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Full text of "La canne de jaspe; Monsieur d'Amercoeur, Le trèfle noir; Contes à soi-meme"

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DU   MEME    AUTEUR: 

•   Les  Lendemains   [épuise] 1  plaq. 

Apaisement  [épuisé] 1  voL 

Sites  [épuisé] 1  voL 

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Poèmes  anciens  et   romanesques  [épuisé).   .  1  vol. 

Tel   qu'en   songe   (épuisé) 1  voL 

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Le  Trèfle  noir 1  vol. 

Aréthuse  [épuisé) 1  vol. 

Poèmes,  1887-1892 1  vol. 

Les  Jeux  rustiques  et  divins 1  vol. 


LA  CANNE  DE  JASPE 


i. 


[L    A    KTE    TIRE    DE    CET   OUVRAGE    : 

Cinq  exemplaires  <ur  Japon  impérial,  numérotés  de  1  à  5, 

vingt    et   un  exemplaires   sur    Hollande,  numérotés    de  6   à  26,  et  vingt 

exemplaires  sur  papier  de  luxe,  {ces  derniers  hors  commerce). 

JUSTIFICATION    DU    TIRAGE    : 


Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés  pour  tous  pays, 
y  compris  la  iSuède  et  la  Norvège, 


riENlîl     l)K    IIKGXIKK 


la'canne 

DE  JASPE 

MONSIEUR  D'AMERCŒUR 
LE  TRÈFLE  NOIR  —  CONTES  A  SOI-MÊME 

Ucuxièine  editicn 


MiCROFORMl-D  B^' 
PRESr^RVÂTICN 

■ASvAŒS 

DATE...J^CJ1199Q 


PARIS 

SOCIÉTÉ    DV    MERCVRE     DE    FRANCE 

XV,  RVF  nr  l'échavdé-saixt-gkpmain.  xv 

>[  DCCC  XCVII 

Tous  droits  réservés  ]  ^ 


Hir.uî 


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AU  LECTEUR 


Je  ne  sais  pourquoi  mon  livre  ne  te  plairait 
pas. 

Un  roman  ou  un  conte  peut  n'être  quune 
fiction  agréable.  S'il  présente  un  sens  inat- 
tendu au  delà  de  ce  quil  semble  signifier,  il 
faut  Jouir  de  ce  surcroît  à  demi  intention- 
nel sans  y  exiger  trop  de  suite  et  en  le  considé- 
rant comme  né  fortuitement  des  concordances 
mystérieuses  quil  y  a,  malgré  tout,  entre 
toutes  choses. 

C'est  ainsi  quil  faudrait  prendre  les  his- 
toires qui  composent  le  Trèfle  noir  ou  les  Contes 
à  soi-même  et  goûter  les  historiettes  de  Mon- 
sieur d'Amercœur.  Les  aventures  baroques  ou 
singulières  oh  il  figure  le  représentent  assez 
bien,  à  mi-corps  en  son  demi-secret,  et  si  les 
événements  qu  elles  rapportent  ne  réussissent 
pas  à  te  distraire^  sans  doute  ne  resteras-tu 


LA.    CANNE    DE    JASPE 


pas  insensible  aux  charmes  de  la  tendre  Her- 
tulie  et  ne  rebuteras-tu  point  le  discours  du 
vieil  H ermoc rate  ;  mais  après  tout,  quand  bien 
même  le  sixième  mariage  de  Barbe-Bleue  ou 
le  C hevalier  cjui  dormit  dans  la  neige  ne  te 
dive?  tiraient  que  médiocrement^  encore  pour- 
rais-tu, au  moins,  aimer  les  paysages  que 
hantent  ces  ombres  furtives  et  graves,  les 
maisons  qu  elles  habitent,  les  objets  que  sou- 
pèsent leurs  mains  ténébreuses. 

Il  y  a  là  des  épées  et  des  miroirs,  des  bijoux, 
des  robes,  des  coupes  de  cristal  et  des  lampes^ 
avec, parfois,  au  dehors,  le  murmure  de  lamer 
ou  le  souffle  des  forêts.  Ecoute  aussi  chanter 
les  fontaines.  Elles  sont  intermittentes  ou 
continues  ;  les  jardins  quelles  animent  sont 
symétriques,  La  statue  y  est  de  marbre  ou  de 
bronze;  Vif  taillé.  L'amère  odeur  du  buis  y 
parfume  le  silence,  la  rose  y  fleurit  au  cyprès. 
L'amoun  et  la  mort  s'y  baisent  à  la  bouche. 
Les  eaux  y  reflètent  les  ombrasses.  Fais  le  tour 
des  bassins.  Parcours  le  labyrinthe,  fréquente 
le  bosquet  et  lis  mon  livre,  page  à  page, 
comme  si,  du  bout  de  ta  haute  canne  de  jaspe. 
Promeneur  solitaire,  tu  retournais,  sur  le  sable 
sec»  de  Vallée,  un  scarabée,  un  caillou  ou  des 
feuilles  mortes. 


MONSIEUR  D'AMERCOEUR 


A  M.  GABRIEL  HASOTAiX. 


MONSIEUR  D'AMERGŒUR 


Je  n'ai  point  le  dessein  d'écrire  ici  la  vie  de 
M.  d'Amercœiir.  D'autres  travaillent  à  ce  beau 
projet  avec  une  patience  et  un  soin  infinis,  et  je 
ne  prétends  pas  les  suivre  dans  les  investigations 
délicates  où  les  mène  le  désir  d'élucider,  point 
par  point,  une  existence,  singulière  non  moins 
par  ses  circonstances  que  par  l'attention  pos- 
thume qu'elle  a  suscitée. 

Il  se  produit,  en  effet,  parmi  ceux  qui  s'in- 
quiètent des  particularités  et  de  la  mécanique 
des  événements,  une  vive  curiosité  autour  de  ce 
personnage.  Une  enquête  est  née,  poursuivie  de 
plusieurs  parts,  et  l'ingérence  de  tant  de  labo- 
rieuses recherches  ne  peut  manquer  d'éclaircir 
l'énigme  de  cette  destinée. 

Rien  ne  passe  plus  vite  à  l'oubli  qu  une  gloire 
comme,  de  son  vivant,  la  connut  M.  d'Amercœur. 


LA    CANNE    DE    JASPE 


Fort  en  vue  alors,  pour  ses  aventures,  tant  de 
guerre  que  de  galahterie,  par  ses  façons  d'homme 
à  la  mode  et  ses  exploits  de  hardi  partisan,  il 
semblait  plutôt  voué  aux  passe-temps  des  nou- 
vellistes qu'aux  veilles  des  historiographes,  et  ce 
ne  fut  point  une  petite  surprise  d'apprendre 
son  intervention  occulte  aux  événements  les  plus 
graves  et  non  seulement  qu'il  y  participait  mais 
encore  qu'il  en  conduisit  les  origines  à  leurs 
issues  et  les  intrigues  à  leurs  péripéties. 

Cette  entrée  de  M.  d'Amercœur  dans  l'histoire 
se  fait  peu  à  peu  et  se  confirme  à  mesure  que 
sa  présence  y  tourne  à  la  préséance  et  qu'il 
dépossède  de  leurs  faux  attributs  des  figures 
fameuses  qui  n'y  deviennent  plus  que  des  mas- 
ques apocryphes  sous  lesquels  on  distingue, 
grossi  pour  ces  mimiques  où  il  répugnait/le  lin 
sourire  de  leur  mystérieux  instigateur.  Le  voici 
donc  un  homme  qui  a  dirigé  son  temps.  On  lui 
découvre  une  action  secrète,  et  il  semble,  après 
tout,  qu'on  ait  raison  de  voir  en  lui  un  des  res- 
sorts de  l'époque.  Sinon,  et  au  moins,  il  reste 
un  cas  de  concordance  unique  par  la  façon 
presque  merveilleuse  dont  les  faits  de  sa  vie  s'a- 
daptent, comme  d'eux-mêmes,  au  sens  et  à  la 


MONSIF-LK   D  ami:k(:<kl'U 


portée  qu'on  leur  veut  attribuer.  Ce  ne  sont, 
tout  du  long  que  coïncidences  singulières.  Le 
probable  s'y  écliafaude  au  point  d'y  devenir 
l'architecture  du  vrai. 

Je  ne  voudrais  pas  nuire  à  une  si  surprenante 
modification  d'une  mémoire  qui  m'est  chère  à 
plus  d'un  titre.  Dès  lenfance  j'admirai  M.  d'A- 
mercœur.  Des  liens  existaient  entre  sa  famille  et 
la  mienne  el  l'état  qu'on  y  taisait  de  lui  me  donne 
le  plaisir  de  voir  s'imposer  à  tous  une  opinion 
qui  se  trouvait  en  partie  celle  de  mes  proches. 
Ils  parlaient  souvent  de  cet  hon>me  remarquable, 
et  le  récit  de  ses  aventures  de  toutes  sortes,  dont 
on  ne  se  taisait  pas  devant  moi,  me  ravissait. 
L'intérêt  que  j'y  pris  ne  s'etïaça  jamais  de  mon 
souvenir  et  c'est  même  à  cette  ténacité  d'une 
fascination  enfantine  que  je  dus  plus  tard  l'hon- 
neur de  fréquenter  le  héros  de  tant  de  belles  his- 
toires. 

M.  d'Amercœur  a  vécu  dans  la  plus  grande 
retraite  les  vingt  dernières  années  de  sa  vie. 
assez  pour  que  les  gazettes  qui  relatèrent  sa 
mort  le  fissent  sans  commentaires. 

Il  quitta  le  pays  après  l'éclatante  disgrâce  où 
il  tomba.  Il  voyagea,  l'oubli  vint.  Il  ne  laissait 


1-  LA    CANNE    DE    JASPE 


de  lui,  outre  le  bruit  que  fit  jadis  son  évasion 
mystérieuse,  qu'un  renom  superficiel,  quelques 
hauts  faits  d'amour  et  de  guerre,  et  le  souvenir 
de  certaines  bizarreries  qui  lui  gardèrent  une 
célébrité  vague  d'où  partirent  plus  tard  les 
recherches  dont  les  découvertes  successives 
aboutirent  à  le  porter  si  haut. 

Il  se  trouva  qu'adolescent  dans  l'intervalle  de 
silence  qui  précéda  la  mort  de  M.  d'Amercœur, 
j  entendis  à  l'auberge  d'une  petite  ville  lointaine 
prononcer  ce  nom  qui  se  rattachait  pour  moi  à 
toute  une  légende  intime.  Je  m'enquis  çà  et  là, 
et  j'acquis  la  certitude  que  cet  Amercœur  était 
bien  le  célèbre  marquis  dont  rêva  ma  jeunesse. 
Je  cherchai  à  le  voir;  il  m'accorda  l'entrevue 
demandée  et  je  ne  manquai  de  m'y  rendre. 

Du  bout  de  la  place  j'aperçus  l'hôtel  de 
M.  d'Amercœur.  C'était  une  vaste  bâtisse  en 
pierre  de  liais.  Trois  des  fenêtres,  sous  un  fronton, 
ouvraient  sur  un  balcon  à  grille  renflée  que  sou- 
tenait de  chaque  côté  de  la  porte  une  cariatide 
en  saillie  ;  les  autres  croLsées  closes  de  persiennes, 
celles  du  rez-de-chaussée  garnies  de  barreaux 
de  fer.  Le  fronton,  les  pots  à  feu  qui  ornaient 
les  combles  projetaient  sur  la  façade,  l'un,  un 


M<)NsiF.rR  d'amercœlr  13 

triangle  oblique,  les  autres  des  petits  tas  d'ombre 
ébréchée.  Au  milieu  de  la  place  déserte  une  fon- 
taine retombait  dans  une  vasque  basse.  Un  chien 
qui  dormait  au  soleil  happait  une  mouche  au 
passage.  Il  en  bourdonnait  çà  et  là.  Quelques- 
unes  posées  sur  le  mur  y  semblaient  incrustées; 
trois  s'envolèrent  du  pied  de  biche  où  je  sonnai. 

La  torpeur  de  la  place  me  fit  goûter  la  fraî- 
cheur du  vestibule.  Un  stuc  à  arabesques  mi- 
roitait les  murs  autour  d'un  dallage  de  marbre 
jaune  et  vert.  Le  valet  me  précéda,  en  boitant, 
à  travers  une  salle  à  manger  où  le  couvert 
restait  encore  dressé.  Sur  une  assiette  d'argent 
des  pelures  de  fruits  se  recroquevillaient.  Du 
vin,  au  cristal  d'un  verre  taillé,  rougissait  la 
nappe  d'une  ombre  sanguine.  Une  odeur  de  pi- 
ment, de  sucreries  et  de  tabac  s'exhalait. 

«  M.  le  Marquis  n'est  pas  là,  dit  l'homme,  en 
soulevant  une  portière,  je  vais  l'aller  prévenir; 
il  est  à  son  mail.  )) 

Je  me  trouvai  dans  une  longue  galerie  dont 
les  portes-fenêtres  ouvraient  sur  un  jardin.  D'un 
rosier  qui  devait  tapisser  le  dehors  quelques 
roses  débordaient.  Une,  admirable,  rouge  et 
pompeuse,  collait  aux  carreaux  la  chair  délicate 


14  LA    CA>NE    DE    JASPE 


de  ses  pétales,  une  autre,  petHe  et  blanche,  pa- 
raissait délicieusement  fanée  à  travers  la  nuance 
verdàtrede  la  vitre  par  laquelle  envoyait  deux 
parterres  de  fleurs  flanquant  un  parterre  d'eau 
entourés  d'une  sorte  d'hémicycle  de  hauts  buis 
taillés.  Trois  allées  d'arbres  divergentes  y  abou- 
tissaient, dont  la  perspective  se  reflétait  inver- 
sement dans  trois  grandes  glaces  posées  au  fond 
de  la  pièce  sur  des  consoles  dorées  et  entre  des 
panneaux  de  boiserie.  Çà  et  là,  sur  des  sca- 
bellons  se  dressaient  des  bustes  antiques.  Un 
meuble  de  tapisserie  adossait  aux  murs  ses 
tabourets  massifs  et  ses  fauteuils  monumentaux. 
Au  centre  une  table  supportait  un  beau  vase 
d'agate  veinée  auprès  d'un  étui  d'où  sortait  à 
demi  une  paire  de  lunettes  d'or. 

Le  Marquis  est  toujours  ingambe,  m'avait-on 
dit,  malgré  ses  quatre-vingts  ans.  Chaque  jour, 
il  gagne  sa  partie  de  boules.  41  la  quitta  pour 
me  recevoir. 

Il  venait  du  bout  de  l'allée  centrale.  Sa  haute 
taille  marchait  courbée  sur  une  canne.  Les  pans 
de  sa  houppelande  de  soie  brochée  lui  battaient 
aux  jarrets.  Arrivé  à  la  porte-fenêtre,  au  geste 
qu'il  fit  pour  l'ouvrir,  scintillèrent  à  ses  doigts 


MONSIEUR    d'aMKRCŒUK  1.> 


.les  pierres  de  ses  bagues.  11  me  regardait  sans 
me  voir  à  cause  du  miroitement  des  vitres  où 
heurta  la  pomme  d'or  de  sa  canne  qu'il  tenait 
sous  son  bras. 

En  entrant,  le  feutre  qui  le  coilïait,  jeté  sur  un 
meuble,  découvrit  une  tête  petite  à  ras  cheveux 
blancs.  Le  visage  olivâtre  s'éclairait  d'yeux  d'un 
bleu  très  clair.  Les  mains  vivaient,  préhensives, 
et  non  gourdes  et  décharnées,  détendues  de 
lassitude  ou  rétractées  d'acharnement  comme 
souvent  celles  de  la  vieillesse. 

A  mon  nom  le  Marquis  m'accueillit  :  «  Soyez 
le  bienvenu,  dit-il,  j'ai  beaucoup  connu  vos 
grands-oncles  l'Amiral  et  l'Ariibassadeur.  » 

En  disant  cela,  il  prit  sur  la  table  dans  le  vase 
d'agate,  une  mince  pipe  qu'il  alluma  après  l'avoir 
bourrée  et  se  mit  à  marcher  d'un  pas  allègre, 
s'arrêtant  parfois  devant  moi  resté  aussi  debout. 
Les  boufïées  de  fumée  coupaient  ses  phrases,  au 
passage. 

((  Je  vois  encore  TAmiral,  me  disait-il;  lui  et 
son  frère  ne  se  ressemblaient,  ni  en  stature, 
ni  en  corpulence.  La  sienne  étonnait.  J'ai  servi 
sous  eux,  et  s'il  y  a  quelque  honneur  à  l'avoir 
fait  c'est  que  leurs  entreprises  voulaient   pour 


16  LA    CANNE    DE   JASPE 


qu'on  les  y  suivît  de  la  hardiesse  et  de  l'entente. 
S'ils  se  ménageaient  peu,  ils  ne  ménageaient 
rien.  Leur  escadre  et  leur  chancellerie  furent  un 
dur  métier;  j'ai  subi  l'une  et  l'autre  et  la  disci- 
plinedu  marin  égalait  lexigeance  du  diplomate. 

((  Oui,  je  revois  votre  oncle  avec  son  habit  vert 
et  ses  bas  cramoisis,  debout  sur  son  tillac;  son 
vaisseau  laissait  à  sa  suite  une  odeur  de  poudre 
et  de  cuisine.  Le  gabier  et  le  marmiton  s'y  cou- 
doyaient. La  succulence  des  repas  y  valait  la 
furie  des  abordages.  Le  trident  de  Neptune  s'y 
mêlait  en  trophée  à  la  fourchette  de  Comus. 

«  Et  l'autre,  avec  sa  mine  de  prêtre  et  de  vieille 
femme  proprette.  Tous  les  moyens  lui  semblaient 
bons.  Il  s'appropriait  tous  les  engins.  N'a-t-il 
pas  mené  avec  lui  trois  ventriloques  pour  imiter 
parfaitement  sa  voix  dans  les  entrevues  qu'il 
voulait  pouvoir  désavouer  et  où  une  sorte  de 
mime  contrefaisait  son  personnage  ?  Sa  garde- 
robe  cachait  les  défroques  de  toutes  les  masca- 
rades ;  sa  pharmacie  contenait  des  fards  et  des 
poisons:  il  utilisait  l'adresse  des  sbires,  l'agilité 
des  acrobates  et  le  sourire  des  femmes. 

«  Je  les  ai  retrouvés  une  dernière  fois,  fort 
vieux  l'un  et  l'autre,  qui,  dans  une  petite  ville. 


MONSIEUR    d'aMERCŒUR  17 


qui,  dans  une  campagne  retirée.  L'Amiral  était 
goutteux  et  TAmbassadeur  était  sourd.  L'un, 
s'adonnait  à  collectionner  des  coquilles,  l'autre, 
à  cultiver  des  tulipes.  Ils  en  avaient  de  toutes 
sortes  et  fort  belles,  et  chaque  année,  ils  s'en- 
voyaient quelque  coquille  ressemblant  à  une 
tulipe  ou  quelque  tulipe  pareille  à  une  coquille 
et  ainsi  jusqu'à  ce  qu'ils  mourussent  tous 
deux  sans  avoir  quitté  leurs  vitrines  ou  leurs 
plates-bandes  pour  joindre  une  dernière  fois  leurs 
mains  qui  manièrent  si  rudement  et  si  finement 
les  hommes,  et  dont  le  dernier  geste  fut  d'éti- 
queter une  conque  et  de  numéroter  un  oignon.  )> 

«  Oui,  répondis-je,  ce  furent  de  singulières 
figures  et  ce  qu'on  sait  d'eux  donne  à  regretter 
qu'ils  n'aient  pas  écrit  quelque  part  ce  qu'ils  en 
savaient.  Que  ne  racontèrent-ils  le  détail  de  leurs 
manœuvres  ou  le  jeu  de  leurs  menées?  )) 

Le  Marquis  avait  reposé  sur  la  table  sa  pipe 
éteinte  qui  versa  sur  le  marbre  la  cendre  de  sa 
petite  urne  noire. 

«  Fi  donc!  s'écria-t-il.  en  rougissant  presque 
de  colère,  écrire  sa  vie,  se  substituer  au  hasard 
qui,  des  destinées,  rassemble  dans  la  mémoire 
des   hommes  ce  qu'il  faut  pour    en  façonner 


18  l.A    CA>>'K    DE    JASPE 


l'empreinte  d'une  médaille  ou  le  relief  d'un 
sarcophage!  Certains  eurent  ce  travers  et  cette 
impudence  prétentieuse. 

«  Écrire  ^a  vie,  retrouver  l'ordre  de  nos  sta- 
tures, les  motifs  de  nos  actes,  la  place  de  nos 
sentiments,  la  structure  de  nos  pensées,  recons- 
tituer l'architecture  de  notre  Ombre!  Mais  rien 
ne  vaut  que  par  la  perspective  où  le  hasard 
dispose  les  fragments  où  nous  survivons.  Le 
Destin  s'enveloppe  de  circonstances  qu'il  sap- 
proprie.  Il  y  a  un  choix  mystérieux  entre  le 
caduc  et  le  durable  de  nous-mêmes. 

((  Des  maladresses  et  des  gaucheries  prépa- 
rent souvent  des  actions  parfaites.  Le  fou- 
droyant coup  d'épée  qui  touche  et  perce  né- 
cessite peut-être  une  torsion  disgracieuse  des 
muscles.  Une  main  crispée  à  la  poignée  dirige 
l'éclair  de  la  lame.  Tout  est  perspective  et  épi- 
sodes. Une  statue,  de  maints  gestes  intermé- 
diaires, n'en  fixe  que  le  décisif. 

«  Quel  souvenir  médiocre  vous  garderiez  de 
moi,  si  vous  saviez  tout  de  moi-même  !  Vous 
vous  étonneriez  moins  de  me  voir,  vieux  et  seul 
dans  cette  maison,  moi,  Polydore  d'Amercœur, 
qui  ai  fréquenté  le  lit  des  princesses  et  la  cour 


MONSIF.L'R     d'aMEKCŒUK  19 

des  rois,  qui  ai  porté  Tépée  et  le  masque,  si  je 
vous  disais  pourquoi  m'y  voici.  Je  détruirais  une 
disparate  nécessaire. 

((  On  a  su  mes  cinq  années  de  réclusion  dans 
une  prison  solitaire  et  chacun  ignore  encofe 
pourquoi  j'y  suis  entré  et  comment  j'en  suis 
sorti.  Ma  disgrâce  reste  un  mystère  et  ma  fuite 
un  miracle.  Les  accessoires  du  l'ait  n'existent 
pas.  Les  archives  ne  conservent  aucune  pièce  de 
mon  jugement  et  on  n'a  rien  retrouvé  des  outils 
de  mon  évasion. 

«  Tout  homme  à  s'expliquer  se  diminue.  On 
se  doit  son  propre  secret.  Toute  belle  vie  se 
compose  d'heures  isolées.  Tout  diamant  est  soli- 
taire et  ses  facettes  ne  coïncident  à  rien  d'autre 
qu'à  Téclat  qu'elles  irradient. 

<(  On  peut,  pour  soi,  et  encore,  avoir  vécu  cha- 
cun de  ses  jours  ;  aux  autres  il  faut  apparaître 
intermittent.  Sa  vie  ne  se  raconte  pas  et  il  faut 
laisser  à  chacun  le  soin  de  se  l'imaginer.  » 

Le  Marquis  allait  et  venait  par  la  pièce.  Le 
bout  de  sa  canne  sonnait  sur  le  parquet.  Un 
rayon  de  soleil  scintilla  aux  bagues  de  ses  doigts. 
Je  le  regardais  marcher.  Sa  longue  houppelande 
frôlait  l'angle    de   la    table  et  y  éparpillait    la 


20  LA    CANNE    DE    JASPE 


cendre  grise  versée  par  la  pipe,  et  je  pensais  à 
sa  vie  singulière  d'alternatives  et  de  conjonc- 
tures, de  bals  et  de  batailles,  de  duels  et  d'a- 
mours, pleine  de  sursauts  et  de  saillies  et  dont 
il  gardait,  au  fond  de  lui,  à  jamais,  les  rumeurs 
et  les  échos. 

Telle  fut  ma  première  entrevue  avec  M. 
d'Amercœur.  Les  propos  qu'il  me  tint  sont 
bien  ceux-là.  Depuis  on  a  reconstitué  la  trame 
de  cette  vie  dont  le  célèbre  marquis  faisait  mys- 
tère. La  silhouette  devint  statue.  Les  quelques 
anecdotes  rapportées  ici  tiennent  à  l'époque  de 
sa  jeunesse;  M.  d'Amercœur  en  parlait  volon- 
tiers et  il  se  départit  devant  moi,  peu  à  peu, 
de  sa  réserve.  Ma  prudence  ne  se  'hasarda 
jamais  à  inquiéter  la  sienne.  Je  l'écoutais  sans 
l'interroger.  Cette  discrétion  me  valut  sa  con- 
fiance et  il  la  poussa  jusqu'à  me  laisser  copier 
une  longue  lettre  où  il  était  question  de  lui  et 
qui  relatait  un  épisode  de  son  adolescence  qui 
lui  plaisait  et  m'avait  diverti.  Le  lecteur  la 
trouvera  parmi  ces  histoires.  Sauf  cet  écrit,  les 
autres  souvenirs  me  viennent  de  nos  causeries 
où  je  les  entendis  conter  par  l'illustre  conteur. 
Je  n'y  prétends  à  rien   de  plus  qu'à  reproduire 


MONSIEUR    d'aMERCŒVR  21 

assez  exactement  le  tour  qu'il  leur  donna 
soit  en  en  relatant  la  matière,  soit  en  plaçant  le 
récit  dans  sa  propre  bouche.  Peut-être  ces 
brèves  histoires  dont  les  circonstances  me  pa- 
rurent curieuses  serviront-elles,  à  mon  insu,  à 
combler  quelque  lacune  dans  l'étude  qui  se  fait 
de  tout  ce  qui  a  trait  à  notre  personnage.  Je  ne 
le  crois  pas,  pourtant,  et  j'aimerais  mieux  voir  là 
des  fables  ingénieuses  où  se  jouait  l'esprit  d'un 
vieillard  à  y  disposer  sa  vie  passée  en  perspec- 
tives ornementales.  Les  événements  qu'il  rap- 
porte et  les  faits  qu'il  s'attribue  présentent  un 
curieux  mélange  de  fiction  et  de  vérité.  L'un  et 
l'autre  s'y  sentent  et  leur  assemblage  n'est  pas 
sans  art.  J'ai  goûté  l'agrément  de  ces  aventures, 
d'autres  leur  donneront  peut-être  un  sens  et  une 
portée,  mais  je  préfère  en  entendre  l'accent  et 
en  imaginer  l'allégorie  qui  serait  assez  celle  d'un 
homme  masqué  jouant  de  la  flûte,  au  crépus- 
cule, sous  l'arcade  d'un  bosquet  de  houx  et  de 
roses. 


n 


AVENTURE   MARINE   ET   AMOUREUSE 


((  Mon  enfance  turbulente  fit  vite  place  à  une 
jeunesse  difficile,  mais  on  avait  pardonné  à 
Unne  ce  qui  de  l'autre  me  valut  d'être,  à  dix- 
sept  ans,  embarqué  sur  leSans-IMireil  qui  portait 
le  pavillon  de  votre  oncle  l'Amiral.  L'escadre 
était  en  partance  quand  mon  père  m'amena 
au  port.  De  l'auberge  je  le  suivis  à  travers  les 
rues  où  il  se  retournait  parfois  pour  voir  si  je  ne 
m'esquivais  pas,  car  il  redoutait  quelque  esca- 
pade et  l'occasion  ainsi  manquée  de  se  défaire 
de  moi. 

Les  quais  regorgeaient.  Des  portefaix,  cour- 
bant la  nuque  sous  le  poids  des  caisses,  pas- 
saient en  bousculant  la  foule.  On  se  sentait 
heurté  et  coudoyé.  La  sueur  coulait  des  fronts 
hâlés  et  la  salive  fusait  du  coin  des  lippes.  La 
corpulence  des  tonneaux  bombait  sur  les  dalles 


24  LA    CA>'>'E    DE    JASPE 


de  pierre  où  s'affaissait  Tobésité  des  sacs.  On 
enjambait  des  chaînes  pour  s'entraver  à  des 
câbles.  Les  longues  planches  qui  rejoignaient 
les  navires  à  la  terre  ployaient,  flexibles  en  leur 
milieu,  sous  le  pas  des  porteurs.  Les  vaisseaux 
remplissaient  la  darse.  Çà  et  là,  dans  l'entre- 
croisement des  vergues,  une  voile  hissée  se 
gonflait,  et  les  mâts,  sur  le  bleu  du  ciel,  oscil- 
laient imperceptiblement.  Il  y  avait  là  une 
assemblée  de  navires  de  toutes  sortes,  peints  de 
rouge,  de  vert  et  de  noir^  luisants  de  vernis  ou 
ternes  d'usure.  Les  coques  ventrues  frôlaient 
les  flancs  étiques.  Les  uns  se  boursouflaient  en 
outres,  les  autres  s'amincissaient  en  fuseaux; 
aux  proues,  se  profilaient  des  figures,  grima- 
çaient des  masques  ou  se  façonnaient  des  em- 
blèmes. On  voyait,  taillés  dans  le  bois,  la  face 
d'une  déesse,  le  visage  d'une  sainte  ou  la  gueule 
d'une  bête.  Des  bouches  y  souriaient  à  des  groins, 
le  tout,  barbare,  naïf  ou  saugrenu.  Des  cales 
exhalaient  l'odeur  des  denrées  et  le  parfum 
des  épices;  les  cargaisons  mêlaient  l'aigreur  des 
saumures  et  l'arôme  du  goudron. 

Une  petite  barque  nous  prit,  mon  père,   moi 
et  mon  bagage,  pour  nous  conduire  vers    l'es- 


MONSIKUH    D  AMERCŒUR 


cadre  à  l'ancre  dans  Tavant-port.  Nous  nous 
faufilions  à  travers  Tinextricable  encombrement 
des  bassins  ;  les  rames  en  cadence  relevaient 
tantùt  une  algue,  tantôt  une  épluchure.  L'eau 
saumàtre  croupissait  frelatée  d'immondices,  se 
marbrait  de  plaques  huileuses,  s'engluait  de 
viscosités.  Peu  à  peu  la  route  devint  plus  facile; 
les  obstacles  s'espacèrent;  nous  contournâmes 
quelques  gros  bâtiments  à  panses  rebondies. 
Accroupis,  ils  bavaient  des  filets  d'eau  sale  du 
mufle  de  leurs  proues;  les  fumées  des  cuisines 
montaient  en  spirales  autour  des  mâts;  un 
mousse,  juché  dans  les  agrès,  nous  jeta  au  pas- 
sage une  pomme  pourrie;  je  la  ramassai  et  je  vis 
dans  la  purulence  du  fruit  la  trace  des  dents  dont 
le  drôle  nous  riait  à  califourchon  sur  une  vergue. 
La  barque  commença  à  se  balancer  légère- 
ment et,  le  môle  doublé,  nous  aperçûmes  l'es- 
cadre; elle  était  réunie  là,  haute  sur  la  mer 
bleue.  Quatre  vaisseaux  et  un  plus  grand  à 
l'écart.  Nous  nous  dirigions  vers  le  Sans-Pareil. 
Le  pavillon  armorié  battait  à  la  corne  du  grand 
niât.  Les  gueules  des  canons  luisaient  aux  sa- 
bords. La  mâture  dessinait  une  ombre  fine  sur 
Teau  unie;  une  cloche  sonna- 


26  LA    OANNÉ    DE    JASPE 


Les  rameurs  se  hâtaient  courbés  sur  leurs 
avirons;  un  peu  d'écume  me  jaillit  aux  mains. 
On  accosta  et  par  une  échelle  de  corde  nous 
grimpâmes  à  bord.  Il  était  temps.  Les  ancres 
remontèrent  au  cabestan  viré;  on  appareillait. 
Je  restai  seul  ;  mon  père  s'empressa  d'aller 
parler  à  l'amiral.  Le  départ  coupa  court  à  nos 
adieux.  Les  sifflets  se  croisaient;  les  comman- 
dements grondèrent  aux  porte-voix.  Les  voiles 
tendues  s'enflèrent.  Mon  père  avait  regagné 
1  embarcation.  Nous  nous  saluâmes;  nous  ne 
nous  sommes  jamais  revus. 


Une  altercation  brutale,  ma  sortie  dans  un 
claquement  de  porte,  une  journée  de  colère  à 
errer  par  la  campagne,  l'aspérité  des  paysages 
qui  avoisinaient  le  château,  le  grand  vent  de 
cet  été  de  brûlure,  la  promptitude  d'un  caractère 
hautain,  la  lubie  d'un  orgueil  intraitable,  tout 
fit  de  moi,  avec  l'insulte  paternelle  dont  je  res- 
sassais l'inepsie,  l'énergumène  furibond  qui,  les 
poches  pleines  de  cailloux,  la  tête  perdue  et  les 
mains  enragées,  le  soir,  avait  cassé  à  coups  de 
pierres,   méthodiquement  et  furieusement,   les 


MONSIEUR    D  AMERCŒUK 


vitres  basses  à  la  façade  du  château,  tellement 
qu'un  éclat  atteignit  au  front  le  sommelier  et 
brisa  la  coupe  que  mon  père  lui  tendait,  à  table, 
d'où  les  femmes  se  levèrent  épouvantées  et  s'en- 
fuirent. 

Les  jardiniers  me  trouvèrent  le  lendemain 
couché  dans  un  massif,  cuvant  l'ivresse  de  ma 
frasque. 

Ces  braves  gens  vieillis  à  notre  service  furent 
peu  surpris  de  cet  excès.  Ils  y  virent  sans  doute 
la  suite  de  mes  méfaits  précoces,  volières 
ouvertes,  parterres  piétines,  clôtures  rompues 
et,  une  fois,  les  plus  belles  roses  du  jardin 
coupées  sauvagement  et  éparses  dans  les  allées. 

J'avais  sept  ans  à  cette  incartade.  On  me 
retira  des  mains  des  femmes  et  les  précepteurs 
se  succédèrent,  de  mois  en  mois,  en  défilé  inter- 
mittent. J'y  revois  d'étranges  ligures.  Tl  en  vint 
des  gras  et  des  maigres,  ventres  rebondis  et 
échines  plates,  tournures  ecclésiastiques  ou 
doctes  maintiens,  faces  usées  de  vieux  diacres 
et  visages  creux  de  jeunes  laïcs,  les  uns  puant 
la  sacristie,  les  autres  sentant  la  bibliothèque. 
Il  m'en  resta  le  souvenir  qu'on  attentait  à  ma 
liberté  et  de  tous,  quelque  latin,  peu  de  grec. 


28  LA.    CAN.NE    DE    JASPE 


nulle  mathématique,  des  bribes  d'histoire  et, 
de  Fun  d'entre  eux,  que  j'aimais  assez  et  qui 
finit  poète  quelque  part,  de  précises  notions  de 
mythologie,  avec  la  connaissance  des  dieux, 
de  leurs  attributs  et  de  leurs  amours. 

Les  miennes  commencèrent  tôt.  Les  man- 
sardes et  les  granges  en  abritèrent  les  entre- 
prises. La  paillasse  des  chambrières  et  la  botte 
de  foin  des  pastourelles  se  prêtèrent  à  mes 
premiers  ébats.  Je  connus  la  sonnette  d'appel 
interrompant  le  jeu  et  l'aboi  du  chien  déconcer- 
tant la  posture.  J'ai  manié  des  tailles  ancillaires 
et  pressé  des  seins  rustiques.  La  mignardise  des 
caméristes  varia  la  naïveté  des  bergères.  Au 
jargon  des  unes  et  au  patois  des  autres  je  pré- 
férai bientôt  les  filles  de  la  ville  voisine.  C'est 
de  l'une  d'elles  et  de  l'esclandre  d'une  orgie  un 
peu  trop  bruyante,  d'où  vint,  à  la  suite  d'une 
réprimande  intempestive,  l'altercation  dont  je 
pouvais,  à  mon  aise,  ruminer  les  conséquences, 
à  bord  du  Sam-Pareil  et  dans  le  vent  frais  qui, 
avec  la  houle,  se  levait  de  la  haute  mer. 

Le  Sans-Pareil  portait  à   sa  proue,    sculptée. 


MONSIEUR    d"aMERCŒLK  29 


une  figure  marine,  ailée  et  écailleuse,  peinte  en 
or,  et,  à  la  poupe,  soutenant  chacun  d'une 
main  une  lanterne  à  feux  tournants,  quatre 
génies  qui  soufflaient  en  des  conques  torses 
l'enflure  de  leurs  bouches  dorées. 

Les  oiseaux  de  couleur  des  eaux  orientales  et 
les  grèbes  blancs  des  mers  glacées  tour- 
nèrent autour  de  nos  fanaux  errants.  La  tête 
marine  se  mira  en  des  ondes  unies  ou  s'écla- 
boussa aux  flots  tumultueux.  Le  soleil  tropical 
craquela  sa  dorure  racornie  et  les  lunes  des 
nuits  polaires  argentèrent  son  sourire  gelé.  Elle 
vit  de  ses  yeux  fixes  la  courbe  des  golfes  et 
l'angle  des  caps  ;  ses  oreilles  entendirent  l'har- 
monie nonchalante  des  vagues  aux  plages  de 
sable  et  le  déferlement  des  lames  aux  promon- 
toires de  rocs. 

Maints  peuples  étrangers  montèrent  à  bord. 
Nous  reçûmes,  avec  leurs  vêtements  de  cuirs 
huileux,  des  hommes  barbus.  Ils  nous  appor- 
taient sans  rien  dire  des  cornes  de  rennes,  des 
dents  de  phoques  et  des  peaux  d'ours  ;  des  nains 
jaunes  et  cérémonieux  nous  présentèrent  des 
cocons  de  soie,  des  ivoires  à  jour,  des  laques 
et.  taillés  dans  un   jade,    pareil   à   du    frai  de 


30  LA.    CANNE    DE    JASPE 


grenouille,  des  insectes  et  des  magots;  des 
nègres  nous  olïrirent  des  plumes  légères  sau- 
poudrées d'or  et,  d'une  île  isolée,  nous  vîmes 
venir  à  nous  des  femmes  au  teint  verdâtre  qui 
dansèrent  en  jonglant  avec  des  éponges  rouges. 

Pendant  quatre  années,  j'ai  parcouru  ainsi 
toutes  les  mers.  L'ancre  mordit  au  corail  des 
madrépores  et  au  granit  des  récifs.  Le  vent 
qui  gonfla  nos  voiles  avait  Fodeur  du  soleil  ou 
de  la  neige.  Nous  fîmes  aiguade  à  toutes  cotes. 
L'eau  saumâtre  des  marécages,  l'eau  claire  des 
sources  pierreuse,  laissèrent  tour  à  tour  au  fond 
des  outres  leur  boue  ou  leur  sablon. 

J'ai  visité  bien  des  ports  :  ceux  qui  grouillent 
sous  le  soleil,  ceux  qui  s'enlizent  sous  la  pluie, 
ceux  qui  s'endorment  dans  les  glaces,  qui  con- 
tiennent de  grands  navires,  protègent  des 
barques  peintes  ou  n'abritent  que  quelques 
pirogues  d'écorce.  Des  villes  nous  apparurent  à 
l'aurore,  au  soir,  magnifiques  ou  lamentables, 
étageant  les  rangées  de  leurs  palais  ou  accrou- 
pissant le  ramassis  de  leurs  cabanes,  celles  où  on 
entend,  la  nuit,  le  bruit  des  musiques  ou,  au  cré- 
puscule, la  voix  d'un  pêcheur  qui  tire  ses  filets. 

Nous  saluâmes  des  doges  en  des  demeures  de 


MONSIEUR    d'aMKRCŒUR  31 

marbre  el  des  obis  en  des  buttes  de  glaise.  En 
des  bouges  sordides  nous  nous  assouvîmes  sur 
des  esclaves  nues;  en  des  cbambres  luxueuses 
nous  courtisâmes  des  femmes  parées.  Torcbes 
fumeuses  et  candélabres  clairs  luirent  sur  nos 
sommeils. 

.  J'ai  connu  ainsi  toutes  les  mers.  Nous  fîmes 
escorte  à  des  princes  et  convoi  à  des  marchands. 
Parfois  nos  sabords  hurlèrent.  La  fumée  du 
soufre  plana,  déchirée  d'éclairs  d'or.  J'ai  ressenti 
le  tressaillement  des  bordées  et  la  secousse  des 
boulets  s'enfonçant  dans  la  carène.  Les  voiles 
rompues  pendirent  aux  mats  brisés.  J'ai  vu  som- 
brer des  navires.  Le  brûlot  des  pirates  valait 
le  grappin  des  corsaires. 

La  mer  est  plus  terrible  encore  que  ceux  qui 
l'ensanglantent.  J'ai  vu  toutes  ses  faces,  son 
visage  d'enfance  des  matins,  sa  ligure  ruisse- 
lante de  l'or  des  midis,  son  masque  méduséen 
du  soir  et  ses  aspects  informes  de  la  nuit.  A  la 
sournoiserie  des  bonaces  succédait  la  véhémence 
des  tempêtes.  Un  dieu  habite  l'eau  changeante; 
il  se  lève  parfois,  empoignant  la  crinière  des 
lames  et  la  chevelure  des  algues,  dans  un  râle 
de  vent  et  une  rumeur  de  houles;  il  se  façonne 


32  LA    CANNE    DE    JASPE 


d'écume  et  d'embrun;  ses  mains  mystérieuses 
crispent  des  griffes;  et,  debout,  avec  son  torse 
de  trombe,  son  manteau  de  brume,  son  visage 
de  nuées  et  ses  yeux  d'éclairs,  il  dresse  son 
prestige  de  flot  et  de  bourrasque  et  innom- 
brable, écroulé  dans  l'aboi  monstrueux  des 
vagues,  hué  de  gueules  et  lacéré  d'ongles, 
succombe  au  fracas  de  sa  chute,  et  renaît  de  la 
bave  de  sa  propre  fureur. 


La  mer  était  uniformément  douce  et  unie 
quand  nous  arrivâmes  dans  les  parages  de  l'île 
de  Lérente.  Nous  venions  de  fort  loin,  d'une 
longue  croisière  sur  des  eaux  brumeuses.  Les 
glaçons  se  fondirent  à  notre  entrée  dans  ces 
régions  tièdes  ;  au  ciel  éclairci  peu  à  peu  le  soleil 
reparut.  Le  pavillon  cramoisi  ondulait  à  la  brise; 
la  figure  de  proue  se  mirait  au  miroir  continuel- 
lement brisé  devant  elle  par  la  rapidité  de  la 
course  qui  en  éparpillait  le  cristal  et.  un  jour,  au 
soleil  couchant,  la  vigie  cria  :  Terre  !  La  côte 
apparut  un  instant,  dans  une  gloire  verte  et 
rose,  mais,  avec  le  crépuscule,  un  moite  brouil- 
lard, enveloppa   le  vaisseau    et  couvrit    toute 


MONSIEUR    d'aMKUC(FAH  •'{•{ 


la  mer  autour  de  nous.  Nous  naviguions  lente- 
ment sur  une  eau  violette  dans  l'humide  dou- 
ceur de  ces  tissus  d'air,  transparents  et  fripés. 
Le  pilote  gouvernait  avec  circonspection. 
L'atterrissage  était  dangereux,  le  point  célèbre 
par  ses  naufrages.  Une  vague  superstition  en- 
tourait l'île  fameuse  et  charmante,  divine  et  jadis 
sirénéenne. 

Subitement,  voiles  carguées,  le  Sana-Parril 
courut  sur  son  erre  et  s'arrêta  :  l'ancre  mordit  ; 
le  fm  brouillard  arachnéen  s'attacha  aux  mats, 
pendit  en  draperies. 

On  se  trouvait  fort  près  de  l'île  invisible.  Peu 
à  peu,  une  odeur  exquise  d'arbres  et  de  fleurs 
se   répandit. 

L'ordre  que  chacun  restât  à  bord  vint  couper 
court  à  notre  curiosité.  Nul  ne  devait,  cette  nuit, 
aller  à  terre.  Les  bruits  de  l'île  nous  venaient 
lointains  et  comme  subtilisés  par  la  brume. 

Mes  compagnons  se  retirèrent  l'un  après  l'au- 
tre. Tout  s'éteignit.  Je  m'accoudai  sur  le  bordage 
écoutant  l'oscillation  imperceptible  des  mâts  et 
le  pas  dune  sentinelle,  et  je  restai  l'oreille  tendue 
vers  l'ombre.  Plus  tard  il  me  sembla  entendre 
de   la   musique.   Elle  chantait   délicieusement, 

3 


LA  (■:A^^'l:  dk  .iasim: 


là-bas,  d'une  façon  intermittente  comme  insinuée 
par  les  pores  du  brouillard.  Cela  sourdait  de  la 
nuit  spongieuse  et  je  finis  par  y  distinguer  un 
concert  de  flûtes. 

Ma  résolution  fut  vite  prise.  Le  pilote  me 
renseigna.  Le  navire  se  trouvait  à  l'ancre  au 
centre  d'une  baie  sablonneuse  à  cinq  cents 
toises  de  la  côte.  Je  descendis  à  ma  cabine; 
j'attachai  à  mon  col  une  petite  boussole  et  je 
me  coulai  à  l'avant  du  navire  sur  la  figure  de 
proue.  Vite  deshabillé  je  m'orientai  une  dernière 
fois  et,  par  une  corde  déroulée,  je  me  laissai 
glisser  dans  la  mer,  silencieusement. 

L'eau  était  tiède  et  doucereuse  et  je  nageais 
sans  bruit.  Bientôt  le  vaisseau  disparut  à  mes 
yeux.  L'onde  murmurait  à  mes  oreilles;  parfois 
je  me  mettais  sur  le  dos  pour  vérifier  ma  direc- 
tion. Bientôt  j'entendis  la  rumeur  de  la  vague 
sur  la  plage.  Le  brouillard  s'éclaircit  et  devint 
une  vapeur  transparente.  Je  pris  pied.  Des  algues 
flottantes  frôlèrent  mes  jambes  nues.  L'odeur 
des  fleurs  riveraines  se  mêla  à  l'arôme  des 
plantes  marines.    Un    petit    bois  formait    une 


MONSIEIR    D  AMIR<:(KIR 


masse  noire.  Il  venait  jusiiuà  la  mer  d'où  mon- 
tait la  blancheur  d'une  terrasse  de  marbre.  Un 
escalier  en  descendait.  Les  marches  s'égout- 
taient  doucement.  Une  statue  de  femme  se  dres- 
sait de  chaque  côté;  le  reflux  en  découvrant 
leurs  reins  faisait  d'elles  deux  sirènes.  Les 
écailles  polies  de  leurs  queues  mouillèrent  mes 
mains.  Je  m'approchai  de  Tune  et  de  l'autre  et, 
me  haussant,  je  les  baisai  chacune  aux  lèvres. 
Leurs  bouches  étaient  fraîches  et  salées.  Je  gra- 
vis les  degrés.  Au  haut  je  m'arrêtai.  Une  étoile 
luisait  au-dessus  des  arbres;  de  grandes  allées 
s'ouvraient  dans  leur  épaisseur.  Je  suivis  celle 
du  milieu,  elle  aboutissait  à  un  rond-point  bordé 
d'arcades  de  buis  sous  lesquelles  retombaient 
des  fontaines  jaillissantes. 

Au  centre,  dans  une  grande  conque  nacrée, 
une  femme  dormait.  L'eau  qui,  derrière  elle, 
coulait  d'une  haute  rocaille  emperlait  ses  joues 
et  ses  seins.  Elle  reposait,  un  bras  sous  la  tête, 
allongée  dans  la  coquille  propice  à  son  sommeil 
marin.  Il  faisait  là  une  demi-clarté  nocturne  où 
miroitait  sa  longue  robe  glauque.  Elle  souriait 
en  dormant.  Son  sourire  s'éveilla  sous  mon 
baiser.   La  conque  onduleuse  fut  douce  à  nos 


36  L\    CANNE    DE    JASPE 

corps  unis.  Je  la  pris  ;  un  soupir  gonfla  sa  gorge, 
ses  cheveux  se  dénouèrent  et,  silencieusement, 
dans  l'ombre  transparente  et  parfumée,  au  mur- 
mure des  fontaines,  à  l'improviste  et  longue- 
ment, nous  possédâmes,  elle,  peut-être  Timage 
nue  de  son  rêve,  et  moi  la  déesse  mystérieuse 
de  l'île  embaumée. 


((  Qui  es-tu,  me  dit-elle  tout  bas,  en  rattachant 
sa  chevelure  dont  le  bout  humide  se  collait  à 
son  sein  ému,  qui  es-tu  donc,  qui  viens  mysté- 
rieusement ainsi  dans  les  jardins  clos  éveiller 
les  dormeuses  nonchalantes?  D'où  es-tu  venu? 
Tes  lèvres  ont  le  goût  salé  de  la  mer  et  ton  corps 
a  la  nudité  divine.  Pourquoi  choisis-tu  l'ombre 
pour  apparaître?  Les  dieux  marins  sont  depuis 
longtemps  les  maîtres  de  l'île,  parcours  donc 
tes  domaines.  J'ai  construit  cette  retraite  à  la 
gloire  de  l'Amour  et  de  la  Mer.  De  ma  terrasse, 
on  la  voit  toute.  Les  hautes  marées  mêlent  leurs 
flocons  d'écume  au  duvet  des  colombes  de  mes 
arbres.  Le  vent  semble  déferler  dans  les  cimes 
harmonieuses.  On  dirait  que  les  flots  rauques 
et  chatoyants  roucoulent.  J'ai  paré  mes  jardins 


MONSIEUR  d'a.mp:ucceur  37 


de  coquillages  et  de  fontaines  et  j'ai  dressé  sur 
les  marches  de  mon  seuil  les  statues  des  Sirènes 
qui,  jadis,  habitèrent  ces  lieux.  Sont-ce  elles 
qui  t'envoient  à  moi  leur  sœur,  terrestre,  hélas? 
mais  la  houle  de  mes  seins  se  rythme  au  mou- 
vement des  flots,  les  ondes  de  mes  cheveux 
imitent  l'ondulation  des  algues,  mes  ongles 
semblent  des  coquilles  roses.  Je  suis  suave  et 
salée  et  cette  robe  glauque  est  si  limpide  que  j'y 
apparais  comme  à  travers  de  l'eau  qui  me  coule 
continuellement  sur  le  corps.  ))  Elle  souriait  en 
parlant  ainsi,  puis  elle  se  tut  et  mit  un  doigt 
sur  ses  lèvres. 

Au  même  instant  des  flûtes  chantèrent  dans 
les  bosquets  illuminés;  des  lanternes  s'allumè- 
rent aux  arbres;  on  entendit  des  pas  et  des  rires. 

Nous  nous  étions  levés  tous  deux  ;  quelque 
chose  me  traînait  à  la  cheville  et  je  ramassai  une 
longue  algue  que  j'enroulai  en  ceinture  à  mes 
reins.  Le  bout  de  l'allée  s'éclaira.  Des  porteurs 
de  torches  précédaient  en  gambadant  un  cortège 
d'hommes  et  de  femmes  richement  costumés. 
La  soie  des  dominos  se  gonflait  au  battement 
des  éventails.  La  mascarade  se  répandit  par  les 
jardins.  Les  torches  se  reflétaient  aux  fontaines, 


38  LA    CANNE    DE    JASPE 


les  jets  d'eau  scintillèrent  de  pierreries  vapori- 
sées. Tout  le  bois  vibrait  de  musiques.  La 
belle  nymphe  avait  mis  sa  main  sur  mon  épaule 
et,  l'autre  tendue  vers  la  foule  bizarre  qui  nous 
entoura,  elle  cria  d'une  voix  claire  :  «  Faites 
honneur  au  dieu,  notre  hôte;  il  est  venu  par 
l'escalier  de  la  Mer,  vers  la  pieuse  courtisane 
Sirena  de  Lérente  qui  dormait  ;  il  a  baisé  aux 
lèvres  les  Sirènes  de  la  porte  marine  et  sa 
bouche  m'a  dit  son  nom  tout  bas.  Il  est  notre 
hôte.  ))  Et  tous  deux,  enlacés,  précédant  les  mu- 
siciens et  l'assemblée  qui  nous  acclamait,  nous 
allions,  par  l'allée  où  chantaient  les  fontaines  et 
les  flûtes,  vers  le  palais,  éblouissant  comme 
une  magique  grotte  sous-marine,  où  déferlait 
sur  les  tables  somptueuses  l'écume  des  argen- 
teries et  où  scintillaient  au  plafond  les  stalac- 
tites des  lustres  de  cristal:  nous  allions  et  nu. 
grave  et  joyeux,  je  portai  à  mes  lèvres,  après 
quelle  y  eut  trempé  les  siennes,  la  belle  coupe 
d'or  digne  de  l'Amour  et  qui  avait  la  forme  d'un 
sein.  )) 


m 


LA  LETTRE  DE  M.  DE  SIMANDRE 


Je  profite  pour  vous  écrire,  mon  cher  cousin, 
du  congé  d'un  de  mes  hommes  qui  s'en  va  vers 
votre  pays  et  je  prends  en  même  temps  la  liberté 
de  vous  recommander  le  drôle.  C'est  un  gail- 
lard; vous  pourrez  sans  doute  l'utiliser.  Il  se 
montre  en  toute  conjoncture  d'une  ressource  et 
d'une  discipline  admirables  et  j'aimerais  en  ceci 
que  votre  fils  lui  ressemblât,  car  c'est  votre  Poly- 
dore  qui  sera  le  sujet  de  ma  lettre,  ma  santé 
restant  bonne  et  mon  âge  me  préservant  des 
aventures  où  le  sien  ne  le  hasarde  que  Irop. 

Donc  je  ne  vous  parlerai  pas  de  moi.  Vous  me 
savez  d'un  bout  à  l'autre,  de  la  garde  à  la  pointe, 
de  la  riposte  à  la  parade.  Je  suis  le  même  et  je 
ne  m'apercevrais  guère  des  années  si  la  diffé- 
rence entre  les  hommes  de  notre  temps  et  les 


40  L.V    CA^'^E    DE    JASPE 


garçons  d  aujourd'hui  ne  me  faisait  sentir  ce  qui 
nous  sépare.  Nos  jeunesses  ne  ressemblèrent 
pas  à  la  leur  et  notre  vieillesse  s'en  trouve  plus 
loin  d'eux. 

Polydore  m'avertit  de  son  arrivée  et  de  son 
intention  de  parvenir  ici  par  eau  à  cause  de  la 
douceur  du  chemin  et  de  la  beauté  des  rives. 
La  lenteur  des  barques  lui  plaisait  plus,  disait-il, 
que  la  hâte  des  postes;  le  bruit  des  rames  lui 
paraissait  plus  harmonieux  que  le  galop  des 
limonniers.  Ce  fut  du  moins  ce  que  je  démêlai 
de  son  billet  alambiqué  et  laconique  qui  m'incom- 
moda du  parfum  de  ses  cires  et  m'étourdit  du 
galimatias  de  son  amphigouri  en  même  temps 
que  les  entrelacs  prétentieux  de  l'écriture 
m'exaspérèrent. 

J'ôtai  mes  lunettes  et  les  reposai  sur  ma  table. 
J'allumai  ma  pipe  et,  en  attendant  que  [ce  gode- 
lureau eût  descendu  le  fleuve  et  abordât  au  port 
de  Pontbourg,  je  me  remis  à  fumer  en  regardant 
le  ciel  à  travers  les  vitres  de  ma  fenêtres,  tout 
en  caressant  mon  chien  et  en  laissant  aller  la 
journée. 

Vous  connaîtriez  ce  coin  de  ciel,  mon  chien 
Diogène  et  le  lieu  où  j'habite,  mon  cher  cousin. 


MONSIEUR    d'amERCŒUR  41 


si  vous  vous  étiez  décidé  jamais  à  ce  qu'entreprit 
Polydore,  mais  le  séjour  de  ma  capitainerie  et 
du  vieux  château  où  je  représente  l'autorité 
du  Prince  dont  vous  conseillez  les  fantaisies 
n'a  rien  pour  tenter  un  intrigant  comme  vous. 
Vous  êtes  en  posture  de  cour  et  ne  risqueriez 
pas  de  perdre  l'aubaine  de  quelque  occasion  en 
venant  visiter  dans  son  repaire  un  vieux  doyen 
de  ma  façon.  D'ailleurs  vous  n'êtes  pas  beaucoup 
plus  jeune  que  moi,  mais  on  vous  dit  plus 
ingambe  car  la  révérence,  la  pirouette  et  le 
pied  de  grue  écloppent  moins  que  les  grand' 
gardes,  les  sièges  et  les  embuscades  qui  font 
que  je  suis  revenu  alors  que  vous  allez  toujours, 
pimpant  et  guilleret,  puisant  votre  tabac  dans 
la  boîte  diamantée  dés  cours,  tandis  que  je  tire 
le  mien  du  pot^de  grès  des  corps  de  garde,  et 
vous  lirez  avec  un  binocle  d'écaillé  ce  que  je 
vous  écris  à  l'aide  de  mes  besicles  de  corne. 

Quoique  un  peu  longue,  cher  CQusin,  ma  vue 
reste  bonne  et  j'aime  voir  ce  que  je  puis  con- 
templer chaque  jour.  Les  objets  qui  m'entourent 
me  sont  familiers.  Je  connais  mes  lieutenants, 
et,  par  son  nom,  chacun  de  mes  soldats.  Je  dis- 
tingue chaque  sentinelle  à  la  façon  dont  elle 

3. 


