■,i)»'«'.r»*i^'7^,«-
4
9
.1
i^l
— ''
'^H
^^S
1^1
o =
= 0)
^^19
1- ^^=z
z :
^'^nT
o —
tr
^O)
«
o— —
1- s^s
=^
}
LD
o—
=^ '^—
4
1-
— O
j
t/1 =
\
cr=^
>
■ t
i
z^=
CD
1
D ^
g
■ ▼—
m
co
o
• ... ■" —
?■
V^'
o
O
O
't<
o
o
o
^^^
o
o
0^
^^«v.
M\
\
DU MEME AUTEUR:
• Les Lendemains [épuise] 1 plaq.
Apaisement [épuisé] 1 voL
Sites [épuisé] 1 voL
Episodes [épuisé 1 voL
Episodes, Sites et Sonnets 1 voL
Poèmes anciens et romanesques [épuisé). . 1 vol.
Tel qu'en songe (épuisé) 1 voL
Contes a soi-même 1 vol.
Le Bosquet de Psyché 1 plaq.
Le Trèfle noir 1 vol.
Aréthuse [épuisé) 1 vol.
Poèmes, 1887-1892 1 vol.
Les Jeux rustiques et divins 1 vol.
LA CANNE DE JASPE
i.
[L A KTE TIRE DE CET OUVRAGE :
Cinq exemplaires <ur Japon impérial, numérotés de 1 à 5,
vingt et un exemplaires sur Hollande, numérotés de 6 à 26, et vingt
exemplaires sur papier de luxe, {ces derniers hors commerce).
JUSTIFICATION DU TIRAGE :
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays,
y compris la iSuède et la Norvège,
riENlîl l)K IIKGXIKK
la'canne
DE JASPE
MONSIEUR D'AMERCŒUR
LE TRÈFLE NOIR — CONTES A SOI-MÊME
Ucuxièine editicn
MiCROFORMl-D B^'
PRESr^RVÂTICN
■ASvAŒS
DATE...J^CJ1199Q
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XV, RVF nr l'échavdé-saixt-gkpmain. xv
>[ DCCC XCVII
Tous droits réservés ] ^
Hir.uî
i«
1\^
Pc
u
AU LECTEUR
Je ne sais pourquoi mon livre ne te plairait
pas.
Un roman ou un conte peut n'être quune
fiction agréable. S'il présente un sens inat-
tendu au delà de ce quil semble signifier, il
faut Jouir de ce surcroît à demi intention-
nel sans y exiger trop de suite et en le considé-
rant comme né fortuitement des concordances
mystérieuses quil y a, malgré tout, entre
toutes choses.
C'est ainsi quil faudrait prendre les his-
toires qui composent le Trèfle noir ou les Contes
à soi-même et goûter les historiettes de Mon-
sieur d'Amercœur. Les aventures baroques ou
singulières oh il figure le représentent assez
bien, à mi-corps en son demi-secret, et si les
événements qu elles rapportent ne réussissent
pas à te distraire^ sans doute ne resteras-tu
LA. CANNE DE JASPE
pas insensible aux charmes de la tendre Her-
tulie et ne rebuteras-tu point le discours du
vieil H ermoc rate ; mais après tout, quand bien
même le sixième mariage de Barbe-Bleue ou
le C hevalier cjui dormit dans la neige ne te
dive? tiraient que médiocrement^ encore pour-
rais-tu, au moins, aimer les paysages que
hantent ces ombres furtives et graves, les
maisons qu elles habitent, les objets que sou-
pèsent leurs mains ténébreuses.
Il y a là des épées et des miroirs, des bijoux,
des robes, des coupes de cristal et des lampes^
avec, parfois, au dehors, le murmure de lamer
ou le souffle des forêts. Ecoute aussi chanter
les fontaines. Elles sont intermittentes ou
continues ; les jardins quelles animent sont
symétriques, La statue y est de marbre ou de
bronze; Vif taillé. L'amère odeur du buis y
parfume le silence, la rose y fleurit au cyprès.
L'amoun et la mort s'y baisent à la bouche.
Les eaux y reflètent les ombrasses. Fais le tour
des bassins. Parcours le labyrinthe, fréquente
le bosquet et lis mon livre, page à page,
comme si, du bout de ta haute canne de jaspe.
Promeneur solitaire, tu retournais, sur le sable
sec» de Vallée, un scarabée, un caillou ou des
feuilles mortes.
MONSIEUR D'AMERCOEUR
A M. GABRIEL HASOTAiX.
MONSIEUR D'AMERGŒUR
Je n'ai point le dessein d'écrire ici la vie de
M. d'Amercœiir. D'autres travaillent à ce beau
projet avec une patience et un soin infinis, et je
ne prétends pas les suivre dans les investigations
délicates où les mène le désir d'élucider, point
par point, une existence, singulière non moins
par ses circonstances que par l'attention pos-
thume qu'elle a suscitée.
Il se produit, en effet, parmi ceux qui s'in-
quiètent des particularités et de la mécanique
des événements, une vive curiosité autour de ce
personnage. Une enquête est née, poursuivie de
plusieurs parts, et l'ingérence de tant de labo-
rieuses recherches ne peut manquer d'éclaircir
l'énigme de cette destinée.
Rien ne passe plus vite à l'oubli qu une gloire
comme, de son vivant, la connut M. d'Amercœur.
LA CANNE DE JASPE
Fort en vue alors, pour ses aventures, tant de
guerre que de galahterie, par ses façons d'homme
à la mode et ses exploits de hardi partisan, il
semblait plutôt voué aux passe-temps des nou-
vellistes qu'aux veilles des historiographes, et ce
ne fut point une petite surprise d'apprendre
son intervention occulte aux événements les plus
graves et non seulement qu'il y participait mais
encore qu'il en conduisit les origines à leurs
issues et les intrigues à leurs péripéties.
Cette entrée de M. d'Amercœur dans l'histoire
se fait peu à peu et se confirme à mesure que
sa présence y tourne à la préséance et qu'il
dépossède de leurs faux attributs des figures
fameuses qui n'y deviennent plus que des mas-
ques apocryphes sous lesquels on distingue,
grossi pour ces mimiques où il répugnait/le lin
sourire de leur mystérieux instigateur. Le voici
donc un homme qui a dirigé son temps. On lui
découvre une action secrète, et il semble, après
tout, qu'on ait raison de voir en lui un des res-
sorts de l'époque. Sinon, et au moins, il reste
un cas de concordance unique par la façon
presque merveilleuse dont les faits de sa vie s'a-
daptent, comme d'eux-mêmes, au sens et à la
MONSIF-LK D ami:k(:<kl'U
portée qu'on leur veut attribuer. Ce ne sont,
tout du long que coïncidences singulières. Le
probable s'y écliafaude au point d'y devenir
l'architecture du vrai.
Je ne voudrais pas nuire à une si surprenante
modification d'une mémoire qui m'est chère à
plus d'un titre. Dès lenfance j'admirai M. d'A-
mercœur. Des liens existaient entre sa famille et
la mienne el l'état qu'on y taisait de lui me donne
le plaisir de voir s'imposer à tous une opinion
qui se trouvait en partie celle de mes proches.
Ils parlaient souvent de cet hon>me remarquable,
et le récit de ses aventures de toutes sortes, dont
on ne se taisait pas devant moi, me ravissait.
L'intérêt que j'y pris ne s'etïaça jamais de mon
souvenir et c'est même à cette ténacité d'une
fascination enfantine que je dus plus tard l'hon-
neur de fréquenter le héros de tant de belles his-
toires.
M. d'Amercœur a vécu dans la plus grande
retraite les vingt dernières années de sa vie.
assez pour que les gazettes qui relatèrent sa
mort le fissent sans commentaires.
Il quitta le pays après l'éclatante disgrâce où
il tomba. Il voyagea, l'oubli vint. Il ne laissait
1- LA CANNE DE JASPE
de lui, outre le bruit que fit jadis son évasion
mystérieuse, qu'un renom superficiel, quelques
hauts faits d'amour et de guerre, et le souvenir
de certaines bizarreries qui lui gardèrent une
célébrité vague d'où partirent plus tard les
recherches dont les découvertes successives
aboutirent à le porter si haut.
Il se trouva qu'adolescent dans l'intervalle de
silence qui précéda la mort de M. d'Amercœur,
j entendis à l'auberge d'une petite ville lointaine
prononcer ce nom qui se rattachait pour moi à
toute une légende intime. Je m'enquis çà et là,
et j'acquis la certitude que cet Amercœur était
bien le célèbre marquis dont rêva ma jeunesse.
Je cherchai à le voir; il m'accorda l'entrevue
demandée et je ne manquai de m'y rendre.
Du bout de la place j'aperçus l'hôtel de
M. d'Amercœur. C'était une vaste bâtisse en
pierre de liais. Trois des fenêtres, sous un fronton,
ouvraient sur un balcon à grille renflée que sou-
tenait de chaque côté de la porte une cariatide
en saillie ; les autres croLsées closes de persiennes,
celles du rez-de-chaussée garnies de barreaux
de fer. Le fronton, les pots à feu qui ornaient
les combles projetaient sur la façade, l'un, un
M<)NsiF.rR d'amercœlr 13
triangle oblique, les autres des petits tas d'ombre
ébréchée. Au milieu de la place déserte une fon-
taine retombait dans une vasque basse. Un chien
qui dormait au soleil happait une mouche au
passage. Il en bourdonnait çà et là. Quelques-
unes posées sur le mur y semblaient incrustées;
trois s'envolèrent du pied de biche où je sonnai.
La torpeur de la place me fit goûter la fraî-
cheur du vestibule. Un stuc à arabesques mi-
roitait les murs autour d'un dallage de marbre
jaune et vert. Le valet me précéda, en boitant,
à travers une salle à manger où le couvert
restait encore dressé. Sur une assiette d'argent
des pelures de fruits se recroquevillaient. Du
vin, au cristal d'un verre taillé, rougissait la
nappe d'une ombre sanguine. Une odeur de pi-
ment, de sucreries et de tabac s'exhalait.
« M. le Marquis n'est pas là, dit l'homme, en
soulevant une portière, je vais l'aller prévenir;
il est à son mail. ))
Je me trouvai dans une longue galerie dont
les portes-fenêtres ouvraient sur un jardin. D'un
rosier qui devait tapisser le dehors quelques
roses débordaient. Une, admirable, rouge et
pompeuse, collait aux carreaux la chair délicate
14 LA CA>NE DE JASPE
de ses pétales, une autre, petHe et blanche, pa-
raissait délicieusement fanée à travers la nuance
verdàtrede la vitre par laquelle envoyait deux
parterres de fleurs flanquant un parterre d'eau
entourés d'une sorte d'hémicycle de hauts buis
taillés. Trois allées d'arbres divergentes y abou-
tissaient, dont la perspective se reflétait inver-
sement dans trois grandes glaces posées au fond
de la pièce sur des consoles dorées et entre des
panneaux de boiserie. Çà et là, sur des sca-
bellons se dressaient des bustes antiques. Un
meuble de tapisserie adossait aux murs ses
tabourets massifs et ses fauteuils monumentaux.
Au centre une table supportait un beau vase
d'agate veinée auprès d'un étui d'où sortait à
demi une paire de lunettes d'or.
Le Marquis est toujours ingambe, m'avait-on
dit, malgré ses quatre-vingts ans. Chaque jour,
il gagne sa partie de boules. 41 la quitta pour
me recevoir.
Il venait du bout de l'allée centrale. Sa haute
taille marchait courbée sur une canne. Les pans
de sa houppelande de soie brochée lui battaient
aux jarrets. Arrivé à la porte-fenêtre, au geste
qu'il fit pour l'ouvrir, scintillèrent à ses doigts
MONSIEUR d'aMKRCŒUK 1.>
.les pierres de ses bagues. 11 me regardait sans
me voir à cause du miroitement des vitres où
heurta la pomme d'or de sa canne qu'il tenait
sous son bras.
En entrant, le feutre qui le coilïait, jeté sur un
meuble, découvrit une tête petite à ras cheveux
blancs. Le visage olivâtre s'éclairait d'yeux d'un
bleu très clair. Les mains vivaient, préhensives,
et non gourdes et décharnées, détendues de
lassitude ou rétractées d'acharnement comme
souvent celles de la vieillesse.
A mon nom le Marquis m'accueillit : « Soyez
le bienvenu, dit-il, j'ai beaucoup connu vos
grands-oncles l'Amiral et l'Ariibassadeur. »
En disant cela, il prit sur la table dans le vase
d'agate, une mince pipe qu'il alluma après l'avoir
bourrée et se mit à marcher d'un pas allègre,
s'arrêtant parfois devant moi resté aussi debout.
Les boufïées de fumée coupaient ses phrases, au
passage.
(( Je vois encore TAmiral, me disait-il; lui et
son frère ne se ressemblaient, ni en stature,
ni en corpulence. La sienne étonnait. J'ai servi
sous eux, et s'il y a quelque honneur à l'avoir
fait c'est que leurs entreprises voulaient pour
16 LA CANNE DE JASPE
qu'on les y suivît de la hardiesse et de l'entente.
S'ils se ménageaient peu, ils ne ménageaient
rien. Leur escadre et leur chancellerie furent un
dur métier; j'ai subi l'une et l'autre et la disci-
plinedu marin égalait lexigeance du diplomate.
(( Oui, je revois votre oncle avec son habit vert
et ses bas cramoisis, debout sur son tillac; son
vaisseau laissait à sa suite une odeur de poudre
et de cuisine. Le gabier et le marmiton s'y cou-
doyaient. La succulence des repas y valait la
furie des abordages. Le trident de Neptune s'y
mêlait en trophée à la fourchette de Comus.
« Et l'autre, avec sa mine de prêtre et de vieille
femme proprette. Tous les moyens lui semblaient
bons. Il s'appropriait tous les engins. N'a-t-il
pas mené avec lui trois ventriloques pour imiter
parfaitement sa voix dans les entrevues qu'il
voulait pouvoir désavouer et où une sorte de
mime contrefaisait son personnage ? Sa garde-
robe cachait les défroques de toutes les masca-
rades ; sa pharmacie contenait des fards et des
poisons: il utilisait l'adresse des sbires, l'agilité
des acrobates et le sourire des femmes.
« Je les ai retrouvés une dernière fois, fort
vieux l'un et l'autre, qui, dans une petite ville.
MONSIEUR d'aMERCŒUR 17
qui, dans une campagne retirée. L'Amiral était
goutteux et TAmbassadeur était sourd. L'un,
s'adonnait à collectionner des coquilles, l'autre,
à cultiver des tulipes. Ils en avaient de toutes
sortes et fort belles, et chaque année, ils s'en-
voyaient quelque coquille ressemblant à une
tulipe ou quelque tulipe pareille à une coquille
et ainsi jusqu'à ce qu'ils mourussent tous
deux sans avoir quitté leurs vitrines ou leurs
plates-bandes pour joindre une dernière fois leurs
mains qui manièrent si rudement et si finement
les hommes, et dont le dernier geste fut d'éti-
queter une conque et de numéroter un oignon. )>
« Oui, répondis-je, ce furent de singulières
figures et ce qu'on sait d'eux donne à regretter
qu'ils n'aient pas écrit quelque part ce qu'ils en
savaient. Que ne racontèrent-ils le détail de leurs
manœuvres ou le jeu de leurs menées? ))
Le Marquis avait reposé sur la table sa pipe
éteinte qui versa sur le marbre la cendre de sa
petite urne noire.
« Fi donc! s'écria-t-il. en rougissant presque
de colère, écrire sa vie, se substituer au hasard
qui, des destinées, rassemble dans la mémoire
des hommes ce qu'il faut pour en façonner
18 l.A CA>>'K DE JASPE
l'empreinte d'une médaille ou le relief d'un
sarcophage! Certains eurent ce travers et cette
impudence prétentieuse.
« Écrire ^a vie, retrouver l'ordre de nos sta-
tures, les motifs de nos actes, la place de nos
sentiments, la structure de nos pensées, recons-
tituer l'architecture de notre Ombre! Mais rien
ne vaut que par la perspective où le hasard
dispose les fragments où nous survivons. Le
Destin s'enveloppe de circonstances qu'il sap-
proprie. Il y a un choix mystérieux entre le
caduc et le durable de nous-mêmes.
(( Des maladresses et des gaucheries prépa-
rent souvent des actions parfaites. Le fou-
droyant coup d'épée qui touche et perce né-
cessite peut-être une torsion disgracieuse des
muscles. Une main crispée à la poignée dirige
l'éclair de la lame. Tout est perspective et épi-
sodes. Une statue, de maints gestes intermé-
diaires, n'en fixe que le décisif.
« Quel souvenir médiocre vous garderiez de
moi, si vous saviez tout de moi-même ! Vous
vous étonneriez moins de me voir, vieux et seul
dans cette maison, moi, Polydore d'Amercœur,
qui ai fréquenté le lit des princesses et la cour
MONSIF.L'R d'aMEKCŒUK 19
des rois, qui ai porté Tépée et le masque, si je
vous disais pourquoi m'y voici. Je détruirais une
disparate nécessaire.
(( On a su mes cinq années de réclusion dans
une prison solitaire et chacun ignore encofe
pourquoi j'y suis entré et comment j'en suis
sorti. Ma disgrâce reste un mystère et ma fuite
un miracle. Les accessoires du l'ait n'existent
pas. Les archives ne conservent aucune pièce de
mon jugement et on n'a rien retrouvé des outils
de mon évasion.
« Tout homme à s'expliquer se diminue. On
se doit son propre secret. Toute belle vie se
compose d'heures isolées. Tout diamant est soli-
taire et ses facettes ne coïncident à rien d'autre
qu'à Téclat qu'elles irradient.
<( On peut, pour soi, et encore, avoir vécu cha-
cun de ses jours ; aux autres il faut apparaître
intermittent. Sa vie ne se raconte pas et il faut
laisser à chacun le soin de se l'imaginer. »
Le Marquis allait et venait par la pièce. Le
bout de sa canne sonnait sur le parquet. Un
rayon de soleil scintilla aux bagues de ses doigts.
Je le regardais marcher. Sa longue houppelande
frôlait l'angle de la table et y éparpillait la
20 LA CANNE DE JASPE
cendre grise versée par la pipe, et je pensais à
sa vie singulière d'alternatives et de conjonc-
tures, de bals et de batailles, de duels et d'a-
mours, pleine de sursauts et de saillies et dont
il gardait, au fond de lui, à jamais, les rumeurs
et les échos.
Telle fut ma première entrevue avec M.
d'Amercœur. Les propos qu'il me tint sont
bien ceux-là. Depuis on a reconstitué la trame
de cette vie dont le célèbre marquis faisait mys-
tère. La silhouette devint statue. Les quelques
anecdotes rapportées ici tiennent à l'époque de
sa jeunesse; M. d'Amercœur en parlait volon-
tiers et il se départit devant moi, peu à peu,
de sa réserve. Ma prudence ne se 'hasarda
jamais à inquiéter la sienne. Je l'écoutais sans
l'interroger. Cette discrétion me valut sa con-
fiance et il la poussa jusqu'à me laisser copier
une longue lettre où il était question de lui et
qui relatait un épisode de son adolescence qui
lui plaisait et m'avait diverti. Le lecteur la
trouvera parmi ces histoires. Sauf cet écrit, les
autres souvenirs me viennent de nos causeries
où je les entendis conter par l'illustre conteur.
Je n'y prétends à rien de plus qu'à reproduire
MONSIEUR d'aMERCŒVR 21
assez exactement le tour qu'il leur donna
soit en en relatant la matière, soit en plaçant le
récit dans sa propre bouche. Peut-être ces
brèves histoires dont les circonstances me pa-
rurent curieuses serviront-elles, à mon insu, à
combler quelque lacune dans l'étude qui se fait
de tout ce qui a trait à notre personnage. Je ne
le crois pas, pourtant, et j'aimerais mieux voir là
des fables ingénieuses où se jouait l'esprit d'un
vieillard à y disposer sa vie passée en perspec-
tives ornementales. Les événements qu'il rap-
porte et les faits qu'il s'attribue présentent un
curieux mélange de fiction et de vérité. L'un et
l'autre s'y sentent et leur assemblage n'est pas
sans art. J'ai goûté l'agrément de ces aventures,
d'autres leur donneront peut-être un sens et une
portée, mais je préfère en entendre l'accent et
en imaginer l'allégorie qui serait assez celle d'un
homme masqué jouant de la flûte, au crépus-
cule, sous l'arcade d'un bosquet de houx et de
roses.
n
AVENTURE MARINE ET AMOUREUSE
(( Mon enfance turbulente fit vite place à une
jeunesse difficile, mais on avait pardonné à
Unne ce qui de l'autre me valut d'être, à dix-
sept ans, embarqué sur leSans-IMireil qui portait
le pavillon de votre oncle l'Amiral. L'escadre
était en partance quand mon père m'amena
au port. De l'auberge je le suivis à travers les
rues où il se retournait parfois pour voir si je ne
m'esquivais pas, car il redoutait quelque esca-
pade et l'occasion ainsi manquée de se défaire
de moi.
Les quais regorgeaient. Des portefaix, cour-
bant la nuque sous le poids des caisses, pas-
saient en bousculant la foule. On se sentait
heurté et coudoyé. La sueur coulait des fronts
hâlés et la salive fusait du coin des lippes. La
corpulence des tonneaux bombait sur les dalles
24 LA CA>'>'E DE JASPE
de pierre où s'affaissait Tobésité des sacs. On
enjambait des chaînes pour s'entraver à des
câbles. Les longues planches qui rejoignaient
les navires à la terre ployaient, flexibles en leur
milieu, sous le pas des porteurs. Les vaisseaux
remplissaient la darse. Çà et là, dans l'entre-
croisement des vergues, une voile hissée se
gonflait, et les mâts, sur le bleu du ciel, oscil-
laient imperceptiblement. Il y avait là une
assemblée de navires de toutes sortes, peints de
rouge, de vert et de noir^ luisants de vernis ou
ternes d'usure. Les coques ventrues frôlaient
les flancs étiques. Les uns se boursouflaient en
outres, les autres s'amincissaient en fuseaux;
aux proues, se profilaient des figures, grima-
çaient des masques ou se façonnaient des em-
blèmes. On voyait, taillés dans le bois, la face
d'une déesse, le visage d'une sainte ou la gueule
d'une bête. Des bouches y souriaient à des groins,
le tout, barbare, naïf ou saugrenu. Des cales
exhalaient l'odeur des denrées et le parfum
des épices; les cargaisons mêlaient l'aigreur des
saumures et l'arôme du goudron.
Une petite barque nous prit, mon père, moi
et mon bagage, pour nous conduire vers l'es-
MONSIKUH D AMERCŒUR
cadre à l'ancre dans Tavant-port. Nous nous
faufilions à travers Tinextricable encombrement
des bassins ; les rames en cadence relevaient
tantùt une algue, tantôt une épluchure. L'eau
saumàtre croupissait frelatée d'immondices, se
marbrait de plaques huileuses, s'engluait de
viscosités. Peu à peu la route devint plus facile;
les obstacles s'espacèrent; nous contournâmes
quelques gros bâtiments à panses rebondies.
Accroupis, ils bavaient des filets d'eau sale du
mufle de leurs proues; les fumées des cuisines
montaient en spirales autour des mâts; un
mousse, juché dans les agrès, nous jeta au pas-
sage une pomme pourrie; je la ramassai et je vis
dans la purulence du fruit la trace des dents dont
le drôle nous riait à califourchon sur une vergue.
La barque commença à se balancer légère-
ment et, le môle doublé, nous aperçûmes l'es-
cadre; elle était réunie là, haute sur la mer
bleue. Quatre vaisseaux et un plus grand à
l'écart. Nous nous dirigions vers le Sans-Pareil.
Le pavillon armorié battait à la corne du grand
niât. Les gueules des canons luisaient aux sa-
bords. La mâture dessinait une ombre fine sur
Teau unie; une cloche sonna-
26 LA OANNÉ DE JASPE
Les rameurs se hâtaient courbés sur leurs
avirons; un peu d'écume me jaillit aux mains.
On accosta et par une échelle de corde nous
grimpâmes à bord. Il était temps. Les ancres
remontèrent au cabestan viré; on appareillait.
Je restai seul ; mon père s'empressa d'aller
parler à l'amiral. Le départ coupa court à nos
adieux. Les sifflets se croisaient; les comman-
dements grondèrent aux porte-voix. Les voiles
tendues s'enflèrent. Mon père avait regagné
1 embarcation. Nous nous saluâmes; nous ne
nous sommes jamais revus.
Une altercation brutale, ma sortie dans un
claquement de porte, une journée de colère à
errer par la campagne, l'aspérité des paysages
qui avoisinaient le château, le grand vent de
cet été de brûlure, la promptitude d'un caractère
hautain, la lubie d'un orgueil intraitable, tout
fit de moi, avec l'insulte paternelle dont je res-
sassais l'inepsie, l'énergumène furibond qui, les
poches pleines de cailloux, la tête perdue et les
mains enragées, le soir, avait cassé à coups de
pierres, méthodiquement et furieusement, les
MONSIEUR D AMERCŒUK
vitres basses à la façade du château, tellement
qu'un éclat atteignit au front le sommelier et
brisa la coupe que mon père lui tendait, à table,
d'où les femmes se levèrent épouvantées et s'en-
fuirent.
Les jardiniers me trouvèrent le lendemain
couché dans un massif, cuvant l'ivresse de ma
frasque.
Ces braves gens vieillis à notre service furent
peu surpris de cet excès. Ils y virent sans doute
la suite de mes méfaits précoces, volières
ouvertes, parterres piétines, clôtures rompues
et, une fois, les plus belles roses du jardin
coupées sauvagement et éparses dans les allées.
J'avais sept ans à cette incartade. On me
retira des mains des femmes et les précepteurs
se succédèrent, de mois en mois, en défilé inter-
mittent. J'y revois d'étranges ligures. Tl en vint
des gras et des maigres, ventres rebondis et
échines plates, tournures ecclésiastiques ou
doctes maintiens, faces usées de vieux diacres
et visages creux de jeunes laïcs, les uns puant
la sacristie, les autres sentant la bibliothèque.
Il m'en resta le souvenir qu'on attentait à ma
liberté et de tous, quelque latin, peu de grec.
28 LA. CAN.NE DE JASPE
nulle mathématique, des bribes d'histoire et,
de Fun d'entre eux, que j'aimais assez et qui
finit poète quelque part, de précises notions de
mythologie, avec la connaissance des dieux,
de leurs attributs et de leurs amours.
Les miennes commencèrent tôt. Les man-
sardes et les granges en abritèrent les entre-
prises. La paillasse des chambrières et la botte
de foin des pastourelles se prêtèrent à mes
premiers ébats. Je connus la sonnette d'appel
interrompant le jeu et l'aboi du chien déconcer-
tant la posture. J'ai manié des tailles ancillaires
et pressé des seins rustiques. La mignardise des
caméristes varia la naïveté des bergères. Au
jargon des unes et au patois des autres je pré-
férai bientôt les filles de la ville voisine. C'est
de l'une d'elles et de l'esclandre d'une orgie un
peu trop bruyante, d'où vint, à la suite d'une
réprimande intempestive, l'altercation dont je
pouvais, à mon aise, ruminer les conséquences,
à bord du Sam-Pareil et dans le vent frais qui,
avec la houle, se levait de la haute mer.
Le Sans-Pareil portait à sa proue, sculptée.
MONSIEUR d"aMERCŒLK 29
une figure marine, ailée et écailleuse, peinte en
or, et, à la poupe, soutenant chacun d'une
main une lanterne à feux tournants, quatre
génies qui soufflaient en des conques torses
l'enflure de leurs bouches dorées.
Les oiseaux de couleur des eaux orientales et
les grèbes blancs des mers glacées tour-
nèrent autour de nos fanaux errants. La tête
marine se mira en des ondes unies ou s'écla-
boussa aux flots tumultueux. Le soleil tropical
craquela sa dorure racornie et les lunes des
nuits polaires argentèrent son sourire gelé. Elle
vit de ses yeux fixes la courbe des golfes et
l'angle des caps ; ses oreilles entendirent l'har-
monie nonchalante des vagues aux plages de
sable et le déferlement des lames aux promon-
toires de rocs.
Maints peuples étrangers montèrent à bord.
Nous reçûmes, avec leurs vêtements de cuirs
huileux, des hommes barbus. Ils nous appor-
taient sans rien dire des cornes de rennes, des
dents de phoques et des peaux d'ours ; des nains
jaunes et cérémonieux nous présentèrent des
cocons de soie, des ivoires à jour, des laques
et. taillés dans un jade, pareil à du frai de
30 LA. CANNE DE JASPE
grenouille, des insectes et des magots; des
nègres nous olïrirent des plumes légères sau-
poudrées d'or et, d'une île isolée, nous vîmes
venir à nous des femmes au teint verdâtre qui
dansèrent en jonglant avec des éponges rouges.
Pendant quatre années, j'ai parcouru ainsi
toutes les mers. L'ancre mordit au corail des
madrépores et au granit des récifs. Le vent
qui gonfla nos voiles avait Fodeur du soleil ou
de la neige. Nous fîmes aiguade à toutes cotes.
L'eau saumâtre des marécages, l'eau claire des
sources pierreuse, laissèrent tour à tour au fond
des outres leur boue ou leur sablon.
J'ai visité bien des ports : ceux qui grouillent
sous le soleil, ceux qui s'enlizent sous la pluie,
ceux qui s'endorment dans les glaces, qui con-
tiennent de grands navires, protègent des
barques peintes ou n'abritent que quelques
pirogues d'écorce. Des villes nous apparurent à
l'aurore, au soir, magnifiques ou lamentables,
étageant les rangées de leurs palais ou accrou-
pissant le ramassis de leurs cabanes, celles où on
entend, la nuit, le bruit des musiques ou, au cré-
puscule, la voix d'un pêcheur qui tire ses filets.
Nous saluâmes des doges en des demeures de
MONSIEUR d'aMKRCŒUR 31
marbre el des obis en des buttes de glaise. En
des bouges sordides nous nous assouvîmes sur
des esclaves nues; en des cbambres luxueuses
nous courtisâmes des femmes parées. Torcbes
fumeuses et candélabres clairs luirent sur nos
sommeils.
. J'ai connu ainsi toutes les mers. Nous fîmes
escorte à des princes et convoi à des marchands.
Parfois nos sabords hurlèrent. La fumée du
soufre plana, déchirée d'éclairs d'or. J'ai ressenti
le tressaillement des bordées et la secousse des
boulets s'enfonçant dans la carène. Les voiles
rompues pendirent aux mats brisés. J'ai vu som-
brer des navires. Le brûlot des pirates valait
le grappin des corsaires.
La mer est plus terrible encore que ceux qui
l'ensanglantent. J'ai vu toutes ses faces, son
visage d'enfance des matins, sa ligure ruisse-
lante de l'or des midis, son masque méduséen
du soir et ses aspects informes de la nuit. A la
sournoiserie des bonaces succédait la véhémence
des tempêtes. Un dieu habite l'eau changeante;
il se lève parfois, empoignant la crinière des
lames et la chevelure des algues, dans un râle
de vent et une rumeur de houles; il se façonne
32 LA CANNE DE JASPE
d'écume et d'embrun; ses mains mystérieuses
crispent des griffes; et, debout, avec son torse
de trombe, son manteau de brume, son visage
de nuées et ses yeux d'éclairs, il dresse son
prestige de flot et de bourrasque et innom-
brable, écroulé dans l'aboi monstrueux des
vagues, hué de gueules et lacéré d'ongles,
succombe au fracas de sa chute, et renaît de la
bave de sa propre fureur.
La mer était uniformément douce et unie
quand nous arrivâmes dans les parages de l'île
de Lérente. Nous venions de fort loin, d'une
longue croisière sur des eaux brumeuses. Les
glaçons se fondirent à notre entrée dans ces
régions tièdes ; au ciel éclairci peu à peu le soleil
reparut. Le pavillon cramoisi ondulait à la brise;
la figure de proue se mirait au miroir continuel-
lement brisé devant elle par la rapidité de la
course qui en éparpillait le cristal et. un jour, au
soleil couchant, la vigie cria : Terre ! La côte
apparut un instant, dans une gloire verte et
rose, mais, avec le crépuscule, un moite brouil-
lard, enveloppa le vaisseau et couvrit toute
MONSIEUR d'aMKUC(FAH •'{•{
la mer autour de nous. Nous naviguions lente-
ment sur une eau violette dans l'humide dou-
ceur de ces tissus d'air, transparents et fripés.
Le pilote gouvernait avec circonspection.
L'atterrissage était dangereux, le point célèbre
par ses naufrages. Une vague superstition en-
tourait l'île fameuse et charmante, divine et jadis
sirénéenne.
Subitement, voiles carguées, le Sana-Parril
courut sur son erre et s'arrêta : l'ancre mordit ;
le fm brouillard arachnéen s'attacha aux mats,
pendit en draperies.
On se trouvait fort près de l'île invisible. Peu
à peu, une odeur exquise d'arbres et de fleurs
se répandit.
L'ordre que chacun restât à bord vint couper
court à notre curiosité. Nul ne devait, cette nuit,
aller à terre. Les bruits de l'île nous venaient
lointains et comme subtilisés par la brume.
Mes compagnons se retirèrent l'un après l'au-
tre. Tout s'éteignit. Je m'accoudai sur le bordage
écoutant l'oscillation imperceptible des mâts et
le pas dune sentinelle, et je restai l'oreille tendue
vers l'ombre. Plus tard il me sembla entendre
de la musique. Elle chantait délicieusement,
3
LA (■:A^^'l: dk .iasim:
là-bas, d'une façon intermittente comme insinuée
par les pores du brouillard. Cela sourdait de la
nuit spongieuse et je finis par y distinguer un
concert de flûtes.
Ma résolution fut vite prise. Le pilote me
renseigna. Le navire se trouvait à l'ancre au
centre d'une baie sablonneuse à cinq cents
toises de la côte. Je descendis à ma cabine;
j'attachai à mon col une petite boussole et je
me coulai à l'avant du navire sur la figure de
proue. Vite deshabillé je m'orientai une dernière
fois et, par une corde déroulée, je me laissai
glisser dans la mer, silencieusement.
L'eau était tiède et doucereuse et je nageais
sans bruit. Bientôt le vaisseau disparut à mes
yeux. L'onde murmurait à mes oreilles; parfois
je me mettais sur le dos pour vérifier ma direc-
tion. Bientôt j'entendis la rumeur de la vague
sur la plage. Le brouillard s'éclaircit et devint
une vapeur transparente. Je pris pied. Des algues
flottantes frôlèrent mes jambes nues. L'odeur
des fleurs riveraines se mêla à l'arôme des
plantes marines. Un petit bois formait une
MONSIEIR D AMIR<:(KIR
masse noire. Il venait jusiiuà la mer d'où mon-
tait la blancheur d'une terrasse de marbre. Un
escalier en descendait. Les marches s'égout-
taient doucement. Une statue de femme se dres-
sait de chaque côté; le reflux en découvrant
leurs reins faisait d'elles deux sirènes. Les
écailles polies de leurs queues mouillèrent mes
mains. Je m'approchai de Tune et de l'autre et,
me haussant, je les baisai chacune aux lèvres.
Leurs bouches étaient fraîches et salées. Je gra-
vis les degrés. Au haut je m'arrêtai. Une étoile
luisait au-dessus des arbres; de grandes allées
s'ouvraient dans leur épaisseur. Je suivis celle
du milieu, elle aboutissait à un rond-point bordé
d'arcades de buis sous lesquelles retombaient
des fontaines jaillissantes.
Au centre, dans une grande conque nacrée,
une femme dormait. L'eau qui, derrière elle,
coulait d'une haute rocaille emperlait ses joues
et ses seins. Elle reposait, un bras sous la tête,
allongée dans la coquille propice à son sommeil
marin. Il faisait là une demi-clarté nocturne où
miroitait sa longue robe glauque. Elle souriait
en dormant. Son sourire s'éveilla sous mon
baiser. La conque onduleuse fut douce à nos
36 L\ CANNE DE JASPE
corps unis. Je la pris ; un soupir gonfla sa gorge,
ses cheveux se dénouèrent et, silencieusement,
dans l'ombre transparente et parfumée, au mur-
mure des fontaines, à l'improviste et longue-
ment, nous possédâmes, elle, peut-être Timage
nue de son rêve, et moi la déesse mystérieuse
de l'île embaumée.
(( Qui es-tu, me dit-elle tout bas, en rattachant
sa chevelure dont le bout humide se collait à
son sein ému, qui es-tu donc, qui viens mysté-
rieusement ainsi dans les jardins clos éveiller
les dormeuses nonchalantes? D'où es-tu venu?
Tes lèvres ont le goût salé de la mer et ton corps
a la nudité divine. Pourquoi choisis-tu l'ombre
pour apparaître? Les dieux marins sont depuis
longtemps les maîtres de l'île, parcours donc
tes domaines. J'ai construit cette retraite à la
gloire de l'Amour et de la Mer. De ma terrasse,
on la voit toute. Les hautes marées mêlent leurs
flocons d'écume au duvet des colombes de mes
arbres. Le vent semble déferler dans les cimes
harmonieuses. On dirait que les flots rauques
et chatoyants roucoulent. J'ai paré mes jardins
MONSIEUR d'a.mp:ucceur 37
de coquillages et de fontaines et j'ai dressé sur
les marches de mon seuil les statues des Sirènes
qui, jadis, habitèrent ces lieux. Sont-ce elles
qui t'envoient à moi leur sœur, terrestre, hélas?
mais la houle de mes seins se rythme au mou-
vement des flots, les ondes de mes cheveux
imitent l'ondulation des algues, mes ongles
semblent des coquilles roses. Je suis suave et
salée et cette robe glauque est si limpide que j'y
apparais comme à travers de l'eau qui me coule
continuellement sur le corps. )) Elle souriait en
parlant ainsi, puis elle se tut et mit un doigt
sur ses lèvres.
Au même instant des flûtes chantèrent dans
les bosquets illuminés; des lanternes s'allumè-
rent aux arbres; on entendit des pas et des rires.
Nous nous étions levés tous deux ; quelque
chose me traînait à la cheville et je ramassai une
longue algue que j'enroulai en ceinture à mes
reins. Le bout de l'allée s'éclaira. Des porteurs
de torches précédaient en gambadant un cortège
d'hommes et de femmes richement costumés.
La soie des dominos se gonflait au battement
des éventails. La mascarade se répandit par les
jardins. Les torches se reflétaient aux fontaines,
38 LA CANNE DE JASPE
les jets d'eau scintillèrent de pierreries vapori-
sées. Tout le bois vibrait de musiques. La
belle nymphe avait mis sa main sur mon épaule
et, l'autre tendue vers la foule bizarre qui nous
entoura, elle cria d'une voix claire : « Faites
honneur au dieu, notre hôte; il est venu par
l'escalier de la Mer, vers la pieuse courtisane
Sirena de Lérente qui dormait ; il a baisé aux
lèvres les Sirènes de la porte marine et sa
bouche m'a dit son nom tout bas. Il est notre
hôte. )) Et tous deux, enlacés, précédant les mu-
siciens et l'assemblée qui nous acclamait, nous
allions, par l'allée où chantaient les fontaines et
les flûtes, vers le palais, éblouissant comme
une magique grotte sous-marine, où déferlait
sur les tables somptueuses l'écume des argen-
teries et où scintillaient au plafond les stalac-
tites des lustres de cristal: nous allions et nu.
grave et joyeux, je portai à mes lèvres, après
quelle y eut trempé les siennes, la belle coupe
d'or digne de l'Amour et qui avait la forme d'un
sein. ))
m
LA LETTRE DE M. DE SIMANDRE
Je profite pour vous écrire, mon cher cousin,
du congé d'un de mes hommes qui s'en va vers
votre pays et je prends en même temps la liberté
de vous recommander le drôle. C'est un gail-
lard; vous pourrez sans doute l'utiliser. Il se
montre en toute conjoncture d'une ressource et
d'une discipline admirables et j'aimerais en ceci
que votre fils lui ressemblât, car c'est votre Poly-
dore qui sera le sujet de ma lettre, ma santé
restant bonne et mon âge me préservant des
aventures où le sien ne le hasarde que Irop.
Donc je ne vous parlerai pas de moi. Vous me
savez d'un bout à l'autre, de la garde à la pointe,
de la riposte à la parade. Je suis le même et je
ne m'apercevrais guère des années si la diffé-
rence entre les hommes de notre temps et les
40 L.V CA^'^E DE JASPE
garçons d aujourd'hui ne me faisait sentir ce qui
nous sépare. Nos jeunesses ne ressemblèrent
pas à la leur et notre vieillesse s'en trouve plus
loin d'eux.
Polydore m'avertit de son arrivée et de son
intention de parvenir ici par eau à cause de la
douceur du chemin et de la beauté des rives.
La lenteur des barques lui plaisait plus, disait-il,
que la hâte des postes; le bruit des rames lui
paraissait plus harmonieux que le galop des
limonniers. Ce fut du moins ce que je démêlai
de son billet alambiqué et laconique qui m'incom-
moda du parfum de ses cires et m'étourdit du
galimatias de son amphigouri en même temps
que les entrelacs prétentieux de l'écriture
m'exaspérèrent.
J'ôtai mes lunettes et les reposai sur ma table.
J'allumai ma pipe et, en attendant que [ce gode-
lureau eût descendu le fleuve et abordât au port
de Pontbourg, je me remis à fumer en regardant
le ciel à travers les vitres de ma fenêtres, tout
en caressant mon chien et en laissant aller la
journée.
Vous connaîtriez ce coin de ciel, mon chien
Diogène et le lieu où j'habite, mon cher cousin.
MONSIEUR d'amERCŒUR 41
si vous vous étiez décidé jamais à ce qu'entreprit
Polydore, mais le séjour de ma capitainerie et
du vieux château où je représente l'autorité
du Prince dont vous conseillez les fantaisies
n'a rien pour tenter un intrigant comme vous.
Vous êtes en posture de cour et ne risqueriez
pas de perdre l'aubaine de quelque occasion en
venant visiter dans son repaire un vieux doyen
de ma façon. D'ailleurs vous n'êtes pas beaucoup
plus jeune que moi, mais on vous dit plus
ingambe car la révérence, la pirouette et le
pied de grue écloppent moins que les grand'
gardes, les sièges et les embuscades qui font
que je suis revenu alors que vous allez toujours,
pimpant et guilleret, puisant votre tabac dans
la boîte diamantée dés cours, tandis que je tire
le mien du pot^de grès des corps de garde, et
vous lirez avec un binocle d'écaillé ce que je
vous écris à l'aide de mes besicles de corne.
