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Full text of "La clef de "Volupté""

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N°  3        Collection  Arthur  Savaête  a  1  fr.  50 


Politique  et  Littérature,  Arts,  Sciences,  Histoire.  Philosophie 

et  Religion 


La  Clef 


de 


«Volupté» 


PAU 


Christian  MARECHAL 


PARIS 
ARTHUR  SAVAETE,   ÉDITEUR 

76,    RUE    DES    SAINTS-PtRES,    76 
Tous  droits  réservés 


^ 


La  Clef  de  «  Volupté  » 


N°  3        Collection  Arthur  Savaète  a  1  fr.  50 


Politique  et  Littérature,  Arts,  Sciences,  Histoire,  Philosophie 

et  Religion 


La  Clef 


de 


«Volupté» 


PAR 


Christian 


PARIS 
ARTHUR  SAVAÈTE,  ÉDITEUR 

76,    RUE    DES   SAINTS-P$fcES,    76 


SABLE 
COLLECTIC 

SABLE 


AVERTISSEMENT 


Ces  pages  ont  paru-  pour  la  première  jois  au  mois  de  fé- 
vrier dernier.  Mes  idées  sur  le  problème  qu'elles  soulèvent 
sont  restées  les  mêmes.  Moins  qu'un  autre,  assurément, 
j'accepterais  de  croire  que  toutes j  les  voies  ne  [soient  pas 
bonnes  et  justifiables  qui,  selon  V  expression%de\Sainte-Beuve , 
conduisent  «  aux  vallées  du  doux  Pasteur  ».  Je  sais  en 
particulier  que  certains  troubles  profonds  de  la  sensibilité 
sont  de  nature  à  détruire  plus  d'un  édifice] [artificiel  trop 
facilement  élevé  par  V intelligence  critique,  et  à  rappeler 
des  profondeurs  de  notre  être,  où  elles  survivent,  ces  con- 
victions qui,  même  oubliées,  en  constituent  les  assises.  Mais 
encore  faut-il  qu'une  telle  crise,  toute  spontanée,  se  déve- 
loppe indépendante  des  considérations  d'un  autre  ordre. 
La  situation  ici  n'est  pas  telle  :  les  dispositions  à  croire 
sont  immédiatement  aperçues  par  une  pensée  critique  en 
éveil  et  mises  par  elle  au  service  d'un  tempérament  exi- 
geant. Le  cas  m'a  paru  intéressant  et  valoir  d'être  étudié 
pour  lui-même  et  sur  les  textes. 

Christian  Maréchal. 

Saint-Omer,  mai  1905. 


AVANT-PROPOS 


m  La  volupté  n'est  que  l 'orgueil  des  sens.  » 
(Lamennais,  Essai  sur  l'indifférence,  I,  311). 

Un  prêtre,  Amaury,  délivré  d'un  penchant,  d'une  pas- 
sion, d'un  vice  même  —  celui  qui  donne  son  titre  à  l'ou- 
vrage —  raconte,  en  une  sorte  de  confession  générale,  les 
circonstances  de  sa  guérison.  Il  profite,  pour  écrire  ce  ré- 
cit, d'un  séjour  dans  un  monastère  portugais  où  la  tempête 
l'a  jeté,  puis  d'une  longue  traversée  vers  l'Amérique;  et  il 
l'adresse  à  un  jeune  homme  qui,  souffrant  d'un  mal  sem- 
blable, sera,  pense-t-il,  guéri  par  la  lecture  de  ses  confi- 
dences. Tel  est  le  thème  du  roman  que,  selon  l'expression 
de  Renan,  Sainte-Beuve  a  si  malheureusement  appelé 
Volupté  *. 

L'enfance  d'Amaury  s'est  écoulée  studieuse  et  solitaire, 
sans  laisser  place,  semble-t-il,  àd'autres  visions  qu'à  celles 
«  du  pudique  amour  »  -.  Mais  déjà,  dans  le  quatrième 
chant  de  V Enéide,  dans  les  Odes  d'Horace  à  Pyrrha,  à 
Lydé,  dans  les  Tristes  d'Ovide,  la  rencontre  de  certaines 

1  Ce  reproche  n'est  pas  entièrement  fondé.  Le  titre  de  Volupté,  nous  dit  Sainte- 
Beuve,  «  qui  a  l'inconvénient...  de  ne  pas  s'offrir  de  lui-même  dans  le  juste 
sens,  et  de  faire  naître  à  l'idée  quelque  chose  de  plus  attrayant  qu'il  ne  con- 
vient »,...  «  ce  titre,  ayant  été  d'abord  publié  un  peu  à  la  légère  (par  l'éditeur) 
n'a  pu  être  ensuite  retiré...  »  Volupté,  1. 

2  Volupté,  8.  Cf.  dans  le  présent  travail,  p.  1.,  p.  55-56,  et  la  note  1. 


—    X 


expressions  latines  que  son  professeur  rendait  par  le  mot 
privautés,  a  troublé,  plus  qu'il  n'eûtconvenu,  sa  candeur1. 
Un  séjour  à  la  campagne,  au  château  d'un  ami  de  son 
père,  en  le  laissant  triste,  dépaysé,  inquiet,  distrait  de  ses 
habitudes  régulières,  développe  en  lui  un  dangereux  pen- 
chant à  la  tendresse  :  il  récite  en  pleurant  le  psaume  Su- 
per flumina  Babylonis,  il  se  plaît  à  cette  sorte  de  musique 
languissante  et  plaintive  de  Clarisse  qu'on  lit  au  salon  ; 
bientôt  il  aborde  avec  charme  les  passages  mélancoliques 
des  élégiaques  latins  et  rêve  sur  une  chanson  d'Anacréon2  : 
premier  éveil  du  cœur,  qui  suit  de  près  celui  des  sens. 
Mais  il  croit  découvrir  en  lui  une  laideur  qui,  pense-t-il, 
s'accroîtra  rapidement  et  doit  le  défigurer  3  ;  il  imagine  des 
obstacles  dont  il  nous  parle  avec  mystère,  et  qui  l'empê- 
cheront d'appliquer  —  il  le  craint  du  moins  —  ses  facultés 
passionnées.  Il  prête  alors  l'oreille  à  de  dangeureux  con- 
seils, ses  habitudes  saines  s'altèrent,  et  tout  lui  dit  de  se 
hâter  et  de  n'être  point  difficile.  Puis,  quand  il  reconnaît, 
après  un  an  au  moins,  qu'il  a  été  dupe  de  sa  fantaisie,  son 
courant  d'idées  n'est  plus  le  même,  et  les  impressions  ac- 
quises demeurent  gravées  dans  son  être  h 

C'est  alors  qu'entrant  dans  le  monde  à  dix-sept  ou  dix- 
huit  ans,  à  l'époque  du  consulat,  Amaury  rencontre  une 
jeune  fille  de  son  âge,  MUe  Amélie  de  Liniers,  qui  vit  à  la 
campagne  sous  la  garde  de  ses  grands-parents  5.  Ses  fré- 
quentes visites  créent  entre  lui  et  MUe  de  Liniers  une  fami- 
liarité indéfinie,  dont  le  lien  délicat  «  n'ayant  jamais  été 
pressé,  pouvait  indifféremment  se  laisser  ignorer  ou  sentir, 
et  fuyait  à  volonté  sous  ce  nouvel  enjouement  qui  favo- 
rise les  tendresses  naissantes  »  c.  Il   décrit,  en   des  pages 

1  Volupté,  io. 
8  Ibid.,  ii. 

3  Ibid.,  12  et  seq. 

4  Ibid.,  15. 

5  Ibid.,  16. 

6  Ibid.,  20. 


d'une  délicieuse  fraîcheur,  les  nuances  de  ce  premier 
amour,  les  aveux  mutuels,  à  peine  indiqués  \  et  les  projets 
d'avenir  où  s'égare,  un  soir  d'été,  l'imagination  du  jeune 
homme,  où  s'oublie,  pour  un  instant,  la  réserve  de  la 
jeune  fille  2.  Mais  le  cruel  divorce  de  l'imagination  et  des 
sens  qui  s'était  déjà  produit  avant  cette  rencontre  ne 
permet  pas  que  d'un  vœu  définitif,  Amaury  s'y  laisse  en- 
chaîner. Ses  ambitions  servent  de  prétexte  à  la  première 
de  ces  inconstances  perfides  où  l'entraîne  déjà  sa  fai- 
blesse :  au  premier  geste  qui  pourrait  l'attacher,  il  fuit  pour 
ne  pas  se  fixer  3. 

Invité  parle  marquis  de  Couaën  dont  il  avait  fait  con- 
naissance à  la  Gastine,   chez  Mlle  de   Liniers,  à  venir  le 
voir    dans   ses    terres,    il    ne  tarde    pas    à   s'y    rendre. 
Amaury  avait  confié  au  marquis  ses  impatiences  d'action 
et  cet  état  douloureux  d'abaissement  et  d'inutilité  auquel 
les  circonstances  le  réduisaient,  avec  la  jeune  noblesse  de 
son  temps.  M.  de  Couaën  avait  témoigné,  en  l'écoutant, 
une  distinction  attentive,  qui  «  l'avait  tout  d'abord  gagné  à 
lui  »  \  «  Une  idée  de  respect  et  d'attente  se  rattachait  par 
tout  le  pays  à  ce  manoir  de  Couaën  et  à  la  personne  du  pos- 
sesseur. Le  lieu,  en  effet,  semblait  devenu  centre  de  beau- 
coup de  mouvements  occultes,  et  d'assemblées  fréquentes 
de  la  noblesse  \  »   Le   marquis  lui-même  y  menait  l'exis- 
tence mystérieuse  d'un  conspirateur;  il  préparait  le  réta- 
blissement des  Bourbons.  Après   avoir    fait  «    de  longues 
absences  »  dans  sa  jeunesse,  avoir  «  servi  de  bonne  heure  », 
s'être    battu  à   Gibraltar,   avoir  pris   part   aux  premières 
insurrections  royalistes,  et,  tenté  par  les  voyages,  s'être 
longtemps  arrêté  en   Irlande,  il  en  était  revenu  amenant 

1  Volupté,   21-22. 

2  Ibid.,  24  et  seq 


*  îDia.y  24  et  seq. 
*Ibid.i  27.  Cf.  p.  1.,  p.  11  et  la  note  3. 

*  Ibid.,  28.  Cf.  p.  1.,  p.  12  et  la  note  7. 

*  Ibid.,  28-29.  Cf.  p.  1.,  p.  13- 


XII    

avec  lui  «  une  jeune  femme  charmante,  déjà  mère,  étrange 
et  merveilleuse,  disait-on,  de  beauté,  qui,  depuis  trois  ou 
quatre  ans  déjà,  vivait  toute  retirée  en  ce  manoir  où  des 
intrigues  politiques  paraissaient  s'ourdir  »  J.  Amaury,  en 
y  arrivant  très  ému,  y  trouve  le  marquis  seul  avec  sa 
femme  et  deux  beaux  enfants  ;  une  conversation  cordiale 
s'établit  entre  eux  -.  Il  visite  le  château,  qu'il  nous  dé- 
crit minutieusement  3,  et  trace  le  portrait  de  son  hôte, 
noble  figure  déjà  labourée,  quelques  rides,  nées  du  de- 
dans, près  des  tempes,  le  nez  aquilin  d'une  élégante 
finesse,  l'attitude  haute  e*t  polie,  séante  au  commandement, 
des  yeux  dont  le  champ  d'azur  «  faisait  l'effet  d'un  désert 
monotone  qu'aurait  désolé  une  insaisissable  ardeur  »  4, 
ambitieux,  doué  d'actifs  talents,  d'une  grande  netteté  dans 
l'audace  5,  et,  comme  tous  les  hommes  d'entreprise,  tenant 
peu  de  compte  des  opinions  générales  de  tout  ce  qui  n'a- 
vait pas  une  personnification  distincte.  Il  avait  foi  seule- 
ment dans  l'énergie  des  chefs  :  «  Sa  gloire  la  plus  désirée 
eût  été  de  devenir  un  de  ces  marquants  individus  qui  jouent 
entre  eux,  à  un  certain  moment,  la  partie  du  monde  6  »• 

1  J'oluptc,  29.  Allusions  aux  succès  précoces  de  Victor  Hugo,  à  ses  longues  fian- 
çailles (l'Irlande  est  le  symbole  de  Mme  V.  Hugo),  à  son  mariage  en  octobre  1822, 
c'est-à-dire  (en  janvier  1827)  environ  quatre  ans  auparavant  ;  à  ses  sentiments 
royalistes,  en  même  temps  qu'aux  intrigues  préparant  la  bataille  d'Hernani,  enfin 
(Cf.  G.  Simon,  Lettre  de  Sainte-Beuve  à  V.  Hugo,  Revue  de  Paris,  15  Dec.  1904, 
p.  761  et  seq.) 

2  Ibid.,  31-32.  Cf.  p.  1.,  p.  12  et  les  notes  5,  6,  7,  8,  9. 

3  Ibid.,  29  et  seq.  Cf.  p.  1.,  p.  13  et  la  note  2. 

4  Ibid.,  34.  Cf.  p.  1.,  p.  56. 

5  Ibid. 

6  Ibid.,  35.  Cf.  p.  1.,  p.  58,  et  la  note  1.  Le  lecteur  de  Volupté  ne  doit  pas 
perdre  de  vue  que  Victor  Hugo  avait  la  prétention  de  rivaliser  avec  Napoléon, 
d'être  le  Napoléon  de  la  littérature.  Il  s'expliquera  ainsi  bien  des  portions  du  per- 
sonnage de  M.  de  Couaën.  V.  à  ce  sujet  le  parallèle  que  Victor  Hugo  établit  en 
1833,  entre  Napoléon  et  le  poète  attendu  {Littérature  et  Philosophie  mêlées,  éd. 
Houssiaux,  in-8,  p.  338-339.)  Cf.  aussi  Revue  de  Paris,  Dec.  1904,  p.  762-763. 
Sainte-Beuve,  dans  cette  lettre  à  V.  Hugo,  compara  avec  insistance  le  poète  à 
Napoléon  et  Hemani  à  Austerlitz. 


—    XIII    

Esprit  d'ailleurs  de  forte  volée,  à  Taise  dans  tous  lès  sujets, 
mais  d'une  instruction  inégale,  composée  surtout  de 
portions  d'histoire  et  de  politique  l,  M.  de  Couaen  lit  Bo- 
nald  et  l'admire-. 

Quant  à  la  marquise,  c'est  à  peine  si  Amaury  ose  la  re- 
garder 3  ;  il  nous  la  décrira  plus  tard.  Mais  déjà  ses  séjours 
au  château  se  multiplient  au  point  de  n'avoir  plus  de 
nombre  ;  ;  il  délaisse  la  Gastine  et  prend  ses  habitudes  à 
Couaen.  Il  y  passe  ses  matinées  à  lire  Hobbes,  Hume,  et 
sous  prétexte  de  rechercher  la  vérité,  ces  lectures  décom- 
posent activement  son  reste  de  croyances".  Mais  en  même 
temps  son  cœur  désœuvré,  son  désir  aveugle,  d'autant 
plus  libres  qu'aucune  foi  n'y  fait  plus  obstacle,  le  rejettent 
à  des  pensées  et  à  des  espérances  coupables,  qu'il  poursuit 
sous  mille  formes  à  travers  ses  rêveries,  dans  les  bosquets 
de  Couaen  6,  tandis  que  ses  ambitions  inquiètes  lui  faisant 
craindre  de  s'être  abusé,  d'être  entré,  à  la  suite  du  mar- 
quis, dans  une  voie  fausse  et  qui  n'aboutirait  pas,  le  mi- 
nent sourdement 7.  Tel  est  l'état  d'esprit  d'Amaury  lorsqu'un 
jour,  le  6  juillet  %  après  un  service  rendu  qui  lui  a  donné 
occasion  de  pénétrer  dans  la  chambre  de  Mme  de  Couaen  % 
il  l'accompagne  sur  sa  demande  dans  une  chapelle  où 
elle  va  prier  pour  sa  mère  éloignée  d'elle  et  malade  ;  elle 
lui  parle,   chemin  faisant,  avec  abandon   et   confiance  ,0; 

1  Volupté,  36.  Cf.  p.  1.,  p.  56  et  la  note  5. 

2  Ibid.,  37.  Cf.  p.  I..  p.  56  et  la  note  3.   V.  aussi  Y  Appendice,  p.  109  et  seq.  : 
Bonald  et  Victor  Hugo. 

3  Ibid.  Cf.  p.  1.,  p.  15  et  la  note  2. 
*  Ibid  ,  39-40.  Cf.  p.  1.,  p.  15. 

5  Ibid.,  40.  Cf.  p.  1.,  p.  15  et  la  note  4. 

6  Ibid.,  49. 

~  Ibid.,  50  et  seq. 

8  Ibid.,  51.  Cf.  p.  1.,  p.  16. 

9  Ibid.,  52-53.  Cf.  p.  1.,  p.  16.  Tout  ce  qui  suit  doit  être  rapporté  à  cette  page, 
et  le  lecteur  devra  l'avoir  présent  à  la  mémoire  afin  de  la  compléter. 

10  Ibid.,  53-56.  Cf.  p.  l.,p.  16  et  la  note  3. 


—   XIV    — 

lui-même  l'encourage  et  la  console  avec  plus  d'émotion 
qu'il  n'avait  osé  faire  jusque-là  '  ;  et  la  jalousie  brusque- 
ment éveillée  dans  son  cœur  par  le  baiser  que  le  marquis 
dépose  sur  le  front  de  sa  femme,  au  retour,  lui  révèle  à  la 
fois  son  amour  et  la  distance  qui  le  sépare  de  celle  qu'il 
aime  2. 

Dès  lors  un  singulier  mélange  d'orgueil  d'un  cœur  qui 
s'était  cru   longtemps  stérile,   d'exaltation  et  de  douleur 
par  la   représentation   des  obstacles,  compose  sa  vie  3  : 
«  Un  génie,  dit-il,  s'éveillait  en  moi  ;  car  j'étais  de  ceux, 
mon  ami,  dont  la  force  tient  à  la  tendresse,  et  qui    de- 
mandent toute   inspiration  à   l'amour...  Au   réveil,   mon 
premier  mouvement  était  de  me  sonder  l'âme  pour  y  re- 
trouver ma  blessure  ;  j'aurais  trop  craint   d'être  guéri  4.  » 
Mais  il  s'habitue   vite   à  cette   persistante  blessure  ;  des 
doutes  naissent  en  lui  ;  il  s'étonne  que  ce  soit  la  réalité  de 
l'amour  5  :  accompagner  la  marquise  à  la  promenade,  sur- 
veiller les  enfants  tandis  qu'elle,  travaillant  nonchalam- 
ment et  d'un  air  pensif,  écoute  les  discours  souvent  inter- 
rompus d'Amaurv  6,  la  contempler  longuement  patienter 
sereine  sous  le  regard7,  est-ce  là  tout  l'amour  ?  Déjà  le 
regard  fixe,  avide  d'Amaury,  ne  cherche  plus  seulement 
à  comprendre,  il  interroge,  il  veut  être  compris,  et  parfois 
se  retire  rebuté  du  calme  qui  l'accueille  comme  si  c'eût  été 
un  refus  8.  Alors,  il  fuit;  il  songe  à  un  amour  virginal  et 
dans  le  devoir;  mais  c'est  elle,  c'est  elle  seule  qu'il  veut 
consulter  sur  son  choix,  et  la  sage  résolution  n'est  plus 

1  Volupté,  57. 

2  Ibid.,  58.  Cf.  p.  1,  p.  16  et  la  note  4. 

3  Ibid. 

*  Ibid.,  59.  Cf.  p.  1.,  p.  54  et   la  note  2  ;  p.  106;  le  Livre  d'Amour,  pièce  I; 
Michaut,  le  Livre  d'Amour,  p.  43. 

b  Ibid. 

6  Ibid.,  60.  Cf.  p.  h,  p.  16  et  la  note  5. 

t  Ibid.,  61. 

*  Ibid.,  63. 


—    XV    — 

qu'un  prétexte  à  le  ramener  auprès  d'elle  l.  Il  forme  mille 
projets  où  se  peignent  les  contradictions  de  son  àme  :  c'est 
tantôt  une  retraite  dans  la  solitude  -,  tantôt  un  voyage 
en  Irlande  qui,  sous  couleur  d'intrigues  politique,  lui 
permettra  de  visiter  les  lieux  où  >Ime  de  Couaën  a  passé  son 
enfance  ;i.  Mais  une  diversion  se  produit  :  le  marquis,  ap- 
pelé à  Paris,  y  emmène  sa  femme  et  ses  enfants,  et 
Amaury  les  accompagne  \ 

Ils  descendent  à  deux  pas  du  Val  de  Grâce,  au  cul  de 
sac  des  Feuillantines,  dans  une  communauté  que  dirige 
une  tante  de  M.  de  Couaën  \  Ils  assistent  à  une  revue  aux 
Tuileries  G  où  s'aigrit  la  haine  envieuse  du  marquis  7,  où 
s'accroît  chez  Amaury,  au  spectacle  des  triomphes  de  ses 
jeunes  contemporains,  le  désir  «  du  mot  souverain,  Je 
fainie»*;  et  déjà  le  jeune  homme,  attiré  par  les  impu- 
retés d'un  Paris  qu'il  avait  ignoré  jusque-là,  glisse  sur  la 
pente  qui  conduit  aux  chutes  les  plus  dégradantes  9.  Il  les 
évite  cependant  cette  fois  ;  mais,  après  un  court  passage  à 
Couaën  l0,  quelques  pages  consacrées  à  la  mort  d'un  oncle 
maternel  tendrement  aimé  u,  l'arrestation  du  marquis,  dont 
la  police  commençait  à  soupçonner  les  intrigues  politi- 

1  Volupté,  6$  64. 

2  Ibid.,  66-68.  L'île  des  Druides.  S'agirait-il  d'un  voyage  de  Sainte-Beuve  à 
Dreux,  la  vilk  des  Druides?  Cf.  V.  Hugo,  Corr.,  p.  17. 

3  Ibid.,  68-72.  Allusion  au  voyage  de  Sainte-Beuve  en  Angleterre.  Cf.  Cor.  de 
V.  Hugo,  p.  263  (ij  sept.  1828)  et  Revue  de  Paris,  15  Dec.  ir.04,  Lettres  de  Sainte- 
Beuve  à  V.  Hugo,  p.  743  et  seq.  (Août   1828). 

;  Ibid.,  72  et  seq. 

5  lbid.,  82  et  seq. 

6  Ibid.,  83  et  seq.  Cf.  p.  1.,  p.  11  et  la  note  4.  Sainte-Beuve  avait  assisté  enfant 
à  une  revue  que  l'Empereur  passait  à  Boulogne,  en  181 1;  il  en  avait  ététrès  frappé. 
—  Cf.  Michaut,  32,  et  Spœlberch  de  Lovenjoul,  Sainte-Beuve  inconnu,  29-30. 

7  Ibid.,  84.  Cf.  p.  L,  p.  11  et  la  note  7  ;  p.  56  et  57. 

8  Ibid.,  85.  Cf.  p.  1.,  p.  1 1  et  la  note  5. 

9  Ibid.,  86  et  seq. 

10  Ibid.,  93. 

11  Ibid.,  94  et  seq.  Allusion  à  la  mort  d'une  tante  paternelle.  Cf.  Michaut,  33. 


—  XVI    — 

ques  ',  le  ramené  encore,  à  la  suite  de  ses  hôtes,  dans  la 
capitale  2.  Son  assiduité  auprès  de  Mme  de  Couaën  aug- 
mente, il  la  visite  plusieurs  fois  par  jour,  il  prend  même 
souvent  ses  repas  avec  elle,  et  ne  la  quitte  qu'à  une  heure 
avancée  de  la  nuit 3.  Il  se  plaît  à  la  contempler  dans  sa  dis- 
traction coutumière  et  sa  rêverie  ;  plus  il  la  voit,  plus  elle 
lui  devient  «  une  énigme  de  sensibilité  et  de  profondeur, 
âme  si  troublée,  puis  tout  d'un  coup  si  dormante,  si  noyée 
en  elle  ou  si  tendue  sur  les  deux  ou  trois  êtres  d'alentour, 
tantôt  ne  sortant  pas  d'une  particulière  angoisse,  tantôt 
ravie  en  des  espèces  d'apathies  mystérieuses  et  l'œil  dans 
le  bleu  des  nues  » 4  ;  semblable  à  un  beau  lac  dormant  et 
sans  zéphir,  «  elle  avait...  une  masse  de  sensibilité  pro- 
fonde, le  plus  souvent  flottante  et  sommeillante,  quelque- 
fois bizarrement  soulevée  sur  un  objet  et  y  faisant  alors 
idée  fixe,  passion,  avec  tous  les  accidents,  toutes  les  dis- 
tractions et  l'aveuglement  naïf  de  la  passion  et  cette  belle 
ignorance  du  reste  de  l'univers  »5  ;  indifférente  aux  choses, 
«  dans  le  règne  souverain  de  sa  fantaisie,  il  y  avait  des 
jours  de  brume  et  de  pluie  où  elle  se  parait,  dès  le  matin, 
avec  une  recherche  ingénue,  et  des  jours  de  gai  soleil  où 
elle  s'oubliait,  jusqu'au  moment  de  sortir,  en  son  premier 
négligé;  »  6  où  allait  sa  rêverie,  se  demande  Amaury,  quand 
il  la  surprenait  ainsi,  assise  contre  la  vitre,  dans  les  jolis 

*  Volupté,  107.  Allusion  probable  à  l'emprisonnement  volontaire  de  V.  Hugo 
mis  en  demeure  par  son  libraire  de  lui  livrer  le  manuscrit  de  Notre-Dame  de  Pa- 
ris. V.  à  ce  sujet  :  Victor  Hugo  raconte  par  un  témoin  de  sa  vie,  2  e  éd.,  t.  II, 
p.  334  et  seq.  11  «  s'enferma  dans  son  roman  comme  dans  une  prison  »,  dit  le 
témoin  (p.  345). 

*  Ibid.,  108. 

3  Ibid.,  il 3-1 14.  Cf.  p.  1.,  p.  23. 

4  Ibid.,  m.  Cf.  p.  1.,  p.  22.  Tout  ce  passage  et  ce  qui  suit  est  un  portrait 
fidèle  de  Mme  Victor  Hugo. 

5  Ibid.,  116.  Cf.  p.  1.,  p.  23  et  la  note  1. 

6  Ibid.,  118.  Cf*  Livre  d'Amour,  pièce  XII  (Poésies,  I,  225);  et  Michaut, 
Le  Livre  d'Amour,  p.  35. 


XVII    

jours  de  février,  s'il  arrivait  un  peu  tard,  vers  une  heure  ?  ' 
X'a-t-elle  pas  elle-même  répondu,  en  venant  lui  rendre  vi- 
site, un  jour  qu'il  tardait  trop,  et  consacrer,  par  son  court 
passage,  sa  petite  chambre  de  travail  ?  -  Et  pourtant 
Amaury  se  lasse  bientôt  de  cette  existence  trop  vide  et 
clairsemée  à  son  gré  ;  ;  l'ambition,  les  sens  réclament  im- 
périeusement, les  tentations  de  Paris  le  reprennent,  il 
oublie  un  instant  Mme  de  Couaén,  et  la  chute  basse,  ab- 
surde et  sans  attrait  se  consomme  ;. 

Dès  lors  sa  vie  se  dédouble  ;  sa  jeunesse  longtemps 
contenue  et  ses  sens  déchaînés  se  prodiguent  dans  une 
vie  inférieure,  submergée,  engloutie  ;  et  cependant,  enca- 
drant celle-là,  le  matin  il  mène  une  existence  plus  active 
de  tète,  et  les  soirs,  au  retour,  la  vie  subtile  du  cœur  à 
côté  de  son  amie  \  Mais  comment,  en  chacune  de  ces 
existences,  quelques  traces  des  autres  n'apparaîtraient- 
elle  pas  ?  C'est  au  cours  de  Lamarck,  en  étudiant  Cabanis 
et  Destutt  de  Tracy,  qu'il  nourrit  son  intelligence  6  ;  et  si 
Mme  de  Couaén  s'en  inquiète  :,  ses  craintes  et  le  méconten- 
tement secret  de  la  conscience  d'Amaury  agitent  leur  in- 
complète harmonie  ;  des  nuages  passent  sur  leur  amitié'. 
Amaury  se  prend  à  souhaiter  en  secret  un  caractère  équi- 
voque aux  témoignages  de  Mme  de  Couaën,  et  ne  l'y  trou- 
vant pas,  il  s'en  irrite  et  s'en  indigne9.  Sansdoute,  les  scènes 
qu'il  lui  fait  se  terminent  par  des  réconciliations,  à  la  suite 
desquelles  Amaury  et  la  marquise  s'entendent  avec  accord. 

1   Volupté,  117. 

-  Ibid.,  119.  Cf.  p.  1.,  p.  24  et  la  note  2. 

3  Ibid.,  120-121.  Cf.  p.  1.,  p.  24  et  la  not?  3. 

4  Ibid.,  123  et  seq. 
*  Ibid.,  125. 

0  Uni.,  136.  Cf.  p.  1.,  p.  24-25. 

7  lbid.,  139.  Cf.  p.  1.,  p.  25  et  la  note  3. 

8  Ibid.,  141.  Ct.  p.  1.,  p.  25.  V.  aussi  Consolations,  v. 
s  Ibid.,  143. 


XVIII    

Mais  la  forme  de  cet  accord  nous  étonne  un  peu.  Amaury 
surprend  la  marquise  occupée  à  relire  ses  anciennes  lettres 
d'amour  d'il  y  avait  huit  ans  ;  il  se  fait  expliquer  ces  an- 
nées de  fiançailles  ;  il  obtient  de  lire  quelques  unes  de  ces 
lettres  sacrées,  et,  après  avoir  admiré  «  le  ton  de  cet 
amour  frémissant  et  soumis  chez  un  homme  dont  les  por- 
tions opposées  du  caractère  »  lui  étaient  si  connues,  d'em- 
porter, en  gage  de  la  confidence  inviolable,  la  garniture 
nuptiale  tombée  à  terre  '.  Ailleurs,  après  un  entretien  dans 
lequel  il  lui  a  décrit  minutieusement  toutes  les  phases  de 
la  passion,  —  tous  les  mouvements  passés  et  à  venir  de  sa 
passion,  —  désintéressement  d'abord,  puis  désir  d'être  vu, 
distingué,  deviné;  ensuite,  liberté  de  prononcer  le  mot  je 
vous  aime,  bientôt,  désir  et  satisfaction  de  l'entendre,  vo- 
lonté d'en  obtenir  des  preuves  que  l'on  déclare  insigni- 
fiantes si  elles  ne  dépassent  pas  certaines  bornes,  et,  lors- 
qu'on les  a  obtenues  sérieuses,  confusion  prochaine  et 
délire  ;  après,  dis-je,  cette  insinuante  analyse  qui  montre 
si  bien  quelle  ligne  assez  élastique  et  mobile  circonscrivait 
alors  leur  amitié,  Mme  de  Couaën  ose  lui  proposer,  rougis- 
sant à  vrai  dire  de  mille  couleurs,  de  supposer  que  certains 
désirs  sont  satisfaits,  afin  de  garder  tout  de  suite  le  simple 
et  doux  sentiment  qui  doit  survivre'2.  Quant  à  lui,  son 
attitude  est  aussi  singulière  ;  s'il  se  déclare,  afin,  dit-il,  de 
décourager  son  propre  désir,  convaincu  du  néant  de  toute 
espérance  à  l'égard  de  son  amie,  il  n'en  écrit  pas  moins  au 
marquis  une  lettre  dans  laquelle  il  lui  fait  entendre  assez 
clairement  l'état  de  son  cœur,  avec  «"Tarrière-pensée  non 
avouée  d'être  plus  libre  désormais  selon  l'occasion,  et  plus 
dégagé  de  procédés  à  son  égard,  l'ayant  en  quelque  sorte 

1  Volupté,  166-167.  Il  s'agit  évidemment  des  Lettres  à  la  fiancée. 

1  Ibid.,  190-194.  Ces  détails,  et  ce  qui  précède,  trouveraient  leur  place  page  25 
delà  présente  étude.  Le  lecteur  jugera  sans  peine  quel  scrupule  m'a  empêché 
d'effectuer  moi-même  ce  raccord,  qu'il  accomplira  aisément  à  partir  du  troisième 
renvoi,  p.  25,  s'il  le  juge  mile  et  convenable. 


—    XIX   — 

averti  »  '.  Mais  comme  M.  de  Couaën,  lai  répond  avec  «  la 
tendresse  de  l'homme  fort  »,  sûr  de  lui-même  et  des  siens, 
et  sans  se  tourmenter  aucunement  de  cette  confidence2, 
Amaury,  «  las  à  l'excès  de  l'amitié  sans  la  possession  et 
de  la  possession  sans  amour  »  \  se  laisse  entraîner  déjà 
par  ses  coupables  désirs  vers  une  amie  de  la  marquise, 
Mme  R.,  dont  il  attend  des  satisfactions  plus  complètes.  Le 
départ  du  marquis  et  de  sa  famille,  exilés  à  Biois  par  ordre 
du  premier  consul 4,  tandis  qu'Amaury,  de  plus  en  plus 
étroitement  mêlé  à  la  conspiration  de  Georges  %  reste  à 
Paris,  cette  absence  favorise  ses  projets,  et  ses  visites  à 
Mm"  R.  se  multiplient. 

Ici  finissait,  parmi  des  regrets  sur  la  jeunesse  éteinte, 
la  première  partie  de  l'ouvrage.  Amaury  l'avait  écrite, 
nous  dit-il,  à  l'abri  d'un  monastère  hospitalier,  sur  la 
côte  de  Portugal,  où  une  tempête  l'avait  jeté.  Mais  il  se 
rembarque  à  présent,  et  les  pages  qui  suivent  sont  rédi- 
gées au  cours  de  la  traversée  reprise  6.  Elles  racontent 
d'abord  la  triple  vie  d'Amaury  partagé  entre  les  satisfac- 
tions grossières,  les  assiduités  auprès  de  Mme  R.,  et  la 
correspondance,  - —  de  sa  part  toute  remplie  de  figuratifs 
aveux —  qu'il  entretient  avec  Mme  de  Couaën  7.  En  même 
temps  les  événements  politiques  se  précipitent,  Georges 
est  traqué  et  bientôt  arrêté  dans  Paris  en  état  de  siège  s. 
Les  barrières  s'ouvrent  alors,  et  Amaury,  tout  à  l'heure 
repentant,  court  à  Blois  9.  Mais  l'accueil  trop  indifférent  à 

1  Volupté,  195. 

2  Ibid.,  195  et  265.  Cf.  p.  1.,  p.  35  et  les  note  1  et  2. 

3  Ibid.,  170. 

*  Ibid.,  184.  Cf.  p.  1.,  p.  25  et  la  note  4. 

5  Ibid.,  175  et  seq.  Cf.  p.  1.,  p.  59  et  la  note. 

6  Ibid.,  207  et  seq.  Cf.  p.  1.,  p.  30-31  et  69. 

7  Ibid.,  212  et  seq.  Cf.  p.  1.,  p.  25-26,  et  la  note  1,  p.  26. 

8  Ibid.,  214  et  seq.  Cf.  p.  1.,  p.  59  et  la  note. 
s  Ibid.,  2:8. 


XX 


son  gré  qu'il  y  reçoit  l'indigne  1  ;  il  retourne  en  hâte  à  Pa- 
ris et  cherche  près  de  Mme  R.  une  amitié  tout  à  fait  cou- 
pable -.  Il  s'abaisse,  pour  obtenir  la  honteuse  réalité,  qu'il 
SDuhaite,  jusqu'à  renier  Mme  de  Couaën,  jusqu'à  prétendre 
que  personne  —  pas  même  elle  —  n'avait  voulu  être  son 
étoile  et  guider  sa  vie  3.  La  foi  aux  choses  de  Dieu,  dans 
cette  crise  nouvelle,  s'est  bien  vite  envolée4  ;  le  nom  même 
de  la  marquise  lui  est  devenu  une  épine  et  un  supplice \  et 
cependant  il  l'aime  et  s'il  apprend,  à  un  dîner,  qu'elle  est 
malade  et   bien  changée,  il  ne  peut  retenir  ses  larmes6. 
Accouru  auprès  de  ses  amis  en  apprenant  la  mort  de  leur 
jeune  fils  Arthur,  il  peut  constater  quel  vide  son  absence 
et  sa  conduite  ont  mis  entre  lui  et  ceux  qu'il   a  si  long- 
temps délaissés.  Mme  de  Couaën  se  montre  triste  et  rési- 
gnée7, le  marquis,  surpris  de   résistances  inaccoutumées 
à  ses   opinions  politiques,  inquiet,  impatient8,  jusqu'au 
moment  où,  chez  la  marquise,  la  subite  et  symbolique  ren- 
contre des  trois  êtres  rivaux  tour  à  tour  préférés,  des  trois 
blanches  figures  d'Amélie  de  Liniers,    de  Mme  R.   et  de 
Mme  de  Couaën,  vient  dénouer  dans  le  cœur  d'Amaury  une 
situation  inextricable,  en  le  laissant  isolé  en  présence  de 
Mme  R.  9.  Il  s'obstine  encore  avec  une  sorte  de  rage,  par 
amour-propre  autant  que  par  entraînement  des   sens,  à 
vaincre  sa  résistance10;   il  s'abaisse  dans  cette  lutte  à  de 


1  Volupté,  219  et  seq.  Cf.  p.  1.,  p.  26-28. 

2  Ibid.,  224.  Cf.  p.  L,  p.  28-29. 

3  Ibid.,  229.  Cf.  p.  1.,  p.  28  et  seq    et  tout  le  chap.   ni   qui  a  rapport  à  cette 
crise. 

4  Ibid.,  231.  Cf.  p.  1.,  p.  29  et  la  note  3. 

5  Ibid.,  246. 

6  Ibid.,  247. 

7  Ibid.,  256  et  seq.  Cf.  p.  1..  p.  38-39. 

8  Ibid.,  264  Cf.  p.  L,  p.  50  et  les  notes  ;  il  s'agissait  en  réalité  de   discussions- 
religieuses  et  surtout  littéraires.  Cf.   Cor.  V.  Hugo  (1815-1835),  p.  301. 

9  Ibid.,  266  et  seq. 

10  Ibid.,  273  et  seq. 


—   XXI   — 

honteuses  colères  '-.  Peine  perdue,  déchéance  vaine  !  Mme  R. 
déjoue  les  plans  de  sa  convoitise  aux  abois.  Il  sent  alors 
son  abaissement  ;  l'exemple  de  la  conversion  de  son  ami 
de  Normandie  l'encourageant  -,  il  est  tenté  de  s'aller  jeter 
aux  pieds  d'un  prêtre  :!,  et  la  rencontre,  aux  Feuillantines, 
d'un  ecclésiastique  respectable,  homme  de  pratique  et 
d'onction,  qui  lui  raconte  la  vie  édifiante  de  l'abbé 
Carron  ;  ;  des  études  et  des  lectures  de  plus  en  plus  chré- 
tiennes %  surtout  la  familiarité  des  solitaires  de  Port- 
Royal  ;,  en  particulier  de  M.  Hamon  7,  l'amènent  insensi- 
blement au  port.  L'ambition  l'en  écarte  encore;  l'espoir 
d'assister  à  quelque  grande  victoire  et  d'en  partager  la 
gloire  le  lance  sur  la  route  d'Allemagne  à  la  suite  d'un 
ami  rencontré  :  arrivé  sur  le  Rhin,  la  nouvelle  du  triomphe 
d' Austerlitz  et  de  la  paix  fait  s'évanouir  ses  derniers  rêves  8. 
Alors,  sentant  la  nécessité  de  mettre,  pour  guérir,  entre 
soi  et  les  rechutes  auxquelles  ses  moeurs  et  sa  pratique 
l'entraînent,  l'obstacle  souverain  des  sacrements,  il  se  con- 
fesse et  entre  au  séminaire  9.  Il  est  ordonné  prêtre  à  la 
Trinité  '"  ;  mais,  avant  de  se  décider  à  faire  le  voyage  de 
Rome,  il  veut  revoir  Couaën  ll.  Il  y  trouve  la  marquise 
mourante,  et,  lorsque  le  vaisseau  qui  l'emporte  aborde  à 
cette  terre  d'Amérique  où  finira  sa  vie  l2,  il  achève  de  nous 

i  Volupté,  279etseq.  Cf.  p.  L,  p. 39. 
-  Ibid.,  290  et  seq.  Cf.  p.  1.,  p.  47. 
../.,  288. 
Ibid.,  293  et  seq.  Cf.  p.  1.,  p.  45  et  80. 
:'  Ibid.,  306  et  seq.  Cf.  p.  L,  p.  45-46. 
..!.,  312.  Cf.  p.  1.,  p.  45-46  et  70-71. 

7  Ibid.,  315.  Cf.  p.  L,  p.  46  et  71. 

8  Ibid.,  529.  Souvenir  probable  du  voyage  de  Sainte-Beuve  à  Strasbourg  en 
octobre-novembre  1829  avec  le  peintre  Boulanger.  Corr.  de  Victor  Hugo  (1S15- 
1835),  p.  270-271  et  Revue  de  Paris,  15  déc.  1904,  p.  752  et  seq. 

9  Ibid.,  333.  Cf.  p.  1.,  p.  48  et  79. 
i0  Ibid.,  347.  Cf.  p.  1.,  p. 39-40. 

11  Ibid.,  347  et  seq. 

*2  Ibid.,  385.  Cf.p.  L,  p.  80. 


—    XXII    — 


raconter  comment  lui-même,  appliquant  les  sacrements  à 
Mmede  Couaen,  la  confesse,  lui  donne  la  communion  et  par- 
court et  répare  avec  le  sacré  pinceau  celle  qu'il  avait  tant 


aimée  l. 


Tel  est  le  squelette  de  ce  roman  qui  fut  vécu.  Eloignons 
d'abord,  éloignons  comme  Sainte-Beuve  nous  le  recom- 
mande lui-même,  Mme  R.  et  MUe  Amélie  de  Liniers  2  :  elles 
ne  sont  pas  du  même  temps,  et  c'est  ailleurs  qu'il  les  a 
connues  3.  Quels  personnages  réels  cachent  les  autres 
noms  fictifs  ?  Mais  plutôt, quel  lecteur  des  Consolations,  du 
Livre  d'Amour,  de  la  Correspondance  de  Victor  Hugo,  n'a 
reconnu  déjà  dans  Mme  de  Couaen,  distraite  et  passionnée, 
Mme  Victor  Hugo,  dans  le  marquis,  confiant  en  l'énergie 
individuelle,  désolé  d'une  inlassable  ardeur,  ambitieux  de 
devenir  un  de  ces  individus  marquants  qui  jouent  entre 
eux  à  certains  moments  la  partie  du  monde,  Victor  Hugo, 
dans  cet  Amaury,  si  mobile  et  si  peu  ancré,  Sainte-Beuve  ? 
—  Suffira-t-il  donc,  pour  retrouver  la  clef  du  roman, 
de  substituer  aux  noms  de  convention  les  véritables,  et  de 
recommencer  le  récit  qu'on  vient  de  lire,  en  transposant 
quelques  situations  ?  Comprendra-t-on  vraiment  Volupté 
quand  on  aura  montré  Sainte-Beuve  partagé  entre  les  exi- 
gences de  son  tempérament  et  son  amour  sincère  —  il  le 
fut,  assurément  —  pour  Mme  Victor  Hugo  qu'il  juge  inac- 
cessible  à   certains  vœux;    Sainte-Beuve,   incapable  du 

1  Volupté y  357  et  seq.  Cf.  p.  1.,  p.  82,  note  1. 

2  Tbid.,  199  :...  «  Comptez  et  distinguez  ce  petit  nombre  d'êtres;  ils  ont  le 
plus  influé  sur  moi.  Eloigne^,  éloigne^  davantage  cette  chaise  de  Mme  R  ;  supposez- 
en  une,  également  à  distance,  où  s'entrevoie  la  blanche  robe  de  Mlle  Amélie.  Que 
Mm*  de  Couaën  resplendisse  dans  l'ombre  plus  fixement...  » 

3  A  certains  indices,  il  semblerait  que  Mmc  R.  appartînt  à  la  société  d'Ulric  Gut- 
tinguer,  à  Rouen  ;  il  faudrait  sans  doute  reporter  ce  qui  la  concerne  à  l'époque  du 
voyige  de  Sainte-Beuve  dans  cette  ville.  Mais  sur  ce  point  nous  sommes  réduits 
aux  conjectures,  les  obstacles  qui  ont  empêché  M.  d'Haussonville  de  révéler  son 
nom  dans  son  Sainte-Beuve,  subsistant  toujours.  Quant  à  Mlle  de  Liniers,  on  sait 
qu'il  s'agit  là  d'un  amour  de  première  jeunesse. 


—    XXIII   — 

reste  de  se  fixer  par  un  mariage,  et  non  moins  incapable 
d'une  amitié  platonique,  sans  compensations  ailleurs,  ar- 
rivant à  travers  mille  défaillances  de  l'esprit,  du  cœur  et 
des  sens,  à  réaliser  enfin  par  la  foi  qui  les  soumet  et  les 
bride,  l'unité,  la  paix  vainement  cherchée  de  sa  vie  ?  Quel 
rêve  que  cette  conclusion  !  Sainte-Beuve  n'a  pas  été 
croyant,  et  sa  mobilité  ne  s'est  pas  fixée  à  la  façon  du 
moins  qu'insinue  son  roman.  Retenons  donc  —  afin  d'y 
moins  revenir  dans  la  suite  —  que  les  complications  senti- 
mentales qui  viennent  d'être  résumées  sont  vécues  ;  que 
#Sainte-Beuve  fut  alors  déchiré  entre  des  exigences  con- 
tradictoires :  qu'il  en  ait  profondément  souffert,  qui  en 
doute  ?  Mais  si  ce  n'est  pas  la  foi  qu'il  a,  fantôme  fuyant, 
poursuivie  pendant  ces  années  troublées,  si  ce  n'est  pasen 
cette  victorieuse  unitéqu'il  a  cherché  laguérison,  quel  rôle 
,  joua  donc  la  religion  dans  sa  vie,  que  signifient  ses  con- 
versions, et  quelle  réalité  n'a-t-il  pas  cessé  devouloir  ?  La 
clef  de  Volupté  sera  —  peut-être  —  la  clef  de  ce  mystère. 


La  Clef  de  «  Volupté  » 

LAMENNAIS  ET  SAINTE-BEUVE 


«  ]e  défie  personne,  excepté  moi,  de  s'en 
tirer  et  d'en  avoir  la  clef    . 

(Sainte-Beuve,  Nn*  Corresp.,p.  229. 
Lettre  à  Zola). 


Volupté  fournit  à  l'histoire  secrète  du  romantisme  de  1827 
à  1 835  un  document  de  tout  premier  ordre.  L'ouvrage  est,  en 
effet,  au  témoignage  même  de  son  auteur  \  moins  un  roman 
que  des  mémoires  personnels  où,  sous  un  voile  transparent, 
Sainte-Beuve,  Victor  Hugo,  Lamennais,  o'autres  encore  non 
moins  illustres,  occupent  le  devant  de  la  scène.  Pourquoi 
donc  n'a-t-on  pas  cherché  dans  cette  confession  la  solution 
de  certains  problèmes  délicats  que  la  critique  se  pose  aujour- 
d'hui ?  Ce  récit  au  jour  le  jour  qui  reflète  trois  années  de  crise, 
et  raconte  avec  une  discrétion  si  engageante  qu'elle  en  est 
presque  indiscrète,  tant  de  choses  que  l'auteur  désirait  qu'on 

Volupté t  qui  n'est  pas  précisément  un  roman,  et  où  j'ai  mis  le  plus  que  j'ai 
pu  de  mon  observation  et  même  de  mon  expérience...  *  <\.  Lundis,  iv,  440)  ; 
et  ailleurs  :  «  En  écrivant  mon  ouvrage,  qui  est  très  peu  un  roman,  je  peignais 
d'après  de  près  des  situations  observées  et  senties,  parce  que, 

même  dans  la  transposition  de  L'époque  et  du  milieu,  je  m'attachais  a  être  rigou- 
reusement vraisemblable.  Les  âmes  que  je  décrivais  et  montrais  à  nu  étaient  des 
âmes  vivantes,  je  les  connaissais,  j'avais  lu  en  elles  ;  M">e  de  Couaén  n'était  pas 
une  invention  ».  (Port-Royal,  I.  550,  note). 

