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La Commune de Paris
AU JOUR LE JOUR
ËLiE Reclus
La Commune
de Paris
AU JOUR LE JOUR
1871
PARIS
LIBRAIRIE C. REINWALD
SCHLEICHER FRÈRES, ÉDITEURS
61, Rue des Saints-Pères, 61
1908
Tous droits réservés.
AVANT-PROPOS
Pas une histoire ceci, — je n'étais pas un
des personnages, pas même un confident des
personnages — fêtais un citoyen, ra'occupant,
me préoccupant, regardant, écoutant, parmi
les moins mal renseignés.
J'étais un thermomètre appendu dans un
coin.
JOURNAL DE LA COMMUNE
Paris, 20 mars 1871.
Préparé de longue main par M. Thiers et ses complices,
le coup d'Etat qu'on sentait confusément avancer dans
Tombre a enfin éclaté et avorté.
On a trouvé dans les Ministères des télégrammes échangés
entre Thiers et Favre, entre le Ministre de la guerre et le
Préfet de police, entre Thonorable Jules Favre et l'hono-
rable Jules Ferry. Nous en donnons quelques extraits.
D'abord la série Thiers à Jules Favre qui, malheureuse-
ment, ne s "étend que du 4 au (5 mars... : « Je vous expédie
le Général de Paladines... et trois divisions représentant
30,000 hommes sont en marche. i»Iais les troupes, même
en chemin de fer, ne peuvent pas aller aussi vite que vous
le supposez. Croyez qu'en fait de choses pareilles, rien ne
sera négligé... Nous allons vous renvoyer aussi Picard et
«n ou deux de vos collègues... 11 n'est pas possible que la
garde nationale n'intervienne pas. Si elle ne le fait pas,
nous le ferons...
Thiers à Vino// et à Ministre de la guerre, à Paris :
« Soyez tranquilles quant au renfort ; deux colonnes vous
arrivent... Ne les jetez pas dans le sein de la population,
établissez-les à l'École Militaire, au Champ de Mai^, aux
Invalides, dans les Tuileries bien fermées... En réoccupant
successivement avec les anciennes troupes les postes aban-
donnés, on reprendra Paris peu à peu. J'approuve la manière
d'opérer de Vinoy, consistante ne pas éparpiller les troupes
et à ne pas brusquer l'emploi de la force... Les tapageurs
vont se diviser, se fatiguer, et pendant ce temps nos ren-
forts arriveront... »
4 JOURNAL DE LA COMMUNE
T/u'ersà V/not/ : « Il faut que Jules Favre s'entende avec
Bismarck pour que les Etats-Majors allemands ne mettent
aucun obstacle au passage le plus rapide de nos troupes
sur les territoires encore occupés par eux. Toutes ces troupes
emportent 90 cartouches par homme et 3 jours de vivres.
Prévenez à toutes les gares, et faites-les occuper vigou-
reusement par de bons bataillons de la garde nationale... »
Guerre Bordeaux à Guerre Paris : « Maintenez vos régi-
ments de gendarmerie, quels que soient les ordres géné-
raux que vous recevrez... Ne rendez pas leurs fusils aux
marins de l'amiral. »
Thiers à Guerre, Paris : a Veillez bien à la réception
des troupes, assurez-vous de leur esprit. Traitez-les le
mieux possible, quoi qu'il en doive coûter. Etablissez-les
de manière à laisser ensemble des brigades... Reléguez
dans les forts les troupes qui vous semtjleront avoir besoin
dùtre enfermées... Faites avec les Prussiens les marchés
de fusils dont vous me parlez, mais veillez à leur qualité et
à leur prix. Ne livrons pas encore bataille. Chaque jour qui
s'écoule est pour nous et contre eux... »
Jules Ferry à Jules Simon : « La tranquillité matérielle
est toujours maintenue ici sans difficultés, grâce à un laisser-
aller complet que nous impose la nécessité... La garde
nationale nest plus qu'un immense désordre. Elle a, depuis
la démission de Clément Thomas, cessé de former un corps.
Une partie des bataillons, la minorité sans doute, obéit à
un comité occulte qui ne paraît pas avoir d'autre but que de
rassembler fusils, canons et munitions. Belleville et Mont-
martre sont occupés militairement par la garde nationale
qui obéit au comité. Un bon général pourrait reprendre en
main les bons éléments... D'Aurelles est arrivé... c'est un
grand point... »
Jules Simon à Jules Ferry : « Certes, il y a urgence^
mais nous avons aussi nos difficultés... »
Thiers à Jules Favre : « Obtenez l'évacuation de Ver-
sailles. L'Assemblée ne voulait pas revenir à Paris. Elle ne
le veut pas encore. Mais elle ira — s'il le faut — à Ver-
sailles, tout en préférant Fontainebleau. Nous ne pouvons
pas nous séparer d'elle sans de grands périls pour elle et
pour nous... Lorsque les événements seront plus clairs,,
nous la ferons partir et nous la suivrons... »
JOURNAL DE LA COMMUNE 5
M. Thiers avait donc cru les événements suffisamment
clairs et avait expédié son Assemblée à Versailles où elle
devait légitimer le coup d'Etat contre Paris en s'y associant.
L'irritation de Paris contre le gouvernement et de la pro-
vince contre Paris avait été savamment amenée et savam-
ment entretenue depuis l'affaire des canons de Montmartre,
dans laquelle les gardes nationaux avaient dix fois raison.
Car ces canons appartenaient de droit à la garde nationale,
soit pour les avoir payés de l'argent de ses souscriptions,
soit pour en avoir hérité de l'armée régulière qui avait offi-
ciellement cessé d'exister et n'était plus que prisonnière
de l'Empereur Guillaume. N'importe, l'affaire de ces canons
eût pu s'arranger dix fois si on eût voulu, mais on ne voulait
pas. Montmartre et Belleville pointaient leurs canons sur
Paris, les lâches, les pillards et les communistes bombar-
daient la cité bourgeoise à leurs pieds : cela faisait trop
image, les roués de la diplomatie n'avaient garde de se
priver de cette fiction poétique. — De l'Agence Havas, du
cabinet de M. Thiers par ci, du cabinet de M. Leflô par là,
de chez Vinoy et Jules Favre partaient les nouvelles les
plus fausses et les plus sinistres qu'on adressait par télé-
grammes aux journaux dévoués de la province, car, à
Paris, il eût été catégoriquement impossible de les mettre
en circulation. L'émeute tardant à venir, le général Yalen-
tin, préfet de police, en organisa lui-même une aux Gobe-
lins avec le concours de ses subordonnés ; Thiers, le méde-
cin en chef de la France, appliquait sur la poitrine de
Paris des vésicatoires, des dépôts de cantharides, afin de
déterminer un abcès, et, montrant l'inflammation, il criait
aux provinciaux naïfs : « Regardez cette horreur ! »
Selon lui, le moment était venu de percer l'anthrax à la
gorge: l'Assemblée des ruraux était convoquée à Versailles
pour le 20, dans trois jours. Trois jours et trois nuits, c'était
plus qu'il n'en fallait. Thiers se souvenait avec admiration
du traquenard de Décembre, dans lequel il était tombé lui-
même après avoir aidé à le préparer. Il voulait en donner
une édition nouvelle, revue et perfectionnée.
La ville était plongée dans l'obscurité, ensevelie dans le
sommeil — car, depuis que Paris n'est plus une ville de
plaisir, mais une ville de deuil et de souffrance, on travaille
le jour et on se repose la nuit — lorsque les rares passants
6 JOURNAL DE LA COMMUNE
virent s'agiter dans l'ombre des masses armées.. Des baïon-
nettes reluisaient ci et là, on entendait par intervalles des
claquements de sabres, le bruit de canons roulants, l'écho
sourd des fantassins marchant, et, sur les pavés, le heurt
sonore des sabots de chevaux, cavalcades lointaines. « Que
signifiaient ces mouvements? des changements de garnison,
sans doute... ces troupes étaient transvasées d'un fort dans
un autre fort ou de Paris à Versailles. » Les rares specta-
teurs se faisaient ces questions et ces réponses, hochaient
peut-être la tète et continuaient leur chemin. Par le temps
qui court on ne s'étonne plus de grand'chose, un bourgeois-
de Delft ou d'Amsterdam louerait volontiers notre flegme.
Les troupes allaient occuper en force les divers points
stratégiques, bien connus de Vinoy depuis décembre 1851,.
bien connus de ses ofliciers dont les études se bornent de-
puis longtemps à la manière de guerroyer contre les Bé-
douins et surtout contre les Parisiens. Le gros des forces
était dirigé contre les parcs d'artillerie de la garde natio-
nale, Belleville, la Bastille, la place des Vosges. Vers trois
heures du matin, les quelques factionnaires qui gardaient
les canons de Montmartre, allant et venant dans leur soli-
tude ennuyée ou bien dormant ou assoupis dans leurs
postes, sont réveillés en sursaut. Des sergents de ville
habillés en lignards se jettent sur eux, brandissent épées,.
baïonnettes et casse-têtes : « Rendez-vous ! » Derrière eux,,
une foule armée se précipite, escaladant les barricades^
mettant main basse sur les canons, les braquant contre les
postes. « Rendez-vous ! Rendez-vous ! » A quatre et cinq
heures du matin, le coup avait réussi sur tous les points,
tous les canons avadent été enlevés, quatre ou cinq cents pri-
sonniers étaient emmenés, au prix de quelques tués et blessés
seulement. Sur les places, au coin des rues, on aflichait
déjà une verbeuse proclamation de M. Thiers, annonçant
aux bourgeois étonnés que la force avait passé du côté de
la loi, que la victoire était à la justice, que les bons citoyens
eussent à se rassurer, et qu'eussent à trembler les méchants,
pillards et communistes.
Mais tout cela n'avait pu se faire sans bruit, sans que
les deux tiers des gardes nationaux surpris s'échappassent
dans l'obscurité à travers les ruelles, se répandissent dans
tous les quartiers, criant aux armes ! Ils vont réveiller tous
JOURNAL DE LA COMMUNE 7
les postes disséminés dans la ville ; à coups de crosse, ils
frappent contrôles portes et fenêtres, contre les devantures
des magasins ; ils font sonner le tocsin ; ça et là la générale
sourd sur un point, puis elle éclate sur plusieurs autres,
elle se multiplie : à ses clameurs toujours plus retentis-
santes, le monde est bientôt sur pied : « Quoi ? Qu'y a-til ?
Un incendie? Les Prussiens? — Oui, c'est l'incendie, ce
senties Prussiens, c'est la République qu'on égorge ! »
Déjà Vinoy avait télégraphié victoire à Thiers. Ses colo-
nels et généraux étendaient leurs lignes autour des posi-
tions conquises, faisaient descendre canons après canons,
qu'on installait au débouché des principales rues sur le bou-
levard extérieur, des patrouilles à pied et à cheval défilaient
de poste à poste.
Le matin était venu. Alors on vit surgir des multitudes
armées et non armées, comme des fourmilières de dessous
terre : elles noient les patrouilles, elles entourent les postes
des soldats qui ne peuvent plus bouger, empêtrés dans la
masse : « Comment soldats, nos frères, fils du peuple, vous
nous massacreriez sur l'ordre de vos infâmes généraux?
Comment, vous nous fusilleriez après que les Prussiens
nous ont bombardés ? » Partout les soldats répondent en
levant la crosse en l'air, on s'embrasse, on fraternise, on
jubile. Furieux, un lieutenant arrache un fusil à l'un de ses
soldats : « Lâches et traîtres, tirez ! » crie-t-il, et fait feu
dans le tas. Aussitôt il tombe lui-même, percé de balles.
Le général Lecomte veut lui aussi relever le moral de ses
troupes : il commande une décharge sur la foule, mais ses
soldats le renversent à coups de crosse, il est livré à des
gardes nationaux qui l'emmènent prisonnier. Un officier
d'Etat-major crie : « Chargez-moi cette canaille ! » et il
lance son cheval contre les groupes, mais la pauvre bête,
assaillie par des coups de baïonnette, tombe pour ne plus
se relever, et tandis que son cavalier disparaissait elle était
coupée en cent morceaux, qu'emportaient des ménagères.
Le général Pâtures fut blessé, le général Clément Thomas,
l'ex-commandant des gardes nationales de Paris, lalier-ego
de Trochu, le confident de Vinoy, le complaisant de Thiers,
déguisé en civil, allait de groupe en groupe d'un air sou-
cieux et affairé. Clément Thomas avait été, jadis, un des
héros de la bataille de juin — du côté de l'ordre, bien-
8 JOURNAL DE LA COMMUNE
entendu. Il est reconnu, il est saisi et jeté dans le même
corps de garde que le général Lecomte. Il n'y resta pas
longtemps. La nouvelle de l'arrestation se répandit bientôt :
« On va le faire échapper ! « Le poste est envahi par la
foule : « Nous sommes la Justice du peuple ; nous condam-
nons Lecomte et Clément Thomas à mourir dans les cinq
minutes. » Ainsi dit, ainsi fait. Les malheureux, conduits
dans un jardin, furent cotés contre la muraille et tombèrent
foudroyés, lex-général en chef de la garde nationale par
dix balles de gardes nationaux, le général Lecomte par les
balles de ses soldats.
Marée montante, le flot populaire avait envahi les hau-
teurs et emporté devant lui tous les obstacles ; le flux inonde
maintenant la plaine, vient battre les portes de THôtel-de-
Ville, des Ministères, des édifices publics. L'entrée ne fut
pas dilhcile à conquérir. Les dignitaires, les hauts fonc-
tionnaires avaient fui depuis longtemps, emportant leurs
portefeuilles à Versailles. On cherchait partout le Gouver-
nement « au besoin pour le défendre, sinon pour le ren-
verser )), suivant la célèbre formule de M. Joseph Pru-
dhomme ; de Gouvernement il n'y en avait nulle part.
Quelques maires et quelques représentants de Paris finirent
cependant par dénicher l'illustre M. Jules Favre, et après
de longs parlementages, pénétrèrent jusqu'en sa présence.
M. Jules Favre affecta ne rien connaître des événements de
la journée; il se réfugiait dans son ignorance comme dans
une forteresse, il se casematait dans l'irrésolution. Les
délégués de quelques municipalités lui exposèrent les me-
sures qui leur semblaient propre à calmer l'agitation, à
endiguer la révolution, pourvu qu'elles fussent acceptées
immédiatement. C'était la remise de tous les pouvoirs de
Paris entre les mains de quatre hommes, tous membres de
l'Assemblée, tous à opinions mitoyennes, tous également
bien vus, ou, pour être exact, également mal vus par les
deux partis de l'Assemblée : Langlois, commandant en
chef de la garde nationale ; Adam, préfet de police ; Dorian,
maire; général Billaut, commandant l'armée de Paris. —
M. Jules Favre prit bonne note de ces propositions, promit
qu'il les appuierait auprès de M. Thiers, il se fit encore
raconter la bizarre aventure à laquelle il ne comprenait
toujours rien, il salua obséquieusement et « Cocher fouette
JOURNAL DE LA COMMUNE
pour Versailles ! » 11 se félicite sans doute d'être parti
encore à temps, en apprenant à la gare Tarreslation du
général Chanzy que le malin Thiers avait mandé à Paris
en toute hâte, sans doute pour lui donner le commandement
de Paris, lui transmettre la responsabilité du coup d'Etat
à accomplir et des mesures qui devaient le compléter.
Arrêté avec tous les égards possibles, le général, quand il
fut relâché plus tard, rendit lui-même témoignage qu'il
avait toujours été traité avec respect et déférence. L'ordre
d'aller en prison lui avait été signifié au nom du « Comité
central. Fédération républicaine de la garde nationale ».
Quel est ce Comité central?
Thiers qui, le 14 mars déjà, se faisait renseigner sur ses
faits et gestes, le déclare absolument inconnu, sorti on ne
sait d'où, surgi du sang et de l'assassinat, de la lie impure
des viles multitudes qui fermentent.
Mieux renseigné que M. Thiers, paraît-il, je connais par
hasard deux ou trois de ses membres, sinon trois ou quatre,
de fort honnêtes gens pour la plupart, très braves et très
résolus. Mais je ne voudrais pas me fier à tous, et surtout me
porter garant de la haute intelligence de chacun. L'avenir, un
avenir très rapproché nous dira ce qu'ils représentent : la
très bonne moyenne de la garde nationale, ni plus ni moins.
Ils ont été élus dans des élections parfaitement régulières,
dans des locaux officiels, et suivant ordre exprès. Ils ont
été élus chacun dans son bataillon et généralement en
dehors des officiers actifs et en vue, pour s'occuper des
intérêts matériels et moraux de leurs camarades. Ils sont
en quelque sorte les représentants des conseils de famille
de leurs régiments. Une fois nommés, ils se sont tout natu-
rellement groupés en un Comité central avec lequel, non
moins régulièrement, les divers comités républicains se
sont mis en rapport.
Le Comité central de la garde nationale de Paris n'est
donc point si vil et si méprisable que le prétend M. Thiers
dans son Manifeste à la province ; mais il est vrai de dire que
personne ne soupçonnait fimmense popularité qu'une révo-
lution triomphante devait lui attribuer en un jour de hasard.
Elus au suffrage universel et pour la gestion des affaires
quotidiennes et extra-militaires, les membres du Comité
central ne sont que gardes nationaux pris parmi les gardes
10 JOURNAL DE LA COMMUNE
nationaux; ils ne sont point des avocats, des journalistes,
des hommes de lettres, des politiciens de profession. Très
connus dans leur quartier, ils sont inconnus au Ministère
de rintérieur, au Ministère des Affaires Étrangères, dans les
salons du grand monde, et dans les cercles diplomatiques.
Si le Comité ^st au pouvoir aujourd'hui, ce n'est pas lui^
c'est M. Thiers qui en est la cause. M. Thiers manigance
une scélératesse et la scélératesse se retourne contre lui.
M. Thiers complote avec ses généraux l'assassinat de la
République et la destruction de la garde nationale. Mais il
advient que le faux M. Thiers a fait un faux calcul — la
garde nationale n'est pas encore détruite, elle triomphe au
contraire pour le quart d'heure. C'est donc la garde
nationale qui prend le pouvoir en la personne du Comité
central.
En se retirant à Versailles au galop de leurs chevaux,
MM. Jules Favre, Dufaure, Ernest Picard, Jules Simon,
l'amiral Pothuau, le général Lellô lancent un Manifeste aux
gardes nationaux pour dénoncer le (]on;ité central que per-
sonne ne connaît. « Sont-ils communistes ou bonapartistes
ou Prussiens? Sont-ils les agents d'une triple coalition?
Quels qu'ils soient ce sont les ennemis de Paris qu'ils
livrent au pillage, de la France qu'ils livrent aux Prus-
siens, de la République qu'ils livreront au despotisme...
Voulez-vous prendre la responsabilité de leurs assassinats et
des crimes qu'ils vont accumuler? Alors, restez chez vous ! »
C'est-à-dire que ces Messieurs s'esbignent, mais ils font un
crime aux gardes nationaux de rester chez eux ; et dès qu'ils
&e sont réfugiés derrière les triples batteries du palais de
Versailles, ils crient à la population de Paris par l'organe
du journal officiel : « Debout contre les assassins ! Debout
contre les stipendiés dé l'ennemi et du despotisme! Debout
pour leur infliger le juste châtiment qu'ils méritent ! »
Paris, 22 mars 1871.
Le gouvernement légitime a mis vingt-cinq kilomètres
de distance entre ses précieux personnages et les assassins
de Batignolles-Belleville. Mais cela na point suffi : il met
JOURNAL DE LA COMMUNE II
tout l'argent, tous les papiers, documents, etc., à Tabri des
pillards de Montmartre et du faubourg St-Antoine. vSur
des ordres transmis secrètement de Versailles, les fonction-
naires, administrateurs et employés de tout grade ont dû
déménager en hâte et se transporter de leur personne avec
leur outillage administratif, et surtout avec leurs caisses,
au siège de l'ordre légal. Pendant deux nuits et une jour-
née, c'a été dans toutes les Mairies et administrations diver-
ses, à la douane, aux octrois, au timbre^ une débâcle inouïe ;
tous leshémoroïdaires de l'Etat, pâles et bouleversés, suant
la peur et l'antique poussière de trente années de bons et
loyaux services à tous les systèmes et à tous les régimes,
allaient et venaient, ahuris, effarés, emportant leurs regis-
tres in-folios, leurs bibelots divers et soupirant de gros
soupirs en jetant un long et douloureux regard sur le large
fauteuil de cuir. Dans tous ces bureaux, dans toutes ces
cervelles le bouleversement est déplorable. Les Prussiens-
envahissant Paris, bombardant et massacrant, s'installant
dans nos maisons, le cataclysme eût semblé moindre, la
catastrophe moins douloureuse. En effet, dans les villes
prises, de vive force ou non, par des uhlans ou les cuiras-
siers blancs du prince de Bismarck, les fonctionnaires étaient
restés immuables sur leurs chaises rembourrées, comme
jadis les sénateurs romains sur leurs chaises curules lors-
que les Gaulois avançaient furieux et terribles. Le gouver-
nement des Trochu et des Thiers, des Favre et des Fourri-
chon n'avait point voulu que les administrations se
débandassent sous aucun prétexte, elles étaient censées se
mouvoir dans une atmosphère supérieure à celles des agi-
tations politiques et nationales. Nous avons eu un préfet^
celui de Nancy, qui, dans un département à demi-envahi^
envoyait ses ordres, ici, au nom de l'Empereur Napoléon, là,
au nom du roi Guillaume. Préfet idéal, digne collègue du
préfet de Bordeaux, un des grands officiers de l'Empire,
qui voulut présider lui-même au renversement par la loule
de la statue impériale ; lui-même voulut donner le signal
des insultes et vociférations, du bris à coups de hache, de
marteau et de massue, afin que l'incident se passât en toute
décence, avec les convenances désirables. Que les Prus-
siens s'emparent de l'iVlsace, de la Lorraine, de la Champa-
gne et de la Normandie, ce n'est pas une raison pour
12 JOURNAL DE LA COMMUNE
arrêter les aiguilles de Thorloge au fronton de la préfec-
ture, -r- Mais si les démocrates et socialistes entrent en
maîtres, à l'Hôtel de-Ville, alors nous tombons dans l'abo-
mination de la désolation prédite par les prophètes de mal-
heur ; il ne doit plus être permis de se marier ni de faire son
testament, les femmes en gésine, les moribonds sur leurs
grabats devront se transporter à Versailles, afin d'y suivre
les gros in-folios verts des registres de l'Etat-civil, embal-
lés par MM. Thiers, Picard et Jules Ferry. Plus de télégra-
phes, tous les employés ont décampé. Les administrateurs
de l'Assistance publique, les gros bonnets des bureaux de
bienfaisance ont emporté les caisses avec l'argent y con-
tenu, mais les indigents restent, les milliers de sourds,
d'aveugles, de paralytiques, de rhumatisants, toute la
population infirme et malade, affamée et avariée qui a vécu
jusqu'à présent de la charité publique. Calcul odieux ! Le
millionnaire Thiers, le dévot Favre, l'obèse Picard, le gras
Ferry ont emporté le bouillon de l'indigent, la béquille de
l'éclopé, les tisanes du malade. Ils veulent qu'indigents,
malades, éclopés se retournent avec fureur contre les pil-
lards de Montmartre et les assassins de Belleville ; ils veu-
lent l'émeute de la faim et de la misère par l'arrêt subit de
tous les rouages sociaux. On appelle cela de Thabileté poli-
tique. De même en juin 1848, les chefs du parti de l'ordre
fermèrent soudain les usines privées et les ateliers natio-
naux, massacrèrent à leur aise les ouvriers qui en dégor-
geaient. Mais l'histoire ne se répète pas ainsi. Et c'est parce
que la révolution de 1870-71 est exactement la contre-par-
tie de 1848-49 que les manœuvres identiques sont suivies
d'un résultat complètement opposé: les mêmes trucs et
coups d'adresse qui, jadis, réussissaient admirablement,
aujourd'hui ratent misérablement.
Quoi qu'il en soit toutes les fonctions publiques sont dans
le désarroi le plus complet, le gâchis et la confusion attei-
gnent des proportions sublimes. Le gouvernement de Ver-
sailles édicté la loi que tout employé qui ne déserte pas
sera immédiatement révoqué. Que de larmes, que d'angois-
ses mortelles chez tous ces malheureux ! Le gagne-pain de
plusieurs milliers de familles est soudain mis en question...
Kn prenant cette allure de passion fougueuse, Versailles
inaugure les procédés révolutionnaires. Reste à savoir si le
JOURNAL DE LA COMMUNE 13
Gouvernement conservateur en sengageant ainsi dans une
voie qui n'est pas la sienne, ne s'engage pas dans une im-
mense sottise. Jl ne suffit pas de crier : « Qui n'est pas avec
moi est contre moi », il faut encore être assez fort pour se
passer des services de toute la multitude qui ne peut pas
vous suivre ; il faut être assez fort pour punir celte nom-
breuse catégorie de gens qui n'ose point vous suivre. Le
Gouvernement de Versailles rend peut-être un grand ser-
vice à la Commune de Paris en la débarrassant tout d'un
coup des ennemis traditionnels, des routiniers en place, des
crétins influents, des tièdes faisant masse, des inertes
effondrant à la fois la route et le char sous leur effroyable
poids. Que de places à donner, que d intérêts nouveaux,
que de fortunes pourront désormais se lier à la destinée
de la Commune de Paris ! Le Gouvernement de Versailles
arrache et emmène les vieux, les repus, les ramollis; lui-
même fait place nette pour les jeunes du Comité Central.
Le décret que le Comité n'aurait jamais osé Jancer dans
le journal officiel, bravement Thiers le signa et Favre le
contresigna.
■ On offrait une transaction : le service des correspondances
étant une œuvre d'intérêt commun, d'utilité absolument
collective aurait été mis à part, considéré comme terrain
neutre et strictement international. M. Rampont s'est mon-
tré satisfait des ouvertures, il a goûté les propositions, dis-
cuté les mesures, conclu les engagements, et quand il ne
s'agissait plus que de les exécuter, on a trouvé l'Hôtel des
Postes vide, il avait déménagé, emmenant les employés,
emportant les timbres, les griffes, les timbres -poste...
C'est le Gouvernement de l'ordre qui organisait lui-même
le désordre le plus complet, qui jetait toutes les relations
de Paris avec Paris, avec la France et tout le reste du
monde dans un trouble indicible. Nous sommes de nouveau
sans nouvelles aucunes de nos familles, de nos affaires, de
nos intérêts, des événements généraux; nos lettres sont
interceptées. Paris ne reçoit plus aucun journal. Les gen-
darmes du Gouvernement vont jusqu'à enlever et lacérer
les exemplaires de V Officiel Versaillais qu'on voudrait
introduire... Que de mensonges, que de colomnies vont
être débités maintenant aux provinciaux naïfs, que d'his-
toires épouvantables, de vilenies et d'insanies, de pillage et
14 JOURNAL DE LA COMMUNE
4e brigandage vont repaître la crédulité vorace des sept
millions de plébiscitaires !
Et cependant, nous ne pouvons pas encore nous mettre
en colère. Ce blocus de nouvelles, ces menaces de guerre
ovile après la honteuse et désastreuse guerre contre
l'étranger, les six cents députés ruraux, le ri=caneiir
Picard, le pleurnicheur Favre, Thiers le petit baladin,
■avec sa vanité colossale, il nous est impossible de les
prendre au sérieux... Jadis les drames se terminaient par
des bouffonneries, est-ce que la farce d'aujourd'hui
aboutirait à une tragédie sanglante ?... ^Nlais en ce
moment est-il possible de rien prévoir ? Avec les événe-
ments courant à la vapeur, train express, ce qui était pos-
sible le matin est impossible le soir, ce qui est déraisonna-
ble maintenant ne le sera plus dans quelques heures.
Qu'avons-nous à prévoir ? C'est à peine si nous pouvons
nous souvenir, tant est grande la différence entre la veille
et le lendemain !
Arrêtons-nous un instant et constatons le fait : il en vaut
bien la peine, il est peut-être unique dans l'histoire. C'est
la plus sérieuse réalisation de l'anarchie qu'utopiste ait
jamais pu rêver. Légalement, nous n'avons plus de gouver-
nement, plus de police ni de policiers, plus de magistrats ni
de procès, plus d'huissiers ni de protêts, les propriétaires
s'enfuient en foule abandonnant les immeubles aux loca-
taires, plus de soldats ni de généraux, plus de lettres ni
de télégrammes, plus de douaniers, de gabelous et de per-
cepteurs. Plus d'Académie ni d'Institut, les grands pro-
fesseurs, médecins et chirurgiens sont partis. Emigration
en masse du « Parti de l'Ordre et des Honnêtes gens », les
mouchards et les prostituées ont suivi. Paris, l'immense
Paris est abandonné aux orgies de la vile multitude, aux
frénésies de la masse impure, aux fureurs de la canaille,
aux appétits du prolétariat immonde. Paris est devenu la
chose des pillards, des athées, des assassins, des commu-
nistes et démagogues. Les amis du Gouvernement lui repro-
chent d'avoir manqué de fermeté. Je crois plutôt que le
petit Thiers a fait un coup d'audace. Sur et certain que les
révolutionnaires n'auraient rien de plus pressé que de s'en-
tre-dévorer et s'entre-déchirer, il les abandonne à eux-
mêmes. 11 a évoqué la République Rouge, et quand elle a
JOURNAL DE LA COMMUNE 15
paru, il lui a livré Paris. Voyons donc ce que la République
Rouge fera de la grande ville !
Maintenant que nous sommes privés de journaux, nous
lisons avec plus d^attention les derniers numéros qui nous
sont parvenus. A tout Seigneur, tout honneur ! la prési-
dence est au vainqueur. Ecoutons d'abord le National
Zeitung^ organe libéral, oh ! très libéral !
« Le parti radical des Buttes Montmartre garde plus que
jamais ses canons et ses munitions, ses commandants, et
forme ainsi un Etat dans l'Etat. Le gouvernement de
M. Thiers n'ose, mais il faudra bien quïl se résigne tôt ou
tard à verser du sang, à moins qu'on ne préfère appeler nos
soldats pour rétablir Tordre, si nécessaire dans la « capi-
tale de l'Europe ». Véritablement, nous étions bien sots,
lorsque au jour de la déclaration de guerre, une certaine
crainte se manifestait dans notre pays. Il faut l'avouer, nous
avions peur de nous rencontrer avec les Français qu'on nous
avait dit terribles, et qui sont tout au plus méchants. Ces
gamins ont de Tesprit mais manquent de sens moral. Ils
veulent la République sans savoir ce qu'est la République.
On croyait généralement qu'après cette guerre les Fran-
çais auraient pu profiter de leurs malheurs, mais non! ils
sont devenus plus insensés que jamais, et ils détruisent en
ce moment les quelques ressources qui leur restaient
encore. »
Et voici les oracles du Daily News, un des pontifes du
libéralisme anglais: « Une fois de plus la canaille a con-
quis Paris. A loccupation Prussienne a succédé une humi-
liation plus honteuse encore : le Drapeau Rouge flotte sur
rHôtel-de-ville... Le Gouvernement de M. Thiers eut pu
faire des miracles, n'eût été qu'il est par trop débonnaire.
Une seule chose la empêché de faire hacher les canonniers
de Montmartre par une charge comme à Balaclava, c'est sa
tendresse pour les insurgés, son espoir qu'il pourraient
encore se repentir de leur mauvaiseté, et revenir au droit
et à la légalité... Les classes respectables de la France ne
peuvent que regretter amèrement les bénédictions de l'Em-
pire, perdues sans retour aujourd'hui. Mais les classes
moyennes, aveugles à leurs propres intérêts, ont sanctionné
lachute de Napoléon... L'émeute qui vient d'éclater soudain
c'est rhallucination d'une révolution en délire, c'est absurde,
16 JOURNAL DE LA COMMUNE
intangible, monstrueux autant qu'un cauchemar... Nous
regardons ce qui se passe là-bas avecun étonnement stupé-
fait. Par le temps qui court toutes les prévisions politiques
sont déroutées. Tous les raisonnements présupposeraient,
en effet, que la populace de Paris aurait conservé quelque
étincelle de raison. Mais, samedi dernier, toute cette en-
geance s'est enivrée de passionpolitique, elle s'est démenée
par la ville comme des bandes de gorilles échappées du
Jardin des Plantes. Et quantité de bourgeois, plus sobres
et plus intelligents d'ordinaire, se sont aussi métamor-
phosés en chimpanzés... »
Des Etats-Unis nous n'avons pas eu de journaux qui puis-
sent apprécier nos derniers événements, mais nous avons
encore frais dans toutes les mémoires, le message du
Président Grant félicitant FEmpire allemand d'avoir écrasé
la République française, félicitant l'Allemagne d'avoir, en
constituant son Empire, fait une tentative d'imitation en
Europe de quelques-uns des meilleurs traits de la Consti-
tution américaine ; laquelle adoption en Europe du sys-
tème américain par une nation libre et habituée à se con-
duire elle-même aura pour résultat de propager les insti-
tutions démocratiques et d'augmenter les influences paci-
fiques des idées américaines.
Quant à notre sœur d'Espagne, elle paraît jusqu'à pré-
sent beaucoup trop préoccupée du rétablissement de l'ordre,
de la religion et de la morale par l'intronisation du jeune
Amédée, pour s'occuper de nos affaires.
Et notre autre sœur d'Italie; celle-là, elle est affairée,
elle est empressée, elle a fort à faire avec l'aménagement
de sa dynastie, avec le transport de tous les bibelots cons-
titutionnels et parlementaires au Capitole ; elle semble
ignorer combien sont pernicieuses les fièvres des Maremmes
et quel trou à puces et à punaises est la Rome des Pontifes.
N'importe, que les destins s'accomplissent ! Entre temps,
quand elle daigne regarder encore par-dessus les Alpes
vers la malheureuse France, c'est avec un sourire de mé-
pris satisfait. Elle est vengée des deux expéditions de
Rome, vengée de Magenta et de Solférino. Voici par
exemple ce que, le 18 mars, disait la Libéria, de Rome, or-
gane libéral et gouvernemental — qui s'était mis à la tète
de la pétition avortée pour l'expulsion des Jésuites, de
JOURNAL DE LA COMMUNE i7
concert avec le cercle Cavour et les gros bonnets minis-
tériels :
« Sans doute le spectaele offert aujourd'hui par la France
est très affligeant, parce qu"il déplaît toujours de voir une
grande nation périr misérablement. Toutefois, nous nous
abstiendrons de prononcer dinutiles paroles de compas-
sion qui, pour le dire avec franchise, ne correspondraient
pas à notre sentiment intime Nous devons employer toutes
nos forces dans la décadence de la France pour que sa
place en Europe soit en grande partie occupée par nous. »
De même que les professeurs d"esthétique allemande ont
décidé qu'il n'y avait jamais eu de poésie française, les
feuilletonistes italiens, nous dit M. Erdan, ont résolu de
mettre à bas toute littérature théâtrale française, leurs
effroyables inepties devant enfin prendre le haut du pavé.
Pour commencer, la cour du Quirinal met en voge les pro-
verbes d"un capitaine, officier d'ordonnance du roi. « un
altro Alfredo de Mousset ».
Soit, puisse votre Alfred de Musset ne pas vous faire
autant de mal que nous en a fait le nôtre !
D'un œil sec et froid, nous contemplons nos désastres ;
nous constatons sans trop de dépit tout le mépris que notre
malheur inspire. Nous ne comptons plus les coups de
pierres, les insultes et les poignées de boue qu'on nous
jette de par ci, de par là. Avec une mélancolie sereine,
avec une tristesse résolue, nous entrons dans le troisième
•Qi dernier acte de la nouvelle Révolution Française. 11 nous
semble que nous sommes prêts, prêts pour la Mort, prêts
même pour la Victoire 1
Trois à quatre jours nous séparent de la mémorable
journée du 18 mars. Un coup de vent soudain a gonflé les
voiles du vaisseau de la République ; les mâts ont craqué
mais ils tiennent bon encore, et nous voilà lancés dans une
mer inconnue, à travers des archipels ignorés, ne sachant
trop où s'arrêtera notre course impétueuse, contre un ro-
cher eu dans un port de salut. La tempête hurle, nous plon-
geons dans l'abîme, puis nous remontons au sommet des
vagues, mais notre proue fend en sifflant les flots écumeux.
Allons toujours, allons de l'avant. C'est dans l'orage qu'on
se fait homme, c'est en face des jets de foudre qu'on se sent
■comme une fontaine jaillissante de vie et de volonté.
2
j[3 JOURNAL DE LA COMMUNE
Porté subitement au pouvoir, le Comité central, compose
pour la majeure partie d'hommes honnêtes et résolus, d'une
intelligence simplement ordinaire, n'a pas su, il ne sait
pas encore ce qu'il représente ; personne d'ailleurs ne le
sait, et les plus intelligents moins que tous les autres. C'est
la situation elle-même qui est indécise et confuse... C'est
la plus glorieuse anarchie qu'il soit possible d'imaginer.
Nuit noire, illuminée ça et là d'éclairs de foudre.
Donc, le Comité central, qui, le 17 mars, n'était qu'un
des engrenages à peine remarqués de Ténorme machine
sociale au milieu des complications survenues s'est trouvé
être la pièce importante du mécanisme, la pièce de laquelle
dépend tout le fonctionnement de Paris et de plus que
Paris... Par son coup d'Etat, M. Thiers a bouleversé la si-
tuation à son profit. Il a manqué le but, mais n'en a pas
moins tout chaviré.
De fait ce Comité central est presque tout de droit... Or,
nous sommes en révolution, alors que le fait révolutionnaire
se substitue à la légalité antérieure, alors que le droit nou-
veau prend la place du droit ancien, les hommes du Comité
central sont des hommes nouveaux : c'est parce qu'ils sont
nouveaux, c'est pour faire des choses nouvelles qu'on les a
fait monter à l'Hotel-de-Ville. Ils doivent innover, c'est en-
tendu, mais que doivent-ils innover, combien doivent-ils
innover, là est l'immense difficulté. Pour préciser la ré-
ponse, il faudrait un instinct des plus délicats, un tact
suprême ou bien une analyse des plus savantes. Comment
les demander à ces braves gens dans une occurrence sou-
daine, dans une crise bizarre et fantastique? Fallait-il que
le Comité central s'arrogeât immédiatement tous les pou-
voirs ? Faut-il encore que le Comité central rende à Ver-
sailles le coup que Versailles a voulu porter à Paris ? Parce
que Versailles a raté son coup contre Paris, faut-il que
Paris essaie à son tour un coup d'Etat contre Versailles^
sauf à le rater aussi ?
En dernière analyse, le Comité central, personnification
de la garde nationale, n'est autre chose que le suffrage
universel arme, mais il y a suffrage universel et suffrage
universel. 11 y a le suffrage universel en matière civile, ce
sont les municipalités, les mairies des vingt arrondisse-
ments de Paris ; il y a encore le suffrage universel en. ma-
JOURNAL DE LA COMMUNE 19
tière politique, ce sont les représentants de Paris, lesquels
députés ne sont eux-mêmes qu'une fraction de l'Assemblée
Nationale. Il y a donc trois expressions du suffrage uni-
versel qui, formulées -en des moments différents, ont des
significations différentes, significations qu'il est impossible
de réduire à la même formule.
Si encore le Comité central avait la signification de Oui,
et si les municipalités et la députation à Versailles se ré-
sumaient en un Non pur et simple, le pauvre Comité de la
garde nationale serait tiré d'embarras : il ouvrirait la porte
du temple de Janus, il brandirait la lance aux quatre coins
des cieux en criant : Mens ngilal Mais peut-il, doit-il par-
tir en guerre, à la fois contre ses ennemis invétérés et
contre ses amis décontenancés et surpris ? Pour ce qui en
est des Municipalités, un bon tiers est du côté du Comité
central, un autre tiers peut être gagné, le dernier tiers res-
tera hostile. Quant à la députation de Paris, les plus ar-
dents révolutionnaires ont depuis longtemps envoyé à
l'Assemblée réactionnaire leurs lettres de congé, — mais
des hommes honnêtes, des hommes dévoués ont cru devoir
y rester. Ainsi Louis Blanc, représentant de Paris, siège à
Versailles ; il y siège sous le commandement et l'autorité
de MM. Thiers et Dufaure, autres représentants de Paris.
Balloté entre ces contradictions, le Comité perplexe
manque de logique et de consistance : il reconnaît ou nie la
représentation et les municipalités de Paris suivant que les
municipalités et la représentation semblent le nier ou le
reconnaître : il agit tantôt comme simple directeur de la
garde nationale, tantôt comme Dictateur, investi de tous
les pouvoirs.
Pour sortir de cette inextricable confusion, il n'y a qu'un
moyen, et le Comité central a le mérite, et pour dire plus
encore, il a eu l'honnêteté d'en comprendre immédiatement
la nécessité, de la proclamer et de ne plus vouloir en démor-
dre. Ce moyen, c'est iappel au peuple de Paris par la con-
vocation de tous les citoyens à l'élection de municipalités
nouvelles. Et l'élection de nouveaux conseils municipaux,
ou la réélection des anciens, aurait pour conséquence néces-
saire la démission du Comité central ou du moins sa retraite
au second plan. Car la plus récente émanation du suffrage
universel est toujours supposée en être l'expression la plus
20 JOURNAL DE LÀ COMMUNE
vraie. Si après les élections le Comité central existe en-
core ce ne sera plus que comme force armée de la Commune
nouvelle.
Nous disons Commune cette fois-ci avec un C majuscule,
parce que de cette situation anormale il ne peut sortir qu une
Dictature. Si elle est républicaine, elle devra prendre pour
devise : .« Sauver le peuple à tout prix ! »
Le Comité a donc convoqué les électeurs en leur disant :
Profitez de cette heure précieuse, unique peut-être, pour
ressaisir les libertés communales dont jouissent ailleurs les
plus humbles villages... En donnant à votre ville une forte
oro-anisation communale, vous y jetez les premières assises
de votre droit indestructible, base des institutions républi-
caines... Sauvegardez à tout prix le droit de la cité et le
droit de la nation, le droit de la capitale et le droit de la
province. Paris ne veut pas régner, mais il veut être libre,
il n'ambitionne pas la dictature. Il ne prétend ni imposer ni
abdiquer sa volonté, il ne se soucie pas plus de lancer des
arrêtés que de subir des plébiscites (1). Aunom de
la Liberté, de TEgalité et de la Fraternité, le Manifeste du
Comité à la garde nationale et à tous les citoyens débute
par une grande image :
« La Patrie sanglante et mutilée est près d'expirer, et
nous, ses enfants, nous lui portons le dernier coup. Au nom
de tous les grands souvenirs de notre malheureuse France,
au nom de nos enfants dont nous détruirions à jamais
Tavenir, nos cœurs brisés font appel aux vôtres !
[Les membres des municipalités, hostiles en majorité au
Comité central^ et les députés de Paris répondent par une
Déclaration dont çoici la fin... :
« Nous, vos représentants municipaux, nous, vos dé-
putés, déclarons donc rester entièrement étrangers aux
éle'Ttions annoncées pour demain et protestons contre leur
illégalité.
(l) Les séries de points successifs remplacent des parties du texte
illisibles sur le manuscrit.
JOURNAL DE LA COMMUNE 21
« Citoyens, unissons-nous donc dans le respect de la loi, de
M. ïhiers, et la Patrie et la République seront sauvées ! »
Sous couvert d'union, le suffrage universel municipal et
politique se met donc en bataille contre le suffrage armé,
la République légale et officielle — sil est permis de dire
qu'il existe une République légale et officielle — entre en
bataille contre la République révolutionnaire. C'est comme
en juin. D'un côté la République populaire, et la Répu-
blique bourgeoise de l'autre côté. Il n'y a que l'appel au
vote qui puisse nous préserver de la funeste éventualité de
l'appel aux armes, et les maires et députés de Paris, issus
eux-mêmes des élections, ne veulent pas que, dans les con-
jonctures critiques amenées par une criminelle batifolerie
de ce gredin de malheur qu'on appelle M. Thiers, ne veu-
lent pas que nous en appelions au peuple notre maître,
notre juge à tous! Contre les élections immédiates, ils
promettent des lois libérales que l'Assemblée rurale édic-
tera à bref délai. Les citoyens Louis Blanc, Greppo,
Schœlcher et Martin Bernard se portent garants pour
MM. Thiers, Grévy, Dufaure et consorts que les honorables
ayant pour noms de Gastonde, de Peyre, Courbet, Laroche-
Theulon, Audren de Kerdrel et autres affermiront la grande
institution de la garde nationale, dont l'existence est insé-
parable de la République, et rendront à Paris sa liberté
municipale, si longtemps confisquée par un arrogant despo -
tisme! Comment Louis Blanc, Lockroy, Millièreet Floquet,
qui ne peuvent monter à la tribune sans être hués et cons-
pués, insultés par leurs collègues, se portent garants du
républicanisme de ces cléricaux, orléanistes, légitimistes,
ex-bonapartistes que le nom seul de république fait tomber
en pâmoison? — Qui trompe-t'on ici?
Devant cette opposition si décidée, devant la défection
inattendue de la presse, des municipalités et de la députa-
tion de Paris, le Comité central n'a pas hésité à accepter la
lutte. Il sait que chacun de ses membres y risque la vie :
CITOYENS,
Votre légitime colère nous a placés le 18 mars au poste
que nous ne devions occuper que le temps strictement néces-
saire pour procéder aux élections communales.
22 JOURNAL DE LA COMMUNE
Vos maires, vos députés, répudiant les engagements pris à
l'heure où ils étaient candidats, ont tout mis en œuvre pour en-
traver ces élections que nous voulions faire à bref délai. La
réaction, soulevée par eux, nous déclare la guerre. Nous de-
vons accepter la lutte et briser la résistance, afin que vous
puissiez y procéder dans le calme de votre volonté et de votre
force. En conséquence, les élections sont remises au dimanche
prochain 26 mars.
Jusque là les mesures les plus énergiques seront prises pour
faire respecter vos droits.
Hôtel-de- Ville, 22 mars 1871.
Paris, 24 mars 1871.
Le Comité central n'en démord pas : il maintient les
«actions pour demain, Versailles jurant qu'il n'y en aura
pas.
Thiers chauffe la province contre la « sédition » de Paris.
H menace les campagnards d'une nouvelle invasion :
« Qui peut sans frémir accepter les conséquences de cette
déplorable sédition s'abattant sur la ville comme une tempête
soudaine, irrésistible, inexplicable? Les Prussiens sont à
nos portes, nous avons traité avec eux. Si le Gouvernement
qui a signé avec lui les conventions préliminaires est ren-
versé, alors tout est rompu. L'état de guerre recommence
e* Paris est fatalement voué à Toccupation étrangère...
« Ainsi sont frappés de stérilité les longs et douloureux
-efforts à la suite desquels le Gouvernement a évité jusquici
«ce malheur qui serait irréparable. Mais ce n'est pas tout.
Avec cette déplorable émeute, il n'y a plus ni crédit ni tra-
vail, la France, ne pouvant pas satisfaire à ses engage-
ments, sera livrée à l'ennemi qui lui imposera sa dure
servitude.
« Le Gouvernement et l'Assemblée font appel au pays...
Des mesures énergiques vont être prises, que les départe-
ments les secondent !
« Les factieux qui, grâce à leur accord, ont porté à la Ré-
publique une si grave atteinte, seront forcés de rentrer
dans l'ombre, mais ce ne sera pas sans laisser derrière eux,
avec le sang versé par les assassins de Lecomte et de Clé-
ment Thomas, la preuve certaine de leur affiliation avec les
plus détestables agents de l'Empire et les intrigues prus-
JOURNAL DE LA COMMUNE 23
siennes. Le jour de la justice est prochain; il dépend de la
fermeté des bons citoyens que le châtiment soit exem-
plaire ! »
En lançant cette circulaire dans laquelle il dénonce à la
province l'affiliation du Comité central avec les plus détes-
tables agents de l'Empire, M. ïhiers — qui avait confié la
police de Paris à l'un des policiers de Bonaparte, et le
commandement de Paris au général Vinoy, un des spadas-
sins du Coup d'Etat — M. Thiers, disons-nous, confère
tous les jours avec le maréchal Canrobert, institue général
M. de Gallifet, un des hussards très légers de l'impératrice ;
il mande auprès de lui le maréchal Mac-Mahon, dont il fera
probablement son général en chef; il fait appel au général
Deligny, un des hommes de confiance de Bonaparte. Afin
de protéger la République contre les graves atteintes que
lui portent les factieux de Paris, M. Thiers fait appel au
chouan Cathelineau et à l'autre zouave pontifical, baron de
Charette. Charette. envoyé en Bretagne avec un comman-
dement supérieur, fait appel aux volontaires catholiques
qui, en ce « moment suprême, veulent défendre Tordre, la
famille et la religion ».
A Thiers aboyant la guerre civile de sa petite voix de
Toquet asthmatique, répondent les grands dogues de la
province ; dans le midi, la Gazette du Languedoc : « En-
core une fois, Paris jette le défi à la France. L'émeute veut
en remontrer à l'Assemblée Nationale. Que la France en-
tière se dresse et fasse taire l'émeute, par le grand cri de :
Vive l'Assemblée ! A bas la Révolution ! »
Dans le nord-ouest, L'Eure, d'Evreux : « Une fois encore,
la capitale veut abuser de sa force, une minorité factieuse
viole les lois ; la majorité honnie est complice (sic) ou indif-
férente. Toute la cité est coupable. Que la cité entière soit
donc punie !
« Si le Gouvernement ne peut pas encore user de
la force, qu'il mette cette ville en interdit, qu'il fasse le
vide autour de ce foyer incendiaire. »
Le 21 mars, Thiers télégraphiait à toute la France :
« Les nouvelles sont parfaitement rassurantes, les
hommes de désordre ne triomphent nulle part. A Paris
même, les bons citoyens se rallient pour comprimer la sé-
dition. L'Assemblée et le Gouvernement avec une armée
24 JOURNAL DE LA COMMUNE
de 45.000 hommes dominent la situation... Le Gouverne-
ment qui vous adresse ces nouvelles est un gouvernement
de vérité... 11 est bien entendu que tout agent de l'autorité
qui pactiserait avec le désordre sera poursuivi comme cou-
pable de forfaiture. »
Prussiens et Versaillais, à Tenvi, ont mis les départe-
ments à l'entour de Paris en état de siège.
Nous apprenons que les grandes villes: Lyon, Marseille,
Toulouse, Limoges, Grenoble, Avignon, Lille appuyent le
mouvement de Paris ; on parle même de combats sanglants
qui auraient été livrés. Malheureusement nous ne connais-
sons ces événements, vu l'interruption des communications
postales, que par l'intermédiaire du Gouvernement de vé-
rité qui annonce à Paris que le parti du pillage et de l'assas-
sinat a été écrasé à Lyon, en même temps qu'il annonce à
Lyon que le parti de l'assassinat a été vaincu à Paris.
11 faut des élections au plus tôt ; il nous en faut, car
sans élections et peut-être même malgré les élections, nous
serons plongés dans les horreurs de la guerre civile. Les
fusils partent tout seuls — déjà le sang a coulé sur les
places publiques.
Thiers s'est vanté d'avoir accompli des prodiges en dé-
ménageant tous les ministères et toutes les administrations
de leurs employés et de leur argent. — Les gros bonnets
et les grands personnages de la réaction sont en sûreté à
Versailles. C'est de leur camp retranché qu'ils ordonnent
maintenant aux bourgeois secondaires, à la masse vulgaire
des partisans de Tordre, de la religion et de la propriété de
risquer la bataille dans les rues de Paris, à propos des
élections annoncées pour dimanche matin, — dont leurs jour-
naux engagent les électeurs à s'abstenir délibérément.
La liste de ces amis de l'Ordre est au grand complet. Il
n'y manque pas un seul journal réactionnaire, les libéraux
y sont en masse. Autour des ennemis de la République,
Figaro, Pays, Constitutionnel, Gazette de France, se sont
ralliés les tièdes amis de la République: le Temps, la
Cloche, le National.
^ A cet acte décisif, toute la presse dite « respectable »
s'est associée. Et s'il n'y avait que la presse î Cinquante"
maires et adjoints et seize représentants de Paris, parmi
JOURNAL DE LA COMMUNE 25
lesquels le malheureux Louis Blanc, ont fait afficher l'invi-
tation à la population de s'abstenir
(Ici quelques pages devenues illisibles dans le texte et
commentant les tentatives des « Amis de l'Ordre pour dé-
fendre la Société menacée » , tentatives heureusement
déjouées mais qui, pendant la journée du 22 mars,
firent une trentaine de victimes : du coté de « l'Ordre »,
dix tués ou grièvement blessés; du coté de la garde natio-
nale, SIX morts et trois blessés.)
• ••
La rumeur publique répand bientôt la nouvelle dans Pa-
ris. On s'attend à des récriminations passionnées, à des
revanches peut-être sanglantes. La nuit, je parcours les
boulevards, en proie à une fiévreuse anxiété : foule partout.
On se racontait les événements du jour, on en interprétait
la signification. Les discussions avaient lie<u avec un calme,
avec une courtoisie, un bon sens vraiment extraordinaires.
Le ton dominant des conversations est d'une gravité triste.
Plusieurs femmes, avec leurs enfants, sont mêlées à ces
groupes épais ; elles prennent quelquefois la parole. Pas de
salon dans le noble faubourg St-Germain où il eût été pos-
sible de traiter avec plus de mesure et plus de convenance
cette histoire de sang et de larmes. Dans la rue de la Paix,
il y avait encore des mares rouges, tous les blessés n'étaient
pas encore pansés peut-être, et les deux partis, se rencon-
trant à cent mètres de là, ne se prenaient pas aux cheveux!
J'ai eu bien des étonnements dans ma vie, celui-ci est un
des plus forts. C'était à croire qu'on rêvait, ou que jamais
on navait rien compris à la France ni aux Français. J'étais
sur le rond-point de l'Opéra, sur lequel débouche la rue de
la Paix, c'était le point de départ, le lieu de ralliement de
la manifestation. « Permettez-moi de rectifier l'incident »,
disait un des interlocuteurs ; « et permettez-moi de main-
tenir ma version », répliquait le premier, «j'étais un des
gardes-nationaux ». Et les deux continuaient toujours sen-
sément, posément et poliment. Il est vrai que nulle part,
personne ne prenait la parole qui ne fût ou ne se dit répu-
blicain ; les policiers, les Gourdins réunis, les familiers du
Figaro et les habitués du Jockey-Club étaient rentrés chez
eux ou avaient repris la route de Versailles. Et cependant
'26 JOURNAL DE LA COMMUNE
ces hommes-là, si raisonnables, si complaisants, il y a six
heures à peine qu'ils ont échangé des coups de fusil contre
des coups de revolver, des coups de baïonnette contre des
coups de couteaux-poignards... Quel roman invraisem-
blable !
Le lendemain, 23 mars, une proclamation nous annonce :
« RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
Liberté, Egalité, Fraternité
« Chers concitoyens,
« Je m'empresse de porter à votre connaissance que,
d'accord avec les députés de la Seine et les Maires élus de
Paris, nous avons obtenu du Gouvernement de l'Assemblée
Nationale :
a 1^' La reconnaissance complète de vos libertés muni-
cipales ;
« 2° L'élection de tous les officiers de la garde nationale,
y compris le général en chef ;
« 3° Des modifications à la loi sur les échéances ;
« 4° Un projet de loi sur les loyers, favorable aux loca-
taires, jusques et y compris les loyers de 1.200 francs.
« En attendant que vous confirmiez ma nomination ou
•que vous m'ayez remplacé, je resterai à mon poste d'hon-
neur pour veiller à l'exécution des lois de conciliation que
nous avons réussi à obtenir, et contribuer ainsi à raffermis-
sement de la République.
« Le Vice-Amiral, député de Paris, Commandant en
chef de la Garde nationale,
<( SAISSET. »
Stupéfait, on lit et on relit ces affiches. Mais c'est trop
beau vraiment pour le croire. Est-ce donc ainsi que le ma-
gnanime Thiers répondrait aux pillards de Belleville, aux
meurtriers de Lecomte et de Clément Thomas, aux massa-
creurs de la place Vendôme? C'est impossible ! C'est im-
possible !
D'ailleurs nous n'avons nulle connaissance que les dé-
JOURNAL DE LA COMMUNE 27
pûtes et les maires de Paris aient fait encore aucune dé-
marche auprès de Thiers, et par conséquent en aient pu
rien obtenir. Nous savons de source certaine que l'Assem-
blée ne s'est pas réunie à cette occasion, qu'elle n'a pas été
consultée et que par conséquent elle n'a rien concédé...
Voilà donc la signature de Saisset, mais d'où vient que
manquent la signature de Thiers et la signature des minis-
tres, et la signature de Grévy, président de TAssemblée, et
la signature des maires et des députés de Paris... Qui nous
dit que cette signature de M. Saisset n'a pas été forgée ? Et
qui nous dit que ce n'est pas là un nouveau truc de ce mali-
cieux petit singe qui préside notre gouvernement de
vérité? Qui nous dit que ce n'est pas là une ruse de
guerre... Défions-nous ! Défions-nous !... Et dona fe-
7' ente s...
Nous allons aux renseignements aux mairies du Louvre et
de la Banque, à la Bourse et à l'Opéra. Nous ne voyons pas
que les bataillons de l'ordre, que les phalanges serrées de
la propriété désarment : tout au contraire. Au boulevard
des Capucines^ on nous montre le Grand Hôtel : \oyez,
l'amiral Saisset s'y est renfermé avec tel bataillon. Des
charrettes de plâtre sont apportées. Le Grand Hôtel va être
barricadé, transformé en forteresse pour tenir en échec la
place Vendôme ; pour dominer tout ce rond-point de routes
stratégiques^ un autre bataillon occupe le Jockey Club.
Mais que signifie donc la proclamation Saisset :
l'élection libre des officiers et du commandant de la Garde
nationale, la reconnaissance par l'Assemblée de nos fran-
chises municipales? — Ah oui! l'amiral Saisset... H vient
d'ordonner la mise en position de deux pièces de sept afin
de battre le boulevard...
Eh bien! toute la journée il y a eu un calme relatif. 11
n'est pas inadmissible qu'un étranger, ignorant de nos dis-
cordes civiles ait pu circuler dans nos rues sans s'aperce-
voir qu'hier le sang a été versé, que demain on le versera
peut-être encore. Des bataillons vont et viennent, des
patrouilles circulent dans les rues. On se rencontre ; les uns
prennent la droite, les autres prennent la gauche ; les uns
ont pris parti pour le Comité central, etles autres pour les
municipalités, c'est-à-dire pour l'Assemblée... Deux ou
trois fois des escouades armées ont failli en venir aux
28 JOURNAL DE LA COMMUNE
mains, cela s'est presque fait rue de la Banque ; trouvant
passage barré, les hommes du Comité central ont parle-
menté — en vain. Ile ont alors rebroussé chemin. Un canon
les suivait : les gens de l'ordre se sont précipités sur
l'arrière-garde, ont emporté le canon... et on les a laissés
faire.
La nuit, le passage était intercepté aux abords des prin-
cipaux édifices, de tous les points stratégiques dont Paris
a tant et plus. « Citoyens, passez au large! Je vous prie,
Citoyen, veuillez faire un détour ». 11 était difficile de devi-
ner au degré de politesse si on avait affaire à des hommes
du Comité central ou d'une mairie versaillaise... Deux ou
trois fois, on m'a croisé la baïonnette, mais avec des pro-
cédés presqu'aimables et des façons empreintes d'aménité :
« Citoyen, je vous en prie, est-il indispensable que vous
passiez par ici ? »
Et dans les clubs politiques en plein vent, si on peut s'expri-
mer ainsi, de la Madeleine à la caserne du Château-d'Eau, du
faubourg Montmartre au Palais-Royal, je n'ai pas entendu une
parole de colère, pas un mot désobligeant ; partout on dis-
cutait sur ces questions de vie ou de mort avec un sang froid
et une courtoisie qu'on souhaiterait aux savants de l'Insti-
tut, disputant sur la génération spontanée. — Je l'ai vu, je
l'ai entendu, je l'affirme. Mais quant à prétendre qu'on me
croie, je ne suis certes pas assez déraisonnable pour cela.
Pendant que toute la population de Paris, dans son im-
mense majorité, se roidit de toute la force de son bon sens,
avec toute l'énergie d'un calme vraiment extraordinaire,
contre toute éruption de colère qui nous jetterait dans les
horribles aventures de la guerre civile, l'Assemblée de
Versailles, qui se croit la force parce qu'elle s'appelle Gou-
vernement, qu'elle dispose des préfets et des généraux,
pousse les choses à l'extrême. On ne sait ce qu'il faut le
plus admirer en elle, sa passion ou son inintelligence, sa
haine ou sa frivolité. C'est toujours l'imperturbable assu-
rance des Ollivier et des Lebœuf, lançant d'un cœur léger
quelques cent mille Français contre quelques cent mille
Allemands.
Le 20 mars, l'Assemblée a inauguré la session de Ver-
sailles par un réquisitoire prononcé par le président
Grévy :
JOURNAL DE LA COMMUNE 29
« Un gouvernement factieux se dresse en face de la sou-
veraineté nationale dont vous êtes les légitimes représen-
tants...
« Mais la force restera au droit. La représentation natio-
nale saura se faire respecter. Elle accomplira imperturba-
blement sa mission en pansant les plaies de la patrie et en
assurant l'établissement delà République {Protestations à
droite.) malgré ceux qui la compromettent par les crimes
qu'ils commettent en son nom. »
Cette déclaration de guerre contre les ci-iminels est sui-
vie de la nomination d'une Commission de quinze mem-
bres délégués par l'Assemblée, afin que le Ministère puisse
toujours agir au nom de l'iYssemblée sans la mettre dans la
confidence de ses actes.
Le second acte est de mettre en état de siège la fidèle et
loyale ville de Versailles ainsi que tout le département de
Seine-et-Oise.
Le troisième acte est de repousser la proposition de plu-
sieurs maires de Paris, demandant l'élection immédiate
d'un nouveau Conseil municipal.
Les maires demandaient à Versailles ce que le Comité
central décrétait à Paris. Ratifiées par Versailles, les élec-
tions se feraient sous l'influence des municipalités actuelles
et non pas sous l'influence du Comité central. Accomplies
sous l'influence des maires, les nouvelles élections porte-
raient au pouvoir des hommes beaucoup plus rapprochés
des maires que du Comité central, plus républicains bour-
geois que démocrates socialistes. Ils eussent composé plu-
tôt un Conseil municipal qu'une Commune.
Si elle eût été acceptée, la proposition des maires eût
porté un coup terrible, un coup mortel probablement au
Comité central, lequel eût été jugé par des juges nommés
en dehors de sa participation et jusqu'à un certain point
nommés contre lui.
Mais M. le Ministre de llntérieur a vaillamment com-
battu ces dangereux ennemis du Comité central. L'honnête
M. Ernest Picard a déclaré, au nom du Gouvernement,
qu'il lui était impossible d'accepter d'urgence des élections
municipales qui seraient une transaction avec l'émeute, que
l'Assemblée s'occuperait de voter des lois organiques pour
la reconstitution des municipalités (L'Assemblée, nommée
30. 5ÔÙRNXL DE LA COMMUNE
Seulement pour la conclusion de la paix, en> a^t-elle le
droit?) et qu'après la promulgation de la nouvelle loi
municipale, et seulement alors, Paris aurait le droit de pro-
céder à de nouvelles élections. En d'autres termes^ le Gou-
vernement nie le fait accompli, il nie que THôtel-de-Ville et
virtuellement Paris entier soient entre les mains du Comité
central. Il ne veut pas demander l'avis du suffrage universel
et préfère que « la poudre parle », car « il faut que force
reste à la loi ! »
A Louis Blanc qui, avec tous les membres de la députation
de Paris, même les plus foncés en couleur, avait pris parti
pour les municipalités contre le Comité central, à Louis
Blanc conjurant l'Assemblée de faire de la conciliation et
non pas de la provocation, le général Trochu répond par
des récriminations sur les assassinats des généraux Tho-
mas et Lecomte : « Notre loi de siège n'est pas une loi de
voleurs, mais une loi de protection contre les malfaiteurs.
Pendant le siège de Paris, l'ennemi était à la fois au dehors
et au dedans. (Acclamations des ruraux. Oui, oui ! C'est
vrai.) Au dedans, il y avait une officine prussienne à laquelle
était annexée une fabrique de thalers ; il y avait même une
officine française qui pénétrait partout et nous attaquait
par derrière^ alors que nous faisions le possible pour nous
défendre par devant. 11 y avait des scélérats, {Mouvement.}
il y avait des scélérats qui recevaient de toutes mains, qui
paralysaient et deshonoraient nos efforts ; ils avaient le
meurtre pour moyen. {Profonde sensation et applaudisse-
ments.) Vainement aujourd'hui, les meneurs de cette guerre
civile voudraient en décliner la solidarité, la responsabilité.
(Bravos.) Ce sont eux qui, dix fois pendant le siège, je
l'atteste devant le pays, ont failli amener les Prussiens
devant Paris : ce sont eux qui vont les y ramener. Je
déclare que pendant le siège, tant contre les ennemis du
dehors que contre ceux du dedans, le général Clément
Thomas a été mon collaborateur le plus courageux. Je
demande que sa famille et celle du général Lecomte soient
adoptées par la France ! »
Voilà donc M. Trochu qui avoue, qui proclame que le
président du Gouvernement de la Défense Nationale ne
regardait les Prussiens que d'un œil, gardant Tautre pour
surveiller les Parisiens. Les Prussiens n'étaient pour lui
JOURXAL DE LA COMMUNE 3£
que des ennemis ; mais les républicains et les révolution-
naires, il leur crie qu'ils sont des scélérats.
Après Trochu se lève un petit procureur-général venant,
raconter, avec les fioritures, les trilles et roulades qu'on
admire au barreau, l'arrestation par le Comité central du
général Chanzy, mandé par M. Thiers pour son coup
d'Etat. Comme M. Jules Favre, ministre des Affaires
étrangères, tient à ce que l'Europe n'en ignore, nous déta-
chons les points saillants du récit :
«... Tout à coup intervient un personnage qui nous était
parfaitement inconnu, c'était le général Duval, représen-
tant du Comité de la Garde nationale. Le général Duval
qui portait les insignes de son grade, s'adressa au général
Chanzy : « Citoyen général, au nom des lois de la guerre,
je vous fais mon prisonnier. »
« M. Jules Favre, ministre des Affaires étrangères. •
Quelle parodie ignoble !
« Un membre. — Ce sera de l'histoire.
« M. Edmond Turquet. — C'est pourquoi j'ai tenu à faire
ce récit à la Chambre.
c( M. Jules Favre. — Il faut que toute l'Europe le
sache.
« M. Turquet. — Le général Chanzy se lève donc et dit :
« Je suis à vos ordres. » Comme on paraissait ne pas vou-
loir m'emmener, je m'adressai au général Duval et je lui
dis : J'ai eu l'honneur d'accompagner le général Chanzy
depuis une demi-heure; je désire l'accompagner quelque
part qu'on l'amène. » « Qu'à cela ne tienne, répondit le
citoyen général Duval, je vous fais mon prisonnier... mais
qui êtes-vous? » « — Je suis, répondis-je, je suis M. Tur-
quet, député de l'Aisne, membre de l'Assemblée nationale. »
« — Alors, je ne veux pas vous arrêter. » « — Pourquoi ? »
« — Parce que vous êtes député. » « Tant pis ! » « Je puis
vous arrêter, si vous le voulez comme aide-de-camp du
général Chanzy. Vous êtes militaire, sans doute, car vous
portez le ruban -de la Légion d'honneur. » « — Oui, mon-
sieur, mais si vous voulez m'arrêter comme militaire,
arrêtez-moi comme sergent-major. » Et je fus arrêté,
Messieurs, sous ce titre et écroué en vertu d'un ordre
ainsi libellé : « Le citoyen Gandin, chef de la maison mili-
taire du neuvième secteur, écrouera le citoyen général
32 JOURNAL DE LA COMMUNE
Chanzy et le sergent-major qui l'accompagne. » Nous fûmes
d'abord menés chez l'adjoint au maire qui, voulant à tout
prix nous éviter les ennuis d'une captivité dans une prison
de secteur, nous installa dans un petit salon... »
Finalement, le petit M. Turquet est mis à la porte malgré
lui et va raconter tout chaud l'affaire à l'Assemblée : « Le
général Chanzy a été transféré à la prison de la Santé. J'ai
l'espoir que le général Chanzy, et une vingtaine d'officiers
qui ont été aussi arrêtés, ne seront pas fusillés. »
« M. Ernest Picard, ministre de l'Intérieur. — Je de-
mande à dire un mot. Notre seul regret, c'est que ces faits
ne puissent pas être portés et publiés dans Paris et partout.
Je demande à mon honorable collègue de la Guerre de
décider, et je demande à l'Assemblée de voter immédiate-
ment que ces faits soient portés spécialement à l'ordre du
jour de l'armée, afin que les officiers et les soldats les con-
naissent dans tous leurs détails. Nous ne resterons pas inac-
tifs, laissant s'accomplir de pareils meurtres dans Paris et
en France! {Applaudissements) » (1).
Le lehdemain, à TAssemblée de Versailles, lecture d'une
proclamation à la nation et à l'armée, proclamation sour-
noise, méchante et banale, se terminant par l'exclamation
de : Vive la France ! Le député Peyrat demande que, pour
rallier les républicains à la cause de l'ordre, on ajoute la
formule : Vive la République ! « De là, nous écrit le cor-
respondant du Rappel, sort la plus effroyable tempête :
Ruraux, royaux, cléricaux se lèvent, s'écrient, s'emportent
contre cette proposition séditieuse, anarchique et impie.