Quoique un peu longue, cher CQusin, ma vue
reste bonne et j'aime voir ce que je puis con-
templer chaque jour. Les objets qui m'entourent
me sont familiers. Je connais mes lieutenants,
et, par son nom, chacun de mes soldats. Je dis-
tingue chaque sentinelle à la façon dont elle
3.
42 I.A CANNE DE JASPE
heurte la crosse de son fusil sur la vieille pierre
du rampart. Ma fenêtre donne sur une char-
mille en quinconces où je me promène; puis,
accoudé au parapet, je vois la muraille à pic;
à droite et à gauche, de grosses tours la renflent
de leur maçonnerie corpulente. Elles soutien-
nent la vaste terrasse fortifiée où repose le
château, à la fois galant et militaire, parmi des
arhres et quelques fleurs. C'est vraiment un beau
lieu. De là, on domine toute la ville, avec ses
maisons, ses rues creuses, ses places étalées,
ses clochers anguleux puis son quai le long du
fleuve qu'un pont traverse.
J'y regardais passer des fourriers revenant
de corvée avec de grosses bottes de foin; ils
riaient, quelques-uns mâchonnaient la tige
d'une fleur, un jour, vers quatre heures, quand
on vint m'averlir d'une arrivée de barques.
Elles étaient au détour du fleuve derrière la
grande île des peupliers. Je descendis au port
pour les voir aborder. Elles approchaient peu à
peu, naviguant entre les sables par les passes
balisées. On en distinguait quatre à la suite.
Toutes portaient des voiles blanches carguées;
les coques peintes de belles couleurs. On ne
MONSIEUR d'aMEKCCKLII 43
ramait plus; des bateliers les menaient à la
perche. Enlin elles accostèrent; on les amarra
au quai et on jeta les passerelles.
Polydore se leva des coussins où il était
étendu à l'avant du bateau. Untendeletlaln-itait;
la tenture de soie s'étalait au haut de quatre
hampes d'argent, il en soulevait le pan, d'une
main chargée de bagues. Sa mise m'étonna ;
il portait un ample habit bariolé et à sa bouton-
nière jacassait une de ces tulipes bigarrées dites
perroquets. Le bateau, d'ailleurs^ était aussi
une volière. Je sautai sur le pont un peu brus-
quementpeut-être caries cages pleines d'oiseaux
curieux s'efïarouchèrentavec un bruit d'ailes et
de cris en même temps que je heurtai du bout
de ma botte le ventre d'une mandoline qui
traînait là. Des piles de livres où je m'empêtrai
sombrèrent à l'eau et y enfoncèrent du poids
de .leurs reliures. Bleuâtres, mordorés, verdis
ou pourpres de leurs maroquins lisses ou de leurs
peaux imbriquées, ils semblaient, à travers l'eau
où ils disparaissaient, devenir de changeants
poissons, murènes glauques ou cyprins orangés.
Pour achever le désordre, un petit singe, sur la
queue duquel je marchai, grimpa en criant dans
LA CANNF- DE JASPE
les cordages du mât et se tint au sommet, assis
sur son derrière et clignant ses yeux en sa
face glabre.
Polydore feignit de ne s'apercevoir de rien,
me fit asseoir; il se montra plus cérémonieux
qu'expansif mais dune minutieuse politesse.
Il m'invita à dîner.
Les barques étaient amarrées à la file et on
passait aisément de l'une à 1 autre. Une table
servie nous attendait dans la seconde. Le soir
fut doux et beau, la chère excellente. Le petit
singe descendu de son mât gambadait autour
de nous en jonglant avec des boules de verre qui
se brisaient en répandant des senteurs odorantes.
A la fin du repas, mis en belle humeur, j'in-
sinuai à Polydore que je ne doutais pas que la
troisième barque ne contînt jalousement quel-
que belle dame dont il fût amoureux. Il sourit
et, me prenant par la main, me pria de le suivre.
Cette barque était aménagée en boudoirs et en
salons de repos. De précieuses soies les tendaient ;
des lustres de cristal ou de cuivre se balançaient
imperceptiblement à la douce inflexion de la
rivière; au milieu se trouvait une rotonde de
miroirs.
MONSIEUR d'aMEKCŒUK 'i.'»
A mes olïres de loger au château Polydore
préféra le séjour de ses barques. La quatrième
où je le laissai contenait des chambres com-
modes. Je lui souhaitai bon sommeil et me
retirai.
Quelques jours après il vint me voir. Il por-
tait un livre sous le bras et un parasol pour se
garantir du soleil. Je lui fis visiter le château.
II s'intéressa vivement aux mousses qui cou-
vraient les vieilles pierres. Il me parut pâle et je
lui reprochai la mollesse de sa vie. Mes officiers,
bons garçons et francs vivants, feussent dis-
trait de sa solitude. Il refusa : Non, Monsieur,
me dit-il, je préfère ma demeure flottante. La
rivière est douce au sommeil : elle berce à peine ;
on nelentend pas plus couler que la vie, et on
se sent porté par elle sans qu'elle vous emporte
dans sa fuite. J'aime ma solitude sédentaire;
j'aime Fombre aiguë et charmante que fait sur
l'eau, vers le soir, votre château. A travers la
grande arche du pont je vois les peupliers de
l'île; on est assez près de la mer pour que quel-
ques mouettes remontent jusqu'ici, j'aime leur
vol; celui des hirondelles me distrait aussi; les
chauves-souris se croisent, et mon petit singe
4») LA CAXNE 1>E JASPE
les guette le soir. Elles sont aux oiseaux ce
qu'il est à l'homme, suspect et apparenté.
Comme je vis que Polydore tenait à ses manies,
je cessai de les combattre et, sans plus m'occu-
per de lui, retournai à mes affaires.
Je me disposais à partir pour une tournée
dans "la région. Au matin dit, avec mon escorte,
je traversai le pont et je vis Polydore qui me
saluait de sa barque. 11 venait de se baigner au
fleuve et se tenait encore ruisselant d'eau. Xu,
il n'était pas comme je l'aurais cru, maigre
ou débile. Le soleil faisait briller les gouttes
sur sa peau blanche et il apparaissait, en plein
matin, svelte, nerveux, de chair ferme et de
muscles sournois. Je lui rendis son salut; il
plongea et l'eau rejaillit autour de sa chute.
A mon retour je fus stupéfait de la rumeur
qui m'accueillit. Polydore venait de tuer deux
hommes en duel et menait par tout le pays une
vie effrénée et inattendue. La ville et les alen-
tours en bourdonnaient, leur tranquillité ordi-
naire se sentait comme ensorcelée. Un siècle de
rigorisme fondait sa décence comme une cire
sur l'autel du diable. Un vent de folie soufflait ;
les graves repas d'autrefois se changeaient en
MONSIEUR U AMF.HC(KtK
oriiie; les sages quadrilles Unissaient en sara-
bandes ; les intrigues de jadis se poussaient
au scandale.
Polydore, impertubable, menait ce vertige, le
sourire aux lèvres, une rose à la boulonnière.
La contagion gagna les campagnes. Un à un, les
châteaux, calmes au bout de leurs allées d'arbres,
engourdis parmi leurs pièces d'eau, corrects
au fond de leurs parcs, s'illuminèrent. Les
salles de danse se rouvrirent. Les girandoles
s'enguirlandèrent. Le carrosse de fête et la berline
de voyage se croisèrent sur les routes pour
l'apparat ou l'enlèvement. On bâtissait. L'échelle
du maçon appliquée au mur favorisait l'escalade
du galant : il y eut des mascarades.
Un matin, les barques où les élégants venaient
chaque jour prendre de Polydore l'ordre de la
journée, restèrent muettes. Les passerelles ne
s'abaissèrent pas; le petit singe ne monta pas
grimacer au haut du mat. Tout semblait dormir.
A midi personne n'avait paru. On commença à
s'inquiéter. Ces beaux messieurs causaient entre
eux avec animation. L'absence de Polydore les
étonnait moins que la désertion des domesti-
ques. A la fin on prit le parti de visiter les bar-
48 LA CANNE DE JASPF.
C|ues. Consulté, j'en donnai lorclre. La première
était vide; aux volières, pas un oiseau ; les cordes
de la mandoline, cassées, un livre ouvert à une
page arrachée. Dans la salle à manger un verre
renversé rougissait la nappe.
On arriva aux salons. Portes closes. On les
enfonça. Chacun se pressa pour voir. Nous en-
trâmes. Personne. Mais dans le grand boudoir
en rotonde, où leur colère avait brisé tous les
miroirs, on trouva, seules, les cheveux épars,
accroupies ou couchées, nues, les neuf plus
belles dames de la ville, qui, chacune, avaient
cru sans doute y venir en secret et s'y trou-
vaient réunies par le caprice singulier de leur
unique, multiple et alternatif Amant.
IV
LES DINERS SINGULIERS
« C'étaient de curieux dîners que donnait,
chcKiue semaine, la princesse de Termiane.
Une liante grille fermait de ses lances d'or
l'entrée de l'altière demeure. On voyait au loin,
du fond de l'avenue qui y menait, la robuste fer-
ronnerie crisper, sa défense ornementale .et
dresser l'arrogance de son portail. Des fleurs
forgées enguirlandaient les montants et s'épa-
nouissaient au fronton, d'où, comme un double
fruit de cristal et de bronze, deux vastes lan-
ternes se gonflaient, chacune au bout de sa
chaîne.
A cette grille s'arrêtaient les voitures des
visiteurs. Là, il fallait descendre; aucune roue
ne rayait jamais le sable de l'immense cour,
déserte comme une grève et que veloutait, çà
et là, l'écume éparse de quelque mousse. Une
*)0 L.V CAN'NK DE JASPE
porte basse donnait seule accès à linlérieur. Au
beau temps les invités traversaient, à pied,
Fespace sablé; sinon ils trouvaient là une chaise
avec des porteurs. Personne n'enfreignait jamais
cette consigne. La façade du palais sommeillait
sous la clôture de ses persiennes. Les hiron-
delles grillaient de leur vol aigu la masse grise
de rédifîce. La partie qu'habitait la Princesse
se trouvait à l'opposé, sur les jardins, et n'occu-
pait qu'un coin de l'hôtel dont le reste demeu
rait vide. Elle y vivait fort seule, le Prince rési-
dant à l'étranger. On me l'avait montré une fois
aux bains de Lorden où il venait guérir aux
fontaines l'humeur qui lui montait au visage en
acres rougeurs. C'était un petit homme, maigre et
chafouin, bizarre en tout, nerveux et d'une taille
exiguë que barrait le cordon d'un ordre qu'il
ne quittait jamais. Se plaisant à cette société
dont il ignorait la langue et où on le recevait
en considération de son haut état, il y prome-
nait sa morgue et son mutisme avant de retour-
ner à sa villa de Termi, d'où il ne sortait guère
que pour ses cures annuelles et de rares voyages
auprès de sa femme. Chaque fois, il n'y passait
que quelques heures. La Princesse le recevait
MONSIEUR d'aMEUCŒUH ■">!
dans les grands salons du palais, ouverts à
cette occasion. Toujours il repartait avant la
nuit. Alors les salons se refermaient; les em-
brasses dénouées laissaient retomber les lourds
rideaux ; les portières pendaient roides en leurs
plis retrouvés ; léteignoir étouffait les bougies ;
les nombreux domestiques apparus pour la cir-
constance disparaissaient aussitôt et rentraient
dans les communs où ils demeuraient, quel-
ques-uns suflisant seuls au service ordinaire.
Les jets d'eau du jardin qui avaient lancé leurs
fusées prismatiques se taisaient, l'un après
l'autre, et, dans la cour, au lieu de l'éclat des
livrées, on ne voyait plus que le vieux jardinier
ramassant une feuille du bout de son râteau ou
taillant les boules pomponnées des orangers
nains qui s'étageaient aux marches du perron.
C'est dans cette demeure redevenue silen-
cieuse après lapparat de ces arrivées et le céré-
monial de «es départs que la Princesse recevait,
<haque semaine, le peu de personnes qui for-
maient son intimité. Elle vivait pourtant moins
solitaire que retirée, ne inanquant pas, à cer-
taines grandes fêtes, de s'y montrer en l'élégance
de sa beauté, avec le sourire et la hauteur né-
LA. CANNE DE JASPE
cessaires pour décourager la familiarité en
acquiesçant néanmoins à des usages auxquels
satisfaisait la faveur de sa présence. Passé cette
condescendance, sa vie se renfermait. La curio-
sité même en avait admis le secret sans plus
chercher à le pénétrer. On m'en parla dans les
premiers temps de mon séjour et si le hasard
des rencontres ne m'eût mis en relations, d'abord
de courtoisie, puis peu à peu d'amitié, avec un
des convives de ces dîners mystérieux, jamais je
n'aurais pensé à pouvoir souhaiter d'y être admis.
Mon ami ne manquait jamais de s'y rendre et
rien ne le détourna, une fois, de son assiduité.
Au soir dit, chaque arrivant, me racontait-il,
quand je l'interrogeais sur le rituel de ce culte
singulier, descendu à la grille et, la cour
traversée, trouvait au vestibule un vieux valet
à cheveux blancs; chacun recevait de lui, une
petite lampe allumée. Sans que personne ac-
compagnât le visiteur, il se dirigeait vers l'ap-
partement de la Princesse. Le trajet, long,
se compliquait d'un entrecroisement d'esca-
liers et de corridors. Les pas sonnaient sur le
pavage des paliers ou les mosaïques des galeries,
craquaient au parquet des grandes salles ou
MONSIEUR D AMEUCtKLK
s'amortissaient aux tapis des salons. Il fallait
écarter des draperies, pousser des portes, manier
des serrures. La lueur de la petite lampe éclai-
rait des files de statues et des rangées de
bustes, le sourire d'un marbre ou la gravité
d'un bronze, une nudité ou une attitude. La
lumière, au passage, bombait la panse d'un vase,
éveillait la dorure d'un meuble, scintillait au
cristal dun lustre. Des couloirs vides aboutis-
saient à des rotondes désertes et, de marche en
marche, de porte en porte, on arrivait enfin à
l'appartement de la Princesse de Termiane.
Le jour où je devais y être introduit je me
rendis d'assez bonne heure chez mon ami,
M. d'Orscamps. Il avait obtenu que je prisse à la
table de la Princesse la place qu'y laissait libre
son départ. Il partait le lendemain, ses bagages
encombraient le vestibule. Les écuries ouvertes,
les domestiques congédiés, tout l'hôtel prenait
déjà un air d'abandon. Je cherchai d'Orscamps
d'étage en étage et j'allais descendre au jardin,
pensant l'y rencontrer, quand un refrain de cor-
nemuse me guida vers le haut de la maison. Je
A CANNE ])K .TASI'E
parvins aux mansardes et, poussant une porte,
je le découvris dans une petite chambre démeu-
blée, accroupi sur le carreau et souillant dans
une musette laissée là sans doute par quelque
drôle de la valetaille. Il ne m'entendit pas venir
et continua d'enfler l'outre obèse d'où il tirait
une mélodie rauque. A ma vue, il se leva, jetant
l'instrument qui se dégonfla avec un soupir
plaintif.
(( Je me prépare au voyage, me dit-il ; demain
la^ voiture me conduira jusqu'à la côte ; un
bateau me traversera la mer et je reverrai le
manoir natal... Jamais, peut-être, ajouta-t-il, je
ne me sentirais la force de partir sans ce vieux
pipeau et sa pauvre musique. J'y ai revu
mon pays, ses landes grises et roses, ses bois,
ses grèves, la danse sur l'aire battue, le teint
des filles, le visage des garçons. J'ai respiré son
odeur de sucre et de sel, fleurs et algues, abeilles
et mouettes ! Une fois là-bas tout cela me paraîtra
insipide. Que l'ennui fera-t-il de moi ! Un ma-
niaque, comme le prince de Termiane. Vous le
connaissez, vous savez sa vie à Termi. C'est une
ville sinistre, immense, avec ses palais aban-
donnés, ses hôtels en ruines parmi de verdàtres
MO.N.SIKUK 1) AMKRCCtlK
jardins marécageux, ses ruelles inextricables,
son parfum de fièvre et d'eau, mais c'est là qu'il
trouve le seul divertissement qui lui plaise. Il
chasse le chat. Ces animaux y pullulent. On les
voit errer, çà et là. à demi sauvages, s'étirant
sur la crête d'un mur, dormant au soleil parmi
les pierrailles. La nuit, ils miaulent furieuse-
ment. M. de Termiane en a tué des milliers ; il
s'embusque pour les surprendre, les guette, les
abat. Plaisir singulier. Ils sont peut-être les
marionnettes de quelque tragédie visionnaire.
Leur petitesse sauvegarde de leur férocité et la
mimique de leur agonie évoque des masques
terribles. Qui sait? Toute vie est inexplicable.
L'empreinte du revers ne se devine pas. à la
face de la médaille. On ne voit dans tout miroir
que l'inverse de ce qui s'y mire. Quanta la Prin-
cesse, que vous dirai-je? Vous en saurez davan-
tage et, s'il vous faut partir comme moi, un
jour, vous comprendrez mon angoisse et pour-
quoi je tremble à l'idée de cette séparation, m
pensant que je ne verrai plus la grille, le vesti-
bule, les vastes salles, que je ne tiendrai plus à
la main la petite lampe qui faisait ramper mon
ombre à mon côté. Il v a des choses merveilleuses
56 L.V CANNE DE JASPE
dont on ne guérit jamais. L'heure s'avance,
venez, car il convient d'être exacts. »
' Nous avions déposé nos lampes que nous
éteignîmes.
Cinq personnes se trouvaient réunies déjà
dans le salon où la Princesse vint au devant de
nous. Je m'inclinai sur sa main que je baisai.
x\ussitôt elle prit mon bras et nous passâmes à
table où elle me fit signe de m'asseoir en face
d'elle. D'Orscamps prit place à sa droite et les
autres convives se disposèrent à leur guise. Je
profitai du premier silence pour regarder autour
de moi.
'Le plus âgé des convives se nommait M. de
Berve. Il habitait un château des environs et
passait pour fort savant et versé dans les sciences
hermétiques. Son voisin dont j'ignorais le nom,
que j'appris ensuite, était un étranger retiré ici
après de longs voyages maritimes. Il en avait
rapporté des armes, des algues et des coraux.
Je connaissais les deux autres, gens d'esprit
et de qualité. Le dernier et le plus jeune parais-
sait presque adolescent mais l'âge de sa figure
MONSIEUR D AMKKCŒrH
contrastait avec sa chevelure précocement
blanche.
Le repas fut exquis en viandes, en fruits et en
vins, embelli par le luxe des argenteries et la
perfection des porcelaines.. Deux vieux valets
veillaient au service. Une corbeille où des Heurs
rares entouraient un bloc de glace parfumait la
pièce dtd sa fraîcheur, et de hauts candélabres de
vermeil, un à chaque bout de la table, dres-
saient l'architecture de leurs bougies. Peu à peu
la conversation s'engagea. Chacun des interlo-
cuteurs y prit part avec sens et verve. La Prin-
cesse écoutait attentivement. Ses cheveux rele-
vés droits sur le front se massaient à l'arrière
de sa tête. La beauté du visage consistait dans
sa forme, la courbe du nez, la ligne exquise de
la bouche et surtout en des yeux admirables.
On finissait et je remarquai que l'attention
des convives consultait une horloge fixée au
mur. Le balancier battait avec régularité ; les
aiguilles en conjonction se désunirent et une
heure sonna dans le silence qui se fit autour
d'elle. Le dernier coup vibra longtemps.
DOrscamps s'était levé et, en même temps que
lui, toute la table. La Princesse se tenait immo-
4
LA CANAE DE JASPE
bile, debout aussi, un verre a la main; j'en-
tendis le tintement de ses bagues contre le
cristal. Elle tremblait. D'Orscamps très pale.
Elle avait porté la coupe à ses lèvres et la lui
tendit. Il l'acheva. «Adieu, lui dit-elle, quand il
eut bu, adieu donc. Vous partez, il le faut. Je
ne chercherai pas à vous retenir. L'heure a
sonné: toute heure sonne. Gardez en souvenir
la petite lampe qui vous servait à venir vers
moi. Qu'elle veille à votre chevet. Faites-la
placer dans votre tombeau. Adieu. Que la lumière
soit avec vous. ))
D'Orscamps s'inclina, une dernière fois, devant
la Princesse, serra la main à chacun de nous
et disparut par la porte qui resta ouverte. Nous
entendîmes descendre l'escalier, puis un bruit
de cristal qui se brise et quand je sortis à mon
tour en compagnie du jeune homme à cheveux
blancs, nous trouvâmes, au bas de la dernière
marche, sur la pierre où leurs miettes cra-
quèrent sous nos pas, les débris de la petite
lampe de verre.
•
Par un assez bizarre usage dont la Princesse
me fit part quand je la quittai, chacun de ses
>rONSiELR d'amercœuu .")'.»
convives du dimanche ne manquait pas à venir,
seul, la visiter un des soirs de la semaine.
Comme je me trouvais le dernier venu mon tour
lut porté au samedi. D'Orscamps, dans nos cau-
series sur la sinf^ulière femme, m'avait averti
de c^tte singularité de son caprice et de la façon
dont se passaient ces entrevues.
Madame de Termiane recevait à la tombée du
jour, plus ou moins tard selon la saison. Elle se
tenait dans une pièce en rotonde éclairée, à
travers les parois vitreuses, d'une lumière dif-
fuse. C'étaient de longues heures d'entretien
comme avec une ombre vivante. Mon ami
m'avait fait des récits passionnés de ces aven-
tures intellectuelles qui se prolongeaient sou-
vent jusqu'à l'aube. On se sentait en présence
d'un être mystérieux en qili parlait une voix
inconnue dont on restait à jamais anxieux.
Sans s'expliquer sur la nature de ces oracles vl
me laissait entendre (fue leur beauté dépassait
l'humain et liait à jamais au désir de les réen-
tendre de nouveau et toujours ; et l'approche et
la promesse de cette divinité secrète me fai-
saient attendre impatiemment l'heure de mon
accès à cette Eleusis révélatrice.
00 LA CANNE DE JASPE
Tout en subissant, à mon tour, la fascination
commune qui avait réuni autour de Madame de
Termiane ceux que son apparition au seuil atti-
rait dans la grotte de sa solitude et de ses mys-
tères, j'en discutais avec moi-même les dangers.
Elle me semblait la fleur éclose à l'entrée
des voies souterraines et périlleuses. Elle me
paraissait la fissure vers l'au-delà par où
s'engouffrent les âmes, imperceptiblement et
furieusement, la sorcière admirable qu'on n'exor-
cise plus. Je respirais la cavité de la spirale ma-
gique. Toute la semaine je fus inquiet et énervé.
L'insomnie m'épuisa. Une grande fatigue m'ac-
cablait. Enfin le jour attendu arriva.
Dès le matin je le pressentis interminable.
Pour me distraire de mes pensées je sortis de
la ville et j'errai dans la campagne. L'été finis-
sait. J'allai le long de la rivière; elle coulait
verte et fluide sur de longues herbes inclinées;
je la suivis, elle passait non loin du palais de
Madame de Termiane, et l'idée me vint de rôder
alentour, mais, arrivé au bout de l'avenue qui
mène à la grille je m'arrêtai et je m'assis sur
une borne de pierre. 11 me sembla que le
crépuscule se faisait tout à coup; le vieil hôtel
.MONSIEUR d'aMERCCKCK Hl
dressait sa masse grisAtre. Je m'entendis son-
ner à la grille ; le sable de la grande cour criait
sous mes pas. Je me voyais et je m'écoutais.
Personne au vestibule. J'allumais la petite
lampe qui m'était réservée. J'examinais les tail-
les de son cristal noir à veines roses. Tou-
tes les portes s'ouvraient delles-mêmes devant
moi: les galeries retentissaient d'échos loin-
tains. J'arrivais aux appartements de la Prin-
cesse. J'appelais. Le salon vide menait à la ro-
tonde sybilline dont m'avait parlé d'Orscamps.
Je fouillais jusqu'au moindre recoin. Mon soin
fut inutile. La nuit vint. Je me vis, la lampe à
la main, dans un miroir: il me semblait recon-
naître dans cette image de moi-même quelqu'un
que je devais suivre, le guide fraternel de mon
rêve. Nous visitions, pièce par pièce, l'immense
palais. Je m'y perdis, je m'y retrouvai. La pous-
sière des combles succéda au salpêtre des cave
Ma lampe s'éteignit. J'errai à tâtons pendant des
heures interminables. Enfin la ténèbre grisonna ;
une ligne blanche filtra sous une porte. En me
dirigeant vers ce côté mon pied heurta un objet.
Je le ramassai. C'était une masse lourde et
froide. Du genou je poussai le battant de la
62 LA c:a.\m-. dk .iaspf.
porte qui s'ouvrit, et la lumière blanche de laube
éclaira entre mes mains la tête de marbre d'une
statue.
Elle souriait et ressemblait à Madame de Ter-
miane. Je la regardai et, peu à peu, je la sentis
s'alléger et se fondre entre mes doigts où elle
ne laissa qu'une légère poussière qu'un vent
léger dispersa...
J écrivis à Madame de Termiane le rêve que
j'avais fait d'elle et qui m'avait tenu endormi
jusqu'au matin en face de son palais. Elle ne
répondit jamais à ma lettre et je ne cherchai pas
à la revoir. Son souvenir m'est resté beau d'a-
voir entrevu son visage ou sans doute celui
même de la Beauté. »
V
LA MOUT DE M. DE XOUATRE ET
DE MADAME DE FERLTNDE
La pourpre sanguinolente de la grosse rose
rouge épanouie semblait ruisseler derrière la
vitre de la porte fenêtre. Les pétales tremblaient
et la branche épineuse griffait le cristal. 11 fai-
sait grand vent au dehors et, sous un ciel noir,
les eaux irritées du jardin s'assombrissaient.
Les vieux arbres se balançaient en gémissant;
la stature des troncs projetait l'étirement des
branches et suspendait la palpitation des feuil-
lages. Le souffle 111 trait par les jointures des
portes, et le Marquis, assis dans un grand fau-
teuil, le coude sur la table de marbre, fumait
lentement. La fumée de sa pipe montait droite
jusqu'à ce que. prise dans le remous d'un vent
coulis, elle tourbillonnât, dénouant ses anneaux
en traînées éparses. 11 avait ramené sur ses
jambes les pans à fleurs de sa houppelande. Le
6i LA CANNE DE JASPE
crépuscule n'apaisait pas la bourrasque. La
grande rose remuait, crispant la colère de ses
épines. Devant les fenêtres une petite chauve-
souris passait et repassait errante et ahurie.
« Pour se rendre à Ochria, continua M. d'A-
mercœur, il fallait prendre l'une des deux
routes. Celle de mer, la plus courte, m'agréait
peu. Par l'autre c'était six jours de cheval. Je
m'y décidai. On m'assura de la bonté des
auberges, et le lendemain, à l'aube, je cheminais
à travers la plaine. De hautes montagnes ocreuses
s'élevaient à l'horizon; je les atteignis rapide-
ment. Mon cheval allait d'un bon pas et je le
laissais aller. La plus grande partie du voyage
se passa sans incident. Aucune rencontre, ni
dans les hôtelleries vides ni sur les chemins dé-
serts. J'approchais et au matin du sixième jour
il ne me restait plus à traverser qu'un restant
de forêt. Le lieu m'apparut singulièrement sau-
vage. Un éboulement de roches monstrueuses
entassait là des croupes ébréchées, cabrait
des poitrails velus et allongeait des pattes dif-
formes. Les taches de la pierre imitaient la mar-
MONSIEUR D AMERCŒUR
brure des chairs, des tlaques d'eau luisaient
comme des yeux et le velours des mousses
ressemblait au poil des pelages. Le sol jaune se
creusait d'ornières et se bossuait par endroits
d'échinés pierreuses. Parfois une source rauque
et douce. Les aiguilles de pins rougeàtres feu-
traient la terre d'une rousseur de toisons.
Au sortir de la foret on dominait une plaine
saure, un paysage de broussailles et de mon-
ticules. Je m'arrêtai un instant pour con-
templer son étendue monotone que bornait une
crête rocheuse derrière laquelle se trouvait
Ochria. J'allais me remettre en marche .quand
j'entendis un galop derrière moi, et un cavalier
monté sur un cheval alezan m'accosta en me
-;iluant. Un costume de chasse en cuir roux le
vêtait et amplifiait sa corpulence moyenne
l'omme sa stature. Sa chevelure brune s'éclair-
• issait par places d'un reflet fauve et sa barbe
(Il pointe rous§oyait un peu. Le soleil, déjà sur
son déclin, le mordoraittout entier et la couleur
de sa personne s'accordait avec l'ocre de l'ho-
rizon et l'or des feuillages d'alentour ; il parais-
sait harassé d'une longue course. Nous descen-
dîmes côte à côte le chemin, assez abrupt.
fi6 I A CAXNE DE JASPE
Ayant su que j allais à Ochria, il me proposa,
s'y rendant aussi, de m'y mener par le plus court;
îa journée s'achevait. Nous longions mainte-
nant des tiaies décharnées enclosant l'aridité de
champs pierreux. A un carrefour nous rencon-
trâmes un troupeau de chèvres. Elles broutaient
une herbe sèche. Leurs barbiches pointaient, le
bruit de leurs petits sabots dandinait leurs pis
llasques ; au milieu d'elles, un bouc à cornes
tordues paradait, obcène, prétentieux et puant.
« Il a vraiment une mine de vieux satyre »,
me dit mon compagnon avec un bref rire
chevrotant. Il s'était arrêté pour considérer la
bête qui le regardait curieusement.
Le soleil baissait. Une lumière d'or pâle teignait
les objets ; la terre que nous foulions était rance
et bilieuse et, derrière nous, l'acre montagne
étageait ses masses d'ocre cariée. Mon interlocu-
teur reprit : (( Oui, cette terre est mystérieuse et il
s'y passe des choses surprenantes ; les races dis-
parues s'y refont ; j'en tiens presque la preuve
et j'en guette la certitude » .
Il tira avec précaution de son porte-manteau
une motte de glaise jaunâtre et me la tendit.
L'argile s'efïrita un peu dans ma main. « Voyez-
M JXSIEUR D A.VIEIIC(KLK 67
VOUS l'empreinle, et il me désignait une marque
presque elïacee. c'est celle d'un faune. On m'a
signalé aussi la présence d un centaure. Je me
suis embusqué plusieurs nuits pour le sur-
prendre. On ne le voit pas mais on Tentend
hennir. 11 doit être jeune, le poitrail maigre et
la croupe encore bourrue. Au clair de lune il
vient se regarder aux fontaines où il ne se
reconnaît plus. 11 reste seul de sa race ou plutôt
il la recommence. Elle a été détruite et pour-
chassée comme celle des nymphes etdes satyres,
car ils existaient. On raconte que, jadis, des
bergers qui le surprirent endormi en amenèrent
un au proconsul Sylla. Des interprètes l'interro-
gèrent dans toutes les langues connues. 11 ne
répondit que par un cri qui tenait du chevrote-
ment et du hennissement. On le relâcha, car les
hommes de ce temps savaient encore un peu
des vérités obscurcies depuis. Mais tout ce qui
exista peut renaître. Cette terre est propice à
l'œuvre fabuleuse. L'herbe sèche a la couleur
des toisons ; la voix des sources nmrmure
ambiguë: ces rochers ressemblent à des bêtes
inachevées. L'homme et l'animal vivent assez
proches pour que se fassent entre eux des
nS LA CANNE DE JASPE
('changes consanguins. Le temps a dispersé des
formes jadis conjointes. L'iiomme s'isola de ce
((iii l'environne et se retira dans son infirmité
solitaire. Il a rétrogradé croyant se parfaire. Les
dieux se muaient jadis aux apparences de leur
choix, y prenaient le corps de leur désir, aigles
ou taureaux ! Des êtres intermédiaires partici-
pèrent à cette faculté divine; elle dort en nous,
notre passion y crée un satyre intermittent ; que
ne sommes-nous incorporés aux désirs qui nous
cabrent! Il faut devenir ce que l'on est ; il faut
que la nature se complète et retrouve les degrés
qu'elle a perdus. »
Mon compagnon ne cessait de me parler
fébrilement. Je suivais avec peine son discours
qu'il paraissait continuer sans prendre garde
à ma présence. Cependant le soleil s'était couché
et, à mesure que le crépuscule augmentait,
le singulier personnage semblait séteindre peu
à peu ; il perdait l'éclat roux dont la lumière
de cette fm de journée avait imprégné son vête-
ment de cuir tanné, sa barbe et ses cheveux.
Son aspect entier se fonçait ; puis son exaltation
s'apaisaen même temps que le paysage changeait,
i^ientôt, nous vîmes miroiter l'eau d'un fleuve.
MpNSiKLH d'ami KC<i;i a (■)'.»
L'Iuiniiclité qu'il répandait lui faisait des bords
verdoyanls. Un pont Tenjambait de sesarclies.
La nuit venait vite. Mon compagnon ne par-
lait plus et je voyais à mon côté sa forme
noire se sculpter sur l'ombre environnante.
Arrivés au bout du pont dont le cailloutis son-
nait fort sous les sabots, il s'arrêta brusquement
devant une lanterne qui pendait à un poteau.
En le regardant, je me demandais si l'homme qui
me tendait la main était bien l'étrange discou-
reur de tout à l'heure. Son visage me semblait
différent, sa chevelure et sa barbe sombres ne
rutilaient plus ; il se dessinait svelte et élégant
et ce fut d'un sourire plein de politesse, qu'en
me quittant il me dit son nom, au cas où il me
plairait, durant mon séjour à Ochria, d'y retrou-
ver Adalbert de Nouâtre. »
La première personne que visita à Ochria
M. d'Amercœur ne fut point M. de Nouâtre. Le
souvenir même de ce singulier personnage
s'effaça quelque peu de son esprit; il ne se
préoccupa guère de le relancer et se passa fort
bien de le rencontrer. 11 ne le vit ni à la pro-
70 I.A C.VN.NE J)K .JASPE *
monade, ni aux tavernes ni chez les courtisanes
qu'il fréquenta, car leur accès s'ouvrit vite à un
jeune liomme de son nom, bien monté en clie-
vaux, linge et bijoux. Deux des plus galantes se le
disputèrent même avec acharnement. L'une était
brune et l'enleva à l'autre qui était blonde et qui
le lui reprit, bien qu'il se fût mieux accommodé
de les satisfaire tour à tour que de choisir entre
elles.
Son goût de la débauche et du jeu le lia vite
avec quelques-uns des jeunes gens les plus
élégants de la ville. On le pria bientôt à. ton tes les
parties. Il y plut et comme les barbons aiment
à se mêler aux désordres de la jeunesse, il connut
là, par Tentremise des plaisirs que tous recher-
chent, maints graves personnages dont Fabord
lui eut été sans cela difficile. Ce commerce le mit
de plain pied dans la meilleure société d'Ochria.
A le rencontrer si souvent chez leurs maîtresses,
ces messieurs en vinrent à le produire auprès
de leurs femmes, et M. d'Amercœur connut
bientôt les grands hôtels silencieux au fond de
leurs cours pavées. Il s'assit aux tables somp-
tueuses, goûta les mets des cuisines savantes,
huma le vin des caves séculaires et vit, sous les
MONSIKUR D AMERCŒIH
lustres de cristal, parader en gala les impor-
tances et les beautés du lieu.
Parmi toutes, une le séduisit particulièrement.
On la nommait Madame de Ferlinde. Elle était
svelte et rousse. Son corps longuement souple
supportait une tête païenne couronnée d'une che-
velure dont le jaillissement onde s'achevait en
volute. La masse incandescente de cette coif-
fure semblait à la fois lluide et ciselée, avec
la hardiesse d'un casque et la grâce d'une
fontaine. Cela allait avec l'air et le port d'une
Nymphe guerrière. Elle vivait, veuve, dans un
vieil hôtel au milieu de beaux jardins. M. d'A-
mercoeur s'y rendit vite assidu, y passant des
journées, y venant à toute heure sans que celle
du berger sonnât pour lui. Cette chaste Diane
aimait à parer sa beauté de tuniques plissées et
du croissant lunaire, et ce nom qu'elle por-
tait, elle l'eut mérité. Elle aimait les musiques
invisibles, l'ombre de l'amour et le murmure
des eaux. Trois fontaines en répandaient d'har-
monieusement claires au milieu d'une salle de
verdure. Le jardin contenait aussi une petite
grotte où Madame de Ferlinde venait souvent se
reposer. Des lierres retombants y voilaient la
r,.V CA.NWE DE JA?PE
lumière. Il y faisait un jour verdâtre et trans-
parent.
Ce fut là qu'elle entretint pour la première
fois M. d'Amercœur au sujet de M. de Nouâtre.
Elle le dépeignit comme un homme à manies,
mais érudit et charmant, d'une science prodi-
gieuse et d'un goût raffiné. D'ailleurs vivant
fort solitaire, absent pour de fréquents voyages,
grand amateur de livres, de médailles et de
pierres gravées.
M. d'Amercœur, sans s'expliquer sur le détail
de sa rencontre avec M. de Xouâtre, en parla
comme d'une occasion où celui-ci s'était montré
fort serviable et accepta de Madame de Ferlinde
l'offre qu'elle lui fît d'aller ensemble, lui remer-
cier son compagnon de route, elle revoir un
ami qui la négligeait depuis quelque temps.
Au jour dit ils se rendirent donc chez M. de
Xouâtre
Dès l'entrée, au centre du vestibule, on remar-
quait un bronze antique qui représentait un Cen-
taure. Le large poitrail bombait ses muscles; la
croupe ronde luisait; les flancs semblaient pal-
piter; le sabot levé attendait et le monstre
équestre d'un bras agile élevait au-dessus de
MONSIEUR D A.MrHCdUIl
sa tête pamprée une pomme de pin en onyx.
Partout où les mena leur hôte, M. d'Amercœur
admira un clioix exclusif d'objets concernant
riîistoire des demi-dieux terrestres ou marins et
la mythologie magique des anciens. Des terres
cuites en modelaient les effigies, des bas-reliefs
en évoquaient les légendes, des médailles en
remémoraient le culte. Harpies aux grifïes aiguës.
Sirènes poissonneuses ou ailées, Empuses à pied
bot, Tritons ou Centaures, chacun avait là sa
figurine ou sa statue. Les bibliothèques renfer-
maient les textes relatant leur origine, leur
existence, leur nature. Des traités dissertaient
de leurs espèces ou de leurs formes, énumérant
toutes les sortes de Satyres, de Sylvains ou de
Faunes, et l'un deux, le plus rare et que M. de
Nouatre montrait non sans orgueil, contenait la
description du Papposilène qui est un monstre
horrible et entièrement velu. Des cahiers en
d'admirables reliures gardaient les recettes des
philtres thessaliens par lesquels les sorcières de
Lucien et d'Apulée changeaient un homme en
hibou ou le transformaient en âne.
M. de Nouatre faisait à merveille les honneurs
de son cabinet. Parfois un léger sourire déten-
LA CANNE DE JASI'E
(lait sa bouche. Dans ses yeux très noirs des
paillettes de cuivre scintillaient par instants et
parmi sa barbe brune trois fils d'or s'entrecroi-
saient. Au départ il serra les mains de Madame
de Ferlinde entre ses doigts aux ongles aigus et,
pendant qu'il la regardait, M. d'Amercœur vit
les parcelles métalliques se multiplier dans
ses yeux qui jaunirent d'une sorte d'éclair
furtif, passionné, violent et presque aussitôt éva-
noui.
Cette première visite ne resta pas sans suite ;
M. d'Amercœur revit fréquemment le vestibule
de stuc où passait, le sabot levé sur son socle de
marbre, le Centaure de bronze. La pomme d"o-
nyx luisait dans sa main. M. de Xouâtre ne
s'expliqua jamais sur l'origine et l'objet des
collections singulières qui se trouvaient ras-
semblées dans son hôtel. Il n'en parlait pas autre-
ment que pour faire remarquer la rareté d'un
livre ou la beauté d'un bibelot. Rien de plus
et aucune allusion aux circonstances de leur
première rencontre. Sa réserve causa celle de
M. d'Amercœur. Ces rapports de cérémonieuse
amitié préservèrent le secret de l'un en n'auto-
risant pas la curiosité de l'autre, et tous deux
MO.NSIEUU L» AMI lîCd-.Ll;
semblaient craccord à feindre un réciproque
oubli.
*
(( Madame de Ferlinde était inquiète depuis
([uelques jours quand elle me fit prier de la
venir voir. Je me rendis à son appel et je la
trouvai nerveuse et préoccupée. Ames instances
pour savoir la cause de son trouble, elle me ré-
pondit évasivement, puis finit par m'avouer la
transe singulière où elle vivait. Elle me raconta
que, chaque nuit, les chiens hurlaient, plus de
peur que de colère. Les jardiniers avaient dé-
couvert sur le sable des allées des traces de
pas. Le gazon piétiné çà et là accusait une pré-
sence nocturne et à mon grand étonnement elle
me montra une motte de glaise où Ton voyait
une empreinte bizarre. C'était une foulée assez
nette. En examinant de plus près la marque
durcie, j'aperçus, pris dans l'argile, quelques
poils jaunes. Un invisible maraudeur, semblait
hanter le jardin et épier la maison. En vain on
posait des pièges, et on essayait des rondes noc-
turnes. Malgré tout Madame de- Ferlinde ne pou-,
vait se défendre d'une appréhension insur-
montable. Je raisonnai de mon mieux la belle
76 LA CANNE DE JASPE
peureuse et, en la quittant, je lui promis de re-
venir le lendemain.
C'était un jour de fin d'automne ; il avait plu ;
les rues restaient boueuses, les arbres s'efïeuil-
laient, jaunes et rouges au crépuscule. La grande
grille de l'hôtel se trouvait ouverte, le suisse
sommeillait dans sa loge. Jentrai dans le vesti-
tibule et j'attendis un valet qui put m'annoncer à
Madame de Ferlinde. Sa chambre qui donnait sur
le jardin était au bout d'une galerie. J'attendis
encore. Rien ne bougeait dans la vaste demeure
silencieuse. Personne ne vint et le temps passa.
Un faible bruit arriva à mon oreille: j'écoutai
plus attentivement et il me sembla entendre des
soupirs étoutïés, puis la chute d'un meuble ren-
versé. J'hésitai, tout se tut. Tout-à-coup un cri
déchirant partit de la chambre de Madame de Fer-
linde. Je traversai en courant la galerie et je
heurtai la porte qui s'ouvrit toute grande. Il
faisait déjà sombre et voici ce que j'entrevis.
