N° 3 Collection Arthur Savaête a 1 fr. 50
Politique et Littérature, Arts, Sciences, Histoire. Philosophie
et Religion
La Clef
de
«Volupté»
PAU
Christian MARECHAL
PARIS
ARTHUR SAVAETE, ÉDITEUR
76, RUE DES SAINTS-PtRES, 76
Tous droits réservés
^
La Clef de « Volupté »
N° 3 Collection Arthur Savaète a 1 fr. 50
Politique et Littérature, Arts, Sciences, Histoire, Philosophie
et Religion
La Clef
de
«Volupté»
PAR
Christian
PARIS
ARTHUR SAVAÈTE, ÉDITEUR
76, RUE DES SAINTS-P$fcES, 76
SABLE
COLLECTIC
SABLE
AVERTISSEMENT
Ces pages ont paru- pour la première jois au mois de fé-
vrier dernier. Mes idées sur le problème qu'elles soulèvent
sont restées les mêmes. Moins qu'un autre, assurément,
j'accepterais de croire que toutes j les voies ne [soient pas
bonnes et justifiables qui, selon V expression%de\Sainte-Beuve ,
conduisent « aux vallées du doux Pasteur ». Je sais en
particulier que certains troubles profonds de la sensibilité
sont de nature à détruire plus d'un édifice] [artificiel trop
facilement élevé par V intelligence critique, et à rappeler
des profondeurs de notre être, où elles survivent, ces con-
victions qui, même oubliées, en constituent les assises. Mais
encore faut-il qu'une telle crise, toute spontanée, se déve-
loppe indépendante des considérations d'un autre ordre.
La situation ici n'est pas telle : les dispositions à croire
sont immédiatement aperçues par une pensée critique en
éveil et mises par elle au service d'un tempérament exi-
geant. Le cas m'a paru intéressant et valoir d'être étudié
pour lui-même et sur les textes.
Christian Maréchal.
Saint-Omer, mai 1905.
AVANT-PROPOS
m La volupté n'est que l 'orgueil des sens. »
(Lamennais, Essai sur l'indifférence, I, 311).
Un prêtre, Amaury, délivré d'un penchant, d'une pas-
sion, d'un vice même — celui qui donne son titre à l'ou-
vrage — raconte, en une sorte de confession générale, les
circonstances de sa guérison. Il profite, pour écrire ce ré-
cit, d'un séjour dans un monastère portugais où la tempête
l'a jeté, puis d'une longue traversée vers l'Amérique; et il
l'adresse à un jeune homme qui, souffrant d'un mal sem-
blable, sera, pense-t-il, guéri par la lecture de ses confi-
dences. Tel est le thème du roman que, selon l'expression
de Renan, Sainte-Beuve a si malheureusement appelé
Volupté *.
L'enfance d'Amaury s'est écoulée studieuse et solitaire,
sans laisser place, semble-t-il, àd'autres visions qu'à celles
« du pudique amour » -. Mais déjà, dans le quatrième
chant de V Enéide, dans les Odes d'Horace à Pyrrha, à
Lydé, dans les Tristes d'Ovide, la rencontre de certaines
1 Ce reproche n'est pas entièrement fondé. Le titre de Volupté, nous dit Sainte-
Beuve, « qui a l'inconvénient... de ne pas s'offrir de lui-même dans le juste
sens, et de faire naître à l'idée quelque chose de plus attrayant qu'il ne con-
vient »,... « ce titre, ayant été d'abord publié un peu à la légère (par l'éditeur)
n'a pu être ensuite retiré... » Volupté, 1.
2 Volupté, 8. Cf. dans le présent travail, p. 1., p. 55-56, et la note 1.
— X
expressions latines que son professeur rendait par le mot
privautés, a troublé, plus qu'il n'eûtconvenu, sa candeur1.
Un séjour à la campagne, au château d'un ami de son
père, en le laissant triste, dépaysé, inquiet, distrait de ses
habitudes régulières, développe en lui un dangereux pen-
chant à la tendresse : il récite en pleurant le psaume Su-
per flumina Babylonis, il se plaît à cette sorte de musique
languissante et plaintive de Clarisse qu'on lit au salon ;
bientôt il aborde avec charme les passages mélancoliques
des élégiaques latins et rêve sur une chanson d'Anacréon2 :
premier éveil du cœur, qui suit de près celui des sens.
Mais il croit découvrir en lui une laideur qui, pense-t-il,
s'accroîtra rapidement et doit le défigurer 3 ; il imagine des
obstacles dont il nous parle avec mystère, et qui l'empê-
cheront d'appliquer — il le craint du moins — ses facultés
passionnées. Il prête alors l'oreille à de dangeureux con-
seils, ses habitudes saines s'altèrent, et tout lui dit de se
hâter et de n'être point difficile. Puis, quand il reconnaît,
après un an au moins, qu'il a été dupe de sa fantaisie, son
courant d'idées n'est plus le même, et les impressions ac-
quises demeurent gravées dans son être h
C'est alors qu'entrant dans le monde à dix-sept ou dix-
huit ans, à l'époque du consulat, Amaury rencontre une
jeune fille de son âge, MUe Amélie de Liniers, qui vit à la
campagne sous la garde de ses grands-parents 5. Ses fré-
quentes visites créent entre lui et MUe de Liniers une fami-
liarité indéfinie, dont le lien délicat « n'ayant jamais été
pressé, pouvait indifféremment se laisser ignorer ou sentir,
et fuyait à volonté sous ce nouvel enjouement qui favo-
rise les tendresses naissantes » c. Il décrit, en des pages
1 Volupté, io.
8 Ibid., ii.
3 Ibid., 12 et seq.
4 Ibid., 15.
5 Ibid., 16.
6 Ibid., 20.
d'une délicieuse fraîcheur, les nuances de ce premier
amour, les aveux mutuels, à peine indiqués \ et les projets
d'avenir où s'égare, un soir d'été, l'imagination du jeune
homme, où s'oublie, pour un instant, la réserve de la
jeune fille 2. Mais le cruel divorce de l'imagination et des
sens qui s'était déjà produit avant cette rencontre ne
permet pas que d'un vœu définitif, Amaury s'y laisse en-
chaîner. Ses ambitions servent de prétexte à la première
de ces inconstances perfides où l'entraîne déjà sa fai-
blesse : au premier geste qui pourrait l'attacher, il fuit pour
ne pas se fixer 3.
Invité parle marquis de Couaën dont il avait fait con-
naissance à la Gastine, chez Mlle de Liniers, à venir le
voir dans ses terres, il ne tarde pas à s'y rendre.
Amaury avait confié au marquis ses impatiences d'action
et cet état douloureux d'abaissement et d'inutilité auquel
les circonstances le réduisaient, avec la jeune noblesse de
son temps. M. de Couaën avait témoigné, en l'écoutant,
une distinction attentive, qui « l'avait tout d'abord gagné à
lui » \ « Une idée de respect et d'attente se rattachait par
tout le pays à ce manoir de Couaën et à la personne du pos-
sesseur. Le lieu, en effet, semblait devenu centre de beau-
coup de mouvements occultes, et d'assemblées fréquentes
de la noblesse \ » Le marquis lui-même y menait l'exis-
tence mystérieuse d'un conspirateur; il préparait le réta-
blissement des Bourbons. Après avoir fait « de longues
absences » dans sa jeunesse, avoir « servi de bonne heure »,
s'être battu à Gibraltar, avoir pris part aux premières
insurrections royalistes, et, tenté par les voyages, s'être
longtemps arrêté en Irlande, il en était revenu amenant
1 Volupté, 21-22.
2 Ibid., 24 et seq
* îDia.y 24 et seq.
*Ibid.i 27. Cf. p. 1., p. 11 et la note 3.
* Ibid., 28. Cf. p. 1., p. 12 et la note 7.
* Ibid., 28-29. Cf. p. 1., p. 13-
XII
avec lui « une jeune femme charmante, déjà mère, étrange
et merveilleuse, disait-on, de beauté, qui, depuis trois ou
quatre ans déjà, vivait toute retirée en ce manoir où des
intrigues politiques paraissaient s'ourdir » J. Amaury, en
y arrivant très ému, y trouve le marquis seul avec sa
femme et deux beaux enfants ; une conversation cordiale
s'établit entre eux -. Il visite le château, qu'il nous dé-
crit minutieusement 3, et trace le portrait de son hôte,
noble figure déjà labourée, quelques rides, nées du de-
dans, près des tempes, le nez aquilin d'une élégante
finesse, l'attitude haute e*t polie, séante au commandement,
des yeux dont le champ d'azur « faisait l'effet d'un désert
monotone qu'aurait désolé une insaisissable ardeur » 4,
ambitieux, doué d'actifs talents, d'une grande netteté dans
l'audace 5, et, comme tous les hommes d'entreprise, tenant
peu de compte des opinions générales de tout ce qui n'a-
vait pas une personnification distincte. Il avait foi seule-
ment dans l'énergie des chefs : « Sa gloire la plus désirée
eût été de devenir un de ces marquants individus qui jouent
entre eux, à un certain moment, la partie du monde 6 »•
1 J'oluptc, 29. Allusions aux succès précoces de Victor Hugo, à ses longues fian-
çailles (l'Irlande est le symbole de Mme V. Hugo), à son mariage en octobre 1822,
c'est-à-dire (en janvier 1827) environ quatre ans auparavant ; à ses sentiments
royalistes, en même temps qu'aux intrigues préparant la bataille d'Hernani, enfin
(Cf. G. Simon, Lettre de Sainte-Beuve à V. Hugo, Revue de Paris, 15 Dec. 1904,
p. 761 et seq.)
2 Ibid., 31-32. Cf. p. 1., p. 12 et les notes 5, 6, 7, 8, 9.
3 Ibid., 29 et seq. Cf. p. 1., p. 13 et la note 2.
4 Ibid., 34. Cf. p. 1., p. 56.
5 Ibid.
6 Ibid., 35. Cf. p. 1., p. 58, et la note 1. Le lecteur de Volupté ne doit pas
perdre de vue que Victor Hugo avait la prétention de rivaliser avec Napoléon,
d'être le Napoléon de la littérature. Il s'expliquera ainsi bien des portions du per-
sonnage de M. de Couaën. V. à ce sujet le parallèle que Victor Hugo établit en
1833, entre Napoléon et le poète attendu {Littérature et Philosophie mêlées, éd.
Houssiaux, in-8, p. 338-339.) Cf. aussi Revue de Paris, Dec. 1904, p. 762-763.
Sainte-Beuve, dans cette lettre à V. Hugo, compara avec insistance le poète à
Napoléon et Hemani à Austerlitz.
— XIII
Esprit d'ailleurs de forte volée, à Taise dans tous lès sujets,
mais d'une instruction inégale, composée surtout de
portions d'histoire et de politique l, M. de Couaen lit Bo-
nald et l'admire-.
Quant à la marquise, c'est à peine si Amaury ose la re-
garder 3 ; il nous la décrira plus tard. Mais déjà ses séjours
au château se multiplient au point de n'avoir plus de
nombre ; ; il délaisse la Gastine et prend ses habitudes à
Couaen. Il y passe ses matinées à lire Hobbes, Hume, et
sous prétexte de rechercher la vérité, ces lectures décom-
posent activement son reste de croyances". Mais en même
temps son cœur désœuvré, son désir aveugle, d'autant
plus libres qu'aucune foi n'y fait plus obstacle, le rejettent
à des pensées et à des espérances coupables, qu'il poursuit
sous mille formes à travers ses rêveries, dans les bosquets
de Couaen 6, tandis que ses ambitions inquiètes lui faisant
craindre de s'être abusé, d'être entré, à la suite du mar-
quis, dans une voie fausse et qui n'aboutirait pas, le mi-
nent sourdement 7. Tel est l'état d'esprit d'Amaury lorsqu'un
jour, le 6 juillet % après un service rendu qui lui a donné
occasion de pénétrer dans la chambre de Mme de Couaen %
il l'accompagne sur sa demande dans une chapelle où
elle va prier pour sa mère éloignée d'elle et malade ; elle
lui parle, chemin faisant, avec abandon et confiance ,0;
1 Volupté, 36. Cf. p. 1., p. 56 et la note 5.
2 Ibid., 37. Cf. p. I.. p. 56 et la note 3. V. aussi Y Appendice, p. 109 et seq. :
Bonald et Victor Hugo.
3 Ibid. Cf. p. 1., p. 15 et la note 2.
* Ibid , 39-40. Cf. p. 1., p. 15.
5 Ibid., 40. Cf. p. 1., p. 15 et la note 4.
6 Ibid., 49.
~ Ibid., 50 et seq.
8 Ibid., 51. Cf. p. 1., p. 16.
9 Ibid., 52-53. Cf. p. 1., p. 16. Tout ce qui suit doit être rapporté à cette page,
et le lecteur devra l'avoir présent à la mémoire afin de la compléter.
10 Ibid., 53-56. Cf. p. l.,p. 16 et la note 3.
— XIV —
lui-même l'encourage et la console avec plus d'émotion
qu'il n'avait osé faire jusque-là ' ; et la jalousie brusque-
ment éveillée dans son cœur par le baiser que le marquis
dépose sur le front de sa femme, au retour, lui révèle à la
fois son amour et la distance qui le sépare de celle qu'il
aime 2.
Dès lors un singulier mélange d'orgueil d'un cœur qui
s'était cru longtemps stérile, d'exaltation et de douleur
par la représentation des obstacles, compose sa vie 3 :
« Un génie, dit-il, s'éveillait en moi ; car j'étais de ceux,
mon ami, dont la force tient à la tendresse, et qui de-
mandent toute inspiration à l'amour... Au réveil, mon
premier mouvement était de me sonder l'âme pour y re-
trouver ma blessure ; j'aurais trop craint d'être guéri 4. »
Mais il s'habitue vite à cette persistante blessure ; des
doutes naissent en lui ; il s'étonne que ce soit la réalité de
l'amour 5 : accompagner la marquise à la promenade, sur-
veiller les enfants tandis qu'elle, travaillant nonchalam-
ment et d'un air pensif, écoute les discours souvent inter-
rompus d'Amaurv 6, la contempler longuement patienter
sereine sous le regard7, est-ce là tout l'amour ? Déjà le
regard fixe, avide d'Amaury, ne cherche plus seulement
à comprendre, il interroge, il veut être compris, et parfois
se retire rebuté du calme qui l'accueille comme si c'eût été
un refus 8. Alors, il fuit; il songe à un amour virginal et
dans le devoir; mais c'est elle, c'est elle seule qu'il veut
consulter sur son choix, et la sage résolution n'est plus
1 Volupté, 57.
2 Ibid., 58. Cf. p. 1, p. 16 et la note 4.
3 Ibid.
* Ibid., 59. Cf. p. 1., p. 54 et la note 2 ; p. 106; le Livre d'Amour, pièce I;
Michaut, le Livre d'Amour, p. 43.
b Ibid.
6 Ibid., 60. Cf. p. h, p. 16 et la note 5.
t Ibid., 61.
* Ibid., 63.
— XV —
qu'un prétexte à le ramener auprès d'elle l. Il forme mille
projets où se peignent les contradictions de son àme : c'est
tantôt une retraite dans la solitude -, tantôt un voyage
en Irlande qui, sous couleur d'intrigues politique, lui
permettra de visiter les lieux où >Ime de Couaën a passé son
enfance ;i. Mais une diversion se produit : le marquis, ap-
pelé à Paris, y emmène sa femme et ses enfants, et
Amaury les accompagne \
Ils descendent à deux pas du Val de Grâce, au cul de
sac des Feuillantines, dans une communauté que dirige
une tante de M. de Couaën \ Ils assistent à une revue aux
Tuileries G où s'aigrit la haine envieuse du marquis 7, où
s'accroît chez Amaury, au spectacle des triomphes de ses
jeunes contemporains, le désir « du mot souverain, Je
fainie»*; et déjà le jeune homme, attiré par les impu-
retés d'un Paris qu'il avait ignoré jusque-là, glisse sur la
pente qui conduit aux chutes les plus dégradantes 9. Il les
évite cependant cette fois ; mais, après un court passage à
Couaën l0, quelques pages consacrées à la mort d'un oncle
maternel tendrement aimé u, l'arrestation du marquis, dont
la police commençait à soupçonner les intrigues politi-
1 Volupté, 6$ 64.
2 Ibid., 66-68. L'île des Druides. S'agirait-il d'un voyage de Sainte-Beuve à
Dreux, la vilk des Druides? Cf. V. Hugo, Corr., p. 17.
3 Ibid., 68-72. Allusion au voyage de Sainte-Beuve en Angleterre. Cf. Cor. de
V. Hugo, p. 263 (ij sept. 1828) et Revue de Paris, 15 Dec. ir.04, Lettres de Sainte-
Beuve à V. Hugo, p. 743 et seq. (Août 1828).
; Ibid., 72 et seq.
5 lbid., 82 et seq.
6 Ibid., 83 et seq. Cf. p. 1., p. 11 et la note 4. Sainte-Beuve avait assisté enfant
à une revue que l'Empereur passait à Boulogne, en 181 1; il en avait ététrès frappé.
— Cf. Michaut, 32, et Spœlberch de Lovenjoul, Sainte-Beuve inconnu, 29-30.
7 Ibid., 84. Cf. p. L, p. 11 et la note 7 ; p. 56 et 57.
8 Ibid., 85. Cf. p. 1., p. 1 1 et la note 5.
9 Ibid., 86 et seq.
10 Ibid., 93.
11 Ibid., 94 et seq. Allusion à la mort d'une tante paternelle. Cf. Michaut, 33.
— XVI —
ques ', le ramené encore, à la suite de ses hôtes, dans la
capitale 2. Son assiduité auprès de Mme de Couaën aug-
mente, il la visite plusieurs fois par jour, il prend même
souvent ses repas avec elle, et ne la quitte qu'à une heure
avancée de la nuit 3. Il se plaît à la contempler dans sa dis-
traction coutumière et sa rêverie ; plus il la voit, plus elle
lui devient « une énigme de sensibilité et de profondeur,
âme si troublée, puis tout d'un coup si dormante, si noyée
en elle ou si tendue sur les deux ou trois êtres d'alentour,
tantôt ne sortant pas d'une particulière angoisse, tantôt
ravie en des espèces d'apathies mystérieuses et l'œil dans
le bleu des nues » 4 ; semblable à un beau lac dormant et
sans zéphir, « elle avait... une masse de sensibilité pro-
fonde, le plus souvent flottante et sommeillante, quelque-
fois bizarrement soulevée sur un objet et y faisant alors
idée fixe, passion, avec tous les accidents, toutes les dis-
tractions et l'aveuglement naïf de la passion et cette belle
ignorance du reste de l'univers »5 ; indifférente aux choses,
« dans le règne souverain de sa fantaisie, il y avait des
jours de brume et de pluie où elle se parait, dès le matin,
avec une recherche ingénue, et des jours de gai soleil où
elle s'oubliait, jusqu'au moment de sortir, en son premier
négligé; » 6 où allait sa rêverie, se demande Amaury, quand
il la surprenait ainsi, assise contre la vitre, dans les jolis
* Volupté, 107. Allusion probable à l'emprisonnement volontaire de V. Hugo
mis en demeure par son libraire de lui livrer le manuscrit de Notre-Dame de Pa-
ris. V. à ce sujet : Victor Hugo raconte par un témoin de sa vie, 2 e éd., t. II,
p. 334 et seq. 11 « s'enferma dans son roman comme dans une prison », dit le
témoin (p. 345).
* Ibid., 108.
3 Ibid., il 3-1 14. Cf. p. 1., p. 23.
4 Ibid., m. Cf. p. 1., p. 22. Tout ce passage et ce qui suit est un portrait
fidèle de Mme Victor Hugo.
5 Ibid., 116. Cf. p. 1., p. 23 et la note 1.
6 Ibid., 118. Cf* Livre d'Amour, pièce XII (Poésies, I, 225); et Michaut,
Le Livre d'Amour, p. 35.
XVII
jours de février, s'il arrivait un peu tard, vers une heure ? '
X'a-t-elle pas elle-même répondu, en venant lui rendre vi-
site, un jour qu'il tardait trop, et consacrer, par son court
passage, sa petite chambre de travail ? - Et pourtant
Amaury se lasse bientôt de cette existence trop vide et
clairsemée à son gré ; ; l'ambition, les sens réclament im-
périeusement, les tentations de Paris le reprennent, il
oublie un instant Mme de Couaén, et la chute basse, ab-
surde et sans attrait se consomme ;.
Dès lors sa vie se dédouble ; sa jeunesse longtemps
contenue et ses sens déchaînés se prodiguent dans une
vie inférieure, submergée, engloutie ; et cependant, enca-
drant celle-là, le matin il mène une existence plus active
de tète, et les soirs, au retour, la vie subtile du cœur à
côté de son amie \ Mais comment, en chacune de ces
existences, quelques traces des autres n'apparaîtraient-
elle pas ? C'est au cours de Lamarck, en étudiant Cabanis
et Destutt de Tracy, qu'il nourrit son intelligence 6 ; et si
Mme de Couaén s'en inquiète :, ses craintes et le méconten-
tement secret de la conscience d'Amaury agitent leur in-
complète harmonie ; des nuages passent sur leur amitié'.
Amaury se prend à souhaiter en secret un caractère équi-
voque aux témoignages de Mme de Couaën, et ne l'y trou-
vant pas, il s'en irrite et s'en indigne9. Sansdoute, les scènes
qu'il lui fait se terminent par des réconciliations, à la suite
desquelles Amaury et la marquise s'entendent avec accord.
1 Volupté, 117.
- Ibid., 119. Cf. p. 1., p. 24 et la note 2.
3 Ibid., 120-121. Cf. p. 1., p. 24 et la not? 3.
4 Ibid., 123 et seq.
* Ibid., 125.
0 Uni., 136. Cf. p. 1., p. 24-25.
7 lbid., 139. Cf. p. 1., p. 25 et la note 3.
8 Ibid., 141. Ct. p. 1., p. 25. V. aussi Consolations, v.
s Ibid., 143.
XVIII
Mais la forme de cet accord nous étonne un peu. Amaury
surprend la marquise occupée à relire ses anciennes lettres
d'amour d'il y avait huit ans ; il se fait expliquer ces an-
nées de fiançailles ; il obtient de lire quelques unes de ces
lettres sacrées, et, après avoir admiré « le ton de cet
amour frémissant et soumis chez un homme dont les por-
tions opposées du caractère » lui étaient si connues, d'em-
porter, en gage de la confidence inviolable, la garniture
nuptiale tombée à terre '. Ailleurs, après un entretien dans
lequel il lui a décrit minutieusement toutes les phases de
la passion, — tous les mouvements passés et à venir de sa
passion, — désintéressement d'abord, puis désir d'être vu,
distingué, deviné; ensuite, liberté de prononcer le mot je
vous aime, bientôt, désir et satisfaction de l'entendre, vo-
lonté d'en obtenir des preuves que l'on déclare insigni-
fiantes si elles ne dépassent pas certaines bornes, et, lors-
qu'on les a obtenues sérieuses, confusion prochaine et
délire ; après, dis-je, cette insinuante analyse qui montre
si bien quelle ligne assez élastique et mobile circonscrivait
alors leur amitié, Mme de Couaën ose lui proposer, rougis-
sant à vrai dire de mille couleurs, de supposer que certains
désirs sont satisfaits, afin de garder tout de suite le simple
et doux sentiment qui doit survivre'2. Quant à lui, son
attitude est aussi singulière ; s'il se déclare, afin, dit-il, de
décourager son propre désir, convaincu du néant de toute
espérance à l'égard de son amie, il n'en écrit pas moins au
marquis une lettre dans laquelle il lui fait entendre assez
clairement l'état de son cœur, avec «"Tarrière-pensée non
avouée d'être plus libre désormais selon l'occasion, et plus
dégagé de procédés à son égard, l'ayant en quelque sorte
1 Volupté, 166-167. Il s'agit évidemment des Lettres à la fiancée.
1 Ibid., 190-194. Ces détails, et ce qui précède, trouveraient leur place page 25
delà présente étude. Le lecteur jugera sans peine quel scrupule m'a empêché
d'effectuer moi-même ce raccord, qu'il accomplira aisément à partir du troisième
renvoi, p. 25, s'il le juge mile et convenable.
— XIX —
averti » '. Mais comme M. de Couaën, lai répond avec « la
tendresse de l'homme fort », sûr de lui-même et des siens,
et sans se tourmenter aucunement de cette confidence2,
Amaury, « las à l'excès de l'amitié sans la possession et
de la possession sans amour » \ se laisse entraîner déjà
par ses coupables désirs vers une amie de la marquise,
Mme R., dont il attend des satisfactions plus complètes. Le
départ du marquis et de sa famille, exilés à Biois par ordre
du premier consul 4, tandis qu'Amaury, de plus en plus
étroitement mêlé à la conspiration de Georges % reste à
Paris, cette absence favorise ses projets, et ses visites à
Mm" R. se multiplient.
Ici finissait, parmi des regrets sur la jeunesse éteinte,
la première partie de l'ouvrage. Amaury l'avait écrite,
nous dit-il, à l'abri d'un monastère hospitalier, sur la
côte de Portugal, où une tempête l'avait jeté. Mais il se
rembarque à présent, et les pages qui suivent sont rédi-
gées au cours de la traversée reprise 6. Elles racontent
d'abord la triple vie d'Amaury partagé entre les satisfac-
tions grossières, les assiduités auprès de Mme R., et la
correspondance, - — de sa part toute remplie de figuratifs
aveux — qu'il entretient avec Mme de Couaën 7. En même
temps les événements politiques se précipitent, Georges
est traqué et bientôt arrêté dans Paris en état de siège s.
Les barrières s'ouvrent alors, et Amaury, tout à l'heure
repentant, court à Blois 9. Mais l'accueil trop indifférent à
1 Volupté, 195.
2 Ibid., 195 et 265. Cf. p. 1., p. 35 et les note 1 et 2.
3 Ibid., 170.
* Ibid., 184. Cf. p. 1., p. 25 et la note 4.
5 Ibid., 175 et seq. Cf. p. 1., p. 59 et la note.
6 Ibid., 207 et seq. Cf. p. 1., p. 30-31 et 69.
7 Ibid., 212 et seq. Cf. p. 1., p. 25-26, et la note 1, p. 26.
8 Ibid., 214 et seq. Cf. p. 1., p. 59 et la note.
s Ibid., 2:8.
XX
son gré qu'il y reçoit l'indigne 1 ; il retourne en hâte à Pa-
ris et cherche près de Mme R. une amitié tout à fait cou-
pable -. Il s'abaisse, pour obtenir la honteuse réalité, qu'il
SDuhaite, jusqu'à renier Mme de Couaën, jusqu'à prétendre
que personne — pas même elle — n'avait voulu être son
étoile et guider sa vie 3. La foi aux choses de Dieu, dans
cette crise nouvelle, s'est bien vite envolée4 ; le nom même
de la marquise lui est devenu une épine et un supplice \ et
cependant il l'aime et s'il apprend, à un dîner, qu'elle est
malade et bien changée, il ne peut retenir ses larmes6.
Accouru auprès de ses amis en apprenant la mort de leur
jeune fils Arthur, il peut constater quel vide son absence
et sa conduite ont mis entre lui et ceux qu'il a si long-
temps délaissés. Mme de Couaën se montre triste et rési-
gnée7, le marquis, surpris de résistances inaccoutumées
à ses opinions politiques, inquiet, impatient8, jusqu'au
moment où, chez la marquise, la subite et symbolique ren-
contre des trois êtres rivaux tour à tour préférés, des trois
blanches figures d'Amélie de Liniers, de Mme R. et de
Mme de Couaën, vient dénouer dans le cœur d'Amaury une
situation inextricable, en le laissant isolé en présence de
Mme R. 9. Il s'obstine encore avec une sorte de rage, par
amour-propre autant que par entraînement des sens, à
vaincre sa résistance10; il s'abaisse dans cette lutte à de
1 Volupté, 219 et seq. Cf. p. 1., p. 26-28.
2 Ibid., 224. Cf. p. L, p. 28-29.
3 Ibid., 229. Cf. p. 1., p. 28 et seq et tout le chap. ni qui a rapport à cette
crise.
4 Ibid., 231. Cf. p. 1., p. 29 et la note 3.
5 Ibid., 246.
6 Ibid., 247.
7 Ibid., 256 et seq. Cf. p. 1.. p. 38-39.
8 Ibid., 264 Cf. p. L, p. 50 et les notes ; il s'agissait en réalité de discussions-
religieuses et surtout littéraires. Cf. Cor. V. Hugo (1815-1835), p. 301.
9 Ibid., 266 et seq.
10 Ibid., 273 et seq.
— XXI —
honteuses colères '-. Peine perdue, déchéance vaine ! Mme R.
déjoue les plans de sa convoitise aux abois. Il sent alors
son abaissement ; l'exemple de la conversion de son ami
de Normandie l'encourageant -, il est tenté de s'aller jeter
aux pieds d'un prêtre :!, et la rencontre, aux Feuillantines,
d'un ecclésiastique respectable, homme de pratique et
d'onction, qui lui raconte la vie édifiante de l'abbé
Carron ; ; des études et des lectures de plus en plus chré-
tiennes % surtout la familiarité des solitaires de Port-
Royal ;, en particulier de M. Hamon 7, l'amènent insensi-
blement au port. L'ambition l'en écarte encore; l'espoir
d'assister à quelque grande victoire et d'en partager la
gloire le lance sur la route d'Allemagne à la suite d'un
ami rencontré : arrivé sur le Rhin, la nouvelle du triomphe
d' Austerlitz et de la paix fait s'évanouir ses derniers rêves 8.
Alors, sentant la nécessité de mettre, pour guérir, entre
soi et les rechutes auxquelles ses moeurs et sa pratique
l'entraînent, l'obstacle souverain des sacrements, il se con-
fesse et entre au séminaire 9. Il est ordonné prêtre à la
Trinité '" ; mais, avant de se décider à faire le voyage de
Rome, il veut revoir Couaën ll. Il y trouve la marquise
mourante, et, lorsque le vaisseau qui l'emporte aborde à
cette terre d'Amérique où finira sa vie l2, il achève de nous
i Volupté, 279etseq. Cf. p. L, p. 39.
- Ibid., 290 et seq. Cf. p. 1., p. 47.
../., 288.
Ibid., 293 et seq. Cf. p. 1., p. 45 et 80.
:' Ibid., 306 et seq. Cf. p. L, p. 45-46.
..!., 312. Cf. p. 1., p. 45-46 et 70-71.
7 Ibid., 315. Cf. p. L, p. 46 et 71.
8 Ibid., 529. Souvenir probable du voyage de Sainte-Beuve à Strasbourg en
octobre-novembre 1829 avec le peintre Boulanger. Corr. de Victor Hugo (1S15-
1835), p. 270-271 et Revue de Paris, 15 déc. 1904, p. 752 et seq.
9 Ibid., 333. Cf. p. 1., p. 48 et 79.
i0 Ibid., 347. Cf. p. 1., p. 39-40.
11 Ibid., 347 et seq.
*2 Ibid., 385. Cf.p. L, p. 80.
— XXII —
raconter comment lui-même, appliquant les sacrements à
Mmede Couaen, la confesse, lui donne la communion et par-
court et répare avec le sacré pinceau celle qu'il avait tant
aimée l.
Tel est le squelette de ce roman qui fut vécu. Eloignons
d'abord, éloignons comme Sainte-Beuve nous le recom-
mande lui-même, Mme R. et MUe Amélie de Liniers 2 : elles
ne sont pas du même temps, et c'est ailleurs qu'il les a
connues 3. Quels personnages réels cachent les autres
noms fictifs ? Mais plutôt, quel lecteur des Consolations, du
Livre d'Amour, de la Correspondance de Victor Hugo, n'a
reconnu déjà dans Mme de Couaen, distraite et passionnée,
Mme Victor Hugo, dans le marquis, confiant en l'énergie
individuelle, désolé d'une inlassable ardeur, ambitieux de
devenir un de ces individus marquants qui jouent entre
eux à certains moments la partie du monde, Victor Hugo,
dans cet Amaury, si mobile et si peu ancré, Sainte-Beuve ?
— Suffira-t-il donc, pour retrouver la clef du roman,
de substituer aux noms de convention les véritables, et de
recommencer le récit qu'on vient de lire, en transposant
quelques situations ? Comprendra-t-on vraiment Volupté
quand on aura montré Sainte-Beuve partagé entre les exi-
gences de son tempérament et son amour sincère — il le
fut, assurément — pour Mme Victor Hugo qu'il juge inac-
cessible à certains vœux; Sainte-Beuve, incapable du
1 Volupté y 357 et seq. Cf. p. 1., p. 82, note 1.
2 Tbid., 199 :... « Comptez et distinguez ce petit nombre d'êtres; ils ont le
plus influé sur moi. Eloigne^, éloigne^ davantage cette chaise de Mme R ; supposez-
en une, également à distance, où s'entrevoie la blanche robe de Mlle Amélie. Que
Mm* de Couaën resplendisse dans l'ombre plus fixement... »
3 A certains indices, il semblerait que Mmc R. appartînt à la société d'Ulric Gut-
tinguer, à Rouen ; il faudrait sans doute reporter ce qui la concerne à l'époque du
voyige de Sainte-Beuve dans cette ville. Mais sur ce point nous sommes réduits
aux conjectures, les obstacles qui ont empêché M. d'Haussonville de révéler son
nom dans son Sainte-Beuve, subsistant toujours. Quant à Mlle de Liniers, on sait
qu'il s'agit là d'un amour de première jeunesse.
— XXIII —
reste de se fixer par un mariage, et non moins incapable
d'une amitié platonique, sans compensations ailleurs, ar-
rivant à travers mille défaillances de l'esprit, du cœur et
des sens, à réaliser enfin par la foi qui les soumet et les
bride, l'unité, la paix vainement cherchée de sa vie ? Quel
rêve que cette conclusion ! Sainte-Beuve n'a pas été
croyant, et sa mobilité ne s'est pas fixée à la façon du
moins qu'insinue son roman. Retenons donc — afin d'y
moins revenir dans la suite — que les complications senti-
mentales qui viennent d'être résumées sont vécues ; que
#Sainte-Beuve fut alors déchiré entre des exigences con-
tradictoires : qu'il en ait profondément souffert, qui en
doute ? Mais si ce n'est pas la foi qu'il a, fantôme fuyant,
poursuivie pendant ces années troublées, si ce n'est pasen
cette victorieuse unitéqu'il a cherché laguérison, quel rôle
, joua donc la religion dans sa vie, que signifient ses con-
versions, et quelle réalité n'a-t-il pas cessé devouloir ? La
clef de Volupté sera — peut-être — la clef de ce mystère.
La Clef de « Volupté »
LAMENNAIS ET SAINTE-BEUVE
« ]e défie personne, excepté moi, de s'en
tirer et d'en avoir la clef .
(Sainte-Beuve, Nn* Corresp.,p. 229.
Lettre à Zola).
Volupté fournit à l'histoire secrète du romantisme de 1827
à 1 835 un document de tout premier ordre. L'ouvrage est, en
effet, au témoignage même de son auteur \ moins un roman
que des mémoires personnels où, sous un voile transparent,
Sainte-Beuve, Victor Hugo, Lamennais, o'autres encore non
moins illustres, occupent le devant de la scène. Pourquoi
donc n'a-t-on pas cherché dans cette confession la solution
de certains problèmes délicats que la critique se pose aujour-
d'hui ? Ce récit au jour le jour qui reflète trois années de crise,
et raconte avec une discrétion si engageante qu'elle en est
presque indiscrète, tant de choses que l'auteur désirait qu'on
Volupté t qui n'est pas précisément un roman, et où j'ai mis le plus que j'ai
pu de mon observation et même de mon expérience... * <\. Lundis, iv, 440) ;
et ailleurs : « En écrivant mon ouvrage, qui est très peu un roman, je peignais
d'après de près des situations observées et senties, parce que,
même dans la transposition de L'époque et du milieu, je m'attachais a être rigou-
reusement vraisemblable. Les âmes que je décrivais et montrais à nu étaient des
âmes vivantes, je les connaissais, j'avais lu en elles ; M">e de Couaén n'était pas
une invention ». (Port-Royal, I. 550, note).