LA    CLEF    DE    «     VOLUPTÉ    H  I 


—  6  — 

sût,  et  quelques  autres  qu'il  voulait  qu'on  ignorât,  sur  tant 
de  gens  ;  ce  roman  intime  qui  n'est  presque  pas  un  roman, 
supplée  d'une  manière  inespérée  aux  graves  lacunes  de  la 
Correspondance  de  Sainte-Beuve.  Son  interprétation  suppose 
cependant  que,  par  la  détermination  de  quelques  dates  et 
de  quelques  noms  propres,  on  aura  pu,  en  soulevant  les 
masques,  retrouver  le  sens  exact  et  la  portée  de  certaines 
expressions,  rendre  en  un  mot  au  roman  son  primitif  caractère 
de  mémoires.  Je  voudrais  indiquer  d'abord  quel  fil  d'Ariane 
peut  nous  conduire  à  travers  ce  curieux  labyrinthe. 

La  trame  du  récit  est  constituée  par  les  souvenirs  person- 
nels  de   l'auteur.  Ces  souvenirs,  comme   l'établit  sans  peine 
une  comparaison  avec  Joseph  Déforme,  remontent  à    1817  ; 
ils  nous  conduisent  d'abord  jusqu'à  la  révolution  de   i83o> 
par  laquelle  s'ouvre  le  second  volume  ',  qui  nous  mène  à  son 
tour  jusqu'en    1 8 3 2 .  Quant  aux  noms,  il  n'est  pas  trop  ma- 
laisé de  les  mettre  sur  les   pseudonymes  :   la  biographie  de 
Sainte-Beuve  permet  de  le  faire  à  coup  sûr.  Dans  Amaury, 
on  a  déjà    reconnu  Sainte-Beuve  2,  dans  l'oncle   d'Amaury, 
«  qui  l'a  nourri  du  plus  pur   lait  domestique  »,  la  tante  du 
critique  3,dans  l'ami  de  Normandie,  Guttinguer4,  dansl'ami 
que  rêve  Amaury,  qui  «  n'aurait  pas  bougé,  pas  dépassé  la 
ville  prochaine  »,  et  qui  serait  un  jour  rentré  «  lévite  de  Dieu 
dans   la   maison   de  son    père»,  l'abbé    Barbet  Après  cette 
étude,  on  ne  doutera  plus,  je  l'espère,  de  l'identité  des  autres 
personnages,  quron  n'avait  pas  établie  jusqu'ici  :  le  marquis  de 
Couaën,  avec  quelques  retouches  dont  nous  indiquerons  les 
raisons,  tient  la  place  de  Victor  Hugo;Mmede  Couaën   est 
Mme  Victor  Hugo;  Elie  est  Lamartine.  Hervé,  Lamennais, 

1  A  partir  du  chap.  xv. 

2  G.  Michaut,  Sainte-Beuve  avant  les  Lundis,  p.  280.  Il  y  a  cependant  quelques 
réserves  à  faire  sur  cette  attribution  exclusive. 

*  Volupté,  97.  Michaut,  280. 

*  Volupté,  235,  290.  Port.  Cont.,  II.  409,  410-  Michaut,  280. 
5  Volupté,  350,  Michaut,  281. 


Maurice,  Béranger,  Timothée  sans  doute  l'abbé  Gerbet.  Fo- 
lupté  est  un  livre  à  clefs. 

Déterminer  les  dates  de  sa  rédaction,  c'est  faire  prévoir  les 
révélations  qu'il  apporte.  La  première  édition  du  roman  com- 
prenait deux  volumes  ;  la  Correspondance  de  Sainte-Beuve 
nous  apprend  que  l'ouvrage  fut  commencé  en  décembre  1S31  ', 
et  que  le  premier  tome  et  la  préface  furent  achevés  d'impri- 
mer en  novembre  i833  -.  Kn  comparant  le  texte  du  volume 
et  les  articles  publiés  par  son  auteur  pendant  cette  période, 
on  arrive  à  fixer  avec  une  précision  suffisante  les  étapes  si 
inégales  de  la  composition.  Par  exemple,  tel  discours  de 
M.  de  Couaén  \  où  s'affirment  les  sentiments  caractéristiques, 
les  idées,  et  jusqu'aux  termes  d'un  article  sur  Sénancour  écrit 
en  janvier  i832  \  est  vraisemblablement  de  la  même  époque  ; 
telles  pages  où  tout  à  coup  surgissent  de  longues  digressions 
sur  la  conspiration  de  Georges  5,  sont  contemporaines,  sans 
doute,  de  cet  article  du  20  avril  1 833  e  dans  lequel  Sainte- 
Beuve,  à  propos  des  mémoires  de  Desmarest,  s'étend  sur  le 
même  sujet.  La  même  méthode  est  naturellement  applicable 
au  second  volume,  écrit  d'ailleurs  beaucoup  plus  vite,  de  no- 
vembre 1 833  à  juillet  i.X3_j.7.  Ainsi  toutes  les  réflexions  ins- 
pirées souvent  par  des  faits  d'un  ordre  bien  déterminé  et  bien 
intime,  —  mais  dans  lesquelles  Sainte- Beuve,  à  l'abri  des 
noms  empruntés  de  ses  personnages,  s'épanche  plus  librement 
qu'ailleurs,  —  tout  le  contexte  du  récit  se  trouve  assez  aisé- 
ment rattaché  aux  événements  qui  l'ont  provoqué  et  qui  lui 
rendent  sa  valeur. 

Lnfin  ce  que  l'on  sait  déjà  de  Sainte-Beuve    pendant  c 

1  "Nouvelle  Correspondance  de  Sainte ■■Beuve,  p.  19. 

!  H.  Pavik,  V.  Patrie,  sa  jeunesse,  ses  relations  littéraires,  p.  129. 
lupte,  74.  et  seq. 

4  Port.  Cont.,  I.  144-46. 

5  Volupté,  p.  146,  et  seq.  Cf.  ibiJ.,  p.  208-9. 

6  Pr.  Lundis,  II,  185  et  seq. 

'  Volupté  parut  le  19  juillet  1834  (2  vol.  in-8°  Renduel.  Sans  nom  d'auteur). 


—  8  — 

années  si  tourmentées,  à  ce  tournant  décisif  de  son  existence, 
doit  permettre  de  suivre  sans  s'égarer  «  la  ligne  sinueuse  et 
cachée  où,  pour  employer  ses  propres  expressions,  l'invention 
se  rejoint  au  souvenir  »  l.  —  L'ouvrage  ainsi  étudié  éclaire 
d'un  jour  singulier,  et  résout  non  pas  à  l'avantage  de  son  au- 
teur, mais  à  l'avantage  de  la  vérité,  la  question  si  curieuse  de 
ses  velléités  religieuses  et  de  ses  rapports  avec  Lamennais,  en 
même  temps  qu'il  fait  la  lumière  sur  l'histoire  de  sa  passion 
pour  Mrae  Victor  Hugo. 

Ces  trois  problèmes  sont  inséparables,  et  c'est   pour  avoir 
essayé  de  les  traiter  isolément  qu'on  s'est  égaré  plus  d'une 
fois  le  long  des  fausses  pistes  habilement  tracées  par  le  critique. 
11  n'a  pas  sans  profit  personnel  «  fouillé  les  poitrines  et  décou- 
vert la  jonction  des  vaisseaux  cachés  »  ;  il  a  dû  faire  souvent, 
au  cours   de   ses   investigations  minutieuses   sur  les  grands 
hommes  de  son  temps,  d'amers  retours  sur  lui-même  et  sur 
la  destinée  future  de  sa  réputation.  Et  comme  il  n'ignorait  pas 
combien  la  postérité  «  est  avidement  curieuse  »  ~,  il  lui  a  pré- 
paré avec    une    ingéniosité    singulière    les    matériaux  d'une 
étude  sur  lui-même  qu'il  s'est  refusé  à  écrire,  estimant  sans 
doute    qu'elle    acquerrait     ainsi    plus    de    poids.    Le    Livre 
d'Amour  est  une  des  pierres  de  cet  édifice,  et  doit  nous  éclairer 
sur  le  sens  exact  et  le  succès  de  son  amour  pour  l'héroïne 
qu'il    immortalise  à   sa  façon.    Telles   notes    des    Portraits 
Contemporains  ou  des  Lundis  ne   sont  pas  moins  tendan- 
cieuses :  si  elles  nous  renseignent  avec  assez  de  sincérité  sur 
une  partie   du  moins  des   sources  de   son    inspiration    reli- 
gieuse3, mais  sur  une  partie  seulement,  — la  passion  ;  —  elles 
cherchent    à  nous  tromper  sur  les    origines,   la  nature  et  ie 
dénouement    de    ses   rapports  avec  Lamennais.  La  rupture 
déjà  consommée,  Sainte-Beuve  s'ingénie  à  nous  faire  enten- 

1  Port  de  Femmes,  130. 

2  Port.  Cont.,  I,  8S. 

3  Port.  Cont.,  I,  170.  Mais  ce  n'est  pas  pour   se   distraire  ni  s'étourdir,  comme 
il  ie  prétend,  qu'il  se  rapprocha  du  catholicisme  à  cette  époque. 


—  9  — 

dre  que  les  avances  n'ont  pas  été  de  son  fait  *.  Il  ajoute  qu'il 
s'y  est  prêté  d'assez  bonne  grâce,  mais  avec  réserve2.  Enfin 
il  veut  nous  persuader  que  les  Affaires  de  Rome  l'ont  seules 
éloigné  de  l'Eglise  et  jeté  dans  le  scepticisme  \  —  Rien  de  tout 
cela  ne  résiste  à  l'examen  d'une  critique  informée.  Elle  reprend 
l'édifice  en  sous-œuvre  ;  elle  accepte  la  situation  paradoxale  à 
laquelle  les  adresses  du  critique  la  réduisent  :  elle  sait  qu'il 
n'est  sincère  que  sous  le  voile,  et  d'autant  plus  sincère  que  le 
voile  est  plus  épais  et  que  l'écrivain  s'y  croit  plus  à  l'abri  des 
indiscrétions  qu'il  redoute.  Elle  va  donc  droit  à  l'œuvre  en 
apparence  la  plus  obscure,  en  réalité  la  plus  lumineuse  parce 
que,  née  dans  une  heure  de  sincérité,  la  transposition  des 
noms,  des  dates  et  des  situations  qui  paraissait  si  rassu- 
rante, a  prolongé  trois  ans  la  durée  de  cette  confession  où 
Sainte-Beuve  crut  pouvoir  être  vrai,  pensant  n'être  jamais 
compris  :  et  c'est  par  Volupté  qu'elle  éclaire  et  rectifie  les 
Portraits  et  les  Lundis  *. 

1  Ma  biographie,  45,  Port.  Cont.,  I,  273,  Lundis,  XI,  461. 

2  Port.  Cont.,  I,  272. 
s  Port.  Cont.,  I,  265. 

4  Tout     devait,    c'est    probable,    être    épié,    dans    Volupté,    comme    l'affirme 
M.  Michaut,  mais  cela   ne   devait  pas   empêcher  Sainte-Beuve  de   tout   dire,  au 
contraire   (Cf.  Michaut,  le  Livre   d'Amour,  Paris,  Fontemoing  éd.  in  18,  1905, 
.  150). 


De  l'amitié  à  l'amour.  —  Première  conversion. 
Sainte-Beuve  en  quête  de  Lamennais. 

{Janvier  1827,  Juillet  182g). 


Dans  les  grandes  crises  sentimentales,  il  n'est  pas  rare 
qu'une  période  aiguë  évoque  brusquement  le  passé.  Elle 
appelle  malgré  nous  des  souvenirs  obscurs  qu'elle  éclaire,  en 
nous  y  révélant  la  source  de  nos  douleurs  ;  elle  nous  contraint 
à  considérer  nos  faiblesses,  et  nous  dicte  la  pensée  des 
héroïques  remèdes  qu'elles  exigent.  Peu  sont  capables,  ces 
violences  du  mal  apaisées,  d'exécuter  les  résolutions  viriles 
qu'ils  ont  prises.  Beaucoup  ont  rêvé,  mais  combien  agissent? 

Volupté  fut  conçu  dans  un  de  ces  moments  décisifs  où  le 
passé  nous  est  tellement  présent,  et  semble  nous  imposer  un 
avenir  si  déterminé,  qu'ils  nous  animent  d'une  triple  vie. 
Aussi  les  deux  premiers  chapitres  rappellent  «  Joseph  De- 
lorme  »  et  ses  jeunes  ferveurs  religieuses  '  ;  son  séjour  au 
château  du  comte  de...,  vieil  ami  de  son  père;  et  les  tris- 
tesses, la  mélancolie  poignante  qui  lui  arrachait  des  larmes 
au  fond  des  bosquets  où,  solitaire,  il  s'oubliait  alors  qu'un 
nouveau  monde    inconnu    remuait  déjà   dans   son    cœur  5. 

1  Volupté,   7.  Joseph  Déforme  {Poésies  de  Sainte-Beuve,  Paris,  Lévy.,  2  vol.,  8°, 
1863,  t.  I),  7. 
1  Volupté,  11.  Joseph  Déforme,  7. 


—  II  — 

Mlle  Amélie  de  Liniers,  dont  le  naïf  et  charmant  amour  est 
comme  la  porte  d'ivoire  de  Volupté,  n'est  autre  que  cette 
jeune  fille  blonde,  timide,  rougissante,  dont  la  présence  en- 
tretenait en  Joseph  Delorme  des  mouvements  inconnus  aux- 
quels il  s'abandonnait  avec  délices  durant  ses  promenades  au 
bois  '.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  regrets  d'inaction  politique  ex- 
primés en  1 8 1 7 ,  transposés  dans  Joseph  Delorme  en  fé- 
vrier 1829,  dont  l'écho  ne  se  fasse  entendre  dans  les  confi- 
dences d'Amaury,  ambitieux  d'aborder  le  monde  des  événe- 
ments et  des  tourmentes  -.  Le  sacrifice  «  d'une  union  assortie  » 
à  des  devoirs  d'un  autre  ordre,  dont  l'éditeur  de  Joseph  De- 
lorme  nous  entretient,  Amaury  nous  en  parle  aussi,  quoi- 
qu'il attribue  sa  résolution  à  des  motifs  bien  différents  \ 
Plus  tard  encore,  mêlés  à  des  souvenirs  empruntés  d'une 
toute  autre  période,  comment  ne  pas  reconnaître  dans  la  des- 
cription de  la  revue  des  Tuileries,  les  rêveries  guerrières  et 
chevaleresques  de  l'enfant?  Tels  durent  être  les  songes  de 
Sainte-Beuve  quand,  le  soir  de  sa  première  arrivée  à  Pari 
avait  alors  14  ans),  retiré  dans  sa  chambre,  «  après  avoir 
senti  le  profond  silence  de  la  maison  se  détacher  dans  le 
bruissement  lointain  de  la  grande  ville,  il  rêva  pour  la  pre- 
mière fois  au  bord  de  cet  autre  Océan  »  \  Enfin,  Volupté 
nous  rappelle  qu'il  y  avait  déjà  place  en  lui  pour  le  désir  ar- 
dent d'un  amour  complet  %  comme  aussi  d'une  aisance  qu'il 
n'avait  pas  ",  et  même  pour  les  tressaillements  douloureux 
d'envie  qu'il  ressentait  à  chaque  triomphe  de  ses  jeunes  con- 
temporains :. 

.  l'oubiions  pas  cependant,  lorsque  Sainte-Beuve  écrit  les 

'  Volupté,  16  et  seq.,  Joseph  Delorme,  7. 
-  Volupté,  25,  Joseph  Delorme,  8,  9. 
s  Volupté,  27 ,  Joseph  Delorme,  9,   10. 
*  Volupté,  83,  4,  Joseph  Delorme,  6.  7. 
luptc,  85.  Joseph  Delorme,  11. 
;    Joseph  Delorme,  IJ. 
:  Volupté,  S\.  Joseph  Delonne, 


—    12    — 

premiers  chapitres  de  Volupté  \  Joseph  Delorme  est  mort 
depuis  octobre  1828  -  «  d'une  affection  de  cœur  »  3,  celle-là 
même  dont  vient  de  naître  Amaury.  Après  une  première 
éducation  chrétienne,  ses  études  philosophiques  et  médicales 
l'avaient  repoussé  sur  ce  xvnie  siècle  négateur  par  lequel,  un 
peu  trop  oublieux,  il  nous  dira  plus  tard  qu'il  avait  débuté 
«  crûment  »  4;  il  était  passé  de  là  dans  le  camp  doctrinaire, 
qui  lui  avait  ouvert  les  colonnes  du  Globe  ;  s'y  jugeant  ex- 
ploité, il  commençait  à  s'en  déprendre,  quand  deux  articles 
sur  les  Odes  et  Ballades  l'avaient,  dans  les  premiers  jours  de 
l'année  1827,  mis  en  rapport  avec  Victor  Hugo  5.  Celui-ci 
vint  le  voir  pour  le  remercier,  mais  sans  le  rencontrer  ; 
le  critique  s'empressa  de  lui  rendre  sa  visite  le  lendemain 
matin,  à  l'heure  du  déjeuner  6.;La  conversation  roula  sur  des 
questions  littéraires,  et  le  poète  exposa  ses  vues  et  son  pro- 
cédé artistique  à  Sainte-Beuve  qui  fut  tout  de  suite  séduit  \ 
Quelques  jours  après,  Victor  Hugo  l'invitait  à  entendre  une 
première  lecture  de  Cromwell  à  l'hôtel  des  Conseils  de 
guerre,  chez  M.  Foucher,  son  beau-père  8. 

Sainte-Beuve,  en  revanche,  mit  l'auteur  des  Odes  et  Bal- 
lades dans  la  confidence  de  ses  premiers  essais  poétiques  9. 
Ils  furent  accueillis  avec  éloge  10,  et  Victor  Hugo  leur  ouvrit 
«  Y  Album  »  ll.  Le  voisinage  —  le  poète  habitait  90  et  le  cn- 

1  En  Dec.  1831  (Cf.  Lettre  à  l'abbé  Barbe.  Sainte-Beuve,  Nouvelle  Cor r.,  19). 

2  Joseph  Delorme,  20. 

3  Joseph  De1  or  me,  20. 

4  Port.  Litt.,    11,  545. 

5  Michaut.  135. 

6  Lundis,  xi,  531. 

I  Port.  Cont.,  I,  469. 

8  V.  Hugo,  Correspondance  (1815-1835),  p.  261.  Le  billet  de  V.  Hugo  est  du 
jeudi,  8  février  1827,  et  l'invitation  pour  le  lundi  12,  le  soir. 

9  Port.  Cont.,  I,  469. 

10  V.  Hugo,  Correspondance  (1815-35),  262  (mi-février  1827.  Sans  doute  le 
samedi  17  février). 

II  V.  Hugo,  Correspondance  (1815-35),  262. 


—   13  — 

tique  ij4,  rue  de  Vaugirard  '  —  favorisa  le  développement 
d'une  amitié  qui,  de  part  et  d'autre,  devint  promptement 
très  vive,  et  Sainte-Beuve  fit  dès  lors  partie  de  ce  second 
Cénacle  auquel  appartenaient  aussi  Alfred  de  Vigny, 
Alexandre  Dumas,  Antony  Deschamps,  Jules  Lefebvre. 
Volupté  nous  a  transmis  les  impressions  du  critique  alors 
qu'il  se  muait  en  poète  par  la  grâce  de  ses  nouveaux  amis. 
Dans  ce  château  de  Couaèn,  qui  n'est  autre  que  le  château 
de  Wierre  où,  enfant,  il  passait  ses  vacances  -,  il  a  placé,  les 
déguisant  à  peine,  ses  premières  entrées  au  Cénacle.  Le 
voilà  s'acheminant  un  jour  vers  cette  calme  demeure,  curieux, 
ému,  avec  un  secret  sentiment  que  sa  vie  devait  s'y  orienter 
et  y  recevoir  quelque  impulsion  définie  ;  il  sourit  à  l'idée 
qu'il  choisit  un  singulier  détour  à  dessein  de  pénétrer  dans  le 
monde  ;  le  Cénacle  est  encore  un  sentier  bien  étroit,  pense-t- 
il,  et  la  route  de  Versailles,  la  grande  route  classique,  avait 
dû  être  plus  large  et,  pour  nos  pères,  plus  commode.  Mais  ce 
point  de  départ,  du  lond  d'un  vallon  enfoui,  plaît  à  sa  na- 
ture romanesque  et  voluptueuse,  amante  du  mystère  3.  Et 
peut-être  en  1827  s'était-il  moins  analysé;  peut-être  ses  dis- 
positions étaient-elles  plus  naïvement  admiratives;  peut-être 
—  assurément  même  —  le  cercle  dans  lequel  un  article  élo- 
gieux,  qu'il  n'avait  pas  écrit  sans  intentions  ni  sans  espé- 
rances, l'introduisait,  cette  petite  société  littéraire  de  la  rue 
de  Vaugirard  lui  semblait-elle  brillante  d'une  jeune  gloire 
qu'il  paraît  oublier  ici,  mais  à  laquelle  il  songeait  alors, 
parce  qu'elle  ne  la  possédait  pas  seulement,  mais  encore, 
croyait-il,  la  dispensait.  Mais  nous  devinons  si  bien  les  rai- 
sons pour  lesquelles,  en  i832,  ces  nuances  nouvelles  viennent 
surcharger  et  altérer  les  anciennes,  que  nous  regretterions  si 
sa   spontanéité   ne  nous  avait  donné,  en    les   confondant,  le 


1  Lundis,  xi,  531. 

8  D'Haussonville,  C.  A.  Sainte-Beuve  in-18,  Calrr.ann-Lévv,  1892,  p.  138. 

3  Volupté,  31. 


—   i4  - 

plaisir  de  les  distinguer.  Qu'il  nous  dise  donc  la  rapidité  de 
son  initiation,  et  qu'il  fut  vite  «  dans  le  secret  des  iaibles  et 
des  prétentions  d'un  chacun  »  l,  nous  l'en  croirons  sans  peine, 
surtout  sur  ce  dernier  chapitre  :  n'a-t-il  pas  pris  soin  de  nous 
apprendre  son  goût  pour  les  habitudes  intimes,  les  conve- 
nances privées,  le  détail  des  maisons  ?  2  Mais  s'il  ajoute  : 
«  Ce  qui  de  loin  m'avait  paru  une  initiation  considérable, 
n'était,  vu  de  près,  qu'un  jeu  assez  bruyant  dont  les  masques 
me  divertissaient  par  leur  confusion  quand  ils  ne  m'étour- 
dissaient pas  »  3  ;  nous  comprendrons  qu'il  s'agit  ici  de  son 
désenchantement  actuel,  et  d'une  impression  qui  fut  loin 
d'être  la  première.  Du  moins,  l'attrait  puissant  de  Vic- 
tor Hugo  a  laissé  des  traces  trop  profondes  pour  être,  même 
à  présent,  méconnu.  Il  n'y  avait  que  lui  «  de  supérieur 
parmi  ces  hommes  chez  qui,  pour  la  plupart,  Tétroitesse 
d'esprit  égalait  la  droiture  :  je  m'attachais  à  lui  de  plus  en 
plus  »  *. 

Cette  amitié,  d'une  influence  littéraire  si  évidente,  n'était 
pas  non  plus  sans  action  morale.  Victor  Hugo  s'était  confessé 
à  Lamennais  en  1821,  rejeté  vers  un  christianisme  pratique 
par  une  grande  douleur  :  la  mort  de  sa  mère.  Il  s'était  lié 
alors  avec  le  duc,  depuis  cardinal  de  Rohan,  qui  l'avait  pré- 
senté à  Lamennais  au  moment  où  celui-ci,  après  la  mort  de 
l'abbé  Carron,  s'apprêtait  à  quitter  les  Feuillantines  3.  Entré 
l'année  suivante,  par  son  mariage  avec  Adèle  Foucher,  dans 
une  famille  chrétienne,  la  double  influence  de  son  nouveau 
directeur  et  de  sa  femme  avait  contribué  à  affermir  en  lui  ses 


1  Volupté,  37,  38. 

2  Volupté,  33. 

3  Volupté,  38. 

4  Volupté,  38. 

5  Victor  Hugo  raconté  par  un  témoin  de  sa  vie,  1.  II,  chap.  xxxviii.  Cf.  Biré, 
V.  Hugo  av.  1S30,  p.  263  et  seq.  —  Je  montrerai  ailleurs  que  le  récit  de  V.  Hugo, 
dans  ses  parties  essentielles,  doit  être  considéré  comme  véridique,  malgré  la  cri- 
tique qu'en  a  faite  M.  Biré. 


—  15  — 

croyances  renaissantes,  qui  devaient  s'éteindre  complètement 
aux  environs  de  i83o.  A  son  tour,  comme  en  te'moignent  les 
Consolations,  il  avait  contribué  à  un  vif  retour  de  Sainte- 
Beuve  ver*  la  foi  de  son  enfance.  Il  ne  faudrait  pas  cependant, 
comme  on  Ta  fait  récemment  l,  attribuer  à  son  influence 
personnelle  une  action  exclusive  :  ce  serait  s'abuser  sur  la 
véritable  portée  de  la  préface  des  Consolations.  Mme  Victor 
Hugo  était  l'agent  caché  de  cette  conversion. 

L'amour  de  Sainte-Beuve  pour  la  femme  de  son  ami  n'était 
pas  né  subitement  en  lui,  mais  s'y  était  développé  avec  len- 
teur. S'il  faut  en  croire  Amaury,  telles  étaient  les  hésitations 
de  son  cœur,  qu'après  six  mois  de  liaison„il  se  trouvaitencore 
dans  un  grand  vague  d'opinion  sur  elle,  dans  une  suspension 
de  sentiment  qui  venait  «  d'un  raffinement  de  respect  et  de  son 
scrupule  excessif  à  s'interroger  à  son  égard  :  à  peine  osait-il 
lever  les  yeux  sur  cette   chaste  image  interdite;   il  la   voyait 
sans  la  regarder  -  ».  Comprenons  qu'il  était  timide.  Le  prin- 
temps   de    1828    ne   nous    le   montre  guère  plus  avancé  ;  un 
cercle  entier  de  saisons  alors  passé  sur    leur  connaissance,  le 
nouveau  voisinage  porte  à  porte  de    la  rue  Notre-Dame-des- 
Ghamps(n  et  19),  n'ont  fait  de  lui  qu'un  vieil  ami  J.   Mais 
cette  amitié  qui  l'arrachait  le  matin  à  ses  graves  études   phi- 
losophiques,  et   l'inclinait   à    sa   fenêue    pour    voir,  en    bas, 
passer  Mme  Victor  Hugo,  se   dirigeant  selon    sa   coutume   de 
huit  heures  en  été  vers  le   Luxembourg  avec  ses  enfants  •; 
cette  amitié  s'égarait  déjà,  chez  lui,  dans  le  sentier  qui  con- 
duit à  des   erreurs   plus   attendrissantes;  elle  cherchait   des 
prétextes  —  un   passage  d'anglais  à    demi  compris   et  qu'il 
fallait  se  faire  expliquer  dans  la  lecture  du  matin  ■  — ,  elle 
imaginait  des  motifs  à  des  entrevues  qui  flattaient  son  secret 

1  Ci.  Michaut,  189,  qui  défend  cette  opinion  :  elle  me  paraît  insoutenable. 

2  Volupté,    37. 

3  Volupté,  40. 

4  Volupté,  40. 
0  Volupté,  4 1 . 


—  i6  — 

penchant.  Ces  vagues  aspirations  du  cœur  \  qui  sont  comme 
une  ouverture  aux  passions  naissantes,  annonçaient  déjà  une 
mélodie  mieux  distinguée;  et  si  ce  n'était  pas  l'amour  %  c'en 
était  pourtant  le  prélude. 

Ces  premières  notes  indécises  font  place  bientôt  à  des  sons 
plus  éclatants,  aune  conviction  mieux  affermie.  Très  pieuse, 
très  bonne  et  très  naïve,  Mme  Victor  Hugo  s'emploie  ardem- 
ment à  la  conversion  du  pécheur;  elle  prend  soin  de  se  faire 
accompagner  par  lui  dans  une  chapelle,  afin  de  réveiller  sa 
foi  endormie.  Hélas  !  pendant  qu'elle  prie,  il  rêve,  et  ces 
vagues  rêveries  favorisent  l'éclosion  de  son  amour  3,  comme 
une  âpre  jalousie,  châtiment  des  amitiés  indiscrètes,  en  révèle 
brusquement  la  naissance  (6  juillet  1828)  \  Dès  lors  cette 
familiarité  des  journées  entières,  ces  longues  conversations  sur 
les  choses  de  l'âme,  cette  surveillance  attentive  des  enfants  % 
ces  gâteries  à  leur  adresse,  cette  promenade  au  Jardin  des 
Plantes  dont  ils  n'ont  pas  seuls  rêvé6,  ne  suffisent  plus  au 
cœur  troublé  ;  il  veut  obtenir  davantage,  briser  la  barrière 
qu'oppose  le  calme  de  ce  front  si  pur,  l'indifférence  de  l'objet 
passionnément  chéri  au  regard  interrogateur  que  même 
l'enfant  inattentif  a  pu  juger  singulier  ;  et,  sous  l'influence  de 
cet  amour  inaperçu  qui  lui  fait  vivement  sentir  le  besoin  de 
se  rendre  plus  «  aimable  »,  un  premier  et  timide  retour  se 
produit,  chez  Sainte-Beuve,  en  décembre  1828;  les  Consola- 
tions paraissent. 

La  crise  de  1828  est  donc  une  conversion  avant  tout  senti- 
mentale. La  considérer  comme  sincère  serait  se  méprendre 
étrangement  sur  elle.  La  religion  n'a  jamais  été  pour  Sainte- 
Beuve,  elle  ne  sera  jamais  —  quelques  heures  mises  à  part 

4  Volupté,  43. 

2  Volupté,  42. 

3  Volupté,  56. 

4  Volupté,  58. 

5  Volupté,  60. 

«  Volupté,  88.  V.  Hugo,  Correspondance  (1815-35)  p.  295. 


—  17  — 

dans  sa  vie  —  qu'un  moyen  de  parvenir  aux  fins  de  sa  pas- 
sion. Si  l'on  récuse  comme  une  forfanterie  de  sceptique  la 
confidence,  à  vrai  dire  cynique,  qu'il  en  fit  un  jour  à 
Mlle  Allard  l,  si  Ton  prétend  que  la  déclaration  formelle  de  ses 
Cahiers  2  n'est  pas  une  preuve  suffisante,  Ton  en  croira  du 
moins  son  propre  aveu  dans  Volupté  :  «  Si  j'avais  pu  à  cette 
condition  non  seulement  aimer,  mais  être  aimé»,  dit-il,  rap- 
pelant ses  rêves  et  ses  espoirs  de  cette  époque,  «  la  religion, 
hélas!  je  l'aurais  accommodée  sans  doute  aussi  au  gré  de  mon 
cœur  et  de  mes  sens  ;  j'en  aurais  emprunté  de  quoi  nourrir  et 
bercer  mes  fades  remords;  j'en  aurais  fait  un  couronnement 
profane  à  ma  tendresse.  Voilà,  de  rêve  en  rêve,  en  quel 
abandon  j'étais  venu  3  ».  Tel  était  le  prix  auquel  Sainte-Beuve, 
en  s'approchant  des  autels,  mettait  sa  conversion  définitive  : 
nous  devinons  dès  à  présent  pourquoi  elle  n'eut  jamais 
lieu. 

La  faute  n'en  fut  pas  à  ceux  qui  s'y  employèrent  alors  ; 
témoin  l'influence  discrète,  mais  efficace  et  même  décisive  de 
Lamartine.  Sien  1829  la  foi  de  Hugo  chancelait  déjà, celle  de 
Lamartine,  qui  préparait  les  Harmonies,  s'élargissait  de  plus 
en  plus.  Il  voyait  beaucoup  Sainte-Beuve  :  «  Il  venait  sou- 
vent chez  moi,  nous  dira  plus  tard  Lamartine  ;  j'allais  chez 
lui  avec  bonheur  aussi  4  ».  En  juillet  1829,  dans  des  vers 
enthousiastes,  Sainte-Beuve  atteste  le  succès  de  ces  entre- 
tiens :  ce  Vous  m'avez  par  la  main  ramené  jusqu'au  Ciel  ;  », 
chante-t-il  ;  et  Lamartine  lui  répond,  dans  une  épître  sévère 


1  «  J'ai  fait  un  peu  de  mythologie  chrétienne  en  mon  temps  ;  elle  s'est  éva- 
porée. C'était  pour  moi  comme  le  cygne  de  Léda,  un  moyen  d'arriver  aux  belles 
et  de  filer  au  plus  tendre  amour.  La  jeunesse  a  du  temps  et  se  sert  de  tout  ». 
(Sainte-Beuve  ap.  Michaut,   194,  n.  3). 

-  Cahiers,  42  :  «  Un  charme  me  retenait,  le  plus  puissant  et  le  plus  doux,  celui 
qui  enchaînait  Renaud  dans  le  jardin  d'Armide  ». 

3  Volupté,  158. 

4  Lamartine,  Harmonies,  éd.  Fume,  in-S,  t.  Il,  209. 
s  Sainte-Beuve,  Poésies,  Consolations,  218. 


—  18  — 

pour  les  talents  poétiques  du  défunt  Joseph  Delorme  :  «  Tu 
tombais,  je  criai,  le  Seigneur  te  sauva  '  ».  L'épître  était 
sévère,  disais-je,  et  pourtant  Sainte-Beuve  l'accueillit  avec 
une  reconnaissance  et  une  soumission  dont  témoigne  sa  Cor- 
respondance 2,  et  dont  il  se  vengera  cruellement  plus  tard. 
C'est  que  déjà  s'ébauchait  entre  Lamartine  et  lui  un  projet 
qui  aurait  abouti  à  guérir  de  sa  passion  malheureuse  ce  jeune 
homme  blond,  «  sensible  jusqu'à  la  maladie,  poète  jusqu'aux 
larmes  3  j>,  par  un  spécifique  infaillible  :  le  secrétariat  de 
l'ambassade  de  Grèce,  que  Lamartine  sollicitait  alors  du 
prince  de  Polignac.  11  l'aurait  sans  doute  obtenue,  si  la  ré- 
volution de  i83o  n'avait  bouleversé  leurs  plans.  Aussi,  le 
ii  juin  i83o,  Sainte-Beuve  annonce  dans  une  note  élogieuse 
les  Harmonies  4;  et  le  10  juin  il  leur  consacre  dans  le  Globe 
un  long  article  3  où  l'émotion  religieuse  est  à  son  comble,  et 
donne  toute  sa  valeur  à  l'admiration  exprimée.  Qui  dira  pour 
combien  cet  espoir  d'une  situation  stable,  et  le  besoin  de 
donner  des  gages  de  sagesse  à  ceux  qu'effarouchait  encore  le 
souvenir  des  audaces  récentes  de  ce  pauvre  Joseph,  pour 
combien  certaines  considérations  très  pratiques  étaient  inter- 
venues dans  cette  première  conversion  de  Sainte-Beuve,  si 
brusquement  interrompue  par  la  révolution  qui  détruisit  à  la 
fois  son  catholicisme  de  fraîche  date  et  ses  ambitions  diplo- 
matiques? 

1  Harmonies,  207. 

2  Lettres  à  Lamartine  ('1818-1865),  publiées  par  Mrae  Valentine  de  Lamartine. 
Calmann  Lévy,  éditeur,  2e  éd.  1893  :  De  Sainte-Beuve  à  Lamartine,  29  août 
1829,  p  73.  Je  signale  cette  lacune  dans  la  bibliographie,  d'ailleurs  si  complète, 
qui  termine  le  remarquable  ouvrage  de  M.  Michaut  sur  «  Sainte-Beuve  avant  les 
Lundis  ». 

Le  même  recueil  contient  encore  une  lettre  de  Sainte-Beuve  à  M.  Jules  de 
Saint-Amour  au  sujet  de  Lamartine  (24  nov.  1856,  p.  2811,  et  une  lettre  de 
Sainte-Beuve  à  Lamartine  (13  juillet  1864),  p.  304. 

8  Harmonies,  209. 

*  Pr.  Lundis,  I,  318,  note. 

5  Pr.  Lundis,  I,  318. 


—  19  — 

On  ne  peut  donc  soutenir,  du  moins  sans  de   sérieuses  ré- 
serves,  que   «  Sainte-Beuve    a  été    le  catéchumène  et  Hugo 
l'apôtre  '.  Mais   on  comprendra  mieux  l'état  d'àme  du  cri- 
tique à  cette    époque,   en  jugeant  que   sa  conversion,    com- 
mencée    par  Victor    Hugo  à    partir    de    1827    2,    dut    être 
achevée,  pour  autant  qu'elle  le  fut  durant  cette  période,  par 
l'influence  combinée    de  Lamartine  et  de  Mme  Victor  Hugo. 
L'ambition,  l'amour  et  l'amitié  conspiraient  sans  doute  alors 
pour  amener  Sainte-Beuve  au  catholicisme;  mais  l'amitié  était 
déjà  très  chancelante;  et  l'on  n'aura  le  sens  exact  de  la  préface 
des  Consolations  où  le  poète  fait  hommage   à  son  ami  de  sa 
foi  renaissante  3,  que  si  l'on  y  devine   une  habile  insinuation 
par  laquelle,  se  faisant  convertisseur,  le    nouveau    converti 
engage  Victor  Hugo  à  surveiller  ses  croyances,  se  met  ainsi 
en  bonne  posture  à  l'égard  de  Mme  Victor  Hugo  et  de  Lamar- 
tine, et  fait  servir  par  l'amitié  l'ambition  et  l'amour. 

Sainte-Beuve  est  donc  en  marche  vers  l'Eglise  :  le  26  juillet 
1829  4  il  écrit  à   l'abbé   Barbe  :  «  Mes   idées  qui,  pendant  un 
temps,  avaient  été  fort  tournées  au  philosophisme,  et  surtout 
à   un   certain    philosophisme,   celui  du  xvmc    siècle,  se  sont 
beaucoup  modifiées  et   ont  pris  une  tournure  dont  je  crois 
sentir  déjà  les  bons  effets.  Sans  doute  nous   ne    serions   pas 
encore  sur  beaucoup  de  points,  et  surtout  en  orthodoxie,  du 
même  avis,  je   le  crains;  pourtant   nous    nous  entendrions 
mieux  que  jamais  sur  beaucoup  de  questions  qui  sont  bien  les 
plus  essentielles  dans  la  vie  humaine,  et  là  même    où   nous 


1  MlCHAUT,   189. 

2  A  certains  indices,  il  n'est  pas  malaisé  de  reconnaître  que  Mme  Victor  Hugo 
fut  d'abord  de  connivence  avec  son  mari  dans  cette  entreprise.  La  scène  de 
Volupté  dans  laquelle,  à  son  retour  de  la  chapelle  avec  Sainte-Beuve,  elle  s'élance 
vers  le  poète  qui  la  serre  dans  ses  bras  et  l'embrasse  au  front,  semble  indiquer 
cet  accord  que  Sainte-Beuve,  bien  entendu,  ne  paraît  pas  avoir  soupçonné 
(Volupté,  57). 

3  Poésies,  93  et  seq. 

*  Nouvelle  Corr.,  \2,  let.  VI. 


—    20    — 

différerions,  ce  serait  de  ma  part  parce  que  je  n'irais  pas 
jusque-là,  plutôt  que  parce  que  j'irais  ailleurs  et  d'un  autre 
côté  ».  Et  le  3omai  i83o  1  :  «  Nous  nous  accorderons  mieux 
sur  les  idées  religieuses.  Après  bien  des  excès  de  philosophie 
et  de  doutes,  j'en  suis  arrivé,  j'espère,  à  croire  qu'il  n'y  a  de 
vrai  repos  ici-bas  qu'en  la  religion,  en  la  religion  catholique 
orthodoxe,  pratiquée  avec  intelligence  et  soumission  ». 

Les  circonstances  appelaient  donc  un  rapprochement  entre 
Lamennais  et  Sainte-Beuve.  A  en   croire  ce  dernier — et  il 
tient  beaucoup  à  sa  version,  sur  laquelle  il  est  revenu   sou- 
vent —  «  c'a  été  l'homme  habitué  déjà  dans  la  retraite  quia  été 
trouver...  l'homme  trop  peu  revenu  ;  c'a  été  le  plus  vieux  qui 
s'est  donné  par  avance  au  moins  mûr  »  2.  «  Je  n'avais  pas  été 
le  premier  à  le   rechercher  au  début    de  notre  liaison,  dit-il 
ailleurs  ;  lui-même  m'avait  fait  par  Victor  Hugo  des  avances 
dès  le  temps   des  Consolations  3  ».  Ces  affirmations,  si  caté- 
goriques soient-elles,  appellent  irrésistiblement   l'examen  *. 
L'auteur    de   Y  Essai  sur  l' Indifférence  avait   alors    près   de 
5o  ans  ;  Joseph    Delorme  en  avait  25  ;  le  premier  en   pleine 
gloire,  le  second  encore  obscur,  cherchant  sa  voie,  inquiet, 
curieux,  volant  à  toutes  les  lumières,  en  quête  de  toutes  les 
influences.  On  admettra  difficilement  que  les  premières  dé- 
marches aient  été    de   l'homme    célèbre    au    jeune    homme 
inconnu.  La  situation  même  de  Sainte-Beuve,  qui  vient  d'être 
indiquée,  suggère  une  solution  beaucoup  plus  vraisemblable. 
Il  était  naturel  que  Mme  Victor   Hugo,  en  relations  avec  La- 
mennais, songeât  à  hâter  l'œuvre  de  conversion  qu'elle  pour- 
suivait en  mettant  son  néophyte  en  rapports  avec  son  direc 

1  'Nouvelle  Corr.,  15,  let.  VII. 

2  Volupté,  208. 

3  Port.  Cont.,  I,  275. 

4  Sainte-Beuve  lui  même  s'en  rend  compte  :  «  Je  dois  dire,  quoique  cela  pa- 
raisse disproportionné  aujourd'hui,  que  c'est  l'abbé  de  Lamennais  qui,  le  premier, 
demanda  à  Hugo  de  faire  ma  connaissance  »  (Ma  biographie,  45).  Mais  remarquez 
avec  quel  soin  il  rappelle  que  Victor  Hugo  servit  d'intermédiaire  :  il  se  ménage 
une  partie  de  sortie. 


—    21    — 


teur.  Qu'elle  ait  exprimé  ce  désir  à  l'illustre  abbé,  et  que 
celui-ci,  par  zèle  pieux  ou  simplement  par  politesse,  ait  ré- 
pondu avec  une  certaine  chaleur  à  cette  proposition,  c'est  ce 
qui  ne  paraîtra  pas  improbable.  Sans  doute  Victor  Hugo 
partit  de  là  pour  dire  à  Sainte-Beuve  que  Lamennais  désirait 
le  connaître.  Du  moins  savons-nous  par  le  propre  aveu  du 
critique,  que  son  attitude  était  alors  moins  passive  qu'il  ne 
voudra  plus  tard  le  laisser  entendre.  En  1828,  il  écrivait  à 
l'abbé  Barbe  :  «  J'ai  presque  vu  M.  de  Lamennais  chez  Victor 
Hugo,  mon  voisin  et  mon  ami  bien  cher  ;  j'eusse  été  heureux 
de  faire  la  connaissance  de  l'illustre  écrivain,  et  je  ne  déses- 
père pas  que  l'occasion  s'en  représente  encore  »  '.  Ce  vœu  ne 
devait  pas  être  immédiatement  exaucé. 


1  Nouvelle  Corr.,  8. 


LA    CLEF   DE   «    VOLUPTE   » 


II 

Premier  assaut.  Premier  échec. 

(Juillet  182g.  Juillet  18S0) 


La  conversion  de  Sainte-Beuve  n'avait  pas  produit  les 
effets  qu'il  en  attendait.  Même  dans  les  souvenirs  qui  l'idéa- 
lisent, sous  les  symboles  qui  veulent  en  exprimer  les  nuances 
les  plus  délicates,  l'inquiétude,  la  fatigue,  le  découragement 
apparaissent  avec  la  passion.  Une  grande  image  allégorique 
de  Volupté,  qui  se  rapporte  aux  souvenirs  de  cette  époque,  en 
contient  l'expression  voilée  :  Sainte-Beuve  y  décrit  ce  paysage 
calme  et  grave,  vert  et  désert,  auquel  il  compare  la  famille  de 
Victor  Hugo  '.  11  a  fallu  traverser  des  gorges  nues,  déchirées, 
des  ravins  et  des  tourbières  pour  y  avoir  accès  ;  et  l'on  ne 
peut  s'empêcher,  à  recueillir  les  impressions  du  voyageur  en 
excursion,  de  se  demander  si  sa  secrète  pensée  n'est  pas  de 
regretter  tant  de  peines.  Sans  doute  le  rocher  qui  symbolise 
Victor  Hugo  est  gigantesque,  et  l'on  aime  à  le  côtoyer,  à  le 
mesurer  durant  des  heures,  à  se  couvrir  de  l'épaisseur  de  son 
ombre  ;  mais  il  est  trop  haut,  immuable,  ses  profils  sont 
bizarres  et  sévères,  il  cache  au  beau  lac  qu'il  abrite  tout  un 
côté  du  ciel  et  du  soleil,  «  tout  l'Orient  »,  où  s'allume  cette 
aurore  de  passion  qu'il  n'aperçoit  pas  ;   et  les  bords  les  plus 

4  Volupté,  112,  113. 


—  23  — 

riants  du  lac  sont  aussi  les  plus  opposés  au  rocher.  Le  lac 
lui-même,  ce  pur  lac  d'Irlande  qui  figure  Mme  Victor  Hugo, 
il  est  souvent  sans  zéphyr,  il  est  sans  fond,  il  est  plein  de 
mystères  (lisez:  d'inexplicables  caprices)  ;  tantôt  agité  sans 
raison,  tantôt  couvert  de  brouillard  par  un  ciel  serein,  tantôt, 
surtout,  frappé  comme  de  magique  oubli,  et  ne  réfléchissant 
même  pas  le  voyageur  inquiet  qui  glisse  inaperçu  sur  son 
onde  *.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  deux  jolis  ruisseaux,  Charles  et 
Léopoldine  Hugo,  auxquels  l'explorateur  déçu  ne  reproche 
les  brusques  reflux  de  leur  cours. 