Madame de Ferlinde gisait à demi-nue sur le par-
quet, ses cheveux se répandaient en une longue
flaque d'or et, accroupie sur sa, poitrine, une
sorte de bête velue, informe et hargneuse, l'é-
treignait et lui dévorait les lèvres.
MONSIEUR D AMRKCŒUK
A mon approche, le bloc de poil jaune bondit
en arrière. J'entendis grincer ses dents et ses
ongles racler le parquet. Une odeur de cuir c!
de corne se mêlait au doux parfum de la
chambre. L'épée à la main, je me ruai sur le
monstre; il tournait en rond, culbutant les
meubles, grifïant les tentures, évitant ma pour-
suite avec une agilité incroyable; je cherchais à
l'acculer dans un angle. Enfin je l'atteignis au
ventre; du sang jaillit sur ma main. La brute
s'effondra dans le coin obscur et tout-à-coup,
en sursaut, me renversa d'une bousculade,
enjamba la fenêtre ouverte et, dans un bruit de
vitres brisées, sauta dans le jardin. Je m'ap-
prochai de xMadame de Ferlinde; un sang tiède
coulait de sa gorge déchirée. Je soulevai sa
main qui retomba; j'écoutai son cœur qui ne
battait plus. Alors je me sentis saisi d'une épou-
vante panique; je m'enfuis. Le vestibule restait
vide, la maison semblait mystérieusement aban-
donnée. Je repassai devant le suisse endormi.
Il ronflait la bouche ouverte, inerte d'une
léthargie qui me parut plus tard suspecte, de
même que l'absence de tout domestique en cet
hôtel isolé où Madame de Ferlinde paraissait pres-
5.
LA C.VN>"E DE JASPE
sentir quelque chose du bestial guet-apens qui
rôdait autour de sa beauté.
11 faisait nuit; j'errais par les rues en un dé-
sordre inexprimable. La pluie commença à tom-
ber. Cela dura longtemps. J'allais toujours sans
savoir où je me trouvais quand, levant les yeux,
je reconnus la maison de M. de Xouàtre. Je le
savais ami du chef de la police et l'idée me vint
de le consulter en même temps que de lui
apprendre le tragique événement de cette
affreuse soirée. D'ailleurs cet hôtel si inopiné-
ment désert, ma présence sur le lieu du crime,
tout cela constituait contre moi, par une suite
de faits inexplicables, une prévention mons-
trueuse dont il était urgent de devancer le
soupçon.
Je sonnai. Le domestique me dit que M. de
Nouàtre était à la chambre qu'il gardait depuis
plusieurs semaines. Je montai précipitamment
Tescalier. Une horloge tinta onze heures, je
frappai et j'ouvris sans attendre, et je m'arrêtai
au seuil. Lobscurité emplissait la vaste
pièce. La fenêtre devait être ouverte car j'enten-
dais pleuvoir au dehors sur le pavé de la rue
déserte où. donnait l'arrière de la maison. J'ap-
MONSIEUR D AMFKC(KLK
pelai M. de Nouàtre. Pas de réponse. Je m'avan-
çai à tâtons dans l'ombre. Un pen de braise
rougeoyait dans l'àtre. J'y allumai un flambeau
pris sur une console où ma main l'avait
heurté La tlamme grésilla. Un corps, étendu
sur le parquet, gisait la face contre terre. Je le
retournai à demi et reconnus M. de Nouàtre.
Ses yeux grand ouverts me regardèrent vitreux
de leurs onyx éraillés. Aux coins de ses lèvres
moussait une écume rousse. Sa main que je
tàtai remplit la mienne de sang ; j'écartai le
manteau noir qui enveloppait le cadavre. Il
portait au ventre une profonde blessure faite
d'un coup d'épée. Je n'éprouvais nulle terreur,
une violente curiosité me saisit. Je regardai
avec attention autour de moi. Tout était en
ordre dans la chambre. Le lit ouvrait ses draps
blancs. Sur le parquet à losanges de bois clair
se dessinaient des traces de pas boueux; ils
partaient de la fenêtre et se dirigeaient vers
l'endroit oii gisait M. de Nouàtre. Une bizarre
odeur de cuir et de corne empestait l'air. Le
feu crépita ; deux tisons rapprochés se rallu-
mèrent et je m'aperçus alors que le misé-
rable était tombé les pieds dans l'àtre et que
80 LA CAN>E DF. JASPE
la flamme avait brùlé ses chaussures et car-
bonisé sa chair.
Cette double mort passionna Ochria. Je fus
appelé en haut lieu et sur les déclarations
que je fis on ne m'inquiéta pas. La connexité
de ces faits tragiques resta à jamais douteuse
et en suspens . Madame de Ferlinde ne laissant pas
d'héritiers ses biens revinrent aux pauvres avec
ceuxque M. deNouâtre, sans hoirs non plus,
lui avait légués par un testament où il me
réservait, en souvenir de lui, le Centaure de
bronze qui ornait son vestibule et tenait dans
sa main une pomme d'onyx. »
Le valet était entré en boitant, et une à une, il
alluma les bougies aux appliques et celles d'un
haut candélabre qu'il posa sur la table. Puis il
ouvrit les portes-fenêtres pour assujétir les
volets extérieurs. Le vent durait toujours ; du
dehors venait une odeur de roses et de buis et,
attirée par la lumière, une petite chauve-souris
s'insinua dans la vaste pièce. Elle rôda au pla-
fopd comme si elle eût voulu y tracer un cercle
sans cesse recommencé et que rompait chaque
MONSIEUR d'aMF.RCŒUR SI
fois une brusque encoche. Ses ailes délicates
battaient vivement. Le Marquis restait enfoui
dans sa large houppelande de soie brochée, et
nous regardions la bête agile s'acharner patiem-
ment à sa tâche mystérieuse qu'interrompaient
les accrocs de sa hâte et s'embrouiller aux
méandres captieux et à l'inextricable fdet de
son vol qui signait l'air du paraphe magique
de son intermittente incantation.
VI
Li: VOYAGE A L'ILE DE CORDIC
(' La porte refermée bruyamment fit résonner
au bout de la longue galerie l'écho qui y som-
meillait entre les deux cariatides du fond. Des
hanches de pierre engainaient leurs torses de
marbre pâle et comme luisant d'une sueur éter-
nelle, et la crispation de leurs bras levés sou-
tenait le haut plafond d'or. Les mosaïques du
pavage miroitaient, et je marchais à pas lents
dans le vide sonore du lieu, en songeant que,
certes, l'âme du Prince, comme ce dallage, était
glissante et périlleuse et peinte aussi de figures
bizarres et d'arabesques entrelacées.
L'altercation survenue entre son Altesse et
moi me laissait en souci. Mon obstination avait
heurté son caprice. Une heure durant il
s'acharna à réduire ce qu'il appelait mon entê-
tement. Je le revoyais dans son vaste cabinet,
LA CANNE ))i: JASPE
meublé d'armes et de poupées, car il se plaisait
à manier le fer et à jouer aux marmousets; il se
connaissait en épées et en fantoches, aimant les
panoplies et les mannequins dont il avait, des
unes, toute une collection, et des autres, toute
une assemblée; mais au fond, son armurerie le
préoccupait moins que ses marionnettes. Leurs
mines de cire peinte, leurs corps de chiffon,
leurs bras d'osier se prêtaient à des jeux de
fards, de parures et d'attitudes, étaient complai-
sants aux uniformes, aux robes, aux livrées, et
leur petite taille servait au Prince à des essais
en miniature d'où ensuite il réglementait Thabit
des troupes, la souquenille des valets et même
l'ajustement des dames ; il y croyait exceller, et
rempruntait parfois, moins pour se divertir que
dans l'espoir inavoué qu'on admirerait la grâce
de son travesti et la galanterie de sa mascarade.
Je le revoyais donc, coudoyant ses figurines
et discutant, avec Tâpreté d un maniaque jointe
à la rouerie d'un diplomate, le point où il vou-
lait m'amener. Parfois, en arrêt devant un
miroir pour s'y rajuster, j'y apercevais sa face
pâlote et son grand nez ; ses basques lui bat-
taient aux jambes et il revenait à moi, plus
monsif.uk d'amercœuh <Sr>
acharné peut être enfin à vouloir contre mon
gré qu'à me convertir au sien.
Le caractère du Prince m'était assez connu
pour, d'ordinaire, échapper par quelque biais
aux ordres de sa fantaisie ou aux pièges de son
humeur, mais, cette fois, sa colère le rendait
clairvoyant et rien ne le rebuta de son entre-
prise, rien, pas même le ridicule que je lui en
montrai, poussé à bout et au risque d un sur-
saut dangereux de sa vanité. Tout en vain, et je
compris à un petit tremblement de sa lèvre et à
un éclair mauvais de ses yeux ^jaunes que les
traverses m'avaient ramené à la patte d'oie d'où
s'ouvraient des routes qui pourraient bien être
celles de la disgrâce.
Je rentrai chez moi pour réfléchir aux diffi-
cultés de ma situation et je cherchais encore les
moyens de me tirer de ce pas fâcheux quand, le
lendemain matin, on m'apporta un message.
Son Altesse m'y enjoignait de partir sur le
champ pour l'ile de Cordic, de laisser mon
équipage à la côte et de débarquer seul pour
me rendre à un lieu indiqué où je trouverais
ses instructions.
Ma perplexité, après réflexion, se décida à
SO LA CANNE DK JASPE
tirer bon augure du tour que prenait l'événe-
ment. La colère souveraine me semblait en
détente et je conçus Tespoir d'échapper aux
suites que son excès m'avait fait un instant pré-
voir; un voyage ennuyeux, avec, au bout, quel-
que facétie où je me prêterais de bonne grâce,
m'en paraissait l'issue probable. Souvent de
telles aVentures se dénouèrent de même et on
s'en disait certaines, à l'oreille, où de fort
graves personnages avaient dû subir en châti-
ment les malices et les bouffonneries du prince
maniaque dont les cocasses rancunes se satis-
faisaient d'une risée ou d'un déboire, et je me
résignais assez bien à ajouter, à mes dépens, un
récit de plus aux légendes qui faisaient de notre
bizarre maître le sujet des bàcleurs de romans
et des conteurs de nouvelles. Il relevait d'ail-
leurs plus de l'anecdote que de l'histoire. Sa
petite cour était singulière. Les chutes y res-
semblaient à des culbutes ; lacrobatie des
ambitions y voisinait avec les pirouettes des
vanités -
Les gros chevaux à queue nattée battaient du
sabot le pavé. Le cocher se carrait sur son
siège; je montai, la portière claqua, les roues
MONSIKUK DAMFRCŒUU
tournèrent, la voilure franchit la grille Le
Palais se dressait au bout de la grand'place.
i^risàtre dans le petit jour. La cour d'honneur
• lait déserte. Derrière la vitre d'une fenêtre de
l'aile nord où se trouvaient les appartements du
Prince, je l'aperçus guettant mon départ, la main
au rideau qu'il laissa retomber à mon passage.
La route allait d'arbre en arbre, de borne en
borne, de ville en ville. Les relais alternaient
avec les auberges; des ponts bombés sonnèrent;
df's montées attardèrent l'attelage, qui se hâtait
aux descentes; un bac me traversa un fleuve.
Je n'étais jamais allé à l'île de Cordic. Des
passes périlleuses séparaient de la côte son
port de pêcheurs, sa terre inculte... Vers le
matin du troisième jour, je ressentis les ap-
proches de la mer. Les arbres se penchèrent,
rabougris, noueux, comme pour mieux résister,
par leurs musculatures naines, aux attaques
du vent. L'air fraîchit; à un détour j'aperçus les
rnux. Elles s'étalaient, d'un gris tendre, sous
un ciel pâle. Bientôt la route s'engagea sur une
étroite presqu'île de pierre et de sable qui pro-
longeait sa nudité jusqu'à un hund^le village, à
-a pointe. La voiture s'y arrêta et je descendis.
88 LA CA.NNE DE JASPE
La mer déferlait devant moi sur une petite grève
molle où les "pas marquaient; quelques barques
se tenaient dans une anse, une d'elles consentit
à me mener dans 1 île ; je m'embarquai, muni
d'un porte-manteau et je regardai diminuer
peu à peu, immobile, là-bas, avec son gros
cocher à livrée verte et ses panneaux peints,
mon carrosse dont les chevaux pommelés grat-
taient du sabot le sable humide où sourdait
l'eau de la mer montante.
La barque se balançait lentement; l'eau,
autour d'elle, devenait bleue sous le ciel clair.
Les vagues enflaient leurs glauques rondeurs;
parfois une crevait en écumes, la plupart bos-
suaient leur enflure d'une échine invisible. Un
profond mouvement intérieur les animait, le
mât grinçait. L'ancre encore ruisselante du fond
d'où on l'avait tirée crispait ses pinces de crus-
tacée; elle gisait sur le pont, animale et
rugueuse; des mouettes tournoyaient.
Enfin, apparut à l'horizon une côte, basse
d'abord et qui grandit peu à peu. Elle sortait de
la mer à mesure que nous approchions; nous
MONSII ril I» A.MKKCdl i; H\)
vîmes bientôt ses hautes falaises vaporeuses,
({ui se solidilièreut. Nous navii^uions proche de
l'île; une pointe de roc tournée, le port s'ou-
vrit. Tne fois à terre je me mis en quête de
l'auberge et ensuite je revins flâner le lon£> de la
mer. Le reflux découvrait la vase du bassin ;
des algues s'égouttaient des parois du <iuai;
elles pendaient gluantes et lisses. Des enfants
jouèrent interminablement à faire rouler des
galets sur les dalles. Un vieil homme fumait en
rapiéçant une voile.
Je voulus monter sur la falaise où conduisait
un sentier. Elle était escarpée, herbue. Une four-
rure de bruyères rousses couvrait son dos et
son flanc décharné plongeait à pic dans la mer.
L'àprelé de la chaleur cuisait le roc. Ou point
de ma promenade une partie de l'île s'étendait
à ma vue. Elle apparaissait oblongue, sans
arbres, dans la terrible désolation de son pelage
de mousses où perçaient des nuques de pierre,
l'ossature de sa nudité fauve.
Le soleil se coucha en rougeoyant, l'ile entière
devint violette, comme vieillie d'un subit
automne de crépuscule. Sur la mer, un retoui'
de barques voletait épars. Les voiles d'ocre res-
LA (ANNE I)K .lAsil'i:
semblaient à des feuilles mortes, les seules (jue
le vent dispersât jamais autour de cette île sans
arbres où je me demandais vraiment ce que
m'avait envoyé faire le Prince et où, par l'en-
nui que j'y ressentais déjà, sa rancune prenait
un air de vengeance. Les voiles d'ocre erraient
toujours sur la mer viola tre. Des nuées héral-
diques blasonnèrent le ciel; les barques ren-
trèrent au port en même temps que j"y redes-
cendis, car mon auberge donnait sur le quai et,
le soir, remonté dans ma chambre, je les
entendis, captives au bassin, geindre sourde-
ment sur les cables de leurs ancres.
Le lendemain, à mon réveil, le ciel fut gris
et compact, un vent violent y étirait des nuées
courantes, la mer verdàtre blanchissait d'écumes,
la poussée des flots harcelait les falaises. Je
pris un guide pour me conduire au lieu indiqué
où devait se dénouer l'énigme de mon voyage.
L'endroit était une table de pierre située à la
pointe sud de l'île. Nous traversâmes d'intermi-
nables bruyères ; des bandes de moutons noirs
y paissaient; chacun, pour que les troupeaux ne
MONSII.LIv I)'.V.MFI{r.<i:i 1! 1)1
se mêlassent point, attaclié par une corde à un
piquet. Ils broutaient tranquillement. XoUe
approche les épeura; nous les voyions aloi-s
tourner en rond autour du pieu, comme pris du
folie, et, sur cette lande sauvage, ces moutons
sorciers semblaient tracer des cercles malé-
liques.
J'interrogeai l'homme qui me conduisait. 11
me raconta les terribles hivers de l'île, la
tempête ruée à l'assaut des côtes, les portes
entrebâillées, les maisons accroupies, les habi-
tants forcés à ramper par la force du vent, tout
ce pauvre peuple animal, opposant à l'intem-
périe sa posture bestiale et son vêtement de
laine. Nous marchions toujours; le vent augmen-
tait à mesure que le terrain s'exhaussait. On
sentait son étreinte. Sa sournoiserie se faisait
brutale. Son attaque fourbe rusait; sa fuite
même déconcertait.
Nous étions maintenant sur un plateau de
falaise en éperon croulant droit en la mer ses
blocs qu'assaillait la matée. C'était un double
tumulte l'un, incohérent, l'autre, pétrifié. Des
flocons d'écume passaient sur nos têtes.
La haute table de pierre se dressait là. Sous
LA CANNE DE JASPE
im fragment de rocher, je trouvai, comme on
m'en avait averti, l'ordre princier; j'y lus.
stupéfait, qu'au cas où ma résistance s'obsti-
nerait, l'exil sur cette terre cruelle tâcherait
d'en avoir raison. Il fallait opter sur le champ.
La concision de l'arrêt m'en montra le sérieux.
La facétie prévue prenait un masque tragique.
L'éclair des yeux jaunes n'avait pas menti.
Je regardai autour de moi. De l'horizon les
lames énormes déferlaient. Leur force éclatait
en écumes blanches, les rocs hargneux faisaient
face à la marée furieuse; des gueules et des
croupes affrontaient la ruée des vagues, bavant
ou ruisselant. Le vent soufflait dans les herbes
dures.
Mon orgueil s'exalta; le tumulte de la mer
entra en moi; je marchai tout le jour. Je con-
naissais trop les polices du prince pour penser
leur échapper. Mon sort me semblait inévitable.
Je compris Terreur de ma hardiesse. En con-
trevenant au caprice du maniaque j'avais heurté
la vanité du despote et, dans le dangereux man-
nequin dont je m'amusais trop souvent, ma
bravade réveillait l'homme héréditaire, le des-
cendant de l'antique race rancunière dont les
MONSIIUR d'aMFRCŒUR 01
parcelles subsistaient encore, endormies, au
fond do l'Altesse baroque- J'avais oublié que,
dans le cabinet de poupées et de panoplies, seule,
à Técart, sous l'aigle d'or qui s'éployait, une
main de justice crispait au mur, en un ivoire
vieilli, son rude poing, celui de l'ancêtre ïon-
dateur.
Je marchai tout le jour. Je descendis à de
petites plages creusées dans les fureurs de la
falaise. Le sable y était rose ou bleuâtre ou gris,
ailleurs presque rouge ; je trouvai des grottes,
vert et or, pleines *de galets, d'algues et de
coijuilles, avec des stalactites qui faisaient
d'elles comme l'intérieur de carrosses de féerie.
Toute ma vie me revenait en mémoire avec les
fêtes, les mascarades et les plaisirs. J'entendais
le rire des femmes. Leurs nudités sortaient une
à une de la mer. Je comprenais alors la grâce
de l'amour et la joie de la beauté. Je m'y sentais
appelé par toutes les forces de ma jeunesse
qu'un ordre imprévu sommait si inopinément
de choisir entre son orgueil et son désir.
Je revins au petit port. La soirée fut triste.
Je revis tourner à leur piquet les moutons
noirs; ils me paraissaient tracer autour de moi
6
O'i I,.\ CANM-- DE JASPE
des cercles magiques comme s'ils envoûtaient
ma destinée du signe néfaste de leur vertigineuse
captivité. Les barques captives aussi geignaient
à l'ancre. Elles n'avaient pu sortir aujourd'hui.
Les marins rassemblés oisifs sur le quai dor-
maient ou jouaient aux dés. L'un d'eux très
vieux me regarda longtemps aller et venir puis
il se détourna avec mépris et cracha par terre.
Il devinait peut-être la bassesse de -ma dé-
faillance intime : la crainte de l'exil faisait
plier mon orgueil; les désirs de ma jeunesse
m'entraînaient loin de l'île affreuse dont je
n'avais pas compris le sens ni senti l'amère
grandeur. Le lendemain, je regagnai la côte.
Les chevaux pommelés piaffèrent à mon car-
rosse, le cocher à livrée verte fouetta les
croupes luisantes, les queues nattées émou-
chèrent, les panneaux peints reflétèrent la route,
arbre par arbre, la grille de ma maison s'ouvrit
pour mon retour, les mosaïques de la galerie
entrelacèrent sous mes pas leurs figures et leurs
arabesques, et, dans le vaste cabinet princier,
plein de poupées et d'épées, en face de l'antique
poing d'ivoire dont j'avais senti le poids à mon
épaule, devant le fantoche ricaneur et radouci
MONSIKUK D AMI KCdCLU
arqué sur ses mollets maigres et paonnant clans
-on habit qu'ocellaient les plaques cliamantées,
je m'inclinai sur la main que l'Altesse tendit à
ma soumission et je baisai la bague sigillaire
dont j'avais reconnu l'empreinte à la lettre que
les vents furieux m'arrachèrent des doigts pour
l'emporter dans la mer qui écumait autour de
la nue, rocheuse et solitaire île de Gordic »
VII
LE SIGNE DE LA CLEF ET DE LA CROLX
A mesure que je parcourais les rues de la
ville, il me revenait à l'esprit une des histoires
que mavait contées jadis M. d'Amercœur. Sans
me nommer le lieu où se passa l'aventure,
il me le décrivit soigneusement, si bien qu'au-
jourd'hui il me semblait le reconnaître en
même temps que je voyais se dresser devant
moi cette vieille cité, noble et monacale, crou-
lante en ses ramparts démantelés, le long de son
fleuve jaunâtre, en face des montagnes pelées
de l'horizon, avec ses rues d'ombre et de soleil,
ses antiques hôtels clos, ses églises, ses nom-
breux couvents aux cloches alternatives.
Je la retrouvais, telle qu'il me l'avait dépeinte,
cette ville, vieil amas de pierre, sombre ou
lumineuse, engourdie de chaleur et de solitude,
en une ossification poudreuse, et gardant, par
\
08 L.V CANNE DE JASPE
ses monuments encore debout, le squelette de
sa grandeur passée. Elle s'était décharnée peu
à peu, perdant ses entours, recroquevillée en
son enceinte qu'elle ne remplissait plus. Au
centre elle tassait ses maisons en un bloc
compact, vaste encore; ailleurs, elle clair-
semait ses masures et partout elle sommeillait
en torpeur, avec parfois le sursaut d'un bourdon
ou le carillon d'une sonnerie.
Les rues, dallées de pierres plates ou durcies
de caîUoutis, s'entrecoupaient bizarrement pour
aboutir à des places carréQS. Des marchés se
••-.V /
tenaient là. Les troupeaux de la contrée s'y
réunissaient pour en repartir dispersés au gré
de l'achat. L'enchère et l'office étaient, tour à
tour, la seule occupation des habitants. La
ville restait rustique et dévote. Le pas vif des
moutons piétinait sur le pavage où retentissait
la sandale des moines. Pasteurs et ouailles se
croisaient. Le relent des toisons se confondait
avec l'odeur des bures. Le vent sentait l'encens
et le suint. Tontes et tonsures, pâtres et
prêtres.
J'étais arrivé à l'angle de deux voies. Une
ontaine v coulait dans un bassin usé. Je me
MO.NSIF.LK I) AMIKCdl'U 1)0
rappelai cette fontaine. M. (rAniercœur vantail
la fraîclieur de son eau. La rue de droite devait
mener à l'enclos des Itères noirs. Je la suivis.
Sa tortuosité s'insinuait au cœur niônie de la
ville.
Quelques pauvres boutiques ouvraient leurs
éventaires. Des chapelets y pendaient auprès de
fouets tressés. La rue s'élargit tout à coup. La
haute façade d'un vieil hôtel la bordait. J'en
avais déjà vu de pareils çà et là, mais celui-ci se
faisait remarquer par la particularité de son
aspect. Il s'élevait sur, un soubassement de
maçonnerie fruste. Les fenêtres, loin du sol,
grillées. On avait dii utiliser les fondations
dune demeure primitive sur lesquelles l'édifice
actuel, surajouté, dressait son architecture
sévère. Au coin de Thôtel, la rue tournait brus-
quemenl et descendait en pente courbe, taillée
en marches. La descente contournait l'arrière
de l'édifice et on découvrait ses assises qui
étaient celles d'un ancien château fort dont
la croupe de pierre lisse s'étayait en bas sur le
roc vif.
Je reconnus l'hôtel d'Heurteleure.
La rue cessait : des arbres apparurent. JJne
100 LA CA?!>r DE JASPE
avenue la continuait bordée de peupliers. De
vieux sarcophages de pierre, vides, s'alignaient
dans l'herbe haute où les pas avaient marqué un
étroit sentier. On longeait à droite un mur dans
lequel s'ouvrait une porte basse. Je tressaillis en
la voyant- Elle donnait dans le jardin médicinal
des Pères dont le couvent s'annonçait au bout
de l'allée par un portail. Avant de continuer je
m'approchai de la petite porte murale. Elle était
massive et cloutée de fer. L'entrée de la serrure
se façonnait en forme de cœur.
Arrivé au porche, je sonnai; le portier m'in-
troduisit dans le monastère. D'immenses corri-
dors menaient à de vastes salles. Nous montâmes
des escaliers; le frère gardien relevait sa robe.
Nous ne rencontrions personne. La chapelle où
je n'entrai pas bourdonnait d'une psalmodie de
psaumes. On me montra plusieurs cloîtres ; l'un
d'eux, charmant, carré, plein de fleurs, habité
de colombes. Elles se posaient sur les frises,
comme un bas-relief naturel et engourdi.
De là on voyait le clocher de l'église. L'hor-
loge y sonnait à même le temps. Un grand tour-
nesol jaune se regardait dans l'eau profonde
d'un puits et y mirait sa face d'ostensoir.
MONSIKUU d'aMKRCŒUR 101
Rien n'avait changé depuis le jour où M . d'Amer-
cœur visita la vieille ville. Le même aspect
contirmait la durée des mêmes habitudes. Le
claquement des fouets se mêlait encore au
tintement des chapelets, les cloches des couvents
échangeaient leurs sonneries comme au temps
où M. d'Amercœur, le bâton à la main, les
pieds nus dans les sandales, le froc aux épaules,
vint heurter à la porte du monastère. Il demanda
le prieur qui se trouvait alors Dom Ricard. On
me montra sa tombe mitrée parmi les sépultures
anonymes qui l'entourent. Il avait conservé de
puissantes liaisons avec le monde d'où il s'était
retiré, y gardant une main pour les ^um6nes et
la prêtant, au besoin, en échange, aux délicates
entremises qu'on sollicitait de sa prudence et
de sa sagesse. M. d'Amercœur lui expliqua
son costume, les motifs de sa venue et le détail
de sa mission.
Après vingt ans de hauts services dans les
les armées, un gentilhomme du pays, M. d Heur-
teleure revint s'y fixer. Il y épousa, peu après.
Mademoiselle de Callistie. C'était une fille pauvre,
de bonne lignée et d'une grande beauté. Les époux
vécurent à l'hôtel d'IIeurteleure. Les nobles de
loi LA CAN.NE D . .lASI'K
la ville y fréquentaient et le plus assidu s'y
montra M. d'Aiglieul. Il s'apparentait à M. d'Heur-
teleure qui Tavait eu, jeune, sous ses ordres et
l'aimait beaucoup. La vie se menait fort simple
à riiôtel d'Heurteleure. Nul train, peu de
domestique, mais l'existence s'y rehaussait de
la proportion des salles, de la largeur des esca-
liers, de tout le faste anachronique de la vieille
demeure.
Fut-ce l'ennui de ce séjour dans cette maigre
ville déchue après l'agitation d'un métier bruyant,
quelque reprise soudaine de l'esprit daventure,
mais au bout de six années, M. d'Heurtcleure
et d'Aiglieul disparurent, un beau jour, sans
qu'on put savoir où. Le temps passa ; les recher-
ches n'aboutirent pas. On présagea quelque
mystère. Madame d'Heurtcleure pleura. On tint
de singuliers propos dont le bruit de proche en
proche parvint jusqu'à la cour où on se souve-
nait encore de ces messieurs. On parlait un jour
de cette double disparition devant M. d' Amer-
cœur qui se fit fort d'éclaircir l'énigme. On lui
donna plein pouvoir d'agir et il partit.
Son premier soin fut de revêtir la robe mo-
nacale, sûr avec cet habit de pénétrer partout.
MONSiia i; i)'a>iei!<:(i;iii ln:{
tant par rentrebàillement des portes que par les
fissures des consciences, et Dom Ricard lui faci-
lita les moyens de son enquête- Ses premières
recherches restèrent sans résultat. Favorisées
par l'incognito de son costume et l'apparence
de son état, elles furent patientes et diverses. Il
flaira les en tours de Thôtel d'Heurteleure, en
scruta les habitudes et les êtres, en palpa hi vie.
Il ausculta les rumeurs encore vivaces de l'évé-
nemenl.Tout fut vain. 11 voulut voir Madame
d'Ileurteleure.On lui répondit qu'elleétait malade,
il ne put vaincre la clôture où elle s'enfermait.
Chaque jour, il passait devant Thôtel. Il suivait
la rue qui monte le long du soubassement et
s'arrêtait devant la façade. Bien souvent il alhi
jusqu'à cette fontaine dont il me parlait. L'eau
fraîche calmait sa bouche ; au retour, et en
redescendant les marches il examinait l'énorme
bâtisse de pierre et de roc. Il aurait voulu y ap-
pliquer l'oreille et y écouter le mystère ; il lui
semblait que les flancs de la vieille demeure
contenaient le fantôme du secret qu'il était venu
évoquer du silence et qui retournait à Toubli.
Enfin, découragé, il se sentait sur le point de
renoncer. Il aurait pris congé de Dom Ricard
104 LA CA>NE DE JASPE
sans les instances du vieillard qui le retenait
auprès de lui. Le vieux moine se délassait dans
la compagnie de cette ouaille si dissemblable
du troupeau que sa crosse de bois conduisait
dans les sentiers monotones de la règle.
Un jour, vers cinq heures de l'après-midi,
M. d'Amercœur, sorti par le vieux porche, mar-
chait parmi les hautes herbes de l'avenue.
L'instant était mélancolique et grandiose, les
arbres barraient de leurs ombres l'allée funé-
raire, des lézards couraient sur la pierre tiède
des tombeaux antiques, se glissaient par leurs
fissures. D'une main, M. d'Amercœur retrous-
sait sa longue robe de moine, de l'autre il
tenait la clef pour ouvrir la serrure en cœur
du jardin médicinal où il aimait à se promener.
11 le voulait revoir encore une fois avant de
partir, encore entendre la semelle de ses sandales
crier sur le gravier des allées, sentir son froc
frôler les bordures de buis. La symétrie des
parterres lui plaisait ; leurs carrés contenaient
des plantes délicates et des fleurs curieuses ; des
petits bassins en nourrissaient d'aquatiques.
Elles plongeaient dans l'eau leurs racines et
s'épanouissaient en se mirant. Aux intersection.s
MONSIKl'U I)*AMi:iU:rKl R 10.*)
des allées, des vases de faïence peints d'emblè-
mes et de devises pharmaceutiques, avec des
serpents aux anses, contenaient des variétés
précieuses. Par-dessus le mur on apercevait les
cimes des peupliers ; dans les potagers d'à côté
que séparaient de hauts treillages verts on en-
tendait le peigne d'un râteau, le heurt d'une
bêche contre un arrosoir, le petit bruit d'un
sécateur coupant des pousses ; ici tout était
silence ; une Heur se courbait tlexible au poids
d un insecte; des hirondelles volaient; des
libellules rasaient l'eau verdàtre, des plantes
grasses et serpentines se nouaient et se renouaient
en caducées.
M. d'Amercœur se dirigeait vers la porte du
singulier petit enclos quand, du bout de l'avenue,
il vit venir à lui une femme vêtue de noir; elle
allait lentement, comme à tâtons. Il perçut
intérieurement, par une sorte de révélation
subite, que cette haute forme sombre ne pou-
vait être que Madame d'Heurteleure. Il ralentit le
pas de façon à la croiser au moment où il s'ar-
rêterait à la porte basse. Arrivé là, il mit la clef
à la serrure. Le bruit fit tressaillir la prome-
neuse solitaire. Elle hésitait. Il se courba comme
10<> LA. CANNE DE JASPE
cherchant à ouvrir. Elle voulut profiter de l'ins-
tant et passer outre, mais elle se trouva face à
face avec lui, brusquement retourné à demi. Il
vit le visage pâle et beau, creusé d'insomnies et
de douleur, les yeux en émoi, la bouche entr'ou-
verte, la main à la poitrine haletante. Alors il
entra vite, laissant sur la porte refermée, au
cœur de fer de la serrure, la clef.
Le lendemain, il songeait dans le petit cloître,
quand on l'avertit qu'une femme voilée deman-
dait à lui parler. Elle vint. Il reconnut Ma-
dame d'Heurteleure, la fit asseoir sur un banc de
pierre. Les colombes roucoulaient doucement
sur les chapiteaux du cloître désert; leur rou-
coulement se mêlait à la suffocation qui soule-
vait le sein de la pénitente, il couvrit son age-
nouillement d'un large signe de croix et, la tête
basse, les mains dans ses manches, il écouta la
dolente confession.
C'était une horrible et tragique histoire. Pour-
quoi la lui raconter? mais son secret lui avait
semblé mis à nu. Ce moine ouvrant d'une clef
cette serrure en cœur lui parut forcer l'accès de
sa conscience. Elle voyait dans cette rencontre
un propos du sort et dans ce geste une allusion
MONSIKl'H D AMEKf:<EUK 107
mystérieuse et aussi lembiènie prédestiné m la
délivrance de son àme prisonnière dans l'hor-
reur de son silence.
Son mariage avec M. d'Heurteleure fut sans
amour. Elle estima, en le craignant, son noble
caractère dont la dureté intimida sa confiance
et découragea sa tendresse; des années pas-
sèrent; un hiver, M. d'Aiglieul apparut dans sa
vie et fréquenta son intimité. Ilétaitbeau, encore
jeune. Elle se donna à lui: ce furent des jours
de joie et de terreur vécus dans les transes d une
surprise et dans l'angoisse du remords.
M. d'Heurteleure ne s'aperçut de rien, il était,
comme à l'ordinaire, souvent absent; seulement
il vieillit et une large ride s'ajouta à celles qui
creusaient déjà son front.
Un soir, Madame d'Heurteleure s'était retirée
dans sa chambre vers minuit. Elle se sentait
triste. M. d'Aiglieul n'avait point paru de la jour-
née, et il ne manquait guère de venir presque
chaque jour. M. d'Heurteleure était parti à
cheval dès le matin bien qu'il plût. Au moment
où elle peignait ses cheveux devant une glace
elle y vit que la porte s'ouvrait, son mari entra,
il était botté, mais ses bottes ne conservaient
InS LA CANNE DE JASPE
aucune trace de boue: son habit semblait pous-
siéreux, une longue toile d'araignée pendait à
son coude et il tenait à la main une clef. Sans
rien dire, il alla droit au mur de la chambre où
un clou fixait un christ d'ivoire, le saisit et le
brisa sur le pavé et à la place il suspendit la
lourde clef rouillée. Sa figure était violente et
pâle. Madame d'Heurteleure resta un instant
sans comprendre, immobile, puis, tout à coup,
portant ses mains à son cœur, elle poussa un
cri et tomba à la renverse.
Quand elle reprit ses sens, Fatïreuse aventure
lui apparut. Son mari avait dû attirer M. d'Ai-
glieul dans quelque guet-apens. La vieille
demeure à base de forteresse contenait dans ses
flancs des réduits invisibles, et des cachettes
éternelles. Un cri, le sien, vibrait encore à ses
oreilles, mais il lui semblait venir d'en bas.
sourdre de la pierre entassée, perçant les voûtes
superposées, arrivant jusqu'à elle de ces lèvres
dont la séparait à jamais l'épaisseur des mu-
railles. Elle voulut sortir, la porte résista; des
cadenas fermaient la fenêtre; les domestiques
habitaient loin.
Le lendemain, M d'Heurteleure vint lui ap-
MONSIKl K D AMF.RCŒUK lOÎ)
porter sa nourriture. Chaque jour, il revenait.
La toile d'araignée pendait toujours à la man-
che de son habit poussiéreux, sa botte craquait
sur le pavé, la grosse ride de son front se creu-
sait dans une pâleur de torture et d'insomnie.
Chaque fois il ressortait silencieusement, et, .aux
larmes et aux supplications, il ne répondait que
par un geste bref montrant la clef pendue au
mur.
Ce furent des jours tragiques où la malheu-
reuse vécut les yeux fixés sur l'horrible ex-voto,
qui grandissait, devenant énorme. La rouille lui
en paraissait rouge de sang. Elle la sentait
s'égoutter dans la solitude de son désespoir. La
maison semblait morte. Vers le soir, on en-
tendait un pas, M. d'Heurteleure entrait une fois
encore, portant une lampe et une corbeille. Ses
cheveux avaient blanchi ; il ne regardait même
pas l'infortunée qui se traînait à ses pieds, mais
il ne cessait de considérer avidement la redou-
table clef.
Alors Madame d'Heurteleure comprit la convoi-
tise dont souffrait son mari, l'acre désir qui le
rongeait, celui de voir mort son rival, de cons-
tater sa vengeance, de palper la pourriture que
110 LA CANNE DE JASPE
devenait une chair aimée, de reprendre enfin
cette clef qu'il avait clouée au mur, en substi-
tuant au signe de pardon dont il avait brisé
l'image d'ivoire le signe de rancune éternelle
dont il avait appendu là Tinllexible emblème de
bronze. Mais hélas, la vengeance n'assouvit pas;
elle reste toujours un désir; elle en a les vio-
lences et les tourments et elle se ressasse en ses
retours jusqu'au bout de la vie et jusqu'au fond
de la mémoire.
M. d'Heurteleure s'était senti deviné en sa
torture solitaire et il en souffrait davantage. Le
marbre noir de son orgueil se sillonnait de
veines de sang.
Une nuit que Madame d'Heurteleure sommeil-
lait, couchéesurson lit, elleentendit saportes'ou-
vrir doucement et elle vit son mari apparaître
au seuil. 11 tenait à la main une lampe baissée
et marchait léger comme une ombre sans que
le pavé grinçât, comme si le sombre somnan^-
bulisme de son idée fixe faisait de lui un fan-
tôme impondérable; il traversa la chambre, se
haussa, prit la clef et ressortit. Il y eut un grand
silence. Une mouche réveillée par la lumière
bourdonna un instant et se tut. La sojTure ne
MONSIEUR d'aMEKCŒUK 111
se referma pas. Un sursaut indicible mit de-
bout Madame dlleurteleure. Pieds nus, elle
se glissa dans le couloir, son mari descendait
l'escalier, elle le suivit. Au rez-de chaussée il
continua à descendre, les marches s'enfonçaient
dans l'ombre. Elle entendait au fond des corri-
dors souterrains le pas qui la précédait. On était
dans les antiques substructions du vieil hôtel.
Les murs suintaient, on passait sous des voûtes
arquées. Un dernier escalier creusa sa vrille
dans le roc. Au fond vacillait encore sur la paroi
luisante la lueur de la petite lampe disparue. Pen-
chée, Madame d'Heur teleure écouta. Un grince-
ment monta jusqu'à elle et la lumière s'éteignit.
Au bas s'ouvrait une chambre circulaire. Un
pan de mur entr'ouvert découvrait un étroit
boyau. Elle avança encore. Au bout, en tâtant,
elle reconnut une porte imperceptiblement entre-
bâillée. Elle ouvrit. M. d'Heurteleure était assis
à terre auprès de sa petite lampe dans une sorte
de trou carré, voûté et dallé, il regardait et
restait immobile, les yeux grand ouverts. Il la
regardait et ne la voyait pas. Une odeur nauséa-
bonde sortait du caveau; sur la pierre, hors de
l'ombre, s'étalait, verdie déjà, une main dé-
112 LA CANNE DE JASPE
charnée. Madame d'Heurteleiire ne cria point.
Allait-elle donc réveiller le misérable somnam-
bule que son furieux sommeil avait conduit
jusqu'au tragique caveau? Allait-elle infligera
son orgueil le supplice de cette surprise? Non.
La vengeance de l'outrage était juste. Pourquoi
la lui montrer avilie. Elle se sentit pitié pour
les yeux égarés qui la regardaient sans la voir,
pour le visage de torture, pour les cheveux
blanchis de tant de souffrance silencieuse et elle
comprit que pour sauvegarder cette douleur il
fallait lui garder le secret de sa déchéance noc-
turne et le laisser assouvir en paix son terrible
désir dans le silence éternel de la tombe, sans
qu'il sût jamais quelle main invisible l'y avait
muré en face de son sacrilège.
M. d'Heurteleure la regardait toujours. Très
calme elle s'agenouilla, baisa la paume ver-
dâtre qui étalait sur la pierre ses doigts déchar-
nés et, du dehors, elle referma la porte et se re-
tira à tâtons, fit jouer le ressort du mur qui
assurait l'entrée du passage. Elle remonta la
spirale de l'escalier, les marches souterraines, les
degrés de l'étage et, au clou rouillé de sa
chambre, elle suspendit la clef tragique qui
MONSIKUK u'aMERCŒUK 1 l >
s'y balança un instant puis resta immobile y
marquer une beure éternelle.
Les colombes passaient et repassaient en
volant sous les arceaux du petit cloître. L'heure
sonna en même temps aux clocbers deja ville.
La , pauvre femme sanglotait et elle tendit à
M. d'Amercœur la grosse clef qu'elle laissa
tomber à ces pieds. Il la ramassa, elle était lourde ;
sa rouille paraissait rougeâtre. Madame d'Heur-
teleure agenouillée le supplia du geste, éperdue,
les mains convulsives. en le voyant s'éloigner
d'elle.. Il descendit vers le petit jardin en contre-
bas qui embaumait le centre du cloître. Des
fleurs y poussaient entre les buis égaux des par-
terres. De grandes roses enguirlandaient le puits
à margelle de pierre. Elles griffèrent de leurs
épines la robe du moine qui s'j pencha ; l'eau
rejaillit. Un haut tournesol d'or inclinait son
ostensoir de miel. Une colombe roucoula faible-
ment, et M. d'Amercœur, revenu auprès de la
pénitente toujours prosternée, murmura à son
oreille les paroles d'une absolution qui, si elle
ne déliait rien dans le ciel, donnait au moins sur
la terre, à une âme douloureuse, la paix.