Ils ne veulent pas que la République vive. Leur colère est
telle qu'ils n'écoutent plus même M. Thiers. Le chef du
pouvoir exécutif monte à la tribune, mais les cris l'obligent
à en descendre. Le président ne lui obtient la parole qu'en
déclarant qu'elle est de droit absolu. Le petit Thiers remonte
et se fait petit et la République encore plus petite que lui.
(1) Prévenue par M. Jules Favre, ministre des Affaires étrangères,
de l'arrestation du général Chanzy, l'Europe apprendra avec plaisir
qu'après son transfert du salon de M. L. M. à la prison de la Santé, le
général Chanzy a été relâché, mais sous la condition de rester neutre
pendant six mois dans nos troubles civils. Chanzy s'est rendu à Ver-
sailles où il a refusé un commandement que lui offrait M. Thiers.
JOURNAL DE LA COMMUNE 33
Il rappelle doucement qu'après tout l'addition des trois
mots officiels « pourrait être légitime ».
Quant à M. Jules Favre, il n'a plus de larmes. Ses glandes
lacrymales se sont séchées depuis les fameuses entrevues
avec M. de Bismarck, mais il lui reste sa poche de fiel et
sa salive empoisonnée : 4 Dans Tattentat du 18 mars, toute
la garde nationale est complice ou coupable. Toute cette
population matérialiste, individualiste, est coupable de ré-
bellion. Les journalistes de Paris écrivent sous le couteau
des assassins. Il leur a fallu un courage civique prodigieux
pour déconseiller à cette populace affolée de ne pas se ruer
au vote. Il n'y a pas à pactiser avec l'émeute. Il faut domp-
ter, il faut châtier Paris !
« Si nous avions à combattre d'autres adversaires, nous
pourrions temporiser, mais nous sommes en face de ceux
qui ont usurpé le pouvoir pour exercer la violence, l'assas-
sinat et le vol... En temporisant avec l'émeute, on donnerait
aux Prussiens le droit de la réprimer...
« Si cette dernière honte tombait sur nous, s'écrie
M. Favre, nous n'en serions pas responsables devant Dieu.
La responsabilité pèserait uniquement sur ces mauvais
citoyens qui, vis-à-vis des dangers et des misères de la
patrie, n'ont pas compris que leur premier devoir était
l'obéissance au suffrage universel et qui, voulant faire pré-
valoir leurs détestables desseins, n'ont pas craint d'appeler
sur Paris les pas de l'étranger [sic]. En face d'une pareille
éventualité, comprenez-vous quelle peut-être l'émotion de
la ville de Paris, les inquiétudes de TEurope? Comment
pouvons-nous donner caution de notre solvabilité quand
nous ne pouvons pas même vivre en paix et quand nous
voyons un orage, monté des bas-fonds de la société jusqu'à
la majorité populaire représentée par cette Assemblée ,
essayer de la renverser. Car tel est leur dessein.
« L'amiral Saisset. — Oui, ils me l'ont dit.
« M. Jut.Es Favre. — Chaque jour, ils déclarent qu'ils
veulent marcher contre vous.
« Marcher contre vous ! Si quelques-uns d'entre vous
tombent entre leurs mains, le sort des généraux Lecomte
et Clément Thomas, malheureuses victimes de leur férocité,
serait le vôtre. Car ne vous imaginez pas, Messieurs, qu'ils
désavouent de semblables crimes, ils les justifient ! [Mou-
3
34 JOURNAL DE LA. COxMMUiN'E
cernent.) 11 est bon de mettre sous vos yeux les circonstances
atténuantes plaidées par ce gouvernement qui n"a plus le
droit de s'appeler la République : il la déshonore !
« L'amiral Saisset. — Oui, il la déshonore.
« M. Jules Favre. — Il la déshonore. Il la souille de
sano*. 11 fait apparaître auprès d'elle le cortège de tous les
crimes. Il ne peut être composé que de gens indignes, ne
méritant aucune espèce de pitié... »
Suit un long plaidoyer en faveur des généraux fusillés,
un long réquisitoire contre leurs assassins, c'est-à-dire
contre la garde nationale de Paris.
« Permettez-moi de ne pas descendre de cette tribune
sans épancher mon cœur en laissant échapper une des nom-
breuses douleurs qui Toppressent... J'ai combattu trois
jours durant l'exigence du vainqueur, et Dieu sait avec
quelle insistance il voulait entrer dans Paris et désarmer
la garde nationale ! J'avais cru qu'il était de mon devoir de
lui épargner cette humiliation... Je me suis trompé. J'en
demande pardon à Dieu et aux hommes ! »
L'émotion de la Chambre est indescriptible. Jules Favre
est longuement acclamé et félicité.
Cependant, un des maires de Paris, plus pratique, moins
aveuglé par la haine, répond à l'appel au massacre fait par
M. Jules Favre, en renouvelant la proposition de la veille :
« En convoquant vous-mêmes le peuple de Paris à voter
dans vos urnes électorales, vous l'empêcherez d'aller voter
dans celles du Comité central.
« J'arrive de Paris. Tous les maires sont réunis dans une
mairie. Une grande partie des mairies est encore occupée
par les anciens maires. Nous sommes en face des hommes
de THôtel-de-Ville, nous leur faisons échec. Je vois mieux
que personne ce qui se passe. Paris peut être sauvé par des
mesures de préservation. Je ne suis pas dans le secret des
moyens dont dispose le Ministère. Mais une grande partie
des bataillons de la garde nationale est armée de chasse-
pots; il y a des pantalons rouges avec les insurgés. Je ne
vois pas que vous ayez la force... Je n'aime pas la division
que M. le ministre veut faire naître entre Paris et la
province... Si vous voulez adopter notre projet, la tran-
quillité renaîtra. Dans trois jours nous redeviendrons les
maîtres de THôtel-de- Ville, Mais si nous revenons ce soir
JOURNAL. DE LA COMMUNE 35
les mains vides, je ne sais pas ce qui pourra arriver. »
M. Thiers répond quelques mots dédaigneux. Que Paris
se soumette dabord. Nous verrons après, et l'Assemblée
avec une insolence superbe passe à Tordre du jour...
La séance capitale et vraiment décisive a été celle du
23 mars. Elle a été double : séance de jour et séance de
nuit.
D'abord on s'occupa de la fameuse question de la proro-
gation des échéances. Il s'agissait de revenir sur la loi dite
des Cent mille faillites qui, votée à Tencontre des repré-
sentants de Paris et de la gauche, aurait fait de tous les
négociants et commerçants de Paris une masse confuse de
banqueroutiers. Le président Grévy déplora qu'il fallût
revenir sur une loi votée depuis quinze jours à peine. Certes
la loi était bonne... mais les événements... mais l'état de la
capitale... mais l'industrie agonisante,.. Bref, Texcellente
loi est détestable... mais c'est le peuple de Paris... En con-
séquence, le Gouvernement propose une loi nouvelle, non
moins bonne, non moins excellente que la dernière. C'est
toujours le développement de la formule : puisque la guerre
a jeté le plus profond trouble dans les affaires tant des
créanciers que des débiteurs, nous décidons que toutes les
entreprises seront liquidées aux dépens des débiteurs qui
perdront tout, au profit des créanciers qui ne perdront
rien.
Mais il s'agit bien de cela. — Ne vient-on pas d'apprendre
que le coup de main prémédité à la place Vendôme n'a point
réussi. Il faut exhaler sa colère. La proposition d'adopter
les veuves et les familles des morts, à l'instar de celles des
généraux Thomas et Lecomte, ne soulève pas cependant un
vif enthousiasme : on trouve plus économique de décerner
des éloges, de voter des visites de félicitations au nom de
l'Assemblée à quelques artilleurs et à un régiment de ligne
qui se sont laissés emmener par leurs officiers, de Paris à
Versailles. M. Jules Simon, en sa qualité de ministre de
l'Instruction Publique s'est déjà porté au-devant de ces
braves militaires : les compliments que le Gouvernement
leur décerne seront inscrits au Journal Officiel pour les
conserver dans le souvenir des bons citoyens.
Une Joi est ensuite votée pour l'organisation dans chaque
département d'un bataillon de 1500 volontaires, chargés de
36 JOURNAL DE LA COiMMUNE
défendre spécialement l'Assemblée. Les officiers de ces
120,000 hommes seraient nommés par le Gouvernement, et
les volontaires ne seraient pris que parmi d'anciens soldats.
Passons sur des incidents qui à d'autres époques auraient
été considérés comme très importants, mais qui, dans notre
tourmente, seront oubliés ce soir, ou demain déjà. L'épi-
sode historique de la journée a été la réception faite aux
maires de Paris, lesquels se sont présentés en corps devant
l'Assemblée afin d'obtenir d'elle des mesures conciliatrices
qui contrebalanceraient l'influence grandissante du Comité
central. La Chambre ne se souciait guère de recevoir la
municipalité de Paris, néanmoins elle n'osa pas refuser.
Entrèrent donc une soixantaine d'hommes, représentant
officiellement une ville de deux millions d'âmes (1). Ils
étaient revêtus de leurs insignes, ils se tenaient avec une
certaine fierté, conscients du grand rôle qu'ils voulaient
jouer, celui d'intermédiaires entre la population de Paris
et 1 1 population de la province. La gauche se lève devant
eux. Elle les salue de la main en criant : « Vive la Républi-
que ! Vive la France ! » Et les maires de répondre : « Vive
la France ! Vive la République ! »
« A l'ordre ! à l'ordre ! » ont crié alors des champêtres
furieux. « Rappelez-les à l'ordre! A l'ordre! à Tordre!
Vous ne respectez pas l'Assemblée! Faites-les évacuer ! Ils
n'ont pas le droit de prendre la parole ! » Le vacarme et le
tumulte augmentent alors de minute en minute. Finale-
ment, les centres et la droite se retirent, entraînant dans la
débandade générale le Président et les membres du Gou-
vernement. A leur tour, les députés de la gauche, les
maires et adjoints sont emportés dans la grande déroute.
Députés de la gauche et maires de Paris n'auraient eu
alors qu'une chose à faire : puisqu'on injuriait la Républi-
que et Paris en leurs personnes, ils devaient immédiate-
ment quitter Versailles et revenir siéger au Palais Bour-
bon, sous la protection du Comité central.
Mais ces Messieurs n'étaient point hommes à prendre
une résolution aussi énergique. Pour repousser l'injure
faite aux maires de Paris, les députés de Paris parlèrent un
(1) Ceux parmi eux qui sont députés entrent dans riiémicycle, les
autres restent dans une tribune latérale.
JOURNAL DE LA COMMUNE 37
instant de donner leur démission à l'ouverture de la séance
de nuit, mais Thiers, mais Grévy, mais Favre, mais
Picard, mais Simon, mais Barthélémy St-Hilaire, effrayés
des suites possibles de la grossière incartade des ruraux,
négocièrent aussitôt, promettant réparation au nom de la
Patrie éplorée, suppliant de ne pas envenimer nos discor-
des, etc., etc. Et nos Messieurs de la gauche et des munici-
palités crurent être magnanimes en pardonnant l'offense
qui avait été faite à la République.
A la séance de nuit, le président Grévy intervient avec
un gros mensonge : il déplore la fâcheuse méprise, il
déplore le malentendu qui a fait coïncider l'arrivée de la
délégation parisienne avec la clôture de la séance...
L'honnête Jules Simon et M. Jules Favre, qui n'est point
faussaire^ se sont alors portés garants de la véracité de
M. le président Grévy, et la majorité penaude approuvait
de « très bien ! » les excuses que l'on présentait pour elle,
puis écoutait avec componction les propositions des
maires :
1° Que l'Assemblée se mette à l'avenir en communi-
cation plus directe et plus intime avec les municipalités
parisiennes ;
2° Qu'elle autorise les maires à prendre les mesures que
l«s circonstances exigeraient ;
3° Que les élections de la garde nationale aient lieu dans
les cinq jours ;
4° Que l'élection d'un nouveau Conseil municipal ait lieu
avant le 3 avril, sous la présidence des maires et adjoints
actuels.
Au lieu d'être discutées immédiatement, ces proposi-
tions sont renvoyées aux bureaux par l'Assemblée, qui
entend de cette façon sauvegarder sa dignité. Le renvoi
aux bureaux est le plus souvent un enterrement de pre-
mière classe.
Un champêtre naïf s'adresse ensuite à l'Assemblée : « Ne
trouvez-vous pas étrange que dans ce grand mouvement
de l'Ordre, manifestation des Gourdins réunis, place Ven-
dôme, qui se reforme sous le canon de l'insurrection, il n'y
ait aucun de vous pour représenter le drapeau de l'Assem-
blée ? »
Une voix : « Il y a donc deux drapeaux? »
38 JOURNAL DE LA COMMUNE
« Non, Monsieur, il n'y en a pas deux ; mais, il faut
que le drapeau qui doit réprimer Tinsurrection, le Dra-
peau Tricolore, soit tenu en face de ce Drapeau Rouge
que la France n'acceptera jamais... Ah! Messieurs les
maires, j'envie votre sort, quand je pense que vous êtes
seuls dans Paris à pouvoir témoigner de votre courage.
Songez que quand nous aurons réuni en un faisceau des
forces, nous commencerons à être îoris, (Très bien !j des
soldats, électrisés par notre présence, marcheront sur
l'émeute qui, à son tour, éprouvera la terreur qu'elle répand
aujourd'hui. »
« M. PouiLLARD. — Ce sont là de généreuses illusions
que nous n'avons pas le temps d'examiner. Nous ne pou-
vons pas nous-mêmes aller à Paris de nos personnes. Que
le Gouvernement y envoie un général et des troupes, à la
bonne heure ! Mais aller nous exposer en simples voya-
geurs, allons donc ! Il ne s'agit pas là d'une émeute ordi-
naire, mais des sociétés secrètes et de l'Internationale ! »
Le gros monsieur Batbie proteste lui aussi contre cette
aventure. La majesté de l'Assemblée Nationale serait
compromise si quelques-uns de ses membres, se mettant à
la tête des bataillons de Tordre, allaient affronter les canons
du désordre. Et l'Assemblée abondant dans le sens du ven-
tripotent Batbie, professeur orthodoxe d'économie politi-
que, rejeta avec indignation la fantaisie du naïf villa-
geois.
On croyait la séance finie, quand M. Jules Favre, infati-
gable dans sa haine, demanda une demi-heure pour in-
sulter Paris, maudire encore cette insurrection maudite, puis
pour affirmer ensuite qu'il n'avait pas menti en citant à faux
certaine dépêche prussienne. Jusqu'à présent la Prusse n'a
point intérêt à intervenir dans nos discussions civiles, sa
haine est satisfaite. Elle doit grincer de joie en voyant que
nous avons réservé nos forces pour nous entre-déchirer de
nos propres mains : la Prusse ne se soucie que de ses cinq
milliards, elle peut même perdre son gage, sa rancune
pourrait même se féliciter que la rançon des cinq milliards
ne soit point payée, pourvu que la France ruinée perde
maintenant une dizaine de milliards en plus de tout ce
qu'elle a déjà perdu, pourvu que le parti révolutionnaire et
républicain, qui seul peut relever la France, qui seul peut
JOURNAL DE LA COMMUNE 39
inspirer des inquiétudes à l'Empire germanique et féodal,
soit définitivement écrasé.
Le général Fabrice, avec un dédaigneux sourire, a donc
fait savoir au Comité central, détenteur de Paris et de plu-
sieurs forts, qu'il entendait bien ne pas se mettre entre les
coups de fusil que nous pourrions nous tirer et qu'il reste-
rait parfaitement neutre, pourvu que les stipulations du
traité provisoire de paix soient respectées. Il va sans dire
que cette déclaration a mis en colère MM. Thiers et Favre
et Simon, pour lesquels le Comité central et la Garde
nationale ne sont point des belligérants, mais un ramassis
ignoble et dégoûtant de vermine humaine qu'il faut extir-
per par le fer et par le feu.
La question se posant ainsi entre Versailles et Paris,
Où allons-nous ? où allons-nous ?
Nuit noire, sillonnée de foudre et d'éclairs. Plus de
mâts, plus de gouvernail. L'orage siffle et hurle, l'ouragan
mugit. Devant nous, contre des écueils vaguement blan-
chissants, mer furieuse dont on entend les lugubres gron-
dements.
Paris, 25 mars 187L
Quoi qu'il en soit, il faut voter. Quoi*qu'il en advienne, il
faut se ranger derrière le Comité central. Le suffrage uni-
versel de Paris est scindé en trois : députation et munici-
palité contre la garde nationale populaire ; il faut nous
mettre du côté de la troisième. Sans doute la légalité est
plutôt du côté des maires et de la députation, mais les
maires et la députation se rattachent étroitement au Gou-
vernement de M. Thiers que la légalité ne gêne guère, il
fait et défait les lois à sa fantaisie, car il se met au-dessus
des lois et prépare des coups d'Etat dans l'ombre. Et que
veut dire ce mot de légalité en temps de révolution ? Tout
ce qui se fait aujourd'hui sera illégal demain, et s'il fallait
en revenir à la stricte légalité, il faudrait réinstaller Napo-
léon III aux Tuileries, à moins qu'on ne préférât y réinstal-
ler un prince d'Orléans, ou bien un roi de la maison de
Bourbon, ou même la Constitution de 92. Soit, renouons la
chaîne des temps à l'an I de la République Française...
Ici, la légalité est contraire à la loi, c'est la lettre qui tue.
40 JOURNAL DE LA COMMUNE
Car la loi républicaine veut que dans toutes les grandes
circonstances et surtout dans les événements imprévus il
soit fait un Appel au Peuple. Or, c'est le moment ou jamais
de faire un appel aa peuple. Le Comité interjette appel et
M. Thiers, l'Assemblée de Versailles, les maires et députés
s'y opposent. Tant pis pour les opposants !
L'immense difficulté pratique est celle-ci : la votation est
affaire des municipalités et non de la garde nationale, c'est
aux maires de convoquer les électeurs, c'est dans les mai-
ries que sont déposés les registres électoraux, sans les-
quels il n'est point de contrôle possible. Or, des élections
sans contrôle, il serait trop facile vraiment de les critiquer
et, par conséquent, de les invalider...
Cependant la plupart des mairies sont aux mains du
Comité central. — Malgré cris et clameurs, plusieurs ont
été occupées par des bataillons de gardes nationaux qui
ont installé, séance tenante, de nouveaux maires et des
adjoints provisoires devant fonctionner d'office pendant la
votation. Cela n'est pas légal, mais c'est dans la vérité,
c'estdanslanécessitédelasituation...llneresteplusquedeux
ou trois mairies encore occupées par des bataillons bourgeois
avec chassepots et mitrailleuses ; ils paraissent disposés à
s'en servir. Faut-il, pour préluder au vote, faire entr'égor-
ger les citoyens, ouvrir la discussion entre baïonnettes,
faire que fusillades et mitrailleuses donnent la réplique à
mitrailleuses et fusillades ? Eh non. mille fois non! Qu'on
n'inaugure pas la hideuse guerre civile ! Puisqu'on peut
voter dans dix-septmairies sur vingt, on peut à la rigueur né-
gliger les trois qui persistent. Dix- sept électeurs convoqués
sur vingt peuvent prononcer un verdict valable et suffisant,
pourvu que le verdict soit prononcé à une forte majorité des
dix-sept voix, sans pression d'aucune sorte, avec une liberté
manifeste.
Nous ne le demandions pas, nous n'aurions pas osé
Pespérer. Le bonheur est venu nous surprendre. Nous
avions pris notre parti d'aller de l'avant quand même, réso-
lution désespérée, car elle impliquait des nécessités terri-
bles. Acceptant la fatalité de la situation : fatalité, euphé-
misme exprimant la somme des imprévoyances, des fautes
et des crimes dont se rend coupable la nation française
déchirée en factions ennemies, nous allions jouer l'exis-
JOURNAL DE LA COMMUNE 41
tence de la République sur un coup de dés, quand, par une
heureuse chance à laquelle nous ne sommes guère habitués,
un des trois acteurs du terrible drame qui allait éclater,
s'est laissé illuminer par le bon sens, par Fhumanité. Tout
d'un coup les municipalités Se sont ralliées aux élections
proclamées par le Comité central. Nous voterons dans les
vingt arrondissements sans nous tirer des coups de fusil.
Passant dans la rue Richelieu, j'entends des cris formi-
dables de « Vive la République ! » Toutes les crosses
étaient en l'air, on se serrait les mains, on s'embrassait ;
déjà on se mettait en devoir de cacher et d'emmener les
hideuses mitrailleuses. Des membres du Comité central
fraternisaient avec les maires et les adjoints de l'arrondis-
sement, ils échangeaient leurs sabres, leurs ceintures,
leurs écharpes. Les maires de Paris ont fait comprendre
aux députés de Paris la nécessité d'en référer au peuple de
Paris pour mettre fin à la situation anormale de Paris, la-
quelle situation anormale est la conséquence fatale du coup
d'état manigancé par le pouvoir légal. Demain, devant les
urnes, nous ferons acte de concorde et de civisme. Comme
au sortir d'une douloureuse maladie, nous renaissons à la
joie, à la santé morale; on est heureux de vivre et d'agir
dans ce grand drame qui, dans ses vastes tourbillons, em-
porte nos frêles et mesquines influences.
La nuit, quelques cent mille âmes se pressaient sur le
boulevard. Toutes les figures rayonnaient, tous les yeux
souriaient, toutes les voix s'étaient faites douces et ami-
cales. Tous nous nous aimions, tous nous étions heureux.
C'est par l'acte de fédération que s'était fondée la première
République, c'est par un acte semblable que sera fondée la
République de 1871.
Paris, 27 mars 1871.
Nous avons eu nos élections, nous les avons eues.
Le Comité central, sorti du hasard, bienveillant, cette
fois, cède la place à la Commune de Paris, depuis toujours
attendue, à la Commune régulièrement élue, à la Com-
mune ayant origine et par conséquent autorité légales.
Deux cent cinquante mille suffrages, beaucoup plus que
n'en avaient eu les maires et adjoints nommés sous 1 em-
42 JOURNAL DE LA COMMUNE
pire du plébiscite Fabre-Trochu, deux cent cinquante mille
électeurs viennent de se prononcer contre le coup d'Etat
monarchique. Paris veut la République: malgré tous les
royalistes conjurés, il veut que s'accomplisse le programme
de la Révolution.
Désormais la nouvelle révolution française a vie et corps,
elle a une existence civile. Née le 18 mars, avant terme,
par suite d'accident — un mauvais coup du méchant
Thiers — la Révolution était là, gisante sur le pavé... De-
vait-elle vivre ? Hier, son père légitime, le peuple de Paris,
l'a ramassée, l'a prise dans ses bras, l'a montrée au
monde : il l'a reconnue suivant les rites et formules
d'adoption légale : Voici ma fille.
— Vivra-t-elle cette filUe ?
— Qui le sait? C'est l'enfant de nos douleurs. Que de
douleurs et angoisses elle nous coûte ! Pour la mettre au
monde, quel supplice ! Elle a été conçue de nos larmes
refoulées, de nos sanglots ravalés, de notre fiel amer, dis-
tillé dans les nuits d'insomnie fiévreuse, dans les jours de
pénible attente. Tu es née dans le sang' et dans la boue,
dans la fange où la France a été renversée, a été tramée
par les infâmes de Sedan, par les capitulards de Paris ; tu
as été vautrée dans le sang qui coule toujours de nos mille
blessures...
Mais tu es née entin, mais tu vis. Vivras-tu ? Je le crois.
Si tu vis, si tu justifies nos espérances, si tu te montres
la fille de notre désir et de notre amour, nous ne regrette-
rons rien, nous nous applaudirons de tout ce que tu nous
auras coûté de douleurs et de peines, tu le rendras au
monde en joie et en bonheur. Si tu es ce que nous croyons,
tu es l'Ere nouvelle, tu es la République des Etats-Unis
du Monde, tu es la Commune Universelle !
O vis, chère enfant, espoir des héros et des martyrs,
attente des générations !
Paris, l*^-" avril 1871.
Au Comité central a succédé la Commune de Paris. Au
pouvoir de fait improvisé par la nécessité, a succédé le
pouvoir de droit. Pouvoir de droit, car le suffrage uni-
versel, se prononçant à une très forte majorité, a ratifié
JOURNAL DE LA COMMUNE 43
Fétat de choses créé par le Comité central, produit lui-
même par le contre-coup de la traitreuse machination de
M. Thiers. L'équivoque a cessé pour Paris où le sulîrage
universel n'est plus divisé avec lui-même, garde nationale
d'un cùté, municipalités et députation de l'autre.
Si à Paris le suffrage universel est redevenu homogène,
c'est pour être en opposition plus flagrante encore avec le
suffrage universel tel qu'il est représenté par Versailles.
Sur ces deux pôles opposés de Paris et de Versailles, pôles
si rapprochés qu'ils se touchent presque, s'accumulent des
électricités contraires, avec une tension de plus en plus
formidable.
Y a-t-il un moyen quelconque d'empêcher ces deux élec-
tricités ennemies de se précipiter l'une sur l'autre ? La
haine produit la colère, la colère engendre la haine, et leur
rencontre c'est la foudre qui brise et qui déchire. Pouvons-
nous éviter la tempête et l'ouragan ?
Il y aurait un moyen si on voulait l'employer. Il faudrait
que la Province fît à son tour ce que Paris vient de faire, il
faudrait qu'elle procédât à des élections générales. L'As-
semblée provinciale a été nommée par nos paysans au cri,
au seul cri de : « La paix ! la paix avant tout et à tout
prix ! » Cette paix, l'Assemblée l'a votée dans les vingt-
quatre heures, elle l'a payée cinq milliards, plus le
deshonneur de la France. Puisque l'Assemblée a rempli
son mandat, puisqu'elle a fait ce qu'on lui avait dit de faire,.
l'Assemblée n'a plus qu'à s'en aller.
Il s'agit maintenant d'une question plus terrible encore
que celle de paix ou de guerre, il s'agit de savoir si la
France se régénérera par la République ou si elle conti-
nuera à se laisser pourrir par la carie orléaniste ou la Lian-
grène bonapartiste. Maintenant que la France est amputée
de l'Alsace et de la Lorraine, et qu'il lui faut payer ce
qu elle a et ce qu'elle n'a pas, il s'agit de savoir si elle
entrera enfin dans une ère de justice, de vérité et de travaiL
Nous aimons la France, mais nous lui préférons l'honnêteté
et la moralité. Quand elle est partie sottement, niaisement
et criminellement en guerre derrière Monsieur Bonaparte
pour attaquer l'Allemagne, nous lui avons dit sévèrement
son fait, nous eussions sans répit ni trêve protesté contre
son succès; dans une injuste guerre, nous ne l'eussions pas
44 JOURNAL DE LA COMMUNE
préférée victorieuse, nous la voulions vaincue. Maintenant
qu'elle a été vaincue bien plus qu'il n'était nécessaire, nous
sentons que nous Taimons toujours, que nous l'aimons
encore plus que jamais ; maintenant qu'elle n'est plus la
République des nations, que l'ex-Grande Duchesse de
Gérolstein, trahie par son chambellan, à moitié égorgée
par son général Boum, empoisonnée par son Prince Paul,
tourne vers nous son regard douloureux, il nous est révélé
combien notre amour pour elle est doux, profond et tendre.
« Mais il faut que tu t'amendes, il faut que tu veuilles
renaître, que tu te fasses une vie nouvelle. — Sinon,
meurs ! »
Paris veut la République, la vraie, et non pas une espèce
de « Louis-Philippe qui, au dire de M. Thiers et de ses
compères de la monarchie de juillet, était la meilleure des
Républiques. » Nous avons déjà eu la république Thiers,
Guizot, Falloux et Montalembert ; elle nous a donné les
journées de Juin et la nuit de Décembre ; nous avons aujour-
d'hui la république Thiers, de Broglie, Favre, Picard et
Simon ; nous l'avions à Bordeaux, nous lavons toujours à
Versailles, mais nous ne l'avons plus à Paris et nous n'en
voulons plus. Que la France nous en débarrasse par une
votation nouvelle, « que la charte devienne enfin une
vérité «, comme on disait du temps de Louis-Philippe, que
la République qui, depuis le 4 Septembre, existe en droit
seulement, existe en fait, ne serait-ce que dans des condi-
tions humbles et modestes, mais qu'elle existe ! Nous
sommes las de ces trahisons et de ces mensonges qu'on
nous impose comme des préceptes de sagesse et des règles
de bon sens. Nous n'admettons pas qu'en République, ceux
qui cpient : Vive la République î soient jetés en prison
comme perturbateurs de l'ordre social. Nous n'admettons
pas qu'en République il faille avoir fait preuve de bonapar-
tisme pour être officier général ou préfet de police, qu'il
faille faire preuve de jésuitisme pour occuper les hautes
fonctions de l'Université, faire preuve de légitimisme pour
entrer dans la diplomatie, preuve dorléanisme pour entrer
dans les octrois, preuve de plate servilité pour être main-
tenu comme préfet, comme instituteur ou garde-champêtre.
L'Assemblée de Versailles est la conspiration en perma-
nence des monarchistes de toute nuance contre la Repu-
JOURNAL DE LA COMMUNE 45
blique : cest le secret de Polichinelle ; l'Assemblée elle-
même n'a pas daigné s'en cacher un seul instant. Son
premier complot a échoué. Qu'elle se le tienne pour dit, et
qu'elle s'en aille avec les félicitations de M. de Bismarck.
Et que la France la remplace par une députation nouvelle
simplement, modestement, honnêtement républicaine.
11 y aurait donc un moyen bien simple et bien pratique
de nous tirer tous d'embarras et d'éviter peut-être de
terribles catastrophes. Mais qu'y a-t-il de plus rare que
perles et diamants? C'est le bon sens, c'est le sens com-
mun. Et si la chose qui serait en même temps la plus simple
et la plus pratique est en même temps celle dont personne
ne veut — cette chose-là est de toutes la plus impratique !
De qui se compose cette Commune à laquelle les hasards
du scrutin viennent de confier nos destinées ?
La Commune, composée d'une centaine de membres,
comprend sur ce nombre une vingtaine de noms toléra-
blement connus. Que sont les autres? L'avenir nous l'ap-
prendra.
11 faut dire que peu d'élections se sont accomplies dans
des conditions plus extraordinaires ! La veille encore, tous
les pouvoirs officiels s'opposaient à l'élection ; la veille
encore, il fallait pour que la votation eût lieu, que l'électeur
arrivât à l'urne, son bulletin piqué à la baïonnette, à la
baïonnette tachée du sang de quelque concitoyen ; la veille
encore, plusieurs de ceux qui disaient la votation nécessaire
la croyaient impossible. Tout d'un coup la votation devient
possible par l'acquiescement à la dernière heure des maires
récalcitrants ; maintenant on se précipite à l'urne avec son
bulletin blanc. Quel nom y inscrire ?
Les noms des premiers venus ? C'est malheureusement
ce qu'on fut obligé de faire la plupart du temps, puisque les
journaux, puisque les assemblées électorales n'avaient pu
discuter les candidatures. Dans les premières heures delà
journée, on manquait même de listes. Cependant quelques
feuilles républicaines parurent, proposant d'urgence tels
et tels noms pour chaque arrondissement. S'il eût fallu,
comme pour l'élection des députés de Paris, voter par
scrutin de liste sur une centaine de noms à la fois, il eût
été impossible d'en sortir. Peu à peu, on afficha sur les
murailles des listes manuscrites, puis des émissaires de
46 JOURNAL DE LA COMMUNE
divers groupes et sociétés apportèrent des listes imprimées
qu'ils distribuaient dans la foule. On prenait la liste dont
la provenance était la plus sympathique, on se décidait
pour un candidat suivant l'étiquette qu'il avait prise ou
qu'on lui avait imposée. Les deux listes avec lesquelles
s'était faite l'élection et que le plus souvent on adoptait
sans les discuter — en avait-on le temps ? — ont été celles
portant Ten-tète de « Liste du Comité central » et « Liste
de rinternationale ». Ces deux listes résumaient en effet la
situation et précisent nettement le caractère des élections
du 26 mars. Les élus ont été les hommes de la garde na-
tionale et les hommes de l'ouvrier. Peu ou point de
mélange. Tous les nommés sont ou se prétendent ennemis
du bourgeoisisme et amis du prolétariat ; tous sont ou se
prétendent les rouges adversaires des républicains bleus.
C'est la révolution sociale qui, en ce jour mémorable, est
sortie du scrutin — au hasard, semble-t-il à première vue;
fatalement, quand on y regarde de plus près.
Electeur lui aussi, celui qui écrit ces lignes se trouve fort
empêché pour son compte, car il eût préféré ne pas voter que
de remettre, pour sa vingt-millième part, le sort de la
patrie en des mains inconnues. Il présida un de ces clubs
en plein vent, dans lequel des citoyens qui, pour la plupart,
ne s'étaient jamais parlé jusque-là, se faisaient leurs confi-
dences réciproques sur les mérites ou démérites des candi-
dats qu'ils croyaient connaître. On arriva ainsi à former
une liste quelque peu raisonnée, laquelle après trois quarts
d'heure de discussion fut adoptée à l'unanimité des assis-
tants. J'ignore si on lui fut généralement fidèle, toujours
est-il qu'un seul 4es cinq candidats qu^elle portait a été
élu. L'incident n'est relaté que pour indiquer le point de
vue du spectateur ; dans un récit consciencieux des faits, il
importe de ménager au lecteur des marques de repère, afin
qu'il puisse juger entre le narrateur et sa narration. Qu'il
soit logique ou illogique en ceci, le témoin qui rapporte
ces faits est un républicain révolutionnaire, et cependant il
n'est pas partisan des cahotements trop brusques ; on veut
avoir le plaisir de démolir, c'est pour avoir la joie de
rebâtir, et, sachant que la nature dans ses évolutions suc-
cessives ne procède point par sauts et soubresauts, il
arrondit volontiers par quelques tempéraments les angles
JOURNAL DE LA COMMUNE 47
saillants ; si on ne veut pas que déraillent des trains de
voyageurs marchant à une certaine vitesse, il faut ménao-er
les changements de direction par des courbes d'un certain
rayon.
> A ce point de vue, il eût été plus sage... peut-être...
qui aujourd'hui ose affirmer carrément? — plus sao-e, peut-
être, de bigarrer davantage la liste, de la composer moins
exclusivement dhommes du même parti ; il eût été plus
sage de triompher moins complètement. Votant sous le
coup de la victoire du Comité central, les électeurs ont
probablement outré la victoire. Nous n'eussions pas de-
mandé que le cortège victorieux eût été augmenté ])ar
l'adjonction de quelques insulteurs, comme le voulait jadis
l'étiquette des marches triomphales, nous nous fussions
tenus pour satisfaits si aux nouveaux élus on eût ajouté
qu*dques-uns de ces bons maires, comme on dit aujourd'hui
non sans ironie, qui après s'être si maladroitement opposés
aux élections s'y sont ralliés au dernier moment et nous
ont valu ce bonheur inespéré : « la guerre civile n'a pas
inondé de sang les rues de Paris. »
Quoi qu'il en soit, le fait est ainsi, le vote du 20 mars est
la contre-partie exacte, la revanche la plus complète du
vote des premiers jours de novembre. Alors Trochu, Favre,
Picard, Simon ne voulaient pas même d'un conseil munici-
pal tant soit peu sérieux, ils ne voulaient sous eux que
d'humbles commis d'administration. Aujourd'hui, nous
avons par contre-coup une Commune anonyme, composée
d'hommes élus, non pour leurs mérites personnels, pour
leur valeur individuelle — parmi eux il n'en manque pas
ayant mérite personnel et valeur individuelle — mais élus
à cause des programmes impersonnels et des théories dont
ils sont les partisans et les soldats.
Que ce soit un bien, que ce soit un mal, ce ne sont pas
des hommes choisis qui entrent dans la Commune, mais la
compagnie des prolétaires ; compagnie indistincte, enrôlée
au hasard dans l'Internationale, chez les Blanquistes ou
ailleurs, elle vient planter le drapeau rouge sur l'Hùtel-
de-Ville.
La proclamation des résultats du vote a donné lieu à une
fête émouvante. Vers la place de l'Hôtel-de-Ville se diri-
geaient bataillons après bataillons, joyeux, allègres, au
48 JOURNAL DE LA COMMUNE
bruit du tambour, au son des clairons, une mer montante
de peuple. Un grand drap rouge couvrait là statue du « bon
roi Henri » et servait de fond au buste blanc de la Répu-
blique.
Aux balcons et fenêtres apparaissent les membres de la
Commune. Cent et un coups de canon saluent l'avènement
du potentat nouveau ; chaque nom proclamé est accompa-
gné d'une salve.
« Les drapeaux des bataillons et les fanions des compa-
gnies qui flottent au vent, la forêt de baïonnettes qui res-
plendissent au soleil, la grande voix de bronze, la fierté
d'un peuple qui triomphe enfin depuis tant d'années, tout
cela éclate en même t»mps dans des applaudissements
retentissants: Vive la Commune! Vive la République Uni-
verselle ! »
Les gardes nationaux mettent leurs képis au bout de
leurs baïonnettes, brandissent leurs fusils ; les musiques
des bataillons jouent la Marseillaise que chantent vingt
mille voix.
Quoi qu'il arrive, quoi qu'il advienne, l'Histoire enregis-
tera ceci :
« Un jour, Paris a proclamé que sa Commune faisait
partie de la République Universelle ».
Noçiis Rerum nascitur or do I s'écrie le Siècle... oui, le
Siècle.
Paris, 2 Avril 1871.
Et la province ? Que dit, que fait la province? Car il est
certain que de l'attitude de la province dépend en grande
partie l'issue du mouvement de la Commune de Paris,
mouvement révolutionnaire et en même temps essentielle-
ment centraHsateur. C'est là une anomalie qui s'est pro-
duite quelquefois dans l'histoire, c'est peut-être une con-
tradiction logique — les faits la résoudront dans une
synthèse supérieure, comme ils pourront.
Absorbés par nos grosses affaires, nous avions compris
à demi seulement que Toulouse et Narbonne ont, les pre-
mières de France et avant Paris, proclamé leur Commune.
Il est vrai qu'elles l'ont déjà perdue, car nos méridionaux
vont vite, et souvent trop vite.
JOURNAL DE LA COMMUNE 49
D'après les renseignements très succincts, très incom-
plets, sur les événements de Toulouse, que nous donnent
les journaux réactionnaires, les seuls qui puissent circuler,
il paraît que le branle-bas, à Toulouse comme à Paris, a
été donné par les amis de Tordre faisant leur petit coup
d'Etat, le 24 mars. Le préfet de la Haute-Garonne, un ré-
publicain décidé et convaincu, les agaçait, il fallait s'en
débarasser au plus vite. M. Thiers le leur destitua par télé-
graphe, le remplaçant par l'hybride M. de Kératry, à la
fois homme du monde, journaliste, officier et policier. Son
prédécesseur étant encore en fonctions, un ban de magis-
trats, procureurs et avocats, de généraux et colonels, légi-
timistes, libéraux et bonapartistes, risquèrent le pronuncia-
mento. Un procureur de la République saisissait le journal
républicain, le directeur des postes le confisquait, le gé-
néral lançait à ses troupes un soldatesque ordre du jour, un
président de la Cour et un autre procureur distribuaient
des placards, qu'ils faisaient afficher, annonçant partout que
M. Thiers venait de destituer le préfet à opinions exces-
sives, et que le nouveau préfet-général-policier, M. de
Kératry, s'avançait sur Toulouse à la tête de forces impor-
tantes.
« C'en est fait de la République à Toulouse, si nous leur
laissons les coudées franches. Quant à nous, allons-y gaie-
ment et proclamons tout de suite la Commune ! » Ainsi rai-
sonnent, ainsi procèdent nos populations du Midi. Et le
lendemain au soir, les officiers de la garde nationale, cons-
titués en Commune révolutionnaire, nommaient leur Com-
mission executive.
Pendant la journée du dimanche, l'ancienne autorité
légale et la nouvelle autorité révolutionnaire et leurs parti-
•sans n'en vinrent pas aux prises, les pourparlers même ne
cessèrent pas pendant la nuit entre les membres de la Com-
mune, représentant la garde nationale, le prolétariat et la
petite bourgeoisie, d'un côté, et de Tautre, les ayant-pou-
voir des gros bonnets, des képis, des toques et des caloltins
•de la localité.
Pendant que duraient les négociations, on apprit, le
lundi, que le nouveau préfet à j)oi^ne était arrivé et, dès la
descente du train, s'était rendu à Tarsenal, au milieu des
troupes et des autorités réunies. Bientôt apparurent sur la
4
50 JOURNAL DE LA COMMUNE
place du Capitole, un piquet de cavalerie, puis des troupes
de ligne dans lesquelles s'étaient intercalés les volontaires
de Tordre.
Cinq pièces de canon furent installées en face de la porte
de rHôtel-de-Ville.
Le nouveau préfet, flanqué des procureurs, des avocats et
des «j-énéraux. enjoignit aux gardes nationaux, postés à la
porte de lui livrer passage. — « Non ! » Deux sommations
furent alors faites... Un sentiment d'inexprimable anxiété
s'empara de tous les citoyens, civils et soldats, tous crai-
gnaient que le sang de la guerre civile ne rougît le pavé
des rues. On s'apprêtait aux armes de part et d autre.
Mais l'Association républicaine s'était interposée, elle
négocia une transaction très raisonnable en somme, car
elle était calculée exactement sur la force réciproque des
deux partis : la Commune était dissoute, Kératry prenait
possession de la Préfecture au nom du gouvernement de
Versailles. Mais THôtel-de-Ville serait gardé désormais
moitié par la garde nationale, moitié par l'Association ré-
publicaine, la trarde nationale serait réorganisée, mais en
conservant ses éléments et de nouvelles élections munici-
pales seraient faites dans la quinzaine.
Les meneurs de l'un et l'autre parti se dirent et se cru-
rent lésés, mais il semble que le gros de la population ait
été enchanté : « Nous l'avons échappé belle ! »
Nous manquons de détails sur Narbonne» où la Commune
avait été proclamée par la garde nationale dès le 24. Le
prnfet essaya de recourir à la force, mais les soldats levèrent
la crosse en l air et conduisirent leurs officiers en prison.
Des bataillons de ligne furent envoyés de Montpellier,
mais ils refusèrent de tirer. Le général manda alors des
turcos en garnison à Perpignan, — la loi qui avait institué
les corps de spahis et turcos avait interdit leur entrée en
France. On les lança à l'assaut de l'Hôtel-de-Ville, et ils
s'acquittèrent de leur besogne en conscience. Heureux de
tirer sur le peuple, de sabrer quelques chiens de chrétiens,
ces moricauds envahirent aussi plusieurs maisons de bour-
ge'>is et les livrèrent au pillage.
Le drapeau rouge a llotté sur la Mairie de Cette. Com-
ment y a-t-il été arboré ? comment en a-t-il été arraché ?
La Commune a été un instant proclamée à Vierzon.
JOURNAL DE LA. COMMUNE 51
A Lyon, à Saint-Etienne, il y a eu une violente agitation ;
pendant quelques heures, on a cru là aussi que la Com-
mune serait proclamée. Mais dans ces villes et dans toutes
les autres où règne un Conseil municipal sincèrement ré-
publicain, pourquoi renverser les hommes les plus capa*
blés, les plus dévoués, pour les remplacer par qui ?
A Avignon, les pressés voulaient remplacer leur Conseil
municipal, composé des plus fermes républicains. « Pour-
quoi faire ?» a demandé le Conseil. Et à la satisfaction
générale, il publia la résolution :
« Considérant que... que... et que, de l'ensemble de ces
faits, on est forcé de conclure que le gouvernement de Ver-
sailles a hâte d'en finir avec la République.
« D'un autre côté, la ville d'Avignon étant trop éloignée
de Paris, capitale de la France et cœur du monde entier,
pour apporter à sa révolution un concours effectif.
« Le Conseil municipal d'Avignon croit de son devoir de
protester hautement contre les tendances n>onarchistes de
Versailles, et il émet le vœu énergique et ferme du maiih-
tien absolu de la République. »
Voilà qui est net, ferme et sensé. On ne demande pas à
toutes les villes républicaines de France de proclamer la
Commune, surtout si, après, elles doivent être envahies
par les généraux. Qu'elles suivent l'exempl'e d'Avignon,
qu'elles réservant leur force pour une action commune, et
Versailles ne sera plus à craindre!
Et voici les premiers décrets de la Commune de Paris :
« Considérant que le travail, l'industrie et le commerce
ont supporté toutes les charges de la guerre, et qu'il est
juste que la propriété fasse sa part de sacrifices :
« Remise générale est faite aux locataires de ï^aris des
termes d'octobre 1870, janvier et avril 1871. »
« La conscription est abolie. Aucime force militaire,
autre que la garde nationale, ne pourra être créée ou intro-
duite dans Paris. Tous les citoyens valides font partie de la
garde nationale. »
La population de Paris, composée de locataires pour les
dix-neuf vingtièmes, est enchantée de ce premier décret,
si net, si simple et radical. Pas d'intelligence si obtuse qui
ne le comprenne, pas de porte ouverte aux arguties et
faux-fuyants : « Puisque les locataires sont dans l'impos-
52 JOURNAL DE LA COMMUNE
sibilité de payer, ils ne paieront pas. » Voilà ce que dit la
Commune de Paris . Tandis que l'Assemblée siégeant à
Bordeaux et Versailles entasse discussions sur discussions
et projets sur projets de loi pour résoudre le problème :
« Etant donné des gens qui ne peuvent pas payer, les
forcer à payer. »
Car les dix-neuf vingtièmes de la population parisienne
sont insolvables ; le commerce, l'industrie sont ruinés,
toutes les réserves ont été mangées pendant les longs mois
de siège — telle est la triste vérité. On le sait à Versailles
aussi bien qu'à Paris, mais, dans les deux villes, on rai-
sonne différemment. A Paris on dit : « Puisque perte il y
a, qu'elle soit subie par ceux qui peuvent perdre quelque
chose. » Et Versailles maintient : « Puisque perte il y a,
qu'elle soit subie, non par ceux qui ont le moins perdu
mais par ceux qui ont le plus perdu. La propriété des pro-
priétaires est sacro-sainte, et dans son fonds et dans ses
revenus. Et si le propriétaire ne peut recouvrer l'intérêt
de sa maison sur le tailleur, le cordonnier ou la mercière,
nous ferons rembourser le propriétaire par l'impôt, par
l'Etat. »
Cette question des locations n'est point une bagatelle:
le chiffre de 350 millions de loyers annuels n'est pas exagéré,
et celui de 400 millions plus probable encore. La Commune
de Paris tranche la difficulté après trois quarts d'heure de
discussion par un décret de trois lignes ; après deux mois
de lois et contre-lois, Versailles n'en est pas encore venue
à bout. Dès le premier jour, dès le premier acte, l'antago-
nisme se révèle entre les deux assemblées : c'est comme
une bande blanche juxtaposée à une bande noire. Paris est
révolutionnaire, Versailles est monarchique et bourgeois.
A la question qui devait se poser inévitablement : « Qui
paiera les 5 milliards du butin prussien? les 10 milliards
de dégâts? » Versailles répond sans hésiter : « C'est le
Travail! » Paris répond imperturbablement : « C'est le
Capital. »
Quant au second décret porté par la Commune, il est,
si possible, plus significatif encore que le premier. L'exis-
tence d'une République est parfaitement incompatible avec
l'existence d'une armée permanente. Sous l'empire de
Bonaparte, le peuple était censé souverain, mais il avait
JOURNAL DE LA COMMUNE 53
été soigneusement désarmé; il était censé participer à la
confection des lois par l'intermédiaire de ses députés libre-
ment élus (?) ; mais le Grand Elu pouvait à chaque instant
lancer sur ses électeurs cinq cent mille fusiliers et artil-
leurs, cinquante mille gendarmes ayant ordre de charger
aveuglément ; les cinq millions d'électeurs qui se seraient
permis de raisonner auraient toujours été mis au pas par
les cinq cent cinquante mille baïonnettes de l'obéissance
passive. Au Moyen-Age, l'homme libre seul avait le droit
d'être armé ; dans nos temps modernes, nous avons vu
l'anomalie que l'homme censé libre était rigoureusement
désarmé en face d'esclaves armés jusqu'aux dents.
En 1848, l'une des premières pensées de la République
de février fut de déclarer que l'armée ne rentrerait, plus
dans les murs de Paris. Naturellement une des premières
pensées de la réaction fut aussi de faire rentrer l'armée
dans Paris. M. Ledru-Rollin se chargea de la besogne, et
il s'en acquitta trop bien, avant la bataille de juin. Une des
premières pensées de la République de février avait été de
transformer en baïonnettes intelligentes les baïonnettes
aveugles, de métamorphoser les soldats en citoyens. M. de
Lamartine montra en cette occasion qu'il avait plus de
logique que ces rêveurs et utopistes, et, dans un de ses
discours les plus admirés sur « l'obéissance passive », il
prouva sans réplique qu'il fallait des soldats et qu'il ne
fallait pas qu'ils raisonnassent. De même, il aurait pu
prouver qu'avec un sérail le Grand Turc ne peut se passer
d'ennuques. Qu'on veuille se rappeler la fameuse discus-
sion qui eut lieu dans les temps jadis au sujet de l'organi-
sation des Jésuites, ces janissaires de l'Eglise catholique :
les prêtres libéraux voulaient qu'il leur fût permis d'avoir
une conscience ; ils protestaient contre la fameuse formule :
Ut bacutus in îiianu. — « Le supérieur tient son jésuite
dans les mains comme il tiendrait un bâton ». Le général
de Ricci coupa court à la discussion : « Qu'ils restent ce
qu'ils sont! » — Sint ut sunt, aut non sunt!
C'est toujours la même situation, toujours les mêmes
nécessités, les mêmes arguments, comme du temps de
Ricci... 11 est impossible, il est absurde qu'une armée soit
libérale, et le malheur des républicains espagnols est de
n'avoir pas encore compris cette vérité élémentaire. Au
54 JOURNAL DE LA COMMUNE
moins, les républicains de Paris Tont comprise, ils savent
qme larmée ne peut pas être la doublure de la garde natio-
nale. En conséquence, ils ne veulent darmée à Paris sous
aucun prétexte.
On leur répond : « Mais Tarmée est une institution natio-
nale. Et vous qui représentez le Gouvernement de la seule
et unique ville de Paris, vous n'avez pas le droit d'abolir
une institution nationale. La partie ne doit pas se mettre
au-dessus du tout. » Le raisonnement est inattaquable.
De son eèté, la Commune est également inattaquable
quand, au nom de sa conservation personnelle, au nom du
droit de légitime défense, sans parler du droit de la logique
et de la moralité républicaine, elle abolit, au moins dans
Tenceinte de ses murs, linstitution de l'armée permanente
et supprime sa plus grande et sa plus terrible ennemie.
C'est là la fatalité des discussions poussées à fond; on
échange des arguments également irréfutables parce qu'ils
sont l'expression de principes absolument opposés.
Le Journal Officiel d'hier nous porte le Manifeste d'adieu
du Comité central à la Fédération de la garde nationale :
« Il nous a été donné d'assister au spectacle le plus gran-
diose. Paris saluant et acclamant sa Révolution. Paris j
ouvrant une page blanche de Ihistoire et y inscrivant son
nom puissant .. Deux cent mille hommes libres sont venus
affirmer leur liberté et proclamer au bruit du canon linsti-
tution nouvelle...
« La France, coupable de vingt années de faiblesse, a
besoin de se régénérer des tyrannies et des mollesses
passées par une liberté calme et par un travail assidu.
Votre liberté, les élus d'aujourd'hui la garantiront avec
énergie, la consacreront à tout jamais. Quant au travail, il
dépend de vous seuls, les rédemptions sont personnelles.
Groupez-vous donc avec confiance autour de votre Com-
mune. Frères, laissez-vous guider par des frères. Marchez
dans la voie de l'avenir avec vaillance. Prêchez d'exemple
et vous arriverez sûrement à \si République ufiiçerselle! »
On reproche à la Commune de ne pas savoir se borner à
la circonscription de Paris et de vouloir légiférer pour la
France entière. Mais les révolutionnaires ne s'en cachent
point. Il suffit de lire la proclamation qui précède pour voir
qu'ils ne songent nullement à doter leur Cité de certaines
JOURNAL DE LA COMMUNE 55
franchises municipales qui resteraient étrangères aux
autres villes ; ils entendent bien que leur mouvement se
propage dans toute la France et la dépasse. Ces hommes
de la Commune ne se considèrent point comme les bour-
geois de Paris, mais comme les citoyens du Monde. Us
parlent au nom d'une Commune, mais lour Commune elle-
même procède d'une idéale Fédération Internationale.
On voit d'ici l'inutilité des discussions, tout l'oiseux des
controverses soulevées de droite et de gauche. Les uns
parlent des droits spécifiques du Parisien, lac autres par-
lent des droits de l'Homme.
Dès le lendemain du 18 Mars (1), il y avait eu certaines
difficultés relativement aux postes. Le gouvernement ^^^^
avait déménagé tous les ministères, tous les servions et
toutes les administrations, notamment celle de l'Assistance
publique, n"avait pas eu le temps de désorganiser complè-
tement le service des Postes, et le service des correspon-
dances se faisait encore tant bien que mal. Mais on voulait
le désorganiser complètement. M. Rampont, directeur
général des postes, sollicita l'envoi de deux déléarués,
«choisis par le Comité central de la garde nationale, pour
contrôler sa gestion jusqu'à ce que la Commune, -lont il
reconnaissait d'ailleurs l'autorité, fût régulièrement cons-
tituée. Ayant ainsi assoupi 1a défiance et endormi la sur-
veillance, l'habile Rampont vida caisses et tiroirs, emballa
son matériel et emmena ses principaux employés : tout ça
disparut furtivement et nuitamment, et le lendemain matin
les employés de deuxième et troisième catégories trouvèrent
affiché dans la cour de l'hôtel un ordre anonyme imposant
la cessation immédiate de tous les services. Le désarroi
qui s'en est suivi dans la population est facile à imasriner.
On s'était réhabitué déjà aux lettres et aux journaux. Une
fois de plus deux millions d'hommes ont été brusquement
séparés du reste du monde ; une fois de plus nous sommes
isolés sur un point unique au milieu de l'espace immense.
De tous nos intérêts, de nos curiosités, de nos affections,
de tout ce qui est au delà de l'enceinte des murailles, nous
ne savons plus rien. Entre la scène du monde et nous, un
(1) Oq a raconté comme ayant eu lieu vers le 20 M^irs (voir p. 12),
un fait qui n'a eu lieu que plus tard et devrait être intercalé ici.
56 JOURNAL DE LA COMMUNE
grand rideau noir est subitement tombé. La chose n'est pas
nouvelle pour nous: pendant cinq longs mois, nous en
avons fait la douloureuse expérience. Et c'est probablement
parce que le défaut de nouvelles était pour nous la plus dure
privation du siège que le gouvernement de Versailles ap-
pliqua cette mesure contre Paris. Notre trésor de haine,
nos ressentiments que nous réservions précieusement contre
les Prussiens, nous sommes obligés de les tirer de nouveau
à la lumière et de les dépenser, malgré nous, contre ceux
qui, à Versailles, ont pris la suite de leurs affaires.
Les convois de voyageurs circulent encore sur la plupart
des lignes, mais avec les perquisitions qui se font, ici au
nom du Gouvernement de Paris, là au nom du Gouverne-
ment de Versailles, la circulation est très gênée.
On nous dit que le Gouvernement de Tordre, qui
organisa si savamment le désordre, va bloquer les chemins
de fer et interrompre tous les trains de vivres. Mais il
paraît que Messieurs les Prussiens, massés en demi-cercle
autour de Paris, n'entendent point qu'on les gêne dans la
circulation de leurs troupes, de leur matériel et de leurs
denrées. On dit même qu'ils se préparent à exploiter la
situation sur une large échelle. Après le siège, leurs
cantines, établies dans nos stations de chemins de fer, se
faisaient eineTi hone.sten Pfennig, en vendant à nos Pari-
siens affamés du pain blanc et un morceau de saucisson. Ce
seront probablement des spéculateurs allemands qui vont
maintenant approvisionner, c'est-à dire exploiter le marché
de Paris... Battue et écrasée, humiliée et déshonorée,
rançonnée à outrance par les reîtres et lansquenets, puis
exploitée scientifiquement par les banquiers de Frankfort
et par les Schajuden, pauvre France, pauvre France, es-tu
assez bas tombée !... Quoi qu'il en soit, il est des gouffres
encore plus bas, et la mort au fond du précipice... N'aie
pas le vertige, pauvre France ; accroche-toi à la saillie du
rocher ; redresse-toi ferme sur tes jarrets, regarde l'abîme
d'un œil froid — et n'y tombe pas. Quoi qu'il en soit, quand
même le blocus de vivres et de nouvelles serait rigoureux
du côté français, pourvu que Paris puisse respirer encore
du côté prussien — c'est, hélas, de cette façon que la réalité
nous force à nous exprimer — nous pouvons encore atten-
dre les événements de pied ferme.
JOURNAL DE LA COMMUNE 57
Mais si la Prusse prenait fait et cause dans nos dissen-
sions civiles, si M. Jules Favre allait larmoyer de nouveau
sur les bottes de M. de Bismarck et en recevait un meilleur
accueil, si la haine contre les agissements, dangereux
déjà, de la révolution parisienne, de l'esprit démocratique,
social et cosmopolite, venait à soulever le cœur de l'héritier
des Hohenstaufen, malgré les conseils de la prudence et
delà diplomatie, que pourrait faire Paris, épuisé déjà par
la guerre et par le long siège ?
Paris ne pourrait certainement pas vaincre alors, mais il
pourrait glorieusement périr. Alors sa cause serait défini-
tivement entendue et jugée par le tribunal de l'humanité.
Les morts sont suivies de gestations nouvelles. — Ce qui fut
Paris renaîtrait comme révolution sociale et démocratie
triomphante, et ce qui fut la France renaîtrait comme
organe vital de la future République Universelle.
Donc, allons toujours de Pavant. Luttons encore contre
vents contraires et flots courroucés. Encore une fois na-
geons et si possible surnageons. Mesurons la force de notre
cœur à celle de la destinée adverse, et sachons qui aura le
dernier mot, de notre force ou de notre endurance !
Paris, 3 Avril 1871
Hier, c'était fête au calendrier — le Dimanche des
Rameaux — fête de la nature renaissante, joie de la verdure
et du renouveau.
Dévots et dévotes allaient à l'Eglise ou en revenaient ;
dans les rues et sur les places, les citoyens discutaient les
affaires publiques. Les femmes, avec des rubans frais au
corsage, se questionnaient aux stations d'omnibus : « Irons-
nous voir les dévastations de Meudon ou de Ville-d'Avray ?
Si nous allions voir plutôt ce qui reste de la ville de Saint-
Cloud, canonnée et bombardée ? Ce qui reste du Château,
éventré, saccagé, brûlé? »
Au milieu de ces conversations, on entendit quelque
bruit de canon. D'abord on n'y fit pas grande attention.
Pendant le siège, les oreilles s'y étaient habituées. Mais les
détonations se succèdent, (^est peut-être quelque réjouis-
sance bruyante... Sans doute quelque localité suburbaine,
proclamant, elle aussi, l'avènement de sa Commune. Mais
58 JOURNAL DE LA COMMUNE
<îes décharges, écoutez bien! Ce sont des mitrailleuses...
Jamais les mitrailleuses n'ont été d'aucune fête !
Hélas! il est vrai. Deux coups de canon partis de Ver-
sailles ont donné le signal de la guerre civile...
En avant marchaient les volontaires catholiques, les
zouaves pontificaux, les monarchistes bretons, les favoris
de Trochu ; suivaient des troupes de ligne, chasseurs d'A-
'frique et autres; derrière, les municipaux et gendarmes,
les sergents bonapartistes, que Paris hait et qui haïssent
Paris. Ils étaient commandés, dit-on, par le bonapartiste
baron de Vinoy, par les légitimistes baron de Charette et
Cathelineau ; ils ont, dit-on, déployé dans l'action un
drapeau blanc ; on a entendu crier « Vive le Roy ! »
J'ai été sur les lieux, j'ai recueilli les renseignements
les plus variés et les plus fantastiques, et j'ai fini par com-
prendre que les choses ont dû se passer à peu près comme
ceci :
Vers 9 heures du matin, les fédérés, postés au pont de
Neiiilly et aux alentours, dormaient encore dans leurs corps
de garde, faisaient leur popote, déjeunaient, prenaient leur
café ou jouaient au bouchon, quand une masse encore indé-
terminée de troupes versaillaises, dont personne n'avait
sigaalé l'approche, se répand à Courbevoie, Neuilly. Au
rond-point, un garde-national voit tout d'un coup une
bande de soldats, précédés d'un homme qu'en ce moment
désarmait ou faisait mine de désarmer un garçon apparte-
nant au poste. Le garde national tire tout aussitôt sur
l'homme en tête et l'étend raide-mort.
'Les partisans de Versailles ont dit plus tard qu'il avait
tué im parlementaire, le chirurgien major, Pasquier. Pos-
sible, mais ce parlementaire exerçait irrégulièrement ses
fonctions).
A peine a-t-il déchargé son fusil que lui-même tombe
sous les baïonnettes ; est achevé à coup de crosse, le
poste tout entier est envahi, massacré, sauf quelques
individus qui fuient de part et d'autre et que les balles
n'atteignent pas. Sur le rond-point sont alors installés
des canons et des mitrailleuses qui dominent la grande
et large avenue triomphale. Les Versaillais balayent
Courbevoie et Puteaux; ils descendent sur Paris. Une
patrouille de gendarmes avance jusqu'au pont de Neuilly
JOURNAL DE LA COMMUNE 59
^et somme les gardes nationaux en faction de se retirer.
Ceux-ci répondent en invitant les gendarmes à faire
cause commune avec le peuple. Le maréchal des logis
donne l'ordre de charger, mais les gardes nationaux ripos-
tent et les gendarmes se retirent. Plusieurs compagnies
de nationaux se lancent alors sur leurs traces, ils remontent
jusqu'au rond-point. Là, ils sont accueillis par la fusillade
des zouaves de Charette, embusqués derrière une barricade
•et qui les mitraillaient aux cris de « Vive le Roy! ». Surpris
et décimés, les nationaux battirent en retraite, zouaves,
gendarmes, argousins et lignards derrière eux ; la bataille
rellua jusqu'à la Porte-Maillot, qu'un instant on parut croire
en danger. Survinrent alors des tirailleurs de la presse,
une centaine de volontaires garibaldiens qui rétablirent le
combat. Peu à peu, des gardes nationaux arrivaient en
foule... Ce que voyant, les Versaillais battirent en prompte
retraite de l'autre côté du pont.
Pendant que le gros des gardes nationaux, mitraillé du
haut de Courbevoie, battait en retraite, deux cents hommes
de la Commune, cernés par les gendarmes et lignards,
allaient être pris, quand la ligne leva la crosse en l'air:
« Vive la République ! » Les gendarmes alors de tourner
bride, tandis que cent à deux cents lignards se joignent aux
nationaux. Je les ai vus se dirigeant vers l'Hôtel de Ville,
la foule les saluait sur leur passage par des acclamations
enthousiastes : « Vive l'armée ! vive l'armée ! »
Nous entendons dire avec horreur que tous les anciens
soldats trouvés par les Versaillais dans les rangs des
gardes nationaux ont été fusillés ; on en aurait abattu deux
cents de la sorte dans un seul enclos; il paraît qu'ils veu-
lent réellement massacrer tous les militaires qui ont frater-
nisé avec le peuple ; mais cela est impossible, ils devraient
alors fusiller des centaines et même des milliers d'hommes.
A partir de midi, tout rentre peu à peu dans le silence.
Satisfait de sa brillante initiative, heureux de son coup
d'éclat, fier d'avoir encore mitraillé des Français, comme
dans les journées du 22 janvier et du 2 décembre, M. le gé-
néral Vinoy a repris le chemin de Versailles, traînant après
lui quelques centaines de prisonniers ramassés dans sa
razzia.
Dans la soirée, nous errions, fiévreux par les rues, écou-
60 JOURNAL DE LA COMMUNE
tant les racontars, interrogeant les physionomies, scrutant
les regards. L'animation croissait d'heure en heure. On
lisait avec des yeux brillants, une voix ardente, les procla-
mations de la Commune :
« A LA GARDE NATIONALE DE PARIS
» Les conspirateurs royalistes ont attaqué.
» Malgré la modération de notre attitude, ils ont at-
taqué.
(f Ne pouvant plus compter sur l'armée française ils ont
attaqué avec les zouaves pontificaux et la police impériale.
« Non contents de couper les correspondances avec la
province et de faire de vains efforts pour nous réduire parla
famine, ces furieux ont voulu imiter jusqu'au bout les Prus-
siens et bombarder la capitale.
« Ce matin, les chouans de Charette, les Vendéens de
Cathelineau, les Bretons deTrochu, flanqués des gendarmes
de Valentin, ont couvert de mitraille et d'obus le village
inoffensif de Neuilly et engagé la guerre civile avec nos
gardes nationaux.
a II y a eu des morts et des blessés.
« Elus par la population de Paris, notre devoir est de
défendre la grande cité contre ces coupables agresseurs.
Avec votre aide, nous la défendrons.
« Paris, 2 avril 1871.
« La Commission executive :
« Bergeret, Eudes, Duval, Lefrançais, F. Pyat,
G. Tridon, E. Vaillant. «
« Bergeret est lui-même à Neuilly. D'après rapport, le
feu de lennemi a cessé, Esprit des troupes excellent. Sol-
dats de ligne arrivent tous et déclarent que, sauf les officiers
supérieurs, personne ne veut se battre. Colonel de gendar-
merie qui attaquait, tué.
« Le Colonel chef dEtat-majoi\
« Henry. »
« Une pension de jeunes filles, qui sortait de l'église de
Neuilly, a été littéralement hachée par la mitraille des
soldats de MM. Favre et Thiers.
JOURNAL DE LA COMMUNE 61
« L'ennemi a fusillé nos prisonniers : quatre gardes
nationaux et un soldat de ligne des nôtres. L'ennemi en
retraite. Admirable conduite de la garde nationale.
« Bergeret. »
« Un décret de la Commune adopte les enfants des
citoyens morts pour la patrie. »
Que faire maintenant ?
Dans les groupes autour de THotel-de-Ville, l'opinion la
plus populaire est que, sans perdre de temps, on réponde
au coup de main des Versaillais par un coup de main des
Parisiens sur Versailles. « Nous avons déjà trop perdu de
temps. Si le Comité central avait eu le bon esprit de faire
suivre par quelques bataillons de gardes nationaux
MM. Thiers, Favre et Picard se réfugiant à Versailles,
après avoir raté leur mauvais coup du 18 mars, les monar-
chistes se seraient d'ores et déjà éparpillés à tous les vents
et ne donneraient plus de soucis à la République. Des Com-
munes se constituent à Lyon, à Limoges, à Toulouse, à
Marseille, à Narbonne, à Carcassonne, par toute la France.
Aidons-les par un énergique effort. Profitons du moment
qui est toujours propice. 11 y quinze jours, l'armée s'est
déclarée pour nous; aujourd'hui, elle est encore dans des
dispositions excellentes; tous les jours, il nous arrive des
soldats républicains qui jettent leurs fusils, ne voulant pas
tirer contre le peuple, car ils sont du peuple et le savent
bien; ils haïssent leurs généraux, lâches et ineptes; ils
auraient horreur de laver la honte de Sedan et de Metz dans
le sang de leurs frères. Mais il ne faut pas laisser à Thiers,
à Canrobert, Galiffet et Charette, V^inoy et Valentin le
loisir de reconstituer une armée avec des gendarmes, des
zouaves pontificaux et des argousins pour noyau... Ils se
sont déjà cru assez forts pour nous attaquer... Nous les
avons victorieusement repoussés. Courons sur leurs talons
jusqu'à Versailles ! »
J'écoutais, n'osant donner d'avis. J'ai voyagé avec des
soldats mandés en hâte par M. Thiers, ils ne m'avaient pas
eu l'air si intelligents et si fraternels que cela... Je venais
de voir, dans le Monde Illustré une description formidable
de toutes les pièces d'artillerie amoncelées dans Versailles. . .
Néanmoins, une vigoureuse expédition là-bas aurait grand
62 JOURNAL DE LA COMMUNE
chance de succès. « De l'audace, » criait Dantan aux révo-
lutionnaires, « de Faudace, encore de l'audace î » La fortune
aime les audacieux. Que je suis heureux de ne pas être à la
Commune et de n'avoir pas à me prononcer sur ce que
j'ignore! Mais la Commune sait, évidemment.
Des roulements de tambour.,. Les voilà qui arrivent des
profondeurs du quartier Saint-Antoine, qui descendent de
Belleville et de Montmartre, bataillons après bataillons. Ils
ont déployé leurs drapeaux rouges, ils chantent la Mar-
seillaise^ ils crient: « A Versailles! à Versailles! nous
allons à Versailles ! » Il était onze heures du soir. A minuit,
il en défilait encore. Je m'en allai pensif.
Je ne sais qui a dormi cette nuit-ci. De bon matin, on ren-
contrait encore des gardes nationaux attardés. A d-^ux
ou trois, à douze ou vingt, même seuls, ils partaient en
guerre...
« — Nous rejoindrons les autres quelque part.
« — Vous avez des cartouches ?
« _— Nous en trouverons là-bas... D'ailleurs, en aurons-
nous besoin ? Les soldats sont pour la Képublique. Quand ils
nous verront arriver en masse, ils fraterniseront avec
nous. »
Trois colonnes d'expédition sont parties pour Versailles,
nous dit-on; une par la rive gauche, Clamart, Meudon; les
deux autres doivent aller par Rueil, Bougival, Garclies,
chacune contournant le Mont-Valérien de son côté. On se
porte vers les remparts pour avoir plus tôt des nouvelles
Vers midi, le flot descendant rencontre quelques pre-
mières vagues remontantes. Des gardes nationaux rentrent
éparpilhss, poudreux, éclopés, honteux, courroucés, lair
tout chose.