L'intimité  apparemment  si  grande  qui  nous  est  décrite  en 
ces  pages  pesait  déjà  comme  une  chaîne  à  la  mobilité,  à  l'or- 
gueil, aux  sens  contrariés  du  critique.  Sainte-Beuve  et  Victor 
Hugo  habitaient  toujours  porte  à  porte  rue  Notre-Dame- 
des-Champs  :  Sainte-Beuve  allait  chez  le  poète  deux  fois  par 
jour2.  Il  y  faisait  régulièrement  une  première  visite  vers 
midi,  à  l'issue  du  dîner  matinal;  quelque  temps  qu'il  fît,  il 
sortait  bientôt  avec  Mme  Victor  Hugo  et  ses  enfants,  pour 
rentrer  à  trois  heures,  les  quitter,  et  ne  plus  reparaître  qu'à 
sept  heures,  vers  la  fin  du  souper,  à  moins  qu'il  n'y  soupât 
lui-même,  ce  qui  lui  arrivait  bien  deux  fois  la  semaine3.  Puis 
la  soirée  se  prolongeait  parfois  au  delà  de  minuit,  non  pas 
en  un  tête  à  tête,  comme  Volupté  l'insinue  '*,  mais  en  causeries 
à  trois,  sur  le  «  canapé  »,au  «  coin  du  feu  s  »,près  de  la  cendre 
éteinte  ;  c'est  là  que  s'échangeaient  ces  propos  subtils,  à  demi 
voilés,  où  la  passion  affamée  de  Sainte-Beuve  tenait  à  lire 
certaines  idées  «  d'invariable,  d'invisible,  et  de  triomphe  in- 
térieur par  l'âme  6  »  qui  suffisaient  à  entretenir  sa  flamme. 

i  j^mo  Victor  Hugo  était  très  distraite.  Cf.  Sainte-Beuve,  Poésies  complètes,  I, 
219-225.  Pons  {Sainte-Beuve  et  ses  inconnues,  58  et  62).  Léon  Séché,  Les  amies  de 
Sainte-Beuve  (Revue,  15  septembre  1904,  p.  182.  n.  2). 

2  Ma  biographie,  38. 

3  Volupté,  n  3. 

4  Volupté,  114. 

5  V.  Hugo,  Correspondance  (18 15-3  5;,  p.  26768. 
*  Volupté,  114. 


—  24  — 

Ces  longues  soirées,  ce  bonsoir  amical  et  léger  qui  terminait 
l'entretien,  les  souvenirs  familiers  qui  en  prolongeaient  l'écho, 
le  bruit  de  la  porte  d'en  bas  que  Sainte-Beuve  fermait   en 
partant  et  de  sa  clef  dans  la  serrure,  le  son  des  cloches  de  Saint- 
Jacques  et  du  Val-de-Grâce  annonçant  cette  heure  pénétrante 
et  brève  qui  suit  minuit,  le  retentissement  de  ses  pas  le  long 
des  murs  solitaires,  les  sentiments  de  plénitude  intérieure  et 
d'équilibre  qui  l'animaient  alors,  ne    lui  suffisaient  pourtant 
pas.  «  Se  sentir  relégué  »  dans  le  cœur  de  Mme  Victor  Hugo 
«  à  une  place  qui  n'était  ni  la  première,  ni  la  seconde,  mais  la 
cinquième  peut-être  »,  ne  lui  semblait  pas  le  plus  intolérable  ; 
mais,  Volupté  en  contient  formellement  l'aveu,  c'était,  alors 
que  tout  le  conviait  «  à  l'ambition  ou  aux  sens  1  »,  de  se  trouver 
comme  étouffé  par  la  supériorité  écrasante  du  génie,  et  traité 
avec  indifférence  par  la  femme   de  son  ami,  invinciblement 
ravie  «  en  d'autres  pensées  plus  légitimes  ».  A  ce  tempéra- 
ment et  à  ces  ambitions,  les  menus  propos  du   jour  et  de  la 
soirée,  même  une  visite   inattendue  de  Mme  Victor  Hugo  % 
qui  consacrait  la  retraite  du  critique,  devaient  sembler  maigre 
chère. Nuage  agréable  à  voir  de  loin,  dit-il  ;  mais  de  près,  cela 
constituait  un  bonheur  «  si  clairsemé  et  si  vide,  que  les  pré- 
visions moins  flatteuses  s'y  poursuivaient  à  loisir  ».  Com- 
ment consentir  à  se  ranger,  rival  honteux,  lâche  et  surtout 
dédaigné,  à  la   suite  de  Victor  Hugo?  Le   principe  du  vœu 
qu'il  forme  d'échapper  à  des  liens  trop  étouffants,  l'émanci- 
pation dont  il  rêve  alors,  il  l'avoue,  est  «  moitié  orgueilleuse 
et  moitié  sensuelle  3  ».  Il  est  «  las  d'un  rôle  4  »  qui   ne  rap 
porte  rien  à  ses  passions. 

Aussi  Volupté  porte  la  trace  du  jeu  qu'il  joua  à  cette  époque 
afin  d'inquiéter  la  foi  de  son  indifférente  amie.  Après  l'expres- 
sion de  sa  lassitude  et  de  ses  impatiences  prend  place  —  im- 

1  Volupté,  ii 6. 

2  Sainte-Beuve  habitait  alors  rue  Notre-Dame-des-Champs  avec  sa  mère. 

3  Volupté,  120. 
*  Volupté,  121. 


médiatement  —  le  récit  des  erreurs  d'Amaury,  suivant  au 
jardin  des  Plantes  le  cours  de  Lamarck,  et  entrant  en  rela- 
tions par^'intermédiaire  d'un  ancien  Oratorien  (Daunou)  avec 
Cabanis  et  Destutt  de  Tracy.  Ces  événements  de  la  première 
jeunesse  de  Sainte-Beuve  tiennent  ici,  par  suite  de  la  substi- 
tution de  dates,  la  place  de  ses  premiers  rapports  avec  les 
Saint-Simoniens  !.  Il  s'amuse  à  exposer  à  Mm0  Victor  Hugo 
les  théories  de  ses  nouveaux  amis  ;  mais,  elle,  avec  son 
clair  bon  sens,  se  borne  à  secouer  la  tête  en  lui  disant  : 
«  Comment  pouvez-vous  croire  à  de  tels  récits? 2  » 

De  fait,  y  croit-il  ?  Son  intention  se  trahit  dans  ces  lignes 
où  il  note  avec  soin  le  petit  succès  de  sa  manœuvre  :  «  Quelque 
indifférente  que  je  me  la  figurasse  d'ordinaire,  il  y  avait  des 
moments  où  elle  portait  une  attention  presque  inquiète  sur 
ma  façon  d'être  et  de  penser  3.  »  Puis  il  rappelle  le  souvenir 
d'une  altercation  qu'ils  eurent  ensemble,  et  dont  on  soup- 
çonne aisément  les  causes  secrètes,  si  différentes  chez  l'un  de 
ce  qu'elles  étaient  chez  l'autre.  L'emménagement  des  Victor 
Hugo  rue  Jean  Goujon,  au  mois  de  mai  i83o  4,  semble 
porter  un  coup  décisif  à  cette  ardente  amitié. 

Sainte-Beuve,  alors  à  Rouen  chez  Guttinguer,  écrit  de 
longues  et  fréquentes  lettres  pendant  cette  absence  ;  mais  il 
les  adresse  à  Mme  Victor  Hugo  plutôt  qu'à  son  mari  :  «  Elle 
répondait  une  lettre  environ  sur  trois  des  miennes,  dit-il, 
courte  d'ordinaire,  amicale,  avec  sens  et  simplicité.  Mais  les 
formules  restantes  de  politesse,  cette  appellation  de  monsieur, 
comme  une  voix  étrangère,  m'attristaient  et  me  rattiraient  au 
réel,  et  retraçaient  à  mes  yeux  les  bornes  sévères  que  j'aurais 
voulu,  sinon  franchir,  du  moins  ne  pas  toujours  voir.  Chaque 

1  Part.  Cont.,  I,  170    et    la    note.    Michaut,    43,    44.  D'Haussonville,    18. 
Volupté,  136. 

2  Volupté,  139. 

3  Volupté,  139. 

*  Volupté,  184.  V.  Hugo,  Correspondance  (181 5-1835),  p.  270.  C'était   une  des 
rues  projetées  du  quartier  François  Ier.  (De  là  l'idée  de  l'exila  Blois,  dans  Voluptc)% 


—    26    — 

dernière  lettre  reçue  d'elle  ne  me  quittait  pas  jusqu'à  une 
prochaine  ;  je  me  levais  quelquefois  au  milieu  d'un  travail 
ou  je  m'arrêtais  dans  la  rue  pour  la  déplier  et  la  relire,  pour 
y  chercher,  scus  ces  paroles  bonnes  et  qui  me  disaient  de 
venir,  un  indice  encore  plus  tendre,  pour  y  reconnaître, 
sous  l'inflexible  mot,  et  dans  la  manière  dont  il  était  placé, 
les  nuances  que  la  voix  et  le  regard,  en  parlant,  y  auraient 
mises  J  ». 

En  vain  une  «  Providence  maternelle  »  lui  ménage  alors 
«  avec  adresse  »  quelques  pieuses  lectures  qui  font  impression 
sur  lui,  en  lui  montrant  le  danger  de  ces  amitiés  «  prétendues 
innocentes  2  »,  où  l'on  parle  même  des  choses  de  Dieu,  mais 
où  il  est  si  difficile,  sur  un  terrain  si  glissant,  de  ne  tomber 
jamais  :  le  secret  espoir  d'un  succès  toujours  attendu  est 
encore  vivant  dans  son  cœur.  Après  cette  longue  absence,  s'il 
revient  brusquement,  il  s'attend  à  quelques  marques  d'ami- 
tié, à  quelques  mots  affectueux  ;  mais  dans  la  chambre  où  la 
domestique  l'introduit  précipitamment,  en  vieil  ami  de  la 
maison,  il  trouve  Mme  Victor  Hugo  debout  près  du  lit  d'un  de 
ses  enfants  malade  ;  il  est  surpris  qu'après  un  cri  d'étonne- 
ment  à  sa  vue  et  quelques  brèves  interrogations,  elle  s'étende 
sur  la  maladie  de  son  fils  qui  a  été  pris  dans  la  nuit  «  d'un 
étouffement  violent  et  de  toux  »  ;  il  est  blessé  à  la  pensée 
inévitable  «  qu'en  ce  moment...  elle  eût  mieux  aimé  voir 
entrer  le  médecin  3  »  que  lui-même  ;  il  s'irrite  que  ses  inquié- 
tudes maternelles  soient  sa  pensée  dominante  :  «  ainsi  se 
passèrent  cette  journée  et  les  suivantes,  écrit-il,  (elle)  ne  me 
faisant  aucune  mention  des  lettres  reçues,  pas  plus  de  la  der- 
nière que  des  autres,  et  moi,  froissé  et  m'interdisant  de  la 
rappeler  à  ce  qui  m'eût  d'abord  été  si  cher  ».  Puis,  le  second 
jour,  rassurée  sur  le  compte  de  son  enfant,  elle  ne  l'entretient 

1  Volupté,  214. 

2  Volupté,  218. 

3  Volupté,  219. 


que  de   son  mari,  dont  la  situation   l'inquiète.  Très   pieuse, 
femme  et  mère  avant  tout,  d'une  intelligence  peu  apte,  semble- 
t-il,  à  comprendre  toutes   les    finesses    auxquelles  s'e'vertue 
Sainte-Beuve,  ni  à  deviner  les  sous-entendus  de  son   amitié, 
elle  va  droit  son  chemin,  sans  voir;  l'amoureux  incompris  le 
reconnaît  lui-même  :  «  Qu'avais-je  à  lui  reprocher  pourtant, 
à  ce  cœur  de  femme  et  de    mère?  Les   lettres  que    j'avais 
trouvé  hardi  de  lui  écrire,  elle  ne  s'en  était  pas  étonnée  et  ne 
les  avait  pas  jugées  étranges.  Elle  avait  accepté  de  moi  sans 
défiance  ce  qui  ri  était  pas  exempt  de  quelque  ruse.  Elle   s'en 
était  nourrie  comme  d'un  aliment  délicat,  mais  simple,  ordi- 
naire à  une  semblable  amitié,  et  voilà  pourquoi  elle  n'en  par- 
lait pas.  Elle  ignora  toujours  ces  manèges  d'amour-propre  et 
d'art  plutôt  que  de  tendresse,  ces  attentions  que  l'esprit  seul 
rappelle,    ces   susceptibilités    qui    s'effrayent    et    reprochent 
agréablement  pour  mieux  exciter.  Elle  croyait,  elle  acceptait 
tout  de  l'ami  et  ne  se  répandait  pas  en  petits  soins  gracieux, 
le  jugeant  plein  de  foi  lui-même  \  »  Ajoutons   qu'avec  cette 
intuition  particulière  aux  femmes,  elle  entrevoit  qu'il  manque 
à  Sainte-Beuve  une  certaine  intelligence  de  la  vie  de  famille 
qui  met  seule  en  garde  contre  les  violences  de   l'égoïsme  in- 
térieur ;  elle  sent  qu'il  n'est  si  curieux  des  habitudes  intimes 
que  parce  qu'il    les    ignore    et   ne  les   a   jamais  vécues  ;  elle 
attribue  à  cette  lacune  chez  Joseph  Delorme   qu'elle  s'étudie 
à  dégrossir  et  à  guérir,  des  fautes  de  tact  trop  évidentes  sur 
lesquelles  elle  ferme  ies  yeux  :  par  bonté,  par  délicatesse,  elle 
accepte  et  tolère  beaucoup  pour  ne  pas  irriter  une  affection 
qu'elle  croit  sincère  ;  qui  n'a  connu  autour  de  soi  de  telles  in- 
dulgences? 

Cependant  Sainte-Beuve  sent  le  ridicule  et  la  fausseté  de 
sa  situation:  entre  sa  jalousie  contre  l'un,  «  les  oublis  fré- 
quents et  les  lentes  consomptions  maternelles  de  l'autre,  dit- 
il,  qu'avais-je  à  faire?  Quel  don  inutile  de  mon  être  et  à  quoi 

1  Volupté,  229. 


—    28    — 

leur  serais-je  bon,  avec  mes  délicatesses  comprimées,  mes 
susceptibilités  jalouses,  et  ces  ressources  variables  d'intelli- 
gence et  de  cœur  qui  ne  sauraient  en  tout  point  qu'orner  et 
adoucir?  »  A  peine  a-t-il  passé  quelques  jours  auprès  d'eux, 
il  annonce  déjà  son  départ  ;  que  de  fois  il  est  déjà  parti 
ainsi  !  En  septembre  1828,  en  Angleterre1  ;  en  novembre  1829, 
en  Allemagne  2,  en  mai  1 83o,  il  y  a  quelques  semaines  à  peine, 
à  Rouen  3,  où  il  va  retourner  encore:  «  Ah  çà,  dites,  quand 
nous  venez-vous  décidément  !  »  s'écrie  au  déjeuner  Mme  Victor 
Hugo  ;  et,  bien  qu'il  cherche  à  donner  à  ce  mot  une  portée 
qu'il  n'avait  pas,  il  les  quitte  «  avec  une  joie,  un  soulagement, 
une  colère  intérieure,  qui  se  combattaient,  dit-il,  se  mêlaient 
en  moi.  et  faisaient  voler  dans  mon  ciel,  comme  à  un  cliquetis 
excitant,  des  milliers  d'abeilles  désireuses  :  «  Aimons,  aimons, 
répétais-je...  Aimons  d'amour,  mais  aimons  qui  nous  le 
puisse  rendre,  qui  s'en  aperçoive,  et  en  souffre  et  en  meure, 
et  préfère  à  toutes  choses  l'abîme  avec  nous  !  Les  pures  ami- 
tiés durables  avec  les  jeunes  femmes  ne  sont  possibles,  je  le 
vois,  qu'à  condition  d'insensibilité  fréquente,  d'oubli  de  leur 
part,  et  de  détournement  perpétuel  de  leur  tendresse  sur 
d'autres  êtres  qui  ne  sont  pas  nous.  Puisqu'en  restant  atten- 
tives et  vives,  ces  amitiés,  au  dire  des  conseillers  rigides,  ne 
sont  jamais  que  prétendues  innocentes,  osons  plus,  osons 
mieux,  ayons-les  donc  tout  à  fait  coupables  !  4  » 

C'est  alors  que  commence  dans  Volupté  la  tentative  de  sé- 
duction de  Mme  R.  Celle-ci  représente  dans  la  pensée  et  peut- 
être  dans  la  vie  de  Sainte-Beuve,  les  aspirations  vers  ce  qu'il 
appelle  ailleurs  «  l'amour  antique,  fatal,  violent  »,  par  oppo- 
sition   avec    «  l'amour  chrétien,   mystique,   idéal   5    »,  dont 

1  V.  Hugo,  Correspondance,  (1815-35)  263. 

2  Volupté ',  266. 

3  Volupté,  270. 

4  Volupté,  223-24. 

5  Léon  Séché,  Les  amies  de  Sainte-Beuve  fRevue,  Ier  octobre  1904),  p.  305.  On 
voit  que  l'examen   de  Volupté  ne  me  permet  pas   d'être   de   l'avis  de  M.  Léon 


—  29  — 

Mme  Victor  Hugo  est  l'objet.  Ulric   Guttinguer  l'encourage 
dans  cette  voie,  jette  parmi  ses  sentiments  embarrassés  «  des 
mots   pénétrants    avec    sa    supériorité   d'expérience   1   »,   et 
l'enhardit   à  tout    oser.  Tandis    qu'il    s'abandonne  à  cette 
«  erreur  principale  -  »,  tandis  qu'il  lutte  pour  faire  partager  à 
sa  nouvelle  amie  ses  sentiments  et  surtout  ses  désirs,  mais  se 
heurte  à  un  sens  critique  en  éveil,  à  un  esprit  d'analyse  per- 
sonnelle qui,  en  éloignant  tout  abandon,  met  tous  ses  projets 
en   défaut,  «  qu'était  devenue,  dit-il,  ma  foi    aux  choses  de 
Dieu,  la  foi  qui  tout  précédemment  en   mon  cœur  s'annon- 
çait comme  renaissante?  Quelle  était  loin,  en   fuite   et  au 
néant,  chassée  sans  plus  de  bruit  qu'une  ombre!  A  certains 
moments  d'intervalle  paisible  ou  morne  dans   la  vie,  il  n'est 
pas  rare  qu'il  s'élève  et  se  forme  autour  de  nous  comme  une 
atmosphère  religieuse...  Mais  que  vienne  la  tempête,  ou  seu- 
lement une  bouffée  trop  hardie  du  printemps,  un  flot  plus 
ardent  du  soleil,  et  voilà  la  nuée  dissoute  et  balayée.  Ainsi 
mes    sentiments   avaient  fui.  La  foi   durable    et   vivante  se 
compose  de  l'atmosphère  et  du   rocher,  et  je  n'avais  eu  que 
l'atmosphère  3    ».  Disons,  plus  simplement,    qu'il   avait  joué 
serré,  mais  perdu  la  première  passe. 

Séché,  c'est-à-dire  d'admettre  qu'il  y  ait  eu  «  séduction  »    de   Mme  V.  Hugo,  au 
moins  pendant  cette  période. 

1  Volupté,  231.  Cf.  Port.  Cont.  409-10,  où  l'ami  de  Normandie  est  identifié. 

2  Volupté,  228. 

3  Volupté,  231. 


III 


Le  dépit  amoureux  :  La  crise  Saint-Simoiiieime. 

(Juillet  i83o.  Avril  i83i). 


Les  événements  de  juillet  i83o  le  surprirent  dans  cette  atti- 
tude. A  peine  était-il  «  en  rapide  chemin  »  par  la  voie  du 
Saint-Simonisme,  vers  ce  «  nouveau  monde  »  du  libéralisme 
où  Dieu  l'appelle,  «  les  rochers  de  Bretagne  depuis  deux  jours 
disparus  derrière  »,  c'est-à-dire  Lamennais  depuis  deux  ans 
entrevu,  et  Y  «  Irlande  »,  qui  symbolise  Mme  Victor  Hugo, 
momentanément  délaissée,  nous  savons  trop  à  quelles  fins, 
«  tout  se  mêla  bientôt  dans  une  furieuse  tempête  ;...  elle  dura 
trois  jours  »,  et  le  «  brick  en  détresse  »  du  Cénacle  atteignit 
la  côte  fort  désemparé  :  «  ce  fut  un  véritable  naufrage  »  '. 
Sainte-Beuve  nous  laisse  entendre  que  le  trouble  intérieur  où 
le  jeta  cet  événement  fut  la  seule  cause  de  sa  seconde  conver- 
sion :  «  La  tempête,  dit-il,  en  me  tenant  à  chaque  instant 
présente  aux  yeux  l'idée  de  la  mort,  avait  ressuscité  en  moi 
toutes  les  images  de  ma  première  vie...  ;  elle  avait  remué... 
le  fond  du  vieux  fleuve  et  le  limon  le  plus  anciennement  dé- 
posé »  2.  Ses  élans  vers  le  Saint-Simonisme,  sa  première 
rupture  avec  le  Cénacle  se  colorent  maintenant  de  ce  prétexte  : 
il  faut  briser  avec  une  existence  égoïste,  avec  l'adoration  du 

1  Volupté,   207. 

2  Ibidem. 


—  3i  — 

moi  dans  laquelle  s'était  complue  cette  petite  assemble'e  de 
poètes,  et  commençant  une  vie  nouvelle,  apprendre  à  se  dé- 
vouer à  la  société.  La  tempête  de  i83o  ne  l'effraie  pas  seule- 
ment par  les  images  d'un  passé  trop  profane,  elle  en  évoque 
aussi  les  faiblesses  :  «  Toute  poussière  s'éveillait,  dit-il,  toute 
cendre  tremblait  en  mon  tombeau  comme  aux  approches  d'un 
jugement  qui,  même  pour  les  plus  confiants  et  les  plus  ten- 
dres, s'annonce  de  près  comme  bien  sévère  »  '.  Mais  le  re- 
tour, après  la  révolution  de  i83o,  avait  été  moins  rapide,  et 
avant  de  se  réfugier  «  au  voisin  monastère  »,  c'est-à-dire 
dans  le  mennaisianisme,  sous  les  influences  qu'il  indique  et 
sous  quelques  autres  encore  qu'il  oublie,  Sainte-Beuve  avait, 
pour  des  raisons  moins  avouables,  et  qu'il  faut  pourtant  rap- 
peler, fourni  toute  une  étape  que  nous  avons  à  raconter. 

Des  trois  motifs  qui  le  retenaient  aux  abords  du  catholi- 
cisme, la  révolution  de  i83o  en  détruisit  un  :  le  secrétariat 
d'ambassade  s'évanouit  avec  la  chute  de  M.  de  Polignac. 
L'amitié  était  déjà  bien  compromise  ;  et  la  crise  de  passion 
qu'Avril  avait  vu  naître  atteignait  alors  sa  phase  aiguë.  Le 
17  septembre,  Sainte-Beuve  se  plaint  à  son  ami  Pavie  «d'hor- 
ribles douleurs  à  l'âme  »,  «  de  son  amour  sans  issue  ».  «  Mon 
mal  et  mon  crime,  ajoute-t-il,  c'est  de  n'être  pas  aimé,  de 
n'être  pas  aimé  comme  je  voudrais  l'être,  comme  j'aimerais 
l'être,  aimant.  C'est  le  secret  de  toute  ma  folle  existence,  sans 
suite,  sans  tenue,  sans  travail  d'avenir  »  -.  Trois  jours  après, 
dans  un  bien  singulier  article  sur  Diderot3,  s'il  célèbre 
l'amour  vrai,  l'amour  pur  comme  Ta  chanté  «  notre  Lamar- 
tine »,  ces  expressions  prennent  dans  ce  cadre  un  sens  tout 
intime  et  spécial  ;  elles  laissent  assez  entendre  sous  quelle 
influence  il  s'est  épris  d'abord  d'une  si  vive  amitié  pour  le 
chantre  d'EIvire.  La  suite  de  l'article  n'est  pas  moins  signifi- 
cative :  il   adresse  à  Mme  Victor  Hugo  des  pensées  qu'il  dé- 

1  Volupté,  207. 

2  Th.  Pavie,  V.  Pavie,  sa  jeunesse,  ses  relations  littéraires,  p.  79. 

3  Pr.  Lundis,  I,  372.  Cf.  Michaut,  p.  223. 


-  32  — 

tache  «  presque  au  hasard  »  des  lettres  à  Mllc  Voland,  et  qui 
doivent  la  «  toucher  jusqu'aux  larmes  ».  Il  y  jure  que  sa  vie 
sera  sans  mensonge,  qu'il  ne  se  rendra  jamais  coupable  d'une 
action  avilissante  aux  yeux  de  l'amie,  qu'il  envoie  sa  pensée 
aux  lieux  où  elle  est,  et  que  tout  s'altérera  hors  la  passion 
qu'il  a  pour  elle.  Un  passage  de  ces  pensées  choisies  en  fixe 
la  destination  :  «  Il  y  a  quatre  ans,  que  vous  me  parûtes 
belle  ;  aujourd'hui,  je  vous  trouve  plus  belle  encore  »  ;  l'ar- 
ticle est  du  20  septembre  i83o,  et  les  relations  de  Sainte- 
Beuve  avec  Mme  Victor  Hugo  dataient  de  janvier  1827. 

Ces  tendres  insinuations  n'eurent-elles  pas  d'écho  ?  Le  se- 
cond article  sur  Diderot  (5  octobre  i83o),  ne  permet  pas  d'en 
douter  :  l'amour  y  est  devenu  sévère,  complet  et  fatal  : 
«  C'est  le  dernier,  l'unique;  on  dit  moins,  j'en  mourrai,  — 
on  en  meurt;  »...  «  il  est  armé  de  jalousie  '  »,  et  par  consé- 
quent redoutable  ;  car,  semblable  à  la  passion  de  Diderot 
pour  Mlle  Voland,  c'est  un  de  ces  amours  «  profonds,  mûris, 
irrémédiables,  et  qui  ne  demanderaient  que  des  obstacles 
pour  devenir  orageux  ».  Que  sera-ce  donc,  s'il  a  pour  objet 
une  coquette  comme  cette  Mme  Legendre,  qui  «  avait  un 
mari  à  qui  elle  était  fidèle,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  garder 
des  soupirants  qu'elle  éludait.  Etait-ce  insouciance,  coquette- 
rie, naïveté?  Cela  intriguait  fort  notre  philosophe».  Sans 
doute  elle  ne  comprenait  pas  toute  la  valeur  du  mot  :  «  Je 
vous  aime  ».  Sainte-Beuve  renvoie  donc  sa  lectrice  à  un  pas- 
sage où  Diderot  explique  ce  mot  charmant  et  profond,  ainsi 
qu'à  un  petit  roman  métaphysique  «  où  toutes  les  finesses  de 
l'amour-propre  et  de  la  coquetterie,  toutes  les  jalousies  et  les 
délicatesses  de  l'amitié  sont  en  jeu,  et  luttent  pour  ou  contre 
un  sentiment  profond,  sincère,  désespéré  ».  Une  seule  avait 
l'intelligence  exacte  de  ces  reproches  qui  la  visaient  comme 
aussi,  seule,  elle  devait  comprendre  pourquoi  Joseph  De- 
lorme,  «  amolli  dans  ses  propres  larmes  »  -,  c'est-à-dire  déçu 

1  Pr.  Lundis,  I,  386-87.  Poésies,  I,  193.  Livre  d'Amour,  Pièce  I. 

2  Pr.  Lundis,  I,  407  (4  novembre  1830;. 


—  33  — 

dans  son  ambition  et  contrarié  dans  son  amour,  se  détachait 
à  la  fois  du  catholicisme  et  du  Cénacle  auquel  ils  le  ratta- 
chaient. 

Le  Cénacle,  hier  un  temple,  n'est  plus  aujourd'hui  qu'une 
prison  dont  il  faut  s'échapper  à  tout  prix.  «  Le  Cénacle 
n'était  après  tout  qu'un  salon  »,  écrit  Sainte-Beuve  dans  un 
curieux  article  1  dont  Victor  Hugo  ne  saisit  pas  l'ironie  et 
méconnaît  les  intentions  cachées.  Naïvement,  il  croit  y  lire 
le  découragement  et  le  conjure  de  ne  pas  s'abandonner 
ainsi,  de  ne  pas  faire  fi  de  son  génie  et  de  sa  vertu  :  «  Songez 
que  vous  nous  appartenez,  ajoute-t-il,  et  qu'il  y  a  ici  deux 
cœurs  dont  vous  êtes  toujours  le  plus  constant  et  le  plus  cher 
entretien  »  2.  J'imagine  le  sourire  du  critique  à  cette  lecture; 
car  son  article  était  à  double  fond  ;  Victor  Hugo  n'en  avait 
qu'une  clef;  seule  sa  femme  les  possédait  toutes. 

Sainte-Beuve,  en  s'y  déliant  d'une  amitié  improductive,  y 
faisait   quelques   ouvertures   aux   Saint-Simoniens.    C'est    à 
cette  enseigne   que  l'ambitieux  déçu,  l'amoureux  éconduit, 
va  chercher   à  la   fois   ses    satisfactions    et    ses    vengeances. 
Après  avoir  «  défendu  »  le  Cénacle  comme  une*vieillerie  vé- 
nérable qu'il  faut  laisser  «  parmi  les  souvenirs  de  la  Restau- 
ration »,  il  annonce  maintenant  que  l'art  doit  descendre  dans 
l'arène  «  côte  à  côte  avec  l'infatigable  humanité  »,  «  s'associer 
aux  destinées  presque  infinies  de  la  société  régénérée...,  ré- 
fléchir et  rayonner  sans  cesse  en  mille  couleurs  le  sentiment 
de  l'humanité  progressive  »  3.  Enfantin  lut  avec  satisfaction 
ces  formules   riches  de   promesses  ;  certes   il   ne  se  doutait 
pas  qu'elles    servaient    une   manœuvre    amoureuse.   Sainte- 
Beuve  «  devenu  méchant  »  et  resté  ambitieux,  jouait  au  Saint- 
Simonisme  pour  alarmer  la  piété  de  Mme  Victor  Hugo,  qu'il 
s'agissait  de  rendre  moins  cruelle,  satisfaire  sa  jalousie  contre 
son  mari  en  abandonnant   à  grand  bruit  le  Cénacle,  et  don- 

1  Pr.  Lundis,  I,  407,  4  novembre  1830. 

2  V.  Hugo,  Correspondance  (1815-1835),  273,  4  novembre  1830. 

3  Pr.  Lundis,  I,  406-7. 


—  34  - 

ner  une  nouvelle  issue  à  une  ambition  politique  que  les  mé- 
comptes n'abattaient  pas. 

Aussi,  tandis  que  l'auteur  des  Consolations,  le  futur 
diplomate,  s'enfermant  dans  la  tour  d'ivoire  du  Cénacle,  y 
avait,  autant  du  moins  qu'il  était  en  lui,  cherché  à  faire  ou- 
blier et  pardonner  Joseph  Delorme,  le  Sainte-Beuve  qu'a 
transformé  la  révolution  de  i83o,  moins  aristocrate  à 
coup  sûr,  fait  imprimer  une  seconde  édition  de  cet  ouvrage 
qui,  jadis,  avait  provoqué  les  étonnements  dégoûtés  du 
Faubourg  Saint-Germain.  Même,  afin  que  nul  n'en  ignore, 
il  prend  soin  d'annoncer  cette  réimpression  dans  le  Globe  l, 
et  de  l'accompagner  de  commentaires  qui,  pour  n'avoir  pas 
été  compris  de  Victor  Hugo,  n'en  sont  pas  moins  significatifs  : 
il  s'y  excuse  de  son  apathie  politique  avant  i83o,  et  déclare 
qu'il  a  toujours  été  passionné  pour  le  pays  et  pour  la  liberté  ; 
il  marque  son  regret  d'avoir  été  absent  de  Paris  en  juillet  ;  il 
fait  comprendre  combien  il  est  une  recrue  précieuse,  en  rap- 
pelant sa  soif  de  sacrifice  ;  et  par  la  même  occasion  il  indique 
aux  amis  dont  il  se  détourne  combien  ils  méritaient  peu  son 
dévouement 2.  Mais  surtout  il  insiste  sur  le  caractère  «  peuple  » 
de  Joseph  Delorme,  par  opposition  aux  douleurs  aristocra- 
tiques ;  et  les  gages  qu'il  donnait  dans  l'hiver  de  1829,  par 
les  Consolations,  et  dans  les  premiers  mois  de  1830,  par  ses 
articles  sur  Lamartine,  au  Faubourg  Saint-Germain,  il  les 
donne  en  décembre  i83o  au  parti  républicain  et  aux  Saint- 
Simoniens. 

Il  devait  s'engager  avec  ces  derniers  de  plus  en  plus  for- 
mellement, sous  quelles  influences  combinées  d'ambition  et 
d'amour  déçu,  nous  venons  de  le  voir,  jusqu'au  mois  d'avril 
i83i.  Ses  articles  sur  JoufTroy,  la  profession  de  foi  Sainte- 
Simonienne  du  Globe,  signée  Pierre  Leroux,  mais  rédigée 
par  lui,  ses  page*  sur  la  doctrine  de  Saint-Simon,  marquent 

1  Pr.  Lundis,  I,  404  et  seq. 

2  0  Pour  qui,  pour   quoi,  c'est  ce   qui    l'inquiétait    assez  peu...  »    [Pr.  Lundis, 
I,  410.) 


—  35  — 

les  étapes  de  sa  conversion  à  la  religion  de  l'humanité,  qu'ac- 
compagne  en   sourdine  une   correspondance    orageuse   avec 
Victor  Hugo.  Sans  posséder  les  lettres  de  Sainte-Beuve,  on 
devine  assez  par  les  réponses  de  son  illustre  ami  de  quel  ton 
elles  étaient  écrites.  On  y  sent  l'effort  patient  du  poète  pour 
calmer  une   irritation  dont  il   n'ignore    plus  maintenant    le 
secret  motif.  Sainte-Beuve  «  lui  a  avoué  par  une  lettre  assez 
confiante   »    (mais   dont    l'intention   était    sans   doute   de    le 
brouiller  avec  sa  femme)  «  le  péril  et  les  scrupules   de  son 
âme  »  ;  seulement  il  n'y  a  pas  cru,  il  ne  s'en  est  pas  effarouché 
du  moins  l.  Il  s'est  même  contenté  d'en  rire  *.  Tl  prend  plus 
au  sérieux  maintenant  une  passion  dont  il  entrevoit  les  effets, 
mais  il  ne  s'en  inquiète  pas  davantage,  ainsi  qu'il  ressort  de 
ses  allusions  transparentes.    Il  se  défend  d'avoir  dit   Sainte- 
Beuve  inconstant  dans  les  affaires  de  cœur  :  «  J'ai  ma  plaie, 
écrit-il,  vous  avez  la  vôtre,  l'ébranlement  douloureux  se  pas- 
sera. Le  temps  cicatrisera  tout.»  Il  l'invite  à  venir  le  voir,  à  lui 
écrire  toujours,  à  songer  qu'après  tout  (et  c'est  lui-même  qui 
souligne),  il  n'a  pas  de  meilleur  ami  que  lui  3.  Une  autre  fois 
il  lui  affirme  que  leurs  cœurs  continuent  à  se  voir  et  que  rien 
n'est  rompu*.  Le  2  janvier  1 83 1  5,  le  remerciant  de  cadeaux  à 
ses  enfants,  il  l'invite  même  à  dîner  et  s'écrie,  avec  quel  sou- 
lagement :  «  i83o  est  passé  ».   Plus  tard  encore,  il  lui  affirme 
qu'il  ne  cesse  de  parler  de  lui  et  d'y  penser  a  ;  ou   bien  il  lui 


1  Volupté,  265. 

2  Léon  Séché.  Les  amies  de  Sainte-Beuve,  Revue,  15  sept.  1904,  p.  190.  La 
concordance  de  l'information  de  l'exécuteur  testamentaire,  dont  parle  M.  Léon 
Séché,  et  du  passage  de  Volupté  cité  plus  haut,  me  paraît  frappante,  et  de  nature 
à  enlever  tous  les  doutes.  Le  vrai  peut  quelquefois  n'être  pas  vraisemblable.  Qu'il 
me  soit  permis  aussi  de  faire  remarquer  combien  de  pareilles  coïncidences  sont 
de  nature  à  justifier  la  méthode  adoptée  dans  ce  travail. 

3  V.  Hugo,  Correspondance  (1815-35),  p.  274  (8  déc.  1830). 

4  Ibidem,  p.  274-5  (24  déc.  1830). 

5  Ibidem,  p.  275. 

6  Ibidem,  p.  276  (9  mars  183 1). 


-36- 

demande  s'il  n'a  pas  quelquefois  l'idée  qu'il  se  trompe  S  on 
sait  trop  à  quel  sujet;  et  toujours,  par  un  raffinement  de  dé- 
licatesse, il  prend  soin  de  l'avertir  qu'une  autre  lit  ses  lettres 
avec  lui  -.  Pourquoi  s'en  étonnerait-on  ?  Sa  générosité  est 
celle  d'un  jeune  mari  très  amoureux  sans  doute,  mais  — 
nous  le  savons  —  très  aimé  encore  \ 

Sainte-Beuve  ne  comprend  pas    cette   hauteur    d'âme  ou 
cette   indifférence  :  il  croit  remarquer  que  la  correspondance 
de  Victor  Hugo  se  fait  plus  pressante  et  plus  affectueuse  au 
moment  de  la  publication  de  Notre-Dame  de  Paris;   inter- 
rompue depuis    le  2  janvier,  elle    recommence    le    9    mars 
1 83 1 ,  et  si  Victor  Hugo  signe  «  votre  éternel  ami  »,  il  a  pris 
soin  auparavant  de  lui  annoncer  son  roman  dont  il  le  prie  de 
ne  pas  penser  trop  de  mal  ;  le  1 3  mars,  il  revient  à  la  charge 
et  lui  demande  catégoriquement  un  article4.  Nous  savons  par 
les   Cahiers  de  Sainte-Beuve  ce  qu'il  pensait  de  cette  insis- 
tance :  «  S'il  veut  obtenir  de  vous  un  service  qui  flatte  son 
amour-propre,  l'homme  grossier  est  homme  à  faire  intervenir 
près  de  vous,  dans  la  conversation,  le  nom  de  sa  femme,  pour 
peu  qu'il  se  doute  que  vous  en  êtes  un  peu  amoureux;  il  ne 
voit  aucune  indélicatesse,  mais  seulement  une  ruse -très  per- 
mise à  cela  »  \  Sainte-Beuve  se  juge  exploité,  se  révolte, 
accuse   Hugo   d'avoir  manqué  d'abandon,  de  confiance,    de 
franchise  ;  le   poète  riposte   en  lui  exprimant  sa  tristesse  ;  il 
lui  rappelle  «  ce  qui  est  connu,  dit-il,  de  nous  deux  seuls  au 
monde,...  ce  qui  s'est  passé  entre  nous  dans  l'occasion  la  plus 


1  V.  Hugo,  Correspondance  (1^15-35),  277  (13  mars  1831). 

2  V.  Hugo,  Correspondance  (1815-35),  p.  276. 

3  Je  ferai  remarquer  aussi  combien  ce  «  geste  »  est  dans  la  manière  de  Victor 
Hugo.  —  Sur  la  question  traitée  dans  ce  chapitre  je  suis  heureux  de  me  trouver 
d'accord  avec  M.  Emile  Faguet  dont  la  pénétrante  étude  sur  Sainte-Beuve  amou- 
reux m'est  parvenue  quand  le  présent  travail  était  déjà  sous  presse  (Cf.  Revue  La- 
tine, 25  janvier  1905.) 

*  V.  Hugo,  Correspondance  (1815-35),  277. 
5  Sainte-Beuve,  Cahiers,  1,2. 


—  37  — 

douloureuse  de  ma  vie,  dans  un  moment  où  j'ai  eu  à  choisir 
entre  elle  et  vous  ;  rappelez-vous  ce  que  je  vous  ai  offert, 
ce  que  je  vous  ai  proposé,  vous  le  savez,  avec  la  ferme  réso- 
lution de  tenir  ma  promesse  et  de  faire  comme  vous  vou- 
driez» (ne  lui  a-t-il  pas  permis  de  continuera  les  voir  comme 
par  le  passé?)  ;  rappelez-vous  cela,  et  songez  que  vous  venez 
de  m'écrire  que  dans  cette  affaire  j'avais  manqué  envers  vous 
de  confiance,  d'abandon,  de  Franchise  1  »  l.  Sainte-Beuve  fit 
amende  honorable  assez  promptement  ;  toute  cette  corres- 
pondance mouvementée  se  termine  par  un  billet  du  4  avril 
1 83 1 ,  dans  lequel  Hugo  remercie  son  ami  de  sa  lettre  qui  lui 
a  causé  une  joie  réelle  2.  Peu  de  jours  après,  des  relations 
régulières  se  rétablirent  entre  Sainte-Beuve  et  Victor  Hugo. 
Le  critique  retourna  chez  le  poète  ;  et  la  crise  Saint-Simo- 
nienne  n'avait  été  si  bien  chez  lui  qu'un  dérivatif  et  peut-être 
une  arme  de  guerre  contre  certains  scrupules,  qu'aussitôt  et 
comme  par  enchantement,  toute  trace  de  Saint-Simonisme 
disparaît  de  ses  écrits  3. 

1  V.  Hugo,   Correspondance  (1815-35),  278-79. 

2  Ibidem,  279. 

3  Avril  1831. 


LA    CLEF   DE    0    VOLUPTE    » 


IV 


Retour  et  désenchantement.  La  deuxième  conver- 
sion. Lamennais  et  Juilly. 


[Avril-Novembre  i83i.) 


Les  pages  de  Volupté  consacrées  aux  souvenirs  de  cette 
époque  portentlatrace  dudésenchantement  dont  s'accompagna 
ce  retour.  Mme  V.  Hugo  avait  appris  par  hasard  l  quelle  intimité 
d'amitié  avait  supplanté  la  leur.  Elle  sentait  cette  autre  ami- 
tié toujours  vivante  et,  par  les  espoirs  qu'elle  laissait  subsister 
encore,  elle  la  devinait  parfois  préférée  à  la  sienne.  Son  tact 
délicat  était  prompt  à  déceler  l'empire  qu'une  autre  exerçait 
sur  l'ami  d'autrefois;  de  fugitives  nuances,  une  hésitation 
d'un  instant  qui  n'aurait  pas  existé  jadis,  à  la  proposition  d'une 
promenade  au  Luxembourg,  n'échappaient  pas  à  sa  suscepti- 
bilité en  éveil  2.  Sainte-Beuve,  de  son  côté,  se  sentait  «  lié,  gar- 
rotté par  d'autres  serments  »,  et  se  disait  «  de  bien  mesurer 
ses  paroles  3  ».  Aussi  leur  vie  n'est-elle  plus  qu'un  perpétuel, 
qu'un  amer  retour  sur  le  passé  :  en  croyant  exciter  la  pas- 
sion, l'amoureux  a  blessé,  peut-être  tué  l'amitié;  le  jardin  a 
perdu  son  charme  :  «  Les  terrasses  exposées,  les  marronniers 
et  les  marbres  émaillés  de  frimas,  ces  mêmes  lisières  des 
allées  qu'anime  le  soleil  d'une  heure,  nous  revirent  tout  chan- 

1  Volupté,  263. 

2  Ibidem,  256. 

3  Ibidem. 


—   *9  — 

gés.  Je  voulais  prendre  d'abord  un  autre  tour  du  jardin  ;  elle 
insista  pour  les  anciennes  traces.  Qu'étaient  devenus  nos 
promesses  et  nos  projets  de  bonheur  ?...  Sa  fille  cheminait 
seule  à  nos  côtés  l.  11  semblait  qu'elle  avait  dessein  de  subir 
lentement  le  contraste  des  impressions  d'autrefois  et  de  celles 
d'aujourd'hui,  d'en  tirer  un  enseignement  austère  »  -.  Cette 
situation  se  compliquait  de  furieux  accès  de  colère  contre 
Mme  R.  dont  la  victorieuse  résistance  faisait  sentir  plus  vive- 
ment à  Sainte-Beuve  l'excès  de  son  abaissement. 

Alors,  sans  doute  sur  le  conseil  de  M  V.  Hugo,  dans  la 
première  quinzaine  de  mai  i83i,  Sainte-Beuve  alla  voir  La- 
mennais à  Juilly  3. 

Il  nous  a  conservé  dans  Volupté  le  poétique  souvenir  de 
cette  première  rencontre.  «  Un  soir,  fait -il  dire  à  Lamennais, 
vous  le  savez,  au  mont  Albane,  un  peu  au-dessous  du  cou- 
vent des  Passionistes  \  non  loin  du  temple  ruiné  de  Jupi- 
ter 5  et  de  la  voie  triomphale  interrompue,  et  les  deux  beaux 
lacs  assez  proches  de  là  à  nos  pieds  G,  nos  destinées,  mon  ami, 
se  rencontrèrent.  Je  vous  surpris  seul,  immobile,  occupé  à 
admirer;   en  face,  le  couchant  élargi  et  ses  flammes  débor- 

1  Sainte-Beuve  a  introduit  ici  dans  Volupté  la  fiction  suivante  :  ses  amis  auraient 
perdu  un  fils,  Arthur,  d'une  pénétrante  beauté    intérieure  :  allusion    probable  au 
roman    d'Arthur,  conçu    par    Sainte-Beuve    sous    l'inspiration    du    Cénacle,    et 
interrompu  alors.  Cf.  Volupté,  250. 
•    2  Volupté,  252. 

3  Lettre  de  Sainte-Beuve  à  Ch.  Rogier,  16  mai  183 1  (Revue  des  Revues,  15   sept. 
1898,  t.  XXXVII,  p.  588;. 

'  Un  peu  après  la  Passion  ? 

5  Allusion  probable  aux  événements  de   juillet  1830.   Cf.  Port.  Cc>i!.,  I,   : 
«  La  ruine  était   aux  pieds,  le  labarum  au  ciel  brillait   toujou:  Lamennais, 

dans  le  premier  article  de  l'Avenir  :  «  Des  décombres  énormes  de  je  ne  sais 
combien  de  gouvernements  écroulés,  s'éleva  un  édifice  nouveau,  espèce  Je  temple 
construit  à  la  hdtc,  dans  lequel  les  partis,  abjurant  leurs  vieilles  haines,  devaient 
s'unir  et  s'embrasser.  Tout  cela  se  passait  hier,  et  aujourd'hui  l'on  chercherait  en 
vain  quelques  traces  de  ce  qu'on  disait  affermi  pour  jamais  :  le  temps  roule  ses 
flots  sur  ces  vastes  ruines  ».  (Avenir,  \6  oct.  1830.  Troisièmes  Mélanges,  p.  1  :  . 
vtor  Hugo  et  sa  femme  ? 


—  4o  — 

dant  la  mer  à  l'horizon,  noyaient  confusément  les  plaines 
romaines  et  doraient,  seule  visible  entre  toutes,  la  coupole 
éternelle  '.  Une  larme  lumineuse  baignait  vos  yeux;  je  m'ap- 
prochai de  vous  sans  que  vous  fassiez  attention,  ravi  que  vous 
étiez  dans  l'espace,  et  aveuglé  de  splendeurs.  Puis  cependant 
je  vous  adressai  la  parole,  et  nous  causâmes,  et  tout  d'abord 
votre  esprit  en  fleur  me  charma.  Après  quelques  causeries 
semblables  des  jours  suivants,  je  compris  vite  quels  étaient 
votre  faible  et  votre  idole,  vos  dangers  et  vos  désirs.  Je  vis 
en  vous  comme  un  autre  moi-même,  mais  jeune,  à  demi 
expérimenté  encore,  avant  les  amertumes  subies,  à  l'âge  de 
l'épreuve,  et  capable  peut-être  de  bonheur;  je  me  pris  alors 
de  tendresse  et  de  tristesse;  ce  cœur,  qui  se  croyait  fermé 
pour  jamais  aux  amitiés  nouvelles,  s'est  rouvert  pour  vous  -.» 
La  sympathie  fut  tout  de  suite  et  de  part  et  d'autre  très 
vive  ;  si  Sainte-Beuve  reçut  de  Lamennais,  soit  en  causant, 
soit  en  l'écoutant  lire  YEssai  d'un  système  de  philosophie  ca- 
tholique (qui  devait  plus  tard  devenir  Y  Esquisse  d'une  philo- 
sophie) des  révélations  d'âme  à  âme,  ainsi  qu'il  l'écrira  bien- 
tôt ;  il  ne  manqua  pas  non  plus,  pendant  ces  quelques  jours, 
de  confesser  au  prêtre  les  douleurs  qui  l'avaient  conduit  à  ses 
pieds.  On  peut  deviner  sans  peine  les  conseils  qu'il  en  reçut. 
L' Essai  sur  l'Indifférence  avait  été  un  immense  effort  pour  si- 
gnaler et  guérir  le  mal  du  siècle,  le  développement  excessif  de 
toutes  les  fonctions,  et  surtout  de  l'intelligence  aux  dé- 
pens de  la  volonté.  Une  curiosité  infinie  use  les  sens, 
fatigue  le  cœur,  épuise  l'intelligence,  qui  ne  peuvent  s'ar- 
rêter à  rien,  parce  que  le  ressort  intérieur  qui  les  régula- 
rise étant  brisé,  ils  s'égarent  d'une  course  affolée,  et  se 
prennent  aux  séductions  de  toutes  les  erreurs.  La  «  faculté 
compréhensive  »  doit  porter  la  responsabilité  de  cette   con- 


1  Autrement  dit  :  Le  soleil  de  la  passion  à  son   couchant   éclairait    l'âme  en  lui 
montrant  le  refuge  dans  la  foi  catholique. 