Vllï
LA MAISON MAGxMFlQLE
(( La maison que je construisis pour Madame de
Sérences était grande et magnifique. Les plus
nobles carrières en fournirent ia pierre et le
marbre : le bois en vint des plus belles futaies.
L'arcbitecte, un vieillard cbauve et sbarbat,
agissait selon d'anciens préceptes. A la science
de la bâtisse il joignait l'entente des jardins. Il
excellait à y disposer les eaux tant plates que
jaillissantes. Il savait planter les bosquets, en-
cbevêtrer les labyrinthes et faire tourner au
faîte des toits les girouettes les plus ingénieuses.
Après avoir choisi l'orientation et composé
les perspectives, son art s'étendait au détail
intérieur. Derrière l'aspect des façades il
agençait le secret des appartements : lustres
pendant aux plafonds comme les stalactites des
116 LA. (:a>ne de jaspe
grottes rustiques, tapis doux comme des gazons/
tentures fleuries comme des parterres, miroirs
purs comme des bassins.
Tout le jour, on le voyait s'empresser, fran-
chissant les tranchées, escaladant les échafau-
dages, sous la pluie ou le soleil, à la suite
des jardiniers ou des maçons. Le heurt des
bêches se mêlait au bruit des marteaux; la
poutre équarrie croisait la pierre taillée. De
grands arbres, avec leurs branches, venaient, en
oscillant, racines tendues, s'implanter et revivre
dans la terre nouvelle qui les recevait; des
statues passaient traînées par des attelages de
bœufs et, chaque soir, au couchant, l'ombre delà
maison grandissait de Fouvrage de la journée.
Le vieillard sbarbat ordonnait tout, la pose
des pierres et l'ajustement des boiseries, le
sablage des allées et l'étiage des bassins, quin-
conces et guillochis, infatigable, le compas à la
main, les plans déployés, heureux de créer
encore une fois une œuvre de cette architecture
qu'il aimait passionnément et dont la mode
d'alors s'éloignait pour préférer à ces savantes
symétries les improvisations d'un goût dispa-
rate. Sa manie, d'accord avec mon désir, s'éver-
MONSIEUR D'AMERCŒUH 117
tuait à liàter les travaux qui devaient prendre
fin à une date convenue.
A ce jour, fixé d'avance, il fallait que tout
fût prêt, que les fleurs embaumassent les par-
terres entre les buis des allées et les pyramides
des houx, l'obélisque des ifs debout aux ronds-
points, le sourire des statues à leurs visages de
marbre, leurs pieds nus foulant les socles
enguirlandés, les eaux impatientes de lancer
leurs fusées, d'épanouir leurs gerbes, de déborder
leurs vasques, d'emplir tout le jardin de leur
murmure délicieux. Il fallait que toutes les clés
fussent à toutes les portes, les appliques aux
murs, chaque chose à sa place dans sa perfection
et sa minutie, avec les vins et les fruits servis
sur la table et partout les miroirs que j'avais
voulus nombreux et beaux pour refléter au pas-
sage le sourire divin, la chevelure nocturne et
le port gracieux de l'incomparable Madame de
Sérences dont la mystérieuse beauté allait se voir
en eux, une fois, et pour jamais !
Jamais plus belle journée ne brilla. Dès l'aube
les râteaux parfirent les allées ; les arrosoirs
emperlèrent les fleurs rafraîchies. L'air était
doux, pur et léger. Une après-midi de fin d'été
18 LA. CANNE DE JASPE
S'augurait radieuse de ce clair matin. Le soleil
tiède caressa les statues et atten4rit leur marbre ;
les bassins miroitèrent; pas une feuillene devait
tomber, pas une rose sedétleurir ; on n'avait laissé
que les plus fortes et leur maturité vigoureuse
garantissait leur durée.
A midi, je m'avançai à la grille pour recevoir
Madame de Sérences. Elle descendit de sa voiture
et je lui baisai la main. Je la remerciai de sa
venue et lui rappelai sa promesse. Elle souriait
doucement. Il y eut un moment de silence et
elle me tendit les trois roses qu'elle portait selon
sa coutume. Je les pris, et, l'ayant saluée, je
m'éloignai d'elle et de la maison magnifique.
Trois fois je me retournai en baisant chacune des
trois tleurs et, à chaque fois, je la vis qui me
regardait.
Madame de Sérences a marché seule dans
1 avenue. Les grands arbres l'accompagnèrent, un
à un, silencieusement. Au bout s'ouvrait la pers-
pective des jardins. Ils étaient vraiment admira-
bles.Les masses de verdure disposaientuneombre
fraîche. Trois joueurs de flûte se répondaient
au fond du labyrinthe, cachés dans la conque
compliquée du dédale ; les eaux jaillissantes
.\Hi.\SII l. K 1» AMI IH.tll l; 1 11»
embellissaient le silence de cette solitude, mais
seules les statues ont souri à la belle visiteuse.
La maison montrait sous son fronton des
colonnes de porphyre.
Madame de Sérences est entrée dans le frais
vestibule; les chambres s'offrirent, tour à tour,
à sa promenade silencieuse. Il s'en trouvait de
simples, d'autres somptueuses, petites ou
grandes, faites pour Tamour, le sommeil ou la
rêverie, pour y méditer une joie ou y accouder
une tristesse.
Madame de Sérences a passé la journée dans la
maison magnifique. Derrière, un perron descend
à un jardinet. Rien qu'une allée autour d'un
gazon vert où dort un carré d'eau. Deux petits
sphinx de terre cuite s'y mirent. Aux angles de
grands cornets de cristal font, des hampes de
roses trémières qui y fleurissent, de singulières
fieurs d'eau issues d'un calice transparent. Le-
soir vient là délicieusement ; le soir y sera venu.
Dans la haute salle à manger la 4able présen-
tait un souper servi de menues viandes, de con-
fitures et de fruits. C'est de là, et laissant encore
dans une pèche la trace de ses dents souriantes,
que Madame de Sérences sera remontée pour dor-
120 1 A CANNE DE JASPE
niir. Tous les miroirs la virent certes et Tim
d'eux la refléta nue et garde à jamais, en son
cristal, limage invisible de celle qui, contre moi,
avait joué et perdu son ombre.
En ce temps-là, jetais joueur et joueur
heureux. D'après un vieux précepte de supersti-
tion je ne manquais point d'enfermer mon or
dans une bourse faite de peau de chauve-souris-
Je croyais moins à la vertu de cette bizarrerie
que je n'en goûtais la singularité. Je me plaisais
à maints traits baroques en vue d'ajouter à mon
caractère ce qui pouvait le rendre curieux tant
aux autres qu'à moi-même.
Chaque soir donc je me trouvais à la maison
de jeu ou à quelque endroit où l'on jouât- Le jeu
privé et le jeu public se partageaient une vogue
•égale ; les tripots regorgeaient car la passion des
dés et des cartes, répandue jusqu'à la frénésie,
attirait aux tables vertes la compagnie la plus
brillante. L^s doigts velus des hommes se cris-
paient sur les tapis où s'allongeaient les mains
diamantées des femmes. L'attente* y haletait
sur des lèvres charmantes ou v bavait sur des
MONSIEUR d'aMFRCŒTU 121
bouches hideuses; la perte s'attristait en moues
gracieuses ou en lippes renfrognées. L'or crépi-
tait, et l'on entendait, dans le silence inter-
mittent, la culbute des cornets et le vol furtif et
augurai des cartes.
L'or des gains s'infiltrait dans les vies environ-
nantes où la perte creusait ses fissures. Il se
créaitdes vénalités subites ou sournoises, les unes
inattendues, les autres épiées. Trouées ou lézar-
dées, les consciences croulaient ou s'émiettaient.
L'or circulait de mains en mains pour l'assou-
vissement des désirs. Il y avait marché, encan
et marchandage. Chacun cherchait à vendre
quelque chose ou à acheter quelqu'un. Certains
gagnaient sur l'entremise, beaucoup spéculaient
sur le besoin, tous trichaient sur la qualité.
Toute passion pouvait se satisfaire pourvu que
la chance la favorisât.
Jeunes hommes fardés et languissants, femmes
viriles et cavalières négociaient leurs caresses
interverties. Les sautes de la richesse, sa cadu-
cité et son improviste donnaient à tout souhait
la brusquerie de sa hâte. Les plus heureux se
fatiguaient de leur bonheur par la monotonie
de sa durée. Les fantaisies s'exaspérèrent; on en
r2"2 LA CANXF. DE JASPE
vit de moiitrueuses. On cherchait par une sorte
d'émulation stupide à se surpasser les uns les
autres en excès où le plaisir de les faire entrait
pour moins que la vanité de les avoir faits. Ce
fut un temps de grands désordres et de singulières
débauches; j'en pris ma part, et les exemples
que je donnai restèrent fameux.
Si nous ne voyions pas poindre l'aube aux
bougies consumées des parties, l'aurore nous
surprenait dans le vin ou l'amour. Nous cons-
tations alors la duperie de notre double ivresse.
Elle sommeillait autour de nous, chairs lasses et
cheveux dénoués, cadavres des fantômes qui
nous avaient leurrés. Nous nous en éloignions
avec ennui.
Chaque soir, quelle qu'eût été l'aventure de la
journée ou les travaux de la nuit, me ramenait
malgré moi aux tables vertes. Parmi les nombreux
passants qui s'y succédèrent, je remarquai, dès
mon arrivée et durant tout mon séjour, une
joueuse d'une grande beauté. Elle s'y montrait à
la fois assidue et négligente, toujours assise à la
même place, respirant les fleurs d'un bouquet
qu'elle ne quittait jamais. Parmi tant de joueurs
aux alternatives diverses notre chance restait
MONSIELK I) AMF.RCŒIR
imperturbable et cette continuité de fortune
nous signala Tun à l'autre. On faisait cercle
autour de nous, et M. d'Amercœur n'était pas
moins envié que Madame de Sérences.
Une fois que je me trouvais auprès d'elle
et que nous parlions de notre double bonheur
dont la permanence nous étonnait, nous con-
vînmes de confronter, adverses, nos chances, et
de voir celle qui céderait. L'épreuve résolue, on
en fixa le temps, le lieu et le tète-à-tête.
Ce fut par une. belle nuit d'août que je m'assis
eu face de Madame de Sérences. Le peuple des
joueurs bourdonnait de ce duel. On pariait déjà
sur l'issue avant la rencontre commencée. De
grandes sommes s'engagèrent. Chacun de nos
gestes solitaires comportait son contrecoup et
sa conséquence. De multiples intérêts dépen-
daient de la science de nos combinaisons et du
hasard de nos atouts.
Le salon de Madame de Sérences où je me
voyais seul avec elle s'ouvrait par trois fenêtres
sur un beau jardin dont les parfums venaient
jusqu'à nous. Les bougies brûlaient chacune
son as de lumière. Madame de Sérences déposa
sur la table son bouquet de roses > la plus belle
12-4 LA CANNE DE JASPE
pendait au bout de sa tige brisée et ses pétales
tombèrent, un à un, durant cette nuit pathétique.
Les fines mains de la partenaire battirent les
cartes flexibles. La partie commença. L'enjeu,
formidable, m'échut, redoublé il méchut encore,
puis de nouveau, puis encore, encore et toujours.
Les sommes d'or s'empilèrent, des jetons en
représentèrent d'autres ! Madame de Sérences
souriait doucement. Nous jouâmes des joyaux ; sa
voix claire les nommait, un à un ; les diamants
lançaient leurs feux; des rubis étincelèrent; des
perles coulèrent goutte à goutte. Elle perdit:
nous jouâmes des domaines. Leur nom sonore
ou charmant les évoquait à mesure : châteaux
parmi les forêts au fond d'avenues de chênes
ou à travers le rideau des pins, maisons au bord
du fleuve, blés roux, brunes terres, prés ver-
doyants, fermes où mugissent les taureaux,
métairies où roucoulent les colombes, sables et
rochers, meules et ruches. Madame de Sérences
souriait toujours.
Un silence intervint entre nous. Elle s'était
levée debout en sa robe de moire verte, une
main posée sur la table. Le parfum des fleurs
entrait par les fenêtres ouvertes; une pile d'or
MONSIKUK n AMr.RCCKUR
s'écroula sur le tapis; une bougie rasa de sa
tlanime sa bobèche qui éclata. xNous nous regar-
dâmes longuement. Madame de Sérences rougit
comme si elle se sentait l'enjeu final. D'un geste
qui la fit tressaillir, je lui montrai la table où
j'éparpillai les cartes que je tenais entre mes
doigts. Les figures peintes me parurent grimacer
un sourire. Les rois barbus ricanaient aux valets
glabres. La hallebarde des uns se croisait au
glaive des autres.Les reines respiraient leur tulipe
bigarrée. Je sentis que j'allais parler sans savoir
ce que j'allais dire, et une voix que je reconnus
la mienne murmura lentement, tandis que je
conviais du geste la belle joueuse à reprendre,
pour la conclure, la partie interrompue : « Tout,
Madame, disais-je, tout, contre votre ombre ! »
C'est ainsi que j'ai joué et gagné l'ond^re de
Madame de Sérences. J'ai construit, pour en gar-
der l'image à jamais, la maison magnifique: un
des miroirs conserve en son cristal le reflet invi-
sible sur lequel les portes se sont closes pour
toujours. Elles ne se rouvriront pas pour moi et
le merveilleux secret retournera avec la ruine
du lieu qui le contient à Téternelle poussière où
vont les êtres, les choses et leurs ombres, o
LE TRÈFLE ZSOIR
. HERTULIE
OU LES MESSAGES
A MADAME DE BONNIHIIES.
1) HEU.MOTIME A HERMAS
Quand on te remettra cette lettre, je serai
déjà loin; j'aurai marché toute la nuit sous les
étoiles: j'aurai marché toute la nuit vers mon
Destin. J'avais cru pourtant que je ne quitterais
jamais nos beaux jardins, ô Hermas. Nous nous
promenions ensemble; c'est là où j'ai rencontré
Hertulie; c'est là où tu hii apprendras mon
départ. Elle accusera mon amour et si je la
quitte c'est à cause de l'amour !
L'amour seul nous fait nous-mêmes; il nous
rend comme nous serions, car il devient ce que
nous sommes. Aussi, sa façon d'avoir lieu se
subordonne à notre manière d'être, et elles
témoii»nent Tune et l'autre de leur réciproque
imperfection. La stature de l'amour est à la
taille de notre ombre. Hélas! la contagion de
notre infirmité le discrédite; on lui attribue
l'origine de ses efïets; elle est ailleurs, elle est
en nous. L'Amour est beau. La laideur seule de
132 LA C.VNNE DE JASPE
nos âmes grimace sur son masque qui les
représente. Son aspect se façonne à notre image
et nous voyons en lui notre ressemblance inté-
rieure. Si misérables que nous soyons, et bien
qu'il participe à notre misère, son insuffisance
et sa difformité sont encore désirables. L'amour
reste l'amour. Nous l'aimons tout contrefait
qu'il soit.
Imagine alors, ô Hermas, sa beauté si, au
lieu de se grimer en des cœurs ténébreux, il se
dénudait en des âmes radieuse. L'amour doit être
l'hôte de la sagesse, mais son flambeau doit
éclairer, à l'intérieur de nos songes, des voûtes
merveilleuses, en diainanter les grottes de toute
l'anxiété des stalactites du silence; alors tout
flamboiera d'une chaste fête de clarté et. à des
aurores souterraines, d'entre les pierres, pousse-
ront d'inflexibles lys. D'ordinaire, sa lampe incer-
taine ne hante que des tombeaux ou des antres.
Les hiboux trempent leurs griffes dans l'huile
funéraire; d'obscènes satyres miment, en ombres
bestiales, sur les parois, l'imposture du dieu.
L'amour est Fhôte de la sagesse et je pars lui
préparer sa demeure. J'ai consulté le passé et
le présent; tu me reproches de ne pas m'être
i.i: TufiLi. NOiH l;i3
assez consulté moi-même/ d'avoir lu hop de
livres et d'avoir, à la liàte, heurté à la porte des
sages. 'La sagesse, me disais-tu, n'est pas
errante; elle séjourne et fait semblant de dor-
mir; elle ne dort pas dans un château de pierre
au milieu de la forêt. Son attentive patience
nous écoute en nous; elle répond à nos auscul-
tations intérieures.
Hélas! mon ami, je suis resté sourd à ma
propre oreille; j'ai besoin qu'on parle pour
entendre mon silence et j'ai du être un passant
pour aller à la rencontre de moi-même. Il y a
des voies, il y a des clefs que cachent des mains
mystérieuses. Ah ! j'en suis sur, il y a des
portes qu'elles ouvrent, et des semailles étran-
gères et hasardeuses produisent l'épi consécra-
teur de notre propre fécondité. Plains-moi,
Hermas, de recourir à l'aide des sages pour
devenir l'un d'eux; il le faut pour aimer, car la
sagesse peut seule exorciser l'amour du sorti-
lège où il s'atrophie. J'aime Hertulie, mais je
refuse à notre amour le sort de se parodier.
Je pars; il y a des étoiles au ciel et je pleure.
Hertulie pleurera. Je reviendrai. Qu'elle aille te
voir quelquefois dans ta maison silencieuse.
8.
134 I-A. CA.>'>E DE JASPE
Vous y parlerez de moi comme nous parlions
ensemble de la grâce d'Hertulie. Ah! puissé-je
la revoir dans ce jardin. C'est là où je l'ai ren-
contrée, c'est là où tu lui liras ma lettre. Adieu.
Hermotime déjà vous salue.
l.F TRII I.K N(tll! lo."
L ESCALIER DE NARCISSE
Hermas revint seul, le lendemain, à ces
beaux lieux où il s'entretenait si souvent avec
Hermotime. Les heures leur parurent douces,
dans ce vaste espace d'arbres et de fleurs.
C'était un jardin ornementé et solitaire. D'un
chi\teau. là jadis, il ne restait rien, sinon le
charme pour soi de se l'imai^iner d'après le
décor qui lui survivait.
Trois allées d'eau irradiaient d'une pièce cen-
trale en octoiione, et. au bout de chacune
d'elles, assez loin, une fontaine, parmi divers
artifices d'architecture et d'hydraulique, s'ani-
mait d'une figure différente. L'une représentait
un homme qui riait en versant une amphore de
bronze, l'autre une femme qui, en pleurant,
emplissait un cratère d'or. La fontaine du
milieu était la plus belle. Une nappe d'onde
débordait d'une vasque d'où naissait, debout,
une statue hermaphrodite. Aux tablettes du
f
l3fl LA CANNE DE JASPE
buffet de porphyre des masques alternatifs de
Tritons et de Sirènes crachaient, par la bouffis-
sure de leurs bouches convulsives, une suffo-
cante gorgée de cristal. Parfois, quand la fon-
taine s'était tue et que les marbres énigma-
tiques embaumaient de leur triple nudité le bos-
quet d'arbres silencieux, on voyait, sur le bord
de la vasque égouttante, se poser, pour y boire,
une colombe.
Autour de l'octogone du bassin, des statues
de bronze alternaient avec des ifs équarris en
pyramides et des cyprès taillés en obélisques.
Leur reflet se métallisait dans une eau calme où
celui des statues semblait se dissoudre à demi,
se tondre en une sorte d'aspect d'outre vie,
moins leur image que leur ombre, car toute
eau est un peu magique et, si elle est tout à fait
tranquille, on ne sait pas ce qui y peut dormir.
Le reste du jardin se disposait en carrés de
futaie ; une palissade d'un buis dur et ras les
encadrait. A l'intérieur, sous les hauts arbres,
on marchait toujours sur des feuilles mortes.
Tous ces carrés, dont deux face à face de chaque
côté du bassin, s'agrémentaient, chacun, d'une
surprise. Ici une petite source coulait goutte à
LF. TKi'fI.E NOIK 137
goutte. L'iieure s'y marquait à son horloi^e
naturelle; là on entendait un écho; la voix en
revenait de très loin, et, des syllabes perdues,
résultaient de curieuses équivoques. Dans les
deux autres on trouvait deux bancs circulaires
avec un siège de marbre ou de pierre, et pour
accoudoirs des sphinx ou des dauphins.
Une terrasse à balustres se superposait à Ten^
semble du jardin. Elle étalait ses allées de sable
jaune en bordure à des parterres de broderie et
des pelouses plates. On y montait par des
rampes courbes et on en descendait aussi, au
milieu, par un escalier d'où l'on se voyait en
bas dans le bassin, de sorte que, de marche en
marche, on avait l'impression de s'approcher
de soi-même. On appelait cet escalier TEscalier
de Narcisse.
L'étendue du bassin se continuait par la
perspective de trois allées d'eau qui en diver-
geaient. C'étaient comme des routes de la mé-
moire où le souvenir semblait marcher à doux
pas sur leurs longs miroirs tremblants. Le
soleil, disparu derrière les arbres, tiédissait
encore la pierre du degré où Hermas assis, ce
jour-là, goûtait le plaisir d'être tout à ses songes.
13S LA canm: de jaspe
Le souvenir d'Hermotime les mélangeait d'un
peu de tristesse et de quelque ironie ; il retrouvait
devant lui,, sur le sable, des figures bizarres et
irrégulières dont 1 absent, la veille,, tout en
parlant, avait tracé la géométrie incohérente du
bout de sa canne d'ébène ; des lignes entre-
croisaient leurs cercles brisés et leurs spirales
analogues à celles que le petit serpent d'argent
contournait à la poignée de la svelte épine noire.
Cette canne figurait presque une sorte de
demi-caducée mondain dont Hermotime portait
habituellement l'attribut, mais un des deux
serpents commémoratifs manquait encor;' à
l'emblème et le jeune sage semblait attendre
l'occasion où s'en parachevât l'exactitude. Aussi,
paraissait-il circonspect vis-à-vis de soi-même
et cette précaution guindait sa grâce un peu
austère à une gravité qui, pour être parfaitement
élégante, n'allait pas sans quelque apprêt.
Hermas pensait à la sagesse d'Hermotime et
en réentendre les propos. Chaque jour presque,
les deux amis étaient venus jouir de ce beau
jardin. Hermotime regrettait un peu que le
château n'existât plus; ses bibliothèques, ses
cabinets de médailles, ses galeries de bustes
I.K TltÈFI.E NOIlt 1;V.)
antiques auraient été un refuge contre les
pluies d'été qui parfois huilaient de leurs averses
le bronze des statues ou la verdure métallique
des ifs et s'égouttaient aux feuilles alourdies des
arbres en diamantations dissoutes, llermotime
déplorait tout cela, augurant la beauté de la
demeure à celle des jardins.
Un haut goût décoratif les parait, quoique
leur ordonnance autoritaire et syllogistique
dénotât qu'ils eussent été composés par un esprit
spécieux et dominateur, et imaginés, à cause de
leur méditatif assemblage de bronzes et d'eaux,
par un songeur, peut-être un peu hypocondre, qui
aima y conformer ses rêveries méthodiques et
y approfondir quelque hautaine, acariâtre et
morose délectation.
Hermas et Hermotime s'y reposèrent souvent,
d'ordinaire sur cette dernière marche, au bas
de l'Escalier de Narcisse. Le beau jardin s'éten-
dait sur un fond de silence. Le regard suivait la
fuite de l'eau sous les arbres. Parfois, seu-
lement, aux heures de grand soleil, on recher-
chait l'abri des futaies, leur intérieur frais et
sombre. Hermotime aimait s'arrêter auprès de
la petite source. Hermas préférait s'accouder
140 L.V CANNK l)i: JASl'l.
nonchalamment aux sphinx de marbre ou
caresser Técaille cambrée des dauphins de
porphyre. L'écho ne répéta jamais rien en le
faussant de ce que les deux amis se dirent à
demi-voix. Leur concorde appariait leurs diffé-
rences. Un jour ils suivirent une des allées d'eau
jusques à cette fontaine où souriait une statue
singulière. Hermas y vit un songe; Hermotime
y supposa un symbole; ils revinrent sans parler,
car le crépuscule déclinait déjà et les eaux,
s'étant tues, invitaient au silence.
D'habitude Hermotime racontait volontiers à
Hermas, avec ses pensées, le détail de ce qui les
lui avait suggérées. H en discourait ingénieu-
sement avec des divisions d'école. Sa jeunesse
la fréquenta. Le plus souvent, il portait sous
son bras, par manie ou par allusion, un livre
fermé. Aussi se dissertait-il mieux qu'il ne se
fût rêvé à l'improviste et son éloquence produi-
sait plus d'agrément que de surprise.
Les voyages l'avaient conduit en des lieux
singuliers ou du moins qui le semblaient à
Hermas, à cause de leurs noms sonores ou
langoureux. 11 y avait connu des hommes
illustres et sages. Hermas le poussait peu aux
in TIU.ri.K NOIK l'i I
récits de ces colloques, car ces maîtres lui
paraissaient plus curieux par leur entente de la
vie que par leur science de la sagesse, etHermo-
time, subordonné aux préceptes, se fût montré
court d'anecdotes. S'il avait oublié les voix, il
avait retenu toutes les doctrines pour y cher-
cher la matière de la sienne. La sagesse est
partout, disait-il; de ses mille pièces éparses et
mêlées, il faut reconstituer une figure qui les
utilise ; sa forme déterminée par la coïncidence
de leurs parties ne prend sens qu'à leur
totalité.
Hermotime cherchait de par le monde ces
pièces dépareillées. Là-dessus il était infini,
Hermas le laissant dire, car sa songerie un peu
taciturne prêtait à ces propos un silence inat-
tentif et indulgent qu'il animait du geste de
cueillir une Heur ou de jeter un peu de sable
dans l'eau calme du bassin auprès duquel ils
restaient assis.
De grands poissons erraient là mélancolique-
ment, lents et presque végétatifs, si vieux que
des mousses oxydaient leurs écailles; ils se
velou talent de vétusté et glissaient onctueuse^
ment dans l'eau lourde.
\)
l'rl LA <:a>>'e de jaspe
Hernias et Hermotime les regardaient parfois,
en silence, s'engourdir tout à fait vers le soir
et s'incorporer à l'eau ou ils n'étaient plus
qu'une stupeur opaque et vague. Le jardin
devenait plus beau encore à ces heures dégé-
iiérescentes, en sa solitude composée. Quelque
jeune femme, parfois, passait au bord de l'allée
deau. lïermas, sans connaître toutes celles qui
habitaient la ville, en estimait certaines de
venir ainsi errer un instant dans le calme du
noble lieu. Celles-là au moins n'étaient point
peut-être sans mélancolie et elles y prenaient
cette sorte de grâce tendre où se parachève la
beauté. Quelques-unes venaient là sans doute
im peu pour être vues de lui. Sa richesse et son
goût pour la solitude le singularisaient. Personne
n'entrait dans sa maison somptueuse. Il n'en
quittait guère la clôture que pour se promener
dans ce jijrdin ou dans les siens, vastes aussi et
^dambiqués. Il avait voulu savoir les noms de
ces passantes et, quand Hermotime lui demanda
celui de l'une d'elles, il put lui apprendre qu'elle
^appelait Hertulie.
Hermotime l aimait. Il la rencontra le matin
même de son arrivée en se promenant sur la
LE TRKlLi: NOIR l'i:»
terrasse où il attendait Herinas. Bien qu'à peine
vers midi, des nuées déjà orageuses se bour-
souflaient dans tout le ciel. Le soleil brillait par
intervalles et la jeune femme ouvrait et fermait
tour à tour son ombrelle. Ils se croisèrent plu-
sieurs fois, ensuite ils se parlèrent et ce fut un
grand amour qu'Hermotime confia à son ami.
A lui aussi il donnait le soin d'avertir Hertulie
de son départ, et de lui en dire les méthodiques
raisons. Hermas pensait donc à ces choses
quand, du bout de l'allée d'eau, il vit venir
Hertulie.
Elle venait lentement vers lui, en souriant,
peut-être parce qu'elle tenait à la main un bel
iris mauve à longue tige. La fleur et elle se res-
semblaient très mystérieusement par une même
sveltesse épanouie, par un accord apparié de
i^ràce délicate. Sa robe rose et blanche, tout
à l'heure jaune et verte, à cause du reflet des
arbres et de l'eau, la parait d'un atour
naïf et précieux. Le détail en était exquis,
car les feuillages tramés en arabesques dans le
glacis.de l'étoffe y miroitaient un givre de soie,
et la jeune femme restait ainsi, debout, devant
Hermas. un peu étonnée qu'il fût seul et ne
144 ^A CANKE DE JASPE
répondît pas à son salut, et, après une petite
hésitation, comme pour ne point marquer, par
décence, trop d'empressement, ni par politesse
ne pas paraître déçue, elle demanda, en regar-
dant la fleur : « Mais où donc est aujourd'hui
notre Hermotime? Encore à songer sur quelque
livre? » Hermas la contemplait gravement, en
silence, avec des yeux de pitié douce. Elle lui
paraissait si svelte et si frêle qu'il s'inquiétait
d'avoir à lui dire la nouvelle inattendue; elle
lui semblait tout à fait pareille à 1 iris délicat
dont le port s'inclinait au poids de la fleur, si
pareille qu'il allait en casser la flexibilité d'un
contre-coup imaginaire de la longue canne
d'épine noir. Le serpent d'argent enroulé au
demi-caducée envenimerait l'amour de sa dent
d'anxiété. Sans rien dire Hermas tendit la lettre
à Hertulie.
Il la regardait lire assise sur la dernière
marche de l'escalier. Elle lisait avec une
application minutieuse, les coudes aux genoux
sur la tige froissée de l'iris dont la fleur pendait
tristement. Le mince papier qu'aucun vent ne
remuait tremblait dans ses mains. D'un doigt
elle rajustait une boucle de sa coiffure.
i.K ti{k:i.i: no: h
Un grand silence s'était lait dans tout le jardin,
car on avait fermé les fontaines au bout des
allées d'eau. Le murmure tu s'égouttait en une
stillation presque imperceptible, et on entendait
ainsi, toute la nuit, sa durée intarissable. La
surface des bassins, terne d'une taie crépucu-
laire, se figea. Les massifs d'arbres se pétrifièrent.
Tout prit une attitude de dureté suprême avant
de s'abandonner aux ténèbres; il y eut une
dernière résistance des choses à vouloir con-
sister en leur aspect diurne. Elles s'y rétractaient,
comme méfiantes des insinuations dissolvantes
de l'ombre.
Hermas songeait tristement sans oser regarder
Hertulie. Ils restèrent longtemps ainsi. Le cré-
puscule était moite et doux, quand, d'un tacite
accord, ils se levèrent. Haute et fine dans sa
longue robe dont les plis se cannelaient jusqu'à
terre, Hermas la voyait reflétée dans l'eau morne
du bassin, avec son visage pâle transfiguré par
l'au delà de songe et de sommeil que prend
toute face à y être vue. Tout et le silence était
si semblable à la mort qu'Hermas sentit la néces-
sité d'interrompre par quelques paroles d'espoir,
même inutiles, le suspens de cette angoisse, et ce
14() LA CA>>F. DF. .TASTT
furent celles-là, prononcées, une à une, len-
tement :
(( Hertulie, disait-il, tendre Hertulie, vous êtes
trop belle pour n'avoir pas quelquefois regardé
les hommes au visage. Les faces humaines sont
presque toutes tristes de la figure de leur passé,
et il reste de la cendre au fond de tout ce qui a
tâché d'être; rien n'est qu'à travers un songe.
Je ne vous parlerai pas des miens, ils eurent lieu
en des désirs trop singuliers; c'est de moi et en
moi où s'est consumée leur solitaire brûlure; ils
furent le crépuscule de mes propres ténèbres.
La simplicité des vôtres leur sauvegarde au
moins l'espoir. Cependant, voici la nuit venue;
il faut rentrer; on a fermé les fontaines. Leur
rire mort, elles expirent, une à une, les gouttes
imperceptibles de leur survie. Il y a toujours
ainsi en nous, à certains moments, des choses
qui semblent se taire et se continuent par d'oc-
cultes persévérances. Votre solitude a un écho,
celui d'un pas qui s'éloigne et reviendra; on
revient de toutes les sagesses et les fleurs inter-
rompues refleuriront. »
Hermas salua cérémonieusement Hertulie. Elle
restait seule, au bord de Teau, son iris brisé à la
I.K TRl":i l.l' NOIR l'iT
main, mais les fils de la cassure faibliront, et la
trop lourde fleur tomba sur le sable. Le silence
s'accrut de ce frôlement, car on n'entendail
plus marcher Hermas ; et, au-dessus des grands
arbres, à une place plus claire du ciel, montait
doucement une étoile.
I'l8 LA CANNE DE JASPE
PRESAGES EMBLEMATIQUES
Ce matin-là. Hertulie s'éveilla tout en pleurs.
Cela lui arrivait souvent depuis le départ d'Her-
motime; ses sommeils se fondaient ainsi en une
tristesse dolente et moite. Après s'être tout le jour
énervée à retenir ses sanglots, la nuit lui pro-
diguait à son insu la bienfaisante effusion des
larmes. Les ténèbres sont secrètes et délicates,
elles prennent soin des âmes blessées, et l'anxieuse
Hertulie, à la suite de ces attendrissements mys-
térieux, s'éveillait d'ordinaire tendrement endo-
lorie et presque souriante.
Ce matin-là, au contraire, elle se sentit plus
troublée; dans son sommeil elle avait entendu
longuement, avec des pauses, des reprises, lon-
guement, derrière la nuit, à quelque embuscade
de l'ombre, entendu chanter à son oreille des
flûtes lointaines et minutieuses: leur mélodie se
mêlait à un bruit congénère de fontaines et y
empruntait une liquidité analogue, de telle sorte
I.E TUKILK NOIR l'if)
que l'eau semblait se moduler et s'apparenter à
l'hydrophonie des instruments. T.e silence où Ton
se croit quand on dort avait tressailli, animé de
murmures inexplicables; toute la mélancolie du
passé et la transe de l'avenir s'étaient chuchotées
à la dormeuse et, sans voix qui en formulât le
sens, par allusion, tout y disait le départ d'Iïer-
motime et les issues dangereuses où se fourvoient
les destinées.
Hertulie, assise en sursaut, regardait, encore
couchée, la chambre où elle avait dormi. Le so-
leil rosait les tulles de la fenêtre et les rideaux du
lit emmousseliné, comme en suspens de toute
leur légèreté immobile. Ce lit imitait la forme
d'une barque et les cygnes de cuivre qui l'ornaient
aux angles paraissaient vraiment de l'or dans la
matinalelumière. Leursailes doucementéployées
entraînaient la nef nocturne sur le fleuve imagi-
naire du tapis où des arabesques s'étiraient en
algues langoureuses et compliquées. De grandes
rosaces y gyraient leurs remous çà et là.
Du dehors s'entendaient des voix sonores et
fraîches; c'était le bruit d'un marché en face de
la maison. On y vendait des fleurs, des herbages,
des fruits exorbitants, des légumes rares ou de
130 1 .V CANXE DE JASPE
surprenantes volailles. Hertulie, de la fenêtre,
s'amusait ati spectacle de cette petite foule. De
belles dames y fréquentaient, par groupes com-
mentateurs ou seules, précautionneuses, sou-
pesant de leurs grasses mains dégantées la
maturité de quelque fruit ou triant d'une gerbe
odorante le choix des plus belles fleurs. Des ânes
passaient, secouant le velours usé et tiède de leurs
longues oreilles grises, indifférents aux efïorts
d'ailes des grands flamants roses liés par paires
d'un jonc souple qui paralysait leurs hautes
jambes articulées en statures de roseaux. Au
milieu d'un cercle d'auditeurs, un astrologue
coiffé d'un haut bonnet cabalistique prédisait
l'avenir. Hertulie l'eut volontiers interrogé, mais
elle pensa à Hermotime. Sans avoir bien com-
pris le sens des grandes choses qu'il entre-
prenait, elle en admirait la tentative! Son âme
respectueuse, attentive et tendre, souft'rait de
cette absence, et le ressentiment d'un naïf orgueil
à y songer n'en compensait pas la douleur de la
subir. Malgré cela, se représentant le jeune sage
dans toute sa grâce docte et vagabonde, elle eut
honte des frivolités de son impatience.
D'ordinaire le spectacle de la petite place la
1,1 TKEILE NOIU 1 5 1
distrayait moins. Trois ormeaux solitaires y con-
versaient longuement du murmure contidentiel
de leurs feuillages, juste en face de la fenêtre
d'Iiertulie qui, étendue dans son fauteuil, les
regardait se balancer. Le soir on les entendait
frémir doucement, un à un, ou parfois, tous trois
ensemble.
Les nuits où elle ne dormait pas lui paraissaient
interminables. Elle relisait pour s'occuper la
lettre dllermotime et tàcbait d'en bien pépétrer
le sens, car elle s'imaginait avec peine cette
sagesse dont il parlait comme d'un bien néces-
saire et difficile. Quoi qu'il dît des misères de
l'amour, elle en sentait le vif instinct sans com-
prendre qu'on en subordonnât la jouissance à
des précautions si mystérieuses. Sa simplicité
d'amoureuse le rêvait plus naturel et moins ini-
tiatique. Ah! Hermotime, Hermotime, pensait-
elle, au retour aurî^s-tu les yeux plus beaux; tes
cheveux lisses et un peu longs seront-ils d'un
pli plus gracieux? C'était là toute sa sagesse et,
bien qu'elle sût qu'il reviendrait, l'anxiété de ce
retour la laissait involontairement désespérée.
Les jours passaient; à mesure elle les mar-
quait, sur son calendrier; les petites croix
152 LA ca.nm: de jaspe
rouges s'y suivirent et composèrent des se-
maines, et on toucliait déjà aux confins de
Tété et de l'automne. L'air devint plus frais;
les choses s'aggravèrent d'une sorte de lourdeur
en s'ankylosant imperceptiblement de somno-
lence méditative. Hertulie à vivre, seule dans
sa maison y contracta une stupeur lasse
d'accord avec l'attitude immobile de ses pensées.
Un jour, songeant ainsi en face de sa fenêtre
ouverte sur un des derniers ciejs tièdes de la
saison, vers midi, elle vit, avec surprise, une
flèche, lancée du dehors, s'accrocher un instant
aux dentelles des rideaux, y vaciller, puis tomber
et se ficher droite dans le tapis.
Dans la rue déserte aucun pas ne s'éloignait.
D'où venait cette flèche? sa pointe d'acier trian-
gulaire luisait ironiquement. Que voulait dire ce
message, car Hertulie comprit que c'en était un
et ne douta pas qu'il ne vînt d'Hermotime, non
plus qu'ensuite ce poignard nu où sa main
tressaillit un soir en le trouvant sur la table.
Ce singulier présent Teffraya par son présage
peut-être de quelque tragique aventure, mais la
pauvre amie s'entendait peu aux allégories, et,
de jour en jour, elle allait s'attristant davan-
I.E TUKFLE NOIK ]'>'A
tage, plus désolée en rinquiétude de son attente.
La nuit, elle ne pleurait plus, car elle ne dor-
mait pas et l'insomnie la privait de la douce
faiblesse des larmes. Le vent soufflait au dehors
avec un bruit de flûtes discordantes; l'automne
inclinait vers l'hiver; il vint.
Pendant des mois elle fut sans autres nou-
velles d'Herniotime. Le printemps reparut; les
nuages filaient vers le nord. De nouveau, le petit
marché sur la place égayait le silence de la ville.
Hertulie sortit pour acheter des fleurs. C'étaient
les premières de la saison, naïves et comme
improvisées ; leurs pétales semblaient de la neige
ensoleillée et fondante. Devant les étalages peu
fournis presque personne ne se promenait. Le
cabaliste manquait et les ânes piétinaient, tout
bourrus encore de leur poil d'hiver. Hertulie
choisit à la hâte quelques primevères et, en ren-
trant, sa surprise fut grande, car sur la console
où elle allait les placer dans un vase, on avait,
en son absence, posé sur le marbre une gourde
d'étain et un petit miroir. Longtemps elle rêva
devant ces attributs; la gourde était toute bos-
selée comme si on Teût apportée de très loin.
Les jours grandissaient et les hirondelles re-
154 LA C.\>NK DK .lASPK
vinrent; Ilertulie aimait à les regarder voler;
leur vivacité l'amusait; d'un vol franc, elles
tournoyaient autour de la maison dès l'aube jus-
qu'au moment où, au ciel crépusculaire, les
chauves-souris leur succédaient, cherchant à les
imiter hâtivement, à tâtons, de leurs ailes incer-
taines. Alors elle se détournait presque avec
peur ; leur voltige alambiquait l'ombre d'un
alphabet bizarre. Un soir qu'Hertulie s'attarda
un peu à les regarder inscrire en zigzags sur le
ciel les paraphes hiéroglyphiques de leur apocry-
phe légende, en allant, la fenêtre enfin close, allu-
mer une cire, son pied heurta sur le tapis un
objet sonore, c était une clef.
Le lendemain, la jeune femme se réveilla tout
en pleurs, comme si les ténèbres eussent eu de
nouveau pitié d'elle. Sa pauvre âme se navrait
de l'interminable absence et s'afïolait des signes
mystérieux dont l'incompréhensibilité énigma-
tique augmentait sa détresse; détendue par les
larmes, pourtant, elle se sentait .faible et endo-
lorie. L'aube d'été enfarinait l'enlinceulante
blancheur de ses draps et, posé là pendant son
sommeil, juste sur sa poitrine, il y a^aït un épi
de blé mûr.
LE TRKFLE NOIU 15"
Ce fut alors qu'elle pensa à aller trouver
Hermas pour lui demander l'explication de ces
singulières allégories, et, étant languissante et
très lasse, la route longue et l'après-midi brû-
lante, elle n'arriva chez lui qu'après le milieu du
jour.
LA CANKE DE JASPE
LA MAISON DU BEL-EN-SOI DORMANT
Hermas habitait seul une maison isolée au
bout du vieux jardin, non loin d'immenses
étangs, à Tendroit où le parc devenait forêt. A
travers les eaux mortes du maréeage et les
futaies latérales, une interminable allée d'anti-
ques arbres conduisait à un rond-point d'où l'on
avait devant soi la somptueuse demeure au delà
d'une vaste cour qui la précédait. Les pavés
de grès gris se mélangeaient de quelques-uns
qui étaient un peu rosés Le soleil y faisait scin-
tiller des micas et. après la pluie, une fraîcheur
en émanait; alors les fers dorés de la haute
grille luisaient plus clairs et les deux lanternes
suspendues de chaque côté de la porte oscil-
laient au moindre vent. Leur dorure forgée en-
cadrait les tailles en biseau de leur cristal; la
nuit, on ne les allumait plus, car Hermas n'était
point hospitalier.