« — Quoi ? Qu'y a-t-il ?
« ^ — Il y a que nous sommes encore Irahis. On nous
avait dit que le Mont-Valérien était à nous. Pas du tout..
Les Versaillais le tiennent. Ils ont attendu que nous fus-
sions bien massés sur la route et. pendant que nous défilions
devant eux sans nous douter de rien, tout d'un coup, ils nous
ont mitraillés. Patatras : panique et débandade ! Ils ont fait
plus de bruit que de mal, mais tout de même, nous avons
laissé là des camarades qui ne reviendront jamais Ils
nous ont coupés en deux, le premier tiers a continué sa.
JOURNAL DE LA COMMUNE g3^
route en avant, mais pour les autres impossible de les
rallier. C'était un désordre insensé. J'en ai vu qui, furieux
tiraient en lair contre la forteresse; un des nôtres, plus fou
encore, a tué le cheval qui traînait un fourgon. Jamais on
n"a vu sottise pareille. Ne pas savoir si le Mont Yalérien
— rien que ça — est pour ou contre nous ! »
Allons, l'expédition débute par un échec. Nos gardes
nationaux sont novices, grâces en soient rendues à M. Tro-
chu, les quatre cinquièmes n'ont jamais vu le feu. Je com-
mence à croire que nos gens ont eu grand tort de faire
leur coup de tète, en répoudant par une attaque improvisée
à une attaque longaement réfléchie. Quand on a le bon
droit pour soi, on est bien fort en se tenant strictement
sur la défensive... Mais trêve à des réflexions et moralités
qui ne tiendraient pas un instant contre la nouvelle d'une
victoire. Les événements sont lancés, impossible de les
retenir.
On affiche :
« Colonel Bourgoin à Directeur Général, il h. 20.
» Bergeret et Flourens ont fait leur jonction. Ils mar-
chent sur Versailles Succès certain. »
Bergeret et Flourens étaient les deux généraux qui
devaient contourner le Mont Yalérien. On ne nous dit rien
de Téchec subi par Bergeret. Est-ce que son avant-garde
ralliant Flourens suffit pour assurer le succès ? Quoi cju'il
en soit, le Directeur Général eût dû nous donner la vérité
tout entière.
Nous allons, nous venons dans une perplexité cruelle,
dans une attente pesante. Que Versailles est loin !
Sur le soir, nous prenions notre repas, sombres et silen-
cieux. Tout d'un coup, nous entendons le roulement du
tambour battant la générale dans notre quartier. Le cœur
nous en palpite : Aux armes citoyens ! En levant la tète,
vous voyons la grande Marseillaise de TArc de Triomphe.
Elle vole dans les airs et, en passant, elle nous fait signe.
Nous sommes trois frères, nous partons ensemble. Deux
ont leur arme et un accoutrement militaire quelconijue.
Avec une main endommagée, je ne puis servir un fusil.
N'importe, je serai de la partie : je porterai le sac des
hommes fatigués, je ramasserai peut-être des blessés...
64 JOURNAL DE LA COMMUNE
Au lieu de ralliement, les gardes nationaux sous les
armes font des difficultés pour recevoir parmi eux ce bour-
geois : « Que vient-il faire ici? » J'ai l'honneur d'être un
peu connu du capitaine, qui veut bien répondre de moi et
m'autoriser à prendre rang.
« — Où faut-il aller ?
« — Nous ne savons. Ordre de nous rendre à la place
de la Concorde et d'y attendre un commandement ulté-
rieur. »
J'obtiens le sac d'un voisin, le fusil d'un autre, et j'em-
boîte gauchement. On était généralement silencieux ; nous
entendions la répercussion de nos pas dans les rues obscu-
res. Très attentif aux moindres détails, je rêvais cependant.
11 me semblait marcher le long de la mer, les flots de la
plage remontaient avec effort de lourds galets, puis les
flots défaillants se retiraient, et les galets criards roulaient
et retombaient derrière eux pesamment...
Sur la place de la Concorde, aucun ordre ne nous atten-
dait. Au bout d'une demi-heure on nous fît rompre les
rangs, mettre les armes en faisceau.
En face de nous, à une faible distance se dressait l'obé-
lisque de Louxor, si étrangement dépaysé, il ne sait ce
que signifient la cité et les générations d'hommes qui
l'entourent : ses fondements sont encore humides du sang
de Louis XVi et de Marie-Antoinette, de Chénier et de
Charlotte Corday, de Danton et de Saint-Just, répandu
tout autour. — En attendant le signal du destin qui allait
s'accomplir, c'était le moment et le lieu de repasser encore
une fois sa vie et de s'interroger encore une fois. Qu'as-tu
fait? Que veux-tu faire ? Pourquoi es-tu républicain révolu-
tionnaire et socialiste ?
Ça et là quelques ombres noires s'agitaient bruyamment
sur le bitume Au-dessus de la terre ténébreuse, la lune bril-
lante, sereine et triste flottait solitaire dans les cieux vides.
A partir de onze heures et demie, quelques estafettes
passent au galop. On leur crie: « Quelles nouvelles?
Quelles nouvelles ? »
« Tout va bien. Ils doivent être à Versailles en ce mo-
ment... L'Assemblée ne les a pas attendus. 1 es monarchis-
tes sont partis, ils se sont enfuis, les orléanistes d'un côté,
les légitimistes de Tautre... »
JOURNAL DE LA COMMUNE 65
Chaque messager n'apporte pas les mêmes nouvelles.
D'après quelques-uns nous ne serions encore qu'aux portes
de Versailles, mais tous disent : « Tout va bien, victoire
gagnée. »
Notre bataillon reçoit l'ordre de rétrograder sur la place
Vendôme. Il ne s'agit plus sans doute que de passer une
mauvaise nuit à dormir peu ou point sur le pavé. Je préfère
mon lit. Et puis ma qualité de portefaix amateur ou infir-
mier hors cadre m'a valu quelques désagréments. On m'a
arrêté deux ou trois fois déjà : « De quel droit êtes-vous
là? » Au bout de cinq minutes, le capitaine m'a tiré d'em-
barras, mais maintenant je pourrais croire moi-même que
je pose. Allons tranquillement nous coucher, en annonçant
les heureuses nouvelles aux gens de rencontre. — « Bonsoir
les amis ! »
Sur le pont des Arts, je voulus donner à mon cœur
gonflé par la joie, attendri par l'espérance, une demi-heure
de bonheur de plus et je m'assis sur un banc. L'air silen-
cieux était rempli d'une vaste clarté, les eaux profondes
semblaient faites d'ombre et de lumières intimement unies,
comme notre pauvre âme humaine. Les flots couraient
puissants et pressés ; contre les obstacles parsemés, ils se
heurtaient avec un miroitement d'argent et un faible mur-
mure adouci par la distance. Ainsi font les générations
glissant rapides et fatales vers l'Océan de l'éternelle mort
et de l'éternelle renaissance. Les vagues se rencontrent
<ivec un caillou ou avec elles-mêmes et du choc jaillissent
un éclair de lumière et un cri de douleur, suave pour qui
ne l'entend que de loin. La Révolution nous emporte et
nous entraîne. .. vers quel brisant ?
Paris, 4 avril 1871.
Ça n'est pas ça. Hélas! bonnes nouvelles, fausses nou-
velles.
Hier, la cohue Bergeret a échoué, contournant le Mont
Valérien et la cohue Flourens a échoué de l'autre côté;
Flourens a même été tué, et si les deux avant-gardes ont
fait leur jonction, c'est chez les morts. Les bandes de la
garde nationale avaient occupé presque en même temps
Chatou et Bougival, sur le clocher duquel le drapeau rouge
ilotta pendant deux heures. On s'y refit un peu, et, sans
5
66 JOURNAL DE LA COMMUNE
doute, on s'attarda dans les cabarets à déjeuner. On s'était
remis c-^penJant en marche, les plus pressés en avant, les
autres échelonnés au hasard de leur force ou de leur bonne
volonté. C'est alors que fondent sur eux tout d'un coup
Tartillerie et la ca/alerie descendant à toute bride de
St-Germain. chassant et refoulant devant elles les gardes
nationaux. Ebaubis et dans le plus complet désarroi^ ceux-
ci évacuent successivement Bougival. La Jonchère, La
Malmaison, Chatou. Rueil et Nanterre. En même temps
des soldats descendus de Versailles garnissaient sur les
hauteurs de la Celle Saint-Cloud les ouvrages construits
par les Prussiens et s'y retranchaient pour fermer la route.
Aucun des soldats n'a songé un instant à lever la crosse en
l'air, ils sont précédés par les gendarmes, ils ont des
argousins dans le dos, — on s'est fait, on se fait probable-
ment encore de déplorables illusions sur leur compte.
Plusieurs ont raconté avoir vu le cadavre de Flourens; les
gendarmes ont fusilU d'anciens troupiers; beaucoup de pri-
sonniers ont été ramassés et conduits à Versailles, mais
dans ia déroute on n'en peut savoir le nombre; on sait
seulement que l'équipée, car la tentative qu'avant-hier au
soir et qu'hier encore on pouvait croire un élan d'hé-
roïque fraternité, aujourd'hui, personne ne s'y trompe plus^
ce n'est qu'une autre étourderie de ce pauvre Flou-
rens.
Mais si l'autre colonne, celle commandée par Duval
réussissait ? Hier lundi, elle s'est avancée vers Fleury,^
Clamart, elle s'est emparée des abords du château de
Meudon et de la redoute de Châtillon qu'elle a prise aux
troupes versaillaises, qui ne s'attendaient pas à ce brusque
mouvement; mais quand les gardes nationaux se sont vus
assaillis par les batteries du château de Meudon et par
celles des hauteurs de Clamart, ils ont battu en retraite,
car ils étaient partis sans artill-'rie, sans vivres, sans muni-
tions, pour conquérir Versailles.
C'est pour reprendre la redoute de Châtillon qu'a été
mandé ce matin, de la place Vendôme, le bataillon auquel
j'ai appartenu hier pendant quatre. heures. Je puis témoi-
gner, hélas! qu'il et lit démuni de tout; ava t emporté des
munitions celui qui par hasard en possédait chez soi. On
avait pensé naturellement que les munitions — des vivres,.
JOURNAL DE LA COM3IUNE 67
on s'en serait passé - sueraient réparties en rnéme temps
que les ordres du général. Mais quel général ?
Un général? Oui dà î Ces grands bébés de la Commune
se sont bien souciés de stratégie. Ils ont appelé leurs
bataillons : « Prenez vite vos fusils, avec ou sans jtoudre,
ne prenez pas même le temps de les charger, et courez
vite à Versailles par trois ou quatre chemins, courez,
les lignards vous attendent pour se jeter dans vos
bras. »
Je vais, je viens : impossible d'avoir des nouvelles.
Les forts de Vanves et d'Issy, qui nous appartiennent,
tonnent toute la journée; mais est-il sûr qu'ils puissent
viser quoi que ce soit, et surtout ne pas toucher nos
amis?
« A la porte d'Issy, de nombreuses femmes attendaient,
raconte le Mot dordre^ je crois* » Rlles étaient pâles mais
fermes... La porte s'ouvre, le pont-levis se baisse, le tam-
bour bat, le bataillon passe. Ces hommes barbouillés de
poussière, les vêtements en lambeaux, s'avancent : « Vive
la République! » Ils disent: « Tout va bien ! » — Tout
va-t-il bien? Je ne sais... Beaucoup ont des cheveux
blancs.
Les femmes se précipitent dans les rangs dès qu'elles
voient ceux qu'elles aiment. Elles les couvrent de baisers et
de pleurs. Lune ayant entraîné son mari, noir de poudre,
l'othcier vient le réclamer. « Oh! soyez bien tranquille, dit
la femme, je vous le rendrai tout à l'heure. »
Plus loin venaient les blessés... Nous voyons amputer
un garde national. On jette son bras dans le fossé... »
La colère répond à la provocation, la haine répond à la
haine. Voici le décret dont on vient de placarder nos
murailles :
« La commune de Paris,
« Considérant que les hommes du gouvernement de Ver-
sailles ont ordonné et commencé la guerre civile, attaqué
Paris, tué et blessé des gardes nationaux, des soldats de
la ligne, des femmes et des enfants ;
« Considérant que ce crime a été commis avec prémédi-
tation et guet-apens, contre tout droit et sans provocation,
68 JOURNAL DE LA COMMUNE
« Décrète :
« Article premier. — MM. Thiers, Favre, Picard,
Dufaare, Simon et Pothuau sont mis en accus€ition.
« Art. 2. — Leurs biens seront saisis et mis sous séques-
tre, jusqu'à ce qu'ils aient comparu devant la justice du
peuple.
« Les délégués de la justice et de la sûreté générale
sont chargés de l'exécution du présent décret.
« La Commune de Paris. »
Nous entrons, cela se pressent, dans la voie des actions
et des réactions terribles. Avant de nous laisser gagner
par la colère, avant dètre emportés nous aussi par le tour-
billon des événements, avant qu'égarés par le vertige uni-
versel, nous ne sachions plus distinguer le bon sens et le
bon droit, arrêtons-nous à ce premier pas et demandons-
nous : Ce décret est-il juste ?
Je crois que oui. A moins que le sang affluant dans mon
Cerveau ne m'ait déjà troublé la vision et le jugement, je dis
que M\L Thiers, Favre, Picard, Diifaure, Simon et Pothuau
sont des criminels pour avoir déchaîné sur la France les
horreurs de la guerre civile. Ils sont criminels de n'avoir
pas écouté la réponse que le suffrage universel a fait à
leur tentative de coup d'Etat, criminels de n'avoir pas
épuisé les moyens de conciliation avant de recourir aux
canons aveugles, à la baïonnette féroce; ils sont criminels
de n avoir pas même voulu entendre une seule parole
de paix. Leur crime s'aggrave : représentants nommés
par la ville de Paris, ce sont eux qui menacent Paris de
lenr couteau sanglant. Il y a du parricide dans leur
fait.
Maintenant, est-ce à la Commune, leur ennemie, de les
décréter d'accusation? En cas de victoire de la Commune,
serait-ce à la Commune de les juger? Non, c'est au suf-
frage universel, consulté à nouvf^au, qu'il appartiendrait de
prononcer le jugement. C'est au sutîrage universel de la
France entière (ju'il appartiendrait de vider au plus vite le
ditférend entre la vieille Assemblée et la jeune Commune.
Mais, hélas ! qui peut le convoquer, ce suffrage universel,
JOURNAL DE LA. COMMUNE 69
qui pourrait nous sauver de la tempête qui s'amasse ? Au-
cune constitution n'a prévu le cas. .
J'entends dire par des ennemis de la Commune qu'elle
commet une iniquité en mettant provisoirement sous
séquestre les biens de ces gens là. — Nous y repenserons
plus tard. Il s'agit bien maintenant de quelques maisons
et de quelques mobiliers !
Paris, 5 Avril 1871.
Le capitaine, sous la protection duquel je m'étais mis
pour mon expédition qui n'a pas été plus loin que la place
de la Concorde, m"a raconté les suites tragiques de l'affaire :
« L'ordre nous fut donné hier à 4 heures du matin de
partir en éclaireurs pour Châtillon, subito. Eclairer quoi?
aller où? par quel chemin? éclairer comment? à qui faire
son rapport ? et des munitions ?
» — Ah ! que d'exigences. Allez à Châtillon, immédiate-
tement, vous dit-on.
» — Soit!
» — On prit une route quelconque. Tant bien que mal on
arriva aux alentours de Châtillon ; de ci de là on s'y prome-
nait. Dès le jour, des gardes nationaux affamés, et encore
plus altérés, se répandaient dans les guinguettes du voisi-
nage et s'y attablaieht. Quant aux infatigables, quand aux
zélés, à leur aise, ils patrouillaient par les chemins. Je
poste quelques hommes, vos deux frères parmi, dans un
ancien trou de Prussiens et combine mes rondes. Je ne suis
pas longtemps sans ilairer des Versaillais. Les hommes
ssrtent bientôt de leur trou et courent derrière un de leurs
sergents qui, apercevant un bout du drapeau rouge à travers
les arbres : « Les camarades sont dans la redoute là-bas.
Qui m'aime me suive ! »
Déjà les balles commencent à pleuvoir. Un de vos frères
s'attarde à ramasser un blessé. Plusieurs bataillons versail-
lais débusquent; ils avancent au cri de « Vive la Piépubli-
que î » Feinte ou non, les Parisiens le prennent pour sin-
cère, répondent « Vive la République ! » et se laissent
approcher en mettant eux-mêmes la crosse en l'air. Quand
ils sont presque à portée de baïonnette, les prétendus amis
leur disent: « Vive la République, c'est bel et bien, mais
70
JOUnXAL DE LA COMMUN R
rendez-vous! » Nos Parisiens, enveloppés par des forces
quintuples ou décuples, essaient encore de résister, mais
quelques minutes à peine, ils étaient bousculés, renversés,
tués, blessés ou prisonniers. La mêlée lut trop courte pour
avoir été très sanglante. Mais que sont devenus vos frères?
Je ne puis vous le dire... »
Des conciliateurs surgissent. Qu'ils soient les bienvenus !
Leur tâche est bien difficile, car nous ne voulons pas la dire
impossible... Qu'ils soient les bienvenus !
Au bruit du canon de l'Assemblée, vomissant soudain du
plomb et du fer enflammé contre des poitrines d'hommes,
des citoyens ont frémi tout alarmés. A la riposte indignée
de nos gardes nationaux criant « A Versailles ! à Versail-
. les ! » ils se sont cherchés, ils se sont trouves, ils sont con-
venus ensemble de paroles de paix qu'ils veulent porter
aux deux camps.
Mais de paix matérielle, il ne peut en être question avant
La paix morale ; or, la conciliation suppose la reconnaissance
de droits réciproques. C'est Versailles qui attaque ; donc,
c est Versailles qui, la première, doit arrêter ses coups. Si
Versailles le veut faire, c'est le moment, les deux combat-
t mts sont quittes et peuvent transiger, ils ont échoué l'un
et 1 autre. Les Versaillais n'ont pas pu entrer à Paris en
faisant une trouée par Neuilly; les Parisiens n'ont pas pu
entrer à Versailles en faisant une trouée par Rueil et Chà-
tillon. L'Assemblée attaque la Commune parce qu'elle ne
reconnaît aucun droit à la Commune; il ne peut donc y
avoir de conciliation qu'à une seule condition, c'est que
Versailles reconnaisse les droits de Paris, pour lesquels
sauvegarder Paris a nommé sa Commune.
^ Kn tant que faisant partie de la France. Paris a droit
d'exiger que, bon gré mal gré, l'Assemblée reconnaisse
définitivement et une fois pour toutes l'existence de la
République.
En tant que ville de dix-huit cent mille habitants, une
des premières du monde; en tant que personne politique et
morale; en tant qu'individualité commerçant, produisant
et consommant, Paris a droit à une large autonomie muni-
cipale, et, puisque tout droit qui ne veut pas être foulé aux
pieds doit se protéger par une force matérielle inspirant
le respect, Paris ne peut pas consentir au désarmement de
JOURNAL UE LA COMMUNE 71
sa garde nationale, sous peine de n'être plus qu'une misé-
rable dupe.
Voilà pourquoi la logique a voulu que pour pouvoir
réprésenter Paris, la Ligue de Conciliation prenne le nom
d'Union Républicaine pour les Droits de Paris. Sans la
reconnaissance de la République et des droits de Paris,
Paris attaqué n'acceptera jamais de paix; si cette reconnais-
sance pouvait être obtenue des monarchistes de Versailles,
c'est dans des transports de joie que la paix serait aussitôt
conclue.
Il est à noter qu'un Comité de l'Equilibre Républicain,
qui a publié son Manifeste hier, dit, en substance, la même
chose que la Ligue d'Union., dont voici le programme,
accompagné de la liste de ses fondateurs, noms très sym-
pathiques pour la plupart, appartenant au parti républicain
modéré, mais honnête et ayant fait ses preuves. C'est un
peu le parti des « bons maires » qui se portaient déjà comme
conciliateurs entre TAssemblée et le Comité central. Il
est regrettable qu'aux dernières élections ils aient été sa-
crifiés en mas-e à des inconnus qui ont encore à montrer
qu'ils sont honnêtes et capables ; il est regrettable que le
petit nombre des élus de cette catégorie se soit retiré de la
Commune, déjà, ou veuille s'en retirer. Nos révolution-
naires de la Commune — c'est des blanquistes que je veux
parler — paraissent ignorer que, dans toute collectivité, la
majorité et la minorité se font contrepoids et engendrent le
mouvement de progression par leur balancement récipro-
que. C'est ce qui fait que majorité et minorité sont indis-
pensables Tune à l'autre. C'est ce que représente avec une
modération fîère et virile le manifeste de \ Equilibre ré-
publicain, manifeste trop sage et trop sensé, j'en ai peur,
pour qu'on l'entende seulement, au milieu du bruit de la
fusillade et du roulement du tambour. Nos amis les équili-
bristes cherchent le terrain permanent et solide où « les
divisions et variations doctrinales et personnelles ne puis-
sent plus compromettre, au profit de la réaction, la Répu-
bli((ue que nous voulons fonder ». Ils déclarent franchement
et amicalement à la Commune « que, derrière le parti qui a
pris linitiative, d'autres groupes existent, prêts à l'appuyer,
prêts au besoin à alterner avec lui ; que, derrière la
République révolutionnaire ou à coté, marche la Repu-
72 JOURNAL DE LA COMMUNE
blique, et qu'en aucun cas, nos discussions intestines
ne doivent tourner au profit des réactions monarchi-
ques. »
Les hommes du comité de \ Equilibre républicain sont
en quelque sorte les théoriciens de l'idée mise en pratique
par les membres de VUnioîi :
UNION REPUBLICAINE
POUR LES DROITS DE PARIS
« La guerre civile n'a pu être évitée.
« L'obstination de l'Assemblée de Versailles à ne pas
reconnaître les droits légitimes de Paris a amené fatalement
l'effusion du sang.
« 11 faut maintenant aviser à ce que la lutte qui jette la
consternation dans le cœur des citoyens n'ait point pour
résultat la perte de la République et de nos libertés.
(( A cet effet, il s'agit qu'un programme, nettement
déterminé, ralliant dans une pensée commune l'énorme
majorité des citoyens de Paris, mette fin à la confusion des
esprits, à la divergence des efforts.
« Les citoyens soussignés, réunis sous la dénomination
d'Union Républicaine pour les Droits de Paris, ont adopté
le programme suivant, qui leur paraît exprimer les vœux
de la population parisienne :
« Reconnaissance de la République :
« Reconnaissance du droit de Paris à se gouverner, à
régler, par un conseil librement élu et souverain dans les
limites de ses attributions, sa police, ses finances, son
assistance publique, son enseignement et l'exercice delà
liberté de conscience ;
« La garde de Paris exclusivement confiée à la garde
nationale, composée de tous les électeurs valides.
« C'est à la défense de ce programme que les membres
de V Union veulent consacrer tous leurs efforts, et ils enga-
gent tous les citoyens à les aider dans cette tâche en faisant
connaître leur adhésion, afin que les membres de V Union
Républicaine, ïoHs de cette adhésion, puissent exercer une
JOURNAL DE LA COiMMUNE 73
énergique action médiatrice, capable d'amener le rétablis-
sement de la paix et de maintenir la République.
« Paris, 5 avril 1871.
« BoNVALET, ancien maire du IP arrondissement ;
J. A. Lafont, ancien adjoint du XVIIP arron-
dissement ; M. Lachatre ; G. Lechevalier,
avocat, préfet démissionnaire ; A. Coureux ;
Onimus, docteur médecin ; Corbon, ancien
maire du XV arrondissement ; Pairon, négo-
ciant ; HippoLYTE Stupuy ; Laurent Fichât,
publiciste ; Maillard, chef du contentieux de
la C'^« L'Union»; Soudée, négociant; H. Grand-
champ, négociant; Desonnaz, publiciste; Du-
bois, docteur médecin ; A. Murât, ancien ad-
joint du X^ arrondissement ; G. Isambert,
publiciste ; G. Manet; J. Mottu, ancien maire
du XP arrondissement; L. Gillet, fabricant
d'articles d'éclairage : Loiseau Pinson, ancien
adjoint du IP arrondissement ; E. Villeneuve,
docteur médecin, ancien adjoint du XVIIP ar-
rondissement ; E. Beslay, ancien adjoint du
IP arrondissement; G. Clemenceau, représen-
tant du peuple, démissionnaire ; Edouard Loc-
KROY, représentant du peuple, démissionnaire ;
Charles Floquet, représentant du peuple,
démissionnaire.
« Les citoyens qui veulent participer à la propagation
de ce programme trouveront des listes d'adliésion à la
Librairie centrale, boulevard Sébastopol, 38, et dans les
bureaux des journaux républicains.
« On trouvera des exemplaires aux bureaux du Rappel,
rue de Valois, 18. »
Je rougis de honte, je tressaille de colère en apprenant
comment ces immondes Versaillais ont traité leurs prison-
niers.
Ou faisait défiler par les rues de la capitale rurale, para-
der devant le beau monde des promenades, ces malheu-
reux, leurs vêtements déchirés dans la lutte, épuisés par
l'insomnie, harassés par une longue marche au grand
74 JOURNAL DE LA COMMUNE
soleil, par la fatigue de plusieurs jours, par la douleur,
accu 'illis par Tinsulte. On se précipitait sur eux pour les
dévisager, pour leur lancer de plus près quelque ignoble
raillerie. Parmi eux, il en était de blessés et de sanglants,
— ils recevaient des malédictions plus encore que les au-
tres, ("es hommes avaient les mains liées, et les gandins
qui. \ i veille, n'eussent point osé les affronter, leur cracliaient
maintenant contre la bouche et les yeux, et les belles dames
avec leurs ombrelles tapaient dans ces figures baignées
d'une sueur d'angoisse. Un vieillard, un vieillard à che-
veux blancs — on est infâme à tout âge — déchargeait des
coups de canne sur les tètes nues, et on lui criait : Bravo !
Bravo! Deux jeunes gens s'approchèrent du vieillard, lui
firMiL des remontrances à voix basse. Alors une dizaine
d'an, iens sergents de ville ou moufehards en disponibilité
se nient sur les jeunes gens que huait la foule etjes en-
traînent en prison.
L i^-noble Picard, le boursicotier engraissé, a tripoté
dans ces ignominies. Tout aussitôt, il a affiché et télégra-
phié :
« i.a cavalerie qui a escorté les prisonniers a eu la plus
grande peine, à son entrée à Versailles, à les protéger
conri-e l'irritation populaire. Jamais la basse démagogie
n'aviit offert aux regards affligés des honnêtes gens des
visa X ^s plus ignobles. »
Parmi eux était l'homme que j'aime, que j'estime et que je
Tesj)ecte le plus au monde.
Paris, 6 Avril 1871
La Commune de Paris, dans laquelle les blanquistes sont
en I »nibre, en trop grand nombre, affirme que Blanqui,
mahide, mourant peut-être, a été af-rêté nuitamment au fond
d'un département du midi, dans lequel il s'était réfugié
depuis le siège. Le gouvernement de Versailli^s, qui s'est
saisi de lui, le lendemain de son coup du 18 mars, lui a
refusé le jugement, même par un conseil de guerre, l'a
enfermé on ne sait où, et mis si bien au secret que la
vieille sœur de Blanqui n'a pu encore découvrir sa prison,
pas même savoir s'il est encore en vie. Thiers a répondu
qu'il ne donnerait aucun renseignement sur cet homme
^vant que l'ordre lut rétabli.
JOIRNAL DE LA COMMUNE 75
Pour un gouvernement pointilleux sur la légalité, pour
un gouvernement qui ne daigne pas même entrer en pour-
parlers avec les élus de deux cent mille électeurs, et n'hé-
site pas à recourir au canon et à la baïonnette parce qu'il
prétend que Paris a eu le to t de se conformer à certaines
formes légales plutôt qu'à d'autres, c'est traiter fort cava-
lièrement l'équité, non seulement la justice, mais même la
loi. La loi n'a jamais permis la suppression, c'est-à-clire la
disparition de. l'accusé qui, dit le Code, « doit toujours
être présenté à l%,première réquisition de la famille », afin
qu'il soit constaté au^besoin que le prisonnier n'a pas été
assassiné dans la prispn par ses ennemis.
Blanqui avait été cod-damné à mort par ses ennemis,
Jules Favre, Simon et Trochu, pour sa participation dans la
journée du 31 octobre. Il a été jugé et condamné par contu-
mace. Procès à refaire. Depuis, il a été élu, par le peuple de
Paris, membre de la Commune. Il n'a jamais siégé, on ne
sait pas même s il a accepté. Il a travaillé, il est vrai, toute
sa vie pour avoir une Commune de Paris; son rêve, son
utopie, s'est trouvé tout d'un coup réalisé, plutôt par suite
d'une frasque de M. Tliiers que par suite de ses longs com-
plots à lui. Les blanquistes de la Commune voudraient bien
le nommer Président honoraire de la Commune, mais
Delescluze et plusieurs autres ont déclaré que, dans ce cas,
. ils donneraient leur démission. Blanqui, le père officiel de
A la Commune, n'est pour rien absolument dans les agisse-
ments de sa fille, il est souverainement injuste que M. Thiers
le prenne comme responsable et fasse dépendre son sort
du « rétablisesment de Pordre ».
L'illégalité engendre l'illégalité, une injustice produit
une autre injustice. S'appuyant sur la séquestration de
Blanqui, les blanquistes de la Commune ont exigé qu'on
s'emparât d'otages et que des prisonniers versaillais garan-
tissent le sort des prisonniers parisiens ou amis des Pari-
siens. Nous en revenons aux mœurs du Moyen-àge, à la
justice patriarcale: otages et représailles, œil pour œil,
dent pour dent, emprisonnement pour emprisonnement,
meurtre pour meurtre.
Dans la nuit du 4 au 5 avril, l'abbé Deguerry, curé de la
Madeleine, un des hommes les plus influents du parti catho-
lique, l'archevêque de Paris, Monseigneur Darboy, et deux
76 JOURNAL DE LA COMMUNE
de ses vicaires-généraux, plus le sénateur Bonjean ont été
arrêtés et envoyés à la Conciergerie.
C'est une voie bien dangereuse que celle dans laquelle
s'engage M. Thiers, et dans laquelle la Commune se hâte
de le suivre. C'est avec un frémissement de frayeur que
nous avons lu ce matin le décret affiché sur les murs :
« Toute exécution dun prisonnier de guerre ou d'un par-
tisan du gouvernement régulier de la Commune de Paris
sera, sur-le-champ, suivie de Texécution d'un nombre
triples d'otages. » Ce mot de triple nous déplaît particu-
lièrement. Si les Versaillais scalpent les Parisiens, nous
•demandons que les Parisiens à leur tour ne scalpent qu'un
seul Versaillais pour un seul Parisien.
Ci-joint le texte du décret ordonnant la saisie d'otages^
l'institution d'un jury d'accusation et la mise à mort des
prisonniers ou otages, en représailles d'assassinats par les
Versaillais. Que ces attentats à l'humanité se commettent
en dedans ou en dehors de l'enceinte parisienne, c'est une
honte pour l'Assemblée légale, c'est une honte pour la Com-
mune révolutionnaire, que cette dernière y soit obligée ou
non.
« LA COMMUNE DE PARIS,
(( Considérant que le gouvernement de Versailles foule
ouvertement aux pieds les droits de Thumanité comme ceux
de la guerre, qu'il s'est rendu coupable dhorreurs dont ne
se sont même pas souillés les envahisseurs du sol français ;
(( Considérant que la Commune de Paris a le devoir
impérieux de défendre l'honneur et la vie de deux millions
d'habitants qui lui ont remis le soin de leurs destinées, qu'il
importe de prendre sur l'heure toutes les mesures nécessir
tées par la situation ;
« Considérant que des hommes politiques et des magis-
trats de la cité doivent concilier le salut commun avec le
respect des libertés publiques ;
« Décrète :
« Article premier. — Toute personne prévenue de com-
plicité avec le gouvernement de Versailles sera immédia-
tement décrétée d'accusation, et incarcérée.
« Art. 2. — Un jury d'accusation sera institué dans les
JOURNAL DE LA COMMUNE 77
vingt-quatre heures pour connaître des crimes qui lui seront
■déférés.
« Art. o. — Le jury statuera dans les quarante-huit
heures.
« Art. 4. — Tous accusés retenus par le verdict du jury
d'accusation seront les otages du peuple de Paris.
« Art. 5. — Toute exécution d'un prisonnier de guerre
ou d'un partisan du gouvernement régulier de la Commune
de Paris sera, sur-le-champ, suivie dé l'exécution d'un
nombre triple des otages retenus en vertu de larticle 4, et
qui seront désignés par le sort.
« Art. 6. — Tout prisonnier de guerre sera traduit
devant le jury d'accusation, qui décidera s'il sera immé-
diatement remis en liberté ou retenu comme otage. »
Paris, 7 Avrl 1871
Le peuple est convoqué à l'enterrement des gardes
nationaux morts pour la défense de Paris. Plusieurs mil-
liers de citoyens se pressent aux abords de l'hôpital Beaujon.
Cinquante à soixante cercueils (hélas! les morts étaient
plus nombreux) sont empilés sur trois grands chars funè-
bres, traînés chacun par quatre chevaux, couverts de robes
de deuil. Aux angles des corbillards étendant leurs plis
comme un manteau de gloire sur les victimes, les bières
sont jonchées d'immortelles qu'on distribue aux assis-
tants : (( Souvenez-vous ! »
Tambours et trompettes éclatent en sons douloureux
et solennels. A pas lents on marche vers le cimetière.
Delescluze, l'intègre républicain, le vétéran de nos luttes,
prononce un discours fier et sombre, qui vibre dans nos
cœurs, tristes également mais no. abattus.
Malgré les désastres qui, coup sur coup, suivent la naïve
expédition de Versailles, le peuple de Paris ne désespère
pas, au contraire, — il faut d'autres coups que ceux-là pour
faire fléchir son courage.
« C'est la guerre sainte! » me dit, les yeux brillants
d'une sombre flamme, un cordonnier de mes amis que,
depuis dix ans, j'ai appris à honorer et à estimer dans
toutes nos œuvres démocratiques. C'est un homme doux et
enthousiaste, mystique, et d'une probité faite de dévouement
communiste.
78 JOUI5NAL DE LA COMMUNE
(( Pendant tont le siège, ajoute-t-il, j'étais misérable,,
affaissé de chagrin, nous souffrions tout, mais justement,
et je n'aurais pu prendre sur moi de haïr ces pauvres Alle-
mands, provoques par Tinfàme Bonaparte et menés contre
nous par ce sot Guillaume. J eusse été incapable de lever
un fusil et de le décharger sur la tête d'un de ces hommes.
Que nous fait la politique à nous, pauvres travailleurs!
iNlais depuis que les Versaillais nous ont attaqués, je ne
suis plus le même homme. Mon aîné et moi, nous avons
quitté la pauvre mère et les paus^res enfants, et nous nous
sommes installés à une batterie, pour la servir nuit et jour.
Je sais déjà ce que c'est. A l'affaire du Mont Valerieii, la
mitraille est venue tout à coup cracher au milieu de nous , ça
m'a étonné, certes, mais tout de même j'ai gardé mon sang-
froid. Jamais nous n'aurons l'occasion de sacrifier notre vie
pour une plus noble caus^. Car, voyez-vous, c'^st réellement
la guerre sainte de la République contre les monarchies,
la guerre sainte du travailleur contre le capital et l'oisiveté,,
la guerre sainte qui nous donnera la rénovation sociale. »
(( Considérant que le premier principe de la République
Française est la liberté ;
« Considérant que la liberté de conscience est la première
des libertés;
a Considérant que le budget des cultes est contraire au
principe en imposant les citoyens contre leur propre foi ;
« Considérant que le clergé a été complice des crimes de
la monarchie contre la liberté et de la dernière attaque
contre Paris :
« Article premier. — L'Eglise est séparée de l'Rtat.
« Art. 2. — Le budget des cultes est supprimé.
« Art. 3. — Les biens dits de main-morte appartenant
aux' congrégations religieuses sont déclarés propriétés
nationales.
« Art. 4. — Une enquête sera faite immédiatement pour
constater la nature de ces biens, et les mettre à la disposi-
tion de la nation.
« La Commune de Paris. »
« Considérant que jusqu'à ce jour les emplois supérieurs
JOUnXAL DE LA COMMUNIA: 79-
des services publics, par les appointements élevés qui eur
ont été attribués, ont été recherchés et accordés coin me
places de faveur ;
« Considérant :
« Que dans la République réellement démocratique, il ne
peut y avoir ni sinécure ni exagération de traitement ;
« Décrète :
« AuTicLE UNIQUE. — Le maximum du traitement des
employés aux divers services communaux est fixé à six mille
francs par an.
(( Hôtel-de-ville, 2 avril 1871.
« La Commune de Paris. »
C'est par ces deux décrets que la Commune a répondu le
2 av ril aux coups de canon que tirait contre elle l'Assemblée
provinciale, .lai tressailli de joie en les lisant, d'une joie
solennelle. Tant préparée, tant espérée, tant attendue, cette
séparation de l'Eglise et de l'Etat, que vient de prononcer
Paris, est un de ces actes décisifs qu'il faut avoir commis
en pleine connaissance de cause, car ce sont ces acti-s là
qui font vivre ou mourir. Celui qui les ose, sachant bien ce
qu'ils peuvent coûter, ce qu'ils ne manqueront pas de couler,
est un héros, car, pour l'immense désir de tous, il s'engage
dans un péril immense. La séparation de l'Eglise et de
l'Etat, c'est la parole fatale qui sépare le monde du passé du
monde de l'avenir; cette parole, le vieux monde ne la par-
donnera jamais; car le vieux monde est, quoi qu'on en dise,
une vaste organisation théocratique; toutes nos institutions
officielles, tant ecclésiastiques que laïques, tant absolutistes
que constitutionnelles, reposent en définitive, non sur le
principe de liberté mais sur le principe d'autorité. Emanant
toutes de la formule théocratique, elles s'en éloignent plus
ou moins, quelques-unes, divagant ou extravagant, s'en-
hardissent même jusqu'à la nier tout à fait, mais serrée de
près par la dialectique révolutionnaire, il n'est pas de théorie,
tant libérale soit-elle, qui, poursuivie de retranchement en
retranchement, ne se vienne réfugier dans la citadelle inac-
cessible du Gouvernement de la Cité de Dieu. Depuis qu'il
existe une civilisation historique, l'Eglise et l'Etat se' sont
conjoints en mariage au nom de Dieu. Chacun des époux a
80 JOURNAL DE LA COMMUNE
tiré de son cùté, prétendant dominer Tautre, l'Etat surtout
s'est permis de nombreuses infidélités ; il a souvent menacé
du divorce, mais au fond il ne le redoute pas moins que sa
moitié. Et l'Eglise, qui est femme, a toujours haï tous ceux
qui l'ont menacée du divorce ; or, sa haine est terrible, c'est
la haine qui ne pardonne point, car elle est patiente, car elle
est éternelle ; c'est une haine qui n'a ni scrupule ni rem.ords,
car elle s'exerce au nom de la souveraine justice, Admajo-
rem Dei gloriam: c'est une haine qui a trouvé son symbole
et son expression dans la doctrine de l'Enfer, dans la menace
du ver qui ne meurt point, du feu qui ne s'éteint point.
Que la Commune ne s'abuse pas. Depuis qu'elle a brisé
avec l'Eglise, l'Eglise l'a vouée à la malédiction, à l'injure,
à la colère, à la honte, à la ruine, à tous les désastres, à
toutes les infamies. Contre la Commune, il n'y aura pas de
calomnie trop perfide, de mensonge trop venimeux, de ran-
cœur trop cruelle. En continuant l'œuvre de la première
Révolution française, la Commune se condamne aux mêmes
combats terribles, aux mêmes luttes affreuses, et peut-être
à la même défaite et aux mêmes sanglants désespoirs. On
se canonne, on se bombarde, on se fusille, on s'entr'égorge,
on pourra encore se pardonner tout cela. Mais si la Com-
mune tient encore quelque temps, et si elle exécute son
décret sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat, alors il
n'est plus question de transaction ni d'amnistie, ni d'arran-
gement, et, selon la parole évangélique, il n'y aura pour
elle de pardon, ni dans ce siècle, ni dans celui qui est à
venir.
Si la Commune n'est pas de taille à vaincre, si elle ne
sait pas bien ce qu'elle fait, si elle se jette dans la tempête,
ignorante du danger, c'est-à-dire par présomption et non
par héroïsme, elle n'est pas digne du risque, et il vaudrait
mieux qu'elle s'effondrât tout de suite... Mais c'est delà
prudence coupable. On ne peut prévoir le triomphe des
Thiers, des Favre, des Simon sans un dégoût mortel. Après
cette déplorable campagne de nos généraux Eudes, Duval,
Flourens et Bergeret lui-même, il est sûr et certain que,
militairement au moins, nous sommes menés par des
ignares et des écervelés, peut-être sommes-nous menés de
même économiquement, politiquement peut-être, nos dicta-
teurs élus du hasard, émergeant tout à coup d'une nuit
JOURNAL DE LA COMMUNE 81
obscure, n'ont saisi notre drapeau que pour le planter au
milieu d'une absurde bagarre... C'est possible! mais ces
gens de Versailles sont ignominieux ; — la puanteur qu'ils
exhalent est telle qu'on ne saurait les fuir assez loin,, et le
plus loin qu'on puisse les fuir, c'est en se réfugiant au
milieu du camp de la Commune. Et quoi qu'on craigne, il
est impossible d'empêcher les honnêtes gens de se réclamer
de principes honnêtes, qu'ils compromettent par leur
maladresse. La justice et la vérité sont le bien de tous,
quoi qu'en disent les Parisiens qui n'en veulent pas pour
les employés de l'octroi, quoi qu'en disent les libéraux qui
n'en veulent pas pour la vile multitude. Et les révolution-
naires sont-ils fondés à se plaindre que le programme de la
Révolution soit assez profondément ancré dans l'âme du
peuple pour que les plus ignorants le proclament, pour que
les plus gauches se proposent de le réaliser et en fassent
immédiatement le but et la raison de leur conduite ? D'ins-
tinct, dès que le drapeau rouge a été arboré au-dessus de
l'Hùtel-de-Ville. le peuple a dit : « La Commune déteste les
calotins et les calotins détestent la Commune. »
Ah ! si pour la servir, la Révolution n'avait pas de gâ-
cheurs et de tristepattes, pas de gâte-sauce et pas de gâte-
métier, si elle n'avait pour soldats que des héros comme
LIoche, Marceau, La Tour d'Auvergne, que des citoyens
sincères comme Romme et Saint-Just, si elle n'était servie
que par des diplomates et des hommes d'Etat de premier
ordre, il y aurait peu de mérite vraiment à être révolution-
naire ! II serait par trop commode de ne poser devant
l'admiration de Ihistoire qu'entre Washington et Lafayette
victorieux, trop commode de ne partir en guerre que dans
l'omnibus des libéraux avec les dHaussonville, les ducs et
princes de Broglie, M de Pressensé, pasteur, M. Loyson,
dit Père Hyacinthe, Bathie, le gros louche, M. Léon Say,
M. Pape Carpentier, la rédaction complète du Temps,
toute la coterie du Journal des Débats, M. Renan gras et
doucereux, M. le professeur Ad. Frank, de l'Institut, kab-
baliste devant donner le signal de la bataille. Les événe-
ments n'attendent point la convenance des partis, ils atten-
dent encore moins que les chefs aient eu le loisir d'endosser
la cuirasse, de monter leur coursier, de coiffer le casque
panaché et de faire blanc de leur épée. La campagne est
6
82 JOURNAL DE LA COMMUNE
envahie par des flots de soldats: .« Vite, décidez! Com-
battez, fuvez ou ralliez les bataillons qui tombent sur
vous ! » Sur rinstant, il faut choisir, agir en héros ou en
pleutre, accepter le combat, n'étant que dix contre cin-
quante, être honni et bafoué si Ton est vaincu, mais se
mépriser soi-même si l'on ne se range pas du côté de la
bonne cause avec toutes ses mauvaises chances... Encore
si la bonne cause n'avait que de mauvaises chances, mais
vue de prohl et par derrière, la bonne cause a ses mauvais
cotés, ses défauts et ses travers. Ce que nous appelons
peuple, d'autres le qualifient de populace; quand nous
disons la masse des ouvriers et prolétaires, d'autres disent
le ramassis des ivrognes et des fainéants, la vile multitude.
Le peuple a juré qu'il ne voulait pas être le Lazare de
l'Evangile, il s'est à moitié décrassé, mais il est toujours
en guenilles, il est encore rongé d'ulcères. Nonobstant,
Lazare, toujours affamé, ne s'est plus contenté des miettes
qui tombaient de la table du riche, il a osé réclamer sa part
du festin. Alors, le millionnaire M. Thiers a lâché sur lui
ses valets et la meute de chiens qui naguère léchaient les
, plaies du misérable.
Vous survenez par aventure, vous tombez au milieu de la
scène. Que ferez-vous ? Vous mettrez-vous du côté des
gueux ou du côté des laquais ? Vous risquerez-vous où
pleuvent les horions et insultes, afîronterez-vous les crocs
des bouledogues, les dents blanches des molosses furieux?
. ou, vous écartant avec dextérité, ferez-vous au maître
M. Thiers une humble révérence, et, saluant discrètement
M Jules Favre, irez-vous au banquet du riche, vous asseoir
à la place vide entre Madame Jules Simon et Madame Paul
de Rémusat, en face du prêtre pharisien, l'impeccable
M. Dufaure, lent au pardon, prompt à la colère?
Autant est juste le décret de la Commune transcrit
ci-dessus, i:>ortant la séparation de l'Eglise et de FEtat et
suppression du budget des cultes, autant est raisonnable le
second décret ordonnant que désormais les services publics
ne jouiront plus que d'un traitement modeste. Sages et
même nécessaires que sont ces deux ordonnances, elles n'en
sont pas moins grosses de conséquences effrayantes : tous
les exploiteurs, ligués en bandes serrées vont maintenant
JOURNAL DE LA COMMUNE 8,3
se ruer à l'assaut de la pauvre Commune. Ce sera une
guerre à mort, une guerre au couteau. De même que le
cours de la rente règle le marché de toutes les autres
valeurs, de même les traitements payés par l'Etat servent
de norme aux traitements des employés dans le commerce
et rindustrie ; c'est parce que les ministres et les ambassa-
deurs se font payer des traitements de cent mille 'francs
que les directeurs de chemins de fer se font payer même
somme, et qu'un gros usinier croit à peine pouvoir se con-
tenter du traitement d'un sénateur. Cette loi de la Com-
mune m'épouvante. Elle annonce que la détermination a
été prise afin de couper court à l'exploitation de la chose
publique, aux gros voleurs, aux pirates et corsaires. Le
ministère de l'Intérieur et le ministère de la Justice ne
doivent plus être les succursales de la Bourse. Les hon-
neurs n'étant plus lucratifs, on n'aura plus intérêt à en
trafiquer, à les vendre, à les acheter, à les voler; c'est le
fonctionnaire qui honorera la fonction et non plus la fonc-
tion qui honorera le fonctionnaire On sera payé honnê-
tement et modestement, donc il faudra travailler réelle-
ment et sérieusement. Comment M. Thiers qui, pour
être simple Président du Pouvoir Exécutif, ne se fait payer
que cinq cent mille francs par an, comment M. Thiers,
déjà plusieurs fois millionnaire de son propre chef, consen-
tirait à un traité de paix avec la Commune de Paris qui
ne lui laisserait plus que 500 francs par mois? Mais cela
€st absurde, cela est inadmissible et du plus funeste
exemple, c'est d'un bond se précipiter plus bas que la
République des Etats-Unis qui accorde encore à son Pré-
sident quelques milliers de dollars. Ah! si Paris, au lieu
d'installer dans sa Commune Pindy, le menuisier, Amou-
reux, le chapelier, Theiss, le ciseleur, Grélier, le blan-
«hisseur, Billoray, le joueur de vielle, Duval, le fondeur,
Assi. le mécanicien, Bergeret, le commis en librairie,
Verdure, l'instituteur, Malon, le tourneur, le relieur Varlin,
Clément, le teinturier et autres, si Paris avait plutôt assis
dans ses fauteuils de l'Hôtel-de-Ville d'opulents proprié-
taires, de gros banquiers, des ingénieurs cumulards, et si
Paris avait versé sur le tapis vert de larges sacoches d'or
et d'argent : Allons, Messieurs, puisez à discrétion, et sur-
tout pas de pruderie, ni bégueulerie... si Paris avait fait
84 JOURNAL DE LA COMMUNE
cela, est-ce que M. Thiers aurait refusé d'entrer en pour-
parler, est-ce qu'il eût déclaré qu'un honnête homme ne
peut descendre jusqu'à écouter ces pillards et ces assas-
sins, est-ce qu'il eût lancé sur nous tous ses gendarmes à
pied et à caeval, nous déchargeant leurs revolvers en
pleine figure, est ce qu'il n'eût pas eu d'autres conciliateurs
à nous envoyer que ses obus et ses bombes!
Et la Chambre, la Chambre de Versailles, que faisait-
elle en ces occurences? Comment se comportaient les
députés de Paris?
Dimanche, la Chambre n'avait pas ouvert.
Le lundi, 3 avril. M. Thiers est venu annoncer des faits
extrêmement satisfaisants : « Hier, l'armée a eu à soutenir
un combat, — périphrase pour dire qu'elle a attaqué — , et
ce matin, elle a été attaquée sur plusieurs points; partout,
les assillants ont été repoussés avec une extrême vivacité,
et mis aussitôt en fuite. Cette seconde journée est très heu-
reuse. » Parmi les combattants, il distingue les malfaitedrs
et les malheureux égarés. A ces derniers, il laisse espérer
la bienveillance du Gouvernement, s'ils l'implorent en
jetant bas leurs armes.
Cette mansuétude soulève les violentes rumeurs de la
droite qui s'oppose à toute clémence. M. Thiers la calme
un peu, en lui promettant qu'en aucun cas, il n'y aurait
indulgence pour le crime.
Silence des représentants de Paris restés à l'Assemblée.
Mardi, l'Assemblée vote des remerciement enthousiastes
à l'armée pour sa glorieuse conduite devant les murs de
Paris.
On vient lire à la tribune les articles de deux représen-
tants de Paris, dont l'un démissionnaire, afin que l'Assem-
blée autorise les poursuites.
Silence des représentants de Paris restés à Versailles.
Le ministre de la Justice fait entendre que la mise en
accusation d'un représentant de Paris serait, en ce moment
peut-être, inopportune et impolitique.
Protestations de la majorité, déclarant qu'il n'y a qu'une
justice égale pour tous, et qu'il ne faut ménager ni Paris
ni ses représentants.
On discute la loi sur les élections municipales. En face
JOURNAL DE LA COMMUNE 85
de rélection de la Commune par deux cent quarante mille
votants, M. Prax fait sonner bien haut que Paris ne saurait
avoir de municipalité élue ; qu'une ville, de deux millions
d'habitants ne saurait avoir les mêmes prérogatives qu'un
hameau de cinquante imbéciles. Car il n'y a qu'une justice
égale pour tout le monde.
Mercredi, le député Prax, ex-bonapartiste, aujourd'hui
légitimiste immaculé, prenant le silence des représentants
de Paris pour de la couardise, les accuse aussi maladroi-
tement que possible d'être les ambassadeurs de l'émeute.
Tirard, ex-maire de Paris, proteste qu'ils ont, tout au
contraire, combattu l'émeute... Silence des autres députés.
M. Prax reprend pour gourmander le Gouvernement de
n'avoir pas appliqué avec une rigueur suffisante la loi
contre les étrangers.
Picard affirme que, ces malfaiteurs-là, il les traquera en
conscience, et qu'il ne se sent au cœur aucune indulgence
pour leurs amis. Et il termine par la communication
d'autres « heureuses nouvelles » de Marseille.
Jeudi, reprise de la discussion sur la loi municipale.
M. Léon Say, un des premiers ténors du libéralisme,
réclame qu'on soit électeur dans n'importe quelle bourgade
de France, mais qu'on ne le soit à Paris qu'au bout de
quatre à cinq années. Toujours au nom du droit commun.
Les représentants de Paris ne jugent pas à propos d'in-
terpeller le Gouvernement sur les massacres des belli-
gérants de Paris, faits de sangfroid par les généraux Vinoy
et Gallifet. Et cependant M. le Ministre de la Justice venait
les y provoquer en quelque sorte par la présentation d'une
loi nouvelle sur les Cours martiales.
Le Rappel :
« On sait à quel point la justice militaire est déjà expé-
ditive ; elle abrège l'instruction, écourte la défense, se
passe volontiers de preuves et de témoins quand elle n^a
pas sous la main témoins et preuves, et, donnant à la
passion toute latitude, n'accorde aucun délai à la ré-
flexion.
Eh bien! le Ministre de la Justice de Versailles trouve
cette loi trop lente encore. Le projet que M. Dufaure a
SÔ JOURNAL DE LA COMMUNE
déposé est pire qu'une loi crexception, c'est, — il Ta déclaré
lui-même —, une loi de circonstance.
« Il s'agit, a-t-il dit, de statuer, le plus promptement
possible, sur les crimes de ces misérables qui désolent la
France. »
En conséquence, la loi nouvelle supprime devant le
Conseil de guerre toute instruction préalable. Le commis-
saire prend connaissance des faits le jour même de la
présentation, en même temps que le défenseur de l'accusé.
Le condamné n'a que vingt-quatre heures pour se pourvoir,
et le conseil de revision n'a que vingt-quatre heures pour
statuer.
A part quelques formes et quelques délais de procédure
qui feront ces terribles Conseils de guerre plus odieux
peut-être encore, quelle différence y aura-t-il, nous le
demandons, entre cette juridiction et les exécutions som-
maires ?
Et c'est un Gouvernement régulier qui, au point de
civilisation où nous sommets, ose imprimer aux actes de sa
justice ce caractère de représailles, qui nous indignerait de
la part d'un pouvoir révolutionnaire !
L'Assemblée de Versailles, malgré quelques paroles de
protestation de M. Tolain, a voté à une grande majorité
Turgence de la proposition. »
Samedi, 8 avril.
Les combats nous sont défavorables, malaventure nous-
arrive après malaventure. Avant-hier, les troupes de la
Commune ont tâché de reprendre possession de Cour-
bevoie. Quelques bataillons de bonne volonté se sont
rendus là-bas, braves, étonnamment braves, mais trop peu
nombreux, avec des officiers encore plus novices que leurs
hommes ; nous connaissons l'histoire. Après avoir gagné du
terrain par la vivacité de leur assaut, ils ont été repoussés,
ils ont défendu le sol pied à pied, mais l'ont perdu, et
finalement, après des actes superbes de bravoure, ils ont
perdu tout Courbevoie, et même le pont dont ils n'ont plus
gardé qu'une extrémité.
Et hier, ils l'ont perdu tout à fait, ce pont d'une impor-
tance capitale. Ils avaient commencé d'y établir une barri-
cade, mais trop tard: elle a été emportée par le canon.
1
JOURNAL DE LA COMxMUNE 87
avant d'avoir pu être sérieusement défendue, et, tout
aussitôt, les Yersaillais se sont répandus dans Neuilly et le
Bois de Boulogne ; ils ont l'une et Fautre rive et grouillent
jusque sous nos murs, sur une ligne de plus de deux
kilomètres.
Samedi, 8 avril.
Après avoir arrêté l'archevêque de Paris et le curé de
la Madeleine, comme otages pour Blanqui, ou vient d'ar-
rêter également plusieurs Pères jésuites et dominicains,
suspects d'être entrés dans un complot contre la Commune.
Complot ou non complot, il est certaiu que l'immense
établissement clérical est une armée plus terrible que celle
de Versailles, d'autant plus terrible qu'elle n'opère que
dans l'ombre, à l'instar des Prussiens manœuvrant dans le
fourré des bois. Comment le clergé ne conspirerait-il pas
contre un pouvoir ayant décrété la séparation de l'Eglise et
de l'Etat, comment ne haïrait-il pas de toutes les puissances
de son cœur, de son âme et de sa pensée la Commune qui
veut faire main basse sur ses propriétés congréga-
nistes?
On a fait des perquisitions très sommaires chez les
missionnaires lazaristes. Tout s'est passé en compliments
de part et d'autre. Mais à la paroisse de la Trinité, le curé
et les deux vicaires ont été emprisonnés sous la prévention
d'avoir tenté de dissimuler des objets d'inventaire.
Les perquisitions à la jésuitière de la rue de Sèvres ont
eu pour suite la trouvaille de force denrées alimentaires,
reliquat du siège prussien, jambons, vins, tonneaux, lard,
farine, et, dit-on, quantité de déguisements.
Ce matin, samedi, réunion des premiers vicaires de
toutes les paroisses de Paris, délibérant sur la question de
savoir s'il ne conviendrait pas, dans les circonstances
actuelles, et vu les persécutions auxquelles est en butte la
sainte Eglise romaine dans la personne de ses pasteurs, de "
faire fermer par ordre les temples du Dieu de Loyola.
Demain, jour de Pâques, le scandale eût été retentissant, •
en effet : il eût mis en furieux émoi quantité d'âmes saintes.
Mais les uns ont objecté : Peut-être le premier mouve-
ment de surprise passé, les fidèles s'habitueraient à ne pas
fréquenter les églises, comme il en advint malheureusement
88 JOURNAL DE LA COMMUNE
lors de la première Révolution et comme ce ne serait que
trop facile aujourd'hui.
Et les autres se sont rappelé sans doute Tanecdote de
Championnet, qui, apprenant que la population de Naples
allait s'insurger contre les Français et renouveler les
Vêpres Siciliennes, exaspérée qu'elle était par la non-
fluidification du sang du bienheureux saint Janvier : « Calo-
tins, vous avez vingt minutes pour avoir fait le miracle ou
pour avoir été fusillés. » — On ne sait pas ce qui peut
arriver : il ne faut pas trop irriter les seigneurs et maîtres
de THôtel de Ville.
Pâques, 9 avril.
Cluseret, le nouveau délégué à la guerre, arrête la désor-
ganisation de la garde nationale. Deux de ses proclama-
tions, celle d'hier surtout, produisent un effet merveilleux :
« Depuis quelques jours, il règne une grande confusion
dans certains arrondissements. On dirait que des gens
payés par Versailles prennent à tâche de fatiguer et de
désorganiser la garde nationale.
« On bat la générale pendant la nuit. On bat le rappel à
tort et à travers. En sorte que personne ne sachant plus
auquel entendre, on ne se dérange même plus, et cette
armée, espoir et salut du peuple, est à la veille de sombrer...
Un tel état de choses ne saurait durer plus longtemps. En
conséquence, la générale ne sera battue que par mon
ordre...
« Ce n'est pas tout. Malgré mes ordres formels, une ca-
nonnade incessante diminue nos provisions, fatigue la popu-
lation, irrite les esprits et amène d'un côté la lassitude, de
l'autre la colère et la passion. En sorte que cette Révolution
si grande, si belle, si pacifique, pourrait devenir violente,
c'est-à-dire faible... jNous sommes forts, restons calmes !
« Je réitère Tordre d'avoir à se tenir sur la plus stricte
défensive (bravo Cluzeretî) à ne pas jouer le jeu de nos
adversaires en gaspillant nos munitions et nos forces et
surtout la vie des citoyens, enfants du peuple qui ont fait la
révolution actuelle.
« Formez vite vos compagnies de guerre... de 17 à 19 ans
le service est facultatif, de 19 à 40 il est obligatoire, qu'on
soit marié ou non. (Ah î voici une mesure décisive.)
JOUnNAL DE LA COMMUNE
89
« Faites entre vous la police patriotique, forcez les lâches
-à marcher sous votre œil vigilant.
« Danton demandait à nos pères de l'audace, toujours de
Faudace ; je vous demande du calmé, de la discipline, de
l'ordre et de la patience. L'audace après sera facile. En ce
moment, elle est coupable et ridicule. »
Bergeret, qui commandait l'expédition du Mont-Valérien,
ayant refusé d'obéir à Cluzeret, Bergeret a été arrêté. —
Très bien.
Fascinés par l'attrait de l'horreur, quelques rares provin-
ciaux et des femmes enceintes nous arrivent à Paris de
temps à autre. Les journaux et émissaires de Versailles
leur ont dit que la grande ville est à feu et à sang ; que
la première œuvre de la Commune a été d'instituer plusieurs
commissions inquisitoriales de Salut Public et que quatre
guillotines à vapeur fsic) fonctionnent nuit et jour sur les
places de la Concorde et de la Bastille, de l'Hôtel-de-Ville
et du Château dRau, abattant un nombre de têtes prodi-
gieux. Et les quelques provinciaux affolés et ces pauvres
femmes enceintes d'accourir pour jouir, malgré ou à cause
du danger, de l'épouvantable spectacle. Que de pareilles
billevesées aient cours, cela nous semble absurde, mais
c'est vrai. Plus la calomnie est infâme et affreuse, plus elle
plaît aux imaginations malades et aux crédulités naïves.
Les estomacs incurablement dérangés ont un appétit féroce
pour les aliments malsains.
La Révolution de 1848 avait aboli la peine de mort en
matière politique. — En 1871, le peuple de Paris veut abo-
lir la peine de mort en matière criminelle.
Aujourd'hui le bataillon du faubourg du Temple, quartier
essentiellement populaire, s'est présenté tout à coup dans
la rue Folie-Méricourt : envahissant la demeure du bour-
reau, Monsieur de Paris, il a « réquisitionné la guillotine.
La hideuse machine a été enlevée et portée place Voltaire.
Là, aux applaudissements d'une foule immense, on l'a bri-
sée à coups de hache et on l'a brûlée au pied de la statue de
Voltaire.
Aux pieds de Voltaire, le précurseur de la Révolution
française, aux pieds de l'homme dont la doctrine, simple
s'il en fut, se résume en deux mots : humanité et bon sens.
90 JOURNAL DE LA COMMUNE
En 1848, Rousseau, Tidéaliste du Vicaire Savoyard, était
encore en grande faveur. En 1871, on lui préfère Voltaire.
Mais, jadis, on eût brûlé la guillotine aux pieds du Crucifix.
Pâques, 9 avril.
Les nouvelles de la province sont désastreuses pour la
Commune. Une série nouvelle d'insuccès, soulèvements par-
tiels qui, éclatant sans ensemble, sont facilement réprimés
les uns après les autres.
Dès le 25 avril, Périgueux faisait une manifestation paci-
fique, qui tout naturellement a été traitée de factieuse. Le
gouvernement de Versailles avait ordonné de lui envoyer au
plus vite des Avagons blindés, armés de canons, garés dans
les ateliers de la compagnie. — « C'est pour s'en servir
contre nos frères de Paris », dirent les ouvriers qui refusè-
rent de toucher aux wagons. Le préfet s'en mêla: il tâcha de
ramener ces « malheureux égarés à de meilleurs senti-
ments ». Il en fut pour ses frais d'éloquence : la ville s'en
émut, et, dans la soirée, des groupes nombreux se dirigè-
rent vers la Préfecture, tambour en tête. Sur le drapeau
blanc des manifestants, on lisait : Vive la République ! A
bas la guerre civile !
A cinq heures, la manifestation s'était déjà dissoute d'elle-
même. Mais dans la nuit arrivaient 2.000 soldats qu on
répartit par la ville qu'on fit camper dans les ateliers, les
abords de la station étant gardés militairement sur une
grande étendue. Et les wagons blindés partirent pour Ver-
sailles.
Limoges a eu sa commtine aussi, mais sa Commune n'a
duré que deux à trois jours. Elle avait été proclamée à l'oc-
casion d'un régiment de ligne qui avaitrefusé d'entrer dans
la guerre civile et d'être envoyé contre Paris. Les soldats
se dirigeaient vers la gare aux cris de Vive la République î
accompagnés par les bravos de la foule. A la station, ils
déclarèrent qu ils ne se battraient point contre leurs frères
de Paris. Et, comme preuve de leur sincérité, ils remirent
aux ouvriers qui les entouraient leurs fusils et cartouches-
et rentrèrent en ville. L'attitude énergique qu'ils venaient
de prendre malgré leurs officiers, fît une tejle impression
sur le peuple que des centaines de bras se levèrent pour les
porter en triomphe, on nageait dans le délire patriotique
JOUIîNAL DE LA COMMUNE 91
L'autorité civile se réunit effarée à rHôtel-de-Yille : on
chercha longtemps, mais en vain, M. le Préfet. Néanmoins le
maire ordonna à un colonel de cuirassiers de charger la
foule et de s'emparer des soldats mutinés, mais dans la
mêlée le colonel fut tué d'un coup de revolver. (Dans les
journaux de Versailles, ça se lit ainsi : au glorieux héros de
Reichshofen, il était réservé de tomber sous le coup des
assassins, comme ces nobles victimes qui s'appellent Le-
comte, Clément Thomas et de TEspée.)
Le Préfet avait fui, c'est vrai, mais il fit bientôt sa réap-
parition à la tête des renforts envoyés par le Ministre de la
guerre. « Le désordre ne fut que de courte durée, force
resta à la loi » et, depuis, la réaction se venge du péril
encouru et de la frayeur éprouvée, par des emprisonne-
ments de citoyens, des exécutions de soldats.
C'est une histoire tragique que celle de l'insurrection de
Marseille, car ce n'était qu'une insurrection puisqu'elle a
été vaincue.
Dès le 23 avril, un mouvement avait éclaté à la suite
duquel une Commission avait été nommée pour administrer
provisoirement le déparlement, administration dans laquelle
étaient restés plusieurs membres de l'ancien Conseil muni-
cipal. De jour en jour, d'heure en heure, les difficultés
grossissaient, la tension augmentait. Sur les ordres de
INL Thiers, l'autorité officielle se comporta à Marseille
exactement comme à Paris, elle se retira devant l'émeute,
lui abandonnant soudain tous les services, lui donnant
toutes les responsabilités en lui enlevant soigneusement
les moyens d'y faire face. Le général commandant Mar-
seille se retira tout à coup avec toutes les troupes qu'il put
ramasser. Il entoura la ville d'un cordon militaire, tandis
que les vaisseaux de ligne faisaient bonne garde. Retranché
dans son camp, il mettait le département en état de guerre,
Marseille en état de siège, envoyait des ordres, interdisait
aux gardes nationaux de se réunir en armes. La Commission
départementale provisoire, agissant à son tour à l'instar du
Comité Central de Paris, convoquait à bref délai la popu-
lation marseillaise à des élections par lesquelles le suilVage
universel, juge souverain, eût prononcé son arrêt; mais
M. Thiers et son général de l'état de siège n'en avaient
cure. Ils se croyaient, ils se sentaient, les plus forts, donc
92 JOURNAL DE LA COMMUNE
ils ne voulaient point de parlementage, ils se souciaient
encore moins d'un appel quelconque au jugement populaire.
A Marseille, comme à Versailles, comme sur tous les points
de la France, la coalition des réactionnaires, tous les mo-
narchistes, libéraux et cléricaux combinés, exploitèrent à
outrance l'heureux coup du sort qui leur a donné à TAssem-
blée une écrasante majorité dorléanistes et de légitimistes,
ils veulent que. par cet acte non moins stupide que celui du
plébicite, les suffrages universels se soient suicidés, et,
jouant double jeu, ils imputent à la République les désas-
tres d'une terrible guerre dont elle n'est pourtant point res-
ponsable et, au nom de la République, ils réclament un res-
pect fétichiste pour M. Thiers, l'homme de la rue de Poitiers,
et pour une Assemblée qui poursuit la République d'une
haine féroce.
Il est probable que la Commission départementale pro-
visoire n'avait pas prévu que le mouvement prendrait de
pareilles proportions; entons cas, ceux de ses membres qui
avaient appartenu à l'ancienne administration disparurent
nuitamment et se réfugièrent à bord d'une frégate dans le
port, craignant peut-être d'être arrêtés comme le furent
l'ancien préfet, quelques procureurs et autres meneurs de
la réaction. A la Commission arriva un renfort : cent à cent
cinquante garibaldiens d'Italie, un membre de la Commune
de Paris qui assuma la haute direction, le citoyen Landeck,
et un simple soldat qui prit sur lui d'être « le général de la
situation ». On aurait eu grand besoin d'un général en effet
pour l'opposer au délégué de M. Thiers, Espivent, qui
arrivait à la tête de 30 à 40.000 hommes.
Dans la nuit du 4 au 5, la ville fut mise en émoi par les
tambours battant la générale, par les cloches sonnant le
tocsin; les soldats d'Espivent étaient déjà dans la gare et
débordaient dans les rues, occupant divers points staté-
giques; ils furent tout aussitôt rejoints par certains batail-
lons réactionnaires qui les attendaient et qui, certainement,
contribuèrent puisamment à frustrer l'attente des Commu-
neux de Marseille (|ui avaient espéré jusqu'au dernier
moment que la troupe lèverait la crosse en l'air et ne vou-
drait pas intervenir dans la guerre civile. Ils ne se trom-
paient pas complètement, car on nous apprend que 200 sol-
dats, ayant refusé de faire feu, vont être envoyés en Algérie
I
J0UI5NAL DE LA COMMUNE 93
pour y être incorporés dans les compagnies de discipline.
Tout en se retranchant dans la Prélecture, les révolution-
naires de Marseille envoyèrent des ambassadeurs auprès
d'Espivent^ ils eussent tout cédé si on leur eût accordé des
élections municipales à bref délai. Espivent ne voulut rien
entendre : « Rendez-moi la Préfecture en dix minutes, ou je
la prends dans une heure. »
La députation s'en retourna désespéré, et, en passant,
essuya des coups de fusil, tirés par les frères ignorantins,
de derrière leurs fenêtres.