LA CLEF DE « VOLUPTÉ H I
— 6 —
sût, et quelques autres qu'il voulait qu'on ignorât, sur tant
de gens ; ce roman intime qui n'est presque pas un roman,
supplée d'une manière inespérée aux graves lacunes de la
Correspondance de Sainte-Beuve. Son interprétation suppose
cependant que, par la détermination de quelques dates et
de quelques noms propres, on aura pu, en soulevant les
masques, retrouver le sens exact et la portée de certaines
expressions, rendre en un mot au roman son primitif caractère
de mémoires. Je voudrais indiquer d'abord quel fil d'Ariane
peut nous conduire à travers ce curieux labyrinthe.
La trame du récit est constituée par les souvenirs person-
nels de l'auteur. Ces souvenirs, comme l'établit sans peine
une comparaison avec Joseph Déforme, remontent à 1817 ;
ils nous conduisent d'abord jusqu'à la révolution de i83o>
par laquelle s'ouvre le second volume ', qui nous mène à son
tour jusqu'en 1 8 3 2 . Quant aux noms, il n'est pas trop ma-
laisé de les mettre sur les pseudonymes : la biographie de
Sainte-Beuve permet de le faire à coup sûr. Dans Amaury,
on a déjà reconnu Sainte-Beuve 2, dans l'oncle d'Amaury,
« qui l'a nourri du plus pur lait domestique », la tante du
critique 3,dans l'ami de Normandie, Guttinguer4, dansl'ami
que rêve Amaury, qui « n'aurait pas bougé, pas dépassé la
ville prochaine », et qui serait un jour rentré « lévite de Dieu
dans la maison de son père», l'abbé Barbet Après cette
étude, on ne doutera plus, je l'espère, de l'identité des autres
personnages, quron n'avait pas établie jusqu'ici : le marquis de
Couaën, avec quelques retouches dont nous indiquerons les
raisons, tient la place de Victor Hugo;Mmede Couaën est
Mme Victor Hugo; Elie est Lamartine. Hervé, Lamennais,
1 A partir du chap. xv.
2 G. Michaut, Sainte-Beuve avant les Lundis, p. 280. Il y a cependant quelques
réserves à faire sur cette attribution exclusive.
* Volupté, 97. Michaut, 280.
* Volupté, 235, 290. Port. Cont., II. 409, 410- Michaut, 280.
5 Volupté, 350, Michaut, 281.
Maurice, Béranger, Timothée sans doute l'abbé Gerbet. Fo-
lupté est un livre à clefs.
Déterminer les dates de sa rédaction, c'est faire prévoir les
révélations qu'il apporte. La première édition du roman com-
prenait deux volumes ; la Correspondance de Sainte-Beuve
nous apprend que l'ouvrage fut commencé en décembre 1S31 ',
et que le premier tome et la préface furent achevés d'impri-
mer en novembre i833 -. Kn comparant le texte du volume
et les articles publiés par son auteur pendant cette période,
on arrive à fixer avec une précision suffisante les étapes si
inégales de la composition. Par exemple, tel discours de
M. de Couaén \ où s'affirment les sentiments caractéristiques,
les idées, et jusqu'aux termes d'un article sur Sénancour écrit
en janvier i832 \ est vraisemblablement de la même époque ;
telles pages où tout à coup surgissent de longues digressions
sur la conspiration de Georges 5, sont contemporaines, sans
doute, de cet article du 20 avril 1 833 e dans lequel Sainte-
Beuve, à propos des mémoires de Desmarest, s'étend sur le
même sujet. La même méthode est naturellement applicable
au second volume, écrit d'ailleurs beaucoup plus vite, de no-
vembre 1 833 à juillet i.X3_j.7. Ainsi toutes les réflexions ins-
pirées souvent par des faits d'un ordre bien déterminé et bien
intime, — mais dans lesquelles Sainte- Beuve, à l'abri des
noms empruntés de ses personnages, s'épanche plus librement
qu'ailleurs, — tout le contexte du récit se trouve assez aisé-
ment rattaché aux événements qui l'ont provoqué et qui lui
rendent sa valeur.
Lnfin ce que l'on sait déjà de Sainte-Beuve pendant c
1 "Nouvelle Correspondance de Sainte ■■Beuve, p. 19.
! H. Pavik, V. Patrie, sa jeunesse, ses relations littéraires, p. 129.
lupte, 74. et seq.
4 Port. Cont., I. 144-46.
5 Volupté, p. 146, et seq. Cf. ibiJ., p. 208-9.
6 Pr. Lundis, II, 185 et seq.
' Volupté parut le 19 juillet 1834 (2 vol. in-8° Renduel. Sans nom d'auteur).
— 8 —
années si tourmentées, à ce tournant décisif de son existence,
doit permettre de suivre sans s'égarer « la ligne sinueuse et
cachée où, pour employer ses propres expressions, l'invention
se rejoint au souvenir » l. — L'ouvrage ainsi étudié éclaire
d'un jour singulier, et résout non pas à l'avantage de son au-
teur, mais à l'avantage de la vérité, la question si curieuse de
ses velléités religieuses et de ses rapports avec Lamennais, en
même temps qu'il fait la lumière sur l'histoire de sa passion
pour Mrae Victor Hugo.
Ces trois problèmes sont inséparables, et c'est pour avoir
essayé de les traiter isolément qu'on s'est égaré plus d'une
fois le long des fausses pistes habilement tracées par le critique.
11 n'a pas sans profit personnel « fouillé les poitrines et décou-
vert la jonction des vaisseaux cachés » ; il a dû faire souvent,
au cours de ses investigations minutieuses sur les grands
hommes de son temps, d'amers retours sur lui-même et sur
la destinée future de sa réputation. Et comme il n'ignorait pas
combien la postérité « est avidement curieuse » ~, il lui a pré-
paré avec une ingéniosité singulière les matériaux d'une
étude sur lui-même qu'il s'est refusé à écrire, estimant sans
doute qu'elle acquerrait ainsi plus de poids. Le Livre
d'Amour est une des pierres de cet édifice, et doit nous éclairer
sur le sens exact et le succès de son amour pour l'héroïne
qu'il immortalise à sa façon. Telles notes des Portraits
Contemporains ou des Lundis ne sont pas moins tendan-
cieuses : si elles nous renseignent avec assez de sincérité sur
une partie du moins des sources de son inspiration reli-
gieuse3, mais sur une partie seulement, — la passion ; — elles
cherchent à nous tromper sur les origines, la nature et ie
dénouement de ses rapports avec Lamennais. La rupture
déjà consommée, Sainte-Beuve s'ingénie à nous faire enten-
1 Port de Femmes, 130.
2 Port. Cont., I, 8S.
3 Port. Cont., I, 170. Mais ce n'est pas pour se distraire ni s'étourdir, comme
il ie prétend, qu'il se rapprocha du catholicisme à cette époque.
— 9 —
dre que les avances n'ont pas été de son fait *. Il ajoute qu'il
s'y est prêté d'assez bonne grâce, mais avec réserve2. Enfin
il veut nous persuader que les Affaires de Rome l'ont seules
éloigné de l'Eglise et jeté dans le scepticisme \ — Rien de tout
cela ne résiste à l'examen d'une critique informée. Elle reprend
l'édifice en sous-œuvre ; elle accepte la situation paradoxale à
laquelle les adresses du critique la réduisent : elle sait qu'il
n'est sincère que sous le voile, et d'autant plus sincère que le
voile est plus épais et que l'écrivain s'y croit plus à l'abri des
indiscrétions qu'il redoute. Elle va donc droit à l'œuvre en
apparence la plus obscure, en réalité la plus lumineuse parce
que, née dans une heure de sincérité, la transposition des
noms, des dates et des situations qui paraissait si rassu-
rante, a prolongé trois ans la durée de cette confession où
Sainte-Beuve crut pouvoir être vrai, pensant n'être jamais
compris : et c'est par Volupté qu'elle éclaire et rectifie les
Portraits et les Lundis *.
1 Ma biographie, 45, Port. Cont., I, 273, Lundis, XI, 461.
2 Port. Cont., I, 272.
s Port. Cont., I, 265.
4 Tout devait, c'est probable, être épié, dans Volupté, comme l'affirme
M. Michaut, mais cela ne devait pas empêcher Sainte-Beuve de tout dire, au
contraire (Cf. Michaut, le Livre d'Amour, Paris, Fontemoing éd. in 18, 1905,
. 150).
De l'amitié à l'amour. — Première conversion.
Sainte-Beuve en quête de Lamennais.
{Janvier 1827, Juillet 182g).
Dans les grandes crises sentimentales, il n'est pas rare
qu'une période aiguë évoque brusquement le passé. Elle
appelle malgré nous des souvenirs obscurs qu'elle éclaire, en
nous y révélant la source de nos douleurs ; elle nous contraint
à considérer nos faiblesses, et nous dicte la pensée des
héroïques remèdes qu'elles exigent. Peu sont capables, ces
violences du mal apaisées, d'exécuter les résolutions viriles
qu'ils ont prises. Beaucoup ont rêvé, mais combien agissent?
Volupté fut conçu dans un de ces moments décisifs où le
passé nous est tellement présent, et semble nous imposer un
avenir si déterminé, qu'ils nous animent d'une triple vie.
Aussi les deux premiers chapitres rappellent « Joseph De-
lorme » et ses jeunes ferveurs religieuses ' ; son séjour au
château du comte de..., vieil ami de son père; et les tris-
tesses, la mélancolie poignante qui lui arrachait des larmes
au fond des bosquets où, solitaire, il s'oubliait alors qu'un
nouveau monde inconnu remuait déjà dans son cœur 5.
1 Volupté, 7. Joseph Déforme {Poésies de Sainte-Beuve, Paris, Lévy., 2 vol., 8°,
1863, t. I), 7.
1 Volupté, 11. Joseph Déforme, 7.
— II —
Mlle Amélie de Liniers, dont le naïf et charmant amour est
comme la porte d'ivoire de Volupté, n'est autre que cette
jeune fille blonde, timide, rougissante, dont la présence en-
tretenait en Joseph Delorme des mouvements inconnus aux-
quels il s'abandonnait avec délices durant ses promenades au
bois '. Il n'est pas jusqu'aux regrets d'inaction politique ex-
primés en 1 8 1 7 , transposés dans Joseph Delorme en fé-
vrier 1829, dont l'écho ne se fasse entendre dans les confi-
dences d'Amaury, ambitieux d'aborder le monde des événe-
ments et des tourmentes -. Le sacrifice « d'une union assortie »
à des devoirs d'un autre ordre, dont l'éditeur de Joseph De-
lorme nous entretient, Amaury nous en parle aussi, quoi-
qu'il attribue sa résolution à des motifs bien différents \
Plus tard encore, mêlés à des souvenirs empruntés d'une
toute autre période, comment ne pas reconnaître dans la des-
cription de la revue des Tuileries, les rêveries guerrières et
chevaleresques de l'enfant? Tels durent être les songes de
Sainte-Beuve quand, le soir de sa première arrivée à Pari
avait alors 14 ans), retiré dans sa chambre, « après avoir
senti le profond silence de la maison se détacher dans le
bruissement lointain de la grande ville, il rêva pour la pre-
mière fois au bord de cet autre Océan » \ Enfin, Volupté
nous rappelle qu'il y avait déjà place en lui pour le désir ar-
dent d'un amour complet % comme aussi d'une aisance qu'il
n'avait pas ", et même pour les tressaillements douloureux
d'envie qu'il ressentait à chaque triomphe de ses jeunes con-
temporains :.
. l'oubiions pas cependant, lorsque Sainte-Beuve écrit les
' Volupté, 16 et seq., Joseph Delorme, 7.
- Volupté, 25, Joseph Delorme, 8, 9.
s Volupté, 27 , Joseph Delorme, 9, 10.
* Volupté, 83, 4, Joseph Delorme, 6. 7.
luptc, 85. Joseph Delorme, 11.
; Joseph Delorme, IJ.
: Volupté, S\. Joseph Delonne,
— 12 —
premiers chapitres de Volupté \ Joseph Delorme est mort
depuis octobre 1828 - « d'une affection de cœur » 3, celle-là
même dont vient de naître Amaury. Après une première
éducation chrétienne, ses études philosophiques et médicales
l'avaient repoussé sur ce xvnie siècle négateur par lequel, un
peu trop oublieux, il nous dira plus tard qu'il avait débuté
« crûment » 4; il était passé de là dans le camp doctrinaire,
qui lui avait ouvert les colonnes du Globe ; s'y jugeant ex-
ploité, il commençait à s'en déprendre, quand deux articles
sur les Odes et Ballades l'avaient, dans les premiers jours de
l'année 1827, mis en rapport avec Victor Hugo 5. Celui-ci
vint le voir pour le remercier, mais sans le rencontrer ;
le critique s'empressa de lui rendre sa visite le lendemain
matin, à l'heure du déjeuner 6.;La conversation roula sur des
questions littéraires, et le poète exposa ses vues et son pro-
cédé artistique à Sainte-Beuve qui fut tout de suite séduit \
Quelques jours après, Victor Hugo l'invitait à entendre une
première lecture de Cromwell à l'hôtel des Conseils de
guerre, chez M. Foucher, son beau-père 8.
Sainte-Beuve, en revanche, mit l'auteur des Odes et Bal-
lades dans la confidence de ses premiers essais poétiques 9.
Ils furent accueillis avec éloge 10, et Victor Hugo leur ouvrit
« Y Album » ll. Le voisinage — le poète habitait 90 et le cn-
1 En Dec. 1831 (Cf. Lettre à l'abbé Barbe. Sainte-Beuve, Nouvelle Cor r., 19).
2 Joseph Delorme, 20.
3 Joseph De1 or me, 20.
4 Port. Litt., 11, 545.
5 Michaut. 135.
6 Lundis, xi, 531.
I Port. Cont., I, 469.
8 V. Hugo, Correspondance (1815-1835), p. 261. Le billet de V. Hugo est du
jeudi, 8 février 1827, et l'invitation pour le lundi 12, le soir.
9 Port. Cont., I, 469.
10 V. Hugo, Correspondance (1815-35), 262 (mi-février 1827. Sans doute le
samedi 17 février).
II V. Hugo, Correspondance (1815-35), 262.
— 13 —
tique ij4, rue de Vaugirard ' — favorisa le développement
d'une amitié qui, de part et d'autre, devint promptement
très vive, et Sainte-Beuve fit dès lors partie de ce second
Cénacle auquel appartenaient aussi Alfred de Vigny,
Alexandre Dumas, Antony Deschamps, Jules Lefebvre.
Volupté nous a transmis les impressions du critique alors
qu'il se muait en poète par la grâce de ses nouveaux amis.
Dans ce château de Couaèn, qui n'est autre que le château
de Wierre où, enfant, il passait ses vacances -, il a placé, les
déguisant à peine, ses premières entrées au Cénacle. Le
voilà s'acheminant un jour vers cette calme demeure, curieux,
ému, avec un secret sentiment que sa vie devait s'y orienter
et y recevoir quelque impulsion définie ; il sourit à l'idée
qu'il choisit un singulier détour à dessein de pénétrer dans le
monde ; le Cénacle est encore un sentier bien étroit, pense-t-
il, et la route de Versailles, la grande route classique, avait
dû être plus large et, pour nos pères, plus commode. Mais ce
point de départ, du lond d'un vallon enfoui, plaît à sa na-
ture romanesque et voluptueuse, amante du mystère 3. Et
peut-être en 1827 s'était-il moins analysé; peut-être ses dis-
positions étaient-elles plus naïvement admiratives; peut-être
— assurément même — le cercle dans lequel un article élo-
gieux, qu'il n'avait pas écrit sans intentions ni sans espé-
rances, l'introduisait, cette petite société littéraire de la rue
de Vaugirard lui semblait-elle brillante d'une jeune gloire
qu'il paraît oublier ici, mais à laquelle il songeait alors,
parce qu'elle ne la possédait pas seulement, mais encore,
croyait-il, la dispensait. Mais nous devinons si bien les rai-
sons pour lesquelles, en i832, ces nuances nouvelles viennent
surcharger et altérer les anciennes, que nous regretterions si
sa spontanéité ne nous avait donné, en les confondant, le
1 Lundis, xi, 531.
8 D'Haussonville, C. A. Sainte-Beuve in-18, Calrr.ann-Lévv, 1892, p. 138.
3 Volupté, 31.
— i4 -
plaisir de les distinguer. Qu'il nous dise donc la rapidité de
son initiation, et qu'il fut vite « dans le secret des iaibles et
des prétentions d'un chacun » l, nous l'en croirons sans peine,
surtout sur ce dernier chapitre : n'a-t-il pas pris soin de nous
apprendre son goût pour les habitudes intimes, les conve-
nances privées, le détail des maisons ? 2 Mais s'il ajoute :
« Ce qui de loin m'avait paru une initiation considérable,
n'était, vu de près, qu'un jeu assez bruyant dont les masques
me divertissaient par leur confusion quand ils ne m'étour-
dissaient pas » 3 ; nous comprendrons qu'il s'agit ici de son
désenchantement actuel, et d'une impression qui fut loin
d'être la première. Du moins, l'attrait puissant de Vic-
tor Hugo a laissé des traces trop profondes pour être, même
à présent, méconnu. Il n'y avait que lui « de supérieur
parmi ces hommes chez qui, pour la plupart, Tétroitesse
d'esprit égalait la droiture : je m'attachais à lui de plus en
plus » *.
Cette amitié, d'une influence littéraire si évidente, n'était
pas non plus sans action morale. Victor Hugo s'était confessé
à Lamennais en 1821, rejeté vers un christianisme pratique
par une grande douleur : la mort de sa mère. Il s'était lié
alors avec le duc, depuis cardinal de Rohan, qui l'avait pré-
senté à Lamennais au moment où celui-ci, après la mort de
l'abbé Carron, s'apprêtait à quitter les Feuillantines 3. Entré
l'année suivante, par son mariage avec Adèle Foucher, dans
une famille chrétienne, la double influence de son nouveau
directeur et de sa femme avait contribué à affermir en lui ses
1 Volupté, 37, 38.
2 Volupté, 33.
3 Volupté, 38.
4 Volupté, 38.
5 Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, 1. II, chap. xxxviii. Cf. Biré,
V. Hugo av. 1S30, p. 263 et seq. — Je montrerai ailleurs que le récit de V. Hugo,
dans ses parties essentielles, doit être considéré comme véridique, malgré la cri-
tique qu'en a faite M. Biré.
— 15 —
croyances renaissantes, qui devaient s'éteindre complètement
aux environs de i83o. A son tour, comme en te'moignent les
Consolations, il avait contribué à un vif retour de Sainte-
Beuve ver* la foi de son enfance. Il ne faudrait pas cependant,
comme on Ta fait récemment l, attribuer à son influence
personnelle une action exclusive : ce serait s'abuser sur la
véritable portée de la préface des Consolations. Mme Victor
Hugo était l'agent caché de cette conversion.
L'amour de Sainte-Beuve pour la femme de son ami n'était
pas né subitement en lui, mais s'y était développé avec len-
teur. S'il faut en croire Amaury, telles étaient les hésitations
de son cœur, qu'après six mois de liaison„il se trouvaitencore
dans un grand vague d'opinion sur elle, dans une suspension
de sentiment qui venait « d'un raffinement de respect et de son
scrupule excessif à s'interroger à son égard : à peine osait-il
lever les yeux sur cette chaste image interdite; il la voyait
sans la regarder - ». Comprenons qu'il était timide. Le prin-
temps de 1828 ne nous le montre guère plus avancé ; un
cercle entier de saisons alors passé sur leur connaissance, le
nouveau voisinage porte à porte de la rue Notre-Dame-des-
Ghamps(n et 19), n'ont fait de lui qu'un vieil ami J. Mais
cette amitié qui l'arrachait le matin à ses graves études phi-
losophiques, et l'inclinait à sa fenêue pour voir, en bas,
passer Mme Victor Hugo, se dirigeant selon sa coutume de
huit heures en été vers le Luxembourg avec ses enfants •;
cette amitié s'égarait déjà, chez lui, dans le sentier qui con-
duit à des erreurs plus attendrissantes; elle cherchait des
prétextes — un passage d'anglais à demi compris et qu'il
fallait se faire expliquer dans la lecture du matin ■ — , elle
imaginait des motifs à des entrevues qui flattaient son secret
1 Ci. Michaut, 189, qui défend cette opinion : elle me paraît insoutenable.
2 Volupté, 37.
3 Volupté, 40.
4 Volupté, 40.
0 Volupté, 4 1 .
— i6 —
penchant. Ces vagues aspirations du cœur \ qui sont comme
une ouverture aux passions naissantes, annonçaient déjà une
mélodie mieux distinguée; et si ce n'était pas l'amour % c'en
était pourtant le prélude.
Ces premières notes indécises font place bientôt à des sons
plus éclatants, aune conviction mieux affermie. Très pieuse,
très bonne et très naïve, Mme Victor Hugo s'emploie ardem-
ment à la conversion du pécheur; elle prend soin de se faire
accompagner par lui dans une chapelle, afin de réveiller sa
foi endormie. Hélas ! pendant qu'elle prie, il rêve, et ces
vagues rêveries favorisent l'éclosion de son amour 3, comme
une âpre jalousie, châtiment des amitiés indiscrètes, en révèle
brusquement la naissance (6 juillet 1828) \ Dès lors cette
familiarité des journées entières, ces longues conversations sur
les choses de l'âme, cette surveillance attentive des enfants %
ces gâteries à leur adresse, cette promenade au Jardin des
Plantes dont ils n'ont pas seuls rêvé6, ne suffisent plus au
cœur troublé ; il veut obtenir davantage, briser la barrière
qu'oppose le calme de ce front si pur, l'indifférence de l'objet
passionnément chéri au regard interrogateur que même
l'enfant inattentif a pu juger singulier ; et, sous l'influence de
cet amour inaperçu qui lui fait vivement sentir le besoin de
se rendre plus « aimable », un premier et timide retour se
produit, chez Sainte-Beuve, en décembre 1828; les Consola-
tions paraissent.
La crise de 1828 est donc une conversion avant tout senti-
mentale. La considérer comme sincère serait se méprendre
étrangement sur elle. La religion n'a jamais été pour Sainte-
Beuve, elle ne sera jamais — quelques heures mises à part
4 Volupté, 43.
2 Volupté, 42.
3 Volupté, 56.
4 Volupté, 58.
5 Volupté, 60.
« Volupté, 88. V. Hugo, Correspondance (1815-35) p. 295.
— 17 —
dans sa vie — qu'un moyen de parvenir aux fins de sa pas-
sion. Si l'on récuse comme une forfanterie de sceptique la
confidence, à vrai dire cynique, qu'il en fit un jour à
Mlle Allard l, si Ton prétend que la déclaration formelle de ses
Cahiers 2 n'est pas une preuve suffisante, Ton en croira du
moins son propre aveu dans Volupté : « Si j'avais pu à cette
condition non seulement aimer, mais être aimé», dit-il, rap-
pelant ses rêves et ses espoirs de cette époque, « la religion,
hélas! je l'aurais accommodée sans doute aussi au gré de mon
cœur et de mes sens ; j'en aurais emprunté de quoi nourrir et
bercer mes fades remords; j'en aurais fait un couronnement
profane à ma tendresse. Voilà, de rêve en rêve, en quel
abandon j'étais venu 3 ». Tel était le prix auquel Sainte-Beuve,
en s'approchant des autels, mettait sa conversion définitive :
nous devinons dès à présent pourquoi elle n'eut jamais
lieu.
La faute n'en fut pas à ceux qui s'y employèrent alors ;
témoin l'influence discrète, mais efficace et même décisive de
Lamartine. Sien 1829 la foi de Hugo chancelait déjà, celle de
Lamartine, qui préparait les Harmonies, s'élargissait de plus
en plus. Il voyait beaucoup Sainte-Beuve : « Il venait sou-
vent chez moi, nous dira plus tard Lamartine ; j'allais chez
lui avec bonheur aussi 4 ». En juillet 1829, dans des vers
enthousiastes, Sainte-Beuve atteste le succès de ces entre-
tiens : ce Vous m'avez par la main ramené jusqu'au Ciel ; »,
chante-t-il ; et Lamartine lui répond, dans une épître sévère
1 « J'ai fait un peu de mythologie chrétienne en mon temps ; elle s'est éva-
porée. C'était pour moi comme le cygne de Léda, un moyen d'arriver aux belles
et de filer au plus tendre amour. La jeunesse a du temps et se sert de tout ».
(Sainte-Beuve ap. Michaut, 194, n. 3).
- Cahiers, 42 : « Un charme me retenait, le plus puissant et le plus doux, celui
qui enchaînait Renaud dans le jardin d'Armide ».
3 Volupté, 158.
4 Lamartine, Harmonies, éd. Fume, in-S, t. Il, 209.
s Sainte-Beuve, Poésies, Consolations, 218.
— 18 —
pour les talents poétiques du défunt Joseph Delorme : « Tu
tombais, je criai, le Seigneur te sauva ' ». L'épître était
sévère, disais-je, et pourtant Sainte-Beuve l'accueillit avec
une reconnaissance et une soumission dont témoigne sa Cor-
respondance 2, et dont il se vengera cruellement plus tard.
C'est que déjà s'ébauchait entre Lamartine et lui un projet
qui aurait abouti à guérir de sa passion malheureuse ce jeune
homme blond, « sensible jusqu'à la maladie, poète jusqu'aux
larmes 3 j>, par un spécifique infaillible : le secrétariat de
l'ambassade de Grèce, que Lamartine sollicitait alors du
prince de Polignac. 11 l'aurait sans doute obtenue, si la ré-
volution de i83o n'avait bouleversé leurs plans. Aussi, le
ii juin i83o, Sainte-Beuve annonce dans une note élogieuse
les Harmonies 4; et le 10 juin il leur consacre dans le Globe
un long article 3 où l'émotion religieuse est à son comble, et
donne toute sa valeur à l'admiration exprimée. Qui dira pour
combien cet espoir d'une situation stable, et le besoin de
donner des gages de sagesse à ceux qu'effarouchait encore le
souvenir des audaces récentes de ce pauvre Joseph, pour
combien certaines considérations très pratiques étaient inter-
venues dans cette première conversion de Sainte-Beuve, si
brusquement interrompue par la révolution qui détruisit à la
fois son catholicisme de fraîche date et ses ambitions diplo-
matiques?
1 Harmonies, 207.
2 Lettres à Lamartine ('1818-1865), publiées par Mrae Valentine de Lamartine.
Calmann Lévy, éditeur, 2e éd. 1893 : De Sainte-Beuve à Lamartine, 29 août
1829, p 73. Je signale cette lacune dans la bibliographie, d'ailleurs si complète,
qui termine le remarquable ouvrage de M. Michaut sur « Sainte-Beuve avant les
Lundis ».
Le même recueil contient encore une lettre de Sainte-Beuve à M. Jules de
Saint-Amour au sujet de Lamartine (24 nov. 1856, p. 2811, et une lettre de
Sainte-Beuve à Lamartine (13 juillet 1864), p. 304.
8 Harmonies, 209.
* Pr. Lundis, I, 318, note.
5 Pr. Lundis, I, 318.
— 19 —
On ne peut donc soutenir, du moins sans de sérieuses ré-
serves, que « Sainte-Beuve a été le catéchumène et Hugo
l'apôtre '. Mais on comprendra mieux l'état d'àme du cri-
tique à cette époque, en jugeant que sa conversion, com-
mencée par Victor Hugo à partir de 1827 2, dut être
achevée, pour autant qu'elle le fut durant cette période, par
l'influence combinée de Lamartine et de Mme Victor Hugo.
L'ambition, l'amour et l'amitié conspiraient sans doute alors
pour amener Sainte-Beuve au catholicisme; mais l'amitié était
déjà très chancelante; et l'on n'aura le sens exact de la préface
des Consolations où le poète fait hommage à son ami de sa
foi renaissante 3, que si l'on y devine une habile insinuation
par laquelle, se faisant convertisseur, le nouveau converti
engage Victor Hugo à surveiller ses croyances, se met ainsi
en bonne posture à l'égard de Mme Victor Hugo et de Lamar-
tine, et fait servir par l'amitié l'ambition et l'amour.
Sainte-Beuve est donc en marche vers l'Eglise : le 26 juillet
1829 4 il écrit à l'abbé Barbe : « Mes idées qui, pendant un
temps, avaient été fort tournées au philosophisme, et surtout
à un certain philosophisme, celui du xvmc siècle, se sont
beaucoup modifiées et ont pris une tournure dont je crois
sentir déjà les bons effets. Sans doute nous ne serions pas
encore sur beaucoup de points, et surtout en orthodoxie, du
même avis, je le crains; pourtant nous nous entendrions
mieux que jamais sur beaucoup de questions qui sont bien les
plus essentielles dans la vie humaine, et là même où nous
1 MlCHAUT, 189.
2 A certains indices, il n'est pas malaisé de reconnaître que Mme Victor Hugo
fut d'abord de connivence avec son mari dans cette entreprise. La scène de
Volupté dans laquelle, à son retour de la chapelle avec Sainte-Beuve, elle s'élance
vers le poète qui la serre dans ses bras et l'embrasse au front, semble indiquer
cet accord que Sainte-Beuve, bien entendu, ne paraît pas avoir soupçonné
(Volupté, 57).
3 Poésies, 93 et seq.
* Nouvelle Corr., \2, let. VI.
— 20 —
différerions, ce serait de ma part parce que je n'irais pas
jusque-là, plutôt que parce que j'irais ailleurs et d'un autre
côté ». Et le 3omai i83o 1 : « Nous nous accorderons mieux
sur les idées religieuses. Après bien des excès de philosophie
et de doutes, j'en suis arrivé, j'espère, à croire qu'il n'y a de
vrai repos ici-bas qu'en la religion, en la religion catholique
orthodoxe, pratiquée avec intelligence et soumission ».
Les circonstances appelaient donc un rapprochement entre
Lamennais et Sainte-Beuve. A en croire ce dernier — et il
tient beaucoup à sa version, sur laquelle il est revenu sou-
vent — « c'a été l'homme habitué déjà dans la retraite quia été
trouver... l'homme trop peu revenu ; c'a été le plus vieux qui
s'est donné par avance au moins mûr » 2. « Je n'avais pas été
le premier à le rechercher au début de notre liaison, dit-il
ailleurs ; lui-même m'avait fait par Victor Hugo des avances
dès le temps des Consolations 3 ». Ces affirmations, si caté-
goriques soient-elles, appellent irrésistiblement l'examen *.
L'auteur de Y Essai sur l' Indifférence avait alors près de
5o ans ; Joseph Delorme en avait 25 ; le premier en pleine
gloire, le second encore obscur, cherchant sa voie, inquiet,
curieux, volant à toutes les lumières, en quête de toutes les
influences. On admettra difficilement que les premières dé-
marches aient été de l'homme célèbre au jeune homme
inconnu. La situation même de Sainte-Beuve, qui vient d'être
indiquée, suggère une solution beaucoup plus vraisemblable.
Il était naturel que Mme Victor Hugo, en relations avec La-
mennais, songeât à hâter l'œuvre de conversion qu'elle pour-
suivait en mettant son néophyte en rapports avec son direc
1 'Nouvelle Corr., 15, let. VII.
2 Volupté, 208.
3 Port. Cont., I, 275.
4 Sainte-Beuve lui même s'en rend compte : « Je dois dire, quoique cela pa-
raisse disproportionné aujourd'hui, que c'est l'abbé de Lamennais qui, le premier,
demanda à Hugo de faire ma connaissance » (Ma biographie, 45). Mais remarquez
avec quel soin il rappelle que Victor Hugo servit d'intermédiaire : il se ménage
une partie de sortie.
— 21 —
teur. Qu'elle ait exprimé ce désir à l'illustre abbé, et que
celui-ci, par zèle pieux ou simplement par politesse, ait ré-
pondu avec une certaine chaleur à cette proposition, c'est ce
qui ne paraîtra pas improbable. Sans doute Victor Hugo
partit de là pour dire à Sainte-Beuve que Lamennais désirait
le connaître. Du moins savons-nous par le propre aveu du
critique, que son attitude était alors moins passive qu'il ne
voudra plus tard le laisser entendre. En 1828, il écrivait à
l'abbé Barbe : « J'ai presque vu M. de Lamennais chez Victor
Hugo, mon voisin et mon ami bien cher ; j'eusse été heureux
de faire la connaissance de l'illustre écrivain, et je ne déses-
père pas que l'occasion s'en représente encore » '. Ce vœu ne
devait pas être immédiatement exaucé.
1 Nouvelle Corr., 8.
LA CLEF DE « VOLUPTE »
II
Premier assaut. Premier échec.
(Juillet 182g. Juillet 18S0)
La conversion de Sainte-Beuve n'avait pas produit les
effets qu'il en attendait. Même dans les souvenirs qui l'idéa-
lisent, sous les symboles qui veulent en exprimer les nuances
les plus délicates, l'inquiétude, la fatigue, le découragement
apparaissent avec la passion. Une grande image allégorique
de Volupté, qui se rapporte aux souvenirs de cette époque, en
contient l'expression voilée : Sainte-Beuve y décrit ce paysage
calme et grave, vert et désert, auquel il compare la famille de
Victor Hugo '. 11 a fallu traverser des gorges nues, déchirées,
des ravins et des tourbières pour y avoir accès ; et l'on ne
peut s'empêcher, à recueillir les impressions du voyageur en
excursion, de se demander si sa secrète pensée n'est pas de
regretter tant de peines. Sans doute le rocher qui symbolise
Victor Hugo est gigantesque, et l'on aime à le côtoyer, à le
mesurer durant des heures, à se couvrir de l'épaisseur de son
ombre ; mais il est trop haut, immuable, ses profils sont
bizarres et sévères, il cache au beau lac qu'il abrite tout un
côté du ciel et du soleil, « tout l'Orient », où s'allume cette
aurore de passion qu'il n'aperçoit pas ; et les bords les plus
4 Volupté, 112, 113.
— 23 —
riants du lac sont aussi les plus opposés au rocher. Le lac
lui-même, ce pur lac d'Irlande qui figure Mme Victor Hugo,
il est souvent sans zéphyr, il est sans fond, il est plein de
mystères (lisez: d'inexplicables caprices) ; tantôt agité sans
raison, tantôt couvert de brouillard par un ciel serein, tantôt,
surtout, frappé comme de magique oubli, et ne réfléchissant
même pas le voyageur inquiet qui glisse inaperçu sur son
onde *. Il n'est pas jusqu'aux deux jolis ruisseaux, Charles et
Léopoldine Hugo, auxquels l'explorateur déçu ne reproche
les brusques reflux de leur cours.