42  I.A    CANNE    DE   JASPE 


heurte  la  crosse  de  son  fusil  sur  la  vieille  pierre 
du  rampart.  Ma  fenêtre  donne  sur  une  char- 
mille en  quinconces  où  je  me  promène;  puis, 
accoudé  au  parapet,  je  vois  la  muraille  à  pic; 
à  droite  et  à  gauche,  de  grosses  tours  la  renflent 
de  leur  maçonnerie  corpulente.  Elles  soutien- 
nent la  vaste  terrasse  fortifiée  où  repose  le 
château,  à  la  fois  galant  et  militaire,  parmi  des 
arhres  et  quelques  fleurs.  C'est  vraiment  un  beau 
lieu.  De  là,  on  domine  toute  la  ville,  avec  ses 
maisons,  ses  rues  creuses,  ses  places  étalées, 
ses  clochers  anguleux  puis  son  quai  le  long  du 
fleuve  qu'un  pont  traverse. 

J'y  regardais  passer  des  fourriers  revenant 
de  corvée  avec  de  grosses  bottes  de  foin;  ils 
riaient,  quelques-uns  mâchonnaient  la  tige 
d'une  fleur,  un  jour,  vers  quatre  heures,  quand 
on  vint  m'averlir  d'une  arrivée  de  barques. 

Elles  étaient  au  détour  du  fleuve  derrière  la 
grande  île  des  peupliers.  Je  descendis  au  port 
pour  les  voir  aborder.  Elles  approchaient  peu  à 
peu,  naviguant  entre  les  sables  par  les  passes 
balisées.  On  en  distinguait  quatre  à  la  suite. 
Toutes  portaient  des  voiles  blanches  carguées; 
les  coques  peintes  de  belles   couleurs.  On  ne 


MONSIEUR    d'aMEKCCKLII  43 


ramait  plus;  des  bateliers  les  menaient  à  la 
perche.  Enlin  elles  accostèrent;  on  les  amarra 
au  quai  et  on  jeta  les  passerelles. 

Polydore  se  leva  des  coussins  où  il  était 
étendu  à  l'avant  du  bateau.  Untendeletlaln-itait; 
la  tenture  de  soie  s'étalait  au  haut  de  quatre 
hampes  d'argent,  il  en  soulevait  le  pan,  d'une 
main  chargée  de  bagues.  Sa  mise  m'étonna  ; 
il  portait  un  ample  habit  bariolé  et  à  sa  bouton- 
nière jacassait  une  de  ces  tulipes  bigarrées  dites 
perroquets.  Le  bateau,  d'ailleurs^  était  aussi 
une  volière.  Je  sautai  sur  le  pont  un  peu  brus- 
quementpeut-être  caries  cages  pleines  d'oiseaux 
curieux  s'efïarouchèrentavec  un  bruit  d'ailes  et 
de  cris  en  même  temps  que  je  heurtai  du  bout 
de  ma  botte  le  ventre  d'une  mandoline  qui 
traînait  là.  Des  piles  de  livres  où  je  m'empêtrai 
sombrèrent  à  l'eau  et  y  enfoncèrent  du  poids 
de  .leurs  reliures.  Bleuâtres,  mordorés,  verdis 
ou  pourpres  de  leurs  maroquins  lisses  ou  de  leurs 
peaux  imbriquées,  ils  semblaient,  à  travers  l'eau 
où  ils  disparaissaient,  devenir  de  changeants 
poissons,  murènes  glauques  ou  cyprins  orangés. 
Pour  achever  le  désordre,  un  petit  singe,  sur  la 
queue  duquel  je  marchai,  grimpa  en  criant  dans 


LA    CANNF-    DE    JASPE 


les  cordages  du  mât  et  se  tint  au  sommet,  assis 
sur  son  derrière  et  clignant  ses  yeux  en  sa 
face  glabre. 

Polydore  feignit  de  ne  s'apercevoir  de  rien, 
me  fit  asseoir;  il  se  montra  plus  cérémonieux 
qu'expansif  mais  dune  minutieuse  politesse. 
Il  m'invita  à  dîner. 

Les  barques  étaient  amarrées  à  la  file  et  on 
passait  aisément  de  l'une  à  1  autre.  Une  table 
servie  nous  attendait  dans  la  seconde.  Le  soir 
fut  doux  et  beau,  la  chère  excellente.  Le  petit 
singe  descendu  de  son  mât  gambadait  autour 
de  nous  en  jonglant  avec  des  boules  de  verre  qui 
se  brisaient  en  répandant  des  senteurs  odorantes. 

A  la  fin  du  repas,  mis  en  belle  humeur,  j'in- 
sinuai à  Polydore  que  je  ne  doutais  pas  que  la 
troisième  barque  ne  contînt  jalousement  quel- 
que belle  dame  dont  il  fût  amoureux.  Il  sourit 
et,  me  prenant  par  la  main,  me  pria  de  le  suivre. 
Cette  barque  était  aménagée  en  boudoirs  et  en 
salons  de  repos.  De  précieuses  soies  les  tendaient  ; 
des  lustres  de  cristal  ou  de  cuivre  se  balançaient 
imperceptiblement  à  la  douce  inflexion  de  la 
rivière;  au  milieu  se  trouvait  une  rotonde  de 
miroirs. 


MONSIEUR    d'aMEKCŒUK  'i.'» 


A  mes  olïres  de  loger  au  château  Polydore 
préféra  le  séjour  de  ses  barques.  La  quatrième 
où  je  le  laissai  contenait  des  chambres  com- 
modes. Je  lui  souhaitai  bon  sommeil  et  me 
retirai. 

Quelques  jours  après  il  vint  me  voir.  Il  por- 
tait un  livre  sous  le  bras  et  un  parasol  pour  se 
garantir  du  soleil.  Je  lui  fis  visiter  le  château. 
II  s'intéressa  vivement  aux  mousses  qui  cou- 
vraient les  vieilles  pierres.  Il  me  parut  pâle  et  je 
lui  reprochai  la  mollesse  de  sa  vie.  Mes  officiers, 
bons  garçons  et  francs  vivants,  feussent  dis- 
trait de  sa  solitude.  Il  refusa  :  Non,  Monsieur, 
me  dit-il,  je  préfère  ma  demeure  flottante.  La 
rivière  est  douce  au  sommeil  :  elle  berce  à  peine  ; 
on  nelentend  pas  plus  couler  que  la  vie,  et  on 
se  sent  porté  par  elle  sans  qu'elle  vous  emporte 
dans  sa  fuite.  J'aime  ma  solitude  sédentaire; 
j'aime  Fombre  aiguë  et  charmante  que  fait  sur 
l'eau,  vers  le  soir,  votre  château.  A  travers  la 
grande  arche  du  pont  je  vois  les  peupliers  de 
l'île;  on  est  assez  près  de  la  mer  pour  que  quel- 
ques mouettes  remontent  jusqu'ici,  j'aime  leur 
vol;  celui  des  hirondelles  me  distrait  aussi;  les 
chauves-souris  se  croisent,  et  mon  petit  singe 


4»)  LA    CAXNE    1>E    JASPE 


les  guette   le  soir.  Elles    sont  aux  oiseaux  ce 
qu'il  est  à  l'homme,  suspect  et  apparenté. 

Comme  je  vis  que  Polydore  tenait  à  ses  manies, 
je  cessai  de  les  combattre  et,  sans  plus  m'occu- 
per  de  lui,  retournai  à  mes  affaires. 

Je  me  disposais  à  partir  pour  une  tournée 
dans  "la  région.  Au  matin  dit,  avec  mon  escorte, 
je  traversai  le  pont  et  je  vis  Polydore  qui  me 
saluait  de  sa  barque.  11  venait  de  se  baigner  au 
fleuve  et  se  tenait  encore  ruisselant  d'eau.  Xu, 
il  n'était  pas  comme  je  l'aurais  cru,  maigre 
ou  débile.  Le  soleil  faisait  briller  les  gouttes 
sur  sa  peau  blanche  et  il  apparaissait,  en  plein 
matin,  svelte,  nerveux,  de  chair  ferme  et  de 
muscles  sournois.  Je  lui  rendis  son  salut;  il 
plongea  et  l'eau  rejaillit  autour  de  sa  chute. 

A  mon  retour  je  fus  stupéfait  de  la  rumeur 
qui  m'accueillit.  Polydore  venait  de  tuer  deux 
hommes  en  duel  et  menait  par  tout  le  pays  une 
vie  effrénée  et  inattendue.  La  ville  et  les  alen- 
tours en  bourdonnaient,  leur  tranquillité  ordi- 
naire se  sentait  comme  ensorcelée.  Un  siècle  de 
rigorisme  fondait  sa  décence  comme  une  cire 
sur  l'autel  du  diable.  Un  vent  de  folie  soufflait  ; 
les  graves  repas  d'autrefois  se  changeaient  en 


MONSIEUR    U  AMF.HC(KtK 


oriiie;  les  sages  quadrilles  Unissaient  en  sara- 
bandes ;  les  intrigues  de  jadis  se  poussaient 
au  scandale. 

Polydore,  impertubable,  menait  ce  vertige,  le 
sourire  aux  lèvres,  une  rose  à  la  boulonnière. 
La  contagion  gagna  les  campagnes.  Un  à  un,  les 
châteaux,  calmes  au  bout  de  leurs  allées  d'arbres, 
engourdis  parmi  leurs  pièces  d'eau,  corrects 
au  fond  de  leurs  parcs,  s'illuminèrent.  Les 
salles  de  danse  se  rouvrirent.  Les  girandoles 
s'enguirlandèrent.  Le  carrosse  de  fête  et  la  berline 
de  voyage  se  croisèrent  sur  les  routes  pour 
l'apparat  ou  l'enlèvement.  On  bâtissait.  L'échelle 
du  maçon  appliquée  au  mur  favorisait  l'escalade 
du  galant  :  il  y  eut  des  mascarades. 

Un  matin,  les  barques  où  les  élégants  venaient 
chaque  jour  prendre  de  Polydore  l'ordre  de  la 
journée,  restèrent  muettes.  Les  passerelles  ne 
s'abaissèrent  pas;  le  petit  singe  ne  monta  pas 
grimacer  au  haut  du  mat.  Tout  semblait  dormir. 
A  midi  personne  n'avait  paru.  On  commença  à 
s'inquiéter.  Ces  beaux  messieurs  causaient  entre 
eux  avec  animation.  L'absence  de  Polydore  les 
étonnait  moins  que  la  désertion  des  domesti- 
ques. A  la  fin  on  prit  le  parti  de  visiter  les  bar- 


48  LA    CANNE    DE    JASPF. 


C|ues.  Consulté,  j'en  donnai  lorclre.  La  première 
était  vide;  aux  volières,  pas  un  oiseau  ;  les  cordes 
de  la  mandoline,  cassées,  un  livre  ouvert  à  une 
page  arrachée.  Dans  la  salle  à  manger  un  verre 
renversé  rougissait  la  nappe. 

On  arriva  aux  salons.  Portes  closes.  On  les 
enfonça.  Chacun  se  pressa  pour  voir.  Nous  en- 
trâmes. Personne.  Mais  dans  le  grand  boudoir 
en  rotonde,  où  leur  colère  avait  brisé  tous  les 
miroirs,  on  trouva,  seules,  les  cheveux  épars, 
accroupies  ou  couchées,  nues,  les  neuf  plus 
belles  dames  de  la  ville,  qui,  chacune,  avaient 
cru  sans  doute  y  venir  en  secret  et  s'y  trou- 
vaient réunies  par  le  caprice  singulier  de  leur 
unique,  multiple  et  alternatif  Amant. 


IV 


LES  DINERS  SINGULIERS 


«  C'étaient  de  curieux  dîners  que  donnait, 
chcKiue  semaine,  la  princesse  de  Termiane. 

Une  liante  grille  fermait  de  ses  lances  d'or 
l'entrée  de  l'altière  demeure.  On  voyait  au  loin, 
du  fond  de  l'avenue  qui  y  menait,  la  robuste  fer- 
ronnerie crisper,  sa  défense  ornementale  .et 
dresser  l'arrogance  de  son  portail.  Des  fleurs 
forgées  enguirlandaient  les  montants  et  s'épa- 
nouissaient au  fronton,  d'où,  comme  un  double 
fruit  de  cristal  et  de  bronze,  deux  vastes  lan- 
ternes se  gonflaient,  chacune  au  bout  de  sa 
chaîne. 

A  cette  grille  s'arrêtaient  les  voitures  des 
visiteurs.  Là,  il  fallait  descendre;  aucune  roue 
ne  rayait  jamais  le  sable  de  l'immense  cour, 
déserte  comme  une  grève  et  que  veloutait,  çà 
et  là,  l'écume  éparse  de  quelque  mousse.  Une 


*)0  L.V    CAN'NK    DE    JASPE 


porte  basse  donnait  seule  accès  à  linlérieur.  Au 
beau  temps  les  invités  traversaient,  à  pied, 
Fespace  sablé;  sinon  ils  trouvaient  là  une  chaise 
avec  des  porteurs.  Personne  n'enfreignait  jamais 
cette  consigne.  La  façade  du  palais  sommeillait 
sous  la  clôture  de  ses  persiennes.  Les  hiron- 
delles grillaient  de  leur  vol  aigu  la  masse  grise 
de  rédifîce.  La  partie  qu'habitait  la  Princesse 
se  trouvait  à  l'opposé,  sur  les  jardins,  et  n'occu- 
pait qu'un  coin  de  l'hôtel  dont  le  reste  demeu 
rait  vide.  Elle  y  vivait  fort  seule,  le  Prince  rési- 
dant à  l'étranger.  On  me  l'avait  montré  une  fois 
aux  bains  de  Lorden  où  il  venait  guérir  aux 
fontaines  l'humeur  qui  lui  montait  au  visage  en 
acres  rougeurs.  C'était  un  petit  homme,  maigre  et 
chafouin,  bizarre  en  tout,  nerveux  et  d'une  taille 
exiguë  que  barrait  le  cordon  d'un  ordre  qu'il 
ne  quittait  jamais.  Se  plaisant  à  cette  société 
dont  il  ignorait  la  langue  et  où  on  le  recevait 
en  considération  de  son  haut  état,  il  y  prome- 
nait sa  morgue  et  son  mutisme  avant  de  retour- 
ner à  sa  villa  de  Termi,  d'où  il  ne  sortait  guère 
que  pour  ses  cures  annuelles  et  de  rares  voyages 
auprès  de  sa  femme.  Chaque  fois,  il  n'y  passait 
que  quelques  heures.   La  Princesse  le  recevait 


MONSIEUR    d'aMEUCŒUH  ■">! 


dans  les  grands  salons  du  palais,  ouverts  à 
cette  occasion.  Toujours  il  repartait  avant  la 
nuit.  Alors  les  salons  se  refermaient;  les  em- 
brasses dénouées  laissaient  retomber  les  lourds 
rideaux  ;  les  portières  pendaient  roides  en  leurs 
plis  retrouvés  ;  léteignoir  étouffait  les  bougies  ; 
les  nombreux  domestiques  apparus  pour  la  cir- 
constance disparaissaient  aussitôt  et  rentraient 
dans  les  communs  où  ils  demeuraient,  quel- 
ques-uns suflisant  seuls  au  service  ordinaire. 
Les  jets  d'eau  du  jardin  qui  avaient  lancé  leurs 
fusées  prismatiques  se  taisaient,  l'un  après 
l'autre,  et,  dans  la  cour,  au  lieu  de  l'éclat  des 
livrées,  on  ne  voyait  plus  que  le  vieux  jardinier 
ramassant  une  feuille  du  bout  de  son  râteau  ou 
taillant  les  boules  pomponnées  des  orangers 
nains  qui  s'étageaient  aux  marches  du  perron. 
C'est  dans  cette  demeure  redevenue  silen- 
cieuse après  lapparat  de  ces  arrivées  et  le  céré- 
monial de  «es départs  que  la  Princesse  recevait, 
<haque  semaine,  le  peu  de  personnes  qui  for- 
maient son  intimité.  Elle  vivait  pourtant  moins 
solitaire  que  retirée,  ne  inanquant  pas,  à  cer- 
taines grandes  fêtes,  de  s'y  montrer  en  l'élégance 
de  sa  beauté,  avec  le  sourire  et  la  hauteur  né- 


LA.    CANNE    DE    JASPE 


cessaires  pour  décourager  la  familiarité  en 
acquiesçant  néanmoins  à  des  usages  auxquels 
satisfaisait  la  faveur  de  sa  présence.  Passé  cette 
condescendance,  sa  vie  se  renfermait.  La  curio- 
sité même  en  avait  admis  le  secret  sans  plus 
chercher  à  le  pénétrer.  On  m'en  parla  dans  les 
premiers  temps  de  mon  séjour  et  si  le  hasard 
des  rencontres  ne  m'eût  mis  en  relations,  d'abord 
de  courtoisie,  puis  peu  à  peu  d'amitié,  avec  un 
des  convives  de  ces  dîners  mystérieux,  jamais  je 
n'aurais  pensé  à  pouvoir  souhaiter  d'y  être  admis. 
Mon  ami  ne  manquait  jamais  de  s'y  rendre  et 
rien  ne  le  détourna,  une  fois,  de  son  assiduité. 
Au  soir  dit,  chaque  arrivant,  me  racontait-il, 
quand  je  l'interrogeais  sur  le  rituel  de  ce  culte 
singulier,  descendu  à  la  grille  et,  la  cour 
traversée,  trouvait  au  vestibule  un  vieux  valet 
à  cheveux  blancs;  chacun  recevait  de  lui,  une 
petite  lampe  allumée.  Sans  que  personne  ac- 
compagnât le  visiteur,  il  se  dirigeait  vers  l'ap- 
partement de  la  Princesse.  Le  trajet,  long, 
se  compliquait  d'un  entrecroisement  d'esca- 
liers et  de  corridors.  Les  pas  sonnaient  sur  le 
pavage  des  paliers  ou  les  mosaïques  des  galeries, 
craquaient   au  parquet  des  grandes   salles  ou 


MONSIEUR    D  AMEUCtKLK 


s'amortissaient  aux  tapis  des  salons.  Il  fallait 
écarter  des  draperies,  pousser  des  portes,  manier 
des  serrures.  La  lueur  de  la  petite  lampe  éclai- 
rait des  files  de  statues  et  des  rangées  de 
bustes,  le  sourire  d'un  marbre  ou  la  gravité 
d'un  bronze,  une  nudité  ou  une  attitude.  La 
lumière,  au  passage,  bombait  la  panse  d'un  vase, 
éveillait  la  dorure  d'un  meuble,  scintillait  au 
cristal  dun  lustre.  Des  couloirs  vides  aboutis- 
saient à  des  rotondes  désertes  et,  de  marche  en 
marche,  de  porte  en  porte,  on  arrivait  enfin  à 
l'appartement  de  la  Princesse  de  Termiane. 


Le  jour  où  je  devais  y  être  introduit  je  me 
rendis  d'assez  bonne  heure  chez  mon  ami, 
M.  d'Orscamps.  Il  avait  obtenu  que  je  prisse  à  la 
table  de  la  Princesse  la  place  qu'y  laissait  libre 
son  départ.  Il  partait  le  lendemain,  ses  bagages 
encombraient  le  vestibule.  Les  écuries  ouvertes, 
les  domestiques  congédiés,  tout  l'hôtel  prenait 
déjà  un  air  d'abandon.  Je  cherchai  d'Orscamps 
d'étage  en  étage  et  j'allais  descendre  au  jardin, 
pensant  l'y  rencontrer,  quand  un  refrain  de  cor- 
nemuse me  guida  vers  le  haut  de  la  maison.  Je 


A    CANNE    ])K    .TASI'E 


parvins  aux  mansardes  et,  poussant  une  porte, 
je  le  découvris  dans  une  petite  chambre  démeu- 
blée, accroupi  sur  le  carreau  et  souillant  dans 
une  musette  laissée  là  sans  doute  par  quelque 
drôle  de  la  valetaille.  Il  ne  m'entendit  pas  venir 
et  continua  d'enfler  l'outre  obèse  d'où  il  tirait 
une  mélodie  rauque.  A  ma  vue,  il  se  leva,  jetant 
l'instrument  qui  se  dégonfla  avec  un  soupir 
plaintif. 

((  Je  me  prépare  au  voyage,  me  dit-il  ;  demain 
la^  voiture  me  conduira  jusqu'à  la  côte  ;  un 
bateau  me  traversera  la  mer  et  je  reverrai  le 
manoir  natal...  Jamais,  peut-être,  ajouta-t-il,  je 
ne  me  sentirais  la  force  de  partir  sans  ce  vieux 
pipeau  et  sa  pauvre  musique.  J'y  ai  revu 
mon  pays,  ses  landes  grises  et  roses,  ses  bois, 
ses  grèves,  la  danse  sur  l'aire  battue,  le  teint 
des  filles,  le  visage  des  garçons.  J'ai  respiré  son 
odeur  de  sucre  et  de  sel,  fleurs  et  algues,  abeilles 
et  mouettes  !  Une  fois  là-bas  tout  cela  me  paraîtra 
insipide.  Que  l'ennui  fera-t-il  de  moi  !  Un  ma- 
niaque, comme  le  prince  de  Termiane.  Vous  le 
connaissez,  vous  savez  sa  vie  à  Termi.  C'est  une 
ville  sinistre,  immense,  avec  ses  palais  aban- 
donnés, ses  hôtels  en  ruines  parmi  de  verdàtres 


MO.N.SIKUK    1)  AMKRCCtlK 


jardins  marécageux,  ses  ruelles  inextricables, 
son  parfum  de  fièvre  et  d'eau,  mais  c'est  là  qu'il 
trouve  le  seul  divertissement  qui  lui  plaise.  Il 
chasse  le  chat.  Ces  animaux  y  pullulent.  On  les 
voit  errer,  çà  et  là.  à  demi  sauvages,  s'étirant 
sur  la  crête  d'un  mur,  dormant  au  soleil  parmi 
les  pierrailles.  La  nuit,  ils  miaulent  furieuse- 
ment. M.  de  Termiane  en  a  tué  des  milliers  ;  il 
s'embusque  pour  les  surprendre,  les  guette,  les 
abat.  Plaisir  singulier.  Ils  sont  peut-être  les 
marionnettes  de  quelque  tragédie  visionnaire. 
Leur  petitesse  sauvegarde  de  leur  férocité  et  la 
mimique  de  leur  agonie  évoque  des  masques 
terribles.  Qui  sait?  Toute  vie  est  inexplicable. 
L'empreinte  du  revers  ne  se  devine  pas.  à  la 
face  de  la  médaille.  On  ne  voit  dans  tout  miroir 
que  l'inverse  de  ce  qui  s'y  mire.  Quanta  la  Prin- 
cesse, que  vous  dirai-je?  Vous  en  saurez  davan- 
tage et,  s'il  vous  faut  partir  comme  moi,  un 
jour,  vous  comprendrez  mon  angoisse  et  pour- 
quoi je  tremble  à  l'idée  de  cette  séparation,  m 
pensant  que  je  ne  verrai  plus  la  grille,  le  vesti- 
bule, les  vastes  salles,  que  je  ne  tiendrai  plus  à 
la  main  la  petite  lampe  qui  faisait  ramper  mon 
ombre  à  mon  côté.  Il  v  a  des  choses  merveilleuses 


56  L.V    CANNE    DE    JASPE 


dont    on  ne  guérit  jamais.    L'heure   s'avance, 
venez,  car  il  convient  d'être  exacts.  » 


'    Nous  avions   déposé    nos   lampes  que  nous 
éteignîmes. 

Cinq  personnes  se  trouvaient  réunies  déjà 
dans  le  salon  où  la  Princesse  vint  au  devant  de 
nous.  Je  m'inclinai  sur  sa  main  que  je  baisai. 
x\ussitôt  elle  prit  mon  bras  et  nous  passâmes  à 
table  où  elle  me  fit  signe  de  m'asseoir  en  face 
d'elle.  D'Orscamps  prit  place  à  sa  droite  et  les 
autres  convives  se  disposèrent  à  leur  guise.  Je 
profitai  du  premier  silence  pour  regarder  autour 
de  moi. 

'Le  plus  âgé  des  convives  se  nommait  M.  de 
Berve.  Il  habitait  un  château  des  environs  et 
passait  pour  fort  savant  et  versé  dans  les  sciences 
hermétiques.  Son  voisin  dont  j'ignorais  le  nom, 
que  j'appris  ensuite,  était  un  étranger  retiré  ici 
après  de  longs  voyages  maritimes.  Il  en  avait 
rapporté  des  armes,  des  algues  et  des  coraux. 

Je  connaissais  les  deux  autres,  gens  d'esprit 
et  de  qualité.  Le  dernier  et  le  plus  jeune  parais- 
sait presque  adolescent  mais  l'âge  de  sa  figure 


MONSIEUR    D  AMKKCŒrH 


contrastait  avec  sa  chevelure  précocement 
blanche. 

Le  repas  fut  exquis  en  viandes,  en  fruits  et  en 
vins,  embelli  par  le  luxe  des  argenteries  et  la 
perfection  des  porcelaines..  Deux  vieux  valets 
veillaient  au  service.  Une  corbeille  où  des  Heurs 
rares  entouraient  un  bloc  de  glace  parfumait  la 
pièce  dtd  sa  fraîcheur,  et  de  hauts  candélabres  de 
vermeil,  un  à  chaque  bout  de  la  table,  dres- 
saient l'architecture  de  leurs  bougies.  Peu  à  peu 
la  conversation  s'engagea.  Chacun  des  interlo- 
cuteurs y  prit  part  avec  sens  et  verve.  La  Prin- 
cesse écoutait  attentivement.  Ses  cheveux  rele- 
vés droits  sur  le  front  se  massaient  à  l'arrière 
de  sa  tête.  La  beauté  du  visage  consistait  dans 
sa  forme,  la  courbe  du  nez,  la  ligne  exquise  de 
la  bouche  et  surtout  en  des  yeux  admirables. 

On  finissait  et  je  remarquai  que  l'attention 
des  convives  consultait  une  horloge  fixée  au 
mur.  Le  balancier  battait  avec  régularité  ;  les 
aiguilles  en  conjonction  se  désunirent  et  une 
heure  sonna  dans  le  silence  qui  se  fit  autour 
d'elle.  Le  dernier  coup  vibra  longtemps. 

DOrscamps  s'était  levé  et,  en  même  temps  que 
lui,  toute  la  table.  La  Princesse  se  tenait  immo- 

4 


LA    CANAE    DE    JASPE 


bile,  debout  aussi,  un  verre  a  la  main;  j'en- 
tendis le  tintement  de  ses  bagues  contre  le 
cristal.  Elle  tremblait.  D'Orscamps  très  pale. 
Elle  avait  porté  la  coupe  à  ses  lèvres  et  la  lui 
tendit.  Il  l'acheva.  «Adieu,  lui  dit-elle,  quand  il 
eut  bu,  adieu  donc.  Vous  partez,  il  le  faut.  Je 
ne  chercherai  pas  à  vous  retenir.  L'heure  a 
sonné:  toute  heure  sonne.  Gardez  en  souvenir 
la  petite  lampe  qui  vous  servait  à  venir  vers 
moi.  Qu'elle  veille  à  votre  chevet.  Faites-la 
placer  dans  votre  tombeau.  Adieu.  Que  la  lumière 
soit  avec  vous.  )) 

D'Orscamps  s'inclina,  une  dernière  fois,  devant 
la  Princesse,  serra  la  main  à  chacun  de  nous 
et  disparut  par  la  porte  qui  resta  ouverte.  Nous 
entendîmes  descendre  l'escalier,  puis  un  bruit 
de  cristal  qui  se  brise  et  quand  je  sortis  à  mon 
tour  en  compagnie  du  jeune  homme  à  cheveux 
blancs,  nous  trouvâmes,  au  bas  de  la  dernière 
marche,  sur  la  pierre  où  leurs  miettes  cra- 
quèrent sous  nos  pas,    les  débris  de  la  petite 

lampe  de  verre. 

• 

Par  un  assez  bizarre  usage  dont  la  Princesse 
me  fit  part  quand  je  la  quittai,  chacun    de  ses 


>rONSiELR  d'amercœuu  .")'.» 


convives  du  dimanche  ne  manquait  pas  à  venir, 
seul,  la  visiter  un  des  soirs  de  la  semaine. 
Comme  je  me  trouvais  le  dernier  venu  mon  tour 
lut  porté  au  samedi.  D'Orscamps,  dans  nos  cau- 
series sur  la  sinf^ulière  femme,  m'avait  averti 
de  c^tte  singularité  de  son  caprice  et  de  la  façon 
dont  se  passaient  ces  entrevues. 

Madame  de  Termiane  recevait  à  la  tombée  du 
jour,  plus  ou  moins  tard  selon  la  saison.  Elle  se 
tenait  dans  une  pièce  en  rotonde  éclairée,  à 
travers  les  parois  vitreuses,  d'une  lumière  dif- 
fuse. C'étaient  de  longues  heures  d'entretien 
comme  avec  une  ombre  vivante.  Mon  ami 
m'avait  fait  des  récits  passionnés  de  ces  aven- 
tures intellectuelles  qui  se  prolongeaient  sou- 
vent jusqu'à  l'aube.  On  se  sentait  en  présence 
d'un  être  mystérieux  en  qili  parlait  une  voix 
inconnue  dont  on  restait  à  jamais  anxieux. 
Sans  s'expliquer  sur  la  nature  de  ces  oracles  vl 
me  laissait  entendre  (fue  leur  beauté  dépassait 
l'humain  et  liait  à  jamais  au  désir  de  les  réen- 
tendre de  nouveau  et  toujours  ;  et  l'approche  et 
la  promesse  de  cette  divinité  secrète  me  fai- 
saient attendre  impatiemment  l'heure  de  mon 
accès  à  cette  Eleusis  révélatrice. 


00  LA    CANNE    DE    JASPE 


Tout  en  subissant,  à  mon  tour,  la  fascination 
commune  qui  avait  réuni  autour  de  Madame  de 
Termiane  ceux  que  son  apparition  au  seuil  atti- 
rait dans  la  grotte  de  sa  solitude  et  de  ses  mys- 
tères, j'en  discutais  avec  moi-même  les  dangers. 
Elle  me  semblait  la  fleur  éclose  à  l'entrée 
des  voies  souterraines  et  périlleuses.  Elle  me 
paraissait  la  fissure  vers  l'au-delà  par  où 
s'engouffrent  les  âmes,  imperceptiblement  et 
furieusement,  la  sorcière  admirable  qu'on  n'exor- 
cise plus.  Je  respirais  la  cavité  de  la  spirale  ma- 
gique. Toute  la  semaine  je  fus  inquiet  et  énervé. 
L'insomnie  m'épuisa.  Une  grande  fatigue  m'ac- 
cablait. Enfin  le  jour  attendu  arriva. 

Dès  le  matin  je  le  pressentis  interminable. 
Pour  me  distraire  de  mes  pensées  je  sortis  de 
la  ville  et  j'errai  dans  la  campagne.  L'été  finis- 
sait. J'allai  le  long  de  la  rivière;  elle  coulait 
verte  et  fluide  sur  de  longues  herbes  inclinées; 
je  la  suivis,  elle  passait  non  loin  du  palais  de 
Madame  de  Termiane,  et  l'idée  me  vint  de  rôder 
alentour,  mais,  arrivé  au  bout  de  l'avenue  qui 
mène  à  la  grille  je  m'arrêtai  et  je  m'assis  sur 
une  borne  de  pierre.  11  me  sembla  que  le 
crépuscule  se  faisait  tout  à  coup;   le  vieil  hôtel 


.MONSIEUR    d'aMERCCKCK  Hl 


dressait  sa  masse  grisAtre.  Je  m'entendis  son- 
ner à  la  grille  ;  le  sable  de  la  grande  cour  criait 
sous  mes  pas.  Je  me  voyais  et  je  m'écoutais. 
Personne  au  vestibule.  J'allumais  la  petite 
lampe  qui  m'était  réservée.  J'examinais  les  tail- 
les de  son  cristal  noir  à  veines  roses.  Tou- 
tes les  portes  s'ouvraient  delles-mêmes  devant 
moi:  les  galeries  retentissaient  d'échos  loin- 
tains. J'arrivais  aux  appartements  de  la  Prin- 
cesse. J'appelais.  Le  salon  vide  menait  à  la  ro- 
tonde sybilline  dont  m'avait  parlé  d'Orscamps. 
Je  fouillais  jusqu'au  moindre  recoin.  Mon  soin 
fut  inutile.  La  nuit  vint.  Je  me  vis,  la  lampe  à 
la  main,  dans  un  miroir:  il  me  semblait  recon- 
naître dans  cette  image  de  moi-même  quelqu'un 
que  je  devais  suivre,  le  guide  fraternel  de  mon 
rêve.  Nous  visitions,  pièce  par  pièce,  l'immense 
palais.  Je  m'y  perdis,  je  m'y  retrouvai.  La  pous- 
sière des  combles  succéda  au  salpêtre  des  cave 
Ma  lampe  s'éteignit.  J'errai  à  tâtons  pendant  des 
heures  interminables.  Enfin  la  ténèbre  grisonna  ; 
une  ligne  blanche  filtra  sous  une  porte.  En  me 
dirigeant  vers  ce  côté  mon  pied  heurta  un  objet. 
Je  le  ramassai.  C'était  une  masse  lourde  et 
froide.  Du  genou    je  poussai    le  battant  de  la 


62  LA  c:a.\m-.  dk  .iaspf. 


porte  qui  s'ouvrit,  et  la  lumière  blanche  de  laube 
éclaira  entre  mes  mains  la  tête  de  marbre  d'une 
statue. 

Elle  souriait  et  ressemblait  à  Madame  de  Ter- 
miane.  Je  la  regardai  et,  peu  à  peu,  je  la  sentis 
s'alléger  et  se  fondre  entre  mes  doigts  où  elle 
ne  laissa  qu'une  légère  poussière  qu'un  vent 
léger  dispersa... 

J  écrivis  à  Madame  de  Termiane  le  rêve  que 
j'avais  fait  d'elle  et  qui  m'avait  tenu  endormi 
jusqu'au  matin  en  face  de  son  palais.  Elle  ne 
répondit  jamais  à  ma  lettre  et  je  ne  cherchai  pas 
à  la  revoir.  Son  souvenir  m'est  resté  beau  d'a- 
voir entrevu  son  visage  ou  sans  doute  celui 
même  de  la  Beauté.  » 


V 


LA   MOUT    DE  M.   DE   XOUATRE    ET 
DE  MADAME  DE  FERLTNDE 


La  pourpre  sanguinolente  de  la  grosse  rose 
rouge  épanouie  semblait  ruisseler  derrière  la 
vitre  de  la  porte  fenêtre.  Les  pétales  tremblaient 
et  la  branche  épineuse  griffait  le  cristal.  11  fai- 
sait grand  vent  au  dehors  et,  sous  un  ciel  noir, 
les  eaux  irritées  du  jardin  s'assombrissaient. 
Les  vieux  arbres  se  balançaient  en  gémissant; 
la  stature  des  troncs  projetait  l'étirement  des 
branches  et  suspendait  la  palpitation  des  feuil- 
lages. Le  souffle  111  trait  par  les  jointures  des 
portes,  et  le  Marquis,  assis  dans  un  grand  fau- 
teuil, le  coude  sur  la  table  de  marbre,  fumait 
lentement.  La  fumée  de  sa  pipe  montait  droite 
jusqu'à  ce  que.  prise  dans  le  remous  d'un  vent 
coulis,  elle  tourbillonnât,  dénouant  ses  anneaux 
en  traînées  éparses.  11  avait  ramené  sur  ses 
jambes  les  pans  à  fleurs  de  sa  houppelande.  Le 


6i  LA    CANNE    DE    JASPE 


crépuscule  n'apaisait  pas  la  bourrasque.  La 
grande  rose  remuait,  crispant  la  colère  de  ses 
épines.  Devant  les  fenêtres  une  petite  chauve- 
souris  passait  et  repassait  errante  et  ahurie. 


«  Pour  se  rendre  à  Ochria,  continua  M.  d'A- 
mercœur,  il  fallait  prendre  l'une  des  deux 
routes.  Celle  de  mer,  la  plus  courte,  m'agréait 
peu.  Par  l'autre  c'était  six  jours  de  cheval.  Je 
m'y  décidai.  On  m'assura  de  la  bonté  des 
auberges,  et  le  lendemain,  à  l'aube,  je  cheminais 
à  travers  la  plaine.  De  hautes  montagnes  ocreuses 
s'élevaient  à  l'horizon;  je  les  atteignis  rapide- 
ment. Mon  cheval  allait  d'un  bon  pas  et  je  le 
laissais  aller.  La  plus  grande  partie  du  voyage 
se  passa  sans  incident.  Aucune  rencontre,  ni 
dans  les  hôtelleries  vides  ni  sur  les  chemins  dé- 
serts. J'approchais  et  au  matin  du  sixième  jour 
il  ne  me  restait  plus  à  traverser  qu'un  restant 
de  forêt.  Le  lieu  m'apparut  singulièrement  sau- 
vage. Un  éboulement  de  roches  monstrueuses 
entassait  là  des  croupes  ébréchées,  cabrait 
des  poitrails  velus  et  allongeait  des  pattes  dif- 
formes. Les  taches  de  la  pierre  imitaient  la  mar- 


MONSIEUR   D  AMERCŒUR 


brure  des  chairs,  des  tlaques  d'eau  luisaient 
comme  des  yeux  et  le  velours  des  mousses 
ressemblait  au  poil  des  pelages.  Le  sol  jaune  se 
creusait  d'ornières  et  se  bossuait  par  endroits 
d'échinés  pierreuses.  Parfois  une  source  rauque 
et  douce.  Les  aiguilles  de  pins  rougeàtres  feu- 
traient la  terre  d'une  rousseur  de  toisons. 

Au  sortir  de  la  foret  on  dominait  une  plaine 
saure,  un  paysage  de  broussailles  et  de  mon- 
ticules. Je  m'arrêtai  un  instant  pour  con- 
templer son  étendue  monotone  que  bornait  une 
crête  rocheuse  derrière  laquelle  se  trouvait 
Ochria.  J'allais  me  remettre  en  marche  .quand 
j'entendis  un  galop  derrière  moi,  et  un  cavalier 
monté  sur  un  cheval  alezan  m'accosta  en  me 
-;iluant.  Un  costume  de  chasse  en  cuir  roux  le 
vêtait  et  amplifiait  sa  corpulence  moyenne 
l'omme  sa  stature.  Sa  chevelure  brune  s'éclair- 
•  issait  par  places  d'un  reflet  fauve  et  sa  barbe 
(Il  pointe  rous§oyait  un  peu.  Le  soleil,  déjà  sur 
son  déclin,  le  mordoraittout  entier  et  la  couleur 
de  sa  personne  s'accordait  avec  l'ocre  de  l'ho- 
rizon et  l'or  des  feuillages  d'alentour  ;  il  parais- 
sait harassé  d'une  longue  course.  Nous  descen- 
dîmes côte  à  côte  le  chemin,  assez  abrupt. 


fi6  I  A    CAXNE    DE    JASPE 


Ayant  su  que  j  allais  à  Ochria,  il  me  proposa, 
s'y  rendant  aussi,  de  m'y  mener  par  le  plus  court; 
îa  journée  s'achevait.  Nous  longions  mainte- 
nant des  tiaies  décharnées  enclosant  l'aridité  de 
champs  pierreux.  A  un  carrefour  nous  rencon- 
trâmes un  troupeau  de  chèvres.  Elles  broutaient 
une  herbe  sèche.  Leurs  barbiches  pointaient,  le 
bruit  de  leurs  petits  sabots  dandinait  leurs  pis 
llasques  ;  au  milieu  d'elles,  un  bouc  à  cornes 
tordues  paradait,  obcène,  prétentieux  et  puant. 

«  Il  a  vraiment  une  mine  de  vieux  satyre  », 
me  dit  mon  compagnon  avec  un  bref  rire 
chevrotant.  Il  s'était  arrêté  pour  considérer  la 
bête  qui  le  regardait  curieusement. 

Le  soleil  baissait.  Une  lumière  d'or  pâle  teignait 
les  objets  ;  la  terre  que  nous  foulions  était  rance 
et  bilieuse  et,  derrière  nous,  l'acre  montagne 
étageait  ses  masses  d'ocre  cariée.  Mon  interlocu- 
teur reprit  :  ((  Oui,  cette  terre  est  mystérieuse  et  il 
s'y  passe  des  choses  surprenantes  ;  les  races  dis- 
parues s'y  refont  ;  j'en  tiens  presque  la  preuve 
et  j'en  guette  la  certitude  » . 

Il  tira  avec  précaution  de  son  porte-manteau 
une  motte  de  glaise  jaunâtre  et  me  la  tendit. 
L'argile  s'efïrita  un  peu  dans  ma  main.  «  Voyez- 


M  JXSIEUR   D  A.VIEIIC(KLK  67 


VOUS  l'empreinle,  et  il  me  désignait  une  marque 
presque  elïacee.  c'est  celle  d'un  faune.  On  m'a 
signalé  aussi  la  présence  d  un  centaure.  Je  me 
suis  embusqué  plusieurs  nuits  pour  le  sur- 
prendre. On  ne  le  voit  pas  mais  on  Tentend 
hennir.  11  doit  être  jeune,  le  poitrail  maigre  et 
la  croupe  encore  bourrue.  Au  clair  de  lune  il 
vient  se  regarder  aux  fontaines  où  il  ne  se 
reconnaît  plus.  11  reste  seul  de  sa  race  ou  plutôt 
il  la  recommence.  Elle  a  été  détruite  et  pour- 
chassée comme  celle  des  nymphes  etdes  satyres, 
car  ils  existaient.  On  raconte  que,  jadis,  des 
bergers  qui  le  surprirent  endormi  en  amenèrent 
un  au  proconsul  Sylla.  Des  interprètes  l'interro- 
gèrent dans  toutes  les  langues  connues.  11  ne 
répondit  que  par  un  cri  qui  tenait  du  chevrote- 
ment et  du  hennissement.  On  le  relâcha,  car  les 
hommes  de  ce  temps  savaient  encore  un  peu 
des  vérités  obscurcies  depuis.  Mais  tout  ce  qui 
exista  peut  renaître.  Cette  terre  est  propice  à 
l'œuvre  fabuleuse.  L'herbe  sèche  a  la  couleur 
des  toisons  ;  la  voix  des  sources  nmrmure 
ambiguë:  ces  rochers  ressemblent  à  des  bêtes 
inachevées.  L'homme  et  l'animal  vivent  assez 
proches    pour    que    se   fassent   entre  eux   des 


nS  LA    CANNE    DE   JASPE 


('changes  consanguins.  Le  temps  a  dispersé  des 
formes  jadis  conjointes.  L'iiomme  s'isola  de  ce 
((iii  l'environne  et  se  retira  dans  son  infirmité 
solitaire.  Il  a  rétrogradé  croyant  se  parfaire.  Les 
dieux  se  muaient  jadis  aux  apparences  de  leur 
choix,  y  prenaient  le  corps  de  leur  désir,  aigles 
ou  taureaux  !  Des  êtres  intermédiaires  partici- 
pèrent à  cette  faculté  divine;  elle  dort  en  nous, 
notre  passion  y  crée  un  satyre  intermittent  ;  que 
ne  sommes-nous  incorporés  aux  désirs  qui  nous 
cabrent!  Il  faut  devenir  ce  que  l'on  est  ;  il  faut 
que  la  nature  se  complète  et  retrouve  les  degrés 
qu'elle  a  perdus.  » 

Mon  compagnon  ne  cessait  de  me  parler 
fébrilement.  Je  suivais  avec  peine  son  discours 
qu'il  paraissait  continuer  sans  prendre  garde 
à  ma  présence.  Cependant  le  soleil  s'était  couché 
et,  à  mesure  que  le  crépuscule  augmentait, 
le  singulier  personnage  semblait  séteindre  peu 
à  peu  ;  il  perdait  l'éclat  roux  dont  la  lumière 
de  cette  fm  de  journée  avait  imprégné  son  vête- 
ment de  cuir  tanné,  sa  barbe  et  ses  cheveux. 
Son  aspect  entier  se  fonçait  ;  puis  son  exaltation 
s'apaisaen  même  temps  que  le  paysage  changeait, 
i^ientôt,  nous  vîmes  miroiter  l'eau  d'un  fleuve. 


MpNSiKLH    d'ami  KC<i;i  a  (■)'.» 

L'Iuiniiclité qu'il  répandait  lui  faisait  des  bords 
verdoyanls.  Un  pont  Tenjambait  de  sesarclies. 
La  nuit  venait  vite.  Mon  compagnon  ne  par- 
lait plus  et  je  voyais  à  mon  côté  sa  forme 
noire  se  sculpter  sur  l'ombre  environnante. 
Arrivés  au  bout  du  pont  dont  le  cailloutis  son- 
nait fort  sous  les  sabots,  il  s'arrêta  brusquement 
devant  une  lanterne  qui  pendait  à  un  poteau. 
En  le  regardant,  je  me  demandais  si  l'homme  qui 
me  tendait  la  main  était  bien  l'étrange  discou- 
reur de  tout  à  l'heure.  Son  visage  me  semblait 
différent,  sa  chevelure  et  sa  barbe  sombres  ne 
rutilaient  plus  ;  il  se  dessinait  svelte  et  élégant 
et  ce  fut  d'un  sourire  plein  de  politesse,  qu'en 
me  quittant  il  me  dit  son  nom,  au  cas  où  il  me 
plairait,  durant  mon  séjour  à  Ochria,  d'y  retrou- 
ver Adalbert  de  Nouâtre.  » 


La  première  personne  que  visita  à  Ochria 
M.  d'Amercœur  ne  fut  point  M.  de  Nouâtre.  Le 
souvenir  même  de  ce  singulier  personnage 
s'effaça  quelque  peu  de  son  esprit;  il  ne  se 
préoccupa  guère  de  le  relancer  et  se  passa  fort 
bien  de    le  rencontrer.  11  ne  le  vit  ni  à  la  pro- 


70  I.A    C.VN.NE    J)K    .JASPE  * 

monade,  ni  aux  tavernes  ni  chez  les  courtisanes 
qu'il  fréquenta,  car  leur  accès  s'ouvrit  vite  à  un 
jeune  liomme  de  son  nom,  bien  monté  en  clie- 
vaux,  linge  et  bijoux.  Deux  des  plus  galantes  se  le 
disputèrent  même  avec  acharnement.  L'une  était 
brune  et  l'enleva  à  l'autre  qui  était  blonde  et  qui 
le  lui  reprit,  bien  qu'il  se  fût  mieux  accommodé 
de  les  satisfaire  tour  à  tour  que  de  choisir  entre 
elles. 

Son  goût  de  la  débauche  et  du  jeu  le  lia  vite 
avec  quelques-uns  des  jeunes  gens  les  plus 
élégants  de  la  ville.  On  le  pria  bientôt  à. ton  tes  les 
parties.  Il  y  plut  et  comme  les  barbons  aiment 
à  se  mêler  aux  désordres  de  la  jeunesse,  il  connut 
là,  par  Tentremise  des  plaisirs  que  tous  recher- 
chent, maints  graves  personnages  dont  Fabord 
lui  eut  été  sans  cela  difficile.  Ce  commerce  le  mit 
de  plain  pied  dans  la  meilleure  société  d'Ochria. 
A  le  rencontrer  si  souvent  chez  leurs  maîtresses, 
ces  messieurs  en  vinrent  à  le  produire  auprès 
de  leurs  femmes,  et  M.  d'Amercœur  connut 
bientôt  les  grands  hôtels  silencieux  au  fond  de 
leurs  cours  pavées.  Il  s'assit  aux  tables  somp- 
tueuses, goûta  les  mets  des  cuisines  savantes, 
huma  le  vin  des  caves  séculaires  et  vit,  sous  les 


MONSIKUR    D  AMERCŒIH 


lustres   de  cristal,  parader  en  gala  les  impor- 
tances et  les  beautés  du  lieu. 

Parmi  toutes,  une  le  séduisit  particulièrement. 
On  la  nommait  Madame  de  Ferlinde.  Elle  était 
svelte  et  rousse.  Son  corps  longuement  souple 
supportait  une  tête  païenne  couronnée  d'une  che- 
velure dont  le  jaillissement  onde  s'achevait  en 
volute.  La  masse  incandescente  de  cette  coif- 
fure semblait  à  la  fois  lluide  et  ciselée,  avec 
la  hardiesse  d'un  casque  et  la  grâce  d'une 
fontaine.  Cela  allait  avec  l'air  et  le  port  d'une 
Nymphe  guerrière.  Elle  vivait,  veuve,  dans  un 
vieil  hôtel  au  milieu  de  beaux  jardins.  M.  d'A- 
mercoeur  s'y  rendit  vite  assidu,  y  passant  des 
journées,  y  venant  à  toute  heure  sans  que  celle 
du  berger  sonnât  pour  lui.  Cette  chaste  Diane 
aimait  à  parer  sa  beauté  de  tuniques  plissées  et 
du  croissant  lunaire,  et  ce  nom  qu'elle  por- 
tait, elle  l'eut  mérité.  Elle  aimait  les  musiques 
invisibles,  l'ombre  de  l'amour  et  le  murmure 
des  eaux.  Trois  fontaines  en  répandaient  d'har- 
monieusement claires  au  milieu  d'une  salle  de 
verdure.  Le  jardin  contenait  aussi  une  petite 
grotte  où  Madame  de  Ferlinde  venait  souvent  se 
reposer.  Des  lierres   retombants  y  voilaient  la 


r,.V    CA.NWE    DE    JA?PE 


lumière.  Il  y  faisait  un  jour  verdâtre  et  trans- 
parent. 

Ce  fut  là  qu'elle  entretint  pour  la  première 
fois  M.  d'Amercœur  au  sujet  de  M.  de  Nouâtre. 
Elle  le  dépeignit  comme  un  homme  à  manies, 
mais  érudit  et  charmant,  d'une  science  prodi- 
gieuse et  d'un  goût  raffiné.  D'ailleurs  vivant 
fort  solitaire,  absent  pour  de  fréquents  voyages, 
grand  amateur  de  livres,  de  médailles  et  de 
pierres  gravées. 

M.  d'Amercœur,  sans  s'expliquer  sur  le  détail 
de  sa  rencontre  avec  M.  de  Xouâtre,  en  parla 
comme  d'une  occasion  où  celui-ci  s'était  montré 
fort  serviable  et  accepta  de  Madame  de  Ferlinde 
l'offre  qu'elle  lui  fît  d'aller  ensemble,  lui  remer- 
cier son  compagnon  de  route,  elle  revoir  un 
ami  qui  la  négligeait  depuis  quelque  temps. 
Au  jour  dit  ils  se  rendirent  donc  chez  M.  de 
Xouâtre 

Dès  l'entrée,  au  centre  du  vestibule,  on  remar- 
quait un  bronze  antique  qui  représentait  un  Cen- 
taure. Le  large  poitrail  bombait  ses  muscles;  la 
croupe  ronde  luisait;  les  flancs  semblaient  pal- 
piter; le  sabot  levé  attendait  et  le  monstre 
équestre  d'un  bras  agile  élevait  au-dessus   de 


MONSIEUR    D  A.MrHCdUIl 


sa  tête  pamprée  une  pomme  de  pin  en  onyx. 
Partout  où  les  mena  leur  hôte,  M.  d'Amercœur 
admira  un  clioix  exclusif  d'objets  concernant 
riîistoire  des  demi-dieux  terrestres  ou  marins  et 
la  mythologie  magique  des  anciens.  Des  terres 
cuites  en  modelaient  les  effigies,  des  bas-reliefs 
en  évoquaient  les  légendes,  des  médailles  en 
remémoraient  le  culte.  Harpies  aux  grifïes  aiguës. 
Sirènes  poissonneuses  ou  ailées,  Empuses  à  pied 
bot,  Tritons  ou  Centaures,  chacun  avait  là  sa 
figurine  ou  sa  statue.  Les  bibliothèques  renfer- 
maient les  textes  relatant  leur  origine,  leur 
existence,  leur  nature.  Des  traités  dissertaient 
de  leurs  espèces  ou  de  leurs  formes,  énumérant 
toutes  les  sortes  de  Satyres,  de  Sylvains  ou  de 
Faunes,  et  l'un  deux,  le  plus  rare  et  que  M.  de 
Nouatre  montrait  non  sans  orgueil,  contenait  la 
description  du  Papposilène  qui  est  un  monstre 
horrible  et  entièrement  velu.  Des  cahiers  en 
d'admirables  reliures  gardaient  les  recettes  des 
philtres  thessaliens  par  lesquels  les  sorcières  de 
Lucien  et  d'Apulée  changeaient  un  homme  en 
hibou  ou  le  transformaient  en  âne. 

M.  de  Nouatre  faisait  à  merveille  les  honneurs 
de  son  cabinet.  Parfois  un  léger  sourire  déten- 


LA    CANNE    DE    JASI'E 


(lait  sa  bouche.  Dans  ses  yeux  très  noirs  des 
paillettes  de  cuivre  scintillaient  par  instants  et 
parmi  sa  barbe  brune  trois  fils  d'or  s'entrecroi- 
saient. Au  départ  il  serra  les  mains  de  Madame 
de  Ferlinde  entre  ses  doigts  aux  ongles  aigus  et, 
pendant  qu'il  la  regardait,  M.  d'Amercœur  vit 
les  parcelles  métalliques  se  multiplier  dans 
ses  yeux  qui  jaunirent  d'une  sorte  d'éclair 
furtif,  passionné,  violent  et  presque  aussitôt  éva- 
noui. 

Cette  première  visite  ne  resta  pas  sans  suite  ; 
M.  d'Amercœur  revit  fréquemment  le  vestibule 
de  stuc  où  passait,  le  sabot  levé  sur  son  socle  de 
marbre,  le  Centaure  de  bronze.  La  pomme  d"o- 
nyx  luisait  dans  sa  main.  M.  de  Xouâtre  ne 
s'expliqua  jamais  sur  l'origine  et  l'objet  des 
collections  singulières  qui  se  trouvaient  ras- 
semblées dans  son  hôtel.  Il  n'en  parlait  pas  autre- 
ment que  pour  faire  remarquer  la  rareté  d'un 
livre  ou  la  beauté  d'un  bibelot.  Rien  de  plus 
et  aucune  allusion  aux  circonstances  de  leur 
première  rencontre.  Sa  réserve  causa  celle  de 
M.  d'Amercœur.  Ces  rapports  de  cérémonieuse 
amitié  préservèrent  le  secret  de  l'un  en  n'auto- 
risant pas  la  curiosité  de  l'autre,  et  tous  deux 


MO.NSIEUU    L»  AMI  lîCd-.Ll; 


semblaient  craccord  à  feindre    un    réciproque 

oubli. 

* 

((  Madame  de  Ferlinde  était  inquiète  depuis 
([uelques  jours  quand  elle  me  fit  prier  de  la 
venir  voir.  Je  me  rendis  à  son  appel  et  je  la 
trouvai  nerveuse  et  préoccupée.  Ames  instances 
pour  savoir  la  cause  de  son  trouble,  elle  me  ré- 
pondit évasivement,  puis  finit  par  m'avouer  la 
transe  singulière  où  elle  vivait.  Elle  me  raconta 
que,  chaque  nuit,  les  chiens  hurlaient,  plus  de 
peur  que  de  colère.  Les  jardiniers  avaient  dé- 
couvert sur  le  sable  des  allées  des  traces  de 
pas.  Le  gazon  piétiné  çà  et  là  accusait  une  pré- 
sence nocturne  et  à  mon  grand  étonnement  elle 
me  montra  une  motte  de  glaise  où  Ton  voyait 
une  empreinte  bizarre.  C'était  une  foulée  assez 
nette.  En  examinant  de  plus  près  la  marque 
durcie,  j'aperçus,  pris  dans  l'argile,  quelques 
poils  jaunes.  Un  invisible  maraudeur,  semblait 
hanter  le  jardin  et  épier  la  maison.  En  vain  on 
posait  des  pièges,  et  on  essayait  des  rondes  noc- 
turnes. Malgré  tout  Madame  de- Ferlinde  ne  pou-, 
vait  se  défendre  d'une  appréhension  insur- 
montable. Je  raisonnai  de  mon   mieux  la  belle 


76  LA    CANNE    DE    JASPE 

peureuse  et,  en  la  quittant,  je  lui  promis  de  re- 
venir le  lendemain. 

C'était  un  jour  de  fin  d'automne  ;  il  avait  plu  ; 
les  rues  restaient  boueuses,  les  arbres  s'efïeuil- 
laient,  jaunes  et  rouges  au  crépuscule.  La  grande 
grille  de  l'hôtel  se  trouvait  ouverte,  le  suisse 
sommeillait  dans  sa  loge.  Jentrai  dans  le  vesti- 
tibule  et  j'attendis  un  valet  qui  put  m'annoncer  à 
Madame  de  Ferlinde.  Sa  chambre  qui  donnait  sur 
le  jardin  était  au  bout  d'une  galerie.  J'attendis 
encore.  Rien  ne  bougeait  dans  la  vaste  demeure 
silencieuse.  Personne  ne  vint  et  le  temps  passa. 
Un  faible  bruit  arriva  à  mon  oreille:  j'écoutai 
plus  attentivement  et  il  me  sembla  entendre  des 
soupirs  étoutïés,  puis  la  chute  d'un  meuble  ren- 
versé. J'hésitai,  tout  se  tut.  Tout-à-coup  un  cri 
déchirant  partit  de  la  chambre  de  Madame  de  Fer- 
linde. Je  traversai  en  courant  la  galerie  et  je 
heurtai  la  porte  qui  s'ouvrit  toute  grande.  Il 
faisait  déjà  sombre  et  voici  ce  que  j'entrevis. 
Madame  de  Ferlinde  gisait  à  demi-nue  sur  le  par- 
quet, ses  cheveux  se  répandaient  en  une  longue 
flaque  d'or  et,  accroupie  sur  sa,  poitrine,  une 
sorte  de  bête  velue,  informe  et  hargneuse,  l'é- 
treignait   et    lui    dévorait   les    lèvres. 


