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Full text of "La Commune de Paris, au jour le jour, 1871, 19 mars-28 mai"

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La  Commune  de  Paris 

AU   JOUR   LE   JOUR 


ËLiE  Reclus 

La  Commune 

de  Paris 

AU  JOUR  LE  JOUR 

1871 


PARIS 
LIBRAIRIE  C.  REINWALD 

SCHLEICHER   FRÈRES,   ÉDITEURS 
61,  Rue  des  Saints-Pères,  61 

1908 

Tous  droits  réservés. 


AVANT-PROPOS 


Pas  une  histoire  ceci,  —  je  n'étais  pas  un 
des  personnages,  pas  même  un  confident  des 
personnages  — fêtais  un  citoyen,  ra'occupant, 
me  préoccupant,  regardant,  écoutant,  parmi 
les  moins  mal  renseignés. 

J'étais  un  thermomètre  appendu  dans  un 
coin. 


JOURNAL  DE  LA  COMMUNE 


Paris,  20  mars  1871. 

Préparé  de  longue  main  par  M.  Thiers  et  ses  complices, 
le  coup  d'Etat  qu'on  sentait  confusément  avancer  dans 
Tombre  a  enfin  éclaté  et  avorté. 

On  a  trouvé  dans  les  Ministères  des  télégrammes  échangés 
entre  Thiers  et  Favre,  entre  le  Ministre  de  la  guerre  et  le 
Préfet  de  police,  entre  Thonorable  Jules  Favre  et  l'hono- 
rable Jules  Ferry.  Nous  en  donnons  quelques  extraits. 
D'abord  la  série  Thiers  à  Jules  Favre  qui,  malheureuse- 
ment, ne  s  "étend  que  du  4  au  (5  mars...  :  «  Je  vous  expédie 
le  Général  de  Paladines...  et  trois  divisions  représentant 
30,000  hommes  sont  en  marche.  i»Iais  les  troupes,  même 
en  chemin  de  fer,  ne  peuvent  pas  aller  aussi  vite  que  vous 
le  supposez.  Croyez  qu'en  fait  de  choses  pareilles,  rien  ne 
sera  négligé...  Nous  allons  vous  renvoyer  aussi  Picard  et 
«n  ou  deux  de  vos  collègues...  11  n'est  pas  possible  que  la 
garde  nationale  n'intervienne  pas.  Si  elle  ne  le  fait  pas, 
nous  le  ferons... 

Thiers  à  Vino//  et  à  Ministre  de  la  guerre,  à  Paris  : 
«  Soyez  tranquilles  quant  au  renfort  ;  deux  colonnes  vous 
arrivent...  Ne  les  jetez  pas  dans  le  sein  de  la  population, 
établissez-les  à  l'École  Militaire,  au  Champ  de  Mai^,  aux 
Invalides,  dans  les  Tuileries  bien  fermées...  En  réoccupant 
successivement  avec  les  anciennes  troupes  les  postes  aban- 
donnés, on  reprendra  Paris  peu  à  peu.  J'approuve  la  manière 
d'opérer  de  Vinoy,  consistante  ne  pas  éparpiller  les  troupes 
et  à  ne  pas  brusquer  l'emploi  de  la  force...  Les  tapageurs 
vont  se  diviser,  se  fatiguer,  et  pendant  ce  temps  nos  ren- 
forts arriveront...  » 


4  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

T/u'ersà  V/not/  :  «  Il  faut  que  Jules  Favre  s'entende  avec 
Bismarck  pour  que  les  Etats-Majors  allemands  ne  mettent 
aucun  obstacle  au  passage  le  plus  rapide  de  nos  troupes 
sur  les  territoires  encore  occupés  par  eux.  Toutes  ces  troupes 
emportent  90  cartouches  par  homme  et  3  jours  de  vivres. 
Prévenez  à  toutes  les  gares,  et  faites-les  occuper  vigou- 
reusement par  de  bons  bataillons  de  la  garde  nationale...  » 

Guerre  Bordeaux  à  Guerre  Paris  :  «  Maintenez  vos  régi- 
ments de  gendarmerie,  quels  que  soient  les  ordres  géné- 
raux que  vous  recevrez...  Ne  rendez  pas  leurs  fusils  aux 
marins  de  l'amiral.  » 

Thiers  à  Guerre,  Paris  :  a  Veillez  bien  à  la  réception 
des  troupes,  assurez-vous  de  leur  esprit.  Traitez-les  le 
mieux  possible,  quoi  qu'il  en  doive  coûter.  Etablissez-les 
de  manière  à  laisser  ensemble  des  brigades...  Reléguez 
dans  les  forts  les  troupes  qui  vous  semtjleront  avoir  besoin 
dùtre  enfermées...  Faites  avec  les  Prussiens  les  marchés 
de  fusils  dont  vous  me  parlez,  mais  veillez  à  leur  qualité  et 
à  leur  prix.  Ne  livrons  pas  encore  bataille.  Chaque  jour  qui 
s'écoule  est  pour  nous  et  contre  eux...  » 

Jules  Ferry  à  Jules  Simon  :  «  La  tranquillité  matérielle 
est  toujours  maintenue  ici  sans  difficultés,  grâce  à  un  laisser- 
aller  complet  que  nous  impose  la  nécessité...  La  garde 
nationale  nest  plus  qu'un  immense  désordre.  Elle  a,  depuis 
la  démission  de  Clément  Thomas,  cessé  de  former  un  corps. 
Une  partie  des  bataillons,  la  minorité  sans  doute,  obéit  à 
un  comité  occulte  qui  ne  paraît  pas  avoir  d'autre  but  que  de 
rassembler  fusils,  canons  et  munitions.  Belleville  et  Mont- 
martre sont  occupés  militairement  par  la  garde  nationale 
qui  obéit  au  comité.  Un  bon  général  pourrait  reprendre  en 
main  les  bons  éléments...  D'Aurelles  est  arrivé...  c'est  un 
grand  point...  » 

Jules  Simon  à  Jules  Ferry  :  «  Certes,  il  y  a  urgence^ 
mais  nous  avons  aussi  nos  difficultés...  » 

Thiers  à  Jules  Favre  :  «  Obtenez  l'évacuation  de  Ver- 
sailles. L'Assemblée  ne  voulait  pas  revenir  à  Paris.  Elle  ne 
le  veut  pas  encore.  Mais  elle  ira  —  s'il  le  faut  —  à  Ver- 
sailles, tout  en  préférant  Fontainebleau.  Nous  ne  pouvons 
pas  nous  séparer  d'elle  sans  de  grands  périls  pour  elle  et 
pour  nous...  Lorsque  les  événements  seront  plus  clairs,, 
nous  la  ferons  partir  et  nous  la  suivrons...  » 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  5 

M.  Thiers  avait  donc  cru  les  événements  suffisamment 
clairs  et  avait  expédié  son  Assemblée  à  Versailles  où  elle 
devait  légitimer  le  coup  d'Etat  contre  Paris  en  s'y  associant. 
L'irritation  de  Paris  contre  le  gouvernement  et  de  la  pro- 
vince contre  Paris  avait  été  savamment  amenée  et  savam- 
ment entretenue  depuis  l'affaire  des  canons  de  Montmartre, 
dans  laquelle  les  gardes  nationaux  avaient  dix  fois  raison. 
Car  ces  canons  appartenaient  de  droit  à  la  garde  nationale, 
soit  pour  les  avoir  payés  de  l'argent  de  ses  souscriptions, 
soit  pour  en  avoir  hérité  de  l'armée  régulière  qui  avait  offi- 
ciellement cessé  d'exister  et  n'était  plus  que  prisonnière 
de  l'Empereur  Guillaume.  N'importe,  l'affaire  de  ces  canons 
eût  pu  s'arranger  dix  fois  si  on  eût  voulu,  mais  on  ne  voulait 
pas.  Montmartre  et  Belleville  pointaient  leurs  canons  sur 
Paris,  les  lâches,  les  pillards  et  les  communistes  bombar- 
daient la  cité  bourgeoise  à  leurs  pieds  :  cela  faisait  trop 
image,  les  roués  de  la  diplomatie  n'avaient  garde  de  se 
priver  de  cette  fiction  poétique.  —  De  l'Agence  Havas,  du 
cabinet  de  M.  Thiers  par  ci,  du  cabinet  de  M.  Leflô  par  là, 
de  chez  Vinoy  et  Jules  Favre  partaient  les  nouvelles  les 
plus  fausses  et  les  plus  sinistres  qu'on  adressait  par  télé- 
grammes aux  journaux  dévoués  de  la  province,  car,  à 
Paris,  il  eût  été  catégoriquement  impossible  de  les  mettre 
en  circulation.  L'émeute  tardant  à  venir,  le  général  Yalen- 
tin,  préfet  de  police,  en  organisa  lui-même  une  aux  Gobe- 
lins  avec  le  concours  de  ses  subordonnés  ;  Thiers,  le  méde- 
cin en  chef  de  la  France,  appliquait  sur  la  poitrine  de 
Paris  des  vésicatoires,  des  dépôts  de  cantharides,  afin  de 
déterminer  un  abcès,  et,  montrant  l'inflammation,  il  criait 
aux  provinciaux  naïfs  :  «  Regardez  cette  horreur  !  » 

Selon  lui,  le  moment  était  venu  de  percer  l'anthrax  à  la 
gorge:  l'Assemblée  des  ruraux  était  convoquée  à  Versailles 
pour  le  20,  dans  trois  jours.  Trois  jours  et  trois  nuits,  c'était 
plus  qu'il  n'en  fallait.  Thiers  se  souvenait  avec  admiration 
du  traquenard  de  Décembre,  dans  lequel  il  était  tombé  lui- 
même  après  avoir  aidé  à  le  préparer.  Il  voulait  en  donner 
une  édition  nouvelle,  revue  et  perfectionnée. 

La  ville  était  plongée  dans  l'obscurité,  ensevelie  dans  le 
sommeil  —  car,  depuis  que  Paris  n'est  plus  une  ville  de 
plaisir,  mais  une  ville  de  deuil  et  de  souffrance,  on  travaille 
le  jour  et  on  se  repose  la  nuit  —  lorsque  les  rares  passants 


6  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

virent  s'agiter  dans  l'ombre  des  masses  armées..  Des  baïon- 
nettes reluisaient  ci  et  là,  on  entendait  par  intervalles  des 
claquements  de  sabres,  le  bruit  de  canons  roulants,  l'écho 
sourd  des  fantassins  marchant,  et,  sur  les  pavés,  le  heurt 
sonore  des  sabots  de  chevaux,  cavalcades  lointaines.  «  Que 
signifiaient  ces  mouvements?  des  changements  de  garnison, 
sans  doute...  ces  troupes  étaient  transvasées  d'un  fort  dans 
un  autre  fort  ou  de  Paris  à  Versailles.  »  Les  rares  specta- 
teurs se  faisaient  ces  questions  et  ces  réponses,  hochaient 
peut-être  la  tète  et  continuaient  leur  chemin.  Par  le  temps 
qui  court  on  ne  s'étonne  plus  de  grand'chose,  un  bourgeois- 
de  Delft  ou  d'Amsterdam  louerait  volontiers  notre  flegme. 

Les  troupes  allaient  occuper  en  force  les  divers  points 
stratégiques,  bien  connus  de  Vinoy  depuis  décembre  1851,. 
bien  connus  de  ses  ofliciers  dont  les  études  se  bornent  de- 
puis longtemps  à  la  manière  de  guerroyer  contre  les  Bé- 
douins et  surtout  contre  les  Parisiens.  Le  gros  des  forces 
était  dirigé  contre  les  parcs  d'artillerie  de  la  garde  natio- 
nale, Belleville,  la  Bastille,  la  place  des  Vosges.  Vers  trois 
heures  du  matin,  les  quelques  factionnaires  qui  gardaient 
les  canons  de  Montmartre,  allant  et  venant  dans  leur  soli- 
tude ennuyée  ou  bien  dormant  ou  assoupis  dans  leurs 
postes,  sont  réveillés  en  sursaut.  Des  sergents  de  ville 
habillés  en  lignards  se  jettent  sur  eux,  brandissent  épées,. 
baïonnettes  et  casse-têtes  :  «  Rendez-vous  !  »  Derrière  eux,, 
une  foule  armée  se  précipite,  escaladant  les  barricades^ 
mettant  main  basse  sur  les  canons,  les  braquant  contre  les 
postes.  «  Rendez-vous  !  Rendez-vous  !  »  A  quatre  et  cinq 
heures  du  matin,  le  coup  avait  réussi  sur  tous  les  points, 
tous  les  canons  avadent  été  enlevés,  quatre  ou  cinq  cents  pri- 
sonniers étaient  emmenés,  au  prix  de  quelques  tués  et  blessés 
seulement.  Sur  les  places,  au  coin  des  rues,  on  aflichait 
déjà  une  verbeuse  proclamation  de  M.  Thiers,  annonçant 
aux  bourgeois  étonnés  que  la  force  avait  passé  du  côté  de 
la  loi,  que  la  victoire  était  à  la  justice,  que  les  bons  citoyens 
eussent  à  se  rassurer,  et  qu'eussent  à  trembler  les  méchants, 
pillards  et  communistes. 

Mais  tout  cela  n'avait  pu  se  faire  sans  bruit,  sans  que 
les  deux  tiers  des  gardes  nationaux  surpris  s'échappassent 
dans  l'obscurité  à  travers  les  ruelles,  se  répandissent  dans 
tous  les  quartiers,  criant  aux  armes  !  Ils  vont  réveiller  tous 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  7 

les  postes  disséminés  dans  la  ville  ;  à  coups  de  crosse,  ils 
frappent  contrôles  portes  et  fenêtres,  contre  les  devantures 
des  magasins  ;  ils  font  sonner  le  tocsin  ;  ça  et  là  la  générale 
sourd  sur  un  point,  puis  elle  éclate  sur  plusieurs  autres, 
elle  se  multiplie  :  à  ses  clameurs  toujours  plus  retentis- 
santes, le  monde  est  bientôt  sur  pied  :  «  Quoi  ?  Qu'y  a-til  ? 
Un  incendie?  Les  Prussiens? —  Oui,  c'est  l'incendie,  ce 
senties  Prussiens,  c'est  la  République  qu'on  égorge  !  » 

Déjà  Vinoy  avait  télégraphié  victoire  à  Thiers.  Ses  colo- 
nels et  généraux  étendaient  leurs  lignes  autour  des  posi- 
tions conquises,  faisaient  descendre  canons  après  canons, 
qu'on  installait  au  débouché  des  principales  rues  sur  le  bou- 
levard extérieur,  des  patrouilles  à  pied  et  à  cheval  défilaient 
de  poste  à  poste. 

Le  matin  était  venu.  Alors  on  vit  surgir  des  multitudes 
armées  et  non  armées,  comme  des  fourmilières  de  dessous 
terre  :  elles  noient  les  patrouilles,  elles  entourent  les  postes 
des  soldats  qui  ne  peuvent  plus  bouger,  empêtrés  dans  la 
masse  :  «  Comment  soldats,  nos  frères,  fils  du  peuple,  vous 
nous  massacreriez  sur  l'ordre  de  vos  infâmes  généraux? 
Comment,  vous  nous  fusilleriez  après  que  les  Prussiens 
nous  ont  bombardés  ?  »  Partout  les  soldats  répondent  en 
levant  la  crosse  en  l'air,  on  s'embrasse,  on  fraternise,  on 
jubile.  Furieux,  un  lieutenant  arrache  un  fusil  à  l'un  de  ses 
soldats  :  «  Lâches  et  traîtres,  tirez  !  »  crie-t-il,  et  fait  feu 
dans  le  tas.  Aussitôt  il  tombe  lui-même,  percé  de  balles. 
Le  général  Lecomte  veut  lui  aussi  relever  le  moral  de  ses 
troupes  :  il  commande  une  décharge  sur  la  foule,  mais  ses 
soldats  le  renversent  à  coups  de  crosse,  il  est  livré  à  des 
gardes  nationaux  qui  l'emmènent  prisonnier.  Un  officier 
d'Etat-major  crie  :  «  Chargez-moi  cette  canaille  !  »  et  il 
lance  son  cheval  contre  les  groupes,  mais  la  pauvre  bête, 
assaillie  par  des  coups  de  baïonnette,  tombe  pour  ne  plus 
se  relever,  et  tandis  que  son  cavalier  disparaissait  elle  était 
coupée  en  cent  morceaux,  qu'emportaient  des  ménagères. 
Le  général  Pâtures  fut  blessé,  le  général  Clément  Thomas, 
l'ex-commandant  des  gardes  nationales  de  Paris,  lalier-ego 
de  Trochu,  le  confident  de  Vinoy,  le  complaisant  de  Thiers, 
déguisé  en  civil,  allait  de  groupe  en  groupe  d'un  air  sou- 
cieux et  affairé.  Clément  Thomas  avait  été,  jadis,  un  des 
héros  de  la  bataille  de  juin  —  du  côté  de  l'ordre,  bien- 


8  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

entendu.  Il  est  reconnu,  il  est  saisi  et  jeté  dans  le  même 
corps  de  garde  que  le  général  Lecomte.  Il  n'y  resta  pas 
longtemps.  La  nouvelle  de  l'arrestation  se  répandit  bientôt  : 
«  On  va  le  faire  échapper  !  «  Le  poste  est  envahi  par  la 
foule  :  «  Nous  sommes  la  Justice  du  peuple  ;  nous  condam- 
nons Lecomte  et  Clément  Thomas  à  mourir  dans  les  cinq 
minutes.  »  Ainsi  dit,  ainsi  fait.  Les  malheureux,  conduits 
dans  un  jardin,  furent  cotés  contre  la  muraille  et  tombèrent 
foudroyés,  lex-général  en  chef  de  la  garde  nationale  par 
dix  balles  de  gardes  nationaux,  le  général  Lecomte  par  les 
balles  de  ses  soldats. 

Marée  montante,  le  flot  populaire  avait  envahi  les  hau- 
teurs et  emporté  devant  lui  tous  les  obstacles  ;  le  flux  inonde 
maintenant  la  plaine,  vient  battre  les  portes  de  THôtel-de- 
Ville,  des  Ministères,  des  édifices  publics.  L'entrée  ne  fut 
pas  dilhcile  à  conquérir.  Les  dignitaires,  les  hauts  fonc- 
tionnaires avaient  fui  depuis  longtemps,  emportant  leurs 
portefeuilles  à  Versailles.  On  cherchait  partout  le  Gouver- 
nement «  au  besoin  pour  le  défendre,  sinon  pour  le  ren- 
verser )),  suivant  la  célèbre  formule  de  M.  Joseph  Pru- 
dhomme  ;  de  Gouvernement  il  n'y  en  avait  nulle  part. 
Quelques  maires  et  quelques  représentants  de  Paris  finirent 
cependant  par  dénicher  l'illustre  M.  Jules  Favre,  et  après 
de  longs  parlementages,  pénétrèrent  jusqu'en  sa  présence. 
M.  Jules  Favre  affecta  ne  rien  connaître  des  événements  de 
la  journée;  il  se  réfugiait  dans  son  ignorance  comme  dans 
une  forteresse,  il  se  casematait  dans  l'irrésolution.  Les 
délégués  de  quelques  municipalités  lui  exposèrent  les  me- 
sures qui  leur  semblaient  propre  à  calmer  l'agitation,  à 
endiguer  la  révolution,  pourvu  qu'elles  fussent  acceptées 
immédiatement.  C'était  la  remise  de  tous  les  pouvoirs  de 
Paris  entre  les  mains  de  quatre  hommes,  tous  membres  de 
l'Assemblée,  tous  à  opinions  mitoyennes,  tous  également 
bien  vus,  ou,  pour  être  exact,  également  mal  vus  par  les 
deux  partis  de  l'Assemblée  :  Langlois,  commandant  en 
chef  de  la  garde  nationale  ;  Adam,  préfet  de  police  ;  Dorian, 
maire;  général  Billaut,  commandant  l'armée  de  Paris.  — 
M.  Jules  Favre  prit  bonne  note  de  ces  propositions,  promit 
qu'il  les  appuierait  auprès  de  M.  Thiers,  il  se  fit  encore 
raconter  la  bizarre  aventure  à  laquelle  il  ne  comprenait 
toujours  rien,  il  salua  obséquieusement  et  «  Cocher  fouette 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 


pour  Versailles  !  »  11  se  félicite  sans  doute  d'être  parti 
encore  à  temps,  en  apprenant  à  la  gare  Tarreslation  du 
général  Chanzy  que  le  malin  Thiers  avait  mandé  à  Paris 
en  toute  hâte,  sans  doute  pour  lui  donner  le  commandement 
de  Paris,  lui  transmettre  la  responsabilité  du  coup  d'Etat 
à  accomplir  et  des  mesures  qui  devaient  le  compléter. 
Arrêté  avec  tous  les  égards  possibles,  le  général,  quand  il 
fut  relâché  plus  tard,  rendit  lui-même  témoignage  qu'il 
avait  toujours  été  traité  avec  respect  et  déférence.  L'ordre 
d'aller  en  prison  lui  avait  été  signifié  au  nom  du  «  Comité 
central.  Fédération  républicaine  de  la  garde  nationale  ». 
Quel  est  ce  Comité  central? 

Thiers  qui,  le  14  mars  déjà,  se  faisait  renseigner  sur  ses 
faits  et  gestes,  le  déclare  absolument  inconnu,  sorti  on  ne 
sait  d'où,  surgi  du  sang  et  de  l'assassinat,  de  la  lie  impure 
des  viles  multitudes  qui  fermentent. 

Mieux  renseigné  que  M.  Thiers,  paraît-il,  je  connais  par 
hasard  deux  ou  trois  de  ses  membres,  sinon  trois  ou  quatre, 
de  fort  honnêtes  gens  pour  la  plupart,  très  braves  et  très 
résolus.  Mais  je  ne  voudrais  pas  me  fier  à  tous,  et  surtout  me 
porter  garant  de  la  haute  intelligence  de  chacun.  L'avenir,  un 
avenir  très  rapproché  nous  dira  ce  qu'ils  représentent  :  la 
très  bonne  moyenne  de  la  garde  nationale,  ni  plus  ni  moins. 
Ils  ont  été  élus  dans  des  élections  parfaitement  régulières, 
dans  des  locaux  officiels,  et  suivant  ordre  exprès.  Ils  ont 
été  élus  chacun  dans  son  bataillon  et  généralement  en 
dehors  des  officiers  actifs  et  en  vue,  pour  s'occuper  des 
intérêts  matériels  et  moraux  de  leurs  camarades.  Ils  sont 
en  quelque  sorte  les  représentants  des  conseils  de  famille 
de  leurs  régiments.  Une  fois  nommés,  ils  se  sont  tout  natu- 
rellement groupés  en  un  Comité  central  avec  lequel,  non 
moins  régulièrement,  les  divers  comités  républicains  se 
sont  mis  en  rapport. 

Le  Comité  central  de  la  garde  nationale  de  Paris  n'est 
donc  point  si  vil  et  si  méprisable  que  le  prétend  M.  Thiers 
dans  son  Manifeste  à  la  province  ;  mais  il  est  vrai  de  dire  que 
personne  ne  soupçonnait  fimmense  popularité  qu'une  révo- 
lution triomphante  devait  lui  attribuer  en  un  jour  de  hasard. 
Elus  au  suffrage  universel  et  pour  la  gestion  des  affaires 
quotidiennes  et  extra-militaires,  les  membres  du  Comité 
central  ne  sont  que  gardes  nationaux  pris  parmi  les  gardes 


10  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

nationaux;  ils  ne  sont  point  des  avocats,  des  journalistes, 
des  hommes  de  lettres,  des  politiciens  de  profession.  Très 
connus  dans  leur  quartier,  ils  sont  inconnus  au  Ministère 
de  rintérieur,  au  Ministère  des  Affaires  Étrangères,  dans  les 
salons  du  grand  monde,  et  dans  les  cercles  diplomatiques. 
Si  le  Comité  ^st  au  pouvoir  aujourd'hui,  ce  n'est  pas  lui^ 
c'est  M.  Thiers  qui  en  est  la  cause.  M.  Thiers  manigance 
une  scélératesse  et  la  scélératesse  se  retourne  contre  lui. 
M.  Thiers  complote  avec  ses  généraux  l'assassinat  de  la 
République  et  la  destruction  de  la  garde  nationale.  Mais  il 
advient  que  le  faux  M.  Thiers  a  fait  un  faux  calcul  —  la 
garde  nationale  n'est  pas  encore  détruite,  elle  triomphe  au 
contraire  pour  le  quart  d'heure.  C'est  donc  la  garde 
nationale  qui  prend  le  pouvoir  en  la  personne  du  Comité 
central. 

En  se  retirant  à  Versailles  au  galop  de  leurs  chevaux, 
MM.  Jules  Favre,  Dufaure,  Ernest  Picard,  Jules  Simon, 
l'amiral  Pothuau,  le  général  Lellô  lancent  un  Manifeste  aux 
gardes  nationaux  pour  dénoncer  le  (]on;ité  central  que  per- 
sonne ne  connaît.  «  Sont-ils  communistes  ou  bonapartistes 
ou  Prussiens?  Sont-ils  les  agents  d'une  triple  coalition? 
Quels  qu'ils  soient  ce  sont  les  ennemis  de  Paris  qu'ils 
livrent  au  pillage,  de  la  France  qu'ils  livrent  aux  Prus- 
siens, de  la  République  qu'ils  livreront  au  despotisme... 
Voulez-vous  prendre  la  responsabilité  de  leurs  assassinats  et 
des  crimes  qu'ils  vont  accumuler?  Alors,  restez  chez  vous  !  » 
C'est-à-dire  que  ces  Messieurs  s'esbignent,  mais  ils  font  un 
crime  aux  gardes  nationaux  de  rester  chez  eux  ;  et  dès  qu'ils 
&e  sont  réfugiés  derrière  les  triples  batteries  du  palais  de 
Versailles,  ils  crient  à  la  population  de  Paris  par  l'organe 
du  journal  officiel  :  «  Debout  contre  les  assassins  !  Debout 
contre  les  stipendiés  dé  l'ennemi  et  du  despotisme!  Debout 
pour  leur  infliger  le  juste  châtiment  qu'ils  méritent  !  » 


Paris,  22  mars  1871. 

Le  gouvernement  légitime  a  mis  vingt-cinq  kilomètres 
de  distance  entre  ses  précieux  personnages  et  les  assassins 
de  Batignolles-Belleville.  Mais  cela  na  point  suffi  :  il  met 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  II 

tout  l'argent,  tous  les  papiers,  documents,  etc.,  à  Tabri  des 
pillards  de  Montmartre  et  du  faubourg  St-Antoine.  vSur 
des  ordres  transmis  secrètement  de  Versailles,  les  fonction- 
naires, administrateurs  et  employés  de  tout  grade  ont  dû 
déménager  en  hâte  et  se  transporter  de  leur  personne  avec 
leur  outillage  administratif,  et  surtout  avec  leurs  caisses, 
au  siège  de  l'ordre  légal.  Pendant  deux  nuits  et  une  jour- 
née, c'a  été  dans  toutes  les  Mairies  et  administrations  diver- 
ses, à  la  douane,  aux  octrois,  au  timbre^  une  débâcle  inouïe  ; 
tous  leshémoroïdaires  de  l'Etat,  pâles  et  bouleversés,  suant 
la  peur  et  l'antique  poussière  de  trente  années  de  bons  et 
loyaux  services  à  tous  les  systèmes  et  à  tous  les  régimes, 
allaient  et  venaient,  ahuris,  effarés,  emportant  leurs  regis- 
tres in-folios,  leurs  bibelots  divers  et  soupirant  de  gros 
soupirs  en  jetant  un  long  et  douloureux  regard  sur  le  large 
fauteuil  de  cuir.  Dans  tous  ces  bureaux,  dans  toutes  ces 
cervelles  le  bouleversement  est  déplorable.  Les  Prussiens- 
envahissant  Paris,  bombardant  et  massacrant,  s'installant 
dans  nos  maisons,  le  cataclysme  eût  semblé  moindre,  la 
catastrophe  moins  douloureuse.  En  effet,  dans  les  villes 
prises,  de  vive  force  ou  non,  par  des  uhlans  ou  les  cuiras- 
siers blancs  du  prince  de  Bismarck,  les  fonctionnaires  étaient 
restés  immuables  sur  leurs  chaises  rembourrées,  comme 
jadis  les  sénateurs  romains  sur  leurs  chaises  curules  lors- 
que les  Gaulois  avançaient  furieux  et  terribles.  Le  gouver- 
nement des  Trochu  et  des  Thiers,  des  Favre  et  des  Fourri- 
chon  n'avait  point  voulu  que  les  administrations  se 
débandassent  sous  aucun  prétexte,  elles  étaient  censées  se 
mouvoir  dans  une  atmosphère  supérieure  à  celles  des  agi- 
tations politiques  et  nationales.  Nous  avons  eu  un  préfet^ 
celui  de  Nancy,  qui,  dans  un  département  à  demi-envahi^ 
envoyait  ses  ordres,  ici,  au  nom  de  l'Empereur  Napoléon,  là, 
au  nom  du  roi  Guillaume.  Préfet  idéal,  digne  collègue  du 
préfet  de  Bordeaux,  un  des  grands  officiers  de  l'Empire, 
qui  voulut  présider  lui-même  au  renversement  par  la  loule 
de  la  statue  impériale  ;  lui-même  voulut  donner  le  signal 
des  insultes  et  vociférations,  du  bris  à  coups  de  hache,  de 
marteau  et  de  massue,  afin  que  l'incident  se  passât  en  toute 
décence,  avec  les  convenances  désirables.  Que  les  Prus- 
siens s'emparent  de  l'iVlsace,  de  la  Lorraine,  de  la  Champa- 
gne et  de  la   Normandie,   ce   n'est   pas  une   raison  pour 


12  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

arrêter  les  aiguilles  de  Thorloge  au  fronton  de  la  préfec- 
ture, -r-  Mais  si  les  démocrates  et  socialistes  entrent  en 
maîtres,  à  l'Hôtel  de-Ville,  alors  nous  tombons  dans  l'abo- 
mination de  la  désolation  prédite  par  les  prophètes  de  mal- 
heur ;  il  ne  doit  plus  être  permis  de  se  marier  ni  de  faire  son 
testament,  les  femmes  en  gésine,  les  moribonds  sur  leurs 
grabats  devront  se  transporter  à  Versailles,  afin  d'y  suivre 
les  gros  in-folios  verts  des  registres  de  l'Etat-civil,  embal- 
lés par  MM.  Thiers,  Picard  et  Jules  Ferry.  Plus  de  télégra- 
phes, tous  les  employés  ont  décampé.  Les  administrateurs 
de  l'Assistance  publique,  les  gros  bonnets  des  bureaux  de 
bienfaisance  ont  emporté  les  caisses  avec  l'argent  y  con- 
tenu, mais  les  indigents  restent,  les  milliers  de  sourds, 
d'aveugles,  de  paralytiques,  de  rhumatisants,  toute  la 
population  infirme  et  malade,  affamée  et  avariée  qui  a  vécu 
jusqu'à  présent  de  la  charité  publique.  Calcul  odieux  !  Le 
millionnaire  Thiers,  le  dévot  Favre,  l'obèse  Picard,  le  gras 
Ferry  ont  emporté  le  bouillon  de  l'indigent,  la  béquille  de 
l'éclopé,  les  tisanes  du  malade.  Ils  veulent  qu'indigents, 
malades,  éclopés  se  retournent  avec  fureur  contre  les  pil- 
lards de  Montmartre  et  les  assassins  de  Belleville  ;  ils  veu- 
lent l'émeute  de  la  faim  et  de  la  misère  par  l'arrêt  subit  de 
tous  les  rouages  sociaux.  On  appelle  cela  de  Thabileté  poli- 
tique. De  même  en  juin  1848,  les  chefs  du  parti  de  l'ordre 
fermèrent  soudain  les  usines  privées  et  les  ateliers  natio- 
naux, massacrèrent  à  leur  aise  les  ouvriers  qui  en  dégor- 
geaient. Mais  l'histoire  ne  se  répète  pas  ainsi.  Et  c'est  parce 
que  la  révolution  de  1870-71  est  exactement  la  contre-par- 
tie de  1848-49  que  les  manœuvres  identiques  sont  suivies 
d'un  résultat  complètement  opposé:  les  mêmes  trucs  et 
coups  d'adresse  qui,  jadis,  réussissaient  admirablement, 
aujourd'hui  ratent  misérablement. 

Quoi  qu'il  en  soit  toutes  les  fonctions  publiques  sont  dans 
le  désarroi  le  plus  complet,  le  gâchis  et  la  confusion  attei- 
gnent des  proportions  sublimes.  Le  gouvernement  de  Ver- 
sailles édicté  la  loi  que  tout  employé  qui  ne  déserte  pas 
sera  immédiatement  révoqué.  Que  de  larmes,  que  d'angois- 
ses mortelles  chez  tous  ces  malheureux  !  Le  gagne-pain  de 
plusieurs  milliers  de  familles  est  soudain  mis  en  question... 
Kn  prenant  cette  allure  de  passion  fougueuse,  Versailles 
inaugure  les  procédés  révolutionnaires.  Reste  à  savoir  si  le 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  13 

Gouvernement  conservateur  en  sengageant ainsi  dans  une 
voie  qui  n'est  pas  la  sienne,  ne  s'engage  pas  dans  une  im- 
mense sottise.  Jl  ne  suffit  pas  de  crier  :  «  Qui  n'est  pas  avec 
moi  est  contre  moi  »,  il  faut  encore  être  assez  fort  pour  se 
passer  des  services  de  toute  la  multitude  qui  ne  peut  pas 
vous  suivre  ;  il  faut  être  assez  fort  pour  punir  celte  nom- 
breuse catégorie  de  gens  qui  n'ose  point  vous  suivre.  Le 
Gouvernement  de  Versailles  rend  peut-être  un  grand  ser- 
vice à  la  Commune  de  Paris  en  la  débarrassant  tout  d'un 
coup  des  ennemis  traditionnels,  des  routiniers  en  place,  des 
crétins  influents,  des  tièdes  faisant  masse,  des  inertes 
effondrant  à  la  fois  la  route  et  le  char  sous  leur  effroyable 
poids.  Que  de  places  à  donner,  que  d  intérêts  nouveaux, 
que  de  fortunes  pourront  désormais  se  lier  à  la  destinée 
de  la  Commune  de  Paris  !  Le  Gouvernement  de  Versailles 
arrache  et  emmène  les  vieux,  les  repus,  les  ramollis;  lui- 
même  fait  place  nette  pour  les  jeunes  du  Comité  Central. 
Le  décret  que  le  Comité  n'aurait  jamais  osé  Jancer  dans 
le  journal  officiel,  bravement  Thiers  le  signa  et  Favre  le 
contresigna. 

■  On  offrait  une  transaction  :  le  service  des  correspondances 
étant  une  œuvre  d'intérêt  commun,  d'utilité  absolument 
collective  aurait  été  mis  à  part,  considéré  comme  terrain 
neutre  et  strictement  international.  M.  Rampont  s'est  mon- 
tré satisfait  des  ouvertures,  il  a  goûté  les  propositions,  dis- 
cuté les  mesures,  conclu  les  engagements,  et  quand  il  ne 
s'agissait  plus  que  de  les  exécuter,  on  a  trouvé  l'Hôtel  des 
Postes  vide,  il  avait  déménagé,  emmenant  les  employés, 
emportant  les  timbres,  les  griffes,  les  timbres -poste... 
C'est  le  Gouvernement  de  l'ordre  qui  organisait  lui-même 
le  désordre  le  plus  complet,  qui  jetait  toutes  les  relations 
de  Paris  avec  Paris,  avec  la  France  et  tout  le  reste  du 
monde  dans  un  trouble  indicible.  Nous  sommes  de  nouveau 
sans  nouvelles  aucunes  de  nos  familles,  de  nos  affaires,  de 
nos  intérêts,  des  événements  généraux;  nos  lettres  sont 
interceptées.  Paris  ne  reçoit  plus  aucun  journal.  Les  gen- 
darmes du  Gouvernement  vont  jusqu'à  enlever  et  lacérer 
les  exemplaires  de  V  Officiel  Versaillais  qu'on  voudrait 
introduire...  Que  de  mensonges,  que  de  colomnies  vont 
être  débités  maintenant  aux  provinciaux  naïfs,  que  d'his- 
toires épouvantables,  de  vilenies  et  d'insanies,  de  pillage  et 


14  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

4e  brigandage  vont  repaître  la  crédulité  vorace  des  sept 
millions  de  plébiscitaires  ! 

Et  cependant,  nous  ne  pouvons  pas  encore  nous  mettre 
en  colère.  Ce  blocus  de  nouvelles,  ces  menaces  de  guerre 
ovile  après  la  honteuse  et  désastreuse  guerre  contre 
l'étranger,  les  six  cents  députés  ruraux,  le  ri=caneiir 
Picard,  le  pleurnicheur  Favre,  Thiers  le  petit  baladin, 
■avec  sa  vanité  colossale,  il  nous  est  impossible  de  les 
prendre  au  sérieux...  Jadis  les  drames  se  terminaient  par 
des  bouffonneries,  est-ce  que  la  farce  d'aujourd'hui 
aboutirait  à  une  tragédie  sanglante  ?...  ^Nlais  en  ce 
moment  est-il  possible  de  rien  prévoir  ?  Avec  les  événe- 
ments courant  à  la  vapeur,  train  express,  ce  qui  était  pos- 
sible le  matin  est  impossible  le  soir,  ce  qui  est  déraisonna- 
ble maintenant  ne  le  sera  plus  dans  quelques  heures. 
Qu'avons-nous  à  prévoir  ?  C'est  à  peine  si  nous  pouvons 
nous  souvenir,  tant  est  grande  la  différence  entre  la  veille 
et  le  lendemain  ! 

Arrêtons-nous  un  instant  et  constatons  le  fait  :  il  en  vaut 
bien  la  peine,  il  est  peut-être  unique  dans  l'histoire.  C'est 
la  plus  sérieuse  réalisation  de  l'anarchie  qu'utopiste  ait 
jamais  pu  rêver.  Légalement,  nous  n'avons  plus  de  gouver- 
nement, plus  de  police  ni  de  policiers,  plus  de  magistrats  ni 
de  procès,  plus  d'huissiers  ni  de  protêts,  les  propriétaires 
s'enfuient  en  foule  abandonnant  les  immeubles  aux  loca- 
taires, plus  de  soldats  ni  de  généraux,  plus  de  lettres  ni 
de  télégrammes,  plus  de  douaniers,  de  gabelous  et  de  per- 
cepteurs. Plus  d'Académie  ni  d'Institut,  les  grands  pro- 
fesseurs, médecins  et  chirurgiens  sont  partis.  Emigration 
en  masse  du  «  Parti  de  l'Ordre  et  des  Honnêtes  gens  »,  les 
mouchards  et  les  prostituées  ont  suivi.  Paris,  l'immense 
Paris  est  abandonné  aux  orgies  de  la  vile  multitude,  aux 
frénésies  de  la  masse  impure,  aux  fureurs  de  la  canaille, 
aux  appétits  du  prolétariat  immonde.  Paris  est  devenu  la 
chose  des  pillards,  des  athées,  des  assassins,  des  commu- 
nistes et  démagogues.  Les  amis  du  Gouvernement  lui  repro- 
chent d'avoir  manqué  de  fermeté.  Je  crois  plutôt  que  le 
petit  Thiers  a  fait  un  coup  d'audace.  Sur  et  certain  que  les 
révolutionnaires  n'auraient  rien  de  plus  pressé  que  de  s'en- 
tre-dévorer  et  s'entre-déchirer,  il  les  abandonne  à  eux- 
mêmes.  11  a  évoqué  la  République  Rouge,  et  quand  elle  a 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  15 

paru,  il  lui  a  livré  Paris.  Voyons  donc  ce  que  la  République 
Rouge  fera  de  la  grande  ville  ! 

Maintenant  que  nous  sommes  privés  de  journaux,  nous 
lisons  avec  plus  d^attention  les  derniers  numéros  qui  nous 
sont  parvenus.  A  tout  Seigneur,  tout  honneur  !  la  prési- 
dence est  au  vainqueur.  Ecoutons  d'abord  le  National 
Zeitung^  organe  libéral,  oh  !  très  libéral  ! 

«  Le  parti  radical  des  Buttes  Montmartre  garde  plus  que 
jamais  ses  canons  et  ses  munitions,  ses  commandants,  et 
forme  ainsi  un  Etat  dans  l'Etat.  Le  gouvernement  de 
M.  Thiers  n'ose,  mais  il  faudra  bien  quïl  se  résigne  tôt  ou 
tard  à  verser  du  sang,  à  moins  qu'on  ne  préfère  appeler  nos 
soldats  pour  rétablir  Tordre,  si  nécessaire  dans  la  «  capi- 
tale de  l'Europe  ».  Véritablement,  nous  étions  bien  sots, 
lorsque  au  jour  de  la  déclaration  de  guerre,  une  certaine 
crainte  se  manifestait  dans  notre  pays.  Il  faut  l'avouer,  nous 
avions  peur  de  nous  rencontrer  avec  les  Français  qu'on  nous 
avait  dit  terribles,  et  qui  sont  tout  au  plus  méchants.  Ces 
gamins  ont  de  Tesprit  mais  manquent  de  sens  moral.  Ils 
veulent  la  République  sans  savoir  ce  qu'est  la  République. 
On  croyait  généralement  qu'après  cette  guerre  les  Fran- 
çais auraient  pu  profiter  de  leurs  malheurs,  mais  non!  ils 
sont  devenus  plus  insensés  que  jamais,  et  ils  détruisent  en 
ce  moment  les  quelques  ressources  qui  leur  restaient 
encore.  » 

Et  voici  les  oracles  du  Daily  News,  un  des  pontifes  du 
libéralisme  anglais:  «  Une  fois  de  plus  la  canaille  a  con- 
quis Paris.  A  loccupation  Prussienne  a  succédé  une  humi- 
liation plus  honteuse  encore  :  le  Drapeau  Rouge  flotte  sur 
rHôtel-de-ville...  Le  Gouvernement  de  M.  Thiers  eut  pu 
faire  des  miracles,  n'eût  été  qu'il  est  par  trop  débonnaire. 
Une  seule  chose  la  empêché  de  faire  hacher  les  canonniers 
de  Montmartre  par  une  charge  comme  à  Balaclava,  c'est  sa 
tendresse  pour  les  insurgés,  son  espoir  qu'il  pourraient 
encore  se  repentir  de  leur  mauvaiseté,  et  revenir  au  droit 
et  à  la  légalité...  Les  classes  respectables  de  la  France  ne 
peuvent  que  regretter  amèrement  les  bénédictions  de  l'Em- 
pire, perdues  sans  retour  aujourd'hui.  Mais  les  classes 
moyennes,  aveugles  à  leurs  propres  intérêts,  ont  sanctionné 
lachute  de  Napoléon...  L'émeute  qui  vient  d'éclater  soudain 
c'est  rhallucination  d'une  révolution  en  délire,  c'est  absurde, 


16  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

intangible,  monstrueux  autant  qu'un  cauchemar...  Nous 
regardons  ce  qui  se  passe  là-bas  avecun  étonnement  stupé- 
fait. Par  le  temps  qui  court  toutes  les  prévisions  politiques 
sont  déroutées.  Tous  les  raisonnements  présupposeraient, 
en  effet,  que  la  populace  de  Paris  aurait  conservé  quelque 
étincelle  de  raison.  Mais,  samedi  dernier,  toute  cette  en- 
geance s'est  enivrée  de  passionpolitique,  elle  s'est  démenée 
par  la  ville  comme  des  bandes  de  gorilles  échappées  du 
Jardin  des  Plantes.  Et  quantité  de  bourgeois,  plus  sobres 
et  plus  intelligents  d'ordinaire,  se  sont  aussi  métamor- 
phosés en  chimpanzés...  » 

Des  Etats-Unis  nous  n'avons  pas  eu  de  journaux  qui  puis- 
sent apprécier  nos  derniers  événements,  mais  nous  avons 
encore  frais  dans  toutes  les  mémoires,  le  message  du 
Président  Grant  félicitant  FEmpire  allemand  d'avoir  écrasé 
la  République  française,  félicitant  l'Allemagne  d'avoir,  en 
constituant  son  Empire,  fait  une  tentative  d'imitation  en 
Europe  de  quelques-uns  des  meilleurs  traits  de  la  Consti- 
tution américaine  ;  laquelle  adoption  en  Europe  du  sys- 
tème américain  par  une  nation  libre  et  habituée  à  se  con- 
duire elle-même  aura  pour  résultat  de  propager  les  insti- 
tutions démocratiques  et  d'augmenter  les  influences  paci- 
fiques des  idées  américaines. 

Quant  à  notre  sœur  d'Espagne,  elle  paraît  jusqu'à  pré- 
sent beaucoup  trop  préoccupée  du  rétablissement  de  l'ordre, 
de  la  religion  et  de  la  morale  par  l'intronisation  du  jeune 
Amédée,  pour  s'occuper  de  nos  affaires. 

Et  notre  autre  sœur  d'Italie;  celle-là,  elle  est  affairée, 
elle  est  empressée,  elle  a  fort  à  faire  avec  l'aménagement 
de  sa  dynastie,  avec  le  transport  de  tous  les  bibelots  cons- 
titutionnels et  parlementaires  au  Capitole  ;  elle  semble 
ignorer  combien  sont  pernicieuses  les  fièvres  des  Maremmes 
et  quel  trou  à  puces  et  à  punaises  est  la  Rome  des  Pontifes. 
N'importe,  que  les  destins  s'accomplissent  !  Entre  temps, 
quand  elle  daigne  regarder  encore  par-dessus  les  Alpes 
vers  la  malheureuse  France,  c'est  avec  un  sourire  de  mé- 
pris satisfait.  Elle  est  vengée  des  deux  expéditions  de 
Rome,  vengée  de  Magenta  et  de  Solférino.  Voici  par 
exemple  ce  que,  le  18  mars,  disait  la  Libéria,  de  Rome,  or- 
gane libéral  et  gouvernemental  —  qui  s'était  mis  à  la  tète 
de  la  pétition  avortée   pour  l'expulsion   des  Jésuites,  de 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  i7 

concert  avec  le  cercle  Cavour  et  les   gros  bonnets  minis- 
tériels : 

«  Sans  doute  le  spectaele  offert  aujourd'hui  par  la  France 
est  très  affligeant,  parce  qu"il  déplaît  toujours  de  voir  une 
grande  nation  périr  misérablement.  Toutefois,  nous  nous 
abstiendrons  de  prononcer  dinutiles  paroles  de  compas- 
sion qui,  pour  le  dire  avec  franchise,  ne  correspondraient 
pas  à  notre  sentiment  intime  Nous  devons  employer  toutes 
nos  forces  dans  la  décadence  de  la  France  pour  que  sa 
place  en  Europe  soit  en  grande  partie  occupée  par  nous.  » 
De  même  que  les  professeurs  d"esthétique  allemande  ont 
décidé  qu'il  n'y  avait  jamais  eu  de  poésie  française,  les 
feuilletonistes  italiens,  nous  dit  M.  Erdan,  ont  résolu  de 
mettre  à  bas  toute  littérature  théâtrale  française,  leurs 
effroyables  inepties  devant  enfin  prendre  le  haut  du  pavé. 
Pour  commencer,  la  cour  du  Quirinal  met  en  voge  les  pro- 
verbes d"un  capitaine,  officier  d'ordonnance  du  roi.  «  un 
altro  Alfredo  de  Mousset  ». 

Soit,  puisse  votre  Alfred  de  Musset  ne  pas  vous  faire 
autant  de  mal  que  nous  en  a  fait  le  nôtre  ! 

D'un  œil  sec  et  froid,  nous  contemplons  nos  désastres  ; 
nous  constatons  sans  trop  de  dépit  tout  le  mépris  que  notre 
malheur  inspire.  Nous  ne  comptons  plus  les  coups  de 
pierres,  les  insultes  et  les  poignées  de  boue  qu'on  nous 
jette  de  par  ci,  de  par  là.  Avec  une  mélancolie  sereine, 
avec  une  tristesse  résolue,  nous  entrons  dans  le  troisième 
•Qi  dernier  acte  de  la  nouvelle  Révolution  Française.  11  nous 
semble  que  nous  sommes  prêts,  prêts  pour  la  Mort,  prêts 
même  pour  la  Victoire  1 

Trois  à  quatre  jours  nous  séparent  de  la  mémorable 
journée  du  18  mars.  Un  coup  de  vent  soudain  a  gonflé  les 
voiles  du  vaisseau  de  la  République  ;  les  mâts  ont  craqué 
mais  ils  tiennent  bon  encore,  et  nous  voilà  lancés  dans  une 
mer  inconnue,  à  travers  des  archipels  ignorés,  ne  sachant 
trop  où  s'arrêtera  notre  course  impétueuse,  contre  un  ro- 
cher eu  dans  un  port  de  salut.  La  tempête  hurle,  nous  plon- 
geons dans  l'abîme,  puis  nous  remontons  au  sommet  des 
vagues,  mais  notre  proue  fend  en  sifflant  les  flots  écumeux. 
Allons  toujours,  allons  de  l'avant.  C'est  dans  l'orage  qu'on 
se  fait  homme,  c'est  en  face  des  jets  de  foudre  qu'on  se  sent 
■comme  une  fontaine  jaillissante  de  vie  et  de  volonté. 

2 


j[3  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Porté  subitement  au  pouvoir,  le  Comité  central,  compose 
pour  la  majeure  partie  d'hommes  honnêtes  et  résolus,  d'une 
intelligence  simplement  ordinaire,  n'a  pas  su,  il  ne  sait 
pas  encore  ce  qu'il  représente  ;  personne  d'ailleurs  ne  le 
sait,  et  les  plus  intelligents  moins  que  tous  les  autres.  C'est 
la  situation  elle-même  qui  est  indécise  et  confuse...  C'est 
la  plus  glorieuse  anarchie  qu'il  soit  possible  d'imaginer. 
Nuit  noire,  illuminée  ça  et  là  d'éclairs  de  foudre. 

Donc,  le  Comité  central,  qui,  le  17  mars,  n'était  qu'un 
des  engrenages  à  peine  remarqués  de  Ténorme  machine 
sociale  au  milieu  des  complications  survenues  s'est  trouvé 
être  la  pièce  importante  du  mécanisme,  la  pièce  de  laquelle 
dépend  tout  le  fonctionnement  de  Paris  et  de  plus  que 
Paris...  Par  son  coup  d'Etat,  M.  Thiers  a  bouleversé  la  si- 
tuation à  son  profit.  Il  a  manqué  le  but,  mais  n'en  a  pas 
moins  tout  chaviré. 

De  fait  ce  Comité  central  est  presque  tout  de  droit...  Or, 
nous  sommes  en  révolution,  alors  que  le  fait  révolutionnaire 
se  substitue  à  la  légalité  antérieure,  alors  que  le  droit  nou- 
veau prend  la  place  du  droit  ancien,  les  hommes  du  Comité 
central  sont  des  hommes  nouveaux  :  c'est  parce  qu'ils  sont 
nouveaux,  c'est  pour  faire  des  choses  nouvelles  qu'on  les  a 
fait  monter  à  l'Hotel-de-Ville.  Ils  doivent  innover,  c'est  en- 
tendu, mais  que  doivent-ils  innover,  combien  doivent-ils 
innover,  là  est  l'immense  difficulté.  Pour  préciser  la  ré- 
ponse, il  faudrait  un  instinct  des  plus  délicats,  un  tact 
suprême  ou  bien  une  analyse  des  plus  savantes.  Comment 
les  demander  à  ces  braves  gens  dans  une  occurrence  sou- 
daine, dans  une  crise  bizarre  et  fantastique?  Fallait-il  que 
le  Comité  central  s'arrogeât  immédiatement  tous  les  pou- 
voirs ?  Faut-il  encore  que  le  Comité  central  rende  à  Ver- 
sailles le  coup  que  Versailles  a  voulu  porter  à  Paris  ?  Parce 
que  Versailles  a  raté  son  coup  contre  Paris,  faut-il  que 
Paris  essaie  à  son  tour  un  coup  d'Etat  contre  Versailles^ 
sauf  à  le  rater  aussi  ? 

En  dernière  analyse,  le  Comité  central,  personnification 
de  la  garde  nationale,  n'est  autre  chose  que  le  suffrage 
universel  arme,  mais  il  y  a  suffrage  universel  et  suffrage 
universel.  11  y  a  le  suffrage  universel  en  matière  civile,  ce 
sont  les  municipalités,  les  mairies  des  vingt  arrondisse- 
ments de  Paris  ;  il  y  a  encore  le  suffrage  universel  en.  ma- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  19 

tière  politique,  ce  sont  les  représentants  de  Paris,  lesquels 
députés  ne  sont  eux-mêmes  qu'une  fraction  de  l'Assemblée 
Nationale.  Il  y  a  donc  trois  expressions  du  suffrage  uni- 
versel qui,  formulées  -en  des  moments  différents,  ont  des 
significations  différentes,  significations  qu'il  est  impossible 
de  réduire  à  la  même  formule. 

Si  encore  le  Comité  central  avait  la  signification  de  Oui, 
et  si  les  municipalités  et  la  députation  à  Versailles  se  ré- 
sumaient en  un  Non  pur  et  simple,  le  pauvre  Comité  de  la 
garde  nationale  serait  tiré  d'embarras  :  il  ouvrirait  la  porte 
du  temple  de  Janus,  il  brandirait  la  lance  aux  quatre  coins 
des  cieux  en  criant  :  Mens  ngilal  Mais  peut-il,  doit-il  par- 
tir en  guerre,  à  la  fois  contre  ses  ennemis  invétérés  et 
contre  ses  amis  décontenancés  et  surpris  ?  Pour  ce  qui  en 
est  des  Municipalités,  un  bon  tiers  est  du  côté  du  Comité 
central,  un  autre  tiers  peut  être  gagné,  le  dernier  tiers  res- 
tera hostile.  Quant  à  la  députation  de  Paris,  les  plus  ar- 
dents révolutionnaires  ont  depuis  longtemps  envoyé  à 
l'Assemblée  réactionnaire  leurs  lettres  de  congé,  —  mais 
des  hommes  honnêtes,  des  hommes  dévoués  ont  cru  devoir 
y  rester.  Ainsi  Louis  Blanc,  représentant  de  Paris,  siège  à 
Versailles  ;  il  y  siège  sous  le  commandement  et  l'autorité 
de  MM.  Thiers  et  Dufaure,  autres  représentants  de  Paris. 

Balloté  entre  ces  contradictions,  le  Comité  perplexe 
manque  de  logique  et  de  consistance  :  il  reconnaît  ou  nie  la 
représentation  et  les  municipalités  de  Paris  suivant  que  les 
municipalités  et  la  représentation  semblent  le  nier  ou  le 
reconnaître  :  il  agit  tantôt  comme  simple  directeur  de  la 
garde  nationale,  tantôt  comme  Dictateur,  investi  de  tous 
les  pouvoirs. 

Pour  sortir  de  cette  inextricable  confusion,  il  n'y  a  qu'un 
moyen,  et  le  Comité  central  a  le  mérite,  et  pour  dire  plus 
encore,  il  a  eu  l'honnêteté  d'en  comprendre  immédiatement 
la  nécessité,  de  la  proclamer  et  de  ne  plus  vouloir  en  démor- 
dre. Ce  moyen,  c'est  iappel  au  peuple  de  Paris  par  la  con- 
vocation de  tous  les  citoyens  à  l'élection  de  municipalités 
nouvelles.  Et  l'élection  de  nouveaux  conseils  municipaux, 
ou  la  réélection  des  anciens,  aurait  pour  conséquence  néces- 
saire la  démission  du  Comité  central  ou  du  moins  sa  retraite 
au  second  plan.  Car  la  plus  récente  émanation  du  suffrage 
universel  est  toujours  supposée  en  être  l'expression  la  plus 


20  JOURNAL    DE    LÀ    COMMUNE 

vraie.  Si  après  les  élections  le  Comité  central  existe  en- 
core ce  ne  sera  plus  que  comme  force  armée  de  la  Commune 
nouvelle. 

Nous  disons  Commune  cette  fois-ci  avec  un  C  majuscule, 
parce  que  de  cette  situation  anormale  il  ne  peut  sortir  qu  une 
Dictature.  Si  elle  est  républicaine,  elle  devra  prendre  pour 
devise  : .«  Sauver  le  peuple  à  tout  prix  !  » 

Le  Comité  a  donc  convoqué  les  électeurs  en  leur  disant  : 
Profitez  de  cette  heure  précieuse,  unique  peut-être,  pour 
ressaisir  les  libertés  communales  dont  jouissent  ailleurs  les 
plus  humbles  villages...  En  donnant  à  votre  ville  une  forte 
oro-anisation  communale,  vous  y  jetez  les  premières  assises 
de  votre  droit  indestructible,  base  des  institutions  républi- 
caines... Sauvegardez  à  tout  prix  le  droit  de  la  cité  et  le 
droit  de  la  nation,  le  droit  de  la  capitale  et  le  droit  de  la 
province.  Paris  ne  veut  pas  régner,  mais  il  veut  être  libre, 
il  n'ambitionne  pas  la  dictature.  Il  ne  prétend  ni  imposer  ni 
abdiquer  sa  volonté,  il  ne  se  soucie  pas  plus  de  lancer  des 

arrêtés  que  de  subir  des  plébiscites (1).  Aunom  de 

la  Liberté,  de  TEgalité  et  de  la  Fraternité,  le  Manifeste  du 
Comité  à  la  garde  nationale  et  à  tous  les  citoyens  débute 
par  une  grande  image  : 

«  La  Patrie  sanglante  et  mutilée  est  près  d'expirer,  et 
nous,  ses  enfants,  nous  lui  portons  le  dernier  coup.  Au  nom 
de  tous  les  grands  souvenirs  de  notre  malheureuse  France, 
au  nom  de  nos  enfants  dont  nous  détruirions  à  jamais 
Tavenir,  nos  cœurs  brisés  font  appel  aux  vôtres  ! 


[Les  membres  des  municipalités,  hostiles  en  majorité  au 
Comité  central^  et  les  députés  de  Paris  répondent  par  une 
Déclaration  dont  çoici  la  fin...   : 

«  Nous,  vos  représentants  municipaux,  nous,  vos  dé- 
putés, déclarons  donc  rester  entièrement  étrangers  aux 
éle'Ttions  annoncées  pour  demain  et  protestons  contre  leur 
illégalité. 

(l)  Les  séries  de  points  successifs  remplacent  des  parties  du  texte 
illisibles  sur  le  manuscrit. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  21 

«  Citoyens,  unissons-nous  donc  dans  le  respect  de  la  loi,  de 
M.  ïhiers,  et  la  Patrie  et  la  République  seront  sauvées  !  » 

Sous  couvert  d'union,  le  suffrage  universel  municipal  et 
politique  se  met  donc  en  bataille  contre  le  suffrage  armé, 
la  République  légale  et  officielle  —  sil  est  permis  de  dire 
qu'il  existe  une  République  légale  et  officielle  —  entre  en 
bataille  contre  la  République  révolutionnaire.  C'est  comme 
en  juin.  D'un  côté  la  République  populaire,  et  la  Répu- 
blique bourgeoise  de  l'autre  côté.  Il  n'y  a  que  l'appel  au 
vote  qui  puisse  nous  préserver  de  la  funeste  éventualité  de 
l'appel  aux  armes,  et  les  maires  et  députés  de  Paris,  issus 
eux-mêmes  des  élections,  ne  veulent  pas  que,  dans  les  con- 
jonctures critiques  amenées  par  une  criminelle  batifolerie 
de  ce  gredin  de  malheur  qu'on  appelle  M.  Thiers,  ne  veu- 
lent pas  que  nous  en  appelions  au  peuple  notre  maître, 
notre  juge  à  tous!  Contre  les  élections  immédiates,  ils 
promettent  des  lois  libérales  que  l'Assemblée  rurale  édic- 
tera  à  bref  délai.  Les  citoyens  Louis  Blanc,  Greppo, 
Schœlcher  et  Martin  Bernard  se  portent  garants  pour 
MM.  Thiers,  Grévy,  Dufaure  et  consorts  que  les  honorables 
ayant  pour  noms  de  Gastonde,  de  Peyre,  Courbet,  Laroche- 
Theulon,  Audren  de  Kerdrel  et  autres  affermiront  la  grande 
institution  de  la  garde  nationale,  dont  l'existence  est  insé- 
parable de  la  République,  et  rendront  à  Paris  sa  liberté 
municipale,  si  longtemps  confisquée  par  un  arrogant  despo  - 
tisme!  Comment  Louis  Blanc,  Lockroy,  Millièreet  Floquet, 
qui  ne  peuvent  monter  à  la  tribune  sans  être  hués  et  cons- 
pués, insultés  par  leurs  collègues,  se  portent  garants  du 
républicanisme  de  ces  cléricaux,  orléanistes,  légitimistes, 
ex-bonapartistes  que  le  nom  seul  de  république  fait  tomber 
en  pâmoison?  —  Qui  trompe-t'on  ici? 

Devant  cette  opposition  si  décidée,  devant  la  défection 
inattendue  de  la  presse,  des  municipalités  et  de  la  députa- 
tion  de  Paris,  le  Comité  central  n'a  pas  hésité  à  accepter  la 
lutte.  Il  sait  que  chacun  de  ses  membres  y  risque  la  vie  : 

CITOYENS, 

Votre  légitime  colère  nous  a  placés  le  18  mars  au  poste 
que  nous  ne  devions  occuper  que  le  temps  strictement  néces- 
saire pour  procéder  aux  élections  communales. 


22  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Vos  maires,  vos  députés,  répudiant  les  engagements  pris  à 
l'heure  où  ils  étaient  candidats,  ont  tout  mis  en  œuvre  pour  en- 
traver ces  élections  que  nous  voulions  faire  à  bref  délai.  La 
réaction,  soulevée  par  eux,  nous  déclare  la  guerre.  Nous  de- 
vons accepter  la  lutte  et  briser  la  résistance,  afin  que  vous 
puissiez  y  procéder  dans  le  calme  de  votre  volonté  et  de  votre 
force.  En  conséquence,  les  élections  sont  remises  au  dimanche 
prochain  26  mars. 

Jusque  là  les  mesures  les  plus  énergiques  seront  prises  pour 
faire  respecter  vos  droits. 

Hôtel-de- Ville,  22  mars  1871. 

Paris,  24  mars  1871. 

Le  Comité  central  n'en  démord  pas  :  il  maintient  les 
«actions  pour  demain,  Versailles  jurant  qu'il  n'y  en  aura 
pas. 

Thiers  chauffe  la  province  contre  la  «  sédition  »  de  Paris. 
H  menace  les  campagnards  d'une  nouvelle  invasion  : 

«  Qui  peut  sans  frémir  accepter  les  conséquences  de  cette 
déplorable  sédition  s'abattant  sur  la  ville  comme  une  tempête 
soudaine,  irrésistible,  inexplicable?  Les  Prussiens  sont  à 
nos  portes,  nous  avons  traité  avec  eux.  Si  le  Gouvernement 
qui  a  signé  avec  lui  les  conventions  préliminaires  est  ren- 
versé, alors  tout  est  rompu.  L'état  de  guerre  recommence 
e*  Paris  est  fatalement  voué  à  Toccupation  étrangère... 

«  Ainsi  sont  frappés  de  stérilité  les  longs  et  douloureux 
-efforts  à  la  suite  desquels  le  Gouvernement  a  évité  jusquici 
«ce  malheur  qui  serait  irréparable.  Mais  ce  n'est  pas  tout. 
Avec  cette  déplorable  émeute,  il  n'y  a  plus  ni  crédit  ni  tra- 
vail, la  France,  ne  pouvant  pas  satisfaire  à  ses  engage- 
ments, sera  livrée  à  l'ennemi  qui  lui  imposera  sa  dure 
servitude. 

«  Le  Gouvernement  et  l'Assemblée  font  appel  au  pays... 
Des  mesures  énergiques  vont  être  prises,  que  les  départe- 
ments les  secondent  ! 

«  Les  factieux  qui,  grâce  à  leur  accord,  ont  porté  à  la  Ré- 
publique une  si  grave  atteinte,  seront  forcés  de  rentrer 
dans  l'ombre,  mais  ce  ne  sera  pas  sans  laisser  derrière  eux, 
avec  le  sang  versé  par  les  assassins  de  Lecomte  et  de  Clé- 
ment Thomas,  la  preuve  certaine  de  leur  affiliation  avec  les 
plus  détestables  agents  de  l'Empire  et  les  intrigues  prus- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  23 

siennes.  Le  jour  de  la  justice  est  prochain;  il  dépend  de  la 
fermeté  des  bons  citoyens  que  le  châtiment  soit  exem- 
plaire !  » 

En  lançant  cette  circulaire  dans  laquelle  il  dénonce  à  la 
province  l'affiliation  du  Comité  central  avec  les  plus  détes- 
tables agents  de  l'Empire,  M.  ïhiers  —  qui  avait  confié  la 
police  de  Paris  à  l'un  des  policiers  de  Bonaparte,  et  le 
commandement  de  Paris  au  général  Vinoy,  un  des  spadas- 
sins du  Coup  d'Etat  —  M.  Thiers,  disons-nous,  confère 
tous  les  jours  avec  le  maréchal  Canrobert,  institue  général 
M.  de  Gallifet,  un  des  hussards  très  légers  de  l'impératrice  ; 
il  mande  auprès  de  lui  le  maréchal  Mac-Mahon,  dont  il  fera 
probablement  son  général  en  chef;  il  fait  appel  au  général 
Deligny,  un  des  hommes  de  confiance  de  Bonaparte.  Afin 
de  protéger  la  République  contre  les  graves  atteintes  que 
lui  portent  les  factieux  de  Paris,  M.  Thiers  fait  appel  au 
chouan  Cathelineau  et  à  l'autre  zouave  pontifical,  baron  de 
Charette.  Charette.  envoyé  en  Bretagne  avec  un  comman- 
dement supérieur,  fait  appel  aux  volontaires  catholiques 
qui,  en  ce  «  moment  suprême,  veulent  défendre  Tordre,  la 
famille  et  la  religion  ». 

A  Thiers  aboyant  la  guerre  civile  de  sa  petite  voix  de 
Toquet  asthmatique,  répondent  les  grands  dogues  de  la 
province  ;  dans  le  midi,  la  Gazette  du  Languedoc  :  «  En- 
core une  fois,  Paris  jette  le  défi  à  la  France.  L'émeute  veut 
en  remontrer  à  l'Assemblée  Nationale.  Que  la  France  en- 
tière se  dresse  et  fasse  taire  l'émeute,  par  le  grand  cri  de  : 
Vive  l'Assemblée  !  A  bas  la  Révolution  !  » 

Dans  le  nord-ouest,  L'Eure,  d'Evreux  :  «  Une  fois  encore, 
la  capitale  veut  abuser  de  sa  force,  une  minorité  factieuse 
viole  les  lois  ;  la  majorité  honnie  est  complice  (sic)  ou  indif- 
férente. Toute  la  cité  est  coupable.  Que  la  cité  entière  soit 
donc  punie  ! 

«  Si  le  Gouvernement  ne  peut  pas  encore  user  de 
la  force,  qu'il  mette  cette  ville  en  interdit,  qu'il  fasse  le 
vide  autour  de  ce  foyer  incendiaire.  » 

Le  21  mars,  Thiers  télégraphiait  à  toute  la  France  : 

«  Les  nouvelles  sont  parfaitement  rassurantes,  les 
hommes  de  désordre  ne  triomphent  nulle  part.  A  Paris 
même,  les  bons  citoyens  se  rallient  pour  comprimer  la  sé- 
dition. L'Assemblée  et  le  Gouvernement  avec  une  armée 


24  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

de  45.000  hommes  dominent  la  situation...  Le  Gouverne- 
ment qui  vous  adresse  ces  nouvelles  est  un  gouvernement 
de  vérité...  11  est  bien  entendu  que  tout  agent  de  l'autorité 
qui  pactiserait  avec  le  désordre  sera  poursuivi  comme  cou- 
pable de  forfaiture.  » 

Prussiens  et  Versaillais,  à  Tenvi,  ont  mis  les  départe- 
ments à  l'entour  de  Paris  en  état  de  siège. 

Nous  apprenons  que  les  grandes  villes:  Lyon,  Marseille, 
Toulouse,  Limoges,  Grenoble,  Avignon,  Lille  appuyent  le 
mouvement  de  Paris  ;  on  parle  même  de  combats  sanglants 
qui  auraient  été  livrés.  Malheureusement  nous  ne  connais- 
sons ces  événements,  vu  l'interruption  des  communications 
postales,  que  par  l'intermédiaire  du  Gouvernement  de  vé- 
rité qui  annonce  à  Paris  que  le  parti  du  pillage  et  de  l'assas- 
sinat a  été  écrasé  à  Lyon,  en  même  temps  qu'il  annonce  à 
Lyon  que  le  parti  de  l'assassinat  a  été  vaincu  à  Paris. 

11  faut  des  élections  au  plus  tôt  ;  il  nous  en  faut,  car 
sans  élections  et  peut-être  même  malgré  les  élections,  nous 
serons  plongés  dans  les  horreurs  de  la  guerre  civile.  Les 
fusils  partent  tout  seuls  —  déjà  le  sang  a  coulé  sur  les 
places  publiques. 

Thiers  s'est  vanté  d'avoir  accompli  des  prodiges  en  dé- 
ménageant tous  les  ministères  et  toutes  les  administrations 
de  leurs  employés  et  de  leur  argent.  —  Les  gros  bonnets 
et  les  grands  personnages  de  la  réaction  sont  en  sûreté  à 
Versailles.  C'est  de  leur  camp  retranché  qu'ils  ordonnent 
maintenant  aux  bourgeois  secondaires,  à  la  masse  vulgaire 
des  partisans  de  Tordre,  de  la  religion  et  de  la  propriété  de 
risquer  la  bataille  dans  les  rues  de  Paris,  à  propos  des 
élections  annoncées  pour  dimanche  matin,  —  dont  leurs  jour- 
naux engagent  les  électeurs  à  s'abstenir  délibérément. 

La  liste  de  ces  amis  de  l'Ordre  est  au  grand  complet.  Il 
n'y  manque  pas  un  seul  journal  réactionnaire,  les  libéraux 
y  sont  en  masse.  Autour  des  ennemis  de  la  République, 
Figaro,  Pays,  Constitutionnel,  Gazette  de  France,  se  sont 
ralliés  les  tièdes  amis  de  la  République:  le  Temps,  la 
Cloche,  le  National. 

^  A  cet  acte  décisif,  toute  la  presse  dite  «  respectable  » 
s'est  associée.  Et  s'il  n'y  avait  que  la  presse  î  Cinquante" 
maires  et  adjoints  et  seize  représentants  de  Paris,  parmi 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  25 

lesquels  le  malheureux  Louis  Blanc,  ont  fait  afficher  l'invi- 
tation à  la  population  de  s'abstenir 


(Ici  quelques  pages  devenues  illisibles  dans  le  texte  et 
commentant  les  tentatives  des  «  Amis  de  l'Ordre  pour  dé- 
fendre la  Société  menacée  » ,  tentatives  heureusement 
déjouées  mais  qui,  pendant  la  journée  du  22  mars, 
firent  une  trentaine  de  victimes  :  du  coté  de  «  l'Ordre  », 
dix  tués  ou  grièvement  blessés;  du  coté  de  la  garde  natio- 
nale, SIX  morts  et  trois  blessés.) 
• •• 

La  rumeur  publique  répand  bientôt  la  nouvelle  dans  Pa- 
ris. On  s'attend  à  des  récriminations  passionnées,  à  des 
revanches  peut-être  sanglantes.  La  nuit,  je  parcours  les 
boulevards,  en  proie  à  une  fiévreuse  anxiété  :  foule  partout. 
On  se  racontait  les  événements  du  jour,  on  en  interprétait 
la  signification.  Les  discussions  avaient  lie<u  avec  un  calme, 
avec  une  courtoisie,  un  bon  sens  vraiment  extraordinaires. 
Le  ton  dominant  des  conversations  est  d'une  gravité  triste. 
Plusieurs  femmes,  avec  leurs  enfants,  sont  mêlées  à  ces 
groupes  épais  ;  elles  prennent  quelquefois  la  parole.  Pas  de 
salon  dans  le  noble  faubourg  St-Germain  où  il  eût  été  pos- 
sible de  traiter  avec  plus  de  mesure  et  plus  de  convenance 
cette  histoire  de  sang  et  de  larmes.  Dans  la  rue  de  la  Paix, 
il  y  avait  encore  des  mares  rouges,  tous  les  blessés  n'étaient 
pas  encore  pansés  peut-être,  et  les  deux  partis,  se  rencon- 
trant à  cent  mètres  de  là,  ne  se  prenaient  pas  aux  cheveux! 
J'ai  eu  bien  des  étonnements  dans  ma  vie,  celui-ci  est  un 
des  plus  forts.  C'était  à  croire  qu'on  rêvait,  ou  que  jamais 
on  navait  rien  compris  à  la  France  ni  aux  Français.  J'étais 
sur  le  rond-point  de  l'Opéra,  sur  lequel  débouche  la  rue  de 
la  Paix,  c'était  le  point  de  départ,  le  lieu  de  ralliement  de 
la  manifestation.  «  Permettez-moi  de  rectifier  l'incident  », 
disait  un  des  interlocuteurs  ;  «  et  permettez-moi  de  main- 
tenir ma  version  »,  répliquait  le  premier,  «j'étais  un  des 
gardes-nationaux  ».  Et  les  deux  continuaient  toujours  sen- 
sément, posément  et  poliment.  Il  est  vrai  que  nulle  part, 
personne  ne  prenait  la  parole  qui  ne  fût  ou  ne  se  dit  répu- 
blicain ;  les  policiers,  les  Gourdins  réunis,  les  familiers  du 
Figaro  et  les  habitués  du  Jockey-Club  étaient  rentrés  chez 
eux  ou  avaient  repris  la  route  de  Versailles.  Et  cependant 


'26  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

ces  hommes-là,  si  raisonnables,  si  complaisants,  il  y  a  six 
heures  à  peine  qu'ils  ont  échangé  des  coups  de  fusil  contre 
des  coups  de  revolver,  des  coups  de  baïonnette  contre  des 
coups  de  couteaux-poignards...  Quel  roman  invraisem- 
blable ! 

Le  lendemain,  23  mars,  une  proclamation  nous  annonce  : 


«  RÉPUBLIQUE  FRANÇAISE 
Liberté,  Egalité,  Fraternité 

«  Chers  concitoyens, 

«  Je  m'empresse  de  porter  à  votre  connaissance  que, 
d'accord  avec  les  députés  de  la  Seine  et  les  Maires  élus  de 
Paris,  nous  avons  obtenu  du  Gouvernement  de  l'Assemblée 
Nationale  : 

a  1^'  La  reconnaissance  complète  de  vos  libertés  muni- 
cipales ; 

«  2°  L'élection  de  tous  les  officiers  de  la  garde  nationale, 
y  compris  le  général  en  chef  ; 

«  3°  Des  modifications  à  la  loi  sur  les  échéances  ; 

«  4°  Un  projet  de  loi  sur  les  loyers,  favorable  aux  loca- 
taires, jusques  et  y  compris  les  loyers  de  1.200  francs. 

«  En  attendant  que  vous  confirmiez  ma  nomination  ou 
•que  vous  m'ayez  remplacé,  je  resterai  à  mon  poste  d'hon- 
neur pour  veiller  à  l'exécution  des  lois  de  conciliation  que 
nous  avons  réussi  à  obtenir,  et  contribuer  ainsi  à  raffermis- 
sement de  la  République. 

«  Le  Vice-Amiral,  député  de  Paris,  Commandant  en 
chef  de  la  Garde  nationale, 

<(  SAISSET.  » 

Stupéfait,  on  lit  et  on  relit  ces  affiches.  Mais  c'est  trop 
beau  vraiment  pour  le  croire.  Est-ce  donc  ainsi  que  le  ma- 
gnanime Thiers  répondrait  aux  pillards  de  Belleville,  aux 
meurtriers  de  Lecomte  et  de  Clément  Thomas,  aux  massa- 
creurs de  la  place  Vendôme?  C'est  impossible  !  C'est  im- 
possible ! 

D'ailleurs  nous  n'avons  nulle  connaissance  que  les  dé- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  27 

pûtes  et  les  maires  de  Paris  aient  fait  encore  aucune  dé- 
marche auprès  de  Thiers,  et  par  conséquent  en  aient  pu 
rien  obtenir.  Nous  savons  de  source  certaine  que  l'Assem- 
blée ne  s'est  pas  réunie  à  cette  occasion,  qu'elle  n'a  pas  été 
consultée  et  que  par  conséquent  elle  n'a  rien  concédé... 

Voilà  donc  la  signature  de  Saisset,  mais  d'où  vient  que 
manquent  la  signature  de  Thiers  et  la  signature  des  minis- 
tres, et  la  signature  de  Grévy,  président  de  TAssemblée,  et 
la  signature  des  maires  et  des  députés  de  Paris...  Qui  nous 
dit  que  cette  signature  de  M.  Saisset  n'a  pas  été  forgée  ?  Et 
qui  nous  dit  que  ce  n'est  pas  là  un  nouveau  truc  de  ce  mali- 
cieux petit  singe  qui  préside  notre  gouvernement  de 
vérité?  Qui  nous  dit  que  ce  n'est  pas  là  une  ruse  de 
guerre...  Défions-nous  !  Défions-nous  !...  Et  dona  fe- 
7' ente  s... 

Nous  allons  aux  renseignements  aux  mairies  du  Louvre  et 
de  la  Banque,  à  la  Bourse  et  à  l'Opéra.  Nous  ne  voyons  pas 
que  les  bataillons  de  l'ordre,  que  les  phalanges  serrées  de 
la  propriété  désarment  :  tout  au  contraire.  Au  boulevard 
des  Capucines^  on  nous  montre  le  Grand  Hôtel  :  \oyez, 
l'amiral  Saisset  s'y  est  renfermé  avec  tel  bataillon.  Des 
charrettes  de  plâtre  sont  apportées.  Le  Grand  Hôtel  va  être 
barricadé,  transformé  en  forteresse  pour  tenir  en  échec  la 
place  Vendôme  ;  pour  dominer  tout  ce  rond-point  de  routes 
stratégiques^  un  autre  bataillon  occupe  le  Jockey  Club. 

Mais  que  signifie  donc  la  proclamation  Saisset  : 
l'élection  libre  des  officiers  et  du  commandant  de  la  Garde 
nationale,  la  reconnaissance  par  l'Assemblée  de  nos  fran- 
chises municipales?  —  Ah  oui!  l'amiral  Saisset...  H  vient 
d'ordonner  la  mise  en  position  de  deux  pièces  de  sept  afin 
de  battre  le  boulevard... 

Eh  bien!  toute  la  journée  il  y  a  eu  un  calme  relatif.  11 
n'est  pas  inadmissible  qu'un  étranger,  ignorant  de  nos  dis- 
cordes civiles  ait  pu  circuler  dans  nos  rues  sans  s'aperce- 
voir qu'hier  le  sang  a  été  versé,  que  demain  on  le  versera 
peut-être  encore.  Des  bataillons  vont  et  viennent,  des 
patrouilles  circulent  dans  les  rues.  On  se  rencontre  ;  les  uns 
prennent  la  droite,  les  autres  prennent  la  gauche  ;  les  uns 
ont  pris  parti  pour  le  Comité  central,  etles  autres  pour  les 
municipalités,  c'est-à-dire  pour  l'Assemblée...  Deux  ou 
trois  fois  des   escouades  armées   ont  failli   en   venir  aux 


28  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

mains,  cela  s'est  presque  fait  rue  de  la  Banque  ;  trouvant 
passage  barré,  les  hommes  du  Comité  central  ont  parle- 
menté —  en  vain.  Ile  ont  alors  rebroussé  chemin.  Un  canon 
les  suivait  :  les  gens  de  l'ordre  se  sont  précipités  sur 
l'arrière-garde,  ont  emporté  le  canon...  et  on  les  a  laissés 
faire. 

La  nuit,  le  passage  était  intercepté  aux  abords  des  prin- 
cipaux édifices,  de  tous  les  points  stratégiques  dont  Paris 
a  tant  et  plus.  «  Citoyens,  passez  au  large!  Je  vous  prie, 
Citoyen,  veuillez  faire  un  détour  ».  11  était  difficile  de  devi- 
ner au  degré  de  politesse  si  on  avait  affaire  à  des  hommes 
du  Comité  central  ou  d'une  mairie  versaillaise...  Deux  ou 
trois  fois,  on  m'a  croisé  la  baïonnette,  mais  avec  des  pro- 
cédés presqu'aimables  et  des  façons  empreintes  d'aménité  : 
«  Citoyen,  je  vous  en  prie,  est-il  indispensable  que  vous 
passiez  par  ici  ?  » 

Et  dans  les  clubs  politiques  en  plein  vent,  si  on  peut  s'expri- 
mer ainsi,  de  la  Madeleine  à  la  caserne  du  Château-d'Eau,  du 
faubourg  Montmartre  au  Palais-Royal,  je  n'ai  pas  entendu  une 
parole  de  colère,  pas  un  mot  désobligeant  ;  partout  on  dis- 
cutait sur  ces  questions  de  vie  ou  de  mort  avec  un  sang  froid 
et  une  courtoisie  qu'on  souhaiterait  aux  savants  de  l'Insti- 
tut, disputant  sur  la  génération  spontanée.  —  Je  l'ai  vu,  je 
l'ai  entendu,  je  l'affirme.  Mais  quant  à  prétendre  qu'on  me 
croie,  je  ne  suis  certes  pas  assez  déraisonnable  pour  cela. 

Pendant  que  toute  la  population  de  Paris,  dans  son  im- 
mense majorité,  se  roidit  de  toute  la  force  de  son  bon  sens, 
avec  toute  l'énergie  d'un  calme  vraiment  extraordinaire, 
contre  toute  éruption  de  colère  qui  nous  jetterait  dans  les 
horribles  aventures  de  la  guerre  civile,  l'Assemblée  de 
Versailles,  qui  se  croit  la  force  parce  qu'elle  s'appelle  Gou- 
vernement, qu'elle  dispose  des  préfets  et  des  généraux, 
pousse  les  choses  à  l'extrême.  On  ne  sait  ce  qu'il  faut  le 
plus  admirer  en  elle,  sa  passion  ou  son  inintelligence,  sa 
haine  ou  sa  frivolité.  C'est  toujours  l'imperturbable  assu- 
rance des  Ollivier  et  des  Lebœuf,  lançant  d'un  cœur  léger 
quelques  cent  mille  Français  contre  quelques  cent  mille 
Allemands. 

Le  20  mars,  l'Assemblée  a  inauguré  la  session  de  Ver- 
sailles par  un  réquisitoire  prononcé  par  le  président 
Grévy  : 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  29 

«  Un  gouvernement  factieux  se  dresse  en  face  de  la  sou- 
veraineté nationale  dont  vous  êtes  les  légitimes  représen- 
tants... 

«  Mais  la  force  restera  au  droit.  La  représentation  natio- 
nale saura  se  faire  respecter.  Elle  accomplira  imperturba- 
blement sa  mission  en  pansant  les  plaies  de  la  patrie  et  en 
assurant  l'établissement  delà  République  {Protestations  à 
droite.)  malgré  ceux  qui  la  compromettent  par  les  crimes 
qu'ils  commettent  en  son  nom.  » 

Cette  déclaration  de  guerre  contre  les  ci-iminels  est  sui- 
vie de  la  nomination  d'une  Commission  de  quinze  mem- 
bres délégués  par  l'Assemblée,  afin  que  le  Ministère  puisse 
toujours  agir  au  nom  de  l'iYssemblée  sans  la  mettre  dans  la 
confidence  de  ses  actes. 

Le  second  acte  est  de  mettre  en  état  de  siège  la  fidèle  et 
loyale  ville  de  Versailles  ainsi  que  tout  le  département  de 
Seine-et-Oise. 

Le  troisième  acte  est  de  repousser  la  proposition  de  plu- 
sieurs maires  de  Paris,  demandant  l'élection  immédiate 
d'un  nouveau  Conseil  municipal. 

Les  maires  demandaient  à  Versailles  ce  que  le  Comité 
central  décrétait  à  Paris.  Ratifiées  par  Versailles,  les  élec- 
tions se  feraient  sous  l'influence  des  municipalités  actuelles 
et  non  pas  sous  l'influence  du  Comité  central.  Accomplies 
sous  l'influence  des  maires,  les  nouvelles  élections  porte- 
raient au  pouvoir  des  hommes  beaucoup  plus  rapprochés 
des  maires  que  du  Comité  central,  plus  républicains  bour- 
geois que  démocrates  socialistes.  Ils  eussent  composé  plu- 
tôt un  Conseil  municipal  qu'une  Commune. 

Si  elle  eût  été  acceptée,  la  proposition  des  maires  eût 
porté  un  coup  terrible,  un  coup  mortel  probablement  au 
Comité  central,  lequel  eût  été  jugé  par  des  juges  nommés 
en  dehors  de  sa  participation  et  jusqu'à  un  certain  point 
nommés  contre  lui. 

Mais  M.  le  Ministre  de  llntérieur  a  vaillamment  com- 
battu ces  dangereux  ennemis  du  Comité  central.  L'honnête 
M.  Ernest  Picard  a  déclaré,  au  nom  du  Gouvernement, 
qu'il  lui  était  impossible  d'accepter  d'urgence  des  élections 
municipales  qui  seraient  une  transaction  avec  l'émeute,  que 
l'Assemblée  s'occuperait  de  voter  des  lois  organiques  pour 
la  reconstitution  des  municipalités  (L'Assemblée,  nommée 


30.  5ÔÙRNXL    DE    LA    COMMUNE 

Seulement  pour  la  conclusion  de  la  paix,  en>  a^t-elle  le 
droit?)  et  qu'après  la  promulgation  de  la  nouvelle  loi 
municipale,  et  seulement  alors,  Paris  aurait  le  droit  de  pro- 
céder à  de  nouvelles  élections.  En  d'autres  termes^  le  Gou- 
vernement nie  le  fait  accompli,  il  nie  que  THôtel-de-Ville  et 
virtuellement  Paris  entier  soient  entre  les  mains  du  Comité 
central.  Il  ne  veut  pas  demander  l'avis  du  suffrage  universel 
et  préfère  que  «  la  poudre  parle  »,  car  «  il  faut  que  force 
reste  à  la  loi  !  » 

A  Louis  Blanc  qui,  avec  tous  les  membres  de  la  députation 
de  Paris,  même  les  plus  foncés  en  couleur,  avait  pris  parti 
pour  les  municipalités  contre  le  Comité  central,  à  Louis 
Blanc  conjurant  l'Assemblée  de  faire  de  la  conciliation  et 
non  pas  de  la  provocation,  le  général  Trochu  répond  par 
des  récriminations  sur  les  assassinats  des  généraux  Tho- 
mas et  Lecomte  :  «  Notre  loi  de  siège  n'est  pas  une  loi  de 
voleurs,  mais  une  loi  de  protection  contre  les  malfaiteurs. 
Pendant  le  siège  de  Paris,  l'ennemi  était  à  la  fois  au  dehors 
et  au  dedans.  (Acclamations  des  ruraux.  Oui,  oui  !  C'est 
vrai.)  Au  dedans,  il  y  avait  une  officine  prussienne  à  laquelle 
était  annexée  une  fabrique  de  thalers  ;  il  y  avait  même  une 
officine  française  qui  pénétrait  partout  et  nous  attaquait 
par  derrière^  alors  que  nous  faisions  le  possible  pour  nous 
défendre  par  devant.  11  y  avait  des  scélérats,  {Mouvement.} 
il  y  avait  des  scélérats  qui  recevaient  de  toutes  mains,  qui 
paralysaient  et  deshonoraient  nos  efforts  ;  ils  avaient  le 
meurtre  pour  moyen.  {Profonde  sensation  et  applaudisse- 
ments.) Vainement  aujourd'hui,  les  meneurs  de  cette  guerre 
civile  voudraient  en  décliner  la  solidarité,  la  responsabilité. 
(Bravos.)  Ce  sont  eux  qui,  dix  fois  pendant  le  siège,  je 
l'atteste  devant  le  pays,  ont  failli  amener  les  Prussiens 
devant  Paris  :  ce  sont  eux  qui  vont  les  y  ramener.  Je 
déclare  que  pendant  le  siège,  tant  contre  les  ennemis  du 
dehors  que  contre  ceux  du  dedans,  le  général  Clément 
Thomas  a  été  mon  collaborateur  le  plus  courageux.  Je 
demande  que  sa  famille  et  celle  du  général  Lecomte  soient 
adoptées  par  la  France  !  » 

Voilà  donc  M.  Trochu  qui  avoue,  qui  proclame  que  le 
président  du  Gouvernement  de  la  Défense  Nationale  ne 
regardait  les  Prussiens  que  d'un  œil,  gardant  Tautre  pour 
surveiller  les  Parisiens.   Les  Prussiens  n'étaient  pour  lui 


JOURXAL    DE    LA    COMMUNE  3£ 

que  des  ennemis  ;  mais  les  républicains  et  les  révolution- 
naires, il  leur  crie  qu'ils  sont  des  scélérats. 

Après  Trochu  se  lève  un  petit  procureur-général  venant, 
raconter,  avec  les  fioritures,  les  trilles  et  roulades  qu'on 
admire  au  barreau,  l'arrestation  par  le  Comité  central  du 
général  Chanzy,  mandé  par  M.  Thiers  pour  son  coup 
d'Etat.  Comme  M.  Jules  Favre,  ministre  des  Affaires 
étrangères,  tient  à  ce  que  l'Europe  n'en  ignore,  nous  déta- 
chons les  points  saillants  du  récit  : 

«...  Tout  à  coup  intervient  un  personnage  qui  nous  était 
parfaitement  inconnu,  c'était  le  général  Duval,  représen- 
tant du  Comité  de  la  Garde  nationale.  Le  général  Duval 
qui  portait  les  insignes  de  son  grade,  s'adressa  au  général 
Chanzy  :  «  Citoyen  général,  au  nom  des  lois  de  la  guerre, 
je  vous  fais  mon  prisonnier.  » 

«  M.  Jules  Favre,  ministre    des  Affaires  étrangères. • 

Quelle  parodie  ignoble  ! 

«  Un  membre.  —  Ce  sera  de  l'histoire. 

«  M.  Edmond  Turquet.  —  C'est  pourquoi  j'ai  tenu  à  faire 
ce  récit  à  la  Chambre. 

c(  M.  Jules  Favre.  —  Il  faut  que  toute  l'Europe  le 
sache. 

«  M.  Turquet.  —  Le  général  Chanzy  se  lève  donc  et  dit  : 
«  Je  suis  à  vos  ordres.  »  Comme  on  paraissait  ne  pas  vou- 
loir m'emmener,  je  m'adressai  au  général  Duval  et  je  lui 
dis  :  J'ai  eu  l'honneur  d'accompagner  le  général  Chanzy 
depuis  une  demi-heure;  je  désire  l'accompagner  quelque 
part  qu'on  l'amène.  »  «  Qu'à  cela  ne  tienne,  répondit  le 
citoyen  général  Duval,  je  vous  fais  mon  prisonnier...  mais 
qui  êtes-vous?  »  «  — Je  suis,  répondis-je,  je  suis  M.  Tur- 
quet, député  de  l'Aisne,  membre  de  l'Assemblée  nationale.  » 
«  —  Alors,  je  ne  veux  pas  vous  arrêter.  »  «  —  Pourquoi  ?  » 
«  —  Parce  que  vous  êtes  député.  »  «  Tant  pis  !  »  «  Je  puis 
vous  arrêter,  si  vous  le  voulez  comme  aide-de-camp  du 
général  Chanzy.  Vous  êtes  militaire,  sans  doute,  car  vous 
portez  le  ruban  -de  la  Légion  d'honneur.  »  «  —  Oui,  mon- 
sieur, mais  si  vous  voulez  m'arrêter  comme  militaire, 
arrêtez-moi  comme  sergent-major.  »  Et  je  fus  arrêté, 
Messieurs,  sous  ce  titre  et  écroué  en  vertu  d'un  ordre 
ainsi  libellé  :  «  Le  citoyen  Gandin,  chef  de  la  maison  mili- 
taire du  neuvième  secteur,   écrouera   le   citoyen   général 


32  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Chanzy  et  le  sergent-major  qui  l'accompagne.  »  Nous  fûmes 
d'abord  menés  chez  l'adjoint  au  maire  qui,  voulant  à  tout 
prix  nous  éviter  les  ennuis  d'une  captivité  dans  une  prison 
de  secteur,  nous  installa  dans  un  petit  salon...  » 

Finalement,  le  petit  M.  Turquet  est  mis  à  la  porte  malgré 
lui  et  va  raconter  tout  chaud  l'affaire  à  l'Assemblée  :  «  Le 
général  Chanzy  a  été  transféré  à  la  prison  de  la  Santé.  J'ai 
l'espoir  que  le  général  Chanzy,  et  une  vingtaine  d'officiers 
qui  ont  été  aussi  arrêtés,  ne  seront  pas  fusillés.  » 

«  M.  Ernest  Picard,  ministre  de  l'Intérieur.  —  Je  de- 
mande à  dire  un  mot.  Notre  seul  regret,  c'est  que  ces  faits 
ne  puissent  pas  être  portés  et  publiés  dans  Paris  et  partout. 
Je  demande  à  mon  honorable  collègue  de  la  Guerre  de 
décider,  et  je  demande  à  l'Assemblée  de  voter  immédiate- 
ment que  ces  faits  soient  portés  spécialement  à  l'ordre  du 
jour  de  l'armée,  afin  que  les  officiers  et  les  soldats  les  con- 
naissent dans  tous  leurs  détails.  Nous  ne  resterons  pas  inac- 
tifs, laissant  s'accomplir  de  pareils  meurtres  dans  Paris  et 
en  France!  {Applaudissements)  »  (1). 

Le  lehdemain,  à  TAssemblée  de  Versailles,  lecture  d'une 
proclamation  à  la  nation  et  à  l'armée,  proclamation  sour- 
noise, méchante  et  banale,  se  terminant  par  l'exclamation 
de  :  Vive  la  France  !  Le  député  Peyrat  demande  que,  pour 
rallier  les  républicains  à  la  cause  de  l'ordre,  on  ajoute  la 
formule  :  Vive  la  République  !  «  De  là,  nous  écrit  le  cor- 
respondant du  Rappel,  sort  la  plus  effroyable  tempête  : 
Ruraux,  royaux,  cléricaux  se  lèvent,  s'écrient,  s'emportent 
contre  cette  proposition  séditieuse,  anarchique  et  impie. 
Ils  ne  veulent  pas  que  la  République  vive.  Leur  colère  est 
telle  qu'ils  n'écoutent  plus  même  M.  Thiers.  Le  chef  du 
pouvoir  exécutif  monte  à  la  tribune,  mais  les  cris  l'obligent 
à  en  descendre.  Le  président  ne  lui  obtient  la  parole  qu'en 
déclarant  qu'elle  est  de  droit  absolu.  Le  petit  Thiers  remonte 
et  se  fait  petit  et  la  République  encore  plus  petite  que  lui. 


(1)  Prévenue  par  M.  Jules  Favre,  ministre  des  Affaires  étrangères, 
de  l'arrestation  du  général  Chanzy,  l'Europe  apprendra  avec  plaisir 
qu'après  son  transfert  du  salon  de  M.  L.  M.  à  la  prison  de  la  Santé,  le 
général  Chanzy  a  été  relâché,  mais  sous  la  condition  de  rester  neutre 
pendant  six  mois  dans  nos  troubles  civils.  Chanzy  s'est  rendu  à  Ver- 
sailles où  il  a  refusé  un  commandement  que  lui  offrait  M.  Thiers. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  33 

Il  rappelle   doucement  qu'après  tout  l'addition  des  trois 
mots  officiels  «  pourrait  être  légitime  ». 

Quant  à  M.  Jules  Favre,  il  n'a  plus  de  larmes.  Ses  glandes 
lacrymales  se  sont  séchées  depuis  les  fameuses  entrevues 
avec  M.  de  Bismarck,  mais  il  lui  reste  sa  poche  de  fiel  et 
sa  salive  empoisonnée  :  4  Dans  Tattentat  du  18  mars,  toute 
la  garde  nationale  est  complice  ou  coupable.  Toute  cette 
population  matérialiste,  individualiste,  est  coupable  de  ré- 
bellion. Les  journalistes  de  Paris  écrivent  sous  le  couteau 
des  assassins.  Il  leur  a  fallu  un  courage  civique  prodigieux 
pour  déconseiller  à  cette  populace  affolée  de  ne  pas  se  ruer 
au  vote.  Il  n'y  a  pas  à  pactiser  avec  l'émeute.  Il  faut  domp- 
ter, il  faut  châtier  Paris  ! 

«  Si  nous  avions  à  combattre  d'autres  adversaires,  nous 
pourrions  temporiser,  mais  nous  sommes  en  face  de  ceux 
qui  ont  usurpé  le  pouvoir  pour  exercer  la  violence,  l'assas- 
sinat et  le  vol...  En  temporisant  avec  l'émeute,  on  donnerait 
aux  Prussiens  le  droit  de  la  réprimer... 

«  Si  cette  dernière  honte  tombait  sur  nous,  s'écrie 
M.  Favre,  nous  n'en  serions  pas  responsables  devant  Dieu. 
La  responsabilité  pèserait  uniquement  sur  ces  mauvais 
citoyens  qui,  vis-à-vis  des  dangers  et  des  misères  de  la 
patrie,  n'ont  pas  compris  que  leur  premier  devoir  était 
l'obéissance  au  suffrage  universel  et  qui,  voulant  faire  pré- 
valoir leurs  détestables  desseins,  n'ont  pas  craint  d'appeler 
sur  Paris  les  pas  de  l'étranger  [sic].  En  face  d'une  pareille 
éventualité,  comprenez-vous  quelle  peut-être  l'émotion  de 
la  ville  de  Paris,  les  inquiétudes  de  TEurope?  Comment 
pouvons-nous  donner  caution  de  notre  solvabilité  quand 
nous  ne  pouvons  pas  même  vivre  en  paix  et  quand  nous 
voyons  un  orage,  monté  des  bas-fonds  de  la  société  jusqu'à 
la  majorité  populaire  représentée  par  cette  Assemblée , 
essayer  de  la  renverser.  Car  tel  est  leur  dessein. 
«  L'amiral  Saisset.  —  Oui,  ils  me  l'ont  dit. 
«  M.  Jut.Es  Favre.  —  Chaque  jour,  ils  déclarent  qu'ils 
veulent  marcher  contre  vous. 

«  Marcher  contre  vous  !  Si  quelques-uns  d'entre  vous 
tombent  entre  leurs  mains,  le  sort  des  généraux  Lecomte 
et  Clément  Thomas,  malheureuses  victimes  de  leur  férocité, 
serait  le  vôtre.  Car  ne  vous  imaginez  pas,  Messieurs,  qu'ils 
désavouent  de  semblables  crimes,  ils  les  justifient  !  [Mou- 

3 


34  JOURNAL    DE    LA.    COxMMUiN'E 

cernent.)  11  est  bon  de  mettre  sous  vos  yeux  les  circonstances 
atténuantes  plaidées  par  ce  gouvernement  qui  n"a  plus  le 
droit  de  s'appeler  la  République  :  il  la  déshonore  ! 
«  L'amiral  Saisset.  —  Oui,  il  la  déshonore. 
«  M.  Jules  Favre.  —  Il  la  déshonore.  Il  la  souille  de 
sano*.  11  fait  apparaître  auprès  d'elle  le  cortège  de  tous  les 
crimes.  Il  ne  peut  être  composé  que  de  gens  indignes,  ne 
méritant  aucune  espèce  de  pitié...  » 

Suit  un  long  plaidoyer  en  faveur  des  généraux  fusillés, 
un  long  réquisitoire  contre  leurs  assassins,  c'est-à-dire 
contre  la  garde  nationale  de  Paris. 

«  Permettez-moi  de  ne  pas  descendre  de  cette  tribune 
sans  épancher  mon  cœur  en  laissant  échapper  une  des  nom- 
breuses douleurs  qui  Toppressent...  J'ai  combattu  trois 
jours  durant  l'exigence  du  vainqueur,  et  Dieu  sait  avec 
quelle  insistance  il  voulait  entrer  dans  Paris  et  désarmer 
la  garde  nationale  !  J'avais  cru  qu'il  était  de  mon  devoir  de 
lui  épargner  cette  humiliation...  Je  me  suis  trompé.  J'en 
demande  pardon  à  Dieu  et  aux  hommes  !  » 

L'émotion  de  la  Chambre  est  indescriptible.  Jules  Favre 
est  longuement  acclamé  et  félicité. 

Cependant,  un  des  maires  de  Paris,  plus  pratique,  moins 
aveuglé  par  la  haine,  répond  à  l'appel  au  massacre  fait  par 
M.  Jules  Favre,  en  renouvelant  la  proposition  de  la  veille  : 
«  En  convoquant  vous-mêmes  le  peuple  de  Paris  à  voter 
dans  vos  urnes  électorales,  vous  l'empêcherez  d'aller  voter 
dans  celles  du  Comité  central. 

«  J'arrive  de  Paris.  Tous  les  maires  sont  réunis  dans  une 
mairie.  Une  grande  partie  des  mairies  est  encore  occupée 
par  les  anciens  maires.  Nous  sommes  en  face  des  hommes 
de  THôtel-de-Ville,  nous  leur  faisons  échec.  Je  vois  mieux 
que  personne  ce  qui  se  passe.  Paris  peut  être  sauvé  par  des 
mesures  de  préservation.  Je  ne  suis  pas  dans  le  secret  des 
moyens  dont  dispose  le  Ministère.  Mais  une  grande  partie 
des  bataillons  de  la  garde  nationale  est  armée  de  chasse- 
pots;  il  y  a  des  pantalons  rouges  avec  les  insurgés.  Je  ne 
vois  pas  que  vous  ayez  la  force...  Je  n'aime  pas  la  division 
que  M.  le  ministre  veut  faire  naître  entre  Paris  et  la 
province...  Si  vous  voulez  adopter  notre  projet,  la  tran- 
quillité renaîtra.  Dans  trois  jours  nous  redeviendrons  les 
maîtres  de  THôtel-de- Ville,  Mais  si  nous  revenons  ce  soir 


JOURNAL.    DE    LA    COMMUNE  35 

les  mains  vides,  je  ne  sais   pas  ce  qui  pourra  arriver.  » 

M.  Thiers  répond  quelques  mots  dédaigneux.  Que  Paris 
se  soumette  dabord.  Nous  verrons  après,  et  l'Assemblée 
avec  une  insolence  superbe  passe  à  Tordre  du  jour... 

La  séance  capitale  et  vraiment  décisive  a  été  celle  du 
23  mars.  Elle  a  été  double  :  séance  de  jour  et  séance  de 
nuit. 

D'abord  on  s'occupa  de  la  fameuse  question  de  la  proro- 
gation des  échéances.  Il  s'agissait  de  revenir  sur  la  loi  dite 
des  Cent  mille  faillites  qui,  votée  à  Tencontre  des  repré- 
sentants de  Paris  et  de  la  gauche,  aurait  fait  de  tous  les 
négociants  et  commerçants  de  Paris  une  masse  confuse  de 
banqueroutiers.  Le  président  Grévy  déplora  qu'il  fallût 
revenir  sur  une  loi  votée  depuis  quinze  jours  à  peine.  Certes 
la  loi  était  bonne...  mais  les  événements...  mais  l'état  de  la 
capitale...  mais  l'industrie  agonisante,..  Bref,  Texcellente 
loi  est  détestable...  mais  c'est  le  peuple  de  Paris...  En  con- 
séquence, le  Gouvernement  propose  une  loi  nouvelle,  non 
moins  bonne,  non  moins  excellente  que  la  dernière.  C'est 
toujours  le  développement  de  la  formule  :  puisque  la  guerre 
a  jeté  le  plus  profond  trouble  dans  les  affaires  tant  des 
créanciers  que  des  débiteurs,  nous  décidons  que  toutes  les 
entreprises  seront  liquidées  aux  dépens  des  débiteurs  qui 
perdront  tout,  au  profit  des  créanciers  qui  ne  perdront 
rien. 

Mais  il  s'agit  bien  de  cela.  —  Ne  vient-on  pas  d'apprendre 
que  le  coup  de  main  prémédité  à  la  place  Vendôme  n'a  point 
réussi.  Il  faut  exhaler  sa  colère.  La  proposition  d'adopter 
les  veuves  et  les  familles  des  morts,  à  l'instar  de  celles  des 
généraux  Thomas  et  Lecomte,  ne  soulève  pas  cependant  un 
vif  enthousiasme  :  on  trouve  plus  économique  de  décerner 
des  éloges,  de  voter  des  visites  de  félicitations  au  nom  de 
l'Assemblée  à  quelques  artilleurs  et  à  un  régiment  de  ligne 
qui  se  sont  laissés  emmener  par  leurs  officiers,  de  Paris  à 
Versailles.  M.  Jules  Simon,  en  sa  qualité  de  ministre  de 
l'Instruction  Publique  s'est  déjà  porté  au-devant  de  ces 
braves  militaires  :  les  compliments  que  le  Gouvernement 
leur  décerne  seront  inscrits  au  Journal  Officiel  pour  les 
conserver  dans  le  souvenir  des  bons  citoyens. 

Une  Joi  est  ensuite  votée  pour  l'organisation  dans  chaque 
département  d'un  bataillon  de  1500  volontaires,  chargés  de 


36  JOURNAL    DE    LA    COiMMUNE 

défendre  spécialement  l'Assemblée.  Les  officiers  de  ces 
120,000  hommes  seraient  nommés  par  le  Gouvernement,  et 
les  volontaires  ne  seraient  pris  que  parmi  d'anciens  soldats. 

Passons  sur  des  incidents  qui  à  d'autres  époques  auraient 
été  considérés  comme  très  importants,  mais  qui,  dans  notre 
tourmente,  seront  oubliés  ce  soir,  ou  demain  déjà.  L'épi- 
sode historique  de  la  journée  a  été  la  réception  faite  aux 
maires  de  Paris,  lesquels  se  sont  présentés  en  corps  devant 
l'Assemblée  afin  d'obtenir  d'elle  des  mesures  conciliatrices 
qui  contrebalanceraient  l'influence  grandissante  du  Comité 
central.  La  Chambre  ne  se  souciait  guère  de  recevoir  la 
municipalité  de  Paris,  néanmoins  elle  n'osa  pas  refuser. 

Entrèrent  donc  une  soixantaine  d'hommes,  représentant 
officiellement  une  ville  de  deux  millions  d'âmes  (1).  Ils 
étaient  revêtus  de  leurs  insignes,  ils  se  tenaient  avec  une 
certaine  fierté,  conscients  du  grand  rôle  qu'ils  voulaient 
jouer,  celui  d'intermédiaires  entre  la  population  de  Paris 
et  1 1  population  de  la  province.  La  gauche  se  lève  devant 
eux.  Elle  les  salue  de  la  main  en  criant  :  «  Vive  la  Républi- 
que !  Vive  la  France  !  »  Et  les  maires  de  répondre  :  «  Vive 
la  France  !  Vive  la  République  !  » 

«  A  l'ordre  !  à  l'ordre  !  »  ont  crié  alors  des  champêtres 
furieux.  «  Rappelez-les  à  l'ordre!  A  l'ordre!  à  Tordre! 
Vous  ne  respectez  pas  l'Assemblée!  Faites-les  évacuer  !  Ils 
n'ont  pas  le  droit  de  prendre  la  parole  !  »  Le  vacarme  et  le 
tumulte  augmentent  alors  de  minute  en  minute.  Finale- 
ment, les  centres  et  la  droite  se  retirent,  entraînant  dans  la 
débandade  générale  le  Président  et  les  membres  du  Gou- 
vernement. A  leur  tour,  les  députés  de  la  gauche,  les 
maires  et  adjoints  sont  emportés  dans  la  grande  déroute. 

Députés  de  la  gauche  et  maires  de  Paris  n'auraient  eu 
alors  qu'une  chose  à  faire  :  puisqu'on  injuriait  la  Républi- 
que et  Paris  en  leurs  personnes,  ils  devaient  immédiate- 
ment quitter  Versailles  et  revenir  siéger  au  Palais  Bour- 
bon, sous  la  protection  du  Comité  central. 

Mais  ces  Messieurs  n'étaient  point  hommes  à  prendre 
une  résolution  aussi  énergique.  Pour  repousser  l'injure 
faite  aux  maires  de  Paris,  les  députés  de  Paris  parlèrent  un 


(1)  Ceux  parmi  eux  qui  sont  députés  entrent   dans  riiémicycle,  les 
autres  restent  dans  une  tribune  latérale. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  37 

instant  de  donner  leur  démission  à  l'ouverture  de  la  séance 
de  nuit,  mais  Thiers,  mais  Grévy,  mais  Favre,  mais 
Picard,  mais  Simon,  mais  Barthélémy  St-Hilaire,  effrayés 
des  suites  possibles  de  la  grossière  incartade  des  ruraux, 
négocièrent  aussitôt,  promettant  réparation  au  nom  de  la 
Patrie  éplorée,  suppliant  de  ne  pas  envenimer  nos  discor- 
des, etc.,  etc.  Et  nos  Messieurs  de  la  gauche  et  des  munici- 
palités crurent  être  magnanimes  en  pardonnant  l'offense 
qui  avait  été  faite  à  la  République. 

A  la  séance  de  nuit,  le  président  Grévy  intervient  avec 
un  gros  mensonge  :  il  déplore  la  fâcheuse  méprise,  il 
déplore  le  malentendu  qui  a  fait  coïncider  l'arrivée  de  la 
délégation  parisienne  avec  la  clôture  de  la  séance... 

L'honnête  Jules  Simon  et  M.  Jules  Favre,  qui  n'est  point 
faussaire^  se  sont  alors  portés  garants  de  la  véracité  de 
M.  le  président  Grévy,  et  la  majorité  penaude  approuvait 
de  «  très  bien  !  »  les  excuses  que  l'on  présentait  pour  elle, 
puis  écoutait  avec  componction  les  propositions  des 
maires  : 

1°  Que  l'Assemblée  se  mette  à  l'avenir  en  communi- 
cation plus  directe  et  plus  intime  avec  les  municipalités 
parisiennes  ; 

2°  Qu'elle  autorise  les  maires  à  prendre  les  mesures  que 
l«s  circonstances  exigeraient  ; 

3°  Que  les  élections  de  la  garde  nationale  aient  lieu  dans 
les  cinq  jours  ; 

4°  Que  l'élection  d'un  nouveau  Conseil  municipal  ait  lieu 
avant  le  3  avril,  sous  la  présidence  des  maires  et  adjoints 
actuels. 

Au  lieu  d'être  discutées  immédiatement,  ces  proposi- 
tions sont  renvoyées  aux  bureaux  par  l'Assemblée,  qui 
entend  de  cette  façon  sauvegarder  sa  dignité.  Le  renvoi 
aux  bureaux  est  le  plus  souvent  un  enterrement  de  pre- 
mière classe. 

Un  champêtre  naïf  s'adresse  ensuite  à  l'Assemblée  :  «  Ne 
trouvez-vous  pas  étrange  que  dans  ce  grand  mouvement 
de  l'Ordre,  manifestation  des  Gourdins  réunis,  place  Ven- 
dôme, qui  se  reforme  sous  le  canon  de  l'insurrection,  il  n'y 
ait  aucun  de  vous  pour  représenter  le  drapeau  de  l'Assem- 
blée ?  » 

Une  voix  :  «  Il  y  a  donc  deux  drapeaux?  » 


38  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

«  Non,  Monsieur,  il  n'y  en  a  pas  deux  ;  mais,  il  faut 
que  le  drapeau  qui  doit  réprimer  Tinsurrection,  le  Dra- 
peau Tricolore,  soit  tenu  en  face  de  ce  Drapeau  Rouge 
que  la  France  n'acceptera  jamais...  Ah!  Messieurs  les 
maires,  j'envie  votre  sort,  quand  je  pense  que  vous  êtes 
seuls  dans  Paris  à  pouvoir  témoigner  de  votre  courage. 
Songez  que  quand  nous  aurons  réuni  en  un  faisceau  des 
forces,  nous  commencerons  à  être  îoris,  (Très  bien  !j  des 
soldats,  électrisés  par  notre  présence,  marcheront  sur 
l'émeute  qui,  à  son  tour,  éprouvera  la  terreur  qu'elle  répand 
aujourd'hui.  » 

«  M.  PouiLLARD.  —  Ce  sont  là  de  généreuses  illusions 
que  nous  n'avons  pas  le  temps  d'examiner.  Nous  ne  pou- 
vons pas  nous-mêmes  aller  à  Paris  de  nos  personnes.  Que 
le  Gouvernement  y  envoie  un  général  et  des  troupes,  à  la 
bonne  heure  !  Mais  aller  nous  exposer  en  simples  voya- 
geurs, allons  donc  !  Il  ne  s'agit  pas  là  d'une  émeute  ordi- 
naire, mais  des  sociétés  secrètes  et  de  l'Internationale  !  » 

Le  gros  monsieur  Batbie  proteste  lui  aussi  contre  cette 
aventure.  La  majesté  de  l'Assemblée  Nationale  serait 
compromise  si  quelques-uns  de  ses  membres,  se  mettant  à 
la  tête  des  bataillons  de  Tordre,  allaient  affronter  les  canons 
du  désordre.  Et  l'Assemblée  abondant  dans  le  sens  du  ven- 
tripotent Batbie,  professeur  orthodoxe  d'économie  politi- 
que, rejeta  avec  indignation  la  fantaisie  du  naïf  villa- 
geois. 

On  croyait  la  séance  finie,  quand  M.  Jules  Favre,  infati- 
gable dans  sa  haine,  demanda  une  demi-heure  pour  in- 
sulter Paris,  maudire  encore  cette  insurrection  maudite,  puis 
pour  affirmer  ensuite  qu'il  n'avait  pas  menti  en  citant  à  faux 
certaine  dépêche  prussienne.  Jusqu'à  présent  la  Prusse  n'a 
point  intérêt  à  intervenir  dans  nos  discussions  civiles,  sa 
haine  est  satisfaite.  Elle  doit  grincer  de  joie  en  voyant  que 
nous  avons  réservé  nos  forces  pour  nous  entre-déchirer  de 
nos  propres  mains  :  la  Prusse  ne  se  soucie  que  de  ses  cinq 
milliards,  elle  peut  même  perdre  son  gage,  sa  rancune 
pourrait  même  se  féliciter  que  la  rançon  des  cinq  milliards 
ne  soit  point  payée,  pourvu  que  la  France  ruinée  perde 
maintenant  une  dizaine  de  milliards  en  plus  de  tout  ce 
qu'elle  a  déjà  perdu,  pourvu  que  le  parti  révolutionnaire  et 
républicain,  qui  seul  peut  relever  la  France,  qui  seul  peut 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  39 

inspirer  des  inquiétudes  à  l'Empire  germanique  et  féodal, 
soit  définitivement  écrasé. 

Le  général  Fabrice,  avec  un  dédaigneux  sourire,  a  donc 
fait  savoir  au  Comité  central,  détenteur  de  Paris  et  de  plu- 
sieurs forts,  qu'il  entendait  bien  ne  pas  se  mettre  entre  les 
coups  de  fusil  que  nous  pourrions  nous  tirer  et  qu'il  reste- 
rait parfaitement  neutre,  pourvu  que  les  stipulations  du 
traité  provisoire  de  paix  soient  respectées.  Il  va  sans  dire 
que  cette  déclaration  a  mis  en  colère  MM.  Thiers  et  Favre 
et  Simon,  pour  lesquels  le  Comité  central  et  la  Garde 
nationale  ne  sont  point  des  belligérants,  mais  un  ramassis 
ignoble  et  dégoûtant  de  vermine  humaine  qu'il  faut  extir- 
per par  le  fer  et  par  le  feu. 

La  question  se  posant  ainsi  entre  Versailles  et  Paris, 
Où  allons-nous  ?  où  allons-nous  ? 

Nuit  noire,  sillonnée  de  foudre  et  d'éclairs.  Plus  de 
mâts,  plus  de  gouvernail.  L'orage  siffle  et  hurle,  l'ouragan 
mugit.  Devant  nous,  contre  des  écueils  vaguement  blan- 
chissants, mer  furieuse  dont  on  entend  les  lugubres  gron- 
dements. 


Paris,  25  mars  187L 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  faut  voter.  Quoi*qu'il  en  advienne,  il 
faut  se  ranger  derrière  le  Comité  central.  Le  suffrage  uni- 
versel de  Paris  est  scindé  en  trois  :  députation  et  munici- 
palité contre  la  garde  nationale  populaire  ;  il  faut  nous 
mettre  du  côté  de  la  troisième.  Sans  doute  la  légalité  est 
plutôt  du  côté  des  maires  et  de  la  députation,  mais  les 
maires  et  la  députation  se  rattachent  étroitement  au  Gou- 
vernement de  M.  Thiers  que  la  légalité  ne  gêne  guère,  il 
fait  et  défait  les  lois  à  sa  fantaisie,  car  il  se  met  au-dessus 
des  lois  et  prépare  des  coups  d'Etat  dans  l'ombre.  Et  que 
veut  dire  ce  mot  de  légalité  en  temps  de  révolution  ?  Tout 
ce  qui  se  fait  aujourd'hui  sera  illégal  demain,  et  s'il  fallait 
en  revenir  à  la  stricte  légalité,  il  faudrait  réinstaller  Napo- 
léon III  aux  Tuileries,  à  moins  qu'on  ne  préférât  y  réinstal- 
ler un  prince  d'Orléans,  ou  bien  un  roi  de  la  maison  de 
Bourbon,  ou  même  la  Constitution  de  92.  Soit,  renouons  la 
chaîne  des  temps  à  l'an  I  de  la  République  Française... 
Ici,  la  légalité  est  contraire  à  la  loi,  c'est  la  lettre  qui   tue. 


40  JOURNAL    DE    LA   COMMUNE 

Car  la  loi  républicaine  veut  que  dans  toutes  les  grandes 
circonstances  et  surtout  dans  les  événements  imprévus  il 
soit  fait  un  Appel  au  Peuple.  Or,  c'est  le  moment  ou  jamais 
de  faire  un  appel  aa  peuple.  Le  Comité  interjette  appel  et 
M.  Thiers,  l'Assemblée  de  Versailles,  les  maires  et  députés 
s'y  opposent.  Tant  pis  pour  les  opposants  ! 

L'immense  difficulté  pratique  est  celle-ci  :  la  votation  est 
affaire  des  municipalités  et  non  de  la  garde  nationale,  c'est 
aux  maires  de  convoquer  les  électeurs,  c'est  dans  les  mai- 
ries que  sont  déposés  les  registres  électoraux,  sans  les- 
quels il  n'est  point  de  contrôle  possible.  Or,  des  élections 
sans  contrôle,  il  serait  trop  facile  vraiment  de  les  critiquer 
et,  par  conséquent,  de  les  invalider... 

Cependant  la  plupart  des  mairies  sont  aux  mains  du 
Comité  central.  —  Malgré  cris  et  clameurs,  plusieurs  ont 
été  occupées  par  des  bataillons  de  gardes  nationaux  qui 
ont  installé,  séance  tenante,  de  nouveaux  maires  et  des 
adjoints  provisoires  devant  fonctionner  d'office  pendant  la 
votation.  Cela  n'est  pas  légal,  mais  c'est  dans  la  vérité, 
c'estdanslanécessitédelasituation...llneresteplusquedeux 
ou  trois  mairies  encore  occupées  par  des  bataillons  bourgeois 
avec  chassepots  et  mitrailleuses  ;  ils  paraissent  disposés  à 
s'en  servir.  Faut-il,  pour  préluder  au  vote,  faire  entr'égor- 
ger  les  citoyens,  ouvrir  la  discussion  entre  baïonnettes, 
faire  que  fusillades  et  mitrailleuses  donnent  la  réplique  à 
mitrailleuses  et  fusillades  ?  Eh  non.  mille  fois  non!  Qu'on 
n'inaugure  pas  la  hideuse  guerre  civile  !  Puisqu'on  peut 
voter  dans  dix-septmairies  sur  vingt,  on  peut  à  la  rigueur  né- 
gliger les  trois  qui  persistent.  Dix- sept  électeurs  convoqués 
sur  vingt  peuvent  prononcer  un  verdict  valable  et  suffisant, 
pourvu  que  le  verdict  soit  prononcé  à  une  forte  majorité  des 
dix-sept  voix,  sans  pression  d'aucune  sorte,  avec  une  liberté 
manifeste. 

Nous  ne  le  demandions  pas,  nous  n'aurions  pas  osé 
Pespérer.  Le  bonheur  est  venu  nous  surprendre.  Nous 
avions  pris  notre  parti  d'aller  de  l'avant  quand  même,  réso- 
lution désespérée,  car  elle  impliquait  des  nécessités  terri- 
bles. Acceptant  la  fatalité  de  la  situation  :  fatalité,  euphé- 
misme exprimant  la  somme  des  imprévoyances,  des  fautes 
et  des  crimes  dont  se  rend  coupable  la  nation  française 
déchirée  en  factions  ennemies,  nous  allions  jouer  l'exis- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  41 

tence  de  la  République  sur  un  coup  de  dés,  quand,  par  une 
heureuse  chance  à  laquelle  nous  ne  sommes  guère  habitués, 
un  des  trois  acteurs  du  terrible  drame  qui  allait  éclater, 
s'est  laissé  illuminer  par  le  bon  sens,  par  Fhumanité.  Tout 
d'un  coup  les  municipalités  Se  sont  ralliées  aux  élections 
proclamées  par  le  Comité  central.  Nous  voterons  dans  les 
vingt  arrondissements  sans  nous  tirer  des  coups  de  fusil. 

Passant  dans  la  rue  Richelieu,  j'entends  des  cris  formi- 
dables de  «  Vive  la  République  !  »  Toutes  les  crosses 
étaient  en  l'air,  on  se  serrait  les  mains,  on  s'embrassait  ; 
déjà  on  se  mettait  en  devoir  de  cacher  et  d'emmener  les 
hideuses  mitrailleuses.  Des  membres  du  Comité  central 
fraternisaient  avec  les  maires  et  les  adjoints  de  l'arrondis- 
sement, ils  échangeaient  leurs  sabres,  leurs  ceintures, 
leurs  écharpes.  Les  maires  de  Paris  ont  fait  comprendre 
aux  députés  de  Paris  la  nécessité  d'en  référer  au  peuple  de 
Paris  pour  mettre  fin  à  la  situation  anormale  de  Paris,  la- 
quelle situation  anormale  est  la  conséquence  fatale  du  coup 
d'état  manigancé  par  le  pouvoir  légal.  Demain,  devant  les 
urnes,  nous  ferons  acte  de  concorde  et  de  civisme.  Comme 
au  sortir  d'une  douloureuse  maladie,  nous  renaissons  à  la 
joie,  à  la  santé  morale;  on  est  heureux  de  vivre  et  d'agir 
dans  ce  grand  drame  qui,  dans  ses  vastes  tourbillons,  em- 
porte nos  frêles  et  mesquines  influences. 

La  nuit,  quelques  cent  mille  âmes  se  pressaient  sur  le 
boulevard.  Toutes  les  figures  rayonnaient,  tous  les  yeux 
souriaient,  toutes  les  voix  s'étaient  faites  douces  et  ami- 
cales. Tous  nous  nous  aimions,  tous  nous  étions  heureux. 
C'est  par  l'acte  de  fédération  que  s'était  fondée  la  première 
République,  c'est  par  un  acte  semblable  que  sera  fondée  la 
République  de  1871. 

Paris,  27  mars  1871. 

Nous  avons  eu  nos  élections,  nous  les  avons  eues. 

Le  Comité  central,  sorti  du  hasard,  bienveillant,  cette 
fois,  cède  la  place  à  la  Commune  de  Paris,  depuis  toujours 
attendue,  à  la  Commune  régulièrement  élue,  à  la  Com- 
mune ayant  origine  et  par  conséquent  autorité  légales. 

Deux  cent  cinquante  mille  suffrages,  beaucoup  plus  que 
n'en  avaient  eu  les  maires  et  adjoints  nommés  sous  1  em- 


42  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

pire  du  plébiscite  Fabre-Trochu,  deux  cent  cinquante  mille 
électeurs  viennent  de  se  prononcer  contre  le  coup  d'Etat 
monarchique.  Paris  veut  la  République:  malgré  tous  les 
royalistes  conjurés,  il  veut  que  s'accomplisse  le  programme 
de  la  Révolution. 

Désormais  la  nouvelle  révolution  française  a  vie  et  corps, 
elle  a  une  existence  civile.  Née  le  18  mars,  avant  terme, 
par  suite  d'accident  —  un  mauvais  coup  du  méchant 
Thiers  —  la  Révolution  était  là,  gisante  sur  le  pavé...  De- 
vait-elle vivre  ?  Hier,  son  père  légitime,  le  peuple  de  Paris, 
l'a  ramassée,  l'a  prise  dans  ses  bras,  l'a  montrée  au 
monde  :  il  l'a  reconnue  suivant  les  rites  et  formules 
d'adoption  légale  :  Voici  ma  fille. 

—  Vivra-t-elle  cette  filUe  ? 

—  Qui  le  sait?  C'est  l'enfant  de  nos  douleurs.  Que  de 
douleurs  et  angoisses  elle  nous  coûte  !  Pour  la  mettre  au 
monde,  quel  supplice  !  Elle  a  été  conçue  de  nos  larmes 
refoulées,  de  nos  sanglots  ravalés,  de  notre  fiel  amer,  dis- 
tillé dans  les  nuits  d'insomnie  fiévreuse,  dans  les  jours  de 
pénible  attente.  Tu  es  née  dans  le  sang'  et  dans  la  boue, 
dans  la  fange  où  la  France  a  été  renversée,  a  été  tramée 
par  les  infâmes  de  Sedan,  par  les  capitulards  de  Paris  ;  tu 
as  été  vautrée  dans  le  sang  qui  coule  toujours  de  nos  mille 
blessures... 

Mais  tu  es  née  entin,  mais  tu  vis.  Vivras-tu  ?  Je  le  crois. 

Si  tu  vis,  si  tu  justifies  nos  espérances,  si  tu  te  montres 
la  fille  de  notre  désir  et  de  notre  amour,  nous  ne  regrette- 
rons rien,  nous  nous  applaudirons  de  tout  ce  que  tu  nous 
auras  coûté  de  douleurs  et  de  peines,  tu  le  rendras  au 
monde  en  joie  et  en  bonheur.  Si  tu  es  ce  que  nous  croyons, 
tu  es  l'Ere  nouvelle,  tu  es  la  République  des  Etats-Unis 
du  Monde,  tu  es  la  Commune  Universelle  ! 

O  vis,  chère  enfant,  espoir  des  héros  et  des  martyrs, 
attente  des  générations  ! 

Paris,  l*^-"  avril  1871. 

Au  Comité  central  a  succédé  la  Commune  de  Paris.  Au 
pouvoir  de  fait  improvisé  par  la  nécessité,  a  succédé  le 
pouvoir  de  droit.  Pouvoir  de  droit,  car  le  suffrage  uni- 
versel, se  prononçant  à  une  très  forte  majorité,  a  ratifié 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  43 

Fétat  de  choses  créé  par  le  Comité  central,  produit  lui- 
même  par  le  contre-coup  de  la  traitreuse  machination  de 
M.  Thiers.  L'équivoque  a  cessé  pour  Paris  où  le  sulîrage 
universel  n'est  plus  divisé  avec  lui-même,  garde  nationale 
d'un  cùté,  municipalités  et  députation  de  l'autre. 

Si  à  Paris  le  suffrage  universel  est  redevenu  homogène, 
c'est  pour  être  en  opposition  plus  flagrante  encore  avec  le 
suffrage  universel  tel  qu'il  est  représenté  par  Versailles. 
Sur  ces  deux  pôles  opposés  de  Paris  et  de  Versailles,  pôles 
si  rapprochés  qu'ils  se  touchent  presque,  s'accumulent  des 
électricités  contraires,  avec  une  tension  de  plus  en  plus 
formidable. 

Y  a-t-il  un  moyen  quelconque  d'empêcher  ces  deux  élec- 
tricités ennemies  de  se  précipiter  l'une  sur  l'autre  ?  La 
haine  produit  la  colère,  la  colère  engendre  la  haine,  et  leur 
rencontre  c'est  la  foudre  qui  brise  et  qui  déchire.  Pouvons- 
nous  éviter  la  tempête  et  l'ouragan  ? 

Il  y  aurait  un  moyen  si  on  voulait  l'employer.  Il  faudrait 
que  la  Province  fît  à  son  tour  ce  que  Paris  vient  de  faire,  il 
faudrait  qu'elle  procédât  à  des  élections  générales.  L'As- 
semblée provinciale  a  été  nommée  par  nos  paysans  au  cri, 
au  seul  cri  de  :  «  La  paix  !  la  paix  avant  tout  et  à  tout 
prix  !  »  Cette  paix,  l'Assemblée  l'a  votée  dans  les  vingt- 
quatre  heures,  elle  l'a  payée  cinq  milliards,  plus  le 
deshonneur  de  la  France.  Puisque  l'Assemblée  a  rempli 
son  mandat,  puisqu'elle  a  fait  ce  qu'on  lui  avait  dit  de  faire,. 
l'Assemblée  n'a  plus  qu'à  s'en  aller. 

Il  s'agit  maintenant  d'une  question  plus  terrible  encore 
que  celle  de  paix  ou  de  guerre,  il  s'agit  de  savoir  si  la 
France  se  régénérera  par  la  République  ou  si  elle  conti- 
nuera à  se  laisser  pourrir  par  la  carie  orléaniste  ou  la  Lian- 
grène  bonapartiste.  Maintenant  que  la  France  est  amputée 
de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine,  et  qu'il  lui  faut  payer  ce 
qu  elle  a  et  ce  qu'elle  n'a  pas,  il  s'agit  de  savoir  si  elle 
entrera  enfin  dans  une  ère  de  justice,  de  vérité  et  de  travaiL 
Nous  aimons  la  France,  mais  nous  lui  préférons  l'honnêteté 
et  la  moralité.  Quand  elle  est  partie  sottement,  niaisement 
et  criminellement  en  guerre  derrière  Monsieur  Bonaparte 
pour  attaquer  l'Allemagne,  nous  lui  avons  dit  sévèrement 
son  fait,  nous  eussions  sans  répit  ni  trêve  protesté  contre 
son  succès;  dans  une  injuste  guerre,  nous  ne  l'eussions  pas 


44  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

préférée  victorieuse,  nous  la  voulions  vaincue.  Maintenant 
qu'elle  a  été  vaincue  bien  plus  qu'il  n'était  nécessaire,  nous 
sentons  que  nous  Taimons  toujours,  que  nous  l'aimons 
encore  plus  que  jamais  ;  maintenant  qu'elle  n'est  plus  la 
République  des  nations,  que  l'ex-Grande  Duchesse  de 
Gérolstein,  trahie  par  son  chambellan,  à  moitié  égorgée 
par  son  général  Boum,  empoisonnée  par  son  Prince  Paul, 
tourne  vers  nous  son  regard  douloureux,  il  nous  est  révélé 
combien  notre  amour  pour  elle  est  doux,  profond  et  tendre. 
«  Mais  il  faut  que  tu  t'amendes,  il  faut  que  tu  veuilles 
renaître,  que  tu  te  fasses  une  vie  nouvelle.  —  Sinon, 
meurs  !   » 

Paris  veut  la  République,  la  vraie,  et  non  pas  une  espèce 
de  «  Louis-Philippe  qui,  au  dire  de  M.  Thiers  et  de  ses 
compères  de  la  monarchie  de  juillet,  était  la  meilleure  des 
Républiques.  »  Nous  avons  déjà  eu  la  république  Thiers, 
Guizot,  Falloux  et  Montalembert  ;  elle  nous  a  donné  les 
journées  de  Juin  et  la  nuit  de  Décembre  ;  nous  avons  aujour- 
d'hui la  république  Thiers,  de  Broglie,  Favre,  Picard  et 
Simon  ;  nous  l'avions  à  Bordeaux,  nous  lavons  toujours  à 
Versailles,  mais  nous  ne  l'avons  plus  à  Paris  et  nous  n'en 
voulons  plus.  Que  la  France  nous  en  débarrasse  par  une 
votation  nouvelle,  «  que  la  charte  devienne  enfin  une 
vérité  «,  comme  on  disait  du  temps  de  Louis-Philippe,  que 
la  République  qui,  depuis  le  4  Septembre,  existe  en  droit 
seulement,  existe  en  fait,  ne  serait-ce  que  dans  des  condi- 
tions humbles  et  modestes,  mais  qu'elle  existe  !  Nous 
sommes  las  de  ces  trahisons  et  de  ces  mensonges  qu'on 
nous  impose  comme  des  préceptes  de  sagesse  et  des  règles 
de  bon  sens.  Nous  n'admettons  pas  qu'en  République,  ceux 
qui  cpient  :  Vive  la  République  î  soient  jetés  en  prison 
comme  perturbateurs  de  l'ordre  social.  Nous  n'admettons 
pas  qu'en  République  il  faille  avoir  fait  preuve  de  bonapar- 
tisme pour  être  officier  général  ou  préfet  de  police,  qu'il 
faille  faire  preuve  de  jésuitisme  pour  occuper  les  hautes 
fonctions  de  l'Université,  faire  preuve  de  légitimisme  pour 
entrer  dans  la  diplomatie,  preuve  dorléanisme  pour  entrer 
dans  les  octrois,  preuve  de  plate  servilité  pour  être  main- 
tenu comme  préfet,  comme  instituteur  ou  garde-champêtre. 

L'Assemblée  de  Versailles  est  la  conspiration  en  perma- 
nence des  monarchistes  de  toute  nuance  contre  la  Repu- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  45 

blique  :  cest  le  secret  de  Polichinelle  ;  l'Assemblée  elle- 
même  n'a  pas  daigné  s'en  cacher  un  seul  instant.  Son 
premier  complot  a  échoué.  Qu'elle  se  le  tienne  pour  dit,  et 
qu'elle  s'en  aille  avec  les  félicitations  de  M.  de  Bismarck. 
Et  que  la  France  la  remplace  par  une  députation  nouvelle 
simplement,  modestement,  honnêtement  républicaine. 

11  y  aurait  donc  un  moyen  bien  simple  et  bien  pratique 
de  nous  tirer  tous  d'embarras  et  d'éviter  peut-être  de 
terribles  catastrophes.  Mais  qu'y  a-t-il  de  plus  rare  que 
perles  et  diamants?  C'est  le  bon  sens,  c'est  le  sens  com- 
mun. Et  si  la  chose  qui  serait  en  même  temps  la  plus  simple 
et  la  plus  pratique  est  en  même  temps  celle  dont  personne 
ne  veut  —  cette  chose-là  est  de  toutes  la  plus  impratique  ! 

De  qui  se  compose  cette  Commune  à  laquelle  les  hasards 
du  scrutin  viennent  de  confier  nos  destinées  ? 

La  Commune,  composée  d'une  centaine  de  membres, 
comprend  sur  ce  nombre  une  vingtaine  de  noms  toléra- 
blement  connus.  Que  sont  les  autres?  L'avenir  nous  l'ap- 
prendra. 

11  faut  dire  que  peu  d'élections  se  sont  accomplies  dans 
des  conditions  plus  extraordinaires  !  La  veille  encore,  tous 
les  pouvoirs  officiels  s'opposaient  à  l'élection  ;  la  veille 
encore,  il  fallait  pour  que  la  votation  eût  lieu,  que  l'électeur 
arrivât  à  l'urne,  son  bulletin  piqué  à  la  baïonnette,  à  la 
baïonnette  tachée  du  sang  de  quelque  concitoyen  ;  la  veille 
encore,  plusieurs  de  ceux  qui  disaient  la  votation  nécessaire 
la  croyaient  impossible.  Tout  d'un  coup  la  votation  devient 
possible  par  l'acquiescement  à  la  dernière  heure  des  maires 
récalcitrants  ;  maintenant  on  se  précipite  à  l'urne  avec  son 
bulletin  blanc.  Quel  nom  y  inscrire  ? 

Les  noms  des  premiers  venus  ?  C'est  malheureusement 
ce  qu'on  fut  obligé  de  faire  la  plupart  du  temps,  puisque  les 
journaux,  puisque  les  assemblées  électorales  n'avaient  pu 
discuter  les  candidatures.  Dans  les  premières  heures  delà 
journée,  on  manquait  même  de  listes.  Cependant  quelques 
feuilles  républicaines  parurent,  proposant  d'urgence  tels 
et  tels  noms  pour  chaque  arrondissement.  S'il  eût  fallu, 
comme  pour  l'élection  des  députés  de  Paris,  voter  par 
scrutin  de  liste  sur  une  centaine  de  noms  à  la  fois,  il  eût 
été  impossible  d'en  sortir.  Peu  à  peu,  on  afficha  sur  les 
murailles  des  listes  manuscrites,  puis  des  émissaires  de 


46  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

divers  groupes  et  sociétés  apportèrent  des  listes  imprimées 
qu'ils  distribuaient  dans  la  foule.  On  prenait  la  liste  dont 
la  provenance  était  la  plus  sympathique,  on  se  décidait 
pour  un  candidat  suivant  l'étiquette  qu'il  avait  prise  ou 
qu'on  lui  avait  imposée.  Les  deux  listes  avec  lesquelles 
s'était  faite  l'élection  et  que  le  plus  souvent  on  adoptait 
sans  les  discuter  —  en  avait-on  le  temps  ?  —  ont  été  celles 
portant  Ten-tète  de  «  Liste  du  Comité  central  »  et  «  Liste 
de  rinternationale  ».  Ces  deux  listes  résumaient  en  effet  la 
situation  et  précisent  nettement  le  caractère  des  élections 
du  26  mars.  Les  élus  ont  été  les  hommes  de  la  garde  na- 
tionale et  les  hommes  de  l'ouvrier.  Peu  ou  point  de 
mélange.  Tous  les  nommés  sont  ou  se  prétendent  ennemis 
du  bourgeoisisme  et  amis  du  prolétariat  ;  tous  sont  ou  se 
prétendent  les  rouges  adversaires  des  républicains  bleus. 
C'est  la  révolution  sociale  qui,  en  ce  jour  mémorable,  est 
sortie  du  scrutin  —  au  hasard,  semble-t-il  à  première  vue; 
fatalement,  quand  on  y  regarde  de  plus  près. 

Electeur  lui  aussi,  celui  qui  écrit  ces  lignes  se  trouve  fort 
empêché  pour  son  compte,  car  il  eût  préféré  ne  pas  voter  que 
de  remettre,  pour  sa  vingt-millième  part,  le  sort  de  la 
patrie  en  des  mains  inconnues.  Il  présida  un  de  ces  clubs 
en  plein  vent,  dans  lequel  des  citoyens  qui,  pour  la  plupart, 
ne  s'étaient  jamais  parlé  jusque-là,  se  faisaient  leurs  confi- 
dences réciproques  sur  les  mérites  ou  démérites  des  candi- 
dats qu'ils  croyaient  connaître.  On  arriva  ainsi  à  former 
une  liste  quelque  peu  raisonnée,  laquelle  après  trois  quarts 
d'heure  de  discussion  fut  adoptée  à  l'unanimité  des  assis- 
tants. J'ignore  si  on  lui  fut  généralement  fidèle,  toujours 
est-il  qu'un  seul  4es  cinq  candidats  qu^elle  portait  a  été 
élu.  L'incident  n'est  relaté  que  pour  indiquer  le  point  de 
vue  du  spectateur  ;  dans  un  récit  consciencieux  des  faits,  il 
importe  de  ménager  au  lecteur  des  marques  de  repère,  afin 
qu'il  puisse  juger  entre  le  narrateur  et  sa  narration.  Qu'il 
soit  logique  ou  illogique  en  ceci,  le  témoin  qui  rapporte 
ces  faits  est  un  républicain  révolutionnaire,  et  cependant  il 
n'est  pas  partisan  des  cahotements  trop  brusques  ;  on  veut 
avoir  le  plaisir  de  démolir,  c'est  pour  avoir  la  joie  de 
rebâtir,  et,  sachant  que  la  nature  dans  ses  évolutions  suc- 
cessives ne  procède  point  par  sauts  et  soubresauts,  il 
arrondit  volontiers  par  quelques  tempéraments  les  angles 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  47 

saillants  ;  si  on  ne  veut  pas  que  déraillent  des  trains  de 
voyageurs  marchant  à  une  certaine  vitesse,  il  faut  ménao-er 
les  changements  de  direction  par  des  courbes  d'un  certain 
rayon. 

>      A  ce  point  de  vue,  il  eût  été  plus  sage...  peut-être...  

qui  aujourd'hui  ose  affirmer  carrément?  —  plus  sao-e,  peut- 
être,  de  bigarrer  davantage  la  liste,  de  la  composer  moins 
exclusivement  dhommes  du  même  parti  ;  il  eût  été  plus 
sage  de  triompher  moins  complètement.  Votant  sous  le 
coup  de  la  victoire  du  Comité  central,  les  électeurs  ont 
probablement  outré  la  victoire.  Nous  n'eussions  pas  de- 
mandé que  le  cortège  victorieux  eût  été  augmenté  ])ar 
l'adjonction  de  quelques  insulteurs,  comme  le  voulait  jadis 
l'étiquette  des  marches  triomphales,  nous  nous  fussions 
tenus  pour  satisfaits  si  aux  nouveaux  élus  on  eût  ajouté 
qu*dques-uns  de  ces  bons  maires,  comme  on  dit  aujourd'hui 
non  sans  ironie,  qui  après  s'être  si  maladroitement  opposés 
aux  élections  s'y  sont  ralliés  au  dernier  moment  et  nous 
ont  valu  ce  bonheur  inespéré  :  «  la  guerre  civile  n'a  pas 
inondé  de  sang  les  rues  de  Paris.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  fait  est  ainsi,  le  vote  du  20  mars  est 
la  contre-partie  exacte,  la  revanche  la  plus  complète  du 
vote  des  premiers  jours  de  novembre.  Alors  Trochu,  Favre, 
Picard,  Simon  ne  voulaient  pas  même  d'un  conseil  munici- 
pal tant  soit  peu  sérieux,  ils  ne  voulaient  sous  eux  que 
d'humbles  commis  d'administration.  Aujourd'hui,  nous 
avons  par  contre-coup  une  Commune  anonyme,  composée 
d'hommes  élus,  non  pour  leurs  mérites  personnels,  pour 
leur  valeur  individuelle  —  parmi  eux  il  n'en  manque  pas 
ayant  mérite  personnel  et  valeur  individuelle  —  mais  élus 
à  cause  des  programmes  impersonnels  et  des  théories  dont 
ils  sont  les  partisans  et  les  soldats. 

Que  ce  soit  un  bien,  que  ce  soit  un  mal,  ce  ne  sont  pas 
des  hommes  choisis  qui  entrent  dans  la  Commune,  mais  la 
compagnie  des  prolétaires  ;  compagnie  indistincte,  enrôlée 
au  hasard  dans  l'Internationale,  chez  les  Blanquistes  ou 
ailleurs,  elle  vient  planter  le  drapeau  rouge  sur  l'Hùtel- 
de-Ville. 

La  proclamation  des  résultats  du  vote  a  donné  lieu  à  une 
fête  émouvante.  Vers  la  place  de  l'Hôtel-de-Ville  se  diri- 
geaient  bataillons  après  bataillons,  joyeux,  allègres,  au 


48  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

bruit  du  tambour,  au  son  des  clairons,  une  mer  montante 
de  peuple.  Un  grand  drap  rouge  couvrait  là  statue  du  «  bon 
roi  Henri  »  et  servait  de  fond  au  buste  blanc  de  la  Répu- 
blique. 

Aux  balcons  et  fenêtres  apparaissent  les  membres  de  la 
Commune.  Cent  et  un  coups  de  canon  saluent  l'avènement 
du  potentat  nouveau  ;  chaque  nom  proclamé  est  accompa- 
gné d'une  salve. 

«  Les  drapeaux  des  bataillons  et  les  fanions  des  compa- 
gnies qui  flottent  au  vent,  la  forêt  de  baïonnettes  qui  res- 
plendissent au  soleil,  la  grande  voix  de  bronze,  la  fierté 
d'un  peuple  qui  triomphe  enfin  depuis  tant  d'années,  tout 
cela  éclate  en  même  t»mps  dans  des  applaudissements 
retentissants:  Vive  la  Commune!  Vive  la  République  Uni- 
verselle !  » 

Les  gardes  nationaux  mettent  leurs  képis  au  bout  de 
leurs  baïonnettes,  brandissent  leurs  fusils  ;  les  musiques 
des  bataillons  jouent  la  Marseillaise  que  chantent  vingt 
mille  voix. 

Quoi  qu'il  arrive,  quoi  qu'il  advienne,  l'Histoire  enregis- 
tera  ceci  : 

«  Un  jour,  Paris  a  proclamé  que  sa  Commune  faisait 
partie  de  la  République  Universelle  ». 

Noçiis  Rerum  nascitur  or  do  I  s'écrie  le  Siècle...  oui,  le 
Siècle. 

Paris,  2  Avril  1871. 

Et  la  province  ?  Que  dit,  que  fait  la  province?  Car  il  est 
certain  que  de  l'attitude  de  la  province  dépend  en  grande 
partie  l'issue  du  mouvement  de  la  Commune  de  Paris, 
mouvement  révolutionnaire  et  en  même  temps  essentielle- 
ment centraHsateur.  C'est  là  une  anomalie  qui  s'est  pro- 
duite quelquefois  dans  l'histoire,  c'est  peut-être  une  con- 
tradiction logique  —  les  faits  la  résoudront  dans  une 
synthèse  supérieure,  comme  ils  pourront. 

Absorbés  par  nos  grosses  affaires,  nous  avions  compris 
à  demi  seulement  que  Toulouse  et  Narbonne  ont,  les  pre- 
mières de  France  et  avant  Paris,  proclamé  leur  Commune. 
Il  est  vrai  qu'elles  l'ont  déjà  perdue,  car  nos  méridionaux 
vont  vite,  et  souvent  trop  vite. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  49 

D'après  les  renseignements  très  succincts,  très  incom- 
plets, sur  les  événements  de  Toulouse,  que  nous  donnent 
les  journaux  réactionnaires,  les  seuls  qui  puissent  circuler, 
il  paraît  que  le  branle-bas,  à  Toulouse  comme  à  Paris,  a 
été  donné  par  les  amis  de  Tordre  faisant  leur  petit  coup 
d'Etat,  le  24  mars.  Le  préfet  de  la  Haute-Garonne,  un  ré- 
publicain décidé  et  convaincu,  les  agaçait,  il  fallait  s'en 
débarasser  au  plus  vite.  M.  Thiers  le  leur  destitua  par  télé- 
graphe, le  remplaçant  par  l'hybride  M.  de  Kératry,  à  la 
fois  homme  du  monde,  journaliste,  officier  et  policier.  Son 
prédécesseur  étant  encore  en  fonctions,  un  ban  de  magis- 
trats, procureurs  et  avocats,  de  généraux  et  colonels,  légi- 
timistes, libéraux  et  bonapartistes,  risquèrent  le  pronuncia- 
mento.  Un  procureur  de  la  République  saisissait  le  journal 
républicain,  le  directeur  des  postes  le  confisquait,  le  gé- 
néral lançait  à  ses  troupes  un  soldatesque  ordre  du  jour,  un 
président  de  la  Cour  et  un  autre  procureur  distribuaient 
des  placards,  qu'ils  faisaient  afficher,  annonçant  partout  que 
M.  Thiers  venait  de  destituer  le  préfet  à  opinions  exces- 
sives, et  que  le  nouveau  préfet-général-policier,  M.  de 
Kératry,  s'avançait  sur  Toulouse  à  la  tête  de  forces  impor- 
tantes. 

«  C'en  est  fait  de  la  République  à  Toulouse,  si  nous  leur 
laissons  les  coudées  franches.  Quant  à  nous,  allons-y  gaie- 
ment et  proclamons  tout  de  suite  la  Commune  !  »  Ainsi  rai- 
sonnent, ainsi  procèdent  nos  populations  du  Midi.  Et  le 
lendemain  au  soir,  les  officiers  de  la  garde  nationale,  cons- 
titués en  Commune  révolutionnaire,  nommaient  leur  Com- 
mission executive. 

Pendant  la  journée  du  dimanche,  l'ancienne  autorité 
légale  et  la  nouvelle  autorité  révolutionnaire  et  leurs  parti- 
•sans  n'en  vinrent  pas  aux  prises,  les  pourparlers  même  ne 
cessèrent  pas  pendant  la  nuit  entre  les  membres  de  la  Com- 
mune, représentant  la  garde  nationale,  le  prolétariat  et  la 
petite  bourgeoisie,  d'un  côté,  et  de  Tautre,  les  ayant-pou- 
voir des  gros  bonnets,  des  képis,  des  toques  et  des  caloltins 
•de  la  localité. 

Pendant  que  duraient  les  négociations,  on  apprit,  le 
lundi,  que  le  nouveau  préfet  à  j)oi^ne  était  arrivé  et,  dès  la 
descente  du  train,  s'était  rendu  à  Tarsenal,  au  milieu  des 
troupes  et  des  autorités  réunies.  Bientôt  apparurent  sur  la 

4 


50  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

place  du  Capitole,  un  piquet  de  cavalerie,  puis  des  troupes 
de  ligne  dans  lesquelles  s'étaient  intercalés  les  volontaires 
de  Tordre. 

Cinq  pièces  de  canon  furent  installées  en  face  de  la  porte 
de  rHôtel-de-Ville. 

Le  nouveau  préfet,  flanqué  des  procureurs,  des  avocats  et 
des  «j-énéraux.  enjoignit  aux  gardes  nationaux,  postés  à  la 
porte  de  lui  livrer  passage.  —  «  Non  !  »  Deux  sommations 
furent  alors  faites...  Un  sentiment  d'inexprimable  anxiété 
s'empara  de  tous  les  citoyens,  civils  et  soldats,  tous  crai- 
gnaient que  le  sang  de  la  guerre  civile  ne  rougît  le  pavé 
des  rues.  On  s'apprêtait  aux  armes  de  part  et  d  autre. 

Mais  l'Association  républicaine  s'était  interposée,  elle 
négocia  une  transaction  très  raisonnable  en  somme,  car 
elle  était  calculée  exactement  sur  la  force  réciproque  des 
deux  partis  :  la  Commune  était  dissoute,  Kératry  prenait 
possession  de  la  Préfecture  au  nom  du  gouvernement  de 
Versailles.  Mais  THôtel-de-Ville  serait  gardé  désormais 
moitié  par  la  garde  nationale,  moitié  par  l'Association  ré- 
publicaine, la  trarde  nationale  serait  réorganisée,  mais  en 
conservant  ses  éléments  et  de  nouvelles  élections  munici- 
pales seraient  faites  dans  la  quinzaine. 

Les  meneurs  de  l'un  et  l'autre  parti  se  dirent  et  se  cru- 
rent lésés,  mais  il  semble  que  le  gros  de  la  population  ait 
été  enchanté  :  «  Nous  l'avons  échappé  belle  !  » 

Nous  manquons  de  détails  sur  Narbonne»  où  la  Commune 
avait  été  proclamée  par  la  garde  nationale  dès  le  24.  Le 
prnfet  essaya  de  recourir  à  la  force,  mais  les  soldats  levèrent 
la  crosse  en  l  air  et  conduisirent  leurs  officiers  en  prison. 

Des  bataillons  de  ligne  furent  envoyés  de  Montpellier, 
mais  ils  refusèrent  de  tirer.  Le  général  manda  alors  des 
turcos  en  garnison  à  Perpignan,  —  la  loi  qui  avait  institué 
les  corps  de  spahis  et  turcos  avait  interdit  leur  entrée  en 
France.  On  les  lança  à  l'assaut  de  l'Hôtel-de-Ville,  et  ils 
s'acquittèrent  de  leur  besogne  en  conscience.  Heureux  de 
tirer  sur  le  peuple,  de  sabrer  quelques  chiens  de  chrétiens, 
ces  moricauds  envahirent  aussi  plusieurs  maisons  de  bour- 
ge'>is  et  les  livrèrent  au  pillage. 

Le  drapeau  rouge  a  llotté  sur  la  Mairie  de  Cette.  Com- 
ment y  a-t-il  été  arboré  ?  comment  en  a-t-il  été  arraché  ? 

La  Commune  a  été  un  instant  proclamée  à  Vierzon. 


JOURNAL    DE    LA.    COMMUNE  51 

A  Lyon,  à  Saint-Etienne,  il  y  a  eu  une  violente  agitation  ; 
pendant  quelques  heures,  on  a  cru  là  aussi  que  la  Com- 
mune serait  proclamée.  Mais  dans  ces  villes  et  dans  toutes 
les  autres  où  règne  un  Conseil  municipal  sincèrement  ré- 
publicain, pourquoi  renverser  les  hommes  les  plus  capa* 
blés,  les  plus  dévoués,  pour  les  remplacer  par  qui  ? 

A  Avignon,  les  pressés  voulaient  remplacer  leur  Conseil 
municipal,  composé  des  plus  fermes  républicains.  «  Pour- 
quoi faire  ?»  a  demandé  le  Conseil.  Et  à  la  satisfaction 
générale,  il  publia  la  résolution  : 

«  Considérant  que...  que...  et  que,  de  l'ensemble  de  ces 
faits,  on  est  forcé  de  conclure  que  le  gouvernement  de  Ver- 
sailles a  hâte  d'en  finir  avec  la  République. 

