  feriez  accroire  qu'il  y  ait  des  gens 
d'assez  bonne  volonté  pour  vouloir  entendre  vos 
vers,  percer  l'obscurité  qui  enveloppe  toutes  les 
choses  que  vous  dites  ?  Y  a-t-il  quelqu'un  d'assez 
mauvaise  foi  dans  le  monde  pour  dire  qu'il 
entend  ce  seul  vers  que  Titus  m'a  rapporté  de 
vous  . 

Mon  réveil  incertain  fait  du  monde  l'étude  ? 


Il  faut  que  Titus  ait  perdu  l'esprit  pour  avoir 
choisi  cet  endroit-là,  qui  est  la  plus  belle  chose 
que  j'ai  dite  et  qui  a  été  généralement  approuvée. 
Pour  en  bien  juger,  savante  Muse,  il  est  nécessaire 
de  savoir  que,  considérant  la  profonde  paix  de  mon 
Empire,  je  me  compare  moi-même  à  un  lion 
endormi  et  je  dis  là-dessus  que 

Mon  réveil  incertain   fait  du  monde  l'étude. 
Mon  repos  en    tous  lieux  jette  l'inquiétude. 

Vous  voyez  bien  à  présent  que  c'est  se   moquer 
que  de  dire  qu'on  n'entend  pas  cela. 

THALIE 

Pour  ce  qui  est  de  me  moquer,  cela  pourrait 
bien  être  ;  mais,  pour  entendre  votre  vers,  cela  n'est 
pas. 


320  APPENDICE    C 

Mon  réveil  incertain  fait  du  monde  l'étude. 

Pourtant  à  force  de  le  répéter  et  de  le  considé- 
rer, je  pense  quasi  entrevoir  à  peu  près  ce  que 
vous  voulez  dire.  Dites-moi  donc  de  grâce  :  en 
France,  n'a-t-on  trouvé  rien  d'étrange  à  voir  un 
homme  qui  se  promène  en  parlant  tout  comme  un 
autre,  et  qui  pourtant  dit  qu'il  dort  et  que  tout  le 
monde  craint  qu'il  ne  s'éveille?  Dire  que  vous 
êtes  l'effroi  de  la  terre,  est-ce  un  conte  à  dormir 
debout?  Mais  sérieusement,  les  yeux  et  les  oreilles 
ne  font-ils  pas  naturellement  soulever  l'esprit 
contre  cette  idée  d'un  homme  qui  dit  lui-même 
qu'il  dort  et  qu'on  craint  qu'il  ne  s'éveille? 


Du  moins  m'avouerez-vous  que  l'expression  en 
est  très  forte  et  aussi  claire  que  la  matière  le  peut 
souffrir  ;  car  naturellement  les  choses  grandes 
et  relevées  sont  bien  plus  difficiles  à  entendre  que 
les  autres  et  elles  valent  bien  la  peine  qu'on  s'y 
applique  un  peu.  Et  pour  marque  de  cela,  docte 
Muse,  dites-moi  de  quelle  manière  on  pourrait 
rendre  le  sens  de  ce  vers,  et  vous  en  verrez  la  diffé- 
rence. 

THALIE 

Puisque  vous  le  voulez  bien,  je  vous  dirai  que,  si 
j'avais  à  parler  d'un  héros,  vivant  dans  une  paix 
profonde,  de  qui  le  repos  serait  suspect  à  tous  les 
autres  Princes,  et  que  je  le  voulusse  comparer  à 
un  lion  endormi,   voici   à   peu  près  comment  je 


APPENDICE    C  321 

m'imagine  que   l'auteur  du    Cinna  aurait  rendu 
autrefois  le  sens  de  votre  vers  : 

Cent  peuples  en  suspens  attendent  son  réveil, 

Et  d'un  œil   plein  d'effroi  contemplent    son    sommeil. 


Eh  bien,  chère  Muse,  combien  s'en  faut-il  que 
l'expression  de  ces  deux  vers-là  soit  si  mâle,  si 
serrée,  si  vigoureuse  que  celle  du  mien?  Il  n'y  a 
qu'à  les  redire  tout  de  suite  pour  le  voir  : 

Mon  réveil  incertain  fait  du  monde  l'étude. 

Mon  repos  en  tous  lieux  jette    l'inquiétude. 

Cent  peuples  en  suspens  attendent  mon  réveil, 

Et  d'un  œil  plein  d'effroi  contemplent  mon  sommeil. 

Cela  n'est-il  pas  tout  autrement  fier? 

THALIE 

Cela  serait  bien  encore  plus  fier  si  vous  disiez 

Je  suis   l'amour   du  ciel  et  l'effroi  de  la  terre. 

N'avez-vous  point  de  honte  de  faire  ainsi  le 
Capitan  Matamore,  et  de  parler  de  vous-même 
avec  cette  insolence  et  ces  louanges,  quand  vous 
prenez  le  nom  du  plus  sage  et  du  plus  modeste  de 
tous  les  Empereurs,  vous,  dis-je,  comme  vous  dites 
encore  vous-même  avec  votre  modestie  ordinaire, 

Que  Ton  nomme  partout  les  délices  du  monde. 

Mais  je  m'emporte  insensiblement  hors  de  mon 
sujet  et  ce  n'est  pas  à  moi,  à  examiner  vos  mœurs  ; 
je  n'en  veux  qu'à  votre  obscurité.  J'avais  bien  déjà 
ouï  dire  quelque  chose  de  ce  défaut-là  ;  mais  je 


322  APPENDICE    C 

vous  avoue  que  ce  que  Titus  m'a  rapporté,  m'a 
encore  surpris,  et  je  ne  croyais  pas  que  cela  allât 
si  loin  ;  car  je  ne  m'étais  point  aperçue  de  cette 
obscurité  dans  notre  premier  entretien,  comme 
encore  à  présent  j'entends  fort  bien  tout  ce  que 
vous  dites.  Cela  me  faisait  presque  croire  que  les 
bruits  qui  avaient  couru  de  votre  galimatias 
étaient  faux  ;  mais  je  vois  bien  à  présent  que  vous 
n'avez  que  quelques  bons  intervalles. 


Belle  Thalie,  il  ne  faut  pas  que  cette  inégalité 
vous  surprenne.  La  différence  que  vous  trouvez 
entre  notre  entretien  et  ceux  que  Titus  vous  a  rap- 
portés, est  une  suite  nécessaire  delà  différence  des 
matières.  Il  est  bien  aisé  d'être  clair  dans  un 
entretien  familier  comme  celui-ci,  où  l'on  ne  parle 
que  de  choses  communes  et  ordinaires  ;  mais, 
quand  on  traite  de  choses  relevées,  quand  on  a  des 
intérêts  illustres  à  démêler,  et  qu'enfin  l'on  veut 
étaler  dé  grands  sentiments,  il  est  impossible  et 
même  il  serait  en  quelque  sorte  messéant,  d'en 
parler  en  termes  et  avec  des  expressions  vulgaires 
et  communes,  avec  cette  facilité  et  cette  clarté 
entière  qui  paraît  dans  les  autres  entretiens. 

THALIE 

Oh  bien,  quoi  qu'il  en  soit,  si  les  grands  senti- 
ments ne  se  peuvent  exprimer  clairement,  gardez- 
vous  bien  d'en  étaler  aucun  tantôt  devant  Apollon. 
Il  n'en  faudrait  qu'un  seul  de  votre  grand  style 
pour  vous  perdre  sans  ressource  dans  son  esprit; 


APPENDICE    C  323 

c'est  pourquoi  abstenez-vous-en  soigneusement, 
si  vous  êtes  sage.  Quand  vous  retournerez  en 
France,  il  sera  permis  à  vous  de  reprendre  votre  jar- 
gon, puisqu'il  y  a  des  gens  qui  s'en  accommodent  ; 
mais,  tant  que  vous  serez  au  Parnasse,  vivez  selon 
la  loi  du  pays.  Je  vous  avertis  qu'on  n'admire  ici 
que  ce  qu'on  y  entend,  et  même  que  ce  qu'on  y 
entend  sans  peine;  que  la  parole  y  est  considérée 
simplement  comme  une  image  de  la  pensée  et  non 
point  comme  un  bruit  harmonieux  et  agréable 
seulement  aux  oreilles  ;  qu'ainsi  on  ne  reconnaît 
point  en  cette  image  de  meilleure  qualité  que  celle 
de  faire  bien  connaître  clairement,  nettement  et 
distinctement  ce  qu'elle  représente  ;  que  le  galima- 
tias est  le  plus  capital  et  le  plus  irrémissible  de 
tous  les  crimes  en  ce  pays,  mais  surtout  dans  ce 
Temple  de  Mémoire  où  nous  sommes:  car,  comme 
tout  ce  qui  se  passe  ici  demeure  éternellement  et 
que  rien  n'en  peut  effacer  le  souvenir,  Apollon  a 
grand  soin  qu'il  ne  se  dise  ni  fasse  rien  qui  ne  soit 
digne  de  cet  honneur.  D'ailleurs  c'est  que  le  Génie 
de  ce  lieu  sacré  est  naturellement  si  paresseux  et 
si  délicat,  que,  la  moindre  peine  qu'il  trouve  à 
entendre  ce  qui  se  dit,  il  le  rebute  et  il  abandonne 
aux  ombres  de  l'oubli  tout  ce  qui  n'est  pas  aussi 
clair  qu'il  peut  l'être.  Je  vous  donne  ces  avis  cha- 
ritablement, mais  encore  plus  parce  que  l'intérêt 
que  j'ai  en  votre  affaire  ne  me  permet  pas  de  vous 
les  cacher. 