On ne savait rien de lui, et comme être hau-
LK TUI ll.l MJIK
laiii et liiciluriic coiislilue, aux yeux de la bas-
sesse huniaiiie. une infraction à ses usages et
une sorte de sortilège où on se dilTérencie de sa
servitu<le. ou envisagea celte réserve avec mir
malveillance contenue à peine par une réputa-
tion d'extrême richesse. Cette double sorcellerie
de Tor et du silence conslituail llermas.
Kn elTet. précédant son installation danscette^
demeuiv. des voitures y avaient amené de nia-
gniliques mobiliers, lue de ces voitures chargée
de cristaux rares et d'inestimables verreries qui
s'entrechoquaient aux cahots en traversant la
ville, au pas lourd des chevaux, y laissa le sou-
venir d un tintement mystérieux. Le lendemain
passèrent les argenteries, car Hermas se plaisait
à im luxe solitaire.
C'était son droit, ayant su s'interdire tout
mélange entre soi et les choses, car il suflit,
pour innocenter une jouissance, de conserver,
au delà de son atteinte, un intangible point qui
sache en être intact à jamais. Hermas était de
ceux qui ont droit à tout par la supériorité où
ils sont d'en pouvoir neutraliser l'esclavage ;
aussi il accommoda sa solitude à un entour de
magiiilicence silencieuse, apparentèo fi ses
15-> l.A CANNF. DE JASPE
songes ; puis les portes se refermèrent sur ces
merveilles sans que l'oubli pût se faire de leur
passage à travers les rues de la petite ville.
On commentait fort l'attitude de cette retraite
où nul ne fut admis à pénétrer; aussi la venue
d'Hermotime produisit-elle quelque étonnement
d'un privilégié, à ce point en familiarité avec la
réserve de ce hautain jeune homme qui au verre
de miraculeux cristal où il buvait, disait-on,
assis seul devant sa table étincelante, semblait
avoir bu. à jamais, avec le silence, un de ces
philtres qui désapparient, pour toujours, quel-
qu'un d'avec ses semblables et ne le rendent
plus conforme qu'à soi-même.
Cette situation d'avoir confisqué ainsi pour
son usage ce qui sert, d'habitude, de prétexte à
ostentation, concordait avec cette retraite d'un
homme seul dans un lieu dont la disposition et
l'architecture semblaient comporter l'entourage
d'une sorte de popularité choisie — domestique
ou amicale.
Les curieux se désappointaient de voir les
habitudes du fantasque maître si contraires, non
seulement à leur curiosité, mais encore à l'çtat
qu'eussent paru lui devoir imposer les appa-
Il IHIFI.E NOIH lr>',)
rences presque princières du château où il \ ivail
à l'écart.
L'aspect du lieu s'embellissait pourtantde ce
contraste intentionnel. Tl avait une sorte de
gravité fatidique, cette façon de grâce superflue
qu'ont les endroits en désaccord avec leur des-
tination originelle. Leur inutilité et leur dispro-
portion semblent ne plus s'ajuster qu'à quelque
manie spirituelle du maître qui les habite. C'est
en lui où se fait la concorde de leur disparate;
il est le point où s'équilibre la jonction de leurs
mystères, et, sans plus d'autre attribution que
de satisfaire à quelque mélancolique singularité
qui s'emblématise en eux, ne coïncidant plus
avec la vie. on les sent se proportionner à un
songe et ils prennent à cela je ne sais ([uoi de
fictif et d'imaginaire où il se rehaussent et s'im-
mobilisent.
Le logis d'Hermas consistait en un rez-de-
chaussée surmonté d'un étage, le tout vaste. De
hautes et larges fenêtres à grandes glaces ou à
petits carreaux alternaient sur la façade, sépa-
rées l'une de l'autre par des colonnes plates de
marbres divers. Au-dessus de chaque fenêtre
souriait ou grimaçait, sculptés dans la pierre,
IfiO LA CANNE DE JASPE
un masque satyrique ou une face héliconienne.
Cette façade se développait au fond de la spa-
cieuse cour légèrement bombée. Hertulie mar-
chait lentement sur les pavés inégaux. Venue
consulter Hermas, maintenant elle hésitait à
entrer. L'autre année pourtant elle s'était fami-
liarisée avec lui à force de l'avoir rencontré dans
le vieux jardin où, avec Hermotime, ils s'as-
seyaient tous les trois, au crépuscule, en face des
allées d'eau. Hermas se montra toujours envers
la jeune femme d'une politesse cérémonieuse;
mais, le soir où il lui remit la lettre et lui parla
plus longuement, elle avait senti dans sa voix
quelque chose de si lointain que le mélancolique
interlocuteur de son désespoir s'éloigna en sa
pensée à des confins de songe, à une sorte de
distance d'outre vie dont elle gardait une ap-
préhension sybilline comme s'il en devait sortir
la réponse même de la Destinée.
Elle hésitait à quelle porte elle frapperait.
Toutes trois étaient fermées et des heurtoirs de
bronze y crispaient leur saillie ornementale.
Enfin elle se décida pour celle du milieu. Le
coup se répercuta à l'intérieur. On devinait aux
prolongements de cet écho la maison vaste par-
l.K TUi:i I.i: NOIR
courue de longs corridors. Le marbre poli du
dallage mirait limpidement les murs de stuc du
vestibule. Une fraîcheur délicieuse en agrandis-
sait encore les belles proportions. Des galeries
s'en détachaient au bout desquelles on voyait,
par des portes vitrées, des perspectives diverses
de treillages en portiques et en arcades ; des ifs
enguirlandés de roses dressaient leurs obélisques
aux intersections des allées. C'était à la fois
grandiose, coquet et triste.
L'escalier que monta ilertulie la conduisit à
travers une série de chambres, toutes curieuse-
ment meublées, d'un même goût fastueux et
morne. Les objets s'y immobilisaient en unef
sorte de solitude anxieuse ou indifférente. Dans
ces pièces, conformes à quelque visiteur taci-
turne, les parquets en mosaïques de bois ne cra-
quaient pas sous le pied. Le silence y semblait,
bien qu'absolu, plutôt comme en suspens que
définitif ; il n'avait pas cette imperceptible vie
dont se craquelé sa plus glaciale léthargie et,
par contre, on ne sait quoi d'apparent et de su-
perficiel en fêlait la stabilité.
Parmi ces chambres, une se distinguait par
ses tentures charmantes. Les lés de l'étoffe
ir.2 LA CAN>'E DE JASPE
gardaient empreinte comme l'ombre moite d'un
attouchement de ileurs sur qui on les eùi an-
ciennement plies, et, à cause de cette étoffe d'un
vert très pâle, un mobilier de bois jaune clair et
d'ors vieillis alanguissait ses formes et cris-
pait aux angles ses consoles où se congelaient,
debout, des vases de jade.
Dans une autre de ces chambres, Hertulie
vit avec étonnement beaucoup de miroirs
appendus auxmurs. Enfermés en des cadres d'or,
d'écaillé, d'ébène ou de burgau, ils s'opposaient
les uns aux autres, échangeaient leurs reflets
réciproques et les combinaisons de leurs inci-
dences ; certains, montés en des bordures de
pierre, ressemblaient à des bassins d'eau, et
Hertulie en passant s'y apparut très pâle.
Elle continua à chercher Hermas de chambre
en chambre. Des portes à serrures travaillées
séparaient ces diverses pièces qui, d'autres fois,
s'allongeaient en enfilades. De lourdes portières
de soies, de satins ou de moires la frôlaient de
leurs franges qui tremblaient longtemps derrière
elle. Tout était vide.
La solitude de ces vastes appartements se
solitarisait encore plus du manque au mur
l.i; TKEFLE NOIK
\iV.i
de tout portrait ; nulle face humaine, gracieuse
ou triste, n'assistait, en son passé mémorial, à
cet appareil de richesse, sans aucun visa«»e
pour témoin de sa matérialité délicate ou fas-
tueuse.
Di's lustres de vieux cristal, compliqués et
scintillants, pendaient des plafonds hauts par
des cordes de soie ou des chaînes d'argent ; leurs
adamantines couronnes gélives sacraient l'ab-
sence de quelque majesté invisible, et leur
lumineuse congélation glaçait le silence et gelait
la solitude où s'allongeaient les pendeloques de
leur artilicielle stalactite. Certains s'irisaient de
phosphorescences comme par allusion au cou-
chant qui teignait le ciel au dehors ; ils assimi-
laient aux imaginaires couleurs d'automne de
l'occident leurs fructilîcations cristallines. La
journée avançait et Hertulie voyait par les fenê-
tres se slratiiier les onyx illusoires des nuées.
Toujours à la recherche d'itermas, elle arriva
enfin à une spacieuse salle où, par les croisées
toutes grandes ouvertes, un vent léger éparpil-
lait sur une table des feuillets humides d'écri-
ture : près de ces cahiers, une flèche, un poignard
nu, une gourde et une clef qu'Uertulie reconnut
16'( I./V CANNE DE JASPE
pour pareils aux siens ; l'épi de blé caressait de
ses longues barbes le tapis de soie mauve qui
étofïait la table et en voilait à demi de ses plis le
pied d'ébène dont une chimère sculptée tumé-
fiait la torsion.
Des fenêtres on voyait le jardin d'Hermas.
C'était une vaste esplanade dallée de marbre
verdâtre; malgré la dureté de sa matière,
sa couleur donnait l'illusion d'une surface
humide, moisie et spongieuse. Tout autour, des
bordures de houx pointillé de petits fruits rouges
semblaient taillées dans un jaspe sanguin. Un
bassin d'eau verdie s'ornementait, debout sur
une patte, d'un ibis rose qui avait l'air d'une
fleur malade. Une ligne de cyprès coniques
fermait la vue de cet étrange et artificiel maré-
cage de pierre et de feuillage; au-dessus pour-
rissaient les restes d'un couchant oxydé de
cuivre et vitrifié de salives sanguinolentes et
tièdes.
Tout à coup, derrière chaque cyprès, une
flûte discordante chanta, puis elles émirent,
une à une, la note de leur isolement; ensuite
elles s'apparièrent et enfin s'unirent ; elles chan-
taient, lointaines et minutieuses, au seuil de la
E TRKII.E >OIH lf)5
nuit, dans quelque embuscade de Tombre. Leur
mélodie se coupait de pauses et s'enflait aux
reprises. Hertulie y reconnut les flûtes de son
sommeil, mais plus mortelles et plus au delà
de l'espoir. Tout ce qu'elles disaient faisait allu-
sion à l'absence d'Hermotime, elles en consa-
craient l'irrévocabilité, et Hertulie comprenait
le sens de ce mélancolique concert. Hermotime
ne reviendrait pas. Elle le savait depuis bien
longtemps par l'iris brisé et par les hiéroglyphes
des chauves-souris ; elle l'avait lu aux grimoi-
res de leur vol; les flûtes le lui avaient chuchoté
et il lui semblait qu'Hermas le lui redisait
encore. Gomme autrefois, près de l'Escalier de
Narcisse, il murmurait : Hertulie, tendre Her-
tulie, on a fermé les fontaines; elles ont pleuré
toutes les nuits plus tristement; elles pleuraient
dans votre vie ; elles pleurent dans votre des-
lin.OHermotime! tu ne reviendras pas; j'en atteste
la flèche voyageuse, le cruel poignard, la gourde
et sa signifiance de route lointaine, tout, et la
clef par qui tu as fermé le passé sur tes pas.
Hermotime ne reviendra plus ; il ne pouvait
pas revenir. L'épi ne redevient plus une fleur :
la sagesse ne redevient pas l'amour.
10
lOG LA CANNE DE JASPE
Les flûtes s'étaient tues à mesure qu'Hermas
semblait avoir parlé et Hertulie mit en silence
un doigt sur ses lèvres ; le jardin de marbre
vert noircissait; les nuées du couchant s'étei-
gnirent; lentement, à reculons, Hertulie s'éloigna
vers le fond de la chambre, puis se retourna et
disparut. Derrière elle une lourde draperie noire
striée d'or retomba, remua un instant ses
fronces et demeura immobile en ses plis graves
et somptueusement funèbres.
Les salles par où repassait la fugitive lui
paraissaient plus spacieuses; les lustres amortis
suspendaient au-dessus de sa tête le pendentif de
leur silence cristallisé; de chambre en chambre,
haletante et lasse, dans une où étaient les mi-
roirs, elle s'arrêta. Son image s'y multipliait à
l'infmi. Hertulie autour de soi se vit jusqu'au
fond d un songe où elle perdait le sentiment
d'avoir produit tant de fantômes identiques à sa
pâleur; elle s'y sentait dispersée à jamais et, à
force de se voir ainsi, ailleurs tout autour d'elle,
elle s'y morcela au point que, dissoute en ses
propres reflets, exorcisée d'elle-même par cette
surprenante magie où elle s'imaginait indéfini-
ment impersonnelle, ses genoux fléchirent et
I.K I Kl.l 1.1 NOIK ll'>T
elle s'alïaissa doucement sur le parquel, inani-
mée, tandis que, dans la chambre solitaire, au-
dessus des yenx clos de sa face pâle, les miroirs,
en leurs cadres d'or, d'écaillé et d'ébène, conti-
nuèrent à échanger entre eux rillusoire aspect
de leurs réciproques vacuités.
li\S LA. CA>>'E Dli JASPE
D HERxMAS A HERMOTIME
Il est donc vrai que tu aies marché vers ton
Destin! Je pressentais cette conjoncture. On ter-
giverse vis-à-vis de soi-même,, mais qui s'entre-
voit se cherche ensuite à jamais, et les présents
que tu m'envoyas m'apprirent que tu t'étais
trouvé. Les voici, là, sur ma table, et, en les
regardant, je pense à toi. Je te revois tel que
lors de nos rencontres dans le vieux jardin.
J'ignore tes voies, ôHermotime! quelles pierres
tu as fait rouler devant toi, sur tes chemins, du
bout de ta canne d'épine noire. Comment en
vins-tu à la sagesse de te conformer à tes songes?
C'est à soi-même qu'on s'initie. Ce fut à toi qu'il
fallut que tu revinsses à travers les vaines doc-
trines. Hertulie t'en enseigna davantage que les
livres des philosophes. Elle avait des yeux char-
mants et savait tenir une fleur de ses belles
mains; elle lui ressemblait. Nous ne devons
respirer que ce que nous avons fleuri et c'est à
LE TR!:rLK NOIH 1 0^»
la couleur de nos yeux où se nuance la beauté
des choses. On cherche trop loin. Ton ànie scru-
puleuse, didactique et formaliste voulut aller
jusqu'au bout de son erreur. L'amour est l'hôte
de la sagesse, disais-tu, mais tu la cherchais où
ne paradait que la simagrée de sa présence. La
douleur te montra la fausseté des doctrines;
que peuvent-elles pour nous guérir?
J'ai compris l'envoi de la flèche messagère;
faite de plume et d'acier, elle allège en nous ce
qui peut s'envoler, elle tue ce qui doit y mourir.
Le poignard nu signifiait déjà ton mortel désir
d'être un autre homme, et la gourde voulait
dire ta soif de te connaître au miroir embléma-
tique où l'on s'apparaît au delà de soi-même;
mais, quand j'ai reçu la clef fatidique, j'ai deviné
qu'elle t'ouvrait l'accès de ton Destin, et l'épi
mur. ô Hermotime! te représente à mes yeux.
Tout cela est beau. L'amour te donna l'instinct
de conformer ton âme à la beauté du sentiment
dont, avec les maux qu'il comporte, tu conce-
vais l'accueil qu'il mérite. Tu voulus parer ton
àme pour son triomphe et désarmer ta victoire
et, en donnant l'amour à la sagesse, donner la
sagesse à l'amour. Tu as vu que c'était en toi
10.
170 LA CANNE DE JASPE
■ r
OÙ gisait le secret d'être un autre : l'obligatoire! J
notre mystérieux dormant que n'éveillent ni les
subtilités des méthodes, ni le bruit des contro-
verses, ni rien de ce qui n'est pas congénère à
son mystérieux silence.
Tout cela est beau, Hermotime, et j'imagine
aux jardins où nous nous promenions une part
du miracle où tu t'es transformé. Souviens-toi
de l'Escalier de Narcisse; les lieux agissent à
leur insu sur nos songes, c'est là maintenant
où les tiens se retrouveront le mieux autour
d'eux.
Reviens donc, mon frère, car, au bout des
allées d'eau, tu trouveras la sépulture d'Hertulie.
C'est là qu'elle repose. Nous y reposerons aussi
un jour. Où on voyait trois statues s'élèveront
trois tombeaux. Le sien déjà est au milieu. Le
monument est d'un marbre rose et noir, l'en-
droit à jamais silencieux, car j'y ai fait détruire
les fontaines; à la place on a planté des fleurs,
les plus naïves et les plus fraîches — d'autres
croîtront pour nous — on dirait que l'aurore a
posé sur celles-là son pied nu. Hertulie ne fut-
elle pas l'aurore de ta vraie science, le prin-
temps de ta sagesse dont tu goûtes maintenant
Il- THKIl.r. NOIU 171
Topulent été; tu en connaîtras peut-être les
amers automnes; c'est la saison de mon âme et
voici qu'elle vient aussi sur les vieux arbres du
jardin.
Il m'appartient maintenant, je l'ai acheté tout
entier et joint aux miens ; ma solitude est vaste,
tu vois, et nous y pourrons au moins marcher
la face nue, ayant dédaigné Tun et l'autre les
masques oii se déguisent les humains, nous qui
portons à jamais le seul visage de noire
Destinée.
HISTOIRE D'IIERMAGORE
A sAryr .ilijes i.iiospital'EH,
Il avait été loni^ temps le Pauvre Pêcheur
qu'on voit à l'estuaire du fleuve, debout sur sa
barque immobile.
L'eau passe lentement le long du bordage et,
comme elle vient de très loin, du fond des terres
sylvestres ou plantureuses, elle entraîne à la
dérive des feuilles, des pailles et parfois une
fleur, des herbes qui s'entravent au bateau ou
tournoient dans quelque remous. Le ciel est
gris sur une mer pâle; le sable des berges va
rejoindre les dunes du rivage; la barque oscille
imperceptiblement; souffrante et lasse, elle
geint: la plainte de ses jointures se mêle aux
soupirs du câble et les bras maigres ne lèvent
qu'un- filet vide.
Depuis des jours et des années, il l'avait bien
souvent levé en vain. Le poisson ne s'y prenait
l'G I-A CA>NF. DK .TASPF.
pas. bien que le Pêcheur fût patient et attentif à
consulter le vent, la saison, la marée, avec
grand soin que son ombre ne dépassât pas la
barque et pas une fois il ne vit son visage dans
l'eau .
Parfois, las de la station inutile, il ramait
vers la haute mer. Les lames plus fortes ber-
çaient lourdement sa mélancolie; l'eau profonde
verdissait. Du large il voyait la côte sablonneuse
et l'estuaire. Le vent sifflait dans les cordages
et, tout le jour, le pêcheur s'acharnait à sa
tâche.
A ces journées rudes et infructueuses, il pré-
férait la médiocrité d'une proie dérisoire, le fre-
tin des eaux douces, le calme du fleuve, son
balancement paresseux, sa fuite onctueuse et
monotone où passaient, une à une, des feuilles,
des pailles, une fleur.
Les oiseaux, ne le craignant point, volaient
autour de lui. C'étaient des mouettes grises à
envergure aventureuse. Les bergeronnettes qui
sautillent sur le sable des berges lui plaisaient
davantage. Avec elles sa pensée allait à de
vastes terres intérieures où ne murmurent pas
d'autres eaux que les sources où boivent les
LE TllÈrLi: NOIR 177
|r
patres ; la vase molle autour des mares est
piétinée par les bestiaux; le parfum du foin se
mêle à l'odeur des étables : il y a des ruches
d'abeilles dans les jardins et des meules s'ali-
gnent sur les chaumes; du petit champ carré
où l'on bêche au soleil, on n'a devant soi, au-
dessus des haies vives, que le ciel. La sueur
coule du front on gouttes tièdes, et l'ombre des
arbres est si fraîche qu'on croirait boire à une
fontaine.
Un soir qu'il songeait ainsi en étendant ses
filets sur le sable autour de sa barque tirée, il*
entendit quelqu'un qui lui parla. C'était un
étranger; sa stature s'appuyait sur un bâton;
avec ses traits las et son manteau de bure il
ressemblait au crépuscule. L'homme demandait
à acheter les engins et le bateau et, tout en
parlant, comptait dans l'ombre, une à une,
des pièces d'or.
A l'aube, Hermagore le Pêcheur s'arrêta au
milieu d'une vaste plaine sablonneuse où pous-
saient des herbes bleuâtres. Le fleuve l'avait
rejoint par un caprice de ses méandres, et -son
eau glauque coulait entre des îles qui s'y reflé-
taient et semblaient s'y enraciner par les cheve-
11
17i^ LA CANNE DE .lASl'E
1 lires de leurs arbres renversés. Un oiseau s'en-
vola d'un buisson; des papillons voltigeaient
avec leurs ailes de soie endormie, gris et roses,
certains jaunes comme de l'or. Hermagore tâta
la somme qu'il portait dans une sacoche de
toile et se remit en route. Le crépuscule vint,
et chaque soir le marcheur recomptait son
humble trésor.
A la fin d'un jour où il avait parcouru de
molles prairies, Hermagore aperçut des forêts.
Elles barraient tout l'horizon de leur ligne mas-
Vive : à l'intérieur c'étaient de longues ténèbres,
des espaces de silence; parfois la futaie parais-
sait finir et s'élaguer en orée; alors il se mettait
à courir, mais le bois recommençait en contre-
bas de quelque ravin dont la crête et les arbres
en interstices sur le ciel avaient simulé cette
éclaircie d'où Ton dominait la continuation, au
loin, de cimes ondulantes.
Longtemps, en ces solitudes, Hermagore n'en-
tendit que le vent, mais un jour il reconnut des
échos qui se renvoyaient le bruit d'une hache,
et, s'étanî orienté, il rencontra des bûcherons
qui abattaient des hêtres; plus loin il vit fumer
un toit, et il aperçut enfin la terre qu'il avait
I.E THÎ;iLi: NOIK 17'.»
rêvée. Les collines ondulaient lentement; des
prairies alternaient avec des champs de blé le
long desquels s'alignaient des peupliers ; parfois
on entendait chanter une tlûte; des linges
séchaient sous les saules et. le soir, tout sem-
blait si calme qu'on n'osait pas marcher dans
riierbe.
Le petit champ était situé au penchant d'une
colline; carré, des haies l'entouraient. Herma-
gore le cultiva avec soin. Dans la terre profon-
dément labourée il ensemença. Tout l'hiver il
fut heureux, mais au printemps il vit que les
champs voisins seraient plus fertiles que le sien.
(]ela eut lieu. A peine si sa récolte suffirait aux
semailles prochaines. La moisson suivante s'an-
nonça plus maigre encore : les oiseaux s'achar-
nèrent, et on voyait Hermagore parmi les épis
clairsemés, debout, comme jadis dans sa
barque plate, gesticulant et jettant des mottes
de terre aux pillards.
Parfois il désertait sa garde et parcourait le
pays: partout des moissons plantureuses mûris-
saient et le privilège de sa misère lui parut plus
amer. Des troupeaux passaient et, de loin, il
les regardait comme jadis disparaître à l'iiori-
1<S0 LA CANNE DE JASPE
zon les navires; leurs voiles connaissent tous
les vents et, par des mers lointaines, ils vont à
de riches contrées d'où leurs cales reviennent
imprégnées de l'odeur des cargaisons pour enri-
chir des maîtres puissants qui, en dés demeures
ornées de coraux et de cartes, supputent les
escales et les marées.
L'année suivante fut telle qu'Hermagore glana
pour pouvoir semer. Il allait par les champs,
courbé sous le soleil. Enfin ses semailles pros-
pérèrent: son -champ aussi fut vermeil, et,
il le regardait préparer sa prospérité quand,
le ciel se couvrit. L'orage creva en grêle; pas
un épi ne resta debout, et Hermagore, pâle et
silencieux de colère et de désespoir, s'éloigna,
à travers la plaine, la face meurtrie et les mains
saignantes des grêlons qui les avaient blessées.
Comme il s'approchait d'une fontaine pour y
laver ses plaies, il vit un homme couché sur le
bord et endormi. C'était ce même étranger qui
lui compta jadis les pièces d'or pour Tachât de
la barque; il avait donc quitté les rames et le
filet, et Hermagore, au moment de réveiller afin
de s'enquérir de ses fortunes, remarqua, à côté
du dormeur, une bourse entr'ouverte ; des mon-
LE TKÎl I.K NOIK 181
naies y scintillaient; quelques-unes luisaient
entre les doigts de la main fermée; il avait dû
commencera les jeter dans Teau, car on en dis-
tinguait, à travers la transparence, qui repo-
saient sur le fond de sable de la source.
L'homme dormait toujours. Hermagore ramassa
la bourse et, ayant marché toute la nuit et une
partie de la matinée, il arriva vers midi en vue
d'une ville.
Les maisons se groupaient autour d'un vaste
dôme accompagné d'autres plus petits. Des
palais bordaient un large fleuve traversé de
ponts bombés; les arbres se mêlaient aux mai-
sons; parfois ils s'alignaient en longues avenues
ou se répandaient en jardins. Des eaux y miroi-
taient. Les rues vaquèrent, désertes à cause de
la chaleur.
D'immenses cimetières entouraient la ville;
on eut dit des forêts, un cyprès se dressant à
chaque angle de chacune des tombes qui étaient
toutes en pyramides ou de blocs carrés de
pierre. Les premières, celles des femmes, ornées
de roses. Le parfum du lieu, par ce mélange de
fleurs et de feuillages, se composait à la fois
amer et doux comme la mort même. Là-bas une
1S"2 I.A CANNE Dr. TASPI.
visiteuse solitaire allait lentement parmi les
tombes. Son long voile jaune s'accrochait par-
fois à la branche d'un cyprès ou aux épines
d'une rose, et alors on voyait son visage, qui
était délicatement fardé. Une fois elle se pencha
pour lire un nom, et les médailles de son bra-
celet tintèrent sur le marbre, puis elle s'assit et
elle pleura. Hermagore s'approcha : « Pourquoi
pleures-tu? » lui dit-il. « D'où viens-tu donc,
passant! » répondit-elle, « pour ignorer ma
célèbre douleur ? On en parle au loin et toi seul
n'en saurais rien. N'as-tu pas su qu'llalie aima.
Elle aima celui qui l'a délaissée. Il est parti, et
dès lors je me plus à errer dans ces lieux; il est
parti un soir et m'a quittée pour la pauvreté et
la sagesse, et on dit qu'il est maintenant pêcheur
au bord d'un fleuve, près de la mer! » « Moi
aussi j'ai été pêcheur au bord d'un fleuve )),
répondit Hermagore, « j'ai labouré une terre
aride, je suis las du soc et de la rame et je viens
vers l'or et vers l'amour. »
Hermagore qui avait couché nu parmi les
roseaux du fleuve et dormi la tête sur une
pierre dans le sillon de son champ, qui avait
été flagellé par le vent, piqué par les abeilles et
LK TiiKFi.E >oni Is:?
aboyé par les chiens, coucha sur des lits de
bronze et dormit sur des soies tissées. On
réventait de palmes et on le berça de chansons ;
des parfums fumèrent à son chevet. Ce furent
d'étonnantes amours. Il devint célèbre et
recherché, car il y a une secrète et lâche dou-
ceur, pour ceux qu'elle repousse, à fréquenter
au moins les amants heureux de la femme
qu'on désire, et Ilalie hantait les songes des
jeunes hommes comme une statue hautaine.
Un matin on la trouva nue sur sa couche et plus
blanche que du marbre, souriante comme si
elle fût morte de joie.
Hermagore ne la pleura point. On admira la
supériorité de son indifférence, et la rumeur du
renom d'élégance qu'elle lui valut parvint jus-
qu'à la reine. Elle habitait un palais surmonté
d'un vaste dômeentouréd'autres plus petits. Her-
magore y fut introduit en secret, et souvent le
soir il y entrait pour n'en sortir qu'à l'aurore.
La reine l'aima et. comme il y a dans les des-
tins des contagions mystérieuses, il devint roi,
celui pour qui on régnait étant mort, idiot et
béat, dans le pavillon solitaire où il se traînait
en bavant sur les dalles. La sépulture du défunt
1S4 LA CANNE DE JASPE
consacra ravénementde l'usurpateur; quelques
têtes coupées consolidèrent l'aventure. L'arro-
gance du parvenu fit croire à sa prédestination.
On se prosterna devant lui; il sennuya.
Un jour qu'il traversait la grande place de la
ville, en plein soleil, couronne en tête et sceptre
à la main, il remarqua un homme vêtu de hail-
lons qui, debout, le considérait en riant. Il re-
connut de nouveau l'étranger qui lui avait
acheté sa barque, le dormeur dont la bourse le
tenta, un soir, près de la fontaine. Sur l'ordre
du roi on amena devant lui le loqueteux.
« Pourquoi ris-tu? » dit Hermagore, « que veux-
tu de moi, parle. » « 0 roi », répondit le misé-
rable, « je regarde à tes pieds Tombre que fait
ta gloire «; et le roi ayant baissé les yeux vit
cette ombre- Composée d'une crête par la haute
couronne, d'un bec par le sceptre, d'ailes par le
manteau, elle était difforme et trapue, et, mons-
trueuse, elle semblait, avec son envergure chi-
mérique, quelque bêté hargneuse et infirme,
accroupie aux pieds du triomphateur et qui le
précédait.
Le roi Hermagore comprit l'allusion du
mendiant. Il lui semblait avoir vu dans la parc-
LE TKi:i LK NOIR IS."
die de son corps l'image même de son àme, et il
pleura. Le soir il s'enfuit de la ville furtive-
ment et. après avoir, en passant, jeté dans la
fontaine où jadis il déroba le dormeur son
sceptre et son diadème, il arriva au petit champ
qu'il avait autrefois labouré et, couché nu sur
la terre dure, il s'y laissa mourir.
Cette année-là, s'annonça dans tout le pays
une moisson extraordinaire; des enfants se per-
dirent dans les blés. Seul un petit champ resta
stérile; il s'étendait sur le penchant de la col-
line, inculte et plein de ronces, vert sur le jaune
environnant, mais quand on eut coupé tout le
blé d'alentour, de près, on vit que, seul, un
énorme épi y avait poussé et on découvrit un
squelette. Il était étalé les bras en croix et du
crâne germait la miraculeuse merveille. Un
étranger qui travaillait à gages parmi les mois-
sonneurs s'avança, cueillit l'épi, puis, à genoux,
courbé, embrassa sur la bouche le masque
d'ivoire. On le regarda faire en silence et,
comme il ne se relevait 'pas, on s'aperçut, en le
touchant, qu'il était mort!
11.
HEHMOCRATE
OL' LE RÉCIT qu'on m'a FAIT DE SES FUxNÉRAILLES
.1 .V. /./; coMTi: Di: clapiers.
Je fus réveillé au matin par un bruit de voix
inaccoutumé; tout se tut; un cheval frappait du
sabot le pavé de la cour et, au moment où, sor-
ti de mon lit, j'ouvrais la fenêtre, on gratta à
ma porte; sans attendre ma réponse mon valet
entra, une lettre à la main. Je rompis le large
sceau noir et je lus que le duc Hermocrate était
mort.
Le poids de la cire sigillaire inclinait légère-
ment un angle de l'écrit déplié; au dehors les
fers sonnèrent sur le grès et je vis, enlevant au
galop son cheval pommelé, le courrier franchir
la grille ; il enfila l'avenue et je suivais des yeux
cette figure inattendue, brusque et diminuée, se
réduire peu à peu à une proportion de vignette
comme au haut d'une page dont je tenais entre
mes doigts le feuillet.
Je fus réveillé au matin par un bruit de voix
inaccoutumé; tout se tut; un cheval frappait du
sabot le pavé de la cour et, au moment où, sor-
ti de mon lit, j'ouvrais la fenêtre, on gratta à
ma porte; sans attendre ma réponse mon valet
entra, une lettre à la main. Je rompis le large
sceau noir et je lus que le duc Hermocrate était
mort.
Le poids de la cire sigillaire inclinait légère-
ment un angle de l'écrit déplié; au dehors les
fers sonnèrent sur le grès et je vis, enlevant au
galop son cheval pommelé, le courrier franchir
la grille; il enfila l'avenue et je suivais des yeux
cette figure inattendue, brusque et diminuée, se
réduire peu à peu à une proportion de vignette
comme au haut d'une page dont je tenais entre
mes doigts le feuillet.
192 LA CANKE DE JASPE
L'auberge où on arrêta à la nuit était bonne.
La chambre à rideaux de serge donnait sur la
grand'place ; l'horloge sonna d'heure en heure;
je dormis mal.
Au sortir de la ville, le chemin reprenait
entre deux lignes d'arbres. Vers midi nous lon-
geâmes un canal. Sa lame d'eau plate se conti-
nuait indéfiniment, tantôt rigide entre les berges
droites, tantôt flexible entre les rives tournantes.
Des hâleurs traînaient de lourdes barques; un
petit àne les y aidait. Durant le voyage le long
de ce paysage morne et presque pareil à son
reflet rien n'avait distrait mes pensées. Elles
s'occupèrent du duc Hermocrate. Les histoires
narraient sa vie surprenante qui s'amplifiait
déjà en légende, et, aujourd'hui terminée, j'en
revoyais le cours et l'aspect.
Le Destin y ressembla à une fiction; tout s'y
ordonna comme d'accord avec une intention
mystérieuse, et ce mélange de tout la fit quelque
chose d'unique et de singulier. L'aventure y
risqua l'échec et y escamota la gloire. Vie tur-
bulente et méthodique, l'abondance des événe-
ments y fut l'occasion du plus constant bonheur.
Cette main leva l'épée, souleva le sceptre, fit
LE TRKFLF NOIR 193
mouvoir le fil des mille marionnettes humaines.
La lampe d'Aladin mêla sa goutte d'huile à la
cire fondue de la torche d'Eros sur la chair
engourdie d'une Psyché à deux visages et éveilla
la Fortune en même temps que la Volupté. Les
affaires du temps, avec leurs entreprises, leurs
péripéties, leurs issues, fournirent à cet homme
les expériences de sa diplomatie et l'occupation
de sa puissance. De sa jeunesse à sa vieillesse,
tout, amour, pouvoir, honneurs, servilement se
donnèrent à lui. Il connut le bonheur humain
de ses excès à ses minuties, les faveurs du sort
de sa connivence à son esclavage. La vie lui
offrit toutes ses circonstances au point de lui
permettre toute occasion, du haut fait à la ma-
nigance; et maintenant il était mort. Mort! et
que regrettait-il en mourant? Pendant les vingt
années de sa retraite dans ce solitaire château, à
quel ressassement de soi-même voua-t-il son
silence en suspens sur le silence éternel? On le
disait vivant là dans un écart orgueilleux avec
le prestige du pouvoir volontairement abdiqué,
sauf la réserve de certaines prérogatives hono-
rifiques, cérémonieux et hautain. L'étiquette est
la momie de la grandeur, la gloire s'y atrophie
l'.l'l LA CANNE DE JASPE
en poupée. Il se plaisait à la miniature minu-
tieuse des fastes efficaces de sa vie. Hélas ! errant
dans les somptueuses galeries, le long de ces
eaux magnifiques, droit et rogue, attentif sans
doute à soi-même, qu'avait-il réentendu du
passé dans fécho des salles, dans la voix des
fontaines, sous les chênes mémoriaux, qui
semblent, avec la structure de la vie, la voix
même du Destin.
Les approches de la forêt annoncèrent celle du
château. La route coupait des futaies admirables
et contourna en levée un vaste étang. Des gre-
nouilles y coassaient. Le triangle d'eau immo-
bile, dallé, eà et là, par places, de nénufars,
enfonçait sa pointe parmi les roseaux. A des
ronds-points, d'un obélisque de marbre vert,
irradiaient des routes en étoile. L'une d'elles,
que nous suivîmes, s'élargit enfin en avenue,
deux contre-allées la bordaient; entre la qua-
druple rangée d'arbres le carrosse roula plus
vite; je mis la tête à la portière.
Dans le crépuscule on apercevait le château;
il était massif et somptueux, monumental et
délicat, avec ses fenêtres, ses frontons, ses
combles. Les roues s'adoucirent sur le sable;
I.K TI5KI i.r N(»ll; 10.-)
une grille forgée ouvrait son passage entre deux
bornes de pierre cerclées de cuivre. On traver-
sait des potagers ; de petits bassins carrés lui-
saient comme le fer des bêches; des bâtiments
bas, avec des pots à feu sur leurs corniches,
entouraient une esplanade circulaire dont le
portail laissait voir la cour d honneur, des
arbres en caisses l'ornaient. On arrêta à un
perron. Aux portières, des laqiiais haussaient
des cires et l'un d'eux me précéda dans le ves-
tibule. Tout y était déjà drapé de noir; une
grande lanterne de cristal balançait au plafond
sa tlamme crêpée, et le majordome, sa haute
( anne à la main, inclina devant moi. avec le
tintement de sa chaîne d'argent, son front
chauve.
Je logeais dans l'aile droite du château; un
t'andélabre brûlait sur ma table; on y avait
placé la liste des personnes déjà arrivées. Je la
parcourais en attendant le retour du valet parti
sur mon ordre s'enquérir auprès du nouveau
«lue de l'instant où il pourrait me recevoir. Les
Ilotes étaient déjà en nombre. Toute la parenté
y ligurait; puis les amis du défunt, des digni-
tiures venus payer à leur collègue la redevance
I9fi LA CANNE DK JASPE
funèbre, la plupart là par devoir ou par conve-
nance, quelques-uns pour l'avantage de vanité
qu'il y a à être de quoi que ce soit. Mon ancien
camarade Hudolphe de Haubourg de ceux-là.
certes.
On frappa. Hans me faisait dire de l'aller
rejoindre dans la chambre mortuaire où il veil-
lerait, à dix heures. L'horloge en sonna huit et
je pris le parti de dîner seul dans mon appar-
tement, appréhendant de risquer le repas com-
mun et surtout la rencontre de Haubourg et la
chance de le subir. Sa conversation, toute d'é-
tiquettes, de prérogatives et de qualités, lassait
même l'inattention. Le sentiment de sa dignité
s'exagérait en manie, s'acharnait aux plus mi-
nutieuses pratiques II revendiquait ce qu'on lui
devait au point de faire douter qu'on le lui dûL
Du reste, honnête homme bien quinfatué; l'éru-
dition de son rang le rendait exact à en exiger
les préséances. Les cérémonies lui plaisaient;
nuptiales ou funéraires, il n'en manquait pas
une, en jouissant délicieusement, y critiquant
les fautes, goguenard pour celles qui lésaient
autrui, pointilleux quant à celles qui l'eussent
atteint. Les obsèques du vieux duc et ce qu'elles
l.i: Tl!i:i LE NOIH l'.»7
prétexteraient avaient dû l'occuper depuis des
années, et il ne ferait moins, pensais-je, que de
s'y montrer admirable.
J'avais repoussé le chanteau et trempais dans
du sucre des quartiers de poncire quand on vint
m'avertir. Par d'interminables corridors, j'ar-
rivai au vestibule. L'escalier montait droit; sa
rampe de fer forgé bordait ses marches de
pierre. Le laquais me précédait à travers des
salons, les uns sombres où on se heurtait aux
meubles ; à tâtons, je sentais en les évitant le
pelage des tapisseries ou la chair des satins;
parfois, en soulevant une draperie, la cheve-
lure de soie des effilés me frôlait la main ou le
visage. Ailleurs les lustres flamboyaient; la
paume des appliques étalait en bougies sa main
de lumière; le bois doré des consoles se crispait
à soutenir les tablettes de marbre rare où, sur
des socles d'onyx, reposaient des bustes de
bronze adossés aux hautes glaces qui, en leurs
cadres de burgau ou de rocailles, reflétaient des
tonsures d'empereur ou des nuques de déesse,
des coiffures de reines ou des toisons de faunes.
Au milieu d'un de ces salons, circulaire et peint
de guirlandes, une seule bougie brûlait sur un
198 LA CANM. Di; JASI'I
guéridon de jade. Dans une vaste galerie des
mosaïques sonnèrent sous mes pas. Entre des
entrelacs de fruits, de fleurs et de coquilles, on
voyait des ligures et des emblèmes ; un zodiaque
y cabrait son sagittaire et y rampait son scor-
pion. Enfui une porte s'ouvrit et j'entrai.
C'était la chambre du duc 11 gisait sur son
lit; au chevet se consumaient deux cierges. Je
l'aurais reconnu, tel qu'autrefois mais comme
rapetissé. Ses cheveux blancs semblaient plus
ras et la face plus glabre. La chair humaine res-
tait statuaire dans ce dur visage marmorisé. Il
se roidissait dans une sorte de sculpture mor-
tuaire et sèche. Hans m'embrassa; je le trouvai
qui, tout en causant, allait et venait, ouvrant
un meuble, entrebaillant un tiroir, y froissant
des papiers et des bijoux : enfin, d'une petite
cassette d'or émaillé, il tira une large enveloppe
scellée et en rompit la cire vivement. Le silence
était profond. Je regardais dans la serrure du
coffret la petite clef à laquelle en oscillaient
d'autres en trousseau. Hans s'assit et me lit
signe de l'imiter; du temps passa; et lorsqu'il
me tendit le papier voici ce que j'y lus à mon
tour:
LK TKKl-LK .NOIK 1'.»*.)
(( Je ne te raconterai pas ma vie, mou (ils ;
tu l'as apprise sans doute par la rumeur ou eu
reste encore la mémoire de ceux qui inr Tout
vu vivre. Ils sont rares déjà, car me voici vieux.
Les histoires en décriront les parties ; certains
en noteront curieusement les particularités ;
quelques trophées en attesteront peut-être la
i^doire à l'avenir. Le soc de la charrue en retour-
nant la glèbe y remuera des médailles où mou
prolil survivra entre deux dates mémorables.
Un laurier croîtra sur mon tombeau ; Tépitaphe
rappellera mes actions; quelques-unes lurent
grandes, dit-on. Ce renom fait partie de l'héri-
tage que je te lègue; tu en bénéficieras s'il te
vient jamais le goût de te répandre parmi les
hommes et de te mêler de leurs Destinées. Que
ne puis-je aussi te léguer la sagesse; écoute au
moins la vérité particulière que j'ai tirée de
Texpérience d'une longue vie. J'ignore ce que
sera la tienne et si tu prendras part aux jeux du
siècle. Ton humeur t'y prédispose peu ; il faut
des désirs que tu n'auras point, et ce château où
s'est passée ma vieillesse sera, je le sens, le séjour
de ta maturité. Ils y voient à la cour le boudoir
monumental de quelqu'un qui y a retiré avec
ilOO LA CA^'^'E DE JASPE
soi le regret et l'orgueil, quand ce n'est que le
lieu naturel où un homme se souvient qu'il a
vécu.