«  D'un  autre  côté,  la  ville  d'Avignon  étant  trop  éloignée 
de  Paris,  capitale  de  la  France  et  cœur  du  monde  entier, 
pour  apporter  à  sa  révolution  un  concours  effectif. 

«  Le  Conseil  municipal  d'Avignon  croit  de  son  devoir  de 
protester  hautement  contre  les  tendances  n>onarchistes  de 
Versailles,  et  il  émet  le  vœu  énergique  et  ferme  du  maiih- 
tien  absolu  de  la  République.  » 

Voilà  qui  est  net,  ferme  et  sensé.  On  ne  demande  pas  à 

toutes  les  villes  républicaines  de  France  de  proclamer  la 

Commune,   surtout  si,  après,   elles  doivent  être  envahies 

par  les  généraux.   Qu'elles  suivent  l'exempl'e  d'Avignon, 

qu'elles  réservant  leur  force  pour  une  action  commune,  et 

Versailles  ne  sera  plus  à  craindre! 

Et  voici  les  premiers  décrets  de  la  Commune  de  Paris  : 

«  Considérant  que  le  travail,  l'industrie  et  le  commerce 

ont  supporté  toutes  les  charges  de  la  guerre,   et  qu'il  est 

juste  que  la  propriété  fasse  sa  part  de  sacrifices  : 

«  Remise  générale  est  faite  aux  locataires  de  ï^aris  des 
termes  d'octobre  1870,  janvier  et  avril  1871.  » 

«  La  conscription  est  abolie.  Aucime  force  militaire, 
autre  que  la  garde  nationale,  ne  pourra  être  créée  ou  intro- 
duite dans  Paris.  Tous  les  citoyens  valides  font  partie  de  la 
garde  nationale.  » 

La  population  de  Paris,  composée  de  locataires  pour  les 
dix-neuf  vingtièmes,  est  enchantée  de  ce  premier  décret, 
si  net,  si  simple  et  radical.  Pas  d'intelligence  si  obtuse  qui 
ne  le  comprenne,  pas  de  porte  ouverte  aux  arguties  et 
faux-fuyants  :   «  Puisque  les  locataires  sont  dans  l'impos- 


52  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

sibilité  de  payer,  ils  ne  paieront  pas.  »  Voilà  ce  que  dit  la 
Commune  de  Paris  .  Tandis  que  l'Assemblée  siégeant  à 
Bordeaux  et  Versailles  entasse  discussions  sur  discussions 
et  projets  sur  projets  de  loi  pour  résoudre  le  problème  : 
«  Etant  donné  des  gens  qui  ne  peuvent  pas  payer,  les 
forcer  à  payer.  » 

Car  les  dix-neuf  vingtièmes  de  la  population  parisienne 
sont  insolvables  ;  le  commerce,  l'industrie  sont  ruinés, 
toutes  les  réserves  ont  été  mangées  pendant  les  longs  mois 
de  siège  —  telle  est  la  triste  vérité.  On  le  sait  à  Versailles 
aussi  bien  qu'à  Paris,  mais,  dans  les  deux  villes,  on  rai- 
sonne différemment.  A  Paris  on  dit  :  «  Puisque  perte  il  y 
a,  qu'elle  soit  subie  par  ceux  qui  peuvent  perdre  quelque 
chose.  »  Et  Versailles  maintient  :  «  Puisque  perte  il  y  a, 
qu'elle  soit  subie,  non  par  ceux  qui  ont  le  moins  perdu 
mais  par  ceux  qui  ont  le  plus  perdu.  La  propriété  des  pro- 
priétaires est  sacro-sainte,  et  dans  son  fonds  et  dans  ses 
revenus.  Et  si  le  propriétaire  ne  peut  recouvrer  l'intérêt 
de  sa  maison  sur  le  tailleur,  le  cordonnier  ou  la  mercière, 
nous  ferons  rembourser  le  propriétaire  par  l'impôt,  par 
l'Etat.  » 

Cette  question  des  locations  n'est  point  une  bagatelle: 
le  chiffre  de  350  millions  de  loyers  annuels  n'est  pas  exagéré, 
et  celui  de  400  millions  plus  probable  encore.  La  Commune 
de  Paris  tranche  la  difficulté  après  trois  quarts  d'heure  de 
discussion  par  un  décret  de  trois  lignes  ;  après  deux  mois 
de  lois  et  contre-lois,  Versailles  n'en  est  pas  encore  venue 
à  bout.  Dès  le  premier  jour,  dès  le  premier  acte,  l'antago- 
nisme se  révèle  entre  les  deux  assemblées  :  c'est  comme 
une  bande  blanche  juxtaposée  à  une  bande  noire.  Paris  est 
révolutionnaire,  Versailles  est  monarchique  et  bourgeois. 
A  la  question  qui  devait  se  poser  inévitablement  :  «  Qui 
paiera  les  5  milliards  du  butin  prussien?  les  10  milliards 
de  dégâts?  »  Versailles  répond  sans  hésiter  :  «  C'est  le 
Travail!  »  Paris  répond  imperturbablement  :  «  C'est  le 
Capital.  » 

Quant  au  second  décret  porté  par  la  Commune,  il  est, 
si  possible,  plus  significatif  encore  que  le  premier.  L'exis- 
tence d'une  République  est  parfaitement  incompatible  avec 
l'existence  d'une  armée  permanente.  Sous  l'empire  de 
Bonaparte,  le  peuple  était  censé  souverain,  mais  il  avait 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  53 

été  soigneusement  désarmé;  il  était  censé  participer  à  la 
confection  des  lois  par  l'intermédiaire  de  ses  députés  libre- 
ment élus  (?)  ;  mais  le  Grand  Elu  pouvait  à  chaque  instant 
lancer  sur  ses  électeurs  cinq  cent  mille  fusiliers  et  artil- 
leurs, cinquante  mille  gendarmes  ayant  ordre  de  charger 
aveuglément  ;  les  cinq  millions  d'électeurs  qui  se  seraient 
permis  de  raisonner  auraient  toujours  été  mis  au  pas  par 
les  cinq  cent  cinquante  mille  baïonnettes  de  l'obéissance 
passive.  Au  Moyen-Age,  l'homme  libre  seul  avait  le  droit 
d'être  armé  ;  dans  nos  temps  modernes,  nous  avons  vu 
l'anomalie  que  l'homme  censé  libre  était  rigoureusement 
désarmé  en  face  d'esclaves  armés  jusqu'aux  dents. 

En  1848,  l'une  des  premières  pensées  de  la  République 
de  février  fut  de  déclarer  que  l'armée  ne  rentrerait,  plus 
dans  les  murs  de  Paris.  Naturellement  une  des  premières 
pensées  de  la  réaction  fut  aussi  de  faire  rentrer  l'armée 
dans  Paris.  M.  Ledru-Rollin  se  chargea  de  la  besogne,  et 
il  s'en  acquitta  trop  bien,  avant  la  bataille  de  juin.  Une  des 
premières  pensées  de  la  République  de  février  avait  été  de 
transformer  en  baïonnettes  intelligentes  les  baïonnettes 
aveugles,  de  métamorphoser  les  soldats  en  citoyens.  M.  de 
Lamartine  montra  en  cette  occasion  qu'il  avait  plus  de 
logique  que  ces  rêveurs  et  utopistes,  et,  dans  un  de  ses 
discours  les  plus  admirés  sur  «  l'obéissance  passive  »,  il 
prouva  sans  réplique  qu'il  fallait  des  soldats  et  qu'il  ne 
fallait  pas  qu'ils  raisonnassent.  De  même,  il  aurait  pu 
prouver  qu'avec  un  sérail  le  Grand  Turc  ne  peut  se  passer 
d'ennuques.  Qu'on  veuille  se  rappeler  la  fameuse  discus- 
sion qui  eut  lieu  dans  les  temps  jadis  au  sujet  de  l'organi- 
sation des  Jésuites,  ces  janissaires  de  l'Eglise  catholique  : 
les  prêtres  libéraux  voulaient  qu'il  leur  fût  permis  d'avoir 
une  conscience  ;  ils  protestaient  contre  la  fameuse  formule  : 
Ut  bacutus  in  îiianu.  —  «  Le  supérieur  tient  son  jésuite 
dans  les  mains  comme  il  tiendrait  un  bâton  ».  Le  général 
de  Ricci  coupa  court  à  la  discussion  :  «  Qu'ils  restent  ce 
qu'ils  sont!  »  —  Sint  ut  sunt,  aut  non  sunt! 

C'est  toujours  la  même  situation,  toujours  les  mêmes 
nécessités,  les  mêmes  arguments,  comme  du  temps  de 
Ricci...  11  est  impossible,  il  est  absurde  qu'une  armée  soit 
libérale,  et  le  malheur  des  républicains  espagnols  est  de 
n'avoir  pas  encore  compris  cette   vérité  élémentaire.  Au 


54  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

moins,  les  républicains  de  Paris  Tont  comprise,  ils  savent 
qme  larmée  ne  peut  pas  être  la  doublure  de  la  garde  natio- 
nale. En  conséquence,  ils  ne  veulent  darmée  à  Paris  sous 
aucun  prétexte. 

On  leur  répond  :  «  Mais  Tarmée  est  une  institution  natio- 
nale. Et  vous  qui  représentez  le  Gouvernement  de  la  seule 
et  unique  ville  de  Paris,  vous  n'avez  pas  le  droit  d'abolir 
une  institution  nationale.  La  partie  ne  doit  pas  se  mettre 
au-dessus  du  tout.  »  Le  raisonnement  est  inattaquable. 

De  son  eèté,  la  Commune  est  également  inattaquable 
quand,  au  nom  de  sa  conservation  personnelle,  au  nom  du 
droit  de  légitime  défense,  sans  parler  du  droit  de  la  logique 
et  de  la  moralité  républicaine,  elle  abolit,  au  moins  dans 
Tenceinte  de  ses  murs,  linstitution  de  l'armée  permanente 
et  supprime  sa  plus  grande  et  sa  plus  terrible  ennemie. 
C'est  là  la  fatalité  des  discussions  poussées  à  fond;  on 
échange  des  arguments  également  irréfutables  parce  qu'ils 
sont  l'expression  de  principes  absolument  opposés. 

Le  Journal  Officiel  d'hier  nous  porte  le  Manifeste  d'adieu 
du  Comité  central  à  la  Fédération  de  la  garde  nationale  : 

«  Il  nous  a  été  donné  d'assister  au  spectacle  le  plus  gran- 
diose. Paris  saluant  et  acclamant  sa  Révolution.  Paris j 
ouvrant  une  page  blanche  de  Ihistoire  et  y  inscrivant  son 
nom  puissant  ..  Deux  cent  mille  hommes  libres  sont  venus 
affirmer  leur  liberté  et  proclamer  au  bruit  du  canon  linsti- 
tution  nouvelle... 

«  La  France,  coupable  de  vingt  années  de  faiblesse,  a 
besoin  de  se  régénérer  des  tyrannies  et  des  mollesses 
passées  par  une  liberté  calme  et  par  un  travail  assidu. 
Votre  liberté,  les  élus  d'aujourd'hui  la  garantiront  avec 
énergie,  la  consacreront  à  tout  jamais.  Quant  au  travail,  il 
dépend  de  vous  seuls,  les  rédemptions  sont  personnelles. 
Groupez-vous  donc  avec  confiance  autour  de  votre  Com- 
mune. Frères,  laissez-vous  guider  par  des  frères.  Marchez 
dans  la  voie  de  l'avenir  avec  vaillance.  Prêchez  d'exemple 
et  vous  arriverez  sûrement  à  \si  République  ufiiçerselle!  » 

On  reproche  à  la  Commune  de  ne  pas  savoir  se  borner  à 
la  circonscription  de  Paris  et  de  vouloir  légiférer  pour  la 
France  entière.  Mais  les  révolutionnaires  ne  s'en  cachent 
point.  Il  suffit  de  lire  la  proclamation  qui  précède  pour  voir 
qu'ils  ne  songent  nullement  à  doter  leur  Cité  de  certaines 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  55 

franchises  municipales  qui  resteraient  étrangères  aux 
autres  villes  ;  ils  entendent  bien  que  leur  mouvement  se 
propage  dans  toute  la  France  et  la  dépasse.  Ces  hommes 
de  la  Commune  ne  se  considèrent  point  comme  les  bour- 
geois de  Paris,  mais  comme  les  citoyens  du  Monde.  Us 
parlent  au  nom  d'une  Commune,  mais  lour  Commune  elle- 
même  procède  d'une  idéale  Fédération  Internationale. 

On  voit  d'ici  l'inutilité  des  discussions,  tout  l'oiseux  des 
controverses  soulevées  de  droite  et  de  gauche.  Les  uns 
parlent  des  droits  spécifiques  du  Parisien,  lac  autres  par- 
lent des  droits  de  l'Homme. 

Dès  le  lendemain  du  18  Mars  (1),  il  y  avait  eu  certaines 
difficultés  relativement  aux  postes.  Le  gouvernement  ^^^^ 
avait  déménagé  tous  les  ministères,  tous  les  servions  et 
toutes  les  administrations,  notamment  celle  de  l'Assistance 
publique,  n"avait  pas  eu  le  temps  de  désorganiser  complè- 
tement le  service  des  Postes,  et  le  service  des  correspon- 
dances se  faisait  encore  tant  bien  que  mal.  Mais  on  voulait 
le    désorganiser   complètement.    M.    Rampont,    directeur 
général  des    postes,    sollicita    l'envoi   de  deux    déléarués, 
«choisis  par  le  Comité  central  de  la  garde  nationale,  pour 
contrôler  sa  gestion  jusqu'à  ce  que  la  Commune,  -lont  il 
reconnaissait  d'ailleurs  l'autorité,  fût  régulièrement  cons- 
tituée. Ayant  ainsi  assoupi  1a  défiance  et  endormi  la  sur- 
veillance, l'habile  Rampont  vida  caisses  et  tiroirs,  emballa 
son  matériel  et  emmena  ses  principaux  employés  :  tout  ça 
disparut  furtivement  et  nuitamment,  et  le  lendemain  matin 
les  employés  de  deuxième  et  troisième  catégories  trouvèrent 
affiché  dans  la  cour  de  l'hôtel  un  ordre  anonyme  imposant 
la   cessation  immédiate  de  tous  les  services.  Le  désarroi 
qui  s'en  est  suivi  dans  la  population  est  facile  à  imasriner. 
On  s'était  réhabitué  déjà  aux  lettres  et  aux  journaux.  Une 
fois  de  plus  deux  millions  d'hommes  ont  été  brusquement 
séparés  du  reste  du  monde  ;  une  fois  de  plus  nous  sommes 
isolés  sur  un  point  unique  au  milieu  de  l'espace  immense. 
De  tous  nos  intérêts,  de  nos  curiosités,  de  nos  affections, 
de  tout  ce  qui  est  au  delà  de  l'enceinte  des  murailles,  nous 
ne  savons  plus  rien.  Entre  la  scène  du  monde  et  nous,  un 

(1)  Oq  a  raconté  comme  ayant  eu  lieu  vers  le  20   M^irs  (voir  p.  12), 
un  fait  qui  n'a  eu  lieu  que  plus  tard  et  devrait  être  intercalé  ici. 


56  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

grand  rideau  noir  est  subitement  tombé.  La  chose  n'est  pas 
nouvelle  pour  nous:  pendant  cinq  longs  mois,  nous  en 
avons  fait  la  douloureuse  expérience.  Et  c'est  probablement 
parce  que  le  défaut  de  nouvelles  était  pour  nous  la  plus  dure 
privation  du  siège  que  le  gouvernement  de  Versailles  ap- 
pliqua cette  mesure  contre  Paris.  Notre  trésor  de  haine, 
nos  ressentiments  que  nous  réservions  précieusement  contre 
les  Prussiens,  nous  sommes  obligés  de  les  tirer  de  nouveau 
à  la  lumière  et  de  les  dépenser,  malgré  nous,  contre  ceux 
qui,  à  Versailles,  ont  pris  la  suite  de  leurs  affaires. 

Les  convois  de  voyageurs  circulent  encore  sur  la  plupart 
des  lignes,  mais  avec  les  perquisitions  qui  se  font,  ici  au 
nom  du  Gouvernement  de  Paris,  là  au  nom  du  Gouverne- 
ment de  Versailles,  la  circulation  est  très  gênée. 

On  nous  dit  que  le  Gouvernement  de  Tordre,  qui 
organisa  si  savamment  le  désordre,  va  bloquer  les  chemins 
de  fer  et  interrompre  tous  les  trains  de  vivres.  Mais  il 
paraît  que  Messieurs  les  Prussiens,  massés  en  demi-cercle 
autour  de  Paris,  n'entendent  point  qu'on  les  gêne  dans  la 
circulation  de  leurs  troupes,  de  leur  matériel  et  de  leurs 
denrées.  On  dit  même  qu'ils  se  préparent  à  exploiter  la 
situation  sur  une  large  échelle.  Après  le  siège,  leurs 
cantines,  établies  dans  nos  stations  de  chemins  de  fer,  se 
faisaient  eineTi  hone.sten  Pfennig,  en  vendant  à  nos  Pari- 
siens affamés  du  pain  blanc  et  un  morceau  de  saucisson.  Ce 
seront  probablement  des  spéculateurs  allemands  qui  vont 
maintenant  approvisionner,  c'est-à  dire  exploiter  le  marché 
de  Paris...  Battue  et  écrasée,  humiliée  et  déshonorée, 
rançonnée  à  outrance  par  les  reîtres  et  lansquenets,  puis 
exploitée  scientifiquement  par  les  banquiers  de  Frankfort 
et  par  les  Schajuden,  pauvre  France,  pauvre  France,  es-tu 
assez  bas  tombée  !...  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  des  gouffres 
encore  plus  bas,  et  la  mort  au  fond  du  précipice...  N'aie 
pas  le  vertige,  pauvre  France  ;  accroche-toi  à  la  saillie  du 
rocher  ;  redresse-toi  ferme  sur  tes  jarrets,  regarde  l'abîme 
d'un  œil  froid  —  et  n'y  tombe  pas.  Quoi  qu'il  en  soit,  quand 
même  le  blocus  de  vivres  et  de  nouvelles  serait  rigoureux 
du  côté  français,  pourvu  que  Paris  puisse  respirer  encore 
du  côté  prussien  —  c'est,  hélas,  de  cette  façon  que  la  réalité 
nous  force  à  nous  exprimer  —  nous  pouvons  encore  atten- 
dre les  événements  de  pied  ferme. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  57 

Mais  si  la  Prusse  prenait  fait  et  cause  dans  nos  dissen- 
sions civiles,  si  M.  Jules  Favre  allait  larmoyer  de  nouveau 
sur  les  bottes  de  M.  de  Bismarck  et  en  recevait  un  meilleur 
accueil,  si  la  haine  contre  les  agissements,  dangereux 
déjà,  de  la  révolution  parisienne,  de  l'esprit  démocratique, 
social  et  cosmopolite,  venait  à  soulever  le  cœur  de  l'héritier 
des  Hohenstaufen,  malgré  les  conseils  de  la  prudence  et 
delà  diplomatie,  que  pourrait  faire  Paris,  épuisé  déjà  par 
la  guerre  et  par  le  long  siège  ? 

Paris  ne  pourrait  certainement  pas  vaincre  alors,  mais  il 
pourrait  glorieusement  périr.  Alors  sa  cause  serait  défini- 
tivement entendue  et  jugée  par  le  tribunal  de  l'humanité. 
Les  morts  sont  suivies  de  gestations  nouvelles.  —  Ce  qui  fut 
Paris  renaîtrait  comme  révolution  sociale  et  démocratie 
triomphante,  et  ce  qui  fut  la  France  renaîtrait  comme 
organe  vital  de  la  future  République  Universelle. 

Donc,  allons  toujours  de  Pavant.  Luttons  encore  contre 
vents  contraires  et  flots  courroucés.  Encore  une  fois  na- 
geons et  si  possible  surnageons.  Mesurons  la  force  de  notre 
cœur  à  celle  de  la  destinée  adverse,  et  sachons  qui  aura  le 
dernier  mot,  de  notre  force  ou  de  notre  endurance  ! 

Paris,  3  Avril  1871 

Hier,  c'était  fête  au  calendrier  —  le  Dimanche  des 
Rameaux  — fête  de  la  nature  renaissante,  joie  de  la  verdure 
et  du  renouveau. 

Dévots  et  dévotes  allaient  à  l'Eglise  ou  en  revenaient  ; 
dans  les  rues  et  sur  les  places,  les  citoyens  discutaient  les 
affaires  publiques.  Les  femmes,  avec  des  rubans  frais  au 
corsage,  se  questionnaient  aux  stations  d'omnibus  :  «  Irons- 
nous  voir  les  dévastations  de  Meudon  ou  de  Ville-d'Avray  ? 
Si  nous  allions  voir  plutôt  ce  qui  reste  de  la  ville  de  Saint- 
Cloud,  canonnée  et  bombardée  ?  Ce  qui  reste  du  Château, 
éventré,  saccagé,  brûlé?  » 

Au  milieu  de  ces  conversations,  on  entendit  quelque 
bruit  de  canon.  D'abord  on  n'y  fit  pas  grande  attention. 
Pendant  le  siège,  les  oreilles  s'y  étaient  habituées.  Mais  les 
détonations  se  succèdent,  (^est  peut-être  quelque  réjouis- 
sance bruyante...  Sans  doute  quelque  localité  suburbaine, 
proclamant,  elle  aussi,  l'avènement  de  sa  Commune.  Mais 


58  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

<îes  décharges,  écoutez  bien!  Ce  sont  des  mitrailleuses... 
Jamais  les  mitrailleuses  n'ont  été  d'aucune  fête  ! 

Hélas!  il  est  vrai.  Deux  coups  de  canon  partis  de  Ver- 
sailles ont  donné  le  signal  de  la  guerre  civile... 

En  avant  marchaient  les  volontaires  catholiques,  les 
zouaves  pontificaux,  les  monarchistes  bretons,  les  favoris 
de  Trochu  ;  suivaient  des  troupes  de  ligne,  chasseurs  d'A- 
'frique  et  autres;  derrière,  les  municipaux  et  gendarmes, 
les  sergents  bonapartistes,  que  Paris  hait  et  qui  haïssent 
Paris.  Ils  étaient  commandés,  dit-on,  par  le  bonapartiste 
baron  de  Vinoy,  par  les  légitimistes  baron  de  Charette  et 
Cathelineau  ;  ils  ont,  dit-on,  déployé  dans  l'action  un 
drapeau  blanc  ;  on  a  entendu  crier  «  Vive  le  Roy  !  » 

J'ai  été  sur  les  lieux,  j'ai  recueilli  les  renseignements 
les  plus  variés  et  les  plus  fantastiques,  et  j'ai  fini  par  com- 
prendre que  les  choses  ont  dû  se  passer  à  peu  près  comme 
ceci  : 

Vers  9  heures  du  matin,  les  fédérés,  postés  au  pont  de 
Neiiilly  et  aux  alentours,  dormaient  encore  dans  leurs  corps 
de  garde,  faisaient  leur  popote,  déjeunaient,  prenaient  leur 
café  ou  jouaient  au  bouchon,  quand  une  masse  encore  indé- 
terminée de  troupes  versaillaises,  dont  personne  n'avait 
sigaalé  l'approche,  se  répand  à  Courbevoie,  Neuilly.  Au 
rond-point,  un  garde-national  voit  tout  d'un  coup  une 
bande  de  soldats,  précédés  d'un  homme  qu'en  ce  moment 
désarmait  ou  faisait  mine  de  désarmer  un  garçon  apparte- 
nant au  poste.  Le  garde  national  tire  tout  aussitôt  sur 
l'homme  en  tête  et  l'étend  raide-mort. 

'Les  partisans  de  Versailles  ont  dit  plus  tard  qu'il  avait 
tué  im  parlementaire,  le  chirurgien  major,  Pasquier.  Pos- 
sible, mais  ce  parlementaire  exerçait  irrégulièrement  ses 
fonctions). 

A  peine  a-t-il  déchargé  son  fusil  que  lui-même  tombe 
sous  les  baïonnettes  ;  est  achevé  à  coup  de  crosse,  le 
poste  tout  entier  est  envahi,  massacré,  sauf  quelques 
individus  qui  fuient  de  part  et  d'autre  et  que  les  balles 
n'atteignent  pas.  Sur  le  rond-point  sont  alors  installés 
des  canons  et  des  mitrailleuses  qui  dominent  la  grande 
et  large  avenue  triomphale.  Les  Versaillais  balayent 
Courbevoie  et  Puteaux;  ils  descendent  sur  Paris.  Une 
patrouille  de  gendarmes  avance  jusqu'au  pont  de  Neuilly 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  59 

^et  somme  les  gardes  nationaux  en  faction  de  se  retirer. 
Ceux-ci  répondent  en  invitant  les  gendarmes  à  faire 
cause  commune  avec  le  peuple.  Le  maréchal  des  logis 
donne  l'ordre  de  charger,  mais  les  gardes  nationaux  ripos- 
tent et  les  gendarmes  se  retirent.  Plusieurs  compagnies 
de  nationaux  se  lancent  alors  sur  leurs  traces,  ils  remontent 
jusqu'au  rond-point.  Là,  ils  sont  accueillis  par  la  fusillade 
des  zouaves  de  Charette,  embusqués  derrière  une  barricade 
•et  qui  les  mitraillaient  aux  cris  de  «  Vive  le  Roy!  ».  Surpris 
et  décimés,  les  nationaux  battirent  en  retraite,  zouaves, 
gendarmes,  argousins  et  lignards  derrière  eux  ;  la  bataille 
rellua  jusqu'à  la  Porte-Maillot,  qu'un  instant  on  parut  croire 
en  danger.  Survinrent  alors  des  tirailleurs  de  la  presse, 
une  centaine  de  volontaires  garibaldiens  qui  rétablirent  le 
combat.  Peu  à  peu,  des  gardes  nationaux  arrivaient  en 
foule...  Ce  que  voyant,  les  Versaillais  battirent  en  prompte 
retraite  de  l'autre  côté  du  pont. 

Pendant  que  le  gros  des  gardes  nationaux,  mitraillé  du 
haut  de  Courbevoie,  battait  en  retraite,  deux  cents  hommes 
de  la  Commune,  cernés  par  les  gendarmes  et  lignards, 
allaient  être  pris,  quand  la  ligne  leva  la  crosse  en  l'air: 
«  Vive  la  République  !  »  Les  gendarmes  alors  de  tourner 
bride,  tandis  que  cent  à  deux  cents  lignards  se  joignent  aux 
nationaux.  Je  les  ai  vus  se  dirigeant  vers  l'Hôtel  de  Ville, 
la  foule  les  saluait  sur  leur  passage  par  des  acclamations 
enthousiastes  :  «  Vive  l'armée  !  vive  l'armée  !  » 

Nous  entendons  dire  avec  horreur  que  tous  les  anciens 
soldats  trouvés  par  les  Versaillais  dans  les  rangs  des 
gardes  nationaux  ont  été  fusillés  ;  on  en  aurait  abattu  deux 
cents  de  la  sorte  dans  un  seul  enclos;  il  paraît  qu'ils  veu- 
lent réellement  massacrer  tous  les  militaires  qui  ont  frater- 
nisé avec  le  peuple  ;  mais  cela  est  impossible,  ils  devraient 
alors  fusiller  des  centaines  et  même  des  milliers  d'hommes. 

A  partir  de  midi,  tout  rentre  peu  à  peu  dans  le  silence. 
Satisfait  de  sa  brillante  initiative,  heureux  de  son  coup 
d'éclat,  fier  d'avoir  encore  mitraillé  des  Français,  comme 
dans  les  journées  du  22  janvier  et  du  2  décembre,  M.  le  gé- 
néral Vinoy  a  repris  le  chemin  de  Versailles,  traînant  après 
lui  quelques  centaines  de  prisonniers  ramassés  dans  sa 
razzia. 

Dans  la  soirée,  nous  errions,  fiévreux  par  les  rues,  écou- 


60  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

tant  les  racontars,  interrogeant  les  physionomies,  scrutant 
les  regards.  L'animation  croissait  d'heure  en  heure.  On 
lisait  avec  des  yeux  brillants,  une  voix  ardente,  les  procla- 
mations de  la  Commune  : 

«  A  LA  GARDE  NATIONALE  DE  PARIS 

»  Les  conspirateurs  royalistes  ont  attaqué. 

»  Malgré  la  modération  de  notre  attitude,  ils  ont  at- 
taqué. 

(f  Ne  pouvant  plus  compter  sur  l'armée  française  ils  ont 
attaqué  avec  les  zouaves  pontificaux  et  la  police  impériale. 

«  Non  contents  de  couper  les  correspondances  avec  la 
province  et  de  faire  de  vains  efforts  pour  nous  réduire  parla 
famine,  ces  furieux  ont  voulu  imiter  jusqu'au  bout  les  Prus- 
siens et  bombarder  la  capitale. 

«  Ce  matin,  les  chouans  de  Charette,  les  Vendéens  de 
Cathelineau,  les  Bretons  deTrochu,  flanqués  des  gendarmes 
de  Valentin,  ont  couvert  de  mitraille  et  d'obus  le  village 
inoffensif  de  Neuilly  et  engagé  la  guerre  civile  avec  nos 
gardes  nationaux. 

a  II  y  a  eu  des  morts  et  des  blessés. 

«  Elus  par  la  population  de  Paris,  notre  devoir  est  de 
défendre  la  grande  cité  contre  ces  coupables  agresseurs. 
Avec  votre  aide,  nous  la  défendrons. 

«  Paris,  2  avril  1871. 

«  La  Commission  executive  : 
«  Bergeret,  Eudes,  Duval,  Lefrançais,  F.  Pyat, 
G.  Tridon,  E.  Vaillant.  « 

«  Bergeret  est  lui-même  à  Neuilly.  D'après  rapport,  le 
feu  de  lennemi  a  cessé,  Esprit  des  troupes  excellent.  Sol- 
dats de  ligne  arrivent  tous  et  déclarent  que,  sauf  les  officiers 
supérieurs,  personne  ne  veut  se  battre.  Colonel  de  gendar- 
merie qui  attaquait,  tué. 

«  Le  Colonel  chef  dEtat-majoi\ 
«  Henry.   » 

«  Une  pension  de  jeunes  filles,  qui  sortait  de  l'église  de 
Neuilly,  a  été  littéralement  hachée  par  la  mitraille  des 
soldats  de  MM.  Favre  et  Thiers. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  61 

«  L'ennemi  a  fusillé  nos  prisonniers  :  quatre  gardes 
nationaux  et  un  soldat  de  ligne  des  nôtres.  L'ennemi  en 
retraite.  Admirable  conduite  de  la  garde  nationale. 

«  Bergeret.  » 

«  Un  décret  de  la  Commune  adopte  les  enfants  des 
citoyens  morts  pour  la  patrie.  » 

Que  faire  maintenant  ? 

Dans  les  groupes  autour  de  THotel-de-Ville,  l'opinion  la 
plus  populaire  est  que,  sans  perdre  de  temps,  on  réponde 
au  coup  de  main  des  Versaillais  par  un  coup  de  main  des 
Parisiens  sur  Versailles.  «  Nous  avons  déjà  trop  perdu  de 
temps.  Si  le  Comité  central  avait  eu  le  bon  esprit  de  faire 
suivre  par  quelques  bataillons  de  gardes  nationaux 
MM.  Thiers,  Favre  et  Picard  se  réfugiant  à  Versailles, 
après  avoir  raté  leur  mauvais  coup  du  18  mars,  les  monar- 
chistes se  seraient  d'ores  et  déjà  éparpillés  à  tous  les  vents 
et  ne  donneraient  plus  de  soucis  à  la  République.  Des  Com- 
munes se  constituent  à  Lyon,  à  Limoges,  à  Toulouse,  à 
Marseille,  à  Narbonne,  à  Carcassonne,  par  toute  la  France. 
Aidons-les  par  un  énergique  effort.  Profitons  du  moment 
qui  est  toujours  propice.  11  y  quinze  jours,  l'armée  s'est 
déclarée  pour  nous;  aujourd'hui,  elle  est  encore  dans  des 
dispositions  excellentes;  tous  les  jours,  il  nous  arrive  des 
soldats  républicains  qui  jettent  leurs  fusils,  ne  voulant  pas 
tirer  contre  le  peuple,  car  ils  sont  du  peuple  et  le  savent 
bien;  ils  haïssent  leurs  généraux,  lâches  et  ineptes;  ils 
auraient  horreur  de  laver  la  honte  de  Sedan  et  de  Metz  dans 
le  sang  de  leurs  frères.  Mais  il  ne  faut  pas  laisser  à  Thiers, 
à  Canrobert,  Galiffet  et  Charette,  V^inoy  et  Valentin  le 
loisir  de  reconstituer  une  armée  avec  des  gendarmes,  des 
zouaves  pontificaux  et  des  argousins  pour  noyau...  Ils  se 
sont  déjà  cru  assez  forts  pour  nous  attaquer...  Nous  les 
avons  victorieusement  repoussés.  Courons  sur  leurs  talons 
jusqu'à  Versailles  !   » 

J'écoutais,  n'osant  donner  d'avis.  J'ai  voyagé  avec  des 
soldats  mandés  en  hâte  par  M.  Thiers,  ils  ne  m'avaient  pas 
eu  l'air  si  intelligents  et  si  fraternels  que  cela...  Je  venais 
de  voir,  dans  le  Monde  Illustré  une  description  formidable 
de  toutes  les  pièces  d'artillerie  amoncelées  dans  Versailles. . . 
Néanmoins,  une  vigoureuse  expédition  là-bas  aurait  grand 


62  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

chance  de  succès.  «  De  l'audace,  »  criait  Dantan  aux  révo- 
lutionnaires, «  de  Faudace,  encore  de  l'audace  î  »  La  fortune 
aime  les  audacieux.  Que  je  suis  heureux  de  ne  pas  être  à  la 
Commune  et  de  n'avoir  pas  à  me  prononcer  sur  ce  que 
j'ignore!  Mais  la  Commune  sait,  évidemment. 

Des  roulements  de  tambour.,.  Les  voilà  qui  arrivent  des 
profondeurs  du  quartier  Saint-Antoine,  qui  descendent  de 
Belleville  et  de  Montmartre,  bataillons  après  bataillons.  Ils 
ont  déployé  leurs  drapeaux  rouges,  ils  chantent  la  Mar- 
seillaise^ ils  crient:  «  A  Versailles!  à  Versailles!  nous 
allons  à  Versailles  !  »  Il  était  onze  heures  du  soir.  A  minuit, 
il  en  défilait  encore.  Je  m'en  allai  pensif. 

Je  ne  sais  qui  a  dormi  cette  nuit-ci.  De  bon  matin,  on  ren- 
contrait encore  des  gardes  nationaux  attardés.  A  d-^ux 
ou  trois,  à  douze  ou  vingt,  même  seuls,  ils  partaient  en 
guerre... 

«  —  Nous  rejoindrons  les  autres  quelque  part. 

«  —  Vous  avez  des  cartouches  ? 

«  _—  Nous  en  trouverons  là-bas...  D'ailleurs,  en  aurons- 
nous  besoin  ?  Les  soldats  sont  pour  la  Képublique.  Quand  ils 
nous  verront  arriver  en  masse,  ils  fraterniseront  avec 
nous.   » 

Trois  colonnes  d'expédition  sont  parties  pour  Versailles, 
nous  dit-on;  une  par  la  rive  gauche,  Clamart,  Meudon;  les 
deux  autres  doivent  aller  par  Rueil,  Bougival,  Garclies, 
chacune  contournant  le  Mont-Valérien  de  son  côté.  On  se 
porte  vers  les  remparts  pour  avoir  plus  tôt  des  nouvelles 

Vers  midi,  le  flot  descendant  rencontre  quelques  pre- 
mières vagues  remontantes.  Des  gardes  nationaux  rentrent 
éparpilhss,  poudreux,  éclopés,  honteux,  courroucés,  lair 
tout  chose. 

«  —  Quoi  ?  Qu'y  a-t-il  ? 

«  ^ —  Il  y  a  que  nous  sommes  encore  Irahis.  On  nous 
avait  dit  que  le  Mont-Valérien  était  à  nous.  Pas  du  tout.. 
Les  Versaillais  le  tiennent.  Ils  ont  attendu  que  nous  fus- 
sions bien  massés  sur  la  route  et.  pendant  que  nous  défilions 
devant  eux  sans  nous  douter  de  rien,  tout  d'un  coup,  ils  nous 
ont  mitraillés.  Patatras  :  panique  et  débandade  !  Ils  ont  fait 
plus  de  bruit  que  de  mal,  mais  tout  de  même,  nous  avons 
laissé  là  des  camarades  qui  ne  reviendront  jamais  Ils 
nous  ont  coupés  en  deux,  le  premier  tiers  a  continué  sa. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  g3^ 

route  en  avant,  mais  pour  les  autres  impossible  de  les 
rallier.  C'était  un  désordre  insensé.  J'en  ai  vu  qui,  furieux 
tiraient  en  lair  contre  la  forteresse;  un  des  nôtres,  plus  fou 
encore,  a  tué  le  cheval  qui  traînait  un  fourgon.  Jamais  on 
n"a  vu  sottise  pareille.  Ne  pas  savoir  si  le  Mont  Yalérien 
—  rien  que  ça  —  est  pour  ou  contre  nous  !  » 

Allons,  l'expédition  débute  par  un  échec.  Nos  gardes 
nationaux  sont  novices,  grâces  en  soient  rendues  à  M.  Tro- 
chu,  les  quatre  cinquièmes  n'ont  jamais  vu  le  feu.  Je  com- 
mence à  croire  que  nos  gens  ont  eu  grand  tort  de  faire 
leur  coup  de  tète,  en  répoudant  par  une  attaque  improvisée 
à  une  attaque  longaement  réfléchie.  Quand  on  a  le  bon 
droit  pour  soi,  on  est  bien  fort  en  se  tenant  strictement 
sur  la  défensive...  Mais  trêve  à  des  réflexions  et  moralités 
qui  ne  tiendraient  pas  un  instant  contre  la  nouvelle  d'une 
victoire.  Les  événements  sont  lancés,  impossible  de  les 
retenir. 

On  affiche  : 

«   Colonel  Bourgoin  à  Directeur  Général,  il  h.  20. 

»  Bergeret  et  Flourens  ont  fait  leur  jonction.  Ils  mar- 
chent sur  Versailles    Succès  certain.  » 

Bergeret  et  Flourens  étaient  les  deux  généraux  qui 
devaient  contourner  le  Mont  Yalérien.  On  ne  nous  dit  rien 
de  Téchec  subi  par  Bergeret.  Est-ce  que  son  avant-garde 
ralliant  Flourens  suffit  pour  assurer  le  succès  ?  Quoi  cju'il 
en  soit,  le  Directeur  Général  eût  dû  nous  donner  la  vérité 
tout  entière. 

Nous  allons,  nous  venons  dans  une  perplexité  cruelle, 
dans  une  attente  pesante.  Que  Versailles  est  loin  ! 

Sur  le  soir,  nous  prenions  notre  repas,  sombres  et  silen- 
cieux. Tout  d'un  coup,  nous  entendons  le  roulement  du 
tambour  battant  la  générale  dans  notre  quartier.  Le  cœur 
nous  en  palpite  :  Aux  armes  citoyens  !  En  levant  la  tète, 
vous  voyons  la  grande  Marseillaise  de  TArc  de  Triomphe. 
Elle  vole  dans  les  airs  et,  en  passant,  elle  nous  fait  signe. 

Nous  sommes  trois  frères,  nous  partons  ensemble.  Deux 
ont  leur  arme  et  un  accoutrement  militaire  quelconijue. 
Avec  une  main  endommagée,  je  ne  puis  servir  un  fusil. 
N'importe,  je  serai  de  la  partie  :  je  porterai  le  sac  des 
hommes  fatigués,  je  ramasserai  peut-être  des  blessés... 


64  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Au  lieu  de  ralliement,  les  gardes  nationaux  sous  les 
armes  font  des  difficultés  pour  recevoir  parmi  eux  ce  bour- 
geois :  «  Que  vient-il  faire  ici?  »  J'ai  l'honneur  d'être  un 
peu  connu  du  capitaine,  qui  veut  bien  répondre  de  moi  et 
m'autoriser  à  prendre  rang. 

«  —  Où  faut-il  aller  ? 

«  —  Nous  ne  savons.  Ordre  de  nous  rendre  à  la  place 
de  la  Concorde  et  d'y  attendre  un  commandement  ulté- 
rieur. » 

J'obtiens  le  sac  d'un  voisin,  le  fusil  d'un  autre,  et  j'em- 
boîte gauchement.  On  était  généralement  silencieux  ;  nous 
entendions  la  répercussion  de  nos  pas  dans  les  rues  obscu- 
res. Très  attentif  aux  moindres  détails,  je  rêvais  cependant. 
11  me  semblait  marcher  le  long  de  la  mer,  les  flots  de  la 
plage  remontaient  avec  effort  de  lourds  galets,  puis  les 
flots  défaillants  se  retiraient,  et  les  galets  criards  roulaient 
et  retombaient  derrière  eux  pesamment... 

Sur  la  place  de  la  Concorde,  aucun  ordre  ne  nous  atten- 
dait. Au  bout  d'une  demi-heure  on  nous  fît  rompre  les 
rangs,  mettre  les  armes  en  faisceau. 

En  face  de  nous,  à  une  faible  distance  se  dressait  l'obé- 
lisque de  Louxor,  si  étrangement  dépaysé,  il  ne  sait  ce 
que  signifient  la  cité  et  les  générations  d'hommes  qui 
l'entourent  :  ses  fondements  sont  encore  humides  du  sang 
de  Louis  XVi  et  de  Marie-Antoinette,  de  Chénier  et  de 
Charlotte  Corday,  de  Danton  et  de  Saint-Just,  répandu 
tout  autour.  —  En  attendant  le  signal  du  destin  qui  allait 
s'accomplir,  c'était  le  moment  et  le  lieu  de  repasser  encore 
une  fois  sa  vie  et  de  s'interroger  encore  une  fois.  Qu'as-tu 
fait?  Que  veux-tu  faire  ?  Pourquoi  es-tu  républicain  révolu- 
tionnaire et  socialiste  ? 

Ça  et  là  quelques  ombres  noires  s'agitaient  bruyamment 
sur  le  bitume  Au-dessus  de  la  terre  ténébreuse,  la  lune  bril- 
lante, sereine  et  triste  flottait  solitaire  dans  les  cieux  vides. 

A  partir  de  onze  heures  et  demie,  quelques  estafettes 
passent  au  galop.  On  leur  crie:  «  Quelles  nouvelles? 
Quelles  nouvelles  ?  » 

«  Tout  va  bien.  Ils  doivent  être  à  Versailles  en  ce  mo- 
ment... L'Assemblée  ne  les  a  pas  attendus.  1  es  monarchis- 
tes sont  partis,  ils  se  sont  enfuis,  les  orléanistes  d'un  côté, 
les  légitimistes  de  Tautre...  » 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  65 

Chaque  messager  n'apporte  pas  les  mêmes  nouvelles. 
D'après  quelques-uns  nous  ne  serions  encore  qu'aux  portes 
de  Versailles,  mais  tous  disent  :  «  Tout  va  bien,  victoire 
gagnée.  » 

Notre  bataillon  reçoit  l'ordre  de  rétrograder  sur  la  place 
Vendôme.  Il  ne  s'agit  plus  sans  doute  que  de  passer  une 
mauvaise  nuit  à  dormir  peu  ou  point  sur  le  pavé.  Je  préfère 
mon  lit.  Et  puis  ma  qualité  de  portefaix  amateur  ou  infir- 
mier hors  cadre  m'a  valu  quelques  désagréments.  On  m'a 
arrêté  deux  ou  trois  fois  déjà  :  «  De  quel  droit  êtes-vous 
là?  »  Au  bout  de  cinq  minutes,  le  capitaine  m'a  tiré  d'em- 
barras, mais  maintenant  je  pourrais  croire  moi-même  que 
je  pose.  Allons  tranquillement  nous  coucher,  en  annonçant 
les  heureuses  nouvelles  aux  gens  de  rencontre.  —  «  Bonsoir 
les  amis  !  » 

Sur  le  pont  des  Arts,  je  voulus  donner  à  mon  cœur 
gonflé  par  la  joie,  attendri  par  l'espérance,  une  demi-heure 
de  bonheur  de  plus  et  je  m'assis  sur  un  banc.  L'air  silen- 
cieux était  rempli  d'une  vaste  clarté,  les  eaux  profondes 
semblaient  faites  d'ombre  et  de  lumières  intimement  unies, 
comme  notre  pauvre  âme  humaine.  Les  flots  couraient 
puissants  et  pressés  ;  contre  les  obstacles  parsemés,  ils  se 
heurtaient  avec  un  miroitement  d'argent  et  un  faible  mur- 
mure adouci  par  la  distance.  Ainsi  font  les  générations 
glissant  rapides  et  fatales  vers  l'Océan  de  l'éternelle  mort 
et  de  l'éternelle  renaissance.  Les  vagues  se  rencontrent 
<ivec  un  caillou  ou  avec  elles-mêmes  et  du  choc  jaillissent 
un  éclair  de  lumière  et  un  cri  de  douleur,  suave  pour  qui 
ne  l'entend  que  de  loin.  La  Révolution  nous  emporte  et 
nous  entraîne. ..  vers  quel  brisant  ? 

Paris,  4  avril  1871. 

Ça  n'est  pas  ça.  Hélas!  bonnes  nouvelles,  fausses  nou- 
velles. 

Hier,  la  cohue  Bergeret  a  échoué,  contournant  le  Mont 
Valérien  et  la  cohue  Flourens  a  échoué  de  l'autre  côté; 
Flourens  a  même  été  tué,  et  si  les  deux  avant-gardes  ont 
fait  leur  jonction,  c'est  chez  les  morts.  Les  bandes  de  la 
garde  nationale  avaient  occupé  presque  en  même  temps 
Chatou  et  Bougival,  sur  le  clocher  duquel  le  drapeau  rouge 
ilotta  pendant  deux  heures.   On  s'y  refit  un  peu,  et,  sans 

5 


66  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

doute,  on  s'attarda  dans  les  cabarets  à  déjeuner.  On  s'était 
remis  c-^penJant  en  marche,  les  plus  pressés  en  avant,  les 
autres  échelonnés  au  hasard  de  leur  force  ou  de  leur  bonne 
volonté.  C'est  alors  que  fondent  sur  eux  tout  d'un  coup 
Tartillerie  et  la  ca/alerie  descendant  à  toute  bride  de 
St-Germain.  chassant  et  refoulant  devant  elles  les  gardes 
nationaux.  Ebaubis  et  dans  le  plus  complet  désarroi^  ceux- 
ci  évacuent  successivement  Bougival.  La  Jonchère,  La 
Malmaison,  Chatou.  Rueil  et  Nanterre.  En  même  temps 
des  soldats  descendus  de  Versailles  garnissaient  sur  les 
hauteurs  de  la  Celle  Saint-Cloud  les  ouvrages  construits 
par  les  Prussiens  et  s'y  retranchaient  pour  fermer  la  route. 
Aucun  des  soldats  n'a  songé  un  instant  à  lever  la  crosse  en 
l'air,  ils  sont  précédés  par  les  gendarmes,  ils  ont  des 
argousins  dans  le  dos,  —  on  s'est  fait,  on  se  fait  probable- 
ment encore  de  déplorables  illusions  sur  leur  compte. 
Plusieurs  ont  raconté  avoir  vu  le  cadavre  de  Flourens;  les 
gendarmes  ont  fusilU  d'anciens  troupiers;  beaucoup  de  pri- 
sonniers ont  été  ramassés  et  conduits  à  Versailles,  mais 
dans  ia  déroute  on  n'en  peut  savoir  le  nombre;  on  sait 
seulement  que  l'équipée,  car  la  tentative  qu'avant-hier  au 
soir  et  qu'hier  encore  on  pouvait  croire  un  élan  d'hé- 
roïque fraternité,  aujourd'hui,  personne  ne  s'y  trompe  plus^ 
ce  n'est  qu'une  autre  étourderie  de  ce  pauvre  Flou- 
rens. 

Mais  si  l'autre  colonne,  celle  commandée  par  Duval 
réussissait  ?  Hier  lundi,  elle  s'est  avancée  vers  Fleury,^ 
Clamart,  elle  s'est  emparée  des  abords  du  château  de 
Meudon  et  de  la  redoute  de  Châtillon  qu'elle  a  prise  aux 
troupes  versaillaises,  qui  ne  s'attendaient  pas  à  ce  brusque 
mouvement;  mais  quand  les  gardes  nationaux  se  sont  vus 
assaillis  par  les  batteries  du  château  de  Meudon  et  par 
celles  des  hauteurs  de  Clamart,  ils  ont  battu  en  retraite, 
car  ils  étaient  partis  sans  artill-'rie,  sans  vivres,  sans  muni- 
tions, pour  conquérir  Versailles. 

C'est  pour  reprendre  la  redoute  de  Châtillon  qu'a  été 
mandé  ce  matin,  de  la  place  Vendôme,  le  bataillon  auquel 
j'ai  appartenu  hier  pendant  quatre. heures.  Je  puis  témoi- 
gner, hélas!  qu'il  et  lit  démuni  de  tout;  ava  t  emporté  des 
munitions  celui  qui  par  hasard  en  possédait  chez  soi.  On 
avait  pensé  naturellement  que  les  munitions  —  des  vivres,. 


JOURNAL    DE    LA    COM3IUNE  67 

on  s'en  serait  passé   -   sueraient  réparties  en  rnéme  temps 
que  les  ordres  du  général.  Mais  quel  général  ? 

Un  général?  Oui  dà  î  Ces  grands  bébés  de  la  Commune 
se  sont  bien  souciés  de  stratégie.  Ils  ont  appelé  leurs 
bataillons  :  «  Prenez  vite  vos  fusils,  avec  ou  sans  jtoudre, 
ne  prenez  pas  même  le  temps  de  les  charger,  et  courez 
vite  à  Versailles  par  trois  ou  quatre  chemins,  courez, 
les  lignards  vous  attendent  pour  se  jeter  dans  vos 
bras.  » 

Je  vais,  je  viens  :  impossible  d'avoir  des  nouvelles. 

Les  forts  de  Vanves  et  d'Issy,  qui  nous  appartiennent, 
tonnent  toute  la  journée;  mais  est-il  sûr  qu'ils  puissent 
viser  quoi  que  ce  soit,  et  surtout  ne  pas  toucher  nos 
amis? 

«  A  la  porte  d'Issy,  de  nombreuses  femmes  attendaient, 
raconte  le  Mot  dordre^  je  crois*  »  Rlles  étaient  pâles  mais 
fermes...  La  porte  s'ouvre,  le  pont-levis  se  baisse,  le  tam- 
bour bat,  le  bataillon  passe.  Ces  hommes  barbouillés  de 
poussière,  les  vêtements  en  lambeaux,  s'avancent  :  «  Vive 
la  République!  »  Ils  disent:  «  Tout  va  bien  !  »  —  Tout 
va-t-il  bien?  Je  ne  sais...  Beaucoup  ont  des  cheveux 
blancs. 

Les  femmes  se  précipitent  dans  les  rangs  dès  qu'elles 
voient  ceux  qu'elles  aiment.  Elles  les  couvrent  de  baisers  et 
de  pleurs.  Lune  ayant  entraîné  son  mari,  noir  de  poudre, 
l'othcier  vient  le  réclamer.  «  Oh!  soyez  bien  tranquille,  dit 
la  femme,  je  vous  le  rendrai  tout  à  l'heure.  » 

Plus  loin  venaient  les  blessés...  Nous  voyons  amputer 
un  garde  national.  On  jette  son  bras  dans  le  fossé...   » 

La  colère  répond  à  la  provocation,  la  haine  répond  à  la 
haine.  Voici  le  décret  dont  on  vient  de  placarder  nos 
murailles  : 

«  La  commune  de  Paris, 

«  Considérant  que  les  hommes  du  gouvernement  de  Ver- 
sailles ont  ordonné  et  commencé  la  guerre  civile,  attaqué 
Paris,  tué  et  blessé  des  gardes  nationaux,  des  soldats  de 
la  ligne,  des  femmes  et  des  enfants  ; 

«  Considérant  que  ce  crime  a  été  commis  avec  prémédi- 
tation et  guet-apens,  contre  tout  droit  et  sans  provocation, 


68  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

«  Décrète  : 

«  Article  premier.  —  MM.  Thiers,  Favre,  Picard, 
Dufaare,  Simon  et  Pothuau  sont  mis  en  accus€ition. 

«  Art.  2.  —  Leurs  biens  seront  saisis  et  mis  sous  séques- 
tre, jusqu'à  ce  qu'ils  aient  comparu  devant  la  justice  du 
peuple. 

«  Les  délégués  de  la  justice  et  de  la  sûreté  générale 
sont  chargés  de  l'exécution  du  présent  décret. 

«  La  Commune  de  Paris.  » 

Nous  entrons,  cela  se  pressent,  dans  la  voie  des  actions 
et  des  réactions  terribles.  Avant  de  nous  laisser  gagner 
par  la  colère,  avant  dètre  emportés  nous  aussi  par  le  tour- 
billon des  événements,  avant  qu'égarés  par  le  vertige  uni- 
versel, nous  ne  sachions  plus  distinguer  le  bon  sens  et  le 
bon  droit,  arrêtons-nous  à  ce  premier  pas  et  demandons- 
nous  :  Ce  décret  est-il  juste  ? 

Je  crois  que  oui.  A  moins  que  le  sang  affluant  dans  mon 
Cerveau  ne  m'ait  déjà  troublé  la  vision  et  le  jugement,  je  dis 
que  M\L  Thiers,  Favre,  Picard,  Diifaure,  Simon  et  Pothuau 
sont  des  criminels  pour  avoir  déchaîné  sur  la  France  les 
horreurs  de  la  guerre  civile.  Ils  sont  criminels  de  n'avoir 
pas  écouté  la  réponse  que  le  suffrage  universel  a  fait  à 
leur  tentative  de  coup  d'Etat,  criminels  de  n'avoir  pas 
épuisé  les  moyens  de  conciliation  avant  de  recourir  aux 
canons  aveugles,  à  la  baïonnette  féroce;  ils  sont  criminels 
de  n  avoir  pas  même  voulu  entendre  une  seule  parole 
de  paix.  Leur  crime  s'aggrave  :  représentants  nommés 
par  la  ville  de  Paris,  ce  sont  eux  qui  menacent  Paris  de 
lenr  couteau  sanglant.  Il  y  a  du  parricide  dans  leur 
fait. 

Maintenant,  est-ce  à  la  Commune,  leur  ennemie,  de  les 
décréter  d'accusation?  En  cas  de  victoire  de  la  Commune, 
serait-ce  à  la  Commune  de  les  juger?  Non,  c'est  au  suf- 
frage universel,  consulté  à  nouvf^au,  qu'il  appartiendrait  de 
prononcer  le  jugement.  C'est  au  sutîrage  universel  de  la 
France  entière  (ju'il  appartiendrait  de  vider  au  plus  vite  le 
ditférend  entre  la  vieille  Assemblée  et  la  jeune  Commune. 
Mais,  hélas  !  qui  peut  le  convoquer,  ce  suffrage  universel, 


JOURNAL    DE    LA.    COMMUNE  69 

qui  pourrait  nous  sauver  de  la  tempête  qui  s'amasse  ?  Au- 
cune constitution  n'a  prévu  le  cas.  . 

J'entends  dire  par  des  ennemis  de  la  Commune  qu'elle 
commet  une  iniquité  en  mettant  provisoirement  sous 
séquestre  les  biens  de  ces  gens  là.  — Nous  y  repenserons 
plus  tard.  Il  s'agit  bien  maintenant  de  quelques  maisons 
et  de  quelques  mobiliers  ! 

Paris,  5  Avril  1871. 

Le  capitaine,  sous  la  protection  duquel  je  m'étais  mis 
pour  mon  expédition  qui  n'a  pas  été  plus  loin  que  la  place 
de  la  Concorde,  m"a  raconté  les  suites  tragiques  de  l'affaire  : 

«  L'ordre  nous  fut  donné  hier  à  4  heures  du  matin  de 
partir  en  éclaireurs  pour  Châtillon,  subito.  Eclairer  quoi? 
aller  où?  par  quel  chemin?  éclairer  comment?  à  qui  faire 
son  rapport  ?  et  des  munitions  ? 

»  —  Ah  !  que  d'exigences.  Allez  à  Châtillon,  immédiate- 
tement,  vous  dit-on. 

»  —  Soit! 

»  —  On  prit  une  route  quelconque.  Tant  bien  que  mal  on 
arriva  aux  alentours  de  Châtillon  ;  de  ci  de  là  on  s'y  prome- 
nait. Dès  le  jour,  des  gardes  nationaux  affamés,  et  encore 
plus  altérés,  se  répandaient  dans  les  guinguettes  du  voisi- 
nage et  s'y  attablaieht.  Quant  aux  infatigables,  quand  aux 
zélés,  à  leur  aise,  ils  patrouillaient  par  les  chemins.  Je 
poste  quelques  hommes,  vos  deux  frères  parmi,  dans  un 
ancien  trou  de  Prussiens  et  combine  mes  rondes.  Je  ne  suis 
pas  longtemps  sans  ilairer  des  Versaillais.  Les  hommes 
ssrtent  bientôt  de  leur  trou  et  courent  derrière  un  de  leurs 
sergents  qui,  apercevant  un  bout  du  drapeau  rouge  à  travers 
les  arbres  :  «  Les  camarades  sont  dans  la  redoute  là-bas. 
Qui  m'aime  me  suive  !  » 

Déjà  les  balles  commencent  à  pleuvoir.  Un  de  vos  frères 
s'attarde  à  ramasser  un  blessé.  Plusieurs  bataillons  versail- 
lais débusquent;  ils  avancent  au  cri  de  «  Vive  la  Piépubli- 
que  î  »  Feinte  ou  non,  les  Parisiens  le  prennent  pour  sin- 
cère, répondent  «  Vive  la  République  !  »  et  se  laissent 
approcher  en  mettant  eux-mêmes  la  crosse  en  l'air.  Quand 
ils  sont  presque  à  portée  de  baïonnette,  les  prétendus  amis 
leur  disent:  «  Vive  la  République,  c'est  bel  et  bien,  mais 


70 


JOUnXAL    DE    LA    COMMUN R 


rendez-vous!  »  Nos  Parisiens,  enveloppés  par  des  forces 
quintuples  ou  décuples,  essaient  encore  de  résister,  mais 
quelques  minutes  à  peine,  ils  étaient  bousculés,  renversés, 
tués,  blessés  ou  prisonniers.  La  mêlée  lut  trop  courte  pour 
avoir  été  très  sanglante.  Mais  que  sont  devenus  vos  frères? 
Je  ne  puis  vous  le  dire...  » 

Des  conciliateurs  surgissent.  Qu'ils  soient  les  bienvenus  ! 
Leur  tâche  est  bien  difficile,  car  nous  ne  voulons  pas  la  dire 
impossible...  Qu'ils  soient  les  bienvenus  ! 

Au  bruit  du  canon  de  l'Assemblée,  vomissant  soudain  du 
plomb  et  du  fer  enflammé  contre  des  poitrines  d'hommes, 
des  citoyens  ont  frémi  tout  alarmés.  A  la  riposte  indignée 
de  nos  gardes  nationaux  criant  «  A  Versailles  !  à  Versail- 
.  les  !  »  ils  se  sont  cherchés,  ils  se  sont  trouves,  ils  sont  con- 
venus ensemble  de  paroles  de  paix  qu'ils  veulent  porter 
aux  deux  camps. 

Mais  de  paix  matérielle,  il  ne  peut  en  être  question  avant 
La  paix  morale  ;  or,  la  conciliation  suppose  la  reconnaissance 
de  droits  réciproques.  C'est  Versailles  qui  attaque  ;  donc, 
c  est  Versailles  qui,  la  première,  doit  arrêter  ses  coups.  Si 
Versailles  le  veut  faire,  c'est  le  moment,  les  deux  combat- 
t  mts  sont  quittes  et  peuvent  transiger,  ils  ont  échoué  l'un 
et  1  autre.  Les  Versaillais  n'ont  pas  pu  entrer  à  Paris  en 
faisant  une  trouée  par  Neuilly;  les  Parisiens  n'ont  pas  pu 
entrer  à  Versailles  en  faisant  une  trouée  par  Rueil  et  Chà- 
tillon.  L'Assemblée  attaque  la  Commune  parce  qu'elle  ne 
reconnaît  aucun  droit  à  la  Commune;  il  ne  peut  donc  y 
avoir  de  conciliation  qu'à  une  seule  condition,  c'est  que 
Versailles  reconnaisse  les  droits  de  Paris,  pour  lesquels 
sauvegarder  Paris  a  nommé  sa  Commune. 

^  Kn  tant  que  faisant  partie  de  la  France.  Paris  a  droit 
d'exiger  que,  bon  gré  mal  gré,  l'Assemblée  reconnaisse 
définitivement  et  une  fois  pour  toutes  l'existence  de  la 
République. 

En  tant  que  ville  de  dix-huit  cent  mille  habitants,  une 
des  premières  du  monde;  en  tant  que  personne  politique  et 
morale;  en  tant  qu'individualité  commerçant,  produisant 
et  consommant,  Paris  a  droit  à  une  large  autonomie  muni- 
cipale, et,  puisque  tout  droit  qui  ne  veut  pas  être  foulé  aux 
pieds  doit  se  protéger  par  une  force  matérielle  inspirant 
le  respect,  Paris  ne  peut  pas  consentir  au  désarmement  de 


JOURNAL    UE    LA    COMMUNE  71 

sa  garde  nationale,  sous  peine  de  n'être  plus  qu'une  misé- 
rable dupe. 

Voilà  pourquoi  la  logique  a  voulu  que  pour  pouvoir 
réprésenter  Paris,  la  Ligue  de  Conciliation  prenne  le  nom 
d'Union  Républicaine  pour  les  Droits  de  Paris.  Sans  la 
reconnaissance  de  la  République  et  des  droits  de  Paris, 
Paris  attaqué  n'acceptera  jamais  de  paix;  si  cette  reconnais- 
sance pouvait  être  obtenue  des  monarchistes  de  Versailles, 
c'est  dans  des  transports  de  joie  que  la  paix  serait  aussitôt 
conclue. 

Il  est  à  noter  qu'un  Comité  de  l'Equilibre  Républicain, 
qui  a  publié  son  Manifeste  hier,  dit,  en  substance,  la  même 
chose  que  la  Ligue  d'Union.,  dont  voici  le  programme, 
accompagné  de  la  liste  de  ses  fondateurs,  noms  très  sym- 
pathiques pour  la  plupart,  appartenant  au  parti  républicain 
modéré,  mais  honnête  et  ayant  fait  ses  preuves.  C'est  un 
peu  le  parti  des  «  bons  maires  »  qui  se  portaient  déjà  comme 
conciliateurs  entre  TAssemblée  et  le  Comité  central.  Il 
est  regrettable  qu'aux  dernières  élections  ils  aient  été  sa- 
crifiés en  mas-e  à  des  inconnus  qui  ont  encore  à  montrer 
qu'ils  sont  honnêtes  et  capables  ;  il  est  regrettable  que  le 
petit  nombre  des  élus  de  cette  catégorie  se  soit  retiré  de  la 
Commune,  déjà,  ou  veuille  s'en  retirer.  Nos  révolution- 
naires de  la  Commune  —  c'est  des  blanquistes  que  je  veux 
parler  —  paraissent  ignorer  que,  dans  toute  collectivité,  la 
majorité  et  la  minorité  se  font  contrepoids  et  engendrent  le 
mouvement  de  progression  par  leur  balancement  récipro- 
que. C'est  ce  qui  fait  que  majorité  et  minorité  sont  indis- 
pensables Tune  à  l'autre.  C'est  ce  que  représente  avec  une 
modération  fîère  et  virile  le  manifeste  de  \ Equilibre  ré- 
publicain, manifeste  trop  sage  et  trop  sensé,  j'en  ai  peur, 
pour  qu'on  l'entende  seulement,  au  milieu  du  bruit  de  la 
fusillade  et  du  roulement  du  tambour.  Nos  amis  les  équili- 
bristes  cherchent  le  terrain  permanent  et  solide  où  «  les 
divisions  et  variations  doctrinales  et  personnelles  ne  puis- 
sent plus  compromettre,  au  profit  de  la  réaction,  la  Répu- 
bli((ue  que  nous  voulons  fonder  ».  Ils  déclarent  franchement 
et  amicalement  à  la  Commune  «  que,  derrière  le  parti  qui  a 
pris  linitiative,  d'autres  groupes  existent,  prêts  à  l'appuyer, 
prêts  au  besoin  à  alterner  avec  lui  ;  que,  derrière  la 
République   révolutionnaire   ou   à   coté,  marche   la   Repu- 


72  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

blique,  et  qu'en  aucun  cas,  nos  discussions  intestines 
ne  doivent  tourner  au  profit  des  réactions  monarchi- 
ques. » 

Les  hommes  du  comité  de  \ Equilibre  républicain  sont 
en  quelque  sorte  les  théoriciens  de  l'idée  mise  en  pratique 
par  les  membres  de  VUnioîi  : 


UNION    REPUBLICAINE 

POUR    LES     DROITS    DE    PARIS 

«  La  guerre  civile  n'a  pu  être  évitée. 

«  L'obstination  de  l'Assemblée  de  Versailles  à  ne  pas 
reconnaître  les  droits  légitimes  de  Paris  a  amené  fatalement 
l'effusion  du  sang. 

«  11  faut  maintenant  aviser  à  ce  que  la  lutte  qui  jette  la 
consternation  dans  le  cœur  des  citoyens  n'ait  point  pour 
résultat  la  perte  de  la  République  et  de  nos  libertés. 

((  A  cet  effet,  il  s'agit  qu'un  programme,  nettement 
déterminé,  ralliant  dans  une  pensée  commune  l'énorme 
majorité  des  citoyens  de  Paris,  mette  fin  à  la  confusion  des 
esprits,  à  la  divergence  des  efforts. 

«  Les  citoyens  soussignés,  réunis  sous  la  dénomination 
d'Union  Républicaine  pour  les  Droits  de  Paris,  ont  adopté 
le  programme  suivant,  qui  leur  paraît  exprimer  les  vœux 
de  la  population  parisienne  : 

«  Reconnaissance  de  la  République  : 

«  Reconnaissance  du  droit  de  Paris  à  se  gouverner,  à 
régler,  par  un  conseil  librement  élu  et  souverain  dans  les 
limites  de  ses  attributions,  sa  police,  ses  finances,  son 
assistance  publique,  son  enseignement  et  l'exercice  delà 
liberté  de  conscience  ; 

«  La  garde  de  Paris  exclusivement  confiée  à  la  garde 
nationale,  composée  de  tous  les  électeurs  valides. 

«  C'est  à  la  défense  de  ce  programme  que  les  membres 
de  V  Union  veulent  consacrer  tous  leurs  efforts,  et  ils  enga- 
gent tous  les  citoyens  à  les  aider  dans  cette  tâche  en  faisant 
connaître  leur  adhésion,  afin  que  les  membres  de  V Union 
Républicaine,  ïoHs  de  cette  adhésion,  puissent  exercer  une 


JOURNAL    DE    LA    COiMMUNE  73 

énergique  action  médiatrice,  capable  d'amener  le  rétablis- 
sement de  la  paix  et  de  maintenir  la  République. 

«  Paris,  5  avril  1871. 

«  BoNVALET,  ancien  maire  du  IP  arrondissement  ; 
J.  A.  Lafont,  ancien  adjoint  du  XVIIP  arron- 
dissement ;  M.  Lachatre  ;  G.  Lechevalier, 
avocat,  préfet  démissionnaire  ;  A.  Coureux  ; 
Onimus,  docteur  médecin  ;  Corbon,  ancien 
maire  du  XV  arrondissement  ;  Pairon,  négo- 
ciant ;  HippoLYTE  Stupuy  ;  Laurent  Fichât, 
publiciste  ;  Maillard,  chef  du  contentieux  de 
la C'^« L'Union»;  Soudée, négociant;  H. Grand- 
champ,  négociant;  Desonnaz,  publiciste;  Du- 
bois, docteur  médecin  ;  A.  Murât,  ancien  ad- 
joint du  X^  arrondissement  ;  G.  Isambert, 
publiciste  ;  G.  Manet;  J.  Mottu,  ancien  maire 
du  XP  arrondissement;  L.  Gillet,  fabricant 
d'articles  d'éclairage  :  Loiseau  Pinson,  ancien 
adjoint  du  IP arrondissement  ;  E.  Villeneuve, 
docteur  médecin,  ancien  adjoint  du  XVIIP  ar- 
rondissement ;  E.  Beslay,  ancien  adjoint  du 
IP arrondissement;  G.  Clemenceau,  représen- 
tant du  peuple,  démissionnaire  ;  Edouard  Loc- 
KROY,  représentant  du  peuple,  démissionnaire  ; 
Charles  Floquet,  représentant  du  peuple, 
démissionnaire. 

«  Les  citoyens  qui  veulent  participer  à  la  propagation 
de  ce  programme  trouveront  des  listes  d'adliésion  à  la 
Librairie  centrale,  boulevard  Sébastopol,  38,  et  dans  les 
bureaux  des  journaux  républicains. 

«  On  trouvera  des  exemplaires  aux  bureaux  du  Rappel, 
rue  de  Valois,  18.  » 

Je  rougis  de  honte,  je  tressaille  de  colère  en  apprenant 
comment  ces  immondes  Versaillais  ont  traité  leurs  prison- 
niers. 

Ou  faisait  défiler  par  les  rues  de  la  capitale  rurale,  para- 
der devant  le  beau  monde  des  promenades,  ces  malheu- 
reux, leurs  vêtements  déchirés  dans  la  lutte,  épuisés  par 
l'insomnie,   harassés  par    une   longue  marche    au   grand 


74  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

soleil,  par  la  fatigue  de  plusieurs  jours,  par  la  douleur, 
accu 'illis  par  Tinsulte.  On  se  précipitait  sur  eux  pour  les 
dévisager,  pour  leur  lancer  de  plus  près  quelque  ignoble 
raillerie.  Parmi  eux,  il  en  était  de  blessés  et  de  sanglants, 
—  ils  recevaient  des  malédictions  plus  encore  que  les  au- 
tres, ("es  hommes  avaient  les  mains  liées,  et  les  gandins 
qui.  \  i  veille,  n'eussent  point  osé  les  affronter,  leur  cracliaient 
maintenant  contre  la  bouche  et  les  yeux,  et  les  belles  dames 
avec  leurs  ombrelles  tapaient  dans  ces  figures  baignées 
d'une  sueur  d'angoisse.  Un  vieillard,  un  vieillard  à  che- 
veux blancs  —  on  est  infâme  à  tout  âge  —  déchargeait  des 
coups  de  canne  sur  les  tètes  nues,  et  on  lui  criait  :  Bravo  ! 
Bravo!  Deux  jeunes  gens  s'approchèrent  du  vieillard,  lui 
firMiL  des  remontrances  à  voix  basse.  Alors  une  dizaine 
d'an,  iens  sergents  de  ville  ou  moufehards  en  disponibilité 
se  nient  sur  les  jeunes  gens  que  huait  la  foule  etjes  en- 
traînent en  prison. 

L  i^-noble  Picard,  le  boursicotier  engraissé,  a  tripoté 
dans  ces  ignominies.  Tout  aussitôt,  il  a  affiché  et  télégra- 
phié : 

«  i.a  cavalerie  qui  a  escorté  les  prisonniers  a  eu  la  plus 
grande  peine,  à  son  entrée  à  Versailles,  à  les  protéger 
conri-e  l'irritation  populaire.  Jamais  la  basse  démagogie 
n'aviit  offert  aux  regards  affligés  des  honnêtes  gens  des 
visa  X  ^s  plus  ignobles.   » 

Parmi  eux  était  l'homme  que  j'aime,  que  j'estime  et  que  je 
Tesj)ecte  le  plus  au  monde. 

Paris,  6  Avril  1871 

La  Commune  de  Paris,  dans  laquelle  les  blanquistes  sont 
en  I  »nibre,  en  trop  grand  nombre,  affirme  que  Blanqui, 
mahide,  mourant  peut-être,  a  été  af-rêté  nuitamment  au  fond 
d'un  département  du  midi,  dans  lequel  il  s'était  réfugié 
depuis  le  siège.  Le  gouvernement  de  Versailli^s,  qui  s'est 
saisi  de  lui,  le  lendemain  de  son  coup  du  18  mars,  lui  a 
refusé  le  jugement,  même  par  un  conseil  de  guerre,  l'a 
enfermé  on  ne  sait  où,  et  mis  si  bien  au  secret  que  la 
vieille  sœur  de  Blanqui  n'a  pu  encore  découvrir  sa  prison, 
pas  même  savoir  s'il  est  encore  en  vie.  Thiers  a  répondu 
qu'il  ne  donnerait  aucun  renseignement  sur  cet  homme 
^vant  que  l'ordre  lut  rétabli. 


JOIRNAL    DE    LA    COMMUNE  75 

Pour  un  gouvernement  pointilleux  sur  la  légalité,  pour 
un  gouvernement  qui  ne  daigne  pas  même  entrer  en  pour- 
parlers avec  les  élus  de  deux  cent  mille  électeurs,  et  n'hé- 
site pas  à  recourir  au  canon  et  à  la  baïonnette  parce  qu'il 
prétend  que  Paris  a  eu  le  to  t  de  se  conformer  à  certaines 
formes  légales  plutôt  qu'à  d'autres,  c'est  traiter  fort  cava- 
lièrement l'équité,  non  seulement  la  justice,  mais  même  la 
loi.  La  loi  n'a  jamais  permis  la  suppression,  c'est-à-clire  la 
disparition  de.  l'accusé  qui,  dit  le  Code,  «  doit  toujours 
être  présenté  à  l%,première  réquisition  de  la  famille  »,  afin 
qu'il  soit  constaté  au^besoin  que  le  prisonnier  n'a  pas  été 
assassiné  dans  la  prispn  par  ses  ennemis. 

Blanqui  avait  été  cod-damné  à  mort  par  ses  ennemis, 
Jules  Favre,  Simon  et  Trochu,  pour  sa  participation  dans  la 
journée  du  31  octobre.  Il  a  été  jugé  et  condamné  par  contu- 
mace. Procès  à  refaire.  Depuis,  il  a  été  élu,  par  le  peuple  de 
Paris,  membre  de  la  Commune.  Il  n'a  jamais  siégé,  on  ne 
sait  pas  même  s  il  a  accepté.  Il  a  travaillé,  il  est  vrai,  toute 
sa  vie  pour  avoir  une  Commune  de  Paris;  son  rêve,  son 
utopie,  s'est  trouvé  tout  d'un  coup  réalisé,  plutôt  par  suite 
d'une  frasque  de  M.  Tliiers  que  par  suite  de  ses  longs  com- 
plots à  lui.  Les  blanquistes  de  la  Commune  voudraient  bien 
le  nommer  Président  honoraire  de  la  Commune,  mais 
Delescluze  et  plusieurs  autres  ont  déclaré  que,  dans  ce  cas, 
.  ils  donneraient  leur  démission.  Blanqui,  le  père  officiel  de 
A  la  Commune,  n'est  pour  rien  absolument  dans  les  agisse- 
ments de  sa  fille,  il  est  souverainement  injuste  que  M.  Thiers 
le  prenne  comme  responsable  et  fasse  dépendre  son  sort 
du  «  rétablisesment  de  Pordre  ». 

L'illégalité  engendre  l'illégalité,  une  injustice  produit 
une  autre  injustice.  S'appuyant  sur  la  séquestration  de 
Blanqui,  les  blanquistes  de  la  Commune  ont  exigé  qu'on 
s'emparât  d'otages  et  que  des  prisonniers  versaillais  garan- 
tissent le  sort  des  prisonniers  parisiens  ou  amis  des  Pari- 
siens. Nous  en  revenons  aux  mœurs  du  Moyen-àge,  à  la 
justice  patriarcale:  otages  et  représailles,  œil  pour  œil, 
dent  pour  dent,  emprisonnement  pour  emprisonnement, 
meurtre  pour  meurtre. 

Dans  la  nuit  du  4  au  5  avril,  l'abbé  Deguerry,  curé  de  la 
Madeleine,  un  des  hommes  les  plus  influents  du  parti  catho- 
lique, l'archevêque  de  Paris,  Monseigneur  Darboy,  et  deux 


76  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

de  ses  vicaires-généraux,  plus  le  sénateur  Bonjean  ont  été 
arrêtés  et  envoyés  à  la  Conciergerie. 

C'est  une  voie  bien  dangereuse  que  celle  dans  laquelle 
s'engage  M.  Thiers,  et  dans  laquelle  la  Commune  se  hâte 
de  le  suivre.  C'est  avec  un  frémissement  de  frayeur  que 
nous  avons  lu  ce  matin  le  décret  affiché  sur  les  murs  : 
«  Toute  exécution  dun  prisonnier  de  guerre  ou  d'un  par- 
tisan du  gouvernement  régulier  de  la  Commune  de  Paris 
sera,  sur-le-champ,  suivie  de  Texécution  d'un  nombre 
triples  d'otages.  »  Ce  mot  de  triple  nous  déplaît  particu- 
lièrement. Si  les  Versaillais  scalpent  les  Parisiens,  nous 
•demandons  que  les  Parisiens  à  leur  tour  ne  scalpent  qu'un 
seul  Versaillais  pour  un  seul  Parisien. 

Ci-joint  le  texte  du  décret  ordonnant  la  saisie  d'otages^ 
l'institution  d'un  jury  d'accusation  et  la  mise  à  mort  des 
prisonniers  ou  otages,  en  représailles  d'assassinats  par  les 
Versaillais.  Que  ces  attentats  à  l'humanité  se  commettent 
en  dedans  ou  en  dehors  de  l'enceinte  parisienne,  c'est  une 
honte  pour  l'Assemblée  légale,  c'est  une  honte  pour  la  Com- 
mune révolutionnaire,  que  cette  dernière  y  soit  obligée  ou 
non. 

«  LA  COMMUNE  DE  PARIS, 

((  Considérant  que  le  gouvernement  de  Versailles  foule 
ouvertement  aux  pieds  les  droits  de  Thumanité  comme  ceux 
de  la  guerre,  qu'il  s'est  rendu  coupable  dhorreurs  dont  ne 
se  sont  même  pas  souillés  les  envahisseurs  du  sol  français  ; 

((  Considérant  que  la  Commune  de  Paris  a  le  devoir 
impérieux  de  défendre  l'honneur  et  la  vie  de  deux  millions 
d'habitants  qui  lui  ont  remis  le  soin  de  leurs  destinées,  qu'il 
importe  de  prendre  sur  l'heure  toutes  les  mesures  nécessir 
tées  par  la  situation  ; 

«  Considérant  que  des  hommes  politiques  et  des  magis- 
trats de  la  cité  doivent  concilier  le  salut  commun  avec  le 
respect  des  libertés  publiques  ; 

«  Décrète  : 

«  Article  premier.  — Toute  personne  prévenue  de  com- 
plicité avec  le  gouvernement  de  Versailles  sera  immédia- 
tement décrétée  d'accusation,  et  incarcérée. 

«  Art.  2.  —  Un  jury  d'accusation  sera  institué  dans  les 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  77 

vingt-quatre  heures  pour  connaître  des  crimes  qui  lui  seront 
■déférés. 

«  Art.  o.  —  Le  jury  statuera  dans  les  quarante-huit 
heures. 

«  Art.  4.  —  Tous  accusés  retenus  par  le  verdict  du  jury 
d'accusation  seront  les  otages  du  peuple  de  Paris. 

«  Art.  5.  —  Toute  exécution  d'un  prisonnier  de  guerre 
ou  d'un  partisan  du  gouvernement  régulier  de  la  Commune 
de  Paris  sera,  sur-le-champ,  suivie  dé  l'exécution  d'un 
nombre  triple  des  otages  retenus  en  vertu  de  larticle  4,  et 
qui  seront  désignés  par  le  sort. 

«  Art.  6.  —  Tout  prisonnier  de  guerre  sera  traduit 
devant  le  jury  d'accusation,  qui  décidera  s'il  sera  immé- 
diatement remis  en  liberté  ou  retenu  comme  otage.  » 

Paris,  7  Avrl  1871 

Le  peuple  est  convoqué  à  l'enterrement  des  gardes 
nationaux  morts  pour  la  défense  de  Paris.  Plusieurs  mil- 
liers de  citoyens  se  pressent  aux  abords  de  l'hôpital  Beaujon. 

Cinquante  à  soixante  cercueils  (hélas!  les  morts  étaient 
plus  nombreux)  sont  empilés  sur  trois  grands  chars  funè- 
bres, traînés  chacun  par  quatre  chevaux,  couverts  de  robes 
de  deuil.  Aux  angles  des  corbillards  étendant  leurs  plis 
comme  un  manteau  de  gloire  sur  les  victimes,  les  bières 
sont  jonchées  d'immortelles  qu'on  distribue  aux  assis- 
tants :  ((  Souvenez-vous  !  » 

Tambours  et  trompettes  éclatent  en  sons  douloureux 
et  solennels.  A  pas  lents  on  marche  vers  le  cimetière. 
Delescluze,  l'intègre  républicain,  le  vétéran  de  nos  luttes, 
prononce  un  discours  fier  et  sombre,  qui  vibre  dans  nos 
cœurs,  tristes  également  mais  no.   abattus. 

Malgré  les  désastres  qui,  coup  sur  coup,  suivent  la  naïve 
expédition  de  Versailles,  le  peuple  de  Paris  ne  désespère 
pas,  au  contraire,  — il  faut  d'autres  coups  que  ceux-là  pour 
faire  fléchir  son  courage. 

«  C'est  la  guerre  sainte!  »  me  dit,  les  yeux  brillants 
d'une  sombre  flamme,  un  cordonnier  de  mes  amis  que, 
depuis  dix  ans,  j'ai  appris  à  honorer  et  à  estimer  dans 
toutes  nos  œuvres  démocratiques.  C'est  un  homme  doux  et 
enthousiaste,  mystique,  et  d'une  probité  faite  de  dévouement 
communiste. 


78  JOUI5NAL    DE    LA    COMMUNE 

((  Pendant  tont  le  siège,  ajoute-t-il,  j'étais  misérable,, 
affaissé  de  chagrin,  nous  souffrions  tout,  mais  justement, 
et  je  n'aurais  pu  prendre  sur  moi  de  haïr  ces  pauvres  Alle- 
mands, provoques  par  Tinfàme  Bonaparte  et  menés  contre 
nous  par  ce  sot  Guillaume.  J  eusse  été  incapable  de  lever 
un  fusil  et  de  le  décharger  sur  la  tête  d'un  de  ces  hommes. 
Que  nous  fait  la  politique  à  nous,  pauvres  travailleurs! 
iNlais  depuis  que  les  Versaillais  nous  ont  attaqués,  je  ne 
suis  plus  le  même  homme.  Mon  aîné  et  moi,  nous  avons 
quitté  la  pauvre  mère  et  les  paus^res  enfants,  et  nous  nous 
sommes  installés  à  une  batterie,  pour  la  servir  nuit  et  jour. 
Je  sais  déjà  ce  que  c'est.  A  l'affaire  du  Mont  Valerieii,  la 
mitraille  est  venue  tout  à  coup  cracher  au  milieu  de  nous  ,  ça 
m'a  étonné,  certes,  mais  tout  de  même  j'ai  gardé  mon  sang- 
froid.  Jamais  nous  n'aurons  l'occasion  de  sacrifier  notre  vie 
pour  une  plus  noble  caus^.  Car,  voyez-vous,  c'^st  réellement 
la  guerre  sainte  de  la  République  contre  les  monarchies, 
la  guerre  sainte  du  travailleur  contre  le  capital  et  l'oisiveté,, 
la  guerre  sainte  qui  nous  donnera  la  rénovation  sociale.  » 


((  Considérant  que  le  premier  principe  de  la  République 
Française  est  la  liberté  ; 

«  Considérant  que  la  liberté  de  conscience  est  la  première 
des  libertés; 

a  Considérant  que  le  budget  des  cultes  est  contraire  au 
principe  en  imposant  les  citoyens  contre  leur  propre  foi  ; 

«  Considérant  que  le  clergé  a  été  complice  des  crimes  de 
la  monarchie  contre  la  liberté  et  de  la  dernière  attaque 
contre  Paris  : 

«  Article  premier.  —  L'Eglise  est  séparée  de  l'Rtat. 

«  Art.  2.  —  Le  budget  des  cultes  est  supprimé. 

«  Art.  3.  —  Les  biens  dits  de  main-morte  appartenant 
aux'  congrégations  religieuses  sont  déclarés  propriétés 
nationales. 

«  Art.  4.  —  Une  enquête  sera  faite  immédiatement  pour 
constater  la  nature  de  ces  biens,  et  les  mettre  à  la  disposi- 
tion de  la  nation. 

«  La  Commune  de  Paris.   » 
«   Considérant  que  jusqu'à  ce  jour  les  emplois  supérieurs 


JOUnXAL    DE    LA    COMMUNIA:  79- 

des  services  publics,  par  les  appointements  élevés  qui  eur 
ont  été  attribués,  ont  été  recherchés  et  accordés  coin  me 
places  de  faveur  ; 

«  Considérant  : 

«  Que  dans  la  République  réellement  démocratique,  il  ne 
peut  y  avoir  ni  sinécure  ni  exagération  de  traitement  ; 

«  Décrète  : 

«  AuTicLE  UNIQUE.  —  Le  maximum  du  traitement  des 
employés  aux  divers  services  communaux  est  fixé  à  six  mille 
francs  par  an. 

((  Hôtel-de-ville,  2  avril  1871. 

«  La  Commune  de  Paris.  » 

C'est  par  ces  deux  décrets  que  la  Commune  a  répondu  le 
2  av  ril  aux  coups  de  canon  que  tirait  contre  elle  l'Assemblée 
provinciale,  .lai  tressailli  de  joie  en  les  lisant,  d'une  joie 
solennelle.  Tant  préparée,  tant  espérée,  tant  attendue,  cette 
séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  que  vient  de  prononcer 
Paris,  est  un  de  ces  actes  décisifs  qu'il  faut  avoir  commis 
en  pleine  connaissance  de  cause,  car  ce  sont  ces  acti-s  là 
qui  font  vivre  ou  mourir.  Celui  qui  les  ose,  sachant  bien  ce 
qu'ils  peuvent  coûter,  ce  qu'ils  ne  manqueront  pas  de  couler, 
est  un  héros,  car,  pour  l'immense  désir  de  tous,  il  s'engage 
dans  un  péril  immense.  La  séparation  de  l'Eglise  et  de 
l'Etat,  c'est  la  parole  fatale  qui  sépare  le  monde  du  passé  du 
monde  de  l'avenir;  cette  parole,  le  vieux  monde  ne  la  par- 
donnera jamais;  car  le  vieux  monde  est,  quoi  qu'on  en  dise, 
une  vaste  organisation  théocratique;  toutes  nos  institutions 
officielles,  tant  ecclésiastiques  que  laïques,  tant  absolutistes 
que  constitutionnelles,  reposent  en  définitive,  non  sur  le 
principe  de  liberté  mais  sur  le  principe  d'autorité.  Emanant 
toutes  de  la  formule  théocratique,  elles  s'en  éloignent  plus 
ou  moins,  quelques-unes,  divagant  ou  extravagant,  s'en- 
hardissent même  jusqu'à  la  nier  tout  à  fait,  mais  serrée  de 
près  par  la  dialectique  révolutionnaire,  il  n'est  pas  de  théorie, 
tant  libérale  soit-elle,  qui,  poursuivie  de  retranchement  en 
retranchement,  ne  se  vienne  réfugier  dans  la  citadelle  inac- 
cessible du  Gouvernement  de  la  Cité  de  Dieu.  Depuis  qu'il 
existe  une  civilisation  historique,  l'Eglise  et  l'Etat  se' sont 
conjoints  en  mariage  au  nom  de  Dieu.  Chacun  des  époux  a 


80  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

tiré  de  son  cùté,  prétendant  dominer  Tautre,  l'Etat  surtout 
s'est  permis  de  nombreuses  infidélités  ;  il  a  souvent  menacé 
du  divorce,  mais  au  fond  il  ne  le  redoute  pas  moins  que  sa 
moitié.  Et  l'Eglise,  qui  est  femme,  a  toujours  haï  tous  ceux 
qui  l'ont  menacée  du  divorce  ;  or,  sa  haine  est  terrible,  c'est 
la  haine  qui  ne  pardonne  point,  car  elle  est  patiente,  car  elle 
est  éternelle  ;  c'est  une  haine  qui  n'a  ni  scrupule  ni  rem.ords, 
car  elle  s'exerce  au  nom  de  la  souveraine  justice,  Admajo- 
rem  Dei gloriam:  c'est  une  haine  qui  a  trouvé  son  symbole 
et  son  expression  dans  la  doctrine  de  l'Enfer,  dans  la  menace 
du  ver  qui  ne  meurt  point,  du  feu  qui  ne  s'éteint  point. 

Que  la  Commune  ne  s'abuse  pas.  Depuis  qu'elle  a  brisé 
avec  l'Eglise,  l'Eglise  l'a  vouée  à  la  malédiction,  à  l'injure, 
à  la  colère,  à  la  honte,  à  la  ruine,  à  tous  les  désastres,  à 
toutes  les  infamies.  Contre  la  Commune,  il  n'y  aura  pas  de 
calomnie  trop  perfide,  de  mensonge  trop  venimeux,  de  ran- 
cœur trop  cruelle.  En  continuant  l'œuvre  de  la  première 
Révolution  française,  la  Commune  se  condamne  aux  mêmes 
combats  terribles,  aux  mêmes  luttes  affreuses,  et  peut-être 
à  la  même  défaite  et  aux  mêmes  sanglants  désespoirs.  On 
se  canonne,  on  se  bombarde,  on  se  fusille,  on  s'entr'égorge, 
on  pourra  encore  se  pardonner  tout  cela.  Mais  si  la  Com- 
mune tient  encore  quelque  temps,  et  si  elle  exécute  son 
décret  sur  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  alors  il 
n'est  plus  question  de  transaction  ni  d'amnistie,  ni  d'arran- 
gement, et,  selon  la  parole  évangélique,  il  n'y  aura  pour 
elle  de  pardon,  ni  dans  ce  siècle,  ni  dans  celui  qui  est  à 
venir. 

Si  la  Commune  n'est  pas  de  taille  à  vaincre,  si  elle  ne 
sait  pas  bien  ce  qu'elle  fait,  si  elle  se  jette  dans  la  tempête, 
ignorante  du  danger,  c'est-à-dire  par  présomption  et  non 
par  héroïsme,  elle  n'est  pas  digne  du  risque,  et  il  vaudrait 
mieux  qu'elle  s'effondrât  tout  de  suite...  Mais  c'est  delà 
prudence  coupable.  On  ne  peut  prévoir  le  triomphe  des 
Thiers,  des  Favre,  des  Simon  sans  un  dégoût  mortel.  Après 
cette  déplorable  campagne  de  nos  généraux  Eudes,  Duval, 
Flourens  et  Bergeret  lui-même,  il  est  sûr  et  certain  que, 
militairement  au  moins,  nous  sommes  menés  par  des 
ignares  et  des  écervelés,  peut-être  sommes-nous  menés  de 
même  économiquement,  politiquement  peut-être,  nos  dicta- 
teurs  élus  du  hasard,   émergeant  tout  à  coup  d'une  nuit 


JOURNAL     DE    LA    COMMUNE  81 

obscure,  n'ont  saisi  notre  drapeau  que  pour  le  planter  au 
milieu  d'une  absurde  bagarre...  C'est  possible!  mais  ces 
gens  de  Versailles  sont  ignominieux  ;  —  la  puanteur  qu'ils 
exhalent  est  telle  qu'on  ne  saurait  les  fuir  assez  loin,,  et  le 
plus  loin  qu'on  puisse  les  fuir,  c'est  en  se  réfugiant  au 
milieu  du  camp  de  la  Commune.  Et  quoi  qu'on  craigne,  il 
est  impossible  d'empêcher  les  honnêtes  gens  de  se  réclamer 
de  principes  honnêtes,  qu'ils  compromettent  par  leur 
maladresse.  La  justice  et  la  vérité  sont  le  bien  de  tous, 
quoi  qu'en  disent  les  Parisiens  qui  n'en  veulent  pas  pour 
les  employés  de  l'octroi,  quoi  qu'en  disent  les  libéraux  qui 
n'en  veulent  pas  pour  la  vile  multitude.  Et  les  révolution- 
naires sont-ils  fondés  à  se  plaindre  que  le  programme  de  la 
Révolution  soit  assez  profondément  ancré  dans  l'âme  du 
peuple  pour  que  les  plus  ignorants  le  proclament,  pour  que 
les  plus  gauches  se  proposent  de  le  réaliser  et  en  fassent 
immédiatement  le  but  et  la  raison  de  leur  conduite  ?  D'ins- 
tinct, dès  que  le  drapeau  rouge  a  été  arboré  au-dessus  de 
l'Hùtel-de-Ville.  le  peuple  a  dit  :  «  La  Commune  déteste  les 
calotins  et  les  calotins  détestent  la  Commune.  » 

Ah  !  si  pour  la  servir,  la  Révolution  n'avait  pas  de  gâ- 
cheurs et  de  tristepattes,  pas  de  gâte-sauce  et  pas  de  gâte- 
métier,  si  elle  n'avait  pour  soldats  que  des  héros  comme 
LIoche,  Marceau,  La  Tour  d'Auvergne,  que  des  citoyens 
sincères  comme  Romme  et  Saint-Just,  si  elle  n'était  servie 
que  par  des  diplomates  et  des  hommes  d'Etat  de  premier 
ordre,  il  y  aurait  peu  de  mérite  vraiment  à  être  révolution- 
naire !  II  serait  par  trop  commode  de  ne  poser  devant 
l'admiration  de  Ihistoire  qu'entre  Washington  et  Lafayette 
victorieux,  trop  commode  de  ne  partir  en  guerre  que  dans 
l'omnibus  des  libéraux  avec  les  dHaussonville,  les  ducs  et 
princes  de  Broglie,  M  de  Pressensé,  pasteur,  M.  Loyson, 
dit  Père  Hyacinthe,  Bathie,  le  gros  louche,  M.  Léon  Say, 
M.  Pape  Carpentier,  la  rédaction  complète  du  Temps, 
toute  la  coterie  du  Journal  des  Débats,  M.  Renan  gras  et 
doucereux,  M.  le  professeur  Ad.  Frank,  de  l'Institut,  kab- 
baliste  devant  donner  le  signal  de  la  bataille.  Les  événe- 
ments n'attendent  point  la  convenance  des  partis,  ils  atten- 
dent encore  moins  que  les  chefs  aient  eu  le  loisir  d'endosser 
la  cuirasse,  de  monter  leur  coursier,  de  coiffer  le  casque 
panaché  et  de  faire  blanc  de  leur  épée.  La  campagne  est 

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82  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

envahie  par  des  flots  de  soldats:  .«  Vite,  décidez!  Com- 
battez, fuvez  ou  ralliez  les  bataillons  qui  tombent  sur 
vous  !  »  Sur  rinstant,  il  faut  choisir,  agir  en  héros  ou  en 
pleutre,  accepter  le  combat,  n'étant  que  dix  contre  cin- 
quante, être  honni  et  bafoué  si  Ton  est  vaincu,  mais  se 
mépriser  soi-même  si  l'on  ne  se  range  pas  du  côté  de  la 
bonne  cause  avec  toutes  ses  mauvaises  chances...  Encore 
si  la  bonne  cause  n'avait  que  de  mauvaises  chances,  mais 
vue  de  prohl  et  par  derrière,  la  bonne  cause  a  ses  mauvais 
cotés,  ses  défauts  et  ses  travers.  Ce  que  nous  appelons 
peuple,  d'autres  le  qualifient  de  populace;  quand  nous 
disons  la  masse  des  ouvriers  et  prolétaires,  d'autres  disent 
le  ramassis  des  ivrognes  et  des  fainéants,  la  vile  multitude. 
Le  peuple  a  juré  qu'il  ne  voulait  pas  être  le  Lazare  de 
l'Evangile,  il  s'est  à  moitié  décrassé,  mais  il  est  toujours 
en  guenilles,  il  est  encore  rongé  d'ulcères.  Nonobstant, 
Lazare,  toujours  affamé,  ne  s'est  plus  contenté  des  miettes 
qui  tombaient  de  la  table  du  riche,  il  a  osé  réclamer  sa  part 
du  festin.  Alors,  le  millionnaire  M.  Thiers  a  lâché  sur  lui 
ses  valets  et  la  meute  de  chiens  qui  naguère  léchaient  les 
,  plaies  du  misérable. 

Vous  survenez  par  aventure,  vous  tombez  au  milieu  de  la 
scène.  Que  ferez-vous  ?  Vous  mettrez-vous  du  côté  des 
gueux  ou  du  côté  des  laquais  ?  Vous  risquerez-vous  où 
pleuvent  les  horions  et  insultes,  afîronterez-vous  les  crocs 
des  bouledogues,  les  dents  blanches  des  molosses  furieux? 
.  ou,  vous  écartant  avec  dextérité,  ferez-vous  au  maître 
M.  Thiers  une  humble  révérence,  et,  saluant  discrètement 
M  Jules  Favre,  irez-vous  au  banquet  du  riche,  vous  asseoir 
à  la  place  vide  entre  Madame  Jules  Simon  et  Madame  Paul 
de  Rémusat,  en  face  du  prêtre  pharisien,  l'impeccable 
M.  Dufaure,  lent  au  pardon,  prompt  à  la  colère? 

Autant  est  juste  le  décret  de  la  Commune  transcrit 
ci-dessus,  i:>ortant  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  FEtat  et 
suppression  du  budget  des  cultes,  autant  est  raisonnable  le 
second  décret  ordonnant  que  désormais  les  services  publics 
ne  jouiront  plus  que  d'un  traitement  modeste.  Sages  et 
même  nécessaires  que  sont  ces  deux  ordonnances,  elles  n'en 
sont  pas  moins  grosses  de  conséquences  effrayantes  :  tous 
les  exploiteurs,  ligués  en  bandes  serrées  vont  maintenant 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  8,3 

se  ruer  à  l'assaut  de  la  pauvre  Commune.  Ce  sera  une 
guerre  à  mort,  une  guerre  au  couteau.  De  même  que  le 
cours  de  la  rente  règle  le  marché  de  toutes  les  autres 
valeurs,  de  même  les  traitements  payés  par  l'Etat  servent 
de  norme  aux  traitements  des  employés  dans  le  commerce 
et  rindustrie  ;  c'est  parce  que  les  ministres  et  les  ambassa- 
deurs se  font  payer  des  traitements  de  cent  mille  'francs 
que  les  directeurs  de  chemins  de  fer  se  font  payer  même 
somme,  et  qu'un  gros  usinier  croit  à  peine  pouvoir  se  con- 
tenter du  traitement  d'un  sénateur.  Cette  loi  de  la  Com- 
mune m'épouvante.  Elle  annonce  que  la  détermination  a 
été  prise  afin  de  couper  court  à  l'exploitation  de  la  chose 
publique,  aux  gros  voleurs,  aux  pirates  et  corsaires.  Le 
ministère  de  l'Intérieur  et  le  ministère  de  la  Justice  ne 
doivent  plus  être  les  succursales  de  la  Bourse.  Les  hon- 
neurs n'étant  plus  lucratifs,  on  n'aura  plus  intérêt  à  en 
trafiquer,  à  les  vendre,  à  les  acheter,  à  les  voler;  c'est  le 
fonctionnaire  qui  honorera  la  fonction  et  non  plus  la  fonc- 
tion qui  honorera  le  fonctionnaire  On  sera  payé  honnê- 
tement et  modestement,  donc  il  faudra  travailler  réelle- 
ment et  sérieusement.  Comment  M.  Thiers  qui,  pour 
être  simple  Président  du  Pouvoir  Exécutif,  ne  se  fait  payer 
que  cinq  cent  mille  francs  par  an,  comment  M.  Thiers, 
déjà  plusieurs  fois  millionnaire  de  son  propre  chef,  consen- 
tirait à  un  traité  de  paix  avec  la  Commune  de  Paris  qui 
ne  lui  laisserait  plus  que  500  francs  par  mois?  Mais  cela 
€st  absurde,  cela  est  inadmissible  et  du  plus  funeste 
exemple,  c'est  d'un  bond  se  précipiter  plus  bas  que  la 
République  des  Etats-Unis  qui  accorde  encore  à  son  Pré- 
sident quelques  milliers  de  dollars.  Ah!  si  Paris,  au  lieu 
d'installer  dans  sa  Commune  Pindy,  le  menuisier,  Amou- 
reux, le  chapelier,  Theiss,  le  ciseleur,  Grélier,  le  blan- 
«hisseur,  Billoray,  le  joueur  de  vielle,  Duval,  le  fondeur, 
Assi.  le  mécanicien,  Bergeret,  le  commis  en  librairie, 
Verdure,  l'instituteur,  Malon,  le  tourneur,  le  relieur  Varlin, 
Clément,  le  teinturier  et  autres,  si  Paris  avait  plutôt  assis 
dans  ses  fauteuils  de  l'Hôtel-de-Ville  d'opulents  proprié- 
taires, de  gros  banquiers,  des  ingénieurs  cumulards,  et  si 
Paris  avait  versé  sur  le  tapis  vert  de  larges  sacoches  d'or 
et  d'argent  :  Allons,  Messieurs,  puisez  à  discrétion,  et  sur- 
tout pas  de  pruderie,  ni  bégueulerie...  si  Paris  avait  fait 


84  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

cela,  est-ce  que  M.  Thiers  aurait  refusé  d'entrer  en  pour- 
parler,  est-ce  qu'il  eût  déclaré  qu'un  honnête  homme  ne 
peut  descendre  jusqu'à  écouter  ces  pillards  et  ces  assas- 
sins, est-ce  qu'il  eût  lancé  sur  nous  tous  ses  gendarmes  à 
pied  et  à  caeval,  nous  déchargeant  leurs  revolvers  en 
pleine  figure,  est  ce  qu'il  n'eût  pas  eu  d'autres  conciliateurs 
à  nous  envoyer  que  ses  obus  et  ses  bombes! 

Et  la  Chambre,  la  Chambre  de  Versailles,  que  faisait- 
elle  en  ces  occurences?  Comment  se  comportaient  les 
députés  de  Paris? 

Dimanche,  la  Chambre  n'avait  pas  ouvert. 
Le  lundi,  3  avril.  M.  Thiers  est  venu  annoncer  des  faits 
extrêmement  satisfaisants  :  «  Hier,  l'armée  a  eu  à  soutenir 
un  combat,  —  périphrase  pour  dire  qu'elle  a  attaqué  — ,  et 
ce  matin,  elle  a  été  attaquée  sur  plusieurs  points;  partout, 
les  assillants  ont  été  repoussés  avec  une  extrême  vivacité, 
et  mis  aussitôt  en  fuite.  Cette  seconde  journée  est  très  heu- 
reuse. »  Parmi  les  combattants,  il  distingue  les  malfaitedrs 
et  les  malheureux  égarés.  A  ces  derniers,  il  laisse  espérer 
la  bienveillance  du  Gouvernement,  s'ils  l'implorent  en 
jetant  bas  leurs  armes. 

Cette  mansuétude  soulève  les  violentes  rumeurs  de  la 
droite  qui  s'oppose  à  toute  clémence.  M.  Thiers  la  calme 
un  peu,  en  lui  promettant  qu'en  aucun  cas,  il  n'y  aurait 
indulgence  pour  le  crime. 

Silence  des  représentants  de  Paris  restés  à  l'Assemblée. 

Mardi,  l'Assemblée  vote  des  remerciement  enthousiastes 
à  l'armée  pour  sa  glorieuse  conduite  devant  les  murs  de 
Paris. 

On  vient  lire  à  la  tribune  les  articles  de  deux  représen- 
tants de  Paris,  dont  l'un  démissionnaire,  afin  que  l'Assem- 
blée autorise  les  poursuites. 

Silence  des  représentants  de  Paris  restés  à  Versailles. 

Le  ministre  de  la  Justice  fait  entendre  que  la  mise  en 
accusation  d'un  représentant  de  Paris  serait,  en  ce  moment 
peut-être,  inopportune  et  impolitique. 

Protestations  de  la  majorité,  déclarant  qu'il  n'y  a  qu'une 
justice  égale  pour  tous,  et  qu'il  ne  faut  ménager  ni  Paris 
ni  ses  représentants. 

On  discute  la  loi  sur  les  élections  municipales.  En  face 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  85 

de  rélection  de  la  Commune  par  deux  cent  quarante  mille 
votants,  M.  Prax  fait  sonner  bien  haut  que  Paris  ne  saurait 
avoir  de  municipalité  élue  ;  qu'une  ville, de  deux  millions 
d'habitants  ne  saurait  avoir  les  mêmes  prérogatives  qu'un 
hameau  de  cinquante  imbéciles.  Car  il  n'y  a  qu'une  justice 
égale  pour  tout  le  monde. 

Mercredi,  le  député  Prax,  ex-bonapartiste,  aujourd'hui 
légitimiste  immaculé,  prenant  le  silence  des  représentants 
de  Paris  pour  de  la  couardise,  les  accuse  aussi  maladroi- 
tement que  possible  d'être  les  ambassadeurs  de  l'émeute. 
Tirard,  ex-maire  de  Paris,  proteste  qu'ils  ont,  tout  au 
contraire,  combattu  l'émeute...  Silence  des  autres  députés. 

M.  Prax  reprend  pour  gourmander  le  Gouvernement  de 
n'avoir  pas  appliqué  avec  une  rigueur  suffisante  la  loi 
contre  les  étrangers. 

Picard  affirme  que,  ces  malfaiteurs-là,  il  les  traquera  en 
conscience,  et  qu'il  ne  se  sent  au  cœur  aucune  indulgence 
pour  leurs  amis.  Et  il  termine  par  la  communication 
d'autres  «  heureuses  nouvelles  »  de  Marseille. 

Jeudi,  reprise  de  la  discussion  sur  la  loi  municipale. 
M.  Léon  Say,  un  des  premiers  ténors  du  libéralisme, 
réclame  qu'on  soit  électeur  dans  n'importe  quelle  bourgade 
de  France,  mais  qu'on  ne  le  soit  à  Paris  qu'au  bout  de 
quatre  à  cinq  années.  Toujours  au  nom  du  droit  commun. 

Les  représentants  de  Paris  ne  jugent  pas  à  propos  d'in- 
terpeller le  Gouvernement  sur  les  massacres  des  belli- 
gérants de  Paris,  faits  de  sangfroid  par  les  généraux  Vinoy 
et  Gallifet.  Et  cependant  M.  le  Ministre  de  la  Justice  venait 
les  y  provoquer  en  quelque  sorte  par  la  présentation  d'une 
loi  nouvelle  sur  les  Cours  martiales. 

Le  Rappel  : 

«  On  sait  à  quel  point  la  justice  militaire  est  déjà  expé- 
ditive  ;  elle  abrège  l'instruction,  écourte  la  défense,  se 
passe  volontiers  de  preuves  et  de  témoins  quand  elle  n^a 
pas  sous  la  main  témoins  et  preuves,  et,  donnant  à  la 
passion  toute  latitude,  n'accorde  aucun  délai  à  la  ré- 
flexion. 

Eh  bien!  le  Ministre  de  la  Justice  de  Versailles  trouve 
cette  loi  trop  lente  encore.  Le  projet  que  M.  Dufaure  a 


SÔ  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

déposé  est  pire  qu'une  loi  crexception,  c'est,  —  il  Ta  déclaré 
lui-même  —,  une  loi  de  circonstance. 

«  Il  s'agit,  a-t-il  dit,  de  statuer,  le  plus  promptement 
possible,  sur  les  crimes  de  ces  misérables  qui  désolent  la 
France.  » 

En  conséquence,  la  loi  nouvelle  supprime  devant  le 
Conseil  de  guerre  toute  instruction  préalable.  Le  commis- 
saire prend  connaissance  des  faits  le  jour  même  de  la 
présentation,  en  même  temps  que  le  défenseur  de  l'accusé. 
Le  condamné  n'a  que  vingt-quatre  heures  pour  se  pourvoir, 
et  le  conseil  de  revision  n'a  que  vingt-quatre  heures  pour 
statuer. 

A  part  quelques  formes  et  quelques  délais  de  procédure 
qui  feront  ces  terribles  Conseils  de  guerre  plus  odieux 
peut-être  encore,  quelle  différence  y  aura-t-il,  nous  le 
demandons,  entre  cette  juridiction  et  les  exécutions  som- 
maires ? 

Et  c'est  un  Gouvernement  régulier  qui,  au  point  de 
civilisation  où  nous  sommets,  ose  imprimer  aux  actes  de  sa 
justice  ce  caractère  de  représailles,  qui  nous  indignerait  de 
la  part  d'un  pouvoir  révolutionnaire  ! 

L'Assemblée  de  Versailles,  malgré  quelques  paroles  de 
protestation  de  M.  Tolain,  a  voté  à  une  grande  majorité 
Turgence  de  la  proposition.  » 

Samedi,  8  avril. 

Les  combats  nous  sont  défavorables,  malaventure  nous- 
arrive  après  malaventure.  Avant-hier,  les  troupes  de  la 
Commune  ont  tâché  de  reprendre  possession  de  Cour- 
bevoie.  Quelques  bataillons  de  bonne  volonté  se  sont 
rendus  là-bas,  braves,  étonnamment  braves,  mais  trop  peu 
nombreux,  avec  des  officiers  encore  plus  novices  que  leurs 
hommes  ;  nous  connaissons  l'histoire.  Après  avoir  gagné  du 
terrain  par  la  vivacité  de  leur  assaut,  ils  ont  été  repoussés, 
ils  ont  défendu  le  sol  pied  à  pied,  mais  l'ont  perdu,  et 
finalement,  après  des  actes  superbes  de  bravoure,  ils  ont 
perdu  tout  Courbevoie,  et  même  le  pont  dont  ils  n'ont  plus 
gardé  qu'une  extrémité. 

Et  hier,  ils  l'ont  perdu  tout  à  fait,  ce  pont  d'une  impor- 
tance capitale.  Ils  avaient  commencé  d'y  établir  une  barri- 
cade, mais  trop  tard:  elle  a  été  emportée  par  le   canon. 


1 


JOURNAL     DE    LA    COMxMUNE  87 

avant  d'avoir  pu  être  sérieusement  défendue,  et,  tout 
aussitôt,  les  Yersaillais  se  sont  répandus  dans  Neuilly  et  le 
Bois  de  Boulogne  ;  ils  ont  l'une  et  Fautre  rive  et  grouillent 
jusque  sous  nos  murs,  sur  une  ligne  de  plus  de  deux 
kilomètres. 

Samedi,  8  avril. 

Après  avoir  arrêté  l'archevêque  de  Paris  et  le  curé  de 
la  Madeleine,  comme  otages  pour  Blanqui,  ou  vient  d'ar- 
rêter également  plusieurs  Pères  jésuites  et  dominicains, 
suspects  d'être  entrés  dans  un  complot  contre  la  Commune. 
Complot  ou  non  complot,  il  est  certaiu  que  l'immense 
établissement  clérical  est  une  armée  plus  terrible  que  celle 
de  Versailles,  d'autant  plus  terrible  qu'elle  n'opère  que 
dans  l'ombre,  à  l'instar  des  Prussiens  manœuvrant  dans  le 
fourré  des  bois.  Comment  le  clergé  ne  conspirerait-il  pas 
contre  un  pouvoir  ayant  décrété  la  séparation  de  l'Eglise  et 
de  l'Etat,  comment  ne  haïrait-il  pas  de  toutes  les  puissances 
de  son  cœur,  de  son  âme  et  de  sa  pensée  la  Commune  qui 
veut  faire  main  basse  sur  ses  propriétés  congréga- 
nistes? 

On  a  fait  des  perquisitions  très  sommaires  chez  les 
missionnaires  lazaristes.  Tout  s'est  passé  en  compliments 
de  part  et  d'autre.  Mais  à  la  paroisse  de  la  Trinité,  le  curé 
et  les  deux  vicaires  ont  été  emprisonnés  sous  la  prévention 
d'avoir  tenté  de  dissimuler  des  objets  d'inventaire. 

Les  perquisitions  à  la  jésuitière  de  la  rue  de  Sèvres  ont 
eu  pour  suite  la  trouvaille  de  force  denrées  alimentaires, 
reliquat  du  siège  prussien,  jambons,  vins,  tonneaux,  lard, 
farine,  et,  dit-on,  quantité  de  déguisements. 

Ce  matin,  samedi,  réunion  des  premiers  vicaires  de 
toutes  les  paroisses  de  Paris,  délibérant  sur  la  question  de 
savoir  s'il  ne  conviendrait  pas,  dans  les  circonstances 
actuelles,  et  vu  les  persécutions  auxquelles  est  en  butte  la 
sainte  Eglise  romaine  dans  la  personne  de  ses  pasteurs,  de  " 
faire  fermer  par  ordre  les  temples  du  Dieu  de  Loyola. 

Demain,  jour  de  Pâques,  le  scandale  eût  été  retentissant,  • 
en  effet  :  il  eût  mis  en  furieux  émoi  quantité  d'âmes  saintes. 

Mais  les  uns  ont  objecté  :  Peut-être  le  premier  mouve- 
ment de  surprise  passé,  les  fidèles  s'habitueraient  à  ne  pas 
fréquenter  les  églises,  comme  il  en  advint  malheureusement 


88  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

lors  de  la  première  Révolution  et  comme  ce  ne  serait  que 
trop  facile  aujourd'hui. 

Et  les  autres  se  sont  rappelé  sans  doute  Tanecdote  de 
Championnet,  qui,  apprenant  que  la  population  de  Naples 
allait  s'insurger  contre  les  Français  et  renouveler  les 
Vêpres  Siciliennes,  exaspérée  qu'elle  était  par  la  non- 
fluidification  du  sang  du  bienheureux  saint  Janvier  :  «  Calo- 
tins,  vous  avez  vingt  minutes  pour  avoir  fait  le  miracle  ou 
pour  avoir  été  fusillés.  »  —  On  ne  sait  pas  ce  qui  peut 
arriver  :  il  ne  faut  pas  trop  irriter  les  seigneurs  et  maîtres 
de  THôtel  de  Ville. 

Pâques,  9   avril. 

Cluseret,  le  nouveau  délégué  à  la  guerre,  arrête  la  désor- 
ganisation de  la  garde  nationale.  Deux  de  ses  proclama- 
tions, celle  d'hier  surtout,  produisent  un  effet  merveilleux  : 

«  Depuis  quelques  jours,  il  règne  une  grande  confusion 
dans  certains  arrondissements.  On  dirait  que  des  gens 
payés  par  Versailles  prennent  à  tâche  de  fatiguer  et  de 
désorganiser  la  garde  nationale. 

«  On  bat  la  générale  pendant  la  nuit.  On  bat  le  rappel  à 
tort  et  à  travers.  En  sorte  que  personne  ne  sachant  plus 
auquel  entendre,  on  ne  se  dérange  même  plus,  et  cette 
armée,  espoir  et  salut  du  peuple,  est  à  la  veille  de  sombrer... 
Un  tel  état  de  choses  ne  saurait  durer  plus  longtemps.  En 
conséquence,  la  générale  ne  sera  battue  que  par  mon 
ordre... 

«  Ce  n'est  pas  tout.  Malgré  mes  ordres  formels,  une  ca- 
nonnade incessante  diminue  nos  provisions,  fatigue  la  popu- 
lation, irrite  les  esprits  et  amène  d'un  côté  la  lassitude,  de 
l'autre  la  colère  et  la  passion.  En  sorte  que  cette  Révolution 
si  grande,  si  belle,  si  pacifique,  pourrait  devenir  violente, 
c'est-à-dire  faible...   jNous  sommes  forts,  restons  calmes  ! 

«  Je  réitère  Tordre  d'avoir  à  se  tenir  sur  la  plus  stricte 
défensive  (bravo  Cluzeretî)  à  ne  pas  jouer  le  jeu  de  nos 
adversaires  en  gaspillant  nos  munitions  et  nos  forces  et 
surtout  la  vie  des  citoyens,  enfants  du  peuple  qui  ont  fait  la 
révolution  actuelle. 

«  Formez  vite  vos  compagnies  de  guerre...  de  17  à  19  ans 
le  service  est  facultatif,  de  19  à  40  il  est  obligatoire,  qu'on 
soit  marié  ou  non.  (Ah  î  voici  une  mesure  décisive.) 


JOUnNAL    DE    LA    COMMUNE 


89 


«  Faites  entre  vous  la  police  patriotique,  forcez  les  lâches 
-à  marcher  sous  votre  œil  vigilant. 

«  Danton  demandait  à  nos  pères  de  l'audace,  toujours  de 
Faudace  ;  je  vous  demande  du  calmé,  de  la  discipline,  de 
l'ordre  et  de  la  patience.  L'audace  après  sera  facile.  En  ce 
moment,  elle  est  coupable  et  ridicule.  » 

Bergeret,  qui  commandait  l'expédition  du  Mont-Valérien, 
ayant  refusé  d'obéir  à  Cluzeret,  Bergeret  a  été  arrêté.  — 
Très  bien. 

Fascinés  par  l'attrait  de  l'horreur,  quelques  rares  provin- 
ciaux et  des  femmes  enceintes  nous  arrivent  à  Paris  de 
temps  à  autre.  Les  journaux  et  émissaires  de  Versailles 
leur  ont  dit  que  la  grande  ville  est  à  feu  et  à  sang  ;  que 
la  première  œuvre  de  la  Commune  a  été  d'instituer  plusieurs 
commissions  inquisitoriales  de  Salut  Public  et  que  quatre 
guillotines  à  vapeur  fsic)  fonctionnent  nuit  et  jour  sur  les 
places  de  la  Concorde  et  de  la  Bastille,  de  l'Hôtel-de-Ville 
et  du  Château  dRau,  abattant  un  nombre  de  têtes  prodi- 
gieux. Et  les  quelques  provinciaux  affolés  et  ces  pauvres 
femmes  enceintes  d'accourir  pour  jouir,  malgré  ou  à  cause 
du  danger,  de  l'épouvantable  spectacle.  Que  de  pareilles 
billevesées  aient  cours,  cela  nous  semble  absurde,  mais 
c'est  vrai.  Plus  la  calomnie  est  infâme  et  affreuse,  plus  elle 
plaît  aux  imaginations  malades  et  aux  crédulités  naïves. 
Les  estomacs  incurablement  dérangés  ont  un  appétit  féroce 
pour  les  aliments  malsains. 

La  Révolution  de  1848  avait  aboli  la  peine  de  mort  en 
matière  politique.  —  En  1871,  le  peuple  de  Paris  veut  abo- 
lir la  peine  de  mort  en  matière  criminelle. 

Aujourd'hui  le  bataillon  du  faubourg  du  Temple,  quartier 
essentiellement  populaire,  s'est  présenté  tout  à  coup  dans 
la  rue  Folie-Méricourt  :  envahissant  la  demeure  du  bour- 
reau, Monsieur  de  Paris,  il  a  «  réquisitionné  la  guillotine. 
La  hideuse  machine  a  été  enlevée  et  portée  place  Voltaire. 
Là,  aux  applaudissements  d'une  foule  immense,  on  l'a  bri- 
sée à  coups  de  hache  et  on  l'a  brûlée  au  pied  de  la  statue  de 
Voltaire. 

Aux  pieds  de  Voltaire,  le  précurseur  de  la  Révolution 
française,  aux  pieds  de  l'homme  dont  la  doctrine,  simple 
s'il  en  fut,  se  résume  en  deux  mots  :  humanité  et  bon  sens. 


90  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

En  1848,  Rousseau,  Tidéaliste  du  Vicaire  Savoyard,  était 
encore  en  grande  faveur.  En  1871,  on  lui  préfère  Voltaire. 
Mais,  jadis,  on  eût  brûlé  la  guillotine  aux  pieds  du  Crucifix. 

Pâques,  9  avril. 

Les  nouvelles  de  la  province  sont  désastreuses  pour  la 
Commune.  Une  série  nouvelle  d'insuccès,  soulèvements  par- 
tiels qui,  éclatant  sans  ensemble,  sont  facilement  réprimés 
les  uns  après  les  autres. 

Dès  le  25  avril,  Périgueux  faisait  une  manifestation  paci- 
fique, qui  tout  naturellement  a  été  traitée  de  factieuse.  Le 
gouvernement  de  Versailles  avait  ordonné  de  lui  envoyer  au 
plus  vite  des  Avagons  blindés,  armés  de  canons,  garés  dans 
les  ateliers  de  la  compagnie.  —  «  C'est  pour  s'en  servir 
contre  nos  frères  de  Paris  »,  dirent  les  ouvriers  qui  refusè- 
rent de  toucher  aux  wagons.  Le  préfet  s'en  mêla:  il  tâcha  de 
ramener  ces  «  malheureux  égarés  à  de  meilleurs  senti- 
ments ».  Il  en  fut  pour  ses  frais  d'éloquence  :  la  ville  s'en 
émut,  et,  dans  la  soirée,  des  groupes  nombreux  se  dirigè- 
rent vers  la  Préfecture,  tambour  en  tête.  Sur  le  drapeau 
blanc  des  manifestants,  on  lisait  :  Vive  la  République  !  A 
bas  la  guerre  civile  ! 

A  cinq  heures,  la  manifestation  s'était  déjà  dissoute  d'elle- 
même.  Mais  dans  la  nuit  arrivaient  2.000  soldats  qu  on 
répartit  par  la  ville  qu'on  fit  camper  dans  les  ateliers,  les 
abords  de  la  station  étant  gardés  militairement  sur  une 
grande  étendue.  Et  les  wagons  blindés  partirent  pour  Ver- 
sailles. 

Limoges  a  eu  sa  commtine  aussi,  mais  sa  Commune  n'a 
duré  que  deux  à  trois  jours.  Elle  avait  été  proclamée  à  l'oc- 
casion d'un  régiment  de  ligne  qui  avaitrefusé  d'entrer  dans 
la  guerre  civile  et  d'être  envoyé  contre  Paris.  Les  soldats 
se  dirigeaient  vers  la  gare  aux  cris  de  Vive  la  République  î 
accompagnés  par  les  bravos  de  la  foule.  A  la  station,  ils 
déclarèrent  qu  ils  ne  se  battraient  point  contre  leurs  frères 
de  Paris.  Et,  comme  preuve  de  leur  sincérité,  ils  remirent 
aux  ouvriers  qui  les  entouraient  leurs  fusils  et  cartouches- 
et  rentrèrent  en  ville.  L'attitude  énergique  qu'ils  venaient 
de  prendre  malgré  leurs  officiers,  fît  une  tejle  impression 
sur  le  peuple  que  des  centaines  de  bras  se  levèrent  pour  les 
porter  en  triomphe,  on  nageait  dans  le  délire  patriotique 


JOUIîNAL    DE    LA    COMMUNE  91 

L'autorité  civile  se  réunit  effarée  à  rHôtel-de-Yille  :  on 
chercha  longtemps,  mais  en  vain,  M.  le  Préfet.  Néanmoins  le 
maire  ordonna  à  un  colonel  de  cuirassiers  de  charger  la 
foule  et  de  s'emparer  des  soldats  mutinés,  mais  dans  la 
mêlée  le  colonel  fut  tué  d'un  coup  de  revolver.  (Dans  les 
journaux  de  Versailles,  ça  se  lit  ainsi  :  au  glorieux  héros  de 
Reichshofen,  il  était  réservé  de  tomber  sous  le  coup  des 
assassins,  comme  ces  nobles  victimes  qui  s'appellent  Le- 
comte,  Clément  Thomas  et  de  TEspée.) 

Le  Préfet  avait  fui,  c'est  vrai,  mais  il  fit  bientôt  sa  réap- 
parition à  la  tête  des  renforts  envoyés  par  le  Ministre  de  la 
guerre.  «  Le  désordre  ne  fut  que  de  courte  durée,  force 
resta  à  la  loi  »  et,  depuis,  la  réaction  se  venge  du  péril 
encouru  et  de  la  frayeur  éprouvée,  par  des  emprisonne- 
ments de  citoyens,  des  exécutions  de  soldats. 

C'est  une  histoire  tragique  que  celle  de  l'insurrection  de 
Marseille,  car  ce  n'était  qu'une  insurrection  puisqu'elle  a 
été  vaincue. 

Dès  le  23  avril,  un  mouvement  avait  éclaté  à  la  suite 
duquel  une  Commission  avait  été  nommée  pour  administrer 
provisoirement  le  déparlement,  administration  dans  laquelle 
étaient  restés  plusieurs  membres  de  l'ancien  Conseil  muni- 
cipal. De  jour  en  jour,  d'heure  en  heure,  les  difficultés 
grossissaient,  la  tension  augmentait.  Sur  les  ordres  de 
INL  Thiers,  l'autorité  officielle  se  comporta  à  Marseille 
exactement  comme  à  Paris,  elle  se  retira  devant  l'émeute, 
lui  abandonnant  soudain  tous  les  services,  lui  donnant 
toutes  les  responsabilités  en  lui  enlevant  soigneusement 
les  moyens  d'y  faire  face.  Le  général  commandant  Mar- 
seille se  retira  tout  à  coup  avec  toutes  les  troupes  qu'il  put 
ramasser.  Il  entoura  la  ville  d'un  cordon  militaire,  tandis 
que  les  vaisseaux  de  ligne  faisaient  bonne  garde.  Retranché 
dans  son  camp,  il  mettait  le  département  en  état  de  guerre, 
Marseille  en  état  de  siège,  envoyait  des  ordres,  interdisait 
aux  gardes  nationaux  de  se  réunir  en  armes.  La  Commission 
départementale  provisoire,  agissant  à  son  tour  à  l'instar  du 
Comité  Central  de  Paris,  convoquait  à  bref  délai  la  popu- 
lation marseillaise  à  des  élections  par  lesquelles  le  suilVage 
universel,  juge  souverain,  eût  prononcé  son  arrêt;  mais 
M.  Thiers  et  son  général  de  l'état  de  siège  n'en  avaient 
cure.  Ils  se  croyaient,  ils  se  sentaient,  les  plus  forts,  donc 


92  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

ils  ne  voulaient  point  de  parlementage,  ils  se  souciaient 
encore  moins  d'un  appel  quelconque  au  jugement  populaire. 
A  Marseille,  comme  à  Versailles,  comme  sur  tous  les  points 
de  la  France,  la  coalition  des  réactionnaires,  tous  les  mo- 
narchistes, libéraux  et  cléricaux  combinés,  exploitèrent  à 
outrance  l'heureux  coup  du  sort  qui  leur  a  donné  à  TAssem- 
blée  une  écrasante  majorité  dorléanistes  et  de  légitimistes, 
ils  veulent  que.  par  cet  acte  non  moins  stupide  que  celui  du 
plébicite,  les  suffrages  universels  se  soient  suicidés,  et, 
jouant  double  jeu,  ils  imputent  à  la  République  les  désas- 
tres d'une  terrible  guerre  dont  elle  n'est  pourtant  point  res- 
ponsable et,  au  nom  de  la  République,  ils  réclament  un  res- 
pect fétichiste  pour  M.  Thiers,  l'homme  de  la  rue  de  Poitiers, 
et  pour  une  Assemblée  qui  poursuit  la  République  d'une 
haine  féroce. 

Il  est  probable  que  la  Commission  départementale  pro- 
visoire n'avait  pas  prévu  que  le  mouvement  prendrait  de 
pareilles  proportions;  entons  cas,  ceux  de  ses  membres  qui 
avaient  appartenu  à  l'ancienne  administration  disparurent 
nuitamment  et  se  réfugièrent  à  bord  d'une  frégate  dans  le 
port,  craignant  peut-être  d'être  arrêtés  comme  le  furent 
l'ancien  préfet,  quelques  procureurs  et  autres  meneurs  de 
la  réaction.  A  la  Commission  arriva  un  renfort  :  cent  à  cent 
cinquante  garibaldiens  d'Italie,  un  membre  de  la  Commune 
de  Paris  qui  assuma  la  haute  direction,  le  citoyen  Landeck, 
et  un  simple  soldat  qui  prit  sur  lui  d'être  «  le  général  de  la 
situation  ».  On  aurait  eu  grand  besoin  d'un  général  en  effet 
pour  l'opposer  au  délégué  de  M.  Thiers,  Espivent,  qui 
arrivait  à  la  tête  de  30  à  40.000  hommes. 

Dans  la  nuit  du  4  au  5,  la  ville  fut  mise  en  émoi  par  les 
tambours  battant  la  générale,  par  les  cloches  sonnant  le 
tocsin;  les  soldats  d'Espivent  étaient  déjà  dans  la  gare  et 
débordaient  dans  les  rues,  occupant  divers  points  staté- 
giques;  ils  furent  tout  aussitôt  rejoints  par  certains  batail- 
lons réactionnaires  qui  les  attendaient  et  qui,  certainement, 
contribuèrent  puisamment  à  frustrer  l'attente  des  Commu- 
neux  de  Marseille  (|ui  avaient  espéré  jusqu'au  dernier 
moment  que  la  troupe  lèverait  la  crosse  en  l'air  et  ne  vou- 
drait pas  intervenir  dans  la  guerre  civile.  Ils  ne  se  trom- 
paient pas  complètement,  car  on  nous  apprend  que  200  sol- 
dats, ayant  refusé  de  faire  feu,  vont  être  envoyés  en  Algérie 


I 


J0UI5NAL    DE    LA    COMMUNE  93 

pour  y  être  incorporés  dans  les  compagnies  de  discipline. 

Tout  en  se  retranchant  dans  la  Prélecture,  les  révolution- 
naires de  Marseille  envoyèrent  des  ambassadeurs  auprès 
d'Espivent^  ils  eussent  tout  cédé  si  on  leur  eût  accordé  des 
élections  municipales  à  bref  délai.  Espivent  ne  voulut  rien 
entendre  :  «  Rendez-moi  la  Préfecture  en  dix  minutes,  ou  je 
la  prends  dans  une  heure.  » 

La  députation  s'en  retourna  désespéré,  et,  en  passant, 
essuya  des  coups  de  fusil,  tirés  par  les  frères  ignorantins, 
de  derrière  leurs  fenêtres. 

L'armée,  alors,  engagea  un  feu  de  mousqueterie  tout 
autour  de  la  Préfecture,  les  décharges  répondaient  aux 
décharges  et  le  bruit  sinistre  de  la  fusillade  se  répercutait 
au  loin.  Mais  les  insurgés  tenaient  bon.  Alors,  à  la  stupé- 
faction des  habitants,  Espivent  eut  recours  aux  grands 
moyens.  Du  haut  de  la  colline  qui  s'élève  majestueuse  au- 
dessus  de  Marseille,  et  du  fort  Saint-Nicolas,  il  bombarda 
la  Préfecture  et  les  lieux  circonvoisin's.  Le  sombre  bruit  du 
canon  se  succédant  à  intervalles  presque  réguliers  était 
d'un  effet  terrible,  à  ce  que  l'on  nous  raconte  ;  les  cœurs  se 
serraient:  peu  à  peu  les  rues  avaient  été  désertées.  Au  bout 
de  quelques  heures,  la  Préfecture,  effondrée,  intenable  sous 
la  pluie  d'obus,  était  abandonnée  par  la  majorité  de  ses 
défenseurs,  qui  se  sauvèrent  comme  ils  purent  à  travers  les 
fusillades,  les  barricades  et  les  embuscades.  Quelques 
braves  restèrent  cependant,  et,  quand  la  porte  de  la  Préfec- 
ture fut  enfoncée  à  coups  de  canon,  ils  reçurent  l'assaut  des 
compagnies  de  marine  qui,  fondant  sur  eux  la  hache  en 
mains,  en  firent  un  sinistre  carnage. 

A  partir  de  ce  moment,  l'ordre  régnait  à  Marseille,  et 
Espivent  envoyait  à  Thiers  un  télégramme  triomphant.  Le 
premier  jour  et  un  peu  le  lendemain,  le  vaillant  général  fit 
fusiller  à  peu  près  tout  ce  qu'il  ptit,  surtout  en  fait  de  gari- 
baldiens ;  mais  il  dut  ensuite  se  contenter  de  faire  des  pri- 
sonniers, et  la  chasse  à  Ihomme  commença,  dans  les  caves, 
les  égOLits,  tous  les  recoins  et  cachettes.  «  J'ai  cinq  cents 
prisonniers  au  Château  d'If...  Le  procureur  général  près  la 
cour  d'Aix,  qui  me  donne  le  concours  le  plus  dévoué,  lance 
des  mandats  d'amener  contre  les  échappés  dans  toute  la 
France.  On  nous  écrit  aujourd'hui  que  le  nombre  des  arres- 
tations ne  se  monte  pas  à  moins  de  1.300».  Jamais,  même  au 


94  JOURNAL    DE    LA    COMxMUXE 

lendemain   de  décembre,  terreur  semblable  n'avait  épou- 
vanté nos  populations. 

Pour  la  Commune  de  Paris,  la  chute  de  la  Commune  de 
Marseille  est  un  grand  mallieur,  d'un  triste  présage,  et  cer- 
tainement un  échec.  Et  si  Paris  se  laissait  vaincre  il  saurait 
ce  que  c'est  que  de  tomber  dans  les  sanglantes  mains  de 
nos  vaillants  généraux,  dans  les  mains  graisseuses  de  nos 
procureurs;  il  connaîtrait  la  générosité  des  Thiers,  des 
Favre,  des  Simon  et  des  Lorgeril. 

Pâques,  9  avril. 

Mon  frère  a  disparu  au  combat  de  Châtillon.  Nous  avons 
quelque  raison  de  le  croire  prisonnier,  mais  personne  à 
notre  connaissance  ne  l'a  vu  à  Versailles,  ni  à  Satory.  N'ous 
avons  visité  les  forts  avoisinants  depuis  Bicêtre  jusqu'à 
Issy:  l'état-major  de  la  place  Vendôme  nous  a  communiqué 
la  liste  des  blessés;  nous  avons  cherché  dans  maint 
hôpital,  mainte  ambulance.  Reste  une  dernière  enquête. 
Il  est  peut-être  parmi  les  morts  inconnus,  déposés  au  cime- 
tière Montmartre.  Un  ami  m'accompagne. 

Le  soleil  est  brillant,  les  arbres,  la  végétation  des 
tombes  sont  en  fête.  Nous  sommes  pas  seuls  à  faire  le  dou- 
loureux pèlerinage,  tous  en  silence,  nous  montons  le  tor- 
tueux sentier.  Enfin,  nous  entrons  dans  le  sanctuaire  de 
la  mort...  Il  n'y  était  pas. 

Cinq  cadavres  étaient  couchés  là  :  trois  hommes  jeunes 
et  deux  qui  grisonnaient.  11  n'y  avait  pas  de  blessures  hi- 
deuses, les  figures  violacées  étaient  calmes,  tristes,  hon- 
nêtes. Des  ouvriers  évidemment,  et  non  point  des  pillards 
et  des  assassins,  comme  M.  Thiers  le  hurle  à  la  France.  Le 
spectacle  était  d'une  mélancolie  auguste.  Ces  cinq  travail- 
vailleurs  étendus  morts  semblaient  dire  :  «  Notre  cause  est 
immortelle  »  ! 

Ah  !  si  les  représentants  de  Paris  pouvaient  convoquer 
l'Assemblée  autour  de  ces  cadavres  :  «  Lorgeril,  approche! 
Regarde,  Belcastel!  et  toi,  duc  d'Audiffret  Pasquier,  touche 
ce  front  sanglant  !  »  si  ceux  qui  décrètent  la  guerre  pouvaient 
une  fois  en  contempler  la  douloureuse  réalité,  seuls  à  seuls, 
en  face  de  leur  conscience,  est-ce  qu'ils  crieraient  à  Vinoy  : 
<(  Egorge  encore  !  » 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  95 

Triste  chose  que  la  guerre  civile  !  Hier,  une  pauvre  dame 
en  deuil  racontait  dans  un  groupe  sur  la  place  de  la  Con- 
corde qu'on  lui  avait  ramené  dans  la  matinée  un  de  ses 
enfants,  blessé  par  un  éclat  d'obus  à  Neuilly. 

«  Je  me  consolerais  de  ce  malheur,  disait  la  malheureuse 
mère,  si  mes  deux  fils  combattaient  dans  les  mêmes  rangs 
et  pour  la  même  cause.  Mais  l'un  fait  partie  du  100^  batail- 
lon de  la  garde  nationale,  et  l'autre  est  sous-officier  dans 
Farmée  de  Versailles  ;  quand  j'entends  un  coup  de  canon 
d'un  côté  ou  de  l'autre,  j'ai  la  mort  dans  l'âme  »  (Extrait  de 
journal). 

Jeudi  19. 

Nous  avons  enfin  des  détails  authentiques  sur  la  mort  de 
Gustave  Flourens. 

C'est  bien  à  Rueil  qu'il  a  été  tué,  près  du  pont  de  Chatou. 
11  s'était  réfugié  dans  un  groupe  de  petites  maisons.  11  entra 
chez  un  marchand  de  vin  et  se  cacha  dans  le  cellier.  Bientôt 
des  soldats  entrent  furieux,  ils  interrogentla  marchande  qui, 
tremblant  pour  sa  vie,  balbutie  qu'elle  ne  sait  pas,  que  dans 
la  cave  peut-être. ..  On  la  fouille,  cette  cave,  à  la  baïonnette. 
Une  lame  trouve  de  la  résistance,  elle  est  chaude,  dégoutte 
de  sang  —  le  malheureux  n'avait  pas  crié...  Mais  il  était 
découvert.  Les  soldats  le  prennent  par  le  collet  et  le  ramè- 
nent au  rez-de-chaussée.  Là  se  tenait  un  capitaine  de  gen- 
darmerie, M.  Desmarets,  il  est  bon  de  nommer  le  héros  — 
qui  attendait,  sabre  dégainé.  Dès  qu'apparut  le  prison- 
nier, M.  le  capitaine  Desmarets  lui  asséna  un  coup  qui  lui 
fracassa  la  tête.  Flourens  tomba,  un  gendarme  lui  tira  un 
coup  de  fusil  à  bout  portant.  Pris  par  les  bras,  le  cadavre 
fut  traîné  jusqu'à  un  paillasson,  et,  pendant  le  trajet,  la 
cervelle  béante  se  répandait  sur  le  sable.  11  resta  là  la  nuit, 
puis  il  fut  transporté  à  Versailles  comme  un  trophée. 

—  ((  Cette  fois,  nous  en  avons  fini  avec  le  fameux  Flou- 
rens )),  dit  un  sergent  de  ville,  pendant  que  la  troupe  hur- 
lait de  sauvages  cris  de  joie.  «  On  n'en  parlera  plus,  nous 
venons  de  lui  casser  la  gueule.  » 

Flourens  avait  déjà  trente-deux  ans.  A  sa  conduite  et  à 
son  caractère,  on  eût  pu  croire  qu'il  avait  dix  ans  de  moins. 
11  était  fils  du  célèbre  secrétaire  perpétuel  de  l'académie  des 
Sciences,  intelligence   lente  et  méthodique,  dont  il  était  la 


96  JOUHNAL    DE    LA    COMMUNE 

véritable  antithèse  par  sa  phénoménale  rapidité  de  percep- 
tion. Son  regard  tombait  droit  etjustesurle  détail  essentiel 
qu'immédiatement  il  généralisait  à  outrance.  Quant  aux 
autres  détails,  presqu'aussi  essentiels,  il  ne  les  apercevait 
que  confusément,  et  quant  à  ceux  d'importance  secondaire 
ou  tertiaire,  il  était  aveugle.  Au  fond  il  avait  toujours  raison 
en  théorie  ;  en  pratique  il  avait  tort  presque  toujours  et, 
dans  le  trajet  de  la  conception  à  l'action,  sa  pensée  presque 
géniale,  aboutissait  à  quelque  déplorable  folie.  Quand  on  a 
vu  Flourens,  on  comprend  pourquoi,  chez  les  anciens  Juifs, 
chez  les  arabes  modernes,  un  peu  partout  et  dans  tous  les 
temps,  les  populations  n'ont  jamais  nettement  distingué  entre 
le  prophète  et  l'insensé,  entre  le  voyant  et  l'inconscient. 

L'intelligence  de  Flourens.  je  la  compare  volontiers  à  des 
éclairs  brûlants  et  brillants,  éclatant  tout  d'un  coup  dans  la 
nuit,  ce  sont  d'éblouissantes  illuminations,  durant  un  frag- 
ment infinitésimal  de  seconde,  mais  entre  les  décharges, 
dans  les  longs  intervalles,  tout  le  paysage  reste  plongé  dans 
les  ténèbres  profondes.  Gustave  Flourens  était  l'homme  des 
extrêmes:  après  s'être  montré  dans  sa  jeunesse  d'une  timi- 
dité excessive,  dès  que  le  regard  paternel  eut  cessé  de  la 
fasciner,  il  se  trouva  soudain  être  d'une  témérité  non  moins 
excessive:  Jusqu'en  1865,  il  ne  s'était  occupé  que  de  science, 
il  avait  pour  ambition  de  succéder  a  son  père.  En  186j},  il 
professait  au  collège  de  France,  comme  suppléant  de  son 
père.  Son  cours,  publié  d'abord  dans  une  Revue,  puis  en 
volume,  intéressa  le  jeune  public,  mais  déplut  au  parti 
clérical  et  à  M.  Duruy,  le  ministre  libéral,  qui,  l'an- 
née suivante,  lui  refusa  l'autorisation  nécessaire  pour 
reprendre  son  enseignement.  Le  jeune  homme  partit  alors 
pour  l'Angleterre  et  la  Belgique.  11  donna  des  conférences  à 
Bruxelles.  Bientôt  il  écrit  des  articles  dans  les  journaux 
républicains,  V Espiègle  et  la  Rive  Gauche.  En  1865,  pour 
notre  malheuret  pour  le  sien,  ce  brave  Gustave  se  jeta  dans 
la  Révolution  à  corps  perdu. 

L'instinct  du  mouvement  le  poussa  à  Constantinople.  11 
voulait  réveiller  cet  immobile  Orient,  qui  ne  dort  pas  tou- 
jours, comme  on  croit,  mais  qui  rêve,  cet  Orient,  qui  songe 
plutôt  qu'il  ne  sommeille.  Sur  les  rives  du  Bosphore  il  ouvrit 
des  cours  en  langue  française  qui  attirèrent  de  nombreux 
auditeurs.  Pour  ses  allées  et  venues    subséquentes,   nous 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  97 

copions  des  notes  biographiques  écrites  par  lui-même,  en 
janvier  70  pour  un  ami  qui  les  lui  avaient  demandées. 

«  Sous  ceiïireV  Orient,  Justice  pour  tous,  il  écrivit  dans  le 
Courrier  de  Constantinople  une  série  d'articles  destinés  à 
amener  la  fraternisation  entre  les  diverses  races  orien- 
tales, articles  qui  firent  sensation.  Il  fut  Tun  des  fondateurs 
d'un  petit  journal  républicain,  V  Etoile  d  Orient,  que  le  gou- 
vernement turc  ne  tarda  pas  à  supprimer. 

«  A  Athènes,  il  fut  persécuté  par  le  gouvernement  grec, 
pour  avoirvoulu,  selon  la  loi.  parler  en  pleinl'air.  Il  aida  à  la 
fondation  de  V Indépendance  hellénique  dont  il  fut  long- 
temps un  des  assidus  collaborateurs.  Il  écrivait  dans  plu- 
sieurs autres  journaux,  français  et  grecs. 

«  En  1866,  éclata  l'insurrection  Cretoise.  En  relations  cons- 
tantes avec  toute  la  jeunesse  républicaine  de  Grèce  qui  par- 
tait au  secours  de  cette  île  infortunée,  Gustave  Flourens 
s'embarqua  sur  le  Panhellénion  qui  faisait  de  nuit  la  con- 
trebande de  guerre  sur  les  rives  de  Crète.  Là,  pendant  une 
année,  au  milieu  de  ces  braves  montagnards,  il  souffrit  la 
faim,  le  froid,  toutes  les  fatigues  et  tous  les  dangers  d'une 
guerre  insurrectionnel'e,  couchant  dans  la  neige  et  se 
nourrissant  de  racines  et  d'herbes  sauvages  bouillies. 

«  Il  envoyait  des  correspondances  aux  journaux  indépen- 
dants d'Europe,  afin  d'animer  les  esprits  en  faveur  de  cette 
cause  sacrée  de  l'indépendance  Cretoise.  11  soutenait  les 
espérances  de  ces  pauvres  insurgés,  allant  de  village  en  vil- 
lage les  exciter  à  la  guerre  et  à  la  persévérance. 

«  En  1868,  des  élections  générales  avaient  été  faites  en 
Grèce  pour  le  parlement  hellénique,  la  Crète  voulut  aussi 
se  faire  représenter  et  nomma  Flourens  président  de  sa 
députation. 

((  Arrivée  à  Athènes,  cette  députation  trouva  le  ministère 
Bulgaris  vendu  à  l'influence  anglaise  qui  voulait  l'anéantis- 
sement de  l'insurrection  Cretoise.  Arrêté  de  nuit,  Flourens 
fut  jeté  de  force  sur  un  paquebot  par  les  ordres  du  gouver- 
nement grec  et  de  l'ambassade  française,  tandis  que  ses  col- 
lègues Cretois  étaient  violemment  reconduits  dans  leur  île. 

«  Débarqué  à  Marseille  et  mis  en  liberté  par  le  gouverne- 
ment français,  il  retourna  aussitôt  à  Athènes  et  là,  caché 
chez  des  amis,  continua  une  polémique  violente  contre  le 
ministère  Bulgaris. 

1 


98  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

«  Obligé  de  quitter  encore  Athènes,  il  alla  à  Naples  où  il 
fut  incarcéré  par  le  gouvernement  italien  pour  un  article 
dans  le  Popolo  dltalia,  jiDurnal  républicain  de  Naples. 

«f  En  1869,  il  revint  en  France,  et  là,  fut  condamné  à 
trois  mois  de  prison  pour  avoir  continué  deux  réunions  à 
Belleville,  malgré  la  dissolution  prononcée  par  le  commis- 
saire de  police. 

«  Ayant  fini  sa  peine  au  mois  d'août,  il  se  battit  en  duel 
au  Vésinet,  avec  Paul  de  Gassagnac  qui,  dans  le  Pays, 
avait  violemment  attaqué  les  orateurs  des  réunions  publi- 
ques. Après  25  minutes  d'assaut,  il  fut  blessé  d'un  coup 
d'épée  en  pleine  poitrine.  » 

Gustave  Flourens  était  à  peine  guéri  quand  l'assassinat 
de  Victor  Noir  par  le  Prince  Bonarparte  mit  Paris  en  émoi. 
Les  deux  amis  Rocîiefort  et  Gustave  Flourens  conduisaient 
le  cortège  et  avaient  le  commandement  de  la  journée.  Flou- 
rens voulait  marcher  contre  la  police,  mais  le  peuple  dé- 
sarmé se  fût  buté  contre  les  régiments  qui  attendaient  der- 
rière leurs  pièces  où  elle  eût  été  mitraillée.  Rochefort  eut 
le  bon  sens  de  mener  le  cercueil  au  cimetière  de  Neuilly. 

Dénoncé  par  l'agent  provocateur  Haurie,  et  impliqué  par 
la  police  impériale  dans  cette  turpitude  judiciaire,  dite  «  le 
Complot  des  Bombes  »,  Flourens  lut  condamné  par  la 
Haute  Cour  de  Blois  aux  travaux  forcés  à  perpétuité. 

11  rentra  en  France  au  4  septembre,  fut  élu  chef  des 
bataillons  de  Belleville  et  prit  le  titre  de  major  de  rempart. 
Le  10  octobre,  il  descendit  à  l'Hôtel  de  Ville,  à  la  tète  de 
ses  bataillons  pour  réclamer  des  Trochu  et  des  Favre  une 
action  sérieuse  contre  les  Prussiens  et  qu'on  cessât  de 
mystifier  la  garde  nationale.  —  Cette  manifestation  armée, 
nous  la  jugeâmes  alors,  nous  la  jugeons  toujours  avoir  été 
souverainement  maladroite.  Ce  fat  bien  pis,  le  31  octobre, 
quand  le  bataillon  Flourens  s'empara  de  l'Hôtel  de  Ville  et 
y  installa  Blanqui  d'autorité,  Blanqui  haï  des  trois  quarts 
d'e  la  population,  et  quand  de  nouvelles  élections,  si  long- 
temps ajournées,  ne  pouvaient  plus  être  éludées.  Ce  coup 
d'Etat  manqué  rendit  le  pouvoir  à  Trochu,  Picard  et  Favre, 
ces  êtres  méprisables  qui,  trois  mois  après,  livrèrent  aux 
Prussiens  Paris  agonisant  et  la  France  exténuée. 

Avec  toutes  ses  qualités  du  cœur  et  de  l'esprit,  il  était 
réservé   à  Gustave   Flourens,    ce   malheureux  enfant,   de 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  99 

commettre  une  troisième  et  terrible  faute,  celle  de  faire 
décider  pour  sa  part  la  lamentable  expédition  de  Versailles 
et  de  faire  défiler  dans  la  plaine,  sous  le  feu  du  formidable 
mont  Valérien,  quelques  cinq  ou  dix  mille  gardes  natio' 
naux,  allant  de  bonne  foi  et  en  toute  confiance  faire  mettre 
la  crosse  en  l'air  aux  lignards  de  Versailles  et  trinquer  avec 
eux  au  cri  de  «  A  bas  l'Assemblée  et , Vive  la  Commune  ! 

Avec  toutes  ses  qualités  du  cœur  et  de  l'esprit,  avec  son 
ingéniosité,  sa  droiture,  son  intégrité,  sa  générosité,  sa 
nature  sympathique,  ce  malheureux  Gustave  Flourens  a 
fait  plus  de  mal  à  la  France  qu'un  général  ennemi  à  la  tète 
de  cinquante  mille  soudards;  O  jeune  démocratie,  que  tu  es 
simple  et  inexpérimentée  de  prendre  ces  naïfs  là  pour  chefs 
et  capitaines  ! 

Lundi,   10  avril. 

Paris  avait  des  représentants  qu'elle  aimait.  Elle  avait 
son  préféré,  son  petit  Benjamin,  auquel  elle  avait  donné 
deux  cent  mille  voix,  nombre  prodigieux;  elle  avait  envoyé 
à  l'Assemblée  des  hommes  à  qui  elle  voulait  faire  honneur, 
des  hommes  qui  lui  feraient  honneur,  espérait-elle.  Dès  la 
signature  du  traité  de  paix,  plusieurs  donnèrent  leur  démis- 
sion, quelques-uns  pour  ne  pas  ratifier  la  honte  de  la 
France,  d'autres  pour  protester  contre  les  insultes  faites  à 
Paris  et  à  la  République,  Victor  Hugo  parce  que  l'Assem- 
blée jetait  des  pierres  et  des  ordures  sur  la  personne  sacrée 
de  Garibaldi.  —  Après  la  promulgation  de  la  Commune, 
quelques-uns,  ne  pouvant  siéger  simultanément  à  Versailles 
et  à  THôtel  de  Ville,  optèrent  pour  l'Hôtel  de  Ville.  Quand 
Thiers  eut  lancé  sa  première  bombe  contre  Paris,  nous  pen- 
sions que  tous  les  députés  de  Paris  qui  étaient  encore  à 
Versailles  protesteraient  solennellement  contre  cette  infa- 
mie et  viendraient  prendre  avec  nous  leur  part  du  danger. 
Nous  avions  rêvé  que  Louis  Blanc,  que  Langlois,  que 
Dorian,  que  Farcy,  que  Brisson,  que  Victor  Schœlcher, 
qu'Edgar  Quinet  iraient  se  poster  à  la  Porte-Maillot,  et, 
devant  les  Vinoy,  les  Charette,  les  Cathelineau,  les  Galif- 
fet,  ils  étendraient  la  main  :  «  Nous  vous  défendons  de 
toucher  à  Paris  !   » 

Oui,  nous  rêvions  cela,  et  chaque  matin  nous  deman- 
dions :  «  Sont-ils  arrivés  pendant  la  nuit  ?  » 


100  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Nous  nous  trompions.  Ils  ne  sont  pas  venus.  Ils  sont  res- 
tés à  Versailles,  faisant  la  sourde  oreille  au  tonnerre  du 
bombardement,  au  roulement  de  la  fusillade.  Ils  n'ont  pas 
voulu  s'apercevoir  que  les  monarchistes  se  sont  rués  sur  la 
grande  et  noble  cité  républicaine  pour  l'assassiner.  Ils  ont 
oublié  qu'ils  sont  les  représentants  de  Paris,  pour  n'être 
plus  à  Versailles  que  des  députés  quelconques.  Cela  nous 
est  douloureux  à  constater.  Ils  étaient  bien  haut  dans  notre 
estime,  ils  sont  tombés  bien  bas. 