TITE 

Je    les  reçois    comme  je   dois,   et  j'ai  toute  la 


324  APPENDICE    C 

reconnaissance  imaginable  de  la  part,  qu'il  vous 
plaît  de  prendre  à  mes  intérêts  ;  d'autant  plus  qu'il 
n'y  a  que  votre  seule  générosité  qui  puisse  vous  y 
obliger. 

THALIE 

Vous  ne  m'avez  aucune  obligation  du  soin  que 
je  prends  de  vos  affaires.  Ce  n'est  pas  que  je  ne  le 
fasse  très  volontiers;  mais  quand  cela  ne  serait 
point,  j'y  serais  toujours  obligée  par  obéissance  : 
car  j'ai  charge  d'Apollon  de  vous  conseiller  et  de 
vous  conduire.  C'est  par  son  ordre  que  je  vous  suis 
allée  au  devant  pour  vous  recevoir  comme  j'ai  fait, 
et  ma  sœur  Melpomène  avait  ordre  d'en  faire  de 
même  pour  Titus. 

TITE 

Mais,  belle  Thalie,  n'êtes-vous  pas  la  Muse  de 
la  Comédie  ? 

THALIE 

Oui,  sans  doute,  et  ma  sœur  Melpomène  est  celle 
delà  Tragédie. 


Quoique  je  vous  estime  infiniment  et  que  je  me 
reconnaisse  fort  redevable  à  vos  soins,  vous  me 
permettrez  de  vous  dire  que  j'ai  sujet  de  me  plaindre 
de  cet  ordre  d'Apollon.  C'est  se  déclarer  visible* 
ment  pour  mon  imposteur,  que  de  letraiter  de  cette 
sorte  à  ma  honte  ;  car  enfin  pourquoi  lui  donner  la 
Muse  de  la  Tragédie  et  à  moi  celle  de  la  Comédie? 
Est-ce  qu'il  y  a  quelque  chose  de  comique  dans  mon 


APPENDICE    C  32 5 

caractère?  C'est  tout  ce  qu'Apollon  pourrait  faire  à 
Trivelin  ou  à  Jodelet  princes.  Suis-je  un  Empe- 
reur à  faire  rire  les  gens  ? 

THALIE 

Je  ne  dis  pas  cela.  Il  se  peut  faire  qu'Apollon  a 
fait  ce  choix-là  par  hasard  seulement,  et  sans  aucune 
raison  particulière  ;  mais  s'il  en  avait  quelqu'une, 
je  ne  vous  conseille  pas  de  la  lui  demander  :  si  vous 
êtes  sage,  vous  n'insisterez  pas  là-dessus.  Adieu. 
Allez  songer  à  ce  que  vous  devez  dire  tantôt,  et 
moi,  je  vais  travaillera  faire  en  sorte  que  vous 
ayez  plus  de  sujet  de  vous  louer  d'avoir  été  sous 
ma  conduite  que  de  vous  en  plaindre. 

ACTE  SECOND 

Scène  première. 

APOLLON,   MELPOMÈNE,  THALIE 
APOLLON 

Ce  que  vous  me  contez,  chères  Muses,  est  surpre- 
nant, et  le  Temple  sacré  où  mes  favoris  ont  éternisé 
le  souvenir  de  tant  de  choses  n'a  jamais  reçu  rien 
de  semblable.  L'histoire  parle  bien  de  quelques 
imposteurs  qui  ont  voulu  se  faire  passer  pour  ce 
qu'ils  n'étaient  pas;  mais  tous  prenaient  le  nom  de 
quelque  mort  ou  de  quelque  absent.  Mais  qu'un 
homme  ose  soutenir  en  face  à  un  autre  qu'il  est  ce 
que  cet  autre  prétend  être,  et  encore  quels  person- 
nages }  deux  Empereurs  Romains  et  pour  surcroît 
d'étonnement  deux  Reines  avec  eux  dans  la  même 

BÉRÉNICE  10 


326  APPENDICE    C 

peine  :  c'est  ce    qui  n'avait  jamais  été  vu  et  qui 
paraît  tout  à  fait  incroyable. 

THALIE 

Vous  le  verrez  pourtant  aujourd'hui,  ô  Apollon, 
et  nous  l'avons  déjà  vu  ma  soeur  et  moi  ;  mais  d'un 
œil  bien  différent.  Car,  comme  Melpomène  est 
naturellement  triste  et  qu'elle  s'afflige  de  tout,  elle 
prend  autant  de  part  dans  le  malheur  de  ces 
Princes  et  en  parle  aussi  sérieusement  qu'eux- 
mêmes  ;  mais  pour  moi,  qui  ne  suis  pas  si 
lugubre,  j'attends  à  me  bien  divertir  de  leur 
différend  ;  car,  étant  aussi  animés  qu'ils  sont  les 
uns  contre  les  autres  et  aussi  persuadés  chacun  en 
particulier  de  la  bonté  de  leur  droit,  ils  ne  se  par- 
donneront rien  assurément.  Vous  allez  voir  tout  à 
cette  heure  comment  ils  se  vont  déchiffrer. 

MELPOMÈNE 

Il  y  a  longtemps  que  vous  êtes  en  possession 
de  vous  divertir  de  tout  ;  mais,  pour  moi,  je  crois 
que,  bien  qu'à  considérer  comme  vous  tous  les 
malheurs  des  hommes  par  un  certain  côté,  ils 
soient  assurément  plus  dignes  de  risée  que  de 
pitié  (puisqu'enfin  ils  ne  seraient  jamais  malheu- 
reux s'ils  étaient  sages),  cependant  il  est,  ce  me 
semble,  d'une  belle  âme,  de  ne  traiter  point  les 
hommes  avec  cette  rigoureuse  justice,  et  de  ne 
point  tant  approfondirl'originede  leurs  maux,  afin 
d'être  capable  de  quelque  compassion  pour  eux. 
Ainsi,  si  votre  humeur  railleuse  est  exactement 
raisonnable,  la  mienne,  pitoyable,  est  assurément 


APPENDICE    C  327 

plus  généreuse,  et  il  est  aisé  de  juger  lequel  est  le 
plus  estimable  de  la  générosité  ou  de  la  simple 
raison. 

THALIE 

Comme  s'il  y  avait  de  la  générosité  à  n'être  pas 
raisonnable  !  La  première  vertu,  ma  chère  sœur, 
est  de  rendre  justice  à  toute  chose;  et  les  hommes 
autant  qu'ils  sont,  me  paraissent  si  impertinents, 
que  ce  serait  grand  dommage  qu'ils  fussent  plus 
heureux. 

APOLLON 

C'est  assez  moralisé,  Nymphes  ;  laissons  là  le 
genre  humain,  tel  qu'il  est.  Faites  entrer  vos  gens, 
que  nous  les  tirions  d'affaire,  s'il  se  peut.  Nous 
aurons  apparemment  assez  de  peine  à  en  venir  à 
bout  pour  nous  y  prendre  de  bonne  heure  ;  mais 
ne  les  "faites  pas  venir  tous  quatre  ensemble  et 
amenez  premièrement  les  Empereurs  tout  seuls. 

Scène  II. 

APOLLON,    MELPOMÈNE,    THALIE,    TITUS,   TITE 
APOLLON 

Avant  toutes  choses,  Princes,  qu'est- je  que  vous 
désirez  que  je  dé-,  ire  par  mon  jugement  ? 

TITE 

Il  s'agit  de  savoir  lequel  est  le  plus  honnête 
homme  de  nous  deux  et  le  plus  digne  du  nom  nue 
nous  portons. 


328 


APPENDICE    C 


TITUS 

Ou  plutôt  lequel  de  nous  deux  est  le  véritable 
Empereur  de  Rome  dont   nous  portons  le  nom. 

APOLLON 

D'où  venez-vous  ? 

TITE 

Du  pays  dont  nous  parlons  la  langue,  de  France. 

APOLLON 

Ce  climat  estprivilégié  au  Parnasse,  et  tout  ce  qui 
en  vient  y  est  bien  reçu;  car  ce  puissant  Royaume, 
par  l'ordre  des  destinées,  est  à  présent  le  plus 
fameux  siège  de  notre  Empire,  mes  chères  sœurs, 
et  le  grand  Prince  qui  y  commande  m'y  fait  régner 
presque  aussi  souverainement  que  lui.  Soyez  donc 
les  bien  venus,  Princes.  Il  ne  vous  reste  plus  qu'à 
nous  dire  de  qui  sont  vos  lettres  d'adresse,  qui 
vous  a  donné  passeport  pour  monter  sur  le  Par- 
nasse. 

MELPOMENE 

Ce  sont  deux  Empereurs  Romains,  Seigneur; 
des  personnages  de  ce  rang  ont-ils  besoin  d'autre 
adresse  que  d'eux-mêmes  ? 