L'intimité apparemment si grande qui nous est décrite en
ces pages pesait déjà comme une chaîne à la mobilité, à l'or-
gueil, aux sens contrariés du critique. Sainte-Beuve et Victor
Hugo habitaient toujours porte à porte rue Notre-Dame-
des-Champs : Sainte-Beuve allait chez le poète deux fois par
jour2. Il y faisait régulièrement une première visite vers
midi, à l'issue du dîner matinal; quelque temps qu'il fît, il
sortait bientôt avec Mme Victor Hugo et ses enfants, pour
rentrer à trois heures, les quitter, et ne plus reparaître qu'à
sept heures, vers la fin du souper, à moins qu'il n'y soupât
lui-même, ce qui lui arrivait bien deux fois la semaine3. Puis
la soirée se prolongeait parfois au delà de minuit, non pas
en un tête à tête, comme Volupté l'insinue '*, mais en causeries
à trois, sur le « canapé »,au « coin du feu s »,près de la cendre
éteinte ; c'est là que s'échangeaient ces propos subtils, à demi
voilés, où la passion affamée de Sainte-Beuve tenait à lire
certaines idées « d'invariable, d'invisible, et de triomphe in-
térieur par l'âme 6 » qui suffisaient à entretenir sa flamme.
i j^mo Victor Hugo était très distraite. Cf. Sainte-Beuve, Poésies complètes, I,
219-225. Pons {Sainte-Beuve et ses inconnues, 58 et 62). Léon Séché, Les amies de
Sainte-Beuve (Revue, 15 septembre 1904, p. 182. n. 2).
2 Ma biographie, 38.
3 Volupté, n 3.
4 Volupté, 114.
5 V. Hugo, Correspondance (18 15-3 5;, p. 26768.
* Volupté, 114.
— 24 —
Ces longues soirées, ce bonsoir amical et léger qui terminait
l'entretien, les souvenirs familiers qui en prolongeaient l'écho,
le bruit de la porte d'en bas que Sainte-Beuve fermait en
partant et de sa clef dans la serrure, le son des cloches de Saint-
Jacques et du Val-de-Grâce annonçant cette heure pénétrante
et brève qui suit minuit, le retentissement de ses pas le long
des murs solitaires, les sentiments de plénitude intérieure et
d'équilibre qui l'animaient alors, ne lui suffisaient pourtant
pas. « Se sentir relégué » dans le cœur de Mme Victor Hugo
« à une place qui n'était ni la première, ni la seconde, mais la
cinquième peut-être », ne lui semblait pas le plus intolérable ;
mais, Volupté en contient formellement l'aveu, c'était, alors
que tout le conviait « à l'ambition ou aux sens 1 », de se trouver
comme étouffé par la supériorité écrasante du génie, et traité
avec indifférence par la femme de son ami, invinciblement
ravie « en d'autres pensées plus légitimes ». A ce tempéra-
ment et à ces ambitions, les menus propos du jour et de la
soirée, même une visite inattendue de Mme Victor Hugo %
qui consacrait la retraite du critique, devaient sembler maigre
chère. Nuage agréable à voir de loin, dit-il ; mais de près, cela
constituait un bonheur « si clairsemé et si vide, que les pré-
visions moins flatteuses s'y poursuivaient à loisir ». Com-
ment consentir à se ranger, rival honteux, lâche et surtout
dédaigné, à la suite de Victor Hugo? Le principe du vœu
qu'il forme d'échapper à des liens trop étouffants, l'émanci-
pation dont il rêve alors, il l'avoue, est « moitié orgueilleuse
et moitié sensuelle 3 ». Il est « las d'un rôle 4 » qui ne rap
porte rien à ses passions.
Aussi Volupté porte la trace du jeu qu'il joua à cette époque
afin d'inquiéter la foi de son indifférente amie. Après l'expres-
sion de sa lassitude et de ses impatiences prend place — im-
1 Volupté, ii 6.
2 Sainte-Beuve habitait alors rue Notre-Dame-des-Champs avec sa mère.
3 Volupté, 120.
* Volupté, 121.
médiatement — le récit des erreurs d'Amaury, suivant au
jardin des Plantes le cours de Lamarck, et entrant en rela-
tions par^'intermédiaire d'un ancien Oratorien (Daunou) avec
Cabanis et Destutt de Tracy. Ces événements de la première
jeunesse de Sainte-Beuve tiennent ici, par suite de la substi-
tution de dates, la place de ses premiers rapports avec les
Saint-Simoniens !. Il s'amuse à exposer à Mm0 Victor Hugo
les théories de ses nouveaux amis ; mais, elle, avec son
clair bon sens, se borne à secouer la tête en lui disant :
« Comment pouvez-vous croire à de tels récits? 2 »
De fait, y croit-il ? Son intention se trahit dans ces lignes
où il note avec soin le petit succès de sa manœuvre : « Quelque
indifférente que je me la figurasse d'ordinaire, il y avait des
moments où elle portait une attention presque inquiète sur
ma façon d'être et de penser 3. » Puis il rappelle le souvenir
d'une altercation qu'ils eurent ensemble, et dont on soup-
çonne aisément les causes secrètes, si différentes chez l'un de
ce qu'elles étaient chez l'autre. L'emménagement des Victor
Hugo rue Jean Goujon, au mois de mai i83o 4, semble
porter un coup décisif à cette ardente amitié.
Sainte-Beuve, alors à Rouen chez Guttinguer, écrit de
longues et fréquentes lettres pendant cette absence ; mais il
les adresse à Mme Victor Hugo plutôt qu'à son mari : « Elle
répondait une lettre environ sur trois des miennes, dit-il,
courte d'ordinaire, amicale, avec sens et simplicité. Mais les
formules restantes de politesse, cette appellation de monsieur,
comme une voix étrangère, m'attristaient et me rattiraient au
réel, et retraçaient à mes yeux les bornes sévères que j'aurais
voulu, sinon franchir, du moins ne pas toujours voir. Chaque
1 Part. Cont., I, 170 et la note. Michaut, 43, 44. D'Haussonville, 18.
Volupté, 136.
2 Volupté, 139.
3 Volupté, 139.
* Volupté, 184. V. Hugo, Correspondance (181 5-1835), p. 270. C'était une des
rues projetées du quartier François Ier. (De là l'idée de l'exila Blois, dans Voluptc)%
— 26 —
dernière lettre reçue d'elle ne me quittait pas jusqu'à une
prochaine ; je me levais quelquefois au milieu d'un travail
ou je m'arrêtais dans la rue pour la déplier et la relire, pour
y chercher, scus ces paroles bonnes et qui me disaient de
venir, un indice encore plus tendre, pour y reconnaître,
sous l'inflexible mot, et dans la manière dont il était placé,
les nuances que la voix et le regard, en parlant, y auraient
mises J ».
En vain une « Providence maternelle » lui ménage alors
« avec adresse » quelques pieuses lectures qui font impression
sur lui, en lui montrant le danger de ces amitiés « prétendues
innocentes 2 », où l'on parle même des choses de Dieu, mais
où il est si difficile, sur un terrain si glissant, de ne tomber
jamais : le secret espoir d'un succès toujours attendu est
encore vivant dans son cœur. Après cette longue absence, s'il
revient brusquement, il s'attend à quelques marques d'ami-
tié, à quelques mots affectueux ; mais dans la chambre où la
domestique l'introduit précipitamment, en vieil ami de la
maison, il trouve Mme Victor Hugo debout près du lit d'un de
ses enfants malade ; il est surpris qu'après un cri d'étonne-
ment à sa vue et quelques brèves interrogations, elle s'étende
sur la maladie de son fils qui a été pris dans la nuit « d'un
étouffement violent et de toux » ; il est blessé à la pensée
inévitable « qu'en ce moment... elle eût mieux aimé voir
entrer le médecin 3 » que lui-même ; il s'irrite que ses inquié-
tudes maternelles soient sa pensée dominante : « ainsi se
passèrent cette journée et les suivantes, écrit-il, (elle) ne me
faisant aucune mention des lettres reçues, pas plus de la der-
nière que des autres, et moi, froissé et m'interdisant de la
rappeler à ce qui m'eût d'abord été si cher ». Puis, le second
jour, rassurée sur le compte de son enfant, elle ne l'entretient
1 Volupté, 214.
2 Volupté, 218.
3 Volupté, 219.
que de son mari, dont la situation l'inquiète. Très pieuse,
femme et mère avant tout, d'une intelligence peu apte, semble-
t-il, à comprendre toutes les finesses auxquelles s'e'vertue
Sainte-Beuve, ni à deviner les sous-entendus de son amitié,
elle va droit son chemin, sans voir; l'amoureux incompris le
reconnaît lui-même : « Qu'avais-je à lui reprocher pourtant,
à ce cœur de femme et de mère? Les lettres que j'avais
trouvé hardi de lui écrire, elle ne s'en était pas étonnée et ne
les avait pas jugées étranges. Elle avait accepté de moi sans
défiance ce qui ri était pas exempt de quelque ruse. Elle s'en
était nourrie comme d'un aliment délicat, mais simple, ordi-
naire à une semblable amitié, et voilà pourquoi elle n'en par-
lait pas. Elle ignora toujours ces manèges d'amour-propre et
d'art plutôt que de tendresse, ces attentions que l'esprit seul
rappelle, ces susceptibilités qui s'effrayent et reprochent
agréablement pour mieux exciter. Elle croyait, elle acceptait
tout de l'ami et ne se répandait pas en petits soins gracieux,
le jugeant plein de foi lui-même \ » Ajoutons qu'avec cette
intuition particulière aux femmes, elle entrevoit qu'il manque
à Sainte-Beuve une certaine intelligence de la vie de famille
qui met seule en garde contre les violences de l'égoïsme in-
térieur ; elle sent qu'il n'est si curieux des habitudes intimes
que parce qu'il les ignore et ne les a jamais vécues ; elle
attribue à cette lacune chez Joseph Delorme qu'elle s'étudie
à dégrossir et à guérir, des fautes de tact trop évidentes sur
lesquelles elle ferme ies yeux : par bonté, par délicatesse, elle
accepte et tolère beaucoup pour ne pas irriter une affection
qu'elle croit sincère ; qui n'a connu autour de soi de telles in-
dulgences?
Cependant Sainte-Beuve sent le ridicule et la fausseté de
sa situation: entre sa jalousie contre l'un, « les oublis fré-
quents et les lentes consomptions maternelles de l'autre, dit-
il, qu'avais-je à faire? Quel don inutile de mon être et à quoi
1 Volupté, 229.
— 28 —
leur serais-je bon, avec mes délicatesses comprimées, mes
susceptibilités jalouses, et ces ressources variables d'intelli-
gence et de cœur qui ne sauraient en tout point qu'orner et
adoucir? » A peine a-t-il passé quelques jours auprès d'eux,
il annonce déjà son départ ; que de fois il est déjà parti
ainsi ! En septembre 1828, en Angleterre1 ; en novembre 1829,
en Allemagne 2, en mai 1 83o, il y a quelques semaines à peine,
à Rouen 3, où il va retourner encore: « Ah çà, dites, quand
nous venez-vous décidément ! » s'écrie au déjeuner Mme Victor
Hugo ; et, bien qu'il cherche à donner à ce mot une portée
qu'il n'avait pas, il les quitte « avec une joie, un soulagement,
une colère intérieure, qui se combattaient, dit-il, se mêlaient
en moi. et faisaient voler dans mon ciel, comme à un cliquetis
excitant, des milliers d'abeilles désireuses : « Aimons, aimons,
répétais-je... Aimons d'amour, mais aimons qui nous le
puisse rendre, qui s'en aperçoive, et en souffre et en meure,
et préfère à toutes choses l'abîme avec nous ! Les pures ami-
tiés durables avec les jeunes femmes ne sont possibles, je le
vois, qu'à condition d'insensibilité fréquente, d'oubli de leur
part, et de détournement perpétuel de leur tendresse sur
d'autres êtres qui ne sont pas nous. Puisqu'en restant atten-
tives et vives, ces amitiés, au dire des conseillers rigides, ne
sont jamais que prétendues innocentes, osons plus, osons
mieux, ayons-les donc tout à fait coupables ! 4 »
C'est alors que commence dans Volupté la tentative de sé-
duction de Mme R. Celle-ci représente dans la pensée et peut-
être dans la vie de Sainte-Beuve, les aspirations vers ce qu'il
appelle ailleurs « l'amour antique, fatal, violent », par oppo-
sition avec « l'amour chrétien, mystique, idéal 5 », dont
1 V. Hugo, Correspondance, (1815-35) 263.
2 Volupté ', 266.
3 Volupté, 270.
4 Volupté, 223-24.
5 Léon Séché, Les amies de Sainte-Beuve fRevue, Ier octobre 1904), p. 305. On
voit que l'examen de Volupté ne me permet pas d'être de l'avis de M. Léon
— 29 —
Mme Victor Hugo est l'objet. Ulric Guttinguer l'encourage
dans cette voie, jette parmi ses sentiments embarrassés « des
mots pénétrants avec sa supériorité d'expérience 1 », et
l'enhardit à tout oser. Tandis qu'il s'abandonne à cette
« erreur principale - », tandis qu'il lutte pour faire partager à
sa nouvelle amie ses sentiments et surtout ses désirs, mais se
heurte à un sens critique en éveil, à un esprit d'analyse per-
sonnelle qui, en éloignant tout abandon, met tous ses projets
en défaut, « qu'était devenue, dit-il, ma foi aux choses de
Dieu, la foi qui tout précédemment en mon cœur s'annon-
çait comme renaissante? Quelle était loin, en fuite et au
néant, chassée sans plus de bruit qu'une ombre! A certains
moments d'intervalle paisible ou morne dans la vie, il n'est
pas rare qu'il s'élève et se forme autour de nous comme une
atmosphère religieuse... Mais que vienne la tempête, ou seu-
lement une bouffée trop hardie du printemps, un flot plus
ardent du soleil, et voilà la nuée dissoute et balayée. Ainsi
mes sentiments avaient fui. La foi durable et vivante se
compose de l'atmosphère et du rocher, et je n'avais eu que
l'atmosphère 3 ». Disons, plus simplement, qu'il avait joué
serré, mais perdu la première passe.
Séché, c'est-à-dire d'admettre qu'il y ait eu « séduction » de Mme V. Hugo, au
moins pendant cette période.
1 Volupté, 231. Cf. Port. Cont. 409-10, où l'ami de Normandie est identifié.
2 Volupté, 228.
3 Volupté, 231.
III
Le dépit amoureux : La crise Saint-Simoiiieime.
(Juillet i83o. Avril i83i).
Les événements de juillet i83o le surprirent dans cette atti-
tude. A peine était-il « en rapide chemin » par la voie du
Saint-Simonisme, vers ce « nouveau monde » du libéralisme
où Dieu l'appelle, « les rochers de Bretagne depuis deux jours
disparus derrière », c'est-à-dire Lamennais depuis deux ans
entrevu, et Y « Irlande », qui symbolise Mme Victor Hugo,
momentanément délaissée, nous savons trop à quelles fins,
« tout se mêla bientôt dans une furieuse tempête ;... elle dura
trois jours », et le « brick en détresse » du Cénacle atteignit
la côte fort désemparé : « ce fut un véritable naufrage » '.
Sainte-Beuve nous laisse entendre que le trouble intérieur où
le jeta cet événement fut la seule cause de sa seconde conver-
sion : « La tempête, dit-il, en me tenant à chaque instant
présente aux yeux l'idée de la mort, avait ressuscité en moi
toutes les images de ma première vie... ; elle avait remué...
le fond du vieux fleuve et le limon le plus anciennement dé-
posé » 2. Ses élans vers le Saint-Simonisme, sa première
rupture avec le Cénacle se colorent maintenant de ce prétexte :
il faut briser avec une existence égoïste, avec l'adoration du
1 Volupté, 207.
2 Ibidem.
— 3i —
moi dans laquelle s'était complue cette petite assemble'e de
poètes, et commençant une vie nouvelle, apprendre à se dé-
vouer à la société. La tempête de i83o ne l'effraie pas seule-
ment par les images d'un passé trop profane, elle en évoque
aussi les faiblesses : « Toute poussière s'éveillait, dit-il, toute
cendre tremblait en mon tombeau comme aux approches d'un
jugement qui, même pour les plus confiants et les plus ten-
dres, s'annonce de près comme bien sévère » '. Mais le re-
tour, après la révolution de i83o, avait été moins rapide, et
avant de se réfugier « au voisin monastère », c'est-à-dire
dans le mennaisianisme, sous les influences qu'il indique et
sous quelques autres encore qu'il oublie, Sainte-Beuve avait,
pour des raisons moins avouables, et qu'il faut pourtant rap-
peler, fourni toute une étape que nous avons à raconter.
Des trois motifs qui le retenaient aux abords du catholi-
cisme, la révolution de i83o en détruisit un : le secrétariat
d'ambassade s'évanouit avec la chute de M. de Polignac.
L'amitié était déjà bien compromise ; et la crise de passion
qu'Avril avait vu naître atteignait alors sa phase aiguë. Le
17 septembre, Sainte-Beuve se plaint à son ami Pavie «d'hor-
ribles douleurs à l'âme », « de son amour sans issue ». « Mon
mal et mon crime, ajoute-t-il, c'est de n'être pas aimé, de
n'être pas aimé comme je voudrais l'être, comme j'aimerais
l'être, aimant. C'est le secret de toute ma folle existence, sans
suite, sans tenue, sans travail d'avenir » -. Trois jours après,
dans un bien singulier article sur Diderot3, s'il célèbre
l'amour vrai, l'amour pur comme Ta chanté « notre Lamar-
tine », ces expressions prennent dans ce cadre un sens tout
intime et spécial ; elles laissent assez entendre sous quelle
influence il s'est épris d'abord d'une si vive amitié pour le
chantre d'EIvire. La suite de l'article n'est pas moins signifi-
cative : il adresse à Mme Victor Hugo des pensées qu'il dé-
1 Volupté, 207.
2 Th. Pavie, V. Pavie, sa jeunesse, ses relations littéraires, p. 79.
3 Pr. Lundis, I, 372. Cf. Michaut, p. 223.
- 32 —
tache « presque au hasard » des lettres à Mllc Voland, et qui
doivent la « toucher jusqu'aux larmes ». Il y jure que sa vie
sera sans mensonge, qu'il ne se rendra jamais coupable d'une
action avilissante aux yeux de l'amie, qu'il envoie sa pensée
aux lieux où elle est, et que tout s'altérera hors la passion
qu'il a pour elle. Un passage de ces pensées choisies en fixe
la destination : « Il y a quatre ans, que vous me parûtes
belle ; aujourd'hui, je vous trouve plus belle encore » ; l'ar-
ticle est du 20 septembre i83o, et les relations de Sainte-
Beuve avec Mme Victor Hugo dataient de janvier 1827.
Ces tendres insinuations n'eurent-elles pas d'écho ? Le se-
cond article sur Diderot (5 octobre i83o), ne permet pas d'en
douter : l'amour y est devenu sévère, complet et fatal :
« C'est le dernier, l'unique; on dit moins, j'en mourrai, —
on en meurt; »... « il est armé de jalousie ' », et par consé-
quent redoutable ; car, semblable à la passion de Diderot
pour Mlle Voland, c'est un de ces amours « profonds, mûris,
irrémédiables, et qui ne demanderaient que des obstacles
pour devenir orageux ». Que sera-ce donc, s'il a pour objet
une coquette comme cette Mme Legendre, qui « avait un
mari à qui elle était fidèle, ce qui ne l'empêchait pas de garder
des soupirants qu'elle éludait. Etait-ce insouciance, coquette-
rie, naïveté? Cela intriguait fort notre philosophe». Sans
doute elle ne comprenait pas toute la valeur du mot : « Je
vous aime ». Sainte-Beuve renvoie donc sa lectrice à un pas-
sage où Diderot explique ce mot charmant et profond, ainsi
qu'à un petit roman métaphysique « où toutes les finesses de
l'amour-propre et de la coquetterie, toutes les jalousies et les
délicatesses de l'amitié sont en jeu, et luttent pour ou contre
un sentiment profond, sincère, désespéré ». Une seule avait
l'intelligence exacte de ces reproches qui la visaient comme
aussi, seule, elle devait comprendre pourquoi Joseph De-
lorme, « amolli dans ses propres larmes » -, c'est-à-dire déçu
1 Pr. Lundis, I, 386-87. Poésies, I, 193. Livre d'Amour, Pièce I.
2 Pr. Lundis, I, 407 (4 novembre 1830;.
— 33 —
dans son ambition et contrarié dans son amour, se détachait
à la fois du catholicisme et du Cénacle auquel ils le ratta-
chaient.
Le Cénacle, hier un temple, n'est plus aujourd'hui qu'une
prison dont il faut s'échapper à tout prix. « Le Cénacle
n'était après tout qu'un salon », écrit Sainte-Beuve dans un
curieux article 1 dont Victor Hugo ne saisit pas l'ironie et
méconnaît les intentions cachées. Naïvement, il croit y lire
le découragement et le conjure de ne pas s'abandonner
ainsi, de ne pas faire fi de son génie et de sa vertu : « Songez
que vous nous appartenez, ajoute-t-il, et qu'il y a ici deux
cœurs dont vous êtes toujours le plus constant et le plus cher
entretien » 2. J'imagine le sourire du critique à cette lecture;
car son article était à double fond ; Victor Hugo n'en avait
qu'une clef; seule sa femme les possédait toutes.
Sainte-Beuve, en s'y déliant d'une amitié improductive, y
faisait quelques ouvertures aux Saint-Simoniens. C'est à
cette enseigne que l'ambitieux déçu, l'amoureux éconduit,
va chercher à la fois ses satisfactions et ses vengeances.
Après avoir « défendu » le Cénacle comme une*vieillerie vé-
nérable qu'il faut laisser « parmi les souvenirs de la Restau-
ration », il annonce maintenant que l'art doit descendre dans
l'arène « côte à côte avec l'infatigable humanité », « s'associer
aux destinées presque infinies de la société régénérée..., ré-
fléchir et rayonner sans cesse en mille couleurs le sentiment
de l'humanité progressive » 3. Enfantin lut avec satisfaction
ces formules riches de promesses ; certes il ne se doutait
pas qu'elles servaient une manœuvre amoureuse. Sainte-
Beuve « devenu méchant » et resté ambitieux, jouait au Saint-
Simonisme pour alarmer la piété de Mme Victor Hugo, qu'il
s'agissait de rendre moins cruelle, satisfaire sa jalousie contre
son mari en abandonnant à grand bruit le Cénacle, et don-
1 Pr. Lundis, I, 407, 4 novembre 1830.
2 V. Hugo, Correspondance (1815-1835), 273, 4 novembre 1830.
3 Pr. Lundis, I, 406-7.
— 34 -
ner une nouvelle issue à une ambition politique que les mé-
comptes n'abattaient pas.
Aussi, tandis que l'auteur des Consolations, le futur
diplomate, s'enfermant dans la tour d'ivoire du Cénacle, y
avait, autant du moins qu'il était en lui, cherché à faire ou-
blier et pardonner Joseph Delorme, le Sainte-Beuve qu'a
transformé la révolution de i83o, moins aristocrate à
coup sûr, fait imprimer une seconde édition de cet ouvrage
qui, jadis, avait provoqué les étonnements dégoûtés du
Faubourg Saint-Germain. Même, afin que nul n'en ignore,
il prend soin d'annoncer cette réimpression dans le Globe l,
et de l'accompagner de commentaires qui, pour n'avoir pas
été compris de Victor Hugo, n'en sont pas moins significatifs :
il s'y excuse de son apathie politique avant i83o, et déclare
qu'il a toujours été passionné pour le pays et pour la liberté ;
il marque son regret d'avoir été absent de Paris en juillet ; il
fait comprendre combien il est une recrue précieuse, en rap-
pelant sa soif de sacrifice ; et par la même occasion il indique
aux amis dont il se détourne combien ils méritaient peu son
dévouement 2. Mais surtout il insiste sur le caractère « peuple »
de Joseph Delorme, par opposition aux douleurs aristocra-
tiques ; et les gages qu'il donnait dans l'hiver de 1829, par
les Consolations, et dans les premiers mois de 1830, par ses
articles sur Lamartine, au Faubourg Saint-Germain, il les
donne en décembre i83o au parti républicain et aux Saint-
Simoniens.
Il devait s'engager avec ces derniers de plus en plus for-
mellement, sous quelles influences combinées d'ambition et
d'amour déçu, nous venons de le voir, jusqu'au mois d'avril
i83i. Ses articles sur JoufTroy, la profession de foi Sainte-
Simonienne du Globe, signée Pierre Leroux, mais rédigée
par lui, ses page* sur la doctrine de Saint-Simon, marquent
1 Pr. Lundis, I, 404 et seq.
2 0 Pour qui, pour quoi, c'est ce qui l'inquiétait assez peu... » [Pr. Lundis,
I, 410.)
— 35 —
les étapes de sa conversion à la religion de l'humanité, qu'ac-
compagne en sourdine une correspondance orageuse avec
Victor Hugo. Sans posséder les lettres de Sainte-Beuve, on
devine assez par les réponses de son illustre ami de quel ton
elles étaient écrites. On y sent l'effort patient du poète pour
calmer une irritation dont il n'ignore plus maintenant le
secret motif. Sainte-Beuve « lui a avoué par une lettre assez
confiante » (mais dont l'intention était sans doute de le
brouiller avec sa femme) « le péril et les scrupules de son
âme » ; seulement il n'y a pas cru, il ne s'en est pas effarouché
du moins l. Il s'est même contenté d'en rire *. Tl prend plus
au sérieux maintenant une passion dont il entrevoit les effets,
mais il ne s'en inquiète pas davantage, ainsi qu'il ressort de
ses allusions transparentes. Il se défend d'avoir dit Sainte-
Beuve inconstant dans les affaires de cœur : « J'ai ma plaie,
écrit-il, vous avez la vôtre, l'ébranlement douloureux se pas-
sera. Le temps cicatrisera tout.» Il l'invite à venir le voir, à lui
écrire toujours, à songer qu'après tout (et c'est lui-même qui
souligne), il n'a pas de meilleur ami que lui 3. Une autre fois
il lui affirme que leurs cœurs continuent à se voir et que rien
n'est rompu*. Le 2 janvier 1 83 1 5, le remerciant de cadeaux à
ses enfants, il l'invite même à dîner et s'écrie, avec quel sou-
lagement : « i83o est passé ». Plus tard encore, il lui affirme
qu'il ne cesse de parler de lui et d'y penser a ; ou bien il lui
1 Volupté, 265.
2 Léon Séché. Les amies de Sainte-Beuve, Revue, 15 sept. 1904, p. 190. La
concordance de l'information de l'exécuteur testamentaire, dont parle M. Léon
Séché, et du passage de Volupté cité plus haut, me paraît frappante, et de nature
à enlever tous les doutes. Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable. Qu'il
me soit permis aussi de faire remarquer combien de pareilles coïncidences sont
de nature à justifier la méthode adoptée dans ce travail.
3 V. Hugo, Correspondance (1815-35), p. 274 (8 déc. 1830).
4 Ibidem, p. 274-5 (24 déc. 1830).
5 Ibidem, p. 275.
6 Ibidem, p. 276 (9 mars 183 1).
-36-
demande s'il n'a pas quelquefois l'idée qu'il se trompe S on
sait trop à quel sujet; et toujours, par un raffinement de dé-
licatesse, il prend soin de l'avertir qu'une autre lit ses lettres
avec lui -. Pourquoi s'en étonnerait-on ? Sa générosité est
celle d'un jeune mari très amoureux sans doute, mais —
nous le savons — très aimé encore \
Sainte-Beuve ne comprend pas cette hauteur d'âme ou
cette indifférence : il croit remarquer que la correspondance
de Victor Hugo se fait plus pressante et plus affectueuse au
moment de la publication de Notre-Dame de Paris; inter-
rompue depuis le 2 janvier, elle recommence le 9 mars
1 83 1 , et si Victor Hugo signe « votre éternel ami », il a pris
soin auparavant de lui annoncer son roman dont il le prie de
ne pas penser trop de mal ; le 1 3 mars, il revient à la charge
et lui demande catégoriquement un article4. Nous savons par
les Cahiers de Sainte-Beuve ce qu'il pensait de cette insis-
tance : « S'il veut obtenir de vous un service qui flatte son
amour-propre, l'homme grossier est homme à faire intervenir
près de vous, dans la conversation, le nom de sa femme, pour
peu qu'il se doute que vous en êtes un peu amoureux; il ne
voit aucune indélicatesse, mais seulement une ruse -très per-
mise à cela » \ Sainte-Beuve se juge exploité, se révolte,
accuse Hugo d'avoir manqué d'abandon, de confiance, de
franchise ; le poète riposte en lui exprimant sa tristesse ; il
lui rappelle « ce qui est connu, dit-il, de nous deux seuls au
monde,... ce qui s'est passé entre nous dans l'occasion la plus
1 V. Hugo, Correspondance (1^15-35), 277 (13 mars 1831).
2 V. Hugo, Correspondance (1815-35), p. 276.
3 Je ferai remarquer aussi combien ce « geste » est dans la manière de Victor
Hugo. — Sur la question traitée dans ce chapitre je suis heureux de me trouver
d'accord avec M. Emile Faguet dont la pénétrante étude sur Sainte-Beuve amou-
reux m'est parvenue quand le présent travail était déjà sous presse (Cf. Revue La-
tine, 25 janvier 1905.)
* V. Hugo, Correspondance (1815-35), 277.
5 Sainte-Beuve, Cahiers, 1,2.
— 37 —
douloureuse de ma vie, dans un moment où j'ai eu à choisir
entre elle et vous ; rappelez-vous ce que je vous ai offert,
ce que je vous ai proposé, vous le savez, avec la ferme réso-
lution de tenir ma promesse et de faire comme vous vou-
driez» (ne lui a-t-il pas permis de continuera les voir comme
par le passé?) ; rappelez-vous cela, et songez que vous venez
de m'écrire que dans cette affaire j'avais manqué envers vous
de confiance, d'abandon, de Franchise 1 » l. Sainte-Beuve fit
amende honorable assez promptement ; toute cette corres-
pondance mouvementée se termine par un billet du 4 avril
1 83 1 , dans lequel Hugo remercie son ami de sa lettre qui lui
a causé une joie réelle 2. Peu de jours après, des relations
régulières se rétablirent entre Sainte-Beuve et Victor Hugo.
Le critique retourna chez le poète ; et la crise Saint-Simo-
nienne n'avait été si bien chez lui qu'un dérivatif et peut-être
une arme de guerre contre certains scrupules, qu'aussitôt et
comme par enchantement, toute trace de Saint-Simonisme
disparaît de ses écrits 3.
1 V. Hugo, Correspondance (1815-35), 278-79.
2 Ibidem, 279.
3 Avril 1831.
LA CLEF DE 0 VOLUPTE »
IV
Retour et désenchantement. La deuxième conver-
sion. Lamennais et Juilly.
[Avril-Novembre i83i.)
Les pages de Volupté consacrées aux souvenirs de cette
époque portentlatrace dudésenchantement dont s'accompagna
ce retour. Mme V. Hugo avait appris par hasard l quelle intimité
d'amitié avait supplanté la leur. Elle sentait cette autre ami-
tié toujours vivante et, par les espoirs qu'elle laissait subsister
encore, elle la devinait parfois préférée à la sienne. Son tact
délicat était prompt à déceler l'empire qu'une autre exerçait
sur l'ami d'autrefois; de fugitives nuances, une hésitation
d'un instant qui n'aurait pas existé jadis, à la proposition d'une
promenade au Luxembourg, n'échappaient pas à sa suscepti-
bilité en éveil 2. Sainte-Beuve, de son côté, se sentait « lié, gar-
rotté par d'autres serments », et se disait « de bien mesurer
ses paroles 3 ». Aussi leur vie n'est-elle plus qu'un perpétuel,
qu'un amer retour sur le passé : en croyant exciter la pas-
sion, l'amoureux a blessé, peut-être tué l'amitié; le jardin a
perdu son charme : « Les terrasses exposées, les marronniers
et les marbres émaillés de frimas, ces mêmes lisières des
allées qu'anime le soleil d'une heure, nous revirent tout chan-
1 Volupté, 263.
2 Ibidem, 256.
3 Ibidem.
— *9 —
gés. Je voulais prendre d'abord un autre tour du jardin ; elle
insista pour les anciennes traces. Qu'étaient devenus nos
promesses et nos projets de bonheur ?... Sa fille cheminait
seule à nos côtés l. 11 semblait qu'elle avait dessein de subir
lentement le contraste des impressions d'autrefois et de celles
d'aujourd'hui, d'en tirer un enseignement austère » -. Cette
situation se compliquait de furieux accès de colère contre
Mme R. dont la victorieuse résistance faisait sentir plus vive-
ment à Sainte-Beuve l'excès de son abaissement.
Alors, sans doute sur le conseil de M V. Hugo, dans la
première quinzaine de mai i83i, Sainte-Beuve alla voir La-
mennais à Juilly 3.
Il nous a conservé dans Volupté le poétique souvenir de
cette première rencontre. « Un soir, fait -il dire à Lamennais,
vous le savez, au mont Albane, un peu au-dessous du cou-
vent des Passionistes \ non loin du temple ruiné de Jupi-
ter 5 et de la voie triomphale interrompue, et les deux beaux
lacs assez proches de là à nos pieds G, nos destinées, mon ami,
se rencontrèrent. Je vous surpris seul, immobile, occupé à
admirer; en face, le couchant élargi et ses flammes débor-
1 Sainte-Beuve a introduit ici dans Volupté la fiction suivante : ses amis auraient
perdu un fils, Arthur, d'une pénétrante beauté intérieure : allusion probable au
roman d'Arthur, conçu par Sainte-Beuve sous l'inspiration du Cénacle, et
interrompu alors. Cf. Volupté, 250.
• 2 Volupté, 252.
3 Lettre de Sainte-Beuve à Ch. Rogier, 16 mai 183 1 (Revue des Revues, 15 sept.
1898, t. XXXVII, p. 588;.
' Un peu après la Passion ?
5 Allusion probable aux événements de juillet 1830. Cf. Port. Cc>i!., I, :
« La ruine était aux pieds, le labarum au ciel brillait toujou: Lamennais,
dans le premier article de l'Avenir : « Des décombres énormes de je ne sais
combien de gouvernements écroulés, s'éleva un édifice nouveau, espèce Je temple
construit à la hdtc, dans lequel les partis, abjurant leurs vieilles haines, devaient
s'unir et s'embrasser. Tout cela se passait hier, et aujourd'hui l'on chercherait en
vain quelques traces de ce qu'on disait affermi pour jamais : le temps roule ses
flots sur ces vastes ruines ». (Avenir, \6 oct. 1830. Troisièmes Mélanges, p. 1 : .
vtor Hugo et sa femme ?
— 4o —
dant la mer à l'horizon, noyaient confusément les plaines
romaines et doraient, seule visible entre toutes, la coupole
éternelle '. Une larme lumineuse baignait vos yeux; je m'ap-
prochai de vous sans que vous fassiez attention, ravi que vous
étiez dans l'espace, et aveuglé de splendeurs. Puis cependant
je vous adressai la parole, et nous causâmes, et tout d'abord
votre esprit en fleur me charma. Après quelques causeries
semblables des jours suivants, je compris vite quels étaient
votre faible et votre idole, vos dangers et vos désirs. Je vis
en vous comme un autre moi-même, mais jeune, à demi
expérimenté encore, avant les amertumes subies, à l'âge de
l'épreuve, et capable peut-être de bonheur; je me pris alors
de tendresse et de tristesse; ce cœur, qui se croyait fermé
pour jamais aux amitiés nouvelles, s'est rouvert pour vous -.»