Parmi  eux  tous,  un  seul  à  notre  connaissance  est  venu  à 
Paris,  un  seul  a  agi,  un  seul  s'est  employé  pour  la  paix, 
c'est  Victor  Schœlcher.  Nous  n'étions  pas  très  contents  de 
lui  pendant  le  siège,  en  novembre,  en  janvier,  sa  conduite 
ne  nous  plaisait  guère,  nous  lui  reprochions  avec  amertume 
d'avoir  si  maladroitement  endossé  le  parjure  de  l'amiral 
Saisset,  affiché  à  vingt  mille  exemplaires.  —  Nous  faisions, 
nous  faisons  nos  réserves  sur  les  actes  de  notre  mandataire 
Schœlcher,  mais  au  moins  fait-il  ce  qu'il  peut.  11  y  a 
trois  jours,  il  a  publié  avec  ses  jeunes  collègues  Floquet 
et  Lockroy  la  proposition  à  l'Assemblée  d'un  traité  de 
paix. 

Ce  projet  nous  offense  car  il  proclame  le  droit  de  Ver- 
sailles et  le  tort  de  Paris,  ce  projet  nous  ne  l'accepterions 
pas;  mais  en  le.  refusant,  nous  dirions  à  son  auteur  :  «  nous 
ne  pouvons  nous  entendre,  mais  nous  vous  savons  gré  de 
vos  bonnes  intentions.  » 

Voici  les  passages  principaux  de  la  proposition  Schœl- 
cher : 

«  L'Assemblée,  bien  qu'elle  ait  le  droit  de  son  côté,  ne 
peut  avoir  la  criminelle  pensée  d'assiéger  Paris...  Si  elle 
tentait  de  prendre  la  capitale  de  vive  force,  à  coups  de  ca- 
nons, elle  trouverait  sur  ses  remparts  les  adversaires  même 
les  plus  déterminés  de  la  Commune,  dont  le  devoir  serait 
alors  de  protéger  1 .500.000 hommes,  femmes,  enfants,  vieil- 
lards qui  ne  s'occupent  pas  de  politique,  qui  ne  sont  nulle- 
ment responsables  de  la  résistance  des  communalistes  au 
pouvoir  central,  et  dont  un  grand  nombre  périrait  au  milieu 
des  implacables  combats  de  la  guerre  civile... 

«  La  Commune,  de  son  côté,  quoiqu'elle  soit  maîtresse 
souveraine  de  la  ville,  doit  s'avouer  que  le  Gouvernement  a 
su  se  faire  une  armée  fidèle  et  que,  sans  officiers,  sans  gé- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  101 

néraux,  sans  cavalerie,  elle  ne  pourra  le  renverser,  malgré 
l'intrépidité  de  ses  gardes  nationaux. 

«  Cependant  il  faut  sortir  de  l'effrayante  situation  où  nous 
nous  trouvons.  » 

Voici  les  termes  auxquels  on  peut  équitablement  se  ral- 
lier :  la  Commune  reconnaîtrait  l'autorité  de  l'Assemblée, 
autorité  souveraine,  puisqu'elle  est  issue  du  suffrage  uni- 
versel. La  Commune  rendrait  au  gouvernement  tous  ses 
pouvoirs  et  se  restreindrait  à  l'exercice  des  fonctions  muni- 
cipales..  .  A  son  tour,  l'Assemblée  accepterait  le  programme 
de  l'Union  :  Reconnaissance  de  la  République  en  France, 
du  droit  municipal  de  Paris,  maintien  de  sa  garde  natio- 
nale. 

«  L'Assemblée  s'indignera  peut-être  qu'on  lui  propose 
de  traiter  d'égal  à  égal  avec  des  insurgés  »  ;  mais  ces  insur- 
gés sont  maîtres  de  la  capitale,  ils  y  disposent  de  tout,  ils  y 
gouvernent,  ils  ont  une  vaillante  armée,  des  canons,  des 
arsenaux,  ils  sont  en  état  de  livrer  de  grandes  batailles,  ils 
sont  une  puissance  avec  laquelle  des  politiques  doivent 
compter.  Ce  n'est  pas  plus  là  transiger  avec  l'émeute  que 
l'Assemblée  n'a  transigé  avec  les  Prussiens,  c'est  traiter 
avec  un  ennemi  qui  est  fort. 

«  L'arrangement  ne  va  pas  au  delà  de  ce  que  le  parti  libé- 
ral demande  depuis  de  longues  années,  de  ce  que  les  mem- 
bres actuels  du  Gouvernement  demandent  eux-mêmes  ;  il 
n'impose  aux  belligérants  aucune  concession  humiliante. 
LaCommunenomméeirrégulièrement, maispar240  OOOélec- 
teurs,  voit  son  mandat  ratifié  et  s'en  tient  satisfaite.  Et  le 
Gouvernement  rentre  en  possession  de  ses  pouvoirs  ». 

L'arrangement  serait  possible  sur  ces  bases,  et  Paris  n'en 
demande  pas  davantage,  mais  ce  dont  Paris  ne  se  tiendrait 
jamais  pour  satisfait,  c'est  d'avouer  qu'il  a  eu  tort  de  pro- 
céder à  ses  élections  municipales,  d'avoir  eu  tort  de  se  dé- 
fendre quand  on  l'a  attaqué. 

Quoi  qu'il  en  soit,  grâces  vous  soient  rendues,  citoyen 
Victor  Schœlcher,  pour  votre  tentative  de  conciliation. 
Nous  l'eussions  saluée  avec  transport,  si  elle  n'impliquait 
que  nous  sommes  coupables.  A  cela  près  nous  vous  recon- 
naissons raisonnable  et  équitable. 

Quant  à  la  déclaration  des  neuf  députés  de  Paris,  commu- 
niquée aux  journaux  de  Versailles,  signée  :  Louis  Blanc, 


102  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Henri  Brisson,  Edmond  Adam,  Tirard,  Farcy,  Peyrat,  Ed- 
gar Quinet,  Langlois,  Dorian,  elle  nous  attriste,  et  même 
nous  irrite  et  nous  offense.  Ceux  que  nous  aimions  tant  nous 
condamnent  avec  sévérité,  nos  propres  représentants  nous 
chapitrent  et  nous  font  la  leçon  de  la  belle  manière  : 

«  Ceux  qui  ont  été  entraînés  dans  l'insurrection  auraient  dû 
frémir  à  la  seule  pensée  d'aggraver  le  fléau  de  l'occupation 
étrangère  par  le  lléau  des  discordes  civiles...  S'il  est  légi- 
time de  demander  pour  Paris  comme  pour  les  autres  villes 
de  France  la  liberté  pleine  et  entière  des  libertés  commu- 
nales, il  ne  Test  pas  de  la  demander  à  une  révolte  contre  le 
suffrage  universel...  Si  l'excès  de  la  centralisation  est  un 
mal,  l'autonomie  de  la  Commune  poussée  jusqu'à  la  des- 
truction de  l'unité  nationale,  œuvre  de  plusieurs  siècles,  est 
un  mal  bien  plus  grand  encore.  Travailler  à  la  dislocation 
de  la  France,  c'est  répudier  les  traditions  de  la  Révolution 
française...  » 

Voilà  comme  nos  représentants  prennent  notre  défense. 
Pas  une  ligne  de  blâme,  le  moindre  reproche,  à  ceux  qui 
bombardent  votre  ville?  Ceux  qui  ont  provoqué  vos  deux 
cent  mJie  électeurs  pour  les  massacrer,  ceux  qui  les  vou- 
draient affamer  et  réduire  en  esclavage  ont  raison.  —  C'est 
un  réquisitoire,  un  acte  d'accusation.  Que  dirait  de  plus 
M.  Thiers  contre  Paris  et  la  Commune?  Et  si  Paris  n'est 
qu'un  révolté  contre  le  suffrage  universel,  si  la  Commune- 
ne  fait  autre  chose  que  disloquer  la  France  et  répudier  la 
Révolution,  d'un  autre  côié,  les  neuf  représentants  nous 
affirment  que  l'Assemblée  de  Versailles  n'est  pas  ce  que 
nous  pensons  : 

«  11  serait  inexact  dimputer  cet  esprit  monarchiste  à 
FAssemblée  tout  entière  ou  même  à  la  majorité...  Pas  un 
membre  de  la  majorité  n'a  encore  mis  ouvertement  en 
question  le  principe  républicain...  » 

Représentants  de  la  Seine,  qu  afiîrmez-vous  là  !  Jusqu'à 
aujourd'hui,  nous  vous  écoutions  avec  respect  et  recueille- 
ment, chacune  de  vos  paroles  était  pour  nous  parole  de 
vérité.  Peyrat,  Langlois,  et  Brisson,  vous  nous  dites  donc 
que  la  majorité  de  l'Assemblée  ne  se  compose  pas  de  légi- 
timistes, d'orléanistes  et  de  cléricaux  ?  Vous,  Edgar  Quinet, 
vous  vous  portez  caution  pour  la  sincérité  de  M.  Thiers?  Et 
vous,  citoyen  Louis  Blanc,  vous  garantissez  maître  Favre? 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  103 

Nos  représentants  concluent  :  «  Notre  ligne  est  toute 
tracée...  Nous  ne  nous  décourageons  pas,  nous  restons  au 
poste  que  vos  suffrages  nous  ont  assigné...  Si  la  République 
court  des  dangers,  nous  la  défendrons  avec  les  seules 
armes  efficaces,  la  discussion  libre  et  la  raison.  » 

Chacun  accomplit  son  devoir  comme  il  Tentend.  A  vos 
deux  cent  mille  électeurs  de  défendre  Paris  comme  ils  le 
pourront,  en  lui  faisant  un  rempart  de  leurs  corps.  Ils  com- 
battront, vos  électeurs,  et  non  pas  en  un  tournoi  littéraire, 
ils  se  battront  puisqu'on  les  attaque;  ils  tomberont,  s'il  le 
faut,  le  père  à  côté  du  fils,  le  frère  à  côté  du  frère. 

Quant  à  vous,  messieurs  les  représentants  de  Paris,  qui 
fûtes  nos  initiateurs,  nos  guides  et  nos  modèles,  rentrez 
dans  cette  Assemblée  qui  n'a  cessé  de  vous  huer  et  de  vous 
railler,  rassevez-vous  dans  vos  fauteuils  de  législateurs, 
attendant  à  votre  poste  le  jour  où  vous  pourrez  affronter 
pour  la  République  les  dangers  que  la  raison  fait  encourir 
dans  une  libre  discussion.  Les  séances  terminées,  vous 
avez  le  droit  maintenant  de  vous  rallier  au  cortège  de 
M.  Thiers.  M.  Thiers  aurait  même  mauvaise  grâce  à  vous 
refuser  une  place  dans  son  carrosse,  depuis  que  vous  lui 
avez  si  obligeamment  prêté  votre  parole  d'honneur  et  vos 
signatures.  Représentants  de  Paris  !  vou  s  n'ignorez  pas 
que  les  généraux  Vinoy  et  Valentin,  Ladmirault  et  Laveau- 
coupet.  enferment  un  exemplaire  de  -votre  déclaration 
dans  toutes  leurs  boîtes  à  mitraille  et  dans  chacune  de 
leurs  bombes  explosives.  Citoyens  de  Paris,  elle  a  son 
laissez-passer,  signé  de  vous,  toute  balle  qui  va  trouer  le 
cœur  d'un  citoyen  de  Paris.  Et  si  vous  nous  revenez  à  la 
suite  des  zouaves  pontificaux  et  des  argcfusins  bonapartis- 
tes, si  vous  revenez  derrière  les  généraux  vainqueurs, 
regardez  cependant  avec  quelque  indulgence  les  cadavres 
de  vos  ayant-droit  ;  pardonnez  ce  que  vous  appelez  leur 
révolte  à  ceux  que  vous  verrez  couchés  sur  le  sol  sanglant, 
veuillez  considérer  qu'ils  n'ont  pas  su  distinguer  suffisam- 
ment entre  la  décentralisation,  raisonnable  et  la  décentrali- 
sation excessive,  et  qu'inexperts  dans  nos  traditions  d'u- 
nité nationale,  ils  ont  regardé  par  delà  notre  France  et  se 
sont  portés  avec  une  passion  trop  désintéressée  peut-être 
vers  lidéal  de  la  République  Universelle  et  de  la  fraternité 
des  peuples  ! 


104  JOLRNAL    DE    LA    COMMUNE 

Lundi,  10  avril. 

L'Officiel  de  Versailles  contient  la  nomination  de  M.  le 
général  Vinoy  au  grade  suprême  de  la  Légion  d'Honneur. 
L'arrêt  mérite  les  honneurs  de  la  citation  :  «  Considérant 
les  anciens  services  de  M.  le  général  de  division  Vinoy  et 
ses  services  pendant  et  d^^puis  le  siège  de  Paris, 

«  Le  Ministre  de  la  Justice  entenda, 

«  Le  général  Vinoy  est  nommé  Grand  Chancelier  de  la 
Légion  d'Honneur.  »    - 

Fait  à  Versailles,  le  6  avril  1871. 

A.  Thiers. 

Quels  sont  donc  les  anciens  services  de  M.  Vinoy?  — 
Voici  les  principaux  : 

Il  a  été  décoré  de  la  croix  de  chevalier  d'Honneur  pour 
avoir  fusillé  des  étudiants  à  Saint-Remy. 

Il  a  été  décoré  de  la  croix  de  chevalier  d'Honneur  pour 
avoir  mitraillé  les  bourgeois  en  décembre.  Le  Coup  d'Etat 
en  fit  un  personnage  des  plus  considérables,  un  sénateur, 
s'il  vous  plaît,  au  même  titre  qu'un  archevêque  de  France 
ou  un  Préfet  de  Police  ;  aux  Tuileries,  il  était  des  conseils 
de  Monsieur,  des  cotillons  de  Madame.  11  a  organisé  nos 
armées  de  Wissembourg  et  de  Sedan. 

Pendant  le  siège,  il  a  concouru  de  toutes  ses  forces  à 
exécuter  le  fameux  plan  Trochu.  11  a  fait  mieux,  il  a 
fusillé  la  foule  désarmée  le  21  janvier  sur  la  place  de  l'Hôtel 
de  Ville  et  il  a  eu  l'immortel  honneur  de  signer  la  capitu- 
lation de  Paris. 

Depuis  le  siège,  il  a  organisé  patiemment,  soigneuse- 
ment, intelligemment,  sous  les  ordres  de  MM.  Thiers  et 
Picard,  le  Coup  d'Etat  qui  a  si  brillamment  avorté  le 
18  mars. 

Enfin,  c'est  lui  qui  a  gagné  la  bataille  de  Chàtillon  contre 
ces  jobards  de  fédérés  dont  beaucoup  avaient  la  cartou- 
chière vide.  C'est  lui  qui  a  fait  fusiller  des  prisonniers 
désarmés,  et  qui,  du  doigt,  les  désignait  dans  les  rangs. 
C'est  lui  qui  a  fait  casser  la  tête  du  pauvre  Duval. 

Et  voilà  pourquoi  M.  le  général  de  division  Vinoy  est 
déclaré  par  M.  Thiers  l'homme  de  France  le  plus  hono- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  105 

rable  ;  en  foi  de  quoi  M.  le  Ministre  de  la  Justice  lui  fait 
porter  une  grande  plaque  de  métal  sur  l'estomac. 

Paris,   11  avril. 

Presque  simultanément,  nous  avons  appris  que  les  élec- 
tions complémentaires  de  la  Commune  devaient  avoir  lieu 
hier  et  qu'elles  n'ont  pas  été  faites.  C'est  là  une  grosse 
faute.  On  n'appelle  pas  les  citoyens  à  l'urne  électorale  pour 
leur  dire  :  «  Repassez  une  autre  fois  !  »  La  Commune 
actuelle  n'existe  que  par  le  vote  des  citoyens,  la  Commune 
sera  ce  qu'un  vote  nouveau  la  fera  :  elle  peut  nous  sauver, 
elle  peut  nous  perdre. 

Les  raisons  indiquées  pour  l'ajournement  sont  tellement 
judicieuses  que  nous  ne  comprenons  pas  qu'elles  n'aient 
pas  milité  tout  d'abord  pour  empêcher  qu'on  improvisât  la 
convocation  :  11  est  matériellement  impossible  de  convo- 
quer au  scrutin  les  électeurs  qui  combattent  aux  remparts. 
Aucune  liste  de  candidats  ne  circule  dans  le  public.  La  Com- 
mune n'a  fait  aucune  présentation  de  noms.  11  est  douteux 
qu'elle  ait  même  arrêté  avec  ses  amis  les  présentations  à 
faire  aux  arrondissements.  Puis,  il  n'y  aurait  pas  possibi- 
lité de  tenir  la  moindre  réunion  électorale  et,  sans  plu- 
sieurs réunions  préparatoires,  il  n'y  a  pas  de  choix 
sérieux.  On  prend  au  tas  les  premiers  noms  qui  se  pré- 
sentent à  la  vue,  on  les  jette  dans  la  boîte.  Ce  sont  les 
noms  d'hommes  intelligents,  vous  le  voulez  croire,  des 
noms  d'hommes  honnêtes,  vous  l'espérez  ;  mais,  honnêtes 
ou  malhonnêtes,  intelligents  ou  stupides,  ces  hommes  n'en 
seront  pas  moins  vos  représentants,  ils  sont  même  vos 
maîtres  et  dictateurs,  ils  vont  vous  sauver  ou  vous  perdre  : 
vos  vies,  vos  fortunes,  votre  honneur  sont  entre  leurs 
mains  !  —  Voilà  ce  qui  est  arrivé  pour  les  élections  du 
26  mars,  et,  quinze  jours  après,  nous  ne  savons  pas  encore 
si  nous  sommes  bien  ou  mal  tombés.  Nous  le  savons  d'au- 
tant moins  que  la  Commune  ne  publie  aucun  compte  rendu 
de  ses  séances,  qui  restent  closes  et  forcloses  pour  ses  amis 
de  Paris,  non  pour  les  ennemis  de  Versailles.  Le  Gaulois 
entr'autres  '  qui  publie  des  procès-verbaux,  plus  ou  moins 
fantaisistes  de  ses  réunions,  plus  ou  moins  grotesques,  et 
qu'il  prétend  acheter  d'un  membre  qui  a  le  droit  d'y  délibé- 


106  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

rer,  et  qu'il  prétend  même  ne  pas  acheter  plus  cher  que 
vingt  francs  par  jour.  Cette  réticence  persistante  produit  le 
pire  effet.  La  dictature  est  toujours  un  malheur,  mais  la  dicta- 
ture irresponsable  serait  un  crime.  Tout  gouvernement  oc- 
culte est  poussé  fatalement  vers  les  forfaits  ouïes  erreurs 
fatales.  Cette  funeste  expéditionde  Paris  sur  Versailles,  cette 
campagne  malencontreuse  de  Clamart  et  de  Chàtillon,  de 
Rueil  et  du  mont  Vaiërien,  la  Commune  avait-elle  le  droit 
de  les  décider  sans  prendre  Tavis  de  ceux  dont  elle  enga- 
geait l'avenir  ?  —  Il  y  a  plus,  dans  cette  lutte  contre  toutes 
les  forces  réactionnaires  de  France,  la  Commune,  pour 
vaincre,  doit  être  soutenue  par  le  dévouement  de  ses  par- 
tisans, par  Tenthousiasme  qui  affronte  la  mort.  Mais,  à 
moins  d'être  un  jésuite,  peut-on  se  livrer  corps  et  àme  à 
une  administration  secrète  ?  —  à  moins  d'avoir  un  cœur 
d'amadoupeut-on  prendre  feu  pour  un  ensemble  d'individua- 
Jiiës  inconnues,  parmi  lesquelles  foisonnent  des  imbéciles 
et  grouillent  quelques  traîtres?  Pourquoi  arrête -t-on  des 
membres  de  la  Commune  ?  —  S'ils  ont  mérité  leur  arres- 
tation, c'est  un  fait  grave  — ,  s'ils  n'ont  pas  mérité  leur 
arrestation,  c'est  un  fait  plus  grave.  Et  il  est  peut-être 
plus  grave  encore  d'ignorer  si  quelques  memi>res  ont 
mérité  cette  mesure  sévère,  ou  si  l'Assemblée  tout  entière 
a  commis  un  excès  de  pouvoir.  Le  Vengeur,  journal  de 
Félix  Pyat,  qui  est  dans  le  secret  des  dieux,  nous  a  com- 
munifjué  négligemment  un  entrefilet  de  trois  lignes  :  «  Dé- 
cret de  la  Commune  sur  l'arrestation  de  ses  membres.  Ils 
pourront  être  arrêtés  sans  le  vote  de  l'Assemblée  ;  mais  ils 
auront  le  droit  d'être  entendus  par  elle  ».  Cela  nous  ouvre 
des  perspectives  inattendues  sur  la  composition  de  cette 
Assemblée  et  sur  les  procédées  qu'on  y  peut  mettre  en 
usage  entre  collègues. 

Si  nous  ne  pouvons  nous  renseigner  par  les  comptes-- 
rendus,  c'est,  à  ce  que  l'on  entend  chuchoter,  c'est  grâce  à 
la  générosité  de  l'Assemblée  qui,  par  respect  pour  elle- 
même,  voudrait  jeter  un  voile  sur  les  agissements  de  la 
minorité,  ne  pas  nous  décourager  par  le  spectacle  de  nulli- 
tés prétentieuses,  ne  pas  nous  irriter  par  la  vue  de  furieuses 
insanies...  C'est  possible,  mais  on  a  tort  d'être  si  discret 
avec  notre  propre  bien  ;  nos  intendants,  nos  mandataires, 
élus  au  cri  du  mandat  impératif  qu'on  poussait  sur  toute  la 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  107 

ligne,  n'ont  pas  le  droit  de  nous  laisser  ignorer  plus  long- 
temps ce  qu'ils  font  de  notre  existence. 

Cette  non  publicité  des  séances,  qui  coupe  la  communi- 
cation entre  le  peuple  et  son  gouvernement  et  empêche  la 
Commune  de  retremper  ses  forces  dans  le  peuple  qui  Ta 
élue,  produit  un  autre  inconvénient,  un  autre  malheur, 
devrions-nous  dire.  Plusieurs  des  élus  dont  la  présence  à  la 
Commune  était  une  garantie  de  bon  sens  et  d'honnêteté 
pour  tous,  et  non  pas  seulement  pour  les  moins  avancés,  se 
retirent.  Quelques-uns  ont  dit  à  certains  d'entre  eux  : 
«  Vous  êtes  de  nos  officiers,  et  nous  sommes  dans  la 
bataille.  Or,  TofTicier  qui  donne  sa  démission  devant  l'en- 
nemi n'est  pas  un  démissionnaire,  mais  un  déserteur,  ils 
ont  répondu  :  «  Vous  nous  reprochez  de  manquer  d'honneur, 
et  c'est  notre  honneur  que  nous  avons  tenu  à  sauvegarder. 
Nos  gens  de  la  Commune  ont  fait,  font  et  feront  des  bêtises, 
et  pis  que  des  bêtises.  Si  les  discussions  étaient  publiques, 
chacun  aurait  sa  part  de  responsabilité  et  la  porterait 
devant  le  juge  universel.  Mais  n'étant  pas  libres  de  protes- 
ter contre  les  actes  de  nos  collègues,  nous  ne  voulons  pas 
passer  nous-mêmes  pour  auteurs  d'actes  qui  se  font  mal- 
gré nous.  » 

Certes,  il  y  a  des  nécessités  stratégiques  :  elles  se  con- 
cilient peu  avec  la  publicité  des  séances  et  autres  exigences 
morales,  mais  il  faut  les  concilier.  Paris  peut  avoir  raison 
et  être  vaincu,  mais  s'il  a  tort,  il  ne  vaincra  pas. 

Mercredi,  12  avril. 

«  Dans  la  journée  d'hier,  raconte  Le  Rappel,  le  feu  s'était 
de  part  et  d'autre  notablement  ralenti;  une  sorte  de  trêve 
tacite  semblait  s'être  établie  entre  Paris  et  Versailles.;  on 
croyait  sentir  dans  la  situation  une  véritable  détente:  la 
députation  de  la  Franc-maçonnerie  devait  déjà  être  arrivée 
auprès  de  M.  Thiers;  on  parlait  d  un  manifeste  des  députés 
de  la  gauche  ;  enfin  les  délégués  de  l'Union  républicaine, 
munis  de  sauf-conduits,  étaient  partis  à  quatre  heures  pour 
leur  mission  conciliatrice. 

«  La  canonnade  avait  b'en  un  peu  repris  dans  l'après- 
midi,  mais  non  plus  vivement  que  les  derniers  jours. 

«  Tout  à  coup,  à  neuf  heures,  des  détonations  ont  retenti, 


108  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

à  coups  si  violents  et  si  pressés,  que  tout  Paris  presque  a 
pu  croire  que  la  bataille  était  dans  Paris  même.  La  canon- 
nade et  la  mousquetterie  se  suivaient,  se  mêlaient  avec 
fureur.  Le  ciel  était  sillonné  d'éclairs  aussi  fréquents  que 
des  éclairs  de  chaleur,  et  qui  étaient  des  éclairs  de  massa- 
cre. C'étaient  les  troupes  de  Versailles  qui  attaquaient  les 
forts  du  sud  :  C'était  le  maréchal  Mac-Mahon  qui,  entré  le 
matin  en  possession  du  commandement,  voulait  marquer 
ses  débuts  par  un  grand  coup,  et  tentait  de  forcer  Paris 
par  une  surprise  nocturne. 

«  L'horrible  combat  a  duré  une  heure  et  demie  avec 
cette  effroyable  intensité,  puis,  les  coups  se  sont  ralentis  et 
ont  bientôt  tout  à  fait  cessé. 

«  Mac-Mahon  et  les  bataillons  de  Versailles  étaient 
repoussés. 

«  La  population,  amassée  dans  les  rues  et  sur  les  places, 
se  souviendra  néanmoins  de  l'angoisse  et  du  supplice  de 
cette  soirée.  Jamais,  au  temps  du  siège,  le  bombardement, 
jamais  les  sorties  n'ont  eu  ce  fracas  et  cet  acharnement. 
Dans  tous  les  groupes  l'indignation  était  égale  à  la  douleur. 
Et  on  ne  savait  lequel  on  devait  le  plus  accuser  et  détester, 
du  politique  ou  du  militaire  —  de  M.  Thiersqui  semble  vou- 
loir tendre  à  son  tour  aux  Parisiens  ce  piège  des  négocia- 
tions dans  lequel  Font  fait  tomber  les  Prussiens,  —  ou  de 
M.  Mac-Mahon  qui  ose  essayer  de  prendre  sur  Paris  sa 
revanche  de  Sedan.  » 

Paul  Meurice. 

Le  fait  est  que  tout  d'un  coup  Paris  soubresauta,  surpris 
par  ce  formidable  vacarme,  et  de  minute  en  minute  l'in- 
quiétude allait  croissant  avec  le  bruit.  Il  venait  à  la  fois  du 
sud  et  de  l'ouest.  L'enceinte  était  attaquée  sur  plusieurs 
points,  du  côté  de  Montrouge,  de  Vanves,  d'Issy  et  d'Asniè- 
res,  d'Asnières  dont  s'est  emparé  par  un  intelligent  coup 
d'audace,  le  général  Dombrowski,  pour  avoir  un  pied  sur 
l'autre  rive  de  la  Seine  et  prendre  en  face  les  assaillants  de 
Neuilly. 

Les  boutiques  se  fermaient  précipitamment,  les  cafés  se 
vidaient,  des  groupes  nombreux  se  formaient  dans  les  rues 
et  sur  les  places.  Les  hauteurs  de  Montmartre  et  de  Belle- 
ville  s'étaient  couvertes  de  curieux.  Regardant  les  lueurs 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  109 

qui  sillonnent  le  ciel,  on  aurait  dit  Paris  assailli  dans  la  nuit 
par  la  foudre  et  les  éclairs. 

C'était  la  grande  attaque  annoncée  par  M.  Tliiers  à  ses 
fidèles,  la  grande  victoire  de  Mac-Malion  promise  aux 
monarchistes  de  l'Assemblée.  L'assaut  du  dehors  devait 
être  accompagné  d'un  soulèvement  à  l'intérieur. ..  Mais  le 
complot  a  raté,  on  n'a  remarqué  rien  de  particulier  dansjes 
groupes,  la  seule  preuve  que  les  trahisons  couvent  dans 
l'ombre,  c'est  que  tous  les  endroits  où  se  massent  les  gardes 
nationaux  sont  régulièrement  visités  par  les  obus. 

•l'étais  au  centre  de  Paris  quand  j'entendis  la  première 
décharge.  Mon  cœur  battait.  Ces  coups  de  canon,  ces 
mitrailleuses,  ces  feux  de  file  et  de  peloton  qui  se  succé- 
daient sans  interruption  le  mettaient  en  émoi...  J'allai 
précipitamment  vers  le  point  qui  me  semblait  le  plus 
menacé,  celui  de  Montrouge.  En  route,  trois  cavaliers 
m'apparaissent  un  instant,  laissant  comme  une  trace  rouge 
dans  l'obscurité,  c'était  la  vision  bruyante  de  membres  de 
la  Comm.une  avec  leurs  écharpes  :  ils  se  sont  fait  la  loi 
d'avoir  toujours  quelqu'un  présent  sur  le  lieu  du  danger. 

Je  vois  les  citoyens  travaillant  dans  les  ténèbres  à  des 
barricades.  —  «  Mais,  rassurez-vous,  citoyens,  les  Ver- 
saillais  sont  déjà  repoussés...  » 

Mercredi,   12  avril. 

Dimanche  dernier  était  la  fête  de  Pâques.  L'Eglise 
enseigne  qu'à  pareil  jour,  il  y  a  tantôt  dix-neuf  cents 
années,  le  Fils  de  Dieu,  remontant  des  enfers,  apporta  au 
ciel  le  pardon  universel,  la  réconciliation  de  toutes  les 
offenses.  —  On  m'affirme  qu'en  son  discours  aux  fidèles, 
se  réunissant  autour  de  la  Sainte-Table,  M.  Paumier, 
pasteur  de  l'Eglise  réformée  de  Paris,  ex-payée  par  l'Etat, 
a  proféré  les  paroles  suivantes  : 

«  Maintenant  que  la  crapule  est  au  pouvoir 11 

Mardi,  12  avril. 

Pendant  que  Paris  réorganise  péniblement  la  désorgani- 
sation systématique  dont  il  lui  a  fallu  hériter,  pendant 
qu'il  discipline  ses  bataillons  novices,  exerce  ses  artilleurs, 
cherche  des  officiers  et  des  généraux  et  se  voit  obligé  de 


:      ■ 


110  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

les  ramasser  au  hasard  dans  le  tas,  M.  Thiers,  qui  ne 
manque  pas  de  colonels  et  de  maréchaux,  grossit  son  armée 
de  jour  en  jour.  M.  de  Bismarck  lui  envoie  des  soldats 
d'Allemagne.  Les  mobilisés,  les  débris  des  armées  de 
Chanzy,  de  Faidherbe,  de  Bourbaki  sont  réexpédiés  sur 
Versailles,  arrachés,  s'il  le  faut,  aux  travaux  déjà  repris  de 
la  charrue  et  de  Tatelier.  M.  Thiers  sempare  des  marins, 
il  désarme  la  flotte  de  ses  canons,  il  se  fait  fabriquer  des 
wagons  blindés  par  les  Compagnies  de  chemins  de  fer,  les 
forteresses  que  M.  Favre  n'a  pas  livrées  se  dégarnissent  de 
leurs  mortiers,  bombes  et  obus,  les  poudrières  se  vident  : 
Versailles,  les  plaines  tout  autour  ne  sont  plus  qu'un  vaste 
parc  d'artillerie. 

Mais  de  tous  les  canons  à  longue  portée  qui  vomissent  la 
destruction  sur  Paris,  le  plus  terrible   assurément  est  la 
calomnie.  Et  dans  l'art  de  la  manier,  M.  Thiers  en  remon- 
trerait à  Tartufe  et  à  Bazile  ;  nul  autant  que  cet  odieux 
petit  homme  n'a  le  mensonge  coulant,  simple  et  facile,  il  a 
la  scélératesse  enjouée,    la  perfidie  joviale.    Comme   il  a 
trompé  tout  le  monde,  tous  les  partis  coalisés,  les  républi- 
cains versaillais  y  compris,  lui  ont  confié  la  France,  chacun 
dans  l'espoir  que  le  vieux  singe  jouerait  quelque  tour  aux 
partis  ennemis.  M.  Thiers,  le  plus  habile  calomniateur  du 
monde,  à  dire  d'experts,  a  rendu  plus  de  services  à  l'As- 
semblée   que    plusieurs    divisions    d'artillerie.    Dix -huit 
heures  sur  vingt-quatre,   l'infatigable  vieillard  travaille  ; 
tous  les  fils  du  télégraphe  de  France  et,  pour  ainsi  dire, 
du  monde  entier,  aboutissent  à  son  cabinet  ;  nuit  et  jour,  il 
fait  mentir  le  fluide  électrique  ;  cent  préfets,  cent  procu- 
reurs,  cent    généraux  répercutent   le    mensonge   à   leurs 
mille   sous-préfets,    substituts,   lieutenants  et    sous-lieu- 
tenants ;  le  mensonge  est  réimprimé  par  les  journaux  à 
quelques  cent  mille  exemplaires.  Chacun  répétant'  le  men- 
songe croit  lui-même  le  mensonge,  la  crédulité  exalte  le 
mensonge  et  l'exagération  à   son  tour   enivre   la   sottise, 
enthousiasme  la  niaiserie.  Et  Paris  ne  peut  se  défendre  et 
plaider  sa  cause  auprès  de   la   province    abusée,    car   la 
première   habileté   du   méchant  petit  vieillard   a    été    de 
supprimer  tout  envoi  de  journaux  et  même  tout  envoi  de 
correspondance  entre  Paris  et  la  province.  —  Les  négo- 
ciants ont  été  en  députation  supplier  M.  Thiers  de  ne  pas 


JOURXAL    DE    LA    COMMUNE  llj[ 

ajouter  ce  nouveau  trouble  à  tous  les  malheurs  qui  nous 
accablent  déjà  ;  M.  Thiers  a  été  inflexible,  car  le  succès  de 
son  plan  est  à  ce  prix,  M.  Thiers  veut  être  le  seul  à  mentir, 
personne  ne  mentira  concurremment  à  lui,  personne  sur- 
tout ne  pourra  dire  la  vérité. 

J'ai  sous  les  yeux  une  série  de  télégrammes  et  circulaires 
de  M.  Thiers.  Si  telles  sont  les  dépêches  publiques,  que 
peuvent  être  les  confidentielles  ï 

Dès  le  lendemain  de  sa  frasque  du  18  mars,  à  huit  heures 
du  matin  déjà,  il  télégraphiait  : 

«  Le  Président  du  Conseil  du  Gouvernement,  chef  du 
Pouvoir  exécutif,  aux  Préfets,  Sous-Préfets,  Généraux 
commandant  les  divisions  militaires.  Préfets  maritimes, 
Premiers  Présidents  des  Cours  d'appel.  Procureurs  géné- 
raux, Receveurs  généraux.  Archevêques  et  Evèques  : 

«  Le  Gouvernement  tout  entier  est  réuni  à  Versailles, 
l'Assemblée  s'y  réunit.  L'armée,  au  nombre  de  quarante 
mille  hommes,  s'y  est  concentrée  en  bon  ordre,  sous  le 
commandement  du  général  ;  toutes  les  autorités,  tous  les 
chefs  de  l'armée  y  sont  arrivés.  » 

Pour  énoncer  une  exactitude  ou  un  mensonge,  trois 
lignes  suffisent  ;  pour  la  rectification,  trente  lignes  ne 
suffisent  pas  toujours...  Mieux  vaut  transcrire  autant  que 
possible  sans  démenti  ni  commentaire. 

Le  20  mars,  long  factum,  publié  par  Y  Officiel  de  Ver- 
sailles. Nous  l'avons  déjà  résumé  ailleurs...  «  2i  mars  : 
Faites  arrêter  sur  le  champ  et  poursuivre  avec  toute 
rigueur  les  émissaires  de  Paris...  » 

Le  23  mars,  ^L  Thiers  annonce  à  la  France  que  toute  la 
France  est  ralliée  au  Gouvernement  ; 

Que  les  départements  devront  envoyer  à  l'Assemblée 
nationale  des  régiments  de  gardes  nationaux  pour  la 
défendre  ; 

Que  le  parti  de  Tordre,  faisant  à  Paris  une  démonstration 
pacifique,  a  été  assailli  par  le  feu  des  insurgés.  Le  meurtre 
de  trop  nombreuses  victimes  a  soulevé  l'indignation  géné- 
rale. Le  parti  de  l'ordre,  courant  aussitôt  aux  armes,  a 
occupé  les  principaux  quartiers  de  la  capitale  et  les  insurgés 
sont  maintenus...; 

Que  l'armée  se  renforce  à  chaque  instant  ;  que  le  43^  ré- 
;giment  a  quitté  Paris  sans  rendre  les  armes.  (Le  Comité 


112  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

central,  entr'autres  étourderies,  l'avait  laissé  s'en  aller 
tranquillement).  Pour  cet  exploit  l'Assemblée  a  reçu  le 
43^  avec  une  solennité  incomparable...; 

Qu'à  Lyon,  les  anarchistes  ont  proclamé  la  Commune  et 
fait  des  manifestations  demeurées  sans  réponse  dans  le 
reste  de  la  France...  » 

Même  jour,  Thiers  aux  Préfets  :  «  Organisez  d'urgence 
les  bataillons  pour  la  défense  de  l'Assemblée.  Prenez  bien 
garde  qu'ils  soient  armés  d'un  bon  esprit  ;  faites-les  partir 
en  nous  prévenant.  » 

26  mars  :  «  Rien  de  nouveau.  Lyon  est  tout  à  fait  rentré 
dans  l'ordre,  grâce  à  l'énergie  du  général  et  du  préfet,  et 
grâce  aussi  au  concours  que  la  garde  nationale  leur  a 
prêté.  » 

«  A  Marseille,  des  étrangers  appuyant  les  anarchistes 
ont  occasionné  une  émotion  passagère  que  les  forces, 
envoyées  sur  les  lieux,  auront  bientôt  réprimée. 

«  Toulouse  essaie  d'imiter  ce  triste  exemple,  mais  sans 
force  véritable. 

«  Sauf  ces  tentatives  insignifiantes,  la  France,  résolue  et 
indignée,  se  serre  autour  du  Gouvernement  et  de  l'Assem- 
blée nationale  pour  réprimer  l'anarchie.  Cette  anarchie 
essaie  toujours  de  dominer  Paris. 

{(  Un  accord  auquel  le  Gouvernement  est  resté  étranger 
s'est  établi  entre  la  prétendue  Commune  et  les  Maires  pour 
en  appeler  aux  élections.  Klles  se  feront  probablement  sans 
liberté  et  dès  lors  sans  autorité  morale...  » 

(Ce  paragraphe  est  d'une  importance  extrême  dans 
l'histoire  du  mouvement.  M.  Thiers  ne  conteste  pas  en 
principe  le  droit  de  Paris  d'en  appeler  au  suffrage  universel. 
Thiers  se  réserve  évidemment  d'accepter  le  résultat  des 
élections  si  les  élections  sont  favorables  au  Gouvernement 
de  Versailles  ;  Thiers  se  réserve  un  prétexte  pour  le 
contester,  car  ces  élections  se  feront  probablement  sans 
liberté.  Or,  malgré  l'excitation  antérieure  des  esprits, 
l'élection  du  26  mars  s'est  faite  avec  une  liberté  entière. 
Donc  l'élection  qui  avait  autorité  légale  a  autorité  mo- 
rale.) 

«  Que  le  pays,  ajoute  M.  Thiers  ait  confiance.  L'ordre 
sera  rétabli  à  Paris  comme  ailleurs.  » 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  113 

«  28  mars. 

«  L'ordre  déjà  rétabli  à  Lyon  vient  de  l'être  à  Toulouse 
(M.  Thiers  n'annonce  les  insurrections  que  lorsqu'elles  sont 
étouffées)  d'une  manière  prompte  et  complète... 

«  Le  plan  d'insurger  les  grandes  villes  a  donc  complète- 
ment échoué.  Les  auteurs  de  ces  désordres  auront  à  en 
rendre  compte  devant  la  justice.  Ils  n'ont  conservé  une 
sorte  d'influence  que  sur  Marseille,  Narbonne  et  St-Etienne, 
où  cependant  la  Commune  est  expirante. 

«  La  France  est  tout  entière  ralliée  derrière  le  Gouver- 
nement légal. 

«  A  Paris,  les  élections  auxquelles  des  maires  s'étaient 
résignés,  ont  été  désertées  par  les  amis  de  l'ordre.  Là  où 
ils  ont  pris  le  parti  de  voter,  ils  ont  obtenu  la  majorité,  qu'ils 
obtiendront  toujours,  lorsqu'ils  voudront.  On  va  voir  ce 
qui  sortira  de  ces  illégalités  accumulées.  » 

(L'élection  du  26  mars  ayant  donné  victoire  à  la  Com- 
mune n'est  plus  annoncée  que  comme  étant,  en  tout  ou  en 
partie,  une  des  illégalités  s'ajoutantàune  foule  d'autres.) 

«  1"  avril. 

«  Le  progrès  de  l'ordre  a  été  continu  depuis  trois  jours. 
Le  calme  s'est  maintenu  constamment  à  Lyon  ;  il  a  été  réta- 
bli à  St-Etienne  et  au  Creuzot.  A  Toulouse,  la  soumission 
ne  s'est  pas  démentie,  depuis  que  le  préfet  est  rentré.  Les  ri- 
dicules auteurs  de  l'insurrection  de  Narbonne  avaient  la 
prétention  de  prolonger  leur  résistance.  Abordés  parle  gé- 
néral Keutz,  à  la  tête  de  900  hommes,  ils  ont  déposé  les 
armes.  Leur  chef  est  sous  la  main  de  la  justice.  A  Perpi- 
gnan, l'autorité  est  parfaitement  obéie...  (Pourquoi  le  dire, 
alors  ?) 

«  A  Marseille,  la  garde  nationale  et  la  municipalité,  ne 
voulant  pas  assumer  la  responsabilité  d'une  guerre  civile 
ont  fait  une  déclaration  qui  implique  la  reconnaissance  du 
gouvernement  élu.  L'arméeva  rentrer  en  force  à  Marseille, 
et  tout  terminer.  Ainsi  la  France  entière,  sauf  Paris,  est  pa- 
cifîép. 

«  A  Paris,  la  Commune,  déjà  divisée,  essayant  de  semer 
partout  des  fausses  nouvelles  et  pillant  les  caisses piibliquesy 

8 


114  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

s'agite  impuissante.  El. e  est  en  horreur  aux  Parisiens  qui 
attendent  avec  impatience  le  moment  d'en  être  délivrés. 

«  L'Assemblée  nationale,  serrée  autour  du  Gouvernement, 
siège  paisiblement  à  Versailles  où  acheté  de  s'orgaîi'ser 
une  des  plus  belles  armées  que  la  France  ait  possédées,  ^t 

(La  phrase  est  devenue  célèbre.) 

«  Les  bons  citoyens  peuvent  donc  se  rassurer  et  espérer 
la  fin  prochaine  d'une  crise  qui  aura  été  douloureuse  mais 
courte. 

(En  écrivant  ces  mots,_M.  Thiers  donnait  ses  derniers 
ordres  pour  l'attaque  de  Neuilly  le  lendemain  matin.) 

a  ils  (les  bons  citoyens;  peuvent  être  certains  qu'on  ne 
leur  laissera  rien  ignorer,  et  que  lorsque  le  Gouvernement, 
se  taira,  c'est  qu'il  n'auraaucun  fait  intéressant  à  leur  faire 
connaître.   » 

«  5  avril. 

L'attaque  de  M.  Thiers  contre  Neuilly  a  échoué,  l'attaque 
de  la  Commune  contre  Versailles  a  également  échoué. 
M.  Thiers  sent  le  besoin  de  se  justifier,  insulte  les  gens 
de  la  Commune  et  surtout  les  accuse  de  mensonge  : 

«  Les  hommes  qui  ont  mis  la  main  sur  Paris  n'épargnent 
rien  pour  le  tromper,  pour  faire  haïr  le  gouvernement  qui 
défend  l'ordre  et  la  loi,  c'est-à-dire  la  liberté  et  la  Répu- 
blique !  Après  s'être  emparés  de  Paris  par  un  coup  de 
force,  et  grâce  à  l'horreur  qu'inspirait  l'elîusion  du  sang, 
après  avoir  cru  s'assurer  leur  prise,  grâce  à  un  simulacre 
d'élections,  répudiées  comme  dérisoires  par  les  citoyens 
éclairés,  ils  ont  soin  d'isoler  Paris  de  tout  ce  qui  pourrait 
jeter  la  lumière  sur  les  événements...  » 

(C'est  donc  la  Commune  qui  entoure  l'enceinte  de  Paris 
d'un  cercle  de  canons  et  de  baïonnettes,  c'est  la  Commune 
qui  saisit  les  journaux  et  correspondances  de  Paris  pour 
la  province  et  de  la  province  pour  Paris,  et  les  entasse  par 
milliers  ou  par   millions  dans  les  caves  de  Versailles.) 

«  Us  affectent  d'en  appeler  à  l'opinion  publique...  Après 
avoir  fermé  Paris  au  gouvernement  et  à  la  légalité,  ils  ont 
ouvertement  tenté  de  les  attaquer  jusqu'à  Versailles,  de 
chasser  les  représentants  des  droits  et  de  la  volonté  de 
la  nation,  les  élus  de  ce  suffrage  universel  qu  ils  feignent 
d'invoquer.  Repoussés   par  l'armée,  ils  l'accusent  de  les 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  115 

avoir  attaqués...  Qu'ils  affichent  après  leur  déiaile  des 
bulletins  de  victoire,  qu'ils  s'arment  de  fausses  nouvelles 
et  d'indignes  calomnies,  le  Gouvernement  ne  s'en  étonne 
pas.  Mais  il  doit  dénoncer  à  lopinion  publique,  pour  la 
mettre  en  ^•arde,  les  mensonges  quïl  méprise  et  en  dépit 
desquels  la  lumière  se  fera.  C'est  aux  honnêtes  gens  de 
toutes  les  opinions  qu'il  fait  appel,  car  le  mensonge  pas 
plus  que  la  spoliation  et  l'assassinat,  ne  peut  être  daucun 
parti  politique.  » 

11  n'y  a  qu'un  homme  qui  en  appelait  plus  fréquemment 
à  lopinion  publique  que  M.  Thiers,  l'homme  des  orgies  du 
château  de  Grandval,  qui  affirmait  plus  bruyamment  sa 
sincérité  et  plus  effrontément  étalait  sa  candeur,  cethomme, 
c'est  1  empereur,  Louis-Napoléon  Bonaparte. 


Toujours  pour  éclairer  l'opinion  publique,  le  gouverne- 
ment versaillais  vient  de  lancer  deux  proclamations,  ré- 
pandues à  plusieurs  millions  d'exemplaires  et  qu'on  affiche 
dans  nos  trente-six  mille  communes.  L'une  feint  des'adres- 
serà  Paris,  mais  aucun  parlementaire  ne  la  lui  a  apportée, 
aucun  héraut  ne  la  lui  a  remise,  même  au  bout  de  son  épée  ; 
c'est  la  moins  importante,  elle  est  datée  du  10.  L'autre  du 
9,  est  adressée  à  la  France  ;  c'est  la  grosse  pièce,  un  nou- 
veau réquisitoire  contre  Paris,  un  mémoire  d'accusateur  pu- 
blic, dans  lequel,  pour  la  dixième  fois,  l'histoire  de  la 
commune  est  racontée  par  M.  Thiers  sous  des  traits  de 
plus  en  plus  noirs;  quant  à  l'adresse  aux  Parisiens,  son 
auteur  se  trahit  dès  la  première  ligne  :  M.  Favre,  hautain 
et  flatteur,  pompeux  et  larmoyant,  crachant  le  miel  et  Tacé'- 
tate  de  morphine. 

...«  Au  milieu  des  mortelles  douleurs  d'une  lutte  aussi 
insensée  que  criminelle,  nous  voudrions  qu'il  nous  fût 
possible  de  faire  entendre  notre  voix  à  la  population  de 
Paris,  d'invoquer  la  raison,  les  bons  sentiments  de  ceux 
que  n'égare  pas  une  inexplicable  passion.  Comment  cette 
majorité  considérable,  saine,  sensée,  ne  s'est-elle  pas 
réunie  pour  faire  justice  de  la  poignée  d'agitateurs  ?... 

...«  Qui  le  croirait?  Cette  Assemblée  elle-même,  issue 
du  suffrage  universel,  représentant  dans  son  essence  le 
principe  républicain  (!)  est  l'objet   des  attaques  les  plus 


116  J0L15NAL    DE    LA    COMMUNE 

vives,  des  plus  coupables  calomnies.  On  Taccuse  de  trahir 
la  République  ! 

...  «  L'Assemblée,  gouvernement  légal,  a  accepté  la  Ré- 
publique comme  un  fait,  se  réservant  de  lui  faire  subir 
répreuve  du  droit...  Elle  a  été  engagée  par  M.  le  Président 
du  Conseil...  avec  une  lermelé  et  une  franchise  qui  doivent 
être  pour  les  plus  défiants  la  plus  solide  des  garanties...  à 
conserver  la  République  qu'il  a  promis  de  défendre  (?) 

...«  Comment  ne  pas  reconnaître  que  ruiner  l'autorité  de 
l'Assemblée,  c'est  détruire  la  République...  Entre  l'Assem- 
blée représentant  la  République,  et  la  Commune,  personni- 
fication de  la  dictature  arbitraire  et  sanglante,  il  n'y  a  pas 
d'alternative.  Paris  a  pu  juger  les  maîtres  odieux  qu'il  s  est 
donnés  ;  dignes  imitateurs  du  2  décembre,  dont  ils  sont  les 
complices  (!),  dont  ils  préparent  le  retour.  Ils  procèdent  par 
l'assassinat  sur  les  boulevards  (?)...  C'est  par  eux  que  les 
élus  du  suffrage  universel  sont  proscrits,  décrétés  de  mort 
et  de  confiscation...  La  postérité  se  demandera  avec  stupeur 
comment  cette  orgie  sauvage  a  été  un  instant  possible, 
comment  la  population  de  Paris  si  intelligente,  si  patriote, 
si  intéressée  au  maintien  de  la  loi  et  au  respect  de  la  jus- 
tice, ne  s'est  pas  immédiatement  rangée  sous  le  drapeau  du 
pouvoir  légitime. 

...  L'heure  est  pressante,...  la  prolongation  de  cette 
situation  violente,  c'est  le  retour  offensif  de  l'étranger...  » 

La  cause  de  nos  malheurs,  c'est  cett^  Assemblée  enragée 
de  monarchisme,  qui  eût  renversé  la  Republique  dix  fois 
par  jour,  si  elle  avait  su  quelle  monarchie  en  faire  hériter, 
cette  Assemblée  qui  entre  en  fureur  à  la  vue  d'un  orateur 
ré|)ublicain,  comme  une  meute  de  chiens  hurlant,  sautant 
et  se  hérissant  le  poil  à  l'aspect  d  un  loup  dans  une  cage. 
Cette  Assemblée,  M.  Favre  nous  la  présente  comme  les- 
sence  du  principe  républicain,  comme  la  personnification 
de  la  Républiq-ie  ! 

Quel  malheur  pour  une  nation  quand  celui  qui  tient  la 
pluuie  de  ses  protocoles  est  un  faussaire.  Maître  Favre  1 

Le  discours  Thiers  est  beaucoup  plus  habile,  car  il  est 
plus  simple,  plus  narratif,  plus  bonhomme.  Mais  il  a  le  tort 
d'être  bien  long.  L'  Rappel  en  donne  une  excellente  ana- 
lyse qui  dit  tout,  avec  le  quart  des  mots  et  des  phrases  : 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  117 

Voici  ce  que  le  gouvernement  de  Versailles  suppose  la 
France  capable  de  croire  : 

L'invasion,  Strasbourg  rendue,  Metz  livrée,  deux  armées 
prisonnières  en  Allemagne,  la  honte  de  Sedan,  la  capitula- 
tion de  Paris,  la  honte  d'une  paix  impossible,  larrachement 
de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine  nous  avaient  mis  dans  une 
situation  excellente.  Une  Assemblée  vraiment  nationale 
réunissait  «  l'élite  de  tous  les  partis  »  (si  c'est  là  l'élite 
des  royalistes,  que  peut  être  leur  tourbe?),  et  les  «  mon- 
trait disposés  à  vivre  les  uns  à  côté  des  autres  dans  un 
esprit  de  transaction  et  de  concessions  réciproques.  » 
(Exemples  :  la  majorité  insultant  Garibaldi  et  expulsant 
Victor  Hugo). 

A  cette  Assemblée  si  tolérante,  si  intelligente,  si  sage, 
comment  Paris  a-t-il  répondu  ?  Comme  un  enfant.  11  avait 
des  joujoux.  Les  canons  de  Montmartre  ;  on  l'a  laissé  un  mo- 
ment ((  jouer  au  soldat  «,  mais  l'heure  du  travail  a  sonné, 
et  le  père  —  le  gouvernement  —  a  voulu  mettre  fin  à  cet 
enfantillage.  Alors  l'enfant  —  Paris  —  s'est  fâché  et  a 
mis  en  ligne  ses  soldats  de  plomb  —  les  gardes  nationaux. 
On  conçoit  que  le  gouvernement  ait  tenu  bon.  C'est  pour- 
quoi il  s'est  enfui  à  Versailles. 

Tout  le  monde  l'approuvera  de  «  cette  tactique  que 
l'événement  a  justifiée  »,  car  il  habite  maintenant  le  palais 
sur  lequel  on  lit  :  «  A  toutes  les  gloires  de  la  France  » ,  et  il 
est  évident  que  toutes  les  gloires  de  la  France  c'est  lui. 

L'Assemblée  et  le  gouvernement  ayant  toutes  les  vertus, 
la  Commune  a  tous  les  vices. 

Le  mouvement  du  18  mars  a  n'est  pas  une  émeute  pari- 
sienne, c'est  une  révolution  cosmopolite  ».  Ce  sont  cfes 
échappés  de  tous  les  pays  qui  se  sont  rués  sur  la  France 
comme  sur  une  proie  ;  il  y  en  a  parmi  les  membres  de  la 
Commune  :  «  quelques-uns  sont  des  étrangers  non  natu- 
ralisés ».  11  y  avait  en  effet  dans  la  Commune  un  étranger, 
le  citoyen  F'rantzel. 

Mais  les  membres  de  la  Commune  n'ont  pas  besoin 
d'être  des  étrangers  pour  être  des  intrus  ;  tous  sont  le  oro- 
duit  0  d'élections  faites  sans  droit,  sans  listes  (?),  sans 
surveillance  (?),  et  qui  n'ont  amené  au  scrutin  (\VLune  poT^- 
tion  infime  de  la  population  électorale  o  [deux  cent  qua- 
vante-huit  mille  trois  cent  quatre  vingt-huit  électeurs). 


118  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Naturellement  cette  écume  des  nations  n"a  pas  d'antre 
but  que  la  destruction  et  la  ruine  de  tout.  Ce  qu'elle  lait 
semblant  de  revendiquer  n'est  que  son  prétexte  et  son 
mensonge.  Toutes  les  choses  que  la  Commune  demande, 
l'Assemblée  les  lui  offrait  :  1°  La  Révision  de  la  loi  sur  les 
échéances?  mais  «  l'AssemUée  l'avait  concédée  »;  2°  Une 
loi  sur  les  loyers  ?  «  mais  TAssemblée  l'avait  promise  «  ; 
3"  des  franchises  municipales  pour  Paris?  «  mais  l'Assem- 
blée avait  discuté  d'urgence  la  loi  sur  les  municipalités  »  ; 
4°  Des  garanties  contre  une  restauration  monarchiques  ? 
«  mais  Ihonorable  Président  du  Conseil  s'est  exprimé  sur  le 
respect  de  la  forme  républicaine  dans  des  termes  qui  ne 
laissent  aucun  doute  ».  L'échelle  descendante  est  curieuse 
à  noter  :  1°  l'Assemblée  «  concède  »;  2°  l'Assemblée  «  pro- 
met »  :  3°  l'Assemblée  «  discute  »  ;  4^  quant  il  s'agit  de  la 
République,  l'Assemblée  se  tait  et  laisse  parler  M.  Thie^rs. 

Revendications  pour  rire  que  tout  cela  :  «  Le  mouvement 
qui  a  éclaté  dans  Paris  ne  porte  en  soi  aucune  idée.  Il  est 
né  d'une  haine  stérile  contre  l'ordre  social.  C'est  la  fureur 
de  détruire  pour  détruire.  C'est  un  certain  fonds- d'esprit 
sauvage,  c'est  un  besoin  de  vivre  sans  frein  et  sans  loi,  qui 
reparaît  en  pleine  civilisation.  »  11  y  a  des  journaux  anglais 
qui  confondent  le  mot  k  communal  »  avec  le  mot  «  commu- 
nisme s,  et  qui  croient  que  c'est  le  communisme  qui  est 
installé  à  l'Hôtel  de  Vil  e.  La  circulaire  de  Versailles 
n'hésite  pas  à  faire  une  confusion  analogue  :  «  le  mot  Com- 
mune ne  signifie  pas  autre  chose.  11  n'est  que  l'expression 
des  instincts  déréglés,  des  passions  réfractaires  qui  s'atta- 
chent à  l'unité  séculaire  de  la  France  comme  à  un  obstacle.  » 

Les  calomnies  officielles  auront  beau  faire,  la  France  ne 
tardera  pas  à  comprendre,  si  elle  ne  le  comprend  déjà,  que 
c'est  cette  Assemblée  si  modérée  et  si  conciliante  qui  a  été 
la  provocatrice,  et  que  Paris  ne  s'est  fâché  que  lorsqu'elle  a 
voulu  le  récompenser  de  son  siège  héroïque  en  le  désarmant 
et  en  le  dégradant.  La  France  verra  qu'au  fond  du  mouve- 
ment parisien  il  y  a  une  idée  :  le  droit  de  l'intelligence  à  ne 
pas  être  opprimée  par  le  nombre.  Et  elle  trouvera  juste  que 
ce  droit  soit  respecté. 

Au  fond,  la  question  est  celle-ci  :  la  République  existe, 
Paris  veut  qu'elle  dure.  Versailles  ne  veut  pas.  Donc,  le 
perturbateur,  c'est  Ver -ailles. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  119 

Ceux  qui  gouvernent  la  province  doivent  commencer  à 
s'apercevoir  que  calomnier  n'est  pas  vaincre.  Ils  ne  tarde- 
ront pas  à  être  obligés  de  reconnaître  dans  le  fait  actuel 
une  aspiration  légitime  à  laquelle  il  faut  absolument  une 
satisfaction.  Ils  se  résigneront  alors  à  une  transaction  qui 
réjouira  le  cœur  de  tous  ceux  qui  ont  un  cœur,  et  qui  nous 
permettra  d'essuyer  le  sang  et  de  soigner  les  blessures  de 
notre  pauvre  grande  patrie. 

Auguste  Vacquerie  [Rappel]. 

Voici  d'ailleurs  le  texte  même  de  Tarticle  que  publiait 
dimanche  \eJoiu'jicil  Officiel  de  Versailles  : 

«  La  situation  de  la  France  autorisait,  il  y  a  un  mois  à 
peine,  les  espérances  les  plus  consolantes. 

«  Au  sortir  d'un  abîme  de  maux,  nous  nous  trouvions  pos- 
séder ces  trois  biens  que  les  peuples  ont  rarement  la  chance 
d'avoir  ensemble  et  dont  un  seul  est  déjà  assez  rare,  assez 
précieux  pour  exciter  Fenvie  du  monde  :  la  liberté,  la  paix, 
la  sagesse  politique  iMoi,  Thiers  . 

«  Un  gouvernement,  favorisé  au  dehors  par  Fadhésion  des 
puissances  européennes,  travaillait  avec  ardeur  à  répareir- 
ies  désastres  de  la  guerre.  Une  Assemblée  composée  de 
l'élite  de  tous  les  partis  les  montrait  tous  disposés  à  vivre, 
à  eôté  les  uns  des  autres,  dans  cet  esprit  de  transaction  et 
de  concessions  réciproques  qui,  dernier  fruit,  ordinairement, 
dune  longue  pratique  des  institutions  libres,  se  trouvait 
cette  fois  réalisé  dès  le  début  par  la  seule  force  du  patrio- 
tisme. 

«  L'industrie  et  le  commerce,  rassurés  sur  l'avenir  et  sur- 
excités par  un  long  chômage  reprenaient  leur  essor;  un 
immense  mouvement  d'affaires  commençait  dans  lequel  on 
pouvait  espérer  que  l'agiotage  n'aurait  pas  toute  la  part.  Et 
comme  il  n'est  pas  possible  qu'une  nation  donne  tous  ces 
signes  de  vitalité,  de  prospérité  et  de  bon  sens  sans  que 
ses  voisins  s'en  aperçoivent,  la  France,  malgré  la  perte  de 
deux  départements,  se  retrouvait  grande  encore.  Les  sym- 
pathies des  peuples,  la  considération  des  gouvernements 
lui  revenaient, 

«  C'est  alors  que,  d'un  fait  dont  la  gravité  échappa  tout 
d'abord  à  la  population  et  qui  semblait  ne  devoir  être  qu  un 
simple  incident  sans  portée,  sortit  la  crise  que  nous  con« 


120  JOURNAL    DR    LA    COMMUNE 

naissons.  On  savait  que  les  gardes  nationaux  de  Belleville 
et  de  Montmartre  refusaient  de  rendre  au  dépôt  commun  le& 
canons,  désormais  inutiles,  qui  avaient  été,  pendant  le 
siège,  offerts  par  souscription  au  gouvernement  de  la  dé- 
fense. 

«  Le  public  ne  comprenait  rien  à  cet  entêtement  déraison- 
nable. Il  était  tenté  d'y  voir  un  enfantillage,  quelque  chose 
comme  une  manière  intempestive  déjouer  au  soldat. 

«  Cependant  la  colline  de  Montmartre  se  garnissait  de  ces 
canons,  sur  lesquels  veillaient  des  sentinelles  exactement 
relevées,  qui,  arguant  d'une  sévère  consigne,  barraient  le 
passage  aux  curieux  et  interdisaient  la  circulation  dans  le& 
rues  avoisinantes.  Un  quartier  tout  entier  se  trouva  peu  à 
peu  par  l'effet  d'une  sorte  de  séquestration,  séparé  du  reste 
de  la  capitale. 

«  On  comprit  alors  pourquoi,  à  la  veille  de  l'entrée  des 
Prusssiens  dans  les  Champs-Elysées,  les  habitants  du  fau- 
bourg de  Belleville  avaient  barricadé  leurs  rues,  où  ils  sa- 
vaient pourtant  que  les  Prussiens  ne  devaient  pas  venir.  On 
vit  le  lien  qui  unissait  tous  ces  faits.  Presqu'en  même  temps, 
on  apprit  qu'un  comité  s'était  constitué  par  voie  d'élection, 
qui  avait  sous  ses  ordres  un  certain  nombre  de  bataillons 
de  la  garde  nationale.  On  lut  sur  les  murs,  non  sans  stupé- 
faction, les  proclamations  de  ce  comité,  qui,  en  se  donnant 
lui-même  le  nom  de  fédération,  démasquait  ses  visées,  et  il 
apparat  aux  moins  clairvoyants  qu'il  s'était  organisé  à 
Paris,  d'une  façon  occulte,  un  gouvernement  révolution- 
naire qui  prétendait  tenir  tête  au  gouvernement  légal  et 
national. 

«  Cette  sorte  d'émeute  en  permanence  pesait  sur  la  cité 
comme  une  menace.  Elle  empêchait  tout,  retardait  tout, 
suspendait  tout.  Elle  paralysait  l'action  bienfaisante  de  la 
paix.  Elle  était  devenue  comme  le  point  fixe  qui  attirait 
tous  les  regards. 

«  Après  avoir  laissé  aux  cessionnistes  lejtemps  de  réfléchir 
et  de  se  soumettre,  le  gouvernement,  cédant  aux  exi- 
gences de  l'opinion  publique,  crut  devoir  en  finir  avec  cette 
énigme. 

«  On  sait  ce  qui  s'en  suivit,  et  comment  échoua  un  plan  qui 
avait  été  conçu  en  vue  de  rendre  à  Paris  la  paix  avec  la 
sécurité,  et  d'éviter  la  guerre  civile. 


JOURNAL    DE    LA   COMMUNE 


121 


«  On  vit  alors  ce  qui  se  cachait  derrière  ces  canons  et  ces 
barricades. 

«  On  se  trouvait  en  face  d'une  vaste  conspiration,  élaborée 
de  longue  main,  à  la  faveur  de  six  mois  de  guerre  qui  lui 
avaient  permis  d'accumuler  toutes  les  ressources  et  tous  les 
engins  en  apprenant  l'art  de  le?  manier.  Préparée  et  mûrie 
dans  les  moindres  détails,  elle  dépassait  par  ses  proportions 
tout  ce  qu'on  avait  encore  vu  dans  l'histoire. 

«  L'insurrection,  qui  n'attendait  qu'une  attaque  pour  se 
découvrir,  descendit  des  hauteurs  de  Montmartre  comme 
un  torrent,  déborda  en  tous  sens,  et  finit  par  inonder  la  cité 
entière,  à  l'exception  de  quelques  îlots,  le  I'^'',  le  II®  et  le 
IX®  arrondissement.  Ce  n'était  pas  une  émeute  parisienne; 
c'était  toute  l'armée  de  la  révolution  cosmopolite  qui 
avait  pris  pied  à  Paris  et  qui  s'y  était  retranchée  pour  éten- 
dre de  là  la  main  sur  la  France  entière.  L'Internationale,  le 
mazzinisme,  le  fenianisme  s'y  étaient  donné  rendez-vous. 
Il  y  avait  dans  cette  immense  tourbe  militaire  des  Alle- 
mands, des  Polonais,  des  Américains,  des  Italiens.  Ces 
derniers,  qui  trouvent  tout  naturel  que  Rome  soit  aux  Ro- 
mains, contestent  Paris  à  la  France. 

«  Le  Gouvernement,  que  des  stipulations  de  traité  de  paix 
avaient  réduit  pour  la  défense  de  la  société  à  une  force  abso- 
lument insuffisante,  se  trouvait  à  peu  près  désarmé.  Il  pensa 
que,  ne  pouvant  garder  Paris  dans  sa  main,  il  devait  à  tout 
prix  préserver  la  France.  Dût-il  même  y  avoir  conflit,  il 
évitait  ainsi  à  la  capitale  les  horreurs  et  les  dangers  d'une 
guerre  des  rues. 

((  La  translation  à  Versailles  fut  l'effet  d'une  sage  tactique 
que  l'événement  a  justifiée. 

«  Elle  marquera  dans  l'avenir  la  fin  du  despotisme  jacobin 
qui,  mieux  armé  que  jamais  pour  tout  saisir,  est  mis  ainsi 
dans  l'impuissance  de  rien  atteindre. 

«  Tandis  que  dans  le  palais  sur  le  fronton  duquel  on  lit  : 
«  A  toutes  les  gloires  de  la  France  »,  l'administration  de  la 
France  s'occupe  avec  sa  régularité  habituelle  et  que  l'As- 
semblée, dernier  asile  de  notre  nationalité  française,  jouit 
pour  ses  séances  d'une  parfaite  sécularité,  l'insurrection, 
assiégée  dans  Paris,  privée  des  postes  et  des  télégraphes, 
se  meurt  dans  son  triomphe.  Séparée  du  reste  du  monde, 
elle  épuise  dans  un  cercle  de  fer  sa  rage  impuissante. 


122  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

«  Lyon,  Toulouse,  Marseille  qui  avaient  un  instant  tres- 
sailli, sont  rentrés  dans  leur  vie  laborieuse,  paisible  et 
fructueuse. 

«  Mais  dans  Paris,  Tinsurrection  livrée  à  elle-même  se  dé- 
•eliaine  librement,  et  par  ce  qu'elle  fait  de  la  capitale,  elle 
montre  ce  qu'elle  aurait  fait  de  la  France. 

«  Une  tentative  de  .  conciliation  tentée  par  quelques-uns 
des  maires  et  des  députés  de  Paris  n'a  abouti,  après  de 
stériles  pourparlers,  qu'à  désorganiser  et  à  dissoudre  les 
derniers  éléments  de  résistance  qui  subsistaient  encore  dans 
cette  ville. 

«  Parmi  les  négociateurs,  tous  ceux  qui  étaient  sincères 
sont  venus  reprendre  leur  place  dans  l'Assemblée  ou  se 
sont  retirés  de  Paris  :  les  autres  ont  trahi  leur  secret  pen- 
chant en  prenant  parti  pour  les  insurgés. 

«  D'abord  dirigée  par  le  Comité  central,  sorte  de  conseil 
militaire  et  dictatorial,  l'insurrection  a  cherché  à  se  légi- 
timer par  des  élections  qui  ont  abouti  à  rétablissement  de 
la  Commune.  Ces  élections,  faites  sans  droit,  sans  listes, 
sans  surveillance  et  sans  garanties  aucunes,  n'ont  amené 
au  scrutin  qu'une  portion  infime  de  la  population  électo- 
rale. Une  partie  des  élus  n'a  pas  même  obtenu  le  huitième 
du  nombre  des  électeurs  inscrits.  Quelques-uns  sont  des 
étrangers  non  naturalisés  et  18  membres  sur  92  ont  donné 
leur  démission. 

«  A  peine  constituée,  la  Commune,  en  face  de  laquelle 
subsistait  toujours  le  Comité  central,  qui  n'avait  pas  voulu 
se  dissoudre,  a  remis  ses  pouvoirs  à  une  commission 
executive  de  cinq  membres,  pour  lesquels  toute  la  politique 
se  résume  dans  la  reproduction  graduite  et  dans  l'imitation 
atroce,  quels  que  soient  d'ailleurs  le  but,  les  circonstances 
et  l'état  social,  des  procédés  de  1793.  Ces  antiquaires 
forcenés  veulent  que  la  Terreur  ait,  elle  aussi,  sa  restaura- 
tion, aggravée  encore  par  les  procédés  du  brigandage. 

(c  (^ette  fureur  d'anachronisme,  qui  cherche  à  copier  les 
mauvaises  journées  de  la  Révolution,  s'est  appesantie  sur 
Paris  comme  sur  une  proie.  Les  menaces  de  mort,  la 
suspicion  permanente  ont  amené  une  nouvelle  émigration. 
Plus  de  200000  personnes  ont  quitté  Paris,  et,  si  l'on 
ajoute  à  ce  nombre  toutes  celles  qui,  lasses  d'être  enfer- 
mées dans  la  ville  par  le  siège,  s'en  sont  échappées  comme 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  123 

d'une  prison  au  lendemain  du  28  janvier,  on  verra  que 
l'absence  d'une  fraction  notable  de  la  population  de  Paris  a 
secondé  sing*ulièrement  les  chances  des  néo-terroristes. 

«  Mal  à  laise  dans  ses  limites,  et  sentant  qu'au  lieu  d'être 
une  révolution,  elle  n'était  que  l'insurrection  d'une  ville, 
l'émeute  a  osé  se  porter  sur  Versailles,  oubliant  que  lors- 
<^ue  les  Parisiens  de  la  première  révolution  allaient  y 
chercher  l'Assemblée  et  le  roi,  ils  ne  passaient  pas  du 
moins  sous  les  regards  des  Prussiens,  échelonnés  en 
curieux  sur  les  hauteurs.  Soutenus  par  une  armée  fidèle 
et  patriotique,  qui  comprend  qu'il  y  va  de  l'existence  du 
pays,  l'Assemblée  et  le  gouvernement  ont  vigoureusement 
repoussé  cette  attaque.  L'insurrection  a  dû  se  replier  sur 
la  capitale  où  elle  périt  de  consomption. 

«  Si,  à  travers  tous  ces  violences,  on  cherche  à  démêler 
quel  a  été  le  motif  mis  en  avant  par  cette  rébellion,  on  en 
trouve  plusieurs. 

«  Elle  n'a  que  trop  su  payer  de  mots  la  crédulité  popu- 
laire. 

«  Elle  a  inscrit  sur  le  drapeau  rouge  : 

1**  La  demande  de  la  révision  de  la  loi  sur  les  échéances; 

2°  La  demande  d'une  loi  sur  les  loyers  ; 

3°  La  demande  de  franchises  municipales   pour   Paris; 

4^^  La  crainte  d'une  restauration  monarchique. 

a  Si  tel  avait  été  le  but  réel  de  l'insurrection,  la  guerre 
civile  était  bien  inutile  pour  y  atteindre.  L'assemblée 
nationale  avait  concédé  le  premier  point,  promis  le  second, 
discuté  d'avance  une  loi  sur  les  municipalités,  et  enfin 
l'honorable  président  du  Conseil  s'est  exprimé  sur  le  res- 
pect de  la  forme  républicaine  en  termes  qui  ne  laissent 
aucun  doute.  En  admettant  même  que  les  solutions  agréées 
par  TAssemblée  eussent  paru  insuffisantes  à  quelques-uns, 
nous  vivons  sous  un  régime  de  liberté  qui  donne  à  chacun, 
tous  les  moyens  possibles  de  convertir  pacifiquement  ses 
concitoyens  à  sa  propre  opinion, 

«  Mais  pour  voir  sous  leur  vrai  jour  les  hommes  de  la 
Commune,  mais  pour  savoir  exactement  ce  qu'ils  veulent, 
il  faut  regarder  moins  à  ce  qu'ils  disent  qu'à  ce  qu'ils 
font 

«  Suppression  absolue  d'aller  et  de  venir  et  de  toutes  les 
libertés  individuelles,  espionnage  et  délation  en  perma- 


124  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

nence,  confiscation  et  vol  avec  efîraclion  dîs  caisses  publi- 
ques, arrestation  et  condamnation  des  honnêtes  gens, 
élargissement  des  condamnés,  appel  aux  armes  des  repris 
de  justice,  visites  domiciliaires,  réquisitions  forcées,  pil- 
lage des  entrepôts  et  des  maisons  de  banque,  spoliation  à 
main  armée,  enrôlement  forcé  des  citoyens  pour  la  guerre 
civile,  prise  d'otages,  réhabilitation  de  l'assassinat,  exercice 
systématique  du  brigandage  sous  toutes  ses  formes,  voilà  les 
bienfaits  qu'assure  à  la  ville  de  Paris  une  insurrection  qui  ne 
trouve  pas  assez   libérales  les  lois  votées  par  l'Assemblée. 

«  C'en  est  assez  pour  démontrer  qu'il  n'y  a  entre  ses  reven- 
dications et  ses  intentions,  entre  son  langage  et  ses  acteSy 
aucun  rapport  ;  entr'elle  et  ce  qu'on  appelle,  à  proprement 
parler,  un  parti  politique,  aucune  similitude.  Le  mouve- 
ment qui  a  éclaté  dans  Paris  ne  porte  en  son  sein  aucune 
idée.  11  est  né  d'une  haine  stérile  contre  l'ordre  social.  C'est 
la  fureur  de  détruire  pour  détruire.  C'est  un  certain  fond 
d'esprit  sauvage,  un  certain  besoin  de  vivre  sans  frein  et 
sans  loi,  qui  reparait  en  pleine  civilisation. 

«  Le  mot  de  Commune  se  signifie  pas  autre  chose.  11  n'est 
que  l'expression  des  instincts  déréglés,  des  passions  réfrac- 
taires  qui  s'attachent  à  l'unité  séculaire  de  la  France 
comme  à  un  obstacle. 

«  Certains  hommes  trouvent  que  la  France  est  trop  forte, 
trop  policée  pour  eux.  Elle  les  soumet  à  une  existence 
trop  régulière.  11  leur  faudrait  les  guerres  privées  du 
moyen-âge,  avec  la  vie  aventureuse,  les  aubaines,  les  coups 
de  mains  et  le  droit  du  plus  fort. 

«  Voilà  pourquoi,  au  lendemain  de  l'invasion  allemande, 
ils  proposent  à  la  France  de  se  défaire  de  ses  propres  mains. 

«  Ils  se  révoltent  contre  la  nécessité  de  vivre  en  pays  civi- 
lisé, et  ce  qu'ils  veulent,  sous  le  nom  de  Commune,  c'est,  pour 
l'appeler  de  son  vrai  nom,  le  démembrement  volontaire.  » 

«  Le  Journal  officiel  de  Versailles  du  10  avril  contient  la 
déclaration  suivante  : 

«  Au  milieu  des  mortelles  douleurs  d'une  lutte  aussi 
insensée  que  criminelle,  nous  voudrions  qu'il  nous  fût  pos- 
sible de  faire  entendre  notre  voix  à  la  population  de  Paris, 
d'invoquer  la  raison,  les  bons  sentiments  de  tous  ceux  que 
n'égare  pas  une  inexpliquable  passion. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUxNE  125 

«  Comment  celle  majorité  considérable,  saine,  sensée,  ne 
•s'est-elle  pas  réunie  pour  faire  justice  de  la  poignée  d'agi- 
tateurs par  lesquels  elle  se  laisse  dominer? 

«  Elle  reproche  au  gouvernementd'avoir  abandonné  Paris? 

«  Mais  elle  oublie  qu'il  a  fait  appel  à  la  garde  nationale 
pour  faire  exécuter  la  loi  et  qu'après  avoir  attendu  toute 
une  journée,  resté  seul,  livré  à  la  sédition,  il  a  dû  se  retirer 
près  de  l'Assemblée. 

«  Qui  le  croirait  cependant,  cette  Assemblée  elle-même, 
issue  de  sulîrage  universel,  représentant  dans  son  essence 
les  principes  républicains,  est  l'objet  des  attaques  les  plus 
vives,  des  plus  coupables  calomnies. 

«  On  l'accuse  de  trahir  la  République  et  d'arborer  le  dra- 
peau blanc:  chaque  jour  on  annonce  qu'elle  a  proclamé 
un  roi. 

«  Ces  tristes  inventions  ne  mériteraient  pas  de  réfutation, 
si  la  crédulité  qui  les  fait  admettre  ne  prenait  sa  source 
dans  un  sentiment  dangereux  qu'il  importe  de  bien  cons- 
tater pour  démontrer  Terreur  politique  sur  laquelle  il  repose. 

«  Paris  est  républicain  ;  il  a  acclamé  la  République  du 
4  septembre,  et  après  lui  la  France  entière  Ta  acceptée. 

«  C'est  au  nom  de  la  République  que  le  gouvernement  de 
la  défense  nationa  e  a  lutté  contre  Tinvasion,  que  la  France 
mutilée  est  reconquise  elle-même  par  le  vote  souverain  du 
8  février  et  par  la  réunion  de  l'Assemblée  qui  en  est 
sortie. 

«  A  ce  moment  solennel,  la  République  pouvait  être  dis- 
cutée; car  au  gouvernement  de  fait  du  4  septembre  succé- 
dait le  gouvernement  légal  maître  de  lui-même  et  des  des- 
tinées du  pays. 

«  L'Assemblée  a  eu  la  sagesse  d'écarter  toute  délibération 
sur  un  si  grave  sujet,  à  Theure  troublée  où  les  excitations 
passionnées  pouvaient  perdre  la  patrie. 

«  Elle  a  accepté  la  République  comme  un  fait,  se  réservant 
•de  lui  faire  sublir  l'épreuve  du  droit,  et  reconnaissant  que 
la  meil  eure  po  itique  c  nsistait  à  se  ranger  sous  la  ban- 
nière qui  nous  divine  le  moins. 

«  M.  Le  Présidentdu  Conseil  a  tracé  son  programme  avec 
une  fermeté  et  une  franchise  qui  doivent  être  pour  les  plus 
<léfiants  la  plus  solide  des  garanties.  11  a  demandé  à  l'As- 
semblée  de  réorganiser  le  pays,   de  guérir  ses  plaies,  de 


126  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

lui  rendre  le  calme  et  la  force  et  la  renvoyer  jusque-là  toute- 
discussion  sur  la  forme  du  gouvernement. 

«  Jusque-lp,  il  Ta  engagée  à  conserver  et  à  pratiquer  la 
République,  quïl  a  promis  de  défendre  et  de  faire  res- 
pecter. 

«  Ce  pacte  a  été  accepté. 

«   11  a  été  tenu,  il  le  sera  loyalement. 

«  La  majorité  de  l'Assemblée,  essentiellement  conserva- 
trice, comprend  que  rien  ne  serait  plus  fata  au  pays  qu'une 
compétition  personnelle  du  pouvoir.  Elle  repousse  avec 
horreur  une  restauration  impérialisée.  et  convaincue  que 
d'autres  prétentions  seraient  un  signal  de  discorde,  elle 
s'efforce  honnêtement  d'opposer  aux  malheurs  qui  nous 
accablent  l'action  collective  de  la  nation  entière,  unie  dans 
un  même  instérêt  de  salut,  et  seule  assez  forte  pour  sur- 
monter l'effroyable  tempête  que  l'Empire,  l'invar  on  et  la 
sédition  ont  déchaînée. 

«  Si  telle  est  sa  ligne  politique,  qui  a  le  d  oit  de  la  blâmer, 
et  comment  ne  pas  reconnaître  que  ruiner  son  autorité,  c'est 
détruire  la  République  qui  repose  uninuement  sur  le  con- 
sentement de  la  majorité  nationale  ? 

(c  Entre  l'Assemblée,  représentant  la  République  et  la  léga- 
lité, et  la  Commune,  personnification  de  la  dictature  arbi- 
traire et  sanglante,  il  n'y  a  pas  d'alternative. 

«  Paris  a  pu  juger  les  maîtres  odieux  qu'il  s'est  donnés  — 
il  les  voit  à  l'œuvre  — ,  dignes  imitateurs  du  2  décembre, 
dont  ils  sont  les  complices,  dont  ils  préparent  le  retour.  Ils 
procèdent  par  l'assassinat  sur  les  boulevards,  les  arresta- 
tions, les  perquisitions  domiciliaires  ;  toute  leur  théorie  est 
dans  le  culte  avcuoi-le  de  la  force.  Si  leur  résine  détestable 
durait,  ce  serait  celui  de  la  destruction  et  de  la  mort. 

«  La  France  périrait  dans  de  honteuses  convulsions. 

«  Et  c'est  pour  eux  que  les  élus  du'suffrage  universel  sont 
proscrits,  décrétés  de  mort  et  de  confiscation  ;  c'est  pour 
eux  que  les  citoyens  marchent  contre  les  soldats  :  c'est  pour 
eux  que  nos  forts  vomissent  la  mitraille,  que  nos  généraux 
sont  immolés  !  La  postérité  ne  voudra  pas  le  croire  ;  elle  se 
demandera  avec  stupeur  comment  cette  orgie  sauvage  a  été 
un  instant  possible,  comment  la  population  de  Paris,  si 
intelligente,  si  patriote,  si  intéressée  au  maintien  de  la  loi 
et  au  respect  de  la  justice,  ne  s'est  pas  immédiatement  ran- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  12T 

gée  sous  le  drapeau  du  pouvoir  légitime  qui  seul  peut  lui 
rendre  la  paix,  le  travail  et  la  liberté  ! 

«  Du  restelheure  est  pressante.  Ce  n'est  pas  seulement  la 
honte  et  la  ruine,  c'est  le  retour  offensif  de  l'étranger,  e  est 
la  fm  de  la  France,  qu'amènerait  certainement  la  prolonga- 
tion de  cette  situation  violente.  Nous  avons  le  ferme  espoir 
qu'enfin  elle  touche  à  son  terme. 

«  Malgré  les  calomnies  dont  elle  est  l'objet,  l'Assemblée 
poursuit  avec  impartialité  la  délibération  de  la  loi  munici- 
pale ;  elle  ne  cherche  pas  dans  la  sédition  un  prétexte  pour 
ajourner  le  retour  légal  de  Paris  au  droit  commun.  Comme 
le  reste  de  la  France,  Paris  devait  jouir  de  ses  franchises 
municipales  ;  il  en  jouira.  Mais  il  reconnaîtra  que  ces  fran- 
chises ne  seraient  qu'un  instrument  de  tyrannie  si  elles  n'é- 
taient pas  contenues  dans  les  limites  de  la  loi,  et  si  les  pou- 
voirs publics  n'exerçaient  pas,  à  Paris  comme  dans  tout  le 
pays,  leur  légitime  autorité.  » 

Mercredi,  12  avril. 

Des  citoyens  qui  faisaient  naguère  partie  de  l'armée  fran- 
çaise, nous  ont  fait  savoir  par  affiche  (7  avril)  : 

«  Un  conseil  de  guerre  siégeant  à  Versailles  vient  de  con- 
damner à  mort  les  officiers  et  les  sous-officiers  qui  ont  refusé 
de  faire  feu  sur  le  peuple  » . 

L'Officiel  de  Versailles  annonce  : 

«  Quelques  hommes  reconnus  pour  appartenir  à  l'armée 
et  saisis  les  armes  à  la  main  ont  été  passés  par  les  armes, 
suivant  la  rigueur  de  la  loi  militaire  qui  frappe  les  soldats 
combattant  leur  drapeau  ». 

Ceci  veut  dire  que  M.  Thiers,  devenu  grand  prévôt  de 
l'armée  interdit  aux  soldats  sous  ses  ordres  de  savoir  que 
nous  sommes  en  guerre  civile  ;  il  leur  est  enjoint  de  suppo- 
ser qu'ils  font  la  guerre  à  des  étrangers.  La  preuve  pour  le 
soldat  qu'en  marchant  à  l'armée  de  Versailles,  il  n'a  pas  de 
Français  devant  lui,  mais  des  envahisseurs  du  dehors,  venus 
du  Mexique  ou  de  Cochinchine,  c'est,  que  si  le  cœur  lui 
manque  pour  attaquer  à  la  baïonnette  son  père  ou  son  frère, 
il  sera  traité  comme  déserteur,  c'est  à  dire  fusillé.  Il  sera 
fusillé  comme  traître  si,  abandonnant  le  drapeau  tricolore 
des  bourgeois,  il  rejoint  le  drapeau  rouge  des  républicains. 
Six  balles  dans  la  tête,  voilà  les  arguments. 


128  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Et  cela  se  fait  lestement,  cela  se  fait  tous  les  jours  :  «  on 
refait  ainsi  le  moral  de  la  troupe  »  ;  mais  quand  il  s'agissait 
seulement  de  déserteurs  aux  Prussiens,  MM.  Favre,  Simon 
etTrochu,  dans  le  premier  siège,  étaient  d'une  mansuétude, 
d'une  débonnaireté  presque  scandaleuse. 

On  lit  dans  un  journal  du  matin  : 

«  Un  de  nos  amis  qui  habite  les  environs  du  Petit-Bicê- 
tre  nous  affirme  qu'il  ne  se  passe  pas  de  jour  sans  que  l'on 
fusille  quelques  malheureux  lignards  pris  parmi  les  fédérés. 
On  sait  que  les  fantassins  et  même  les  cavaliers  ont  l'habi- 
tude de  faire  graver  à  l'aiguille  et  à  la  poudre  sur  leur  avant- 
bras  le  numéro  de  leur  régiment  et  de  leur  compagnie,  sans 
préjudice  de  deux  cœurs  enflammés  et  percés  d'une  flèche. 
La  première  chose  que  font  les  gendarmes  c'est  de  saisir 
les  prisonniers  revêtus  de  l'habit  militaire  —  c'était  peut- 
être  des  fédérés  qu'on  avait  ainsi  équipés  —  le  cas  est  fré- 
quent — ,  n'importe  !  on  n'y  regarde  pas  de  si  près,  on  les 
fusille  tout  de  suite;  la' seconde,  c'est  de  déshabiller  les 
autres.  Ceux  qu'on  trouve  tatoués  ont  peut-être  cessé  depuis 
un  an  et  un  jour  d'être  militaire.  N'importe  !  fusillés  aussi  !  » 

La  Liberté  de  Versailles  et  le  Paris- Journal  raco'^- 
tent  : 

«  Parmi  les  prisonniers  faits  à  Clamart  et  à  Issy  se 
trouvaient  seize  soldats  de  ligne  qui  ont  été  immédiatement 
fusillés.  Les  lignards  que  Ton  voit  ramener  dans  Versailles 
sont  ceux  sur  Tidentité  desquels  il  y  a  doute.  Mais  dès  qu'il 
est  prouvé  qu'ils  ont  effectivement  appartenu  à  l'armée,  ils 
ont  le  sort  des  traîtres. 

«  Comment,  objectera  peut-être  un  honnête  homme, 
comment  un  capitaine  de-gendarmerie,  un  colonel  ou  même 
un  général,  aurait  il  ainsi  le  droit  de  fusiller  des  prison- 
niers, séance  tenante,  sans  procédure  judiciaire?  »  Cela  se 
passe  ainsi;  il  n'y  a  pas  d'explication  qui  vaille  celle-là. 
D'ailleurs  il  a  été  pourvu  par  le  grand  justicier  de  France, 
M.  Dufaure,  Garde  des  Sceaux,  à  ce  que  ces  meurtres 
soient  licites,  à  ce  que  ces  assassinats  soient  juridiques. 
Le  lendemain  de  l  égorgement  de  Flourens  et  de  Duvai, 
l'honorable  M.  Dufaure  proposa  d'urgence  l'abréviation, 
(comme  qui  dirait  l'abrogation]  des  formalités  devant  les 
conseils  de  guerre.  ^ 

«  L'insurrection,  Messieurs,  qui  désole  la  capitale,  ne 


JOURNAL     DE     LA    COMMUNE  129 

résistera  pas  longtemps  au  parti  de  l'ordre  qui  se  lève  sur 
tous  les  points  de  la  France.  Déjà  l'état  de  siège  a  été  décrété . 

...  M.  le  Chef  du  Pouvoir  exécutif,  d'accord  avec  le 
Garde  des  Sceaux,  afin  d'abréger  la  procédure  devant  les 
conseils  de  guerre,  et  de  statuer  le  plus  promptement  pos- 
sible sur  les  crimes  des  misérables  qui  désolent  la  France... 
propose  à  l'Assemblée  le  décret  suivant  : 

«  L'instruction  préalable  n'est  plus  nécessaire.  » 

Il  nous  semblait  que  sans  instruction  préalable  il  ne  sau- 
rait y  avoir  de  prévenus,  encore  moins  de  coupables.  Tout 
cela  est  supprimé  désormais  par  MM.  Tliiers,  Dufaure  et 
l'Assembl -e  agissant  de  concert;  pour  fusiller  les  gens,  une 
instruction  préalable  est  désormais  inutile.  Trois  officiers 
quelconques  pourront  toujours  être  considérés  comme  une 
cour  martiale,  ils  vous  fusilleront  d'abord,  vous  réclamerez 
ensuite! 

Un  député  de  Paris,  M.  Tolain,  souleva,  hésitant  et  ti- 
mide, diverses  objections  :  il  n'y  aurait  peut-être  plus  de 
justice,  ...car,  enhn,  la  juriduction  des  tribunaux  militaires 
est  déjà  fort  expéditive,  elle  laisse  à  peine  aux  juges  le 
temps  de  distinguer  les  innocents  et  les  égarés  des  coupa- 
bles et  des  criminels.  Mais  les  clameurs  de  l'Assemblée 
étouffèrent  bientôt  les  protestations  de  M.  Tolain. 

C'est  ainsi  que  procède  le  parti  de  l'ordre.  M.  Thiers, 
l'auteur  de  notre  guerre  civile,  fait  tout  ce  qu'il  est  possible 
pour  la  rendre  atroce  et  cruelle.  Sur  la  tête  de  ce  méchant, 
tombe  la  responsabilité  de  tout  le  sang  déjà  versé,  de  tout 
le  sang  qui  sera  encore  répandu!  Mais  qu'importe  à  ce  vieil- 
lard vaniteux  et  égoïste,  obstiné,  madré  et  menteur,  que  lui 
importe,  pourvu  qu'il  ait  le  dernier  mot!  Il  a  déjà  fait  tuer 
plusieurs  centaines  d'hommes...  ;  s'il  en  fait  tuer  quelques 
milliers  encore,  tant  mieux  pour  lui  !...  Le  petit  homme  se 
juchera  sur  des  échasses  et  sautillera  triomphant  par  dessus 
les  cadavres  étendus. 

Donc,  M.  Thiers  n'admet  pas  l'existence  de  la  guerre 
civile  dont  nous  lui  sommes  redevables.  Il  enrôle  de  force 
tous  les  les  soldats,  les  jeunes  mobiles,  les  prisonniers  re- 
venant d'Allemagne  sous  le  drapeau  tricolore  :  Sus  aux  Pa- 
risiens !  Si  vous  pensiez  devoir  les  traiter  en  frères  et  en 
Français,  si  vous  étiez  assez  traîtres  à  la  patrie  pour  ne  pas 
les  écraser,  vous  seriez  fusillés  ! 


130  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Il  semblerait  que,  si  nos  lignards  sont  mis  sur  le  pied  de 
guerre  en  face  de  l'ennemi,  leur  ennemi  devrait  être  égale- 
ment traité  sur  le  pied  de  guerre.  Mais  non  pas  ;  malgré 
l'exemple  des  fédérés  et  des  confédérés  dans  la  guerre  ci- 
vile des  Etats-Unis^  Versailles  ne  veut  pas  que  nos  fédérés 
de  Paris,  avec  leur  armée  de  cent  mille  hommes  et  leurs 
sinq  cents  canons,  soient  autre  chose  qu'  «  une  poignée  de 
factieux»,  qu'une  bande  de  malfaiteurs.  Les  lignards  sont 
des  belligérants  qui  n'ont  pas  de  belligérants  en  face  d'eux. 
Par  une  fiction  double  qui  se  contredit  elle-même,  M.  Thiers 
dit  à  ses  troupes  :  Considérez-vous  comme  des  soldats  com- 
battant l'étranger.  Mais  les  Parisiens  que  vous  combattez, 
ne  les  considérez  pas  comme  Français,  pas  même  comme 
étrangers,  traitez-les  en  assassins,  c'est-à-dire  soyez  assas- 
sins vous-mêmes. 

C'est  ainsi  qu'ils  en  ont  agi  avec  Flourens  etDuval. 

Voici  par  exemple  comment  se  comporte  Monsieur  le 
Marquis  de  Galliffet,  qui,  désormais,  sera  fameux  autrement 
que  par  ses  prospères  infortunes  conjugales  à  la  cour  des 
Tuileries. 

Monsieur  le  Marquis  était  avant  hier  à  Chatou  à  la  tête 
de  cinq  à  six  cents  hommes  de  cavalerie.  Quelque  espion 
Pinforme  de  la  présence  de  trois  gardes  nationaux  déjeû- 
nant chez  un  marchand  de  vin.  A  la  tête  de  ses  six  cents 
chevaux,  il  s'élance  aussitôt  comme  un  foudre  de  guerre,  il 
fond  sur  la  maison  du  marchand,  la  cerne,  s'empare  bientôt 
des  trois  fédérés;  un  capitaine,  un  sergent,  un  garde 
national:  «  Misérables,  à  genoux  »  !  cria  le  héros  Galliffet. 
Deux  se  résignèrent  et  furent  fusillés  dans  cette  posture. 
Le  capitaine  résista,  se  débattit,  on  lui  cassa  la  tête  à  bout 
portant. 

Jeudi,  13  avril. 

Nous  avons  beau  dire,  nous  avons  beau  faire,  la  guerre 
est  immorale  et  ne  peut  être  qu'immorale  dans  tous  ses 
actes  et  sous  tous  ses  aspects.  La  guerre  offensive  que 
nous  fait  Versailles  est  immorale,  mais  la  guerre  défensive 
par  laquelle  noiis  lui  répondons  n'est  pas  moins  immorale. 
Même  à  certain  point  de  vue  on  peut  dire  qu'à  tort  ou  à 
raison,  la  conscience  humaine  supporte  dans  la  guerre 
défensive  des  horreurs  et  des  extrémités  qu'elle  rejetterait 


JOUllNAL    DE    LA    COMMUNE  131 

avec  dégoût  s'il  s'agissait  de  guerre  offensive.  Oq  peut 
dire  de  cette  façon  que  la  guerre  défensive  comporte 
encore  plus  de  cruauté  que  Toffensive.  Ainsi  j'entends  des 
hommes  honnêtes,  modérés,  vertueux  discuter  froidement 
les  moyens  d'asperger  de  pétrole  brûlant  les  bandes  ver- 
saillaises  qui  se  rueraient  à  l'assaut  de  Paris.  Même  thèse 
se  soutenait  contre  les  Prussiens, lors  du  premier  siège: 
«  Pour  sauver  ma  vie,  j'ai  le  droit  de  te  brûler  vif.  Si  tu  ne 
veux  pas  être  brûlé,  va-t-en  !  »  Oui,  c'est  ainsi  qu'on  rai- 
sonne entre  deux  aspirations  vers  la  fraternité  universelle 
que  rendent  plus  ardentes  les  angoisses  du  moment.  Est- 
on  absurde,  est-on  hideux  ou  sublime  ? 

Le  décret  de  la  Commune  ordonnant  la  capture  d'indi- 
vidus soupçonnés  de  complicité  avec  Versailles,  leur  inter- 
rogatoire par  un  jury  d'accusation,  leur  détention,  le  cas 
échéant,  comme  otages,  et  leur  exécution  possible  comme 
représailles  aux  fusillades  Thiers-Vinoy-Gallifîetnous  avait 
extrêmement  émus.  Horrible  ou  non,  nécessaire  ou  non, 
cette  menace  de  retaliation  semble  avoir  produit  son  effet 
à  Versailles.  On  n'exécute  plus  nos  gardes  nationaux, 
Paris  n'a  donc  pas  de  représailles  à  exercer.  La  loi  signée 
Cluseret,  instituant  le  service  obligatoire,  rentre  dans  le 
même  ordre  d'idées  que  celle  relative  aux  otages  et  repré- 
sailles, elle  soulève  les  mêmes  questions  de  moralité,  c'est 
au  fond  la  même  immortalité  et,  cependant,  inconséquence 
ou  non,  je  la  trouve  légitime. 

Un  premier  décret,  daté  5  avril,  enrôlait  forcément 
dans  la  compagnie  tous  les  célibataires  âgés  de  17  à  35 
ans.  Le  service  n'est  plus  que  falcutatif  de  17  à  19  ans, 
mais  de  17  à  40.  ans  il  est  obligatoire  pour  les  gardes 
nationaux,  mariés  ou  non,  les  exemptions  de  service  de  la 
garde  nationale  sont  nombreuses,  excessivement  nom- 
breuses (cochers  de  fiacre,  d'omnibus,  employés  d'admi- 
nistrations municipales  et  d'intérêt  public)  ;  cependant, 
officiellement,  tout  citoyen  est  censé  faire  partie  de  la 
garde  nationale. 

Le  décret  Cluseret  soulève  de  vives  protestations,  il  ne 
pouvait  en  être  autrement  :  ils  sont  nombreux  ceux  qui 
pensent  avoir  mieux  à  faire  dans  leur  propre  intérêt  que  de 
servir  dans  les  rangs  de  la  garde  nationale,  nombreux  ceux 
qui  ne  se  soucient  pas  des  fatigues  de  marches  et  de  con- 


132  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

tremarches,  d'exposer  leur  vie  ou  quelque  membre  pour 
les  beaux  yeux  de  la  Commune.  Ces  braves  gens  disparais- 
sent en  masse,  s'éclipsent  en  foule  sous  mille  prétextes  ou 
mille  déguisements:  ils  vont,  disent-ils,  approvisionner 
Paris,  chercher  des  viandes,  des  légumes,  des  farines,  ils 
sont  appelés  au  dehors  par  des  affaires  urgentes  do 
famille  ;  et  on  les  laisse  i3artir  sans  trop  de  difficulté. 
D'autres  s'en  vont  pêcher  sur  la  Seine,  un  l)ateau  molle- 
ment soulevé  par  le  flot  en  emporte  une  demi-douzaine  ; 
d'autres  partent  déguisés  en  bouviers,  maraîchers,  con- 
ducteurs ou  employés  de  trains,  en  dames  ou  en  vieillards 
à  perruque.  Arrivés  à  Versailles  ou  dans  quelque  bonne  ville 
de  province,  ils  décoiffent  le  toupet  ou  le  chapeau  à  fleurs, 
prennent  un  air  crâne  et  racontent  au  ruraux  que  la  Com- 
mune avait  mis  leur  tête  à  prix,  ce  dont  les  ruraux  s'émer- 
veillent. On  évalue  à  quelques  milliers  par  jour  ceux  qui 
désertent  ainsi  le  foyer  des  révolutions  pour  des  climats 
plus  pacifiques...  Cependant  les  bourgeois  qui  restent  sont 
peu  ou  point  inquiétés  du  chef  de  la  garde  nationale  et, 
soit  dit  entre  parenthèses,  on  n'entend  pas  depuis  quel- 
que temps  qu'aucune  arrestation  ait  été  faite  de  suspects  à 
détenir  comme  otages.  Le  décret  Cluseret  est  donc  jusqu'à 
présent  à  peu  près  nul  et  non  avenu  pour  les  jeunes 
riches  et  tout  ce  qui  appartient  à  la  classe  bourgeoise.  La 
Commune  est  parfaitement  avisée  en  ne  les  enrôlant  pas 
de  force  dans  les  rangs  où  ils  jetteraient  la  discorde  et  le 
mécontentement  en  attendant  le  moment  de  fa  trahison. 
Par  contre  elle  est  très  rigoureuse  à  l'endroit  des  prolé- 
taires, des  jeunes  prolétaires,  auxquels  elle  dit  à  bon 
droit  :  C'est  votre  cause  que  vous  avez  à  défendre,  car  c'est 
le  prolétariat  et  pas  autre  chose  que  tous  les  monarchistes 
amalgamés  bombardent  dans  Paris. 

Le  Rappel  critique  la  loi  en  d'excellents  termes  : 
((  S'il  s'agissait  encore  de  la  guerre  prussienne,  nous 
serions  énergiquement  pour  l'arrêté  du  délégué  à  la  guerre. 
Nous  le  trouverions  à  peine  suffisant,  etnous  demanderions 
la  levée  en  masse. Personne,  en  effet,  n'aie  droit  de  se  sous- 
traire à  la  défense  du  pays,  et  contre  létranger  le  devoir 
est  absolu.  Mais  quand  au  lieu  de  France  contre  Prusse, 
c'est  France  contre  France,  quand  c'est  la  patrie  déchirée 
en   deux  qui  se  frappe  elle-même,  comment  forcer    des 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  133 

Français  à  tuer  des  Français?  Une  guerre  entre  citoyens 
est  une  guerre  entre  opinions.  Au  fond  de  celle-ci,  il  y  a 
le  duel  de  la  Monarchie  et  de  la  République.  Et  si  celui  que 
vous  enrôlez  est  monarchiste,  vous  feriez  en  le  contrai- 
gnant à  tirer  sur  la  monarchie  ce  que  ferait  le  gouverne- 
ment de  Versailles  en  contraignant  les  républicains  des 
départements  à  marcher  contre  Paris.  Vous  feriez  quelque 
chose  d'analogue  à  ce  que  faisaient  les  Prussiens  lors- 
qu'ils obligeaient  les  paysans  français  à  travailler  à  leurs 
tranchées.  En  guerre  étrangère,  il  faut  la  levée  en  masse; 
mais  en  guerre  civile,  il  ne  faut  que  des  volontaires. 

Tout  cela  est  on  ne  peut  mieux  dit.  Certainement  il  ne 
faudrait  dans  une  guerre  civile  que  des  volontaires,  car 
dans  ce  Ccàs  il  n'y  aurait  plus  cette  horrible  chose  qu'on 
appelle  guerre  civile.  Le  gouvernement  de  Versailles  a 
fait  appel  aux  volontaires  de  la  guerre  civile;  les  Préfets, 
les  Maires,  les  Députés,  toute  la  machine  gouvernementale 
a  été  chauffée  à  toute  vapeur,  Thiers  a  de  sa  plus  belle  plume 
écrit  à  toutes  les  communes  de  France,  il  ne  demandait  que 
mille  volontaires  par  département.  Qu'a-t-il  eu  en  fait 
de  volontaires  ?  Sept  à  huit  cents  individus  se  sont  enrôlés, 
non  pas  dans  chaque  département,  mais  dans  toute  la 
France  ;  Zouaves  pontificaux,  gens  ruinés  ou  tarés,  écra- 
sant des  bottes  éculées,  deux  ou  trois  cents  de  ces  messieurs 
ont  poussé  jusqu'à  Versailles,  où  ils  ont  tous  demandé 
leur  nomination  de  capitaine  ou  au  moins  de  sous-lieu- 
tenant. Voilà  ce  que  Thiers,  Favre,  Picard  et  C'*'  ont 
trouvé  en  fait  de  coreligionnaires,  de  volontaires  de  Tordre, 
de  la  famille  et  de  la  propriété,  dans  les  cinquante  millions 
de  kilomètres  carrés,  superficie  de  la  France.  Les  ennemis 
de  la  Commune  qui  lui  font  un  crime  si  noir  d'enrôler  à 
la  défense  de  Paris  d'autres  soldats  que  des  volontaires, 
veulent-ils  retourner  l'argument  de  l'autre  côté,  veulent- 
ils  aussi  contraindre  Versailles  à  n'employer  que  des 
volontaires  à  son  service  ?  Versailles  lève  le  ban  et  l'ar- 
rière-ban  de  ses  soldats  disponibles,  en  mendie  de  Bismark 
qui,  tous  lesjours,  lui  en  expédie  une  cargaison  nouvelle  des 
prisons  d'Allemagne.  Versailles  triche  encore  ce  bon  M.  de 
Bismark  sur  le  nombre  de  bayonnettes  que  celui-ci  permet 
d'avoir.  Versailles  lance  ses  gendarmes  à  la  chasse  des 
réfractaires.  Versailles  fusille  tous  les  soldats  qui  font  des 


lo4  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

difficultés  démarcher  contre  leurs  frères  de  Paris  ;  on  nous 
dit  que  c'est  par  des  fusillades  impitoyables  que  Tliiers 
relève  le  moral  de  son  armée,  qu'un  jour  on  en  a  passé 
quarante  ou  cinquante  par  les  armes  dans  le  camp  de  Satory  ; 
on  dit  qu'il  en  exécute  tous  les  jours  pour  encourager  les 
autres.  Voyons^  braves  gens  qu'exaspère  l'immoralité  du 
décret  appelant  les  hommes  valides  de  Paris  à  défendre 
Paris,  voulez-vous  forcer  Versailles  à  ne  contraindre  aucun 
homme  à  marcher  contre  Paris?  Que  les  syndicats  d'union, 
que  les  notables  commerçants,  que  ce  qui  reste  à  l'Assem- 
blée de  représentants  de  Paris  obtiennent  de  M.  Thiers,  que, 
revenant  au  combat  des  Horaces  et  des  Curiaces,  ou  aux 
tournois  de  la  chevalerie,  la  lutte  soit  restreinte  à  ceux  qui, 
spontanément,  se 'présenteront  en  champ  clos  ..  Hie  Welf\ 
hie  Waiblijigenl  Ici  les  volontaires  de  l'Assemblée  rurale, 
ici  les  volontaires  de  la  Commune  de  Paris  ! 

Vendredi,  14  avril. 

Nous  venons  d'enterrer  Pierre  Leroux  qui  fut  un  pro- 
fond penseur,  un  grand  philosophe  et  qui,  affaibli  par  les 
efforts  de  pensée,  par  les  fatigues  intellectuelles,  par  les 
misères  et  souffrances  de  la  vie  matérielle,  se  survivait 
presque  depuis  une  année  ou  deux. 

Derrière  le  corbillard  du  pauvre  qui  emportait  son  cer- 
cueil, le  cortège  était  nombreux.  Fort  peu  de  bourgeois, 
presque  tous  prolétairâs  :  on  eût  dit  que  les  socialistes  de 
Paris  s'y  étaient  donné  rendez-vous.  Proportionnellement, 
beaucoup  de  femmes.  Entête  marchaient  deux  membres  de  la 
Commune  avec  leur  écharpe  rouge, délégués  officiellement. 
Car  l'enterrement  de  Pierre  Leroux  est  un  événement 
public,  et  ceux-là  qui  ont  quelques  vagues  aperceplions  de 
cette  science,  presque  mystérieuse  encore,  qu'on  appelle 
rifistoiredes  idées,  savent  pertinemment,  savent  que  Pierre 
Leroux  est  un  des  importants  auteurs  de  nos  dernières 
révolutions  intellectuelles  et  morales,  qui  ont  les  révolutions 
politiques  pour  contre-coup.  L'histoire  de  notre  monde 
civilisé  pendant  un  demi-siècle  compte  de  nombreux  fac- 
teurs, parmi  lesquels  Pierre  Leroux  est  un  des  plus  con- 
sidérables. 

11  naquit  en  1798.  fit  ses  études  au  collège.  Tombé  dans 
la  pauvreté  après  avoir  reçu  une  éducation  bourgeoise,  il 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  135 

n'hésita  pas  à  se  faire  typographe.  De  typographe  il  devint 
correcteur  d'épreuves,  puis  écrivain.  Il  concourut  à  la  fon- 
dation du  Globe  en  1824.  De  toute  cette  pléiade  de  philo- 
sophes, de  journalistes,  de  professeurs  et  de  futurs  hommes 
d'Etat  qui  y  collaborèrent,  ce  fut  lui,  certainement,  qui 
réunit  le  plus  de  science  et  d'intelligence  à  la  plus  grande 
honnêteté,  et  qui  vécut  et  mourut  le  plus  pauvre. 

Pierre  Leroux  était  alors  Saint-Simonien,  et  je  crois  que, 
pour  expliquer  le  développement  subséquent  de  ses  idées? 
il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  s'imbiba  de  part  en  part  dans  les 
eaux  du  nouveau  christianisme 

Avec  Jean  Reynaud,  il  fonda  les  premières  assises  de 
V Encyclopédie  Noiiçelle,  idée  Saint-Simonienne, renouvelée 
de  Diderot  et  de  d'Alembert,  et  qui  devait  être  l'évangile 
d'une  révolution  future  ;  révolution  mi-spiritualiste,  mi- 
matérialiste,  mi-chrélienne,  mi-athée  qui  essaya  de  se 
constituer  en  1848,  et  qui  n'a  pas  encore  Uni  d"avorter. 

Ce  fut  dans  la  Re^^ue  Indépendante  de  Pierre  Leroux  que 
George  Sand,  la  brillante  élève  du  philosophe,  inséra  plu- 
sieurs de  ses  romans  spiritualistes  et  socialistes  qui  ont  si 
profondément  remué  et  môme  brouillé  tant  de  jeunes  intel- 
ligences, inspiré  tant  de  sentiment  généreux  et  tant  d'idées 
fausses,  ou  demi-fausses,  qui  essaient  encore  de  vivre. 

En  philosophie,  les  deux  œuvres  capitales  de  Pierre 
Leroux,  l'une  négative,  l'autre  positive,  sont  la  Réfutation 
de  l'Eclectisme  et  l'Humanité^  son  principe  et  son  a{>enir. 

De  la  massue  dont  Pierre  Leroux  frappa  son  collabora- 
teur du  G/o^e,M.  Victor  Cousin,  jamais  l'éclectisme  ne  s'est 
relevé;  un  seul  coup  suffit  pour  le  terrasser.  Ce  qui  n'a 
pas  empêché  l'Eclectisme  d'être  toujours  la  philosophie  que 
les  vieux  universitaires  enseignent  officiellement  aux  jeunes 
universitaires.  Il  a  été  impossible  de  renverser  ce  caté- 
chisme de  la  bourgeoisie;  des  docteurs  qui  n'y  ont  jamais 
cru  l'expliquent  à  des  persifleurs  qui  n'y  croiront  jamais. 
Entre  parenthèses,  voilà  une  des  causes  de  la  démoralisa- 
tion profonde  de  tous  nos  jeunes  gens  qui  reçoivent  une 
éducation  libérale  :  ils  savent  que  la  philosophie  qu'ils 
apprennent  et  qu'on  leur  enseigne  n'est  autre  chose  qu'une 
hypocrisie  plus  ou  moins  transcendante. 
.  Dans  son  livre  magistral  de  VEumanité,  Pierre  Leroux 
oppose  à  la  psychologie  éclectique  la  Doctrine  de  la  Vie.  A 


136  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

travers  les  formes  changeantes  et  multiples  de  Tliistoire, 
riiumanité,  marchant  d'un  progrès  continu,  avance  vers  la 
compréhension  de  plus  en  plus  complète,  vers  la  réalisation 
de  plus  en  plus  scientifique  de  la  Solidarité,  de  la  Triade  et 
du  Circulus. 

La  Solidarité,  mot  que  l'on  croit  avoir  été  inventé  par 
notre  philosophe,  de  même  que  celui  de  Socialisme,  résume 
les  doctrines  économiques  et  morales  des  révolutionnaires 
modernes;  —  inutile  de  nous  y  arrêter. 

La  Triade,  éclose  dans  le  saint-Simonisme,  réinventée 
par  le  Christianisme,  renouvelée  des  Grecs  qui  l'avaient 
eux-mêmes  trouvée  chez  les  Hindous  ou  ailleurs,  nous  sem- 
ble juste  au  fond,  comme  toute  doctrine  qu'on  retrouve  en 
tout  lieu  et  en  tout  temps.  —  C'est  une  des  formes  les  plus 
simples  de  notre  esprit,  une  des  catégories  primordiales  de 
notre  entendement.  —  Sommes  nous  autorisés  à  en  con- 
clure que  c'est  la  loi  primordiale  de  toute  intelligence  et  de 
toute  vie  ?  —  La  triade  est  la  formule  scientifique  de  la 
politique.  C'est  l'art  d'associer  dans  chaque  atelier  les 
savants,  les  artistes  et  les  industriels,  et  d'unir  harmo- 
nieusement les  ateliers  dans  les  communes,  les  communes 
dans  l'Etat  et  les  divers  Etats  du  globe  dans  la  République 
Universelle.  Dès  1827,  Pierre  Leroux  créa  cette  formule 
dans  une  brillante  étude  intitulée:  De  V  Union  européenne  - 
—  L'Union  européenne,  c'était  alors  dans  la  monarchie 
restaurée  un  autre  nom  pour  la  République  Universelle. 

«  Quant  au  Circulus  »,  nous  disait  sur  la  tombe  de  Pierre 
Leroux,  ]M.  Auguste  Desmoulins,  son  gendre,  et  peut-être 
son  disciple  le  plus  fidèle,  le  Circulus  est  la  science  de  la 
Nature,  c'est  la  forme  cherchée  par  les  économistes.  C'est  le 
moyen  de  bannir  à  jamais  de  la  terre  la  misère  et  tous  les 
fléaux  qu'elle  entraîne. 

Pour  les  non  initiés,  il  est  bon  d'expliquer  que  la  doc- 
trine du  Circulus  enseigne  que  la  Matière  est  éternelle 
et  ne  subit  aucune  déperdition  dans  ses  transformations 
diverses.  Par  cela  seul  qu'un  homme  a  mangé  à  sa  suffi- 
sance, il  pourra  toujours  manger  à  sa  suffisance.  — ■  Car 
un  tas  de  blé  redeviendra  un  même  tas  de  blé,  après 
avoir  été  pendant  quelque  temps  un  tas  de  matière  fécale  ou 
de  fumier.  Par  cela  seul  qu'un  homme  existe,  il  peut  tou- 
jours se  suffire.  Malthus  alarme  que  la  quantité  de  subsis- 


i 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  137 

tances  décroit  à  mesure  qu'augmente  le  nombre  d'hommes  ; 
Pierre  Leroux  affirme  qu  hommes  et  subsistances  augmen- 
tent dans  la  même  proportion. 

En  1848,  la  ville  de  Paris  le  nomma  un  de  ses  représen- 
tants, et  toutaussitôt  la  réaction  s'acharna  contre  lui.  Cham 
ne  discontinua  pas  de  lui  lancer  dans  le  Charivari  des 
flèches  à  pointe  de  zinc,  Proudhon,  que  la  gloire  de  Pierre 
Leroux  gênait,  lui  jeta  quelques  pavés  à  la  tête. 

J'ai  rencontré  Pierre  Leroux  dans  l'exil  en  1852,  et  nous 
avons  partagé  quelquefois  les  pommes  de  terre  bouillies 
de  la  misère.  Depuis  je  l'ai  toujours  côtoyé  dans  la  vie  et 
nous  nous  sommes  abordés  assez  souvent.  Ses  pensées 
d'exil,  ses  Souvenirs  de  Jersey,  il  les  a  consignés  dans  la 
Grève  de  Samarez^  un  des  livres  les  plus  curieux  et  les 
plus  intéressants  de  l'histoire  contemporaine.  Ce  fut  un  cri 
d^tonnement.  «  Quoi  !  dans  cette  imperturbable  sérénité, 
une  si  douloureuse  expérience  de  la  vie!  Quoi!  la  joviale 
bienveillance  du  bonhomme  recouvre  une  si  fine,  si  tran- 
chante et  si  amère  ironie  !   » 

Depuis,  le  vieillard  a  été  déclinant  de  corps  et  d'esprit, 
se  mysticisant  de  plus  en  plus,  il  a  fini  par  devenir  un  théo- 
logien et  même  un  kabbalisic  qui  mettait  Job  et  Isaie  en 
morceaux  pour  reconstruire  très  ingénieusement  avec  leurs 
débris  l'exposition  en  style  oriental  de  la  doctrine  de  la 
Solidarité,  de  la  Triade  et  du  Circulas.  Malgré  tout, 
on  ne  pouvait  l'aborder  sans  un  profond  respect;  dans  son 
pauvre  mobilier,  sous  ses  vêtements  presque  sordides, 
quelque  chose  dans  le  regard,  dans  la  voix,  dans  le  port  de 
son  immense  tête,  rappelait  que  cet  homme  fut  ou  était 
encore  un  des  géants  de  la  pensée,  un  pontife  de  l'huma- 
nité ;  dans  sa  naïveté  narquoise,  il  se  sentait  prophète,  il 
avait  conscience  d'être  un  Révélateur  de  la  religion  nou- 
velle. 

Devant  sa  fosse  les  francs-maçons  l'ont  réclamé  pour 
l'un  des  leurs,  et  Ostyn,  ceint  de  l'écharpe  de  la  Commune, 
nous  a  promis  sa  résurrection  dans  une  humanité  perfec- 
tionnée. Le  brave  ouvrier,  quoique  «  un  de  ces  buveurs  de 
sang  »  est  un  fusioniste  convaincu  ;  le  lyrisme  ardent  et 
tendre  du  brave  M.  de  Touroil  résonnait  encore  dans  la 
voix  douce,  mélancolique  et  quelque  peu  fatiguée  du  dis- 
ciple. 


138  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Et  c'est  ainsi  que  nous  avons  enterré  le  philosophe  huma- 
nitaire. Nous  suivions  le  corps  en  nous  interrogeant  sur  le 
combat  de  la  nuit,  sur  les  morts  et  les  blessés  ;  ceux  qui  sur 
la  tombe  jetaient  des  immortelles  jaunes  et  rouges  sortaient 
du  combat  et  allaient  y  retourner.  La  fusillade  ne  disconti- 
nuait pas,  les  canons  non  plus.  Nous  nous  séparâmes  au 
cri  de  «  Vive  la  Piépublique  Universelle!  »  et  l'assourdis- 
sant canon  de  la  guerre  civile  nous  accompagnait  de  ses 
hurlements  luq-ubres. 

Samedi,  15  avril. 

M.  Gustave  Chaudey  vient  d'être  arrêté  par  ordre  de  la 
Commune. 

Chaudey  estle  directeur  politique  dujournal  Le  cV/èc'/e,  dont 
son  ami  Cernuschi.  l'homme  qui  parle  par  centaine  de  mille 
francs, est  l'inspirateur  et  le  principal  propriétaire.  Chaudey 
est  un  homme  de  talent  incontestable.  Parmi  les  orateurs 
et  écrivains,  il  peut  occuper  une  des  premières  places  dans 
le  troisième  ordre,  ou  une  des  dernières  dans  le  deuxième 
ordre.  Journaliste  et  pamphlétaire,  son  style  nerveux  et 
précis  fait  contraste  avec  sa  diction  d'avocat,  large,  abon- 
dante et  même  verbeuse.  Il  est  dialecticien,  c'est  sa  qualité 
maîtresse.  11  a  grandi  sous  i^roudhon  et  par  Proudlion,  le 
compatriote  Franc-Comtois  qui  l'institua  son  exécuteur  tes- 
tamentaire, conjointement  avec  Gustave  Duchêne  et  le 
colonel  Langlois:  pour  prix  du  service,  il  leur  légua  son 
manteau  dans  lequel  ils  se  sont  taillé  un  habit  fort 
propre. 

La  démocratie  avancée  comptait  faire  un  de  ses  hommes 
de  Gustave  Chaudey,  mais  elle  cessa  de  l'estimer  depuis 
qu'elle  l'eut  vu  à  l'œuvre,  sous  le  gouvernement  Favre- 
Trochu,  dans  une  des  municipalités  parisiennes  :  on  ne  par- 
lait plus  de  lui  que  comme  d\in  ambitieux,  pas  toujours 
délicat,  bilieux,  hautain,  facilement  ergoteur,  et  décidé- 
ment trop  adroit.  11  ne  fut  pas  réélu  aux  élections,  et  tout 
aussitôt  son  protecteur,  l'iniquiteux  Jules  Ferry,  fit  de  lui 
un  fonctionnaire  supérieur  aux  maires  élus  dans  leur  arron- 
dissement et  le  nomma  son  propre  adjoint  à  l'Hùtel  de 
Ville.  Pendant  ces  trois  à  quatre  dernières  années.  Chau- 
dey avait  fait  une  guerre  incessante  à  M.  Jules  Simon.  Le 
masque  du  traître  blafard  et  cafard,  il  l'avait  fait  chavirer, 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  iSO 

et  voilà  M.  Chaudey  qui  entre  comme  subalterne  dans  le 
cabinet  Jules  Simon. 

Et  c'est  en  cette  qualité  de  suppléant  de  Jules  Ferry,  que 
le  22  janvier,  jour  funeste,  le  début  de  notre  guerre  civile, 
Chaudey,  le  proudhonien,  Chaudey,  Chaudey  responsable 
de  THôtel  de  Ville  ce  jour-là,  et  seul  responsable  des  ordres 
qu'il  avait  acceptés,  a  ordonné  la  fusillade  que  les  mobiles 
bretons  ont  ouverte  sur  la  foule.  La  première  main  qui, 
depuis  le  2  décembre,  a  plongé  sanglante  dans  la  poitrine 
de  la  malheureuse  France  est  celle  de  Gustave  Chaudey. 

Lorsque  les  élections  du  2(3  mars  eurent  donné  une  impo- 
sante majorité  à  la  Commune,  tant  que  M.  Chaudey  put 
espérer  que  son  petit  dada  politique,  le  coupillage  de  la 
France  en  deux  cents  Cantons  suisses,  serait  accepté  par 
les  décentralisateurs  de  FHôtel  de  Ville,  M.  Chaudey,  se 
rallia  à  la  Commune  et  lui  apporta  l'appui  du  puissant 
Siècle.  Mais  dès  que  de  grandes  fautes  tombant  sur  de 
grandes  difficultés  eurent  été  suivies  de  grands  revers, 
M.  Chaudey  se  rappela  que  la  légalité  apparente  est  du 
côté  de  Versailles,  et  fit  à  la  Commune  une  opposition  vio- 
lente qui  ne  parut  pas  à  tous  être  de  bonne  foi. 

Dans  ces  circonstances,  l'arrestation  de  Gustave  Chaudey 
nous  déplaît  par  bien  des  raisons,  et  nous  la  croyons  une 
faute  de  plus  ajoutée  à  beaucoup  d'autres.  La  Commune  a 
eu  tort  de  raviver  les  souvenirs  irritants  du  22  janvier,  et 
ses  ennemis  ont  beau  jeu  quand  ils  prétendent  que  si 
Chaudey  est  à  Mazas,  c'est  comme  journaliste  opposant,  et 
non  comme  fusillard  du  22  janvier. 

Paris,  15  avril. 

L'intervention  auprès  du  Gouvernement  versaillais  de  la 
Ligue  républicaine  nous  est  connue  aujourd'hui  par  le  récit 
des  délégués  et  par  celui  de  M.  Thiers.  Les  deux  récits 
s'accordent  sur  le  point  essentiel  :  l'insuccès  complet  de  la 
démarche.  Pour  le  reste,  les  deux  narrations  diffèrent  nota- 
blement. De  quel  coté  est  la  vérité'^  Il  est  inutile  de  le 
dire  pour  quiconque  connaît  la  franchise  et  la  sincérité  de 
M.  Thiers. 

La  Ligue  Fiépublicaine  demandait  en  premier  lieu  le 
maintien  de  la  République  et  son  fonctionnement  sincère 
que  l'Assemblée  n'a  pas  voulu  reconnaître  officiellement, 


140  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

bien  que  toutes  ses  manœuvres  tendent  à  la  maîtriser,  la 
supprimer,  Tenraver.  Paris  est  persuadé  que  le  nocturne 
coup  de  main  du  18  mars  n'a  été  perpétré  par  MM.  Thiers 
et  Vinoy  que  pour  désarmer  la  garde  nationale  républi- 
caine et  livrer  ensuite  la  France  par  surprise  aux  caprices 
d'une  coterie  Orléans- Bourbon. 

La  Ligue  demande  donc  en  premier  lieu  la  reconnais- 
sance solennelle  de  la  République  par  l'Assemblée.  Cet 
acte  décisif  suffirait  peut-être  déjà  pour  faire  tomber  les 
armes  de  toutes  les  mains. 

M.  Thiers  ne  veut  pas  qu'on  en  parle  à  l'Assemblée. 
Est-ce  parce  que  l'Assemblée  se  refuserait  à  reconnaître 
la  République  et,  par  là,  donnerait  à  la  résistance  de 
Paris  une  indiscutable  signification?  M.  Thiers  n'a  pas  la 
franchise  de  l'avouer.  Tout  au  contraire,  il  insinue  que  la 
France  est  nominalement  en  république  et  que  ce  nom 
doit  suffire.  Qu'importe  !  si  M.  Thiers,  le  chef  du  pouvoir 
exécutif,  existe  et  qu'il  porte  ce  nom,  la  République  elle- 
même  existera. 

A  cette  réponse,  les  plus  naïfs  parmi  nos  concitoyens  de 
Paris  se  sont  récriés  et  ont  compris  que  la  République  n'a- 
vait de  salut  que  dans  la  résistance  à  outrance...  Quoi  !  le 
maintien  de  la  République  n'aurait  pour  garantie  que  la 
parole  d'honneur  du  véridique  M.  Thiers?  Quoi!  la  Répu- 
blique ne  durera  pas  plus  longtemps  peut-être  que  la  pré- 
sidence de  M.  Thiers?  Mais  M.  Thiers  est  un  vieillard  de 
80  ans,  il  peut  mourir  dans  les  six  mois...  M.  Bonaparte, 
lui  aussi,  avait  juré  de  maintenir  la  République  tant  qu'il 
en  serait  le  Président...  C'est  ce  qu'il  a  fait  jusqu'au  jour 
où  il  lui  a  pris  la  fantaisie  d'échanger  son  titre  de  Président 
pour  celui  d'Empereur...  sans  compter  que  M.  Thiers  est 
un  simple  délégué  de  l'Assemblée  souveraine,  qui  le  peut 
destituer  en  un  quart  d'heure.  ÎNL  Thiers  peut  tout  affirmer, 
M.  Thiers  peut  tout  promettre,  l'Assemblée  peut  ne  rien 
tenir.  Qu'il  soit  honnête  ou  malhonnête,  >L  Thiers  par  ses 
affirmations  n'engage  pas  plus  l'Assemblée  qu'un  maître  n'est 
engagé  par  un  des  billets  qu'il  plaît  à  son  valet  de  souscrire- 

Après  cette  fin  de  non  recevoir,  après  ce  faux  fuyant,  les 
délégués  de  l'Union  républicaine  eussent  mieux  fait  peut- 
être  de  clore  l'entretien.  Ils  ont  cru  devoir  aller  jusqu'au 
bout  et  présenter  la  totalité  de  leur  programme. 


I 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  141 

En  ce  qui  touche  les  franchises  municipales,  (on  se  les 
rappelle  :  Paris  élisant  son  Conseil  communal,  chargé  de 
régler  seul  le  budget  de  la  Ville  ;  la  police,  l'assistance 
publique,  l'enseignement,  la  garantie  de  la  liberté  de  con- 
science relevant  uniquement  de  lui).  M.  Thiers  expose  que 
Paris  jouira  de  ses  franchises  dans  les  conditions  où  toutes 
les  villes  en  jouiront  d'après  la  loi  municipale,  telle  qu'elle 
sera  élaborée  par  l'Assemblée.  Paris  aura  le  droit  commun, 
rien  de  moins,  rien  de  plus.  En  d'autres  termes,  Paris  n'aura 
que  ce  qu'il  plaira  à  son  ennemi  de  lui  donner...  Et  cette  loi, 
nous  savons  déjà  ce  qu'elle  est  et  ce  qu'elle  sera  :  loin  d'être 
une  loi  de  droit  commun,  c'est  une  loi  qui  met  Paris  hors 
la  loi. 

En  ce  qui  touche  la  force  publique,  l'Union  républicaine 
demandait  que  l'armée  régulière  n'entrât  point  à  Paris, 
qu'il  lui  fût  fixé  une  délimitation  qu'elle  ne  pourrait  fran- 
chir, comme  à  Rome  autrefois,  comme  à  Londres  aujour- 
d'hui, comme  à  Paris  même  sous  la  Constitution  de  l'an  111 
et  au  début  de  la  révolution  de  48. 

jNI.  Thiers  déclare  qu'on  ne  saurait  admettre  le  principe 
de  l'exclusion  absolue  de  l'armée  avant  qu'il  soit  procédé 
à  une  réorganisation  de  la  garde  nationale,  lors  des  calendes 
grecques. 

Et  quant  à  la  situation  actuelle,  M.  Thiers  déclare  que,  ne 
reconnaissant  pas  à  des  insurgés  la  qualité  de  belligérants, 
il  ne  veut  traiter  d'armistice.  Toutefois  si  les  gardés  natio- 
naux s'engagent  à  ne  tirer  aucun  coup  de  fusil  ni  de  canon, 
l'assurance  verbale  est  donnée  que  les  troupes  de  Versailles 
ne  tireront  non  plus  aucun  coup  de  fusil  ni  de  canon,  jus- 
qu'au moment  indéterminé  où  le  pouvoir  exécutif  se  résou- 
dra à  une  action  et  recommencera  la  guerre. 

C'est  à  dire  :  «  Ne  bougez  pas  et  je  ne  bougerai  pas  jus- 
qu'à ce  que  les  renforts  que  tous  les  jours  on  m'expédie 
d'Allemagne  et  de  province  soient  arrivés.  Avant  hier  les 
troupes  qui  ont  réduit  Toulouse  ont  rejoint  celles  de  Ver- 
sailles, hier,  celles  de  Lyon  et  de  Limoges  ;  celles  de  Mar- 
seille me  viennent  ce  soir  en  grande  vitesse.  Puis,  quand 
j'aurai  les  50.000  hommes  promis  par  M.  de  Bismarck,  alors 
sans  plus  de  risque,  je  vous  attaquerai  ». 

Il  faut  que  M.  Thiers  prenne  les  hommes  de  la  Ligue  et 
de  la  Commune  pour  de  grands  innocents,  s'il  les  croit 


142  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

capables  d'accepter  une  transaction  pareille.  Tout  fait  pen- 
ser que  s'il  a  proposé  lui-même  une  entrevue  avec  les  repré- 
sentants de  la  Ligue,  c'est  pour  rédiger  la  circulaire  dont, 
sitôt  après  l'entrevue,  il  a  inondé  la  Province.  11  y  raconte 
qu'il  a  consenti  à  recevoir  non  pas  des  envoyés  de  la  Com- 
mune, qu'il  n'eût  jamais  daigné  écouter,  mais  quelques 
républicains  sincères  qui  venaient  implorer  le  maintien  de 
la  République  et  la  clémence  du  vainqueur  ;  M.  Tliiers 
ayant  en  effet  promis  que  les  insurgés  qui  déposeraient  les 
armes  auraient  la  vie  sauve. 

Ainsi  50  à  60.000  hommes  avec  5  ou  600  canons,  qui, 
depuis  un  mois  tantôt,  tiennent  en  échec  «  la  plus  belle 
armée  du  monde  »  ne  sont  pas  même  des  belligérants  ! 
Puisque  Versailles  ne  veut  pas  traiter,  Paris  ne  peut  pas 
traiter.  Et  ce  qui  nous  répugne  le  plus  dans  ces  prétendues 
négociations,  c'est  la  mauvaise  foi  de  M.  Thiers.  Que  Paris 
se  défendre  à  outrance,  c'est  ce  qu'il  a  de  mieux  à  faire. 
Mieux  vaut  pour  Paris  être  la  victime  du  droit  que  la  dupe 
bernée  par  un  gouailleur  ignoble  et  sinistre  ! 

Samedi,  15  avril 

Il  est  bien  certain  que,  quoi  qu'y  fassent  Mac  Mahon,  le 
vainqueur  de  Magenta,  le  vaincu  de  Sedan,  et  M.  Adol- 
phe Thiers,  le  plus  habile  général  du  siècle,  notre  situation 
militaire  s'est  rétablie.  Le  furieux  assaut  dans  la  nuit  du 
11  au  12,  pour  lequel  le  camp  de  Satory  avait  été  levé 
et  où  a  donné  à  peu  près  toute  l'armée,  a  été  pour  les 
Versaillais  funeste  autant  que  l'a  été  pour  nous  la  triple 
expédition  de  Chatillon,  du  Mont  Valérien  et  de  Chatou.  11 
est  certain  que  chaque  armée  est  presqu'inexpugnable 
dans  son  propre  terrain.  Nous  sommes  enchantés  du  jeune 
et  vaillant  Dombrowsky  :  ses  hommes  se  feraient  tous  tuer 
avec  lui.  Il  s'est  solidement  retranché  dans  Asnières,  et 
de  là  il  pousse  des  pointes  sur  Colombes  et  lieux  avoisi- 
nants.  Depuis  ce  mouvement,  les  Versaillais,  loin  de  faire 
aucun  progrès  au  delà  de  Neuilly,  se  sont  vu  enlever  la 
moitié  de  ce  faubourg  de  Paris  ;  mais  ils  s'y  étaient  tout 
de  suite  fortement  barricadés,  on  ne  leur  reprend  les  rues 
que  maison  par  maison,  les  maisons  que  pierre  à  pierre, 
car  on  se  bat  des  deux  côtés,  jour  et  nuit,  avec  un  acharne- 
ment terrible,  ce  sont  des  combats  corps  à  corps  de  tigre  à 


JOURNAL    DE    LA    COMiMUKE  143 

tigre.  Tous  les  coups  que  les  Prussiens  eussent  pu  recevoir 
dans  le  dos,  si  MM.  Trochu,  Favre  et  Fourrichon  l'eussent 
permis,  nous  nous  les  portons  au  cœur  maintenant. 

La  confiance  et  Fespoir  renaissent  donc  dans  Paris,  sauf 
que  l'annonce  d'un  nouveau  blocus  a  causé  un  émoi  bien 
légitime  dans  la  population.  Les  magasins  de  denrées  sont 
encombrés  d'acheteurs,  on  a  presqu'assailli  certaines  bou- 
tiques des  Halles,  le  lait  fait  défaut. 
On  lit  dans  le  Soif  : 

La  ligne  de  Lyon  est  coupée  de  même  que  celle  d'Orléans. 
Paris  est  donc  réduit  pour  ses  approvisionnements  aux 
seules  lignes  du  Nord  et  de  l'Est,  occupées  par  les  Prus- 
siens. 

On  nous  dit  que  Thiers  et  Favre  poursuivent  des  négo- 
ciations très  actives  avec  les  Prussiens  pour  qu'ils  bloquent 
et  affament  Paris  de  leur  côté  ;  mais  ceux-ci  ne  se  soucient 
pas  d'intervenir  à  ce  point  :  ils  ont  trop  de  plaisir  à  nous 
voir  nous  entredéchirant,  il  leur  sera  plus  facile  de  nous 
dévorer  après. 

Il  est  douteux  que  les  amis  de  la  religion,  de  la  famille 
et  de  la  propriété  réussissent  à  affamer  Paris.  Néanmoins 
il  est  juste  de  leur  tenir  compte  de  l'intention.  Ce  ne  sera 
pas  leur  faute  s'ils  ne  font  pas  périr  de  famine  et  de  besoin 
cent  mille  vieillards,  quatre  cent  mille  femmes  et  un  million 
d'enfants,  rien  que  pour  punir  l'entêtement  d'une  poignée 
de  factieux,  Topiniàtreté  d'une  bande  de  malfaiteurs. 
—  «  Que  veulent  donc  ces  scélérats?  — »  «  Hélas!  que 
Paris  jouisse  des  mêmes  franchises  municipales  que  n'im- 
porte quelle  ville  d'x\ngleterre,  d'Allemagne,  des  Etats- 
Unis,  de  Suisse  et  d'Espagne  ». 

Paris,   16  avril. 

La  Commune  de  Paris, 

(Considérant  qu'une  quantité  d'ateliers  ont  été  abandon- 
nés par  ceux  qui  les  dirigeaient  afin  d'échapper  aux  obli- 
gations civiques  et  sans  tenir  compte  des  intérêts  des  tra- 
vailleurs ; 

Considérant  que,  par  suite  de  ce  lâche  abandon,  de  nom- 
breux travaux  essentiels  à  la  vie  communale  se  trouvent 
interrompus,  l'existence  des  travailleurs  compromise  ; 


144  JOURNAL    DE    LA.    COMMUNE 

Décrète  : 

Les  chambres  syndicales  ouvrières  sont  convoquées  à 
Teffet  d'instituer  une  commission  d'enquête  ayant  pour  but  : 

1°  De  dresser  une  statistique  des  ateliers  abandonnés 
ainsi  qu'un  inventaire  exact  de  létat  dans  lequel  ils  se  trou- 
vent et  des  instruments  de  travail  qu'ils  renferment  ; 

2°  De  présenter  un  rapport  établissant  les  conditions 
pratiques  de  la  prompte  mise  en  exploitation  de  ces  ateliers, 
non  plus  par  les  directeurs  qui  les  ont  abandonnés,  mais 
par  TAssociation  coopérative  des  travailleurs  qui  y  étaient 
employés  ; 

3°  D'élaborer  un  projet  de  constitution  de  ces  sociétés 
coopératives  ouvrières  ; 

4°  De  constituer  un  jury  arbitral  qui  devra  statuer,  au 
retour  des  dits  patrons,  sur  la  concession  définitive  des 
ateliers  aux  sociétés  ouvrières  et  sur  la  quotité  de  l'indem- 
nité qu'ont  à  payer  les  ouvriers  aux  patrons. 

Cette  commission  d'enquête  devra  adresser  son  rapport 
à  la  Commission  communale  des  travaux  et  de  l'échange, 
qui  sera  tenue  de  présenter  à  la  Commune  dans  le  plus 
bref  délai,  le  projet  de  décret  donnant  satisfaction  aux 
intérêts  de  la  Commune  et  des  travailleurs 

Bravo,  Commune  !  Voilà  un  décret  que  nous  attendions. 

Tu  auras  eu  le  mérite  de  le  formuler.  Quelle  gloire  pour 
toi,  quel  bienfait  pour  le  peuple  travailleur,  si  tu  le  réa- 
lises ! 

Dimanche,  16  avril. 

La  veille  môme  de  l'attaque  de  Paris,  le  gouvernement 
de  M.  Thiers  présentait  à  l'Assemblée  un  projet  de  loi 
municipale.  La  co'ïncidence  est  singulière;  entre  Versailles 
monarchiste  et  Paris  républicain,  la  controverse  qui  se 
débat  à  coup  de  canon  n'est  autre  chose  que  la  question 
municipale.  Paris,  affirme  contre  le  pouvoir  central  le  droit 
administratif,  et  jusqu'à  un  certain  degré  le  droit  politique 
des  communes.  Paris,  la  grande  commune  de  France,  a 
voulu  émanciper  ses  sœurs  en  voulant  s'émanciper  elle- 
même.  Je  ne  dis  pas  que  ses  prétentions,  telles  qu'elle  les 
formule  dans  l'excitation  de  la  lutte,  ne  soient  pas  exagé- 
rées ;  comme  il  arrive  toujours  dans  les  différends,  Paris 
exige  d'autant  plus  qu'on  veut  moins  lui  accorder. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  145 

Pour  le6  750  sages  de  l'Assemblée,  retirés  à  l'abri  des 
fureurs  de  la  guerre  civile,  car  iNI.  Thiers  leur  a  formelle- 
meat  interdit  toute  ingérence  militaire,  pour  ces  législa- 
teurs qui,  entre  leurs  dîners  et  leurs  séances,  pourraient 
n'avoir  d'autre  souci  que  de  muser  autour  du  bassin  de 
Neptune  ou  d'épier  les  progrès  de  la  frondaison  nouvelle 
dans  les  bosquets  de  Trianon,  c'était  le  cas  d'élaborer  pen- 
dant ces  quinze  journées  une  loi  sage,  intelligente,  conci- 
liatrice, qui  eût  rendu  absurde  la  continuation  de  la  o-uerre, 
qui  eût  satisfait  aux  justes  exigences,  qui  eût  émancipé 
Paris,  le  grand  Paris,  en  laissant  au  besoin  sous  une 
demi-tutelle  protectrice  les  pauvres  communes  plébisci- 
taires, ignorantes,  indigentes  et  sottes.  Bon  gré  mal  gré, 
il  faut  que  les  parents  laissent  enfin  vaguer  à  leur  aise  les 
fils  majeurs,  les  grands  garçons  âgés  de  plus  de  vingt  et  un 
ans,  bon  gré  mal  gré,  il  faut  que  les  curateurs  présentent 
leurs  comptes  et  abandonnent  aux  pupilles  devenus  hommes 
la  gestion  de  leur  patrimoine.  L'Assemblée  de  Versailles, 
élaborant  par  impossible  une  loi  raisonnable  et  équitable, 
eût  fait  pour  la  pacification  de  Paris  davantage  et  mieux 
que  cinq  cents  canons  et  cinquante  mille  hommes  de  plus 
sous  les  ordres  de  M.  Thiers. 

Jour  après  jour,  l'Assemblée  discutait  son  projet  et  a  fini 
par  accoucher  d'une  loi,  plus  mauvaise  encore  que  l'an- 
cienne, et  qui  a  ceci  de  particulier  qu'elle  a  été  conçue 
juste  au  rebours  de  ce  qu'elle  eût  dû  être.  11  n'en  pouvait 
advenir  autrement.  Pendant  que  TAssemblée  élaborait  sa 
loi,  elle  y  déposait  soigneusement  ses  pensées  de  haine  et 
de  défiance;  ayant  à  légiférer  sur  l'organisation  adminis- 
trative de  Lyon,  de  Paris,  de  Toulouse  et  de  Marseille, 
dont  elle  ne  peut  entendre  les  noms  sans  des  frémissements 
de  colère,  elle  ne  songeait  qu'à  une  chose,  être  désagréable 
à  ces  méchantes  grandes  villes  ;  loin  de  vouloir  leur  accorder 
une  liberté  raisonnable,  elle  n'a  pensé  qu'à  mettre  à  ces 
dangereuses  révolutionnaires  une  camisole  de  force  plus 
solide  encore  que  la  précédente  et  plus  ingénieusement 
comj^inée  pour  contrarier  leurs  mouvements. 

Les  projets  les  plus  cocasses  ont  été  mis  en  avant  contre 
Paris;  s'ils  ont  été  abandonnés,  ce  n'est  pas  qu'ils  fussent 
extravagants,  c'est  qu'ils  menaçaient  de  tourner  contre 
leur  but.  En  définitive,  on  a  trouvé   plus  simple  d'aban- 

10 


146  JOinNAL    DE    LA    COMMUNE 

donner  Paris  absolument  à  la  merci  du  pouvoir  exécutif, 
comme  au  beau  temps  du  pacha  de  la  Seine,  et  ce  sont  les 
Ferry  et  les  Favre,  les  Picard,  les  Thiers  et  les  Simon  qui 
ont  présenté  et  soutenu  cette  loi,  après  avoir  gagné  leur 
vie  pendant  dix  ans  à  dénoncer  et  vitupérer  contre  l'arbi- 
traire préfectoral.  Désormais  le  maire  de  Paris  sera  le 
Préfet  de  la  Seine,  emmanché  d'un  Préfet  de  police,  cumu- 
lant en  sa  personne  les  fonctions  d'un  Haussmann  et  d'un 
Piétri.  Les  grandes  villes  sont  moins  maltraitées  que 
Paris,  mais  les  petites  villes,  mais  les  communes  rurales 
sont  comblées  des  faveurs  de  la  loi  nouvelle. 

M.  Frédéric  Morin,  un  homme  spécialement  compétent 
en  la  matière,  résume  ainsi  Toeuvre  des  Versaillais  : 

«  Vous,  grandes  communes,  villes  éclairées  ou  relative- 
ment éclairées,  vous  avez  des  écoles,  des  bibliothèques, 
des  hommes  capables  de  bien  gérer  vos  affaires  ?  Eh  bien  ! 
nous  vous  déclarons  mineures.  Votre  intelligence  vous  ciée 
à  nos  yeux  une  incapacité  légale.  Nous  ne  pouvons,  à  notre 
grand  regret,  vous  refuser  le  pouvoir  législatif  municipal, 
mais  votre  pouvoir  exécutif  sera  placé  entre  les  mains  de  nos 
préfets  réactionnaires.  Quant  à  vous,  petites  communes  de 
trois  à  quatre  cents  habitants,  vieilles  paroisses  où  l'on 
trouve  à  peine  un  citoyen  sachant  l'orthographe,  vous  êtes 
nos  privilégiées.  Votre  ignorance  est  un  titre.  Soyez  sou- 
veraines dans  votre  action  municipale,  nommez  vos  maires, 
nommez  vos  adjoints.  Le  curé  et  le  hobereau  sont  là  qui 
répondent  de  vous.  On  ne  peut  rien  refuser  sous  notre  règne 
à  ceux  qui  ne  savent  ni  lire  ni  écrire. 

«  Tout  cela  peut  se  résumer  en  un  mot  :  L'ignorance  est 
sacrée,  l'intelligence  est  suspecte...  Nous  aurons  donc  en 
France  trois  espèces  de  communes  : 

1°  Les  communes  rurales  et  illétrées.  Elles  seront  sou- 
veraines. 

2''  Les  grandes  villes  éclairées.^A  celles-là  on  ne  laissi'ra 
qu'une  moitié  de  leurs  droits. 

3»  Paris,  la  ville  initiatrice.  A  celle-là  on  refuse  presque 
tout. 

Avec  ce  .beau  système,  les  hameaux  seront  presque  des 
communes,  et  Paris  ne  sera  pas  même  un  municipe.  » 

Une  des  dispositions  les  plus  vicieuses  de  la  loi  nouvelle, 
c'est  que  les  conseillers  municipaux  seront  nommés  pour 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  147 

cinq  ans,  toute  une  olympiade.  Et  pour  éviter  des  réélec- 
tions qui  auraient  Tinconvénient  de  tenir  les  citoyens  en 
haleine  et  de  ne  pas  leur  laisser  perdre  de  vue  la  chose 
publique,  on  ne  procédera  dans  l'intervalle  du  quinquennat 
à  de  nouvelles  élections  que  si,  par  une  épidémie  de  cho- 
léra, ou  autrement,  le  nombre  des  conseillers  se  trouvait 
réduit  de  plus  d'un  quart. 

Cinq  ans  !  c'eût  été  trouvé  un  trop  long  espace  par  les 
Athéniens  qui  ne  vivaient  pas  comme  nous,  à  la  vapeur 
qui  ne  circulaient  pas  en  chemin  de  fer,  qui  ne  communi- 
quaient point  entre  eux  par  le  télégraphe.  Cinq  ans,  c'est 
rendre  le  fonctionnaire  indépendant  de  toute  critique,  c'est 
lemettre  au-dessus  des  justes  mécontentements  :  car  on  n'a 
plus  le  temps  de  se  souvenir  aujourd'hui, —  quel  est  le  méfait 
d'un  administrateur,  qui  ne  sera  pas  oublié  dans  cinq  ans  ! 
Le  fonctionnaire  s'immobilisera  dans  sa  fonction,  comme 
la  moule  dans  sa  coquille.  Les  fonctions  seront  gratuites, 
donc  il  n'y  aura  que  de  riches  bourgeois  pour  les  occuper. 
Les  fonctions  ne  seront  pas  permanentes  et  ne  s'exerceront 
que  quatre  fois  par  an,  dix  jours  par  session,  soit  quarante 
jours  par  an  qu'il  faudra  trouver,  toute  autre  affaire  ces- 
sante :  c'est  fermer  la  porte  à  tout  individu  consciencieux 
qui  n'est  pas  homme  de  loisir  et  d'une  fortune  complètement 
assurée. 

Il  serait  si  simple  pourtant  d'organiser  un  conseil  muni- 
cipal à  l'instar  du  conseil  d'administration  d'une  compagnie 
de  chemins  de  fer  ou  de  bateaux  à  vapeur,  que  les  action- 
naires nomment  au  moins  de  trois  en  trois  ans,  mais  tous 
les  membres  renouvelables  par  tiers  chaque  année  !  —  Le 
Président  du  dit  conseil  d'administration,  point  n'est  néces- 
saire que  le  gouvernement  le  nomme,  c'est  le  conseil  lui- 
même  qui  choisit  le  plus  capable  ou  le  plus  respectable 
parmi  ses  membres.  Et  puis,  quel  besoin  d'un  maire  dans 
une  commune,  quel  besoin  d'un  Président  dans  une  Répu- 
blique, quel  besoin  d'avoir  partout  l'équivalent  ou  le  dimi- 
nntif  d'un  roi  ?  L'Assemblée  nationale  nomme  son  Conseil 
des  ministres,  présidé  par  l'un  de  ses  membres,  et  le  Conseil 
municipal  se  fait  présider  par  le  conseiller  qui  lui  plaît  le 
mieux. 

Ainsi  résolue,  la  question  des  maires  eût  évité  à  1! Assem- 
blée un  cruel  embarras,  et  une  honte  de  plus.  Elle  avait,  à 


148  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

la  majorité  de  28G  contre  275,  accordé  à  toutes  les  com- 
munes de  France  la  faculté  d'élire  son  maire  comme  cela 
s'est  toujours  pratiqué  en  France  depuis  qu'il  y  a  des  maires 
et  des  communes,  comme  cela  se  pratique  dans  tous  les 
pays  du  monde,  et  même  dans  les  populations  sauvages  qui 
élisent  leur  chef.  L'Assemblée  avait  voté  (séance  du  8  avril); 
la  loi  était  décrétée  par  les  législateurs,  quand  tout  d'un 
coup  apparaît  Thiers  à  la  tribune,  furieux,  menaçant,  criail- 
lant avec  sa  voix  de  chouette  effarée,  battant  des  ailes, 
fascinant  les  buses  de  l'Assemblée  avec  le  regard  immo- 
bile de  ses  grandes  lunettes  luisantes  :  ~  «  Qu'avez-vous 
fait?  Ce  n'est  donc  plus  moi  qui  nommerai,  qui  révoquerai 
les  maires  de  Lyon  et  de  Bordeaux,  le  maire  de  Marseille 
dont,  il  y  a  huit  jours,  nous  avons  pris  la  mairie  et  enfoncé 
les  portes  avec  la  hache  d'abordage!  Quoi,  vous  voulez 
reconnaître  à  ces  villes  révolutionnaires  le  droit  de  se 
nommer  un  chef  malgré  le  gouvernement  !  V^ous  ne  savez 
pas  ce  que  vous  faites.  Vous  n'êtes  pas  chargés  comme 
moi  du  fardeau  de  sauver  la  société  (sic).  Si  vous  ne  vous 
déjugez  instantanément,  je  donnerai  instantanément  ma 
démission  et  vous  sauverez  la  société  comme  vous  le 
pourrez.  » 

Et  l'Assemblée  s'est  déjugée  instantanément.  Par  un 
nouveau  vote,  elle  a  déclaré  :  &  Nous  étions  sots,  nous 
sommes  pleutres.   » 

Nous  avions  négligé  un  petit  détail  de  la  loi  municipale 
qui  a  bien  son  charme.  Dans  toutes  les  communes,  l'élec- 
tion des  conseillers  municipaux  se  fera  par  scrutin  de  liste 
afin  de  donner  entrée  dans  le  conseil  aux  notabilités  diverses 
de  la  ville  entière,  notabilités  politiques,  littéraires,  scien- 
tifiques, industrielles,  commerciales,  et  de  ne  pas  laisser 
trôner  exclusivement  des  notabilités  de  quartiers  ;  «  afin  que 
les  villes  soient  représentées  dans  leur  vie  morale  comme 
dans  leurs  intérêts  matériels.  » 

Cette  loi,  faite  d'exceptions,  est  ce  que  M.  Thiers  appelle 
une  loi  de  Droit  Commun,  sous  couleur  qu'elle  est  faite 
pour  la  France  prise  dans  son  entier.  Elle  est  faite  pour 
décapitaliser  Paris,  pour  le  démunicipaliser,  La  loi  est 
injuste,  donc  absurde,  faite  en  haine  de  la  Commune,  elle 
légitime  la  Commune  et  lui  donne  une  force  nouvelle. 