L'armée, alors, engagea un feu de mousqueterie tout
autour de la Préfecture, les décharges répondaient aux
décharges et le bruit sinistre de la fusillade se répercutait
au loin. Mais les insurgés tenaient bon. Alors, à la stupé-
faction des habitants, Espivent eut recours aux grands
moyens. Du haut de la colline qui s'élève majestueuse au-
dessus de Marseille, et du fort Saint-Nicolas, il bombarda
la Préfecture et les lieux circonvoisin's. Le sombre bruit du
canon se succédant à intervalles presque réguliers était
d'un effet terrible, à ce que l'on nous raconte ; les cœurs se
serraient: peu à peu les rues avaient été désertées. Au bout
de quelques heures, la Préfecture, effondrée, intenable sous
la pluie d'obus, était abandonnée par la majorité de ses
défenseurs, qui se sauvèrent comme ils purent à travers les
fusillades, les barricades et les embuscades. Quelques
braves restèrent cependant, et, quand la porte de la Préfec-
ture fut enfoncée à coups de canon, ils reçurent l'assaut des
compagnies de marine qui, fondant sur eux la hache en
mains, en firent un sinistre carnage.
A partir de ce moment, l'ordre régnait à Marseille, et
Espivent envoyait à Thiers un télégramme triomphant. Le
premier jour et un peu le lendemain, le vaillant général fit
fusiller à peu près tout ce qu'il ptit, surtout en fait de gari-
baldiens ; mais il dut ensuite se contenter de faire des pri-
sonniers, et la chasse à Ihomme commença, dans les caves,
les égOLits, tous les recoins et cachettes. « J'ai cinq cents
prisonniers au Château d'If... Le procureur général près la
cour d'Aix, qui me donne le concours le plus dévoué, lance
des mandats d'amener contre les échappés dans toute la
France. On nous écrit aujourd'hui que le nombre des arres-
tations ne se monte pas à moins de 1.300». Jamais, même au
94 JOURNAL DE LA COMxMUXE
lendemain de décembre, terreur semblable n'avait épou-
vanté nos populations.
Pour la Commune de Paris, la chute de la Commune de
Marseille est un grand mallieur, d'un triste présage, et cer-
tainement un échec. Et si Paris se laissait vaincre il saurait
ce que c'est que de tomber dans les sanglantes mains de
nos vaillants généraux, dans les mains graisseuses de nos
procureurs; il connaîtrait la générosité des Thiers, des
Favre, des Simon et des Lorgeril.
Pâques, 9 avril.
Mon frère a disparu au combat de Châtillon. Nous avons
quelque raison de le croire prisonnier, mais personne à
notre connaissance ne l'a vu à Versailles, ni à Satory. N'ous
avons visité les forts avoisinants depuis Bicêtre jusqu'à
Issy: l'état-major de la place Vendôme nous a communiqué
la liste des blessés; nous avons cherché dans maint
hôpital, mainte ambulance. Reste une dernière enquête.
Il est peut-être parmi les morts inconnus, déposés au cime-
tière Montmartre. Un ami m'accompagne.
Le soleil est brillant, les arbres, la végétation des
tombes sont en fête. Nous sommes pas seuls à faire le dou-
loureux pèlerinage, tous en silence, nous montons le tor-
tueux sentier. Enfin, nous entrons dans le sanctuaire de
la mort... Il n'y était pas.
Cinq cadavres étaient couchés là : trois hommes jeunes
et deux qui grisonnaient. 11 n'y avait pas de blessures hi-
deuses, les figures violacées étaient calmes, tristes, hon-
nêtes. Des ouvriers évidemment, et non point des pillards
et des assassins, comme M. Thiers le hurle à la France. Le
spectacle était d'une mélancolie auguste. Ces cinq travail-
vailleurs étendus morts semblaient dire : « Notre cause est
immortelle » !
Ah ! si les représentants de Paris pouvaient convoquer
l'Assemblée autour de ces cadavres : « Lorgeril, approche!
Regarde, Belcastel! et toi, duc d'Audiffret Pasquier, touche
ce front sanglant ! » si ceux qui décrètent la guerre pouvaient
une fois en contempler la douloureuse réalité, seuls à seuls,
en face de leur conscience, est-ce qu'ils crieraient à Vinoy :
<( Egorge encore ! »
JOURNAL DE LA COMMUNE 95
Triste chose que la guerre civile ! Hier, une pauvre dame
en deuil racontait dans un groupe sur la place de la Con-
corde qu'on lui avait ramené dans la matinée un de ses
enfants, blessé par un éclat d'obus à Neuilly.
« Je me consolerais de ce malheur, disait la malheureuse
mère, si mes deux fils combattaient dans les mêmes rangs
et pour la même cause. Mais l'un fait partie du 100^ batail-
lon de la garde nationale, et l'autre est sous-officier dans
Farmée de Versailles ; quand j'entends un coup de canon
d'un côté ou de l'autre, j'ai la mort dans l'âme » (Extrait de
journal).
Jeudi 19.
Nous avons enfin des détails authentiques sur la mort de
Gustave Flourens.
C'est bien à Rueil qu'il a été tué, près du pont de Chatou.
11 s'était réfugié dans un groupe de petites maisons. 11 entra
chez un marchand de vin et se cacha dans le cellier. Bientôt
des soldats entrent furieux, ils interrogentla marchande qui,
tremblant pour sa vie, balbutie qu'elle ne sait pas, que dans
la cave peut-être. .. On la fouille, cette cave, à la baïonnette.
Une lame trouve de la résistance, elle est chaude, dégoutte
de sang — le malheureux n'avait pas crié... Mais il était
découvert. Les soldats le prennent par le collet et le ramè-
nent au rez-de-chaussée. Là se tenait un capitaine de gen-
darmerie, M. Desmarets, il est bon de nommer le héros —
qui attendait, sabre dégainé. Dès qu'apparut le prison-
nier, M. le capitaine Desmarets lui asséna un coup qui lui
fracassa la tête. Flourens tomba, un gendarme lui tira un
coup de fusil à bout portant. Pris par les bras, le cadavre
fut traîné jusqu'à un paillasson, et, pendant le trajet, la
cervelle béante se répandait sur le sable. 11 resta là la nuit,
puis il fut transporté à Versailles comme un trophée.
— (( Cette fois, nous en avons fini avec le fameux Flou-
rens )), dit un sergent de ville, pendant que la troupe hur-
lait de sauvages cris de joie. « On n'en parlera plus, nous
venons de lui casser la gueule. »
Flourens avait déjà trente-deux ans. A sa conduite et à
son caractère, on eût pu croire qu'il avait dix ans de moins.
11 était fils du célèbre secrétaire perpétuel de l'académie des
Sciences, intelligence lente et méthodique, dont il était la
96 JOUHNAL DE LA COMMUNE
véritable antithèse par sa phénoménale rapidité de percep-
tion. Son regard tombait droit etjustesurle détail essentiel
qu'immédiatement il généralisait à outrance. Quant aux
autres détails, presqu'aussi essentiels, il ne les apercevait
que confusément, et quant à ceux d'importance secondaire
ou tertiaire, il était aveugle. Au fond il avait toujours raison
en théorie ; en pratique il avait tort presque toujours et,
dans le trajet de la conception à l'action, sa pensée presque
géniale, aboutissait à quelque déplorable folie. Quand on a
vu Flourens, on comprend pourquoi, chez les anciens Juifs,
chez les arabes modernes, un peu partout et dans tous les
temps, les populations n'ont jamais nettement distingué entre
le prophète et l'insensé, entre le voyant et l'inconscient.
L'intelligence de Flourens. je la compare volontiers à des
éclairs brûlants et brillants, éclatant tout d'un coup dans la
nuit, ce sont d'éblouissantes illuminations, durant un frag-
ment infinitésimal de seconde, mais entre les décharges,
dans les longs intervalles, tout le paysage reste plongé dans
les ténèbres profondes. Gustave Flourens était l'homme des
extrêmes: après s'être montré dans sa jeunesse d'une timi-
dité excessive, dès que le regard paternel eut cessé de la
fasciner, il se trouva soudain être d'une témérité non moins
excessive: Jusqu'en 1865, il ne s'était occupé que de science,
il avait pour ambition de succéder a son père. En 186j}, il
professait au collège de France, comme suppléant de son
père. Son cours, publié d'abord dans une Revue, puis en
volume, intéressa le jeune public, mais déplut au parti
clérical et à M. Duruy, le ministre libéral, qui, l'an-
née suivante, lui refusa l'autorisation nécessaire pour
reprendre son enseignement. Le jeune homme partit alors
pour l'Angleterre et la Belgique. 11 donna des conférences à
Bruxelles. Bientôt il écrit des articles dans les journaux
républicains, V Espiègle et la Rive Gauche. En 1865, pour
notre malheuret pour le sien, ce brave Gustave se jeta dans
la Révolution à corps perdu.
L'instinct du mouvement le poussa à Constantinople. 11
voulait réveiller cet immobile Orient, qui ne dort pas tou-
jours, comme on croit, mais qui rêve, cet Orient, qui songe
plutôt qu'il ne sommeille. Sur les rives du Bosphore il ouvrit
des cours en langue française qui attirèrent de nombreux
auditeurs. Pour ses allées et venues subséquentes, nous
JOURNAL DE LA COMMUNE 97
copions des notes biographiques écrites par lui-même, en
janvier 70 pour un ami qui les lui avaient demandées.
« Sous ceiïireV Orient, Justice pour tous, il écrivit dans le
Courrier de Constantinople une série d'articles destinés à
amener la fraternisation entre les diverses races orien-
tales, articles qui firent sensation. Il fut Tun des fondateurs
d'un petit journal républicain, V Etoile d Orient, que le gou-
vernement turc ne tarda pas à supprimer.
« A Athènes, il fut persécuté par le gouvernement grec,
pour avoirvoulu, selon la loi. parler en pleinl'air. Il aida à la
fondation de V Indépendance hellénique dont il fut long-
temps un des assidus collaborateurs. Il écrivait dans plu-
sieurs autres journaux, français et grecs.
« En 1866, éclata l'insurrection Cretoise. En relations cons-
tantes avec toute la jeunesse républicaine de Grèce qui par-
tait au secours de cette île infortunée, Gustave Flourens
s'embarqua sur le Panhellénion qui faisait de nuit la con-
trebande de guerre sur les rives de Crète. Là, pendant une
année, au milieu de ces braves montagnards, il souffrit la
faim, le froid, toutes les fatigues et tous les dangers d'une
guerre insurrectionnel'e, couchant dans la neige et se
nourrissant de racines et d'herbes sauvages bouillies.
« Il envoyait des correspondances aux journaux indépen-
dants d'Europe, afin d'animer les esprits en faveur de cette
cause sacrée de l'indépendance Cretoise. 11 soutenait les
espérances de ces pauvres insurgés, allant de village en vil-
lage les exciter à la guerre et à la persévérance.
« En 1868, des élections générales avaient été faites en
Grèce pour le parlement hellénique, la Crète voulut aussi
se faire représenter et nomma Flourens président de sa
députation.
(( Arrivée à Athènes, cette députation trouva le ministère
Bulgaris vendu à l'influence anglaise qui voulait l'anéantis-
sement de l'insurrection Cretoise. Arrêté de nuit, Flourens
fut jeté de force sur un paquebot par les ordres du gouver-
nement grec et de l'ambassade française, tandis que ses col-
lègues Cretois étaient violemment reconduits dans leur île.
« Débarqué à Marseille et mis en liberté par le gouverne-
ment français, il retourna aussitôt à Athènes et là, caché
chez des amis, continua une polémique violente contre le
ministère Bulgaris.
1
98 JOURNAL DE LA COMMUNE
« Obligé de quitter encore Athènes, il alla à Naples où il
fut incarcéré par le gouvernement italien pour un article
dans le Popolo dltalia, jiDurnal républicain de Naples.
«f En 1869, il revint en France, et là, fut condamné à
trois mois de prison pour avoir continué deux réunions à
Belleville, malgré la dissolution prononcée par le commis-
saire de police.
« Ayant fini sa peine au mois d'août, il se battit en duel
au Vésinet, avec Paul de Gassagnac qui, dans le Pays,
avait violemment attaqué les orateurs des réunions publi-
ques. Après 25 minutes d'assaut, il fut blessé d'un coup
d'épée en pleine poitrine. »
Gustave Flourens était à peine guéri quand l'assassinat
de Victor Noir par le Prince Bonarparte mit Paris en émoi.
Les deux amis Rocîiefort et Gustave Flourens conduisaient
le cortège et avaient le commandement de la journée. Flou-
rens voulait marcher contre la police, mais le peuple dé-
sarmé se fût buté contre les régiments qui attendaient der-
rière leurs pièces où elle eût été mitraillée. Rochefort eut
le bon sens de mener le cercueil au cimetière de Neuilly.
Dénoncé par l'agent provocateur Haurie, et impliqué par
la police impériale dans cette turpitude judiciaire, dite « le
Complot des Bombes », Flourens lut condamné par la
Haute Cour de Blois aux travaux forcés à perpétuité.
11 rentra en France au 4 septembre, fut élu chef des
bataillons de Belleville et prit le titre de major de rempart.
Le 10 octobre, il descendit à l'Hôtel de Ville, à la tète de
ses bataillons pour réclamer des Trochu et des Favre une
action sérieuse contre les Prussiens et qu'on cessât de
mystifier la garde nationale. — Cette manifestation armée,
nous la jugeâmes alors, nous la jugeons toujours avoir été
souverainement maladroite. Ce fat bien pis, le 31 octobre,
quand le bataillon Flourens s'empara de l'Hôtel de Ville et
y installa Blanqui d'autorité, Blanqui haï des trois quarts
d'e la population, et quand de nouvelles élections, si long-
temps ajournées, ne pouvaient plus être éludées. Ce coup
d'Etat manqué rendit le pouvoir à Trochu, Picard et Favre,
ces êtres méprisables qui, trois mois après, livrèrent aux
Prussiens Paris agonisant et la France exténuée.
Avec toutes ses qualités du cœur et de l'esprit, il était
réservé à Gustave Flourens, ce malheureux enfant, de
JOURNAL DE LA COMMUNE 99
commettre une troisième et terrible faute, celle de faire
décider pour sa part la lamentable expédition de Versailles
et de faire défiler dans la plaine, sous le feu du formidable
mont Valérien, quelques cinq ou dix mille gardes natio'
naux, allant de bonne foi et en toute confiance faire mettre
la crosse en l'air aux lignards de Versailles et trinquer avec
eux au cri de « A bas l'Assemblée et , Vive la Commune !
Avec toutes ses qualités du cœur et de l'esprit, avec son
ingéniosité, sa droiture, son intégrité, sa générosité, sa
nature sympathique, ce malheureux Gustave Flourens a
fait plus de mal à la France qu'un général ennemi à la tète
de cinquante mille soudards; O jeune démocratie, que tu es
simple et inexpérimentée de prendre ces naïfs là pour chefs
et capitaines !
Lundi, 10 avril.
Paris avait des représentants qu'elle aimait. Elle avait
son préféré, son petit Benjamin, auquel elle avait donné
deux cent mille voix, nombre prodigieux; elle avait envoyé
à l'Assemblée des hommes à qui elle voulait faire honneur,
des hommes qui lui feraient honneur, espérait-elle. Dès la
signature du traité de paix, plusieurs donnèrent leur démis-
sion, quelques-uns pour ne pas ratifier la honte de la
France, d'autres pour protester contre les insultes faites à
Paris et à la République, Victor Hugo parce que l'Assem-
blée jetait des pierres et des ordures sur la personne sacrée
de Garibaldi. — Après la promulgation de la Commune,
quelques-uns, ne pouvant siéger simultanément à Versailles
et à THôtel de Ville, optèrent pour l'Hôtel de Ville. Quand
Thiers eut lancé sa première bombe contre Paris, nous pen-
sions que tous les députés de Paris qui étaient encore à
Versailles protesteraient solennellement contre cette infa-
mie et viendraient prendre avec nous leur part du danger.
Nous avions rêvé que Louis Blanc, que Langlois, que
Dorian, que Farcy, que Brisson, que Victor Schœlcher,
qu'Edgar Quinet iraient se poster à la Porte-Maillot, et,
devant les Vinoy, les Charette, les Cathelineau, les Galif-
fet, ils étendraient la main : « Nous vous défendons de
toucher à Paris ! »
Oui, nous rêvions cela, et chaque matin nous deman-
dions : « Sont-ils arrivés pendant la nuit ? »
100 JOURNAL DE LA COMMUNE
Nous nous trompions. Ils ne sont pas venus. Ils sont res-
tés à Versailles, faisant la sourde oreille au tonnerre du
bombardement, au roulement de la fusillade. Ils n'ont pas
voulu s'apercevoir que les monarchistes se sont rués sur la
grande et noble cité républicaine pour l'assassiner. Ils ont
oublié qu'ils sont les représentants de Paris, pour n'être
plus à Versailles que des députés quelconques. Cela nous
est douloureux à constater. Ils étaient bien haut dans notre
estime, ils sont tombés bien bas.
Parmi eux tous, un seul à notre connaissance est venu à
Paris, un seul a agi, un seul s'est employé pour la paix,
c'est Victor Schœlcher. Nous n'étions pas très contents de
lui pendant le siège, en novembre, en janvier, sa conduite
ne nous plaisait guère, nous lui reprochions avec amertume
d'avoir si maladroitement endossé le parjure de l'amiral
Saisset, affiché à vingt mille exemplaires. — Nous faisions,
nous faisons nos réserves sur les actes de notre mandataire
Schœlcher, mais au moins fait-il ce qu'il peut. 11 y a
trois jours, il a publié avec ses jeunes collègues Floquet
et Lockroy la proposition à l'Assemblée d'un traité de
paix.
Ce projet nous offense car il proclame le droit de Ver-
sailles et le tort de Paris, ce projet nous ne l'accepterions
pas; mais en le. refusant, nous dirions à son auteur : « nous
ne pouvons nous entendre, mais nous vous savons gré de
vos bonnes intentions. »
Voici les passages principaux de la proposition Schœl-
cher :
« L'Assemblée, bien qu'elle ait le droit de son côté, ne
peut avoir la criminelle pensée d'assiéger Paris... Si elle
tentait de prendre la capitale de vive force, à coups de ca-
nons, elle trouverait sur ses remparts les adversaires même
les plus déterminés de la Commune, dont le devoir serait
alors de protéger 1 .500.000 hommes, femmes, enfants, vieil-
lards qui ne s'occupent pas de politique, qui ne sont nulle-
ment responsables de la résistance des communalistes au
pouvoir central, et dont un grand nombre périrait au milieu
des implacables combats de la guerre civile...
« La Commune, de son côté, quoiqu'elle soit maîtresse
souveraine de la ville, doit s'avouer que le Gouvernement a
su se faire une armée fidèle et que, sans officiers, sans gé-
JOURNAL DE LA COMMUNE 101
néraux, sans cavalerie, elle ne pourra le renverser, malgré
l'intrépidité de ses gardes nationaux.
« Cependant il faut sortir de l'effrayante situation où nous
nous trouvons. »
Voici les termes auxquels on peut équitablement se ral-
lier : la Commune reconnaîtrait l'autorité de l'Assemblée,
autorité souveraine, puisqu'elle est issue du suffrage uni-
versel. La Commune rendrait au gouvernement tous ses
pouvoirs et se restreindrait à l'exercice des fonctions muni-
cipales.. . A son tour, l'Assemblée accepterait le programme
de l'Union : Reconnaissance de la République en France,
du droit municipal de Paris, maintien de sa garde natio-
nale.
« L'Assemblée s'indignera peut-être qu'on lui propose
de traiter d'égal à égal avec des insurgés » ; mais ces insur-
gés sont maîtres de la capitale, ils y disposent de tout, ils y
gouvernent, ils ont une vaillante armée, des canons, des
arsenaux, ils sont en état de livrer de grandes batailles, ils
sont une puissance avec laquelle des politiques doivent
compter. Ce n'est pas plus là transiger avec l'émeute que
l'Assemblée n'a transigé avec les Prussiens, c'est traiter
avec un ennemi qui est fort.
« L'arrangement ne va pas au delà de ce que le parti libé-
ral demande depuis de longues années, de ce que les mem-
bres actuels du Gouvernement demandent eux-mêmes ; il
n'impose aux belligérants aucune concession humiliante.
LaCommunenomméeirrégulièrement, maispar240 OOOélec-
teurs, voit son mandat ratifié et s'en tient satisfaite. Et le
Gouvernement rentre en possession de ses pouvoirs ».
L'arrangement serait possible sur ces bases, et Paris n'en
demande pas davantage, mais ce dont Paris ne se tiendrait
jamais pour satisfait, c'est d'avouer qu'il a eu tort de pro-
céder à ses élections municipales, d'avoir eu tort de se dé-
fendre quand on l'a attaqué.
Quoi qu'il en soit, grâces vous soient rendues, citoyen
Victor Schœlcher, pour votre tentative de conciliation.
Nous l'eussions saluée avec transport, si elle n'impliquait
que nous sommes coupables. A cela près nous vous recon-
naissons raisonnable et équitable.
Quant à la déclaration des neuf députés de Paris, commu-
niquée aux journaux de Versailles, signée : Louis Blanc,
102 JOURNAL DE LA COMMUNE
Henri Brisson, Edmond Adam, Tirard, Farcy, Peyrat, Ed-
gar Quinet, Langlois, Dorian, elle nous attriste, et même
nous irrite et nous offense. Ceux que nous aimions tant nous
condamnent avec sévérité, nos propres représentants nous
chapitrent et nous font la leçon de la belle manière :
« Ceux qui ont été entraînés dans l'insurrection auraient dû
frémir à la seule pensée d'aggraver le fléau de l'occupation
étrangère par le lléau des discordes civiles... S'il est légi-
time de demander pour Paris comme pour les autres villes
de France la liberté pleine et entière des libertés commu-
nales, il ne Test pas de la demander à une révolte contre le
suffrage universel... Si l'excès de la centralisation est un
mal, l'autonomie de la Commune poussée jusqu'à la des-
truction de l'unité nationale, œuvre de plusieurs siècles, est
un mal bien plus grand encore. Travailler à la dislocation
de la France, c'est répudier les traditions de la Révolution
française... »
Voilà comme nos représentants prennent notre défense.
Pas une ligne de blâme, le moindre reproche, à ceux qui
bombardent votre ville? Ceux qui ont provoqué vos deux
cent mJie électeurs pour les massacrer, ceux qui les vou-
draient affamer et réduire en esclavage ont raison. — C'est
un réquisitoire, un acte d'accusation. Que dirait de plus
M. Thiers contre Paris et la Commune? Et si Paris n'est
qu'un révolté contre le suffrage universel, si la Commune-
ne fait autre chose que disloquer la France et répudier la
Révolution, d'un autre côié, les neuf représentants nous
affirment que l'Assemblée de Versailles n'est pas ce que
nous pensons :
« 11 serait inexact dimputer cet esprit monarchiste à
FAssemblée tout entière ou même à la majorité... Pas un
membre de la majorité n'a encore mis ouvertement en
question le principe républicain... »
Représentants de la Seine, qu afiîrmez-vous là ! Jusqu'à
aujourd'hui, nous vous écoutions avec respect et recueille-
ment, chacune de vos paroles était pour nous parole de
vérité. Peyrat, Langlois, et Brisson, vous nous dites donc
que la majorité de l'Assemblée ne se compose pas de légi-
timistes, d'orléanistes et de cléricaux ? Vous, Edgar Quinet,
vous vous portez caution pour la sincérité de M. Thiers? Et
vous, citoyen Louis Blanc, vous garantissez maître Favre?
JOURNAL DE LA COMMUNE 103
Nos représentants concluent : « Notre ligne est toute
tracée... Nous ne nous décourageons pas, nous restons au
poste que vos suffrages nous ont assigné... Si la République
court des dangers, nous la défendrons avec les seules
armes efficaces, la discussion libre et la raison. »
Chacun accomplit son devoir comme il Tentend. A vos
deux cent mille électeurs de défendre Paris comme ils le
pourront, en lui faisant un rempart de leurs corps. Ils com-
battront, vos électeurs, et non pas en un tournoi littéraire,
ils se battront puisqu'on les attaque; ils tomberont, s'il le
faut, le père à côté du fils, le frère à côté du frère.
Quant à vous, messieurs les représentants de Paris, qui
fûtes nos initiateurs, nos guides et nos modèles, rentrez
dans cette Assemblée qui n'a cessé de vous huer et de vous
railler, rassevez-vous dans vos fauteuils de législateurs,
attendant à votre poste le jour où vous pourrez affronter
pour la République les dangers que la raison fait encourir
dans une libre discussion. Les séances terminées, vous
avez le droit maintenant de vous rallier au cortège de
M. Thiers. M. Thiers aurait même mauvaise grâce à vous
refuser une place dans son carrosse, depuis que vous lui
avez si obligeamment prêté votre parole d'honneur et vos
signatures. Représentants de Paris ! vou s n'ignorez pas
que les généraux Vinoy et Valentin, Ladmirault et Laveau-
coupet. enferment un exemplaire de -votre déclaration
dans toutes leurs boîtes à mitraille et dans chacune de
leurs bombes explosives. Citoyens de Paris, elle a son
laissez-passer, signé de vous, toute balle qui va trouer le
cœur d'un citoyen de Paris. Et si vous nous revenez à la
suite des zouaves pontificaux et des argcfusins bonapartis-
tes, si vous revenez derrière les généraux vainqueurs,
regardez cependant avec quelque indulgence les cadavres
de vos ayant-droit ; pardonnez ce que vous appelez leur
révolte à ceux que vous verrez couchés sur le sol sanglant,
veuillez considérer qu'ils n'ont pas su distinguer suffisam-
ment entre la décentralisation, raisonnable et la décentrali-
sation excessive, et qu'inexperts dans nos traditions d'u-
nité nationale, ils ont regardé par delà notre France et se
sont portés avec une passion trop désintéressée peut-être
vers lidéal de la République Universelle et de la fraternité
des peuples !
104 JOLRNAL DE LA COMMUNE
Lundi, 10 avril.
L'Officiel de Versailles contient la nomination de M. le
général Vinoy au grade suprême de la Légion d'Honneur.
L'arrêt mérite les honneurs de la citation : « Considérant
les anciens services de M. le général de division Vinoy et
ses services pendant et d^^puis le siège de Paris,
« Le Ministre de la Justice entenda,
« Le général Vinoy est nommé Grand Chancelier de la
Légion d'Honneur. » -
Fait à Versailles, le 6 avril 1871.
A. Thiers.
Quels sont donc les anciens services de M. Vinoy? —
Voici les principaux :
Il a été décoré de la croix de chevalier d'Honneur pour
avoir fusillé des étudiants à Saint-Remy.
Il a été décoré de la croix de chevalier d'Honneur pour
avoir mitraillé les bourgeois en décembre. Le Coup d'Etat
en fit un personnage des plus considérables, un sénateur,
s'il vous plaît, au même titre qu'un archevêque de France
ou un Préfet de Police ; aux Tuileries, il était des conseils
de Monsieur, des cotillons de Madame. 11 a organisé nos
armées de Wissembourg et de Sedan.
Pendant le siège, il a concouru de toutes ses forces à
exécuter le fameux plan Trochu. 11 a fait mieux, il a
fusillé la foule désarmée le 21 janvier sur la place de l'Hôtel
de Ville et il a eu l'immortel honneur de signer la capitu-
lation de Paris.
Depuis le siège, il a organisé patiemment, soigneuse-
ment, intelligemment, sous les ordres de MM. Thiers et
Picard, le Coup d'Etat qui a si brillamment avorté le
18 mars.
Enfin, c'est lui qui a gagné la bataille de Chàtillon contre
ces jobards de fédérés dont beaucoup avaient la cartou-
chière vide. C'est lui qui a fait fusiller des prisonniers
désarmés, et qui, du doigt, les désignait dans les rangs.
C'est lui qui a fait casser la tête du pauvre Duval.
Et voilà pourquoi M. le général de division Vinoy est
déclaré par M. Thiers l'homme de France le plus hono-
JOURNAL DE LA COMMUNE 105
rable ; en foi de quoi M. le Ministre de la Justice lui fait
porter une grande plaque de métal sur l'estomac.
Paris, 11 avril.
Presque simultanément, nous avons appris que les élec-
tions complémentaires de la Commune devaient avoir lieu
hier et qu'elles n'ont pas été faites. C'est là une grosse
faute. On n'appelle pas les citoyens à l'urne électorale pour
leur dire : « Repassez une autre fois ! » La Commune
actuelle n'existe que par le vote des citoyens, la Commune
sera ce qu'un vote nouveau la fera : elle peut nous sauver,
elle peut nous perdre.
Les raisons indiquées pour l'ajournement sont tellement
judicieuses que nous ne comprenons pas qu'elles n'aient
pas milité tout d'abord pour empêcher qu'on improvisât la
convocation : 11 est matériellement impossible de convo-
quer au scrutin les électeurs qui combattent aux remparts.
Aucune liste de candidats ne circule dans le public. La Com-
mune n'a fait aucune présentation de noms. 11 est douteux
qu'elle ait même arrêté avec ses amis les présentations à
faire aux arrondissements. Puis, il n'y aurait pas possibi-
lité de tenir la moindre réunion électorale et, sans plu-
sieurs réunions préparatoires, il n'y a pas de choix
sérieux. On prend au tas les premiers noms qui se pré-
sentent à la vue, on les jette dans la boîte. Ce sont les
noms d'hommes intelligents, vous le voulez croire, des
noms d'hommes honnêtes, vous l'espérez ; mais, honnêtes
ou malhonnêtes, intelligents ou stupides, ces hommes n'en
seront pas moins vos représentants, ils sont même vos
maîtres et dictateurs, ils vont vous sauver ou vous perdre :
vos vies, vos fortunes, votre honneur sont entre leurs
mains ! — Voilà ce qui est arrivé pour les élections du
26 mars, et, quinze jours après, nous ne savons pas encore
si nous sommes bien ou mal tombés. Nous le savons d'au-
tant moins que la Commune ne publie aucun compte rendu
de ses séances, qui restent closes et forcloses pour ses amis
de Paris, non pour les ennemis de Versailles. Le Gaulois
entr'autres ' qui publie des procès-verbaux, plus ou moins
fantaisistes de ses réunions, plus ou moins grotesques, et
qu'il prétend acheter d'un membre qui a le droit d'y délibé-
106 JOURNAL DE LA COMMUNE
rer, et qu'il prétend même ne pas acheter plus cher que
vingt francs par jour. Cette réticence persistante produit le
pire effet. La dictature est toujours un malheur, mais la dicta-
ture irresponsable serait un crime. Tout gouvernement oc-
culte est poussé fatalement vers les forfaits ouïes erreurs
fatales. Cette funeste expéditionde Paris sur Versailles, cette
campagne malencontreuse de Clamart et de Chàtillon, de
Rueil et du mont Vaiërien, la Commune avait-elle le droit
de les décider sans prendre Tavis de ceux dont elle enga-
geait l'avenir ? — Il y a plus, dans cette lutte contre toutes
les forces réactionnaires de France, la Commune, pour
vaincre, doit être soutenue par le dévouement de ses par-
tisans, par Tenthousiasme qui affronte la mort. Mais, à
moins d'être un jésuite, peut-on se livrer corps et àme à
une administration secrète ? — à moins d'avoir un cœur
d'amadoupeut-on prendre feu pour un ensemble d'individua-
Jiiës inconnues, parmi lesquelles foisonnent des imbéciles
et grouillent quelques traîtres? Pourquoi arrête -t-on des
membres de la Commune ? — S'ils ont mérité leur arres-
tation, c'est un fait grave — , s'ils n'ont pas mérité leur
arrestation, c'est un fait plus grave. Et il est peut-être
plus grave encore d'ignorer si quelques memi>res ont
mérité cette mesure sévère, ou si l'Assemblée tout entière
a commis un excès de pouvoir. Le Vengeur, journal de
Félix Pyat, qui est dans le secret des dieux, nous a com-
munifjué négligemment un entrefilet de trois lignes : « Dé-
cret de la Commune sur l'arrestation de ses membres. Ils
pourront être arrêtés sans le vote de l'Assemblée ; mais ils
auront le droit d'être entendus par elle ». Cela nous ouvre
des perspectives inattendues sur la composition de cette
Assemblée et sur les procédées qu'on y peut mettre en
usage entre collègues.
Si nous ne pouvons nous renseigner par les comptes--
rendus, c'est, à ce que l'on entend chuchoter, c'est grâce à
la générosité de l'Assemblée qui, par respect pour elle-
même, voudrait jeter un voile sur les agissements de la
minorité, ne pas nous décourager par le spectacle de nulli-
tés prétentieuses, ne pas nous irriter par la vue de furieuses
insanies... C'est possible, mais on a tort d'être si discret
avec notre propre bien ; nos intendants, nos mandataires,
élus au cri du mandat impératif qu'on poussait sur toute la
JOURNAL DE LA COMMUNE 107
ligne, n'ont pas le droit de nous laisser ignorer plus long-
temps ce qu'ils font de notre existence.
Cette non publicité des séances, qui coupe la communi-
cation entre le peuple et son gouvernement et empêche la
Commune de retremper ses forces dans le peuple qui Ta
élue, produit un autre inconvénient, un autre malheur,
devrions-nous dire. Plusieurs des élus dont la présence à la
Commune était une garantie de bon sens et d'honnêteté
pour tous, et non pas seulement pour les moins avancés, se
retirent. Quelques-uns ont dit à certains d'entre eux :
« Vous êtes de nos officiers, et nous sommes dans la
bataille. Or, TofTicier qui donne sa démission devant l'en-
nemi n'est pas un démissionnaire, mais un déserteur, ils
ont répondu : « Vous nous reprochez de manquer d'honneur,
et c'est notre honneur que nous avons tenu à sauvegarder.
Nos gens de la Commune ont fait, font et feront des bêtises,
et pis que des bêtises. Si les discussions étaient publiques,
chacun aurait sa part de responsabilité et la porterait
devant le juge universel. Mais n'étant pas libres de protes-
ter contre les actes de nos collègues, nous ne voulons pas
passer nous-mêmes pour auteurs d'actes qui se font mal-
gré nous. »
Certes, il y a des nécessités stratégiques : elles se con-
cilient peu avec la publicité des séances et autres exigences
morales, mais il faut les concilier. Paris peut avoir raison
et être vaincu, mais s'il a tort, il ne vaincra pas.
Mercredi, 12 avril.
« Dans la journée d'hier, raconte Le Rappel, le feu s'était
de part et d'autre notablement ralenti; une sorte de trêve
tacite semblait s'être établie entre Paris et Versailles.; on
croyait sentir dans la situation une véritable détente: la
députation de la Franc-maçonnerie devait déjà être arrivée
auprès de M. Thiers; on parlait d un manifeste des députés
de la gauche ; enfin les délégués de l'Union républicaine,
munis de sauf-conduits, étaient partis à quatre heures pour
leur mission conciliatrice.
« La canonnade avait b'en un peu repris dans l'après-
midi, mais non plus vivement que les derniers jours.
« Tout à coup, à neuf heures, des détonations ont retenti,
108 JOURNAL DE LA COMMUNE
à coups si violents et si pressés, que tout Paris presque a
pu croire que la bataille était dans Paris même. La canon-
nade et la mousquetterie se suivaient, se mêlaient avec
fureur. Le ciel était sillonné d'éclairs aussi fréquents que
des éclairs de chaleur, et qui étaient des éclairs de massa-
cre. C'étaient les troupes de Versailles qui attaquaient les
forts du sud : C'était le maréchal Mac-Mahon qui, entré le
matin en possession du commandement, voulait marquer
ses débuts par un grand coup, et tentait de forcer Paris
par une surprise nocturne.
« L'horrible combat a duré une heure et demie avec
cette effroyable intensité, puis, les coups se sont ralentis et
ont bientôt tout à fait cessé.
« Mac-Mahon et les bataillons de Versailles étaient
repoussés.
« La population, amassée dans les rues et sur les places,
se souviendra néanmoins de l'angoisse et du supplice de
cette soirée. Jamais, au temps du siège, le bombardement,
jamais les sorties n'ont eu ce fracas et cet acharnement.
Dans tous les groupes l'indignation était égale à la douleur.
Et on ne savait lequel on devait le plus accuser et détester,
du politique ou du militaire — de M. Thiersqui semble vou-
loir tendre à son tour aux Parisiens ce piège des négocia-
tions dans lequel Font fait tomber les Prussiens, — ou de
M. Mac-Mahon qui ose essayer de prendre sur Paris sa
revanche de Sedan. »
Paul Meurice.
Le fait est que tout d'un coup Paris soubresauta, surpris
par ce formidable vacarme, et de minute en minute l'in-
quiétude allait croissant avec le bruit. Il venait à la fois du
sud et de l'ouest. L'enceinte était attaquée sur plusieurs
points, du côté de Montrouge, de Vanves, d'Issy et d'Asniè-
res, d'Asnières dont s'est emparé par un intelligent coup
d'audace, le général Dombrowski, pour avoir un pied sur
l'autre rive de la Seine et prendre en face les assaillants de
Neuilly.
Les boutiques se fermaient précipitamment, les cafés se
vidaient, des groupes nombreux se formaient dans les rues
et sur les places. Les hauteurs de Montmartre et de Belle-
ville s'étaient couvertes de curieux. Regardant les lueurs
JOURNAL DE LA COMMUNE 109
qui sillonnent le ciel, on aurait dit Paris assailli dans la nuit
par la foudre et les éclairs.
C'était la grande attaque annoncée par M. Tliiers à ses
fidèles, la grande victoire de Mac-Malion promise aux
monarchistes de l'Assemblée. L'assaut du dehors devait
être accompagné d'un soulèvement à l'intérieur. .. Mais le
complot a raté, on n'a remarqué rien de particulier dansjes
groupes, la seule preuve que les trahisons couvent dans
l'ombre, c'est que tous les endroits où se massent les gardes
nationaux sont régulièrement visités par les obus.
•l'étais au centre de Paris quand j'entendis la première
décharge. Mon cœur battait. Ces coups de canon, ces
mitrailleuses, ces feux de file et de peloton qui se succé-
daient sans interruption le mettaient en émoi... J'allai
précipitamment vers le point qui me semblait le plus
menacé, celui de Montrouge. En route, trois cavaliers
m'apparaissent un instant, laissant comme une trace rouge
dans l'obscurité, c'était la vision bruyante de membres de
la Comm.une avec leurs écharpes : ils se sont fait la loi
d'avoir toujours quelqu'un présent sur le lieu du danger.
Je vois les citoyens travaillant dans les ténèbres à des
barricades. — « Mais, rassurez-vous, citoyens, les Ver-
saillais sont déjà repoussés... »
Mercredi, 12 avril.
Dimanche dernier était la fête de Pâques. L'Eglise
enseigne qu'à pareil jour, il y a tantôt dix-neuf cents
années, le Fils de Dieu, remontant des enfers, apporta au
ciel le pardon universel, la réconciliation de toutes les
offenses. — On m'affirme qu'en son discours aux fidèles,
se réunissant autour de la Sainte-Table, M. Paumier,
pasteur de l'Eglise réformée de Paris, ex-payée par l'Etat,
a proféré les paroles suivantes :
« Maintenant que la crapule est au pouvoir 11
Mardi, 12 avril.
Pendant que Paris réorganise péniblement la désorgani-
sation systématique dont il lui a fallu hériter, pendant
qu'il discipline ses bataillons novices, exerce ses artilleurs,
cherche des officiers et des généraux et se voit obligé de
: ■
110 JOURNAL DE LA COMMUNE
les ramasser au hasard dans le tas, M. Thiers, qui ne
manque pas de colonels et de maréchaux, grossit son armée
de jour en jour. M. de Bismarck lui envoie des soldats
d'Allemagne. Les mobilisés, les débris des armées de
Chanzy, de Faidherbe, de Bourbaki sont réexpédiés sur
Versailles, arrachés, s'il le faut, aux travaux déjà repris de
la charrue et de Tatelier. M. Thiers sempare des marins,
il désarme la flotte de ses canons, il se fait fabriquer des
wagons blindés par les Compagnies de chemins de fer, les
forteresses que M. Favre n'a pas livrées se dégarnissent de
leurs mortiers, bombes et obus, les poudrières se vident :
Versailles, les plaines tout autour ne sont plus qu'un vaste
parc d'artillerie.
Mais de tous les canons à longue portée qui vomissent la
destruction sur Paris, le plus terrible assurément est la
calomnie. Et dans l'art de la manier, M. Thiers en remon-
trerait à Tartufe et à Bazile ; nul autant que cet odieux
petit homme n'a le mensonge coulant, simple et facile, il a
la scélératesse enjouée, la perfidie joviale. Comme il a
trompé tout le monde, tous les partis coalisés, les républi-
cains versaillais y compris, lui ont confié la France, chacun
dans l'espoir que le vieux singe jouerait quelque tour aux
partis ennemis. M. Thiers, le plus habile calomniateur du
monde, à dire d'experts, a rendu plus de services à l'As-
semblée que plusieurs divisions d'artillerie. Dix -huit
heures sur vingt-quatre, l'infatigable vieillard travaille ;
tous les fils du télégraphe de France et, pour ainsi dire,
du monde entier, aboutissent à son cabinet ; nuit et jour, il
fait mentir le fluide électrique ; cent préfets, cent procu-
reurs, cent généraux répercutent le mensonge à leurs
mille sous-préfets, substituts, lieutenants et sous-lieu-
tenants ; le mensonge est réimprimé par les journaux à
quelques cent mille exemplaires. Chacun répétant' le men-
songe croit lui-même le mensonge, la crédulité exalte le
mensonge et l'exagération à son tour enivre la sottise,
enthousiasme la niaiserie. Et Paris ne peut se défendre et
plaider sa cause auprès de la province abusée, car la
première habileté du méchant petit vieillard a été de
supprimer tout envoi de journaux et même tout envoi de
correspondance entre Paris et la province. — Les négo-
ciants ont été en députation supplier M. Thiers de ne pas
JOURXAL DE LA COMMUNE llj[
ajouter ce nouveau trouble à tous les malheurs qui nous
accablent déjà ; M. Thiers a été inflexible, car le succès de
son plan est à ce prix, M. Thiers veut être le seul à mentir,
personne ne mentira concurremment à lui, personne sur-
tout ne pourra dire la vérité.
J'ai sous les yeux une série de télégrammes et circulaires
de M. Thiers. Si telles sont les dépêches publiques, que
peuvent être les confidentielles ï
Dès le lendemain de sa frasque du 18 mars, à huit heures
du matin déjà, il télégraphiait :
« Le Président du Conseil du Gouvernement, chef du
Pouvoir exécutif, aux Préfets, Sous-Préfets, Généraux
commandant les divisions militaires. Préfets maritimes,
Premiers Présidents des Cours d'appel. Procureurs géné-
raux, Receveurs généraux. Archevêques et Evèques :
« Le Gouvernement tout entier est réuni à Versailles,
l'Assemblée s'y réunit. L'armée, au nombre de quarante
mille hommes, s'y est concentrée en bon ordre, sous le
commandement du général ; toutes les autorités, tous les
chefs de l'armée y sont arrivés. »
Pour énoncer une exactitude ou un mensonge, trois
lignes suffisent ; pour la rectification, trente lignes ne
suffisent pas toujours... Mieux vaut transcrire autant que
possible sans démenti ni commentaire.
Le 20 mars, long factum, publié par Y Officiel de Ver-
sailles. Nous l'avons déjà résumé ailleurs... « 2i mars :
Faites arrêter sur le champ et poursuivre avec toute
rigueur les émissaires de Paris... »
Le 23 mars, ^L Thiers annonce à la France que toute la
France est ralliée au Gouvernement ;
Que les départements devront envoyer à l'Assemblée
nationale des régiments de gardes nationaux pour la
défendre ;
Que le parti de Tordre, faisant à Paris une démonstration
pacifique, a été assailli par le feu des insurgés. Le meurtre
de trop nombreuses victimes a soulevé l'indignation géné-
rale. Le parti de l'ordre, courant aussitôt aux armes, a
occupé les principaux quartiers de la capitale et les insurgés
sont maintenus...;
Que l'armée se renforce à chaque instant ; que le 43^ ré-
;giment a quitté Paris sans rendre les armes. (Le Comité
112 JOURNAL DE LA COMMUNE
central, entr'autres étourderies, l'avait laissé s'en aller
tranquillement). Pour cet exploit l'Assemblée a reçu le
43^ avec une solennité incomparable...;
Qu'à Lyon, les anarchistes ont proclamé la Commune et
fait des manifestations demeurées sans réponse dans le
reste de la France... »
Même jour, Thiers aux Préfets : « Organisez d'urgence
les bataillons pour la défense de l'Assemblée. Prenez bien
garde qu'ils soient armés d'un bon esprit ; faites-les partir
en nous prévenant. »
26 mars : « Rien de nouveau. Lyon est tout à fait rentré
dans l'ordre, grâce à l'énergie du général et du préfet, et
grâce aussi au concours que la garde nationale leur a
prêté. »
« A Marseille, des étrangers appuyant les anarchistes
ont occasionné une émotion passagère que les forces,
envoyées sur les lieux, auront bientôt réprimée.
« Toulouse essaie d'imiter ce triste exemple, mais sans
force véritable.
« Sauf ces tentatives insignifiantes, la France, résolue et
indignée, se serre autour du Gouvernement et de l'Assem-
blée nationale pour réprimer l'anarchie. Cette anarchie
essaie toujours de dominer Paris.
{( Un accord auquel le Gouvernement est resté étranger
s'est établi entre la prétendue Commune et les Maires pour
en appeler aux élections. Klles se feront probablement sans
liberté et dès lors sans autorité morale... »
(Ce paragraphe est d'une importance extrême dans
l'histoire du mouvement. M. Thiers ne conteste pas en
principe le droit de Paris d'en appeler au suffrage universel.
Thiers se réserve évidemment d'accepter le résultat des
élections si les élections sont favorables au Gouvernement
de Versailles ; Thiers se réserve un prétexte pour le
contester, car ces élections se feront probablement sans
liberté. Or, malgré l'excitation antérieure des esprits,
l'élection du 26 mars s'est faite avec une liberté entière.
Donc l'élection qui avait autorité légale a autorité mo-
rale.)
« Que le pays, ajoute M. Thiers ait confiance. L'ordre
sera rétabli à Paris comme ailleurs. »
JOURNAL DE LA COMMUNE 113
« 28 mars.
« L'ordre déjà rétabli à Lyon vient de l'être à Toulouse
(M. Thiers n'annonce les insurrections que lorsqu'elles sont
étouffées) d'une manière prompte et complète...
« Le plan d'insurger les grandes villes a donc complète-
ment échoué. Les auteurs de ces désordres auront à en
rendre compte devant la justice. Ils n'ont conservé une
sorte d'influence que sur Marseille, Narbonne et St-Etienne,
où cependant la Commune est expirante.
« La France est tout entière ralliée derrière le Gouver-
nement légal.
« A Paris, les élections auxquelles des maires s'étaient
résignés, ont été désertées par les amis de l'ordre. Là où
ils ont pris le parti de voter, ils ont obtenu la majorité, qu'ils
obtiendront toujours, lorsqu'ils voudront. On va voir ce
qui sortira de ces illégalités accumulées. »
(L'élection du 26 mars ayant donné victoire à la Com-
mune n'est plus annoncée que comme étant, en tout ou en
partie, une des illégalités s'ajoutantàune foule d'autres.)
« 1" avril.
« Le progrès de l'ordre a été continu depuis trois jours.
Le calme s'est maintenu constamment à Lyon ; il a été réta-
bli à St-Etienne et au Creuzot. A Toulouse, la soumission
ne s'est pas démentie, depuis que le préfet est rentré. Les ri-
dicules auteurs de l'insurrection de Narbonne avaient la
prétention de prolonger leur résistance. Abordés parle gé-
néral Keutz, à la tête de 900 hommes, ils ont déposé les
armes. Leur chef est sous la main de la justice. A Perpi-
gnan, l'autorité est parfaitement obéie... (Pourquoi le dire,
alors ?)
« A Marseille, la garde nationale et la municipalité, ne
voulant pas assumer la responsabilité d'une guerre civile
ont fait une déclaration qui implique la reconnaissance du
gouvernement élu. L'arméeva rentrer en force à Marseille,
et tout terminer. Ainsi la France entière, sauf Paris, est pa-
cifîép.
« A Paris, la Commune, déjà divisée, essayant de semer
partout des fausses nouvelles et pillant les caisses piibliquesy
8
114 JOURNAL DE LA COMMUNE
s'agite impuissante. El. e est en horreur aux Parisiens qui
attendent avec impatience le moment d'en être délivrés.
« L'Assemblée nationale, serrée autour du Gouvernement,
siège paisiblement à Versailles où acheté de s'orgaîi'ser
une des plus belles armées que la France ait possédées, ^t
(La phrase est devenue célèbre.)
« Les bons citoyens peuvent donc se rassurer et espérer
la fin prochaine d'une crise qui aura été douloureuse mais
courte.
(En écrivant ces mots,_M. Thiers donnait ses derniers
ordres pour l'attaque de Neuilly le lendemain matin.)
a ils (les bons citoyens; peuvent être certains qu'on ne
leur laissera rien ignorer, et que lorsque le Gouvernement,
se taira, c'est qu'il n'auraaucun fait intéressant à leur faire
connaître. »
« 5 avril.
L'attaque de M. Thiers contre Neuilly a échoué, l'attaque
de la Commune contre Versailles a également échoué.
M. Thiers sent le besoin de se justifier, insulte les gens
de la Commune et surtout les accuse de mensonge :
« Les hommes qui ont mis la main sur Paris n'épargnent
rien pour le tromper, pour faire haïr le gouvernement qui
défend l'ordre et la loi, c'est-à-dire la liberté et la Répu-
blique ! Après s'être emparés de Paris par un coup de
force, et grâce à l'horreur qu'inspirait l'elîusion du sang,
après avoir cru s'assurer leur prise, grâce à un simulacre
d'élections, répudiées comme dérisoires par les citoyens
éclairés, ils ont soin d'isoler Paris de tout ce qui pourrait
jeter la lumière sur les événements... »
(C'est donc la Commune qui entoure l'enceinte de Paris
d'un cercle de canons et de baïonnettes, c'est la Commune
qui saisit les journaux et correspondances de Paris pour
la province et de la province pour Paris, et les entasse par
milliers ou par millions dans les caves de Versailles.)
« Us affectent d'en appeler à l'opinion publique... Après
avoir fermé Paris au gouvernement et à la légalité, ils ont
ouvertement tenté de les attaquer jusqu'à Versailles, de
chasser les représentants des droits et de la volonté de
la nation, les élus de ce suffrage universel qu ils feignent
d'invoquer. Repoussés par l'armée, ils l'accusent de les
JOURNAL DE LA COMMUNE 115
avoir attaqués... Qu'ils affichent après leur déiaile des
bulletins de victoire, qu'ils s'arment de fausses nouvelles
et d'indignes calomnies, le Gouvernement ne s'en étonne
pas. Mais il doit dénoncer à lopinion publique, pour la
mettre en ^•arde, les mensonges quïl méprise et en dépit
desquels la lumière se fera. C'est aux honnêtes gens de
toutes les opinions qu'il fait appel, car le mensonge pas
plus que la spoliation et l'assassinat, ne peut être daucun
parti politique. »
11 n'y a qu'un homme qui en appelait plus fréquemment
à lopinion publique que M. Thiers, l'homme des orgies du
château de Grandval, qui affirmait plus bruyamment sa
sincérité et plus effrontément étalait sa candeur, cethomme,
c'est 1 empereur, Louis-Napoléon Bonaparte.
Toujours pour éclairer l'opinion publique, le gouverne-
ment versaillais vient de lancer deux proclamations, ré-
pandues à plusieurs millions d'exemplaires et qu'on affiche
dans nos trente-six mille communes. L'une feint des'adres-
serà Paris, mais aucun parlementaire ne la lui a apportée,
aucun héraut ne la lui a remise, même au bout de son épée ;
c'est la moins importante, elle est datée du 10. L'autre du
9, est adressée à la France ; c'est la grosse pièce, un nou-
veau réquisitoire contre Paris, un mémoire d'accusateur pu-
blic, dans lequel, pour la dixième fois, l'histoire de la
commune est racontée par M. Thiers sous des traits de
plus en plus noirs; quant à l'adresse aux Parisiens, son
auteur se trahit dès la première ligne : M. Favre, hautain
et flatteur, pompeux et larmoyant, crachant le miel et Tacé'-
tate de morphine.
...« Au milieu des mortelles douleurs d'une lutte aussi
insensée que criminelle, nous voudrions qu'il nous fût
possible de faire entendre notre voix à la population de
Paris, d'invoquer la raison, les bons sentiments de ceux
que n'égare pas une inexplicable passion. Comment cette
majorité considérable, saine, sensée, ne s'est-elle pas
réunie pour faire justice de la poignée d'agitateurs ?...
...« Qui le croirait? Cette Assemblée elle-même, issue
du suffrage universel, représentant dans son essence le
principe républicain (!) est l'objet des attaques les plus
116 J0L15NAL DE LA COMMUNE
vives, des plus coupables calomnies. On Taccuse de trahir
la République !
... « L'Assemblée, gouvernement légal, a accepté la Ré-
publique comme un fait, se réservant de lui faire subir
répreuve du droit... Elle a été engagée par M. le Président
du Conseil... avec une lermelé et une franchise qui doivent
être pour les plus défiants la plus solide des garanties... à
conserver la République qu'il a promis de défendre (?)
...« Comment ne pas reconnaître que ruiner l'autorité de
l'Assemblée, c'est détruire la République... Entre l'Assem-
blée représentant la République, et la Commune, personni-
fication de la dictature arbitraire et sanglante, il n'y a pas
d'alternative. Paris a pu juger les maîtres odieux qu'il s est
donnés ; dignes imitateurs du 2 décembre, dont ils sont les
complices (!), dont ils préparent le retour. Ils procèdent par
l'assassinat sur les boulevards (?)... C'est par eux que les
élus du suffrage universel sont proscrits, décrétés de mort
et de confiscation... La postérité se demandera avec stupeur
comment cette orgie sauvage a été un instant possible,
comment la population de Paris si intelligente, si patriote,
si intéressée au maintien de la loi et au respect de la jus-
tice, ne s'est pas immédiatement rangée sous le drapeau du
pouvoir légitime.
... L'heure est pressante,... la prolongation de cette
situation violente, c'est le retour offensif de l'étranger... »
La cause de nos malheurs, c'est cett^ Assemblée enragée
de monarchisme, qui eût renversé la Republique dix fois
par jour, si elle avait su quelle monarchie en faire hériter,
cette Assemblée qui entre en fureur à la vue d'un orateur
ré|)ublicain, comme une meute de chiens hurlant, sautant
et se hérissant le poil à l'aspect d un loup dans une cage.
Cette Assemblée, M. Favre nous la présente comme les-
sence du principe républicain, comme la personnification
de la Républiq-ie !
Quel malheur pour une nation quand celui qui tient la
pluuie de ses protocoles est un faussaire. Maître Favre 1
Le discours Thiers est beaucoup plus habile, car il est
plus simple, plus narratif, plus bonhomme. Mais il a le tort
d'être bien long. L' Rappel en donne une excellente ana-
lyse qui dit tout, avec le quart des mots et des phrases :
JOURNAL DE LA COMMUNE 117
Voici ce que le gouvernement de Versailles suppose la
France capable de croire :
L'invasion, Strasbourg rendue, Metz livrée, deux armées
prisonnières en Allemagne, la honte de Sedan, la capitula-
tion de Paris, la honte d'une paix impossible, larrachement
de l'Alsace et de la Lorraine nous avaient mis dans une
situation excellente. Une Assemblée vraiment nationale
réunissait « l'élite de tous les partis » (si c'est là l'élite
des royalistes, que peut être leur tourbe?), et les « mon-
trait disposés à vivre les uns à côté des autres dans un
esprit de transaction et de concessions réciproques. »
(Exemples : la majorité insultant Garibaldi et expulsant
Victor Hugo).
A cette Assemblée si tolérante, si intelligente, si sage,
comment Paris a-t-il répondu ? Comme un enfant. 11 avait
des joujoux. Les canons de Montmartre ; on l'a laissé un mo-
ment (( jouer au soldat «, mais l'heure du travail a sonné,
et le père — le gouvernement — a voulu mettre fin à cet
enfantillage. Alors l'enfant — Paris — s'est fâché et a
mis en ligne ses soldats de plomb — les gardes nationaux.
On conçoit que le gouvernement ait tenu bon. C'est pour-
quoi il s'est enfui à Versailles.
Tout le monde l'approuvera de « cette tactique que
l'événement a justifiée », car il habite maintenant le palais
sur lequel on lit : « A toutes les gloires de la France » , et il
est évident que toutes les gloires de la France c'est lui.
L'Assemblée et le gouvernement ayant toutes les vertus,
la Commune a tous les vices.
Le mouvement du 18 mars a n'est pas une émeute pari-
sienne, c'est une révolution cosmopolite ». Ce sont cfes
échappés de tous les pays qui se sont rués sur la France
comme sur une proie ; il y en a parmi les membres de la
Commune : « quelques-uns sont des étrangers non natu-
ralisés ». 11 y avait en effet dans la Commune un étranger,
le citoyen F'rantzel.
Mais les membres de la Commune n'ont pas besoin
d'être des étrangers pour être des intrus ; tous sont le oro-
duit 0 d'élections faites sans droit, sans listes (?), sans
surveillance (?), et qui n'ont amené au scrutin (\VLune poT^-
tion infime de la population électorale o [deux cent qua-
vante-huit mille trois cent quatre vingt-huit électeurs).
118 JOURNAL DE LA COMMUNE
Naturellement cette écume des nations n"a pas d'antre
but que la destruction et la ruine de tout. Ce qu'elle lait
semblant de revendiquer n'est que son prétexte et son
mensonge. Toutes les choses que la Commune demande,
l'Assemblée les lui offrait : 1° La Révision de la loi sur les
échéances? mais « l'AssemUée l'avait concédée »; 2° Une
loi sur les loyers ? « mais TAssemblée l'avait promise « ;
3" des franchises municipales pour Paris? « mais l'Assem-
blée avait discuté d'urgence la loi sur les municipalités » ;
4° Des garanties contre une restauration monarchiques ?
« mais Ihonorable Président du Conseil s'est exprimé sur le
respect de la forme républicaine dans des termes qui ne
laissent aucun doute ». L'échelle descendante est curieuse
à noter : 1° l'Assemblée « concède »; 2° l'Assemblée « pro-
met » : 3° l'Assemblée « discute » ; 4^ quant il s'agit de la
République, l'Assemblée se tait et laisse parler M. Thie^rs.
Revendications pour rire que tout cela : « Le mouvement
qui a éclaté dans Paris ne porte en soi aucune idée. Il est
né d'une haine stérile contre l'ordre social. C'est la fureur
de détruire pour détruire. C'est un certain fonds- d'esprit
sauvage, c'est un besoin de vivre sans frein et sans loi, qui
reparaît en pleine civilisation. » 11 y a des journaux anglais
qui confondent le mot k communal » avec le mot « commu-
nisme s, et qui croient que c'est le communisme qui est
installé à l'Hôtel de Vil e. La circulaire de Versailles
n'hésite pas à faire une confusion analogue : « le mot Com-
mune ne signifie pas autre chose. 11 n'est que l'expression
des instincts déréglés, des passions réfractaires qui s'atta-
chent à l'unité séculaire de la France comme à un obstacle. »
Les calomnies officielles auront beau faire, la France ne
tardera pas à comprendre, si elle ne le comprend déjà, que
c'est cette Assemblée si modérée et si conciliante qui a été
la provocatrice, et que Paris ne s'est fâché que lorsqu'elle a
voulu le récompenser de son siège héroïque en le désarmant
et en le dégradant. La France verra qu'au fond du mouve-
ment parisien il y a une idée : le droit de l'intelligence à ne
pas être opprimée par le nombre. Et elle trouvera juste que
ce droit soit respecté.
Au fond, la question est celle-ci : la République existe,
Paris veut qu'elle dure. Versailles ne veut pas. Donc, le
perturbateur, c'est Ver -ailles.
JOURNAL DE LA COMMUNE 119
Ceux qui gouvernent la province doivent commencer à
s'apercevoir que calomnier n'est pas vaincre. Ils ne tarde-
ront pas à être obligés de reconnaître dans le fait actuel
une aspiration légitime à laquelle il faut absolument une
satisfaction. Ils se résigneront alors à une transaction qui
réjouira le cœur de tous ceux qui ont un cœur, et qui nous
permettra d'essuyer le sang et de soigner les blessures de
notre pauvre grande patrie.
Auguste Vacquerie [Rappel].
Voici d'ailleurs le texte même de Tarticle que publiait
dimanche \eJoiu'jicil Officiel de Versailles :
« La situation de la France autorisait, il y a un mois à
peine, les espérances les plus consolantes.
« Au sortir d'un abîme de maux, nous nous trouvions pos-
séder ces trois biens que les peuples ont rarement la chance
d'avoir ensemble et dont un seul est déjà assez rare, assez
précieux pour exciter Fenvie du monde : la liberté, la paix,
la sagesse politique iMoi, Thiers .
« Un gouvernement, favorisé au dehors par Fadhésion des
puissances européennes, travaillait avec ardeur à répareir-
ies désastres de la guerre. Une Assemblée composée de
l'élite de tous les partis les montrait tous disposés à vivre,
à eôté les uns des autres, dans cet esprit de transaction et
de concessions réciproques qui, dernier fruit, ordinairement,
dune longue pratique des institutions libres, se trouvait
cette fois réalisé dès le début par la seule force du patrio-
tisme.
« L'industrie et le commerce, rassurés sur l'avenir et sur-
excités par un long chômage reprenaient leur essor; un
immense mouvement d'affaires commençait dans lequel on
pouvait espérer que l'agiotage n'aurait pas toute la part. Et
comme il n'est pas possible qu'une nation donne tous ces
signes de vitalité, de prospérité et de bon sens sans que
ses voisins s'en aperçoivent, la France, malgré la perte de
deux départements, se retrouvait grande encore. Les sym-
pathies des peuples, la considération des gouvernements
lui revenaient,
« C'est alors que, d'un fait dont la gravité échappa tout
d'abord à la population et qui semblait ne devoir être qu un
simple incident sans portée, sortit la crise que nous con«
120 JOURNAL DR LA COMMUNE
naissons. On savait que les gardes nationaux de Belleville
et de Montmartre refusaient de rendre au dépôt commun le&
canons, désormais inutiles, qui avaient été, pendant le
siège, offerts par souscription au gouvernement de la dé-
fense.
« Le public ne comprenait rien à cet entêtement déraison-
nable. Il était tenté d'y voir un enfantillage, quelque chose
comme une manière intempestive déjouer au soldat.
« Cependant la colline de Montmartre se garnissait de ces
canons, sur lesquels veillaient des sentinelles exactement
relevées, qui, arguant d'une sévère consigne, barraient le
passage aux curieux et interdisaient la circulation dans le&
rues avoisinantes. Un quartier tout entier se trouva peu à
peu par l'effet d'une sorte de séquestration, séparé du reste
de la capitale.
« On comprit alors pourquoi, à la veille de l'entrée des
Prusssiens dans les Champs-Elysées, les habitants du fau-
bourg de Belleville avaient barricadé leurs rues, où ils sa-
vaient pourtant que les Prussiens ne devaient pas venir. On
vit le lien qui unissait tous ces faits. Presqu'en même temps,
on apprit qu'un comité s'était constitué par voie d'élection,
qui avait sous ses ordres un certain nombre de bataillons
de la garde nationale. On lut sur les murs, non sans stupé-
faction, les proclamations de ce comité, qui, en se donnant
lui-même le nom de fédération, démasquait ses visées, et il
apparat aux moins clairvoyants qu'il s'était organisé à
Paris, d'une façon occulte, un gouvernement révolution-
naire qui prétendait tenir tête au gouvernement légal et
national.
« Cette sorte d'émeute en permanence pesait sur la cité
comme une menace. Elle empêchait tout, retardait tout,
suspendait tout. Elle paralysait l'action bienfaisante de la
paix. Elle était devenue comme le point fixe qui attirait
tous les regards.
« Après avoir laissé aux cessionnistes lejtemps de réfléchir
et de se soumettre, le gouvernement, cédant aux exi-
gences de l'opinion publique, crut devoir en finir avec cette
énigme.
« On sait ce qui s'en suivit, et comment échoua un plan qui
avait été conçu en vue de rendre à Paris la paix avec la
sécurité, et d'éviter la guerre civile.
JOURNAL DE LA COMMUNE
121
« On vit alors ce qui se cachait derrière ces canons et ces
barricades.
« On se trouvait en face d'une vaste conspiration, élaborée
de longue main, à la faveur de six mois de guerre qui lui
avaient permis d'accumuler toutes les ressources et tous les
engins en apprenant l'art de le? manier. Préparée et mûrie
dans les moindres détails, elle dépassait par ses proportions
tout ce qu'on avait encore vu dans l'histoire.
« L'insurrection, qui n'attendait qu'une attaque pour se
découvrir, descendit des hauteurs de Montmartre comme
un torrent, déborda en tous sens, et finit par inonder la cité
entière, à l'exception de quelques îlots, le I'^'', le II® et le
IX® arrondissement. Ce n'était pas une émeute parisienne;
c'était toute l'armée de la révolution cosmopolite qui
avait pris pied à Paris et qui s'y était retranchée pour éten-
dre de là la main sur la France entière. L'Internationale, le
mazzinisme, le fenianisme s'y étaient donné rendez-vous.
Il y avait dans cette immense tourbe militaire des Alle-
mands, des Polonais, des Américains, des Italiens. Ces
derniers, qui trouvent tout naturel que Rome soit aux Ro-
mains, contestent Paris à la France.
« Le Gouvernement, que des stipulations de traité de paix
avaient réduit pour la défense de la société à une force abso-
lument insuffisante, se trouvait à peu près désarmé. Il pensa
que, ne pouvant garder Paris dans sa main, il devait à tout
prix préserver la France. Dût-il même y avoir conflit, il
évitait ainsi à la capitale les horreurs et les dangers d'une
guerre des rues.
(( La translation à Versailles fut l'effet d'une sage tactique
que l'événement a justifiée.
« Elle marquera dans l'avenir la fin du despotisme jacobin
qui, mieux armé que jamais pour tout saisir, est mis ainsi
dans l'impuissance de rien atteindre.
« Tandis que dans le palais sur le fronton duquel on lit :
« A toutes les gloires de la France », l'administration de la
France s'occupe avec sa régularité habituelle et que l'As-
semblée, dernier asile de notre nationalité française, jouit
pour ses séances d'une parfaite sécularité, l'insurrection,
assiégée dans Paris, privée des postes et des télégraphes,
se meurt dans son triomphe. Séparée du reste du monde,
elle épuise dans un cercle de fer sa rage impuissante.
122 JOURNAL DE LA COMMUNE
« Lyon, Toulouse, Marseille qui avaient un instant tres-
sailli, sont rentrés dans leur vie laborieuse, paisible et
fructueuse.
« Mais dans Paris, Tinsurrection livrée à elle-même se dé-
•eliaine librement, et par ce qu'elle fait de la capitale, elle
montre ce qu'elle aurait fait de la France.
« Une tentative de . conciliation tentée par quelques-uns
des maires et des députés de Paris n'a abouti, après de
stériles pourparlers, qu'à désorganiser et à dissoudre les
derniers éléments de résistance qui subsistaient encore dans
cette ville.
« Parmi les négociateurs, tous ceux qui étaient sincères
sont venus reprendre leur place dans l'Assemblée ou se
sont retirés de Paris : les autres ont trahi leur secret pen-
chant en prenant parti pour les insurgés.
« D'abord dirigée par le Comité central, sorte de conseil
militaire et dictatorial, l'insurrection a cherché à se légi-
timer par des élections qui ont abouti à rétablissement de
la Commune. Ces élections, faites sans droit, sans listes,
sans surveillance et sans garanties aucunes, n'ont amené
au scrutin qu'une portion infime de la population électo-
rale. Une partie des élus n'a pas même obtenu le huitième
du nombre des électeurs inscrits. Quelques-uns sont des
étrangers non naturalisés et 18 membres sur 92 ont donné
leur démission.
« A peine constituée, la Commune, en face de laquelle
subsistait toujours le Comité central, qui n'avait pas voulu
se dissoudre, a remis ses pouvoirs à une commission
executive de cinq membres, pour lesquels toute la politique
se résume dans la reproduction graduite et dans l'imitation
atroce, quels que soient d'ailleurs le but, les circonstances
et l'état social, des procédés de 1793. Ces antiquaires
forcenés veulent que la Terreur ait, elle aussi, sa restaura-
tion, aggravée encore par les procédés du brigandage.
(c (^ette fureur d'anachronisme, qui cherche à copier les
mauvaises journées de la Révolution, s'est appesantie sur
Paris comme sur une proie. Les menaces de mort, la
suspicion permanente ont amené une nouvelle émigration.
Plus de 200000 personnes ont quitté Paris, et, si l'on
ajoute à ce nombre toutes celles qui, lasses d'être enfer-
mées dans la ville par le siège, s'en sont échappées comme
JOURNAL DE LA COMMUNE 123
d'une prison au lendemain du 28 janvier, on verra que
l'absence d'une fraction notable de la population de Paris a
secondé sing*ulièrement les chances des néo-terroristes.
« Mal à laise dans ses limites, et sentant qu'au lieu d'être
une révolution, elle n'était que l'insurrection d'une ville,
l'émeute a osé se porter sur Versailles, oubliant que lors-
<^ue les Parisiens de la première révolution allaient y
chercher l'Assemblée et le roi, ils ne passaient pas du
moins sous les regards des Prussiens, échelonnés en
curieux sur les hauteurs. Soutenus par une armée fidèle
et patriotique, qui comprend qu'il y va de l'existence du
pays, l'Assemblée et le gouvernement ont vigoureusement
repoussé cette attaque. L'insurrection a dû se replier sur
la capitale où elle périt de consomption.