La sympathie fut tout de suite et de part et d'autre très
vive ; si Sainte-Beuve reçut de Lamennais, soit en causant,
soit en l'écoutant lire YEssai d'un système de philosophie ca-
tholique (qui devait plus tard devenir Y Esquisse d'une philo-
sophie) des révélations d'âme à âme, ainsi qu'il l'écrira bien-
tôt ; il ne manqua pas non plus, pendant ces quelques jours,
de confesser au prêtre les douleurs qui l'avaient conduit à ses
pieds. On peut deviner sans peine les conseils qu'il en reçut.
L' Essai sur l'Indifférence avait été un immense effort pour si-
gnaler et guérir le mal du siècle, le développement excessif de
toutes les fonctions, et surtout de l'intelligence aux dé-
pens de la volonté. Une curiosité infinie use les sens,
fatigue le cœur, épuise l'intelligence, qui ne peuvent s'ar-
rêter à rien, parce que le ressort intérieur qui les régula-
rise étant brisé, ils s'égarent d'une course affolée, et se
prennent aux séductions de toutes les erreurs. La « faculté
compréhensive » doit porter la responsabilité de cette con-
1 Autrement dit : Le soleil de la passion à son couchant éclairait l'âme en lui
montrant le refuge dans la foi catholique.
2 Volupté, 379-80.
— 41 —
dition misérable, puisque le besoin insatiable de connaître,
et par suite d'avoir tout senti, tout éprouvé, chasse l'homme
de chute en chute, d'inconstance en inconstance vers les plus
mortelles habitudes de la versatilité. A ce mal, Lamennais
n'a trouvé qu'un remède héroïque : réveiller la volonté assou-
pie en désespérant cette raison altière, et lui enlever ainsi
tout prétexte à de nouveaux égarements. Son livre, ardent
appel à la volonté humaine, la fait surgir de son tombeau et
l'institue reine et maîtresse de l'intelligence abaissée.
C'est du haut de cette doctrine, on le sent, que Lamennais
dut juger Sainte-Beuve, quand il vint le trouver « dans cette
espèce de retraite forcée où des circonstances passagères le
confinaient l » ; c'est à cette lumière qu'il dut éclairer ses fai-
blesses : volupté du tempérament, trop prompt à s'égarer en
des quêtes honteuses ; volupté du cœur, trop aisément séduit
par des charmes qu'on oubliera demain pour d'autres aussi
troublants, mais qui font oublier aujourd'hui ceux-là mômes
dont on rêvait hier ; volupté de l'intelligence qui cherche à
comprendre sans croire, à « recevoir les idées ainsi que le
ferait un miroir limpide, sans être déterminé pour cela, je ne
dis pas à des actes, mais même à des conclusions - ». Et si,
après avoir complaisamment dessiné dans sa vie ce triple vice
dont il doit à Lamennais la détermination précise, il entre-
voit maintenant dans un brusque éveil de sa volonté, sous
l'influence d'une douleur salutaire, le remède à ses propres
erreurs, c'est Lamennais encore qui lui suggère cette solu-
tion : il lui montre que, puisqu'il a, « hors de ce pêle-mêle
parements, quelque liaison meilleure et préférée », rien
n'est perdu ; car ainsi, tout près de lui, se trouve un sentier
de retour ; il doit donc se faire d'abord « de ce cœur aimé un
asile contre les plaisirs épars qui endurcissent, contre les pour-
suites mondaines qui dissipent et dessèchent ». 11 doit « ne
lupté, 6. Il s'agit évidemment de Juilly.
-* Port Cont., I, 20C
— 42 -
faire de ce culte d'une créature choisie qu'une forme trans-
lucide et plus saisissable du divin Amour » ; et s'il y a entre
lui et l'objet de son affection de réels obstacles, « acceptez-
les, lui dit-il, bénissez-les, aimez l'absence ! Fixez le rendez-
vous habituel en la pensée de Dieu, c'est le lieu naturel des
âmes. Réfugiez-vous d'avance où rien ne vieillit ' ». Ces
mêmes conseils qu'il lui donnait à Juilly, il les inscrit encore
dans une lettre qu'il lui adresse le 27 mai i83i, au lendemain
de sa visite. Après lui avoir rappelé les heures qu'ils ont
passées ensemble, et s'être plaint du temps qui, dans sa fuite,
emporte « tout ce qui est doux », et « dépouille peu à peu de
ses rieurs et de ses feuilles cette pauvre frêle tige de la vie »,
il ajoute : « L'âme, à l'étroit sur cette triste terre, se débat
dans ses liens, regarde en haut, et de toute la force de ses dé-
sirs, s'élève pour respirer... Vous êtes à l'âge où l'on se dé-
cide ; plus tard, on subit le joug de la destinée qu'on s'est
faite, on gémit dans le tombeau sans pouvoir en soulever la
pierre. Ce qui s'use le plus vite en nous, c'est la volonté.
Sachez donc vouloir une fois, vouloir fortement; fixez votre
vie flottante, et ne la laissez plus emporter à tous les souffles
comme le brin d'herbe séché 2».
Ainsi, les exhortations que le prêtre adresse dans Volupté
« à un homme arrivé jeune à un degré honorable dans l'estime
publique par son esprit et ses talents 3 » nous renvoient
comme un écho des entretiens dont les ombrages de Juilly
ont gardé la meilleure part. Mais si bien des confidences
furent murmurées d'un côté, que nous-mêmes n'ignorons plus,
1 Volupté, 283.
2 Rev. Contemporaine, t. II, n° 4, 25 août 1885, p. 500. Je signale ces lettres si
intéressantes de Lamennais à Sainte-Beuve publiées par M. Eugène Forgues :
elles n'ont pas été utilisées par les plus récents biographes du critique auxquels
elles paraissent avoir échappé. Sainte-Beuve comprit toute l'importance — au
moins documentaire — de ces conseils, pu'squ'il les reproduit en tête de sa pre-
mière étude sur Lamennais. (Port. Cont.,l, 198.)
3 Volupté, 4.
— 43 —
bien d'autres furent souhaitées et peut-être sollicite'es en
e'change, qui, vraisemblablement, s'esquissèrent avec discré-
tion et sous forme voilée, afin que le néophyte curieux d'âmes,
et qui sondait indirectement l'apôtre suf cette crise déjà
lointaine et pour lui salutaire, comprît « à quel point le
fonds commun de nos destinées, en ce qu'elles ont de misé-
rable, est le même ' ». Lamennais lui laissa donc entendre
qu'il se reconnaissait en lui, « mais jeune, avant la dernière
crise subie, avant la période de l'expiation et du repentir ►,
Sainte-Beuve entrevit qu' « avant cette ardeur décidée pour
le vrai », dont le jeune et fervent disciple fait honneur à la
nature de l'apôtre, celui-ci même avait subi, le premier,
« un long et lâche malaise provenant de la même cause » ;
il apprit que Lamennais n'avait fait sa première communion
qu'à vingt-deux ans, et qu'à l'âge des emportements et des
passions, son âme ardente et tendre n'avait pas échappé à de
trop excusables erreurs ni à des émotions trop vives; il sut
qu'à la faveur de cette crise, un premier chaos, des doutes
tumultueux prévalurent, et que le bouillant jeune homme
« avait traversé une période de conviction rationnelle sans
pratique », durant laquelle « le christianisme était devenu
pour lui une opinion très probable, mais qui ne gouvernait
plus son cœur ni sa vie - ». Il eut même connaissance de con-
jectures d'un ordre inférieur que Béranger, entre autres,
devait indiscrètement colporter \ et auxquelles, à part lui, il
ajouta sans doute plus de foi que les convenances de sa situa-
tion ne lui permirent alors de l'afficher publiquement. Du
moins, il entrevit aussi, dans la vie passée de Lamennais, de
grandes douleurs, et un malheur décisif qui du même coup
1 l'olupl .
\ 6-
Peyrat, / et Lamennais, p. 102: -vous que, avec ce
petit corps, il a été jadis un vert-galant ? que c'est pour s'arracher aux plaisirs
sensuels qu'il a endossé la soutane ? Savez-vous que cet extrait d'homme était un
ferrailleur redoutable
— 44 —
brisa cette âme et la rejeta dans la vive pratique chrétienne f.
Afin de l'encourager à marcher dans sa voie, le prêtre souleva
donc pour Sainte-Beuve « le voile épais de pudeur et de silences
qui dissimulait ses jeunes années. »
Le disciple se plut, ainsi qu'en témoigne Volupté, à cette
confusion de leurs destinées. Cette « pauvre petite chambre
tout au haut de la maison 2 », est-ce celle de Sainte-Beuve à
Boulogne, ou de Lamennais à Saint-Malo ? Qui des deux
encore aborda le grec « sans secours, opiniâtrement, et,
tout en l'étudiant, se berçait de l'espoir d'aller bientôt l'ap-
prendre à Paris?3 » Qui des deux se passionna pour les
missionnaires des Indes, les Jésuites des réductions, les
humbles et hardis confesseurs des lettres édifiantes? 4 Le
quel, parlant à l'autre de son premier voyage à Paris, au-
rait pu dire: « Notre descente se fit à deux pas du Val-de-
Gràce, en ce même cul-de-sac des Feuillantines dont vous
m'avez plus d'une fois entretenu et que l'enfance d'un de
vos illustres amis 5 vous a rendu cher. Que de souvenirs, à
votre insu, vous suscitiez en moi, quand vous prononciez le
nom de ce lieu en croyant me l'apprendre 6 ? » Même si
Sainte-Beuve suppose, bien à tort 7, que Lamennais « n'a
jamais vécu de cette vie qui fut la nôtre, de cette atmosphère
habituelle de philosophie ec de révolution où plongea le
siècle. Jamais, pense-t-il, la lecture àe-Diderot ne le mit en
larmes, et ne se lia dans sa jeune tête avec des rêves de vertu» ;.
il n'en cherche pas moins à montrer que, par des voies diffé-
rentes, ils aspiraient l'un et l'autre à un idéal semblable. C'est
1 Port. Cont., I, 2ji.
2 Volupté, 8. Port. Cont., I, 212.
3 Ibidem, 9. Port. Cont., I, 210. Pons, Sainte-Beuve et ses inconnues, 18.
4 Ibidem. Joseph Delorme. 7, Roussel, Lamennais d'après aes documents inédits,.
I, 109, 111-12.
5 Victor Hugo.
6 Volupté, 82. Sainte-Beuve, Souvenirs, 25-104. Forgues, Œuvres posthumes,
de Lamennais, Correspondance, t. I, Notes et souvenirs, xxn. Ibidem, V.
7 Cf. Blaize, Œuvres inédites de Lamennais, t. I, Introd. 20.
— 45 —
donc à Lamennais qu'il croit pouvoir faire dire, à propos de
pieux écrivains : « Ils e'taient pour moi ce qu'à vous, mon ami,
et aux enfants du siècle, étaient les noms les plus glorieux et
les plus décevants, ceux que votre bouche m'a si souvent
cités, les Barnave, les Hoche, \Ime Roland et Vergniaud. Dites,
aujourd'hui, vous-même, croyez-vous mes personnages moins
grands que les plus grands des vôtres1 ? » Amaury, dans
Volupté, n'est pas seulement Sainte-Beuve, comme on l'a
jusqu'ici prétendu : Amaury est Lamennais, dans ses exhor-
tations, Sainte-Beuve dans ses confessions ; mais souvent,
surtout dans la première partie de l'ouvrage, il est à la fois
l'un et l'autre *. Sainte-Beuve embrasse avec ardeur ces rap-
prochements flatteurs : si Lamennais partit des mêmes écueils,
pourquoi n'arriverait-il pas au même port ?
Afin de l'encourager, de le soutenir, comme il n'a pas be-
soin d'être convaincu de la vérité du Christianisme « inné en
lui », et dont « sa vie bien plus que son esprit et son cœur l'a
éloigné », Lamennais lui cite l'exemple de l'abbé Garron 3,
son ancien directeur, celuiqu'il appelait autrefois son « père » ;
il lui raconte cette existence, modèle d'abnégation chrétienne
et de charité. Il lui fait lire aussi saint Augustin : « Lisez,
relisez le livre d'Augustin, lui écrit-il, c'est notre histoire à
1 Volupté, 8-9.
2 J'en citerai encore quelques exemples : la communauté de Mme de Cursy avec
quelques religieuses {Volupté, 82-83) évoque le souvenir des Feuillantines, où La-
mennais descendait à Paris en compagnie de l'abbé Carron. (Cf. FoRGues, Cor-
respondance de Lamennais, I, Notes et Souvenirs, p. 22 et sq.) Dans la 2e partie,
l'arrivée en Amérique rappelle les projets de départ pour les Etats-Unis formés
par Lamennais en 1834; (Maurice de Guérin, Journal, Lettres et Fragments,
Paris, Didier, 1863, p. 256) et le précédent voyage à Baltimore, les premiers pro-
jets formés en ce sens fous l'inspiration de l'abbé Brute, en 1818 {Volupté,
385. — Codrcy et L\ GouRNERit, Lettres inédites de Lamennais a Mgr Brute ,
Nantes, Forest et Crimaud, 1862, p. 159 et Roussel, Lamennais d\iprès des docu-
ments inédits, I, n3). Il y a beaucoup de Lamennais dans Amaury.
3 L'abbé Carron n'est donc pas une fiction, « un Lamennais reculé dans le
passé », comme on l'a dit (Michaut, Sainte-Beuve avant les Lundis, 280).
- 46 -
tous » l. Il lui conseille même — de saint Augustin à Port-
Royal la voie n'était-elle pasjndiquée ? — il lui recommande
l'austère familiarité des solitaires, des Arnauld, Saci, Nicole,
Pascal, et de M. Hamon. Il fait plus : il lui prête leurs
ouvrages. Lamennais avait reçu en héritage de son grand-père
Pierre Lorin une belle bibliothèque sacrée; Sainte-Beuveallait
le voir en novembre i83i, rue Saint-Germain-des-Prés, 10 bis,
où il habitait « au premier étage d'une de ces maisons sans so-
leil où avait dû demeurer Racine, la même peut-être dont il
avait monté bien des fois l'escalier inégalement carrelé, à
large rampe de bois de noyer luisant. La bibliothèque rem-
plissait deux vastes chambres, et renfermait, entre autres vo-
lumes de théologie, un grand nombre de livres jansénistes,
ou, à vrai dire, la collection complète de cette branche. Depuis
le fameux Augustinus de l'évêque d'Ypres jusqu'au dernier
numéro, daté de i8o3, de ces Nouvelles ecclésiastiques clan-
destinement imprimées durant le xvme siècle, il n'y man-
quait rien 2. J'y pus aller à loisir, continue Sainte-Beuve,
pour feuilleter et mettre à part ce que j'en voudrais emporter.
J'y appris bientôt en détail l'histoire de l'abbaye de Port-
Royal des Champs, et l'impression fut grande sur moi d'un si
récent exemple des austérités primitives 3. »
Ces exhortations, ces modèles, ces lectures l'amènent main-
tenant à envisager d'un œil calme le seul remède à ses maux ;
et c'est encore Lamennais qui le lui indique : à peine de re-
tour à Paris, le 16 mai i83i, Sainte-Beuve écrit à Charles
1 Rev. Cont., t. II, n° 4, 25 août 1885, p. 500.
s Dans le « catalogue de la Bibliothèque de M. F. Lamennais » (Paris, Daubrée
e Cailleux, 1836), je relève : n° 2178, « Nouvelles ecclésiastiques », ou « Mé-
moires pour servir à l'histoire de la Constitution Unigcnitus », 3 vol. in-40. Les
nos 278 à 285 sont consacrés aux œuvres de saint Augustin, y compris Y Augus-
tinus dont il est ici question. Un relevé rapide m'a permis de constater combien
la bibliothèque de Lamennais était riche en ouvrages concernant Port-Royal. Cf.
les n°s 367, 396, 399, 409, 410, 411, 733> I739> !74o, 1741, 21:4. 2137, et
Supplément, 26, 42, 60, 121, etc.
* Volupté, 312. Port-Royal, II, 258, IV, 337.
— 47 —
Rogier qu'il revient de Juilly où il a « puisé du calme et un
éloignement de plus en plus grand pour Paris et la vie qu'on
y mène » ; il entame des négociations empresséts pour une
chaire à occuper en Belgique l. Mais Lamennais espère
mieux encore ; ce n'est pas seulement « une fuite », c'est
« quelque grande réforme..., une retraite loin de cette cité de
péril » ■ qu'il conseille et désire. « Si vos arrangements ve-
naient à manquer, lui écrit-il, il me semble qu'un peu de soli-
tude vous serait bonne, non de solitude absolue, mais d'isole-
mentdu bruit et du tumulte étourdissantdu monde. Pensez-v.
Il y a une voix qu'on n'entend point sur les places publiques,
ni dans les salons ; et c'est celle qu'il importe le plus, et qu'il
est aussi le plus doux d'entendre 3. »
Des exhortations semblables lui viennent à la même époque
de Mm£ Victor Hugo % d'Ulric Guttinguer lui-même : « La bise
du malheur ramenait à Dieu cette aile longtemps légère "J ».
Sous cette harmonieuse conjonction de tous les astres in-
térieurs, Volupté fut conçu. A la douleur d'un retour dé-
solé, le séjour de Juilly a substitué le calme : le cœur de
Sainte-Beuve est « plus abondant, son timbre plus pur,
son regard doué de plus de transparence et de clarté ». Après
avoir longtemps et péniblement gravi la pente, solitaire mal
résigné à sa solitude, vaguement inquiet de l'instabilité de sa
pensée et des contradictions de sa vie, voici que tout à coup
le ciel s'est fait plus clément, et qu' « un jour, une semaine,
un mois » 6 dans son existence, il a commencé d'entrevoir
une destinée plus heureuse. Alors, et comme à la faveur des
premiers renoncements son àme attendrie s'est faite plus ac-
1 Dr Cabanes, Sainte- Beuv: à V étranger [Revue Us Revues, 15 sept. 1898,
t. XXVII, p. 588).
3 Volupté, 288.
s Lettres inédites de Lamennais à Sainte-Bcuie, publiées par Eug. Forgues. Rev.
Contemporaine, t. II, w 4, 25 août 1885, p. 501.
4 VolUptiy 29O.
5 Ibidem, 293.
« Port. Litt., I, 268, 25 sept. 18} 1.
- 43-
cueillante, il a sacrifie' sans peine ce qu'il y a d'incisif et d'amer
dans la misère des négations philosophiques; il s'est senti,
en ces moments d'abandon espérant et lassé, « largement
crédule à l'invisible », « altéré de sources supérieures » l, il
a eu hâte d'inscrire un nom aimé « sur les lames d'or » et de
le mettre à l'abri « derrière les balustres de cèdre 2 » ; et,
comme il aspirait au bonheur d'aimer sans bornes et sans
mesure, parce qu'il y a l'infini dans ces passions détournées, il
s'est porté d'une ardeur étonnante de sentiments vers un ob-
jet encore incertain pour lui-même : l'amour humain contrarié
lui a donné le sens et le besoin de l'amour divin. Ses ten-
dances politiques et sociales s'accordant, grâce à Lamennais,
avec ses nouvelles croyances et les besoins de son cœur, les
violences et les grossièretés du tempérament momentanément
vaincues par de plus chastes pensées, il entrevoit, réalisable,
cet idéal de félicité vertueuse qu'il se proposait et qu'avaient
ajourné jusqu'ici des erreurs trop vives. Decette situation nou-
velle par l'unité qu'elle a subitement produite en lui, comme
d'un poste lumineux, il aperçoit les faiblesses et les misères
de sa vie passée, en même temps que les élans d'une voix
mystique à laquelle il n'obéira pas, parce qu'il n'est pas de
ceux qui comptent trop sur leurs forces, lui indique le port
vers lequel le souci de sa dignité devrait orienter ses fai-
blesses. C'est alors, c'est véritablement alors, que Volupté
fut vécu et produit en pensée : l'action réelle en est concentrée
dans cette crise de quelques mois, qui commence en avril 1 83 1
par une déception et se termine en un rêve ; une confession,
des exhortations, une décision prise, voilà tout Volupté;
c'en est du moins la vie, l'essence intime et la pure flamme.
Mais cette lumière ne brilla qu'un moment : Amaury prit
seul la résolution virile ; et Sainte-Beuve n'y viendra pas.
Laissons donc le héros échapper aux navigations obscures ; il
va falloir maintenant y accompagner l'auteur.
1 Port. Litt., I, 274, 25 sept. 183 1.
2 Volupté, 334.
Progrès de la passion. Premières ehutes.
(Juillet i#3i. Août i832.)
De retour à Paris, après sa retraite à Juilly, Sainte-Beuve
avait naturellement retrouvé ses entrées chez Victor Hugo.
L'accueil de Mme V. Hugo dut être, au récit de ses entretiens
avec Lamennais et de sa résolution nouvelle, moins désolé,
moins navré qu'un mois auparavant. Mais l'attitude du poète
vint compliquerlasituation. Ils'apercevaitmaintenant qu'après
avoir échappé à son influence exclusive, pour être revenu à lui,
Sainte-Beuve n'en était pas moins][émancipé. Des discussions
religieusess'élevaient entre eux ; et, tandis qu'autrefois, quand
le poète s'échappait de ce côté, Sainte-Beuve « courbait la
tête à son aquilon, et respectait, sans essayer de l'entamer,
cette conviction orageuse où tournoyait une âme inexpu-
gnable », maintenant, sans qu'il pût s'expliquer comment, il
se trouvait vite « en contradiction ouverte avec lui » l. C'est
l'époque où, dans ses articles, il note avec un soin jaloux le
scepticisme croissant de Victor Hugo, le Voltairianisme de sa
mère, le philosophisme positif, persistant obscurément chez
lai, même sous les symboles catholiques, et sous un christia-
1 Volupté, 260.
— 5o —
misme de convenance et de vague sentiment ' . Quelques mots
de Mme Victor Hugo, « l'accent parfois plus brusque, le regard
plus errant » de son mari, « une sorte d'impatience », Sainte-
Beuve présent, « qui se décela en deux ou trois circonstances
légères » 2, apprirent bientôt au critique l'effet de ce malen-
contreux désaccord. S'il faut en croire Volupté, un jour que
Victor Hugo avait laissé Sainte-Beuve en conversation avec
sa femme, rentrant une demi-heure après, il le retrouva, et,
involontairement, d'un ton qui parut altéré, il lui échappa de
dire : « Ah ! vous êtes là encore ! 3 » De tels indices n'échap-
paient pas à Sainte-Beuve : « Chose étrange, écrit-il à ce
sujet, quand je lui avais avoué, par une lettre assez confiante,
le péril et les scrupules de mon âme, il n'y avait pas cru, il
ne s'en était pas effarouché du moins; et voilà qu'après une
longue absence, après une négligence et une infidélité d'affec-
tion trop évidentes de ma part, à travers une contradiction
religieuse 4 accidentelle, il s'avisait tout à coup d'une ride
jalouse, comme si, en ces sortes de caractères superbes,
l'éveil même dans les sentiments plus tendres ne pouvait venir
qu'à l'occasion d'un choc dans les sentiments plus fiers. Le
particulier en ceci était que le côté orgueilleux choqué n'avait
manifesté aucun émoi, n'avait gardé aucune trace ni rancune
et que tout était allé retentir et faire offense au sein d'une
idée si dissemblable 5 ». De fait, cet article éveilla la sagacité
de Victor Hugo ; il dut se dire « qu'indifférent et désorienté »
comme Sainte-Beuve l'était en matière religieuse, « pour le
prendre sur un ton si inaccoutumé avec lui, il fallait qu'il y eût
en lui altération et secousse dans d'autres sentiments plus se-
crets » 6. L'article avait paru le 2 juillet; le 6, Victor Hugo
1 Port. Cont., I, 384 et seq.
2 Volupté, 264.
3 Ibidem, 269.
4 Le texte donne : « contradiction politique ».
5 Volupté, 264.
6 Ibidem, 254, 5.
— 5i —
déclarait à Sainte-Beuve qu'ils devaient cesser de se voir. Il
pensait, lui écrivait-il, qu'il partirait pour Liège1; mais il
paraît que, de ce côté, ses négociations n'ont pas abouti :
< Cet essai de trois mois d'une demi-intimité mal reprise
et mal recousue,, ajoute-t-il, ne nous a pas réussi... Tout
m'est un supplice à présent. L'obligation même qui m'est
imposée par une personne que je ne dois pas nommer ici,
d'être toujours là quand vous y êtes, médit sans cesse et bien
cruellement que nous ne sommes plus les amis d'autre-
fois » 2. Une crise commence, analogue à celle de la période
saint-simonienne, et qui durera tout le mois de juillet3;
mais les rôles sont bien changés : les plaintes viennent de
Victor Hugo qui n'a plus « qu'une pensée triste, amère, in-
quiète4 », et qui a « acquis la certitude qu'il était possible que
ce qui a tout son amour pût cesser de l'aimer 3 ».
On peut juger quels durent être les sentiments du Sainte-
Beuve que nous connaissons au reçu de telles confidences.
Si Victor Hugo a fait lire sa lettre du 6 juillet « à la seule
personne qui devait la lire avant » son destinataire, si, en le
priant de cesser ses visites, il lui exprime aussi « le vœu »
de Mme Victor Hugo 6, c'est donc qu'elle redoute sa pré-
sence, qu'elle n'est plus insensible, qu'elle commence — elle
aussi — à trembler du péril. Un nouvel espoir maintenant
rallume cette passion tout à l'heure à son couchant. Sans
doute, au premier choc de la surprise, les résolutions viriles,
les dispositions pieuses tiennent bon : Sainte-Beuve se ré-
1 16 mai 183 1. Sainte-Beuve à Charles Rogier (Revue des Revues, 15 sept. 1898
t. XXVII, 488).
2 V. Hugo, Correspondance (1815-35), 241 et seq.
3 X'est-ce pas le mois auquel Sainte-Beuve fait allusion dans l'article sur l'abbé
Prévost ? : « Un jour, une semaine, un mois, etc. » (Port. Litt.} I, 268, 25 sep-
tembre 183 1). Cf. plus haut, p. 47 et la note 6.
4 Y. Hugo, Corr., 286, 2 juillet 1830.
5 Ibidem, 284, 7 juillet 1831.
6 V. Hugo, Correspondance (1815-35), 282.
— 52 —
signe à sa retraite; l'éloignement des quartiers (il habitait
alors cours du Commerce et Victor Hugo rue Jean Goujon)
servira de prétexte mondain l ; il reverra çà et là le poète, il
dînera quelquefois avec lui 2 ; plus tard, dans bien des années,
lorsque la vieillesse aura calmé ces ardeurs qui font tant souf-
frir, il rencontrera son amie ; et, jusque sous les glaces de l'âge,
il pourront sans remords se sourire « dans un adieu attendri 3 ».
Mais le germequi corrompra de si hautes espérances, l'idée
coupable est déjà née ; elle s'insinue lentement. Cette sépa-
tion absolue, si cruelle, est-elle bien nécessaire ? Mme Vic-
tor Hugo n'est-elle pas le principal agent de sa conver-
sion, et ne risque-t-il pas, en exagérant cette roideur de
vertu qui le tient à l'écart, de compromettre l'œuvre com-
mencée ? Ces prétextes, ou d'autres semblables4, durent co-
1 V. Hugo, Correspondance (1815-35), 283.
' Ibidem, 285.
9 Volupté, 284.
4 Son amour-propre était du reste en jeu, car, ainsi qu'il nous l'apprend dans
Volupté (p. 323), sa brusque retraite avait fait gloser quelque peu, et il avait re-
cueilli l'écho des railleries dont il était l'objet : « J'appris un jour, par une per-
sonne que je rencontrai, dit-il, et à travers certains compliments embrouillés dont
elle me gratina, qu'on avait daigné s'occuper de mon absence dans le monde que
j'avais quitté, et qu'il s'était fait des doléances extrêmes sur la perte de tant
d'agréments et sur cette infirmité dévote où j'étais tombé, disait-on ; mais la
personne qui me parlait n'avait eu garde de croire à un tel motif de retraite,
ajoutait-elle d'un air fin, me sachant un jeune homme de trop d'esprit... Il
m'était clair, d'après la brusquerie de mon éclipse, qu'on avait dû en gloser un
peu çà et là... J'en devins troublé, aigri, révolté pour tout un jour... Si amou-
reux de l'oubli qu'on soit, comme on supporte malaisément un jugement léger
du monde, 1 écho lointain d'une seule raillerie. » Et il cite en note la pièce XX
du Livre d'Amour (Un mot qu'on me redit...) qui répond « avec harmonie, dit-
il, au sentiment du texte ». Peut-être cette pièce doit-elle en conséquence être
rapportée à cette époque, et non pas, comme M. Michaut le suppose (Le Livre
d'amour, p. 150), d'après un rapprochement avec une lettre de V. Hugo (Corr.
1815-35, p. 297), au mois de février 1833. En tout cas, il suffit pour expliquer
son insertion dans le Livre d'Amour de remarquer que la raillerie portait sur la
retraite pieuse de Sainte-Beuve qui s'efforçait de transformer son amour par le
mysticisme.
— 53 —
lorer ses défaillances successives. Du moment qu'il se croit
aime', sa passion le pousse impérieusement au retour. Il met
donc d'abord tout en œuvre pour éviter une rupture. Puis,
avec quelle adresse il s'essaye à calmer son ami, à endormir
ses inquiétudes ! Qu'il connaît bien ses points sensibles ! Le
21 juillet, l'orgueil paie son tribut : Victor Hugo lui envoie,
sur sa demande, les vers fameux qui serviront en novembre
de préface aux Feuilles d'Automne l. Sainte-Beuve les subs-
titue en tête de son étude du 2 juillet 2, qu'il insère dans la
Revue des Deux Mondes du ier août 3, aux renseignement bio-
graphiques par lesquels elle débutait. Mais Victor Hugo tient
surtout aux succès toujours espérés, toujours différés du
théâtre ; sur ce terrain la lutte est encore vive ; le 5 août,
« ému aux larmes » de sa générosité, le poète accepte les
services de Sainte-Beuve pour la représentation de Marion
Delorme *. « Ce serait impardonnable à moi de m'absenter
pour ces deux jours où je puis être utile à Hugo », répond
Sainte-Beuve aux sollicitations de Lamennais et de l'abbé
Gerbet qui l'appellent à Juilly 3. Il s'agit bien de retraite à
présent ! Sainte-Beuve est redevenu poète, il écritdes vers, très
profanes assurément, que les curieux liront dans le Livre
d'Amour6. Et ses velléités religieuses, à dater de cette époque,
ne vont plus être que l'aliment d'une passion qui se fixera, qui
grandira sous leur ombre, avant de les étouffer.
1 a Ce siècle avait deux ans, etc. »
2 Elle avait paru à cette date dans la BiograpJue des Contemporains (T. IV, 331).
3 Port. Cont., I, 384.
4 V. Hugo, Correspondance (1815-35), p. 286.
5 Sainte Beuve à l'abbé Gerbet, 7 août 183 1. (Michaut, 616).
6 L enfance d'Adèle (9 août 1831J. « Trop longtemps de toi détachée ». « Que vient-
elle me dire? » (itr septembre 1831). La pièce sur les lettres brûlées de Sainte-
Beuve : « Oh ne let pleure point », est du 4 septembre 183 1. // est ici toujours
(5 octobre). •< Elle me dit un jour » et « Sous sommes, mon amie, aussi pleins d'inno-
cenre — Qu'en saunant tendrement le peuvent deux mortels ». Cf. Michaut, 678-79.
Chacune de ces pièces marque un progrès de la passion qui explique — car il
en est la cause profonde — la série de t chutes » que nous décrivons maintenant.
— 54 —
Le dessein primitif de « Volupté » avaitdonc fléchi déjà quand
Sainte-Beuve, en décembre i83i,y mit la première main.
Au lieu de cette solitude trop austère à laquelle il avait
songé, il s'accommode maintenant d'un compromis entre la
passion durable et des croyances qui l'excluent. Du moins
rêve-t-il encore une vie de renoncement, victorieuse des sens
domptés, car c'est là ce « devoir de sacrifice, dont il parle à
l'abbé Barbe, qui aura son bon effet, mais qui coûte bien à
notre nature 1 ». Mais déjà — nouveau fléchissement des ré-
solutions prises, — l'ambition littéraire reparaît avec toutes
ses complaisances : Sainte-Beuve commence à songer à la
possibilité de produire une œuvre, complète cette fois, qui
l'élèvera d'un jet à l'idéal de lui-même 2, et dont l'exorde et
le dénouement sont présents à son esprit. Les romans in-
times, Manon Lescaut, Adolphe, Obermann, le préoccupent,
il se met à les étudier; mais cette étude est un prétexte à de
perpétuels retours sur lui-même : à voir avec quelle satisfac-
tion, dans l'article sur l'abbé Prévost, il décrit « cette âme
passionnée et par trop maniable aux impressions succes-
sives », incapable de se fixer, nature déliée « qu'on traverse
et qu'on ébranle aisément » sans la tenir, rejetée sans cesse
«de la retraite au monde et des plaisirs aux austérités 3 », on
soupçonne que l'œuvre conçue en une heure et dans une in-
tention de pieux renoncement, sera moins édifiante qu'elle
n'aurait dû l'être, qu'elle sera surtout l'évocation complai-
sante d'un passé difficile, vers lequel on se retourne avec
sollicitude, et auquel on adresse un long et reconnaissant
adieu, parce qu'on croit en avoir désormais triomphé 4.
Enfin, chute plus haute encore, comme il faut que Sainte-
Beuve s'explique à lui-même et surtout qu'il explique à une
autre une préférence qui secrètement l'étonné, il ne se fait
1 Nouvelle Corr., 18, let. VIII.
2 Port. Litt., I, 268, 25 sept. 183 1.
3 Ibidem, 272.
* Cf. le début de l'art, sur Sénancour. Port. Cont., I, 143, 21 janvier 1832.
— 5 5 —
pas scrupule de diminuer maintenant son rival malheureux.
Il insiste sur le scepticisme croissant du poète, sur le néant,
chez lui, de croyances religieuses, de certitude philosophique
ou de résultats moraux \ Car Victor Hugo lui est inférieur, en
cela du moins qu'il a définitivement cessé de faire assaut avec
le rocher toujours instable et retombant de la foi. Il songe déjà
a*ec une secrète joie que son ami a certes une incomparable
virtuosité artistique, mais qu'il n'est pas encore descendu à
la vie de tous, à cette vie humaine, qu'il n'est pas encore au
roman. Il reproche donc au Cénacle d'avoir égaré en des
voies fantastiques son timide et mélancolique talent; il
affirme son intention de se ressaisir, en s'aidant des conseils
« d'amis qui ne soient pas poètes »_, et de revenir à sa sim-
plicité naturelle - ; il parle de la douceur sévère et très profi-
table pour l'âme d'être méconnu : « C'est, dit-il, le contraire
du digito monstrari, et dicter Hic est; c'est quelque chose
d'aussi réel et de plus profond, de moins poétique, de moins
oratoire et de plus sage » ; mais, ajoute-t-il, si l'on y perd
« l'épanouissement varié auquel se livrent les natures heu-
reuses », l'on y gagne en solides avantages, qui vous dévouent
a au réel, à l'effectif, au vrai 3 ». La même inspiration lui
dicte à la même époque ces lignes du premier chapitre de
Volupté' dans lesquelles il oppose son enfance recueillie,
éloignée du mouvement du siècle, aux enfances venues en
plein siècle, et que tout prédispose à l'opinion régnante; il
note avec satisfaction que ces enfances trop heureuses
« s'épuisent plus vite et confondent longtemps en pure 'perte
leur premier feu dans l'enthousiasme général ». Il entrevoit
déjà d'espérance le déclin de l'astre rival et les premiers
rayons de sa propre gloire attendue : car il remarque le con-
traste entre le trop de facilité de ces premières années trop
1 Port. Coût., I, 424-28, 15 déc. 183 1.
2 Port. Litt., I, 435, 24 déc. 1831.
3 Port. Cont., I, 144, 21 janvier 1832.
- J« -
fécondes de certains génies, qui les dispersent souvent et les
évaporent, et la destinée de ceux qui ont eu le dur bonheur
« d'aborder à l'écart de la société présente, par une contra-
diction de sentiments qui double la vigueur native et hâte la
maturité l ».