JOUr.NAL    DE    LA    COMMUNE  149 

Lundi,  17  avril 

Les  élections  complémentaires  des  membres  de  la  Com- 
mune se  sont  faites  hier,  à  ce  que  nous  disent  les  journaux. 
Les  citoyens  qui  n'appartiennent  pas  aux  arrondissements 
appelés  à  voter  ne  se  sont  pas  doutés  de  l'événement,  et  il 
est  douteux  que  la  majorité  des  électeurs  en  cause  aient 
été  prévenus  en  temps  utile.  Toujours  est-il  que  très  peu 
de  votants  se  sont  présentés;  il  sera  probablement  néces- 
saire de  procéder  à  la  réélection  :  le  nombre  de  suffrages 
voulu  par  la  loi  n'ayant  pas  été  exprimé.  C'est  fâcheux,  très 
fâcheux.  Mais  aussi  pourquoi  la  Commune  n'a-t-elle  pas 
mieux  prévenu  son  public  ?  Il  devrait  y  avoir  eu  au  moins 
autant  de  votants  qu'il  y  a  de  citoyens  allant  aux  remparts, 
gardes  nationaux  de  marche  ou  volontaires.  Pourquoi  le 
public  se  serait-il  soucié  des  élections  davantage  que  la 
Commune  elle-même  ? 

17  avril. 

Le  prince  ou  duc  de  Broglie,  dont,  depuis  plus  de  qua- 
rante années,  le  nom  signifie  coryphée  du  libéralisme,  vient 
d'attacher  son  nom  à  la  dernière  loi  de  l'Assemblée  de 
Versailles,  la  plus  récente  invention  contre  la  presse,  et  il 
s'exprime  ainsi,  le  noble  Seigneur,  qui  est  toujours  pair  de 
France  : 

«  M.  le  Ministre  de  la  justice  nous  demande  une  loi  pour 
réprimer  les  délits  qui  portent  atteinte  aux  fondements 
éternels  de  la  morale  et  di  la  société.  »  Il  paraît  qu'il  y  a 
des  délits  contre  les  fondements  éternels,  et  une  fourmi  est 
coupable  lorsqu'elle  se  heurte  en  passant  aux  soubassements 
de  l'Arc  de  Triomphe,  contre  lesquels  d'énormes  obus  se 
brisent  et  s'émiettent. 

Il  nous  la  demande  pour  défendre  la  Société  contre  des 
théories  qui  vont  directement  contre  les  bases  mêmes  de  la 
morale.  (Assentiment). 

«  Je  n'admets  point  que  la  théorie  qui  soutient  le  pillage 
et  l'assassinat  soit  un  délit  d'opinion  ni  un  délit  contingent. 
(Très  bien!  très  bien!)  Je  n'admets  pas  davantage  que  la 
négation  de  la  propriété,  de  la  famille  et  de  tous  les  droits 
primordiaux  de  la  Société  soit  un  délit  d'opinion  ni  un  délit 
conting.ent.  C'est  contre  ces  tliéories  subversives  qui   se 


^^^  JOURXAL    DE    LA    COMMUNE 

produisent  tous  les  jours  dans  la  presse  révolutionnaire, 
que  M.  le  Garde  des  Sceaux  invoque  la  juridiction  du  jurv. 
C'est  contre  ces  délits,  absolus  et  éternels... 

(Quoi  vous  dites,  Monsieur  le  Prince,  contre  le  droit 
éternel  et  absolu  d'une  fourmi?) 

«  C  est  contre  ces  délits  absolus  et  éternels  que  M.  le 
Garde  des  Sceaux  nous  demande  d'armer  la  législation.  Je 
me  trompe,  il  ne  nous  demande  pas  de  l'armer,  car  elle  est 
déjà  plus  que  suffisamment  armée;  il  nous  demande  de 
changer  des  armes  usées  ei  émoussées  contre  des  armes 
neuves  qui  puissent  porter  des  coups  plus  assurés.  (Très 
bien  !) 

«  La  véritable  raison  qui  a  déterminé  le  gouvernement  à 
préférer  en  matière  de  presse  la  juridiction  nouvelle  du 
jur}^  a  celle  des  tribunaux  correctionnels,  ainsi  qu  elle  fonc- 
tionne aujourd'hui,  c'est  que.  par  leur  nature,  les  délits  de 
presse  se  prêtent  difficilement  à  une  appréciation  rigou- 
reuse, rentrent  difficilement  dans  des  catégories  prévues, 
que  chaque  délit  de  presse  a  son  caractère  particulier 
tenant  au  ton,  à  l'accent  de  l'écrivain,  à  l'intention  qui 
1  anime,  au  but  qu'il  se  propose,  quelquefois  même  à  l'état 
des  circonstances  et  de  l'opinion  au  milieu  desquelles 
1  écrit  paraît.  Il  est  impossible  d'enfermer  de  tels  dél.ts 
dans  des  définitions  rigoureusement  établies  par  la  loi. 
Voilà  pourquoi  il  est  difficile,  peut-être  impossible,  aux 
habitudes  d'esprit  de  la  magistrature  de  se  pliera  ce  qu'il 
y  a  de  souple,  de  mobile,  d'ondovant  dans  cette  nature  de 
délits.  (Très  bien,  très  bien  !) 

La  tendance  habituelle  de  la  magistrature,  c'est  de  con- 
sulter uniquement  le  texte  de  la  loi  et  de  l'appliquer,  quoi 
qu'il  arrive,  de  ne  point  faire  acception  de  personnes,  de 
juger  le  lendemain  comme  la  veille.  C'est  son  devoir  dans 
les  délits  ordinaires,  c'est  son  défaut  dans  les  délits  de  la 
presse. 

«  Une  autre  raison,  c'est  que  la  répression  des  délits  de 
presse,  pour  être  efficace,  doit  être  dictée  à  l'avance  ou,  au 
moins,  ratifiée  après  coup  par  l'opinion. 

«  Nous  avons  essayé,  dans  ce  siècle,  de  tous  les  systè- 
mes de  répression  en  matière  de  presse...  tous  ont  réussi 
ou  échoué  suivant  que  l'opinion  les  a  contrariés  ou  secon- 
dés.  Tous  ont  réussi,   même  l'impunité  quand  l'opinion  a 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  151 

pu  faire  justice  elle-même  des  écarts  de  la  presse.  Tout  à 
échoué,  même  la  censure,  quand  l'opinion  s'est  mise  de 
complicité  avec  l'écrivain,  pour  suppléer  à  son  silence  et 
aider  la  pensée  à  filtrer  à  travers  la  digue  que  la  loi  voulait 
imposer. 

«  Cest  dans  le  jury  que  se  trouve  Tinterprète  naturel  de 
l'opinion.  Le  jury,  sorti  du  sein  même  de  la  Société,  est 
tout  imbu,  tout  imprégné  de  l'opinion  publique  dont  sa 
sentence  n'est  que  l'expression  instinctive  et  involontaire. 

'(  Si  la  juridiction  correctionnelle  défendait  mieux  que 
notre  projet  de  loi  la  Société  et  ses  éternels  fondements, 
nous  préférerions  la  juridiction  correctionnelle.  Car  enfin, 
Messieurs,  ce  projet  de  loi  d'aujourd'hui  est  avant  tout, 
c'est  sa  gloire,  un  projet  de  liberté.  Nous  nous  en  faisons 
honneur.  Car  il  y  a  quelque  mérite  à  cette  Assemblée  à 
faire  un  projet  de  loi  de  liberté  au  milieu  des  menaces  qui 
grondent  autour  d'elle,  quand  l'anarchie  se  déchaîne  et  fait 
retentir  le  canon  à  ses  oreilles...  (Vives  et  nombreuses 
marques  d'adhésion  et  d'approbation.  Applaudissements 
prolongés.  L'orateur  en  descendant  de  tribune  est  félicité 
par  un  grand  nombre  de  ses  collègues]. 

Eh  bien  !  soit  !  Ce  sera  l'honneur  de  M.  de  Broglie  d'avoir 
fait  contre  la  presse  une  Loi  de  Liberté^  digne  pendant  de 
la  fameuse  Loi  d'amour.  M.  de  Broglie  promet  à  l'iVssem- 
blée  que  cette  loi  sera  plus  efficace  et  plus  rigoureuse  que 
toutes  les  anciennes.  Le  libéralisme  des  libéraux  n'a  pas 
voulu  se  ranger  au  régime  de  l'impunité  :  système  qui  a 
néanmoins  suffisamment  réussi  dans  la  vieille  Angleterre  et 
la  jeune  Amérique.  Tout  au  contraire,  il  n'eût  pas  présenté 
son  projet  si  la  correctionnelle  ne  lui  eût  paru  trop  gauche 
et  trop  maladroite.  11  lui  abandonne  les  diffamations  et  les 
calomnies,  les  gravures,  les  délits  matériels,  tout  ce  qui 
peut  se  prouver,  se  toucher  et  palper;  mais  il  transporte  au 
jury  tout  ce  qui  est  immatériel,  lia  bien  raison.  Pour  punir 
la  science  et  la  philosophie,  pour  frapper  la  pensée,  les 
lourdauds  de  la  correctionnelle,  obligés  de  frapper  brutale- 
ment, laissent  échapper  ce  qu'il  y  a  déplus  subtil  et  de  plus 
dangereux.  Aujourd'hui  M.  de  Broglie,  bien  plus  habile, 
ne  fera  plus  que  des  procès  de  tendance.  On  avait  cru 
jadis  que  le  mot  de  procès  de  tendance  était  le  synonyme 
•d'exécrable  injustice.  M.  de  Broglie  a  tenu  à  honneur  d'en 


152  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

faire  le  pivot  de  son  système.  Il  s'agit,  ne  le  perdons  pas  de 
vue,  d'attaques  plus  ou  moins  déguisées,  d'insinuations 
plus  ou  moins  dissimulées  contre  les  Bases  Eternelles  de 
l'Ordre  Social,  d'allusions  fâcheuses  contre  les  Pyramides 
d'Egypte.  Suivant  M.  de  Broglie,  les  controverses  sont, 
seront  d'autant  plus  coupables  qu'elles  sont  impuissantes. 
Les  mathématiques  sont  une  des  bases  éternelles  de  l'ordre 
social,  'SI.  de  Broglie  pourra-t-il  se  dispenser  de  les  prendre 
sous  sa  protection  ?  Enverra-t-il  en  prison  par  les  gendar- 
mes le  moutard  qui  aura  forfait  à  la  règle  de  trois?  Fera-t- 
il  condamner  à  l'amende  le  particulier  qui  prétendra  que 
deux  et  deux  ne  font  pas  toujours  quatre  ?  M.  le  duc  de 
Broglie  prétend  à  protéger  Dieu,  et  il  passe  une  loi  tout 
exprès,  afin  d'empêcher  tout  orateur  de  club  degouailler  le 
géant  Atlas  portant  le  ciel  sur  ses  épaules,  aiin  que  nul 
brochurier  ou  folliculaire  ne  blague  la  vaste  Tortue  hindoue 
qui,  sur  son  bouclier  incommensurable,  traîne  le  monde  à 
travers  une  série  d'avatars. 

C'est  le  jury  qui  condamnera.  Si  le  délit  de  pensée  est 
partagé  par  les  honorables  jurés,  il  ne  sera  plus  un  délit. 
Si  l'opinion  exprimée  est  trop  grossière  ou  trop  subtile  pour 
être  partagée  par  les  jurés,  les  jurés,  représentant  l'opinion 
publique,  la  condamneront.  De  sorte  que  les  jurés  ne  con- 
damneront une  thèse  de  morale  que  si  elle  est  déjà  con- 
damnée par  l'opinion  ;  puisque  la  thèse  est  déjà  rejetée  et 
refusée,  pourquoi  la  condamner,  pourquoi  la  punir,  quand 
il  lui  est  impossible  de  prendre  corps  ?  Que  ne  laissez-vous 
plutôt  disserter  et  philosopher  sur  les  questions  abstraites, 
que  ne  laissez-vous  discuter  sans  aucun  empêchement  les 
théories  sociales  et  religieuses?  Abeilard  a  été  condamné 
par  le  jury  de  Sens,  Jean  IIuss  a  été  brûlé  par  le  jury  de 
Constance.  Et  après?  Il  y  a  des  moments  dans  lesquels  le 
jury  ou  l'opinion  s'irrite  et  s'affole,  —  cela  se  voit  à  Ver- 
sailles comme  à  Paris,  —  votre  jury  ne  sera  alors  qu'un  éner- 
gumène  ;  alors  M.  de  Broglie  lui  amènera  des  écrivains, 
des  journalistes  et  des  penseurs  :  Tue  ou  frappe,  honnête 
jury,  tape  et  cogne,  ce  sera  justice. 

«  Et  ce  sera  justice!  criaille  M,  Dufaure,  le  Ministre  de 
la  Justice.  «  Ce  fut  un  grand  titre  d'honneur  pour  la  Res- 
tauration d'avoir  voté  ces  grandes  et  immortelles  lois  sur  la 
presse  dont  l'initiative  est  due  aux  esprits  les  plus  émi- 


JOURNAL    DE    LA    COMxMUNE  15^ 

nents,  M.  de  Serres,  M.  Royer-Collard,  M.  de  Broglie,  le 
père  du  rapporteur  que  vous  venez  d'entendre.  Nolis  reve- 
nons à  ces  lois  libérales  de  1819.  Elles  avaient  attribué  au 
jury  la  connaissance  des  délits  contre  la  morale  publique  et 
religieuse.  Et  remarquez  qu'en  1819,  les  délits  politiques 
pouvaient  être  distingués  des  délits  contre  la  morale  reli- 
gieuse. Aujourd'hui,  est-ce  que  la  distinction  subsiste  ? 
Non.  )) 

Cliuchottement  à  la  galerie  :  «  Tout  ennemi  de  M.  Thiers 
est  un  impie,  et  qui  se  moque  de  Dufaure  ira  en  enfer  ». 

«  La  querelle  d'aujourd'hui  est  à  la  fois  politique,  reli- 
gieuse et  sociale.  Vous  ne  trouverez  pas  un  des  écrits  con- 
tre lesquels  nous  avons  à  lutter  qui  ne  renferme  en  même 
temps  des  attaques  contre  tous  les  principes  qui  servent  de 
base  à  la  Société. 

Le  jury  a  donc  été  admis  par  l'Assemblée  comme  devant 
réprimer  la  presse  plus  efficacement  que  la  correctionnelle. 
Encore,  si  on  ne  triait  pas  le  jury  !  Quoi  qu'il  en  soit,  il  a 
fallu  faire  pression  sur  nos  honorables.  Nous  avons  des 
retardataires  qui  ne  se  fient  pas  tant  que  cela  au  jury.  M.  de 
Gavardie  a  protesté.  Il  déclare  que  les  dogmes  de  l'exis- 
tence de  Dieu  et  de  l'immortalité  de  -l'àme  —  oui,  de  l'im- 
mortalité de  l'âme,  sont  tellement  au-dessus  de  la  discus- 
sion qu'ils  ressortissent  naturellement  du  Tribunal  de 
police  correctionnelle. 

Là-dessus,  l'honorable  ^I.  de  Belcastel  s'est  levé. 

M.  DE  Belcastel.  —  Messieurs,  puisque  le  mot  «  exis- 
tence de  Dieu  »  a  été  prononcé  dans  cette  enceinte  et  a 
excité,  si  je  ne  me  trompe,  des  mouvements  divers...  (Mais 
non.  mais  non  !)  Tant  mieux  si  je  me  trompe,  j'ai  cru  le  voir 
ainsi. 

Un  Membre.  —  L'existence  de  Dieu  ne  se  discute  pas  ! 

M.  de  Belcastel.  —  Je  crois  à  sa  place  le  mot  que  je 
vais  dire,  et  le  voici  :  savez-vous  ce  qui  me  frappe  le  plus 
•dans  les  scènes  inouies  dont  nous  sommes  témoins,  qui 
s'accumulent  de  Versailles  à  Saint-Denis  !  Savez-vous  le 
prodige  qui  me  frappe  entre  tous?  c'est  de  voir  Paris^  la  cité 
orgueilleuse  et  qui  se  croyait  la  boussole  intellectuelle  du 
moaide,  le  phare  du  progrès  humain,  réduite  à  un  tel  état 
d'indigence  morale,  quelle  sollicite,  qu'elle  implore  de 
nous,  tous  les  jours,  comme  une  aumône,  l'ordre  et  la  liberté 


154  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

qu'elle  est  impuissante  à  nous  donner...  Et  Tordre  et  la 
liberté,  Messieurs,  cestnous...  {Interruption). 

M.  DE  Belcastel.  —  Oui,  Messieurs,  l'ordre  et  la  liberté, 
«""est  nous  qui,  du  fond  des  campagnes,  venons  les  apporter 
à  la  grande  ville. 

Savez-vous  pourquoi  c'est  nous  qui  lui  apportons  ces  deux 
magnifiques  choses  qu'elle  n'a  plus  ? 

Savez-vous  pourquoi  nous  portons  avec  nous  l'ordre  et  la 
liberté  ?  C'est  parce  que,  au  fond  de  nos  campagnes,  nous 
avons  gardé  la  foi  de  nos  pères  et  que  Paris,  libre-penseur 
ou  distrait,  n'y  songe  guère  ou  n'y  croit  plus  ! 

Une  çoia:  à  gauche.  —  C'est  exagéré  ! 

M.  DE  Belcastel.  -  Ce  que  j'affirme.  Messieurs,  c'est 
qu'en  perdant  la  tradition  des  choses  divines,  on  perd  avec 
elles  l'intelligence  des  vérités  sociales  !  Et  je  l'affirme  en 
même  temps,  si  la  France  tout  entière  veut  revenir  à  l'or- 
dre et  à  la  liberté,  elle  doit  revenir  à  la  foi  religieuse,  et  elle 
y  reviendra  ! 


17  avril. 


Ils  ont  voté  ! 


Troupeau  que  la  peur  mène  paître 

Entre  le  sacristain  et  le  garde  champêlre, 

Vous  qui,  pleins  de  terreur,  voyez,  pour  vous  manger 

Pour  manger  vos  maisons,  vos  bois,  votre  verger, 

Vos  meules  de  luzerne  et  vos  pommes  à  cidre, 

S'ouvrir  tous  les  matins  les  mâchoires  d'une  hydre  ; 

Braves  gens,  qui  croyez  en  vos  foins,  et  mettez 

De  la  religion  dans  vos  propriétés  ; 

Ames  que  l'argent  touche  et  que  l'or  fait  dévotes  ; 

Maires  narquois,  traînant  vos  paysans  aux  votes  ; 

Marguilliers  au  regard  vitreux,  curés  camus 

Hurlant  à  vos  lutrins  :  Dœmoneni  laudamus; 

Sots,  qui  vous  courroucez  comme  flambe  une  bûche  ; 

Marchands  dont  la  balance  incorrecte  trébuche  ; 

Vieux  bonshommes  crochus,  hiboux,  hommes  d'Etat, 

■Qui  déclarez,  devant  la  fraude  et  l'attentat, 

La  tribune  fatale  et  la  presse  funeste  ; 

Fats,  qui,  tout  elï'rayés  de  l'esprit,  celte  peste, 

Criez,  quoiqu'à  l'abri  de  la  contagion  ; 

Voltairiens,  viveurs,  fervente  légion, 

Saints  gaillards  qui  jetez  dans  la  même  gamelle 

Dieu,  l'orgie  et  la  messe,  et  prenez  pêle-mêle 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  155 

La  défense  du  ciel  et  la  taille  à  Goton  ; 

Bons  dos  qui  vous  courbez,  adorant  le  bâton; 

Contemplateurs  béats  des  g-ibets  de  TAutriche  ; 

Gens  de  Bourse  efTarés,  qui  trichez  et  qu'on  triche  ; 

Invalides,  lions  transformés  en  toutous  ; 

Niais,  pour  qui  cet  homme  est  un  sauveur  ;  vous  tous 

Qui  vous  ébahissez,  bestiaux  de  Panurge, 

Aux  miracles  que  fait  Cartouche  thaumaturge; 

Noircisseurs  de  papier  timbré,  planteurs  de  choux  ; 

Est-ce  que  vous  croyez  que  la  France  c'est  vous, 

Que  vous  êtes  le  peuple,  et  quejamaiy  vous  eûtes 

Le  droit  de  nous  donnerun  maître,  ô  tas  de  brutes  ? 

Ce  droit,  sachez-le-bien,  chiens  du  berger  Maupas, 

Et;  la  France  et  le  peuple  eux-même  ne  l'ont  pas, 

L'altière  Vérité  jamais  ne  tombe  en  cendre. 

La  Liberté  n'est  pas  une  izuenille  à  vendre, 

Jetéaau  tas,  pendue  au  clou  chez  un  fripier. 

Quand  un  peuple  se  laisseau  pièc^e  estropier, 

Le  droit  sacré,  toujours  à  soi-même  fidèle, 

Dans  chaque  citoyen  trouve  une  citadelle  ; 

Qui  s'illustre  en  bravant  un  lâche  conquérant. 

Et  le  moindre  du  peuple  en  devient  le  plus  grand. 

Donc',  trouvez  du  i3onheur,  o  plates  créatures, 

A  vivre  dans  la  fange  et  dans  les  pourritures, 

Adorez  ce  fumier  sous  ce  dais  de  brocart, 

L'honnête  homme  recule  et  s'accoude  à  l'écart! 

Dans  la  chute  d'autrui,  je  ne  veux  pas  descendre. 

L'honneur  n'abdique  point.  Nul  n'a  droit  de  me  prendre 

Ma  liberté,  mon  bien,  mon  ciel  bleu,  mon  amour. 

Tout  l'univers  aveugle  est  sans  droit  sur  le  jour. 

Fût-on  cent  millions  d'esclaves,  je  suis  libre. 

Ainsi  parle  Caton  sur  la  Seine  ou  îe  Tibre. 

Personne  n'est  tombé  tant  qu'un  seul  est  debout. 

Le  vieux  sang  des  aïeux  qui  s'indigne  et  qui  bout, 

La  vertu,  la  fierté  la  justice,  l'histoire, 

Touie  une  nation  avec  toute  sa  gloire 

Vit  dans  le  dernier  front  qui  ne  veut  pns  plier. 

Pour  soutenir  le  temple,  il  suffit  d'un^  pilier  ; 

Un  Français,  c'est  la  France  ;  un  Romain  contient  Rome, 

Et  ce  qui  brise  un  peuple  avorte  aux  pieds  d'un  homme. 

Mardi,  18  avril. 

Après  de  laborieuses  discussions,  qui  ont  occupé  plu- 
sieurs séances,  la  Commune  vient  de  promulguer  son  décret 


156  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

sur  les  échéances  en  souffrance  depuis  que,  derrière 
M,  Ollivier  et  l'Empereur,  la  France  partit  en  guerre  d'un 
cœur  léger. 

Il  a  été  décidé  en  substance  : 

Que,  jusqu'au  15  juillet  prochain,  c'est-à-dire  jusqu'à 
la  terminaison  de  la  guerre  civile,  toute  demande  légale  en 
remboursement  est  ajournée. 

Qu"à  partir  du  15  juillet,  les  dettes  de  toute  nature,  por- 
tant échéance,  seront  réglées  par  douzièmes,  payables  de 
trimestre  en  trimestre,  échelonnés  par  conséquent  sur  un 
laps  de  trois  années. 

La  Commune,  on  s'en  souvient,  avait  refusé  de  prendre 
d'emblée  une  résolution  sur  cette  question  des  éckéances, 
hérissée  de  difficultés  ;  elle  avait  sagem.ent  résolu  de  con- 
sulter au  préalable  les  syndicats  de  commerçants,  d'indus- 
triels, des  corporations  ouvrières.  Le  résultat  n'a  pas  été 
aussi  libéral  pour  les  débiteurs  qu'on  aurait  pu  l'attendre, 
après  l'exemple  des  Ltats-Unis,  peuple  pratique,  commer- 
çant et  industriel  dans  l'âme,  qui,  après  la  guerre  esclava- 
giste, avait  bravement  accordé  un  délai  général  de  cinq 
années  pour  la  liquidation  des  dettes  et  créances  entre  par- 
ticuliers. En  fractionnant  par  coupures  l'exigibilité  des 
sommes,  la  Commune  a  de  beaucoup  facilité  les  rembour- 
sements; la  mauvaise  année  est  reportée  sur  trois  et  d'une 
façon  continue.  L'arrangement,  pour  être  moins  radical 
que  celui  déterminé  à  Washington  et  New-York,  n'en  est 
pas  moins  pratique.  Le  commerce  s'en  déclare  générale- 
ment satisfait  :  on  entend  bien  dire  de  tous  côtés  qu'on  a 
fait  trop  ou  pas  assez,  mais  le  principe  est  admis  sans  con- 
testation. 

Là  encore  éclate  avec  une  évidence  singulière  la  diffé- 
rence d'humeur  entre  l'Assemblée  qui  siège  à  Versailles 
et  celle  qui  siège  à  Paris.  Contre  la  première  loi,  dite  la  loi 
des  cent  mille  faillites,  votée  à  Bordeaux  dans  un  accès  de 
stupidité  et  sous  la  haute  inspiration  de  MM.  Thiers  et 
Dafaure,  des  protestations  émues  s'élevèrent  autant  dans 
le  gros  que  dans  le  petit  commerce  parisien.  Pétitions  sur 
pétitions  furent  adressées,  des  quartiers  entiers,  des  indus- 
tries, des  chambres  de  commerce  adressèrent  à  Versailles 
leurs  réclamations  pressantes.  Le  Ministre  de  l'Intérieur, 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  ■  J57 

M.  Picard,  n'hésita  pas  à  attribuer  à  cette  cause,  du  haut  de 
la  tribune,  l'attitude  indifférente  ou  hostile  que  prit  la 
population  parisienne  en  face  du  gouvernement  Versaillais 
risquantraventure  du  18  mars.  L'Assemblée  rurale  reconnut 
la  nécessité  qu'il  y  avait  de  modifier  la  loi,  M.  Dufaure  lui- 
même  s'est  rallié  à  la  proposition  d'urgence.  En  reconnais- 
sant son  erreur,  l'Assemblée  pouvait  la  corriger  et  dimi- 
nuer l'irritation  des  esprits.  Elle  s'est  donc  mise  à  l'œuvre, 
et,  sauf  un  ou  deux  adoucissements  de  forme,  elle  a  maintenu 
sa  loi,  portant  Texigibilité  quasi-immédiate  de  toutes  les 
créances  venant  à  échéance.  Et  ces  gens-là  se  disent  prati- 
ques ! 

Mercredi  le  19  avril. 

Tant  bien  que  mal,  tout  le  monde  aidant,  les  administra- 
tions civiles  et  militaires  prennent  forme  et  tournure.  Nous 
sommes  encore  dans  le  désordre  inhérent  à  toute  improvi- 
sation dans  un  coup  de  feu  et,  c'est  le  cas  de  le  dire,  sous 
les  coups  de  feu  ;  mais  en  général  nous  avons  émergé  hors 
du  gâchis  et  de  la  confusion.  Il  va  sans  dire  qu'avec  la  meil- 
leure volonté  du  monde,  le  citoyen  Theisz  ne  peut  pas  nous 
délivrer  les  lettres  que  nos  parents  et  relations  hors  Paris 
nous  envoient,  et  dont  M,  Rampont,  à  Versailles,  a  bien 
voulu  se  changer.  Toutes  les  lignes  télégraphiques  qui  nous 
mettaient  en  relation  avec  le  reste  du  monde,  M.  Thiers  les 
a  coupées  et  il  est  impossible  de  les  rétablir  mais  le  reste  : 
écoles,  bienfaisance,  bibliothèques,  etc.,  va  coussi  coussi. 
Quant  à  la  vie  sociale,  elle  a  diminué  sous  certains  rap- 
ports et  augmenté  sous  d'autres  ;  par  contre-coup  la  vie  de 
famille  est  plus  rare,  mais  plus  intime;  on  s'embrasse  plus 
tendrement  quand  on  ne  sait  si  on  doit  se  revoir.  Les  adieux 
d'Hector  et  d'Andromaque  se  renouvellent  cent  fois  par  jour. 

Nadar,  l'autre  jour,  était  au  chevet  d'un  réactionnaire  de 
ses  amis  qui  était  indisposé.  On  entend  un  bruit  de  pavés 
qu'on  remue. 

«  Nadar,  mon  bon,  voyez  donc  quel  est  ce  tapage.  Sont-ce 
vos  affreux  révolutionnaires  qui  me  dépavent  la  rue  pour  en 
faire  une  de  leurs  infernales  barricades  ?  » 

—  «  Hélas  !  mon  vieux,  vous  n'y  êtes  pas  !  Encore,  s'ils  ne 
faisaient  que  dépaver,  mais  ils  repavent,  ils  repavent,  les 
malheureux!  figurez-vous  ça!  » 


158  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Jeudi  20  avril. 

La  fortune  des  armes  est  journalière.  Avant-hier,  nous 
n'avons  pas  été  heureux  de  Tautre  côté  de  la  Seine.  Le& 
Versaillais,  choisissant  leur  moment,  ont  inondé  tout  à 
coup  Colombes,  Bécon,  Asnières  avec  des  forces  quin- 
tuples de  celles  de  la  (Commune.  Ils  se  sont  précipités  au 
pas  de  course,  leur  premier  élan  emportait  les  obstacles  : 
dans  la  première  partie  de  la  journée,  il  semblait  qu'ils 
dussent  nous  balayer  de  l'autre  rive.  Déjà  ils  avaient 
repoussé  jusque  dans  Asnières  des  bataillons  surpris  qui 
ont  traversé  le  pont  en  toute  hâte,  mais  qui  se  sont  reformés 
à  Chichy  laGarenne,  tandis  que  Dombrowsky  rétablissait 
le  combat  ;  au  soir  et  hier  matin,  il  avait  repris,  après  une 
sanglante  lutte,  ses  anciennes  positions,  sauf  toutefois  le 
château  de  Bécon,  qui,  malheureusement  pour  nous,  domine 
ses  alentours  immédiats  entre  Asnières  et  Courbevoie» 
Dombrowsky  n"a  pas  pu  non  plus  délivrer  les  prisonniers, 
entraînés  immédiatement  à  Versailles. 

De  part  et  d'autre,  on  s'est  canonné  du  haut  de  wagons 
blindés  et  des  mitrailleuses  couraient  à  toute  vapeur  sur 
les  rails. 

A  Neuilly,  combat  perpétuel,  égorgements  incessants. 
On  avance,  puis  on  est  forcé  de  reculer,  ce  qu'on  perd,  on 
le  regagne.  D'horribles  choses  s'y  passent  :  on  ne  peut 
sans  émotion  songer  au  sort  de  ces  malheureux  habitants, 
innocents  de  tout  ce  conflit  ;  leurs  maisons  servent  de  point 
de  mire  aux  canons  des  deux  armées,  ils  ne  quittent  plus 
leurs  caves,  ni  de  jour  ni  de  nuit,  pour  échapper  aux  balles 
qui  se  croisent  sur  leur  têtes. 

Vendredi  21  avril. 
Les  familles  de  Paris  qui  ont  le  malheur  d'avoir  de  leurs 
membres  faits  prisonniers  par  les  Versaillais  et  amenés 
captifs  dans  les  bagnes  et  pontons  de  Brest  et  de  Toulon, 
d  Aix  et  de;;^Belle-lsle  apprennent  avec  horreur  les  souf- 
frances et  les  ignominies  que  des  soldats  ont  eu  le  hideux 
courage  de. faire  subir  à  des  gardes  nationaux,  que  des 
monarchistes  français  infligent  à  des  républicains  français. 
Le  gouvernement  responsable  de  ces  énormités  est  une 
coalition  de  modérés,  comme  on  dit,  de  libéraux,  et  même 
de  grands  libéraux.    Or,  les  gardiens  de  ménagerie  sont 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  159 

pour  leurs  bêtes  féroces  d'une  douceur  et  d'une  humanité 
à  couvrir  cle  honte  les  intimes  et  conseillers  de  l'Exécutif 
les  de  Rémusat  et  Barthélémy  Saint-Hilaire,  les  Vitet,  les 
Appert,  les  Borel,  les  Lambrecht,  les  Saint-Marc  Girardin, 
les  Batbie,  de  Broglie,  Passy  et  de  Barante,  tous  noms  qui 
partageront  la  juste  exécration,  réservée  aux  Tliiers 
Dufaure  et  Picard,  scélérats  de  première  catégorie  :  à  moins- 
toutefois  qu'ils  ne  soient  protégés  par  le  mépris  suivi  dou- 
bli,  qui,  tôt  ou  tard,  enveloppe  les  médiocrités  malfaisantes. 
Les  prisonniers  que  nous  avons  vu  amener  à  Versailles 
avant'd'être  enfermés  au  camp  de  Satory,  ont  été  entassés 
les  prisons  n'y  pouvant  suffire,  dans  des  caves.  On  les  jetait 
les  uns  sur  les  autres,  pêle-mêle  dans  une  promiscuité  plus 
épouvantable  mille  fois  que  la  terrible  solitude  des  cellules 
de  Mazas.  Au  bout  de  48  heures,  ces  caves  n'étaient  qu  un 
cloaque  infect,  une  fosse  d'aisance  dans  laquelle  grouil- 
laient obscurément  des  larves  humaines. 

A  Satory,  ils  font  mieux.  Le  correspondant  du  Times 
raconte  que  «  les  cellules^  sont  au  dessus  du  sol,  mais  les 
prisonniers  sont  attachés  et  tenus  dans  les  ténèbres  par  des 
planches  clouées  aux  fenêtres  des  cachots.  On  alloue  à 
chaque  homme  une  livre  de  pain  par  jour  ;  une  livre  entière. 
Ceux  qui  se  disent  souffrants  sont  conduits  à  l'air,  et  trois 
fois  par  jour  on  ouvre  des  portes  pour  aérer  quelque  peu.  » 
Nous  apprenons  même  qu'un  des  locaux  au  moins  possède 
un  lieu  d'aisance  pourvu  d'une  lucarne,  assez  large  pour 
qu'on  y  puisse  passer  la  tête.  Seulement,  il  y  a  des  senti- 
nelles, fusil  chargé,  qui  veillent  à  ce  qu'on  n'en  profite  pas. 
Les  malheureux  le  savent,  et  néanmoins  la  tentation  est 
trop  forte,  on  en  a  tué  plusieurs  qui  ne  pouvaient  résister  à 
la  chance  de  humer  une  bouffée  d'air  frais,  de  voir  un  bout 
du  ciel.  Plusieurs,  incapables  d'endurer  plus  longtemps 
leurs  odieuses  tortures,  ont  été,  de  propos  délibéré,  se 
faire  tuer  à  la  lucarne.  Combien  de  l'ois,  notre  précieux 
ministre,  M.  Jules  Simon,  n'a-t-il  pas  larmoyé  contre  la 
peine  de  mort  ! 

Le  camp  est  vaste,  mais  on  aurait  craint  l'accumulation 
des  prisonniers  —  et  qui  sait?  la  révolte  du  désespoir...  On 
les  expédiait  donc  le  plus  loin  possible,  dans  nos  ports  de 
mer,  dans  des  îles,  en  attendant  l'Algérie,  Cayenne  ou  la 
Calédonie. 


160  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Avant  tout,  on  les  dépouillait  de  leur  képi,  s'ils  avaient 
pu- le  conserver,  et  môme  de  leurs  vareuses  ou  redingotes, 
on  les  mettait  en  manches  de  chemises,  afin  que,  cessant 
d'être  costumés  comme  d'honnêtes  gens,  guenilleux  et 
loqueteux,  les  chiens  aboyassent  à  leur  passage,  et  les  bons 
bourgeois  de  province  les  regardassent  avec  un  mépris 
mélangé  d'exécration.  Car  la  morale  est  entrée  au  pouvoir, 
en  la  personne  de  M.  Jules  Simon,  les  questions  de  senti- 
ment ont  leur  représentarît,  M.  Favre  ;  ils  sont  tous  théistes 
spiritualistes  au  gouvernement  et  pratiquent  le  moment 
symbolique  à  lïnstar  de  M.  de  Bismark. 

Le  Gaulois,  journal  des  honnêtes  gens,  raconte  ainsi  le 
départ  d'un  convoi  de  prisonniers  : 

Jeudi  soir,  6  avril. 

...  Un  grand  nombre  de  curieux  assistait  sur  la  Place 
d'armes  au  départ  des  prisonniers  internés  dans  la  caserne 
<l"artillerie. 

Ces  prisonniers  quittaient  Versailles  en  même  temps  que 
ceux  du  camp  de  Satory.  Ils  étaient  1400  environ.  Ils  ont 
été  divisés  en  quatre  détachements,  qui  sont  partis  de  leur 
prison  à  neuf  heures,  à  dix  heures,  à  onze  heures  et  à 
minuit. 

Ils  étaient  enchaînés  par  cinq.  Ils  ne  portaient  pas  de 
coiffures,  mais  ils  avaient  tous  la  tête  .enveloppée  d'un 
mouchoir. 

Ils  sont  escortés  par  450  gardiens  de  la  paix  mobilisés,  à 
chacun  desquels  on  a  distribué  hier  sur  la  place  d'Armes, 
un  revolver  à  six  coups. 

Ces  gardiens  vont  être  remplacés  par  ceux  de  leurs 
camarades  qui  sont  parvenus  à  s'enfuir  de  Paris,  et  qui 
recevront  un  uniforme  et  des  armes. 

En  tête  du  premier  envoi  de  prisonniers  marchaient  les 
trois  cantinières  capturées. 

L'une  d'elle  avait  été  médaillée  à  l'affaire  de  Châtillon, 
—  du  temps  des  Prussiens  ;  —  mais  le  jour  où  elle  a  été 
.amenée  prisonnière,  une  femme  de  Versailles,  indignée, 
lui  a  arraché  sa  médaille. 

La  somme  totale  d'argent  recueillie  sur  ces  prisonniers 
s'élève,  paraît-il  à  trois  cent  mille  et  quelques  centaines  de 


JOIRXAL    DE    LA    COMMUNE  161 

francs.  On  a  trouvé  des  billets  de  banque  et  des  pièces  de 
vingt  francs  jusque  dans  leurs  bottes  et  jusque  dans  les 
chaussettes...  de  ceux  qui  portaient  des  chaussettes. 

A  une  heure  du  matin,  le  train  partait  et  les  emmenait 
vers  Belle  Isle. 

Enfin,  et  nous  terminerons  par  ce  dernier  détail,  très 
intéressant,  —  TEtat-major  a  fait  un  relevé  statistique,  tiré 
des  dépositions  des  prisonniers,  et  qui,  avec  l'éloquence 
particulière  aux  chiffres,  donne  le  dernier  mot  sur  la  com- 
position de  l'armée  de  Tinsurrection. 

D'après  ce  document,  14  0/0  des  hommes  pris  les  armes 
à  la  main  sont  des  repris  de  justice  ;  12  0/0  ont  déclaré  avoir 
combalta  volontairement  pour  la  défense  de  leurs  idées, 
et  les  74  0/0  restants  ont  prétendu  avoir  marché  par  terreur. 

Quelques  jours  plus  tard,  ce  même  Gaulois  constatait 
«  avec  mépris  et  dégoût  »  que,  sur  Douze  mille  prévenus, 
(sic)  il  ne  s'en  est  trouvé  qu'Un  seul,  un  seul,  entendez- 
vous,  qui  ait  avoué  avoir  pris  le  fusil  par  conviction.  Peut- 
être  lui  eût-on  pardonné  pour  la  rareté  du  fait^  si  lui-même 
ne  s'était  pas  vanté  d'avoir  été  condamné  quatre  fois  pour 
vol.  Le  vertueux  et  sensible  M.  Sarcey,  auquell'histoire  est 
redevable  de  ce  précieux  renseignement,  finit  par  être 
ému  :  «  Que  je  plains,  s'écrie-t-il,  les  honnêtes  gens,  obli- 
gés de  soulever  toutes  ces  turpitudes  !  » 

De  Versailles  au  bagne,  le  voyage  des  gardes  nationaux 
a  été  quelque  chose  d'  «  horrible  ».  Empilés  dans  des 
vagons  à  bestiaux,  empaquetés  les  uns  contre  les  autres, 
n'ayant  pour  toute  nourriture  que  des  biscuits  de  mer  qu'on 
leur  jetait  par  le  toit,  dévorés  d'une  soif  brûlante,  debout 
et  ficelés  pendant  une  centaine  d'heures,  plusieurs  sont 
morts  et  ont  été  jetés  en  route,  l^es  cas  de  folie  ont  été 
nombreux.  «  Je  n'ai  été  fou  que  pendant  huit  heures  seule- 
ment »,  a  pu  raconter  un  de  nos  amis,  une  des  têtes  de 
France  le  plus  richement  organisées  et  le  mieux  équili- 
brées. «  11  est  vrai  que,  par  un  hasard  favorable,  j'avais  été 
plaqué  contre  une  planche  disjointe  et  je  respirais  à 
travers  la  fissure.  » 

Entre  les  libéraux  de  Versailles  et  les  Huns  de  Jornan- 
dès  ^1)  ou  les  Turcs  guerroyantcontreBysance,  voyez--vous 
un  grand  contraste  ? 

(1)  Auteur  de  V Histoire  des  Goths  (55,?). 

11 


102  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Samedi,  22  avril. 

Le  Journal  officiel  du  19  publie  une  déclaration  au 
Peuple  de  France  et  de  Paris.  C'est  un  Programme,  et 
c'est  à  ce  titre  que  nous  l'enregistrons,  c'est  une  profession 
de  foi  d'après  laquelle  l'histoire  jugera  des  principes  et  des 
actes  de  la  Commune. 

Déclaration  au  Peuple  français, 

Dans  le  conflit  douloureux  et  terrible  qui  impose  une  fois 
encore  à  Paris  les  horreurs  du  siège  et  du  bombardement, 
qui  fait  couler  le  sang  français,  qui  fait  périr  nos  frères,  nos 
femmes,  nos  enfants,  écrasés  sous  les  obus  et  la  mitraille, 
il  est  nécessaire  que  l'opinion  publique  ne  soit  pas  divisée, 
que  la  conscience  nationale  ne  soit  pas  troublée. 

Il  faut  que  Paris  et  le  pays  tout  entier  sachent  quelle  est 
la  nature,  la  raison,  le  but  de  la  Révolution  qui  s'accomplit. 
Il  faut  enfin  que  la  responsabilité  des  deuils,  des  soufirno- 
ces  et  des  malheurs  dont  nous  sommes  les  victimes,  re- 
tombe sur  ceux  qui,  après  avoir  trahi  la  France  et  livré 
Paris  à  l'étranger,  poursuivent  avec  une  aveugle  et  cruelle 
obstination  la  ruine  de  la  capitale,  afin  d'enterrer,  dans  le 
désastre  de  la  République  et  de  la  liberté,  le  double  témoi- 
gnage de  leur  trahison  et  de  leur  crime. 

La  Commune  a  le  devoir  d'affirmer  et  de  déterminer  les 
aspirations  et  les  vœux  de  la  population  de  Paris  ;  de  pré- 
ciser le  caractère  du  mouvement  du  18  mars,  incompris, 
inconnu  et  calomnié  par  les  hommes  politiques  qui  siègent 
à  Versailles. 

Cette  fois  encore,  Paris  travaille  et  souffre  pour  la 
France  entière,  dont  il  prépare,  par  ses  combats  et  ses 
sacrifices,  la  régénération  intellectuelle,  morale,  adminis- 
trative et  économique,  la  gloire  et  la  prospérité. 

Que  demande-t-il? 

La  reconnaissance  et  la  consolidation  de  la  République, 
seule  forme  de  Gouvernement  compatible  avec  les  droits 
du  peuple  et  le  développement  régulier  et  libre  de  la 
Société. 

L'autonomie  absolue  de  la  Commune  étendue  à  toutes  les 
localités  de  la  France,  et  assurant  à  chacune  l'intégrité  de 


JOUIINAL    DE    LA    COMMUNE  163 

ses  droits,  et  à  tout  Français  le  plein  exercice  de  ses 
facultés  et  de  ses  aptitudes  comme  homme,  citoyen  et 
travailleur. 

L'autonomie  de  la  Commune  n'aura  pour  limites  que  le 
droit  dautonomie  ég'al  pour  toutes  les  autres  communes 
adhérentes  au  contrat,  dont  l'associatio»  doit  assurer  l'unité 
française. 

Les  droits  inhérents  à  la  Commune  sont  : 

Le  vote  du  budget  communal,  recettes  et  dépensés  :  la 
fixation  et  la  répartition  de  l'impôt  ;  la  direction  des  ser- 
vices locaux  ;  rorganisation  de  sa  magistrature,  de  la 
police  intérieure  et  de  l'enseignement  ;  l'administration  des 
biens  appartenant  à  la  Commune. 

Le  choix  par  l'élection  ou  le  concours  avec  la  responsa- 
bilité et  le  droit  permanent  de  contr(Me  et  de  révocation  de 
magistrats  ou  fonctionnaires  communaux  de  tous   ordres. 

La  garantie  absolue  de  la  liberté  individuelle,  de  la  liberté 
de  conscience  et  la  liberté  du  travail. 

L'intervention  permanente  des  citoyens  dans  les  affaires 
communales  par  la  libre  manifestation  de  leurs  idées,  la 
libre  défense  de  leurs  intérêts  ;  garantie  donnée  à  ces  ma- 
nifestations par  la  Commune,  seule  eharg'ée  de  surveiller  et 
d'assurer  le  libre  et  juste  exercice  du  droit  de  réuniam  et  de 
publicité. 

L'organisation'  de  la  défense  urbaine  et  de  la  garde  natio- 
nale qui  élit  ses  chefs  et  veille  seule  au  maintien  de  l'ordre 
dans  la-  cité. 

Paris  ne  veut  rien  de  plus  à  titre  de  garanties  locales,  à 
condition  bien  entendu  de  retrouver  dans  la  grande  admi- 
nistration centrale,  délégation  des  communes  fédérées,  la 
réalisation  et  la  pratique  des  mêmes  principes. 

Mais,  à  la  faveur  de  son  autonomie  et  profitant  de  sa  liberté 
d'action^  Paris-  se  réserve  d'opérer  comme  il  l'entendra  chez 
lui  les  réformes  administratives  et  économiques  que  ré- 
clame sa  population  :  de  créer  des  institutions  propres  à 
développer  et  propager  l'instruction,  la  production,  l'é- 
change et  le  crédit  ;  à  universaliser  le  pouvoir  et  la  pro- 
priété, suivant  les  nécessités  du  moment,  le  vœu  des  inté- 
ressés et  les  données  fournies  par  l'expérience. 

Nos  ennemis  se  trompent  ou  trompent  le  pays  quand  ils 
acGiiS^nt  Paris  de  vouloir  imposer  sa  volonté  ou  sa  supré- 


iô4  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

matie  au  reste  de  la  nation,  et  de  prétendre  à  une  dictature 
qui  «erait  un  véritable  attentat  contre  Tindépendance  et  la 
souveraineté  des  autres  communes. 

Ils  se  trompent  ou  trompent  le  pays  quand  ils  accusent 
Paris  de  poursuivre  la  destruction  de  l'unité  française,  cons- 
tituée par  la  révolution,  aux  acclamations  de  nos  pères, 
accourus  à  la  fête  de  la  Fédération  de  tous  les  points  de  la 
vieille  France. 

L'unité,  telle  qu'elle  nous  a  été  imposée  jusqu'à  ce  jour 
par  l'empire,  la  monarchie  et  le  parlementarisme,  n'est  que 
la  centralisation  despotique,  inintelligente,  arbitraire  et 
onéreuse. 

L'unité  politique,  telle  que  la  veut  Paris,  c'est  l'association 
volontaire  de  toutes  les  initiatives  locales,  le  concours  spon- 
tané et  libre  de  toutes  les  énergies  individuelles  en  vue  d'un 
but  commun,  le  bien-être,  la  liberté  et  la  sécurité  de  tous. 
La  révolution  communale,  commencée  par  Finitiative 
populaire  du  18  mars,  inaugure  une  ère  nouvelle  de  politi- 
que expérimentale,  positive,  scientifique. 

C'est  la  fin  du  vieux  monde  gouvernemental  et  clérical, 
du  militarisme,  du  fonctionnarisme,  de  l'exploitation,  de 
l'agiotage,  des  monopoles,  des  privilèges,  auxquels  le 
prolétariat  doit  son  servage,  la  patrie  ses  malheurs  et  ses 
désastres. 

Que  cette  chère  et  grande  patrie,  trompée  par  les  men- 
songes et  les  calomnies,  se  rassure  donc  ! 

La  lutte  engagée  entre  Paris  et  Versailles  est  de  celles 
qui  ne  peuvent  se  terminer  par  des  compromis  illusoires  : 
Fissue  n'en  saurait  être  douteuse.  La  victoire,  poursuivie 
avec  une  indomptable  énergie  par  le  garde  nationale,  res- 
tera à  l'idée  et  au  droit. 

Nous  en  appelons  à  la  France  ! 

Avertie  que  Paris  en  armes  possède  autant  de  calme  que 
de  bravoure,  qu'il  soutient  Tordre  avec  autant  d'énergie  que 
d'enthousiasme,  qu'il  se  sacrifie  avec  autant  de  raison  que 
d'héroïsme,  qu'il  ne  s'est  armé  que  par  dévouement  pour 
la  liberté  et  la  gloire  de  tous,  que  la  France  fasse  cesser  ce 
sanglant  conflit. 

C'est  à  la  France  de  désarmer  Versailles  par  la  manifes- 
tation solennelle  de  son  irrésistible  volonté. 

Appelée  à  bénéficier  de  nos  conquêtes,  qu'elle  se  déclare 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  165 

solidaire  de  nos  efforts  :  qu'elle  soit  notre  alliée  dans  ce 
combat  qui  ne  peut  finir  que  par  le  triomphe  de  l'idée  com- 
munale ou  par  la  ruine  de  Paris  : 

Quant  à  nous,  citoyens  de  Paris,  nous  avons  la  mission 
d'accomplir  la  révolution  moderne  la  plus  large  et  la  plus 
féconde  de  toutes  celles  qui  ont  illuminé  l'histoire. 

Nous  avons  le  devoir  de  lutter  et  de  vaincre! 


Paris,  19  avril  1871. 


La  Commune  de  Paris. 


Faut-il  le  dire  ?  Ce  manifeste  ne  nous  plaît  que  médiocre- 
ment. 11  est  trop  long  pour  être  clair  et  précis  ;  ce  serait  un 
article  assez  intéressant  dans  un  journal  spécial  ;  ce  serait 
un  discours  hors  ligne,  une  improvisation  très  applaudie 
dans  quelque  réunion  populaire,  mais  il  manque  de  subs- 
tance et  de  solidité.  Comme  organisme,  cela  appartient  au 
genre  invertébré,  c'est  un  mollusque,  un  articulé  peut-être; 
en  tous  cas, c'est  dépourvu  dune  colonne  vertébrale.  Ce 
document  ne  donne  pas  des  raisons  suffisantes,  il  ne  donne 
pas  les  vraies  raisons  pour  lesquelles  Paris  subit  «  les  hor- 
reurs du  siège  et  du  bombardement,  pour  lesquelles  péris- 
sent nos  frères,  nos  femmes,  nos  enfants,  écrasés  sous 
les  obus  et  la  mitraille.  »  Rien  de  politique,  rien  de  pratique 
dans  cette  déclaration,  rien  qui  semble  émaner  d'une 
Assemblée  chargée  d'une  des  plus  lourdes  charges  et  d'un 
des  plus  précieux  fardeaux  qu'épaules  humaines  aient  eu  à 
porter,  rien  qui  décèle  le  langage  et  surtout  la  pensée 
d'hommes  d'Ltat.  Le  bruit  court,  et  la  chose  nous  paraît 
très  plausible,  que  la  Commune,  surchargée  de  besogne  et 
n'espérant  pas  pouvoir  rédiger  un  manifeste  qui  ne  fût  pas 
un  sujet  de  discussions  entre  tous  ses  membres,  a  chargé 
Félix  Pyat  de  cette  rédaction.  Pyat  a  transmis  le  travail  à 
un  jeune  homme  de  ses  amis  qui  ne  manque  pas  de  talent, 
M.  Pierre  Denis.  Et  voilà  M.  Pierre  Denis  qui,  revêtu  du 
manteau  de  la  Commune,  a  eu  son  jour,  lui  aussi.  Son  fac- 
tum  a  été  imprimé  traduit  et  répandu  par  cent  mille  exem- 
plaires, et  le  monde  civilisé  commente,  scrute  et  discute 
les  paroles  de  M.  Pierre  Denis. 

Mais  n'importe  le  rédacteur  puisque  ce  programme  porte 
sceau  et  signatures,  c'est  la  chose  de  la  Commune,  ses 


166  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

amis  et  ses  adversaires  n'en  demandent  pas  davantage. 
Accepté  par  la  majorité,  nous  pouvons  inférer  que  la 
majorité  est  animée  des  mêmes  tendances  Proudhon 
Blanqui,  singulier  amalgame. 

Le  passage  essentiel  du  manifeste  est  celui  qui  déclare 
que  Paris  demande,  outre  la  reconnaissance  et  la  consoli- 
dation de  la  République,  «  l'autonomie  absolue  de  la  Com- 
mune, étendue  à  toutes  les  localités  de  la  France,  et  assu- 
rant à  chacune  l'intégralité  de  ses  droits  et  à  tout  Français 
le  plein  exercice  de  ses  facultés  et  de  ses  aptitudes  comme 
citoyen,  homme  et  travailleur,  l'autonomie  de  la  Commune 
n'ayant  pour  limite  que  le  droit  d'autonomie  égal  pour 
toutes  les  autres  communes  adhérentes  au  contrat,  dont 
l'association  doit  assurer  Funité  française...  )>  L'énuméra- 
tion  des  droits  inhérents  à  la  Commune  implique  pour  elle 
une  autonomie  vraiment  absolue,  sauf  la  réserve  sous  en- 
tendue des  droits  dont  devrait  jouir  tout  travailleur.  Et 
l'unité  française  serait  assurée  (?)  par  la  grande  adminis- 
tration centrale,  délégation  des  communes  fédérées... 

Ce  traître  mot  <7è5o/?/ porte  malheur  a  tous  ceux  qui  l'em- 
ploient. Avec  le  mot  d'autonomie  relative,  il  est  possible  de 
discuter  et  même  de  s'entendre  ;  avec  le  mot  d'autonomie 
absolue  reconnue  à  chaque  localité  de  France,  dès  qu'il  s'agit 
d  un  vaste  pays  habité  par  quarante  millions  d'hommes  ou 
environ,  dès  qu'il  s  agit  de  fleuves,  routes,  canaux,  enseigne- 
ment, commerce  et  justice,  il  est  impossible  de  s'entendre; 
le  mot  absolu  qui  est  au  fond  de  toute  conception  théolo- 
gique est  intraduisible  dans  la  langue  des  affaires  et  de  l'ad- 
ministration. Il  vasans  direquerautonomieabsolue  de  toute 
localité  française  serait  détruite  en  détail  par  le  plein  exer- 
cice de  toutes  les  facultés  et  de  toutes  les  aptitudes  de  tout 
homme,  de  tout  citoyen  et  de  tout  travailleur,  qu'elle  serait 
détruite  en  haut  par  la  grande  administration  centrale,  délé- 
gation des  Communes  fédérées.  Le  progamme  affirme  avec 
une  assurance  candide  que  les  individus  jouiront  de  tous 
les  droits  possibles  et  satisferont  à  toutes  leurs  aptitudes 
dans  une  Commune  absolument  autonome,  sans  que  la 
moindre  atteinte  soit  portée  à  l'unité  française  ;  il  ne  sem- 
ble pas  même  se  douter  que  la  réalisation  de  la  théorie 
pourrait  nous  coûter  quelques  difficultés.  Il  décrète  qu'il 
sera  procédé  immédiatement  à  la  solution  du  fameux  pro- 


JOURNAL     DE    LA    COMMUNE  167 

blême  :  la  Quadrature  du  Cercle.  Hélas,  nous  savons  que  le 
^cercle  et  le  carré  sont  des  figures  absolument  inéquiva- 
entes,  et  que  l'une  sera  toujours  plus  grande  que  Tautre, 
au  moins  d'une  fraction  infinitésimalement  petite.  De  même, 
ces  deux  expressions:  individu  et  collectivité,  liberté  et  soli- 
darité sont  décidément  irréductibles  l'une  dans  l'autre. 
Politiciens,  économistes,  socialistes,  tous  tant  que  nous 
sommes,  nous  cberchons  des  formules  de  plus  en  plus 
simples  pour  réduire  de  plus  en  plus  les  difTérences,  nous 
nous  flattons  tous  d'abattre  une  petite  quantité  de  la  frac- 
tion mais  il  y  aura  toujours  un  reste  quelconque,  la  frac- 
tion, irréductible  protestera  toujours,  quelque  chose  d'irra- 
tionnel persistera  pendant  que  quelque  chose  de  rationnel 
subsistera,  et  voilà  pourquoi  les  Manichéens  n'avaient  pas 
tort  quoi  qu'on  en  ait  dit,  et  voilà  pourquoi  le  vaste  et  lumi- 
neux Ormuzd  n'absorbera  jamais  un  dernier  point  noir  : 
l'âme  même  du  ténébreux  Ahrimane. 

Le  manifeste  qu'il  ne  faut  pas  trop  prendre  à  la  lettre 
comme  on  voit,  n'est  donc  autre  chose  que  la  manifestation 
passionnée  du  droit  que  Paris  a  de  se  gouverner  par  lui- 
même  et  d'exister  par  lui-même.  C'est  une  réponse  enfié- 
vrée à  la  loi  municipale  votée  par  l'Assemblée  rurale 
sur  les  injonctions  de  M.  Thiers.  M.  Thiers  ordonne  que 
les  villes,  les  grandes  villes  surtout,  et  Paris  tout  particu- 
lièrement soient  régies  par  le  Gouvernement  central,  qui 
leur  dépêchera  des  Préfets  et  Proconsuls.  Eh  bien!  non! 
Paris  jouira  d'une  autonomie  absolue.  Et  puisque  M.  Thiers 
et  ses  circulaires  propagent  toujours  le  mot  d'ordre  que 
Paris  veut  imposer  ses  caprices  aux  autres  villes  et  à 
la  province,  nous  déclarons,  nous,  que  Paris  ne  prétend 
à  aucune  suprématie,  et  que  toute  localité  pourra  jouir 
elle  aussi  de  son  autonomie  absolue,  pourvu  que  Paris  soit 
parfaitement  indépendant  et  que  des  plébiscites  ruraux  ne 
lui  imposent  plus  des  Bonaparte,  des  Bourbons,  des  Orléans 
ou  quelque  auire  personnalité  désagréable. 

Chose  curieuse,  et  qui  montre  dans  quel  chaos  d'idées 
nous  nous  débattons,  —  que  ce  soit  la  fin  ou  que  ce  soit  le 
renouvellement  d'un  monde,  c'est  qu'en  prenant  juste  le 
contrepied  de  la  loi  Thiers,  la  Commune  arbore  soudain  le 
programme  de  ses  ennemis  mortels,  les  légitimistes,  les 
cléricaux  et  gros  propriétaires,  tous  les  barons  de  la  finance 


168  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

et  de  l'industrie  qui  proclament  aussi  le  dogme  de  la  dé- 
centralisation à  outrance.  Chacun  d'eux  est  maître  et  sei- 
gneur dans  quelque  Commune  dont  Tindépendance  absolue 
du  pouvoir  central  serait  la  tyrannie  absolue  de  quelque 
usurier  ou  gentillàtre.  C'est  un  fait  malheureusement  incon- 
testable. Si  chaque  Commune  française  avait  le  droit  de 
diriger  ses  écoles  à  sa  guise,  il  serait  opéré  une  razzia  d'ins- 
titeurs  laïques  à  remplacer  par  des  ignorantins  et  ignoran- 
tines.  Si  chaque  Commune  avait  le  droit  de  fixer  elle-même 
ses  impôts,  la  majorité  commencerait  par  retrancher  les 
subventions  aux  routes,  à  l'enseignement,  à  tout  service 
d'utilité  publique  —  et  la  belle  chose  que  cela  serait  si 
chaque  ville  ou  village  de  notre  connaissance  organisait 
souverainement  sa  justice!  —  Ah  braves  gens  de  la  Com- 
mune quand  on  tient  une  bonne  idée,  il  faudrait  prendre 
garde  de  ne  pas  l'exagérer  jusqu'à  l'absurde  ! 

Le  Manifeste  dont  la  Commune  a  endossé  la  responsabi- 
lité si  maladroitement,  n'est  qu'une  improvisation  indivi- 
duelle, l'expression  peu  réfléchie  d'un  groupe,  une  œuvre 
d'honnête  sectaire.  C'est  un  Utopiste  qui  a  parlé,  ce  n'est 
pas  un  Gouvernement.  Or  ce  que  la  France  attend  avec 
impatience  de  toutes  les  Révolutions  qui  se  succèdent,  c'est 
qu'il  en  apparaisse  une  enfin  qui  se  montre  capable  d'être 
un  Gouvernement.  La  France  ne  lui  demande  pas  d'être 
infiniment  meilleur,  incomparablement  plus  intelligent  que 
les  pouvoirs  qui  ont  précédé  :  un  peu  plus  de  liberté,  un 
peu  plus  d'honnêteté  et  de  la  bonne  administration;  mais 
de  l'administration,  impossible  de  s'en  passer  dans  une 
machine  sociale  aussi  compliquée  que  la  nôtre. 

Je  n'ai  vu  personne  que  le  Manifeste  ait  enthousiasmé; 
mais  j'ai  vu  des  gens  découragés  et  quelques^-uns  irrités. 
Les  journaux,  qui  naguère  sommaient  la  Commune  de 
donner  un  programme  quelconque,  se  font  une  joie  de 
le  déchirer  en  lambeaux.  Ce  sont  les  mêmes  qui,  après 
avoir  impérieusement  réclamé  des  réélections  à  la  Com- 
mune, ont  défendu  à  leurs  partisans  d'y  aller  voter.  Dans 
l'affaire  des  réélections,  la  Commune  a  manqué  de  tact 
et  de  jurisprudence;  dans  son  programme  qui  ne  peut  pas 
être  un  programme,  notre  Dictature  montre  qu'elle  n'est 
pas  un  Gouvernement. 

Au  lieu  de  ce  factum   verbeux,    que    la   Commune   n'a- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  169 

t-elle  pas  dit  quatre  phrases  en  quatre  lignes  seulement  : 
Les  monarchistes  ont  attaqué  Paris  parce  qu'il  est 
républicain.  Paris  défendra  jusqu'au  bout  la  Révolution 
démocratique  et  sociale,  et  il  ajourne  à  la  victoire  que  lui 
facilitera  l'appui  fraternel  de  ses  sœurs,  les  villes  de  pro- 
vince, l'organisation  de  la  République  nouvelle  ! 

Dimanche,  20  avril.  ^ 

Décidément  la  non-réussite  des  élections  du  IG  avril  nous 
est  plus  funeste  que  la  perte  d'un  fort.  C'est  un  échec 
moral,  un  grave  échec.  Le  Temps  et  autres  journaux  réac- 
tionnaires étaient  bien  avisés  :  après  avoir  dit  sur  tous  les 
tons  que  la  Commune  n'était  plus  en  nombre  pour  délibérer 
valablement,  ils  ont  donné  à  leurs  amis  le  mot  d'ordre  de 
ne  point  se  présenter  au  scrutin,  ils  ont  aujourd'hui  facile 
argument  de  présenter  tous  les  abstentionnistes  comme 
étant  de  leurs  partisans.  Tout  se  paie,  les  fautes  par  des 
revers,  et  les  désastres  moraux  sont  les  avant-coureurs  des 
désastres  matériels.  La  Commune  se  débat  maintenant 
dans  l'illégalité.  Elle  eût  pu  faire  une  loi  nouvelle,  elle  eût 
pu,  pour  des  circonstances  exceptionnelles, innover  ou  faire 
du  provisoire  —  mais  elle  n'a  pas  su  prévoir,  et  nous  en 
subissons  les  conséqViences  douloureuses.  Il  y  avait  à  pour- 
voir à  de  nombreuses  vacances.  Ces  vacances  s'étaient 
produites  dans  des  arrondissements  peu  favorables  à  la 
Commune.  11  eût  été  d'excellente  politique,  il  eût  été  équi- 
table de  faire  procéder  par  l'ensemble  des  vingt  arrondisse- 
ments à  la  nomination  des  vingt-six  membres  qui  vontmodi- 
fier  si  profondément  la  composition  de  la  Commune.  11  eût 
fallu  l'aire  de  cette  votation  un  événement,  un  jour  de  grande 
solennité.  Est-ce  que  notre  sort  à  tous  n'en  dépend  pas? 

L'échec  est  là,  mesurons-en  la  portée,  débrouillons  la 
confusion  qui  en  est  la  suite. 

De  1  élection  du  2(3  mars  à  celle  du  16  avril,  le  nombre 
des  votants  a  décru  de  dix  à  quatre.  C'est  énorm.e. 

Pour  que  l'élection  soit  valable,  la  loi  exige  que  le  hui- 
tième au  moins  des  électeurs  inscrits  sur  les  rôles  donne  au 
candidat  un  vote  favorable.  Onze  des  réélus,  moins  de  la 
moitié,  ont  obtenu  ce  résultat.  Les  quinze  autres  auraient 
dû  passer  par  l'épreuve  d'un  nouveau  scrutin. 


170  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Tel  n'a  pas  été  Tavis  de  la  Commune.  Elle  se  fonde  sur  le 
fait  que  deux  à  trois  cent  mille  habitants,  on  ne  sait  pas  au 
juste,  ont  quitté  Paris,  qu'il  y  a  un  exode  journalier  de 
bourgeois  et  jeunes  gens  qui  fuient  en  province  l'obligation 
de  défendre  la  ville  et  que  toutes  ces  non-valeurs  sont  des 
électeurs  inscrits.  Le  huitième  des  électeurs  inscrits,  pro- 
portion très  équitable,  cesse  d'être  raisonnable  quand  une 
masse  indéterminée  d'électeurs  inscrits  a  disparu.  Il  faut 
donc  considérer  la  loi  comme  nulle  et  non-avenue. 

—  Mais  alors,  a-t-on  objecté  à  la  Commune,  on  ne 
pourra  pas  protester  par  l'abstention.  (Du  moins  pourrait- 
on  prendre  la  peine  d'aller  mettre  dans  l'urne  un  bulletin 
blanc)  ce  qui  est  bien  le  minimum  des  droits  que  vous 
devez  reconnaître  à  vos  ennemis.  En  supposant  que  tous 
vos  ennemis  s'abstiennent  et  que  tout  le  monde  soit  de 
vos  ennemis,  on  peut  par  supposition  arriver  au  résultat 
absurde  qu'il  suffit  à  un  seul  candidat  de  se  présenter  et  de 
se  donner  à  lui-même  sa  propre  voix  pour  entrer. 

Devant  la  force  de  l'objection,  la  commission  qui  a  pré- 
senté son  rapport  sur  l'incident  a  fait  adopter  un  biais  à  la 
Commune.  Pour  être  élu,  le  candidat  doit  avoir  obtenu  la 
moitié  au  moins  des  suffrages  exprimés,  plus  un. 

C'est  une  solution  comme  une  autre,  mais  la  Commune  a 
eu  le  tort  de  l'appliquer  immédiatement  aux  élections 
dernières.  De  cette  façon  vingt  élections  ont  été  déclarées 
suffisantes.  Onze  étaient  légales,  pour  neuf  d'ajoutées, 
valait-il  la  peine  de  violer  le  principe  de  la  non-rétroacti- 
vité des  lois  ?  Quelle  force  morale  ces  neuf  individus 
pourront-ils  ajouter  à  la  Commune  ?  On  pourra  toujours 
leur  dire  :  «  Vous  êtes  nommés  illégalement.  Vous  êtes 
des  intrus  et  des  usurpateurs.  Toute  délibération  à  laquelle 
vous  prendrez  part  sera  nulle  et  non  avenue.  Par  le  seul 
fait  de  votre  entrée,  vous  invaliderez  les  actes  futurs  de  la 
Commune.  Vos  onze  compagnons,  nommés  en  vertu  du 
même  décret  que  vous,  ne  sont  plus  que  vos  compagnons 
d'illégalité.  Et  les  soixante  ou  les  soixante  et  dix  anciens 
Membres  qui  ont  rendu  le  décret  ne  sont  plus  que  vos 
complices  et  souteneurs.  Par  cet  acte,  la  Commune  se 
suicide  ». 

Ainsi  raisonnent  les  Versaillais  avec  une  logique  sévère. 
Ils  disent  vrai,  ils  ne  disent  que  trop  vrai.  Rogeard,  Tin- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  17Î 

flexible  auteur  des  Pi-opos  de  Lahienus^  un  des  élus  par 
un  nombre  insuflisant  de  votants,  n'a  pas  voulu  accepter 
sa  validation  extralégale. 

«  J'ai  refusé,  écrit-il  à  ses  lecteurs,  parce  qu'une  accep- 
tation m'eût  rendu  bénéficiaire  et  par  conséquent  solidaire 

d'une  mesure  que  je  condamne Mais,  dira-t-on,le  milieu 

électoral  était  modifié  par  l'émigration  et  une  modification 
de  la  loi  était  devenue  nécessaire.  Sans  doute,  mais  il 
fallait  la  faire  à  temps,  et  non  après  coup.  Nul  n'est  tenu 
d'obéir  à  une  loi  qu'il  ignore,  et  électeurs  et  candidats  ont 
ignoré  votre  loi  puisqu'elle  n'était  point  faite si  bien- 
que  deux  lois  différentes  ont  régi  nos  opérations  électorales, 
commencées  avec  l'une,  terminées  avec  l'autre.  Dès 
l'abord,  les  électeurs  n'ont  pas  su  ce  qu'ils  faisaient,  et  à 
la  fin,  ils  ont  pu  être  étonnés  de  ce  qu'ils  avaient  fait » 

Ici  se  place  la  redoutable  question  de  la  dictature.  Si  la 
dictature  comme  la  force  est  neutre  et  devient  bonne  et  légi- 
time au  service  d'une  cause  juste,  encore  faut-il  qu'elle 
s'annonce,  se  déclare,  s'affirme  hautement,  clairement, 
intelligemment  sans  se  confondre  avec  ce  qui  n'est  pas  elle, 
sans  se  mêler  à  la  légalité.  Il  ne  faut  pas  qu'une  mesure 
soit  moitié  légale,  moitié  dictatoriale.  Il  faut  qu'on  sache  si 
on  a  affaire  à  une  volonté  ou  à  une  loi.  Les  deux  situations 
sont  peut-être  acceptables  à  la  raison,  mais  on  aime  à  savoir 
dans  laquelle  on  se  trouve. 

Félix  Pyat,  la  personnalité  révolutionnaire  la  plus  en  vue- 
parmi  les  nouveaux  élus,  a  également  refusé  s^.  validation- 
et  a  fortement  motivé  sa  non-acceptation. 

«  La  majorité  de  la  Commune  s'est  trompée.  Les  élus 
n'ont  pas  le  droit  de  remplacer  les  électeurs.  Les  manda- 
taires n3  doivent  pas  se  substituer  au  souverain.  La  Com- 
mune ne  peut  créer  aucun  de  ses  mem.bres^  ni  les  faire,  ni 
les  parfaire.  Elle  ne  peut  de  son  chef  fournir  l'appoint  qui 
manque  pour  leur  nomination  légale...  » 

Néanmoins  Félix  Pyat  pousse  dans  son  journal  Le  Ven- 
geur un  cri  de  regrets,  car  il  se  croit,  malgré  Blanqui,  le 
vrai  père  de  la  Commune  de  Paris  : 

«  Déserter  la  Commune  !  Abandonner  mon  enfant  !  Par- 
donnez-moi ce  cri  d'orgueil  paternel.  La  (Commune,  c'est 
Lœuvrede  ma  vie.  La  Commune,  les  proscrits  l'ont  emportée 
à  Londres  et  rapportée  à  Paris.  Je  l'ai  gardée  vingt  ans  en» 


172  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

ex'û,  je  Fai  nourrie,  bercée  durant  les  six  mois  de  siège,  au 
péril  de  ma  vie.  au  prix  de  ma  liberté...  « 

Les  victimes  de  la  Commune  sont  courroucés  de  «  ce 
qu'ils  appellent  une  désertion  «.  Il  ne  s'agit  pas,  disent-ils 
de  sauvegarder  la  légalité,  mais  de  sauver  la  Commune. 
«  Aujourd'hui, il  n^  a  plus  de  légalité,  nous  sommes  en  ré- 
volution »,  s'écrie  V Affranchi^  journal  de  Paschal  Grousset. 
A  la  Commune  même,  un  jobard  du  nom  de  J.-B.  Clément 
est  allé  jusqu'à  demander  l'arrestation  de  Pyat  ;  mais  Pyat 
se  laissera  fléchir. 

Pyat  rentrera  sans  doute,  mais  Rogeard  ne  rentrera  pas, 
ni  Briss,qui  proteste  aussi.  L'acte  illégal  qui  soulève  tant 
de  protestations  contre  la  Commune  ne  lui  vaudra  que  six 
membres  de  plus.  Menotti  Garibaldi  ne  viendra  pas  siéger 
et  Cluseret  a  double  nomination.  En  sus  de  Cluseret,  les 
deux  seuls  élus  nouveaux  de  quelque  marque  sont  Courbet 
et  Longuet.  Pour  avoir  l'appui  ofliciel  de  ces  trois  hommes, 
valait-il  la  peine  de  se  mettre  dans  son  tort? 

—  Eh  bien  !  que  fait  la  Commune  des  six  derniers  candi- 
dats qui  n'ont  pas  eu  la  moitié  des  votants  plus  un? 

—  Ils  sont  perdus  et  perdus  définitivement,  car  il  ne  sera 
pas  procédé  aux  réélections,  la  Commune  n'ose  plus  en 
affronter  de  nouvelles.  —  Que  de  fautes  dans  cette  seule 
affaire,  que  d'imprévoyance  et  de  maladresse,  que  d^ac- 
crocs  à  la  logique  et  aux  droits  des  électeurs  !  —  Et,  a|)rès 
avoir  subi  cet  échec  sérieux,  la  Commune  ajoute  à  tous  ses 
torts  en  se  mettant  de  propos  délibéré  dans  l'impossibilité 
de  les  réparer. 

Et,  cependant,  la  Commune  aurait  eu  grand  besoin  de  se 
fortifier  par  les  élections  nouvelles.  La  Commune  siégeant 
à  l'Hôtel-de-Ville  est  manifestement  au-dessous  de  sa  tâche. 
Elle  manque  de  sujets,  comme  disait  naguère  le  délégué 
Arnold,  et,  comme  on  fait  toujours  en  pareil  cas,  elle  s'em- 
barrasse d'une  foule  du  sujets  qui  ne  la  regardent  pas,  la 
critique  ou  la  suspension  des  journaux  par  exemple.  Les 
<(  sujets  »  sont  généralement  médiocres,  donc  ils  réclament 
l'omnipotence  ;  obligés  d'improviser  ce  qu'ils  ignorent,  ils 
prononcent  dictatorialement  sur  des  difficultés  dont  ils 
n'avaient  qu'à  ne  pas  s'occuper.  Ils  se  déjugent,  font,  défont 
et  refont.  Les  attributions  de  leurs  commissions  paraissent 
trop  flottantes,  les   mêmes   personnages  vont  de  l'une   à 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  173 

l'autre.  Et  dans  ce  chaos  d'affaires,  on  ne  sait  trop  ce  qui 
doit  être  décidé  par  la  Commune  entière  siégeant  àl'Hôtel- 
de- Ville,  par  la  commission  spéciale,  par  le  délégué  qui  est 
à  sa  tète.  On  ne  voit  pas  la  division  du  travail  caractéristique 
de  Tordre.  Le  même  membre  de  la  Commune  est  censé 
faire  trente-six  choses  en  trente-six  endroits.  Comment  ces 
pauvres  gens  peuvent-ils  dormir?  En  dehors  de  leurs  fonc- 
tions à  la  (juerre,  à  la  Justice,  aux  écoles,  aux  marchés,  ils 
sont  encore  administrateurs  de  l'arrondissement  dans  lequel 
ils  ont  été  nommés;  les  uns  siègent  dans  leurs  ministères, 
les  autres  dans  leurs  mairies  aux  vingt  coins  de  Paris  ;  et, 
par  conséquent,  il  est  impossible  d'instituer  à  THôtel-de- 
ville  une  direction  unique,  sachant  prendre  une  moyenne 
judicieuse  entre  la  douceur  qui  est  absolument  nécessaire 
et  l'audacieuse  vigueur  qui  est.  non  moins  indispensable. 
Issus  du  hasard,  ils  n'ont  pas  su  encore  se  fusionner  en  un 
tout  homogène,  on  n'ose  pas  même  dire  qu'ils  aient  réussi 
à  se  constituer  une  majorité  et  une  minorité;  c'est  un  assem- 
blage plus  ou  moins  bizarre  de  fusionneurs,  de  communistes, 
d'individualistes,  d'athées,  de  matérialistes,  de  spiritua- 
listes,  de  catholiques  avec  quelques  jésuites  parmi,  d'ou- 
vriers, de  fractions  rivales  de  l'Internationale,  de  million- 
naires ou  de  pauvres  diables.  Nous  avons  tant  et  tant  d'indi- 
vidus faisant  partie  de  la  Commune.  Nous  n'avons  pas  une 
Commune. 

Ajoutez  les  rivalités  individuelles,  les  inimitiés  person- 
nelles qui  n'ont  pas  désarmé.  Félix  Pyat  déteste  \ermorel 
et  Delescluze  et  Vermorel  et  Delescluze  ne  s'aiment  guère. 
Mais  Delescluze  a  le  mérite  de  taire  ses  rancunes  et  ses 
suspicions:  les  mesquines  rivalités  de  l'amour-propre  ne 
sont  point  son  fait,  il  grandit  avec  les  événements. 

On  discutait  hier,  on  avait  donc  proposé  l'arrestation  de 
Pyat  qui,  après  avoir  conseillé  dans  la  Commune  la  sup- 
pression des  journaux,  donne  sa  démission  et  blâme  la 
mesure  dans  son  Vengeur.  On  se  récriait.  Le  citoyen  Blan- 
qui  se  récriait,  demandant  rigueur  et  sévérité,  l'exécution 
de  la  loi  sur  les  réfractaires,  l'institution  d'un  jury  d'accu- 
sation, la  prompte  démolition  de  la  colonne  Vendôme,  etc. 

—  «  Croyez-vous,  s'écria  Delescluze,  que  nous  approu- 
vions tout  ce  qui  se  fait  ici.  Eh  bien!  il  y  a  des  membres 
qui  sont  restés  et  qui  resteront  jusqu'à  la  fin,  malgré  les 


174  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

insultes  qu'on  nous  prodigue.  Il  y  a  une  conspiration  latente 
•contre  notre  malheureuse  commission,  qui  se  fera  peut-être 
regretter  parce  que  nous  cherchons  à  allier  la  modération 
avec  l'énergie.  Nous  sommes  pour  les  moyens  révolution- 
naires, mais  nous  voulons  observer  la  forme,  respecter  la 
loi  et  l'opinion. 

...S'il  y  a  quelques  discordes,  n'est-ce  point  pour  des 
querelles  de  galons?...  Pourquoi  ces  tiraillements,  ces 
compétitions  ?  C'est  l'élément  militaire  qui  domine,  et  c'est 
l'élément  civil  qui  devrait  dominer  toujours. 

Pour  moi,  je  suis  décidé  à  rester  à  mon  poste,  et  si  nous 
ne  voyons  pas  la  victoire,  nous  ne  serons  pas  les  derniers  à 
nous  faire  tuer  sur  les  remparts  ou  sur  les  marches  de 
l'Hôtel  de  Ville.  » 

Dimanche,  23  avril. 

((  —  Monsieur  le  Président  du  Gouvernement,  etc.  Les 
services  éminents  du  général  Changarnier  Font  placé 
depuis  longtemps  au-dessus  de  toute  récompense.  11  me 
paraît  utile  cependant  de  donner  aujourd'hui  pour  l'exemple 
à  ce  glorieux  vétéran  de  notre  armée  un  témoignage  écla- 
tant d'estime  pour  ses  grands  talents  et  ses  hautes  vertus 
militaires.  —  Je  vous  prie  en  conséquence  de  décider  que 
M.  le  général  Changarnier  sera  élevé  à  la  dignité  de  Grand 
Croix  de  la  Légion  d'Honneur.  Agréez,  etc.  Le  Ministre  de 
la  Guerre,  Leflô.  Versailles,  20  avril. 

—  «  Le  chef  du  Pouvoir  exécutif  arrête  :  «  Le  Général  de 
division  Changarnier  est  élevé  à  la  dignité  de  Grand  Croix 
delà  Légion  d'Honneur.  Signé  :  A.  Thiers.  » 

—  «  A  M.  le  jNIinistre  de  la  Guerre  :  Mon  cher  et  bon 
Leflô,  l'idée  de  me  donner  la  Grand  Croix  de  la  Légion 
d'Honneur  n'est  pas  de  vous.  Mais  je  vous  reconnais  au 
préambule  courtois  du  décret  qui  me  concerne.  Veuillez 
informer  M.  le  Président  du  Conseil  que  je  n'accepte  pas  la 
Grand  Croix  de  la  Légion  d'Honneur,  Agréez,  etc.  Signé  : 
Changarnier.  » 

Et  pas  d'autre  explication.  Pourquoi  cette  raideur,  ce 
refus  sec  à  cette  politesse  qu'on  ne  fait  guère  qu'aux  souve- 
rains, grands-ducs  et  maréchaux.  Jamais  commandeur  de 
la  noble  Légion  n'avait  eu  encore  de  scrupule  à  être 
nommé  Grand  Croix.  Quel  est  donc  le  mystère  ? 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  175 

Ta  droite  est  mécontente  de  M.  Tliiers.  Elle  lui  reproche 
d'avoir  manqué  son  coup  le  18  mars,  de  n'avoir  pas  encore 
réduit  Paris,  d'avoir  dans  ses  conseils  MM.  Picard,  Favre 
et  Simon, coupables  non  pas  d'avoir  trahi  la  France  par  leur 
lâcheté  et  leur  incapacité,  mais  coupables  d'avoir  usurpé 
le  pouvoir  sur  les  Bonaparte  et  de  ne  l'avoir  pas  restitué  à 
Henri  V,  soit  directement,  soit  indirectement,  par  l'inter- 
médiaire de  quelque  nouveau  plébiscite.  Les  yeux  jaloux  de 
la  droite  ont  scruté  tous  les  fonctionnaires  dans  tous  les 
coins  et  recoins  de  la  République  et  prétendent  avoir  décou- 
vert quelques  républicains  oubliés  dans  des  cantons  recu- 
lés. M.  le  Duc  d'Audiffred-Pasquier  en  prétend  avoir 
■découvert  plusieurs  cachés  dans  des  bureaux  de  bienfai- 
sance ;  on  affirme  qu'il  en  existe  encore  parmi  les  employés 
de  préfecture,  et  même  parmi  les  substituts  et  procureurs: 
il  est  indiscutable  que  tous  les  maitres  d'école  et  gardes 
<?hampètres  ne  sont  pas  encore  dans  la  main  de  leurs  curés. 
La  droite  s'irrite  contre  M.  Thiers  de  ce  qu'il  n'ait  encore 
payé  son  denier  de  Saint-Pierre  qu'en  monnaie  de  singe, 
avec  force  compliments  et  vagues  protestations,  mais  non 
point  encore  avec  une  bonne  déclaration  engageant  la 
France  dans  quelque  sottise  non  pareille.  La  droite,  nous 
raconte  Le  Temps  versaillais,  «  travaille  à  obtenir  de  M.  le 
chef  du  gouvernement  une  petite  expédition  de  Rome  diplo- 
matique, à  savoir  la  défense  faite  au  Ministre  de  France  de 
suivre  le  gouvernement  de  Victor-Emmanuel  lorsqu'il 
quittera  Florence.  Une  jolie  vieille  petite  France  bien 
remise  à  neuf,  tirée  toute  rajeunie  de  l'armoire  aux 
antiques,  une  France  vouée  au  blanc...  Voilà  ce  que  la 
droite  a  imaginé  de  mieux  pour  noLis  aider  à  tenir  notre 
rang  entre  1  Allemagne  et  l'Amérique,  pour  nous  mettre 
en  état  de  jouer  notre  rôle  dans  la  grande  mêlée  des 
nations  modernes  ». 

Surtout,  la  droite  ne  peut  entendre  sans  une  sourde 
irritation  M.  Thiers  affirmant  de  son  air  le  plus  candide 
à  une  députation  des  pacificateurs  qu'il  ne  complote  nulle- 
ment contre  la  République  et  que  la  République  subsistera, 
tant  que  lui,  Thiers,  sera  Président  de  la  République. 
VEspérance  du  Peuple^  journal  légitimiste  de  Nantes, 
perd  enfin  toute  patience  : 

—  «  Non,  il  faut  le  dire  hautement  :  M.  Thiers  n'a  pas  été 


176  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

nommé  dans  vingt-quatre  départements  pour  consolider  la 
République.  Il  a  été  nommé  pour  préparer  la  monarchie.  » 

La  droite,  décidée  à  congédier  M.  Thiers  dès  qu'elle  le 
pourra,  entend  lui  laisser  la  conduite  de  la  guerre,  lui  faire 
tuer  le  plus  grand  nombre  de  républicains  et  révolution- 
naires que  faire  se  pourra,  puis  le  mettre  à  la  porte  du 
pouvoir,  dès  qu'il  aura  ouvert  celle  de  Paris.  Pour  le  punir 
d'avoir  dit  :  «  la  République  subsistera  tant  que  j'en  serai 
le  Président  »,  la  droite  compte  le  renverser  même  avant  la 
République  sa  protégée.  C'est  Changarnier  qu'elle  mettra 
comme  l^résident  de  TExécutif  au  lieu  et  place  de 
M.   Thiers. 

Et  voilà  l'explication  de  l'énigme.  Thiers  a  voulu  ama- 
douer son  rival,  le  désarmer,  se  l'attacher  par  un  grand 
ruban  rouge  Mais  Changarnier  n'accepte  point  l'état 
d'infériorité  que  lui  donnerait  la  reconnaissance.  D'une 
voix  hargneuse  et  d'un  geste  brutal,  il  rejette  le  ruban  au 
nez  de  son  adversaire  :  «  Donné  par  toi,  cet  insigne  de 
l'honneur  me  déshonorerait.  Garde-le.  » 

Mais  que  vous  importent  Géronte  et  le  vieil  Oronte 
criaillant  et  se  chamaillant  en  public  ?  Que  nous  valent 
Bartholo  et  Pandolphe  s'empoignant  l'un  Fautre  par  la 
perruque  et  le  toupet  ?  —  Peu  vraiment,  pour  ce  qui 
concerne  leurs  personnes,  mais  ces  deux  cassenoisettes 
sont  chefs  de  parti  et  leur  ridicule  esclandre  est  la  révéla- 
tion soudaine  de  complots  souterrains,  de  machinations 
nocturnes,  d'innombrables  perfidies  qui  se  concertent  dans 
ces  vieilles  cervelles  de  l'Assemblée,  pommes  choppes. 
poires  et  nèfles  blettes. 

Comme  en  1848-51,  il  s'agit  encore  de  se  partager  les 
dépouilles  de  la  République,  dès  qu'elle  aura  été  assassinée. 
En  ce  temps-là,  Thiers  était  l'Ajax  du  parti  libéral-orléa- 
niste, et  Changarnier,  le  Diomède  de  la  coterie  orléanisto- 
léofitimiste  cléricale,  dite  de  la  fusion.  L'armée  était  alors 
travaillée  par  un  bonapartiste,  la  police  était  tenue  par  un 
bonapartiste.  Aujourd'hui,  l'armée  est  encore  commandée 
par  des  bonapartistes,  Vinoy,  Galliffet  et  Mac-Mahon,  la 
police  est  toujours  tenue  par  un  bonapartiste,  le  colonel 
Yalentin,  cher  à  l'Impératrice.  Thiers  et  Changarnier  sont 
toujours  un  Ajax  et  un  Diomède,  mais  leurs  épaules  sont 
chargées  maintenant  du  poids  de  vingt-deux  hivers   dont 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  177 

ils  n'avaient  point  à  porter  le  fardeau  alors  qu'ils  conspi- 
raient ensemble,  rue  de  Poitiers.  Diomède-Changarnier 
n'avait  alors  que  soixante  ans  ;  les  intimes  l'avaient  sur- 
nommé le  général  Bergamotte  à  cause  de  tous  les  parfums 
dont  il  imprégnait  sa  précieuse  personne.  Sa  chevelure, 
déjà  rare,  sentait  le  jasmin,  son  impériale  et  sa  moustache 
la  violette,  sa  tunique  dorée  et  galonnée  était  parfumée  de 
lavande,  il  se  mouchait  dans  du  patchouli.  L'Assemblée 
d'alors  n'était  pas  tout  à  fait  rassurée,  elle  craignait  que  le 
coup  d'Etat  qu'elle  manigançait  ne  tournât  pas  à  son  avan- 
tage. Alors  Changarnier,  qui  était  son  grand  homme  de 
guerre,  dégaina  son  grand  sabre  luisant  et  brillant  et  d'une 
voix  solennelle,  il  exhala  ces  paroles  dulcifiées  par  l'eau  de 
Botot  et  la  pastille  du  sérail  :  «  ^Mandataires  de  la  Nation, 
délibérez  en  paix!  »  Les  mandataires  de  la  Nation  déli- 
bérèrent donc  aussi  sottement  qu'à  l'ordinaire,  confiants  en 
l'habileté  deM.Thierset  la  vaillante  épée  du  général,  et,  le 
lendemain,  ils  se  réveillèrenten  prison.  Bonaparte,  Vinoy, 
Valentin,  Maupas  et  Morny  avaient  nuitamment  emballé 
pour  Mazas  et  l'astucieux  Thiers  et  le  noble  Bergamotte,  le 
bouillant  Baze,  le  judicieux  Leflô  et  tutti  quanti,  et  même 
la  République  et  des  républicains  avec. 

Pendant  dix-neuf  années,  Bergamotte  bouda  l'Empire 
qui  l'avait  si  agréablement  escamoté,  lui  et  sa  vaillante 
épée.  Mais  quand  il  se  vit  à  la  tête  de  soixante  et  dix-neuf 
années,  quand  il  vit  l'Empire  se  retremper  dans  le  plébis- 
cite, il  se  repentit  d'avoir  joué  pendant  si  longtemps  le 
rôle  de  la  dignité  et  de  la  loyauté  dynastique  —  il  vint  ployer 
les  genoux  dans  un  crachat  de  Napoléon  111  et  dire, dix-neuf 
^ns  trop  tard, ce  que  M.  Arthur  de  la  Guéronnière  avait  eu 
l'esprit  de  dire  dès  le  lendemain  du  Coup  d'Etat  :  Je  n'étais 
qu'un  sot,  je  ne  suis  qu'un  pleutre.  Dix-neuf  ans  trop  tard, 
et  cependant  six  mois  trop  tôt  ;  car  la  palinodie  de  Chan- 
garnier ne  lui  valut  qu'une  médiocre  place  à  côté  du  Maré- 
chal Bazaine  et  l'honneur  d'avoir  coopéré,  soit  comme 
dupe  soit  comme  fripon,  à  la  trahison  de  Metz. 

Aujourd'hui,  Changarnier  plus  pommadé,  plus  graissé, 
plus  huilé,  plus  parfumé  que  jamais,  embaume  comme  un 
cadavre  injecté  de  musc  et  de  patchouli  et  devant  lequel 
on  brûla  du  sucre  et  du  vinaigre  dans  une  pelle  rougie. 
Mais  il  n'aurait  plus  la  force  de  dégainer  la  vaillante  épée 

12 


178  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

qu'il  traîne  péniblement  derrière  les  cuisses.  Cacochyme  et 
catarrheux,  il  s'est  levé  en  une  ou  deux  occasions  solen- 
nelles, ses  jambes  raidies  Font  porté  tant  bien  que  mal 
jusqu'à  la  tribune.  L'Assemblé  a  fait  un  vaste  silence,  il  a 
toussé  —  on  eût  entendu  une  mouche  voler  —  derechef,  il  a 
craché,  il  a  mouché  —  chacun  attendait  les  paroles  du 
vieillard  se  posant  en  arbitre  de  la  France  —  entre  quelques 
quintes  de  toux,  on  voyait  sa  mâchoire  tomber  lourdement 
et  se  relever  péniblement:  «  Quoi  ?  qu'est-ce  ?  qu'a-t-il  dit? 
Quel  parti  que  celui  qui  a  pareil  chef!  Quels  hommes 
que  ceux  pour  lesquels  Bergamotte  est  un  héros  ! 

Je  viens  de  visiter  le  collège  des  Jésuites,  rue  Lhomond. 
C'était  un  établissement  d'éducation  célèbre.  La  congréga- 
tion y  élevait  en  même  temps  que  ses  meilleurs  sujets  les 
fils  de  la  riche  bourgeoisie  et  de  la  vieille  noblesse.  On 
payait  cher,  mais  on  en  avait  pour  son  argent.  Le  garçon 
était  largement  et  abondamment  nourri,  avec  une  moins 
mesquine  économie  que  chez  Maman  l'Université,  cette 
vieille  hargneuse  et  radoteuse.  On  ne  lésinait  pas  sur  les 
arts  d'agrément  ni  sur  les  amusements.  Le  premier  devoir 
imposé  aux  professeurs  était  l'indulgence.  Elle  était 
d'ailleurs  rigoureusement  surveillée,  cette  indulgence,  et 
les  directeurs  savaient  le  point  précis  jusqu'où  elle  devait 
aller.  Les  élèves  de  choix  étaient  mis  à  part  pour  quelque 
spécialité  et  recevaient  de  spécialistes  des  soins  particu- 
liers ;  de  cette  façon,  les  Jésuites  arrivaient  à  peupler  de 
leurs  élèves  les  grandes  écoles  spéciales,  la  Polytechnique^ 
les  Ponts  et  Chaussées,  l'école  marine  de  Brest  ;  par  des 
procédés  de  greffage  et  de  marcotage,  un  jardinier  fait 
pousser  des  roses  à  cent  feuilles  sur  un  pied  d'églantier,  il 
n'est  pas  plus  difficile  à  un  instituteur  qui  sait  son  métier, 
de  faire  d'un  garçon  d'intelligence  ordinaire  un  mathé 
maticien  ou  un  mécanicien  très  présentable.  Grâce  à  leurs 
vastes  ramifications  et  à  leurs  puissantes  influences,  il 
n'était  pas  difficile  de  colloquer  leurs  élèves  médiocres  dans 
quelque  confortable  place  d'administration.  Quant  aux  plus 
jobards,  on  avait  toujours  la  ressource  de  leur  faire  épou- 
ser quelque  élève  du  Sacré  Cœur,  de  Picpus,  des  Oiseaux, 
ou  tout  au  moins  la  grasse  héritière  de  quelque  épicier 
retiré,  marguillier  en   sa  paroisse.  C'était  une  faveur  qu& 


JOURNAL  DE  LA  COMMU.XE  179 

d'être  admis  aux  Jésuites:  on  en  sortait  au  moins  riche 
après  y  avoir  reçu  une  éducation  agréable;  on  en  sortait 
poli,  façonné,  distingué  quelquefois,  très  instruit  souvent, 
et  toujours  riche  et  homme  médiocre. 

J'ai  admiré  le  confort,  l'ordre,  la  disposition  pratique, 
l'entente  raisonnée  des  choses  de  la  vie  derrière  ces  murs, 
à  côté  de  ces  magasins  bien  garnis,  dans  ces  réfectoires, 
ces  jardins,  ces  promenades,  ces  chapelles,  ces  bibliothè- 
ques. On  pouvait  certes  passer  Texistence  la  plus  facile,  la 
plus  aisée,  la  plus  exempte  de  soucis  que  mortel  puisse 
imaginer.  Pour  un  homme  sceptique,  égoïste  et  lâche,  mais 
intelligent,  sociable  et  jouisseur,  pas  de  meilleur  lot  que 
d'être  jésuite.  Pourvu  qu'on  abdique  une  bonne  foi  pour 
toutes  sa  volonté,  sa  dignité  d'homme,  son  indépendance, 
sa  conscience  et  sa  raison  propre,  le  droit  en  un  mot  de 
dire  «  je  suis  moi  ».  on  peut  regarder  avec  le  mépris  le 
plus  profond,  avec  le  dédain  le  plus  parfait  tous  les  miséra- 
bles humains  qui  travaillent  et  se  fatiguent,  qui  luttent  et 
se  font  rouer  de  coups,  qui  espèrent  et  qui  désespèrent. 
Etre  un  Piévérend  Père  jésuite...  mais,  pour  tous  les 
agréments  de  la  vie,  cela  vaut  bien  mieux  que  d'avoir  seule- 
ment vingt  mille  livres  de  rente.  Un  seul  inconvénient  est 
attaché  à  cette  facile  existence,  c'est  que  le  Révérend  Père 
ne  peut  quitter  sa  cellule  (on  appelle  ainsi  une  chambre 
large  et  aérée  avec  vue  sur  un  charmant  jardin  —  qu'en 
plantant  une  petite  cheville  dans  tel  ou  tel  trou  d'un  tableau 
indiquant  tous  les  endroits  de  l'établissement  dans  lequel 
il  lui  est  licite  d'aller. 

Quelque  chose  qui  décèle  chez  ces  Jésuites  une  science 
profonde  de  la  vie  est  l'art  avec  lequel  ils  savent  se  faire 
petits,  modestes,  insignifiants,  médiocres.  Ils  possèdent  ici 
tout  un  quartier,  et  le  passant  s'aperçoit  à  peine  que  ces 
bons  religieux  occupent  deux  ou  trois  maisons  de  pauvre 
apparence.  C'est  un  art  qu'ils  ont  appris  des  Juifs,  que 
les  Juifs  avaient  été  obligés  de  pratiquer  pendant  tout  le 
Moyen- Age,  et  qu'ils  avaient  peut-être  rapporté  d'Orient. 

Quelle  différence  avec  nos  hommes  du  monde,  nobles  et 
bourgeois,  commerçants  et  industriels, qui  dépensent  le  plus 
clair  de  leurs  revenus  en  frais  de  présentation  et  qui  se  rui- 
nent pour  avoir  l'air  d'être  riches!  Eux  font  semblant  d'être 
pauvres,  semblant  d'être  humbles,  timide  et  peu  nombreux. 


180  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Ils  se  sont  arrangés  de  manière  à  surveiller  tous  les 
alentours,  à  pouvoir  même  fouiller  avec  leurs  excellentes 
longues  vues  les  profondeurs  de  l'horizon,  sans  être  distin- 
gués de  nulle  part.  Leur  architecte  a  réussi  à  cacher  une 
tour,  à  la  dissimuler,  à  lui  donner  Tair  aveugle.  Personne 
ne  la  voit,  personne  ny  fait  attention,  et  cette  tour  voit 
tout  !  Ah  !  chers  co-républicains  aux  discours  si  bruyants 
et  sonores  —  et  vous,  braves  communeux  dont  les  canons 
mal  pointés  font  tant  de  bruit  sans  blesser  personne,  que 
n'avez-vous  pris  quelques  leçons  de  savoir-faire  chez  les 
Révérends  Pères  jésuites  ! 

De  la  tour  je  regarde  le  duel  d'artillerie  entre  les  batte- 
ries versaillaises  de  Chàtillon,  de  Meudon,  de  Clamart  et 
les  batteries  des  forts  de  Yanves,  Issy,  Montroage,  c'est 
ennuyeux  à  la  longue  quand  on  n'est  pas  bon  juge  des 
coups  et  quand  on  n'y  risque  rien.  Ce  qui  attire  ma  pensée, 
c'est  le  drapeau  rouge  au  sommet  de  la  lanterne  du  Pan- 
théon. 

JePai  vu  aborer  le  31  mars,  peu  de  jours  après  l'avéne- 
ment  de  la  Commune.  Le  jour  était  pluvieux,  des  nuages 
noirs  s'agitaient  sur  un  ciel  gris.  Par  dessus  l'énorme  base 
sa  magnifique  rotonde,  par  dessus  la  colonnade  le  vaste 
dôme,  au  dessus  de  la  coupole,  au  point  profond  du  zénith, 
on  venait  de  hisser  la  bannière  du  Peuple  ;  à  hauteur  verti- 
gineuse s'agitaient  quelques  myrmidons  humains  ;  la  croix 
déracinée  pendillait  dans  les  airs  au  bout  d'une  corde. 

Sur  la  place  défilaient  bataillons  après  bataillons,  haies 
de  bayonnettes,  broussailles  mouvantes  ;  les  drapeaux  tri- 
colores s'inclinaient  l'un  après  l'autre  devant  la  rouge  ban- 
nière qu'un  simple  populo  agitait  avec  fierté.  Les  tambours 
battaient  aux  champs  et  les  colombes  effrayées  de  tant  de 
bruit  s'envolaient  à  tire  d'ailes. 

«  On  se  tire  ces  coups  de  canon,  pensais-je,  on  se  mi- 
traille sans  trêve  ni  merci,  sans  qu'aucun  indice  montre  la 
possibilité  dune  transaction,  parce  que  ce  chiffon  rouge, 
symbole  de  la  royauté  du  peuple,  s'étale  ici,  au  plus  haut 
point  de  Paris,  sur  la  montagne  de  Sainte-Geneviève.  C'est 
notre  Capitole.  Les  révolutions  et  les  réactions  qui  se  suc- 
cèdent se  disputent  le  Panthéon.  Quand  la  Révolution 
triomphe,  le  Panthéon  est  le  Panthéon,  le  temple  de  la 
vertu  civique,  quand  la  réaction  a  triomphé,  le  Panthéon 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  181 

n'est  plus  queTéglise  Sainte- Geneviève,  un  endroit  déplus 
où  Ton  dit  des  messes. 

Qui  remportera  cette  fois-ci  dans  la  grande  bataille 
entre  la  Croix  et  le  drapeau  rouge. 

Mardi,  25  avril. 

Nous  jouissons  depuis  ce  matin  d'un  nouveau  Préfet  de 
Police,  au  moins  en  apparence,  car  tout  porte  à  croire  que 
l'illustre  Raoul  Rigault,qui  est  maintenant  avec  son  collègue 
Ferré  dans  le  comité  de  sûreté  générale, continuera  d'être  le 
réel  chef  de  la  police,  à  côté  et  sous  le  nom  du  citoyen 
Cournet,  un  bon  et  jovial  garçon  du  Réveil  qui,  poursuivi 
plusieurs  fois  pour  délit  de  presse,  ne  semblait  pas  devoir 
être  jamais  appelé  à  la  triste  fonction  de  mettre  lui-même 
les  gens  en  prison. 

La  séance, qui  paraît  avoir  été  orageuse,  est  extrêmement 
intéressante  ;  elle  se  répète  chaque  fois  que  les  libéraux 
montent  au  Gouvernement.  Elle  se  répétera  chaque  fois 
que  les  révolutionnaires  prendront  le  pouvoir  à  un  moment 
de  trouble  et  de  guerre  civile.  Dès  qu'ils  sont  arrivés,  les 
nouveau-venus  pensent  :  «  11  est  plus  commode  de  faire 
comme  les  autres  !  » 

Le  citoyen  Rigault:  Hier,  en  mon  absence,  vous  avez 
déclaré  que  tous  les  membres  de  la  Commune  auraient  le 
droit  de  visiter  tous  les  détenus.  D'accord  en  cela  avec  le 
Comité  de  contrôle  que  vous  m'avez  adjoint,  je  demande 
que  vous  reveniez  sur  le  vote  d'hier,  au  moins  en  ce  qui 
concerne  les  individus  au  secret.  Si  vous  maintenez  votre 
vote,  je  serai  donc  forcé  de  donner  ma  démission  et  je  ne 
pense  pas  quun  autre  puisse,  dans  une  pareille  situation, 
accepter  une  pareille  responsabilité. 

Le  citoyen  Arthur  Arnould:  Des  paroles  du  citoyen  Ri- 
gauld,  il  ressort  que  le  secret  a  été  maintenu.  Je  proteste 
énergiquement.  Le  secret  est  quelque  chose  d"immoral. 
C'est  la  torture  morale  substituée  à  la  torture  physique. 
Eh  bien  !  au  nom  de  notre  honneur,  il  faut  décider  immé- 
diatement qu'en  aucun  cas  le  secret  ne  sera  maintenu.  Même 
au  point  de  vue  de  la  sûreté,  le  secret  est  inutile.  On  trouve 
toujours  le  moyen  de  communiquer.  Nous  avons  tous  été 
mis  au  secret  sous  l'Empire,  et  pourtant  nous  sommes  par- 


18  2  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

venus,  non  seulement  à  communiquer  avec  le  dehors,  mais 
nous  avons  fait  insérer  des  articles  dans  les  journaux 
même. 

Il  y  a  là  une  question  de  moralité,  je  le  répète  ;  nous  ne 
pouvons  ni  ne  devons  maintenir  le  secret,  mais  l'instriiction 
doit  être  publique.  J'insiste  à  ce  sujet,  et  j'en  fais  l'objet 
d'une  proposition  formelle. 

Je  ne  comprends  pas  des  hommes  qui  ont  passé  toute  leur 
vie  à  combattre  les  errements  du  despotisme,  je  ne  com- 
prends, dis-je,  ces  mêmes  hommes,  quand,  ils  sont  au  pou- 
voir, s'empressant  de  tomber  dans  les  mêmes  fautes  :  de 
deux  choses  l'une  ;  ou  le  secret  est  une  chose  indispen- 
sable et  bonne,  il  ne  fallait  pas  la  combattre,  et  si  elle  est 
odieuse  et  immorale,  nous  ne  devons  pas  la  maintenir. 

Le  citoyen  Rigault  :  Je  répondrai  au  citoyen  Arnould  que 
la  guerre  aussi  est  immorale,  et  cependant  nous  nous  bat- 
tons. 

Le  citoyen  A.  Arnould:  Ce  n'est  pas  la  même  chose.  Nous 
la  subissons. 

Le  citoyen  Rigault  déclare  que  si  quelqu'un  croit  qu'une 
instruction  puisse  se  faire  sans  le  secret,  il  est  tout  disposé 
à  lui  céder  la  place,  car,  pour  lui,  il  reconnaît  l'impossibilité 
de  procéder  pour  l'instant  autrement  qu'on  ne  le  fait. 

Le  citoyen  Jourde:  Nous  sommes  en  état  de  guerre,  il 
nous  faut  user  de  procédés  exceptionnels.  Il  ne  faut  pas 
faire  de  la  théorie  platonique.  Je  voudrais  toutes  les  liber- 
tés ;  liberté  de  la  presse,  liberté  de  réunion,  liberté  de 
transaction,  liberté  d'être  au  gTand  jour  légitimiste,  bona- 
partiste même.  Mais  cependant  les  circonstances  imposent 
souvent  des  nécessités,  et  nous  devons  y  obéir.  Je  demande 
donc  que  le  secret  continue  d'être  maintenu. 

Le  citoyen  Delescluze  :  Il  me  semble  que,  dans  cette 
affaire,  le  secret  n'est  pas  en  question. 

Il  s'agit  de  savoir  si,  partant  du  décret  d'hier,  les  membres 
de  la  Commune  ont  le  droit  d'entrer  dans  les  cellules  où  les 
prisonniers  sont  au  secret. 

Je  ne  crois  pas  que  le  citoyen  Rigault  pense  que  les 
membres  de  la  Commune,  en  visitant  les  prisonniers,  vien- 
nent là  pour  leur  servir  de  truchements,  et  au  besoin  de 
commissionnaires. 

Je  ne  trouverais  pas  mauvais  qu'un  membre  de  la  Com- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  183 

mune  pût  pénétrer  dans  la  cellule  d'un  prisonnier  au  secret, 
et  lui  demander  depuis  combien  de  temps  il  est  arrêté,  et 
s'il  a  été  interrogé  dans  le  délai  légal. 

Je  ne  comprends  pas  comment  l'intervention  d'un  membre 
de  la  Commune,  qui  remplit  les  fonctions  de  magistrat 
municipal,  même  sous  l'Empire,  qui  aurait  appris  cette 
détention,  eût  osé  la  maintenir?  Non!  Eh  bien!  que  de 
lenteurs  évitées  !  Prenons  toutes  les  précautions  pour  notre 
sécurité,  mais  tant  qu'un  individu  n'est  pas  condamné,  il 
est  supposé  innocent.  Evitons  surtout  les  défiances  dans  le 
sein  de  la  Commune. 

Je  déclare  ne  pas  voir  dans  la  mesure  résolue  hier  les 
inconvénients  que  signale  le  citoyen  R.  Rigauit. 

Le  citoyen  Amouroux  :  Nous  sommes  en  révolution,  nous 
devons  agir  révolutionnairement  et  prendre  nos  précautions. 

Le  citoyen  Theisz  :  Depuis  bien  des  années  on  nous  répète 
ces  paroles  :  Plus  tard  ! 

Quand  les  événements  seront  accomplis,  alors  vous  aurez 
la  liberté,  Tégalité,  etc..  Nous  protestons  contre  de  pareils 
mots.  Ce  sont  toujours  les  mêmes  moyens.  Nous,  nous  avons 
protesté  contre  le  secret,  et  nous  devons  l'abolir.  Nous  qui 
avons  la  responsabilité,  nous  devons  surveiller  les  actes  de 
la  police,  c'est  un  droit  pour  nous,  un  devoir.  Je  ne  veux 
pas  qu'on  admette  qu'un  membre  de  l'Assemblée  puisse 
servir  jamais  de  poste-lettres  à  un  prisonnier. 

Eh  !  croyez-vous  que  celui  que  vous  aurez  mis  au  secret, 
quand  il  le  voudra,  ne  pourra  pas  communiquer  au  dehors? 
Croyez-vous  que  c  ux  qui  lui  apporteront  des  fruits,  qui  lui 
apporteront  du  pain  ne  pourront  pas  lui  faire  passer  les 
papiers  qu'ils  voudront  ?  En  maintenant  le  secret,  nous 
aurions  tout  l'odieux  de  la  mesure  sans  en  avoir  le  profit. 

Le  citoyen  Billioray  :  Je  suis  en  principe  pour  la  suppres- 
sion, non  seulement  du  secret,  mais  de  toute  prison  préven- 
tive. Nous  n'avons  donc  pas  à  faire  ici  profession  de  libéra- 
lisme ;  mais  il  serait  étrange  que  nous  n'ayons  rien  de  plus 
pressé  que  de  briser  les  armes  que  nous  avons.  Nous  som- 
mes à  un  poste  de  combat.  Eh  bien  !  de  deux  choses  l'une  : 
ou  vous  serez  vainqueurs,  et  vous  pourrez  alors  abolir  le 
secret  et  toutes  les  mesures  arbitraires,  ou  vous  serez  vain- 
cus par  manque  de  précautions  et  on  se  servira  contre  vous 
•  de  ce  secret  que  vous  aurez  aboli. 


1«4  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Le  citoyen  Raoul  Rigault:  Quand  on  n'a  pas  vu  le  dossier 
d'un  homme  emprisonné,  on  peut  se  laisser  attendrir  par 
ses  paroles,  par  des  questions  de  famille^  d'humanité  et 
l'aider  à  communiquer  au  dehors. 

Le  citoyen  Vermorel  :  Citoyens,  je  crois  qu'au  point  de 
vue  de  la  question  de  principe,  le  secret  ne  peut  être  main- 
tenu ;  mais  d'un  autre  côté,  si  vous  arrêtez  quelqu'un  au 
point  de  vue  politique,  il  est  évident  que  c'est  un  ennemi 
que  vous  arrêtez  ;  or,  si  vous  supprimez  le  secret,  comment 
voulez-vous  retrouver  ses  complices? 

Quand  j'ai  protesté  contre  le  secret,  sous  l'Empire,  c'est 
que  j'étais  détenu  arbitrairement;  mais  je  ne  crois  pas  que 
quelqu'un  ait  jamais  demandé  la  suppression  absolue  du 
secret;  car,  alors,  l'instruction  devient  impossible.  D'un 
autre  côté,  je  crois  que  vous  devez  à  l'accusé  mis  au  secret 
une  instruction  immédiate,  un  contrôle.  On  ne  doit  pas 
laisser  cette  mesure  à  la  discrétion  arbitraire  des  délégués 
à  la  Sûreté  générale.  Je  soutiens  donc,  le  secret  étant  main- 
tenu, que  les  membres  de  la  Commune  doivent  aller  visiter 
les  prisons  ;  ce  sera  un  moyen  de  contrôle. 

Le  citoyen  Arthur  Arnould  :  Je  voudrais  répondre  au 
citoyen  Vermorel.  Je  dirai  que  ses  arguments  sont  absolu- 
ment les  mêmes  que  ceux  qu'on  présentait  en  faveur  de  la 
torture.  Mais,  sans  la  torture,  nous  ne  pouvons,  disaient  les 
juges,  jamais  obtenir  les  aveux  du  coupable  !  On  a  aboli  la 
torture  et  on  a  obtenu  l'aveu  des  accusés.  Le  citoyen  Vermorel 
vous  dit  qu'il  faut  des  garanties  :  mais  vous  serez  obligés 
de  vous  en  rapporter  au  juge  qui  sera  chargé  de  l'instruc- 
tion, c'est  toujours  l'arbitraire.  11  n'y  a  qu'une  façon  juste 
de  résoudre  les  questions  :  c'est  d'en  revenir  aux  principes. 
Il  y  a  quelque  chose  de  bien  fâcheux,  c'est  quand  on  a 
tenu  un  drapeau  toute  sa  vie,  de  changer  la  couleur  de  ce 
drapeau  en  arrivant  au  pouvoir.  11  en  est  toujours  de  même, 
dit-on  dans  le  public.  Eh  bien  !  nous,  républicains  démo- 
crates socialistes,  nous  ne  devons  pas  nous  servir  des 
moyens  dont  se  servaient  les  despotes. 

L'ordre  du  jour  est  mis  aux  voix  et  adopté  par  24  voix 
contre  17. 

Les  citoyens  Raoul  Rigault  et  Ferré  donnent  leur  dé- 
mission. 


JOURNAL    DE    LA    COiMMUNE  185 


15  avril. 

Sur  cette  douloureuse  et  difficile  question  des  repré- 
sailles, le  poète  veut  être  entendu.  Nous  faisons  silence  et 
l'écoutons  : 


PAS  DE  REPRÉSAILLES 

Je  ne  fais  point  lléchir  les  mots  auxquels  je  crois  : 
Raison,  progrès,  honneur,  loyauté,  devoirs,  droits. 
On  ne  va  point  au  vrai  par  une  route  oblique. 
Sois  juste  ;  c'est  ainsi  qu'on  sert  la  République  ; 
Le  devoir  envers  elle  est  l'équité  pour  tous  ; 
Pas  de  colère  ;  et  nul  n'est  juste  s'il  n'est  doux. 
La  Révolution  est  une  souveraine. 
Le  Peuple  est  un  lutteur  prodigieux  qui  traîne 
Le  Passé  vers  le  g-ouffre  et  l'y  pousse  du  pied  ; 
Soit.  Mais  je  ne  connais,  dans  l'ombre  qui  me  sied- 
Pas  d'autre  majesté  que  toi,  ma  conscience. 
J'ai  la  foi.  Ma  candeur  sort  de  l'expérience. 
Ceux  que  j'ai  terrassés,  je  ne  les  brise  pas. 
Mon  cercle,  c'est  mon  droit,  leur  droit  est  mon  compas 
Qu'entre  mes  ennemis  et  n>ûi  tout  s'équilibre  ; 
Si  je  les  vois  liés,  je  ne  me  sens  pas  libre; 
A  demander  pardon,  j'userais  mes  genoux 
Si  je  versais  sur  eux  ce  qu'ils  jetaient  sur  nous. 

Jamais  je  ne  dirai  :  —  Citoyens,  le  principe 

Qui  se  dresse  pour  nous,  contre  nous  se  dissipe; 

Honorons  la  droiture  en  la  congédiant  ; 

La  probité  s'accouple  avec  l'expédient.  — 

Je  n'irai  point  cueillir,  tant  je  craindrais  les  suites, 

Ma  logique  à  la  lèvre  impure  des  jésuites  ; 

Jamais  je  ne  dirai  :  «  Voilons  la  vérité!  » 

Jamais  je  ne  dirai  :  «  Ce  traître  a  mérité. 

Parce  qu'il  fut  pervers,  que  moi,  je  sois  inique  ; 

Je  succède  à  sa  lèpre  ;  il  me  la  communique  ; 

Et  je  fais,  devenant  le  même  homme  que  lui, 

De  son  forfait  d'hier,  ma  vertu  d'aujourd'hui. 

Il  était  mon  tyran,  il  sera  ma  victime.  » 

Le  talion  n'est  pas  un  reflux  légitime. 

Ce  que  j'étais  hier,  je  veux  l'être  demain. 

Je  ne  pourrais  pas  prendre  un  crime  dans  ma  main 


186  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

En  me  disant  :  —  Ce  crime  était  leur  projectile. 

Je  le  trouvais  infâme  et  je  le  trouve  utile  ; 

Je  m'en  sers,  et  je  frappe,  ayant  été  frappé.  — 

Non,  l'espoir  de  me  voir  petit  sera  trompe. 

Quoi  !  je  serais  sophiste,  ayant  été  prophète  ! 

Mon  triomphe  ne  peut  renier  ma  défaite  ; 

J'entends  rester  le  même,  ayant  beaucoup  vécu, 

Et  qu'en  moi  le  vainqueur  soit  fidèle  au  vaincu. 

Non,  je  n'ai  pas  besoin,  Dieu,  que  tu  m'avertisses  : 

Pas  plus  que  deux  soleils,  je  ne  vois  deux  justices  ; 

Nos  ennemis  tombés  sont  là  ;  leur  liberté 

Et  la  nôtre,  ô  vainqueurs,  c'est  la  même  clarté. 

En  éloignant  leurs  droits,  nous  éteignons  nos  astres. 

Je  veux,  si  je  ne  puis,  après  tant  de  désastres, 

Faire  du  bien,  du  moins  ne  pas  faire  de  mal. 

La  chimère  est  aux  rois,  le  peuple  a  l'idéal. 
Q(joi  !  bannir  celui-ci,  jeter  l'autre  aux  bastilles  ! 
Jamais  1  Quoi  !  déclarer  que  les  prisons,  les  grilles, 
Les  barreaux,  les  verroux,  et  l'exil  ténébreux 
Ayant  été  mauvais  pour  nous,  sont  bons  pour  eux  ! 
Non,  je  n'ôterai,  moi,  la  patrie  à  personne. 
Un  reste  d'ouragan  dans  mes  cheveux  frissonne  ; 
On  comprendra  qu'ancien  banni,  je  ne  veux  pas 
Faire  en  dehors  du  juste  et  de  l'honnête  un  pas  ; 
J'ai  payé  de  vingt  ans  d'exil  ce  droit  austère 
D'opposer  aux  fureurs  un  refus  solitaire 
Et  de  fermer  mon  àme  aux  aveugles  courroux  ; 
Si  je  vois  les  cachots  sinistres,  les  verrous, 
Les  chaînes  menacer  mon  ennemi,  je  l'aime, 
Et  je  donne  un  asile  à  mon  précepteur  même  : 
■Ce  qui  fait  qu'il  est  bon  d'avoir  été  proscrit. 
Je  sauverais  Judas,  si  j'étais  Jésus-Christ. 


Je  ne  prendrai  jamais  ma  part  d'une  vengeance. 
Trop  de  punition  pousse  à  trop  dind'ilgence, 
Ef  je  m'attendrirais  sur  Gain  torturé. 
Non,  je  n'opprime  pas  !  jamais  je  ne  tuerai  ! 
Jamais,  ô  liberté,  devant  ce  que  je  brise. 
On  ne  te  verra  faire  un  signe  de  surprise. 

Peuple,  pour  te  servir,  en  ce  siècle  fatal, 

Je  veux  bien  renoncer  à  tout,  au  sol  natal, 

A  ma  maison  d'enfance,  à  mon  niri,  à  mes  lombes. 

Au  bleu  ciel  de  France  où  volent  les  colombes. 


JOURNAL    DE    LA.    COMMUNE  187 

A  Paris,  champ  sublime  où  j'étais  moissonneur, 

A  la  patrie,  au  toit  paternel,  au  bonheur. 

Mais  j'entends  rester  pur,  sans  tache  et  sans  puissance. 

Je  n'abdiquerai  pas  mon  droite  l'innocence. 

Victor  IIuGo. 

Mercredi  25  avril. 

Entretemps,  on  parle  toujours  de  ce  pauvre  archevêque 
de  Paris,  détenu  comme  otage  par  la  Commune,  et  respon- 
'Sable  sur  sa  tète  de  lliumanité  de  personnages  tels  que  les 
généraux  Y inoy  et  Valentin,  Donay  et  de  Galliffet ,  soit  que  la 
menace  de  la  Commune  ait  produit  son  effet,  soit  que  Ver- 
sailles soit  revenu  de  lui-même  à  de  meilleurs  sentiments; 
•c'est  de  loin  seulement  qu'on  entend  parler  de  fédérés  pri- 
sonniers fusillés  par  les  lignards  —  et  devant  la  difficulté 
d'aller  aux  preuves,  la  Commune  a  jusqu'ici  reculé  devant 
la  mise  en  œuvre  de  ses  décrets  du  5  et  du  7  avril  ordon- 
nant de  sanglantes  représailles.  11  est  malheureusement 
trop  vrai  que  les  Versaillais  nous  fusillent  tous  les  jours 
d'anciens  soldats  et  marins  pris  dans  les  avancées:  la  Com- 
mune n'a  pas  l'air  de  s'en  apercevoir,  aussi  les  soldats  et 
marins  enrôlés  dans  ses  rangs  murmurent,  et  ceux  qui 
pourraient  s'enrôler  montrent  généralement  peu  de  zèle  à 
le  l'aire.  Ils  reprochent  à  la  Commune  de  les  laisser  assas- 
siner. A  tort  ou  à  raison,  la  Commune  n'a  pas  osé  les  venger 
en  assassinant  à  son  tour. 

On  s'occupe  donc  du  cas  de  Monseigneur  Darboy,  qui, 
sans  être  le  Primat  des  Gaules  comme  on  le  dit,  marche  en 
France  à  la  tête  des  Princes  de  l'Eglise.  11  n'est  point  car- 
dinal vu  que  Pio  nono  le  déteste  et  redoute  en  sa  personne 
le  chef  possible  d'une  Eglise  Gallicane  et  déteste  en  lui  un 
Anti-pape  ou  tout  simplement  un  successeur.  Ce  n'est  pas 
un  mince  otage  dont  la  Commune  s'est  saisi.  —  Selon  son 
propre  témoignage,  lui  et  sa  sœur  ont  été  traités  avec 
égard  et  prévenances  ;  on  apporte  à  sa  grandeur  sa  nour- 
riture d'un  restaurant  de  la  ville,  racontent  les  journalistes 
anglais  qui  ont  été  le  visiter  à  Mazas;  il  reçoit  tous  les 
journaux,  les  dévotes  ne  se  font  pas  faute  de  lui  envoyer 
des  délicatesses  et  d'aimables  messages.  Comme  leur  sort 
diffère  de   celui  de  nos  pauvres  prisonniers  à   Versailles, 


188 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 


jetés  à  coup  de  crosse  dans  des  caves  et  suffoquant  dans 
d'immondes  lieux  d'aisance.  Le  Freenians'  Journal  de 
Dublin  racontait  naguère  pour  Fédification  djes  malheureux 
Irlandais  qu'en  parodie  de  la  passion  de  notre  Seigneur, 
Finfortuné  Monseigneur, sitôt  après  son  arrivée  à  la  Concier- 
gerie, fut  entouré  par  une  bande  de  ruffians  qui,  après 
l'avoir  déshabillé  et  déchaussé,  l'attachèrent  à  un  pilier, 
lui  mirent  un  long  roseau  à  la  main  et  le  fouettèrent  jusqu'au 
sang.  Le  digne  prélat  endura  le  supplice  avec  calme  et 
résignation.  C'est  pour  faire  suite  au  racontar  du  Journal 
jésuite  de  Charleroy  affirmant  que  le  vendredi  saint  les 
gardes  nationaux  ont  fusillé  huit  prêtres  de  Paris,  les  ont 
fait  cuire  au  court-bouillon  et  payaient  trois  francs  par 
tète  aux  convives  de  ce  banquet  de  cannibales. 

Pour  n'être  ni  fouetté  ni  rôti  ni  mangé,  l'archevêque  de 
Paris  n'en  est  pas  moins  dans  une  position  excessivement 
désagréable:  la  perspective  d'être  responsable  des  faits  et 
gestes  d'un  de  ces  défenseurs  de  l'ordre,  de  la  Famille  et 
de  la  Religion,  tels  que  M.  de  Gallifîet  pourrait,  et  à  juste 
titre,  le  mettre  dans  les  transes. 

Il  s'est  donc  accroché  à  l'idée  suggérée  par  M.  Flotte, 
un  ami  de  Blanqui, que, puisque  la  Commune  avait  répondu 
à  l'emprisonnement  de  Blanqui  par  l'emprisonnement  de 
monseigneur  Darboy,  il  suffirait  que  Versailles  délivrât 
Blanqui  pour  que  la  Commune  libérât  Monseigneur.  L'idée 
était  bien  simple  en  effet,  et  tout  homme  à  la  place  des 
deux  prisonniers  l'eût  acceptée  avec  un  transport  de  joie. 

Du  côté  de  la  Commune,  la  négociation  n'offrit  pas  la 
moindre  difficulté.  Pour  Blanqui  tout  seul,  la  Commune 
offrait  de  rendre  l'Archevêque  et  Mademoiselle  Darboy. 
Craignant  toutefois  des  mauvais  vouloirs  du  côté  de  Ver- 
sailles, l'archevêque  demanda  que  l'un  de  ses  co-détenus, 
iNL  Lagarde,  son  premier  vicaire  général,  homme  discret, 
insinuant  et  éloquent  par  dessus  le  marché,  serait  envoyé 
auprès  de  M.  Thiers,  porteur  de  lettres  de  M^I.  Darboy  et 
Deguerry,  porteur  en  outre  de  leurs  confidences  et  pres- 
santes sollicitations.  La  Commune  s'y  prêta  sans  difficulté  ; 
elle  n'y  mit  d'autre  condition  que  celle-ci  :  «  Si  M.  Lagarde 
n'obtient  pas  de  M.  Thiers  l'échange  de  Blanqui,  M.  La- 
garde affirme  sur  sa  parole  d'honneur  qu'il  réintégrera  sa 
cellule  de  Mazas.  » 


JOURNAL    DE    LA    COiMMUNE  189 

M.  Lagarde  partit  pour  Versailles  d'un  pas  léger.  Avant 
qu'il  ne  prît  place  dans  le  train,  l'ami  de  Blanqui  lui  fit 
renouveler  la  parole  donnée  :  «  Ne  parlez  pas  si  vous 
n'avez  Tintention  de  revenir.  »  Lagarde  jura  de  nouveau  et 
arriva  sain  et  sauf  auprès  de  M.  Thiers  auquel  il  remit  la 
lettre  de  Darboy  datée  du  12  avril  dont  voici  un  extrait  : 

«  Monsieur  le  Président...  Un  homme  influent  à  Paris, 
ami  de  M.  Blanqui,  a  proposé  de  lui-même  aux  commis- 
saires que  cela  concerne  cet  arrangement  :  —  si  M.  Blanqui 
est  mis  en  liberté,  Tarchevêque  de  Paris  sera  rendu  à  la 
liberté  avec  sa  sœur,  M.  le  président  Bonjean,  M.  Deguerry, 
curé  de  la  Madeleine  et  M.  Lagarde,  vicaire  général  de 
Paris,  celui-là  même  qui  vous  remettra  la  présente  lettre. 
La  proposition  a  été  agréée  par  la  Commune,  et  c'est  en  cet 
état  qu'on  me  demande  de  Pappuyer  près  de  vous.  Quoique 
je  sois  en  jeu  dans  cette  affaire,  j'ose  la  recommander  à 
votre  haute  bienveillance,  mes  motifs  vous  paraîtront 
plausibles,  je  l'espère. 

11  n'y  a  déjà  que  trop  de  causes  de  dissentiment  et  d'ai- 
greur parmi  nous.  Puisqu'une  occasion  se  présente  de  faire 
une  transaction  qui  ne  regarde  que  les  personnes,  non  les 
principes,  ne  serait-il  pas  sage  d'y  donner  les  mains  et  de 
contribuer  à  l'apaisement  des  esprits  ?  Dans  les  crises 
aiguës  comme  celle  que  nous  traversons,  des  exécutions 
par  l'émeute,  quand  elles  ne  toucheraient  que  deux  ou  trois 
personnes,  ajoutent  à  la  terreur  des  uns,  à  la  colère  des 
autres  et  aggravent  la  situation.  Permettez-moi  de  vous 
dire  que  cette  question  d'humanité  mérite  de  fixer  votre 
attention  ». 

Pour  un  prêtre,  pour  un  fin  connaisseur  des  personnages 
et  des  situations  politiques  comme  devait  l'être  un  arche- 
vêque de  Paris,  monseigneur  Darboy  s'est  blousé.  Au  petit 
Thiers,  le  grand  général  en  chef  de  la  grande  armée  de 
l'Ordre  contre  la  horde  des  pillards,  des  bandits  et  des 
assassins,  parler  d'humanité,  de  conciliation  et  de  transac- 
tion !  Mais  un  franc  maçon,  mais  un  délégué  de  la  Ligue 
Républicaine  n'en  eût  pas  autrement  parlé...  Si  M.  Lagarde 
n'a  pas  été  chargé  de  messages  confidentiels  d'une  autre 
teneur,  l'archevêque  sera  bel  et  bien  taxé  de  naïveté. 

M.  Thiers  avait  déjà  sur  le  cœur  une  autre  lettre  du 
candide  archevêque,  datée  de  la  prison  de  Mazas.  M.  Darboy 


190  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

n'avait-il  pas  osé  demander  s'il  était  vrai  que  les  Versaillais 
fusillaient  des  prisonniers,  et  n'avait-il  pas  osé  encore  — 
lui,  l'otage  saisi  pour  être  fusillé  en  représailles,  n  avait-il 
pas  adjuré  M   Thiers  d'y  mettre  de  la  modération? 

«  jNI.  le  Président,  hier,  après  un  interrogatoire  que  j'ai 
subi  à  Mazas,  les  personnes  qui  m'interrogeaient  m'ont 
assuré  que  des  actes  barbares  avaient  été  commis  contre 
des  gardes  nationaux  :  on  aurait  fusillé  les  prisonniers  et 
achevé  les  blessés  sur  le  champ  de  bataille...  (1)  J'appelle 
votre  attention  sur  un  fait  aussi  grave,  qui  peut-être  ne 
vous  est  i^as  connu,  et  je  vous  prie  instamment  de  voir  ce 
qu'il  y  aurait  à  faire  dans  des  conjonctures  si  doulou- 
reuses... Si  une  enquête  forçait  à  dire  qu'en  effet  d'atroces 
excès  ont  ajouté  à  l'horreur  de  nos  discordes  fratricides,  ils 
ne  seraient  certainement  que  le  résultat  d'emportements 
particuliers  et  individuels.  Néanmoins  il  est  possible  peut- 
être  d'en  prévenir  le  retour.  J'ai  pensé  que  vous  pouvez 
peut  être  plus  que  personne  prendre  à  ce  sujet  des  mesures 
efficaces...  Je  vous  en  conjure  donc,  M.  le  Président,  usez  à 
ce  sujet  de  votre  ascendant  pour  amener  promptement  la 
fin  de  notre  guerre  civile,  et,  en  tout  cas,  pour  en  adoucir  le 
caractèi^e,  autant  que  cela  peut  dépendre  de  vous  ». 

Croirait-on  qu'une  lettre  aussi  raisonnable  a  mis  en  rage 
le  dévot  Univers  qui  a  prétendu  qu'une  lettre  a^ussi  lâche, 
aussi  mensongère  n'avait  pu  être  écrite  par  un  prêtre 
catholique,  qu'elle  éfcait  apocryphe  ou  signée  sous  l'inlluenee 
d'un  narcotique. 

M.  Tliiers  prit  sa  belle  plume  et  répondit  le  14  avril  a>ux 
deux  lettres  : 

«  Monseigneur, 

J'ai  reçu  la  lettre  que  M.  le  curé  de  Montmartre  m'a 
remise  de  votre  part,  et  je  me  hâte  de  vous  répondre  avec 
la  sincérité  de  laquelle  je  ne  m'écarterai  jamais. 

Les  faits  sur  lesquels  vous  appelez  mon  attention  sont 
absolument  faux^  et  je  suis  véritablement  surpris  qu'un 
prélat  aussi  éclairé  que  vous,  monseigneur,  ait  admis  un 

(l)  Les  soldats  de  Viaoy  et  de  Galhffet  ont  agi  comme  il  leur  a  plu. 
Quant  au  D^  Ricord,  il  recommandait  aux  chirurgiens  versaillais  de 
ne  pas  s'encombrer  de  blessés. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  191 

instant  qu'ils  puissent  avoir  quelque  degré  de  vérité.  Jamais 
l'armée  n'a  commis  ni  ne  commettra  les  crimes  odieux  que 
lui  imputent  des  hommes,  ou  volontairement  calomniateurs, 
on  égarés  par  le  mensonge  au  sein  duquel  on  les  fait  vivre. 
Jamais  nos  soldats  n'ont  fusillé  nos  prisonniers  ni  cherché 
à   achever  les  blessés.  Que  dans  la  chaleur  du  combat  ils 
aient  usé  de  leurs  armes  contre  des  hommes  qui  assassi- 
nent leurs  généraux,  et  ne  craignent  pas  de  faire  succéder 
les  horreurs  de  la  guerre  civile  aux  horreurs  de  là  guerre 
étrangère,  c'est  possible,  mais  le  combat  terminé,  ils  ren- 
trent dans  la  générosité  du  caractère  national,  et  nous  en 
avons  ici  la  preuve  matérielle  exposée  à  tous  les  regards. 
Les    hôpitaux    de    Versailles    contiennent    quantité   de 
blessés  appartenant  à  linsurrectiun,  et  qui  sont  soignés 
comme  les  défenseurs  de  l'Ordre  eux-mêmes.  Ce  n  est  pas 
tout;  nous  avons  eu  dans  nos  mains  1.600  prisonniers,  qui 
ont   été  transportés  à  Belle-Isle  et  dans  quelques  postes 
maritimes,  oîi  ils  sont  traités  comme  des  prisonniers  ordi- 
naires, et  même  beaucoup   mieux  que  ne  le  seraient   les 
nôtres,  si  nous  avions  eu  le  malheur  d'en  laisser  dans  les 
mains  de  l'insurrection. 

Je  repousse  donc,  monseigneur,  les  calomnies  qu'on  vous 
a  fait  entendre  ;  j'affirme  que  jamais  nos  soldats  n'ont 
fusillé  les  prisonniers,  que  toutes  les  victimes  de  cette 
affreuse  guerre  civile  ont  succombé  dans  la  chaleur  du 
combat,  que  nos  soldats  n'ont  pas  cessé  de  s'inspirer  de 
principes  d'humanité  qui  nous  animent  tous,  et  qui  seuls 
conviennent  aux  sentiments  et  aux  convictions  du  gouver- 
nement librement  élu  que  j'ai  l'honneur  de  représenter. 

J'ai  déclaré,  et  je  déclare  encore  que  tous  les  hommes 
égarés  qui,  revenus  de  leurs  erreurs,  déposeraient  les 
armes,  auraient  la  vie  sauve,  à  moins  qu'ils  ne  hissent  Judî- 
ciairement  convaincus  de  participation  aux  abominables 
assassinats  que  tous  les  honnêtes  gens  déplorent;  que  les 
ouvriers  nécessiteux  recevraient  pour  quelque  temps  encore 
le  subside  qui  les  a  fait  vivre  pendant  le  siège,  et  que  tout 
serait  oublié  une  fois  l'ordre  rétabli. 

Voilà  les  déclarations  que  j'ai  faites,  que  je  renouvelle  et 
auxquelles  je  resterai  fidèle,  quoi  qu'il  arrive,  et  je  nie  abso- 
lument les  faits  qui  seraient  contraires  à  ces  déclarations. 
Recevez,  monseigneur,  l'expression  de  mon  respect  et  de 


192  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

la  douleur  que  j'éprouve  en  vous  voyant  victime  de  cet 
affreux  système  des  otages,  emprunté  au  régime  de  la  ter- 
reur, et  qui  semblait  ne  devoir  jamais  reparaître  chez  nous. 

Versailles,  le  4  avril  1871. 

Le  Président  du  Conseil, 

Thiers. 

Avec  la  sincérité  de  laquelle  M.  Thiers  ne  s'est  jamais 
départi,  nous  devons  croire  que  Flourens  et  Duval  n'ont 
pas  été  fusillés  par  le  général  Yinoy.  Il  est  absolument  faux 
que  trois  gardes  nationaux  ont  été  fusillés  publiquement  à 
Chatou  par  ordre  du  général  de  Galliffet  qui  s'en  est  vanté 
hautement.  Toutefois,  nous  prenons  acte  du  démenti  de 
M.  Thiers  pour  ce  qu'il  vaut,  et  nous  enregistrons  sa  décla- 
ration itérative  à  laquelle  il  restera  fidèle  «  quoi  qu'il 
arrive  »  que  tous  les  hommes  égarés  qui,  revenus  de  leurs 
erreurs  déposeraient  les  armes,  auront  la  vie  sauve,  à 
moins  qu'ils  ne  soient  judiciairement  convaincus  de  partici- 
pation à  l'abominable  assassinat  des  généraux  Lecomte  et 
Clément  Thomas. 

Mais,  en  dehors  de  la  dénégation  absolue  que  les  géné- 
raux Duval  et  Flourens  aient  été  fusillés  le  moins  du 
monde,  que  répond  M.  Thiers  à  la  modeste  supplique  de 
l'archevêque  de  Paris  pour  être  échangé  contre  Blanqui  ? 
C'est  le  point  vital,  mais  M.  Thiers  n'y  a  pas  même  fait 
allusion  dans  sa  lettre  tirée  à  quelques  cent  mille  exem- 
plaires. 

M.  Lagarde  se  permet  timidement  de  rappeler  cet  oubli 
à  M.  le  Président  du  Conseil. 

M.  le  Président  du  Conseil  fait  pressentir  à  Monsieur  le 
Premier  Vicaire  Général  que  M.  Lagarde  commence  à  de- 
venir importun. 

—  Le  Vicaire  fait  un  dernier  effort  en  faveur  de  son 
patron.  «  Cependant,  veuillez  prendre  en  considération, 
M.  le  Président,  la  situation  particulière  de  sa  grandeur, 
détenue  comme  otage  par  les  abominables  insurgés  qui 
pourraient  vouloir  se  venger  sur  Monseigneur  des  san- 
glants échecs  que  ne  manquera  pas  de  leur  infliger  l'armée 
de  l'ordre...  » 

—  «  Bah  !   c'est  là  un  crime  que  la   Commune  n'osera 


( 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  193 

jamais  comm'ettre,  Monsieur  le  Grand  Vicaire.  Au  plaisir 
de  vous  revoir.  » 

Ce  que  fait  le  Grand  Vicaire  ?  —  Sans  doute,  nouveau 
Régulus,  il  se  remet  en  route  et  retourne  à  Mazas  partager 
le  cachot  et  les  dangers  de  son  archevêque?  —  Oh  que 
nenni  !  L'Eglise  catholique  n'a  que  faire  des  antiques 
Tertuspayennes.  Nous  avons  dupé  la  Commune?  Nous  avons 
trompé  l'ami  de  Blanqui?  Tant  mieux  !  Hœreticis  non  ser- 
çanda  fides,  traduction  :  mentons  effrontément  aux  impies. 
Donc,  au  risque  de  compromettre  davantage  son  archevêque, 
déjà  si  fort  compromis,  sa  Révérence  l'abbé  Lagarde  n'a 
pas  soufflé  mot  et  s'est  retirée  dans  quelque  tranquille  ora- 
toire, sous  les  frais  ombrages  d'Epernon  ou  de  Rambouillet. 

Si  Monsieur  l'abbé  Lagarde  était  un  homme  du  monde, 
nous  nous  permettrions  peut-être  de  le  qualifier  de  pleutre, 
mais  monsieur  l'abbé  Lagarde  étant  un  homme  de  Dieu, 
nous  nous  taisons.  Nous  supposons  que  le  véridique  Daily 
Telegraph  éyailnerdiit  aujourd'hui  la  tête  de  M.  Lagarde  un 
peu  moins  haut  qu'il  ne  le  faisait  dans  son  numéro  du  18 
courant  : 

«  On  a  offert  leur  immédiate  liberté  aux  prêtres  qui  ont 
été  arrêtés  s'ils  consentaient  à  la  payer.  Car  les  communeux 
ont  plus  d'amour  pour  l'argent  que  de  haine  contre  la  reli- 
gion. Suit  le  tarif.  Sont  évalués 

L'archevêque  de  Paris.  £  20.000 
L'archevêque  de  Sura. .  »  8.000 
M.  Lagarde,  vicaire  général  du  diocèse.     £     8.000 

M.  Petit,  second  vicaire »     4.000 

M.  Deguerry,  curé  de  la  Madeleine. . .     »     4.000 

Cinq  curés  d'autres  paroisses  à  £  1.000   chacun,  soit  en 

tout £      5.000 

Plus  un  bloc  de  divers  ecclésiastiques £     20.000 

—  Puisque  le  Daily  Telegraph  nous  entraîne  dans  cet 
ordre  d'idées,  nous  constatons  que  M.  Thiers  doit  tenir 
Blanqui,  tout  malade  et  moribond  qu'il  est,  en  bien  haute 
estime,  puisqu'en  échange  d'un  Blanqui  vieux  et  cassé,  d'un 
Blanqui  détérioré,  il  refuse  son  lot  de  Sénateurs,  Princes  et 
Seigneurs  de  l'Eglise  en  bon  état  :  Bonjean,  Président  de  la 
cour  de  cassation,  Darboy  et  sa  sœur,  le  premier  Vicaire 
-général  et  le  confesseur  de  l'Impératrice  ! 

13 


194  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Mercredi,  26  avril. 

Foule  devant  le  théâtre  du  Châtelet.  Ce  sont  les  francs- 
maçons  de  Paris  qui  se  réunissent  en  grande  Assemblée 
pour  délibérer  sur  îa  conduite  que  doit  tenir  leur  vaste 
Association  dans  cette  crise  suprême.  A  mon  grand  regret, 
je  me  vois  refuser  l'entrée,  je  n'ai  jamais  été  qu'un  piètre 
apprenti  ;  depuis  plusieurs  années,  je  n'ai  jamais  remis  les 
pieds  dans  une  loge,  il  me  serait  impossible  de  reproduire 
exactement  les  signes  d'usage.  On  dit  qu'on  va  prendre 
dans  cette  séance  des  résolutions  importantes,  que  des 
Frères  enthousiastes  me  disent  même  devoir  être  déci- 
sives. 

La  franc-maçonnerie  est  nécessairement  conciliatrice.  Elle 
a  des  adeptes  dans  les  deux  camps.  Aussi  tous  leshommes 
de  paix  ont  immédiatement  réclamé  son  intervention  phi- 
lanthropique et  désintéressée.  Mais  la  [)hilanthropie  est 
chose  bien  vague.  Mac  Mahon  et  M.  de  GallifTet  riraient 
aux  éclats  si  on  les  priait,  au  nom  de  la  philanthropie,  de 
ne  plus  ordonner  de  charges  et  de  se  tenir  strictement  sur 
la  défensive.  Quand  on  se  bat,  on  se  bat  pour  se  battre,  et 
sérieusement.  Les  combattants  n'aiment  point  qu'on  leur 
propose  trêve  ou  armistice.  Il  ne  s'agit  pas  seulement  de 
prêcher  la  paix  et  la  concorde,  il  faut  encore  formuler  les 
articles  du  traité  de  paix,  il  faut  un  programme  de  concilia- 
tion. 

De  même  que  tous  les  conciliateurs  qui  sont  survenus^ 
Ligues,  Unions,  Syndicats,  la  Franc-Maçonnerie  propose 
des  réélections  sur  toute  la  ligne,  précédées  de  la  recon- 
naissance des  franchises  municipales. 

Rien  de  plus  juste  et  de  plus  raisonnable  que  ces  propo- 
sitions. Si  l'Assemblée  de  Versailles  n  était  furieuse  et 
insensée,  elle  les  eût  admises  immédiatement.  Mais  tous 
les  jours  on  les  lui  présente  à  nouveau  et  elle  les  refuse  à 
nouveau.  En  intervenant,  la  Franc-Maçonnerie  n'accomplit 
que  son  devoir  d'humanité;  mais  en  intervenant  dans  un 
débat  politique,  elle  discute  nécessairement  la  politique  et 
doit  aboutir  fatalement  à. prendre  parti  :  de  sorte  qu'en 
accomplissant  son  devoir,  elle  ne  pourra  échapper  au 
reproche  d'être  sortie  des  bornes  de  son  devoir. 

Déjà,  dans  les  premiers  jours  du  mois,  les  loges  de  Paris 


JOLlî.NAL    DU    LA    CO.MMLMî  105 

et  de  Bordeaux  avaient  l'ait  entendre  leurs  remontrances. 
Celles  de  Toulouse  délibéraient  le  21  avril  : 

«  En  présence  de  la  lutte  fraticide  depuis  trop  longtemps 
engagée  entre  les  troupes  de  Versailles  et  les  gardes  natio- 
naux de  Paris,  la  franc-maçonnerie  manquerait  au  plus 
sacré  de  ses  devoirs  si  elle  restait  impassible  et  muette. 

«  Au  nom  de  la  Fraternité,  au  nom  de  la  Liberté,  au  nom 
de  la  République,  elle  conjure  les  combattants  de  désigner 
immédiatement  des  délégués  chargés  de  mettre  fin  à  une 
guerre  qui  déshonore  la  patrie  et  met  le  comble  à  ses  dou- 
leurs. 

«  11  est  un  terrain  de  conciliation  sur  lequel  tous  les 
citoyens  honnêtes  peuvent  et  doivent  s'entendre.  L'Assem- 
blée nationale  ne  pourrait-elle  pas  déclarer  franchement  (?) 
qu'elle  est  déterminée  à  maintenir  la  République  ?  ISe 
devrait-elle  pas  revenir  sur  la  loi  Municipale  votée  le  14  avril 
courant,  et  donner  à  toutes  les  communes  de  France  une 
garantie  de  leur  autonomie  en  confiant  l'élection  des  maires 
et  adjoints  aux  conseils  municipaux?  Elle  leur  donnerait 
ainsi  la  certitude  qu'en  ce  qui  concerne  leur  budget  parti- 
culier et  leur  administration  intérieure,  elles  seront  com- 
plètement indépendantes  du  pouvoir  central. 

«  De  son  côté,  la  Commune  de  Paris  ne  devrait-elle  pas 
répudier  énergiquement  toute  usurpation  sur  le  gouverne- 
ment de  la  France  ? 

L'amnistie  la  plus  large  interviendrait  pour  effacer  autant 
que  possible  la  trace  de  nos  malheureuses  discordes...  » 

Le  Réçeil  du  Peuple  raconte  dans  un  vibrant  article  la 
réunion  du  Châtelet  : 

((  La  Franc-Maçonnerie  se  réveille  et  secoue  le  lourd 
sommeil  dans  lequel  elle  était  plongée.  Fidèle  à  son  dra- 
peau, elle  a  tenté  la  conciliation.  Ses  délégués  ont  vu 
anéantir  sans  discussion  leurs  projets  fraternels.  Ils  sont 
revenus  navrés,  le  cœur  saignant;  ils  ont  vu  que  les  cafards,, 
laïques  et  jésuites  à  robe  courte,  veulent  tous  la  Révolution 
en  massacrant  ceux  qui  luttent  pour  la  revendication  des 
libertés  françaises.  Rendant  compte  de  leur  échec  à  Ver- 
sailles, les  délégués  ont  retracé  le  hideux  spectacle  des 
rages  furieuses  de  nos  bombardeurs 

«  Hommes  de  paix,  s'est  écrié  le  vieux  proscrit,  frère 


19G  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Thirifocq,  les  maçons  vont  être  forcés  de  devenir  soldats. 
Il  faut  qu'ils  aillent  en  face  des  hordes  de  Versailles,  planter 
la  bannière  franc-maçonnique,  décidés  à  la  défendre  à 
coups  de  fusil  si  une  seule  balle  troue  la  laine  bleue  du 
drapeau  !  » 

L'émotion  était  grande.  L'Assemblée,  prête  à  se  séparer 
s'est  ralliée  au  cri  de  :  «  A  THùtel-de-Ville  !  » 

Alors  les  frères  revêtus  de  leurs  insignes,  les  bannières 
déployées,  se  sont  dirigés  vers  la  Commune. 

La  séance  finissait  à  1  Hôtel-de-Ville,  les  membres  encore 
présents,  ignorant  ce  qui  se  passait,  descendent  pour  rece- 
voir la  manifestation  ;  parmi  eux.  le  citoyen  Vallès  qui  pro- 
nonça quelques  paroles;  les  drapeaux  fraternisent;  un 
membre  de  la  Commune  saisissant  la  bannière  maçonnique 
en  entoura  la  hampe  de  son  écharpe  rouge. 

Le  citoyen  Lefrançais,  vénérable  de  sa  loge  et  membre 
de  la  Commune,  a  pris  la  parole  et  le  citoyen  Thirifocq  lui 
répond.  Dans  une  improvisation  ardente,  il  rend  compte 
avec  les  accents  d'un  vrai  patriotisme  des  décisions  prises 
et  termine  par  la  déclaration  que  la  Maçonnerie  entière  est 
prête  à  marcher  aux  côtés  de  la  Révolution,  à  la  défendre 
et  à  la  sauver. 

Puis,  tous  les  maçons  saluent  la  Commune  par  une  triple 
batterie  :  au  nom  de  la  Liberté,  de  l'Egalité,  de  la  Frater- 
nité, «  cette  devise  sacrée  que  leurs  adeptes  ont  livrée  au 
monde  lorsqu'il  y  a  60  ans,  ils  travaillaient  à  la  Révolution 
et  en  assuraient  le  triomphe.  » 

—  «  Frères,  marchons!  Notre  drapeau  est  engagé,  dé- 
fendons-le! Que  notre  gorge  soit  coupée,  nos  entrailles 
jetées  au  vent  plutôt  que  de  le  laisser  déshonorer  !  Notre 
glaive  n'est  plus  un  symbole,  notre  serment  n'est  pas  un 
secret.  Le  cri  de  détresse  est  poussé.  Souvenons-nous  ! 
Que  ceux  de  nous  qui  n'étaient  pas  encore  entrés  dans  la 
lutte  prennent  les  armes.  Tous  les  maçons  sont  solidaires. 
A  notre  appel,  à  notre  exemple,  nos  frères  de  province,  nos 
frères  du  monde  entier  vont  se  lever.  » 

«  Le  franc-maçon,  le  jésuites  sont  aux  prises.  Etouffons, 
les  armes  à  la  main  ces  associations  lugubres  et  perfides 
qui  tuent  la  Société,  qui  tuent  la  France,  qui  veulent  tuer 
la  Révolution.  Notre  haine  date  de  loin.  L'heure  de  l'assouvir 
est  sonnée.  A  nous,  frères,  la  victoire  et  la  régénération!  » 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  197 

11  est  certain  que  la  lutte  devenant  de  jour  en  jour  plus 
acharnée,  des  hommes  qui  eussent  préféré  conserver  une 
neutralité  pacifique  et  bienveilhmte  sont  obligés  de  se  ran- 
ger d'un  côté  ou  de  l'autre,  et  de  dégainer.  Cela  nous  mène 
aux  catastrophes.  Mais  le  Frère  a  raison.  Dans  la  lutte 
suscitée  par  Versailles  contre  Paris,  il  y  a  des  rancunes  de 
prêtre,  des  haines  jésuitiques,  il  y  a  la  lutte  séculaire  de 
TEtat  théocratique  contre  l'Etat  athée.  V^ersailles  veut  en 
finir  avec  Paris,  parce  que  Paris  est  le  chantier  du  Travail 
contre  le  Capital,  de  la  libre  pensée  contre  l'autorité  sacer- 
dotale. Ah  !  s'il  ne  s'agissait  que  d'un  peu  plus  ou  d'un  peu 
moins  de  décentralisation,  il  y  a  longtemps  que  le  l'eu  des 
canons  serait  éteint. 

Mercredi  26  avril. 

En  même  temps  que  les  Francs-Maçons  de  Paris,  le 
Conseil  Municipal  de  Lyon  avait  envoyé  des  délégués  auprès 
de  M.  Thiers  pour  le  conjurer  de  ne  pas  pousser  les  choses 
à  l'extrême  et  de  rebrousser  chemin  dans  les  voies  san- 
glantes de  la  guerre  civile.  M.  Thiers  l'a  pris  gaiement  et 
légèrement  avec  ces  Messieurs  de  Lyon  ;  il  leur  a  répété  ce 
qu  il  avait  déjà  dit  aux  députés  du  Commerce  et  de  l'Union 
Républicaine,  que  nous  sommes  vraiment  en  République, 
aussi  longtemps  que  lui,  Thiers  en  sera  le  Président,  et  que 
s'il  emplit  toutes  les  places  quelconques,  toutes  les  ave- 
nues et  positions  stratégiques  d'ennemis  de  la  République, 
ce  n'est  point  pour  nuire  à  la  République,  mais,  tout  au 
contraire,  pour  accoutumer  la  France  à  la  République,  en 
lui  conciliant  tous  les  partis  ! 