APOLLON 

Quoi,  Melpomène,  êtes-vous  à  savoir  qu'il  n'y  a 
si  grand  Prince  ni  Conquérant  qui  ait  droit  de 
paraître  en  ces  lieux  et  surtout  dans  ce  saint 
Temple  consacré  à  la  Déesse  Mémoire,  s'il  n'y 
est  introduit  par  quelque  poète,  quelque  historien, 


APPENDICE    C  329- 

ou  quelque  orateur?  ce  sont  là  les  seuls  héros  qui 
peuvent  faire  passer  les  autres  jusqu'à  nous,  et  ce 
n'est  que  par  leur  faveur  qu'on  y  peut  arriver.  En- 
core faut-il  que  ces  introducteurs  soient  eux- 
mêmes,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  des  héros  dans  leur 
genre,  car  il  n'est  pas  permis  indifféremment  à 
tous.  Qui  sont  donc,  ô  Princes,  les  vôtres  ? 

TITE 

Pour  moi,  c'est  le  grand  Corneille  :  c'est  tout 
dire. 

TITUS 

Et  pour  moi,  Seigneur,  c'est  Racine. 

APOLLON 

Ces  noms  sont  en  vénération  au  Parnasse  ; 
l'un  a  été  le  père  du  Théâtre  Français  et  l'autre  en 
est  le  nourricier;  personne,  ô  Melpomène,  ne  le 
sait  mieux  que  vous.  Mais  passons  outre.  Vous, 
Tite,  commencez  ;  mais  à  cette  condition  de  ne  dire 
précisément  que  ce  qui  fait  contre  Titus  et  ce  que 
vous  trouvez  à  redire  en  lui,  et  de  ne  dire  point  ce 
qui  fait  pour  vous  et  ce  qu'on  peut  vous  objecter, 
et  cela  afin  de  dépêcher  et  pour  n'être  pas  si  long: 
car  de  la  manière  que  les  hommes  sont  bâtis,  ce 
n'est  jamais  fait  de  se  louer  quand  il  leur  est  per- 
mis de  se  défendre.  Je  jugerai  bien  sans  votre 
secours  de  la  force  ou  de  la  faiblesse  de  ce  que 
vous  direz  l'un  contre  l'autre. 

TITE 

Vous  n'aurez  pas  grande  peine   à  croire,  ô  Sei- 


33û  APPENDICE    C 

gneur  Apollon,  que  cet  honnête  homme  que  vous 
voyez  là,  qui  ose  se  dire  Titus,  Empereur  de  Rome, 
est  un  grand  fourbe  de  prendre  cette  qualité,  puis- 
que, même  agissant  en  cette  qualité  et  contrefaisant 
le  Titus,  il  ne  peut  s'empêcher  de  fourber,  et  de 
jouer  de  la  manière  du  monde  la  plus  impudente, 
une  coureuse  qui  se  dit  Reine  et  qui  est  folle  de 
lui.  Car,  imaginez-vous,  Seigneur,  qu'après  que 
cette  femme  est  venue  d'une  autre  partie  du  monde, 
sous  l'assurance  qu'il  lui  avait  donnée  de  l'épou- 
ser, et  qu'il  l'a  entretenue  secrètement  dans  Rome 
durant  cinq  ans,  en  lui  faisant  attendre  la  mort  de 
l'Empereur  son  père  comme  la  seule  chose  qui 
retardait  leur  mariage,  ce  père  si  incommode  enfin 
étant  mort,  le  traître,  oubliant  alors  ses  promesses 
et  les  obligations  qu'il  avait  à  cette  belle  personne, 
de  peur  qu'elle  ne  le  somme  de  tenir  sa  parole, 
trouve  moyen  de  s'en  défaire  et  fait  si  bien  qu'il 
la  résout  à  s'en  aller.  Voilà,  comme  vous  voyez, 
Seigneur,  qui  est  fort  méchant.  Mais  pourtant 
cela  n'est  pas  fort  extraordinaire,  d'abuser  une 
fille  sous  promesse  de  mariage. 

On  voit  plus  d'un  moqueur  Enée 
Ec  plus  d'une  folle  Didon, 
Couvrir  les  feux  de  Cupidon, 
Sous  les  cendres  de  l'Hyménée. 

Voici  quelque  chose  de  plus  étrange  ;  il  n'est  rien 
de  si  touchant  ni  de  si  tendre  que  les  choses  qu'il 
dit  à  sa  Bérénice  dans  cette  occasion  ;  il  semble 
tout-à-coup  qu'il  va  expirer  d'amour  pour  elle  ; 
enfin,  il  est  si  hardi  que  de  vouloir  faire  croire  à 
cette  pauvre  insensée  qu'il  la  chérit  plus  que  sa  vie, 


APPENDICE    C  33  I 

—  lors  même  qu'il  l'abandonne,  qu'il  la  quitte, 
qu'il  la  chasse,  quoiqu'elle  veuille  bien  l'épouser 
qu'il  ne  tienne  qu'à  lui  seul,  qu'il  soit  maître  de 
ses  actions,  et  qu'enfin  rien  ne  l'en  empêche  : 
auriez-vous  cru,  Seigneur,  l'esprit  humain 
capable  d'une  telle  impudence  ? 

APOLLON 

Mais  encore  quelle  raison  donne-t-il  d'une 
conduite  si  bizarre,  et  ne  tâche-t-il  point  de 
déguiser  une  perfidie  si  manifeste  ? 

TITE 

Voici,  Seigneur,  de  quel  prétexte  il  se  sert.  Ne 
sachant  comment  la  colorer,  enfin  après  l'avoir 
résolue,  il  va  s'aviser  que  le  sénat,  qui  n'y  songeait 
pas,  pourrait  bien  lui  fournir  une  couleur,  s'il 
voulait  s'en  mêler.  Dans  cette  pensée,  il  demande 
hors  de  propos  à  son  confident,  si  l'on  n'y  a  point 
parlé  de  ses  amours  ;  ce  confident,  qui  ne  se  défie 
point  de  son  dessein,  lui  dit  d'abord  la  vérité,  et 
lui  répond  ingénument  que  non;  Titus,  que 
cette  réponse  n'accommodait  pas,  prend  un 
grand  tour  et  bat  un  grand  pays,  pour  donner 
cependant  à  ce  confident,  qui  s'appelle  Paulin,  le 
loisir  de  réfléchir  et  de  deviner  son  intention  ; 
il  lui  remontre  la  confiance  qu'il  a  en  lui,  et 
plusieurs  autres  belles  choses,  qui  aboutissent  à 
le  conjurer  de  lui  bien  dire  la  vérité,  et,  insistant  à 
lui  demander  s'il  n'entend  rien  dire  de  lui  et  de  sa 
Bérénice,  Paulin  lui  répond  pour  le  contenter  : 


oil  APPENDICE   C 

J'entends  de  tous  côtés 
Publier  vos  vertus, Seigneur,  et  ses  beautés. 

et  puis  c'est  tout  :  qu'au  reste  il  est  maître  et 
qu'il  peut  tout.  Enfin,  Titus,  s'impatientant,  lui 
fait  une  question  si  claire,  et  fait  si  bien  voir  son 
intention,  que  Paulin  s'avise  de  sa  faute  et  la 
répare  aussitôt  en  lui  répondant  comme  il  veut  : 
car,  Titus  lui  demandant  si  Rome  s'offense  de  son 
mariage  et  si 

au  trône  des  Césars 
Une  si  belle  Reine  offense  ses  regards  ; 

—  N'en  doutez  point,  Seigneur, 

répond-il  aussitôt  ;  et,  voyant  que  Titus  enfin 
content  de  sa  réponse  lui  applaudit,  Paulin  con- 
tinue dans  ce  même  sens,  et  pour  réparer  sa 
bêtise,  ce  courtisan  flatteur  lui  en  dit  tant  que  ce 
soit  assez.  Je  m'étends  un  peu  trop  sur  ce  point, 
Seigneur;  mais  c'est  qu'il  est  essentiel  pour  faire 
voir  que  Titus  n'a  aucune  nécessité  de  chasser  sa 
Bérénice,  et  que  rien  que  sa  fantaisie  ne  l'obli- 
geait, et  que  cela  est  si  vrai,  que  quelque  temps 
après,  étant  seul  et  ne  croyant  être  entendu  de 
personne,  il  s'avoue  à  lui-même  que  le  sénat  ni 
le  peuple  ne  lui  demandent  rien:  Je  chasse  ce  que 
j'aime,  dit-il,  et  qui  l'ordonne  ?  moi-même.  Voilà 
donc,  Seigneur,  le  préparatif  de  sa  trahison;  en 
voici  l'exécution.  Il  déclare  à  Bérénice  qu'il  faut 
se  séparer,  et  quand  elle  lui  reproche  pourquoi  il 
l'a  amusée  si  longtemps,  il  lui  répond  que  la 
gloire  l'y  oblige,  et  que  jusques  alors 


APPENDICE    C  333 

Elle  ne  s'était  point  fait  entendre  à  son  cœur  .' 
Du  ton  dont  elle  parle  au  cœur  de  l'Empereur. 