Ces sentiments président à la conception du personnage
qui tient la place de Victor Hugo (le marquis de Couaën)
dans Volupté. Sainte-Beuve note son esprit de forte volée, et
qui, à une certaine hauteur, manœuvrait à Taise dans n'im-
porte quels sujets; son admiration du moment2 pour Bo-
nald, ce gentilhomme de l'Aveyron qui devait « mettre à la
raison philosophes et sauvages » 3, sa confiance exclusive
dans l'énergie individuelle et dans l'adresse et la décision de
trois ou quatre individus notables pour déterminer le sens du
succès 4; mais il remarque aussi son instruction très inégale,
composée surtout de portions d'histoire, qui faisaient ressem-
bler sa culture à des fragments de chaussée romaine en une
contrée vaste et peu soumise \ Du reste, il ne se borne pas,
pour dérouter les curiosités, à transposer dans la politique la
lutte littéraire dont il avait alors suivi les phases. Etendant à
toute la carrière de Victor Hugo ce qui n'était vrai que du
théâtre, il dresse en face de lui ces insurmontables obstacles
que la fortune du poète n'a pas rencontrés ; il heurte ses élans
à des destinées inexorables qui brisent son effort, nouent son
génie, font de lui une sorte de Sénancour de la politique. Il le
fait tel qu'il l'aurait voulu, tel que sa rancune et sa jalousie
l'ont rêvé, tel qu'il eût été, pense-t-il, si la chance des événe-
ments lui eût été moins favorable. Cette fiction lui permettra
1 Volupté, 7.
8 En 1827. V. TAppendice : Bonaldat, V. Hugo.
8 Volupté, 37.
* Ibidem, 35.
s Ibidem, 36. Cf. V. Hugo, Littérature et Philosophie mêlées, (éd. Houssiaux,
in-8, 1864), p. 257, Fragment d'histoire (1S27). — Cf. aussi ibid., p. 31 et seq.
{Histoire).
de mettre beaucoup» de lui-même dans cette peinture, et, en
poussant, en exagérant les scènes d'envie contre Chateau-
briand et les luttes épiques à'Hernani pour la maîtrise de la
scène, de faire exprimer au pseudo Vrictor Hugo cqs senti-
ments d'irritation contre la destinée rebelle que développent
en lui-même les faciles triomphes de ses illustres contempo-
rains. De tels accès d'humeur dans lesquels le marquis de
Couaén est manifestement le Sainte-Beuve de 1 8 3 2 , mettent
leur date sur les fragments de Volupté où ils se formulent,
pourvu qu'on les rapproche des articles dans lesquels ils trou-
vent en même temps leur expression. La même inspiration a
dicté sans doute à la même époque les réflexions qui devaient
encourager Sénancour dans sa lutte contre « le poids des cir-
constances, la difficulté des choses l'aide infidèle des
hommes », en lui faisant remarquer que, si cette oppression
« nous arrête d'abord et nous refoule, quand l'arbre est
fort, quand les racines plongent au loin, quand la sève con-
tinue de se nourrir et monte ardemment..., les pertes seront
compensées par de solides avantages, le tronc, s'épaissira,
l'aubier sera plus dur, les rameaux plus fixes se noueront » * ;
le même étonnement, au fond, la même envie inquiète, soit
qu'elle se rassure et s'essaye à fortifier autrui, soit que,
n'ayant plus de rôle à jouer, elle dévoile les secrètes profon-
deurs de son désespoir, les mêmes tourments qui survivent
encore au triomphe de la passion, ont fait jaillir ces pages de
l'article sur Sénancour, et les imprécations dont Sainte-
Beuve, par la bouche de M. de Couaén, flagelle au nom du
hasard les destinées des grands hommes. S'il s'obstine à les ra-
baisser, non pas au niveau commun, mais jusqu'aux virtua-
lités sans exertion, aux énergies que le sort a mal soutenues,
c'est qu'il hausse ainsi en idée, à la taille du géant majestueux,
dominant et tout en ombrage, l'yeuse maigre et nouée du
chemin dont il a fait le symbole de ses rêves de gloire avortés.
1 Port. Cotit., I, 145, 21 janvier 1832.
- >8 -
Victor Hugo, sans doute, a déclaré un jour : « Je veux être
Chateaubriand ou rien » ; mais c'est Sainte-Beuve, assuré-
ment, qui, « à défaut d'éclat glorieux », eût souhaité un destin
« noblement et grandement contraire », lui qui maudit la
médiocrité même de son infortune : car elle le condamne à
mourir sergent ou peut-être colonel dans l'armée de « cet
homme qui monte et grandit chaque jour », qu'il admire et
qu'il hait, et dont, en dépit du mugissement public qui le
salue déjà l'unique, l'indispensable, le géant de notre âge, il
se veut et s'affirme obstinément l'égal r.
La passion enfin connue et « fixée » 2 dénoue donc peu à
peu, défait l'œuvre du mois de mai à Juilly. Un moment
viendra bientôt où la religion sera pesante à cet amour dont
elle a d'abord favorisé la résurrection inespérée; où La-
mennais, confident de certains troubles, ne sera pas moins
gênant. Sainte-Beuve n'attend plus qu'un prétexte pour
supprimer ces deux obstacles et consommer la dernière
chute.
1 Volupté, 74 et seq. On remarquera que, comme toujours, cette page est a
double entente et peut signifier r.ussi les « Vautours » de Victor Hugo contre
Chateaubriand. Il ne faut pas oublier non plus que Victor Hugo avait la préten-
tion de rivaliser avec Napoléon et de l'égaler d ns l'art. Il écrivait en 1833 :
« Dans notre opinion, les générations présentes sont appelées à de hautes des-
tinées. Ce siècle a fait de grandes choses par l'épée, il fera de grandes choses par
la plume. Il lui reste à nous donner un grand homme littéraire de la taille de son
grand homme politique Jusqu'ici vous n'avez qu'un profil de ce siècle, Napo-
léon, laissez se dessiner l'autre. Après l'empereur, le poète. La physionomie de
cette époque ne sera fixée que lorsque la Révolution française, qui s'est faite
homme dans la société sous Ja forme de Bonaparte, se sera faite homme dans
l'art. Et cela sera. Notre siècle tout entier s'encadrera et se mettra de lui même
en perspective entre ces deux grandes vies parallèles, l'une du soldat, l'autre de
l'écrivain, l'une toute d'action, l'autre toute de pensée, qui s'expliqueront et se
commenteront sans cesse l'une par l'autre. Marengo, les Pyramides, Auster'itz,
la Moscowa, Montereau, Waterloo, quelles épopées ! Napoléon a ses poèmes ;
le poète aura ses batailles (V. Hugo, Littérature et Philosophie mêlées, éd. Hous-
siaux, in-8°, p. 338-339. Cf. Biré, Victor Hugo avant 1830, 2e éd., p. 46 et la
note).
2 Nouvelle Corr., 18. Lettre à l'abbé Barbe, 18 décembre 183 1.
VI
La chute. Rupture intérieure avec le catholicisme et
Lamennais.
{Août i832. Août i833.)
Depuis i83r, Sainte-Beuve conduit par son amour au ca-
tholicisme mennaisien, politiquement orienté vers le libéra-
lisme par la forme spéciale de sa foi renaissante autant que
par son passé saint-simonien et par ses relations avec Ar-
mand Carrel \ avait retrouvé sous le toit de Victor Hugo
1 L'épisode de Georges a été introduit dans le roman, sous la double influence,
des préoccupations politiques de Sainte-Beuve, alors en relations avec Armand
Carrel dont Georges, toutes proportions gardées, tiendrait la place dans Volupté ;
et d'une lecture des « Mémoires de Desmarest » (chef de la police sous le consulat
et l'empire), dont le critique rendit compte dans le National du 20 avril 1833.
(M. D. dans Volupté, p. 149, par exemple, serait donc Desmarest). Sainte-Beuve
en effet s'accuse, au début du t. II, de s'être trop longuement étendu sur l'aven-
ture de Georges et de Limoëlan, et la raison qu'il en donne prouve qu'il s'est
laissé entraîner par l'attrait fortuit d'une lecture : « Le désir de rattacher a mon
récit une destinée si étrange d'expiation et de martyre m'a fait reprendre à tous
ces détails de conspiration qui nous étaient moins nécessaires ». (Volupté, 207,
208). Mais il faut sous-entendre surtout, ce qu'il ne nous dit pas, qu'à la même
époque il s'était rapproché du parti républicain, et qu'il conspirait aussi, sans
grand péril à vrai dire, mais de manière à donner cependant quelques inquiétudes
à sa mère par rapport aux situations officielles qu'elle rêvait pour lui (D'Haus-
sonville, C. A. Sainte-Beuve, 90. V. Hugo, Corr., 181 5-1 83 5, p. 289-290).
Les visites nocturnes d'Armand Carrel à Sainte-Beuve ont dû servir de modèle
au récit de la brusque arrivée de Georges, la nuit, au domicile d'Amaury {Volupté,
175) ; et la description de Paris, barrières fermées, agité d'un extraordinaire ap-
pareil de police, a certainement été suggérée par la mise en état de siège de la
capitale après les événements de juin 1832. (Volupté, 210.)
— 60 —
une satisfaction complète. On sait par quelle brusque volte-
face le poète s'était subitement proclamé libéral au lendemain
de i83o ' ; son impiété croissante n'était pas pour déplaire au
critique qu'elle mettait en bonne posture vis-à-vis de Mme Vic-
tor Hugo; et comme Sainte-Beuve abordait plein d'espoir le
roman où son rival lui paraissait inférieur, ses ambitions
politiques, littéraires et sentimentales trouvaient -dans le
mennaisianisme un aliment qui leur suffisait. Que la religion
fût devenue assez promptement un moyen, puis qu'il l'ait
considérée comme un principal obstacle, c'est un point sur
lequel l'étude attentive de la question ne peut guère nous
laisser de doutes. Du moins n'avait-il jamais manqué depuis
lors de rendre à l'occasion hommage au christianisme ; il
tenait son rôle en conscience, soit qu'il célébrât « la doctrine
vraiment catholique, depuis quinze ans surtout remise en lu-
mière » 2, soit qu'il écrivît un article élogieux et ému sur La-
mennais 3, ou qu'il approuvât d'Ault-Dumesnil de ne conce-
voir Alger tout à fait bien colonisé qu'une fois évangélisé 4,
ou encore qu'il signalât pour la réprouver la croissante in-
différence religieuse d'Hugo \ Alors Lamennais lui écrivait
de Rome : « Il y a bien peu de jours où je ne pense à vous » ;
et après l'avoir remercié de « sa bonne et tendre amitié »,
terminait par cette formule : « Tout à vous de cœur et à ja-
mais 6 ».
Le 3o août 1 832, l'Encyclique Mirari vos condamnant les
doctrines de X Avenir, arrivait à Munich; elle était bientôt
connue à Paris. Le prétexte était enfin trouvé. Je dis le pré-
texte. Car, dès le 12 août i832, Sainte-Beuve se vantait déjà
1 Le 7 août 1830, dans une lettre à Saint-Valuy, il se déclare « libéral politique
et libéral littéraire ». (V. Hugo, Corr., 1815-1835, p. 101.)
2 21 janvier 1832, Port. Cont., I, 170.
3 jer février 1832, Ibidem, 198.
* Ier juin 1832, Pr. Lundis, II, 82.
5 24 juillet 1832, Port. Cont., I, 143-144.
6 25 février 1832, Revue Contemporaine (25 août 1885), p. 501-502.
— 61 —
dans une pièce de vers insérée dans le Livre d'Amour, d'avoir
reçu de celle qu'il aimait « des gages si secrets, de si grands
témoignages », que les croyances religieuses et Lamennais
devaient seuls troubler ses espoirs grandissants '. Sainte-
Beuve, alors éloigné de Mme Victor Hugo qui passait les
vacances aux Roches, chez Bertin 2, marque bientôt sa
désaffection pour « ce Christianisme que la ferveur des
peuples semble délaisser et qu'on dirait frappé d'un mortel
égarement aux mains de ses Pontifes » 3. Le retour de Victor
Hugo ne pouvait qu'accentuer cette attitude ; le poète qui a
besoin des services du critique pour la représentation du
1 12 août 1832, Cf. Léon Séché, Les Amies de Sainte-Beuve [Revue, ieroct. 1904)^
p. 307. Et le 22 août, dans la pièce « à la petite Adèle » (Pons, Sainte-Beuve et
ses inconnues, p. 87, 88, 89) il s'accuse sans doute d'avoir sollicité ces « témoi-
gnages », quand il écrit : « Mon amitié peu franche eut bien droit aux rigueurs
— et je plains ïoffensè, noble entre les grands cœurs » (Cf. Léon Séché, Ibidem).
Je ferai remarquer à ce sujet que M. Léon Séché donne à cette pièce une inter-
prétation inadmissible. Sainte-Beuve ne s'y vante pas le moins du monde d'être
le père de la petite Adèle — ce qui rendrait inexplicables toutes les démarches
que nous avons étudiées plus haut — mais il note seulement qu'elle est née au
moment où sa mère commençait à penser à lui. Les expressions qui paraissent
avoir provoqué chez M. Léon Séché cette singulière illusion, se rapportent toutes
à la paternité spirituelle du parrainage.
Cette étude était déjà sous presse lorsque j'ai pu constater que je me trouve
entièrement d'accord sur ce point avec h/. . Michaut, qui défend l'opinion que je
soutiens ici, dans la Note additionnelle qui termine son ouvrage : Le livre d'amour
de Sainte-Beuve (Paris, Foniemoing, 1905). Du reste, la lecture de son livre m'a
montré que, sur les points essentiels, nous ne différons pas d'opinion, observa-
tion bien encourageante pour moi ; j'excepte cependanr la question de la valeur
documentaire de Volupté, que M. Michaut me semble méconnaître encore. Mais
peut-être aurai-je le bonheur de le convaincre à cet égard. Je dois faire aussi des
réserves sur les conversions de Sainte-Beuve, que M. Michaut croit sincères ; mais
il n'en parle pas dans son étude sur le Livre d'Amour, et peut-être a-t-il changé
d'avis depuis son Sainte-Beuve avant les Lundis.
2 V. Hugo, Correspondance (1815 1835), p. 291-92. Lamennais alla y dîner à
cette époque -avec Montalembert et Janin (le dimanche 23 septembre 1832),
Cf. V. Hugo, Corr., Ibidem et Lundis, xi, 453.
3 Ier oct. 1832, Port. Cont., I, 305-7.
- 62 —
Roi s'amuse, le traite de grand poète et de bon ami ; puis,
la pièce interdite, lui demande un article sur l'ouvrage
imprimé l. Voilà donc Sainte-Beuve plus étroitement repris
que jamais par « le petit couvent ». Un sonnet du mois
d'octobre i832 nous dit quelles impatiences sont alors les
siennes : « Attendre, attendre encore, voir pâlir les beaux
jours », telle est ma vie, écrit-il : « Absence de plaisir sur un
fond de bonheur » 2. Sa passion a besoin d'une complète sa-
tisfaction qu'elle exige.
Aussi, tandis que Lamennais charge Montalembert de
« mille amitiés pour notre bon Sainte-Beuve » 3, le disciple
plus perspicace distingue déjà et signale à son maître qui
refuse naïvement d'y croire, l'obstination du critique à éviter
sa rencontie \ Montalembert voyait juste; nous sommes
arrivés à l'époque où Sainte-Beuve écrit un admirable-sonnet,
mais qui contient l'aveu de la faute, pour endormir les re-
mords de son amie B ; c'est l'époque où il renonce à chanter
parce que « l'oiseau sous le feuillage — aux instants les plus
doux n'a de chants ni de voix c ». 11 commence donc à dé-
nouer les liens par trop embarrassants d'une amitié difficile-
ment conciliable avec sa nouvelle existence.
Cependant il trouve encore, et tout en se déliant, à tirer
parti de la situation. Lamennais jouera le rôle qu'a tenu
Victor Hugo, depuis i83o, dans des articles à deux fins. En
lui insinuant la soumission, en s'instituant — à son tour —
son directeur, Sainte-Beuve préparera la rupture, et son
1 V. Hugo, Corr., (1815-1835), p. 292-94.
2 Poésies, I, 228.
3 14 novembre 1832. Eug. Forgues, Lettres inédites de Lamennais à Montalembert ,
p. 23.
4 11 décembre 1832, Ibidem, 28.
5 Poésies, I, 234.
6 Poésies, I, 235. La pièce de vers publiée par Pons (Sainte-Beuve et ses inconnues
p. 74), et qui avait été déjà publiée dans les Poésies complètes (I, 188), paraît bien
antérieure à cette époque et avoir été écrite pour Ulric Guttinguer.
- 63 -
attitude ne manquera pas de plaire à son amie. Il célèbre
donc « un prêtre illustre, qui est plus à nos yeux qu'un écri-
vain, dit-il, et dont le saint caractère grandit en ce moment
dans l'humilité du silence » !. Mais ces éloges ne l'empêchent
pas de citer au nombre des « solutions hâtives » qu'on a
tentées après la révolution de i83o pour résoudre le pro-
blème social, et côte à côte avec le Saint-Simonisme, « le
généreux effort de M. de Lamennais » -. On ne soupçonnait
pas à la Chênaie les arrière-pensées du critique ; Lamennais
et l'abbé Gerbet y attendaient sa visite à peu près promise 3.
Sainte-Beuve déclina leurs sollicitations aimables sous pré-
texte de ses travaux. Il ne lui convenait pas de quitter Paris,
encore moins d'entrer en retraite, au moment où la liaison
commençante de Victor Hugo avec M110 Drouet, la princesse
Negroni des premières représentations de Lucrèce Borna,
mettait un nouvel atout dans son jeu ;. Au contraire, il insiste
sur les raisons qui, l'écartant à la fois de Victor Hugo et de
Lamennais, le rapprochent, pense-t-il, de Alme Victor Huoo.
Il se compte au nombre de ces esprits jeunes, studieux, in-
telligents; qui, après avoir passé déjà par des phases diverses,
ne croient plus* qu'il soit donné à une formule unique et
souveraine d'accomplir l'enfantement de l'ordre social nou-
veau, qui n'acceptent pas l'idée d'un Jiat lux social, ni qu'au-
cun des guides de génie moyennant qui le progrès s'accomplit
par tous, ait le droit de se croire indispensable ; il s'attribue
en conséquence la tâche de tempérer, de ne pas suivre ceux
qui voient à chaque pas un labarum, et de déconcerter les
unités étroites et factices, et tant d'assertions téméraires et de
promesses ambitieuses » \ Lamennais était directement visé
1 Port. Cent., I, 86, Ier décembre 1832.
1 Pr. Lundis, II, 123, 23 décembre 1832. L'influence de Lacordaire qui avait
quitté La Chênaie le 11 décembre est sensible dans cet article.
3 Rev. Contemp., 25 août 1885, p. 502-3, 26 janvier 1833.
4 Cf. Biré, Victor Hugo après l8)ot I, 92 (2e éd.).
5 Pr. Lundis, II, 170, ier mars 1833.
-64 -
dans ces lignes. Au moment où Lacordaire quittant La
Chênaie rompait avec son maître 4, la critique se souvenait à
temps qu'il s'était prêté, comme il le dira plus tard, non
donné -; et, ce qu'il n'avouera pas, le premier feu d'enthou-
siasme assoupi, prêté, en vue de ses intérêts personnels d'am-
bition et d'amour.
Ce premier volume de Volupté qui s'ouvrait par les té-
moignages d'une admiration sans mélange pour Lamennais,
s'achève maintenant sur des leçons à son adresse, et sur des
allusions claires et cruelles à sa situation. L'écho des tour-
ments intérieurs et des sourdes révoltes de l'apôtre est venu
par Lacordaire d'abord jusqu'à celui qui l'a tant admiré.
Mais, comme il est incapable de deviner les hautes raisons
morales du conflit qu'il entrevoit, il diminue ie géant à sa
taille, et avec une joie mal dissimulée il croit discerner enfin
la faiblesse humaine en cette conscience même qu'il s'était
étonné jusqu'ici de trouver d'une hauteur d'âme toute divine.
Eclairé maintenant comme il croit l'être par les entretiens
qu'il vient d'avoir avec Lamennais de retour à Paris dans les
premiers jours de novembre i833, il ne voit plus qu'égoïsme
à la source de son inspiration : « Après tout, écrit-il \ les
grands événements du dehors et ce qu'on appelle les intérêts
généraux, se traduisent en chaque homme et entrent, pour
ainsi dire, en lui, par des coins qui ont toujours quelque
chose de très particulier. Ceux qui ont l'air de mépriser le
plus ces détails, et qui parlent magnifiquement au nom de
l'humanité entière, consultent autant que personne des pas-
sions qui ne concernent qu'eux et des mouvements privés
qu'ils n'avouent pas. C'est toujours plus ou moins l'ambition
1 Lacordaire avait quitté La Chênaie le n décembre 1832. Cf. E. Forgues,
Lettres de Lamennais à Montalembert , in-8, Paris, Perrin, 1898, 29.
2 Port. Cont., I, 272.
9 Le 1er vol. de Volupté s'imprimait en novembre 1833 (Cf. Lettre de Sainte-
Beuve à Pavie, 17 nov, 1833. Th. Pavie, 129). Les dernières pages du premier
^volume sont donc de cette époque.
- 65 -
de se mettre en tête et de mener, le désir du bruit ou du pou-
voir, la satisfaction d'e'craser ses adversaires, de démentir ses
envieux, de tenir jusqu'au bout un rôle applaudi ; si l'on
pesait l'amour du seul bien, que resterait-il souvent? » l. La
force dont les grands hommes sont doués lui paraît à peu près
aveugle, une sorte d'instinct obscur, et plus dangereux
qu'utile : « Quant aux résultats qui sortent des mobiles si di-
vers, je trouve que les vagues influences sociales ainsi briguées
et exercées au hasard doivent trop prêter à des applications té-
méraires et à de douteuses conséquences ; cette grande mo-
rale aventureuse, qui ne s'arrête pas d'abord à quelque mal
causé çà et là, finit-elle nécessairement par quelque bien ? i .
Traduisez : cette solution hâtive de V Avenir, dont les sources
étaient moins pures qu'on ne pourrait croire, et dont la
mise en œuvre n'était pas sans entraîner bien des calamités et
des ruines, n'aurait-elle pas abouti à des résultats néfastes ?
En tout cas, comme il convient au but qu'il poursuit de
tirer la morale de cette aventure et surtout de la prêcher,
Sainte-Beuve oppose maintenant la pratique et Fonction, ce
qu'il appelait ailleurs l'humilité du silence ", c'est-à-dire la fé-
condité des œuvres, aux bruyants efforts de la polémique :
« Mais, sans prétendre nier ce qui se rapporte aussi en cette
voie à une part de conviction généreuse, sans contester la pa-
role libre et une honnête audace à qui croit avoir une vérité,
combien, selon moi, le perfectionnement graduel, la guérison
intérieure et ce qui en provient, l'action, autour de soi, pru-
dente, continue, effective, les bons exemples qui transpirent
et fructifient, conduisent plus sûrement au but, même à ce
but social tant proposé! Lorsqu'on se jette dans l'action so-
ciale avant d'être guéri et pacifié au dedans, on court risque
d'irriter en soi bien des germes équivoques. Jésus purgeait le
1 Volupté 205.
- Volupté, 205.
a Port. Cont., I, 86.
— 6b —
Temple avant d'y prêcher la foule » l. S'agit-il ici de conseils ?
Peut-être; mais plutôt de reproches: reproches cruels et
perfides, si Sainte-Beuve n'ignorait pas les douloureux débuts
de Lamennais dans le sacerdoce; conseils vains, et où Ton
ne peut s'empêcher d'entrevoir une ironie méchante : car,
mieux qu'un autre, Sainte-Beuve connaissait le tempérament
et le génie du malade qu'il prétendait guérir ; mieux qu'un
autre, il savait que de pareils remèdes ne lui convenaient pas.
Que penser alors du caractère de ce critique, le plus intelli-
gent de son siècle, qui prêche à un homme d'action la rési-
gnation passive, à un publiciste de génie, les œuvres, à un
prêtre dont il n'a cessé jusqu'ici de célébrer les hautes vertus'
la guérison intérieure? Que penser du moins de ses inten-
tions à l'égard de celui auquel il parlait ainsi ?
La rupture avec Lamennais était donc résolue dans l'esprit
de Sainte-Beuve depuis l'encyclique Mirari vos. Publique-
ment, il se détache avec prudence et un art consommé d'uti-
liser au mieux de ses intérêts privés la nouvelle situation
qu'il adopte. Mais dans Volupté qui reflète au jour le jour ses
impressions, et où les différents moments de la rédaction ne
portent pas de dates compromettantes, il s'épanche plus à
l'aise, et dit plus brutalement sa pensée. Voilà pourquoi le
premier tome du roman, qui s'imprime en novembre 1 833 2,
finit sur une appréciation peu flatteuse du rôle de Lamennais.
Les choses en sont au point que le solitaire de la Chênaie
commence à remarquer la différence des procédés, et qu'il en
souffre ; il s'étonne aussi de cette retraite depuis deux ans
promise et toujours différée : « Quand je viens à penser à
vous, écrit-il à Sainte-Beuve, ce que je fais souvent, je ne
puis me défendre d'une certaine tristesse, semblable un peu,
je crois, à celle des pauvres âmes qui s'attendent d'un monde
à l'autre » 3.
1 Volupté, 205-6.
2 Sainte-Beuve à V. Parie, Th. Pavie, 129, Michaut, 626.
8 Revue Contemp., 25 août 1885, p. 504-5, 20 juillet 1833.
-67-
L'autre monde est bien oublié ; la nuance que Lamennais
représentait commençant à pâlir et même s'effaçant au
souffle de l'Encyclique, les aspirations libérales du critique
restent sans point d'attache avec ses tendances catholiques;
et comme, à vrai dire, ses renaissantes sympathies pour
l'Eglise s'étayaient sur sa passion d'une part, de l'autre sur
ses opinions politiques, les communications étant coupées
entre Rome et le libéralisme, il y a, dans l'ordre intellectuel,
faillite religieuse chez Sainte-Beuve. Ce serait peu sans
doute, si les exigences de son tempérament ne venaient ap-
puyer les inquiétudes de sa pensée. Il ne reste plus en effet
pour soutenir je ne dirai pas sa foi, mais ses velléités reli-
gieuses chancelantes, que la voie sentimentale ; sa situation
est analogue à celle d'où naquirent les Consolations 1. Mais
tandis qu'il s'élevait alors de l'absolue négation à la bonne
volonté de croire, il redescend maintenant d'une conviction
sentimentale et même rationnelle sans pratique, à une reli-
gion qu'il accommode au gré de son cœur et de ses sens de
plus en plus exigeants.
II simule donc une sympathie qu'il n'a plus pour le chris-
tianisme, de même qu'il tient toujours le rôle de conseiller de
Lamennais, amical et prudent. Seulement sa désaffection
croissante pour le catholicisme se décèle, comme son refroi-
dissement pour Lamennais, sous les formules qui cherchent
à les voiler. 11 constate, nous l'avons vu, au lendemain de
l'Encyclique, que la ferveur des peuples semble abandonner
le catholicisme frappé d'un mortel égarement ; et c'est avec
une sorte d'étonnement qu'il remarque l'espérance toujours
vivante de Lamartine, et sa foi qui admet encore le Dieu in-
dividuel, le Dieu fait homme, les fins personnelles de chaque
âme, l'ordre continu de la tradition, le rapport intime et per-
manent de la créature à Dieu, et ces antiques aliments, l'hu-
milité, la grâ:e et la prière -. Il loue Lerminier de renouer
rt. ConL, I, 254.
2 Port. Cont., I, 305-7, r-'r oct. 1832.
— 68 —
étroitement avec la philosophie du xvme siècle et la Révolu-
tion française, seules origines fécondes et génératrices pour
notre âge \ Il déclare la critique incompétente, « du moment
qu'elle n'accepte pas l'élément mystérieux qui dirige », à ap-
précier l'opinion de M. de Carné, d'après lequel « la réforme
de 89 fut chrétienne dans son principe » 2. Il écrit un article
sur Casanova de Seingalt qui fait scandale dans certains mi-
lieux, et déclare h Pavie qu'il ne s'en repent pas, tant il est
loin d'avoir la foi 3. Voilà de graves symptômes, et l'on
pressent déjà que le jour n'est pas loin où la rupture se con-
sommera brusquement 4.
1 Fr. Lundis, II, 123, 23 déc. 1832.
2 Port. Cont., II, 268-269, 31 mai 1833.
3 Th. Pavie, 126, 15 juillet 1833.
4 Je ne puis donc admettre, comme l'a fait récemment M. Michaut, dans son
ouvrage d'ailleurs si remarquable, sur Sainte-Beuve avant les Lundis, (p. 272
et seq.), que Sainte-Beuve, à partir de la condamnation de l'Avenir, hésite pen-
dant un an et se contredise plusieurs fois. Pendant près d'un an, au contraire,
il s'écarte sans hésitation de la voie catholique : l'article sur Musset (janvier 1833}
ne contient pas les indices que M. Michaut y découvre ; Sainte-Beuve, dans les
textes indiqués, loin de condamner l'impiété des scènes dont il parle, en loue au
contraire la grandeur. Même en admettant qu'il y ait une nuance de blâme, les
mots impie, impiété n'ont pas dans le texte (p. 186) le sens ày irréligieux \ mais
ils portent seulement sur le manque de respect pour la vieillesse. P. 192,
Sainte-Beuve reproche à Musset de n'avoir pas poussé jusqu'au bout la moralité
indiquée au début ; c'est, comme le prouve une note de son journal sur Musset
{Lundis, xi, 468), une critique littéraire portant sur le caractère décousu de la
forme, qu'il veut insinuer, plutôt qu'une critique de fond ; en tout cas le reproche
d'irréligion ne s'y trouve pas formulé. S'il déclare, le 10 juin, prendre une part
intime et chrétienne au deuil de Pavie, c'est que son ami, comme l'auteur de
Sainte-Beuve avant les Lundis le remarque d'ailleurs, est chrétien fervent. L'article
sur Heine, du 8 août 1833, auquel est emprunté le texte cité p. 275, et qui
d'ailleurs est si peu concluant, ouvre la période du retour sous l'influence de
Ballanche et de l'Abbaye-aux-Bois. L'article sur Turquety (ier septembre 1833)
appartient à la même période, ainsi que l'article sur Achille du Clésieux (15 sep-
tembre 18 3 31. Du 30 août 1832 au 8 août 1833, c'est-à-dire pendant une année,
il est donc établi, je pense, que sous l'influence de l'Encyclique Mirari vos, Sainte-
Beuve s'est éloigné du catholicisme et a marqué cet éloignement dans ses écrits..
Vil
L'Abbaye aux Bois. Sainte-Beuve est ramené en appa-
rence à Lamennais et au christianisme.
(Septembre i833. Juillet i83-j).
Un revirement si complet hâta la rédaction du second
volume de Volupté, que Sainte-Beuve commença en dé-
cembre 1 833. Il sentait qu'à l'ombre du catholicisme libéral,
« à l'abri du monastère hospitalier » d'où il aurait pu « dater
ces feuilles » du premier volume, il s'était laissé aller à les
écrire « à loisir, trop à loisir ». L'unité morale de l'ouvrage
s'en trouvait déjà compromise : les deux années qu'il avait
mises à le composer n'étaient pas terminées que ses disposi-
tions intérieures, sous l'influence de l'Encyclique, étaient
changées profondément; il était obligé de quitter son abri,
de se rembarquer, et de continuer « au roulis du vaisseau »,
sous la menace d'une autre tempête *.
Nous n'en sommes pas là cependant. Quelques lignes élo-
gieuses sur Chateaubriand dans Volupté - laissent entrevoir
un attrait nouveau ; quoiqu'en ait dit Sainte-Beuve, il ne lui
déplut pas alors, ainsi que le racontait Béranger3, de faire
échec à son ancien ami en allant droit à René. Pourquoi
aurait-il ménagé Victor Hugo, quand le scandale de sa liaison,
1 Volupté, 209. Cf. p. h. Avant-propos, p. xvn.
» Ibidem, 157.
3 Port. Cont., I, 78.
LA CLEF DE « VOLUPTE » a
— 7o —
qui attristait son foyer, fournissait un honnête prétexte à se
séparer de lui? Sainte-Beuve introduit par Ampère à l'Ab-
baye aux Bois ■ subit donc, à partir du mois d'août i833, l'in-
fluence de ce milieu d'un christianisme moins sévère que
celui de la Chênaie ; on n'y eût pourtant pas toléré des né-
gations trop tranchantes. Avec quelle ardeur un peu juvénile
d'admiration il s'offrit aux rayons adoucis de cette discrète
lumière, c'est ce dont quelques pages des plus exquises qu'il
ait écrites, fixent pour nous l'inoubliable souvenir*. Elles
suffisent à nous expliquer pourquoi, à dater de cette époque,
le catholicisme retrouva en lui un apologiste.
Sous l'influence de ce renouveau de croyances, et comme
pour s'aider à en soutenir la gageure, Sainte-Beuve se mit à
des lectures pieuses. Mais tandis que dans le premier volume
de Volupté, qui rappelle les souvenirs de la période d'indif-
férence politique antérieure à i83o, le mystique saint Martin
avait représenté la spiritualité chrétienne 3, c'est à des doc-
teurs plus austères que s'adresse maintenant le critique en
chemin dans la voie de la régénération sociale. Il s'est remis
à l'étude de Port-Royal en cette année i834 ; et ne s'en fût-il
pas confié à Ampère 4, le second volume de Volupté suffirait
pour en témoigner. Dès les premières pages il justifie la
complaisance avec laquelle il a rappelé un passé pourtant
bien profane, par l'exemple du « célèbre M. Le Maître dans
ce Port-Royal si rigoureux », qui « prenait en plaisir et en
dévotion de se faire raconter par chacun des solitaires surve-
nants les aventures spirituelles et les renversements inté-
rieurs qui les y avaient amenés » 5. Plus loin, la question
1 Sur l'Abbaye-aux-Bois, cf. l'intéressant chapitre V de l'ouvrage si substantiel
et si vivant de M. Ch. Huit sur Ballanche (E. Vitte, éd., 1904). Sainte-Beuve
allait à l'Abbaye-aux-Bois deux ou trois fois par semaine (Corr., I, 30).
2 Port. Cont., I, 8 à II, 15 avril 1834.
3 Volupté, 159 et seq.
* Corretp., I, 29.
5 Volupté, 208.
— 7i —
des rapports de la Volonté et de la Grâce est assez longue-
ment agite'e et résolue dans le sens du « grand Augustin » \
C'est par cette voie encore que Sainte-Beuve a e'té conduit
jusqu'à Bourdaloue - ; il y rencontre M. Hamon 3.