2  Volupté,  379-80. 


—  41  — 

dition  misérable,  puisque  le  besoin  insatiable  de  connaître, 
et  par  suite  d'avoir  tout  senti,  tout  éprouvé,  chasse  l'homme 
de  chute  en  chute,  d'inconstance  en  inconstance  vers  les  plus 
mortelles  habitudes  de  la  versatilité.  A  ce  mal,  Lamennais 
n'a  trouvé  qu'un  remède  héroïque  :  réveiller  la  volonté  assou- 
pie en  désespérant  cette  raison  altière,  et  lui  enlever  ainsi 
tout  prétexte  à  de  nouveaux  égarements.  Son  livre,  ardent 
appel  à  la  volonté  humaine,  la  fait  surgir  de  son  tombeau  et 
l'institue  reine  et  maîtresse  de  l'intelligence  abaissée. 

C'est  du  haut  de  cette  doctrine,  on  le  sent,  que  Lamennais 
dut  juger  Sainte-Beuve,  quand  il  vint  le  trouver  «  dans  cette 
espèce  de  retraite  forcée  où  des  circonstances  passagères  le 
confinaient  l  »  ;  c'est  à  cette  lumière  qu'il  dut  éclairer  ses  fai- 
blesses :  volupté  du  tempérament,  trop  prompt  à  s'égarer  en 
des  quêtes  honteuses  ;  volupté  du  cœur,  trop  aisément  séduit 
par  des  charmes  qu'on  oubliera  demain  pour  d'autres  aussi 
troublants,  mais  qui  font  oublier  aujourd'hui  ceux-là  mômes 
dont  on  rêvait  hier  ;  volupté  de  l'intelligence  qui  cherche  à 
comprendre  sans  croire,  à  «  recevoir  les  idées  ainsi  que  le 
ferait  un  miroir  limpide,  sans  être  déterminé  pour  cela,  je  ne 
dis  pas  à  des  actes,  mais  même  à  des  conclusions  -  ».  Et  si, 
après  avoir  complaisamment  dessiné  dans  sa  vie  ce  triple  vice 
dont  il  doit  à  Lamennais  la  détermination  précise,  il  entre- 
voit maintenant  dans  un  brusque  éveil  de  sa  volonté,  sous 
l'influence  d'une  douleur  salutaire,  le  remède  à  ses  propres 
erreurs,  c'est  Lamennais  encore  qui  lui  suggère  cette  solu- 
tion :  il  lui  montre  que,  puisqu'il  a,  «  hors  de  ce  pêle-mêle 
parements,  quelque  liaison  meilleure  et  préférée  »,  rien 
n'est  perdu  ;  car  ainsi,  tout  près  de  lui,  se  trouve  un  sentier 
de  retour  ;  il  doit  donc  se  faire  d'abord  «  de  ce  cœur  aimé  un 
asile  contre  les  plaisirs  épars  qui  endurcissent,  contre  les  pour- 
suites mondaines  qui  dissipent  et  dessèchent  ».  11   doit   «  ne 


lupté,  6.  Il  s'agit  évidemment  de  Juilly. 
-*  Port    Cont.,  I,  20C 


—  42    - 

faire  de  ce  culte  d'une  créature  choisie  qu'une  forme  trans- 
lucide et  plus  saisissable  du  divin  Amour  »  ;  et  s'il  y  a  entre 
lui  et  l'objet  de  son  affection  de  réels  obstacles,  «  acceptez- 
les,  lui  dit-il,  bénissez-les,  aimez  l'absence  !  Fixez  le  rendez- 
vous  habituel  en  la  pensée  de  Dieu,  c'est  le  lieu  naturel  des 
âmes.  Réfugiez-vous  d'avance  où  rien  ne  vieillit  '  ».  Ces 
mêmes  conseils  qu'il  lui  donnait  à  Juilly,  il  les  inscrit  encore 
dans  une  lettre  qu'il  lui  adresse  le  27  mai  i83i,  au  lendemain 
de  sa  visite.  Après  lui  avoir  rappelé  les  heures  qu'ils  ont 
passées  ensemble,  et  s'être  plaint  du  temps  qui,  dans  sa  fuite, 
emporte  «  tout  ce  qui  est  doux  »,  et  «  dépouille  peu  à  peu  de 
ses  rieurs  et  de  ses  feuilles  cette  pauvre  frêle  tige  de  la  vie  », 
il  ajoute  :  «  L'âme,  à  l'étroit  sur  cette  triste  terre,  se  débat 
dans  ses  liens,  regarde  en  haut,  et  de  toute  la  force  de  ses  dé- 
sirs, s'élève  pour  respirer...  Vous  êtes  à  l'âge  où  l'on  se  dé- 
cide ;  plus  tard,  on  subit  le  joug  de  la  destinée  qu'on  s'est 
faite,  on  gémit  dans  le  tombeau  sans  pouvoir  en  soulever  la 
pierre.  Ce  qui  s'use  le  plus  vite  en  nous,  c'est  la  volonté. 
Sachez  donc  vouloir  une  fois,  vouloir  fortement;  fixez  votre 
vie  flottante,  et  ne  la  laissez  plus  emporter  à  tous  les  souffles 
comme  le  brin  d'herbe  séché  2». 

Ainsi,  les  exhortations  que  le  prêtre  adresse  dans  Volupté 
«  à  un  homme  arrivé  jeune  à  un  degré  honorable  dans  l'estime 
publique  par  son  esprit  et  ses  talents  3  »  nous  renvoient 
comme  un  écho  des  entretiens  dont  les  ombrages  de  Juilly 
ont  gardé  la  meilleure  part.  Mais  si  bien  des  confidences 
furent  murmurées  d'un  côté,  que  nous-mêmes  n'ignorons  plus, 

1  Volupté,  283. 

2  Rev.  Contemporaine,  t.  II,  n°  4,  25  août  1885,  p.  500.  Je  signale  ces  lettres  si 
intéressantes  de  Lamennais  à  Sainte-Beuve  publiées  par  M.  Eugène  Forgues  : 
elles  n'ont  pas  été  utilisées  par  les  plus  récents  biographes  du  critique  auxquels 
elles  paraissent  avoir  échappé.  Sainte-Beuve  comprit  toute  l'importance  —  au 
moins  documentaire  —  de  ces  conseils,  pu'squ'il  les  reproduit  en  tête  de  sa  pre- 
mière étude  sur  Lamennais.  (Port.  Cont.,l,  198.) 

3  Volupté,  4. 


—  43  — 

bien  d'autres  furent  souhaitées  et  peut-être  sollicite'es  en 
e'change,  qui,  vraisemblablement,  s'esquissèrent  avec  discré- 
tion  et  sous  forme  voilée,  afin  que  le  néophyte  curieux  d'âmes, 
et  qui  sondait  indirectement  l'apôtre  suf  cette  crise  déjà 
lointaine  et  pour  lui  salutaire,  comprît  «  à  quel  point  le 
fonds  commun  de  nos  destinées,  en  ce  qu'elles  ont  de  misé- 
rable, est  le  même  '  ».  Lamennais  lui  laissa  donc  entendre 
qu'il  se  reconnaissait  en  lui,  «  mais  jeune,  avant  la  dernière 
crise  subie,  avant  la  période  de  l'expiation  et  du  repentir  ►, 
Sainte-Beuve  entrevit  qu'  «  avant  cette  ardeur  décidée  pour 
le  vrai  »,  dont  le  jeune  et  fervent  disciple  fait  honneur  à  la 
nature  de  l'apôtre,  celui-ci  même  avait  subi,  le  premier, 
«  un  long  et  lâche  malaise  provenant  de  la  même  cause  »  ; 
il  apprit  que  Lamennais  n'avait  fait  sa  première  communion 
qu'à  vingt-deux  ans,  et  qu'à  l'âge  des  emportements  et  des 
passions,  son  âme  ardente  et  tendre  n'avait  pas  échappé  à  de 
trop  excusables  erreurs  ni  à  des  émotions  trop  vives;  il  sut 
qu'à  la  faveur  de  cette  crise,  un  premier  chaos,  des  doutes 
tumultueux  prévalurent,  et  que  le  bouillant  jeune  homme 
«  avait  traversé  une  période  de  conviction  rationnelle  sans 
pratique  »,  durant  laquelle  «  le  christianisme  était  devenu 
pour  lui  une  opinion  très  probable,  mais  qui  ne  gouvernait 
plus  son  cœur  ni  sa  vie  -  ».  Il  eut  même  connaissance  de  con- 
jectures d'un  ordre  inférieur  que  Béranger,  entre  autres, 
devait  indiscrètement  colporter  \  et  auxquelles,  à  part  lui,  il 
ajouta  sans  doute  plus  de  foi  que  les  convenances  de  sa  situa- 
tion ne  lui  permirent  alors  de  l'afficher  publiquement.  Du 
moins,  il  entrevit  aussi,  dans  la  vie  passée  de  Lamennais,  de 
grandes  douleurs,  et  un  malheur  décisif  qui   du    même  coup 

1   l'olupl  . 

\  6- 
Peyrat,    /  et    Lamennais,  p.    102:  -vous  que,  avec   ce 

petit  corps,  il  a  été  jadis  un  vert-galant  ?  que  c'est  pour  s'arracher  aux  plaisirs 
sensuels  qu'il  a  endossé  la  soutane  ?  Savez-vous  que  cet  extrait  d'homme  était  un 
ferrailleur  redoutable 


—  44  — 

brisa  cette  âme  et  la  rejeta  dans  la  vive  pratique  chrétienne  f. 
Afin  de  l'encourager  à  marcher  dans  sa  voie,  le  prêtre  souleva 
donc  pour  Sainte-Beuve  «  le  voile  épais  de  pudeur  et  de  silences 
qui  dissimulait  ses  jeunes  années.  » 

Le  disciple  se  plut,  ainsi  qu'en  témoigne  Volupté,  à  cette 
confusion  de  leurs  destinées.  Cette  «  pauvre  petite  chambre 
tout  au  haut  de  la  maison  2  »,  est-ce  celle  de  Sainte-Beuve  à 
Boulogne,  ou  de  Lamennais  à  Saint-Malo  ?  Qui  des  deux 
encore  aborda  le  grec  «  sans  secours,  opiniâtrement,  et, 
tout  en  l'étudiant,  se  berçait  de  l'espoir  d'aller  bientôt  l'ap- 
prendre à  Paris?3  »  Qui  des  deux  se  passionna  pour  les 
missionnaires  des  Indes,  les  Jésuites  des  réductions,  les 
humbles  et  hardis  confesseurs  des  lettres  édifiantes?  4  Le 
quel,  parlant  à  l'autre  de  son  premier  voyage  à  Paris,  au- 
rait pu  dire:  «  Notre  descente  se  fit  à  deux  pas  du  Val-de- 
Gràce,  en  ce  même  cul-de-sac  des  Feuillantines  dont  vous 
m'avez  plus  d'une  fois  entretenu  et  que  l'enfance  d'un  de 
vos  illustres  amis  5  vous  a  rendu  cher.  Que  de  souvenirs,  à 
votre  insu,  vous  suscitiez  en  moi,  quand  vous  prononciez  le 
nom  de  ce  lieu  en  croyant  me  l'apprendre  6  ?  »  Même  si 
Sainte-Beuve  suppose,  bien  à  tort  7,  que  Lamennais  «  n'a 
jamais  vécu  de  cette  vie  qui  fut  la  nôtre,  de  cette  atmosphère 
habituelle  de  philosophie  ec  de  révolution  où  plongea  le 
siècle.  Jamais,  pense-t-il,  la  lecture  àe-Diderot  ne  le  mit  en 
larmes,  et  ne  se  lia  dans  sa  jeune  tête  avec  des  rêves  de  vertu»  ;. 
il  n'en  cherche  pas  moins  à  montrer  que,  par  des  voies  diffé- 
rentes, ils  aspiraient  l'un  et  l'autre  à  un  idéal  semblable.  C'est 

1  Port.  Cont.,  I,  2ji. 

2  Volupté,  8.  Port.  Cont.,  I,  212. 

3  Ibidem,  9.  Port.  Cont.,  I,  210.  Pons,  Sainte-Beuve  et  ses  inconnues,  18. 

4  Ibidem.  Joseph  Delorme.  7,  Roussel,    Lamennais   d'après  aes  documents  inédits,. 
I,  109,  111-12. 

5  Victor  Hugo. 

6  Volupté,  82.  Sainte-Beuve,  Souvenirs,  25-104.    Forgues,  Œuvres  posthumes, 
de  Lamennais,  Correspondance,  t.  I,  Notes  et  souvenirs,  xxn.  Ibidem,  V. 

7  Cf.  Blaize,  Œuvres  inédites  de  Lamennais,  t.  I,  Introd.  20. 


—  45  — 

donc  à  Lamennais  qu'il  croit  pouvoir  faire  dire,  à  propos  de 
pieux  écrivains  :  «  Ils  e'taient  pour  moi  ce  qu'à  vous,  mon  ami, 
et  aux  enfants  du  siècle,  étaient  les  noms  les  plus  glorieux  et 
les  plus  décevants,  ceux  que  votre  bouche  m'a  si  souvent 
cités,  les  Barnave,  les  Hoche,  \Ime  Roland  et  Vergniaud.  Dites, 
aujourd'hui,  vous-même,  croyez-vous  mes  personnages  moins 
grands  que  les  plus  grands  des  vôtres1  ?  »  Amaury,  dans 
Volupté,  n'est  pas  seulement  Sainte-Beuve,  comme  on  l'a 
jusqu'ici  prétendu  :  Amaury  est  Lamennais,  dans  ses  exhor- 
tations, Sainte-Beuve  dans  ses  confessions  ;  mais  souvent, 
surtout  dans  la  première  partie  de  l'ouvrage,  il  est  à  la  fois 
l'un  et  l'autre  *.  Sainte-Beuve  embrasse  avec  ardeur  ces  rap- 
prochements flatteurs  :  si  Lamennais  partit  des  mêmes  écueils, 
pourquoi  n'arriverait-il  pas  au  même  port  ? 

Afin  de  l'encourager,  de  le  soutenir,  comme  il  n'a  pas  be- 
soin d'être  convaincu  de  la  vérité  du  Christianisme  «  inné  en 
lui  »,  et  dont  «  sa  vie  bien  plus  que  son  esprit  et  son  cœur  l'a 
éloigné  »,  Lamennais  lui  cite  l'exemple  de  l'abbé  Garron  3, 
son  ancien  directeur,  celuiqu'il  appelait  autrefois  son  «  père  »  ; 
il  lui  raconte  cette  existence,  modèle  d'abnégation  chrétienne 
et  de  charité.  Il  lui  fait  lire  aussi  saint  Augustin  :  «  Lisez, 
relisez  le  livre  d'Augustin,  lui  écrit-il,  c'est  notre  histoire  à 

1  Volupté,  8-9. 

2  J'en  citerai  encore  quelques  exemples  :  la  communauté  de  Mme  de  Cursy  avec 
quelques  religieuses  {Volupté,  82-83)  évoque  le  souvenir  des  Feuillantines,  où  La- 
mennais descendait  à  Paris  en  compagnie  de  l'abbé  Carron.  (Cf.  FoRGues,  Cor- 
respondance de  Lamennais,  I,  Notes  et  Souvenirs,  p.  22  et  sq.)  Dans  la  2e  partie, 
l'arrivée  en  Amérique  rappelle  les  projets  de  départ  pour  les  Etats-Unis  formés 
par  Lamennais  en  1834;  (Maurice  de  Guérin,  Journal,  Lettres  et  Fragments, 
Paris,  Didier,  1863,  p.  256)  et  le  précédent  voyage  à  Baltimore,  les  premiers  pro- 
jets formés  en  ce  sens  fous  l'inspiration  de  l'abbé  Brute,  en  1818  {Volupté, 
385.  —  Codrcy  et  L\  GouRNERit,  Lettres  inédites  de  Lamennais  a  Mgr  Brute , 
Nantes,  Forest  et  Crimaud,  1862,  p.  159  et  Roussel,  Lamennais  d\iprès  des  docu- 
ments inédits,  I,  n3).  Il  y  a  beaucoup  de  Lamennais  dans  Amaury. 

3  L'abbé  Carron  n'est  donc  pas  une  fiction,  «  un  Lamennais  reculé  dans  le 
passé  »,  comme  on  l'a  dit  (Michaut,  Sainte-Beuve  avant  les  Lundis,  280). 


-  46  - 

tous  »  l.  Il  lui  conseille  même  —  de  saint  Augustin  à  Port- 
Royal  la  voie  n'était-elle  pasjndiquée  ?  —  il  lui  recommande 
l'austère  familiarité  des  solitaires,  des  Arnauld,  Saci,  Nicole, 
Pascal,   et   de   M.    Hamon.  Il   fait   plus  :   il  lui  prête    leurs 
ouvrages.  Lamennais  avait  reçu  en  héritage  de  son  grand-père 
Pierre  Lorin  une  belle  bibliothèque  sacrée;  Sainte-Beuveallait 
le  voir  en  novembre  i83i,  rue  Saint-Germain-des-Prés,  10  bis, 
où  il  habitait  «  au  premier  étage  d'une  de  ces  maisons  sans  so- 
leil où  avait  dû  demeurer  Racine,  la  même  peut-être  dont  il 
avait  monté  bien   des  fois   l'escalier   inégalement  carrelé,   à 
large  rampe  de  bois  de  noyer  luisant.  La  bibliothèque   rem- 
plissait deux  vastes  chambres,  et  renfermait,  entre  autres  vo- 
lumes de  théologie,  un  grand   nombre  de  livres  jansénistes, 
ou,  à  vrai  dire,  la  collection  complète  de  cette  branche.  Depuis 
le  fameux  Augustinus  de  l'évêque  d'Ypres  jusqu'au   dernier 
numéro,  daté  de  i8o3,  de  ces  Nouvelles  ecclésiastiques  clan- 
destinement  imprimées  durant    le  xvme   siècle,  il   n'y  man- 
quait rien  2.  J'y  pus  aller  à    loisir,   continue  Sainte-Beuve, 
pour  feuilleter  et  mettre  à  part  ce  que  j'en  voudrais  emporter. 
J'y  appris  bientôt  en   détail   l'histoire  de  l'abbaye  de  Port- 
Royal  des  Champs,  et  l'impression  fut  grande  sur  moi  d'un  si 
récent  exemple  des  austérités  primitives  3.  » 

Ces  exhortations,  ces  modèles,  ces  lectures  l'amènent  main- 
tenant à  envisager  d'un  œil  calme  le  seul  remède  à  ses  maux  ; 
et  c'est  encore  Lamennais  qui  le  lui  indique  :  à  peine  de  re- 
tour à  Paris,  le  16  mai  i83i,  Sainte-Beuve  écrit  à  Charles 

1  Rev.  Cont.,  t.  II,  n°  4,  25  août  1885,  p.  500. 

s  Dans  le  «  catalogue  de  la  Bibliothèque  de  M.  F.  Lamennais  »  (Paris,  Daubrée 
e  Cailleux,  1836),  je  relève  :  n°  2178,  «  Nouvelles  ecclésiastiques  »,  ou  «  Mé- 
moires pour  servir  à  l'histoire  de  la  Constitution  Unigcnitus  »,  3  vol.  in-40.  Les 
nos  278  à  285  sont  consacrés  aux  œuvres  de  saint  Augustin,  y  compris  Y  Augus- 
tinus dont  il  est  ici  question.  Un  relevé  rapide  m'a  permis  de  constater  combien 
la  bibliothèque  de  Lamennais  était  riche  en  ouvrages  concernant  Port-Royal.  Cf. 
les  n°s  367,  396,  399,  409,  410,  411,  733>  I739>  !74o,  1741,  21:4.  2137,  et 
Supplément,  26,  42,  60,  121,  etc. 

*  Volupté,  312.  Port-Royal,  II,  258,  IV,  337. 


—  47  — 

Rogier  qu'il  revient  de  Juilly  où  il  a  «  puisé  du  calme  et  un 
éloignement  de  plus  en  plus  grand  pour  Paris  et  la  vie  qu'on 
y  mène  »  ;  il  entame  des  négociations  empresséts  pour  une 
chaire  à  occuper  en  Belgique  l.  Mais  Lamennais  espère 
mieux  encore  ;  ce  n'est  pas  seulement  «  une  fuite  »,  c'est 
«  quelque  grande  réforme...,  une  retraite  loin  de  cette  cité  de 
péril  »  ■  qu'il  conseille  et  désire.  «  Si  vos  arrangements  ve- 
naient à  manquer,  lui  écrit-il,  il  me  semble  qu'un  peu  de  soli- 
tude vous  serait  bonne,  non  de  solitude  absolue,  mais  d'isole- 
mentdu  bruit  et  du  tumulte  étourdissantdu  monde.  Pensez-v. 
Il  y  a  une  voix  qu'on  n'entend  point  sur  les  places  publiques, 
ni  dans  les  salons  ;  et  c'est  celle  qu'il  importe  le  plus,  et  qu'il 
est  aussi  le  plus  doux  d'entendre  3.  » 

Des  exhortations  semblables  lui  viennent  à  la  même  époque 
de  Mm£  Victor  Hugo  %  d'Ulric  Guttinguer  lui-même  :  «  La  bise 
du  malheur  ramenait  à  Dieu  cette  aile  longtemps  légère  "J  ». 

Sous  cette  harmonieuse  conjonction  de  tous  les  astres  in- 
térieurs, Volupté  fut  conçu.  A  la  douleur  d'un  retour  dé- 
solé, le  séjour  de  Juilly  a  substitué  le  calme  :  le  cœur  de 
Sainte-Beuve  est  «  plus  abondant,  son  timbre  plus  pur, 
son  regard  doué  de  plus  de  transparence  et  de  clarté  ».  Après 
avoir  longtemps  et  péniblement  gravi  la  pente,  solitaire  mal 
résigné  à  sa  solitude,  vaguement  inquiet  de  l'instabilité  de  sa 
pensée  et  des  contradictions  de  sa  vie,  voici  que  tout  à  coup 
le  ciel  s'est  fait  plus  clément,  et  qu'  «  un  jour,  une  semaine, 
un  mois  »  6  dans  son  existence,  il  a  commencé  d'entrevoir 
une  destinée  plus  heureuse.  Alors,  et  comme  à  la  faveur  des 
premiers  renoncements  son  àme  attendrie  s'est  faite  plus  ac- 

1  Dr  Cabanes,  Sainte- Beuv:  à  V étranger  [Revue  Us  Revues,  15  sept.  1898, 
t.  XXVII,  p.  588). 

3  Volupté,  288. 

s  Lettres  inédites  de  Lamennais  à  Sainte-Bcuie,  publiées  par  Eug.  Forgues.  Rev. 
Contemporaine,  t.  II,  w  4,  25  août  1885,  p.  501. 

4        VolUptiy       29O. 

5  Ibidem,  293. 

«  Port.  Litt.,  I,  268,  25  sept.  18}  1. 


-  43- 

cueillante,  il  a  sacrifie'  sans  peine  ce  qu'il  y  a  d'incisif  et  d'amer 
dans  la  misère  des  négations   philosophiques;   il  s'est  senti, 
en    ces  moments   d'abandon   espérant  et   lassé,    «  largement 
crédule  à  l'invisible  »,  «   altéré  de  sources  supérieures  »  l,  il 
a  eu  hâte  d'inscrire  un  nom  aimé  «  sur  les  lames  d'or  »  et  de 
le  mettre  à    l'abri  «  derrière  les   balustres  de  cèdre  2  »  ;  et, 
comme  il  aspirait  au  bonheur  d'aimer  sans   bornes   et  sans 
mesure,  parce  qu'il  y  a  l'infini  dans  ces  passions  détournées,  il 
s'est  porté  d'une  ardeur  étonnante  de  sentiments  vers  un  ob- 
jet encore  incertain  pour  lui-même  :  l'amour  humain  contrarié 
lui  a  donné  le  sens  et  le  besoin  de  l'amour  divin.   Ses  ten- 
dances politiques  et  sociales  s'accordant,  grâce  à  Lamennais, 
avec  ses  nouvelles  croyances  et  les  besoins  de  son  cœur,  les 
violences  et  les  grossièretés  du  tempérament  momentanément 
vaincues  par  de  plus  chastes  pensées,  il  entrevoit,  réalisable, 
cet  idéal  de  félicité  vertueuse  qu'il  se  proposait  et  qu'avaient 
ajourné  jusqu'ici  des  erreurs  trop  vives.  Decette  situation  nou- 
velle par  l'unité  qu'elle  a  subitement  produite  en  lui,  comme 
d'un  poste  lumineux,  il  aperçoit  les  faiblesses  et  les  misères 
de  sa  vie  passée,  en   même  temps  que  les  élans    d'une  voix 
mystique  à  laquelle   il  n'obéira  pas,  parce  qu'il  n'est  pas  de 
ceux  qui  comptent  trop  sur  leurs  forces,  lui  indique  le  port 
vers  lequel   le  souci  de  sa  dignité   devrait    orienter   ses   fai- 
blesses. C'est   alors,  c'est  véritablement  alors,   que    Volupté 
fut  vécu  et  produit  en  pensée  :  l'action  réelle  en  est  concentrée 
dans  cette  crise  de  quelques  mois,  qui  commence  en  avril  1 83 1 
par  une  déception  et  se  termine  en  un  rêve  ;  une  confession, 
des    exhortations,  une   décision    prise,  voilà    tout    Volupté; 
c'en  est  du  moins  la  vie,  l'essence  intime  et  la  pure  flamme. 
Mais  cette  lumière    ne   brilla  qu'un  moment  :    Amaury  prit 
seul  la  résolution  virile  ;   et   Sainte-Beuve   n'y  viendra   pas. 
Laissons  donc  le  héros  échapper  aux  navigations  obscures  ;  il 
va  falloir  maintenant  y  accompagner  l'auteur. 

1  Port.  Litt.,  I,  274,  25  sept.   183 1. 

2  Volupté,  334. 


Progrès  de  la  passion.  Premières  ehutes. 

(Juillet  i#3i.  Août  i832.) 


De  retour  à  Paris,  après  sa  retraite  à  Juilly,  Sainte-Beuve 
avait  naturellement  retrouvé  ses  entrées  chez  Victor  Hugo. 
L'accueil  de  Mme  V.  Hugo  dut  être,  au  récit  de  ses  entretiens 
avec  Lamennais  et  de  sa  résolution  nouvelle,   moins  désolé, 
moins  navré  qu'un  mois  auparavant.  Mais  l'attitude  du  poète 
vint  compliquerlasituation.  Ils'apercevaitmaintenant  qu'après 
avoir  échappé  à  son  influence  exclusive,  pour  être  revenu  à  lui, 
Sainte-Beuve  n'en  était  pas  moins][émancipé.  Des  discussions 
religieusess'élevaient  entre  eux  ;  et,  tandis  qu'autrefois,  quand 
le  poète  s'échappait  de   ce  côté,  Sainte-Beuve  «  courbait  la 
tête  à  son  aquilon,  et  respectait,  sans  essayer  de  l'entamer, 
cette   conviction   orageuse  où   tournoyait  une    âme  inexpu- 
gnable »,  maintenant,  sans  qu'il  pût  s'expliquer  comment,  il 
se  trouvait  vite  «  en  contradiction   ouverte  avec  lui  »  l.  C'est 
l'époque  où,  dans  ses  articles,  il   note   avec  un  soin  jaloux  le 
scepticisme  croissant  de  Victor  Hugo,  le  Voltairianisme  de  sa 
mère,  le  philosophisme   positif,  persistant  obscurément  chez 
lai,  même  sous  les  symboles  catholiques,  et  sous  un  christia- 

1  Volupté,  260. 


—  5o  — 

misme  de  convenance  et  de  vague  sentiment  ' .  Quelques  mots 
de  Mme  Victor  Hugo,  «  l'accent  parfois  plus  brusque,  le  regard 
plus  errant  »  de  son  mari,  «  une  sorte  d'impatience  »,  Sainte- 
Beuve  présent,  «  qui  se  décela  en  deux  ou  trois  circonstances 
légères  »  2,  apprirent  bientôt  au  critique  l'effet  de  ce  malen- 
contreux désaccord.  S'il  faut  en  croire  Volupté,  un  jour  que 
Victor  Hugo  avait  laissé  Sainte-Beuve  en  conversation  avec 
sa  femme,  rentrant  une  demi-heure  après,  il  le  retrouva,  et, 
involontairement,  d'un  ton  qui  parut  altéré,  il  lui  échappa  de 
dire  :  «  Ah  !  vous  êtes  là  encore  !  3  »  De  tels  indices  n'échap- 
paient pas  à  Sainte-Beuve  :  «  Chose  étrange,  écrit-il  à  ce 
sujet,  quand  je  lui  avais  avoué,  par  une  lettre  assez  confiante, 
le  péril  et  les  scrupules  de  mon  âme,  il  n'y  avait  pas  cru,  il 
ne  s'en  était  pas  effarouché  du  moins;  et  voilà  qu'après  une 
longue  absence,  après  une  négligence  et  une  infidélité  d'affec- 
tion trop  évidentes  de  ma  part,  à  travers  une  contradiction 
religieuse  4  accidentelle,  il  s'avisait  tout  à  coup  d'une  ride 
jalouse,  comme  si,  en  ces  sortes  de  caractères  superbes, 
l'éveil  même  dans  les  sentiments  plus  tendres  ne  pouvait  venir 
qu'à  l'occasion  d'un  choc  dans  les  sentiments  plus  fiers.  Le 
particulier  en  ceci  était  que  le  côté  orgueilleux  choqué  n'avait 
manifesté  aucun  émoi,  n'avait  gardé  aucune  trace  ni  rancune 
et  que  tout  était  allé  retentir  et  faire  offense  au  sein  d'une 
idée  si  dissemblable  5  ».  De  fait,  cet  article  éveilla  la  sagacité 
de  Victor  Hugo  ;  il  dut  se  dire  «  qu'indifférent  et  désorienté  » 
comme  Sainte-Beuve  l'était  en  matière  religieuse,  «  pour  le 
prendre  sur  un  ton  si  inaccoutumé  avec  lui,  il  fallait  qu'il  y  eût 
en  lui  altération  et  secousse  dans  d'autres  sentiments  plus  se- 
crets »  6.  L'article  avait  paru  le  2  juillet;  le  6,  Victor   Hugo 

1  Port.  Cont.,  I,  384  et  seq. 

2  Volupté,  264. 

3  Ibidem,  269. 

4  Le  texte  donne  :  «  contradiction  politique  ». 

5  Volupté,  264. 

6  Ibidem,  254,  5. 


—  5i  — 

déclarait  à  Sainte-Beuve  qu'ils  devaient  cesser  de  se  voir.  Il 
pensait,  lui  écrivait-il,  qu'il  partirait  pour  Liège1;  mais  il 
paraît  que,  de  ce  côté,  ses  négociations  n'ont  pas  abouti  : 
<  Cet  essai  de  trois  mois  d'une  demi-intimité  mal  reprise 
et  mal  recousue,,  ajoute-t-il,  ne  nous  a  pas  réussi...  Tout 
m'est  un  supplice  à  présent.  L'obligation  même  qui  m'est 
imposée  par  une  personne  que  je  ne  dois  pas  nommer  ici, 
d'être  toujours  là  quand  vous  y  êtes,  médit  sans  cesse  et  bien 
cruellement  que  nous  ne  sommes  plus  les  amis  d'autre- 
fois »  2.  Une  crise  commence,  analogue  à  celle  de  la  période 
saint-simonienne,  et  qui  durera  tout  le  mois  de  juillet3; 
mais  les  rôles  sont  bien  changés  :  les  plaintes  viennent  de 
Victor  Hugo  qui  n'a  plus  «  qu'une  pensée  triste,  amère,  in- 
quiète4 »,  et  qui  a  «  acquis  la  certitude  qu'il  était  possible  que 
ce  qui  a  tout  son  amour  pût  cesser  de  l'aimer  3  ». 

On  peut  juger  quels  durent  être  les  sentiments  du  Sainte- 
Beuve  que  nous  connaissons  au  reçu  de  telles  confidences. 
Si  Victor  Hugo  a  fait  lire  sa  lettre  du  6  juillet  «  à  la  seule 
personne  qui  devait  la  lire  avant  »  son  destinataire,  si,  en  le 
priant  de  cesser  ses  visites,  il  lui  exprime  aussi  «  le  vœu  » 
de  Mme  Victor  Hugo  6,  c'est  donc  qu'elle  redoute  sa  pré- 
sence, qu'elle  n'est  plus  insensible,  qu'elle  commence  —  elle 
aussi  —  à  trembler  du  péril.  Un  nouvel  espoir  maintenant 
rallume  cette  passion  tout  à  l'heure  à  son  couchant.  Sans 
doute,  au  premier  choc  de  la  surprise,  les  résolutions  viriles, 
les  dispositions  pieuses  tiennent  bon  :    Sainte-Beuve  se  ré- 

1  16  mai  183 1.  Sainte-Beuve  à  Charles  Rogier  (Revue  des  Revues,  15  sept.  1898 
t.  XXVII,  488). 

2  V.  Hugo,  Correspondance  (1815-35),  241  et  seq. 

3  X'est-ce  pas  le  mois  auquel  Sainte-Beuve  fait  allusion  dans  l'article  sur  l'abbé 
Prévost  ?  :  «  Un  jour,  une  semaine,  un  mois,  etc.  »  (Port.  Litt.}  I,  268,  25  sep- 
tembre 183 1).  Cf.  plus  haut,  p.  47  et  la  note  6. 

4  Y.  Hugo,  Corr.,  286,  2  juillet  1830. 

5  Ibidem,  284,  7  juillet  1831. 

6  V.  Hugo,  Correspondance  (1815-35),  282. 


—  52  — 

signe  à  sa  retraite;  l'éloignement  des  quartiers  (il  habitait 
alors  cours  du  Commerce  et  Victor  Hugo  rue  Jean  Goujon) 
servira  de  prétexte  mondain  l  ;  il  reverra  çà  et  là  le  poète,  il 
dînera  quelquefois  avec  lui  2  ;  plus  tard,  dans  bien  des  années, 
lorsque  la  vieillesse  aura  calmé  ces  ardeurs  qui  font  tant  souf- 
frir, il  rencontrera  son  amie  ;  et,  jusque  sous  les  glaces  de  l'âge, 
il  pourront  sans  remords  se  sourire  «  dans  un  adieu  attendri 3  ». 
Mais  le  germequi  corrompra  de  si  hautes  espérances,  l'idée 
coupable  est  déjà  née  ;  elle  s'insinue  lentement.  Cette  sépa- 
tion  absolue,  si  cruelle,  est-elle  bien  nécessaire  ?  Mme  Vic- 
tor Hugo  n'est-elle  pas  le  principal  agent  de  sa  conver- 
sion, et  ne  risque-t-il  pas,  en  exagérant  cette  roideur  de 
vertu  qui  le  tient  à  l'écart,  de  compromettre  l'œuvre  com- 
mencée ?  Ces  prétextes,  ou  d'autres  semblables4,  durent  co- 

1  V.  Hugo,  Correspondance  (1815-35),  283. 

'  Ibidem,  285. 

9  Volupté,  284. 

4  Son  amour-propre  était  du  reste  en  jeu,  car,  ainsi  qu'il  nous  l'apprend  dans 
Volupté  (p.  323),  sa  brusque  retraite   avait  fait  gloser   quelque  peu,  et   il  avait  re- 
cueilli l'écho  des  railleries  dont  il  était  l'objet  :    «  J'appris  un  jour,  par  une   per- 
sonne que  je  rencontrai,  dit-il,  et  à  travers  certains  compliments  embrouillés  dont 
elle  me  gratina,  qu'on  avait  daigné  s'occuper  de  mon  absence  dans  le  monde  que 
j'avais  quitté,  et   qu'il   s'était  fait  des   doléances   extrêmes  sur  la   perte   de  tant 
d'agréments   et  sur  cette  infirmité   dévote  où  j'étais   tombé,  disait-on  ;  mais  la 
personne  qui  me  parlait   n'avait  eu   garde  de  croire  à   un  tel  motif  de  retraite, 
ajoutait-elle   d'un  air  fin,   me   sachant   un  jeune  homme  de  trop   d'esprit...  Il 
m'était  clair,  d'après  la  brusquerie  de   mon  éclipse,  qu'on  avait  dû  en  gloser  un 
peu  çà  et  là...  J'en  devins  troublé,  aigri,  révolté   pour  tout  un   jour...  Si  amou- 
reux de  l'oubli  qu'on  soit,  comme  on  supporte  malaisément  un  jugement  léger 
du  monde,  1  écho  lointain  d'une  seule  raillerie.  »  Et  il  cite   en  note  la   pièce  XX 
du  Livre  d'Amour  (Un  mot  qu'on  me  redit...)  qui  répond  «  avec  harmonie,  dit- 
il,  au  sentiment  du   texte  ».   Peut-être  cette  pièce  doit-elle  en   conséquence  être 
rapportée  à  cette  époque,  et  non  pas,  comme  M.  Michaut  le  suppose  (Le  Livre 
d'amour,  p.  150),  d'après  un   rapprochement  avec  une  lettre  de   V.  Hugo  (Corr. 
1815-35,   p.  297),  au  mois  de  février  1833.  En  tout  cas,  il  suffit  pour  expliquer 
son  insertion   dans  le   Livre  d'Amour  de  remarquer  que  la  raillerie  portait  sur  la 
retraite  pieuse  de   Sainte-Beuve  qui  s'efforçait  de  transformer  son  amour   par  le 
mysticisme. 


—  53  — 

lorer  ses  défaillances  successives.   Du  moment  qu'il  se  croit 
aime',  sa  passion  le  pousse   impérieusement  au  retour.  Il  met 
donc  d'abord  tout  en  œuvre  pour  éviter  une  rupture.  Puis, 
avec  quelle  adresse  il  s'essaye  à  calmer  son  ami,  à  endormir 
ses  inquiétudes  !  Qu'il  connaît  bien  ses  points  sensibles  !  Le 
21  juillet,  l'orgueil  paie  son  tribut  :  Victor  Hugo  lui  envoie, 
sur  sa  demande,  les  vers  fameux  qui  serviront  en  novembre 
de  préface  aux  Feuilles  d'Automne l.  Sainte-Beuve  les  subs- 
titue en  tête  de  son  étude  du  2  juillet  2,   qu'il  insère  dans  la 
Revue  des  Deux  Mondes  du  ier  août 3,  aux  renseignement  bio- 
graphiques par  lesquels  elle  débutait.  Mais  Victor  Hugo  tient 
surtout  aux    succès    toujours   espérés,  toujours    différés  du 
théâtre  ;  sur  ce  terrain   la  lutte  est  encore    vive  ;  le   5   août, 
«    ému  aux  larmes  »  de  sa   générosité,   le  poète  accepte  les 
services  de  Sainte-Beuve  pour  la  représentation  de  Marion 
Delorme    *.  «  Ce  serait  impardonnable  à   moi  de  m'absenter 
pour  ces   deux  jours  où  je  puis  être  utile  à  Hugo  »,  répond 
Sainte-Beuve  aux  sollicitations   de   Lamennais   et  de  l'abbé 
Gerbet   qui  l'appellent  à  Juilly  3.    Il   s'agit  bien  de  retraite  à 
présent  !  Sainte-Beuve  est  redevenu  poète,  il  écritdes  vers,  très 
profanes   assurément,   que    les  curieux  liront  dans  le  Livre 
d'Amour6.  Et  ses  velléités  religieuses,  à  dater  de  cette  époque, 
ne  vont  plus  être  que  l'aliment  d'une  passion  qui  se  fixera,  qui 
grandira  sous  leur  ombre,  avant  de  les  étouffer. 

1  a  Ce  siècle  avait  deux  ans,  etc.  » 

2  Elle  avait  paru  à  cette  date  dans  la  BiograpJue  des  Contemporains  (T.  IV,  331). 

3  Port.  Cont.,  I,  384. 

4  V.  Hugo,  Correspondance  (1815-35),  p.  286. 

5  Sainte  Beuve  à  l'abbé  Gerbet,  7  août  183 1.  (Michaut,  616). 

6  L  enfance  d'Adèle  (9  août  1831J.  «  Trop  longtemps  de  toi  détachée  ».  «  Que  vient- 
elle  me  dire?  »  (itr  septembre  1831).  La  pièce  sur  les  lettres  brûlées  de  Sainte- 
Beuve  :  «  Oh  ne  let  pleure  point  »,  est  du  4  septembre  183 1.  //  est  ici  toujours 
(5  octobre).  •<  Elle  me  dit  un  jour  »  et  «  Sous  sommes,  mon  amie,  aussi  pleins  d'inno- 
cenre  — Qu'en  saunant  tendrement  le  peuvent  deux  mortels  ».  Cf.  Michaut,  678-79. 
Chacune  de  ces  pièces  marque  un  progrès  de  la  passion  qui  explique  —  car  il 
en  est  la  cause  profonde  —  la  série  de  t  chutes  »  que  nous  décrivons  maintenant. 


—  54  — 

Le  dessein  primitif  de  «  Volupté  »  avaitdonc  fléchi  déjà  quand 
Sainte-Beuve,  en  décembre  i83i,y  mit  la  première  main. 
Au  lieu  de  cette  solitude  trop  austère  à  laquelle  il  avait 
songé,  il  s'accommode  maintenant  d'un  compromis  entre  la 
passion  durable  et  des  croyances  qui  l'excluent.  Du  moins 
rêve-t-il  encore  une  vie  de  renoncement,  victorieuse  des  sens 
domptés,  car  c'est  là  ce  «  devoir  de  sacrifice,  dont  il  parle  à 
l'abbé  Barbe,  qui  aura  son  bon  effet,  mais  qui  coûte  bien  à 
notre  nature  1  ».  Mais  déjà  —  nouveau  fléchissement  des  ré- 
solutions prises,  —  l'ambition  littéraire  reparaît  avec  toutes 
ses  complaisances  :  Sainte-Beuve  commence  à  songer  à  la 
possibilité  de  produire  une  œuvre,  complète  cette  fois,  qui 
l'élèvera  d'un  jet  à  l'idéal  de  lui-même  2,  et  dont  l'exorde  et 
le  dénouement  sont  présents  à  son  esprit.  Les  romans  in- 
times, Manon  Lescaut,  Adolphe,  Obermann,  le  préoccupent, 
il  se  met  à  les  étudier;  mais  cette  étude  est  un  prétexte  à  de 
perpétuels  retours  sur  lui-même  :  à  voir  avec  quelle  satisfac- 
tion, dans  l'article  sur  l'abbé  Prévost,  il  décrit  «  cette  âme 
passionnée  et  par  trop  maniable  aux  impressions  succes- 
sives »,  incapable  de  se  fixer,  nature  déliée  «  qu'on  traverse 
et  qu'on  ébranle  aisément  »  sans  la  tenir,  rejetée  sans  cesse 
«de  la  retraite  au  monde  et  des  plaisirs  aux  austérités  3  »,  on 
soupçonne  que  l'œuvre  conçue  en  une  heure  et  dans  une  in- 
tention de  pieux  renoncement,  sera  moins  édifiante  qu'elle 
n'aurait  dû  l'être,  qu'elle  sera  surtout  l'évocation  complai- 
sante d'un  passé  difficile,  vers  lequel  on  se  retourne  avec 
sollicitude,  et  auquel  on  adresse  un  long  et  reconnaissant 
adieu,  parce  qu'on  croit  en  avoir  désormais  triomphé  4. 

Enfin,  chute  plus  haute  encore,  comme  il  faut  que  Sainte- 
Beuve  s'explique  à  lui-même  et  surtout  qu'il  explique  à  une 
autre  une  préférence  qui  secrètement   l'étonné,  il  ne  se  fait 

1  Nouvelle  Corr.,  18,  let.  VIII. 

2  Port.  Litt.,  I,  268,  25  sept.  183 1. 

3  Ibidem,  272. 

*  Cf.  le  début  de  l'art,  sur  Sénancour.  Port.  Cont.,  I,  143,  21  janvier  1832. 


—  5  5  — 

pas  scrupule  de  diminuer  maintenant  son  rival  malheureux. 
Il  insiste  sur  le  scepticisme  croissant  du  poète,  sur  le  néant, 
chez  lui,  de  croyances  religieuses,  de  certitude  philosophique 
ou  de  résultats  moraux  \  Car  Victor  Hugo  lui  est  inférieur,  en 
cela  du  moins  qu'il  a  définitivement  cessé  de  faire  assaut  avec 
le  rocher  toujours  instable  et  retombant  de  la  foi.  Il  songe  déjà 
a*ec  une  secrète  joie  que  son  ami  a  certes  une  incomparable 
virtuosité  artistique,  mais  qu'il  n'est  pas  encore  descendu  à 
la  vie  de  tous,  à  cette  vie  humaine,  qu'il  n'est  pas  encore  au 
roman.  Il  reproche  donc  au  Cénacle  d'avoir  égaré  en  des 
voies  fantastiques  son  timide  et  mélancolique  talent;  il 
affirme  son  intention  de  se  ressaisir,  en  s'aidant  des  conseils 
«  d'amis  qui  ne  soient  pas  poètes  »_,  et  de  revenir  à  sa  sim- 
plicité naturelle  -  ;  il  parle  de  la  douceur  sévère  et  très  profi- 
table pour  l'âme  d'être  méconnu  :  «  C'est,  dit-il,  le  contraire 
du  digito  monstrari,  et  dicter  Hic  est;  c'est  quelque  chose 
d'aussi  réel  et  de  plus  profond,  de  moins  poétique,  de  moins 
oratoire  et  de  plus  sage  »  ;  mais,  ajoute-t-il,  si  l'on  y  perd 
«  l'épanouissement  varié  auquel  se  livrent  les  natures  heu- 
reuses »,  l'on  y  gagne  en  solides  avantages,  qui  vous  dévouent 
a  au  réel,  à  l'effectif,  au  vrai 3  ».  La  même  inspiration  lui 
dicte  à  la  même  époque  ces  lignes  du  premier  chapitre  de 
Volupté'  dans  lesquelles  il  oppose  son  enfance  recueillie, 
éloignée  du  mouvement  du  siècle,  aux  enfances  venues  en 
plein  siècle,  et  que  tout  prédispose  à  l'opinion  régnante;  il 
note  avec  satisfaction  que  ces  enfances  trop  heureuses 
«  s'épuisent  plus  vite  et  confondent  longtemps  en  pure  'perte 
leur  premier  feu  dans  l'enthousiasme  général  ».  Il  entrevoit 
déjà  d'espérance  le  déclin  de  l'astre  rival  et  les  premiers 
rayons  de  sa  propre  gloire  attendue  :  car  il  remarque  le  con- 
traste entre  le  trop  de  facilité  de  ces  premières  années  trop 

1  Port.  Coût.,  I,   424-28,  15  déc.  183 1. 

2  Port.  Litt.,  I,  435,  24  déc.   1831. 

3  Port.  Cont.,  I,  144,  21  janvier  1832. 


-  J«  - 

fécondes  de  certains  génies,  qui  les  dispersent  souvent  et  les 
évaporent,  et  la  destinée  de  ceux  qui  ont  eu  le  dur  bonheur 
«  d'aborder  à  l'écart  de  la  société  présente,  par  une  contra- 
diction de  sentiments  qui  double  la  vigueur  native  et  hâte  la 
maturité  l  ». 