N'est-ce  pas  là  une  bonne  raison?  Mais  en  voici 
encore  une  meilleure  :  il  lui  demande  si  elle  ne  le 
juge  pas  digne  de  laisser  un  bel  exemple  à  la  pos- 
térité? Jugez,  Seigneur,  s'il  est  rien  de  si  sensible  à 
une  femme  qui  aime  bien,  que  des  réponses  d'un 
aussi  grand  sens  froid  que  celles-là.  Aussi  cette 
pauvre  amante  ferait  la  plus  grande  pitié  du 
monde,  si  l'indignation  que  l'on  conçoit  contre 
Titus,  n'occupait  pas  tous  les  esprits  comme  elle 
fait  ;  car  d'autant  plus  que  le  malheur  de  cette 
Bérénice  fait  pitié,  d'autant  fait-il  concevoir  plus 
d'horreur  pour  celui  qui  cause  ce  malheur  volon- 
tairement. Ainsi  les  esprits  passent  à  la  vérité  par 
la  compassion  ;  mais  ils  ne  s'y  arrêtent  pas,  et  il  ne 
leur  reste  à  la  fin  que  cette  seule  horreur  qu'ils  ont 
conçue  pour  Titus.  Je  ne  sais,  Seigneur,  si  c'est 
par  ces  voies-là  qu'on  devient  les  délices  du  genre 
humain  ;  mais  je  sais  bien  que  du  moins  elle  n'est 
pa6  les  délices  du  féminin  en  France:  les  dames 
lui  ont  rendu  justice  entière,  et  vous  pouvez  penser 
de  quel  œil  elles  ont  regardé  un  exemple  aussi 
pernicieux  et  d'aussi  dangereuse  conséquence  que 
le  sien  ;  il  y  a  eu  même  quelques  galants  illustres 
qui  ont  cru  être  obligés  pour  leur  intérêt  à  se 
déclarer  contre  lui.  Jugez,  Seigneur,  par  tout  ce 
que  je  viens  de  dire,  combien  juste  est  la  frayeur 
que  j'ai  qu'on  ne  prenne  ce  galant  homme-là 
pour  moi,  et  ma  douleur  de  voir  qu'il  porte  mon 
nom. 

10* 


334  APPENDICE    C 


TITUS 


Votre  présence,  Seigneur  Apollon,  a  produit  un 
effet  si  favorable  dans  cet  honnête  homme  qui  vient 
de  parler,  que,  vous  aurez  peine  à  le  croire,  partout 
ailleurs,  il  n'est  pas  intelligible  :  il  faut  donc  bien 
que  quelque  rayon  de  vos  lumières  soit  passé  jus- 
ques  dans  son  esprit  et  y  ait  porté  un  jour  nouveau, 
à  la  faveur  duquel  il  s'est  expliqué  de  la  manière 
que  vous  venez  d'entendre;  car  sans  cela,  quel  em- 
barras, quelle  confusion  n'auriez-vous  point  trouvé 
dans  sa  harangue  ?  Et  certes,  cette  obscurité,  que 
votre  présence  a  dissipée,  et  qu'il  affecte  partout 
ailleurs,  me  met  presque  dans  une  entière  impos- 
sibilité de  vous  exposer  sa  conduite  et  ses  senti- 
ments ;  car  que  puis-je  reprendre  dans  un  homme 
que  l'on  ne  comprend  point,  qui  ne  s'explique 
presque  jamais  clairement,  qui  peut  toujours  don- 
ner à  ses  paroles  tous  les  sens  qu'il  lui  plaira  ?  que 
blâmerai-je  dans  un  homme  qui  ne  sait  ce  qu'il 
veut,  qui  n'a  aucun  dessein  arrêté,  qui  n'a  aucune 
véritable  passion?  Car,  Seigneur,  il  faut  que  vous 
sachiez  qu'ils  sont  quatre  qui  font  mine  d'avoir  de 
grands  différends  à  démêler  ensemble,  et  au  fond, 
ce  n'est  rien.  11  y  a  ce  prétendu  Empereur;  il  y  a 
son  frère,  qui  se  dit  Domitien,  sa  Bérénice  et  une 
certaine  Domitie,  plus  extravagante  encore  que  les 
trois  autres.  D'abord  il  semble  que  Tite  aime  Béré- 
nice et  qu'il  en  est  aimé,  et  la  même  chose  de 
Domitien  avec  Domitie  ;  mais,  dans  la  suite,  on  est 
tout  étonné  que  Tite  parle  d'amour  à  cette  Domitie 
plus  clairement  peut-être  qu'il  n'avait  fait  à  Béré- 


APPENDICE    C  335 

nice,  et  que  Domitie  lui  offre  de  l'aimer,  et  que 
d'un  autre  côté  Domitien  et  Bérénice  en  font  au- 
tant ensemble  et  sont  prêts  aussi  de  s'épouser  si  on 
veut.  Il  est  vrai,  Seigneur,  que  quand  on  voit  cela 
on  ne  sait  plus  où  l'on  en  est,  car  ce  changement 
se  fait  plus  d'une  fois;  plus  d'une  fois  ils  revien- 
nent à  leur  premier  assemblage,  et  plus  d'une  fois 
ils  se  croisent  de  la  manière  que  je  viens  de  dire. 
Domitie  quitte  Domitien,  et  par  dépit  Domitien  re- 
cherche Bérénice  ;  Tite  écoute  Domitie,  et  par  dépit 
Bérénice  écoute  Domitien.  Les  uns  ni  les  autres  ne 
savent  pas  trop  bien  s'ils  aiment  ou  s'ils  n'aiment 
point,  [qui]ils  aiment  ni  [qui]  (i)  ils  n'aiment  pas. 
On  ne  vit  jamais  tant  de  division,  car  dès  que  l'on 
consent  aune  chose,  l'autre  ne  la  veut  plus;  et 
jamais  dans  le  fond  un  si  bel  accord,  car  comme 
chaque  homme  aime  tour  à  tour  toutes  les  deux 
femmes  et  chaque  femme  tous  les  deux  hommes,  il 
semble  qu'il  n'est  rien  de  si  aisé  que  de  terminer 
tout  cela  dans  un  coup  de  dé,  puisque,  de  quelle 
manière  que  la  chance  tourne,  ils  seront  toujours 
bien.  Voilà  à  ce  qu'il  semble  le  seul  expédient 
qu'ils  devraient  prendre,  au  lieu  d'être  quatre  heu- 
res à  se  pointiller  comme  ils  font,  à  se  dire  de 
grandes  moralités,  à  pousser  de  beaux  sentiments, 
et  à  se  faire  les  uns  aux  autres  des  propositions 
d'accommodement  si  bizarres  quelquefois  et  si 
ridicules,  que  l'on  ne  saurait  les  entendre  sans  rire. 
Je  ne  vous  dirai  point,  Seigneur,  comment  tout 
cela  se  termine,  car  cela  regarde  plus  la  Reine 

(i)  L'abbé  Granet  imprime  :  qu'ils  aiment  ni  qu'ils... 


336  APPENDICE    C 

Bérénice  que  moi,  et  elle  aura  l'honneur  de  vous 
en  entretenir.  Qu'il  vous  suffise  de  savoir,  Sei- 
gneur, que  la  fin  n'est  pas  moins  bizarre  que  le 
reste,  de  sorte  que,  si  cet  impertinent  homme  était 
les  délices  du  genre  humain,  il  faudrait  que  le 
genre  humain  aimât  bien  à  rire. 

TITE 

Vraiment,  Titus,  je  ne  te  croyais  pas  si  bouffon. 

TITUS 

Qui  t'a  fait  si  hardi,  toi,  de  tutoyer  Titus? 

TITE 

Et  qui  t'a  fait  si  hardi,  toi,  de  tutoyer  Tite? 

APOLLON 

Arrêtez,  Princes  !  sortez  et  faites  entrer  vos 
Bérénices. 

Scène  111. 

APOLLON,  MELPOMÈNE,    THALIE,  BÉRÉNICE  DE  TITE, 
BÉRÉNICE  DE  TITUS 

APOLLON 

Aimables  Reines,  je  tiens  à  grand  honneur  d'être 
votre  juge,  et  il  y  a  eu  des  Dieux  comme  moi  qui 
ont  aimé  des  mortelles  qui  ne  vous  valaient  pas  : 
soyez  donc  persuadées,  qu'il  ne  tiendra  pas  à  moi 
que  je  ne  vous  contente  toutes  deux.  Vous,  Bérénice 
de  Titus,  parlez  la  première,  car  votre  affliction 
mérite  cette  préférence. 


APPENDICE   C  337 

BÉRÉNICE   DE    TITUS 

Ce  n'est  pas  sans  raison,  Seigneur,  que  mon 
affliction  vous  touche,  puisque  je  suis  sans  diffi- 
culté la  plus  malheureuse  Princesse  de  la  terre. 
Comme  si  ce  n'était  pas  assez  d'avoir  été  aban- 
donnée par  le  seul  homme  que  j'aimais,  ma  mau- 
vaise destin  £2  :11e  réduit  encore  à  vous  demander 
justice  dr.  .'imposture  de  cette  dame,  qui  ose  soute- 
nir publiquement  qu'elle  est  Bérénice  et  qui  usurpe 
mon -nom.  Vous  vous  appeliez  Bérénice,  Madame  ; 
savez-vous  bien  seulement  ce  que  c'est  que  d'être 
Bérénice?  C'est  être  la  plus  tendre,  la  plus  fidèle  et 
la  plus  soumise  amante  qui  fût  jamais;  c'est  aimer 
l'Empereur  Titus  plus  que  toutes  choses,  et  même 
plus  que  sa  propre  gloire  :  voilà  ce  qu'il  y  a  d'essen- 
tiel au  caractère  où  vous  prétendez,  tout  le  reste 
est  indifférent.  Si  vous  aviez  ces  qualités,  si  vous 
aimiez  votre  amant  autant  que  j'aime  le  mien, 
quelque  dur  qu'il  soit  de  se  voir  contrefaire  par 
une  autre,  je  souffrirais  peut-être  que  vous  vous 
disiez  Bérénice,  et  si  vous  ne  l'étiez,  du  moins, 
mériteriez-vous  de  l'être.  Mais  qu'ignorante  en 
amour  comme  vous  êtes,  je  permette  qu'on  vous 
prenne  pour  moi,  c'est  ce  que  je  ne  souffrirai 
jamais!  Car  Seigneur,  comment  pensez-vous  que 
soit  fait  l'amour  de  cette  belle  personne?  Un  jour, 
son  Tite,  aussi  parfait  amant  qu'elle  est  parfaite 
amante,  cet  Empereur  prétendu,  la  menaçant 
d'épouser  une  certaine  Domitie  qui  doit  être  fort 
belle,  à  ce  qu'ils  disent  ;  celle-ci  s'y  oppose  par  cette 
belle  raison  seulement,  que  cette  Domitie  est  trop 