Aventure plus étrange encore : il y rencontre aussi Lamen-
nais. Celui-ci est tenu en haute estime à l'Abbaye aux Bois
où Mme Récamier le reçoit A, où Chateaubriand, son illustre
compatriote, n'oublie pas leur passé commun % où Ballanche,
en relations affectueuses avec lui 6, fait profession d'un chris-
tianisme mystique et social assez avancé pour que même les
Paroles d'un Croyant n'y déplaisent assurément pas 7. Les
1 Volupté, 210 et seq.
2 Ibidem, 215.
3 Ibidem, 315.
4 Lamennais à Ballanche : « Veuillez faire agréer mes respectueux hommages
à Ma>e Récamier. Je n'oublierai jamais les trop courts instants qu'elle m'a permis
de passer auprès d'elle, etc.. » (6 octobre 1834) Ap. D'Haussonville, C. A.
Sainte-Beuve, p. 118. Cette visite avait eu lieu le 5 avril 1834 ; le 6 avril, Lamen-
nais écrit à Benoît d'Azy : « Je rencontrai hier Chateaubriand chez Mme Réca-
mier » (A. Laveille, Un Lamennais inconnu, 313).
5 Ils avaient collaboré au Conservateur et au Défenseur de 18 18 à 1820.
6 D'Haussonville, C. A. Sainte-Beuve, p. 1 17-120.
7 Après avoir indiqué que Bonald, de Maistre, Lamennais avaient d'abord agi
par contradiction, surtout sur Ballanche, Sainte-Beuve ajoute : <•- Ce dernier
(Lamennais) ainsi que l'abbé Gerbet est devenu son ami, et la contradiction pre-
mière a cessé bientôt dans une conciliation que le Christianisme qui leur est com-
mun rend solide et naturelle » (Port. Cont., II, 45, art. Ballanche, 15 sept. 1834).
Et dans une lettre du 26 mai 1834 (les Paroles d'un Croyant avaient paru le 3 mai
1834 ; l'article de Sainte-Beuve dans la Revue des Deux-Mondes est du 15 mai),
Lamennais charge Sainte Beuve de remercier « notre excellent Ballanche »...
« des lignes que son affection pour moi lui a dictées dans la France catholique »
{Rev. Cont., 25 août 1855, p. 508). Dans la même lettre il prie Sainte-Beuve de
remercier Chateaubriand de « son beau et noble procédé à son égard ». Ces
textes ne me permettent pas d'être de l'avis de M. Ch. Iltiit qui pense (c'est, du
reste, une simple conjecture de sa part, et toute la page 253 montre qu'il con-
naissait la persistance des rapports affectueux entre Ballache et Lamennais), qui
suppose, dis-je, que Ballanche et l'Abbaye-aux-Bois durent être « surpris et scan-
dalisés par la publication des Paroles d'un Croyant ». (La vie et les œuvres de Bal-
lanche, p. 255, n. 1). Tant s'en faut : ils leur firent le meilleur accueil.
— 72 -
récentes relations de Sainte-Beuve avec Lamennais furent
sans doute un des titres à ses entrées, qu'il estimait à si haut
prix, dans ce salon d'une nuance si rare et d'un si difficile
accès.
Ainsi, au cours de cette seconde navigation entreprise
d'abord un peu au hasard en août 1 832, et qui, dans la pensée
de Sainte-Beuve, devait l'éloigner à la fois du Mennaisianisme
et du Catholicisme, voilà qu'il les aborde tous deux, et qu'ils
vont encore une fois éclairer sa route. L'attraction est trop
forte pour qu'il y résiste. Dès janvier i83zj., lui qui tout ré-
cemment fuyait Montalembert, s'en informe avec intérêt \
Quand Lamennais quitte Paris le 9 avril 1834 2, c'est Sainte-
Beuve qu'il charge de procurer l'édition des Paroles d'un
Croyant : plus tard même le critique, très fier de cette con-
fiance, inventera à ce sujet une légende qu'il est bien temps
de démentir 3. A peine l'ouvrage a-t-ii paru que, le ier mai,
1 Lettres inédites de Lamennais à Montalembert, 242.
2 Laveille, Un Lamennais inconnu, 313 ; il écrit à Benoît d'Azy : c'est mer-
credi 9 (avril) que je pars.
3 Sainte-Beuve rapporte cette anecdote — qu'il invente — dans les Nouveaux
Lundis, I, 41 : « Au moment de l'impression, un passage du chapitre XXXIII,
où est décrite une vision, me parut passer toute mesure en ce qui était du Pape
en particulier et du catholicisme. Il n'entrait pas dans mon esprit que M. de
Lamennais, prêtre, et, à cette date, n'ayant nullement rompu encore avec Rome,
pût se permettre une telle hardiesse, fusai de la faculté qui m'avait été laissée; je
pris sur moi de rayer deux lignes et de mettre des points. Ces points ont subsisté depuis
dans toutes les éditions, je crois, et l'auteur ne m'a jamais parlé de cette suppres-
sion ».
Cette version a toujours été reproduite de confiance dans la suite, même par
les érudits les mieux informés ; je lis dans le Sainte-Beuve si personnellement
documenté et si pénétrant de M. D'Haussonville : « L'ouvrage a toujours été
imprimé ainsi depuis, sans que Lamennais parût comprendre la leçon, peut-être
même sans qu'il s'en soit jamais aperçu » (p. 115). Et M. Michaut (Sainte-Beuve
avant les Lundis, p. 297- 98). « Est-ce son goût seul qui l'inspira ? est-ce un sen-
timent plus profond ? il osa de lui-même y supprimer la page la plus violente...
C'était déjà un avertissement discret, et que Lamennais ne parut pas remarquer ».
Telle est la légende créée par Sainte-Beuve.
D'abord Lamennais effectua lui-même la suppression, et c'est avec son consen-
— 73 —
dans la Revue des Deux-Mondes, il en fait un brillant éloge *.
Lamennais est maintenant, par la grâce de Chateaubriand,
« l'ardent et vertueux prêtre qui lance un nouveau manifeste
de ralliement et de foi ». Sainte-Beuve s'applique à justifier
au point de vue religieux la publication des Paroles : il les
montre composées à La Chênaie, et pour lui seul, par La-
mennais abreuvé de tous les dégoûts, renonçant par con-
venance et soumission à Y Avenir, et voyant s'éloigner de lui
des disciples si regrettables ; puis, publiées à Paris, sous
l'impression cruelle de la situation politique, au spectacle
des envahissements d'un pouvoir sans morale, en face d'une
jeunesse mal dirigée et qui perdrait le fruit de la victoire
« si un souffle religieux et un esprit fraternel n'y pénétraient
d'avance à quelque degré ». Il insiste sur le caractère à son
sens purement politique de l'ouvrage, et montre combien il
serait regrettable qu'il ne fût pas accepté ou toléré « comme
tement formel qu'elle demeura dans les éditions suivantes. Les Paroles d'un
Croyant ont paru le 3 mai 1834 ; Lamennais a quitté Paris le 9 avril (Cf. p. h.
note 2) ; Sainte-Beuve a donc été chargé de surveiller l'impression, et le manus-
crit lui a été confié du 9 avril au 3 mai. Or, dans une lettre datée de Paris,
le 2g mars 1834, c'est-à-dire dix jours avant son départ, Lamennais écrit à Benoît
d'Azy, en lui annonçant la prochaine apparition de son ouvrage : « J'ai retranche
seulement ce gui regardait directement 1e pape, parce qu'on m'aurait supposé en cela
des sentiments bas qui ne sont assurément pas les miens ». (A. Laveille, Un
Lamennais inconnu, p. 309). Et, comme la comparaison du manuscrit et du texte
imprimé de la première édition — comparaison que je viens d'effectuer moi-
même — ne permet pas de douter qu'il s'agisse du même passage, la conclusion
naturelle est que Sainte-Beuve n'a pas pris sur lui de retrancher ces lignes ; tout
au plus est-il permis de supposer — si l'on tient à lui faire plaisir — qu'il aurait
signalé à Lamennais l'utilité de cette suppression ; mais le mérite en revient tout
entier à Lamennais. Ensuite, il n'est pas vrai que les points aient subsisté depuis
dans toutes les éditions ; mais le passage a été rétabli pour la première fois dans
iition in-32 de 1837 (Paris, Delloye et Lecou. Imprimerie de Béthune et Pion,
36, rue de Vaugirard. sans indication d'édition. Enfin, contrairement à ce que
dit Sainte-Beuve (.Y. Lundis, I, 40), la première édition que j'ai sous les yeux,
parut sans nom d'auteur. L'information — même personnelle — de Sainte-Beuve
n'est pas toujours exacte.
1 Port. Cont., I, 231 et seq.
— 74 —
une de ces paroles libres de prêtre qui ont toujours eu le
droit de s'élever en sens contradictoire dans les crises so-
ciales et politiques ».
Au ton de la correspondance qu'ils échangent alors, on sent
combien le séjour de Lamennais à Paris, de novembre i833
au mois d'avril 1834, a rapproché Sainte-Beuve de cet autre
monde où l'auteur des Paroles se plaignait, en juillet i833, de
l'attendre en vain1. Le 4 mai 1834, Lamennais le remerciant
de son article, l'assure qu'il ne cesse de penser à lui dans sa
retraite qui nourrit « tous les doux souvenirs ». Sainte-
Beuve, dont le jugement reflétait les délicatesses de l'Abbaye
aux Bois, lui avait reproché des expressions communes, un
langage trop simple, de l'exagération dans le chapitre des
sept hommes couronnés où le blâme, qui ne portait que sur
les chefs et nullement sur les peuples, ne lui paraissait pas
équitablement réparti. En se justifiant sur certains points,
Lamennais adhère à toutes ces critiques 2. Bientôt reparaît
le fameux projet de retraite formé en mai 1 83 1 à Juilly, et si
souvent abandonné depuis ; Sainte-Beuve fait espérer au so-
litaire de La Chênaie qu'il pourra passer quelques jours en
Bretagne. Le 26 mai, Lamennais lui en exprime sa satisfac-
tion et l'assure qu'il aura près de lui loisir et liberté pour
travailler, « avec cette sorte de satisfaction et d'expansion
intime qui naîtra pour vous, ajoute-t-il, de la certitude de
rendre heureux quelqu'un qui vous est bien profondément
et bien tendrement attaché ». La lettre de Sainte-Beuve, si
Ton en juge par le contenu de cette réponse, devait être très-
enthousiaste, et marquer une complète adhésion : « J'espère^
d'après ce que vous ni écrive^ lui dit Lamennais, que mon
livre ne sera pas sans fruit, et qu'il contribuera à former au
fond des âmes droites et jeunes, l'alliance, qui sauvera l'ave-
nir, des sentiments de justice, d'humanité, de charité, avec.
1 Rcv. Cont., 25 août 1885, p. 5°4-5-
2 Ibidem, p. 505-7.
— 75 —
l'amour de la liberté, non moins nécessaire pour l'améliora-
tion de notre état social et le progrès futur de la race hu-
maine ». En même temps, la satisfaction qu'il marque « du
bon et noble procédé de Chateaubriand », que son corres-
pondant lui mande, ses remerciements à « notre excellent
Ballanche » pour son article de la France catholique \ en
nous faisant toucher du doigt le très favorable accueil ré-
servé par l'Abbaye aux Bois aux Paroles d'un Croyant, nous
expliquent l'attitude de Sainte-Beuve à l'égard de leur au-
teur.
Conséquence toute naturelle, il renoue avec Lamartine
dont il célèbre la Politique rationnelle et qu'il loue, aux dé-
pens de Victor Hugo, il est vrai, d'être le moderne représen-
tant de Virgile, Térence, Racine, Fénelon, a grands hommes,
et si charmants, pris au sein même et dans les proportions
de l'humanité » 2. Il est probable qu'il dut un instant faire
partie de la Revue politique dont Lamartine esquisse le projet
dans une lettre au comte de Virieu du 17 février 1834 :
n'était-il pas de ces « atomes flottants », de ces hommes
« jeunes et de toutes couleurs » qui se seraient volontiers
réunis « sur le terrain des idées avancées », à la suite du
poète et des collaborateurs dont il parle : Ballanche, La-
mennais, Pages? 3. Il ne craint donc pas de rapprocher le
nom de Lamartine de celui de Chateaubriand, comme un
peu plus loin, et dans le même article, il rapproche les noms
de Chateaubriand et de Lamennais 4, comme ailleurs il unit
dans une même pensée Lamennais et Lamartine, « un grand
et affectueux poète, son ami ». Entre la dernière évolution
de René, la seconde pensée politique de Lamartine, et la
troisième phase du Mennaisianisme, la connexion est trop
évidente et la sympathie trop étroite pour que Sainte-Beuve
1 Rei\ Cont., 25 août 1885, p. 'jOS. Cf. p. h. p. 71, n. 7.
* Port. Cont., II, 283, i«r février 1834.
3 Lamartine, Correspondance, V, 27.
4 Port. Cont., I, 247, 15 mai 1834, et Port, Cont , I, 27, 15 avril 1834.
- 76 -
ne les respecte pas : « Socialement, la signification de sem-
blables œuvres est grande, écrit-il à la fin de son article sur
les Paroles d'un Croyant. Nous donnions, il y a quinze
jours, un mémorable fragment de M. de Chateaubriand sur
Y Avenir du monde, où tous les mêmes importants problèmes
sont soulevés, et où la solution s'entrevoit assez clairement
dans un sens très analogue ■; M. de Lamartine a publié, il y
a deux ans à peu près, une brochure sur la Politique ration-
nelle, dans laquelle des perspectives approchantes sont assi-
gnées à l'âge futur de l'humanité, et bien qu'il semble y
apporter, pour le détail, une moins impatiente ardeur, ce
n'est que dans le plus ou moins de hâte, et non dans le but,
que ce noble esprit diffère d'avec M. de Lamennais. Béranger
est dès longtemps l'homme de cette cause et des populaires
promesses. Ainsi, symptôme remarquable, tous les vrais
cœurs de poètes, tous les esprits rapides et de haut vol, de
quelque côté de l'horizon qu'ils arrivent, se rencontrent dans
une prophétique pensée, et signalent aux yeux l'approche
inévitable des rivages. Ne sont-ce pas là aussi des au-
gures ? 2 »
On s'expliquera désormais sous quelles influences la der-
nière page symbolique de Volupté nous 'conduit jusqu'aux
rives de la démocratie : elle nous laisse à l'entrée du port.
Sainte-Beuve compare les côtes spacieuses de l'Amérique
aux solitudes de Rome, les vastes horizons de l'avenir social,
la liberté, à la tradition. Rome seule peut être rapprochée
de l'Amérique « pour la grandeur ». Mais l'une est illimitée
jeune, s'élançant en milliers d'essaims ; l'autre, enfermée dans
un cadre austère est fixe, et paraît s'oublier en une pensée.
« Dans les destinées qui vont suivre et par les rôles que vous
représentez, seriez-vous donc ennemies, ô Reines? N'y aura-
1 Ce fragment se trouve dans les Mémoires d'Outre Tombe, éd. Biré, t. VI,,
p. 55 et seq.
2 Port. Cont.j I. 247, 15 mai l834-
— 77 —
t-il pas un jour où devront s'unir en quelque manière in-
connue son immutabilité' et ta vie, la certitude élevée de son
calme et tes agitations inventives, l'oracle éternel et la liberté
incessante, les deux grandeurs n'en faisant qu'une ici-bas,
et nous rendant l'ombre animée de la Cité de Dieu ? ' »
A ces pressantes questions, les événements ont déjà ré-
pondu.
1 Volupté, 385-6. Cf. Victor Hugo, Littérature et Philosophie muées, p 267-269
(éd. Houssiaux, 8°, Paris, 1864). Dans les dernières pages du Fragment d'histoire
daté par lui de 1827, Victor Hugo se demande si cette civilisation qui a déserté
tour à tour l'Asie pour l'Afrique, l'Afrique pour l'Europe, ne va pas « se pencher
vers l'Amérique... Pour cette terre nouvelle, ne tient- elle pas tout prêt un prin-
cipe nouveau ; nouveau, quoiqu'il jaillisse aussi, lui, de cet Evangile qui a deux
mille ans, si toutefois l'Evangile a un âge ? Nous voulons parler ici du principe
d'émancipation, de progrès et de liberté, qui semble devoir être désormais la loi
de l'humanité. C'est en Amérique que, jusqu'ici, Von en a fait les plus larges applica-
tions... Aussi, si ce principe est appelé, comme nous le croyons avec joie, à refaire
la société des hommes, l'Amérique en sera le centre. De ce foyer s'épandra sur le
monde la lumière nouvelle qui, loin de dessécher les anciens continents, leur re-
donnera peut-être chaleur, vie et jeunesse Le principe d'autorité Jera place au
ncipe de liberté, qui, pour être plus huniain, n'est pas moins divin. >» Je rap-
pelle que la Préface de Littérature et Philosophie mêlées est d^tée de mars 1834, et
que Volupté a paru en juillet de la même année.
VIII
L'Encyclique a Singulari nos ». Seconde et définitive
rupture intérieure avec Lamennais et le Christia-
nisme.
(Juillet i<S34).
L'Encyclique Singulari nos ', portant condamnation des
Paroles d'un Croyant, a précédé d une quinzaine l'apparition
de Volupté*. Sainte-Beuve ne croit donc plus que « le spec-
tacle d'une trop magnifique union » soit réservé « à l'infir-
mité du monde ». Ce n'est plus à ses yeux qu'un beau rêve.
Sans doute il est toujours républicain d'espoir et de désir;
il se demande s'il est vrai que l'Amérique contienne, « ainsi
qu'on en vient de toutes parts à le murmurer, la forme ma-
térielle dernière que doivent revêtir les sociétés humaines à
leur terme de perfection ? 3 », et l'on sent qu'il le croit encore.
Mais déjà il a définitivement renoncé à l'héritage céleste; sa
tâche est désormais sur la terre, dans la critique conçue
comme un sacerdoce humain : « Il y aura sous cette forme
de société, ou sous toute autre, les mêmes passions qu'au-
trefois, les mêmes formes principales de douleurs, toutes
sortes de larmes, des penchants non moins rapides et des
écueils trompeurs de jeunesse, les mêmes antiques moralités
applicables toujours, et presque toujours inutiles pour les
1 1er juillet 1834.
* 19 juillet 1834.
3 Volupté, 386.
— 79 —
générations qui recommencent. Voilà ma part féconde ; je
suis voué à ce champ éternellement labourable dans la nature
des fils d'Adam l ». L'Encyclique Singulari nos, comme
l'Encyclique Mirari vos, mais d'une façon définitive cette
fois, le décide à rompre avec son passé catholique, et, ce qui
est plus grave, avec ses amitiés chrétiennes; il leur jette un
dernier adieu : « adieu au vieux monde et à ce qu'il contient
d'amitiés vers moi tournées et de chers tombeaux - ». La
rupture déjà méditée le 3o août 1 8 3 2 , retardée ensuite sous
l'influence de l'Abbaye aux Bois, est donc désormais con-
sommée dans son esprit.
Lui coûte-t-elle beaucoup? Il est permis d'en douter. C'est
en août 1 882 qu'il s'est réellement détaché du christianisme,
et si depuis lors il lui a convenu, après un écart, de s'en rap-
procher quelque peu, c'a été un rôle habilement tenu, mais
un rôle. Volupté nous fournit à cet égard de graves indices :
la description de la vie au séminaire 3, œuvre, on le sait, de
Lacordaire 4, et rédigée par lui dans l'été de 1834 % mais à
laquelle Sainte-Beuve a fait quelques additions facilement
reconnaissables, contient des remarques bien caractéris-
tiques : l'auteur y note qu'au séminaire la vie de l'esprit est
moins soignée que celle de rame; qu'au fond on y aurait
trouvé peut-être « moins de bonheur qu'il ne semblait ; on
aurait découvert des âmes tristes, saignantes ou troublées...
des âmes tachées aussi... ' » Les pages symboliques par les-
1 Volupté, 386.
2 Ibidem.
3 Ibidem, 335 et seq.
4 Ibidem., appendice, 405 et seq.
6 Le 22 avril 1834, Béranger écrit : « Sainte-Beuve m'a écrit pour s'excuser de
ne pas me venir voir; // achève son roman » (N. Peyrat, Béranger et Lamennais,
73). C'est donc en juin ou au commencement de juillet 1834 que Sainte-Beuve
(il nous dit lui-même [Volupté, appendice, 405] que c'était en été), alla au sémi-
naire d'Issy se documenter avec Lacordaire, et reçut de lui la lettre qu'il a insérée
dans Volupté,
6 Volupté, 344-5.
— 8o —
quelles se termine l'ouvrage sont, elles aussi, à double face ;
Sainte-Beuve y insinue que Lamennais ferait bien, selon les
conseils de Monseigneur Brute l, d'exécuter un projet qu'il
caressait en janvier 1 834 2, et de quitter l'Europe pour les
Etats-Unis, où il recommencerait une nouvelle existence,
active celle-là : Sainte-Beuve persiste donc à opposer les
œuvres charitables chez le prêtre aux œuvres de la doctrine,
élevant les premières aux dépens des secondes. « L'ecclésias-
tique respectable » qu'il rencontre « au petit couvent», qui
s'entretient de l'abbé Carron avec Mme de Cursy, et qui
occupe certainement la place de Lamennais dans cette partie
du récit 3, est représenté comme peu « supérieur en lu-
mières », et comme étant surtout « un homme de pratique
et d'onction ». Ce n'est pas sans raison non plus que Sainte-
Beuve s'étend longuement sur les bonnes œuvres et la charité
de l'abbé Carron *. Ailleurs, s'il pense à Lamennais — et
comment en douter? — quand il parle « des hommes que
Dieu a marqués au front, au sourire, aux paupières, d'un
signe et comme d'une huile agréable ; qu'il a investis du don
d'être aimés » s, c'est sans doute pour rappeler en sa place le
charme de la première rencontre, qu'il a subi, mais c'est aussi
pour demander au prêtre s'il a bien usé de ces dons 6.
Ses remarques sur les faiblesses des hommes de génie sont
1 Lettres inédites de J. M. et F. de Lamennais] à Mgr Brute publiées par
MM. Courcy et la Goumerie, Nantes, Forest et Grimaud, et Paris, Bray, 1862,
p. 172-73.
2 Maurice de Guérin, Lettres et fragments, 256-57.
3 Volupté, 293-294. « Il était rentré en France vers 1801, et avait fort connu
en Angleterre l'abbé Carron ». On sait que c'est le cas de Lamennais, rentré en
France en 181 5, après avoir fait connaissance de l'abbé Carron à Londres, pen-
dant son exil.
* Volupté, 294 et seq., 303 et seq.
5 Ibidem, 297.
6 Ibidem, 298 : « Oh, malheur au serviteur chargé de ces dons, malheur... s'il
en use au hasard et à son vague plaisir, s'il ne fait pas fructifier au service de
tous ce talent d'amour, s'il rentre tard au palais du Maître, sans ramener derrière
lui une longue file priante et consolée ! »
— Si —
encore, partiellement du moins, à la même adresse. Je sais
qu'elles visent d'abord Victor Hugo, avec lequel, décidément,
Sainte-Beuve fait tous ses efforts pour arriver à une rupture.
Son irritation contre lui se manifeste dans cet article sur les
Mémoires de Mirabeau l, où le poète n'avait pas tort de
trouver « peu de bienveillance » 2 ; elle s'affirme encore dans
les pages consacrées à Mme de bouza z, car il y cite un fragment
de lettre de Guttinguer peu indulgent pour « nos sublimes » \
Ces sentiments aboutissent le ier avril i834, après bien des
secousses,à la brouille définitive entre Victor Hugo et Sainte-
Beuve 5. Elle n'eut pas lieu sans déchirement de part et
d'autre : « Je l'aimais, en effet, écrit Sainte-Beuve, comme je
l'éprouvai alors et de plus en plus dans la suite ; je l'aimais
d'une amitié d'autant plus profonde et nouée, que nos na-
tures... étaient moins semblables. Absent, cet homme éner-
gique eut toujours une large part de moi-même ; je lui laissai,
dans le fond du cœur, un lambeau saignant du mien, comme
Milon laissa de ses membres dans un chêne. Et j'emportai
aussi des éclats de son cœur dans ma chair » 6. Si la cassure
1 Ier février 1834, Port. Cont., II. 283. Cf. Lettres de Lamennais à Moutaletn-
bert, publiées par Forgues, p. 242 (8°, Paris, Perrin, 1898) : « Je n'ai point vu
Victor Hugo, écrit Lamennais, le 23 janvier 1834. Il vient de faire paraître des
études sur Mirabeau. On dit que, sous le nom de ce grand orateur et de ses ad-
versaires, il se peint, lui et les siens. Xous sommes dans le siècle de la vanité et
du petit amour-propre, s'il y a un siècle pour cela n J'ai bien peur que Sainte-Beuve,
dont Lamennais rappelle la visite une ligne avant, ne soit l'auteur de ces on-dit.
Victor Hugo, Corr. (1815-35), 305-6, 4 février 1834.
3 15 mars 1834, Port, de Femmes. 42.
Tout ce que vous me dites de nos sublimes m'intéresse au dernier point.
Vraiment ils le sont ! Ce qui manque, c'est du calme et de la fraîcheur, c'est
quelque belle eau pur 2 qui guérisse nos palais écfa
6 Y. Hugo, Corr., 307.
6 Volupté, 264, Victor Hugo, dans une lettre à sainte-Beuve, du 22 août 1
emploie des expressions analogues : « Tout était encore tellement adhérent à vous
de mon côté que votre lettre, en m'annonçant que je n'ai plus en vous un ami,
me laisse tout à vif et tout déchiré. La plaie saignera longtemps » (V. Hugo,
Corr., 301 .
— 82 —
irréparable eut lieu, c'est que beaucoup de haine accom-
pagnait tant d'amitié. Les pages de Volupté dans lesquelles
Sainte-Beuve se plaît à signaler « la corruption, la contra-
diction de la nature spirituelle déchue » *, sensible chez
les grands hommes, sont là pour en porter témoignage 2.
Il est pourtant impossible de ne pas remarquer que cer-
taines de ces critiques touchent directement Lamennais. Les
désillusions qu'il vient d'éprouver à son endroit lui dictent
ses regrets lorsqu'il constate des déviations et des défectuo-
sités incroyables dans les hommes de génie : « On ne s'ac-
coutume à cela que plus tard, dit-il ; d'abord on veut et l'on
se crée des hommes tout entiers ». Il songe encore à La-
1 Volupté, 261.
2 Sainte-Beuve, d'ailleurs, n'était-il pas un écho ? La jalousie et une disposi-
tion bien naturelle à considérer comme un juste châtiment du Ciel la trahison
de son mari avait réveillé alors chez Mme Victor Hugo, avec des remords, un
amour apparemment éteint, au grand détriment du critique qui en avait recueilli
les cendres. Toute la conduite ultérieure de Mme Victor Hugo concorde avec cette
hypothèse : ses regrets augmentant, elle se crut obligée à expier ses enfantillages (Cf.
Michaut. Le Livre d'Amour, p. 146 et seq.). J'explique ainsi l'irritation croissante
de Sainte-Beuve contre Victor Hugo dont la trahison conjugale vient malencon-
treusement bouleverser ses plans. Le rapprochement entre le critique et Lamen-
nais n'avait donc pas été déterminé seulement par l'influence de l'Abbaye-aux-
Bois, mais parce que Sainte-Beuve cherche alors à sauver son amour, en s'effor-
çant de le transporter dans des régions mystiques et chrétiennes. L'orientation du
second volume de Volupté (écrit en 1834), s'expliquerait par là ; n'est-ce pas le
sens de ce passage qu'a dû précéder de bien peu le fameux sonnet : « Si quelque
blâme hélas. . » (Livre d'Amour, pièce XXIV) ? « Toutes les voies sont bonnes
et justifiables, je l'espère, qui ramènent de plus en plus aux vallées du doux Pas-
teur. Ainsi, mon ami, effort et courage ! Si vous aimez vraiment, si l'on vous
aime, que vous ayez ou non failli de cette ruine mutuelle trop chère aux amants,
relevez-vous par le fait même de l'amour ; réparez, réparez ! transportez à temps
l'affection humaine encore vive dans les années éternelles... Deux êtres qui ont
vécu l'un pour l'autre avec privation, désintéressement, ou expiation et repentir,
peuvent s'entreregarder sans effroi, malgré les rides inflexibles, et se sourire, jus-
que sous les glaces de la mort, dans un adieu attendri » (Volupté, 284). Le dénoue-
ment de Volupté, la mort de Mme de Couaën assistée d'Amaury (p. 354 et seq.),
est évidemment dictée par la même inspiration, et suppose les mêmes intentions.
-83 -
mennais et à ses visions prophétiques quand il montre avec
quelle facilité ces grands esprits s'abstraient du temps, quel-
quefois se figurant une idée qui retarde de plusieurs siècles,
« encore présente et vivante » ; ou bien s'imaginant « une idée
qui avance incontinent réalisable ». N'est-ce pas l'auteur des
Paroles qui, découvrant une montagne à l'horizon où ses com-
pagnons de route ne voyaient qu'un nuage, s'écrie à chaque
étape de la route : « Nous arrivons, nous sommes arrivés » ■ ?
Telles pages de Volupté ne sont maintenant qu'une longue
homélie à l'adresse de Lamennais qui, du reste, n'en mécon-
naîtra pas l'intention. Ce sont les passages dans lesquels
Amaury, devenu prêtre, expose les raisons pour lesquelles il
n'a jamais essayé de se faire « une place évidente, par des
écrits, par la prédication ou autrement, dans les graves
questions morales et religieuses qui ont partagé et partagent
notre pays ». Ces motifs sont clairement ceux pour lesquels,
aux yeux de Sainte-Beuve, Lamennais n'aurait pas dû se jeter
dans la mêlée, ou pour lesquels il doit y renoncer. C'est lui
qui n'a jamais abordé le « monde actif de ces dernières années
à son milieu, l'ayant observé plutôt du dehors, de loin » ■ ; lui,
qui devrait sentir maintenant <r que le monde vrai est bien
autrement vaste et rebelle à mener qu'on ne se le figure d'ordi-
naire en vivant au centre d'un tourbillon » ; lui qui, en consé-
quence, aurait dû ne plus croire « à l'influence prétendue gou-
vernante de telle ou telle voix dans la mêlée >. Il devrait aussi
douter « que cette influence publique, bruyante, hasardée, où
se glissent tant d'ingrédients suspects, tant de vains mobiles,
fût la plus salutaire », car « les plus belles âmes sont celles...
qui, tout en agissant, approchent le plus d'êtres invisibles ».
Qui donc encore a subi « dans certaines régions secondaires
de ses perspectives, des variations que l'âge seul, à défaut des
vicissitudes et des bouleversements d'alentour, suffiraient à
apporter?» Et celui-là n'aurait-il pas dû s'habituer « à se
1 Volupté, 261, 2^2.
8 Ibidem, 380.
-84—
défier de son opinion du jour même, puisque celle d'hier
s'était sensiblement modifiée, et à être peu pressé de jeter
aux autres, dans l'application passagère, ce dont peut-être
demain il devrait se détacher ou se repentir »? Surtout il
devrait apprendre — de Sainte-Beuve sans doute — l'art de
se détacher graduellement au lieu de rompre avec violence :
« Les variations qui se font ainsi graduelles et lentes et silen-
cieuses en nous, ont une douceur triste et tout le charme
d'un adieu, tandis que, si elles ont lieu avec éclat, devant des
témoins qui nous les reprochent, elles deviennent blessantes
et dures ». Cette sorte d'impétuosité est le propre de la jeu-
nesse ; elle est inconvenante dans l'âge mûr : « Dans la pé-
riode de jeunesse et d'ascension impétueuse, on est rude et
vite méprisant envers tout ce qu'on réprouve après l'avoir
cru et aimé. La pierre où la veille on a posé sa tête sert
presque aussitôt de degré inférieur pour monter plus haut, et
on la foule, on la piétine d'un talon insultant. Que plus tard
du moins, dans l'âge mûr, à l'âge où déjà on redescend la
colline, cette pierre où l'on vient de s'asseoir, et qu'on laisse
derrière, ne soit plus insultée par nous; et que, si on se re-
tourne vers elle, si on la touche encore au détour avant de
s'en détacher, ce soit de la main pour la saluer amicalement,
des lèvres pour la baiser une dernière fois» l. Sainte-Beuve
a inauguré l'art de ces ruptures apprêtées, soignées, longue-
ment mûries, composées et bénisseuses, à l'hypocrisie des-
quelles tout homme de cœur préférerait un soufflet.
La leçon, d'ailleurs, ne s'arrête pas là ; Sainte-Beuve fait
entendre à Lamennais qu'il en vient, « par une dérivation
insensible, à perdre, le sentiment vif et présent de la foi à
travers l'écho des paroles, et à se relâcher ainsi de l'attention
intime, scrupuleuse sur soi-même ». En deux mots il lui
conseille « de se taire et de pratiquer » ï. Il lui rappelle que
1 Volupté, 382.
2 Ibidem, 383. Le commentaire de cette formule : « se taire et pratiquer », est
ourni par les lignes de l'article sur les Affaires de Rome, dans lesquelles Sainte-
-85 -
ses premiers triomphes datent d'une époque où l'on sacrifiait
beaucoup à la phrase, « qu'après l'Empire et l'excès de la
force militaire qui y avait prévalu, on était subitement passé
à l'excès de la parole, à la prodigalité et à l'enflure des dé-
clamations, des images, des promesses, et à une confiance
également aveugle en ces armes nouvelles » l ; critique cruelle
de la première manière de Lamennais, et, dans une certaine
mesure aussi, de la plus récente. Tant de perspicacité, un tel
souci de noter les faiblesses du grand homme montrent
qu'en dépit des apparences, les liens qui les unissent encore
sont renoués bien lâchement.
Il existe une preuve, à mes yeux décisive, que Sainte-Beuve
a rompu à part lui avec tout ce qu'il fait semblant d'estimer.
Au moment même où il paraît subir l'influence politique et
sociale de Lamartine, de Lamennais et de Béranger ; au mo-
ment où il réunit leurs trois noms à la fin de son article sur
les Paroles d'un Croyant dans une approbation sans réserve,
il trace aussi dans Volupté leurs trois portraits ; mais l'éloge y
est tempéré par de vives critiques, dont il n'est pas difficile
de reconnaître l'adresse. Dans cet Elie2, « noble nature, na-
ture tendre sans mollesse, ouverte et facile d'intelligence,
élevée sans effort, égale pour le moins à toutes les situations,
aumônière et prodigue avec grâce », dont « l'abord enchante
comme s'il était de la race des rois », comment ne pas retrou-
ver Lamartine que Sainte-Beuve loue ailleurs, presque dans
les mêmes termes, d'avoir « naturellement le goût noble » 3,
Beuve décbre que, du moment où Lamennais ouvrit la campagne de V Avenir, il
lui fallait « tomber à la démocratie pure et à un christianisme librement
interprété, ou bientôt être réduit à se taire en vertu de défense supérieure. Ce
dernier résultat ne me paraissait pas, je l'avoue, ajoute Sainte-Beuve, aussi dé-
plorable et aussi nécessairement infertile que l'a jugé l'illustre auteur ». [Port.
Cont., 1, 251-2551. Nous le savons du reste ; il le lui a assez répél
'• Volupi . 5S5.
* Ibidem, 309.