Ces   sentiments   président  à   la   conception  du  personnage 
qui  tient  la  place  de  Victor  Hugo   (le  marquis  de  Couaën) 
dans  Volupté.  Sainte-Beuve  note  son  esprit  de  forte  volée,  et 
qui,  à  une  certaine  hauteur,  manœuvrait  à  Taise  dans  n'im- 
porte quels  sujets;  son  admiration  du  moment2    pour  Bo- 
nald,  ce  gentilhomme  de  l'Aveyron  qui  devait  «  mettre  à  la 
raison   philosophes  et   sauvages   »  3,    sa  confiance  exclusive 
dans  l'énergie  individuelle  et  dans  l'adresse  et  la  décision  de 
trois  ou  quatre  individus  notables  pour  déterminer  le  sens  du 
succès  4;  mais  il  remarque  aussi  son  instruction  très  inégale, 
composée  surtout  de  portions  d'histoire,  qui  faisaient  ressem- 
bler sa  culture  à  des  fragments  de  chaussée  romaine  en  une 
contrée  vaste  et  peu  soumise  \  Du  reste,  il  ne  se  borne  pas, 
pour  dérouter  les  curiosités,  à  transposer  dans  la  politique  la 
lutte  littéraire  dont  il  avait  alors  suivi  les  phases.  Etendant  à 
toute  la  carrière  de  Victor  Hugo  ce  qui  n'était  vrai   que  du 
théâtre,  il  dresse  en  face  de  lui  ces  insurmontables  obstacles 
que  la  fortune  du  poète  n'a  pas  rencontrés  ;  il  heurte  ses  élans 
à  des  destinées  inexorables  qui  brisent  son  effort,  nouent  son 
génie,  font  de  lui  une  sorte  de  Sénancour  de  la  politique.  Il  le 
fait  tel  qu'il  l'aurait  voulu,  tel  que  sa  rancune  et  sa  jalousie 
l'ont  rêvé,  tel  qu'il  eût  été,  pense-t-il,  si  la  chance  des  événe- 
ments lui  eût  été  moins  favorable.  Cette  fiction  lui  permettra 

1  Volupté,  7. 

8  En  1827.  V.  TAppendice  :  Bonaldat,  V.  Hugo. 

8  Volupté,  37. 

*  Ibidem,  35. 

s  Ibidem,  36.  Cf.  V.  Hugo,  Littérature  et  Philosophie  mêlées,  (éd.  Houssiaux, 
in-8,  1864),  p.  257,  Fragment  d'histoire  (1S27).  —  Cf.  aussi  ibid.,  p.  31  et  seq. 
{Histoire). 


de   mettre  beaucoup»  de  lui-même  dans  cette    peinture,  et,  en 
poussant,    en   exagérant  les   scènes  d'envie    contre  Chateau- 
briand  et  les  luttes  épiques  à'Hernani  pour  la  maîtrise  de  la 
scène,  de  faire   exprimer  au  pseudo  Vrictor  Hugo  cqs  senti- 
ments  d'irritation  contre  la  destinée  rebelle  que  développent 
en  lui-même  les  faciles  triomphes  de  ses  illustres  contempo- 
rains. De  tels  accès  d'humeur  dans  lesquels  le  marquis  de 
Couaén  est  manifestement  le  Sainte-Beuve  de  1 8 3 2 ,  mettent 
leur  date  sur  les   fragments  de  Volupté  où  ils  se  formulent, 
pourvu  qu'on  les  rapproche  des  articles  dans  lesquels  ils  trou- 
vent en  même  temps  leur  expression.  La  même  inspiration  a 
dicté  sans  doute  à  la  même  époque  les  réflexions  qui  devaient 
encourager  Sénancour  dans  sa  lutte  contre  «  le  poids  des  cir- 
constances,    la    difficulté    des    choses    l'aide     infidèle    des 
hommes  »,  en  lui  faisant  remarquer  que,  si  cette  oppression 
«    nous  arrête  d'abord  et    nous   refoule,    quand   l'arbre   est 
fort,  quand  les  racines  plongent  au  loin,  quand  la  sève  con- 
tinue de  se  nourrir  et  monte  ardemment...,  les  pertes  seront 
compensées   par  de   solides   avantages,  le   tronc,  s'épaissira, 
l'aubier  sera  plus  dur,  les  rameaux  plus  fixes  se  noueront  »  *  ; 
le  même  étonnement,  au  fond,  la  même   envie  inquiète,  soit 
qu'elle   se   rassure    et    s'essaye   à   fortifier   autrui,    soit   que, 
n'ayant  plus  de  rôle  à  jouer,  elle  dévoile  les  secrètes  profon- 
deurs de  son  désespoir,  les  mêmes  tourments  qui  survivent 
encore  au  triomphe  de  la  passion,  ont  fait  jaillir  ces  pages  de 
l'article  sur   Sénancour,    et    les    imprécations    dont   Sainte- 
Beuve,  par  la  bouche  de  M.  de  Couaén,  flagelle  au  nom  du 
hasard  les  destinées  des  grands  hommes.  S'il  s'obstine  à  les  ra- 
baisser, non  pas  au  niveau  commun,  mais  jusqu'aux  virtua- 
lités sans  exertion,  aux  énergies  que  le  sort  a  mal  soutenues, 
c'est  qu'il  hausse  ainsi  en  idée,  à  la  taille  du  géant  majestueux, 
dominant  et  tout   en  ombrage,  l'yeuse   maigre  et    nouée  du 
chemin  dont  il  a  fait  le  symbole  de  ses  rêves  de  gloire  avortés. 

1  Port.  Cotit.,  I,  145,  21  janvier  1832. 


-  >8  - 

Victor  Hugo,  sans  doute,  a  déclaré  un  jour  :  «  Je  veux  être 
Chateaubriand  ou  rien  »  ;  mais  c'est  Sainte-Beuve,  assuré- 
ment, qui,  «  à  défaut  d'éclat  glorieux  »,  eût  souhaité  un  destin 
«  noblement  et  grandement  contraire  »,  lui  qui  maudit  la 
médiocrité  même  de  son  infortune  :  car  elle  le  condamne  à 
mourir  sergent  ou  peut-être  colonel  dans  l'armée  de  «  cet 
homme  qui  monte  et  grandit  chaque  jour  »,  qu'il  admire  et 
qu'il  hait,  et  dont,  en  dépit  du  mugissement  public  qui  le 
salue  déjà  l'unique,  l'indispensable,  le  géant  de  notre  âge,  il 
se  veut  et  s'affirme  obstinément  l'égal  r. 

La  passion  enfin  connue  et  «  fixée  »  2  dénoue  donc  peu  à 
peu,  défait  l'œuvre  du  mois  de  mai  à  Juilly.  Un  moment 
viendra  bientôt  où  la  religion  sera  pesante  à  cet  amour  dont 
elle  a  d'abord  favorisé  la  résurrection  inespérée;  où  La- 
mennais, confident  de  certains  troubles,  ne  sera  pas  moins 
gênant.  Sainte-Beuve  n'attend  plus  qu'un  prétexte  pour 
supprimer  ces  deux  obstacles  et  consommer  la  dernière 
chute. 

1  Volupté,  74  et  seq.  On  remarquera  que,  comme  toujours,  cette  page  est  a 
double  entente  et  peut  signifier  r.ussi  les  «  Vautours  »  de  Victor  Hugo  contre 
Chateaubriand.  Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que  Victor  Hugo  avait  la  préten- 
tion de  rivaliser  avec  Napoléon  et  de  l'égaler  d  ns  l'art.  Il  écrivait  en  1833  : 
«  Dans  notre  opinion,  les  générations  présentes  sont  appelées  à  de  hautes  des- 
tinées. Ce  siècle  a  fait  de  grandes  choses  par  l'épée,  il  fera  de  grandes  choses  par 
la  plume.  Il  lui  reste  à  nous  donner  un  grand  homme  littéraire  de  la  taille  de  son 
grand  homme  politique Jusqu'ici  vous  n'avez  qu'un  profil  de  ce  siècle,  Napo- 
léon, laissez  se  dessiner  l'autre.  Après  l'empereur,  le  poète.  La  physionomie  de 
cette  époque  ne  sera  fixée  que  lorsque  la  Révolution  française,  qui  s'est  faite 
homme  dans  la  société  sous  Ja  forme  de  Bonaparte,  se  sera  faite  homme  dans 
l'art.  Et  cela  sera.  Notre  siècle  tout  entier  s'encadrera  et  se  mettra  de  lui  même 
en  perspective  entre  ces  deux  grandes  vies  parallèles,  l'une  du  soldat,  l'autre  de 
l'écrivain,  l'une  toute  d'action,  l'autre  toute  de  pensée,  qui  s'expliqueront  et  se 
commenteront  sans  cesse  l'une  par  l'autre.  Marengo,  les  Pyramides,  Auster'itz, 
la  Moscowa,   Montereau,   Waterloo,   quelles  épopées  !  Napoléon  a  ses  poèmes  ; 

le  poète  aura  ses  batailles  (V.  Hugo,  Littérature  et  Philosophie  mêlées,  éd.  Hous- 
siaux,  in-8°,  p.  338-339.   Cf.   Biré,  Victor  Hugo  avant  1830,   2e  éd.,  p.  46  et  la 

note). 

2  Nouvelle  Corr.,  18.  Lettre  à  l'abbé  Barbe,  18  décembre  183 1. 


VI 


La  chute.  Rupture  intérieure  avec  le  catholicisme  et 

Lamennais. 


{Août  i832.  Août  i833.) 


Depuis  i83r,  Sainte-Beuve  conduit  par  son  amour  au  ca- 
tholicisme mennaisien,  politiquement  orienté  vers  le  libéra- 
lisme par  la  forme  spéciale  de  sa  foi  renaissante  autant  que 
par  son  passé  saint-simonien  et  par  ses  relations  avec  Ar- 
mand Carrel  \  avait  retrouvé  sous  le  toit  de  Victor  Hugo 

1  L'épisode  de  Georges  a  été  introduit  dans  le  roman,  sous  la  double  influence, 
des  préoccupations  politiques  de  Sainte-Beuve,  alors  en  relations  avec  Armand 
Carrel  dont  Georges,  toutes  proportions  gardées,  tiendrait  la  place  dans  Volupté  ; 
et  d'une  lecture  des  «  Mémoires  de  Desmarest  »  (chef  de  la  police  sous  le  consulat 
et  l'empire),  dont  le  critique  rendit  compte  dans  le  National  du  20  avril  1833. 
(M.  D.  dans  Volupté,  p.  149,  par  exemple,  serait  donc  Desmarest).  Sainte-Beuve 
en  effet  s'accuse,  au  début  du  t.  II,  de  s'être  trop  longuement  étendu  sur  l'aven- 
ture de  Georges  et  de  Limoëlan,  et  la  raison  qu'il  en  donne  prouve  qu'il  s'est 
laissé  entraîner  par  l'attrait  fortuit  d'une  lecture  :  «  Le  désir  de  rattacher  a  mon 
récit  une  destinée  si  étrange  d'expiation  et  de  martyre  m'a  fait  reprendre  à  tous 
ces  détails  de  conspiration  qui  nous  étaient  moins  nécessaires  ».  (Volupté,  207, 
208).  Mais  il  faut  sous-entendre  surtout,  ce  qu'il  ne  nous  dit  pas,  qu'à  la  même 
époque  il  s'était  rapproché  du  parti  républicain,  et  qu'il  conspirait  aussi,  sans 
grand  péril  à  vrai  dire,  mais  de  manière  à  donner  cependant  quelques  inquiétudes 
à  sa  mère  par  rapport  aux  situations  officielles  qu'elle  rêvait  pour  lui  (D'Haus- 
sonville,  C.  A.  Sainte-Beuve,  90.  V.  Hugo,  Corr.,  181 5-1 83 5,  p.  289-290). 
Les  visites  nocturnes  d'Armand  Carrel  à  Sainte-Beuve  ont  dû  servir  de  modèle 
au  récit  de  la  brusque  arrivée  de  Georges,  la  nuit,  au  domicile  d'Amaury  {Volupté, 
175)  ;  et  la  description  de  Paris,  barrières  fermées,  agité  d'un  extraordinaire  ap- 
pareil de  police,  a  certainement  été  suggérée  par  la  mise  en  état  de  siège  de  la 
capitale  après  les  événements  de  juin  1832.  (Volupté,  210.) 


—  60  — 

une  satisfaction  complète.  On  sait  par  quelle  brusque  volte- 
face  le  poète  s'était  subitement  proclamé  libéral  au  lendemain 
de  i83o  '  ;  son  impiété  croissante  n'était  pas  pour  déplaire  au 
critique  qu'elle  mettait  en  bonne  posture  vis-à-vis  de  Mme  Vic- 
tor Hugo;  et  comme  Sainte-Beuve  abordait  plein  d'espoir  le 
roman  où  son  rival  lui  paraissait  inférieur,  ses  ambitions 
politiques,  littéraires  et  sentimentales  trouvaient  -dans  le 
mennaisianisme  un  aliment  qui  leur  suffisait.  Que  la  religion 
fût  devenue  assez  promptement  un  moyen,  puis  qu'il  l'ait 
considérée  comme  un  principal  obstacle,  c'est  un  point  sur 
lequel  l'étude  attentive  de  la  question  ne  peut  guère  nous 
laisser  de  doutes.  Du  moins  n'avait-il  jamais  manqué  depuis 
lors  de  rendre  à  l'occasion  hommage  au  christianisme  ;  il 
tenait  son  rôle  en  conscience,  soit  qu'il  célébrât  «  la  doctrine 
vraiment  catholique,  depuis  quinze  ans  surtout  remise  en  lu- 
mière »  2,  soit  qu'il  écrivît  un  article  élogieux  et  ému  sur  La- 
mennais 3,  ou  qu'il  approuvât  d'Ault-Dumesnil  de  ne  conce- 
voir Alger  tout  à  fait  bien  colonisé  qu'une  fois  évangélisé  4, 
ou  encore  qu'il  signalât  pour  la  réprouver  la  croissante  in- 
différence religieuse  d'Hugo  \  Alors  Lamennais  lui  écrivait 
de  Rome  :  «  Il  y  a  bien  peu  de  jours  où  je  ne  pense  à  vous  »  ; 
et  après  l'avoir  remercié  de  «  sa  bonne  et  tendre  amitié  », 
terminait  par  cette  formule  :  «  Tout  à  vous  de  cœur  et  à  ja- 
mais 6  ». 

Le  3o  août  1 832,  l'Encyclique  Mirari  vos  condamnant  les 
doctrines  de  X Avenir,  arrivait  à  Munich;  elle  était  bientôt 
connue  à  Paris.  Le  prétexte  était  enfin  trouvé.  Je  dis  le  pré- 
texte. Car,  dès  le  12  août  i832,  Sainte-Beuve  se  vantait   déjà 

1  Le  7  août  1830,  dans  une  lettre  à  Saint-Valuy,  il  se  déclare  «  libéral  politique 
et  libéral  littéraire  ».  (V.  Hugo,  Corr.,  1815-1835,  p.  101.) 

2  21  janvier  1832,  Port.  Cont.,  I,  170. 

3  jer  février  1832,  Ibidem,  198. 

*  Ier  juin  1832,  Pr.  Lundis,  II,  82. 

5  24  juillet  1832,  Port.  Cont.,  I,  143-144. 

6  25  février  1832,  Revue  Contemporaine  (25  août  1885),  p.  501-502. 


—  61   — 

dans  une  pièce  de  vers  insérée  dans  le  Livre  d'Amour,  d'avoir 
reçu  de  celle  qu'il  aimait  «  des  gages  si  secrets,  de  si  grands 
témoignages  »,  que  les  croyances  religieuses  et  Lamennais 
devaient  seuls  troubler  ses  espoirs  grandissants  '.  Sainte- 
Beuve,  alors  éloigné  de  Mme  Victor  Hugo  qui  passait  les 
vacances  aux  Roches,  chez  Bertin  2,  marque  bientôt  sa 
désaffection  pour  «  ce  Christianisme  que  la  ferveur  des 
peuples  semble  délaisser  et  qu'on  dirait  frappé  d'un  mortel 
égarement  aux  mains  de  ses  Pontifes  »  3.  Le  retour  de  Victor 
Hugo  ne  pouvait  qu'accentuer  cette  attitude  ;  le  poète  qui  a 
besoin  des   services  du   critique   pour   la    représentation    du 

1  12  août  1832,  Cf.  Léon  Séché,  Les  Amies  de  Sainte-Beuve  [Revue,  ieroct.  1904)^ 
p.  307.  Et  le  22  août,  dans  la  pièce  «  à  la  petite  Adèle  »  (Pons,  Sainte-Beuve  et 
ses  inconnues,  p.  87,  88,  89)  il  s'accuse  sans  doute  d'avoir  sollicité  ces  «  témoi- 
gnages »,  quand  il  écrit  :  «  Mon  amitié  peu  franche  eut  bien  droit  aux  rigueurs 
—  et  je  plains  ïoffensè,  noble  entre  les  grands  cœurs  »  (Cf.  Léon  Séché,  Ibidem). 
Je  ferai  remarquer  à  ce  sujet  que  M.  Léon  Séché  donne  à  cette  pièce  une  inter- 
prétation inadmissible.  Sainte-Beuve  ne  s'y  vante  pas  le  moins  du  monde  d'être 
le  père  de  la  petite  Adèle  —  ce  qui  rendrait  inexplicables  toutes  les  démarches 
que  nous  avons  étudiées  plus  haut  —  mais  il  note  seulement  qu'elle  est  née  au 
moment  où  sa  mère  commençait  à  penser  à  lui.  Les  expressions  qui  paraissent 
avoir  provoqué  chez  M.  Léon  Séché  cette  singulière  illusion,  se  rapportent  toutes 
à  la  paternité  spirituelle  du  parrainage. 

Cette  étude  était  déjà  sous  presse  lorsque  j'ai  pu  constater  que  je  me  trouve 
entièrement  d'accord  sur  ce  point  avec  h/. .  Michaut,  qui  défend  l'opinion  que  je 
soutiens  ici,  dans  la  Note  additionnelle  qui  termine  son  ouvrage  :  Le  livre  d'amour 
de  Sainte-Beuve  (Paris,  Foniemoing,  1905).  Du  reste,  la  lecture  de  son  livre  m'a 
montré  que,  sur  les  points  essentiels,  nous  ne  différons  pas  d'opinion,  observa- 
tion bien  encourageante  pour  moi  ;  j'excepte  cependanr  la  question  de  la  valeur 
documentaire  de  Volupté,  que  M.  Michaut  me  semble  méconnaître  encore.  Mais 
peut-être  aurai-je  le  bonheur  de  le  convaincre  à  cet  égard.  Je  dois  faire  aussi  des 
réserves  sur  les  conversions  de  Sainte-Beuve,  que  M.  Michaut  croit  sincères  ;  mais 
il  n'en  parle  pas  dans  son  étude  sur  le  Livre  d'Amour,  et  peut-être  a-t-il  changé 
d'avis  depuis  son  Sainte-Beuve  avant  les  Lundis. 

2  V.  Hugo,  Correspondance  (1815  1835),  p.  291-92.  Lamennais  alla  y  dîner  à 
cette  époque  -avec  Montalembert  et  Janin  (le  dimanche  23  septembre  1832), 
Cf.  V.  Hugo,  Corr.,  Ibidem  et  Lundis,  xi,  453. 

3  Ier  oct.  1832,  Port.  Cont.,  I,  305-7. 


-    62   — 

Roi  s'amuse,  le  traite  de  grand  poète  et  de  bon  ami  ;  puis, 
la  pièce  interdite,  lui  demande  un  article  sur  l'ouvrage 
imprimé  l.  Voilà  donc  Sainte-Beuve  plus  étroitement  repris 
que  jamais  par  «  le  petit  couvent  ».  Un  sonnet  du  mois 
d'octobre  i832  nous  dit  quelles  impatiences  sont  alors  les 
siennes  :  «  Attendre,  attendre  encore,  voir  pâlir  les  beaux 
jours  »,  telle  est  ma  vie,  écrit-il  :  «  Absence  de  plaisir  sur  un 
fond  de  bonheur  »  2.  Sa  passion  a  besoin  d'une  complète  sa- 
tisfaction qu'elle  exige. 

Aussi,  tandis  que  Lamennais  charge  Montalembert  de 
«  mille  amitiés  pour  notre  bon  Sainte-Beuve  »  3,  le  disciple 
plus  perspicace  distingue  déjà  et  signale  à  son  maître  qui 
refuse  naïvement  d'y  croire,  l'obstination  du  critique  à  éviter 
sa  rencontie  \  Montalembert  voyait  juste;  nous  sommes 
arrivés  à  l'époque  où  Sainte-Beuve  écrit  un  admirable-sonnet, 
mais  qui  contient  l'aveu  de  la  faute,  pour  endormir  les  re- 
mords de  son  amie  B  ;  c'est  l'époque  où  il  renonce  à  chanter 
parce  que  «  l'oiseau  sous  le  feuillage  —  aux  instants  les  plus 
doux  n'a  de  chants  ni  de  voix  c  ».  11  commence  donc  à  dé- 
nouer les  liens  par  trop  embarrassants  d'une  amitié  difficile- 
ment conciliable  avec  sa  nouvelle  existence. 

Cependant  il  trouve  encore,  et  tout  en  se  déliant,  à  tirer 
parti  de  la  situation.  Lamennais  jouera  le  rôle  qu'a  tenu 
Victor  Hugo,  depuis  i83o,  dans  des  articles  à  deux  fins.  En 
lui  insinuant  la  soumission,  en  s'instituant  —  à  son  tour  — 
son   directeur,   Sainte-Beuve   préparera    la  rupture,   et   son 


1  V.  Hugo,  Corr.,  (1815-1835),  p.  292-94. 

2  Poésies,  I,  228. 

3  14  novembre  1832.  Eug.  Forgues,  Lettres  inédites  de  Lamennais  à  Montalembert , 
p.  23. 

4  11  décembre  1832,  Ibidem,  28. 

5  Poésies,  I,  234. 

6  Poésies,  I,  235.  La  pièce  de  vers  publiée  par  Pons  (Sainte-Beuve  et  ses  inconnues 
p.  74),  et  qui  avait  été  déjà  publiée  dans  les  Poésies  complètes  (I,  188),  paraît  bien 
antérieure  à  cette  époque  et  avoir  été  écrite  pour  Ulric  Guttinguer. 


-  63  - 

attitude  ne  manquera  pas  de  plaire    à  son    amie.    Il   célèbre 
donc  «  un  prêtre  illustre,  qui  est  plus  à  nos  yeux  qu'un  écri- 
vain, dit-il,  et  dont  le  saint  caractère  grandit  en  ce    moment 
dans  l'humilité  du  silence  »  !.  Mais  ces  éloges  ne  l'empêchent 
pas   de    citer   au    nombre   des  «  solutions   hâtives  »  qu'on   a 
tentées  après  la   révolution    de   i83o  pour  résoudre  le  pro- 
blème social,  et  côte   à   côte  avec   le   Saint-Simonisme,  «  le 
généreux  effort  de  M.  de    Lamennais  »  -.  On  ne  soupçonnait 
pas  à  la  Chênaie  les  arrière-pensées  du  critique  ;   Lamennais 
et  l'abbé  Gerbet  y  attendaient  sa  visite  à  peu   près  promise  3. 
Sainte-Beuve  déclina  leurs  sollicitations  aimables  sous   pré- 
texte de  ses  travaux.  Il  ne  lui  convenait  pas  de  quitter  Paris, 
encore  moins  d'entrer  en    retraite,  au  moment  où  la  liaison 
commençante  de  Victor  Hugo  avec  M110  Drouet,  la   princesse 
Negroni  des  premières  représentations  de    Lucrèce  Borna, 
mettait  un  nouvel  atout  dans  son  jeu  ;.  Au  contraire,  il  insiste 
sur  les  raisons  qui,  l'écartant  à  la  fois  de  Victor  Hugo  et  de 
Lamennais,  le  rapprochent,  pense-t-il,  de  Alme  Victor  Huoo. 
Il  se  compte  au   nombre  de  ces  esprits  jeunes,  studieux,  in- 
telligents; qui,  après  avoir  passé  déjà  par  des  phases  diverses, 
ne   croient  plus*  qu'il  soit    donné  à  une  formule    unique   et 
souveraine  d'accomplir  l'enfantement  de  l'ordre  social  nou- 
veau, qui  n'acceptent  pas  l'idée  d'un  Jiat  lux  social,  ni  qu'au- 
cun des  guides  de  génie  moyennant  qui  le  progrès  s'accomplit 
par  tous,  ait  le  droit  de  se  croire   indispensable  ;  il  s'attribue 
en  conséquence  la  tâche  de  tempérer,   de  ne  pas  suivre  ceux 
qui  voient  à  chaque  pas    un  labarum,   et  de  déconcerter  les 
unités  étroites  et  factices,  et  tant  d'assertions  téméraires  et  de 
promesses  ambitieuses  »  \  Lamennais  était  directement  visé 

1  Port.  Cent.,  I,  86,  Ier  décembre  1832. 

1  Pr.  Lundis,  II,  123,  23  décembre    1832.  L'influence  de   Lacordaire  qui   avait 
quitté  La  Chênaie  le  11  décembre  est  sensible  dans  cet  article. 

3  Rev.  Contemp.,  25  août  1885,  p.  502-3,  26  janvier  1833. 

4  Cf.  Biré,  Victor  Hugo  après  l8)ot  I,  92  (2e  éd.). 

5  Pr.  Lundis,  II,  170,  ier  mars  1833. 


-64  - 

dans  ces  lignes.  Au  moment  où  Lacordaire  quittant  La 
Chênaie  rompait  avec  son  maître  4,  la  critique  se  souvenait  à 
temps  qu'il  s'était  prêté,  comme  il  le  dira  plus  tard,  non 
donné  -;  et,  ce  qu'il  n'avouera  pas,  le  premier  feu  d'enthou- 
siasme assoupi,  prêté,  en  vue  de  ses  intérêts  personnels  d'am- 
bition et  d'amour. 

Ce  premier  volume  de   Volupté  qui  s'ouvrait  par   les   té- 
moignages d'une  admiration  sans  mélange  pour  Lamennais, 
s'achève  maintenant  sur  des  leçons  à  son  adresse,  et  sur  des 
allusions  claires  et  cruelles  à  sa  situation.  L'écho  des  tour- 
ments intérieurs  et  des  sourdes  révoltes  de  l'apôtre  est  venu 
par   Lacordaire   d'abord   jusqu'à    celui  qui    l'a   tant   admiré. 
Mais,  comme  il  est  incapable  de  deviner  les   hautes  raisons 
morales  du  conflit  qu'il  entrevoit,  il  diminue  ie  géant  à  sa 
taille,  et  avec  une  joie  mal  dissimulée  il  croit  discerner  enfin 
la  faiblesse  humaine  en  cette  conscience  même  qu'il  s'était 
étonné  jusqu'ici  de  trouver  d'une  hauteur  d'âme  toute  divine. 
Eclairé  maintenant  comme  il  croit  l'être   par  les   entretiens 
qu'il  vient  d'avoir  avec  Lamennais  de  retour  à  Paris  dans  les 
premiers  jours  de  novembre  i833,  il  ne  voit  plus  qu'égoïsme 
à  la  source   de  son   inspiration  :  «  Après  tout,  écrit-il  \  les 
grands  événements  du  dehors  et  ce  qu'on  appelle  les  intérêts 
généraux,  se    traduisent  en  chaque  homme  et  entrent,  pour 
ainsi    dire,  en    lui,  par  des  coins  qui   ont   toujours  quelque 
chose   de  très  particulier.  Ceux  qui  ont  l'air  de  mépriser  le 
plus  ces  détails,  et   qui  parlent  magnifiquement  au  nom  de 
l'humanité  entière,  consultent  autant  que  personne  des  pas- 
sions qui  ne  concernent   qu'eux  et   des  mouvements  privés 
qu'ils  n'avouent  pas.  C'est  toujours  plus  ou  moins  l'ambition 

1  Lacordaire  avait  quitté  La  Chênaie  le  n  décembre  1832.  Cf.  E.  Forgues, 
Lettres  de  Lamennais  à  Montalembert ,  in-8,  Paris,  Perrin,  1898,  29. 

2  Port.  Cont.,  I,  272. 

9  Le  1er  vol.  de  Volupté  s'imprimait  en  novembre  1833  (Cf.  Lettre  de  Sainte- 
Beuve  à  Pavie,  17  nov,  1833.  Th.  Pavie,  129).  Les  dernières  pages  du  premier 
^volume  sont  donc  de  cette  époque. 


-  65  - 

de  se  mettre  en  tête  et  de  mener,  le  désir  du  bruit  ou  du  pou- 
voir, la  satisfaction  d'e'craser  ses  adversaires,  de  démentir  ses 
envieux,  de  tenir  jusqu'au  bout  un    rôle   applaudi  ;  si    l'on 
pesait  l'amour  du  seul  bien,  que  resterait-il  souvent?  »  l.  La 
force  dont  les  grands  hommes  sont  doués  lui  paraît  à  peu  près 
aveugle,    une    sorte    d'instinct     obscur,    et    plus    dangereux 
qu'utile  :  «  Quant  aux  résultats  qui  sortent  des  mobiles  si  di- 
vers, je  trouve  que  les  vagues  influences  sociales  ainsi  briguées 
et  exercées  au  hasard  doivent  trop  prêter  à  des  applications  té- 
méraires et  à  de  douteuses  conséquences  ;  cette  grande  mo- 
rale aventureuse,  qui  ne  s'arrête  pas   d'abord  à  quelque  mal 
causé  çà  et  là,  finit-elle  nécessairement  par  quelque  bien  ?  i    . 
Traduisez  :  cette  solution  hâtive  de  V Avenir,  dont  les  sources 
étaient  moins  pures  qu'on  ne    pourrait    croire,    et    dont  la 
mise  en  œuvre  n'était  pas  sans  entraîner  bien  des  calamités  et 
des  ruines,  n'aurait-elle  pas  abouti  à  des  résultats  néfastes  ? 
En  tout  cas,  comme  il   convient  au  but  qu'il  poursuit  de 
tirer  la  morale  de  cette  aventure  et  surtout   de  la   prêcher, 
Sainte-Beuve  oppose  maintenant  la  pratique  et  Fonction,  ce 
qu'il  appelait  ailleurs  l'humilité  du  silence  ",  c'est-à-dire  la  fé- 
condité des   œuvres,  aux    bruyants   efforts  de  la  polémique  : 
«  Mais,  sans  prétendre  nier  ce  qui  se  rapporte  aussi  en  cette 
voie  à  une  part  de  conviction  généreuse,  sans  contester  la  pa- 
role libre  et  une  honnête  audace  à  qui  croit  avoir  une  vérité, 
combien,  selon  moi,  le  perfectionnement  graduel,  la  guérison 
intérieure  et  ce  qui  en  provient,  l'action,  autour  de  soi,  pru- 
dente, continue,  effective,  les  bons  exemples  qui  transpirent 
et  fructifient,  conduisent   plus   sûrement  au  but,  même  à  ce 
but  social  tant  proposé!   Lorsqu'on  se  jette  dans  l'action  so- 
ciale avant  d'être  guéri  et  pacifié  au  dedans,  on  court  risque 
d'irriter  en  soi  bien  des  germes  équivoques.  Jésus  purgeait  le 


1  Volupté  205. 
-  Volupté,  205. 
a  Port.  Cont.,  I,  86. 


—  6b  — 

Temple  avant  d'y  prêcher  la  foule  »  l.  S'agit-il  ici  de  conseils  ? 
Peut-être;  mais  plutôt  de  reproches:  reproches  cruels  et 
perfides,  si  Sainte-Beuve  n'ignorait  pas  les  douloureux  débuts 
de  Lamennais  dans  le  sacerdoce;  conseils  vains,  et  où  Ton 
ne  peut  s'empêcher  d'entrevoir  une  ironie  méchante  :  car, 
mieux  qu'un  autre,  Sainte-Beuve  connaissait  le  tempérament 
et  le  génie  du  malade  qu'il  prétendait  guérir  ;  mieux  qu'un 
autre,  il  savait  que  de  pareils  remèdes  ne  lui  convenaient  pas. 
Que  penser  alors  du  caractère  de  ce  critique,  le  plus  intelli- 
gent de  son  siècle,  qui  prêche  à  un  homme  d'action  la  rési- 
gnation passive,  à  un  publiciste  de  génie,  les  œuvres,  à  un 
prêtre  dont  il  n'a  cessé  jusqu'ici  de  célébrer  les  hautes  vertus' 
la  guérison  intérieure?  Que  penser  du  moins  de  ses  inten- 
tions à  l'égard  de  celui  auquel  il  parlait  ainsi  ? 

La  rupture  avec  Lamennais  était  donc  résolue  dans  l'esprit 
de  Sainte-Beuve  depuis  l'encyclique  Mirari  vos.  Publique- 
ment, il  se  détache  avec  prudence  et  un  art  consommé  d'uti- 
liser au  mieux  de  ses  intérêts  privés  la  nouvelle  situation 
qu'il  adopte.  Mais  dans  Volupté  qui  reflète  au  jour  le  jour  ses 
impressions,  et  où  les  différents  moments  de  la  rédaction  ne 
portent  pas  de  dates  compromettantes,  il  s'épanche  plus  à 
l'aise,  et  dit  plus  brutalement  sa  pensée.  Voilà  pourquoi  le 
premier  tome  du  roman,  qui  s'imprime  en  novembre  1 833  2, 
finit  sur  une  appréciation  peu  flatteuse  du  rôle  de  Lamennais. 
Les  choses  en  sont  au  point  que  le  solitaire  de  la  Chênaie 
commence  à  remarquer  la  différence  des  procédés,  et  qu'il  en 
souffre  ;  il  s'étonne  aussi  de  cette  retraite  depuis  deux  ans 
promise  et  toujours  différée  :  «  Quand  je  viens  à  penser  à 
vous,  écrit-il  à  Sainte-Beuve,  ce  que  je  fais  souvent,  je  ne 
puis  me  défendre  d'une  certaine  tristesse,  semblable  un  peu, 
je  crois,  à  celle  des  pauvres  âmes  qui  s'attendent  d'un  monde 
à  l'autre  »  3. 

1  Volupté,  205-6. 

2  Sainte-Beuve  à  V.  Parie,  Th.  Pavie,  129,  Michaut,  626. 
8  Revue  Contemp.,  25  août  1885,  p.  504-5,  20  juillet  1833. 


-67- 

L'autre  monde  est  bien  oublié  ;  la  nuance  que  Lamennais 
représentait  commençant  à  pâlir  et  même  s'effaçant  au 
souffle  de  l'Encyclique,  les  aspirations  libérales  du  critique 
restent  sans  point  d'attache  avec  ses  tendances  catholiques; 
et  comme,  à  vrai  dire,  ses  renaissantes  sympathies  pour 
l'Eglise  s'étayaient  sur  sa  passion  d'une  part,  de  l'autre  sur 
ses  opinions  politiques,  les  communications  étant  coupées 
entre  Rome  et  le  libéralisme,  il  y  a,  dans  l'ordre  intellectuel, 
faillite  religieuse  chez  Sainte-Beuve.  Ce  serait  peu  sans 
doute,  si  les  exigences  de  son  tempérament  ne  venaient  ap- 
puyer les  inquiétudes  de  sa  pensée.  Il  ne  reste  plus  en  effet 
pour  soutenir  je  ne  dirai  pas  sa  foi,  mais  ses  velléités  reli- 
gieuses chancelantes,  que  la  voie  sentimentale  ;  sa  situation 
est  analogue  à  celle  d'où  naquirent  les  Consolations  1.  Mais 
tandis  qu'il  s'élevait  alors  de  l'absolue  négation  à  la  bonne 
volonté  de  croire,  il  redescend  maintenant  d'une  conviction 
sentimentale  et  même  rationnelle  sans  pratique,  à  une  reli- 
gion qu'il  accommode  au  gré  de  son  cœur  et  de  ses  sens  de 
plus  en  plus  exigeants. 

II  simule  donc  une  sympathie  qu'il  n'a  plus  pour  le  chris- 
tianisme, de  même  qu'il  tient  toujours  le  rôle  de  conseiller  de 
Lamennais,  amical  et  prudent.  Seulement  sa  désaffection 
croissante  pour  le  catholicisme  se  décèle,  comme  son  refroi- 
dissement pour  Lamennais,  sous  les  formules  qui  cherchent 
à  les  voiler.  11  constate,  nous  l'avons  vu,  au  lendemain  de 
l'Encyclique,  que  la  ferveur  des  peuples  semble  abandonner 
le  catholicisme  frappé  d'un  mortel  égarement  ;  et  c'est  avec 
une  sorte  d'étonnement  qu'il  remarque  l'espérance  toujours 
vivante  de  Lamartine,  et  sa  foi  qui  admet  encore  le  Dieu  in- 
dividuel, le  Dieu  fait  homme,  les  fins  personnelles  de  chaque 
âme,  l'ordre  continu  de  la  tradition,  le  rapport  intime  et  per- 
manent de  la  créature  à  Dieu,  et  ces  antiques  aliments,  l'hu- 
milité, la  grâ:e  et  la   prière  -.  Il  loue   Lerminier  de   renouer 

rt.  ConL,  I,  254. 
2  Port.  Cont.,  I,  305-7,  r-'r  oct.  1832. 


—  68  — 

étroitement  avec  la  philosophie  du  xvme  siècle  et  la  Révolu- 
tion française,  seules  origines  fécondes  et  génératrices  pour 
notre  âge  \  Il  déclare  la  critique  incompétente,  «  du  moment 
qu'elle  n'accepte  pas  l'élément  mystérieux  qui  dirige  »,  à  ap- 
précier l'opinion  de  M.  de  Carné,  d'après  lequel  «  la  réforme 
de  89  fut  chrétienne  dans  son  principe  »  2.  Il  écrit  un  article 
sur  Casanova  de  Seingalt  qui  fait  scandale  dans  certains  mi- 
lieux, et  déclare  h  Pavie  qu'il  ne  s'en  repent  pas,  tant  il  est 
loin  d'avoir  la  foi  3.  Voilà  de  graves  symptômes,  et  l'on 
pressent  déjà  que  le  jour  n'est  pas  loin  où  la  rupture  se  con- 
sommera brusquement  4. 


1  Fr.  Lundis,  II,  123,  23  déc.  1832. 

2  Port.  Cont.,  II,  268-269,  31  mai  1833. 

3  Th.  Pavie,  126,  15  juillet  1833. 

4  Je  ne  puis  donc  admettre,  comme  l'a  fait  récemment  M.  Michaut,  dans  son 
ouvrage  d'ailleurs  si  remarquable,  sur  Sainte-Beuve  avant  les  Lundis,  (p.  272 
et  seq.),  que  Sainte-Beuve,  à  partir  de  la  condamnation  de  l'Avenir,  hésite  pen- 
dant un  an  et  se  contredise  plusieurs  fois.  Pendant  près  d'un  an,  au  contraire, 
il  s'écarte  sans  hésitation  de  la  voie  catholique  :  l'article  sur  Musset  (janvier  1833} 
ne  contient  pas  les  indices  que  M.  Michaut  y  découvre  ;  Sainte-Beuve,  dans  les 
textes  indiqués,  loin  de  condamner  l'impiété  des  scènes  dont  il  parle,  en  loue  au 
contraire  la  grandeur.  Même  en  admettant  qu'il  y  ait  une  nuance  de  blâme,  les 
mots  impie,  impiété  n'ont  pas  dans  le  texte  (p.  186)  le  sens  ày  irréligieux  \  mais 
ils  portent  seulement  sur  le  manque  de  respect  pour  la  vieillesse.  P.  192, 
Sainte-Beuve  reproche  à  Musset  de  n'avoir  pas  poussé  jusqu'au  bout  la  moralité 
indiquée  au  début  ;  c'est,  comme  le  prouve  une  note  de  son  journal  sur  Musset 
{Lundis,  xi,  468),  une  critique  littéraire  portant  sur  le  caractère  décousu  de  la 
forme,  qu'il  veut  insinuer,  plutôt  qu'une  critique  de  fond  ;  en  tout  cas  le  reproche 
d'irréligion  ne  s'y  trouve  pas  formulé.  S'il  déclare,  le  10  juin,  prendre  une  part 
intime  et  chrétienne  au  deuil  de  Pavie,  c'est  que  son  ami,  comme  l'auteur  de 
Sainte-Beuve  avant  les  Lundis  le  remarque  d'ailleurs,  est  chrétien  fervent.  L'article 
sur  Heine,  du  8  août  1833,  auquel  est  emprunté  le  texte  cité  p.  275,  et  qui 
d'ailleurs  est  si  peu  concluant,  ouvre  la  période  du  retour  sous  l'influence  de 
Ballanche  et  de  l'Abbaye-aux-Bois.  L'article  sur  Turquety  (ier  septembre  1833) 
appartient  à  la  même  période,  ainsi  que  l'article  sur  Achille  du  Clésieux  (15  sep- 
tembre 18 3 31.  Du  30  août  1832  au  8  août  1833,  c'est-à-dire  pendant  une  année, 
il  est  donc  établi,  je  pense,  que  sous  l'influence  de  l'Encyclique  Mirari  vos,  Sainte- 
Beuve  s'est  éloigné  du  catholicisme  et  a  marqué  cet  éloignement  dans  ses  écrits.. 


Vil 


L'Abbaye  aux  Bois. Sainte-Beuve est  ramené  en  appa- 
rence à  Lamennais  et  au  christianisme. 

(Septembre  i833.  Juillet  i83-j). 


Un  revirement  si  complet  hâta  la  rédaction  du  second 
volume  de  Volupté,  que  Sainte-Beuve  commença  en  dé- 
cembre 1 833.  Il  sentait  qu'à  l'ombre  du  catholicisme  libéral, 
«  à  l'abri  du  monastère  hospitalier  »  d'où  il  aurait  pu  «  dater 
ces  feuilles  »  du  premier  volume,  il  s'était  laissé  aller  à  les 
écrire  «  à  loisir,  trop  à  loisir  ».  L'unité  morale  de  l'ouvrage 
s'en  trouvait  déjà  compromise  :  les  deux  années  qu'il  avait 
mises  à  le  composer  n'étaient  pas  terminées  que  ses  disposi- 
tions intérieures,  sous  l'influence  de  l'Encyclique,  étaient 
changées  profondément;  il  était  obligé  de  quitter  son  abri, 
de  se  rembarquer,  et  de  continuer  «  au  roulis  du  vaisseau  », 
sous  la  menace  d'une  autre  tempête  *. 

Nous  n'en  sommes  pas  là  cependant.  Quelques  lignes  élo- 
gieuses  sur  Chateaubriand  dans  Volupté  -  laissent  entrevoir 
un  attrait  nouveau  ;  quoiqu'en  ait  dit  Sainte-Beuve,  il  ne  lui 
déplut  pas  alors,  ainsi  que  le  racontait  Béranger3,  de  faire 
échec  à  son  ancien  ami  en  allant  droit  à  René.  Pourquoi 
aurait-il  ménagé  Victor  Hugo,  quand  le  scandale  de  sa  liaison, 

1  Volupté,  209.  Cf.  p.  h.  Avant-propos,  p.  xvn. 

»  Ibidem,  157. 

3  Port.  Cont.,  I,  78. 

LA    CLEF    DE    «    VOLUPTE    »  a 


—  7o  — 

qui  attristait  son  foyer,  fournissait  un  honnête  prétexte  à  se 
séparer  de  lui?  Sainte-Beuve  introduit  par  Ampère  à  l'Ab- 
baye aux  Bois  ■  subit  donc,  à  partir  du  mois  d'août  i833,  l'in- 
fluence de  ce  milieu  d'un  christianisme  moins  sévère  que 
celui  de  la  Chênaie  ;  on  n'y  eût  pourtant  pas  toléré  des  né- 
gations trop  tranchantes.  Avec  quelle  ardeur  un  peu  juvénile 
d'admiration  il  s'offrit  aux  rayons  adoucis  de  cette  discrète 
lumière,  c'est  ce  dont  quelques  pages  des  plus  exquises  qu'il 
ait  écrites,  fixent  pour  nous  l'inoubliable  souvenir*.  Elles 
suffisent  à  nous  expliquer  pourquoi,  à  dater  de  cette  époque, 
le  catholicisme  retrouva  en  lui  un  apologiste. 

Sous  l'influence  de  ce  renouveau  de  croyances,  et  comme 
pour  s'aider  à  en  soutenir  la  gageure,  Sainte-Beuve  se  mit  à 
des  lectures  pieuses.  Mais  tandis  que  dans  le  premier  volume 
de  Volupté,  qui  rappelle  les  souvenirs  de  la  période  d'indif- 
férence politique  antérieure  à  i83o,  le  mystique  saint  Martin 
avait  représenté  la  spiritualité  chrétienne  3,  c'est  à  des  doc- 
teurs plus  austères  que  s'adresse  maintenant  le  critique  en 
chemin  dans  la  voie  de  la  régénération  sociale.  Il  s'est  remis 
à  l'étude  de  Port-Royal  en  cette  année  i834  ;  et  ne  s'en  fût-il 
pas  confié  à  Ampère  4,  le  second  volume  de  Volupté  suffirait 
pour  en  témoigner.  Dès  les  premières  pages  il  justifie  la 
complaisance  avec  laquelle  il  a  rappelé  un  passé  pourtant 
bien  profane,  par  l'exemple  du  «  célèbre  M.  Le  Maître  dans 
ce  Port-Royal  si  rigoureux  »,  qui  «  prenait  en  plaisir  et  en 
dévotion  de  se  faire  raconter  par  chacun  des  solitaires  surve- 
nants les  aventures  spirituelles  et  les  renversements  inté- 
rieurs qui  les  y  avaient  amenés  »  5.  Plus  loin,  la  question 

1  Sur  l'Abbaye-aux-Bois,  cf.  l'intéressant  chapitre  V  de  l'ouvrage  si  substantiel 
et  si  vivant  de  M.  Ch.  Huit  sur  Ballanche  (E.  Vitte,  éd.,  1904).  Sainte-Beuve 
allait  à  l'Abbaye-aux-Bois  deux  ou  trois  fois  par  semaine  (Corr.,  I,  30). 

2  Port.  Cont.,  I,  8  à  II,  15  avril  1834. 

3  Volupté,  159  et  seq. 
*  Corretp.,  I,  29. 

5  Volupté,  208. 


—  7i   — 

des  rapports  de  la  Volonté  et  de  la  Grâce  est  assez  longue- 
ment agite'e  et  résolue  dans  le  sens  du  «  grand  Augustin  »  \ 
C'est  par  cette  voie  encore  que  Sainte-Beuve  a  e'té  conduit 
jusqu'à  Bourdaloue  -  ;  il  y  rencontre  M.  Hamon  3. 