338  APPENDICE    C 

belle  :  il  n'y  a  que  cela  qui  la  choque  dans  ce 
dessein  ;  elle  ne  se  soucie  pas  qu'il  en  épouse  une 
autre  qu'elle,  pourvu  que  cette  autre  soit  laide, 
comme  une  douzaine  qu'elle  lui  propose  ;  et  cela, 
dit-elle,  dans  le  dessein  de  demeurer  toujours  près 
de  lui,  quand  il  sera  marié  à  quelqu'une  de  ces 
laides. 

Seigneur,  faites-moi  grâce,  épousez  Sulpitie, 
Ou  Camille,  ou  Sabine,  et  non  pas  Domitie. 

J'aurais  honte  de  vous  rapporter  davantage  ses 
propres  termes.  Est-ce  aimer  que  cela,  Seigneur? 
Est-ce  tendresse  ou  débauche?  Je  vous  en  laisse 
juger.  Toutes  ses  amours,  Seigneur,  sont  pleines 
de  traits  de  semblable  nature  ;  mais,  de  peur  de  vous 
ennuyer,  je  ne  vous  dirai  plus  que  celui  qui  met 
fin  à  leur  intrigue.  Après  qu'elle  a  témoigné  si 
longtemps  un  si  grand  désir  d'épouser  Tite, 
quand  enfin  le  sénat  y  consent,  que  Tite  le  veut 
bien,  elle  s'avise  de  ne  le  vouloir  plus,  parce  que 
le  sénat  le  lui  donne,  et,  par  la  plus  bizarre  fan- 
taisie du  monde,  elle  s'en  va  malgré  qu'il  en  ait. 
Est-il  rien  de  plus  honteux  à  notre  sexe  que  ce 
procédé?  Mais  surtout  est-il  rien  de  plus  indigne 
du  nom  de  Bérénice,  d'une  personne  qui  aime  bien? 
Sachez,  Madame,  que,  quand  on  aime  véritable- 
ment, on  est  toujours  heureux  de  posséder  ce 
qu'on  aime,  de  quelque  main  qu'on  le  tienne  : 
j'aurais  reçu  Titus  de  celle  du  dernier  des  hommes. 
Voilà,  Seigneur,  la  principale  raison  qui  fait  voir 
que  cette  prétendue  Reine  n'est  qu'une  fourbe,  et 


APPENDICE    C  339 

qui  m'oblige  à  vous  demander  de  lui  défendre  de 
ne  (1)  porter  plus  mon  nom. 


BERENICE    DE     TITE 

Vous  ne  vous  étonnerez  pas,  Seigneur,  que  cette 
Dame  ait  si  fort  vanté  la  grandeur  et  la  perfection  de 
son  amour,  quand  vous  saurez  les  horribles  faibles- 
ses et  les  lâchetés  qu'il  lui  a  fait  faire.  Mais,  bien 
loin  que  toutes  ces  bassesses  puissent  être  justifiées 
par  la  grandeur  de  l'amour  qui  les  a  produites,  ce 
sont  ces  faiblesses  mêmes  qui  rendent  cet  amour 
inexcusable  et  qui  le  doivent  faire  détester.  Si 
cela  est  ainsi,  Seigneur,  que  jugerez-vous  d'une 
femme  qui,  se  disant  Reine  et  belle,  souffre  patiem- 
ment et  sans  aucun  ressentiment  qu'un  traître  la 
méprise  et  la  trompe,  qu'elle  lui  témoigne  autant 
d'amour,  lors  même  qu'elle  voit  les  ruses  qu'il 
emploie  pour  se  défaire  d'elle,  que  si  elle  en  était 
aimée,  et  par  une  faiblesse  digne  d'une  éternelle 
honte,  lors  même  qu'il  la  chasse,  elle  lui  avoue 
qu'elle  croit  qu'il  l'aime  véritablement.  Son  amour 
foule  galamment  aux  pieds  la  gloire  et  la  pudeur  ; 
il  n'estpoint  desi  sale  artifice,  point  de  souvenirsi 
secret  qu'elle  n'emploie  pour  le  retenir  :  tantôt  elle 
lui  demande  si  son  amour  ne  peut  plus  agir  qu'au 
sénat  ;  elle  le  prie  qu'il  la  voie  plus  souvent  et  qu'il 
ne  lui  donne  plutôt  rien,  qu'il  la  garde  toujours 
près  de  lui,  encore  qu'il  ne  l'épouse  pas.  J'ai  honte, 
Seigneur,  de  rapporter  des  choses  de  cette  nature. 

(1)  Telle  est  la  leçon  de  Granet.  Ne  faut-il  pas  lire  :  défendre 
de  porter  plus...  ? 


340  APPENDICE    C 

Jugez  si  l'on  peut  donner  un  sens  honnête  à  ces 
paroles,  et  quelles  idées  elles  font  dans  les  esprits; 
jugez  si  j'ai  sujet  de  craindre  qu'on  ne  la  prenne 
pour  moi  et  si 

Scène  IV. 

ANTIOCHUS,    APOLLON,  MELPOMÈNE,    THALIE,  BÉRÉ- 
NICE  DE  TITE  ET  BÉRÉNICE  DE   TITUS 

antiochus,  à  Bérénice  de  Titus 

Hé  bien,  ingrate,  le  sort  vous  punit  à  la  fin  de 
votre  cruauté  pour  Antiochus:  voyez  de  quel  arti- 
fice il  s'est  avisé  pour  me  venger  de  vous  !  Puisse  le 
ciel  traiter  de  cette  sorte  toutes  les  inhumaines 
comme  vous  ! 

BÉRÉNICE    DE    TITUS 

Vraiment,  Antiochus,  vous  prenez  bien  votre 
temps  pour  me  parler  de  votre  amour  :  je  n'ai  que 
cela  à  faire  à  présent  !  Voilà  de  vos  incartades  ordi- 
naires: vous  venez  toujours  là  où  on  n'a  que 
faire  de  vous.  Retirez-vous,  si  vous  êtes  sage,  et  ï\\e 
laissez  vider  en  paix  un  différend  bien  plus  impor- 
tant que  tous  vos  intérêts. 

APOLLON 

C'est  assez,  ô  Reines.  La  chose  mérite  bien  d'y 
songer  et  d'en  prendre  avis.  Allez  et  préparez-vous 
à  revenir  ici  même  bientôt  écouter  votre  jugement. 

ANTIOCHUS 

Hélas  ! 


APPENDICE    C  341 

ACTE  III. 
Scène  première. 

MELPOMÈNE,  TITUS 

TITUS 

En  attendant  qu'Apollon  vienne  nous  juger, 
savante  Muse,  souffrez  que  je  tâche  à  profiter  du 
temps  que  je  puis  être  en  cesillustres  lieux,  et  d'une 
conversation  aussi  éclairée  que  la  vôtre.  Voici  donc, 
ô  docte  Nymphe,  ce  Temple  de  Mémoire,  si  fameux 
dans  le  monde,  après  lequel  soupirent  toutes  les 
âmes  désireuses  de  gloire,  et  qui  est  le  sujet  des 
souhaits  des  plus  ambitieux!  Certes  je  ne  saurais 
m'empêcher  de  sentir  quelque  joie  de  me  voir  dans 
un  lieu  où  il  y  a  tant  de  peine  d'arriver. 

MELPOMÈNE 

Votre  joie  n'est  pas  sans  raison,  et  si  vous  saviez 
combien  de  gens  s'efforcent  inutilement  d'y  parve- 
nir, et  combien  il  y  en  a,  que  le  vulgaire  croit  y 
devoir  entrer,  qui  n'en  approchent  pas  seulement, 
elle  serait  encore  plus  grande. 

TITUS 

C'est  ce  qui  rend  aussi  plus  grande  la  gloire  de 
ceux  de  qui  vous  consacrez  le  souvenir.  Mais  trou- 
vez bon  que  j'interrompe  notre  propos  pour  vous 
témoigner  le  ravissement,  que  j'ai  de  reconnaître 
ici,  parmi  les  peintures,  des  histoires  françaises  et 
même  assez  modernes,  si  je  ne  me  trompe.  Comme 


342  APPENDICE    C 

je  viens  de  cet  heureux  climat,  et  que  j'en  parle  la 
langue,  j'ai  droit  de  prendre  part  à  sa  gloire  ; 
ainsique  jadis  lefondateur  de  notre  Empire,  si  nous 
en  croyons  le  grand  Virgile,  Enée,  fut  agréablement 
surpris,  quand  il  reconnut  dans  les  peintures  du 
Temple  de  Carthage  l'histoire  de  la  fameuse  Ville 
qu'il  venait  de  quitter. 