3 Causeries du Lundi, VII, 532. Je diffère sur ce point d'opinion avec M. Joa-
chim Merlant dont l'intéressant ouvrage sur le Roman personnel de Rousseau à Fro-
— 86 —
de ses a goûts innés de noble aisance et de grandeur » ' ; d'être
une « nature supérieure et d'elle-même généreuse » * ? Mais
les critiques que Sainte-Beuve n'a pas encore formulées ou-
vertement et qui, à partir de l'article sur les Recueillements,
se multiplieront sous sa plume, nous les trouvons déjà
énoncées quelques lignes plus loin : « Près de lui vous sentez
du froid, une glissante surface qui s'interpose entre son âme
et vous, des jugements légers, indifférents, contradictoires,,
sur des matières où il s'agit de droit inviolable et d'équité
flagrante pour le grand nombre » 3. Ces reproches paraîtront
plus tard en pleine lumière : Sainte-Beuve accusera Lamar-
tine « de graves oublis d 4. Il signalera ses jugements indif-
férents et contradictoires en politique : il rappellera qu'en 1829
et durant les premiers jours de mai i83o, alors qu'il sollicitait
une ambassade du prince de Polignac, « il avait le dégoût de
la presse et des discussions politiques »; mais qu'après
Juillet i83o il alla à une réunion de légitimistes et bientôt fit
sa brochure de la Politique rationnelle ; qu'il fut ensuite à la
Chambre à peu près seul du parti social, devint conservateur
en défendant le ministère Mole, passa brusquement à gauche,
et prit enfin hautement position, poussant à l'avenir de toutes
ses forces 3. « C'est qu'il a son habileté propre, son plan de
prudence insinuante, continue Sainte-Beuve dans Volupté;...
il se ménage dans des buts lointains et secondaires » 6. Re-
mentin (in- 18, Paris, Hachette, 1905) a paru pendant la première publication du
présent écrit. Quoique nos deux pensées ne soient pas restées étrangères l'une à
l'autre, il a cru voir dans Elie, Lacordaire. Mais il accepterait maintenant, je le
sais, l'opinion que je défends ici. Je suis heureux de profiter de cette occasion
pour signaler au lecteur son ouvrage, où il trouvera sur un sujet par lui-même sé-
duisant, une science discrète et les préludes d'un beau talent.
1 Port. Cont., I, 289.
2 Causeries eu Luudi, IV, 399.
3 Volupté, 309.
4 Causeries du Lundi, I, 31.
9 Port. Coût , I, 377. •
6 Volupté, 309.
- 87 -
proche identique à celui qu'il lui adressera un jour quand,
après avoir attribué à l'échec de sa candidature à la présidence
de la Chambre son brusque passage à gauche, il écrira : « Son
grand talent cherchait une situation à sa hauteur et où il pût
se déployer. C'a été là son mobile secret et instinctif, indé-
pendamment des convictions1 ». Il n'est pas jusqu'à son opti-
misme dont il ne lui fasse un crime, et qu'il n'attribue à son
passage au collège du Belley : « Il ne s'indigne jamais... ;
peut-être n'est-ce chez lui qu'une habitude ancienne, due à
son long séjour chez les aimables pères de Turin » 2. Ces lignes
nous font entrevoir une pointe cachée sous l'éloge qu'il lui
adressait dans son article de i832 sur les Harmonies : après
avoir célébré ce qu'il y a de primitivement affable dans son
âme, il ajoutait : « On doit peut-être à cette éducation pater-
nelle du Belley de n'y avoir rien déposé de timide et de fa-
rouche, comme il est arrivé trop souvent chez d'autres natures
sensibles de notre âge 3 ». Enfin, comme il crayonnera plus
tard ironiquement « le profil roide et noble de Lamartine » r,
il note aujourd'hui, dans le portrait « d'Elie », à côté de sa
« dignité véritable de caractère », sa « roideur vaniteuse et
infatuée » 3. Ainsi, toutes les critiques dont il sera un jour
ouvertement si prodigue, Sainte-Beuve se plaît à les glisser
ici en cachette, à l'adresse du poète auquel, publiquement,
il ne ménage pas encore les marques de sympathie.
Lamartine, bien entendu, voyait et lisait de trop haut
pour s'être reconnu dans cette peinture. Béranger, dont la
susceptibilité en éveil était sans cesse à l'affût de tels inci-
dents, se retrouva dans ce « Maurice » qui, croyant « à une
idée supérieure à lui », s'y dévouant « comme à une chose
autre que lui », vous convie à vous y dévouer, « oublie que
* Port. Cont., I, 577.
2 Volupté, 309.
* Port. Cont., I, 289.
4 Port. Cont., I, 383.
* Volupté, 310.
— 88 —
c'est lui qui a engendré cette ide'e et qui chaque matin la dé-
fait, la refait et la répare », et vit « en cette plénitude confuse
et tourbillonnante qui vous repousse ». Un mot surtout le
choqua dans le paragraphe qui suit les portraits : Sainte-Beuve
y notait, en un dernier coup de crayon, « ce propos désho-
norant et qui fait fuir toute divine pensée * ». On comprtnd
après cela que, très chatouilleux sur les questions person-
nelles, comme en témoigne sa correspondance avec Sainte-
Beuve au sujet des articles que celui-ci lui consacra 2, Béran-
ger ait pensé, depuis Volupté, avoir quelque sujet de plainte
sur son compte. Dès qu'il appris ses griefs, Sainte-Beuve
s'empressa de protester contre l'attribution du portrait 3. J'in-
clinerais pourtant à croire, malgré ces dénégations, que Bé-
ranger avait vu juste ; car après avoir reconnu, dans sa lettre
d'explications à ce sujet, que les deux premiers portraits
(Elie et Hervé) sont fort clairs, Sainte-Beuve nie que le troi-
sième cache non seulement la personnalité de Béranger, mais
aucune personnalité, assertion bien invraisemblable après le
premier aveu. Même il conteste que chacun des traits du pa-
ragraphe à la suite des trois portraits, se rapporte respective-
ment à chacun d'eux. A vrai dire, ces dernières critiques sont
les plus rudes, et l'on s'explique assez que l'auteur les ait pru-
demment dissimulées à une place qui lui permettait de s'en
réserver à l'occasion le désaveu. Mais si, comme nous l'avons
vu pour Elie, et le constaterons pour Hervé, le rapport de cette
adroite et cruelle surcharge aux deux premiers portraits est
hors de doute, comment en serait-il autrement du troisième?
Sainte-Beuve obligé de recourir à ces manifestes altérations
de la vérité pour apaiser son ombrageux ami, n'avait donc pas
d'original à lui désigner sous le sceau du secret, comme rien
1 Volupté.
2 Ct. Corr. de Béranger, II, 99, 107, 109 et 205. Cette susceptibilité explique
le passage de l'article de 1832 où Sainte-Beuve s'efforce de rassurer le chanson-
nier (Port. Cont., I, 88).
3 Port. Cont., I, 136 et seq.
- 89 -
ne l'en eût empêché sans doute (n'était-ce pas le moyen le plus
sûr de calmer les susceptibilités du chansonnier?) — » si le vé-
ritable modèle n'avait pas été Béranger \ Que celui-ci se soit
contenté d'une pareille explication, appuyée d'arguments si
peu solides, fait honneur à son caractère, mais ne saurait obli-
ger la postérité à partager ses illusions 2.
Lamennais le prit bien différemment. Le portrait d'Hervé 3,
dont il est manifestement l'original, et qui fait suite à celui
d'Elie, n'est pas moins sévère pour son modèle. Si Sainte-
Beuve le loue d'avoir « gardé la chaleur d'âme et l'abandon
de l'adolescence », c'est encore pour insinuer que l'illustre
abbé fut le premier à rechercher sa liaison : « Lui qu'on
serait prêt à révérer, il tombe le premier dans vos bras, il
sollicite aux amitiés fraternelles ». Mais tout en assurant qu'il
l'aime de plus en plus, à mesure qu'il ie connaît mieux*
1 On avait aussi parlé de Pierre Leroux. Cf. Béranger, Co/t., II, 205.
2 Les termes mêmes de la réponse de Béranger montrent d'ailleurs que, s il
acceptait l'explication qu'on lui offrait, il ne la comprenait pas très bien, et
d'ailleurs n'y croyait pas beaucoup. La démarche spontanée de Sainte-Beuve le
touchait, semble-t-il, plutôt comme un acte de repentir, et, en souvenir de ses
bons offices littéraires, il consentait à fermer les yeux. « J'aurais quelque rancune,
dit-il, et Dieu sait si j'en suis susceptible! que tout serait oublié après la démarche
que vous voulez bien faire auprès de moi. Aussi dois-je vous assurer que je ne
vous en ai jamais voulu sérieusement du trait qu'en effet j'ai cru lancé contre
moi ». 11 laisse entendre que, même si ce trait lui avait été destiné, il aurait pu
ne pas s'en formaliser ; prendrait-il ce soin s'il était bien convaincu qu'il ne fût pas
à son adresse ? « Un mot seul, continue-t-il dans les lignes qui me semblaient
résumer les trois caractères, a pu, a dû me faire froncer le sourcil. Ce mot, vous
le savez (c'est le terme : déshonorant). Mais on m'a assuré que, dans un autre
dictionnaire que le mien, qui n'est pourtant pas tout à fait celui de l'Académie,.
ce mot n'avait pas le même sens que je lui ai toujours donné. Vous dirai-je toute
ma pensée ? On m'avait insinué que ce portrait n'était pas le mien, mais celui
d'un homme qui me semble valoir beaucoup mieux que moi, et qui est loin d'être
aussi heureux. Cet homme est aussi votre ami (Pierre Leroux)... Mais même
votre lettre répond à l'idée fausse qu'on m'avait donnée en indiquant au portrait
un autre original que moi j> (Corr. Béranger t 11,205-6). Mais où Béranger a-t-ii
lu que Sainte-Beuve indique au portrait un autre original que lui ?
3 Volupté, 309-310.
— 90 —
Sainte-Beuve se plaint de trouver chez lui quelque chose qui
« obscurcit ce bel ensemble, comme un vent opiniâtre qui
écorche la lèvre au sein d'un paysage verdoyant. C'est que
son impétuosité dans ses idées est extrême ; il s'y précipite
avec une ardeur qu'on admire d'abord, mais qui lasse bientôt,
qui brûle et altère. C'est son seul défaut... Le chrétien parfait
est plus calme que cela, surtout dans les produits de la
pensée ; il se défie de V efficace de ses propres conceptions et de
sa découverte d'hier soir touchant la régénération des
hommes...\ il réserve presque toute celte fièvre d'inquiétude
pour V œuvre charitable de chaque journée ». Après avoir ainsi
rappelé Lamennais ; — car le son de cloche est toujours le
même, — à ses devoirs de prêtre, aux humbles devoirs d'une
•charité agissante, Sainte-Beuve lui reproche « cette mesqui-
nerie un peu égoïste qui émiette et pointillé, qui retranche à
, la moindre action » l. La peinture était transparente, disais-
$e : son auteur le savait bien, et s'en est vanté *; Lamennais
ne manqua pas de s'y reconnaître. Ce fut même pour lui l'oc-
casion d'adresser à Sainte-Beuve une admirable lettre 3 que
le critique s'est bien gardé, et pour cause, de citer dans
l'Appendice de Volupté, parmi les témoignages flatteurs qu'il
y accumule : elle eût fait plus d'honneur encore à son auteur
qu'à son destinataire. Comme je n'ai pas les mêmes motifs de
la garder secrète, et comme elle constitue un document de
premier ordre non seulement sur Volupté, mais encore sur
l'état d'esprit de Lamennais au lendemain de l'Encyclique
Singulari nos, le lecteur m'excusera sans doute de la citer
ici tout entière :
1 Béranger fait à Lamennais un reproche analogue : « Le fend de son cœur est
excellent, maigre certaines habitudes qui sentent Végoïsme naturel à sa robe, mais qui
chez lui n'ont pu prendre racine qu'à la superficie » (Béranger et Lamennais, par
Peyrat, p. 108).
* Port. Cont., I. 137 : « Vous n'êtes pour rien dans aucun de ces portraits,
écrit Sainte-Beuve à Béranger. Il y en a deux (à l'endroit qu'on m'indiquait)
(au chap. xxi de Volupté), de fort clairs, etc. »
3 Rev. Contemporaine, 25 août 1885, p. 509-510.
— si —
« La Chênaie, 30 juillet 1834.
« J'ai lu votre livre, mon cher ami. D'autres, dont le juge-
ment a plus de poids et plus de prix que le mien, vous parle-
ront du mérite littéraire de cet ouvrage qui occupera un
rang si élevé parmi les productions du même genre. Ils
loueront surtout, je crois, la vérité et la délicatesse d'obser-
vation, l'analyse, quelquefois peut-être un peu trop déliée ',
des sentiments les plus intimes et les plus secrets du cœur,
de leurs nuances les plus fugitives, l'art infini avec lequel
vous poursuivez dans toutes ses fuites et découvrez dans
toutes ses retraites, pour le forcer de -se regarder lui-même
et de se voir tel qu'il est, ce sujet merveilleusement vain,
divers et ondoyant, que Montaigne avait entrepris de peindre.
Ils admireront aussi ce style si souple et si riche, cette con-
naissance si profonde du tour, de la phrase, de l'harmonie et,
pour ainsi parler, des mystères de notre belle langue, qui
devient vôtre tant elle vous semble propre. Pour moi, je ne
veux vous entretenir que de l'effet moral. Il est tel, à moi)
avis, que le plus rigide censeur ne trouverait pas un reproche
à vous faire. Nui ouvrage ne me semble plus propre à ga-
rantir l'imprudente jeunesse de cette grande tentation de
Volupté, à la retenir sur le bord de ce fleuve de feu qui em-
brase la terre, comme parle Pascal. Et puis d'un bout à
l'autre, mais surtout dans le second volume % on sent
comme une bonne odeur de christianisme qui rafraîchit
l'âme et la ranime. Le pauvre voyageur épuisé, qui serait
peut-être mort sur le chemin, reprend des forces en appre-
nant que là, tout près, il est un toit où le plus pur amour lui
prépare une tendre hospitalité; où, fatigué de la route, il
trouvera le repos et un doux sommeil. De telles pages sont
1 C'est sans doute cette critique qui a donné à Sainte-Beuve prétexte d'écrire :
« Le livre ne plut ni à Lamennais, qui le jugea trop subtil, ni à Lamartine, etc. »
(Volupté, Appendice, 399). Le lecteur jugera lui-même si ces expressions résument
fidèlement la lettre que nous citons.
1 Les intentions de l'ouvrage n'avaient donc pas échappé à Lamennais.
— 92 —
une œuvre de charité, une œuvre de chrétien f. Il y a
quelques endroits -, un surtout 3, que f ai pris comme une
leçon, comme un avertissement de frère que vous me donniez
personnellement , et je vous en remercie. Nous avons tous si
grand besoin d'être avertis. Xous glissons si aisément et si
vite sur la pente de notre caractère ! Il est sur qu'il y a dans
le mien une certaine impétuosité opiniâtre et blâmable que je
ne me suis pas asse\ appliqué à réprimer, que mes idées me
préoccupent trop, que je les pousse en avant avec trop d'ar-
deur. Je ferai, mon ami, tous mes efforts pour que vos bons et
sages conseils, dont je vous remercie encore une fois, ne soient
pas entièrement perdus \ Toutefois, je ne pense pas tout à fait
comme votre personnage principal, qu'il ne faille s'occuper
des hommes, pour ainsi dire, qu'en détail, et abandonner
complètement le reste à une puissance fatale ou providen-
tielle qui exclurait tout concours de notre action propre 5.
Mais je ne veux pas entamer là-dessus une dissertation qui
me mènerait trop loin et vous ennuierait beaucoup. Je finirai
donc tout simplement en vous priant de m'aimer toujours
un peu, et en vous assurant que mon cœur vous rend au
double et au delà, cette tendre affection que je sollicite du
vôtre. « F. de Lamennais. »
Cette lettre, en ne laissant aucun doute sur l'attribution,
le sens et la portée des passages de Volupté que nous avons
indiqués plus haut, met en lumière les vrais sentiments de
1 Je n'ai pas besoin de faire remarquer combien ces lignes sont caractéristiques
un mois après l'Encyclique Singulari nos qui condamnait les Paroles d'un Croyant.
8 J'ai cherché à mettre ces endroits en lumière. Cf. p. h. p. 82 et seq.
3 Le portrait d'Hervé, évidemment.
4 La modération relative du ton dans la Préface, des Troisièmes Mélanges et dans
les Affaires de Rome ne doit-elle pas être attribuée aux sages conseils de Sainte-
Beuve et aux insinuantes critiques signalées, p. h. p. 85 ?
5 Allusion aux p. 383-384 de Volupté ; Sainte-Beuve y montre l'impuissance de
chaque génération à mouvoir le « chariot » de la société, bien que toutes s'y
attellent avec une égale ardeur, au risque de le briser, « Nous sommes tous nés
dans un creux de vague ; qui sait l'horizon vrai ? Qui sait la terre ? » {ïbid., 385).
— 93 —
Sainte-Beuve. Au moment même- où il semble le plus épris
d'admiration et d'amitié pour les trois écrivains qui person-
nifient alors sa propre orientation politique, sociale et même
religieuse, au moment où il les comble publiquement
d'éloges, nous le saisissons en flagrant délit de désaffection à
leur égard. Et de ses trois « a«iis » auxquels il dit des vérités
si dures, Lamennais assurément n'est pas le moins maltraité.
Ses disciples eux-mêmes, et jusqu'à l'abbé Gerbet, qui paraît
être l'original du portrait « de ce docile Timothée, trop mou
et trop bénin de caractère, trop crédule et trop simple agneau
devant les hommes f », participent de la disgrâce du maître.
Il semble donc incontestable, contrairement à ce qu'on avait
cru jusqu'ici % que Sainte-Beuve, après un partiel retour à
Lamennais en même temps qu'au Catholicisme, s'en écarte
derechef à partir de l'Encyclique Singulari ?iosy c'est-à-dire
à partir de juillet 1834; et que, d'ailleurs, ses manifestations
de sympathie à leur égard depuis un an, sous l'influence de
l'Abbaye aux Bois, étaient plus bruyantes et plus affectées
que réelles.
1 Volupté, 311. Il pourrait bien être question aussi de Potter, Bore ou la Provos-
tave (Causeries du Lundi, ilotes et Pensées, t. XI, p. 453, n° xxv). On entrevoit ici
l'influence de Lacordaire.
2 M. Michaut (Sainte-Beuve avant les Lundis, 298-299), soutient qu'il reste en-
core des traces de catholicisme chez Sainte-Beuve, en 1835 ; mais les textes sur
lesquels il appuie cette opinion ne me paraissent pas concluants. Le plus décisif à
cet égard serait celui des Portraits de Femmes, p. 1 1 1 : « Plus tard... M™e de
Staël n'eût pas placé hors de l'ancien et de Y uni que christianisme le moven de ré-
génération sociale qu'elle appelait de ses vœux. » Mais « unique christianisme »
ne signifie pas ici catholicisme, comme le suppose M. Michaut ; le contexte ne
permettrait de lui attribuer ce sens que si Mme de Staël était devenue catholique à
la fin de sa vie, ce qui n'est pas : il faut donc entendre : le seul christianisme,
dont les opinions philosophiques de Mme de Staël l'écartaient encore. — Si, en
février 1835, Sainte-Beuve déclare que ses sentiments sont « avoisinants le ro-
cher de la foi » (Xlle Cor., 28), il s'agit évidemment là d'un euphémisme à
l'usage de son correspondant, l'abbé Barbe ; car, en juin 1835, il avoue même à
Pavie qu'il est « loin du rocher, à la merci de chaque flot » (Th. Pavie, 151). La
date de l'Encyclique Singulari nos exclut, semble-t-il, toute autre interprétation^
IX
Rupture publique avec Lamennais.
(Août j 834-1 5 novembre 18 36).
Un autre motif va précipiter la rupture publique : l'amitié
de Lamennais commence à embarrasser ses ambitions.
C'est l'époque où sa Correspondance nous le montre, sollici-
tant de Guizot, par l'intermédiaire de Mme Lenormant, la sup-
pléance d'Ampère à l'Ecole Normale, ou, à son défaut, une
chaire de Faculté *. Il recueille, il est vrai, des promesses as-
sez termes du ministre; mais on lui fixe un délai d'un an
pour composer un ouvrage qui justifie de sa nomination -. Il
est homme à comprendre à demi-mot; il sait que la condam-
nation de V Avenir et celle des Paroles d'un Croyant ont été
obtenues de Rome sur les instances du gouvernement 3; il
sent qu'une liaison trop étroite avec Lamennais n'avancera
pas ses affaires. Il recommence donc à se détacher publique-
ment.
1 Sainte-Beuve, Corr., 24, 27, 29.
2 Ibidem, 24.
3 Cf. Correspondant du 25 janvier 1904. L. de Lanzac de Laborie cite un frag-
ment emprunté au livre de Charles Baille sur le cardinal de Rohan (Paris, Perrin) ;
l'auteur analyse une correspondance entre l'ambassadeur de France à Rome,
marquis de Saint-Aulaire, et Casimir Périer, d'où il résulte que le ministère
insista vivement auprès de la cour de Rome pour obtenir la condamnation de
V Avenir.
— 95 —
Liszt est revenu de la Chênaie, lui rapportant un mot
affectueux du solitaire : « Votre retour à la poésie, que vous
avez abandonnée trop longtemps, nous promet quelques-
unes de ces belles joies de l'âme dont on a aujourd'hui plus
besoin que jamais. Si j'étais poète, je ne ferais que chanter,,
mais je voudrais être aussi musicien pour que mes chants
rassemblant à la fois tous les genres d'harmonie, ébranlent
simultanément toutes les puissances de l'homme. Les an-
ciens, au printemps du monde, lorsque tout était rieur, ne
séparaient point ces deux choses, et ils avaient raison *. »
Ces confidences de Lamennais mettent Sainte-Beuve en*
belle humeur; d'un ton badin, qui contraste avec son admira-
tion autrefois si respectueuse, il signale à Ampère le retour
de Liszt « qui était allé chez l'abbé de Lamennais accompa-
gner de son piano les méditations philosophiques du prêtre
poète 2 ». Déjà même il recommence à se dérober aux mennai-
siens, sous prétexte de travailler 3. Il affecte dans son article
sur Molière de ne « porter ni éloge ni blâme moral » de l'in-
différence religieuse de notre grand comique, qui va jusqu'à
l'hostilité contre le Christianisme *. On sent que l'occasion lut
manque seule d'accentuer son attitude : Lamennais va la
lui fournir. Dans une lettre du 24 janvier 1 835, il annonce à
Sainte-Beuve qu'il vient d'écrire « une préface qui précédera-
de vieux articles que son libraire a voulu réimprimer. Vous
recevrez ce volume quand il paraîtra, ajoute-t-il, c'est-à-dire
bientôt3 ». Défait, la célèbre préface des Ti^oisibnes Mélanges
parut en tête de ce recueil d'articles empruntés en majeure
partie à Y Avenir, le 21 février 1 835 6.
1 Rev. Contemp., 25 août 1885, p. 510, 6 octobre 1834.
2 Sainte-Beuve, Corr., 29 (18 déc. 1834).
3 Correspondance inédite entre Lamennais et le baron de VitrolUs, 275, 29 dé-
cembre 1834.
4 Port. Litt., II, 8 janvier 1835.
5 Rev. Contemp., 25 août 1885, 511-12.
6 Date de la Bibliographie de la France.
-96-
Après s'être félicité de ne rien rencontrer en soi qui résiste
à cette admirable impulsion par laquelle toutes les croyances
évoluent, se transforment, et qui est le progrès même, La-
mennais constatait que, dans l'ordre philosophique, les trois
seuls systèmes concevables et relatifs aux bases de la certi-
tude avaient été réprouvés par le Saint-Siège; qu'en ce qui
concerne les rapports de l'Eglise et de l'Etat, sans doute le
pouvoir spirituel et le pouvoir temporel doivent être indé-
pendants chacun dans sa sphère, mais que, pour assurer cette
indépendance, il faudrait trouver un organe chargé de juger
les conflits des deux puissances, le Pape ne pouvant être juge
dans sa propre cause sans que l'Etat ait toujours tort ; et que
cet organe n'existe pas. Dans l'ordre proprement ecclésiastique
il constatait, sous le rapport de la discipline, qu'il est sans
doute catholiquement nécessaire que le Pape possède dans sa
plénitude la souveraine puissance de gouverner l'Eglise con-
formément aux canons ; mais qu'il ne l'est pas moins que les
évêques ne soient pas réduits au rôle de délégués ou de pré-
fets du Pape. Par rapport à la doctrine, enfin, un Pape in-
faillible lui paraissait compris dans la notion même de
l'Eglise catholique ; et, comme le Pape n'est pas infaillible
quand il parle comme docteur particulier, mais seulement
quand il est l'organe de l'Eglise universelle, il affirmait qu'il
faut en conséquence un moyen de discerner certainement
dans les paroles du Pape celles qui lui sont personnellement
propres de celles qu'il prononce comme organe de l'Eglise
dont il est le chef; et que ce moyen n'est pas encore déter-
miné. Il notait même que la dernière solution qu'il avait
proposée du conflit entre les deux pouvoirs, et qui consistait à
admettre que le peuple se gouverne lui-même, ne résolvait
pas la difficulté, puisque, dans ce cas, il s'agissait de savoir
comment l'ordre purement civil de la nation, indépendant
par son essence de l'autorité spirituelle, conserverait son in-
dépendance vis-à-vis de l'Eglise. Il était ainsi conduit à élar-
gir le problème et posant « l'immense question des rapports
— 97 —
de l'humanité tout entière avec l'autorité spirituelle catholi-
quement conçue ! », à rechercher comment, « le système ca-
tholique étant donné », les deux ordres de liberté et d'obéis-
sance « également légitimes, également nécessaires, peuvent
subsister ensemble, complets tous deux, indépendants tous
deux 2 ». Sur ce point encore, il se croyait obligé de recon-
naître « qu'entre la hiérarchie d'une part, et l'humanité libre,
de l'autre, il n'existe aucun juge possible », et par suite « nul
moyen, en cas de conflit, d'arriver par cette voie à une solu-
tion 3 ».
Mais Lamennais ne se contentait pas de montrer qu'en
droit les questions essentielles, vitales pour le catholicisme
demeuraient irrésolues ; il prétendait prouver qu'en fait le
Saint-Siège, en condamnant les doctrines de Y Avenir, en re-
fusant de planter la croix à l'entrée des voies de mouvement
social, de liberté, de science, où le genre humain s'avance,
en préférant au contraire s'appuyer sur le passé, avait sacrifié
les intérêts spirituels du catholicisme à ses propres intérêts
temporels. Il ajoutait que toute la politique de la papauté
consiste à sanctionner soit du côté des peuples, soit du côté
des rois, les résultats acquis par la force4. Enfin en politique
il affirmait que désormais il ne tenait plus, comme aupara-
vant, la monarchie héréditaire pour compatible avec la li-
berté, mais qu'il réclamait la république, seul genre de gou-
vernement désormais possible en France 5. Et il partait de là
pour signaler avec une véhémente indignation « les turpi-
tudes, l'exploitation des places, les sales tripotages de bourse
et de budget, les dilapidations, les corruptions publiques et
secrètes », enfin les nécessités honteuses auxquelles au de-
1 Troisièmes Mélanges, Préface, 35.
5 Ibidem, 57.
3 Ibidem, 42.
4 Je n'ai pas besoin de faire observer que je me borne ici à un exposé stricte-
ment historique, laissant au lecteur le soin d'apprécier les doctrines.
5 Troisièmes Mélanges , Préface, 91.
- 98 -
dans comme au dehors le principe dynastique avait été con-
duit pour sa propre conservation ' : à l'intérieur, impôts écra-
sants, suppression en fait de la liberté de la presse, de la li-
berté d'association, de la liberté d'enseignement, de la liberté
personnelle abolie par la prévention ; à l'extérieur, effort
unique pour se faire admettre au rang des légitimités euro-
péennes, et dans cette intention « se faire sergent de ville et
mouchard pour veiller, sous les ordres de la Sainte-
Alliance, au salut de l'absolutisme a ». Jamais encore
n'avait été plus violemment flétri que dans les dernières
pages de cet écrit, le système « dont la France subit l'inex-
primable honte 3 ».
L'amitié de Lamennais devenait compromettante : quelle
situation officielle espérer, si l'on prêtait l'oreille à de telles
violences? Sainte-Beuve observa donc d'abord à l'égard de
cette publication retentissante un silence prudent. Mais à ses
intimes — à ceux du moins qu'il sait devoir faire bon accueil
à de telles confidences — il marque combien il désapprouve
ces emportements. « Oh que je hais ces rôles d'agitateur, de
tragédien, de gladiateur, comme vous voudrez les appeler 4 »,
écrit-il à son ami Pavie. Et il ajoute cette apostrophe véhé-
mente : « Vous, prêtre, vous, sage, qu'êtes-vous devenu ?
C'est que vous n'étiez, au fond, ni prêtre ni sage; c'est que
vous n'étiez qu'un artiste admirable...; c'est que, si vous avez
l'avantage, comme talent, de ne pas vieillir, vous avez l'in-
convénient comme esprit de ne pas mûrir. » Déjà, dans son
article Du génie critique et de Ba/le, Sainte-Beuve glisse
un avertissement voilé à l'adresse de Lamennais : « Gare aux
retours, s'écrie-t-il, que Jurieu se méfie : l'infidélité est un
1 Troisièmes Mélanges, Préface, 93.
2 Ibidem, 98.
3 Ibidem, 99.
4 Th. Pavie, 168. Biré, V. Hugo après 1830, l, 159, 26 septembre 1835. Cf
Michaut, p. 299-300.
— 99 —
trait de ces esprits divers et intelligents ■ ». Ailleurs il range
Villemain parmi les talents distinguée, « novateurs avec
décence * ». Enfin le ier septembre i836, il e'crit à Pavie que
« plante' là » par Lamennais, il s'en est consolé 3. « Il nous a
versés dans le fossé et nous a plantés là après avoir éteint la
lanterne », disait-il en faisant allusion aux doutes qu'expri-
maient les Troisièmes Mélanges. La rupture est consommée
et presque affichée par lui depuis cette publication. Il ne
semble pas qu'il ait répondu à la lettre que Lamennais lui
adressa le 24 janvier i835 4 : leur correspondance s'arrête
là.
Je ne saurais donc adopter l'opinion de M. Michaut5 ni
celle de M. V. Giraud 6 qui tiennent pour décisive sur l'es-
prit de Sainte-Beuve la publication des Affaires de Rome et
la rupture de Lamennais avec l'Eglise. Depuis la pièce de vers
du 12 août i832 et l'Encyclique Mirari vos, ainsi que j'es-
père l'avoir établi, Sainte-Beuve s'était détaché de Lamen-
nais et du catholicisme. Comment donc une décision de La-
mennais, dont il ne subissait plus l'action, aurait-elle pu in-
fluer sur des croyances qu'il n'avait plus? S'agit-il même des
relations entre Lamennais et Sainte-Beuve? Ce n'est pas en
i836, mais bien en février i835 qu'elles ont été brusquement
interrompues, et, de la part de Sainte-Beuve, pour des rai-
sons d'intérêt personnel faciles à soupçonner. Mais la sépa-
ration véritable, l'irréparable cassure avait eu lieu bien avant,
1 Fort. Litt., i« déc. 1835.
2 Port. Cont., II, 360, Ier janvier 1836.
3 Biré, V. Hugo après 1830, II, 82. Th. Pavie, 180.
4 Rev . Contemp., 25 août 1885, p. 511.
5 Michaut, Sainte-Beuve avant les Lundis, p. 308-9 : « Il serait, je crois, difficile
d'exagérer l'importance que la rupture définitive de Lamennais avec l'Eglise a eu
pour Sainte Beuve. » Il faudrait dire, il me semble, sur l'attitude publique, affi-
chée de Sainte-Beuve ; car pour les idées et les sentiments, c'est une autre affaire.
6 Dans l'Avant-Propos de sa « Table alphabétique et analytique des Premiers
Lundis, des Portraits Contemporains et des Nouveaux Lundis », in-12, Calmann-
Lévy, 1903.
— 100 —
dès l'apparition de l'Encyclique Mirari vos, en août 1 8 3 2 * .
Comment donc cette erreur a-t-elle pu s'accréditer au point
d'être admise par les érudits les plus consciencieux ?
La responsabilité en revient à Sainte-Beuve. Les Affaires
de Rome lui fournirent en effet l'occasion qu'il attendait de
consacrer publiquement — et à son avantage — la situation
créée par lui. L'ouvrage avait paru le 5 novembre 1 836 ; le 1 5,
Sainte-Beuve publiait dans la Revue des Deux-Mondes un ar-
ticle où Lamennais pouvait lire le passage suivant :
« Je n'ai ni la prétention, ni le désir d'exercer aucune in-
fluence sur l'opinion d'autrui », (dit Lamennais). «Mais quoi?
de l'oubli encore? quoi? vous, apôtre par excellence, vous,
l'homme de la certitude, prêtre fervent qui ne cessiez de nous
exhorter, vous n'avez nul désir d'exercer influence sur au-
trui ! Est-ce bien possible d'abdiquer brusquement de la
sorte, et cela vous était-il permis? Rien n'est pire, sachez-le
bien, que de provoquer à la foi les âmes et de les laisser là à
Timproviste en délogeant. Rien ne les jette autant dans ce
scepticisme qui vous est encore si en horreur, quoique vous
n'ayez plus que du vague à y opposer. Combien j'ai su d'âmes
espérantes que vous teniez et portiez avec vous dans votre
1 II ne sera sans doute pas inutile de résumer ici, en quelques mots, cette partie
de mon étude : en août 1832, sous l'influence des premiers succès de sa passion
et sous prétexte de l'Encyclique Mirari vos, Sainte-Beuve s'éloigne de Lamennais
et du catholicisme ; de septembre 1833 à juillet 1834, il s'en rapproche, mais en
apparence seulement (comme en témoignent les pages de Volupté commentées au
chap. vin de la présente étude); car sa liaison, au fond, l'en tient toujours éloi-
gné ; l'Encyclique Singulari nos, en juillet 1834, fournit un prétexte suffisant
pour accentuer, à l'égard du catholicisme, un mouvement de recul dont les der-
nières pages de Volupté portent déjà la trace, et la préface des Troisièmes Mélanges,
pour rendre manifeste, au moins dans l'intimité, la rupture avec Lamennais.
Donc : rupture véritable (passionnelle) avec le catholicisme et Lamennais en
août 1832 ; seconde rupture indiquée avec le catholicisme, en juillet 1834, avec
Lamennais, en février 1835 ; rupture affichée, publique, retentissante, mais pour
la parade seulement et la galerie des naïfs (au nombre desquels Lamennais), après
les Affaires de Rome, en novembre 1836. Les ressorts cachés de tous ces mouve-
ments sont la passion et V intérêt.
— 101 —
besace de pèlerin, et qui, le sac jeté à terre, sont demeurées
gisantes le long des fossés! L'opinion, et le bruit flatteur, et
de nouvelles âmes plus fraîches comme il s'en prend toujours
au génie, font beaucoup oublier sans doute, et consolent :
mais je vous dénonce cet oubli, dut ce cri paraître une
plainte 1. »
Eh bien non, ce cri n'était pas une plainte, mais une
phrase. Si la rupture de Lamennais a égaré des âmes, celle
de Sainte-Beuve n'était pas de ce nombre. Quand on a suivi
comme nous l'avons fait ses marches et contre-marches de-
puis i832 ; quand on a éclairé ses « conversions » à la lumière
de Volupté, on sait trop à quoi s'en tenir ; Sainte-Beuve a
abandonné Lamennais condamné avant de s'écarter de La-
mennais apostat; les Encycliques l'ont dégoûté d'un catholi-
cisme dont ses passions contrariées lui faisaient sentir la
gêne; ce ne sont pas, comme il l'insinue, les Affaires de Rome
qui l'en éloignent. Pourquoi donc cette comédie? Quand une
liaison d'amitié a été ce que fut la sienne avec l'auteur de
l'Essai, quand certaines paroles, certaines assurances ont
été échangées, — quand on a reçu certaines marques d'arfec-
tion — , briser avec tout ce passé ne laisse pas sans inquié-
tude pour sa piopre réputation. Il faut créer un alibi moral,
et faire mettre tant de dureté au compte de beaucoup de tour-
ments. Aucune insinuation ne coûtera pour arriver à cette
tin. Il faudra que Lamennais ait tort, non pas seulement sur
le terrain des faits, mais, ce qui est beaucoup plus contestable,
d'un point de vue purement logique : « Dans cette volonté
de fer, dans cette chaîne logique d'airain, dans cette vie
constamment austère et intègre, il y a eu un moment ou tout
s'est brisé,... oui, tout 2 !... il y a. eu une paille qui a ;ait dé-
1 Port. Cont., I, 265.
2 II y .1 ici une insinuation perfide : si tout est rompu (et avec quel soin Sainte-
Beuve met en relief son : oui, tout!) la vie n'est donc plus austère, ni intègre.