Nous  avons  vu  ces  braves  Lyonnais  à  Paris.  La  Com- 
mune les  a  bien  reçus.  Tout  les  citoyens  leur  ont  fait  ici 
un  accueil  des  plus  sympathiques  :  Sauvez-nous  !  que  la  pro- 
vince arrête  les  fureurs  et  les  ignobles  emportements  de 
cette  Assemblée  rurale  qui  se  targue  de  la  représenter  »  ! 
Les  Lyonnais,  désolés,  hochaient  la  tête  :  «  C'est  peut- 
être  la  fin  de  la  République  ;  c'est  peut-être  la  fm  de  la 
France  »  ! 

De  retour  dans  leur  ville,  ils  ont  adressé  un  appel  tant  à 
la  Commune  qu'à  l'Assemblée  Nationale.  Lyon,  la  fille 
aînée  de  France,  la  digne  sœur  de  Paris,  a  noblement,  a 


198  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

sérieusement  parlé.  Mais  qui  écoute  aujourd'hui  la  voix  de 
l'aitiour  ou  de  la  sagesse  ?  —  On  n'entend  plus  que  le  hur- 
lement des  canons  ! 

«  Citoyens,  délégués  du  Conseil  Municipal  de  Lyon, 
nous  n'avons  pu  voir  sans  une  profonde  douleur  se  pro- 
longer la  lutte  sanglante  entre  Paris  et  l'Assemblée  de 
Versailles  ». 

Mercredi,  26  avril. 

Malgré  son  complet  insuccès  pour  obtenir  de  M.  Thiers 
un  terrain  de  conciliation  entre  Paris  et  l'Assemblée,  la 
Ligue  d'Union  Républicaine  n'a  pas  discontinué  ses  efforts 
pour  faire  accorder  aux  malheureux  habitants  de  Neuilly 
un  armistice  de  quelques  heures  au  moins.  Voilà  vingt- 
deux  jours  qu'ils  sont  canonnés  et  bombardés,  assaillis 
par  une  pluie  de  boîtes  à  mitraille;  de  leurs  maisons  on 
a  fait  des  redoutes,  des  retranchements  et  des  barricades, 
on  se  canarde  à  travers  leurs  fenêtres;  dans  leurs  rues, 
nuit  et  jour,  des  hommes  s'égorgent  et  s'éventrent  à  la 
baïonnette.  Les  femmes,  les  vieillards,  les  enfants  ont  été 
surpris  par  la  guerre  civile  au  milieu  de  leurs  occupations 
quotidiennes  ;  réfugiés  dans  leurs  caves  pour  la  plupart, 
ils  sont  abasourdis  par  le  fracas  des  obus  qui  renversent  la 
maison  sur  leurs  tètes.  Ils  vivent  au  milieu  de  ces  assassi- 
nats, l'air  qu'ils  respirent  est  un  air  de  charnier  et  d'abat- 
toir ;  parfois  le  sang  ruisselle  dans  l'escalier  obscur;  des 
familles  entières  ont  péri  par  la  famine:  cependant  il  s'y 
tient  une  espèce  de  marché  où  l'on  achète  et  vend  quelques 
comestibles  sous  les  bombes  qui  se  croisent  dans  les  airs, 
sous  les  boîtes  qui  éclatent  en  mitraille.  Ceux  qui  ont  vu 
tout  cela  de  leurs  yeux,  à  Paris,  ne  parleront  plus  qu'avec 
un  sourire  amer  du  progrès,  des  lumières,  des  conquêtes  de 
la  civilisation  et  des  vingt  siècles  de  perfectionnement  de 
l'humanité  par  le  christianisme. 

Pendant  une  dizaine  de  jours,  la  Ligue  a  parlementé,  la 
Commune  ne  lui  a  fait  aucune  difficulté,  mais  du  côté  de 
Versailles,  on  se  heurtait  à  des  impossibilités  :  —  «  Y  pen- 
sez-vous ?  Conclure  un  armistice?  Ce  serait  reconnaître 
aux  pillards,  aux  brigands  et  aux  assassins  de  Paris,  le 
titre  et  la  qualité  de  belligérents  » «   aussi,   nous  ne 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  199 

VOUS  demandons  rien  pour  ces  gen&-là,  mais  seulement 
pour  les  malheureuses  victimes  qui  périssent,  affamées 
ou  blessées  par  des  balles  destinées  à  d'autres  » 

Quand  il  ne  s'agissait  que  des  Prussiens,  leurs  parle- 
mentaires étaient  toujours  reçus  avec  les  honneurs  de  la 
guerre.  Nos  officiers  de  V'ersailles  faisaient  parade  de  cour- 
toisie, ils  affectaient  les  manières  les  plus  chevaleresques. 
Vous  demandez  deux  heures  pour  recueillir  vos  blessés, 
pour  ensevelir  vos  morts...  prenez-en  trois...  prenez-en 
quatre  »  !  Mais  entre  Français  et  Français  —  quelle  diffé- 
rence! On  n'est  plus  alors  de  simples  ennemis,  mais  des 
frères  ennemis,  ce  qu'il  y  a  de  plus  atroce  au  monde,  ce 
qu'il  y  a  de  plus  cruel  et  de  plus  rancunier. 

Knfîn,  quelqu'un  a  suggéré  l'idée  :  Puisque  Versailles  ne 
veut  pas  consentir  à  planter  son  drapeau  parlementaire 
devant  l'insurrection,  que  d'autres  le  plantent  pour  Ver- 
sailles !  Des  tiers  agiront  pour  des  tiers!  Versailles  et  la 
Com-nune  concéderont  pour  quelques  heures,  chacune  de 
son  côté,  leur  drapeau  blanc  à  des  membres  de  la  Ligue 
qui  iront  l'arborer  à  Neuilly. 

Pensif  et  triste,  je  me  mêle  aux  milliers  de  curieux 
accourus  de  Paris  pour  voir  les  dégâts.  Les  rues  grouillaient 
de  monde  comme  un  champ  de  foire.  On  chargeait  à  la 
hâte  des  meubles  dans  des  voitures  de  déménagement  ; 
dans  des  charrettes  à  bras,  on  emmenait  des  malades  ;  de 
distance  en  distance  on  tombait  sur  un  groupe  d'enfants 
hagards  et  blêmes,  la  mère  épuisée  par  la  famine,  les 
fatigues  et  les  insomnies,  pauvres  familles  sans  toit  ni 
ressources.  Des  passants  leur  offraient  quelque  argent  ; 
des  délégués  de  nos  vingt  arrondissements  leur  promet- 
taient asile  et  nourriture.  Ces  pauvres  gens,  que  savaient- 
ils  de  MM.  Thiers  et  Barthélémy  Saint-Hilaire,  deLorgeril, 
Depeyre  et  Belcastel,  de  la  monarchie  constitutionnelle, 
de  la  pondération  à  établir  entre  le  principe  de  centralisa- 
tion politique  et  de  décentralisation  administrative  ?  Démo- 
lir une  ville  pour  une  question  scientifique,  quelle  absur- 
dité !  Mitrailler  nuit  et  jour  une  population  d'ignorants  et 
d'innocents  au  profit  du  libéralisme  du  Journal  des  Débats. . 
quel  crime  ! 

Le  terrain  troué  et  défoncé  par  les  obus,  était  saupoudré 
de  tuiles,  d'ardoises,   de  plâtras,  de  décombres  de  toute 


200  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

espèce,  de  fragments  de  vitres  brillant  au  soleil.  Des 
arbres  avaient  été  cassés  comme  joncs,  des  branchages 
hachés  gisaient  sur  le  sol  pêle-mêle  avec  des  débris  de 
bancs  et  de  réverbères,  des  fragments  du  granit  des 
trottoirs.  Aux  alentours  de  la  Porte  Maillot  qui,  depuis  la 
fameuse  attaque  du  dimanche  matin,  jour  des  Rameaux, 
est  restée  le  point  de  mire  des  Versaillais,  une  trombe 
enveloppant  le  quartier  eût  fait  moins  de  dévastations. 
Criblées  de  bombes,  les  maisons  s'effondrent  ou  se  sont 
effondrées,  la  gare  n'est  qu'un  abattis  de  ruines;  par  les 
béantes  parois  du  château  de  l'Etoile  s'échappent  le  toit, 
des  poutres,  des  couches  de  parquets  :  on  dirait  les 
entrailles  s'échappant  d'un  ventre  entr'ouvert. 

A  l'Arc  de  Triomphe,  orgueilleux  monument  des  trom- 
peuses victoires  et  de  la  terrible  défaite  de  la  France, 
conduite  par  cet  affreux  malfaiteur  Napoléon  l^",  je  comp- 
tais les  coups  d'obus,  étoiles  noires  sur  les  parois  dures 
comme  roc,  à  jDeine  entamées.  Le  groupe  Ulnvasion  de 
i8i'-i  apparaissait,  vision  terrible,  réalité  vivante  et  lugubre. 
L'homme,  le  père,  avait  été  frappé  en  pleine  poitrine  par 
un  boulet  français,  la  mère  avait  été  blessée  elle  aussi,  et, 
d'un  geste  désespéré,  elle  tendait  son  pauvre  enfant  avec 
une  entaille  dans  le  cou,  son  enfant  égorgé. 

A  l'Assemblée  Nationale  et  à  la  Commune  de  Paris, 

Citoyens, 

Délégués  du  Conseil  municipal  de  Lyon,  nous  n'avons 
pu  voir  sans  une  profonde  douleur  se  prolonger  la  lutte 
sanglante  entre  Paris  et  l'Assemblée  de  Versailles. 

Nous  sommes  accourus  sur  le  champ  de  bataille  pour 
tenter  un  effort  suprême  de  conciliation  entre  les  belligé- 
rants. 

Où  est  l'ennemi  ?  Pour  nous,  il  n'y  a  parmi  les  combat- 
tants que  des  Français.  Nous  intervenons  entre  eux  au  nom 
d'un  principe  sacré  :  la  Fraternité. 

Nous  trouvons  en  présence  deux  pouvoirs  rivaux  qui  se 
disputent  les  destinées  de  la  France  :  d'un  côté,  l'Assemblée 
nationale  dans  laquelle  nous  respectons  le  principe  du 
suffrage  universel  ;  de  l'autre,  la  Commune  qui  personnifie 


JOURNAL    DE    LA    COiMMUNE  201 

le  droit  incontestable  qu'ont  les  villes  de  s'administrer  elles- 
mêmes.  Nous  venons  leur  rappeler  à  toutes  deux  une  chose 
plus  sainte  encore,  le  devoir  d'épargner  la  France  et  la 
République. 

A  l'Assemblée  nationale  nous  dirons:  Voici  déjà  trop 
longtemps  que  vous  dirigez  contre  Paris  des  attaques 
meurtrières,  que  vous  lui  faites  une  guerre  sans  trêve.  Le 
sang  coule  à  flots.  Après  le  siège  des  Prussiens,  dont  vous 
avez  pris  la  place,  le  blocus  des  Français  contre  les  Fran- 
çais !... 

Qu'espérez-vous  ?  Votre  dessein  est-il  d'enlever  Paris 
d'assaut  ?  Vous  n'y  entreriez  dans  tous  les  cas  que  sur  des 
monceau  de  ruines  fumantes,  poursuivis  par  les  malédic- 
tions des  veuves  et  des  orphelins.  Vous  ne  trouveriez  devant 
vous  qu'un  spectre  de  ville.  Et  le  lendemain  d'une  telle 
victoire,  quelle  serait  votre  autorité  morale  dans  le  pays  ? 
Ouvrez  les  yeux,  il  en  est  temps  encore,  reconnaissez  qu'une 
ville  qui  se  défend  avec  cet  héroïsme  contre  toute  une 
armée  française  est  animée  par  quelque  chose  de  plus 
sérieux  qu'une  vaine  passion  et  une  aveugle  turbulence. 
Elle  protège  un  droit,  elle  proclame  une  vérité. 

Ne  vous  retranchez  pas  derrière  une  analogie  qui  n'est 
que  spécieuse.  Dans  la  guerre  civile  qui  a  désolé  la  grande 
République  Américaine,  le  Sud  combattait  pour  le  maintien 
de  l'esclavage  ;  Paris  au  contraire  s'est  soulevé  au  nom  de 
la  liberté.  Si  vous  voulez  emprunter  des  leçons  à  l'histoire, 
souvenez-vous  plutôt  des  hommes  d'Etat  de  la  Prusse  qui, 
au  lendemain  des  désastres  de  léna,  donnèrent  à  leur  pays 
meurtri  et  humilié  les  mâles  consolations  de  la  liberté  qui 
relève  et  régénère  les  peuples. 

A  la  Commune  nous  dirons:  Prenez-y  garder  en  sortant 
du  cercle  de  vos  attributions,  vous  vous  aliénez  les  esprits 
sincères  et  justes.  Rentrez  dans  la  limite  des  revendications 
municipales.  Sur  ce  terrain,  vous  avez  pour  vous  le  droit  et 
la  raison.  N'employez  pas  pour  défendre  la  liberté  des 
armes  qu'elle  désavoue.  Plus  de  suppression  des  journaux  î 
Ce  ne  sont  pas  les  critiques,  ce  sont  vos  propres  fautes  que 
vous  devez  redouter.  Plus  d'arrestations  arbitraires  !  Plus 
d'enrôlements  forcés  !  Contraindre  à  la  guerre  civile,  c'est 
violenter  la  conscience.  Songez  du  reste  aux  dangers  immi- 
nents et  terribles  que  la  prolongation  d'une  lutte  fratricide 


202  JOURXAL    DE    LA    COMMUNE 

fait  courir  à  la  République.  Assez  de  sang  répandu  !  Vous 
avez  le  droit  de  sacrifier  votre  vie  et  votre  mémoire  ;  vous 
n'avez  pas  le  droit  d'exposer  la  démocratie  à  une  défaite 
irréparable. 

Notre  mission,  on  le  voit,  est  toute  pacifique.  Aux  uns  et 
aux  autres  nous  crions  :  Trêve  !  déposez  les  armes  ;  faites 
taire  la  voix  du  canon  et  écoutez  celle  de  la  justice  ! 

Paris  réclame  ses  franchises  communales  :  le  droit  de 
nommer  ses  maires,  d'organiser  sa  garde  nationale,  de 
pourvoir  lui-même  à  son  administration  intérieure.  Qui 
peut  lui  donner  tort?  Sont-ce  les  hommes  aujourd'hui  au 
pouvoir  qui  n'ont  cessé  de  revendiquer  pendant  vingt  ans 
le  Gouvernement  du  pays  par  le  pays? 

Que  l'Assemblée  nationale  veuille  bien  y  réfléchir.  Sa 
résistance  se  briserait  tôt  ou  tard  contre  la  volonté  des 
citoyens  appuyée  sur  le  droit;  car  la  cause  de  Paris  est 
celle  de  toutes  les  villes  de  France.  Leurs  revendications 
légitimes,  étouffées  aujourd'hui,  éclateraient  demain  plus 
irrésistibles.  Quand  une  idée  a  pris  racine  dans  l'esprit  d'un 
peuple,  on  ne  l'en  arrache  point  à  coups  de  fusil. 

C'est  donc  au  nom  de  l'ordre  comme  au  nom  de  la  liberté 
-que  nous  adjurons  les  deux  partis  belligérants  de  songer  à 
la  responsabilité  de  leurs  actes.  Derrière  le  voile  de  sang 
et  de  fumée  qui  couvre  le  terrain  de  la  lutte,  ne  perdons  pas 
de  vue  deux  choses  sinistres  :  la  République  déchirée  de 
nos  [)ropres  mains  et  les  Prussiens  qui  nous  observent,  la 
mèche  allumée  sur  leurs  canons. 

Barodet,  Crestin,  Ferrouillat,  Outrier,  Yallier,  Conseil- 
lers municipaux  de  Lyon,  délégués. 

Jeudi,  27  avril. 

Ceux  qui  espéraient  que  malgré  tout  une  réconciliation 
pourrait  être  effectuée  entre  les  Gouvernements  de  Paris  et 
•de  Versailles,  viennent  de  recevoir  un  coup  douloureux  : 
M.  Thiers  ne  veut  pas,  ne  veut  pas  en  entendre  parler. 

La  délégation  ayant  le  plus  de  chance  et  le  plus  d'auto- 
rité pour  se  faire  écouter  est  celle  qu'avait  nommée  l'As- 
semblée des  maires,  adjoints  et  conseillers  municipaux  des 
communes  du  département  de  la  Seine,  autres  que  Paris, 
les  intermédiaires   géographiques,   neutres   par  position. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 


203 


souffrant  des  coups  qu'on  se  porte  de  côté  et  d'autre,  car 
leurs  personnes  sont  menacées  par  les  projectiles  qui  s  en- 
trecroisent, et  leurs  propriétés,  devenues  des  champs  de 
bataille,  sont  ravagées  par  les  uns  et  par  les  autres  ;  ces 
intermédiaires  doivent,  plus  peut-être  que  les  combattants, 
aspirer  à  la  paix.  Ils  se  sont  adressés  tout  d'abord  à 
M.  Thiers  et  lui  ont  remis  l'adresse  suivante  : 

«  L'Assemblée  des  maires,  adjoints  et  conseillers  muni- 
cipaux des  communes  suburbaines  de  la  Seine,  navrée  de 
la  guerre  civile  actuelle,  réclame  une  suspension  d'armes. 

«  Elle  affirme,  pour  toutes  les  communes,  la  revendica- 
tion complète  des  franchises  municipales  avec  l'élection 
par  les  conseils  de  tous  les  maires  et  adjoints  et  demande 
l'installation  définitive  de  la  République  en  France. 

«  Elle  proteste  contre  l'envahissement  et  le  bombarde- 
ment dont  plusieurs  communes  de  la  Seine  sont  victimes,  et 
fait  appel  à  l'humanité  pour  la  cessation  des  hostilités. 

«  L'Assemblée  surtout  demande  qu'il  n'y  ait  pas  de  repré- 
sailles ». 

Dans  l'entretien  de  la  Commission  avec  le  chef  du  pou- 
voir exécutif,  M.  Thiers  a  fait  les  déclarations  suivantes: 
<(  Rien  ne  menace  la  République  et  son  sort  dépend  uni- 
quement de  la  conduite  des  républicains. 

«  La  République  existe.  Le  chef  du  pouvoir  exécutif 
n'est  qu'un  simple  citoyen.  Ce  citoyen  a  reçu  de  la  con- 
fiance de  l'Assemble  nationale  un  gouvernement  républi- 
cain ;  il  maintiendra  la  République  tant  qu'il  possédera  le 
pouvoir.  On  peut  compter  sur  sa  parole,  à  laquelle  il  n'a 
jamais  manqué  (?) 

«  L'Assemblée  maintient  de  fait  la  République,  quoique 
dans  sa  majoriié  elle  paraisse  avoir  reçu  des  électeurs  un 
mandat  monarchique,  elle  a  la  sagesse  de  comprendre 
que  la  République  est  devenue  aujourd'hui  la  meilleure 
forme  de  son  gouvernement.  Elle  s'y  ralliera  tout  entière, 
pourvu  que  l'ordre  et  le  travail  ne  soient  pas  perpétuelle- 
ment compromis  par  ceux  qui  se  prétendent  les  gardiens 
particuliers  du  salut  de  la  République- 
Mais  on  ne  peut  exiger  que  l'Assemblée  nationale  consa- 
cre définitivement  la  République,  parce  que  ce  serait,  par 
trop  de  précipitation,  l'écarter  d'un  but  vers  lequel  elle 


204  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

tend  naturellement;  d'ailleurs,  c'est  un  droit  qui  n'appar- 
tiendrait qu'à  une  Assemblée  constituante. 

L'Asemblée  nationale  est  une  des  plus  libérales  qu'ait 
nommées  la  France.  On  ne  la  connaît  pas  assez.  Elle  est 
grandement  favorable  aux  libertés  communales  ;  lors  du 
vote  de  la  loi  électorale  dernière,  elle  a  admis  le  principe 
de  l'extension  des  attributions  municipales. 

Mais,  aujourd'hui,  elle  ne  peut  rien  faire  de  plus  dans  cette 
voie.  C'est  par  l'usage  du  suffrage  universel  que  vous  pos- 
sédez, que  vous  arriverez  à  établier  et  consolider  les  fran- 
chises que  vous  demandez. 

On  n'aperçoit  pas  de  moyens  de  conciliation  possible 
entre  un  gouvernement  légal,  issu  d'élections  libres, 
comme  la  France  n'en  avait  pas  eues  depuis  quarante  ans 
et  des  coupables  qui  ne  représentent  que  le  désordre  et  la 
rébellion  et  sont  pour  les  trois  quarts  des  étrangers. 

Quant  à  mes  sentiments  d'humanité,  a  dit  M.  Thiers,  et 
à  la  générosité  du  gouvernement,  on  ne  peut  en  douter. 
Les  prisonniers  que  nons  avons  faits  sont  sur  le  littoral  de 
la  France,  nourris  comme  nos  soldats;  les  blessés  de  l'in- 
surrection sont  soignés  dans  nos  hôpitaux  à  Versailles 
avec  la  même  sollicitude  que  les  nôtres. 

L'Etat  nourrit  le  tiers  au  moins  de  la  population  de 
Neuilly,  et  parmi  ceux  que  nous  assistons  se  trouvent  des 
hommes  ayant  combattu  contre  nous. 

Tous  les  combattants  de  la  Commune  qui  déposeront  les 
armes  auront  la  vie  sauve  et  la  liberiè  assurée  ;  je  conti- 
nuerai le  paiement  de  l'indemnité  qu'ils  ont  touchée  jusqu'ici 
dans  la  garde  nationale  en  attendant  la  reprise  du  travail. 

Je  n'excepte  de  l'oubli  que  je  promets  que  les  assassins 
des  généraux  Clément  Thomas  et  Lecomte,  et  ceux  qui 
pourront  être  à  juste  titre  considérés  comme  complices  de 
ces  crimes  par  inspiration  ou  assistance,  c'est-à-dire  un 
petit  nombre  d'individus.  En  tout  cas,  aucune  poursuite  ne 
sera  exercée  en  dehors  des  voies  légales. 

Je  consentirais  pour  répondre  à  l'appel  que  vous  faites  à 
mes  sentiments  d'humanité,  à  laisser  aux  révoltés  une  porte 
libre  pendant  deux,  trois  ou  quatre  jours,  afin  de  leur  donner 
la  faculté  de  sortir  de  Paris  et  de  chercher  un  refuge  en 
dehors  du  territoire. 

J'autorise    la    commission   à  donner    connaissance   aux 


JOUHNAL    DE    LA    COMMUNE  205 

hommes  de  la  Commune  de  Paris  des  dispositions  que  je 
viens  d'annoncer  et  que  je  serais  prêt  à  faire  exécuter  dans 
un  intérêt  de  pacification. 

11  ne  m'est  pas  permis  de  laisser  entrevoir  d'autres  con- 
cessions et  surtout  d accepter ^  pour  arriver  à  la  paix,  une 
reconnaissance  du  caractère  de  belligérants  aux  chefs  de 
V insurrection  parisienne.  » 

C'est  le  25  avril  que  les  municipalités  de  la  Seine  ont  reçu 
cette  réponse.  Hier  au  soir,  ils  la  transmettaient  à  la  Com- 
mune, qui,  aujourd'hui,  les  a  remerciés  tristement.  Elle  n'a 
rien  à  refuser,  rien  à  accepter,  puisqu'on  ne  lui  offre  rien 
—  si  non  la  compassion  qu'on  peut  accorder  à  des  criminels, 
ia  générosité,  l'humanité  de  M.  Thiers,  bien  connues  depuis 
le  massacre  de  Transnonain  et  l'affaire  Saint  Merri. 

Les  membres  de  la  commission,  introduits  le  27  près  du 
citoyen  Pascal  Grousset,  chargé  de  les  recevoir  au  nom  de 
la  commission  executive,  ont  recueilli  les  paroles  suivantes  : 
«  La  commission  executive  donne  acte  par  écrit  de  sa 
communication  à  la  délégation  des  municipalités  de  la  Seine. 
Mais  c'est  la  seule  réponse  qu'elle  puisse  y  faire.  » 

«  En  dehors  des  termes  de  cette  réponse  officielle,  a 
repris  le  citoyen  Grousset,  je  vous  ferai  remarquer  que 
votre  désir  fort  honorable  de  conciliation  se  trouve  entravé, 
dès  le  début,  par  cette  déclaration  de  M.  Thiers,  quon 
n'aperçoit  pas  de  moyens  de  conciliation  possible  entre 
lui  et  les  coupables... 

«  Versailles  se  refuse  donc  à  toute  conciliation.  La  Com- 
mune de  Paris  est  prête,  au  contraire,  à  la  conciliation  ; 
mais  celle-ci  ne  peut  avoir  lieu  que  par  la  reconnaissance  des 
droits  que  nous  défendons  et  que  nous  avons  reçu  mission 
de  défendre  par  les  armes  si  nous  ne  pouvons  en  obtenir  la 
consécration  par  un  arrangement. 

«  La  Commune  de  Paris  n'a  pas  la  prétention  d'imposer 
sa  loi  à  la  France.  Elle  entend  se  borner  à  lui  servir 
d'exemple.  Nous  n'aspirons  qu'à  faire  cesser  l'effusion  du 
sang.  Mais  Paris  veut  que  sa  révolution  communale  s'a- 
chève, et  la  Commune  la  fera  triompher  au  nom  du  droit, 
car  la  Commune  de  Paris  se  regarde  comme  un  pouvoir  plus 
régulier  que  celui  de  Versailles,  qui  ne  représente  qu'un 
pays  foulé  par  l'étranger,  ayant  voté  sous  l'empire  de  sen- 
timents difficiles  à  apprécier.  » 


206  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Après  les  réponses  qui  précèdent,  recueillies  à  Versailles 
et  à  l^aris,  il  est  constant  que  le  terrain  de  conciliation  que 
la  commission  des  municipalités  de  la  Seine  avait  pour 
mission  de  rechercher,  échappe  quant  à  présent  à  ses 
efforts. 

Les  membres  de  la  commission, 

Courtin,  Dehais,  Genevois,  Jacquet,  Lecrosnier,  président, 
Deplanquais,  Leteilier,  Minot,  secrétaire,  Presdcn^ 
Rouget  de  l'isle. 

Ce  qui  est  peut-être  plus  décourageant  que  l'insuccès  de 
la  démarche  des  maires  du  département  de  la  Seine,  c'est 
de  savoir  les  circonstances  dans  lesquelles  il  s'est  produit. 
Quand  les  maires  furent  arrivés  à  Versailles,  ils  se  sont 
naturellement  présentés  à  leur  ancien  Préfet,  M.  Jules 
Ferrv,  lequel  a  fait  dire  qu'il  était  absent.  Ils  vont  frapper 
droit  à  la  porte  de  M.  Thiers,  lequel  est  trop  occupé  de  ses 
])lansde  campagne  pour  les  admettre  encore  en  sa  présence. 
En  attendant,  ils  sollicitent  l'intervention  d'un  haut  et  puis- 
sant personnage,  M.  Alphand,  un  bonapartiste  très-bien  en 
cour,  et  chargé  par  le  républicain  M.  Thiers  des  affaires  de 
Paris.  M.  Alphand  leur  déclara  qu'il  ne  pouvait  admettre 
aucune  transaction  avec  Paris.  Sans  doute  la  population 
malheureuse  mériterait  des  égards,  mais  on  ne  peut  pas 
entrer  en  discussion  avec  les  étrangers  cosmopolites  qui 
dominent  Paris. 

Un  des  maires  croit  rétorquer  l'argument  :  Vous  avez 
traité  avec  les  Prussiens,  il  ne  vous  serait  donc  pas  absolu- 
ment impossible  de  traiter  avec  ces  étrangers  cosmopolites. 
Vous  devez  même  le  faire  puisque  vous  ne  voulez  pas 
écraser  les  malheureux  Parisiens,  victimes  innocentes  de 
l'occupation... 

A  cela,  M.  Alphand  :  «  Que  diriez-vous  si  un  membre  de 
la  Société  Protectrice  des  animaux  vous  empêchait  d'étran- 
gler le  chien  enragé  qui  va  se  précipiter  sur  vous?  » 

La  chose  est  claire:  M.  Alphand  et  les  hommes  au  pou- 
voir dont  il  est  le  confident  sont  prêts,  pour  écraser  les 
gens  de  la  Commune,  à  écraser  en  même  temps  toute  une 
population  innocente...  Et  les  Communeux  eux-mêmes, 
leurs    partisans,   leurs   amis  de  tous  les  degrés  n'ont  de 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  207 

droits  que  ceux  du  chien  enragé,  n'ont  d'autre  pitié,  d'autre 
bienveillance  à  attendre  que  celle  qu'on  accorde  au  chien 
enragé. 

Jeudi,  27  avril. 

C'est  à  partir  d'aujourd'hui  que  devra  fonctionner  un 
décret  de  la  Commune  portant  que,  sur  les  justes  demandes 
de  la  corporation  des  ouvriers  boulangers,  le  travail  de  nuit 
sera  supprimé. 

La  question  ne  m'était  pas  inconnue,  mais  pour  acquit  de 
conscience,  j'en  ai  conféré  avec  un  patron  boulanger.  Le 
décret  est  sommairement  juste,  mais  il  a  le  tort  d'être  bru- 
tal dans  la  forme  et  de  ne  pas  laisser  place  aux  transitions 
et  aux  accommodements.  On  ne  peut  pas  prétendre  changer 
d'un  trait  de  plume  les  habitudes  de  toute  une  partie  de  la 
population  de  Paris,  accoutumée  à  prendre  son  pain  frais 
tous  les  matins,  sans  s'exposer  à  des  criailleries  assourdis- 
santes et  à  des  mécontentements  qu'il  serait  facile  d  épar- 
gner au  Gouvernement  qui  n'a  nul  besoin  d'ameuter  tant  de 
mesquines  colères  contre  lui. 

Ceux  qui  ont  pénétré  tant  soit  peu  les  mystères  du  pain 
qu  ils  mangent  tous  les  jours,  savent  que  la  Boulangerie, 
un  des  plus  anciens  métiers  de  notre  civilisation,  en  est 
aussi  un  des  plus  arriérés,  et  même  des  plus  pénibles, 
pour  ne  pas  dire  un  des  plus  cruels  et  asservissants.  La 
Boulangerie  comporte  des  réformes  promptes  et  radicales, 
mais  nous  ne  louons  l'arrêté  précité  que  jusqu'à  un  certain 
point.  Nous  l'eussions  préféré  autrement  libellé  :  «  Le  tra- 
vail de  nuit  est  supprimé  comme  règle  générale  et  pour  le 
pain  soumis  au  tarif  que  l'acheteur  a  le  droit  de  se  faire 
peser  sur  le  comptoir.  —  Quant  aux  pains  dits  de  luxe  et 
de  fantaisie,  au  poids  indéterminé,  les  boulangers  auront 
toujours  le  droit  d'en  fabriquer  la  nuit,  en  organisant,  pour 
ce,  des  relais  spéciaux  d'ouvriers  payés  pour  ce  travail.  » 

Le  luxe  ne  doit  pas  être  interdit,  mais  alors  que  le 
luxueux,  et  le  luxueux  seul,  le  paie. 

Une  bonne  mesure  a  été  prise  en  même  temps.  Des 
registres  de  placement  pour  les  ouvriers  boulangers, 
d'offre  et  de  demande  de  travail,  sont  ouverts  dans  chaque 
mairie... 


208  JOUnXAL    DE    LA    COMMUNE 

Vendredi,  28  avril. 

Peuvent-ils  prétendre  sérieusement  au  titre  d'homme 
d'Etat  ces  personnages  qui  nous  gouvernent?  Par  leurs 
sottises  et  leurs  maladresses,  ils  nous  entraînent  dans  la 
guerre  civile,  et,  quand  elle  est  déclarée,  ils  font  tout 
ce  qui  est  en  leur  pouvoir,  non  pour  la  faire  cesser,  mais 
pour  en  augmenter  les  horreurs.  Penchés  sur  le  corps 
saignant  de  la  France,  ils  fourrent  les  poings  dans  ses 
plaies,  les  déchirent  à  nouveau,  les  élargissent  et  y  versent 
du  vitriol. 

Prenant  à  peine  un  jour  de  répit,  MM.  Thiers  et  Favre 
ont,  dès  le  12  avril,  réédité  chacun  une  nouvelle  circulaire. 

M.  Favre  a  prononcé  un  nouveau  réquisitoire  historico- 
poétique  contre  Paris,  dans  une  brillante  pièce  de  style  qui 
lui  aurait  valu  certainement  un  premier  prix  de  rhétorique 
au  concours  des  Lycées  ;  il  a  institué  une  comparaison  de 
la  Terreur  de  1793  avec  la  Terreur  de  1871. 

«  Ce  serait  faire  trop  d'honneur  à  Vinsuj-rection  que  de 
la  comparer  même  au  régime  de  1193. 

En  1103,  au  fond  des  âmes  les  plus  féroces,  il  y  avait 
l'amour  de  la  France,  le  culte  de  la  patrie.  Les  proscrip- 
tions étaient  terribles,  mais  c'étaient  des  hommes  dévoués  à 
lunité  nationale  qui  proscrivaient  des  hommes  soupçon- 
nés de  s'entendre  avec  l'étranger  et  de  rêver  fédéralism.e  en 
lorésence  des  armées  ennemies. 

Aujourd'hui  ce  sont  des  fédéralistes  de  la  pire  école^  des 
amis  de  V étranger ,  eux-mêmes  en  partie  étrangers,  qui 
proscrivent  lunité  française. 

En  1193,  la  Terreur  n'était  qu'un  moyen,  la  victoire 
était  le  but.    . 

En  ISli,  la  terreur  est  à  elle  seule  le  but  de  ceux  qui 
l'appliquent,  ou  bien,  si  elle  est  un  moyen,  cest  le  moyen 
d'assurer  le  pillage  et  de  protéger  l'assassinat. 

En  1793,  la  Commune  et  la  terreur  étaient  sorties,  comme 
par  explosion,  des  susceptibilités  nationales,  exaspérées 
par  les  résistances  intérieures,  surexcitées  par  les  dangers 
du  dehors. 

En  1871,  la  Commune  et  la  terreur,  se  produisant  au 
lendemain  de  nos  désastres,  pour  souscrire  obséquieuse- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  209 

ment  au  traité  de  paix,  ne  sont  que  la  révélation  d'un  guet- 
apens  prémédité  à  froid  par  des  condottières  sans  patrie. 

«  Ces  partisans  de  la  lutte  à  outrance  épiaient  la  fin  des 
hostilités  pour  sortir  de  leur  embuscade.  Hardis  seulement 
contre  la  France,  ils  n'osaient  se  montrer  en  face  de  l'en- 
nemi pendant  le  siège  ;  mais  ils  étaient  trop  impatients 
d'user  de  leurs  armes  contre  leurs  concitoyens  pour  atten- 
dre, avant  de  commencer  la  guerre  sociale,  que  les  Prus- 
siens eussent  quitté  Saint-Denis. 

«  Ces  partisans  de  la  République  une  et  indivisible  veu- 
lent séparer  les  villes  des  campagnes,  distraire  Paris  de  la 
France,  diviser  l'Etat  en  une  multitude  d'Etats,  constituer, 
en  un  mot,  une  sorte  de  féodalité  par  en  bas. 

«  Le  second  empire  avait  déjà  détruit  au  dehors  l'œuvre 
trois  fois  séculaire  de  François  1",  de  Henri  IV,  de  Riche- 
lieu et  de  Mazarin.  L'Europe,  dont  il  faisait  ainsi  les 
affaires,  ne  lui  cherchait  pas  querelle  ;  elle  lui  permettait 
d'avoir,  à  ce  prix,  des  victoires. 

«  La  Commune  de  1871  renchérit  encore  sur  cette  poli- 
tique antifrançaise. 

«  Il  ne  lui  suffît  pas  que,  par  la  création  définitive  de  deux 
unités  nationales  sur  nos  frontières,  la  France  ait  été 
replacée  dans  la  situation  où  elle  était  au  seizième  siècle,  et 
qu'un  traité  inévitable  ait  fait  reculer  nos  limites  au  delà 
non  seulement  du  traité  de  Westphalie  (1648j,  mais  même 
du  traité  de  Cateau-Cambrésis  (1559). 

«  La  Commune  de  1871  trouve  la  France  telle  qu'elle  est 
encore  trop  forte  ;  elle  remonte  encore  plus  haut  dans 
l'histoire  pour  y  rechercher  le  type  de  l'abaissement 
national  :  son  idéal,  c'est  la  France  du  onzième  siècle. 

«  Plus  elle  serait  morcelée,  plus  il  y  aurait  de  com- 
munes. 

«  Ainsi,  au  moment  où  l'Italie  et  l'Allemagne  ne  veulent 
plus  de  la  Confédération,  on  ose  proposer  à  la  France  de 
reprendre,  pour  son  propre  compte,  cette  déplorable  forme 
politique:  on  veut  qu'elle  renie  tout  son  passé  ! 

«  L  insurrection  de  1871,  qui  s'attache  à  copier  1793,  ne 
manque  pas  de  prodiguer  à  l'armée  française,  qui  défend  la 
patrie  et  la  République,  les  épithètes  de  chouans  et  de 
Vendéens  ;  mais  c'est  elle  qui  est  une  véritable  chouannerie 
démagogique,  une  Vendée  socialiste  ! 

14 


210  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

«  Aujourd'hui  la  Vendée  et  la  Bretagne  soutiennent 
Tunité  nationale.  C'est  la  Commune  de  Paris  qui  fait  excep- 
tion à  la  France,  c'est  elle  qui  est  en  sécession. 

«  De  même,  le  comité  du  salut  public,  qui,  en  1793,  tra- 
vaillait au  moins  à  sauver  le  pays,  n'en  poursuit  actuelle- 
ment que  la  dissolution.  11  avait  alors  une  raison  d'être 
sinon  légitime,  du  moins  compréliensive.  Expression 
suprême  et  violente  de  l'instinct  national  poussé  jusqu'à  la 
fureur,  il,  était  né  pour  concentrer  contre  l'ennemi  toutes 
les  ressources  du  pays,  pour  en  discipliner  toutes  les  forces, 
pour  en  tendre  tous  les  ressorts. 

«  Mais  qu'est-ce  que  le  comité  du  salut  public,  qui  com- 
mence par  mendier  la  tolérance  de  la  Prusse,  par  lui 
demander  humblement  la  permission  de  persécuter,  de 
traquer,  de  fusiller  des  Français,  et  qui  ne  paraît  destiné 
qu'à  ressusciter,  au  service  de  haines  subalternes,  les  pro- 
cédés de  police  employés  au  moyen  âge  par  l'Inquisition  ? 

«  Lors  même  qu'il  se  ferait  illusion  au  point  d'espérer 
vaincre  les  résistances  de  la  France  entière  concentrées  à 
Versailles,  ne  sait-il  pas  que  la  Prusse  peut,  d'un  geste  et 
d'un  mot,  l'anéantir  ?  que  le  premier  résultat  de  son  succès 
serait  précisément  de  livrer  la  France  à  la  Prusse  ? 

((  On  le  voit,  entre  la  Commune  de  1871  et  celle  de  1793, 
il  n'y  a,  malgré  l'identité  des  dénominations,  aucune  ressem- 
blance. Si  désertée,  si  maudite  que  soit  cette  dernière,  le 
seul  résultat  de  la  parodie  lugubre  contre  laquelle  le  pays 
est  réduit  à  se  défendre  sera  de  faire  paraître  moins  odieux, 
par  l'effet  du  contraste,  l'objet  épouvantable  de  cette 
imitation  à  contre-sens  et  à  contre  temps.  A  ses  petits-fils 
dégénérés,  Robespierre  devra  de  la  reconnaissance;  com- 
paré à  eux,  il  fait  presque  figure  d'homme  d'Etat. 

«  On  se  rappelle  encore  cette  bande  d'assassins  et  de  bri- 
gands qui,  à  quelques  kilomètres  d'Athènes,  firent  prison- 
niers, il  y  a  un  an  ou  deux,  des  touristes  anglais  et  un 
diplomate  étranger^  en  promenade,  et  massacrèrent  ceux 
qu'une  énorme  rançon  ne  vint  pas  à  temps  délivrer  de 
leurs  mains. 

«  Ce  n'est  plus  dans  la  plaine  de  Marathon,  c'est  en  plein 
Paris,  que  se  passent  actuellement  des  scènes  analogues. 
Il  ne  peut  plus  être  question  ici  des  orgies  de  la  passion 
politique  :  ce  sont  purement  et  simplement  les  manières  de 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  211 

faire  usitées  dans  les  Abruzzes  et  dans  les  montagnes  du 
Péloponèse. 

«  Comment  caractériser  autrement  des  gens  qui,  sous 
prétexte  d'opposition  politique,  arrêtent  comme  otages  les 
femmes  et  les  enfants,  qui  ferment  les  issues  de  la  ville 
pour  en  faire  une  vaste  souricière,  qui  incorporent  de  force 
les  passants  dans  leur  bande,  qui  font  de  chaque  coin  de 
rue  une  embuscade? 

«  L'antique  peine  du  talion,  les  vieux  codes  barbares  sont 
dépassés  par  le  banditisme  qui,  sous  le  nom  de  Commune, 
se  donne  carrière  dans  Paris. 

«  La  ville  la  plus  civilisée,  la  plus  brillante,  la  plus  aimable 
du  monde  est  devenue  comme  un  lieu  pestiféré,  d'où  chacun 
cherche  à  s'enfuir.  Les  malheureux  qui  ne  peuvent  échapper 
sont  réduits  à  invoquer,  sur  le  sol  de  la  patrie,  l'appui  des 
puissances  neutres  :  ils  vont  demander  asile  aux  consulats 
étrangers,  et  il  en  est  maintenant  de  la  capitale  de  France 
comme  de  ces  lointains  pays  de  l'Orient  où  il  faut  des  capi- 
tulations pour  protéger  les  Européens  contre  la  barbarie 
des  coutumes  locales  et  les  atrocités  des  indigènes  ». 

Infiniment  plus  habile  que  son  collègue  Favre,  M.  Thiers 
commence  par  crier  victoire  avant  la  bataille.  C'est  pour 
mettre  les  lâches  de  son  côté,  car  il  sait  fort  bien  que  les 
lâches,  en  immense  majorité,  toujours  font  les  gros  batail- 
lons qui  finissent  par  avoir  raison  : 

Versailles,  12  avril.  5  h.  30  du  soir. 

Président  du  Gouvernement,  chef  du  pouvoir  exécutif  à 
préfets,  généraux  de  divisions  territoriales,  procureurs  gé- 
néraux, trésoriers  payeurs  généraux,  et  toutes  les  autorités 
civiles  et  militaires  : 

«  Ne  vous  laissez  pas  inquiéter  par  de  faux  bruits,  l'ordre 
le  plus  parfait  règne  en  France,  Paris  seul  excepté.  Le 
gouvernement  suit  son  plan  et  il  n'agira  que  lorsqu'il 
jugera  le  moment  venu. 

«  Jusque-là  les  engagements  de  nos  avant-postes  sont 
insignifiants.  Les  récits  de  la  Commune  sont  aussi  faux  que 
ses  principes.  Les  écrivains  de  l'insurrection  prétendent 
qu'ils  ont  remporté  une  victoire  du  côté  de  Châtillon. 
Opposez  un  démenti  formel   à  ces  mensonges   ridicules. 


212  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Ordre  est  donné  aux  avant-postes  de  ne  dépenser  inutile- 
ment ni  la  poudre  ni  le  sang  de  nos  soldats. 

«  Cette  nuit,  vers  Clamart,  les  insurgés  ont  canonné, 
fusillé  dans  le  vide,  sans  que  nos  soldats,  devant  lesquels 
ils  fuient  à  toutes  jambes,  aient  daigné  riposter. 

«  Notre  armée,  tranquille  et  confiante,  attend  le  moment 
décisif  avec  une  parfaite  assurance,  et  si  le  gouvernement 
la  fait  attendre,  c'est  pour  rendre  la  victoire  moins  san- 
glante et  plus  certaine. 

a  L'insurrection  donne  plusieurs  signes  de  fatigue  et 
d'épuisement. 

«  Bien  des  intermédiaires  sont  venus  à  Versailles  pour 
porter  des  paroles,  non  pas  au  nom  de  la  Commune,  sachant 
qu'à  ce  titre  ils  nauraient  pas  même  été  reçus,  mais  au 
nom  des  républicains  sincères  qui  demandent  le  maintien 
de  la  République  et  qui  voudraient  voir  appliquer  des 
traitements  modérés  aux  insurgés  vaincus. 

«  La  réponse  a  été  invariable.  Personne  ne  menace  la 
République,  si  ce  n'est  l'insurrection  elle-même. 

«  Le  chef  du  pouvoir  exécutif  persévérera  loyalement 
dans  les  déclarations  qu'il  a  faites  à  plusieurs  reprises.  ' 

«  Quant  aux  insurgés,  les  assassins  exceptés,  ceux  qui 
déposeront  les  armes  auront  la  vie  sauve. 

«  Les  ouvriers  mall^ieureux  conserveront  pendant  quel- 
ques semaines  la  solde  qui  les  fait  vivre. 

(.<  Paris  jouira  comme  Lyon,  Marseille,  d'une  réprésenta- 
tion municipale  élue  qui,  comme  les  autres  villes  de  France, 
fera  librement  les  affaires  de  la  cité  ;  mais,  pour  les  villes 
comme  pour  les  citoyens,  il  n'y  aura  qu'une  loi,  une  seule, 
il  n'y  aura  de  privilège  pour  personne. 

«  Toute  tentative  de  scission  essayée  par  une  partie  quel- 
conque du  territoire,  sera  énergiquement  réprimée  en 
France,  ainsi  qu'elle  l'a  été  en  Amérique. 

«  Telle  a  été  la  réponse  sans  cesse  répétée  non  pas  aux 
représentants  de  la  Commune,  que  le  gouvernement  ne 
saurait  admettre  auprès  de  lui,  mais  à  tous  les  hommes  de 
bonne  foi  qui  sont  venus  à  Versailles  s'informer  des  inten- 
tions du  gouvernement.  » 

A.  Thiers. 

Le  16  avril,  l'aimable  M.  Thiers  reprend  sa  franche  et 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  213 

sincère  causerie  avec  les  cent  mille  et  un  fonctionnaires  du 
militaire  et  du  civil  : 

«  Versailles  16  avril  1871,  5  heures  du  soir. 

«  Le  gouvernement  s'est  tu  hier  parce  qu'il  n'y  avait 
aucun  événement  à  faire  connaître  au  public,  et,  s'il  parle 
aujourd'hui,  c'est  afin  que  les  alarmistes  mal  intentionnés 
ne  puissent  abuser  de  son  silence  pour  semer  de  faux 
bruits. 

«  La  canonnade  sur  les  deux  extrémités  de  nos  positions, 
Châtillon  au  sud,  Courbevoie  au  nord,  a  été  fort  insigni- 
fiante cette  nuit.  Nos  troupes  s'habituent  à  dormir  au  bruit 
de  ces  canons,  qui  ne  tirent  que  pour  les  éveiller.  Nous 
n'avons  donc  rien  à  raconter  sinon  que  les  insiirs^és  vident 
les  principales  maisons  de  Paris  pour  en  mettre  en  vente 
le  mobilier  au  profit  de  la  Commune,  ce  qui  constitue  la 
plus  odieuse  des  spoliations. 

«  Le  gouvernement  persiste  dans  son  système  de  tempo- 
risation pour  deux  motifs  qu'il  peut  avouer  :  c'est  d'abord 
de  réunir  des  forces  tellement  imposantes  que  la  résistance 
soit  impossible  et  dès  lors  peu  sanglante  ;  c'est  ensuite 
pour  laisser  à  des  hommes  égarés  le  temps  de  revenir  à  la 
raison. 

«  On  leur  dit  que  le  Gouvernement  veut  détruire 
la  République  :  ce  qui  est  absolument  faux,  sa  seule 
occupation  étant  de  mettre  fin  à  la  guerre  civile,  de 
rétablir  l'ordre,  le  crédit,  le  travail  et  d'opérer  l'évacuation 
du  territoire  par  l'acquittement  des  obligations  contractées 
avec  la  Prusse. 

«  On  dit  à  ces  mêmes  hommes  égarés  quon  veut  les 
fusiller  tous  :  ce  qui  est  encore  faux,  le  gouvernement 
faisant  grâce  là  tous  ceux  qui  mettent  bas  les  armes, 
comme  il  Va  fait  à  l'égard  de  2000 prisonniers  qu'il  nour^ 
rit  à  Belle-Isle  sans  en  tirer  aucun  service. 

«  On  leur  dit  enfin  que,  privés  du  subside  qui  les  a  fait 
vivre,  ou  les  forcera  à  mourir  de  faim  ;  ce  qui  est  aussi  faux 
que  tout  le  reste  puisque  le  gouvernement  leur  a  promis 
encore  quelques  semaines  de  ce  subside,  pour  leur  fournir 
les  moyens  d'attendre  la  reprise  du  travail,  reprise  certaine 
si  Tordre  est  rétabli  et  la  soumission  à  la  loi  obtenue. 


214  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

«  Eclairer  les  hommes  égarés,  tout  en  préparant  les 
moyens  infaillibles  de  réprimer  leur  égarement  s'ils  y  per- 
sistent :  tel  est  le  sens  de  l'attitude  du  gouvernement  et,  si 
quelques  coups  de  canon  se  font  entendre,  ce  nest  pas  son 
fait,  c'est  celai  de  quelques  insurgés  voulant  faire  croire 
quils  combattent  lorsqu'ils  osent  à  peine  se  faÀre  voir. 

«  La  vérité  de  la  situation,  là  voilà  tout  entière  et  pour 
uncertain  nombre  de  jours  elle  sera  la  même.  Nous  prions 
donc  les  bons  citoyens  de  ne  pas  s'alarmer,  si  tel  jour  le 
gouvernement,  faute  de  n'avoir  rien  à  dire,  croit  mieux  de  s& 
taire.  11  agit,  et  l'action  ne  se  révèle  que  par  des  résultats, 
or  ces  résultats,  il  faut  savoir  les  attendre  :  loin  de  les- 
hâter,  on  les  retarde  en  voulant  les  précipiter.    » 

Il  sembleraitimpossible  d'être haineuxcomme  MM.  Favre 
et  Thiers  ?  Eh  bien  !  Monsieur  Dufaure  s'est  d'un  seul  coup 
hissé  à  la  hauteur  de  ses  collègues.  La  circulaire  que  son 
Excellence,  Monsieur  le  Ministre  de  la  Justice,  adressait  la 
23  avril  aux  procureurs  généraux  de  la  République  est 
digne  d'être  conservée  dans  nos  malheureuses  annales.  Elle 
restera,  monument  de  la  colère  stupide  et  de  la  furibonde 
éprouvante  qui  ont  si  soudainement  détraqué  les  cerveaux 
de  nos  gouvernants  et  des  amis  de  l'ordre: 

Versailles,  le  23  avril  1871. 

Monsieur  le  procureur  général. 

«  Vous  recevez,  en  même  temps  que  cette  circulaire,  la  lor 
qui  vient  de  rendre  au  jury  la  connaissance  des  délits  commis 
par  la  voie  de  la  presse  ou  par  les  autres  moyens  de  publi- 
cation qu'énumère  la  loi  du  17  mai  1819.  L'Assemblée  natio- 
nale est  ainsi  revenue  aux  traditions  libérales  qui  ont  fait, 
pendant  plus  de  trente  ans,  l'honneur  de  la  tribune  fran- 
çaise. La  conscience  publique,  représentée  par  le  Jury, 
appréciera  dans  leur  infinie  variété,  les  manifestations 
d'opinion  que  la  liberté  de  chacun  pourra  produire  :  elle 
saura  discerner  le  degré  de  perversité  que  ces  manifesta- 
tions peuvent  supposer  et  les  dangers  qu'elles  peuvent  faire 
courir. 


JOUIÎNAL    DE    LA    COMMUNE  215 


«  Mais  chaque  époque  est  mise  en  présence  de  dangers 
qui  lui  sont  propres:  je  vous  sig-nale  tout  particulièrement 
ceux  du  temps  où  nous  vivons.  Il  se  trouve  en  ce  moment 
des  écrivains  qui  déshonorent  leur  plume  par  les  plus  hon- 
teuses apostasies  et  les  entreprises  les  plus  violentes  contre 
les  principes  essentiels  de  tout  ordre  social.  Ils  ont  long- 
tem[)S  et  vivement  demandé  le  suffrage  universel,  et  ils 
outragent  aujourd'hui,  sans  relâche,  une  Assemblée  qui  en 
est  incontestablement  l'expression  la  plus  libre  et  la  plus 
certaine.  A  les  en  croire,  elle  serait  agressive,  provoquante, 
avide  de  nouvelles  révolutions  quoiqu'ils  sachent  bien  que, 
depuis  le  jouroùelleanomméprovisoirementle  plus  illustre 
de  ses  membres  chef  du  pouvoir  exécutif  de  la  République 
française,  elle  n'a  pas  fait  un  pas  rétrograde;  mais,  en 
revanche,  tout  en  prodiguant  sans  cesse  le  grand  nom  de 
liberté,  ils  sont  devenus  les  adorateurs,  ils  se  font  par  toute 
la  France  les  apologistes  effrontés  d'une  dictature  usurpée 
par  des  étrangers  ou  des  repris  de  justice,  qui  a  inauguré 
son  j'ègne  par  l'assassinat^  qui  le  signale  tous  les  Jours 
par  l'arrestation  des  bons  citoyens,  le  hris  des  presses,  le 
pillas;e  des  établissements  publics,  le  i^ol  avec  effraction,  de 
nuit,  à  main  armée,  chez  les  particuliers,  V incarcération 
des  prêtres,  Venlevement  et  la  réduction  en  lingots  des 
cases  sacrés.  Oui,  la  force  matérielle,  constituée  dans 
Paris  sous  le  nom  de  Commune  pour  commettre  de  si 
abominables  excès,  trouve  des  apologistes  qui  deviendraient 
bientôt  ses  imitateurs  si  elle  triomphait. 

«  Ce  ne  sont  pas  les  ennemis  d'un  gouvernement  quel- 
conque, mais  de  toute  société  humaine:  vous  ne  devez  pas 
hésiter  à  les  poursuivre. 

((  Et  ne  vous  laissez  pas  arrêter  lorsque,  dans  un  langage 
plus  modéré  en  apparence,  ils  se  font  les  apôtres  d'une 
conciliation  à  laquelle  ils  ne  croient  pas  eux-mêmes,  met- 
tant sur  la  même  ligne  l'Assemblée  issue  du  suffrage  uni- 
versel et  la  prétendue  Commune  de  Paris  ;  reprochant  à  la 
première  de  ne  pas  avoir  accordé  à  Paris  ses  droits  muni- 
cipaux bien  que.  pour  la  première  fois,  l'Assemblée  natio- 
nale ait  donné  spontanément  à  cette  grande  ville  tous  les 
droits  de  représentation  et  d'administration  dont  jouissent 


216  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

les  autres  communes  de  France;  enfin  la  suppliant  de  tendre 
sa  noble  m^in  à  la  main  tachée  de  sang  que  ses  ennemis 
n'oseraient  lui  présenter.  Pour  être  plus  hypocrite,  ce 
langage  n'est  pas  moins  coupable,  il  énerve  le  sentiment  du 
juste  et  de  l'injuste;  il  habitue  à  considérer  du  même  œil 
l'ordre  légal  et  l'insurrection,  le  pouvoir  crée  par  le  vœu  de 
la  France  et  la  dictature  qui  s'est  imposée  par  le  crime  et 
règne  par  le  terreur. 

«  La  promulgation  de  cette  nouvelle  loi  vous  impose,  mon- 
sieur le  procureur  général,  une  tâche  laborieuse;  je  serai  prêt 
à  la  partager  avec  vous.  Nous  avons  été  pendant  de  longs 
mois  les  témoins  attristés  de  tous  les  maux  que  la  guerre 
étrangère  peut  verser  sur  un  pays  ;  dans  la  guerre  civile  que 
de  grands  coupables  cherchent  maintenant  à  allumer,  notre 
rôle  doit  être  plus  actif;  notre  intervention  personnelle  est 
un  devoir  plus  impérieux.  Vous  et  moi  saurons  le  remplir.  » 

Recevez,  etc. 

Le  Garde  des  Sceaux,  ministre  de  la  Justice. 

J.    DUFAURE. 

11  n'est  pas  donné  à  tous  d'avoir  la  faconde  Favresque. 
Ce  n'est  pas  M.  Dufaure,  sec,  net,  prosaïque  et  nasillard, 
qui  jamais  eût  trouvé  l'heureuse  comparaison  des  boule- 
vards de  Paris  aux  «  plaines  de  Marathon  infestées  de  bri- 
gands ».  Toutefois  cette  énumération  de  tous  les  crimes 
prévus  au  code  pénal  qui  se  trouvent  être  le  passe  temps  des 
membres  de  la  Commune,  et  notamment  les  brigandages 
avec  eiîraction  et  à  main  armée  chez  les  bourgeois  plongés 
dans  le  sommeil,  cette  énumération  est  d'un  effet  saisis- 
sant. —  Paris  ne  fut  oncques  plus  tranquille,  certes,  saui 
les  canonnades  bruyantes,  jamais  si  paisible  et  même  ver- 
tueux. Chacun  s'observe  avec  étonnement,  on  dirait  que 
tous  escrocs  et  filoux  se  sont  réfugiés  à  Versailles,  à  l'ombre 
protectrice  des  policiers  et  argousins.  Sur  les  traces  des 
banquiers  et  gens  d'église  sont  aussi  parties  cocottes 
et  prostituées,  secouant  la  poussière  de  leur  traînante 
queue;  fidèles  à  la  cause  de  l'ordre  et  de  la  famille,  elles 
ont  été  rejoindre  les  beaux  fils  et  les  beaux  militaires  de  la 
plus  belle  armée  du  monde.  Paris  ne  fut  jamais  si  moral... 
N'importe  !   au    provincial    berné,  il    n'apparaît   plus  que 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  217 

dans  une  effrayante  vision  de  pillage,  d'incendie,  de  sang. 
M.  Favre  narre  ces  forfaits  affreux,  M.  Thiers  les  contre- 
signe et  M.  Dufaure,  garde  des  sceaux,  les  timbre  au 
grand  cachet  de  l'Etat  avec  une  plaque  énorme  de  cire 
rouge  ! 

Et  c'est  un  ministre  de  la  Justice,  —  oui  de  la  Justice! 
qui  s'acharne  avec  cette  furie  contre  les  conciliateurs  dont 
les  efforts  ont  été  si  malheureux  jusqu'ici.  C'est  contre  les 
hommes  apportant  des  paroles  de  paix,  que  lui,  le  ministre 
des  Cultes,  de  Grâce  et  de  Justice,  enjoint  à  ses  Procureurs 
généraux  de  sévir  avec  la  plus  inflexible  rigueur  ! 

Samedi,  29  avril. 

Les  élections  municipales  qui  devront  avoir  lieu  demain 
par  toute  la  France  inaugureront  la  nouvelle  loi  que  l'As- 
semblée s'est  donné  tant  de  peine  pour  faire  mauvaise. 
Elles  ne  manqueront  pas  d'exercer  une  influence  proémi- 
nente sur  les  agissements  ultérieurs  de  la  politique.  Nos 
monarchistes  de  toute  nuance  ne  font  pas  le  moindre 
doute  qu'elles  ne  mettent  le  gouvernement  de  toutes  nos 
communes  tant  urbaines  que  rurales  entre  les  mains  de 
la  fraction  clérico-libérale,  aristocrate-bourgeoise.  Aussi 
quantité  de  nos  honorables  ont-ils  déjà  pris  l'express  pour 
aller  chauffer  en  province  leurs  candidatures  ou  celles  de 
leurs  partisans.  M.  Thiers,  dont  la  politique  est  sur  la 
sellette  et  qui  a  besoin  de  se  faire  délivrer  un  prononcé 
d'acquittement  pour  la  façon  dont  il  bombarde  Paris, 
M.  Thiers,  qui  se  présente  en  quelque  sorte  dans  toutes  les 
communes  de  France,  espèce  de  candidat  universel,  a  fait 
interrompre  la  discussion  et,  se  délivrant  un  tour  de  faveur, 
il  a  prononcé  son  grand  discours  électoral. 

Cette  harangue  est  certainement  un  chef-d'œuvre  dans 
son  genre,  et,  dans  sa  longue  carrière  parlementaire,  l'habile 
M.  Thiers  a  été  rarement  plus  habile.  Captieux  et  retors, 
il  semble  incapable  d'aucune  arrière-pensée,  colère,  ran- 
cunier et  perfide,  on  le  jurerait  un  bienveillant  bonhomme 
de  bon  sens  presque  bourgeois,  de  naïveté  presque  paysanne. 
Le  grand  secret  de  M.  Thiers  gît  dans  son  impudence;  sa 
prodigieuse  habileté  est  faite  d'une  prodigieuse  effronterie. 
On  devine  aisément  qu'au  collège  le  petit  Adolphe  était  le 
plus  grand  menteur  de  sa  classe. 


218  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

L'honnête  homme  prétend  faire  son  examen  de  con- 
science. Il  appelle  la  France,  il  invite  le  monde  à  écouter 
sa  confession,  il  prend  le  ciel  à  témoin  de  sa  sincérité,  il 
veut  se  confesser,  il  a  besoin  que  ses  frères  lui  donnent 
l'absolution.  Il  prend  son  cœur  à  la  main,  et,  comme  l'esca- 
moteur retroussant  ses  manches,  il  le  tourne  et  retourne. 
«  Ni  truc,  ni  escamotage,  pas  de  fraude,  pas  de  double  poche. 
Messieurs  et  Mesdames,  veuillez  prendre  la  peine  de  le 
constater  vous-mêmes  ?  »  Eh  bien  !  qu'y  a-t-il  dans  ce  cœur 
dont  je  vais  mettre  à  nu  les  derniers  replis  devant  vos 
yeux?  Ah!  regardez,  je  vous  prie,  regardez  encore...  Il 
n'y  a  dans  mon  cœur  que  mon  admiration  pour  l'armée, 
notre  honneur  et  notre  gloire,  pour  l'armée  qui  est  toujours 
la  splendeur  du  pays,  le  plus  solide  appui  de  ses  destinées  et 
des  nobles  principes  qu'il  représente...  (applaudissements.) 
L'armée,  Messieurs,  grande  et  puissante  par  son  organi- 
sation, par  le  sentiment  quelle  a  de  ses  devoirs,  par  le 
choix  des  nobles  chefs  qui  la  commandent...  Loyauté,  hon- 
neur, capacité,  voilà  le  noble  état-major  de  notre  armée  ; 
des  hommes  qui  se  sont  montrés  supérieurs  à  la  fortune  et 
qui  ont  prouvé  que,  s'ils  avaient  été  bien  dirigés,  ils  nous 
auraient  rendu  non  une  France  vaincue  mais  une  France 
victorieuse  ;  commandée  qu'elle  est  par  ce  brave  Maréchal 
Mac-Mahon,  le  chevalier  sans  peur  et  sans  reproche...  » 

—  «  Ce  qu'il  y  a  dans  mon  cœur.  Messieurs,  il  y  a  mon 
admiration  fervente  pour  vous.  Vous  n'êtes  pas  un  parti, 
ainsi  que  disent  vos  ennemis,  mes  ennemis,  mais  vous- 
êtes  la  nation  tout  entière,  chacun  de  vous  ne  vaut  pas 
moins  de  50.000  hommes.  Quand  donc  la  Liberté  s'est-elle 
jamais  présentée  sous  une  forme  plus  radieuse  qu'aujour- 
d  hui  sous  la  forme  des  Batby  et  des  Gavardie,  des 
Gaslonde,  des  Dahirel  et  des  Audren  de  Kerdrel,  sous  la 
forme  d'une  Assemblée  librement  élue?  Dites-moi  s'il  y  a 
République  qui  vous  vaille,  si  vous  n'êtes  pas  plus  la 
République  que  ne  le  serait  la  République  elle-même  ?  — 
Et  c'est  le  jour  que  nous  avons  la  félicité  de  vous  avoir  pour 
dominateurs,  c'est  le  jour  où  vous  êtes  arrivés  si  près  de  la 
vraie  et  pure  République,  et  je  dirai  même  au-delà  des 
limites  qu'on  aurait  pu  rêver,  c'est  ce  jour-là  qu'on  vien- 
drait encore  nous  dire  qu'il  faut  songer  à  la  Liberté  ? 

«  Je  dis  à  vos  adversaires:  «  Que  voulez-vous?  Le  main- 


I 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 


219' 


tien  de  la  République?  Mais  elle  existe,  cette  République; 
la  République,  c'est  l'Assemblée,  c'est  vous,  nobles  repré- 
sentants, c'est  moi,  votre  humble  admirateur.  On  vous 
soupçonne  de  complot,  d'arrière-pensée  contre  la  Répu- 
blique —  pardon,  contre  l'institution  actuelle  —  cette 
Assemblée  si  sage  et  loyale  !  quelle  horreur,  quelle  infâme 
calomnie  !  Je  donne  à  Finsarrection  le  démenti  solennel, 
quand  elle  ose  prétendre  que  l'on  conspire  ici  contre  le  fait 
actuel,  contre  le  Gouvernement  d'aujourd'hui.  Demain,  ce 
soir  peut-être,  quand  nous  nous  serons  débarrassés  des 
républicains  qui  nous  gênent  le  plus,  vous  pourrez  tout  à 
votre  aise  tuer  la  République,  mais  en  attendant,  je  dis 
qu'ils  en  ont  menti  par  la  gorge,  ceux  qui  vous  accusent  du 
moindre  dessein,  du  moindre  complot  contre  le  fait  actuel, 
contre  le  fait  provisoire,  vous  m'entendez  bien  ! 

«  Je  dis  à  vos  adversaires:  Vous  avez  l'impudence  de 
prétendre  que  l'Assemblée  n'est  pas  libérale  ?  —  Mais  je 
suis  libéral,  moi.  chacun  sait  ça,  et  cependant,  il  s'en  faut 
que  je  sois  autant  libéral  que  la  plus  libérale  des  Assem- 
blées qui  vient  de  confectionner  la  plus  libérale  des  lois 
municipales  qu'on  ait  encore  présentée  à  l'appréciation  des 
connaisseurs  ! 

«  Je  m'interroge  donc  moi-même...  Quand  je  suis  obligé 
de  donner  des  ordres,  des  ordres  —  j'ai  peine  à  trouver 
l'expression,  des  ordres  non  pas  cruels,  mais  enfin  les  ordres 
qu'on  donne  à  la  guerre,  même  quand  ils  sont  dirigés  contre 
l'étranger  —  des  ordres  qui  doivent  faire  frémir  le  cœur  de 
l'honnête  homme...  j'ai  besoin  de  me  demander  si  j'ai 
raison,  si  j'ai  le  droit  de  mon  côté...  [murmures)  Rassurez- 
vous,  c'est  simple  figure  de  rhétorique,  je  ne  doute  nulle- 
ment de  ce  droit.  Mais  il  y  a  des  moments  où  ma  conscience 
tourmentée,  déchirée,  se  demande  si  le  droit  est  vraiment 
de  notre  côté  (nouveaux  murmures). 

«  Messieurs  vos  murmures  réitérés  me  font  manquer  un 
effet  oratoire.  Ils  montrent  combien  est  épaisse  la  matière 
dont  se  compose  la  majorité  rurale,  ils  m'avertissent  que 
pour  flatter  vos  narines  il  ne  faut  pas  leur  faire  flairer  un 
parfum  délicat,  mais  les  emplir  de  l'encens  le  plus  grossier. 
Rappelez-vous  donc  comment  j'ai,  l'autre  jour,  expédié  les 
francs-maçons.  Je  les  ai  ébaubis  en  leur  déclarant  que  je  me- 
souciais  de  trouer  leurs  maisons  et  leurs  carcasses  autant 


220  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

que  casser  une  pipe  en  terre  de  fayence.  Une  autre  fois, 
sachez  mieux  ce  que  parler  veut  dire.  Je  reprends  mon 
examen  de  conscience  : 

«  Oui,  je  me  le  demande  très  souvent.  Y  a-t-il  eu  au 
monde  un  jour,  un  seul  où  le  droit  ait  été  plus  clairement, 
plus  évidemment  de  notre  côté  et  le  crime  de  l'autre  côté? 
Si  on  m'avait  laissé  achever,  on  aurait  compris  que  c'est 
l'évidence  saisissante  du  droit  que  je  cherche  à  établir,  ici 
devatit  le  pays  qui  m'écoute  avant  d'aller  faire  ses  élec- 
tions et  devant  les  pervers  qui  nous  obligent  à  faire 
retentir  le  canon  à  leurs  oreilles. 

«  Je  me  suis  dit:  Nous  avons  devant  nous  quelques  cou- 
pables et  criminels  qui  se  sont  emparés  d'une  grande  cité 
sans  avoir  eu  son  vote.  Je  me  trompe.  Ils  ont  eu  recours  au 
vote.  Combien  ont-ils  eu  d'électeurs?  ils  n'en  ont  pas  eu  le 
vingtième  (1). 

«  Ils  sont  restés  dans  leur  isolement,  ils  n'ont  personne 
derrière  eux.  Et  vous  qui  avez-vous  ?  Vous  avez  la  nation 
tout  entière.  Ils  ne  sont  qu'une  poignée  de  malfaiteurs;  ils 
sont  quelques  misérables  seulement,  assistés  de  quelques 
étrangers  ».... 

M.  Jules  Simon,  ministre  de  l'Instruction  publique, 
interrompt  :  «  Oui,  ils  sont  peu  nombreux  certainement,  et 
parmi  eux  de  nombreux  étrangers  !   » 

...  «  Assistés  de  quelques  étrangers  qui  entraient  par 
une  porte,  tandis  que  les  honnêtes  gens  sortaient  par  une 
autre  porte. 

«  Donc,  si  nous  portons  obstacle  à  l'alimentation  de 
Paris,  si  nous  tirons  sur  ce  Paris  toujours  si  cher  à  la 
France,  notre  cœur  saigne.  Mais  cette  guerre  cruelle,  en 
sommes-nous  les  auteurs  ?  En  êtes-vous  les  auteurs  ?  Non, 
je  le  proclame  devant  l'histoire,  devant  le  pays  qui  nous 
écoute,  devant  cette  multitude  de  conciliateurs  et  de  pacifi- 
cateurs que  je  ne  peux  pas  entendre,  ou  que  je  gouaille  et 
mystifie,  nous  ne  sommes  pas  les  auteurs  de  cette  guerre, 
à  quelque  degré  que  ce  soit.  Loin  de  là.  C'est  le  cœur 
saignant  que  nous  la  faisons,  cette  guerre.  Nous  n'attaquons 

(1)  Ils  en  ont  eu  plus  de  la  moitié,  près  des  deux  tiers.  Aux  élections 
du  26  mars  qui  ont  donné  le  pouvoir  à  la  Commune,  le  nombre  des 
votants  était  à  peine  inférieur  au  nombre  des  votants  qui  ont  envoyé 
MM.  Thiers  et  Favre  à  l'Assemblée. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  221 

pas.  Et  si  roii  nous  objecte  que  nous  avons  attaqué  et  le 
18  mars  et  le  2  avril,  je  réponds  :  «  Quand  bien  même  nous 
attaquerions,  nous  défendrions  les  lois,  Tordre  public, 
Tordre  social,  tout  entier,  car  vous  êtes  le  pays,  ô  nobles 
membres  de  l'Assemblée,  vous  êtes  la  civilisation  tout 
entière;  votre  triomphe  est  le  triomphe  de  Tordre,  qui  est 
en  même  temps  la  Liberté  la  plus  pure  »  ! 

—  Jai  écouté  M.  Thiers  attentivement.  Telle  est  la 
décalque  fidèle  de  l'impression  que  son  discours  a  laissé 
dans  ma  mémoire. 

Mais  la  savante  harangue  de  M.  Thiers,  admirable  de 
perfidie,  eût  été  incomplète  sans  la  contre-partie  que  lui 
donna  son  ami,  M.  Audren  de  Kerdrel  (mieux  vaut  dire 
son  ennemij.  Grand,  maigre,  sec,  ce  noble  Breton  a  la 
prétention  d'être  le  chef  du  groupe  monarchique  et  non 
moins  que  le  député  de  Carayon  Latour,  le  confident  de  sa 
Majesté  le  Roy  de  France,  Henry  cinquième  du  nom, 
M.  Audren  parle  avec  recherche  et  suffisance,  il  sadmire  à 
lui  tout  seul  plus  que  cinquante  mille  hommes  de  bonne 
volonté  ne  pourraient  jamais  Tadmirer;  et  jamais  il  n'a 
manqué  l'occasion  de  faire  une  maladresse.  Ses  collègues, 
qui  Tont  gratifié  du  sobriquet  d' Audren  l'Intempestif,  le 
virent  avec  terreur  monter  à  la  tribune  et  l'occuper  en 
maître  : 

«  Monsieur  Thiers  a  été  si  habile,  si  habile,  que  le 
commun  peuple  de  nos  honnêtes  campagnes  et  les  bons 
bourgeois  de  nos  villes,  et  même  plusieurs  de  nos  amis 
pourraient  s'y  tromper.  Je  viens  loyalement  et  discrètement 
leur  dire  le  mot  de  l'énigme,  mais  qu'on  n'aille  pas  le 
répéter  à  Paris.  Quand  M.  Thiers  prétend  qu'ils  sont  à 
Paris  quelques  criminels  seulement  et  une  poignée  de  mal- 
faiteurs, il  faut  comprendre  cela  comme  une  précaution 
oratoire,  car  si  ces  brigands  n'étaient  pas  d'accord  avec  la 
majorité  de  la  population,  il  leur  serait  impossible  de  faire 
contre  notre  vaillante  et  superbe  armée  une  résistance  si 
opiniâtre.  Quand  M.  Thiers  ne  parle  que  du  châtiment  à 
infliger  aux  assassins  des  généraux  Lecomte  et  Clément 
Thomas,  c'est  pour  ne  pas  effrayer  les  faibles  d'esprit  et 
les  personnes  sentimentales,  car  vous  savez  tous  que  cent 
mille  gardes  nationaux  au  moins  sont  les  complices  de  ces 
lâches  meurtriers   et  qu'aucun   d'eux,  non  pas  un  seul. 


222  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

n'échappera  à  notre  juste  courroux.  Quand  M.  Thiers  jure 
que  l'Assemblée  accepte  la  République,  aucun  de  vous  ne 
s'y  méprendra,  je  l'espère.  Vous  savez,  vous  n'oublierez 
pas  que  l'Assemblée,  qui  est  loyalement  royaliste,  subit  la 
République,  mais  sans  se  résigner  ;  elle  la  subit  pour  un 
temps,  le  plus  court  possible,  jusqu'à  ce  que  M.  Thiers  et 
notre  glorieuse  armée  aient  écrasé  la  révolution  —  après 
quoi,  après  quoi,  —  quand  les  bases  seront  bien  assises, 
soyez  tranquilles,  nous  savons  quel  pouvoir  vous  donner, 
et  l'édifice  un  jour  sera  complet,  et  au  plus  haut  de  sa  tour 
crénelée,  nous  arborerons  le  drapeau  blanc  de  la  Vierge 
immaculée  et  des  Bourbons  de  droit  divin  ! 

Après  cette  explosion  de  franche  maladresse  et  de 
superbe  honnêteté,  M.  Audren  de  Kerdrel  descend  fière- 
ment de  la  tribune,  acclamé  par  les  barons,  vidâmes, 
écuyers  et  varlets  de  la  Droite,  aux  rugissements  des  gros 
bourgeois  du  centre  et  aux  rires  ironiques  des  libéraux  du 
centre. 

Messieurs  les  libéraux,  réfléchissez  cependant  :  vous 
trouverez  plus  de  gens  habiles  que  d'honnêtes  gens. 

Samedi  29  avril. 

Le  couvent  maçonnique  du  Chàtelet  a  produit  un  résultat 
qui  étonne  jusqu'à  ses  promoteurs.  Je  me  laisse  entraîner 
à  parler  comme  j'eusse  parlé  hier,  et  néanmoins  je  suis 
profondément  ému.  11  y  a  dans  la  franc-maçonnerie  pari- 
sienne une  forte  probité  qui  vient  de  se  montrer  courageuse 
et  fière.  Et  le  citoyen  qui,  à  table,  au  milieu  de  sa  famille  et 
de  ses  amis,  est  un  simple  bonhomme,  mais  qui  reste 
calme,  digne  et  bon  tandis  que  les  balles  pleuvent  autour 
•de  lui,  celui-là  est  bien  près  d'être  un  héros,  au  moins  à  son 
heure.  Quoi  qu'il  en  soit,  plus  le  franc-maçon  passait,  à 
tort  ou  à  raison,  pour  un  bourgeois  foncièrement  innocent 
et  insignifiant,  plus  est  significative  la  résolution  qu'il  a 
prise,  plus  est  décisive  l'affirmation  du  droit  de  Paris. 

L'Assemblée  rurale,  refusant  par  son  délégué  M.  Thiers, 
d'écouter  seulement  des  paroles  de  paix,  de  conciliation  et 
de  transaction,  l'Assemblée  vouant  l'immense  ville  aux 
horreurs  du  bombardement  et  des  assauts,  des  massacres 
^t  des  incendies,  la  Franc-Maçonnerie  a  pris  parti  pour 


! 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  223 

l'attaquée  et  l'opprimée.  Et,  pour  la  première  fois  depuis  sa 
fondation  séculaire,  elle  a  arboré  au  grand  jour  les  em- 
blèmes de  ses  arcanes  mystérieux,  elle  les  a  plantés  résolu- 
ment à  côté  du  drapeau  rouge  de  la  Commune. 

C'était  un  spectacle  solennel  que  ce  cortège  de  10  à 
11.000  hommes  se  rendant  de  la  Place  du  Carousel  à  la 
Place  de  l'Hôtel  de  Ville  au  milieu  des  acclamations.  La 
foule,  raconte  un  frère,  se  pressait  immense,  silencieuse  et 
recueillie.  Il  y  avait  quelque  chose  de  religieux  et  dans 
l'acte  accompli  par  les  maçons  et  dans  le  respect  dont  il 
€tait  salué  par  le  peuple  accouru...  Les  antiques  bannières, 
qui  n'avaient  encore  connu  que  le  repos  du  Temple,  venaient 
pour  la  première  fois  flotter  au  vent  de  la  Révolution  et 
-couvrir  de  leurs  plis  protecteurs  la  Grande  Cité.  En  tête  de 
la  colonne  et  comme  une  éclatante  protestation  contre  les 
bombardements  ruraux,  marchait  le  blanc  étendard  de  la 
Loge  de  Vincennes,  sur  lequel  on  lisait  :  «  Aimez-vous  les 
uns  les  autres  !  » 

A  la  suite  des  dignitaires  de  la  Maçonnerie,  décorés  du 
cordon  jaune  et  vert  du  Grand  Orient  ou  du  cordon  blanc 
des  députés  écossais,  on  voyait  se  presser  les  maçons  de 
tous  les  rites  :  français,  écossais,  Misraïm  et  Memphis. 
Les  simples  rubans  blancs  des  maîtres  figuraient  à  côté  de 
la  pourpre  et  de  l'or  des  Rose-Croix,  les  Kadolph  aux 
écharpes  noires  brodées  d'argent  côtoyaient  les  Misraïmites 
aux  cordons  verts.  Des  sœurs,  quelques-unes  vêtues  de 
noir,  quelques-unes  avec  des  insignes  maçonniques,  accom- 
pagnaient, leurs  époux  et  leurs  frères. 

A  onze  heures  du  matin,  les  francs-maçons  faisaient  leur 
entrée  dans  la  cour  de  l'Hôtel  de  Ville.  La  Commune  tout 
entière  les  attendait  sur  le  balcon  devant  une  statue  de  la 
République,  ceinte  de  l'écharpe  rouge... 

Le  citoyen  Félix  Pyat,  membre  de  la  Commune. 


Beslay,  un  vieux  républicain  dont  le  père  siégeait  à  la 
Convention  : 

«  Citoyens  frères,  comme  doyen  de  la  Commune  de  Paris 
et  aussi  de  la  Franc-Maçonnerie  de  France  dont  j'ai  l'hon- 


224  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

neur  de  faire  partie  depuis  cinquante-six  ans,  permettez- 
moi  de  donner  à  Tun  de  vous  l'accolade  fraternelle  »  .     .     . 

Le  vénérable  Thirifocq  prend  le  drapeau  de  la  commune. 


Il  est  midi.  Les  clairons  sonnent,  les  tambours  battent 
aux  champs,  des  vivats  enthousiastes  font  écho. 

Un  ballon  est  lancé  portant  les  trois  points  maçonniques 
avec  ces  trois  mots  :  «  La  Commune  à  la  France  ». 

Des  membres  de  la  Commune  prennent  place  parmi  les 
vénérables,  et  le  cortège  se  dirige  vers  la  Bastille. 

Les  soixante  bannières  flottent  au-dessus  des  dix  mille 
francs-maçons,  s'inclinent  devant  la  colonne  de  Juillet  et 
saluent  le  génie  de  la  Liberté. 

Puis,  par  les  grands  boulevards,  le  cortège  défile  jusqu'à 
la  Madeleine.  Il  est  deux  heures  quand  il  s'engage  dans 
le  faubourg  Saint-Honoré,  la  barricade  qui  ferme  la  rue 
Royale  Tempêchant  de  passer  par  la  place  de  la  Concorde. 

Au  moment  où  la  tête  du  cortège  arrive  sur  la  place  Beau- 
veau,  un  frère  qui  précédait  en  éclaireur  est  atteint  mortel- 
lement par  un  obus.  Ce  triste  accident,  grossi  par  les 
imaginations,  donne  lieu  à  des  bruits  faux,  qu'on  dirait 
inséparables  de  tout  grand  mouvement  populaire  :  «  On  a 
*tiré  sur  le  drapeau  blanc...  Plusieurs  francs-maçons  ont  été 
tués  ou  blessés...  » 

Le  cortège  s'arrête.  On  croit  que  l'obus  a  motivé  cette 
halte  et  de  toutes  parts  on  crie  :  En  avant  !  Mais  ce  sont 
les  officiers  supérieurs  et  le  bataillon  en  armes  qui,  après 
avoir  accompagné  jusque  là  les  francs-maçons,  les  quittent 
afin  de  laisser  à  la  manifestation  son  caractère  pacifique. 
La  colonne  se  divise  en  trois  groupes  convergant  vers 
l'Arc  de  Triomphe.  Les  obus  tombent  de  temps  en  temps 
sur  le  quartier.  Avenue  P>iedland,  plusieurs  projectiles 
passent  tout  à  coup  en  sifflant  sur  les  têtes  de  la  foule  et 
vont  éclater  dans  les  terrains  vagues.  Une  vive  émotion 
s'empare  des  manifestants,  dont  le  plus  grand  nombre  se 
couche  à  terre,  mais  tout  le  monde  se  relève  aussitôt  et 
reste  à  son  poste.  Pas  un  seul  des  vénérables,  pas  un  des 
porte-bannières  qui  ont  déjà  franchi  le  cordon  des  senti- 
nelles et   se  trouvent  isolés  au  milieu  de  la  chaussée,  ne 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  225 

fait  mine  de  se  courber.  Quelques-uns,  quand  un  obus 
passe,  lèvent  leur  chapeau  au  cri  de  vive  la  République  ! 

Les  bombes  éclatent,  nombreuses  et  serrées  sur  le  rond- 
point  de  l'Etoile  quand  y  débouchent  les  députations. 
Atteint  par  un  projectile,  un  Ecossais  est  emporté  à  l'hôpi- 
tal Baujon.  Les  maçons  se  groupent  sous  l'Arc  de  Triomphe, 
pendant  que  la  délégation  parlementaire,  avec  ses  soixante 
drapeaux,  descend,  calme  et  solennelle,  l'avenue  de  la 
Grande  Armée,  sous  les  obus. 

Ils  ne  tombèrent  plus  longtemps.  La  bannière  blanche 
arrêta  le  feu  des  Versaillais  ;  depuis  longtemps  les  fédérés 
avaient  discontinué  le  leur.  Arrivés  aux  remparts,  les 
francs-maçons  se  déploient  le  long  des  murailles  et  plantent 
leurs  bannières  sur  les  bastions  ;  tandis  que  quarante  véné- 
rables, franchissant  les  lignes,  s'avancent  par  la  grande 
avenue  de  Neuilly  sur  la  barricade  du  pont  de  Courbevoie. 
On  les  suit  des  yeux  avec  angoisse.  Mais  décidément  les 
Versaillais  ont  interrompu  leur  feu. 

Au  pont,  le  colonel  Leclerc  reçoit  les  délégués  très  froi- 
dement et  les  conduit  à  son  supérieur.  Le  général  Montan- 
don,  franc-maçon  lui-même,  salue  avec  courtoisie.  A  la  vue 
des  bannières  bien  connues,  il  a  pris  sur  lui  d'arrêter  le 
feu,  mais  il  n'a  pas  le  pouvoir  d'accorder  une  attention  bien 
longue.  Il  engage  les  frères  à  envoyer  des  députés  à  Ver- 
sailles et  met  une  voiture  à  leur  disposition. 

Trois  des  dignitaires  se  mettent  aussitôt  en  route  ;  ils  vont 
encore  une  fois  essayer  de  fléchir  M.  Thiers,  d'attendrir 
son  cœur,  vieux  pruneau  desséché.  Toutefois,  ils  sont  nom- 
breux, les  frères  qui  s'écrient  :  «  Il  est  impossible  qu'on 
résiste  à  nos  offres  de  paix,  il  est  impossible  que  Ver- 
sailles ne  nous  écoute  pas,  que  les  villes  de  France  ne 
nous  fassent  pas  écouter  !  » 

Dimanche,  30  avril. 

Ils  sont  bien  coupal)les,  ces  hommes  de  Versailles,  qui 
sont  entrés  au  pouvoir,  non  comme  les  mandataires  de  la 
nation  tout  entière  mais  comme  les  aventuriers  d'un  parti, 
qui  ont  cru  établir  plus  solidement  leur  caste  sur  les  débris 
de  la  France  démantelée  ;  il^  sont  bien  criminels,  ces  hom- 
mes qui,  pouvant  être  le  Gouvernement,  ont  préféré  n'être 
qu'une  faction,  et  qui,  pouvant  faire  de  grandes  choses  pour 

15 


220  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

le  bien  de  tous,  ont  manigancé  de  petits  complots,  d'indi- 
gnes coups  d'Etat  pour  leur  satisfaction  personnelle  et  lin- 
téfêt  de  leurs  compères  et  complices  delà  haute  bourgeoisie 
libérale.  S'il  le  faut,  ce  qui  nous  reste  de  patrie  y  périra, 
car  nos  gouvernants,  Thrers,  Favre,  Diifaure  et  consorts  ont 
la  gloriole  féroce,  leur  dépit  monte  jusqu'à  M  rage  etteur 
vexation  jusqu'au  paroxysme  de  l'hystérie. 

MalheuTeusement,  les  personnages  officiels  ne  sont  pas 
les  seuls  coupables.  Dans  leur  œuvre  de  mensonge  à  outrance 
et  de  calomnie  cruelle,  ils  ont  été  accompagnés,  précédés 
eÊ  suivis  par  des  hommes  presqu'autant  puissatnts  etrespec- 
taèles  qu'eu-x,  des  meneurs  de  la  presse,  des  directeurs 
<de  journ-aux,  dies  écrivains  de  premier  ordre,  des  écrivas- 
siers  du  rang  le  pkis  infime.  Depuis  le  Journal  des  Débats 
jusqu'au  vil  Figaro  ou  à  l'immonde  Gaulois,  pas  une  parole 
de  raison,  de  sens,  de  conciliation,  tous'  leurs  discours  ne 
sont  que  des  réquisitoires  dont  la  conclusion  est  toujours  la 
même  :  Tue  !  tue  !  Paris  envoie^ses  députations  de  pacifica- 
teurs, ses  francs-maçons,  ses  dëlégués,  ses  chambres 
syndicales  dfâ  lia  Ligue  d'Union:,  q^u^e  sais-je  ?'  De  Versaillies, 
rien  !  pas  même  un)  article  dans  un  bout  de  journal!  —  Une 
des  choses  qui  m'ont  ému  Le  plus-  doulom^eusement  et  qui, 
mieux  que  nulle  proclamation  delà  Commune,  m'a  fait  sentir 
la- nécessité  pour  Paris  de  se  défendre  jusqu'à  la  mort,  s'il 
le  faut,  c'est  rexcommunication  solennelle  lancée  par  le 
Temps  de  Versailles  contre  le  T^em/'^  de  Paris.  Le  journal 
s'est  dédoublé  pour  servir  sa  double  clientèle  de  la  capitale 
et  de  la  province.  Et  tandis  que  la  rédaction  de  Paris,  peut- 
être  avec  bonne  foi  poussait  à  quelque  conciliation;  le 
Rédacteur  en  chef  siégeant  à  Versailles  aux  pieds  dti  petit 
M-.  Thiers,  a  excommunié  son  frère  de'  Paris,  qui  osait 
croire  que  cent  ou  deux  cent  mille  gardes-nationaux  ne 
sont  pas  un  ramassis  de  fous  furieux,  qu'ils  ont  quelques 
raisons  plausibles  que  Versailles  devrait  écouter  avec 
indulgencej  en* accordant  un  armistice.  Le  7'e/?z/7s  versail- 
lais  n'admet  pas  que  l'Assemblée,  qui  est  la  légalité,  puisse 
parlementer  un  instant  avec  la  Commune,  qui  est  le  crime. 
Que  les  insurgés  commencent  par  déposer  leurs  fusils, 
qu'ils  se  fassent  d'abord  mettre  les  menottes  aux  poignets 
par.  les  gendarmes,  et,  après,  ils  tâcheront  à  s'entendre  avec 
les  juges!...  Auparavant  ce  serait  se  rendre  les  complices 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  227 

4e  leur  crime  que  de  condescendre  seulement  à  écouter  leurs 
prétendus  gTiefs.  Notez  que  ce  journal,  le  Doctrinaire  des 
Hfoéra-ux  de  la  génératianïnouvelle,  un  Débats  né  d'iiier,  est 
ééjà  séodle  .près qu'autant  que  son  grand  père,  notez  que  le 
Temps  a  toujours  vécu  sur  l'idée  anglaise  que  la  politique 
est  un€  série  de  transactions  incessantes  entre  'les  Tories  et 
les  Wliig's.  Alais  quand  des  Radicaux  font  leoir  apparition, 
il  paraît  q^ue  les  Wàigs  et  Tories  ne  doivent  raisonner  avec 
les  radicaux  qu'à  coups  de  crosse.  Le  Terrips  «n-e  renie  pas 
pour  cela  son  enseignemient  ;  au  contraire,  il  disserte  plus 
savamm-ent  que  jamais  sur  le  devoir  sacré  de  'la  tolérance. 
Mais  ces  Communeux  déraisonnables,  ces  ins-urgés  furieux, 
la  méconnaissent,  cette  tolérance...  Ils  manquent  de  con- 
fiance dans  la  liberté,  ils  ne  croient  pa«  à  l'action  de  l'esprit 
sur  l'esprit,  à  l'effet  de  la  discussion  et  à  la  puissance  du 
vrai,  ils  n'ont  pas  la  patience  d'attendre  qu'une  qi^iestion 
fasse  son  cliemin  par  la  propagande  intellectuelle.  Ils  n'ad- 
mettent pas  les  droits  d'autrui,  ne  font  point  la  part  de 
l'adversaire.  Tout  dissident  est  pour  le  Français  en  général, 
et  pour  le  révolutionnaire  socialiste  en  particulier,  un 
ennemi  qu'il  s'agit  de  déshonorer  ou  de  détruire,  d'écraser 
s'il  est  possible,  d'insulter  si  on  ne  peut  l'écraser.  Ils  ne 
connaissent  qu'une  ressource,  la  force,  qu'un.'  moyen  de 
progrès,  la  Révolution.  Ils  ont  idéalisé  ce  mot  de  .Révolu- 
tion, ils  en  sont  enivrés,  ils  en  ont  fait  le  synonyme  de  Jus- 
tice et  de  Liberté  ;  ils  y  ont  attaché  les  souvenirs^héroïques 
de  la  nation,  si  bien  qu'aujourd'hui  ce  mot  répond  à  tout, 
justifie  tout,  si  bien  que  la  Révolution,  se  dévorant  elle- 
même  comme  le  Dieu  de  la  fable,  sacrifie  toutes  ses  con- 
quêtes à  un  besoin  maladif  de  destruction,  et,  après  avoir 
poursuivi  pendant  tant  4" années  le  suffrage  universel 
oomme  le  dernier  mot  de  la  souveraineté  populaire,  travaille 
à  le  noyer  dans  le  sang...  Donc,  noyons  nous-même  les 
révolutionnaires  dans  leur  sang.  Et,  puisqu'ils  transgres- 
sent le  saint  devoir  de  la  tolérance,  ce  sont  des  criminels, 
et  traitons-les  en  criminels.  Etouffons  la;  voix  de  leurs 
messagers  à  coups  de  canons,  à  coups  de  sabre  celle  de 
l-emrs  orateurs.  Faisons-leur  ravaler  leurs  discouirs-  Ils  sont  à 
Paris  deux  cent  cinquante  mille  ayant  voté  le  20  mars  aux 
élections  de  la  Commune,  ils  ont  une  autre  théorie  que  nous 
sur  les  rapports  à   établir  entre  le  pouvoir  central  et  les 


228  JOURNAL    DE    LA    COiMMUNE 

municipalités,  ils  apportent  une  autre  solution  que  celle  de 
M.  Dufaure  aux  questions  des  loyers  et  des  échéances,  ils 
ne  se  fient  pas  à  la  sincérité  de  M.  Thiers,  au  républicanisme 
de  l'Assemblée,  cela  suffit,  ce  sont  des  intolérants  qui 
veulent  tout  savoir  mieux  que  les  autres.  Qu'on  leur  ré- 
ponde avec  des  obus  !  »  —  «  Mais,  derrière  les  deux  cent 
cinquante  mille  électeurs,  il  y  a  deux  cent  mille  indiffé- 
rents... un  million  de  vieillards,  de  femmes,  d'enfants...  »  — 
«  Qu'importe  !  faites  pleuvoir  les  bombes  sur  cette  fourmi- 
lière humaine!  Canonniers  à  vos  pièces!  Avancez  Galliffet, 
Ladmirault,  Lavaucoupet  ;  ordonnez  l'assaut,  maréchal 
Mac  Mahon  !  » 

C'est  ainsi  que  raisonnent  les  économistes,  professeurs, 
littérateurs,  banquiers  protestants,  candidats  à  l'Institut, 
dans  un  journal  qui  a  la  réputation  d'être  modéré,  d'être 
sage  entre  les  sages,  d'être  instruit,  d'être  poli,  et  même 
d'être  honnête.  Ce  serait  grotesque  et  bouffon,  si  ce  n'était 
sanglant  et  lugubre. 

Toujours  nous  en  revenons  là.  Un  vent  de  haine,  c'est  à 
dire  de  folie,  un  sirocco  de  colère  stupide  a  desséché  nos 
cervelles  et  enflammé  nos  cœurs  ardents  comme  un  bloc  de 
fer  dans  la  fournaise.  Nous  nous  étonnons  à  Paris  des 
fureurs  et  des  insanies  de  Versailles,  Versailles  s'étonne 
sans  doute  des  fureurs  et  des  insanies  de  Paris  ;  c'est  à 
croire  que  nous  nous  débattons  tous  dans  le  délire  de  la 
fièvre,  dans  les  rêves  du  cauchemar  et  tous  les  jours  nous 
enfonçons  plus  bas. 

Il  est  certain  que,  si  le  journal  Le  Temps  se  prononce 
contre  Paris  avec  cette  rigueur,  avec  cette  cruauté,  les 
bonnes  gens  de  province,  dont  Le  Temps  est  le  mentor, 
perdront  à  sa  suite  ce  qu'ils  avaient  de  raison.  «  Puisque  le 
Temps  lui-même  se  déclare  contre  eux,  puisqu'il  n'admet 
pas  la  discussion  avec  les  Communeux,  il  faut  que  ces 
Parisiens  soient  d'abominables  scélérats,  contre  lesquels, 
nous  aussi,  nous  serons  inflexibles  !  » 

Nous  avons  à  Paris  de  bien  mauvais  journaux  et,  de  tous, 
le  plus  ignoble,  parce  qu'il  veut  l'être,  est  le  Pèî^e  Duchêne, 
une  misérable  contrefaçon  de  celui  de  93.  J'en  ai  pris  le& 
premiers  numéros  et,  les  tenant  par  les  pincettes,  les  ai 
parcourus  du  regard.  Peu  de  lignes  qui  ne  soient  émaillées 
d'un  juron  ou  de  deux  ou  trois  mots  obscènes  qui  reviennent 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  22^ 

toujours  et  toujours  avec  une  monotonie  ennuyeuse.  La 
pensée  est  molle,  les  expressions  violentes,  pas  d'idées, 
mais  quelles  insultes  !  Le  critique  s'aperçoit  bientôt  que  le 
style,  si  style  il  y  a,  que  le  tour  de  phrase  est  celui  d'un 
lettré,  d'un  lettré  qui  s'évertue  à  être  ordurier  et  brutal,  et 
qui  y  réussit,  mais  en  restant  ce  qu'il  a  toujours  été,  pauvre 
d'intelligence.  On  me  dit  que  son  rédacteur,  qui  se  prétend 
être  un  marchand  de  fourneaux,  est  un  sieur  Vermersch, 
l'ex-chroniqueur  de  je  ne  sais  quel  Mercure  galant,  moni- 
teur des  cocottes,  un  muscadin  transformé  subitement  en 
vidangeur.  Aux  infections  de  l'égoùt,  à  une  haleine  infectée 
de  vermouth  et  d'eau-de-vie,  se  mélangent  encore  de  vagues 
odeurs  de  pommade  et  de  mille  fleurs.  Je  suis  désolé,  je 
suis  honteux  pour  la  Commune  qu'elle  ait  un  souteneur 
pareil.  11  paraît  qu'accueillie  d'abord  avec  indifférence,  cette 
feuille  gagne  tous  les  jours  en  influence,  lue  qu'elle  est 
dans  tous  les  corps  de  garde  et  fournissant  des  jurons  tout 
prêts  aux  ivrognes,  (car  il  en  existe  malheureusement  tou- 
jours dans  les  bas-fonds  des  régiments  fédérés).  C'est  elle 
qui  a  dénoncé  Chaudey  et  l'a  fait  arrêter.  C'est  elle  qui 
pousse  le  plus  à  l'exécution  d'otages,  qui  vocifère  sans 
cesse  la  colère,  la  vengeance  et  la  déraison.  Un  régiment 
de  Versaillais  caserne  dans  Paris  ferait  à  la  longue  moins 
de  mal  à  la  Commune  que  cet  infect  Père  Duchêiie;  mieux 
lui  vaudrait  que  Le  Gaulois  et  Le  Figaro  continuassent  à 
s'imprimer  à  Paris  ! 

Décidément,  le  journaliste  est  une  des  plus  atroces  plaies, 
un  des  plus  grands  malheurs,  une  des  plus  tristes  hontes 
de  la  France.  Nulle  autre  part,  ils  n'ont  plus  de  talent,  nulle 
autre  part,  ils  ne  font  autant  de  mal,  nulle  autre  part,  ils  ne 
sont  plus  ignorants  et  plus  roués,  plus  frivoles,  plus  per- 
fides, plus  cruellement  et  plus  odieusement  calomniateurs. 
En  Angleterre,  en  Allemagne  et,  même  aux  Etats-Unis,  on 
ne  sait  pas  mentir  avec  cet  aplomb,  avec  cette  ignoble 
désinvolture.  Sans  les  journaux  infâmes,  TEmpire  n'eût 
jamais  réussi  à  lancer  la  France  dans  la  criminelle  expé- 
dition d'Allemagne,  sans  les  mêmes  journaux  infâmes,  nous 
eussions  eu,  sans  doute,  de  grandes  difficultés  intérieures, 
mais  non  point  notre  abominable  guerre  civile. 

J'ai  nommé  Le  Gaulois.  Dans  quelques-uns  de  ses  numé- 
ros qui  me  sont  parvenus  ce  mois-ci  (le  transit  est  difficile), 


230  j0Urn:^l  de  la  commune 

je  lis  avec  stupéfaction  des  Lettres  de  Pcu-is  racontant  aux 
habitants  d'un  autre  monde  ce  qui  est  censé  se  passer  dans- 
nos  quartiers.  J'en  extrait  d'intéressantes  nouvelles  : 

«  ...  L'aspect  de  la  capitale  s€  revêt  par  moment  des 
teintes  les  plus  funèbres. 

((  C  est  bien  la  terreur,  la  terreur  dans  ce  quelle  a  de- 
plus  hideux  qui  règne  à  Paris. 

«  Les  malheureux  habitants  en  sont  à  se  défîter  les  uns^ 
des  autres  par  suite  de  dénonciations.  La  plupart  des  hom- 
mes valides  fuient  leur  domicile  par  crainte  des  enrôle- 
ments par  force.  Les  femmes  affolées  courent  les  rues  à  la 
recherche  de  cachettes  pour  leurs  bijoux,  de  protections 
diplomatiques  pour  quititer  Paris  ou  faire  parvenir  leurs 
lettres. 

«  Enfin  les  rues  sont  sill^onnées,  pendant  le  jour,  par  des 
escouades  de  gardes-nationaux  à  l'aspect  féroce,  qui 
arrêtent  les  passants  sous  des  menaces  atroces,  les  forcent 
à  s'incorporer  aux  bataillons  de  marche.  Ni  l'àg-e  ni  la 
nationalité  ne  sont  plus  respectés. 

((  Une  fois  la  nuit  venus,  ces  patrouillas  sont  remplacées 
^Q.v  des  bandes  de  pvllarés^  oiï  les  femmes  figareivt  en 
nombre,  et  qnii  envahissent  les  appartements  et  les  dévali- 
sent » . 

«  En  somme^  nous  dit  la  personne  digne  de  foi  qui  nous 
communique  ces  tristes  renseignements,.  «  Paris  est  devenu 
un  enfer  qui  rappelle  les  cavernes  des  brigands  légen- 
daires »;.. 

Nous  extrayons  le  passade  suivant  d'une  lettre  adressée 
à  un  fonctionnaire  de-  la  vilJe  de  Paris,  résidant  actuelle- 
ment à  Versailles,  par  une  personne  digne  de  foi.  On  verra 
avec  qwel  sans-gênte  les  fonctionnaires  de'  la  Commune 
s'imstîaileniti  dans  les  meubles  de  ceux  qu'ils  ont  la  préten- 
tion de  rempl-acer. 

Paris,  20  avril  1871. 

«  Je  profite  d^une  occasion  sure  pour  vous  envoyer  quei^ 
ques  nouveaux  détails.  W.  X.  a  dû  vous  d'ire  que,  non  seules 
ment  votre  appartement  a  été  ouvert  induemen*,  mais 
eBicore  que  toutes  vos  armoires  et  votre  cave  ont  été  frac- 
turées. Votre  successeur  habite  en  maitre  votre  maison.  La 


JOURNAL    DE    LA    C03IMUNE  231 

nuit  de  mardi  à  mercredi  fut  une  nuit  d'afïreuse  débauche. 
Jusqu'à  cinq  heures  du  matin,  le  vin  de  votre  cave  se  buvait 
abondamment  Tous  les  becs  de  gaz  étaient  allumés  comme 
un  jour  de  grande  réception.  La  fête  se  termina  par  «ne 
dispute  scandaleuse,  mais  à  la  fin  hommes  et  femmes  cou- 
chèrent dans  vos  lits.  On  reçoit  par  votre  porte  d'entrée  et 
hier,  à  dix  heures  du  matin,  le  digne  magistrat  sortit  avec 
sa  compagne  qui  portait  sur  elle  la  toilette  de  votre  femme: 
robe  de  soie  couleur  marron,  pardessus  de  velours  et  cha- 
peau à  plumes.  Ils  sont  rentrés  le  matin  à  neuf  heures  et,  en 
sortant,  le  monsieur  avait  donné  ordre  à  la  concierge  de 
dire  quil  n'était  pas  chez  lui  si  on  le  demandait...  Il  parlait 
comme  si  réellement  votre  appartement  lui  appartenait, 

«•  ...  11  paraît  que  cette  belle  toilette  de  votre  femme  lui 
plait,  car  elle  vient  encore  de  sortir,  parée  des  mêmes 
effets  et,  comme  elle  est  de  plus  petite  taille  que  jNladame, 
elle  fait  traîner  complaisamment  la  queue  de  la  robe  daiàs 
la  rue... 

«  Quelle  triste  ville  que  Paris  aujourd'hui  !  On  ne  con- 
naît que  le  vol,  le  pillage  !  Les  arrestations  se  succèdent. 
Partout  les  églises  fermées,  les  vases  et  objets  consa- 
crés au  culte  enlevés  violemment  en  plein  jour  sur  les 
autels,  etc.,  etc. 

«  Depuis  hier,  il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  dans  les 
quartiers  excentriques  de  Paris  des  bataillons  de  femmes, 
marchant  deux  par  deux  vociférant,  hurlant,  le  sabre  au 
jupon  et  le  chassepot  sur  l'épaule. 

«  C'est  hideux  et  grotesque.  11  n'est  pas  d'injures,  de 
menaces  et  d'obscénités  que  ne  vomissent  ces  créatures.  Il 
paraît  qu'elles  ne  se  bornent  pas  malheureusement  à  ar- 
penter militairement  la  rue  et  à  se  mêler  à  la  boue  du 
trottoir;  elles  montent  carrément  dans  les  appartements 
que  désigne  la  vengeance  ou  la  cupidité  et  pillent  à  belles 
mains  ! 

«  Un  témoin  oculaire  a  assisté,  rue  de  Flandre,  à  un  triste 
spectacle,  qui  prouve  une  fois  de  plus  combien  l'entente 
fraternelle  règne  peu  entre  les  citoyens  communeux. 

«  Deux  bataillons  de  la  Yillette  en  sont  venus  aux  maÎDS 
dans  la  soirée  d'avant  hier,  et  le  sang  a  coulé  de  part  et 
d'autre. 


232 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 


«  La  fusillade  entre  frères  et  amis  a  duré  environ  dix 
minutes. 

«  Le  pillage  s'exerce  sur  une  grande  échelle  et  dans  tous 
les  quartiers. 

Toujours  du  Gaulois. 

((.  On  se  bat  à  Belleville.  Le  décret  de  la  Commune  pour 
la  levée  des  hommes  de  17  à  35  ans  et  leur  incorporation 
forcée  dans  les  bataillons  de  guerre  aurait  armé  les  citoyens 
récalcitrants  au  décret  de  la  Commune. 

«  Il  est  certain  qu'il  y  a  dissidence  aujourd'hui  entre  les 
dissidents. 

«  A  Belleville.  deux  bataillons  sont  aux  mains,  l'un  pour 
la  Commune  qui  veut  continuer  la  lutte,  l'autre  contre.  - 

«  L'aspect  de  Paris  est  navrant.  On  ne  sait  rien  de  ce  qui 
se  passe  à  Versailles  ou  sur  les  champs  de  bataille  ;  mardi 
soir,  on  n'avait  aucun  détail  sur  les  faits  et  actes  des  batail- 
lons qui  avaient  quitté  Paris  pour  marcher  sur  Versailles. 
On  était  très  inquiet.  Cependant  l'opinion  générale  était 
que  si  l'armée  communale  avait  été  victorieuse,  de  nom- 
breuses affiches  auraient  porté  le  bulletin  de  victoire  à  la 
connaissance  du  public. 

«  Une  portion  de  la  population  féminine, — quelle  portion  ! 
est  très  surexcitée  ;  dans  certaines  rues  des  quartiers 
Lamartine,  Breda.  etc.,  on  voit  des  femmes  le  fusil  en 
bandoulière  ou  sur  l'épaule.  11  y  en  a  en  faction,  à  la 
porte  de  Passy. 

«  D'autres,  en  grand  nombre,  attendent  aux  portes,  hur- 
lant, criant  après  leurs  maris,  partis  dans  les  rangs  des 
bataillons  démarche. 

«  Tout  ce  spectacle  est  navrant. 

«  —  On  rapporte  aussi  que  douze  ou  quinze  cents  malheu- 
reuses femmes  d'anciens  sergents  de  ville  auraient  été 
arrêtées  dans  les  quartiers  du  Temple,  Belleville,  Cha- 
ronne,  Ménilmontant,  la  Villette  et  Montmartre.  Elle  ont 
été  écrouées  en  masse.  Savez-vous  ce  qu'on  prétend  faire 
de  ces  malheureuses^  Un  pare-balles  versaillais. 

«  Ces  infortunées  et  innocentes  victimes  sont  condamnées, 
paraît-il,  à  former  l'avant-garde  de  la  grande  armée  insur- 
rectionnelle qui  parle  de  marcher  de  nouveau  sur  Ver- 
sailles. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  233 


Dimanche,  30  avril. 


Depuis  vingt  jours,  le  fort  d'Issy  était  bombardé  jour  et 
nuit,  criblé  d'obus.  Quand  les  fédérés  s'y  sont  installés,  il 
était  plus  qu'à  moitié  démantelé  par  les  canons  prussiens  ; 
il  a  fallu  toute  l'énergie  et  toute  la  bravoure  de  nos  gardes 
nationaux  pour  tenir  dans  cette  place  qu'un  seul  coup  d'œil 
montrait  depuis  huit  jours  comme  absolument  intenable. 
Chaque  matin,  nous  nous  attendions  à  la  nouvelle  :  le  fort 
d'Issy  a  été  évacué. 

Ce  matin,  nous  apprenons  que,  sous  un  redoublement  de 
la  grêle  d'obus,  le  commandant  Mégy  a  quitté  le  fort.  On 
s'en  est  beaucoup  fâché  à  la  Commune  et  surtout  au  Comité 
central.  Mégy  a  quitté  son  poste  pour  en  avoir  reçu  l'ordre. 
Cluseret  est  rendu  responsable  de  la  fuite  de  son  subor- 
donné ;  on  met  l'abandon  du  fort  sur  le  compte  du  délégué 
à  la  guerre  :  non  seulement  Cluseret  a  été  destitué  séance 
tenante,  mais  on  a  poussé  la  rigueur  jusqu'à  le  décréter 
d'accusation. 

Cette  sévérité  nous  paraît  à  nous  autres,  gens  du  public, 
tout  à  fait  exagérée  et  du  plus  déplorable  effet.  Nous  ne 
savons  pas  ce  qui  se  passe  dans  les  mystérieux  conseils  de 
l'Hôtel  de  Ville,  mais  nous  inclinons  à  croire  que  ce  sont 
des  raisons  personnelles,  plutôt  qae  des  raisons  administra- 
tives, qui  motivent  la  «lisgrâce  de  Cluseret.  —  On  nous  dit 
que  Cluseret,  avec  une  capacité  et  une  autorité  médiocres, 
se  mêlait  de  beaucoup  trop  d'affaires,  que  Cluseret  visait  à 
la  dictature.  —  Eh  bien  !  si  Cluseret  donne  lieu  à  des  mé- 
contentements et  à  des  défiances,  faite  une  enquête  sérieuse 
sur  sa  conduite,  destituez-le  si  vous  avez  quelqu'un  qui, 
incontestablement  doive  faire  mieux  que  lui  ;  mais  que  cela 
se  passe  au  grand  jour,  car  cette  destitution  et  cette  arres- 
tation si  mal  motivées,  produisent  le  plus  fâcheux  effet.  On 
est  enclin  à  croire  le  mal  et  le  pire.  En  frappant  Cluseret  de 
cette  façon,  les  ayant  pouvoirs  à  THôtel  de  Ville  déshono- 
rent leur  délégué,  mais  ils  se  déshonorent  encore  plus  ;  la 
malignité  adopte  immédiatement  lidée  que  Cluseret  n'est 
qu'un  mauvais  gas,  mais  que,  par  contre,  ses  rivaux  et  ses 
collègues  sont  encore  moins  capables  et  plus  envieux  que 
lui. 

En  poussant  Cluseret  à  Mazas,  la  Commune  a  fait  plus 


234  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

de  tort  à  la  cause  de  Paris  que  Mégy,  dont  la  bravoure  n'est 
contestée  par  personne,  en  quittant  son  trou  à  obus.  — 
«  Lorsque  Taudace  est  inutile,  avait  fort  bien  dit  Gluseret, 
en  entrant  en  fonctions,  elle  est  ridicule.  »  —  Tout  ce  que 
nous  avons  regretté,  c'est  que  Mégy  en  abandonnant  le 
fort,  ne  l'ait  pas  fait  sauter,  comme  on  nous  l'avait  promis. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  a  été  décidé  que  le"  drapeau  rouge 
serait  replanté  sur  le  fort  d'Issy,  et  des  enfants  perdus  se 
sont  présentés  pour  cette  prouesse  que  nous  préférions 
voir  réservée  pour  de  meilleures  occasions. 

Au  lieu  et  place  de  Gluseret,  ils  ont  nommé  Hossel,  un 
ancien  olficier  de  l'armée  de  Metz.  Cet  homme  qui  est  res- 
ponsable de  nos  destinées,  personne  ne  paraît  savoir  réelle- 
ment qui  il  est.  On  ne  le  connaît  que  par  son  excessive 
sévérité  au  Conseil  de  Guerre,  mais  il  est  du  métier,  et  une 
vague  rumeur  lui  attribue  même  du  génie. 

((  En  passant  rue  Pergolèse,  nous  avons  vu  des  jeunes 
garçons  de  dix  ans  environ  qui  avaient  les  deux  joues  et  les 
sourcils  brûlés  par  un  éclat  d'obus.  Ce  sont  deux  pauvres 
abandonnés  par  leurs  parents  émigrés  en  province  et  qui 
n'ont  d'autres  moyens  d'existence  que  la  vente  des  éclats 
d'obus  qu'ils  ramassent  après  la  chute  des  proj*ectiles. 

«  Sait-on  quel  a  été  leur  premier  soin  en  entr'ouvant 
les  yeux?  Ils  ont  bien  vite  ramassé  les  éclats,  peu  nombreux 
mais  fort  gros,  de  l'obus  qui  a  failli  les  tuer  et  les  ozit  mis 
dans  un  sac  pour  les  vendre  avec  la  provision  de  la  veille. 
Et,  comme  nous  leur  faisions  observer  les  dangers  auxquels 
ils  s'exposaient  pour  gagner  quelques  centimes: 

«  Quelques  centimes  !  Mais  chacun  de  ces  gros  morceaux 
nous  sont  payés  dix  sous  et  cinq  sous  les  petits  par  un 
Anglais  qui  en  fait  le  commerce  et  les  expédie  en  Angle- 
terre où  il  les  revend  très  cher  ».  (Mot  d'Ordre). 

Lundi,  i^'^  mai. 
SOMMATION 

Au  nom  et  par  ordre  de  M-  le  maréchal  commandant  en 
chef  l'armée,  nous,  major  de  tranchée,  sommons  le  com- 
mandant des  insurgés,  réunis  en  ce  moment  au  fort  d'Issy, 


JOURNAL    DE    LA    COMxMUNE  235 

d'avoir  à  se  rendre,  lui  et  tout  le  personnel  enfermé  dans  le 
dit  fort. 

Un  délai  d'un  quart  d'heure  est  accordé  pour  la  pré- 
sente sommation. 

Si  le  commandant  des  forces  insurgées  déclare,  par  écrit,. 
en  son  nom  et  au  nom  de  la  garnison  tout  entière  du  fort 
d'Issy,  qu'il  se  soumet,  lui  et  les  siens,  à  la  présente  som.- 
mation,  sans  autre  condition  que  d'obtenir  la  vie  sauve  et  la 
liberté,  moins  l'autorisation  de  résider  dans  Paris,  cette 
faveur  sera  accordée. 

Faute  par  lui  de  ne  pas  répondre  dans  le  délai  indiqué 
plus  haut,  toute  la  garnison  sera  passée  par  les  armes. 

Tranchées  devant  le  Fort  d'Issy 
30  avril  1871. 

Le  Colonel  d'Etat  major  de  la  tranchée. 
Signé  :  R.  Leperche. 

Hier,  le  citoyen  Rossel,  délégué  à  la  guerre,  a  fait  répondre 
au  commandant  versaillais. 

Au  citoyen  Leperche,  major  des  tranchées  devant  Je  fort 
dTssy.  » 

jNlon  cher  camarade, 

La  prochaine  fois  que  vous  vous  permettrez  de  nous 
envoyer  une  sommation  aussi  insolente  que  votre  lettre 
autographe  d'hier,  je  ferai  fusiller  votre  parlementaire 
conformément  aux  usages  de  la  guerre. 

Votre  dévoué  camarade,  signé  :  Rossel, 

Délégué  de  la  Commune  de  Paris. 

Quel  style,  quels  procédés  que  ceux  de  M.  Leperche,. 
colonel  d'état-major' de  Parmée  de  l'ordre.  Le  prince  Pierre 
Bonaparte  ou,  dans  les  Abruzzes,  un  gentilhomme  de 
grand  chemin,  ne  parlerait  pas  autrement. 

Lundi,  1"  mai. 

Récusant  l'élection  de  la  Commune  au  20  mars,  sous 
raison  de  l'insuccès  des  élections  complémentaires  du 
16  avril,  le  journal  le  Temps  prétend  que  Paris  n'est  pas 


236  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

représenté.  «  Dans  le  conflit  qui  s'agite  en  son  nom,  Paris 
n'a  pas  la  parole,  Paris  est  en  guerre,  il  reçoit  et  envoie  des 
obus,  sa  population  tout  entière  est  requise  pour  le  combat, 
et  il  n'a  été  consulté  par  personne  pour  dire  si  ça  lui  con- 
venait ou  ne  lui  convenait  pas  )>. 

En  conséquence  et  comme  moyen  de  conciliation  avec 
Versailles,  le  Temps  et,  après  lui,  quelques  journaux 
réclament  : 

L'élection  d'une  municipalité  nouvelle  dans  les  formes  de 
la  loi  votée  par  l'Assemblée  (!),  avec  mandat  de  traiter  avec 
Versailles  sur  les  bases  du  maintien  de  la  République, 
des  libertés  municipales  et  d'une  amnistie  complète  et 
générale.  Et  au  préalable  une  trêve  de  23  jours. 

Peu  auparavant,  le  Temps  avait  proposé  un  moyen 
également  pratique  de  tout  concilier  :  Que  M.  Thiers 
nommé  Dictateur  par  l'Assemblée,  que  M.  Louis  Blanc, 
nommé  Dictateur  parla  Commune  arrangent  vitement  nos 
affaires  et  nous  bâclent  une  bonne  paix  ! 

11  y  a  manque  de  bonne  foi  ou  il  y  a  faiblesse  d'esprit  à 
proposer  des  solutions  impossibles  et  à  récriminer  ensuite 
contre  ceux  qui  ne  les  exécutent  pas.  —  Il  faudrait  cepen- 
dant laisser  là  les  phrases  creuses,  comme  le  dit  le  Temps 
lui-même,  et  se  rappeler  un  peu  que  le  sang  coule  autour 
de  Paris.  Comment  reprocher  à  la  Commune  qu'elle  ne 
transige  pas,  puisque  M.  Thiers  ne  veut  pas  transiger, 
puisque  l'Assemblée  hurle  et  aboie  contre  tout  pacificateur. 
Pourquoi  reprocher  à  la  Commune  de  se  défendre  à 
outrances,  quand  on  Tattaque  à  outrance!  —  Si  on  propo- 
sait à  Paris  une  transaction  équitable,  croyez-vous  que  la 
Commune  venant  à  la  refuser  pourrait  tenir  quarante-huit 
heures  seulement  contre  tous  les  commerçants  et  industriels 
du  dedans  et  du  dehors,  contre  l'explosion  d'indignation 
de  la  France  et  de  l'Europe,  et,  sans  aller  plus  loin,  contre 
la  volonté  de  ces  gardes  nationaux,  époux  et  pères  de 
famille,  qui  ne  vont  aux  massacrades  de  Neuilly,  de  Vanves, 
dTssy  et  de  Montrouge  que  par  sentiment  du  devoir,  qui  ne 
vont  exposer  leur  vie  et  l'existence  même  de  leurs  enfants 
que  parce  qu'ils  savent  la  République  menacée  et  le  pou- 
voir légal  entre  les  mains  des  monarchistes  ?  Les  mystifica- 
teurs prétendent  que  le  plaisir  du  garde  national  à  jouer  au 
soldat  est  tel  qu'il  préfère  trente  sous  par  jour  à  manœuvrer 


JOURNAL    DE    LA    COMiMUNE  237 

la  baïonnette  à  Clichy  que  dix  francs  à  coudre  ou  à  varloper 
dans  un  métier.  Odieuse  ineptie.  C'est  M.  Thiers  qui  est 
impitoyable  parce  qu'il  se  croit  le  plus  fort,  c'est  l'Assem- 
blée qui  hurle  de  joie,  elle  flaire  du  sang  de  républicain,  la 
chair  fraîche  des  révolutionnaires.  —  Maudite  soit  la  Com- 
mune si  elle  repousse  une  transaction  raisonnable...  Mais 
qui  lui  en  présente  ?  Et  ne  sait-on  pas  que,  pour  se  conci- 
lier comme  pour  se  marier,  il  faut  être  deux  ! 

Mardi,  2  mai. 

«  Récompense  honnête  à  qui  donnera  l'adresse  d'un 
fonctionnaire  républicain  dans  le  Gard  ». 

Cette  annonce  se  lit  dans  un  journal  du  département  du 
Gard.  N'oublions  pas,  je  vous  prie  que  M.  Thiers  est  le 
champion  de  la  République  contre  Paris. 

Que  ne  donnerait  Versailles  pour  imposer  quarantaine  à 
tout  ce  qui  sort  du  Paris  pestiféré  !  Les  lettres  sont  arrêtées, 
les  journaux  confisqués,  mais  les  hommes,  combien  plus 
doivent-ils  être  suspects  !  De  peur  que  des  communards 
n'infestent  la  province,  de  peur  surtout  qu'ils  n'échappent 
à  la  vengeance  des  Versaillais  en  se  réfugiant  dans  les 
pays  voisins  sous  des  passeports  étrangers,  le  Gouverne- 
ment a  posté  à  Pontoise,  Amiens,  le  Havre,  Calais,  Cher- 
bourg, aux  villes  frontières  des  agents  allemands,  italiens, 
russes,  anglais,  chargés  d'examiner  les  laissez  passer  et  de 
questionner  les  voyageurs.  Au  moindre  doute,  pour  une 
prononciation  fautive,  un  accent  suspect,  on  arrête  les  indi- 
vidus. Les  trains  même  entre  deux  stations  font  un  temps 
d'arrêt  pour  livrer  les  émigrants  à  la  complète  disposition 
des  policiers. 

Je  lis  dans  un  journal  anglais  que  le  Ministre  Belge  comte 
d'Anethan...  d'Anethan...  d'Anethan...,  ce  nom  ne  m'est 
pas  inconnu...  Ah!  oui,  c'est  celui  d'un  personnage  com- 
promis dans  les  voleries  cléricales  et  boursicotières  des 
Laugrand-Dumoncel  et  C'%  a  promis  à  M.  Thiers  et  à  son 
Ministre  des  Affaires  Etrangères,  M.  Jules  Favre  que  la 
Belgique,  souricière  hospitalière,  recevrait  les  fugitifs  de 
Paris  dans  les  bras  de  ses  gendarmes  qui  remettraient 
ensuite  leurs  hôtes  aux  soins  de  la  prévôté  de  Versailles. 

J'ai  lu  en  fronçant  les  narines  de  dégoût. 


238  JODR^S'AL    DE    LA    COMMUNE 

Mardi  2  mai. 

Ces  représentaDts  de  i^aris,  naguère  tant  aimés,  je  ne 
puis  plus   penser  à  eux   sans   que  mon  cœur   s'emplisse 
damertume.  Sanctionnant  par  leur  imperturbable  présence 
à  Versailles  tout  ce  que  l'Assemblée  fait  contre  nou«,  ils 
valent  pour  M.  Thiers  autant  peut-être  qu'un  corps  de  cin- 
quante mille  hommes,  mieux  qu'un  terrible  parc  d'artillerie. 
Tranquilles  en  apparence,  enfoncés  dans  leur  flegme,  ils 
suivent  du  regard  les  progrès  du  siège  sans  qu'on  devine 
leur  plaisir  *ou   leur   peine.   On,  nous   canonne,   on  nous 
mitraille,  on  nous  assassine;  des  citoyens,  on  en  tue  depuis 
un  mois  cent  à  cent  cinquante   par  jour,  les   blessés  ne 
comptent  plus  —  et  aucun  de  nos  représentants  ne  se  pré- 
cipite à  la  tribune,  cri^ant  à  nos  bourreaux  :  «  Ce  que  vous 
faites  est  infâme  !  «  Aucun  ne  se  tourne  vers  la  France  et  ne 
hurle  au  secours.  Non,  tous  se  tiennent  cais,  sauvegardant, 
comme  ils  disent,  les  immortels  principes   de  89;  on  les 
avait  mis  là  pour  défendre  le  logis,  et,  chiens  nauets,  le 
reo^ard  seul  avancé  hors  de  la  niche,  ils  flairent  et  regar- 
dent la  bande  nocturne  qui  se  rue  dans  la  maison. 

L'autre  jour,  le  Rappel  leur  criait,  ami  désespéré  : 
«  Allons,  les  représentants  de  Paris,  allons  Louis  Blanc, 
Edgar  Quinet,  Martin  Bernard,  Peyrat,  Schœlcber  et  les 
autres!  Parlez!  On  n'a  pas  écouté  Jean  Brunet?  A  votre 
tour  !  Et  si  l'Assemblée  ne  vous  écoute  pas  non  plus,  parlez 
à  la  France.  Faites  à  Versailles  ce  que  l'Union  Républicaine 
fait  à  Paris.  Aidez-la  à  créer  cette  force  morale  que  n'attei- 
gnent pas  les  chassepots  ni  les  mitrailleuses.  Vous  êtes 
restés  là-bas  ;  c'est  sans  doute  pour  y  faire  quelque  chose. 
Qu'attendez-vous  ?  Qu'il  n'y  ait  plus  rien  à  faire  ?  « 

Et  Victor  Schœlcher  qui,  parmi  nos  représentants  était 
encore  une  honorable  exception,  car  lui,  du  moins,  s'était 
rallié  à  l'Union  de  conciliation,  bien  qu'il  nous  donnât  tort, 
M.  Schœlcher  vient  de  nous  adresser  une  proclamation  qui 
nous  étonne  de  sa  part,  car  elle  ressemble  déplorablement 
à  celle  que  nous  fit,  il  y  a  cinq  semaines,  Tamiral  Saisset  : 
«  Fiez-vons  à  M.  Thiers,  il  a  promis  que  tout  serait  oublié, 
une  fois  l'ordre  rétabli.  Ces  paroles  comprennent  une 
amnistie  pleine  et  entière,  qu'an  besoin  un  vote  de  l'Assem- 
blée ne  manquerait  pas  de  garantir.  » 


JOURNAL    DE    LA    C03IMU\E  239 

Et  c'est  sur  cet  espoir  de  ne  pas  être  cliatiés  suivant 
l'énormité  de  nos  crimes,  espoir  fondé  sur  la  véracité  de 
M.  Thiers  seulement  et  non  sur  un  engagement  de  l'As- 
semblée, que  M.  Schœlcher  sollicite  les  Parisiens  de  s'en- 
rôler dans  une  immense  conspiration  afin  de  contraindre  la 
Commune  à  mettre  bas  les  armes.  Comment  pourriez-vous 
hésiter  puisque  M.  Thiers  a  promis  de  pardonner  tout  à 
tout  le  monde,  sauf  aux  assassins  des  deux  généraux... 
Notez  que  ce  langage,  qu'on  croit  conciliant,  nous  exaspère. 
Nous  combattons  pour  le  Droit,  nous  avons  fait  à  la  Justice 
le  sacrifice  de  notre  vie  ;  —  et  arrive  le  républicain  Schœl- 
cher, flanquant  le  cruel  et  goguenard  meneur  de  la  rue  de 
Poitiers:  «  Nous  vous  ferons  grâce,  sauf  aux  assassins  parmi 
vous  !  » 

M.  Schœlcher  dit  très  bien:  «  Quel  que  soit  le  vainqueur, 
c'est  la  République  qui  est  perdue.  On  se  massacre  entre 
deux  impasses.  Tant  de  batailles,  où  depuis  vingt  jours 
les  Français  s'acharnent  à  se  tuer,  ne  peuvent  avoir  de  fin 
heureuse,  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre...  »  Si  de  part  et  d'autre, 
on  se  fait  une  guerre  à  outrance,  à  qui  la  faute  ?  —  «  A  la 
Commune,  répond  M.  Schœlcher  sans  souciller,  il  faut  donc 
faire  pression  sur  elle  pour  qu'elle  se  démette.  Et  M.  Schœl- 
cher ne  se  retourne  pas  au  moins  vers  les  villes  de  France 
pour  leur  dire  :  «  Faites  pression,  contraignez  l'Assemblée  à 
faire  la  paix.  » 

Et  cependant  les  villes  de  France  y  seraient  disposées. 
L'autre  jour  Màcon  adjurait  nos  députés  de  se  mettre  à  la 
tête  d'une  croisade  de  conciliation.  Les  représentants  de 
Paris  ont  répondu  vaguement  par  un  long  discours  qui  ne 
dit  rien,  par  une  douche  d'eau  tiède.  Comment  les  villes  de 
province  interviendraient-elles  en  faveur  de  Paris,  si  ses 
propres  représentants  n'ont  pas  eux-mêmes  cette  initiative. 
Il  faut  qu'il  soit  souillé  de  crimes  bien  noirs  le  criminel 
pour  lequel  ses  avocats  eux-mêmes  n'osent  pas  prendre  la 
parole  !  Quel  silence  accusateur  ! 

Dès  que  le  feu  a  été  ouvert  contre  Paris,  nous  eussions 
voulu  qu'ils  se  retirassent.  Ils  ne  l'ont  pas  fait.  C'est, 
pensons-nous  un  accroc  fait  à  notre  dignité  et  à  la  leur.  — 
Ils  se  sont  résignés  sans  doute  à  un  dur  sacrifice,  en  prévi- 
sion des  inimeuses  services  qu'ils  pourront  nous  rendre.  — 
Ces  services,  quels  sont-il?  Ils  n'ont  rien  fait  pour  nous,  et, 


240  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

maintenant,  ils  se  taisent  pendant  qu'on  nous  accable.  Ils 
se  taisent,  mais  après  avoir  dit  à  la  France  et  à  l'Europe  : 
«  Paris  a  tort,  ne  venez  pas  à  son  secours,  tant  pis  pour 
lui.   » 

Mercredi,  3  mai. 

Décidément,  le  point  le  plus  faible  de  Paris,  c'est  celui 
qui  devrait  être  le  plus  fort,  le  point  central  de  l'Hôtel- 
de-ville;  ce  qui  nous  rassure  le  moins  dans  la  Commune, 
c'est  la  Commune  elle-même.  Les  journaux  donnent  le 
compte-rendu  des  délibérations  par  lesquelles  nous  appre- 
nons que  nous  sommes  à  la  merci  d'une  Dictature  nouvelle, 
qui  a  osé  prendre  le  terrible  titre  de  Comité  de  salut 
Public.  La  mesure  est  tout  à  fait  impolitique  :  la  preuve  en 
est  qu'elle  n'excite  ni  frayeur  ni  enthousiasme.  Cette  appel- 
lation, la  plus  effrayante  pour  les  oreilles  françaises,  ne  sera 
certes  justifiée  ni  en  bien  ni  en  mal  par  les  cinq  bonhommes 
qui  en  ont  été  décorés.  Le  comité  de  93  plongea  ses  mains 
dans  le  sang,  mais  sauva  la  France.  Le  nouveau  comité  trem- 
pera sans  doute  ses  mains  dans  l'encre  et  rendra  peut-être 
force  décrets,  mais  si  ce  n'est  pas  lui  qui  nous  perd,  ce  n'est 
pas  lui  qui  nous  sauvera.  Ni  amis  ni  ennemis  ne  le  prennent 
au  sérieux;  c'est  avec  une  moue  dédaigneuse  ou  des  haus- 
sements d'épaule  qu'on  a  appris  les  noms  des  personnages 
responsables  maintenant  du  salut  de  la  Patrie.  Grand  mot 
pour  de  petites  gens.  Le  titre  de  Comité  de  Salut  Public  ne 
leur  donne  pas  un  atome  de  puissance  de  plus  mais  pourrait 
soulever  de  vaines  frayeurs  et  des  répulsions  non  justifiées, 
si  avant  tout  il  ne  paraissait  ridicule.  On  dirait  des  man- 
darins qui  ont  revêtu  un  costume  effroyable,  avec  des  devises 
sur  le  ventre  et  dans  le  dos:  «  Tremblez  1  je  suis  l'invincible 
Tigre.  » 

Vainement,  quelques  orateurs  ont  affirmé  que  nous 
sommes  environnés  de  scélérats  et  qu'il  s'agirait  de  faire 
tomber  la  tête  de  quelques  traîtres,  le  public  n'a  pas  voulu 
s'émouvoir  davantage.  On  pardonnerait  la  chose,  mais 
tout  ce  qui  ressemble  au  pastiche  et  à  la  déclamation  nous 
indispose  singulièrement. 

On  en  voulait  à  Cluseret  à  tort  ou  à  raison,  on  le  soup- 
çonnait de  tendre  à  la  dictature,  et  de  n'être,  malgré  toute 
son  ambition,  qu'un  incapable,  et  la  Commune  donna  tous 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  241 

pouvoirs  à  un  Comité  Exécutif  qu'elle  vient  de  renverser 
au  profit  d'un  Comité  de  Salut  public.  Le  nom  est  changé, 
les  individualités  ne  sont  plus  les  mêmes  ;  mais  la  situation 
ne  s'est  pas  améliorée  pour  cela,  il  n'y  a  qu'un  faux  pas  de 
plus. 

Disait  le  citoyen  Langevin:  «  Que  voyons-nous?  L'Assem- 
blée nommant  des  commissions  et  ne  s'en  rapportant  pas  à 
elles,  discutant  la  façon  dont  elles  exécutent  les  détails 
de  leurs  travaux... 

Disait  le  citoyen  Paschal-Grousset  :  «  Des  conflits  de 
toute  nature  se  sont  élevés.  La  Commission  Executive 
■donnait  des  ordres  qui  n'étaient  pas  exécutés.  Chaque  com- 
mission particulière,  se  croyant  souveraine,  de  son  côté 
donnait  aussi  des  ordres.  De  telle  sorte  que  la  Commission 
Executive  ne  pouvait  avoir  de  responsabilité  réelle  et,  faisant 
des  efforts  surhumains  pour  s'occuper  de  tout,  en  somme, 
elle  n'arrivait  à  rien...  » 

Disait  le  citoyen  Vaillant  :  «  Qu'on  ne  fasse  pas  de  pas- 
tiche révolutionnaire.  L'important  serait  de  transformer  la 
Commune  elle-même,  d'en  faire  ce  qu'était  la  première 
Commune  de  Paris,  un  ensemble  de  commissions  travail- 
lant de  concert.  Elle  devrait  commencer  par  se  réformer 
elle-même  et  cesser  d'être  un  petit  parlement  bavard 
brisant  le  lendemain  ce  qu'il  a  créé  la  veille  aux  hasards  de 
sa  fantaisie  et  se  jetant  au  travers  de  toutes  les  décisions 
de  sa  commission  Executive...  » 

Mercredi  3  mai. 

Sitôt  sa  loi  municipale  faite,  M.  Thiers  a  voulu  l'essayer. 
Le  30  avril  dernier,  toutes  les  communes  de  France,  celle 
de  Paris  exceptée,  ont  été  appelées  à  se  choisir  de  nouveaux 
conseillers  municipaux.  Les  élections  ont  été  généralement 
mauvaises,  et  même  fort  mauvaises,  nous  disent  les  dépêches 
du  gouvernement.  Les  élections  ont  été  mauvaises,  c'est-à- 
dire,  elles  ont  été  républicaines.  Nos  législateurs,  qui  atten- 
daient monts  et  merveilles  de  leur  loi  toute  neuve,  sont 
amèrement  désappointés  ;  ils  croyaient  avoir  livré  la  France 
à  la  conspiration  monarchique  et,  malgré  tout,  ils  ont  remis 
le  pouvoir  municipal  en  de  mauvaises  mains,  —  nous 
voulons  dire  en  des  mains  républicaines.  —  En  vain  le  mot 

16 


242  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

d'ordre  avait  été'  dbnné  de  voter  partout  pour  les  listes  dites*, 
de  •  conciliation,  parce  qu'elles  excluaient  soigneusement 
tous  les  républicains-  et  offraient  un  méli-mélo  de  monar- 
chistes de  toute  espèce,  henriquinquistes  et  orléanistes, 
cléricaux  et  libéraux,  agréablement  variés  de  bonapartistes- 
plus  ou  moins  déguisés.  Les  «  bons  »  monarchistes  oîrt  été 
évincés,  les  «  mauvais  »  républicains  ont  eu  l'avantage .  Et 
cependant,  nous  sommes  en  République  ! 

Comme  toujours  on  a  observé  que,  plus  le  village  était 
petit,  plus  la  population  était  ignorante,  plus  il  y  avait  lieu 
d'être  satisfait  des  choix  généralement  monarchistes,  diri- 
gés quils  étaient  par  le  curé,  le  gros  propriétaire,  et  plus  la 
ville  était  populeuse  et  éclairée,  plus  elle  faisait  de  déplo- 
rables choix.  Parmi  les  villes  importantes,  il  n'est  guère 
que  Nîmes,  dominée  par  son  fougueux  évèque  d'Alzon,  qui 
ait  mérité  les  éloges  du  parti  de  FOrdre. 

Paris  est  dans  la  joie.  Après  sa  votation  de  février  qui 
nous  avait  livrés  à  cette  ignoble  Assemblée,  la  province 
vient  enfin  de  s'affirmer  républicaine.  Implantée  dans  les 
villes,  la  République  conquerra  fatalement  les  campagnes. 

Jeudi  4  mai. 

Les  défaites  sont  douloureuses,  les  trahisons  écœurantes 
ou  irritantes.  Cette  nuit  une  redoute  très  importante,  celle 
du  Moulin  Saquet,  près  Choisy,  a  été  livrée  par  la  compli- 
cité de  son  commandant  qui,  dit-on,  a  été  porter  lui-même 
le  mot  d'ordre  à  la  colonne  d'attaque  ennemie.  Les  faction- 
naires, surpris,  ont  laissé  passer  les  Versaillais  qui  se  sont 
rués  sur  les  dormeurs,  les  ont  lardés  de  coups  de  baïonnette 
autant  qu'ils^  ont  pu.  La  garnison,  croyant  avoir  affaire  à 
des  forces  très  supérieures,  n'opposa  qu'une  faible  résis- 
tance. Brusquement  réveillés,  le  plus  grand  nombre  se  sauva 
en  criant  à  la  trahison .  Les  assaillants,  qui  avaient  amené  des 
équipages  de  trait  enlevèrent  huit  canons  et  se  retirèrent  en 
toute  hâte  avant  que  le  retour  offensif  des  Parisiens  eût 
commencé.  La  retraite  se  lit  avec  une  telle  précipitation  que 
deux  dtes  canons  enlevés  ayant  Tersé  dans  u-n  fossé  y  furent 
abandonnés,  tant  on  était  pressé  de  mettre  en  sûreté  les  six 
autres.  Bientôt  l'artillerie  fédérée  des  forts  de  Bicêtre  et. 
d'Ivry  se  mit  à  bombarder  furieusement  la  redoute,   mais 


JOURXAL    DE    LA    COMMUNJL  243 

les  auteurs  du  coup  de  main  n'y  étaient  plus,  les  fédérés  la 
trouvèrent  vide  quand  lisse  présentèrent  pour  la  réoccuper. 

Les  gai-des  nationaux  de  certains  bastions  se  plaignent 
que  la  nuit  sifflent  à  leurs  oreilles  des  balles  qu'on  leur 
•envoie  de  derrière.  Aux  Ternes,  où  cependant  il  pleut  assez 
de  boulets  lancés  parles  artilleurs  de  M.  Tbiers,  qui  ont  la 
maladresse  de  faire  tomber  leurs  obus  en  plein  quartier 
Saint-Honoré,  auxTe.rnes,on  prétend  que  des  passants  oût 
été  blessés  par  de  lâches  scélérats  dissimulant  un  fusil  à- 
vent  derrière  quelque  rideau  ou  quelque  jalousie.  De  trahi- 
sons, d  espionnage  et  de  mouchardises,  nous  avons  les- 
oreilles  rebattues  ;  le  peuple  nest  que  trop  enclin  à  en  voir 
partout.  11  nous  est  extrêmement  pénible  d'entendre  d'in- 
fâmes soupçons  déversés  avec  une  légèreté  coupable  sirr 
tel  ou  tel  membre  de  la  Cojaamune  ou  du  Comité  Central, 
n'importe  qui,  peut-être  même  par  des  collègues. 

Et  M.  Thiers  se  frotte  les  mains,  il  se  vante  auprès  des 
intimes  d'avoir  contre  Paris  des  moyens  plus  puissants  que 
les  batteries  de  Montretout.  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  redou- 
table que  les  trahisons,  ce  sont  les  suspicions  et  les  défiances 
qu'elle  engendrent. 

Mardi,  4  mai.. 

La  Commune  vient  de  meoharger  d'un  em,ploi  plus  hono^ 
rable  qu'important  et  dans  lequel  il  ne  me  sera  pas  pos- 
sible avant  quelque  temps  de  rendre  au  public  de  très 
grands  services.  On  avait  besoin  d'un  homme  de  confiance, 
onaijété  par  hasard  les  yeux  sur  moi,  on  m'a  proposé  et 
j'ai  accepté.  J'avais  besoin  de  me  compromettre,  moi  aussi, 
pour  la  Commune  et  de  faire  autre  chose  pour  elle  que  de& 
vœux  impuissants  et  donner  ça  et  là  quelques  conseils  inu- 
tiles. Je  suis  loin  d'admirer  la  Commune;  je  la  blâme 
même  souvent,  ignorant  peut-être  toutes  les  difficultés 
contre  lesquelles  il  lui  faut  lutter  ;  tantôt  je  lui  reproche  le 
trop  et  tantôt'le  trop  peu,  le  quand  et  le  comment  —  mais 
je  sens  que,  si  la  Commune  périt,  nous  périssons  tous  avec 
elle.  La  conduite  de  nos  généraux,  la  direction  qu'ils  don- 
nent à  la  campagne  ne  me  plaît  qu'à  demi,  mais  que  notre 
armée  triomphe  ou  soit  vaincue,  je  veux  avoir  compté  dans 
ses  rangs  pet,  puisque  je  n'ai  pas  de  concours  militaire  à  lui 


244  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

donner,  je  lui  donnerai  tout  ce  que  j'ai,  toute  mon  activité, 
mes  soucis  de  jour  et  de  nuit,  ma  responsabilité. 

J'ai  besoin  de  me  sentir  le  frère  et  l'égal  d'un  de  nos 
simples  gardes  nationaux.  Ma  conscience  est  émue  quand, 
au  crépuscule,  je  vois  défiler  un  de  leurs  bataillons  de 
marche  allant  au  fort  d'issy  ou  à  la  turie  de  Neuilly.  En 
avant,  la  musique  remplit  les  airs  et  les  cœurs  des  accents 
du  Chant  du  Départ.  Mais,  dans  les  rangs,  on  est 
silencieux  :  les  jeunes  gens  ont  un  entrain  qui  ressemble 
à  la  gaieté,  mais  les  barbes  grises  sont  tristes.  Ça  et  là 
des  femmes  dans  les  rangs,  ambulancières  pour  la  plu- 
part, on  ne  les  distingue  que  par  un  petit  bidon  en  fer  blanc, 
par  des  brassards.  11  y  a  des  pères  qui  portent  le  dernier  né 
dans  leurs  bras,  un  moutard  s'accroche  à  leur  capote,  la 
mère  marche  à  côte  d'un  pas  ferme,  portant  le  fusil  du 
mari;  je  salue  leur  drapeau  rouge,  tête  nue,  je  les  regarde 
passer. 

Vendredi,  5  mai. 

On  pouvait  s'y  attendre,  la  démarche  de  paix  et  de  con- 
ciliation entreprise  encore  une  fois  par  les  francs  maçons 
de  Paris  auprès  du  Dictateur  de  l'Ordre,  a  eu  pour  résultat 
le  plus  complet  insuccès.  Le  chef  du  parti  des  gens  hon-^ 
nêteset  modérés  avait  déjà  répondu  :  «  Il  y  aura  sans  doute 
quelques  maisons  brûlées  et  quelques  hommes  tués,  mais 
force  restera  à  la  loi.  M.  Thiers  a  daigné  écouter  la  dépu- 
tation  à  laquelle  il  a  répondu  brièvement  et  froidement, 
a  Je  n'ai  rien  à  ajouter,  rien  à  répondre  de  ce  que  j'ai  déjà 
déclaré  à  vos  collègues.  >> 

Donc,  nous  en  sommes  toujours  là,  il  y  aura  des  maisons 
troués  et  des  hommes  tués,  mais  force  restera  à  la  loi.  Car 
le  petit  Thiers  tout  entier,  c'est  la  Loi,  et  Paris,  c'est  le 
crime. 

En  France,  dès  qu'un  homme,  dès  qu'un  parti  se  sait  ou 
se  croît  le  plus  fort,  vite  il  dit  :  «  Je  m'appelle  la  Loi. 
L'homme  en  face  de  moi  est  un  criminel  que  nous  allons 
rouer  vivant  et  couper  en  quartiers.  Le  parti  qui  m'est 
opposé  est  le  Parti  du  Crime. 

Sans  remonter  bien  haut,  Charles  X  parlait  ainsi,  la  veille 
des  journées  de  juillet.  Louis-Philippe  parlait  ainsi  à  Trans- 


JOUHNAL    DE    LA    COMMUNB  245 

nonain,au  Cloître  Saint-Merry,  à  Lyon,  le  23  février  18^8. 
Ainsi  parlaient  Jules  Favre,  Tliiers,  Falloux  et  Cavaignac 
le  lendemain  de  la  bataille  de  juin  ;  ainsi  parlait  Bonaparte 
le  lendemain  de  la  nuit  de  Décembre  ;  ainsi  reparle  aujour- 
d'hui M.  Tliiers.  C'est  cet  affreux  petit  bonhomme  à  lunettes 
qui  est  à  lui  seul  la  Loi,  le  Droit,  la  Justice,  par  conséquent 
regorgement  et  le  massacre.  Et  Paris,  la  ville  aux  deux  mil- 
lions d'habitants,  c'est  l'absurdité,  c'est  l'iniquité,  c'est 
l'exécution  en  masse...  Quelques  maisons  à  trouer...  mais 
c'est  cent  mille  maisons  à  trouer...  Quelques  hommes  à 
tuer. . .  mais  c'est  deux  cent  mille  gardes  nationaux  que  vous 
promettez  d'exterminer.  Monsieur  Thiers. 

Sur  ces  désolantes  nouvelles  qui  leur  furent  transmises 
par  les  délégués,  les  francs-maçons  firent  un  pas  en  avant 
et  décidèrent  de  s'unir  avec  les  compagnons  pour  la  défense 
de  Paris.  C'était  proclamer  l'alliance  intime  de  la  Bour- 
geoisie qui  travaille  avec  le  Prolétariat  qui  travaille.  Quelle 
que  soit  l'issue  de  la  lutte,  cette  fraternisation  entre  les 
meilleurs  de  la  classe  bourgeoise  et  les  meilleurs  de  la 
classe  ouvrière  sera  un  des  grands  faits  de  la  Révolution 
du  18  mars. 

Le  mardi  2  mai,  environ  4.000  citoyens,  compagnons  et 
francs  maçons,  représentants  du  travail  dans  toutes  ses 
branches,  ont,  dans  un  magnifique  élan  d'enthousiasme,  dé- 
claré s'unir  pour  la  revendication  armée  des  droits  de  Paris. 

Ils  ont  déclaré  qu'  «  à  partir  du  3  mai,  ils  s'engagent  à 
marcher  avec  les  compagnies  de  la  garde  nationale  dont  ils 
font  partie,  revêtus  de  leurs  insignes  et  qu'ils  ne  mettront 
bas  les  armes  que  lorsqu'ils  auront  triomphé  des  ennemis 
de  la  République  et  de  la  Commune.  » 

D'une  affiche  officielle  collée  sur  les  murs,  j'extrais  les 
chiffres  suivants  : 

EFFECTIF    DE    LA    GARDE    NATIONALE 

Bataillons  de  marche  :   99.980  hommes 

Présents  :  Absents  : 

Troupe 84.980  Troupe 11.380 

Officiers .  .  .     3.413  Officiers . .  .         242 

Présents..  .   88.399  Absents...   11.581 


246  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Bataillons  sédentaires  :  97.852 

Présents  :  Absents  : 

Troupe....   77.665  Troupe....    16,435 

Officiers ...     3 .  094  Officiers  . .  .  658 


Présents...  80.759  Absents...    17.093 

soit  un  total  de 

Présents:  169.158      Absents:  28.674 

et  un  chiffre  générai  de  197.832  hommes,  sur  lesquels 
12,6  pour  cent  sont  absents  dans  les  compagnies  de  marche 
et  17,5  pour  cent  sont  absents  dans  les  compagnies  séden- 
taires. 

S'il  n'y  avait  que  ces  dernières  non-valeurs  ! 

Samedi,  6  mai. 

Chacun  parle  des  «  Mystères  du  couvent  de  Picpus.  » 
Picpus  est  une  immense  jésuitière  féminine,  c'est  leur 
grande  forteresse  dans  le  faul30urg  Saint-Antoine,  car  il  est 
bon  de  savoir  que  la  congrégation,  elle  aussi,  a  ses  points 
stratégiques  dans  Paris.  On  peut  relire  dans  les  Misérables 
de  Victor  Hugo  une  description  poétique  et  très  favorable 
de  ce  couvent  de  premier  ordre,  propriété  composée  de 
plusieurs  corps  de  bâtiments  et  d'immenses  vergers  et 
potagers. 

Après  le  18  mars,  l'immense  majorité  des  nonnes  s'envo- 
lèrent à  la  suite  de  l'armée  de  Tordre  et  des  diverses 
administrations  ;  après  l'arrestation  de  FArchevéque,  de 
plusieurs  prêtres  et  religieux,  les  personnages  marquants, 
les  personnes  influentes  dans  l'Eglise  allèrpnt  chercher  des 
climats  plus  doux.  Il  n'est  guère  resté  à  Paris  que  le  menu 
fretin  des  otficiants,  que  les  lingères,  économes,  tourières, 
etc.  des  couvents  de  femmes,  que  les  Bonnes  petites  Sœurs 
des  Pauvres,  que  les  Institutrices  congréganistes,  les  sœurs 
grises  installées  dans  les  hôpitaux,  dans  les  bureaux  de 
bienfaisance,  dans  quelques  cantines.  Quelques  arrondisse- 
ments les  ont  vigoureusement  exclues  des  écoles  et  du 
service  de  bienfaisance  administratif  ;  dans  quelques  autres, 
elles  ont  été  maintenues  avec  une  savante  persistance. 
Dans  cet  immense  conflit  de  tous  les  pouvoirs,  la  Commune 


JOURNAL    DE    LA    CO>IMiUJ>f.E  247 

invoque  forcéraent  le  principe  de  décentralisation  vis-à-\4s 
des  monarchistes  ruraux,  de  l'autoritaire  Tiiiers  et  des 
républicains  unitaires  de  Versailles  ;  mais,  à  Paris,  la 
Commune  invoque  forcément  le  principe  de  centralisation, 
tandis  que  chacune  des  municipalités,  tirant  à  elle,  se 
réclame  de  l'idée  décentralisatrice.  —  Toujours  est-il  qu'à 
l'Hôtel  Dieu,  les  sœurs  de  charité  vont  exercer  leurs  fonc- 
tions, non  plus  au  nom  de  leur  sœur  supérieure,  mais  au 
nom  du  citoyen  Treillard  et,  sur  leur  robe  grise,  elles  vont 
<îoudre  une  ventrière  rouge. 

Le  couvent  de  Picpus  fut  donc  nettoyé  autant  que  possible 
et  à  peu  près  déserté.  Une  quinzaine  de  jours  après,  on 
songea  à  faire  des  perquisitions  dans  l'établissement.  Dans 
les  grands  bâtiments  officiels,  rieji  que  d  orthodoxe,  sauf, 
dans  la  chambre  de  la  Supérieure,. un  Traité  sur  les  avorte- 
raents  par  le  Père  Bousquet,  capucin.  Mais,  reléguée  sous 
les  arbres,  les  gardes  nationaux  trouvèrent  une  petite  cha- 
pelle, et,  au-dessous  d'une  statuette  vêtue  d'une  robe  bleue, 
avec  l'inscription  :  Sainte  Anne,  priez  pour  nous,  des  ins- 
truments bizarres,  ainsi  décrits  par  le  Mot  d'Ordre. 