Aventure  plus  étrange  encore  :  il  y  rencontre  aussi  Lamen- 
nais. Celui-ci  est  tenu  en  haute  estime  à  l'Abbaye  aux  Bois 
où  Mme  Récamier  le  reçoit A,  où  Chateaubriand,  son  illustre 
compatriote,  n'oublie  pas  leur  passé  commun  %  où  Ballanche, 
en  relations  affectueuses  avec  lui  6,  fait  profession  d'un  chris- 
tianisme mystique  et  social  assez  avancé  pour  que  même  les 
Paroles  d'un   Croyant  n'y  déplaisent  assurément  pas  7.  Les 

1  Volupté,  210  et  seq. 

2  Ibidem,  215. 

3  Ibidem,  315. 

4  Lamennais  à  Ballanche  :  «  Veuillez  faire  agréer  mes  respectueux  hommages 
à  Ma>e  Récamier.  Je  n'oublierai  jamais  les  trop  courts  instants  qu'elle  m'a  permis 
de  passer  auprès  d'elle,  etc..  »  (6  octobre  1834)  Ap.  D'Haussonville,  C.  A. 
Sainte-Beuve,  p.  118.  Cette  visite  avait  eu  lieu  le  5  avril  1834  ;  le  6  avril,  Lamen- 
nais écrit  à  Benoît  d'Azy  :  «  Je  rencontrai  hier  Chateaubriand  chez  Mme  Réca- 
mier »  (A.  Laveille,  Un  Lamennais  inconnu,  313). 

5  Ils  avaient  collaboré  au  Conservateur  et  au  Défenseur  de  18 18  à  1820. 

6  D'Haussonville,  C.  A.  Sainte-Beuve,  p.  1 17-120. 

7  Après  avoir  indiqué  que  Bonald,  de  Maistre,  Lamennais  avaient  d'abord  agi 
par  contradiction,  surtout  sur  Ballanche,  Sainte-Beuve  ajoute  :  <•-  Ce  dernier 
(Lamennais)  ainsi  que  l'abbé  Gerbet  est  devenu  son  ami,  et  la  contradiction  pre- 
mière a  cessé  bientôt  dans  une  conciliation  que  le  Christianisme  qui  leur  est  com- 
mun rend  solide  et  naturelle  »  (Port.  Cont.,  II,  45,  art.  Ballanche,  15  sept.  1834). 
Et  dans  une  lettre  du  26  mai  1834  (les  Paroles  d'un  Croyant  avaient  paru  le  3  mai 
1834  ;  l'article  de  Sainte-Beuve  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  est  du  15  mai), 
Lamennais  charge  Sainte  Beuve  de  remercier  «  notre  excellent  Ballanche  »... 
«  des  lignes  que  son  affection  pour  moi  lui  a  dictées  dans  la  France  catholique  » 
{Rev.  Cont.,  25  août  1855,  p.  508).  Dans  la  même  lettre  il  prie  Sainte-Beuve  de 
remercier  Chateaubriand  de  «  son  beau  et  noble  procédé  à  son  égard  ».  Ces 
textes  ne  me  permettent  pas  d'être  de  l'avis  de  M.  Ch.  Iltiit  qui  pense  (c'est,  du 
reste,  une  simple  conjecture  de  sa  part,  et  toute  la  page  253  montre  qu'il  con- 
naissait la  persistance  des  rapports  affectueux  entre  Ballache  et  Lamennais),  qui 
suppose,  dis-je,  que  Ballanche  et  l'Abbaye-aux-Bois  durent  être  «  surpris  et  scan- 
dalisés par  la  publication  des  Paroles  d'un  Croyant  ».  (La  vie  et  les  œuvres  de  Bal- 
lanche, p.  255,  n.  1).  Tant  s'en  faut  :  ils  leur  firent  le  meilleur  accueil. 


—  72  - 

récentes  relations  de  Sainte-Beuve  avec  Lamennais  furent 
sans  doute  un  des  titres  à  ses  entrées,  qu'il  estimait  à  si  haut 
prix,  dans  ce  salon  d'une  nuance  si  rare  et  d'un  si  difficile 
accès. 

Ainsi,  au  cours  de  cette  seconde  navigation  entreprise 
d'abord  un  peu  au  hasard  en  août  1 832,  et  qui,  dans  la  pensée 
de  Sainte-Beuve,  devait  l'éloigner  à  la  fois  du  Mennaisianisme 
et  du  Catholicisme,  voilà  qu'il  les  aborde  tous  deux,  et  qu'ils 
vont  encore  une  fois  éclairer  sa  route.  L'attraction  est  trop 
forte  pour  qu'il  y  résiste.  Dès  janvier  i83zj.,  lui  qui  tout  ré- 
cemment fuyait  Montalembert,  s'en  informe  avec  intérêt  \ 
Quand  Lamennais  quitte  Paris  le  9  avril  1834  2,  c'est  Sainte- 
Beuve  qu'il  charge  de  procurer  l'édition  des  Paroles  d'un 
Croyant  :  plus  tard  même  le  critique,  très  fier  de  cette  con- 
fiance, inventera  à  ce  sujet  une  légende  qu'il  est  bien  temps 
de  démentir  3.  A  peine  l'ouvrage  a-t-ii  paru  que,  le   ier  mai, 

1  Lettres  inédites  de  Lamennais  à  Montalembert,  242. 

2  Laveille,  Un  Lamennais  inconnu,  313  ;  il  écrit  à  Benoît  d'Azy  :  c'est  mer- 
credi 9  (avril)  que  je  pars. 

3  Sainte-Beuve  rapporte  cette  anecdote  —  qu'il  invente  —  dans  les  Nouveaux 
Lundis,  I,  41  :  «  Au  moment  de  l'impression,  un  passage  du  chapitre  XXXIII, 
où  est  décrite  une  vision,  me  parut  passer  toute  mesure  en  ce  qui  était  du  Pape 
en  particulier  et  du  catholicisme.  Il  n'entrait  pas  dans  mon  esprit  que  M.  de 
Lamennais,  prêtre,  et,  à  cette  date,  n'ayant  nullement  rompu  encore  avec  Rome, 
pût  se  permettre  une  telle  hardiesse,  fusai  de  la  faculté  qui  m'avait  été  laissée;  je 
pris  sur  moi  de  rayer  deux  lignes  et  de  mettre  des  points.  Ces  points  ont  subsisté  depuis 
dans  toutes  les  éditions,  je  crois,  et  l'auteur  ne  m'a  jamais  parlé  de  cette  suppres- 
sion ». 

Cette  version  a  toujours  été  reproduite  de  confiance  dans  la  suite,  même  par 
les  érudits  les  mieux  informés  ;  je  lis  dans  le  Sainte-Beuve  si  personnellement 
documenté  et  si  pénétrant  de  M.  D'Haussonville  :  «  L'ouvrage  a  toujours  été 
imprimé  ainsi  depuis,  sans  que  Lamennais  parût  comprendre  la  leçon,  peut-être 
même  sans  qu'il  s'en  soit  jamais  aperçu  »  (p.  115).  Et  M.  Michaut  (Sainte-Beuve 
avant  les  Lundis,  p.  297-  98).  «  Est-ce  son  goût  seul  qui  l'inspira  ?  est-ce  un  sen- 
timent plus  profond  ?  il  osa  de  lui-même  y  supprimer  la  page  la  plus  violente... 
C'était  déjà  un  avertissement  discret,  et  que  Lamennais  ne  parut  pas  remarquer  ». 
Telle  est  la  légende  créée  par  Sainte-Beuve. 

D'abord  Lamennais  effectua  lui-même  la  suppression,  et  c'est  avec  son  consen- 


—  73  — 

dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  il  en  fait  un  brillant  éloge  *. 
Lamennais  est  maintenant,  par  la  grâce  de  Chateaubriand, 
«  l'ardent  et  vertueux  prêtre  qui  lance  un  nouveau  manifeste 
de  ralliement  et  de  foi  ».  Sainte-Beuve  s'applique  à  justifier 
au  point  de  vue  religieux  la  publication  des  Paroles  :  il  les 
montre  composées  à  La  Chênaie,  et  pour  lui  seul,  par  La- 
mennais abreuvé  de  tous  les  dégoûts,  renonçant  par  con- 
venance et  soumission  à  Y  Avenir,  et  voyant  s'éloigner  de  lui 
des  disciples  si  regrettables  ;  puis,  publiées  à  Paris,  sous 
l'impression  cruelle  de  la  situation  politique,  au  spectacle 
des  envahissements  d'un  pouvoir  sans  morale,  en  face  d'une 
jeunesse  mal  dirigée  et  qui  perdrait  le  fruit  de  la  victoire 
«  si  un  souffle  religieux  et  un  esprit  fraternel  n'y  pénétraient 
d'avance  à  quelque  degré  ».  Il  insiste  sur  le  caractère  à  son 
sens  purement  politique  de  l'ouvrage,  et  montre  combien  il 
serait  regrettable  qu'il  ne  fût  pas  accepté  ou  toléré  «  comme 

tement  formel  qu'elle  demeura  dans  les  éditions  suivantes.  Les  Paroles  d'un 
Croyant  ont  paru  le  3  mai  1834  ;  Lamennais  a  quitté  Paris  le  9  avril  (Cf.  p.  h. 
note  2)  ;  Sainte-Beuve  a  donc  été  chargé  de  surveiller  l'impression,  et  le  manus- 
crit lui  a  été  confié  du  9  avril  au  3  mai.  Or,  dans  une  lettre  datée  de  Paris, 
le  2g  mars  1834,  c'est-à-dire  dix  jours  avant  son  départ,  Lamennais  écrit  à  Benoît 
d'Azy,  en  lui  annonçant  la  prochaine  apparition  de  son  ouvrage  :  «  J'ai  retranche 
seulement  ce  gui  regardait  directement  1e pape,  parce  qu'on  m'aurait  supposé  en  cela 
des  sentiments  bas  qui  ne  sont  assurément  pas  les  miens  ».  (A.  Laveille,  Un 
Lamennais  inconnu,  p.  309).  Et,  comme  la  comparaison  du  manuscrit  et  du  texte 
imprimé  de  la  première  édition  —  comparaison  que  je  viens  d'effectuer  moi- 
même  —  ne  permet  pas  de  douter  qu'il  s'agisse  du  même  passage,  la  conclusion 
naturelle  est  que  Sainte-Beuve  n'a  pas  pris  sur  lui  de  retrancher  ces  lignes  ;  tout 
au  plus  est-il  permis  de  supposer  —  si  l'on  tient  à  lui  faire  plaisir  —  qu'il  aurait 
signalé  à  Lamennais  l'utilité  de  cette  suppression  ;  mais  le  mérite  en  revient  tout 
entier  à  Lamennais.  Ensuite,  il  n'est  pas  vrai  que  les  points  aient  subsisté  depuis 
dans  toutes  les  éditions  ;  mais  le  passage  a  été  rétabli   pour  la  première  fois  dans 

iition  in-32  de  1837  (Paris,  Delloye  et  Lecou.  Imprimerie  de  Béthune  et  Pion, 
36,  rue  de  Vaugirard.  sans  indication  d'édition.  Enfin,  contrairement  à  ce  que 
dit  Sainte-Beuve  (.Y.  Lundis,  I,  40),  la  première  édition  que  j'ai  sous  les  yeux, 
parut  sans  nom  d'auteur.  L'information  —  même  personnelle  —  de  Sainte-Beuve 
n'est  pas  toujours  exacte. 

1  Port.  Cont.,  I,  231  et  seq. 


—  74  — 

une  de  ces  paroles  libres  de  prêtre  qui  ont  toujours  eu  le 
droit  de  s'élever  en  sens  contradictoire  dans  les  crises  so- 
ciales et  politiques  ». 

Au  ton  de  la  correspondance  qu'ils  échangent  alors,  on  sent 
combien  le  séjour  de  Lamennais  à  Paris,  de  novembre  i833 
au  mois  d'avril  1834,  a  rapproché  Sainte-Beuve  de  cet  autre 
monde  où  l'auteur  des  Paroles  se  plaignait,  en  juillet  i833,  de 
l'attendre  en  vain1.  Le  4  mai  1834,  Lamennais  le  remerciant 
de  son  article,  l'assure  qu'il  ne  cesse  de  penser  à  lui  dans  sa 
retraite  qui  nourrit  «  tous  les  doux  souvenirs  ».  Sainte- 
Beuve,  dont  le  jugement  reflétait  les  délicatesses  de  l'Abbaye 
aux  Bois,  lui  avait  reproché  des  expressions  communes,  un 
langage  trop  simple,  de  l'exagération  dans  le  chapitre  des 
sept  hommes  couronnés  où  le  blâme,  qui  ne  portait  que  sur 
les  chefs  et  nullement  sur  les  peuples,  ne  lui  paraissait  pas 
équitablement  réparti.  En  se  justifiant  sur  certains  points, 
Lamennais  adhère  à  toutes  ces  critiques  2.  Bientôt  reparaît 
le  fameux  projet  de  retraite  formé  en  mai  1 83 1  à  Juilly,  et  si 
souvent  abandonné  depuis  ;  Sainte-Beuve  fait  espérer  au  so- 
litaire de  La  Chênaie  qu'il  pourra  passer  quelques  jours  en 
Bretagne.  Le  26  mai,  Lamennais  lui  en  exprime  sa  satisfac- 
tion et  l'assure  qu'il  aura  près  de  lui  loisir  et  liberté  pour 
travailler,  «  avec  cette  sorte  de  satisfaction  et  d'expansion 
intime  qui  naîtra  pour  vous,  ajoute-t-il,  de  la  certitude  de 
rendre  heureux  quelqu'un  qui  vous  est  bien  profondément 
et  bien  tendrement  attaché  ».  La  lettre  de  Sainte-Beuve,  si 
Ton  en  juge  par  le  contenu  de  cette  réponse,  devait  être  très- 
enthousiaste,  et  marquer  une  complète  adhésion  :  «  J'espère^ 
d'après  ce  que  vous  ni  écrive^  lui  dit  Lamennais,  que  mon 
livre  ne  sera  pas  sans  fruit,  et  qu'il  contribuera  à  former  au 
fond  des  âmes  droites  et  jeunes,  l'alliance,  qui  sauvera  l'ave- 
nir, des  sentiments  de  justice,  d'humanité,  de  charité,  avec. 

1  Rcv.  Cont.,  25  août  1885,  p.  5°4-5- 

2  Ibidem,  p.  505-7. 


—  75  — 

l'amour  de  la  liberté,  non  moins  nécessaire  pour  l'améliora- 
tion de  notre  état  social  et  le  progrès  futur  de  la  race  hu- 
maine ».  En  même  temps,  la  satisfaction  qu'il  marque  «  du 
bon  et  noble  procédé  de  Chateaubriand  »,  que  son  corres- 
pondant lui  mande,  ses  remerciements  à  «  notre  excellent 
Ballanche  »  pour  son  article  de  la  France  catholique  \  en 
nous  faisant  toucher  du  doigt  le  très  favorable  accueil  ré- 
servé par  l'Abbaye  aux  Bois  aux  Paroles  d'un  Croyant,  nous 
expliquent  l'attitude  de  Sainte-Beuve  à  l'égard  de  leur  au- 
teur. 

Conséquence  toute  naturelle,  il  renoue  avec  Lamartine 
dont  il  célèbre  la  Politique  rationnelle  et  qu'il  loue,  aux  dé- 
pens de  Victor  Hugo,  il  est  vrai,  d'être  le  moderne  représen- 
tant de  Virgile,  Térence,  Racine,  Fénelon,  a  grands  hommes, 
et  si  charmants,  pris  au  sein  même  et  dans  les  proportions 
de  l'humanité  »  2.  Il  est  probable  qu'il  dut  un  instant  faire 
partie  de  la  Revue  politique  dont  Lamartine  esquisse  le  projet 
dans  une  lettre  au  comte  de  Virieu  du  17  février  1834  : 
n'était-il  pas  de  ces  «  atomes  flottants  »,  de  ces  hommes 
«  jeunes  et  de  toutes  couleurs  »  qui  se  seraient  volontiers 
réunis  «  sur  le  terrain  des  idées  avancées  »,  à  la  suite  du 
poète  et  des  collaborateurs  dont  il  parle  :  Ballanche,  La- 
mennais, Pages?  3.  Il  ne  craint  donc  pas  de  rapprocher  le 
nom  de  Lamartine  de  celui  de  Chateaubriand,  comme  un 
peu  plus  loin,  et  dans  le  même  article,  il  rapproche  les  noms 
de  Chateaubriand  et  de  Lamennais  4,  comme  ailleurs  il  unit 
dans  une  même  pensée  Lamennais  et  Lamartine,  «  un  grand 
et  affectueux  poète,  son  ami  ».  Entre  la  dernière  évolution 
de  René,  la  seconde  pensée  politique  de  Lamartine,  et  la 
troisième  phase  du  Mennaisianisme,  la  connexion  est  trop 
évidente  et  la  sympathie  trop  étroite  pour  que  Sainte-Beuve 

1  Rei\  Cont.,  25  août  1885,  p.  'jOS.  Cf.  p.  h.  p.  71,  n.  7. 
*  Port.  Cont.,  II,  283,  i«r  février  1834. 

3  Lamartine,  Correspondance,  V,  27. 

4  Port.  Cont.,  I,  247,  15  mai  1834,  et  Port,  Cont  ,  I,  27,  15  avril  1834. 


-  76  - 

ne  les  respecte  pas  :  «  Socialement,  la  signification  de  sem- 
blables œuvres  est  grande,  écrit-il  à  la  fin  de  son  article  sur 
les  Paroles  d'un  Croyant.  Nous  donnions,  il  y  a  quinze 
jours,  un  mémorable  fragment  de  M.  de  Chateaubriand  sur 
Y  Avenir  du  monde,  où  tous  les  mêmes  importants  problèmes 
sont  soulevés,  et  où  la  solution  s'entrevoit  assez  clairement 
dans  un  sens  très  analogue  ■;  M.  de  Lamartine  a  publié,  il  y 
a  deux  ans  à  peu  près,  une  brochure  sur  la  Politique  ration- 
nelle, dans  laquelle  des  perspectives  approchantes  sont  assi- 
gnées à  l'âge  futur  de  l'humanité,  et  bien  qu'il  semble  y 
apporter,  pour  le  détail,  une  moins  impatiente  ardeur,  ce 
n'est  que  dans  le  plus  ou  moins  de  hâte,  et  non  dans  le  but, 
que  ce  noble  esprit  diffère  d'avec  M.  de  Lamennais.  Béranger 
est  dès  longtemps  l'homme  de  cette  cause  et  des  populaires 
promesses.  Ainsi,  symptôme  remarquable,  tous  les  vrais 
cœurs  de  poètes,  tous  les  esprits  rapides  et  de  haut  vol,  de 
quelque  côté  de  l'horizon  qu'ils  arrivent,  se  rencontrent  dans 
une  prophétique  pensée,  et  signalent  aux  yeux  l'approche 
inévitable  des  rivages.  Ne  sont-ce  pas  là  aussi  des  au- 
gures ?  2  » 

On  s'expliquera  désormais  sous  quelles  influences  la  der- 
nière page  symbolique  de  Volupté  nous  'conduit  jusqu'aux 
rives  de  la  démocratie  :  elle  nous  laisse  à  l'entrée  du  port. 
Sainte-Beuve  compare  les  côtes  spacieuses  de  l'Amérique 
aux  solitudes  de  Rome,  les  vastes  horizons  de  l'avenir  social, 
la  liberté,  à  la  tradition.  Rome  seule  peut  être  rapprochée 
de  l'Amérique  «  pour  la  grandeur  ».  Mais  l'une  est  illimitée 
jeune,  s'élançant  en  milliers  d'essaims  ;  l'autre,  enfermée  dans 
un  cadre  austère  est  fixe,  et  paraît  s'oublier  en  une  pensée. 
«  Dans  les  destinées  qui  vont  suivre  et  par  les  rôles  que  vous 
représentez,  seriez-vous  donc  ennemies,  ô  Reines?  N'y  aura- 

1  Ce  fragment  se  trouve  dans   les   Mémoires  d'Outre  Tombe,   éd.   Biré,   t.  VI,, 
p.  55  et  seq. 

2  Port.  Cont.j  I.  247,  15  mai  l834- 


—  77  — 

t-il  pas  un  jour  où  devront  s'unir  en  quelque  manière  in- 
connue son  immutabilité'  et  ta  vie,  la  certitude  élevée  de  son 
calme  et  tes  agitations  inventives,  l'oracle  éternel  et  la  liberté 
incessante,  les  deux  grandeurs  n'en  faisant  qu'une  ici-bas, 
et  nous  rendant  l'ombre  animée  de  la  Cité  de  Dieu  ?  '  » 
A  ces  pressantes  questions,  les  événements  ont  déjà  ré- 
pondu. 

1  Volupté,  385-6.  Cf.  Victor  Hugo,  Littérature  et  Philosophie  muées,  p  267-269 
(éd.  Houssiaux,  8°,  Paris,  1864).  Dans  les  dernières  pages  du  Fragment  d'histoire 
daté  par  lui  de  1827,  Victor  Hugo  se  demande  si  cette  civilisation  qui  a  déserté 
tour  à  tour  l'Asie  pour  l'Afrique,  l'Afrique  pour  l'Europe,  ne  va  pas  «  se  pencher 
vers  l'Amérique...  Pour  cette  terre  nouvelle,  ne  tient- elle  pas  tout  prêt  un  prin- 
cipe nouveau  ;  nouveau,  quoiqu'il  jaillisse  aussi,  lui,  de  cet  Evangile  qui  a  deux 
mille  ans,  si  toutefois  l'Evangile  a  un  âge  ?  Nous  voulons  parler  ici  du  principe 
d'émancipation,  de  progrès  et  de  liberté,  qui  semble  devoir  être  désormais  la  loi 
de  l'humanité.  C'est  en  Amérique  que,  jusqu'ici,  Von  en  a  fait  les  plus  larges  applica- 
tions... Aussi,  si  ce  principe  est  appelé,  comme  nous  le  croyons  avec  joie,  à  refaire 
la  société  des  hommes,  l'Amérique  en  sera  le  centre.  De  ce  foyer  s'épandra  sur  le 
monde  la  lumière  nouvelle  qui,  loin  de  dessécher  les  anciens  continents,  leur  re- 
donnera peut-être  chaleur,  vie  et  jeunesse Le  principe  d'autorité  Jera  place  au 

ncipe  de  liberté,  qui,  pour  être  plus  huniain,  n'est  pas  moins  divin.  >»  Je  rap- 
pelle que  la  Préface  de  Littérature  et  Philosophie  mêlées  est  d^tée  de  mars  1834,  et 
que  Volupté  a  paru  en  juillet  de  la  même  année. 


VIII 


L'Encyclique  a  Singulari  nos  ».  Seconde  et  définitive 
rupture  intérieure  avec  Lamennais  et  le  Christia- 
nisme. 

(Juillet  i<S34). 


L'Encyclique  Singulari  nos  ',  portant  condamnation  des 
Paroles  d'un  Croyant,  a  précédé  d  une  quinzaine  l'apparition 
de  Volupté*.  Sainte-Beuve  ne  croit  donc  plus  que  «  le  spec- 
tacle d'une  trop  magnifique  union  »  soit  réservé  «  à  l'infir- 
mité du  monde  ».  Ce  n'est  plus  à  ses  yeux  qu'un  beau  rêve. 
Sans  doute  il  est  toujours  républicain  d'espoir  et  de  désir; 
il  se  demande  s'il  est  vrai  que  l'Amérique  contienne,  «  ainsi 
qu'on  en  vient  de  toutes  parts  à  le  murmurer,  la  forme  ma- 
térielle dernière  que  doivent  revêtir  les  sociétés  humaines  à 
leur  terme  de  perfection  ? 3  »,  et  l'on  sent  qu'il  le  croit  encore. 
Mais  déjà  il  a  définitivement  renoncé  à  l'héritage  céleste;  sa 
tâche  est  désormais  sur   la   terre,  dans   la  critique  conçue 
comme  un  sacerdoce  humain  :  «  Il  y  aura  sous  cette  forme 
de  société,   ou  sous  toute  autre,  les  mêmes  passions  qu'au- 
trefois, les   mêmes  formes  principales  de  douleurs,  toutes 
sortes  de  larmes,  des   penchants  non  moins  rapides  et  des 
écueils  trompeurs  de  jeunesse,  les  mêmes  antiques  moralités 
applicables  toujours,  et  presque   toujours  inutiles  pour  les 

1  1er  juillet  1834. 
*  19  juillet  1834. 
3  Volupté,  386. 


—  79  — 

générations  qui  recommencent.  Voilà  ma  part  féconde  ;  je 
suis  voué  à  ce  champ  éternellement  labourable  dans  la  nature 
des  fils  d'Adam  l  ».  L'Encyclique  Singulari  nos,  comme 
l'Encyclique  Mirari  vos,  mais  d'une  façon  définitive  cette 
fois,  le  décide  à  rompre  avec  son  passé  catholique,  et,  ce  qui 
est  plus  grave,  avec  ses  amitiés  chrétiennes;  il  leur  jette  un 
dernier  adieu  :  «  adieu  au  vieux  monde  et  à  ce  qu'il  contient 
d'amitiés  vers  moi  tournées  et  de  chers  tombeaux  -  ».  La 
rupture  déjà  méditée  le  3o  août  1 8 3 2 ,  retardée  ensuite  sous 
l'influence  de  l'Abbaye  aux  Bois,  est  donc  désormais  con- 
sommée dans  son  esprit. 

Lui  coûte-t-elle  beaucoup?  Il  est  permis  d'en  douter.  C'est 
en  août  1 882  qu'il  s'est  réellement  détaché  du  christianisme, 
et  si  depuis  lors  il  lui  a  convenu,  après  un  écart,  de  s'en  rap- 
procher quelque  peu,  c'a  été  un  rôle  habilement  tenu,  mais 
un  rôle.  Volupté  nous  fournit  à  cet  égard  de  graves  indices  : 
la  description  de  la  vie  au  séminaire  3,  œuvre,  on  le  sait,  de 
Lacordaire  4,  et  rédigée  par  lui  dans  l'été  de  1834  %  mais  à 
laquelle  Sainte-Beuve  a  fait  quelques  additions  facilement 
reconnaissables,  contient  des  remarques  bien  caractéris- 
tiques :  l'auteur  y  note  qu'au  séminaire  la  vie  de  l'esprit  est 
moins  soignée  que  celle  de  rame;  qu'au  fond  on  y  aurait 
trouvé  peut-être  «  moins  de  bonheur  qu'il  ne  semblait  ;  on 
aurait  découvert  des  âmes  tristes,  saignantes  ou  troublées... 
des  âmes  tachées  aussi...  '  »  Les  pages  symboliques  par  les- 

1  Volupté,  386. 

2  Ibidem. 

3  Ibidem,  335  et  seq. 

4  Ibidem.,  appendice,  405  et  seq. 

6  Le  22  avril  1834,  Béranger  écrit  :  «  Sainte-Beuve  m'a  écrit  pour  s'excuser  de 
ne  pas  me  venir  voir;  //  achève  son  roman  »  (N.  Peyrat,  Béranger  et  Lamennais, 
73).  C'est  donc  en  juin  ou  au  commencement  de  juillet  1834  que  Sainte-Beuve 
(il  nous  dit  lui-même  [Volupté,  appendice,  405]  que  c'était  en  été),  alla  au  sémi- 
naire d'Issy  se  documenter  avec  Lacordaire,  et  reçut  de  lui  la  lettre  qu'il  a  insérée 
dans  Volupté, 

6  Volupté,  344-5. 


—  8o  — 

quelles  se  termine  l'ouvrage  sont,  elles  aussi,  à  double  face  ; 
Sainte-Beuve  y  insinue  que  Lamennais  ferait  bien,  selon  les 
conseils  de  Monseigneur  Brute  l,  d'exécuter  un  projet  qu'il 
caressait  en  janvier  1 834  2,  et  de  quitter  l'Europe  pour  les 
Etats-Unis,  où  il  recommencerait  une  nouvelle  existence, 
active  celle-là  :  Sainte-Beuve  persiste  donc  à  opposer  les 
œuvres  charitables  chez  le  prêtre  aux  œuvres  de  la  doctrine, 
élevant  les  premières  aux  dépens  des  secondes.  «  L'ecclésias- 
tique respectable  »  qu'il  rencontre  «  au  petit  couvent»,  qui 
s'entretient  de  l'abbé  Carron  avec  Mme  de  Cursy,  et  qui 
occupe  certainement  la  place  de  Lamennais  dans  cette  partie 
du  récit  3,  est  représenté  comme  peu  «  supérieur  en  lu- 
mières »,  et  comme  étant  surtout  «  un  homme  de  pratique 
et  d'onction  ».  Ce  n'est  pas  sans  raison  non  plus  que  Sainte- 
Beuve  s'étend  longuement  sur  les  bonnes  œuvres  et  la  charité 
de  l'abbé  Carron  *.  Ailleurs,  s'il  pense  à  Lamennais  —  et 
comment  en  douter?  —  quand  il  parle  «  des  hommes  que 
Dieu  a  marqués  au  front,  au  sourire,  aux  paupières,  d'un 
signe  et  comme  d'une  huile  agréable  ;  qu'il  a  investis  du  don 
d'être  aimés  »  s,  c'est  sans  doute  pour  rappeler  en  sa  place  le 
charme  de  la  première  rencontre,  qu'il  a  subi,  mais  c'est  aussi 
pour  demander  au  prêtre  s'il  a  bien  usé  de  ces  dons  6. 

Ses  remarques  sur  les  faiblesses  des  hommes  de  génie  sont 

1  Lettres  inédites  de  J.  M.  et  F.  de  Lamennais]  à  Mgr  Brute  publiées  par 
MM.  Courcy  et  la  Goumerie,  Nantes,  Forest  et  Grimaud,  et  Paris,   Bray,    1862, 

p.  172-73. 

2  Maurice  de  Guérin,  Lettres  et  fragments,  256-57. 

3  Volupté,  293-294.  «  Il  était  rentré  en  France  vers  1801,  et  avait  fort  connu 
en  Angleterre  l'abbé  Carron  ».  On  sait  que  c'est  le  cas  de  Lamennais,  rentré  en 
France  en  181 5,  après  avoir  fait  connaissance  de  l'abbé  Carron  à  Londres,  pen- 
dant son  exil. 

*  Volupté,  294  et  seq.,  303  et  seq. 

5  Ibidem,  297. 

6  Ibidem,  298  :  «  Oh,  malheur  au  serviteur  chargé  de  ces  dons,  malheur...  s'il 
en  use  au  hasard  et  à  son  vague  plaisir,  s'il  ne  fait  pas  fructifier  au  service  de 
tous  ce  talent  d'amour,  s'il  rentre  tard  au  palais  du  Maître,  sans  ramener  derrière 
lui  une  longue  file  priante  et  consolée  !  » 


—  Si  — 

encore,  partiellement  du  moins,  à  la  même  adresse.  Je  sais 
qu'elles  visent  d'abord  Victor  Hugo,  avec  lequel,  décidément, 
Sainte-Beuve  fait  tous  ses  efforts  pour  arriver  à  une  rupture. 
Son  irritation  contre  lui  se  manifeste  dans  cet  article  sur  les 
Mémoires  de  Mirabeau  l,  où  le  poète  n'avait  pas  tort  de 
trouver  «  peu  de  bienveillance  »  2  ;  elle  s'affirme  encore  dans 
les  pages  consacrées  à  Mme  de  bouza  z,  car  il  y  cite  un  fragment 
de  lettre  de  Guttinguer  peu  indulgent  pour  «  nos  sublimes  »  \ 
Ces  sentiments  aboutissent  le  ier  avril  i834,  après  bien  des 
secousses,à  la  brouille  définitive  entre  Victor  Hugo  et  Sainte- 
Beuve  5.  Elle  n'eut  pas  lieu  sans  déchirement  de  part  et 
d'autre  :  «  Je  l'aimais,  en  effet,  écrit  Sainte-Beuve,  comme  je 
l'éprouvai  alors  et  de  plus  en  plus  dans  la  suite  ;  je  l'aimais 
d'une  amitié  d'autant  plus  profonde  et  nouée,  que  nos  na- 
tures... étaient  moins  semblables.  Absent,  cet  homme  éner- 
gique eut  toujours  une  large  part  de  moi-même  ;  je  lui  laissai, 
dans  le  fond  du  cœur,  un  lambeau  saignant  du  mien,  comme 
Milon  laissa  de  ses  membres  dans  un  chêne.  Et  j'emportai 
aussi  des  éclats  de  son  cœur  dans  ma  chair  »  6.  Si  la  cassure 

1  Ier  février  1834,  Port.  Cont.,  II.  283.  Cf.  Lettres  de  Lamennais  à  Moutaletn- 
bert,  publiées  par  Forgues,  p.  242  (8°,  Paris,  Perrin,  1898)  :  «  Je  n'ai  point  vu 
Victor  Hugo,  écrit  Lamennais,  le  23  janvier  1834.  Il  vient  de  faire  paraître  des 
études  sur  Mirabeau.  On  dit  que,  sous  le  nom  de  ce  grand  orateur  et  de  ses  ad- 
versaires, il  se  peint,  lui  et  les  siens.  Xous  sommes  dans  le  siècle  de  la  vanité  et 
du  petit  amour-propre,  s'il  y  a  un  siècle  pour  cela  n  J'ai  bien  peur  que  Sainte-Beuve, 
dont  Lamennais  rappelle  la  visite  une  ligne  avant,  ne  soit  l'auteur  de  ces  on-dit. 
Victor  Hugo,  Corr.  (1815-35),  305-6,  4  février  1834. 

3  15  mars  1834,  Port,  de  Femmes.  42. 

Tout  ce  que  vous  me  dites  de  nos  sublimes  m'intéresse  au  dernier  point. 
Vraiment  ils  le  sont  !  Ce  qui  manque,  c'est  du  calme  et  de  la  fraîcheur,  c'est 
quelque  belle  eau  pur  2  qui  guérisse  nos  palais  écfa 

6  Y.  Hugo,  Corr.,  307. 

6  Volupté,  264,  Victor  Hugo,  dans  une  lettre  à  sainte-Beuve,  du  22  août  1 
emploie  des  expressions  analogues  :  «  Tout  était  encore  tellement  adhérent  à  vous 
de  mon  côté  que  votre  lettre,  en  m'annonçant    que  je  n'ai  plus  en  vous  un  ami, 
me  laisse  tout  à  vif  et   tout   déchiré.    La  plaie   saignera   longtemps  »  (V.  Hugo, 
Corr.,  301   . 


—    82    — 

irréparable  eut  lieu,  c'est  que  beaucoup  de  haine  accom- 
pagnait tant  d'amitié.  Les  pages  de  Volupté  dans  lesquelles 
Sainte-Beuve  se  plaît  à  signaler  «  la  corruption,  la  contra- 
diction de  la  nature  spirituelle  déchue  »  *,  sensible  chez 
les  grands  hommes,  sont  là  pour  en  porter  témoignage  2. 
Il  est  pourtant  impossible  de  ne  pas  remarquer  que  cer- 
taines de  ces  critiques  touchent  directement  Lamennais.  Les 
désillusions  qu'il  vient  d'éprouver  à  son  endroit  lui  dictent 
ses  regrets  lorsqu'il  constate  des  déviations  et  des  défectuo- 
sités incroyables  dans  les  hommes  de  génie  :  «  On  ne  s'ac- 
coutume à  cela  que  plus  tard,  dit-il  ;  d'abord  on  veut  et  l'on 
se  crée  des   hommes  tout  entiers  ».  Il   songe  encore  à  La- 

1  Volupté,  261. 

2  Sainte-Beuve,  d'ailleurs,  n'était-il  pas  un  écho  ?  La  jalousie  et  une  disposi- 
tion bien  naturelle  à  considérer  comme  un  juste  châtiment  du  Ciel  la  trahison 
de  son  mari  avait  réveillé  alors  chez  Mme  Victor  Hugo,  avec  des  remords,  un 
amour  apparemment  éteint,  au  grand  détriment  du  critique  qui  en  avait  recueilli 
les  cendres.  Toute  la  conduite  ultérieure  de  Mme  Victor  Hugo  concorde  avec  cette 
hypothèse  :  ses  regrets  augmentant,  elle  se  crut  obligée  à  expier  ses  enfantillages  (Cf. 
Michaut.  Le  Livre  d'Amour,  p.  146  et  seq.).  J'explique  ainsi  l'irritation  croissante 
de  Sainte-Beuve  contre  Victor  Hugo  dont  la  trahison  conjugale  vient  malencon- 
treusement bouleverser  ses  plans.  Le  rapprochement  entre  le  critique  et  Lamen- 
nais n'avait  donc  pas  été  déterminé  seulement  par  l'influence  de  l'Abbaye-aux- 
Bois,  mais  parce  que  Sainte-Beuve  cherche  alors  à  sauver  son  amour,  en  s'effor- 
çant  de  le  transporter  dans  des  régions  mystiques  et  chrétiennes.  L'orientation  du 
second  volume  de  Volupté  (écrit  en  1834),  s'expliquerait  par  là  ;  n'est-ce  pas  le 
sens  de  ce  passage  qu'a  dû  précéder  de  bien  peu  le  fameux  sonnet  :  «  Si  quelque 
blâme  hélas.  .  »  (Livre  d'Amour,  pièce  XXIV)  ?  «  Toutes  les  voies  sont  bonnes 
et  justifiables,  je  l'espère,  qui  ramènent  de  plus  en  plus  aux  vallées  du  doux  Pas- 
teur. Ainsi,  mon  ami,  effort  et  courage  !  Si  vous  aimez  vraiment,  si  l'on  vous 
aime, que  vous  ayez  ou  non  failli  de  cette  ruine  mutuelle  trop  chère  aux  amants, 
relevez-vous  par  le  fait  même  de  l'amour  ;  réparez,  réparez  !  transportez  à  temps 
l'affection  humaine  encore  vive  dans  les  années  éternelles...  Deux  êtres  qui  ont 
vécu  l'un  pour  l'autre  avec  privation,  désintéressement,  ou  expiation  et  repentir, 
peuvent  s'entreregarder  sans  effroi,  malgré  les  rides  inflexibles,  et  se  sourire,  jus- 
que sous  les  glaces  de  la  mort,  dans  un  adieu  attendri  »  (Volupté,  284).  Le  dénoue- 
ment de  Volupté,  la  mort  de  Mme  de  Couaën  assistée  d'Amaury  (p.  354  et  seq.), 
est  évidemment  dictée  par  la  même  inspiration,  et  suppose  les  mêmes  intentions. 


-83  - 

mennais  et  à  ses  visions  prophétiques  quand  il  montre  avec 
quelle  facilité  ces  grands  esprits  s'abstraient  du  temps,  quel- 
quefois se  figurant  une  idée  qui  retarde  de  plusieurs  siècles, 
«  encore  présente  et  vivante  »  ;  ou  bien  s'imaginant  «  une  idée 
qui  avance  incontinent  réalisable  ».  N'est-ce  pas  l'auteur  des 
Paroles  qui,  découvrant  une  montagne  à  l'horizon  où  ses  com- 
pagnons de  route  ne  voyaient  qu'un  nuage,  s'écrie  à  chaque 
étape  de  la  route  :  «  Nous  arrivons,  nous  sommes  arrivés  »  ■  ? 
Telles  pages  de  Volupté  ne  sont  maintenant  qu'une  longue 
homélie  à  l'adresse  de  Lamennais  qui,  du  reste,  n'en  mécon- 
naîtra pas  l'intention.  Ce  sont  les  passages  dans  lesquels 
Amaury,  devenu  prêtre,  expose  les  raisons  pour  lesquelles  il 
n'a  jamais  essayé  de  se  faire  «  une  place  évidente,  par  des 
écrits,  par  la  prédication  ou  autrement,  dans  les  graves 
questions  morales  et  religieuses  qui  ont  partagé  et  partagent 
notre  pays  ».  Ces  motifs  sont  clairement  ceux  pour  lesquels, 
aux  yeux  de  Sainte-Beuve,  Lamennais  n'aurait  pas  dû  se  jeter 
dans  la  mêlée,  ou  pour  lesquels  il  doit  y  renoncer.  C'est  lui 
qui  n'a  jamais  abordé  le  «  monde  actif  de  ces  dernières  années 
à  son  milieu,  l'ayant  observé  plutôt  du  dehors,  de  loin  »  ■  ;  lui, 
qui  devrait  sentir  maintenant  <r  que  le  monde  vrai  est  bien 
autrement  vaste  et  rebelle  à  mener  qu'on  ne  se  le  figure  d'ordi- 
naire en  vivant  au  centre  d'un  tourbillon  »  ;  lui  qui,  en  consé- 
quence, aurait  dû  ne  plus  croire  «  à  l'influence  prétendue  gou- 
vernante de  telle  ou  telle  voix  dans  la  mêlée  >.  Il  devrait  aussi 
douter  «  que  cette  influence  publique,  bruyante,  hasardée,  où 
se  glissent  tant  d'ingrédients  suspects,  tant  de  vains  mobiles, 
fût  la  plus  salutaire  »,  car  «  les  plus  belles  âmes  sont  celles... 
qui,  tout  en  agissant,  approchent  le  plus  d'êtres  invisibles  ». 
Qui  donc  encore  a  subi  «  dans  certaines  régions  secondaires 
de  ses  perspectives,  des  variations  que  l'âge  seul,  à  défaut  des 
vicissitudes  et  des  bouleversements  d'alentour,  suffiraient  à 
apporter?»   Et  celui-là  n'aurait-il  pas  dû   s'habituer  «  à   se 

1   Volupté,  261,  2^2. 
8  Ibidem,  380. 


-84— 

défier  de  son  opinion  du  jour  même,  puisque  celle  d'hier 
s'était  sensiblement  modifiée,  et  à  être  peu  pressé  de  jeter 
aux  autres,  dans  l'application  passagère,  ce  dont  peut-être 
demain  il  devrait  se  détacher  ou  se  repentir  »?  Surtout  il 
devrait  apprendre  —  de  Sainte-Beuve  sans  doute —  l'art  de 
se  détacher  graduellement  au  lieu  de  rompre  avec  violence  : 
«  Les  variations  qui  se  font  ainsi  graduelles  et  lentes  et  silen- 
cieuses en  nous,  ont  une  douceur  triste  et  tout  le  charme 
d'un  adieu,  tandis  que,  si  elles  ont  lieu  avec  éclat,  devant  des 
témoins  qui  nous  les  reprochent,  elles  deviennent  blessantes 
et  dures  ».  Cette  sorte  d'impétuosité  est  le  propre  de  la  jeu- 
nesse ;  elle  est  inconvenante  dans  l'âge  mûr  :  «  Dans  la  pé- 
riode de  jeunesse  et  d'ascension  impétueuse,  on  est  rude  et 
vite  méprisant  envers  tout  ce  qu'on  réprouve  après  l'avoir 
cru  et  aimé.  La  pierre  où  la  veille  on  a  posé  sa  tête  sert 
presque  aussitôt  de  degré  inférieur  pour  monter  plus  haut,  et 
on  la  foule,  on  la  piétine  d'un  talon  insultant.  Que  plus  tard 
du  moins,  dans  l'âge  mûr,  à  l'âge  où  déjà  on  redescend  la 
colline,  cette  pierre  où  l'on  vient  de  s'asseoir,  et  qu'on  laisse 
derrière,  ne  soit  plus  insultée  par  nous;  et  que,  si  on  se  re- 
tourne vers  elle,  si  on  la  touche  encore  au  détour  avant  de 
s'en  détacher,  ce  soit  de  la  main  pour  la  saluer  amicalement, 
des  lèvres  pour  la  baiser  une  dernière  fois»  l.  Sainte-Beuve 
a  inauguré  l'art  de  ces  ruptures  apprêtées,  soignées,  longue- 
ment mûries,  composées  et  bénisseuses,  à  l'hypocrisie  des- 
quelles tout  homme  de  cœur  préférerait  un  soufflet. 

La  leçon,  d'ailleurs,  ne  s'arrête  pas  là  ;  Sainte-Beuve  fait 
entendre  à  Lamennais  qu'il  en  vient,  «  par  une  dérivation 
insensible,  à  perdre,  le  sentiment  vif  et  présent  de  la  foi  à 
travers  l'écho  des  paroles,  et  à  se  relâcher  ainsi  de  l'attention 
intime,  scrupuleuse  sur  soi-même  ».  En  deux  mots  il  lui 
conseille  «  de  se  taire  et  de  pratiquer  »  ï.  Il  lui  rappelle  que 

1  Volupté,  382. 

2  Ibidem,  383.  Le  commentaire  de  cette  formule  :  «  se  taire  et  pratiquer  »,  est 
ourni  par  les  lignes  de  l'article  sur  les  Affaires  de  Rome,  dans  lesquelles  Sainte- 


-85  - 

ses  premiers  triomphes  datent  d'une  époque  où  l'on  sacrifiait 
beaucoup  à  la  phrase,  «  qu'après  l'Empire  et  l'excès  de  la 
force  militaire  qui  y  avait  prévalu,  on  était  subitement  passé 
à  l'excès  de  la  parole,  à  la  prodigalité  et  à  l'enflure  des  dé- 
clamations, des  images,  des  promesses,  et  à  une  confiance 
également  aveugle  en  ces  armes  nouvelles  »  l  ;  critique  cruelle 
de  la  première  manière  de  Lamennais,  et,  dans  une  certaine 
mesure  aussi,  de  la  plus  récente.  Tant  de  perspicacité,  un  tel 
souci  de  noter  les  faiblesses  du  grand  homme  montrent 
qu'en  dépit  des  apparences,  les  liens  qui  les  unissent  encore 
sont  renoués  bien  lâchement. 

Il  existe  une  preuve,  à  mes  yeux  décisive,  que  Sainte-Beuve 
a  rompu  à  part  lui  avec  tout  ce  qu'il  fait  semblant  d'estimer. 
Au  moment  même  où  il  paraît  subir  l'influence  politique  et 
sociale  de  Lamartine,  de  Lamennais  et  de  Béranger  ;  au  mo- 
ment où  il  réunit  leurs  trois  noms  à  la  fin  de  son  article  sur 
les  Paroles  d'un  Croyant  dans  une  approbation  sans  réserve, 
il  trace  aussi  dans  Volupté  leurs  trois  portraits  ;  mais  l'éloge  y 
est  tempéré  par  de  vives  critiques,  dont  il  n'est  pas  difficile 
de  reconnaître  l'adresse.  Dans  cet  Elie2,  «  noble  nature,  na- 
ture tendre  sans  mollesse,  ouverte  et  facile  d'intelligence, 
élevée  sans  effort,  égale  pour  le  moins  à  toutes  les  situations, 
aumônière  et  prodigue  avec  grâce  »,  dont  «  l'abord  enchante 
comme  s'il  était  de  la  race  des  rois  »,  comment  ne  pas  retrou- 
ver Lamartine  que  Sainte-Beuve  loue  ailleurs,  presque  dans 
les  mêmes  termes,  d'avoir  «  naturellement  le  goût  noble  »  3, 

Beuve  décbre  que,  du  moment  où  Lamennais  ouvrit  la  campagne  de  V Avenir,  il 
lui  fallait  «  tomber  à  la  démocratie  pure  et  à  un  christianisme  librement 
interprété,  ou  bientôt  être  réduit  à  se  taire  en  vertu  de  défense  supérieure.  Ce 
dernier  résultat  ne  me  paraissait  pas,  je  l'avoue,  ajoute  Sainte-Beuve,  aussi  dé- 
plorable et  aussi  nécessairement  infertile  que  l'a  jugé  l'illustre  auteur  ».  [Port. 
Cont.,  1,  251-2551.  Nous  le  savons  du  reste  ;  il  le  lui  a  assez  répél 

'•  Volupi  .  5S5. 

*  Ibidem,  309. 