MONSIEUR    D  AMRKCŒUK 


A  mon  approche,  le  bloc  de  poil  jaune  bondit 
en  arrière.  J'entendis  grincer  ses  dents  et  ses 
ongles  racler  le  parquet.  Une  odeur  de  cuir  c! 
de  corne  se  mêlait  au  doux  parfum  de  la 
chambre.  L'épée  à  la  main,  je  me  ruai  sur  le 
monstre;  il  tournait  en  rond,  culbutant  les 
meubles,  grifïant  les  tentures,  évitant  ma  pour- 
suite avec  une  agilité  incroyable;  je  cherchais  à 
l'acculer  dans  un  angle.  Enfin  je  l'atteignis  au 
ventre;  du  sang  jaillit  sur  ma  main.  La  brute 
s'effondra  dans  le  coin  obscur  et  tout-à-coup, 
en  sursaut,  me  renversa  d'une  bousculade, 
enjamba  la  fenêtre  ouverte  et,  dans  un  bruit  de 
vitres  brisées,  sauta  dans  le  jardin.  Je  m'ap- 
prochai de  xMadame  de  Ferlinde;  un  sang  tiède 
coulait  de  sa  gorge  déchirée.  Je  soulevai  sa 
main  qui  retomba;  j'écoutai  son  cœur  qui  ne 
battait  plus.  Alors  je  me  sentis  saisi  d'une  épou- 
vante panique;  je  m'enfuis.  Le  vestibule  restait 
vide,  la  maison  semblait  mystérieusement  aban- 
donnée. Je  repassai  devant  le  suisse  endormi. 
Il  ronflait  la  bouche  ouverte,  inerte  d'une 
léthargie  qui  me  parut  plus  tard  suspecte,  de 
même  que  l'absence  de  tout  domestique  en  cet 
hôtel  isolé  où  Madame  de  Ferlinde  paraissait  pres- 

5. 


LA    C.VN>"E    DE    JASPE 


sentir  quelque  chose  du  bestial  guet-apens  qui 
rôdait  autour  de  sa  beauté. 

11  faisait  nuit;  j'errais  par  les  rues  en  un  dé- 
sordre inexprimable.  La  pluie  commença  à  tom- 
ber. Cela  dura  longtemps.  J'allais  toujours  sans 
savoir  où  je  me  trouvais  quand,  levant  les  yeux, 
je  reconnus  la  maison  de  M.  de  Xouàtre.  Je  le 
savais  ami  du  chef  de  la  police  et  l'idée  me  vint 
de  le  consulter  en  même  temps  que  de  lui 
apprendre  le  tragique  événement  de  cette 
affreuse  soirée.  D'ailleurs  cet  hôtel  si  inopiné- 
ment désert,  ma  présence  sur  le  lieu  du  crime, 
tout  cela  constituait  contre  moi,  par  une  suite 
de  faits  inexplicables,  une  prévention  mons- 
trueuse dont  il  était  urgent  de  devancer  le 
soupçon. 

Je  sonnai.  Le  domestique  me  dit  que  M.  de 
Nouàtre  était  à  la  chambre  qu'il  gardait  depuis 
plusieurs  semaines.  Je  montai  précipitamment 
Tescalier.  Une  horloge  tinta  onze  heures,  je 
frappai  et  j'ouvris  sans  attendre,  et  je  m'arrêtai 
au  seuil.  Lobscurité  emplissait  la  vaste 
pièce.  La  fenêtre  devait  être  ouverte  car  j'enten- 
dais pleuvoir  au  dehors  sur  le  pavé  de  la  rue 
déserte  où.  donnait  l'arrière  de  la  maison.  J'ap- 


MONSIEUR    D  AMFKC(KLK 


pelai  M.  de  Nouàtre.  Pas  de  réponse.  Je  m'avan- 
çai à  tâtons  dans  l'ombre.  Un  pen  de  braise 
rougeoyait  dans  l'àtre.  J'y  allumai  un  flambeau 
pris  sur  une  console  où  ma  main  l'avait 
heurté  La  tlamme  grésilla.  Un  corps,  étendu 
sur  le  parquet,  gisait  la  face  contre  terre.  Je  le 
retournai  à  demi  et  reconnus  M.  de  Nouàtre. 
Ses  yeux  grand  ouverts  me  regardèrent  vitreux 
de  leurs  onyx  éraillés.  Aux  coins  de  ses  lèvres 
moussait  une  écume  rousse.  Sa  main  que  je 
tàtai  remplit  la  mienne  de  sang  ;  j'écartai  le 
manteau  noir  qui  enveloppait  le  cadavre.  Il 
portait  au  ventre  une  profonde  blessure  faite 
d'un  coup  d'épée.  Je  n'éprouvais  nulle  terreur, 
une  violente  curiosité  me  saisit.  Je  regardai 
avec  attention  autour  de  moi.  Tout  était  en 
ordre  dans  la  chambre.  Le  lit  ouvrait  ses  draps 
blancs.  Sur  le  parquet  à  losanges  de  bois  clair 
se  dessinaient  des  traces  de  pas  boueux;  ils 
partaient  de  la  fenêtre  et  se  dirigeaient  vers 
l'endroit  oii  gisait  M.  de  Nouàtre.  Une  bizarre 
odeur  de  cuir  et  de  corne  empestait  l'air.  Le 
feu  crépita  ;  deux  tisons  rapprochés  se  rallu- 
mèrent et  je  m'aperçus  alors  que  le  misé- 
rable était  tombé   les  pieds  dans   l'àtre  et  que 


80  LA    CAN>E    DF.    JASPE 


la  flamme  avait  brùlé    ses  chaussures  et  car- 
bonisé sa  chair. 

Cette  double  mort  passionna  Ochria.  Je  fus 
appelé  en  haut  lieu  et  sur  les  déclarations 
que  je  fis  on  ne  m'inquiéta  pas.  La  connexité 
de  ces  faits  tragiques  resta  à  jamais  douteuse 
et  en  suspens .  Madame  de  Ferlinde  ne  laissant  pas 
d'héritiers  ses  biens  revinrent  aux  pauvres  avec 
ceuxque  M.  deNouâtre,  sans  hoirs  non  plus, 
lui  avait  légués  par  un  testament  où  il  me 
réservait,  en  souvenir  de  lui,  le  Centaure  de 
bronze  qui  ornait  son  vestibule  et  tenait  dans 
sa  main  une  pomme  d'onyx.  » 


Le  valet  était  entré  en  boitant,  et  une  à  une,  il 
alluma  les  bougies  aux  appliques  et  celles  d'un 
haut  candélabre  qu'il  posa  sur  la  table.  Puis  il 
ouvrit  les  portes-fenêtres  pour  assujétir  les 
volets  extérieurs.  Le  vent  durait  toujours  ;  du 
dehors  venait  une  odeur  de  roses  et  de  buis  et, 
attirée  par  la  lumière,  une  petite  chauve-souris 
s'insinua  dans  la  vaste  pièce.  Elle  rôda  au  pla- 
fopd  comme  si  elle  eût  voulu  y  tracer  un  cercle 
sans  cesse  recommencé  et  que  rompait  chaque 


MONSIEUR    d'aMF.RCŒUR  SI 

fois  une  brusque  encoche.  Ses  ailes  délicates 
battaient  vivement.  Le  Marquis  restait  enfoui 
dans  sa  large  houppelande  de  soie  brochée,  et 
nous  regardions  la  bête  agile  s'acharner  patiem- 
ment à  sa  tâche  mystérieuse  qu'interrompaient 
les  accrocs  de  sa  hâte  et  s'embrouiller  aux 
méandres  captieux  et  à  l'inextricable  fdet  de 
son  vol  qui  signait  l'air  du  paraphe  magique 
de  son  intermittente  incantation. 


VI 


Li:  VOYAGE  A  L'ILE  DE  CORDIC 


('  La  porte  refermée  bruyamment  fit  résonner 
au  bout  de  la  longue  galerie  l'écho  qui  y  som- 
meillait entre  les  deux  cariatides  du  fond.  Des 
hanches  de  pierre  engainaient  leurs  torses  de 
marbre  pâle  et  comme  luisant  d'une  sueur  éter- 
nelle, et  la  crispation  de  leurs  bras  levés  sou- 
tenait le  haut  plafond  d'or.  Les  mosaïques  du 
pavage  miroitaient,  et  je  marchais  à  pas  lents 
dans  le  vide  sonore  du  lieu,  en  songeant  que, 
certes,  l'âme  du  Prince,  comme  ce  dallage,  était 
glissante  et  périlleuse  et  peinte  aussi  de  figures 
bizarres  et  d'arabesques  entrelacées. 

L'altercation  survenue  entre  son  Altesse  et 
moi  me  laissait  en  souci.  Mon  obstination  avait 
heurté  son  caprice.  Une  heure  durant  il 
s'acharna  à  réduire  ce  qu'il  appelait  mon  entê- 
tement. Je  le  revoyais   dans  son  vaste  cabinet, 


LA    CANNE    ))i:    JASPE 


meublé  d'armes  et  de  poupées,  car  il  se  plaisait 
à  manier  le  fer  et  à  jouer  aux  marmousets;  il  se 
connaissait  en  épées  et  en  fantoches,  aimant  les 
panoplies  et  les  mannequins  dont  il  avait,  des 
unes,  toute  une  collection,  et  des  autres,  toute 
une  assemblée;  mais  au  fond,  son  armurerie  le 
préoccupait  moins  que  ses  marionnettes.  Leurs 
mines  de  cire  peinte,  leurs  corps  de  chiffon, 
leurs  bras  d'osier  se  prêtaient  à  des  jeux  de 
fards,  de  parures  et  d'attitudes,  étaient  complai- 
sants aux  uniformes,  aux  robes,  aux  livrées,  et 
leur  petite  taille  servait  au  Prince  à  des  essais 
en  miniature  d'où  ensuite  il  réglementait  Thabit 
des  troupes,  la  souquenille  des  valets  et  même 
l'ajustement  des  dames  ;  il  y  croyait  exceller,  et 
rempruntait  parfois,  moins  pour  se  divertir  que 
dans  l'espoir  inavoué  qu'on  admirerait  la  grâce 
de  son  travesti  et  la  galanterie  de  sa  mascarade. 
Je  le  revoyais  donc,  coudoyant  ses  figurines 
et  discutant,  avec  Tâpreté  d  un  maniaque  jointe 
à  la  rouerie  d'un  diplomate,  le  point  où  il  vou- 
lait m'amener.  Parfois,  en  arrêt  devant  un 
miroir  pour  s'y  rajuster,  j'y  apercevais  sa  face 
pâlote  et  son  grand  nez  ;  ses  basques  lui  bat- 
taient aux   jambes  et  il   revenait  à  moi,  plus 


monsif.uk  d'amercœuh  <Sr> 


acharné  peut  être  enfin  à  vouloir  contre  mon 
gré  qu'à  me  convertir  au  sien. 

Le  caractère  du  Prince  m'était  assez  connu 
pour,  d'ordinaire,  échapper  par  quelque  biais 
aux  ordres  de  sa  fantaisie  ou  aux  pièges  de  son 
humeur,  mais,  cette  fois,  sa  colère  le  rendait 
clairvoyant  et  rien  ne  le  rebuta  de  son  entre- 
prise, rien,  pas  même  le  ridicule  que  je  lui  en 
montrai,  poussé  à  bout  et  au  risque  d  un  sur- 
saut dangereux  de  sa  vanité.  Tout  en  vain,  et  je 
compris  à  un  petit  tremblement  de  sa  lèvre  et  à 
un  éclair  mauvais  de  ses  yeux  ^jaunes  que  les 
traverses  m'avaient  ramené  à  la  patte  d'oie  d'où 
s'ouvraient  des  routes  qui  pourraient  bien  être 
celles  de  la  disgrâce. 

Je  rentrai  chez  moi  pour  réfléchir  aux  diffi- 
cultés de  ma  situation  et  je  cherchais  encore  les 
moyens  de  me  tirer  de  ce  pas  fâcheux  quand,  le 
lendemain  matin,  on  m'apporta  un  message. 
Son  Altesse  m'y  enjoignait  de  partir  sur  le 
champ  pour  l'ile  de  Cordic,  de  laisser  mon 
équipage  à  la  côte  et  de  débarquer  seul  pour 
me  rendre  à  un  lieu  indiqué  où  je  trouverais 
ses  instructions. 

Ma  perplexité,  après  réflexion,   se  décida  à 


SO  LA    CANNE    DK    JASPE 

tirer  bon  augure  du  tour  que  prenait  l'événe- 
ment. La  colère  souveraine  me  semblait  en 
détente  et  je  conçus  Tespoir  d'échapper  aux 
suites  que  son  excès  m'avait  fait  un  instant  pré- 
voir; un  voyage  ennuyeux,  avec,  au  bout,  quel- 
que facétie  où  je  me  prêterais  de  bonne  grâce, 
m'en  paraissait  l'issue  probable.  Souvent  de 
telles  aVentures  se  dénouèrent  de  même  et  on 
s'en  disait  certaines,  à  l'oreille,  où  de  fort 
graves  personnages  avaient  dû  subir  en  châti- 
ment les  malices  et  les  bouffonneries  du  prince 
maniaque  dont  les  cocasses  rancunes  se  satis- 
faisaient d'une  risée  ou  d'un  déboire,  et  je  me 
résignais  assez  bien  à  ajouter,  à  mes  dépens,  un 
récit  de  plus  aux  légendes  qui  faisaient  de  notre 
bizarre  maître  le  sujet  des  bàcleurs  de  romans 
et  des  conteurs  de  nouvelles.  Il  relevait  d'ail- 
leurs plus  de  l'anecdote  que  de  l'histoire.  Sa 
petite  cour  était  singulière.  Les  chutes  y  res- 
semblaient à  des  culbutes  ;  lacrobatie  des 
ambitions  y  voisinait  avec  les  pirouettes  des 
vanités - 

Les  gros  chevaux  à  queue  nattée  battaient  du 
sabot  le  pavé.  Le  cocher  se  carrait  sur  son 
siège;  je  montai,  la  portière  claqua,   les  roues 


MONSIKUK    DAMFRCŒUU 


tournèrent,  la  voilure  franchit  la  grille  Le 
Palais  se  dressait  au  bout  de  la  grand'place. 
i^risàtre  dans  le  petit  jour.  La  cour  d'honneur 
•  lait  déserte.  Derrière  la  vitre  d'une  fenêtre  de 
l'aile  nord  où  se  trouvaient  les  appartements  du 
Prince,  je  l'aperçus  guettant  mon  départ,  la  main 
au  rideau  qu'il  laissa  retomber  à  mon  passage. 

La  route  allait  d'arbre  en  arbre,  de  borne  en 
borne,  de  ville  en  ville.  Les  relais  alternaient 
avec  les  auberges;  des  ponts  bombés  sonnèrent; 
df's  montées  attardèrent  l'attelage,  qui  se  hâtait 
aux  descentes;  un  bac  me  traversa  un  fleuve. 

Je  n'étais  jamais  allé  à  l'île  de  Cordic.  Des 
passes  périlleuses  séparaient  de  la  côte  son 
port  de  pêcheurs,  sa  terre  inculte...  Vers  le 
matin  du  troisième  jour,  je  ressentis  les  ap- 
proches de  la  mer.  Les  arbres  se  penchèrent, 
rabougris,  noueux,  comme  pour  mieux  résister, 
par  leurs  musculatures  naines,  aux  attaques 
du  vent.  L'air  fraîchit;  à  un  détour  j'aperçus  les 
rnux.  Elles  s'étalaient,  d'un  gris  tendre,  sous 
un  ciel  pâle.  Bientôt  la  route  s'engagea  sur  une 
étroite  presqu'île  de  pierre  et  de  sable  qui  pro- 
longeait sa  nudité  jusqu'à  un  hund^le  village,  à 
-a  pointe.  La  voiture  s'y  arrêta  et  je  descendis. 


88  LA    CA.NNE    DE    JASPE 

La  mer  déferlait  devant  moi  sur  une  petite  grève 
molle  où  les  "pas  marquaient;  quelques  barques 
se  tenaient  dans  une  anse,  une  d'elles  consentit 
à  me  mener  dans  1  île  ;  je  m'embarquai,  muni 
d'un  porte-manteau  et  je  regardai  diminuer 
peu  à  peu,  immobile,  là-bas,  avec  son  gros 
cocher  à  livrée  verte  et  ses  panneaux  peints, 
mon  carrosse  dont  les  chevaux  pommelés  grat- 
taient du  sabot  le  sable  humide  où  sourdait 
l'eau  de  la  mer  montante. 


La  barque  se  balançait  lentement;  l'eau, 
autour  d'elle,  devenait  bleue  sous  le  ciel  clair. 
Les  vagues  enflaient  leurs  glauques  rondeurs; 
parfois  une  crevait  en  écumes,  la  plupart  bos- 
suaient  leur  enflure  d'une  échine  invisible.  Un 
profond  mouvement  intérieur  les  animait,  le 
mât  grinçait.  L'ancre  encore  ruisselante  du  fond 
d'où  on  l'avait  tirée  crispait  ses  pinces  de  crus- 
tacée;  elle  gisait  sur  le  pont,  animale  et 
rugueuse;  des  mouettes  tournoyaient. 

Enfin,  apparut  à  l'horizon  une  côte,  basse 
d'abord  et  qui  grandit  peu  à  peu.  Elle  sortait  de 
la  mer  à  mesure  que  nous  approchions;   nous 


MONSII  ril    I»  A.MKKCdl  i;  H\) 

vîmes  bientôt  ses  hautes  falaises  vaporeuses, 
({ui  se  solidilièreut.  Nous  navii^uions  proche  de 
l'île;  une  pointe  de  roc  tournée,  le  port  s'ou- 
vrit. Tne  fois  à  terre  je  me  mis  en  quête  de 
l'auberge  et  ensuite  je  revins  flâner  le  lon£>  de  la 
mer.  Le  reflux  découvrait  la  vase  du  bassin  ; 
des  algues  s'égouttaient  des  parois  du  <iuai; 
elles  pendaient  gluantes  et  lisses.  Des  enfants 
jouèrent  interminablement  à  faire  rouler  des 
galets  sur  les  dalles.  Un  vieil  homme  fumait  en 
rapiéçant  une  voile. 

Je  voulus  monter  sur  la  falaise  où  conduisait 
un  sentier.  Elle  était  escarpée,  herbue.  Une  four- 
rure de  bruyères  rousses  couvrait  son  dos  et 
son  flanc  décharné  plongeait  à  pic  dans  la  mer. 
L'àprelé  de  la  chaleur  cuisait  le  roc.  Ou  point 
de  ma  promenade  une  partie  de  l'île  s'étendait 
à  ma  vue.  Elle  apparaissait  oblongue,  sans 
arbres,  dans  la  terrible  désolation  de  son  pelage 
de  mousses  où  perçaient  des  nuques  de  pierre, 
l'ossature  de  sa  nudité  fauve. 

Le  soleil  se  coucha  en  rougeoyant,  l'ile  entière 
devint  violette,  comme  vieillie  d'un  subit 
automne  de  crépuscule.  Sur  la  mer,  un  retoui' 
de  barques  voletait  épars.  Les  voiles  d'ocre  res- 


LA    (ANNE    I)K    .lAsil'i: 


semblaient  à  des  feuilles  mortes,  les  seules  (jue 
le  vent  dispersât  jamais  autour  de  cette  île  sans 
arbres  où  je  me  demandais  vraiment  ce  que 
m'avait  envoyé  faire  le  Prince  et  où,  par  l'en- 
nui que  j'y  ressentais  déjà,  sa  rancune  prenait 
un  air  de  vengeance.  Les  voiles  d'ocre  erraient 
toujours  sur  la  mer  viola tre.  Des  nuées  héral- 
diques blasonnèrent  le  ciel;  les  barques  ren- 
trèrent au  port  en  même  temps  que  j"y  redes- 
cendis, car  mon  auberge  donnait  sur  le  quai  et, 
le  soir,  remonté  dans  ma  chambre,  je  les 
entendis,  captives  au  bassin,  geindre  sourde- 
ment sur  les  cables  de  leurs  ancres. 


Le  lendemain,  à  mon  réveil,  le  ciel  fut  gris 
et  compact,  un  vent  violent  y  étirait  des  nuées 
courantes,  la  mer  verdàtre  blanchissait  d'écumes, 
la  poussée  des  flots  harcelait  les  falaises.  Je 
pris  un  guide  pour  me  conduire  au  lieu  indiqué 
où  devait  se  dénouer  l'énigme  de  mon  voyage. 

L'endroit  était  une  table  de  pierre  située  à  la 
pointe  sud  de  l'île.  Nous  traversâmes  d'intermi- 
nables bruyères  ;  des  bandes  de  moutons  noirs 
y  paissaient;  chacun,  pour  que  les  troupeaux  ne 


MONSII.LIv    I)'.V.MFI{r.<i:i  1!  1)1 


se  mêlassent  point,  attaclié  par  une  corde  à  un 
piquet.  Ils  broutaient  tranquillement.  XoUe 
approche  les  épeura;  nous  les  voyions  aloi-s 
tourner  en  rond  autour  du  pieu,  comme  pris  du 
folie,  et,  sur  cette  lande  sauvage,  ces  moutons 
sorciers  semblaient  tracer  des  cercles  malé- 
liques. 

J'interrogeai  l'homme  qui  me  conduisait.  11 
me  raconta  les  terribles  hivers  de  l'île,  la 
tempête  ruée  à  l'assaut  des  côtes,  les  portes 
entrebâillées,  les  maisons  accroupies,  les  habi- 
tants forcés  à  ramper  par  la  force  du  vent,  tout 
ce  pauvre  peuple  animal,  opposant  à  l'intem- 
périe sa  posture  bestiale  et  son  vêtement  de 
laine.  Nous  marchions  toujours;  le  vent  augmen- 
tait à  mesure  que  le  terrain  s'exhaussait.  On 
sentait  son  étreinte.  Sa  sournoiserie  se  faisait 
brutale.  Son  attaque  fourbe  rusait;  sa  fuite 
même  déconcertait. 

Nous  étions  maintenant  sur  un  plateau  de 
falaise  en  éperon  croulant  droit  en  la  mer  ses 
blocs  qu'assaillait  la  matée.  C'était  un  double 
tumulte  l'un,  incohérent,  l'autre,  pétrifié.  Des 
flocons  d'écume  passaient  sur  nos  têtes. 

La  haute  table  de  pierre  se  dressait  là.  Sous 


LA    CANNE    DE    JASPE 


im  fragment  de  rocher,  je  trouvai,  comme  on 
m'en  avait  averti,  l'ordre  princier;  j'y  lus. 
stupéfait,  qu'au  cas  où  ma  résistance  s'obsti- 
nerait, l'exil  sur  cette  terre  cruelle  tâcherait 
d'en  avoir  raison.  Il  fallait  opter  sur  le  champ. 
La  concision  de  l'arrêt  m'en  montra  le  sérieux. 
La  facétie  prévue  prenait  un  masque  tragique. 
L'éclair  des  yeux  jaunes  n'avait  pas  menti. 

Je  regardai  autour  de  moi.  De  l'horizon  les 
lames  énormes  déferlaient.  Leur  force  éclatait 
en  écumes  blanches,  les  rocs  hargneux  faisaient 
face  à  la  marée  furieuse;  des  gueules  et  des 
croupes  affrontaient  la  ruée  des  vagues,  bavant 
ou  ruisselant.  Le  vent  soufflait  dans  les  herbes 
dures. 

Mon  orgueil  s'exalta;  le  tumulte  de  la  mer 
entra  en  moi;  je  marchai  tout  le  jour.  Je  con- 
naissais trop  les  polices  du  prince  pour  penser 
leur  échapper.  Mon  sort  me  semblait  inévitable. 
Je  compris  Terreur  de  ma  hardiesse.  En  con- 
trevenant au  caprice  du  maniaque  j'avais  heurté 
la  vanité  du  despote  et,  dans  le  dangereux  man- 
nequin dont  je  m'amusais  trop  souvent,  ma 
bravade  réveillait  l'homme  héréditaire,  le  des- 
cendant de  l'antique  race  rancunière  dont  les 


MONSIIUR    d'aMFRCŒUR  01 

parcelles  subsistaient  encore,  endormies,  au 
fond  do  l'Altesse  baroque-  J'avais  oublié  que, 
dans  le  cabinet  de  poupées  et  de  panoplies,  seule, 
à  Técart,  sous  l'aigle  d'or  qui  s'éployait,  une 
main  de  justice  crispait  au  mur,  en  un  ivoire 
vieilli,  son  rude  poing,  celui  de  l'ancêtre  ïon- 
dateur. 

Je  marchai  tout  le  jour.  Je  descendis  à  de 
petites  plages  creusées  dans  les  fureurs  de  la 
falaise.  Le  sable  y  était  rose  ou  bleuâtre  ou  gris, 
ailleurs  presque  rouge  ;  je  trouvai  des  grottes, 
vert  et  or,  pleines  *de  galets,  d'algues  et  de 
coijuilles,  avec  des  stalactites  qui  faisaient 
d'elles  comme  l'intérieur  de  carrosses  de  féerie. 
Toute  ma  vie  me  revenait  en  mémoire  avec  les 
fêtes,  les  mascarades  et  les  plaisirs.  J'entendais 
le  rire  des  femmes.  Leurs  nudités  sortaient  une 
à  une  de  la  mer.  Je  comprenais  alors  la  grâce 
de  l'amour  et  la  joie  de  la  beauté.  Je  m'y  sentais 
appelé  par  toutes  les  forces  de  ma  jeunesse 
qu'un  ordre  imprévu  sommait  si  inopinément 
de  choisir  entre  son  orgueil  et  son  désir. 

Je  revins  au  petit  port.  La  soirée  fut  triste. 

Je  revis  tourner  à  leur  piquet  les  moutons 
noirs;  ils  me  paraissaient  tracer  autour  de  moi 

6 


O'i  I,.\    CANM--    DE    JASPE 


des  cercles  magiques  comme  s'ils  envoûtaient 
ma  destinée  du  signe  néfaste  de  leur  vertigineuse 
captivité.  Les  barques  captives  aussi  geignaient 
à  l'ancre.  Elles  n'avaient  pu  sortir  aujourd'hui. 
Les  marins  rassemblés  oisifs  sur  le  quai  dor- 
maient ou  jouaient  aux  dés.  L'un  d'eux  très 
vieux  me  regarda  longtemps  aller  et  venir  puis 
il  se  détourna  avec  mépris  et  cracha  par  terre. 
Il  devinait  peut-être  la  bassesse  de -ma  dé- 
faillance intime  :  la  crainte  de  l'exil  faisait 
plier  mon  orgueil;  les  désirs  de  ma  jeunesse 
m'entraînaient  loin  de  l'île  affreuse  dont  je 
n'avais  pas  compris  le  sens  ni  senti  l'amère 
grandeur.  Le  lendemain,  je  regagnai  la  côte. 
Les  chevaux  pommelés  piaffèrent  à  mon  car- 
rosse, le  cocher  à  livrée  verte  fouetta  les 
croupes  luisantes,  les  queues  nattées  émou- 
chèrent,  les  panneaux  peints  reflétèrent  la  route, 
arbre  par  arbre,  la  grille  de  ma  maison  s'ouvrit 
pour  mon  retour,  les  mosaïques  de  la  galerie 
entrelacèrent  sous  mes  pas  leurs  figures  et  leurs 
arabesques,  et,  dans  le  vaste  cabinet  princier, 
plein  de  poupées  et  d'épées,  en  face  de  l'antique 
poing  d'ivoire  dont  j'avais  senti  le  poids  à  mon 
épaule,  devant  le  fantoche  ricaneur  et  radouci 


MONSIKUK    D  AMI  KCdCLU 


arqué  sur  ses  mollets  maigres  et  paonnant  clans 
-on  habit  qu'ocellaient  les  plaques  cliamantées, 
je  m'inclinai  sur  la  main  que  l'Altesse  tendit  à 
ma  soumission  et  je  baisai  la  bague  sigillaire 
dont  j'avais  reconnu  l'empreinte  à  la  lettre  que 
les  vents  furieux  m'arrachèrent  des  doigts  pour 
l'emporter  dans  la  mer  qui  écumait  autour  de 
la  nue,  rocheuse  et  solitaire  île  de  Gordic  » 


VII 


LE  SIGNE  DE  LA  CLEF  ET  DE  LA  CROLX 


A  mesure  que  je  parcourais  les  rues  de  la 
ville,  il  me  revenait  à  l'esprit  une  des  histoires 
que  mavait  contées  jadis  M.  d'Amercœur.  Sans 
me  nommer  le  lieu  où  se  passa  l'aventure, 
il  me  le  décrivit  soigneusement,  si  bien  qu'au- 
jourd'hui il  me  semblait  le  reconnaître  en 
même  temps  que  je  voyais  se  dresser  devant 
moi  cette  vieille  cité,  noble  et  monacale,  crou- 
lante en  ses  ramparts  démantelés,  le  long  de  son 
fleuve  jaunâtre,  en  face  des  montagnes  pelées 
de  l'horizon,  avec  ses  rues  d'ombre  et  de  soleil, 
ses  antiques  hôtels  clos,  ses  églises,  ses  nom- 
breux couvents  aux  cloches  alternatives. 

Je  la  retrouvais,  telle  qu'il  me  l'avait  dépeinte, 
cette  ville,  vieil  amas  de  pierre,  sombre  ou 
lumineuse,  engourdie  de  chaleur  et  de  solitude, 
en  une  ossification  poudreuse,  et  gardant,  par 


\ 

08  L.V    CANNE    DE    JASPE 


ses  monuments  encore  debout,  le  squelette  de 
sa  grandeur  passée.  Elle  s'était  décharnée  peu 
à  peu,  perdant  ses  entours,  recroquevillée  en 
son  enceinte  qu'elle  ne  remplissait  plus.  Au 
centre  elle  tassait  ses  maisons  en  un  bloc 
compact,  vaste  encore;  ailleurs,  elle  clair- 
semait  ses  masures  et  partout  elle  sommeillait 
en  torpeur,  avec  parfois  le  sursaut  d'un  bourdon 
ou  le  carillon  d'une  sonnerie. 

Les  rues,  dallées  de  pierres  plates  ou  durcies 
de  caîUoutis,  s'entrecoupaient  bizarrement  pour 
aboutir  à  des  places  carréQS.   Des  marchés  se 

••-.V  / 

tenaient  là.  Les  troupeaux  de  la  contrée  s'y 
réunissaient  pour  en  repartir  dispersés  au  gré 
de  l'achat.  L'enchère  et  l'office  étaient,  tour  à 
tour,  la  seule  occupation  des  habitants.  La 
ville  restait  rustique  et  dévote.  Le  pas  vif  des 
moutons  piétinait  sur  le  pavage  où  retentissait 
la  sandale  des  moines.  Pasteurs  et  ouailles  se 
croisaient.  Le  relent  des  toisons  se  confondait 
avec  l'odeur  des  bures.  Le  vent  sentait  l'encens 
et  le  suint.  Tontes  et  tonsures,  pâtres  et 
prêtres. 

J'étais  arrivé  à  l'angle  de  deux  voies.  Une 
ontaine  v  coulait  dans  un  bassin  usé.  Je  me 


MO.NSIF.LK    I)  AMIKCdl'U  1)0 

rappelai  cette  fontaine.  M.  (rAniercœur  vantail 
la  fraîclieur  de  son  eau.  La  rue  de  droite  devait 
mener  à  l'enclos  des  Itères  noirs.  Je  la  suivis. 
Sa  tortuosité  s'insinuait  au  cœur  niônie  de  la 
ville. 

Quelques  pauvres  boutiques  ouvraient  leurs 
éventaires.  Des  chapelets  y  pendaient  auprès  de 
fouets  tressés.  La  rue  s'élargit  tout  à  coup.  La 
haute  façade  d'un  vieil  hôtel  la  bordait.  J'en 
avais  déjà  vu  de  pareils  çà  et  là,  mais  celui-ci  se 
faisait  remarquer  par  la  particularité  de  son 
aspect.  Il  s'élevait  sur,  un  soubassement  de 
maçonnerie  fruste.  Les  fenêtres,  loin  du  sol, 
grillées.  On  avait  dii  utiliser  les  fondations 
dune  demeure  primitive  sur  lesquelles  l'édifice 
actuel,  surajouté,  dressait  son  architecture 
sévère.  Au  coin  de  Thôtel,  la  rue  tournait  brus- 
quemenl  et  descendait  en  pente  courbe,  taillée 
en  marches.  La  descente  contournait  l'arrière 
de  l'édifice  et  on  découvrait  ses  assises  qui 
étaient  celles  d'un  ancien  château  fort  dont 
la  croupe  de  pierre  lisse  s'étayait  en  bas  sur  le 
roc  vif. 

Je  reconnus  l'hôtel  d'Heurteleure. 

La  rue  cessait  :  des  arbres  apparurent.   JJne 


100  LA    CA?!>r    DE    JASPE 


avenue  la  continuait  bordée  de  peupliers.  De 
vieux  sarcophages  de  pierre,  vides,  s'alignaient 
dans  l'herbe  haute  où  les  pas  avaient  marqué  un 
étroit  sentier.  On  longeait  à  droite  un  mur  dans 
lequel  s'ouvrait  une  porte  basse.  Je  tressaillis  en 
la  voyant-  Elle  donnait  dans  le  jardin  médicinal 
des  Pères  dont  le  couvent  s'annonçait  au  bout 
de  l'allée  par  un  portail.  Avant  de  continuer  je 
m'approchai  de  la  petite  porte  murale.  Elle  était 
massive  et  cloutée  de  fer.  L'entrée  de  la  serrure 
se  façonnait  en  forme  de  cœur. 

Arrivé  au  porche,  je  sonnai;  le  portier  m'in- 
troduisit dans  le  monastère.  D'immenses  corri- 
dors menaient  à  de  vastes  salles.  Nous  montâmes 
des  escaliers;  le  frère  gardien  relevait  sa  robe. 
Nous  ne  rencontrions  personne.  La  chapelle  où 
je  n'entrai  pas  bourdonnait  d'une  psalmodie  de 
psaumes.  On  me  montra  plusieurs  cloîtres  ;  l'un 
d'eux,  charmant,  carré,  plein  de  fleurs,  habité 
de  colombes.  Elles  se  posaient  sur  les  frises, 
comme  un  bas-relief  naturel  et  engourdi. 

De  là  on  voyait  le  clocher  de  l'église.  L'hor- 
loge y  sonnait  à  même  le  temps.  Un  grand  tour- 
nesol jaune  se  regardait  dans  l'eau  profonde 
d'un  puits  et  y  mirait  sa  face  d'ostensoir. 


MONSIKUU    d'aMKRCŒUR  101 

Rien  n'avait  changé  depuis  le  jour  où  M .  d'Amer- 
cœur  visita  la  vieille  ville.  Le  même  aspect 
contirmait  la  durée  des  mêmes  habitudes.  Le 
claquement  des  fouets  se  mêlait  encore  au 
tintement  des  chapelets,  les  cloches  des  couvents 
échangeaient  leurs  sonneries  comme  au  temps 
où  M.  d'Amercœur,  le  bâton  à  la  main,  les 
pieds  nus  dans  les  sandales,  le  froc  aux  épaules, 
vint  heurter  à  la  porte  du  monastère.  Il  demanda 
le  prieur  qui  se  trouvait  alors  Dom  Ricard.  On 
me  montra  sa  tombe  mitrée  parmi  les  sépultures 
anonymes  qui  l'entourent.  Il  avait  conservé  de 
puissantes  liaisons  avec  le  monde  d'où  il  s'était 
retiré,  y  gardant  une  main  pour  les  ^um6nes  et 
la  prêtant,  au  besoin,  en  échange,  aux  délicates 
entremises  qu'on  sollicitait  de  sa  prudence  et 
de  sa  sagesse.  M.  d'Amercœur  lui  expliqua 
son  costume,  les  motifs  de  sa  venue  et  le  détail 
de  sa  mission. 

Après  vingt  ans  de  hauts  services  dans  les 
les  armées,  un  gentilhomme  du  pays,  M.  d  Heur- 
teleure  revint  s'y  fixer.  Il  y  épousa,  peu  après. 
Mademoiselle  de  Callistie.  C'était  une  fille  pauvre, 
de  bonne  lignée  et  d'une  grande  beauté.  Les  époux 
vécurent  à  l'hôtel  d'IIeurteleure.  Les  nobles  de 


loi  LA    CAN.NE    D  .    .lASI'K 


la  ville  y  fréquentaient  et  le  plus  assidu  s'y 
montra  M.  d'Aiglieul.  Il  s'apparentait  à  M.  d'Heur- 
teleure  qui  Tavait  eu,  jeune,  sous  ses  ordres  et 
l'aimait  beaucoup.  La  vie  se  menait  fort  simple 
à  riiôtel  d'Heurteleure.  Nul  train,  peu  de 
domestique,  mais  l'existence  s'y  rehaussait  de 
la  proportion  des  salles,  de  la  largeur  des  esca- 
liers, de  tout  le  faste  anachronique  de  la  vieille 
demeure. 

Fut-ce  l'ennui  de  ce  séjour  dans  cette  maigre 
ville  déchue  après  l'agitation  d'un  métier  bruyant, 
quelque  reprise  soudaine  de  l'esprit  daventure, 
mais  au  bout  de  six  années,  M.  d'Heurtcleure 
et  d'Aiglieul  disparurent,  un  beau  jour,  sans 
qu'on  put  savoir  où.  Le  temps  passa  ;  les  recher- 
ches n'aboutirent  pas.  On  présagea  quelque 
mystère.  Madame  d'Heurtcleure  pleura.  On  tint 
de  singuliers  propos  dont  le  bruit  de  proche  en 
proche  parvint  jusqu'à  la  cour  où  on  se  souve- 
nait encore  de  ces  messieurs.  On  parlait  un  jour 
de  cette  double  disparition  devant  M.  d' Amer- 
cœur  qui  se  fit  fort  d'éclaircir  l'énigme.  On  lui 
donna  plein  pouvoir  d'agir  et  il  partit. 

Son  premier  soin  fut  de  revêtir  la  robe  mo- 
nacale, sûr  avec  cet  habit  de  pénétrer  partout. 


MONSiia  i;   i)'a>iei!<:(i;iii  ln:{ 

tant  par  rentrebàillement  des  portes  que  par  les 
fissures  des  consciences,  et  Dom  Ricard  lui  faci- 
lita les  moyens  de  son  enquête-   Ses  premières 
recherches  restèrent  sans  résultat.  Favorisées 
par  l'incognito  de  son   costume  et  l'apparence 
de  son  état,  elles  furent  patientes  et  diverses.  Il 
flaira  les  en  tours  de  Thôtel  d'Heurteleure,  en 
scruta  les  habitudes  et  les  êtres,  en  palpa  hi  vie. 
Il  ausculta  les  rumeurs  encore  vivaces  de  l'évé- 
nemenl.Tout  fut  vain.  11  voulut  voir  Madame 
d'Ileurteleure.On  lui  répondit  qu'elleétait  malade, 
il  ne  put  vaincre  la  clôture  où  elle  s'enfermait. 
Chaque  jour,  il  passait  devant  Thôtel.  Il  suivait 
la  rue  qui  monte  le  long  du    soubassement  et 
s'arrêtait  devant  la  façade.  Bien  souvent  il  alhi 
jusqu'à  cette  fontaine  dont  il  me  parlait.  L'eau 
fraîche  calmait   sa   bouche  ;  au    retour,   et  en 
redescendant  les  marches  il  examinait  l'énorme 
bâtisse  de  pierre  et  de  roc.  Il  aurait  voulu  y  ap- 
pliquer l'oreille  et  y  écouter  le  mystère  ;  il  lui 
semblait  que  les  flancs  de  la  vieille  demeure 
contenaient  le  fantôme  du  secret  qu'il  était  venu 
évoquer  du  silence  et  qui  retournait  à  Toubli. 
Enfin,  découragé,  il  se  sentait  sur  le  point  de 
renoncer.    Il  aurait  pris  congé  de  Dom  Ricard 


104  LA    CA>NE    DE    JASPE 


sans  les  instances  du  vieillard  qui  le  retenait 
auprès  de  lui.  Le  vieux  moine  se  délassait  dans 
la  compagnie  de  cette  ouaille  si  dissemblable 
du  troupeau  que  sa  crosse  de  bois  conduisait 
dans  les  sentiers  monotones  de  la  règle. 

Un  jour,  vers  cinq  heures  de  l'après-midi, 
M.  d'Amercœur,  sorti  par  le  vieux  porche,  mar- 
chait parmi  les  hautes  herbes  de  l'avenue. 
L'instant  était  mélancolique  et  grandiose,  les 
arbres  barraient  de  leurs  ombres  l'allée  funé- 
raire, des  lézards  couraient  sur  la  pierre  tiède 
des  tombeaux  antiques,  se  glissaient  par  leurs 
fissures.  D'une  main,  M.  d'Amercœur  retrous- 
sait sa  longue  robe  de  moine,  de  l'autre  il 
tenait  la  clef  pour  ouvrir  la  serrure  en  cœur 
du  jardin  médicinal  où  il  aimait  à  se  promener. 
11  le  voulait  revoir  encore  une  fois  avant  de 
partir,  encore  entendre  la  semelle  de  ses  sandales 
crier  sur  le  gravier  des  allées,  sentir  son  froc 
frôler  les  bordures  de  buis.  La  symétrie  des 
parterres  lui  plaisait  ;  leurs  carrés  contenaient 
des  plantes  délicates  et  des  fleurs  curieuses  ;  des 
petits  bassins  en  nourrissaient  d'aquatiques. 
Elles  plongeaient  dans  l'eau  leurs  racines  et 
s'épanouissaient  en  se  mirant.  Aux  intersection.s 


MONSIKl'U    I)*AMi:iU:rKl  R  10.*) 


des  allées,  des  vases  de  faïence  peints  d'emblè- 
mes et  de  devises  pharmaceutiques,  avec  des 
serpents  aux  anses,  contenaient  des  variétés 
précieuses.  Par-dessus  le  mur  on  apercevait  les 
cimes  des  peupliers  ;  dans  les  potagers  d'à  côté 
que  séparaient  de  hauts  treillages  verts  on  en- 
tendait le  peigne  d'un  râteau,  le  heurt  d'une 
bêche  contre  un  arrosoir,  le  petit  bruit  d'un 
sécateur  coupant  des  pousses  ;  ici  tout  était 
silence  ;  une  Heur  se  courbait  tlexible  au  poids 
d  un  insecte;  des  hirondelles  volaient;  des 
libellules  rasaient  l'eau  verdàtre,  des  plantes 
grasses  et  serpentines  se  nouaient  et  se  renouaient 
en  caducées. 

M.  d'Amercœur  se  dirigeait  vers  la  porte  du 
singulier  petit  enclos  quand,  du  bout  de  l'avenue, 
il  vit  venir  à  lui  une  femme  vêtue  de  noir;  elle 
allait  lentement,  comme  à  tâtons.  Il  perçut 
intérieurement,  par  une  sorte  de  révélation 
subite,  que  cette  haute  forme  sombre  ne  pou- 
vait être  que  Madame  d'Heurteleure.  Il  ralentit  le 
pas  de  façon  à  la  croiser  au  moment  où  il  s'ar- 
rêterait à  la  porte  basse.  Arrivé  là,  il  mit  la  clef 
à  la  serrure.  Le  bruit  fit  tressaillir  la  prome- 
neuse solitaire.  Elle  hésitait.  Il  se  courba  comme 


10<>  LA.    CANNE    DE    JASPE 


cherchant  à  ouvrir.  Elle  voulut  profiter  de  l'ins- 
tant et  passer  outre,  mais  elle  se  trouva  face  à 
face  avec  lui,  brusquement  retourné  à  demi.  Il 
vit  le  visage  pâle  et  beau,  creusé  d'insomnies  et 
de  douleur,  les  yeux  en  émoi,  la  bouche  entr'ou- 
verte,  la  main  à  la  poitrine  haletante.  Alors  il 
entra  vite,  laissant  sur  la  porte  refermée,  au 
cœur  de  fer  de  la  serrure,  la  clef. 

Le  lendemain,  il  songeait  dans  le  petit  cloître, 
quand  on  l'avertit  qu'une  femme  voilée  deman- 
dait à  lui  parler.  Elle  vint.  Il  reconnut  Ma- 
dame d'Heurteleure,  la  fit  asseoir  sur  un  banc  de 
pierre.  Les  colombes  roucoulaient  doucement 
sur  les  chapiteaux  du  cloître  désert;  leur  rou- 
coulement se  mêlait  à  la  suffocation  qui  soule- 
vait le  sein  de  la  pénitente,  il  couvrit  son  age- 
nouillement d'un  large  signe  de  croix  et,  la  tête 
basse,  les  mains  dans  ses  manches,  il  écouta  la 
dolente  confession. 

C'était  une  horrible  et  tragique  histoire.  Pour- 
quoi la  lui  raconter?  mais  son  secret  lui  avait 
semblé  mis  à  nu.  Ce  moine  ouvrant  d'une  clef 
cette  serrure  en  cœur  lui  parut  forcer  l'accès  de 
sa  conscience.  Elle  voyait  dans  cette  rencontre 
un  propos  du  sort  et  dans  ce  geste  une  allusion 


MONSIKl'H    D  AMEKf:<EUK  107 


mystérieuse  et  aussi  lembiènie  prédestiné  m  la 
délivrance  de  son  àme  prisonnière  dans  l'hor- 
reur de  son  silence. 

Son  mariage  avec  M.  d'Heurteleure  fut  sans 
amour.  Elle  estima,  en  le  craignant,  son  noble 
caractère  dont  la  dureté  intimida  sa  confiance 
et  découragea  sa  tendresse;  des  années  pas- 
sèrent; un  hiver,  M.  d'Aiglieul  apparut  dans  sa 
vie  et  fréquenta  son  intimité.  Ilétaitbeau,  encore 
jeune.  Elle  se  donna  à  lui:  ce  furent  des  jours 
de  joie  et  de  terreur  vécus  dans  les  transes  d  une 
surprise  et  dans  l'angoisse  du  remords. 
M.  d'Heurteleure  ne  s'aperçut  de  rien,  il  était, 
comme  à  l'ordinaire,  souvent  absent;  seulement 
il  vieillit  et  une  large  ride  s'ajouta  à  celles  qui 
creusaient  déjà  son  front. 

Un  soir,  Madame  d'Heurteleure  s'était  retirée 
dans  sa  chambre  vers  minuit.  Elle  se  sentait 
triste.  M.  d'Aiglieul  n'avait  point  paru  de  la  jour- 
née, et  il  ne  manquait  guère  de  venir  presque 
chaque  jour.  M.  d'Heurteleure  était  parti  à 
cheval  dès  le  matin  bien  qu'il  plût.  Au  moment 
où  elle  peignait  ses  cheveux  devant  une  glace 
elle  y  vit  que  la  porte  s'ouvrait,  son  mari  entra, 
il  était  botté,   mais  ses  bottes    ne  conservaient 


InS  LA    CANNE    DE    JASPE 


aucune  trace  de  boue:  son  habit  semblait  pous- 
siéreux, une  longue  toile  d'araignée  pendait  à 
son  coude  et  il  tenait  à  la  main  une  clef.  Sans 
rien  dire,  il  alla  droit  au  mur  de  la  chambre  où 
un  clou  fixait  un  christ  d'ivoire,  le  saisit  et  le 
brisa  sur  le  pavé  et  à  la  place  il  suspendit  la 
lourde  clef  rouillée.  Sa  figure  était  violente  et 
pâle.  Madame  d'Heurteleure  resta  un  instant 
sans  comprendre,  immobile,  puis,  tout  à  coup, 
portant  ses  mains  à  son  cœur,  elle  poussa  un 
cri  et  tomba  à  la  renverse. 

Quand  elle  reprit  ses  sens,  Fatïreuse  aventure 
lui  apparut.  Son  mari  avait  dû  attirer  M.  d'Ai- 
glieul  dans  quelque  guet-apens.  La  vieille 
demeure  à  base  de  forteresse  contenait  dans  ses 
flancs  des  réduits  invisibles,  et  des  cachettes 
éternelles.  Un  cri,  le  sien,  vibrait  encore  à  ses 
oreilles,  mais  il  lui  semblait  venir  d'en  bas. 
sourdre  de  la  pierre  entassée,  perçant  les  voûtes 
superposées,  arrivant  jusqu'à  elle  de  ces  lèvres 
dont  la  séparait  à  jamais  l'épaisseur  des  mu- 
railles. Elle  voulut  sortir,  la  porte  résista;  des 
cadenas  fermaient  la  fenêtre;  les  domestiques 
habitaient  loin. 

Le  lendemain,  M    d'Heurteleure  vint  lui  ap- 


MONSIKl  K    D  AMF.RCŒUK  lOÎ) 


porter  sa  nourriture.  Chaque  jour,  il  revenait. 
La  toile  d'araignée  pendait  toujours  à  la  man- 
che de  son  habit  poussiéreux,  sa  botte  craquait 
sur  le  pavé,  la  grosse  ride  de  son  front  se  creu- 
sait dans  une  pâleur  de  torture  et  d'insomnie. 
Chaque  fois  il  ressortait  silencieusement,  et,  .aux 
larmes  et  aux  supplications,  il  ne  répondait  que 
par  un  geste  bref  montrant  la  clef  pendue  au 
mur. 

Ce  furent  des  jours  tragiques  où  la  malheu- 
reuse vécut  les  yeux  fixés  sur  l'horrible  ex-voto, 
qui  grandissait,  devenant  énorme.  La  rouille  lui 
en  paraissait  rouge  de  sang.  Elle  la  sentait 
s'égoutter  dans  la  solitude  de  son  désespoir.  La 
maison  semblait  morte.  Vers  le  soir,  on  en- 
tendait un  pas,  M.  d'Heurteleure  entrait  une  fois 
encore,  portant  une  lampe  et  une  corbeille.  Ses 
cheveux  avaient  blanchi  ;  il  ne  regardait  même 
pas  l'infortunée  qui  se  traînait  à  ses  pieds,  mais 
il  ne  cessait  de  considérer  avidement  la  redou- 
table clef. 

Alors  Madame  d'Heurteleure  comprit  la  convoi- 
tise dont  souffrait  son  mari,  l'acre  désir  qui  le 
rongeait,  celui  de  voir  mort  son  rival,  de  cons- 
tater sa  vengeance,  de  palper  la  pourriture  que 


110  LA    CANNE    DE    JASPE 


devenait  une  chair  aimée,  de  reprendre  enfin 
cette  clef  qu'il  avait  clouée  au  mur,  en  substi- 
tuant au  signe  de  pardon  dont  il  avait  brisé 
l'image  d'ivoire  le  signe  de  rancune  éternelle 
dont  il  avait  appendu  là  Tinllexible  emblème  de 
bronze.  Mais  hélas,  la  vengeance  n'assouvit  pas; 
elle  reste  toujours  un  désir;  elle  en  a  les  vio- 
lences et  les  tourments  et  elle  se  ressasse  en  ses 
retours  jusqu'au  bout  de  la  vie  et  jusqu'au  fond 
de  la  mémoire. 

M.  d'Heurteleure  s'était  senti  deviné  en  sa 
torture  solitaire  et  il  en  souffrait  davantage.  Le 
marbre  noir  de  son  orgueil  se  sillonnait  de 
veines  de  sang. 

Une  nuit  que  Madame  d'Heurteleure  sommeil- 
lait, couchéesurson  lit, elleentendit  saportes'ou- 
vrir  doucement  et  elle  vit  son  mari  apparaître 
au  seuil.  11  tenait  à  la  main  une  lampe  baissée 
et  marchait  léger  comme  une  ombre  sans  que 
le  pavé  grinçât,  comme  si  le  sombre  somnan^- 
bulisme  de  son  idée  fixe  faisait  de  lui  un  fan- 
tôme impondérable;  il  traversa  la  chambre,  se 
haussa,  prit  la  clef  et  ressortit.  Il  y  eut  un  grand 
silence.  Une  mouche  réveillée  par  la  lumière 
bourdonna  un  instant  et  se  tut.  La  sojTure   ne 


MONSIEUR    d'aMEKCŒUK  111 

se  referma  pas.  Un  sursaut  indicible  mit  de- 
bout Madame  dlleurteleure.  Pieds  nus,  elle 
se  glissa  dans  le  couloir,  son  mari  descendait 
l'escalier,  elle  le  suivit.  Au  rez-de  chaussée  il 
continua  à  descendre,  les  marches  s'enfonçaient 
dans  l'ombre.  Elle  entendait  au  fond  des  corri- 
dors souterrains  le  pas  qui  la  précédait.  On  était 
dans  les  antiques  substructions  du  vieil  hôtel. 
Les  murs  suintaient,  on  passait  sous  des  voûtes 
arquées.  Un  dernier  escalier  creusa  sa  vrille 
dans  le  roc.  Au  fond  vacillait  encore  sur  la  paroi 
luisante  la  lueur  de  la  petite  lampe  disparue. Pen- 
chée, Madame  d'Heur teleure  écouta.  Un  grince- 
ment monta  jusqu'à  elle  et  la  lumière  s'éteignit. 
Au  bas  s'ouvrait  une  chambre  circulaire.  Un 
pan  de  mur  entr'ouvert  découvrait  un  étroit 
boyau.  Elle  avança  encore.  Au  bout,  en  tâtant, 
elle  reconnut  une  porte  imperceptiblement  entre- 
bâillée. Elle  ouvrit.  M.  d'Heurteleure  était  assis 
à  terre  auprès  de  sa  petite  lampe  dans  une  sorte 
de  trou  carré,  voûté  et  dallé,  il  regardait  et 
restait  immobile,  les  yeux  grand  ouverts.  Il  la 
regardait  et  ne  la  voyait  pas.  Une  odeur  nauséa- 
bonde sortait  du  caveau;  sur  la  pierre,  hors  de 
l'ombre,   s'étalait,   verdie   déjà,  une  main    dé- 


112  LA    CANNE    DE    JASPE 


charnée.  Madame  d'Heurteleiire  ne  cria  point. 

Allait-elle  donc  réveiller  le  misérable  somnam- 
bule que  son  furieux  sommeil  avait  conduit 
jusqu'au  tragique  caveau?  Allait-elle  infligera 
son  orgueil  le  supplice  de  cette  surprise?  Non. 
La  vengeance  de  l'outrage  était  juste.  Pourquoi 
la  lui  montrer  avilie.  Elle  se  sentit  pitié  pour 
les  yeux  égarés  qui  la  regardaient  sans  la  voir, 
pour  le  visage  de  torture,  pour  les  cheveux 
blanchis  de  tant  de  souffrance  silencieuse  et  elle 
comprit  que  pour  sauvegarder  cette  douleur  il 
fallait  lui  garder  le  secret  de  sa  déchéance  noc- 
turne et  le  laisser  assouvir  en  paix  son  terrible 
désir  dans  le  silence  éternel  de  la  tombe,  sans 
qu'il  sût  jamais  quelle  main  invisible  l'y  avait 
muré  en  face  de  son  sacrilège. 

M.  d'Heurteleure  la  regardait  toujours.  Très 
calme  elle  s'agenouilla,  baisa  la  paume  ver- 
dâtre  qui  étalait  sur  la  pierre  ses  doigts  déchar- 
nés et,  du  dehors,  elle  referma  la  porte  et  se  re- 
tira à  tâtons,  fit  jouer  le  ressort  du  mur  qui 
assurait  l'entrée  du  passage.  Elle  remonta  la 
spirale  de  l'escalier,  les  marches  souterraines,  les 
degrés  de  l'étage  et,  au  clou  rouillé  de  sa 
chambre,    elle  suspendit   la    clef  tragique  qui 


MONSIKUK    u'aMERCŒUK  1  l  > 


s'y  balança   un  instant  puis  resta  immobile  y 
marquer  une  beure  éternelle. 

Les  colombes  passaient  et  repassaient  en 
volant  sous  les  arceaux  du  petit  cloître.  L'heure 
sonna  en  même  temps  aux  clocbers  deja  ville. 
La  , pauvre  femme  sanglotait  et  elle  tendit  à 
M.  d'Amercœur  la  grosse  clef  qu'elle  laissa 
tomber  à  ces  pieds.  Il  la  ramassa,  elle  était  lourde  ; 
sa  rouille  paraissait  rougeâtre.  Madame  d'Heur- 
teleure  agenouillée  le  supplia  du  geste,  éperdue, 
les  mains  convulsives.  en  le  voyant  s'éloigner 
d'elle..  Il  descendit  vers  le  petit  jardin  en  contre- 
bas qui  embaumait  le  centre  du  cloître.  Des 
fleurs  y  poussaient  entre  les  buis  égaux  des  par- 
terres. De  grandes  roses  enguirlandaient  le  puits 
à  margelle  de  pierre.  Elles  griffèrent  de  leurs 
épines  la  robe  du  moine  qui  s'j  pencha  ;  l'eau 
rejaillit.  Un  haut  tournesol  d'or  inclinait  son 
ostensoir  de  miel.  Une  colombe  roucoula  faible- 
ment, et  M.  d'Amercœur,  revenu  auprès  de  la 
pénitente  toujours  prosternée,  murmura  à  son 
oreille  les  paroles  d'une  absolution  qui,  si  elle 
ne  déliait  rien  dans  le  ciel,  donnait  au  moins  sur 
la  terre,  à  une  âme  douloureuse,  la  paix. 


Vllï 


LA  MAISON  MAGxMFlQLE 


((  La  maison  que  je  construisis  pour  Madame  de 
Sérences  était  grande  et  magnifique.  Les  plus 
nobles  carrières  en  fournirent  ia  pierre  et  le 
marbre  :  le  bois  en  vint  des  plus  belles  futaies. 
L'arcbitecte,  un  vieillard  cbauve  et  sbarbat, 
agissait  selon  d'anciens  préceptes.  A  la  science 
de  la  bâtisse  il  joignait  l'entente  des  jardins.  Il 
excellait  à  y  disposer  les  eaux  tant  plates  que 
jaillissantes.  Il  savait  planter  les  bosquets,  en- 
cbevêtrer  les  labyrinthes  et  faire  tourner  au 
faîte  des  toits  les  girouettes  les  plus  ingénieuses. 