« Si, à travers tous ces violences, on cherche à démêler
quel a été le motif mis en avant par cette rébellion, on en
trouve plusieurs.
« Elle n'a que trop su payer de mots la crédulité popu-
laire.
« Elle a inscrit sur le drapeau rouge :
1** La demande de la révision de la loi sur les échéances;
2° La demande d'une loi sur les loyers ;
3° La demande de franchises municipales pour Paris;
4^^ La crainte d'une restauration monarchique.
a Si tel avait été le but réel de l'insurrection, la guerre
civile était bien inutile pour y atteindre. L'assemblée
nationale avait concédé le premier point, promis le second,
discuté d'avance une loi sur les municipalités, et enfin
l'honorable président du Conseil s'est exprimé sur le res-
pect de la forme républicaine en termes qui ne laissent
aucun doute. En admettant même que les solutions agréées
par TAssemblée eussent paru insuffisantes à quelques-uns,
nous vivons sous un régime de liberté qui donne à chacun,
tous les moyens possibles de convertir pacifiquement ses
concitoyens à sa propre opinion,
« Mais pour voir sous leur vrai jour les hommes de la
Commune, mais pour savoir exactement ce qu'ils veulent,
il faut regarder moins à ce qu'ils disent qu'à ce qu'ils
font
« Suppression absolue d'aller et de venir et de toutes les
libertés individuelles, espionnage et délation en perma-
124 JOURNAL DE LA COMMUNE
nence, confiscation et vol avec efîraclion dîs caisses publi-
ques, arrestation et condamnation des honnêtes gens,
élargissement des condamnés, appel aux armes des repris
de justice, visites domiciliaires, réquisitions forcées, pil-
lage des entrepôts et des maisons de banque, spoliation à
main armée, enrôlement forcé des citoyens pour la guerre
civile, prise d'otages, réhabilitation de l'assassinat, exercice
systématique du brigandage sous toutes ses formes, voilà les
bienfaits qu'assure à la ville de Paris une insurrection qui ne
trouve pas assez libérales les lois votées par l'Assemblée.
« C'en est assez pour démontrer qu'il n'y a entre ses reven-
dications et ses intentions, entre son langage et ses acteSy
aucun rapport ; entr'elle et ce qu'on appelle, à proprement
parler, un parti politique, aucune similitude. Le mouve-
ment qui a éclaté dans Paris ne porte en son sein aucune
idée. 11 est né d'une haine stérile contre l'ordre social. C'est
la fureur de détruire pour détruire. C'est un certain fond
d'esprit sauvage, un certain besoin de vivre sans frein et
sans loi, qui reparait en pleine civilisation.
« Le mot de Commune se signifie pas autre chose. 11 n'est
que l'expression des instincts déréglés, des passions réfrac-
taires qui s'attachent à l'unité séculaire de la France
comme à un obstacle.
« Certains hommes trouvent que la France est trop forte,
trop policée pour eux. Elle les soumet à une existence
trop régulière. 11 leur faudrait les guerres privées du
moyen-âge, avec la vie aventureuse, les aubaines, les coups
de mains et le droit du plus fort.
« Voilà pourquoi, au lendemain de l'invasion allemande,
ils proposent à la France de se défaire de ses propres mains.
« Ils se révoltent contre la nécessité de vivre en pays civi-
lisé, et ce qu'ils veulent, sous le nom de Commune, c'est, pour
l'appeler de son vrai nom, le démembrement volontaire. »
« Le Journal officiel de Versailles du 10 avril contient la
déclaration suivante :
« Au milieu des mortelles douleurs d'une lutte aussi
insensée que criminelle, nous voudrions qu'il nous fût pos-
sible de faire entendre notre voix à la population de Paris,
d'invoquer la raison, les bons sentiments de tous ceux que
n'égare pas une inexpliquable passion.
JOURNAL DE LA COMMUxNE 125
« Comment celle majorité considérable, saine, sensée, ne
•s'est-elle pas réunie pour faire justice de la poignée d'agi-
tateurs par lesquels elle se laisse dominer?
« Elle reproche au gouvernementd'avoir abandonné Paris?
« Mais elle oublie qu'il a fait appel à la garde nationale
pour faire exécuter la loi et qu'après avoir attendu toute
une journée, resté seul, livré à la sédition, il a dû se retirer
près de l'Assemblée.
« Qui le croirait cependant, cette Assemblée elle-même,
issue de sulîrage universel, représentant dans son essence
les principes républicains, est l'objet des attaques les plus
vives, des plus coupables calomnies.
« On l'accuse de trahir la République et d'arborer le dra-
peau blanc: chaque jour on annonce qu'elle a proclamé
un roi.
« Ces tristes inventions ne mériteraient pas de réfutation,
si la crédulité qui les fait admettre ne prenait sa source
dans un sentiment dangereux qu'il importe de bien cons-
tater pour démontrer Terreur politique sur laquelle il repose.
« Paris est républicain ; il a acclamé la République du
4 septembre, et après lui la France entière Ta acceptée.
« C'est au nom de la République que le gouvernement de
la défense nationa e a lutté contre Tinvasion, que la France
mutilée est reconquise elle-même par le vote souverain du
8 février et par la réunion de l'Assemblée qui en est
sortie.
« A ce moment solennel, la République pouvait être dis-
cutée; car au gouvernement de fait du 4 septembre succé-
dait le gouvernement légal maître de lui-même et des des-
tinées du pays.
« L'Assemblée a eu la sagesse d'écarter toute délibération
sur un si grave sujet, à Theure troublée où les excitations
passionnées pouvaient perdre la patrie.
« Elle a accepté la République comme un fait, se réservant
•de lui faire sublir l'épreuve du droit, et reconnaissant que
la meil eure po itique c nsistait à se ranger sous la ban-
nière qui nous divine le moins.
« M. Le Présidentdu Conseil a tracé son programme avec
une fermeté et une franchise qui doivent être pour les plus
<léfiants la plus solide des garanties. 11 a demandé à l'As-
semblée de réorganiser le pays, de guérir ses plaies, de
126 JOURNAL DE LA COMMUNE
lui rendre le calme et la force et la renvoyer jusque-là toute-
discussion sur la forme du gouvernement.
« Jusque-lp, il Ta engagée à conserver et à pratiquer la
République, quïl a promis de défendre et de faire res-
pecter.
« Ce pacte a été accepté.
« 11 a été tenu, il le sera loyalement.
« La majorité de l'Assemblée, essentiellement conserva-
trice, comprend que rien ne serait plus fata au pays qu'une
compétition personnelle du pouvoir. Elle repousse avec
horreur une restauration impérialisée. et convaincue que
d'autres prétentions seraient un signal de discorde, elle
s'efforce honnêtement d'opposer aux malheurs qui nous
accablent l'action collective de la nation entière, unie dans
un même instérêt de salut, et seule assez forte pour sur-
monter l'effroyable tempête que l'Empire, l'invar on et la
sédition ont déchaînée.
« Si telle est sa ligne politique, qui a le d oit de la blâmer,
et comment ne pas reconnaître que ruiner son autorité, c'est
détruire la République qui repose uninuement sur le con-
sentement de la majorité nationale ?
(c Entre l'Assemblée, représentant la République et la léga-
lité, et la Commune, personnification de la dictature arbi-
traire et sanglante, il n'y a pas d'alternative.
« Paris a pu juger les maîtres odieux qu'il s'est donnés —
il les voit à l'œuvre — , dignes imitateurs du 2 décembre,
dont ils sont les complices, dont ils préparent le retour. Ils
procèdent par l'assassinat sur les boulevards, les arresta-
tions, les perquisitions domiciliaires ; toute leur théorie est
dans le culte avcuoi-le de la force. Si leur résine détestable
durait, ce serait celui de la destruction et de la mort.
« La France périrait dans de honteuses convulsions.
« Et c'est pour eux que les élus du'suffrage universel sont
proscrits, décrétés de mort et de confiscation ; c'est pour
eux que les citoyens marchent contre les soldats : c'est pour
eux que nos forts vomissent la mitraille, que nos généraux
sont immolés ! La postérité ne voudra pas le croire ; elle se
demandera avec stupeur comment cette orgie sauvage a été
un instant possible, comment la population de Paris, si
intelligente, si patriote, si intéressée au maintien de la loi
et au respect de la justice, ne s'est pas immédiatement ran-
JOURNAL DE LA COMMUNE 12T
gée sous le drapeau du pouvoir légitime qui seul peut lui
rendre la paix, le travail et la liberté !
« Du restelheure est pressante. Ce n'est pas seulement la
honte et la ruine, c'est le retour offensif de l'étranger, e est
la fm de la France, qu'amènerait certainement la prolonga-
tion de cette situation violente. Nous avons le ferme espoir
qu'enfin elle touche à son terme.
« Malgré les calomnies dont elle est l'objet, l'Assemblée
poursuit avec impartialité la délibération de la loi munici-
pale ; elle ne cherche pas dans la sédition un prétexte pour
ajourner le retour légal de Paris au droit commun. Comme
le reste de la France, Paris devait jouir de ses franchises
municipales ; il en jouira. Mais il reconnaîtra que ces fran-
chises ne seraient qu'un instrument de tyrannie si elles n'é-
taient pas contenues dans les limites de la loi, et si les pou-
voirs publics n'exerçaient pas, à Paris comme dans tout le
pays, leur légitime autorité. »
Mercredi, 12 avril.
Des citoyens qui faisaient naguère partie de l'armée fran-
çaise, nous ont fait savoir par affiche (7 avril) :
« Un conseil de guerre siégeant à Versailles vient de con-
damner à mort les officiers et les sous-officiers qui ont refusé
de faire feu sur le peuple » .
L'Officiel de Versailles annonce :
« Quelques hommes reconnus pour appartenir à l'armée
et saisis les armes à la main ont été passés par les armes,
suivant la rigueur de la loi militaire qui frappe les soldats
combattant leur drapeau ».
Ceci veut dire que M. Thiers, devenu grand prévôt de
l'armée interdit aux soldats sous ses ordres de savoir que
nous sommes en guerre civile ; il leur est enjoint de suppo-
ser qu'ils font la guerre à des étrangers. La preuve pour le
soldat qu'en marchant à l'armée de Versailles, il n'a pas de
Français devant lui, mais des envahisseurs du dehors, venus
du Mexique ou de Cochinchine, c'est, que si le cœur lui
manque pour attaquer à la baïonnette son père ou son frère,
il sera traité comme déserteur, c'est à dire fusillé. Il sera
fusillé comme traître si, abandonnant le drapeau tricolore
des bourgeois, il rejoint le drapeau rouge des républicains.
Six balles dans la tête, voilà les arguments.
128 JOURNAL DE LA COMMUNE
Et cela se fait lestement, cela se fait tous les jours : « on
refait ainsi le moral de la troupe » ; mais quand il s'agissait
seulement de déserteurs aux Prussiens, MM. Favre, Simon
etTrochu, dans le premier siège, étaient d'une mansuétude,
d'une débonnaireté presque scandaleuse.
On lit dans un journal du matin :
« Un de nos amis qui habite les environs du Petit-Bicê-
tre nous affirme qu'il ne se passe pas de jour sans que l'on
fusille quelques malheureux lignards pris parmi les fédérés.
On sait que les fantassins et même les cavaliers ont l'habi-
tude de faire graver à l'aiguille et à la poudre sur leur avant-
bras le numéro de leur régiment et de leur compagnie, sans
préjudice de deux cœurs enflammés et percés d'une flèche.
La première chose que font les gendarmes c'est de saisir
les prisonniers revêtus de l'habit militaire — c'était peut-
être des fédérés qu'on avait ainsi équipés — le cas est fré-
quent — , n'importe ! on n'y regarde pas de si près, on les
fusille tout de suite; la' seconde, c'est de déshabiller les
autres. Ceux qu'on trouve tatoués ont peut-être cessé depuis
un an et un jour d'être militaire. N'importe ! fusillés aussi ! »
La Liberté de Versailles et le Paris- Journal raco'^-
tent :
« Parmi les prisonniers faits à Clamart et à Issy se
trouvaient seize soldats de ligne qui ont été immédiatement
fusillés. Les lignards que Ton voit ramener dans Versailles
sont ceux sur Tidentité desquels il y a doute. Mais dès qu'il
est prouvé qu'ils ont effectivement appartenu à l'armée, ils
ont le sort des traîtres.
« Comment, objectera peut-être un honnête homme,
comment un capitaine de-gendarmerie, un colonel ou même
un général, aurait il ainsi le droit de fusiller des prison-
niers, séance tenante, sans procédure judiciaire? » Cela se
passe ainsi; il n'y a pas d'explication qui vaille celle-là.
D'ailleurs il a été pourvu par le grand justicier de France,
M. Dufaure, Garde des Sceaux, à ce que ces meurtres
soient licites, à ce que ces assassinats soient juridiques.
Le lendemain de l égorgement de Flourens et de Duvai,
l'honorable M. Dufaure proposa d'urgence l'abréviation,
(comme qui dirait l'abrogation] des formalités devant les
conseils de guerre. ^
« L'insurrection, Messieurs, qui désole la capitale, ne
JOURNAL DE LA COMMUNE 129
résistera pas longtemps au parti de l'ordre qui se lève sur
tous les points de la France. Déjà l'état de siège a été décrété .
... M. le Chef du Pouvoir exécutif, d'accord avec le
Garde des Sceaux, afin d'abréger la procédure devant les
conseils de guerre, et de statuer le plus promptement pos-
sible sur les crimes des misérables qui désolent la France...
propose à l'Assemblée le décret suivant :
« L'instruction préalable n'est plus nécessaire. »
Il nous semblait que sans instruction préalable il ne sau-
rait y avoir de prévenus, encore moins de coupables. Tout
cela est supprimé désormais par MM. Tliiers, Dufaure et
l'Assembl -e agissant de concert; pour fusiller les gens, une
instruction préalable est désormais inutile. Trois officiers
quelconques pourront toujours être considérés comme une
cour martiale, ils vous fusilleront d'abord, vous réclamerez
ensuite!
Un député de Paris, M. Tolain, souleva, hésitant et ti-
mide, diverses objections : il n'y aurait peut-être plus de
justice, ...car, enhn, la juriduction des tribunaux militaires
est déjà fort expéditive, elle laisse à peine aux juges le
temps de distinguer les innocents et les égarés des coupa-
bles et des criminels. Mais les clameurs de l'Assemblée
étouffèrent bientôt les protestations de M. Tolain.
C'est ainsi que procède le parti de l'ordre. M. Thiers,
l'auteur de notre guerre civile, fait tout ce qu'il est possible
pour la rendre atroce et cruelle. Sur la tête de ce méchant,
tombe la responsabilité de tout le sang déjà versé, de tout
le sang qui sera encore répandu! Mais qu'importe à ce vieil-
lard vaniteux et égoïste, obstiné, madré et menteur, que lui
importe, pourvu qu'il ait le dernier mot! Il a déjà fait tuer
plusieurs centaines d'hommes... ; s'il en fait tuer quelques
milliers encore, tant mieux pour lui !... Le petit homme se
juchera sur des échasses et sautillera triomphant par dessus
les cadavres étendus.
Donc, M. Thiers n'admet pas l'existence de la guerre
civile dont nous lui sommes redevables. Il enrôle de force
tous les les soldats, les jeunes mobiles, les prisonniers re-
venant d'Allemagne sous le drapeau tricolore : Sus aux Pa-
risiens ! Si vous pensiez devoir les traiter en frères et en
Français, si vous étiez assez traîtres à la patrie pour ne pas
les écraser, vous seriez fusillés !
130 JOURNAL DE LA COMMUNE
Il semblerait que, si nos lignards sont mis sur le pied de
guerre en face de l'ennemi, leur ennemi devrait être égale-
ment traité sur le pied de guerre. Mais non pas ; malgré
l'exemple des fédérés et des confédérés dans la guerre ci-
vile des Etats-Unis^ Versailles ne veut pas que nos fédérés
de Paris, avec leur armée de cent mille hommes et leurs
sinq cents canons, soient autre chose qu' « une poignée de
factieux», qu'une bande de malfaiteurs. Les lignards sont
des belligérants qui n'ont pas de belligérants en face d'eux.
Par une fiction double qui se contredit elle-même, M. Thiers
dit à ses troupes : Considérez-vous comme des soldats com-
battant l'étranger. Mais les Parisiens que vous combattez,
ne les considérez pas comme Français, pas même comme
étrangers, traitez-les en assassins, c'est-à-dire soyez assas-
sins vous-mêmes.
C'est ainsi qu'ils en ont agi avec Flourens etDuval.
Voici par exemple comment se comporte Monsieur le
Marquis de Galliffet, qui, désormais, sera fameux autrement
que par ses prospères infortunes conjugales à la cour des
Tuileries.
Monsieur le Marquis était avant hier à Chatou à la tête
de cinq à six cents hommes de cavalerie. Quelque espion
Pinforme de la présence de trois gardes nationaux déjeû-
nant chez un marchand de vin. A la tête de ses six cents
chevaux, il s'élance aussitôt comme un foudre de guerre, il
fond sur la maison du marchand, la cerne, s'empare bientôt
des trois fédérés; un capitaine, un sergent, un garde
national: « Misérables, à genoux » ! cria le héros Galliffet.
Deux se résignèrent et furent fusillés dans cette posture.
Le capitaine résista, se débattit, on lui cassa la tête à bout
portant.
Jeudi, 13 avril.
Nous avons beau dire, nous avons beau faire, la guerre
est immorale et ne peut être qu'immorale dans tous ses
actes et sous tous ses aspects. La guerre offensive que
nous fait Versailles est immorale, mais la guerre défensive
par laquelle noiis lui répondons n'est pas moins immorale.
Même à certain point de vue on peut dire qu'à tort ou à
raison, la conscience humaine supporte dans la guerre
défensive des horreurs et des extrémités qu'elle rejetterait
JOUllNAL DE LA COMMUNE 131
avec dégoût s'il s'agissait de guerre offensive. Oq peut
dire de cette façon que la guerre défensive comporte
encore plus de cruauté que Toffensive. Ainsi j'entends des
hommes honnêtes, modérés, vertueux discuter froidement
les moyens d'asperger de pétrole brûlant les bandes ver-
saillaises qui se rueraient à l'assaut de Paris. Même thèse
se soutenait contre les Prussiens, lors du premier siège:
« Pour sauver ma vie, j'ai le droit de te brûler vif. Si tu ne
veux pas être brûlé, va-t-en ! » Oui, c'est ainsi qu'on rai-
sonne entre deux aspirations vers la fraternité universelle
que rendent plus ardentes les angoisses du moment. Est-
on absurde, est-on hideux ou sublime ?
Le décret de la Commune ordonnant la capture d'indi-
vidus soupçonnés de complicité avec Versailles, leur inter-
rogatoire par un jury d'accusation, leur détention, le cas
échéant, comme otages, et leur exécution possible comme
représailles aux fusillades Thiers-Vinoy-Gallifîetnous avait
extrêmement émus. Horrible ou non, nécessaire ou non,
cette menace de retaliation semble avoir produit son effet
à Versailles. On n'exécute plus nos gardes nationaux,
Paris n'a donc pas de représailles à exercer. La loi signée
Cluseret, instituant le service obligatoire, rentre dans le
même ordre d'idées que celle relative aux otages et repré-
sailles, elle soulève les mêmes questions de moralité, c'est
au fond la même immortalité et, cependant, inconséquence
ou non, je la trouve légitime.
Un premier décret, daté 5 avril, enrôlait forcément
dans la compagnie tous les célibataires âgés de 17 à 35
ans. Le service n'est plus que falcutatif de 17 à 19 ans,
mais de 17 à 40. ans il est obligatoire pour les gardes
nationaux, mariés ou non, les exemptions de service de la
garde nationale sont nombreuses, excessivement nom-
breuses (cochers de fiacre, d'omnibus, employés d'admi-
nistrations municipales et d'intérêt public) ; cependant,
officiellement, tout citoyen est censé faire partie de la
garde nationale.
Le décret Cluseret soulève de vives protestations, il ne
pouvait en être autrement : ils sont nombreux ceux qui
pensent avoir mieux à faire dans leur propre intérêt que de
servir dans les rangs de la garde nationale, nombreux ceux
qui ne se soucient pas des fatigues de marches et de con-
132 JOURNAL DE LA COMMUNE
tremarches, d'exposer leur vie ou quelque membre pour
les beaux yeux de la Commune. Ces braves gens disparais-
sent en masse, s'éclipsent en foule sous mille prétextes ou
mille déguisements: ils vont, disent-ils, approvisionner
Paris, chercher des viandes, des légumes, des farines, ils
sont appelés au dehors par des affaires urgentes do
famille ; et on les laisse i3artir sans trop de difficulté.
D'autres s'en vont pêcher sur la Seine, un l)ateau molle-
ment soulevé par le flot en emporte une demi-douzaine ;
d'autres partent déguisés en bouviers, maraîchers, con-
ducteurs ou employés de trains, en dames ou en vieillards
à perruque. Arrivés à Versailles ou dans quelque bonne ville
de province, ils décoiffent le toupet ou le chapeau à fleurs,
prennent un air crâne et racontent au ruraux que la Com-
mune avait mis leur tête à prix, ce dont les ruraux s'émer-
veillent. On évalue à quelques milliers par jour ceux qui
désertent ainsi le foyer des révolutions pour des climats
plus pacifiques... Cependant les bourgeois qui restent sont
peu ou point inquiétés du chef de la garde nationale et,
soit dit entre parenthèses, on n'entend pas depuis quel-
que temps qu'aucune arrestation ait été faite de suspects à
détenir comme otages. Le décret Cluseret est donc jusqu'à
présent à peu près nul et non avenu pour les jeunes
riches et tout ce qui appartient à la classe bourgeoise. La
Commune est parfaitement avisée en ne les enrôlant pas
de force dans les rangs où ils jetteraient la discorde et le
mécontentement en attendant le moment de fa trahison.
Par contre elle est très rigoureuse à l'endroit des prolé-
taires, des jeunes prolétaires, auxquels elle dit à bon
droit : C'est votre cause que vous avez à défendre, car c'est
le prolétariat et pas autre chose que tous les monarchistes
amalgamés bombardent dans Paris.
Le Rappel critique la loi en d'excellents termes :
(( S'il s'agissait encore de la guerre prussienne, nous
serions énergiquement pour l'arrêté du délégué à la guerre.
Nous le trouverions à peine suffisant, etnous demanderions
la levée en masse. Personne, en effet, n'aie droit de se sous-
traire à la défense du pays, et contre létranger le devoir
est absolu. Mais quand au lieu de France contre Prusse,
c'est France contre France, quand c'est la patrie déchirée
en deux qui se frappe elle-même, comment forcer des
JOURNAL DE LA COMMUNE 133
Français à tuer des Français? Une guerre entre citoyens
est une guerre entre opinions. Au fond de celle-ci, il y a
le duel de la Monarchie et de la République. Et si celui que
vous enrôlez est monarchiste, vous feriez en le contrai-
gnant à tirer sur la monarchie ce que ferait le gouverne-
ment de Versailles en contraignant les républicains des
départements à marcher contre Paris. Vous feriez quelque
chose d'analogue à ce que faisaient les Prussiens lors-
qu'ils obligeaient les paysans français à travailler à leurs
tranchées. En guerre étrangère, il faut la levée en masse;
mais en guerre civile, il ne faut que des volontaires.
Tout cela est on ne peut mieux dit. Certainement il ne
faudrait dans une guerre civile que des volontaires, car
dans ce Ccàs il n'y aurait plus cette horrible chose qu'on
appelle guerre civile. Le gouvernement de Versailles a
fait appel aux volontaires de la guerre civile; les Préfets,
les Maires, les Députés, toute la machine gouvernementale
a été chauffée à toute vapeur, Thiers a de sa plus belle plume
écrit à toutes les communes de France, il ne demandait que
mille volontaires par département. Qu'a-t-il eu en fait
de volontaires ? Sept à huit cents individus se sont enrôlés,
non pas dans chaque département, mais dans toute la
France ; Zouaves pontificaux, gens ruinés ou tarés, écra-
sant des bottes éculées, deux ou trois cents de ces messieurs
ont poussé jusqu'à Versailles, où ils ont tous demandé
leur nomination de capitaine ou au moins de sous-lieu-
tenant. Voilà ce que Thiers, Favre, Picard et C'*' ont
trouvé en fait de coreligionnaires, de volontaires de Tordre,
de la famille et de la propriété, dans les cinquante millions
de kilomètres carrés, superficie de la France. Les ennemis
de la Commune qui lui font un crime si noir d'enrôler à
la défense de Paris d'autres soldats que des volontaires,
veulent-ils retourner l'argument de l'autre côté, veulent-
ils aussi contraindre Versailles à n'employer que des
volontaires à son service ? Versailles lève le ban et l'ar-
rière-ban de ses soldats disponibles, en mendie de Bismark
qui, tous lesjours, lui en expédie une cargaison nouvelle des
prisons d'Allemagne. Versailles triche encore ce bon M. de
Bismark sur le nombre de bayonnettes que celui-ci permet
d'avoir. Versailles lance ses gendarmes à la chasse des
réfractaires. Versailles fusille tous les soldats qui font des
lo4 JOURNAL DE LA COMMUNE
difficultés démarcher contre leurs frères de Paris ; on nous
dit que c'est par des fusillades impitoyables que Tliiers
relève le moral de son armée, qu'un jour on en a passé
quarante ou cinquante par les armes dans le camp de Satory ;
on dit qu'il en exécute tous les jours pour encourager les
autres. Voyons^ braves gens qu'exaspère l'immoralité du
décret appelant les hommes valides de Paris à défendre
Paris, voulez-vous forcer Versailles à ne contraindre aucun
homme à marcher contre Paris? Que les syndicats d'union,
que les notables commerçants, que ce qui reste à l'Assem-
blée de représentants de Paris obtiennent de M. Thiers, que,
revenant au combat des Horaces et des Curiaces, ou aux
tournois de la chevalerie, la lutte soit restreinte à ceux qui,
spontanément, se 'présenteront en champ clos .. Hie Welf\
hie Waiblijigenl Ici les volontaires de l'Assemblée rurale,
ici les volontaires de la Commune de Paris !
Vendredi, 14 avril.
Nous venons d'enterrer Pierre Leroux qui fut un pro-
fond penseur, un grand philosophe et qui, affaibli par les
efforts de pensée, par les fatigues intellectuelles, par les
misères et souffrances de la vie matérielle, se survivait
presque depuis une année ou deux.
Derrière le corbillard du pauvre qui emportait son cer-
cueil, le cortège était nombreux. Fort peu de bourgeois,
presque tous prolétairâs : on eût dit que les socialistes de
Paris s'y étaient donné rendez-vous. Proportionnellement,
beaucoup de femmes. Entête marchaient deux membres de la
Commune avec leur écharpe rouge, délégués officiellement.
Car l'enterrement de Pierre Leroux est un événement
public, et ceux-là qui ont quelques vagues aperceplions de
cette science, presque mystérieuse encore, qu'on appelle
rifistoiredes idées, savent pertinemment, savent que Pierre
Leroux est un des importants auteurs de nos dernières
révolutions intellectuelles et morales, qui ont les révolutions
politiques pour contre-coup. L'histoire de notre monde
civilisé pendant un demi-siècle compte de nombreux fac-
teurs, parmi lesquels Pierre Leroux est un des plus con-
sidérables.
11 naquit en 1798. fit ses études au collège. Tombé dans
la pauvreté après avoir reçu une éducation bourgeoise, il
JOURNAL DE LA COMMUNE 135
n'hésita pas à se faire typographe. De typographe il devint
correcteur d'épreuves, puis écrivain. Il concourut à la fon-
dation du Globe en 1824. De toute cette pléiade de philo-
sophes, de journalistes, de professeurs et de futurs hommes
d'Etat qui y collaborèrent, ce fut lui, certainement, qui
réunit le plus de science et d'intelligence à la plus grande
honnêteté, et qui vécut et mourut le plus pauvre.
Pierre Leroux était alors Saint-Simonien, et je crois que,
pour expliquer le développement subséquent de ses idées?
il ne faut pas oublier qu'il s'imbiba de part en part dans les
eaux du nouveau christianisme
Avec Jean Reynaud, il fonda les premières assises de
V Encyclopédie Noiiçelle, idée Saint-Simonienne, renouvelée
de Diderot et de d'Alembert, et qui devait être l'évangile
d'une révolution future ; révolution mi-spiritualiste, mi-
matérialiste, mi-chrélienne, mi-athée qui essaya de se
constituer en 1848, et qui n'a pas encore Uni d"avorter.
Ce fut dans la Re^^ue Indépendante de Pierre Leroux que
George Sand, la brillante élève du philosophe, inséra plu-
sieurs de ses romans spiritualistes et socialistes qui ont si
profondément remué et môme brouillé tant de jeunes intel-
ligences, inspiré tant de sentiment généreux et tant d'idées
fausses, ou demi-fausses, qui essaient encore de vivre.
En philosophie, les deux œuvres capitales de Pierre
Leroux, l'une négative, l'autre positive, sont la Réfutation
de l'Eclectisme et l'Humanité^ son principe et son a{>enir.
De la massue dont Pierre Leroux frappa son collabora-
teur du G/o^e,M. Victor Cousin, jamais l'éclectisme ne s'est
relevé; un seul coup suffit pour le terrasser. Ce qui n'a
pas empêché l'Eclectisme d'être toujours la philosophie que
les vieux universitaires enseignent officiellement aux jeunes
universitaires. Il a été impossible de renverser ce caté-
chisme de la bourgeoisie; des docteurs qui n'y ont jamais
cru l'expliquent à des persifleurs qui n'y croiront jamais.
Entre parenthèses, voilà une des causes de la démoralisa-
tion profonde de tous nos jeunes gens qui reçoivent une
éducation libérale : ils savent que la philosophie qu'ils
apprennent et qu'on leur enseigne n'est autre chose qu'une
hypocrisie plus ou moins transcendante.
. Dans son livre magistral de VEumanité, Pierre Leroux
oppose à la psychologie éclectique la Doctrine de la Vie. A
136 JOURNAL DE LA COMMUNE
travers les formes changeantes et multiples de Tliistoire,
riiumanité, marchant d'un progrès continu, avance vers la
compréhension de plus en plus complète, vers la réalisation
de plus en plus scientifique de la Solidarité, de la Triade et
du Circulus.
La Solidarité, mot que l'on croit avoir été inventé par
notre philosophe, de même que celui de Socialisme, résume
les doctrines économiques et morales des révolutionnaires
modernes; — inutile de nous y arrêter.
La Triade, éclose dans le saint-Simonisme, réinventée
par le Christianisme, renouvelée des Grecs qui l'avaient
eux-mêmes trouvée chez les Hindous ou ailleurs, nous sem-
ble juste au fond, comme toute doctrine qu'on retrouve en
tout lieu et en tout temps. — C'est une des formes les plus
simples de notre esprit, une des catégories primordiales de
notre entendement. — Sommes nous autorisés à en con-
clure que c'est la loi primordiale de toute intelligence et de
toute vie ? — La triade est la formule scientifique de la
politique. C'est l'art d'associer dans chaque atelier les
savants, les artistes et les industriels, et d'unir harmo-
nieusement les ateliers dans les communes, les communes
dans l'Etat et les divers Etats du globe dans la République
Universelle. Dès 1827, Pierre Leroux créa cette formule
dans une brillante étude intitulée: De V Union européenne -
— L'Union européenne, c'était alors dans la monarchie
restaurée un autre nom pour la République Universelle.
« Quant au Circulus », nous disait sur la tombe de Pierre
Leroux, ]M. Auguste Desmoulins, son gendre, et peut-être
son disciple le plus fidèle, le Circulus est la science de la
Nature, c'est la forme cherchée par les économistes. C'est le
moyen de bannir à jamais de la terre la misère et tous les
fléaux qu'elle entraîne.
Pour les non initiés, il est bon d'expliquer que la doc-
trine du Circulus enseigne que la Matière est éternelle
et ne subit aucune déperdition dans ses transformations
diverses. Par cela seul qu'un homme a mangé à sa suffi-
sance, il pourra toujours manger à sa suffisance. — ■ Car
un tas de blé redeviendra un même tas de blé, après
avoir été pendant quelque temps un tas de matière fécale ou
de fumier. Par cela seul qu'un homme existe, il peut tou-
jours se suffire. Malthus alarme que la quantité de subsis-
i
JOURNAL DE LA COMMUNE 137
tances décroit à mesure qu'augmente le nombre d'hommes ;
Pierre Leroux affirme qu hommes et subsistances augmen-
tent dans la même proportion.
En 1848, la ville de Paris le nomma un de ses représen-
tants, et toutaussitôt la réaction s'acharna contre lui. Cham
ne discontinua pas de lui lancer dans le Charivari des
flèches à pointe de zinc, Proudhon, que la gloire de Pierre
Leroux gênait, lui jeta quelques pavés à la tête.
J'ai rencontré Pierre Leroux dans l'exil en 1852, et nous
avons partagé quelquefois les pommes de terre bouillies
de la misère. Depuis je l'ai toujours côtoyé dans la vie et
nous nous sommes abordés assez souvent. Ses pensées
d'exil, ses Souvenirs de Jersey, il les a consignés dans la
Grève de Samarez^ un des livres les plus curieux et les
plus intéressants de l'histoire contemporaine. Ce fut un cri
d^tonnement. « Quoi ! dans cette imperturbable sérénité,
une si douloureuse expérience de la vie! Quoi! la joviale
bienveillance du bonhomme recouvre une si fine, si tran-
chante et si amère ironie ! »
Depuis, le vieillard a été déclinant de corps et d'esprit,
se mysticisant de plus en plus, il a fini par devenir un théo-
logien et même un kabbalisic qui mettait Job et Isaie en
morceaux pour reconstruire très ingénieusement avec leurs
débris l'exposition en style oriental de la doctrine de la
Solidarité, de la Triade et du Circulas. Malgré tout,
on ne pouvait l'aborder sans un profond respect; dans son
pauvre mobilier, sous ses vêtements presque sordides,
quelque chose dans le regard, dans la voix, dans le port de
son immense tête, rappelait que cet homme fut ou était
encore un des géants de la pensée, un pontife de l'huma-
nité ; dans sa naïveté narquoise, il se sentait prophète, il
avait conscience d'être un Révélateur de la religion nou-
velle.
Devant sa fosse les francs-maçons l'ont réclamé pour
l'un des leurs, et Ostyn, ceint de l'écharpe de la Commune,
nous a promis sa résurrection dans une humanité perfec-
tionnée. Le brave ouvrier, quoique « un de ces buveurs de
sang » est un fusioniste convaincu ; le lyrisme ardent et
tendre du brave M. de Touroil résonnait encore dans la
voix douce, mélancolique et quelque peu fatiguée du dis-
ciple.
138 JOURNAL DE LA COMMUNE
Et c'est ainsi que nous avons enterré le philosophe huma-
nitaire. Nous suivions le corps en nous interrogeant sur le
combat de la nuit, sur les morts et les blessés ; ceux qui sur
la tombe jetaient des immortelles jaunes et rouges sortaient
du combat et allaient y retourner. La fusillade ne disconti-
nuait pas, les canons non plus. Nous nous séparâmes au
cri de « Vive la Piépublique Universelle! » et l'assourdis-
sant canon de la guerre civile nous accompagnait de ses
hurlements luq-ubres.
Samedi, 15 avril.
M. Gustave Chaudey vient d'être arrêté par ordre de la
Commune.
Chaudey estle directeur politique dujournal Le cV/èc'/e, dont
son ami Cernuschi. l'homme qui parle par centaine de mille
francs, est l'inspirateur et le principal propriétaire. Chaudey
est un homme de talent incontestable. Parmi les orateurs
et écrivains, il peut occuper une des premières places dans
le troisième ordre, ou une des dernières dans le deuxième
ordre. Journaliste et pamphlétaire, son style nerveux et
précis fait contraste avec sa diction d'avocat, large, abon-
dante et même verbeuse. Il est dialecticien, c'est sa qualité
maîtresse. 11 a grandi sous i^roudhon et par Proudlion, le
compatriote Franc-Comtois qui l'institua son exécuteur tes-
tamentaire, conjointement avec Gustave Duchêne et le
colonel Langlois: pour prix du service, il leur légua son
manteau dans lequel ils se sont taillé un habit fort
propre.
La démocratie avancée comptait faire un de ses hommes
de Gustave Chaudey, mais elle cessa de l'estimer depuis
qu'elle l'eut vu à l'œuvre, sous le gouvernement Favre-
Trochu, dans une des municipalités parisiennes : on ne par-
lait plus de lui que comme d\in ambitieux, pas toujours
délicat, bilieux, hautain, facilement ergoteur, et décidé-
ment trop adroit. 11 ne fut pas réélu aux élections, et tout
aussitôt son protecteur, l'iniquiteux Jules Ferry, fit de lui
un fonctionnaire supérieur aux maires élus dans leur arron-
dissement et le nomma son propre adjoint à l'Hùtel de
Ville. Pendant ces trois à quatre dernières années. Chau-
dey avait fait une guerre incessante à M. Jules Simon. Le
masque du traître blafard et cafard, il l'avait fait chavirer,
JOURNAL DE LA COMMUNE iSO
et voilà M. Chaudey qui entre comme subalterne dans le
cabinet Jules Simon.
Et c'est en cette qualité de suppléant de Jules Ferry, que
le 22 janvier, jour funeste, le début de notre guerre civile,
Chaudey, le proudhonien, Chaudey, Chaudey responsable
de THôtel de Ville ce jour-là, et seul responsable des ordres
qu'il avait acceptés, a ordonné la fusillade que les mobiles
bretons ont ouverte sur la foule. La première main qui,
depuis le 2 décembre, a plongé sanglante dans la poitrine
de la malheureuse France est celle de Gustave Chaudey.
Lorsque les élections du 2(3 mars eurent donné une impo-
sante majorité à la Commune, tant que M. Chaudey put
espérer que son petit dada politique, le coupillage de la
France en deux cents Cantons suisses, serait accepté par
les décentralisateurs de FHôtel de Ville, M. Chaudey, se
rallia à la Commune et lui apporta l'appui du puissant
Siècle. Mais dès que de grandes fautes tombant sur de
grandes difficultés eurent été suivies de grands revers,
M. Chaudey se rappela que la légalité apparente est du
côté de Versailles, et fit à la Commune une opposition vio-
lente qui ne parut pas à tous être de bonne foi.
Dans ces circonstances, l'arrestation de Gustave Chaudey
nous déplaît par bien des raisons, et nous la croyons une
faute de plus ajoutée à beaucoup d'autres. La Commune a
eu tort de raviver les souvenirs irritants du 22 janvier, et
ses ennemis ont beau jeu quand ils prétendent que si
Chaudey est à Mazas, c'est comme journaliste opposant, et
non comme fusillard du 22 janvier.
Paris, 15 avril.
L'intervention auprès du Gouvernement versaillais de la
Ligue républicaine nous est connue aujourd'hui par le récit
des délégués et par celui de M. Thiers. Les deux récits
s'accordent sur le point essentiel : l'insuccès complet de la
démarche. Pour le reste, les deux narrations diffèrent nota-
blement. De quel coté est la vérité'^ Il est inutile de le
dire pour quiconque connaît la franchise et la sincérité de
M. Thiers.
La Ligue Fiépublicaine demandait en premier lieu le
maintien de la République et son fonctionnement sincère
que l'Assemblée n'a pas voulu reconnaître officiellement,
140 JOURNAL DE LA COMMUNE
bien que toutes ses manœuvres tendent à la maîtriser, la
supprimer, Tenraver. Paris est persuadé que le nocturne
coup de main du 18 mars n'a été perpétré par MM. Thiers
et Vinoy que pour désarmer la garde nationale républi-
caine et livrer ensuite la France par surprise aux caprices
d'une coterie Orléans- Bourbon.
La Ligue demande donc en premier lieu la reconnais-
sance solennelle de la République par l'Assemblée. Cet
acte décisif suffirait peut-être déjà pour faire tomber les
armes de toutes les mains.
M. Thiers ne veut pas qu'on en parle à l'Assemblée.
Est-ce parce que l'Assemblée se refuserait à reconnaître
la République et, par là, donnerait à la résistance de
Paris une indiscutable signification? M. Thiers n'a pas la
franchise de l'avouer. Tout au contraire, il insinue que la
France est nominalement en république et que ce nom
doit suffire. Qu'importe ! si M. Thiers, le chef du pouvoir
exécutif, existe et qu'il porte ce nom, la République elle-
même existera.
A cette réponse, les plus naïfs parmi nos concitoyens de
Paris se sont récriés et ont compris que la République n'a-
vait de salut que dans la résistance à outrance... Quoi ! le
maintien de la République n'aurait pour garantie que la
parole d'honneur du véridique M. Thiers? Quoi! la Répu-
blique ne durera pas plus longtemps peut-être que la pré-
sidence de M. Thiers? Mais M. Thiers est un vieillard de
80 ans, il peut mourir dans les six mois... M. Bonaparte,
lui aussi, avait juré de maintenir la République tant qu'il
en serait le Président... C'est ce qu'il a fait jusqu'au jour
où il lui a pris la fantaisie d'échanger son titre de Président
pour celui d'Empereur... sans compter que M. Thiers est
un simple délégué de l'Assemblée souveraine, qui le peut
destituer en un quart d'heure. ÎNL Thiers peut tout affirmer,
M. Thiers peut tout promettre, l'Assemblée peut ne rien
tenir. Qu'il soit honnête ou malhonnête, >L Thiers par ses
affirmations n'engage pas plus l'Assemblée qu'un maître n'est
engagé par un des billets qu'il plaît à son valet de souscrire-
Après cette fin de non recevoir, après ce faux fuyant, les
délégués de l'Union républicaine eussent mieux fait peut-
être de clore l'entretien. Ils ont cru devoir aller jusqu'au
bout et présenter la totalité de leur programme.
I
JOURNAL DE LA COMMUNE 141
En ce qui touche les franchises municipales, (on se les
rappelle : Paris élisant son Conseil communal, chargé de
régler seul le budget de la Ville ; la police, l'assistance
publique, l'enseignement, la garantie de la liberté de con-
science relevant uniquement de lui). M. Thiers expose que
Paris jouira de ses franchises dans les conditions où toutes
les villes en jouiront d'après la loi municipale, telle qu'elle
sera élaborée par l'Assemblée. Paris aura le droit commun,
rien de moins, rien de plus. En d'autres termes, Paris n'aura
que ce qu'il plaira à son ennemi de lui donner... Et cette loi,
nous savons déjà ce qu'elle est et ce qu'elle sera : loin d'être
une loi de droit commun, c'est une loi qui met Paris hors
la loi.
En ce qui touche la force publique, l'Union républicaine
demandait que l'armée régulière n'entrât point à Paris,
qu'il lui fût fixé une délimitation qu'elle ne pourrait fran-
chir, comme à Rome autrefois, comme à Londres aujour-
d'hui, comme à Paris même sous la Constitution de l'an 111
et au début de la révolution de 48.
jNI. Thiers déclare qu'on ne saurait admettre le principe
de l'exclusion absolue de l'armée avant qu'il soit procédé
à une réorganisation de la garde nationale, lors des calendes
grecques.
Et quant à la situation actuelle, M. Thiers déclare que, ne
reconnaissant pas à des insurgés la qualité de belligérants,
il ne veut traiter d'armistice. Toutefois si les gardés natio-
naux s'engagent à ne tirer aucun coup de fusil ni de canon,
l'assurance verbale est donnée que les troupes de Versailles
ne tireront non plus aucun coup de fusil ni de canon, jus-
qu'au moment indéterminé où le pouvoir exécutif se résou-
dra à une action et recommencera la guerre.
C'est à dire : « Ne bougez pas et je ne bougerai pas jus-
qu'à ce que les renforts que tous les jours on m'expédie
d'Allemagne et de province soient arrivés. Avant hier les
troupes qui ont réduit Toulouse ont rejoint celles de Ver-
sailles, hier, celles de Lyon et de Limoges ; celles de Mar-
seille me viennent ce soir en grande vitesse. Puis, quand
j'aurai les 50.000 hommes promis par M. de Bismarck, alors
sans plus de risque, je vous attaquerai ».
Il faut que M. Thiers prenne les hommes de la Ligue et
de la Commune pour de grands innocents, s'il les croit
142 JOURNAL DE LA COMMUNE
capables d'accepter une transaction pareille. Tout fait pen-
ser que s'il a proposé lui-même une entrevue avec les repré-
sentants de la Ligue, c'est pour rédiger la circulaire dont,
sitôt après l'entrevue, il a inondé la Province. 11 y raconte
qu'il a consenti à recevoir non pas des envoyés de la Com-
mune, qu'il n'eût jamais daigné écouter, mais quelques
républicains sincères qui venaient implorer le maintien de
la République et la clémence du vainqueur ; M. Tliiers
ayant en effet promis que les insurgés qui déposeraient les
armes auraient la vie sauve.
Ainsi 50 à 60.000 hommes avec 5 ou 600 canons, qui,
depuis un mois tantôt, tiennent en échec « la plus belle
armée du monde » ne sont pas même des belligérants !
Puisque Versailles ne veut pas traiter, Paris ne peut pas
traiter. Et ce qui nous répugne le plus dans ces prétendues
négociations, c'est la mauvaise foi de M. Thiers. Que Paris
se défendre à outrance, c'est ce qu'il a de mieux à faire.
Mieux vaut pour Paris être la victime du droit que la dupe
bernée par un gouailleur ignoble et sinistre !
Samedi, 15 avril
Il est bien certain que, quoi qu'y fassent Mac Mahon, le
vainqueur de Magenta, le vaincu de Sedan, et M. Adol-
phe Thiers, le plus habile général du siècle, notre situation
militaire s'est rétablie. Le furieux assaut dans la nuit du
11 au 12, pour lequel le camp de Satory avait été levé
et où a donné à peu près toute l'armée, a été pour les
Versaillais funeste autant que l'a été pour nous la triple
expédition de Chatillon, du Mont Valérien et de Chatou. 11
est certain que chaque armée est presqu'inexpugnable
dans son propre terrain. Nous sommes enchantés du jeune
et vaillant Dombrowsky : ses hommes se feraient tous tuer
avec lui. Il s'est solidement retranché dans Asnières, et
de là il pousse des pointes sur Colombes et lieux avoisi-
nants. Depuis ce mouvement, les Versaillais, loin de faire
aucun progrès au delà de Neuilly, se sont vu enlever la
moitié de ce faubourg de Paris ; mais ils s'y étaient tout
de suite fortement barricadés, on ne leur reprend les rues
que maison par maison, les maisons que pierre à pierre,
car on se bat des deux côtés, jour et nuit, avec un acharne-
ment terrible, ce sont des combats corps à corps de tigre à
JOURNAL DE LA COMiMUKE 143
tigre. Tous les coups que les Prussiens eussent pu recevoir
dans le dos, si MM. Trochu, Favre et Fourrichon l'eussent
permis, nous nous les portons au cœur maintenant.
La confiance et Fespoir renaissent donc dans Paris, sauf
que l'annonce d'un nouveau blocus a causé un émoi bien
légitime dans la population. Les magasins de denrées sont
encombrés d'acheteurs, on a presqu'assailli certaines bou-
tiques des Halles, le lait fait défaut.
On lit dans le Soif :
La ligne de Lyon est coupée de même que celle d'Orléans.
Paris est donc réduit pour ses approvisionnements aux
seules lignes du Nord et de l'Est, occupées par les Prus-
siens.
On nous dit que Thiers et Favre poursuivent des négo-
ciations très actives avec les Prussiens pour qu'ils bloquent
et affament Paris de leur côté ; mais ceux-ci ne se soucient
pas d'intervenir à ce point : ils ont trop de plaisir à nous
voir nous entredéchirant, il leur sera plus facile de nous
dévorer après.
Il est douteux que les amis de la religion, de la famille
et de la propriété réussissent à affamer Paris. Néanmoins
il est juste de leur tenir compte de l'intention. Ce ne sera
pas leur faute s'ils ne font pas périr de famine et de besoin
cent mille vieillards, quatre cent mille femmes et un million
d'enfants, rien que pour punir l'entêtement d'une poignée
de factieux, Topiniàtreté d'une bande de malfaiteurs.
— « Que veulent donc ces scélérats? — » « Hélas! que
Paris jouisse des mêmes franchises municipales que n'im-
porte quelle ville d'x\ngleterre, d'Allemagne, des Etats-
Unis, de Suisse et d'Espagne ».
Paris, 16 avril.
La Commune de Paris,
(Considérant qu'une quantité d'ateliers ont été abandon-
nés par ceux qui les dirigeaient afin d'échapper aux obli-
gations civiques et sans tenir compte des intérêts des tra-
vailleurs ;
Considérant que, par suite de ce lâche abandon, de nom-
breux travaux essentiels à la vie communale se trouvent
interrompus, l'existence des travailleurs compromise ;
144 JOURNAL DE LA. COMMUNE
Décrète :
Les chambres syndicales ouvrières sont convoquées à
Teffet d'instituer une commission d'enquête ayant pour but :
1° De dresser une statistique des ateliers abandonnés
ainsi qu'un inventaire exact de létat dans lequel ils se trou-
vent et des instruments de travail qu'ils renferment ;
2° De présenter un rapport établissant les conditions
pratiques de la prompte mise en exploitation de ces ateliers,
non plus par les directeurs qui les ont abandonnés, mais
par TAssociation coopérative des travailleurs qui y étaient
employés ;
3° D'élaborer un projet de constitution de ces sociétés
coopératives ouvrières ;
4° De constituer un jury arbitral qui devra statuer, au
retour des dits patrons, sur la concession définitive des
ateliers aux sociétés ouvrières et sur la quotité de l'indem-
nité qu'ont à payer les ouvriers aux patrons.
Cette commission d'enquête devra adresser son rapport
à la Commission communale des travaux et de l'échange,
qui sera tenue de présenter à la Commune dans le plus
bref délai, le projet de décret donnant satisfaction aux
intérêts de la Commune et des travailleurs
Bravo, Commune ! Voilà un décret que nous attendions.
Tu auras eu le mérite de le formuler. Quelle gloire pour
toi, quel bienfait pour le peuple travailleur, si tu le réa-
lises !
Dimanche, 16 avril.
La veille môme de l'attaque de Paris, le gouvernement
de M. Thiers présentait à l'Assemblée un projet de loi
municipale. La co'ïncidence est singulière; entre Versailles
monarchiste et Paris républicain, la controverse qui se
débat à coup de canon n'est autre chose que la question
municipale. Paris, affirme contre le pouvoir central le droit
administratif, et jusqu'à un certain degré le droit politique
des communes. Paris, la grande commune de France, a
voulu émanciper ses sœurs en voulant s'émanciper elle-
même. Je ne dis pas que ses prétentions, telles qu'elle les
formule dans l'excitation de la lutte, ne soient pas exagé-
rées ; comme il arrive toujours dans les différends, Paris
exige d'autant plus qu'on veut moins lui accorder.
JOURNAL DE LA COMMUNE 145
Pour le6 750 sages de l'Assemblée, retirés à l'abri des
fureurs de la guerre civile, car iNI. Thiers leur a formelle-
meat interdit toute ingérence militaire, pour ces législa-
teurs qui, entre leurs dîners et leurs séances, pourraient
n'avoir d'autre souci que de muser autour du bassin de
Neptune ou d'épier les progrès de la frondaison nouvelle
dans les bosquets de Trianon, c'était le cas d'élaborer pen-
dant ces quinze journées une loi sage, intelligente, conci-
liatrice, qui eût rendu absurde la continuation de la o-uerre,
qui eût satisfait aux justes exigences, qui eût émancipé
Paris, le grand Paris, en laissant au besoin sous une
demi-tutelle protectrice les pauvres communes plébisci-
taires, ignorantes, indigentes et sottes. Bon gré mal gré,
il faut que les parents laissent enfin vaguer à leur aise les
fils majeurs, les grands garçons âgés de plus de vingt et un
ans, bon gré mal gré, il faut que les curateurs présentent
leurs comptes et abandonnent aux pupilles devenus hommes
la gestion de leur patrimoine. L'Assemblée de Versailles,
élaborant par impossible une loi raisonnable et équitable,
eût fait pour la pacification de Paris davantage et mieux
que cinq cents canons et cinquante mille hommes de plus
sous les ordres de M. Thiers.
Jour après jour, l'Assemblée discutait son projet et a fini
par accoucher d'une loi, plus mauvaise encore que l'an-
cienne, et qui a ceci de particulier qu'elle a été conçue
juste au rebours de ce qu'elle eût dû être. 11 n'en pouvait
advenir autrement. Pendant que TAssemblée élaborait sa
loi, elle y déposait soigneusement ses pensées de haine et
de défiance; ayant à légiférer sur l'organisation adminis-
trative de Lyon, de Paris, de Toulouse et de Marseille,
dont elle ne peut entendre les noms sans des frémissements
de colère, elle ne songeait qu'à une chose, être désagréable
à ces méchantes grandes villes ; loin de vouloir leur accorder
une liberté raisonnable, elle n'a pensé qu'à mettre à ces
dangereuses révolutionnaires une camisole de force plus
solide encore que la précédente et plus ingénieusement
comj^inée pour contrarier leurs mouvements.
Les projets les plus cocasses ont été mis en avant contre
Paris; s'ils ont été abandonnés, ce n'est pas qu'ils fussent
extravagants, c'est qu'ils menaçaient de tourner contre
leur but. En définitive, on a trouvé plus simple d'aban-
10
146 JOinNAL DE LA COMMUNE
donner Paris absolument à la merci du pouvoir exécutif,
comme au beau temps du pacha de la Seine, et ce sont les
Ferry et les Favre, les Picard, les Thiers et les Simon qui
ont présenté et soutenu cette loi, après avoir gagné leur
vie pendant dix ans à dénoncer et vitupérer contre l'arbi-
traire préfectoral. Désormais le maire de Paris sera le
Préfet de la Seine, emmanché d'un Préfet de police, cumu-
lant en sa personne les fonctions d'un Haussmann et d'un
Piétri. Les grandes villes sont moins maltraitées que
Paris, mais les petites villes, mais les communes rurales
sont comblées des faveurs de la loi nouvelle.
M. Frédéric Morin, un homme spécialement compétent
en la matière, résume ainsi Toeuvre des Versaillais :
« Vous, grandes communes, villes éclairées ou relative-
ment éclairées, vous avez des écoles, des bibliothèques,
des hommes capables de bien gérer vos affaires ? Eh bien !
nous vous déclarons mineures. Votre intelligence vous ciée
à nos yeux une incapacité légale. Nous ne pouvons, à notre
grand regret, vous refuser le pouvoir législatif municipal,
mais votre pouvoir exécutif sera placé entre les mains de nos
préfets réactionnaires. Quant à vous, petites communes de
trois à quatre cents habitants, vieilles paroisses où l'on
trouve à peine un citoyen sachant l'orthographe, vous êtes
nos privilégiées. Votre ignorance est un titre. Soyez sou-
veraines dans votre action municipale, nommez vos maires,
nommez vos adjoints. Le curé et le hobereau sont là qui
répondent de vous. On ne peut rien refuser sous notre règne
à ceux qui ne savent ni lire ni écrire.
« Tout cela peut se résumer en un mot : L'ignorance est
sacrée, l'intelligence est suspecte... Nous aurons donc en
France trois espèces de communes :
1° Les communes rurales et illétrées. Elles seront sou-
veraines.
2'' Les grandes villes éclairées.^A celles-là on ne laissi'ra
qu'une moitié de leurs droits.
3» Paris, la ville initiatrice. A celle-là on refuse presque
tout.
Avec ce .beau système, les hameaux seront presque des
communes, et Paris ne sera pas même un municipe. »
Une des dispositions les plus vicieuses de la loi nouvelle,
c'est que les conseillers municipaux seront nommés pour
JOURNAL DE LA COMMUNE 147
cinq ans, toute une olympiade. Et pour éviter des réélec-
tions qui auraient Tinconvénient de tenir les citoyens en
haleine et de ne pas leur laisser perdre de vue la chose
publique, on ne procédera dans l'intervalle du quinquennat
à de nouvelles élections que si, par une épidémie de cho-
léra, ou autrement, le nombre des conseillers se trouvait
réduit de plus d'un quart.
Cinq ans ! c'eût été trouvé un trop long espace par les
Athéniens qui ne vivaient pas comme nous, à la vapeur
qui ne circulaient pas en chemin de fer, qui ne communi-
quaient point entre eux par le télégraphe. Cinq ans, c'est
rendre le fonctionnaire indépendant de toute critique, c'est
lemettre au-dessus des justes mécontentements : car on n'a
plus le temps de se souvenir aujourd'hui, — quel est le méfait
d'un administrateur, qui ne sera pas oublié dans cinq ans !
Le fonctionnaire s'immobilisera dans sa fonction, comme
la moule dans sa coquille. Les fonctions seront gratuites,
donc il n'y aura que de riches bourgeois pour les occuper.
Les fonctions ne seront pas permanentes et ne s'exerceront
que quatre fois par an, dix jours par session, soit quarante
jours par an qu'il faudra trouver, toute autre affaire ces-
sante : c'est fermer la porte à tout individu consciencieux
qui n'est pas homme de loisir et d'une fortune complètement
assurée.
Il serait si simple pourtant d'organiser un conseil muni-
cipal à l'instar du conseil d'administration d'une compagnie
de chemins de fer ou de bateaux à vapeur, que les action-
naires nomment au moins de trois en trois ans, mais tous
les membres renouvelables par tiers chaque année ! — Le
Président du dit conseil d'administration, point n'est néces-
saire que le gouvernement le nomme, c'est le conseil lui-
même qui choisit le plus capable ou le plus respectable
parmi ses membres. Et puis, quel besoin d'un maire dans
une commune, quel besoin d'un Président dans une Répu-
blique, quel besoin d'avoir partout l'équivalent ou le dimi-
nntif d'un roi ? L'Assemblée nationale nomme son Conseil
des ministres, présidé par l'un de ses membres, et le Conseil
municipal se fait présider par le conseiller qui lui plaît le
mieux.
Ainsi résolue, la question des maires eût évité à 1! Assem-
blée un cruel embarras, et une honte de plus. Elle avait, à
148 JOURNAL DE LA COMMUNE
la majorité de 28G contre 275, accordé à toutes les com-
munes de France la faculté d'élire son maire comme cela
s'est toujours pratiqué en France depuis qu'il y a des maires
et des communes, comme cela se pratique dans tous les
pays du monde, et même dans les populations sauvages qui
élisent leur chef. L'Assemblée avait voté (séance du 8 avril);
la loi était décrétée par les législateurs, quand tout d'un
coup apparaît Thiers à la tribune, furieux, menaçant, criail-
lant avec sa voix de chouette effarée, battant des ailes,
fascinant les buses de l'Assemblée avec le regard immo-
bile de ses grandes lunettes luisantes : ~ « Qu'avez-vous
fait? Ce n'est donc plus moi qui nommerai, qui révoquerai
les maires de Lyon et de Bordeaux, le maire de Marseille
dont, il y a huit jours, nous avons pris la mairie et enfoncé
les portes avec la hache d'abordage! Quoi, vous voulez
reconnaître à ces villes révolutionnaires le droit de se
nommer un chef malgré le gouvernement ! V^ous ne savez
pas ce que vous faites. Vous n'êtes pas chargés comme
moi du fardeau de sauver la société (sic). Si vous ne vous
déjugez instantanément, je donnerai instantanément ma
démission et vous sauverez la société comme vous le
pourrez. »
Et l'Assemblée s'est déjugée instantanément. Par un
nouveau vote, elle a déclaré : & Nous étions sots, nous
sommes pleutres. »
Nous avions négligé un petit détail de la loi municipale
qui a bien son charme. Dans toutes les communes, l'élec-
tion des conseillers municipaux se fera par scrutin de liste
afin de donner entrée dans le conseil aux notabilités diverses
de la ville entière, notabilités politiques, littéraires, scien-
tifiques, industrielles, commerciales, et de ne pas laisser
trôner exclusivement des notabilités de quartiers ; « afin que
les villes soient représentées dans leur vie morale comme
dans leurs intérêts matériels. »
Cette loi, faite d'exceptions, est ce que M. Thiers appelle
une loi de Droit Commun, sous couleur qu'elle est faite
pour la France prise dans son entier. Elle est faite pour
décapitaliser Paris, pour le démunicipaliser, La loi est
injuste, donc absurde, faite en haine de la Commune, elle
légitime la Commune et lui donne une force nouvelle.
JOUr.NAL DE LA COMMUNE 149
Lundi, 17 avril
Les élections complémentaires des membres de la Com-
mune se sont faites hier, à ce que nous disent les journaux.
Les citoyens qui n'appartiennent pas aux arrondissements
appelés à voter ne se sont pas doutés de l'événement, et il
est douteux que la majorité des électeurs en cause aient
été prévenus en temps utile. Toujours est-il que très peu
de votants se sont présentés; il sera probablement néces-
saire de procéder à la réélection : le nombre de suffrages
voulu par la loi n'ayant pas été exprimé. C'est fâcheux, très
fâcheux. Mais aussi pourquoi la Commune n'a-t-elle pas
mieux prévenu son public ? Il devrait y avoir eu au moins
autant de votants qu'il y a de citoyens allant aux remparts,
gardes nationaux de marche ou volontaires. Pourquoi le
public se serait-il soucié des élections davantage que la
Commune elle-même ?
17 avril.
Le prince ou duc de Broglie, dont, depuis plus de qua-
rante années, le nom signifie coryphée du libéralisme, vient
d'attacher son nom à la dernière loi de l'Assemblée de
Versailles, la plus récente invention contre la presse, et il
s'exprime ainsi, le noble Seigneur, qui est toujours pair de
France :
« M. le Ministre de la justice nous demande une loi pour
réprimer les délits qui portent atteinte aux fondements
éternels de la morale et di la société. » Il paraît qu'il y a
des délits contre les fondements éternels, et une fourmi est
coupable lorsqu'elle se heurte en passant aux soubassements
de l'Arc de Triomphe, contre lesquels d'énormes obus se
brisent et s'émiettent.
Il nous la demande pour défendre la Société contre des
théories qui vont directement contre les bases mêmes de la
morale. (Assentiment).
« Je n'admets point que la théorie qui soutient le pillage
et l'assassinat soit un délit d'opinion ni un délit contingent.
(Très bien! très bien!) Je n'admets pas davantage que la
négation de la propriété, de la famille et de tous les droits
primordiaux de la Société soit un délit d'opinion ni un délit
conting.ent. C'est contre ces tliéories subversives qui se
^^^ JOURXAL DE LA COMMUNE
produisent tous les jours dans la presse révolutionnaire,
que M. le Garde des Sceaux invoque la juridiction du jurv.
C'est contre ces délits, absolus et éternels...
(Quoi vous dites, Monsieur le Prince, contre le droit
éternel et absolu d'une fourmi?)
« C est contre ces délits absolus et éternels que M. le
Garde des Sceaux nous demande d'armer la législation. Je
me trompe, il ne nous demande pas de l'armer, car elle est
déjà plus que suffisamment armée; il nous demande de
changer des armes usées ei émoussées contre des armes
neuves qui puissent porter des coups plus assurés. (Très
bien !)
« La véritable raison qui a déterminé le gouvernement à
préférer en matière de presse la juridiction nouvelle du
jur}^ a celle des tribunaux correctionnels, ainsi qu elle fonc-
tionne aujourd'hui, c'est que. par leur nature, les délits de
presse se prêtent difficilement à une appréciation rigou-
reuse, rentrent difficilement dans des catégories prévues,
que chaque délit de presse a son caractère particulier
tenant au ton, à l'accent de l'écrivain, à l'intention qui
1 anime, au but qu'il se propose, quelquefois même à l'état
des circonstances et de l'opinion au milieu desquelles
1 écrit paraît. Il est impossible d'enfermer de tels dél.ts
dans des définitions rigoureusement établies par la loi.
Voilà pourquoi il est difficile, peut-être impossible, aux
habitudes d'esprit de la magistrature de se pliera ce qu'il
y a de souple, de mobile, d'ondovant dans cette nature de
délits. (Très bien, très bien !)
La tendance habituelle de la magistrature, c'est de con-
sulter uniquement le texte de la loi et de l'appliquer, quoi
qu'il arrive, de ne point faire acception de personnes, de
juger le lendemain comme la veille. C'est son devoir dans
les délits ordinaires, c'est son défaut dans les délits de la
presse.
« Une autre raison, c'est que la répression des délits de
presse, pour être efficace, doit être dictée à l'avance ou, au
moins, ratifiée après coup par l'opinion.
« Nous avons essayé, dans ce siècle, de tous les systè-
mes de répression en matière de presse... tous ont réussi
ou échoué suivant que l'opinion les a contrariés ou secon-
dés. Tous ont réussi, même l'impunité quand l'opinion a
JOURNAL DE LA COMMUNE 151
pu faire justice elle-même des écarts de la presse. Tout à
échoué, même la censure, quand l'opinion s'est mise de
complicité avec l'écrivain, pour suppléer à son silence et
aider la pensée à filtrer à travers la digue que la loi voulait
imposer.
« Cest dans le jury que se trouve Tinterprète naturel de
l'opinion. Le jury, sorti du sein même de la Société, est
tout imbu, tout imprégné de l'opinion publique dont sa
sentence n'est que l'expression instinctive et involontaire.
'( Si la juridiction correctionnelle défendait mieux que
notre projet de loi la Société et ses éternels fondements,
nous préférerions la juridiction correctionnelle. Car enfin,
Messieurs, ce projet de loi d'aujourd'hui est avant tout,
c'est sa gloire, un projet de liberté. Nous nous en faisons
honneur. Car il y a quelque mérite à cette Assemblée à
faire un projet de loi de liberté au milieu des menaces qui
grondent autour d'elle, quand l'anarchie se déchaîne et fait
retentir le canon à ses oreilles... (Vives et nombreuses
marques d'adhésion et d'approbation. Applaudissements
prolongés. L'orateur en descendant de tribune est félicité
par un grand nombre de ses collègues].
Eh bien ! soit ! Ce sera l'honneur de M. de Broglie d'avoir
fait contre la presse une Loi de Liberté^ digne pendant de
la fameuse Loi d'amour. M. de Broglie promet à l'iVssem-
blée que cette loi sera plus efficace et plus rigoureuse que
toutes les anciennes. Le libéralisme des libéraux n'a pas
voulu se ranger au régime de l'impunité : système qui a
néanmoins suffisamment réussi dans la vieille Angleterre et
la jeune Amérique. Tout au contraire, il n'eût pas présenté
son projet si la correctionnelle ne lui eût paru trop gauche
et trop maladroite. 11 lui abandonne les diffamations et les
calomnies, les gravures, les délits matériels, tout ce qui
peut se prouver, se toucher et palper; mais il transporte au
jury tout ce qui est immatériel, lia bien raison. Pour punir
la science et la philosophie, pour frapper la pensée, les
lourdauds de la correctionnelle, obligés de frapper brutale-
ment, laissent échapper ce qu'il y a déplus subtil et de plus
dangereux. Aujourd'hui M. de Broglie, bien plus habile,
ne fera plus que des procès de tendance. On avait cru
jadis que le mot de procès de tendance était le synonyme
•d'exécrable injustice. M. de Broglie a tenu à honneur d'en
152 JOURNAL DE LA COMMUNE
faire le pivot de son système. Il s'agit, ne le perdons pas de
vue, d'attaques plus ou moins déguisées, d'insinuations
plus ou moins dissimulées contre les Bases Eternelles de
l'Ordre Social, d'allusions fâcheuses contre les Pyramides
d'Egypte. Suivant M. de Broglie, les controverses sont,
seront d'autant plus coupables qu'elles sont impuissantes.
Les mathématiques sont une des bases éternelles de l'ordre
social, 'SI. de Broglie pourra-t-il se dispenser de les prendre
sous sa protection ? Enverra-t-il en prison par les gendar-
mes le moutard qui aura forfait à la règle de trois? Fera-t-
il condamner à l'amende le particulier qui prétendra que
deux et deux ne font pas toujours quatre ? M. le duc de
Broglie prétend à protéger Dieu, et il passe une loi tout
exprès, afin d'empêcher tout orateur de club degouailler le
géant Atlas portant le ciel sur ses épaules, aiin que nul
brochurier ou folliculaire ne blague la vaste Tortue hindoue
qui, sur son bouclier incommensurable, traîne le monde à
travers une série d'avatars.
C'est le jury qui condamnera. Si le délit de pensée est
partagé par les honorables jurés, il ne sera plus un délit.
Si l'opinion exprimée est trop grossière ou trop subtile pour
être partagée par les jurés, les jurés, représentant l'opinion
publique, la condamneront. De sorte que les jurés ne con-
damneront une thèse de morale que si elle est déjà con-
damnée par l'opinion ; puisque la thèse est déjà rejetée et
refusée, pourquoi la condamner, pourquoi la punir, quand
il lui est impossible de prendre corps ? Que ne laissez-vous
plutôt disserter et philosopher sur les questions abstraites,
que ne laissez-vous discuter sans aucun empêchement les
théories sociales et religieuses? Abeilard a été condamné
par le jury de Sens, Jean IIuss a été brûlé par le jury de
Constance. Et après? Il y a des moments dans lesquels le
jury ou l'opinion s'irrite et s'affole, — cela se voit à Ver-
sailles comme à Paris, — votre jury ne sera alors qu'un éner-
gumène ; alors M. de Broglie lui amènera des écrivains,
des journalistes et des penseurs : Tue ou frappe, honnête
jury, tape et cogne, ce sera justice.