...  Deux  sommiers  étroits  et  déchirés  long  de  l.m.  50, 
couverts  de  crochets  et  courroies,  une  couj^onne  de  fer  avec 
crochet  par  derrière,  un  carcan  étroit  avec  tringle  et  poids, 
la  dite  tringle  terminée  par  une  fourche  enfer,  évidemment 
destinée  à  assujettir  le  menton.  Un  corset  de  £er  ramllé, 
sans  bourrelets,  avec  courroie  en  cuir,  et  deux  tringles 
pouvant  supporter  les  pieds  d'une  patiente;  le  support  est 
muni  d'un  ressort  et  d'ïin  tourniquet  auquel  s'adapte  une 
longue  courroie  ayant  évidemment  pour  usage  de  rejoindre 
la  fourche  ou  la  couronne.  A  quoi  les  religieuses  emplo- 
yaient-elles cet  attirail  qui  rappelle  ce  que  l'on  a  trouvé 
plus  d'une  fois  dans  des  caves  de  Tlnquisition? 

Les  partisans  des  bonnes  sœurs  Picpus  répondent  que 
ces  engins  ne  peuvent  être  autre  chose  que  des  instruments 
orthopédiques.  Tant  mieux  !  Mais  en  quoi  les  instruments 
orthopédiques  diffèrent-ils  des  instruments  de  torture  ?  De 
plus  fervents  am-is  prétendent  qrie  oe  sont  là  en  effet  des 
instruments  de  torture,  mais  quiC  ces  tortures  n'étaient 
jamais  infligées  par  l'autorité  supérieure  et  que  de  loin -en 
loin,  seulement,  quelque  dévote  plus  altérée  de  pénitence 
obtenait  de  son  Directeur  Tautorisation  de  se  bourreler  rni 


248  JOUHNAL    DE    LA    COMMUNE 

peu.  Les  fakirs  sont  là  pour  prouver  que  la  torture  par  soi- 
même  est  une  des  formes  delà  piété  aiguë.  De  cela,  il  nous 
est  impossible  de  juger  :  le  profane  est  incompétent  pour 
émettre  un  avis.  Dans  ces  sanctuaires,  soigneusement 
dérobés  aux  regards  du  monde  et  même  de  Tautorité  civile^ 
tout  est  fait  pour  dérouter  l'œil  de  l'intrus.  Mystère  et 
discrétion  ! 

Reprenons  le  récit  du  Mot  d'Ordre.  D'autres  perquisi- 
sions  ont  amené  la  découverte  d'environ  deux  cents  robes 
et  costumes  de  diverses  étoffes  et  couleurs.  Plus  un  sou- 
terrain communiquant  avec  un  établissement  de  religieux, 
situé  tout  en  face  et  de  l'autre  côté  de  la  rue. 

Dans  une  espèce  de  chenil,  également  dans  les  jardins, 
on  a  trouvé  trois  malheureuses,  enfermées  là  depuis  plu- 
sieurs années,  sœurs  Stéphanie,  Victoire  et  Bernardine, 
claustrées  dans  un  réduit  de  quelque  mètres  carrés.  Leur  état 
émut  à  colère  et  à  compassion  ceux  qui  les  déterrèrent  de 
ce  bouge  ;  Bernardine  et  Victoire  ont  été  recueillies  dans 
des  familles  du  quartier  ;  le  lo^  bataillon  a  adopté  Stéphanie 
âgée  de  61  ans.  Interrogées  sur  la  séquestration  de  leurs 
trois  sœurs,  les  religieuses  ont  répondu  que  Victoire  et 
Bernardine  étaient  aliénées.  Quant  à  Stéphanie,  un  indé- 
racinable esprit  d'indépendance  avait  attiré  sur  elle  un 
-sévère  châtiment. 

Ces  faits  nettement  articulés,  ces  allégations  précises, 
ces  objets  matériels  appellent  une  enquête  impartiale^ 
séparant  rigoureusement  ce  qui  est  certain  de  ce  qui  n'est 
pas.  Mais,  tandis  qu'on  se  bombarde  et  qu'on  s'égorge,  qui 
aies  loisirs,  qui  a  les  moyens,  qui  a  même  le  désir  de  pro- 
céder à  une  enquête  minutieuse  et  accompagnée  des  garan 
lies  nécessaires  ? 

7  mai. 

A  peine  constituée,  la  Commune  de  Paris,  par  lorgane 
de  son  comité  de  Sûreté  Générale,  interdisait  la  publication 
de  Paris-Journal,  des  Débats,  de  la  Liberté,  du  Constitua 
tionnel,  à  Paris.  11  va  sans  dire  que  ces  journaux  s'installè- 
rent avec  leur  vieux  personnel  et  un  nouveau  matériel  à 
Versailles.  Plusieurs  feuilles,  d'ailleurs,  et,  notamment,  le 
Temps  et  le  Siècle,  publiaient  quotidiennement  deux  édi- 


JOURNAL    DE    LA.    COMMUNE  249 

lions,  l'une  à  Versailles,  accommodée  au  goût  Versaillais, 
et  l'autre  à  Paris,  avec  des  variantes  dans  le  goût  parisien. 
Le  18  avril,  la  Commune,  considérant  qu'il  est  impossible 
de  tolérer  dans  Paris  assiégé  des  journaux  qui  prêchent 
ouvertement  la  guerre  civile,  donnent  des  renseignements 
militaires  à  l'ennemi  et  propagent  la  calomnie  contre  les 
défenseurs  de  la  République,  a  décidé  la  suppression  de  la 
Cloche,  du  Soi?-,  du  Bien  Public  et  de  l'Opinion  Natio^ 
nale. 

Profitant  de  la  négligence  de  la  Commune  qui,  novice 
encore  en  matière  de  mesures  répressives,  n'avait  pas 
encore  envoyé  de  notification  personnelle  confirmant  la 
note  du  Journal  Officiel^  le  Bien  Public  et  V Opinion  Na- 
tionale parurent  bravement  malgré  le  décret  de  suppression  ; 
ces  deux  feuilles  se  vendirent  publiquement  sur  le  bou- 
levard où  elles  firent  prime,  naturellement,  comme 
la  Lanterne  en  1868 ,  «  à  la  suite  des  pinarderies 
d'alors.  »  Quelques  gardes  nationaux,  enflammés  d'un  beau 
zèle,  s'avisèrent,  sur  la  seule  autorité  de  leurs  uniformes, 
de  saisir  quelques  exemplaires  des  feuilles  rebelles  dans  les 
Kiosques  et  dans  les  besaces  des  gamins  qui,  en  ce  mo- 
ment, faisaient  des  affaires  d'or.  Scandale  imprévu  :  un 
sergent  fédéré  faillit  être  maltraité,  des  gardes  furent  hués 
et  siffles,  une  demi  douzaine  de  gavroches  passèrent  la 
nuit  au  poste. 

Le  5  mai,  le  Préfet  de  l'ex-préfecture  de  Police  sup- 
prime le  Temps^  le  Petit  Moniteur,  la  France,  le  Bon 
Se/is,  le  Petit  National  la  Petite  Presse  et  le  Petit  Journal. 
Aux  considérants  visés  dans  l'arrêté  du  18  avril,  s'en  ajoute 
un  autre,  celui  des  représailles,  car  «  le  Gouvernement  qui 
siège  à  Versailles  interdit  dans  toutes  les  parties  de  la 
France  la  publication  et  la  distribution  des  journaux  de  la 
Commune. 

La  plupart  des  journaux  suspendus  reparaissent,  bien 
entendu,  le  lendemain  avec  un  titre  nouveau. 

Aujourd'hui,  le  citoyen  délégué  à  la  Sûreté  Générale, 
m'ayant  rencontré,  m'a  fait  l'honneur  de  me  demander  mon 
avis  sur  les  mesures  à  prendre  vis  à  vis  de  la  presse  hostile  : 

«  La  meilleure  de  toutes  serait  de  remporter  une  bonne 
victoire  contre  les  Versaillais.  » 

—  «  Mais  cette  victoire,  ils  la  rendent  impossible  en  divul- 


250  JOURNAL    DP,    LA    COMMUNE 

guant  nos  plans,  et,  par  contre,  en  donnant  de  faux  rensei- 
gnements, en  encourageant  les  ennemis  du  dehors  et  du 
dedans,  en  racontant  un  tas  de  billevesées  sur  notre  compte 
que  nos  amis  eux-mêmes  s'empressent  de  croire  ». 

—  «  S'il  en  est  ainsi,  ce  qu'il  y  aurait  à  mon  sens  de  moins 
mauvais,  c'est  que  la  Commune  tout  entière  se  ralliât  à  la 
proposition  radicale  du  citoyen  Amouroux.  «  En  temps  de 
guerre,  a  t-il  dit,  tous  les  journaux  doivent  être  supprimés, 
un  seul  excepté,  V Officiel.  » 

—  «  Vous  n'y  avez  pas  plus  réfléchi  qu' Amouroux.  L'Offi- 
ciel est  fatalement  l'Officiel,  c'est-à-dire  un  journal  sec, 
rebutant,  gourmé,  ne  donnant  que  des  faits  aussi  exacts 
que  possible,  c'est-à-dire  de  vieux  faits,  rances,  insipides, 
incolores.  Quant  adonner  les  faits  actuels  avec  l'exactitude 
d'un  procès-verbal,  quant  à  raconter  nos  fautes  passées  et 
celles  que  nous  allons  commettre,  autant  voudrait  engager 
les  généraux  de  Versailles  à  assister  à  nos  Conseils  de 
guerre.  L'Officiel  ne  doit  contenir  que  des  comptes  rendus 
administratifs,  nos  affiches,  décrets  et  proclamations:  pour 
tout  le  reste  il  doit  être  insignifiant.  En  dehors  de  lui, 
nous  avons  besoin  de  journaux  pour  stimuler  le  zèle  delà 
population,  pour  lui  donner  du  cœur  au  ventre,  caria  Com- 
mune est  perdue  si  elle  nest  soutenue  par  leûthousiasme 
et  la  passion  de  ses  défenseurs.  » 

—  «  En  ce  cas,  les  amis  font  de  la  piètre  besogne.  Je 
vous  assure  que  le  plus  perfide  journal  de  nos  ennemis  nous 
fait  un  moindre  mal  que  le  moins  sot  journal  de  nos  amis.  Et 
l'ami  médiocre  ne  nous  fait  ni  plus  de  bien  ni  plus  de  mal 
qu'un  ennemi  médiocre.  Si,  de  toute  nécessité,  il  me  fallait 
donc  prendre  une  mesure  d'exception  relativement  à  la 
presse,  le  décret  que  je  croirais  de  tous  le  moins  funeste 
serait  cellui-ci  :  «  Les  amis  se  tairont  :  quand  aux  ennemis, 
qu'ils  continuent  à  parler,  si  ça  leur  plaît  ». 

—  «  On  voit  bien  que  vous  n'avez  pas  la  malechance 
d'être  Préfet  de  Police  Lisez  le  projet  que  de  ce  pas  j'ap- 
porte au  Monitein-, 

«  Sont  supprimés  le  Moniteur  Universel,  le  Spectateur, 
T Observateur,  l'Univers,  C Etoile  et  V Anonyme.  » 

Cet  entretien  me  laissa  sous  une  impression  quasi  pénible, 
et  la  conscience  mal  à  l'aise,  comme  dans  toutes  les  cir- 
constances où  le  Droit  est  en  lutte  avec  la  Nécessité,  lorsque 


JOURNAL    DE    LA   COMMUNE  251 

le-  droit  individuel  de  légitime  défense  s'arme  contre  le  droit 
collectif  et  impersonnel. 

Permis  à  Versailles  de  faire  du  désordre  parce  que  Ver- 
sailles est  le  gouvernement  de  l'ordre.  Permis  à  Versailles 
de  faire  tout-à-coup  main  basse  sur  le  service  des  postes 
et  de  dévaliser  nuitamment  le-s  bureaux.  Permis  à  Versailles 
de  coniisquer  les  lettres  que  nous  écrivent  nos  ami-^,  parents 
et  correspondants  de  province  et  celles  que  nous  écrivons 
pour  demander  ou  donner  des  renseignements  sur  les  objets 
qui  nous  sont  le  plus  cher  ;  ces  lettres,  nous  les  transmet- 
tons par  les  lignes  prussiennes  ou  en  usant  d'autres  artifices, 
mais  Versailles  en  saisit  par  milliers,  en  prend  connais- 
sance, nous  dit-on,  et  les  garde  tant  qu'il  lui  plaît,  tant 
qu'il  lui  plaira.  De  cet  attentat  au  droit  des  civilisés, 
personne  ne  souffle  plus  mot,  ce  n'est  plus  un  crime,  car  il 
est  commis  par  le  Gouvernement  légal  Le  gouvernement 
de  Versailles  supprime  l'envoi  par  toutes  les  postes  de 
France  des  journaux  de  la  Commune.  Paris,  le  pauvre 
Paris  est  muet  en  face  des  circulaires,  des  railleries  et  des 
menteries  doi.t  MM.  Thiers,  Picard  et  Favre  inondent  la 
province  et  les  pays  étrangers.  Cette  interdiction  des  postes 
est  pour  Paris  l'absolue  suppression  de  la  presse:  personne 
ne  s'en  plaint,  personne  n"y  trouve  à  redire.  On  ne  compte 
plus  les  journaux  républicains  supprimés  dans  les  départe- 
ments, qui  s'en  offusque? 

Eh  bien!  quand  la  Commune  marche  timidement  sur  les 
traces  du  Gouvernement  de  Versailles,  quand  elle  supprime 
maladroitement  des  journaux  qui  ne  sont  pas  supprimés 
pour  cela.  Le  Corsaire  reparaissant  sous  le  nom  de  Pirate 
et  le  Pirate  devant  reparaître  sous  celui  de  Picrate,  et 
ainsi  de  suite,  la  Commune  est  pour  ce  sifïlée  et  persifflée. 
Le  Rappel,  VA^^enir  National,  Le  Siècle ,  Le  Mot  d'Ordre, 
journaux  républicains  mais  non  révolutionnaires  qui  hésitent 
prudemment  entre  Paris  et  Versailles,  et  qui  critiquent 
l'un  et  l'autre  indifféremment  pour  trouver  grâce  auprès  du 
vainqueur,  quel  qu'il  soit,  entretiennent  avec  délices  cette 
plaie  des  coups  et  sévices  contre  la  presse.  Si  les  troupes 
de  la  Commune  subissent  quelque  échec,  vite  nos  Dictateurs 
sont  rappelés  au  respect  des  principes  :  on  leur  tait  un 
crime  d  oublier  au  pouvoir  les  idées  qu'ils  n'avaient  cesse 
de  confesser  dans  l'opposition,  de  balafrer  de  leurs  mains 


252  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

républicaines  la  sublime  devise  :  Liberté,  Egalité,  Frater- 
nité, pour  y  substituer  le  stupide  talion  judaïque  :  œil  pour 
œil,  dent  pour  dent.  Ces  journaux,  dailleurs,  ne  font  que 
donner  une  expression  aux  sourdes  protestations  d'une 
foule  d'esprits  idéalistes  et  timorés  qui  n'ont  jamais  sondé, 
qui  jamais  n'oseront  sonder  l'amère  contradiction  au  fond 
des  choses  :  le  bien  naît  de  la  Douleur.  Depuis  des  siècles 
et  des  siècles,  l'Idée  lutte  contre  la  Force,  mais,  pour  que 
ridée  écrase  la  force  brutale,  il  lui  faut  aussi  savoir  et 
pouvoir  s'armer  de  violence.  Du  temps  qu'on  était  spiritua- 
liste  à  outrance,  alors  qu'on  croA'ait  le  corps  une  vile  gue- 
nille sans  conséquence  et  la  matière  une  illusion,  les  Che- 
valiers de  l'Esprit  pouvaient  croire  qu'avec  ses  propres 
mérites  intrinsèques,  ou  par  la  vigueur  seule  de  ses  médita- 
tions, le  Richi  solitaire  faisait  surgir  une  île  du  sein 
des  Ilots,  la  contraignant  à  naviguer  comme  un  navire  à 
travers  l'Océan;  alors  on  pouvait  croire  qu'il  suffisait  de 
magnétiser  le  tyran  d'un  regard  affectueux  pour  qu'il 
devînt  aussi  libéral  que  le  Marquis  de  Posa,  qu'il  suffisait 
de  sourire  gentiment  à  un  usurier  pour  qu'il  vous  prêtât  de 
l'argent  sans  intérêts.  Aujourd'hui  on  est  positiviste  :  on 
sait  que  les  faits  sont  des  faits,  et  qu'on  ne  les  évince  pas 
comme  une  inconnue  algébrique  par  une  analyse  plus  ou 
moins  subtile;  on  sait  que  toute  institution  est  une  accumu- 
lation d'intérêts,  et  que,  derrière  chaque  intérêt,  se  tient  un 
assassin  armé  de  son  revolver. 

Quinet  a  fort  bien  expliqué  le  grand  sophisme  avec  lequel 
l'Eglise  catholique  a  toujours  terrassé  ses  innocents  adver- 
saire :  «  Tu  es  partisan  de  la  liberté  absolue,  et  moi  je 
suis  l'autorité  absolue.  Nous  sommes  ennemis,  donc  je 
t'attaque  et,  quand  même  tu  serais  le  plus  fort,  tu  ne  dois 
pas  me  faire  le  moindre  mal,  car,  à  moins  d'être  infidèle  à 
ton  propre  principe,  tu  dois  reconnaître  et  respecter  ma 
liberté.  Mais  si  je  suis  la  plus  forte,  je  t'écraserai,  et  en 
t'écrasant  je  serai  fidèle  à  mon  principe  ». 

Même  discours  tiennent  les  autoritaires  du  vieux  monde 
à  de  jeunes  républicains  dont  Silvio  Pellico  est  le  type. 
Lamartine,  qui  était  de  cette  race,  a,  feu  follet  nocturne, 
guidé  la  République  de  1848  dans  un  marais  où  elle  s'est 
engloutie.  Mais  les  barricadiers  des  journées  de  juin,  mais 
les  prolétaires  de  1871  ont  repris  la  tradition  de  la  première 


\ 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  253 

Révolution  française  :  ils  ne  dédaignent  plus  d'être  les  plus 
forts;  pour  un  coup  de  baïonnette,  ils  ne  demandent  qu'à 
en  rendre  deux,  car  ils  ont  accepté  la  bataille,  la  bataille 
pour  leur  droit. 

C'est  là  que  gît  la  fatalité,  ce  qui  pénètre  d'horreur  les 
plus  braves,  remplit  de  dégoût  les  âmes  sincères,  c'est  que 
dans  la  bataille,  il  n'est  plus  de  droit,  c'est  que  la  guerre, 
même  pour 'la  justice,  est  la  négation  de  toute  justice. 
Toutes  les  lois  de  liberté,  d'égalité,  de  fraternité,  de 
morale,  d'humanité  sont  violées  quand  deux  hommes  se 
jettent  sur  leur  épée  sanglante,  quand  deux  armées  s'enve- 
loppent dans  des  tourbillons  de  mitraille,  quand  on  se 
brûle  les  cervelles;  il  s'agit  bien  alors  d'un  peu  plus  ou 
«d'un  peu  moins  de  liberté  de  la  presse,  de  liberté  de  réunion 
et  de  circulation.  O  Justice,  que  de  crimes  commis  en  ton 
nom  ! 

Dimanche,  7  mai. 

Le  Philosophe  du  Devoir,  le  Pontife  de  la  Religion  Natu- 
relle, Jules  Simon,  suintant  des  larmes  comme  une  vieille 
tranche  de  gruyère  rancissant  dans  un  buffet,  a  eu  l'autre 
jour  un  mot  de  cafardise  sublime. 

Avant  d'être  introduits  auprès  de  M.  Thiers,  les  francs- 
maçons,  porteurs  au  nom  de  Paris  d'un  message  de  paix  et 
de  conciliation,  avaient  sollicité  les  bons  offices  de  M.  Jules 
Simon...  L'entretien  roulait  sur  la  difficulté  de  croire  aux 
promesses  de  M.  Thiers  qui  a  le  génie  du  mensonge,  de 
croire  qu'il  veut  réellement  le  maintien  de  la  République 
quand  il  ne  s'entoure  que  de  monarchistes  et  lance  à  l'as- 
saut de  Paris  les  généraux  bonapartistes.  —  Alors  M.  Jules 
Simon  fît  un  geste  en  roulant  ses  yeux  vers  le  ciel:  — 
<(  Hélas  !  c'est  une  bien  triste  tâche  que  de  conduire  des 
Français  contre  des  Français  :  Nous  n'aurions  pas  voulu 
l'imposer  à  des  chefs  républicains,  voilà  pourquoi  nous 
employons  ces  gens  là. 

Dimanche,  7  mai. 

Le  journal  de  M^L  de  Girardin  et  Détroyat,  la  Liberté  de 
Saint-Germain,  raconte  comme  la  chose  la  plus  naturelle 
que  des  représentants  de  Paris,  amateurs  de  pittoresque, 


254  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

jouissaient  du  haut  du  M  ont- Val  é  ri  en  de  ce  grandiose  et 
terrible  spectacle  :  Paris  bombardé  ! 

«  Paris,  racontait  le  reporter,  Paris  gisait  à  nos  pieds ^ 
entouré  dun  cercle  de  fer  et  de  feu.  Du  haut  de  toutes  les 
positions  d'où  l'armée  de  Versailles  menace  son  enceinte, 
la  foudre  s'abattait  sur  ses  murailles,  dans  ses  rues,  swr 
ses  boulevards.  Ici,  elle  allumait  quelque  maison  crimi- 
nelle, là  elle  écrasait  quelques  troupes  fratricides.  Et,  par 
3es  cent  bouches  de  ses  batteries,  la  cité  rebelle  répondait, 
mais  d'une  voix  qui  va  safîaiblissant  dheure  en  heure  »... 

«  N-ous  avons  rénoontpé  là  plusieurs  députés,  M.  Limpe- 
rani  de  la  Corse,  M^Nl.  Langlois  et  Tirard  députés  de 
P-aris,  etc.,  ces  Messieurs  étaient  presque  tous  porteurs  de 
leurs  insignes  de  représentants  du  peuple  :  nœud  de 
l'Oiban  tricolore  à  la  boutonnière  »... 

Ces  bombes  de  l'ordre  qui  vont  allumer  des  maisons  cri- 
minelles et  écraser  des  bandes  de  gardes  nationaux  fratici- 
des,  nous  remettent  en  mémoire  les  pompeuses  circulaires 
du  véridique  M.Thiers  racontant  aux  provinciaux  crédules: 
«  il  est  faux,  absolument  faux  que  nous  fassions  tirer  sur 
Paris.  Ce  sont  les  Communards  qui  fond  un  énorme  tapage 
d'artillerie  pour  faire  accroii^  qu'ils  sont  capables  de  livrer 
des  batailles  ». 

Xous  sommes  en  veine  de  souvenirs.  En  1840,  lorsque  le 
madré  Thiers  et  le  sournois  Louis  Philippe  se  mirent  en 
tète  de  fortifier  Paris,  les  avisés  craignirent  que  cet  embas- 
tillement  n'eût  été  résolu  pour  mater  Paris  plutôt  que  pour 
le  défendre  : 

Saisi  d'indignation»  Thiers  protesta  avec  le  courroux  d'un., 
honnête  homme  : 

«  Quoi  !  imaginer  que  des  ouvrages  de  fortification  quel- 
conque peuvent  nuire  à  la  liberté  ou  à  Tordre,  c'est  se 
place?'  hors  de  toute  réalité.  Et  d'abord,  c'est  calomnier  im] 
gouvernement,  quel  qu'il  soit,  de  supposer  qu'il  puisse  un 
jour  chercher  à  se  maintenir  en  bombardant  ]a  capitale. 
Quoi  !  après  avoir  percé  de  ses  bombes  la  voûte  des  Inva- 
lides ou  du  Panthéon,  il  se  présenterait  à  vous  pour  vous 
demander  la  confirmation  de  son  existence  !  Mais  il  serait 
cent  fbis  plus  impossible  après  la  victoire  qu'auparavant  !  » 

Autre  souvenir,  M.  Thiers  s'exprimait  ainsi  en  jan- 
vier 1848  : 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  255* 

«  Vou&  savez,  messieurs,  ce  qui  se  pas&eà  Palerme:  vous 
avez  tous  ta^essailli  d'horreur  en  apprenant  que,  pendant 
quarante  huit  heures,  une  grande  ville  a  été  bombardée. 
Par  qui?  Etait-ce  par  un  ennemi  étranger,  exerçant  leS; 
droits  de  la  guerre?  Non,  Messieurs,  par  son  propre- 
gouvernement.  Et  pourquoi^  parce  que  cette  ville  infortunée 
demandait  des  droits.  »  (1) 

«  Eh  bien  !  11  y  a  eu  quarante-huit  heures  de  bombar- 
dement. 

«  Permettez-moi  d'en  appeler  à  l'opinion  européenne. 
G'es-t  un  service  à  rendre  à  l'humanité  que  de  venir,  du  haut 
de  la  plus  grande  tribune,  peut-être,  de  l'Europe,  faire 
retentir  qiielques  paroles  (ï indignation  contre  de  tels  actes,  y) 

Eh  bien  î  nous  sommes  aujourd'hui  au  37''  jour  de  bom- 
bardement. Par  qui?  Par  M.  Thiers  lui-même,  par 
M.  Thiers  député  de  Paris  et  chef  du  Gouvernement.  Et 
pourquoi  ?  Parce  que  cette  ville  infortunée  demandait  des 
droits. 

Je  lis  dans  le  journal  la  Montagne. 

«  Contre  les  Prussiens,  MM.  Favre  et  Trochu  n'osaient 
pas  se  servir  de  certains  projectiles  trop  meurtriers.  Contre 
nous,  c'est  différent. 

«  Bis-cayens,  obus,  boulets  ne  leur  suiïiseTit  pas.  Ils 
nous  envoient  des  boites  à  mitraille,  des  bombes  incen- 
diaires et,  noms  charmants  pour  ces  engins  de  mort,  des 
raquettes  et  nids  d'hirondelies.  » 

«  Les  boîtes-  à  mitraille,  hautes  de  40  à  60  centimètres  en 
tôle,  sont  remplies  à  crever  de  ferraille,  de  mitraille,  de 
barres,  le  tout  éclate  en  l'air  au  d^îssus  des  têtes^  le  fer  vole 
en  tout  sens,  trouant  les  hommes.  La  raquette  disperse  en 
éventail  ses  éclats,  enlevant  braset  jambes.  Le  nid  d'hiron- 
delle est  une  bombe  qui  éclate.  Aussitôt  sept  à  hoiit  autres 
bombes  plus  petites  s'en  échappent,  éclatant  à  leur 
tour.  » 

Lundi,  8  mai. 

Notre  planète  n'a  fait  qu'une  seule  révolution  autour  die 
son  soleil  depuis  le  8  mai  1870.  Aujourd'hui  nous  avons- 

(l;  G-ette  déclaration  de  M.  Thiers  vieat  d'être  affichée  sur  les  mu- 
railles de  Paris. 


256  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

l'anniversaire  du  plébiscite.  Que  de  changements  en  Europe 
depuis  que  sept  millions,  deux  cent  mille  imbéciles  ont 
remis  leur  blanc  seing  entre  les  mains  d'un  homme,  d"un 
seul  homme  et  lui  ont  dit  :  «  Tu  es  le  maître  absolu. 
Prends  l'argent  de  la  France,  prends  ses  soldats,  prends 
sa  fortune,  prends  même  son  honneur.  Fais  en  ce  que  tu 
voudras. 

Cet  homme  est  un  criminel,  on  le  savait.  Cet  homme  est 
un  aventurier,  on  le  savait.  ]\Iuni  de  tous  les  pleins  pouvoirs, 
absous  d'avance,  le  criminel  a,  comme  un  brigand,  assailli 
une  nation  voisine.  L'aventurier  a  joué  la  fortune,  l'honneur, 
Texistence  même  de  la  France  à  pile  ou  face,  et  il  a  perdu. 
—  Avec  trois  cent  cinquante  mille  hommes  disponibles,  il 
en  a  attaqué  douze  cent  mille  —  comptant  sur  l'imprévu 
de  sa  tentative  d'assassinat,  comptant  sur  la  mitrailleuse, 
comptant  sur  ce  qu'il  appelait  en  langage  diplomatique  «  la 
Providen6^  et  ce  que  les  joueurs  ordinaires  appellent  la 
«  Chance  ». 

Quand  il  ne  s'agit  que  d'un  incident  isolé  ou  d'incidents 
insignifiants,  et  en  un  petit  nombre,  le  hasard  règne  en  sou- 
verain :  à  la  Destinée  il  est  absolument  indifférent  que  le 
sou  tombe  pile  ou  face,  que  l'oiseau  des  augures  vole  à 
votre  droite  ou  à  votre  gauche.  Mais  à  mesure  que  se  mul- 
tiplient les  objets,  les  incidents,  les  événements,  les  séries 
se  révèlent,  les  équilibres  s'établissent,  les  compensations 
se  formulent,  ce  qu'on  appelle  la  Loi  des  Grands  Nombres 
apparaît.  Quand  les  nombres  sont  énormes,  quand  les  évé- 
nements sont  immenses,  plus  d'incertitude,  plus  de  doute, 
l'ensemble  est  soumis  à  des  lois  fatales  et  mathématiques  : 
ce  que  les  joueurs  médiocres  appellent  hasard,  ce  que  les 
joueurs  plus  forts  appellent  Chance,  n'est  ni  hasard  ni 
chance  mais  la  nécessité  mathématique,  la  logique  des 
événements,  la  raison  de  l'histoire. 

Napoléon  est,  ou  était,  un  mauvais  joueur,  en  ce  sens 
qu'il  corrigeait  les  écarts  de  la  fortune.  En  d'autres  termes, 
il  trichait  et  pratiquait  la  haute  escroquerie  des  coups 
d'Etat.  11  se  jeta  donc  dans  l'entreprise  insensée  de  l'expé- 
dition d'Allemagne,  comptant  sur  sa  chance  étonnante, 
quasi-miraculeuse  jusque-là,  comptant  sur  ses  tours  de 
passe-passe  et  d'escamotage  diplomatique.  Tricheur,  c'est- 
à-dire  fourbe.  Napoléon  l'était  dans  l'âme,  mais,  avant  tout. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  257 

il  était  joueur,  il  avait  besoin  de  jouer  quand  même, 
besoin  de  gagner  ou  de  perdre.  Napoléon  est  lâche  et 
couard,  mais  d'une  couardise  particulière,  il  a  toujours 
besoin  d'être  exposé  à  quelque  danger,  de  courir  quelque 
risque.  Son  tempérament  est  ainsi  fait,  c'est  le  tempéra- 
ment d'un  joueur.  11  s'est  donc  lancé  dans  l'expédition 
d'Allemagne,  comme  tel  autre  de  ses  compères  aurait  été 
porter  sa  fortune  à  Ems,  à  Hombourg,  à  Baden  Baden  et 
l'y  perdre. 

La  fortune  de  Bonaparte  était  la  fortune  de  la  France,  qui 
a  été  s'engouffer  dans  la  débâcle  de  Sedan.  C'était  justice. 
Une  personne  privée  ne  confie  pas  son  argent  à  un  joueur, 
une  personne  honnête  ne  confie  pas  son  honneur  à  un 
aventurier  de  la  pire  espèce. 

Après  Sedan,  que  faire  ?  Confier  la  régence  de  l'Empire 
à  l'Impératrice  Eugénie,  frivole,  cruelle,  superstitieuse  et 
fanatique,  sotte  et  cagote?  Impossible  d'y  penser.  Donner 
le  gouvernement  à  Henri  V  ?  Nul  en  France  ne  l'aurait  osé. 
Le  confier  aux  Princes  d'Orléans  ?  —  Où  élaient-ils?  Très 
heureux  d'échapper  à  la  terrible  responsabilité,  ils  se  sont 
blottis,  muets,  au  fond  de  leur  exil.  Restait  la  République  : 
la  seule  cliance  que  la  France  eût  de  se  sauver,  c'était  de  se 
jeter  franchement  et  sincèrement  dans  les  bras  de  la  vraie 
République,  de  la  République  populaire. 

Mais  quand  on  a  vécu  dans  le  mensonge,  il  est  impos- 
sible de  rentrer  dans  la  vérité  de  plain  pied  et  sans  transi- 
tion, et  c'est  là  le  châtiment  du  menteur.  —  Après  avoir 
pendant  vingt  années  commis  adultère  avec  l'Empire,  la 
France  ne  pouvait  pas  soudain  être  républicaine  parce 
qu'elle  avait  écrit  République  sur  son  enseigne  :  après  avoir 
semé  l'iniquité  et  avoir  savouré  ses  fruits  empoisonnés, 
elle  ne  pouvait  se  mettre  immédiatement  au  régime  hygié- 
nique de  la  Justice. 

Du  gouvernement  d'un  parjure,  la  France  retomba  fata- 
lement dans  le  gouvernement  d'autres  parjures.  Bonaparte 
avait  rétabli  l'Empire  à  son  profit,  après  avoir  juré  fidé- 
lité à  l'empire.  Il  fallait  une  transition  —  et  le  4  septembre, 
quoi  qu'on  dise  et  quoi  qu'on  eût  voulu,  il  n'y  avait  de 
possible  au  pouvoir  que  les  chefs  de  l'opposition,  que  ceux 
qui  s'étaient  illustrés  pendant  vingt  ans  à  tuer  et  bafouer 
TEmpire,  et  finalement  à  déconseiller  la  guerre  fatale,  — 


258  JOURNAL    DE    LA.    COMMUNE 

Ce  gouvernemGiit  fat  celui  des  libéraux  bourgeois  qui,  par 
pudeur,  rejeta  autant  que  possible  le  mot  de  République  et 
se  déguisa  autant  qu'il  put  sous  le  nom  de  Gouvernement 
delà  Défense  Nationale. 

^lais  on  ne  défend  pas  une  nation  envahie  par  douze  cent 
mille  hommes  avec  des  phrases  libérales  ou  les  larmes 
de  M.  Favre.  On  ne  constitue  pas  une  République,  on  ne 
reconstitue  par  une  nation  par  le  feu  de  l'ennemi,  sans 
recourir  aux  moyens  nouveaux  et  largement  organiques, 
c'est-à-dire  aux  procédés  révolutionnaires.  Pas  de  répu- 
blique qui  dure ,  sans  une  résolution  énergique  à  son 
début.  Et  le  Gouvernement  de  la  Défense  Nationale  a  pro- 
noncé le  mot  :  «  N'insistez  pas  trop  sur  la  défense!  «  Comme 
il  était  le  gouvernement  d'une  caste  et  non  pas  le  gouver- 
nement de  la  nation,  il  a,  comme  il  est  dans  la  logique  de 
toute  caste  de  le  faire,  sacrifié  les  intérêts  sacrés  de  la 
Nation  aux  intérêts  égoïstes  de  la  caste.  Les  égoïstes  ne 
comprenaient  pas  que  si  la  Nation  eût  été  sauvée  sous  la 
direction  d'une  caste,  la  Nation  eût  été  reconnaissante, 
trop  reconnaissante,  même,  envers  la  caste  susdite.  Mais 
la  caste  n'avait  pas  assez  de  cœur  pour  comprendre  que  la 
Nation  a  du  cœur  ;  —  ne  se  sentant  pas  en  danger  si  les 
Prussiens  triomphaient,  mais  se  croyant  en  danger  si  la 
République,  c'est-à-dire  si  la  Révolution  triomphait,  la 
caste  n'a  pas  voulu  proclamer  la  Patrie  en  danger  et  recourir 
aux  grands  moyens  qui  seuls  eussent  pu  la  sauver.  — 
Aujourd'hui  tous  les  gouvernants  du  4  septembre,  Gam- 
betta  seul  excepté,  l'avouent:  «  Nousvoulions  faire  patienter 
le  peuple  de  Paris  par  une  défense  convenable,  jusqu'à  ce 
qu'il  nous  fût  permis  de  conclure  une  paix  honorable.  — 
Honorable  ! 

Paris,  l'intelligent  Paris,  a  été  dupe  jusqu'au  31  octobre'. 
—  Grâce  aux  impatiences  et  maladresses  de  Blanqui  et  des 
blanquistes,  il  a  été  dupé  jusqu'à  la  capitulation  signée  par 
le  gouverneur  de  Paris  qui  avait  juré,  sur  sa  foi  de  bon 
chrétien  et  son  honneur  de  soldat,  que  jamais  il  ne  capitule- 
rait. —  Après  la  capitulation  de  Paris,  aux  ignobles,  déri- 
soires et  traîtresses  conditions  que  l'on  sait,  il  n'y  avait  plus 
qu'à  signer  la  paix,  coûte  que  coûte. 

Cette  paix,  coûte  que  coûte,  il  y  avait  deux  mois  déjà 
que  la  province  la  souhaitait,  que  la  paysannerie  la  récla- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  259 

mait»  Le  paysan  est  devenu  lâche,  car  il  est  devenu  conser- 
vateur, et  conservateur  parce  qu'il  est  enrichi  ;  néanmoins 
il  est  chauvin  et  même  patriote  en  ses  bons  moments  ;  il  eût 
été  de  bon  cœur,  peut-être,  à  une  guerre  sérieuse,  mais  dès 
qu'il  comprit  comment  après  avoir  été  si  mal  emmanchée, 
elle  était  si  mal  menée,  il  n'eut  plus  qu'un  cri,  qu'une  pas- 
sion :  arrêtons  les  frais.  La  paix,  la  paix,  coûte  que  coûte  ! 

Les  conservateurs  qui  voulaient  la  paix  quand  même  ont 
soigneusement  exphqué  aux  sept  millions  et  demi  de  plé- 
biscitaires que  les  républicains  seuls  étaient  responsables 
de  la  prolongation  de  la  guerre.  De  plus  les  élections  se 
firent  sous  une  pression  manifestement  et  odieusement 
antirépublicaine,  par  le  fait  des  Favre,  des  Picard  et  des 
Simon,  agissant  eux-mêmes  contre  Gambetta  sous  la  pres- 
sion des  menaces  prussiennes.  —  Et  voilà  comment  fut  élue 
par  le  plébiscitaire  insensé  la  Chambre  la  plus  sotte,  la 
plus  lâche  et  la  plus  cruelle  qui  ait  jamais  souillé  de  son 
nom  les  annales  parlementaires.  Cette  Chambre,  qui  ne 
représente  pas  le  pays  mais  la  passion  d'un  moment,  un 
instant  de  crise,  je  crois  qu'on  peut  le  dire  à  la  décharge  de 
la  France,  est  légitimiste  dans  sa  grande  majorité,  orléa- 
niste par  le  tréfonds  —  elle  n'est  républicaine  —  couci- 
couci  —  que  par  le  fait  des  votes  de  Paris  et  des  grandes 
villes. 

L'Assemblée  rurale  attendit  à  peine  la  sig-nature  des 
préliminaires  de  paix  avec  la  Prusse  pour  déclarer  la 
guerre  à  Paris  républicain,  foyer  de  révolutions.  Thiers, 
son  complaisant  et  son  complice,  manigança  le  coup  d'Etat 
du  18  mars  ;  et,  parce  qu'il  n'a  pas  réussi,  Paris  est  canonné, 
bombardé.  —  Toutes  les  forces  disponibles  de  la  France 
sont  engagées  pour  écraser  Paris;  la  France  fait  un  effort 
plus  terrible  pour  massacrer  Paris  dans  un  duel  à  mort 
qu'elle  n'a  fait  d'efforts  après  Sedan  pour  se  défendre  contre 
les  Prussiens.  C'est  parce  que  les  libéraux  n'ont  pas  voulu 
de  l'alliance  des  républicains  pour  la  guerre  à  outrance 
contre  l'étranger,  qu'alliés  à  l'étranger,  ils  font  maintenant 
aux  républicains  de  Paris  une  guerre  à  outrance. 

Toute  la  féroce  énergie  que  la  France  met  à  se  suicider 
hélas  !  elle  eût  pu  l'employer  à  se  défendre  !  Du  poignard 
qu'elle  n'avait  pas  osé  brandir  contre  la  Prusse,  elle  se 
fouille  maintenant  le  ventre  et  la  poitrine...  Prusse,  que  tu 


260  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

avais  raison  de  nous  assassiner,  puisque  nous  nous  assassi- 
nons nous-mêmes! 

Et  pour  en  revenir  au  plébiscite,  lAssemLlée  n'a  qu'à 
continuer,  et  sa  victoire  pourra  préparer  la  restauration 
bonapartiste.  Il  ny  a  qu'à  laisser  aller  les  choses  en  1871 
comme  elles  allèrent  en  1848-1851.  Une  chambre  odieuse- 
ment et  stupidement  réactionnaire  provoqua  le  peuple  de 
Paris  puis  lemassacra  dans  les  journées  de  Juin  —  et  quand 
l'Assemblée  eut  suffisamment  deshonoré  la  République  et 
irrité  le  peuple,  le  coup  d'Etat  se  fit  soi-disant  contre  Tin- 
fâme  Assemblée  jésuitique  et  cruelle,  contre  l'Assemblée 
des  bourgeois,  mais  le  coup  ne  frappa  que  la  République 
et  les  Républicains. 

Lundi,  8  mai. 

Enfin  un  député  de  Paris  s'est  enhardi  jusqu'à  monter  à 
la  Tribune  et  prononcer  le  nom  de  la  Commune. 

«  Je  n'ai  qu'une  simple  question  à  adresser  à  M.  le  mi- 
nistre de  la  Guerre  »  fit  M.  Tolain  : 

«  En  ce  moment,  sur  les  murs  de  Paris,  une  affiche 
blanche  est  apposée,  rapportant  que  la  Commune  faisait 
une  enquête  sur  le  fait  suivant  : 

«  Le  25  avril  dernier,  à  la  Belle-Epine,  près  Villejuif, 
quatre  gardes  nationaux  surpris  par  deux  cents  chasseurs 
ontjeté  bas  les  armes  et  se  sont  rendus  sans  résistance. 
On  les  amenait  quand  est  survenu  un  capitaine  qui  à  coups 
de  revolver  les  a  assas... 

On  ne  le  laissa  pas  terminer.  Quatre  cents  individus 
vociféraient  à  la  fois  des  cris  d'insulte  et  de  colère.  En  vain 
dans  un  moment  d'accalmie,  M.  Tolain  protesta  qu'il  ne 
s'était  permis  d'adresser  cette  question  à  M.  le  Ministre  que 
pour  susciter  un  démenti.  Force  fut  à  M.  Tolain  de  des- 
cendre de  la  tribune  sans  avoir  pu  terminer  son  interpel- 
lation. 

M.  le  Ministre  de  la  guerre  daigna  répondre.  Il  débuta 
par  l'expression  d'usage,  ironique  peut-être  dans  sa  bou- 
che: ((  Honorable  M.  Tolain...  »  Ce  fut  alors  une  seconde 
explosion  de  fureur  plus  terrible  encore  que  la  première. 
L'idée  qu'on  pût  appliquer  l'épithète  d'honorable  à  un  dé- 
puté de  Paris,  ouvrier,  membre  de  l'Internationale,  citant 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  261 

un  factura  de  la  Commune,  exprimant  quelque  doute  sur 
rinhumanité  possible  d'un  de  nos  bombardeurs,  cette  idée 
les  suffoquait,  le  Ministre  de  la  guerre  fut  hué,  hué  comme 
ne  l'avait  pas  été  Tolain.  Le  président,  pour  faire  cesser  le 
vacarme,  fut  obligé  de  lever  la  séance  pendant  quelque 
temps  et,  quand  lui-même  voulut  prendre  la  parole,  il  ne 
l'obtint  qu'après  avoir  menacé  la  majorité  de  descendre  du 
fauteuil. 

Enfin  le  vieux  Leil(j  put  se  faire  entendre  : 

«  Je  repousse  avec  indignation  ces  honteuses  calomnies 
de  gens,  de  malfaiteurs  passés  maîtres  en  infamie  et  en 
ridicule... 

—  Qui  croire  du  ministre  de  la  guerre,  déniant  la  possi- 
bilité de  faits  pareils,  ou  du  général  marquis  de  Galliffet, 
se  vantant  d'avoir  fusillé  les  quatre  prisonniers  de  Chatou? 

Tolain  n'est  certes  pas  le  député  de  Paris  le  plus  con- 
sidéré et  le  plus  sympathique.  L'Internationale  lui  a  signifié 
son  congé  parce  qu'il  a  cru  devoir,  après  le  bombardement 
de  Paris,  continuer  à  s'asseoir  sur  les  mêmes  bancs  que 
les  honorables  de  Versailles  ;  parce  qu'il  ferait  même  le 
bon  enfant  avec  les  dits  honorables,  leur  racontant  par  le 
menu  dans  les  bureaux  ce  qu'est,  ce  que  n'est  pas  l'Inter- 
nationale, parce  qu'il  s'acoquine  avec  ces  grands  person- 
nages, marquis,  comtes  et  barons,  comme  on  lui  reproche 
de  s'être  acoquiné  jadis  avec  Plonpon.  Quoi  qu'il  en  soit, 
Paris  se  souviendra...  Quand  les  Quinet  et  les  Louis  Blanc 
se  taisaient,  Tolain  a  parlé,  quand  les  Langlois,  les  Schœl- 
cher,  les  Peyrat  et  les  Brisson  n'osaient,  Tolain,  lui,  a  osé 
quelque  chose. 

Mardi,  9  mai. 

L'union  des  femmes,  pour  la  défense  de  Paris  et  les  soins 
aux  blessés,  vient  d'athcher  un  manifeste.  Elle  proteste 
contre  une  proclamation  émanant  d'un  groupe  anonyme  de 
réactionnaires,  la  dite  proclamation  portant  que  les  femmes 
de  Paris  en  appelaient  à  la  générosité  de  Versailles  et  de- 
mandaient la  paix  à  tout  prix. 

L'union  des  femmes  est  indignée.  Elle  ne  croit  pas  à  la 
générosité  des  «  assassins  de  Versailles  »,  à  une  concilia- 
tion possible  entre  la  liberté  et  le  despotisme,  entre  le  peuple 


262  JOUIÎXAL    DE    LA    COMMUNE 

et  ses  bourreaux.  Ce  n'est  pas  la  paix,  c'est  la  guerre  à 
outrance  que  réclament  les  travailleuses  de  Paris...  La 
Commune,  représentante  des  principes  internationaux  et 
révolutionnaires  des  peuples,  porte  en  elle  la  Révolution 
sociale,  les  femmes  de  Paris  le  savent  ;  elles  prouveront  à 
la  France  et  au  monde  qu'elles  aussi  sauront,  au  moment 
du  danger  suprême,  et  aux  barricades  même,  donner  leur 
vie  pour  le  triomphe  du  peuple.  Parmi  les  signataires, 
ouvrières  pour  la  plupart,  je  distingue  le  nom  de  guerre 
d'une  jeune  dame  russe,  intelligente  et  enthousiaste,  qui, 
l'autre  hiver,  groupait  autour  délie  d'ardents  admira- 
teurs. 

Il  est  certain  que  des  femmes  en  grand  nombre  sont 
entrées  dans  le  mouvement  populaire.  En  vain  l'Eglise  les 
avait  bercées  sur  ses  genoux  et,  d'une  voix  chevrotante,  avait 
assoupi  leurs  esprits  dans  les  ténèbres  du  catéchisme, 
dans  la  sainte  ob^urité  des  mystères  insondables,  elles  ont 
été  réveillées  en  sursaut.  Versailles  canonnait  Paris.  Elles 
s'alarmèrent  pour  leurs  foyers  menacés,  pour  leurs  maris, 
leurs  fils  et  leurs  frères,  la  cause  qu'ils  défendaient  leur  est 
devenue  sacrée,  celle  de  la  Révolution,  celle  du  travail, 
celle  de  la  libre  pensée,  car  le  prêtre  leur  est  aujourd'hui 
antipathique.  Je  n'en  entends  aucune  demander  l'égalité 
des  sexes  devant  l'urne  électorale,  mais  elles  se  réclament 
avec  ardeur  du  titre  de  citoyennes,  et,  ce  qui  est  plus, 
agissent  en  citoyennes. 

Dès  le  lendemain  de  l'attaque  de  Neuilly,  Marie  Curton 
adressait  un  appel  aux  fem.mes  de  Paris  : 

«  Citoyennes,  mes  sœurs  !  La  lutte  est  commencée  entre 
l'armée  de  Versailles  et  nos  maris  et  frères  qui  défendent 
la  République  et  la  Commune...  Des  Français  contre  des 
Français  !  C'est  horrible  à  penser.  S'il  y  a  un  moyen  d'ar- 
rêter ces  affreux  égorgements  de  citoyens  et  d'amis,  ce 
moyen  est  dans  nos  cœurs  et  dans  nos  mains  :  dans  nos 
cœurs  parce  qu'ils  aiment,  dans  nos  mains  parce  qu'elles 
sont  faibles.  Levons-nous  toutes  à  la  fois  et  renouvelons 
l'héroïsme  de  ces  immortelles  Sabines  qui,  voyant  d'un 
côté  leurs  maris  et  de  l'autre  leurs  pères  et  frères,  se  jetè- 
rent avec  leurs  enfants  entre  les  deux  armées,  et  vainqui- 
rent la  guerre  par  l'amour.  Allons  comme  elles,  nos  enfants- 
dans  les  bras,  nous   placer  devant  la  gueule  des  canons  et 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 


263 


des  fusils,  les  forcer  à  se  détourner,  ou  mourir  les  premiè-^ 
res,  sïl  le  faut...  Une  fois  nos  maris  morts,  qu'aurions- 
nous  d'ailleurs  à  faire  avec  nos  enfants  orphelins,  con- 
damnés comme  nous  à  la  mendicité  ou  à  la  faim? 

«  Nous  pouvons  être  quinze  mi.le,  nous  pouvons  être  cent 
mille...  Est-ce  qu'il  se  trouvera  un  général  français  pour 
commander  le  feu,  un  soldatpour  obéir  à  la  face  du  soleil?... 
Oui,  nos  cris  vaincront  le  tumulte  de  la  guerre,  car  l'amour 
est  plus  fort  que  la  mort... 

«  Donc,  citoyennes,  mes  sœurs,  donnons-nous  toutes  ren- 
dez-vous d'un  bout  à  l'aulre  de  Paris,  de  maison  en  maison, 
de  rue  en  rue,  de  quartier  en  quartier,  et,  au  premier  son 
du  clairon  ou  du  tambour,  à  quelque  heure  que  ce  soit  du 
jour  ou  de  la  nuit,  bien  ou  mal  vêtues,  sortons  en  foule 
avec  nos  enfants  et  marchons  hardiment  à  côté  de  nos 
maris  en  leur  donnant  la  main. 

«  Celle  qui  vous  adresse  cet  appel  vous  donnera  l'exem- 
ple. ^) 

A  ce  cri  du  cœur,  des  femmes  répondirent,  mais  non  pas 
cent  mille  ni  cinquante  mille,  de  trois  à  cinq  cents  seule- 
ment. Je  vis  leur  cortège  sortir  de  la  place  de  IHôtel-de- 
Ville,  allant  par  l'avenue  Victoria,  des  tambours  marchaient 
entête,  elles  allaient  bras  dessus  bras  dessous,  agitant 
leurs  mouchoirs  aux  cris  de  :  Vive  la  Paix  !  Vive  la  Répu- 
blique !  En  les  regardant  je  frémissais  d'un  civisme  reli- 
gieux et  solennel. 

Deux  heures  plus  tard,  on  voyait  arriver  au  pont  de 
Grenelle,  du  coté  de  Paris,  une  autre  file  déjeunes  femmes 
du  peuple,  très  proprement  vêtues,  raconte  le  Rappel,  (]\ie\- 
ques-unes  avec  chapeau  et  robes  de  soie  noire,  précédées 
d'un  drapeau  que  tenait  d'une  main  ferme  une  grande  et 
forte  fille,  taillée  sur  le  patron  d'Auguste  Barbier.  Plusieurs 
portaient  des  branches  vertes.  Devant  elles  une  troupe  de 
gamins  chantaient  le  Chant  du  Départ. 

«  Où  allez-vous  ainsi  ?  »  a  demandé  quelqu'un  à  une  de 
ces  vaillantes. 

«  X  Versailles  rejoindre  nos  maris  ;  ils  vont  fraterniser 
avec  la  troupe  et  faire  sauter  l'Assemblée.  » 

Les  avant-postes  ne  les  laissèrent  point  traverser  les  li- 
gnes et  les  manifestantes  rentrèrent  chez  elles,  harassées 
sans  doute  :  on  a  fait  à  Versailles  gorge  chaude  de  ces  in- 


264  JOIRXAL    DE    LA    COMMUNE 

cidents.  Le  surlendemain  les  dames  de  la  capitale  rurale, 
les  générales,  colonelles,  lieutenantes,  préfètes  et  sous- 
préfètes,  les  épouses  de  Messieurs  de  l'Assemblée  insul- 
taient les  garde  nationaux  qu"on  faisait  défiler  devant  elles, 
prisonniers,  les  mains  liées  derrière  le  dos;  de  leur  éventail 
mignon,  elles  les  souffletaient,  et  dans  les  figures  pâles  et 
sanglantes,  elle  assénaient  des  coups  d'ombrelles. 

A  mesure  que  s'échauffe  la  bataille  entre  Paris  et  Ver- 
sailles plus  nombreuses  sont  les  femmes  qui  prennent  part 
à  la  lulte.  Plusieurs  ont  ramassé  le  fusil  de  leur  mari  tué,  de 
leur  frère  ou  de  leur  amant.  La  plupart  des  cantinières  font 
le  coup  de  feu  à  Toccasion.  Quelques  filles  se  sont  dégui- 
sées en  hommes  et  combattent  toujours  à  Lavant-garde. 
Mais  personne  n'a  songé  à  reprendre  Lidée  mise  en  avant 
par  ^L  Félix  Belly,  pendant  le  premier  siège  de  Paris,  la 
création  de  bataillons  féminins  sous  le  nom  d'Amazones  de 
la  Seine,  avec  un  brillant  costume  et  des  carabines-joujoux. 
L'idée  n'était  soutenable,  elle  n'était  même  décente,  que  les 
femmes  se  seraient  enrôlées  dans  ces  compagnies  pous- 
sées par  le  plus  pur  et  le  plus  ardent  patriotisme.  Or  le 
patriotisme,  monté  à  ce  degré,  a  fait  oublier  les  faiblesses  et 
les  convenances  ordinaires  du  sexe,  oublier  surtout  les  ori- 
peaux du  costume.  Les  femmes  qui  ont  combattu  derrière 
les  barricades  de  Neuilly  partent  avec  leurs  maris  et  voi- 
sins, dans  leur  robe  de  tous  les  jours  avec  ou  sans  coiffure, 
comme  si  elles  allaient  chez  le  boulanger.  Les  femmes  n'ont 
le  droit  d'aller  à  la  bataille  que  si  elles  ont  la  passion  du 
droit  et  cette  passion  seule.  Une  vaillante  femme,  qui  a 
quitté  le  repos  de  sa  province  pour  partager  le  danger  de 
ses  amis,  mais  qui  ne  combat  encore  qu"avec  la  plume. 
Madame  André  Léo,  a.  l'autre  jour,  noblement,  parlé  aux 
femmes  : 

Il  ne  s'agit  plus  aujourd'hui  de  la  défense  nationale.  Le 
champ  de  bataille  s'est  agrandi,  il  s'agit  de  défense 
humanitaire,  des  droits  de  la  Liberté.  Maintenant  le  sort 
du  droit  en  ce  monde  est  lié  au  sort  de  Paris.  ^laintenant 
le  concours  des  femmes  devient  nécessaire.  A  elles  de 
donner  le  signal  d'un  de  ces  élans  sublimes  qui  emportent 
toute  hésitation  et  toute  résistance.  On  les  voit  anxieuses, 
enthousiastes,  ardentes,  l'àme  attachée  aux  péripéties  du 
combat,  l'œil  plus  rempli  de  feu  que  de  larmes,  se  donner 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  '?.65 

tout  entières  —  les  femmes  du  peuple  surtout  —  à  la 
grande  cause  de  Paris.  Qu'elles  entrent  donc  d'action  dans 
la  lutte  autant  qu'elles  y  sont  de  cœur.  Plusieurs  le  désirent, 
plusieurs  le  peuvent .  Louise  Michel  ,  M""^  Eudes , 
M™'-  Rochebrune,  bien  d'autres  ont  déjà  donné  l'exemple. 
Elles  font  Forgueil  et  l'admiration  de  leurs  frères  darmes 
dont  elles  doublent  l'ardeur.  Quand  les  filles,  les  femmes, 
les  mères  combattent  à  côté  de  leur  fils,  de  leurs  maris,  de 
leurs  pères,  Paris  n'aura  plus  la  passion  de  la  liberté,  il  en 
aura  le  délire. 

Nombreux  sont  ceux  que,  chaque  matin,  une  femme 
embrasse  plus  tendrement,  car,  le  soir,  il  pourra  être  tué, 
l'objet  de  tant  de  soucis  et  d'affection.  Le  caractère  se 
trempe,  le  moral  se  transforme  sans  même  qu'on  s'en 
doute.  Et  nombreuses  sont  les  liéroïnes  immergées  dans 
le  peuple,  qui  ne  se  savent  pas  dignes  d'admiration,  et  qui 
ne  le  sauront  jamais. 

Mardi  9  mai. 

Le  30  avril  dernier,  à  la  réélection  générale  des  munici- 
palités par  toute  la  France,  les  mauvais  citoyens,  les  répu- 
blicains, voulons-nous  dire,  ont  obtenu  un  étonnant  succès. 
Les  élections  complémentaires  du  7  mai  leur  ont  été  encore 
plus  favorables,  si  possible.  Le  gouvernement  de  Versailles 
avait  cassé  les  élections  de  Lyon  par  trop  républicaines, 
Lyon  a  réélu  des  républicains  radicaux.  A  Lyon,  à  Mar- 
seille, à  Bordeaux,  à  Limoges,  au  Havre,  à  Montpellier, 
à  Clermont,  à  Lille,  à  Saint-Etienne  —  inutile  de  pousser 
plus  loin  la  nomenclature  —  radicaux  ou  modérés,  tous 
républicains  ont  passé. 

C'est  un  événement  considérable  et  d'un  heureux  présage 
pour  l'avenir.  Après  tant  de  malheurs,  au  milieu  de  toutes 
nos  calamités,  un  incident  favorable  nous  étonne,  une 
heureuse  nouvelle  nous  déconcerte. 

Le  succès  de  la  République  dans  les  villes  de  France  a 
donné  une  plus  forte  impulsion  à  l'idée  d'un  arbitrage  des 
conseils  municipaux  intervenant  dans  notre  guerre  civile 
pour  y  mettre  fin.  Entre  Paris  révolutionnaire  et  la  province 
plébiscitaire,  que  les  grandes  villes  dans  lesquelles  domine 
la  République  radicale,  que  les  villes  moindres  vouées  à  la 


266  jounxAL  de  la  commune 

République  modérée,  interposent  leur  arbitrage  !  Tôt  ou 
tard,  les  campagnards  emboîtent  le  pas  derrière  les  gens 
de  leur  chef-iieu  qui  ont  eux-mêmes  emboîté  derrière 
Paris.  Il  ne  serait  donc  que  raisonnable  et  sensé  de  prendre 
les  villes  comme'  centre  du  mouvement  de  notre  corps 
politique. 

Ce  serait  une  effroyable  catastrophe  que  l'écrasement  de 
Paris  par  l'armée  de  l'obéissance  passive,  à  côté  de  cette 
immense  nécessité  de  l'arbitrao'e,  toutes  autres  exis-ences 
ne  sont  qu'insignifiantes.  Si  les  villes  ne  peuvent  plus 
prendre  fait  et  cause  pour  Paris,  comme  la  malheureuse 
Marseille  l'avait  essayé,  comme  Toulouse,  Limoges  et  Lyon 
l'ont  essayé,  il  iaut  que  ces  villes  et  toutes  leurs  sœurs 
imposent  au  moins  la  paix  et  la  solution  pacifique  de 
l'immense  problème  des  franchises  communales. 

Dès  le  lendemain  de  l'attaque  par  les  Versaillais,  Lille, 
la  noble  cité,  avait  donné  l'exemple  du  bon  sens,  de  la 
fraternité  et  de  la  justice.  Dès  le  5  avril,  elle  signait  une 
délibération  solennelle  dont  elle  envoya  copie  au  Président 
de  l'Assemblée  Nationale  et  au  Chef  du  pouvoir  executif  de 
la  Ilépublique  française: 

...«  S'élevant  au-dessus  des  passions  et  des  haines,  si 
tout  le  monde  consent. à  écouter  la  voix  du  patriotisme  et 
de  la  raison,  l'apaisement  peut  s'opérer,  mais  sous  certaines 
conditions  essentielles. 

«  11  faut,  sans  plus~de  retard,  consacrer  les  vœux  una- 
nimes du  pays  par  une  loi  municipale  qui  rende  à  toutes 
les  communes,  petites  et  grandes,  le  droit  de  choisir  leur 
maire  et  par  une  loi  électorale  qui  permettra  aux  villes 
d'échapper  aux  majorités  rurales,  et  d'avoir,  elles  aussi, 
leur  représentation. 

((  Il  faut,  en  même  temps,  et  par  dessus  tout,  rechercher, 
au  milieu  de  tous  les  désaccords,  l'affirmation  politique  qui 
groupera  le  plus  grand  nombre  de  volontés  communes  : 
l'afTirmation  de  la  République.  Menacer  la  République  ou 
continuer  à  laisser  planer  des  doutes  sur  la  durée  de  son 
existence,  ce  serait  tout  remettre  au  hasard  et  jeter  dans  le 
pays  de  nouveaux  brandons  de  discorde.  IMais  asseoir  la 
République  sur  des  bases  inébranlables,  c'est  entrer  dans 
la  voie  de  concorde  et  de  salut  ;  c'est  assurer  à  la  France, 
dans  le  présent  comme  dans  l'avenir,  l'ordre  et  la  liberté,  a 


JOURNAL     DE     LA    COMMUNE  267 

Ni  M.  Thiers  ni  l'Assemblée  n'ayant  daigné  écouter  ces 
paroles  si  modérées,  si  justes,  si  sensées,  le  Conseil  munici- 
pal de  Lille  à  sa  réélection  décida  : 

«  Qu'il  y  avait  lieu  de  se  mettre  dès  à  présent  en  rapport 
avec  les  conseils  élus  dans  les  g'randes  villes  de  France, 
afin  de  provoquer  une  action  pour  arrêter  l'effusion  du  sang 
entre  Paris  et  Versailles  et  poser  entre  les  belligérants  les 
bases  de  la  pacification. 

Cette  idée  d'action  collective  des  municipalités  de  France 
pour  la  terminaison  delà  guerre  civile  couvait  déjà  dans  les 
esprits,  étant  d'un  bon  sens  qui  s'impose:  elle  fut  aussitôt 
adoptée,  et  nous  apprenons  la  naissance  du  Congrès  de  la 
LisTue  des  Villes  dont  les  déléo-ués  sont  convoaués  à  Bor- 
deaux,  sous  le  programme  suivant  : 

«  Un  congrès  des  délégués  des  Villes  de  France  est 
convoqué  dans  le  but  de  délibérer  sur  les  mesures  les  plus 
propres  à  terminer  la  guerre  civile,  assurer  les  franciiises 
municipales  et  constituer  la  République... 

«  Chaque  ville  enverra  un  délégué  par  20.000  habitants... 
afin  de  prévenir  tout^  objection  à  la  légalité  de  ses  -assem- 
blées, le  Congrès  conservera  le  caractère  de  réunion  privée. 
Nul  n'y  sera  admis  que  ses  membres,  les  représentants  de 
la  presse  et  autres  personnes  invitées  par  le -bureau.  » 

—  Qu'en  sortira-t-il  ? 

Mercredi.  10  mai. 

Dans  sa  séance  dhier.  la  Commune  a  décidé  : 

De  réclamer  la  démission  des  membres  actuels  du 
Comité  de  Salut  Public  ; 

De  nommer  un  délégué  civil  à  la  cruerre  qui  sera  assisté 
de  la  commission  militaire  actuelle,  laquelle  se  mettra 
immédiatement  en  permanence  ; 

De  ne  plus  se  réunir  que  trois  fois  par  semaine,  sauf  les 
cas  d'urgence,  le  Comité  de  Salut  Public  restant  en  perma- 
nence à  i'Flôtel  de  Ville.  Et  de  se  retirer  dans  les  mairies 
respectives. 

Tous  ces  changements  dans  l'intérieur  du  Gouvernement 
nous  inquiètent  :  quand  le  malade  s'agite  incessamment 
sur  sa  couche,  c'est  que  la  fièvre  augmente  en  intensité. 
Nous  comprenons  que  tout  est  chamberté  à  la  Commune  et 


268  JOURNAL   DE    LA    COMMUNE 

qu'elle  abdique  entre  les  mains  d'un  nouveau  Comité  de 
Salut  Public,  d'un  nouveau  Ministre  de  la  Guerre,  et  tout 
spécialement  entre  les  mains  de  l'ancien  Comité  Central 
qui  reparaît  officiellement  en  scène. 

Depuis  quelque  temps,  on  entendait  dire  que  le  Comité 
Central  n'avait  pas  réellement  abdiqué  ses  pouvoirs  après 
les  élections  du  20  mars;  et  que,  fort  de  son  influence  pres- 
qu'exclusive  sur  la  garde  nationale,  il  ne  s'est  pas  gêné 
pour  critiquer,  et  souvent  à  bon  droit,  les  agissements  de 
la  Commune,  qu'il  a  fait  ses  représentations  directes,  sui- 
vies d'intervention,  et  aujourd'hui,  parail-il,  le  char  de 
notre  pauvre  République  est  traîné  par  deux  attelages  et 
deux  cochers,  Tun  tirant  à  hue  et  l'autre  à  dia.  —  Rossel, 
le  ministre  de  la  guerre,  a  donné  peut-être  sa  démission 
définitive  ;  il  proteste  quand  il  est  à  bout  de  forces,  tous  ses 
actes  étant  entravés  par  le  Comité  Central. 

La  confusion  est  peut-être  au  comble  depuis  que  ce 
Comité  Central  a  été  installé  en  plein  Gouvernement  par 
une  lubie  du  Comité  de  Salut  Public,  qui  a  profité  des  ter- 
ribles pouvoirs  à  lui  confiés  pour  improviser  une  grosse 
modification  sans  en  prévenir  ses  collègues.  Tout  d'un 
coup,  le  centre  de  gravité  s'est  trouvé  changé,  il  n'était  plus 
•  ians  le  Comité  de  Salut  Public,  ni  dans  le  délégué  à  la 
L;uerre,  ni  dans  la  Commune,  il  était  replacé  dans  le  Comité 
Central,  toujours  aussi  obscur  et  anonyme  que  jamais.  Le 
(Comité  Central  était  investi  soudain  de  toute  la  partie 
administrative  de  la  guerre...  Mais  toute  la  partie  adminis- 
trative de  la  guerre,  cela  peut  fort  bien  passer  actuellement 
pour  la  conduite  entière  et  directe  de  la  guerre... 

Jourde,  le  délégué  aux  finances,  raconte  qu'il  vient  d'être 
sommé  en  quelque  sorte  de  remettre  l'argent  des  dépenses 
militaires  à  des  hommes  qu'il  ne  connaît  pas. 

Avrial,  directeur  de  l'artillerie,  dit  s'être  trouvé  tout  à 
coup  en  présence  d'un  Comité  d'artillerie  qu'il  ne  connais- 
sait pas.  «  J'ai  eu  toutes  les  peines  du  monde  à  le  mettre  à 
la  porte,  et  aujourd'hui,  il  va  revenir  ». 

Johannard  raconte  que  ces  membres  du  Comité  Central 
ont  tout  aussitôt  revêtu  les  insignes  de  membres  de  l'Hôtel 
de  Ville,  sauf  de  légères  différences,  et,  quand  ils  passent, 
on  leur  crie  :  «  Vivre  la  Commune  !  »  «  Les  quelques 
employés  que  j'avais  sous  ma  direction,  m'ont  quitté  pour 


JOURNAL    DE    LA    COMxMUNE  269 

un  instant,  disaient-ils,  ils  ne  sont  pas  revenus,  ils  délibè- 
rent avec  le  Comité  Central...  » 

Varlin  communique  de  son  côté  que  quatre  délégués  du 
Comité  Central  sont  arrivés  à  l'intendance  pour  lui  annoncer 
qu'ils  venaient  se  partager  ses  attributions  et  qu'il  eût  à 
leur  remettre  ses  pouvoirs  et  s'en  aller... 

Tout  cela  nous  inquiète  fort.  Nous  ne  regardons  du  côté 
de  FHôtel  de  Ville  que  les  sourcils  froncés,  que  le  front 
plissé.  Nous  craignons  que  dans  cette  lutte  de  maladresses 
entre  les  Gouvernements  de  Paris  et  de  Versailles,  ce  soit 
la  malheureuse  Commune,  doublée  du  Comité  Central,  qui 
parachève  la  plus  grosse  sottise.  Au  moins  l'Assemblée  de 
Versailles  a-t-elle  abdiqué  tous  ses  pouvoirs  entre  les  mains 
de  M.  Thiers  et  n'entend  les  reprendre  que  le  lendemain  de 
sa  victoire.  —  Nos  gardes  nationaux  se  battent  pour  la 
Commune  avec  une  constance  inattendue,  avec  une  bra- 
voure étonnante...  Les  rues  ne  furent  jamais  plus  tran- 
quilles, plusieurs  services,  quelques  mairies  fonctionnent 
d'une  manière  vraiment  satisfaisante...  Mais  c'est  la  direc- 
tion qui,  après  avoir  été  médiocre  dès  l'origine,  se  détraque 
maintenant  tout  à  fait  ;  c'est  une  voie  d'eau  qui  s'ouvre  dans 
le  liane  du  navire  > 

Nous  autres,  simples  citoyens,  qui  ignorons  les  mystères 
des  coulisses,  et  ne  voyons  le  spectacle  que  du  parterre, 
nous  ne  prenons  parti  ni  pour  le  Comité  Central  contre  la 
Commune,  ni  pour  telles  et  telles  individualités  contre  telles 
autres.  Nous  ne  récriminons  contre  personne  ;  mais  nous 
somme  d'avis  qu'une  Dictature  n'a  pas  la  permission  d'être 
maladroite;  dans  une  crise  aussi  terrible,  quand  la  patrie, 
et  plus  que  la  patrie,  quand  l'idée  est  en  danger,  il  ne 
devrait  plus  y  avoir  aucune  mesquine  préoccupation.  Nous 
répétons  les  paroles  que  ce  brave  et  honnête  Delescluze 
adressait  à  ses  collègues  de  la  Commune  :  «  Déposez  aujour- 
d'hui toutes  vos  haines  ;  il  faut  que  vous  sauviez  le  pays  !  » 

Mercredi^  10  mai. 

Dans  nos  écoles,  le  seul  jeu  qui  soit  en  faveur,  celui  qui 
a  supplanté  tous  les  autres  sans  distinctions,  c'est  celui  de 
la  Guerre  civile.  On  élève  et  on  enlève  des  barricades 
montées    sur    des    éminences  qu'on   appelle  Montretout, 


270  >  JOURNAL    DE    LA    COINIMUNfi 

Cliâtillon  ou  le  Mont  Valérien  :  on  bombarde  Paris  de  coups 
de  pierre  ou  de  mottes  de  terre. 

En  passant,  nous  entendons  un  Rossel  et  un  Mac-Malion 
faire  leurs  petits  arrangements  :  «  Demain,  grande  bataille 
après  la  classe.   Tu  seras  rExécutif,  et  moi  je  te  rosserai.  » 

Quand  on  peut  s'arracher  par  extraordinaire  aux  préoc- 
cupations multiples  qui  encombrent  nos  esprits  dans  le 
tourbillon  qui  nous  emporte,  lorsque  surgit  une  vision 
fugitive  du  monde  et  de  nous-mêmes,  nous  regardons  avec 
étonnement  les  nuages  blancs  dans  les  cieux  azurés  :  «  Tiens  ! 
les  hirondelles  sont  revenues.  Le  saviez-vous?  Comme  les 
cytises  seraient  beaux  si  on  avait  le  temps  !  Et  par  delà  les 
touffes  vertes  des  marronniers  diaprés  de  blanc  et  de  rose 
apparaissent  des  fumées...  Sont-ce  là  les  batteries  des 
Hautes-Bruyères  ou  du  Moulin-Saquet?  A  travers  le  babil 
des  moineaux  joyeux,  on  distingue  le  crépitement  des 
mitrailleuses  lointaines  et   la  sourde  note  des  fusillades.  ' 

Mercredi,  10  mai. 

Le  Congrès  des  villes  de  France  donne  aux  gens  de  bien 
quelque  espoir  de  mettre  un  terme  aux  meurtres  et  aux 
assassinats...  Cela  met  en  rage  le  vieux  catarrheux  Baze^ 
qui  vient  dénoncer  la  chose  à  lïndignation  de  l'Assemblée. 

«...Il  s'est  formé  une  association  sur  plusieurs  points  du 
territoire,  une  ligue  comme  elle  s'appelle,  rivale  de  cette 
assemblée,  une  fédération  dont  le  but  est  de  lutter  contre 
vous  et  de  vous  renverser...  La  ville  de  Bordeaux  est  entrée 
dans  cette  voie  plus  avant  que  les  autres,  ses  journaux 
proclament  la  République  comme  indiscutable....  Contre 
cette  secte,  il  faut  que  la  Chambre  proteste  de  toutes  ses 
forces...  La  secte  entend  que  l'armée  soit  exclue  des  villes, 
que  la  Garde  nationale  élise  tous  ses  chefs...  Le  Congrès 
nommerait  des  délégués  pour  se  mettre  en  relation  avec  la 
Commune  de  Paris,  en  même  temps  qu'une  dépatation  serait 
envoyée  ici  pour  obtenir  de  Versailles,  c'est  ainsi  qu'on 
désigne  cette  Assemblée,  de  mettre  un  terme  à  la  guerre 
impie.  Or,  cette  guerre,  dont  on  vous  impute  la  responsa- 
bilité, c^est  à  vous  et  à  vous  seuls  qu'on  demande  d'y 
apporter  un  terme...  Ces  insultes  vous  sont  adressées,  à 
vous  les  représentants  de  la  France,  hommes   éminents 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  271 

■dans  l'armée  et  la  magistrature,  princes  de  la  science,  qui 
ne  représenteriez,  à  en  croire  ces  fâcheux,  que  des  intérêts 
ruraux,  et  cela  au  lendemain  du  jour  où  vous  avez 
accordé  les  libertés  municipales  à  la  France  aussi  bien 
qu'à  Paris...  » 

M.  Baze  demande  donc  au  Gouvernement  deux  choses  : 
tout  d'abord  de  flétrir  ces  misérables  qui  osent  vouloir 
arrêter  l'effusion  du  sang  français,  et  ensuite,  pour  le  cas 
où  ledit  Congrès  passerait  de  la  menace  à  l'exécution,  de 
réprimer  les  scélérats  par  Féclair  et  la  foudre.  Picard, 
l'intègre  et  tant  libéral  ministre  Picard,  abonde,  au  nom  de 
son  patron,  M.  Tliiers,  dans  la  juste  indignation  du  compère 
Baze  :  «  Jamais,  je  le  dis  bien  haut,  tentative  ne  fut  plus 
criminelle...  Les  prétendus  républicains  qui  s'affilient  à  je 
ne  sais  quelle  ligue  sont  des  factieux...  C'est  en  présence 
des  étrangers  qui  foulent  notre  sol  qu'ils  s'attaquent  à 
Tunité  nationale...  Le  jour  où  les  délégués  des  villes  pré- 
tendraient se  réunir  en  congrès,  ils  seraient  des  usurpateurs. 
Ils  ne  doivent  donc  trouver  la  moindre  indulgence... 
Le  gouvernement  usera  de  tous  les  moyens  en  son  pouvoir 
pour  arrêter  leurs  menées,  et  si  ces  moyens  ne  suffisaient 
pas,  vous  lui  en  donneriez  d'autres...  Ils  sont  avertis  : 
l'Assemblée  les  condamne  et  le  Gouvernement  veille  !  » 
«  Ces  gens-là  sont  fous  !  »  s'écriait,  il  y  a  un  mois 
déjà,  le  représentant  Floquet,  en  donnant  sa  démission. 
Préparer  la  i:>aix,  c'est  un  attentat  ;  parler  de  conciliation, 
c'est  un  forfait.  Réfléchissez  donc  à  cette  effrayante  possi- 
bilité :  Si  les  infâmes  pacificateurs  réussissaient  ! 

On  croyait  la  gauche  disparue  dans  le  naufrage,  coulée 
au  fond  de  la  mer,  —  mais  voici  tout  d'un  coup  un  député 
de  Paris  dont  la  tête  surgit  au-dessus  des  eaux,  M.  Quinet; 
il  reparaît  même  accompagné  du  citoyen  Tolain,  une  des 
notabilités  de  l'Internationale...  «  Quinet,  salut  !  Savez-vous 
ce  qu'est  devenu  notre  pauvre  ami  Louis  Blanc  ?  » 

Quinet  ne  répond  pas.  Il  s'adresse  à  l'Assemblée  avec 
une  politesse  exquise.  Il  lui  fait  des  remontrances  avec  une 
modération  vraiment  excessive.  «  Les  villes,  dit-il,  ne  sont 
pas  représentées.  On  sait  que  les  villes  ont  toujours  com- 
battu l'Empire.  Le  gouvernement  bonapartiste  s'est  donc 
acharné  à  neutraliser  leur  influence,  pendant  vingt  années 
de   sa  toute-puissance,  et  il  a  savamment  travaillé.   Les 


272  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

quartiers  ont  été  fantasquement  découpés  en  bandes  et 
lanières  ;  ici,  on  a  fait  entrer  la  campagne  dans  la  ville,  là 
on  a  rejeté  la  ville  dans  la  campagne.  Cette  malhonnête 
politique  fait  encore  loi  aujourdhui.  »  M.  Quinet  ne  mé- 
connaît pas  le  droit  des  campagnes,  il  demande  seulement 
que  leur  vote  ne  submerge  pas  celui  des  villes  et  qu'on 
rende  aux  principaux  organes  de  la  civilisation  française 
le  droit  de  se  produire  dans  la  représentation  de  tous. 
M.  Quinet,  l'historien  des  Réçolutions  d'Italie,  a  savam- 
ment constaté  que  les  villes  ne  sont  pas  seulement  des  lieux 
où  sont  parqués  un  certain  nombre  d'habitants  ;  elles  ont  des 
intérêts  particuliers,  des  traditions,  une  histoire,  elles  sont 
avant  tout  des  personnes  civiles,  des  unités  vivantes,  for- 
mant des  éléments  spéciaux  ;  si  on  les  efface  de  la  carte 
politique,  un  vide  se  montre  à  tous  les  yeux,  le  suffrage 
universel  en  est  profondément  altéré.  Le  respect  de  la  per- 
sonnalité des  villes  existe  chez  tous  les  peuples  qui  ont  une 
forte  vie  municipale,  l'Angleterre,  le  Wurtemberg,  la 
Suède,  les  Etats-Unis,  l'Espagne.  11  demande  à  l'Assemblée 
de  reconnaître  que  le  suffrage  universel  était  susceptible 
de  progrès  et  qu'après  être  resté  immobile  pendant  vingt- 
trois  ans,  il  était  bien  temps  qu'il  fît  un  pas.  MM.  Quinet 
et  Tolain  proposaient  donc  qu'on  attribuât  aux  villes 
un  droit  de  représentation  par  groupe  de  35.000  habi- 
tants. 

M.  Victor  Lefranc,  un  député  de  la  gauche,  a  répliqué 
avec  hauteur  :  «  La  proposition  Quinet  et  Tolain  est  la 
consécration  d'une  politique  criminelle.  Je  ne  comprends 
pas  que  nous  perdions  tant  de  temps  sur  cette  proposition 
d'améliorer  le  suffrage  universel,  quand  je  vois  de  quelle 
façon  audacieuse  il  est  attaqué,  au  nom  même  de  la  Répu- 
blique, par  cette  Ligue  dont  on  vous  a  révélé  l'existence... 
Le  pays  tourmenté  ne  sait  pas  au  juste  où  est  le  vrai,  et 
c'est  un  républicain  convaincu  qui  vous  parle  ainsi,  un 
républicain  qui  ne  veut  de  la  République  que  lorsqu'elle 
aura  été  acceptée  tant  par  les  campagnes  que  par  les  villes. . . 
Bravos,  applaudissements  !  509  voix  contre  23  ont  donné 
raison  à  M.  Lefranc  contre  M.  Quinet. 

M.  Thiers  a  félicité  ce  républicain  convaincu  qui  ne  veut 
de  la  République  qu'après  la  conversion  des  derniers  plé- 
biscitaires. Les  habiles  qui  voient  se  lever  le  vent  disaient 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  273 

en  allumant  leurs  cigares  :  «  M.  Victor  Lefranc  a  prononcé 
son  Discours-Ministre.  » 


Vendredi,  10  mai. 

Le  Gaulois  de  Versailles  constate  que,  dans  les  cinq  der- 
nières semaines,  Paris  a  perdu  une  moyenne  de  trois  mille 
hommes  tous  les  huit  jours,  de  trois  cent  cinquante  à  quatre 
cents  par  vingt-quatre  heures.  En  tout  les  fédérés  auraient 
vu  leurs  rangs  se  dégarnir  de  huit  mille  prisonniers  et 
d'environ  six  mille  tués  et  blessés. 

Admettons  que  Le  Gaulois  dise  vrai.  Cela  veut  dire  que 
le  Gouvernement  de  Versailles  est  responsable  envers  cinq 
ou  six  mille  familles  de  tués  et  blessés,  sans  compter  les 
autres.  Ils  sont  six  cents  membres  de  l'Assemblée  à  Ver- 
sailles. Chacun  peut  se  vanter  d'avoir  en  cinq  semaines  tué 
ou  gâté  dix  hommes  dans  la  force  de  l'âge,  dix  habitants  de 
la  cité  la  plus  intelligente  et  la  plus  industrieuse  du  monde. 

—  «  Bah!  répondait  à  la  députation  des  Francs-Maçons, 
M.  Thiers,  en  se  caressant  la  mâchoire  du  pouce  et  de  l'in- 
dex de  la  main  gauche,  et  en  lançant  son  bras  droit  dans 
l'espace  :  Bah  !  pour  quelques  hommes  qui  seront  tués  !  » 

11  mai. 

Je  me  rappelle  fort  bien  qu'il  y  a  une  dizaine  d'années, 
il  s'éleva  dans  le  peuple  un  long  et  persistant  murmure,  un 
de  ces  murmures  que  la  police  n'étouffe  qu'à  grand'peine. 
On  se  racontait  qu'un  homme  s'était  endormi  dans  une  des 
chapelles  de  l'église  Saint-Laurent,  qu'au  soir,  il  y  avait  été 
enfermé  par  mégarde,etque,lanuit,  il  entendit  avec  horreur 
des  trépignements  dans  les  caveaux,  des  cris  de  femmes, 
des  gémissements  affreux.  L'homme  affirmait  qu'un  meurtre 
avait  été  commis  cette  nuit-là...  On  accusait  le  curé  de 
Saint-Laurent  et  un  de  ses  vicaires...  Mais  on  mit  en  prison 
les  propagateurs  de  fausses  nouvelles,  et  peu  à  peu  le 
silence  se  fît  sur  l'incident.  Cependant  il  n'avait  pas  été 
oublié.  11  revient  en  mémoire  à  propos  de  certains  scandales 
qui  se  seraient  produits  dans  la  sacristie  de  Batignolles. 
Aujourd'hui  le  nom  de  Téglise  Saint-Laurent  est  de  nouveau 
dans  toutes  les  bouches.  L'histoire  est  romanesque,  donc 

18 


274  JOUI^XAL    DE    LA    COMMUNE 

elle  est  pour  le  peuple  la  vérité  vraie.  Mais  il  n'y  a  pas  que 
le  peuple  pour  y  croire,  des  bourgeois  de  sens  rassis  qui 
ont  été  voir  les  caveaux  me  disent  être  convaincus  de  la 
réalité  des  crimes.  N'étant  pas  médecin,  mon  opinion  ne 
pouvant  être  d'aucun  poids,  ni  pour  ni  contre,  je  me  suis 
abstenu  de  la  formuler,  même  intérieurement,  et  je  me 
borne  à  consigner  le  récit  donné,  le  10  mai,  par  le  Hè{>eil 
des  Peuples. 

«  Après  les  instruments  de  torture,  les  séquestrations  du 
couvent  de  Picpus,  voici  les  caves  de  l'église  Saint-Lau- 
rent. 

«  Aux  pieds  de  la  vierge  qui  tient  Tenfant  Jésus  entre  ses 
bras,  sous  l'autel  privilégié  est  un  souterrain.  L'entrée, 
cachée  par  un  tapis,  obstruée  par  une  table  mal  scellée,  a 
été  découverte  après  le  18  mars.  La  dalle  a  été  enlevée,  on 
a  descendu  les  quelques  marches  qui  conduisent  au  souter- 
rain. 

«  Dans  celte  cave  demi-circulaire,  des  ossements  humains 
dégagent  une  odeur  putride.  On  trébuche,  on  heurte  des 
crânes,  des  tibias,  des  os  de  toute  nature. 

«  Les  lampes  des  hommes  qui  fouillent  et  cherchent 
encore  nous  permettent  de  voir  les  cadavres  qu'on  a  décou- 
verts. 

«  Ils  sont  là  quatorze.  Quatorze  squelettes  de  femmes 
alignés,  se  touchant.  Les  cadavres  n'ont  pas  été  ensevelis  ; 
aucun  cercueil,  aucun  bois,  aucune  ferrure. 

«  Les  médecins  qui  les  ont  vus  font  remonter  la  mort  à 
dix  ou  quinze  ans  au  plus. 

«  Ces  femmes  étaient  jeunes  :  un  peigne,  une  chevelure 
blonde  ont  été  trouvés.  Elles  ont  toutes  la  même  attitude  : 
les  mains  sont  rapprochées  sur  le  ventre  :  elles  ont  du  être 
liées.  Les  membres  inférieurs  sont  rapprochés  comme  par 
un  mouvement  convulsif,  les  crânes  sont  retournés  par  un 
effort  violent  des  muscles  du  cou,  les  bouches  sont  ouvertes-, 
grimaçantes  de  la  dernière  convulsion  de  l'agonie. 

L'une  d'elles,  la  plus  grande,  a  la  bouche  pleine  de  terre  : 
son  dernier  cri  a  été  étouffé. 

(.(  Au  centre,  un  cadavre  est  tourné  différemment  :  la  tête 
est  séparée  du  tronc. 

a  Tout  n'est  pas  encore  découvert  :  on  creuse.  Les  fouilles 
amèneront  d'autres  découvertes.  Nous  avons  vu  des  osse- 


I 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  275 

ments  à  demi  enfouis  que  l'on  dégage  et  qui  vont  augmentf^r 
le  nombre  des  cadavres  trouvés  dabord. 

«  Etienne  Carjat  a  fait  à  l'aide  de  la  lumière  électrique 
la  reproduction  photographiée  de  ce  lieu  funèbre:  ceux  qui 
n'auront  pu  voir  par  eux  mêmes  les  faits  que  nous  racon- 
tons pourront  ainsi  se  convaincre  que  nous  n'exagérons 
rien. 

«   Le  curé  de  Saint-Laurent  et  ses  vicaires  sont  en  fuite. 

'(  Le  crime  est  là,  flagrant.  Ces  malheureuses  ont  subi 
toutes  les  tortures,  victimes  de  tous  les  crimes,  enterrées 
vivantes,  mortes  souillées. 

«  L'homme  de  Dieu  au-dessus  de  ce  sépulcre  bénit  les 
femmes  qui  viennent  se  prosterner  auprès  de  la  «  Dame  des 
Douleurs  »,  console  les  mères  dont  les  enfants  râlent  peut- 
être  sous  ses  pieds. 

«  Ainsi  donc,  dans  Paris,  sous  ce  voile  de  la  religion, 
d'un  côté  on  pratiquait  des  avortements,  on  séquestrait  ;  de 
l'autre,  on  violait,  on  tuait. 

«  Les  investigations  du  peuple  ne  s'arrêteront  pas  là.  Il 
veut  savoir,  il  saura  ce  que  devenaient  les  épouses,  les 
mères,  les  filles  livrées  aux  prêtres. 

Les  vierges,  les  anges,  les  Jésus  cachent  des  crimes.  Le 
peuple  sera  le  justicier.  11  tue  le  catholicisme  en  dévoilant 
ses  crimes. 

11  mai. 

Ce  matin  notre  vieille  bonne  m'est  arrivée,  colère  et 
effarée  :  «  Les  fournisseurs  m'ont  dit  dans  le  quartier  que 
ces  brigands  do  la  Commune  vont  vider  le  Mont-de-l^iété, 
vendre  tout  ce  qu'il  y  a  pour  se  faire  quelque  argent,  et 
qu'ils  vont  voler  comme  cela  et  les  bons  riches  qui  ont  prêté 
leur  argent  et  les  pauvres  gens  comme  moi  qui  ont  emprunté 
sur  gage.  J'y  ai  une  montre,  un  bracelet,  un  collier  de 
quand  j'étais  riche,  ça  vaut  trois  cents  francs  au  moins,  ils 
vont  me  les  vendre  pour  trente  !  »  Madame  Catherine  a  été 
riche  un  jour,  et,  par  conséquent  se  croit  obligée  de  prendre 
le  parti  de  Versailles  contre  la  Commune.  J'ai  expliqué  à  la 
bonne  femme  ce  qui  en  était,  mais  ne  l'ai  tranquillisée  qu'à 
demi,  elle  tenait  à  sa  mauvaise  humeur  contre  ces  bri- 
gands! C'est  chose  admirable  de  voir  comment  l'ignorance 


276  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

aidant  les  calomnies,  les  mesures  les  plus  raisonnables  et 
les  ,  mieux  intentionnées  peuvent  être  travesties  en  leur 
contraire.  Sïl  est  un  décret  auquel  la  Commune  devait 
attacher  le  plus  d'importance,  après  toutefois  Tarrêté  rela- 
tif aux  loyers,  c'est  celui  par  lequel  elle  prononçait  la  liqui- 
dation ultérieure  du  Mont-de-Piété  et  le  dégagement  gra- 
tuit des  objets  engagés  pour  une  somme  non  supérieure  à 
vingt  francs.  Pour  indemniser  les  prêteurs  et  consacrer  au 
rachat  cent  mille  francs  par  semaine,  quinze  mille  francs 
par  jour  —  ce  n'est  pas  une  bagatelle  —  et  Catherine  est 
furieuse  parce  qu'elle  n'avait  pas  compris  le  premier  mot 
de  raffaire,  et  malgré  toutes  mes  explications,  elle  mar- 
motte encore  entre  ses  dents. 

Pour  montrer  combien  sont  absurdes  nos  institutions 
actuelles  de  charité  sociale,  une  autre  génération  choisira 
l'exemple  de  nos  Monts-de-Piété,  dénomination  grotesque, 
qui  couvre  la  sottise  et  l'usure  sous  le  manteau  de  la 
religion.  De  tous  les  Monts-de-Piété  du  monde  civilisé,  il 
en  est  peu  plus  consciencieusement  absurdes  et  fonctionnant 
plus  gauchement,  plus  maladroitement  et  plus  lourdement. 
Il  lui  est  interdit  de  posséder  un  capital  en  propre-obliga- 
tion, par  conséquent,  d'emprunter  pour  prêter,  et  de  faire 
payer  au  porteur  double  commission,  sans  préjudice  de  la 
troisième  commission  qu'il  faut  en  dernier  lieu  payer  aux 
commissionnaires  près  le  ^lont-de-Piété. 

A  l'instar  de  tous  les  usuriers,  le  Mont-de-Piété  n'a  pas 
d'argent  à  lui,  il  n'a  que  l'argent    que   consentent  à    lui 
prêter  les  caisses  d'épargne,  l'administration  des  Hospices, 
les  bureaux  de  bienfaisance,  la  Société  du  Prince  Impérial 
et  des  rentiers  philanthropes.  Et  les  intérêts  que  perçoit  le 
Mont-de-Piété  de  ses  prêts  usuraires,  au  lieu  de  les  garder 
pour  lui,  et  de  se  constituer  peu  à  peu  un  capital  qu'il  pour- 
rait prêter  ensuite  gratis,  ou  à  un  taux  modéré,  il  est  tenu 
de  les  verser  à  l'administration  des  hospices.  En  faisant  de 
l'usure,  le  Mont-de-Piété  appauvrit  les  pauvres,  mais  il  a 
une  excuse,  c'est  pour  soulager  les  pauvres.   Et  il  y  a  ceci 
de  particulier  dans  sa  manière  de  procéder  :  c'est  que  plus 
le  prêt  est  faible  et  plus  tôt  il  doit  être  remboursé,  plus  est 
considérable    l'intérêt   exigé,    qui  dans  les  cas    extrêmes 
monte  à  14  ou  15  0/0  :  en  d'autres  termes,  les  conditions 
sont  d'autant  plus  usuraires   que    l'emprunteur    est  plus 


JOURNAL     DE    LA    COM.MUXE  277 

pauvre,  que  les  besoins  sont  plus  pressants  et  que  les 
risques  sont  moindres.  Le  gage,  c'est  la  raison  même  de  la 
sacro-sainte  institution  :  sans  gages  pas  de  Mont-de-Piété  ; 
les  gages  du  riche  dépassant  ce  qu'on  appelle  les  «  Quatre 
chiffres  «,  soit  mille  francs  :  bijoux  et  fourrures,  diamants, 
obtiennent  un  prêt  des  deux  tiers  environ  de  leur  valeur 
marchande.  Mais  les  gages  du  pauvre,  linge,  matelas,  robes^ 
couvertures,  instruments  de  travail,  n'obtiennent  que  le 
cinquième  tout  au  plus  de  leur  valeur  marchande.  Ce  n'est 
pas  à  dire  que  le  Mont-de-Piélé  gagne  gros  par  ces 
derniers  objets,  au  contraire.  La  place  précieuse  qu'occu- 
pent tous  ces  effets  encombrants,  les  frais  de  magasinage, 
d'écriture  et  de  personnel  sont  tels  que  l'élablissement , 
économiserait  plus  des  trois  quarts  de  ses  frais  en  repous- 
sant systématiquement  le  gage  pour  toute  valeur  inférieure 
à  cent  francs,  le  gage  étant  avantageusement  remplacé  par 
un  certificat  d'honorabilité  et  de  bonne  conduite,  délivré  à 
l'emprunteur  par  la  Mairie  de  son  arrondissement.  Pour 
les  objets  mis  en  dépôt  par  des  commerçants,  pour  des 
sommes  supérieures  à  cent  francs  —  c'est  la  grande  res- 
source des  négociants  —  il  n'y  aurait  qu'à  substituer  au 
Mont-de-Piété  les  docks  prenant  livraison  des  marchandises, 
contre  avance  des  deux  tiers  ou  trois  quarts  de  leur  valeur, 
et  faisant  ensuite  circuler  dans  les  marchés  les  warrants,  ou 
bons  représentatifs  des  marchandises,  jusqu'à  ce  qu'elles 
trouvent  preneur.  Tout  cela  est  d'une  simplicité  élémen- 
taire, il  y  a  des  vingt  et  des  quarante  ans  qu'on  propose 
des  réformes  de  ce  genre  aux  diverses  administrations  de 
nos  i\Ionts-de-Piété,  mais  elles  n'ont  jamais  voulu  rien 
écouter.  11  faut  qu'une  Commune  de  Paris  surgisse  tout-à- 
coup  pour  ordonner  la  réforme  radicale  et  déhnitive  :  la 
liquidation. 

Un  dernier  trait  au  tableau  d'une  de  nos  plus  importantes 
institutions  de  charité  religieuse  et  officielle,  fonctionnant 
au  profit  des  misérables  et  nécessiteux  de  Paris,  c'est  que 
les  principaux  employés  jouissent  de  superbes  traitements. 
Le  Directeur  ne  perçoit  pas  moins  de  vingt  mille  francs  par 
an,  un  peu  moins  que  son  collègue  de  l'Assistance  publique. 
Après  avoir  écouté  un  très  bon  rapport,  signé  par  la  Com- 
mission du  travail  et  de  l'échange,  Léo  Franckel.  président, 
ouvrier  autrichien  élevé    dans    l'école    Lassalle,    ^lalon^ 


278  JOURNAL    DE    LA.    COMMUNE 

Chatrin,  Seraillet.  Longuet,  Theiss,  la  Commune  a  consacré 
deux  ou  trois  séances  à  cette  importante  question  duMont- 
de-Piété.  Elle  a  fini  par  décider  le  remboursement  de  tous 
les  objets  engagés  au-dessous  de  vingt  francs.  Pour  les 
instruments  de  travail  dépassant  ce  chiffre,  il  sera  pris  ulté- 
rieurement une  résolution.  La  mesure  ne  s'applique  pas 
aux  objets  d'or  ou  d'argent.  Plus  de  huit  cent  mille  articles 
devront  être  rendus  à  leurs  anciens  possesseurs.  Sur  les 
huit  cent  mille  remerciements  qu'on  devra  à  la  Commune, 
il  y  en  aura  sans  doute  quelques-uns  de  sincères. 

li  mai. 

Encore  une  tentative  d'apaisement  auprès  de  l'Assemblée 
qui  l'a  repoussée  avec  insulte. 

11  s'était  formé,  entre  autres  comités  analogues,  une 
Commission  de  conciliation  du  Commerce,  de  l'Industrie 
et  du  Travail.  Cent  sept  groupes  de  corporations,  de- 
métiers,  de  chambres  syndicales  de  professions  diverses, 
Unions  de  crédit  et  associations  coopératives,  qui  cette  fois 
encore  ont  affirmé  leur  rôle  pacificateur  dans  les  (Riestions 
sociales,  travaillaient  depuis  un  mois  environ  à  rechercher 
les  moyens  de  mettre  un  terme  à  l'horrible  conflit  qui 
ensanglante  et  déshonore  la  France,  A  la  suite  dune  étude 
attentive  des  dispositions  manifestées  dans  l'un  et  l'autre 
camp,  leurs  délégi-iés  ont  conclu  que  les  causes  principales 
de  la  querelle  se  réduisent  aux  deux  suivantes  : 

1°  Défiances  suscitées  dans  Paris  touchant  le  maintien 
de  la  llépublique  par  l'attitude  qu'ont  prise  diverses  fraclions 
de  l'Assemblée  ; 

2°  Vœu  formel  exprimé  et  alHrmé  par  Paris  de  reconqué- 
rir ses  franchises  municipales,  ou  même  son  autonomie 
communale  pleinement  indépendante. 

ils  pensèrent  que,  si  on  le  voulait  bien  de  part  et  d'autre, 
rien  ne  serait  plus  facile  que  d'arriver  à  une  transaction... 
Certainement,  si  on  le  voulait  î 

Ils  se  présentèrent  donc  devant  M.  Thiers,  eurent  une 
entrevue  avec  lui  qu'ils  ont  ainsi  résumée  : 

ce  Paris,  séparé  de  sa  banlieue,  serait  déclaré  former  non 
seulement  une  commune,  mais  un  département  spécial.  Le 
conseil  communal  de  Paris  se  trouverait  ainsi  converti  en 


JOUHNAL    DE    LA    COMMUNE  279 

Conseil  général  de  département,  et  ses  attributions  seraient 
élargies  ; 

«  La  garde  nationale  demeurerait  chargée  du  service  de 
la  cité,  la  solde  serait  maintenue  jusqu'à  la  reprise  du  tra- 
vail ; 

«  L'armée  régulière  n'entrerait  pas  dans  Paris,  mais  il 
lui  serait  fait  remise  des  forts  jusqu'à  la  réorganisation  de 
l'armée  sur  le  princijoe  que  la  conscription  est  abolie,  et  que 
tout  citoyen  est  soldat  ; 

«  Alin  de  marquer  son  désintéressement  et  sa  loj'auté,  la 
Commune' se  dissoudrait.  Les  nouvelles  élections  seraient 
faites  soQS  la  direction  du  comité  de  conciliation...  et  con- 
formément à  la  dernière  loi  municipale  votée  par  l'Assem- 
blée. » 

Ce  projet,  dont  il  était  question  dans  les  journaux  depuis 
plusieurs  jours,  ne  nous  plaisait  qu'à  demi  :  il  nous  sem- 
blait trop  sacrifier  la  Commune,  et  peu  pratiqua  parce  qu'il 
n'était  pas  suffisamment  équitable.  En  définitive  il  ne  disait 
pas  autre  chose  que  ceci  :  Pour  montrer  son  désintéresse- 
ment, la  Commune  va  loyalement  se  suicider,  l'Assemblée 
restera  triomphante,  et,  pour  qu'elle  n'ait  à  revenir  sur 
aucune  de  ses  décisions,  la  géographie  et  l'organisation 
administrative  de  la  France  seront  modifiées. 

Selon  nous,  le  plus  pratique  est  ce  qu'il  y  a  de  plus 
équitable.  La  Commune  et  Ti^ssemblée  sont  en  guerre.  Or, 
la  gueri-e  civile  est  un  crime  dont  les  deux  belligérants 
sont  également  coupables.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  qui  de 
la  Commune  ou  de  l'Assemblée  a  commencé  les  hostilités, 
quel  droit  est  supérieur,  celui  de  la  légalité  ou  celui  delà 
bonne  foi,  celui  de  la  collectivité  nationale  ou  celui  de  la 
municipalité  fragmentaire,  celui  des  anciennes  ou  celui  des 
nouvelles  élections...  Ces  questions,  on  les  traite  depuis 
longtemps  à  coups  de  canon.  Coupables  l'une  et  l'autre  de 
guerre  civile  quand  il  existe  un  suffrage  universel,  que 
Lune  et  l'autre  se  dissolvent,  et  qu'une  élection  nouvelle 
juge  le  différend  Parmi  les  députés  à  nommer,  tant  par 
Paris  que  par  le  reste  de  la  France,  une  commission  arbi- 
trale sera  instituée,  à  laquelle  tous  pouvoirs  seront  donnés 
pour  juger  souverainement  du  différend.  Puisqu'il  y  a 
procès  il  ne  peut  appartenir  à  aucune  des  parties  de  se 
l'aire  justice  elle-même,  c'est  un  tiers  désintéressé  ou  plutôt 


280  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

c'est  un  ami  commun  qui  doit  prononcer  la  sentence  et 
redresser  les  torts  réciproques. 

Le  syndicat  du  Commerce,  de  l'industrie  et  du  Travail 
avait  donc  porté  à  M.  Thiers  des  propositions  beaucoup 
trop  défavorables  à  la  Commune,  nous  semble-t-il.  Elle  les 
communiqua  au  public  en  exprimant  l'espoir  que  le  chef  du 
pouvoir  exécutif  les  accepterait  peut-être  en  tout  ou  en 
partie. 

Là-dessus,  interpellation  au  Gouvernement  par  un  fou- 
gueux de  l'Assemblée,  M.  Mortimer  Ternaux,  des  châles 
Ternaux,  un  bourgeois  courtaud,  rougeaud,  qui  croit  se 
donner  des  lettres  de  noblesse  en  vilipendant  la  Révolution 
qui  l'a  enrichi.  Aux  injures  qu'il  a  prodiguées  à  R.obes- 
pierre,  à  son  aigreur  contre  Saint-Just,  Tex-boutiquier  se 
croit  digne  d'être  un  Montmorency,  un  Dreux-Brézé  ou  un 
Rohan-Chabot.  M.  Ternaux  n'a  pas  douté  un  instant  que 
la  conversation  quia  eu  lieu  entre  ces  messieurs  et  le  Chef 
du  pouvoir  exécutif  n'ait  été  indignement  tronquée  et  défi- 
gurée par  ces  iNlessieurs,  mais  il  désire  qu'un  démenti  for- 
mel parte  de  cette  tribune,  et  montre  de  quelle  manière  les 
gens  qui  de  près  ou  de  loin  appartiennent  à  la  Commune 
prétendent  honorer  la  vérité. 

M.  Thiers,  qui  a  berné  évidemment  les  délégués  du  Syn- 
dicat, a  répondu  par  un  faux- fuyant  :  «  Nous  répliquons 
par  des  faits.  Quand  notre  armée  ouvre  la  tranchée  à 
300  mètres  de  Paris,  cela  ne  signifie  pas  que  nous  ne  voulons 
pas  y  entrer.  Ce  document  ne  mérite  donc  pas  d'attirer 
l'attention  de  l'Assemblée.  » 

Mais  le  marchand  de  laine  est  tenace.  Par  deux  fois,  il 
est  revenu  à  la  charge,  sollicitant  qu'un  démenti  solennel 
soit  donné  à  ces  indignes  calomnies,  devant  la  France. 
Oui,  devant  la  France  ! 

M.  Thiers,  pris  en  flagrant  délit,  n'avait  pu  nier.  11  sétait 
rejeté  sur  la  tranchée  :  Puisque  nous  allons  tuer  Paris  à 
bout  portant,  que  vous  faut-il  encore?  Mais  l'Assemblée 
persiste. 

Alors  se  présente  Picard,  le  cynique  Picard,  affectant  un 
redoublement  de  frivolité  :  Qu'importent  ces  paroles  qu'on 
jette  au  vent?  Voici  des  faits,  des  faits  ! 

«  Les  faits,  s'écrie  le  Rappel^  ce  sont  les  82  pièces  de  30 
en  batterie  à  Montretout,  les  plus  effroyables  qui  aient  été 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  281 

jamais  mises  en  position  au  dire  du  Tunes.  Les  faits  ?  c'est 
Neuilly,  c'est  Passy,  ce  sont  les  Ternes  et  les  Champs- 
Elysées,  Issy,  Vaugirard,  Vanves  en  feu  et  en  ruines.  Les 
faits  ?  ce  sont  les  blessés  qui  emplissent  les  ambulances, 
les  cadavres  dans  les  fossés.  Si  ces  preuves  ne  suifisent 
pas  à  FAssemblée,  on  lui  en  donnera  d'autres  !   « 

Néanmoins,  l'Assemblée  a  partagé  le  dépit  du  bourgeois 
gentilhomme,  elle  a  montré  sa  vexation  que  son  Général 
en  chef,  que  le  bourreau  de  Paris  en  expectative  fût  coupa- 
ble de  la  faiblesse  d'écouter  ou  de  paraître  écouter  quelques 
paroles  de  conciliation  et  de  laisser  quelque  petite  porte 
entrebâillée  à  l'espérance. 

Les  délégués  de  TUnion  des  Syndicats  protestent  : 

«  Nous  savions  les  risques  que  l'on  court  à  intervenir 
entre  les  furies  de  la  guerre  civile...  Entre  deux  forces  qui 
luttent  sans  même  vouloir  se  connaître,  entre  l'Assemblée 
et  la  Commune  qui  s'entre-répudient,  nous  avions  pensé 
que  l'intermédiaire  naturel,  le  seul  que  l'une  ni  l'autre  ne 
pussent  désavouer,  c'était  la  population  parisienne...  En 
attendant  le  jour  où  la  violence  fera  place  à  la  justice,  nous 
acceptons  tristement  et  fièrement  la  situation  qui  nous  est 
faite,  laissant  l'injure  à  qui  nous  accuse,  et  nous  bornant  à 
affirmer  sur  notre  honneur,  qui  n'a  jamais  failli,  la  scrupu- 
leuse exactitude  de  notre  rapport.  » 

Au  moins,  si  le  confortable  Mortimer  Ternaux,  si  gros,  et 
de  teint  si  fleuri,  s'il  allait,  volontaire  de  l'ordre,  accom- 
pagné de  tous  les  engagés  de  PAssemblée,  prendre  sa  part 
des  coups  de  bayonnette  qui,  nuit  et  jour,  s'échangent  dans 
les  décombres  de  Neuilly,  entre  les  soldats  de  la  bourgeoi- 
sie et  les  champions  du  peuple  ! 

L'Officiel  de  Versailles  du  10  mai  porte  interdiction  aux 
délégués  des  Conseils  manicipaux  de  se  réunir  à  Bordeaux, 
car  le  Gouvernement,  dit  M.  Thiers,  trahirait  l'Assemblée, 
la  France  et  la  civilisation  s'il  laissait  se  constituer,  à  côté 
du  pouvoir  régulier,  issu  du  suffrage  universel,  les  assises 
du  Communisme  et  de  la  Rébellion  ! 

Cela  est  écrit,  cela  est  officiel,  cela  est  un  décret  qui  a 
maintenant  force  de  loi.  Celui-là  qui  veut  s'interposer  entre 
les  belligérants  est  un  rebelle,  celui-là  est  un  communiste, 
c'est-à-dire  un  débauché,  un  brigand,  un  fainéant,  un  pil- 
lard qui  avise  au  moyen  d'empêcher  trois  cent  mille  Fran- 


282  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

çais  de  s'eiitretuer...  Et  ce  Gouvernement  qui  parle  ainsi  se 
dit  la  personnification  de  la  justice  et  du  bon  sens! 

«  A  la  bonne  heure  !  s'écrie  le  Paris-] ournal. 

«  Que  voulaient-ils  donc,  ces  agitateurs  tout  à  la  fois 
effrontés  et  hypocrites  ?  Ils  voulaient  délibérer,  juger,  et,  à 
la  face  du  monde,  dire  qui  est  le  factieux  ou  de  Paris  en 
délire  ou  de  la  France  souveraine...  Ces  gens,  se  disant 
républicains,  démocrates  avec  une  impudence  qui  est  de  la 
naïveté  ou  du  cynisme....  voulaient  Témeute  en  perma- 
nence... faisant  couler,  minorité  factieuse,  le  sang  fran- 
çais pour  la  satisfaction  inavouable  de  je  ne  sais  quelles 
aspirations  criminelles  et  enragées... 

«  Les  villes  républicaines...  Qa^est-ce  que  cela,  je  vous 
prie  ?...  En  décernant  aux  villes  de  France  un  brevet  de 
civisme  républicain,  ils  mentent  à  tous  les  principes  sur 
lesquels  ils  prétendent  appuyer  leur  foi  et  nient  le  suffrage 
universel... 

«  Grâce  à  Dieu,  le  Gouvernement  a  vu  clair,  au  21  octobre  ; 
au  21  janvier,  fusillade  Ferry,  Chaudey-Vinoy...  si  on  avait 
eu  quelque  décision  et  quelque  fermeté  pour,  s'acquitter  de 
terribles  mais  impérieux  devoirs,  on  nous  eût  épargné 
nos  humiliantes  épreuves...  Aujourd'hui,  le  Gouvernement 
comprend  qu'en  commettant  une  nouvelle  faiblesse,  il  com- 
mettrait un  crime.  —  C'est  bien.  » 

C'est  ainsi  que  parle  la  presse  gouvernementale  à  la  suite 
du  Gouvernement.  Tel  est  le  langage,  tels  sont  les  senti- 
ments. Cela  s'enregistre  à  la  honte  de  la  France  de  1871, 
façonnée  par  vingt  années  de  bonapartisme,  élevée  sur  les 
genoux  de  l'Eglise.  Ce  langage  d'insulte,  de  mensonge  et 
■de  provocation,  cette  haine  basse,  entêtée  et  cruelle,  n'ose- 
raient pas  ainsi  s'étaler  au  grand  jour,  si  la  France,  prise 
dans  la  majorité  de  ses  habitants,  était  assez  morale  ou 
assez  intelligente  pour  avoir  horreur  de  ces  vilenies. 

Néanmoins,  il  existe  aussi  en  France  une  forte  et  saine 
minorité  qui  n'est  pas  complice  de  ces  sauvageries,  elle 
existe  à  Paris  et  dans  les  départements.  Ce  même  Paris- 
Journal  pousse  un  cri  d'alarme  :  «  L'état  de  la  province... 
Encore  un  motif  pour  agir  vite  et  vigoureusement...  Si  d'ici 
à  quinze  jours  ou  trois  semaines  l'ordre  n'était  pas  rétabli, 
le  Gouvernement  se  trouverait  dans  un  sérieux  embarras  ! 
—  «  11  faut  en  finir.  »   C'est  la  conclusion  générale  à  Ver- 


JOURNAL    DE     LA    COMMUNE  283 

sailles,  c'est  le  Delenda  Carthago  de  tous  les  discours,  de 
toutes  les  conversations  et  de  tous  les  articles.  11  faut  en  finir 
et  cela  tout  de  suite...  Autrement  notre  armée,  notre  adminis- 
tration, notre  Assem.blée  elle-même  pourraient  chamberter, 
et  tout  cela  pourrait  finir  par  une  victoire  de  la  Commune 
—  ou,  ce  qui  est  terrible  à  penser,  pourrait  amener  une 
transaction  équitable,  l'appel  au  suffrage  universel,  et  la 
nomination,  par  la  France  et  Paris,  de  représentants  nou- 
veaux ! 

Un  représentant  de  l'Algérie,  honnête  homme,  vivement 
impressionné  par  la  malice  haineuse  et  entêtée  du  Chef  du 
pouvoir  exécutif,  a  donné  sa  démission  au  lendemain  de  la 
séance  du  8  mai,  «  dans  la  douloureuse  conviction  que  lapai- 
sement  de  la  guerre  civile  est  devenu  impossible,  malgré 
les  aspirations  des  populations  vers  la  conciliation  ». 

12  mai. 

L'alimentation  n'est  pas  la  moindre  affaire  dans  une  ville 
assiégée.  Nous  en  savons  malheureusement  quelque  chose, 
nous  qui  avons  passé  naguère  par  les  sinistres  douleurs 
d'une  infâme  capitulation  que  nous  avait  imposée  la  famine, 
non  moins  que  les  lâches  incapacités  de  Trochu.  Cette  fois- 
ci,  les  circonstances  extraordinaires  de  Tinvestissement 
font  que  nous  n'avons  pas  trop  à  nous  plaindre.  L'armée  de 
Versailles  fait  ce  qu'elle  peut  pour  arrêter  nos  convois,  mais 
heureusement,  c'est-à-dire  malheureusement,  les  Prus- 
siens, qui  nous  investissent  de  l'autre  côté,  ont  exigé  sévè- 
rement de  M.  Thiers  que  leurs  communications  restassent 
entièrement  libres,  et  nous  allons  nous  approvisionner  sur 
leurs  marchés  ou  plutôt  aux  mômes  marchés  qu'eux.  Nous 
avons  eu  quelques  paniques  au  début,  quand  M.  Thiers 
trom.pettait  qu'il  affamerait  Paris,  et  déjà  Le  Gaulois,  est- 
ce  Le  Gaulois  ?  et  d'autres  journaux  de  même  farine  racon- 
taient qu'on  faisait  queue  aux  portes  des  boulangers  et 
qu'on  se  donnait  des  coups  de  couteau  devant  les  bouche- 
ries ;  mais  ces  alarmes  n'ont  duré  que  quelques  heures 
dans  quelques  quartiers.  Aux  Halles  Centrales,  les  bancs 
sont  restés  approvisionnés  de  denrées  de  toute  espèce  :  les 
verdures  et  légumes  se  vendent  à  des  prix  raisonnables.  Il 
y  ajuste  un  mois,  la  Commune  était  en  grand  souci  pour 


284  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

les  approvisionnements  de  blé  et  déjà  le  ministre  du  Com- 
merce, Parisel,  annonçait  qu'il  se^"~it  fixé  un  prix  maximum 
pour  la  vente  des  grains,  maximum  qui  serait  basé  sur  les 
prix  cotés  au  moment  de  lïnvestissement.  Mais  il  n'y  a  pas 
eu  besoin  de  recourir  à  cette  mesure  extrême.  —  Actuelle- 
ment nos  réserves  contiennent  en  bétail  Gur  pied  de  quoi 
assurer  Talimentation  de  Paris  pour  quinze  grands  jours, 
pendant  que  de  nouveaux  arrivages  comblent  incessam- 
ment les  vides  faits  par  la  consommation.  La  Commune 
inspire  maintenant  une  telle  confiance  dans  sa  vitalité,  et 
aussi  dans  sa  probité,  que  les  importateurs  acceptent  ses 
bons  à  échéance  sans  la  moindre  hésitation  et  les  font  cir- 
culer avec  un  très  léger  escompte. 

Pour  empêcher  le  renchérissement  des  viandes  et  den- 
rées d'alimentation,  la  Commune  ouvre  ça  et  là  des  bou- 
cheries et  boutiques  municipales  dans  lesquelles  les  mar- 
chandises de  première  nécessité  seront  vendues  avec  une 
légère  augmentation,  seulement,  sur  le  prix  de  revient, 
achat,  magasinage,  manutention.  Le  prix  de  la  viande  sur 
pied  ne  dépasse  pas  à  la  ville  1  fr.  90  le  kilo  ;  aux  étaux 
des  bouchers,  on  ne  la  délivre  qu'à  3  francs  ou  même 
3  fr.  60.  Il  y  a  de  la  marge  comme  on  voit.  Pour  des  hari- 
cots de  fort  belle  apparence,  des  pois  cassés  et  autres 
légumes  secs,  j'ai  constaté  une  différence  d'un  bon  tiers 
entre  les  prix  du  magasin  municipal  et  ceux  de  l'épicier  à 
côté.  On  vend  aussi  des  fromages.  La  Prairie  du  X^  s'avise 
même  de  vendre  du  lait  condensé  chaque  matin,  de  6  à 
10  heures,  au  prix  de  G  fr.  20  le  demi-litre  et  de  0  fr.  40  le 
litre.  Au  XYIP,  on  inaugure,  sur  le  système  dit  des  Bouil- 
lons Duval,  un  marché  populaire,  où  la  classe  ouvrière 
trouvera,  à  des  prix  réputés  exceptionnels,  les  objets  d'ali- 
mentation les  plus  nécessaires. 

Où  allons-nous,  grands  dieux,  où  allons-nous?  Sur  une 
pente  fatale,  nous  glissons  vers  la  Vie  à  Bon  Marché  par 
les  soins  et  grâce  à  l'inquiète  sollicitude  de  la  Commune, 
^lais  c'est  l'abomination  de  la  désolation,  telle  que  l'ont 
prédits  les  prophètes  de  l'Economie  politique.  Le  pire  de 
toutcela,  c'est  que  les  nouveaux  services  fonctionnent  immé- 
diatement, facilement  et  sans  tirage,  comme  si  c'était  une 
institution  victorieuse.  C'est  à  donner  sa  démission  d'Eco- 
nomiste juré  et  patenté.  Le  peuple  va  de  plus  en  plus  nom- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  285 

breux  aux  nouvelles  boutiques,  il  se  borne  à  dire  :  «  A  la 
bonne  beure  !  »  il  ne  disait  pas  toujours  ça.  Quant  aux 
épiciers  :  je  m'étonnerais  bien  si  chacun  d'eux  n'ourdissait 
aujourd'hui  son  petit  plan  pour  trahir  Paris  aux  Yer- 
saillais  ! 

12  mai. 

Le  fort  d'Issy  est  fatal  aux  délégués  de  la  guerre,'  à  Rossel 
comme  à  Cluseret.  A  dix  jours  de  distance,  le  même  fait 
s'est  reproduit  et  a  été  suivi  des  mêmes  conséquences,  une 
place  absolument  intenable  a  été  abandonnée  sans  ordre 
supérieur,  et  le  général  en  chef  doit  résigner  ses  pouvoirs. 

Toute  la  journée  du  8,  les  batteries  versaillaises  de  Meu- 
don,  Brimborion,  Fleury  et  du  Moulin  de  Pierre  s'étaient 
acharnées  sur  ce  qui  fut  le  fort  d'Issy.  Les  artilleurs  ne 
pouvaient  tenir  à  leur  poste,  à  peine  si  un  coup  de  canon 
répondait  par  ci  par  là  du  fort  ou  des  redoutes  avancées. 
La  garnison  aux  abois  avait  dès  le  matin  décidé  d'aban- 
donner les  lieux  :  elle  profita  de  l'obscurité  du  soir  pour 
s'échapper.  La  résolution  ne  fut  prise  cependant  qu'après 
de  violentes  discussions,  il  y  en  eut  qui  restèrent  un  cer- 
tain temps  quand  les  autres  étaient  déjà  partis,  on  parle 
aussi  d'une  panique. 

Le  mouvement  de  retraite  n'échappa  point  aux  Versaillais 
qui  le  guettaient;  et,  parmi  eux,  quelques  hommes  résolus 
se  sont  glissés  dans  la  place  et  ont  arboré  le  drapeau  tri- 
colore au  milieu  des  décombres. 

Ce  drapeau,  le  délégué  Rossel  regardant  avec  sa  longue 
vue  l'aperçoit  et,  tout  aussitôt,  emporté  par  la  plus  mala- 
droite des  colères,  il  fait  placarder  à  dix  mille  exemplaires, 
sans  même  en  avertir  la  Commune  : 

«  Midi  et  demi.  Le  drapeau  tricolore  flotte  sur  le  fort 
d"lssy,  abandonné  hier  soir  par  la  garnison  ». 

Rossel. 

Rossel,  général  versaillais,  n'eût  pas  libellé  sa  dépêche 
autrement.  Du  haut  du  château  de  Meudon,  Thiers  armé  de 
ses  jumelles  aperçoit,  lui  aussi,  le  drapeau  tricolore  flottant 
sur  Issy  et,  sans  perdre  un  minute,  il  télégraphie  à  tous  les 
préfets   et  sous-préfets  de  France  que   «  le  38^  de  ligne 


286  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

vient  d'occuper  le  fort  d'issv,  après  huit  jours  d"attaque 
seulement  ». 

Avant  d'aller  plus  loin,  M.  Thiers  nous  permettra  une 
petite  rectification.  Le  fort  d'îssy  n'a  pas  été  occupé  après 
huit,  mais  après  trente-cinq  jours  d'attaque.  11  a  été  canonné 
depuis  le  4  avril  par  les  Versaillais,  il  l'avait  été  trois  mois 
par  les  Prussiens.  Les  huit  jours  d'attaque,  M.  Thiers  ne 
les  fait  partir  sans  doute  que  du  moment  où  son  noble 
lieutenant  Leperche  donna  à  la  garnison  un  quart  d'heure, 
quinze  minutes  et  pas  davantage,  pour  vider  le  fort,  sous 
peine  d'être  passée  au  fil  de  l'épée. 

M^L  Thiers  et  Rossel  avaient  annoncé  tous  deux,  l'un  à 
la  France,  l'autre  à  Paris  que  le  drapeau  tricolore  flottait 
sur  Issy,  quand  quelques  gardes  nationaux  se  glissèrent  à 
leur  tour  dans  le  fort  et  replantèrent  à  nouveau  le  drapeau 
rouge  sur  cette  motte  déserte.  Les  longues  vues  braquées 
n'y  comprenaient  plus  rien  et  la  Commune  se  hâta  de  faire 
annoncer  aux  mairies  :  «  Il  est  faux  que  le  drapeau  tricolore 
flotte  sur  Issy,  les  V^ersaiilais  ne  l'occupent  pas  et  ne  l'oc- 
cuperont pas.  La  Commune  vient  de  prendre  les  mesures 
énergiques  que  comporte  la  situation.  » 

C'était  s'engager  à  la  légère  et  promettre  une  chose  qu'on 
ne  peut  pas  tenir,  car  le  lendemain  matin,  10  mai,  les  Ver- 
saillais, rassurés  sur  les  torpilles,  occupèrent  le  fort,  qu'on 
avait,  dit  Rossel,  parlé  sottement  de  faire  sauter,  «  chose 
plus  impossible  que  de  le  défendre.  »  En  effet,  on  ne  fait 
pas  sauter  un  champ  de  terre.  Du  reste,  voici  l'état  des  lieux 
tel  qu'il  a  été  dressé  par  Le  Français,  journal  de  Ver- 
sailles. 

Nous  avons  visité  aujourd'hui  le  fort  d'Issy.  Afin  d'y 
pénétrer,  nous  sommes  obligés  de  traverser  tous  les  ouvra- 
ges, tous  les  retranchements  construits  par  nos  troupes, 
pour  avancer  jusqu'au  cimetière  d'abord,  et  pour  contourner 
ensuite  le'  fort,  dans  la  direction  de  Vanves.  Rien  de  ce  qui 
a  été  dit  sur  des  ravages  subis  par  le  fort  d'Issy  n'est 
exagéré.  Bien  avant  d'y  arriver,  et  dans  la  zone  d'action  de 
nos  batteries,  le  sol  est  littéralement  labouré  par  les  obus  ; 
quelques-uns  n'ont  pas  éclaté,  mais  à  chaque  pas  on  heurte 
des  fragments.  Dans  la  partie  du  fort  qui  regarde  nos  bat- 
teries, les  murailles  sont  hachées  par  les  projectiles,  la 
terre  est  éboulée,  ce  qui  contraste  singulièrement  avec  le& 


JOUr.NAL    DE    LA    COMMUEE  287 

façades  tournées  contre  Paris  qui  sont  presque  intactes. 
Quelques  obus  trop  longs  ont  seuls  écorné  la  partie  supé- 
rieure des  remparts  situés  de  ce  coté.  Les  casernes  n'exis- 
tent plus  ;  bien  des  casemates  qui  paraissaient  à  l'abri  de  nos 
projectiles  se  sont  éboulées  sous  le  poids  et  le  nombre  de 
nos  obus.  Des  poudrières  ont  sauté  ;  on  peut  encore  constater 
les  traces  de  leur  explosion. 

Toutes  les  embrasures  de  canons  sont  détruites  ;  les 
épaulements  ne  pouvaient  plus  abriter  les  artilleurs.  Il 
fallait  que  les  communeux  fissent  preuve  d'une  énero^ie 
véritable  pour  oser  s'aventurer  encore  sur  ce  sol  dégarni 
de  tous  abris  et  lancer  contre  nous  de  rares  projectiles.  A 
voir  les  éclats  d'obus,  les  biscaïens,  les  culasses  de  boîtes  à 
mitrailles  qui  jonchent  la  terre  remuée  en  tous  endroits, 
le  nombre  des  projectiles  lancés  sur  le  fort  d'Issy  est  incal- 
culable. 

S'il  n'y  avait  eu  que  la  perte  du  fort  d'Issy,  démoli  pierre 
à  pierre  par  un  mois  de  bombardement,  le  malheur  pour  la 
Commune  n'eût  pas  été  extrême.  -Mais  voici  les  compli- 
cations : 

Une  demi-heure  après  avoir  placardé  sa  nouvelle,  Rossel 
prend  son  sabre  et  taille  sa  plume  pour  envoyer  sa  démission 
à  ses  collègues,  et  sa  lettre,  il  en  envoie  immédiatement 
copie  aux  journaux  du  soir. 

«  Je  me  sens  incapable  de  porter  plus  longtemps  la  res- 
ponsabilité d'un  commandement  où  tout  le  monde  délibère 
et  personne  n'obéit...  Le  Comité  central  d'artillerie  délibère 
et  n'a  rien  prescrit...  La  Commune  a  délibéré  et  n'a  rien 
résolu...  Plus  tard,  le  Comité  central  de  la  Fédération  des 
gardes  nationales  est  venu  offrir  presque  impérieusement 
son  concours  à  ladministration  de  la  guerre...  Le  Comité 
délibère  et  n'a  pas  su  agir.. . 

«  Hier,  pendant  que  chacun  devait  être  au  travail  ou  au 
feu.  les  chefs  de  légion  délibéraient  pour  substituer  un  nou- 
veau système  d'organisation  à  celui  que  j'avais  adopté,  afin 
de  suppléer  à  l'imprévoyance  de  leur  autorité,  toujours 
mobile  et  mal  obéie.  Il  résulta  de  leur  conciliabule  un  projet 
au  moment  où  il  fallait  des  hommes  et  une  déclaration  de 
principes  au  moment  où  il  fallait  des  actes...  Mon  indi- 
gnation les  ramena  à  d'autres  pensées.  Ils  me  promirent 
pour  aujourd'hui  une  force  organisée  de   J 2.000  hommes 


288  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

pour  marcher  à  rennemi.  Ces  hommes  devaient  être  remis 
à  11  h.  et  demie.  11  est  1  h.  et  ils  ne  sont  pas  prêts.  Au 
lieu  d'être  12.000,  ils  sont  environ  7.000.  Ce  n'est  pas  du 
tout  la  même  chose. 

«  Je  ne  suis  pas  homme  à  reculer  devant  la  répression,  et 
hier,  pendant  que  les  chefs  de  légion  discutaient,  le  peloton 
d'exécution  les  attendait  dans  la  cour.  Mais  je  ne  veux  pas 
prendre  seul  l'initiative  d'une  mesure  énergique,  endosser 
seul  l'odieux  des  exécutions  qu'il  faudrait  faire  pour  tirer 
de  ce  chaos  l'organisation,  l'obéissance  et  la  victoire... 

«  Encore,  si  j'étais  protégé  par  la  publicité  de  mes  actes 
et  de  mon  impuissance,  je  pourrais  conserver  mon  mandat. 
Mais  la  Commune  n'a  pas  eu  le  courage  d'affronter  la  publi- 
cité. Deux  fois  déjà,  malgré  moi,  vous  avez  voulu  avoir  le 
comité  secret. 

«  Mon  prédécesseur  Cluseret  a  eu  le  tort  de  se  débattre 
au  milieu  de  cette  situation  absurde.  Eclairé  par  son 
exemple,  j'ai  deux  lignes  à  choisir  :  briser  l'obstacle  ou  me 
retirer. 

«  Je  ne  briserai  pas  l'obstacle,  car  l'obstacle,  c'est  vous 
et  votre  faiblesse.  Je  ne  veux  pas  attenter  à  la  souve- 
raineté. 

«  Je  me  retire,  et  j'ai  l'honneur  de  vous  demander  une 
cellule  àMazas.   » 

Cette  cellule,  ses  collègues  se  hâtèrent  de  la  lui  accorder, 
en  le  renvoyant  devant  une  cour  martiale.  Mais,  commue 
Rossel,  se  ravisant,  ne  se  hâtait  pas  de  se  présenter  au 
guichet  de  Mazas,  le  Comité  de  Salut  public  l'envoya  quérir 
par  son  ami  Gérardin.  Le  plaisant  de  la  chose,  c'est  que 
Gérardin  alla  tout  aussitôt  prendre  Rossel  à  son  domicile, 
et  bras  dessus  bras  dessous,  profitant  de  leur  laissez-passer, 
ils  s'échappèrent  par  une  porte  de  Paris,  sans  laisser  de 
leurs  nouvelles. 

On  a  naturellement  prononcé  le  mot  de  trahison.  Rossel 
et  Gérardin  se  seraient  enfuis  à  Versailles.  L'accusation 
est  absurde,  il  suffît  de  lire  la  lettre  qui  précède  pour  savoir 
de  science  certaine  ce  que  nous  ne  soupçonnions  que  trop  : 
le  conflit  de  pouvoirs,  les  rivalités  entre  le  Comité  de  Salut 
public,  le  Comité  central,  la  majorité  et  les  minorités  de  la 
Commune.  Dans  ce  désordre  et  ce  gâchis,  pas  besoin  de 
trahison,  certes,  pour  que  notre  Révolution  tombe,  s'effondre 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  289 

et  s'engouffre.  Ils  sont  dix  à  rHôtel-de-Ville  qui  sauraient, 
qui  voudraient  organiser,  ils  sont  soixante-et-dix  qui  désor- 
ganisent tout  aussitôt.  Si  quelque  chose  s'organise  tout  de 
même,  c'est  malgré  les  ignorants,  les  incapables  et  les 
médiocres  qui  lancent  leurs  ordres  à  tort  et  à  travers  ; 
l'organisation  se  fait  d'elle-même  en  quelque  sorte,  toutes 
les  masses  se  tassent  et  se  classent,  les  multitudes  se  super- 
posent fatalement  suivant  leurs  densités  spécifiques  et  se 
distribuent  autour  de  leurs  centres  de  gravité.  Ah  !  si 
Versailles  nous  en  laissait  le  temps,  ce  serait  un  ordre 
admirable,  certes,  qui  s'établirait  dans  cette  grande  cité... 
mais  quand  les  astres  crèvent  sur  vos  têtes  en  pluie  de 
mitraille  ! 

Rochefort  s'écrie  ce  matin  avec  un  amer  bon  sens  : 

«  La  défiance,  qui  a  été  de  tout  temps  la  plaie  du  parti 
républicain,  y  est  passée  depuis  les  derniers  événements  à 
l'état  de  fléau.  Pour  peu  qu'un  homme  ait  joui  de  quelque 
autorité  pendant  quarante-huit  heures,  quinze  voix,  tout 
en  se  défiant  les  unes  des  autres,  se  réunissent  pour 
s'écrier  : 

«  —  Arrêtons-le,  il  doit  être  vendu  aux  d'Orléans. 

«  Ce  qui  ronge  la  Commune  désagrège  le  Comité  central, 
énerve  la  Garde  nationale,  et  finalement  dissout  la  Répu- 
blique, ce  n'est  ni  le  Prussien  installé  à  nos  portes,  ni  les 
obus  de  M.  Thiers,  ni  les  lois  élaborées  par  M.  Dufaure,  ce 
qui  nous  tue:  c'est  la  défiance. 

((  L'Hôtel  de  Ville  se  défie  du  Ministère  de  la  Guerre  ;  le 
Ministère  de  la  Guerre  se  défie  de  la  Marine  ;  le  fort  de 
Vanves  se  défie  du  fort  de  Montrouge,  qui  se  défie  du  fort  de 
Bicêtre  ;  Raoul  Rigault  se  défie  du  colonel  Rossel,  et  Vé- 
sinier  se  défie  de  moi.  » 

De  violentes  discussions  s'élèvent  maintenant  autour  du 
nom  de  Rossel.  Est-ce  un  grand  bonheur,  est-ce  un  grand 
malheur  que  cet  individu,  sur  lequel  nous  n'avons  encore 
que  des  données  fort  incomplètes,  ne  soit  plus  le  capitaine 
de  ce  malheureux  vaisseau  de  Paris,  battu  par  tant  de  tem- 
pêtes, ballotté  par  l'ouragan? 

Rossel  n'a  pas  donné  sa  mesure.  On  ignore  ce  dont  il  est 
capable,  soit  en  bien,  soit  en  mal.  Avant  qu'il  fût  promu 
au  généralat  en  chef,  on  ne  le  connaissait  que  par  sa  rigueur 
excessive  au  Conseil  de   Guerre.  On  le  dit  d'une  volonté 

19 


290  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

intraitable,  d'une  personnalité  fière  et  hautaine^  Ceux  aux- 
quels il  a  exposé  ses  plans  stratégiques  lui  croient  du  génie, 
mais  ceux-là  mêmes  redoutent  que  son  génie  déborde  promp- 
tement  dans  quelque  sombre  et  irrémédiable  folie,  dans 
quelque  horrible  extravagance  :  il  ne  donne  pas  de  garantie 
morale,  voilà  son  grand  tort  ;  on  aimerait  à  le  croire  hon- 
nête, mais  on  n'oserait  pas  assurer  qu'il  ne  soit  plus  ambi- 
tieux que  républicain  :  on  n'est  pas  sur  qu'il  distingue 
l'honneur  de  l'orgueil  et  l'ambition  du  crime. 

Mais  ne  rééditons  pas  nous-mêmes  les  soupçons  et  les 
déhances  contre  lesquels  nous  protestons.  Rossel  est  certai- 
nement excusable,  entant  que  militaire,  de  n'avoir  pu  mieux 
faire  avec  les  éléments  confus  que  l'on  mettait  à  sa  dispo- 
sition. Sa  lettre  est  à  cet  égard  d'une  éloquence  navrante  ; 
mais  le  tort  de  Piossel  est  de  n'avoir  pas  fait  entrer  cette 
confusion  dans  ses  calculs,  son  tort  est  de  n'avoir  pas  su 
transformer  ces  éléments.  C'est  son  tort,  s'il  a  la  prétention 
d'être  un  grand  homme,  mais  s'il  ne  prétend  être  qu'un 
militaire  un  peu  plus  militaire  que  les  autres,  il  n'y  a  plus 
rien  à  lui  reprocher. 

On  a  donné  au  citoyen  Allix,  membre  de  la  Commune,  la 
cellule  à  Mazas  que  Rossel  avait  d'abord  réclamée.  Ce 
pauvre  Allix  n'a  commis  aucun  crime,  il  ne  s'est  rendu 
coupable  d'aucune  trahison,  mais  ses  collègues  ont  acquis 
la  conviction  que  l'inventeur  du  système  de  télégraphie 
transocéanique  par  l'emploi  d'escargots  sympathiques 
serait  mieux  à  sa  place  à  Charenton,  dans  l'établissement 
d'aliénés,  qu'à  la  salle  du  Conseil  à  l'Hôtel  de  Ville. 

De  tous  les  décrets  de  la  Commune,  c'est  peut-être  le  seul 
qui  n'ait  soulevé  aucune  récrimination  ;  les  applaudisse- 
ments —  ironiques  hélas  !  —  ne  lui  ont  même  pas  fait 
défaut.  Pauvre  suffrage  universel,  que  de  sottises,  que  de 
balourdises  ! 

Par  qui  remplacer  Rossel? 

Les  aptitudes  militaires  ne  s'improvisent  pas,  la  Commune 
en  fait  la  triste  expérience.  Elle  avait  espéré  voir  surgir  de 
jeunes  généraux,  de  nouveaux  Hoche  et  Marceau,  mais  il 
faut  plus  de  six  semaines  pour  l'éclosion  d'un  tacticien  ;  il 
faut  un  homme  au-dessus  de  l'ordmaire  pour  en  imposer  à 
cette  multitude  de  volontés  rivales  et  désordonnées. 

La  Commune  ne  sachant  plus  à  quel  soldat  se  vouer,  a 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  291 

donné  la  direction  suprème-de  nos  armes  à  Delescluze.  Elle 
eût  pu  plus  mal  choisir.  Delescluze  impose  le  respect  de 
tous  par  son  honneur  incontesté  et  incontestable,  par  son 
ardente  foi  républicaine.  C/est  un  de  ces  hommes  rares 
qu'on  a  toujours  vus  au  niveau  des  événements  :  à  mesure 
que  le  péril  augmente,  leur  courage,  leur  sang-froid  et  leur 
bon  sens  augmentent  dans  la  même  proportion.  Delescluze 
est  un  des  bons  génies  cie  la  Commune,  elle  en  a  plusieurs 
de  mauvais.  Pour  être  à  la  hauteur  de  sa  tâche,  Delescluze 
a  maîtrisé  même  son  caractère  et  ses  penchants  :  de  violent, 
de  raide,  d'autocrate  qu'il  était,  il  s'est  fait  accommodant, 
malgré  ses  antipathies  antérieures,  il  ne  s'est  laissé  engager 
dans  aucune  querelle  avec  les  bJanquistes,  avec  Pyat,  avec 
Vermorel  :  «  Nous  n'avons  pas  le  temps  de  suffire  à  tous  nos 
devoirs,  dit-il,  et  nous  trouverions  celui  de  nous  être 
désagréables  !  »  Delescluze  fut  pendant  plus  de  douze  ans 
le  conseil  et  le  confident  de  Ledru-Rollin,  son  lieutenanl., 
et,  quand  son  chef,  largement  distancé  par  les  événements, 
alla  se  réfugier  dans  la  solitude  de  Fontenay-aux-Roses, 
Delescluze  ne  se  laissa  pas  décourager.  Affranchi  de  tutelle, 
il  a  fait  des  progrès  rapides.  11  y  a  dix  ans,  comme  on  eût 
étonné  ce  jacobin,  cet  autoritaire,  en  lui  prédisant  qu'un 
jour,  il  serait  à  la  tête  d'une  révolution  décentralisatrice, 
comme  on  eût  étonné  cet  ennemi  du  socialiste  et  du  com- 
munisme en  lui  disant  qu'un  jour,  à  la  Commune  de  Paris, 
des  socialistes  le  groupe  le  plus  modéré  et  en  même  tenaps 
le  plus  raisonnable  de  l'Association  internationale  des  tra- 
vailleurs se  réunirait  autour  de  lui  ! 

Si  Delescluze  n'est  pas  un  militaire,  au  moins  est-il 
intelligent,  ce  qui  est  quelque  chose.  Mais  il  est  certain  que, 
dans  cette  effroyable  crise,  même  le  plus  grand  général  du 
monde  hésiterait  à  se  charger  d'une  responsabilité  aussi 
périlleuse.  Sans  doute,  le  fort  d'Issy  n^est  pas  une  grande 
perte,  mais  ses  voisins  de  Yanves  et  Montrouge  ne  sont 
aussi  qu'un  informe  amas  de  décombres  ;  déjà  même  Yanves 
a  été  lui  aussi  abandonné  par  sa  garnison  pendant  quelques 
heures.  Un  des  premiers  actes  du  nouveau  délégué  à  la 
Guerre  a  été  de  faire  réoccuper  ce  terrier  par  le  général 
AYrobleski  ;  les  Versaillais,  qui  s^en  croyaient  déjà  les 
maîtres,  ont  été  délogés  à  la  baïonnette  sans  doute,  Issy  et 
Yanves  peuvent  être  nivelés  au  sol,  sans  trop  de  dommage. 


292  JOUIÎXAL    DE    LA    COMMUxXE 

tant  que  renceinte  tient  bon,  mais  il  ne  faut  pas  perdre  de 
vue  que  notre  bastion  du  Point  du  Jour  est  sérieusement 
endommagé  par  un  incessant  feu  d'enfer,  et  qu'une  tranchée 
s'ouvre  déjà  en  cet  endroit.  N'oublions  pas  non  plus  que 
j\I.  Thiers  a  promis  que  Paris  serait  pris  dans  les  huit  jours. 
Les  huit  jours  ne  sont  pas  encore  écoulés.  Des  canonnières 
ont  été  expédiées  sur  la  Seine,  de  Toulon,  de  Brest  et  de 
Cherbourg.  On  attaque  Paris  par  terre  et  par  mer. 

Un  assaut  !  Un  assaut  !  Ce  ne  sera  pas  le  premier  que 
nous  aurons  euà  subir,  et  néanmoins  cette  idée  de  Français 
se  ruant  à  Tassant  de  Paris  nous  émeut  d'horreur  ! 

Le  Paris- Journal  a.  Tair  d'en  tirer  vanité  : 

«  Toutes  les  batteries  tireront  à  la  fois.  Le  nombre  des 
projectiles  lancés  en  24  heures  ne  sera  pas  inférieur  à  26000. 
Il  est  probable  que  les  fortifications  ne  pourronjt  pas  tenir 
plus  de  deux  à  trois  jours  sous  un  pareil  ouragan  de  fer,  et 
que  l'assaut  sera  donné  à  la  fin  de  la  semaine  »,  écrit-il  le  10. 

C'est  dit.  Ce  que  les  Prussiens  n'ont  pas  fait,  nous 
allons  le  faire.  Eux,  les  ennemis,  n'ont  pas  osé  attaquer  de 
front  nos  remparts  ;  nous,  des  Français,  nous  allons  donner 
l'assaut  à  ces  bastions  que  les  Parisiens  s'étaient  promis  de 
si  bien  défendre  contre  l'étranger. 

12  mai. 

Il  y  a  quelques  jours,  un  membre  de  la  Commune,  Blan- 
chet,  fut  écroué  à  Mazas  par  un  motif  affligeant.  Le  dit 
Blanchet  était  un  faux  Blanchet  et  s'appelle  en  réalité  Pa- 
nilla,  c'est  un*  démocrate  prétendu,  ex-commissaire  de 
police,  un  ex-banqueroutier  et  un  ex-capucin. 

Inutile  de  dire  que,  dans  la  Commune,  Blanchet  n'était 
pas  dos  plus  modérés  ;  il  est  un  de  ceux  auxquels  on  doit 
le  Comité  de  Salut  public  qui  a  fait  de  bonne  besogne. 
Panilla,  dit  Blanchet,  blagueur,  bruyant  et  intrigant,  avait 
réussi  à  capter  la  faveur  populaire;  car  ce -brave  peuple, 
comme  tous  les  souverains,  aime  qu'on  le  flatte.  Pauvre 
suffrage 'universel,  que  de  sottises  tu  as  commises,  et 
combien  tu  en  commettras,  jusqu'à  ce  que  tu  saches  lire  et 
écrire  ! 

Cluseret  est  toujours  en  prison,  où  il  se  plaint  de  n'être 
pas  interrogé.  Assi   et   Bergeret,   sortis    de   Mazas,    sont 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 


293 


rentrés  à  lllùtel  de  Ville,  honnêtement,  dignement,  sans 
rancune,  protestant  de  leur  dévouement  à  la  République  et 
à  la  Commune. 

Samedi  13  mai. 

Le  Journal  Officiel  de  ce  matin  contient  un  décret,  peu 
intéressant  en  apparence  —  affaires  de  fournitures  et 
livraisons,  —  mais  un  décret  qui  sera  marqué  à  l'encre 
rouge  dans  lliistoire  du  Travail  et  dans  l'histoire  de  la 
Commune. 

Article  premier.  —  La  Commission  du  Travail  et  d"  Echange 
est  autorisée  à  réviser  les  marchés  conclus  jusqu'à  ce  jour 
par  la  Commune. 

Art.  2.  —  La  Commission  du  Travail  et  dEchange 
demande  f|ue  les  marchés  soient  directement  adjugés  aux 
corporations  et  que  la  préférence  leur  soit  toujours  accordée. 

Art.  3.  —  Les  conditions  des  cahiers  des  charges  et  les 
prix  de  soumission  seront  fixés  par  lintendance,  la  Chambre 
syndicale  de  la  corporation  et  une  délégation  delà  Commis- 
sion du  Travail  et  d'Echano-e.  le  déléo-ué  et  la  Commission 
des  Finances  entendus. 

Art.  4.  —  Les  cahiers  des  charges  pour  toutes  les 
fournitures  à  faire  à  l'administration  communale,  porteront 
dans  les  soumissions  des  dites  fournitures,  les  prix  mini- 
mum du  travail  à  la  journée  ou  à  la  façon  accordés  aux 
ouvriers  ou  ouvrières  chargés  du  travail. 

Ce  décret  avait  été  précédé  par  un  Rapport  dans  lequel  le 
ministre  du  Travail,  I^éo  Frankel,  avait  détaillé  de  main 
de  maître  comment,  dans  le  mois  d'avril  écoulé,  des  entre- 
preneurs, profitant  de  Tembarras  extrême  de  la  Commune, 
avaient  imposé  des  conditions  manifestement  léonines  qu'il 
s'agissait  de  reviser  juridiquement.  Les  plus  grosses  des 
injustices  n'étaient  point  celles  des  entrepreneurs  contre  la 
Commune,  mais  celles  commises  contre  leurs  ouvriers. 
Forcé  de  travailler  à  un  prix  absolument  insufïisant,  l'en- 
trepreneur prélève  son  bénéfice  sur  les  objets  nécessaires 
à  l'existence  du  travailleur  qui,  condamné  à  l'indigence, 
tombe  alors  à  la  charge  de  la  charité  publique  et  privée  :  il 
va  tendre  la  main  dans  les  bureaux  de  bienfaisance  sup- 
portés par  l'impôt.  L'Etat  n'a  point  le  droit  d'être  complice 


294  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

dans  cette  exploitation,  il  ne  faut  pas  qu'on  puisse  le  soup- 
çonner d'en  partager  les  filouteries,  tandis  que  la  réparation 
lui  en  incombe,  au  contraire,  depuis  qu'il  existe  des  hospices 
etdes  maisons  de  secours.  C'est  à  lEtat  de  donner  l'exemple 
de  la  moralité  publique  dans  les  transactions  publiques.  La 
réforme  du  grand  système  d'exploitation  qui  fait  loi  main- 
tenant n'est  point  aisée,  mais  elle  n'est  pas  impossible,  elle 
est  bien  moins  difficile  qu'on  voudrait  le  faire  accroire.  La 
première  grande  mesure  à  prendre  est  celle  de  la  publicité  . 
Que  les  prix  de  main-d'œuvre,  condition  essentielle  du  tra- 
vail, soient  aussi  une  condition  essentielle  du  marché,  qu'ils 
soient  sujets  à  soumission  par  l'entrepreneur,  à  acceptation 
par  l'Etat,  et  que  l'adjudication  conclue,  que  les  faits 
consentis  soient  publiés,  afin  que  le  public  se  rende  compte 
s'ils  ne  sont  pas  inférieurs  aux  prix  courants  tels  qu'ils 
sont  cotés  au  marché  du  travail.  Car  l'Etat,  représentant  et 
défenseur  des  droits  collectifs,  violerait  son  propre  principe 
en  commettant  l'injustice,  il  ferait  acte  de  suicide  en 
favorisant  une  partie  de  la  communauté  aux  dépens  de 
1  autre,  en  favorisant  surtout  le  petit  nombre  aux  dépens  du 
grand  nombre. 

Inutile  de  dire  que  ce  pas  fait  par  la  Commune  vers  la 
suppression  des  intermédiaires,  que  la  déclaration  qu'on 
s'adresserait  tout  d'abord  aux  travailleurs  eux-mêmes  et  qu'à 
conditions  égales  on  donnerait  la  préférence  aux  associations 
ouvrières,  sera  déclarée  une  monstruosité  sociale.  11  nous 
semble  antendre  déjà  nos  économistes  patentés,  les  journa- 
listes de  Versailles  et  ceux  même  de  Paris,  comme  La  Nation 
Souveraine^  L'Avenir  National  et  Le  Siècle,  qui,  sous 
couleur  de  jacobinisme  ou  de  républicanisme  bourgeois, 
font  Une  guerre  à  la  Commune  de  plus  en  plus  violente,  il 
nous  semble  les  entendre  déclarer  que  la  loi  primordiale  de 
l'offre  et  de  la  demande  est  mise  en  péril,  qu'il  va  prendre 
fantaisie  aux  crétins  de  l'Hôtel  de  Ville  de  fixer  eux-mêmes 
les  prix,  les  salaires,  les  loyers  de  toute  chose,  les  cours  de 
la  Bourse  :  ils  diront  que  la  Commune  prétend  se  trans- 
former en  Providence  du  prolétaire,  lui  distribuer  chaque 
jour  sa  ration  de  travail,  de  pain,  de  vin,  de  viande  et  ses 
bons  de  spectacles  ou  même  de  lupanars.  On  dira  peut-être 
que  la  Commune  songe  à  s'organiser  une  armée  pour 
terroriser  les  ateliers  et  violenter  les  producteurs,  à  cous- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  295 

tituer  sa  horde  des  prétoriens  du  prolétariat.  L'armée  du 
travail  aura  sa  garde  impériale,  on  ne  manquera  pas  de 
l'affirmer,  formidable  instrument  du  travail,  pouvoir  absolu. 
Dans  chaque  ville,  dans  chaque  hameau,  le  Gouvernement 
enregistrera  des  salariés  privilégiés,  attachés  à  lui  par  des 
liens  dont  il  se  servira  comme  de  rênes  pour  les  mener 
voter  ou  combattre  aux  jours  de  crise  —  et  qui  sait,  même! 
pour  leur  demander  peut-être  d'autres  services. 

Si  tous  ces  beaux  parleurs  et  détracteurs  de  parti-pris 
voulaient  seulement  aller  rue  Turbigo  et  honnêtement 
écouter  du  Gérant  des  Tailleurs  les  résultais  obtenus  par 
leur  association  pendant  le  preniier  siège  et  ceux  qu'elle 
obtient  en  ce  moment  ! 

lo  mai. 

De  toutes  les  séances  de  la  Chambre,  même  après  celles 
consacrées  à  insulter  Garibaldi,  Victor  Hugo,  à  ratifier 
comme  un  fait  les  préliminaires  du  Traité  de  paix,  une  des 
plus  importantes  et  des  plus  instructives  est  assurément 
celle  du  11  mai  dernier,  continuation  immédiate  de  celle 
qui  avait  eu  lieu  la  veille,  nouvelle  explosion  de  rage  stu- 
pide  contre  toute  tentative  de  pacification. 