3  Causeries  du  Lundi,  VII,  532.  Je  diffère  sur  ce  point  d'opinion  avec  M.  Joa- 
chim  Merlant  dont  l'intéressant  ouvrage  sur  le  Roman  personnel  de  Rousseau  à  Fro- 


—  86  — 

de  ses  a  goûts  innés  de  noble  aisance  et  de  grandeur  »  '  ;  d'être 
une  «  nature  supérieure  et  d'elle-même  généreuse  »  *  ?  Mais 
les  critiques  que  Sainte-Beuve  n'a  pas  encore  formulées  ou- 
vertement et  qui,  à  partir  de  l'article  sur  les  Recueillements, 
se  multiplieront  sous  sa  plume,  nous  les  trouvons  déjà 
énoncées  quelques  lignes  plus  loin  :  «  Près  de  lui  vous  sentez 
du  froid,  une  glissante  surface  qui  s'interpose  entre  son  âme 
et  vous,  des  jugements  légers,  indifférents,  contradictoires,, 
sur  des  matières  où  il  s'agit  de  droit  inviolable  et  d'équité 
flagrante  pour  le  grand  nombre  »  3.  Ces  reproches  paraîtront 
plus  tard  en  pleine  lumière  :  Sainte-Beuve  accusera  Lamar- 
tine «  de  graves  oublis  d  4.  Il  signalera  ses  jugements  indif- 
férents et  contradictoires  en  politique  :  il  rappellera  qu'en  1829 
et  durant  les  premiers  jours  de  mai  i83o,  alors  qu'il  sollicitait 
une  ambassade  du  prince  de  Polignac,  «  il  avait  le  dégoût  de 
la  presse  et  des  discussions  politiques  »;  mais  qu'après 
Juillet  i83o  il  alla  à  une  réunion  de  légitimistes  et  bientôt  fit 
sa  brochure  de  la  Politique  rationnelle  ;  qu'il  fut  ensuite  à  la 
Chambre  à  peu  près  seul  du  parti  social,  devint  conservateur 
en  défendant  le  ministère  Mole,  passa  brusquement  à  gauche, 
et  prit  enfin  hautement  position,  poussant  à  l'avenir  de  toutes 
ses  forces  3.  «  C'est  qu'il  a  son  habileté  propre,  son  plan  de 
prudence  insinuante,  continue  Sainte-Beuve  dans  Volupté;... 
il  se  ménage  dans  des  buts  lointains   et  secondaires  »  6.  Re- 

mentin  (in- 18,  Paris,  Hachette,  1905)  a  paru  pendant  la  première  publication  du 
présent  écrit.  Quoique  nos  deux  pensées  ne  soient  pas  restées  étrangères  l'une  à 
l'autre,  il  a  cru  voir  dans  Elie,  Lacordaire.  Mais  il  accepterait  maintenant,  je  le 
sais,  l'opinion  que  je  défends  ici.  Je  suis  heureux  de  profiter  de  cette  occasion 
pour  signaler  au  lecteur  son  ouvrage,  où  il  trouvera  sur  un  sujet  par  lui-même  sé- 
duisant, une  science  discrète  et  les  préludes  d'un  beau  talent. 

1  Port.  Cont.,  I,  289. 

2  Causeries  eu  Luudi,  IV,  399. 

3  Volupté,  309. 

4  Causeries  du  Lundi,  I,  31. 
9  Port.  Coût  ,  I,  377.  • 

6  Volupté,  309. 


-  87  - 

proche  identique  à  celui  qu'il  lui  adressera  un  jour  quand, 
après  avoir  attribué  à  l'échec  de  sa  candidature  à  la  présidence 
de  la  Chambre  son  brusque  passage  à  gauche,  il  écrira  :  «  Son 
grand  talent  cherchait  une  situation  à  sa  hauteur  et  où  il  pût 
se  déployer.  C'a  été  là  son  mobile  secret  et  instinctif,  indé- 
pendamment des  convictions1  ».  Il  n'est  pas  jusqu'à  son  opti- 
misme dont  il  ne  lui  fasse  un  crime,  et  qu'il  n'attribue  à  son 
passage  au  collège  du  Belley  :  «  Il  ne  s'indigne  jamais...  ; 
peut-être  n'est-ce  chez  lui  qu'une  habitude  ancienne,  due  à 
son  long  séjour  chez  les  aimables  pères  de  Turin  »  2.  Ces  lignes 
nous  font  entrevoir  une  pointe  cachée  sous  l'éloge  qu'il  lui 
adressait  dans  son  article  de  i832  sur  les  Harmonies  :  après 
avoir  célébré  ce  qu'il  y  a  de  primitivement  affable  dans  son 
âme,  il  ajoutait  :  «  On  doit  peut-être  à  cette  éducation  pater- 
nelle du  Belley  de  n'y  avoir  rien  déposé  de  timide  et  de  fa- 
rouche, comme  il  est  arrivé  trop  souvent  chez  d'autres  natures 
sensibles  de  notre  âge  3  ».  Enfin,  comme  il  crayonnera  plus 
tard  ironiquement  «  le  profil  roide  et  noble  de  Lamartine  »  r, 
il  note  aujourd'hui,  dans  le  portrait  «  d'Elie  »,  à  côté  de  sa 
«  dignité  véritable  de  caractère  »,  sa  «  roideur  vaniteuse  et 
infatuée  »  3.  Ainsi,  toutes  les  critiques  dont  il  sera  un  jour 
ouvertement  si  prodigue,  Sainte-Beuve  se  plaît  à  les  glisser 
ici  en  cachette,  à  l'adresse  du  poète  auquel,  publiquement, 
il  ne  ménage  pas  encore  les  marques  de  sympathie. 

Lamartine,  bien  entendu,  voyait  et  lisait  de  trop  haut 
pour  s'être  reconnu  dans  cette  peinture.  Béranger,  dont  la 
susceptibilité  en  éveil  était  sans  cesse  à  l'affût  de  tels  inci- 
dents, se  retrouva  dans  ce  «  Maurice  »  qui,  croyant  «  à  une 
idée  supérieure  à  lui  »,  s'y  dévouant  «  comme  à  une  chose 
autre  que   lui  »,  vous    convie  à  vous  y  dévouer,  «  oublie  que 

*  Port.  Cont.,  I,  577. 
2  Volupté,  309. 

*  Port.  Cont.,  I,  289. 
4  Port.  Cont.,  I,  383. 

*  Volupté,  310. 


—  88  — 

c'est  lui  qui  a  engendré  cette  ide'e  et  qui  chaque  matin  la  dé- 
fait, la  refait  et  la  répare  »,  et  vit  «  en  cette  plénitude  confuse 
et  tourbillonnante  qui  vous  repousse  ».  Un  mot  surtout  le 
choqua  dans  le  paragraphe  qui  suit  les  portraits  :  Sainte-Beuve 
y  notait,  en  un  dernier  coup  de  crayon,  «  ce  propos  désho- 
norant et  qui  fait  fuir  toute  divine  pensée  *  ».  On  comprtnd 
après  cela  que,  très  chatouilleux  sur  les  questions  person- 
nelles, comme  en  témoigne  sa  correspondance  avec  Sainte- 
Beuve  au  sujet  des  articles  que  celui-ci  lui  consacra  2,  Béran- 
ger  ait  pensé,  depuis  Volupté,  avoir  quelque  sujet  de  plainte 
sur  son  compte.  Dès  qu'il  appris  ses  griefs,  Sainte-Beuve 
s'empressa  de  protester  contre  l'attribution  du  portrait 3.  J'in- 
clinerais pourtant  à  croire,  malgré  ces  dénégations,  que  Bé- 
ranger  avait  vu  juste  ;  car  après  avoir  reconnu,  dans  sa  lettre 
d'explications  à  ce  sujet,  que  les  deux  premiers  portraits 
(Elie  et  Hervé)  sont  fort  clairs,  Sainte-Beuve  nie  que  le  troi- 
sième cache  non  seulement  la  personnalité  de  Béranger,  mais 
aucune  personnalité,  assertion  bien  invraisemblable  après  le 
premier  aveu.  Même  il  conteste  que  chacun  des  traits  du  pa- 
ragraphe à  la  suite  des  trois  portraits,  se  rapporte  respective- 
ment à  chacun  d'eux.  A  vrai  dire,  ces  dernières  critiques  sont 
les  plus  rudes,  et  l'on  s'explique  assez  que  l'auteur  les  ait  pru- 
demment dissimulées  à  une  place  qui  lui  permettait  de  s'en 
réserver  à  l'occasion  le  désaveu.  Mais  si,  comme  nous  l'avons 
vu  pour  Elie,  et  le  constaterons  pour  Hervé,  le  rapport  de  cette 
adroite  et  cruelle  surcharge  aux  deux  premiers  portraits  est 
hors  de  doute,  comment  en  serait-il  autrement  du  troisième? 
Sainte-Beuve  obligé  de  recourir  à  ces  manifestes  altérations 
de  la  vérité  pour  apaiser  son  ombrageux  ami,  n'avait  donc  pas 
d'original  à  lui  désigner  sous  le  sceau  du  secret,  comme  rien 

1  Volupté. 

2  Ct.  Corr.  de  Béranger,  II,  99,  107,  109  et  205.  Cette  susceptibilité  explique 
le  passage  de  l'article  de  1832  où  Sainte-Beuve  s'efforce  de  rassurer  le  chanson- 
nier (Port.  Cont.,  I,  88). 

3  Port.  Cont.,  I,  136  et  seq. 


-  89  - 

ne  l'en  eût  empêché  sans  doute  (n'était-ce  pas  le  moyen  le  plus 
sûr  de  calmer  les  susceptibilités  du  chansonnier?)  — »  si  le  vé- 
ritable modèle  n'avait  pas  été  Béranger  \  Que  celui-ci  se  soit 
contenté  d'une  pareille  explication,  appuyée  d'arguments  si 
peu  solides,  fait  honneur  à  son  caractère,  mais  ne  saurait  obli- 
ger la  postérité  à  partager  ses  illusions  2. 

Lamennais  le  prit  bien  différemment.  Le  portrait  d'Hervé 3, 
dont  il  est  manifestement  l'original,  et  qui  fait  suite  à  celui 
d'Elie,  n'est  pas  moins  sévère  pour  son  modèle.  Si  Sainte- 
Beuve  le  loue  d'avoir  «  gardé  la  chaleur  d'âme  et  l'abandon 
de  l'adolescence  »,  c'est  encore  pour  insinuer  que  l'illustre 
abbé  fut  le  premier  à  rechercher  sa  liaison  :  «  Lui  qu'on 
serait  prêt  à  révérer,  il  tombe  le  premier  dans  vos  bras,  il 
sollicite  aux  amitiés  fraternelles  ».  Mais  tout  en  assurant  qu'il 
l'aime  de   plus  en   plus,  à   mesure   qu'il   ie   connaît  mieux* 

1  On  avait  aussi  parlé  de  Pierre  Leroux.  Cf.  Béranger,  Co/t.,  II,  205. 

2  Les  termes  mêmes  de  la  réponse  de  Béranger  montrent  d'ailleurs  que,  s  il 
acceptait  l'explication  qu'on  lui  offrait,  il  ne  la  comprenait  pas  très  bien,  et 
d'ailleurs  n'y  croyait  pas  beaucoup.  La  démarche  spontanée  de  Sainte-Beuve  le 
touchait,  semble-t-il,  plutôt  comme  un  acte  de  repentir,  et,  en  souvenir  de  ses 
bons  offices  littéraires,  il  consentait  à  fermer  les  yeux.  «  J'aurais  quelque  rancune, 
dit-il,  et  Dieu  sait  si  j'en  suis  susceptible!  que  tout  serait  oublié  après  la  démarche 
que  vous  voulez  bien  faire  auprès  de  moi.  Aussi  dois-je  vous  assurer  que  je  ne 
vous  en  ai  jamais  voulu  sérieusement  du  trait  qu'en  effet  j'ai  cru  lancé  contre 
moi  ».  11  laisse  entendre  que,  même  si  ce  trait  lui  avait  été  destiné,  il  aurait  pu 
ne  pas  s'en  formaliser  ;  prendrait-il  ce  soin  s'il  était  bien  convaincu  qu'il  ne  fût  pas 
à  son  adresse  ?  «  Un  mot  seul,  continue-t-il  dans  les  lignes  qui  me  semblaient 
résumer  les  trois  caractères,  a  pu,  a  dû  me  faire  froncer  le  sourcil.  Ce  mot,  vous 
le  savez  (c'est  le  terme  :  déshonorant).  Mais  on  m'a  assuré  que,  dans  un  autre 
dictionnaire  que  le  mien,  qui  n'est  pourtant  pas  tout  à  fait  celui  de  l'Académie,. 
ce  mot  n'avait  pas  le  même  sens  que  je  lui  ai  toujours  donné.  Vous  dirai-je  toute 
ma  pensée  ?  On  m'avait  insinué  que  ce  portrait  n'était  pas  le  mien,  mais  celui 
d'un  homme  qui  me  semble  valoir  beaucoup  mieux  que  moi,  et  qui  est  loin  d'être 
aussi  heureux.  Cet  homme  est  aussi  votre  ami  (Pierre  Leroux)...  Mais  même 
votre  lettre  répond  à  l'idée  fausse  qu'on  m'avait  donnée  en  indiquant  au  portrait 
un  autre  original  que  moi  j>  (Corr.  Béranger t  11,205-6).  Mais  où  Béranger  a-t-ii 
lu  que  Sainte-Beuve  indique  au  portrait  un  autre  original  que  lui  ? 

3  Volupté,  309-310. 


—  90  — 

Sainte-Beuve  se  plaint  de  trouver  chez  lui  quelque  chose  qui 
«  obscurcit  ce  bel  ensemble,  comme  un  vent  opiniâtre  qui 
écorche  la  lèvre  au  sein  d'un  paysage  verdoyant.  C'est  que 
son  impétuosité  dans  ses  idées  est  extrême  ;  il  s'y  précipite 
avec  une  ardeur  qu'on  admire  d'abord,  mais  qui  lasse  bientôt, 
qui  brûle  et  altère.  C'est  son  seul  défaut...  Le  chrétien  parfait 
est  plus  calme  que  cela,  surtout  dans  les  produits  de  la 
pensée  ;  il  se  défie  de  V efficace  de  ses  propres  conceptions  et  de 
sa  découverte  d'hier  soir  touchant  la  régénération  des 
hommes...\  il  réserve  presque  toute  celte  fièvre  d'inquiétude 
pour  V œuvre  charitable  de  chaque  journée  ».  Après  avoir  ainsi 
rappelé  Lamennais  ;  —  car  le  son  de  cloche  est  toujours  le 
même,  —  à  ses  devoirs  de  prêtre,  aux  humbles  devoirs  d'une 
•charité  agissante,  Sainte-Beuve  lui  reproche  «  cette  mesqui- 
nerie un  peu  égoïste  qui  émiette  et  pointillé,  qui  retranche  à 
,  la  moindre  action  »  l.  La  peinture  était  transparente,  disais- 
$e  :  son  auteur  le  savait  bien,  et  s'en  est  vanté  *;  Lamennais 
ne  manqua  pas  de  s'y  reconnaître.  Ce  fut  même  pour  lui  l'oc- 
casion d'adresser  à  Sainte-Beuve  une  admirable  lettre  3  que 
le  critique  s'est  bien  gardé,  et  pour  cause,  de  citer  dans 
l'Appendice  de  Volupté,  parmi  les  témoignages  flatteurs  qu'il 
y  accumule  :  elle  eût  fait  plus  d'honneur  encore  à  son  auteur 
qu'à  son  destinataire.  Comme  je  n'ai  pas  les  mêmes  motifs  de 
la  garder  secrète,  et  comme  elle  constitue  un  document  de 
premier  ordre  non  seulement  sur  Volupté,  mais  encore  sur 
l'état  d'esprit  de  Lamennais  au  lendemain  de  l'Encyclique 
Singulari  nos,  le  lecteur  m'excusera  sans  doute  de  la  citer 
ici  tout  entière  : 

1  Béranger  fait  à  Lamennais  un  reproche  analogue  :  «  Le  fend  de  son  cœur  est 
excellent,  maigre  certaines  habitudes  qui  sentent  Végoïsme  naturel  à  sa  robe,  mais  qui 
chez  lui  n'ont  pu  prendre  racine  qu'à  la  superficie  »  (Béranger  et  Lamennais,  par 
Peyrat,  p.  108). 

*  Port.  Cont.,  I.  137  :  «  Vous  n'êtes  pour  rien  dans  aucun  de  ces  portraits, 
écrit  Sainte-Beuve  à  Béranger.  Il  y  en  a  deux  (à  l'endroit  qu'on  m'indiquait) 
(au  chap.  xxi  de  Volupté),  de  fort  clairs,  etc.  » 

3  Rev.  Contemporaine,  25  août  1885,  p.  509-510. 


—  si  — 

«  La  Chênaie,  30  juillet  1834. 

«  J'ai  lu  votre  livre,  mon  cher  ami.  D'autres,  dont  le  juge- 
ment a  plus  de  poids  et  plus  de  prix  que  le  mien,  vous  parle- 
ront du  mérite  littéraire  de  cet  ouvrage  qui  occupera  un 
rang  si  élevé  parmi  les  productions  du  même  genre.  Ils 
loueront  surtout,  je  crois,  la  vérité  et  la  délicatesse  d'obser- 
vation, l'analyse,  quelquefois  peut-être  un  peu  trop  déliée  ', 
des  sentiments  les  plus  intimes  et  les  plus  secrets  du  cœur, 
de  leurs  nuances  les  plus  fugitives,  l'art  infini  avec  lequel 
vous  poursuivez  dans  toutes  ses  fuites  et  découvrez  dans 
toutes  ses  retraites,  pour  le  forcer  de  -se  regarder  lui-même 
et  de  se  voir  tel  qu'il  est,  ce  sujet  merveilleusement  vain, 
divers  et  ondoyant,  que  Montaigne  avait  entrepris  de  peindre. 
Ils  admireront  aussi  ce  style  si  souple  et  si  riche,  cette  con- 
naissance si  profonde  du  tour,  de  la  phrase,  de  l'harmonie  et, 
pour  ainsi  parler,  des  mystères  de  notre  belle  langue,  qui 
devient  vôtre  tant  elle  vous  semble  propre.  Pour  moi,  je  ne 
veux  vous  entretenir  que  de  l'effet  moral.  Il  est  tel,  à  moi) 
avis,  que  le  plus  rigide  censeur  ne  trouverait  pas  un  reproche 
à  vous  faire.  Nui  ouvrage  ne  me  semble  plus  propre  à  ga- 
rantir l'imprudente  jeunesse  de  cette  grande  tentation  de 
Volupté,  à  la  retenir  sur  le  bord  de  ce  fleuve  de  feu  qui  em- 
brase la  terre,  comme  parle  Pascal.  Et  puis  d'un  bout  à 
l'autre,  mais  surtout  dans  le  second  volume  %  on  sent 
comme  une  bonne  odeur  de  christianisme  qui  rafraîchit 
l'âme  et  la  ranime.  Le  pauvre  voyageur  épuisé,  qui  serait 
peut-être  mort  sur  le  chemin,  reprend  des  forces  en  appre- 
nant que  là,  tout  près,  il  est  un  toit  où  le  plus  pur  amour  lui 
prépare  une  tendre  hospitalité;  où,  fatigué  de  la  route,  il 
trouvera  le  repos  et  un  doux  sommeil.  De  telles   pages  sont 

1  C'est  sans  doute  cette  critique  qui  a  donné  à  Sainte-Beuve  prétexte  d'écrire  : 
«  Le  livre  ne  plut  ni  à  Lamennais,  qui  le  jugea  trop  subtil,  ni  à  Lamartine,  etc.  » 
(Volupté,  Appendice,  399).  Le  lecteur  jugera  lui-même  si  ces  expressions  résument 
fidèlement  la  lettre  que  nous  citons. 

1  Les  intentions  de  l'ouvrage  n'avaient  donc  pas  échappé  à  Lamennais. 


—  92  — 

une  œuvre  de  charité,  une  œuvre  de  chrétien  f.  Il  y  a 
quelques  endroits  -,  un  surtout  3,  que  f  ai  pris  comme  une 
leçon,  comme  un  avertissement  de  frère  que  vous  me  donniez 
personnellement ,  et  je  vous  en  remercie.  Nous  avons  tous  si 
grand  besoin  d'être  avertis.  Xous  glissons  si  aisément  et  si 
vite  sur  la  pente  de  notre  caractère  !  Il  est  sur  qu'il  y  a  dans 
le  mien  une  certaine  impétuosité  opiniâtre  et  blâmable  que  je 
ne  me  suis  pas  asse\  appliqué  à  réprimer,  que  mes  idées  me 
préoccupent  trop,  que  je  les  pousse  en  avant  avec  trop  d'ar- 
deur. Je  ferai,  mon  ami,  tous  mes  efforts  pour  que  vos  bons  et 
sages  conseils,  dont  je  vous  remercie  encore  une  fois,  ne  soient 
pas  entièrement  perdus  \  Toutefois,  je  ne  pense  pas  tout  à  fait 
comme  votre  personnage  principal,  qu'il  ne  faille  s'occuper 
des  hommes,  pour  ainsi  dire,  qu'en  détail,  et  abandonner 
complètement  le  reste  à  une  puissance  fatale  ou  providen- 
tielle qui  exclurait  tout  concours  de  notre  action  propre  5. 
Mais  je  ne  veux  pas  entamer  là-dessus  une  dissertation  qui 
me  mènerait  trop  loin  et  vous  ennuierait  beaucoup.  Je  finirai 
donc  tout  simplement  en  vous  priant  de  m'aimer  toujours 
un  peu,  et  en  vous  assurant  que  mon  cœur  vous  rend  au 
double  et  au  delà,  cette  tendre  affection  que  je  sollicite  du 
vôtre.  «  F.  de  Lamennais.  » 

Cette  lettre,  en  ne  laissant  aucun  doute  sur  l'attribution, 
le  sens  et  la  portée  des  passages  de  Volupté  que  nous  avons 
indiqués  plus  haut,  met  en  lumière  les  vrais   sentiments  de 

1  Je  n'ai  pas  besoin  de  faire  remarquer  combien   ces  lignes  sont  caractéristiques 
un  mois  après  l'Encyclique  Singulari  nos  qui  condamnait  les  Paroles  d'un  Croyant. 
8  J'ai  cherché  à  mettre  ces  endroits  en  lumière.  Cf.  p.  h.  p.  82  et  seq. 

3  Le  portrait  d'Hervé,  évidemment. 

4  La  modération  relative  du  ton  dans  la  Préface,  des  Troisièmes  Mélanges  et  dans 
les  Affaires  de  Rome  ne  doit-elle  pas  être  attribuée  aux  sages  conseils  de  Sainte- 
Beuve  et  aux  insinuantes  critiques  signalées,  p.  h.  p.  85  ? 

5  Allusion  aux  p.  383-384  de  Volupté  ;  Sainte-Beuve  y  montre  l'impuissance  de 
chaque  génération  à  mouvoir  le  «  chariot  »  de  la  société,  bien  que  toutes  s'y 
attellent  avec  une  égale  ardeur,  au  risque  de  le  briser,  «  Nous  sommes  tous  nés 
dans  un  creux  de  vague  ;  qui  sait  l'horizon  vrai  ?  Qui  sait  la  terre  ?  »  {ïbid.,  385). 


—  93  — 

Sainte-Beuve.  Au  moment  même-  où  il  semble  le  plus  épris 
d'admiration  et  d'amitié  pour  les  trois  écrivains  qui  person- 
nifient alors  sa  propre  orientation  politique,  sociale  et  même 
religieuse,  au  moment  où  il  les  comble  publiquement 
d'éloges,  nous  le  saisissons  en  flagrant  délit  de  désaffection  à 
leur  égard.  Et  de  ses  trois  «  a«iis  »  auxquels  il  dit  des  vérités 
si  dures,  Lamennais  assurément  n'est  pas  le  moins  maltraité. 
Ses  disciples  eux-mêmes,  et  jusqu'à  l'abbé  Gerbet,  qui  paraît 
être  l'original  du  portrait  «  de  ce  docile  Timothée,  trop  mou 
et  trop  bénin  de  caractère,  trop  crédule  et  trop  simple  agneau 
devant  les  hommes  f  »,  participent  de  la  disgrâce  du  maître. 
Il  semble  donc  incontestable,  contrairement  à  ce  qu'on  avait 
cru  jusqu'ici  %  que  Sainte-Beuve,  après  un  partiel  retour  à 
Lamennais  en  même  temps  qu'au  Catholicisme,  s'en  écarte 
derechef  à  partir  de  l'Encyclique  Singulari  ?iosy  c'est-à-dire 
à  partir  de  juillet  1834;  et  que,  d'ailleurs,  ses  manifestations 
de  sympathie  à  leur  égard  depuis  un  an,  sous  l'influence  de 
l'Abbaye  aux  Bois,  étaient  plus  bruyantes  et  plus  affectées 
que  réelles. 

1  Volupté,  311.  Il  pourrait  bien  être  question  aussi  de  Potter,  Bore  ou  la  Provos- 
tave  (Causeries  du  Lundi,  ilotes  et  Pensées,  t.  XI,  p.  453,  n°  xxv).  On  entrevoit  ici 
l'influence  de  Lacordaire. 

2  M.  Michaut  (Sainte-Beuve  avant  les  Lundis,  298-299),  soutient  qu'il  reste  en- 
core des  traces  de  catholicisme  chez  Sainte-Beuve,  en  1835  ;  mais  les  textes  sur 
lesquels  il  appuie  cette  opinion  ne  me  paraissent  pas  concluants.  Le  plus  décisif  à 
cet  égard  serait  celui  des  Portraits  de  Femmes,  p.  1 1 1  :  «  Plus  tard...  M™e  de 
Staël  n'eût  pas  placé  hors  de  l'ancien  et  de  Y  uni  que  christianisme  le  moven  de  ré- 
génération sociale  qu'elle  appelait  de  ses  vœux.  »  Mais  «  unique  christianisme  » 
ne  signifie  pas  ici  catholicisme,  comme  le  suppose  M.  Michaut  ;  le  contexte  ne 
permettrait  de  lui  attribuer  ce  sens  que  si  Mme  de  Staël  était  devenue  catholique  à 
la  fin  de  sa  vie,  ce  qui  n'est  pas  :  il  faut  donc  entendre  :  le  seul  christianisme, 
dont  les  opinions  philosophiques  de  Mme  de  Staël  l'écartaient  encore.  —  Si,  en 
février  1835,  Sainte-Beuve  déclare  que  ses  sentiments  sont  «  avoisinants  le  ro- 
cher de  la  foi  »  (Xlle  Cor.,  28),  il  s'agit  évidemment  là  d'un  euphémisme  à 
l'usage  de  son  correspondant,  l'abbé  Barbe  ;  car,  en  juin  1835,  il  avoue  même  à 
Pavie  qu'il  est  «  loin  du  rocher,  à  la  merci  de  chaque  flot  »  (Th.  Pavie,  151).  La 
date  de  l'Encyclique  Singulari  nos  exclut,  semble-t-il,  toute  autre  interprétation^ 


IX 


Rupture  publique  avec  Lamennais. 

(Août  j 834-1 5  novembre  18 36). 


Un  autre  motif  va  précipiter  la  rupture  publique  :  l'amitié 
de  Lamennais  commence  à  embarrasser  ses  ambitions. 
C'est  l'époque  où  sa  Correspondance  nous  le  montre,  sollici- 
tant de  Guizot,  par  l'intermédiaire  de  Mme  Lenormant,  la  sup- 
pléance d'Ampère  à  l'Ecole  Normale,  ou,  à  son  défaut,  une 
chaire  de  Faculté  *.  Il  recueille,  il  est  vrai,  des  promesses  as- 
sez termes  du  ministre;  mais  on  lui  fixe  un  délai  d'un  an 
pour  composer  un  ouvrage  qui  justifie  de  sa  nomination  -.  Il 
est  homme  à  comprendre  à  demi-mot;  il  sait  que  la  condam- 
nation de  V Avenir  et  celle  des  Paroles  d'un  Croyant  ont  été 
obtenues  de  Rome  sur  les  instances  du  gouvernement  3;  il 
sent  qu'une  liaison  trop  étroite  avec  Lamennais  n'avancera 
pas  ses  affaires.  Il  recommence  donc  à  se  détacher  publique- 
ment. 

1  Sainte-Beuve,  Corr.,  24,  27,  29. 

2  Ibidem,  24. 

3  Cf.  Correspondant  du  25  janvier  1904.  L.  de  Lanzac  de  Laborie  cite  un  frag- 
ment emprunté  au  livre  de  Charles  Baille  sur  le  cardinal  de  Rohan  (Paris,  Perrin)  ; 
l'auteur  analyse  une  correspondance  entre  l'ambassadeur  de  France  à  Rome, 
marquis  de  Saint-Aulaire,  et  Casimir  Périer,  d'où  il  résulte  que  le  ministère 
insista  vivement  auprès  de  la  cour  de  Rome  pour  obtenir  la  condamnation  de 
V  Avenir. 


—  95  — 

Liszt  est  revenu  de  la  Chênaie,  lui  rapportant  un  mot 
affectueux  du  solitaire  :  «  Votre  retour  à  la  poésie,  que  vous 
avez  abandonnée  trop  longtemps,  nous  promet  quelques- 
unes  de  ces  belles  joies  de  l'âme  dont  on  a  aujourd'hui  plus 
besoin  que  jamais.  Si  j'étais  poète,  je  ne  ferais  que  chanter,, 
mais  je  voudrais  être  aussi  musicien  pour  que  mes  chants 
rassemblant  à  la  fois  tous  les  genres  d'harmonie,  ébranlent 
simultanément  toutes  les  puissances  de  l'homme.  Les  an- 
ciens, au  printemps  du  monde,  lorsque  tout  était  rieur,  ne 
séparaient  point  ces  deux  choses,  et  ils  avaient  raison  *.  » 

Ces  confidences  de  Lamennais  mettent  Sainte-Beuve  en* 
belle  humeur;  d'un  ton  badin,  qui  contraste  avec  son  admira- 
tion autrefois  si  respectueuse,  il  signale  à  Ampère  le  retour 
de  Liszt  «  qui  était  allé  chez  l'abbé  de  Lamennais  accompa- 
gner de  son  piano  les  méditations  philosophiques  du  prêtre 
poète  2  ».  Déjà  même  il  recommence  à  se  dérober  aux  mennai- 
siens,  sous  prétexte  de  travailler  3.  Il  affecte  dans  son  article 
sur  Molière  de  ne  «  porter  ni  éloge  ni  blâme  moral  »  de  l'in- 
différence religieuse  de  notre  grand  comique,  qui  va  jusqu'à 
l'hostilité  contre  le  Christianisme  *.  On  sent  que  l'occasion  lut 
manque  seule  d'accentuer  son  attitude  :  Lamennais  va  la 
lui  fournir.  Dans  une  lettre  du  24  janvier  1 835,  il  annonce  à 
Sainte-Beuve  qu'il  vient  d'écrire  «  une  préface  qui  précédera- 
de  vieux  articles  que  son  libraire  a  voulu  réimprimer.  Vous 
recevrez  ce  volume  quand  il  paraîtra,  ajoute-t-il,  c'est-à-dire 
bientôt3  ».  Défait,  la  célèbre  préface  des  Ti^oisibnes  Mélanges 
parut  en  tête  de  ce  recueil  d'articles  empruntés  en  majeure 
partie  à  Y  Avenir,  le  21  février  1 835  6. 

1  Rev.  Contemp.,  25  août  1885,  p.  510,  6  octobre  1834. 

2  Sainte-Beuve,  Corr.,  29  (18  déc.  1834). 

3  Correspondance  inédite  entre  Lamennais  et  le  baron  de  VitrolUs,  275,  29  dé- 
cembre 1834. 

4  Port.  Litt.,  II,  8  janvier  1835. 

5  Rev.  Contemp.,  25  août  1885,  511-12. 

6  Date  de  la  Bibliographie  de  la  France. 


-96- 

Après  s'être  félicité  de  ne  rien  rencontrer  en  soi  qui  résiste 
à  cette  admirable  impulsion  par  laquelle  toutes  les  croyances 
évoluent,  se  transforment,  et  qui  est  le  progrès  même,  La- 
mennais constatait  que,  dans  l'ordre  philosophique,  les  trois 
seuls  systèmes  concevables  et  relatifs  aux  bases  de  la  certi- 
tude avaient  été  réprouvés  par  le  Saint-Siège;  qu'en  ce  qui 
concerne  les  rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  sans  doute  le 
pouvoir  spirituel  et  le  pouvoir  temporel  doivent  être  indé- 
pendants chacun  dans  sa  sphère,  mais  que,  pour  assurer  cette 
indépendance,  il  faudrait  trouver  un  organe  chargé  de  juger 
les  conflits  des  deux  puissances,  le  Pape  ne  pouvant  être  juge 
dans  sa  propre  cause  sans  que  l'Etat  ait  toujours  tort  ;  et  que 
cet  organe  n'existe  pas.  Dans  l'ordre  proprement  ecclésiastique 
il  constatait,  sous  le  rapport  de  la  discipline,  qu'il  est  sans 
doute  catholiquement  nécessaire  que  le  Pape  possède  dans  sa 
plénitude  la  souveraine  puissance  de  gouverner  l'Eglise  con- 
formément aux  canons  ;  mais  qu'il  ne  l'est  pas  moins  que  les 
évêques  ne  soient  pas  réduits  au  rôle  de  délégués  ou  de  pré- 
fets du  Pape.  Par  rapport  à  la  doctrine,  enfin,  un  Pape  in- 
faillible lui  paraissait  compris  dans  la  notion  même  de 
l'Eglise  catholique  ;  et,  comme  le  Pape  n'est  pas  infaillible 
quand  il  parle  comme  docteur  particulier,  mais  seulement 
quand  il  est  l'organe  de  l'Eglise  universelle,  il  affirmait  qu'il 
faut  en  conséquence  un  moyen  de  discerner  certainement 
dans  les  paroles  du  Pape  celles  qui  lui  sont  personnellement 
propres  de  celles  qu'il  prononce  comme  organe  de  l'Eglise 
dont  il  est  le  chef;  et  que  ce  moyen  n'est  pas  encore  déter- 
miné. Il  notait  même  que  la  dernière  solution  qu'il  avait 
proposée  du  conflit  entre  les  deux  pouvoirs,  et  qui  consistait  à 
admettre  que  le  peuple  se  gouverne  lui-même,  ne  résolvait 
pas  la  difficulté,  puisque,  dans  ce  cas,  il  s'agissait  de  savoir 
comment  l'ordre  purement  civil  de  la  nation,  indépendant 
par  son  essence  de  l'autorité  spirituelle,  conserverait  son  in- 
dépendance vis-à-vis  de  l'Eglise.  Il  était  ainsi  conduit  à  élar- 
gir le  problème  et  posant  «  l'immense  question  des  rapports 


—  97  — 

de  l'humanité  tout  entière  avec  l'autorité  spirituelle  catholi- 
quement  conçue  !  »,  à  rechercher  comment,  «  le  système  ca- 
tholique étant  donné  »,  les  deux  ordres  de  liberté  et  d'obéis- 
sance «  également  légitimes,  également  nécessaires,  peuvent 
subsister  ensemble,  complets  tous  deux,  indépendants  tous 
deux  2  ».  Sur  ce  point  encore,  il  se  croyait  obligé  de  recon- 
naître «  qu'entre  la  hiérarchie  d'une  part,  et  l'humanité  libre, 
de  l'autre,  il  n'existe  aucun  juge  possible  »,  et  par  suite  «  nul 
moyen,  en  cas  de  conflit,  d'arriver  par  cette  voie  à  une  solu- 
tion 3  ». 

Mais  Lamennais  ne  se  contentait  pas  de  montrer  qu'en 
droit  les  questions  essentielles,  vitales  pour  le  catholicisme 
demeuraient  irrésolues  ;  il  prétendait  prouver  qu'en  fait  le 
Saint-Siège,  en  condamnant  les  doctrines  de  Y  Avenir,  en  re- 
fusant de  planter  la  croix  à  l'entrée  des  voies  de  mouvement 
social,  de  liberté,  de  science,  où  le  genre  humain  s'avance, 
en  préférant  au  contraire  s'appuyer  sur  le  passé,  avait  sacrifié 
les  intérêts  spirituels  du  catholicisme  à  ses  propres  intérêts 
temporels.  Il  ajoutait  que  toute  la  politique  de  la  papauté 
consiste  à  sanctionner  soit  du  côté  des  peuples,  soit  du  côté 
des  rois,  les  résultats  acquis  par  la  force4.  Enfin  en  politique 
il  affirmait  que  désormais  il  ne  tenait  plus,  comme  aupara- 
vant, la  monarchie  héréditaire  pour  compatible  avec  la  li- 
berté, mais  qu'il  réclamait  la  république,  seul  genre  de  gou- 
vernement désormais  possible  en  France  5.  Et  il  partait  de  là 
pour  signaler  avec  une  véhémente  indignation  «  les  turpi- 
tudes, l'exploitation  des  places,  les  sales  tripotages  de  bourse 
et  de  budget,  les  dilapidations,  les  corruptions  publiques  et 
secrètes  »,  enfin  les  nécessités  honteuses  auxquelles  au  de- 

1  Troisièmes  Mélanges,  Préface,  35. 

5  Ibidem,  57. 

3  Ibidem,  42. 

4  Je  n'ai  pas  besoin  de  faire  observer  que   je  me  borne  ici  à  un  exposé  stricte- 
ment historique,  laissant  au  lecteur  le  soin  d'apprécier  les  doctrines. 

5  Troisièmes  Mélanges ,  Préface,  91. 


-  98  - 

dans  comme  au  dehors  le  principe  dynastique  avait  été  con- 
duit pour  sa  propre  conservation  '  :  à  l'intérieur,  impôts  écra- 
sants, suppression  en  fait  de  la  liberté  de  la  presse,  de  la  li- 
berté d'association,  de  la  liberté  d'enseignement,  de  la  liberté 
personnelle  abolie  par  la  prévention  ;  à  l'extérieur,  effort 
unique  pour  se  faire  admettre  au  rang  des  légitimités  euro- 
péennes, et  dans  cette  intention  «  se  faire  sergent  de  ville  et 
mouchard  pour  veiller,  sous  les  ordres  de  la  Sainte- 
Alliance,  au  salut  de  l'absolutisme  a  ».  Jamais  encore 
n'avait  été  plus  violemment  flétri  que  dans  les  dernières 
pages  de  cet  écrit,  le  système  «  dont  la  France  subit  l'inex- 
primable honte  3  ». 

L'amitié  de  Lamennais  devenait  compromettante  :  quelle 
situation  officielle  espérer,  si  l'on  prêtait  l'oreille  à  de  telles 
violences?  Sainte-Beuve  observa  donc  d'abord  à  l'égard  de 
cette  publication  retentissante  un  silence  prudent.  Mais  à  ses 
intimes  —  à  ceux  du  moins  qu'il  sait  devoir  faire  bon  accueil 
à  de  telles  confidences  —  il  marque  combien  il  désapprouve 
ces  emportements.  «  Oh  que  je  hais  ces  rôles  d'agitateur,  de 
tragédien,  de  gladiateur,  comme  vous  voudrez  les  appeler  4  », 
écrit-il  à  son  ami  Pavie.  Et  il  ajoute  cette  apostrophe  véhé- 
mente :  «  Vous,  prêtre,  vous,  sage,  qu'êtes-vous  devenu  ? 
C'est  que  vous  n'étiez,  au  fond,  ni  prêtre  ni  sage;  c'est  que 
vous  n'étiez  qu'un  artiste  admirable...;  c'est  que,  si  vous  avez 
l'avantage,  comme  talent,  de  ne  pas  vieillir,  vous  avez  l'in- 
convénient comme  esprit  de  ne  pas  mûrir.  »  Déjà,  dans  son 
article  Du  génie  critique  et  de  Ba/le,  Sainte-Beuve  glisse 
un  avertissement  voilé  à  l'adresse  de  Lamennais  :  «  Gare  aux 
retours,  s'écrie-t-il,  que  Jurieu  se  méfie  :   l'infidélité  est  un 


1  Troisièmes  Mélanges,  Préface,  93. 

2  Ibidem,  98. 

3  Ibidem,  99. 

4  Th.  Pavie,  168.  Biré,  V.  Hugo  après  1830,  l,    159,  26  septembre  1835.   Cf 
Michaut,  p.  299-300. 


—  99  — 

trait  de  ces  esprits  divers  et  intelligents  ■  ».  Ailleurs  il  range 
Villemain  parmi  les  talents  distinguée,  «  novateurs  avec 
décence  *  ».  Enfin  le  ier  septembre  i836,  il  e'crit  à  Pavie  que 
«  plante'  là  »  par  Lamennais,  il  s'en  est  consolé  3.  «  Il  nous  a 
versés  dans  le  fossé  et  nous  a  plantés  là  après  avoir  éteint  la 
lanterne  »,  disait-il  en  faisant  allusion  aux  doutes  qu'expri- 
maient les  Troisièmes  Mélanges.  La  rupture  est  consommée 
et  presque  affichée  par  lui  depuis  cette  publication.  Il  ne 
semble  pas  qu'il  ait  répondu  à  la  lettre  que  Lamennais  lui 
adressa  le  24  janvier  i835  4  :  leur  correspondance  s'arrête 
là. 

Je  ne  saurais  donc  adopter  l'opinion  de  M.  Michaut5  ni 
celle  de  M.  V.  Giraud  6  qui  tiennent  pour  décisive  sur  l'es- 
prit de  Sainte-Beuve  la  publication  des  Affaires  de  Rome  et 
la  rupture  de  Lamennais  avec  l'Eglise.  Depuis  la  pièce  de  vers 
du  12  août  i832  et  l'Encyclique  Mirari  vos,  ainsi  que  j'es- 
père l'avoir  établi,  Sainte-Beuve  s'était  détaché  de  Lamen- 
nais et  du  catholicisme.  Comment  donc  une  décision  de  La- 
mennais, dont  il  ne  subissait  plus  l'action,  aurait-elle  pu  in- 
fluer sur  des  croyances  qu'il  n'avait  plus?  S'agit-il  même  des 
relations  entre  Lamennais  et  Sainte-Beuve?  Ce  n'est  pas  en 
i836,  mais  bien  en  février  i835  qu'elles  ont  été  brusquement 
interrompues,  et,  de  la  part  de  Sainte-Beuve,  pour  des  rai- 
sons d'intérêt  personnel  faciles  à  soupçonner.  Mais  la  sépa- 
ration véritable,  l'irréparable  cassure  avait  eu  lieu  bien  avant, 

1  Fort.  Litt.,  i«  déc.  1835. 

2  Port.  Cont.,  II,  360,  Ier  janvier  1836. 

3  Biré,  V.  Hugo  après  1830,  II,  82.  Th.  Pavie,  180. 

4  Rev .  Contemp.,  25  août  1885,  p.  511. 

5  Michaut,  Sainte-Beuve  avant  les  Lundis,  p.  308-9  :  «  Il  serait,  je  crois,  difficile 
d'exagérer  l'importance  que  la  rupture  définitive  de  Lamennais  avec  l'Eglise  a  eu 
pour  Sainte  Beuve.  »  Il  faudrait  dire,  il  me  semble,  sur  l'attitude  publique,  affi- 
chée de  Sainte-Beuve  ;  car  pour  les  idées  et  les  sentiments,  c'est  une  autre  affaire. 

6  Dans  l'Avant-Propos  de  sa  «  Table  alphabétique  et  analytique  des  Premiers 
Lundis,  des  Portraits  Contemporains  et  des  Nouveaux  Lundis  »,  in-12,  Calmann- 
Lévy,  1903. 


—    100   — 

dès  l'apparition  de  l'Encyclique  Mirari  vos,  en  août  1 8 3 2  * . 
Comment  donc  cette  erreur  a-t-elle  pu  s'accréditer  au  point 
d'être  admise  par  les  érudits  les  plus  consciencieux  ? 

La  responsabilité  en  revient  à  Sainte-Beuve.  Les  Affaires 
de  Rome  lui  fournirent  en  effet  l'occasion  qu'il  attendait  de 
consacrer  publiquement  —  et  à  son  avantage  —  la  situation 
créée  par  lui.  L'ouvrage  avait  paru  le  5  novembre  1 836  ;  le  1 5, 
Sainte-Beuve  publiait  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  un  ar- 
ticle où  Lamennais  pouvait  lire  le  passage  suivant  : 

«  Je  n'ai  ni  la  prétention,  ni  le  désir  d'exercer  aucune  in- 
fluence sur  l'opinion  d'autrui  »,  (dit  Lamennais).  «Mais  quoi? 
de  l'oubli  encore?  quoi?  vous,  apôtre  par  excellence,  vous, 
l'homme  de  la  certitude,  prêtre  fervent  qui  ne  cessiez  de  nous 
exhorter,  vous  n'avez  nul  désir  d'exercer  influence  sur  au- 
trui !  Est-ce  bien  possible  d'abdiquer  brusquement  de  la 
sorte,  et  cela  vous  était-il  permis?  Rien  n'est  pire,  sachez-le 
bien,  que  de  provoquer  à  la  foi  les  âmes  et  de  les  laisser  là  à 
Timproviste  en  délogeant.  Rien  ne  les  jette  autant  dans  ce 
scepticisme  qui  vous  est  encore  si  en  horreur,  quoique  vous 
n'ayez  plus  que  du  vague  à  y  opposer.  Combien  j'ai  su  d'âmes 
espérantes  que  vous  teniez  et  portiez  avec  vous  dans   votre 

1  II  ne  sera  sans  doute  pas  inutile  de  résumer  ici,  en  quelques  mots, cette  partie 
de  mon  étude  :  en  août  1832,  sous  l'influence  des  premiers  succès  de  sa  passion 
et  sous  prétexte  de  l'Encyclique  Mirari  vos,  Sainte-Beuve  s'éloigne  de  Lamennais 
et  du  catholicisme  ;  de  septembre  1833  à  juillet  1834,  il  s'en  rapproche,  mais  en 
apparence  seulement  (comme  en  témoignent  les  pages  de  Volupté  commentées  au 
chap.  vin  de  la  présente  étude);  car  sa  liaison,  au  fond,  l'en  tient  toujours  éloi- 
gné ;  l'Encyclique  Singulari  nos,  en  juillet  1834,  fournit  un  prétexte  suffisant 
pour  accentuer,  à  l'égard  du  catholicisme,  un  mouvement  de  recul  dont  les  der- 
nières pages  de  Volupté  portent  déjà  la  trace,  et  la  préface  des  Troisièmes  Mélanges, 
pour  rendre  manifeste,  au  moins  dans  l'intimité,  la  rupture  avec  Lamennais. 
Donc  :  rupture  véritable  (passionnelle)  avec  le  catholicisme  et  Lamennais  en 
août  1832  ;  seconde  rupture  indiquée  avec  le  catholicisme,  en  juillet  1834,  avec 
Lamennais,  en  février  1835  ;  rupture  affichée,  publique,  retentissante,  mais  pour 
la  parade  seulement  et  la  galerie  des  naïfs  (au  nombre  desquels  Lamennais),  après 
les  Affaires  de  Rome,  en  novembre  1836.  Les  ressorts  cachés  de  tous  ces  mouve- 
ments sont  la  passion  et  V intérêt. 