« Et ce sera justice! criaille M, Dufaure, le Ministre de
la Justice. « Ce fut un grand titre d'honneur pour la Res-
tauration d'avoir voté ces grandes et immortelles lois sur la
presse dont l'initiative est due aux esprits les plus émi-
JOURNAL DE LA COMxMUNE 15^
nents, M. de Serres, M. Royer-Collard, M. de Broglie, le
père du rapporteur que vous venez d'entendre. Nolis reve-
nons à ces lois libérales de 1819. Elles avaient attribué au
jury la connaissance des délits contre la morale publique et
religieuse. Et remarquez qu'en 1819, les délits politiques
pouvaient être distingués des délits contre la morale reli-
gieuse. Aujourd'hui, est-ce que la distinction subsiste ?
Non. ))
Cliuchottement à la galerie : « Tout ennemi de M. Thiers
est un impie, et qui se moque de Dufaure ira en enfer ».
« La querelle d'aujourd'hui est à la fois politique, reli-
gieuse et sociale. Vous ne trouverez pas un des écrits con-
tre lesquels nous avons à lutter qui ne renferme en même
temps des attaques contre tous les principes qui servent de
base à la Société.
Le jury a donc été admis par l'Assemblée comme devant
réprimer la presse plus efficacement que la correctionnelle.
Encore, si on ne triait pas le jury ! Quoi qu'il en soit, il a
fallu faire pression sur nos honorables. Nous avons des
retardataires qui ne se fient pas tant que cela au jury. M. de
Gavardie a protesté. Il déclare que les dogmes de l'exis-
tence de Dieu et de l'immortalité de -l'àme — oui, de l'im-
mortalité de l'âme, sont tellement au-dessus de la discus-
sion qu'ils ressortissent naturellement du Tribunal de
police correctionnelle.
Là-dessus, l'honorable ^I. de Belcastel s'est levé.
M. DE Belcastel. — Messieurs, puisque le mot « exis-
tence de Dieu » a été prononcé dans cette enceinte et a
excité, si je ne me trompe, des mouvements divers... (Mais
non. mais non !) Tant mieux si je me trompe, j'ai cru le voir
ainsi.
Un Membre. — L'existence de Dieu ne se discute pas !
M. de Belcastel. — Je crois à sa place le mot que je
vais dire, et le voici : savez-vous ce qui me frappe le plus
•dans les scènes inouies dont nous sommes témoins, qui
s'accumulent de Versailles à Saint-Denis ! Savez-vous le
prodige qui me frappe entre tous? c'est de voir Paris^ la cité
orgueilleuse et qui se croyait la boussole intellectuelle du
moaide, le phare du progrès humain, réduite à un tel état
d'indigence morale, quelle sollicite, qu'elle implore de
nous, tous les jours, comme une aumône, l'ordre et la liberté
154 JOURNAL DE LA COMMUNE
qu'elle est impuissante à nous donner... Et Tordre et la
liberté, Messieurs, cestnous... {Interruption).
M. DE Belcastel. — Oui, Messieurs, l'ordre et la liberté,
«""est nous qui, du fond des campagnes, venons les apporter
à la grande ville.
Savez-vous pourquoi c'est nous qui lui apportons ces deux
magnifiques choses qu'elle n'a plus ?
Savez-vous pourquoi nous portons avec nous l'ordre et la
liberté ? C'est parce que, au fond de nos campagnes, nous
avons gardé la foi de nos pères et que Paris, libre-penseur
ou distrait, n'y songe guère ou n'y croit plus !
Une çoia: à gauche. — C'est exagéré !
M. DE Belcastel. - Ce que j'affirme. Messieurs, c'est
qu'en perdant la tradition des choses divines, on perd avec
elles l'intelligence des vérités sociales ! Et je l'affirme en
même temps, si la France tout entière veut revenir à l'or-
dre et à la liberté, elle doit revenir à la foi religieuse, et elle
y reviendra !
17 avril.
Ils ont voté !
Troupeau que la peur mène paître
Entre le sacristain et le garde champêlre,
Vous qui, pleins de terreur, voyez, pour vous manger
Pour manger vos maisons, vos bois, votre verger,
Vos meules de luzerne et vos pommes à cidre,
S'ouvrir tous les matins les mâchoires d'une hydre ;
Braves gens, qui croyez en vos foins, et mettez
De la religion dans vos propriétés ;
Ames que l'argent touche et que l'or fait dévotes ;
Maires narquois, traînant vos paysans aux votes ;
Marguilliers au regard vitreux, curés camus
Hurlant à vos lutrins : Dœmoneni laudamus;
Sots, qui vous courroucez comme flambe une bûche ;
Marchands dont la balance incorrecte trébuche ;
Vieux bonshommes crochus, hiboux, hommes d'Etat,
■Qui déclarez, devant la fraude et l'attentat,
La tribune fatale et la presse funeste ;
Fats, qui, tout elï'rayés de l'esprit, celte peste,
Criez, quoiqu'à l'abri de la contagion ;
Voltairiens, viveurs, fervente légion,
Saints gaillards qui jetez dans la même gamelle
Dieu, l'orgie et la messe, et prenez pêle-mêle
JOURNAL DE LA COMMUNE 155
La défense du ciel et la taille à Goton ;
Bons dos qui vous courbez, adorant le bâton;
Contemplateurs béats des g-ibets de TAutriche ;
Gens de Bourse efTarés, qui trichez et qu'on triche ;
Invalides, lions transformés en toutous ;
Niais, pour qui cet homme est un sauveur ; vous tous
Qui vous ébahissez, bestiaux de Panurge,
Aux miracles que fait Cartouche thaumaturge;
Noircisseurs de papier timbré, planteurs de choux ;
Est-ce que vous croyez que la France c'est vous,
Que vous êtes le peuple, et quejamaiy vous eûtes
Le droit de nous donnerun maître, ô tas de brutes ?
Ce droit, sachez-le-bien, chiens du berger Maupas,
Et; la France et le peuple eux-même ne l'ont pas,
L'altière Vérité jamais ne tombe en cendre.
La Liberté n'est pas une izuenille à vendre,
Jetéaau tas, pendue au clou chez un fripier.
Quand un peuple se laisseau pièc^e estropier,
Le droit sacré, toujours à soi-même fidèle,
Dans chaque citoyen trouve une citadelle ;
Qui s'illustre en bravant un lâche conquérant.
Et le moindre du peuple en devient le plus grand.
Donc', trouvez du i3onheur, o plates créatures,
A vivre dans la fange et dans les pourritures,
Adorez ce fumier sous ce dais de brocart,
L'honnête homme recule et s'accoude à l'écart!
Dans la chute d'autrui, je ne veux pas descendre.
L'honneur n'abdique point. Nul n'a droit de me prendre
Ma liberté, mon bien, mon ciel bleu, mon amour.
Tout l'univers aveugle est sans droit sur le jour.
Fût-on cent millions d'esclaves, je suis libre.
Ainsi parle Caton sur la Seine ou îe Tibre.
Personne n'est tombé tant qu'un seul est debout.
Le vieux sang des aïeux qui s'indigne et qui bout,
La vertu, la fierté la justice, l'histoire,
Touie une nation avec toute sa gloire
Vit dans le dernier front qui ne veut pns plier.
Pour soutenir le temple, il suffit d'un^ pilier ;
Un Français, c'est la France ; un Romain contient Rome,
Et ce qui brise un peuple avorte aux pieds d'un homme.
Mardi, 18 avril.
Après de laborieuses discussions, qui ont occupé plu-
sieurs séances, la Commune vient de promulguer son décret
156 JOURNAL DE LA COMMUNE
sur les échéances en souffrance depuis que, derrière
M, Ollivier et l'Empereur, la France partit en guerre d'un
cœur léger.
Il a été décidé en substance :
Que, jusqu'au 15 juillet prochain, c'est-à-dire jusqu'à
la terminaison de la guerre civile, toute demande légale en
remboursement est ajournée.
Qu"à partir du 15 juillet, les dettes de toute nature, por-
tant échéance, seront réglées par douzièmes, payables de
trimestre en trimestre, échelonnés par conséquent sur un
laps de trois années.
La Commune, on s'en souvient, avait refusé de prendre
d'emblée une résolution sur cette question des éckéances,
hérissée de difficultés ; elle avait sagem.ent résolu de con-
sulter au préalable les syndicats de commerçants, d'indus-
triels, des corporations ouvrières. Le résultat n'a pas été
aussi libéral pour les débiteurs qu'on aurait pu l'attendre,
après l'exemple des Ltats-Unis, peuple pratique, commer-
çant et industriel dans l'âme, qui, après la guerre esclava-
giste, avait bravement accordé un délai général de cinq
années pour la liquidation des dettes et créances entre par-
ticuliers. En fractionnant par coupures l'exigibilité des
sommes, la Commune a de beaucoup facilité les rembour-
sements; la mauvaise année est reportée sur trois et d'une
façon continue. L'arrangement, pour être moins radical
que celui déterminé à Washington et New-York, n'en est
pas moins pratique. Le commerce s'en déclare générale-
ment satisfait : on entend bien dire de tous côtés qu'on a
fait trop ou pas assez, mais le principe est admis sans con-
testation.
Là encore éclate avec une évidence singulière la diffé-
rence d'humeur entre l'Assemblée qui siège à Versailles
et celle qui siège à Paris. Contre la première loi, dite la loi
des cent mille faillites, votée à Bordeaux dans un accès de
stupidité et sous la haute inspiration de MM. Thiers et
Dafaure, des protestations émues s'élevèrent autant dans
le gros que dans le petit commerce parisien. Pétitions sur
pétitions furent adressées, des quartiers entiers, des indus-
tries, des chambres de commerce adressèrent à Versailles
leurs réclamations pressantes. Le Ministre de l'Intérieur,
JOURNAL DE LA COMMUNE ■ J57
M. Picard, n'hésita pas à attribuer à cette cause, du haut de
la tribune, l'attitude indifférente ou hostile que prit la
population parisienne en face du gouvernement Versaillais
risquantraventure du 18 mars. L'Assemblée rurale reconnut
la nécessité qu'il y avait de modifier la loi, M. Dufaure lui-
même s'est rallié à la proposition d'urgence. En reconnais-
sant son erreur, l'Assemblée pouvait la corriger et dimi-
nuer l'irritation des esprits. Elle s'est donc mise à l'œuvre,
et, sauf un ou deux adoucissements de forme, elle a maintenu
sa loi, portant Texigibilité quasi-immédiate de toutes les
créances venant à échéance. Et ces gens-là se disent prati-
ques !
Mercredi le 19 avril.
Tant bien que mal, tout le monde aidant, les administra-
tions civiles et militaires prennent forme et tournure. Nous
sommes encore dans le désordre inhérent à toute improvi-
sation dans un coup de feu et, c'est le cas de le dire, sous
les coups de feu ; mais en général nous avons émergé hors
du gâchis et de la confusion. Il va sans dire qu'avec la meil-
leure volonté du monde, le citoyen Theisz ne peut pas nous
délivrer les lettres que nos parents et relations hors Paris
nous envoient, et dont M, Rampont, à Versailles, a bien
voulu se changer. Toutes les lignes télégraphiques qui nous
mettaient en relation avec le reste du monde, M. Thiers les
a coupées et il est impossible de les rétablir mais le reste :
écoles, bienfaisance, bibliothèques, etc., va coussi coussi.
Quant à la vie sociale, elle a diminué sous certains rap-
ports et augmenté sous d'autres ; par contre-coup la vie de
famille est plus rare, mais plus intime; on s'embrasse plus
tendrement quand on ne sait si on doit se revoir. Les adieux
d'Hector et d'Andromaque se renouvellent cent fois par jour.
Nadar, l'autre jour, était au chevet d'un réactionnaire de
ses amis qui était indisposé. On entend un bruit de pavés
qu'on remue.
« Nadar, mon bon, voyez donc quel est ce tapage. Sont-ce
vos affreux révolutionnaires qui me dépavent la rue pour en
faire une de leurs infernales barricades ? »
— « Hélas ! mon vieux, vous n'y êtes pas ! Encore, s'ils ne
faisaient que dépaver, mais ils repavent, ils repavent, les
malheureux! figurez-vous ça! »
158 JOURNAL DE LA COMMUNE
Jeudi 20 avril.
La fortune des armes est journalière. Avant-hier, nous
n'avons pas été heureux de Tautre côté de la Seine. Le&
Versaillais, choisissant leur moment, ont inondé tout à
coup Colombes, Bécon, Asnières avec des forces quin-
tuples de celles de la (Commune. Ils se sont précipités au
pas de course, leur premier élan emportait les obstacles :
dans la première partie de la journée, il semblait qu'ils
dussent nous balayer de l'autre rive. Déjà ils avaient
repoussé jusque dans Asnières des bataillons surpris qui
ont traversé le pont en toute hâte, mais qui se sont reformés
à Chichy laGarenne, tandis que Dombrowsky rétablissait
le combat ; au soir et hier matin, il avait repris, après une
sanglante lutte, ses anciennes positions, sauf toutefois le
château de Bécon, qui, malheureusement pour nous, domine
ses alentours immédiats entre Asnières et Courbevoie»
Dombrowsky n"a pas pu non plus délivrer les prisonniers,
entraînés immédiatement à Versailles.
De part et d'autre, on s'est canonné du haut de wagons
blindés et des mitrailleuses couraient à toute vapeur sur
les rails.
A Neuilly, combat perpétuel, égorgements incessants.
On avance, puis on est forcé de reculer, ce qu'on perd, on
le regagne. D'horribles choses s'y passent : on ne peut
sans émotion songer au sort de ces malheureux habitants,
innocents de tout ce conflit ; leurs maisons servent de point
de mire aux canons des deux armées, ils ne quittent plus
leurs caves, ni de jour ni de nuit, pour échapper aux balles
qui se croisent sur leur têtes.
Vendredi 21 avril.
Les familles de Paris qui ont le malheur d'avoir de leurs
membres faits prisonniers par les Versaillais et amenés
captifs dans les bagnes et pontons de Brest et de Toulon,
d Aix et de;;^Belle-lsle apprennent avec horreur les souf-
frances et les ignominies que des soldats ont eu le hideux
courage de. faire subir à des gardes nationaux, que des
monarchistes français infligent à des républicains français.
Le gouvernement responsable de ces énormités est une
coalition de modérés, comme on dit, de libéraux, et même
de grands libéraux. Or, les gardiens de ménagerie sont
JOURNAL DE LA COMMUNE 159
pour leurs bêtes féroces d'une douceur et d'une humanité
à couvrir cle honte les intimes et conseillers de l'Exécutif
les de Rémusat et Barthélémy Saint-Hilaire, les Vitet, les
Appert, les Borel, les Lambrecht, les Saint-Marc Girardin,
les Batbie, de Broglie, Passy et de Barante, tous noms qui
partageront la juste exécration, réservée aux Tliiers
Dufaure et Picard, scélérats de première catégorie : à moins-
toutefois qu'ils ne soient protégés par le mépris suivi dou-
bli, qui, tôt ou tard, enveloppe les médiocrités malfaisantes.
Les prisonniers que nous avons vu amener à Versailles
avant'd'être enfermés au camp de Satory, ont été entassés
les prisons n'y pouvant suffire, dans des caves. On les jetait
les uns sur les autres, pêle-mêle dans une promiscuité plus
épouvantable mille fois que la terrible solitude des cellules
de Mazas. Au bout de 48 heures, ces caves n'étaient qu un
cloaque infect, une fosse d'aisance dans laquelle grouil-
laient obscurément des larves humaines.
A Satory, ils font mieux. Le correspondant du Times
raconte que « les cellules^ sont au dessus du sol, mais les
prisonniers sont attachés et tenus dans les ténèbres par des
planches clouées aux fenêtres des cachots. On alloue à
chaque homme une livre de pain par jour ; une livre entière.
Ceux qui se disent souffrants sont conduits à l'air, et trois
fois par jour on ouvre des portes pour aérer quelque peu. »
Nous apprenons même qu'un des locaux au moins possède
un lieu d'aisance pourvu d'une lucarne, assez large pour
qu'on y puisse passer la tête. Seulement, il y a des senti-
nelles, fusil chargé, qui veillent à ce qu'on n'en profite pas.
Les malheureux le savent, et néanmoins la tentation est
trop forte, on en a tué plusieurs qui ne pouvaient résister à
la chance de humer une bouffée d'air frais, de voir un bout
du ciel. Plusieurs, incapables d'endurer plus longtemps
leurs odieuses tortures, ont été, de propos délibéré, se
faire tuer à la lucarne. Combien de l'ois, notre précieux
ministre, M. Jules Simon, n'a-t-il pas larmoyé contre la
peine de mort !
Le camp est vaste, mais on aurait craint l'accumulation
des prisonniers — et qui sait? la révolte du désespoir... On
les expédiait donc le plus loin possible, dans nos ports de
mer, dans des îles, en attendant l'Algérie, Cayenne ou la
Calédonie.
160 JOURNAL DE LA COMMUNE
Avant tout, on les dépouillait de leur képi, s'ils avaient
pu- le conserver, et môme de leurs vareuses ou redingotes,
on les mettait en manches de chemises, afin que, cessant
d'être costumés comme d'honnêtes gens, guenilleux et
loqueteux, les chiens aboyassent à leur passage, et les bons
bourgeois de province les regardassent avec un mépris
mélangé d'exécration. Car la morale est entrée au pouvoir,
en la personne de M. Jules Simon, les questions de senti-
ment ont leur représentarît, M. Favre ; ils sont tous théistes
spiritualistes au gouvernement et pratiquent le moment
symbolique à lïnstar de M. de Bismark.
Le Gaulois, journal des honnêtes gens, raconte ainsi le
départ d'un convoi de prisonniers :
Jeudi soir, 6 avril.
... Un grand nombre de curieux assistait sur la Place
d'armes au départ des prisonniers internés dans la caserne
<l"artillerie.
Ces prisonniers quittaient Versailles en même temps que
ceux du camp de Satory. Ils étaient 1400 environ. Ils ont
été divisés en quatre détachements, qui sont partis de leur
prison à neuf heures, à dix heures, à onze heures et à
minuit.
Ils étaient enchaînés par cinq. Ils ne portaient pas de
coiffures, mais ils avaient tous la tête .enveloppée d'un
mouchoir.
Ils sont escortés par 450 gardiens de la paix mobilisés, à
chacun desquels on a distribué hier sur la place d'Armes,
un revolver à six coups.
Ces gardiens vont être remplacés par ceux de leurs
camarades qui sont parvenus à s'enfuir de Paris, et qui
recevront un uniforme et des armes.
En tête du premier envoi de prisonniers marchaient les
trois cantinières capturées.
L'une d'elle avait été médaillée à l'affaire de Châtillon,
— du temps des Prussiens ; — mais le jour où elle a été
.amenée prisonnière, une femme de Versailles, indignée,
lui a arraché sa médaille.
La somme totale d'argent recueillie sur ces prisonniers
s'élève, paraît-il à trois cent mille et quelques centaines de
JOIRXAL DE LA COMMUNE 161
francs. On a trouvé des billets de banque et des pièces de
vingt francs jusque dans leurs bottes et jusque dans les
chaussettes... de ceux qui portaient des chaussettes.
A une heure du matin, le train partait et les emmenait
vers Belle Isle.
Enfin, et nous terminerons par ce dernier détail, très
intéressant, — TEtat-major a fait un relevé statistique, tiré
des dépositions des prisonniers, et qui, avec l'éloquence
particulière aux chiffres, donne le dernier mot sur la com-
position de l'armée de Tinsurrection.
D'après ce document, 14 0/0 des hommes pris les armes
à la main sont des repris de justice ; 12 0/0 ont déclaré avoir
combalta volontairement pour la défense de leurs idées,
et les 74 0/0 restants ont prétendu avoir marché par terreur.
Quelques jours plus tard, ce même Gaulois constatait
« avec mépris et dégoût » que, sur Douze mille prévenus,
(sic) il ne s'en est trouvé qu'Un seul, un seul, entendez-
vous, qui ait avoué avoir pris le fusil par conviction. Peut-
être lui eût-on pardonné pour la rareté du fait^ si lui-même
ne s'était pas vanté d'avoir été condamné quatre fois pour
vol. Le vertueux et sensible M. Sarcey, auquell'histoire est
redevable de ce précieux renseignement, finit par être
ému : « Que je plains, s'écrie-t-il, les honnêtes gens, obli-
gés de soulever toutes ces turpitudes ! »
De Versailles au bagne, le voyage des gardes nationaux
a été quelque chose d' « horrible ». Empilés dans des
vagons à bestiaux, empaquetés les uns contre les autres,
n'ayant pour toute nourriture que des biscuits de mer qu'on
leur jetait par le toit, dévorés d'une soif brûlante, debout
et ficelés pendant une centaine d'heures, plusieurs sont
morts et ont été jetés en route, l^es cas de folie ont été
nombreux. « Je n'ai été fou que pendant huit heures seule-
ment », a pu raconter un de nos amis, une des têtes de
France le plus richement organisées et le mieux équili-
brées. « 11 est vrai que, par un hasard favorable, j'avais été
plaqué contre une planche disjointe et je respirais à
travers la fissure. »
Entre les libéraux de Versailles et les Huns de Jornan-
dès ^1) ou les Turcs guerroyantcontreBysance, voyez--vous
un grand contraste ?
(1) Auteur de V Histoire des Goths (55,?).
11
102 JOURNAL DE LA COMMUNE
Samedi, 22 avril.
Le Journal officiel du 19 publie une déclaration au
Peuple de France et de Paris. C'est un Programme, et
c'est à ce titre que nous l'enregistrons, c'est une profession
de foi d'après laquelle l'histoire jugera des principes et des
actes de la Commune.
Déclaration au Peuple français,
Dans le conflit douloureux et terrible qui impose une fois
encore à Paris les horreurs du siège et du bombardement,
qui fait couler le sang français, qui fait périr nos frères, nos
femmes, nos enfants, écrasés sous les obus et la mitraille,
il est nécessaire que l'opinion publique ne soit pas divisée,
que la conscience nationale ne soit pas troublée.
Il faut que Paris et le pays tout entier sachent quelle est
la nature, la raison, le but de la Révolution qui s'accomplit.
Il faut enfin que la responsabilité des deuils, des soufirno-
ces et des malheurs dont nous sommes les victimes, re-
tombe sur ceux qui, après avoir trahi la France et livré
Paris à l'étranger, poursuivent avec une aveugle et cruelle
obstination la ruine de la capitale, afin d'enterrer, dans le
désastre de la République et de la liberté, le double témoi-
gnage de leur trahison et de leur crime.
La Commune a le devoir d'affirmer et de déterminer les
aspirations et les vœux de la population de Paris ; de pré-
ciser le caractère du mouvement du 18 mars, incompris,
inconnu et calomnié par les hommes politiques qui siègent
à Versailles.
Cette fois encore, Paris travaille et souffre pour la
France entière, dont il prépare, par ses combats et ses
sacrifices, la régénération intellectuelle, morale, adminis-
trative et économique, la gloire et la prospérité.
Que demande-t-il?
La reconnaissance et la consolidation de la République,
seule forme de Gouvernement compatible avec les droits
du peuple et le développement régulier et libre de la
Société.
L'autonomie absolue de la Commune étendue à toutes les
localités de la France, et assurant à chacune l'intégrité de
JOUIINAL DE LA COMMUNE 163
ses droits, et à tout Français le plein exercice de ses
facultés et de ses aptitudes comme homme, citoyen et
travailleur.
L'autonomie de la Commune n'aura pour limites que le
droit dautonomie ég'al pour toutes les autres communes
adhérentes au contrat, dont l'associatio» doit assurer l'unité
française.
Les droits inhérents à la Commune sont :
Le vote du budget communal, recettes et dépensés : la
fixation et la répartition de l'impôt ; la direction des ser-
vices locaux ; rorganisation de sa magistrature, de la
police intérieure et de l'enseignement ; l'administration des
biens appartenant à la Commune.
Le choix par l'élection ou le concours avec la responsa-
bilité et le droit permanent de contr(Me et de révocation de
magistrats ou fonctionnaires communaux de tous ordres.
La garantie absolue de la liberté individuelle, de la liberté
de conscience et la liberté du travail.
L'intervention permanente des citoyens dans les affaires
communales par la libre manifestation de leurs idées, la
libre défense de leurs intérêts ; garantie donnée à ces ma-
nifestations par la Commune, seule eharg'ée de surveiller et
d'assurer le libre et juste exercice du droit de réuniam et de
publicité.
L'organisation' de la défense urbaine et de la garde natio-
nale qui élit ses chefs et veille seule au maintien de l'ordre
dans la- cité.
Paris ne veut rien de plus à titre de garanties locales, à
condition bien entendu de retrouver dans la grande admi-
nistration centrale, délégation des communes fédérées, la
réalisation et la pratique des mêmes principes.
Mais, à la faveur de son autonomie et profitant de sa liberté
d'action^ Paris- se réserve d'opérer comme il l'entendra chez
lui les réformes administratives et économiques que ré-
clame sa population : de créer des institutions propres à
développer et propager l'instruction, la production, l'é-
change et le crédit ; à universaliser le pouvoir et la pro-
priété, suivant les nécessités du moment, le vœu des inté-
ressés et les données fournies par l'expérience.
Nos ennemis se trompent ou trompent le pays quand ils
acGiiS^nt Paris de vouloir imposer sa volonté ou sa supré-
iô4 JOURNAL DE LA COMMUNE
matie au reste de la nation, et de prétendre à une dictature
qui «erait un véritable attentat contre Tindépendance et la
souveraineté des autres communes.
Ils se trompent ou trompent le pays quand ils accusent
Paris de poursuivre la destruction de l'unité française, cons-
tituée par la révolution, aux acclamations de nos pères,
accourus à la fête de la Fédération de tous les points de la
vieille France.
L'unité, telle qu'elle nous a été imposée jusqu'à ce jour
par l'empire, la monarchie et le parlementarisme, n'est que
la centralisation despotique, inintelligente, arbitraire et
onéreuse.
L'unité politique, telle que la veut Paris, c'est l'association
volontaire de toutes les initiatives locales, le concours spon-
tané et libre de toutes les énergies individuelles en vue d'un
but commun, le bien-être, la liberté et la sécurité de tous.
La révolution communale, commencée par Finitiative
populaire du 18 mars, inaugure une ère nouvelle de politi-
que expérimentale, positive, scientifique.
C'est la fin du vieux monde gouvernemental et clérical,
du militarisme, du fonctionnarisme, de l'exploitation, de
l'agiotage, des monopoles, des privilèges, auxquels le
prolétariat doit son servage, la patrie ses malheurs et ses
désastres.
Que cette chère et grande patrie, trompée par les men-
songes et les calomnies, se rassure donc !
La lutte engagée entre Paris et Versailles est de celles
qui ne peuvent se terminer par des compromis illusoires :
Fissue n'en saurait être douteuse. La victoire, poursuivie
avec une indomptable énergie par le garde nationale, res-
tera à l'idée et au droit.
Nous en appelons à la France !
Avertie que Paris en armes possède autant de calme que
de bravoure, qu'il soutient Tordre avec autant d'énergie que
d'enthousiasme, qu'il se sacrifie avec autant de raison que
d'héroïsme, qu'il ne s'est armé que par dévouement pour
la liberté et la gloire de tous, que la France fasse cesser ce
sanglant conflit.
C'est à la France de désarmer Versailles par la manifes-
tation solennelle de son irrésistible volonté.
Appelée à bénéficier de nos conquêtes, qu'elle se déclare
JOURNAL DE LA COMMUNE 165
solidaire de nos efforts : qu'elle soit notre alliée dans ce
combat qui ne peut finir que par le triomphe de l'idée com-
munale ou par la ruine de Paris :
Quant à nous, citoyens de Paris, nous avons la mission
d'accomplir la révolution moderne la plus large et la plus
féconde de toutes celles qui ont illuminé l'histoire.
Nous avons le devoir de lutter et de vaincre!
Paris, 19 avril 1871.
La Commune de Paris.
Faut-il le dire ? Ce manifeste ne nous plaît que médiocre-
ment. 11 est trop long pour être clair et précis ; ce serait un
article assez intéressant dans un journal spécial ; ce serait
un discours hors ligne, une improvisation très applaudie
dans quelque réunion populaire, mais il manque de subs-
tance et de solidité. Comme organisme, cela appartient au
genre invertébré, c'est un mollusque, un articulé peut-être;
en tous cas, c'est dépourvu dune colonne vertébrale. Ce
document ne donne pas des raisons suffisantes, il ne donne
pas les vraies raisons pour lesquelles Paris subit « les hor-
reurs du siège et du bombardement, pour lesquelles péris-
sent nos frères, nos femmes, nos enfants, écrasés sous
les obus et la mitraille. » Rien de politique, rien de pratique
dans cette déclaration, rien qui semble émaner d'une
Assemblée chargée d'une des plus lourdes charges et d'un
des plus précieux fardeaux qu'épaules humaines aient eu à
porter, rien qui décèle le langage et surtout la pensée
d'hommes d'Ltat. Le bruit court, et la chose nous paraît
très plausible, que la Commune, surchargée de besogne et
n'espérant pas pouvoir rédiger un manifeste qui ne fût pas
un sujet de discussions entre tous ses membres, a chargé
Félix Pyat de cette rédaction. Pyat a transmis le travail à
un jeune homme de ses amis qui ne manque pas de talent,
M. Pierre Denis. Et voilà M. Pierre Denis qui, revêtu du
manteau de la Commune, a eu son jour, lui aussi. Son fac-
tum a été imprimé traduit et répandu par cent mille exem-
plaires, et le monde civilisé commente, scrute et discute
les paroles de M. Pierre Denis.
Mais n'importe le rédacteur puisque ce programme porte
sceau et signatures, c'est la chose de la Commune, ses
166 JOURNAL DE LA COMMUNE
amis et ses adversaires n'en demandent pas davantage.
Accepté par la majorité, nous pouvons inférer que la
majorité est animée des mêmes tendances Proudhon
Blanqui, singulier amalgame.
Le passage essentiel du manifeste est celui qui déclare
que Paris demande, outre la reconnaissance et la consoli-
dation de la République, « l'autonomie absolue de la Com-
mune, étendue à toutes les localités de la France, et assu-
rant à chacune l'intégralité de ses droits et à tout Français
le plein exercice de ses facultés et de ses aptitudes comme
citoyen, homme et travailleur, l'autonomie de la Commune
n'ayant pour limite que le droit d'autonomie égal pour
toutes les autres communes adhérentes au contrat, dont
l'association doit assurer Funité française... )> L'énuméra-
tion des droits inhérents à la Commune implique pour elle
une autonomie vraiment absolue, sauf la réserve sous en-
tendue des droits dont devrait jouir tout travailleur. Et
l'unité française serait assurée (?) par la grande adminis-
tration centrale, délégation des communes fédérées...
Ce traître mot <7è5o/?/ porte malheur a tous ceux qui l'em-
ploient. Avec le mot d'autonomie relative, il est possible de
discuter et même de s'entendre ; avec le mot d'autonomie
absolue reconnue à chaque localité de France, dès qu'il s'agit
d un vaste pays habité par quarante millions d'hommes ou
environ, dès qu'il s agit de fleuves, routes, canaux, enseigne-
ment, commerce et justice, il est impossible de s'entendre;
le mot absolu qui est au fond de toute conception théolo-
gique est intraduisible dans la langue des affaires et de l'ad-
ministration. Il vasans direquerautonomieabsolue de toute
localité française serait détruite en détail par le plein exer-
cice de toutes les facultés et de toutes les aptitudes de tout
homme, de tout citoyen et de tout travailleur, qu'elle serait
détruite en haut par la grande administration centrale, délé-
gation des Communes fédérées. Le progamme affirme avec
une assurance candide que les individus jouiront de tous
les droits possibles et satisferont à toutes leurs aptitudes
dans une Commune absolument autonome, sans que la
moindre atteinte soit portée à l'unité française ; il ne sem-
ble pas même se douter que la réalisation de la théorie
pourrait nous coûter quelques difficultés. Il décrète qu'il
sera procédé immédiatement à la solution du fameux pro-
JOURNAL DE LA COMMUNE 167
blême : la Quadrature du Cercle. Hélas, nous savons que le
^cercle et le carré sont des figures absolument inéquiva-
entes, et que l'une sera toujours plus grande que Tautre,
au moins d'une fraction infinitésimalement petite. De même,
ces deux expressions: individu et collectivité, liberté et soli-
darité sont décidément irréductibles l'une dans l'autre.
Politiciens, économistes, socialistes, tous tant que nous
sommes, nous cberchons des formules de plus en plus
simples pour réduire de plus en plus les difTérences, nous
nous flattons tous d'abattre une petite quantité de la frac-
tion mais il y aura toujours un reste quelconque, la frac-
tion, irréductible protestera toujours, quelque chose d'irra-
tionnel persistera pendant que quelque chose de rationnel
subsistera, et voilà pourquoi les Manichéens n'avaient pas
tort quoi qu'on en ait dit, et voilà pourquoi le vaste et lumi-
neux Ormuzd n'absorbera jamais un dernier point noir :
l'âme même du ténébreux Ahrimane.
Le manifeste qu'il ne faut pas trop prendre à la lettre
comme on voit, n'est donc autre chose que la manifestation
passionnée du droit que Paris a de se gouverner par lui-
même et d'exister par lui-même. C'est une réponse enfié-
vrée à la loi municipale votée par l'Assemblée rurale
sur les injonctions de M. Thiers. M. Thiers ordonne que
les villes, les grandes villes surtout, et Paris tout particu-
lièrement soient régies par le Gouvernement central, qui
leur dépêchera des Préfets et Proconsuls. Eh bien! non!
Paris jouira d'une autonomie absolue. Et puisque M. Thiers
et ses circulaires propagent toujours le mot d'ordre que
Paris veut imposer ses caprices aux autres villes et à
la province, nous déclarons, nous, que Paris ne prétend
à aucune suprématie, et que toute localité pourra jouir
elle aussi de son autonomie absolue, pourvu que Paris soit
parfaitement indépendant et que des plébiscites ruraux ne
lui imposent plus des Bonaparte, des Bourbons, des Orléans
ou quelque auire personnalité désagréable.
Chose curieuse, et qui montre dans quel chaos d'idées
nous nous débattons, — que ce soit la fin ou que ce soit le
renouvellement d'un monde, c'est qu'en prenant juste le
contrepied de la loi Thiers, la Commune arbore soudain le
programme de ses ennemis mortels, les légitimistes, les
cléricaux et gros propriétaires, tous les barons de la finance
168 JOURNAL DE LA COMMUNE
et de l'industrie qui proclament aussi le dogme de la dé-
centralisation à outrance. Chacun d'eux est maître et sei-
gneur dans quelque Commune dont Tindépendance absolue
du pouvoir central serait la tyrannie absolue de quelque
usurier ou gentillàtre. C'est un fait malheureusement incon-
testable. Si chaque Commune française avait le droit de
diriger ses écoles à sa guise, il serait opéré une razzia d'ins-
titeurs laïques à remplacer par des ignorantins et ignoran-
tines. Si chaque Commune avait le droit de fixer elle-même
ses impôts, la majorité commencerait par retrancher les
subventions aux routes, à l'enseignement, à tout service
d'utilité publique — et la belle chose que cela serait si
chaque ville ou village de notre connaissance organisait
souverainement sa justice! — Ah braves gens de la Com-
mune quand on tient une bonne idée, il faudrait prendre
garde de ne pas l'exagérer jusqu'à l'absurde !
Le Manifeste dont la Commune a endossé la responsabi-
lité si maladroitement, n'est qu'une improvisation indivi-
duelle, l'expression peu réfléchie d'un groupe, une œuvre
d'honnête sectaire. C'est un Utopiste qui a parlé, ce n'est
pas un Gouvernement. Or ce que la France attend avec
impatience de toutes les Révolutions qui se succèdent, c'est
qu'il en apparaisse une enfin qui se montre capable d'être
un Gouvernement. La France ne lui demande pas d'être
infiniment meilleur, incomparablement plus intelligent que
les pouvoirs qui ont précédé : un peu plus de liberté, un
peu plus d'honnêteté et de la bonne administration; mais
de l'administration, impossible de s'en passer dans une
machine sociale aussi compliquée que la nôtre.
Je n'ai vu personne que le Manifeste ait enthousiasmé;
mais j'ai vu des gens découragés et quelques^-uns irrités.
Les journaux, qui naguère sommaient la Commune de
donner un programme quelconque, se font une joie de
le déchirer en lambeaux. Ce sont les mêmes qui, après
avoir impérieusement réclamé des réélections à la Com-
mune, ont défendu à leurs partisans d'y aller voter. Dans
l'affaire des réélections, la Commune a manqué de tact
et de jurisprudence; dans son programme qui ne peut pas
être un programme, notre Dictature montre qu'elle n'est
pas un Gouvernement.
Au lieu de ce factum verbeux, que la Commune n'a-
JOURNAL DE LA COMMUNE 169
t-elle pas dit quatre phrases en quatre lignes seulement :
Les monarchistes ont attaqué Paris parce qu'il est
républicain. Paris défendra jusqu'au bout la Révolution
démocratique et sociale, et il ajourne à la victoire que lui
facilitera l'appui fraternel de ses sœurs, les villes de pro-
vince, l'organisation de la République nouvelle !
Dimanche, 20 avril. ^
Décidément la non-réussite des élections du IG avril nous
est plus funeste que la perte d'un fort. C'est un échec
moral, un grave échec. Le Temps et autres journaux réac-
tionnaires étaient bien avisés : après avoir dit sur tous les
tons que la Commune n'était plus en nombre pour délibérer
valablement, ils ont donné à leurs amis le mot d'ordre de
ne point se présenter au scrutin, ils ont aujourd'hui facile
argument de présenter tous les abstentionnistes comme
étant de leurs partisans. Tout se paie, les fautes par des
revers, et les désastres moraux sont les avant-coureurs des
désastres matériels. La Commune se débat maintenant
dans l'illégalité. Elle eût pu faire une loi nouvelle, elle eût
pu, pour des circonstances exceptionnelles, innover ou faire
du provisoire — mais elle n'a pas su prévoir, et nous en
subissons les conséqViences douloureuses. Il y avait à pour-
voir à de nombreuses vacances. Ces vacances s'étaient
produites dans des arrondissements peu favorables à la
Commune. 11 eût été d'excellente politique, il eût été équi-
table de faire procéder par l'ensemble des vingt arrondisse-
ments à la nomination des vingt-six membres qui vontmodi-
fier si profondément la composition de la Commune. 11 eût
fallu l'aire de cette votation un événement, un jour de grande
solennité. Est-ce que notre sort à tous n'en dépend pas?
L'échec est là, mesurons-en la portée, débrouillons la
confusion qui en est la suite.
De 1 élection du 2(3 mars à celle du 16 avril, le nombre
des votants a décru de dix à quatre. C'est énorm.e.
Pour que l'élection soit valable, la loi exige que le hui-
tième au moins des électeurs inscrits sur les rôles donne au
candidat un vote favorable. Onze des réélus, moins de la
moitié, ont obtenu ce résultat. Les quinze autres auraient
dû passer par l'épreuve d'un nouveau scrutin.
170 JOURNAL DE LA COMMUNE
Tel n'a pas été Tavis de la Commune. Elle se fonde sur le
fait que deux à trois cent mille habitants, on ne sait pas au
juste, ont quitté Paris, qu'il y a un exode journalier de
bourgeois et jeunes gens qui fuient en province l'obligation
de défendre la ville et que toutes ces non-valeurs sont des
électeurs inscrits. Le huitième des électeurs inscrits, pro-
portion très équitable, cesse d'être raisonnable quand une
masse indéterminée d'électeurs inscrits a disparu. Il faut
donc considérer la loi comme nulle et non-avenue.
— Mais alors, a-t-on objecté à la Commune, on ne
pourra pas protester par l'abstention. (Du moins pourrait-
on prendre la peine d'aller mettre dans l'urne un bulletin
blanc) ce qui est bien le minimum des droits que vous
devez reconnaître à vos ennemis. En supposant que tous
vos ennemis s'abstiennent et que tout le monde soit de
vos ennemis, on peut par supposition arriver au résultat
absurde qu'il suffit à un seul candidat de se présenter et de
se donner à lui-même sa propre voix pour entrer.
Devant la force de l'objection, la commission qui a pré-
senté son rapport sur l'incident a fait adopter un biais à la
Commune. Pour être élu, le candidat doit avoir obtenu la
moitié au moins des suffrages exprimés, plus un.
C'est une solution comme une autre, mais la Commune a
eu le tort de l'appliquer immédiatement aux élections
dernières. De cette façon vingt élections ont été déclarées
suffisantes. Onze étaient légales, pour neuf d'ajoutées,
valait-il la peine de violer le principe de la non-rétroacti-
vité des lois ? Quelle force morale ces neuf individus
pourront-ils ajouter à la Commune ? On pourra toujours
leur dire : « Vous êtes nommés illégalement. Vous êtes
des intrus et des usurpateurs. Toute délibération à laquelle
vous prendrez part sera nulle et non avenue. Par le seul
fait de votre entrée, vous invaliderez les actes futurs de la
Commune. Vos onze compagnons, nommés en vertu du
même décret que vous, ne sont plus que vos compagnons
d'illégalité. Et les soixante ou les soixante et dix anciens
Membres qui ont rendu le décret ne sont plus que vos
complices et souteneurs. Par cet acte, la Commune se
suicide ».
Ainsi raisonnent les Versaillais avec une logique sévère.
Ils disent vrai, ils ne disent que trop vrai. Rogeard, Tin-
JOURNAL DE LA COMMUNE 17Î
flexible auteur des Pi-opos de Lahienus^ un des élus par
un nombre insuflisant de votants, n'a pas voulu accepter
sa validation extralégale.
« J'ai refusé, écrit-il à ses lecteurs, parce qu'une accep-
tation m'eût rendu bénéficiaire et par conséquent solidaire
d'une mesure que je condamne Mais, dira-t-on,le milieu
électoral était modifié par l'émigration et une modification
de la loi était devenue nécessaire. Sans doute, mais il
fallait la faire à temps, et non après coup. Nul n'est tenu
d'obéir à une loi qu'il ignore, et électeurs et candidats ont
ignoré votre loi puisqu'elle n'était point faite si bien-
que deux lois différentes ont régi nos opérations électorales,
commencées avec l'une, terminées avec l'autre. Dès
l'abord, les électeurs n'ont pas su ce qu'ils faisaient, et à
la fin, ils ont pu être étonnés de ce qu'ils avaient fait »
Ici se place la redoutable question de la dictature. Si la
dictature comme la force est neutre et devient bonne et légi-
time au service d'une cause juste, encore faut-il qu'elle
s'annonce, se déclare, s'affirme hautement, clairement,
intelligemment sans se confondre avec ce qui n'est pas elle,
sans se mêler à la légalité. Il ne faut pas qu'une mesure
soit moitié légale, moitié dictatoriale. Il faut qu'on sache si
on a affaire à une volonté ou à une loi. Les deux situations
sont peut-être acceptables à la raison, mais on aime à savoir
dans laquelle on se trouve.
Félix Pyat, la personnalité révolutionnaire la plus en vue-
parmi les nouveaux élus, a également refusé s^. validation-
et a fortement motivé sa non-acceptation.
« La majorité de la Commune s'est trompée. Les élus
n'ont pas le droit de remplacer les électeurs. Les manda-
taires n3 doivent pas se substituer au souverain. La Com-
mune ne peut créer aucun de ses mem.bres^ ni les faire, ni
les parfaire. Elle ne peut de son chef fournir l'appoint qui
manque pour leur nomination légale... »
Néanmoins Félix Pyat pousse dans son journal Le Ven-
geur un cri de regrets, car il se croit, malgré Blanqui, le
vrai père de la Commune de Paris :
« Déserter la Commune ! Abandonner mon enfant ! Par-
donnez-moi ce cri d'orgueil paternel. La (Commune, c'est
Lœuvrede ma vie. La Commune, les proscrits l'ont emportée
à Londres et rapportée à Paris. Je l'ai gardée vingt ans en»
172 JOURNAL DE LA COMMUNE
ex'û, je Fai nourrie, bercée durant les six mois de siège, au
péril de ma vie. au prix de ma liberté... «
Les victimes de la Commune sont courroucés de « ce
qu'ils appellent une désertion «. Il ne s'agit pas, disent-ils
de sauvegarder la légalité, mais de sauver la Commune.
« Aujourd'hui, il n^ a plus de légalité, nous sommes en ré-
volution », s'écrie V Affranchi^ journal de Paschal Grousset.
A la Commune même, un jobard du nom de J.-B. Clément
est allé jusqu'à demander l'arrestation de Pyat ; mais Pyat
se laissera fléchir.
Pyat rentrera sans doute, mais Rogeard ne rentrera pas,
ni Briss,qui proteste aussi. L'acte illégal qui soulève tant
de protestations contre la Commune ne lui vaudra que six
membres de plus. Menotti Garibaldi ne viendra pas siéger
et Cluseret a double nomination. En sus de Cluseret, les
deux seuls élus nouveaux de quelque marque sont Courbet
et Longuet. Pour avoir l'appui ofliciel de ces trois hommes,
valait-il la peine de se mettre dans son tort?
— Eh bien ! que fait la Commune des six derniers candi-
dats qui n'ont pas eu la moitié des votants plus un?
— Ils sont perdus et perdus définitivement, car il ne sera
pas procédé aux réélections, la Commune n'ose plus en
affronter de nouvelles. — Que de fautes dans cette seule
affaire, que d'imprévoyance et de maladresse, que d^ac-
crocs à la logique et aux droits des électeurs ! — Et, a|)rès
avoir subi cet échec sérieux, la Commune ajoute à tous ses
torts en se mettant de propos délibéré dans l'impossibilité
de les réparer.
Et, cependant, la Commune aurait eu grand besoin de se
fortifier par les élections nouvelles. La Commune siégeant
à l'Hôtel-de-Ville est manifestement au-dessous de sa tâche.
Elle manque de sujets, comme disait naguère le délégué
Arnold, et, comme on fait toujours en pareil cas, elle s'em-
barrasse d'une foule du sujets qui ne la regardent pas, la
critique ou la suspension des journaux par exemple. Les
<( sujets » sont généralement médiocres, donc ils réclament
l'omnipotence ; obligés d'improviser ce qu'ils ignorent, ils
prononcent dictatorialement sur des difficultés dont ils
n'avaient qu'à ne pas s'occuper. Ils se déjugent, font, défont
et refont. Les attributions de leurs commissions paraissent
trop flottantes, les mêmes personnages vont de l'une à
JOURNAL DE LA COMMUNE 173
l'autre. Et dans ce chaos d'affaires, on ne sait trop ce qui
doit être décidé par la Commune entière siégeant àl'Hôtel-
de- Ville, par la commission spéciale, par le délégué qui est
à sa tète. On ne voit pas la division du travail caractéristique
de Tordre. Le même membre de la Commune est censé
faire trente-six choses en trente-six endroits. Comment ces
pauvres gens peuvent-ils dormir? En dehors de leurs fonc-
tions à la (juerre, à la Justice, aux écoles, aux marchés, ils
sont encore administrateurs de l'arrondissement dans lequel
ils ont été nommés; les uns siègent dans leurs ministères,
les autres dans leurs mairies aux vingt coins de Paris ; et,
par conséquent, il est impossible d'instituer à THôtel-de-
ville une direction unique, sachant prendre une moyenne
judicieuse entre la douceur qui est absolument nécessaire
et l'audacieuse vigueur qui est. non moins indispensable.
Issus du hasard, ils n'ont pas su encore se fusionner en un
tout homogène, on n'ose pas même dire qu'ils aient réussi
à se constituer une majorité et une minorité; c'est un assem-
blage plus ou moins bizarre de fusionneurs, de communistes,
d'individualistes, d'athées, de matérialistes, de spiritua-
listes, de catholiques avec quelques jésuites parmi, d'ou-
vriers, de fractions rivales de l'Internationale, de million-
naires ou de pauvres diables. Nous avons tant et tant d'indi-
vidus faisant partie de la Commune. Nous n'avons pas une
Commune.
Ajoutez les rivalités individuelles, les inimitiés person-
nelles qui n'ont pas désarmé. Félix Pyat déteste \ermorel
et Delescluze et Vermorel et Delescluze ne s'aiment guère.
Mais Delescluze a le mérite de taire ses rancunes et ses
suspicions: les mesquines rivalités de l'amour-propre ne
sont point son fait, il grandit avec les événements.
On discutait hier, on avait donc proposé l'arrestation de
Pyat qui, après avoir conseillé dans la Commune la sup-
pression des journaux, donne sa démission et blâme la
mesure dans son Vengeur. On se récriait. Le citoyen Blan-
qui se récriait, demandant rigueur et sévérité, l'exécution
de la loi sur les réfractaires, l'institution d'un jury d'accu-
sation, la prompte démolition de la colonne Vendôme, etc.
— « Croyez-vous, s'écria Delescluze, que nous approu-
vions tout ce qui se fait ici. Eh bien! il y a des membres
qui sont restés et qui resteront jusqu'à la fin, malgré les
174 JOURNAL DE LA COMMUNE
insultes qu'on nous prodigue. Il y a une conspiration latente
•contre notre malheureuse commission, qui se fera peut-être
regretter parce que nous cherchons à allier la modération
avec l'énergie. Nous sommes pour les moyens révolution-
naires, mais nous voulons observer la forme, respecter la
loi et l'opinion.
...S'il y a quelques discordes, n'est-ce point pour des
querelles de galons?... Pourquoi ces tiraillements, ces
compétitions ? C'est l'élément militaire qui domine, et c'est
l'élément civil qui devrait dominer toujours.
Pour moi, je suis décidé à rester à mon poste, et si nous
ne voyons pas la victoire, nous ne serons pas les derniers à
nous faire tuer sur les remparts ou sur les marches de
l'Hôtel de Ville. »
Dimanche, 23 avril.
(( — Monsieur le Président du Gouvernement, etc. Les
services éminents du général Changarnier Font placé
depuis longtemps au-dessus de toute récompense. 11 me
paraît utile cependant de donner aujourd'hui pour l'exemple
à ce glorieux vétéran de notre armée un témoignage écla-
tant d'estime pour ses grands talents et ses hautes vertus
militaires. — Je vous prie en conséquence de décider que
M. le général Changarnier sera élevé à la dignité de Grand
Croix de la Légion d'Honneur. Agréez, etc. Le Ministre de
la Guerre, Leflô. Versailles, 20 avril.
— « Le chef du Pouvoir exécutif arrête : « Le Général de
division Changarnier est élevé à la dignité de Grand Croix
delà Légion d'Honneur. Signé : A. Thiers. »
— « A M. le jNIinistre de la Guerre : Mon cher et bon
Leflô, l'idée de me donner la Grand Croix de la Légion
d'Honneur n'est pas de vous. Mais je vous reconnais au
préambule courtois du décret qui me concerne. Veuillez
informer M. le Président du Conseil que je n'accepte pas la
Grand Croix de la Légion d'Honneur, Agréez, etc. Signé :
Changarnier. »
Et pas d'autre explication. Pourquoi cette raideur, ce
refus sec à cette politesse qu'on ne fait guère qu'aux souve-
rains, grands-ducs et maréchaux. Jamais commandeur de
la noble Légion n'avait eu encore de scrupule à être
nommé Grand Croix. Quel est donc le mystère ?
JOURNAL DE LA COMMUNE 175
Ta droite est mécontente de M. Tliiers. Elle lui reproche
d'avoir manqué son coup le 18 mars, de n'avoir pas encore
réduit Paris, d'avoir dans ses conseils MM. Picard, Favre
et Simon, coupables non pas d'avoir trahi la France par leur
lâcheté et leur incapacité, mais coupables d'avoir usurpé
le pouvoir sur les Bonaparte et de ne l'avoir pas restitué à
Henri V, soit directement, soit indirectement, par l'inter-
médiaire de quelque nouveau plébiscite. Les yeux jaloux de
la droite ont scruté tous les fonctionnaires dans tous les
coins et recoins de la République et prétendent avoir décou-
vert quelques républicains oubliés dans des cantons recu-
lés. M. le Duc d'Audiffred-Pasquier en prétend avoir
■découvert plusieurs cachés dans des bureaux de bienfai-
sance ; on affirme qu'il en existe encore parmi les employés
de préfecture, et même parmi les substituts et procureurs:
il est indiscutable que tous les maitres d'école et gardes
<?hampètres ne sont pas encore dans la main de leurs curés.
La droite s'irrite contre M. Thiers de ce qu'il n'ait encore
payé son denier de Saint-Pierre qu'en monnaie de singe,
avec force compliments et vagues protestations, mais non
point encore avec une bonne déclaration engageant la
France dans quelque sottise non pareille. La droite, nous
raconte Le Temps versaillais, « travaille à obtenir de M. le
chef du gouvernement une petite expédition de Rome diplo-
matique, à savoir la défense faite au Ministre de France de
suivre le gouvernement de Victor-Emmanuel lorsqu'il
quittera Florence. Une jolie vieille petite France bien
remise à neuf, tirée toute rajeunie de l'armoire aux
antiques, une France vouée au blanc... Voilà ce que la
droite a imaginé de mieux pour noLis aider à tenir notre
rang entre 1 Allemagne et l'Amérique, pour nous mettre
en état de jouer notre rôle dans la grande mêlée des
nations modernes ».
Surtout, la droite ne peut entendre sans une sourde
irritation M. Thiers affirmant de son air le plus candide
à une députation des pacificateurs qu'il ne complote nulle-
ment contre la République et que la République subsistera,
tant que lui, Thiers, sera Président de la République.
VEspérance du Peuple^ journal légitimiste de Nantes,
perd enfin toute patience :
— « Non, il faut le dire hautement : M. Thiers n'a pas été
176 JOURNAL DE LA COMMUNE
nommé dans vingt-quatre départements pour consolider la
République. Il a été nommé pour préparer la monarchie. »
La droite, décidée à congédier M. Thiers dès qu'elle le
pourra, entend lui laisser la conduite de la guerre, lui faire
tuer le plus grand nombre de républicains et révolution-
naires que faire se pourra, puis le mettre à la porte du
pouvoir, dès qu'il aura ouvert celle de Paris. Pour le punir
d'avoir dit : « la République subsistera tant que j'en serai
le Président », la droite compte le renverser même avant la
République sa protégée. C'est Changarnier qu'elle mettra
comme l^résident de TExécutif au lieu et place de
M. Thiers.
Et voilà l'explication de l'énigme. Thiers a voulu ama-
douer son rival, le désarmer, se l'attacher par un grand
ruban rouge Mais Changarnier n'accepte point l'état
d'infériorité que lui donnerait la reconnaissance. D'une
voix hargneuse et d'un geste brutal, il rejette le ruban au
nez de son adversaire : « Donné par toi, cet insigne de
l'honneur me déshonorerait. Garde-le. »
Mais que vous importent Géronte et le vieil Oronte
criaillant et se chamaillant en public ? Que nous valent
Bartholo et Pandolphe s'empoignant l'un Fautre par la
perruque et le toupet ? — Peu vraiment, pour ce qui
concerne leurs personnes, mais ces deux cassenoisettes
sont chefs de parti et leur ridicule esclandre est la révéla-
tion soudaine de complots souterrains, de machinations
nocturnes, d'innombrables perfidies qui se concertent dans
ces vieilles cervelles de l'Assemblée, pommes choppes.
poires et nèfles blettes.
Comme en 1848-51, il s'agit encore de se partager les
dépouilles de la République, dès qu'elle aura été assassinée.
En ce temps-là, Thiers était l'Ajax du parti libéral-orléa-
niste, et Changarnier, le Diomède de la coterie orléanisto-
léofitimiste cléricale, dite de la fusion. L'armée était alors
travaillée par un bonapartiste, la police était tenue par un
bonapartiste. Aujourd'hui, l'armée est encore commandée
par des bonapartistes, Vinoy, Galliffet et Mac-Mahon, la
police est toujours tenue par un bonapartiste, le colonel
Yalentin, cher à l'Impératrice. Thiers et Changarnier sont
toujours un Ajax et un Diomède, mais leurs épaules sont
chargées maintenant du poids de vingt-deux hivers dont
JOURNAL DE LA COMMUNE 177
ils n'avaient point à porter le fardeau alors qu'ils conspi-
raient ensemble, rue de Poitiers. Diomède-Changarnier
n'avait alors que soixante ans ; les intimes l'avaient sur-
nommé le général Bergamotte à cause de tous les parfums
dont il imprégnait sa précieuse personne. Sa chevelure,
déjà rare, sentait le jasmin, son impériale et sa moustache
la violette, sa tunique dorée et galonnée était parfumée de
lavande, il se mouchait dans du patchouli. L'Assemblée
d'alors n'était pas tout à fait rassurée, elle craignait que le
coup d'Etat qu'elle manigançait ne tournât pas à son avan-
tage. Alors Changarnier, qui était son grand homme de
guerre, dégaina son grand sabre luisant et brillant et d'une
voix solennelle, il exhala ces paroles dulcifiées par l'eau de
Botot et la pastille du sérail : « ^Mandataires de la Nation,
délibérez en paix! » Les mandataires de la Nation déli-
bérèrent donc aussi sottement qu'à l'ordinaire, confiants en
l'habileté deM.Thierset la vaillante épée du général, et, le
lendemain, ils se réveillèrenten prison. Bonaparte, Vinoy,
Valentin, Maupas et Morny avaient nuitamment emballé
pour Mazas et l'astucieux Thiers et le noble Bergamotte, le
bouillant Baze, le judicieux Leflô et tutti quanti, et même
la République et des républicains avec.
Pendant dix-neuf années, Bergamotte bouda l'Empire
qui l'avait si agréablement escamoté, lui et sa vaillante
épée. Mais quand il se vit à la tête de soixante et dix-neuf
années, quand il vit l'Empire se retremper dans le plébis-
cite, il se repentit d'avoir joué pendant si longtemps le
rôle de la dignité et de la loyauté dynastique — il vint ployer
les genoux dans un crachat de Napoléon 111 et dire, dix-neuf
^ns trop tard, ce que M. Arthur de la Guéronnière avait eu
l'esprit de dire dès le lendemain du Coup d'Etat : Je n'étais
qu'un sot, je ne suis qu'un pleutre. Dix-neuf ans trop tard,
et cependant six mois trop tôt ; car la palinodie de Chan-
garnier ne lui valut qu'une médiocre place à côté du Maré-
chal Bazaine et l'honneur d'avoir coopéré, soit comme
dupe soit comme fripon, à la trahison de Metz.
Aujourd'hui, Changarnier plus pommadé, plus graissé,
plus huilé, plus parfumé que jamais, embaume comme un
cadavre injecté de musc et de patchouli et devant lequel
on brûla du sucre et du vinaigre dans une pelle rougie.
Mais il n'aurait plus la force de dégainer la vaillante épée
12
178 JOURNAL DE LA COMMUNE
qu'il traîne péniblement derrière les cuisses. Cacochyme et
catarrheux, il s'est levé en une ou deux occasions solen-
nelles, ses jambes raidies Font porté tant bien que mal
jusqu'à la tribune. L'Assemblé a fait un vaste silence, il a
toussé — on eût entendu une mouche voler — derechef, il a
craché, il a mouché — chacun attendait les paroles du
vieillard se posant en arbitre de la France — entre quelques
quintes de toux, on voyait sa mâchoire tomber lourdement
et se relever péniblement: « Quoi ? qu'est-ce ? qu'a-t-il dit?
Quel parti que celui qui a pareil chef! Quels hommes
que ceux pour lesquels Bergamotte est un héros !
Je viens de visiter le collège des Jésuites, rue Lhomond.
C'était un établissement d'éducation célèbre. La congréga-
tion y élevait en même temps que ses meilleurs sujets les
fils de la riche bourgeoisie et de la vieille noblesse. On
payait cher, mais on en avait pour son argent. Le garçon
était largement et abondamment nourri, avec une moins
mesquine économie que chez Maman l'Université, cette
vieille hargneuse et radoteuse. On ne lésinait pas sur les
arts d'agrément ni sur les amusements. Le premier devoir
imposé aux professeurs était l'indulgence. Elle était
d'ailleurs rigoureusement surveillée, cette indulgence, et
les directeurs savaient le point précis jusqu'où elle devait
aller. Les élèves de choix étaient mis à part pour quelque
spécialité et recevaient de spécialistes des soins particu-
liers ; de cette façon, les Jésuites arrivaient à peupler de
leurs élèves les grandes écoles spéciales, la Polytechnique^
les Ponts et Chaussées, l'école marine de Brest ; par des
procédés de greffage et de marcotage, un jardinier fait
pousser des roses à cent feuilles sur un pied d'églantier, il
n'est pas plus difficile à un instituteur qui sait son métier,
de faire d'un garçon d'intelligence ordinaire un mathé
maticien ou un mécanicien très présentable. Grâce à leurs
vastes ramifications et à leurs puissantes influences, il
n'était pas difficile de colloquer leurs élèves médiocres dans
quelque confortable place d'administration. Quant aux plus
jobards, on avait toujours la ressource de leur faire épou-
ser quelque élève du Sacré Cœur, de Picpus, des Oiseaux,
ou tout au moins la grasse héritière de quelque épicier
retiré, marguillier en sa paroisse. C'était une faveur qu&
JOURNAL DE LA COMMU.XE 179
d'être admis aux Jésuites: on en sortait au moins riche
après y avoir reçu une éducation agréable; on en sortait
poli, façonné, distingué quelquefois, très instruit souvent,
et toujours riche et homme médiocre.
J'ai admiré le confort, l'ordre, la disposition pratique,
l'entente raisonnée des choses de la vie derrière ces murs,
à côté de ces magasins bien garnis, dans ces réfectoires,
ces jardins, ces promenades, ces chapelles, ces bibliothè-
ques. On pouvait certes passer Texistence la plus facile, la
plus aisée, la plus exempte de soucis que mortel puisse
imaginer. Pour un homme sceptique, égoïste et lâche, mais
intelligent, sociable et jouisseur, pas de meilleur lot que
d'être jésuite. Pourvu qu'on abdique une bonne foi pour
toutes sa volonté, sa dignité d'homme, son indépendance,
sa conscience et sa raison propre, le droit en un mot de
dire « je suis moi ». on peut regarder avec le mépris le
plus profond, avec le dédain le plus parfait tous les miséra-
bles humains qui travaillent et se fatiguent, qui luttent et
se font rouer de coups, qui espèrent et qui désespèrent.
Etre un Piévérend Père jésuite... mais, pour tous les
agréments de la vie, cela vaut bien mieux que d'avoir seule-
ment vingt mille livres de rente. Un seul inconvénient est
attaché à cette facile existence, c'est que le Révérend Père
ne peut quitter sa cellule (on appelle ainsi une chambre
large et aérée avec vue sur un charmant jardin — qu'en
plantant une petite cheville dans tel ou tel trou d'un tableau
indiquant tous les endroits de l'établissement dans lequel
il lui est licite d'aller.
Quelque chose qui décèle chez ces Jésuites une science
profonde de la vie est l'art avec lequel ils savent se faire
petits, modestes, insignifiants, médiocres. Ils possèdent ici
tout un quartier, et le passant s'aperçoit à peine que ces
bons religieux occupent deux ou trois maisons de pauvre
apparence. C'est un art qu'ils ont appris des Juifs, que
les Juifs avaient été obligés de pratiquer pendant tout le
Moyen- Age, et qu'ils avaient peut-être rapporté d'Orient.
Quelle différence avec nos hommes du monde, nobles et
bourgeois, commerçants et industriels, qui dépensent le plus
clair de leurs revenus en frais de présentation et qui se rui-
nent pour avoir l'air d'être riches! Eux font semblant d'être
pauvres, semblant d'être humbles, timide et peu nombreux.
180 JOURNAL DE LA COMMUNE
Ils se sont arrangés de manière à surveiller tous les
alentours, à pouvoir même fouiller avec leurs excellentes
longues vues les profondeurs de l'horizon, sans être distin-
gués de nulle part. Leur architecte a réussi à cacher une
tour, à la dissimuler, à lui donner Tair aveugle. Personne
ne la voit, personne ny fait attention, et cette tour voit
tout ! Ah ! chers co-républicains aux discours si bruyants
et sonores — et vous, braves communeux dont les canons
mal pointés font tant de bruit sans blesser personne, que
n'avez-vous pris quelques leçons de savoir-faire chez les
Révérends Pères jésuites !
De la tour je regarde le duel d'artillerie entre les batte-
ries versaillaises de Chàtillon, de Meudon, de Clamart et
les batteries des forts de Yanves, Issy, Montroage, c'est
ennuyeux à la longue quand on n'est pas bon juge des
coups et quand on n'y risque rien. Ce qui attire ma pensée,
c'est le drapeau rouge au sommet de la lanterne du Pan-
théon.
JePai vu aborer le 31 mars, peu de jours après l'avéne-
ment de la Commune. Le jour était pluvieux, des nuages
noirs s'agitaient sur un ciel gris. Par dessus l'énorme base
sa magnifique rotonde, par dessus la colonnade le vaste
dôme, au dessus de la coupole, au point profond du zénith,
on venait de hisser la bannière du Peuple ; à hauteur verti-
gineuse s'agitaient quelques myrmidons humains ; la croix
déracinée pendillait dans les airs au bout d'une corde.
Sur la place défilaient bataillons après bataillons, haies
de bayonnettes, broussailles mouvantes ; les drapeaux tri-
colores s'inclinaient l'un après l'autre devant la rouge ban-
nière qu'un simple populo agitait avec fierté. Les tambours
battaient aux champs et les colombes effrayées de tant de
bruit s'envolaient à tire d'ailes.
« On se tire ces coups de canon, pensais-je, on se mi-
traille sans trêve ni merci, sans qu'aucun indice montre la
possibilité dune transaction, parce que ce chiffon rouge,
symbole de la royauté du peuple, s'étale ici, au plus haut
point de Paris, sur la montagne de Sainte-Geneviève. C'est
notre Capitole. Les révolutions et les réactions qui se suc-
cèdent se disputent le Panthéon. Quand la Révolution
triomphe, le Panthéon est le Panthéon, le temple de la
vertu civique, quand la réaction a triomphé, le Panthéon
JOURNAL DE LA COMMUNE 181
n'est plus queTéglise Sainte- Geneviève, un endroit déplus
où Ton dit des messes.
Qui remportera cette fois-ci dans la grande bataille
entre la Croix et le drapeau rouge.
Mardi, 25 avril.
Nous jouissons depuis ce matin d'un nouveau Préfet de
Police, au moins en apparence, car tout porte à croire que
l'illustre Raoul Rigault,qui est maintenant avec son collègue
Ferré dans le comité de sûreté générale, continuera d'être le
réel chef de la police, à côté et sous le nom du citoyen
Cournet, un bon et jovial garçon du Réveil qui, poursuivi
plusieurs fois pour délit de presse, ne semblait pas devoir
être jamais appelé à la triste fonction de mettre lui-même
les gens en prison.
La séance, qui paraît avoir été orageuse, est extrêmement
intéressante ; elle se répète chaque fois que les libéraux
montent au Gouvernement. Elle se répétera chaque fois
que les révolutionnaires prendront le pouvoir à un moment
de trouble et de guerre civile. Dès qu'ils sont arrivés, les
nouveau-venus pensent : « 11 est plus commode de faire
comme les autres ! »
Le citoyen Rigault: Hier, en mon absence, vous avez
déclaré que tous les membres de la Commune auraient le
droit de visiter tous les détenus. D'accord en cela avec le
Comité de contrôle que vous m'avez adjoint, je demande
que vous reveniez sur le vote d'hier, au moins en ce qui
concerne les individus au secret. Si vous maintenez votre
vote, je serai donc forcé de donner ma démission et je ne
pense pas quun autre puisse, dans une pareille situation,
accepter une pareille responsabilité.
Le citoyen Arthur Arnould: Des paroles du citoyen Ri-
gauld, il ressort que le secret a été maintenu. Je proteste
énergiquement. Le secret est quelque chose d"immoral.
C'est la torture morale substituée à la torture physique.
Eh bien ! au nom de notre honneur, il faut décider immé-
diatement qu'en aucun cas le secret ne sera maintenu. Même
au point de vue de la sûreté, le secret est inutile. On trouve
toujours le moyen de communiquer. Nous avons tous été
mis au secret sous l'Empire, et pourtant nous sommes par-
18 2 JOURNAL DE LA COMMUNE
venus, non seulement à communiquer avec le dehors, mais
nous avons fait insérer des articles dans les journaux
même.
Il y a là une question de moralité, je le répète ; nous ne
pouvons ni ne devons maintenir le secret, mais l'instriiction
doit être publique. J'insiste à ce sujet, et j'en fais l'objet
d'une proposition formelle.
Je ne comprends pas des hommes qui ont passé toute leur
vie à combattre les errements du despotisme, je ne com-
prends, dis-je, ces mêmes hommes, quand, ils sont au pou-
voir, s'empressant de tomber dans les mêmes fautes : de
deux choses l'une ; ou le secret est une chose indispen-
sable et bonne, il ne fallait pas la combattre, et si elle est
odieuse et immorale, nous ne devons pas la maintenir.
Le citoyen Rigault : Je répondrai au citoyen Arnould que
la guerre aussi est immorale, et cependant nous nous bat-
tons.
Le citoyen A. Arnould: Ce n'est pas la même chose. Nous
la subissons.
Le citoyen Rigault déclare que si quelqu'un croit qu'une
instruction puisse se faire sans le secret, il est tout disposé
à lui céder la place, car, pour lui, il reconnaît l'impossibilité
de procéder pour l'instant autrement qu'on ne le fait.
Le citoyen Jourde: Nous sommes en état de guerre, il
nous faut user de procédés exceptionnels. Il ne faut pas
faire de la théorie platonique. Je voudrais toutes les liber-
tés ; liberté de la presse, liberté de réunion, liberté de
transaction, liberté d'être au gTand jour légitimiste, bona-
partiste même. Mais cependant les circonstances imposent
souvent des nécessités, et nous devons y obéir. Je demande
donc que le secret continue d'être maintenu.
Le citoyen Delescluze : Il me semble que, dans cette
affaire, le secret n'est pas en question.