Cela  débute  par  un  vidame  de  Belcastel  interpellant  le 
sieur  Dufaure,  Garde  des  Sceaux,  ministre  de  la  Justice. 
De  Belcastel  se  méfie  encore  du  sieur  Dufaure,  l'auteur 
pourtant  de  la  fameuse  circulaire  j3ar  laquelle  il  enjoint  aux 
procureurs  généraux  de  poursuivre  avec  la  dernière  rigueur 
les  hypocrites  et  scélérats,  coupables  de  s'interposer  entre 
les  Français  qui  s'égorgent,  coupables  de  conseiller  dans 
les  journaux  la  cessation  de  la  guerre  civile  par  des  con- 
cessions réciproques.  Tant  de  zèle  ne  suffit  pas  encore  à 
de  Belcastel,  qui,  voyant  Paris  déjà  pris  d'assaut,  exige  du 
Garde  des  Sceaux  un  nouvel  engagement  comme  quoi  les 
exécutions  seront  terribles.  De  Belcastel  est  pieux,  de  Bel- 
castel est  chrétien,  il  prétend  que,  par  suite  de  l'arresta- 
tion d'un  archevêque,  d'un  évêque  et  d'un  curé,  l'exercice 
du  culte  catholique  à  Paris  est  suspendu,  —  ce  qui  n'est 
point  vrai,  M.  de  Belcastel!  —  lisserait  injurieux  de  dou- 
ter, et  M.  de  Belcastel  n'en  a  pas  douté  un  seul  instant, 
que  les  lois  pénales  contre  ceux  qui  troublent  l'exercice  du 


296 


JOURNAL    DE    LA     COMMUNE 


culte  seront  appliquées  contre  les  membres  de  la  préten- 
due .Commune,  leurs  agents  ou  leurs  subordonnés,  et  tous 
autres,  qui,  à  un  titre  quelconque,  auront  été  coupables  ou 
complices  pendant  toute  la  durée  de  l'insurrection.  x\éan- 
moins,  il  faut  que  M.  le  ministre  de  la  Justice  en  renouvelle 
la  déclaration  publique,  qui,  faite  à  cette  tribune,  franchira 
les  murs  de  la  capitale,  comme  l'apparition  du  glaive  de  la 
loi,  — Oui,  oui!  Très  bien! —  consolante  pour  les  uns, 
vengeresse  pour  les  autres  ;  elle  réveillera  le  souvenir  et 
la  crainte  du  code  pénal  chez  ceux  qui  le  croient  peut-être 
à  demi-noyé  dans  la  tourmente  de  la  guerre  civile...  Dans 
un  document  apporté  hier  à  cette  tribune  par  l'honorable 
AI.  Mortimer-Ternaux,  la  folle  espérance  n'était-elle  pas 
exprimée  qu'après  l'insurrection  de  Paris,  personne  ne 
serait  inquiété  pour  les  actes  qui  s'y  seraient  passés  !  » 

Cette  folle  espérance,  il  faut  bien  le  dire,  est  l'espérance 
de  ceux  qui  ont  la  naïveté  de  croire  vraies  les  affirmations 
maintes  et  maintes  fois  réitérées  de  M.  Thiers  «  qui  n'a 
jamais  menti  à  personne  ». 

Alors  Dufaure,  le  Garde  des  Sceaux,  se  leva  pâle,  fré- 
missant sous  lémotion  de  tant  de  vengeances  à  exécuter, 
de  tant  de  condamnations  à  prononcer,  la  voix  haletante, 
enrouée,  le  nez  enchifïrené  :  «  Lorsque  la  France  sera  rede- 
venue maîtresse  de  Paris,  quand  l'insurrection  aura  été 
vaincue,  la  justice  fera  son  devoir  en  recherchant  les  coupa- 
bles, tous,  tous,  quels  qu'ils  soient,  et  les  punira  !  Je  nai 
rien  de  plus  à  dire.  Tout  ce  que  j'ajouterais  affaiblirait  ma 
déclaration  !  «  —  Très  bien  !  très  bien  !  Longs  applaudisse- 
ments. 

L  important  Mortimer-Ternaux,  qui  digère  silencieuse- 
ment la  notoriété  qu'il  s'est  acquise  depuis  la  veille,  suc- 
cède à  l'honorable  de  Belcastel  :  «  Si  j'ai  bien  fait  hier,  je 
fais  mieux  aujourd'ui.  Hier,  il  ne  s'agissait  que  d'un  pré- 
tendu syndicat,  racontant  dans  quelque  journal  une  préten- 
due entrevue  avec  le  Chef  du  Pouvoir  exécutif.  Aujourd'hui 
il  ne  s'agit  rien  moins  que  d'un  Conseil  municipal,  le  Con- 
seil municipal  de  Bordeaux,  s'il  vous  plaît.  —  Le  maire  de 
Bordeaux,  ses  adjoints  sont  venus  à  Paris,  ils  sont  venus 
à  Versailles  pour  faire  de  la  conciliation,  ils  ont  vu  les 
membres  de  la  Commune,  ils  prétendent  avoir  vu  M.  Thiers, 
qu'ils  font  ainsi  parler... 


JOURNAL    DE    LA    C0M3IUNE  297 

—  M.Tliiei's  criaille  de  son  fausset  le  plus  aigu:  «  Laissez 
M.  Thiers  parler  pour  lui-même.  » 

M.  Dufaure,  Garde  des  Sceaux,  nasille  avec  solennité  : 
«  M.  Mortimer-Ternaux,  vous  jouez  un  rôle  funeste  !...  » 

M.  Jules  Simon,  ministre  de  Tlnstruction  publique,  geint 
de  sa  voix  pleurarde  et  fêlée  :  «  M.  Mortimer-Ternaux, 
vous  pouvez  beaucoup  nuire  à  votre  pays  !  » 

M.  Mortimer-Ternaux  reprend  :  «  Je  crois,  au  contraire, 
venir  en  aide  au  Gouvernement.  Le  document  que  j'ai  sous 
les  yeux,  signé  de  trois  signatures  considérables,  fait  dire  à 
M.  Thiers  que  si  les  insurgés  voulaient  cesser  les  hostili- 
tés, on  laisserait  pendant  une  semaine  les  portes  de  Paris 
ouvertes,  excepté  pour  les  assassins  des  généraux  Lecomte 
et  Clément  Thomas.  —  Mais,  en  ouvrant  les  portes  à  tout 
le  monde,  on  fait  évidemment  une  promesse  qui  ne  peut 
pas  être  exécutée,  qui  ne  doit  pas  être  exécutée...  Pendant 
une  semaine,  toutes  les  portes  ouvertes  î...  Est-ce  bien  pos- 
sible? Quoi!  laisser  les  portes  ouvertes  à  la  sédition,  à 
l'assassinat,  au  crime  !  au...  » 

M.  Thiers  n'a  pas  laissé  achever  M.  Mortimer-Ternaux. 
Il  s'est  emparé  de  la  parole  avec  une  vivacité  et  une  passion 
toutes  juvéniles. 

Il  s'est  écrié  tout  d'abord  :  «  Je  ne  m'attendais  pas  à  ren- 
contrer encore  cette  tracasserie  )>... 

Le  mot  a  paru  blesser  au  cœur  M.  Mortimer-Ternaux. 

«  Je  le  maintiens  !  a  insisté  M.  Thiers  avec  rage,  et,  à 
plusieurs  reprises,  il  a  dit  :  —  Je  le  maintiens  !  je  le  main- 
tiens !   » 

Pas  un  mot  d'ailleurs  pour  se  défendre  contre  l'accusation 
de  ?^I.  Mortimer-Ternaux,  ou  pour  démentir  le  rapport  des 
délégués  de  Bordeaux. 

Mais  M.  Thiers  a  ajouté  :  ce  Je  ne  puis  pas  gouverner  dans 
de  telles  conditions.  Je  demande  un  ordre  du  jour  motivé. 
Ma  démission  est  prête...  » 

Une  voix  inconnue  a  dit  timidement  à  droite  :  Remet- 
tez-la ! 

Mais  un  toile  général  s'est  élevé  contre  l'insinuation 
maladroite  et  prématurée.  Diable  !  la  droite  a  encore  besoin 
de  son  instrument,  et  elle  ne  veut  pas  qu'il  lui  échappe. 

^L  Thiers,  qui  a  le  toucher  parlementaire  si  subtil  et  si 
exerce,  a  senti  admirablement  tout  ce  que  dans  cette  ten- 


298  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

dresse  de  la  majorité,  il  y  avait  pour  lui  de  menace;  et  c'est 
alors  que  son  humeur  impétueuse  n'a  plus  connu  de  mesure. 
C'est  alors  qu'il  a  dit  sans  ménagement  son  fait  à  la  droite  : 
c(  il  prévoyait  leur  ingratitude,  il  n'en  avait  aucun  doute  ! 
il  prévoyait  leur  manque  de  capacité  et  de  courage  : 

Il  y  a  dans  l'Assemblée  des  imprudents  qui  sont  trop 
pressés  :  il  leur  faut  huit  jours  encore  ;  au  bout  de  ces  huit 
jours  il  n'y  aura  plus  de  danger,  et  la  tâche  'sera  propor- 
tionnée à  leur  courage  et  à  leur  capacité  !  » 

La  droite  a  pris  acte,  m.ais  n'a  soufflé  mot. 

M.  Mortimer-Ternaux  a  balbutié  quelques  excuses. 

^I  Thiers  les  a  durement  rejetées  :  il  était  fatigué  des 
traitements  dont  il  était  l'objet  î  11  a  demandé  à  M.  ïernaux 
quels  services  il  avait  rendus,  lui,  à  la  France.  Il  la  raillé, 
il  l'a  accusé  à  son  tour,  il  l'a  presque  provoqué  : 

—  «  Vous  m'attaquez,  vous  m'offensez,  adressez-vous  à 
moi  ! 

—  (c  Mais  je.  sollicitais  une  simple  explication...  » 

—  «  Je  la  refuse,  » 

—  «  Mais...  » 

—  «  Et  je  veux  une  compensation  à  vos  indignités.  » 
Vi.  Audren  de  Kerdrel  a  essayé  d'intervenir,  il  a  eu  le 

malheur  de  dire  qu'il  y  avait,  peut-être,  des  vivacités,  des 
torts  des  deux  côtés...  M.  Thiers  s'est  récrié  avec  indigna- 
tion :  il  n'admettait  pas  avoir  eu  le  moindre  tort. 

11  n'a  accepté  que  cet  ordre  du  jour  motivé,  le  plus  absolu 
de  tous  ceux  qu'on  avait  proposés  : 

«  L'Assemblée  nationale ,  ayant  pleine  confiance  dans 
le  chef  du  pouvoir  exécutif  de  la  Ptépublique  française, 
passe  à  l'ordre  du  jour.   » 

Cette  compensation  a  été  votée  à  la  presque  unanimité, 
par  490  voix  contre  9.  Il  n'y  a  eu  qu'une  trentaine  d'absten- 
tions. 

Maintenant  qu'est-ce  que  M.  Thiers  va  faire  de  ce  vote  de 
€onfiance,  de  cette  signature  en  blanc  de  lAssemblée  ? 

Ah!  s'il  était  un  homme  d'initiative,  de  pensée  et  de 
progrès,  il  en  ferait  deux  grandes  choses  :  la  paix  et  la 
République. 

Il  est  éclairé  aujourd'hui,  pleinement  éclairé  sur  ces  in- 
gratitudes qui  vont  désormais  se  doubler  de  ces  rancunes  ; 
il  n'attendrait  pas  la  défection  de  la  majorité,  il  la  prévien- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  299 

(Irait.  11  a  refusé  de  s'expliquer  devant  l'Assemblée  sur  ses 
idées  et  ses  projets  pour  la  pacification  ;  ils  les  proclame- 
rait larges  et  libérales  et  honorables  pour  tous,  devant  le 
pays,  il  chercherait  son  point  d'appui,  non  plus  dans  la  loi 
étroite,  non  plus  dans  cette  droite  conspiratrice,  mais  dans 
l'opinion  et  dans  le  droit.  11  permettrait,  il  assurerait  aux 
Congrès  des  conseils  municipaux  leur  expression  et  leur 
expansion.  Pour  intermédiaire  entre  Paris  et  Versailles,  il 
réclamerait,  il  imposerait  la  France. 

Mais  hélas  !  M.  Thiers...  n'est  que  M.  Thiers. 

Et  pourquoi,  le  chef  du  Gouvernement,  promet-il  d'être 
clément,  tandis  que  son  Dufaure,  Ministre  de  la  Justice  et 
des  religions,  promet  d'être  inflexible  et  impitoyable  ? 

Samedi,  13  mai. 

Notre  législateur,  M.  de  Gavardie,  celui-là  même  qui  met 
le  dogme  de  l'immortalité  de  l'àme  sous  la  protection  toute 
spéciale  des  sergents  de  ville,  vient  de  déposer  un  projet 
de  loi  pour  punir  de  mort  ceux  qui  pratiquent  des  mines 
pour  faire  sauter  des  établissements  publics  et  ceux  qui 
feraient  sauter  par  la  mine  des  propriétés  particulières. 

LWssemblée  à  la  presquunanimité  s'est  hâtée  de  décla- 
rer Turgence.  On  demande  pourquoi  ? 

C'est  pour  intimider  les  gens  de  la  Commune  qui  pour- 
raient vouloir  faire  sauter  la  maison  de  M.  Thiers.  Très 
probablement  pour  les  premiers,  nul  n'a  songé  à  employer 
la  poudre  quand  des  pioches  et  des  cabestans  sullisent. 
Pour  protéger  également  les  nippes  de  M.  Thiers,  l'Assem- 
blée a  voté  une  loi  toute  neuve,  punissant  de  peines  parti- 
culièrement rigoureuses  les  vendeurs  ou  acheteurs  d'objets 
dilapidés  dans  Paris,  la  prescription  ordinaire  ne  vaudra 
plus  dans  le  cas  particulier.  Cette  loi  sera  sans  doute  inu- 
tile, car  tous  les  livres  et  objet  d'art  sortant  de  Fhôtel 
Thiers  sont  envoyés  aux  musées  et  le  linge  et  autres  effets 
aux  ambulances. 

M.  le  comte  Jaubert,  qui  sait  de  science  certaine  qu'avant 
huit  jours  la  ville  de  Paris  tout  entière  sera  à  la  discrétion 
de  l'Assemblée,  s'inquiète  déjà  des  châtiments  qu'il  faudra 
infliger  aux  coupables  et  malfaiteurs.  Il  craint,  l'excellent 
homme,  que  les  punitions  ne  soient  pas  assez  nombreuses 


300  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

ni  assez  lei-ribles.  Hier,  ce  vieillard  a  exhorté  l'Assemljiée 
à  nepas  manquer  l'occasion  de  faire  bonne  justice  des  ban- 
dits révolutionnaires,  socialistes  et  autres  scélérats,  et 
surtout  de  ne  laisser  échapper  aucun  de  ces  malfai- 
teurs étrangers  de  l'Internationale.  Il  prend  bonne  note  que 
la  volonté  de  l'Assemblée  est  formelle  sur  ce  point  :  ces 
gueux  de  communards  ne  seront  pas  jugés  par  les  tribu- 
naux ordinaires,  trop  lents  et  trop  bénins,  mais  ils  passe- 
ront en  cour  martiale,  cette  admirable  cour  martiale,  per- 
fectionnée par  M.  le  Ministre  de  la  Justice  qui.  pour  la 
rendre  plus  expéditive  a  supprimé  l'instruction  préalable; 
grâce  à  cet  inestimable  M.  Dufaure, l'Assemblée  sera  dotée 
suivant  l'expression  du  spirituel  M.  Bozérian,  d'une  su- 
perbe «  mitrailleuse  juridique  »  dont  le  fonctionnement 
sera  confié  aux  mains  expertes  des  généraux  Vinoy, 
Yalentin  et  de  Galliffet.  «  Nous  aurons  donc  contre  les 
communaux  la  cour  martiale,  les  conseils  de  guerre  tant 
que  l'Assemblée  trouvera  opportun  d'employer  les  conseils 
de  guerre,  et,  après,  l'état  de  siège  la  Cour  d'assises,  les 
tribunaux  correctionnels...  » 

((  Enfm,  Messieurs,  comme  disent  les  jurisconsultes, 
quid  du  droit  de  grâce  et  du  droit  d'amnistie  ?  Ce  sont  les 
attributs  essentiels  de  la  souveraineté  de  l'Etat.  ^Messieurs, 
c'est  nous  !  De  cette  souveraineté,  il  ne  faut  point  nous 
dessaisir,  en  attendant  le  coup  final  qui  va  être  porté  aux 
théories  anarchiques  par  le  Gouvernement,  par  l'armée  et 
par  les  bons  citoyens  qui  sont  encore  restés  à  Paris...  » 

«  Aujourd'hui  un  vote  solennel  accordera  une  première 
justice  à  tant  d'outrages  faits  à  la  religion,  à  la  morale,  à 
propriété...  Messieurs,  cette  formule  est  bien  vieille  sans 
doute,  mais  c'est  la  bonne  !  »  ^'ives  marques  d'approbation 
et  applaudissements. 

Pourquoi  l'Assemblée  ])ar  l'organe  de  son  digne  repré- 
sentant, M.  le  comte  Jaubert,  se  montre-t-elle  si  jalouse  de 
la  plus  belle  prérogative  du  souverain,  du  droit  de  grâce? 
C'est  pour  qu'il  ne  soit  pas  fait  de  grâce  à  ces  misérables 
insurgés.  Qui  le  croirait  ?  L'Assemblée  se  défie  de  la  géné- 
rosité de  M.  Thiers.  Le  Chef  du  pouvoir  exécutif  a  répété 
qu'après  la  victoire,  il  userait  d'indulgence  envers  les  mal- 
heureux égarés,  et  ne  châtierait  que  le  crime...  Il  Ta  si 
souvent  promis,    que    l'Assemblée    a  fini    par   en    croire 


JOURxVAL    DE    LA    COMMUNE  301 

quelque  chose,  et  s'impatiente  déjà,  craignant  que  quelque 
proie  ne  soit  soustraite  à  sa  rage. 

Samedi,  13  mai. 

Le  décret  du  Comité  de  Salut  Public,  ordonnant  que  la 
maison  de  M.  Thiers  soit  abattue  et  nivelée  au  ras  le  sol, 
comme  le  décret  ordonnant  la  démolition  de  la  colonne 
Vendôme  et  de  la  grotesque  bâtisse  qu'on  appelle  la  Cha- 
pelle Expiatoire,  cela  fournira  des  armes  contre  nous  et 
des  arguments,  dont  moi  tout  le  premier,  je  reconnais  le 
bien  fondé.  L'Assemblée  indemnisera  M.  Thiers  au  double 
etautripleet,sileplatras  elles  quelques  moellons  composant 
la  bâtisse  ont  coûté  cent  cinquante  mille  francs  à  être 
rassemblés,  c'est  un  capital  de  cent  cinquante  mille  francs 
perdu.  11  est  vrai  qu'on  y  aura  gagné  un  square.  On  dira 
très  justement  :  La  Commune  n'exerce  pas  en  cette  occasion 
la  justice  contre  M.  Thiers,  car  son  arrêt  n'est  pas  précédé 
d'un  jugement  et  d'une  défense.  Non,  la  Commune  n'exerce 
qu'une  vengeance.  Et  encore,  ne  pouvant  se  venger  sur  la 
personne,  la  Commune  accepte  de  se  venger  sur  la  maison. 
Cela  est  vrai.  Cependant,  je  ne  me  courrouce  pas.  L'injus- 
tice faite  à  quelques  moellons  et  plâtras  ne  me  touche 
guère.  Je  préférerais  que  toutes  les  formalités  fussent 
accomplies,  mais  on  peut  se  passer  de  cellesqui  sont  mani- 
festement impossibles.  Et  puis,  il  y  a  des  vengeances  qui 
ressemblent  singulièrement  à  des  actes  de  justice.  Le  talion 
est  une  justice  inférieure  et  barbare,  mais  c'est  encore  une 
justice,  faute  de  mieux  ! 

Voilà  un  Monsieur  qui  nous  démolit  Paris  avec  des  obus 
pesant  de  cinquante  à  cent  kilogrammes  chacun  ;  chaque 
jour,  il  nous  tue  des  centaines  d'hommes,  depuis  des 
semaines  ;  il  nous  a  provoqués,  il  nous  a  attaqués  et  aux 
hommes  qui  viennent  parler  conciliation,  il  répond  dédai- 
gneusement :  qu'importent  les  gens  tués,  qu'importent  les 
maisons  trouées  !....  Et  l'on  serait  scandalisé  et  navré 
parce  que,  pour  le  punir  autant  que  faire  se  peut,  on  démolit 
sa  maison  et  on  emploie  son  linge  à  panser  les  blessés,  à 
enterrer  les  morts  qu'il  a  faits  ? 

Voici  à  ce  sujet  un  paragraphe  de  l'Avenir  National  qui 
ne  manque  pas  de  verve.  11  est  bien  entendu  que,  depuis 


302  JOUnXAL    DE    LA    COMMUXE 

lono'temps,  la  Commune  a  aboli  la  liberté  de  la  presse  et 
confisqué  tous  les  journaux  qui  lui  étaient  désagréables  : 

«  La  destruction  de  la  maison  de  M.  Thiers  continue.  Un 
grand  nombre  de  personnes  se  tiennent  sur  la  place  Saint- 
Georges  et  dans  les  rues  avoisinantes.  Ces  personnes  sont 
attirées  là  par  le  bruit  que  les  membres  de  la  Commune  qui 
ont  voté  et  signé  le  décret  de  destruction  devaient,  pendant 
la  durée  des  opérations,  danser  en  rond  autour  de  la  mai- 
son, vêtus  d'un  pagne,  armés  d'un  tomahawk,  des  plumes 
autour  de  la  tête  et  un  anneau  dans  le  nez,  en  chantant  leur 
chant  de  guerre.  Cette  nouvelle  était  absolument  erronée, 
et  nous  sommes  heureux  de  la  démentir  de  la  façon  la  plus 
absolue.  Les  membres  de  la  Commune  qui  assistent  à 
l'opération  continuent  de  porter  le  costume  des  civilisés.  >v 

A.  Desonnaz. 

Dimanche,  14  mai. 

Le  peuple  est  femme,  il  y  a  longtemps  qu'on  la  dit  ;  le 
peuple  de  Paris  est  femme  plus  que  tout  autre,  en  nn  mot, 
c'est  une  Parisienne.  Je  l'aime,  je  l'admire,  je  l'ai  approché 
de  près,  j'ai  vécu  avec  lui,  ses  défauts,  je  les  lui  ai  assez 
souvent  reprochés,  ne  les  connaissant  que  trop  bien.  Jamais 
je  ne  l'ai  flatté,  jamais  je  ne  lui  ai  menti  pour  gagner  ses 
bonnes  grâces,  je  l'aime  trop  pour  cela.  Je  le  tenais  en 
grande  et  haute  estime,  certes,  mais  aujourd'hui  je  suis 
heureux  de  le  constater,  après  une  année  de  terribles 
épreuves,  il  a  dépassé,  et  bien  au  delà,  mon  attente.  Depuis 
vingt-cinq  siècles,  l'histoire  des  deux  sièges  de  Paris  est 
digne  de  compter  parmi  les  événements  les  plus  cruels, 
les  plus  douloureux,  les  plus  importants  :  la  popu- 
lation est  restée  à  la  hauteur  des  événements ,  et 
même  elle  les  domine.  Prussiens  et  Bavarois  la  tiennent 
enfermée,  les  soudards  germaniques,  mâchonnant  leurs 
pipes,  repus  de  notre  viande,  abreuvés  de  nos  meil- 
leurs vins  ,  contemplent  nos  désastres ,  l'œil  rond  et 
émerillonné,  et  accompagnent  d'un  éclat  de  rire  bruyant  et 
grossier,  les  coups  des  soudards  versaillais  trouant  avec 
leurs  boulets  maisons  et  poitrines  et,  tout  de  même,  malgré 
les  défaites  terribles*  que  nous  a  fait  subir  Fétranger,  malgré 
les  cruelles  humiliations  qu'il  nous  inflige,  Paris  a  toujours 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  oU3 

flottant  sur  son  Hùtel  de  Ville  le  drapeau  rouge  de  la  Fra- 
ternité des  peuples,  il  va  toujours  au  combat  aux  cris  de  : 
«  Vive  la  République  Universelle  !  »  Paris  a  la  conscience 
qu'il  lui  faut  vaincre  et  mourir  peut-être,  pour  accomplir 
la  grande  rénovation  moderne  sociale,  l'affranchissement 
du  Travail,  exploité,   rançonné  par   le  Capital.    S'il  faut 
mourir,  Paris  mourra,  et  sans  trop  de  regrets  :   car  il  n'a 
plus  peur  de  la  mort,  depuis  qu'il  a  cessé  toutes  relations 
avec  «  le  nommé  Dieu  »,  depuis  qu'il  est  bien  convaincu 
que  quand  on  est  mort,  c'est  pour  longtemps,   il  est  plus 
généreux  de  sa  courte  vie,  la  seule  qu'il  aura.  En  cessant 
d'être  spiritualiste,  il  est  devenu  héroïque,   semblable  au 
Don  Juan  de  Molière,  primesautier,  gai,  dépensier  de  sa 
vie,  il  abandonne  le  ciel  au  valet  Sganarelle,  lâche,  cocu  et 
piétiste.  Ses  ennemis  le  disent  débauché,  ivrogne,  fainéant, 
dissipateur,  lui  attribuent  toutes  les  infamies  de  Rome,  de 
Sodome  et  de  Gomorrhe.  Mais  le  peuple  des  ateliers  n'est 
point  celui  des  Tuileries  et  du  Jockey  Club,  de  la  Bourse 
et  de  la  Maison  Dorée.  La  vérité  est  qu'il  n'est  pas  de  grande 
ville  dont  la  population  prise  en  masse  soit  plus  intelli- 
gente et  moralement  plus  saine,  plus   sympathique,  plus 
équitable.  La  ville  avec  ses  1,500.000  habitants,  fuyards  non 
compris,  la  ville  avec  ses  immenses  trésors,  publics  etprivés, 
appartient  absolument  à  200.000  voyous,  comme  on  dit,  aux 
crapules  de  Montmartre  et  aux  charognes  de  Belle  ville, 
pour  employer  le  langage  élégant  des  amis  de  l'ordre  ; 
jamais  ville  ne  fut  plus  rangée,  plus  paisible  à  l'intérieur. 
On  mange  tranquillement  la  soupe  en  famille,  pendant  que 
les  bombes  Thiers  tombent  par  ci  par  là  dans  le  quartier. 
On  va  à  ses  affaires,  en  longeant  les  maisons,  du  bon  côté 
de  la  rue,  crainte  des  éclats  d'obus.  Quand  son  tour  est 
venu,  ou  qu'on  est  réveillé  soudain  par  les  roulements  du 
tambour  peuplant  d'alarmes  le  silence  des  nuits,  le  simple 
garde  national,  le  brave  fédéré  embrasse  encore  sa  femme, 
baise  une  dernière  fois  le  dernier-né  et  s'en  va  jouer  de  la 
baïonnette  à  Neuilly,  Asnière  ou  Montrouge  ;  il  serait  moins 
dangereux  d'aller  à  la  chasse  du  tigre  dans  les  jungles  de 
l'Inde.  En  allant  à  la  bataille,  à  la  mort  peut-être  ils  vont 
au  devoir.  On  distingue  le  bataillon  démarche  du  bataillon 
sédentaire,  simplement  à  son  allure  plu's  ferme  et  plus  fière, 
au  reflet  de  tristesse  sur  les  visages  sérieux.  Non,  jamais 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 


je  n'ai  vu  rien  d'aussi  beau  que  ces  compagnies  allant  au 
feu,  hommes  et  vieillards,  jeunes  gens  qui,  hier,  n'étaient 
quedes  garçons,  recueillis  et  résolus,  ils  suivent  la  flamme 
du  drapeau  rouge,  ils  se  taisent  ou  parlent  peu,  mais  les 
cuivres  stridents  et  sonores  emplissent  les  airs  du  Chant 
du  Départ,  hymne  sacré  : 

La  République  vous  appelle  ! 

O  peuple  de  Paris,  com_bien  je  t'aime  ! 

De  plus  en  plus  nombreuses,  les  femmes  les  accom- 
pagnent pour  soigner  les  blessés,  étancher  les  dernières 
soifs,  écouter  les  derniers  messages,  ou  même  pour  se 
servir  du  fusil  qu'abandonnent  des  mains  défaillantes.  Rien 
de  théâtral,  rien  de  pittoresque  dans  ces  courages.  11  ne 
s'agit  plus  des  Amazones  de  la  Seine,  costumées  par 
M.  Félix  Belly,  avec  des  pantalons  amaranthe  et  force 
plumes  et  rubans  et  des  joujoux  tromblons.  Quelques  bour- 
o-eoises  vont  en  robe  de  laine  noire,  les  femmes  du  peuple 
avec  leurs  vêtements  de  tous  les  jours,  comme  cela  se 
trouve,  personne  n'y  fait  attention,  et  c'est  ce  qu'il  faut. 

Des  faits  comme  ceux  racontés  il  y  a  quelque  temps  par 
le  Droit,  sont  maintenant  d'occurrence  quotidienne  : 

«  Plusieurs  femmes  ont  été  tuées  ou  blessées  à  l'affaire 
de  Neuiliy.  On  a  vu  une  cantinière  qui,  frappée  à  la  tête,  a 
fait  panser  sa  blessure  et  est  revenue  prendre  son  poste  de 
combat.  Dans  les  rangs  du  6P  bataillon  combattait  une 
femme  énergique.  Elle  a  tué  plusieurs  gendarmes  et  ser- 
gents de  ville. 

«  Au  plateau  de  Chatillon,  une  cantinière,  restée  avec 
un  groupe  de  gardes  nationaux,  chargeait  son  fusil,  lirait, 
rechargeait  sans  interruption,  elle  se  retira  presque  la  der- 
nière, se  retournant  à  chaque' instant  pour  faire  le  coup  de 
feu. 

«...Parmi  les  plus  intrépides  de  ces  héroïnes,  on  compte 
la  femme  de  l'un  des  généraux  de  la  Commune,  la  citoyenne 
Eudes...» 

Tous  les  amis  de  l'ancien  rédacteur  de  hi  Libre-Pensée 
savent  le  gai  bon  sens,  l'ardente  sincérité,  le  tranquille 
dévouement,  la  stoïque  résolution  de  cette  femme  noble 
entre  toutes.  Quand  Eudes  fut  condamné  à  mort,  dans  les 


I 


JOURNAL    DE    LA    CO.MMU^*E  305 

derniers  mois  de  l'Empire  —  affaire  Blanqui,  dite  des  Pom- 
piers de  la  Villette  —  :  à  travers  les  barreaux  de  la  cage, 
le  mari  et  la  femme  se  tendirent  la  main  et  se  regardèrent 
dans  les  yeux.  Puis  la  femme  se  retira,  haute  et  ferme, 
sans  mot  dire,  sans  un  pleur  dans  les  yeux.  Car  elle  aimait 
son  homme  d'un  amour  plus  puissant  que  la  mort. 

Notre  amie,  Louise  Michel,  de  la  Société  pour  la  re^^endi- 
cation  des  droits  de  la  Femme,  esta  Neuilly  depuis  un  mois 
peut-être.  C'est  une  personne  simple  et  douce,  d'une  modes- 
tie, d'une  humilité,  d'une  renonciation  à  soi-même  que  pour- 
raient admirer  bien  des  partisans  de  limitation  de  Jésus- 
Christ.  Sous  sa  figure  un  peu  moutonnière,  se  cache  une 
résolution  indomptable,  c'est  une  lionne  sous  une  toison  de 
brebis.  Naguère  elle  vivait  d'abstinence,  d'études,  elle  était 
triste  et  mélancolique,  mais  les  fatigues  la  fortifient  et, 
depuis  qu'elle  partage  l'ordinaire  du  garde  national,  des 
haricots,  une  tranche  de  bœuf  ou  de  cheval  qu'elle  fait 
griller  au  bout  d'une  fourchette,  à  la  fumée  d'un  feu  en  plein 
air,  depuis  qu'elle  risque  d'être  tuée  cent  fois  dans  les 
vingf-quatre  heures,  elle  embellit  et  devient  d'une  gaieté 
charmante  ;  mais  elle  reste  d'une  sincérité  absolue  et 
semble  toujours  incapable  de  comprendre  le  mal...  Et 
cependant,  elle  en  est  environnée.  C'est  une  âme  de  vierge, 
une  âme  comme  celle  de  Jeanne  Darc  ou  de  Garibaldi,  une 
âme  de  héros,  faite  de  droiture  et  de  simplicité,  de  force  et 
de  bonté.*  Nous  l'avions  côtoyée  pendant  plusieurs  mois 
ayant  pour  elle  une  estime  vaguement  bienveillante,  nous 
l'ignorions  comme  elle  s'ignorait  elle-même  ;  elle  surgit 
maintenant,  grande  dans  les  grandes  choses. 

Si  la  guerre  se  prolonge,  nous  aurons  certainement  des 
bataillons  entiers  de  femmes,  même  les  jeunes  filles  se  lève- 
ront en  masse,  comme  le  demande  déjà  Madame  André  Léo. 

Nos  poètes  romanciers,  moralistes  et  dramaturges  qui, 
en  fait  de  femmes,  ne  connaissent  guère  que  les  cocottes  du 
boulevard,  les  comtesses  consomptives,  les  marquises  à 
vapeurs,  les  dames  Aubray,  Benoiton,  Gavaud,  Minard,  etc., 
découvriront  peut-être  maintenant  que  des  rangs  du  peuple 
sort  une  nouvelle  génération  de  femmes,  laquelle  n'a  pas 
été  élevée  sur  les  genoux  de  l'Eglise.  Elles  veulent  être 
libres,  elles  le  sont  déjà.  Avec  elles,  l'homme  devra  riva- 
liser, non  plus  de  dissipation  et  de  frivolité,  mais  de  cons- 

20 


306  JOUR>'AL     DE    LA    COMMUNE 

tance,  d'énergie,  de  travail  et  dhonnèteté.  Il  en  est  que  ça 
gênera. 

C'est  à  l'appui  des  femmes  que  Paris  doit  sa  mâle  et 
fière  attitude.  Llnfluence  occulte,  mais  si  puissante,  de  la 
femme  soutient  les  bataillons  de  la  garde  nationale.  L'oreiller 
conjugal  n'est  plus  une  école  de  lâcheté  au  contact  de  la 
femme  du  peuple.  Paris  ne  dit  plus  aujourd'hui  ce  que 
Jésus  disait  de  la  Femme  malade  qui  l'avait  touché  :  «  Une 
vertu  est  sortie  de  moi.  » 

Dimanche,  14  mai. 

Llnfluence  des  femmes  du  peuple  se  fait  sentir  dans  le 
Gouvernement.  Dans  les  quartiers  prolétaires,  le  nombre 
des  mariages  est  beaucoup  plus  considérable  qu'à  la 
même  époque,  année  moyenne,  c^est  que  les  Mairies  sont 
moins  rigoureuses  pour  les  formalités  et  passeports.  Par 
contre,  on  se  marie  peu  ou  point  dans  les  quartiers  opu- 
lents de  Saint-Germain  ou  de  Passy.  —  Les  rues  et  boule- 
vards sont  à  peu  près  nettoyés  de  leurs  prostituées. 'Il  est 
impossible  de  le  nier.  Montesquieu  disait  vrai  quand  il 
aflirmait  que  les  Républiques  comportent  plus  de  vertu  que 
les  monarchies.  La  Commune  tente  bravement  une  réforme 
que  les  philanthropes  de  Louis-Philippe  et  les  Censeurs  et 
Préfets  de  Police  déclaraient  absolument  impossible,  la 
suppression  des  maisons  de  tolérance. 

L'éveil  a  été  donné  par  des  femmes.  Le  Comité  de  vigi- 
lance des  citoyennes  républicaines  du  XVIIP  arrondisse- 
ment, une  dame  russe  parmi ,  a  voté  à  l'unanimité  une  motion 
tendant  à  faire  disparaître  de  la  voie  publique  la  prostitu- 
tion, et  la  disparition  immédiate  des  religieuses  dans  les 
hospices  et  prisons. 

Les  membres  de  la  Commune,  délégués  au  XP  arrondis- 
sement viennent   d'ordonner  : 

«  Les  commissaires  de  police  et  gardes  nationaux  devront 
arrêter  et  mettre  en  détention  les  femmes  de  mœurs  sus- 
pectes exerçant  leur  honteux  métier  sur  la  voie  publique. 
Ils  arrêteront  aussi  les  ivrognes,  qui,  dans  leur  passion 
funeste,  oublient  et  le  respect  d'eux-mêmes  et  leur  devoir 
de  citoyens.  » 

Et  la  municipalité  du  XL  fait  afficher  un  placard  par  le- 


JOURNAL    DE    LA    COMJNIUNE  307 

quel  il  <3st  interdit  de  tenir  des  maisons  dites  de  prostitu- 
tion. Celles  qui  existent  actuellement  seront  fermées  et 
mises  sous  scellés. 


Dimanche,  14  mai. 

«  Pas  de  représailles  !  pas  de  représailles  !  nous  écrions- 
nous  du  fond  de  notre  cœur.  Qu'on  ne  tue  personne  !  Mais 
en  même  temps,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  mur- 
murer entre  les  dents  :  Que  Messieurs  les  assassins  com- 
mencent !...  Les  récits  de  fédérés  prisonniers  que  les  Ver- 
saillais  auraient  massacrés  persistent.  Plusieurs  de  ces 
bruits  sont  peut-être  controuvés,  peut-être  exagérés,  ils 
m'émeuvent  néanmoins  et  émeuvent  la  population  :  Ecou- 
tez :  «  Lorsque  les  Versaillais  s'emparèrent  du  parc  de 
Neuill3^  le  colonel  com.mandant  le  39^  de  ligne  fit  passer 
par  les  armes  18  prisonniers  fédérés,  jurant  qu'il  en  ferait 
autant  à  tous  les  Parisiens  qui  lui  tomberaient  sous  la 
main.  » 

((  On  a  rapporté  d'Asnières  le  cadavre  d'un  garde  natio- 
nal, fusillé,  les  mains  attachées  derrière  le  dos...  » 

«  Dans  une  attaque  de  nuit,  à  Vanves,  11  mai,  à  4  heures 
du  matin,  le  22®  bataillon,  égaré  par  un  guide  plus  brave 
qu'expérimenté,  est  tombé  en  plein  dans  les  postes  Versail- 
lais. Pris  entre  deux  murs  et  une  barricade,  il  laissa  huit 
blessés  sur  le  terrain.  Les  blessés  ont  été  achevés  par  les. 
soldats  du  04®  de  ligne,  sauf  un  seul  qui  a  eu  le  sang-froid 
nécessaire  pour  ne  pas  donner  signe  de  vie...  Une  jeune 
femme,  inhrmière  au  bataillon,  a  été  assassinée  par  ces 
misérables,  tandis  qu'elle  donnait  des  soins  à  un  blessé. 
Sa  jeunesse,  son  dévouement,  non  plus  que  la  croix  de 
Genève  qu'elle  portait  sur  la  poitrine,  n'ont  pu  trouver 
grâce  devant  ces  bandits.  Ces  faits  sont  attestés  par  tous  les 
officiers  de  marche  du  22®  bataillon.  Paris,  le  11/5,  signé 
le  chef  du  22%  Moron,  8  rue  Pelletier.  » 

«  Un  citoyen  du  XIII*-*  arrondissement,  le  nommé  H...  était 
obligé  de  se  rendre  à  Versailles  pour  affaires  urgentes.  11 
était  dans  sa  voiture,  accompagné  de  sa  femme.  A  quelques 
mètres  de  Versailles,  arrêté  et  fouillé  par  des  argousins 
qui  le  trouvèrent  porteurs  d'un  revolver,  il  fut  fusillé  séance 
tenante.  Sa  femme  est  aujourd'hui  à  moitié  folle...  » 


308  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Mais  ce  sont  là  des  récits  communeux.  Voici  une  note 
envoyée  de  Versailles  à  l'Indépendance  Belge...  «  Quant  à 
l'état  des  esprits,  il  est  toujours  d'une  incroyable  excitation. 
Certes  nous  aurions  toutes  les  violences  à  craindre  du  parti 
de  la  Commune.  Mais  nous  avons  aussi  toutes  les  repré- 
sailles à  redouter  du  parti  de  l'Ordre.  Je  n'entends  que  gens 
parlant  de  fusiller  par  ci,  de  déporter  par  là,  de  tels  ou  tels 
corps  d'année  qui  ne  font  pas  de  prisonniers.  Des  ofiiciers 
se  vantaient  hier  d'avoir  fait  jeter  à  la  Seine  des  insurgés 
blessés...  » 

Relisons  : 

...  «  Des  officiers  se  vantaient  hier  d'avoir  fait  jeter  dans 
la  Seine  des  insurgés  blessés...  » 

Lundi,  15  mai. 

Avant-hier  13  mai,  M.  Jules  Favre  est  venu  présenter  à 
la  Chambre  le  traité  de  paix  avec  la  Prusse  que  la  France 
doit  à  ses  soins  ainsi  qu'à  ceux  de  j\I.  de  Bismarck. 

Nous  étudierons  plus  à  loisir  les  modifications  introdui- 
tes, nous  contemplerons  dans  ses  détails  ce  monument  de 
notre  honte,  de  notre  ineptie,  des  nos  crimes  et  de  notre 
immoralité,  mais  il  faut  aujourd'hui  que  notre  esprit,  rem- 
pli de  dégoût,  se  nettoie  des  noires  vapeurs  de  dépit,  de 
vexation  qu'y  a  soulevées  l'artificieux  discours  de  M.  Fa- 
vre ;  il  faut  calmer  ces  soubresauts  de  haine  et  de  colère 
qu'excite  en  notre  âme  cet  empoisonneur  public.  Ce  dis- 
cours, je  le  sens  dans  mon  cœur,  c'est  une  préméditation 
d'assassinat,  c'est  regorgement  de  Paris  qu'on  achète. 

La  harangue  entière  de  M.  Favre  n'est  qu'un  réquisitoire 
contre  Paris  :  c'est  la  charge  à  fond  du  procureur  général 
demandant  une  tète,  celle  de  2  millions  d'hommes.  De  nos 
pauvres  sœurs  l'Alsace  et  la  Lorraine,  pas  un  mot,  parce 
qu'il  n'y  a  pas  une  seule  pensée  pour  elles  ;  pas  une  parole 
de  justice,  d'équité,  d'humanité  n'est  sortie  de  cette  bouche, 
qui,  semblable  à  celle  du  mauvais  magicien  de  nos  contes, 
vomit  crapauds  et  vipères,  crache  des  acides,  et  bave  des 
flocons  poisonneux.  L'écume  blanche,  c'est  le  patelinage 
pour  l'Allemagne,  le  rouge  et  le  noir  corrosifs,  c'est  le  venin 
contre  Paris.  Ces  pauvres  Prussiens  ont  en  effet  durement 
aggravé  les  conditions  du  traité  préliminaire,  mais  que  vou- 


JOUnXAL    DE    LA    COMMUNE  309 

lez-vous  !  Ce  bon  M.  de  Bismarck  ne  pouvait  faire  autre- 
ment :  les  infâmes  communeux  l'ont  mis  dans  l'obligation 
de  veiller  lui  aussi  au  maintien  de  Tordre  en  France  et  de 
la  civilisation...  Otez  du  discours  de  M.  Favre  le  réquisi- 
toire contre  Paris,  je  ne  sais  pas  trop  ce  qui  en  restera. 

((  L'Assemblée  le  sait,  avant  la  fatale  et  criminelle  insur- 
rection du  18  mars,  la  France  malgré  ses  malheurs  pouvait 
ouvrir  son  cœur  à  l'espérance.  De  toutes  parts  nous  ve- 
naient des  témoignages  d'intérêt,  je  pourrais  même  dire  de 
respect.  Nous  pouvions  espérer  dans  un  temps  très  court, 
en  exécutant  la  plupart  de  nos  engagements,  recouvrer  la 
liberté  de  notre  territoire,  —  l'Alsace  et  la  Lorraine  sont 
complètement  effacées  de  cette  mémoire  —  la  liberté  de 
notre  travail,  de  notre  action.  (Donc  M.  de  Bismarck  ne 
vous  a'pas  demandé  un  sou  de  trop). 

«  Malheureusement  tout  a  été  remis  en  question  par  les 
funestes  événements  de  Paris.  11  ne  m'appartient  pas  de 
dire  comment  les  dispositions  de  M.  de  Bismarck  à  notre 
éofard  ont  été  chano^ées,  vous  le  devinez.  Dès  ce  moment, 
nous  avons  eu  à  lutter  contre  des  pensées  de  défiance..:  On 
doutait  de  notre  force.  Il  a  fallu  toute  notre  insistance  pour 
conserver  le  douloureux  mais  précieux  privilège  de  faire 
nos  affaires  nous-mêmes  et  de  rétablir  en  France  Tordre  et 
la  paix  qui  ne  retleuriront  que  par  la  ferme  et  sévère  exécu- 
tion des  lois,  c'est-à-dire  le  précieux  privilège  de  prendre 
nous-mêmes  Paris  d'assaut  en  lieu  et  place  des  Prussiens  et 
d'arroser  de  sang  ces  fleurs  délicates  de  Tordre  et  de  la 
paix.  (Applaudissements  et  cris  d'enthousiasme  de  VAs' 
i<  emblée.} 

«  Nous  sommes  parvenus  à  repousser  ces  défiances,  mais 
cela  n'a  pas  été  sans  angoisses.  Très  récemment  encore,  il 
était  douteux  de  savoir  si  la  paix  serait  maintenue...  «Quoi, 
M.  Favre  vous  seriez  reparti  en  guerre,  vous  auriez  réaf- 
firmé que  la  France  ne  céderait  ni  un  pouce  de  son  terri- 
toire, ni  une  pierre  de  ses  forteresses  ?  Quoi,  M.  le  général 
Ducrot  vous  aurait  répété  qu'il  ne  reviendrait  que  mort  ou 
victorieux?  Quoi,  M.  le  général  Trocliu  vous  aurait  de  nou- 
veau donné  sa  parole  d'honneur  que  le  gouverneur  de  Paris 
ne  capitulerait  jamais  ?  Quoi,  cette  immonde  Assemblée  se 
ruant  à  la  paix  comme  porcs  'à  l'auge,  une  colère  patrio- 
tique Taurait  encore  ameutée,  on  aurait  trouvé  une  limite  à 


310  JOUHXAL    DE    LA    COMMUNE 

sa  lâcheté  et  à  son  ignominie?  Quoi,  il  serait  vrai,  M.  Jules 
Favre  ? 

«  Je  puis  affirmer  que  M.  le  Chancelier  d'Allemagne, 
quand  il  est  venu  à  Francfort  était  inquiet  lui-même  des 
éventualités...  Quels  que  fussent  notre  désir  et  notre  effort, 
il  ne  nous  a  pas  été  possible  de  secouer  la  lourde  chaîne 
que  linsurrection  de  Paris  fait  peser  sur  nous.  La  France 
doit  le  savoir  :  c'est  aux  criminels  qui  ont  usurpé  le  pouvoir 
à  Paris  pour  y  donner  le  spectacle  de  l'assouvissement  des 
plus  détestables  passions  {Tj^es  bien!)  qu'incombe  la  res- 
ponsabilité de  la  prolongation  et  des  aggravations  des  dou- 
leurs de  la  patrie.  [Formidables  applaudissements].  11  était 
impossible  en  effet  de  méconnaître  que  par  cette  insurrec- 
tion la  situation  de  l'Allemagne  était  devenue  difficile.  L'Al- 
lemagne était  obligée  de  prolonger  son  occupation,  ses 
dépenses,  l'éloignement  de  son  armée. 

«  Quoique  nous  fussions  parvenus  à  écarter  de  l'esprit  de 
M.  de  Bismarck  tout  doute  sur  nos  intentions...  « 

—  Allons  donc,  est-ce  que  M.  de  Bismarck  a  jamais,douté 
de  votre  lâcheté  et  de  votre  vilenie  ! 

ff  11  ne  nous  a  pas  été  possible  de  refuser  à  la  Prusse  une 
prolongation  de  son  occupation  correspondant  au  rétablis- 
sement de  Tordre  en  France.  C'est  là  Messieurs,  le  triste, 
le  douloureux  tribut  que  nous  payons  à  ces  agitations 
civiles  que  nous  n'avons  pas  pu  désarmer  par  la  raison. 
Mais  nous  en  triomphons  par  la  force.  Car  cette  fois  la  force 
est  la  franchise  du  droit  et  nous  ne  reculerons  devant 
aucune  de  ses  nécessités  !  {Appla iidissem3nts  et  trépigne- 
ments). 

«  Le  traité  préliminaire  a  donc  été  converti  en  traité 
définitif.  En  voici  la  teneur...  » 

En  présentant  son  traité  à  la  ratiftcation  de  l'Assemblée 
souveraine,  maître  Favre  plaide  les  circonstances  atté- 
nuantes :  Le  traité  est  notablement  aggravé  depuis  les 
préliminaires  comme  vous  allez  voir,  M.  de  Bismarck  a 
encore  exagéré  ses  prétentions  qui  ont  pour  nous  force  de 
loi.  C'est  la  faute  de  linsurrection.  Paris  nous  coûte  autant 
qu'une  autre  bataille  perdue.  Voyant  que  notre  armée  se 
dépense  en  efforts  contre  la  garde  nationale,  INI.  de  Bismarck 
doute  de  notre  force,  et  par  conséquent  ce  pauvre  chance- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  311 

lier  de  FAllen^agne  se  voit  dans  l'obligation  de  nous  impo- 
ser des  conditions  plus  dures... 

Maître  Favre,  votre  plaidoirie  est  votre  propre  condam- 
nation. Si  M.  le  chancelier  d'Allemagne  vous  -traite  plus 
durement  parce  que  vous  êtes  affaibli  par  la  guerre  civile, 
M.  le  chancelier  d'Allemagne  aurait  assurément  adouci  ses 
conditions  si  lors  que  vous  vous  êtes  présenté,  le  10  mai. 
pour  le  règlement  définitif,  vous  aviez  fortifié  la  France  par 
l'apaisement  de  la  guerre  civile.  Vous  savez  que  la  Prusse 
n'a  cessé  de  prendre  ses  précautions,  même  contre  vous,  de 
peur  que  la  réconciliation  de  l'armée  et  de  la  g'arde  natio- 
nale, de  Paris  et  de  la  province,  de  la  bourgeoisie  et  du 
prolétariat  ne  fissent  de  nouveau  une  France  forte  et  puis- 
sante, capable  au  moins  de  discuter  le  traité  de  paix  et 
dexiger  c{ue,  parce  que  M.  de  Bismarck  a  gagné,  il  ne  triche 
pas  au  jeu  pour  cela,  et  qu'il  n'ajoute  pas  le  poids  de  son 
épée  et  de  son  insolesce  dans  la  balance  qui  outrepèse 
notre  honte  et  notre  infamie.  Avant  d'aller  à  Francfort,  que 
n"ètes-vous  passé  par  Paris,  maître  Favre,  porteur  d'un 
message  de  Versailles  :  «  Commune,  tu  détiens  Paris  ;  moi, 
l'Assemblée,  je  détiens  la  province.  Le  traité  qui  va  être 
signé  engage  tant  Paris  que  la  province,  va  engager  cette 
génération  et  peut-être  celles  qui  suivront,  que  nos  canons 
se  taisent  au  moins  pendant  les  négociations,  que  l'infernal 
charivari  de  la  guerre  civile  ne  couvre  pas  la  voix  de  nos 
députés  à  la  Conférence...  »  Certes  M.  de  Bismarck  n'eût 
pas  alors  haussé  ses  exigences,  car  la  Commune  eût  volon- 
tiers signé  la  trêve,  cent  mille  gardes  nationaux  eussent 
déposé  leur  fusil  avec  enthousiasme  et  la  guerre  serait 
devenue  la  paix  nationale  et  internationale. 

Mais  pareilles  idées  n'entrent  ^pas  dans  vos  cœurs,  maître 
Favre,  M.  Tliiers,  et  vous,  gens  de  l'Assemblée,  de  l'As- 
semblée qui  n'a  su  faire  avec  l'étranger  vainqueur  qu'une 
paix  sans  dignité  et  qu'une  guerre  à  outrance  aux  conci- 
toyens. Malheureux  !  si  la  France  périt,  vous  aurez  été  les 
artisans  de  sa  ruine.  L'histoire  vous  flétrira,  la  postérité 
justicière  vous  exécrera  ! 

Lundi,  15  mai. 

Le  Comité  de  Salut  Public, 

«  Considérant  que,   ne  pouvant  vaincre  par  la  force  la 


312  JOUnXAL    DE    LA    COMMUNE 

population  de  Paris,  assiégée  depuis  plus  de  40  jours,  le 
Gouvernement  de  Versailles  cherche  à  introduire  parmi 
elle  des  agents  secrets  et  des  traîtres,  arrête  : 

«  Tout  citoyen  devra  être  muni  d'une  carte  d'identité 
contenant  ses  noms,  prénoms,  domicile,  profession,  etc. 
Tout  individu  non  porteur  de  sa  carte  sera  provisoirement 
arrêté.  L'exhibition  de  la  carte  d'identité  pourra  être 
requise  par  tout  garde  national  » . 

L'arrêté  excite.une  vive  émotion,  en  premier  lieu  à  cause 
de  la  mesure  qu'il  ordonne,  en  second  lieu,  à  cause  du 
motif  indiqué. 

L'obligation  faite  à  chaque  citoyen  d'être  toujours  muni 
de  papiers  constatant  son  identité  soulève  de  vifs  murmures 
parmi  nos  libéraux  et  pseudo-libéraux,  qui  crient  bruyam- 
ment à  la  terreur  et  à  la  tyrannie,  et  même  aussi  parmi  des 
républicains  très  sincères.  Quant  à  nous,  le  décret  ne  nous 
semble  nullement  exorbitant,vu  la  gravité  des  circonstances. 
Paris  est  affligé  par  une  armée  de  cent  cinquante  mille 
hommes,  qui,  chaque  jour  et  chaque  nuit,  Tattaquent  ou  la 
peuvent  attaquer  par  dix  points  ditîerents,  les  cent  cinquante 
mille  Yersaillais  du  dedans,  car.  malgré  sa  supériorité  écra- 
sante dans  lenceinte  de  nos  murs,  la  Commune  est  cepen- 
dant menacée  par  une  grosse  armée  installée  dans  la  place, 
telle  est  la  situation.  Et  dans  ces  terribles  conjectures,  on 
ne  prendrait  pas  des  précautions  sérieuses,  si  possible  ! 
Le  fait  est  que  rien  ne  prouve  mieux  la  douceur  du  régime 
auquel  nous  a  astreints  la  Commune,  c'est  que  depuis  qua- 
rante jours  de  siège,  aucune  mesure  de  ce  genre  n'avait  été 
prise.  Toute  femme  entre  dans  Paris  et  en  sort  sans  diffi- 
culté, tous  les  garçons,  tous  les  hommes  au-delà  de  40  ans, 
tous  ceux  qui  sont  employés  dans  quelque  service  public, 
tous  ceux  qui  travaillent  ou  prétendent  travailler  dans  le 
commerce  des  subsistances.  Parmi  eux  combien  d'agents  de 
Versailles,  combien  de  soldats  déguisés  peut-être  î  On  exige 
une  carte  d'identité,  la  mesure  n'est  certes  pas  trop  sévère, 
malheureusement,  elle  n'est  que  d'une  faible  garantie  :  car  les 
cartes  d'identité  se  passent  ou  se  prêtent,  se  vendent  même 
avec  la  plus  grande  facilité.  On  ne  semble  pas  prévoir 
l'impossibilité  dans  laquelle  se  trouveraient  tous  les  citoyens 
qui  ne  font  pas  partie  de  la  garde  nationale,  de  se  faire 
délivrer   immédiatement  leur  carte,  c'est  une  maladresse 


I 


JOURNAL    DE     LA    COMMU.XE  313 

qui   rend  l'arrêté  provisoirement  inexécutable,  raison   de 
plus  pour  lui  épargner  les  furieuses  critiques  des  libéraux. 

Quant  à  Tincident  qui  a  donné  lieu  au  décret,  il  est  encore 
enveloppé  de  mystère.  Les  journaux  nous  apprennent  seule- 
ment que  hier,  dans  l'après-midi,  on  a  arrêté  trois  faux 
gardes  nationaux  qui,  cheminant  par  les  égouts,  devaient 
déboucher  à  la  caserne  des  Minimes  oi!i  l'on  détient  avec 
leurs  femmes,  sans  leur  faire  aucun  mal,  des  gendarmes  et 
sergents  de  ville  faits  prisonniers  ou  gardés  en  otages. 
Cette  nuit,  un  autre  soi-disant  garde  national  est  encore 
très  malenconteusement  apparu  hors  d'un  égout.  On  doit 
les  explorer  très  soigneusement  ces  égouts. 

Depuis  les  affaires  d'Issy  et  du  Moulin  Saquet,  et  quelques 
autres  assez  embrouillées,  la  trahison  est  dans  l'air.  Ça  et 
là  on  découvre  des  dépôts  d'armes,  d'uniformes  et  de  bras- 
sards tricolores,  des  canons  sont  encloués,  on  ne  sait  par 
qui.  On  dit  Paris  inondé  d'espions,  et  les  boulevards  parse- 
més de  figures  que  les  uns  ou  les  autres  se  rappellent  vague- 
ment avoir  entrevues  à  Versailles.  Hier,  à  la  grille  du  Luxem- 
bourg, j'avisai  dans  un  groupe  auquel  il  débitait  des  mente- 
ries,  un  courtaud  de  sacristie,  avec  les  mots  d'épicier  en 
articles  de  sainteté  écrits  sur  son  front.  Bobèche  etfinassier, 
il  projetait  des  œillades  sournoises,  cherchant  un  compère. 
Son  regard  se  heurta  au  mien,  une  minute  après,  le  cafard 
avait  disparu. 

La  plus  forte  alarme  a  été  donnée  par  une  proclamation 
du  Comité  de  Salut  Public,  alTichée  il  y  a  deux  ou  trois 
jours.  Elle  m'a  mis  en  colère.  Les  traîtres  sont  moins  dange- 
reux que  de  pareils  maladroits. 

Au  peuple  de  Paris. 

Citoyens, 

La  Commune  et  la  République  viennent  d'échapper  à  un 
péril  mortel. 

La  trahison  s'était  glissée  dans  nos  rangs.  Désespérant 
de  vaincre  Paris  par  les  armes,  la  réaction  avait  tenté  de 
désorganiser  nos  forces  par  la  corruption.  Son  or,  jeté  à 
pleines  mains,  avait  trouvé  jusque  parmi  nous  des  conscien- 
ces à  acheter. 

L'abandon  du  fort  d'issy,  annoncé  dans  une  alfiche  impie 


314  JOUnNAL    DE    LA    COMMUNE 

par  le  misérable  qui  Ta  livré,  n'était  que  le  premier  acte  du 
drame  :  une  insurrection  monarchique  à  l'intérieur,  coïnci- 
dant avec  la  livraison  d'une  de  nos  portes,  devait  le  suivre 
et  nous  plonger  au  fond  de  l'abîme. 

Mais  cette  fois  encore,  la  victoire  reste  au  droit. 

Tous  les  fils  de  la  trame  ténébreuse  dans  lesquels  la 
révolution  devait  se  trouver  prise,  sont,  à  Tlieure  présente, 
entre  nos  mains. 

La  plupart  des  "coupables  sont  arrêtés. 

Si  leur  crime  est  effroyable,  leur  châtiment  sera  exem- 
plaire. La  cour  martiale  siège  en  permanance.  Justice  sera 
faite. 

Citoyens, 

La  révolution  ne  peut  être  vaincue,  elle  ne  le  sera  pas. 

Mais  s'il  faut  montrer  au  monarchisme  que  la  Commune 
est  prête  à  tout  plutôt  que  de  voir  le  drapeau  rouge  brisé 
entre  ses  mains,  il  faut  aussi  que  le  peuple  sache  bien  que 
de  lui,  de  lui  seul,  de  sa  vigilance,  de  son  énergie,  de  son 
union  dépend  le  succès  définitif. 

Ce  que  la  réaction  n'a  pu  faire  hier,  demain  elle  va  le 
tenter  encore. 

Que  tous  les  yeux  soient  ouverts  sur  ses  agissements. 

Que  tous  les  bras  soient  prêts  à  frapper  impitoyablement 
les  traîtres.  Que  toutes  les  forces  vives  de  la  révolution  se 
groupent  pour  l'effort  suprême,  et  alors,  alors  seulement, 
le  triomphe  est  assuré. 

A  l'Hôtel  de  Ville,  le  12  mai  1871. 

Le  Comité  de  Saint  Public, 
Ant.  Arnaud,  Eubeï^,  F.  Gambox,  G.  Ranvier. 

'    Lundi,  IG  mai. 

Je  l'ai  vu  tomber  le  «  monument  deux  fois  impérissable, 
fait  de  gloire  et  d'airain  ».  Je  l'ai  vu  tomber,  la  colonne 
Vendôme,  symbole  de  la  dynastie  Bonapartiste,  glorifica- 
tion de  lEmpire,  hochet  du  chauvinisme. 

Ah  !  qu'on  est  fier  d'être  Français,  quand  on  regarde  la 
colonne  ! 


JOURNAL    DE    LA    COMxMUNE  315 

Maintenant  qu'il  n'aura  plus  la  colonne  à  regarder,  le 
Français  ne  sera  plus  si  fier,  et  ce  sera  tant  mieux  ! 

«  Attendu,  avait  dit  la  Commune,  que  la  présence  de  la 
colonne  Vendôme  est  une  insulte  perpétuelle  à  l'humanité 
et  la  négation  de  la  fraternité  des  peuples,  la  colonne  sera 
démolie  !  »  Posé  en  ces  termes,  le  décret  de  la  Commune 
était  indiscutable  ;  il  fallait  que  la  colonne  tombât  devant 
la  République  Universelle. 

En  province,  le  décret  avait  soulevé  de  terribles  cla- 
meurs. Au  dire  de  tous  les  ratapoils  et  de  toutes  les  vieilles 
culottes  de  peau,  Paris,  privé  de  sa  colonne,  à  laquelle 
affluaient  jadis,  le  5  mai,  les  Vieux  de  la  Vieille  Armée, 
n'était  plus  qu'une  Mecque  sans  Casbah,  qu'une  Jérusalem 
sans  Temple  de  Salomon,  qu'une  Moscou  sans  Kremlin... 
La  Vieille  France  de  la  «  Grande  Nation  »,  de  la  a  Gloire  et 
de  la  Victoire  )>,  n'est  pas  encore  tout  à  fait  morte,  comme 
il  serait  raisonnable  de  l'espérer  ;  en  s'obstinant  à  regarder 
Austerlitz  et  léna,  elle  pouvait  réussir  à  oublier  Sedan  ;  en 
fredonnant  quelques  flonflons  du  gaudrioleux  Déranger, 
elle  pouvait  chasser  des  remords  de  Napoléon  111. 

On  ne  se  doutait  pas  combien  la  province  tient  à  sa 
colonne.  On  eût  dit  que  cette  asperge  était  le  rejeton  de  la 
plante  rurale,  apparaissant  soudainement  au  centre  de 
Paris.  Et  la  province,  qui  criait  naguère  sur  tous  les  tons  : 
«  Que  nous  importe  Paris?  »  a  réclamé  tout  à  coup  i 
«  Mais  Paris,  c'est  la  concentration  même  de  la  province, 
et  tout  ce  que  possède  Paris  nous  appartient.  La  colonne, 
c'est  notre  plus  belle  page  d'histoire,  et  nul  n'a  le  droit  de 
nous  la  déchirer.  Et  de  plus,  c'est  une  magnihque  œuvre 
d'art  ;  à  preuve  que  c'est  une  contrefaçon  de  la  colonne 
Trajane.  »  Je  sais  des  habitants  des  départements  qui  se 
sont  risqués  dans  cet  horrible  Paris  pour  contempler 
encore  une  fois  la  colonne. 

Ici,  les  défenseurs  de  cet  objet  étaient  bien  plus  modérés 
dans  leurs  arguments  :  ils  alléguaient  pour  la  plupart  qu'à 
moins  de  vouloir  ressembler  à  un  de  ces  ennuyeux  villages 
de  quatre  à  cinq  cent  mille  âmes  aux  Etats-Unis,  Paris  ne 
doit  pas,  à  chaque  révolution,  se  divertir  des  monuments 
de  l'époque  antérieure.  Ils  alléguaient  cette  merveille  de 
Florence  qui  est  devenue  le  plus  beau  et  le  plus  complet 
musée  archéologique,  grâce  au  soin  pieux  avec  lequel  on 


316  JOURNAL    DE    LA    COMxMUNE 

conserve,  on  restaure,  on  gratte  et  on  époussette  les 
vieilles  pierres...  Mais  Paris,  répondait-on,  veut  faire  de 
riiistoire  et  non  pas  seulement  en  conserver  les  débris. 
Paris  ne  veut  point  parmi  les  nations  remplir  le  rôle  de  ces 
héritiers  de  grandes  maisons  nobles,  à  Rome,  à  Venise,  à 
Florence,  à  Madrid,  héritiers  fainéants,  qui  passent  leur 
temps  à  montrer  les  galeries  collectionnées  par  leurs 
ancêtres,  et  gagnent  des  piécettes  en  se  déguisant  en 
cicérones. 

Celui  qui  écrit  ces  lignes,  comprenant  la  nécessité  qu'il 
y  a  pour  un  peuple  de  continuer  son  histoire  et  de  briser 
quelquefois  avec  elle,  avait  proposé  de  transformer  la 
colonne  Vendôme  en  poteau  d'infamie,  de  la  briser  par  le 
milieu,  et  d'y  attacher  un  énorme  poteau  de  bronze  : 

Dynastie  des  Bonaparte 

18  Bj'umaire  et  2  Décembre 

Austerlitz  et  Waterloo,  léna  et  Sedan. 

Mais  il  fut  répondu,  à  tort  ou  à  raison,  je  ne  sais,  que 
les  piloris  sont  infamants,  et  par  conséquent  infâmes, 
qu'une  nation  n'a  pas  le  droit  de  se  mettre  elle-même  au 
c  ircan  et  qu'il  est  contraire  à  la  morale  publique  d'attrister 
L'  regard  de  Thonnête  homme  qui  passe,  par  rexhibition 
du  malfaiteur  ou  des  témoignages  de  son  crime. 

Soit!  N'insistons  pas.  La  Commune  a  parlé,  elle  a 
libellé  son  décret  au  nom  dé  la  Fraternité  Universelle, 
principe  nouveau  en  face  de  la  vieille  histoire,  principe 
supérieur  à  celui  du  châtiment  et  de  l'expiation.  Tombe 
donc  la  colonne  !  Tombe  donc  l'idole  du  plus  grand  mal- 
faiteur du  siècle  !  Déblayons,  nettoyons. 

La  foule  était  énorme,  elle  stationnait  sur  la  place  et  aux 
alentours  de  la  place,  depuis  plusieurs  jours,  dans  l'attente 
de  l'événement.  La  colonne  avait  été  sciée  obliquement  au 
ras  du  piédestal,  au-dessous  duquel  on  avait  creusé  la  terre 
par  devant,  remplaçant  la  terre  par  des  étais.  Des  cordes 
passées  au  cou  du  faux-bonhomme  de  bronze  s'enroulaient 
autour  de  cabestans.  A  cinq  heures  trente-cinq  minutes  du 
soir,  à  un  simple  coup  de  sifflet,  sans  aucun  coup  de 
canon,  les  cabestans  tournent,  les  étais  tombent,  la  statue 
remue   lentement,    comme    stupéfaite,    elle    s'incline    en 


JOURNAL    DE    LA    COM.MUNE  317 

arrière  en  regardant  le  ciel  bleu.  Patatras  !  elle  git  dans 
un  fumier,  profond  de  vingt  à  trente  pieds,  elle  est  tombée 
plus  bas  que  le  fumier  et  s'enfonce  à  travers  le  bitume.  En 
Tair  déjà,  la  colonne  s'était  cassée,  la  tête  du  parjure  était 
séparée  du  tronc,  le  bras  du  meurtrier  était  coupé,  la  main 
qui  tenait  la  Victoire  était  brisée. 

«  Vive  la  République  "Universelle  !  »  crie-t-on  de  tous 
côtés.  On  s'approche,  on  entre  dans  le  nuage  de  poussière. 
«  Comment  !  la  croûte  de  bronze  était  si  mince  !  Comment, 
ce  faux  empereur  romain  qu'on  croyait  si  grand,  était 
aussi  petit  que  ça  !  Et  de  près,  que  sa  figure  est  vilaine  et 
laide  !  Il  lui  valait  bien  la  peine  de  se  déshabiller  de  sa 
redingote  grise,  de  ses  bottes  et  de  son  petit  chapeau,  pour 
se  mettre  en  chemise  et  caleçon,  manière  d'indiquer  qu'il 
entrait  dans  son  apothéose,  et  qu'il  ne  daignait  pas  rester 
simple  empereur  des  Français,  mais  qu'il  voulait  être 
sinon  Dieu,  du  moins  empereur  du  monde  entier.  Voilà  ce 
qui  l'a  perdu,  voilà  pourquoi  on  lui  piétine  dessus,  et  voilà 
comment  on  lui  crache  maintenant  à  la  figure  ! 

M'en  allant,  je  rencontre  le  correspondant  d'un  journal 
allemand,  il  arrivait  essoufflé.  C'était  un  ancien  ami.  Je 
m'attendais  à  ce  qu'il  me  féliciterait,  l'idole  de  VErzfeind 
ne  venait-elle  pas  de  tomber,  renversée  de  nos  propres 
mains.  Il  était  dépité  :  «  Vous  attentez  aux  droits  histo- 
riques !  » 

En  réfléchissant,  je  finis  par  comprendre  qu'en  mettant 
de  côté  Austerlitz  et  léna,  on  ôtait  par  cela  même  quelque 
importance  à  Sedan,  la  contrepartie  de  ces  deux  batailles. 
N'importe,  viendra  le  jour,  espérons-le,  où,  grâce  à  la 
fraternité  des  nations,  la  France  et  lAllemagne  de  l'avenir 
ne  seront  pas  plus  fières  ou  chagrines  de  leurs  conquêtes 
ou  défaites,  que  la  France  d'aujourd'hui  n'est  fière  ou 
chagrine  des  péripéties  diverses  de  la  lutte  épique  et 
séculaire  entre  l'Aquitaine  et  la  Lorraine. 

La  chute  de  la  colonne  Vendôme,  c'est  l'arrachement  de 
l'idée  napoléonienne  du  cœur  de  la  France.  Je  ne  sais  si  on 
la  rehissera  jamais  sur  son  piédestal,  si  on  rafistolera  ce 
vieux  bronze  comme  les  gagne-petit  raccommodent  les 
soupières  cassées,  mais  je  sais  que  le  coup  qui  brise 
l'idole  est  mortel  pour  le  dieu.  Je  ne  sais  pas  si,  fragiles 
éphémères  voletant  pendant  trente,  quarante  ou  cinquante 


318  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

années  d'un  brin  d'herbe  à  quelques  bouts  de  roseau,  nous 
entrerons  dans  le  monde  nouveau...  Mais  je  sais  que  déci- 
dément lïnstinct  a  pris  forme  dans  la  conscience  du  peuple, 
qui  après  avoir  vu  les  hontes,  les  crimes  et  les  horreurs 
des  champs  de  bataille,  aspire  maintenant  au  jour  heureux 
de  la  Paix  universelle  et  de  la  Fraternité  internationale. 

Mercredi,  17  mai. 

A  Versailles,  quelques  instants  avant  que  M,  Favre 
présentât  à  l'Assemblée  son  traité  de  paix,  un  zouave  du 
pape  proposait  à  l'Assemblée  d'ordonner  des  prières  dans 
toute  la  France  pour  supplier  Dieu  d'apaiser  nos  discordes 
civiles  et  de  mettre  un  terme  aux  maux  qui  nous  affligent. 

Cela  semble  naïf  et  serait  presque  touchant,  si  c'était 
sincère.  Avant  d'implorer  l'Eternel  qu'il  fasse  un  miracle 
pour  en  fmir  avec  la  guerre  civile,  on  pourrait  essayer  de 
ne  plus  la  continuer  et,  pour  mettre  un  terme  aux  maux 
qui  nous  affligent,  on  pourrffit  écouter  avec  bienveillance 
les  francs-maçons,  les  syndicats  du  commerce,  les  délégués 
de  la  Lio-ue  d'Union,  les  représentants  et  les  adresses  de 
tant  de  conseils  municipaux.  Mais  Versailles  ne  comprend 
qu'une  seule  manière  d'en  finir  avec  la  guerre  civile,  c'est 
de  forcer  la  porte  de  Paris  avec  obus  et  pétards  et  de 
lancer  dans  ses  rues  des  régiments  d'infanterie,  des  esca- 
drons de  cavalerie,  sabre  dégainé. 

Un  de  nos  généraux  a  appuyé  la  motion  par  une  petite 
oraison  acquise  à  l'histoire  :  a  Messieurs,  tout  à  l'heure, 
un  ieune  et  brave  soldat  mutilé  est  monté  à  la  tribune, 
demandant  que  des  prières  publiques  aient  lieu  pour  la 
cessation  de  nos  maux.  Savez-vous,  Messieurs,  comment 
nous  sommes  appelés  dans  les  livres  d'éducation  des  pays 
étrano-ers?  :  «  La  nation  impie!  »  (Mouvements  divers.) 
Laissez-moi  continuer,  je  vous  prie,  Messieurs.  Dans  un 
grand  pays,  au  delà  de  l'Océan,  dans  une  grande  Répu- 
blique, on  n'ouvre  jamais  un  congrès  sans  invoquer  le 
secours  de  Dieu.  Il  n'arrive  jamais  un  malheur  sans  que  le 
Président  demande  des  prières  et  des  jeûnes.  ^Piumeurs). 
Nous  sommes  la  seule  nation  qui  n'agisse  pas  ainsi...  Je 
demande  l'urgence  pour  la  proposition.  Nous  faisons 
attendre  Dieu.  » 


J 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  319 

On  a  trouvé  bien  exigeant  le  général  de  sacristie.  Paris 
a  encore  dans  l'estomac  les  cinq  mois  du  jeûne  prussien,  et 
M.  Thiers  fait  encore  tout  son  possible  pour  arrêter  nos 
approvisionnements.  Néanmoins  l'idée  méritait  d'être  prise 
en  considération.  Il  y  a  trois  partis  dans  les  bureaux  :  les 
radicaux  plus  ou  moins  athées,  les  loyaux  cléricaux,  et 
enfin  l'opposition  constitutionnelle.  Ce  sont  les  parlemen- 
taires qui  se  sont  opposés  le  plus  fortement  au  projet,  qui 
a  été  adopté  hier  par  plus  de  400  voix  contre  une  centaine 
d'abstentions.  11  n'y  aura  pas  de  jeûne,  mais  simplement 
des  prières,  et  pas  immédiates,  car  Dieu  peut  attendre, 
mais  la  Prusse  ne  veut  pas  attendre.  C'est  ce  que  vient  de 
dire  le  pieux  M.  Favre.  «  Nous  sommes  au  17,  le  traité 
doit  être  ratifié  le  20  ;  si  le  21,  il  ne  porte  pas  votre  signa- 
ture, gare  !  «  Nous  ne  devons  pas  faire  attendre...  il  allait 
ajouter  l'empereur  Guillaume  »,  mais  les  murmures  lui 
ont  rappelé  qu'il  parlait  dans  le  palais  de  Louis  XIV. 

Mercredi,  17  mai. 

Vers  les  six  heures  du  soir,  j'étais  au  Ministère  de 
l'Instruction  publique,  écrivant  une  lettre.  Tout  d'un  coup, 
la  table  tremble  soas  ma  rnain,  les  meubles  dansent, 
glaces  et  vitres  cassent,  la  détonation  est  assourdissante... 
—  «  Qu'est-ce?  —  Une  explosion,  évidemment,  quelque 
fort  qui  a  sauté.  » 

Nous  courons  à  une  fenêtre  du  second  étage.  Un  cham- 
pignon avait  jailli  du  sol  jusqu'au  zénith.  La  tige,  haute  de 
quelques  centaines  de  mètres,  un  à  deux  kilomètres,  dis- 
parut rapidement,  il  ne  resta  que  le  chapeau  formant 
voûte  et  dont  les  lamelles  latérales  allaient  s'élargissant  en 
spires  et  volutes.  Bientôt  le  météore  prit  l'aspect  d'une 
méduse  immense,  d'un  corps  rose  doré,  développant  dans 
les  profondeurs  des  cieux  azurés  de  prodigieux  suçoirs, 
d'énormes  tentacules  blanches  tournant  et  tourbillonnant 
sur  elles-mêmes. 

C'était  la  Mort  qui  planait  sur  Paris.  Ces  nuées  blanches 
aux  nuances  orangées,  c'était  l'explosion  de  quelques  mil- 
lions de  cartouches  et  de  milliers  de  boîtes  à  mitrailles, 
c'était  un  ouragan  crevant  en  grêle  de  fer  et  de  plomb. 
Plus  de  doute,  c'est  la  poudrière  du  Champ-de-Mars,  la 
cartoucherie  dans  l'avenue  Rapp  qui  ont  sauté. 


320  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Courons  au  désastre  ! 

Sur  lesplanade  des  Invalides,  nous  rencontrons  une 
masse  hurlante.  Au  milieu,  plusieurs  gardes  nationaux 
poussant  en  avant  par  le  corps  et  les  épaules  un  malheu- 
reux, pâle  et  hagard,  muet,  furieux,  impuissant  :  sous  sa 
chevelure  rouge,  la  nuque  était  sanglante  des  griffes  qui 
l'avaient  saisie.  On  marchait  vers  un  mur  blanc.  «  C'est  là, 
criait-on,  c'est  là  qu'it  sera  fusillé!  »  Arrive  un  officier.  11 
est  à  cheval.  Il  s'enquiert...  Je  parviens  à  lui  glisser  un 
mot  :  «  Innocent  ou  coupable,  il  faut  que  cet  homme  soit 
interrogé  sérieusement.  »  L'officier  était  déjà  de  cet  avis, 
et  l'on  se  dirige  vers  le  Ministère  de  la  Guerre. 

Arrivée  aux  grilles,  la  foule  ne  lâche  sa  victime  qu'avec 
une  sorte  de  rage  :  «  Vous  verrez  qu'ils  le  feront  échapper 
comme  tous  les  autres  !  »  Je  faillis  me  faire  un  -iiiauvais 
parti  en  plaidant  la  nécessité  d'un  interrogatoire  ;  on 
m'accusait  déjà  d'être  complice.  Et  Ton  criait  :  «  Il  faut 
qu'on  nous  fusille  des  otages,  des  otages  sérieux  !  » 

De  noirs  tourbillons  de  fumée  nous  guident  vers  le  lieu 
du  sinistre.  La  chaussée,  les  trottoirs  se  jonchent  de 
verres,  de  débris.  Nous  rencontrons  des  malades  de 
l'hùpital  du  Gros-Caillou,  en  bonnets  de  jiuit,  en  robe  de 
chambre,  des  hommes  sans  pantalon,  des  femmes  en 
simple  jupe,  ils  sont  jaunes,  dévastés.  Des  blessés  s'en- 
fuient clopin-clopant,  sur  des  béquilles  ;  sur  des  brancards 
on  transporte  des  masses  sanguinolentes  ;  entre  des  man- 
teaux et  des  matelas  on  distingue  vaguement» des  formes 
humaines.  Voici  un  vieillard  :  nous  enveloppons  d'un 
mouchoir  sa  tête  trouée.  Une  pauvresse  frissonne  de  tous 
ses  membres,  sa  mâchoire  claque  de  frayeur,  elle  se  tient 
debout  néanmoins,  de  la  tempe  et  des  joues,  le  sang  ruis- 
selle sur  sa  robe  déchirée.  Une  femme  est  assise  sur  le 
trottoir,  rouge,  effarée,  muette,  dans  tout  ce  tumulte  elle 
ne  voit  rien,  n^entend  rien,  elle  est  folle.  On  a  vu  passer 
une  échevelée,  emportant  dans  ses  bras  le  corps  sanglant 
et  noir  de  sa  petite  fille  ;  un  enfant  de  cinq  ans  se  traînait 
accroché  à  sa  jupe,  elle  allait  criant  :  «  Mon  mari  !  mon 
mari  !  »  et  tomba  évanouie.  Une  autre  s'est  jetée  par  la 
fenêtre,  —  tuée  raide. 

Déménagement  partout.  Un  homme  emporte  un  enfant  à 
chaque  bras,  un  troisième  sur  le  dos.  Serins  et  étourneaux 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  321 

sont  transbordés  dans  des  cages,  une  vieille  s'est  charo-ée 
d'un  globe  de  verre  renfermant  une  couronne  d'oranger 
sur  un  velours  rouge. 

Nous  passons  devant  l'hôpital  du  Gros-Caillou,  les 
fenêtres  sont  défoncées,  les  lits  sont  désertés.  Dans  la 
chapelle,  un  fouillis  de  choses  renversées,  plâtras  et  débris, 
jusqu'aux  barres  des  fenêtres  qui  sont  tordues  et  des-, 
cellées.  Nous  sommes  enfin  au  lieu  du  sinistre.  Le  sol  est 
jonché  comme  de  crottins  d'un  parc  à  brebis,  ce  sont  des 
balles,  le  terrain  en  est  noirci. 

Ce  qui  fut  la  cartoucherie  s'étend  devant  nos  yeux, 
champ  nu  et  fumant,  solfatare  de  plusieurs  hectares 
d'étendue.  Les  pompes  accouraient  au  galop,  des  chaînes 
s'étaient  organisées,  une  multitude  grossissante  travaillait 
au  sauvetage,  qui,  au  début  surtout,  était  encore  héroïque. 
L'incendie  faisait  exploser  des  cartouches  encore  intactes, 
il  fallait  noyer  encore  bien  des  poudres.  Allons-y  comme 
les  autres,  allons-y  ! 

Quelques  instants  après  je  me  trouvai  à  mon  tour  tenant  le 
tube  de  cuir,  aveuglé  par  la  vapeur,  ne  distinguant  aucun 
objet  à  trois  pas,  ne  voyant  que  l'amas  de  cartouches 
fumantes  sur  lesquelles  je  me  tenais  et  les  entendant 
crépiter  dans  les  alentours.  Au  Vésuve,  immergé  dans  les 
fumées  du  cratère,  j'avais  éprouvé  des  sensations  ana- 
logues. 

Les  arbres  de  la  promenade  sont  effeuillés,  cassés  ou 
ébranchés  ;  dans  leurs  rameaux  ont  été  lancées  des  plaques 
de  tôle,  du  plomb  en  fusion  qui  s'est  figé  en  dentelures. 
Des  trottoirs  de  granit  sont  fendus  et  brisés,  la  pierre, 
chaude  encore,  s'effrite  dans  la  main.  Sous  le  poids  des 
balles,  les  toits  se  sont  effondrés,  l'air  comprimé  a  crevé 
les  parois  de  planches,  lézardé  les  murailles.  La  cité 
ouvrière,  un  des  titres  de  gloire  de  l'empereur  Napoléon  III, 
construite  pour  l'Exposition  universelle,  ébranlée  du  faîte 
aux  fondements,  a  été  abandonnée.  Sur  la  façade,  au 
quatrième  étage,  un  cadavre  projeté  s'est  empreint  en  une 
large  tache  noire.  Par  dessus  le  bâtiment,  des  bras,  des 
jambes,  des  torses  ont  été  lancés  à  deux  ou  trois  cents 
mètres  de  là.  J'ai  piétiné  pendant  mon  travail  sur  une 
flaque  de  sang  :  il  y  avait  eu  une  écurie  en  cet  endroit. 
L'explosion  a  produit  des  effets  étranges.   Des  personnes 

21 


322  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

qui  se  croisaient  sur  le  Champ  de  Mars  sont  tombées  et 
restées  évanouies  ou  paralysées  pendant  une  demi-heurç. 
Des  chevaux  se  sont  abattus  et  relevés  pour  retomber 
encore. 

Environ  cent  cinquante  baraquem.ents  ont  été  détruits, 
mis  en  pièces  ou  démolis.  Néanmoins  tous  les  hangars  de 
la  cartoucherie  n'ont  pas  été  atteints,  le  désastre  n"a  pas 
été  complet  ;  mais  la  dévastation  est  énorme,  inimaginable, 
c'est  une  de  ces  choses  qu'on  regarde  et  qu  on  analyse  tout 
comme  on  examine  quand  on  est  la  proie  d'un  cauchemar 
ou  d'une  hallucination  funeste. 

Combien  ont  péri?  C'est  ce  qu'on  ne  sait  pas,  ce  qu'on  ne 
saura  jamais. 

D\in  poste  de  gardes  nationaux,  on  n'a  pu  retrouver  la 
moindre  trace.  Si  pour  une  cause  qui  restera  un  mystère, 
des  centaines  d'ouvrières  qui  travaillaient  à  la  capsulerie 
n'avaient  été  congédiées  une  demi-heure  avant  l'heure  or- 
dinaire de  sortie,  heure  de  l'explosion,  le  malheur  eût  été 
plus  affreux  encore.  On  évalue  généralement  le  nombre  des 
morts  à  une  centaine. 

—  Et  la  cause  ?  la  cause  ? 

M'est  avis  que  c"est  un  accident.  Mais  le  peuple  y  veut 
voir  une  trahison.  11  dit  que  les  religieuses  du  Gros  Caillou 
ont  été  prévenues,  ainsi  que  telles  et  telles  personnes.  Il 
rappelle  qu'hier  une  petite  poudrière  a  éclaté  à  peu  près 
dans  les  mêmes  circonstances  à  Clignancourt  ;  il  y  a  quatre 
ou  cinq  jours  une  autre  près  de  la  Bièvre.  Les  explosions 
ont  lieu  dans  les  derniers  huit  jours  demandé  par  ^I.  Thiers 
à  l'Assemblée  de  Versailles  pour  réduire  Paris  et  le  forcer 
à  se  rendre  sans  conditions. 

Quoi  qu'il  en  soit  la  garde  nationale  est  furieuse,  la  popu- 
lation, exaspérée,  crie  vengeance.  Encore  une  ou  deux  jour- 
nées de  ce  genre,  et  les  massacres  de  septembre  rede- 
viennent possibles. 

Si  ces  explosions  ne  sont  pas  le  fait  d'accidents  et  sont 
réellement  des  moyens  psychologiques  employés  par 
M.  Thiers,  M.  Thiers  joue  un  jeu  bien  dangereux.  Loin  de 
baisser  la  tête,  le  peuple  la  relève  avec  fureur. 

Le  Mot  d'Ordre  de  Rochefort,  dépassé^  dépaysé,  démo- 
ralisé depuis  longtemps,  n'est  qu'un  faible  écho  de  l'indi- 
g^nation  des  masses  quand  il  s'écrie  : 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  323 

«  Désespérant  de  nous  vaincre  par  le  courage,  de  nous 
écraser  avec  leur  artillerie,  de  nous  brûler  avec  leurs  bom- 
bes, ils  paient  à.  prix  d'or  des  assassins,  des  espions  de  tous 
rangs  pour  corrompre  ou  assassiner  nos  chefs,  effrayer  ou 
acheter  nos  soldats.  Enhn  quand  rien  ne  leur  a  réussi,  que 
l'heure  suprême  est  arrivée,  ils  font  sauter  des  quartiers  de 
la  capitale  tout  entiers,  pour  anéantir  nos  provisions  de 
guerre  et  nous  mettre  dans  l'impossibilité  de  lutter,  en  cas 
probable  d'une  attaque  nocturne.  » 

Par  suite  la  Commune  a  invité  son  Procureur  et  le  délé- 
gué de  la  justice  à  mettre  à  exécution  la  loi  concernant  les 
otages.  Voilà  donc  Monseigneur  de  Paris  et  le  sénateur 
Bonjean  tenus  pour  responsables. 

N'étant  pas  catholique,  ces  façons  de  vicariat,  et  ces  pro- 
cédés d'expiation  nous  répugnent  et  nous  révoltent.  Et, 
malgré  les  clameurs  populaires^  nous  croyons  que  l'exécu- 
tion ab  irato  de  ces  deux  grands  dignitaires  de  l'Eglise  et 
de  l'Empire  serait  une  grosse  faute  politique,  surtout  venant 
après  une  instruction  sommaire,  comme  toutes  celles  qui 
se  font  en  cour  martiale,  après  une  instruction  qui  n'em- 
porterait pas  dix  fois  la  conviction  avec  elle. 

Mercredi  17  mai. 

Après  le  fort  d'Issy,  voici  le  fort  de  Vanves  que  nous 
sommes  obligés  d'évacuer  définitivement.  Evacué  avant- 
hier,  Yanves  n'a  été  occupé  par  lés  Yersaillais  qu'hier. 
M.  le  ^larquis  de  Galliffet,  celui-là  même  qui  a  fusillé  Flou- 
rens  et  des  gardes  nationaux  prisonniers,  s'empresse 
d'annoncer  au  monde  qu'il  a  pris  la  forteresse  de  haute 
lutte,  mais  qu'il  n'y  a  trouvé  que  quelques  canons  et  quel- 
ques ivrognes.  Quelques  ivrognes  sans  doute,  qui  depuis 
45  jours  tiennent  la  tête  à  «  la  plus  belle  armée  du 
monde.  « 

A  vrai  dire,  Vanves  et  Issy  ont  été  pris  quand  ils  n'exis- 
taient plus,  mais  comme  les  villages  tout  autour  ne  sont 
pas  encore  démolis  par  le  canon,  les  fédérés  s'y  sont  barri- 
cadés, ainsi  qu'à  ^iontrouge,  et  s'y  battent  de  maison  en 
maison  avec  le  même  acharnement  qu'à  Neuilly  et  à  Levai- 
lois. 

Les  quartiers   d'Auteuil  et  de  Passy  sont  devenus  abso- 


324  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

ment  inhabitables  sous  les  obus  du  plus  fort  calibre  que 
font  grêler  sur  eux  ^lontretout  et  le  Mont-Yalérien. 

On  a  observé  que  la  canonnade  dure  journellement  depuis 
le  lever  du  soleil  jusqu'à  la  nuit;  puis,  après  deux  heures 
de  calme  relatif,  reprend  à  dix  heures  du  soir  jusqu'au 
matin.  Vingt-deux  heures  de  bombardement  sur  vingt- 
quatre.  0  charmantes  journées  du  riant  mois  de  mai  ! 

Mais  l'effroi  du  bombardement  est  peu  de  chose  à  côté 
de  l'horreur  des  combats  corps  à  corps. 

Au  Couvent  des  Oiseaux,  on  s'est  entredéchiré,  deux  cent 
cinquante  lions  contre  trois  cents  tigres.  Les  détails  sont 
épouvantables.  L'avant-veille  au  parc  des  Oiseaux  (quel 
gracieux  nom  !)  les  fédérés  chassent  d'une  barricade  des 
ruraux;  emportés  par  lafurie,  il  les  poursuivent  jusque  dans 
leurs  retranchements.  De  ces  retranchements  sort  une 
troupe  de  Versaillais  qui  chargent  à  la  baïonnette.  Les 
Parisiens  acceptent  la  lutte  inégale,  mais,  écrasés  par  le 
nombre,  ils  s'affaissent  sous  une  pluie  de  balles,  ils  finis- 
sent par  se  replier  faute  de  renforts. 

A  leur  tour,  enivrés  par  ce  succès,  les  lignards  pour- 
suivent les  gardes  nationaux  et  leur  pointe  en  avant  fut  si 
vigoureuse  qu'ils  se  trouvèrent  sans  le  savoir  en  présence 
de  deux  bataillons  communeux  qui,  les  prenant  à  revers, 
les  enveloppèrent  et  déchargèrent  sur  eux  leurs  armes 
presqu'à  bout  portant;  il  y  eut  là  un  effroyable  pêle-mêle. 
Il  faisait  nuit,  et  dans  l'obscurité  augmentée  par  la  fumée 
de  la  poudre,  ni  fédérés  ni  ruraux  ne  se  reconnaissaient 
plus.  On  s'entrefusilla,  on  s'entrelarda  de  coups,  on  ne  se 
retira  qu'après  s'être  aperçu  que  chacun  frappait  sur  ses 
amis  autant  que  sur  ses  ennemis. 

Ce  Parc  des  Oiseaux,  ces  hommes  s'enti-'égorgeant  dans 
la  nuit,  voilà  bien  l'image  de  la  France  ! 

Jeudi,  18  mai. 

On  se  plaignait  que  la  Commune  fût  tellement  dépourvue 
d'homogénéité  qu'elle  n'ait  pu  s'articuler  en  majorité  et  en 
minorité,  comme  le  sont  tous  les  corps  politiques  qui  s'or- 
ganisent. Ce  fractionnement  s'est  fait  "à  la  fin,  mais  bruta- 
lement et  prenant  immédiatement  la  forme  extrême  de  la 
scission.  La  minorité,  composée  des  hommes  qui  ne  sont 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  325 

pas  les  moins  sympathiques  et  réputés  les  moins  intelli- 
gents de  la  Commune,  a  publié  avant  hier  un  manifeste 
annonçant  que  chacun  de  ses  membres,  rompant  la  solida- 
rité avec  la  majorité,  se  retirait  dans  son  arrondissement  et 
se  claquemurait  dans  l'administration  de  la  mairie.  La 
raison  alléguée  était  que,  par  l'institution  du  fameux  Comité 
de  Salut  Public,  la  Commune  avait  virtuellement  donné  sa 
démission  entre  les  mains  du  Comité  Central.  La  raison 
réelle  était  l'échec  subi  par  la  minorité  dans  le  choix  des 
membres  de  ce  Comité  et  la  révocation  de  la  commission 
militaire  sortie  de  ses  rangs. 

Cette  manœuvre  n'était  pas  très  adroite,  cette  retraite 
pas  très  glorieuse  ;  elle  pouvait  même  être  fatale,  non  seu- 
lement à  la  majorité  mais  à  la  Commune  entière. 

La  majorité  n'hésita  pas  un  instant  et,  par  une  note 
publique  également,  elle  convoqua  une  séance  extraordi- 
naire pour  le  lendemain.  Appel  nominal  devait  être  fait  de 
tous  les  membres,  et  sfare  aux  absents  ! 

Intimidée,  la  minorité  obéit  à  la  sommation;  tête  basse, 
elle  rentra  par  la  petite  porte,  et  reçut  humblement  la  rude 
semonce  qu'on  ne  lui  ménagea  pas.  L'honneur  de  personne 
n'a  gagné  à  cet  incident  qui  est  fâcheux  autant  qu'une 
grosse  perte  de  guerre.  Les  plus  favorables  à  la  Commune 
ne  peuvent  s'empêcher  d'avouer  qu'un  Gouvernement  qui 
agit  de  la  sorte  n'est  pas  à  la  hauteur  de  la  situation. 

Une  autre  preuve  que  la  Commune  patauge  misérable- 
ment, c'est  qu'elle  trouve  le  temps  de  discuter  des  propo- 
sitions comme  celles-ci  : 

Tous  les  citoyens  âgés  de  dix-huit  ans  et  toutes  les 
citoyennes  âgées  de  seize  ans,  qui  déclareront  devant  le 
magistrat  municipal  qu'ils  veulent  s'unir  par  les  liens  du 
mariage,  seront  unis  à  la  condition  qu'ils  déclareront  n'être 
pas  déjà  mariés,  ni  parents  jusqu'au  degré  qui  est  un  empê- 
chement légal.  Ils  sont  dispensés  de  toute  autre  formalité, 
leurs  enfants  seront  reconnus  légitimes. 

Tous  les  enfants  naturels  non  reconnus  sont  adoptés 
par  la  Commune  et  légitimés. 

Et  encore  : 

Les  titres  de  noblesse,  armoiries,  livrées,  privilèges  no- 
biliaires, et  toutes  distinctions  honorifiques  sont  abolis.  Les 
pensions,  rentes,  apanages  et  afférents  sont  supprimés. 


326  JOURXAL    DE    LA    COMMUNE 

Les  majorais  de  tout  genre  sont  abolis,  les  rentes,  pen- 
sions et  privilèges  en  dépendant  sont  abolis,  etc. 

Ce  n'est  pas  que  ces  projets  de  décrets  fussent  mauvais 
pour  la  plupart,  mais  la  Commune  à  tort  de  vouloii^  effec- 
tuer toutes  les  réformes  possibles  et  de  ne  rien  laisser  à 
faire  à  la  France.  Il  faut  avoir  l'esprit  merveilleusement 
dégagé  des  sanglantes  luttes  à  Vaugirard,  à  Montrouge  et 
aux  Oiseaux,  pour  se  préoccuper  déjà  de  l'état  civil  des 
enfants  issus  de  mariages  entre  de  grands  enfants  de 
dix-huit  et  de  seize  ans. 

En  recevant  la  dépêche  au  sujet  de  l'explosion,  avenue 
Rapp  :  «  C'est  de  la  trahison,  s'écrie  Billioray,  rentrant 
avec  des  nouvelles,  et  vous  discutez  !  «  On  a  arrêté  le  traître 
qu'à  mis  le  feu...  » 

Le  citoyen  Urbain  présente  à  la  Commune  un  rapport  : 

Le  chef  d'Etat-major  de  la  7"^  légion  porte  à  la  connais- 
sance de  la  commission  militaire  les  faits  suivants  : 

«  Le  lieutenant  Eutin  a  été,  aujourd'hui,  par  nous  envoyé 
comme  parlementaire  au  fort  de  Vanves  et  aux  alentours 
pour,  accompagné  du  docteur  Leblond  et  de  l'infirmier 
Labrune,  chercher  à  ramener  les  morts  et  les  blessés  que 
notre  légion  a  laissés  en  évacuant  ce  fort. 

«  Arrivés  à  la  limite  de  nos  grands  gardes,  ils  ont  ren- 
contré un  commandant  à  ]a  tête  de  ses  hommes,  qui  leur  a 
serré  la  main  et  leur  a  dit  adieu,  leur  affirmant  qu'il  ne 
croirait  pas  dire  vrai  en  leur  disant  au  revoir. 

<c  Et  à  l'appui  de  ce  dire,  le  commandant  a  ajouté  : 

«  Ce  matin,  dans  la  plaine,  jai  vu  à  l'aide  de  ma  longue- 
vue  un  blessé  abandonné  ;  immédiatement  j'ai  envoyé  une 
femme  attachée  à  l'ambulance,  qui,  portant  un  brassard  et 
munie  de  papiers  en  règle,  a  courageusement  été  soigner 
ce  blessé. 

«  A  peine  arrivée  sur  l'emplacement  où  se  trouvait  ce 
garde,  elle  a  été  saisie  par  cinq  Yersaillais  qui,  sans  que 
nous  puissions  lui  porter  secours,  l'ont  outragée  et,  séance 
tenante,  l'ont  fusillée  sur  place. 

«^  Malgré  ces  dires,  le  lieutenant  Eutin  accompagné  du 
major  et  de  l'infirmer  susnommés,  a  poussé  en  avant,  pré- 
cédé d'un  trompette  et  d'un  drapeau  blanc,  ainsi  que  du 
drapeau  de  la  Société  de  Genève. 

«  A  vingt  mètres  de  la  barricade,  une  fusillade  bien  nourrie 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 


327 


les  a  accueillis.  Le  lieutenant  croyant  à  une  méprise  a  con- 
tinué de  marcher  en  avant  :  un  second  feu  de  peloton  leur 
à  prouvé  la  triste  réalité  de  cette  violation  des  usages  par- 
lementaires et  du  droit  des  gens  chez  les  peuples  civilisés; 
une  troisième  fusillade  a  seule  pu  les  faire  rétrograder. 

(c  II  a  dû  revenir,  laissant  au  pouvoir  des  Versaillais  dix- 
neuf  morts,  soixante-dix  blessés  ». 

(Salut  Public,  20/5). 

Sitôt  le  rapport  lu,  le  citoyen  Urbain  s'écrie  : 

«  Je  demande  soit  à  la  Commune,  soit  au  Comité  de  Salut 
Public,  de  décider  que  dix  des  otages  que  nous  tenons  en 
mains  soient  fusillés  dans  les  24  heures  en  représailles  du 
meurtre  de  la  cantinière  et  de  notre  parlementaire  accueilli 
par  la  fusillade,  au  mépris  du  Droit  des  gens,  )e  demande 
que  cinq  de  ces  otages  soient  fusillés  solennellement,  à 
l'intérieur  de  Paris,  devant  une  délégation  de  tous  les  batail- 
lons et  que  les  cinq  autres  soient  fusillés  aux  avant-postes 
devant  les  gardes  témoins  de  Tassassinat.  » 

Le  citoyen  J.  B.  Clément:  «  Jappuie  la  proposition 
Urbain.  Les  nôtres,  détenus  à  Versailles  sont  excessive- 
ment maltraités.  On  leur  donne  très  peu  de  pain  et  d  eau. 
On  débite  des  infamies  sur  leur  compte.  On  les  irappe  à 
coups  de  crosse  :  il  faut  en  finir!  » 

Une  discussion  s'ensuit,  et,  fort  heureusement,  on  renvoie 
à  plus  ample  informé  la  résolution  à  prendre. 

L'exemple  cité  par  Urbain  n'est  pas  le  seul  qu'on  raconte 
et  qu'on  croie.  Par  le  temps  qui  court,  plus  les  choses  sont 
horribles,  plus  elles  rencontrent  facile  créance.  Si 
M.  Thiers  voulait  déclarer  seulement  que  les  procédés 
entre  Versaillais  et  Parisiens  ne  doivent  pas  être  plus 
hideux  et  plus  atroces  qu'ils  ne  Tétaient  naguère  entre 
Français  et  Prussiens,  il  ferait  un  pas  vers  la  conciliation 
dont  tous  les  cœurs  humains  lui  tiendraient  compte,  ^lais 
non!  Tandis  que  le  peuple  ici,  ahuri  par  l'eifroyable 
vacarme  de  la  canonnade  et  du  bombardement,  exaspéré 
par  l'explosion  des  capsuleries  et  cartoucheries,  entrevoit 
dans  son  imagination  troublée  quelques  traîtres  qui  se 
glissent  dans  l'ombre,  déterrent  quelques  fils  électriques, 
font   partir   une    allumette...    Et  voilà  Paris   tout    entier, 


328 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 


qui  jaillit  dans  les  airs,  nouveau  Vésuve,  éclatant  en 
flammes  et  écrasant  deux  millions  dliommes  sous  une 
grêle  de  ferrailles  et  de  pierres  de  taille,  tandis  que  les 
fumées  de  poudre  nous  enivrent  et  que  les  vapeurs  de 
soufre  nous  empoisonnent,  il  semblerait  que  Versailles  ait 
juré  de  nous  pousser  à  bout,  et  de  faire  périr  Monseigneur 
Darboy  et  les  quatre  à  cinq  cents  répondants  entassés  dans 
les  prisons  de  la  Commune. 

Jeudi  18  mai. 

Ce  n"était  point  de  la  parade...  ce  n'était  point  une 
démonstration  vaine  que  la  Fédération  des  Francs-Maçons 
et  corporations  ouvrières  s'engageant  à  prendre  les  armes 
pour  la  défense  de  Paris.  Dans  les  bataillons  qui  marchent 
au  combat,  sur  les  cercueils  qui  en  reviennent,  les  insignes 
du  Grand-Orient  et  du  Compagnonnage  ne  manquent 
certes  pas.  Ce  matin  je  lisais  une  annonce  : 


Enterrement 


civil 


«  Les  francs-maçons  et  compagnons  fédérés  sont  invités 
à  l'enterrement  civil  du  citoyen  Faretête  Charles,  compa-' 
gnon  Passant,  charpentier,  mort  en  combattant.  » 

Je  ne  sais  si  c'est  le  cortège  du  compagnon  Passant  que, 
pendant  un  quart  d'heure,  j'ai  regardé  défiler  le  long  de  la 
rue  Richelieu,  mais  ce  n'était  point  un  enterrement  ordi- 
naire. Ce  n'était  point  l'indifférence  sous  un  léger  masque 
de  convenance  qui  présidait  à  cette  cérémonie  funèbre. 
L'attitude  était  solennelle  et  triste,  l'impression  grandiose 
et  émouvante;  chacun  pensait  :  demain,  dans  huit  jours, 
dans  quinze  jours  peut-être,  ce  sera  mon  tour  ou  celui 
d'un  autre  frère...  En  avant,  les  sourds  et  lourds  roulements 
des  tambours  voilés  de  crêpe  suivaient  les  gardes  natio- 
naux armés,  puis  le  char  mortuaire  noir  avec  quatre 
flamboyants  drapeaux  rouges,  divers  insignes  du  travail 
sur  le  cercueil,  marteau,  truelle,  les  insignes  du  combat, 
sabre  et  baïonnette,  une  couronne  d'immortelles,  les 
tristes  fleurs  de  la  mort.  Tous  les  symboles  que  nous 
n'avions  aperçus  jusque-là  que  dans  la  nuit  du  Temple, 
aux  lumières  de  latelier,  paraissaient  au  grand  jour.  Loge 


JOURNAL     DE    LA    COMMUNE  320 

succédait  à   loge,   corporation  à  corporation,   elles    mar- 
chaient lentement,  lentement  !... 

Passe,  passe!  pauvre  compagnon  Passant!  Tu  auras 
passé  fidèlement  et  loyalement  sur  le  chemin  du  Devoir  ! 

Jeudi  18  mai. 

Les  circulaires  du  Gouvernement  de  Versailles  sont 
devenues  monotones,  depuis  deux  mois  que  cela  dure  (deux 
mois  aujourd'hui!);  il  est  fatiguant  d'entendre  "SI.  Favre 
crier  au  meurtre,  au  pillage  et  au  vol,  M.  Thiers  crier  au 
vol,  au  pillage  et  au  meurtre,  et  M.  Dufaure  crier  au 
pillage,  au  meurtre  et  au  vol.  La  variété  des  tons  rompait 
l'uniformité  ;  M.  Favre,  voix  de  poitrine  sonore,  M.  Thiers 
criaille  avec  un  fausset  aigu,  M.  Dufaure  a  1  éloquence 
mélangée  de  pituite.  L  habile  M.  Jules  Simon  se  tenait  coi, 
peu  soucieux  de  se  compromettre  plus  qu'il  ne  faut;  mais 
ses  collègues  lui  ont  imposé  de  mélanger  sa  voix  à  leur 
concert:  il  a  donc  fallu  s'exécuter.  Entre  deux  soupirs, 
rhomme  du  Devoir  a  glapi,  chacal  enrhumé,  sa  harangue 
à  l'Université.  L'accent  est  d'une  àme  vile,  basse,  plate  et 
cauteleuse,  l'âme  d'une  punaise,  si  la  punaise  est  spiritua- 
liste  ;  toutefois,  il  se  monte  assez  naturellement  jusqu'à 
l'arrogance  et  prend  l'air  hautain  du  cuistre  bouffi,  le 
genre  à  la  Bossuet  du  directeur  d'institution  M.  Pet  de 
Loup  :  «  sévère  mais  juste.  » 

11  débute  ainsi  : 

«  Je  veux  bien  croire  que  les  mensonges  répandus  par 
les  journaux  de  l'insurrection  ont  fait  prendre  le  change 
sur  certains  événements  ;  je  fais  la  part  de  la  jeunesse,  de 
l'inexpérience  et  surtout  de  l'excitation  produite  par  les 
terribles  commotions  des  six  derniers  mois.  Mais  que  des 
esprits  cultivés  aient  besoin  d'être  avertis  pour  juger  entre 
la  France  et  une  poignée  de  criminels,  voilà,  je  l'avoue,  ce 
qui  me  confond.  » 

...  Puis  de  sa  voix  rauque  et  étouffée,  traversée  par  des 
éclats  de  rage,  il  explique  péniblement,  laborieusement, 
combien  est  criminelle  la  poignée  de  criminels,  à  savoir 
les  seize  cent  mille  habitants  de  Paris.  Enjambons  par 
dessus  et  sautons  à  la  fin.  Le  Grand  Maître  de  rUniversité 
inculque  à  ses  recteurs  deux    moyens   pour   arracher    la 


330  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

société  au  gouffre  dans  lequel  elle  se  débat  :  moucharder 
leurs  professeurs  et  instituteurs,  et  ensuite  «  préparer 
pour  notre  pays  une  génération  qui  sache  souffrir  et 
obéir.  » 

Le  7  mai,  M.  Thiers  a  lancé  par  la  gueule  d"un  de  ses 
canons  une  nouvelle  adresse  aux  Parisiens,  celle-ci  la 
dernière.  M.  Thiers  le  prend  de  très  haut  avec  le  grand 
Paris  :  a  Parisiens,  pensez-y  mûrement,  dans  très  peu  de 
jours  nous  serons  dans  Paris.  » 

«  11  dépend  de  vous  de  prévenir  les  désastres  irréparables 
d'un  assaut.  Vous  êtes  cent  fois  plus  nombreux  que  les  sec- 
taires de  la  Commune...  Jusqu'ici  nous  avons  écouté  toutes 
les  délégations  qui  nous  ont  été  envoyées,  et  pas  une  ne 
nous  a  offert  une  condition  qui  ne  fût  Tabaissem^int  de  la 
souveraineté  nationale  devant  la  révolte.  Nous  avons  ré- 
pondu à  ces  délégations  que  nous  laisserions  la  vie  sauve 
à  ceux  qui  déposeraient  les  armes,  que  nous  continuerions 
le  subside  aux  ouvriers  nécessiteux.  Nous  l'avons  promis, 
nous  le  promettons  encore...  Le  Gouvernement  aurait 
désiré  que  vous  puissiez  vous  affranchir  vous-mêmes  des 
quelques  tyrans  qui  se  jouent  de  votre  liberté  et  de  votre 
vie.  Puisque  vous  ne  .le  pouvez  pas  il  faut  bien  que  nous 
nous  en  chargions.  Jusqu'ici,  le  Gouvernement  s'est  borné 
à  Tattaque  des  ouvrages  extérieurs.  Le  moment  est  venu 
où^  pour  abréger  votre  supplice,  ii  doit  attaquer  l'enceinte 
elle-même.  11  ne  bombardera  pas  Paris  comme  les  gens  de 
la  Commune  et  du  Comité  du  Salut  Public  ne  manqueront 
pas  de  vous  le  dire...  Le  gouvernement  ne  tirera  le  canon 
que  pour  forcer  une  de  vos  portes...  11  sait,  il  aurait  com- 
pris de  lui-même,  si  vous  ne  le  lui  aviez  pas  fait  dire  de 
toutes  parts,  qu'aussitôt  que  des  soldats  auront  franchi 
l'enceinte,  vous  vous  rallierez  au  drapeau  national  pour 
contribuer  avec  notre  vaillante  armée  à  détruire  une  san- 
guinaire et  cruelle  tyranie.  » 

Ceci  veut  dire  que  M.  TJiiers,  n'ayant  pas  encore  pu  ré- 
duire Paris  avec  la  plus  belle  armée  du  monde,  fait  appel 
aux  défections  et  trahisons  intérieures  pour  le  coup  décisif 
qu'il  doit  préparer,  car  il  est  évident  que  l'absurde  abomi- 
nation de  cette  guerre  civile  ne  peut  plus  se  prolonger  long- 
temps. M.  Thiers  a  promis  le  11  mai  à  ses  Yersaillais  qu'ils 
entreront  dans  les  huit  jours  dans  Paris.  Sept  de  ces  jour- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  ."îSl 

nées  sont  écoulées  déjà...  Le  terme  fatal  expire  demain. 
Puisse  la  prédiction  de  M.  Tliiers  être  aussi  véridique  que 
son  alBrmation  qu'il  ne  bombarde  point  Paris,  ni  môme 
Neuilly,  qu'il  s'est  borné  jusqu'ici  à  l'attaque  des  ouvrages 
extérieurs.  Et  «  il  ne  tirera  le. canon  que  pour  forcer  une  de 
vos  portes  et  il  s'efforcera  de  limiter  au  point  attaqué  les 
ravages  de  cette  guerre  dont  il  n'est,  pas  l'auteur  ?  » 

Mentez,  mentez  encore  !   il  en  restera  toujours  quelque 
chose  ! 


Jeudi,  18  mai. 

L'Union  Républicaine  avait  envoyé  du  Congrès  de  Bor- 
deaux MM.  Le  Chevalier  et  Villeneuve.  Seulement  la  police 
de  Versailles  avait  eu  vent  de  la  chose,  et  les  deux  délégués 
ont  été  arrêtés  en  route  et  jetés  en  prison,  prévenus  du  crime 
de  pacification.  Ce  petit  incident  dessine  toute  la  situation. 

A  peine  ces  Messieurs  ont-ils  été  sous  les  verroux,  et 
dans  l'impossibilité  de  se  défendre,  que  le  Gaulois,  naguère 
bonapartiste  éhonté,  et  maintenant  Thieriste  effronté,  publie 
un  triomphant  article  :  la  Freinte.  La  preuve  que  l'Union 
Républicaine,  se  posant  en  conciliatrice,  n'est  qu'un 
ramassis  de  complices  de  la  Commune,  la  preuve,  la  voici, 
noir  sur  blanc.  Les  ambassadeurs  du  Congrès  de  Bordeaux 
ont  laissé  tomber  une  lettre,  tout  de  suite  portée  à  qui  de 
droit,  à  Versailles.  Cette  lettre  leur  a  été  adressée,  elle  est 
signée  par  Raoul  Rigault,  l'infâme  Préfet  de  Police  de  la 
Commune  qui  leur  dit:  Votre  cause  c'est  la  notre...  La 
Commune  va  vous  faire  tenir  dix  mille  francs...  Envoyez 
vos  réponses  chez  un  tel,  marchand  de  vin...  L'honnête 
Gaulois  ajoute  :  «  Nous  effaçons  le  nom  pour  ne  pas  entra- 
ver l'action  de  la  police.  »  L'article  est   signé  E.  Villemot. 

Ici  à  Paris  les  membres  de  l'Union  Républicaine  pro- 
testent avec  indignation,  il  y  a  là-dessous  quelque  téné- 
breuse ignominie..  Les  délégués  du  Congrès  ne  connais- 
saient pas  Raoul  Rigault.  Raoul  Rigault  proteste  qu'il  n'a 
rien  écrit  à  ces  messieurs;  personne  à  la  Commune  ne 
connaît  cette  affaire  ;  ces  dix  mille  francs  sont  une  invention. 

En  y  réfléchissant,  on  arrive  à  la  conclusion  :  s'il  y  a 
faux,  il  a  été  perpétré  par  le  Gaulois,  et  voyez  alors  la 
moralité  des  journaux  qui  soutiennent  le  Gouvernement,  ou 


332  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

il  a  été  perpétré  par  la  police  elle-même,  et  voyez  alors  la 
moralité  de  la  police  gouvernementale. 

Ce  même  Gaulois,  dans  une  lettre  datée  de  Paris,  le  8  mai, 
raconte  que,  dans  les  nuits  du  6  et  du  7,  la  cour  de  la  prison 
de  la  Santé  a  été  ensanglantée  par  «  l'exécution  d'otages 
qu'y  détenaient  les  justiciers  de  IHôtel  de  Ville.  On  ne  con- 
naît pas  les  noms  des  victimes...  Ces  assassinats  juridiques 
sont  une  parodie  grotesque  des  massacres  de  l'abbaye...  » 

Et  ailleurs  :  «  Delescluze  a  armé  de  nouveaux  hommes, 
mais  quelles  figures  sinistres,  quels  types  louches  possèdent 
tous  ces  déguenillés.  Trois  mille  femmes  font  actuellement 
l'exercice  du  chassepot.  Ces  viragos  touchent  trente  sous  et 
les  vivres  comme  le  sexe  fort... 

Et  tandis  que  Le  Gaulois  donne  la  preuve,  entendez- 
vous,  la  Preuve  !  que  l'Union  Républicaine  est  l'agent  payé 
de  la  Commune,  l'Officiel,  rédigé  du  haut  en  bas  sous  la 
responsabilité  expresse  et  personnelle  de  M.  Jules  Simon, 
raconte  qu'il  y  a  eu  à  la  Bastille  une  grande  manifestation 
pour  la  ligue  de  l'Union  Républicaine,  mais  que  la  Com- 
mune l'a  fait  disperser  à  coups  de  fusil,  et  qu'il  est  resté  pas 
mal  de  morts  sur  la  place.  Comme  on  le  remarquait,  il  faut 
qu'on  soit  bien  blasé  et  bien  indifférent  à  Paris,  maintenant 
puisque  de  toutes  ces  scènes  sanglantes,  rien  n'a  transpiré. 

Il  faut  toutefois  que  l'intervention  conciliatrice  des 
grandes  villes,  la  seule  médiation  possible,  tende  à  devenir 
u:i  fait  et  même  un  fait  prochain  pour  valoir  tant  de  haine, 
d'insultes  et  de  calomnies  à  l'Union  Républicaine  qui  l'a 
demandée  dès  le  premier  jour  et,  depuis  n'a  cessé  de  la 
réclamer  et  de  la  préparer.  Voici  un  échantillon  du  langage 
qu  emploient  à  son  égard  les  journaux  de  l'ordre  :  «  entre- 
metteuse... ni  franche,  ni  loyale...  démarches  aussi  fausses 
que  les  paroles...  airs  hypocrites  de  sincérité...  intervention 
louche...  Et  qui  insulte  ainsi  des  «  hommes  qui  procurent  la 
paix?  »  Evidemment  des  serviteurs  du  Dieu  de  paix,  les 
dévots  de  la  charité,  le  pieux  Univers! 

0  religion,  u  famille,  o  propriété! 

Vendredi  19  mai. 

Voici  ce  que  nous  lisons  dans  le  Salut  Public  : 
Les  batteries  de  brèche  ont  été  démasquées  ce  matin  au 
bois  de  Boulogne,    à  neuf  heures  précises.    Le  feu   s'est 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  333 

immédiatement  ouvert  sur  nos  remparts  avec  une  rage 
inouie.  Nous  comptons  au  moins  75  coups  à  la  minute,  car 
c'est  par  bordées  de  quatre  à  cinq  coups  à  la  fois  que  nos 
bastions  sont  battus  par  ces  enragés. 

Comme  on  pense  bien,  toute  riposte  est  impossible  ;  il 
faut  laisser  passer  cet  ouragan  de  fer.  Comme  les  brèches 
ne  peuvent  être  faites  qu'avec  des  boulets  cylindriques  à 
pointes  d'acier,  il  n'y  a  pas  d'éclats  et,  par  conséquent,  ce 
sont  bien  75  boulets  qui  viennent  frapper  notre  enceinte  par 
chaque  minute,  plus  de  quatre  mille  coups  par  heure. 

Pendant  ce  temps,  le  mont  Valérien  et  Montretout  envoient 
sur  nos  remparts  et  la  porte  Maillot  quelques  centaines 
d'obus  pour  compléter  l'émotion  et  le  désordre  qu'un  pareil 
bombardement  a  dû  faire  naître  au  milieu  des  habitants  de 
ces  quartiers  désolés,  quelqu'habitués  qu'ils  puissent  être 
à  toutes  ces  horreurs  depuis  bientôt  deux  mois. 

A  onze  heures,  la  fureur  des  Versaillais  semble  se  mo- 
dérer un  peu.  Dans  cet  intervalle,  Montretout,  qui  a  été 
moins  actif  que  d'habitude  pendant  les  premières  heures, 
reprend  le  bombardement  des  remparts  et  des  quartiers 
environnants,  avec  la  furie  infernale  de  ses  plus  beaux 
jours.  Le  Point  du  Jour  est  battu  de  toutes  parts.  Breteuil, 
les  Moulineaux,  Clamart  et  Issy  ne  cessent  de  le  canonner. 
Les  bastions  de  Vaugirard  seuls  répondent  à  toutes  ces 
attaques  aussi  bien  qu'ils  le  peuvent. 

Le  moment  de  répit  que  nous  venons  d'indiquer  n'a  pas. 
été  de  longue  durée  aux  batteries  de  brèche,  car  à  midi 
elles  reprennent  avec  toute  la  violence  déployée  au  com- 
mencement de  l'action. 

La  porte  Maillot  est  encore  plus  violemment  attaquée  que 
de  coutume.  Les  Versaillais  semblent  vouloir  en  finir,  de 
ce  côté,  avec  une  résistance  aussi  longue,  aussi  opiniâtre. 
La  porte  Maillot  a  fort  à  faire  pour  répondre  à  tout  et  se 
garer  de  son  mieux.  Elle  résiste  pourtant  toujours  et  riposte 
encore  aux  batteries  de  Courbevoie.  Vers  trois  heures  le 
bombardement  du  quartier  de  l'Etoile  est  effrayant. 

Du  côté  de  la  porte  Dauphine.  la  pluie  d'obus  est  aussi 
incessante,  et  Auteuil  et  Passy  sont  encore  plus  accablés 
que  les-  jours  précédents,  parce  qu'aux  batteries  de  Mon- 
tretout, il  faut  ajouter  celles  des  approches  d'Auteuil,  dont 
les  projections  dépassent  souvent  nos  remparts. 


334  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

La  mitrailleuse  se  fait  entendre  de  ce  côté,  et  nous  donne 
la  certitude  d'une  attaque  versaillaise,  repoussée  encore  par 
nos  courageux  bataillons  fédérés.  Depuis  le  premier  di- 
manche de  janvier,  lors  du  bombardenient  prussien,  nous 
n'avons  pas  entendu  un  pareil  vacarme. 

De  six  à  sept  heures,  il  semble  y  avoir  un  peu  de  répit 
chez  nos  assassins.  Mais  à  sept  heures  le  feu  recommence 
sur  toute  la  ligne.  Montretout,  le  mont  Valérien  accablent 
la  porte  ^laillot,  la  porte  Dauphine  et  tous  les  quartiers 
environnants  ;  les  batteries  versaillaises  d'issy  tirent  sur 
les  bastions  de  Vaugirard  qui  répondent  avec  énergie  : 
Breteuil,  les  Moulineaux  et  le  bas  Meudon  attaquent  avec 
une  nouvelle  rage  le  Point-du-Jour,  qui  est  muet  :  mais  ce 
qui  domine  encore  le  bruit  de  ces  cent  cinquante  bouches 
à  feu,  c'est  la  voix  sourde  et  profonde  des  canons  des 
batteries  d'approche,  qui  renouvellent  leur  attaque  du 
matin  avec  une  violence  encore  plus  forte. 

11  est  impossible  de  se  faire  une  idée  de  la  rapidité  des 
coups  et  de  l'intensité  de  son  produite  par  ces  monstrueuses 
pièces.  Pendant  ce  temps,  et  aussi  comme  ce  matin,  une 
double  attaque  se  produit  simultanément  du  côté  de  Clichy 
et  d'Asnières.  Nous  entendons,  comme  dans  la  matinée,  la 
fusillade  et  les  mitrailleuses  qui,  de  ce  côté,  se  joignent  à 
la  voix  du  canon. 

Vendredi  19  mai. 

Décidément  le  Comité  de  Salut  Public  se  fâche  contre  la 
presse  :  sont  supprimés  sans  explications  les  journaux  la 
Commune,  V Avenir  National^  la  Patrie,  la  Revue  des 
Deux-Mondes  et  une  autre  demi-douzaine  sans  impor- 
tance et  sans  influence,  dont  les  noms  ne  sont  guère 
connus  que  des  collectionneurs.  Pour  éviter  la  réapparition 
des  anciennes  publications  sous  d'autres  noms,  aucun 
périodique  nouveau  ne  pourra  paraître  avant  la  fin  de  la 
guerre.  Les  auteurs  signeront  leurs  articles  et,  avec  les 
imprimeurs,  en  seront  responsables  devant  la  Cour 
martiale. 

C'est  une  mesure  menaçante  plus  encore  que  rigoureuse. 
Mais,  par  le  temps  qui  court,  les  menaces  ne  sont  pas  d'un 
grand  effet.  Quand  le  Comité  de  Salut  Public  se  croit  obligé 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  335 

de  supprimer  un  journal  tel  que  la  Commune  qui,  avec  le 
Réveily  a  été  le  meilleur  journal  populaire  dans  ces  deux 
derniers  mois,  il  est  permis  de  dire  qu'avant  d'en  venir  à 
cette  extrémité,  il  eût  mieux  valu  prendre  une  mesure 
radicale,  générale  et  égalitaire  et  supprimer  tous  les  jour- 
naux, ce  que,  chose  curieuse  à  constater,  la  plupart 
désireraient  ardemment  Le  Mot  d'Ordre  de  Rochefort, 
le  Rappel  àes  Hugo  sont  jaloux  de  n'avoir  pas  été  favorisés 
comme  l'a  été  VAi^enir  National.  Après  avoir  prétendu 
guider  le  peuple  et  l'opinion,  ils  n'osent  pas  se  retirer  de 
la  lutte,  avouer  qu'ils  sont  débordés  parles  événements,  à 
bout  d'idées  et  de  courage,  qu'ils  redoutent  la  Commune, 
mais  qu'ils  ont  une  peur  atroce  de  Versailles.  Je  ne  sais  si 
les  journaux  du  parti  révolutionnaire  ont  grandement  servi 
à  entretenir  l'enthousiasme  des  révolutionnaires,  le  fait  est 
qu'ils  sont  affolés  et  affolent,  car  la  folie  est  contagieuse, 
terrible  épidémie,  elle  peut  infecter  -  toute  une  ville  en 
quelques  heures.  Voyez,  par  exemple,  la  Commune, 
dirigée  par  le  proudonien  Georges  Duchêne,  qui  se  piquait 
d'être  un  journal  pratique,  sensé,  raisonnable  dans  l'exé- 
cution, résolu  dans  la  conception.  11  a  donné  tout  le  temps 
des  avis  judicieux  dont  plusieurs  étaient  excellents.  Mais 
depuis  que  fonctionne  le  Comité  de  Salut  Public,  il  est 
saisi  d'une  colère  et  d'un  désespoir  que  je  comprends  certes 
et  que  j'excuse  en  les  constatant.  Le  dernier  article  pour 
lequel  il  s'est  fait  supprimer,  et  justement  supprimer,  a 
pour  titre  l'Hystérie  et  a  sans  doute  été  écrit  dans  un  accès 
hystérique  :  il  attaque  avec  fureur  les  serviles  inepties,  les 
stupides  inerties  de  la  majorité  de  nos  dictateurs,  il  somme 
la  minorité  d'en  finir  avec  cet  élément  ignorant,  grotesque, 
avec  ces  braillards  des  clubs,  pitres  de  93,  papes  et  cha- 
noines du  fusionnisme,  religionnaires  de  Robespierre  et  du 
Père  Foureil,  d'en  finir  avec  ces  revenants  et  ces  réyérends, 
avec  ce  carnaval  de  la  Révolution.  Il  adjure  l'honnête 
Cambon  ou  le  stoïque  Delescluze  de  faire  un  co\ip  d'tLtat 
en  transférant  de  l'Hôtel  de  Ville  à  Mazas  cette  majorité  de 
cuistres,  d'écervelés,  de  plats  ambitieux,  sans  science  ni 
conscience...  Si  le  journal  qui  s'exprime  avec  cette  violence 
contre  'ces  personnes,  avec  tant  d'imprudence  dans  ses 
termes,  est  supprimé  dès  le  lendemain,  il  n'y  a  pas  lieu 
de  s'en  étonner. 


336  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

La  fatalité  qui  poursuit  cette  malheureuse  Commune,  la 
fatalité,  c'est-à-dire  la  faute  suprême,  me  semble  être 
celle-ci':  l'hésitation  entre  le  principe  et  le  fait,  entre 
l'idéal  et  la  réalité.  Entre  les  souvenirs  de  Danton  et  de 
Saint-Just  et  les  aspirations  vers  l'Icarie,  la  liberté  absolue 
du  phalanstère,  nos  démocrates-socialistes  ne  savent  que 
choisir  :  ils  disent  une  chose  et  en  font  une  autre  ;  ils  se 
contredisent,  ils  s'entredétruisent.  S'ils  avaient  compris 
plus  nettement  tout  ce  que  comporte  le  principe  éternel 
de  la  Liberté,  ils  se  fussent  peut-être  mieux  rendu  compte 
des  exigences  d'une  Dictature  momentanée... 

Tout  compte  fait,  le  système  de  demi-liberté,  de  demi- 
restriction,  adopté  par  la  Commune  vis-à-vis  de  la  presse, 
n'a  donné  que  des  demi-résultats  qui  ne  satisfont  personne. 
11  ne  m'est  pas  démontré  que  la  Commune  n'eût  pas  pu 
imiter  Texemple  que  lui  ont  donné  les  Etats-Unis  dans  la 
guerre  de  Sécession,  les  Confédérés  laissant  jusqu'au  bout 
les  Esclavagistes,  leurs  ennemis  les  insulter  et  les  calom- 
nier. Il  faut  être  fort  comme  l'était  le  parti  abolitionniste 
pour  pouvoir  agir  comme  lui,  mais,  peut-être,  la  Commune 
ayant  été  plus  sage  serait  plus  forte  maintenant.  A  son 
début,  elle  s'est  privée  d'une  force  immense  en  délibérant 
en  secret,  c'est  pour  cela  qu'elle  a  échoué  dans  les  élections 
complémentaires  qui  devaient  consacrer  son  pouvoir.  En 
se  privant  du  contrôle  d'une  presse  indépendante,  la  Com- 
mune sest  fait  plus  de  mal  qu'on  n'imagine.  Tous  ceux  qui 
ont  voulu  la  critiquer  et  l'insulter  ont  pu  le  faire  impuné- 
ment, je  ne  me  souviens  en  ce  moment  que  du  cas  de  deux 
ou  trois  reporters  arrêtés,  puis  relâchés  presque  aussitôt. 
Un  homme  délicat  sur  le  point  d'honneur  a,  jusqu'à 
présent,  été  plutôt  encouragé  à  louer  la  Commune  qu'à  la 
blâmer  :  il  est  fâcheux  qu'on  se  soit  privé  de  l'appréciation 
de  ces  hommes-là.  Et  dans  ce  dédale  de  difficultés  de  toute 
nature  où  Paris  a  été  jeté  soudain,  obligé  d'organiser  un 
nouveau  monde  administratif  sous  les  bombes  de  l'ennemi, 
il  est  mainte  et  mainte  affaire  qui  eût  gagné  à  être  étudiée 
par  le  public.  L'expérience  des  administrés  a  fait  défaut  à 
la  fougue  des  administrateurs.  La  presse,  ou  pour  mieux 
dire,  une  presse  vraiment  sérieuse  a  manqué  pour  servir 
d'intermédiaire,  pour  discuter  les  systèmes  et  organisa- 
tions possibles.  C'eût  été  les  révéler  à  Versailles.    Avec 


< 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  337 

cela  que  Versailles  ne  se  vante  pas  d'être  instruite  jour  par 
jour  des  délibérations  les  plus  secrètes  du  Comité  de  Salut 
Public.  Le  conseil  ïhiers,  Favre,  Picard,  Mac-Mahon  sait 
infiniment  mieux  de  nos  affaires  ce  qu'il  ne  voudrait  pas  en 
savoir  que  nous  ne  pensons  ce  que  nous  en  voudrions 
croire.  Nos  dictateurs  sont  ignorants,  et  il  n'y  a  pas  une 
presse  désintéressée  pour  les  éclairer;  ils  sont  maladroits 
et  l'on  ne  connaît  leurs  maladresses  que  lorsqu'il  est  trop 
tard  pour  les  réparer. 

Autre  malheur  :  la  presse  n'étant  libre  ni  à  Paris  ni  à 
Versailles,  les  journaux  aboient  ici,  ils  hurlent  là,  les  chiens 
font  un  tel  vacarme,  sans  compter  les  canons,  que  les 
hommes  raisonnables  ne  s'entendent  pas  parler.  Toute  con- 
versation sensée  devient  impossible.  On  en  est  arrivé  à 
s'injurier  et  même  à  se  calomnier  de  la  meilleure  foi  du 
monde.  Nos  esprits  ne  se  repaissent  plus  que  d'atrocités. 
Si  un  étranger,  spectateur  de  nos  affreux  déchirements, 
croyait  à  la  fois  toutes  les  horreurs  que  les  Versaillais  ra- 
content de  la  garde  nationale  et  toutes  les  horreurs  que 
les  Communeux  racontent  de  l'armée  versaillaise,  l'étranger 
conclurait  que  le  Français  de  toute  provenance,  dans  Paris 
et  hors  de  Paris,  est  un  monstre  hideux.  Telle  doit  être 
d'ailleurs  l'opinion  parfaitement  exprimée  des  officiers 
prussiens  causant  avec  les  officiers  bavarois  au  fort  de 
Saint-Denis,  buvant  notre  vin  de  Bordeaux,  accompagné 
de  quelque  pâtisserie  légère  et,  entre  deux  cigares,  bra- 
quant leur  longue-vue  sur  les  endroits  où  nous  nous  massa- 
crons. Si  l'Assemblée  de  Versailles,  si  le  conseil  Thiers,  si 
la  Commune  de  Paris  n'eussent  été  dépourvus  d'hommes 
d'Etat,  ils  auraient  les  uns  et  les  autres  ménagé  la  liberté 
de  la  presse  comme  le  plus  précieux  moyen  de  salut.  En 
permettant  à  d'autres  qu'aux  enragés  de  parler,  on 
n'attiserait  pas,  comme  on  le  fait,  toutes  les  fureurs  de  la 
haine.  Les  choses  en  sont  venues  si  loin  qu'un  homme 
juste  peut  redouter  toute  victoire.  Le  peuple,  foncièrement 
bon  et  généreux,  n'abuserait  pas  longtemps  de  sa  victoire, 
mais  on  ne  peut  penser  sans  frémir  à  ce  que  pourrait 
être  le  triomphe  de  M.  Dufaure! 


22 


338  JOURNAL    DE    LA    C0M3IUXE- 

Vendredi  19  mai. 

Ce  n  est  pas  seulement  dans  Téglise  Saint-Laurent  qu'on 
déterre  des  squelettes,  on  en  exhume  aussi  de  la  Trinité, 
on  en- met  au  jour  plus  d'une  centaine   à  Notre-Dame  des 
Victoires  ;  la  presque  totalité  appartient  au  sexe  féminin. 
Nul  ne  prétend  que  chacun  de  ces  cadavres  accuse  un  prêtre 
de  cet  épouvantable  forfait  comme  à  l'église  Saint-Laurent: 
mais  tout  squelette  postérieur  à  la  Révolution  française  im- 
plique au  nioins  un  délit,  car,  depuis  la  Piévolulion,  il  a  été 
interdit  aux  prêtres  d'enterrer  qui  que  ce  soit  dans  les  égli- 
ses. Tout  squelette  ayant  moins  de  80  ans,  trouvé  sous  les 
saintes  dalles,  indique   une   violation  par  nos  vénérables 
ecclésiastiques  de  la  loi  sur  les  sépultures.  La  question  à 
déterminer,  je  l'ai  entendu  formuler  ainsi  par  une  femme 
accourue    à  l'amoncellement   de   crânes,   de  tibias   et   de 
fémurs  devant  les  Petits  Pères  :  sont-ce  là  des  cadavres 
neufs?    Quand    les   os    ont  une    délicate    couleur   ambrée, 
quand  surtout  ils  sont  recouverts  de  chair  et  que.  dans  la 
chair,  des  vers  grouillent  encore,  il  n'est   pas  difTicile  de 
répondre.  Donc  ces  prêtres  tenaient  la  loi  pour  nulle  et  non 
avenue,  quand  il  s'agissait  de  riches  dévotes  croyant  abré- 
ger leur  purgatoire,  si,  moyennant  finances,  ils  les  laissaient 
reposer  sous  des  autels  renfermant  la  divine  hostie  et  devant 
lesquels     on    chante   des   messes    incessamment.     Riches 
dévotes,  disons-nous,  car  à  l'église  des  Victoires,  une  des 
églises  fashionnables  de  Paris,  on  a   trouvé  dans  les  cer- 
cueils quantité  de  bijoui  et  bracelets.  Après  examen  médi- 
cal, tout  ce  lugubre  attirail  de  mort  va  être   transporté  au 
cimetière  légal.  Et  voilà  comment  la  lutte  entre  l'Lglise  et 
la  Révolution,  entre  le  privilège  et  la  loi,  se  continue,  même 
après  la  mort. 

11  paraît  qu'à  Auteuil,  on  a  fait  des  trouvailles  analogues 
à  celles  de  Picpus  :  croix  en  fer  forçant  les  victimes  à  tenir 
les  bras  étendus,  des  haillons  de  forte  toile  qu'on  nouait 
derrière  la  tête  au  moyen  de  courroies  de  cuir  ;  des  disci- 
plines en  fouet  tressé  et  fil  de  fer,  la  plupart  ensanglantées, 
dans  l'une  desquelles  une  résille  encore  enchevêtrée,  et, 
dans  la  bibliothèque,  des  livres  immondes. 

Le  colonel  de  la  IS''  légion  et  le  gouverneur  du  fort  de 
Bicêlre  ont  arrêté  les  Dominicains  et  plusieurs  personnages 


joLNXAL   i;:;   la  commum:  339 

suspects  au  couvent  d.Arcueil-Cachan.  L'autorité  a  des 
preuTes  que,  sons  prélexîde  de  secourir  les  blessés,  ces 
bons  moines  ^servaient  d  espions  aux  Versaillais,  les  rensei- 
gnaient sur  nos  positions  sti-atégiques  et  nos  forces  militai- 
res et  leur  ont  donné  les  moyens  de  presque  réussite  dans 
la  surprise  de  la  redoute  des  fHautes  Bruyères. 

La  cour  martiale  a  été  saisie  de  leur  cas  :  les  Domini- 
cains ne  sont  pas  détenus  comme  Monseigneur  Darboy  et 
dautres  à  titre  d'otnges,  mais  comme  espions  devant  èlre 
exécutés  comme  tuls. 

Les  églises,  étant  édifices  municipaux,  ont  été  réclamées 
dés  linstallation  de  la  Commune  pour  lieux  de  réunion. 
Tant  qu'on  a  cru  la  conciliation  possible  entre  Paris  et  Ver- 
sailles, on  n"a  pas  trop  insisté  sur  ce  point,  mais  dès  les 
premiers  jours  de  mai.  dans  tous  les  quartiers,  des  citoyens 
ont  déclaré  que,  sans  gêner  personne,  les  temples  po  :p- 
raient  servir  pendant  le  jour  de  lieux  de  culte,  et  le  so  r  de 
clubs,  .\insi  dit,  ainsi  fait.  Le  matin  messes,  baptèmL-s, 
noces,  c  nfessions  et  enterrements,  la  nuit  arrivée,  on  se 
contente  de  fermer  les  chapelles,  les  chandeliers  de  bronze 
doré,  les  crucifix  de  vermeil  restent  sur  les  autels  et  les 
bouquets  devant  la  Vierge  et  Saint- Joseph.  Tout  reste  en 
place.  Seul,  le  banc  des  margniillers  n'a  plus  le  même 
aspect  :  le  Christ  qui  le  surmonte  tient  en  mains  un  dra- 
peau rouge.  Devant  le  banc,  bureau  de  la  Présidence, 
siègent  indifféremment,  montent  indifféremment  dans  la 
chaire,  citoyens  et  citoyennes.  De  même  en  Alsace,  catho- 
liques et  protestants  d'un  même  village  s'entendent  pour 
célébrer  leur  culte  dans  le  même  temple  à  des  heures  diffé- 
rentes. 

11  s'en  faut  que  les  curés  et  desservants  y  aient  mis  de  la 
complaisance.  Je  crois  que  ceux  de  Saint-lloch  tiennent 
bon  jusqu'au  bout,  et  ont  victorieusement  repoussé  les  ciu- 
bistes.  11  y  a  eu  fort  tirage  à  Saint-Suipice.  J'ai  sous  'es 
yeux  une  pièce  curieuse,  la  protestation  des  prêtres  de 
Saint-Niculas  des  Champs. 

...  c  De  tout  ce  qui  's'est  passé  jusqu'ici,  rien  n'égale  le 
scandale  des  scènes  dont  Léglise  Saint-Nicolas  est  le  triste 
théâtre:  Des  clubs  s'y  tiennent  avec  l'autorisation  des  ^delé-^ 
gués  d^  la  mairie  et  en  présence  de  plusieurs  membres  de 
la   Commune.  Les  sujets  les  plus  scabreux  y  sont  traité^ 


340  JOUnNAL    DE    LA    COMMUNE 

sans  ménagement  devant  an  auditoire  composé  en  grande 
partie  de  femmes  et  d'enfants.  On  y  entend  les  blasphèmes 
les  plus  audacieux,  les  impiétés  les  plus  révoltantes  contre 
Dieu  et  la  religion.  Les  acousations  les  plus  odieuses  et  les 
plus  absurdes  contre  le  clergé,  cent  fois  réfutées,  y  sont 
renouvelées  du  haut  de  la  chaire,  par  des  orateurs  qui  se 
font  gloire  d'outrager  ce  que  toute  âme  honnête,  je  ne  dis 
pas  chrétienne,  se  fait  un  devoir  de  respecter.  En  un  mot, 
la  plume  se  refuse  à  décrire  le  délire  de  licence  et  d'impiété 
auquel  se  livrent  des  hommes  qui,  tout  en  proclamant  la 
liberté  des  cultes,  outragent  dans  le  lieu  même  qui  leur  est 
consacré,  les  croyances  des  fidèles.  Il  est  de  notre  devoir 
de  nous  interdire  tout  exercice  du  culte  dans  la  partie  ainsi 
profanée  tant  que  ces  scandales  dureront  et  qu'une  cérémo- 
nie expiatoire  n'aura  pas  eu  lieu.  C'est  pour  que  l'opinion 
publique  inflige  dès  à  présent  à  ceux  qui  en  sont  les  auteurs 
les  flétrissures  qu'ils  méritent,  que  nous  en  livrons  le 
récit  à  la  publicité  »...  Les  prêtres  de  Saint-Xicolas  des 
Champs. 

Ce  qui  avait  si  fort  indigné  les  prêtres  de  Saint-Nicolas  des 
Champs,  c'est  que  la  question  traitée  dans  leur  église  eût  été 
celle  du  divorce,  pour  la  possibilité  duquel  citoyens  et  ci- 
toyennes s'étaient  unanimement  prononcés.  Or  le  divorce  est 
une  abomination  aux  yeux  de  l'église  catholique,  laquelle 
déclare  le  mariage  un  sacrement  et  un  lien  indissoluble. 
Peu  de  théâtres  ouverts.  Presque  personne  n'y  va.  Le 
moyen  d'aller  écouter  une  tragédie  en  cinq  actes,  des  gau- 
drioles ou  des  calembourgs  quand  nos  murailles  vibrent  et 
tremblent  sous  l'effort  furieux  des  boulets  de  fonte  et  d'a- 
cier. Si  elles  cèdent,  si  elles  cèdent!... 

Mais  écoutons  plutôt  les  discours  patriotiques  qui  pro- 
mettent la  victoire,  les  harangues  ardentes  qui  promettent 
qu'au  moins  Paris  combattra  jusqu'à  la  mort.  Avant  de  se 
séparer,  quelque  voix  mâle  et  vibrante  entonne  la  Marseil- 
laise ou  le  Chant  du  Départ,  et  des  centaines  de  voix 
emplissent  les  voûtes  sonores  de  ces  hymmes  insolites.  Ce 
sont  les  cantiques  de  la  Révolution  française  :  religion- 
contre  religion,  fanatisme  contre  fanatisme,  disent  les  bour- 
geois avisés  qui  ont  encore  assez  de  liberté  d'esprit  pour 
aller  rire  plutôt  au  Palais  Royal  et  goguenarder  au  Cha^ 
peau  de  paille  d'Italie. 


JOUHXAL    DE    LA    CO.MMUXt:  341 


Samedi  20  mai. 


C'en  est  fait,  c'en  est  fait:  l'Assemblée  souveraine  a 
donné  sa  ratiiication  au  traité.  La  France  a  donné  le  consen- 
tement définitif  à  son  ncK)rcelIement  et  à  son  déplacement. 
La  coupe  dehonte  est  bue,  nous  en  avons  avalé  les  lies,  toute 
notre  vie,  nous  aurons  plein  l'estomac  de  la  potion  nausé- 
euse. Nous  sommes  désormais  en  paix  avec  l'Allemagne, 
peut-être  même  les  colonels  prussiens  sont-ils  censés  nos 
amis,  et  nous  n'avons  plus  même  le  droit  d'être  ennemis  de 
M.  de  Bismarck.  11  n'est  plus  permis  de  se  haïr  et  de  se  mas- 
sacrer qu'entre  Français.  Ce  qui  nous  désarme  vis  à  vis  de 
la  Prusse,  c'est  le  remords  amer.  Nous  avons  été  frappés  et 
refrappés,  nous  avons  été  écrasés  et  encore  écrasés.  Plus 
d'une  fois  nous  avons  cru  que  nous  étions  châtiés  plus  que 
de  raison  ;  nous  avions  pensé  que  nous  pourrions  enfin 
nous  relever  de  notre  boue  ensanglantée  et  nous  redresser 
sous  l'insulte.  C'était  encore  un  reste  de  fatuité,  encore  un 
débris  de  notre  incorrigible  vanité.  Avouons-le  :  l'Empire 
du  Plébiscite  méritait  les  désastres  de  Metz  et  Sedan,  le 
Gouvernement  du  4  septembre  méritait  le  Traité  provi- 
soire de  Versailles,  notre  Assemblée  méritait  le  Traité  défi- 
nitif qu'elle  vient  de  signer.  Tant  vaut  le  maître,  tant  le 
valet.  La  masse  plébiscitaire  était  digne  de  l'Empire  ;  la 
pseudo-république  du  4  septembre  n'a  pas  été  trop  déparée 
par  ceux  qui  la  dirigeaient  ;  et  il  est  impossible  de  le  nier  : 
la  grande  majorité  de  l'Assemblée  n'est  autre  chose  que  la 
grande  majorité  de  la  France. 

Tout  de  même,  nous  sommes  une  minorité  qui  protes- 
tons et  tenons  bon  malgré  tout  ;  celte  minorité,  c'est  Paris. 
Ça  nous  est  une  joie  douloureuse  qu'on  nous  mitraille  et 
qu'on  nous  bombarde,  ça  nous  est  une  preuve  que  le  cœur 
de  la  France  ne  s'est  pas  encore  ossifié,  que  son  cerveau 
n'est  pas  encore  ramolli,  ça  nous  est  une  joie  douloureuse 
comme  celles  des  convulsionnaires  de  Saint-Médard  qui 
criaient  :  Plus  fort!  plus  fort  encore!  quand  on  leur  assé- 
nait une  barre  fer  dans  le  ventre^  une  joie  douloureuse 
comme^celle  du  pauvre  monomane  qui  se  racle  les  chairs 
avec  des  tessons  de  verre  et  se  coupe  la  gorge  en  criant 
de  bonheur. 

Une  Assemblée  française  eût  pu  s'épancher  en  un  cri  du 


342  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

cœur  vers  TAlsace  et  la  Lorraine  qui  nous  sont  enlevées, 
au  moins  eût-elle  pu  se  taire  comme  l'i^ndromaque  qu'Euri- 
pide nous  montre  s'enveloppant  d'un  voile  noir  et  attendant 
les  coups  du  lâche  Ménélas  et  de  la  furieuse  Hermione  qui 
vont  lassassiner.  Mais  l'Assemblée  de  Versailles  a  discu- 
taillé, ergotaillé.  Son  grand  homme  en  miniature, M.  Thiers, 
a  caqueté  deux  heures  d'horloge,  sautillant  par  ci,  sautil- 
lant par  là^  gloussant,  piaillant.  11  a  émaillé  son  discours 
de  jolis  mots,  d'épigrammes,  de  malicieLises  réflexions,  il  a 
été  agréable,  spirituel,  et  même  plaisantin  ;  comme  toujours 
il  a  été  clair  et  gracieux  et  mesquin,  la  pensée  la  plus 
frivole  exprimée  dans  une  admirable  langue  d'affaires.  De 
portée  médiocre,  il  plaît  aux  intelligences  médiocres  qui 
composent  l'immense  majorité  des  Français;  égoïste  à 
plaisir  chaque  égoïste  sympathise  avec  lui  et  reconnaît  son 
frère.  Jamais  il  n'est  plus  plausible -que  lorsqu'il  ment, 
jamais  il  n'est  plus  lucide  que  lorsqu'il  fourvoie  ses  audi- 
teurs. C'est  en  affectant  de  ne  parler  que  d'intérêt,  du  simple 
intérêt  bien  entendu,  qu'il  fait  faire  au  pays  toutes  les 
bêtises  possibles.  Le  bourgeois  adore  Thiers  parce  qu'au 
fond  il  le  prise  peu,  parce  que  plus  il  tourne  et  retourne  le 
personnage,  plus  il  est  convaincu,  et  à  bon  droit,  que  le 
petit  bonhomme  n'en  sait  pas  et  n'en  veut  pas  plus  que  lui. 
Donc  M.  Thiers  a  raconté  des  anecdotes,  il  a  blagué  le 
général  Chanzy,  il  a  rappelé  des  traits  de  Talleyrand  et  de 
Napoléon,  il  a  parlé  stratégie  et  métallurgie,  d'un  usinier 
M.  de  Weridel,  des  frontières  d'eau  et  de  montagnes,  il  a 
plaidé  pour  que  la  France  troquât  un  morceau  de  terrain 
du  côté  de  Belfort  contre  un  morceau  de  terrain  du  côté  de 
la  forteresse  du  Luxembourg,  qui  n'a  pour  nous  qu'un 
intérêt  politique,  dit-il  d'un  air  de  pince-sans  rire.  La 
Chambre  approuve  ce  raisonnement  à  la  majorité  de 
450  voi'x  contre  100.  C'était  la  seule  partie  du  traité  que 
M.  Thiers  avait  permis  de  mettre  en  question.  D'abord  on 
n'avait  pas  le  temps  de  discuter,  M.  Thiers  avait  attendu 
jusqu'au  dernier  moment.  C'est  aujourd'hui,  20  mai,  que 
l'instrument  de  paix  doit  être  remis  à  Francfort,  revêtu  des 
signatures  officielles.  En  soumettant  le  Traité  à  l'Assemblée, 
M.  Jules  Favre  a  dit  ingénument  que  la  Prusse  n'avait  plus 
le  temps  d'attendre.  La  commission  chargée  d'examiner 
l'objet  oublia  de  se  réunir  dans  les  trois  jours,  et  ce  fut  la 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  343 

veille  de  la  discussion  qu'elle  bâcla  l'affaire  en  quelques 
heures.  Le  rapporteur,  M.  de  Meaux,  un  grand  personnage, 
car  il  est  neveu  de  M.  de  Montalembert,  de  jésuitique 
mémoire,  n'a  vu  dans  cette  affaire  qu'une  bonne  occasion 
de  récriminer  contre  la  démagogie.  «  L'effort  de  la  déma- 
gogie au  31  octobre  avait  déjà  compromis  le  succès  de  la 
défense  et  de  la  paix.  Depuis  lors,  le  triomphe  de  la  déma- 
gogie au  18  mars  a  suspendu  l'évacuation  du  territoire.  Si 
l'étranger  est  entré  chez  nous  il  y  a  neuf  mois,  c'est  l'Empire 
qui  l'a  attiré.  —  Oui,  très  bien  —  et  s'il  reste  aujourd'hui 
sous  Paris,  c'est  la  Commune  qui  l'y  retient.  »  —  Applau- 
dissements, —  et  voici  la  conclusion  du  noble  rapporteur, 
elle  est  curieuse  et  montre  à  nu  l'infatuation  de  ces  imbéciles 
qui  Ise  rengorgent  encore  dans  leur  vanité  et  ne  se  savent 
pas  deshonorés  à  tout  jamais,  qui,  sourds  aux  menaces  de 
LAllemagne  triomphante,  sourds  aux  gémissements  de  la 
France  navrée  et  meurtrie,  ne  voient  plus  que  l'objet  de 
leur  haine,  Paris,  qu'ils  veulent  égorger: 

«  La  démagogie  qui  travaille  souterrainement  depuis  qua- 
tre-vingt ans,  depuis  la  Révolution  française  qui  n'est  que 
démagogie,  a  rassemblé  tous  ses  efforts  pour  engager  une 
lutte  désespérée  contre  la  société  et  la  civilisation.  Nous  la 
vaincrons,  la  démagogie,  nous  l'étoufferons.  Alors  la 
France  reprendra  son  rang  dans  le  monde,  et  les  puis- 
sances qui  nous  ont  délaissés  rechercheront  un  jour  notre 
arbitrage  ». 

C'est  donc  entendu.  C'est  la  démagogie  qui  a  déclaré  la 
guerre  à  la  Prusse.  D'autres  orateurs  dans  cette  fameuse 
séance  s'en  étaient  pris  à  TEmpire.  —  Non,  c'est  la  faute  au 
4  septembre,  avocassait  un  avocat  de  Toulouse,  M.  Dupeyre, 
Non!  c'est  la  faute  de  l'Insurrection  du  18  mars,  croassait 
de  sa  voix  la  plus  rauque  et  la  plus  cassante  le  général 
Chanzy,  un  ex-héros  qui  a  été  déjà  jeté  au  rebut. 

Le  temps  que  les  récriminations  contre  la  démagogie 
ont  laissé  de  reste  aux  honorables,  ils  l'ont  einployé  à 
savoir  s'il  était  logiquement  moins  désastreux  d'abandonner 
les  abords  de  la  forteresse  du  Luxembourg  ou  les  abords 
de  la  forteresse  de  Helfort.  Quelqu'un  leur  dit  avec  grand 
sens:  «  Croyez-en  les  stratèges  de  Berlin,  s'ils  préfèrent  le 
Luxembourg,  c'est  que  vous  devez  vous  cramponner  au 
Luxombouro-  ».  Les  or-énéraux  de  la  Chambre  et  M.  Thiers 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 


étalèrent  à  ce  propos  toute  leur  science.  On  pense  que 
cette  question  des  frontières  eût  dû  avoir  été  au  préalable 
étudiée  à  fond  par  les  plénipotentiaires  français  à  Francfort, 
qu'on  eût  dû  leur  adjoindre  de  bons  otTiciers  d'Etat- major... 
Pas  du  tout,  M.  Thiers  jugea  que  les  roueries  de  M.  Pouyer 
Quertier,  un  manufacturier  normand  de  Normandie,  et  le& 
avocasseries  larmoyantes  de  M.  Favre  feraient  contre- 
poids suffisant  à  M.  de  Bismarck  et  d'Arnim,  siégeant  à 
Francfort,  au  milieu  d'un  cénacle  d'officiers,  d'industriels 
et  de  banquiers. 

u  La  Commune,  remarquait  M.  Henry  Maret,  vient, 
dit-on,  de  découvrir  un  faussaire  dans  son  sein  et  Ta 
envoyé  en  prison.  Au  même  moment  le  Gouvernement  de 
Versailles  envoyait  le  sien  à  Francfort,  non  comme  exilé, 
mais  comme  son  propre  représentant.  Chacun  place  son 
faussaire  comme  il  l'entend  ». 