—    101    — 

besace  de  pèlerin,  et  qui,  le  sac  jeté  à  terre,  sont  demeurées 
gisantes  le  long  des  fossés!  L'opinion,  et  le  bruit  flatteur,  et 
de  nouvelles  âmes  plus  fraîches  comme  il  s'en  prend  toujours 
au  génie,  font  beaucoup  oublier  sans  doute,  et  consolent  : 
mais  je  vous  dénonce  cet  oubli,  dut  ce  cri  paraître  une 
plainte  1.  » 

Eh  bien  non,  ce  cri  n'était  pas  une  plainte,  mais  une 
phrase.  Si  la  rupture  de  Lamennais  a  égaré  des  âmes,  celle 
de  Sainte-Beuve  n'était  pas  de  ce  nombre.  Quand  on  a  suivi 
comme  nous  l'avons  fait  ses  marches  et  contre-marches  de- 
puis i832  ;  quand  on  a  éclairé  ses  «  conversions  »  à  la  lumière 
de  Volupté,  on  sait  trop  à  quoi  s'en  tenir  ;  Sainte-Beuve  a 
abandonné  Lamennais  condamné  avant  de  s'écarter  de  La- 
mennais apostat;  les  Encycliques  l'ont  dégoûté  d'un  catholi- 
cisme dont  ses  passions  contrariées  lui  faisaient  sentir  la 
gêne;  ce  ne  sont  pas,  comme  il  l'insinue,  les  Affaires  de  Rome 
qui  l'en  éloignent.  Pourquoi  donc  cette  comédie?  Quand  une 
liaison  d'amitié  a  été  ce  que  fut  la  sienne  avec  l'auteur  de 
l'Essai,  quand  certaines  paroles,  certaines  assurances  ont 
été  échangées,  —  quand  on  a  reçu  certaines  marques  d'arfec- 
tion  — ,  briser  avec  tout  ce  passé  ne  laisse  pas  sans  inquié- 
tude pour  sa  piopre  réputation.  Il  faut  créer  un  alibi  moral, 
et  faire  mettre  tant  de  dureté  au  compte  de  beaucoup  de  tour- 
ments. Aucune  insinuation  ne  coûtera  pour  arriver  à  cette 
tin.  Il  faudra  que  Lamennais  ait  tort,  non  pas  seulement  sur 
le  terrain  des  faits,  mais,  ce  qui  est  beaucoup  plus  contestable, 
d'un  point  de  vue  purement  logique  :  «  Dans  cette  volonté 
de  fer,  dans  cette  chaîne  logique  d'airain,  dans  cette  vie 
constamment  austère  et  intègre,  il  y  a  eu  un  moment  ou  tout 
s'est  brisé,...  oui,  tout  2  !...  il  y  a.  eu  une  paille  qui  a  ;ait  dé- 

1  Port.  Cont.,  I,  265. 

2  II  y  .1  ici  une  insinuation  perfide  :  si  tout  est  rompu  (et  avec  quel  soin  Sainte- 
Beuve  met  en  relief  son  :  oui,  tout!)  la  vie  n'est  donc  plus  austère,  ni  intègre. 
L'insinuation  prend  toute  sa  portée  si  on  la  rapproche  dn  passage  de  son  journal, 
datant  de  la  même  époque,  où  Sainte-Beuve  déclare  que  chez  Lamennais  «  il  y  a 

LA   CLEF   DE    a    VOLUPTÉ    »  5 


—    102  — 


faut,  et  les  mille  anneaux  du  métal  ont  jonché  la  terre...  '  ». 
Et  d'un  bout  à  l'autre  de  ces  pages  le  critique  s'acharne  à 
montrer  que  Lamennais  est  en  dehors  du  développement  ra- 
tionnel; que  sa  foi  antécédente  devait  le  conduire  à  accepter 
la  condamnation  pontificale,  à  croire  que  les  germes  qu'il 
avait  semés  ne  seraient  pas  perdus,  mais  que,  du  moment  où 
le  pape  infaillible,  agissant  peut-être  aveuglément  et  par  des 
ressorts  intermédiaires  humains,  mais  d'après  une  direction 
divine  cachée,  proclamait  l'entreprise  inopportune,  il  fallait 
bien  qu'il  y  eût  utilité  dans  ce  retard.  Il  insiste  surtout  sur  la 
faiblesse  de  griefs  de  Lamennais  contre  Rome,  qui  ne  sau- 
raient expliquer,  pense-t-il,  la  brusque  abolition  de  ses 
croyances,  et  qui  sont  tels  que  l'auteur  de  Y  Indifférence  ou  le 
directeur  de  Y  Avenir  n'auraient  fait  que  s'en  jouer.  Comme 
s'il  pouvait  ignorer  que  Lamennais  avait  été  catholique  pour 
certaines  raisons  définies  dont  la  disparition  entraînait  celle 
de  sa  toi  !  Mais  ne  faut-il  pas  signaler  «  la  faiblesse  de  l'esprit 
humain,  au  moment  du  plus  grand  talent  dans  les  grands 
hommes  2  ?  » 

eu  solution  de  continuité  dans  la  région  de  l'intelligence  »,  et  que  «  c'est  par  la 
physiologie  qu'il  le  faut  expliquer  »  (Lundis,  XI,  450,  n.  20). 

1  Port.  Cont.,  I,  258. 

2  Ibidem,  271. 


Dernières  rencontres. 

(1837-1848). 


Sainte-Beuve,  malgré  tant  d'adresse,  n'en  fut    pas   moins 
quelquefois  embarrassé  de  son  personnage  :  «  Je  l'ai  rencon- 
tré depuis,  disait  Lamennais,  dans  le  quartier  de  l'Odéon  :  il 
a  d'abord  balbutié  je  ne  sais  quoi,  puis,  tout  interloqué,  il  a 
baissé  la  tête  »  4.  «  Si  je  parus  embarrassé,  ce  dut  être  pour 
lui  et  non  pour  moi  »,  répondit  Sainte-Beuve  dans  une  longue 
note  apologétique  publiée  à  la  suite  de  l'article  sur  les  Af- 
faires de  Rome  dans   les   Portraits  Contemporains  2.    «  De 
quoi  pouvais-je  avoir   à   rougir  en  sa  présence  ?»  —  De  cet 
abandon  public  et  brutal,  sans  respect  pour  votre  passé  com- 
mun, et  de  cette  hypocrite  insinuation  dont  Lamennais  con- 
naissait trop  bien  la  valeur.  —  «  Je  n'avais  pas  été  le  premier 
à  le  rechercher  au  début  de  notre  liaison  ;  lui-même  m'avait 
fait  par  Victor  Hugo  des  avances  dès  le  temps  des  Consola- 
tions».—  Avances  du  prêtre  au  pécheur,  et   suggérées  très 
vraisemblablement  par  vous.  «  Je  l'avais  pris  avec  vivacité  et 
sympathie   par  tous  les  points  desquels  je  pouvais  me  rap- 
procher, et  qui  m'offraient  un  moyen  de  correspondre.  »  Sa- 
tisfaction d'orgueil  et  de  curiosité,  en  même  temps  qu'intérêt 

1  N.  Peyrat,  Etranger  cl  Lamennais  (Paris,  Meyrueis,  1862),  121. 
1  Port.  Cont.y  I,  272. 


—  104  — 

de  votre  passion  ;  vous  en  aviez  fait  votre  étiquette;  mais,  ne 
vous  en  déplaise,  la  vivacité  des  sentiments,  la  sympathie  vé- 
ritable était  chez  lui,  non  chez  vous.  «  Je  m'étais  efforcé  de 
multiplier  ces  «  points  d'attouchements  »  comme  les  appelle 
Lavater  dans  son  manuel  de  l'amitié  ».  —  Etait-ce  quand  vous 
refusiez  de  l'accompagner  à  Rome,  ou  quand  vous  vous  ren- 
diez introuvable  pour  Montalembert,  ou  quand  vous  décliniez 
ses  invitations  réitérées  de  le  rejoindre  à  la  Chênaie  ?  Ou 
quand  vous  lui  conseilliez  de  s'embarquer  pour  l'Amérique? 
«  Je  n'avais  eu,  dès  son  premier  pas  dans  le  libéralisme,  que 
d'excellents  et  chauds  procédés  envers  lui.  »  Vous  étiez 
Saint-Simonien,  quand  il  rit  ce  premier  pas  ;  ce  fut  une  bonne 
fortune  pour  vous  de  rencontrer  cette  nuance  de  mennaisia- 
nisme,  qui  vous  permit  de  rentrer  en  grâce  rue  Notre-Dame- 
des-Champs,  sans  vous  contredire  trop  ouvertement.  Vous 
vous  vantez  de  lui  avoir  rendu  de  bons  offices  littéraires  ?  Un 
seul  fait  justifierait  cette  expression  ?  votre  intervention  pour 
supprimer  certain  passage  des  Paroles  d'un  Croyant  ;  mais 
justement,  vous  avez  altéré  la  vérité  sur  ce  point.  «  De  son 
côté,  il  n'avait  cessé  de  m 'exhorter  directement  ou  indirecte- 
ment à  me  fixer,  à  croire  ».  Vous  ne  l'aviez  pas  recherché 
sous  un  autre  prétexte.  «  Mais,  je  le  demande,  que  pouvais- 
je  faire  lorsque  je  le  vis  aller  tomber  tout  d'un  bond  du  ca- 
tholicisme dans  l'extrême  démagogie?  Il  y  avait  de  quoi  être 
embarrassé,  vraiment,  et  de  quoi  baisser  la  tête.  »  Nul  ne  le 
croira  maintenant;  car  son  attitude  était  peu  mesurée  sans 
doute,  excessive,  passionnée,  d'accord  ;  elle  était  du  moins 
loyale;  ce  n'est  pas  de  cette  épithète  qu'on  peut  qualifier  la 
vôtre. 

Désormais  Sainte-Beuve  ne  laissera  guère  échapper  l'occa- 
sion de  quelque  coup  d'épingle  à  l'adresse  de  Lamennais. 
Dans  son  article  sur  MmC  de  Kriidner,  il  rapproche  son  nom 
de  celui  de   Fourier  '  :  «  Je  ne  comprends  rien...,  écrit  à  ce 

1  Portraits  de  Femmes,  405,  Ier  juillet  1837. 


—    ICK    


propos  Lamennais,. au  bizarre  rapprochement  des  noms  qu'il 
fait  arriver..,  En  ge'ne'ral,  il  recherche  plus  la  singularité  que 
la  justesse  l.  »  En  octobre  1837,  Sainte-Beuve  s'entretient  avec 
Vinet,  à  propos  de  Lamennais,  de  «  l'espèce  de  contradiction 
qu'on  peut  voir  entre  l'art,  la  littérature  d'une  part,  et  la  mo- 
rale, le  sérieux  pratique  de  l'autre  »  -.  Une  autre  fois,  il  montre 
Lamennais  à  Paris,  dans  une  chambre  de  garçon,  rue  de  Ri- 
voli, «  pouvant  méditer  tout  à  son  aise  sur  la  ruine  des  re- 
nommées ou  du  moins  des   influences  ».  Il  colporte  à  son 
sujet  de  trop  évidentes  et  trop  grossières  calomnies  :  «  On 
me  citait  de   lui  l'autre  jour,  écrit-il,  un  trait  qui   le  peint, 
lorsqu'il  était  encore  à  la  Chênaie.  Il   voulait  se  faire  un  ca- 
chet. Un  chêne  en  éclats  brisé  par  la  fondre,  avec  cette  devise  : 
Je  romps  et  ne  plie  pas3.»  Il  se  moque  de  l'enthousiasme  de 
Georges  Sand  pour  lui  et  l'accuse  de  sacrifier  «  aux  nouveaux 
dieux  ivres  de  l'encensoir  »  4.  Il  signale  ailleurs,  et  en  quels 
termes,  le  petit   incident    qui  causa   entre  Georges  Sand  et 
Lamennais  une  brouille  passagère.  —  Lamennais  se  taisait. 
Pourtant,    un   rapprochement  eut  lieu   entre  eux.  Sainte- 
Beuve  rencontra    Lamennais,   et   même   dîna  avec  lui  chez 
d'Ortigue  ;  lui-même  nous  l'a  raconté  :  «  Il  m'engagea  à  le  vi- 
siter, et  je  le  retrouvai  rue  Tronchet  à  son  quatrième,  tout  à 
fait  le  même  que  je  l'avais  connu  autrefois,  naturel  et  affec- 
tueux. Je  le  dis  à  son  éloge,  il  m'avait  tout  à   fait  pardonné 
mes  libertés  de  plume  »  \  Sainte-Beuve  n'était  pas  homme  à 
comprendre  ce  qu'il  y  avait  de   noblesse  et  de  hauteur  d'âme 
dans   une   telle    indulgence.  Les  relations    d'ailleurs  furent 
presque  aussitôt  abandonnées  que  reprises  :  Sainte-Beuve  ne 
revit  plus  Lamennais  jusqu'à  sa  mort. 

1  Port.  Cont.,  I,  274,  N. 

2  Revue  des  Deux- Mondes,  15  oct.  1903,  p.  759  (Lettres  inédites  de  Sainte-Beuve 
à  M.  et  Mnie  Juste  Olivier). 

3  Ibidem,  Ier  nov.  1Q03,  p.  25). 

4  Revue  des  Deux-Mondes,  icr  juillet  1904,  p.  144-5. 

5  Port.  Cont.,  I,  274. 


—  io6  — 


* 


Il  a  suffi,  —  j'espère  l'avoir  montré,  —  de  soulever  le  voile 
jusqu'ici  baissé  de  «  Volupté»,  pour  découvrir  les  secrets  mo- 
biles des  conversions  de  Sainte-Beuve  et  de  ses  attitudes  si 
diverses  entre  1827  et  i836.  La  vie  intellectuelle  n'a  été  porur 
lui,  durant  cette  période,  qu'un  reflet  de  la  vie  sentimentale  ; 
elle  en  exprime  les  inquiétudes,  les  contradictions,  les   con- 
trariétés et  les  hontes.  S'il  se  prend  d'abord  d'une  si  ardente 
amitié  pour  Victor  Hugo,  c'est,  indépendamment  de  ses  am- 
bitions littéraires,  parce  qu'il  entrevoit  près  de  lui  la  possibi- 
lité d'une  passion  qui  lui   manque    seule,  pense-t-il,  pour  le 
consacrer  poète  ;  et  sa  première  conversion   n'est  qu'un  pre- 
mier pas  vers  l'amour  par  le  mysticisme.  Lamennais  lui  serait 
alors  un  auxiliaire  inconscient  et  précieux,  il  désire  donc  le 
connaître.  Mais  ses  assiduités  échouent  devant  une  indiffé- 
rence qui  l'irrite;  il  craint  de  s'être  fourvoyé  dans  une  im- 
passe. La  révolution  de  juillet  lui  fournit  l'occasion  cherchée 
d'une  bouderie  habile,  dont  le  Saint-Simonisme  lait  les  frais. 
Puis,  les  événements  prenant  une  tournure  différente  de  celle 
qu'il  avait  d'abord  redoutée,  il  se  laisse  ramener  rue  Jean- 
Goujon  par  les  instances  de  Victor  Hugo.  Les  circonstances 
de  ce  retour  lui  tont  craindre  un  moment  d'avoir  commis  une 
maladresse,  et  d'avoir  à  tout  jamais  détruit  l'amitié  de  celle 
dont  il  voulait  exciter  l'amour  :  quel  moyen  de  sauver  la  si- 
tuation, sinon  de  mettre  à  profit  le  trouble  où  ces  inquiétudes 
l'ont  jeté,  de  se  laisser  convertir  encore,  et  de  s'insinuer  de 
nouveau  sous  ce  prétexte  à  moitié  sincère  dans  une  confiance 
en   partie  perdue?   Lamennais  est  l'instrument  de  cette  ma- 
nœuvre, comme  les   Saint-Simoniens   l'étaient   de    la  précé- 
dente. Celle-ci  a  plus  de  succès  :    Sainte-Beuve  y  gagne  un 
roman  où  s'exprimera  son  rêve,  et  —  résultat  presque  ines- 
péré —  il  obtient  la  réalité  bien  différente  qu'il   souhaitait. 
Dès  lors,  sa  passion  fixée  et  satisfaite,  il  ne  songe  plus  qu'à  se 


—  107  — 

débarrasser  des  instruments  dont  il  s'est  servi.  Il  profite  de 
la  liaison  de  V.  Hugo  avec  Mlle  Drouet  pour  se  séparer  de  lui. 
Après  l'Encyclique  Mirari  vos,  il  s'éloigne  de  Lamennais  et 
du  catholicisme,  et  si  l'influence  de  l'Abbaye  aux  Bois  l'en 
rapproche  un  instant,  après  l'Encyclique  Singulari  nos  la 
rupture  n'en  est  que  mieux  décidée.  Accomplie  discrètement 
après  les  Troisièmes  Mélanges,  elle  est  publiquement  dénon- 
cée par  Sainte-Beuve  dans  son  article  sur  les  Affaires  de 
Rome. 

La  passion  est  donc  l'unique  ressort  qui  fait  agir,  vivre  et 
penser  Sainte-Beuve  pendant  ces  années  troublées.  11  fallait, 
je  le  crois,  que  cette  vérité  fût  dite  et  démontrée  :  non  qu'il 
convienne  d'abaisser  une  réputation  qui  n'a  du  reste  plus 
rien  à  perdre  à  ce  genre  de  révélations  ;  mais  Sainte-Beuve 
n'a  pas  su  ou  n'a  pas  voulu  épargner  ceux-là  mêmes  dont  il 
s'était  le  plus  servi.  En  les  quittant,  il  s'est  efforcé  de  jeter 
sur  eux  le  discrédit  du  ridicule  et  de  l'odieux;  l'épargner, 
c'est  donc  laisser  peser  des  soupçons  sur  des  caractères 
élevés,  comme  celui  de  Lamennais,  de  la  candeur  desquels 
il  s'est  joué.  La  critique  a  un  rôle  d'équité  à  remplir  :  il  n'im- 
porterait certes  pas  de  montrer  que  les  Conversions  de 
Sainte-Beuve  ont  été  —  quelques  jours  de  franchise  mis  à  part 
—  d'adroites  comédies,  et  son  amitié  pour  Lamennais  une 
duperie,  s'il  ne  s'était  vanté  dans  la  suite  d'avoir  tenu  près 
de  ce  dernier  un  rôle  qu'il  n'a  pas  eu,  de  lui  avoir  rendu  de 
bons  offices  que,  vérification  faite,  il  ne  lui  a  pas  rendus,  et 
s'il  ne  l'avait  accusé  de  l'avoir,  par  sa  défection,  distrait  d'une 
foi  à  laquelle  il  avait  dès  longtemps  renoncé.  De  telles  altéra- 
tions de  la  vérité  qui  n'allaient  à  rien  moins  qu'à  troubler  de 
remords  injustifiés  une  conscience  déjà  profondément 
malheureuse  et  déchirée,  et  à  mettre  des  armes  entre  les 
mains  des  adversaires  d'un  homme  qui  lui  avait  prodigué  les 
trésors  d'une  trop  confiante  bonté,  de  telles  calomnies  appe- 
laient irrésistiblement  la  lumière. 

Après  tout,  Sainte-Beuve  a  été  —  quelques  jours  sur  neuf 


—  io8  — 

années  —  sincèrement  ému  et  porté  à  la  piété  et  au  repentir, 
lorsqu'il  put  craindre  d'avoir  à  jamais  détruit,  par  une  im- 
prudente manœuvre,  les  espérances  de  sa  passion  :  c'est 
beaucoup  pour  lui,  et  il  lui  sera  sans  doute,  en  faveur  de  ce 
rare  accident,  beaucoup  pardonné. 


APPENDICE 

Rectification  se  référant  à  la  note  1,  page  15. 

•M.  Michaut,  qui  me  fait  l'honneur  de  suivre  avec  soin  ma  pu- 
blication, me  fait  observer,  qu'il  «  ne  pense  pas  du  tout  que  Hugo  ait 
eu  une  action  exclusive  sur  la  première  conversion  de  Sainte-Beuve, 
et  que  nulle  part  il  n'a  essayé  d'éliminer  l'influence  de  Mme  Hugo. 

Il  est  vrai  qu'il  a  esquivé  la  question  des  rapports  de  Sainte-Beuve 
et  de  Mme  Hugo,  mais  il  l'a  fait,  me  .dit-il,  sciemment,  et  son  si- 
lence à  cet  égard  a  pour  cause  la  réserve  à  laquelle  une  thèse  de 
doctorat  est,  sur  certains  sujets,  condamnée.  Il  faut  donc  lire,  dans 
une  certaine  mesure,  à  travers  les  lignes  de  son  ouvrage  ;  voilà  du 
reste  ses  explications  à  cet  égard  :  «  là  où  je  dis  Hugo,  il  faut  en- 
tendre, selon  les  cas,  Hugo  seul,  ou  le  ménage  Hugo.  A  la  page  189 
si  je  n'ai  pas  cité  nommément  Mme  Hugo,  je  n'ai  rien  dit  qui 
Pexclue,  et  mon  avis  sur  son  influence  est  tout  à  fait  conforme  au 
vôtre  ». 

Je  suis  trop  heureux  de  rencontrer  sur  ce  point  un  allié,  et  un 
allié  tel  que  M.  Michaut,  là  où  je  craignais  de  trouver  un  adver- 
saire, pour  ne  pas  fournira  l'auteur  de  Sainte-Beuve  avant  les  Lundis 
une  rectification  d'ailleurs  si  justifiée. 

APPENDICE 

se   référant  à  la  note  3  de  la  page   56. 

BONALD  ET  VICTOR  HUGO 

Le  portrait  du  marquis  de  Couaën,  qui,  dans  Volupté,  tient  la 
place  de  Victor  Hugo,  renferme  le  passage  suivant  : 

«  Le  premier  jour  que  je  l'allai  visiter  (c'est  Amaury  qui  parle 


—   I  io  — 

et  il  s'agit  du  marquis)  quand  nous  entrâmes  dans  sa  bibliothèque, 
un  livre  récent  était  ouvert  sur  la  table  :  j'en  regardai  le  titre,  j'y 
cherchai  le  nom  de  l'auteur,  depuis  célèbre  :  «  Quel  est  ce  gentil- 
homme de  l'Aveyron  ?  lui  dis-je.  —  Ah  !  répondit-il,  une  de  mes 
connaissances  de  jeunesse  dans  le  Midi,  une  profonde  tête,  et  opi-* 
niâtre  !  Toutes  les  théories  de  morale  et  de  politique  de  nos  philo- 
sophes supposaient  je  ne  sais  quel  sauvage  de  l'Aveyron,  et  n'eussent 
pas  été  fâchées  de  nous  ramener  là  :  mais  voici  que  l'Aveyron  leur 
gardait  un  gentilhomme  qui  mettra  à  la  raison  philosophes  et  sau- 
vages. »  Ce  furent  ses  paroles  mêmes  *.  » 

On  reconnaît  sans  peine  dans  ce  philosophe  de  l'Aveyron,  Bo- 
nald,  l'auteur  de  la  Théorie  du  Pouvoir  Politique  et  Religieux  et  de  la 
Législation  primitive  ;  d'autre  part,  l'étude  de  Volupté  ne  permet  pas 
de  douter  que,  certaines  fantaisies  mises  à  part,  qu'exigeait  la  texture 
du  roman  et  la  nécessité  de  dérouter  les  curiosités  en  éveil  lors  de 
la  publication,  le  marquis  deCouaënsoit  Victor  Hugo.  Il  résulterait 
donc  des  quelques  lignes  citées  plus  haut,  que  Victor  Hugo,  en 
1827,  c'est-à-dire  l'année  même  où  il  écrivit  la  préface  de  Cromwell, 
lisait  et  admirait  Bonald. 

La  Préface  de  Cromwell  (]e  ne  sache  pas  qu'on  en  ait  fait  la  remarque 
jusqu'ici  ?)  2,  porte  les  traces  manifestes  de  cette  admiration.  Victor 
Hugo  part  du  fait  que  «  la  même  nature  de  civilisation,  ou,  pour 
employer  une  expression  plus  précise,  quoique  plus  étendue,  la 
même  société  n'a  pas  toujours  occupé  la  terre.  Le  genre  humain 
dans  son  ensemble  a  grandi,  s'est  développé,  a  mûri  comme  un  de 
nous.  Il  a  été  enfant,  il  a  été  homme,  nous  assistons  maintenant  à 
son  imposante  vieillesse.  Avant  l'époque  que  la  société  moderne  a 
nommée  antique,  il  existe  une  autre  ère  que  les  anciens  appelaient 
fabuleuse,  et  qu'il  serait  plus  exact  d'appeler  primitive.  Or,  la  poésie 
se  superpose  toujours  à  la  société  3  ».  Mais,  n'est-ce  pas  Bonald  qui 

1    Volupté,    37. 

8  En  particulier,  je  n'en  trouve  aucune  mention  dans  la  'Préface  de  Cromweïï, 
pourtant  si  richement  documentée,  de  M.  Maurice  Souriau  (Paris,  Société  fran- 
çaise d'imprimerie  et  de  librairie,  in-18,  1897.) 

a  V.  Hugo,  Cromwell,  'Préface,  éd.  Houssiaux,  1864,  in-8,  p.   5  ;  éd.  Souriau, 


—  III  — 

écrit  :  «  La  civilisation  est  dans  la  nature  de  la  société  1  ?  »  N'a-t-il 
pas  dit:  «  La  société,  ainsi  que  l'homme,  passe  par  différents  états 
d'enfance,  de  jeunesse,  de  virilité  '-  ?  »  Et  encore  :  v<  La  société 
passe...  ainsi  que  l'homme,  par  plusieurs  états  différents,  et  que 
l'on  peur  comparer  entre  eux  ;  la  société  a,  comme  l'individu,  son 
enfance,  son  adolescence  et  sa  virilité  3.  »  Bonald  aussi  a  étudié  la 
société  antérieure  à  la  société  antique,  en  la  qualifiant  de  société  pri- 
mitive, et  il  a  recherché  dans  sa  Législation  primitive  les  lois  qui  sont 
naturelles  à  cette  forme  de  société.  Cette  pensée  est  de  lui:  «  La 
littérature  est  l'expression  de  la  société  comme  la  parole  est  l'expres- 
sion de  l'homme  4  ».  Il  remarque  «  l'enfance  des  genres...  au  temps 
de  l'enfance  de  la  société  ;  l'adolescence  des  genres...  au  temps  de 
l'adolescence  de  la  société;  la  virilité  des  genres...  au  temps  de  la 
perfection  de  la  société3  ».  Le  passage  de  la  préface  de  Cromwell 
cité  plus  haut  n'est  donc  qu'un  résumé  à  peu  près  fidèle  de  ses  doc- 
trines. 

Je  sais  que  M.  Souriau  en  attribue  l'inspiration  à  Mme  de  Staël  : 
«  Peut-être,  écrit-il,  tout  le  début  de  la  Préface  sur  les  oiigines  des 
genres,  et  leur  rapport  avec  les  modifications  sociales,  est-il  en  par- 
tie un  emprunt  à  Mme  de  Staël 6  ».  Mais  c'est  là,  me  semble-t-il, 
commettre  un  anachronisme.  En  1824,  Victor  Hugo  subit  —  par- 
tiellement d'ailleurs  —  l'influence  de  Mme  de  Staël,  et  cette  in- 
fluence est  sensible  dans  les  expressions  mêmes  qu'il  emploie  7.  En 
1827,  l'auteur  de  La  littérature  considérée  dans  ses  rapports  avec  les 
institutions  sociales  est  oubliée  par  Victor  Hugo,  et  c'est  à  une  toute 

Paris,  Société  française  d'imprimerie  et  de  librairie,  p.  175-176;  éd.  définitive 
Hetzel-Quanlin,  in  8,  1881,  p.  8-9). 

1  Bonald    Législation  primitive,  III,  36  (in-8,  Paris,  Le  Clerc,  an  XI,  1802). 

J  Bonald,  Théorie  du  Pouvoir,  \,  III,  V,  225  (in-8,  Paris,  Le  Clerc,  1843). 

3  Bonald,  Législation  primitive,  I,  317. 

4  Bonald,  Législation  primitive,  II,  207.  Cf.  V.  Hugo,  Préface  de  Cromwell, 
p.  6.  «  L'expression  d'une  pareille  civilisation  ne  peut  être  que  l'épopée  ». 

5  Bonald,  Législation  primitive,  II,  211,  212. 

6  Souriau,  La  Préjace  de  Cromwell,  p.   36. 

7  Préface  des  Odes  et  Ballades  (1824),  éd.  Houssiaux,  in-8,  1F64,  p.  22  (février 
1824).  Cf.  aussi  V.  Hugo,  Correspondance  (181 5-1835),  p.  38. 


—    112    — 

autre  action  qu'il  faut  rapporter  les  doctrines  dont  on  lui  fait  hon- 
neur, bien  à  tort. 

Je  remarquerai  à  ce  sujet  que  la  théorie  de  la  perfectibilité  dans 
la  Littérature,  n'est  pas  du  tout  celle  de  la  Préface  ;  outre  que,  dans 
ce  dernier  ouvrage,  le  mot  de  perfectibilité  n 'est  même  pas  prononcé 
(indice  très  caractéristique  d'un  état  d'esprit  bien  éloigné  du  philo- 
sophisme), la  perfectibilité  dont  il  s'agit  dans  la  Littérature  est  indé- 
finie l,  tandis  que  le  développement  dont  parle  la  Préface  aboutit  à 
Y  imposante  vieillesse  de  l'humanité  -.  D'ailleurs  la  perfectibilité  dont 
traite  Mmc  de  Staël  est  celle  des  idées,  non  celle  de  l'imagination  ni  des 
arts  3.  Enfin  les  relations  que  Mme  de  Staël  cherche  à  déterminer  sont 
celles  qui  existent  entre  les  institutions  politiques  et  la  littérature, 
non  celles  qui  font  dépendre  les  âges  de  l'humanité  des  formes 
littéraires  4.  Il  m'est  donc  impossible  de  retrouver  ici  l'influence  de 
Mme  de  Staël. 

Au  contraire  je  retrouve  dans  la  Préface  non  seulement  l'inspira- 
tion, mais  jusqu'au  vocabulaire  même  de  Bonald.  A  l'exemple  que 
j'en  ai  donné  plus  haut,  j'en  ajouterai  quelques  autres.  La  société 
des  temps  primitifs  telle  que  nous  la  décrit  V.  Kugo,  cette  société 
dans  laquelle  l'homme  «  touche  encore  de  si  près  à  Dieu  »,  dans  la- 
quelle «  il  y  a  des  familles  et  pas  de  peuples  ;  des  pères  et  pas  de 
rois  »  ;  dont  «  la  prière  est  toute  la  religion  5  »,  cette  société  n'est 
autre  que  la  société  naturelle,  correspondant  à  la  religion  natu- 
relle, société  primitive  de  familles  telle  que  Bonald  nous  la  décrit 
dans  ses  ouvrages  en  des  termes  fort  analogues  et  quelquefois 
identiques  6.  S'il  indique  le  passage  de  la  communauté  patriar- 
cale à  la  société  théocratique  7  ;  je  reconnais  la  transformation  de 
la    société  naturelle  de    production  en    société    de    conservation, 

1  Œuvres  complètes  de  Mm*  de  Staël  (Paris,  in-8,  1820),  t.  IV,  p.  72. 

2  Préface,  éd.  Souriau,  p.  176  ;  éd.  Houssiaux,  p.  5  ;  éd.  Hetzd-Quantin,  p.  8. 

3  Œuvres  complètes  de  Mme  de  Staël,  64. 

4  Œuvres  complètes  de  Mmt  de  Staël,  IV,  15. 

5  Préface,  éd.  Souriau,  p.  176  177  ;  éd.  Houssiaux,  p.  5-6  ;  éd.  Hetzel,  p.  8-9. 
*  Bonald,  Th.  du  Pouvoir,  I,  I,  1,  28-29.  Législation  primitive,  II,  204. 

1  Préface,  éd.  Souriau,  p.  177-178  ;  éd.  Houssiaux,  p.  6  ;  éd.  Hetzel,  p.  9. 


—   ir3   — 

transformation  que  domine  en  effet  l'apparition  du  formalisme  reli- 
gieux, des  rites,  du  dogme  et  du  culte,  c'est-à-dire  de  la  religion 
publique  !.  L'importance  attribuée  par  Victor  Hugo  à  la  double  des- 
tinée de  l'homme,  à  la  fois  «  animal  et  intelligence,  âme  et  corps  2», 
me  rappelle  que  pour  Bonald  la  distinction  de  l'intelligence  et  des 
organes  chez  l'homme  est  une  des  bases  de  la  théorie  sociale  \  et 
n'est  pas  suivie  avec  moins  de  soin,  ni  moins  féconde  en  consé- 
quences dans  la  Théorie  du  Pouvoir  ou  la  Législation  primitive  que  dans 
la  Préface  de  Cromwell.  Quand  Victor  Hugo  signale  le  caractère  «  ma- 
tériel »  de  la  théogonie  antique  dans  laquelle  tout  est  «  visible,  pal- 
pable, charnel  »,  quand  il  ajoute  quelques  lignes  plus  loin:  «  Les 
héros  d'Homère  sont  presque  de  même  taille  que  ses  dieux.  Ajax 
défie  Jupiter,  Achille  vaut  Mars  4  »  ;  comment  ne  pas  reconnaître 
l'inspiration  de  Bonald  qui  a  écrit  :  «  Ces  dieux,  au  fond,  n'étaient 
que  des  hommes,  et  l'imagination  grossière  des  hommes  les  confon- 
dait avec  les  héros  3.  »  Ailleurs,  s'il  compare  «  les  diverses  physio- 
nomies de  la  pensée  aux  différentes  ères  de  l'homme  et  de  la  so- 
ciété e,»  c'est  encore  une  réminiscence  de  Bonald,  pour  qui  «  l'homme 
est  la  société  en  abrégé,  comme  la  société  est  l'homme  général  '  ». 

Il  est  remarquable  que  même  les  théories  proprement  artistiques 
et  littéraires  de  la  Préface  portent  les  marques  de  cette  inspiration 
première.  Les  fameuses  formules  d'affranchissement  de  l'art  :  «  Il 
n'y  a  d'autres  règles  que  les  lois  générales  de  la  nature,  qui  planent 
sur  l'art  tout  entier  8  »,  et  «  Tout  ce  qui  est  dans  la  nature  est  dans 
l'art :'  »,  ne  font  que  transposer  cette  pensée  dont  tout  le  système 
de  Bonald  est  le  développement  :  «  La  nature  doit  être  le  seul  pou- 

1  Bonald,  Th.  du  Pouv.,  I,  I,  IV,  72-74  et  Leg.  Prim.  II,  228. 

2  Préface,  éd.  Souriau,  p.  183  et  222-223  ;  éd.  Houssiaux,  p.  8  et  21  ;  éd, 
Hetzei,  p.  12  et  30. 

3  Bonald,  Ih.  du  Pouv.  I,  I,  I.  25  ;  Leg.  Prim.  I,  254  et  ibid.  175,  nu  1. 

4  Préface,  éd.  Souriau,  p.  184-186  ;  éd.  Houssiaux,  p.  9;  éd.  Hetzei,  p.  13. 

5  Bonald.  Mélanges,  420.  Cf.  ibid.   244. 

6  Préface,  éd.  Souriau,  p.  215  ;  éd.  Houssiaux,  p.  18-19  :  éd.  Hetzei,  p.  27. 
'  Bonald,  Th.  du  Pouv.,  II.  IV,  VI,  221. 

face,  éd.  Souriau,  p.  252-253  ;  éd.  Houssiaux.  p.  31  ;  éd.    Hetzei,  p.    44. 
9  Préface,  éd.  Souriau,  p.  223  ;  éd.  Houssiaux,  p.  21  ;  éd.  Hetzei,  p.  31. 


—  ii4  — 

voir  législatif  des  sociétés  '  ».  La  théorie  du  grotesque  «  comme 
objectif  auprès  du  sublime,  comme  moyen  de  contraste  2  »  et  l'idée  que 
la  poésie  vraie  «  est  dans  l'harmonie  des  contraires  3  »,  Bonald  leur 
avait  donné  leur  première  formule,  et  qui  n'est  pas  si  éloignée  de  celle 
de  Victor  Hugo  qu'on  ne  puisse  attribuer  au  philosophe  de  l'Avey- 
ron  la  paternité  des  deux:  «  Il  ne  faut  pas  croire,  dit-il,  que  ces 
contrastes  entre  des  extrêmes  n'aient  d'autre  raison  que  le  motif  de 
Tendre  plus  brillantes  les  productions  des  arts  par  un  cliquetis  de 
mots  antithétiques,  ou  par  le  rapprochement  de  choses  opposées. 
Ces  contrastes  nous  présentent  les  extrêmes  du  beau,  ou  le  beau 
dans  les  extrêmes  :  vérité  importante  qui  renferme  des  conséquences 
très  étendues  en  morale  poétique  ou  même  pratique,  et  dont  il  faut 
chercher  la  raison  dans  l'homme.  L'homme  n'est  en  effet  qu'extrêmes 
et  contrastes.  Tel  qu'il  est  par  sa  nature  originelle,  il  se  compose  de 
qualités  extrêmes,  en  contraste  par  leurs  contrariétés  de  torce  et  de 
faiblesse,  de  grandeur  et  de  misère,  de  lumière  et  d'obscurité,  d'em- 
pire sur  l'univers  et  de  dépendance  de  tout  ce  qui  l'entoure,  de 
hautes  pensées  et  d'indignes  penchants.  Tel  qu'il  peut  être  par  les 
progrès  de  sa  raison,  l'homme  se  compose  de  qualités  extrêmes  en 
harmonie  même  par  leur  contraste...  C'est  là  le  mystère  de  l'homme, 
le  secret  des  arts,  l'enseignement  même  de  la  religion  \  »  Enfin,  il 
n'est  pas  jusqu'à  la  distinction  des  trois  forn.es  générales  de  poésie, 
lyrique,  épique,  dramatique,  dont  Victor  Hugo  décrit  la  succession 
dans  la  Préface  de  Cromwell  %  qui  ne  se  retrouve,  à  vrai  dire,  ordon- 
née différemment,  chez  Bonald  :  «  On  peut,  dit- il,  réduire  à  trois 
espèces  de  composition  dans  chaque  genre,  toutes  les  productions 
littéraires,  les  compositions  dramatique,  lyrique  et  épique  6  ». 

1  Bonald,  Th.  du  Pouv.,  I,  VI,  III,  455. 

2  Préface,  éd.  Souriau,  p.  203  ;  éd.  Houssiaux,  p.  14  ;  éd.  Hetzel,  p.  21. 

3  Préface,  éd.  Souriau,  p.  223  ;  éd.  Houssiaux,  p.  21  ;  éd.  Hetzel,  p.  31. 

4  Bonald,  Mélanges  (3e  éd.  in-8.  Paris,  Le  Clerc,  1862),  p.  245.  Cf.  aussi  ibid, 
p.  256-257  ;  et  p.  251  :  «  Soit  que  le  beau  moral  se  trouve  dans  des  extrêmes  sé- 
parés, soit  qu'il  naisse  de  leur  rapprochement.  » 

5  Préface,  éd.  Souriau,  p.  214  ;  éd.  Houssiaux,  p.  18  ;  éd.  Hetzel,  p.  27. 
8  Bonald,  Du  style  et  de  la  Uttératuie  (août  1806).  Mélanges,  p.  181. 


—  us  — 

Il  est  donc  impossible  de  méconnaître  l'influence  de  Bonald  sur 
la  Préface  de  CromivdL  Et  cependant  on  remarquera  avec  surprise 
que  ni  pendant  les  années  qui  précèdent  1827  *,  ni  dans  la  Préface 
elle-même,  ni  dans  les  écrits  ou  les  lettres  de  Victor  Hugo  qui  la 
suivent  immédiatement,  le  nom  de  Bonald  n'est  prononcé. 

La  raison  la  plus  vraisemblable  en  est  la  suivante  :  c'est  par  l'in- 
termédiaire de  Lamennais  que  Victor  Hugo  eut  connaissance  des 
œuvres  de  Bonald.  Or,  dès  1824,  Lamennais  constatait  à  propos 
de  Bonald  qu'  «  il  est  périlleux  aujourd'hui  de  s'associer  certains 
noms'  »  Communiqua-t-il  cette  manière  de  penser  à  Victor  Hugo, 
alors  orienté  sous  son  influence  vers  le  christianisme  libéral  ?  C'est 
au  moins  fort  probable;  et  l'on  s'expliquerait  ainsi  pourquoi  l'auteur 
de  Cromwell,  en  faisant  de  larges  emprunts  ci  la  pensée  de  Bonald, 
se  garda  prudemment  de  citer  ses  sources,  ou  même  d'y  taire  la 
moindre  allusion. 

1  Exception  faite  cependant  pour  la  pièce  Sur  le  Télégraphe  d'octobre  18 19.  (Cf. 
Biré,  V.  Hugo  avant  i83o,  p.  151. 

2  Blaize,  Œuvres  inédites  de  Lammenais  (Paris,  Dentu  éd.,  in-8,  1866),  I,  447. 


ERRATA 


P.    9  :  note  4  :  «  comme  l'affirme  M.  Michaut  »  ;  ajoutez  :  «  sur  la  foi  de  Sainte- 
Beuve  ». 

P.  16  :  lignes  13,  24,  26  :  1828  ;  lisez  :  1829. 

P.  19  :  ligne  3  :  l'apôtre  ;  lisez  :  l'apôtre  ». 

P.  24  :  note  1  :   Volupté,  116  ;  ajoutez  :  Sainte-Beuve  fait   dire  à  Mme  V.  Hugo 
[Consolations,  216,  juillet  1829)  : 

«  Oq  n'a  pour  vrais  amis  que  son  père  et  sa  mère, 
Son  mari,  ses  enfants  et  Dieu  par- dessus  tout.  » 
Sainte-Beuve  se  flattait  sans  doute  de   passer  avant  l'une  de  ces   cinq 
amitiés  ;  mais  il  n'en  était  pas  très  sûr,  comme  en  témoigne  son  «  peut- 
être  ». 


APPENDICE 

Se  référant  à  la  page  35,  ligne  3. 
Les  lettres  de  Sainte-Beuve  à  Victor  Hugo. 

9 

Au  moment  où  la  présente  étude  a  été  écrite,  les  lettres  de 
Sainte-Beuve  à  V.  Hugo  n'avaient  pas  encore  paru.  La  très  inté- 
ressante publication  de  M.  G.  Simon  est  venue  depuis  combler  cette 
lacune  (Revue  de  Paris  des  15  décembre  1904,  Ier,  15  janvier  et 
15  février  1905).  Je  dois  dire  que  ces  lettres  confirment  complè- 
tement, à  mon  sens,  l'esprit  de  mon  travail. 

J'indiquerai  ici  les  principaux  raccords  entre  la  publication  de 
M.  G.  Simon  et  la  mienne  : 

La  Clef  de  Volupté,  page  25  :  «  Sainte-Beuve  alors  à  Rouen...  » 
V.  Revue  de  Paris,  Ier  janvier  1905,,  p.  73  et  seq.  :  Lettres  de  Sainte- 
Beuve  à  V.  Hugo  du  7  mai  1830,  à  Mme  V.  Hugo,  du  16  mai. 

Page  27  :  «  Cependant  Sainte-Beuve...  »  V.  Revue  de  Paris, 
icr  janvier  1905,  p.  78  et  seq.  :  Lettres  de  Sainte-Beuve  à  V.  Hugo, 
du  3 1  mai  et  du  6  juillet  1830. 

Page  31  :  «  La  crise  de  passion...  »  V.  Revue  de  Paris,  Ier  jan- 
vier 1905,  p.  80-8 r.  Lettre  de  Sainte-Beuve  à  V.  Hugo,  du  mardi 
14  septembre  1830. 

Page  34  :  «  et  les  gages  qu'il  donnait...  »  V.  Revue  de  Paris, 
Ier  janvier  1905,  p.  83  et  seq.  ;  Lettres  de  Sainte-Beuve  à  V.  Hugo 
du  7  et  du  23  décembre  1830. 

Page  36  :  «  le  13  mars  il  revient  à  la  charge...  »  Y.  Revue  de 
Paris,  Ier  janvier  1905,  p.  91  et  seq.  Lettre  de  Sainte-Beuve  à 
V.  Hugo,  mars  183 1. 

LA   CLEF   DE    et    VOLUPTÉ   »  6 


—  n8  - 

Page  37  :  «  Sainte-Beuve  fit  amende  honorable...  »  V.  Revue  de 
Paris,  Ier  janvier  1905,  p.  93-94  :  Lettre  de  Sainte-Beuve  à 
V.  Hugo,  3  avril  1 83 1 ,  et  p.  95  et  seq.,  14  avril  183 1. 

Page  51  :  «  Une  crise  commence...  »  V.  Revue  de  Paris,  Ier  jan- 
vier 1905,  p.  104  et  seq.  :  Lettre  de  Sainte-Beuve  à  V.  Hugo, 
7  juillet  1831. 

Page  51  :  «  On  peut  juger  quels  durent  être  les  sentiments...  » 
V.  Revue  de  Paris,  Ier  janvier  1905,  p.  107-108  :  Lettre  de  Sainte- 
Beuve  à  V.  Hugo,  8  juillet  1831. 

Page  53  :  ce  Qu'il  connaît  bien  ses  points  sensibles...  )>  V.  Revue 
de  Paris,  15  janvier  1905,  p.  319-320  :  Lettre  de  Sainte-Beuve  à 
V.  Hugo,  19  juillet  183 1. 

Page  53  :  «  Mais  V.  Hugo  tient  toujours  aux  succès...  »  V.  Revue 
de  Paris,  15  janvier  1905,  p.  321-322  :  Lettres  de  Sainte-Beuve  à 
V.  Hugo,  août  et  vendredi  5  août  1831. 

Page  59  :  «  Lepuis  1831...  »  V.  Revue  de  Paris ,  15  janvier  1905, 

p.  322  et  seq.  :  Lettres  de  Sainte-Beuve  à  V.  Hugo. 

Page  59  ;  note.  V.  Revue  de  Paris,  15  janvier  1905,  p.  327 
et  seq. 

Page  61  :  «  Le  retour  de  V.  Hugo...  »  V.  Revue  de  Paris,  15  jan- 
vier 1905,  p.  331,  332,  333  :  Lettres  de  Sainte-Beuve  à  V.  Hugo, 
13  et  14  novembre  1832. 

Page  62  :  ...  lui  demande  un  article  sur  l'ouvrage  imprimé  ». 
V.  Revue  de  Paris,  15  janvier  1905,  p.  334-335  et  seq.  :  Lettres  de 
Sainte-Beuve  à  V.  Hugo,  8  décembre  1832,  etc.. 

Page  81  :  «  Sainte-Beuve  fait  tous  ses  efforts  pour  arriver  à  une 
rupture...  »  V.  Revue  de  Paris,  15  janvier  1905,  p.  342  :  Sainte- 
Beuve  à  V.  Hugo,  21  août  1833. 

Page  81  :  «  ...  Sur  les  Mémoires  de  Mirabeau...  »  V.  Revue  de 
Paris,  15  janvier  1905,  p.  348  et  349  :  Lettre  de  Sainte-Beuve  à 
V.  Hugo,  6  février  1834. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Avertissement vil 

Avant-propos ix 

Introduction y 

Chapitre  I.  —  De  l'amitié  à  l'amour.  —  Première  conversion.  —  Sainte- 
Beuve  en  quête  de  Lamennais  (janvier  1827  —  juillet  1829)      ....       10 

Chapitre  II.  —  Premier  assaut.  —  Premier  échec  (juillet  1829  —  juillet 
1830) 22 

Chapitre  III.  —  Le  dépit  amoureux  :  la  crise  Saint-Simonienne  (juillet 
1830  —  avril  1831 30 

Chapitre  IV.  —  Retour  et  désenchantement.  —  La  deuxième  conversion. 
Lamennais  et  Juilly  (avril-novembre  183 1) 58 

Chapitre  V.  —  Progrès  de  la  passion.  —  Premières  chutes  (juillet  183 1  — 
août  1832) 49 

Chapitre  VI.  —  La  chute.  —  Rupture  intérieure  avec  le  catholicisme  et 
Lamennais  (août  1832  —  août  1833) 59. 

Chapitre  VII.  —  L'Abbaye-aux-Bois.  —  Sainte-Beuve  est  ramené  en  ap- 
parence à  Lamennais  et  au  christianisme  (septembre  1833  —  juillet  1834)       69- 

Chapitre  VIII.  —  L'Encyclique  Singulari  nos.  —  Seconde  et  définitive  rup- 
ture intérieure  avec  Lamennais  et  le  christianisme  (juillet  1834)     ...       yS 

Chapitre  IX.  —  Rupture  publique  avec  Lamennais  (août  1834  —  15  no- 
vembre 1836) 94 

Chapitre  X.  —  Dernières  rencontres  (1837-1848) 103; 

Appendice 109 

Errata 116 

Appendice 117 


Saint-Amand  (Cher).  —  Imprimerie  BU5SIÈRE.