Après  avoir  choisi  l'orientation  et  composé 
les  perspectives,  son  art  s'étendait  au  détail 
intérieur.  Derrière  l'aspect  des  façades  il 
agençait  le  secret  des  appartements  :  lustres 
pendant  aux  plafonds  comme  les  stalactites  des 


116  LA.  (:a>ne  de  jaspe 


grottes  rustiques,  tapis  doux  comme  des  gazons/ 
tentures  fleuries  comme  des  parterres,  miroirs 
purs  comme  des  bassins. 

Tout  le  jour,  on  le  voyait  s'empresser,  fran- 
chissant les  tranchées,  escaladant  les  échafau- 
dages, sous  la  pluie  ou  le  soleil,  à  la  suite 
des  jardiniers  ou  des  maçons.  Le  heurt  des 
bêches  se  mêlait  au  bruit  des  marteaux;  la 
poutre  équarrie  croisait  la  pierre  taillée.  De 
grands  arbres,  avec  leurs  branches,  venaient,  en 
oscillant,  racines  tendues,  s'implanter  et  revivre 
dans  la  terre  nouvelle  qui  les  recevait;  des 
statues  passaient  traînées  par  des  attelages  de 
bœufs  et, chaque  soir,  au  couchant,  l'ombre  delà 
maison  grandissait  de  Fouvrage  de  la  journée. 

Le  vieillard  sbarbat  ordonnait  tout,  la  pose 
des  pierres  et  l'ajustement  des  boiseries,  le 
sablage  des  allées  et  l'étiage  des  bassins,  quin- 
conces et  guillochis,  infatigable,  le  compas  à  la 
main,  les  plans  déployés,  heureux  de  créer 
encore  une  fois  une  œuvre  de  cette  architecture 
qu'il  aimait  passionnément  et  dont  la  mode 
d'alors  s'éloignait  pour  préférer  à  ces  savantes 
symétries  les  improvisations  d'un  goût  dispa- 
rate. Sa  manie,  d'accord  avec  mon  désir,  s'éver- 


MONSIEUR    D'AMERCŒUH  117 


tuait  à  liàter  les  travaux  qui  devaient  prendre 
fin  à  une  date  convenue. 

A  ce  jour,  fixé  d'avance,  il  fallait  que  tout 
fût  prêt,  que  les  fleurs  embaumassent  les  par- 
terres entre  les  buis  des  allées  et  les  pyramides 
des  houx,  l'obélisque  des  ifs  debout  aux  ronds- 
points,  le  sourire  des  statues  à  leurs  visages  de 
marbre,  leurs  pieds  nus  foulant  les  socles 
enguirlandés,  les  eaux  impatientes  de  lancer 
leurs  fusées,  d'épanouir  leurs  gerbes,  de  déborder 
leurs  vasques,  d'emplir  tout  le  jardin  de  leur 
murmure  délicieux.  Il  fallait  que  toutes  les  clés 
fussent  à  toutes  les  portes,  les  appliques  aux 
murs,  chaque  chose  à  sa  place  dans  sa  perfection 
et  sa  minutie,  avec  les  vins  et  les  fruits  servis 
sur  la  table  et  partout  les  miroirs  que  j'avais 
voulus  nombreux  et  beaux  pour  refléter  au  pas- 
sage le  sourire  divin,  la  chevelure  nocturne  et 
le  port  gracieux  de  l'incomparable  Madame  de 
Sérences  dont  la  mystérieuse  beauté  allait  se  voir 
en  eux,  une  fois,  et  pour  jamais  ! 

Jamais  plus  belle  journée  ne  brilla.  Dès  l'aube 
les  râteaux  parfirent  les  allées  ;  les  arrosoirs 
emperlèrent  les  fleurs  rafraîchies.  L'air  était 
doux,  pur  et  léger.  Une  après-midi  de  fin  d'été 


18  LA.    CANNE    DE    JASPE 


S'augurait  radieuse  de  ce  clair  matin.  Le  soleil 
tiède  caressa  les  statues  et  atten4rit  leur  marbre  ; 
les  bassins  miroitèrent;  pas  une  feuillene devait 
tomber,  pas  une  rose  sedétleurir  ;  on  n'avait  laissé 
que  les  plus  fortes  et  leur  maturité  vigoureuse 
garantissait  leur  durée. 

A  midi,  je  m'avançai  à  la  grille  pour  recevoir 
Madame  de  Sérences.  Elle  descendit  de  sa  voiture 
et  je  lui  baisai  la  main.  Je  la  remerciai  de  sa 
venue  et  lui  rappelai  sa  promesse.  Elle  souriait 
doucement.  Il  y  eut  un  moment  de  silence  et 
elle  me  tendit  les  trois  roses  qu'elle  portait  selon 
sa  coutume.  Je  les  pris,  et,  l'ayant  saluée,  je 
m'éloignai  d'elle  et  de  la  maison  magnifique. 
Trois  fois  je  me  retournai  en  baisant  chacune  des 
trois  tleurs  et,  à  chaque  fois,  je  la  vis  qui  me 
regardait. 

Madame  de  Sérences  a  marché  seule  dans 
1  avenue. Les  grands  arbres  l'accompagnèrent,  un 
à  un,  silencieusement.  Au  bout  s'ouvrait  la  pers- 
pective des  jardins.  Ils  étaient  vraiment  admira- 
bles.Les  masses  de  verdure  disposaientuneombre 
fraîche.  Trois  joueurs  de  flûte  se  répondaient 
au  fond  du  labyrinthe,  cachés  dans  la  conque 
compliquée  du  dédale  ;    les   eaux    jaillissantes 


.\Hi.\SII   l.   K     1»  AMI   IH.tll   l;  1  11» 

embellissaient  le  silence  de  cette  solitude,  mais 
seules  les  statues  ont  souri  à  la  belle  visiteuse. 

La  maison  montrait  sous  son  fronton  des 
colonnes  de  porphyre. 

Madame  de  Sérences  est  entrée  dans  le  frais 
vestibule;  les  chambres  s'offrirent,  tour  à  tour, 
à  sa  promenade  silencieuse.  Il  s'en  trouvait  de 
simples,  d'autres  somptueuses,  petites  ou 
grandes,  faites  pour  Tamour,  le  sommeil  ou  la 
rêverie,  pour  y  méditer  une  joie  ou  y  accouder 
une  tristesse. 

Madame  de  Sérences  a  passé  la  journée  dans  la 
maison  magnifique.  Derrière,  un  perron  descend 
à  un  jardinet.  Rien  qu'une  allée  autour  d'un 
gazon  vert  où  dort  un  carré  d'eau.  Deux  petits 
sphinx  de  terre  cuite  s'y  mirent.  Aux  angles  de 
grands  cornets  de  cristal  font,  des  hampes  de 
roses  trémières  qui  y  fleurissent,  de  singulières 
fieurs  d'eau  issues  d'un  calice  transparent.  Le- 
soir  vient  là  délicieusement  ;  le  soir  y  sera  venu. 

Dans  la  haute  salle  à  manger  la  4able  présen- 
tait un  souper  servi  de  menues  viandes,  de  con- 
fitures et  de  fruits.  C'est  de  là,  et  laissant  encore 
dans  une  pèche  la  trace  de  ses  dents  souriantes, 
que  Madame  de  Sérences  sera  remontée  pour  dor- 


120  1  A    CANNE    DE    JASPE 


niir.  Tous  les  miroirs  la  virent  certes  et  Tim 
d'eux  la  refléta  nue  et  garde  à  jamais,  en  son 
cristal,  limage  invisible  de  celle  qui,  contre  moi, 
avait  joué  et  perdu  son  ombre. 


En  ce  temps-là,  jetais  joueur  et  joueur 
heureux.  D'après  un  vieux  précepte  de  supersti- 
tion je  ne  manquais  point  d'enfermer  mon  or 
dans  une  bourse  faite  de  peau  de  chauve-souris- 
Je  croyais  moins  à  la  vertu  de  cette  bizarrerie 
que  je  n'en  goûtais  la  singularité.  Je  me  plaisais 
à  maints  traits  baroques  en  vue  d'ajouter  à  mon 
caractère  ce  qui  pouvait  le  rendre  curieux  tant 
aux  autres  qu'à  moi-même. 

Chaque  soir  donc  je  me  trouvais  à  la  maison 
de  jeu  ou  à  quelque  endroit  où  l'on  jouât-  Le  jeu 
privé  et  le  jeu  public  se  partageaient  une  vogue 
•égale  ;  les  tripots  regorgeaient  car  la  passion  des 
dés  et  des  cartes,  répandue  jusqu'à  la  frénésie, 
attirait  aux  tables  vertes  la  compagnie  la  plus 
brillante.  L^s  doigts  velus  des  hommes  se  cris- 
paient sur  les  tapis  où  s'allongeaient  les  mains 
diamantées  des  femmes.  L'attente*  y  haletait 
sur  des  lèvres  charmantes  ou  v  bavait  sur  des 


MONSIEUR    d'aMFRCŒTU  121 


bouches  hideuses;  la  perte  s'attristait  en  moues 
gracieuses  ou  en  lippes  renfrognées.  L'or  crépi- 
tait, et  l'on  entendait,  dans  le  silence  inter- 
mittent, la  culbute  des  cornets  et  le  vol  furtif  et 
augurai  des  cartes. 

L'or  des  gains  s'infiltrait  dans  les  vies  environ- 
nantes où  la  perte  creusait  ses  fissures.  Il  se 
créaitdes  vénalités  subites  ou  sournoises,  les  unes 
inattendues,  les  autres  épiées.  Trouées  ou  lézar- 
dées, les  consciences  croulaient  ou  s'émiettaient. 
L'or  circulait  de  mains  en  mains  pour  l'assou- 
vissement des  désirs.  Il  y  avait  marché,  encan 
et  marchandage.  Chacun  cherchait  à  vendre 
quelque  chose  ou  à  acheter  quelqu'un.  Certains 
gagnaient  sur  l'entremise,  beaucoup  spéculaient 
sur  le  besoin,  tous  trichaient  sur  la  qualité. 
Toute  passion  pouvait  se  satisfaire  pourvu  que 
la  chance  la  favorisât. 

Jeunes  hommes  fardés  et  languissants,  femmes 
viriles  et  cavalières  négociaient  leurs  caresses 
interverties.  Les  sautes  de  la  richesse,  sa  cadu- 
cité et  son  improviste  donnaient  à  tout  souhait 
la  brusquerie  de  sa  hâte.  Les  plus  heureux  se 
fatiguaient  de  leur  bonheur  par  la  monotonie 
de  sa  durée.  Les  fantaisies  s'exaspérèrent;  on  en 


r2"2  LA    CANXF.    DE    JASPE 


vit  de  moiitrueuses.  On  cherchait  par  une  sorte 
d'émulation  stupide  à  se  surpasser  les  uns  les 
autres  en  excès  où  le  plaisir  de  les  faire  entrait 
pour  moins  que  la  vanité  de  les  avoir  faits.  Ce 
fut  un  temps  de  grands  désordres  et  de  singulières 
débauches;  j'en  pris  ma  part,  et  les  exemples 
que  je  donnai  restèrent  fameux. 

Si  nous  ne  voyions  pas  poindre  l'aube  aux 
bougies  consumées  des  parties,  l'aurore  nous 
surprenait  dans  le  vin  ou  l'amour.  Nous  cons- 
tations alors  la  duperie  de  notre  double  ivresse. 
Elle  sommeillait  autour  de  nous,  chairs  lasses  et 
cheveux  dénoués,  cadavres  des  fantômes  qui 
nous  avaient  leurrés.  Nous  nous  en  éloignions 
avec  ennui. 

Chaque  soir,  quelle  qu'eût  été  l'aventure  de  la 
journée  ou  les  travaux  de  la  nuit,  me  ramenait 
malgré  moi  aux  tables  vertes.  Parmi  les  nombreux 
passants  qui  s'y  succédèrent,  je  remarquai,  dès 
mon  arrivée  et  durant  tout  mon  séjour,  une 
joueuse  d'une  grande  beauté.  Elle  s'y  montrait  à 
la  fois  assidue  et  négligente,  toujours  assise  à  la 
même  place,  respirant  les  fleurs  d'un  bouquet 
qu'elle  ne  quittait  jamais.  Parmi  tant  de  joueurs 
aux  alternatives  diverses  notre  chance  restait 


MONSIELK    I)  AMF.RCŒIR 


imperturbable  et  cette  continuité  de  fortune 
nous  signala  Tun  à  l'autre.  On  faisait  cercle 
autour  de  nous,  et  M.  d'Amercœur  n'était  pas 
moins  envié  que  Madame  de  Sérences. 

Une  fois  que  je  me  trouvais  auprès  d'elle 
et  que  nous  parlions  de  notre  double  bonheur 
dont  la  permanence  nous  étonnait,  nous  con- 
vînmes de  confronter,  adverses,  nos  chances,  et 
de  voir  celle  qui  céderait.  L'épreuve  résolue,  on 
en  fixa  le  temps,  le  lieu  et  le  tète-à-tête. 

Ce  fut  par  une. belle  nuit  d'août  que  je  m'assis 
eu  face  de  Madame  de  Sérences.  Le  peuple  des 
joueurs  bourdonnait  de  ce  duel.  On  pariait  déjà 
sur  l'issue  avant  la  rencontre  commencée.  De 
grandes  sommes  s'engagèrent.  Chacun  de  nos 
gestes  solitaires  comportait  son  contrecoup  et 
sa  conséquence.  De  multiples  intérêts  dépen- 
daient de  la  science  de  nos  combinaisons  et  du 
hasard  de  nos  atouts. 

Le  salon  de  Madame  de  Sérences  où  je  me 
voyais  seul  avec  elle  s'ouvrait  par  trois  fenêtres 
sur  un  beau  jardin  dont  les  parfums  venaient 
jusqu'à  nous.  Les  bougies  brûlaient  chacune 
son  as  de  lumière.  Madame  de  Sérences  déposa 
sur  la  table  son  bouquet  de  roses >  la  plus  belle 


12-4  LA    CANNE    DE    JASPE 


pendait  au  bout  de  sa  tige  brisée  et  ses  pétales 
tombèrent,  un  à  un,  durant  cette  nuit  pathétique. 
Les  fines  mains  de  la  partenaire  battirent  les 
cartes  flexibles.  La  partie  commença.  L'enjeu, 
formidable,  m'échut,  redoublé  il  méchut  encore, 
puis  de  nouveau,  puis  encore,  encore  et  toujours. 
Les  sommes  d'or  s'empilèrent,  des  jetons  en 
représentèrent  d'autres  !  Madame  de  Sérences 
souriait  doucement.  Nous  jouâmes  des  joyaux  ;  sa 
voix  claire  les  nommait,  un  à  un  ;  les  diamants 
lançaient  leurs  feux;  des  rubis  étincelèrent;  des 
perles  coulèrent  goutte  à  goutte.  Elle  perdit: 
nous  jouâmes  des  domaines.  Leur  nom  sonore 
ou  charmant  les  évoquait  à  mesure  :  châteaux 
parmi  les  forêts  au  fond  d'avenues  de  chênes 
ou  à  travers  le  rideau  des  pins,  maisons  au  bord 
du  fleuve,  blés  roux,  brunes  terres,  prés  ver- 
doyants, fermes  où  mugissent  les  taureaux, 
métairies  où  roucoulent  les  colombes,  sables  et 
rochers,  meules  et  ruches.  Madame  de  Sérences 
souriait  toujours. 

Un  silence  intervint  entre  nous.  Elle  s'était 
levée  debout  en  sa  robe  de  moire  verte,  une 
main  posée  sur  la  table.  Le  parfum  des  fleurs 
entrait  par  les  fenêtres  ouvertes;  une  pile  d'or 


MONSIKUK    n  AMr.RCCKUR 


s'écroula  sur  le  tapis;  une  bougie  rasa  de  sa 
tlanime  sa  bobèche  qui  éclata.  xNous  nous  regar- 
dâmes longuement.  Madame  de  Sérences  rougit 
comme  si  elle  se  sentait  l'enjeu  final.  D'un  geste 
qui  la  fit  tressaillir,  je  lui  montrai  la  table  où 
j'éparpillai  les  cartes  que  je  tenais  entre  mes 
doigts.  Les  figures  peintes  me  parurent  grimacer 
un  sourire.  Les  rois  barbus  ricanaient  aux  valets 
glabres.  La  hallebarde  des  uns  se  croisait  au 
glaive  des  autres.Les  reines  respiraient  leur  tulipe 
bigarrée.  Je  sentis  que  j'allais  parler  sans  savoir 
ce  que  j'allais  dire,  et  une  voix  que  je  reconnus 
la  mienne  murmura  lentement,  tandis  que  je 
conviais  du  geste  la  belle  joueuse  à  reprendre, 
pour  la  conclure,  la  partie  interrompue  :  «  Tout, 
Madame,  disais-je,  tout,  contre  votre  ombre  !  » 
C'est  ainsi  que  j'ai  joué  et  gagné  l'ond^re  de 
Madame  de  Sérences.  J'ai  construit,  pour  en  gar- 
der l'image  à  jamais,  la  maison  magnifique:  un 
des  miroirs  conserve  en  son  cristal  le  reflet  invi- 
sible sur  lequel  les  portes  se  sont  closes  pour 
toujours.  Elles  ne  se  rouvriront  pas  pour  moi  et 
le  merveilleux  secret  retournera  avec  la  ruine 
du  lieu  qui  le  contient  à  Téternelle  poussière  où 
vont  les  êtres,  les  choses  et  leurs  ombres,  o 


LE  TRÈFLE   ZSOIR 


.  HERTULIE 
OU    LES    MESSAGES 


A  MADAME  DE  BONNIHIIES. 


1)  HEU.MOTIME    A    HERMAS 


Quand  on  te  remettra  cette  lettre,  je  serai 
déjà  loin;  j'aurai  marché  toute  la  nuit  sous  les 
étoiles:  j'aurai  marché  toute  la  nuit  vers  mon 
Destin.  J'avais  cru  pourtant  que  je  ne  quitterais 
jamais  nos  beaux  jardins,  ô  Hermas.  Nous  nous 
promenions  ensemble;  c'est  là  où  j'ai  rencontré 
Hertulie;  c'est  là  où  tu  hii  apprendras  mon 
départ.  Elle  accusera  mon  amour  et  si  je  la 
quitte  c'est  à  cause  de  l'amour  ! 

L'amour  seul  nous  fait  nous-mêmes;  il  nous 
rend  comme  nous  serions,  car  il  devient  ce  que 
nous  sommes.  Aussi,  sa  façon  d'avoir  lieu  se 
subordonne  à  notre  manière  d'être,  et  elles 
témoii»nent  Tune  et  l'autre  de  leur  réciproque 
imperfection.  La  stature  de  l'amour  est  à  la 
taille  de  notre  ombre.  Hélas!  la  contagion  de 
notre  infirmité  le  discrédite;  on  lui  attribue 
l'origine  de  ses  efïets;  elle  est  ailleurs,  elle  est 
en  nous.  L'Amour  est  beau.  La  laideur  seule  de 


132  LA    C.VNNE    DE    JASPE 

nos  âmes  grimace  sur  son  masque  qui  les 
représente.  Son  aspect  se  façonne  à  notre  image 
et  nous  voyons  en  lui  notre  ressemblance  inté- 
rieure. Si  misérables  que  nous  soyons,  et  bien 
qu'il  participe  à  notre  misère,  son  insuffisance 
et  sa  difformité  sont  encore  désirables.  L'amour 
reste  l'amour.  Nous  l'aimons  tout  contrefait 
qu'il  soit. 

Imagine  alors,  ô  Hermas,  sa  beauté  si,  au 
lieu  de  se  grimer  en  des  cœurs  ténébreux,  il  se 
dénudait  en  des  âmes  radieuse.  L'amour  doit  être 
l'hôte  de  la  sagesse,  mais  son  flambeau  doit 
éclairer,  à  l'intérieur  de  nos  songes,  des  voûtes 
merveilleuses,  en  diainanter  les  grottes  de  toute 
l'anxiété  des  stalactites  du  silence;  alors  tout 
flamboiera  d'une  chaste  fête  de  clarté  et.  à  des 
aurores  souterraines,  d'entre  les  pierres,  pousse- 
ront d'inflexibles  lys.  D'ordinaire,  sa  lampe  incer- 
taine ne  hante  que  des  tombeaux  ou  des  antres. 
Les  hiboux  trempent  leurs  griffes  dans  l'huile 
funéraire;  d'obscènes  satyres  miment,  en  ombres 
bestiales,  sur  les  parois,  l'imposture  du  dieu. 

L'amour  est  Fhôte  de  la  sagesse  et  je  pars  lui 
préparer  sa  demeure.  J'ai  consulté  le  passé  et 
le  présent;  tu  me  reproches  de  ne  pas  m'être 


i.i:  TufiLi.  NOiH  l;i3 


assez  consulté  moi-même/ d'avoir  lu  hop  de 
livres  et  d'avoir,  à  la  liàte,  heurté  à  la  porte  des 
sages.  'La  sagesse,  me  disais-tu,  n'est  pas 
errante;  elle  séjourne  et  fait  semblant  de  dor- 
mir; elle  ne  dort  pas  dans  un  château  de  pierre 
au  milieu  de  la  forêt.  Son  attentive  patience 
nous  écoute  en  nous;  elle  répond  à  nos  auscul- 
tations intérieures. 

Hélas!  mon  ami,  je  suis  resté  sourd  à  ma 
propre  oreille;  j'ai  besoin  qu'on  parle  pour 
entendre  mon  silence  et  j'ai  du  être  un  passant 
pour  aller  à  la  rencontre  de  moi-même.  Il  y  a 
des  voies,  il  y  a  des  clefs  que  cachent  des  mains 
mystérieuses.  Ah  !  j'en  suis  sur,  il  y  a  des 
portes  qu'elles  ouvrent,  et  des  semailles  étran- 
gères et  hasardeuses  produisent  l'épi  consécra- 
teur  de  notre  propre  fécondité.  Plains-moi, 
Hermas,  de  recourir  à  l'aide  des  sages  pour 
devenir  l'un  d'eux;  il  le  faut  pour  aimer,  car  la 
sagesse  peut  seule  exorciser  l'amour  du  sorti- 
lège où  il  s'atrophie.  J'aime  Hertulie,  mais  je 
refuse  à  notre  amour  le  sort  de  se  parodier. 
Je  pars;  il  y  a  des  étoiles  au  ciel  et  je  pleure. 
Hertulie  pleurera.  Je  reviendrai.  Qu'elle  aille  te 
voir  quelquefois  dans  ta    maison   silencieuse. 

8. 


134  I-A.    CA.>'>E    DE    JASPE 

Vous  y  parlerez  de  moi  comme  nous  parlions 
ensemble  de  la  grâce  d'Hertulie.  Ah!  puissé-je 
la  revoir  dans  ce  jardin.  C'est  là  où  je  l'ai  ren- 
contrée, c'est  là  où  tu  lui  liras  ma  lettre.  Adieu. 
Hermotime  déjà  vous  salue. 


l.F    TRII  I.K    N(tll!  lo." 


L  ESCALIER    DE    NARCISSE 


Hermas  revint  seul,  le  lendemain,  à  ces 
beaux  lieux  où  il  s'entretenait  si  souvent  avec 
Hermotime.  Les  heures  leur  parurent  douces, 
dans  ce  vaste  espace  d'arbres  et  de  fleurs. 
C'était  un  jardin  ornementé  et  solitaire.  D'un 
chi\teau.  là  jadis,  il  ne  restait  rien,  sinon  le 
charme  pour  soi  de  se  l'imai^iner  d'après  le 
décor  qui  lui  survivait. 

Trois  allées  d'eau  irradiaient  d'une  pièce  cen- 
trale en  octoiione,  et.  au  bout  de  chacune 
d'elles,  assez  loin,  une  fontaine,  parmi  divers 
artifices  d'architecture  et  d'hydraulique,  s'ani- 
mait d'une  figure  différente.  L'une  représentait 
un  homme  qui  riait  en  versant  une  amphore  de 
bronze,  l'autre  une  femme  qui,  en  pleurant, 
emplissait  un  cratère  d'or.  La  fontaine  du 
milieu  était  la  plus  belle.  Une  nappe  d'onde 
débordait  d'une  vasque  d'où  naissait,  debout, 
une  statue    hermaphrodite.  Aux    tablettes   du 


f 


l3fl  LA    CANNE    DE    JASPE 

buffet  de  porphyre  des  masques  alternatifs  de 
Tritons  et  de  Sirènes  crachaient,  par  la  bouffis- 
sure de  leurs  bouches  convulsives,  une  suffo- 
cante gorgée  de  cristal.  Parfois,  quand  la  fon- 
taine s'était  tue  et  que  les  marbres  énigma- 
tiques  embaumaient  de  leur  triple  nudité  le  bos- 
quet d'arbres  silencieux,  on  voyait,  sur  le  bord 
de  la  vasque  égouttante,  se  poser,  pour  y  boire, 
une  colombe. 

Autour  de  l'octogone  du  bassin,  des  statues 
de  bronze  alternaient  avec  des  ifs  équarris  en 
pyramides  et  des  cyprès  taillés  en  obélisques. 
Leur  reflet  se  métallisait  dans  une  eau  calme  où 
celui  des  statues  semblait  se  dissoudre  à  demi, 
se  tondre  en  une  sorte  d'aspect  d'outre  vie, 
moins  leur  image  que  leur  ombre,  car  toute 
eau  est  un  peu  magique  et,  si  elle  est  tout  à  fait 
tranquille,  on  ne  sait  pas  ce  qui  y  peut  dormir. 

Le  reste  du  jardin  se  disposait  en  carrés  de 
futaie  ;  une  palissade  d'un  buis  dur  et  ras  les 
encadrait.  A  l'intérieur,  sous  les  hauts  arbres, 
on  marchait  toujours  sur  des  feuilles  mortes. 
Tous  ces  carrés,  dont  deux  face  à  face  de  chaque 
côté  du  bassin,  s'agrémentaient,  chacun,  d'une 
surprise.  Ici  une  petite  source  coulait  goutte  à 


LF.    TKi'fI.E    NOIK  137 


goutte.  L'iieure  s'y  marquait  à  son  horloi^e 
naturelle;  là  on  entendait  un  écho;  la  voix  en 
revenait  de  très  loin,  et,  des  syllabes  perdues, 
résultaient  de  curieuses  équivoques.  Dans  les 
deux  autres  on  trouvait  deux  bancs  circulaires 
avec  un  siège  de  marbre  ou  de  pierre,  et  pour 
accoudoirs  des  sphinx  ou  des  dauphins. 

Une  terrasse  à  balustres  se  superposait  à  Ten^ 
semble  du  jardin.  Elle  étalait  ses  allées  de  sable 
jaune  en  bordure  à  des  parterres  de  broderie  et 
des  pelouses  plates.  On  y  montait  par  des 
rampes  courbes  et  on  en  descendait  aussi,  au 
milieu,  par  un  escalier  d'où  l'on  se  voyait  en 
bas  dans  le  bassin,  de  sorte  que,  de  marche  en 
marche,  on  avait  l'impression  de  s'approcher 
de  soi-même.  On  appelait  cet  escalier  TEscalier 
de  Narcisse. 

L'étendue  du  bassin  se  continuait  par  la 
perspective  de  trois  allées  d'eau  qui  en  diver- 
geaient. C'étaient  comme  des  routes  de  la  mé- 
moire où  le  souvenir  semblait  marcher  à  doux 
pas  sur  leurs  longs  miroirs  tremblants.  Le 
soleil,  disparu  derrière  les  arbres,  tiédissait 
encore  la  pierre  du  degré  où  Hermas  assis,  ce 
jour-là,  goûtait  le  plaisir  d'être  tout  à  ses  songes. 


13S  LA  canm:  de  jaspe 


Le  souvenir  d'Hermotime  les  mélangeait  d'un 
peu  de  tristesse  et  de  quelque  ironie  ;  il  retrouvait 
devant  lui,,  sur  le  sable,  des  figures  bizarres  et 
irrégulières  dont  1  absent,  la  veille,,  tout  en 
parlant,  avait  tracé  la  géométrie  incohérente  du 
bout  de  sa  canne  d'ébène  ;  des  lignes  entre- 
croisaient leurs  cercles  brisés  et  leurs  spirales 
analogues  à  celles  que  le  petit  serpent  d'argent 
contournait  à  la  poignée  de  la  svelte  épine  noire. 

Cette  canne  figurait  presque  une  sorte  de 
demi-caducée  mondain  dont  Hermotime  portait 
habituellement  l'attribut,  mais  un  des  deux 
serpents  commémoratifs  manquait  encor;'  à 
l'emblème  et  le  jeune  sage  semblait  attendre 
l'occasion  où  s'en  parachevât  l'exactitude.  Aussi, 
paraissait-il  circonspect  vis-à-vis  de  soi-même 
et  cette  précaution  guindait  sa  grâce  un  peu 
austère  à  une  gravité  qui,  pour  être  parfaitement 
élégante,  n'allait  pas  sans  quelque  apprêt. 

Hermas  pensait  à  la  sagesse  d'Hermotime  et 
en  réentendre  les  propos.  Chaque  jour  presque, 
les  deux  amis  étaient  venus  jouir  de  ce  beau 
jardin.  Hermotime  regrettait  un  peu  que  le 
château  n'existât  plus;  ses  bibliothèques,  ses 
cabinets  de  médailles,  ses  galeries  de  bustes 


I.K    TltÈFI.E    NOIlt  1;V.) 


antiques  auraient  été  un  refuge  contre  les 
pluies  d'été  qui  parfois  huilaient  de  leurs  averses 
le  bronze  des  statues  ou  la  verdure  métallique 
des  ifs  et  s'égouttaient  aux  feuilles  alourdies  des 
arbres  en  diamantations  dissoutes,  llermotime 
déplorait  tout  cela,  augurant  la  beauté  de  la 
demeure  à  celle  des  jardins. 

Un  haut  goût  décoratif  les  parait,  quoique 
leur  ordonnance  autoritaire  et  syllogistique 
dénotât  qu'ils  eussent  été  composés  par  un  esprit 
spécieux  et  dominateur,  et  imaginés,  à  cause  de 
leur  méditatif  assemblage  de  bronzes  et  d'eaux, 
par  un  songeur,  peut-être  un  peu  hypocondre,  qui 
aima  y  conformer  ses  rêveries  méthodiques  et 
y  approfondir  quelque  hautaine,  acariâtre  et 
morose  délectation. 

Hermas  et  Hermotime  s'y  reposèrent  souvent, 
d'ordinaire  sur  cette  dernière  marche,  au  bas 
de  l'Escalier  de  Narcisse.  Le  beau  jardin  s'éten- 
dait sur  un  fond  de  silence.  Le  regard  suivait  la 
fuite  de  l'eau  sous  les  arbres.  Parfois,  seu- 
lement, aux  heures  de  grand  soleil,  on  recher- 
chait l'abri  des  futaies,  leur  intérieur  frais  et 
sombre.  Hermotime  aimait  s'arrêter  auprès  de 
la  petite  source.  Hermas  préférait  s'accouder 


140  L.V    CANNK    l)i:    JASl'l. 


nonchalamment  aux  sphinx  de  marbre  ou 
caresser  Técaille  cambrée  des  dauphins  de 
porphyre.  L'écho  ne  répéta  jamais  rien  en  le 
faussant  de  ce  que  les  deux  amis  se  dirent  à 
demi-voix.  Leur  concorde  appariait  leurs  diffé- 
rences. Un  jour  ils  suivirent  une  des  allées  d'eau 
jusques  à  cette  fontaine  où  souriait  une  statue 
singulière.  Hermas  y  vit  un  songe;  Hermotime 
y  supposa  un  symbole;  ils  revinrent  sans  parler, 
car  le  crépuscule  déclinait  déjà  et  les  eaux, 
s'étant  tues,  invitaient  au  silence. 

D'habitude  Hermotime  racontait  volontiers  à 
Hermas,  avec  ses  pensées,  le  détail  de  ce  qui  les 
lui  avait  suggérées.  H  en  discourait  ingénieu- 
sement avec  des  divisions  d'école.  Sa  jeunesse 
la  fréquenta.  Le  plus  souvent,  il  portait  sous 
son  bras,  par  manie  ou  par  allusion,  un  livre 
fermé.  Aussi  se  dissertait-il  mieux  qu'il  ne  se 
fût  rêvé  à  l'improviste  et  son  éloquence  produi- 
sait plus  d'agrément  que  de  surprise. 

Les  voyages  l'avaient  conduit  en  des  lieux 
singuliers  ou  du  moins  qui  le  semblaient  à 
Hermas,  à  cause  de  leurs  noms  sonores  ou 
langoureux.  11  y  avait  connu  des  hommes 
illustres  et  sages.  Hermas  le  poussait  peu  aux 


in   TIU.ri.K    NOIK  l'i  I 


récits  de  ces  colloques,  car  ces  maîtres  lui 
paraissaient  plus  curieux  par  leur  entente  de  la 
vie  que  par  leur  science  de  la  sagesse,  etHermo- 
time,  subordonné  aux  préceptes,  se  fût  montré 
court  d'anecdotes.  S'il  avait  oublié  les  voix,  il 
avait  retenu  toutes  les  doctrines  pour  y  cher- 
cher la  matière  de  la  sienne.  La  sagesse  est 
partout,  disait-il;  de  ses  mille  pièces  éparses  et 
mêlées,  il  faut  reconstituer  une  figure  qui  les 
utilise  ;  sa  forme  déterminée  par  la  coïncidence 
de  leurs  parties  ne  prend  sens  qu'à  leur 
totalité. 

Hermotime  cherchait  de  par  le  monde  ces 
pièces  dépareillées.  Là-dessus  il  était  infini, 
Hermas  le  laissant  dire,  car  sa  songerie  un  peu 
taciturne  prêtait  à  ces  propos  un  silence  inat- 
tentif et  indulgent  qu'il  animait  du  geste  de 
cueillir  une  Heur  ou  de  jeter  un  peu  de  sable 
dans  l'eau  calme  du  bassin  auprès  duquel  ils 
restaient  assis. 

De  grands  poissons  erraient  là  mélancolique- 
ment, lents  et  presque  végétatifs,  si  vieux  que 
des  mousses  oxydaient  leurs  écailles;  ils  se 
velou talent  de  vétusté  et  glissaient  onctueuse^ 
ment  dans  l'eau  lourde. 

\) 


l'rl  LA  <:a>>'e  de  jaspe 


Hernias  et  Hermotime  les  regardaient  parfois, 
en  silence,  s'engourdir  tout  à  fait  vers  le  soir 
et  s'incorporer  à  l'eau  ou  ils  n'étaient  plus 
qu'une  stupeur  opaque  et  vague.  Le  jardin 
devenait  plus  beau  encore  à  ces  heures  dégé- 
iiérescentes,  en  sa  solitude  composée.  Quelque 
jeune  femme,  parfois,  passait  au  bord  de  l'allée 
deau.  lïermas,  sans  connaître  toutes  celles  qui 
habitaient  la  ville,  en  estimait  certaines  de 
venir  ainsi  errer  un  instant  dans  le  calme  du 
noble  lieu.  Celles-là  au  moins  n'étaient  point 
peut-être  sans  mélancolie  et  elles  y  prenaient 
cette  sorte  de  grâce  tendre  où  se  parachève  la 
beauté.  Quelques-unes  venaient  là  sans  doute 
im  peu  pour  être  vues  de  lui.  Sa  richesse  et  son 
goût  pour  la  solitude  le  singularisaient.  Personne 
n'entrait  dans  sa  maison  somptueuse.  Il  n'en 
quittait  guère  la  clôture  que  pour  se  promener 
dans  ce  jijrdin  ou  dans  les  siens,  vastes  aussi  et 
^dambiqués.  Il  avait  voulu  savoir  les  noms  de 
ces  passantes  et,  quand  Hermotime  lui  demanda 
celui  de  l'une  d'elles,  il  put  lui  apprendre  qu'elle 
^appelait  Hertulie. 

Hermotime  l  aimait.  Il  la  rencontra  le  matin 
même  de  son  arrivée  en  se  promenant  sur  la 


LE    TRKlLi:    NOIR  l'i:» 


terrasse  où  il  attendait  Herinas.  Bien  qu'à  peine 
vers  midi,  des  nuées  déjà  orageuses  se  bour- 
souflaient dans  tout  le  ciel.  Le  soleil  brillait  par 
intervalles  et  la  jeune  femme  ouvrait  et  fermait 
tour  à  tour  son  ombrelle.  Ils  se  croisèrent  plu- 
sieurs fois,  ensuite  ils  se  parlèrent  et  ce  fut  un 
grand  amour  qu'Hermotime  confia  à  son  ami. 
A  lui  aussi  il  donnait  le  soin  d'avertir  Hertulie 
de  son  départ,  et  de  lui  en  dire  les  méthodiques 
raisons.  Hermas  pensait  donc  à  ces  choses 
quand,  du  bout  de  l'allée  d'eau,  il  vit  venir 
Hertulie. 

Elle  venait  lentement  vers  lui,  en  souriant, 
peut-être  parce  qu'elle  tenait  à  la  main  un  bel 
iris  mauve  à  longue  tige.  La  fleur  et  elle  se  res- 
semblaient très  mystérieusement  par  une  même 
sveltesse  épanouie,  par  un  accord  apparié  de 
i^ràce  délicate.  Sa  robe  rose  et  blanche,  tout 
à  l'heure  jaune  et  verte,  à  cause  du  reflet  des 
arbres  et  de  l'eau,  la  parait  d'un  atour 
naïf  et  précieux.  Le  détail  en  était  exquis, 
car  les  feuillages  tramés  en  arabesques  dans  le 
glacis.de  l'étoffe  y  miroitaient  un  givre  de  soie, 
et  la  jeune  femme  restait  ainsi,  debout,  devant 
Hermas.  un  peu  étonnée  qu'il  fût    seul  et  ne 


144  ^A    CANKE    DE    JASPE 


répondît  pas  à  son  salut,  et,  après  une  petite 
hésitation,  comme  pour  ne  point  marquer,  par 
décence,  trop  d'empressement,  ni  par  politesse 
ne  pas  paraître  déçue,  elle  demanda,  en  regar- 
dant la  fleur  :  «  Mais  où  donc  est  aujourd'hui 
notre  Hermotime?  Encore  à  songer  sur  quelque 
livre?  »  Hermas  la  contemplait  gravement,  en 
silence,  avec  des  yeux  de  pitié  douce.  Elle  lui 
paraissait  si  svelte  et  si  frêle  qu'il  s'inquiétait 
d'avoir  à  lui  dire  la  nouvelle  inattendue;  elle 
lui  semblait  tout  à  fait  pareille  à  1  iris  délicat 
dont  le  port  s'inclinait  au  poids  de  la  fleur,  si 
pareille  qu'il  allait  en  casser  la  flexibilité  d'un 
contre-coup  imaginaire  de  la  longue  canne 
d'épine  noir.  Le  serpent  d'argent  enroulé  au 
demi-caducée  envenimerait  l'amour  de  sa  dent 
d'anxiété.  Sans  rien  dire  Hermas  tendit  la  lettre 
à  Hertulie. 

Il  la  regardait  lire  assise  sur  la  dernière 
marche  de  l'escalier.  Elle  lisait  avec  une 
application  minutieuse,  les  coudes  aux  genoux 
sur  la  tige  froissée  de  l'iris  dont  la  fleur  pendait 
tristement.  Le  mince  papier  qu'aucun  vent  ne 
remuait  tremblait  dans  ses  mains.  D'un  doigt 
elle  rajustait  une  boucle  de  sa  coiffure. 


i.K  ti{k:i.i:  no: h 


Un  grand  silence  s'était  lait  dans  tout  le  jardin, 
car  on  avait  fermé  les  fontaines  au  bout  des 
allées  d'eau.  Le  murmure  tu  s'égouttait  en  une 
stillation  presque  imperceptible,  et  on  entendait 
ainsi,  toute  la  nuit,  sa  durée  intarissable.  La 
surface  des  bassins,  terne  d'une  taie  crépucu- 
laire,  se  figea.  Les  massifs  d'arbres  se  pétrifièrent. 
Tout  prit  une  attitude  de  dureté  suprême  avant 
de  s'abandonner  aux  ténèbres;  il  y  eut  une 
dernière  résistance  des  choses  à  vouloir  con- 
sister en  leur  aspect  diurne.  Elles  s'y  rétractaient, 
comme  méfiantes  des  insinuations  dissolvantes 
de  l'ombre. 

Hermas  songeait  tristement  sans  oser  regarder 
Hertulie.  Ils  restèrent  longtemps  ainsi.  Le  cré- 
puscule était  moite  et  doux,  quand,  d'un  tacite 
accord,  ils  se  levèrent.  Haute  et  fine  dans  sa 
longue  robe  dont  les  plis  se  cannelaient  jusqu'à 
terre,  Hermas  la  voyait  reflétée  dans  l'eau  morne 
du  bassin,  avec  son  visage  pâle  transfiguré  par 
l'au  delà  de  songe  et  de  sommeil  que  prend 
toute  face  à  y  être  vue.  Tout  et  le  silence  était 
si  semblable  à  la  mort  qu'Hermas  sentit  la  néces- 
sité d'interrompre  par  quelques  paroles  d'espoir, 
même  inutiles,  le  suspens  de  cette  angoisse,  et  ce 


14()  LA    CA>>F.    DF.    .TASTT 


furent  celles-là,    prononcées,  une  à    une,  len- 
tement : 

((  Hertulie,  disait-il,  tendre  Hertulie,  vous  êtes 
trop  belle  pour  n'avoir  pas  quelquefois  regardé 
les  hommes  au  visage.  Les  faces  humaines  sont 
presque  toutes  tristes  de  la  figure  de  leur  passé, 
et  il  reste  de  la  cendre  au  fond  de  tout  ce  qui  a 
tâché  d'être;  rien  n'est  qu'à  travers  un  songe. 
Je  ne  vous  parlerai  pas  des  miens,  ils  eurent  lieu 
en  des  désirs  trop  singuliers;  c'est  de  moi  et  en 
moi  où  s'est  consumée  leur  solitaire  brûlure;  ils 
furent  le  crépuscule  de  mes  propres  ténèbres. 
La  simplicité  des  vôtres  leur  sauvegarde  au 
moins  l'espoir.  Cependant,  voici  la  nuit  venue; 
il  faut  rentrer;  on  a  fermé  les  fontaines.  Leur 
rire  mort,  elles  expirent,  une  à  une,  les  gouttes 
imperceptibles  de  leur  survie.  Il  y  a  toujours 
ainsi  en  nous,  à  certains  moments,  des  choses 
qui  semblent  se  taire  et  se  continuent  par  d'oc- 
cultes persévérances.  Votre  solitude  a  un  écho, 
celui  d'un  pas  qui  s'éloigne  et  reviendra;  on 
revient  de  toutes  les  sagesses  et  les  fleurs  inter- 
rompues refleuriront.  » 

Hermas  salua  cérémonieusement  Hertulie.  Elle 
restait  seule,  au  bord  de  Teau,  son  iris  brisé  à  la 


I.K    TRl":i  l.l'    NOIR  l'iT 


main,  mais  les  fils  de  la  cassure  faibliront,  et  la 
trop  lourde  fleur  tomba  sur  le  sable.  Le  silence 
s'accrut  de  ce  frôlement,  car  on  n'entendail 
plus  marcher  Hermas  ;  et,  au-dessus  des  grands 
arbres,  à  une  place  plus  claire  du  ciel,  montait 
doucement  une  étoile. 


I'l8  LA    CANNE    DE    JASPE 


PRESAGES  EMBLEMATIQUES 


Ce  matin-là.  Hertulie  s'éveilla  tout  en  pleurs. 
Cela  lui  arrivait  souvent  depuis  le  départ  d'Her- 
motime;  ses  sommeils  se  fondaient  ainsi  en  une 
tristesse  dolente  et  moite.  Après  s'être  tout  le  jour 
énervée  à  retenir  ses  sanglots,  la  nuit  lui  pro- 
diguait à  son  insu  la  bienfaisante  effusion  des 
larmes.  Les  ténèbres  sont  secrètes  et  délicates, 
elles  prennent  soin  des  âmes  blessées,  et  l'anxieuse 
Hertulie,  à  la  suite  de  ces  attendrissements  mys- 
térieux, s'éveillait  d'ordinaire  tendrement  endo- 
lorie et  presque  souriante. 

Ce  matin-là,  au  contraire,  elle  se  sentit  plus 
troublée;  dans  son  sommeil  elle  avait  entendu 
longuement,  avec  des  pauses,  des  reprises,  lon- 
guement, derrière  la  nuit,  à  quelque  embuscade 
de  l'ombre,  entendu  chanter  à  son  oreille  des 
flûtes  lointaines  et  minutieuses:  leur  mélodie  se 
mêlait  à  un  bruit  congénère  de  fontaines  et  y 
empruntait  une  liquidité  analogue,  de  telle  sorte 


I.E    TUKILK    NOIR  l'if) 


que  l'eau  semblait  se  moduler  et  s'apparenter  à 
l'hydrophonie  des  instruments.  T.e  silence  où  Ton 
se  croit  quand  on  dort  avait  tressailli,  animé  de 
murmures  inexplicables;  toute  la  mélancolie  du 
passé  et  la  transe  de  l'avenir  s'étaient  chuchotées 
à  la  dormeuse  et,  sans  voix  qui  en  formulât  le 
sens,  par  allusion,  tout  y  disait  le  départ  d'Iïer- 
motime  et  les  issues  dangereuses  où  se  fourvoient 
les  destinées. 

Hertulie,  assise  en  sursaut,  regardait,  encore 
couchée,  la  chambre  où  elle  avait  dormi.  Le  so- 
leil rosait  les  tulles  de  la  fenêtre  et  les  rideaux  du 
lit  emmousseliné,  comme  en  suspens  de  toute 
leur  légèreté  immobile.  Ce  lit  imitait  la  forme 
d'une  barque  et  les  cygnes  de  cuivre  qui  l'ornaient 
aux  angles  paraissaient  vraiment  de  l'or  dans  la 
matinalelumière.  Leursailes  doucementéployées 
entraînaient  la  nef  nocturne  sur  le  fleuve  imagi- 
naire du  tapis  où  des  arabesques  s'étiraient  en 
algues  langoureuses  et  compliquées.  De  grandes 
rosaces  y  gyraient  leurs  remous  çà  et  là. 

Du  dehors  s'entendaient  des  voix  sonores  et 
fraîches;  c'était  le  bruit  d'un  marché  en  face  de 
la  maison.  On  y  vendait  des  fleurs,  des  herbages, 
des  fruits  exorbitants,  des  légumes  rares  ou  de 


130  1  .V    CANXE    DE    JASPE 

surprenantes  volailles.  Hertulie,  de  la  fenêtre, 
s'amusait  ati  spectacle  de  cette  petite  foule.  De 
belles  dames  y  fréquentaient,  par  groupes  com- 
mentateurs ou  seules,  précautionneuses,  sou- 
pesant de  leurs  grasses  mains  dégantées  la 
maturité  de  quelque  fruit  ou  triant  d'une  gerbe 
odorante  le  choix  des  plus  belles  fleurs.  Des  ânes 
passaient,  secouant  le  velours  usé  et  tiède  de  leurs 
longues  oreilles  grises,  indifférents  aux  efïorts 
d'ailes  des  grands  flamants  roses  liés  par  paires 
d'un  jonc  souple  qui  paralysait  leurs  hautes 
jambes  articulées  en  statures  de  roseaux.  Au 
milieu  d'un  cercle  d'auditeurs,  un  astrologue 
coiffé  d'un  haut  bonnet  cabalistique  prédisait 
l'avenir.  Hertulie  l'eut  volontiers  interrogé,  mais 
elle  pensa  à  Hermotime.  Sans  avoir  bien  com- 
pris le  sens  des  grandes  choses  qu'il  entre- 
prenait, elle  en  admirait  la  tentative!  Son  âme 
respectueuse,  attentive  et  tendre,  souft'rait  de 
cette  absence,  et  le  ressentiment  d'un  naïf  orgueil 
à  y  songer  n'en  compensait  pas  la  douleur  de  la 
subir.  Malgré  cela,  se  représentant  le  jeune  sage 
dans  toute  sa  grâce  docte  et  vagabonde,  elle  eut 
honte  des  frivolités  de  son  impatience. 

D'ordinaire  le  spectacle  de  la  petite  place  la 


1,1     TKEILE    NOIU  1 5 1 


distrayait  moins.  Trois  ormeaux  solitaires  y  con- 
versaient longuement  du  murmure  contidentiel 
de  leurs  feuillages,  juste  en  face  de  la  fenêtre 
d'Iiertulie  qui,  étendue  dans  son  fauteuil,  les 
regardait  se  balancer.  Le  soir  on  les  entendait 
frémir  doucement,  un  à  un,  ou  parfois,  tous  trois 
ensemble. 

Les  nuits  où  elle  ne  dormait  pas  lui  paraissaient 
interminables.  Elle  relisait  pour  s'occuper  la 
lettre  dllermotime  et  tàcbait  d'en  bien  pépétrer 
le  sens,  car  elle  s'imaginait  avec  peine  cette 
sagesse  dont  il  parlait  comme  d'un  bien  néces- 
saire et  difficile.  Quoi  qu'il  dît  des  misères  de 
l'amour,  elle  en  sentait  le  vif  instinct  sans  com- 
prendre qu'on  en  subordonnât  la  jouissance  à 
des  précautions  si  mystérieuses.  Sa  simplicité 
d'amoureuse  le  rêvait  plus  naturel  et  moins  ini- 
tiatique. Ah!  Hermotime,  Hermotime,  pensait- 
elle,  au  retour  aurî^s-tu  les  yeux  plus  beaux;  tes 
cheveux  lisses  et  un  peu  longs  seront-ils  d'un 
pli  plus  gracieux?  C'était  là  toute  sa  sagesse  et, 
bien  qu'elle  sût  qu'il  reviendrait,  l'anxiété  de  ce 
retour  la  laissait  involontairement  désespérée. 

Les  jours  passaient;  à  mesure  elle  les  mar- 
quait,  sur    son    calendrier;    les    petites  croix 


152  LA  ca.nm:  de  jaspe 


rouges  s'y  suivirent  et  composèrent  des  se- 
maines, et  on  toucliait  déjà  aux  confins  de 
Tété  et  de  l'automne.  L'air  devint  plus  frais; 
les  choses  s'aggravèrent  d'une  sorte  de  lourdeur 
en  s'ankylosant  imperceptiblement  de  somno- 
lence méditative.  Hertulie  à  vivre,  seule  dans 
sa  maison  y  contracta  une  stupeur  lasse 
d'accord  avec  l'attitude  immobile  de  ses  pensées. 

Un  jour,  songeant  ainsi  en  face  de  sa  fenêtre 
ouverte  sur  un  des  derniers  ciejs  tièdes  de  la 
saison,  vers  midi,  elle  vit,  avec  surprise,  une 
flèche,  lancée  du  dehors,  s'accrocher  un  instant 
aux  dentelles  des  rideaux,  y  vaciller,  puis  tomber 
et  se  ficher  droite  dans  le  tapis. 

Dans  la  rue  déserte  aucun  pas  ne  s'éloignait. 
D'où  venait  cette  flèche?  sa  pointe  d'acier  trian- 
gulaire luisait  ironiquement.  Que  voulait  dire  ce 
message,  car  Hertulie  comprit  que  c'en  était  un 
et  ne  douta  pas  qu'il  ne  vînt  d'Hermotime,  non 
plus  qu'ensuite  ce  poignard  nu  où  sa  main 
tressaillit  un  soir  en  le  trouvant  sur  la  table. 
Ce  singulier  présent  Teffraya  par  son  présage 
peut-être  de  quelque  tragique  aventure,  mais  la 
pauvre  amie  s'entendait  peu  aux  allégories,  et, 
de  jour  en  jour,  elle   allait  s'attristant  davan- 


I.E    TUKFLE    NOIK  ]'>'A 


tage,  plus  désolée  en  rinquiétude  de  son  attente. 
La  nuit,  elle  ne  pleurait  plus,  car  elle  ne  dor- 
mait pas  et  l'insomnie  la  privait  de  la  douce 
faiblesse  des  larmes.  Le  vent  soufflait  au  dehors 
avec  un  bruit  de  flûtes  discordantes;  l'automne 
inclinait  vers  l'hiver;  il  vint. 

Pendant  des  mois  elle  fut  sans  autres  nou- 
velles d'Herniotime.  Le  printemps  reparut;  les 
nuages  filaient  vers  le  nord.  De  nouveau,  le  petit 
marché  sur  la  place  égayait  le  silence  de  la  ville. 
Hertulie  sortit  pour  acheter  des  fleurs.  C'étaient 
les  premières  de  la  saison,  naïves  et  comme 
improvisées  ;  leurs  pétales  semblaient  de  la  neige 
ensoleillée  et  fondante.  Devant  les  étalages  peu 
fournis  presque  personne  ne  se  promenait.  Le 
cabaliste  manquait  et  les  ânes  piétinaient,  tout 
bourrus  encore  de  leur  poil  d'hiver.  Hertulie 
choisit  à  la  hâte  quelques  primevères  et,  en  ren- 
trant, sa  surprise  fut  grande,  car  sur  la  console 
où  elle  allait  les  placer  dans  un  vase,  on  avait, 
en  son  absence,  posé  sur  le  marbre  une  gourde 
d'étain  et  un  petit  miroir.  Longtemps  elle  rêva 
devant  ces  attributs;  la  gourde  était  toute  bos- 
selée comme  si  on  Teût  apportée  de  très  loin. 

Les  jours  grandissaient  et  les  hirondelles  re- 


154  LA    C.\>NK    DK    .lASPK 

vinrent;  Ilertulie  aimait  à  les  regarder  voler; 
leur  vivacité  l'amusait;  d'un  vol  franc,  elles 
tournoyaient  autour  de  la  maison  dès  l'aube  jus- 
qu'au moment  où,  au  ciel  crépusculaire,  les 
chauves-souris  leur  succédaient,  cherchant  à  les 
imiter  hâtivement,  à  tâtons,  de  leurs  ailes  incer- 
taines. Alors  elle  se  détournait  presque  avec 
peur  ;  leur  voltige  alambiquait  l'ombre  d'un 
alphabet  bizarre.  Un  soir  qu'Hertulie  s'attarda 
un  peu  à  les  regarder  inscrire  en  zigzags  sur  le 
ciel  les  paraphes  hiéroglyphiques  de  leur  apocry- 
phe légende,  en  allant,  la  fenêtre  enfin  close,  allu- 
mer une  cire,  son  pied  heurta  sur  le  tapis  un 
objet  sonore,  c  était  une  clef. 

Le  lendemain,  la  jeune  femme  se  réveilla  tout 
en  pleurs,  comme  si  les  ténèbres  eussent  eu  de 
nouveau  pitié  d'elle.  Sa  pauvre  âme  se  navrait 
de  l'interminable  absence  et  s'afïolait  des  signes 
mystérieux  dont  l'incompréhensibilité  énigma- 
tique  augmentait  sa  détresse;  détendue  par  les 
larmes,  pourtant,  elle  se  sentait  .faible  et  endo- 
lorie. L'aube  d'été  enfarinait  l'enlinceulante 
blancheur  de  ses  draps  et,  posé  là  pendant  son 
sommeil,  juste  sur  sa  poitrine,  il  y  a^aït  un  épi 
de  blé  mûr. 


LE   TRKFLE    NOIU  15" 


Ce  fut  alors  qu'elle  pensa  à  aller  trouver 
Hermas  pour  lui  demander  l'explication  de  ces 
singulières  allégories,  et,  étant  languissante  et 
très  lasse,  la  route  longue  et  l'après-midi  brû- 
lante, elle  n'arriva  chez  lui  qu'après  le  milieu  du 
jour. 


LA    CANKE    DE    JASPE 


LA    MAISON    DU    BEL-EN-SOI    DORMANT 


Hermas  habitait  seul  une  maison  isolée  au 
bout  du  vieux  jardin,  non  loin  d'immenses 
étangs,  à  Tendroit  où  le  parc  devenait  forêt.  A 
travers  les  eaux  mortes  du  maréeage  et  les 
futaies  latérales,  une  interminable  allée  d'anti- 
ques arbres  conduisait  à  un  rond-point  d'où  l'on 
avait  devant  soi  la  somptueuse  demeure  au  delà 
d'une  vaste  cour  qui  la  précédait.  Les  pavés 
de  grès  gris  se  mélangeaient  de  quelques-uns 
qui  étaient  un  peu  rosés  Le  soleil  y  faisait  scin- 
tiller des  micas  et.  après  la  pluie,  une  fraîcheur 
en  émanait;  alors  les  fers  dorés  de  la  haute 
grille  luisaient  plus  clairs  et  les  deux  lanternes 
suspendues  de  chaque  côté  de  la  porte  oscil- 
laient au  moindre  vent.  Leur  dorure  forgée  en- 
cadrait les  tailles  en  biseau  de  leur  cristal;  la 
nuit,  on  ne  les  allumait  plus,  car  Hermas  n'était 
point  hospitalier. 

On  ne  savait  rien  de  lui,  et  comme  être  hau- 


LK    TUI  ll.l     MJIK 


laiii  et  liiciluriic  coiislilue,  aux  yeux  de  la  bas- 
sesse huniaiiie.  une  infraction  à  ses  usages  et 
une  sorte  de  sortilège  où  on  se  dilTérencie  de  sa 
servitu<le.  ou  envisagea  celte  réserve  avec  mir 
malveillance  contenue  à  peine  par  une  réputa- 
tion d'extrême  richesse.  Cette  double  sorcellerie 
de  Tor  et  du  silence  conslituail  llermas. 