L'insinuation prend toute sa portée si on la rapproche dn passage de son journal,
datant de la même époque, où Sainte-Beuve déclare que chez Lamennais « il y a
LA CLEF DE a VOLUPTÉ » 5
— 102 —
faut, et les mille anneaux du métal ont jonché la terre... ' ».
Et d'un bout à l'autre de ces pages le critique s'acharne à
montrer que Lamennais est en dehors du développement ra-
tionnel; que sa foi antécédente devait le conduire à accepter
la condamnation pontificale, à croire que les germes qu'il
avait semés ne seraient pas perdus, mais que, du moment où
le pape infaillible, agissant peut-être aveuglément et par des
ressorts intermédiaires humains, mais d'après une direction
divine cachée, proclamait l'entreprise inopportune, il fallait
bien qu'il y eût utilité dans ce retard. Il insiste surtout sur la
faiblesse de griefs de Lamennais contre Rome, qui ne sau-
raient expliquer, pense-t-il, la brusque abolition de ses
croyances, et qui sont tels que l'auteur de Y Indifférence ou le
directeur de Y Avenir n'auraient fait que s'en jouer. Comme
s'il pouvait ignorer que Lamennais avait été catholique pour
certaines raisons définies dont la disparition entraînait celle
de sa toi ! Mais ne faut-il pas signaler « la faiblesse de l'esprit
humain, au moment du plus grand talent dans les grands
hommes 2 ? »
eu solution de continuité dans la région de l'intelligence », et que « c'est par la
physiologie qu'il le faut expliquer » (Lundis, XI, 450, n. 20).
1 Port. Cont., I, 258.
2 Ibidem, 271.
Dernières rencontres.
(1837-1848).
Sainte-Beuve, malgré tant d'adresse, n'en fut pas moins
quelquefois embarrassé de son personnage : « Je l'ai rencon-
tré depuis, disait Lamennais, dans le quartier de l'Odéon : il
a d'abord balbutié je ne sais quoi, puis, tout interloqué, il a
baissé la tête » 4. « Si je parus embarrassé, ce dut être pour
lui et non pour moi », répondit Sainte-Beuve dans une longue
note apologétique publiée à la suite de l'article sur les Af-
faires de Rome dans les Portraits Contemporains 2. « De
quoi pouvais-je avoir à rougir en sa présence ?» — De cet
abandon public et brutal, sans respect pour votre passé com-
mun, et de cette hypocrite insinuation dont Lamennais con-
naissait trop bien la valeur. — « Je n'avais pas été le premier
à le rechercher au début de notre liaison ; lui-même m'avait
fait par Victor Hugo des avances dès le temps des Consola-
tions».— Avances du prêtre au pécheur, et suggérées très
vraisemblablement par vous. « Je l'avais pris avec vivacité et
sympathie par tous les points desquels je pouvais me rap-
procher, et qui m'offraient un moyen de correspondre. » Sa-
tisfaction d'orgueil et de curiosité, en même temps qu'intérêt
1 N. Peyrat, Etranger cl Lamennais (Paris, Meyrueis, 1862), 121.
1 Port. Cont.y I, 272.
— 104 —
de votre passion ; vous en aviez fait votre étiquette; mais, ne
vous en déplaise, la vivacité des sentiments, la sympathie vé-
ritable était chez lui, non chez vous. « Je m'étais efforcé de
multiplier ces « points d'attouchements » comme les appelle
Lavater dans son manuel de l'amitié ». — Etait-ce quand vous
refusiez de l'accompagner à Rome, ou quand vous vous ren-
diez introuvable pour Montalembert, ou quand vous décliniez
ses invitations réitérées de le rejoindre à la Chênaie ? Ou
quand vous lui conseilliez de s'embarquer pour l'Amérique?
« Je n'avais eu, dès son premier pas dans le libéralisme, que
d'excellents et chauds procédés envers lui. » Vous étiez
Saint-Simonien, quand il rit ce premier pas ; ce fut une bonne
fortune pour vous de rencontrer cette nuance de mennaisia-
nisme, qui vous permit de rentrer en grâce rue Notre-Dame-
des-Champs, sans vous contredire trop ouvertement. Vous
vous vantez de lui avoir rendu de bons offices littéraires ? Un
seul fait justifierait cette expression ? votre intervention pour
supprimer certain passage des Paroles d'un Croyant ; mais
justement, vous avez altéré la vérité sur ce point. « De son
côté, il n'avait cessé de m 'exhorter directement ou indirecte-
ment à me fixer, à croire ». Vous ne l'aviez pas recherché
sous un autre prétexte. « Mais, je le demande, que pouvais-
je faire lorsque je le vis aller tomber tout d'un bond du ca-
tholicisme dans l'extrême démagogie? Il y avait de quoi être
embarrassé, vraiment, et de quoi baisser la tête. » Nul ne le
croira maintenant; car son attitude était peu mesurée sans
doute, excessive, passionnée, d'accord ; elle était du moins
loyale; ce n'est pas de cette épithète qu'on peut qualifier la
vôtre.
Désormais Sainte-Beuve ne laissera guère échapper l'occa-
sion de quelque coup d'épingle à l'adresse de Lamennais.
Dans son article sur MmC de Kriidner, il rapproche son nom
de celui de Fourier ' : « Je ne comprends rien..., écrit à ce
1 Portraits de Femmes, 405, Ier juillet 1837.
— ICK
propos Lamennais,. au bizarre rapprochement des noms qu'il
fait arriver.., En ge'ne'ral, il recherche plus la singularité que
la justesse l. » En octobre 1837, Sainte-Beuve s'entretient avec
Vinet, à propos de Lamennais, de « l'espèce de contradiction
qu'on peut voir entre l'art, la littérature d'une part, et la mo-
rale, le sérieux pratique de l'autre » -. Une autre fois, il montre
Lamennais à Paris, dans une chambre de garçon, rue de Ri-
voli, « pouvant méditer tout à son aise sur la ruine des re-
nommées ou du moins des influences ». Il colporte à son
sujet de trop évidentes et trop grossières calomnies : « On
me citait de lui l'autre jour, écrit-il, un trait qui le peint,
lorsqu'il était encore à la Chênaie. Il voulait se faire un ca-
chet. Un chêne en éclats brisé par la fondre, avec cette devise :
Je romps et ne plie pas3.» Il se moque de l'enthousiasme de
Georges Sand pour lui et l'accuse de sacrifier « aux nouveaux
dieux ivres de l'encensoir » 4. Il signale ailleurs, et en quels
termes, le petit incident qui causa entre Georges Sand et
Lamennais une brouille passagère. — Lamennais se taisait.
Pourtant, un rapprochement eut lieu entre eux. Sainte-
Beuve rencontra Lamennais, et même dîna avec lui chez
d'Ortigue ; lui-même nous l'a raconté : « Il m'engagea à le vi-
siter, et je le retrouvai rue Tronchet à son quatrième, tout à
fait le même que je l'avais connu autrefois, naturel et affec-
tueux. Je le dis à son éloge, il m'avait tout à fait pardonné
mes libertés de plume » \ Sainte-Beuve n'était pas homme à
comprendre ce qu'il y avait de noblesse et de hauteur d'âme
dans une telle indulgence. Les relations d'ailleurs furent
presque aussitôt abandonnées que reprises : Sainte-Beuve ne
revit plus Lamennais jusqu'à sa mort.
1 Port. Cont., I, 274, N.
2 Revue des Deux- Mondes, 15 oct. 1903, p. 759 (Lettres inédites de Sainte-Beuve
à M. et Mnie Juste Olivier).
3 Ibidem, Ier nov. 1Q03, p. 25).
4 Revue des Deux-Mondes, icr juillet 1904, p. 144-5.
5 Port. Cont., I, 274.
— io6 —
*
Il a suffi, — j'espère l'avoir montré, — de soulever le voile
jusqu'ici baissé de « Volupté», pour découvrir les secrets mo-
biles des conversions de Sainte-Beuve et de ses attitudes si
diverses entre 1827 et i836. La vie intellectuelle n'a été porur
lui, durant cette période, qu'un reflet de la vie sentimentale ;
elle en exprime les inquiétudes, les contradictions, les con-
trariétés et les hontes. S'il se prend d'abord d'une si ardente
amitié pour Victor Hugo, c'est, indépendamment de ses am-
bitions littéraires, parce qu'il entrevoit près de lui la possibi-
lité d'une passion qui lui manque seule, pense-t-il, pour le
consacrer poète ; et sa première conversion n'est qu'un pre-
mier pas vers l'amour par le mysticisme. Lamennais lui serait
alors un auxiliaire inconscient et précieux, il désire donc le
connaître. Mais ses assiduités échouent devant une indiffé-
rence qui l'irrite; il craint de s'être fourvoyé dans une im-
passe. La révolution de juillet lui fournit l'occasion cherchée
d'une bouderie habile, dont le Saint-Simonisme lait les frais.
Puis, les événements prenant une tournure différente de celle
qu'il avait d'abord redoutée, il se laisse ramener rue Jean-
Goujon par les instances de Victor Hugo. Les circonstances
de ce retour lui tont craindre un moment d'avoir commis une
maladresse, et d'avoir à tout jamais détruit l'amitié de celle
dont il voulait exciter l'amour : quel moyen de sauver la si-
tuation, sinon de mettre à profit le trouble où ces inquiétudes
l'ont jeté, de se laisser convertir encore, et de s'insinuer de
nouveau sous ce prétexte à moitié sincère dans une confiance
en partie perdue? Lamennais est l'instrument de cette ma-
nœuvre, comme les Saint-Simoniens l'étaient de la précé-
dente. Celle-ci a plus de succès : Sainte-Beuve y gagne un
roman où s'exprimera son rêve, et — résultat presque ines-
péré — il obtient la réalité bien différente qu'il souhaitait.
Dès lors, sa passion fixée et satisfaite, il ne songe plus qu'à se
— 107 —
débarrasser des instruments dont il s'est servi. Il profite de
la liaison de V. Hugo avec Mlle Drouet pour se séparer de lui.
Après l'Encyclique Mirari vos, il s'éloigne de Lamennais et
du catholicisme, et si l'influence de l'Abbaye aux Bois l'en
rapproche un instant, après l'Encyclique Singulari nos la
rupture n'en est que mieux décidée. Accomplie discrètement
après les Troisièmes Mélanges, elle est publiquement dénon-
cée par Sainte-Beuve dans son article sur les Affaires de
Rome.
La passion est donc l'unique ressort qui fait agir, vivre et
penser Sainte-Beuve pendant ces années troublées. 11 fallait,
je le crois, que cette vérité fût dite et démontrée : non qu'il
convienne d'abaisser une réputation qui n'a du reste plus
rien à perdre à ce genre de révélations ; mais Sainte-Beuve
n'a pas su ou n'a pas voulu épargner ceux-là mêmes dont il
s'était le plus servi. En les quittant, il s'est efforcé de jeter
sur eux le discrédit du ridicule et de l'odieux; l'épargner,
c'est donc laisser peser des soupçons sur des caractères
élevés, comme celui de Lamennais, de la candeur desquels
il s'est joué. La critique a un rôle d'équité à remplir : il n'im-
porterait certes pas de montrer que les Conversions de
Sainte-Beuve ont été — quelques jours de franchise mis à part
— d'adroites comédies, et son amitié pour Lamennais une
duperie, s'il ne s'était vanté dans la suite d'avoir tenu près
de ce dernier un rôle qu'il n'a pas eu, de lui avoir rendu de
bons offices que, vérification faite, il ne lui a pas rendus, et
s'il ne l'avait accusé de l'avoir, par sa défection, distrait d'une
foi à laquelle il avait dès longtemps renoncé. De telles altéra-
tions de la vérité qui n'allaient à rien moins qu'à troubler de
remords injustifiés une conscience déjà profondément
malheureuse et déchirée, et à mettre des armes entre les
mains des adversaires d'un homme qui lui avait prodigué les
trésors d'une trop confiante bonté, de telles calomnies appe-
laient irrésistiblement la lumière.
Après tout, Sainte-Beuve a été — quelques jours sur neuf
— io8 —
années — sincèrement ému et porté à la piété et au repentir,
lorsqu'il put craindre d'avoir à jamais détruit, par une im-
prudente manœuvre, les espérances de sa passion : c'est
beaucoup pour lui, et il lui sera sans doute, en faveur de ce
rare accident, beaucoup pardonné.
APPENDICE
Rectification se référant à la note 1, page 15.
•M. Michaut, qui me fait l'honneur de suivre avec soin ma pu-
blication, me fait observer, qu'il « ne pense pas du tout que Hugo ait
eu une action exclusive sur la première conversion de Sainte-Beuve,
et que nulle part il n'a essayé d'éliminer l'influence de Mme Hugo.
Il est vrai qu'il a esquivé la question des rapports de Sainte-Beuve
et de Mme Hugo, mais il l'a fait, me .dit-il, sciemment, et son si-
lence à cet égard a pour cause la réserve à laquelle une thèse de
doctorat est, sur certains sujets, condamnée. Il faut donc lire, dans
une certaine mesure, à travers les lignes de son ouvrage ; voilà du
reste ses explications à cet égard : « là où je dis Hugo, il faut en-
tendre, selon les cas, Hugo seul, ou le ménage Hugo. A la page 189
si je n'ai pas cité nommément Mme Hugo, je n'ai rien dit qui
Pexclue, et mon avis sur son influence est tout à fait conforme au
vôtre ».
Je suis trop heureux de rencontrer sur ce point un allié, et un
allié tel que M. Michaut, là où je craignais de trouver un adver-
saire, pour ne pas fournira l'auteur de Sainte-Beuve avant les Lundis
une rectification d'ailleurs si justifiée.
APPENDICE
se référant à la note 3 de la page 56.
BONALD ET VICTOR HUGO
Le portrait du marquis de Couaën, qui, dans Volupté, tient la
place de Victor Hugo, renferme le passage suivant :
« Le premier jour que je l'allai visiter (c'est Amaury qui parle
— I io —
et il s'agit du marquis) quand nous entrâmes dans sa bibliothèque,
un livre récent était ouvert sur la table : j'en regardai le titre, j'y
cherchai le nom de l'auteur, depuis célèbre : « Quel est ce gentil-
homme de l'Aveyron ? lui dis-je. — Ah ! répondit-il, une de mes
connaissances de jeunesse dans le Midi, une profonde tête, et opi-*
niâtre ! Toutes les théories de morale et de politique de nos philo-
sophes supposaient je ne sais quel sauvage de l'Aveyron, et n'eussent
pas été fâchées de nous ramener là : mais voici que l'Aveyron leur
gardait un gentilhomme qui mettra à la raison philosophes et sau-
vages. » Ce furent ses paroles mêmes *. »
On reconnaît sans peine dans ce philosophe de l'Aveyron, Bo-
nald, l'auteur de la Théorie du Pouvoir Politique et Religieux et de la
Législation primitive ; d'autre part, l'étude de Volupté ne permet pas
de douter que, certaines fantaisies mises à part, qu'exigeait la texture
du roman et la nécessité de dérouter les curiosités en éveil lors de
la publication, le marquis deCouaënsoit Victor Hugo. Il résulterait
donc des quelques lignes citées plus haut, que Victor Hugo, en
1827, c'est-à-dire l'année même où il écrivit la préface de Cromwell,
lisait et admirait Bonald.
La Préface de Cromwell (]e ne sache pas qu'on en ait fait la remarque
jusqu'ici ?) 2, porte les traces manifestes de cette admiration. Victor
Hugo part du fait que « la même nature de civilisation, ou, pour
employer une expression plus précise, quoique plus étendue, la
même société n'a pas toujours occupé la terre. Le genre humain
dans son ensemble a grandi, s'est développé, a mûri comme un de
nous. Il a été enfant, il a été homme, nous assistons maintenant à
son imposante vieillesse. Avant l'époque que la société moderne a
nommée antique, il existe une autre ère que les anciens appelaient
fabuleuse, et qu'il serait plus exact d'appeler primitive. Or, la poésie
se superpose toujours à la société 3 ». Mais, n'est-ce pas Bonald qui
1 Volupté, 37.
8 En particulier, je n'en trouve aucune mention dans la 'Préface de Cromweïï,
pourtant si richement documentée, de M. Maurice Souriau (Paris, Société fran-
çaise d'imprimerie et de librairie, in-18, 1897.)
a V. Hugo, Cromwell, 'Préface, éd. Houssiaux, 1864, in-8, p. 5 ; éd. Souriau,
— III —
écrit : « La civilisation est dans la nature de la société 1 ? » N'a-t-il
pas dit: « La société, ainsi que l'homme, passe par différents états
d'enfance, de jeunesse, de virilité '- ? » Et encore : v< La société
passe... ainsi que l'homme, par plusieurs états différents, et que
l'on peur comparer entre eux ; la société a, comme l'individu, son
enfance, son adolescence et sa virilité 3. » Bonald aussi a étudié la
société antérieure à la société antique, en la qualifiant de société pri-
mitive, et il a recherché dans sa Législation primitive les lois qui sont
naturelles à cette forme de société. Cette pensée est de lui: « La
littérature est l'expression de la société comme la parole est l'expres-
sion de l'homme 4 ». Il remarque « l'enfance des genres... au temps
de l'enfance de la société ; l'adolescence des genres... au temps de
l'adolescence de la société; la virilité des genres... au temps de la
perfection de la société3 ». Le passage de la préface de Cromwell
cité plus haut n'est donc qu'un résumé à peu près fidèle de ses doc-
trines.
Je sais que M. Souriau en attribue l'inspiration à Mme de Staël :
« Peut-être, écrit-il, tout le début de la Préface sur les oiigines des
genres, et leur rapport avec les modifications sociales, est-il en par-
tie un emprunt à Mme de Staël 6 ». Mais c'est là, me semble-t-il,
commettre un anachronisme. En 1824, Victor Hugo subit — par-
tiellement d'ailleurs — l'influence de Mme de Staël, et cette in-
fluence est sensible dans les expressions mêmes qu'il emploie 7. En
1827, l'auteur de La littérature considérée dans ses rapports avec les
institutions sociales est oubliée par Victor Hugo, et c'est à une toute
Paris, Société française d'imprimerie et de librairie, p. 175-176; éd. définitive
Hetzel-Quanlin, in 8, 1881, p. 8-9).
1 Bonald Législation primitive, III, 36 (in-8, Paris, Le Clerc, an XI, 1802).
J Bonald, Théorie du Pouvoir, \, III, V, 225 (in-8, Paris, Le Clerc, 1843).
3 Bonald, Législation primitive, I, 317.
4 Bonald, Législation primitive, II, 207. Cf. V. Hugo, Préface de Cromwell,
p. 6. « L'expression d'une pareille civilisation ne peut être que l'épopée ».
5 Bonald, Législation primitive, II, 211, 212.
6 Souriau, La Préjace de Cromwell, p. 36.
7 Préface des Odes et Ballades (1824), éd. Houssiaux, in-8, 1F64, p. 22 (février
1824). Cf. aussi V. Hugo, Correspondance (181 5-1835), p. 38.
— 112 —
autre action qu'il faut rapporter les doctrines dont on lui fait hon-
neur, bien à tort.
Je remarquerai à ce sujet que la théorie de la perfectibilité dans
la Littérature, n'est pas du tout celle de la Préface ; outre que, dans
ce dernier ouvrage, le mot de perfectibilité n 'est même pas prononcé
(indice très caractéristique d'un état d'esprit bien éloigné du philo-
sophisme), la perfectibilité dont il s'agit dans la Littérature est indé-
finie l, tandis que le développement dont parle la Préface aboutit à
Y imposante vieillesse de l'humanité -. D'ailleurs la perfectibilité dont
traite Mmc de Staël est celle des idées, non celle de l'imagination ni des
arts 3. Enfin les relations que Mme de Staël cherche à déterminer sont
celles qui existent entre les institutions politiques et la littérature,
non celles qui font dépendre les âges de l'humanité des formes
littéraires 4. Il m'est donc impossible de retrouver ici l'influence de
Mme de Staël.
Au contraire je retrouve dans la Préface non seulement l'inspira-
tion, mais jusqu'au vocabulaire même de Bonald. A l'exemple que
j'en ai donné plus haut, j'en ajouterai quelques autres. La société
des temps primitifs telle que nous la décrit V. Kugo, cette société
dans laquelle l'homme « touche encore de si près à Dieu », dans la-
quelle « il y a des familles et pas de peuples ; des pères et pas de
rois » ; dont « la prière est toute la religion 5 », cette société n'est
autre que la société naturelle, correspondant à la religion natu-
relle, société primitive de familles telle que Bonald nous la décrit
dans ses ouvrages en des termes fort analogues et quelquefois
identiques 6. S'il indique le passage de la communauté patriar-
cale à la société théocratique 7 ; je reconnais la transformation de
la société naturelle de production en société de conservation,
1 Œuvres complètes de Mm* de Staël (Paris, in-8, 1820), t. IV, p. 72.
2 Préface, éd. Souriau, p. 176 ; éd. Houssiaux, p. 5 ; éd. Hetzd-Quantin, p. 8.
3 Œuvres complètes de Mme de Staël, 64.
4 Œuvres complètes de Mmt de Staël, IV, 15.
5 Préface, éd. Souriau, p. 176 177 ; éd. Houssiaux, p. 5-6 ; éd. Hetzel, p. 8-9.
* Bonald, Th. du Pouvoir, I, I, 1, 28-29. Législation primitive, II, 204.
1 Préface, éd. Souriau, p. 177-178 ; éd. Houssiaux, p. 6 ; éd. Hetzel, p. 9.
— ir3 —
transformation que domine en effet l'apparition du formalisme reli-
gieux, des rites, du dogme et du culte, c'est-à-dire de la religion
publique !. L'importance attribuée par Victor Hugo à la double des-
tinée de l'homme, à la fois « animal et intelligence, âme et corps 2»,
me rappelle que pour Bonald la distinction de l'intelligence et des
organes chez l'homme est une des bases de la théorie sociale \ et
n'est pas suivie avec moins de soin, ni moins féconde en consé-
quences dans la Théorie du Pouvoir ou la Législation primitive que dans
la Préface de Cromwell. Quand Victor Hugo signale le caractère « ma-
tériel » de la théogonie antique dans laquelle tout est « visible, pal-
pable, charnel », quand il ajoute quelques lignes plus loin: « Les
héros d'Homère sont presque de même taille que ses dieux. Ajax
défie Jupiter, Achille vaut Mars 4 » ; comment ne pas reconnaître
l'inspiration de Bonald qui a écrit : « Ces dieux, au fond, n'étaient
que des hommes, et l'imagination grossière des hommes les confon-
dait avec les héros 3. » Ailleurs, s'il compare « les diverses physio-
nomies de la pensée aux différentes ères de l'homme et de la so-
ciété e,» c'est encore une réminiscence de Bonald, pour qui « l'homme
est la société en abrégé, comme la société est l'homme général ' ».
Il est remarquable que même les théories proprement artistiques
et littéraires de la Préface portent les marques de cette inspiration
première. Les fameuses formules d'affranchissement de l'art : « Il
n'y a d'autres règles que les lois générales de la nature, qui planent
sur l'art tout entier 8 », et « Tout ce qui est dans la nature est dans
l'art :' », ne font que transposer cette pensée dont tout le système
de Bonald est le développement : « La nature doit être le seul pou-
1 Bonald, Th. du Pouv., I, I, IV, 72-74 et Leg. Prim. II, 228.
2 Préface, éd. Souriau, p. 183 et 222-223 ; éd. Houssiaux, p. 8 et 21 ; éd,
Hetzei, p. 12 et 30.
3 Bonald, Ih. du Pouv. I, I, I. 25 ; Leg. Prim. I, 254 et ibid. 175, nu 1.
4 Préface, éd. Souriau, p. 184-186 ; éd. Houssiaux, p. 9; éd. Hetzei, p. 13.
5 Bonald. Mélanges, 420. Cf. ibid. 244.
6 Préface, éd. Souriau, p. 215 ; éd. Houssiaux, p. 18-19 : éd. Hetzei, p. 27.
' Bonald, Th. du Pouv., II. IV, VI, 221.
face, éd. Souriau, p. 252-253 ; éd. Houssiaux. p. 31 ; éd. Hetzei, p. 44.
9 Préface, éd. Souriau, p. 223 ; éd. Houssiaux, p. 21 ; éd. Hetzei, p. 31.
— ii4 —
voir législatif des sociétés ' ». La théorie du grotesque « comme
objectif auprès du sublime, comme moyen de contraste 2 » et l'idée que
la poésie vraie « est dans l'harmonie des contraires 3 », Bonald leur
avait donné leur première formule, et qui n'est pas si éloignée de celle
de Victor Hugo qu'on ne puisse attribuer au philosophe de l'Avey-
ron la paternité des deux: « Il ne faut pas croire, dit-il, que ces
contrastes entre des extrêmes n'aient d'autre raison que le motif de
Tendre plus brillantes les productions des arts par un cliquetis de
mots antithétiques, ou par le rapprochement de choses opposées.
Ces contrastes nous présentent les extrêmes du beau, ou le beau
dans les extrêmes : vérité importante qui renferme des conséquences
très étendues en morale poétique ou même pratique, et dont il faut
chercher la raison dans l'homme. L'homme n'est en effet qu'extrêmes
et contrastes. Tel qu'il est par sa nature originelle, il se compose de
qualités extrêmes, en contraste par leurs contrariétés de torce et de
faiblesse, de grandeur et de misère, de lumière et d'obscurité, d'em-
pire sur l'univers et de dépendance de tout ce qui l'entoure, de
hautes pensées et d'indignes penchants. Tel qu'il peut être par les
progrès de sa raison, l'homme se compose de qualités extrêmes en
harmonie même par leur contraste... C'est là le mystère de l'homme,
le secret des arts, l'enseignement même de la religion \ » Enfin, il
n'est pas jusqu'à la distinction des trois forn.es générales de poésie,
lyrique, épique, dramatique, dont Victor Hugo décrit la succession
dans la Préface de Cromwell % qui ne se retrouve, à vrai dire, ordon-
née différemment, chez Bonald : « On peut, dit- il, réduire à trois
espèces de composition dans chaque genre, toutes les productions
littéraires, les compositions dramatique, lyrique et épique 6 ».
1 Bonald, Th. du Pouv., I, VI, III, 455.
2 Préface, éd. Souriau, p. 203 ; éd. Houssiaux, p. 14 ; éd. Hetzel, p. 21.
3 Préface, éd. Souriau, p. 223 ; éd. Houssiaux, p. 21 ; éd. Hetzel, p. 31.
4 Bonald, Mélanges (3e éd. in-8. Paris, Le Clerc, 1862), p. 245. Cf. aussi ibid,
p. 256-257 ; et p. 251 : « Soit que le beau moral se trouve dans des extrêmes sé-
parés, soit qu'il naisse de leur rapprochement. »
5 Préface, éd. Souriau, p. 214 ; éd. Houssiaux, p. 18 ; éd. Hetzel, p. 27.
8 Bonald, Du style et de la Uttératuie (août 1806). Mélanges, p. 181.
— us —
Il est donc impossible de méconnaître l'influence de Bonald sur
la Préface de CromivdL Et cependant on remarquera avec surprise
que ni pendant les années qui précèdent 1827 *, ni dans la Préface
elle-même, ni dans les écrits ou les lettres de Victor Hugo qui la
suivent immédiatement, le nom de Bonald n'est prononcé.
La raison la plus vraisemblable en est la suivante : c'est par l'in-
termédiaire de Lamennais que Victor Hugo eut connaissance des
œuvres de Bonald. Or, dès 1824, Lamennais constatait à propos
de Bonald qu' « il est périlleux aujourd'hui de s'associer certains
noms' » Communiqua-t-il cette manière de penser à Victor Hugo,
alors orienté sous son influence vers le christianisme libéral ? C'est
au moins fort probable; et l'on s'expliquerait ainsi pourquoi l'auteur
de Cromwell, en faisant de larges emprunts ci la pensée de Bonald,
se garda prudemment de citer ses sources, ou même d'y taire la
moindre allusion.
1 Exception faite cependant pour la pièce Sur le Télégraphe d'octobre 18 19. (Cf.
Biré, V. Hugo avant i83o, p. 151.
2 Blaize, Œuvres inédites de Lammenais (Paris, Dentu éd., in-8, 1866), I, 447.
ERRATA
P. 9 : note 4 : « comme l'affirme M. Michaut » ; ajoutez : « sur la foi de Sainte-
Beuve ».
P. 16 : lignes 13, 24, 26 : 1828 ; lisez : 1829.
P. 19 : ligne 3 : l'apôtre ; lisez : l'apôtre ».
P. 24 : note 1 : Volupté, 116 ; ajoutez : Sainte-Beuve fait dire à Mme V. Hugo
[Consolations, 216, juillet 1829) :
« Oq n'a pour vrais amis que son père et sa mère,
Son mari, ses enfants et Dieu par- dessus tout. »
Sainte-Beuve se flattait sans doute de passer avant l'une de ces cinq
amitiés ; mais il n'en était pas très sûr, comme en témoigne son « peut-
être ».
APPENDICE
Se référant à la page 35, ligne 3.
Les lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo.
9
Au moment où la présente étude a été écrite, les lettres de
Sainte-Beuve à V. Hugo n'avaient pas encore paru. La très inté-
ressante publication de M. G. Simon est venue depuis combler cette
lacune (Revue de Paris des 15 décembre 1904, Ier, 15 janvier et
15 février 1905). Je dois dire que ces lettres confirment complè-
tement, à mon sens, l'esprit de mon travail.
J'indiquerai ici les principaux raccords entre la publication de
M. G. Simon et la mienne :
La Clef de Volupté, page 25 : « Sainte-Beuve alors à Rouen... »
V. Revue de Paris, Ier janvier 1905,, p. 73 et seq. : Lettres de Sainte-
Beuve à V. Hugo du 7 mai 1830, à Mme V. Hugo, du 16 mai.
Page 27 : « Cependant Sainte-Beuve... » V. Revue de Paris,
icr janvier 1905, p. 78 et seq. : Lettres de Sainte-Beuve à V. Hugo,
du 3 1 mai et du 6 juillet 1830.
Page 31 : « La crise de passion... » V. Revue de Paris, Ier jan-
vier 1905, p. 80-8 r. Lettre de Sainte-Beuve à V. Hugo, du mardi
14 septembre 1830.
Page 34 : « et les gages qu'il donnait... » V. Revue de Paris,
Ier janvier 1905, p. 83 et seq. ; Lettres de Sainte-Beuve à V. Hugo
du 7 et du 23 décembre 1830.
Page 36 : « le 13 mars il revient à la charge... » Y. Revue de
Paris, Ier janvier 1905, p. 91 et seq. Lettre de Sainte-Beuve à
V. Hugo, mars 183 1.
LA CLEF DE et VOLUPTÉ » 6
— n8 -
Page 37 : « Sainte-Beuve fit amende honorable... » V. Revue de
Paris, Ier janvier 1905, p. 93-94 : Lettre de Sainte-Beuve à
V. Hugo, 3 avril 1 83 1 , et p. 95 et seq., 14 avril 183 1.
Page 51 : « Une crise commence... » V. Revue de Paris, Ier jan-
vier 1905, p. 104 et seq. : Lettre de Sainte-Beuve à V. Hugo,
7 juillet 1831.
Page 51 : « On peut juger quels durent être les sentiments... »
V. Revue de Paris, Ier janvier 1905, p. 107-108 : Lettre de Sainte-
Beuve à V. Hugo, 8 juillet 1831.
Page 53 : ce Qu'il connaît bien ses points sensibles... )> V. Revue
de Paris, 15 janvier 1905, p. 319-320 : Lettre de Sainte-Beuve à
V. Hugo, 19 juillet 183 1.
Page 53 : « Mais V. Hugo tient toujours aux succès... » V. Revue
de Paris, 15 janvier 1905, p. 321-322 : Lettres de Sainte-Beuve à
V. Hugo, août et vendredi 5 août 1831.
Page 59 : « Lepuis 1831... » V. Revue de Paris , 15 janvier 1905,
p. 322 et seq. : Lettres de Sainte-Beuve à V. Hugo.
Page 59 ; note. V. Revue de Paris, 15 janvier 1905, p. 327
et seq.
Page 61 : « Le retour de V. Hugo... » V. Revue de Paris, 15 jan-
vier 1905, p. 331, 332, 333 : Lettres de Sainte-Beuve à V. Hugo,
13 et 14 novembre 1832.
Page 62 : ... lui demande un article sur l'ouvrage imprimé ».
V. Revue de Paris, 15 janvier 1905, p. 334-335 et seq. : Lettres de
Sainte-Beuve à V. Hugo, 8 décembre 1832, etc..
Page 81 : « Sainte-Beuve fait tous ses efforts pour arriver à une
rupture... » V. Revue de Paris, 15 janvier 1905, p. 342 : Sainte-
Beuve à V. Hugo, 21 août 1833.
Page 81 : « ... Sur les Mémoires de Mirabeau... » V. Revue de
Paris, 15 janvier 1905, p. 348 et 349 : Lettre de Sainte-Beuve à
V. Hugo, 6 février 1834.
TABLE DES MATIÈRES
Avertissement vil
Avant-propos ix
Introduction y
Chapitre I. — De l'amitié à l'amour. — Première conversion. — Sainte-
Beuve en quête de Lamennais (janvier 1827 — juillet 1829) .... 10
Chapitre II. — Premier assaut. — Premier échec (juillet 1829 — juillet
1830) 22
Chapitre III. — Le dépit amoureux : la crise Saint-Simonienne (juillet
1830 — avril 1831 30
Chapitre IV. — Retour et désenchantement. — La deuxième conversion.
Lamennais et Juilly (avril-novembre 183 1) 58
Chapitre V. — Progrès de la passion. — Premières chutes (juillet 183 1 —
août 1832) 49
Chapitre VI. — La chute. — Rupture intérieure avec le catholicisme et
Lamennais (août 1832 — août 1833) 59.
Chapitre VII. — L'Abbaye-aux-Bois. — Sainte-Beuve est ramené en ap-
parence à Lamennais et au christianisme (septembre 1833 — juillet 1834) 69-
Chapitre VIII. — L'Encyclique Singulari nos. — Seconde et définitive rup-
ture intérieure avec Lamennais et le christianisme (juillet 1834) ... yS
Chapitre IX. — Rupture publique avec Lamennais (août 1834 — 15 no-
vembre 1836) 94
Chapitre X. — Dernières rencontres (1837-1848) 103;
Appendice 109
Errata 116
Appendice 117
Saint-Amand (Cher). — Imprimerie BU5SIÈRE.