Ah ! laisse vivre au sens où ils entendent cela;
contente-toi d'être ; mais avant, ô mon fils, que
tu prennes possession de cette demeure, il faut
que tu saches sur quelles pensées au moins se
sera refermé mon sépulcre.
Sois en paix, mon fils , ne crains pas que jamais
mon ombre repasse ce seuil. Je ne viendrai pas
soupeser aux panoplies f épée que jadis je portais
dans les batailles, ni compulser parmi la pous-
sière des archives les titres de ma gloire, ni
recompter for dont les caves sont pleines, ni
accomplir spectralement les simulacres de fan-
tômes que furent les actions de la vie. Je serai
un mort tranquille, mort tout entier, et nul
regret de ce que j'ai été ne fera tressaillir ma
cendre ; pourtant il y aurait eu dans mon passé
matière à créer une ombre orgueilleuse et
obstinée.
J'ai fait la guerre ; les clairons d'or m'ont pré-
cédé et tous les vents, tour à tour, ont secoué les
plis de mes drapeaux. De grandes armées fran-
chirent des montagnes, traversèrent des fleuves;
LE TRÈFLE NOIR "01
j'ai même passé la mer. J'ai réglé des contre-
marches et des victoires. On m'a dressé des arcs
de triompiie de bronze et de feuillages d'où
s'envolaient, d'heure en heure, un aigle ou une
colombe. Par moi, l'imperceptible aboutit au
prodigieux; ce sont quelques poignées d'avoine,
juste à temps, qui font la charge ; c'est un mor-
ceau de pain, à point, qui fait l'assaut. Par mes
soins des milliers d'hommes convergèrent au
même carrefour et l'étoile des routes devint l'é-
loile même du Destin. J'ai connu les grandes
entreprise?, la brusquerie des aventures, l'inat-
tendu des réussites, tout l'infini détail des
expéditions, tout l'impromptu des improvistes.
On a joint à mon nom des noms de batailles, et
le territoire de mon duché compte plus dîme
pièce sanglante:
Vainqueur par la force, je restai maître par
l'intrigue. Dans mon cabinet s'abouchèrent les
secrets des États et le trafic des consciences ;
les portes de mes antichambres battirent au
chassé-croisé des convoitises. En des heures
d'anxiété ou d'attente, j'ai suivi en pensée le
galop des courriers sur des routes lointaines;
leur vitesse était la clef des conséquences. J'ai
12
202 LA canm: de jasim:
coalisé des espoirs, dissous des rancunes ; mon
scean charge le bas des traités ; chacun d'eux
ajoutait à ma richesse une dotation ou une taba-
tière, un domaine ou un brimborion.
Riche, puissant et victorieux, j'eus lamour.
Dans des chambres de miroirs j'ai renversé sur
des coussins des beautés célèbres. Elles arri-
vaient, furtives ou impudentes, s'ofïrir ou se
livrer; leurs baisers étaient un gage ou un
salaire. L'altesse et l'intrigante y apportèrent
leur caprice ou leur calcul. Les glaces reflétaient
à l'infini les postures de ma victoire dans les
facettes de ma vanité. Des lèvres merveilleuses
satisfirent mes plus vils désirs.
J'ai essayé de vivre dans ces mensonges, d en
jouir et de m'en contenter, mais un jour je
compris la duperie de mon illusion, quand je la
voulus revivre en cette solitude préparatoire où
l'être se résume et soupèse déjà sa propre
cendre.
Hélas, mon fils, pendant les vingt années de
ma retraite en ce solitaire château, je n'ai rien
retrouvé en moi-même de tout cela où je m'étais
cru tout entier. Ah ! mes pensées étaient ailleurs I
Autour de moi les choses continuaient la con-
LL TUil I.E NOUS 20o
tenance de mon passé. Des gardes se tenaient à
ma porte ; les laqnais encombraient l'anticham-
bre ; des femmes parées s'assirent à ma table;
des hommes curienx et doctes couchèrent sous
mon toit en pèlerinage vers l'ancienne idole,
exemplaire de leurs ambitions. L'étiquette seule
articulait l'armature de mon apparence et je
condescendais à rester le simulacre du héros de
tant d'histoires, de combats, de succès et
d'amour.
On a pu s'imaginer que, vieillard orgueilleux
et ressasseur, je revoyais, avec l'apparat de ma
gloire, les faits de son origine, que ma cervelle
I uminait des plans de bataille ou des astuces de
diplomaties, et quand, sur le sable uni des allées,
ma canne traçait des entrelacs et des signes, on
croyait respectueusement que ma mémoire de
maniaque se distrayait à simuler des ordres de
manœuvres ou des chiffres de correspondances.
Ah, mon fils, je ne pensais ni aux guerres, ni
aux afïaires, ni aux princesses fardées dans les
kiosques de miroirs. Les architectures mentales
où mes efforts s'évertuèrent en colonnes, en
dômes et en labyrinthes croulèrent au fond de
mon souvenir. Le palais, devenu catacombes,
20i LA CANNE DE .fASPE
s'enfouit dans la poussière de l'oubli, et, au lieu
de tout l'amas des entreprises, des combinaisons
et des mesures, il ne me restait, comme témoi-
gnage de moi-même, que quelques fugitives
impressions, ce que la vie a de momentané,
d'involontaire et de furtif. Ces minutes éparses
sur les ruines des longues années me sem-
blaient, outre le seul bonheur, en avoir été les
seules preuves. Cela, c'est tout nous-mêmes,
nous ne regrettons que cela, ces secondes,
ressenties presque inconsciemment dans l'âme
et dans la chair, si brèves et qui ont la durée
même de la mémoire d'avoir comme poussé
aux fentes de ses décombres. Cela seul vaut !
le reste, jeux de l'esprit, vie à vide, sottise, de
notre ambition, convoitise de notre brutalité,
subterfuges, simagrées !
Oui. mon fils, des grandes guerres, je ne me
souvenais que de tel éclair de soleil sur une
épée, d'une petite fleur sous le sabot d'un cheval,
dun frisson, d'un geste çà et là, événements
minimes mystérieusement incorporés à mon
souvenir ! je me souvenais d'une porte ouverte,
d'un froissement de papier, d'un sourire sur une
bouche, de la tiédeur d'une peau, de l'odeur d'un
I.E TRia-LE NOIR 2(15
bouquet, détails infinitésimaux et qui sont ce
que la vie a de rapide, de furtif, de vraiment fait
à la mesure de notre néant J
Mon heure approche ; je sens que je vais
mourir et mourir tout entier. Il y a peut-être des
survies pour ceux dont l'esprit a connu d'autres
joies; les miennes me bornent ma destinée.
Un tombeau se dresse au bout de mes jardins
dans un lieu solitaire. Tu m'y conduiras avec
la pompe ordonnée. Ma poussière frivole y repo-
sera. Une massive pyramide de marbre noir en
marque le lieu ; l'épitaphe continuera le men-
songe de mon existence, car le héros qu'elle
exaltera ne fut qu'une chétive sensibilité éphé-
mère qui, des circonstances où les hommes
voient un magnifique destin, n'a goûté que les
misérables et humbles joies de toute chair péris-
sable.
Mon enfant, je ne reviendrai pas hanter cette
demeure; je suis de ces morts qui ne font pas
d'ombre sur l'au-delà. Les quelques petits sou-
venirs d'heures et d'instants que j'y emporte se
dissoudront avec ma cendre. Je suis un de ces
morts qui n'ont pas d'ombre; je ne hanterai pas
cette demeure, tu peux y vivre tranquillement
12.
2ûr» LA CA>NE Di: JASPF.
et sourire quand on te pariera d'Hermocrate et
qu'on t'exhortera à imiter ses travaux; tu sais
ce qui lui resta de ses pensées et de ses œuvres .
Souris et songe à lui parfois au crépuscule ; il
en a aimé quelques uns. »
Il faisait alors grand jour. Hans ouvrit les
fenêtres; je lui rendis l'écrit singulier qu'il
renferma en silence dans la cassette d'or; des
bouffées d'air frais entrèrent ; une des deux roses
qui s'épanouissaient dans une fiole de cristal se
défleurit ; je pris l'autre et, m'approchant du lit
où, rigide et les mains nouées, gisait le vieux
duc, je mis la fleur entre ses doigts.
A midi on était réuni dans la grande galerie du
rez-de-chaussée. Le relief des trophées bossuait
sous les tentures de deuil dont la draperie gonflée
de place en place par Tanglè d'un piédestal lais-
sait passer l'orteil d'une déesse ou le sabot d'un
satyre. On se pressait ; des uniformes se mêlaient
aux habits de cour et cette noble foule se tenait
immobile sous les lustres, le long des murs,
adossée aux hautes fenêtres. Le hasard me plaça
auprès de Hudolphe deHaubourg. Il m'aborda et
s'enquit par où je m'apparentais au défunt,
m'avouant ensuite son inquiétude au sujet des
I.E TRKILE KOIK •JO'
obsèques. L'ignorance universelle du cérémonial
rendait toute cérémonie dangereuse ; les diffi-
cultés de rang lui paraissaient redoutables;
certains cas s'y présentaient de nature à ce qu'on
recourût à une compétence autorisée; on n'en
avait rien fait ; aussi respecterait-on même les
préséances les mieux établies, et il se rengorgeait,
pronostiquant des accrocs et des péripéties.
Enfin les huissiers annoncèrent le duc Hans,
il s'avança; on fit cercle; il y eut des saints et
des condoléances et on commença à s'écouler; je
>ortis le dernier.
Le cercueil reposait dans le vestibule sous un
catafalque, parmi des lumières; les épées des
gardes scintillèrent; les hallebardes heurtèrent
les dalles ; huit porteurs enlevèrent la lourde
bière. On suivit.
Le château développait sa façade monumentale
en face du parc. Les fenêtres écartelaient leurs
vitres claires; les balcons bombaient leurs
ferrures contournées; les niches abritaient des
statues; les colonnes de marbre lleurissaient
leurs chapiteaux ouvragés. Les jardins étaient
déseris avec leurs tapis de pelouses couverts
à plat de larges crêpes noirs ; des trépieds de
208 L\ CANNE DE JASPE
bronze brûlaient entre des ifs taillés ; les allées
sablées de jais intersectaient leurs lignes à des
obélisques de stuc; l'avenue d'eau, teinte de
flots d'encre, stagnait comme une dalle de
marbre noir; il y eut un moment d'arrêt puis
les panaches des chevaux oscillèrent; des
crânes chauves se couvrirent de calottes, un
groupe s'agita d'où sortit Haubourg, touge,
gesticulant, en esclandre de quelque passe-droit,
rebiffé et jouant des coudes. Un sourd roulement
de tambour retentit et le cortège traversa le
parc, le long des pelouses et des bassins où
s'effarouchaient les cygnes noirs qu'on avait
lâchés sur l'eau mortuaire.
CONTES A SOI-MÊME
AU LIEU D'UN FRONTISPICE
De ces contes le tili'e est encore ce (jui ni'ij
plaît le plus, comme pouvant en devenir V excuse au
besoin. Sinon, que cha(iue lecteur bienveillant
approprie à ses songes ce dont ils s' accommoderont,
et f aurai eu, par surcroît , le plaisir de m^étre
dit fjuelfjues-uns des miens ] aussi, aurais-je voulu
pour frontispice à ces pages tels emblèmes signifi-
catifs. Un peintre de mes amis les eût dessinés', il ij
aurait figuré par exemple un miroir ou une conipie
ou une gourde curieusement ornementée. Il l'aurait
représentée en étain, car f aime ce métal (pii a un
aspect de très vieil argent humble, éraillé et intime,
un argent un peu mat comme si V approche d^un
souffle le ternissait ou si son éclat se tempérait de
la moiteur d'avoir été longtemps tenu par une main
tiède.
L'allégorie sans doute eut été plus claire par une
21 "2 LA CANNE DE JASPE
conque. La mer en dépose de charmantes sur le
sable des plages, parmi les algues doucereuses ^ un
peu d'eau et des coquilles. Une nacre, çà et là à vif
sous leur écorce, en irise les luxueuses plaies , et leur
forme est d'une malice si mystérieuse qu^on s attend
y entendre chanter à son oreille les Sirènes. L'écho
indéfini de la mer y murmure seul et ce n'est en
lui que le flux de notre sang qui y imite le cri inté-
rieur de nos destinées.
Mais un miroir vaudrait mieux certes. Je suis
sûr que mon peintre en enguirlanderait le cadre
ovale de fleurs ingénieuses et qu'il saurait contourner
autour de la poignée le nœud de quelque serpent
caducéen.
Mon ami n'a pu se prêter à ma fantaisie. La
sienne est de ne plus peindre et de vivre — comme
fai vécu — les longues Jieures de son silence, tourné
vers le visage de ses songes.
LE SIXIÈME MARIAGE DE BARBE-HLEL'E
A Fn.iyris poictevin.
L'Église était toute somnolente. Il y venait par
les vitraux décolorés plus assez de lumière pour
s'y distraire dans pas assez d'ombre encore
pour y pleurer: aussi quelques femmes, à
genoux, çà et là, semblaient y attendre plus
d'obscurité. Elles restaient taciturnes sous leurs
coiîïes tutélaires, les hautes coiffes du pays,
toutes de douce toile, sous qui s'abrite le visage
naïf des jeunes filles et où s'ensevelit presque à
l'écart la face usée des vieilles femmes.
La concavité sonore du vaisseau amplifiait le
bruit d'une chaise remuée. Des clefs de la voûte
pendaient, une à une, des lampes et un lustre
d'un vieux cristal balançant presque impercepti-
blement sa couronne de cires éteintes. Il y avait
des fleurs et des ligures sculptées aux chapiteaux
13
•Jl'l LA CVNNr DE .TASI'E
des piliers et sur la cuve du bénitier autour
duquel des gouttes répandues de Teau sainte
qu'on s'ofire, du bout des doigts, par un attou-
chement lustral et dont on se signe, mouillaient
le pavé.
Une odeur d'encens prolongeait par toute la
nef un souvenir des dernières vêpres, et même
sa permanence, à la fois nuptiale et funéraire,
évoquait une rétrospection plus lointaine d'ob-
sèques psalmodiées et de noces joyeuses.
Fut-ce à cause de l'heure où j'arrivai, cet
après-midi, à Quimperlé et qu'alors les cloches
tintaient, d'un bruit argentin comme le gai nom
léger de la ville même, dans un ciel de soleil
menacé de nuées moites à l'horizon, mais, en
mon esprit, prédomina une idée de fête, ce-
sonneries me représentant des liesses de fian-
çailles et des cortèges aux carrefours et au
parvis. Le dimanche en lui a aussi quelque
chose de pompeux et de décoré. Ici, il est oisif
plutôt et réquiescent. Les maisons sont anciennes'
et comme assoupies; on est aux portes ainsi qu^'
pour l'attente d'un passage ou au retour de
quelque joie. Les blanches coiffes ailées ont un
aspect de cérémonie et de complication. Elles so
CONTES A SOI-MKMi: 215
balancent à la marche des lilles et leur ordon-
nance est dentelée de malices et brodée de
coquetteries; sur la tête des aïeules, elles se
simplilient et s'endorment, avec des cassures,
nonchalantes et un peu roides.
Les arbres du mail alignaient régulièrement,
dans Teau accueillante de la rivière, leur mirage
désœuvré, d'accord avec le jour dominical
qu'attestait aussi le batelier, assis, jambes pen-
dantes, sur le parapet du pont et qui m'inter-
pella pour l'offre d'une promenade sur le Leta.
La langoureuse rivière ne coulait pas et
s'étendait entre les quais et les arbres, puis elle
tournait avec lenteur, attentive et engourdie, à
pleins bords, au ras de l'herbe d'une prairie que
dominait,, au loin, une ombre forestière sur un
ciel nuancé déjà de crépuscule.
L'horloge du clocher sonna cinq heures; une
feuille se détacha d'un petit orme, tournoya, se
posa sur l'eau et y resta immobile. Je descendis
vers la barque et elle démarra doucement.
Les deux rameurs, du coupant de leurs
rames, entamaient l'eau unie et compacte où le
silJage angulaire de la barque s'élargissait
jusqu'aux berges. Un brin d'herbe y remuait
216 I.A CANNE DF. JASPE
alors ou, d'un groupe de roseaux, un seul, le
plus grand, oscillait longtemps.
Devant moi c'était l'avenue silencieuse de la
rivière, la quiétude de sa coulée ou l'attrait de
son tournant; puis le paysage vers qui j'allais
séparait son ensemble à mon approche. Use par-
tageait et glissait de chaque côté, en files d'arbres,
en prairies, en feuillages se correspondant ou
s'alternant d'un bord à l'autre. Leur double
passage reconstituait derrière moi, si je tournais
la tête pour les voir, une ordonnance et une
surprise nouvelles dont l'aspect se modifiait
encore à mesure de mon progrès vers ce qui
fournissait à son changement la matière de sa
variété.
Ce furent : des prés d'une herbe vaporeuse
frôlée de lambeaux de brume, des chemins
bordés de peupliers, des roseaux et des iris aux
flexibles feuilles en épées; tout se refléta dans
l'eau exacte et, quoique le jour diminuât seule-
ment, le silence était celui du plus calme soir.
Les marbrures du ciel tacheté de nuages, çà et
là, empierraient de plaques d'opacité Teau
qui, appesantie, semblait descendre entre ses
berges.
CONTFS A POI-MI-lMi: 217
Elle descendait d'autant que les hauteurs rive-
raines la dominèrent davantage de leurs ver-
dures. La proximité de grands arbres de plus
en plus nombreux et hauts l'empreignit d'un
surcroît de gravité. Il s'y creusa des porches
d'ombre; la ténèbre s'y voûta en grottes au seuil
desquelles finissait le dernier miroitement du
ciel dans cette onde, et la rivière entra dans la
forêt, de toute son eau d'ébène, avec la barque
où je ne voyais plus le bois des rames aux mains
des rameurs qui. d'un geste maintenant énigma-
tique, semblaient supplierdésespérément l'effroi
souterrain de quelque Styx !
Ils avaient ramé longtemps, aussi, parfois,
s'arrêtaient-ils, d'accord pour se reposer avec
la curiosité du site. Là, alors, la barque s'encas-
trait nette et comme soudée à son reflet dans
cette eau pétrifiée où, des avirons, tombaient
des gouttelettes, une à une. énumératrices du
silence qui comptait son heure à leur clepsydre
minutieuse.
Le soir était venu moins peut-être que je
n'étais allé vers lui. Il habitait la forêt et y
paraissait congénère des lourds feuillages rive-
'21 s l.A CANME DE JASPE
rains. Le lieu était taciturne, et le bateau s'obstina
sédentaire à un endroit où la rivière, élargie en
lac, semblait Unir noire, informe et stable, et,
sans continuer son cours, s'approfondir indé-
finiment, superposant ses ondes à elles-mêmes
et s'accumulant en soi.
En même temps que le spectacle de ma pro-
n^enade avait changé avec le crépuscule crû et
abouti à presque la nuit) ma tranquillité d'esprit
avait dégénéré, à travers toutes les nuances de
la mélancolie, en une sorte d'angoisse; j'allais
enjoindre aux bateliers de s'en retourner et de
quitter ce bassin solitaire qui ne mirait en lui
qu'un silence qui était Fàme de lombre quand
j'aperçus, à Técart d'une petite anse, une maison,
là, triste, close et charmante au point que l'envie
me vint de cueillir dans le jardin qui l'entourait
quelques-unes des belles roses qui y croissaient.
J'en respirerais l'odeur durant mon retour
par la morne allée d'eau qui m'avait conduit
jusque-là.
Une femme sortit d'un petit pavillon et
m'ofïrit de visiter la demeure qu'elle gardait.
L'isolement, 1 accès difficile du cottage avaient,
qu'elle m'avoua, éloigné les acheteurs quoiqu'il
rONTI s A SOT-MK.MI-, '210
vînt souvent, ici. <lu monde, ajoiitait-olle. voir
la ruine — « Quelle ruine? )) — a (lelle.
Monsieur, du château de Barbe-Bleue, du sei-
gneur de Carnoët. »
Son visage était calme sous sa coilïe blanche
de paysanne et sa bénigne bouche souriait à
demi presque à regret. La grande cape qui enve-
loppait son corps tombait à plis graves.
Avec le costume immuable de ce pays elle
ressemblait à ses pareilles d'autrefois et. en un
recul singulier, elle m'apparaissait, au seuil des
vieux âges, comme une contemporaine du Sire,
légendaire en sa tragique histoire. Sa demeure!
et je pensais à la haute tour, aux belles robes
orfévries et sanglantes, aux supplications des
douces lèvres pâles, au poing brutal tordant les
longues chevelures éplorées, lendemains funestes
de noces captieuses et tentatrices dont javais
entendu l'écho dans les cloches festoyantes de
ce jour et dont, avec Tencens, j'avais respiré le
souvenir dans la nef de la vieille Eglise.
Ce fut par un crépuscule pareil à celui-ci, sans
doute, que Sœur Anne qui, durant tout le jour,
n'avait vu que le soleil poudroyer, pleura de ce
220 LA CANNF Dr. JASPE
que rien n'était venu vers celle pour qui l'heure
inexorable était proche.
La haute tour du sommet de laquelle Tanxieuse
Vigilante avait interrogé le circuit du vaste
horizon de la forêt, les chemins déserts et les
deux rives de la rivière, était la même que celle
dont j'entrevoyais devant moi le noir débris. De
l'antique château, seule, elle survivait à l'écrou-
lement de la demeure orgueilleuse ensemble et
à sa propre caducité par ce pan de mur de rude
pierre qu'elle dressait dans l'ombre.
Il était emmantelé de lierre, debout sur un
tertre d'herbes et de mousses qui rongeaient sa
base, montaient le long de ses parois, pénétraient
entre ses joints et s'épanouissaient dans ses
fissures, et sa solide masse impressionnait toute
la forêt environnante.
Alentour, le sol était inégal, déprimé ou ex-
haussé selon qu'il y avait eu là une douve ou une
muraille. La destruction a des caractères divers;
parfois ce qui tombe s'efïace doucement, peu à
peu, s'émiette et disparaît au lieu de s'attarder
en ruine récalcitrante qui résiste au temps, lui
dispute sa déchéance et tasse sa chute en quelque
amas brut dont la terre ne reprend pas les
noNTKs A soi-.mi-:mk 221
matériaux sans en rester bossuée et ditïorme de
la difliciilté qu'elle a eue à les résorber ou à les
mal couvrir de sa verdure.
L'obscurité presque complète était devenue
une présence par l'aspect ([u'elle avait pris de ce
décombre pour me regarder de toute l'opacité
de son vieux bloc de granit qui résumait en lui
la ténèbre et lui donnait une forme. fil était
impossible que des ombres n'errassent pas au-
tour de ces pierres, et je ne pus me les imaginer
autrement que douces, mélancoliques et nues.
Nues de leurs robes appendues au mur du
réduit sinistre où le sang successif des cinq
épouses avait rougi les dalles!... Comment eus-
sent-elles erré autrement que nues puisque leurs
belles robes avaient été la raison de leur mort
et le seul trophée que voulut d'elles leur singu-
lier mari?
L'unen'avait-elle pas péri, la première, à cause
de .^a robe blanche comme la neige que foulent,
de leurs sabots de cristal, sur les tapisseries des
chambres, des Licornes qui marchent à travers
des jardins, boivent à des vasques de jaspe, et
s'agenouillent, sous des architectures, devant
13.
LA canm: de j.vspe
des Dames allégoriques de Sagesses et de Vertus?
L'autre ne mourut-elle pas parce que sa robe était
bleue comme l'ombre des arbres sur l'berbe/
l'été, tandis que le vêtement de la plus jeune qui
mourut aussi, douce et presque sans pleurer,
imitait la teinte même de ces petites coquilles
mauves qu'on trouve, sur le sable gris des grèves,
là-bas, près de la Mer. Une autre "encore fut
égorgée. Un artifice ingénieux avait disposé sa
parure de façon que les branches de corail qui
enjolivaient d'arabesques le tissu changeant s'ap-
pariassent à ses nuances afin d'être d'un rose vif
où le lé était d'un vert vivace et qu'elles s'ai^
grissent ou s'amortissent alors qu'il devenait
prasin ou glauque.
Une enfin, la cinquième, s'enveloppait d une
pièce de mousseline ample et si légère qu'en se
superposant ou en se dédoublant elle paraissait
selon son épaisseur ou sa transparence de la
couleur de l'aube ou du crépuscule.
Toutes mortes, les douces épouses, avec des
cris, des mains suppliantes ou des surprises
stupéfaites et silencieuses.
Pourtant le bizarre et barbu Seigneur les aima
toutes. Toutes elles passèrent par la porte du
r.ONTF.S A SOI-MKMK '223
manoir, le matin, au son des tlùtes qui chantaient
sous des arcades de fleurs ou, le soir, au cri des
cors clamant parmi les torches et les épées,
toutes, venues des pays lointains où il les avait
été chercher, toutes, timides parce ({u'il était
hautain, amoureuses parce qu il était beau, et
lières de confier leur langueur ou leur désir à
Tétreinte de sa main.
Les gais, mélancoliques ou doux souvenirs
qu'elles laissaient à la demeure natale où, de
leur enfance en fleur, s'était épanouie leur abon-
dante jeunesse, non plus que les larmes de leurs
mères ni les sanglots de leurs vieilles nourrices
ne les avaient point retenues de par tir pour suivre,
au loin, le fiancé de leur destin. On quitte tout
pour aimer et à peine si, en s'éloignant, elles
tournèrent les yeux pour voir encore quel-
que ancien palais au bord du fleuve, avec ses ter-
rasses en quinconces, ses parterres en guillochis
et ses arbres en perspectives. Bientôt elles ne
se souvenaient guère d'une antique et pompeuse
maison, au coin de la grand' place, dans la
ville; ni des médaillons de la façade qui grima-
çaient des figures grotesques, ni du marteau de la
vieille porte qui, à midi, était tout tiède de soleil.
LA CAN>-E DE JASPE
Elles oubliaient le petit manoir au milieu des
prairies, parmi les mares où coassaient le soir,
les reinettes, alors qu'il va pleuvoir, et aussi le
beau château et les domaniales futaies. Une,
même, qui vint d'outre-mer ne songeait plus à
l'île abrupte et sablonneuse dont la mer rongeait
les rocs et battait les grèves et que, l'hiver, le
vent torturait, acharné contre sa solidité. A peine
si elle pensait quelquefois à certaine p^ite plage
de sable où elle jouait, avec sa sœur, quand la
marée était basse, et où elles avaient si peur au
crépuscule.
Hélas î il ne les aima que pour leurs robes
variées ces épouses, douces ou altières, et, sitôt
qu'elles avaient façonné les étofies qui les vêtaient
aux grâces de leurs corps, qu'elles y avaient
imprègne le parfum de leur chair et commu-
niqué assez d'elles-mêmes pour qu'elles leur
fussent devenues comme consubstantielles, il
tuait dune main cruelle et sage les Belles inu-
tiles. Son amour en détruisant substituait au
culte d'un être celui d'un fantôme fait de leur
essence dont le vestige et le mystérieux délice
satisfaisaient son àme industrieuse.
Chacune de ces robes habitait une chambre
CONTES A SOl-MKME
spéciale du château. L'ingéaieux Seigneur
s'enfermait, pendant de longues soirées, tour à
tour, dans Tune de ces salles où brûlait un
parfum dilïérent. Les mobiliers assortis aux
tentures correspondaient à des intentions sub-
tiles. Longtemps, passant sa main dans sa lon-
gue barbe parsemée de quelques poils d'ar-
gent, r Amant solitaire, regardait la robe
appendue devant lui en la mélancolie de sa soie,
l'orgueil de son brocart on la perplexité de sa
moire.
Des musiques appropriées sourdaient du de-
hors à travers les murailles. Auprès de la
robe blanche (ô tendre Emmène, ce fut la
tienne!) rôdaient des lenteurs de viole languis-
sante; auprès de la bleue (qui fut toi, naïve
Poncette î) le hautbois chantait : près de la tienne,
mélancolique Blismode, un luth soupirait parce
qu'elle fut mauve et que tes yeux étaient toujours
baissés; un fifre riait, suraigu, pour rappeler
que tu fus énigmatique, en ta verte robe enco-
raillée, Tharsile! mais tous les instruments s'u-
nissaient quand le maître visitait la robe d'Alède,
robe singulière et qui avait toujours semblé vêtir
un fantôme ; alors la musique chuchotait tout bas
•22f> LA CA.NNK DE JASPK
car Barbe-Bleue avait beaucoup aimé cette Alède.
Elle était jumelle de Sœur Anne; on eût pu les
c)rendre l'une pour l'autre et c'était à elles deux
/qu'il désirait que ressemblât la nouvelle épouse,
car elles sont six, ces ombres, qui errent, le soir,
autour de l'antique ruine et cette dernière seule
est vêtue.
C'est parce que, petite bergère, tu gardas tes
moutons sur une lande de bruyères roses et d'a-
joncs jaunes, à la lisière de la forêt, debout ou
assise parmi Ion troupeau, en ta grande cape de
laine grossière où s'abritait parfois contre le
vent quelque agnelle chétive.
Les beaux yeux font la simplicité d'un visage
plus belle et la tienne était telle que le veuf Sei-
gneur t'ayant vue en passant t'aima et te voulut
épouser. Il avait alors la barbe toute blanche et
son regard était si triste, ô Pastourelle, qu'il
t'attendrit plus que ne te tenta l'aventure d'être
grande Dame et d'habiter le château oti tu lisais
l'heure par l'ombre des tours sur la forêt.
Bien n'était parvenu dans la solitude de la
petite gardienne du fâcheux renom du noble Sire,
car comme elle était humble et pauvre on dédair-
i.N 1 I S A SOI-MI ME
gnait de lui parler et, Hère, elle n'interrogeait
pas ceux qni passaient devant sa chaumière, à
Técart entre deux vieux ormes dont ses mou-
tons en s'y frottant, usaient l'écorce en collier.
D'ailleurs elle ne regrettait pas d être telle puis-
qu'elle aimait et quoiqu'elle eût voulu se pou-
voir acheter quelque robe neuve pour Toccasion
de sa noce approchante, mais elle s'en consolait
en pensant que son ami ne lui marqua jamais
que lui déplussent sa cape de laine et sa coilïe de
toile.
A l'aube, une fanfare de cors réveilla la forêt
et quatre bannières, déployées en même temps,
au sommet des quatre tours d'angle du manoir,
ondulèrent au vent matinal. Une rumeur de
fêle emplissait la vaste demeure. Les couloirs
bourdonnaient ; dans la cour, pialïaient lès
chevaux, les uns couverts de housses chamar-
rées, les autres portant des selles compliquées,
les plus forts enjuponnés de mailles d'acier et
tous ayant, au frontail, chacun, l'atour d'une
belle rose. Dans un coin quelques musiciens,
vêtus de souquenilles jaunes, debout et le dos à
la muraille, s'exerçaient, d'avance et douce-
ment, à des préludes de flûte.
228 LA CANXK DE JASPE
Enfin le pont-levis s'abaissa. Le cortège sortit.
En avant, des hommes d'armes, vêtus de
buffles, soutenaient, de leurs longues lances
entrecroisées, des corbeilles de fleurs. Venaient
ensuite, en bon ordre, une multitude de valets
et de pages passementés, des tireurs d'arc, des
frondeurs et des hallebardiers et, par groupes,
des virtuoses. Les premiers soufflaient en des
cornets bizarres et tors. Leurs joues se gon-
flaient et leur corpulence nourrissait leurs
mines rubicondes; quelques-uns, agiles et
maigres, heurtaient, en cadence, des cymbales
de cuivre, le reste jouait d'instruments délicats,
en marchant à petits pas, l'air attentif et les
yeux baissés. Ces derniers précédaient une
litière vide portée sur l'épaule par des mulâtres
et suivie, à cheval, par le Sire du lieu, en
jaquette de soie blanche brodée de perles ovales
sur qui descendait sa barbe argentée. Derrière
lui une troupe de piquiers et d'arquebusiers et,
à la queue, le service : la cave, la cuisine et
Técurie, prolongeait le cortège.
La petite chaumière devant laquelle toute
cette pompe s'arrêta dormait, porte close.
On entendait les moutons bêler doucement
CONTKS A SOI-MÎ.MI- 220
dans l'enclos et des oiseaux venaient se
poser sur les ormes et le toit d'où ils s'envo-
lèrent, effrayés de cette approche et rassurés
par le silence de la cavalcade qui se tenait
immobile alentour ; un vent léger frisait les
plumes des panaches, rebroussait la dentelle
des collerettes et éparpillait la crinière des che-
vaux, mais ce silence n'empêchait pas qu'un
murmure eût couru dans les rangs que celle
qui habitait là était bergère et s'appelait Héliade.
Le Sire descendu de sa monture s'agenouilla
devant la porte et y frappa trois coups; l'huis
s'ouvrit et l'on vit apparaître, sur le seuil, la
Fiancée. Elle était toute nue et souriante. Ses
longs cheveux s'appariaient à la couleur d'or
des ajoncs fleuris ; à la pointe de ses jeunes seins,
rosissait une fleur comme aux brins des
bruyères. Tout son corps charmant était simple
et l'innocence de toute elle-même telle que son
sourire semblait ignorer sa beauté. A la voir si
belle de visage les hommes qui la regardaient
ne s'apercevaient pas de la nudité de son corps.
Ceux qui la remarquèrent ne s'en éton-
nèrent pas et à peine si deux valets se la mur-
murèrent entre eux. Ainsi, en l'ingénieuse ruse
2oO LA CANNK DE .TASIM
qui, étant pauvre, lui avait suggéré d'être nue,
elle s'avançait, grave et victorieuse d'avance de
l'embûche de son Destin.
Toute la ville était en émoi de la cérémonie
annoncée pour ce jour-là. La curiosité s'aug-
mentait de ce que, si oh connaissait le dur Sei-
gneur par la rigueur de ses péages et de ses
exigeantes redevances, nul ne savait qui allait,
sa compagne, passer le portail de l'église avec
lui.
LEvêque avait été seulement prévenu d'avoir
à parer son autel pour la circonstance et à
ordonner ses plus belles liturgies, aussi, sans
réplique au mandement impérieux du Châte-
lain, se tenait-il sur le parvis, mitre et crosse,
en grand apparat avec ses chantres et tout son
clergé, dès que les cloches eurent, par leurs
volées, signalé l'entrée, dans les murs, du cor-
tège. Le peuple, las dattendre et de considérer
les lumières allumées au fond du chœur, de
compter les guirlandes tendues d'un pilier à
l'autre et de nombrer l'entourage épiscopal.
poussa des cris de joie quand il aperçut au bout
de la grand'rue, au-dessus des têtes mouvantes,
(:ONTi;s A soi-.MÎMi: 231
les hautes lances des cavaliers qui marchaient
;i travers le populaire, le repoussant en haie et
le refoulant vers la place qu'il encombrait déjà,
rar les bonnes gens aiment le faste et celui-ci,
guerrier et nuptial, avait provoquéleur concours
et excitait leur curiosité. Aussi se pressaient-ils
autour de l'escorte qui entourait la mystérieuse
litière d'où sortit l'étrange fiancée. Ils en fureat
d'abord stupéfaits et crurent à quelque sacrilège
fantaisie de l'audacieux suzerain ; mais comme
ils étaient, pour la plupart, d'àme naïve, et
qu'ils avaient vu, maintes fois, peintes sur des
vitraux et sculptées aux porches, dos figures qui
ressemblaient à celle-là : Eve, Agnès et Vierges
martyres, douces ainsi qu'elle de leur corps et
embellies aussi de doux yeux et de longues
chevelures, leur étonnement se changea en
admiration à penser que quelque céleste bien-
veillance envoyait cette Enfant miraculeuse
pour réduire l'incoercible orgueil et la cruauté
du Pécheur.
Côte à côte, elle et lui, s'avançaient dans
l'Eglise que j'avais visitée tout à Theure, si pai-
sible en son crépuscule méditatif. La nef en
était alors parfumée et illuminée d« cierges et
232 i.A cANNr: dk jaspe
de soleil. Midi llamboyait aux rosaces épanouies
et aux verrières incandescentes, et les Clercs,
glabres et sournois, songeaient, en voyant cette
fille nue qui passait au milieu d'eux, étrangère
à leur concupiscence, que le Sire de Carnoët
épousait là, par maléfice, quelque Sirène
ou une Nymphe pareille à celles dont parlent
les livres païens. L'Evêque ne venait-il pas
d'ordonner aux thuriféraires de charger leurs
encensoirs, pour que la fumée s'interposant
entre cette Visiteuse et le regard de Dieu et
des hommes, isolât, de son voile épais, le
groupe insolite qu'on apercevait, à travers une
brume odorante, courbant, devant l'autel, une
chevelure d'or et une nuque d'argent, sous le
geste bénédicteur de la haute crosse qui consa-
crait l'échange de l'anneau.
La bergère Héliade, qui s'était mariée nue,
vécut longtemps avec Barbe-Bleue qui l'aima et
ne la tua point comme il avait tué Emmène,
Poncette, Blismode et Tharsile et cette Alède
qu'il ne regrettait plus.
La douce présence d'Héliade égaya le vieux
château. On la voyait tantôt vêtue d'une
robe blanche ^comme celle des Dames allégo-
CONTKS A soi-.Mi-;.MK 2;{:»
riques de Sagesse et de Vertus devant qui, sous
des arcliitec-tures, s'agenouillent les pures Licor-
nes aux sabots de cristal, tantôt d'une robe bleue
comme l'ombre des arbres sur l'iierbe, l'été, ou
mauve comme ces coquilles qu'on trouve sur le
sable des grèves grises, là-bas, près de la Mer,
soit glauque et encoraillée ou d'une mousseline
couleur de l'aube ou du crépuscule, selon
que le caprice des plis en diminuait ou en
augmentait la transparence mais, le plus sou-
vent, couverte d'une longue cape de laine gros-
sière et coiflce d'une coilïe de toile, car, si elle
portait parfois l'une des cinq belles robes que
son mari lui avait données, elle préféj'ait pour-
tant à leur apparat sa cape et sa coifïe
Lorsqu'elle fut morte, après avoir survécu à
son époux, et que le vieux manoir eut croulé
d'âge et d'oubli, c'est ainsi qu'elle, seule d'entre
les ombres, qui errent parmi l'antique dé-
combre, y revient vêtue et qu'elle m'apparut,
peut-être, sous les traits de la paysanne, qui
m'introduisit là, ce soir, et, debout, de la rive,
me regardait m'éloigner au bruit des rames sur
leau morne et à travers la Nuit taciturne.
:rSTASE ET llf'MHELlXE
.1 IE/U)l.\.\M) J//:/lOLI).
De tous ceux ({ui tentèrent d'aimer la belle
Humbeline un s<mi1 lui resta fidèle. Tl semblait
l'être d'ailleurs, plutôt qu'à aucune récompense
qui lui en eût été donnée, à la persévérance de
sa passion, aussi, rien n'étant intervenu pour la
diminuer, elle était demeurée la môme, car c'est
moins le temps qui use nos sentiments que le
crédit qu'on leur accorde et, si les raisons d'ai-
mer sont en nous-mêmes, c'est d'autrui d'où
proviennent d'ordinaire celles qui font que nous
n'aimons plus.
Humbeline avait sans doute estimé trop la
présence d'Eustase le philosophe pour ne point
avoir choisi le meilleur moyen de se la
conserver.
Eustase excellait à interpréter Humbeline à
elle-même : elle lui était abréviative de l'en-
23G LA C\.\NK Di: JASPE
semble de l'univers; ils s'en étaient reconnais-
sants. De là entre eux s'établit un gracieux
échange, et autant qu'elle était envers lui atten-
tive et bienveillante il fut auprès d'elle assidu
et circonspect.
Quelques-uns l'avaient été plus et moins
qu'Eustase. On essaya de divertir Humbeline
du goût d'elle-même au profit de celui qu'on en
avait aussi. L'inutilité de leur entreprise et le
rejet de leurs prétentions les rendirent fort sen-
sibles à Téchec de leur exigence.
Eustase s'amusait à consoler ses rivaux en
leur montrant par l'exemple et en tachant
de leur prouver par de subtiles paroles quelle
infirmité il y avait à vouloir posséder les plus
belles choses autrement que par les sentir belles,
et, comme il se plaisait aux allusions, il usa de
ce tour pour éclairer leur folie.
;^ S'ils le venaient visiter en son logis et le
consulter sur leur déboire, il leur indiquait
en souriant et d'un geste délicieusement abdi-
cateur, une verrerie merveilleuse qui isolait,
sur la rocaille funéraire d'un socle d'ébène,
au mur de la chambre, son prestige visible.
C'était un vase fragile, compliqué et taci-
CONTF.S A SOI-MI-Mi: 237
lurne, d'un cristal froid et énigmatique; il sem-
blait contenir un philtre de quekiue extraordi-
naire puissance car la panse tuméfiée et comme
respectueuse se corrodait; des vitrifications
arborescentes s'y agatisaient intérieurement en
la translucidité crépusculaire des parois; il était
intact et intangible en sa sveltesse, cassable en
sa dureté gélive, et si beau que sa seule vue
remplissait fàme du bonheur qu'il existât et de
la mélancolie de sa réserve sacrée.
Et, à qui ne comprenait pas le geste et l'em-
blème, Eustase disait : « Je l'ai trouvé dans le
domaine d'Arnheim, Psyché et Ulalume le
tinrent dans leurs mains merveilleuses ; » et il
ajoutait plus bas : « Je n'y bois point ; il est fait
pour qu'y boivent à jamais les seules lèvres de
la Solitude et du Silence. »
Le crépuscule entrait dans la chambre spa-
cieuse et cénobitique. A travers les vitres
claires le couchant rougeoyait, il apparaissait
double : au dehors tout proche de ses nuées
sanglantes et souffreteuses qui se cicatrisaient
lentement et aussi très lointain dans un miroir
incliné qui, faisant face aux fenêtres, le reflétait.
La ferveur occidentale brûlait, à froid, dans le
14
23<S LA CANNE DE JASPE
cristal; elle sy rapetissait en miniature, guérie
de ce qu'elle avait eu là-bas de trop pathétique,
réduite là à un aspect glaciaire et minéralisé.