Au  dire  de  M.  Thiers,  la  forteresse  du  Luxembourg  n'a 
qu'une  importance  politique.  Elle  est  même  énorme,  eût-il 
pu  ajouter.  ^L  Thiers  préfère  Belfort:  il  veut  y  construire 
force  bastions,  enceintes  et  redoutes.  Au  bout  de  dix 
années,  ce  sera  une  place  de  premier  ordre,  dans  laquelle 
le  général  Ducrot,  qui  devait  revenir  mort  ou  victorieux  de 
la  bataille  contre  les  Prussiens,  blottira  une  puissante 
armée  pour  s'élancer  sur  l'Allemagne,  car  offensive  il  doit 
y  avoir,  c'est  l'opinion  de  ce  puissant  homme  de  guerre. 
Mais  de  Belfort  à  Paris,  il  y  a  500  kilomètres,  et  de  Metz  à 
Paris,  par  le  Luxembourg,  il  n'y  en  a  que  200,  moins  d'une 
douzaine  d'étapes  par  le  chemin  des  vastes  plaines  de  la 
Champagne. 

M.  Thiers  n'a  pas  tout  dit.  M.  Thiers  aime  à  embastiller 
les  villes,  il  se  fera  un  grand  plaisir  de  construire  redants, 
redoutes  et  demi-lunes  du  cùté  de  Belfort,  mais  le  roué  n'a 
pas  tout  dit.  M.  Thiers  est  protectionniste,  et,  de  plus, 
grand  propriétaire  des  mines  d'Anzin  et  des  Fonderies  du 
\^al  Dosne.  Il  a  troqué  une  population  moins  nombreuse 
pour  une  population  plus  nombreuse,  mais  en  même  temps 
il  débarrasse  la  France  de  riches  gisements  de  houille,  de 
minerais  de  fer,  de  hauts  fourneaux,  et  d'usines  métallurgi- 
ques en  pleine  activité.  Ce  sera  autant  de  gagné  pour 
l'Allemagne,  et  autant  de  gagné  pour  le  protectionnisme 
Thiers,  Pouyer-Quertier. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  345 

Mais  ce  qui  nous  indigne  davantage  encore  que  ce  tripo- 
tage de  stratégie  et  de  métallurgie,  c'est  le  brocantage 
d'hommes,  le  troc  de  tant  de  Luxembourgeois  contre  tant 
et  tant  d'habitants  de  Belfort.  Quand  même  la  France 
bénéficierait  à  ce  marché,  il  a  été  ignoble  à  elle  de  le  dis- 
cuter. Comme  honneur  elle  eût  dû  plutôt  se  laisser  tuer 
peut-être  que  de  se  séparer  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine. 
On  les  lui  a  arrachées,  la  plus  grande  honte  en  est  à  la 
Prusse.  Mais  maquignonner  villes  et  villages,  des  troupeaux 
d'hommes  et  de  femmes,  c'est  vil,  ce  serait  à  faire  rougir 
un  Français  si  un  patriote  pouvait  rougir  encore.  Oh  !  que 
la  Commune  triomphe  pour  sauver  notre  honneur  qu'elle 
triomphe  pour  sauver  la  France  des  gluantes  étreintes  de 
la  pieuvre  d'infamie  qui  déjà  l'enserre  etl'empoisse,  l'étouffé 
et  l'aspire  ! 

Un  festin  très  complet  le  jour  même  de  la  signature  du 
Traité  fut  offert  par  le  bourgmestre  Mumm  à  M.  de  Bis- 
marck ;  le  Friedeiisengel {sic)  l'ange  de  la  Paix,  se  leva  après 
le  dessert  et,  ventre  plein,  tête  haute  dans  les  festons  et 
guirlandes,  dans  les  lauriers  et  feuilles  de  palmiers,  il 
résuma  ainsi  que  suit  les  modifications  introduites  dans  le 
nouveau  Traité  : 

«  Nous  avons  considérablement  renforcé  les  conditions 
imposées.  Nous  nous  faisons  payer  les  cinq  milliards  en 
moins  de  temps.  Nous  prolongeons  la  durée  de  l'occupa- 
tion. Le  paiement  des  premiers  500  millions  se  fera  30  jours 
après  la  prise  de  Paris.  Nous  nous  faisons  livrer  pour 
300  millions  seulement  les  chemins  de  fer  de  la  Lorraine  et 
de  l'Alsace,  pour  lesquels  les  négociateurs  français  avaient 
demandé  d'abord  800  millions  ;  le  rabais  n'est  que  de 
500  millions.  11  nous  eût  été  possible  d'en  rabattre  encore 
30  à  36  millions,  mais,  après  tout,  l'affaire  a  été  décidée  avec 
ces  messieurs  d'une  façon  si  honnête  et  coulante  sa  lionett 
uîid  culant  que  nous  n'avons  pas  insisté.  C'était  bien  plus 
beau  ainsi.  11  n'y  a  qu'une  chose,  qu'une  seule  chose  à 
laquelle  les  négociateurs  français  n'aient  cédé,  à  un 
désir  bien  pieux  de  l'Empereur  d'Allemagne  qui  désirait 
conserver  la  propriété  des  champs  de  bataille  disséminés  un 
peu  partout  en  France.  Pour  garder  en  nos  mains  ces 
champs  glorieux  dans  lesquels  reposent  nos  héros,  j'étais 
autorisé  à  offrir  de  oTosses  sommes.  ^lais  les  Français  n'ont 


346  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

pas  voulu  entendre  raison,  etj"ai  été  profondément  afïïigé 
de  ne  pouvoir  exaucer  le  vœu  de  mon  Impérial  maître.  » 

Là  dessus  il  se  tut,  le  pauvre  chancelier  d'Allemagne, 
et  les  assistants  éclatèrent  en  vivats  enthousiastes  ;  une 
foule  immense  le  raccompagina  à  son  hôtel  et  de  là  à  la  gare 
ou  l'attendaient  les  musiques  et  les  symphonies,  un  cortège 
de  dames  parmi  lesquelles  la  plus  belle  lui  remit  une  cou- 
ronne de  lauriers  avec  des  rubans  aux  couleurs  de  la  ville 
de  Francfort. 

En  résumé,  d'après  les  préliminaires  de  Versailles^  les 
Prussiens  devaient  évacuer  les  forts  sous  Paris  après  le 
paiement  d'un  demi-milliard.  Grâce  à  MM.  Thiers,  Favre 
et  Pouver-Quertier,  ils  ne  se  retireront  qu'après  le  paiement 
d'un  milliard  et  demi.  Toutes  ces  centaines  de  millions 
devront  être  payées  en  sept  mois,  en  métaux  précieux,  or 
ou  argent,  ou  en  billets  des  banques  d  Angleterre,  de 
Prusse,  de  Belgique  et  des  Pays-Pas,  la  banque  de  PVance 
étant  seule  exclue.  La  Prusse  daignera  encore  admettre 
quelques  lettres  de  change  sur  Rothschild  et  quelques  ban- 
quiers allemands,  mais  de  premier  ordre  et  valeur  comp- 
tant. C'est-à-dirn  qu'au  principal,  il  faudra  ajouter  des 
frais  d'intérêt,  agio,  transfert,  change,  courtage  et  com- 
mission. 

Quant  à  l'entretien  des  troupes  allemandes  d'occupation 
qui  ne  nous  coûtent  pas  moins  de  deux  millions  par  jour,  il 
s'agit  de  leur  emplir  largement,  copieusement,  abondam- 
ment la  vaste  panse:  au  moindre  retard  dans  les  livrais'ons 
d'argent,  de  viandes  et  liquides,  le  Prussien  procédera  à 
des  réquisitions,  et  cela,  non  seulement  dans  les  départe- 
ments occupés  mais  même  en  dehors  de  ceux-ci  si  leurs 
ressources  n'étaient  pas  jugées  suffisantes.  \  oilà  donc  le 
Prussien  investi  du  pouvoir  de  marauder  à  travers  toute  la 
France  et  d'occuper  militairement  Lyon  pour  son  pain. 
Bordeaux  pour  son  vin,  Marseille  pour  sa  bière  et  le  Havre 
pour  ses  cigares. 

Le  droit  d'occupation  est  doublé  d'un  droit  de  surveil- 
lance. Le  Prussien  ne  sera  pas  obligé  d'évacuer  les  forts  de 
Paris  et  les  quatre  départements  environnants  avant  d'avoir 
touché  trois  demi-milliards,  ou  d'avoir  jugé  le  rétablisse- 
ment de  l'ordre,  tant  en  France  qu'à  Paris,  sulhsant  pour 
assurer  l'exécution  des  engagements.  De  sorte  que,  jusqu'à 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  347 

concurrence  de  quinze  cents  millions,  le  Prussien  reste  le 
gendarme,  le  maître  et  larbitre  de  la  France. 

En  retour  de  tant  de  soins  et  de  sollicitude,  les  Allemands 
expulsés  de  France,  même  les  espions  les  plus  éhontés, 
seront  réintégrés  dans  tous  leurs  biens,  droits  et  demeures. 
Et  la  Prusse  qui  nous  a  massacrés  sans  pitié,  sera  dans 
toutes  les  relations  commerciales  traitée  par  nous  comme 
la  nation  la  plus  favorisée. 

Le  Standard,  journal  anglais,  ne  comprend  rien  à  ce 
traité.  «  il  est  évident,  dit-il,  que  cette  dernière  transaction 
laisse  la  France  dans  une  position  plus  désastreuse  encore 
que  celle  où  elle  se  trouvait  aux  préliminaires  de  Ver- 
sailles. »  En  effet,  je  ne  crois  pas  que  l'histoire  moderne 
fournisse  l'exemple  d'un  traité  de  paix  plus  rigoureux  dans 
sa  rédaction  définitive  que  dans  sa  rédaction  préparatoire  ; 
par  courtoisie,  par  bon  sens,  par  désir  de  conciliation,,  la 
forme  première  a  toujours  été  adoucie,  le  vaincu  a  obtenu 
quelques  concessions. 

«  Tout  cela  paraîtrait  inexplicable,  dit  le  Standard  si  on 
n'avait  la  clef  de  lénio^me  :  l'anxiété  du  Gouvernement  de 

o 

Versailles  de  maintenir  son  pouvoir.  ]\D1.  Favre  et  Pouyer- 
Quertier  se  sont  rendus  à  Francfort  avec  l'intention  bien 
arrêtée  de  tout  céder  à  M.  de  Bismarck,  pourvu  que  celui-ci 
leur  accordât,  à  titre  de  compensation,  la  permission  de 
reconquérir  Paris.  Ils  ont  cédé  tous  les  points  disputés  à  la 
seule  fin  d'empêcher  les  Allemands  de  se  jeter  entre  eux 
et  l'objet  de  leur  vengeance,  Paris  ! 

A  Paris,  nous  disons  aussi  ce  que  dit  le  Standard  :  tout 
céder  à  M.  de  Bismarck  pourvu  qu'il  leur  accorde  les  moyens 
de  reconquérir  Paris.  De  fait  il  est  inadmissible  que  «  des 
habiles  négociateurs  »  tels  que  MM.  Thiers,  Favre  et 
Pouyer-Quertier,  qui  pouvaient  s'en  tenir  aux  stipulations 
des  préliminaires  de  Versailles  et  ne  pas  en  bouger  d'une 
semelle,  aient  empiré  de  gaieté  de  cœur  des  conditions 
déjà  si  ruineuses,  si  meurtrières,  si  hamiliantes.  Avec  ce 
qu'on  donne  en  sus,  il  y  a  quelque  stipulation  en  sus.  M.  de 
Bismarck  a  vendu,  M.  Thiers  a  acheté  quelque  infamie. 
Hélas!  rfous  la  pressentons  bien,  cette  infamie,  et  INI.  de 
Bismarck  qui  a  solennellement  déclaré  qu'il  n'interviendrait 
pas  dans  notre  guerre  civile,  interviendra  dans  notre  guerre 
civile.  Autour  de  Paris,  les  armées  s'étendent.  L'armée  de 


348  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Versailles  nous  enferme  en  un  demi -cercle,  Tarmée 
prussienne  en  un  autre  demi-cercle,  les  deux  demi- 
cercles  se  souderont  en  un  investissement  fatal.  Qui  sait 
la  trahison  qui  se  prépare  ?  Un  vague  effroi  plane  sur  nos 
âmes. 

Chacun  a  remarqué  avec  une  sinistre  inquiétude  que  les 
Prussiens  ramassent  leurs  troupes  de  cinquante  lieues  à  la 
ronde,  renforcent  leurs  positions,  creusent  des  fossés,  élè- 
vent des  retranchements.  En  même  temps  ils  ordonnent  à 
la  Commune  de  Paris,  toujours  en  vertu  des  stipulations 
signées  par  Trochu  et  Favre,  de  dégarnir  d'hommes  et  de 
canons  les  hastions  qui  leur  font  face,  ils  ne  permettent 
que  200  hommes  au  fort  de  Vincennes  ;  ils  sont  rigoureu- 
sement informés  de  tous  les  faits  et  gestes  des  fédérés,  ils 
pourraient  forcer  une  ou  plusieurs  entrées  ;  ils  seraient  à 
la  Bastille  avant  que  nous  n'ayons  le  temps  de  nous  pré- 
munir contre  leur  invasion.  11  est  certain  qu'avec  une 
honte  de  plus,  Thiers  et  Favre  ont  préparé  un  mauvais 
coup  de  plus.  Quel  sera-t-il? 

Voilà  donc  où  nous  en  sommes.  Les  Prussiens  tout  seuls 
n'ont  pas  osé  faire  l'assaut  de  Paris,  chaque  jour  mainte- 
nant des  Français  le  tentent,  et  peut-être  des  Français  vont 
monter  cette  nuit  les  échelles  que  leur  tendront  les  Alle- 
mands. Des  Français,  des  Français  comme  nous,  sacrifient 
l'honneur  de  la  France.  Mais  nous  en  reste  t-il  encore  de 
l'honneur?  —  ils  shumilient  dans  la  platitude,  la  vilenie  et 
la  trahison  pour  n'être  pas  obligés  d'écouter  la  conciliation, 
pour  n'être  pas  contraints  de  parler  raison  et  bon  sens,  ils 
baisent  la  botte  sanglante  et  crottée  du  Prussien  pour  se 
relever  ensuite  derrière  son  grand  sabre  et  mordre  Paris 
au  cœur  !  Et  penser  qu'ils  sont  nos  frères,  nos  frères  enne- 
mis, c'est  vrai^  mais  nos  frères  toujours;  et  que  l'Europe, 
qui  assiste  ahurie  à  ce  spectacle  sanglant,  a  le  droit  peut- 
être  de  nous  confondre  dans  la  même  horreur,  en  s'écriant  : 
«  Ils  sont  frères  !  »  Mais  qu'on  le  dise  ou  non,  nous  protes- 
tons dans  notre  conscience  indignée,  car  jamais,  jamais  il 
ne  nous  est  venu,  ni  dans  la  colère,  ni  dans  le  décourage- 
ment, la  pensée  funeste  de  nous  glisser  derrière  les  Prus- 
siens pour  tomber  sur  les  Versaillais  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  advienne  qu'advienne,  nous  ne  bron- 
chons pas,  nous  ne  transigerons  que  loyalement  et  raison- 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  349 

nablement,  la  République  étant  sauve,  la  garde  nationale 
étant  respectée. 

En  attendant  le  Traité  est  là,  dûment  signé,  paraphé, 
ratifié  par  l'Assemblée.  Elle  n'a  été  élue  que  pour  l'aire  la 
paix  ;  maintenant  que  la  paix  est  conclue  définitivement, 
que  l'Assemblée  s'en  aille  définitivement  !  Comme  tout 
alors  pourrait  s'arranger  à  l'amiable!  Mais  l'Assemblée  ne 
s'en  ira  pas,  car  elle  a  fait  ce  traité  là  précisément  pour  ne 
pas  s'en  aller. 

Oublions-nous  nous-mêmes,  oublions  nos  vies  et  nos 
destinées  pour  jeter  un  dernier  regard  sur  ce  traité,  qui  est 
assurément  une  des  pierres  milliaires  de  l'Histoire.  11  laisse 
la  France  abattue  devant  l'Allemagne,  l'ancien  équilibre  de 
l'Europe  détruit,  désormais  les  Etats  graviteront  dans  de 
nouveaux  orbites.  Non  seulement  la  France  est  vaincue, 
mais  elle  est  mise  désormais  dans  un  état  d'infériorité  que 
M.  de  Bismarck  peut  croire  accablante.  Une  faut  pas  l'ou- 
blier, quand  Paris  ne  sera  plus  occupé  par  les  Allemands, 
il  sera  toujours  par  eux  menacé  ;  les  canons  de  ce  qui  fut 
notre  Metz  sont  chargés  jusqu'à  la  gueule  ;  encore  une 
invention  de  balistique,  et,  de  Metz,  les  obus  de  Metz  pour- 
ront écraser  notre  Panthéon.  Entre  Paris  et  Berlin,  il  y  a 
désormais  des  forteresses,  un  fleuve,  des  montagnes;  entre 
Berlin  et  Paris  il  n'y  a  plus  qu'une  plaine  découverte. 

Est-ce  à  dire  que  la  France,  en  tant  que  nation,  recon- 
naisse la  supériorité  de  l'Allemagne?  est-ce  à  dire  qu'elle 
ait  renoncé  à  l'espoir  de  jamais  prendre  sa  revanche  ?  — 
Non  certes  ;  jamais  les  Allemands  n'ont  été  autant  méprisés 
que  depuis  leur  triomphe.  Ils  nous  ont  écrasés,  mais  ils 
nous  ont  exploités,  et  malgré  Fénormité  de  leurs  victoires, 
ils  ont  trouvé  le  moyen  de  rester  pleutres  et  mesquins.  De 
l'aveu  même  de  M.  de  Bismarck,  ils  ne  nous  ont  lâché  qu'une 
trentaine  de  millions  sur  les  incommensurables  sommes 
qu'ils  nous  ont  extorquées.  Ils  ont  fait  la  guerre  pour  la 
patrie,  pour  la  gloire,  mais  aussi  pour  le  butin.  Ce  qu'on 
prend  en  butin,  on  le  perd  en  gloire,  car  on  ne  peut  tout 
avoir.  Donc  la  France  s'est  humiliée,  devant  son  ennemi, 
mais  son-ennemi,  elle  ne  le  respecte  pas.  Elle  ne  l'estime 
pas,  elle  le  haïssait  avant  l'éruption  de  la  guerre  civile,  elle 
le  haïra  sans  aucun  doute  immédiatement  après.  Pourvu 
que  ces  Français,  toujours  légers,  frivoles,  outrecuidants 


3Ô0  JOUIÎXAL     DE     LA    COMMUNE 

quand    même,  ne    veuillent  pas    prendre    leur    revanche 
trop  tôt! 

Certes,  ils  ont  de  quoi  réfléchir.  Des  châtiments  aussi 
cruels  ne  pourraient  pas  se  répéter  plusieurs  fois  ;  après 
celui-ci  la  France  était  déjà  morte  autant  que  vive.  Pour- 
quoi la  France  a-t-elle  été  ainsi  liée  vivante  sur  la  roue, 
pourquoi  le  bourreau  luia-t-il  asséné  des  coups  de  sa  masse 
de  fer,  pourquoi  f 

On  dit  que  la  France  expie  le  plébiscite  et  le  Coup  d'Etat, 
c'est  vr-à;  l'amputation  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine,  c'est 
la  punition  des  expéditions  de  Rome  et  du  Mexique;  nous 
avons  pris  loin,  bien  loin  de  Paris,  la'Cochinchine.  mais 
près,  tout  près,  nous  perdons  Metz.  Nous  avons  pillé  le 
Palais  d'été  de  Pékin,  mais  aujourd'hui  nous  devons  compter 
aux  banquiers  allemands  cinq  milliards  et  le  reste. 

La  France  expie  donc  la  corruption  bonapartiste  ;  mais 
qu'était-ce  que  la  victoire  du  Coup  d'Etat  ?  —  Si  le  Coup 
d'Etat  n'eût  été  que  l'avènement  d'une  dynastie  au  lieu  et 
place  d'une  autre  dynastie,  il  eût  importé  peu.  Mais 
c'était  l'avènement  d'une  dynastie  renversant  une  Républi- 
que ;  c'était  la  victoire  de  la  bourgeoisie  matant  la  Révolu- 
tion, le  triomphe  d'une  caste  sur  la  nation,  La  restauration 
bonapartiste  a  été  la  restauration  de  la  bourgeoisie. 

Sans  doute,  la  République  a  été  proclamée  de  nouveau  le 
4  septembre;  ce  n'était  qu'une  république  de  bourgeois, 
c'est-à-dire  de  monarchistes  plus  ou  moins  parlementaires, 
une  république  de  libéraux,  c'est-à-dire  d'ennemis  acharnés 
de  la  Révolution.  Ces  libéraux  ont  été  les  dictateurs  de  la 
France.  Les  Thiers,  les  Favre,  les  Simon,  les  Trochu,  les 
Fourrichon  et  compères  ont  empêché  tout  élan  national 
parce  qu'ils  n'auraient  pu  le  suivre;  quand  il  eût  fallu 
monter  à  l'assaut,  ils  se  trouvaient  perclus  d'une  jambu. 
affligés  d'un  rhumatisme  articulaire  au  bras  droit,  leur 
cœur  s'épanchait  en  catarrhes.  Et  voilà  pourquoi  nous 
avons  été  vaincus  :  la  bourgeoisie  nous  étouffe,  elle  nous 
asphyxie  toujours. 

Au  31  octobre,  au  18  mars,  Paris  a  essayé  de  s'arracher 
à  ce  régime  funeste.  Paris  lutte  toujours,  Paris  lutte 
encore,  il  espère  même  la  victoire;  mais,  autour  de  lui, 
Lyon,  Marseille,  Toulouse  s'insurgent  et  succombent;  si  la 
bourgeoisie  des  réactionnaires  et  des  libéraux  —  c'est  tout 


JOUnXAL  DE  LA  COMMUNE  OOl 

un  —  remporte  encore  sur  Paris  —  c'en  est  fait  de  la 
France  encore  pour  longtemps.  Le  régime  de  la  bourgeoi- 
sie, c'est  la  prédominance  du  capital  sur  le  travail,  de 
rinstrument  sur  Touvrier,  de  la  matière  sur  l'intelligence, 
c'est  par  conséquent  l'hypocrisie,  l'exploitation,  la  débai;- 
che  et  le  crime,  —  et  après  le  crime,  l'orgueil,  la  folie,  la 
ruine  et  l'écrasement,  f.a  France  est  en  mal  d'enfant 
depuis  sa  première  révolution,  elle  doit  accoucher  de  la 
formule  de  l'organisation  démocratique  et  sociale  ou  elle 
doit  périr.  Que  d'avortements  déjà!  Un  tous  les  quinze 
ou  vingt  ans,  et  chaque  fois  sa  vie  est  en  danger.  On  vient 
de  l'ai^iputer  de  IWlsace  et  de  la  Lorraine,  c'est  ce  que  lui 
a  coûté  la  grande  victoire  du  Bonapartisme  et  de  la  bour- 
geoisie, des  Falloux,  Morny,  Thiers,  Dupin.  Si  la  bour- 
geoisie trioîhphe  encore  dans  un  nouveau  Coup  d'Etat  pour 
lequel  se  seront  fusionnés  tous  les  jésuites  et  tous  les  libé- 
raux, tous  les  bonapartistes  parlementaires  et  républicains 
bleus,  la  France  sera-t-elle  amputée  cette  fois  de  ses 
mamelles,  de  ses  yeux  ou  du  cœur  dans  sa  poitrine? 
(Chaque  victoire  de  la  réaction,  la  France  la  paie  du  plus 
pur  de  son  sang.  Schylock  se  tient  à  son  côté  avec  son 
couteau  et  ses  balances  :  il  me  faut  tant  de  pintes  de  sang, 
tant  d'onces  de  chair  vivante  ! 

Samedi  20  mai. 

La  question  des  otages  à  exécuter  est  posée  maintenant 
avec  une  terrible  netteté,  avec  une  affreuse  insistance. 
Après  les  exécutions  des  lignards,  qui  n'ont  jamais  discon- 
tinué, après  celles  des  gardes  nationaux  qui  recommencent, 
après  le  viol  et  l'assassinat  partout  racontés  d'une  ambulan- 
cière du  105''  bataillon,  après  l'explosion  des  poudrières  et 
le  cataclysme  du  Gros  Caillou,  la  population  demande  des 
représailles.  Le  Rappel  publie  à  ce  sujet  un  premier- 
Paris  tout  effrayé.  Le  Salut  Public  prétend  qu'à  la  Com- 
mune, Amouroux  a  demandé  qu'on  fusille  des  otages,  «  en 
commençant  par  les  prêtres,  puisque  c'est  d'eux  que  vient 
tout  le  ma-l  «.  11  y  a  un  mois,  M.  Thiers  n'a  pas  consenti  à 
faire  relâcher  Monseigneur  Darboy  et  consorts,  confiant  que 
la  Commune  n'oserait  pas  exécuter  ses  menaces  à  leur 
endroit.  ?»lonsieur  Thiers  vient  encore  de  refuser  l'échange 


352  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

Darboy-Blanqiii,  parce  qu'il  n'existe  plus  au  monde  qu'une 
seule  loi,  celle  de  la  guerre...  Mais  homme  sans  cœur,  la 
loi  de  guerre  te  permet  les  échanges  de  prisonniers...  Et 
c'est  précisément  cette  affreuse  loi  de  guerre  que  peut 
invoquer  la  Commune  pour  exécuter  les  otages  !... 

Aujourd'hui  on  lit  dans  le  cri  du  Peuple  de  Jules  Vallès, 
membre  de  la  Commune  : 

«  Monseigneur  Darboy. 

«  Nos  lecteurs  n'auront  certainement  pas  oublié  la 
démarche  que  la  Commune  de  Paris  a  autorisée,  il  y  a 
quelque  temps,  à  Teffet  d'obtenir  de  Versailles  la  njise  en 
liberté  du  citoyen  Blanqui  contre  l'échange  d\in  certain 
nombre  d'otages  détenus  à  Mazas,  parmi  lesquels  se  trou- 
vent l'archevêque  de  Paris  et  son  grand  vicaire  Lagarde. 

«  La  Commune  en  effet,  frappée  de  cette  fatalité  étrange, 
que  l'homme  qui  avait  été  condamné  à  mort  pour  la  cause 
de  la  Révolution  et  de  l'idée  communale,  était  séquestré 
dans  une  prison  ignorée,  à  l'heure  même  où  cette  Révolu- 
tion était  triomphante,  la  Commune  avait  décidé  qu'il  était 
de  son  devoir  de  demander  cet  élargissement.  Et  contre  la 
seule  personne  de  Blanqui^  elle  avait  offert  l'archevêque 
de  Paris,  son  grand  vicaire  et  sa  sœur  (1). 

«  On  sait  que  M.  Thiers  a  refusé. 

«  Aujourd'hui  nous  apprenons  de  source  certaine  que  le 
monde  catholique  et  diplomatique  s'est  ému.  Le  citoyen 
Nori  01,  délégué  du  lord-maire  de  Londres,  le  nonce  du 
Pape  et  l'ambassadeur  des  Etats-Unis  sontallés  eux-mêmes 
à  Versailles,  appuyer  auprès  de  M.  Thiers,  la  demande 
précédemment  autorisée  par  la  Commune. 

«  De  son  côté,  le  citoyen  Flotte,  que  son  amitié  pour 
Blanqui  avait  déjà  fait  l'intermédiaire  de  la  première  négo- 
ciation, est  venu  remettre  entre  les  mains  du  chef  du  pou- 
voir exécutif  une  nouvelle  lettre  pressante  de  Mgr.  Darboy 
et  de  M.  le  curé  de  la  Madeleine,  demandant  au  nom  de  la 
religion,  au  nom  deThumanité,  au  nom  de  la  justice  le  con- 
sentement de  M.  Thiers. 

((  Le  citoyen  Flotte  a  eu  avec  M.  Thiers  deux  longues 
conversations,  dans  lesquelles  le  chef  du  pouvoir  exécutif 
de  la  République  française  a  déclaré   qu'il  n'y  avait  plus 

(1)  Ces  derniers  relâchés  par  l'inlerveiition  de  Dombrowsky. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  353 

à  celte  heure  qu'une  loi,  la  loi  de  la  guerre.  Et  M.  Thiers, 
qui  avait  refusé  la  mise  en  liberté  de  Blanqui  aux  premières 
demandes  de  l'archevêque,  Fa  refusée  de  nouveau  à  l'am- 
bassadeur d'Amérique,  au  nonce  du  pape  et  au  délégué  du 
lord-maire  de  Londres,  en  prétextant  que  l'élargissement 
de  Blanqui  donnerait  à  l'insurrection  un  chef  trop  dange- 
reux. 

«  Nous  ne  voulons  rien  ajouter  à  ces  faits  trop  clairs  par 
eux-mêmes.  Ils  démontrent  trop  bien  la  haine  impitoyable 
des  sbires  de  Versailles  et  le  sort  qu'ils  réservent  à  Paris, 
si  Paris  se  laisse  vaincre  ». 

Samedi  20  mai. 

On  va,  on  vient^  on  vaque  aux  affaires  courantes,  on 
compulse  des  répertoires,  on  inscrit  en  des  registres.  Un 
peu  plus  loin  des  camarades  sont  au  feu,  des  amis  reçoivent 
des  coups  de  fusil.  Avant-hier,  les  fédérés  étaient  envahis 
au  Couvent  des  Oiseaux  par  des  forces  versaillaises  bien 
supérieures  ;  ils  n'ont  pas  voulu  céder,  ils  ont  péri  presque 
jusqu'au  dernier,  et,  dans  le  dortoir  où  reposait  naguère 
l'aristocratie  des  filles  de  France  sous  l'aile  des  mères 
jésuitesses,  on  a  du  sang  jusqu^à  la  cheville. 

Le  soir  après  les  fatigues  de  la  journée,  on  se  promène 
sur  le  balcon,  respirant  l'air  frais,  regardant  les  étoiles,  la 
Poussinière,  Algol,  Altaïr  et  Aldébaran,  l'inflexible  Étoile 
Polaire  qui  soutient  l'axe  du  monde...  Et  de  temps  à  autre 
le  ciel  frémit  de  palpitations  de  lumière...  ce  sont  les 
éclairs  des  batteries  qui  parlent  et  se  répondent  de  Ver- 
sailles à  Paris... 

La  nuit,  on  se  couche  comme  à  l'ordinaire,  supposant 
sans  doute  que  le  lendemain  on  se  relèvera  comme  à  l'ordi- 
naire. On  s'étend  entre  ses  draps,  on  dort  bienoumal.Etplu- 
sieurs  fois,  le  somme  il  est  interrompu  soit  par  quelque 
détonation  plus  formidable  que  les  autres,  soit  même  par 
le  tambour  battant  la  générale.  Pendant  que  nous  dormons, 
cent  cinquante  mille  hommes  rôdent  et  guettent  autour  de 
nos  murailles  avec  échelles  et  pétards.  Pendant  la  nuit, 
vingt  mille  hommes  ici,  vingt  mille  hommes  là  se  ruent  à 
l'assaut,  et  s'ils  font  trou,  si  nos  braves  gardes  nationaux 
surpris  d'une  façon  ou  d'autre,  décontenancés  par  un  des 

23 


354  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

mille  accidents  de  la  guerre,  ne  parviennent  pas  à  repousser 
les  hordes  envahissantes,  la  ville  est  massacrée,  la  Révolu- 
tion est  perdue  et  le   monde  est  livré  aux  horreurs   d'une 
réaction  dont  on  ne  peut  prévoir  le  terme- 
Dimanche  21  mai. 

11  est  certain  que  si  Paris  peut  tenir  quelque  temps  encore, 
il  lui  viendra  des  secours.  Contre  Versailles  altérée  du 
sang  de  Paris,  la  protestation  de  la  province  indignée  se 
fait  de  jour  en  jour  plus  hiute  et  plus  forte,  la  protestation 
se  fait  menaçante  et  impérative  Si  cela  dure  encore,  la 
province  républicaine  tiendra  totalement  la  même  conduite 
que  la  franc  maçonnerie  parisienne,  qui  a  été  entraînée 
dans  la  mêlée  et  qui,  après  avoir  planté  son  drapeau  de 
paix  entre  les  combattants,  a  dû  tirer  le  glaive  pour  le 
défendre  contre  les  assaillants  qui  le  mettaient  en  pièces. 

Malgré  llnterdiction  violente  par  M.  Thiers  du  Congrès 
de  Bordeaux  assises  du  communisme  et  de  la  rébellion, 
malgré  les  fureurs  de  M.  Picard,  et  du  Grand-Justicier 
Dufaure,  le  patron  de  tous  les  bourreauxde France,  le  mou- 
vement des  conseils  municipaux  s'interposant  entre  Paris 
et  Versailles  n'a  pas  discontinué  un  seul  jour.  Le  lende- 
main même  delà  note  comminatoire  de  rO/^c/e/,  les  délégués 
des  conseils  municipaux  du  département  de  l'Hérault,  au 
nombre  de  treize,  se  sont  mis  en  route  pour  Versailles,  por- 
teurs des  pétitions  de  150  villes  et  communes,  réclamant  la 
reconnaissance  de  la  République  par  l'Assemblée  et  la  ces- 
sation de  la  guerre.  —  Sur  le  chemin,  ils  rencontrent  un 
général,  le  vaillant  M.  de  Curtin,  qui,  à  la  tête  de  300  sol- 
dats les  attendait  à  une  station.  Les  treize  citoyens  furent 
facilement  arrêtés,  emballés  dans  un  train  spécial,  accom- 
pagnés de  gendarmes,  revolver  au  poing.  Ils  furent  dans 
cet  appareil  conduits  à  Nevers,  et  incarcérés  dans  la  prison 
cellulaire.  Pendant  trois  jours  les  représentants  de  l'Hé- 
rault restèrentsous  les  verroux,  sans  être  même  interrogés. 
Puis,  sans  aucune  explication,  le  Directeur  de  la  prison  leur 
annonça  leur  mise  en  liberté  et,  le  registre  d'écrou  signé,  il 
leur  ouvrit  les  portes.  Les  citoyens  reprirent  bravement 
leur  voyage,  et,  arrivés  à  Versailles,  allèrent  tout  droit 
sonner  chez  M.  Thiers.  Le  chef  du  pouvoir  exécutif  leur  fît 


JOURNAL    DE   LA    COMMUNE  355 

répéter  ce  qu'il  avait  fait  dire  déjà  plusieurs  jours  aupara- 
vant à  la  députation  du  Havre,  également  chargée  d'une 
mission  conciliatrice  :  «  Je  n'ai  de  temps  que^  pour  les 
affaires  sérieuses,  je  n'en  ai  pas  pour  une  conciliation  qui 
est  impossible  entre  deux  termes  inconciliables  )>.  Cepen- 
dant les  délégués  de  l'Hérault  purent  joindre  Picard,  dont 
naturellement  ils  ne  tirèrent  rien  de  bon.  A  Paris  par  contre, 
ils  ont  été  accueillis  à  bras  ouverts. 

Après  eux,  nous  avons  vu  les  députés  de  Lyon,  car  le 
congrès  de  Bordeaux  ayant  été  interdit,  les  républicains  de 
province  en  ont  immédiatement  convoqué  un  autre  à  Lvon 
qui  s'est  tenu  le  mardi,  16  courant.  Voici  les  termes"  de 
l'appel  : 

«  Il  faut  que  la  grande  voix  de  la  France  s'élève  et  fasse 
taire  enfin  celle  du  canon. 

«  Assez  de  sang  répandu,  assez  de  ruines,  assez  de 
deuils!  Faudra-t-il  donc  que  des  Français  consomment 
l'œuvre  de  destruction  que  la  haine  de  l'étranger  avait 
rêvée  et  qu'elle  semble  n'avoir  laissée  inachevée  que  pour 
nous  réserver  l'éternel  remords  de  l'avoir  accomplie. 

«  Paris  n'est  pas  la  Commune,  mais,  tout  en  désapprou- 
vant ses  excès,  Paris  veut  les  libertés  municipales  comme 
base,  de  la  République.  La  cause  qu'il  défend  est  celle  de 
toutes  les  villes  de  France.  Comment  pourraient-elles  ne 
pas  intervenir  dans  un  conflit  où  les  intérêts  les  plus 
précieux  sont  engagés?  Quel  esprit  impartial  pourrait 
soutenir  que  leurs  tendances,  leurs  aspirations  sont  réelle- 
ment représentées  dans  l'Assemblée?  Comment  dès  lors 
n'auraient-elles  pas  le  droit  et  le  devoir  de  faire  entendre 
leurs  vœux  ? 

«  Ces  vœux  d'ailleurs  ne  sont-ils  pas  ceux  du  pays  tout 
entier?  Les  élections  municipales  qui  viennent  de  s'accom- 
plir peuvent-elles  avoir  un  autre  sens  ?  En  dépit  des 
terreurs  que  la  guerre  civile  pouvait  projeter  sur  le 
scrutin,  ne  crient-elles  pas  à  l'Assemblée  :  paix  et  liberté! 
C'est  sous  l'inspiration  de  ces  pensées  que  Lyon  a  résolu 
de  former  dans  son  sein  un  congrès  où  il  invite  toutes  les 
municipalités  à  envoyer  des  délégués.  Ces  délégués  auront 
à  se  concerter  sur  les  meilleures  mesures  à  prendre  pour 
faire  cesser  la  guerre  civile  et  affermir  la  République. 


356  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

(c  Nous  comptons  sur  votre  empressement  à  répondre 
à  notre  appel.  D'une  prompte  intervention  peut  dépendre 
le  salut  de  la  France  et  de  la  République. 

(Suivent  les  signatures). 

L'appel  fut  entendu.  Plusieurs  départements  envoyèrent 
à  Lyon  leurs  délégués,  malgré  les  efforts  de  l'autorité 
qui,  à  Grenoble  par  exemple,  avait  dépêché  cinquante 
gendarmes  pour  empêcher  la  réunion  préparatoire.  Trois 
autres  congrès  sont  en  formation,  un  à  Lille,  un  autre  à 
Nantes,  et  même  un  troisième  à  Bordeaux.  A  Lyon,  le 
congrès  devait  se  tenir  le  dimanche,  mais  empêché  par  les 
ordres  de  Versailles,  il  ne  put  se  réunir  que  mardi.  Les 
résolutions  suivantes  ont  été  prises  : 

«  Au  chef  du  Pouvoir  exécutif  de  la  République  Française, 

«  A  la  Commune  de  Paris  ; 

«  Les  délégués,  membres  de  Conseils  municipaux  de 
seize  départements  ; 

«  Au  nom  des  populations  qu'ils  représentent,  affirment 
la  République  comme  le  seul  Gouvernement  légitime  et 
possible  du  pays,  l'automnie  communale  comme  la  seule 
base  du  Gouvernement  républicain  ; 

«  Ils  demandent  : 

«  La  cessation  des  hostilités; 

«  La  dissolution  de  l'Assemblée  Nationale,  dont  le  mandat 
est  terminé,  la  paix  étant  signée  ; 

«  La  dissolution  de  la  Commune; 

c(  Des  élections  municipales  dans  Paris  ; 

«  Des  élections  pour  une  Constituante  dans  la  France 
entière  ; 

«  Dans  le  cas  où  ces  résolutions  seraient  repoussées  par 
l'Assemblée  ou  par  la  Commune,  ils  rendraient  respon- 
sables devant  la  nation  souveraine  celui  des  deux  combat- 
tants qui  refuserait.  » 

Ont  signé  les  délégués  des  départements  suivants,  etc. 

Le  cas  prévu  a  été  réalisé  :  à  Versailles,  les  délégués 
sont,  après  de  nombreux  pourparlers  parvenus  à  être 
reçus  par  MM.  Thiers  et  Picard.  Le  chef  du  pouvoir 
exécutif,  redressant  sa  petite  taille,  enflant  sa  petite  voix 
et  la  gonflant  d'insolence,  a  observé  à  ces  délégués  qu'ils 
avaient  été  nommés  en  violation  de  son  décret,  qu'ils  ne 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  357 

représentaient  rien  pour  lui  et  qu'ils  ne  les  écouterait  pas. 

Puisque  le  chef  du  pouvoir  exécutif  ne  veut  écouter  ni 
les  représentations  de  Lyon  ni  aucune  autre,  que  faire  ? 

Les  délégués  de  Lyon  déclarent  vouloir  provoquer  une 
réunion  générale  de  tous  les  conseils  municipaux  de  France 
qui  signifieront  à  l'Assemblée  que  son  mandat  est  expiré 
avec  la  signature  de  la  paix,  qu'ils  ne  sont  plus  rien  et 
qu'ils  ont  à  s'en  aller.  Et  si  les  députés  ne  veulent  pas  s'en 
aller,  heureux  au  milieu  de  leurs  cinq  cents  canons  et  de 
leur  armée  de  150  mille  soldats,  les  conseils  municipaux 
feront  néanmoins  appel  aux  électeurs  et  les  convoqueront 
aux  urnes. 

Tout  cela  est  très  bien  pour  la  cause  de  Paris,  réellement 
très  bien.  Pourrons-nous  attendre  le  lent  développement 
des  choses?  Si  la  province  avait  compris,  il  y  a  un  mois 
déjà,  ce  qu'elle  comprend  aujourd'hui,  nous  serions  tous  en 
joie  et  en  liesse,  l'ancienne  Assemblée  rurale  eût  été 
renvoyée  à  ses  bestiaux,  une  nouvelle  eût  été  nommée  et  la 
République  serait  sauvée  ! 

Il  y  a  quelques  jours,  à  la  date  du  15  mai,  Paschal 
Grousset  a  lancé  un  appel  aux  grandes  villes,  appel  qui 
était  un  vrai  cri  de  détresse.  Ce  cri,  nous  l'avons  blâmé 
dans  une  pareille  cause,  le  désespoir  même  doit  être 
stoïque.  «  Qu'attendez-vous  pour  vous  lever?  leur  crie  le 
délégué  de  la  Commune  aux  relations  extérieures.  Qu'at- 
tendez-vous pour  chasser  les  infâmes  agents  de  ce  Gouver- 
nement de  capitulation  et  de  honte,  qui  mendie  et  achète  à 
cette  heure  même,  de  l'armée  prussienne,  les  moyens  de 
bombarder  Paris  par  tous  les  côtés  à  la  fois?  Attendez-vous 
que  les  soldats  du  droit  soient  tombés  jusqu'au  dernier 
sous  les  balles  empoisonnées  de  Versailles?  Attendez-vous 
que  Paris  soit  transformé  en  cimetière  et  chacune  de  ses 
nuisons  en  tombeau? 

«  Grandes  villes,  vous  lui  avez  envoyé  votre  adhésion 
fraternelle,  vous  lui  avez  dit  :  du  cœur,  je  suis  avec  toi! 
grandes  villes,  le  temps  n'est  plus  aux  manifestes,  le  temps 
est  aux  actes  quand  la  parole  est  au  canon.  Assez  de 
sympathies  platoniques,  vous  avez  des  fusils  et  des  muni- 
tions, aux  armes!  villes  de  France! 

«  Paris  vous  regarde;  Paris  attend  que  votre  cercle  se 
serre  autour  de   ses  lâches  bombardeurs.  Paris   fera  son 


^^^  JOURXAL    DE    LA    COMMUNE 

devoir  jusqu'au  bout.  Mais  neloubliezpas  :  Lyon,  Marseille, 
Lille,  Toulouse,  Nantes,  Bordeaux  et  les  autres!...  Si 
Paris  succombait  pour  la  liberté  du  monde,  l'bistoire  aurait 
le  droit  de  dire  que  Paris  a  été  égorgé,  parce  que  vous  avez 
laissé  s  accomplir  l'assassinat!  » 

Toulouse  et  Marseille  se  sont  levées,  Marseille  a  même 
été  à  moitié  massacrée;  depuis  Lyon,  Bordeaux.  Cosne, 
INeyers,  Montpellier  ont  fait  chacune*^ leur  petit  soulèvement, 
mais  dont  aucun  n'a  abouti,  les  unes  se  sont  lancées  trop 
tôt  les  autres  trop  tard  :  il  est  peut-être  impossible  aux 
villes  de  provinces  de  se  soulever  avec  ensemble.  Ce 
qu  il  eût  fallu  tout  d"abord,  c'est  la  Ligue  des  villes,  tenant, 
pour  parler  comme  xM.  Thiers.  «  les  assises  du  commu- 
nisme et  de  la  réhpllinn  i  « 


Dimanche  21  mai. 


Encore  un  assaut  qui  vient  d'être  repoussé  ;  on  nous  dit 
que  c'est  une  sixième  grande  tentative  des  Versaillais.  Les 
huit  jours  après  lesquels  tout  devait  être  terminé,  au  dire 
de  M.  lliiers,  sont  expirés,  après  un  septième,  un  huitième 
ou  un  neuvième  assaut,  l'armée  de  Versailles  se  tiendra 
sans  doute  pour  satisfaite.  Quant  à  l'armée  parisienne,  elle 
n'est  pas  encore  au  bout  de  son  courage,  tant  s'en  iaut.  Il 
me  paraît  qu'elle  est  plus  ferme  et  plus  résolue,  plus  sûre 
de  la  victoire  que  jamais.  Jai  toujours  fait  mes  réserves 
quand  au  succès  final.  J'ai  toujours  conseillé  à  la  Commune 
de  tenir  bon  et  de  toujours  tenir  bon,  de  n'offrir  aucune 
transaction,  en  face  des  "  provocations  incessantes  de 
\  ersailles,  néanmoins  mon  espoir  a  toujours  été  dans  une 
intervention  des  grandes  villes  parlant  sévèrement  à 
l'Assemblée  et  réconciliant  Paris  avec  le  reste  de  la  France, 
Mais  aujourd'hui,  je  commence  à  croire  à  une  victoire  de 
Paris  gagnée  de  haute  lutte,  je  me  sens  gai,  dispos. 

Je  ne  suis  point  parmi  les  plus  confiants,  tant  s'en  faut, 
mais  il  en  est  de  plus  ditficiles  à  rassurer  :  ceux  qui,  il  y  a 
plus  de  six  semaines,  déclaraient  impossible  que  Paris  tint 
encore  huit  jours  de  plus.  Ils  n'ont  cessé  de  nous  dire  que, 
chaque  soir,  avec  les  arrivages  d'Allemagne  et  de  la 
province  «  la  plus  belle  armée  du  monde  »  s'augmente 
dun     régiment    au     moins    d'excellentes    troupes";     que 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  359 

c'est  par  centaines  et  centaines  que  l'on  compte  les  canons 
de  gros  calibre  amenés  contre  Paris;  que^  devant  les 
points  les  plus  faibles  des  murailles,  sont  amoncelés  de 
formidables  amas  de  poudre  et  de  bombes,  de  pétards,  de 
gabions  et  de  fascines;  qu'il  n'y  a  pas  de  fort  au  monde, 
d'enceinte  capable  de  résister  à  des  batteries  tirant  quatre 
mille  coups  à  l'heure,  quand  une  armée  de  200000  hommes 
se  tient  prête,  de  jour  et  surtout  de  nuit,  à  se  précipiter  par 
une  des  brèches...  Et  si  on  répond  :  eh  bien  oui,  ces 
formidables  batteries  ont  tiré  leurs  quatre  mille  coups  à 
l'heure,  et  les  plus  braves  troupes  du  monde  ont  tenté 
l'assaut  déjà  plusieurs  fois.  Les  prudents  ne  veulent  plus 
rien  entendre,  ils  veulent  toujours  avoir  peur. 

Je  ne  suis  pas  sans  inquiétude,  mais  il  me  semble  que  la 
bataille  ne  peut  pas  être  plus  terrible  qu'elle  l'a  été. 
Plusieurs  fois  déjà,  les  Versaillais  se  sont  cassé  bec  et 
ongles  contre  nos  murailles  :  ils  ont  démoli  un  fort,  c'est 
vrai,  à  peu  près  démoli  deux  autres,  mais  partout  où  l'on  se 
bat  corps  à  corps,  à  Neuilly,  Asnières,  Colombes,  depuis 
trois  semaines,  on  a  avancé  d'un  côté  et  reculé  de  l'autre, 
gagné  ailleurs ,  et  finalement  on  est  toujours  en  d'aussi 
bonnes  positions  qu'avant.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  grande 
stratégie  là-dedans;  je  ne  crois  pas  qu'aucun  de  nos  géné- 
raux se  soit  élevé  à  une  tactique  bien  supérieure  à  celle  de 
rester  en  place  et  de  ne  pas  faire  de  retraite  en  bon  ordre 
comme  du  temps  Trochu.  Mais  il  y  a  déjà  deux  mois  que 
cela  dure,  et  «  le  tout  est  de  durer  »  comme  disent  les  Nor- 
mands. 

Par  cela  seul  que  les  choses  durent,  elles  s'établissent, 
elles  se  tassent,  s'ordonnent  et  se  coordonnent.  Certes  notre 
Gouvernement,  partagé  en  deux  camps,  celui  du  Comité 
Central,  tel  qu  il  existait  le  18  mars,  et  la  Commune  pro- 
prement dite,  improvisée  le  2  mars,  est  toujours  comme 
affolé,  débordé  par  les  nécessités  de  la  guerre,  ne  sachant 
quel  milieu  raisonnable  prendre  entre  les  rigueurs  mar- 
tiales, l'inflexible  sévérité  d'un  vrai  comité  de  salut  public, 
et  les  aspirations  idéales  vers  une  République  modèle,  et 
au  nom  d'une  Révolution  faite  pour  le  bonheur  du  genre 
humain. 

En  dehors  du  Gouvernement  de  Paris,  qui  ne  fait  rien 
pour  consolider  la  situation  et  qui  l'embrouille  pour  sa  large 


360  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

part,  Tesprit  des  partisans  de  la  Commune  se  fixe,  les 
hommes  apprennent  à  se  connaître  et,  par  conséquent,  à  se 
classer.  Peu  à  peu  les  services  se  régularisent,  l'adminis- 
tration s'épure,  les  fonctionnaires  commencent  à  connaître 
leur  métier.  Des  commissions  supérieures  se  forment,  soit 
pour  la  révision  des  marchés  et  fournitures,  soit  pour 
l'examen  des  comptes  et  factures,  soit  encore  pour  traduire 
en  cour  martiale  les  concussionnaires  et  fraudeurs,  pour 
rechercher  et  atteindre  les  cumulards  d'appointements. 

La  différence  entre  les  deux  administrations  est  certai- 
nement à  l'avantage  de  Paris,  qui  a  les  travers  de  Tigno- 
rance  mais  non  pas  les  vices  de  la  routine.  Dans  ce  tohu- 
bohu  de  la  Commune  et  du  Comité  Central,  d'hommes 
médiocres  dans  leur  grande  majorité  et  représentant  la 
simple  moyenne  des  électeurs  parisiens  et  gardes  natio- 
naux, les  mauvais  sujets  et  chenapans  ne  manquent  pas  ; 
mais  quand  on  les  a  mis  au  pouvoir,  on  ne  les  a  pas  mis  en 
place  quoique  chenapans,  et  encore  moins  parce  que  chena- 
pans, on  les  a  pris  parce  qu'on  les  croyait  honnêtes  et 
capables.  Et  quand  l'un  d'eux  est  soupçonné  d'être  mal- 
honnête ou  indigne,  les  collègues  ne  se  gênent  guère  pour 
le  mettre  en  accusation,  l'arrêter  et  le  destituer. 

Et  comme  de  nouvelles  élections  nettoieraient  tout  ce 
personnel,  élimineraient  nombre  d'incapables  et  d'ambi- 
tieux !  En  République,  et  surtout  dans  des  périodes  aussi 
critiques,  il  devrait  être  très  facile  d'entrer  au  pouvoir,  non 
moins  facile  d'en  sortir  ;  quand  un  organe  travaille  et  fatigue 
incessamment,  il -devrait  se  renouveler  incessamment. 

Lundi  22  mai. 

Nous  nous  étions  endormis  dans  la  joie  du  sixième  assaut 
repoussé  :  les  pessimistes  eux-mêmes  croyaient  qu'en  rai- 
son de  cette  résistance  triomphante,  la  province  intervien- 
drait enfin,  pour  imposer  à  Versailles  une  transaction  rai- 
sonnable. Les  optimistes  voyaient  déjà,  hélas!  il  serait  trop 
douloureux  de  dire  aujourd'hui  quelle  était  leur  foi!... 
Aujourd'hui  on  nous  réveille  au  cri  :  «  Les  Versaillais  sont 
entrés.  Ils  sont  au  Champ  de  Mars,  ils  sont  au  Trqcadéro, 
ils  sont  à  l'Arc  de  Triomphe,  ils  sont  aux  Champs  Elysécs, 
et  ils  avancent  toujours.  Ils  arrivent  en  masse.  La  trahison 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  361 

leur  a  ouvert  toutes  les  portes.  Ils  disent  eux-mêmes  avoir 
franchi  lenceinte  sans  avoir  tiré  un  coup  de  fusil.  Les  réac- 
tionnaires vont  leur  livrer  le  reste  de  la  ville.  Une  autre 
poudrière  vient  de  sauter.  La  fumée  d'un  énorme  incendie 
noircit  le  ciel.  On  ne  sait  ce  qui  brûle.  » 

Est-il  vrai!  La  fin  est  venue? 

Dans  la  rue,  silence  singulier.  Quelques  groupes  çà  et 
là  se  parlent  à  voix  basse.  Au  milieu  d\m  de  ces  groupes, 
j'avise  un  jeune  libéral,  très  libéral,  qui  naguère,  courait 
après  moi  pour  me  dire  des  choses  aimables,  je  l'aborde  : 
—  Eh  bien!  quelles  nouvelles?  —  Il  me  répond,  en  me 
tendant  un  bout  de  doigt,  négligemment:  —  «  Oh!  ce  que 
vous  savez.  L'armée  de  Versailles  a  effectué  son  entrée  hier 
au  soir.  Elle  a  marché  toute  la  nuit.  Elle  occupe  tout  un 
côté  de  Paris.  Elle  aborde  maintenant  la  place  de  la  Con- 
corde. Elle  va  vite,  comme  vous  voyez  !  » 

Je  le  salue.  Cet  ongle  de  l'index  qui  m^avait  été  offert  par 
le  jeune  homme  très  libéral  m'indiquait  suffisamment  quelle 
était  la  chance  de  succès  laissé  encore  au  parti  de  la  Révo- 
lution. 

Avec  un  ami,  nous  explorons  le  quartier.  Nous  descendons 
par  la  rue  des  Saints-Pères  avec  l'intention  de  traverser  le 
pont.  Arrivés  sur  le  quai  une  balle  siffle  à  nos  oreilles.  D'où 
venait  ce  messager  de  mort?  Nous  regardons  dans  la  direc- 
tion indiquée  parle  bruit.  Rien  n'est  en  vue.  Mais,  retranché 
derrière  une  de  ses  persiennes  fermées,  quelque  bon  bour- 
geois «  fait  de  l'ordre  »  à  l'angle  du  pont,  à  l'instar  de  ces 
braves  Marseillais  qui  canardent  les  moineaux  du  fond  de 
leurs  bastides. 

Nous  poussons  dans  ce  massif  des  rues  de  l'Université, 
de  Lille,  de  Yarennes,  Dominique  et  Grenelle-Saint-Ger- 
main. Nous  aurions  voulu  entrer  au  Ministère  de  la  guerre 
ou  de  l'Instruction  publique,  mais  nous  sommes  arrêtés  par 
des  barricades  de  gardes  nationaux  :  «  On  ne  passe  pas  !  » 
Nous  comprenons  que  ces  Ministères  sont  déjà  occupés  par 
les  Versaillais.  Nous  rebroussons  chemin.  A  quelques 
angles  de  rues,  on  ébauche  des  simulacres  de  barricades  ; 
mais  les  hommes  qui  y  travaillent  ont  des  figures  inquiètes, 
sombres  et  soucieuses.  Il  n'est  pas  difficile  de  discerner, 
par  contre,  la  jubilation  intérieure  de  tous  ces  concierges, 
boutiquiers,  marchands   d'articles  de  sainteté,   dévots   et 


362  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

dévotes  qui  composent  le  fond  de  cette  population.  Leur  œil 
vous  mouchardait  déjà  pour  vous  dénoncer  au  futur  gen- 
darme et  au  premier  policier.  Ils  ricanent  de  la  consterna- 
tion du  prochain,  un  sarcasme  haineux  et  triomphant  per- 
çait sous  leur  air  contrit  et  sous  leur  masque  d'humilité 
béate  et  confortable. 

Les  essais  de  résistance  se  font  au  hasard  :  ne  vient  pas 
qui  ne  veut  pas,  vient  qui  veut,  où  il  veut,  et  comme  il  veut. 
Nul  ordre.  Absence  de  direction  générale,  la  surprise  est 
complète;  l'ennemi  a  pénétré  dans  le  camp  à  lïmproviste. 
On  ne  pouvait  se  défendre  contre  l'évidence  :  la  rive  gauche 
était  indéfendable  contre  les  Yersaillais.  Les  alentours  de 
l'Ecole  ^Militaire  et  des  Invalides  ont  toujours  été  bonapar- 
tistes ;  de  là  on  passe  dans  les  hôtels  et  jardins  du  noble 
faubourg  Saint  Germain,  nichée  de  légitimistes;  viennent 
ensuite  les  jésuitières  de  Saint-Sulpice,  de  l'Abbaye,  de 
Saint-Etienne,  de  Sainte-Geneviève  et  de  la  rue  Lhomond, 
sans  compter  les  universitaires  de  la  Sorbonne  et  du  Jardin 
des  Plantes,  ralliés  aujourd'hui  autour  de  la  bannière  cléri- 
cale... Et  les  étudiants  du  quartier  Latin?  —  Ce  sont  des 
universitaires  en  herbe  ;  ces  futurs  avocats  et  magistrats, 
professeurs  en  médecine  et  docteurs  patentés,  ne  sont,  ne 
peuvent  être,  sauf  de  très  nombreuses  exceptions,  que 
des  bourgeois  futurs  ;  '  aussi  leur  avons-nous  vu  refuser 
adhésion  à  la  Commune  qui  leur  offrait  la  Fédération  des 
Ecoles  et  la  réorganisation  de  l'Enseignement  Supérieur, 
ainsi  et  comme  ils  l'entendraient.  Dès  que  les  boulets  éra- 
fleront  les  pavés,  le  lion  du  quartier  Latin  ne  secouera  point 
sa  blonde  crinière,  il  ne  rugira  point  son  redoutable  rugis- 
sement, mais  il  se  réfugiera  dans  la  fraîche  grotte  de  la 
Source,  à  la  fontaine  de  bière,  où  viennent  se  désaltérer  les 
biches...  Certes,  les  Versaiilais  peuvent,  ce  matin,  aller 
tout  de  go,  depuis  l'Ecole  Militaire  et  la  gare  Montparnasse 
jusqu'à  la  gare  d'Orléans  et  rejoindre,  de  ce  côt'é-là,  les 
Prussiens,  leurs  nouveaux  amis. 

Et  sur  la  rive  droite  ? 

—  Sur  la  rive  droite,  la  confusion  est  moindre.  Les  for- 
teresses des  Tuileries,  du  Louvre  et  de  THôlel  de  Ville,  la 
place  Vendôme,  la  Bastille,  la  caserne  du  Prince  Eugène 
sont  pour  la  garde  nationale  de  solides  points  de  résistance, 
Sans  doute,  la  population  de  tous  ces  quartiers  riches  et 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 


36a 


commerçants  est  républicaine  tout  au  plus,  et  nullement 
révolutionnaire  ;  mais  le  terrain  n'est  pas  miné  en  dessous, 
comme  de  l'autre  coté  de  la  Seine.  Et  puis,  on  se  sent  ici 
sous  le  feu  des  rousres  de  Batio-noUes  et  de  Montmartre,  de 
Belleville  et  de  Ménilmontant. 

La  physionomie  de  l'habitant  diffère  notablement  suivant 
les  quartiers  ;  et  il  faudrait  être  Parisien  pour  trouver  quel- 
que intérêt  à  une  description  politico-géographique  des 
divers  arrondissements.  En  général,  on  peut  dire  qu'à 
Paris  le  thermomètre  républicain  et  révolutionnaire  monte 
et  descend  suivant  les  altitudes  du  sol  au-dessus  du  niveau 
de  la  mer.  Le  plan  des  égouts  pourrait,  avec  de  légères 
modifications  servir  de  carte  politique.  La  grande  ligne  de 
dépression  est  la  Seine  et  le  centre  les  Tuileries. 

Une  légende  se  répand  :  c'est  que  les  gardes  nationaux 
exécutant  un  mouvement  tournant,  auraient  repris  les 
portes  d'entrée  et  que  les  Versaillais,  ayant  leur  retraite 
coupée,  seraient  maintenant  pris  entre  deux  feux.  Légende 
comme  nous  n'en  avons  que  trop  entendu  pendant  le 
siège. 

Néanmoins  il  est  de  fait  que  les  Versaillais  n'ont  pas  su 
ou  n^ont  pas  voulu  profiter  de  l'immense  avantage  d'une 
surprise  qui  leur  livrait  Paris  presque  sans  coup  férir.  Con- 
tournant la  place  de  la  Concorde  et  la  Madeleine,  ils  se 
sont  emparés  de  la  gare  Saint-Lazare,  ils  ont  suivi  le 
chemin  de  fer  jusqu'au  nouveau  collège  Chaptal  que  leur 
a  livré  un  bataillon  de  la  garde  nationale  ami  de  l'ordre, 
lequel  bataillon  tire  des  fenêtres  sur  les  camarades  de  la 
ville.  Les  soldats  versaillais  se  sont  avancés  en  bas  jusqu'à 
l'église  de  la  Trinité  qui  commande  la  chaussée  d'Antin  ; 
mais  ils  n'ont  pas  le  bloc  de  maisons  intérieures.  Un  ami 
me  raconte  avec  une  admiration  enthousiaste  comme  quoi 
il  a  vu  dans  la  rue  Ferme  des  Mathurins  des  gardes  natio- 
naux élever  une  barricade  sous  le  feu  même  de  l'ennemi.  11 
y  avait  déjà  en  travers  de  la  rue  une  ligne  de  pavés,  trois 
grès  et  pas  davantage,  superposés.  Couchés  de  leur  long, 
des  hommes  avaient  organisé  une  chaîne  de  pavés  dont  ils 
surélevaient  leur  fragile  abri,  tandis  que  des  compagnons 
échangeaient  avec  les  Versaillais  des  coups  de  fusil.  Et  cela 
tranquillement,  sans  phrases,  sans  même  chanter  :  Mourir 
pour  la  patrie...  calmement  et  sobrement...  A  ce  propos^ 


364  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

toute  la  journée,  j'ai  eu  Toeil  sur  les  ivrognes,  et,  dans  mes 
pérégrinations,  tant  sur  la  rive  gauche  que  sur  la  rive 
droite,  je  n'ai  vu  que  deux  hommes  pris  de  vin  et  un  qui 
faisait  semblant  de  l'être. 

Du  Boulevard  des  Capucines,  j'ai  entendu  tirer  dans  les 
rues  mêmes,  dans  l'enceinte  sacrée  de  la  ville,  le  canon  de 
la  guerre  civile.  C'était  tout  près  :  des  boulets  se  dirigeaient 
contre  le  grand  Opéra.  Le  premier  coup  me  serra  à  la  gorge. 
J'en  éprouvait  une  douleur  physique,  comme  à  la  fusillade 
du  22  janvier,  ordonnée  sur  la  place  de  l'Hotel-de- Ville  par 
M.  Chaudey  agissant  pour  compte  de  MM.  Favre  et  Trochu, 
le  canon  tonnant  dans  nos  murs  et  portant  des  messages  de 
Français  à  Français  ! 

Sur  tout  mon  parcours  de  la  Madeleine  au  Château  d'Eau, 
sur  les  boulevards,  plus  désertés  des  passants  qu'ils  ne 
l'étaient  au  temps  jadis  de  deux  à  trois  heures  du  matin, 
quelques  gardes  nationaux  de  bonne  volonté  improvisaient 
des  barricades.  Aucune  animation  jusqu'aux  portes  Saint- 
Denis  et  Saint-Martin  qui  font  la  ligne  de  démarcation 
eutre  les  quartiers  riches  et  les  populaires.  On  y  allait 
de  bon  cœur  à  la  porte  Saint-Martin,  des  citoyens  faisaient 
la  chaîne  de  pavés,  d'autres  arrêtaient  les  passants  :  Citoyen, 
Citoyenne,  à  l'ouvrage  !  Ce  que  les  enfants  accomplissaient 
de  travail  était  vraiment  étonnant  ;  des  garçons  se  mettaient 
à  deux  ou  trois  pour  desceller  un  pavé  que  portait  ensuite 
un  moutard  de  cinq  ou  six  ans  fléchissant  sous  le  poids  du 
fardeau  :  des  gamins  perchés  sur  la  muraille  remplissaient 
l'office  de  maçons  et  même  d'architectes  ;  tous  ces  échappés 
de  l'école  étaient  heureux  et  fiers  de  jouer  —  c'est  bien  là 
le  mot  —  leur  rôle  dans  la  guerre  civile. 

La  nuit,  je  remonte  le  faubourg  du  Temple.  Avec  une 
activité  fiévreuse,  on  y  accomplit  d'immenses  travaux.  Les 
hommes  creusent  et  fossoient,  des  femmes  veillent  à  côté, 
armées  d'un  fusil  avec  bayonnette. 

jMardi  :23  mai. 

Je  ne  suis  pas. rentré  coucher  hier  soir  chez  moi,  de  peur 
de  me  réveiller  captif  des  Yersaillais.  J'ai  préféré  passer  la 
nuit  avec  des  amis  du  faubourg  du  Temple,  afin  de  me 
réchauffer  de  leur  enthousiasme  et  de  retremper  mon  âme 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  365 

attristée  au  contact  de  leur  mâle  et  âpre  volonté.  Et  puis, 
c'était  sans  doute  visite  d'adieu  pour  plus  d'un.  Nous  sommes 
des  marins  dont  le  vaisseau  fait  eau  pendant  la  tempête  et, 
de  quart  d'heure  en  quart  d'heure,  coule  toujours  plus  bas. 
Accoudés  sur  le  gaillard  d'avant,  nous  regardons  les  vagues 
qui  du  fond  de  l'horizon  accourent  en  hurlant,  écumant  de 
rage.  Sera-ce  la  première  qui  nous  emportera  dans  le 
sombre  bas-fond  ou  la  seconde  ?  —  Non,  ce  sera  plutôt 
la  quatrième  qui  pointe  par  là-bas...  De  même  dans  cette 
mer  bouleversée  de  Paris...  peut-être  aujourd'hui  nous 
faudra-t-il  mourir...  peut-être  demain...  peut-être  après- 
demain...  N'importe,  ce  n'aura  pas  été  en  vain...  Et  quand 
même  ce  serait  en  vain  î  La  nature  est  avare  de  fruits  et 
prodigue  de  fleurs.  Pour  un  arbre  qui  vient  à  bien,  que  de 
boutons  avortés, que  de  fleurs  brûlées  et  desséchées,  que  de 
fruits  tombent  avant  leur  maturité  ou  après  leur  pourriture  ; 
aux  graines  que  d'accidents,  et  parmi  les  jeunes  pousses, 
combien  sont  brisées,  combien  sont  broutées  et  foulées  ! 
11  disait  vrai,  le  pauvre  Girondin  qui  s'écriait  mélancoli- 
quement avant  d'être  guillotiné  :  La  Révolution  est 
comme  Saturne,  elle  dévore  ses  enfants  !  —  Oui  certes,  mais 
comme  Saturne  et  Baal  Moloch,  elle  les  dévore  pour  les 
faire  renaître  ;  elle  fait  les  cadets  avec  la  substance  des 
aînés...  On  trouve  que  le  jeu  n'est  pas  profitable  et  qu'il 
vaudrait  mieux  naître  une  bonne  fois  pour  rester  toujours 
vivant  ?  Bah  !  cela  nous  mènerait  au  régime  de  l'huître 
incrustée  dans  son  rocher.  Et  puis,  telle  est  la  loi  de  la  vie. 
Protester  contre  la  loi,  c'est  protester  contre  la  vie  même, 
à  laquelle  nous  tenons  puisque  nous  la  regrettons.  Accep- 
tons la  nécessité,  acceptons  cette  chose  mystérieure  dont  le 
côté  lumineux  se  nomme  la  vie,  et  dont  le  côté  sombre  se 
nomme  la  mort  :  Puisque  nous  aimons  la  vie  telle  quelle, 
ne  la  querellons  pas  telle  quelle  !  Allons  de  l'avant,  allons 
tant  que  ça  pourra. 

A  Belleville,  grand  mouvement.  On  est  sérieux,  mais  pas 
sinistre  du  tout.  11  est  certain  que  dans  les  bas  côtés  on 
distingue  sans  trop  de  peine  un  découragement  amer  et 
profond,  mais  ceux  qui  vont  et  viennent,  se  comportent  viri- 
lement, animés,  résolus,  leur  démarche  est  ferme  et  fière, 
leur  parole  nette  et  vibrante,  pas  bruyante  du  tout.  Dans 
une  compagnie  qui  allait  se  poster  derrière  une  barricade, 


366  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

l'ai  vu  une  femme  marchant  au  pas  sans  mot  dire.  Elle 
portait  le  fusil,  le  père  tenait  l'enfant  dans  ses  bras.  Ah  ! 
Thiérs,  petit  Thiers,  et  vous,  Messieurs  Jules  Favre  et 
Jules  Simon,  qne  je  vous  méprise! 

Fantaisie  méprit,  je  ne  sais  pourquoi,  d'entrer  au  sommet 
du  coteau  de  Belleville,  dans  l'église  néo-gothique,  style 
patenté,  rigoureusement  conforme  aux  règlements  les  mieux 
autorisés.  C'était  vers  les  dix  heures,  la  nef  était  remplie 
de  néophytes,  garçons  et  filles,  auxquels  un  jeune  vicaire  à 
moustaches  —  ce  vicaire  est  un  libéral  sans  doute  —  expli- 
quait les  mystères  du  catéchisme  catholique,  apostolique 
et  romain.  Le  docteur  élucidait  aux  intelligences  naïves  ce 
que  peut  être  l'enfer  —  réservé  aux  impies  et  aux  révolu- 
tionnaires, vous  savez,  —  il  faisait  comprendre  l'éternité 
par  la  comparaison,  si  neuve,  des  siècles  avec  les  grains 
de  sable  sur  le  bord  de  la  mer... 

Mais  on  ne  manquera  pas  de  raconter  que,  dans  l'affreux 
Belleville,  on  a,  pendant  les  deux  mois  d'une  anarchie  sans 
exemple,  infligé  à  l'Eglise  une  persécution  dont  les  horreurs 
sont  tout  au  plus  comparables  à  celles  exercées  par  les 
Gallus  et  les  Domitien. 

Du  haut  de  la  Butte  Chaumont.  sur  laquelle  on  met  des 
canons  en  batterie,  la  vue  sur  Paris  me  rappelle,  par  sa 
grandeur  imposante,  celle  qu'on  a  du  Mont  Salève  sur 
Genève,  le  lac  et  la  vallée  du  Rhône.  Est-ce  beau,  est-ce 
laid  ?  Je  ne  sais,  mais  le  spectacle  est  splendide,  et  on  le 
contemple  le  cœur  serré.  Parmi  les  nombreux  spectateurs 
qui  regardent  avec  leur  longue  vue,  les  paroles  sont  rares, 
et  brèves.  Au  rayonnement  d'un  soleil  splendide,  la  masse 
des  toits  n'apparaît  plus  que  d'un  brun  noirâtre.  Quelques 
lanternes  et  fenêtres  irradient  en  plusieurs  points  une 
lumière  éblouissante.  Paris  s'étale  à  nos  pieds,  vaste  plaine 
rocheuse,  immense  fourmilière  plutôt,  dans  laquelle  pailles 
et  brindilles  représentent  des  clochers,  des  colonnes  et  des 
arcs  de  triomphe.  Mais  dans  ce  fouillis  humain,  dans  ce 
conflit  sanglant  des  passions  acharnées,  nulle  part,  l'homme 
ne  se  voit  directement,  il  est  trop  petit  par  rapport  à  la 
masse.  La  présence  de  ce  fier  et  terrible  insecte  ne  se  révèle 
que  par  des  fumées  blanches,  bleues  ou  noirâtres.  Les 
blanches  proviennent  de  la  poudre  en  explosion,  canon- 
nades et  mousqueterie  ;  nous  avons  vu  les  bombes  et  obus 


JOURNAL    DE    LA    COM3IUNE  367 

des  Yersaillais  en  allumer  quelques-uns,  les  plus  considé- 
rables, celui  du  Ministère  des  Finances  qui  brûlait  déjà 
depuis  hier  matin,  le  Ministère  de  la  Guerre  brûle  aussi.  Le 
parti  de  l'Ordre  l'ait  son  entrée  avec  la  bayonnette  qui  tue, 
l'obus  qui  fracasse  et  la  bombe  qui  incendie.  Contre  les 
Prussiens,  j'eusse  eu  peut-être  la  force  de  m'irrite r,  aujour- 
d'hui de  Français  à  Français,  je  regarde,  je  constate  et  me 
tais. 

Quant  à  suivre  les  péripéties  de  la  lutte,  c'est  impos- 
sible pour  un  spectateur  ignorant  de  stratégie  et,  de  plus, 
fort  mal  rensigné  sur  les  positions  des  parties.  Je  distingue 
seulement  que  Montmartre  est  attaqué  de  trois  côtés  à  la 
fois,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  soit  longtemps  tenable.  Après 
Montmartre,  les  Buttes  Chaumont,  sur  lesquelles  nous 
nous  tenons,  puis  Be-leville,  puis  le  Père  Lachaise,  et  après, 
ce  sera  fini,  et  nous  retomberons  dans  la  nuit.  Cela  se 
devine,  mais  ne  se  voit  pas.  Meurtres  et  tueries  se  font 
dans  l'ombre,  et  le  hurlement  des  batteries  ne  se  perçoit 
que  semblable  au  japement  des  chiens  dans  les  fermes 
lointaines. 

C'est  ainsi  que  je  contemple  d'un  œil  sec  un  des  plus 
horribles  spectacles  que  l'homme  puisse  voir,  autant  du 
moins  qu'il  peut  discerner  la  scène  d'action  sur  un  théâtre 
si  vaste.  Sur  un  événement  qui  décidera  sans  doute  pour 
quinze  ou  vingt  autres  années  de  la  marche  et  de  la  direc- 
tion des  idées,  l'Histoire  portera  un  jug'ement  terrible.  En 
face  de  cette  immensité,  en  face  des  énormes  écroulements 
qui  se  préparent,  on  s'étonne  qu'on  puisse  désirer  être  un 
des  acteurs  du  grand  drame  social,  et  on  sent  combien  est 
vaine,  combien  est  ridiculement  impuissante  la  volonté 
d'un  individu,  l'effort  d'une  conscience  droite  voulant 
intervenir  dans  ces  gigantesques  cataclysmes  ! 

A  la  barricade,  en  haut  de  la  rue  Lafayette,  j'ai  été  mis 
en  arrestation  par  un  groupe  de  braves  gardes  nationaux 
qui  trouvaient,  et  avec  raison,  que  mon  laissez-passer  est 
insuffisant.  On  m'avait  vu  porter  des  pavés  à  plusieurs 
barricades,  on  se  demanda  si  peut-être  une  apparence  de 
bonne  volonté  ne  cachait  pas  de  l'espionnage.  —  Je  ne 
protestai  nullement  de  mon  affection  pour  la  Commune,  et 
d'un  autre  côté,  je  ne  me  fâchai  point,  me  bornant  à 
repondre  simplement  et  poliment  aux  deux  ou  trois  offi- 


368  /JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

ciers  qui  vinrent  examiner  mon  cas.  Il  parut  digne  d'être 
déféré  au  Commissaire  de  police  de  Tarrondissement. 
Deux  gardes  nationaux  se  mirent  à  mes  côtés,  et  nous 
marchâmes,  moi  gardant  le  silence,  eux  ne  faisant  point  de 
questions  indiscrètes.  —  L'un  d'eux  s'offrit  à  nous  suivre 
pour  que  je  n'eusse  pas  l'air  d'être  en  arrestation.  Je  le 
remerciai  :  pourquoi  cacher  la  vérité?  «  En  route,  on  nous 
requit  de  porter  des  pavés  à  une  barricade  en  construction  ». 
J'en  ai  déjà  trop  porté.  Mes  acolytes  avaient  soif,  ils  s'arrê- 
tent devant  un  marchand  de  vins  de  leur  amis  et  m'offrent 
une  trinquée.  Je  refuse,  mais  ils  y  mettent  de  l'insistance 
et  j'accepte  de  Teau  sucrée,  tandis  qu'ils  prennent  du  vin 
trempé  d'eau.  Nous  trinquâmes  sans  mot  dire,  ils  ne  me 
laissèrent  pas  payer. 

Au  commissariat  de  police  quand  mon  affaire  se  présenta 
à  son  tour,  elle  est  racontée  brièvement  et  à  voix  basse 
par  mes  compagnons.  Le  citoyen  commissaire  fronce  le 
sourcil,  m'adresse  quelques  questions  auxquelles  je  réponds 
discrètement  —  et  Tarrèt  est  prononcé  :  «  Attendu  qu'aucun 
fait  n'est  articulé  contre  le  citoyen  muni  de  papiers  insuffi- 
sants, le  citoyen  peut  passer  son  chemin,  il  est  libre  ».  Je 
salue,  remercie  du  geste  et  m'en  vais  sans  mot  dire.  Ma 
captivité  ne  dura  guère  plus  d'une  heure. 

L'incident  n'est  pas  relaté  à  cause  de  son  importance 
biographique,  mais  comme  détail  pouvant  servir  à  fixer  la 
physionomie  de  l'ensemble.  A  chacun  de  raconter  ce  qu'il 
a  vu. 

Je  remonte  par  les  boulevards  vers  la  Bourse.  Les  physio- 
nomies étaient  sombres.  Je  rencontrai  néanmoins  un  groupe 
de  réactionnaires  qui  riaient  à  gorge  déployée  de  je  ne  sais 
quelle  histoire  de  Chinois.  Dans  les  kiosques,  il  n'y  avait  en 
vente  que  trois  journaux  réactionnaires  racontant  comme 
quoi  notre  vaillante  armée  avait  déjà  exterminé  cette  horde 
de  bandits  presque  sur  tous  les  points.  En  sus,  la  Vérité, 
qui  eût  été  tout  à  fait  réactionnaire  sans  son  inimitié  contre 
les  frères  Picard,  appelait  sur  les  têtes  des  membres  de 
la  Commune  le  juste  châtiment  auquel  ils  ne  peuvent 
échapper.  En  dernier  lieu  le  Rappel  qui,  en  ce  moment 
critique,  déclarait  être  contre  l'Assemblée  mais  ne  pas  être 
pour  la  Commune,  et  rééditait  en  gros  caractères  une 
vieille  page  de  Victor  Hugo  à  peu  près  incompréhensible. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  369 

Huit  joars  après  le  Rappel  et  la  Vérité,  plus  osés  qu'ils  ne 
croyaient  être,  ont  été  punis  de  leur  criminelle  audace  et 
tous  leurs  rédacteurs  dont  on  a  pu  se  saisir  ont  été  mis  en 
prison. 

Je  n'avançais  pourtant  qu'avec  peine;  à  chaque  barri- 
cade, je  devais  exhiber  mon  laissez-passer,  et,  craignant 
que  le  manque  de  carte  d'identité  ne  finit  par  me  jouer  un 
mauvais  tour,  je  me  décidai  à  clore  mon  voyage  d'explora- 
tion de  quartier  en  quartier,  de  barricade  en  barricade. 

Du  pont  de  Bercy,  qu'il  est  beau,  ce.  soir,  le  soleil  cou- 
chant ! 

Les  eaux  vertes  coulent  lentement  et  vont  doucement  ; 
les  balises,  les  mâts  de  navires,  les  arches  cintrées  se 
réfléchissaient  avec  netteté  dans  leur  miroir  tranquille.  Au 
dessus  des  insondables  profondeurs  d'un  ciel  calme  et 
lumineux,  il  tombe  sur  le  fleuve,  il  tombe  sur  la  ville  une 
rosée  d'or  et  d'argent,  une  pluie  de  perles  opalines  et 
irisées,  une  poussière  orangée,  les  monuments  se  profilent 
dans  des  vapeurs  légèrement  violettes,  les  tours  massives 
de  Notre  Dame,  la  fière  colonnade  du  Panthéon,  toujours 
surmontée  de  son  drapeau  rouge,  le  campanile  de  Saint- 
Etienne  du  Mont,  le  beffroi  de  Saint-Jacques. 

Aces  brumes  liliacées,  à  ces  suayesjeux  de  nuances,  à 
ces  harmonies  grandioses  de  lumière  et  de  couleur  se  mé- 
langent ça  et  là  d'épaisses  vapeurs  noirâtres,  ce  sont  des 
fumées  d'incendies,  ici,  là,  plus  loin,  un  peu  partout. 

Et  dans  ce  calme  auguste  et  profond,  en  prêtant  bien 
l'oreille,  on  distingue  des  bruits  lointains  qui  flottent  dans 
la  vaste  étendue  du  ciel  lumineux,  le  chant  du  clairon, 
l'appel  du  tambour,  le  sifflement  de  la  fusillade  et  le  crépi- 
tement des  mitrailleuses.  Mais  ces  bruits  sont  si  faibles,  si 
faibles,  c'est  à  peine  si  on  ne  les  confond  avec  le  bruisse- 
ment des  moucherons,  le  doux  murmure  de  la  brise  et  du 
flot  qui  se  heurte  mollement  contre  la  berge  et  se  plaint  du 
léger  effort. 

^lercredi  24  mai. 

Il  était  encore  grand  matin  quand  a  passé  une  ronde 
ordonnant  de  fermer  les  croisées  et  d'ouvrir  les  persiennes. 
Les  gardes  nationaux  se  plaignent  avec  colère  que,  parles 

24 


370  JOURNAL    DE    LA    COMMUNii 

fenêtres  entrebaillées,  on  leur  ait  tué  traîtreusement  beau- 
coup de  monde. 

Un  homme  de  la  ronde  monte  dans  l'appartement  que 
j'occupe.  Il  vient  chercher  mon  ami,  le  maître  de  la  maison^ 
pour  lui  enjoindre  de  prendre  poste  dans  la  barricade  qu'on 
a  construite  à  côté.  Mon  ami  exhibe  qu'il  a  plus  de  40  ans 
et  qu'il  a  du  reste  une  dispense  l'exemptant  de  la  garde 
nationale  pour  raison  d'un  autre  service.  C'est  bien  !  dit  le 
fédéré,  et,  sans  insister  davantage,  il  s'en  retourne  à  sa 
barricade. 

J'étais  moi-même  hors  de  question  :  une  blessure  à  la 
main  droite  m'incapacise  de  manier  mon  fusil.  Aucune 
invitation  ne  me  fut  adressée,  bien  que  je  fusse  à  côté  dans 
la  chambre  entr'ouverte.  Si  l'homme  m'eût  dit  :  Vous  ne 
pouvez  combattre,  mais  vous  pouvez  vous  faire  tuer  pou 
la  République  démocratique  et  sociale,  je  ne  sais  vraiment 
ce  que  j'aurais  pu,  ce  que  j'aurais  dû  répondre.  Je  crois 
mieux  faire  en  vivant  pour  elle  —  c'est  plus  sage,  plus 
prudent  et  plus  utile  —  mais  tout  un  tas  de  bonnes  raisons 
n'empêchent  que  je  me  suis  senti  petit  et  mal  à  mon  aise  à 
côté  de  l'homme  qui,  sans  mot  dire,  s'en  va  mourir  pour 
celle  que  j'aime. 

C'est  encore  là  un  incident  personnel.  Je  sais  qu'ailleurs 
des  gardes  nationaux  ont  de  force  enrôlé  dans  leurs  rangs 
des  bourgeois  et  jeunes  gens  qui  certes  ne  se  souciaient 
nullement  d'une  mort  héroïque,  mais  avant  de  répéter  ce 
que  j"ai  lu  ou  entendu  dire,  je  raconte  ce  que  j'ai  vu. 

La  rive  gauche  que  je  croyais  intenable,  résiste  toujours, 
il  faut  que  les  fédérés  aient  déployé  une  vigueur  inattendue, 
de  ce  côté  là.  Nous  sommes  à  mercredi,  et  la  surprise  a  eu 
lieu  dimanche. 

Au  dessus  du  nuage  de  fumée,  au  dessus  des  incendies, 
s'élève  tranquille  et  importante  la  colonnade  olympienne  du 
Panthéon,  toujours  surmonté  de  sa  rouge  banderolle,  cause 
de  tous  ces  dégâts  et  massacres. 

Tout  d'un  coup,  les  fumées  qui  entourent  le  Panthéon 
s'épaississent  et  montent  en  noirs  tourbillons...  Encore  un 
grand  incendie...  celui  des  nombreuses  baraques  d'ambu- 
lance dans  le  jardin  du  Luxembourg...  Cela  dure  une  heure 
peut-être,  puis  on  entend  une  explosion  formidable,  une 
trombe  nouvelle  de  fumée  jaillit  au  dessus  des  amoncelle- 


JOUnXAL    DE    LA.    COMMUNE  371 

ment  de  fumée...  c'est  la  poudrière  du  Luxembourg  qui 
saute  avec  ses  balles,  ses  cartouches,  ses  engins  meur- 
triers. Nous  avons  notre  maison  tout  près  avec  des  enfants 
dedans.  Maison,  amis,  parents,  enfants,  est-ce  que  tout 
cela  existe  encore  ? 

De  nouveaux  nuages,  d'autres  vapeurs  opalines  surgis- 
sent et  se  développent.  Ce  sont  d'autres  incendies.  On  en 
compte  distinctement  cinq  ou  six  grands.  Quant  aux  petits, 
ils  sont  trop  nombreux.  Qu'est-ce  qui  brûle? 

Tout,  nous  répond-on.  D'abord  le  Ministère  des  Finances, 
c'est  par  lui  que  les  Versaillais  ont  commencé.  Brûlent  les 
Tuileries,  le  Louvre,  le  Luxembourg,  l'Hôtel  de  Ville,  les 
ambulances  du  Sénat,  les  grands  mag^asins  de  nouveautés 
dans  les  rues  du  Bac  et  de  Kivoli.  Tout  brûle,  les  Versaillais 
ont  commencé,  les  fédérés  ont  continué.  Exaspérés  de  ce 
qu'on  leur  aurait  tué  du  monde  en  tirant  de  derrière  les 
fenêtres,  ils  auraient  allumé  les  magasins  du  Petit  Saint- 
Thomas,  les  rues  de  Lille  et  de  Verneuil,  siège  de  la  haute 
aristoc:itie  rurale. 

Nous  en  sommes  donc  venus  là.  Nous  nous  faisons  la 
guerre  entre  concitoyens  à  la  façon  des  Dacota  et  des 
Delaware  se  brûlant  réciproquement  leurs  villages.  On 
contemple  ce  spectacle  d'horreur  avec  une  froide  désespé- 
rance avec  un  sang-froid  méprisant.  Brûle  ce  qui  brûle  : 
Précipités  au  fond  de  l'abîme,  plongés  dans  le  gouffre  des 
désastres,  quand  on  troue  tant  de  poitrines  vivantes,  quand 
on  écrase  tant  de  cervelles  qui  pensent,  quand  nous  étouf- 
fons dans  une  mer  de  sang,  que  nous  font  encore  monuments 
et  statues,  livres  et  tableaux,  paperasses  et  tapisseries  ! 
Brûle  ce  qui  brûle  !  Quand  une  armée  de  deux  cent  mille 
baïonnettes,  avec  cinq  cents  canons  et  obusiers  se  ruent  sur 
nos  quartiers,  quand  la  horde  des  bonapartistes,  cléricaux, 
orléanistes  et  libéraux  combinés  s'acharnent  sur  notre 
infortunée  Fiépublique  démocratique  et  sociale;  quand 
la  France  se  suicide  de  ses  propres  mains,  que  nous  font 
quelques  joyaux  de  moins  au  collier  de  Paris  qui  expire  ! 

Quand  on  a  perdu  «  les  causes  de  la  vie  »  ainsi  que 
s'exprime  Lucrèce,  on  voit  que  le  bonheur  est  peu  de 
chose,  et  qu'il  tient  à  peu  de  chose.  Quand  la  racine  maî- 
tresse est  coupée,  tronc  et  branchages  tombent  volontiers. 

Flottants  comme  la  malheureuse  méduse  échouée  sur  le 


372  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

rivage,  notre  volonté  est  inutile,  nos  efforts  sont  vains, 
notre  espoir  est  ridicule,  et  le  bon  sens  est  absurde.  Quand 
le  flot  la  soulève,  la  méduse  agite  sa  masse  confuse,  bras, 
rubans  et  tentacules  grouillent  et  remuent,  puis  retombent 
dans  le  vide,  inertes  et  paralysés.  Nos  petites  existences 
sont  portées  par  de  grands  événements.  Maintenant  la 
vague  ramène  le  mollusque  à  la  grande  mer,  source  de  vie; 
maintenant  la  vague  le  rejette  sur  le  roc  contre  lequel  elle 
le  brise,  lambeau  par  lambeau.  Nous  ne  sommes  qu'un 
accident  perdu  dans  Fensemble.  Ce  qui  nous  est  personnel 
et  individuel,  ce  qui  est  vraiment  nous  est  mesquin,  somme 
toute,  et  sordide.  Mais  quant  à  la  vie  générale,  quant  à 
limmense  histoire  universelle,  qu'elle  nous  touche,  et  vous 
saurez  qu'elle  est  aveugle,  qu'elle  est  cruelle  ! 

Nuit  de  mai  splendidement  belle,  d'une  beauté  de  Gor- 
gone et  d'Euménide. 

La  lune  brille  avec  une  douce  majesté  dans  les  vastes 
cieux.  La  Seine  apporte  des  paillettes  d'argent  dans  un  lac 
d'or  pâle.  Un  vent  doux  et  frais  se  glisse  çà  et  là  en  frôlant 
les  feuilles  palpitantes  et  les  fleurs  amoureuses. 

Au  second  plan,  le  fleuve  s'élargit  en  un  étang  de  fer 
fondu,  c'est  la  réverbération  des  incendies  :  l'eau,  la  ville, 
le  ciel  flamboient.  Contre  la  masse  rougeoyante  des  Tui- 
leries se  profilent  les  noires  tours  de  Notre-Dame.  Jusqu'au 
zénith  les  flammes  lancent  des  panaches  de  fumées  ruti- 
lantes, sanglantes  comètes. 

Un  rossignol  vocalise  dans  les  arbres,  on  l'entend  parfai- 
tement, malgré  le  roulement  grondant  des  canonnades 
incessantes.  Et  toute  la  nuit  on  distinguait  dans  l'effroyable 
cacophonie  le  tocsin  douloureux  de  Belleville  et  de  Ménil- 
montant,  s'arrêtant,  reprenant,  puis  les  appels  désespérés 
des  tambours  battant  la  générale.  C'est  le  glas  de 
Fagonie. 

Jeudi  25  mai. 

Aucune  fusillade  ne  se  fait  plus  entendre  de  l'autre  côté 
de  l'eau.  Vers  7  à  8  heures  du  matin,  nous  regardons  le 
Panthéon  :  il  est  dépouillé  de  son  drapeau  rouge. 

Le  Panthéon  n'est  plus  dorénavant  que  l'Eglise  Sainte- 
Geneviève,  une  grande  chapelle  catholique,  la  contrefaçon 


JOURNAL   Di:   LA  co.m:muxe  373 

d'un  monument  romain.  Que  m'importe  le  Panthéon  main- 
tenant ! 

La  rive  gauche  delà  Seine  est  tout  entière  entre  les  mains 
de  l'armée  versaillais^,  qui,  maîtresse  maintenant  du  fleuve 
et  d'une  moitié  entière  de  la  ville,  inonde  avec  ses  forces 
s'accumulant  d'heure  en  heure  les  Parisiens  dont  les 
hommes,  diminuent  à  chaque  instant,  sont  acculés  dans  des 
espaces  de  plus  en  plus  restreints.  Si.  depuis  la  livraison 
des  portes,  Tissue  de  la  lutte  ne  pouvait  être  douteuse,  sa 
terminaison  fatale  est  d'une  écrasante  évidence.  Et,  cepen- 
dant, les  gardes  nationaux  résistent  toujours,  ils  ne  cèdent 
pas  le  terrain  pouce  à  pouce,  ils  le  gardent  tant  qu'ils  sont 
vivants  ;  tués,  ils  l'occupent  encore  par  leurs  cadavres.  — 
«  Quelques  lâches  »,  comme  les  désignait  M.  Thiers,  une 
vile  poignée  de  factieux  !  » 

La  barricade  où  j'aurais  pu  être,  si  je  l'eusse  voulu,  est  à 
quelques  centaines  de  mètres  éloignée  de  la  maison  que 
j'habite.  Elle  est  à  l'extrémité  du  pont  d'Austerlitz,  battue  en 
brèche  par  une  formidable  batterie,  à  l'autre  tête  du  pont 
par  deux  ou  trois  batteries,  au  boulevard  Saint-Germain, 
par  une  autre  au  Jardin  des  Plantes.  En  sus  la  gare  d'Or- 
léans, transformée  en  caserne,  et  les  murs  de  la  berge, 
percés  en  meurtrières,  canardent  incessamment  les  défen- 
seurs de  la  barricade,  soutenue  de  bien  loin  par  quelques 
obusiers  au  sommet  du  Père  Lachaise. 

Quelques  coups  et  le  vacarme  commence,  c'est  assour- 
dissant, on  se  demande  si  dans  les  grandes  forges  et  chau- 
dronneries il  se  fait  autant  de  bruit.  Les  décharges  succè- 
dent aux  décharges,  la  cervelle  est  ébranlée  par  un  mélange 
indicible  de  craquements  et  crépitements,  de  broiements 
et  déchirements,  de  roulements  et  sifflements. 

Ces  divers  bruits  proviennent  de  divers  projectiles  à 
diverses  distances  ;  nous  sommes  sous  le  nuage  de  grêle,  à 
un  bord  seulement.  Des  obus  éclatent  sur  le  quai;  ils  s'en- 
foncent dans  l'eau,  allument  des  bateaux  amarrés;  des 
balles  tombent  dans  notre  cour,  des  biscayens  cognent 
contre  nos  murailles  et  notre  toit.  En  regardant  par  la 
fenêtre  du  côté  de  la  batterie  qui  nous  fait  face,  je  vois  des 
débris  de  chaux  et  de  plâtre  tomber  à  mes  pieds  :  un  mor- 
ceau de  fonte  arrive  juste  sur  moi,  à  quelques  pieds,  mais 
une  ardoise  le  fait  dévier,  je  l'ai  dans  ma  poche.  —  Décidé- 


374  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

ment,  il  faut  se  réfugier  dans  la  cave,  mais  on  ne  peut 
s'empêcher  d'en  sortir  de  temps  en  temps  pour  aller  voir. 

Dans  la  cour,  les  lapins  sautillent,  effrayés,  et  broutent 
les  feuilles  qui  tombent  déchirées  des  arbres.  Une  poule 
affolée  glousse  à  ses  poussins  qui  piaulent,  des  ramiers 
se  sont  enfuis  à  tire  daile  du  Jardin  des  Plantes,  — 
les  hirondelles  ne  nous  ont  pas  quittés,  mais  dans  cette 
tempête  de  mitraille,  elles  ne  font  entendre  leurs  petits 
cris  joyeux,  plus  elles  ne  virent  et  girent  de  leur  façon 
accoutumée.  —  «  Quels  sont  ces  oiseaux  effarants,  doivent- 
elles  se  demander,  ces  oiseaux  qui  passent  invisibles  avec 
des  cris  stridents  et  d'effroyables  battements  d'ailes  en  bri- 
sant les  branches  sur  leur  passage?  » 

Coup  de  foudre,  fracas  atroce,  le  sol  tremble,  tout  vacille 
et  chancelle,  on  se  voit  enveloppé  dans  un  nuage  blan- 
châtre... Je  suis  vivant,  pensai-je  après  le  premier  étour- 
dissement,  oui,  je  suis  vivant,  mais  qui  est  vivant  encore  ? 
«  Etj  à  travers  une  poussière  obscure  et  suffocante,  j'esca- 
lade des  décombres,  j'appelle,  et  quelques  secondes  après, 
je  retrouve  ma  femme  et  mon  fils.  De  nos  amis,  personne 
n'avait  été  tué  ni  blessé,  trois  ou  quatre  avaient  échappé 
par  un  hasard  quasi-miraculeux  :  ils  étaient  dans  la  proxi- 
mité immédiate  d'un  bureau  où  tout  avait  été  mis  en  miettes. 
Un  obus  avait  pénétré  la  maison  de  part  en  part,  brisant 
cloisons  et  meubles  et,  trouant  une  troisième  muraille,  avait 
dévasté  la  cuisine  d'une  habitation  voisine.  On  retrouva  le 
fond  de  l'obus,  c'était  déjà  un  lourd  fardeau,  du  projectile 
entier  un  homme  aurait  eu  sa  charge.  Le  dégât  qu'il  a  fait 
dans  cette  maison-ci  est  supputé  de  quatre  à  cinq  mille 
francs,  y  compris  les  petits  désordres  accomplis  par  six 
biscayens,  mais  pour  le  piano,  les  fauteuils,  ^,es  glaces,  les 
rideaux,  la  bibliothèque,  on  eut  à  peine  quelques  paroles 
de  regret,  personne  n'était  tué  ni  blessé. 

Et  la  barricade  tient  toujours.  Nous  admirons  sa  fière 
résistance.  Est-ce  par  centaines,  est-ce  par  milliers,  que, 
depuis  ce  matin,  on  la  crible  d'obus!  et  nous  allons  vers  le 
soir.  Mais  voici  pour  la  réduire  entin  la  canonnière  d'Arcy, 
puis  une  seconde  :.  l'une  évolue  par  amont,  l'autre  par  aval 
de  la  barricade.  On  frissonne  en  regardant  ces  monstres  ter- 
ribles, invincibles,  invulnérables,  arrogants,  foudroyants, 
lâches  puisqu'ils  n'ont  rien  à  craindre.  Plats  comme  des 


JOURNAL    DE    LA.    COMMUNE 


375 


punaises  deau,  les  boulets  ricochent  sur  leur  corps  de 
bronze.  Sauf  des  trous  d'où  s'échappent  des  balles  assas- 
sines, leur  épaisse  cuirasse  n'ouvre  que  sur  le  devant  une 
gueule  longue  et  formidable  :  chaque  navire  n'est  qu'un 
canon.  Que  leur  répondre?  Que  leur  opposer?  D'un  coup, 
ils  démolissent  une  muraille,  de  deux  ou  trois  coups  ils 
enfoncent  une  maison.  Négligeant  la  barricade,  les  canon- 
nières battent  des  pans  de  rues  entiers  à  droite  et  à  gauche, 
qui  sont  bientôt  en  feu.  En  une  heure  ou  deux,  la  barricade 
n'est  plus  qu'un  amas  de  pierres  inutiles  au  milieu  de  dé- 
combres fumantes  et,  cinq  cents  contre^  un,  contre  les 
défenseurs  du  poste  avancé  de  la  Bastille  et  de  la  gare  de 
Lyon,  se  ruèrent,  bayonnette  en  avant,  les  soldats  de  la 
division  Bruat,  soutenus  par  la  brigade  De  Roja,  rive 
gauche,  et  rive  droite  les  soldats  de  la  brigade  de  Mariouse, 
division  Faron.  Victorieux,  le  drapeau  tricolore  fut  hissé 
au-dessus  d'un  amonceLement  de  cadavres,  dans  une  mare 
de  sang. 

Ai-je  eu  tort  de  ne  pas  reposer  maintenant  sous  la  ban- 
nière tricolore?  demanda  encore  une  fois  ma  conscience. 

Et  après  nouvel  examen,  je  répondis  :  Non,  je  n'ai  point 
eu  tort.  J'ai  même  fait  mon  devoir.  Mais  j'admire  hum- 
blement ceux  qui  ont  fait  plus  que  leur  devoir  et  qui  gisent 
à  côté,  râlants,  agonisants,  ou  écrasés  sous  leurs  pavés.  Ils 
ont  condensé  leur  vie  dans  un  acte  suprême  qui  vaut  mieux 
peut-être  que  tout  ce  que  nous  pourrons  faire  encore  dans 
ce  qui  nous  reste  à  vivre  ». 

Nous  étions  trente-cinq  personnes,  hommes,  vieillards, 
femmes  et  enfants  à  couvert  des  obus,  réfugiés  dans  la 
même  maison  hospitalière;  nous  étions  d'opinions  diverses, 
les  bourgeois  en  grande  majorité.  On  eût  dit  un  ramassis 
de  bêtes  fuyant  Tinondation  ou  l'incendie  et  s'abritant  du 
danger  dans  quelque  île  à  jungles  ou  dans  la  même  caverne. 
En  temps  normal  ces  fauves  se  poursuivent  et  s'entre- 
dévorent,  mais,  dans  l'immense  péril  commun,  ils  font  trêve 
à  leurs  guerres  acharnées.  De  même  ici.  Dans  l'instant, 
toute  affirmation  ou  même  toute  allusion  politique  est 
soigneusement  écartée.  En  inspectant  les  visages  pâles  de 
ces  enfants  consternés,  de  ces  femmes  mi-évanouies,  est-ce 
qu'on  peut  penser  :  «  C'est  toi,  bourgeois,  ce  sont  tes 
pareils  dont  la  lâche  ignorance  et  le  cruel  égoïsme  nou 


376 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 


valent  les  horreurs  prései;ites,  les  horreurs  passées  et  celles 
qui  vont  encore  nous  accabler  !  »  Et,  de  son  côté,  le  bour- 
geois ruminait  en  lui-même  :  «  C'est  toi  révolutionnaire  de 
malheur,  avec  tes  confrères  et  complices  qui,  par  ton  obsti- 
nation criminelle,  oblige  les  amis  de  Tordre  à  te  fusiller, 
ce  que  je  ne  regrette  point,  et  à  démolir  ma  maison  et  mon 
magasin,  ce  dont  je  ne  me  consolerai  point.  » 

On  ruminait  de  part  et  d'autre  ces  acres  pensées^  quand 
soudain  des  pas  lourds  et  un  cliquetis  de  ferraille  se  font 
entendre  :  c'est  la  Propriété,  TOrdre  et  la  Religion  appa- 
raissant, sous  la  figure  de  trois  soldats  en  pantalon  rouge, 
la  figure  cramoisie  de  sueur,  de  vin  et  de  colère.  Ils  descen- 
dent les  degrés  de  la  cave,  la  bayonnette  sanglante  en 
avant  :  «  Où  sont-ils  ces  canailles,  où  sont-ils  ces  lâches  l 
Nous  ferons  leur  affaire!  )) 

Tout  aussitôt  les  bourgeois  de  notre  société  se  précipitent 
vers  eux  et  les  saluent  par  des  cris  de  joie  réels  ou  affectés  : 
Ah  !  vous  voilà^  nous  sommes  les  amis  des  Versaillais  !  Et 
les  bourgeois  de  les  entourer,  de  toucher  le  bras,  les  épaules 
des  soudards  avec  des  mouvements  magnétiques  et  cares- 
sants, tandis  que  deux  ou  trois  jeunes  filles  s'évanouissent 
ou  à  peu  près.  Ces  cris,  ces  félicitations,  ces  attouchements 
et  deux  bouteilles  de  vin  apprivoisèrent  bientôt  deux  li- 
gnards,  mais  le  troisième,  un  galonné,  fouillait  de  ses  yeux 
gris  et  durs  l'obscurité  de  la  cave;  il  scrutait  les  physio- 
nomies, interpellait  de  ci  de  là,  objectait  avec  une  colère 
froide  :  une  victime  de  plus,  c'était  peut-être  un  chevron  de 
plus.  Tandis  qu'il  récriminait,  un  de  ses  collègues  s'atten- 
drissait et  montrant  un  revolver  avec  vanité  :  il  est  tout 
chaud  encore  d'un  insurgé  auquel  j'ai  ouvert  le  ventre.  Et 
l'autre  ajoute  :  Oui,  nous  en  avons  pris  deux  cents  et  nous 
les  avons  fusillés.  Notre  bataillon  est  posté  le  long  du  quai, 
nous  fouillons  les  maisons,  jardins  et  sentiers  ;  du  reste  fit 
le  galonné  en  s'éloignant  avec  ses  hommes,  personne  de 
vous  ne  sortira  et,  à  la  porte  de  chaque  maison,  nous  pla- 
çons une  sentinelle. 

Vendredi  25  mai. 

Harassé,  abruti,  abasourdi,  j'ai  dormi  dans  un  cauchemar 
moins  affreux  que  la  réalité.  C'est  à  se  demander  si  c'est 
bien  la  terre  que  nous  habitons,  et  si,  après  une  de  ces  der- 


JOIIÎNAL    DE    LA    COMMUNE  37" 

nières  nuits,  nous  ne  nous  sommes  pas  réveillés  dans  un 
autre  monde  ! 

Toujours  des  hurlements  de  batterie,  des  pétarades  de 
feux  de  peloton,  la  pluie  grésillante  des  boîtes  à  mitraille. 
C'est  vers  le  Génie  de  la  Liberté,  voltigeant  dans  les  airs  au 
dessus  de  la  colonne  de  la  Bastille  que  trois  cents  obusiers 
de  Tordre  font  converger  maintenant  leurs  décharges.  L'or- 
ganisme nerveux  est  frappé,  martelé,  accablé  par  des  sons 
rauques  et  discords,  par  mille  bruits  grinçants  et  stridents. 

On  se  dirait  dans  un  atelier,  dans  un  immense  atelier,  oui, 
c'est  bien  cela,  mais  un  atelier  dans  lequel  les  mitrailleuses 
travaillent,  un  atelier  dans  lequel  l'œuvre  de  destruction 
s'accomplit  sur  une  immense  échelle.  Paris  est  transformé 
en  une  carrière.  La  poudre  bruyante  y  fonctionne  pour 
faire  sauter  maisons  et  palais  ;  les  pics  et  fleurets  y  trouent 
des  poitrines  humaines.  C'est  une  horrible  cacophonie, 
l'infernal  charivari  de  la  haine  et  de  la  passion. 

La  moitié  de  notre  horizon  est  envahie  par  deux  incen- 
dies, celui  des  locaux  de  la  gare  de  Lyon  et  celui  des  l'im- 
mense grenier  d'abondance  de  la  ville  de  Paris,  farines, 
conserves,  riz,  provisions  de  toute  nature  brûlent  et  flam- 
bent, je  ne  sais  combien  de  millions  qui  s'en  vont  en  fumée. 
On  nous  dit  qu'avant  d'être  égorgés,  les  insurgés  ont  eu  le 
temps  de  barbouiller  ces  édifices  de  pétrole  et  d'y  frotter 
quelques  allumettes  chimiques.  Naturellement,  les  obus 
versaillais  n'y  sont  pour  rien  :  c'est  du  moins  la  version 
orthodoxe,  et  il  serait  funeste  de  paraître  en  douter...  De 
chaque  fenêtre,  de  longues  langues  de  flamme  dardent  des 
étincelles  de  fumée  violacée  dans  les  spires  de  fumée  char- 
bonneuse :  on  se  rappelle  les  hauts  fourneaux  du  Black 
county^  des  séries  de  cheminées  brûlant  comme  des  sou- 
piraux d'enfer. 

Le  ciel  s'est  enfin  attristé,  le  soleil  splendide  des  jours 
passés  s'est  voilé...  on  distingue  des  nuages  gris  de  la  pluie 
les  nuages  d'incendie  à  leurs  reflets  bleuâtres  et  terre  de 
Sienne.  Un  dépôt  d'omnibus,  un  magasin  de  fourrages 
brûlent  tout  près  et,  pas  loin,  l'Hôtel  de  Ville  depuis  plu- 
sieurs jours.  Des  incendies,  il  en  est  sur  tout  le  pourtour 
de  l'horizon...  Mais  on  les  regarde  sans  émotion,  ils  sont 
couleur  locale  et,  comme  on  dit  en  argot  d'atelier,  ils  font 


378  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

bien  dans  le  paysage.  Qu'ajoutent-ils  à  nos  désastres? 
Périssent  les  demeures  puisque  les  hommes  sont  égorgés, 
périssent  les  richesses  puisque  les  idées  tombent,  pour 
longtemps,  puisque  les  principes  mêmes  sont  en  danger  î 

Et  toujours  les  fracas,  le  vacarme,  les  sons  assourdis- 
sants. Dlntervalle  en  intervalle,  ce  qui  reste  de  la  maison  est 
ébranlé  parla  simple  commotion  qui  résulte  des  décharges 
d'une  batterie  voisine.  On  ne  fait  plus  attention  aux  coups 
de  canon,  les  mitrailleuses  nous  agacent  avec  leur  brait  de 
soie  qu'on  déchire,  et  les  obus  qui  passent  au  dessus  de  nos 
tètes,  toupies  ronflantes  et  bourdonnantes,  nous  font  tres- 
sauter encore  lorsqu'ils  éclatent  non  loin  de  nous.  Mais 
l'oreille  éprouve  quelque  soulagement  à  certain  sifUement 
de  merle  chanteur  et  au  doux  et  mélodieux  sussurement  de 
quelque  balle  perfide  allant  au  hasard  frapper  n'importe 
quoi,  n'importe  qui. 

Les  soldats  se  disent  200.000  faisant  leur  besogne 
contre  50.000. 

C'est  le  quart  d'un  million  d'hommes,  fils  de  la  même 
mère.Dela  ville,  leur  amour  et  leur  orgueil,  ils  font  une  ruine 
fumante.  Ils  sont  200.000  esclaves  contre  50.000  hommes 
libres  ou  qui  voudraient  être  libres.  Les  uns  tuent,  arrêtent 
et  démolissent  pour  le  compte  de  leurs  maîtres  et  seigneurs; 
les  autres  se  défendent,  ils  défendent  leur  foyer,  ils  défen- 
dent Jeur  idée.  Les  200.000  sont  innocents  à  force  d'être 
brutes  et  stupides;  les  50.000  sont  héroïques,  mais  ils 
périssent  et,  avec  eux,  l'esprit  de  toute  une  génération. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ils  s'entr'égorgent,  ces  frères.  Et,  dans 
cette  atmosphère  empoisonnéede  poudre  puant  l'œuf  pourri 
et  la  viande  brûlée,  ils  s'abordent  à  coup  de  pistolet  et  se 
répondent  par  une  lame  de  bayonnette  dans  le  ventre. 

O  Fraternité  douce  et  sainte  que  de  crimes  tu  nous 
coûtes  ! 

20  au  soir. 

L'oreille  n'est  plus  assourdie  par  cette  tempête  de  sons 
discordants  :  à  l'ouragan  succède  une  accalmie.  Les  obus 
sifïlent,  des  balles  sifflottent  encore,  quelques  boîtes  à 
mitraille  jettent  ça  et  là  leur  hideuse  charge  dans  les  airs, 
mais  les  sens  se  reposent  et  l'àme  se  pacifie. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  379 

Et  comme  ce  que  nous  appelons  notre  âme  est  dupe  de 
ce  que  nous  appelons  notre  corps  !  C'est  alors  que  Tesprit 
se  rassérène  malgré  lui,  c'est  alors  qu'un  désespoir  plus 
sombre  et  plus  sinistre  devrait  l'envahir.  L'accalmie,  le 
silence  relatif  annoncent  la  nouvelle  fatale  :  la  Bastille  est 
prise,  la  grande  citatelle  populaire  est  envahie  Maintenant 
que  les  200.000  paysans  ont  fait  leur  œuvre  bruyante,  la 
fusillade  meurtrière  et  la  silencieuse  bayonnette  sont  à  l'ou- 
vrage. C'est  maintenant  qu'on  égorge,  maintenant  qu'on 
assassine,  et,  parce  que  le  carnage  est  plus  loin  que  nous  ne 
pouvons  voir,  le  massacre  plus  loin  que  nous  ne  pouvons 
entendre,  la  pensée  se  calme  et  le  cœur  s'apaise  ! 

Samedi  27  mai. 

D'instants  en  instants,  nous  entendons  dans  les  gares  de 
Lyon  et  d'Orléans,  dans  les  chantiers,  quelques  roulements 
de  feux  de  peloton;  une  douzaine,  deux  douzaines  de  coups 
environ  :  ce  sont  les  prisonniers  qu'on  fusille,  les  hommes  que 
l'on  a  ramassés  dans  les  caves  et  greniers  et  que  trois  piou- 
pious  et  leur  caporal  ont  cru  suspects,  des  passants  dont  la 
physionomie  déplaît  aux  policiers  et  mouchards  qui  pullu- 
lent dans  nos  rues,  revolver  à  la  ceinture,  casse-tête  à  la 
poche,  brassard  tricolore  à  la  manche  d'habit,  amis  de 
l'ordre  qui  ont  trouvé  le  moyen  de  ne  pas  servir  la  Com- 
mune en  se  réfugiant  dans  leur  loge  de  concierge  ou  autre 
réduit.  Ils  se  vengent  des  gardes  nationaux  du  désordre 
qui  ont  été  au  feu  et  ont  payé  de  leur  personne,  dénoncent 
les  anciens  soldats  qui  ont  la  maladresse  de  se  laisser  ren- 
contrer en  pantalon  garance  ou  en  casquette  militaire,  par 
conséquent  coupables  de  trahison  ou  tout  au  moins  de 
désertion  en  face  de  l'ennemi  :  Fusillés,  fusillés! 

De  derrière  nos  rideaux,  nous  en  voyons  passer  de  ces 
malheureux  désarmés,  bourgeois  ou  ouvriers,  en  civil  ou 
avec  quelque  pièce  d'uniforme,  ils  marchent  droit,  d'un 
pas  ferme  et  fier,  mais  la  figure  pâle.  Dans  une  heure,  ils 
seront  morts. 

La  Bastille  prise,  les  quartiers  populaires  du  Temple,  de 
Saint-Antoine,  de  Belleville  et  du  Père-Lachaise  restent  à 
forcer. 

Sous  le  ciel  lourd  de  pluie,  les  bouffées  de  vent  apportent 


380  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

les  hurlements  de  la  mitrailleuse,  les  boulets  piochent 
dans  la  barricade  avec  un  bruit  de  grêle.  Là  bas,  les  com- 
battants sont  tués  dans  l'ardeur  et  Texcitation  de  la  lutte, 
ils  ne  sont  pas  assassinés  comme  ici. 

Les  gens  du  quartier  commencent  à  sortir  :  ils  vont 
prendre,  connaissance  de  ce  qui  se  passe  au  dehors.  Ils 
reviennent  avec  des  récits  épouvantables.  La  berge  du 
fleuve  est  parsemée  de  cadavres,  les  rues  aussi.  Dans  cer- 
taines cours  des  corps  morts  sont  amoncelés.  On  emporte 
les  carcasses  par  charretées  pour  les  enfouir  dans  des 
fosses  profondes  qu'on  recouvre  de  chaux  vive  ;  ailleurs  on 
les  asperge  depétrole,  puis  on  les  brûle  ;  on  a  vu  un  convoi 
de  dix  à  douze  omnibus  remplis  de  débris  humains. 

Un  ami  qui  nous  apporte  des  renseignements  nous 
montre  les  semelles  de  ses  bottines  imprégnées  de  sang... 

Des  deux  cotés  de  la  Seine  un  filet  rouge  coule  le  long 
des  berges... 

En  plusieurs  endroits,  il  y  a  des  tas  d'armes  brisées,  de 
fourniments,  de  képis,  de  vareuses,  d'effets  déchirés,  de 
papiers  et  de  registres  brûlés  ou  fumant  encore. 

Dimanche  28  mai. 

Tout  ce  matin,  ou  a  entendu  le  canon  tonner,  on  l'entend 
encore,  c'est  que  tout  n'est  pas  fini.  Le  cimetière  du  Père 
Lachaise,  entouré  d'une  haute  muraille  dominant  Paris  avec 
sa  multiplicité  de  tombes  et  de  chapelles,  est  le  dernier 
point  dans  lequel  tient  l'insurrection...  l'insurrection,  c'est 
le  mot  officiel,  le  mot  de  la  déroute,  et  que  nous  disons 
nous-mêmes  sans  y  prendre  garde.  Tout  vaincu  est  fatale- 
ment un  insurofé. 

On  nous  raconte  qu'au  boulevard  du  Prince  Eugène,  de 
la  place  du  Château  d'Eau  à  la  Bastille,  le  massacre  a  été 
effroyable  :  après  avoir  pris  la  caserne,  les  soldats  jetaient 
par  les  fenêtres  les  gardes  nationaux  morts  ou  mourants. 
Les  mairies  sont  encombrées  de  cadavres;  ils  gisent  par 
toutes  les  rues,  l'air  en  est  empuanté.  Déjà  l'on  voit  des 
chiens  courir  avec  des  quartiers  d'homme  à  leurs  crocs. 

On  remarque  parmi  les  cadavres  la  prédominance  des 
vieillards  :  ce  sont  les  fidèles  de  1848,  ceux  qui  ont  résisté 
à  l'influence  énervante  de  l'Empire  et  qui  lui  ont  survécu. 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  38X 

L'âge  légal  pour  faire  partie  de  la  garde  nationale  est  de 
20  à  40  ans  ;  mais  la  plupart  des  bataillons  de  marche  ont 
constaté  que  l'élite  de  la  troupe  se  composait  des  volontaires 
au  dessus  et  au  dessous  de  cet  âge.  —  Fréquemment  on 
voyait  dans  les  compagnies  un  homme  marchant  entre  son 
père  et  son  fils.  Les  plus  ardents,  les  plus  endurants  ne 
manquaient  presque  jamais  d'être  le  grand  père  et  le  petit 
fils.  Gela  nous  est  d'un  bon  augure  pour  la  Révolution  qui 
suivra.  Car  on  y  pense  déjà. 

28  mai  au  soir. 

Cerné,  attaqué  de  tous  les  côtés,  le  cimetière  du  Père 
Lachaise  a  été  envahi  par  les  troupes  rurales.  Les  derniers 
défenseurs  de  la  Commune  ont  été  massacrés. 

Probablement,  une  période  historique  vient  de  clore. 
Une  nouvelle  commence.  C'en  est  fini  pour  notre  généra- 
tion, destinée  sans  doute  à  être  la  spectatrice  impuissante, 
la  victime  lamentable  d'une  réaction  niaise  et  furieuse. 

Pauvre  France,  si  tu  es -réellement  condamnée  à  mort,  tu 
n'as  jamais  été  plus  en  danger  !  Après  Sedan,  que  tu  es 
bas  tombée  par  la  capitulation  Favre-Trochu  !  —  Et  main- 
tenant où  vas-tu  tomber  ?  les  meilleurs  de  tes  fils,  les  plus 
braves,  les  plus  intelligents,  l'espoir  de  leur  race,  ne  sont 
plus.  —  Les  oisifs  et  les  exploiteurs  coalisés  ont  tué  les 
travailleurs,  quelle  va  être  la  ruine  !  Après  la  corruption 
bonapartiste,  est  venue  la  lâcheté  vis-à-vis  des  Prussiens, 
après  la  lâcheté,  viennent  les  terribles  cruautés  contre  les 
révolutionnaires  —  que  s'en  suivra-t-il  ?  Oh  !  qu'elles  sont 
lugubres  les  visions  qui  se  déroulent  à  nos  yeux  ! 

Mais  advienne  que  voudra  !  Nous  ne  cédons  pas.  Nous 
sommes  mortels,  mais  notre  cause  est  immortelle.  Si  nous 
ne  triomphons  pas,  nos  fils  remporteront  la  victoire,  et  si 
nos  fils  échouent  encore,  nos  petits  fils  réussiront.  La  civi- 
lisation périra  plutôt  que  notre  idéal  social.  Le  vieux 
monde  est  établi  sur  les  privilèges  de  l'oisiveté,  le  monde 
nouveau  s'établit  et  s'établira  sur  les  droits  du  travail. 
Jadis  le  travail  était  esclave,  il  devint  serf,  il,  est  toujours 
exploité,  il  sera  libre  et  attrayant,  n'en  déplaise  aux  ]3om- 
bardeurs  et  égorgeurs  ! 

Et   quand   même   la   France   périrait,   sa   gloire   serait 


382  JOUr.NAL    DE    LA    COMMUNE 

d'avoir  péri  pour  l'idée  sociale,  la  plus  haute,  la  plus 
compréhensive,  la  plus  féconde  qu'ait  formulée  la  société 
humaine...  et  quand  même  ils  couperaient  le  tronc  de  ce  bel 
arbre  fruitier,  qu'on  appelle  la  France,  eh  bien  !  de  ses  fortes 
racines  souterraines  pousseraient  des  rejetons  nouveaux. 
Nous  sommes  fils  de  notre  Terre  et  ils  n'emporteront  ni 
notre  ciel  ni  notre  soleil  ! 

Lundi  29. 

Yincennes  tient  encore,  il  ne  s'est  pas  rendu.  Mais  on  ne 
pense  pas  qu'il  paisse  opposer  la  moindre  résistance 
sérieuse. 

De  sorte  que  le  combat  aura  duré  une  semaine  entière  et 
complète.  Malgré  la  trahison  ouvrant  trois  portes,  malgré 
les  écluses  lâchées  au  flot  d'inondation,  à  l'invasion  de 
200.000  hommes,  malgré  les  secours  actifs  et  les  appuis 
passifs  de  toute  sorte  qu'ont  trouvés  les  envahisseurs  auprès 
de  la  multitude  des  bourgeois  amis  de  Tordre,  la  «  poignée 
de  factieux  «  comme  l'appelle  M.  Thiers,  le  «  vil  ramassis  » 
ont  tenu  tête  pendant  sept  jours  pleins,  sans  compter  les 
deux  mois  pleins  pendant  lesquels  ils  ont  fait  échec  à  «  la 
plus  belle  armée  du  monde  »  commandée  par  le  plus  habile 
stratégiste  des  temps  modernes,  M.  Thiers. 

De  la  barricade  Saint-Merry,  qui  a  tenu  trente-six  heures, 
à  la  bataille  de  juin,  qui  a  duré  trois  jours,  à  la  campagne 
de  1871,  qui  a  duré  septante  jours,  la  progression  est  signi- 
ficative. 

On  se  console  comme  on  peut,  mais  on  ne  peut  pas.  La 
tête  est  vide,  le  cœur  est  trop  plein.  Impossible  de  penser 
ni  de  réfléchir,  l'être  entier  est  absorbé  dans  une  douleur 
vague,  dans  une  ténébreuse  angoisse.  Nous  sentons  que 
notre  existence  ne  tient  qu'à  un  fll.  Nous  n'osons  penser  à 
tous  ces  amis  qu'on  a  assassinés,  à  ceux  qu'on  assassine... 
que  de  nobles  têtes  nous  ne  reverrons  plus,  et  qui  mainte- 
nant gisent  à  terre,  souillées  dans  une  boue  sanglante  ! 

On  nous  apporte  le  propos  dun  médecin  :  «  ceux  qui  ne 
sont  pas  des  brutes  ont  pendant  ces  huit  jours  dépensé 
plus  de  fluide  nerveux  qu'ils  n'en  dépenseraient  en  douze 
mois,  année  commune  ». 

Et  cependant  des  curieux  affluent  dans  les  rues  et  sur  les 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  383^ 

boulevards  :  on  va  voir  les  décombres  et  les  traces  du 
massacre  comme  on  irait  voir  une  exposition  ;  il  y  a  même 
des  femmes  en  toilette,  car  il  paraît  que  c'est  fête  aujour- 
d'hui, lundi  de  Pentecôte.  Il  n'est  pas  sûr  qu'à  ne  regarder 
que  les  physionomies,  un  étranger  devinerait  l'horrible 
drame. 

A  part  la  frivolité  insigne  qui  a  si  tristement  illustré  la 
nation  française,  à  part  la  joie  haineuse  et  cruelle  des 
stupides  amis  de  l'ordre  qui  croient  que  tout  est  fini,  qu'ils 
pourront  s^engraisser  le  reste  de  leur  vie  en  agiotailiant, 
exploitaillant  et  godaillant,  il  y  a  la  peur.  On  a  peur,  mais 
on  est  curieux,  et  l'on  veut  voir  coûte  que  coûte,  pour 
chercher  un  refuge,  pour  en  indiquer  un,  pour  savoir  si 
ceux  qu'on  aime  sont  morts  ou  vivants,  et,  quand  on  a  peur, 
il  faut  cacher  sa  peur  devant  tous  ces  surveillants  qui  vous 
provoquent  du  regard,  qui  inspectent  votre  mine,  vos 
mains,  vos  habits,  votre  tournure,  qui  gagnent  six  francs 
pour  arrêter  un  suspect,  cinquante  aie  faire  fusiller.  Jamais 
le  monde  n'a  l'air  si  gai  et  si  indifférent  que  lorsqu'il  est 
plongé  dans  la  Terreur. 

Mardi  30  mai. 

«  Quel  est  donc  ce  bruit  de  mitrailleuse  que  nous  enten- 
dons et  qui  a  retenti  plusieurs  fois  cette  nuit?  Nous  croyions 
que  c'était  fini  » . 

((.  Chut!  nous  glisse  à  loreille  notre  hôte  d'une  voix  trem- 
blante :  ce  sont  les  prisonniers  de  Mazas,  de  la  Roquette, 
de  Belleville.  Comme  ils  sont  très  nombreux  et  que  ça  ne 
va  pas  assez  vite,  on  les  mitraille....  » 

«  On  les  mitraille!...  » 

«  On  les  mitraille.  Et  puis  on  continue  les  perquisitions. 

<(  Vous  n'êtes  plus  peut-être  en  sûreté  chez  nous.  Si  on 
vous  découvrait  !  » 

«  C'est  vrai.  Mon  cher  hôte,  vous  nous  avez  abrités 
pendant  ces  huit  mauvais  jours.  Nous  ne  l'oublierons  de 
notre  vie.  Nous  allons  maintenant  chercher  un  autre  asile.  » 

Chercher  un  autre  asile  n'est  pas  facile  par  le  temps  qui 
court. 

Les  amis,  les  grands  amis  sont  pour  la  plupart  autant 
compromis  que  nous.  Quant  à  ceux  qui   n'ont  pas  votre 


384  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

opinion,  il  faut  qu'ils  soient  plus  généreux  qu'on  n'est  d'or- 
dinaire, plus  humains  que  les  hommes  n'ont  l'habitude 
d'être  pour  risquer  sa  vie  ou,  ce  qui  serait  plus,  son 
influence,  sa  position  honorifique,  ses  chances  de  promotion 
administrative,  en  faveur  d'un  adversaire  politique.  Et  la 
plus  cruelle  inquiétude  du  proscrit  n'est  pas  celle  du 
danger  qu'il  court  pour  lui  et  les  siens,  mais  celle  du 
danger  qu'il  fait  encourir  aux  dévoués. 

M.  Thiers  avait  promis  à  la  délégation  de  Lyon  ou  de 
Grenoble  que,  sitôt  l'entrée  à  Paris  des  troupes,  il  laisserait 
une  porte  grande  ouverte  afin  de  permettre  aux  plus  com- 
promis, sauf  aux  assassins  de  Lecomte  et  de  Thomas,  de 
s'exiler  ou  ils  pourraient.  Pour  être  juste,  il  n'y  a  eu  que 
de  pauvres  niais  pour  croire  à  cette  promesse  de  M.  Thiers. 
Les  portes  ont  été  rigoureusement  fermées  pour  la  sortie  et 
même  pour  l'entrée.  C'est  d'hier  seulement  qu'on  a  permis 
le  départ  de  quelques  lettres.  Cependant  M.  Thiers  a 
mieux  menti  qu'on  ne  croyait.  11  a  laissé  une  porte  de 
Paris  ouverte,  la  porte  prussienne.  Mais  le  cas  avait  été 
prévu  dans  le  traité  signé  Jules  Favre.  Des  centaines  de 
gardes  nationaux  se  sont  réfugiés  chez  les  Prussiens  :  les 
pauvres  gens  croyaient  réellement  que,  suivant  l'engage- 
ment qu'il  en  avait  pris,  l'étranger  n'interviendrait  pas 
dans  nos  discordes  civiles.  Les  Prussiens,  me  dit-on,  leur 
ont  baissé  le  pont-levis,  entrait  qui  voulait.  Quand  tous 
on  eu  passé,  on  les  a  désarmés  méthodiquement,  ils  ont 
été  solidement  attaché  les  mains  derrière  le  dos,  puis,  tête 
sur  queue,  en  route  pour  Versailles!  Quelques  malheureux, 
épouvantés  et,  à  juste  titre,  ont  alors  voulu  protester. 
«  Mais  nous  sommes  Alsaciens,  nous  sommes  Lorrains, 
nous  ne  sommes  plus  Français  nous  sommes  Allemands  ». 

«  Ah!  vous  êtes  Alsaciens,  vous  êtes  Lorrains  ? -Vous 
n'êtes  plus  Français  mais  Allemands!  sortez  des  rangs  ». 

Alsaciens  et  Lorrains  sortent  des  rangs. 

«  C'est  bien.  Qu'on  les  conduise  au  quartier  bavarois,  et 
que  séance  tenante,  on  nous  fusille  cette  canaille.  Le  reste 
à  Versailles.   » 

Telle  est  aujourd'hui  notre  position  civile,  à  nous 
autres  idéalistes,  qui  nous  disions  très  positifs  et  pas 
autoritaires  du  tout,  nous  qui,  il  y  a  quelques  jours  à  peine, 
poussions  le  cri  de  vive  la  République  Universelle  et  qui 


JOURNAL    DE   LA    eOMMUNÇ  385 

formions  des  plans  pour  la  Fédération  des  Etats-Unis 
d'Europe,  nous  sommes  enfermés  comme  des  rats  dans  une 
haute  enceinte  de  murailles.  Des  chiens-dogues  et  lévriers 
se  jettent  sur  nous  et  nous  acculent  dans  un  coin.  Prenant 
dans  le  tas,  ils  nous  cassent  l'échiné.  Des  rats  !  Ce  mot  ne 
suffit  pas  pour  dire  l'horreur  que  nous  inspirons  aux  amis 
de  l'ordre  et  l'acharnement'  que  des  libéraux  mettent  à 
nous  poursuivre.  Nous  sommes  punaises  qu'on  torture, 
qu'on  enfume,  qu'on  traque  dans  les  fentes  de  boiserie  et 
qu'on  écrase  avec  une  rage  voluptueuse.  Et  pourtant,  ce  que 
je  croyais  hier,  je  ne  puis  m'empêcher  de  le  croire  au- 
jourd'hui!... 

La  progression  est  intéressante.  Après  la  canonnade 
des  lourdes  pièces  qui  balaient  les  barricades,  viennent  des 
charges  à  la  bayonnette  des  zouaves  et  chasseurs  d'Afrique 
nettoyant  les  places  et  les  rues,  puis  les  mouchards  qui 
furètent  dans  les  coins,  puis  les  procureurs  et  argousins 
qui  enfoncent  votre  porte,  vous  arrachent  à  femme  et 
enfants  et  entassent  vos  papiers,  secrets  du  foyer  et  notes 
de  travaux,  dans  les  cartons  sales  d'un  greffe  ou  d'une 
Préfecture  de  police. 

Quel  brusque  changement!  On  légiférait  hier,  on  passe 
aujourd'hui  à  l'état  d'exilé,  d'insurgé,  pis  que  cela  de 
malfaiteur,  de  criminel,  parce  que,  combattant  d'hier,  on  est 
le  vaincu  d'aujourd'hui,  objet  d'horreur  et  d'effroi,  même 
pour  des  amis  qui  n'ont  que  trop  raison  de  craindre  que 
notre  entrée  chez  eux  ne  soit  suivie  de  mort,  de  ruine  ou 
de  prison.  Un  bourgeois  libéral,  ami  de  ma  famille  depuis 
quarante  ou  cinquante  ans,  excellent  homme  du  reste,  me 
disait,  en  me  refusant  un  refuge  sous  son  toit  :  «  En 
dehors  des  amis  de  Tordre,  il  n'existe  plus  aujourd'hui  que 
trois  catégories  d'individus  :  la  première,  des  gens  à 
fusiller,  la  deuxième,  des  gens  pour  Cayenne,  la  troisième, 
des  gens  pour  Nouka-hiva,  et  vous  devez  appartenir  à 
l'une  de  ces  trois  catégories  !  » 

Cherchons  pourtant  si  nous  ne  pourrons  pas  nous  glisser 
dans  une  quatrième  catégorie.  Errant  dans  la  rue,  flânant 
de  ci,  flânant  de  là,  tâchons  de  ne  pas  nous  trahir  et  de  ne 
pas  laisser  deviner  aux  policiers  mouchards  et  brassards 
tricolores,  jeunes  officiers  et  lieutenants  faisant  du  zèle, 
que  je  suis  un  chien  enragé. 

25 


38(>  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

J'ai  vu  les  landes  de  Gascogne,  vastes  et  sombres,  j'ai 
vu  le  désert  de  Lybie,  sables  brûlés,  pierres  calcinées  par 
les  feux  du  soleil,  pas  une  herbe,  pas  un  oiseau,  morne 
solitude,  paysage  sinistre. 

Ah!  si  tout  diin  coup,  on  pouvait  transporter  au  cœur  de 
Paris  quelque  steppe,  quelque  désert,  quelque  plaine  bien 
nue  et  bien  rocailleuse,  comme  des  milliers  d'hommes  s'y 
précipiteraient,  comme  ils  courraient  à  ce  lieu  de  refuge  et 
de  consolation  ! 

Une  remarque  m'a  surpris  :  ce  sont  les  incendies  et 
toujours  les  incendies  dont  on  accable  les  communeux.  De 
l'exécution  des  otages,  on  ne  parle  que  secondairement.  La 
destruction  de  propriétés  est  chose  bien  plus  émouvante 
que  la  destruction  de  îa  vie  humaine. 

Raoul  Rigault  et  cinq  ou  six  membres  de  la  Commune, 
agissant  de  leur  propre  chef,  ou  sur  un  ordre  de  la  Com- 
mune, —  nul  ne  le  sait  —  ont  fait  fusiller  des  otages, 
l'archevêque  de  Paris,  monseigneur  Darboy,  l'abbé  De- 
guerry,  prêtre  de  la  Madeleine,  le  sénateur  Bonjean,  une 
cinquantaine  de  jésuites,  capucins,  congréganistes.  Plus 
Pex-adjoint  au  maire  de  Paris,  Gustave  Chaudey,  ce 
dernier  n'étant  point  otage  mais  prévenu  de  crime. 

(^est  aux  républicains  de  discuter  avec  les  communeux 
s'il  était  juste,  s'il  était  opportun  de  prendre  des  otages. 
Les  Versaillais  qui  prenaient  des  otages  n'ont  point  le 
droit  de  poser  cette  question.  En  ce  moment  même,  nous 
lisons  dans  V Officiel  &e  M.  Thiers  :  »  Le  comte  de  Geydon, 
gouverneur  général  de  l'Algérie,  vient  de  se  saisir  de 
65  otages,  pris  dans  les  principales  familles  du  pays 
ennemi  ».  S'il  est  permis  aux  lieutenants  de  M.  Thiers  de 
s'emparer  de  65  otages,  le  même  droit  appartient  aux 
ennemis  de  M.  Thiers. 

Dès  l'ouverture  des  hostilités,  M.  Thiers  avait  jugé  à 
propos  de  fusiller  ses  prisonniers,  gardes  nationaux  et 
anciens  soldats  de  la  ligne.  Pour  arrêter  ces  exécutions,  la 
Commune  décida  qu'elle  prendrait  des  otages,  et  que,  pour 
un  prisonnier  fusillé  par  les  Versaillais,  les  Parisiens 
rendant  le  mal  pour  le  mal,  fusilleraient  à  leur  tour  trois 
prisonniers.  La  Commune  a  eu  tort  peut-être  de  rendre  ce 
décret,  elle  a  eu  tort  certainement  de  ne  pas  l'exécuter... 
Intimidés  à  demi  par  cet  arrêté,  les  Versaillais  suspendi- 


JOURNAL    DE   LA    COMMUNE  S87 

rent  pendant  cinq  ou  six  semaines  le  fusillement  des  gardes 
nationaux,  mais  continuèrent  celui  des  ex-lignards,  ce  qui 
n'encourageait  guère  les  nombreux  soldats  restés  dans 
Paris  à  marcher  dans  les  mêmes  rangs  que  les  gardes 
nationaux.  Mais,  riposte- t-on,  les  gardes  nationaux  étaient 
protégés  par  leur  nouvel  uniforme?  Tous  n'avaient  pu  le 
revêtir.  Bon  nombre,  comme  c'est  l'habitude  des  troupiers, 
s'étaient  tatoués  sur  les  bras  et  sur  la  poitrine  le  numéro 
de  leur  régiment  avec  les  devises  et  des  cœurs  enflammés. 
Et  les  Versaillais  ne  manquaient  pas  de  deshabiller  leurs 
prisonniers  de  21  à  28  ans  trouvés  avec  ces  marques  -^ 
fusillés!  —  Et  la  Commune  ne  les  vengait  point.  Ce  fut 
sejalement  à  l'explosion  de  la  cartoucherie  Rapp  qu'il  fut 
décidé  qu'on  tâcherait  d'intimider  les  Versaillais  en 
sacrifiant  leurs  otages.  C'était  trop  tard. 

Quant  au  plus  important  d'entre  eux,  l'archevêque,  la 
Commune  en  proposa  l'échange  ;  cet  échange  fut  demandé 
par  des  membres  du  corps  diplomatique,  instamment 
réclamé  par  Monseigneur  lui-même.  Nous  l'avons  dit, 
M.  Thiers  refusa. 

Ce  fut  seulement  lorsque  les  prisonniers  parisiens  tombè- 
rent par  centaines  et  par  centaines  sous  les  balles  des  Ver^ 
saillais  entrés  dans  Paris  que  Raoul  Rigault  fit  son  œuvre 
de  mort  parmi  les  otages...  Les  vengeances  sont  toujours 
■  mauvaises  surtout  lorsqu'elles  sont  exercées  par  le  plus 
faible  contre  le  plus  fort.  Pour  cent  prisonniers  fusillés  par 
les  Versaillais,  les  Parisiens  n'ont  pas  fusillé  cinq  otages, 
mais  pour  dix  otages  fusillés  par  les  Parisiens,  les  Versaillais 
ont  pris  prétexte  pour  fusiller  cinq  cents  Parisiens.  Tel  est 
le  fait  ramené  dans  ses  termes  substantiels. 

11  avait  été  entendu  dès  le  début  que  si  des  otages  devaient 
être  sacrifiés,  on  commencerait  par  les  prêtres.  Du  reste  il 
n'y  a  guère  eu  que  des  prêtres  pris  pour  otages. 

Et  pour  ce  qui  est  de  Gustave  Chaudey,  c'est  lui  qui  a 
ordonné  la  fusillade  du  22  janvier.  Il  agissait  pour  le  compte 
de  Favre,  Picard  et  Trochu  et  pour  son  propre  compte.  Il  a 
fusillé  le  peuple,  il  a  été  fusillé  lui-même.  Du  reste,  il  est 
mort  très  bien  en  criant  :  Vive  la  République  ! 

Chaque  heure  de  gagnée  majore  nos  chances  dévie... 
D'abord,  c'était  aussitôt  pris,  aussitôt  fusillé,  maintenant  on 
a  quelque  répit,  les  chances  de  salut  augmentent  avec  le 


388  JOURNAL    DE    LA    COMMUNE 

temps  de  la  réflexion.  Peu  à  peu  les  vainqueurs  reviendront 
sans  doute  de  leur  folie  furieuse,  s'arrêteront  dans  leur  rage 
de  meurtre  et  de  massacre.  En  attendant,  celui-là  rendrait 
à  la  population  parisienne  un  service  signalé  qui  publierait 
pour  faire  suite  aux  petits  traités  de  civilité  puérile  et  hon- 
nête, aux  Manuels  de  bien  vivre  en  société,  une  dissertation 
sur  Fart  de  ne  pas  être  fusillé  :  manière  de  se  vêtir,  de 
marcher,  de  parler,  de  regarder  sans  offusquer  Messieurs 
les  mouchards  et  officiers  versaillais...  Hélas  !  le  mot  de 
fusiller  est  devenu  le  fond  de  notre  langue  :  «  on  fusille,  il  a 
été  fusillé,  nous  serons  fusillés...  «  Et  cependant,  ce  mot, 
je  ne  le  comprends  pas  encore  et  plus  je  réfléchis,  plus  il  me 
semble  monstrueux  qu'il  soit  devenu  le  grand  mot  d'ordre 
de  la  société  française. 

Mercredi,  31  mai. 

Une  famille  de  républicains  à  peu  près  dans  notre  situa- 
tion nous  offre  une  hospitalité  que  nous  n'avions  pas  songé 
à  lui  demander.  Nous  ne  les  compromettrons  pas  beau- 
coup plus,  ils  ne  nous  compromettront  guère  davantage 
que  nous  ne  sommes  déjà.  Nous  avons  changé  de  nom, 
nous  sommes  convenus  d'une  fable  absurde  que  nous  tache- 
rons de  rendre  plausible.  Notre  meilleure  chance  est  d'émi- 
grer  d'un  quartier  dont  les  perquisitions  sont  à  faire  dans 
un  autre  où  les  perquisitions  sont  faites  déjà  et  de  glisser 
ainsi  à  travers  les  mailles  du  filet.  C'est  sciemment  et  de 
propos  délibéré  que  nous  avons  voulu  nous  compromettre 
avec  la  Commune,  nous  aurions  tort  de  nous  plaindre. 

Un  des  spectacles  les  plus  saisissants  qu'homme  puisse 
voir  en  sa  vie  est  celui  de  Paris,  ruiné,  démoli,  incendié. 
La  ville  a  été  dévastée  par  une  trombe  :  le  terrible  typhon 
portant  la  flamme  et  la  fumée  dans  ses  flancs,  pénétrant  à 
travers  les  plus  magnifiques  quartiers.  L'avalanche  d'hor- 
reur et  d'angoisse  qui  a  passé  sur  nos  âmes  a  laissé  sa 
marque  sur  les  plus  beaux  de  ses  monuments.  Vous  voulez 
savoir  ce  que  c'est  que  la  guerre  civile,  vous  voulez  savoir 
ce  que  c'est  que  la  haine  d'un  frère  contre  son  frère  ?  Eh 
bien!  traversez  le  grand  cratère  de  Paris,  suivez  le  chemin 
des  combats,  commencez  à  Neuilly  et  l'Arc  de  Triomphe, 
continuez  par  la  place  de  la  Concorde  et  les  Tuileries,  la 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNS  389 

rue  de  Rivoli,  l'Hùtel  de  Ville,  la  Bastille,  la  rue  Saint- 
Antoine,  le  cimetière  Lachaise. 

A  ce  propos,  je  ne  me  laisse  entraîner  dans  la  question 
artistique  qu'avec  la  plus  grande  répugnance  ;  mais  force 
est  d'en  parler  ;  c'est  ce  terrain  que  les  ennemis  de  la  Com- 
mune ont  choisi  pour  porter  contre  elle  des  accusations  que 
le  reste  delà  France  et  TRurope  entière  ne  pouvaient  enten- 
dre de  sang-froid.  Eh  bien,  au  point  de  vue  spécialement 
pittoresque,  rien  n'est  plus  beau  que  cet  amas  de  ruines 
qui  eût  réjoui  le  cœur  de  cet  acteur  qu'on  appelait  Néron. 
Jamais  édilice  frais  et  neuf  n'a  valu  comme  beauté  grandiose 
et  grâce  touchante  l'édifice  en  ruines.  Le  Colisée  de  Titus 
n'a  jamais  ému  certes  Tàme  d'un  poète  comme  il  le  fait 
aujourd'hui  quand  on  s'assied  sur  l'herbe  d'un  de  ses  gra- 
dins lézardés.  Paris  dévasté,  ce  sont  les  ruines  de  Rome 
transportées  au  milieu  d'une  ville  vivante.  De  tous  les  mo- 
numents de  Paris,  aucun  que  j'aimasse  plus  à  contempler 
que  IHôtel  de  Ville,  d'un  style  si  gracieux  et  coquet,  per- 
fection de  noblesse  et  d'élégance.  C'était  la  Renaissance  dans 
ce  qu'elle  avait  de  plus  charmant.  Oh  !  que  je  trouvai  beau 
l'Hôtel  de  Ville  le  soir  du  4  septembre.  11  m'est  apparu 
d'une  beauté  sublime,  d'une  grandeur  tragique,  d'une  solen- 
nité terrible  avec  sa  façade  démantelée  avec  le  feu  qui 
jaillissait  encore  de  ses  salles,  comme  un  dernier  frisson  de 
colère  dans  un  guerrier  mourant,  avec  ses  pavillons  noirs 
et  fumeux,  avec  ses  statues  consternées,  avec  ses  encadre- 
ments de  fenêtres  vides,  faisant  trou  dans  le  ciel.  Comme 
ruine,  les  Tuileries  sont  bien  inférieures  à  1  Hôtel  de  Ville. 

On  a  demandé  que  les  Tuileries  et  l'Hôtel  de  Ville  ne 
fussent  jamais  restaurées  afin  que  leurs  ruines  crient  de 
siècle  en  siècle  contre  le  vandalisme  révolutionnaire.  Les 
révolutionnaires  ne  demandent  pas  mieux.  Ils  seraient  en- 
chantés que  ce  type  du  mesquin,  M.  Thiers,  qui  se  croit 
aussi  grand  architecte  qu'il  se  croit  grand  général,  n'envoyât 
jamais  les  architectes  qui  lui  ont  rebâti  sa  maison,  recons- 
truire un  Hôtel  de  Ville  sur  des  plans  perfectionnés.  On  a 
sufiisamment  de  photographies,  les  révolutionnaires  rebâ- 
tiront l'Hôtel  de  Ville  tel  qu'il  fut  quand  ils  pourront  y  ren- 
trer, en  attendant  qu'éclose  l'art  nouveau,  conséquence 
nécessaire  du  triomphe  d'un  nouvel  idéal,  produit  spontané 
de  la  Société  future. 


390  JOURNAL  DE   LA   COMMUNE 

Nous  revenons  aux  faits.  En  fait  de  vandalisme,  la  Com- 
mune a  renversé  l'Hôtel  de  M.  Thiers,  style  de  concierge. 
Elle  a  renversé  la  Colonne  Vendôme,  symbole  des  Bona- 
parte; elle  a  brûlé  les  Tuileries,  gloire  de  la  monarchie; 
Paris  a  brûlé  l'Hôtel  de  Ville,  sa  gloire  à  lui,  comme  un 
amant  jaloux  qui,  en  mourant,  poignarda  sa  maîtresse.  11 
est  probable  qu'il  a  incendié  en  outre  quelques  maisons  des 
rues  de  Lille,  de  Vernon  et  de  Rivoli,  ce  dont  nous  le  blâ- 
mons fortement  ;  mais  quant  à  la  multitude  d'autres  incen- 
dies dont  on  l'accuse,  on  apprend  de  jour  en  jour  que  ces 
incendies  imaginaires  ont  été  allumés  par  les  calomnies  de 
Versailles. 

En  dehors  des  deux  grands  incendies  de  l'Hôtel  de  Ville 
et  des  Tuileries,  je  crois  même,  jusqu'après  enquête  véri- 
dique  et  sincère,  que  ce  sont  les  obus  de  M.  Thiers  qui  en 
ont  allumé  la  plus  large  part.  Les  seuls  feux  que  j'ai  vu 
allumer  de  mes  propres  yeux  sont  ceux  de  quelques  mal- 
heureuses barques  brûlées  par  les  Ijatteries  qui  ont  pourvu 
notre  propre  maison  d'obus  et  de  biscayens. 

Je  crois  que  la  Commune  a  incendié  quelques  propriétés 
privées,  mais  que  les  Versaillais  en  ont  incendié  bien  davan. 
tage  :  elles  ont  du  reste  beaucoup  plus  souffert  par  le  bom- 
bardement et  la  démolition  systématique  que  parles  incen^ 
dies. 

Parce  que  les  gens  de  la  Commune  ont  incendié,  les  Ver- 
saillais ont  incendié  à  plaisir  et  tant  qu'il  leur  a  plu  ;  parce 
que  les  gens  de  la  Commune  ont  incendié  des  pierres  et  du 
bois,  les  Versaillais  ont  versé  le  sang  comme  de  l'eau  ;  ils 
ont  tué  comme  le  bon  Titus  ne  tuait  pas  à  Jérusalem  ;  ils 
ont  tué  comme  Tilly,  le  héros  de  l'ordre  catholique,  ne  tuait 
pas  à  Magdebourg.  Et  parce  que  les  gens  de  la  Commune 
ont  incendié,  les  Versaillais  enfouissent  dans  la  calomnie  les 
cadavres  de  ceux  qu'ils  ont  assassinés,  les  aspergeant  d'ac- 
cusations auxquelles  il  nous  est  impossible  de  répondre! 

Le  petit  ^L  Thiers  a  fait  son  entrée  victorieuse  dans 
Paris;  sa  calèche  a  passé  sous  l'Arc  de  Triomphe,  11  était 
accompagné  de  son  fidèle  Leflô,  Ministre  de  la  Guerre,  et 
du  vertueux  M.  Jules  Simon,  le  Philosophe  du  Devoir, 
l'ex-défenseur  des  ouvriers  de  Paris,  le  député  du  Travail. 
Le  petit  M.  Thiers,  tout  comme  M.  de  Bismarck,  a  été  sacré 
grand  homme  par  le  succès.  ^laintenant  qu'il  pourrait  se 


JOURNAL    DE    LA    COMMUNE  391 

baigner,  qu'il  pourrait  se  noyer  dans  le  sang  qu'ont  fait 
verser  son  dépit  sénile  et  ses  rages  de  singe;  maintenant 
que,  sur  ramoncellement  des  victimes  par  lui  massacrées, 
il  pourrait  monter  plus  haut  que  le  bronze  de  la  colonne 
Vendôme,  plus  liauL  que  le  i^authéou.  maintenant  ses  folies 
sont  sublimes,  ses  inepties  sont  grandioses,  ses  roueries 
sont  des  raisons  d'Etat  et  ses  finasseries  embarrasseraient 
IMachiavel. 

—  Soit!  Tant  que  le  succès  dure,  il  est  absurde  d'entrer 
en  discussion  avec  lui  et  de  vouloir  prouver  qu'il  a  tort. 

Donc,  M.  Thiers  règne  et  gouverne,  jusqu'à  ce  qu'il  ne 
règne  ni  ne  gouverne.  —  On  fusille  et  on  déporte  en  son 
nom  — c'est-à-dire,  pour  parler  le  langage  officiel,  on  juge 
et  on  administre  en  son  nom.  Les  proclamations  affichées 
à  Paris  portent  en  tète  :  «  Armée  de  Versailles  »  —  La 
grande  ville  appartient  à  quatre  corps  d  armée.  Quatre 
omnipotents  généraux  l'administrent.  Nous  avons  des 
«  colonels  faisant  fonction  de  maire  ».  Les  rues  sont  cernées, 
dans  chaque  appartement  entrent  quatre  fusillards  guidés 
par  un  mouchard,  ils  ouvrent  les  armoires  et  les  tiroirs  pour 
y  découvrir  des  suspects,  ils  secouent  le  linge  pour  y 
trouver  des  revolvers.  Les  généraux  et  colonels  paradent 
en  voiture  découverte  avec  des  cocodettes,  les  capitaines  et 
lieutenants  flânent  sur  le  boulevard  avec  des  cocottes. 
L'ordre,  la  famille,  la  propriété  régnent  de  nouveau  dans  la 
capitale  du  Grand-Duché  de  Gérolstein. 

Recueillons-nous  encore  une  fois.  Rentrons  nos  cornes 
comme  l'escargot,  dévisageons  les  saturnales  de  la  réaction, 
regardons  le  gâchis  auquel  nous  n'avons  plus  le  droit  de 
nous  mêler.  —  Nous  avons  bien  notre  petite  idée  sur  la 
manière  dont  tout  ceci  finira  —  mais  chut!  le  monde  ne 
nous  demande  pas  notre  avis.  —  Nous  allons  étudier  les 
événements  récents,  ceux  qui  vont  se  passer,  dans  les 
écrits  et  discours  de  nos  ennemis  —  eux  seuls  ont  le  droit 
de  parler.  Nous  nous  tairons,  mais  nous  enregistrerons. 

Un  dernier  mot  :  La  France  est-elle  assez  châtiée  ? 
A-t-elle  enfin  expié?  —  Oui,  l'expiation  est  à  son  comble, 
et  le  martvre  commence. 


FIN 


Imprimerie  de  Poissy  —  Lejay  fils  et  Lemoro. 


Reclus,   Elle 

La  Jomraune  de  Paris 


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