Il s'agit de savoir si, partant du décret d'hier, les membres
de la Commune ont le droit d'entrer dans les cellules où les
prisonniers sont au secret.
Je ne crois pas que le citoyen Rigault pense que les
membres de la Commune, en visitant les prisonniers, vien-
nent là pour leur servir de truchements, et au besoin de
commissionnaires.
Je ne trouverais pas mauvais qu'un membre de la Com-
JOURNAL DE LA COMMUNE 183
mune pût pénétrer dans la cellule d'un prisonnier au secret,
et lui demander depuis combien de temps il est arrêté, et
s'il a été interrogé dans le délai légal.
Je ne comprends pas comment l'intervention d'un membre
de la Commune, qui remplit les fonctions de magistrat
municipal, même sous l'Empire, qui aurait appris cette
détention, eût osé la maintenir? Non! Eh bien! que de
lenteurs évitées ! Prenons toutes les précautions pour notre
sécurité, mais tant qu'un individu n'est pas condamné, il
est supposé innocent. Evitons surtout les défiances dans le
sein de la Commune.
Je déclare ne pas voir dans la mesure résolue hier les
inconvénients que signale le citoyen R. Rigauit.
Le citoyen Amouroux : Nous sommes en révolution, nous
devons agir révolutionnairement et prendre nos précautions.
Le citoyen Theisz : Depuis bien des années on nous répète
ces paroles : Plus tard !
Quand les événements seront accomplis, alors vous aurez
la liberté, Tégalité, etc.. Nous protestons contre de pareils
mots. Ce sont toujours les mêmes moyens. Nous, nous avons
protesté contre le secret, et nous devons l'abolir. Nous qui
avons la responsabilité, nous devons surveiller les actes de
la police, c'est un droit pour nous, un devoir. Je ne veux
pas qu'on admette qu'un membre de l'Assemblée puisse
servir jamais de poste-lettres à un prisonnier.
Eh ! croyez-vous que celui que vous aurez mis au secret,
quand il le voudra, ne pourra pas communiquer au dehors?
Croyez-vous que c ux qui lui apporteront des fruits, qui lui
apporteront du pain ne pourront pas lui faire passer les
papiers qu'ils voudront ? En maintenant le secret, nous
aurions tout l'odieux de la mesure sans en avoir le profit.
Le citoyen Billioray : Je suis en principe pour la suppres-
sion, non seulement du secret, mais de toute prison préven-
tive. Nous n'avons donc pas à faire ici profession de libéra-
lisme ; mais il serait étrange que nous n'ayons rien de plus
pressé que de briser les armes que nous avons. Nous som-
mes à un poste de combat. Eh bien ! de deux choses l'une :
ou vous serez vainqueurs, et vous pourrez alors abolir le
secret et toutes les mesures arbitraires, ou vous serez vain-
cus par manque de précautions et on se servira contre vous
• de ce secret que vous aurez aboli.
1«4 JOURNAL DE LA COMMUNE
Le citoyen Raoul Rigault: Quand on n'a pas vu le dossier
d'un homme emprisonné, on peut se laisser attendrir par
ses paroles, par des questions de famille^ d'humanité et
l'aider à communiquer au dehors.
Le citoyen Vermorel : Citoyens, je crois qu'au point de
vue de la question de principe, le secret ne peut être main-
tenu ; mais d'un autre côté, si vous arrêtez quelqu'un au
point de vue politique, il est évident que c'est un ennemi
que vous arrêtez ; or, si vous supprimez le secret, comment
voulez-vous retrouver ses complices?
Quand j'ai protesté contre le secret, sous l'Empire, c'est
que j'étais détenu arbitrairement; mais je ne crois pas que
quelqu'un ait jamais demandé la suppression absolue du
secret; car, alors, l'instruction devient impossible. D'un
autre côté, je crois que vous devez à l'accusé mis au secret
une instruction immédiate, un contrôle. On ne doit pas
laisser cette mesure à la discrétion arbitraire des délégués
à la Sûreté générale. Je soutiens donc, le secret étant main-
tenu, que les membres de la Commune doivent aller visiter
les prisons ; ce sera un moyen de contrôle.
Le citoyen Arthur Arnould : Je voudrais répondre au
citoyen Vermorel. Je dirai que ses arguments sont absolu-
ment les mêmes que ceux qu'on présentait en faveur de la
torture. Mais, sans la torture, nous ne pouvons, disaient les
juges, jamais obtenir les aveux du coupable ! On a aboli la
torture et on a obtenu l'aveu des accusés. Le citoyen Vermorel
vous dit qu'il faut des garanties : mais vous serez obligés
de vous en rapporter au juge qui sera chargé de l'instruc-
tion, c'est toujours l'arbitraire. 11 n'y a qu'une façon juste
de résoudre les questions : c'est d'en revenir aux principes.
Il y a quelque chose de bien fâcheux, c'est quand on a
tenu un drapeau toute sa vie, de changer la couleur de ce
drapeau en arrivant au pouvoir. 11 en est toujours de même,
dit-on dans le public. Eh bien ! nous, républicains démo-
crates socialistes, nous ne devons pas nous servir des
moyens dont se servaient les despotes.
L'ordre du jour est mis aux voix et adopté par 24 voix
contre 17.
Les citoyens Raoul Rigault et Ferré donnent leur dé-
mission.
JOURNAL DE LA COiMMUNE 185
15 avril.
Sur cette douloureuse et difficile question des repré-
sailles, le poète veut être entendu. Nous faisons silence et
l'écoutons :
PAS DE REPRÉSAILLES
Je ne fais point lléchir les mots auxquels je crois :
Raison, progrès, honneur, loyauté, devoirs, droits.
On ne va point au vrai par une route oblique.
Sois juste ; c'est ainsi qu'on sert la République ;
Le devoir envers elle est l'équité pour tous ;
Pas de colère ; et nul n'est juste s'il n'est doux.
La Révolution est une souveraine.
Le Peuple est un lutteur prodigieux qui traîne
Le Passé vers le g-ouffre et l'y pousse du pied ;
Soit. Mais je ne connais, dans l'ombre qui me sied-
Pas d'autre majesté que toi, ma conscience.
J'ai la foi. Ma candeur sort de l'expérience.
Ceux que j'ai terrassés, je ne les brise pas.
Mon cercle, c'est mon droit, leur droit est mon compas
Qu'entre mes ennemis et n>ûi tout s'équilibre ;
Si je les vois liés, je ne me sens pas libre;
A demander pardon, j'userais mes genoux
Si je versais sur eux ce qu'ils jetaient sur nous.
Jamais je ne dirai : — Citoyens, le principe
Qui se dresse pour nous, contre nous se dissipe;
Honorons la droiture en la congédiant ;
La probité s'accouple avec l'expédient. —
Je n'irai point cueillir, tant je craindrais les suites,
Ma logique à la lèvre impure des jésuites ;
Jamais je ne dirai : « Voilons la vérité! »
Jamais je ne dirai : « Ce traître a mérité.
Parce qu'il fut pervers, que moi, je sois inique ;
Je succède à sa lèpre ; il me la communique ;
Et je fais, devenant le même homme que lui,
De son forfait d'hier, ma vertu d'aujourd'hui.
Il était mon tyran, il sera ma victime. »
Le talion n'est pas un reflux légitime.
Ce que j'étais hier, je veux l'être demain.
Je ne pourrais pas prendre un crime dans ma main
186 JOURNAL DE LA COMMUNE
En me disant : — Ce crime était leur projectile.
Je le trouvais infâme et je le trouve utile ;
Je m'en sers, et je frappe, ayant été frappé. —
Non, l'espoir de me voir petit sera trompe.
Quoi ! je serais sophiste, ayant été prophète !
Mon triomphe ne peut renier ma défaite ;
J'entends rester le même, ayant beaucoup vécu,
Et qu'en moi le vainqueur soit fidèle au vaincu.
Non, je n'ai pas besoin, Dieu, que tu m'avertisses :
Pas plus que deux soleils, je ne vois deux justices ;
Nos ennemis tombés sont là ; leur liberté
Et la nôtre, ô vainqueurs, c'est la même clarté.
En éloignant leurs droits, nous éteignons nos astres.
Je veux, si je ne puis, après tant de désastres,
Faire du bien, du moins ne pas faire de mal.
La chimère est aux rois, le peuple a l'idéal.
Q(joi ! bannir celui-ci, jeter l'autre aux bastilles !
Jamais 1 Quoi ! déclarer que les prisons, les grilles,
Les barreaux, les verroux, et l'exil ténébreux
Ayant été mauvais pour nous, sont bons pour eux !
Non, je n'ôterai, moi, la patrie à personne.
Un reste d'ouragan dans mes cheveux frissonne ;
On comprendra qu'ancien banni, je ne veux pas
Faire en dehors du juste et de l'honnête un pas ;
J'ai payé de vingt ans d'exil ce droit austère
D'opposer aux fureurs un refus solitaire
Et de fermer mon àme aux aveugles courroux ;
Si je vois les cachots sinistres, les verrous,
Les chaînes menacer mon ennemi, je l'aime,
Et je donne un asile à mon précepteur même :
■Ce qui fait qu'il est bon d'avoir été proscrit.
Je sauverais Judas, si j'étais Jésus-Christ.
Je ne prendrai jamais ma part d'une vengeance.
Trop de punition pousse à trop dind'ilgence,
Ef je m'attendrirais sur Gain torturé.
Non, je n'opprime pas ! jamais je ne tuerai !
Jamais, ô liberté, devant ce que je brise.
On ne te verra faire un signe de surprise.
Peuple, pour te servir, en ce siècle fatal,
Je veux bien renoncer à tout, au sol natal,
A ma maison d'enfance, à mon niri, à mes lombes.
Au bleu ciel de France où volent les colombes.
JOURNAL DE LA. COMMUNE 187
A Paris, champ sublime où j'étais moissonneur,
A la patrie, au toit paternel, au bonheur.
Mais j'entends rester pur, sans tache et sans puissance.
Je n'abdiquerai pas mon droite l'innocence.
Victor IIuGo.
Mercredi 25 avril.
Entretemps, on parle toujours de ce pauvre archevêque
de Paris, détenu comme otage par la Commune, et respon-
'Sable sur sa tète de lliumanité de personnages tels que les
généraux Y inoy et Valentin, Donay et de Galliffet , soit que la
menace de la Commune ait produit son effet, soit que Ver-
sailles soit revenu de lui-même à de meilleurs sentiments;
•c'est de loin seulement qu'on entend parler de fédérés pri-
sonniers fusillés par les lignards — et devant la difficulté
d'aller aux preuves, la Commune a jusqu'ici reculé devant
la mise en œuvre de ses décrets du 5 et du 7 avril ordon-
nant de sanglantes représailles. 11 est malheureusement
trop vrai que les Versaillais nous fusillent tous les jours
d'anciens soldats et marins pris dans les avancées: la Com-
mune n'a pas l'air de s'en apercevoir, aussi les soldats et
marins enrôlés dans ses rangs murmurent, et ceux qui
pourraient s'enrôler montrent généralement peu de zèle à
le l'aire. Ils reprochent à la Commune de les laisser assas-
siner. A tort ou à raison, la Commune n'a pas osé les venger
en assassinant à son tour.
On s'occupe donc du cas de Monseigneur Darboy, qui,
sans être le Primat des Gaules comme on le dit, marche en
France à la tête des Princes de l'Eglise. 11 n'est point car-
dinal vu que Pio nono le déteste et redoute en sa personne
le chef possible d'une Eglise Gallicane et déteste en lui un
Anti-pape ou tout simplement un successeur. Ce n'est pas
un mince otage dont la Commune s'est saisi. — Selon son
propre témoignage, lui et sa sœur ont été traités avec
égard et prévenances ; on apporte à sa grandeur sa nour-
riture d'un restaurant de la ville, racontent les journalistes
anglais qui ont été le visiter à Mazas; il reçoit tous les
journaux, les dévotes ne se font pas faute de lui envoyer
des délicatesses et d'aimables messages. Comme leur sort
diffère de celui de nos pauvres prisonniers à Versailles,
188
JOURNAL DE LA COMMUNE
jetés à coup de crosse dans des caves et suffoquant dans
d'immondes lieux d'aisance. Le Freenians' Journal de
Dublin racontait naguère pour Fédification djes malheureux
Irlandais qu'en parodie de la passion de notre Seigneur,
Finfortuné Monseigneur, sitôt après son arrivée à la Concier-
gerie, fut entouré par une bande de ruffians qui, après
l'avoir déshabillé et déchaussé, l'attachèrent à un pilier,
lui mirent un long roseau à la main et le fouettèrent jusqu'au
sang. Le digne prélat endura le supplice avec calme et
résignation. C'est pour faire suite au racontar du Journal
jésuite de Charleroy affirmant que le vendredi saint les
gardes nationaux ont fusillé huit prêtres de Paris, les ont
fait cuire au court-bouillon et payaient trois francs par
tète aux convives de ce banquet de cannibales.
Pour n'être ni fouetté ni rôti ni mangé, l'archevêque de
Paris n'en est pas moins dans une position excessivement
désagréable: la perspective d'être responsable des faits et
gestes d'un de ces défenseurs de l'ordre, de la Famille et
de la Religion, tels que M. de Gallifîet pourrait, et à juste
titre, le mettre dans les transes.
Il s'est donc accroché à l'idée suggérée par M. Flotte,
un ami de Blanqui, que, puisque la Commune avait répondu
à l'emprisonnement de Blanqui par l'emprisonnement de
monseigneur Darboy, il suffirait que Versailles délivrât
Blanqui pour que la Commune libérât Monseigneur. L'idée
était bien simple en effet, et tout homme à la place des
deux prisonniers l'eût acceptée avec un transport de joie.
Du côté de la Commune, la négociation n'offrit pas la
moindre difficulté. Pour Blanqui tout seul, la Commune
offrait de rendre l'Archevêque et Mademoiselle Darboy.
Craignant toutefois des mauvais vouloirs du côté de Ver-
sailles, l'archevêque demanda que l'un de ses co-détenus,
iNL Lagarde, son premier vicaire général, homme discret,
insinuant et éloquent par dessus le marché, serait envoyé
auprès de M. Thiers, porteur de lettres de M^I. Darboy et
Deguerry, porteur en outre de leurs confidences et pres-
santes sollicitations. La Commune s'y prêta sans difficulté ;
elle n'y mit d'autre condition que celle-ci : « Si M. Lagarde
n'obtient pas de M. Thiers l'échange de Blanqui, M. La-
garde affirme sur sa parole d'honneur qu'il réintégrera sa
cellule de Mazas. »
JOURNAL DE LA COiMMUNE 189
M. Lagarde partit pour Versailles d'un pas léger. Avant
qu'il ne prît place dans le train, l'ami de Blanqui lui fit
renouveler la parole donnée : « Ne parlez pas si vous
n'avez Tintention de revenir. » Lagarde jura de nouveau et
arriva sain et sauf auprès de M. Thiers auquel il remit la
lettre de Darboy datée du 12 avril dont voici un extrait :
« Monsieur le Président... Un homme influent à Paris,
ami de M. Blanqui, a proposé de lui-même aux commis-
saires que cela concerne cet arrangement : — si M. Blanqui
est mis en liberté, Tarchevêque de Paris sera rendu à la
liberté avec sa sœur, M. le président Bonjean, M. Deguerry,
curé de la Madeleine et M. Lagarde, vicaire général de
Paris, celui-là même qui vous remettra la présente lettre.
La proposition a été agréée par la Commune, et c'est en cet
état qu'on me demande de Pappuyer près de vous. Quoique
je sois en jeu dans cette affaire, j'ose la recommander à
votre haute bienveillance, mes motifs vous paraîtront
plausibles, je l'espère.
11 n'y a déjà que trop de causes de dissentiment et d'ai-
greur parmi nous. Puisqu'une occasion se présente de faire
une transaction qui ne regarde que les personnes, non les
principes, ne serait-il pas sage d'y donner les mains et de
contribuer à l'apaisement des esprits ? Dans les crises
aiguës comme celle que nous traversons, des exécutions
par l'émeute, quand elles ne toucheraient que deux ou trois
personnes, ajoutent à la terreur des uns, à la colère des
autres et aggravent la situation. Permettez-moi de vous
dire que cette question d'humanité mérite de fixer votre
attention ».
Pour un prêtre, pour un fin connaisseur des personnages
et des situations politiques comme devait l'être un arche-
vêque de Paris, monseigneur Darboy s'est blousé. Au petit
Thiers, le grand général en chef de la grande armée de
l'Ordre contre la horde des pillards, des bandits et des
assassins, parler d'humanité, de conciliation et de transac-
tion ! Mais un franc maçon, mais un délégué de la Ligue
Républicaine n'en eût pas autrement parlé... Si M. Lagarde
n'a pas été chargé de messages confidentiels d'une autre
teneur, l'archevêque sera bel et bien taxé de naïveté.
M. Thiers avait déjà sur le cœur une autre lettre du
candide archevêque, datée de la prison de Mazas. M. Darboy
190 JOURNAL DE LA COMMUNE
n'avait-il pas osé demander s'il était vrai que les Versaillais
fusillaient des prisonniers, et n'avait-il pas osé encore —
lui, l'otage saisi pour être fusillé en représailles, n avait-il
pas adjuré M Thiers d'y mettre de la modération?
« jNI. le Président, hier, après un interrogatoire que j'ai
subi à Mazas, les personnes qui m'interrogeaient m'ont
assuré que des actes barbares avaient été commis contre
des gardes nationaux : on aurait fusillé les prisonniers et
achevé les blessés sur le champ de bataille... (1) J'appelle
votre attention sur un fait aussi grave, qui peut-être ne
vous est i^as connu, et je vous prie instamment de voir ce
qu'il y aurait à faire dans des conjonctures si doulou-
reuses... Si une enquête forçait à dire qu'en effet d'atroces
excès ont ajouté à l'horreur de nos discordes fratricides, ils
ne seraient certainement que le résultat d'emportements
particuliers et individuels. Néanmoins il est possible peut-
être d'en prévenir le retour. J'ai pensé que vous pouvez
peut être plus que personne prendre à ce sujet des mesures
efficaces... Je vous en conjure donc, M. le Président, usez à
ce sujet de votre ascendant pour amener promptement la
fin de notre guerre civile, et, en tout cas, pour en adoucir le
caractèi^e, autant que cela peut dépendre de vous ».
Croirait-on qu'une lettre aussi raisonnable a mis en rage
le dévot Univers qui a prétendu qu'une lettre a^ussi lâche,
aussi mensongère n'avait pu être écrite par un prêtre
catholique, qu'elle éfcait apocryphe ou signée sous l'inlluenee
d'un narcotique.
M. Tliiers prit sa belle plume et répondit le 14 avril a>ux
deux lettres :
« Monseigneur,
J'ai reçu la lettre que M. le curé de Montmartre m'a
remise de votre part, et je me hâte de vous répondre avec
la sincérité de laquelle je ne m'écarterai jamais.
Les faits sur lesquels vous appelez mon attention sont
absolument faux^ et je suis véritablement surpris qu'un
prélat aussi éclairé que vous, monseigneur, ait admis un
(l) Les soldats de Viaoy et de Galhffet ont agi comme il leur a plu.
Quant au D^ Ricord, il recommandait aux chirurgiens versaillais de
ne pas s'encombrer de blessés.
JOURNAL DE LA COMMUNE 191
instant qu'ils puissent avoir quelque degré de vérité. Jamais
l'armée n'a commis ni ne commettra les crimes odieux que
lui imputent des hommes, ou volontairement calomniateurs,
on égarés par le mensonge au sein duquel on les fait vivre.
Jamais nos soldats n'ont fusillé nos prisonniers ni cherché
à achever les blessés. Que dans la chaleur du combat ils
aient usé de leurs armes contre des hommes qui assassi-
nent leurs généraux, et ne craignent pas de faire succéder
les horreurs de la guerre civile aux horreurs de là guerre
étrangère, c'est possible, mais le combat terminé, ils ren-
trent dans la générosité du caractère national, et nous en
avons ici la preuve matérielle exposée à tous les regards.
Les hôpitaux de Versailles contiennent quantité de
blessés appartenant à linsurrectiun, et qui sont soignés
comme les défenseurs de l'Ordre eux-mêmes. Ce n est pas
tout; nous avons eu dans nos mains 1.600 prisonniers, qui
ont été transportés à Belle-Isle et dans quelques postes
maritimes, oîi ils sont traités comme des prisonniers ordi-
naires, et même beaucoup mieux que ne le seraient les
nôtres, si nous avions eu le malheur d'en laisser dans les
mains de l'insurrection.
Je repousse donc, monseigneur, les calomnies qu'on vous
a fait entendre ; j'affirme que jamais nos soldats n'ont
fusillé les prisonniers, que toutes les victimes de cette
affreuse guerre civile ont succombé dans la chaleur du
combat, que nos soldats n'ont pas cessé de s'inspirer de
principes d'humanité qui nous animent tous, et qui seuls
conviennent aux sentiments et aux convictions du gouver-
nement librement élu que j'ai l'honneur de représenter.
J'ai déclaré, et je déclare encore que tous les hommes
égarés qui, revenus de leurs erreurs, déposeraient les
armes, auraient la vie sauve, à moins qu'ils ne hissent Judî-
ciairement convaincus de participation aux abominables
assassinats que tous les honnêtes gens déplorent; que les
ouvriers nécessiteux recevraient pour quelque temps encore
le subside qui les a fait vivre pendant le siège, et que tout
serait oublié une fois l'ordre rétabli.
Voilà les déclarations que j'ai faites, que je renouvelle et
auxquelles je resterai fidèle, quoi qu'il arrive, et je nie abso-
lument les faits qui seraient contraires à ces déclarations.
Recevez, monseigneur, l'expression de mon respect et de
192 JOURNAL DE LA COMMUNE
la douleur que j'éprouve en vous voyant victime de cet
affreux système des otages, emprunté au régime de la ter-
reur, et qui semblait ne devoir jamais reparaître chez nous.
Versailles, le 4 avril 1871.
Le Président du Conseil,
Thiers.
Avec la sincérité de laquelle M. Thiers ne s'est jamais
départi, nous devons croire que Flourens et Duval n'ont
pas été fusillés par le général Yinoy. Il est absolument faux
que trois gardes nationaux ont été fusillés publiquement à
Chatou par ordre du général de Galliffet qui s'en est vanté
hautement. Toutefois, nous prenons acte du démenti de
M. Thiers pour ce qu'il vaut, et nous enregistrons sa décla-
ration itérative à laquelle il restera fidèle « quoi qu'il
arrive » que tous les hommes égarés qui, revenus de leurs
erreurs déposeraient les armes, auront la vie sauve, à
moins qu'ils ne soient judiciairement convaincus de partici-
pation à l'abominable assassinat des généraux Lecomte et
Clément Thomas.
Mais, en dehors de la dénégation absolue que les géné-
raux Duval et Flourens aient été fusillés le moins du
monde, que répond M. Thiers à la modeste supplique de
l'archevêque de Paris pour être échangé contre Blanqui ?
C'est le point vital, mais M. Thiers n'y a pas même fait
allusion dans sa lettre tirée à quelques cent mille exem-
plaires.
M. Lagarde se permet timidement de rappeler cet oubli
à M. le Président du Conseil.
M. le Président du Conseil fait pressentir à Monsieur le
Premier Vicaire Général que M. Lagarde commence à de-
venir importun.
— Le Vicaire fait un dernier effort en faveur de son
patron. « Cependant, veuillez prendre en considération,
M. le Président, la situation particulière de sa grandeur,
détenue comme otage par les abominables insurgés qui
pourraient vouloir se venger sur Monseigneur des san-
glants échecs que ne manquera pas de leur infliger l'armée
de l'ordre... »
— « Bah ! c'est là un crime que la Commune n'osera
(
JOURNAL DE LA COMMUNE 193
jamais comm'ettre, Monsieur le Grand Vicaire. Au plaisir
de vous revoir. »
Ce que fait le Grand Vicaire ? — Sans doute, nouveau
Régulus, il se remet en route et retourne à Mazas partager
le cachot et les dangers de son archevêque? — Oh que
nenni ! L'Eglise catholique n'a que faire des antiques
Tertuspayennes. Nous avons dupé la Commune? Nous avons
trompé l'ami de Blanqui? Tant mieux ! Hœreticis non ser-
çanda fides, traduction : mentons effrontément aux impies.
Donc, au risque de compromettre davantage son archevêque,
déjà si fort compromis, sa Révérence l'abbé Lagarde n'a
pas soufflé mot et s'est retirée dans quelque tranquille ora-
toire, sous les frais ombrages d'Epernon ou de Rambouillet.
Si Monsieur l'abbé Lagarde était un homme du monde,
nous nous permettrions peut-être de le qualifier de pleutre,
mais monsieur l'abbé Lagarde étant un homme de Dieu,
nous nous taisons. Nous supposons que le véridique Daily
Telegraph éyailnerdiit aujourd'hui la tête de M. Lagarde un
peu moins haut qu'il ne le faisait dans son numéro du 18
courant :
« On a offert leur immédiate liberté aux prêtres qui ont
été arrêtés s'ils consentaient à la payer. Car les communeux
ont plus d'amour pour l'argent que de haine contre la reli-
gion. Suit le tarif. Sont évalués
L'archevêque de Paris. £ 20.000
L'archevêque de Sura. . » 8.000
M. Lagarde, vicaire général du diocèse. £ 8.000
M. Petit, second vicaire » 4.000
M. Deguerry, curé de la Madeleine. . . » 4.000
Cinq curés d'autres paroisses à £ 1.000 chacun, soit en
tout £ 5.000
Plus un bloc de divers ecclésiastiques £ 20.000
— Puisque le Daily Telegraph nous entraîne dans cet
ordre d'idées, nous constatons que M. Thiers doit tenir
Blanqui, tout malade et moribond qu'il est, en bien haute
estime, puisqu'en échange d'un Blanqui vieux et cassé, d'un
Blanqui détérioré, il refuse son lot de Sénateurs, Princes et
Seigneurs de l'Eglise en bon état : Bonjean, Président de la
cour de cassation, Darboy et sa sœur, le premier Vicaire
-général et le confesseur de l'Impératrice !
13
194 JOURNAL DE LA COMMUNE
Mercredi, 26 avril.
Foule devant le théâtre du Châtelet. Ce sont les francs-
maçons de Paris qui se réunissent en grande Assemblée
pour délibérer sur îa conduite que doit tenir leur vaste
Association dans cette crise suprême. A mon grand regret,
je me vois refuser l'entrée, je n'ai jamais été qu'un piètre
apprenti ; depuis plusieurs années, je n'ai jamais remis les
pieds dans une loge, il me serait impossible de reproduire
exactement les signes d'usage. On dit qu'on va prendre
dans cette séance des résolutions importantes, que des
Frères enthousiastes me disent même devoir être déci-
sives.
La franc-maçonnerie est nécessairement conciliatrice. Elle
a des adeptes dans les deux camps. Aussi tous leshommes
de paix ont immédiatement réclamé son intervention phi-
lanthropique et désintéressée. Mais la [)hilanthropie est
chose bien vague. Mac Mahon et M. de GallifTet riraient
aux éclats si on les priait, au nom de la philanthropie, de
ne plus ordonner de charges et de se tenir strictement sur
la défensive. Quand on se bat, on se bat pour se battre, et
sérieusement. Les combattants n'aiment point qu'on leur
propose trêve ou armistice. Il ne s'agit pas seulement de
prêcher la paix et la concorde, il faut encore formuler les
articles du traité de paix, il faut un programme de concilia-
tion.
De même que tous les conciliateurs qui sont survenus^
Ligues, Unions, Syndicats, la Franc-Maçonnerie propose
des réélections sur toute la ligne, précédées de la recon-
naissance des franchises municipales.
Rien de plus juste et de plus raisonnable que ces propo-
sitions. Si l'Assemblée de Versailles n était furieuse et
insensée, elle les eût admises immédiatement. Mais tous
les jours on les lui présente à nouveau et elle les refuse à
nouveau. En intervenant, la Franc-Maçonnerie n'accomplit
que son devoir d'humanité; mais en intervenant dans un
débat politique, elle discute nécessairement la politique et
doit aboutir fatalement à. prendre parti : de sorte qu'en
accomplissant son devoir, elle ne pourra échapper au
reproche d'être sortie des bornes de son devoir.
Déjà, dans les premiers jours du mois, les loges de Paris
JOLlî.NAL DU LA CO.MMLMî 105
et de Bordeaux avaient l'ait entendre leurs remontrances.
Celles de Toulouse délibéraient le 21 avril :
« En présence de la lutte fraticide depuis trop longtemps
engagée entre les troupes de Versailles et les gardes natio-
naux de Paris, la franc-maçonnerie manquerait au plus
sacré de ses devoirs si elle restait impassible et muette.
« Au nom de la Fraternité, au nom de la Liberté, au nom
de la République, elle conjure les combattants de désigner
immédiatement des délégués chargés de mettre fin à une
guerre qui déshonore la patrie et met le comble à ses dou-
leurs.
« 11 est un terrain de conciliation sur lequel tous les
citoyens honnêtes peuvent et doivent s'entendre. L'Assem-
blée nationale ne pourrait-elle pas déclarer franchement (?)
qu'elle est déterminée à maintenir la République ? ISe
devrait-elle pas revenir sur la loi Municipale votée le 14 avril
courant, et donner à toutes les communes de France une
garantie de leur autonomie en confiant l'élection des maires
et adjoints aux conseils municipaux? Elle leur donnerait
ainsi la certitude qu'en ce qui concerne leur budget parti-
culier et leur administration intérieure, elles seront com-
plètement indépendantes du pouvoir central.
« De son côté, la Commune de Paris ne devrait-elle pas
répudier énergiquement toute usurpation sur le gouverne-
ment de la France ?
L'amnistie la plus large interviendrait pour effacer autant
que possible la trace de nos malheureuses discordes... »
Le Réçeil du Peuple raconte dans un vibrant article la
réunion du Châtelet :
(( La Franc-Maçonnerie se réveille et secoue le lourd
sommeil dans lequel elle était plongée. Fidèle à son dra-
peau, elle a tenté la conciliation. Ses délégués ont vu
anéantir sans discussion leurs projets fraternels. Ils sont
revenus navrés, le cœur saignant; ils ont vu que les cafards,,
laïques et jésuites à robe courte, veulent tous la Révolution
en massacrant ceux qui luttent pour la revendication des
libertés françaises. Rendant compte de leur échec à Ver-
sailles, les délégués ont retracé le hideux spectacle des
rages furieuses de nos bombardeurs
« Hommes de paix, s'est écrié le vieux proscrit, frère
19G JOURNAL DE LA COMMUNE
Thirifocq, les maçons vont être forcés de devenir soldats.
Il faut qu'ils aillent en face des hordes de Versailles, planter
la bannière franc-maçonnique, décidés à la défendre à
coups de fusil si une seule balle troue la laine bleue du
drapeau ! »
L'émotion était grande. L'Assemblée, prête à se séparer
s'est ralliée au cri de : « A THùtel-de-Ville ! »
Alors les frères revêtus de leurs insignes, les bannières
déployées, se sont dirigés vers la Commune.
La séance finissait à 1 Hôtel-de-Ville, les membres encore
présents, ignorant ce qui se passait, descendent pour rece-
voir la manifestation ; parmi eux. le citoyen Vallès qui pro-
nonça quelques paroles; les drapeaux fraternisent; un
membre de la Commune saisissant la bannière maçonnique
en entoura la hampe de son écharpe rouge.
Le citoyen Lefrançais, vénérable de sa loge et membre
de la Commune, a pris la parole et le citoyen Thirifocq lui
répond. Dans une improvisation ardente, il rend compte
avec les accents d'un vrai patriotisme des décisions prises
et termine par la déclaration que la Maçonnerie entière est
prête à marcher aux côtés de la Révolution, à la défendre
et à la sauver.
Puis, tous les maçons saluent la Commune par une triple
batterie : au nom de la Liberté, de l'Egalité, de la Frater-
nité, « cette devise sacrée que leurs adeptes ont livrée au
monde lorsqu'il y a 60 ans, ils travaillaient à la Révolution
et en assuraient le triomphe. »
— « Frères, marchons! Notre drapeau est engagé, dé-
fendons-le! Que notre gorge soit coupée, nos entrailles
jetées au vent plutôt que de le laisser déshonorer ! Notre
glaive n'est plus un symbole, notre serment n'est pas un
secret. Le cri de détresse est poussé. Souvenons-nous !
Que ceux de nous qui n'étaient pas encore entrés dans la
lutte prennent les armes. Tous les maçons sont solidaires.
A notre appel, à notre exemple, nos frères de province, nos
frères du monde entier vont se lever. »
« Le franc-maçon, le jésuites sont aux prises. Etouffons,
les armes à la main ces associations lugubres et perfides
qui tuent la Société, qui tuent la France, qui veulent tuer
la Révolution. Notre haine date de loin. L'heure de l'assouvir
est sonnée. A nous, frères, la victoire et la régénération! »
JOURNAL DE LA COMMUNE 197
11 est certain que la lutte devenant de jour en jour plus
acharnée, des hommes qui eussent préféré conserver une
neutralité pacifique et bienveilhmte sont obligés de se ran-
ger d'un côté ou de l'autre, et de dégainer. Cela nous mène
aux catastrophes. Mais le Frère a raison. Dans la lutte
suscitée par Versailles contre Paris, il y a des rancunes de
prêtre, des haines jésuitiques, il y a la lutte séculaire de
TEtat théocratique contre l'Etat athée. V^ersailles veut en
finir avec Paris, parce que Paris est le chantier du Travail
contre le Capital, de la libre pensée contre l'autorité sacer-
dotale. Ah ! s'il ne s'agissait que d'un peu plus ou d'un peu
moins de décentralisation, il y a longtemps que le l'eu des
canons serait éteint.
Mercredi 26 avril.
En même temps que les Francs-Maçons de Paris, le
Conseil Municipal de Lyon avait envoyé des délégués auprès
de M. Thiers pour le conjurer de ne pas pousser les choses
à l'extrême et de rebrousser chemin dans les voies san-
glantes de la guerre civile. M. Thiers l'a pris gaiement et
légèrement avec ces Messieurs de Lyon ; il leur a répété ce
qu il avait déjà dit aux députés du Commerce et de l'Union
Républicaine, que nous sommes vraiment en République,
aussi longtemps que lui, Thiers en sera le Président, et que
s'il emplit toutes les places quelconques, toutes les ave-
nues et positions stratégiques d'ennemis de la République,
ce n'est point pour nuire à la République, mais, tout au
contraire, pour accoutumer la France à la République, en
lui conciliant tous les partis !
Nous avons vu ces braves Lyonnais à Paris. La Com-
mune les a bien reçus. Tout les citoyens leur ont fait ici
un accueil des plus sympathiques : Sauvez-nous ! que la pro-
vince arrête les fureurs et les ignobles emportements de
cette Assemblée rurale qui se targue de la représenter » !
Les Lyonnais, désolés, hochaient la tête : « C'est peut-
être la fin de la République ; c'est peut-être la fm de la
France » !
De retour dans leur ville, ils ont adressé un appel tant à
la Commune qu'à l'Assemblée Nationale. Lyon, la fille
aînée de France, la digne sœur de Paris, a noblement, a
198 JOURNAL DE LA COMMUNE
sérieusement parlé. Mais qui écoute aujourd'hui la voix de
l'aitiour ou de la sagesse ? — On n'entend plus que le hur-
lement des canons !
« Citoyens, délégués du Conseil Municipal de Lyon,
nous n'avons pu voir sans une profonde douleur se pro-
longer la lutte sanglante entre Paris et l'Assemblée de
Versailles ».
Mercredi, 26 avril.
Malgré son complet insuccès pour obtenir de M. Thiers
un terrain de conciliation entre Paris et l'Assemblée, la
Ligue d'Union Républicaine n'a pas discontinué ses efforts
pour faire accorder aux malheureux habitants de Neuilly
un armistice de quelques heures au moins. Voilà vingt-
deux jours qu'ils sont canonnés et bombardés, assaillis
par une pluie de boîtes à mitraille; de leurs maisons on
a fait des redoutes, des retranchements et des barricades,
on se canarde à travers leurs fenêtres; dans leurs rues,
nuit et jour, des hommes s'égorgent et s'éventrent à la
baïonnette. Les femmes, les vieillards, les enfants ont été
surpris par la guerre civile au milieu de leurs occupations
quotidiennes ; réfugiés dans leurs caves pour la plupart,
ils sont abasourdis par le fracas des obus qui renversent la
maison sur leurs tètes. Ils vivent au milieu de ces assassi-
nats, l'air qu'ils respirent est un air de charnier et d'abat-
toir ; parfois le sang ruisselle dans l'escalier obscur; des
familles entières ont péri par la famine: cependant il s'y
tient une espèce de marché où l'on achète et vend quelques
comestibles sous les bombes qui se croisent dans les airs,
sous les boîtes qui éclatent en mitraille. Ceux qui ont vu
tout cela de leurs yeux, à Paris, ne parleront plus qu'avec
un sourire amer du progrès, des lumières, des conquêtes de
la civilisation et des vingt siècles de perfectionnement de
l'humanité par le christianisme.
Pendant une dizaine de jours, la Ligue a parlementé, la
Commune ne lui a fait aucune difficulté, mais du côté de
Versailles, on se heurtait à des impossibilités : — « Y pen-
sez-vous ? Conclure un armistice? Ce serait reconnaître
aux pillards, aux brigands et aux assassins de Paris, le
titre et la qualité de belligérents » « aussi, nous ne
JOURNAL DE LA COMMUNE 199
VOUS demandons rien pour ces gen&-là, mais seulement
pour les malheureuses victimes qui périssent, affamées
ou blessées par des balles destinées à d'autres »
Quand il ne s'agissait que des Prussiens, leurs parle-
mentaires étaient toujours reçus avec les honneurs de la
guerre. Nos officiers de V'ersailles faisaient parade de cour-
toisie, ils affectaient les manières les plus chevaleresques.
Vous demandez deux heures pour recueillir vos blessés,
pour ensevelir vos morts... prenez-en trois... prenez-en
quatre » ! Mais entre Français et Français — quelle diffé-
rence! On n'est plus alors de simples ennemis, mais des
frères ennemis, ce qu'il y a de plus atroce au monde, ce
qu'il y a de plus cruel et de plus rancunier.
Knfîn, quelqu'un a suggéré l'idée : Puisque Versailles ne
veut pas consentir à planter son drapeau parlementaire
devant l'insurrection, que d'autres le plantent pour Ver-
sailles ! Des tiers agiront pour des tiers! Versailles et la
Com-nune concéderont pour quelques heures, chacune de
son côté, leur drapeau blanc à des membres de la Ligue
qui iront l'arborer à Neuilly.
Pensif et triste, je me mêle aux milliers de curieux
accourus de Paris pour voir les dégâts. Les rues grouillaient
de monde comme un champ de foire. On chargeait à la
hâte des meubles dans des voitures de déménagement ;
dans des charrettes à bras, on emmenait des malades ; de
distance en distance on tombait sur un groupe d'enfants
hagards et blêmes, la mère épuisée par la famine, les
fatigues et les insomnies, pauvres familles sans toit ni
ressources. Des passants leur offraient quelque argent ;
des délégués de nos vingt arrondissements leur promet-
taient asile et nourriture. Ces pauvres gens, que savaient-
ils de MM. Thiers et Barthélémy Saint-Hilaire, deLorgeril,
Depeyre et Belcastel, de la monarchie constitutionnelle,
de la pondération à établir entre le principe de centralisa-
tion politique et de décentralisation administrative ? Démo-
lir une ville pour une question scientifique, quelle absur-
dité ! Mitrailler nuit et jour une population d'ignorants et
d'innocents au profit du libéralisme du Journal des Débats. .
quel crime !
Le terrain troué et défoncé par les obus, était saupoudré
de tuiles, d'ardoises, de plâtras, de décombres de toute
200 JOURNAL DE LA COMMUNE
espèce, de fragments de vitres brillant au soleil. Des
arbres avaient été cassés comme joncs, des branchages
hachés gisaient sur le sol pêle-mêle avec des débris de
bancs et de réverbères, des fragments du granit des
trottoirs. Aux alentours de la Porte Maillot qui, depuis la
fameuse attaque du dimanche matin, jour des Rameaux,
est restée le point de mire des Versaillais, une trombe
enveloppant le quartier eût fait moins de dévastations.
Criblées de bombes, les maisons s'effondrent ou se sont
effondrées, la gare n'est qu'un abattis de ruines; par les
béantes parois du château de l'Etoile s'échappent le toit,
des poutres, des couches de parquets : on dirait les
entrailles s'échappant d'un ventre entr'ouvert.
A l'Arc de Triomphe, orgueilleux monument des trom-
peuses victoires et de la terrible défaite de la France,
conduite par cet affreux malfaiteur Napoléon l^", je comp-
tais les coups d'obus, étoiles noires sur les parois dures
comme roc, à jDeine entamées. Le groupe Ulnvasion de
i8i'-i apparaissait, vision terrible, réalité vivante et lugubre.
L'homme, le père, avait été frappé en pleine poitrine par
un boulet français, la mère avait été blessée elle aussi, et,
d'un geste désespéré, elle tendait son pauvre enfant avec
une entaille dans le cou, son enfant égorgé.
A l'Assemblée Nationale et à la Commune de Paris,
Citoyens,
Délégués du Conseil municipal de Lyon, nous n'avons
pu voir sans une profonde douleur se prolonger la lutte
sanglante entre Paris et l'Assemblée de Versailles.
Nous sommes accourus sur le champ de bataille pour
tenter un effort suprême de conciliation entre les belligé-
rants.
Où est l'ennemi ? Pour nous, il n'y a parmi les combat-
tants que des Français. Nous intervenons entre eux au nom
d'un principe sacré : la Fraternité.
Nous trouvons en présence deux pouvoirs rivaux qui se
disputent les destinées de la France : d'un côté, l'Assemblée
nationale dans laquelle nous respectons le principe du
suffrage universel ; de l'autre, la Commune qui personnifie
JOURNAL DE LA COiMMUNE 201
le droit incontestable qu'ont les villes de s'administrer elles-
mêmes. Nous venons leur rappeler à toutes deux une chose
plus sainte encore, le devoir d'épargner la France et la
République.
A l'Assemblée nationale nous dirons: Voici déjà trop
longtemps que vous dirigez contre Paris des attaques
meurtrières, que vous lui faites une guerre sans trêve. Le
sang coule à flots. Après le siège des Prussiens, dont vous
avez pris la place, le blocus des Français contre les Fran-
çais !...
Qu'espérez-vous ? Votre dessein est-il d'enlever Paris
d'assaut ? Vous n'y entreriez dans tous les cas que sur des
monceau de ruines fumantes, poursuivis par les malédic-
tions des veuves et des orphelins. Vous ne trouveriez devant
vous qu'un spectre de ville. Et le lendemain d'une telle
victoire, quelle serait votre autorité morale dans le pays ?
Ouvrez les yeux, il en est temps encore, reconnaissez qu'une
ville qui se défend avec cet héroïsme contre toute une
armée française est animée par quelque chose de plus
sérieux qu'une vaine passion et une aveugle turbulence.
Elle protège un droit, elle proclame une vérité.
Ne vous retranchez pas derrière une analogie qui n'est
que spécieuse. Dans la guerre civile qui a désolé la grande
République Américaine, le Sud combattait pour le maintien
de l'esclavage ; Paris au contraire s'est soulevé au nom de
la liberté. Si vous voulez emprunter des leçons à l'histoire,
souvenez-vous plutôt des hommes d'Etat de la Prusse qui,
au lendemain des désastres de léna, donnèrent à leur pays
meurtri et humilié les mâles consolations de la liberté qui
relève et régénère les peuples.
A la Commune nous dirons: Prenez-y garder en sortant
du cercle de vos attributions, vous vous aliénez les esprits
sincères et justes. Rentrez dans la limite des revendications
municipales. Sur ce terrain, vous avez pour vous le droit et
la raison. N'employez pas pour défendre la liberté des
armes qu'elle désavoue. Plus de suppression des journaux î
Ce ne sont pas les critiques, ce sont vos propres fautes que
vous devez redouter. Plus d'arrestations arbitraires ! Plus
d'enrôlements forcés ! Contraindre à la guerre civile, c'est
violenter la conscience. Songez du reste aux dangers immi-
nents et terribles que la prolongation d'une lutte fratricide
202 JOURXAL DE LA COMMUNE
fait courir à la République. Assez de sang répandu ! Vous
avez le droit de sacrifier votre vie et votre mémoire ; vous
n'avez pas le droit d'exposer la démocratie à une défaite
irréparable.
Notre mission, on le voit, est toute pacifique. Aux uns et
aux autres nous crions : Trêve ! déposez les armes ; faites
taire la voix du canon et écoutez celle de la justice !
Paris réclame ses franchises communales : le droit de
nommer ses maires, d'organiser sa garde nationale, de
pourvoir lui-même à son administration intérieure. Qui
peut lui donner tort? Sont-ce les hommes aujourd'hui au
pouvoir qui n'ont cessé de revendiquer pendant vingt ans
le Gouvernement du pays par le pays?
Que l'Assemblée nationale veuille bien y réfléchir. Sa
résistance se briserait tôt ou tard contre la volonté des
citoyens appuyée sur le droit; car la cause de Paris est
celle de toutes les villes de France. Leurs revendications
légitimes, étouffées aujourd'hui, éclateraient demain plus
irrésistibles. Quand une idée a pris racine dans l'esprit d'un
peuple, on ne l'en arrache point à coups de fusil.
C'est donc au nom de l'ordre comme au nom de la liberté
-que nous adjurons les deux partis belligérants de songer à
la responsabilité de leurs actes. Derrière le voile de sang
et de fumée qui couvre le terrain de la lutte, ne perdons pas
de vue deux choses sinistres : la République déchirée de
nos [)ropres mains et les Prussiens qui nous observent, la
mèche allumée sur leurs canons.
Barodet, Crestin, Ferrouillat, Outrier, Yallier, Conseil-
lers municipaux de Lyon, délégués.
Jeudi, 27 avril.
Ceux qui espéraient que malgré tout une réconciliation
pourrait être effectuée entre les Gouvernements de Paris et
•de Versailles, viennent de recevoir un coup douloureux :
M. Thiers ne veut pas, ne veut pas en entendre parler.
La délégation ayant le plus de chance et le plus d'auto-
rité pour se faire écouter est celle qu'avait nommée l'As-
semblée des maires, adjoints et conseillers municipaux des
communes du département de la Seine, autres que Paris,
les intermédiaires géographiques, neutres par position.
JOURNAL DE LA COMMUNE
203
souffrant des coups qu'on se porte de côté et d'autre, car
leurs personnes sont menacées par les projectiles qui s en-
trecroisent, et leurs propriétés, devenues des champs de
bataille, sont ravagées par les uns et par les autres ; ces
intermédiaires doivent, plus peut-être que les combattants,
aspirer à la paix. Ils se sont adressés tout d'abord à
M. Thiers et lui ont remis l'adresse suivante :
« L'Assemblée des maires, adjoints et conseillers muni-
cipaux des communes suburbaines de la Seine, navrée de
la guerre civile actuelle, réclame une suspension d'armes.
« Elle affirme, pour toutes les communes, la revendica-
tion complète des franchises municipales avec l'élection
par les conseils de tous les maires et adjoints et demande
l'installation définitive de la République en France.
« Elle proteste contre l'envahissement et le bombarde-
ment dont plusieurs communes de la Seine sont victimes, et
fait appel à l'humanité pour la cessation des hostilités.
« L'Assemblée surtout demande qu'il n'y ait pas de repré-
sailles ».
Dans l'entretien de la Commission avec le chef du pou-
voir exécutif, M. Thiers a fait les déclarations suivantes:
<( Rien ne menace la République et son sort dépend uni-
quement de la conduite des républicains.
« La République existe. Le chef du pouvoir exécutif
n'est qu'un simple citoyen. Ce citoyen a reçu de la con-
fiance de l'Assemble nationale un gouvernement républi-
cain ; il maintiendra la République tant qu'il possédera le
pouvoir. On peut compter sur sa parole, à laquelle il n'a
jamais manqué (?)
« L'Assemblée maintient de fait la République, quoique
dans sa majoriié elle paraisse avoir reçu des électeurs un
mandat monarchique, elle a la sagesse de comprendre
que la République est devenue aujourd'hui la meilleure
forme de son gouvernement. Elle s'y ralliera tout entière,
pourvu que l'ordre et le travail ne soient pas perpétuelle-
ment compromis par ceux qui se prétendent les gardiens
particuliers du salut de la République-
Mais on ne peut exiger que l'Assemblée nationale consa-
cre définitivement la République, parce que ce serait, par
trop de précipitation, l'écarter d'un but vers lequel elle
204 JOURNAL DE LA COMMUNE
tend naturellement; d'ailleurs, c'est un droit qui n'appar-
tiendrait qu'à une Assemblée constituante.
L'Asemblée nationale est une des plus libérales qu'ait
nommées la France. On ne la connaît pas assez. Elle est
grandement favorable aux libertés communales ; lors du
vote de la loi électorale dernière, elle a admis le principe
de l'extension des attributions municipales.
Mais, aujourd'hui, elle ne peut rien faire de plus dans cette
voie. C'est par l'usage du suffrage universel que vous pos-
sédez, que vous arriverez à établier et consolider les fran-
chises que vous demandez.
On n'aperçoit pas de moyens de conciliation possible
entre un gouvernement légal, issu d'élections libres,
comme la France n'en avait pas eues depuis quarante ans
et des coupables qui ne représentent que le désordre et la
rébellion et sont pour les trois quarts des étrangers.
Quant à mes sentiments d'humanité, a dit M. Thiers, et
à la générosité du gouvernement, on ne peut en douter.
Les prisonniers que nons avons faits sont sur le littoral de
la France, nourris comme nos soldats; les blessés de l'in-
surrection sont soignés dans nos hôpitaux à Versailles
avec la même sollicitude que les nôtres.
L'Etat nourrit le tiers au moins de la population de
Neuilly, et parmi ceux que nous assistons se trouvent des
hommes ayant combattu contre nous.
Tous les combattants de la Commune qui déposeront les
armes auront la vie sauve et la liberiè assurée ; je conti-
nuerai le paiement de l'indemnité qu'ils ont touchée jusqu'ici
dans la garde nationale en attendant la reprise du travail.
Je n'excepte de l'oubli que je promets que les assassins
des généraux Clément Thomas et Lecomte, et ceux qui
pourront être à juste titre considérés comme complices de
ces crimes par inspiration ou assistance, c'est-à-dire un
petit nombre d'individus. En tout cas, aucune poursuite ne
sera exercée en dehors des voies légales.
Je consentirais pour répondre à l'appel que vous faites à
mes sentiments d'humanité, à laisser aux révoltés une porte
libre pendant deux, trois ou quatre jours, afin de leur donner
la faculté de sortir de Paris et de chercher un refuge en
dehors du territoire.
J'autorise la commission à donner connaissance aux
JOUHNAL DE LA COMMUNE 205
hommes de la Commune de Paris des dispositions que je
viens d'annoncer et que je serais prêt à faire exécuter dans
un intérêt de pacification.
11 ne m'est pas permis de laisser entrevoir d'autres con-
cessions et surtout d accepter ^ pour arriver à la paix, une
reconnaissance du caractère de belligérants aux chefs de
V insurrection parisienne. »
C'est le 25 avril que les municipalités de la Seine ont reçu
cette réponse. Hier au soir, ils la transmettaient à la Com-
mune, qui, aujourd'hui, les a remerciés tristement. Elle n'a
rien à refuser, rien à accepter, puisqu'on ne lui offre rien
— si non la compassion qu'on peut accorder à des criminels,
ia générosité, l'humanité de M. Thiers, bien connues depuis
le massacre de Transnonain et l'affaire Saint Merri.
Les membres de la commission, introduits le 27 près du
citoyen Pascal Grousset, chargé de les recevoir au nom de
la commission executive, ont recueilli les paroles suivantes :
« La commission executive donne acte par écrit de sa
communication à la délégation des municipalités de la Seine.
Mais c'est la seule réponse qu'elle puisse y faire. »
« En dehors des termes de cette réponse officielle, a
repris le citoyen Grousset, je vous ferai remarquer que
votre désir fort honorable de conciliation se trouve entravé,
dès le début, par cette déclaration de M. Thiers, quon
n'aperçoit pas de moyens de conciliation possible entre
lui et les coupables...
« Versailles se refuse donc à toute conciliation. La Com-
mune de Paris est prête, au contraire, à la conciliation ;
mais celle-ci ne peut avoir lieu que par la reconnaissance des
droits que nous défendons et que nous avons reçu mission
de défendre par les armes si nous ne pouvons en obtenir la
consécration par un arrangement.
« La Commune de Paris n'a pas la prétention d'imposer
sa loi à la France. Elle entend se borner à lui servir
d'exemple. Nous n'aspirons qu'à faire cesser l'effusion du
sang. Mais Paris veut que sa révolution communale s'a-
chève, et la Commune la fera triompher au nom du droit,
car la Commune de Paris se regarde comme un pouvoir plus
régulier que celui de Versailles, qui ne représente qu'un
pays foulé par l'étranger, ayant voté sous l'empire de sen-
timents difficiles à apprécier. »
206 JOURNAL DE LA COMMUNE
Après les réponses qui précèdent, recueillies à Versailles
et à l^aris, il est constant que le terrain de conciliation que
la commission des municipalités de la Seine avait pour
mission de rechercher, échappe quant à présent à ses
efforts.
Les membres de la commission,
Courtin, Dehais, Genevois, Jacquet, Lecrosnier, président,
Deplanquais, Leteilier, Minot, secrétaire, Presdcn^
Rouget de l'isle.
Ce qui est peut-être plus décourageant que l'insuccès de
la démarche des maires du département de la Seine, c'est
de savoir les circonstances dans lesquelles il s'est produit.
Quand les maires furent arrivés à Versailles, ils se sont
naturellement présentés à leur ancien Préfet, M. Jules
Ferrv, lequel a fait dire qu'il était absent. Ils vont frapper
droit à la porte de M. Thiers, lequel est trop occupé de ses
])lansde campagne pour les admettre encore en sa présence.
En attendant, ils sollicitent l'intervention d'un haut et puis-
sant personnage, M. Alphand, un bonapartiste très-bien en
cour, et chargé par le républicain M. Thiers des affaires de
Paris. M. Alphand leur déclara qu'il ne pouvait admettre
aucune transaction avec Paris. Sans doute la population
malheureuse mériterait des égards, mais on ne peut pas
entrer en discussion avec les étrangers cosmopolites qui
dominent Paris.
Un des maires croit rétorquer l'argument : Vous avez
traité avec les Prussiens, il ne vous serait donc pas absolu-
ment impossible de traiter avec ces étrangers cosmopolites.
Vous devez même le faire puisque vous ne voulez pas
écraser les malheureux Parisiens, victimes innocentes de
l'occupation...
A cela, M. Alphand : « Que diriez-vous si un membre de
la Société Protectrice des animaux vous empêchait d'étran-
gler le chien enragé qui va se précipiter sur vous? »
La chose est claire: M. Alphand et les hommes au pou-
voir dont il est le confident sont prêts, pour écraser les
gens de la Commune, à écraser en même temps toute une
population innocente... Et les Communeux eux-mêmes,
leurs partisans, leurs amis de tous les degrés n'ont de
JOURNAL DE LA COMMUNE 207
droits que ceux du chien enragé, n'ont d'autre pitié, d'autre
bienveillance à attendre que celle qu'on accorde au chien
enragé.
Jeudi, 27 avril.
C'est à partir d'aujourd'hui que devra fonctionner un
décret de la Commune portant que, sur les justes demandes
de la corporation des ouvriers boulangers, le travail de nuit
sera supprimé.
La question ne m'était pas inconnue, mais pour acquit de
conscience, j'en ai conféré avec un patron boulanger. Le
décret est sommairement juste, mais il a le tort d'être bru-
tal dans la forme et de ne pas laisser place aux transitions
et aux accommodements. On ne peut pas prétendre changer
d'un trait de plume les habitudes de toute une partie de la
population de Paris, accoutumée à prendre son pain frais
tous les matins, sans s'exposer à des criailleries assourdis-
santes et à des mécontentements qu'il serait facile d épar-
gner au Gouvernement qui n'a nul besoin d'ameuter tant de
mesquines colères contre lui.
Ceux qui ont pénétré tant soit peu les mystères du pain
qu ils mangent tous les jours, savent que la Boulangerie,
un des plus anciens métiers de notre civilisation, en est
aussi un des plus arriérés, et même des plus pénibles,
pour ne pas dire un des plus cruels et asservissants. La
Boulangerie comporte des réformes promptes et radicales,
mais nous ne louons l'arrêté précité que jusqu'à un certain
point. Nous l'eussions préféré autrement libellé : « Le tra-
vail de nuit est supprimé comme règle générale et pour le
pain soumis au tarif que l'acheteur a le droit de se faire
peser sur le comptoir. — Quant aux pains dits de luxe et
de fantaisie, au poids indéterminé, les boulangers auront
toujours le droit d'en fabriquer la nuit, en organisant, pour
ce, des relais spéciaux d'ouvriers payés pour ce travail. »
Le luxe ne doit pas être interdit, mais alors que le
luxueux, et le luxueux seul, le paie.
Une bonne mesure a été prise en même temps. Des
registres de placement pour les ouvriers boulangers,
d'offre et de demande de travail, sont ouverts dans chaque
mairie...
208 JOUnXAL DE LA COMMUNE
Vendredi, 28 avril.
Peuvent-ils prétendre sérieusement au titre d'homme
d'Etat ces personnages qui nous gouvernent? Par leurs
sottises et leurs maladresses, ils nous entraînent dans la
guerre civile, et, quand elle est déclarée, ils font tout
ce qui est en leur pouvoir, non pour la faire cesser, mais
pour en augmenter les horreurs. Penchés sur le corps
saignant de la France, ils fourrent les poings dans ses
plaies, les déchirent à nouveau, les élargissent et y versent
du vitriol.
Prenant à peine un jour de répit, MM. Thiers et Favre
ont, dès le 12 avril, réédité chacun une nouvelle circulaire.
M. Favre a prononcé un nouveau réquisitoire historico-
poétique contre Paris, dans une brillante pièce de style qui
lui aurait valu certainement un premier prix de rhétorique
au concours des Lycées ; il a institué une comparaison de
la Terreur de 1793 avec la Terreur de 1871.
« Ce serait faire trop d'honneur à Vinsuj-rection que de
la comparer même au régime de 1193.
En 1103, au fond des âmes les plus féroces, il y avait
l'amour de la France, le culte de la patrie. Les proscrip-
tions étaient terribles, mais c'étaient des hommes dévoués à
lunité nationale qui proscrivaient des hommes soupçon-
nés de s'entendre avec l'étranger et de rêver fédéralism.e en
lorésence des armées ennemies.
Aujourd'hui ce sont des fédéralistes de la pire école^ des
amis de V étranger , eux-mêmes en partie étrangers, qui
proscrivent lunité française.
En 1193, la Terreur n'était qu'un moyen, la victoire
était le but. .
En ISli, la terreur est à elle seule le but de ceux qui
l'appliquent, ou bien, si elle est un moyen, cest le moyen
d'assurer le pillage et de protéger l'assassinat.
En 1793, la Commune et la terreur étaient sorties, comme
par explosion, des susceptibilités nationales, exaspérées
par les résistances intérieures, surexcitées par les dangers
du dehors.
En 1871, la Commune et la terreur, se produisant au
lendemain de nos désastres, pour souscrire obséquieuse-
JOURNAL DE LA COMMUNE 209
ment au traité de paix, ne sont que la révélation d'un guet-
apens prémédité à froid par des condottières sans patrie.
« Ces partisans de la lutte à outrance épiaient la fin des
hostilités pour sortir de leur embuscade. Hardis seulement
contre la France, ils n'osaient se montrer en face de l'en-
nemi pendant le siège ; mais ils étaient trop impatients
d'user de leurs armes contre leurs concitoyens pour atten-
dre, avant de commencer la guerre sociale, que les Prus-
siens eussent quitté Saint-Denis.
« Ces partisans de la République une et indivisible veu-
lent séparer les villes des campagnes, distraire Paris de la
France, diviser l'Etat en une multitude d'Etats, constituer,
en un mot, une sorte de féodalité par en bas.
« Le second empire avait déjà détruit au dehors l'œuvre
trois fois séculaire de François 1", de Henri IV, de Riche-
lieu et de Mazarin. L'Europe, dont il faisait ainsi les
affaires, ne lui cherchait pas querelle ; elle lui permettait
d'avoir, à ce prix, des victoires.
« La Commune de 1871 renchérit encore sur cette poli-
tique antifrançaise.
« Il ne lui suffît pas que, par la création définitive de deux
unités nationales sur nos frontières, la France ait été
replacée dans la situation où elle était au seizième siècle, et
qu'un traité inévitable ait fait reculer nos limites au delà
non seulement du traité de Westphalie (1648j, mais même
du traité de Cateau-Cambrésis (1559).
« La Commune de 1871 trouve la France telle qu'elle est
encore trop forte ; elle remonte encore plus haut dans
l'histoire pour y rechercher le type de l'abaissement
national : son idéal, c'est la France du onzième siècle.
« Plus elle serait morcelée, plus il y aurait de com-
munes.
« Ainsi, au moment où l'Italie et l'Allemagne ne veulent
plus de la Confédération, on ose proposer à la France de
reprendre, pour son propre compte, cette déplorable forme
politique: on veut qu'elle renie tout son passé !
« L insurrection de 1871, qui s'attache à copier 1793, ne
manque pas de prodiguer à l'armée française, qui défend la
patrie et la République, les épithètes de chouans et de
Vendéens ; mais c'est elle qui est une véritable chouannerie
démagogique, une Vendée socialiste !
14
210 JOURNAL DE LA COMMUNE
« Aujourd'hui la Vendée et la Bretagne soutiennent
Tunité nationale. C'est la Commune de Paris qui fait excep-
tion à la France, c'est elle qui est en sécession.
« De même, le comité du salut public, qui, en 1793, tra-
vaillait au moins à sauver le pays, n'en poursuit actuelle-
ment que la dissolution. 11 avait alors une raison d'être
sinon légitime, du moins compréliensive. Expression
suprême et violente de l'instinct national poussé jusqu'à la
fureur, il, était né pour concentrer contre l'ennemi toutes
les ressources du pays, pour en discipliner toutes les forces,
pour en tendre tous les ressorts.
« Mais qu'est-ce que le comité du salut public, qui com-
mence par mendier la tolérance de la Prusse, par lui
demander humblement la permission de persécuter, de
traquer, de fusiller des Français, et qui ne paraît destiné
qu'à ressusciter, au service de haines subalternes, les pro-
cédés de police employés au moyen âge par l'Inquisition ?
« Lors même qu'il se ferait illusion au point d'espérer
vaincre les résistances de la France entière concentrées à
Versailles, ne sait-il pas que la Prusse peut, d'un geste et
d'un mot, l'anéantir ? que le premier résultat de son succès
serait précisément de livrer la France à la Prusse ?
(( On le voit, entre la Commune de 1871 et celle de 1793,
il n'y a, malgré l'identité des dénominations, aucune ressem-
blance. Si désertée, si maudite que soit cette dernière, le
seul résultat de la parodie lugubre contre laquelle le pays
est réduit à se défendre sera de faire paraître moins odieux,
par l'effet du contraste, l'objet épouvantable de cette
imitation à contre-sens et à contre temps. A ses petits-fils
dégénérés, Robespierre devra de la reconnaissance; com-
paré à eux, il fait presque figure d'homme d'Etat.
« On se rappelle encore cette bande d'assassins et de bri-
gands qui, à quelques kilomètres d'Athènes, firent prison-
niers, il y a un an ou deux, des touristes anglais et un
diplomate étranger^ en promenade, et massacrèrent ceux
qu'une énorme rançon ne vint pas à temps délivrer de
leurs mains.
« Ce n'est plus dans la plaine de Marathon, c'est en plein
Paris, que se passent actuellement des scènes analogues.
Il ne peut plus être question ici des orgies de la passion
politique : ce sont purement et simplement les manières de
JOURNAL DE LA COMMUNE 211
faire usitées dans les Abruzzes et dans les montagnes du
Péloponèse.
« Comment caractériser autrement des gens qui, sous
prétexte d'opposition politique, arrêtent comme otages les
femmes et les enfants, qui ferment les issues de la ville
pour en faire une vaste souricière, qui incorporent de force
les passants dans leur bande, qui font de chaque coin de
rue une embuscade?
« L'antique peine du talion, les vieux codes barbares sont
dépassés par le banditisme qui, sous le nom de Commune,
se donne carrière dans Paris.
« La ville la plus civilisée, la plus brillante, la plus aimable
du monde est devenue comme un lieu pestiféré, d'où chacun
cherche à s'enfuir. Les malheureux qui ne peuvent échapper
sont réduits à invoquer, sur le sol de la patrie, l'appui des
puissances neutres : ils vont demander asile aux consulats
étrangers, et il en est maintenant de la capitale de France
comme de ces lointains pays de l'Orient où il faut des capi-
tulations pour protéger les Européens contre la barbarie
des coutumes locales et les atrocités des indigènes ».
Infiniment plus habile que son collègue Favre, M. Thiers
commence par crier victoire avant la bataille. C'est pour
mettre les lâches de son côté, car il sait fort bien que les
lâches, en immense majorité, toujours font les gros batail-
lons qui finissent par avoir raison :
Versailles, 12 avril. 5 h. 30 du soir.
Président du Gouvernement, chef du pouvoir exécutif à
préfets, généraux de divisions territoriales, procureurs gé-
néraux, trésoriers payeurs généraux, et toutes les autorités
civiles et militaires :
« Ne vous laissez pas inquiéter par de faux bruits, l'ordre
le plus parfait règne en France, Paris seul excepté. Le
gouvernement suit son plan et il n'agira que lorsqu'il
jugera le moment venu.
« Jusque-là les engagements de nos avant-postes sont
insignifiants. Les récits de la Commune sont aussi faux que
ses principes. Les écrivains de l'insurrection prétendent
qu'ils ont remporté une victoire du côté de Châtillon.
Opposez un démenti formel à ces mensonges ridicules.
212 JOURNAL DE LA COMMUNE
Ordre est donné aux avant-postes de ne dépenser inutile-
ment ni la poudre ni le sang de nos soldats.
« Cette nuit, vers Clamart, les insurgés ont canonné,
fusillé dans le vide, sans que nos soldats, devant lesquels
ils fuient à toutes jambes, aient daigné riposter.
« Notre armée, tranquille et confiante, attend le moment
décisif avec une parfaite assurance, et si le gouvernement
la fait attendre, c'est pour rendre la victoire moins san-
glante et plus certaine.
a L'insurrection donne plusieurs signes de fatigue et
d'épuisement.
« Bien des intermédiaires sont venus à Versailles pour
porter des paroles, non pas au nom de la Commune, sachant
qu'à ce titre ils nauraient pas même été reçus, mais au
nom des républicains sincères qui demandent le maintien
de la République et qui voudraient voir appliquer des
traitements modérés aux insurgés vaincus.
« La réponse a été invariable. Personne ne menace la
République, si ce n'est l'insurrection elle-même.
« Le chef du pouvoir exécutif persévérera loyalement
dans les déclarations qu'il a faites à plusieurs reprises. '
« Quant aux insurgés, les assassins exceptés, ceux qui
déposeront les armes auront la vie sauve.
« Les ouvriers mall^ieureux conserveront pendant quel-
ques semaines la solde qui les fait vivre.
(.< Paris jouira comme Lyon, Marseille, d'une réprésenta-
tion municipale élue qui, comme les autres villes de France,
fera librement les affaires de la cité ; mais, pour les villes
comme pour les citoyens, il n'y aura qu'une loi, une seule,
il n'y aura de privilège pour personne.
« Toute tentative de scission essayée par une partie quel-
conque du territoire, sera énergiquement réprimée en
France, ainsi qu'elle l'a été en Amérique.
« Telle a été la réponse sans cesse répétée non pas aux
représentants de la Commune, que le gouvernement ne
saurait admettre auprès de lui, mais à tous les hommes de
bonne foi qui sont venus à Versailles s'informer des inten-
tions du gouvernement. »
A. Thiers.
Le 16 avril, l'aimable M. Thiers reprend sa franche et
JOURNAL DE LA COMMUNE 213
sincère causerie avec les cent mille et un fonctionnaires du
militaire et du civil :
« Versailles 16 avril 1871, 5 heures du soir.
« Le gouvernement s'est tu hier parce qu'il n'y avait
aucun événement à faire connaître au public, et, s'il parle
aujourd'hui, c'est afin que les alarmistes mal intentionnés
ne puissent abuser de son silence pour semer de faux
bruits.
« La canonnade sur les deux extrémités de nos positions,
Châtillon au sud, Courbevoie au nord, a été fort insigni-
fiante cette nuit. Nos troupes s'habituent à dormir au bruit
de ces canons, qui ne tirent que pour les éveiller. Nous
n'avons donc rien à raconter sinon que les insiirs^és vident
les principales maisons de Paris pour en mettre en vente
le mobilier au profit de la Commune, ce qui constitue la
plus odieuse des spoliations.
« Le gouvernement persiste dans son système de tempo-
risation pour deux motifs qu'il peut avouer : c'est d'abord
de réunir des forces tellement imposantes que la résistance
soit impossible et dès lors peu sanglante ; c'est ensuite
pour laisser à des hommes égarés le temps de revenir à la
raison.
« On leur dit que le Gouvernement veut détruire
la République : ce qui est absolument faux, sa seule
occupation étant de mettre fin à la guerre civile, de
rétablir l'ordre, le crédit, le travail et d'opérer l'évacuation
du territoire par l'acquittement des obligations contractées
avec la Prusse.