C'était riieure où Eustase sortait chaque jour
pour visiter Humbeline. Elle séjournait, alterna-
tivement et d'après le temps de Tannée, dans
son jardin ou le salon. Le salon grand comme
un jardin et le jardin petit comme un salon se
ressemblaient. La douce pelouse se veloutait en
tapis. L'eau du bassin se reproduisait clarifiée
dans les glaces du boudoir, et les tentures
représentaient en arabesques intérieures Tombre
des feuilles, au dehors, sur les murs du cottage.
Chaque jour Eustase y allait comme la veille,
et le charme de la conversation qui se tenait
entre la jeune femme et le philosophe était dû
à l'échange loyal qu'ils faisaient entre eux de la
réciproque utilité où ils sétaient Tun à l'autre.
Humbeline dispensait Eustase de se mêler à la
vie. Les aspects sen trouvaient, pour lui,
résumés en l'instructive Dame avec ce qu'ils ont
de contradictoire et de divers: Cette délicate
personne était à elle seule d'un tumulte exquis.
Toute l'incohérence des passions existait en ses
goûts réduits à une dimension minuscule età un
(■:oNTi:s .v soi-.Mi Mi: •2.'^0
iiioiivemont infinie mais équivalent. En sniplus
elle otïrait à Enstase le souvenir de tous les
paysaiies où s'elïorce et s'exténue ce que nos
sentiments y retrouvent de leur image. Ses robes
déjà, pour leur part, figuraient les nuances des
saisons et l'ensemble de sa chevelure était à la
fois tout l'automne et toutes les forêts. L'écho
des mers murmurait certes en les conques
naïves de ses oreilles. Ses mains fleurissaient les
horizons dont ses gestes traçaient les lignes
flexibles.
C'étaient ces ressemblances que lui interpré-
tait Eustase; il lui en détaillait les infinitésimales
analogies et lui donnait le plaisir d'avoir, à
chaque instant, conscience de ce qu'elle était,
agrandie de ce qu'elle semblait être. Elle tou-
chait ainsi au m.onde par chaque pore de sa peau
charmante et par chaque point de son égoïsme
moite, friable et comme spongieux, n'aimant que
soi dans tout, mais d'une façon communicative
et amalgamée.
Ils vivaient ainsi, heureux; elle, ne voyant
de tout 1 extérieur que ce qui la constituait et ce
qu'elle en constituait, et lui, le voyant tout entier
en elle. Parfois ils juxtaposaient leurs pas pour
240 LA CA.^•^•E de jaspe
quelque promenade, si elle en avait la fantaisie
par hasard, un soir de printemps, une nuit d'été,
au crépuscule en automne ou, vers midi,
l'hiver. Partout elle n'allait qu'à travers elle-
même. Eustase se promenait moins avec elle
qu'en elle. Il y faisait de délicieux voyages et, au
retour, lui disait volontiers : « Le couchant de
votre chevelure fut d'un or bien tragique ce soir,
Humbeline ! » ou il lui donnait à entendre qu'un
serpent dormait lové selon la tresse engourdie de
sa coifïure gorgonienne. Elle riait et ne préférait
pas moins ce qu'il y avait pour elle d'un peu
énigmatique dans les propos d'Eustase aux
colloques trop clairs que lui avaient imposés les
amis dont elle s'était éloignée.
Ils se vengeaient de leur congé en dénigrant
le choix qui les avait remplacés. Tout en aimant
mieux, par jalousie et par humeur, admettre le
principe de réserve réciproque où se tenaient
1 un vis-à-vis de l'autre les deux compagnons
d'esprit que supposer tout autre situation à cette
intimité, ils alléguaient, comme si c'eût été un
reproche qui en menaçât la durée, qu'Eustase
n'avait point toujours été ainsi. Certes, il avait
même été tout à fait autre. Je le sais pour l'avoir
CONTES A SOI-.MKME 2'él
connu à une époque où il croyait vivre. Comme
d'autres il avait désiré,, vu et possédé, puis,
las d'être épars en ses désirs, approprié à leurs
objets, accaparé par tout ce qu'il croyait posséder,
il en avait fait des songes auxquels restait peut-
être l'arrière-amertune d'être plus identiques à
ce qu'ils suppléaient que cela même qu'ils
eussent été.
La vie s'était refroidie et déposée en lui comme
un ciel dans un miroir.
Ayant souffert d'être, lui-même, l'intermé-
diaire entre soi et la nature, Humbeline lui en
avait été la médiatrice! C'est à tout cela que
faisaient allusion le miroir de la chambre
d'Eustase et, sur la rocaille de funéraire ébène,
Ténigmatique verrerie où la matière vitrifiée
façonnait par illusion l'eau dont elle était
vide, c'est à cela que s'appliquait aussi ce que
disait Eustase, au crépuscule, du domaine
d'Arnheim, de Psyché et d'Ulalume, ce qu'il
disait des lèvres de la Solitude et du Silence!
14.
MAMSCIÎlT TROUVÉ DANS UNE AUMOJHE
.1 rii.HHi: i.ouïs.
.... Il II y a peul-ètie pas de solitude, et, si
solitaires que se pense le désiroii 1 apathie, ils ne
sont pas seuls. Ils se regardent dans l'avenir ou
se revoient dans le passé ; ils anticipent ou remé-
morent ; c'est une solitude hypocrite que la leur.
Toute solitude est hypocrite, et la mienne est-
elle plus véridique pour être celle de quelqu'un
qui parait s'être borné à soi-même? Pourtant il
me semble parfois être seul, le plus seul des
mortels dans la plus solitaire des demeures.
Je l'ai choisie dans la plus déserte de nos
provinces. Les vieilles cartes donnent un nom
à ce terroir ; les très vieilles gens se souviennent
encore de lui en avoir connu un. C'est longtemps
après avoir quitté tout chemin qu'on arrive là,
et. lorsque je perdis leur dernière trace, j'avais
244 LA C.V>Nt: DE JASI'E
déjà parcouru des lieux singulièrement et irré-
médiablement abandonnés.
D'abord, le long des chaussées dédallées, les
bornes numératrices, peu à peu, manquèrent.
Celles qu'on rencontrait encore étaient moussues
et ébréchées, puis les routes s'étaient changées
en sentiers qui eux-mêmes s'amincirent, hési-
tèrent et disparurent. Les routes, au sortir des
villes moribondes, côtoyaient des villages ago-
nisants, et cessèrent au delà des dernières chau-
mières.
Tristes et dolentes villes! Tassées dans un
coin de leurs enceintes trop vastes qui cerclaient,
de la tresse surabondante de leurs murs noués
de tours en ruines, l'amaigrissement minable de
la cité, elles se ratatinaient au fond de la cor-
beille de leurs murailles comme des fruits qui
se racornissent en une pourriture sèche et
cendreuse. Lèvent, l'automne, sembleles becque-
ter, avec ses cris d'oiseau douloureux par tout
le ciel.
Dans les villages, les vieilles mains ne pou-
vaient plus mettre en branle les cloches des
clochers qui se lézardaient jusqu'au toit et
dégringolaient, pierre à pierre et tuile à tuile.
CONTES A SOI-MKME 2'l."
dans riierbe. Ces chutes étaient molles et
douces, car ces antiques pierres et ces vieilles
tuiles, toutes feutrées de mousses, ne faisaient
pas de bruit en tombant. Elles étaient friables
et prêtes à redevenir, au contact du sol, la pous-
sière qu'elles avaient été.
Il y avait encore, çà et là. des masures, si
chenues (ju'elles se courbaient sous les branches;
leur chaume vénérable semblait ronronner sous
les doigts caressants des feuilles, et elles accrou-
pissaient la somnolence animale de leur four-
rure de paille rude.
Ensuite, j'ai traversé de grandes forêts où, à
mesure que je m'y avançais, les arbres se rabou-
grirent avant de s'espacer en plants malingres,
plus rares, un à un, et enfin de manquer à des
landes interminables toutes dune même herb^
rase et poilue.
Le fleuve qui avait baigné les villes, frôlé les
villages, reflété à ses eaux les arbres de la forêt
et les roseaux des campagnes après les flèches
et les toits, avait fini par se perdre à travers les
sables. Les sables avaient sournoisement absorbé
son cours divisé en bras, ses bras amoindris en
méandres.Sesdernières eaux investies tarissaient
2^6 I.A C.VNNK DE .TASPi:
en mares silencieuses dont quelques-unes n'é-
taient déjà plus qu'une place de vase craquelée.
C'est la plaine et ce fleuve ensablé qu'on voit
au bout du parc de mon domaine, par une brèche
d'arbres et de murs. Personne ne passe plus par
là qui pourrait regarder à l'intérieur de mes
futaies ou de ma maison. Quimporte si les
volets pourris ne ferment plus les fenêtres. Cette
province est déserte et cette demeure est si
isolée! Le silence y est tel que je crois presque
y être seul. Alors je m'accoude sur le vieux
tome refermé où je lisais depuis de longues
heures quelque traité minutieux et baroque,
quelque Miroir du Temps ou quelque Horloge
de l'Ame. Je fixe un point de mes songes; ma
pensée s'incorpore en l'invisible; elle en vêt i'in-
forme complaisance et s'y constitue une réalité
au delà de mes désirs jusqu'à ce que mon regard
s'en fatigue, puis, les yeux clos, je voislesdébris
de la volontaire idole empoussiérer ma rêverie
des lumineuses cendres de son artifice et finir
en pluies détoiles prismatiques, en poudres de
pierreries, en ocellures pareilles à celles qui
rayonnent et clignotent aux queues visionnaires
des paons !
l.(JNTES A SOl-MIME
Aujourd'hui j'ai vu dans un bassin dCau
tomber des feuilles, une à une. Peut-être ai-je
tort d'avoir eu dans ma vie d'autre occupation
que ce compte mélancolique de l'iieure, l'euillr
à feuille, dans quelque eau morne et circons-
pecte. Je n'aurais ainsi de tous les jours de n a
vie que le souvenir d'un même arbre augmenté
d'un pareil et d'autres encore se suivant, côte à
côte et face à face, en avenue alternative et
augurale. jusqu'au bout de mon passé, aussi
loin que mon passé.
Les feuilles tombent, plus fréquentes; deux à
la fois contrarient leur chute. Un peu de vent
qui s'est levé les soupèse délicatement avant de
les laisser aller, lasses et inutiles, une à une.
Celles qui tombent dans le bassin surnagent^
puis, peu à peu, se détrempent, s'alourdissent
et s'enfoncent à demi; celles d'hier sont ainsi;
il y en a d'autres qui errent sous la surface. On
les voit à travers la transparence de l'eau gla-
ciale, claire jusqu'au fond qu'écaillent de leur
bronze frauduleux les jonchées submergées
déjà.
Je connais la destinée de toutes ces feuilles;
je sais comment elles poussent et verdissent.
LA CANNE DE JASPE
comment elles dépérissent aux jours d'automne
malgré la fausse parure de leurs ors divers
et l'hypocrisie de leurs pourpres tachetées.
Le couchant est rouge à travers les arbres;
la pourriture violette du crépuscule le ronge de
nues douloureuses. L'hypocondrie de l'heure
est presque acariâtre.
La lampe brûle dans un angle de la vaste
salle aux hautes fenêtres, et je reste le visage à
la vitre terne. Je ne vois plus tomber les feuilles
mais, maintenant, cest en moi que je sens
quelque chose qui se détache et s'amoncelle
lentement. Il me semble que j'entends dans
mon silence la chute de mes pensées. Elles
tombent de très haut, une à une, en lente
efïeuillaison, et je les accueille de tout le passé
qui est en moi. Leur chute morte et légère ne
pèse plus rien de ce qu'elles voulurent vivre.
L'orgueil s'effeuille et la gloire se défleurit.]
Encore un jour. Voici la lampe ! J'ai regardé
tomber les feuilles, une à une, et pourtant il y
eut des thyrses dans les vignobles et les jardins.
Les lèvres ont mordu le jus des poires. Un
enfant portait en ses mains des pommes d'or,
et, quand le visage se retourna, au seuil, en
CONTES A SOI-MÊMK 'iVJ
face du soir, on vit à ses tempes une couronne
de laurier en même temps que des buccins son-
naient au fond des antres !
Dans le vieux cèdre, devant la maison, près
d'une massive table de pierre, j'entends glapir
de rauques trompettes ! L'or de leur son semble
disjoint par quelque fêlure. Le souffle en est
âpre et discors. Elles moquent la gloire qu'elles
entonnent ; elles disent que quelque chose
avorte en elles de considérable, et leur râle inclut,
en la faussant, une fanfare !
Ce sont les paons qui, de leur perchoir du
grand cèdre, près de la table de pierre, cornent.
Ils se détachent en noir sur le crépuscule encore
soufré et rougeàtre ; ils sont de jais sur le ciel
étrusque ; ils sont noirs avec Tair moins de
s'être carbonisés dans les ardeurs des brasiers
du couchant que par la vertu de leur propre
éc lat et par l'incandescence dévoratrice de leurs
plumes.
Noirs et fatidiques, n'ont-ils pas l'attitude de
veiller sur un tombeau, et la table de pierre est
lunèbre, ce soir. Son bloc fruste se renfrogne et
semble s'appesantir. Vas-tu disjoindre l'oppres-
sive et analogue dalle, enfin, toi, ô mystérieuse
M) i.v c.vn.m: de JASPi:
perdue, ô souterraine, toi qui, étant plus que
la vie. ne peux pas être possédée que dans la
mort, toi que j'appelais Eurydice!
Il me semblait si bien l'avoir connue de l'autre
côté du fleuve que je la nommais Eurydice. Ce
nom lui plut et elle souriait de se l'entendre
donner comme s'il eût réveillé en elle d'an-
ciennes joies. Pourtant, parfois, elle soupirait de
s'entendre appeler ainsi, car d'antiques tristesses
séjournaient peut-être au fond de ses songes.
Elle était debout entre deux suites d'échos ;
j'ignorais où ils menaient sa mémoire, car je ne
savais rien des avenues de sa Destinée, et mon
amour en face de sa beauté s'en satisfaisait uni-
quement. Je ne veux point parler de mon
amour ni disserter de sentiments au lieu d évo-
quer des images. Il n'en est pas de plus pré-
cieuse à mon âme que celle d'Eurydice Ma
solitude n'est faite que pour le fantôme de sa
présence et mon silence ne dure que pour la
survie de sa voix.
Je revois l'ondulation de ses cheveux sur les
coussins où elle s'appuyait volontiers, car sa
CONTES A SOI-.Ml Ml
beauté, coiiuiie toute beauté vraiment délicieuse,
n'était point sans langueur, r/étaient des cous-
sins à grandes tleurs ornementales habilement
dénaturées. 11 s'y mêlait des motifs de fruits,
des grenades à des tulipes. Les beaux fruits
s'engorgeaient ou se tuméfiaient et les sveltes
tleurs s'y composaient moins imitatives que
logiques et rationnelles. Certaines étoffes étaient
assez légères pour que les duvets intérieurs y
apparussent par transparence : duvet blanc des
cygnes du Montsalvat, bourre noire des cygnes
de rHadès !
Vers le soir elle dénouait la bandelette d'hya-
cinthe qui retenait sa chevelure et parfois nous
marchions au crépuscule.
Le plus souvent elle portait une robe d'un
vert vif et frais. Des reflets d'argent miroitaient
la lucidité prasine de l'étoffe. Des rosaces d'émaux
translucides l'ornaient qui alourdissaient les plis
et leur imposaient une rigidité statuaire et
comme archaïque. Un gorgerin de pierreries
juxtaposait sur la peau de sa poitrine la goutte
vive des émeraudes à l'eau spacieusement morte
des opales. Ses pieds étaient nus ; sa robe traî-
nait un peu sur le sable tiède des allées du
2ô2 L.V CANNE DE JASPE
jardin où nous errions. C'était une ancienne
grève fluviale ou marine. De petites tortues à
écaille jaune et noire s'y promenaient. Il y
poussait des citronniers nains. Leurs fruits
étaient charnus, acides avec un arrière-goût
d'amertume.
Le visage d'Eurydice fut d'une singulière
beauté. Il est dans tous les miroirs de mes
songes ; c'est dans les vôtres qu'il faut la regarder,
car elle est en chacun de nous l'éternelle taci-
turne, la secrète accoudée !
Nous avons souvent ensemble contemplé le
crépuscule, Eurydice et moi. A cette heure-là,
son nom résonnait plus doucement, plus mélo-
dieusement. Les syllabes en étaient le choc d'un
cristal limpide et nocturne : une fontaine dans
un bois de cyprès. C'était l'heure où son nom
vibrait le plus mélancoliquement. Quelquefois
elle parlait. La lenteur douce de sa voix semblait
s'éloigner à la distance d'un songe. Sa voix
devenait très basse, comme assourdie et perdue
au dédale de soi-même d'où elle revenait peu à
peu à son ordinaire douceur.
Elle parlait volontiers d'eaux et de fleurs,
souvent des miroirs et de ce qu'on y voit de ce
CONTES A SOI-MÉMi: 253
qu'on n'est pas. Nous composions aussi de sin-
gulières demeures, chambres ou palais. Nous
en déduisions les possibles jardins. Elle les ima-
ginait charmants et mélancoliques. 11 y en eut
un avec des porphyres que le temps semble
avoir guéris du sang qu'ils ont saigné, des mar-
bres, des allées d'une géométrie pathétique,
des pelouses où les jets d'eau pavonnent et
semblent rouer au soleil.
Un soir, je me souviens, et ce fut un des
derniers où je la vis, elle me parla des paons.
Elle les haïssait et jamais elle n'avait voulu en
supporter la présence dans ces lieux de paix et
de silence où nous vécûmes si inexplicable-
ment. Ce soir-là, je lui rappelai, alors, notre
rencontre et la morne rivière où ma barque
avait croisé la sienne. Elle y était seule. Elle
pleurait. A la proue, un paon était perché qui
mirait dans l'eau sa tête et son col et dont la
queue emplissait toute la barque de sa pro-
fusion éblouissante. La triste et pâle voyageuse
était assise parmi ces plumes. Les plus longues
traînaient dans l'eau à l'arrière.
i.A c.vnm: de JAsrr
El coinme ce souvenir, fait dune eau morne
entre de vieux arbres, dune barque lente, d'un
impérial oiseau dans le crépuscule, d'une femme
inconnue et silencieuse, m'était doux, j'appuyai
ma tête par mélancolie et par tendresse sur les
genoux d'Eurydice. Elle la soutenait de ses
belles mains : elle semblait la soupeser. Jt^
reaardai ses veux : une immémoriale tristesse
les voilait et j'entendis qu'elle me disait d'une
voix ancienne, si lointaine qu'elle paraissait
venir de l'aulre colé du tleuve. de l'autre face
des Destins, quelle me disait de sa voix ancienne
et véi'idique. si basse que je l'entendais à peine,
si bas que je ne Tentendis plus jamais : u C'e.sl
moi qui. au bord du tleuve. un soir, ai soulevé,
en mes mains pures et pieuses, la tète de l'Aède
massacré et qui l'ai portée pendant des jours
jusqu'à ce que la fatigue m'arrêtât.
u A la lisière dun bois pacilique où des
paons tout blancs erraient sous l'ombre des
arbres, je nu^ suis assise et m'endormis sentant
à travers mon sommeil, avec douleur et avec
joie, le fardeau du chef sacré qui reposait sur
mes genoux.
(( Mais au réveil, je vis la tête douloureuse me
«:ONTi:S A S(^I-MIMI.
darder le regard de ses orbites rouges ot vidrs.
Les oiseaux cruels ({ui avaient becqueté les
yeux rengorgeaient autour de moi leurs cols
souples el lissaient leurs plumes de leur bec
sanglant.
0 Mon geste eut horreur du sacrilège, et. à
mon sursaut, la tète roula parmi les paons
etîrayés et taciturnes qui rouèrent, épanouis-
sant, à leur insu, l'extraordinaire prodige qu'ils
étaient devenus, car leurs plumes portaient, dès
lors et à jamais, au lieu de leur blancheur, en
ocellures d'imaginaires et vindicatrices pierre-
ries, l'emblème véridique des yeux sacrés dont
ils avaient profané le mortel sommeil... n
HERMOGÈNE
A JEAN LORRAiy
A l'entrée de la forêt je tournai la tête, et, la
main sur la croupe pommelée de mon cheval,
je m'arrêtai pour regarder, par-dessus mon
épaule à travers les premiers arbres, le pays
que je venais de parcourir et pour tâcher d"y
apercevoir encore une fois la maison de mon
maître Hermogène.
Elle devait être tout au bout de la morne plaine
saumâtre et marécageuse qui étalait, au loin et
à plat, le damier d'eau de ses salines où se
réverbéraient aux flaques à fond rosâtre et
cristallisé les rayons d'un soleil couchant. 11
m'aveuglait car je l'avais en face de moi et toute
cette terre craquante, traversée durant la moi-
teur d'une après-midi d'automne, n'était plus, à
cette heure, qu'une étendue de brume dorée
au-dessus d'un miroitement. La buée et l'éclat
15.
25S LA CA>NE 1>K JASPE
s'en renforçaient au dehors de la forêt par la
demi-obscurité qui sommeillait à l'intérieur du
couvert.
De grands pins dressaient, d'un sol mat et
feutré, leurs sveltes troncs ensoleillés à mi-
hauteur et où l'ombre montait à mesure que le
soleil descendait vers la mer. Je la distinguai,
lisse à l'horizon au delà de la plaine rase el
quadrillée de ces mares où, tant la salure de
leur eau était tiède, avait refusé de s'abreuver
mon cheval qui frappait doucement du sabot le
terrain de bure du sous-bois en y faisant
dérouler sur la pente les pommes de pin dont
elle était jonchée.
Elles me rappelèrent celles qui brûlaient à l'âtre
de mon maître Hermogène, l'autre soir que je
maniais entre mes doigts leurs écailles déli-
cates où scintillait une larme de résine, tandis
que mon hôte, assis à mon côté, me racontait
son histoire, si doucement que sa voix me
semblait venir de moi même et comme si c'eût
été au fond de moi qu'il parlât.
Ah! que souvent, j'avais repensé à lui durant
cette lente chevauchée par les petits sentiers
grésillants, le long des salines paludéennes. La
CONTES A soi-.mi;me "J.')".)
moiteur de lair spongieux était si imprégnée
de sel que ma langue en sentait le goût sur
mes lèvres. La tristesse d'Hermogène n'avait
pas dû être, certes, plus acre et plus amère. 11
m'avait semblé refaire la route de ses jours et je
me disais, reprenant mon chemin par le lieu déjà
assombri : Puissé-je comme lui entrer dans le
crépuscule ! puissé-je m'asseoir à la fontaine et
qu'il y ait un âtre pour toutes les cendres de mes
songes !
J'étais arrivé à un endroit de la forêt où elle
m'apparut à sa suprême beauté automnale. De
grands arbres espaçaient une clairière. Leur
feuillage était roux et doré, et, bien que le soleil
eût disparu, il semblait s'en continuer un éclat
aux cimes où persévérait Tillusion de sa survie
par la teinte de sa présence. Aucune des feuilles
ne remuait et pourtant une parfois, d'or terne
et déjà sec, d'or clair et encore vivant, tombait
comme si le petit bruit mélancolique de la
fontaine où elles reflétaient leur suspens eût
sutli à déterminer, dans la sorte d'indifïérence
silencieuse de Tair, le prétexte de leur chute.
Je regardais celles qui tombaient au bassin
de la source. Deux, puis d'autres encore et une
260 LA CANNE DE JASPE
que je sentis frôler ma main. Je tressaillis car
j'attendais, anxieux de ce silence,, pour continuer
ma marche, que quelque cri d'oiseau ait rompu
l'immobile sortilège. Tout se taisait d'arbre en
arbre et si loin que je me sentis pâlir, moins
peut-être de solitude que de cette caresse de
feuille qui m'avait effleuré la main, plus légère
qu'au songe les lèvres même du souvenir. Je
m'approchai de l'eau, instinctivement, pour y
voir mon visage et l'y voyant pâle et perplexe,
vieilli de tout ce qu'une onde ajoute de nocturne
à ce qui s'y mire, je pensai à Hermogène, à
mon maître Hermogène. J'entendais de nouveau
sa voix au fond de moi et elle me répétait la
mélancolique histoire qu'il m'avait contée, l'his-
toire qui commençait aussi à un carrefour de
la forêt près d'une fontaine où il aurait vu son
visage.
•
Par quelles voies mystérieuses, me disait
Hermogène, à travers quelles impitoyables
aventures avais-je dû passer, me disait-il, pour
n'y avoir conquis quele sentimentd'une immense
tristesse telle qu'elle me voilait, par l'excès de
son amas, la mémoire de son origine et le pro-
CONTKS A SOI-MÊME 261
grès de son état. Elle m'opprimait de tout l'oubli
de ses causes et de tout le poids de sa consis-
tance.
Rien n'en illuminait le sourd et ténébreux
passé : glaives d'or parmi les cyprès, bagues
de joie et d'alliance perdues aux eaux capta-
trices, torches, sur le seuil, par le vent de la
nuit, sourires au fond du crépuscule, rien n'illu-
minait l'ombre invariable d'où j'étais parvenu,
par de laborieux chemins, jusque là où, las
d'une marche dont la fatigue seule me faisait
ressentir la distance, perdu dans la forêt, je
m'assis au bord d'une fontaine comme on se
repose auprès d'une tombe.
Tout ce que j'avais souffert était mort en moi
et je respirais l'odeur de cendre qu'exhalait
ma mémoire. Il s'y était mêlé certes des chairs,
des fleurs et des larmes, car j'y retrouvais un
triple parfum de regret, de mélancolie et
d'amertume. Il y avait des échos au fond de cette
taciturnité intérieure, mais ils y étaient engourdis
et ce passé informe et mystérieux m'environnait
de ses ténèbres endolories. Sans savoir ses
circonstances, je ressentais un regret, une
mélancolie et de l'amertune; j'aurais voulu que
262 LA CA>NE DE JASPK
ses lèvres vinssent murmurer sa raison à mon
songe; j'aurais voulu boire à son lac léthéen
une mémoriale jouvence comme à l'eau de cette
fontaine où je m'aperçus venant à moi, face à
face, comme le silence vient à la solitude avec
le désir d'apprendre l'une de l'autre le secret
de leur accord.
Mon visage dans l'eau intermédiaire n'allait-il
donc rien m'apparaître de moi-même? Mes mains
setendaientverslerefletde leurs paumes blessées.
0 mon Ombre qui mapparaissais ainsi, tu
semblais pourtant venue du fond de mon passé.
Tu devais savoir ses voies mystérieuses ou
ordinaires, ses aventures impitoyables ou quel-
conques. Dis! sourires au crépuscule! glaives
dor parmi les cyprès ou la torche peut-être ou
les bagues...
Une pierre tombée avait détruit le miroir et
me lit lever les yeux. Ils rencontrèrent ceux de
l'Etrangère qui avait ainsi interrompu ma rêverie
et qui semblait suivre la sienne sans s'apercevoir
de ma présence.
Elle était debout en sa robe déchirée et cen-
dreuse que dépassait son pied nu avec lequel
elle avait poussé la pierre perturbatrice. Une
CONTES A SOI-MKME 263
curiosité singulière me portait à interpeller cette
survenante. Il me semblait que je n'aurais qu'à
me ressouvenir pour entendre ce qu'elle me
dirait. Nos Destins avaient dû se toucher leurs
lèvres et leurs mains avant de se séparer pour
quelque circuit inverse où ils se rencontraient
enfin de nouveau à un point de leur durée. Ils
étaient la moitié l'un de l'autre et ma tristesse
ne pouvait être que l'entente de son silence.
Oui, mon fils, continua Hermogène, elle m'a
parlé. Elle m'a dit comment elle avait quitté la
ville. La vie qu'on y menait était bavarde, empha-
tique et frivole; le sommeil inutile. La veille n'y
fructifiait pas en lendemain et chaque jour
périssaient ses fleurs passagères. Celte ville était
immense et populeuse. Ses rues innombrables
s'entre-croisaient en mille détours, et toutes
aboutissaient, par quelques-unes où elles se'
dégorgeaient, à une vaste place centrale pavée
de marbre. Les arbres odorants poussaient çà
et là entre les dalles disjointes et y sculptaient
une ombre délicieuse; des eaux fraîches y jaillis-
saient parmi le silence moite dans un air cristallin.
Mais cette place était déserte toujours; il était
défendu de s'v arrêter et même de la traverser.
264 LA CANNE DF. JASPE
On eût pu y rêver sous les arbres, boire à Teau,
se confronter à la solitude et il fallait que la
foule errât sans cesse par le labyrinthe des rues
poussiéreuses, entre les hautes maisons de pierre
à portes de bronze, parmi les visages différents
et les discours superflus. Ah triste ville! On y
errait désespérément à la recherche de soi-même,
ceux-là du moins que ne satisfaisait pas de
disputer au coin des carrefours, de pérorer du
haut des bornes, de trafiquer sur les comptoirs
ou de danser au bruit des tambourins.
La plupart s'en contentaient. Ils vont et
viennent sans s'apparier plus que pour l'accord
d'un marché ou l'entente d'un désir. Quelques
sages s'y promenaient, un miroir à la main. Ils
s'y regardaient obstinément pour essayer d'être
seuls, mais de hargneux enfants cassaient à
coups de pierres les glaces attestatrices et la
foule riait d'imposer ainsi l'autorité de son
despotisme...
A mesure qu'elle parlait, il me semblait que
la vision qu'elle évoquait avec dégoût se recons-
tituait en moi. J'y entendais comme un lointain
bourdonnement intérieur. 11 se levait de mon
passé des rumeurs mémoriales et analogues et
COUTES A SOI-MI-.ME 205
je redisais aussi comme l'Etrangère: Quittons la
ville, quittons la vie frivole et vaine...
Elle ravaitquittée un matinjasse d'errer parmi
la cohue composite et uniforme, parmi la pous-
sière des sandales et la sueur des visages. Elle
croisa sous la poterne ceux qui venaient du de-
hors accroître le nombre des vivants d'ici et,
quand elle eut dépassé les murs, elle entendit,
sur un arbre, un oiseau qui chantait. L'orgueil
d'être seule l'exaltait et elle se sentait grandir à
mesure qu'elle s'isolait.
Sa robe frôlait des Heurs, tandis que, par des
cjiemins charmants, elle descendait vers la
mer. Des grèves la bordaient, roses sous l'au-
rore, qui fondirent d'or à midi et devinrent
violettes au crépuscule. Ah crépuscule sur la
première journée de songe! Son ombre sur le
sable lui disait qu'elle était seule et que le
reste d'elle-même n'était plus à ses pieds qu'un
fantôme, et ce fut à son ombre qu'elle sacrifia
vers le soir, jetées à la mer, les pierreries de
son collier qui tintaient entre elles plus mélo-
dieuses que des larmes. Son collier était com-
posé de trois sortes de pierres, toutes se valaient
et l'ensemble était inestimable. Il v eut, toute la
20'î I-A CANNE DF. .TASPn
nuit, une étoile sur la mer. jusqu'au matin une
étoile sur la mer!
Mais je m'appliquai encore mieux ce que-
l'Etrangère me raconta quand elle m'apprit com-
ment les satyres et les faunes la dépouillèrent
et la laissèrent nue dans la forêt. Je compris que
ses actes et ses sorts représentaient chacune de
mes pensées. Je comprenais comment j'avais
vécu intérieurement les emblèmes de ses aven-
tures. C'était d'elles que s'était constituée ma
tristesse.
Les satyres l'avaient d'abord entourée en dan-
sant. Les hautes herbes fleuries les cachaient à
mi-corps et leur- bestialité piétinait tandis que
leurs mains offraient des grappes de raisin, des
fruits et des pommes odoriférantes, mais leurs
mains s'étaient vite enhardies.
C'est ensuite qu'elle vécut errante, toute à
quelque soin mystérieux et désespéré : un
philtre qui créerait des âmes dans la chair poilue
des apgypans rôdeurs. Elle soulevait de ses
mains frêles d'énormes pierres et, au lieu du
baume ou du talisman, c'étaient des crapauds
ou de l'eau croupie qui y dormaient; les ser-
pents ghssaient sous les feuilles sèches, et il
(^OM rs A sor-Mi-MF. 26"
éclosait des* orfraies d'œufs qu'elle croyait de
paons on de colombes; nn poison bouillonnait
où elle composait un dictame...
Mon fils, me dit Hermogène, je savais enfin
l'origine et la matière de ma tristesse par tout ce
que m'avait dit l'Etrangère. Tl a fallu qu'elle
vînt à moi pour que je prisse, à travers elle,
conscience de ma misère. Elle m'avait semblé
immense et confuse, je la trouvais alors déme-
surée mais, à la mieux voir, je reconnus l'a-
voir méritée.
On ne se retrouve plus quand on s'est une fois
perdu et Tamour ne nous rend pas à nous-
mêmes : pourquoi n'avais-je point été de ces
sages précautionneux qui, dans la ville, mar-
chaient en portant à la main un miroir pour
essayer d'être seuls en face d'eux-mêmes car il
faut vivre en présence de soi.
Tel fut le récit de mon maître Hermogène et
sa rencontre avec l'Etrangère. Il y avait pris de
curieuses leçons car son esprit était raisonneur,
mais il aimait à vivifier ses raisons d'allégories.
Peut-être avait-il voulu me frapper davantage
Î68 LA CANNE DE JASPE
en mêlant quelque fable à son eiîseignement-
Son apologue était ingénieux et, certes, il n'a-
vait pas été sans fruit car je m'écriais : Heureux
ceux qui comme Hermogène se rencontrent en
chemin de leur vie par l'entremise d'un songe,
plus heureux ceux qui ne se sont jamais quittés
et à qui leur propre présence à tenu lieu du
monde !
La nuit était venue, mon cheval marchait sur
les feuilles sèches et butait aux souches. Je ne
savais comment trouver l'issue de la forêt et je
cherchais aux étoiles à travers les arbres le
chemin de l'aurore.
LE RECIT
DE LA DAME DES SEPT MIROIRS
A JKAy m: iiyA.x.
La caduque vieillesse de mon père se pro-
longea pendant des années. Sa nuque branlait.
Ses épaules se voûtèrent. Peu à peu il pencha
davantage encore. Ses jambes flageolaient. Il
dépérit.
Chaque jour, pourtant, il sortait seul dans
les jardins. Ses pas traînaient sur le cailloutis
des esplanades, le dallage des terrasses, le gra-
vier des allées. On le voyait, au fond des ave-
nues, minuscule et ratatiné, avec sa calotte de
drap fin et ses vastes houppelandes de soie
fourrée, piquant du bout de sa haute canne une
feuille tombée ou, le long des parterres, redres-
sant, au passage, la tige de quelque fleur.
Il faisait lentement le tour des bassins. Il y
en avait de carrés, avec une marge de por-
LA CAN>'E DE JASPE
phyre rose ; de circulaires, bordés de jaspe
fcOlive; d'autres, ovales/ ourlés de marbre
bleuâtre. Le plus grand était entouré de brèche
jaune, et des tanches y glissaient leur reflet d'or.
Les autres gardaient des cyprins rouges, des
carpes et d'étranges poissons glauques.
Un jour, mon père ne put sortir pour sa
promenade accoutumée. On l'assit dans un
grand fauteuil de cuir roux, et on traîna le
siège devant la fenêtre; les roulettes grincèrent
sur le damier des mosaïques, et le vieillard
considéra longuement la vaste perspective des
jardins et des eaux. Le soleil se couchait en
rougeoyant sur les dorures monumentales de
novembre. Le parc semblait un édifice ' d'eau
et d'arbres, intact et fugitif. Parfois une feuille
tombait dans l'un des bassins, sur le sable d'une
allée, sur le balustre d'une terrasse ; une, pous-
sée par un vent léger, crispa contre la vitre
nue son aile d'oiseau décharné en même temps
qu'une chauve-souris égratigna de son vol
anguleux le ciel moins clair.
Au crépuscule, le malade soupira longue-
ment. On entendait, au dehors, un pas dans
une allée proche; un cygne noir battit de ses
(:o^■lKs A SOI -M KM i; 1' l
palmes l'eau assombrie d'mi bassin, uno pie
s'envola d'un arbre en jacassant et se posa,
sautillante, sur le rebord d un vase; un ch'wn
enroué hurla dans le chenil. A l'intérieur, un
grand meuble taciturne craqua sourdement en
son ossature d'ébène et d'ivoire, et la lanière
d'un fouet à manche de corne, posé en travers
d'une chaise, se déroula et pendit jusqu'au
parquet. Aucun souftle ne sortait de la vieille
poitrine: la tête s'inclina jusqu'aux mains
jointes sur la tabatière d'écaillé. Mon père était
mort.
Je vécus durant tout l'hiver dans la con-
tracture de C(^ deuil. Ma solitude s'ankylosa de
silence et de regret. Les jours s'écoulèrent.
Je les vécus dans une attention scrupuleuse
à ce mélancolique souvenir. Le temps passa sans
que rien put me distraire, de ma douloureuse
et funèbre songerie. L'approche seule du prin-
temps me réveilla de moi-même, et je com-
mençai à constater les singularités qui m'envi-
ronnaient et qui outrepassaient le rapport qu'on
m'en lit.
Gomme si la présence paternelle imposait
autour de soi, par sa durée, une sorte d'atti-
LA. CANNE DE JASPE
tilde aux êtres et aux choses, les effets de sa
disparition se répandirent alentour. Tout se
désagrégea. Des jointures invisibles craquèrent
en quelque occulte dislocation. Les plus anciens
serviteurs moururent un à un. Les chevaux des
écuries périrent presque tous; on retrouvait les
vieux chiens de meute engourdis à jamais, les
yeux vitreux et le museau enfoui entre leurs
pattes velues. Le château se dégrada; les
combles se délabrèrent; le soubassement se
tassa; des arbres du parc s'abattirent, barrant
les allées, écornant les buis ; la gelée fendit la
pierre des vasques ; une statue tomba à la ren-
verse, et je ire trouvai, dans l'insolite solitude
de la demeure déserte et des jardins boule-
versés, comme au réveil d'une saison séculaire
ou j'eusse dormi les cent années du conte.
Le printemps vint en averses doucereuses,
tiède* et précoce, avec de grands vents qui
secouaient les fenêtres fermées. L'une d'elles
s'ouvrit sous la poussée extérieure. Les par-
fums de la terre et des arbres entrèrent en une
suffocante bouffée. La fenêtre battit de l'aile
comme un oiseau; au mur, les tentures mytho-
logiques frissonnèrent; les jets d'eau des tapis-
CONTES A SOI-MKME '21'.]
séries oscillèrent, et une ride de l'étofïe lit
sourire à l'improviste les Nymphes tissées et
ricaner le visage de laine des Satyres. Je respirai
longuement, et j'étirai toute la lassitude de
l'hiver; ma jeunesse engourdie tressaillit, et je
descendis l'escalier des terrasses pour visiter les
jardins.
Ils étaient admirables en leur sève printa-
nière, et, chaque jour, d'heure en heure, j'as-
sistai à l'épanouissement de leur beauté. Les
feuillages se massèrent au sommet des arbres;
la nageoire d'or des tanches effleura l'eau
grossie des bassins; les carpes bleuâtres tour-
nèrent autour du bronze verdi de la hgure qui,
au centre, tordait dans le métal dulcifié la
sveltesse de sa voluptueuse cambrure; des
mousses grasses montèrent aux jambes lisses
des statues et se blottirent au secret de leur chair
de marbre; la gaine fendue des hermès s'en-
guirlanda; leurs yeux caves se veloutèrent d'un
regard d'ombre; les oiseaux volèrent d'arbre
en arbre, et le charme composite du printemps
s'unifia en l'accord d'une estivale beauté.
Peu à peu l'azur du ciel adolescent se fon-
çait et pesa en suspens sur l'étendue du parc,
16
LA CANNE DK JASPE
sur Fanxiété grave des feuillages, sur le rêve
circonspect des pièces d'eau. L'onde des vasques
épuisées stilla, goutte à goutte, dans le silence;
du fond des bassins, une montée d'herbes
vivaces s'enlaça, à la surface, autour de soli-
taires fleurs surnageantes; les parterres débor-
dèrent dans les allées ; les branches des arbres
s'entrecroisèrent au-dessus des avenues; les
lézards verts rampèrent sur les balustres tièdes
des terrasses, et, de partout, s'exhala la senteur
lourde des végétations. Une sorte de vie sura-
bondante animait le parc désordonné; les troncs
se tordirent en statures presque humaines. Les
lièvres apparurent; les lapins pullulèrent; des
renards montrèrent leur museau fm, leur mar-
che oblique, le panache de leur queue; des cerfs
mirèrent leurs ramures. Les vieux gardes, morts
ou perclus, ne détruisaient plus la vermine
inofïensive ou carnassière. L'hiver avait brisé
les clôtures qui séparaient les jardins de la
contrée environnante, singulièrement forestière,
choisie par mon père à cause même de sa soli-
tude qui sauvegardait celle de sa retraite. Elle
l'entourait d'un prestige d'arbres énormes, de
terrains incultes et de lieux inconnus.
CONTF.S A Sni-.MKMK
J'errais à travers les allées. L'été flamboyait;
mon ombre, .au soleil, l'ut si noire, qu'elle
sembla creuser devant moi Teffigie de ma sta-
ture; l'herbe des avenues me montait à mi-
corps; les insectes bourdonnaient; les libel-
lules caressaient l'eau opalisée de leur reflet.
Xul vent; et, dans l'immobilité de leur stupeur
ou la posture de leur attente, les choses parais-
saient vivre intérieurement. La journée brûlait
sa beauté jusqu'à la consomption sourde du
couchant: chaque jour s'annonçait plus chaud
et suspendait en lents crépuscules la fin de sa
lani4u<^ur sufl'ocante.
l'n malaise m'envahissait : je marchais plus
lentement, j'interrogeais l'avenue où j'allais
m'aventurer, le tournant à prendre; le rond-
point anxieux m'arrêtait au centre de ses bifur-
cations, et, sans aller plus loin, je revenais sur
mes pas.
Une fois, j'avais erré tout le jour, et assise
auprès d'un bassin, je regardais dans l'eau ver-
die et poissonneuse les vagues visages médusé-
ens qui s'y configuraient de remous et de ser-
pentines chevelures d'herbages : médailles
fluides et uorconiennes. devinées et dissoutes.