MELPOMÈNE 

Vous  ne  devez  pas  être  surpris  de  voir  consacrer 
à  l'éternité  dans  ces  lieux  la  seule  histoire  qui  le 
mérite  entre  toutes  celles  qui  se  passent  aujourd'hui 
sur  la  terre.  A  quoi  voudriez-vous  que  nous  nous 
appliquassions  dans  ce  siècle,  et  qu'y  a-t-il  de  plus 
digne  de  nos  soins  que  le  Règne  merveilleux  du 
grand  Monarque  des  Lys  ?  Toutes  ces  peintures, 
que  vous  voyez,  sont  autant  de  monuments  de  sa 
gloire  ;  c'est  lui  qui  nous  occupe  à  présent  comme 
autrefois  Cyrus,  Alexandre,  et  César  nous  ont 
occupées^.]  (1)  Depuis  près  de  deux  lustres[,]  le 
Parnasse  ne  retentit  que  de  ses  louanges,  et  ce 
Temple  sacré  est  toujours  orné  de  quelque  nou- 
velle image  de  ses  vertus. 

TITE    l       X&f 

Voilà  bien  des  tableaux  pour  si  peu  de  temps  ; 
et  il  faut  que  les  actions  de  ce  Prince  aient  toutes 
quelque  caractère  qui  leur  soit  commun  et  qui 
vous  soit  bien  agréable,  puisque  vous  en  oubliez 
si  peu.  Ce  serait  pour  moi  la  matière  d'un  entre- 

(1)  L'abbé  Granet  met  une  faible  ponctuation  après  occupées 
une  forte  après  lustres. 


APPENDICE    C  343 

tien  bien  délicieux  ;  mais  nous  n'aurions  pas  assez 
de  temps  :  c'est  ce  qui  me  fait  passer  à  regret  sur 
la  plupart  de  ces  peintures,  pour  me  retrancher  à 
ces  deux  seules,  qui  m'ont  d'abord  frappé  la  vue, 
et  que  je  vous  conjure  de  m'expliquer. 

MELPOMÈNE 

Je  le  ferai  d'autant  plus  volontiers  que  je  ne 
saurais  mieux  vous  faire  comprendre,  en  abrégé, 
comment  on  juge  ici  les  actions  des  grands  et 
quelle  est  l'idée  qu'on  y  a  de  la  vertu  héroïque, 
que  par  la  contestation  qui  est  arrivée  sur  ces  deux 
mêmes  peintures  entre  les  plus  éclairés  habitants 
de  ce  pays,  et  que  je  vous  raconterai  après  que  je 
vous  les  aurai  expliquées.  Ces  deux  tableaux,  que 
vous  avez  choisis,  représentent  les  deux  voyages 
de  Flandres.  Dans  le  premier,  le  Héros  dont  nous 
parlons  y  est  représenté  sous  la  figure  d'un  Jupiter 
descendant  chez  Sémélé  avec  tout  l'éclat  de  sa 
gloire.  Les  foudres  et  les  tempêtes  qui  accompa- 
gnent la  venue  de  ce  dieu  redoublent  en  quelque 
sorte  sa  majesté  ;  mais  cette  splendeur,  cette  force 
et  cette  grande  puissance  qui  l'environne  ne 
répand  aucune  joie  dans  son  âme,  parce  qu'elle  est 
toute  occupée  par  la  douleur,  qui  paraît  dans  ses 
yeux,  de  s'être  vu  réduit  à  la  malheureuse  néces- 
sité de  venir  chez  son  épouse  dans  cet  équipage 
terrible,  et  de  lui  rendre  une  visite  si  redoutable 
et  si  funeste  :  car  vous  voyez  bien  que  rien  ne  peut 
soutenir  l'effort  de  sa  présence,  qu'il  brûle,  qu'il  con- 
somme, qu'il  abat,  détruitet  ravage  tout,  quoique  à 
regret.  L'autre  tableau  représente  l'autre  voyage  de 


344  APPENDICE    C 

Flandres  sous  une  figure  bien  différente  :  c'est  un 
Jupiter  qui  fond  chez  Danaé  en  pluie  d'or.  C'est 
ainsi  que  ma  sœur  Clio  a  voulu  désigner  la  joie, 
la  magnificence  et  les  plaisirs,  mais  surtout  les 
libéralités  immenses  et  la  magnanime  profusion 
qui  accompagnèrent  partout  le  Prince  français 
dans  la  dernière  visite  qu'il  rendit  à  ses  nouveaux 
sujets.  Vous  ne  sauriez  croire  à  combien  d'agréa- 
bles disputes  ces  deux  peintures  ont  servi  de 
matière,  et  combien  de  fois  on  a  comparé  ces  deux 
voyages  ensemble,  pour  décider  lequel  a  été  plus 
glorieux.  Quelque  éclatant  que  le  premier  paraisse, 
ceux  qui  se  sont  déclarés  pour  le  dernier  ne  sont 
pas  les  moins  honnêtes  gens  du  Parnasse. 

TITUS 

Quoi  !  belle  Nymphe,  on  préfère  ici  une 
promenade  à  une  conquête  ?  Et  depuis  quand  la 
gloire  s'achète-t-elle  au  poids  de  l'or  en  ce  pays? 

MELPOMÈNE 

Les  promenades  de  cette  espèce,  Titus,  sont 
plus  glorieuses  que  les  plus  grandes  conquêtes.  Ce 
n'est  pas  l'or  ni  l'argent  qu'on  estime  ici  ;  c'est  le 
détachement  de  ces  biens  et  l'héroïque  usage  qu'on 
en  fait.  Pourrait-on  assurer  dIus  fortement  les 
peuples,  qu'ils  n'ont  aucune  tyrannie  à  craindre, 
qu'en  :"•:•■.- andant  si  largement  sur  eux  ceméta;,  qui 
est  l'objet  de  toutes  les  violences  ?  Si  sa  possession 
rend  heureux,  comme  le  vulgaire  se  l'imagine,  il 
paraît  bien  que  ce  Prince  l'était  avant  qu'il  fût  leur 
maître,  et  qu'il  n'a  voulu  l'être  que  pour  les  rendre 


APPENDICE    C  345 

comme  lui,  pour  partager  sa  félicité  avec  eux,  que 
c'étaient  eux  qui  avaient  besoin  de  lui,  et  non  pas 
lui  d'eux,  qu'il  n'y  a  qu'eux  qui  gagnent  à  ce  chan- 
gement, et  qu'à  voir  cette  étrange  profusion,  on 
pourrait  en  quelque  sorte  dire  qu'il  y  perd  autant 
qu'ils  y  gagnent,  si  un  Prince  pouvait  (1)  appeler 
perdre  tant  qu'il  gagne  des  cœurs.  Et  certes  quel 
plaisir  a  un  conquérant: 


Quel  plaisir  de  penser  et  de  dire  en  lui-même  : 
Partout  où  je  parais,  on  me  bénit,  on  m'aime, 
On  ne  voit  point  le  peuple  à  mon  nom  s'alarmer, 
Leur  sombre  inimitié  ne  fuit  point  mon  visage  ; 
Je  vois   voler  partout  les   cœurs  à  mon  passage. 


Voilà,  ô  Titus,  comment  on  juge  des  actions  des 
grands  en  ce  pays  ;  ce  n'est  pas  tout  pour  être 
grand  que  de  régner  sur  des  hommes,  c'est  de  trou- 
ver le  secret  de  faire  en  sorte  qu'ils  le  veuillent 
bien,  et  cela  ne  se  peut  qu'en  les  rendant  heureux. 

TITUS 

J'ai  bien  de  la  joie,  belle  Nymphe,  de  savoir 
votre  sentiment  là-dessus  ;  mais  dites  la  vérité, 
aimable  Muse  :  quelque  estimable  que  fût  le  Prince 
dont  nous  parlons,  lui  ferait-on  tant  d'honneur  en 
ce  pays,  si  sa  cour  n'était  pas,  comme  elle  est,  le 
séjour  de  tous  les  beaux  arts  et  de  toutes  les  con- 
naissances honnêtes  ?  enfin  s'il  ne  vous  considérait 
pas  comme  il  fait  ? 

(1)  L'abbé  Granet  imprime:  pouvait  s'appeler. 


346  APPENDICE  C 

MELPOMÈNE 

Ce  que  vous  dites  là,  ne  peut  être.  Il  est  impos- 
sible d'être  aussi  vertueux  et  magnanime  qu'il  l'est, 
sans  nous  aimer.  Il  se  peut  bien  trouver  des 
Princes  qui  n'ont  point  d'autre  bonne  qualité  que 
celle  de  nous  favoriser  ;  mais  il  n'y  peut  avoir  de 
véritable  héros,  qui  ne  nous  favorise  :  c'est  de  cette 
naturelle  grandeur  d'âme,  que  vient  l'inclination 
qu'ils  ont  pour  les  lettres.  C'est  ainsi  que  Paris 
est  devenu  aujourd'hui  le  lieu  du  monde  où  nous 
sommes  en  plus  grande  estime  et  les  plus  connues. 
Aussi  voyez-vous  qu'Apollon  et  nous  ne  parlons 
tous  que  français  ;  c'est  à  présent  la  langue  du 
Parnasse  et  toute  autre  y  est  barbare  :  telle  est  la 
vicissitude  des  choses.  Mais  j'aperçois  Apollon  qui 
s'avance,  et  vous  allez  être  jugés. 