Kn  elTet.  précédant  son  installation  danscette^ 
demeuiv.  des  voitures  y  avaient  amené  de  nia- 
gniliques  mobiliers,  lue  de  ces  voitures  chargée 
de  cristaux  rares  et  d'inestimables  verreries  qui 
s'entrechoquaient  aux  cahots  en  traversant  la 
ville,  au  pas  lourd  des  chevaux,  y  laissa  le  sou- 
venir d  un  tintement  mystérieux.  Le  lendemain 
passèrent  les  argenteries,  car  Hermas  se  plaisait 
à  im  luxe  solitaire. 

C'était  son  droit,  ayant  su  s'interdire  tout 
mélange  entre  soi  et  les  choses,  car  il  suflit, 
pour  innocenter  une  jouissance,  de  conserver, 
au  delà  de  son  atteinte,  un  intangible  point  qui 
sache  en  être  intact  à  jamais.  Hermas  était  de 
ceux  qui  ont  droit  à  tout  par  la  supériorité  où 
ils  sont  d'en  pouvoir  neutraliser  l'esclavage  ; 
aussi  il  accommoda  sa  solitude  à  un  entour  de 
magiiilicence    silencieuse,    apparentèo     fi    ses 


15->  l.A    CANNF.    DE    JASPE 

songes  ;  puis  les  portes  se  refermèrent  sur  ces 
merveilles  sans  que  l'oubli  pût  se  faire  de  leur 
passage  à  travers  les  rues  de  la  petite  ville. 

On  commentait  fort  l'attitude  de  cette  retraite 
où  nul  ne  fut  admis  à  pénétrer;  aussi  la  venue 
d'Hermotime  produisit-elle  quelque  étonnement 
d'un  privilégié,  à  ce  point  en  familiarité  avec  la 
réserve  de  ce  hautain  jeune  homme  qui  au  verre 
de  miraculeux  cristal  où  il  buvait,  disait-on, 
assis  seul  devant  sa  table  étincelante,  semblait 
avoir  bu.  à  jamais,  avec  le  silence,  un  de  ces 
philtres  qui  désapparient,  pour  toujours,  quel- 
qu'un d'avec  ses  semblables  et  ne  le  rendent 
plus  conforme  qu'à  soi-même. 

Cette  situation  d'avoir  confisqué  ainsi  pour 
son  usage  ce  qui  sert,  d'habitude,  de  prétexte  à 
ostentation,  concordait  avec  cette  retraite  d'un 
homme  seul  dans  un  lieu  dont  la  disposition  et 
l'architecture  semblaient  comporter  l'entourage 
d'une  sorte  de  popularité  choisie  —  domestique 
ou  amicale. 

Les  curieux  se  désappointaient  de  voir  les 
habitudes  du  fantasque  maître  si  contraires,  non 
seulement  à  leur  curiosité,  mais  encore  à  l'çtat 
qu'eussent  paru  lui  devoir  imposer  les  appa- 


Il       IHIFI.E    NOIH  lr>',) 


rences  presque  princières  du  château  où  il  \  ivail 
à  l'écart. 

L'aspect  du  lieu  s'embellissait  pourtantde  ce 
contraste  intentionnel.  Tl  avait  une  sorte  de 
gravité  fatidique,  cette  façon  de  grâce  superflue 
qu'ont  les  endroits  en  désaccord  avec  leur  des- 
tination originelle.  Leur  inutilité  et  leur  dispro- 
portion semblent  ne  plus  s'ajuster  qu'à  quelque 
manie  spirituelle  du  maître  qui  les  habite.  C'est 
en  lui  où  se  fait  la  concorde  de  leur  disparate; 
il  est  le  point  où  s'équilibre  la  jonction  de  leurs 
mystères,  et,  sans  plus  d'autre  attribution  que 
de  satisfaire  à  quelque  mélancolique  singularité 
qui  s'emblématise  en  eux,  ne  coïncidant  plus 
avec  la  vie.  on  les  sent  se  proportionner  à  un 
songe  et  ils  prennent  à  cela  je  ne  sais  ([uoi  de 
fictif  et  d'imaginaire  où  il  se  rehaussent  et  s'im- 
mobilisent. 

Le  logis  d'Hermas  consistait  en  un  rez-de- 
chaussée  surmonté  d'un  étage,  le  tout  vaste.  De 
hautes  et  larges  fenêtres  à  grandes  glaces  ou  à 
petits  carreaux  alternaient  sur  la  façade,  sépa- 
rées l'une  de  l'autre  par  des  colonnes  plates  de 
marbres  divers.  Au-dessus  de  chaque  fenêtre 
souriait  ou  grimaçait,  sculptés  dans  la  pierre, 


IfiO  LA    CANNE    DE    JASPE 


un  masque  satyrique  ou  une  face  héliconienne. 

Cette  façade  se  développait  au  fond  de  la  spa- 
cieuse cour  légèrement  bombée.  Hertulie  mar- 
chait lentement  sur  les  pavés  inégaux.  Venue 
consulter  Hermas,  maintenant  elle  hésitait  à 
entrer.  L'autre  année  pourtant  elle  s'était  fami- 
liarisée avec  lui  à  force  de  l'avoir  rencontré  dans 
le  vieux  jardin  où,  avec  Hermotime,  ils  s'as- 
seyaient tous  les  trois,  au  crépuscule,  en  face  des 
allées  d'eau.  Hermas  se  montra  toujours  envers 
la  jeune  femme  d'une  politesse  cérémonieuse; 
mais,  le  soir  où  il  lui  remit  la  lettre  et  lui  parla 
plus  longuement,  elle  avait  senti  dans  sa  voix 
quelque  chose  de  si  lointain  que  le  mélancolique 
interlocuteur  de  son  désespoir  s'éloigna  en  sa 
pensée  à  des  confins  de  songe,  à  une  sorte  de 
distance  d'outre  vie  dont  elle  gardait  une  ap- 
préhension sybilline  comme  s'il  en  devait  sortir 
la  réponse  même  de  la  Destinée. 

Elle  hésitait  à  quelle  porte  elle  frapperait. 
Toutes  trois  étaient  fermées  et  des  heurtoirs  de 
bronze  y  crispaient  leur  saillie  ornementale. 
Enfin  elle  se  décida  pour  celle  du  milieu.  Le 
coup  se  répercuta  à  l'intérieur.  On  devinait  aux 
prolongements  de  cet  écho  la  maison  vaste  par- 


l.K    TUi:i  I.i:    NOIR 


courue  de  longs  corridors.  Le  marbre  poli  du 
dallage  mirait  limpidement  les  murs  de  stuc  du 
vestibule.  Une  fraîcheur  délicieuse  en  agrandis- 
sait encore  les  belles  proportions.  Des  galeries 
s'en  détachaient  au  bout  desquelles  on  voyait, 
par  des  portes  vitrées,  des  perspectives  diverses 
de  treillages  en  portiques  et  en  arcades  ;  des  ifs 
enguirlandés  de  roses  dressaient  leurs  obélisques 
aux  intersections  des  allées.  C'était  à  la  fois 
grandiose,  coquet  et  triste. 

L'escalier  que  monta  ilertulie  la  conduisit  à 
travers  une  série  de  chambres,  toutes  curieuse- 
ment meublées,  d'un  même  goût  fastueux  et 
morne.  Les  objets  s'y  immobilisaient  en  unef 
sorte  de  solitude  anxieuse  ou  indifférente.  Dans 
ces  pièces,  conformes  à  quelque  visiteur  taci- 
turne, les  parquets  en  mosaïques  de  bois  ne  cra- 
quaient pas  sous  le  pied.  Le  silence  y  semblait, 
bien  qu'absolu,  plutôt  comme  en  suspens  que 
définitif  ;  il  n'avait  pas  cette  imperceptible  vie 
dont  se  craquelé  sa  plus  glaciale  léthargie  et, 
par  contre,  on  ne  sait  quoi  d'apparent  et  de  su- 
perficiel en  fêlait  la  stabilité. 

Parmi  ces  chambres,  une  se  distinguait  par 
ses    tentures  charmantes.    Les   lés    de   l'étoffe 


ir.2  LA    CAN>'E    DE    JASPE 


gardaient  empreinte  comme  l'ombre  moite  d'un 
attouchement  de  ileurs  sur  qui  on  les  eùi  an- 
ciennement plies,  et,  à  cause  de  cette  étoffe  d'un 
vert  très  pâle,  un  mobilier  de  bois  jaune  clair  et 
d'ors  vieillis  alanguissait  ses  formes  et  cris- 
pait aux  angles  ses  consoles  où  se  congelaient, 
debout,  des  vases  de  jade. 

Dans  une  autre  de  ces  chambres,  Hertulie 
vit  avec  étonnement  beaucoup  de  miroirs 
appendus  auxmurs.  Enfermés  en  des  cadres  d'or, 
d'écaillé,  d'ébène  ou  de  burgau,  ils  s'opposaient 
les  uns  aux  autres,  échangeaient  leurs  reflets 
réciproques  et  les  combinaisons  de  leurs  inci- 
dences ;  certains,  montés  en  des  bordures  de 
pierre,  ressemblaient  à  des  bassins  d'eau,  et 
Hertulie  en  passant  s'y  apparut  très  pâle. 

Elle  continua  à  chercher  Hermas  de  chambre 
en  chambre.  Des  portes  à  serrures  travaillées 
séparaient  ces  diverses  pièces  qui,  d'autres  fois, 
s'allongeaient  en  enfilades.  De  lourdes  portières 
de  soies,  de  satins  ou  de  moires  la  frôlaient  de 
leurs  franges  qui  tremblaient  longtemps  derrière 
elle.  Tout  était  vide. 

La  solitude  de  ces  vastes  appartements  se 
solitarisait   encore  plus   du   manque   au   mur 


l.i;    TKEFLE    NOIK 


\iV.i 


de  tout  portrait  ;  nulle  face  humaine,  gracieuse 
ou  triste,  n'assistait,  en  son  passé  mémorial,  à 
cet  appareil  de  richesse,  sans  aucun  visa«»e 
pour  témoin  de  sa  matérialité  délicate  ou  fas- 
tueuse. 

Di's  lustres  de  vieux  cristal,  compliqués  et 
scintillants,  pendaient  des  plafonds  hauts  par 
des  cordes  de  soie  ou  des  chaînes  d'argent  ;  leurs 
adamantines  couronnes  gélives  sacraient  l'ab- 
sence de  quelque  majesté  invisible,  et  leur 
lumineuse  congélation  glaçait  le  silence  et  gelait 
la  solitude  où  s'allongeaient  les  pendeloques  de 
leur  artilicielle  stalactite.  Certains  s'irisaient  de 
phosphorescences  comme  par  allusion  au  cou- 
chant qui  teignait  le  ciel  au  dehors  ;  ils  assimi- 
laient aux  imaginaires  couleurs  d'automne  de 
l'occident  leurs  fructilîcations  cristallines.  La 
journée  avançait  et  Hertulie  voyait  par  les  fenê- 
tres se  slratiiier  les  onyx  illusoires  des  nuées. 

Toujours  à  la  recherche  d'itermas,  elle  arriva 
enfin  à  une  spacieuse  salle  où,  par  les  croisées 
toutes  grandes  ouvertes,  un  vent  léger  éparpil- 
lait sur  une  table  des  feuillets  humides  d'écri- 
ture :  près  de  ces  cahiers,  une  flèche,  un  poignard 
nu,  une  gourde  et  une  clef  qu'Uertulie  reconnut 


16'(  I./V    CANNE    DE    JASPE 


pour  pareils  aux  siens  ;  l'épi  de  blé  caressait  de 
ses  longues  barbes  le  tapis  de  soie  mauve  qui 
étofïait  la  table  et  en  voilait  à  demi  de  ses  plis  le 
pied  d'ébène  dont  une  chimère  sculptée  tumé- 
fiait la  torsion. 

Des  fenêtres  on  voyait  le  jardin  d'Hermas. 
C'était  une  vaste  esplanade  dallée  de  marbre 
verdâtre;  malgré  la  dureté  de  sa  matière, 
sa  couleur  donnait  l'illusion  d'une  surface 
humide,  moisie  et  spongieuse.  Tout  autour,  des 
bordures  de  houx  pointillé  de  petits  fruits  rouges 
semblaient  taillées  dans  un  jaspe  sanguin.  Un 
bassin  d'eau  verdie  s'ornementait,  debout  sur 
une  patte,  d'un  ibis  rose  qui  avait  l'air  d'une 
fleur  malade.  Une  ligne  de  cyprès  coniques 
fermait  la  vue  de  cet  étrange  et  artificiel  maré- 
cage de  pierre  et  de  feuillage;  au-dessus  pour- 
rissaient les  restes  d'un  couchant  oxydé  de 
cuivre  et  vitrifié  de  salives  sanguinolentes  et 
tièdes. 

Tout  à  coup,  derrière  chaque  cyprès,  une 
flûte  discordante  chanta,  puis  elles  émirent, 
une  à  une,  la  note  de  leur  isolement;  ensuite 
elles  s'apparièrent  et  enfin  s'unirent  ;  elles  chan- 
taient, lointaines  et  minutieuses,  au  seuil  de  la 


E    TRKII.E    >OIH  lf)5 


nuit,  dans  quelque  embuscade  de  Tombre.  Leur 
mélodie  se  coupait  de  pauses  et  s'enflait  aux 
reprises.  Hertulie  y  reconnut  les  flûtes  de  son 
sommeil,  mais  plus  mortelles  et  plus  au  delà 
de  l'espoir.  Tout  ce  qu'elles  disaient  faisait  allu- 
sion à  l'absence  d'Hermotime,  elles  en  consa- 
craient l'irrévocabilité,  et  Hertulie  comprenait 
le  sens  de  ce  mélancolique  concert.  Hermotime 
ne  reviendrait  pas.  Elle  le  savait  depuis  bien 
longtemps  par  l'iris  brisé  et  par  les  hiéroglyphes 
des  chauves-souris  ;  elle  l'avait  lu  aux  grimoi- 
res de  leur  vol;  les  flûtes  le  lui  avaient  chuchoté 
et  il  lui  semblait  qu'Hermas  le  lui  redisait 
encore.  Gomme  autrefois,  près  de  l'Escalier  de 
Narcisse,  il  murmurait  :  Hertulie,  tendre  Her- 
tulie, on  a  fermé  les  fontaines;  elles  ont  pleuré 
toutes  les  nuits  plus  tristement;  elles  pleuraient 
dans  votre  vie  ;  elles  pleurent  dans  votre  des- 
lin.OHermotime!  tu  ne  reviendras  pas;  j'en  atteste 
la  flèche  voyageuse,  le  cruel  poignard,  la  gourde 
et  sa  signifiance  de  route  lointaine,  tout,  et  la 
clef  par  qui  tu  as  fermé  le  passé  sur  tes  pas. 
Hermotime  ne  reviendra  plus  ;  il  ne  pouvait 
pas  revenir.  L'épi  ne  redevient  plus  une  fleur  : 
la  sagesse  ne  redevient  pas  l'amour. 

10 


lOG  LA    CANNE    DE    JASPE 


Les  flûtes  s'étaient  tues  à  mesure  qu'Hermas 
semblait  avoir  parlé  et  Hertulie  mit  en  silence 
un  doigt  sur  ses  lèvres  ;  le  jardin  de  marbre 
vert  noircissait;  les  nuées  du  couchant  s'étei- 
gnirent; lentement,  à  reculons,  Hertulie  s'éloigna 
vers  le  fond  de  la  chambre,  puis  se  retourna  et 
disparut.  Derrière  elle  une  lourde  draperie  noire 
striée  d'or  retomba,  remua  un  instant  ses 
fronces  et  demeura  immobile  en  ses  plis  graves 
et  somptueusement  funèbres. 

Les  salles  par  où  repassait  la  fugitive  lui 
paraissaient  plus  spacieuses;  les  lustres  amortis 
suspendaient  au-dessus  de  sa  tête  le  pendentif  de 
leur  silence  cristallisé;  de  chambre  en  chambre, 
haletante  et  lasse,  dans  une  où  étaient  les  mi- 
roirs, elle  s'arrêta.  Son  image  s'y  multipliait  à 
l'infmi.  Hertulie  autour  de  soi  se  vit  jusqu'au 
fond  d  un  songe  où  elle  perdait  le  sentiment 
d'avoir  produit  tant  de  fantômes  identiques  à  sa 
pâleur;  elle  s'y  sentait  dispersée  à  jamais  et,  à 
force  de  se  voir  ainsi,  ailleurs  tout  autour  d'elle, 
elle  s'y  morcela  au  point  que,  dissoute  en  ses 
propres  reflets,  exorcisée  d'elle-même  par  cette 
surprenante  magie  où  elle  s'imaginait  indéfini- 
ment impersonnelle,  ses  genoux  fléchirent  et 


I.K      I  Kl.l  1.1      NOIK  ll'>T 


elle  s'alïaissa  doucement  sur  le  parquel,  inani- 
mée, tandis  que,  dans  la  chambre  solitaire,  au- 
dessus  des  yenx  clos  de  sa  face  pâle,  les  miroirs, 
en  leurs  cadres  d'or,  d'écaillé  et  d'ébène,  conti- 
nuèrent à  échanger  entre  eux  rillusoire  aspect 
de  leurs  réciproques  vacuités. 


li\S  LA.    CA>>'E    Dli    JASPE 


D  HERxMAS   A    HERMOTIME 


Il  est  donc  vrai  que  tu  aies  marché  vers  ton 
Destin!  Je  pressentais  cette  conjoncture.  On  ter- 
giverse vis-à-vis  de  soi-même,,  mais  qui  s'entre- 
voit se  cherche  ensuite  à  jamais,  et  les  présents 
que  tu  m'envoyas  m'apprirent  que  tu  t'étais 
trouvé.  Les  voici,  là,  sur  ma  table,  et,  en  les 
regardant,  je  pense  à  toi.  Je  te  revois  tel  que 
lors  de  nos  rencontres  dans  le  vieux  jardin. 
J'ignore  tes  voies,  ôHermotime!  quelles  pierres 
tu  as  fait  rouler  devant  toi,  sur  tes  chemins,  du 
bout  de  ta  canne  d'épine  noire.  Comment  en 
vins-tu  à  la  sagesse  de  te  conformer  à  tes  songes? 
C'est  à  soi-même  qu'on  s'initie.  Ce  fut  à  toi  qu'il 
fallut  que  tu  revinsses  à  travers  les  vaines  doc- 
trines. Hertulie  t'en  enseigna  davantage  que  les 
livres  des  philosophes.  Elle  avait  des  yeux  char- 
mants et  savait  tenir  une  fleur  de  ses  belles 
mains;  elle  lui  ressemblait.  Nous  ne  devons 
respirer  que  ce  que  nous  avons  fleuri  et  c'est  à 


LE    TR!:rLK    NOIH  1 0^» 


la  couleur  de  nos  yeux  où  se  nuance  la  beauté 
des  choses.  On  cherche  trop  loin.  Ton  ànie  scru- 
puleuse, didactique  et  formaliste  voulut  aller 
jusqu'au  bout  de  son  erreur.  L'amour  est  l'hôte 
de  la  sagesse,  disais-tu,  mais  tu  la  cherchais  où 
ne  paradait  que  la  simagrée  de  sa  présence.  La 
douleur  te  montra  la  fausseté  des  doctrines; 
que  peuvent-elles  pour  nous  guérir? 

J'ai  compris  l'envoi  de  la  flèche  messagère; 
faite  de  plume  et  d'acier,  elle  allège  en  nous  ce 
qui  peut  s'envoler,  elle  tue  ce  qui  doit  y  mourir. 
Le  poignard  nu  signifiait  déjà  ton  mortel  désir 
d'être  un  autre  homme,  et  la  gourde  voulait 
dire  ta  soif  de  te  connaître  au  miroir  embléma- 
tique où  l'on  s'apparaît  au  delà  de  soi-même; 
mais,  quand  j'ai  reçu  la  clef  fatidique,  j'ai  deviné 
qu'elle  t'ouvrait  l'accès  de  ton  Destin,  et  l'épi 
mur.  ô  Hermotime!  te  représente  à  mes  yeux. 

Tout  cela  est  beau.  L'amour  te  donna  l'instinct 
de  conformer  ton  âme  à  la  beauté  du  sentiment 
dont,  avec  les  maux  qu'il  comporte,  tu  conce- 
vais l'accueil  qu'il  mérite.  Tu  voulus  parer  ton 
àme  pour  son  triomphe  et  désarmer  ta  victoire 
et,  en  donnant  l'amour  à  la  sagesse,  donner  la 
sagesse  à  l'amour.  Tu  as  vu  que  c'était  en  toi 

10. 


170  LA    CANNE    DE    JASPE 

■ r 

OÙ  gisait  le  secret  d'être  un  autre  :  l'obligatoire!  J 
notre  mystérieux  dormant  que  n'éveillent  ni  les 
subtilités  des  méthodes,  ni  le  bruit  des  contro- 
verses, ni  rien  de  ce  qui  n'est  pas  congénère  à 
son  mystérieux  silence. 

Tout  cela  est  beau,  Hermotime,  et  j'imagine 
aux  jardins  où  nous  nous  promenions  une  part 
du  miracle  où  tu  t'es  transformé.  Souviens-toi 
de  l'Escalier  de  Narcisse;  les  lieux  agissent  à 
leur  insu  sur  nos  songes,  c'est  là  maintenant 
où  les  tiens  se  retrouveront  le  mieux  autour 
d'eux. 

Reviens  donc,  mon  frère,  car,  au  bout  des 
allées  d'eau,  tu  trouveras  la  sépulture  d'Hertulie. 
C'est  là  qu'elle  repose.  Nous  y  reposerons  aussi 
un  jour.  Où  on  voyait  trois  statues  s'élèveront 
trois  tombeaux.  Le  sien  déjà  est  au  milieu.  Le 
monument  est  d'un  marbre  rose  et  noir,  l'en- 
droit à  jamais  silencieux,  car  j'y  ai  fait  détruire 
les  fontaines;  à  la  place  on  a  planté  des  fleurs, 
les  plus  naïves  et  les  plus  fraîches  —  d'autres 
croîtront  pour  nous  —  on  dirait  que  l'aurore  a 
posé  sur  celles-là  son  pied  nu.  Hertulie  ne  fut- 
elle  pas  l'aurore  de  ta  vraie  science,  le  prin- 
temps de  ta  sagesse  dont  tu  goûtes  maintenant 


Il-     THKIl.r.    NOIU  171 


Topulent  été;  tu  en  connaîtras  peut-être  les 
amers  automnes;  c'est  la  saison  de  mon  âme  et 
voici  qu'elle  vient  aussi  sur  les  vieux  arbres  du 
jardin. 

Il  m'appartient  maintenant,  je  l'ai  acheté  tout 
entier  et  joint  aux  miens  ;  ma  solitude  est  vaste, 
tu  vois,  et  nous  y  pourrons  au  moins  marcher 
la  face  nue,  ayant  dédaigné  Tun  et  l'autre  les 
masques  oii  se  déguisent  les  humains,  nous  qui 
portons  à  jamais  le  seul  visage  de  noire 
Destinée. 


HISTOIRE  D'IIERMAGORE 


A  sAryr  .ilijes  i.iiospital'EH, 


Il  avait  été  loni^ temps  le  Pauvre  Pêcheur 
qu'on  voit  à  l'estuaire  du  fleuve,  debout  sur  sa 
barque  immobile. 

L'eau  passe  lentement  le  long  du  bordage  et, 
comme  elle  vient  de  très  loin,  du  fond  des  terres 
sylvestres  ou  plantureuses,  elle  entraîne  à  la 
dérive  des  feuilles,  des  pailles  et  parfois  une 
fleur,  des  herbes  qui  s'entravent  au  bateau  ou 
tournoient  dans  quelque  remous.  Le  ciel  est 
gris  sur  une  mer  pâle;  le  sable  des  berges  va 
rejoindre  les  dunes  du  rivage;  la  barque  oscille 
imperceptiblement;  souffrante  et  lasse,  elle 
geint:  la  plainte  de  ses  jointures  se  mêle  aux 
soupirs  du  câble  et  les  bras  maigres  ne  lèvent 
qu'un- filet  vide. 

Depuis  des  jours  et  des  années,  il  l'avait  bien 
souvent  levé  en  vain.  Le  poisson  ne  s'y  prenait 


l'G  I-A    CA>NF.    DK    .TASPF. 


pas.  bien  que  le  Pêcheur  fût  patient  et  attentif  à 
consulter  le  vent,  la  saison,  la  marée,  avec 
grand  soin  que  son  ombre  ne  dépassât  pas  la 
barque  et  pas  une  fois  il  ne  vit  son  visage  dans 
l'eau . 

Parfois,  las  de  la  station  inutile,  il  ramait 
vers  la  haute  mer.  Les  lames  plus  fortes  ber- 
çaient lourdement  sa  mélancolie; l'eau  profonde 
verdissait.  Du  large  il  voyait  la  côte  sablonneuse 
et  l'estuaire.  Le  vent  sifflait  dans  les  cordages 
et,  tout  le  jour,  le  pêcheur  s'acharnait  à  sa 
tâche. 

A  ces  journées  rudes  et  infructueuses,  il  pré- 
férait la  médiocrité  d'une  proie  dérisoire,  le  fre- 
tin des  eaux  douces,  le  calme  du  fleuve,  son 
balancement  paresseux,  sa  fuite  onctueuse  et 
monotone  où  passaient,  une  à  une,  des  feuilles, 
des  pailles,  une  fleur. 

Les  oiseaux,  ne  le  craignant  point,  volaient 
autour  de  lui.  C'étaient  des  mouettes  grises  à 
envergure  aventureuse.  Les  bergeronnettes  qui 
sautillent  sur  le  sable  des  berges  lui  plaisaient 
davantage.  Avec  elles  sa  pensée  allait  à  de 
vastes  terres  intérieures  où  ne  murmurent  pas 
d'autres  eaux  que  les   sources    où  boivent  les 


LE    TllÈrLi:    NOIR  177 


|r 


patres  ;  la  vase  molle  autour  des  mares  est 
piétinée  par  les  bestiaux;  le  parfum  du  foin  se 
mêle  à  l'odeur  des  étables  :  il  y  a  des  ruches 
d'abeilles  dans  les  jardins  et  des  meules  s'ali- 
gnent sur  les  chaumes;  du  petit  champ  carré 
où  l'on  bêche  au  soleil,  on  n'a  devant  soi,  au- 
dessus  des  haies  vives,  que  le  ciel.  La  sueur 
coule  du  front  on  gouttes  tièdes,  et  l'ombre  des 
arbres  est  si  fraîche  qu'on  croirait  boire  à  une 
fontaine. 

Un  soir  qu'il  songeait  ainsi  en  étendant  ses 
filets  sur  le  sable  autour  de  sa  barque  tirée,  il* 
entendit  quelqu'un  qui  lui  parla.  C'était  un 
étranger;  sa  stature  s'appuyait  sur  un  bâton; 
avec  ses  traits  las  et  son  manteau  de  bure  il 
ressemblait  au  crépuscule.  L'homme  demandait 
à  acheter  les  engins  et  le  bateau  et,  tout  en 
parlant,  comptait  dans  l'ombre,  une  à  une, 
des  pièces  d'or. 

A  l'aube,  Hermagore  le  Pêcheur  s'arrêta  au 
milieu  d'une  vaste  plaine  sablonneuse  où  pous- 
saient des  herbes  bleuâtres.  Le  fleuve  l'avait 
rejoint  par  un  caprice  de  ses  méandres,  et  -son 
eau  glauque  coulait  entre  des  îles  qui  s'y  reflé- 
taient et  semblaient  s'y  enraciner  par  les  cheve- 

11 


17i^  LA    CANNE    DE    .lASl'E 

1  lires  de  leurs  arbres  renversés.  Un  oiseau  s'en- 
vola d'un  buisson;  des  papillons  voltigeaient 
avec  leurs  ailes  de  soie  endormie,  gris  et  roses, 
certains  jaunes  comme  de  l'or.  Hermagore  tâta 
la  somme  qu'il  portait  dans  une  sacoche  de 
toile  et  se  remit  en  route.  Le  crépuscule  vint, 
et  chaque  soir  le  marcheur  recomptait  son 
humble  trésor. 

A  la  fin  d'un  jour  où  il  avait  parcouru  de 
molles  prairies,  Hermagore  aperçut  des  forêts. 
Elles  barraient  tout  l'horizon  de  leur  ligne  mas- 
Vive  :  à  l'intérieur  c'étaient  de  longues  ténèbres, 
des  espaces  de  silence;  parfois  la  futaie  parais- 
sait finir  et  s'élaguer  en  orée;  alors  il  se  mettait 
à  courir,  mais  le  bois  recommençait  en  contre- 
bas de  quelque  ravin  dont  la  crête  et  les  arbres 
en  interstices  sur  le  ciel  avaient  simulé  cette 
éclaircie  d'où  Ton  dominait  la  continuation,  au 
loin,  de  cimes  ondulantes. 

Longtemps,  en  ces  solitudes,  Hermagore  n'en- 
tendit que  le  vent,  mais  un  jour  il  reconnut  des 
échos  qui  se  renvoyaient  le  bruit  d'une  hache, 
et,  s'étanî  orienté,  il  rencontra  des  bûcherons 
qui  abattaient  des  hêtres;  plus  loin  il  vit  fumer 
un  toit,  et  il  aperçut  enfin  la  terre  qu'il  avait 


I.E    THÎ;iLi:    NOIK  17'.» 

rêvée.  Les  collines  ondulaient  lentement;  des 
prairies  alternaient  avec  des  champs  de  blé  le 
long  desquels  s'alignaient  des  peupliers  ;  parfois 
on  entendait  chanter  une  tlûte;  des  linges 
séchaient  sous  les  saules  et.  le  soir,  tout  sem- 
blait si  calme  qu'on  n'osait  pas  marcher  dans 
riierbe. 

Le  petit  champ  était  situé  au  penchant  d'une 
colline;  carré,  des  haies  l'entouraient.  Herma- 
gore  le  cultiva  avec  soin.  Dans  la  terre  profon- 
dément labourée  il  ensemença.  Tout  l'hiver  il 
fut  heureux,  mais  au  printemps  il  vit  que  les 
champs  voisins  seraient  plus  fertiles  que  le  sien. 
(]ela  eut  lieu.  A  peine  si  sa  récolte  suffirait  aux 
semailles  prochaines.  La  moisson  suivante  s'an- 
nonça plus  maigre  encore  :  les  oiseaux  s'achar- 
nèrent, et  on  voyait  Hermagore  parmi  les  épis 
clairsemés,  debout,  comme  jadis  dans  sa 
barque  plate,  gesticulant  et  jettant  des  mottes 
de  terre  aux  pillards. 

Parfois  il  désertait  sa  garde  et  parcourait  le 
pays:  partout  des  moissons  plantureuses  mûris- 
saient et  le  privilège  de  sa  misère  lui  parut  plus 
amer.  Des  troupeaux  passaient  et,  de  loin,  il 
les  regardait  comme  jadis  disparaître  à  l'iiori- 


1<S0  LA    CANNE    DE    JASPE 


zon  les  navires;  leurs  voiles  connaissent  tous 
les  vents  et,  par  des  mers  lointaines,  ils  vont  à 
de  riches  contrées  d'où  leurs  cales  reviennent 
imprégnées  de  l'odeur  des  cargaisons  pour  enri- 
chir des  maîtres  puissants  qui,  en  dés  demeures 
ornées  de  coraux  et  de  cartes,  supputent  les 
escales  et  les  marées. 

L'année  suivante  fut  telle  qu'Hermagore  glana 
pour  pouvoir  semer.  Il  allait  par  les  champs, 
courbé  sous  le  soleil.  Enfin  ses  semailles  pros- 
pérèrent: son  -champ  aussi  fut  vermeil,  et, 
il  le  regardait  préparer  sa  prospérité  quand, 
le  ciel  se  couvrit.  L'orage  creva  en  grêle;  pas 
un  épi  ne  resta  debout,  et  Hermagore,  pâle  et 
silencieux  de  colère  et  de  désespoir,  s'éloigna, 
à  travers  la  plaine,  la  face  meurtrie  et  les  mains 
saignantes  des  grêlons  qui  les  avaient  blessées. 

Comme  il  s'approchait  d'une  fontaine  pour  y 
laver  ses  plaies,  il  vit  un  homme  couché  sur  le 
bord  et  endormi.  C'était  ce  même  étranger  qui 
lui  compta  jadis  les  pièces  d'or  pour  Tachât  de 
la  barque;  il  avait  donc  quitté  les  rames  et  le 
filet,  et  Hermagore,  au  moment  de  réveiller  afin 
de  s'enquérir  de  ses  fortunes,  remarqua,  à  côté 
du  dormeur,  une  bourse  entr'ouverte  ;  des  mon- 


LE    TKÎl  I.K    NOIK  181 


naies  y  scintillaient;  quelques-unes  luisaient 
entre  les  doigts  de  la  main  fermée;  il  avait  dû 
commencera  les  jeter  dans  Teau,  car  on  en  dis- 
tinguait, à  travers  la  transparence,  qui  repo- 
saient sur  le  fond  de  sable  de  la  source. 
L'homme  dormait  toujours.  Hermagore  ramassa 
la  bourse  et,  ayant  marché  toute  la  nuit  et  une 
partie  de  la  matinée,  il  arriva  vers  midi  en  vue 
d'une  ville. 

Les  maisons  se  groupaient  autour  d'un  vaste 
dôme  accompagné  d'autres  plus  petits.  Des 
palais  bordaient  un  large  fleuve  traversé  de 
ponts  bombés;  les  arbres  se  mêlaient  aux  mai- 
sons; parfois  ils  s'alignaient  en  longues  avenues 
ou  se  répandaient  en  jardins.  Des  eaux  y  miroi- 
taient. Les  rues  vaquèrent,  désertes  à  cause  de 
la  chaleur. 

D'immenses  cimetières  entouraient  la  ville; 
on  eut  dit  des  forêts,  un  cyprès  se  dressant  à 
chaque  angle  de  chacune  des  tombes  qui  étaient 
toutes  en  pyramides  ou  de  blocs  carrés  de 
pierre.  Les  premières,  celles  des  femmes,  ornées 
de  roses.  Le  parfum  du  lieu,  par  ce  mélange  de 
fleurs  et  de  feuillages,  se  composait  à  la  fois 
amer  et  doux  comme  la  mort  même.  Là-bas  une 


1S"2  I.A    CANNE    Dr.    TASPI. 


visiteuse  solitaire  allait  lentement  parmi  les 
tombes.  Son  long  voile  jaune  s'accrochait  par- 
fois à  la  branche  d'un  cyprès  ou  aux  épines 
d'une  rose,  et  alors  on  voyait  son  visage,  qui 
était  délicatement  fardé.  Une  fois  elle  se  pencha 
pour  lire  un  nom,  et  les  médailles  de  son  bra- 
celet tintèrent  sur  le  marbre,  puis  elle  s'assit  et 
elle  pleura.  Hermagore  s'approcha  :  «  Pourquoi 
pleures-tu?  »  lui  dit-il.  «  D'où  viens-tu  donc, 
passant!  »  répondit-elle,  «  pour  ignorer  ma 
célèbre  douleur  ?  On  en  parle  au  loin  et  toi  seul 
n'en  saurais  rien.  N'as-tu  pas  su  qu'llalie  aima. 
Elle  aima  celui  qui  l'a  délaissée.  Il  est  parti,  et 
dès  lors  je  me  plus  à  errer  dans  ces  lieux;  il  est 
parti  un  soir  et  m'a  quittée  pour  la  pauvreté  et 
la  sagesse,  et  on  dit  qu'il  est  maintenant  pêcheur 
au  bord  d'un  fleuve,  près  de  la  mer!  »  «  Moi 
aussi  j'ai  été  pêcheur  au  bord  d'un  fleuve  )), 
répondit  Hermagore,  «  j'ai  labouré  une  terre 
aride,  je  suis  las  du  soc  et  de  la  rame  et  je  viens 
vers  l'or  et  vers  l'amour.  » 

Hermagore  qui  avait  couché  nu  parmi  les 
roseaux  du  fleuve  et  dormi  la  tête  sur  une 
pierre  dans  le  sillon  de  son  champ,  qui  avait 
été  flagellé  par  le  vent,  piqué  par  les  abeilles  et 


LK  TiiKFi.E  >oni  Is:? 


aboyé  par  les  chiens,  coucha  sur  des  lits  de 
bronze  et  dormit  sur  des  soies  tissées.  On 
réventait  de  palmes  et  on  le  berça  de  chansons  ; 
des  parfums  fumèrent  à  son  chevet.  Ce  furent 
d'étonnantes  amours.  Il  devint  célèbre  et 
recherché,  car  il  y  a  une  secrète  et  lâche  dou- 
ceur, pour  ceux  qu'elle  repousse,  à  fréquenter 
au  moins  les  amants  heureux  de  la  femme 
qu'on  désire,  et  Ilalie  hantait  les  songes  des 
jeunes  hommes  comme  une  statue  hautaine. 
Un  matin  on  la  trouva  nue  sur  sa  couche  et  plus 
blanche  que  du  marbre,  souriante  comme  si 
elle  fût  morte  de  joie. 

Hermagore  ne  la  pleura  point.  On  admira  la 
supériorité  de  son  indifférence,  et  la  rumeur  du 
renom  d'élégance  qu'elle  lui  valut  parvint  jus- 
qu'à la  reine.  Elle  habitait  un  palais  surmonté 
d'un  vaste  dômeentouréd'autres  plus  petits.  Her- 
magore y  fut  introduit  en  secret,  et  souvent  le 
soir  il  y  entrait  pour  n'en  sortir  qu'à  l'aurore. 
La  reine  l'aima  et.  comme  il  y  a  dans  les  des- 
tins des  contagions  mystérieuses,  il  devint  roi, 
celui  pour  qui  on  régnait  étant  mort,  idiot  et 
béat,  dans  le  pavillon  solitaire  où  il  se  traînait 
en  bavant  sur  les  dalles.  La  sépulture  du  défunt 


1S4  LA    CANNE    DE    JASPE 

consacra  ravénementde  l'usurpateur;  quelques 
têtes  coupées  consolidèrent  l'aventure.  L'arro- 
gance du  parvenu  fit  croire  à  sa  prédestination. 
On  se  prosterna  devant  lui;  il  sennuya. 

Un  jour  qu'il  traversait  la  grande  place  de  la 
ville,  en  plein  soleil,  couronne  en  tête  et  sceptre 
à  la  main,  il  remarqua  un  homme  vêtu  de  hail- 
lons qui,  debout,  le  considérait  en  riant.  Il  re- 
connut de  nouveau  l'étranger  qui  lui  avait 
acheté  sa  barque,  le  dormeur  dont  la  bourse  le 
tenta,  un  soir,  près  de  la  fontaine.  Sur  l'ordre 
du  roi  on  amena  devant  lui  le  loqueteux. 
«  Pourquoi  ris-tu?  »  dit  Hermagore,  «  que  veux- 
tu  de  moi,  parle.  »  «  0  roi  »,  répondit  le  misé- 
rable, «  je  regarde  à  tes  pieds  Tombre  que  fait 
ta  gloire  «;  et  le  roi  ayant  baissé  les  yeux  vit 
cette  ombre-  Composée  d'une  crête  par  la  haute 
couronne,  d'un  bec  par  le  sceptre,  d'ailes  par  le 
manteau,  elle  était  difforme  et  trapue,  et,  mons- 
trueuse, elle  semblait,  avec  son  envergure  chi- 
mérique, quelque  bêté  hargneuse  et  infirme, 
accroupie  aux  pieds  du  triomphateur  et  qui  le 
précédait. 

Le  roi  Hermagore  comprit  l'allusion  du 
mendiant.  Il  lui  semblait  avoir  vu  dans  la  parc- 


LE    TKi:i  LK    NOIR  IS." 


die  de  son  corps  l'image  même  de  son  àme,  et  il 
pleura.  Le  soir  il  s'enfuit  de  la  ville  furtive- 
ment et.  après  avoir,  en  passant,  jeté  dans  la 
fontaine  où  jadis  il  déroba  le  dormeur  son 
sceptre  et  son  diadème,  il  arriva  au  petit  champ 
qu'il  avait  autrefois  labouré  et,  couché  nu  sur 
la  terre  dure,  il  s'y  laissa  mourir. 

Cette  année-là,  s'annonça  dans  tout  le  pays 
une  moisson  extraordinaire;  des  enfants  se  per- 
dirent dans  les  blés.  Seul  un  petit  champ  resta 
stérile;  il  s'étendait  sur  le  penchant  de  la  col- 
line, inculte  et  plein  de  ronces,  vert  sur  le  jaune 
environnant,  mais  quand  on  eut  coupé  tout  le 
blé  d'alentour,  de  près,  on  vit  que,  seul,  un 
énorme  épi  y  avait  poussé  et  on  découvrit  un 
squelette.  Il  était  étalé  les  bras  en  croix  et  du 
crâne  germait  la  miraculeuse  merveille.  Un 
étranger  qui  travaillait  à  gages  parmi  les  mois- 
sonneurs s'avança,  cueillit  l'épi,  puis,  à  genoux, 
courbé,  embrassa  sur  la  bouche  le  masque 
d'ivoire.  On  le  regarda  faire  en  silence  et, 
comme  il  ne  se  relevait  'pas,  on  s'aperçut,  en  le 
touchant,  qu'il  était  mort! 


11. 


HEHMOCRATE 


OL'    LE  RÉCIT    qu'on    m'a    FAIT   DE    SES    FUxNÉRAILLES 


.1  .V.  /./;  coMTi:  Di:  clapiers. 


Je  fus  réveillé  au  matin  par  un  bruit  de  voix 
inaccoutumé;  tout  se  tut;  un  cheval  frappait  du 
sabot  le  pavé  de  la  cour  et,  au  moment  où,  sor- 
ti de  mon  lit,  j'ouvrais  la  fenêtre,  on  gratta  à 
ma  porte;  sans  attendre  ma  réponse  mon  valet 
entra,  une  lettre  à  la  main.  Je  rompis  le  large 
sceau  noir  et  je  lus  que  le  duc  Hermocrate  était 
mort. 

Le  poids  de  la  cire  sigillaire  inclinait  légère- 
ment un  angle  de  l'écrit  déplié;  au  dehors  les 
fers  sonnèrent  sur  le  grès  et  je  vis,  enlevant  au 
galop  son  cheval  pommelé,  le  courrier  franchir 
la  grille  ;  il  enfila  l'avenue  et  je  suivais  des  yeux 
cette  figure  inattendue,  brusque  et  diminuée,  se 
réduire  peu  à  peu  à  une  proportion  de  vignette 
comme  au  haut  d'une  page  dont  je  tenais  entre 
mes  doigts  le  feuillet. 


Je  fus  réveillé  au  matin  par  un  bruit  de  voix 
inaccoutumé;  tout  se  tut;  un  cheval  frappait  du 
sabot  le  pavé  de  la  cour  et,  au  moment  où,  sor- 
ti de  mon  lit,  j'ouvrais  la  fenêtre,  on  gratta  à 
ma  porte;  sans  attendre  ma  réponse  mon  valet 
entra,  une  lettre  à  la  main.  Je  rompis  le  large 
sceau  noir  et  je  lus  que  le  duc  Hermocrate  était 
mort. 

Le  poids  de  la  cire  sigillaire  inclinait  légère- 
ment un  angle  de  l'écrit  déplié;  au  dehors  les 
fers  sonnèrent  sur  le  grès  et  je  vis,  enlevant  au 
galop  son  cheval  pommelé,  le  courrier  franchir 
la  grille;  il  enfila  l'avenue  et  je  suivais  des  yeux 
cette  figure  inattendue,  brusque  et  diminuée,  se 
réduire  peu  à  peu  à  une  proportion  de  vignette 
comme  au  haut  d'une  page  dont  je  tenais  entre 
mes  doigts  le  feuillet. 


192  LA   CANKE    DE   JASPE 


L'auberge  où  on  arrêta  à  la  nuit  était  bonne. 
La  chambre  à  rideaux  de  serge  donnait  sur  la 
grand'place  ;  l'horloge  sonna  d'heure  en  heure; 
je  dormis  mal. 

Au  sortir  de  la  ville,  le  chemin  reprenait 
entre  deux  lignes  d'arbres.  Vers  midi  nous  lon- 
geâmes un  canal.  Sa  lame  d'eau  plate  se  conti- 
nuait indéfiniment,  tantôt  rigide  entre  les  berges 
droites,  tantôt  flexible  entre  les  rives  tournantes. 
Des  hâleurs  traînaient  de  lourdes  barques;  un 
petit  àne  les  y  aidait.  Durant  le  voyage  le  long 
de  ce  paysage  morne  et  presque  pareil  à  son 
reflet  rien  n'avait  distrait  mes  pensées.  Elles 
s'occupèrent  du  duc  Hermocrate.  Les  histoires 
narraient  sa  vie  surprenante  qui  s'amplifiait 
déjà  en  légende,  et,  aujourd'hui  terminée,  j'en 
revoyais  le  cours  et  l'aspect. 

Le  Destin  y  ressembla  à  une  fiction;  tout  s'y 
ordonna  comme  d'accord  avec  une  intention 
mystérieuse,  et  ce  mélange  de  tout  la  fit  quelque 
chose  d'unique  et  de  singulier.  L'aventure  y 
risqua  l'échec  et  y  escamota  la  gloire.  Vie  tur- 
bulente et  méthodique,  l'abondance  des  événe- 
ments y  fut  l'occasion  du  plus  constant  bonheur. 
Cette  main  leva  l'épée,  souleva  le  sceptre,    fit 


LE    TRKFLF    NOIR  193 


mouvoir  le  fil  des  mille  marionnettes  humaines. 
La  lampe  d'Aladin  mêla  sa  goutte  d'huile  à  la 
cire  fondue  de  la  torche  d'Eros  sur  la  chair 
engourdie  d'une  Psyché  à  deux  visages  et  éveilla 
la  Fortune  en  même  temps  que  la  Volupté.  Les 
affaires  du  temps,  avec  leurs  entreprises,  leurs 
péripéties,  leurs  issues,  fournirent  à  cet  homme 
les  expériences  de  sa  diplomatie  et  l'occupation 
de  sa  puissance.  De  sa  jeunesse  à  sa  vieillesse, 
tout,  amour,  pouvoir,  honneurs,  servilement  se 
donnèrent  à  lui.  Il  connut  le  bonheur  humain 
de  ses  excès  à  ses  minuties,  les  faveurs  du  sort 
de  sa  connivence  à  son  esclavage.  La  vie  lui 
offrit  toutes  ses  circonstances  au  point  de  lui 
permettre  toute  occasion,  du  haut  fait  à  la  ma- 
nigance; et  maintenant  il  était  mort.  Mort!  et 
que  regrettait-il  en  mourant?  Pendant  les  vingt 
années  de  sa  retraite  dans  ce  solitaire  château,  à 
quel  ressassement  de  soi-même  voua-t-il  son 
silence  en  suspens  sur  le  silence  éternel?  On  le 
disait  vivant  là  dans  un  écart  orgueilleux  avec 
le  prestige  du  pouvoir  volontairement  abdiqué, 
sauf  la  réserve  de  certaines  prérogatives  hono- 
rifiques, cérémonieux  et  hautain.  L'étiquette  est 
la  momie  de  la  grandeur,  la  gloire  s'y  atrophie 


l'.l'l  LA    CANNE    DE    JASPE 


en  poupée.  Il  se  plaisait  à  la  miniature  minu- 
tieuse des  fastes  efficaces  de  sa  vie.  Hélas  !  errant 
dans  les  somptueuses  galeries,  le  long  de  ces 
eaux  magnifiques,  droit  et  rogue,  attentif  sans 
doute  à  soi-même,  qu'avait-il  réentendu  du 
passé  dans  fécho  des  salles,  dans  la  voix  des 
fontaines,  sous  les  chênes  mémoriaux,  qui 
semblent,  avec  la  structure  de  la  vie,  la  voix 
même  du  Destin. 

Les  approches  de  la  forêt  annoncèrent  celle  du 
château.  La  route  coupait  des  futaies  admirables 
et  contourna  en  levée  un  vaste  étang.  Des  gre- 
nouilles y  coassaient.  Le  triangle  d'eau  immo- 
bile, dallé,  eà  et  là,  par  places,  de  nénufars, 
enfonçait  sa  pointe  parmi  les  roseaux.  A  des 
ronds-points,  d'un  obélisque  de  marbre  vert, 
irradiaient  des  routes  en  étoile.  L'une  d'elles, 
que  nous  suivîmes,  s'élargit  enfin  en  avenue, 
deux  contre-allées  la  bordaient;  entre  la  qua- 
druple rangée  d'arbres  le  carrosse  roula  plus 
vite;  je  mis  la  tête  à  la  portière. 

Dans  le  crépuscule  on  apercevait  le  château; 
il  était  massif  et  somptueux,  monumental  et 
délicat,  avec  ses  fenêtres,  ses  frontons,  ses 
combles.  Les  roues  s'adoucirent  sur  le  sable; 


I.K    TI5KI  i.r    N(»ll;  10.-) 

une  grille  forgée  ouvrait  son  passage  entre  deux 
bornes  de  pierre  cerclées  de  cuivre.  On  traver- 
sait des  potagers  ;  de  petits  bassins  carrés  lui- 
saient  comme  le  fer  des  bêches;  des  bâtiments 
bas,  avec  des  pots  à  feu  sur  leurs  corniches, 
entouraient  une  esplanade  circulaire  dont  le 
portail  laissait  voir  la  cour  d  honneur,  des 
arbres  en  caisses  l'ornaient.  On  arrêta  à  un 
perron.  Aux  portières,  des  laqiiais  haussaient 
des  cires  et  l'un  d'eux  me  précéda  dans  le  ves- 
tibule. Tout  y  était  déjà  drapé  de  noir;  une 
grande  lanterne  de  cristal  balançait  au  plafond 
sa  tlamme  crêpée,  et  le  majordome,  sa  haute 
(  anne  à  la  main,  inclina  devant  moi.  avec  le 
tintement  de  sa  chaîne  d'argent,  son  front 
chauve. 

Je  logeais  dans  l'aile  droite  du  château;  un 
t'andélabre  brûlait  sur  ma  table;  on  y  avait 
placé  la  liste  des  personnes  déjà  arrivées.  Je  la 
parcourais  en  attendant  le  retour  du  valet  parti 
sur  mon  ordre  s'enquérir  auprès  du  nouveau 
«lue  de  l'instant  où  il  pourrait  me  recevoir.  Les 
Ilotes  étaient  déjà  en  nombre.  Toute  la  parenté 
y  ligurait;  puis  les  amis  du  défunt,  des  digni- 
tiures  venus  payer  à  leur  collègue  la  redevance 


I9fi  LA    CANNE    DK    JASPE 


funèbre,  la  plupart  là  par  devoir  ou  par  conve- 
nance, quelques-uns  pour  l'avantage  de  vanité 
qu'il  y  a  à  être  de  quoi  que  ce  soit.  Mon  ancien 
camarade  Hudolphe  de  Haubourg  de  ceux-là. 
certes. 

On  frappa.  Hans  me  faisait  dire  de  l'aller 
rejoindre  dans  la  chambre  mortuaire  où  il  veil- 
lerait, à  dix  heures.  L'horloge  en  sonna  huit  et 
je  pris  le  parti  de  dîner  seul  dans  mon  appar- 
tement, appréhendant  de  risquer  le  repas  com- 
mun et  surtout  la  rencontre  de  Haubourg  et  la 
chance  de  le  subir.  Sa  conversation,  toute  d'é- 
tiquettes, de  prérogatives  et  de  qualités,  lassait 
même  l'inattention.  Le  sentiment  de  sa  dignité 
s'exagérait  en  manie,  s'acharnait  aux  plus  mi- 
nutieuses pratiques  II  revendiquait  ce  qu'on  lui 
devait  au  point  de  faire  douter  qu'on  le  lui  dûL 
Du  reste,  honnête  homme  bien  quinfatué;  l'éru- 
dition de  son  rang  le  rendait  exact  à  en  exiger 
les  préséances.  Les  cérémonies  lui  plaisaient; 
nuptiales  ou  funéraires,  il  n'en  manquait  pas 
une,  en  jouissant  délicieusement,  y  critiquant 
les  fautes,  goguenard  pour  celles  qui  lésaient 
autrui,  pointilleux  quant  à  celles  qui  l'eussent 
atteint.  Les  obsèques  du  vieux  duc  et  ce  qu'elles 


l.i:    Tl!i:i  LE    NOIH  l'.»7 


prétexteraient  avaient  dû  l'occuper  depuis  des 
années,  et  il  ne  ferait  moins,  pensais-je,  que  de 
s'y  montrer  admirable. 

J'avais  repoussé  le  chanteau  et  trempais  dans 
du  sucre  des  quartiers  de  poncire  quand  on  vint 
m'avertir.  Par  d'interminables  corridors,  j'ar- 
rivai au  vestibule.  L'escalier  montait  droit;  sa 
rampe  de  fer  forgé  bordait  ses  marches  de 
pierre.  Le  laquais  me  précédait  à  travers  des 
salons,  les  uns  sombres  où  on  se  heurtait  aux 
meubles  ;  à  tâtons,  je  sentais  en  les  évitant  le 
pelage  des  tapisseries  ou  la  chair  des  satins; 
parfois,  en  soulevant  une  draperie,  la  cheve- 
lure de  soie  des  effilés  me  frôlait  la  main  ou  le 
visage.  Ailleurs  les  lustres  flamboyaient;  la 
paume  des  appliques  étalait  en  bougies  sa  main 
de  lumière;  le  bois  doré  des  consoles  se  crispait 
à  soutenir  les  tablettes  de  marbre  rare  où,  sur 
des  socles  d'onyx,  reposaient  des  bustes  de 
bronze  adossés  aux  hautes  glaces  qui,  en  leurs 
cadres  de  burgau  ou  de  rocailles,  reflétaient  des 
tonsures  d'empereur  ou  des  nuques  de  déesse, 
des  coiffures  de  reines  ou  des  toisons  de  faunes. 
Au  milieu  d'un  de  ces  salons,  circulaire  et  peint 
de  guirlandes,  une  seule  bougie  brûlait  sur  un 


198  LA    CANM.    Di;    JASI'I 

guéridon  de  jade.  Dans  une  vaste  galerie  des 
mosaïques  sonnèrent  sous  mes  pas.  Entre  des 
entrelacs  de  fruits,  de  fleurs  et  de  coquilles,  on 
voyait  des  ligures  et  des  emblèmes  ;  un  zodiaque 
y  cabrait  son  sagittaire  et  y  rampait  son  scor- 
pion. Enfui  une  porte  s'ouvrit  et  j'entrai. 

C'était  la  chambre  du  duc  11  gisait  sur  son 
lit;  au  chevet  se  consumaient  deux  cierges.  Je 
l'aurais  reconnu,  tel  qu'autrefois  mais  comme 
rapetissé.  Ses  cheveux  blancs  semblaient  plus 
ras  et  la  face  plus  glabre.  La  chair  humaine  res- 
tait statuaire  dans  ce  dur  visage  marmorisé.  Il 
se  roidissait  dans  une  sorte  de  sculpture  mor- 
tuaire et  sèche.  Hans  m'embrassa;  je  le  trouvai 
qui,  tout  en  causant,   allait  et  venait,   ouvrant 
un  meuble,   entrebaillant  un  tiroir,  y  froissant 
des  papiers  et  des   bijoux  :  enfin,  d'une  petite 
cassette  d'or  émaillé,  il  tira  une  large  enveloppe 
scellée  et  en  rompit  la  cire  vivement.  Le  silence 
était   profond.  Je  regardais  dans  la  serrure  du 
coffret   la  petite  clef  à  laquelle  en   oscillaient 
d'autres  en  trousseau.  Hans  s'assit   et  me    lit 
signe  de  l'imiter;  du  temps  passa;  et  lorsqu'il 
me  tendit  le  papier  voici  ce  que  j'y  lus  à  mon 
tour: 


LK    TKKl-LK    .NOIK  1'.»*.) 


((  Je  ne  te  raconterai  pas  ma  vie,  mou  (ils  ; 
tu  l'as  apprise  sans  doute  par  la  rumeur  ou  eu 
reste  encore  la  mémoire  de  ceux  qui  inr  Tout 
vu  vivre.  Ils  sont  rares  déjà,  car  me  voici  vieux. 
Les  histoires  en  décriront  les  parties  ;  certains 
en  noteront  curieusement  les  particularités  ; 
quelques  trophées  en  attesteront  peut-être  la 
i^doire  à  l'avenir.  Le  soc  de  la  charrue  en  retour- 
nant la  glèbe  y  remuera  des  médailles  où  mou 
prolil  survivra  entre  deux  dates  mémorables. 
Un  laurier  croîtra  sur  mon  tombeau  ;  Tépitaphe 
rappellera  mes  actions;  quelques-unes  lurent 
grandes,  dit-on.  Ce  renom  fait  partie  de  l'héri- 
tage que  je  te  lègue;  tu  en  bénéficieras  s'il  te 
vient  jamais  le  goût  de  te  répandre  parmi  les 
hommes  et  de  te  mêler  de  leurs  Destinées.  Que 
ne  puis-je  aussi  te  léguer  la  sagesse;  écoute  au 
moins  la  vérité  particulière  que  j'ai  tirée  de 
Texpérience  d'une  longue  vie.  J'ignore  ce  que 
sera  la  tienne  et  si  tu  prendras  part  aux  jeux  du 
siècle.  Ton  humeur  t'y  prédispose  peu  ;  il  faut 
des  désirs  que  tu  n'auras  point,  et  ce  château  où 
s'est  passée  ma  vieillesse  sera,  je  le  sens,  le  séjour 
de  ta  maturité.  Ils  y  voient  à  la  cour  le  boudoir 
monumental  de  quelqu'un  qui  y  a  retiré  avec 


ilOO  LA    CA^'^'E    DE    JASPE 


soi  le  regret  et  l'orgueil,  quand  ce  n'est  que  le 
lieu  naturel  où  un  homme  se  souvient  qu'il  a 
vécu. 