276 LA CANNE DE JASPE
bronzées par les reflets d'un crépuscule d'or
verdâtre, redoutables et fugitives. L'heure était
équivoque ; les statues se renfonçaient dans
les encoignures du buis; le silence se cris-
pait bouche à bouche avec l'écho paralysé. Tout
à coup, au loin, très loin, là-bas, vibra un cri
guttural et réduit par la distance à une percep-
tion minuscule et presque intérieure, un cri à
la fois bestial et fabuleux. C'était lointain et
insolite, comme venu du fond des âges.
J'écoutai. Plus rien; une feuille remuait imper-
ceptiblement au sommet d'un arbre; un peu
d'eau s'écoulait goutte à goutte par une fissure
du bassin et humectait le sable alentour; la
nuit tombait; et il me sembla que quelqu'un
riait derrière moi.
Le lendemain, à la même heure, le cri
recommença, plus distinct, et je le réentendis
presque chaque jour; il se rapprochait. Pendant
toute une semaine, il s'était tu, quand encore
il éclata, juste à côté de moi, terrible et vi-
brant, suivi d'un galop brusque : il faisait
encore clair, et je vis, penché hors d'un fourré,
le torse d'un homme nu et une jambe de cheval
qui grattait du sabot le sol de l'allée. Tout dis-
CONTKS A SOI-MEMF.
parut, et j'écoutai en mon souvenir la voix sin-
gulière qui semblait unir en son ambii^uïté un
rire et un hennissement.
Le centaure marchait tranquillement dans
l'allée. Je me rangeai pour le laisser passer; il
passa en s'ébrouant. Dans le crépuscule, je
distinguai sa croupe pommelée de cheval et son
torse d'homme ; sa tête barbue portait une cou-
ronne de lierre à grains rouges : il tenait à la
main un thyrse noueux terminé par une
pomme de pin; le bruit de son amble s'étoulïa
dans l'herbe haute; il se retourna et disparut.
Je le revis une fois encore qui buvait à nne
vasque; des gouttelettes d'eau emperlaient son
crin roux, et, ce jour-là, vers le soir, je ren-
contrai aussi un faune : ses jambes de poil jaune
étaient croisées ; ses petites cornes pointaient à
son front bas; il restait assis sur le socle de la
statue tombée Thiver, et. avec un bruit sec, il
heurtait l'un contre l'autre ses sabots de bouc.
Je vis aussi des nymphes, qui habitaient les
fontaines et les bassins. Elles i^ortaient de l'eau
leurs bustes bleuâtres et s'y replongeaient à
16.
278 I A canm: de j^spe
mon approche; quelques-unes jouaient sur le
bord avec des algues et des poissons. On
voyait sur le marbre la trace de leurs pieds
humides.
Peu à peu, comme si la présence du centaure
eût ranimé l'antique peuple fabuleux, le parc
s'était furtivement rempli d'êtres singuliers.
D'abord par méfiance, ils se cachaient à ma vue.
Les faunes s'esquivaient prestement, et je ne
trouvais à leur place foulée que leurs flûtes
de roseaux, avec des fruits mordus et un rayon
de miel entamé. L'eau dès bassins recouvrait
vite les épaules des nymphes, et je ne les devi-
nais plus qu'aux remous de leur plongeons et
à leurs chevelures surnageantes parmi les her-
bes. Elles me regardaient venir, leurs petites
mains au-dessus des yeux pour mieux voir, leur
peau déjà sèche et leurs longs cheveux encore
ruisselants.
Les autres s'enhardirent aussi; ils tournaient
autour 'de moi ou me suivaient de loin; un
matin même, je trouvai un satyre couché sur
une marche delà terrasse; des abeilles bourdon-
naient sur sa peau velue; il paraissait énorme
et feignait de dormir, car à mon passage, il
CONTES A SOI-MI-:.MK 27ÎI
saisit le bas de ma robe de sa main poilue ; je
me dégageai, et je m'enfuis.
Dès lors, je ne sortis plus, et je restai dans
le château désert. L'excessive chaleur de ce
terrible été fut fatale à mes derniers vieux ser-
viteurs. Quelques-uns moururent encore. Les
survivants erraient comme des ombres ; ma soli-
tude s'accrut de leur perte et mon désœuvrement
s'augmenta de leur inertie. Les vastes salles du
palais s'éveillèrent à mes pas et je les habitai
Tune après 1 autre.. Mon père y avait rassemblé
de somptueuses merveilles : son goût se plaisait
aux objets rares et curieux. Des tapisseries
vêtaient les murs; des lustres suspendaient au
plafond leur scintillation orageuse de cristal et
(Téclairs; des groupes de marbre et de bron/e
posaient sur des socles travaillés; les pieds
trapus des hautes consoles d'or crispaient sur
les parquets leurs quadruples griffes léonines;
des vases de matière opaque ou transparente éti-
raient les nervures de leur gorge ou gonflaient
l'ampleur de leurs panses; des étoffes précieuses
remplissaient des armoires à portes d'écaillé ou
de cuivre L'amas en débordait. C'étaient des
soies glauques ou vineuses, tissées d'algues et
280 LA CANNE DE JASPE
brodées de grappes, des velours poilus, des
moires ridées, des satins pâles miroitants
comme des peaux baignées, des mousselines de
brume et de soleil.
Le spectacle des tapisseries me lassa vite;
elles représenlaient les hôtes singuliers qui
avaient envahi le parc; les groupes de porphyre
et d'airain figuraient aussi des Nymphes et des
Faunes. Un Centaure sculpté dans un bloc d'onyx
se cabrait sur un piédestal. Avec leur grâce
humide, leur bizarrerie grimaçante, leur robus-
tesse thessalienne, celles qui avaient troublé les
eaux tranquilles, ceux qui hantaient les futaies
agrestes et les avenues herbeuses, tous, toute la
vie monstrueuses qui riait, chevrotait ou hennis-
sait au dehors, se reproduisait sur les murs dans
la chair des soies et le crin des laines, ou s'em-
busquait, tapie aux encoignures, en une solidi-
fication de métal et de pierre.
L'été brûlant et forcené avait fondu en pluies
avec l'automne survenu. Le front aux vitres, je
regardais l'or du parc ruisseler sous le soleil
dans l'intervalle des averses. Le nombre des
hôtes monstrueux semblait encore augmenté.
Les centaures déboulaient maintenant en bardes
CONTES A SOI-MKMi: 281
des allées; ils se poursuivaient cabrés ou rueurs.
Il s'y en était joint de très vieux dont les sabots
moussus buttaient aux cailloux; ils portaient des
barbes blanches ; la pluie cinglait leurs croupes
pelées et creusait la maigreur de leurs poitrails.
Les satyres, par troupe, gambadaient autour
des bassins où les nymphes grouillaient en un'
emmêlement de chairs bleuâtres et de cheveux
rouilles; j'entendais le fracas des ruades, le
trot sec des petits sabots capripèdes, les hennis-
sements, les cris et le concert discord des tam-
bourins sourds et des flûtes aigres.
Pour essayer de déjouer Ténervement anxieux
où s'irritait ma solitude, je tentai de la distraire
à me vêtir d'étoffes et à me parer de bijoux.
Les coft'res en contenaient un amas consi-
dérable. Je me promenais dans les vastes galeries
en traînant le poids somptueux des velours ; mais
leur toucher me rappelait le poil des bêtes velues
dont les yeux semblaient me regarder par les
pierreries qui m'ornaient; je me sentais fascinée
par la fixité oculaire des onyx, palpée par les
soies caressantes, griffée par les agrafes, et
j'errais, misérable et parée, dans l'enfilade soli-
taire des longues salles illuminées
*2S"2 LA CANMi: DE JASPE
Les pluies et les vents d'autgmne s'accrurent
un soir en tempête. Le vieux château frémis-
sait. Je m'étais réfugiée seule dans une salle
heptagonale aux murs faits de sept grands mi-
roirs limpides en des cadres d'or clair. Les
souffles du dehors glissaient par les fentes des
fenêtres et sous les portes et balançaient un
grand lustre adamantin dans le tintement de
ses pendeloques de cristal et la vacillation de
ses bougies. Je croyais sentir sur mes mains
4es langues rugueuses du vent; je me sentais
saisie par les ongles invisibles de la bise ; il
me semblait, sufïocant en ma robe de satin
glauque, devenir à son contact, une de ces
nymphes fluides et fugitives que j'avais vues
ondoyer sous les herbes vertes, dans la trans-
parence des eaux. Instinctivement, dans une
lutte intérieure j'arrachai le tissu insinueux
pour me défendre d'une pénétration mysté-
rieuse qui m'alanguissait toute : je saisis à
pleins doigts ma chevelure ; mes mains s'y
rétractèrent comme à des algues fluviatiles, et je
m'apparus, debout, nue. dans l'eau limpide des
miroirs. Je regardai autourde moi ma statuesubite
et fabuleuse, debout, sept fois autour de moi
CONTES A SOI-Ml.Mi; 2S3
dans le silence des glaces animées de mon
rellet.
Le vent s'était tu. La strideur d'une grilïc
raya le verre d'une des hautes fenêtres, à Ira-
vers laquelle la brusquerie d'un éclair dessina
la trace pliosphorique du grincement furtif cl
évanoui. Je reculai d'horreur. Aux vitres, attirés
par la lumière ou chassés par la tempête, je vis
collés des visages et des mulles. Les nymphes ap-
pliquaient au cristal leurs lèvres humides, leurs
mains mouillées et leurs chevelures ruisselantes;
les faunes en approchaient la lippe de leurs bou-
ches et la boue de leurs toisons ; les satyres y
écrasaient avec frénésie leurs faces camuses;
tous se pressaient, s'escaladant les uns les au-
tres. La buée des naseaux se mêlait à la bave
des dentures, les poings se crispaient aux toi-
sons saignantes, l'étreinte des cuisses faisait
haleter les lianes. Les premiers, montés sur le
soubassement des fenêtres s'arcboutaient sous la
pression de ceux qui venaient ensuite en contre
bas ; quelques-uns rampaient et se faufilaient à
travers les jambes poilues qui les piétinaient,
et, dans l'effroi de son silence et la mêlée de
son elfort, la cohue du fabuleux troupeau fait
LA CA>NE DE JASPE
I
de ruades, de sauts et de rires, croulait du
poids de sa masse et se reconstruisait pour s'é-
bouler de nouveau, et cet liorrible bas-relief
grouillait, derrière la fragile transparence qui
m'en séparait, sa sculpture de ténèbres et de
clarté.
Alors j'évoquai dans la nuit tumultueuse
l'épieu chasseur des gardes, la poigne des valets
fouaillant à coups de fouets cette horde éperdue
et fangeuse, les grands chiens des meutes
mordant le mollet des faunes et le jarret des
centaures; j'appelai les cors, les couteaux, le
sang et l'entraille des curées, les museaux fouil-
lant les lambeaux décousus, le geste soupesant
les peaux fraîches... Hélas! j'étais nue et seule
dans ce château désert, sous la nuit furieuse!
Tout à coup les fenêtres craquèrent sous la
monstrueuse poussée; cornes et sabots firent
voler les vitres en éclats ; une fauve odeur en-
vahit violemment la salle et entra avec le vent
et la pluie, et je vis, au crépitement du lustre à
demi éteint, la tourbe apparue, faunes, saty-
res et centaures se ruer sur les miroirs pour y
étreindre chacun l'allusion de ma beauté, et,
dans un fracas de glaces effondrées et sanglantes,
CONTES A SOI-MÊME 28i
les mains étendues pour exorciser l'iiorreur de
ce songe terrifiant; je tombai à la renverse sur le
parquet.
LE CHEVALIER
QUI DOrîMIT DANS LA NEIGE
A MADAME JLDITII nACIir.n
Je n'ai pas connu mon père, mo dit-il, un
soir. Quelqu'un prit soin de mon enfance
pauvre et les premières années de ma jeunesse
se passèrent dans le château qu'il habitait et où
il vécut fort vieux, maniaque et hypocondre,
occupé à des machineries d'architecture et d'hy-
draulique, à des imaginations de jardins, de
kiosques et de fontaines. Il se ruina à ces struc-
tures, et. à sa mort, je vins m'établir dans cette
chambre que je n'ai guère quittée depuis. C'est
là que vit, ajouta-î-il, celui qui n'a pas eu
d'aventures pour avoir été par trop aussi le
contemporain de l'époque qui n'est pas. De là
ma solitude et l'apparence d'être hautain aux
propos du sort. La bassesse de ses offres justi-
fiait l'abstention où je me tins d'y condescendre.
J'ai vite borné mon désir à certains objets (jui
288 L\ CANNE DE JASPr
en fussent plutôt le signe que la matière. J'y
joins des fleurs çà et là. Elles n'ont d'autres
sens qu'elles-mêmes ; je les en aime mieux. J'ai
aussi sur des socles quelques verreries cristal-
lines et fatidiques. Un vase ne suffit-il pas à
évoquer toutes les sources où l'on n'a pas bu
ainsi que je vois aux vitres le dessin en ara-
besques de gel des grèves où je n'ai pas abordé
et des forêts où je ne me suis pas perdu.
J'ai aussi au mur ce portrait. Il est, sous un
air d'emblème et de songe, la figure d'un Destin.
C'est en lui que j'ai vu le plus profondément en
moi-même. C'est lui qui m'a averti de moi et
c'est à l'éloquence de sa tristesse que j'ai appris
la leçon de ma solitude. Sa voix en a animé le
silence ; ses mains en ont fermé les portes avec
des clefs invisibles. Elles sont sous la sauve-
garde de son geste armé et de ses yeux péremp-
toires. Regardez-le comme je l'ai regardé et
puisse-t-il vous parler comme il me parla. Il est
taciturne mais il n'est pas muet, car les portraits
parlent et, s'ils ne s'expriment pas par leurs
lèvres peintes, on ne les entend pas moins. Ils
sont, sur un miroir que façonne le cadre autour
du verre où ils se reflètent, la durée de quel-
CONTES A SOI-MÈMÏ 289
qu'un de presque surnaturel qui est derrière
nous quand nous regardons son apparence, qui
est peut-être en nous-mêmes, pâle et à Heur de
songe !
J'ai longtemps scruté cette face morne et nue,
cette face douloureuse aux yeux tristes. Les
lèvres un peu gonflées se tuméfient d'une bou-
derie grave. Méditative face de désir et de
mortification d'accord avec ces mains qui cram-
ponnent leur lassitude à la poignée cruciale de
la haute épée. Les faibles mains mélancoliques
ne la lèveraient plus. Leur geste d'accablement
a renoncé à tordre l'éclair engourdi de métal qui
coule doucement le long de l'arête de la lame
triangulaire.
Rien ne justifie plus l'habit de guerre qui
roidit de sa cuirasse le torse maladif. La lumière
au poli miroitant de l'armure semble se fondre
en longues larmes blanches, et, sous cette vê-
ture belliqueuse, sous toute cette fausse appa-
rence de force encore, du fond de l'être, de la
vie et du destin, on sent monter à cette face
nue la suffocante moiteur d'un sanglot, tant
ces mains à cette épée superflue sont bien
une attitude qui se résigne sans s'acharner à en
200 LA CANNK DE .TASPF.
manier davantage l'inutile fardeau plus lourd
que la force et plus haut que la stature même
de riiomme qui s'y mesure et y succombe.
J'ai pensé longtemps à ce visage, à ce corps
qui n'est plus rigide que par l'inflexible armure
qui l'accoutre, debout que par l'épée où il s'ap-
puie. Son casque même qui gît auprès de lui
montre qu'il n'a pas voulu mourir au moins
sous le masque de la visière, donnant aux pas-
sants par sa prestance l'illusion d'être tel qu'il
semblait, qu'il n'a pas voulu mourir en cette
rigoureuse posture de fer dont il a déposé le
mensonge s'il n'en a rompu que trop tard l'ir-
réparable envoûtement, qu'il n'a pas voulu
mourir sans s'attester soi-même à tous par la
nudité véridique de son visage !
Que fut-il dans les âges cet authentique
humain dontremblèmesurvitàl'apparencedece
qu'il a été? Les vieilles Chroniques citent son
nom et racontent son histoire : celle de ses actes
qu'il suffit d'interpréter pour avoir le sens de son
âme. Il vécut à un siècle de violence et de ruse.
11 y agit par la parole et par l'épée. Il se souilla
simplement de toutes les actions humaines sans
être ni plus cupide, ni moins brutal que ceux
CONTKS A SOI-.MI-:.MF. 2'.>1
qu'il dépouillait ou qu'il vainquit. A qui frauda,
fourbe, il dénatura les poids de la balance faus-
sée. Il s'employa à ce que la vie exige de tout
homme, à ce qui s'appelle vivre, et les narra-
teurs de ses actes disent, après en avoir énu-
méré l'époque et la somme, qu'il mourut ensuite
de langueur pour avoir, par une nuit froide,
dans les montagnes où il conduisait ses soldats,
couché en plein air dans la neige...
0 mon frère des vieux âges et de toujours,
c'est cette nuit de ta vie que je resonge à jamais,
cette nuit où tu fus celui qui a dormi dans la
neige. C'est alors que tu compris le sens de ton
passé, l'ignominie de tes désirs et l'opprobre de
tes tristes jours.
Tu as le visage de quelqu'un qui s'est vu en
face de soi. La pure et froide et chaste neige te
donna la leçon régénératrice de sa blancheur.
Elle s'infiltra aux jointures d'acier de ton
orgueil ; elle larmoya au visage de fer de ton
arrogance; elle ensevelit en toi sous son linceul
l'amas fruste et rocailleux de tes fautes comme
elle nivelait autour de toi de sa lente tombée les
gerçures faciales des vieilles pierres, les pointes
piquantes des herbes stériles.
292 LA CANNE DE JASPE
Malheur à qui hasarde sa vie à ses désirs. Il
y a parfois dans le destin des rencontres mysté-
rieuses; il y a sous nos pas des espaces de
miroirs où nous nous voyons tout entiers au
lieu des marécages troubles et ternes qui étaient
de la couleur de nos yeux; il y a en nous des
flocons de pureté et de songe qui éteignent la
cendre tiède des feux où nous chauffions
nos mains dégourdies et scabreuses. Mais
hélas, chevalier pur, à l'aube de la nuit de
rédemption, tu n'en pus supporter l'intime
honte, et, devant toute la blanche campagne
tranquille et purifiée tu frissonnas à jamais de
ton passé, tu tremblas de la fièvre éteinte de ce
que tu fus et tu sentis grandir en toi comme sur
une tombe surnaturelle le lys intérieur et funèbre
dont ton être ne pouvait plus nourrir la sève
évangélique et dont la tige épanouit, visible,
hors de ton armure, sa fleur en la grâce mor-
bide et désespérée de ton visage, sa fleur aux
pétales froids de tes mains nues.
C'est alors que, redescendu de la neige des
mortelles cimes et de retour dans les villes
mortes de tes anciens songes et les palais déserts
de tes vieux désirs, parmi les luxes et les
COXTES A SOI-MÊME 293
gloires vaines de tes pensées d'autrefois, tu
languis les jours de ta lente agonie faite de la
honte de ce que tu n'étais plus et du regret de
ce que tu ne pouvais pas être. Ton passé perni-
cieux survivait trop en toi pour que tout avenir
contraire ne pérît pas à la contagion de son con-
tact et tu soufiris ainsi, engainé par la matière
brute et basse de toi-même, la dominant pour-
tant du visage pur de ta tristesse.
Tu soufïrais ainsi quand le peintre repré-
sentt^ sur sa toile anonyme l'emblème que tu
étais devenu. C'est ce portrait qui orne le mur
de ma chambre. Il m'a averti de moi-même;
il a parlé à ma solitude de toute la doctrine de
sa tristesse. C'est lui qui m'a enseigné à ne point
s'aventurer hors de soi, car tous les pas mar-
quent sur la neige et s'y effacent si vite au
moindre vent qu'on ne peut plus revenir d'où
l'on est parti.
Aussi, quand vient le soir au delà des vitres
gelées en arborescence de forêts et en arabes-
ques de grèves imaginaires où un regret imper-
ceptible m'attriste de n'avoir pas abordé et de
n'avoir pas dormi, je regarde, en maniant déli-
catement les verreries fatidiques et vides où
17.
204 LA CANNE DE JASPE
s'amusent mes songes de soif et de philtres, je
regarde, au-dessus des fleurs des consoles, sur
le mur, dans son cadre d'écaillé et d'ébène,
debout en ses armes glacées, l'antique portrait
taciturne, avec sa face pâle et son épée, du
chevalier qui a dormi dans la neige!
LE HEURTOIR VIVANT
A A y Dit/: i.i:iii:y
Je suis né et j'ai grandi dans cette maison.
Rien n'y a changé depuis les temps les plus
anciens de ma mémoire : toujours ces vastes
chambres et ces spacieuses salles, ces mêmes
recoins bizarres, toute cette singulière com-
plication de vestibules, de corridors et de
paliers en labyrintlie dans une architecture
solide, derrière la longue façade de pierre
grise qui ouvre sur la place Tindifférence miroi-
tante de ses fenêtres et le clignement minutieux
de ses lucarnes. Au rez-de-chaussée voûté et
dallé se superposent les deux étages inégaux, le
premier avec ses plafonds à voussures, le second
avec ses mansardes.
C'est là où je suis né et où j'ai vécu. La
curiosité de mon enfance et les désirs de ma
jeunesse s'y promenèrent pas à pas. J'ai gravi
296 LA CANNE DE JASPE
mille fois les escaliers; j'ai ouvert toutes les
portes. Non, pourtant! car deux demeuraient
closes à un bout et à l'autre de la maison,
celles des chambres où mon père et ma mère
moururent avant que je les connusse, elle,
endormie en sa fleur par la surprise de la
Mort, lui, pas avant d'en avoir subi lentement
les méticuleuses tortures.
Nul portrait ne me restait d'eux, rien, sinon,
de l'un, un cabinet plein de livres, de miroirs
et d'épées, de l'autre, une galerie remplie de
vitrines de coquillages, avec des armoires de
dentelles et de broderies, et des tables en
mosaïque. Quant aux clefs des appartements
mortuaires, on les avait jetées jadis dans le
bassin d'eau profonde, au milieu du jardin.
Ce jardin, d'ailleurs, est singulier; vous le
verrez tout à l'heure et tel à peu près qu'il a
toujours été. De très hauts murs l'entourent de
trois côtés et le soudent à la maison. Il n'est
pas vaste, carré; des arcades de vieux buis
longent la muraille et forment aux angles du
bout deux niches où sont deux figures, d'un
Faune qui écrasait sous son sabot une grappe
de raisin, d'un Centaure qui faisait rouler avec
CONTES A SOI-MÊME 297
le sien une outre de peau. Au centre, se trouve
un bassin, carré aussi, avec des margelles de
pierre verdàtre, au milieu duquel, sur un
socle qui trempe dans Teau, se dresse, en
bronze vert, la statue d'un homme nu qui sem-
blait écouter attentivement alentour.
Comme il n'y a ni arbres ni fleurs en ce jar-
din, il ne tombe dans Teau ni feuilles mortes ni
pétales; elle miroite, claire, profonde et noire;
quand on en fait le tour on y voit le mirage de
la statue qui vous y suit et semble toujours
vous regarder, car elle a quatre faces qui sont
pareilles sur quatre corps qui, par un artifice
d'optique, n'en font qu'un tour à tour.
J'ai beaucoup erré dans ce jardin; le soleil n'y
parvient guère; la pluie y verdit les buis et y
fait ramper les escargots; le lieu était toujours
sonore et extraordinairement silencieux ; l'eau
y stagnait sans un bruit de fontaine. J'ai passé
bien des heures à marcher entre les hauts murs
de ce promenoir; en le quittant pour remonter
dans la maison je retrouvais de salle en salle la
même solitude.
Pendant les mois d'hiver je m'asseyais au
coin du feu. La chaleur de la flamme recroque-
•29S l.V CA.N.NK DF. JASPE
villait les reliures des vieux livres ou fondait
la cire des sceaux au bas des parchemins. Quel-
ques fois, je me levais de mon isolement pour
aller, dans les pièces qu'ils remplissaient, visi-
ter les épées et les coquillages; j'en détachais
une des panoplies ou j'en retirais un des
vitrines.
L'épée était lourde ou légère; la lame jaillie
(lu fourreau, claire ou aiguë, plate ou sinueuse,
je restais longtemps, l'arme à la main, debout,
immobile, perdu dans une rêverie violente.
Les coquilles m'intéressaient; je soupesais
avec précaution leur fragilité; il y en avait d'as-
tucieuses et de confidentielles; certaines rece-
laient encore des grains de sable; elles étaient
bizarres et éloquentes; j'y appliquais l'oreille, y
écoutant le bruit de la mer, longtemps, indéfi-
niment, jusqu'au soir. Le murmure semblait
se rapprocher, croître et finissait par m'étour-
dir, m'emplir tout entier, tellement, qu'une fois,
j'eus l'impression comme d'une vague qui m'en-
veloppait, me submergeait. Je laissai tomber
la conque qui se brisa.
Je ne revins plus dans la galerie de même
([ue je délaissai le cabinet des épées, à cause
CONTKS A soi-mi-;me li*.)'.)
d'un miroir où, m'étant vu, face à face, j'avais
instinctivement croisé le fer avec moi-même.
Dès lors, je descendis moins souvent au jar-
din et passai mes journées, aux fenêtres de la
façade, à regarder la place.
Les habitants la traversaient sans même lever
les yeux vers la maison. Personne ne frappait à
la porte, la sachant inexorablement fermée;
seuls des mendiants vagabonds ou des colpor-
teurs en soulevaient parfois le heurtoir. Ces
marchands vendaient des images populaires
grossièrement coloriées, romanesques et bru-
tales, aventures célèbres, drames en com-
plaintes, toute la vie... Ceux-là laissaient le
marteau forgé retomber de tout son poids; le
logis résonnait du coup; toute ma solitude
tressaillait et, dans ce sourd grondement, j'évo-
quais le bruit provocateur d'un sabot de che-
val, le départ, le galop, l'écume au mors, le
vent dans la crinière...
Ce heurtoir était assez remarquable, plus
encore que par la sommation grondeuse de son
heurt à quelque Destin abstenu, par sa forme
et par sa singularité. Il représentait, dans du
fer. un buste de femme terminé en volutes.
300 LA. CANNE DE JASPE
Elle avait un visage de douleur furieuse, les
cheveux épars, les seins haletants, la gorge
suffocante, les lèvfes tordues; elle crispait sa
colère muette dans le soubresaut du métal et y
roidissait son attitude forcenée et captive.
Les jours se succédaient; ma solitude, prison-
nière d'elle-même, collait sa face aux fenêtres;
le front contre la vitre qui, de sa transparence
immobile, me séparait du dehors, parfois, je
croyais sentir le verre se fondre comme de
Feau et mes larmes coulaient sur mes joues,
parfois aussi il me semblait que tout le cristal
craquât et se fendît comme frappé de la pierre
d'une fronde.
Un soir que, tout le jour, n'étaient venus sur
la place ni mendiants ni colporteurs, que le
heurtoir n'avait pas une fois retenti, que j'allais
quitter la fenêtre d'où je suivais au crépuscule
les méandres d'une chauve-souris voletante
dans le ciel encore clair ou rasant le pavé
comme une feuille morte de l'heure, un soir
donc, au crépuscule, je vis une femme qui
passait. Elle me regarda.
Je l'ai suivie, je l'ai suivie, je l'ai suivie! Ah,
Monsieur, j'entends encore dans mon souvenir
CONTKS A SOI-MKME .{01
le bruit du vantail que, Fescalier dégringolé,
comme un fou, je refermai derrière moi. Il me
parut que la maison au choc s'écroulait en
décombres à jamais, que rien n'existait plus
que cette passante qui marchait dans la rue
déserte, se retourna et me sourit.
Son regard était comme la lame des épées
sa voix comme le bruit profond des coquilles
de la mer. Parfois elle riait, d'un petit rire.
Sa beauté nue était la statue de l'amour; sa
chair semblait comme debout sur une aube
éternelle. Nous allions de ville en ville ; avec
elle j'ai marché dans les blés; je me suis baigné
dans des lacs glacés et des rivières tièdes. Il y
eut de grands orages qui déchiraient le ciel
d'éclairs comme si sa chevelure surchauffée et
sulfureuse exaspérait la congestion des nues et
déterminait leur crise.
Son sourire fit toute la beauté du printemps.
Elle me brûla des étreintes de l'été et me corroda
des rouilles de l'automne.
Par elle j'ai connu toutes les douceurs et
toutes les souffrances. Elle fut le chant de mes
lèvres, la ride de mon front, la plaie de ma
poitrine, elle fut ma vie.
302 I.A CANNE DE JASPE
Nous nous assîmes en des bouges où la rou-
geur du vin dans les verres annonçait que le
sang allait couler. Le désir grondait autour de
nous. Une nuit, à la lueur des torches, devant
les buveurs attablés, je Tembrassai sur la
bouche. Les épées jaillirent; on tua. Le- meurtre
lui cribla le visage de mouches éparses et elle
riait debout dans la coquetterie sanguinaire de
cette parure féroce.
Toutes les colères m'entrèrent dans Tâme ;
sournoises ou violentes, elles pâlirent mon
hypocrisie ou empourprèrent ma brutalité.
Je Tai traînée par les cheveux! Comme il
pleuvait ce soir-là! C'était le long d'un marais
verdâtre, près de joncs jaunes, sous un ciel
gris. Nous étions pris à mi-corps dans la vase
où nous avions roulé. Cela sentait le jonc
pourri, la mousse, l'eau... La pluie lava sur nos
visages la fange de notre étreinte; mais, quand
nous rentrâmes au palais, les traces boueuses
de nos pieds sur les dalles nous suivaient comme
des crapauds qui eussent marché sur nos
pas.
Il y eut une fête d'or et de joie ! Elle dansa
jusqu'à l'aube ; une étoffe mince collait sur la
CONTF.S A SOI-MKMK oQ:-
sueur de ses seins. Toute sa chair s'efïondra
haletante et échaulïée; elle battit le pavé de sa
saoulerie et, comme je l'aimais, je la frappai au
visage.
Puis nous vécûmes au bord d'un fleuve. Elle
cultiva un petit jardin où poussèrent quelques
roses et des glaïeuls: elle était douce comme le
bonheur.
Je lai suivie — je l'ai suivie aussi, par les
ruelles d'une ville étrangère, ce soir qu'elle rasait
les murs furtivement, j'avais guetté sa trahison.
La main déjà sur la clef secrète et le pied sur
le seuil adultère, en m 'apercevant, elle se re-
tourna si brusquement que son manteau se
dégrafa et lui découvrit le sein; elle s'adossa au
vantail, arrogante et hargneuse, les mains en
griffes ; je la saisis à sa gorge toute tiède de
luxure. Nous. nous taisions; son corps se crispa;
elle suffoquait ; ses yeux s'agrandirent, sa bou-
che se tordit et se mouilla d'une salive rosâtre.
Parfois un soubresaut. L'ongle de son pied nu
grinçait sur la pierre. Quand je la sentis morte,
sans cesser de l'étrangler, je baisai ses lèvres
saignantes.
Je la lâchai : elle resta debout un instant, puis
304 LA CANNE DF. JASPE
s'affaissa ; les plis de son manteau la recouvri-
rent d'eux-mêmes et elle ne fut plus qu'une
masse grise d"où sortait une main pâle, les doigts
ouverts dans une petite llaque de sang.
Je marchai longtemps à travers la campagne
jusquà ce que j'arrivasse au bord de la mer. Je
ne l'avais jamais vue encore et je ne la regardai
même pas. Il me semblait que je l'eusse portée
déjà tout entière en moi, avec son grondement,
son soupir, son amertume, ses teintes chan-
geantes, depuis les douces lèvres plissées des
vagues qui lèchent les joues du sable jusqu'à ses
gueules en écumes qui mordent la face contractée
des rocs. Plus je marchais près de son murmure,
plus il me semblait m'en éloigner ; la paix entrait
en moi.
A chaque aube elle s'accrut ; j'errai longtemps ;
les blés jaunirent, les arbres s'effeuillèrent,
l'hiver vint; je pleurai quand je vis qu'il était
tombé de la neige et je repris le chemin de la
maison natale. Je retrouvai la grandplace, la
façade grise, la porte.
Le heurtoir y crispait son torse de femme. Je
la reconnue. Cette figure me paraissait quelque
simulacre de mon passé, durci là, rapetissé en
CONTES A SOI-mT-MI, 30."
son effii-ie métallique. C'était bien la même ligure
qui. tiède et vivante — jadis, en un soir tragique
— agonisa sous mon étreinte: le sein nu se
gontlait du même soupir, la face douloureuse et
frénétique souffrait là, mais la bouche fermée
et les yeux clos dans un repos définitif et minus-
cule. D'une main indifférente je soulevai le froid
torse de métal usé. Le marteau retentit et j'en-
trai pour jamais dans ma demeure.
Voici pourquoi. Monsieur, je mourrai dans la
maison où je suis né. J'y vis tranquille en mes
pensées. Je me suis exorcisé de moi-même; ce
que j'ai tué venait de moi et m'appelait du
dehors. Il fallait avoir baisé la vie aux lèvres et
l'avoir saisie à la gorge pour être libre de ses
fantômes.
Je répondis à l'appel de mon Destin ; il a cessé
de m'appeler ; maintenant je ne regarde plus
aux fenêtres, je ne manie plus les épées ; je n'é-
coute plus aux conques ; je n'y entendrais plus
rien. Ma surdité est pleine des voix intimes de
mon silence. Au crépuscule je me promène dans
mon jardin, le long des buis taillés. Le Faune
de pierre verte qui écrasait une grappe de por-
phyre semble s'être endormi de sa propre ivresse ;
oO») LA C.VNNF. DK JAsPE
il est tombé. Le Centaure qui foulait une outre
s'est brisé aussi ; sa croupe détruite, il reste un
homme souriant, et la statue quadruple de
bronze qui se dresse sur un piédestal au milieu
du bassin d'eau ne semble plus maintenant
attentive qu'à soi-même.
LA COUPE INATTENDUE
.1 Fi:ityA.\i) f;ii/:/://.
Passant, accepte de ma main cette coupe.
Le cristal en est si pur qu'elle semble façonnée
de Peau même qu'elle contient. Hois-y, lente-
ment ou vite, selon ta soif. La journée fut
chaude, car le crépuscule reste si tiède qu'on
croirait que le jour n'est pas mort. Par quel
chemin as-tu passé? Viens-tu des rives du fleuve
ou des marais saumàtres ou des plages de la
mer? As-tu brisé des roseaux, marché dans la
vase ou foulé des sables mous? Tu as mis long-
temps à venir ; c'est pour cela que tu me ren-
contres. Je crains le jour. Les voyageurs du
soir me rencontrent seuls. Je crains le jour.
Ma robe tombe en plis moins harmonieux le
long de mon corps amaigri ; si ma chevelure
paraît encore riche et rousse, c'est son automne
qui la pare. Le fard de mon visage le rend
3()S LA CAN>E DE JASPE
pareil à un fruit trop mûr; mon sourire ne
s'achève plus sans devenir une ride. Ne regarde
pas ma figure; bois et détourne la tête. Je me
tairai; tu écouteras couler la fontaine. Si le
breuvage que je t'ofïre te réconforte, sois recon-
naissant à la source. Assieds-toi un instant sur
sa margelle de pierre et pense aux Nymphes
qui rhabitèrent. Ne crois pas que j'en sois une
et sache ce que j'ai été. Ce n'est pas un vain
récit ; tu y apprendras un des secrets du bonheur
et peut-être le vrai sens de l'amour. Ecoute-moi
parler sans lever les yeux, voyageur fatigué,
et, quand j'aurai fini de dire, tu ne me verras
plus. L'ombre s'accroît vite; j'y rentrerai à
mesure qu'elle augmentera, et tu pourras con-
tinuer ton chemin sous les étoiles en te sou-
venant de ma rencontre près de la fontaine de
la forêt.
Les oiseaux, chaque année, passaient, à l'au-
tomne, en vols migrateurs, au-dessus de la
ville que j'habitais. Ce fut peu de jours après
leur départ annuel (déjà, peut-être, ils avaient
traversé la mer) que mourut, lentement, l'ami
qui m'aimait. La patience de son sourire dura
jusqu'à sa mort. Une tristesse se répandit sur
CO.NTKS A SOI-MI-Mi: IHW)
son cher visage. L'hypocrisie de sa bonté ne
put se survivre, hélas! et je compris qu'il n'avait
pas été heureux.
Nous nous aimâmes peu à peu. Nos maisons
se faisaient face. Longtemps il passa devant mes
fenêtres et, comme j'étais belle, je le regardais.
Un jour, ne me voyant pas, il entra. Je filais
dans la petite cour intérieure. Le bourdonne-
ment du rouet se mêlait au roucoulement des
, colombes, sur le rebord du toit; parfois, une
plume tombait; au-dessus de nous des nuages
gonflés s'effilochaient dans le carré du ciel bleu
et chaud. Il entra et s'assit auprès de moi ;
chaque jour il revint. Il eut toute mon âme. Il
le savait et nous nous le disions. Il posséda
toutes les clefs de mes pensées et nous vécûmes
dans la commune divination de nous-mêmes.
11 fut mon maître spirituel, mais nos lèvres qui
se dirent tout ne se touchèrent jamais. Les
siennes, pourtant, pâlissaient peu à peu; son
sourire s'endolorit mais garda sa douceur, et
s'il eût persisté sur sa face morte, j'ignorais à
jamais l'irréparable tort de mon crime et de
'' ma folie.
Je l'ai su, mais trop tard, hélas ! je lésais son
18
;U(I LA CANNE DE JASPE
attente par des dons inutiles. L'amour est pareil
à lui-même, et la réciprocité de nos sentiments
en annulait le prix. L'effigie seule eut difïé-
rencié un même métal dont nous échangions
en aveugles les monnaies vaines. Qu'importait
la connivence de nos pensées? Y a-t-il rien dans
une ame de femme qui n'existe dans un esprit
d'homme? Ah pourquoi me suis-je refusée à
ses caresses, pourquoi n'ai-je pas animé de mon
souffle la statue mystérieuse que façonnait, à
tâtons, notre double amour? Ahl comme il le
souhaita dans le silence de son désir et le
secret de sa convoitise, et je n'ai pas compris la
muette demande de ses lèvres qui ne touchè-
rent les miennes que mortes, mortes d'elles à
jamais !
C'est ma bouche que j'aurais dû offrir à sa
bouche, et ma chair et mes cheveux et les
ongles de mes mains. Il eut goûté la fraîcheur
de ma peau et le parfum de ma beauté. Nue,
j'aurais habité ses songes après avoir partagé
sa couche, et j'aurais laissé dans son souvenir
comme l'empreinte de mon corps sur du sable.
0 sables! sables, sables du Styx, sables noirs
des grèves éternelles, vous recouvrirez bientôt
CONTES A SOI-MV.MF. -Wl
mon sommeil quand je descendrai vers vos
rives dont j'entends déjà sous mes pas le bruit
fatal et souterrain.
Ma vie s'achève; je l'ai vécue, jour par jour,
dans l'horreur de racheter ma faute. Pour me
punir d'un refus imbécile et involontaire, j'ai
abandonné mon corps aux bras vulgaires des
passants. Tous ceux que traversait, à ma vue,
l'éclair d'un désir l'ont assouvi librement sur
l'otlre de ma complaisance. Ils furent nombreux,
ceux qui goûtèrent le don repentant de moi-
même. Tl y en eut de lourds de vin qui confon-
daient leurs baisers avec les hoquets de leur
saoulerie; d'autres, hâves de jeûnes, se ras-
sasièrent aux fruits de mes seins. Certains
m'étreignirent au hasard, du soubresaut de leur
caprice: d'autres épuisèrent sur moi la ténacité
de leur obstination. J ai satisfait les hâtes de la
passion et les acharnements de la luxure. L'aube
claire a perlé sur mon corps nu et le soleil a
tiédi ma peau sèche.
Maintenant, le crépuscule est arrivé; les pas-
sants ne se retournent plus. J'ai quitté les villes ;
personne ne m'a retenue par le pan usé de mon
manteau. J'ai fui la ville pour ce bois écarté. H
312 LA CANNE DE JASPE
est vaste et solitaire; des routes se croisent
autour de cette fontaine! l'eau en coule conti-
nuellement claire. Si quelqu'un vient je me
baisse, et, dans cette coupe de cristal, je tends
à sa soif ce que j'aurais offert jadis à son envie,
la' gorgée inattendue et délicieuse que j'ai jadis
tâché d'être pour quiconque en convoita la
conviviale fraîcheur.
Voilà, ô voyageur, pourquoi tu me rencontres
ici. Je tai parlé pour l'apprendre l'erreur d'une
vie douleureuse.
La nuit s'accroît, poursuis ta route, et quand
tu heurteras de ton bâton la porte de celle qui
t'aime, que, dénouant tes sandales, tu lui auras
dit les péripéties de ton voyage et la rencontre
singulière, au lieu d'écouter les questions de sa
curiosité ou de sa sollicitude, sans réponse,
ferme sa bouche d'un long baiser.
Les paroles sont vaines ; je me tais; adieu.
L'amour est un dieu muet qui n'a de statues
que la forme de notre désir.
TABLE
18,
MONSIEUR D'AMERCŒUR
I. — Monsieur d'Amercœur 1'
II. — Aventure marine et amoureuse 23
III. — La Lettre de Monsieur de Simandre 39
IV. — Les Dîners singuliers V.i
V. — La Mort de Monsieur de Nouatre i:t de
Madame de Ferlinde . 63
VI. — Le Voyage a l'île de Coudic. . . , 83
VIT. — Le Signe de la Clef et de la Choix 97
VIII. — La Maison magnifique 115
LE TREFLE XOIR
Hertulie ou les Messages 129
Histoire d'Hermagore l'3
Hermocrate ou le récit qu'on m'a fait de ses euni-railli-s 187
316 TABLE DES MATIÈRES
CONTES A SOI-MEME
Le Sixième mariage de Barbe-Bleue 213
eustase et humbeline 235
Manuscrit trouvé dans une armoire 243
Hermogêne 257
Le Récit de la Dame des Sept Miroirs 269
Le Chevalier qui dormit dans la neige 287
Le Heurtoir vivant 295
La Coupe inattendue 307
ACHEVE D'IMPRIMER
le trente septeualire mil huit cent quatre-vingt-dix-sept
PAR
L'IMPRIMERIE V»« ALBOUY
POUR LE
M E R C V R E
DK
FRANCE
' PQ Régnier, Henri François
2635 Joseph de
E34C3 La canne de jaspe
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
a>^
*fc
j . n