Scène  11. 

APOLLON,  MELPOMÈNE,  THAL1E,   TITUS,   TITE,  BÉRÉ- 
NICE DE   TITE,   BÉRÉNICE  DE  TITUS 

apollon  assis. 
Princes,  j'ai  songé  à  votre  affaire,  et  je  suis  prêt 
à  vous  juger  si  vous  le  voulez  absolument.  Mais 
avant  que  d'en  venir  à  cette  extrémité,  je  vous  con- 
seille plutôt  d'entendre  à  quelqueaccommodement  ; 
car,  pour  vous  dire  la  vérité,  je  doute  fort  que  mon 
jugement  contente  personne  :  il  y  a  à  redire  dans 
tous  tant  que  vous  êtes,  et  les  gagnants  ne  seront 
guère  moins  maltraités  que  les.-  perdants.  C'est 
pourquoi,  si  vous  me  croyez,   vous  essayerez  de 


APPENDICE    C  347 

sortir  d'affaire  par  une  autre  voie.  Voici  ce  que 
j'ai  pensé  là-dessus  :  je  m'imagine  que,  si  chacun 
de  vous  était  content  en  son  particulier,  il  ne  se 
mettrait  guère  en  peine,  s'il  est  simple  ou  s'il  est 
double,  s'il  y  a  quelqu'un  ou  quelqu'une  qui  porte 
le  même  nom  que  lui.  Je  considère  donc  votre 
différend  comme  un  effet  de  l'inquiétude  de  vos 
esprits;  et  si  vos  intérêts  étaient  plus  favorablement 
disposés  qu'ils  ne  sont,  peut-être  ne  seriez-vous 
pas  si  sensibles  au  point  d'honneur,  et  qu'il  serait 
permis  à  chacun  de  [se]  (1)  faire  passer  de  son  côté 
pour  ce  qu'il  pourrait,  et  de  chercher  ses  dupes  ; 
c'est  assurément  le  chagrin  de  vos  affaires  particu- 
lières, qui  vous  a  rendus  si  délicats,  et  qu'ainsi  ne 
soit!  O  Titus  !  n'est-il  pas  vrai  que  la  tendresse  de 
votre  Bérénice,  son  obstination  à  vouloir  vous 
épouser,  et  son  désespoir  vous  désolent  ? 

TITUS 

Oui,  sans  doute,  Seigneur. 

APOLLON 

Et  vous,  Tite,  n'est-il  pas  vrai  que  l'inconstance 
de  votre  Bérénice  et  le  refus  qu'elle  fait  de  vous 
épouser,  vous  affligent,  et  que  vous  voudriez  bien 
vous  marier  ? 

TITE 

Il  n'est  rien  de  plus  vrai. 

APOLLON 

Pour  vous,  ma  Bérénice,  n'est-il  pas  encore  vrai 

(1)  L'abbé  Granet  imprime  défaire. 


348  APPENDICE    C 

que  l'amour  de  Tite  et  son  obstination  à  vous 
épouser  vous  est  très  odieuse,  et  que  vous  ne 
voulez  point  vous  marier  ? 

BÉRÉNICE   DE  TITE 

Oui,  Seigneur. 

APOLLON 

Et  vous,  Bérénice  de  Titus,  ne  voudriez-vous 
pas  bien  que  l'Empereur  vous  épousât,  et  n'est-ce 
pas  le  refus  qu'il  en  fait  qui  vous  afflige  ? 

BÉRÉNICE   DE   TITUS 

Eh!  Seigneur,  n'ai-je  pas  raison  ? 

APOLLON 

Or  bien,  puisque  tout  cela  va  ainsi,  j'ai  un 
moyen  sûr  pour  vous  mettre  d'accord  et  vous 
rendre  tous  quatre  contents.  Il  ne  faut  pour  tout 
cela,  si  non  que  Tite  et  Titus  troquent  ensemble 
leurs  Bérénices  ;  par  ce  moyen  Bérénice  de  Tite, 
qui  ne  veut  pas  se  marier,  sera  avec  Titus,  qui  ne 
veut  pas  se  marier  aussi,  et  ainsi  ils  seront  d'ac- 
cord ;  et  au  contraire  Bérénice  de  Titus,  qui  veut  se 
marier,  sera  avec  Tite,  qui  veut  se  marier  aussi, 
et  ils  se  marieront  si  bon  leur  semble:  car,  pour 
Tite,  qui  a  été  deux  ou  trois  fois  tout  prêt  d'épou- 
ser Domitie,  il  s'accommodera  bien  aussi  volon- 
tiers d'une  autre  Bérénice  que  de  la  sienne. 

BÉRÉNICE    DE    TITUS 

Mais  cette  Bérénice  ne  s'accommodera  jamais 
d'autre  que  de  Titus.  Titus  seul  a  pu  me  plaire,  et 
mon  cœur  ne  prend   point  le  change. 


APPENDICE    C  349 

APOLLON 

Ne  voilà  [t'il](i)  pas  justement  la  seule  chose  que 
je  craignais!  Voilà  un  malheureux  homme,  que  ce 
Tite,  que  personne  ne  veuille  de  lui  !  Or  bien  donc, 
ne  vous  emportez  pas  :  puisque  vous  n'en  voulez 
rien  faire,  je  m'en  vais  vous  juger.  Mais  que  veut 
ce  jeune  homme  avec  cette  femme  ? 

Scène  111. 

DOMITIEX,  DO.M1TIE,  APOLLON,  MELPOMÈNE,  THALIE, 
TITE,    TITUS,    ET     LES    DEUX    BÉRÉNICES. 

DOMITIEN 

Seigneur,  vous  serez  sans  doute  surpris  que  des 
inconnus  comme  nous  osent  ainsi  troubler  le 
cours  d'une  occupation  aussi  importante  que  celle 
où  vous  êtes  présentement  ;  mais  nous  n'avons 
pour  faire  cesser  cet  étonnement,  qu'à  vous  dire 
qui  nous  sommes.  Cette  Dame  que  vous  voyez  ici 
avec  moi,  depuis  quelque  temps  est  ma  femme,  et 
s'appelle  Domitie:  il  est  malaisé  que  ce  nom  n'ait 
point  été  mêlé  dans  l'affaire  qui  vous  assemble  en 
ce  lieu;  et  pour  moi,  Seigneur,  je  suis  Domitien, 
frère  de  celui  de  ces  deux  Messieurs  que  vous  dé- 
cla[re  rez  (2)  être  le  véritable  Empereur  de  Rome. 
Or,  Seigneur,  mon  caractère  vous  est  trop  connu 
pour  ignorer  que  l'ambition  est  ma  passion  domi- 
nante, et  que  jamais  cadet   n'eût   une  plus   forte 

(1)  L'abbé  Granet  imprime:  voilà  pas. 

(2)  L'abbé  Granet  :  imprime  déclarez. 

BÉRÉNICE  10" 


350  APPENDICE    C 

impatience  que  moi  d'être  défait  de  son  aîné,  pour 
régner  en  sa  place.  Cela  étant,  jugez,  Seigneur,  de 
ma  douleur,  en  voyant  qu'on  me  veut  donner 
deux  aînés,  à  moi,  qui  ai  bien  de  la  peine  à  en  souf- 
frir un  seul.  Vous  voyez  bien  par  là,  ô  Apollon, 
combien  grand  est  l'intérêt  que  j'ai  dans  cette 
affaire.  Je  suis  donc  ici  pour  vous  demander  de 
déclarer,  comme  il  est  bien  juste,  que  l'un  de  ces 
deux  prétendus  Empereurs  est  un  imposteur,  qu'il 
n'y  en  a  qu'un  de  véritable,  et  qu'enfin  je  n'ai 
qu'un  aîné.  Que  si  j'osais  encore  passer  plus  avant 
et  vous  faire  une  seconde  prière,  je  vous  conjure- 
rais, Seigneur,  de  déclarer  pour  le  véritable 
Empereur  celui  des  deux  qu[e]  (\),  par  la  connais- 
sance particulière  que  vous  avez  de  la  médecine 
comme  de  toutes  les  autres  sciences,  vous  jugerez 
devoir  vivre  le  moins. 

APOLLON 

C'est  assez,  je  vous  entends.  Retirez-vous  ;  je 
yous  ferai  justice.  Et  vous,  Domitie,  parlez  si  vous 
avez  quelque  chose  à  dire. 

domitie 

Mon  sentiment,  Seigneur,  n'est  autre  que  celui 
de  mon  mari  ;  car  de  même  qu'à  lui  l'ardeur  de 
régner  est  ma  plus  forte  passion  ;  et  quand 
l'amour  de  la  grandeur  occupe  toute  l'âme,  la 
moindre  concurrence  en  irrite  la  soif,  comme  elle 
en  relève  le  prix  et  la  jalousie  de  la  toute  puissance. 

(i)  L'abbé  Granet  imprime:  qui. 