Ah  !  laisse  vivre  au  sens  où  ils  entendent  cela; 
contente-toi  d'être  ;  mais  avant,  ô  mon  fils,  que 
tu  prennes  possession  de  cette  demeure,  il  faut 
que  tu  saches  sur  quelles  pensées  au  moins  se 
sera  refermé  mon  sépulcre. 

Sois  en  paix,  mon  fils ,  ne  crains  pas  que  jamais 
mon  ombre  repasse  ce  seuil.  Je  ne  viendrai  pas 
soupeser  aux  panoplies  f  épée  que  jadis  je  portais 
dans  les  batailles,  ni  compulser  parmi  la  pous- 
sière des  archives  les  titres  de  ma  gloire,  ni 
recompter  for  dont  les  caves  sont  pleines,  ni 
accomplir  spectralement  les  simulacres  de  fan- 
tômes que  furent  les  actions  de  la  vie.  Je  serai 
un  mort  tranquille,  mort  tout  entier,  et  nul 
regret  de  ce  que  j'ai  été  ne  fera  tressaillir  ma 
cendre  ;  pourtant  il  y  aurait  eu  dans  mon  passé 
matière  à  créer  une  ombre  orgueilleuse  et 
obstinée. 

J'ai  fait  la  guerre  ;  les  clairons  d'or  m'ont  pré- 
cédé et  tous  les  vents,  tour  à  tour,  ont  secoué  les 
plis  de  mes  drapeaux.  De  grandes  armées  fran- 
chirent des  montagnes,  traversèrent  des  fleuves; 


LE    TRÈFLE    NOIR  "01 


j'ai  même  passé  la  mer.  J'ai  réglé  des  contre- 
marches et  des  victoires.  On  m'a  dressé  des  arcs 
de  triompiie  de  bronze  et  de  feuillages  d'où 
s'envolaient,  d'heure  en  heure,  un  aigle  ou  une 
colombe.  Par  moi,  l'imperceptible  aboutit   au 
prodigieux;  ce  sont  quelques  poignées  d'avoine, 
juste  à  temps,  qui  font  la  charge  ;  c'est  un  mor- 
ceau de  pain,  à  point,  qui  fait  l'assaut.  Par  mes 
soins  des   milliers  d'hommes  convergèrent  au 
même  carrefour  et  l'étoile  des  routes  devint  l'é- 
loile  même  du  Destin.  J'ai  connu  les  grandes 
entreprise?,  la  brusquerie  des  aventures,  l'inat- 
tendu   des   réussites,    tout    l'infini  détail   des 
expéditions,  tout  l'impromptu  des  improvistes. 
On  a  joint  à  mon  nom  des  noms  de  batailles,  et 
le  territoire  de  mon  duché  compte  plus  dîme 
pièce  sanglante: 

Vainqueur  par  la  force,  je  restai  maître  par 
l'intrigue.  Dans  mon  cabinet  s'abouchèrent  les 
secrets  des  États  et  le  trafic  des  consciences  ; 
les  portes  de  mes  antichambres  battirent  au 
chassé-croisé  des  convoitises.  En  des  heures 
d'anxiété  ou  d'attente,  j'ai  suivi  en  pensée  le 
galop  des  courriers  sur  des  routes  lointaines; 
leur  vitesse  était  la  clef  des  conséquences.  J'ai 

12 


202  LA  canm:  de  jasim: 

coalisé  des  espoirs,  dissous  des  rancunes  ;  mon 
scean  charge  le  bas  des  traités  ;  chacun  d'eux 
ajoutait  à  ma  richesse  une  dotation  ou  une  taba- 
tière, un  domaine  ou  un  brimborion. 

Riche,  puissant  et  victorieux,  j'eus  lamour. 
Dans  des  chambres  de  miroirs  j'ai  renversé  sur 
des  coussins  des  beautés  célèbres.  Elles  arri- 
vaient, furtives  ou  impudentes,  s'ofïrir  ou  se 
livrer;  leurs  baisers  étaient  un  gage  ou  un 
salaire.  L'altesse  et  l'intrigante  y  apportèrent 
leur  caprice  ou  leur  calcul.  Les  glaces  reflétaient 
à  l'infini  les  postures  de  ma  victoire  dans  les 
facettes  de  ma  vanité.  Des  lèvres  merveilleuses 
satisfirent  mes  plus  vils  désirs. 

J'ai  essayé  de  vivre  dans  ces  mensonges,  d  en 
jouir  et  de  m'en  contenter,  mais  un  jour  je 
compris  la  duperie  de  mon  illusion,  quand  je  la 
voulus  revivre  en  cette  solitude  préparatoire  où 
l'être  se  résume  et  soupèse  déjà  sa  propre 
cendre. 

Hélas,  mon  fils,  pendant  les  vingt  années  de 
ma  retraite  en  ce  solitaire  château,  je  n'ai  rien 
retrouvé  en  moi-même  de  tout  cela  où  je  m'étais 
cru  tout  entier.  Ah  !  mes  pensées  étaient  ailleurs  I 
Autour  de  moi  les  choses  continuaient  la  con- 


LL    TUil  I.E    NOUS  20o 

tenance  de  mon  passé.  Des  gardes  se  tenaient  à 
ma  porte  ;  les  laqnais  encombraient  l'anticham- 
bre ;  des  femmes  parées  s'assirent  à  ma  table; 
des  hommes  curienx  et  doctes  couchèrent  sous 
mon  toit  en  pèlerinage  vers  l'ancienne  idole, 
exemplaire  de  leurs  ambitions.  L'étiquette  seule 
articulait  l'armature  de  mon  apparence  et  je 
condescendais  à  rester  le  simulacre  du  héros  de 
tant  d'histoires,  de  combats,  de  succès  et 
d'amour. 

On  a  pu  s'imaginer  que,  vieillard  orgueilleux 
et  ressasseur,  je  revoyais,  avec  l'apparat  de  ma 
gloire,  les  faits  de  son  origine,  que  ma  cervelle 
I  uminait  des  plans  de  bataille  ou  des  astuces  de 
diplomaties,  et  quand,  sur  le  sable  uni  des  allées, 
ma  canne  traçait  des  entrelacs  et  des  signes,  on 
croyait  respectueusement  que  ma  mémoire  de 
maniaque  se  distrayait  à  simuler  des  ordres  de 
manœuvres  ou  des  chiffres  de  correspondances. 

Ah,  mon  fils,  je  ne  pensais  ni  aux  guerres,  ni 
aux  afïaires,  ni  aux  princesses  fardées  dans  les 
kiosques  de  miroirs.  Les  architectures  mentales 
où  mes  efforts  s'évertuèrent  en  colonnes,  en 
dômes  et  en  labyrinthes  croulèrent  au  fond  de 
mon  souvenir.  Le   palais,  devenu   catacombes, 


20i  LA    CANNE    DE    .fASPE 


s'enfouit  dans  la  poussière  de  l'oubli,  et,  au  lieu 
de  tout  l'amas  des  entreprises,  des  combinaisons 
et  des  mesures,  il  ne  me  restait,  comme  témoi- 
gnage de  moi-même,  que  quelques  fugitives 
impressions,  ce  que  la  vie  a  de  momentané, 
d'involontaire  et  de  furtif.  Ces  minutes  éparses 
sur  les  ruines  des  longues  années  me  sem- 
blaient, outre  le  seul  bonheur,  en  avoir  été  les 
seules  preuves.  Cela,  c'est  tout  nous-mêmes, 
nous  ne  regrettons  que  cela,  ces  secondes, 
ressenties  presque  inconsciemment  dans  l'âme 
et  dans  la  chair,  si  brèves  et  qui  ont  la  durée 
même  de  la  mémoire  d'avoir  comme  poussé 
aux  fentes  de  ses  décombres.  Cela  seul  vaut  ! 
le  reste,  jeux  de  l'esprit,  vie  à  vide,  sottise,  de 
notre  ambition,  convoitise  de  notre  brutalité, 
subterfuges,  simagrées  ! 

Oui.  mon  fils,  des  grandes  guerres,  je  ne  me 
souvenais  que  de  tel  éclair  de  soleil  sur  une 
épée,  d'une  petite  fleur  sous  le  sabot  d'un  cheval, 
dun  frisson,  d'un  geste  çà  et  là,  événements 
minimes  mystérieusement  incorporés  à  mon 
souvenir  !  je  me  souvenais  d'une  porte  ouverte, 
d'un  froissement  de  papier,  d'un  sourire  sur  une 
bouche,  de  la  tiédeur  d'une  peau,  de  l'odeur  d'un 


I.E    TRia-LE    NOIR  2(15 


bouquet,  détails  infinitésimaux  et  qui  sont  ce 
que  la  vie  a  de  rapide,  de  furtif,  de  vraiment  fait 
à  la  mesure  de  notre  néant  J 

Mon  heure  approche  ;  je  sens  que  je  vais 
mourir  et  mourir  tout  entier.  Il  y  a  peut-être  des 
survies  pour  ceux  dont  l'esprit  a  connu  d'autres 
joies;  les  miennes  me  bornent  ma  destinée. 

Un  tombeau  se  dresse  au  bout  de  mes  jardins 
dans  un  lieu  solitaire.  Tu  m'y  conduiras  avec 
la  pompe  ordonnée.  Ma  poussière  frivole  y  repo- 
sera. Une  massive  pyramide  de  marbre  noir  en 
marque  le  lieu  ;  l'épitaphe  continuera  le  men- 
songe de  mon  existence,  car  le  héros  qu'elle 
exaltera  ne  fut  qu'une  chétive  sensibilité  éphé- 
mère qui,  des  circonstances  où  les  hommes 
voient  un  magnifique  destin,  n'a  goûté  que  les 
misérables  et  humbles  joies  de  toute  chair  péris- 
sable. 

Mon  enfant,  je  ne  reviendrai  pas  hanter  cette 
demeure;  je  suis  de  ces  morts  qui  ne  font  pas 
d'ombre  sur  l'au-delà.  Les  quelques  petits  sou- 
venirs d'heures  et  d'instants  que  j'y  emporte  se 
dissoudront  avec  ma  cendre.  Je  suis  un  de  ces 
morts  qui  n'ont  pas  d'ombre;  je  ne  hanterai  pas 
cette  demeure,  tu  peux  y  vivre  tranquillement 

12. 


2ûr»  LA    CA>NE    Di:    JASPF. 


et  sourire  quand  on  te  pariera  d'Hermocrate  et 
qu'on  t'exhortera  à  imiter  ses  travaux;  tu  sais 
ce  qui  lui  resta  de  ses  pensées  et  de  ses  œuvres . 
Souris  et  songe  à  lui  parfois  au  crépuscule  ;  il 
en  a  aimé  quelques  uns.  » 

Il  faisait  alors  grand  jour.  Hans  ouvrit  les 
fenêtres;  je  lui  rendis  l'écrit  singulier  qu'il 
renferma  en  silence  dans  la  cassette  d'or;  des 
bouffées  d'air  frais  entrèrent  ;  une  des  deux  roses 
qui  s'épanouissaient  dans  une  fiole  de  cristal  se 
défleurit  ;  je  pris  l'autre  et,  m'approchant  du  lit 
où,  rigide  et  les  mains  nouées,  gisait  le  vieux 
duc,  je  mis   la  fleur  entre  ses  doigts. 

A  midi  on  était  réuni  dans  la  grande  galerie  du 
rez-de-chaussée.  Le  relief  des  trophées  bossuait 
sous  les  tentures  de  deuil  dont  la  draperie  gonflée 
de  place  en  place  par  Tanglè  d'un  piédestal  lais- 
sait passer  l'orteil  d'une  déesse  ou  le  sabot  d'un 
satyre.  On  se  pressait  ;  des  uniformes  se  mêlaient 
aux  habits  de  cour  et  cette  noble  foule  se  tenait 
immobile  sous  les  lustres,  le  long  des  murs, 
adossée  aux  hautes  fenêtres.  Le  hasard  me  plaça 
auprès  de  Hudolphe  deHaubourg.  Il  m'aborda  et 
s'enquit  par  où  je  m'apparentais  au  défunt, 
m'avouant  ensuite  son  inquiétude  au  sujet  des 


I.E    TRKILE    KOIK  •JO' 


obsèques.  L'ignorance  universelle  du  cérémonial 
rendait  toute  cérémonie  dangereuse  ;  les  diffi- 
cultés de  rang  lui  paraissaient  redoutables; 
certains  cas  s'y  présentaient  de  nature  à  ce  qu'on 
recourût  à  une  compétence  autorisée;  on  n'en 
avait  rien  fait  ;  aussi  respecterait-on  même  les 
préséances  les  mieux  établies,  et  il  se  rengorgeait, 
pronostiquant  des  accrocs  et  des  péripéties. 

Enfin  les  huissiers  annoncèrent  le  duc  Hans, 
il  s'avança;  on  fit  cercle;  il  y  eut  des  saints  et 
des  condoléances  et  on  commença  à  s'écouler;  je 
>ortis  le  dernier. 

Le  cercueil  reposait  dans  le  vestibule  sous  un 
catafalque,  parmi  des  lumières;  les  épées  des 
gardes  scintillèrent;  les  hallebardes  heurtèrent 
les  dalles  ;  huit  porteurs  enlevèrent  la  lourde 
bière.  On  suivit. 

Le  château  développait  sa  façade  monumentale 
en  face  du  parc.  Les  fenêtres  écartelaient  leurs 
vitres  claires;  les  balcons  bombaient  leurs 
ferrures  contournées;  les  niches  abritaient  des 
statues;  les  colonnes  de  marbre  lleurissaient 
leurs  chapiteaux  ouvragés.  Les  jardins  étaient 
déseris  avec  leurs  tapis  de  pelouses  couverts 
à  plat  de  larges  crêpes  noirs  ;   des  trépieds    de 


208  L\    CANNE    DE    JASPE 


bronze  brûlaient  entre  des  ifs  taillés  ;  les  allées 
sablées  de  jais  intersectaient  leurs  lignes  à  des 
obélisques  de  stuc;  l'avenue  d'eau,  teinte  de 
flots  d'encre,  stagnait  comme  une  dalle  de 
marbre  noir;  il  y  eut  un  moment  d'arrêt  puis 
les  panaches  des  chevaux  oscillèrent;  des 
crânes  chauves  se  couvrirent  de  calottes,  un 
groupe  s'agita  d'où  sortit  Haubourg,  touge, 
gesticulant,  en  esclandre  de  quelque  passe-droit, 
rebiffé  et  jouant  des  coudes.  Un  sourd  roulement 
de  tambour  retentit  et  le  cortège  traversa  le 
parc,  le  long  des  pelouses  et  des  bassins  où 
s'effarouchaient  les  cygnes  noirs  qu'on  avait 
lâchés  sur  l'eau  mortuaire. 


CONTES  A  SOI-MÊME 


AU  LIEU  D'UN  FRONTISPICE 


De  ces  contes  le  tili'e  est  encore  ce  (jui  ni'ij 
plaît  le  plus,  comme  pouvant  en  devenir  V excuse  au 
besoin.  Sinon,  que  cha(iue  lecteur  bienveillant 
approprie  à  ses  songes  ce  dont  ils  s' accommoderont, 
et  f  aurai  eu,  par  surcroît ,  le  plaisir  de  m^étre 
dit  fjuelfjues-uns  des  miens  ]  aussi,  aurais-je  voulu 
pour  frontispice  à  ces  pages  tels  emblèmes  signifi- 
catifs. Un  peintre  de  mes  amis  les  eût  dessinés',  il  ij 
aurait  figuré  par  exemple  un  miroir  ou  une  conipie 
ou  une  gourde  curieusement  ornementée.  Il  l'aurait 
représentée  en  étain,  car  f  aime  ce  métal  (pii  a  un 
aspect  de  très  vieil  argent  humble,  éraillé  et  intime, 
un  argent  un  peu  mat  comme  si  V approche  d^un 
souffle  le  ternissait  ou  si  son  éclat  se  tempérait  de 
la  moiteur  d'avoir  été  longtemps  tenu  par  une  main 
tiède. 

L'allégorie  sans  doute  eut  été  plus  claire  par  une 


21  "2  LA    CANNE   DE    JASPE 


conque.  La  mer  en  dépose  de  charmantes  sur  le 
sable  des  plages,  parmi  les  algues  doucereuses ^  un 
peu  d'eau  et  des  coquilles.  Une  nacre,  çà  et  là  à  vif 
sous  leur  écorce,  en  irise  les  luxueuses  plaies ,  et  leur 
forme  est  d'une  malice  si  mystérieuse  qu^on  s  attend 
y  entendre  chanter  à  son  oreille  les  Sirènes.  L'écho 
indéfini  de  la  mer  y  murmure  seul  et  ce  n'est  en 
lui  que  le  flux  de  notre  sang  qui  y  imite  le  cri  inté- 
rieur de  nos  destinées. 

Mais  un  miroir  vaudrait  mieux  certes.  Je  suis 
sûr  que  mon  peintre  en  enguirlanderait  le  cadre 
ovale  de  fleurs  ingénieuses  et  qu'il  saurait  contourner 
autour  de  la  poignée  le  nœud  de  quelque  serpent 
caducéen. 

Mon  ami  n'a  pu  se  prêter  à  ma  fantaisie.  La 
sienne  est  de  ne  plus  peindre  et  de  vivre  —  comme 
fai  vécu  —  les  longues  Jieures  de  son  silence,  tourné 
vers  le  visage  de  ses  songes. 


LE  SIXIÈME  MARIAGE  DE  BARBE-HLEL'E 


A  Fn.iyris  poictevin. 


L'Église  était  toute  somnolente.  Il  y  venait  par 
les  vitraux  décolorés  plus  assez  de  lumière  pour 
s'y  distraire  dans  pas  assez  d'ombre  encore 
pour  y  pleurer:  aussi  quelques  femmes,  à 
genoux,  çà  et  là,  semblaient  y  attendre  plus 
d'obscurité.  Elles  restaient  taciturnes  sous  leurs 
coiîïes  tutélaires,  les  hautes  coiffes  du  pays, 
toutes  de  douce  toile,  sous  qui  s'abrite  le  visage 
naïf  des  jeunes  filles  et  où  s'ensevelit  presque  à 
l'écart  la  face  usée  des  vieilles  femmes. 

La  concavité  sonore  du  vaisseau  amplifiait  le 
bruit  d'une  chaise  remuée.  Des  clefs  de  la  voûte 
pendaient,  une  à  une,  des  lampes  et  un  lustre 
d'un  vieux  cristal  balançant  presque  impercepti- 
blement sa  couronne  de  cires  éteintes.  Il  y  avait 
des  fleurs  et  des  ligures  sculptées  aux  chapiteaux 

13 


•Jl'l  LA    CVNNr    DE    .TASI'E 

des  piliers  et  sur  la  cuve  du  bénitier  autour 
duquel  des  gouttes  répandues  de  Teau  sainte 
qu'on  s'ofire,  du  bout  des  doigts,  par  un  attou- 
chement lustral  et  dont  on  se  signe,  mouillaient 
le  pavé. 

Une  odeur  d'encens  prolongeait  par  toute  la 
nef  un  souvenir  des  dernières  vêpres,  et  même 
sa  permanence,  à  la  fois  nuptiale  et  funéraire, 
évoquait  une  rétrospection  plus  lointaine  d'ob- 
sèques psalmodiées  et  de  noces  joyeuses. 

Fut-ce  à  cause  de  l'heure  où  j'arrivai,  cet 
après-midi,  à  Quimperlé  et  qu'alors  les  cloches 
tintaient,  d'un  bruit  argentin  comme  le  gai  nom 
léger  de  la  ville  même,  dans  un  ciel  de  soleil 
menacé  de  nuées  moites  à  l'horizon,  mais,  en 
mon  esprit,  prédomina  une  idée  de  fête,  ce- 
sonneries  me  représentant  des  liesses  de  fian- 
çailles et  des  cortèges  aux  carrefours  et  au 
parvis.  Le  dimanche  en  lui  a  aussi  quelque 
chose  de  pompeux  et  de  décoré.  Ici,  il  est  oisif 
plutôt  et  réquiescent.  Les  maisons  sont  anciennes' 
et  comme  assoupies;  on  est  aux  portes  ainsi  qu^' 
pour  l'attente  d'un  passage  ou  au  retour  de 
quelque  joie.  Les  blanches  coiffes  ailées  ont  un 
aspect  de  cérémonie  et  de  complication.  Elles  so 


CONTES    A    SOI-MKMi:  215 


balancent  à  la  marche  des  lilles  et  leur  ordon- 
nance est  dentelée  de  malices  et  brodée  de 
coquetteries;  sur  la  tête  des  aïeules,  elles  se 
simplilient  et  s'endorment,  avec  des  cassures, 
nonchalantes  et  un  peu  roides. 

Les  arbres  du  mail  alignaient  régulièrement, 
dans  Teau  accueillante  de  la  rivière,  leur  mirage 
désœuvré,  d'accord  avec  le  jour  dominical 
qu'attestait  aussi  le  batelier,  assis,  jambes  pen- 
dantes, sur  le  parapet  du  pont  et  qui  m'inter- 
pella pour  l'offre  d'une  promenade  sur  le  Leta. 

La  langoureuse  rivière  ne  coulait  pas  et 
s'étendait  entre  les  quais  et  les  arbres,  puis  elle 
tournait  avec  lenteur,  attentive  et  engourdie,  à 
pleins  bords,  au  ras  de  l'herbe  d'une  prairie  que 
dominait,,  au  loin,  une  ombre  forestière  sur  un 
ciel  nuancé  déjà  de  crépuscule. 

L'horloge  du  clocher  sonna  cinq  heures;  une 
feuille  se  détacha  d'un  petit  orme,  tournoya,  se 
posa  sur  l'eau  et  y  resta  immobile.  Je  descendis 
vers  la  barque  et  elle  démarra  doucement. 

Les  deux  rameurs,  du  coupant  de  leurs 
rames,  entamaient  l'eau  unie  et  compacte  où  le 
silJage  angulaire  de  la  barque  s'élargissait 
jusqu'aux  berges.   Un  brin  d'herbe  y  remuait 


216  I.A    CANNE    DF.    JASPE 


alors  ou,  d'un  groupe  de  roseaux,  un  seul,  le 
plus  grand,  oscillait  longtemps. 

Devant  moi  c'était  l'avenue  silencieuse  de  la 
rivière,  la  quiétude  de  sa  coulée  ou  l'attrait  de 
son  tournant;  puis  le  paysage  vers  qui  j'allais 
séparait  son  ensemble  à  mon  approche.  Use  par- 
tageait et  glissait  de  chaque  côté,  en  files  d'arbres, 
en  prairies,  en  feuillages  se  correspondant  ou 
s'alternant  d'un  bord  à  l'autre.  Leur  double 
passage  reconstituait  derrière  moi,  si  je  tournais 
la  tête  pour  les  voir,  une  ordonnance  et  une 
surprise  nouvelles  dont  l'aspect  se  modifiait 
encore  à  mesure  de  mon  progrès  vers  ce  qui 
fournissait  à  son  changement  la  matière  de  sa 
variété. 

Ce  furent  :  des  prés  d'une  herbe  vaporeuse 
frôlée  de  lambeaux  de  brume,  des  chemins 
bordés  de  peupliers,  des  roseaux  et  des  iris  aux 
flexibles  feuilles  en  épées;  tout  se  refléta  dans 
l'eau  exacte  et,  quoique  le  jour  diminuât  seule- 
ment, le  silence  était  celui  du  plus  calme  soir. 
Les  marbrures  du  ciel  tacheté  de  nuages,  çà  et 
là,  empierraient  de  plaques  d'opacité  Teau 
qui,  appesantie,  semblait  descendre  entre  ses 
berges. 


CONTFS    A    POI-MI-lMi:  217 


Elle  descendait  d'autant  que  les  hauteurs  rive- 
raines la  dominèrent  davantage  de  leurs  ver- 
dures. La  proximité  de  grands  arbres  de  plus 
en  plus  nombreux  et  hauts  l'empreignit  d'un 
surcroît  de  gravité.  Il  s'y  creusa  des  porches 
d'ombre;  la  ténèbre  s'y  voûta  en  grottes  au  seuil 
desquelles  finissait  le  dernier  miroitement  du 
ciel  dans  cette  onde,  et  la  rivière  entra  dans  la 
forêt,  de  toute  son  eau  d'ébène,  avec  la  barque 
où  je  ne  voyais  plus  le  bois  des  rames  aux  mains 
des  rameurs  qui.  d'un  geste  maintenant  énigma- 
tique,  semblaient  supplierdésespérément  l'effroi 
souterrain  de  quelque  Styx  ! 

Ils  avaient  ramé  longtemps,  aussi,  parfois, 
s'arrêtaient-ils,  d'accord  pour  se  reposer  avec 
la  curiosité  du  site.  Là,  alors,  la  barque  s'encas- 
trait nette  et  comme  soudée  à  son  reflet  dans 
cette  eau  pétrifiée  où,  des  avirons,  tombaient 
des  gouttelettes,  une  à  une.  énumératrices  du 
silence  qui  comptait  son  heure  à  leur  clepsydre 
minutieuse. 

Le  soir  était  venu  moins  peut-être  que  je 
n'étais  allé  vers  lui.  Il  habitait  la  forêt  et  y 
paraissait  congénère  des  lourds  feuillages  rive- 


'21  s  l.A    CANME    DE    JASPE 


rains.  Le  lieu  était  taciturne,  et  le  bateau  s'obstina 
sédentaire  à  un  endroit  où  la  rivière,  élargie  en 
lac,  semblait  Unir  noire,  informe  et  stable,  et, 
sans  continuer  son  cours,  s'approfondir  indé- 
finiment, superposant  ses  ondes  à  elles-mêmes 
et  s'accumulant  en  soi. 

En  même  temps  que  le  spectacle  de  ma  pro- 
n^enade  avait  changé  avec  le  crépuscule  crû  et 
abouti  à  presque  la  nuit)  ma  tranquillité  d'esprit 
avait  dégénéré,  à  travers  toutes  les  nuances  de 
la  mélancolie,  en  une  sorte  d'angoisse;  j'allais 
enjoindre  aux  bateliers  de  s'en  retourner  et  de 
quitter  ce  bassin  solitaire  qui  ne  mirait  en  lui 
qu'un  silence  qui  était  Fàme  de  lombre  quand 
j'aperçus,  à  Técart  d'une  petite  anse,  une  maison, 
là,  triste,  close  et  charmante  au  point  que  l'envie 
me  vint  de  cueillir  dans  le  jardin  qui  l'entourait 
quelques-unes  des  belles  roses  qui  y  croissaient. 
J'en  respirerais  l'odeur  durant  mon  retour 
par  la  morne  allée  d'eau  qui  m'avait  conduit 
jusque-là. 

Une  femme  sortit  d'un  petit  pavillon  et 
m'ofïrit  de  visiter  la  demeure  qu'elle  gardait. 
L'isolement,  1  accès  difficile  du  cottage  avaient, 
qu'elle  m'avoua,  éloigné  les  acheteurs  quoiqu'il 


rONTI  s    A    SOT-MK.MI-,  '210 


vînt  souvent,  ici.  <lu  monde,  ajoiitait-olle.  voir 
la  ruine  —  «  Quelle  ruine?  ))  —  a  (lelle. 
Monsieur,  du  château  de  Barbe-Bleue,  du  sei- 
gneur de  Carnoët.  » 

Son  visage  était  calme  sous  sa  coilïe  blanche 
de  paysanne  et  sa  bénigne  bouche  souriait  à 
demi  presque  à  regret.  La  grande  cape  qui  enve- 
loppait son  corps  tombait  à  plis  graves. 

Avec  le  costume  immuable  de  ce  pays  elle 
ressemblait  à  ses  pareilles  d'autrefois  et.  en  un 
recul  singulier,  elle  m'apparaissait,  au  seuil  des 
vieux  âges,  comme  une  contemporaine  du  Sire, 
légendaire  en  sa  tragique  histoire.  Sa  demeure! 
et  je  pensais  à  la  haute  tour,  aux  belles  robes 
orfévries  et  sanglantes,  aux  supplications  des 
douces  lèvres  pâles,  au  poing  brutal  tordant  les 
longues  chevelures  éplorées,  lendemains  funestes 
de  noces  captieuses  et  tentatrices  dont  javais 
entendu  l'écho  dans  les  cloches  festoyantes  de 
ce  jour  et  dont,  avec  Tencens,  j'avais  respiré  le 
souvenir  dans  la  nef  de  la  vieille  Eglise. 

Ce  fut  par  un  crépuscule  pareil  à  celui-ci,  sans 
doute,  que  Sœur  Anne  qui,  durant  tout  le  jour, 
n'avait  vu  que  le  soleil  poudroyer,  pleura  de  ce 


220  LA    CANNF    Dr.    JASPE 


que  rien  n'était  venu  vers  celle  pour  qui  l'heure 
inexorable  était  proche. 

La  haute  tour  du  sommet  de  laquelle  Tanxieuse 
Vigilante  avait  interrogé  le  circuit  du  vaste 
horizon  de  la  forêt,  les  chemins  déserts  et  les 
deux  rives  de  la  rivière,  était  la  même  que  celle 
dont  j'entrevoyais  devant  moi  le  noir  débris.  De 
l'antique  château,  seule,  elle  survivait  à  l'écrou- 
lement de  la  demeure  orgueilleuse  ensemble  et 
à  sa  propre  caducité  par  ce  pan  de  mur  de  rude 
pierre  qu'elle  dressait  dans  l'ombre. 

Il  était  emmantelé  de  lierre,  debout  sur  un 
tertre  d'herbes  et  de  mousses  qui  rongeaient  sa 
base,  montaient  le  long  de  ses  parois,  pénétraient 
entre  ses  joints  et  s'épanouissaient  dans  ses 
fissures,  et  sa  solide  masse  impressionnait  toute 
la  forêt  environnante. 

Alentour,  le  sol  était  inégal,  déprimé  ou  ex- 
haussé selon  qu'il  y  avait  eu  là  une  douve  ou  une 
muraille.  La  destruction  a  des  caractères  divers; 
parfois  ce  qui  tombe  s'efïace  doucement,  peu  à 
peu,  s'émiette  et  disparaît  au  lieu  de  s'attarder 
en  ruine  récalcitrante  qui  résiste  au  temps,  lui 
dispute  sa  déchéance  et  tasse  sa  chute  en  quelque 
amas   brut  dont  la  terre  ne   reprend  pas  les 


noNTKs  A  soi-.mi-:mk  221 


matériaux  sans  en  rester  bossuée  et  ditïorme  de 
la  difliciilté  qu'elle  a  eue  à  les  résorber  ou  à  les 
mal  couvrir  de  sa  verdure. 

L'obscurité  presque  complète  était  devenue 
une  présence  par  l'aspect  ([u'elle  avait  pris  de  ce 
décombre  pour  me  regarder  de  toute  l'opacité 
de  son  vieux  bloc  de  granit  qui  résumait  en  lui 
la  ténèbre  et  lui  donnait  une  forme. fil  était 
impossible  que  des  ombres  n'errassent  pas  au- 
tour de  ces  pierres,  et  je  ne  pus  me  les  imaginer 
autrement  que  douces,  mélancoliques  et  nues. 

Nues  de  leurs  robes  appendues  au  mur  du 
réduit  sinistre  où  le  sang  successif  des  cinq 
épouses  avait  rougi  les  dalles!...  Comment  eus- 
sent-elles erré  autrement  que  nues  puisque  leurs 
belles  robes  avaient  été  la  raison  de  leur  mort 
et  le  seul  trophée  que  voulut  d'elles  leur  singu- 
lier mari? 

L'unen'avait-elle  pas  péri,  la  première,  à  cause 
de  .^a  robe  blanche  comme  la  neige  que  foulent, 
de  leurs  sabots  de  cristal,  sur  les  tapisseries  des 
chambres,  des  Licornes  qui  marchent  à  travers 
des  jardins,  boivent  à  des  vasques  de  jaspe,  et 
s'agenouillent,  sous  des  architectures,  devant 

13. 


LA  canm:  de  j.vspe 


des  Dames  allégoriques  de  Sagesses  et  de  Vertus? 
L'autre  ne  mourut-elle  pas  parce  que  sa  robe  était 
bleue  comme  l'ombre  des  arbres  sur  l'berbe/ 
l'été,  tandis  que  le  vêtement  de  la  plus  jeune  qui 
mourut  aussi,  douce  et  presque  sans  pleurer, 
imitait  la  teinte  même  de  ces  petites  coquilles 
mauves  qu'on  trouve,  sur  le  sable  gris  des  grèves, 
là-bas,  près  de  la  Mer.  Une  autre  "encore  fut 
égorgée.  Un  artifice  ingénieux  avait  disposé  sa 
parure  de  façon  que  les  branches  de  corail  qui 
enjolivaient  d'arabesques  le  tissu  changeant  s'ap- 
pariassent à  ses  nuances  afin  d'être  d'un  rose  vif 
où  le  lé  était  d'un  vert  vivace  et  qu'elles  s'ai^ 
grissent  ou  s'amortissent  alors  qu'il  devenait 
prasin  ou  glauque. 

Une  enfin,  la  cinquième,  s'enveloppait  d  une 
pièce  de  mousseline  ample  et  si  légère  qu'en  se 
superposant  ou  en  se  dédoublant  elle  paraissait 
selon  son  épaisseur  ou  sa  transparence  de  la 
couleur  de  l'aube  ou  du  crépuscule. 

Toutes  mortes,  les  douces  épouses,  avec  des 
cris,  des  mains  suppliantes  ou  des  surprises 
stupéfaites  et  silencieuses. 

Pourtant  le  bizarre  et  barbu  Seigneur  les  aima 
toutes.  Toutes  elles  passèrent  par  la  porte  du 


r.ONTF.S    A    SOI-MKMK  '223 


manoir,  le  matin,  au  son  des  tlùtes  qui  chantaient 
sous  des  arcades  de  fleurs  ou,  le  soir,  au  cri  des 
cors  clamant  parmi  les  torches  et  les  épées, 
toutes,  venues  des  pays  lointains  où  il  les  avait 
été  chercher,  toutes,  timides  parce  ({u'il  était 
hautain,  amoureuses  parce  qu  il  était  beau,  et 
lières  de  confier  leur  langueur  ou  leur  désir  à 
Tétreinte  de  sa  main. 

Les  gais,  mélancoliques  ou  doux  souvenirs 
qu'elles  laissaient  à  la  demeure  natale  où,  de 
leur  enfance  en  fleur,  s'était  épanouie  leur  abon- 
dante jeunesse,  non  plus  que  les  larmes  de  leurs 
mères  ni  les  sanglots  de  leurs  vieilles  nourrices 
ne  les  avaient  point  retenues  de  par  tir  pour  suivre, 
au  loin,  le  fiancé  de  leur  destin.  On  quitte  tout 
pour  aimer  et  à  peine  si,  en  s'éloignant,  elles 
tournèrent  les  yeux  pour  voir  encore  quel- 
que ancien  palais  au  bord  du  fleuve,  avec  ses  ter- 
rasses en  quinconces,  ses  parterres  en  guillochis 
et  ses  arbres  en  perspectives.  Bientôt  elles  ne 
se  souvenaient  guère  d'une  antique  et  pompeuse 
maison,  au  coin  de  la  grand'  place,  dans  la 
ville;  ni  des  médaillons  de  la  façade  qui  grima- 
çaient des  figures  grotesques,  ni  du  marteau  de  la 
vieille  porte  qui,  à  midi,  était  tout  tiède  de  soleil. 


LA    CAN>-E    DE    JASPE 


Elles  oubliaient  le  petit  manoir  au  milieu  des 
prairies,  parmi  les  mares  où  coassaient  le  soir, 
les  reinettes,  alors  qu'il  va  pleuvoir,  et  aussi  le 
beau  château  et  les  domaniales  futaies.  Une, 
même,  qui  vint  d'outre-mer  ne  songeait  plus  à 
l'île  abrupte  et  sablonneuse  dont  la  mer  rongeait 
les  rocs  et  battait  les  grèves  et  que,  l'hiver,  le 
vent  torturait,  acharné  contre  sa  solidité.  A  peine 
si  elle  pensait  quelquefois  à  certaine  p^ite  plage 
de  sable  où  elle  jouait,  avec  sa  sœur,  quand  la 
marée  était  basse,  et  où  elles  avaient  si  peur  au 
crépuscule. 

Hélas  î  il  ne  les  aima  que  pour  leurs  robes 
variées  ces  épouses,  douces  ou  altières,  et,  sitôt 
qu'elles  avaient  façonné  les  étofies  qui  les  vêtaient 
aux  grâces  de  leurs  corps,  qu'elles  y  avaient 
imprègne  le  parfum  de  leur  chair  et  commu- 
niqué assez  d'elles-mêmes  pour  qu'elles  leur 
fussent  devenues  comme  consubstantielles,  il 
tuait  dune  main  cruelle  et  sage  les  Belles  inu- 
tiles. Son  amour  en  détruisant  substituait  au 
culte  d'un  être  celui  d'un  fantôme  fait  de  leur 
essence  dont  le  vestige  et  le  mystérieux  délice 
satisfaisaient  son  àme  industrieuse. 

Chacune  de  ces  robes  habitait  une  chambre 


CONTES    A    SOl-MKME 


spéciale  du  château.  L'ingéaieux  Seigneur 
s'enfermait,  pendant  de  longues  soirées,  tour  à 
tour,  dans  Tune  de  ces  salles  où  brûlait  un 
parfum  dilïérent.  Les  mobiliers  assortis  aux 
tentures  correspondaient  à  des  intentions  sub- 
tiles. Longtemps,  passant  sa  main  dans  sa  lon- 
gue barbe  parsemée  de  quelques  poils  d'ar- 
gent, r Amant  solitaire,  regardait  la  robe 
appendue  devant  lui  en  la  mélancolie  de  sa  soie, 
l'orgueil  de  son  brocart  on  la  perplexité  de  sa 
moire. 

Des  musiques  appropriées  sourdaient  du  de- 
hors à  travers  les  murailles.  Auprès  de  la 
robe  blanche  (ô  tendre  Emmène,  ce  fut  la 
tienne!)  rôdaient  des  lenteurs  de  viole  languis- 
sante; auprès  de  la  bleue  (qui  fut  toi,  naïve 
Poncette  î)  le  hautbois  chantait  :  près  de  la  tienne, 
mélancolique  Blismode,  un  luth  soupirait  parce 
qu'elle  fut  mauve  et  que  tes  yeux  étaient  toujours 
baissés;  un  fifre  riait,  suraigu,  pour  rappeler 
que  tu  fus  énigmatique,  en  ta  verte  robe  enco- 
raillée,  Tharsile!  mais  tous  les  instruments  s'u- 
nissaient quand  le  maître  visitait  la  robe  d'Alède, 
robe  singulière  et  qui  avait  toujours  semblé  vêtir 
un  fantôme  ;  alors  la  musique  chuchotait  tout  bas 


•22f>  LA    CA.NNK    DE    JASPK 


car  Barbe-Bleue  avait  beaucoup  aimé  cette  Alède. 
Elle  était  jumelle  de  Sœur  Anne;  on  eût  pu  les 
c)rendre  l'une  pour  l'autre  et  c'était  à  elles  deux 
/qu'il  désirait  que  ressemblât  la  nouvelle  épouse, 
car  elles  sont  six,  ces  ombres,  qui  errent,  le  soir, 
autour  de  l'antique  ruine  et  cette  dernière  seule 
est  vêtue. 

C'est  parce  que,  petite  bergère,  tu  gardas  tes 
moutons  sur  une  lande  de  bruyères  roses  et  d'a- 
joncs jaunes,  à  la  lisière  de  la  forêt,  debout  ou 
assise  parmi  Ion  troupeau,  en  ta  grande  cape  de 
laine  grossière  où  s'abritait  parfois  contre  le 
vent  quelque  agnelle  chétive. 

Les  beaux  yeux  font  la  simplicité  d'un  visage 
plus  belle  et  la  tienne  était  telle  que  le  veuf  Sei- 
gneur t'ayant  vue  en  passant  t'aima  et  te  voulut 
épouser.  Il  avait  alors  la  barbe  toute  blanche  et 
son  regard  était  si  triste,  ô  Pastourelle,  qu'il 
t'attendrit  plus  que  ne  te  tenta  l'aventure  d'être 
grande  Dame  et  d'habiter  le  château  oti  tu  lisais 
l'heure  par  l'ombre  des  tours  sur  la  forêt. 

Bien  n'était  parvenu  dans  la  solitude  de  la 
petite  gardienne  du  fâcheux  renom  du  noble  Sire, 
car  comme  elle  était  humble  et  pauvre  on  dédair- 


i.N  1  I  S     A     SOI-MI  ME 


gnait  de  lui  parler  et,  Hère,  elle  n'interrogeait 
pas  ceux  qni  passaient  devant  sa  chaumière,  à 
Técart  entre  deux  vieux  ormes  dont  ses  mou- 
tons en  s'y  frottant,  usaient  l'écorce  en  collier. 
D'ailleurs  elle  ne  regrettait  pas  d  être  telle  puis- 
qu'elle aimait  et  quoiqu'elle  eût  voulu  se  pou- 
voir acheter  quelque  robe  neuve  pour  Toccasion 
de  sa  noce  approchante,  mais  elle  s'en  consolait 
en  pensant  que  son  ami  ne  lui  marqua  jamais 
que  lui  déplussent  sa  cape  de  laine  et  sa  coilïe  de 
toile. 

A  l'aube,  une  fanfare  de  cors  réveilla  la  forêt 
et  quatre  bannières,  déployées  en  même  temps, 
au  sommet  des  quatre  tours  d'angle  du  manoir, 
ondulèrent  au  vent  matinal.  Une  rumeur  de 
fêle  emplissait  la  vaste  demeure.  Les  couloirs 
bourdonnaient  ;  dans  la  cour,  pialïaient  lès 
chevaux,  les  uns  couverts  de  housses  chamar- 
rées, les  autres  portant  des  selles  compliquées, 
les  plus  forts  enjuponnés  de  mailles  d'acier  et 
tous  ayant,  au  frontail,  chacun,  l'atour  d'une 
belle  rose.  Dans  un  coin  quelques  musiciens, 
vêtus  de  souquenilles  jaunes,  debout  et  le  dos  à 
la  muraille,  s'exerçaient,  d'avance  et  douce- 
ment, à  des  préludes  de  flûte. 


228  LA    CANXK    DE    JASPE 

Enfin  le  pont-levis  s'abaissa.  Le  cortège  sortit. 
En  avant,  des  hommes  d'armes,  vêtus  de 
buffles,  soutenaient,  de  leurs  longues  lances 
entrecroisées,  des  corbeilles  de  fleurs.  Venaient 
ensuite,  en  bon  ordre,  une  multitude  de  valets 
et  de  pages  passementés,  des  tireurs  d'arc,  des 
frondeurs  et  des  hallebardiers  et,  par  groupes, 
des  virtuoses.  Les  premiers  soufflaient  en  des 
cornets  bizarres  et  tors.  Leurs  joues  se  gon- 
flaient et  leur  corpulence  nourrissait  leurs 
mines  rubicondes;  quelques-uns,  agiles  et 
maigres,  heurtaient,  en  cadence,  des  cymbales 
de  cuivre,  le  reste  jouait  d'instruments  délicats, 
en  marchant  à  petits  pas,  l'air  attentif  et  les 
yeux  baissés.  Ces  derniers  précédaient  une 
litière  vide  portée  sur  l'épaule  par  des  mulâtres 
et  suivie,  à  cheval,  par  le  Sire  du  lieu,  en 
jaquette  de  soie  blanche  brodée  de  perles  ovales 
sur  qui  descendait  sa  barbe  argentée.  Derrière 
lui  une  troupe  de  piquiers  et  d'arquebusiers  et, 
à  la  queue,  le  service  :  la  cave,  la  cuisine  et 
Técurie,  prolongeait  le  cortège. 

La  petite  chaumière  devant  laquelle  toute 
cette  pompe  s'arrêta  dormait,  porte  close. 
On  entendait    les   moutons    bêler    doucement 


CONTKS    A    SOI-MÎ.MI-  220 


dans  l'enclos  et  des  oiseaux  venaient  se 
poser  sur  les  ormes  et  le  toit  d'où  ils  s'envo- 
lèrent, effrayés  de  cette  approche  et  rassurés 
par  le  silence  de  la  cavalcade  qui  se  tenait 
immobile  alentour  ;  un  vent  léger  frisait  les 
plumes  des  panaches,  rebroussait  la  dentelle 
des  collerettes  et  éparpillait  la  crinière  des  che- 
vaux, mais  ce  silence  n'empêchait  pas  qu'un 
murmure  eût  couru  dans  les  rangs  que  celle 
qui  habitait  là  était  bergère  et  s'appelait  Héliade. 

Le  Sire  descendu  de  sa  monture  s'agenouilla 
devant  la  porte  et  y  frappa  trois  coups;  l'huis 
s'ouvrit  et  l'on  vit  apparaître,  sur  le  seuil,  la 
Fiancée.  Elle  était  toute  nue  et  souriante.  Ses 
longs  cheveux  s'appariaient  à  la  couleur  d'or 
des  ajoncs  fleuris  ;  à  la  pointe  de  ses  jeunes  seins, 
rosissait  une  fleur  comme  aux  brins  des 
bruyères.  Tout  son  corps  charmant  était  simple 
et  l'innocence  de  toute  elle-même  telle  que  son 
sourire  semblait  ignorer  sa  beauté.  A  la  voir  si 
belle  de  visage  les  hommes  qui  la  regardaient 
ne  s'apercevaient  pas  de  la  nudité  de  son  corps. 

Ceux  qui  la  remarquèrent  ne  s'en  éton- 
nèrent pas  et  à  peine  si  deux  valets  se  la  mur- 
murèrent entre  eux.  Ainsi,  en  l'ingénieuse  ruse 


2oO  LA    CANNK    DE    .TASIM 

qui,  étant  pauvre,  lui  avait  suggéré  d'être  nue, 
elle  s'avançait,  grave  et  victorieuse  d'avance  de 
l'embûche  de  son  Destin. 

Toute  la  ville  était  en  émoi  de  la  cérémonie 
annoncée  pour  ce  jour-là.  La  curiosité  s'aug- 
mentait de  ce  que,  si  oh  connaissait  le  dur  Sei- 
gneur par  la  rigueur  de  ses  péages  et  de  ses 
exigeantes  redevances,  nul  ne  savait  qui  allait, 
sa  compagne,  passer  le  portail  de  l'église  avec 
lui. 

LEvêque  avait  été  seulement  prévenu  d'avoir 
à  parer  son  autel  pour  la  circonstance  et  à 
ordonner  ses  plus  belles  liturgies,  aussi,  sans 
réplique  au  mandement  impérieux  du  Châte- 
lain, se  tenait-il  sur  le  parvis,  mitre  et  crosse, 
en  grand  apparat  avec  ses  chantres  et  tout  son 
clergé,  dès  que  les  cloches  eurent,  par  leurs 
volées,  signalé  l'entrée,  dans  les  murs,  du  cor- 
tège. Le  peuple,  las  dattendre  et  de  considérer 
les  lumières  allumées  au  fond  du  chœur,  de 
compter  les  guirlandes  tendues  d'un  pilier  à 
l'autre  et  de  nombrer  l'entourage  épiscopal. 
poussa  des  cris  de  joie  quand  il  aperçut  au  bout 
de  la  grand'rue,  au-dessus  des  têtes  mouvantes, 


(:ONTi;s  A  soi-.MÎMi:  231 


les  hautes  lances  des  cavaliers  qui  marchaient 
;i  travers  le  populaire,  le  repoussant  en  haie  et 
le  refoulant  vers  la  place  qu'il  encombrait  déjà, 
rar  les  bonnes  gens  aiment  le  faste  et  celui-ci, 
guerrier  et  nuptial,  avait  provoquéleur  concours 
et  excitait  leur  curiosité.  Aussi  se  pressaient-ils 
autour  de  l'escorte  qui  entourait  la  mystérieuse 
litière  d'où  sortit  l'étrange  fiancée.  Ils  en  fureat 
d'abord  stupéfaits  et  crurent  à  quelque  sacrilège 
fantaisie  de  l'audacieux  suzerain  ;  mais  comme 
ils  étaient,  pour  la  plupart,  d'àme  naïve,  et 
qu'ils  avaient  vu,  maintes  fois,  peintes  sur  des 
vitraux  et  sculptées  aux  porches,  dos  figures  qui 
ressemblaient  à  celle-là  :  Eve,  Agnès  et  Vierges 
martyres,  douces  ainsi  qu'elle  de  leur  corps  et 
embellies  aussi  de  doux  yeux  et  de  longues 
chevelures,  leur  étonnement  se  changea  en 
admiration  à  penser  que  quelque  céleste  bien- 
veillance envoyait  cette  Enfant  miraculeuse 
pour  réduire  l'incoercible  orgueil  et  la  cruauté 
du  Pécheur. 

Côte  à  côte,  elle  et  lui,  s'avançaient  dans 
l'Eglise  que  j'avais  visitée  tout  à  Theure,  si  pai- 
sible en  son  crépuscule  méditatif.  La  nef  en 
était  alors  parfumée  et  illuminée  d«  cierges  et 


232  i.A  cANNr:  dk  jaspe 

de  soleil.  Midi  llamboyait  aux  rosaces  épanouies 
et  aux  verrières  incandescentes,  et  les  Clercs, 
glabres  et  sournois,  songeaient,  en  voyant  cette 
fille  nue  qui  passait  au  milieu  d'eux,  étrangère 
à  leur  concupiscence,  que  le  Sire  de  Carnoët 
épousait  là,  par  maléfice,  quelque  Sirène 
ou  une  Nymphe  pareille  à  celles  dont  parlent 
les  livres  païens.  L'Evêque  ne  venait-il  pas 
d'ordonner  aux  thuriféraires  de  charger  leurs 
encensoirs,  pour  que  la  fumée  s'interposant 
entre  cette  Visiteuse  et  le  regard  de  Dieu  et 
des  hommes,  isolât,  de  son  voile  épais,  le 
groupe  insolite  qu'on  apercevait,  à  travers  une 
brume  odorante,  courbant,  devant  l'autel,  une 
chevelure  d'or  et  une  nuque  d'argent,  sous  le 
geste  bénédicteur  de  la  haute  crosse  qui  consa- 
crait l'échange  de  l'anneau. 

La  bergère  Héliade,  qui  s'était  mariée  nue, 
vécut  longtemps  avec  Barbe-Bleue  qui  l'aima  et 
ne  la  tua  point  comme  il  avait  tué  Emmène, 
Poncette,  Blismode  et  Tharsile  et  cette  Alède 
qu'il  ne  regrettait  plus. 

La  douce  présence  d'Héliade  égaya  le  vieux 
château.  On  la  voyait  tantôt  vêtue  d'une 
robe  blanche  ^comme  celle  des  Dames   allégo- 


CONTKS  A  soi-.Mi-;.MK  2;{:» 


riques  de  Sagesse  et  de  Vertus  devant  qui,  sous 
des  arcliitec-tures,  s'agenouillent  les  pures  Licor- 
nes aux  sabots  de  cristal,  tantôt  d'une  robe  bleue 
comme  l'ombre  des  arbres  sur  l'iierbe,  l'été,  ou 
mauve  comme  ces  coquilles  qu'on  trouve  sur  le 
sable  des  grèves  grises,  là-bas,  près  de  la  Mer, 
soit  glauque  et  encoraillée  ou  d'une  mousseline 
couleur  de  l'aube  ou  du  crépuscule,  selon 
que  le  caprice  des  plis  en  diminuait  ou  en 
augmentait  la  transparence  mais,  le  plus  sou- 
vent, couverte  d'une  longue  cape  de  laine  gros- 
sière et  coiflce  d'une  coilïe  de  toile,  car,  si  elle 
portait  parfois  l'une  des  cinq  belles  robes  que 
son  mari  lui  avait  données,  elle  préféj'ait  pour- 
tant à  leur  apparat   sa  cape  et  sa  coifïe 

Lorsqu'elle  fut  morte,  après  avoir  survécu  à 
son  époux,  et  que  le  vieux  manoir  eut  croulé 
d'âge  et  d'oubli,  c'est  ainsi  qu'elle,  seule  d'entre 
les  ombres,  qui  errent  parmi  l'antique  dé- 
combre,  y  revient  vêtue  et  qu'elle  m'apparut, 
peut-être,  sous  les  traits  de  la  paysanne,  qui 
m'introduisit  là,  ce  soir,  et,  debout,  de  la  rive, 
me  regardait  m'éloigner  au  bruit  des  rames  sur 
leau  morne  et  à  travers  la  Nuit  taciturne. 


:rSTASE  ET  llf'MHELlXE 


.1    IE/U)l.\.\M)   J//:/lOLI). 


De  tous  ceux  ({ui  tentèrent  d'aimer  la  belle 
Humbeline  un  s<mi1  lui  resta  fidèle.  Tl  semblait 
l'être  d'ailleurs,  plutôt  qu'à  aucune  récompense 
qui  lui  en  eût  été  donnée,  à  la  persévérance  de 
sa  passion,  aussi,  rien  n'étant  intervenu  pour  la 
diminuer,  elle  était  demeurée  la  môme,  car  c'est 
moins  le  temps  qui  use  nos  sentiments  que  le 
crédit  qu'on  leur  accorde  et,  si  les  raisons  d'ai- 
mer sont  en  nous-mêmes,  c'est  d'autrui  d'où 
proviennent  d'ordinaire  celles  qui  font  que  nous 
n'aimons  plus. 

Humbeline  avait  sans  doute  estimé  trop  la 
présence  d'Eustase  le  philosophe  pour  ne  point 
avoir  choisi  le  meilleur  moyen  de  se  la 
conserver. 

Eustase  excellait  à  interpréter  Humbeline  à 
elle-même  :  elle  lui  était   abréviative   de  l'en- 


23G  LA    C\.\NK    Di:    JASPE 


semble  de  l'univers;  ils  s'en  étaient  reconnais- 
sants. De  là  entre  eux  s'établit  un  gracieux 
échange,  et  autant  qu'elle  était  envers  lui  atten- 
tive et  bienveillante  il  fut  auprès  d'elle  assidu 
et  circonspect. 

Quelques-uns  l'avaient  été  plus  et  moins 
qu'Eustase.  On  essaya  de  divertir  Humbeline 
du  goût  d'elle-même  au  profit  de  celui  qu'on  en 
avait  aussi.  L'inutilité  de  leur  entreprise  et  le 
rejet  de  leurs  prétentions  les  rendirent  fort  sen- 
sibles à  Téchec  de  leur  exigence. 

Eustase  s'amusait  à  consoler  ses  rivaux  en 
leur  montrant  par  l'exemple  et  en  tachant 
de  leur  prouver  par  de  subtiles  paroles  quelle 
infirmité  il  y  avait  à  vouloir  posséder  les  plus 
belles  choses  autrement  que  par  les  sentir  belles, 
et,  comme  il  se  plaisait  aux  allusions,  il  usa  de 
ce  tour  pour  éclairer  leur  folie. 
;^  S'ils  le  venaient  visiter  en  son  logis  et  le 
consulter  sur  leur  déboire,  il  leur  indiquait 
en  souriant  et  d'un  geste  délicieusement  abdi- 
cateur,  une  verrerie  merveilleuse  qui  isolait, 
sur  la  rocaille  funéraire  d'un  socle  d'ébène, 
au  mur  de  la  chambre,  son  prestige  visible. 

C'était  un   vase  fragile,  compliqué   et  taci- 


CONTF.S    A    SOI-MI-Mi:  237 


lurne,  d'un  cristal  froid  et  énigmatique;  il  sem- 
blait contenir  un  philtre  de  quekiue  extraordi- 
naire puissance  car  la  panse  tuméfiée  et  comme 
respectueuse  se  corrodait;  des  vitrifications 
arborescentes  s'y  agatisaient  intérieurement  en 
la  translucidité  crépusculaire  des  parois;  il  était 
intact  et  intangible  en  sa  sveltesse,  cassable  en 
sa  dureté  gélive,  et  si  beau  que  sa  seule  vue 
remplissait  fàme  du  bonheur  qu'il  existât  et  de 
la  mélancolie  de  sa  réserve  sacrée. 

Et,  à  qui  ne  comprenait  pas  le  geste  et  l'em- 
blème, Eustase  disait  :  «  Je  l'ai  trouvé  dans  le 
domaine  d'Arnheim,  Psyché  et  Ulalume  le 
tinrent  dans  leurs  mains  merveilleuses  ;  »  et  il 
ajoutait  plus  bas  :  «  Je  n'y  bois  point  ;  il  est  fait 
pour  qu'y  boivent  à  jamais  les  seules  lèvres  de 
la  Solitude  et  du  Silence.  » 

Le  crépuscule  entrait  dans  la  chambre  spa- 
cieuse et  cénobitique.  A  travers  les  vitres 
claires  le  couchant  rougeoyait,  il  apparaissait 
double  :  au  dehors  tout  proche  de  ses  nuées 
sanglantes  et  souffreteuses  qui  se  cicatrisaient 
lentement  et  aussi  très  lointain  dans  un  miroir 
incliné  qui,  faisant  face  aux  fenêtres,  le  reflétait. 
La  ferveur  occidentale  brûlait,  à  froid,  dans  le 

14 


23<S  LA    CANNE    DE    JASPE 

cristal;  elle  sy  rapetissait  en  miniature,  guérie 
de  ce  qu'elle  avait  eu  là-bas  de  trop  pathétique, 
réduite  là  à  un  aspect  glaciaire  et  minéralisé. 