APPENDICE   C  35  I 

apollon  se  levant 
Dieux  !  Que  veut  dire  cette  femme  avec  ce  dis- 
cours confus,  quel  chaos  !  Muses,  délivrez-moi 
de  ce  galimatias,  et  qu'on  chasse  d'ici  cette 
malheureuse,  qui  profane  la  pureté  de  ce  lieusacré 
par  ses  expressions  barbares.  Puisse  le  Génie  de  ce 
saint  Temple  ensevelir  ce  maudit  jargon  dans  les 
plus  noires  ombres  de  l'oubli  ! 

Scène  dernière. 

APOLLON,     MELPOMÈNE,     THALIE,     TITE,   TITUS, 
LES    BÉRÉNICES 

MELPOMÈNE    Ù      TilUS 

Mais  est-ce  que  Domitie  a  coutume  de  parler  de 
cette  sorte,  ou  qu'elle  extravague  ? 

TITUS 

C'est  là  de  son  plus  clair,  et  jamais  elle  ne  s'ex- 
pliqua plus  nettement. 

thalie    à   Tite 

Voyez,  par  la  colère  et  l'émotion  d'Apollon,  de 
quelle  conséquence  il  est  de  s'expliquer  clairement 
ici,  et  dans  quel  inconvénient  vous  seriez  tombé, 
si  je  ne  vous  avais  pas  averti  de  ne  pas  parler 
devant  lui  votre  langue  ordinaire. 

TITE 

Je  vous  ai  bien  de  l'obligation  de  cet  avis,  et  du 
succès  qu'il  a  eu  ;  mais  pourtant  Domitie  parle 
plus   clairement  que   cela,   quand  elle  veut.    Par 


352  APPENDICE    C 

exemple,  se  peut-il  rien  de  plus  clair  que  ce 
qu'elle  me  disait  une  fois  : 

Seigneur,  si  vous  m'aimez,  l'occasion  est  belle; 

et  tous  ces  vers  ici  : 

De  ce  que  je  me  dois,  je  sais  trop  la  mesure... 
Néron  m'eut  pour  parente,  et  Corbulon  pour  fille... 
C'est  ce  qu'à  dire  vrai,  j'aurai  peine  à  lui  dire... 
J'en  suis  au  désespoir  et  vous  en  fais  excuses...  ; 

et  cent  autres  aussi  clairs.  Mais  c'est  qu'elle  a 
cru,  qu'il  fallait  se  mettre  sur  le  haut  style,  parce 
que  c'était  devant  Apollon. 

apollon  se  rasseyant 

Cette  femme  m'a  presque  mis  hors  de  moi,  et  je 
n'aurais  jamais  cru  être  si  peu  mon  maître;  mais 
les  Dieux  ont  leurs  emportements  aussibienque  les 
hommes.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'ordonne  avant  toutes 
choses  :  Que  cette  Domitie,  qui  vient  de  sortir  d'ici, 
pour  réparation  d'avoir  profané  ce  lieu  sacré  par 
son  discours  barbare,  sera  bernée  publiquement 
au  milieu  de  la  place,  qui  est  devant  ce  Temple 
fameux[,]  afin  qu'il  en  soit  mémoire  à  jamaisf.]  Et 
pour  empêcher  que  pareille  chose  ne  puisse  arriver 
à  l'avenir,  il  est  enjoint  à  tous  ceux  qui  gardent  les 
entrées  du  Parnasse,  qu'ils  aient  désormais  à  ne 
laisser  plus  entrer  personne,  de  quelque  qualité  et 
condition  que  ce  soit,  quelque  nom  qu'elle  porte 
et  de  quelque  part  qu'elle  vienne,  sans  qu'au  préa- 
lable on  la  fasse  parler,  et  de  refuser  sans  miséri- 
corde tous  ceux  qui  ne  parleront  pas  une  langue 
intelligible. Quant  au  particulier  de  vous  quatre,  ô 


APPENDICE    C  353 

Princes:  ilsera sursis  au  jugement  de  Tite,  jusqu'à 
ce  qu'il  ait  fait  entendre  et  déclaré  plus  nettement 
qu'il  n'a  fait  jusqu'ici,  ce  qu'il  aime  et  ce  qu'il  hait, 
ce  qu'il  veut  et  ce  qu'il  ne  veut  pas.  Sa  Bérénice 
sera  admonestée  de  ne  plus  tomber  dans  une  bizar- 
rerie aussi  blâmable,  que  celle  qui  lui  fait  quitter 
Tite  dès  que  le  sénat  lui  permet  de  l'épouser,  et  que 
ce  vice,  pour  être  si  ordinaire  à  son  sexe,  n'en  est 
pas  moi-ns  blâmable.  Pour  Titus,  c'a  été  une  grande 
imprudence  à  lui  de  s'être  exposé  au  jugement  du 
vulgaire,  qui  ne  comprend  point  les  forces  de  l'a- 
mour de  la  gloire,  et  c'est  bien  employé,  s'il  a 
passé  pour  un  fripon  ;  mais,  pour  la  Bérénice, 
comme  elle  n'est  dans  aucune  perplexité,  qu'elle 
paraît  tout-à-fait  innocente,  et  qu'on  ne  voit  pas 
qu'il  y  ait  rien  de  sa  faute  dans  son  malheur,  la 
pitié  qu'elle  excite,  est  trop  grande  pour  donner  du 
plaisir  :  elle  dégénère  sans  cesse  en  horreur  et  en 
indignation.  Quant  au  principal  :  à  la  vérité,  il  y  a 
plus  d'apparence  que  Titus  et  sa  Bérénice  soient 
les  véritables,  que  non  pas  que  ce  soient  les  autres  ; 
mais  pourtant,  quoi  qu'il  en  soit,  et  toutes  choses 
bien  considérées,  les  uns  et  les  autres  auraient  bien 
mieux  fait  de  se  tenir  au  pays  d'Histoire,  dont  ils 
sont  originaires,  que  d'avoir  voulu  passer  dans 
l'Empire  de  Poésie,  à  quoi  ils  n'étaient  nullement 
propres,  et  où,  pour  dire  lavérité,  on  les  a  amenés, 
à  ce  qu'il  me  semble,  assez  mal  à  propos. 


354  APPENDICE    C 

En  1681,  Fatcuville  fit  jouer  parles  Comédiens  italiens  une 
farce,  Arlcquin-protèe,  où  se  trouve  une  parodie  de  Bérénice. 
On  lit  cette  parodie  au  tome  I  du  Théâtre  Italien  de  Gherardi 
(p.  87  à  95).  J'avais  eu  l'intention  delà  citer,  puisque  Louis 
Racine  nous  raconte  comment  son  père  avait  été  peiné  de  cette 
raillerie  :  «  Il  assista  à  cette  parodie  bouffonne  et  y  parut  rire 
comme  les  autres;  mais  il  avouait  à  ses  amis  qu'il  n'avait  ri 
qu'extérieurement.  La  rime  indécente  qu'Arlequin  mettait  à  la 
suite  de  la  reine  Bérénice  le  chagrinait  au  point  de  lui  faire 
oublier  le  concours  du  public  à  sa  pièce,  les  larmes  des  spec- 
ateurs  et  les  éloges  de  la  Cour.  »  Mais  la  nullité  absolue  de 
cette  pièce  pitoyable  m'a  décidé  à  la  laisser  ensevelie  où  elle 
se  trouve.  Il  n'y  a  guère  à  y  relever  que  le  mot  «  quel  Paulin, 
quelle  bête  !  »  qui  nous  montre  comment  certains  appréciaient 
alors  le  rôle  du  confident  de  Titus. —  Outre  les  passages,  articles 
et  livres  que  j'ai  cités  plus  haut,  on  peut  signaler  dans  le 
Mercure  de  France,  en  août  1724,  l'article  anonyme  sur  Béré- 
nice (il  est  presque  entièrement  tiré  de  l'abbé  Dubos),  et  les 
différents  articles  de  l'abbé  Pellerin  et  d'un  contradicteur,  en 
octobre,  novembre  1724,  janvier  et  avril  1725  (sauf  dans  celui 
d'octobre,  que  j'ai  analysé  dans  mon  étude,  il  n'y  a  là  que  des 
études  de  versification,  de  style  et  de  langue). 


Fin 


TABLE   DES   MATIERES 


Pages. 

Avertissement vu 

I.  —  La  place  de  Bérénice  dans  la  vie  de    Racine.     .  l 

i.  — n 

a.  — 27 

m.  — 49 

II.  —  Le  choix    du   sujet 57 

I.  - 61 

II.  — 67 

m.  — 85 

iv.  — 99 

v.  — 109 

vi.  — 133 

III.  —  L'action 139 

••   — M? 

"•  — «77 

Conclusion 219 

Appendice  A.  Rencontres  de  sujets  et  de  titres  au  xvne  siècle  22  1 

Appendice  B.  La  question  «  d'Alexandre  » 229 

Appendice  C.  Jugements  duxvne  siècle  sur  «  Bérénice  »  : 

a)  La  Critique  de  «  Bérénice  *par  l'abbé  de  Villars.  24  1 

b)  La  Critique    de    a  Tite  et    Bérénice  »  par  le 
même 260 

c)  Réponse  à  la  €  Critique  de  Bérénice  >    par  le 

sieur  de  S*** 274 

d)  LettresdeBussy-Rabutin  et  de  Madame  Bossuet.  301 

e)  Tite  et  Titus   ou  les  Bérénices,    Comédie.      .  305 


Paris.  -  Société  française  d'Imprimerie  et  de  librairie. 


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Michaut,  Gustave  Marie  Abel 
La  Bérénice  de  Racine 


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