C'était  riieure  où  Eustase  sortait  chaque  jour 
pour  visiter  Humbeline.  Elle  séjournait,  alterna- 
tivement et  d'après  le  temps  de  Tannée,  dans 
son  jardin  ou  le  salon.  Le  salon  grand  comme 
un  jardin  et  le  jardin  petit  comme  un  salon  se 
ressemblaient.  La  douce  pelouse  se  veloutait  en 
tapis.  L'eau  du  bassin  se  reproduisait  clarifiée 
dans  les  glaces  du  boudoir,  et  les  tentures 
représentaient  en  arabesques  intérieures  Tombre 
des  feuilles,  au  dehors,  sur  les  murs  du  cottage. 

Chaque  jour  Eustase  y  allait  comme  la  veille, 
et  le  charme  de  la  conversation  qui  se  tenait 
entre  la  jeune  femme  et  le  philosophe  était  dû 
à  l'échange  loyal  qu'ils  faisaient  entre  eux  de  la 
réciproque  utilité  où  ils  sétaient Tun  à  l'autre. 
Humbeline  dispensait  Eustase  de  se  mêler  à  la 
vie.  Les  aspects  sen  trouvaient,  pour  lui, 
résumés  en  l'instructive  Dame  avec  ce  qu'ils  ont 
de  contradictoire  et  de  divers:  Cette  délicate 
personne  était  à  elle  seule  d'un  tumulte  exquis. 
Toute  l'incohérence  des  passions  existait  en  ses 
goûts  réduits  à  une  dimension  minuscule  età  un 


(■:oNTi:s  .v  soi-.Mi Mi:  •2.'^0 


iiioiivemont  infinie  mais  équivalent.  En  sniplus 
elle  otïrait  à  Enstase  le  souvenir  de  tous  les 
paysaiies  où  s'elïorce  et  s'exténue  ce  que  nos 
sentiments  y  retrouvent  de  leur  image.  Ses  robes 
déjà,  pour  leur  part,  figuraient  les  nuances  des 
saisons  et  l'ensemble  de  sa  chevelure  était  à  la 
fois  tout  l'automne  et  toutes  les  forêts.  L'écho 
des  mers  murmurait  certes  en  les  conques 
naïves  de  ses  oreilles.  Ses  mains  fleurissaient  les 
horizons  dont  ses  gestes  traçaient  les  lignes 
flexibles. 

C'étaient  ces  ressemblances  que  lui  interpré- 
tait Eustase;  il  lui  en  détaillait  les  infinitésimales 
analogies  et  lui  donnait  le  plaisir  d'avoir,  à 
chaque  instant,  conscience  de  ce  qu'elle  était, 
agrandie  de  ce  qu'elle  semblait  être.  Elle  tou- 
chait ainsi  au  m.onde  par  chaque  pore  de  sa  peau 
charmante  et  par  chaque  point  de  son  égoïsme 
moite,  friable  et  comme  spongieux,  n'aimant  que 
soi  dans  tout,  mais  d'une  façon  communicative 
et  amalgamée. 

Ils  vivaient  ainsi,  heureux;  elle,  ne  voyant 
de  tout  1  extérieur  que  ce  qui  la  constituait  et  ce 
qu'elle  en  constituait,  et  lui,  le  voyant  tout  entier 
en  elle.  Parfois  ils  juxtaposaient  leurs  pas  pour 


240  LA  CA.^•^•E  de  jaspe 


quelque  promenade,  si  elle  en  avait  la  fantaisie 
par  hasard,  un  soir  de  printemps,  une  nuit  d'été, 
au  crépuscule  en  automne  ou,  vers  midi, 
l'hiver.  Partout  elle  n'allait  qu'à  travers  elle- 
même.  Eustase  se  promenait  moins  avec  elle 
qu'en  elle.  Il  y  faisait  de  délicieux  voyages  et,  au 
retour,  lui  disait  volontiers  :  «  Le  couchant  de 
votre  chevelure  fut  d'un  or  bien  tragique  ce  soir, 
Humbeline  !  »  ou  il  lui  donnait  à  entendre  qu'un 
serpent  dormait  lové  selon  la  tresse  engourdie  de 
sa  coifïure  gorgonienne.  Elle  riait  et  ne  préférait 
pas  moins  ce  qu'il  y  avait  pour  elle  d'un  peu 
énigmatique  dans  les  propos  d'Eustase  aux 
colloques  trop  clairs  que  lui  avaient  imposés  les 
amis  dont  elle  s'était  éloignée. 

Ils  se  vengeaient  de  leur  congé  en  dénigrant 
le  choix  qui  les  avait  remplacés.  Tout  en  aimant 
mieux,  par  jalousie  et  par  humeur,  admettre  le 
principe  de  réserve  réciproque  où  se  tenaient 
1  un  vis-à-vis  de  l'autre  les  deux  compagnons 
d'esprit  que  supposer  tout  autre  situation  à  cette 
intimité,  ils  alléguaient,  comme  si  c'eût  été  un 
reproche  qui  en  menaçât  la  durée,  qu'Eustase 
n'avait  point  toujours  été  ainsi.  Certes,  il  avait 
même  été  tout  à  fait  autre.  Je  le  sais  pour  l'avoir 


CONTES    A    SOI-.MKME  2'él 


connu  à  une  époque  où  il  croyait  vivre.  Comme 
d'autres  il  avait  désiré,,  vu  et  possédé,  puis, 
las  d'être  épars  en  ses  désirs,  approprié  à  leurs 
objets,  accaparé  par  tout  ce  qu'il  croyait  posséder, 
il  en  avait  fait  des  songes  auxquels  restait  peut- 
être  l'arrière-amertune  d'être  plus  identiques  à 
ce  qu'ils  suppléaient  que  cela  même  qu'ils 
eussent  été. 

La  vie  s'était  refroidie  et  déposée  en  lui  comme 
un  ciel  dans  un  miroir. 

Ayant  souffert  d'être,  lui-même,  l'intermé- 
diaire entre  soi  et  la  nature,  Humbeline  lui  en 
avait  été  la  médiatrice!  C'est  à  tout  cela  que 
faisaient  allusion  le  miroir  de  la  chambre 
d'Eustase  et,  sur  la  rocaille  de  funéraire  ébène, 
Ténigmatique  verrerie  où  la  matière  vitrifiée 
façonnait  par  illusion  l'eau  dont  elle  était 
vide,  c'est  à  cela  que  s'appliquait  aussi  ce  que 
disait  Eustase,  au  crépuscule,  du  domaine 
d'Arnheim,  de  Psyché  et  d'Ulalume,  ce  qu'il 
disait  des  lèvres  de  la  Solitude  et  du  Silence! 


14. 


MAMSCIÎlT   TROUVÉ    DANS   UNE    AUMOJHE 


.1  rii.HHi:  i.ouïs. 


....  Il  II  y  a  peul-ètie  pas  de  solitude,  et,  si 
solitaires  que  se  pense  le  désiroii  1  apathie,  ils  ne 
sont  pas  seuls.  Ils  se  regardent  dans  l'avenir  ou 
se  revoient  dans  le  passé  ;  ils  anticipent  ou  remé- 
morent ;  c'est  une  solitude  hypocrite  que  la  leur. 
Toute  solitude  est  hypocrite,  et  la  mienne  est- 
elle  plus  véridique  pour  être  celle  de  quelqu'un 
qui  parait  s'être  borné  à  soi-même?  Pourtant  il 
me  semble  parfois  être  seul,  le  plus  seul  des 
mortels  dans  la  plus  solitaire  des  demeures. 

Je  l'ai  choisie  dans  la  plus  déserte  de  nos 
provinces.  Les  vieilles  cartes  donnent  un  nom 
à  ce  terroir  ;  les  très  vieilles  gens  se  souviennent 
encore  de  lui  en  avoir  connu  un.  C'est  longtemps 
après  avoir  quitté  tout  chemin  qu'on  arrive  là, 
et.  lorsque  je  perdis  leur  dernière  trace,  j'avais 


244  LA    C.V>Nt:    DE    JASI'E 

déjà  parcouru  des  lieux  singulièrement  et  irré- 
médiablement abandonnés. 

D'abord,  le  long  des  chaussées  dédallées,  les 
bornes  numératrices,  peu  à  peu,  manquèrent. 
Celles  qu'on  rencontrait  encore  étaient  moussues 
et  ébréchées,  puis  les  routes  s'étaient  changées 
en  sentiers  qui  eux-mêmes  s'amincirent,  hési- 
tèrent et  disparurent.  Les  routes,  au  sortir  des 
villes  moribondes,  côtoyaient  des  villages  ago- 
nisants, et  cessèrent  au  delà  des  dernières  chau- 
mières. 

Tristes  et  dolentes  villes!  Tassées  dans  un 
coin  de  leurs  enceintes  trop  vastes  qui  cerclaient, 
de  la  tresse  surabondante  de  leurs  murs  noués 
de  tours  en  ruines,  l'amaigrissement  minable  de 
la  cité,  elles  se  ratatinaient  au  fond  de  la  cor- 
beille de  leurs  murailles  comme  des  fruits  qui 
se  racornissent  en  une  pourriture  sèche  et 
cendreuse.  Lèvent,  l'automne,  sembleles  becque- 
ter, avec  ses  cris  d'oiseau  douloureux  par  tout 
le  ciel. 

Dans  les  villages,  les  vieilles  mains  ne  pou- 
vaient plus  mettre  en  branle  les  cloches  des 
clochers  qui  se  lézardaient  jusqu'au  toit  et 
dégringolaient,  pierre  à  pierre  et  tuile  à  tuile. 


CONTES    A    SOI-MKME  2'l." 


dans  riierbe.  Ces  chutes  étaient  molles  et 
douces,  car  ces  antiques  pierres  et  ces  vieilles 
tuiles,  toutes  feutrées  de  mousses,  ne  faisaient 
pas  de  bruit  en  tombant.  Elles  étaient  friables 
et  prêtes  à  redevenir,  au  contact  du  sol,  la  pous- 
sière qu'elles  avaient  été. 

Il  y  avait  encore,  çà  et  là.  des  masures,  si 
chenues  (ju'elles  se  courbaient  sous  les  branches; 
leur  chaume  vénérable  semblait  ronronner  sous 
les  doigts  caressants  des  feuilles,  et  elles  accrou- 
pissaient la  somnolence  animale  de  leur  four- 
rure de  paille  rude. 

Ensuite,  j'ai  traversé  de  grandes  forêts  où,  à 
mesure  que  je  m'y  avançais,  les  arbres  se  rabou- 
grirent avant  de  s'espacer  en  plants  malingres, 
plus  rares,  un  à  un,  et  enfin  de  manquer  à  des 
landes  interminables  toutes  dune  même  herb^ 
rase  et  poilue. 

Le  fleuve  qui  avait  baigné  les  villes,  frôlé  les 
villages,  reflété  à  ses  eaux  les  arbres  de  la  forêt 
et  les  roseaux  des  campagnes  après  les  flèches 
et  les  toits,  avait  fini  par  se  perdre  à  travers  les 
sables.  Les  sables  avaient  sournoisement  absorbé 
son  cours  divisé  en  bras,  ses  bras  amoindris  en 
méandres.Sesdernières  eaux  investies  tarissaient 


2^6  I.A    C.VNNK    DE    .TASPi: 

en  mares  silencieuses  dont  quelques-unes  n'é- 
taient déjà  plus  qu'une  place  de  vase  craquelée. 
C'est  la  plaine  et  ce  fleuve  ensablé  qu'on  voit 
au  bout  du  parc  de  mon  domaine,  par  une  brèche 
d'arbres  et  de  murs.  Personne  ne  passe  plus  par 
là  qui  pourrait  regarder  à  l'intérieur  de  mes 
futaies  ou  de  ma  maison.  Quimporte  si  les 
volets  pourris  ne  ferment  plus  les  fenêtres.  Cette 
province  est  déserte  et  cette  demeure  est  si 
isolée!  Le  silence  y  est  tel  que  je  crois  presque 
y  être  seul.  Alors  je  m'accoude  sur  le  vieux 
tome  refermé  où  je  lisais  depuis  de  longues 
heures  quelque  traité  minutieux  et  baroque, 
quelque  Miroir  du  Temps  ou  quelque  Horloge 
de  l'Ame.  Je  fixe  un  point  de  mes  songes;  ma 
pensée  s'incorpore  en  l'invisible;  elle  en  vêt  i'in- 
forme  complaisance  et  s'y  constitue  une  réalité 
au  delà  de  mes  désirs  jusqu'à  ce  que  mon  regard 
s'en  fatigue,  puis,  les  yeux  clos,  je  voislesdébris 
de  la  volontaire  idole  empoussiérer  ma  rêverie 
des  lumineuses  cendres  de  son  artifice  et  finir 
en  pluies  détoiles  prismatiques,  en  poudres  de 
pierreries,  en  ocellures  pareilles  à  celles  qui 
rayonnent  et  clignotent  aux  queues  visionnaires 
des  paons  ! 


l.(JNTES    A    SOl-MIME 


Aujourd'hui  j'ai  vu  dans  un  bassin  dCau 
tomber  des  feuilles,  une  à  une.  Peut-être  ai-je 
tort  d'avoir  eu  dans  ma  vie  d'autre  occupation 
que  ce  compte  mélancolique  de  l'iieure,  l'euillr 
à  feuille,  dans  quelque  eau  morne  et  circons- 
pecte. Je  n'aurais  ainsi  de  tous  les  jours  de  n  a 
vie  que  le  souvenir  d'un  même  arbre  augmenté 
d'un  pareil  et  d'autres  encore  se  suivant,  côte  à 
côte  et  face  à  face,  en  avenue  alternative  et 
augurale.  jusqu'au  bout  de  mon  passé,  aussi 
loin  que  mon  passé. 

Les  feuilles  tombent,  plus  fréquentes;  deux  à 
la  fois  contrarient  leur  chute.  Un  peu  de  vent 
qui  s'est  levé  les  soupèse  délicatement  avant  de 
les  laisser  aller,  lasses  et  inutiles,  une  à  une. 
Celles  qui  tombent  dans  le  bassin  surnagent^ 
puis,  peu  à  peu,  se  détrempent,  s'alourdissent 
et  s'enfoncent  à  demi;  celles  d'hier  sont  ainsi; 
il  y  en  a  d'autres  qui  errent  sous  la  surface.  On 
les  voit  à  travers  la  transparence  de  l'eau  gla- 
ciale, claire  jusqu'au  fond  qu'écaillent  de  leur 
bronze  frauduleux  les  jonchées  submergées 
déjà. 

Je  connais  la  destinée  de  toutes  ces  feuilles; 
je  sais  comment  elles  poussent  et  verdissent. 


LA    CANNE    DE    JASPE 


comment  elles  dépérissent  aux  jours  d'automne 
malgré  la  fausse  parure  de  leurs  ors  divers 
et  l'hypocrisie  de  leurs  pourpres  tachetées. 

Le  couchant  est  rouge  à  travers  les  arbres; 
la  pourriture  violette  du  crépuscule  le  ronge  de 
nues  douloureuses.  L'hypocondrie  de  l'heure 
est  presque  acariâtre. 

La  lampe  brûle  dans  un  angle  de  la  vaste 
salle  aux  hautes  fenêtres,  et  je  reste  le  visage  à 
la  vitre  terne.  Je  ne  vois  plus  tomber  les  feuilles 
mais,  maintenant,  cest  en  moi  que  je  sens 
quelque  chose  qui  se  détache  et  s'amoncelle 
lentement.  Il  me  semble  que  j'entends  dans 
mon  silence  la  chute  de  mes  pensées.  Elles 
tombent  de  très  haut,  une  à  une,  en  lente 
efïeuillaison,  et  je  les  accueille  de  tout  le  passé 
qui  est  en  moi.  Leur  chute  morte  et  légère  ne 
pèse  plus  rien  de  ce  qu'elles  voulurent  vivre. 
L'orgueil  s'effeuille  et  la  gloire  se  défleurit.] 

Encore  un  jour.  Voici  la  lampe  !  J'ai  regardé 
tomber  les  feuilles,  une  à  une,  et  pourtant  il  y 
eut  des  thyrses  dans  les  vignobles  et  les  jardins. 
Les  lèvres  ont  mordu  le  jus  des  poires.  Un 
enfant  portait  en  ses  mains  des  pommes  d'or, 
et,  quand  le  visage  se  retourna,  au  seuil,  en 


CONTES    A    SOI-MÊMK  'iVJ 


face  du  soir,  on  vit  à  ses  tempes  une  couronne 
de  laurier  en  même  temps  que  des  buccins  son- 
naient au  fond  des  antres  ! 

Dans  le  vieux  cèdre,  devant  la  maison,  près 
d'une  massive  table  de  pierre,  j'entends  glapir 
de  rauques  trompettes  !  L'or  de  leur  son  semble 
disjoint  par  quelque  fêlure.  Le  souffle  en  est 
âpre  et  discors.  Elles  moquent  la  gloire  qu'elles 
entonnent  ;  elles  disent  que  quelque  chose 
avorte  en  elles  de  considérable,  et  leur  râle  inclut, 
en  la  faussant,  une  fanfare  ! 

Ce  sont  les  paons  qui,  de  leur  perchoir  du 

grand  cèdre,  près  de  la  table  de  pierre,  cornent. 

Ils  se  détachent  en  noir  sur  le  crépuscule  encore 

soufré  et  rougeàtre  ;  ils  sont  de  jais  sur  le  ciel 

étrusque  ;   ils  sont  noirs  avec  Tair  moins  de 

s'être  carbonisés  dans  les  ardeurs  des  brasiers 

du   couchant  que  par  la  vertu  de  leur  propre 

éc  lat  et  par  l'incandescence  dévoratrice  de  leurs 

plumes. 

Noirs  et  fatidiques,  n'ont-ils  pas  l'attitude  de 
veiller  sur  un  tombeau,  et  la  table  de  pierre  est 
lunèbre,  ce  soir.  Son  bloc  fruste  se  renfrogne  et 
semble  s'appesantir.  Vas-tu  disjoindre  l'oppres- 
sive et  analogue  dalle,  enfin,  toi,  ô  mystérieuse 


M)  i.v  c.vn.m:  de  JASPi: 


perdue,  ô  souterraine,  toi  qui,  étant  plus  que 
la  vie.  ne  peux  pas  être  possédée  que  dans  la 
mort,  toi  que  j'appelais  Eurydice! 


Il  me  semblait  si  bien  l'avoir  connue  de  l'autre 
côté  du  fleuve  que  je  la  nommais  Eurydice.  Ce 
nom  lui  plut  et  elle  souriait  de  se  l'entendre 
donner  comme  s'il  eût  réveillé  en  elle  d'an- 
ciennes joies.  Pourtant,  parfois,  elle  soupirait  de 
s'entendre  appeler  ainsi,  car  d'antiques  tristesses 
séjournaient  peut-être  au  fond  de  ses  songes. 
Elle  était  debout  entre  deux  suites  d'échos  ; 
j'ignorais  où  ils  menaient  sa  mémoire,  car  je  ne 
savais  rien  des  avenues  de  sa  Destinée,  et  mon 
amour  en  face  de  sa  beauté  s'en  satisfaisait  uni- 
quement. Je  ne  veux  point  parler  de  mon 
amour  ni  disserter  de  sentiments  au  lieu  d  évo- 
quer des  images.  Il  n'en  est  pas  de  plus  pré- 
cieuse à  mon  âme  que  celle  d'Eurydice  Ma 
solitude  n'est  faite  que  pour  le  fantôme  de  sa 
présence  et  mon  silence  ne  dure  que  pour  la 
survie  de  sa  voix. 

Je  revois  l'ondulation  de  ses  cheveux  sur  les 
coussins  où  elle  s'appuyait  volontiers,  car  sa 


CONTES    A    SOI-.Ml  Ml 


beauté,  coiiuiie  toute  beauté  vraiment  délicieuse, 
n'était  point  sans  langueur,  r/étaient  des  cous- 
sins à  grandes  tleurs  ornementales  habilement 
dénaturées.  11  s'y  mêlait  des  motifs  de  fruits, 
des  grenades  à  des  tulipes.  Les  beaux  fruits 
s'engorgeaient  ou  se  tuméfiaient  et  les  sveltes 
tleurs  s'y  composaient  moins  imitatives  que 
logiques  et  rationnelles.  Certaines  étoffes  étaient 
assez  légères  pour  que  les  duvets  intérieurs  y 
apparussent  par  transparence  :  duvet  blanc  des 
cygnes  du  Montsalvat,  bourre  noire  des  cygnes 
de  rHadès  ! 

Vers  le  soir  elle  dénouait  la  bandelette  d'hya- 
cinthe qui  retenait  sa  chevelure  et  parfois  nous 
marchions  au  crépuscule. 

Le  plus  souvent  elle  portait  une  robe  d'un 
vert  vif  et  frais.  Des  reflets  d'argent  miroitaient 
la  lucidité  prasine de  l'étoffe.  Des  rosaces  d'émaux 
translucides  l'ornaient  qui  alourdissaient  les  plis 
et  leur  imposaient  une  rigidité  statuaire  et 
comme  archaïque.  Un  gorgerin  de  pierreries 
juxtaposait  sur  la  peau  de  sa  poitrine  la  goutte 
vive  des  émeraudes  à  l'eau  spacieusement  morte 
des  opales.  Ses  pieds  étaient  nus  ;  sa  robe  traî- 
nait un  peu  sur   le   sable  tiède  des  allées  du 


2ô2  L.V    CANNE    DE    JASPE 

jardin  où  nous  errions.  C'était  une  ancienne 
grève  fluviale  ou  marine.  De  petites  tortues  à 
écaille  jaune  et  noire  s'y  promenaient.  Il  y 
poussait  des  citronniers  nains.  Leurs  fruits 
étaient  charnus,  acides  avec  un  arrière-goût 
d'amertume. 

Le  visage  d'Eurydice  fut  d'une  singulière 
beauté.  Il  est  dans  tous  les  miroirs  de  mes 
songes  ;  c'est  dans  les  vôtres  qu'il  faut  la  regarder, 
car  elle  est  en  chacun  de  nous  l'éternelle  taci- 
turne, la  secrète  accoudée  ! 

Nous  avons  souvent  ensemble  contemplé  le 
crépuscule,  Eurydice  et  moi.  A  cette  heure-là, 
son  nom  résonnait  plus  doucement,  plus  mélo- 
dieusement. Les  syllabes  en  étaient  le  choc  d'un 
cristal  limpide  et  nocturne  :  une  fontaine  dans 
un  bois  de  cyprès.  C'était  l'heure  où  son  nom 
vibrait  le  plus  mélancoliquement.  Quelquefois 
elle  parlait.  La  lenteur  douce  de  sa  voix  semblait 
s'éloigner  à  la  distance  d'un  songe.  Sa  voix 
devenait  très  basse,  comme  assourdie  et  perdue 
au  dédale  de  soi-même  d'où  elle  revenait  peu  à 
peu  à  son  ordinaire  douceur. 

Elle  parlait  volontiers  d'eaux  et  de  fleurs, 
souvent  des  miroirs  et  de  ce  qu'on  y  voit  de  ce 


CONTES    A    SOI-MÉMi:  253 


qu'on  n'est  pas.  Nous  composions  aussi  de  sin- 
gulières demeures,  chambres  ou  palais.  Nous 
en  déduisions  les  possibles  jardins.  Elle  les  ima- 
ginait charmants  et  mélancoliques.  11  y  en  eut 
un  avec  des  porphyres  que  le  temps  semble 
avoir  guéris  du  sang  qu'ils  ont  saigné,  des  mar- 
bres, des  allées  d'une  géométrie  pathétique, 
des  pelouses  où  les  jets  d'eau  pavonnent  et 
semblent  rouer  au  soleil. 


Un  soir,  je  me  souviens,  et  ce  fut  un  des 
derniers  où  je  la  vis,  elle  me  parla  des  paons. 
Elle  les  haïssait  et  jamais  elle  n'avait  voulu  en 
supporter  la  présence  dans  ces  lieux  de  paix  et 
de  silence  où  nous  vécûmes  si  inexplicable- 
ment. Ce  soir-là,  je  lui  rappelai,  alors,  notre 
rencontre  et  la  morne  rivière  où  ma  barque 
avait  croisé  la  sienne.  Elle  y  était  seule.  Elle 
pleurait.  A  la  proue,  un  paon  était  perché  qui 
mirait  dans  l'eau  sa  tête  et  son  col  et  dont  la 
queue  emplissait  toute  la  barque  de  sa  pro- 
fusion éblouissante.  La  triste  et  pâle  voyageuse 
était  assise  parmi  ces  plumes.  Les  plus  longues 
traînaient  dans  l'eau  à  l'arrière. 


i.A  c.vnm:  de  JAsrr 


El  coinme  ce  souvenir,  fait  dune  eau  morne 
entre  de  vieux  arbres,  dune  barque  lente,  d'un 
impérial  oiseau  dans  le  crépuscule,  d'une  femme 
inconnue  et  silencieuse,  m'était  doux,  j'appuyai 
ma  tête  par  mélancolie  et  par  tendresse  sur  les 
genoux  d'Eurydice.  Elle  la  soutenait  de  ses 
belles  mains  :  elle  semblait  la  soupeser.  Jt^ 
reaardai  ses  veux  :  une  immémoriale  tristesse 
les  voilait  et  j'entendis  qu'elle  me  disait  d'une 
voix  ancienne,  si  lointaine  qu'elle  paraissait 
venir  de  l'aulre  colé  du  tleuve.  de  l'autre  face 
des  Destins,  quelle  me  disait  de  sa  voix  ancienne 
et  véi'idique.  si  basse  que  je  l'entendais  à  peine, 
si  bas  que  je  ne  Tentendis  plus  jamais  :  u  C'e.sl 
moi  qui.  au  bord  du  tleuve.  un  soir,  ai  soulevé, 
en  mes  mains  pures  et  pieuses,  la  tète  de  l'Aède 
massacré  et  qui  l'ai  portée  pendant  des  jours 
jusqu'à  ce  que  la  fatigue  m'arrêtât. 

u  A  la  lisière  dun  bois  pacilique  où  des 
paons  tout  blancs  erraient  sous  l'ombre  des 
arbres,  je  nu^  suis  assise  et  m'endormis  sentant 
à  travers  mon  sommeil,  avec  douleur  et  avec 
joie,  le  fardeau  du  chef  sacré  qui  reposait  sur 
mes  genoux. 

((  Mais  au  réveil,  je  vis  la  tête  douloureuse  me 


«:ONTi:S    A    S(^I-MIMI. 


darder  le  regard  de  ses  orbites  rouges  ot  vidrs. 
Les  oiseaux  cruels  ({ui  avaient  becqueté  les 
yeux  rengorgeaient  autour  de  moi  leurs  cols 
souples  el  lissaient  leurs  plumes  de  leur  bec 
sanglant. 

0  Mon  geste  eut  horreur  du  sacrilège,  et.  à 
mon  sursaut,  la  tète  roula  parmi  les  paons 
etîrayés  et  taciturnes  qui  rouèrent,  épanouis- 
sant, à  leur  insu,  l'extraordinaire  prodige  qu'ils 
étaient  devenus,  car  leurs  plumes  portaient,  dès 
lors  et  à  jamais,  au  lieu  de  leur  blancheur,  en 
ocellures  d'imaginaires  et  vindicatrices  pierre- 
ries, l'emblème  véridique  des  yeux  sacrés  dont 
ils  avaient  profané  le  mortel  sommeil...  n 


HERMOGÈNE 


A  JEAN  LORRAiy 


A  l'entrée  de  la  forêt  je  tournai  la  tête,  et,  la 
main  sur  la  croupe  pommelée  de  mon  cheval, 
je  m'arrêtai  pour  regarder,  par-dessus  mon 
épaule  à  travers  les  premiers  arbres,  le  pays 
que  je  venais  de  parcourir  et  pour  tâcher  d"y 
apercevoir  encore  une  fois  la  maison  de  mon 
maître  Hermogène. 

Elle  devait  être  tout  au  bout  de  la  morne  plaine 
saumâtre  et  marécageuse  qui  étalait,  au  loin  et 
à  plat,  le  damier  d'eau  de  ses  salines  où  se 
réverbéraient  aux  flaques  à  fond  rosâtre  et 
cristallisé  les  rayons  d'un  soleil  couchant.  11 
m'aveuglait  car  je  l'avais  en  face  de  moi  et  toute 
cette  terre  craquante,  traversée  durant  la  moi- 
teur d'une  après-midi  d'automne,  n'était  plus,  à 
cette  heure,  qu'une  étendue  de  brume  dorée 
au-dessus  d'un  miroitement.  La  buée  et  l'éclat 

15. 


25S  LA    CA>NE    1>K    JASPE 


s'en  renforçaient  au  dehors  de  la  forêt  par  la 
demi-obscurité  qui  sommeillait  à  l'intérieur  du 
couvert. 

De  grands  pins  dressaient,  d'un  sol  mat  et 
feutré,  leurs  sveltes  troncs  ensoleillés  à  mi- 
hauteur  et  où  l'ombre  montait  à  mesure  que  le 
soleil  descendait  vers  la  mer.  Je  la  distinguai, 
lisse  à  l'horizon  au  delà  de  la  plaine  rase  el 
quadrillée  de  ces  mares  où,  tant  la  salure  de 
leur  eau  était  tiède,  avait  refusé  de  s'abreuver 
mon  cheval  qui  frappait  doucement  du  sabot  le 
terrain  de  bure  du  sous-bois  en  y  faisant 
dérouler  sur  la  pente  les  pommes  de  pin  dont 
elle  était  jonchée. 

Elles  me  rappelèrent  celles  qui  brûlaient  à  l'âtre 
de  mon  maître  Hermogène,  l'autre  soir  que  je 
maniais  entre  mes  doigts  leurs  écailles  déli- 
cates où  scintillait  une  larme  de  résine,  tandis 
que  mon  hôte,  assis  à  mon  côté,  me  racontait 
son  histoire,  si  doucement  que  sa  voix  me 
semblait  venir  de  moi  même  et  comme  si  c'eût 
été  au  fond  de  moi  qu'il  parlât. 

Ah!  que  souvent,  j'avais  repensé  à  lui  durant 
cette  lente  chevauchée  par  les  petits  sentiers 
grésillants,  le  long  des  salines  paludéennes.  La 


CONTES  A   soi-.mi;me  "J.')".) 


moiteur  de  lair  spongieux  était  si  imprégnée 
de  sel  que  ma  langue  en  sentait  le  goût  sur 
mes  lèvres.  La  tristesse  d'Hermogène  n'avait 
pas  dû  être,  certes,  plus  acre  et  plus  amère.  11 
m'avait  semblé  refaire  la  route  de  ses  jours  et  je 
me  disais,  reprenant  mon  chemin  par  le  lieu  déjà 
assombri  :  Puissé-je  comme  lui  entrer  dans  le 
crépuscule  !  puissé-je  m'asseoir  à  la  fontaine  et 
qu'il  y  ait  un  âtre  pour  toutes  les  cendres  de  mes 
songes  ! 

J'étais  arrivé  à  un  endroit  de  la  forêt  où  elle 
m'apparut  à  sa  suprême  beauté  automnale.  De 
grands  arbres  espaçaient  une  clairière.  Leur 
feuillage  était  roux  et  doré,  et,  bien  que  le  soleil 
eût  disparu,  il  semblait  s'en  continuer  un  éclat 
aux  cimes  où  persévérait  Tillusion  de  sa  survie 
par  la  teinte  de  sa  présence.  Aucune  des  feuilles 
ne  remuait  et  pourtant  une  parfois,  d'or  terne 
et  déjà  sec,  d'or  clair  et  encore  vivant,  tombait 
comme  si  le  petit  bruit  mélancolique  de  la 
fontaine  où  elles  reflétaient  leur  suspens  eût 
sutli  à  déterminer,  dans  la  sorte  d'indifïérence 
silencieuse  de  Tair,  le  prétexte  de  leur   chute. 

Je  regardais  celles  qui  tombaient  au  bassin 
de  la  source.  Deux,  puis  d'autres  encore  et  une 


260  LA    CANNE    DE    JASPE 


que  je  sentis  frôler  ma  main.  Je  tressaillis  car 
j'attendais,  anxieux  de  ce  silence,,  pour  continuer 
ma  marche,  que  quelque  cri  d'oiseau  ait  rompu 
l'immobile  sortilège.  Tout  se  taisait  d'arbre  en 
arbre  et  si  loin  que  je  me  sentis  pâlir,  moins 
peut-être  de  solitude  que  de  cette  caresse  de 
feuille  qui  m'avait  effleuré  la  main,  plus  légère 
qu'au  songe  les  lèvres  même  du  souvenir.  Je 
m'approchai  de  l'eau,  instinctivement,  pour  y 
voir  mon  visage  et  l'y  voyant  pâle  et  perplexe, 
vieilli  de  tout  ce  qu'une  onde  ajoute  de  nocturne 
à  ce  qui  s'y  mire,  je  pensai  à  Hermogène,  à 
mon  maître  Hermogène.  J'entendais  de  nouveau 
sa  voix  au  fond  de  moi  et  elle  me  répétait  la 
mélancolique  histoire  qu'il  m'avait  contée,  l'his- 
toire qui  commençait  aussi  à  un  carrefour  de 
la  forêt  près  d'une  fontaine  où  il  aurait  vu  son 

visage. 

• 

Par  quelles  voies  mystérieuses,  me  disait 
Hermogène,  à  travers  quelles  impitoyables 
aventures  avais-je  dû  passer,  me  disait-il,  pour 
n'y  avoir  conquis  quele  sentimentd'une immense 
tristesse  telle  qu'elle  me  voilait,  par  l'excès  de 
son  amas,  la  mémoire  de  son  origine  et  le  pro- 


CONTKS    A    SOI-MÊME  261 


grès  de  son  état.  Elle  m'opprimait  de  tout  l'oubli 
de  ses  causes  et  de  tout  le  poids  de  sa  consis- 
tance. 

Rien  n'en  illuminait  le  sourd  et  ténébreux 
passé  :  glaives  d'or  parmi  les  cyprès,  bagues 
de  joie  et  d'alliance  perdues  aux  eaux  capta- 
trices,  torches,  sur  le  seuil,  par  le  vent  de  la 
nuit, sourires  au  fond  du  crépuscule,  rien  n'illu- 
minait l'ombre  invariable  d'où  j'étais  parvenu, 
par  de  laborieux  chemins,  jusque  là  où,  las 
d'une  marche  dont  la  fatigue  seule  me  faisait 
ressentir  la  distance,  perdu  dans  la  forêt,  je 
m'assis  au  bord  d'une  fontaine  comme  on  se 
repose  auprès  d'une  tombe. 

Tout  ce  que  j'avais  souffert  était  mort  en  moi 
et  je  respirais  l'odeur  de  cendre  qu'exhalait 
ma  mémoire.  Il  s'y  était  mêlé  certes  des  chairs, 
des  fleurs  et  des  larmes,  car  j'y  retrouvais  un 
triple  parfum  de  regret,  de  mélancolie  et 
d'amertume.  Il  y  avait  des  échos  au  fond  de  cette 
taciturnité  intérieure,  mais  ils  y  étaient  engourdis 
et  ce  passé  informe  et  mystérieux  m'environnait 
de  ses  ténèbres  endolories.  Sans  savoir  ses 
circonstances,  je  ressentais  un  regret,  une 
mélancolie  et  de  l'amertune;  j'aurais  voulu  que 


262  LA    CA>NE    DE    JASPK 


ses  lèvres  vinssent  murmurer  sa  raison  à  mon 
songe;  j'aurais  voulu  boire  à  son  lac  léthéen 
une  mémoriale  jouvence  comme  à  l'eau  de  cette 
fontaine  où  je  m'aperçus  venant  à  moi,  face  à 
face,  comme  le  silence  vient  à  la  solitude  avec 
le  désir  d'apprendre  l'une  de  l'autre  le  secret 
de  leur  accord. 

Mon  visage  dans  l'eau  intermédiaire  n'allait-il 
donc  rien  m'apparaître  de  moi-même?  Mes  mains 
setendaientverslerefletde  leurs  paumes  blessées. 
0  mon  Ombre  qui  mapparaissais  ainsi,  tu 
semblais  pourtant  venue  du  fond  de  mon  passé. 
Tu  devais  savoir  ses  voies  mystérieuses  ou 
ordinaires,  ses  aventures  impitoyables  ou  quel- 
conques. Dis!  sourires  au  crépuscule!  glaives 
dor  parmi  les  cyprès  ou  la  torche  peut-être  ou 
les  bagues... 

Une  pierre  tombée  avait  détruit  le  miroir  et 
me  lit  lever  les  yeux.  Ils  rencontrèrent  ceux  de 
l'Etrangère  qui  avait  ainsi  interrompu  ma  rêverie 
et  qui  semblait  suivre  la  sienne  sans  s'apercevoir 
de  ma  présence. 

Elle  était  debout  en  sa  robe  déchirée  et  cen- 
dreuse que  dépassait  son  pied  nu  avec  lequel 
elle  avait  poussé  la  pierre  perturbatrice.   Une 


CONTES    A    SOI-MKME  263 


curiosité  singulière  me  portait  à  interpeller  cette 
survenante.  Il  me  semblait  que  je  n'aurais  qu'à 
me  ressouvenir  pour  entendre  ce  qu'elle  me 
dirait.  Nos  Destins  avaient  dû  se  toucher  leurs 
lèvres  et  leurs  mains  avant  de  se  séparer  pour 
quelque  circuit  inverse  où  ils  se  rencontraient 
enfin  de  nouveau  à  un  point  de  leur  durée.  Ils 
étaient  la  moitié  l'un  de  l'autre  et  ma  tristesse 
ne  pouvait  être  que  l'entente  de  son  silence. 

Oui,  mon  fils,  continua  Hermogène,  elle  m'a 
parlé.  Elle  m'a  dit  comment  elle  avait  quitté  la 
ville.  La  vie  qu'on  y  menait  était  bavarde,  empha- 
tique et  frivole;  le  sommeil  inutile.  La  veille  n'y 
fructifiait  pas  en  lendemain  et  chaque  jour 
périssaient  ses  fleurs  passagères.  Celte  ville  était 
immense  et  populeuse.  Ses  rues  innombrables 
s'entre-croisaient  en  mille  détours,  et  toutes 
aboutissaient,  par  quelques-unes  où  elles  se' 
dégorgeaient,  à  une  vaste  place  centrale  pavée 
de  marbre.  Les  arbres  odorants  poussaient  çà 
et  là  entre  les  dalles  disjointes  et  y  sculptaient 
une  ombre  délicieuse;  des  eaux  fraîches  y  jaillis- 
saient parmi  le  silence  moite  dans  un  air  cristallin. 
Mais  cette  place  était  déserte  toujours;  il  était 
défendu  de  s'v  arrêter  et  même  de  la  traverser. 


264  LA    CANNE    DF.    JASPE 


On  eût  pu  y  rêver  sous  les  arbres,  boire  à  Teau, 
se  confronter  à  la  solitude  et  il  fallait  que  la 
foule  errât  sans  cesse  par  le  labyrinthe  des  rues 
poussiéreuses,  entre  les  hautes  maisons  de  pierre 
à  portes  de  bronze,  parmi  les  visages  différents 
et  les  discours  superflus.  Ah  triste  ville!  On  y 
errait  désespérément  à  la  recherche  de  soi-même, 
ceux-là  du  moins  que  ne  satisfaisait  pas  de 
disputer  au  coin  des  carrefours,  de  pérorer  du 
haut  des  bornes,  de  trafiquer  sur  les  comptoirs 
ou  de  danser  au  bruit  des  tambourins. 

La  plupart  s'en  contentaient.  Ils  vont  et 
viennent  sans  s'apparier  plus  que  pour  l'accord 
d'un  marché  ou  l'entente  d'un  désir.  Quelques 
sages  s'y  promenaient,  un  miroir  à  la  main.  Ils 
s'y  regardaient  obstinément  pour  essayer  d'être 
seuls,  mais  de  hargneux  enfants  cassaient  à 
coups  de  pierres  les  glaces  attestatrices  et  la 
foule  riait  d'imposer  ainsi  l'autorité  de  son 
despotisme... 

A  mesure  qu'elle  parlait,  il  me  semblait  que 
la  vision  qu'elle  évoquait  avec  dégoût  se  recons- 
tituait en  moi.  J'y  entendais  comme  un  lointain 
bourdonnement  intérieur.  11  se  levait  de  mon 
passé  des  rumeurs  mémoriales  et  analogues  et 


COUTES    A    SOI-MI-.ME  205 


je  redisais  aussi  comme  l'Etrangère:  Quittons  la 
ville,  quittons  la  vie  frivole  et  vaine... 

Elle  ravaitquittée  un  matinjasse  d'errer  parmi 
la  cohue  composite  et  uniforme,  parmi  la  pous- 
sière des  sandales  et  la  sueur  des  visages.  Elle 
croisa  sous  la  poterne  ceux  qui  venaient  du  de- 
hors accroître  le  nombre  des  vivants  d'ici  et, 
quand  elle  eut  dépassé  les  murs,  elle  entendit, 
sur  un  arbre,  un  oiseau  qui  chantait.  L'orgueil 
d'être  seule  l'exaltait  et  elle  se  sentait  grandir  à 
mesure  qu'elle  s'isolait. 

Sa  robe  frôlait  des  Heurs,  tandis  que,  par  des 
cjiemins  charmants,  elle  descendait  vers  la 
mer.  Des  grèves  la  bordaient,  roses  sous  l'au- 
rore, qui  fondirent  d'or  à  midi  et  devinrent 
violettes  au  crépuscule.  Ah  crépuscule  sur  la 
première  journée  de  songe!  Son  ombre  sur  le 
sable  lui  disait  qu'elle  était  seule  et  que  le 
reste  d'elle-même  n'était  plus  à  ses  pieds  qu'un 
fantôme,  et  ce  fut  à  son  ombre  qu'elle  sacrifia 
vers  le  soir,  jetées  à  la  mer,  les  pierreries  de 
son  collier  qui  tintaient  entre  elles  plus  mélo- 
dieuses que  des  larmes.  Son  collier  était  com- 
posé de  trois  sortes  de  pierres,  toutes  se  valaient 
et  l'ensemble  était  inestimable.  Il  v  eut,  toute  la 


20'î  I-A    CANNE    DF.    .TASPn 


nuit,  une  étoile  sur  la  mer.  jusqu'au  matin  une 
étoile  sur  la  mer! 

Mais  je  m'appliquai  encore  mieux  ce  que- 
l'Etrangère  me  raconta  quand  elle  m'apprit  com- 
ment les  satyres  et  les  faunes  la  dépouillèrent 
et  la  laissèrent  nue  dans  la  forêt.  Je  compris  que 
ses  actes  et  ses  sorts  représentaient  chacune  de 
mes  pensées.  Je  comprenais  comment  j'avais 
vécu  intérieurement  les  emblèmes  de  ses  aven- 
tures. C'était  d'elles  que  s'était  constituée  ma 
tristesse. 

Les  satyres  l'avaient  d'abord  entourée  en  dan- 
sant. Les  hautes  herbes  fleuries  les  cachaient  à 
mi-corps  et  leur- bestialité  piétinait  tandis  que 
leurs  mains  offraient  des  grappes  de  raisin,  des 
fruits  et  des  pommes  odoriférantes,  mais  leurs 
mains  s'étaient  vite  enhardies. 

C'est  ensuite  qu'elle  vécut  errante,  toute  à 
quelque  soin  mystérieux  et  désespéré  :  un 
philtre  qui  créerait  des  âmes  dans  la  chair  poilue 
des  apgypans  rôdeurs.  Elle  soulevait  de  ses 
mains  frêles  d'énormes  pierres  et,  au  lieu  du 
baume  ou  du  talisman,  c'étaient  des  crapauds 
ou  de  l'eau  croupie  qui  y  dormaient;  les  ser- 
pents ghssaient  sous   les  feuilles  sèches,  et  il 


(^OM  rs  A  sor-Mi-MF.  26" 


éclosait  des*  orfraies  d'œufs  qu'elle  croyait  de 
paons  on  de  colombes;  nn  poison  bouillonnait 
où  elle  composait  un  dictame... 

Mon  fils,  me  dit  Hermogène,  je  savais  enfin 
l'origine  et  la  matière  de  ma  tristesse  par  tout  ce 
que  m'avait  dit  l'Etrangère.  Tl  a  fallu  qu'elle 
vînt  à  moi  pour  que  je  prisse,  à  travers  elle, 
conscience  de  ma  misère.  Elle  m'avait  semblé 
immense  et  confuse,  je  la  trouvais  alors  déme- 
surée mais,  à  la  mieux  voir,  je  reconnus  l'a- 
voir méritée. 

On  ne  se  retrouve  plus  quand  on  s'est  une  fois 
perdu  et  Tamour  ne  nous  rend  pas  à  nous- 
mêmes  :  pourquoi  n'avais-je  point  été  de  ces 
sages  précautionneux  qui,  dans  la  ville,  mar- 
chaient en  portant  à  la  main  un  miroir  pour 
essayer  d'être  seuls  en  face  d'eux-mêmes  car  il 
faut  vivre  en  présence  de  soi. 


Tel  fut  le  récit  de  mon  maître  Hermogène  et 
sa  rencontre  avec  l'Etrangère.  Il  y  avait  pris  de 
curieuses  leçons  car  son  esprit  était  raisonneur, 
mais  il  aimait  à  vivifier  ses  raisons  d'allégories. 
Peut-être  avait-il  voulu  me  frapper  davantage 


Î68  LA    CANNE    DE    JASPE 


en  mêlant  quelque  fable  à  son  eiîseignement- 
Son  apologue  était  ingénieux  et,  certes,  il  n'a- 
vait pas  été  sans  fruit  car  je  m'écriais  :  Heureux 
ceux  qui  comme  Hermogène  se  rencontrent  en 
chemin  de  leur  vie  par  l'entremise  d'un  songe, 
plus  heureux  ceux  qui  ne  se  sont  jamais  quittés 
et  à  qui  leur  propre  présence  à  tenu  lieu  du 
monde  ! 

La  nuit  était  venue,  mon  cheval  marchait  sur 
les  feuilles  sèches  et  butait  aux  souches.  Je  ne 
savais  comment  trouver  l'issue  de  la  forêt  et  je 
cherchais  aux  étoiles  à  travers  les  arbres  le 
chemin  de  l'aurore. 


LE  RECIT 

DE    LA    DAME    DES    SEPT   MIROIRS 


A  JKAy  m:  iiyA.x. 


La  caduque  vieillesse  de  mon  père  se  pro- 
longea pendant  des  années.  Sa  nuque  branlait. 
Ses  épaules  se  voûtèrent.  Peu  à  peu  il  pencha 
davantage  encore.  Ses  jambes  flageolaient.  Il 
dépérit. 

Chaque  jour,  pourtant,  il  sortait  seul  dans 
les  jardins.  Ses  pas  traînaient  sur  le  cailloutis 
des  esplanades,  le  dallage  des  terrasses,  le  gra- 
vier des  allées.  On  le  voyait,  au  fond  des  ave- 
nues, minuscule  et  ratatiné,  avec  sa  calotte  de 
drap  fin  et  ses  vastes  houppelandes  de  soie 
fourrée,  piquant  du  bout  de  sa  haute  canne  une 
feuille  tombée  ou,  le  long  des  parterres,  redres- 
sant, au  passage,  la  tige  de  quelque  fleur. 

Il  faisait  lentement  le  tour  des  bassins.  Il  y 
en  avait  de  carrés,  avec   une  marge   de  por- 


LA    CAN>'E    DE    JASPE 


phyre  rose  ;  de  circulaires,  bordés  de  jaspe 
fcOlive;  d'autres,  ovales/  ourlés  de  marbre 
bleuâtre.  Le  plus  grand  était  entouré  de  brèche 
jaune,  et  des  tanches  y  glissaient  leur  reflet  d'or. 
Les  autres  gardaient  des  cyprins  rouges,  des 
carpes  et  d'étranges  poissons  glauques. 

Un  jour,  mon  père  ne  put  sortir  pour  sa 
promenade  accoutumée.  On  l'assit  dans  un 
grand  fauteuil  de  cuir  roux,  et  on  traîna  le 
siège  devant  la  fenêtre;  les  roulettes  grincèrent 
sur  le  damier  des  mosaïques,  et  le  vieillard 
considéra  longuement  la  vaste  perspective  des 
jardins  et  des  eaux.  Le  soleil  se  couchait  en 
rougeoyant  sur  les  dorures  monumentales  de 
novembre.  Le  parc  semblait  un  édifice  '  d'eau 
et  d'arbres,  intact  et  fugitif.  Parfois  une  feuille 
tombait  dans  l'un  des  bassins,  sur  le  sable  d'une 
allée,  sur  le  balustre  d'une  terrasse  ;  une,  pous- 
sée par  un  vent  léger,  crispa  contre  la  vitre 
nue  son  aile  d'oiseau  décharné  en  même  temps 
qu'une  chauve-souris  égratigna  de  son  vol 
anguleux  le  ciel  moins  clair. 

Au  crépuscule,  le  malade  soupira  longue- 
ment. On  entendait,  au  dehors,  un  pas  dans 
une  allée  proche;  un  cygne  noir  battit  de  ses 


(:o^■lKs  A   SOI -M  KM  i;  1' l 


palmes  l'eau  assombrie  d'mi  bassin,  uno  pie 
s'envola  d'un  arbre  en  jacassant  et  se  posa, 
sautillante,  sur  le  rebord  d  un  vase;  un  ch'wn 
enroué  hurla  dans  le  chenil.  A  l'intérieur,  un 
grand  meuble  taciturne  craqua  sourdement  en 
son  ossature  d'ébène  et  d'ivoire,  et  la  lanière 
d'un  fouet  à  manche  de  corne,  posé  en  travers 
d'une  chaise,  se  déroula  et  pendit  jusqu'au 
parquet.  Aucun  souftle  ne  sortait  de  la  vieille 
poitrine:  la  tête  s'inclina  jusqu'aux  mains 
jointes  sur  la  tabatière  d'écaillé.  Mon  père  était 
mort. 

Je  vécus  durant  tout  l'hiver  dans  la  con- 
tracture de  C(^  deuil.  Ma  solitude  s'ankylosa  de 
silence  et  de  regret.  Les  jours  s'écoulèrent. 
Je  les  vécus  dans  une  attention  scrupuleuse 
à  ce  mélancolique  souvenir.  Le  temps  passa  sans 
que  rien  put  me  distraire, de  ma  douloureuse 
et  funèbre  songerie.  L'approche  seule  du  prin- 
temps me  réveilla  de  moi-même,  et  je  com- 
mençai à  constater  les  singularités  qui  m'envi- 
ronnaient et  qui  outrepassaient  le  rapport  qu'on 
m'en  lit. 

Gomme  si  la  présence  paternelle  imposait 
autour  de  soi,   par  sa  durée,  une  sorte  d'atti- 


LA.    CANNE    DE    JASPE 


tilde  aux  êtres  et  aux  choses,  les  effets   de  sa 
disparition   se   répandirent  alentour.    Tout   se 
désagrégea.  Des  jointures  invisibles  craquèrent 
en  quelque  occulte  dislocation.  Les  plus  anciens 
serviteurs  moururent  un  à  un.  Les  chevaux  des 
écuries  périrent  presque  tous;  on  retrouvait  les 
vieux  chiens  de  meute  engourdis  à  jamais,  les 
yeux  vitreux  et  le  museau  enfoui  entre  leurs 
pattes    velues.    Le    château    se    dégrada;    les 
combles   se    délabrèrent;    le    soubassement  se 
tassa;  des  arbres  du  parc  s'abattirent,  barrant 
les  allées,  écornant  les  buis  ;  la  gelée  fendit  la 
pierre  des  vasques  ;  une  statue  tomba  à  la  ren- 
verse, et  je  ire  trouvai,  dans  l'insolite  solitude 
de  la  demeure   déserte    et   des   jardins  boule- 
versés, comme  au  réveil  d'une  saison  séculaire 
ou  j'eusse  dormi  les  cent  années  du  conte. 

Le  printemps  vint  en  averses  doucereuses, 
tiède*  et  précoce,  avec  de  grands  vents  qui 
secouaient  les  fenêtres  fermées.  L'une  d'elles 
s'ouvrit  sous  la  poussée  extérieure.  Les  par- 
fums de  la  terre  et  des  arbres  entrèrent  en  une 
suffocante  bouffée.  La  fenêtre  battit  de  l'aile 
comme  un  oiseau;  au  mur,  les  tentures  mytho- 
logiques frissonnèrent;  les  jets  d'eau  des  tapis- 


CONTES    A    SOI-MKME  '21'.] 


séries  oscillèrent,  et  une  ride  de  l'étofïe  lit 
sourire  à  l'improviste  les  Nymphes  tissées  et 
ricaner  le  visage  de  laine  des  Satyres.  Je  respirai 
longuement,  et  j'étirai  toute  la  lassitude  de 
l'hiver;  ma  jeunesse  engourdie  tressaillit,  et  je 
descendis  l'escalier  des  terrasses  pour  visiter  les 
jardins. 

Ils  étaient  admirables  en  leur  sève  printa- 
nière,  et,  chaque  jour,  d'heure  en  heure,  j'as- 
sistai à  l'épanouissement  de  leur  beauté.  Les 
feuillages  se  massèrent  au  sommet  des  arbres; 
la  nageoire  d'or  des  tanches  effleura  l'eau 
grossie  des  bassins;  les  carpes  bleuâtres  tour- 
nèrent autour  du  bronze  verdi  de  la  hgure  qui, 
au  centre,  tordait  dans  le  métal  dulcifié  la 
sveltesse  de  sa  voluptueuse  cambrure;  des 
mousses  grasses  montèrent  aux  jambes  lisses 
des  statues  et  se  blottirent  au  secret  de  leur  chair 
de  marbre;  la  gaine  fendue  des  hermès  s'en- 
guirlanda; leurs  yeux  caves  se  veloutèrent  d'un 
regard  d'ombre;  les  oiseaux  volèrent  d'arbre 
en  arbre,  et  le  charme  composite  du  printemps 
s'unifia  en  l'accord  d'une  estivale  beauté. 

Peu  à  peu  l'azur  du  ciel  adolescent  se  fon- 
çait et  pesa  en  suspens  sur  l'étendue  du  parc, 

16 


LA    CANNE    DK    JASPE 


sur  Fanxiété  grave  des  feuillages,  sur  le  rêve 
circonspect  des  pièces  d'eau.  L'onde  des  vasques 
épuisées  stilla,  goutte  à  goutte,  dans  le  silence; 
du  fond  des  bassins,  une  montée  d'herbes 
vivaces  s'enlaça,  à  la  surface,  autour  de  soli- 
taires fleurs  surnageantes;  les  parterres  débor- 
dèrent dans  les  allées  ;  les  branches  des  arbres 
s'entrecroisèrent  au-dessus  des  avenues;  les 
lézards  verts  rampèrent  sur  les  balustres  tièdes 
des  terrasses,  et,  de  partout,  s'exhala  la  senteur 
lourde  des  végétations.  Une  sorte  de  vie  sura- 
bondante animait  le  parc  désordonné;  les  troncs 
se  tordirent  en  statures  presque  humaines.  Les 
lièvres  apparurent;  les  lapins  pullulèrent;  des 
renards  montrèrent  leur  museau  fm,  leur  mar- 
che oblique,  le  panache  de  leur  queue;  des  cerfs 
mirèrent  leurs  ramures.  Les  vieux  gardes,  morts 
ou  perclus,  ne  détruisaient  plus  la  vermine 
inofïensive  ou  carnassière.  L'hiver  avait  brisé 
les  clôtures  qui  séparaient  les  jardins  de  la 
contrée  environnante,  singulièrement  forestière, 
choisie  par  mon  père  à  cause  même  de  sa  soli- 
tude qui  sauvegardait  celle  de  sa  retraite.  Elle 
l'entourait  d'un  prestige  d'arbres  énormes,  de 
terrains  incultes  et  de  lieux  inconnus. 


CONTF.S    A    Sni-.MKMK 


J'errais  à  travers  les  allées.  L'été  flamboyait; 
mon  ombre,  .au  soleil,  l'ut  si  noire,  qu'elle 
sembla  creuser  devant  moi  Teffigie  de  ma  sta- 
ture; l'herbe  des  avenues  me  montait  à  mi- 
corps;  les  insectes  bourdonnaient;  les  libel- 
lules caressaient  l'eau  opalisée  de  leur  reflet. 
Xul  vent;  et,  dans  l'immobilité  de  leur  stupeur 
ou  la  posture  de  leur  attente,  les  choses  parais- 
saient vivre  intérieurement.  La  journée  brûlait 
sa  beauté  jusqu'à  la  consomption  sourde  du 
couchant:  chaque  jour  s'annonçait  plus  chaud 
et  suspendait  en  lents  crépuscules  la  fin  de  sa 
lani4u<^ur  sufl'ocante. 

l'n  malaise  m'envahissait  :  je  marchais  plus 
lentement,  j'interrogeais  l'avenue  où  j'allais 
m'aventurer,  le  tournant  à  prendre;  le  rond- 
point  anxieux  m'arrêtait  au  centre  de  ses  bifur- 
cations, et,  sans  aller  plus  loin,  je  revenais  sur 
mes  pas. 

Une  fois,  j'avais  erré  tout  le  jour,  et  assise 
auprès  d'un  bassin,  je  regardais  dans  l'eau  ver- 
die et  poissonneuse  les  vagues  visages  médusé- 
ens  qui  s'y  configuraient  de  remous  et  de  ser- 
pentines chevelures  d'herbages  :  médailles 
fluides   et  uorconiennes.  devinées  et  dissoutes. 


276  LA    CANNE    DE    JASPE 


bronzées  par  les  reflets  d'un  crépuscule  d'or 
verdâtre,  redoutables  et  fugitives.  L'heure  était 
équivoque  ;  les  statues  se  renfonçaient  dans 
les  encoignures  du  buis;  le  silence  se  cris- 
pait bouche  à  bouche  avec  l'écho  paralysé.  Tout 
à  coup,  au  loin,  très  loin,  là-bas,  vibra  un  cri 
guttural  et  réduit  par  la  distance  à  une  percep- 
tion minuscule  et  presque  intérieure,  un  cri  à 
la  fois  bestial  et  fabuleux.  C'était  lointain  et 
insolite,  comme  venu  du  fond  des  âges. 
J'écoutai.  Plus  rien;  une  feuille  remuait  imper- 
ceptiblement au  sommet  d'un  arbre;  un  peu 
d'eau  s'écoulait  goutte  à  goutte  par  une  fissure 
du  bassin  et  humectait  le  sable  alentour;  la 
nuit  tombait;  et  il  me  sembla  que  quelqu'un 
riait  derrière  moi. 

Le  lendemain,  à  la  même  heure,  le  cri 
recommença,  plus  distinct,  et  je  le  réentendis 
presque  chaque  jour;  il  se  rapprochait.  Pendant 
toute  une  semaine,  il  s'était  tu,  quand  encore 
il  éclata,  juste  à  côté  de  moi,  terrible  et  vi- 
brant, suivi  d'un  galop  brusque  :  il  faisait 
encore  clair,  et  je  vis,  penché  hors  d'un  fourré, 
le  torse  d'un  homme  nu  et  une  jambe  de  cheval 
qui  grattait  du  sabot  le  sol  de  l'allée.  Tout  dis- 


CONTKS    A    SOI-MEMF. 


parut,  et  j'écoutai  en  mon  souvenir  la  voix  sin- 
gulière qui  semblait  unir  en  son  ambii^uïté  un 


rire  et  un  hennissement. 


Le  centaure  marchait  tranquillement  dans 
l'allée.  Je  me  rangeai  pour  le  laisser  passer;  il 
passa  en  s'ébrouant.  Dans  le  crépuscule,  je 
distinguai  sa  croupe  pommelée  de  cheval  et  son 
torse  d'homme  ;  sa  tête  barbue  portait  une  cou- 
ronne de  lierre  à  grains  rouges  :  il  tenait  à  la 
main  un  thyrse  noueux  terminé  par  une 
pomme  de  pin;  le  bruit  de  son  amble  s'étoulïa 
dans  l'herbe  haute;  il  se  retourna  et  disparut. 
Je  le  revis  une  fois  encore  qui  buvait  à  nne 
vasque;  des  gouttelettes  d'eau  emperlaient  son 
crin  roux,  et,  ce  jour-là,  vers  le  soir,  je  ren- 
contrai aussi  un  faune  :  ses  jambes  de  poil  jaune 
étaient  croisées  ;  ses  petites  cornes  pointaient  à 
son  front  bas;  il  restait  assis  sur  le  socle  de  la 
statue  tombée  Thiver,  et.  avec  un  bruit  sec,  il 
heurtait  l'un  contre  l'autre  ses  sabots  de  bouc. 

Je  vis  aussi  des  nymphes,  qui  habitaient  les 
fontaines  et  les  bassins.  Elles  i^ortaient  de  l'eau 
leurs  bustes  bleuâtres  et   s'y   replongeaient   à 

16. 


278  I  A  canm:  de  j^spe 

mon  approche;  quelques-unes  jouaient  sur  le 
bord  avec  des  algues  et  des  poissons.  On 
voyait  sur  le  marbre  la  trace  de  leurs  pieds 
humides. 

Peu  à  peu,  comme  si  la  présence  du  centaure 
eût  ranimé  l'antique  peuple  fabuleux,  le  parc 
s'était  furtivement  rempli  d'êtres  singuliers. 
D'abord  par  méfiance,  ils  se  cachaient  à  ma  vue. 
Les  faunes  s'esquivaient  prestement,  et  je  ne 
trouvais  à  leur  place  foulée  que  leurs  flûtes 
de  roseaux,  avec  des  fruits  mordus  et  un  rayon 
de  miel  entamé.  L'eau  dès  bassins  recouvrait 
vite  les  épaules  des  nymphes,  et  je  ne  les  devi- 
nais plus  qu'aux  remous  de  leur  plongeons  et 
à  leurs  chevelures  surnageantes  parmi  les  her- 
bes. Elles  me  regardaient  venir,  leurs  petites 
mains  au-dessus  des  yeux  pour  mieux  voir,  leur 
peau  déjà  sèche  et  leurs  longs  cheveux  encore 
ruisselants. 

Les  autres  s'enhardirent  aussi;  ils  tournaient 
autour 'de  moi  ou  me  suivaient  de  loin;  un 
matin  même,  je  trouvai  un  satyre  couché  sur 
une  marche  delà  terrasse;  des  abeilles  bourdon- 
naient sur  sa  peau  velue;  il  paraissait  énorme 
et  feignait   de   dormir,  car  à  mon    passage,    il 


CONTES    A    SOI-MI-:.MK  27ÎI 


saisit  le  bas  de  ma  robe  de  sa  main  poilue  ;  je 
me  dégageai,  et  je  m'enfuis. 

Dès  lors,  je  ne  sortis  plus,  et  je  restai  dans 
le  château  désert.  L'excessive  chaleur  de  ce 
terrible  été  fut  fatale  à  mes  derniers  vieux  ser- 
viteurs. Quelques-uns  moururent  encore.  Les 
survivants  erraient  comme  des  ombres  ;  ma  soli- 
tude s'accrut  de  leur  perte  et  mon  désœuvrement 
s'augmenta  de  leur  inertie.  Les  vastes  salles  du 
palais  s'éveillèrent  à  mes  pas  et  je  les  habitai 
Tune  après  1  autre..  Mon  père  y  avait  rassemblé 
de  somptueuses  merveilles  :  son  goût  se  plaisait 
aux  objets  rares  et  curieux.  Des  tapisseries 
vêtaient  les  murs;  des  lustres  suspendaient  au 
plafond  leur  scintillation  orageuse  de  cristal  et 
(Téclairs;  des  groupes  de  marbre  et  de  bron/e 
posaient  sur  des  socles  travaillés;  les  pieds 
trapus  des  hautes  consoles  d'or  crispaient  sur 
les  parquets  leurs  quadruples  griffes  léonines; 
des  vases  de  matière  opaque  ou  transparente  éti- 
raient les  nervures  de  leur  gorge  ou  gonflaient 
l'ampleur  de  leurs  panses;  des  étoffes  précieuses 
remplissaient  des  armoires  à  portes  d'écaillé  ou 
de  cuivre  L'amas  en  débordait.  C'étaient  des 
soies  glauques  ou   vineuses,   tissées  d'algues  et 


280  LA    CANNE    DE   JASPE 


brodées  de  grappes,  des  velours  poilus,  des 
moires  ridées,  des  satins  pâles  miroitants 
comme  des  peaux  baignées,  des  mousselines  de 
brume  et  de  soleil. 

Le  spectacle  des  tapisseries  me  lassa  vite; 
elles  représenlaient  les  hôtes  singuliers  qui 
avaient  envahi  le  parc;  les  groupes  de  porphyre 
et  d'airain  figuraient  aussi  des  Nymphes  et  des 
Faunes.  Un  Centaure  sculpté  dans  un  bloc  d'onyx 
se  cabrait  sur  un  piédestal.  Avec  leur  grâce 
humide,  leur  bizarrerie  grimaçante,  leur  robus- 
tesse thessalienne,  celles  qui  avaient  troublé  les 
eaux  tranquilles,  ceux  qui  hantaient  les  futaies 
agrestes  et  les  avenues  herbeuses,  tous,  toute  la 
vie  monstrueuses  qui  riait,  chevrotait  ou  hennis- 
sait au  dehors,  se  reproduisait  sur  les  murs  dans 
la  chair  des  soies  et  le  crin  des  laines,  ou  s'em- 
busquait, tapie  aux  encoignures,  en  une  solidi- 
fication de  métal  et  de  pierre. 

L'été  brûlant  et  forcené  avait  fondu  en  pluies 
avec  l'automne  survenu.  Le  front  aux  vitres,  je 
regardais  l'or  du  parc  ruisseler  sous  le  soleil 
dans  l'intervalle  des  averses.  Le  nombre  des 
hôtes  monstrueux  semblait  encore  augmenté. 
Les  centaures  déboulaient  maintenant  en  bardes 


CONTES    A    SOI-MKMi:  281 


des  allées;  ils  se  poursuivaient  cabrés  ou  rueurs. 
Il  s'y  en  était  joint  de  très  vieux  dont  les  sabots 
moussus  buttaient  aux  cailloux;  ils  portaient  des 
barbes  blanches  ;  la  pluie  cinglait  leurs  croupes 
pelées  et  creusait  la  maigreur  de  leurs  poitrails. 
Les  satyres,  par  troupe,  gambadaient  autour 
des  bassins  où  les  nymphes  grouillaient  en  un' 
emmêlement  de  chairs  bleuâtres  et  de  cheveux 
rouilles;  j'entendais  le  fracas  des  ruades,  le 
trot  sec  des  petits  sabots  capripèdes,  les  hennis- 
sements, les  cris  et  le  concert  discord  des  tam- 
bourins sourds  et  des  flûtes  aigres. 

Pour  essayer  de  déjouer  Ténervement  anxieux 
où  s'irritait  ma  solitude,  je  tentai  de  la  distraire 
à  me  vêtir  d'étoffes  et  à  me  parer  de  bijoux. 
Les  coft'res  en  contenaient  un  amas  consi- 
dérable. Je  me  promenais  dans  les  vastes  galeries 
en  traînant  le  poids  somptueux  des  velours  ;  mais 
leur  toucher  me  rappelait  le  poil  des  bêtes  velues 
dont  les  yeux  semblaient  me  regarder  par  les 
pierreries  qui  m'ornaient;  je  me  sentais  fascinée 
par  la  fixité  oculaire  des  onyx,  palpée  par  les 
soies  caressantes,  griffée  par  les  agrafes,  et 
j'errais,  misérable  et  parée,  dans  l'enfilade  soli- 
taire des  longues  salles  illuminées 


*2S"2  LA    CANMi:    DE   JASPE 


Les  pluies  et  les  vents  d'autgmne  s'accrurent 
un  soir  en  tempête.  Le  vieux  château    frémis- 
sait. Je  m'étais  réfugiée  seule  dans  une  salle 
heptagonale  aux  murs  faits  de  sept  grands  mi- 
roirs  limpides  en  des   cadres   d'or   clair.   Les 
souffles  du  dehors  glissaient  par  les  fentes  des 
fenêtres   et  sous   les  portes   et  balançaient  un 
grand  lustre  adamantin   dans  le  tintement  de 
ses  pendeloques  de  cristal  et  la  vacillation  de 
ses  bougies.  Je  croyais  sentir  sur  mes  mains 
4es  langues  rugueuses  du  vent;   je  me  sentais 
saisie  par   les  ongles  invisibles  de  la  bise  ;  il 
me  semblait,   sufïocant   en   ma   robe  de   satin 
glauque,  devenir    à   son  contact,    une   de  ces 
nymphes  fluides  et  fugitives  que  j'avais  vues 
ondoyer  sous  les  herbes  vertes,  dans  la  trans- 
parence des  eaux.  Instinctivement,   dans  une 
lutte  intérieure  j'arrachai   le    tissu    insinueux 
pour    me   défendre  d'une   pénétration  mysté- 
rieuse  qui  m'alanguissait  toute   :    je   saisis  à 
pleins   doigts   ma   chevelure  ;    mes   mains  s'y 
rétractèrent  comme  à  des  algues  fluviatiles,  et  je 
m'apparus,  debout,  nue.  dans  l'eau  limpide  des 
miroirs.  Je  regardai  autourde  moi  ma  statuesubite 
et  fabuleuse,  debout,  sept   fois  autour  de  moi 


CONTES    A    SOI-Ml.Mi;  2S3 


dans  le    silence  des  glaces   animées    de    mon 
rellet. 

Le  vent  s'était  tu.  La  strideur  d'une  grilïc 
raya  le  verre  d'une  des  hautes  fenêtres,  à  Ira- 
vers  laquelle  la  brusquerie  d'un  éclair  dessina 
la  trace  pliosphorique  du  grincement  furtif  cl 
évanoui.  Je  reculai  d'horreur.  Aux  vitres,  attirés 
par  la  lumière  ou  chassés  par  la  tempête,  je  vis 
collés  des  visages  et  des  mulles.  Les  nymphes  ap- 
pliquaient au  cristal  leurs  lèvres  humides,  leurs 
mains  mouillées  et  leurs  chevelures  ruisselantes; 
les  faunes  en  approchaient  la  lippe  de  leurs  bou- 
ches et  la  boue  de  leurs  toisons  ;  les  satyres  y 
écrasaient  avec  frénésie  leurs  faces  camuses; 
tous  se  pressaient,  s'escaladant  les  uns  les  au- 
tres. La  buée  des  naseaux  se  mêlait  à  la  bave 
des  dentures,  les  poings  se  crispaient  aux  toi- 
sons saignantes,  l'étreinte  des  cuisses  faisait 
haleter  les  lianes.  Les  premiers,  montés  sur  le 
soubassement  des  fenêtres  s'arcboutaient  sous  la 
pression  de  ceux  qui  venaient  ensuite  en  contre 
bas  ;  quelques-uns  rampaient  et  se  faufilaient  à 
travers  les  jambes  poilues  qui  les  piétinaient, 
et,  dans  l'effroi  de  son  silence  et  la  mêlée  de 
son  elfort,  la  cohue  du  fabuleux    troupeau  fait 


LA    CA>NE    DE   JASPE 


I 

de  ruades,    de  sauts  et    de    rires,    croulait  du 

poids  de  sa  masse  et  se  reconstruisait  pour  s'é- 
bouler de  nouveau,  et  cet  liorrible  bas-relief 
grouillait,  derrière  la  fragile  transparence  qui 
m'en  séparait,  sa  sculpture  de  ténèbres  et  de 
clarté. 

Alors  j'évoquai  dans  la  nuit  tumultueuse 
l'épieu  chasseur  des  gardes,  la  poigne  des  valets 
fouaillant  à  coups  de  fouets  cette  horde  éperdue 
et  fangeuse,  les  grands  chiens  des  meutes 
mordant  le  mollet  des  faunes  et  le  jarret  des 
centaures;  j'appelai  les  cors,  les  couteaux,  le 
sang  et  l'entraille  des  curées,  les  museaux  fouil- 
lant les  lambeaux  décousus,  le  geste  soupesant 
les  peaux  fraîches...  Hélas!  j'étais  nue  et  seule 
dans  ce  château  désert,  sous  la  nuit  furieuse! 

Tout  à  coup  les  fenêtres  craquèrent  sous  la 
monstrueuse  poussée;  cornes  et  sabots  firent 
voler  les  vitres  en  éclats  ;  une  fauve  odeur  en- 
vahit violemment  la  salle  et  entra  avec  le  vent 
et  la  pluie,  et  je  vis,  au  crépitement  du  lustre  à 
demi  éteint,  la  tourbe  apparue,  faunes,  saty- 
res et  centaures  se  ruer  sur  les  miroirs  pour  y 
étreindre  chacun  l'allusion  de  ma  beauté,  et, 
dans  un  fracas  de  glaces  effondrées  et  sanglantes, 


CONTES    A    SOI-MÊME  28i 


les  mains  étendues  pour  exorciser  l'iiorreur  de 
ce  songe  terrifiant;  je  tombai  à  la  renverse  sur  le 
parquet. 


LE  CHEVALIER 

QUI    DOrîMIT    DANS    LA    NEIGE 


A    MADAME   JLDITII    nACIir.n 


Je  n'ai  pas  connu  mon  père,  mo  dit-il,  un 
soir.  Quelqu'un  prit  soin  de  mon  enfance 
pauvre  et  les  premières  années  de  ma  jeunesse 
se  passèrent  dans  le  château  qu'il  habitait  et  où 
il  vécut  fort  vieux,  maniaque  et  hypocondre, 
occupé  à  des  machineries  d'architecture  et  d'hy- 
draulique, à  des  imaginations  de  jardins,  de 
kiosques  et  de  fontaines.  Il  se  ruina  à  ces  struc- 
tures, et.  à  sa  mort,  je  vins  m'établir  dans  cette 
chambre  que  je  n'ai  guère  quittée  depuis.  C'est 
là  que  vit,  ajouta-î-il,  celui  qui  n'a  pas  eu 
d'aventures  pour  avoir  été  par  trop  aussi  le 
contemporain  de  l'époque  qui  n'est  pas.  De  là 
ma  solitude  et  l'apparence  d'être  hautain  aux 
propos  du  sort.  La  bassesse  de  ses  offres  justi- 
fiait l'abstention  où  je  me  tins  d'y  condescendre. 
J'ai  vite  borné  mon  désir  à  certains  objets  (jui 


288  L\    CANNE    DE    JASPr 


en  fussent  plutôt  le  signe  que  la  matière.  J'y 
joins  des  fleurs  çà  et  là.  Elles  n'ont  d'autres 
sens  qu'elles-mêmes  ;  je  les  en  aime  mieux.  J'ai 
aussi  sur  des  socles  quelques  verreries  cristal- 
lines et  fatidiques.  Un  vase  ne  suffit-il  pas  à 
évoquer  toutes  les  sources  où  l'on  n'a  pas  bu 
ainsi  que  je  vois  aux  vitres  le  dessin  en  ara- 
besques de  gel  des  grèves  où  je  n'ai  pas  abordé 
et  des  forêts  où  je  ne  me  suis  pas  perdu. 

J'ai  aussi  au  mur  ce  portrait.  Il  est,  sous  un 
air  d'emblème  et  de  songe,  la  figure  d'un  Destin. 
C'est  en  lui  que  j'ai  vu  le  plus  profondément  en 
moi-même.  C'est  lui  qui  m'a  averti  de  moi  et 
c'est  à  l'éloquence  de  sa  tristesse  que  j'ai  appris 
la  leçon  de  ma  solitude.  Sa  voix  en  a  animé  le 
silence  ;  ses  mains  en  ont  fermé  les  portes  avec 
des  clefs  invisibles.  Elles  sont  sous  la  sauve- 
garde de  son  geste  armé  et  de  ses  yeux  péremp- 
toires.  Regardez-le  comme  je  l'ai  regardé  et 
puisse-t-il  vous  parler  comme  il  me  parla.  Il  est 
taciturne  mais  il  n'est  pas  muet,  car  les  portraits 
parlent  et,  s'ils  ne  s'expriment  pas  par  leurs 
lèvres  peintes,  on  ne  les  entend  pas  moins.  Ils 
sont,  sur  un  miroir  que  façonne  le  cadre  autour 
du  verre  où  ils  se  reflètent,  la  durée  de  quel- 


CONTES    A    SOI-MÈMÏ  289 


qu'un  de  presque  surnaturel  qui  est  derrière 
nous  quand  nous  regardons  son  apparence,  qui 
est  peut-être  en  nous-mêmes,  pâle  et  à  Heur  de 
songe  ! 

J'ai  longtemps  scruté  cette  face  morne  et  nue, 
cette  face  douloureuse  aux  yeux  tristes.  Les 
lèvres  un  peu  gonflées  se  tuméfient  d'une  bou- 
derie grave.  Méditative  face  de  désir  et  de 
mortification  d'accord  avec  ces  mains  qui  cram- 
ponnent leur  lassitude  à  la  poignée  cruciale  de 
la  haute  épée.  Les  faibles  mains  mélancoliques 
ne  la  lèveraient  plus.  Leur  geste  d'accablement 
a  renoncé  à  tordre  l'éclair  engourdi  de  métal  qui 
coule  doucement  le  long  de  l'arête  de  la  lame 
triangulaire. 

Rien  ne  justifie  plus  l'habit  de  guerre  qui 
roidit  de  sa  cuirasse  le  torse  maladif.  La  lumière 
au  poli  miroitant  de  l'armure  semble  se  fondre 
en  longues  larmes  blanches,  et,  sous  cette  vê- 
ture  belliqueuse,  sous  toute  cette  fausse  appa- 
rence de  force  encore,  du  fond  de  l'être,  de  la 
vie  et  du  destin,  on  sent  monter  à  cette  face 
nue  la  suffocante  moiteur  d'un  sanglot,  tant 
ces  mains  à  cette  épée  superflue  sont  bien 
une  attitude  qui  se  résigne  sans  s'acharner  à  en 


200  LA    CANNK    DE    .TASPF. 


manier  davantage  l'inutile  fardeau  plus  lourd 
que  la  force  et  plus  haut  que  la  stature  même 
de  riiomme  qui  s'y  mesure  et  y  succombe. 

J'ai  pensé  longtemps  à  ce  visage,  à  ce  corps 
qui  n'est  plus  rigide  que  par  l'inflexible  armure 
qui  l'accoutre,  debout  que  par  l'épée  où  il  s'ap- 
puie. Son  casque  même  qui  gît  auprès  de  lui 
montre  qu'il  n'a  pas  voulu  mourir  au  moins 
sous  le  masque  de  la  visière,  donnant  aux  pas- 
sants par  sa  prestance  l'illusion  d'être  tel  qu'il 
semblait,  qu'il  n'a  pas  voulu  mourir  en  cette 
rigoureuse  posture  de  fer  dont  il  a  déposé  le 
mensonge  s'il  n'en  a  rompu  que  trop  tard  l'ir- 
réparable envoûtement,  qu'il  n'a  pas  voulu 
mourir  sans  s'attester  soi-même  à  tous  par  la 
nudité  véridique  de  son  visage  ! 

Que  fut-il  dans  les  âges  cet  authentique 
humain  dontremblèmesurvitàl'apparencedece 
qu'il  a  été?  Les  vieilles  Chroniques  citent  son 
nom  et  racontent  son  histoire  :  celle  de  ses  actes 
qu'il  suffit  d'interpréter  pour  avoir  le  sens  de  son 
âme.  Il  vécut  à  un  siècle  de  violence  et  de  ruse. 
11  y  agit  par  la  parole  et  par  l'épée.  Il  se  souilla 
simplement  de  toutes  les  actions  humaines  sans 
être  ni  plus  cupide,  ni  moins  brutal  que  ceux 


CONTKS    A    SOI-.MI-:.MF.  2'.>1 


qu'il  dépouillait  ou  qu'il  vainquit.  A  qui  frauda, 
fourbe,  il  dénatura  les  poids  de  la  balance  faus- 
sée. Il  s'employa  à  ce  que  la  vie  exige  de  tout 
homme,  à  ce  qui  s'appelle  vivre,  et  les  narra- 
teurs de  ses  actes  disent,  après  en  avoir  énu- 
méré  l'époque  et  la  somme,  qu'il  mourut  ensuite 
de  langueur  pour  avoir,  par  une  nuit  froide, 
dans  les  montagnes  où  il  conduisait  ses  soldats, 
couché  en  plein  air  dans  la  neige... 

0  mon  frère  des  vieux  âges  et  de  toujours, 
c'est  cette  nuit  de  ta  vie  que  je  resonge  à  jamais, 
cette  nuit  où  tu  fus  celui  qui  a  dormi  dans  la 
neige.  C'est  alors  que  tu  compris  le  sens  de  ton 
passé,  l'ignominie  de  tes  désirs  et  l'opprobre  de 
tes  tristes  jours. 

Tu  as  le  visage  de  quelqu'un  qui  s'est  vu  en 
face  de  soi.  La  pure  et  froide  et  chaste  neige  te 
donna  la  leçon  régénératrice  de  sa  blancheur. 
Elle  s'infiltra  aux  jointures  d'acier  de  ton 
orgueil  ;  elle  larmoya  au  visage  de  fer  de  ton 
arrogance;  elle  ensevelit  en  toi  sous  son  linceul 
l'amas  fruste  et  rocailleux  de  tes  fautes  comme 
elle  nivelait  autour  de  toi  de  sa  lente  tombée  les 
gerçures  faciales  des  vieilles  pierres,  les  pointes 
piquantes  des  herbes  stériles. 


292  LA    CANNE    DE    JASPE 


Malheur  à  qui  hasarde  sa  vie  à  ses  désirs.  Il 
y  a  parfois  dans  le  destin  des  rencontres  mysté- 
rieuses; il  y  a  sous  nos  pas  des  espaces  de 
miroirs  où  nous  nous  voyons  tout  entiers  au 
lieu  des  marécages  troubles  et  ternes  qui  étaient 
de  la  couleur  de  nos  yeux;  il  y  a  en  nous  des 
flocons  de  pureté  et  de  songe  qui  éteignent  la 
cendre  tiède  des  feux  où  nous  chauffions 
nos  mains  dégourdies  et  scabreuses.  Mais 
hélas,  chevalier  pur,  à  l'aube  de  la  nuit  de 
rédemption,  tu  n'en  pus  supporter  l'intime 
honte,  et,  devant  toute  la  blanche  campagne 
tranquille  et  purifiée  tu  frissonnas  à  jamais  de 
ton  passé,  tu  tremblas  de  la  fièvre  éteinte  de  ce 
que  tu  fus  et  tu  sentis  grandir  en  toi  comme  sur 
une  tombe  surnaturelle  le  lys  intérieur  et  funèbre 
dont  ton  être  ne  pouvait  plus  nourrir  la  sève 
évangélique  et  dont  la  tige  épanouit,  visible, 
hors  de  ton  armure,  sa  fleur  en  la  grâce  mor- 
bide et  désespérée  de  ton  visage,  sa  fleur  aux 
pétales  froids  de  tes  mains  nues. 

C'est  alors  que,  redescendu  de  la  neige  des 
mortelles  cimes  et  de  retour  dans  les  villes 
mortes  de  tes  anciens  songes  et  les  palais  déserts 
de   tes   vieux   désirs,    parmi   les  luxes  et  les 


COXTES    A    SOI-MÊME  293 


gloires  vaines  de  tes  pensées  d'autrefois,  tu 
languis  les  jours  de  ta  lente  agonie  faite  de  la 
honte  de  ce  que  tu  n'étais  plus  et  du  regret  de 
ce  que  tu  ne  pouvais  pas  être.  Ton  passé  perni- 
cieux survivait  trop  en  toi  pour  que  tout  avenir 
contraire  ne  pérît  pas  à  la  contagion  de  son  con- 
tact et  tu  soufiris  ainsi,  engainé  par  la  matière 
brute  et  basse  de  toi-même,  la  dominant  pour- 
tant du  visage  pur  de  ta  tristesse. 

Tu  soufïrais  ainsi  quand  le  peintre  repré- 
sentt^  sur  sa  toile  anonyme  l'emblème  que  tu 
étais  devenu.  C'est  ce  portrait  qui  orne  le  mur 
de  ma  chambre.  Il  m'a  averti  de  moi-même; 
il  a  parlé  à  ma  solitude  de  toute  la  doctrine  de 
sa  tristesse.  C'est  lui  qui  m'a  enseigné  à  ne  point 
s'aventurer  hors  de  soi,  car  tous  les  pas  mar- 
quent sur  la  neige  et  s'y  effacent  si  vite  au 
moindre  vent  qu'on  ne  peut  plus  revenir  d'où 
l'on  est  parti. 

Aussi,  quand  vient  le  soir  au  delà  des  vitres 
gelées  en  arborescence  de  forêts  et  en  arabes- 
ques de  grèves  imaginaires  où  un  regret  imper- 
ceptible m'attriste  de  n'avoir  pas  abordé  et  de 
n'avoir  pas  dormi,  je  regarde,  en  maniant  déli- 
catement les  verreries   fatidiques  et   vides  où 

17. 


204  LA    CANNE    DE    JASPE 


s'amusent  mes  songes  de  soif  et  de  philtres,  je 
regarde,  au-dessus  des  fleurs  des  consoles,  sur 
le  mur,  dans  son  cadre  d'écaillé  et  d'ébène, 
debout  en  ses  armes  glacées,  l'antique  portrait 
taciturne,  avec  sa  face  pâle  et  son  épée,  du 
chevalier  qui  a  dormi  dans  la  neige! 


LE  HEURTOIR  VIVANT 


A  A  y  Dit/:  i.i:iii:y 


Je  suis  né  et  j'ai  grandi  dans  cette  maison. 
Rien  n'y  a  changé  depuis  les  temps  les  plus 
anciens  de  ma  mémoire  :  toujours  ces  vastes 
chambres  et  ces  spacieuses  salles,  ces  mêmes 
recoins  bizarres,  toute  cette  singulière  com- 
plication de  vestibules,  de  corridors  et  de 
paliers  en  labyrintlie  dans  une  architecture 
solide,  derrière  la  longue  façade  de  pierre 
grise  qui  ouvre  sur  la  place  Tindifférence  miroi- 
tante de  ses  fenêtres  et  le  clignement  minutieux 
de  ses  lucarnes.  Au  rez-de-chaussée  voûté  et 
dallé  se  superposent  les  deux  étages  inégaux,  le 
premier  avec  ses  plafonds  à  voussures,  le  second 
avec  ses  mansardes. 

C'est  là  où  je  suis  né  et  où  j'ai  vécu.  La 
curiosité  de  mon  enfance  et  les  désirs  de  ma 
jeunesse  s'y  promenèrent  pas  à  pas.  J'ai  gravi 


296  LA    CANNE    DE    JASPE 

mille  fois  les  escaliers;  j'ai  ouvert  toutes  les 
portes.  Non,  pourtant!  car  deux  demeuraient 
closes  à  un  bout  et  à  l'autre  de  la  maison, 
celles  des  chambres  où  mon  père  et  ma  mère 
moururent  avant  que  je  les  connusse,  elle, 
endormie  en  sa  fleur  par  la  surprise  de  la 
Mort,  lui,  pas  avant  d'en  avoir  subi  lentement 
les  méticuleuses  tortures. 

Nul  portrait  ne  me  restait  d'eux,  rien,  sinon, 
de  l'un,  un  cabinet  plein  de  livres,  de  miroirs 
et  d'épées,  de  l'autre,  une  galerie  remplie  de 
vitrines  de  coquillages,  avec  des  armoires  de 
dentelles  et  de  broderies,  et  des  tables  en 
mosaïque.  Quant  aux  clefs  des  appartements 
mortuaires,  on  les  avait  jetées  jadis  dans  le 
bassin  d'eau  profonde,  au  milieu  du  jardin. 

Ce  jardin,  d'ailleurs,  est  singulier;  vous  le 
verrez  tout  à  l'heure  et  tel  à  peu  près  qu'il  a 
toujours  été.  De  très  hauts  murs  l'entourent  de 
trois  côtés  et  le  soudent  à  la  maison.  Il  n'est 
pas  vaste,  carré;  des  arcades  de  vieux  buis 
longent  la  muraille  et  forment  aux  angles  du 
bout  deux  niches  où  sont  deux  figures,  d'un 
Faune  qui  écrasait  sous  son  sabot  une  grappe 
de  raisin,  d'un  Centaure  qui  faisait  rouler  avec 


CONTES    A    SOI-MÊME  297 


le  sien  une  outre  de  peau.  Au  centre,  se  trouve 
un  bassin,  carré  aussi,  avec  des  margelles  de 
pierre  verdàtre,  au  milieu  duquel,  sur  un 
socle  qui  trempe  dans  Teau,  se  dresse,  en 
bronze  vert,  la  statue  d'un  homme  nu  qui  sem- 
blait écouter  attentivement  alentour. 

Comme  il  n'y  a  ni  arbres  ni  fleurs  en  ce  jar- 
din, il  ne  tombe  dans  Teau  ni  feuilles  mortes  ni 
pétales;  elle  miroite,  claire,  profonde  et  noire; 
quand  on  en  fait  le  tour  on  y  voit  le  mirage  de 
la  statue  qui  vous  y  suit  et  semble  toujours 
vous  regarder,  car  elle  a  quatre  faces  qui  sont 
pareilles  sur  quatre  corps  qui,  par  un  artifice 
d'optique,  n'en  font  qu'un  tour  à  tour. 

J'ai  beaucoup  erré  dans  ce  jardin;  le  soleil  n'y 
parvient  guère;  la  pluie  y  verdit  les  buis  et  y 
fait  ramper  les  escargots;  le  lieu  était  toujours 
sonore  et  extraordinairement  silencieux  ;  l'eau 
y  stagnait  sans  un  bruit  de  fontaine.  J'ai  passé 
bien  des  heures  à  marcher  entre  les  hauts  murs 
de  ce  promenoir;  en  le  quittant  pour  remonter 
dans  la  maison  je  retrouvais  de  salle  en  salle  la 
même  solitude. 

Pendant  les  mois  d'hiver  je  m'asseyais  au 
coin  du  feu.  La  chaleur  de  la  flamme  recroque- 


•29S  l.V    CA.N.NK    DF.    JASPE 


villait  les  reliures  des  vieux  livres  ou  fondait 
la  cire  des  sceaux  au  bas  des  parchemins.  Quel- 
ques fois,  je  me  levais  de  mon  isolement  pour 
aller,  dans  les  pièces  qu'ils  remplissaient,  visi- 
ter les  épées  et  les  coquillages;  j'en  détachais 
une  des  panoplies  ou  j'en  retirais  un  des 
vitrines. 

L'épée  était  lourde  ou  légère;  la  lame  jaillie 
(lu  fourreau,  claire  ou  aiguë,  plate  ou  sinueuse, 
je  restais  longtemps,  l'arme  à  la  main,  debout, 
immobile,  perdu  dans  une  rêverie  violente. 

Les  coquilles  m'intéressaient;  je  soupesais 
avec  précaution  leur  fragilité;  il  y  en  avait  d'as- 
tucieuses et  de  confidentielles;  certaines  rece- 
laient encore  des  grains  de  sable;  elles  étaient 
bizarres  et  éloquentes;  j'y  appliquais  l'oreille,  y 
écoutant  le  bruit  de  la  mer,  longtemps,  indéfi- 
niment, jusqu'au  soir.  Le  murmure  semblait 
se  rapprocher, croître  et  finissait  par  m'étour- 
dir,  m'emplir  tout  entier,  tellement,  qu'une  fois, 
j'eus  l'impression  comme  d'une  vague  qui  m'en- 
veloppait, me  submergeait.  Je  laissai  tomber 
la   conque  qui  se  brisa. 

Je  ne  revins  plus  dans  la  galerie  de  même 
([ue  je  délaissai  le   cabinet  des  épées,  à  cause 


CONTKS  A  soi-mi-;me  li*.)'.) 


d'un  miroir  où,  m'étant  vu,  face  à  face,  j'avais 
instinctivement  croisé  le  fer  avec  moi-même. 

Dès  lors,  je  descendis  moins  souvent  au  jar- 
din et  passai  mes  journées,  aux  fenêtres  de  la 
façade,  à  regarder  la  place. 

Les  habitants  la  traversaient  sans  même  lever 
les  yeux  vers  la  maison.  Personne  ne  frappait  à 
la  porte,  la  sachant  inexorablement  fermée; 
seuls  des  mendiants  vagabonds  ou  des  colpor- 
teurs en  soulevaient  parfois  le  heurtoir.  Ces 
marchands  vendaient  des  images  populaires 
grossièrement  coloriées,  romanesques  et  bru- 
tales, aventures  célèbres,  drames  en  com- 
plaintes, toute  la  vie...  Ceux-là  laissaient  le 
marteau  forgé  retomber  de  tout  son  poids;  le 
logis  résonnait  du  coup;  toute  ma  solitude 
tressaillait  et,  dans  ce  sourd  grondement,  j'évo- 
quais le  bruit  provocateur  d'un  sabot  de  che- 
val, le  départ,  le  galop,  l'écume  au  mors,  le 
vent  dans  la  crinière... 

Ce  heurtoir  était  assez  remarquable,  plus 
encore  que  par  la  sommation  grondeuse  de  son 
heurt  à  quelque  Destin  abstenu,  par  sa  forme 
et  par  sa  singularité.  Il  représentait,  dans  du 
fer.  un  buste  de   femme  terminé   en  volutes. 


300  LA.    CANNE    DE   JASPE 


Elle  avait  un  visage  de  douleur  furieuse,  les 
cheveux  épars,  les  seins  haletants,  la  gorge 
suffocante,  les  lèvfes  tordues;  elle  crispait  sa 
colère  muette  dans  le  soubresaut  du  métal  et  y 
roidissait  son  attitude  forcenée  et  captive. 

Les  jours  se  succédaient;  ma  solitude,  prison- 
nière d'elle-même,  collait  sa  face  aux  fenêtres; 
le  front  contre  la  vitre  qui,  de  sa  transparence 
immobile,  me  séparait  du  dehors,  parfois,  je 
croyais  sentir  le  verre  se  fondre  comme  de 
Feau  et  mes  larmes  coulaient  sur  mes  joues, 
parfois  aussi  il  me  semblait  que  tout  le  cristal 
craquât  et  se  fendît  comme  frappé  de  la  pierre 
d'une  fronde. 

Un  soir  que,  tout  le  jour,  n'étaient  venus  sur 
la  place  ni  mendiants  ni  colporteurs,  que  le 
heurtoir  n'avait  pas  une  fois  retenti,  que  j'allais 
quitter  la  fenêtre  d'où  je  suivais  au  crépuscule 
les  méandres  d'une  chauve-souris  voletante 
dans  le  ciel  encore  clair  ou  rasant  le  pavé 
comme  une  feuille  morte  de  l'heure,  un  soir 
donc,  au  crépuscule,  je  vis  une  femme  qui 
passait.  Elle  me  regarda. 

Je  l'ai  suivie,  je  l'ai  suivie,  je  l'ai  suivie!  Ah, 
Monsieur,  j'entends  encore  dans  mon  souvenir 


CONTKS    A    SOI-MKME  .{01 


le  bruit  du  vantail  que,  Fescalier  dégringolé, 
comme  un  fou,  je  refermai  derrière  moi.  Il  me 
parut  que  la  maison  au  choc  s'écroulait  en 
décombres  à  jamais,  que  rien  n'existait  plus 
que  cette  passante  qui  marchait  dans  la  rue 
déserte,  se  retourna  et  me  sourit. 

Son  regard  était  comme  la  lame  des  épées 
sa  voix  comme  le  bruit  profond  des  coquilles 
de  la  mer.  Parfois  elle  riait,  d'un  petit  rire. 
Sa  beauté  nue  était  la  statue  de  l'amour;  sa 
chair  semblait  comme  debout  sur  une  aube 
éternelle.  Nous  allions  de  ville  en  ville  ;  avec 
elle  j'ai  marché  dans  les  blés;  je  me  suis  baigné 
dans  des  lacs  glacés  et  des  rivières  tièdes.  Il  y 
eut  de  grands  orages  qui  déchiraient  le  ciel 
d'éclairs  comme  si  sa  chevelure  surchauffée  et 
sulfureuse  exaspérait  la  congestion  des  nues  et 
déterminait  leur  crise. 

Son  sourire  fit  toute  la  beauté  du  printemps. 
Elle  me  brûla  des  étreintes  de  l'été  et  me  corroda 
des  rouilles  de  l'automne. 

Par  elle  j'ai  connu  toutes  les  douceurs  et 
toutes  les  souffrances.  Elle  fut  le  chant  de  mes 
lèvres,  la  ride  de  mon  front,  la  plaie  de  ma 
poitrine,  elle  fut  ma  vie. 


302  I.A    CANNE    DE    JASPE 

Nous  nous  assîmes  en  des  bouges  où  la  rou- 
geur du  vin  dans  les  verres  annonçait  que  le 
sang  allait  couler.  Le  désir  grondait  autour  de 
nous.  Une  nuit,  à  la  lueur  des  torches,  devant 
les  buveurs  attablés,  je  Tembrassai  sur  la 
bouche.  Les  épées  jaillirent;  on  tua.  Le- meurtre 
lui  cribla  le  visage  de  mouches  éparses  et  elle 
riait  debout  dans  la  coquetterie  sanguinaire  de 
cette  parure  féroce. 

Toutes  les  colères  m'entrèrent  dans  Tâme  ; 
sournoises  ou  violentes,  elles  pâlirent  mon 
hypocrisie  ou  empourprèrent  ma  brutalité. 

Je  Tai  traînée  par  les  cheveux!  Comme  il 
pleuvait  ce  soir-là!  C'était  le  long  d'un  marais 
verdâtre,  près  de  joncs  jaunes,  sous  un  ciel 
gris.  Nous  étions  pris  à  mi-corps  dans  la  vase 
où  nous  avions  roulé.  Cela  sentait  le  jonc 
pourri,  la  mousse,  l'eau...  La  pluie  lava  sur  nos 
visages  la  fange  de  notre  étreinte;  mais,  quand 
nous  rentrâmes  au  palais,  les  traces  boueuses 
de  nos  pieds  sur  les  dalles  nous  suivaient  comme 
des  crapauds  qui  eussent  marché  sur  nos 
pas. 

Il  y  eut  une  fête  d'or  et  de  joie  !  Elle  dansa 
jusqu'à  l'aube  ;  une  étoffe  mince  collait  sur  la 


CONTF.S    A    SOI-MKMK  oQ:- 


sueur  de  ses  seins.  Toute  sa  chair  s'efïondra 
haletante  et  échaulïée;  elle  battit  le  pavé  de  sa 
saoulerie  et,  comme  je  l'aimais,  je  la  frappai  au 
visage. 

Puis  nous  vécûmes  au  bord  d'un  fleuve.  Elle 
cultiva  un  petit  jardin  où  poussèrent  quelques 
roses  et  des  glaïeuls:  elle  était  douce  comme  le 
bonheur. 

Je  lai  suivie  —  je  l'ai  suivie  aussi,  par  les 
ruelles  d'une  ville  étrangère,  ce  soir  qu'elle  rasait 
les  murs  furtivement,  j'avais  guetté  sa  trahison. 
La  main  déjà  sur  la  clef  secrète  et  le  pied  sur 
le  seuil  adultère,  en  m 'apercevant,  elle  se  re- 
tourna si  brusquement  que  son  manteau  se 
dégrafa  et  lui  découvrit  le  sein;  elle  s'adossa  au 
vantail,  arrogante  et  hargneuse,  les  mains  en 
griffes  ;  je  la  saisis  à  sa  gorge  toute  tiède  de 
luxure.  Nous. nous  taisions;  son  corps  se  crispa; 
elle  suffoquait  ;  ses  yeux  s'agrandirent,  sa  bou- 
che se  tordit  et  se  mouilla  d'une  salive  rosâtre. 
Parfois  un  soubresaut.  L'ongle  de  son  pied  nu 
grinçait  sur  la  pierre.  Quand  je  la  sentis  morte, 
sans  cesser  de  l'étrangler,  je  baisai  ses  lèvres 
saignantes. 

Je  la  lâchai  :  elle  resta  debout  un  instant,  puis 


304  LA    CANNE    DF.    JASPE 


s'affaissa  ;  les  plis  de  son  manteau  la  recouvri- 
rent d'eux-mêmes  et  elle  ne  fut  plus  qu'une 
masse  grise  d"où  sortait  une  main  pâle,  les  doigts 
ouverts  dans  une  petite  llaque  de  sang. 

Je  marchai  longtemps  à  travers  la  campagne 
jusquà  ce  que  j'arrivasse  au  bord  de  la  mer.  Je 
ne  l'avais  jamais  vue  encore  et  je  ne  la  regardai 
même  pas.  Il  me  semblait  que  je  l'eusse  portée 
déjà  tout  entière  en  moi,  avec  son  grondement, 
son  soupir,  son  amertume,  ses  teintes  chan- 
geantes, depuis  les  douces  lèvres  plissées  des 
vagues  qui  lèchent  les  joues  du  sable  jusqu'à  ses 
gueules  en  écumes  qui  mordent  la  face  contractée 
des  rocs.  Plus  je  marchais  près  de  son  murmure, 
plus  il  me  semblait  m'en  éloigner  ;  la  paix  entrait 
en  moi. 

A  chaque  aube  elle  s'accrut  ;  j'errai  longtemps  ; 
les  blés  jaunirent,  les  arbres  s'effeuillèrent, 
l'hiver  vint;  je  pleurai  quand  je  vis  qu'il  était 
tombé  de  la  neige  et  je  repris  le  chemin  de  la 
maison  natale.  Je  retrouvai  la  grandplace,  la 
façade  grise,  la  porte. 

Le  heurtoir  y  crispait  son  torse  de  femme.  Je 
la  reconnue.  Cette  figure  me  paraissait  quelque 
simulacre  de  mon  passé,  durci  là,  rapetissé  en 


CONTES    A    SOI-mT-MI,  30." 


son  effii-ie  métallique.  C'était  bien  la  même  ligure 
qui.  tiède  et  vivante —  jadis,  en  un  soir  tragique 
—  agonisa  sous  mon  étreinte:  le  sein  nu  se 
gontlait  du  même  soupir,  la  face  douloureuse  et 
frénétique  souffrait  là,  mais  la  bouche  fermée 
et  les  yeux  clos  dans  un  repos  définitif  et  minus- 
cule. D'une  main  indifférente  je  soulevai  le  froid 
torse  de  métal  usé.  Le  marteau  retentit  et  j'en- 
trai pour  jamais  dans  ma  demeure. 

Voici  pourquoi.  Monsieur,  je  mourrai  dans  la 
maison  où  je  suis  né.  J'y  vis  tranquille  en  mes 
pensées.  Je  me  suis  exorcisé  de  moi-même;  ce 
que  j'ai  tué  venait  de  moi  et  m'appelait  du 
dehors.  Il  fallait  avoir  baisé  la  vie  aux  lèvres  et 
l'avoir  saisie  à  la  gorge  pour  être  libre  de  ses 
fantômes. 

Je  répondis  à  l'appel  de  mon  Destin  ;  il  a  cessé 
de  m'appeler  ;  maintenant  je  ne  regarde  plus 
aux  fenêtres,  je  ne  manie  plus  les  épées  ;  je  n'é- 
coute plus  aux  conques  ;  je  n'y  entendrais  plus 
rien.  Ma  surdité  est  pleine  des  voix  intimes  de 
mon  silence.  Au  crépuscule  je  me  promène  dans 
mon  jardin,  le  long  des  buis  taillés.  Le  Faune 
de  pierre  verte  qui  écrasait  une  grappe  de  por- 
phyre semble  s'être  endormi  de  sa  propre  ivresse  ; 


oO»)  LA    C.VNNF.    DK    JAsPE 


il  est  tombé.  Le  Centaure  qui  foulait  une  outre 
s'est  brisé  aussi  ;  sa  croupe  détruite,  il  reste  un 
homme  souriant,  et  la  statue  quadruple  de 
bronze  qui  se  dresse  sur  un  piédestal  au  milieu 
du  bassin  d'eau  ne  semble  plus  maintenant 
attentive  qu'à  soi-même. 


LA  COUPE  INATTENDUE 


.1  Fi:ityA.\i)  f;ii/:/://. 


Passant,  accepte  de  ma  main  cette  coupe. 
Le  cristal  en  est  si  pur  qu'elle  semble  façonnée 
de  Peau  même  qu'elle  contient.  Hois-y,  lente- 
ment ou  vite,  selon  ta  soif.  La  journée  fut 
chaude,  car  le  crépuscule  reste  si  tiède  qu'on 
croirait  que  le  jour  n'est  pas  mort.  Par  quel 
chemin  as-tu  passé?  Viens-tu  des  rives  du  fleuve 
ou  des  marais  saumàtres  ou  des  plages  de  la 
mer?  As-tu  brisé  des  roseaux,  marché  dans  la 
vase  ou  foulé  des  sables  mous?  Tu  as  mis  long- 
temps à  venir  ;  c'est  pour  cela  que  tu  me  ren- 
contres. Je  crains  le  jour.  Les  voyageurs  du 
soir  me  rencontrent  seuls.  Je  crains  le  jour. 
Ma  robe  tombe  en  plis  moins  harmonieux  le 
long  de  mon  corps  amaigri  ;  si  ma  chevelure 
paraît  encore  riche  et  rousse,  c'est  son  automne 
qui   la  pare.   Le  fard   de  mon  visage  le   rend 


3()S  LA    CAN>E    DE    JASPE 

pareil  à  un  fruit  trop  mûr;  mon  sourire  ne 
s'achève  plus  sans  devenir  une  ride.  Ne  regarde 
pas  ma  figure;  bois  et  détourne  la  tête.  Je  me 
tairai;  tu  écouteras  couler  la  fontaine.  Si  le 
breuvage  que  je  t'ofïre  te  réconforte,  sois  recon- 
naissant à  la  source.  Assieds-toi  un  instant  sur 
sa  margelle  de  pierre  et  pense  aux  Nymphes 
qui  rhabitèrent.  Ne  crois  pas  que  j'en  sois  une 
et  sache  ce  que  j'ai  été.  Ce  n'est  pas  un  vain 
récit  ;  tu  y  apprendras  un  des  secrets  du  bonheur 
et  peut-être  le  vrai  sens  de  l'amour.  Ecoute-moi 
parler  sans  lever  les  yeux,  voyageur  fatigué, 
et,  quand  j'aurai  fini  de  dire,  tu  ne  me  verras 
plus.  L'ombre  s'accroît  vite;  j'y  rentrerai  à 
mesure  qu'elle  augmentera,  et  tu  pourras  con- 
tinuer ton  chemin  sous  les  étoiles  en  te  sou- 
venant de  ma  rencontre  près  de  la  fontaine  de 
la  forêt. 

Les  oiseaux,  chaque  année,  passaient,  à  l'au- 
tomne, en  vols  migrateurs,  au-dessus  de  la 
ville  que  j'habitais.  Ce  fut  peu  de  jours  après 
leur  départ  annuel  (déjà,  peut-être,  ils  avaient 
traversé  la  mer)  que  mourut,  lentement,  l'ami 
qui  m'aimait.  La  patience  de  son  sourire  dura 
jusqu'à  sa  mort.  Une  tristesse  se  répandit  sur 


CO.NTKS    A    SOI-MI-Mi:  IHW) 


son  cher  visage.  L'hypocrisie  de  sa  bonté  ne 
put  se  survivre,  hélas!  et  je  compris  qu'il  n'avait 
pas  été  heureux. 

Nous  nous  aimâmes  peu  à  peu.  Nos  maisons 
se  faisaient  face.  Longtemps  il  passa  devant  mes 
fenêtres  et,  comme  j'étais  belle,  je  le  regardais. 
Un  jour,  ne  me  voyant  pas,  il  entra.  Je  filais 
dans  la  petite  cour  intérieure.  Le  bourdonne- 
ment du  rouet  se  mêlait  au  roucoulement  des 

,  colombes,  sur  le  rebord  du  toit;  parfois,  une 
plume  tombait;  au-dessus  de  nous  des  nuages 
gonflés  s'effilochaient  dans  le  carré  du  ciel  bleu 
et  chaud.  Il  entra  et  s'assit  auprès  de  moi  ; 
chaque  jour  il  revint.  Il  eut  toute  mon  âme.  Il 
le  savait  et  nous  nous  le  disions.  Il  posséda 
toutes  les  clefs  de  mes  pensées  et  nous  vécûmes 
dans  la  commune  divination  de  nous-mêmes. 
11  fut  mon  maître  spirituel,  mais  nos  lèvres  qui 
se  dirent  tout  ne  se  touchèrent  jamais.  Les 
siennes,  pourtant,  pâlissaient  peu  à  peu;  son 
sourire  s'endolorit  mais  garda  sa  douceur,  et 
s'il  eût  persisté  sur  sa  face  morte,  j'ignorais  à 
jamais  l'irréparable  tort  de  mon   crime  et  de 

''  ma  folie. 

Je  l'ai  su,  mais  trop  tard,  hélas  !  je  lésais  son 

18 


;U(I  LA    CANNE    DE    JASPE 


attente  par  des  dons  inutiles.  L'amour  est  pareil 
à  lui-même,  et  la  réciprocité  de  nos  sentiments 
en  annulait  le  prix.  L'effigie  seule  eut  difïé- 
rencié  un  même  métal  dont  nous  échangions 
en  aveugles  les  monnaies  vaines.  Qu'importait 
la  connivence  de  nos  pensées?  Y  a-t-il  rien  dans 
une  ame  de  femme  qui  n'existe  dans  un  esprit 
d'homme?  Ah  pourquoi  me  suis-je  refusée  à 
ses  caresses,  pourquoi  n'ai-je  pas  animé  de  mon 
souffle  la  statue  mystérieuse  que  façonnait,  à 
tâtons,  notre  double  amour?  Ahl  comme  il  le 
souhaita  dans  le  silence  de  son  désir  et  le 
secret  de  sa  convoitise,  et  je  n'ai  pas  compris  la 
muette  demande  de  ses  lèvres  qui  ne  touchè- 
rent les  miennes  que  mortes,  mortes  d'elles  à 
jamais  ! 

C'est  ma  bouche  que  j'aurais  dû  offrir  à  sa 
bouche,  et  ma  chair  et  mes  cheveux  et  les 
ongles  de  mes  mains.  Il  eut  goûté  la  fraîcheur 
de  ma  peau  et  le  parfum  de  ma  beauté.  Nue, 
j'aurais  habité  ses  songes  après  avoir  partagé 
sa  couche,  et  j'aurais  laissé  dans  son  souvenir 
comme  l'empreinte  de  mon  corps  sur  du  sable. 

0  sables!  sables,  sables  du  Styx,  sables  noirs 
des  grèves  éternelles,  vous  recouvrirez  bientôt 


CONTES    A    SOI-MV.MF.  -Wl 


mon  sommeil  quand  je  descendrai  vers  vos 
rives  dont  j'entends  déjà  sous  mes  pas  le  bruit 
fatal  et  souterrain. 

Ma  vie  s'achève;  je  l'ai  vécue,  jour  par  jour, 
dans  l'horreur  de  racheter  ma  faute.  Pour  me 
punir  d'un  refus  imbécile  et  involontaire,  j'ai 
abandonné  mon  corps  aux  bras  vulgaires  des 
passants.  Tous  ceux  que  traversait,  à  ma  vue, 
l'éclair  d'un  désir  l'ont  assouvi  librement  sur 
l'otlre  de  ma  complaisance.  Ils  furent  nombreux, 
ceux  qui  goûtèrent  le  don  repentant  de  moi- 
même.  Tl  y  en  eut  de  lourds  de  vin  qui  confon- 
daient leurs  baisers  avec  les  hoquets  de  leur 
saoulerie;  d'autres,  hâves  de  jeûnes,  se  ras- 
sasièrent aux  fruits  de  mes  seins.  Certains 
m'étreignirent  au  hasard,  du  soubresaut  de  leur 
caprice:  d'autres  épuisèrent  sur  moi  la  ténacité 
de  leur  obstination.  J  ai  satisfait  les  hâtes  de  la 
passion  et  les  acharnements  de  la  luxure.  L'aube 
claire  a  perlé  sur  mon  corps  nu  et  le  soleil  a 
tiédi  ma  peau  sèche. 

Maintenant,  le  crépuscule  est  arrivé;  les  pas- 
sants ne  se  retournent  plus.  J'ai  quitté  les  villes  ; 
personne  ne  m'a  retenue  par  le  pan  usé  de  mon 
manteau.  J'ai  fui  la  ville  pour  ce  bois  écarté.  H 


312  LA    CANNE    DE    JASPE 

est  vaste  et  solitaire;  des  routes  se  croisent 
autour  de  cette  fontaine!  l'eau  en  coule  conti- 
nuellement claire.  Si  quelqu'un  vient  je  me 
baisse,  et,  dans  cette  coupe  de  cristal,  je  tends 
à  sa  soif  ce  que  j'aurais  offert  jadis  à  son  envie, 
la' gorgée  inattendue  et  délicieuse  que  j'ai  jadis 
tâché  d'être  pour  quiconque  en  convoita  la 
conviviale  fraîcheur. 

Voilà,  ô  voyageur,  pourquoi  tu  me  rencontres 
ici.  Je  tai  parlé  pour  l'apprendre  l'erreur  d'une 
vie  douleureuse. 

La  nuit  s'accroît,  poursuis  ta  route,  et  quand 
tu  heurteras  de  ton  bâton  la  porte  de  celle  qui 
t'aime,  que,  dénouant  tes  sandales,  tu  lui  auras 
dit  les  péripéties  de  ton  voyage  et  la  rencontre 
singulière,  au  lieu  d'écouter  les  questions  de  sa 
curiosité  ou  de  sa  sollicitude,  sans  réponse, 
ferme  sa  bouche  d'un  long  baiser. 

Les  paroles  sont  vaines  ;  je  me  tais;  adieu. 
L'amour  est  un  dieu  muet  qui  n'a  de  statues 
que  la  forme  de  notre  désir. 


TABLE 


18, 


MONSIEUR  D'AMERCŒUR 

I.     —    Monsieur  d'Amercœur 1' 

II.     —    Aventure    marine    et    amoureuse 23 

III.  —     La  Lettre  de  Monsieur    de  Simandre 39 

IV.  —     Les  Dîners  singuliers V.i 

V.     —     La    Mort    de    Monsieur    de    Nouatre    i:t     de 

Madame    de    Ferlinde .  63 

VI.     —     Le  Voyage  a  l'île  de  Coudic.   .        .      , 83 

VIT.     —     Le  Signe  de  la  Clef  et    de   la  Choix 97 

VIII.  —     La  Maison  magnifique 115 


LE  TREFLE  XOIR 

Hertulie  ou  les    Messages 129 

Histoire  d'Hermagore l'3 

Hermocrate  ou  le  récit  qu'on  m'a  fait  de  ses  euni-railli-s  187 


316  TABLE   DES    MATIÈRES 


CONTES  A  SOI-MEME 

Le  Sixième  mariage  de    Barbe-Bleue 213 

eustase   et    humbeline 235 

Manuscrit  trouvé  dans    une  armoire 243 

Hermogêne 257 

Le  Récit  de  la  Dame  des  Sept  Miroirs 269 

Le  Chevalier  qui  dormit  dans  la  neige 287 

Le  Heurtoir  vivant 295 

La  Coupe   inattendue 307 


ACHEVE  D'IMPRIMER 

le  trente  septeualire  mil  huit  cent  quatre-vingt-dix-sept 

PAR 

L'IMPRIMERIE  V»«  ALBOUY 

POUR  LE 

M  E  R  C  V  R  E 

DK 

FRANCE 


'       PQ  Régnier,   Henri  François 

2635  Joseph  de 

E34C3  La  canne  de  jaspe 


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