« On dit à ces mêmes hommes égarés quon veut les
fusiller tous : ce qui est encore faux, le gouvernement
faisant grâce là tous ceux qui mettent bas les armes,
comme il Va fait à l'égard de 2000 prisonniers qu'il nour^
rit à Belle-Isle sans en tirer aucun service.
« On leur dit enfin que, privés du subside qui les a fait
vivre, ou les forcera à mourir de faim ; ce qui est aussi faux
que tout le reste puisque le gouvernement leur a promis
encore quelques semaines de ce subside, pour leur fournir
les moyens d'attendre la reprise du travail, reprise certaine
si Tordre est rétabli et la soumission à la loi obtenue.
214 JOURNAL DE LA COMMUNE
« Eclairer les hommes égarés, tout en préparant les
moyens infaillibles de réprimer leur égarement s'ils y per-
sistent : tel est le sens de l'attitude du gouvernement et, si
quelques coups de canon se font entendre, ce nest pas son
fait, c'est celai de quelques insurgés voulant faire croire
quils combattent lorsqu'ils osent à peine se faÀre voir.
« La vérité de la situation, là voilà tout entière et pour
uncertain nombre de jours elle sera la même. Nous prions
donc les bons citoyens de ne pas s'alarmer, si tel jour le
gouvernement, faute de n'avoir rien à dire, croit mieux de s&
taire. 11 agit, et l'action ne se révèle que par des résultats,
or ces résultats, il faut savoir les attendre : loin de les-
hâter, on les retarde en voulant les précipiter. »
Il sembleraitimpossible d'être haineuxcomme MM. Favre
et Thiers ? Eh bien ! Monsieur Dufaure s'est d'un seul coup
hissé à la hauteur de ses collègues. La circulaire que son
Excellence, Monsieur le Ministre de la Justice, adressait la
23 avril aux procureurs généraux de la République est
digne d'être conservée dans nos malheureuses annales. Elle
restera, monument de la colère stupide et de la furibonde
éprouvante qui ont si soudainement détraqué les cerveaux
de nos gouvernants et des amis de l'ordre:
Versailles, le 23 avril 1871.
Monsieur le procureur général.
« Vous recevez, en même temps que cette circulaire, la lor
qui vient de rendre au jury la connaissance des délits commis
par la voie de la presse ou par les autres moyens de publi-
cation qu'énumère la loi du 17 mai 1819. L'Assemblée natio-
nale est ainsi revenue aux traditions libérales qui ont fait,
pendant plus de trente ans, l'honneur de la tribune fran-
çaise. La conscience publique, représentée par le Jury,
appréciera dans leur infinie variété, les manifestations
d'opinion que la liberté de chacun pourra produire : elle
saura discerner le degré de perversité que ces manifesta-
tions peuvent supposer et les dangers qu'elles peuvent faire
courir.
JOUIÎNAL DE LA COMMUNE 215
« Mais chaque époque est mise en présence de dangers
qui lui sont propres: je vous sig-nale tout particulièrement
ceux du temps où nous vivons. Il se trouve en ce moment
des écrivains qui déshonorent leur plume par les plus hon-
teuses apostasies et les entreprises les plus violentes contre
les principes essentiels de tout ordre social. Ils ont long-
tem[)S et vivement demandé le suffrage universel, et ils
outragent aujourd'hui, sans relâche, une Assemblée qui en
est incontestablement l'expression la plus libre et la plus
certaine. A les en croire, elle serait agressive, provoquante,
avide de nouvelles révolutions quoiqu'ils sachent bien que,
depuis le jouroùelleanomméprovisoirementle plus illustre
de ses membres chef du pouvoir exécutif de la République
française, elle n'a pas fait un pas rétrograde; mais, en
revanche, tout en prodiguant sans cesse le grand nom de
liberté, ils sont devenus les adorateurs, ils se font par toute
la France les apologistes effrontés d'une dictature usurpée
par des étrangers ou des repris de justice, qui a inauguré
son j'ègne par l'assassinat^ qui le signale tous les Jours
par l'arrestation des bons citoyens, le hris des presses, le
pillas;e des établissements publics, le i^ol avec effraction, de
nuit, à main armée, chez les particuliers, V incarcération
des prêtres, Venlevement et la réduction en lingots des
cases sacrés. Oui, la force matérielle, constituée dans
Paris sous le nom de Commune pour commettre de si
abominables excès, trouve des apologistes qui deviendraient
bientôt ses imitateurs si elle triomphait.
« Ce ne sont pas les ennemis d'un gouvernement quel-
conque, mais de toute société humaine: vous ne devez pas
hésiter à les poursuivre.
(( Et ne vous laissez pas arrêter lorsque, dans un langage
plus modéré en apparence, ils se font les apôtres d'une
conciliation à laquelle ils ne croient pas eux-mêmes, met-
tant sur la même ligne l'Assemblée issue du suffrage uni-
versel et la prétendue Commune de Paris ; reprochant à la
première de ne pas avoir accordé à Paris ses droits muni-
cipaux bien que. pour la première fois, l'Assemblée natio-
nale ait donné spontanément à cette grande ville tous les
droits de représentation et d'administration dont jouissent
216 JOURNAL DE LA COMMUNE
les autres communes de France; enfin la suppliant de tendre
sa noble m^in à la main tachée de sang que ses ennemis
n'oseraient lui présenter. Pour être plus hypocrite, ce
langage n'est pas moins coupable, il énerve le sentiment du
juste et de l'injuste; il habitue à considérer du même œil
l'ordre légal et l'insurrection, le pouvoir crée par le vœu de
la France et la dictature qui s'est imposée par le crime et
règne par le terreur.
« La promulgation de cette nouvelle loi vous impose, mon-
sieur le procureur général, une tâche laborieuse; je serai prêt
à la partager avec vous. Nous avons été pendant de longs
mois les témoins attristés de tous les maux que la guerre
étrangère peut verser sur un pays ; dans la guerre civile que
de grands coupables cherchent maintenant à allumer, notre
rôle doit être plus actif; notre intervention personnelle est
un devoir plus impérieux. Vous et moi saurons le remplir. »
Recevez, etc.
Le Garde des Sceaux, ministre de la Justice.
J. DUFAURE.
11 n'est pas donné à tous d'avoir la faconde Favresque.
Ce n'est pas M. Dufaure, sec, net, prosaïque et nasillard,
qui jamais eût trouvé l'heureuse comparaison des boule-
vards de Paris aux « plaines de Marathon infestées de bri-
gands ». Toutefois cette énumération de tous les crimes
prévus au code pénal qui se trouvent être le passe temps des
membres de la Commune, et notamment les brigandages
avec eiîraction et à main armée chez les bourgeois plongés
dans le sommeil, cette énumération est d'un effet saisis-
sant. — Paris ne fut oncques plus tranquille, certes, saui
les canonnades bruyantes, jamais si paisible et même ver-
tueux. Chacun s'observe avec étonnement, on dirait que
tous escrocs et filoux se sont réfugiés à Versailles, à l'ombre
protectrice des policiers et argousins. Sur les traces des
banquiers et gens d'église sont aussi parties cocottes
et prostituées, secouant la poussière de leur traînante
queue; fidèles à la cause de l'ordre et de la famille, elles
ont été rejoindre les beaux fils et les beaux militaires de la
plus belle armée du monde. Paris ne fut jamais si moral...
N'importe ! au provincial berné, il n'apparaît plus que
JOURNAL DE LA COMMUNE 217
dans une effrayante vision de pillage, d'incendie, de sang.
M. Favre narre ces forfaits affreux, M. Thiers les contre-
signe et M. Dufaure, garde des sceaux, les timbre au
grand cachet de l'Etat avec une plaque énorme de cire
rouge !
Et c'est un ministre de la Justice, — oui de la Justice!
qui s'acharne avec cette furie contre les conciliateurs dont
les efforts ont été si malheureux jusqu'ici. C'est contre les
hommes apportant des paroles de paix, que lui, le ministre
des Cultes, de Grâce et de Justice, enjoint à ses Procureurs
généraux de sévir avec la plus inflexible rigueur !
Samedi, 29 avril.
Les élections municipales qui devront avoir lieu demain
par toute la France inaugureront la nouvelle loi que l'As-
semblée s'est donné tant de peine pour faire mauvaise.
Elles ne manqueront pas d'exercer une influence proémi-
nente sur les agissements ultérieurs de la politique. Nos
monarchistes de toute nuance ne font pas le moindre
doute qu'elles ne mettent le gouvernement de toutes nos
communes tant urbaines que rurales entre les mains de
la fraction clérico-libérale, aristocrate-bourgeoise. Aussi
quantité de nos honorables ont-ils déjà pris l'express pour
aller chauffer en province leurs candidatures ou celles de
leurs partisans. M. Thiers, dont la politique est sur la
sellette et qui a besoin de se faire délivrer un prononcé
d'acquittement pour la façon dont il bombarde Paris,
M. Thiers, qui se présente en quelque sorte dans toutes les
communes de France, espèce de candidat universel, a fait
interrompre la discussion et, se délivrant un tour de faveur,
il a prononcé son grand discours électoral.
Cette harangue est certainement un chef-d'œuvre dans
son genre, et, dans sa longue carrière parlementaire, l'habile
M. Thiers a été rarement plus habile. Captieux et retors,
il semble incapable d'aucune arrière-pensée, colère, ran-
cunier et perfide, on le jurerait un bienveillant bonhomme
de bon sens presque bourgeois, de naïveté presque paysanne.
Le grand secret de M. Thiers gît dans son impudence; sa
prodigieuse habileté est faite d'une prodigieuse effronterie.
On devine aisément qu'au collège le petit Adolphe était le
plus grand menteur de sa classe.
218 JOURNAL DE LA COMMUNE
L'honnête homme prétend faire son examen de con-
science. Il appelle la France, il invite le monde à écouter
sa confession, il prend le ciel à témoin de sa sincérité, il
veut se confesser, il a besoin que ses frères lui donnent
l'absolution. Il prend son cœur à la main, et, comme l'esca-
moteur retroussant ses manches, il le tourne et retourne.
« Ni truc, ni escamotage, pas de fraude, pas de double poche.
Messieurs et Mesdames, veuillez prendre la peine de le
constater vous-mêmes ? » Eh bien ! qu'y a-t-il dans ce cœur
dont je vais mettre à nu les derniers replis devant vos
yeux? Ah! regardez, je vous prie, regardez encore... Il
n'y a dans mon cœur que mon admiration pour l'armée,
notre honneur et notre gloire, pour l'armée qui est toujours
la splendeur du pays, le plus solide appui de ses destinées et
des nobles principes qu'il représente... (applaudissements.)
L'armée, Messieurs, grande et puissante par son organi-
sation, par le sentiment quelle a de ses devoirs, par le
choix des nobles chefs qui la commandent... Loyauté, hon-
neur, capacité, voilà le noble état-major de notre armée ;
des hommes qui se sont montrés supérieurs à la fortune et
qui ont prouvé que, s'ils avaient été bien dirigés, ils nous
auraient rendu non une France vaincue mais une France
victorieuse ; commandée qu'elle est par ce brave Maréchal
Mac-Mahon, le chevalier sans peur et sans reproche... »
— « Ce qu'il y a dans mon cœur. Messieurs, il y a mon
admiration fervente pour vous. Vous n'êtes pas un parti,
ainsi que disent vos ennemis, mes ennemis, mais vous-
êtes la nation tout entière, chacun de vous ne vaut pas
moins de 50.000 hommes. Quand donc la Liberté s'est-elle
jamais présentée sous une forme plus radieuse qu'aujour-
d hui sous la forme des Batby et des Gavardie, des
Gaslonde, des Dahirel et des Audren de Kerdrel, sous la
forme d'une Assemblée librement élue? Dites-moi s'il y a
République qui vous vaille, si vous n'êtes pas plus la
République que ne le serait la République elle-même ? —
Et c'est le jour que nous avons la félicité de vous avoir pour
dominateurs, c'est le jour où vous êtes arrivés si près de la
vraie et pure République, et je dirai même au-delà des
limites qu'on aurait pu rêver, c'est ce jour-là qu'on vien-
drait encore nous dire qu'il faut songer à la Liberté ?
« Je dis à vos adversaires: « Que voulez-vous? Le main-
I
JOURNAL DE LA COMMUNE
219'
tien de la République? Mais elle existe, cette République;
la République, c'est l'Assemblée, c'est vous, nobles repré-
sentants, c'est moi, votre humble admirateur. On vous
soupçonne de complot, d'arrière-pensée contre la Répu-
blique — pardon, contre l'institution actuelle — cette
Assemblée si sage et loyale ! quelle horreur, quelle infâme
calomnie ! Je donne à Finsarrection le démenti solennel,
quand elle ose prétendre que l'on conspire ici contre le fait
actuel, contre le Gouvernement d'aujourd'hui. Demain, ce
soir peut-être, quand nous nous serons débarrassés des
républicains qui nous gênent le plus, vous pourrez tout à
votre aise tuer la République, mais en attendant, je dis
qu'ils en ont menti par la gorge, ceux qui vous accusent du
moindre dessein, du moindre complot contre le fait actuel,
contre le fait provisoire, vous m'entendez bien !
« Je dis à vos adversaires: Vous avez l'impudence de
prétendre que l'Assemblée n'est pas libérale ? — Mais je
suis libéral, moi. chacun sait ça, et cependant, il s'en faut
que je sois autant libéral que la plus libérale des Assem-
blées qui vient de confectionner la plus libérale des lois
municipales qu'on ait encore présentée à l'appréciation des
connaisseurs !
« Je m'interroge donc moi-même... Quand je suis obligé
de donner des ordres, des ordres — j'ai peine à trouver
l'expression, des ordres non pas cruels, mais enfin les ordres
qu'on donne à la guerre, même quand ils sont dirigés contre
l'étranger — des ordres qui doivent faire frémir le cœur de
l'honnête homme... j'ai besoin de me demander si j'ai
raison, si j'ai le droit de mon côté... [murmures) Rassurez-
vous, c'est simple figure de rhétorique, je ne doute nulle-
ment de ce droit. Mais il y a des moments où ma conscience
tourmentée, déchirée, se demande si le droit est vraiment
de notre côté (nouveaux murmures).
« Messieurs vos murmures réitérés me font manquer un
effet oratoire. Ils montrent combien est épaisse la matière
dont se compose la majorité rurale, ils m'avertissent que
pour flatter vos narines il ne faut pas leur faire flairer un
parfum délicat, mais les emplir de l'encens le plus grossier.
Rappelez-vous donc comment j'ai, l'autre jour, expédié les
francs-maçons. Je les ai ébaubis en leur déclarant que je me-
souciais de trouer leurs maisons et leurs carcasses autant
220 JOURNAL DE LA COMMUNE
que casser une pipe en terre de fayence. Une autre fois,
sachez mieux ce que parler veut dire. Je reprends mon
examen de conscience :
« Oui, je me le demande très souvent. Y a-t-il eu au
monde un jour, un seul où le droit ait été plus clairement,
plus évidemment de notre côté et le crime de l'autre côté?
Si on m'avait laissé achever, on aurait compris que c'est
l'évidence saisissante du droit que je cherche à établir, ici
devatit le pays qui m'écoute avant d'aller faire ses élec-
tions et devant les pervers qui nous obligent à faire
retentir le canon à leurs oreilles.
« Je me suis dit: Nous avons devant nous quelques cou-
pables et criminels qui se sont emparés d'une grande cité
sans avoir eu son vote. Je me trompe. Ils ont eu recours au
vote. Combien ont-ils eu d'électeurs? ils n'en ont pas eu le
vingtième (1).
« Ils sont restés dans leur isolement, ils n'ont personne
derrière eux. Et vous qui avez-vous ? Vous avez la nation
tout entière. Ils ne sont qu'une poignée de malfaiteurs; ils
sont quelques misérables seulement, assistés de quelques
étrangers »....
M. Jules Simon, ministre de l'Instruction publique,
interrompt : « Oui, ils sont peu nombreux certainement, et
parmi eux de nombreux étrangers ! »
... « Assistés de quelques étrangers qui entraient par
une porte, tandis que les honnêtes gens sortaient par une
autre porte.
« Donc, si nous portons obstacle à l'alimentation de
Paris, si nous tirons sur ce Paris toujours si cher à la
France, notre cœur saigne. Mais cette guerre cruelle, en
sommes-nous les auteurs ? En êtes-vous les auteurs ? Non,
je le proclame devant l'histoire, devant le pays qui nous
écoute, devant cette multitude de conciliateurs et de pacifi-
cateurs que je ne peux pas entendre, ou que je gouaille et
mystifie, nous ne sommes pas les auteurs de cette guerre,
à quelque degré que ce soit. Loin de là. C'est le cœur
saignant que nous la faisons, cette guerre. Nous n'attaquons
(1) Ils en ont eu plus de la moitié, près des deux tiers. Aux élections
du 26 mars qui ont donné le pouvoir à la Commune, le nombre des
votants était à peine inférieur au nombre des votants qui ont envoyé
MM. Thiers et Favre à l'Assemblée.
JOURNAL DE LA COMMUNE 221
pas. Et si roii nous objecte que nous avons attaqué et le
18 mars et le 2 avril, je réponds : « Quand bien même nous
attaquerions, nous défendrions les lois, Tordre public,
Tordre social, tout entier, car vous êtes le pays, ô nobles
membres de l'Assemblée, vous êtes la civilisation tout
entière; votre triomphe est le triomphe de Tordre, qui est
en même temps la Liberté la plus pure » !
— Jai écouté M. Thiers attentivement. Telle est la
décalque fidèle de l'impression que son discours a laissé
dans ma mémoire.
Mais la savante harangue de M. Thiers, admirable de
perfidie, eût été incomplète sans la contre-partie que lui
donna son ami, M. Audren de Kerdrel (mieux vaut dire
son ennemij. Grand, maigre, sec, ce noble Breton a la
prétention d'être le chef du groupe monarchique et non
moins que le député de Carayon Latour, le confident de sa
Majesté le Roy de France, Henry cinquième du nom,
M. Audren parle avec recherche et suffisance, il sadmire à
lui tout seul plus que cinquante mille hommes de bonne
volonté ne pourraient jamais Tadmirer; et jamais il n'a
manqué l'occasion de faire une maladresse. Ses collègues,
qui Tont gratifié du sobriquet d' Audren l'Intempestif, le
virent avec terreur monter à la tribune et l'occuper en
maître :
« Monsieur Thiers a été si habile, si habile, que le
commun peuple de nos honnêtes campagnes et les bons
bourgeois de nos villes, et même plusieurs de nos amis
pourraient s'y tromper. Je viens loyalement et discrètement
leur dire le mot de l'énigme, mais qu'on n'aille pas le
répéter à Paris. Quand M. Thiers prétend qu'ils sont à
Paris quelques criminels seulement et une poignée de mal-
faiteurs, il faut comprendre cela comme une précaution
oratoire, car si ces brigands n'étaient pas d'accord avec la
majorité de la population, il leur serait impossible de faire
contre notre vaillante et superbe armée une résistance si
opiniâtre. Quand M. Thiers ne parle que du châtiment à
infliger aux assassins des généraux Lecomte et Clément
Thomas, c'est pour ne pas effrayer les faibles d'esprit et
les personnes sentimentales, car vous savez tous que cent
mille gardes nationaux au moins sont les complices de ces
lâches meurtriers et qu'aucun d'eux, non pas un seul.
222 JOURNAL DE LA COMMUNE
n'échappera à notre juste courroux. Quand M. Thiers jure
que l'Assemblée accepte la République, aucun de vous ne
s'y méprendra, je l'espère. Vous savez, vous n'oublierez
pas que l'Assemblée, qui est loyalement royaliste, subit la
République, mais sans se résigner ; elle la subit pour un
temps, le plus court possible, jusqu'à ce que M. Thiers et
notre glorieuse armée aient écrasé la révolution — après
quoi, après quoi, — quand les bases seront bien assises,
soyez tranquilles, nous savons quel pouvoir vous donner,
et l'édifice un jour sera complet, et au plus haut de sa tour
crénelée, nous arborerons le drapeau blanc de la Vierge
immaculée et des Bourbons de droit divin !
Après cette explosion de franche maladresse et de
superbe honnêteté, M. Audren de Kerdrel descend fière-
ment de la tribune, acclamé par les barons, vidâmes,
écuyers et varlets de la Droite, aux rugissements des gros
bourgeois du centre et aux rires ironiques des libéraux du
centre.
Messieurs les libéraux, réfléchissez cependant : vous
trouverez plus de gens habiles que d'honnêtes gens.
Samedi 29 avril.
Le couvent maçonnique du Chàtelet a produit un résultat
qui étonne jusqu'à ses promoteurs. Je me laisse entraîner
à parler comme j'eusse parlé hier, et néanmoins je suis
profondément ému. 11 y a dans la franc-maçonnerie pari-
sienne une forte probité qui vient de se montrer courageuse
et fière. Et le citoyen qui, à table, au milieu de sa famille et
de ses amis, est un simple bonhomme, mais qui reste
calme, digne et bon tandis que les balles pleuvent autour
•de lui, celui-là est bien près d'être un héros, au moins à son
heure. Quoi qu'il en soit, plus le franc-maçon passait, à
tort ou à raison, pour un bourgeois foncièrement innocent
et insignifiant, plus est significative la résolution qu'il a
prise, plus est décisive l'affirmation du droit de Paris.
L'Assemblée rurale, refusant par son délégué M. Thiers,
d'écouter seulement des paroles de paix, de conciliation et
de transaction, l'Assemblée vouant l'immense ville aux
horreurs du bombardement et des assauts, des massacres
^t des incendies, la Franc-Maçonnerie a pris parti pour
!
JOURNAL DE LA COMMUNE 223
l'attaquée et l'opprimée. Et, pour la première fois depuis sa
fondation séculaire, elle a arboré au grand jour les em-
blèmes de ses arcanes mystérieux, elle les a plantés résolu-
ment à côté du drapeau rouge de la Commune.
C'était un spectacle solennel que ce cortège de 10 à
11.000 hommes se rendant de la Place du Carousel à la
Place de l'Hôtel de Ville au milieu des acclamations. La
foule, raconte un frère, se pressait immense, silencieuse et
recueillie. Il y avait quelque chose de religieux et dans
l'acte accompli par les maçons et dans le respect dont il
€tait salué par le peuple accouru... Les antiques bannières,
qui n'avaient encore connu que le repos du Temple, venaient
pour la première fois flotter au vent de la Révolution et
-couvrir de leurs plis protecteurs la Grande Cité. En tête de
la colonne et comme une éclatante protestation contre les
bombardements ruraux, marchait le blanc étendard de la
Loge de Vincennes, sur lequel on lisait : « Aimez-vous les
uns les autres ! »
A la suite des dignitaires de la Maçonnerie, décorés du
cordon jaune et vert du Grand Orient ou du cordon blanc
des députés écossais, on voyait se presser les maçons de
tous les rites : français, écossais, Misraïm et Memphis.
Les simples rubans blancs des maîtres figuraient à côté de
la pourpre et de l'or des Rose-Croix, les Kadolph aux
écharpes noires brodées d'argent côtoyaient les Misraïmites
aux cordons verts. Des sœurs, quelques-unes vêtues de
noir, quelques-unes avec des insignes maçonniques, accom-
pagnaient, leurs époux et leurs frères.
A onze heures du matin, les francs-maçons faisaient leur
entrée dans la cour de l'Hôtel de Ville. La Commune tout
entière les attendait sur le balcon devant une statue de la
République, ceinte de l'écharpe rouge...
Le citoyen Félix Pyat, membre de la Commune.
Beslay, un vieux républicain dont le père siégeait à la
Convention :
« Citoyens frères, comme doyen de la Commune de Paris
et aussi de la Franc-Maçonnerie de France dont j'ai l'hon-
224 JOURNAL DE LA COMMUNE
neur de faire partie depuis cinquante-six ans, permettez-
moi de donner à Tun de vous l'accolade fraternelle » . . .
Le vénérable Thirifocq prend le drapeau de la commune.
Il est midi. Les clairons sonnent, les tambours battent
aux champs, des vivats enthousiastes font écho.
Un ballon est lancé portant les trois points maçonniques
avec ces trois mots : « La Commune à la France ».
Des membres de la Commune prennent place parmi les
vénérables, et le cortège se dirige vers la Bastille.
Les soixante bannières flottent au-dessus des dix mille
francs-maçons, s'inclinent devant la colonne de Juillet et
saluent le génie de la Liberté.
Puis, par les grands boulevards, le cortège défile jusqu'à
la Madeleine. Il est deux heures quand il s'engage dans
le faubourg Saint-Honoré, la barricade qui ferme la rue
Royale Tempêchant de passer par la place de la Concorde.
Au moment où la tête du cortège arrive sur la place Beau-
veau, un frère qui précédait en éclaireur est atteint mortel-
lement par un obus. Ce triste accident, grossi par les
imaginations, donne lieu à des bruits faux, qu'on dirait
inséparables de tout grand mouvement populaire : « On a
*tiré sur le drapeau blanc... Plusieurs francs-maçons ont été
tués ou blessés... »
Le cortège s'arrête. On croit que l'obus a motivé cette
halte et de toutes parts on crie : En avant ! Mais ce sont
les officiers supérieurs et le bataillon en armes qui, après
avoir accompagné jusque là les francs-maçons, les quittent
afin de laisser à la manifestation son caractère pacifique.
La colonne se divise en trois groupes convergant vers
l'Arc de Triomphe. Les obus tombent de temps en temps
sur le quartier. Avenue P>iedland, plusieurs projectiles
passent tout à coup en sifflant sur les têtes de la foule et
vont éclater dans les terrains vagues. Une vive émotion
s'empare des manifestants, dont le plus grand nombre se
couche à terre, mais tout le monde se relève aussitôt et
reste à son poste. Pas un seul des vénérables, pas un des
porte-bannières qui ont déjà franchi le cordon des senti-
nelles et se trouvent isolés au milieu de la chaussée, ne
JOURNAL DE LA COMMUNE 225
fait mine de se courber. Quelques-uns, quand un obus
passe, lèvent leur chapeau au cri de vive la République !
Les bombes éclatent, nombreuses et serrées sur le rond-
point de l'Etoile quand y débouchent les députations.
Atteint par un projectile, un Ecossais est emporté à l'hôpi-
tal Baujon. Les maçons se groupent sous l'Arc de Triomphe,
pendant que la délégation parlementaire, avec ses soixante
drapeaux, descend, calme et solennelle, l'avenue de la
Grande Armée, sous les obus.
Ils ne tombèrent plus longtemps. La bannière blanche
arrêta le feu des Versaillais ; depuis longtemps les fédérés
avaient discontinué le leur. Arrivés aux remparts, les
francs-maçons se déploient le long des murailles et plantent
leurs bannières sur les bastions ; tandis que quarante véné-
rables, franchissant les lignes, s'avancent par la grande
avenue de Neuilly sur la barricade du pont de Courbevoie.
On les suit des yeux avec angoisse. Mais décidément les
Versaillais ont interrompu leur feu.
Au pont, le colonel Leclerc reçoit les délégués très froi-
dement et les conduit à son supérieur. Le général Montan-
don, franc-maçon lui-même, salue avec courtoisie. A la vue
des bannières bien connues, il a pris sur lui d'arrêter le
feu, mais il n'a pas le pouvoir d'accorder une attention bien
longue. Il engage les frères à envoyer des députés à Ver-
sailles et met une voiture à leur disposition.
Trois des dignitaires se mettent aussitôt en route ; ils vont
encore une fois essayer de fléchir M. Thiers, d'attendrir
son cœur, vieux pruneau desséché. Toutefois, ils sont nom-
breux, les frères qui s'écrient : « Il est impossible qu'on
résiste à nos offres de paix, il est impossible que Ver-
sailles ne nous écoute pas, que les villes de France ne
nous fassent pas écouter ! »
Dimanche, 30 avril.
Ils sont bien coupal)les, ces hommes de Versailles, qui
sont entrés au pouvoir, non comme les mandataires de la
nation tout entière mais comme les aventuriers d'un parti,
qui ont cru établir plus solidement leur caste sur les débris
de la France démantelée ; il^ sont bien criminels, ces hom-
mes qui, pouvant être le Gouvernement, ont préféré n'être
qu'une faction, et qui, pouvant faire de grandes choses pour
15
220 JOURNAL DE LA COMMUNE
le bien de tous, ont manigancé de petits complots, d'indi-
gnes coups d'Etat pour leur satisfaction personnelle et lin-
téfêt de leurs compères et complices delà haute bourgeoisie
libérale. S'il le faut, ce qui nous reste de patrie y périra,
car nos gouvernants, Thrers, Favre, Diifaure et consorts ont
la gloriole féroce, leur dépit monte jusqu'à M rage etteur
vexation jusqu'au paroxysme de l'hystérie.
MalheuTeusement, les personnages officiels ne sont pas
les seuls coupables. Dans leur œuvre de mensonge à outrance
et de calomnie cruelle, ils ont été accompagnés, précédés
eÊ suivis par des hommes presqu'autant puissatnts etrespec-
taèles qu'eu-x, des meneurs de la presse, des directeurs
<de journ-aux, dies écrivains de premier ordre, des écrivas-
siers du rang le pkis infime. Depuis le Journal des Débats
jusqu'au vil Figaro ou à l'immonde Gaulois, pas une parole
de raison, de sens, de conciliation, tous' leurs discours ne
sont que des réquisitoires dont la conclusion est toujours la
même : Tue ! tue ! Paris envoie^ses députations de pacifica-
teurs, ses francs-maçons, ses dëlégués, ses chambres
syndicales dfâ lia Ligue d'Union:, q^u^e sais-je ?' De Versaillies,
rien ! pas même un) article dans un bout de journal! — Une
des choses qui m'ont ému Le plus- doulom^eusement et qui,
mieux que nulle proclamation delà Commune, m'a fait sentir
la- nécessité pour Paris de se défendre jusqu'à la mort, s'il
le faut, c'est rexcommunication solennelle lancée par le
Temps de Versailles contre le T^em/'^ de Paris. Le journal
s'est dédoublé pour servir sa double clientèle de la capitale
et de la province. Et tandis que la rédaction de Paris, peut-
être avec bonne foi poussait à quelque conciliation; le
Rédacteur en chef siégeant à Versailles aux pieds dti petit
M-. Thiers, a excommunié son frère de' Paris, qui osait
croire que cent ou deux cent mille gardes-nationaux ne
sont pas un ramassis de fous furieux, qu'ils ont quelques
raisons plausibles que Versailles devrait écouter avec
indulgencej en* accordant un armistice. Le 7'e/?z/7s versail-
lais n'admet pas que l'Assemblée, qui est la légalité, puisse
parlementer un instant avec la Commune, qui est le crime.
Que les insurgés commencent par déposer leurs fusils,
qu'ils se fassent d'abord mettre les menottes aux poignets
par. les gendarmes, et, après, ils tâcheront à s'entendre avec
les juges!... Auparavant ce serait se rendre les complices
JOURNAL DE LA COMMUNE 227
4e leur crime que de condescendre seulement à écouter leurs
prétendus gTiefs. Notez que ce journal, le Doctrinaire des
Hfoéra-ux de la génératianïnouvelle, un Débats né d'iiier, est
ééjà séodle .près qu'autant que son grand père, notez que le
Temps a toujours vécu sur l'idée anglaise que la politique
est un€ série de transactions incessantes entre 'les Tories et
les Wliig's. Alais quand des Radicaux font leoir apparition,
il paraît q^ue les Wàigs et Tories ne doivent raisonner avec
les radicaux qu'à coups de crosse. Le Terrips «n-e renie pas
pour cela son enseignemient ; au contraire, il disserte plus
savamm-ent que jamais sur le devoir sacré de 'la tolérance.
Mais ces Communeux déraisonnables, ces ins-urgés furieux,
la méconnaissent, cette tolérance... Ils manquent de con-
fiance dans la liberté, ils ne croient pa« à l'action de l'esprit
sur l'esprit, à l'effet de la discussion et à la puissance du
vrai, ils n'ont pas la patience d'attendre qu'une qi^iestion
fasse son cliemin par la propagande intellectuelle. Ils n'ad-
mettent pas les droits d'autrui, ne font point la part de
l'adversaire. Tout dissident est pour le Français en général,
et pour le révolutionnaire socialiste en particulier, un
ennemi qu'il s'agit de déshonorer ou de détruire, d'écraser
s'il est possible, d'insulter si on ne peut l'écraser. Ils ne
connaissent qu'une ressource, la force, qu'un.' moyen de
progrès, la Révolution. Ils ont idéalisé ce mot de .Révolu-
tion, ils en sont enivrés, ils en ont fait le synonyme de Jus-
tice et de Liberté ; ils y ont attaché les souvenirs^héroïques
de la nation, si bien qu'aujourd'hui ce mot répond à tout,
justifie tout, si bien que la Révolution, se dévorant elle-
même comme le Dieu de la fable, sacrifie toutes ses con-
quêtes à un besoin maladif de destruction, et, après avoir
poursuivi pendant tant 4" années le suffrage universel
oomme le dernier mot de la souveraineté populaire, travaille
à le noyer dans le sang... Donc, noyons nous-même les
révolutionnaires dans leur sang. Et, puisqu'ils transgres-
sent le saint devoir de la tolérance, ce sont des criminels,
et traitons-les en criminels. Etouffons la; voix de leurs
messagers à coups de canons, à coups de sabre celle de
l-emrs orateurs. Faisons-leur ravaler leurs discouirs- Ils sont à
Paris deux cent cinquante mille ayant voté le 20 mars aux
élections de la Commune, ils ont une autre théorie que nous
sur les rapports à établir entre le pouvoir central et les
228 JOURNAL DE LA COiMMUNE
municipalités, ils apportent une autre solution que celle de
M. Dufaure aux questions des loyers et des échéances, ils
ne se fient pas à la sincérité de M. Thiers, au républicanisme
de l'Assemblée, cela suffit, ce sont des intolérants qui
veulent tout savoir mieux que les autres. Qu'on leur ré-
ponde avec des obus ! » — « Mais, derrière les deux cent
cinquante mille électeurs, il y a deux cent mille indiffé-
rents... un million de vieillards, de femmes, d'enfants... » —
« Qu'importe ! faites pleuvoir les bombes sur cette fourmi-
lière humaine! Canonniers à vos pièces! Avancez Galliffet,
Ladmirault, Lavaucoupet ; ordonnez l'assaut, maréchal
Mac Mahon ! »
C'est ainsi que raisonnent les économistes, professeurs,
littérateurs, banquiers protestants, candidats à l'Institut,
dans un journal qui a la réputation d'être modéré, d'être
sage entre les sages, d'être instruit, d'être poli, et même
d'être honnête. Ce serait grotesque et bouffon, si ce n'était
sanglant et lugubre.
Toujours nous en revenons là. Un vent de haine, c'est à
dire de folie, un sirocco de colère stupide a desséché nos
cervelles et enflammé nos cœurs ardents comme un bloc de
fer dans la fournaise. Nous nous étonnons à Paris des
fureurs et des insanies de Versailles, Versailles s'étonne
sans doute des fureurs et des insanies de Paris ; c'est à
croire que nous nous débattons tous dans le délire de la
fièvre, dans les rêves du cauchemar et tous les jours nous
enfonçons plus bas.
Il est certain que, si le journal Le Temps se prononce
contre Paris avec cette rigueur, avec cette cruauté, les
bonnes gens de province, dont Le Temps est le mentor,
perdront à sa suite ce qu'ils avaient de raison. « Puisque le
Temps lui-même se déclare contre eux, puisqu'il n'admet
pas la discussion avec les Communeux, il faut que ces
Parisiens soient d'abominables scélérats, contre lesquels,
nous aussi, nous serons inflexibles ! »
Nous avons à Paris de bien mauvais journaux et, de tous,
le plus ignoble, parce qu'il veut l'être, est le Pèî^e Duchêne,
une misérable contrefaçon de celui de 93. J'en ai pris le&
premiers numéros et, les tenant par les pincettes, les ai
parcourus du regard. Peu de lignes qui ne soient émaillées
d'un juron ou de deux ou trois mots obscènes qui reviennent
JOURNAL DE LA COMMUNE 22^
toujours et toujours avec une monotonie ennuyeuse. La
pensée est molle, les expressions violentes, pas d'idées,
mais quelles insultes ! Le critique s'aperçoit bientôt que le
style, si style il y a, que le tour de phrase est celui d'un
lettré, d'un lettré qui s'évertue à être ordurier et brutal, et
qui y réussit, mais en restant ce qu'il a toujours été, pauvre
d'intelligence. On me dit que son rédacteur, qui se prétend
être un marchand de fourneaux, est un sieur Vermersch,
l'ex-chroniqueur de je ne sais quel Mercure galant, moni-
teur des cocottes, un muscadin transformé subitement en
vidangeur. Aux infections de l'égoùt, à une haleine infectée
de vermouth et d'eau-de-vie, se mélangent encore de vagues
odeurs de pommade et de mille fleurs. Je suis désolé, je
suis honteux pour la Commune qu'elle ait un souteneur
pareil. 11 paraît qu'accueillie d'abord avec indifférence, cette
feuille gagne tous les jours en influence, lue qu'elle est
dans tous les corps de garde et fournissant des jurons tout
prêts aux ivrognes, (car il en existe malheureusement tou-
jours dans les bas-fonds des régiments fédérés). C'est elle
qui a dénoncé Chaudey et l'a fait arrêter. C'est elle qui
pousse le plus à l'exécution d'otages, qui vocifère sans
cesse la colère, la vengeance et la déraison. Un régiment
de Versaillais caserne dans Paris ferait à la longue moins
de mal à la Commune que cet infect Père Duchêiie; mieux
lui vaudrait que Le Gaulois et Le Figaro continuassent à
s'imprimer à Paris !
Décidément, le journaliste est une des plus atroces plaies,
un des plus grands malheurs, une des plus tristes hontes
de la France. Nulle autre part, ils n'ont plus de talent, nulle
autre part, ils ne font autant de mal, nulle autre part, ils ne
sont plus ignorants et plus roués, plus frivoles, plus per-
fides, plus cruellement et plus odieusement calomniateurs.
En Angleterre, en Allemagne et, même aux Etats-Unis, on
ne sait pas mentir avec cet aplomb, avec cette ignoble
désinvolture. Sans les journaux infâmes, TEmpire n'eût
jamais réussi à lancer la France dans la criminelle expé-
dition d'Allemagne, sans les mêmes journaux infâmes, nous
eussions eu, sans doute, de grandes difficultés intérieures,
mais non point notre abominable guerre civile.
J'ai nommé Le Gaulois. Dans quelques-uns de ses numé-
ros qui me sont parvenus ce mois-ci (le transit est difficile),
230 j0Urn:^l de la commune
je lis avec stupéfaction des Lettres de Pcu-is racontant aux
habitants d'un autre monde ce qui est censé se passer dans-
nos quartiers. J'en extrait d'intéressantes nouvelles :
« ... L'aspect de la capitale s€ revêt par moment des
teintes les plus funèbres.
(( C est bien la terreur, la terreur dans ce quelle a de-
plus hideux qui règne à Paris.
« Les malheureux habitants en sont à se défîter les uns^
des autres par suite de dénonciations. La plupart des hom-
mes valides fuient leur domicile par crainte des enrôle-
ments par force. Les femmes affolées courent les rues à la
recherche de cachettes pour leurs bijoux, de protections
diplomatiques pour quititer Paris ou faire parvenir leurs
lettres.
« Enfin les rues sont sill^onnées, pendant le jour, par des
escouades de gardes-nationaux à l'aspect féroce, qui
arrêtent les passants sous des menaces atroces, les forcent
à s'incorporer aux bataillons de marche. Ni l'àg-e ni la
nationalité ne sont plus respectés.
(( Une fois la nuit venus, ces patrouillas sont remplacées
^Q.v des bandes de pvllarés^ oiï les femmes figareivt en
nombre, et qnii envahissent les appartements et les dévali-
sent » .
« En somme^ nous dit la personne digne de foi qui nous
communique ces tristes renseignements,. « Paris est devenu
un enfer qui rappelle les cavernes des brigands légen-
daires »;..
Nous extrayons le passade suivant d'une lettre adressée
à un fonctionnaire de- la vilJe de Paris, résidant actuelle-
ment à Versailles, par une personne digne de foi. On verra
avec qwel sans-gênte les fonctionnaires de' la Commune
s'imstîaileniti dans les meubles de ceux qu'ils ont la préten-
tion de rempl-acer.
Paris, 20 avril 1871.
« Je profite d^une occasion sure pour vous envoyer quei^
ques nouveaux détails. W. X. a dû vous d'ire que, non seules
ment votre appartement a été ouvert induemen*, mais
eBicore que toutes vos armoires et votre cave ont été frac-
turées. Votre successeur habite en maitre votre maison. La
JOURNAL DE LA C03IMUNE 231
nuit de mardi à mercredi fut une nuit d'afïreuse débauche.
Jusqu'à cinq heures du matin, le vin de votre cave se buvait
abondamment Tous les becs de gaz étaient allumés comme
un jour de grande réception. La fête se termina par «ne
dispute scandaleuse, mais à la fin hommes et femmes cou-
chèrent dans vos lits. On reçoit par votre porte d'entrée et
hier, à dix heures du matin, le digne magistrat sortit avec
sa compagne qui portait sur elle la toilette de votre femme:
robe de soie couleur marron, pardessus de velours et cha-
peau à plumes. Ils sont rentrés le matin à neuf heures et, en
sortant, le monsieur avait donné ordre à la concierge de
dire quil n'était pas chez lui si on le demandait... Il parlait
comme si réellement votre appartement lui appartenait,
«• ... 11 paraît que cette belle toilette de votre femme lui
plait, car elle vient encore de sortir, parée des mêmes
effets et, comme elle est de plus petite taille que jNladame,
elle fait traîner complaisamment la queue de la robe daiàs
la rue...
« Quelle triste ville que Paris aujourd'hui ! On ne con-
naît que le vol, le pillage ! Les arrestations se succèdent.
Partout les églises fermées, les vases et objets consa-
crés au culte enlevés violemment en plein jour sur les
autels, etc., etc.
« Depuis hier, il n'est pas rare de rencontrer dans les
quartiers excentriques de Paris des bataillons de femmes,
marchant deux par deux vociférant, hurlant, le sabre au
jupon et le chassepot sur l'épaule.
« C'est hideux et grotesque. 11 n'est pas d'injures, de
menaces et d'obscénités que ne vomissent ces créatures. Il
paraît qu'elles ne se bornent pas malheureusement à ar-
penter militairement la rue et à se mêler à la boue du
trottoir; elles montent carrément dans les appartements
que désigne la vengeance ou la cupidité et pillent à belles
mains !
« Un témoin oculaire a assisté, rue de Flandre, à un triste
spectacle, qui prouve une fois de plus combien l'entente
fraternelle règne peu entre les citoyens communeux.
« Deux bataillons de la Yillette en sont venus aux maÎDS
dans la soirée d'avant hier, et le sang a coulé de part et
d'autre.
232
JOURNAL DE LA COMMUNE
« La fusillade entre frères et amis a duré environ dix
minutes.
« Le pillage s'exerce sur une grande échelle et dans tous
les quartiers.
Toujours du Gaulois.
((. On se bat à Belleville. Le décret de la Commune pour
la levée des hommes de 17 à 35 ans et leur incorporation
forcée dans les bataillons de guerre aurait armé les citoyens
récalcitrants au décret de la Commune.
« Il est certain qu'il y a dissidence aujourd'hui entre les
dissidents.
« A Belleville. deux bataillons sont aux mains, l'un pour
la Commune qui veut continuer la lutte, l'autre contre. -
« L'aspect de Paris est navrant. On ne sait rien de ce qui
se passe à Versailles ou sur les champs de bataille ; mardi
soir, on n'avait aucun détail sur les faits et actes des batail-
lons qui avaient quitté Paris pour marcher sur Versailles.
On était très inquiet. Cependant l'opinion générale était
que si l'armée communale avait été victorieuse, de nom-
breuses affiches auraient porté le bulletin de victoire à la
connaissance du public.
« Une portion de la population féminine, — quelle portion !
est très surexcitée ; dans certaines rues des quartiers
Lamartine, Breda. etc., on voit des femmes le fusil en
bandoulière ou sur l'épaule. 11 y en a en faction, à la
porte de Passy.
« D'autres, en grand nombre, attendent aux portes, hur-
lant, criant après leurs maris, partis dans les rangs des
bataillons démarche.
« Tout ce spectacle est navrant.
« — On rapporte aussi que douze ou quinze cents malheu-
reuses femmes d'anciens sergents de ville auraient été
arrêtées dans les quartiers du Temple, Belleville, Cha-
ronne, Ménilmontant, la Villette et Montmartre. Elle ont
été écrouées en masse. Savez-vous ce qu'on prétend faire
de ces malheureuses^ Un pare-balles versaillais.
« Ces infortunées et innocentes victimes sont condamnées,
paraît-il, à former l'avant-garde de la grande armée insur-
rectionnelle qui parle de marcher de nouveau sur Ver-
sailles.
JOURNAL DE LA COMMUNE 233
Dimanche, 30 avril.
Depuis vingt jours, le fort d'Issy était bombardé jour et
nuit, criblé d'obus. Quand les fédérés s'y sont installés, il
était plus qu'à moitié démantelé par les canons prussiens ;
il a fallu toute l'énergie et toute la bravoure de nos gardes
nationaux pour tenir dans cette place qu'un seul coup d'œil
montrait depuis huit jours comme absolument intenable.
Chaque matin, nous nous attendions à la nouvelle : le fort
d'Issy a été évacué.
Ce matin, nous apprenons que, sous un redoublement de
la grêle d'obus, le commandant Mégy a quitté le fort. On
s'en est beaucoup fâché à la Commune et surtout au Comité
central. Mégy a quitté son poste pour en avoir reçu l'ordre.
Cluseret est rendu responsable de la fuite de son subor-
donné ; on met l'abandon du fort sur le compte du délégué
à la guerre : non seulement Cluseret a été destitué séance
tenante, mais on a poussé la rigueur jusqu'à le décréter
d'accusation.
Cette sévérité nous paraît à nous autres, gens du public,
tout à fait exagérée et du plus déplorable effet. Nous ne
savons pas ce qui se passe dans les mystérieux conseils de
l'Hôtel de Ville, mais nous inclinons à croire que ce sont
des raisons personnelles, plutôt qae des raisons administra-
tives, qui motivent la «lisgrâce de Cluseret. — On nous dit
que Cluseret, avec une capacité et une autorité médiocres,
se mêlait de beaucoup trop d'affaires, que Cluseret visait à
la dictature. — Eh bien ! si Cluseret donne lieu à des mé-
contentements et à des défiances, faite une enquête sérieuse
sur sa conduite, destituez-le si vous avez quelqu'un qui,
incontestablement doive faire mieux que lui ; mais que cela
se passe au grand jour, car cette destitution et cette arres-
tation si mal motivées, produisent le plus fâcheux effet. On
est enclin à croire le mal et le pire. En frappant Cluseret de
cette façon, les ayant pouvoirs à THôtel de Ville déshono-
rent leur délégué, mais ils se déshonorent encore plus ; la
malignité adopte immédiatement lidée que Cluseret n'est
qu'un mauvais gas, mais que, par contre, ses rivaux et ses
collègues sont encore moins capables et plus envieux que
lui.
En poussant Cluseret à Mazas, la Commune a fait plus
234 JOURNAL DE LA COMMUNE
de tort à la cause de Paris que Mégy, dont la bravoure n'est
contestée par personne, en quittant son trou à obus. —
« Lorsque Taudace est inutile, avait fort bien dit Gluseret,
en entrant en fonctions, elle est ridicule. » — Tout ce que
nous avons regretté, c'est que Mégy en abandonnant le
fort, ne l'ait pas fait sauter, comme on nous l'avait promis.
Quoi qu'il en soit, il a été décidé que le" drapeau rouge
serait replanté sur le fort d'Issy, et des enfants perdus se
sont présentés pour cette prouesse que nous préférions
voir réservée pour de meilleures occasions.
Au lieu et place de Gluseret, ils ont nommé Hossel, un
ancien olficier de l'armée de Metz. Cet homme qui est res-
ponsable de nos destinées, personne ne paraît savoir réelle-
ment qui il est. On ne le connaît que par son excessive
sévérité au Conseil de Guerre, mais il est du métier, et une
vague rumeur lui attribue même du génie.
(( En passant rue Pergolèse, nous avons vu des jeunes
garçons de dix ans environ qui avaient les deux joues et les
sourcils brûlés par un éclat d'obus. Ce sont deux pauvres
abandonnés par leurs parents émigrés en province et qui
n'ont d'autres moyens d'existence que la vente des éclats
d'obus qu'ils ramassent après la chute des proj*ectiles.
« Sait-on quel a été leur premier soin en entr'ouvant
les yeux? Ils ont bien vite ramassé les éclats, peu nombreux
mais fort gros, de l'obus qui a failli les tuer et les ozit mis
dans un sac pour les vendre avec la provision de la veille.
Et, comme nous leur faisions observer les dangers auxquels
ils s'exposaient pour gagner quelques centimes:
« Quelques centimes ! Mais chacun de ces gros morceaux
nous sont payés dix sous et cinq sous les petits par un
Anglais qui en fait le commerce et les expédie en Angle-
terre où il les revend très cher ». (Mot d'Ordre).
Lundi, i^'^ mai.
SOMMATION
Au nom et par ordre de M- le maréchal commandant en
chef l'armée, nous, major de tranchée, sommons le com-
mandant des insurgés, réunis en ce moment au fort d'Issy,
JOURNAL DE LA COMxMUNE 235
d'avoir à se rendre, lui et tout le personnel enfermé dans le
dit fort.
Un délai d'un quart d'heure est accordé pour la pré-
sente sommation.
Si le commandant des forces insurgées déclare, par écrit,.
en son nom et au nom de la garnison tout entière du fort
d'Issy, qu'il se soumet, lui et les siens, à la présente som.-
mation, sans autre condition que d'obtenir la vie sauve et la
liberté, moins l'autorisation de résider dans Paris, cette
faveur sera accordée.
Faute par lui de ne pas répondre dans le délai indiqué
plus haut, toute la garnison sera passée par les armes.
Tranchées devant le Fort d'Issy
30 avril 1871.
Le Colonel d'Etat major de la tranchée.
Signé : R. Leperche.
Hier, le citoyen Rossel, délégué à la guerre, a fait répondre
au commandant versaillais.
Au citoyen Leperche, major des tranchées devant Je fort
dTssy. »
jNlon cher camarade,
La prochaine fois que vous vous permettrez de nous
envoyer une sommation aussi insolente que votre lettre
autographe d'hier, je ferai fusiller votre parlementaire
conformément aux usages de la guerre.
Votre dévoué camarade, signé : Rossel,
Délégué de la Commune de Paris.
Quel style, quels procédés que ceux de M. Leperche,.
colonel d'état-major' de Parmée de l'ordre. Le prince Pierre
Bonaparte ou, dans les Abruzzes, un gentilhomme de
grand chemin, ne parlerait pas autrement.
Lundi, 1" mai.
Récusant l'élection de la Commune au 20 mars, sous
raison de l'insuccès des élections complémentaires du
16 avril, le journal le Temps prétend que Paris n'est pas
236 JOURNAL DE LA COMMUNE
représenté. « Dans le conflit qui s'agite en son nom, Paris
n'a pas la parole, Paris est en guerre, il reçoit et envoie des
obus, sa population tout entière est requise pour le combat,
et il n'a été consulté par personne pour dire si ça lui con-
venait ou ne lui convenait pas )>.
En conséquence et comme moyen de conciliation avec
Versailles, le Temps et, après lui, quelques journaux
réclament :
L'élection d'une municipalité nouvelle dans les formes de
la loi votée par l'Assemblée (!), avec mandat de traiter avec
Versailles sur les bases du maintien de la République,
des libertés municipales et d'une amnistie complète et
générale. Et au préalable une trêve de 23 jours.
Peu auparavant, le Temps avait proposé un moyen
également pratique de tout concilier : Que M. Thiers
nommé Dictateur par l'Assemblée, que M. Louis Blanc,
nommé Dictateur parla Commune arrangent vitement nos
affaires et nous bâclent une bonne paix !
11 y a manque de bonne foi ou il y a faiblesse d'esprit à
proposer des solutions impossibles et à récriminer ensuite
contre ceux qui ne les exécutent pas. — Il faudrait cepen-
dant laisser là les phrases creuses, comme le dit le Temps
lui-même, et se rappeler un peu que le sang coule autour
de Paris. Comment reprocher à la Commune qu'elle ne
transige pas, puisque M. Thiers ne veut pas transiger,
puisque l'Assemblée hurle et aboie contre tout pacificateur.
Pourquoi reprocher à la Commune de se défendre à
outrances, quand on Tattaque à outrance! — Si on propo-
sait à Paris une transaction équitable, croyez-vous que la
Commune venant à la refuser pourrait tenir quarante-huit
heures seulement contre tous les commerçants et industriels
du dedans et du dehors, contre l'explosion d'indignation
de la France et de l'Europe, et, sans aller plus loin, contre
la volonté de ces gardes nationaux, époux et pères de
famille, qui ne vont aux massacrades de Neuilly, de Vanves,
dTssy et de Montrouge que par sentiment du devoir, qui ne
vont exposer leur vie et l'existence même de leurs enfants
que parce qu'ils savent la République menacée et le pou-
voir légal entre les mains des monarchistes ? Les mystifica-
teurs prétendent que le plaisir du garde national à jouer au
soldat est tel qu'il préfère trente sous par jour à manœuvrer
JOURNAL DE LA COMiMUNE 237
la baïonnette à Clichy que dix francs à coudre ou à varloper
dans un métier. Odieuse ineptie. C'est M. Thiers qui est
impitoyable parce qu'il se croit le plus fort, c'est l'Assem-
blée qui hurle de joie, elle flaire du sang de républicain, la
chair fraîche des révolutionnaires. — Maudite soit la Com-
mune si elle repousse une transaction raisonnable... Mais
qui lui en présente ? Et ne sait-on pas que, pour se conci-
lier comme pour se marier, il faut être deux !
Mardi, 2 mai.
« Récompense honnête à qui donnera l'adresse d'un
fonctionnaire républicain dans le Gard ».
Cette annonce se lit dans un journal du département du
Gard. N'oublions pas, je vous prie que M. Thiers est le
champion de la République contre Paris.
Que ne donnerait Versailles pour imposer quarantaine à
tout ce qui sort du Paris pestiféré ! Les lettres sont arrêtées,
les journaux confisqués, mais les hommes, combien plus
doivent-ils être suspects ! De peur que des communards
n'infestent la province, de peur surtout qu'ils n'échappent
à la vengeance des Versaillais en se réfugiant dans les
pays voisins sous des passeports étrangers, le Gouverne-
ment a posté à Pontoise, Amiens, le Havre, Calais, Cher-
bourg, aux villes frontières des agents allemands, italiens,
russes, anglais, chargés d'examiner les laissez passer et de
questionner les voyageurs. Au moindre doute, pour une
prononciation fautive, un accent suspect, on arrête les indi-
vidus. Les trains même entre deux stations font un temps
d'arrêt pour livrer les émigrants à la complète disposition
des policiers.
Je lis dans un journal anglais que le Ministre Belge comte
d'Anethan... d'Anethan... d'Anethan..., ce nom ne m'est
pas inconnu... Ah! oui, c'est celui d'un personnage com-
promis dans les voleries cléricales et boursicotières des
Laugrand-Dumoncel et C'% a promis à M. Thiers et à son
Ministre des Affaires Etrangères, M. Jules Favre que la
Belgique, souricière hospitalière, recevrait les fugitifs de
Paris dans les bras de ses gendarmes qui remettraient
ensuite leurs hôtes aux soins de la prévôté de Versailles.
J'ai lu en fronçant les narines de dégoût.
238 JODR^S'AL DE LA COMMUNE
Mardi 2 mai.
Ces représentaDts de i^aris, naguère tant aimés, je ne
puis plus penser à eux sans que mon cœur s'emplisse
damertume. Sanctionnant par leur imperturbable présence
à Versailles tout ce que l'Assemblée fait contre nou«, ils
valent pour M. Thiers autant peut-être qu'un corps de cin-
quante mille hommes, mieux qu'un terrible parc d'artillerie.
Tranquilles en apparence, enfoncés dans leur flegme, ils
suivent du regard les progrès du siège sans qu'on devine
leur plaisir *ou leur peine. On, nous canonne, on nous
mitraille, on nous assassine; des citoyens, on en tue depuis
un mois cent à cent cinquante par jour, les blessés ne
comptent plus — et aucun de nos représentants ne se pré-
cipite à la tribune, cri^ant à nos bourreaux : « Ce que vous
faites est infâme ! « Aucun ne se tourne vers la France et ne
hurle au secours. Non, tous se tiennent cais, sauvegardant,
comme ils disent, les immortels principes de 89; on les
avait mis là pour défendre le logis, et, chiens nauets, le
reo^ard seul avancé hors de la niche, ils flairent et regar-
dent la bande nocturne qui se rue dans la maison.
L'autre jour, le Rappel leur criait, ami désespéré :
« Allons, les représentants de Paris, allons Louis Blanc,
Edgar Quinet, Martin Bernard, Peyrat, Schœlcber et les
autres! Parlez! On n'a pas écouté Jean Brunet? A votre
tour ! Et si l'Assemblée ne vous écoute pas non plus, parlez
à la France. Faites à Versailles ce que l'Union Républicaine
fait à Paris. Aidez-la à créer cette force morale que n'attei-
gnent pas les chassepots ni les mitrailleuses. Vous êtes
restés là-bas ; c'est sans doute pour y faire quelque chose.
Qu'attendez-vous ? Qu'il n'y ait plus rien à faire ? «
Et Victor Schœlcher qui, parmi nos représentants était
encore une honorable exception, car lui, du moins, s'était
rallié à l'Union de conciliation, bien qu'il nous donnât tort,
M. Schœlcher vient de nous adresser une proclamation qui
nous étonne de sa part, car elle ressemble déplorablement
à celle que nous fit, il y a cinq semaines, Tamiral Saisset :
« Fiez-vons à M. Thiers, il a promis que tout serait oublié,
une fois l'ordre rétabli. Ces paroles comprennent une
amnistie pleine et entière, qu'an besoin un vote de l'Assem-
blée ne manquerait pas de garantir. »
JOURNAL DE LA C03IMU\E 239
Et c'est sur cet espoir de ne pas être cliatiés suivant
l'énormité de nos crimes, espoir fondé sur la véracité de
M. Thiers seulement et non sur un engagement de l'As-
semblée, que M. Schœlcher sollicite les Parisiens de s'en-
rôler dans une immense conspiration afin de contraindre la
Commune à mettre bas les armes. Comment pourriez-vous
hésiter puisque M. Thiers a promis de pardonner tout à
tout le monde, sauf aux assassins des deux généraux...
Notez que ce langage, qu'on croit conciliant, nous exaspère.
Nous combattons pour le Droit, nous avons fait à la Justice
le sacrifice de notre vie ; — et arrive le républicain Schœl-
cher, flanquant le cruel et goguenard meneur de la rue de
Poitiers: « Nous vous ferons grâce, sauf aux assassins parmi
vous ! »
M. Schœlcher dit très bien: « Quel que soit le vainqueur,
c'est la République qui est perdue. On se massacre entre
deux impasses. Tant de batailles, où depuis vingt jours
les Français s'acharnent à se tuer, ne peuvent avoir de fin
heureuse, ni d'un côté ni de l'autre... » Si de part et d'autre,
on se fait une guerre à outrance, à qui la faute ? — « A la
Commune, répond M. Schœlcher sans souciller, il faut donc
faire pression sur elle pour qu'elle se démette. Et M. Schœl-
cher ne se retourne pas au moins vers les villes de France
pour leur dire : « Faites pression, contraignez l'Assemblée à
faire la paix. »
Et cependant les villes de France y seraient disposées.
L'autre jour Màcon adjurait nos députés de se mettre à la
tête d'une croisade de conciliation. Les représentants de
Paris ont répondu vaguement par un long discours qui ne
dit rien, par une douche d'eau tiède. Comment les villes de
province interviendraient-elles en faveur de Paris, si ses
propres représentants n'ont pas eux-mêmes cette initiative.
Il faut qu'il soit souillé de crimes bien noirs le criminel
pour lequel ses avocats eux-mêmes n'osent pas prendre la
parole ! Quel silence accusateur !
Dès que le feu a été ouvert contre Paris, nous eussions
voulu qu'ils se retirassent. Ils ne l'ont pas fait. C'est,
pensons-nous un accroc fait à notre dignité et à la leur. —
Ils se sont résignés sans doute à un dur sacrifice, en prévi-
sion des inimeuses services qu'ils pourront nous rendre. —
Ces services, quels sont-il? Ils n'ont rien fait pour nous, et,
240 JOURNAL DE LA COMMUNE
maintenant, ils se taisent pendant qu'on nous accable. Ils
se taisent, mais après avoir dit à la France et à l'Europe :
« Paris a tort, ne venez pas à son secours, tant pis pour
lui. »
Mercredi, 3 mai.
Décidément, le point le plus faible de Paris, c'est celui
qui devrait être le plus fort, le point central de l'Hôtel-
de-ville; ce qui nous rassure le moins dans la Commune,
c'est la Commune elle-même. Les journaux donnent le
compte-rendu des délibérations par lesquelles nous appre-
nons que nous sommes à la merci d'une Dictature nouvelle,
qui a osé prendre le terrible titre de Comité de salut
Public. La mesure est tout à fait impolitique : la preuve en
est qu'elle n'excite ni frayeur ni enthousiasme. Cette appel-
lation, la plus effrayante pour les oreilles françaises, ne sera
certes justifiée ni en bien ni en mal par les cinq bonhommes
qui en ont été décorés. Le comité de 93 plongea ses mains
dans le sang, mais sauva la France. Le nouveau comité trem-
pera sans doute ses mains dans l'encre et rendra peut-être
force décrets, mais si ce n'est pas lui qui nous perd, ce n'est
pas lui qui nous sauvera. Ni amis ni ennemis ne le prennent
au sérieux; c'est avec une moue dédaigneuse ou des haus-
sements d'épaule qu'on a appris les noms des personnages
responsables maintenant du salut de la Patrie. Grand mot
pour de petites gens. Le titre de Comité de Salut Public ne
leur donne pas un atome de puissance de plus mais pourrait
soulever de vaines frayeurs et des répulsions non justifiées,
si avant tout il ne paraissait ridicule. On dirait des man-
darins qui ont revêtu un costume effroyable, avec des devises
sur le ventre et dans le dos: « Tremblez 1 je suis l'invincible
Tigre. »
Vainement, quelques orateurs ont affirmé que nous
sommes environnés de scélérats et qu'il s'agirait de faire
tomber la tête de quelques traîtres, le public n'a pas voulu
s'émouvoir davantage. On pardonnerait la chose, mais
tout ce qui ressemble au pastiche et à la déclamation nous
indispose singulièrement.
On en voulait à Cluseret à tort ou à raison, on le soup-
çonnait de tendre à la dictature, et de n'être, malgré toute
son ambition, qu'un incapable, et la Commune donna tous
JOURNAL DE LA COMMUNE 241
pouvoirs à un Comité Exécutif qu'elle vient de renverser
au profit d'un Comité de Salut public. Le nom est changé,
les individualités ne sont plus les mêmes ; mais la situation
ne s'est pas améliorée pour cela, il n'y a qu'un faux pas de
plus.
Disait le citoyen Langevin: « Que voyons-nous? L'Assem-
blée nommant des commissions et ne s'en rapportant pas à
elles, discutant la façon dont elles exécutent les détails
de leurs travaux...
Disait le citoyen Paschal-Grousset : « Des conflits de
toute nature se sont élevés. La Commission Executive
■donnait des ordres qui n'étaient pas exécutés. Chaque com-
mission particulière, se croyant souveraine, de son côté
donnait aussi des ordres. De telle sorte que la Commission
Executive ne pouvait avoir de responsabilité réelle et, faisant
des efforts surhumains pour s'occuper de tout, en somme,
elle n'arrivait à rien... »
Disait le citoyen Vaillant : « Qu'on ne fasse pas de pas-
tiche révolutionnaire. L'important serait de transformer la
Commune elle-même, d'en faire ce qu'était la première
Commune de Paris, un ensemble de commissions travail-
lant de concert. Elle devrait commencer par se réformer
elle-même et cesser d'être un petit parlement bavard
brisant le lendemain ce qu'il a créé la veille aux hasards de
sa fantaisie et se jetant au travers de toutes les décisions
de sa commission Executive... »
Mercredi 3 mai.
Sitôt sa loi municipale faite, M. Thiers a voulu l'essayer.
Le 30 avril dernier, toutes les communes de France, celle
de Paris exceptée, ont été appelées à se choisir de nouveaux
conseillers municipaux. Les élections ont été généralement
mauvaises, et même fort mauvaises, nous disent les dépêches
du gouvernement. Les élections ont été mauvaises, c'est-à-
dire, elles ont été républicaines. Nos législateurs, qui atten-
daient monts et merveilles de leur loi toute neuve, sont
amèrement désappointés ; ils croyaient avoir livré la France
à la conspiration monarchique et, malgré tout, ils ont remis
le pouvoir municipal en de mauvaises mains, — nous
voulons dire en des mains républicaines. — En vain le mot
16
242 JOURNAL DE LA COMMUNE
d'ordre avait été' dbnné de voter partout pour les listes dites*,
de • conciliation, parce qu'elles excluaient soigneusement
tous les républicains- et offraient un méli-mélo de monar-
chistes de toute espèce, henriquinquistes et orléanistes,
cléricaux et libéraux, agréablement variés de bonapartistes-
plus ou moins déguisés. Les « bons » monarchistes oîrt été
évincés, les « mauvais » républicains ont eu l'avantage . Et
cependant, nous sommes en République !
Comme toujours on a observé que, plus le village était
petit, plus la population était ignorante, plus il y avait lieu
d'être satisfait des choix généralement monarchistes, diri-
gés quils étaient par le curé, le gros propriétaire, et plus la
ville était populeuse et éclairée, plus elle faisait de déplo-
rables choix. Parmi les villes importantes, il n'est guère
que Nîmes, dominée par son fougueux évèque d'Alzon, qui
ait mérité les éloges du parti de FOrdre.
Paris est dans la joie. Après sa votation de février qui
nous avait livrés à cette ignoble Assemblée, la province
vient enfin de s'affirmer républicaine. Implantée dans les
villes, la République conquerra fatalement les campagnes.
Jeudi 4 mai.
Les défaites sont douloureuses, les trahisons écœurantes
ou irritantes. Cette nuit une redoute très importante, celle
du Moulin Saquet, près Choisy, a été livrée par la compli-
cité de son commandant qui, dit-on, a été porter lui-même
le mot d'ordre à la colonne d'attaque ennemie. Les faction-
naires, surpris, ont laissé passer les Versaillais qui se sont
rués sur les dormeurs, les ont lardés de coups de baïonnette
autant qu'ils^ ont pu. La garnison, croyant avoir affaire à
des forces très supérieures, n'opposa qu'une faible résis-
tance. Brusquement réveillés, le plus grand nombre se sauva
en criant à la trahison . Les assaillants, qui avaient amené des
équipages de trait enlevèrent huit canons et se retirèrent en
toute hâte avant que le retour offensif des Parisiens eût
commencé. La retraite se lit avec une telle précipitation que
deux dtes canons enlevés ayant Tersé dans u-n fossé y furent
abandonnés, tant on était pressé de mettre en sûreté les six
autres. Bientôt l'artillerie fédérée des forts de Bicêtre et.
d'Ivry se mit à bombarder furieusement la redoute, mais
JOURXAL DE LA COMMUNJL 243
les auteurs du coup de main n'y étaient plus, les fédérés la
trouvèrent vide quand lisse présentèrent pour la réoccuper.
Les gai-des nationaux de certains bastions se plaignent
que la nuit sifflent à leurs oreilles des balles qu'on leur
•envoie de derrière. Aux Ternes, où cependant il pleut assez
de boulets lancés parles artilleurs de M. Tbiers, qui ont la
maladresse de faire tomber leurs obus en plein quartier
Saint-Honoré, auxTe.rnes,on prétend que des passants oût
été blessés par de lâches scélérats dissimulant un fusil à-
vent derrière quelque rideau ou quelque jalousie. De trahi-
sons, d espionnage et de mouchardises, nous avons les-
oreilles rebattues ; le peuple nest que trop enclin à en voir
partout. 11 nous est extrêmement pénible d'entendre d'in-
fâmes soupçons déversés avec une légèreté coupable sirr
tel ou tel membre de la Cojaamune ou du Comité Central,
n'importe qui, peut-être même par des collègues.
Et M. Thiers se frotte les mains, il se vante auprès des
intimes d'avoir contre Paris des moyens plus puissants que
les batteries de Montretout. Et ce qu'il y a de plus redou-
table que les trahisons, ce sont les suspicions et les défiances
qu'elle engendrent.
Mardi, 4 mai..
La Commune vient de meoharger d'un em,ploi plus hono^
rable qu'important et dans lequel il ne me sera pas pos-
sible avant quelque temps de rendre au public de très
grands services. On avait besoin d'un homme de confiance,
onaijété par hasard les yeux sur moi, on m'a proposé et
j'ai accepté. J'avais besoin de me compromettre, moi aussi,
pour la Commune et de faire autre chose pour elle que de&
vœux impuissants et donner ça et là quelques conseils inu-
tiles. Je suis loin d'admirer la Commune; je la blâme
même souvent, ignorant peut-être toutes les difficultés
contre lesquelles il lui faut lutter ; tantôt je lui reproche le
trop et tantôt'le trop peu, le quand et le comment — mais
je sens que, si la Commune périt, nous périssons tous avec
elle. La conduite de nos généraux, la direction qu'ils don-
nent à la campagne ne me plaît qu'à demi, mais que notre
armée triomphe ou soit vaincue, je veux avoir compté dans
ses rangs pet, puisque je n'ai pas de concours militaire à lui
244 JOURNAL DE LA COMMUNE
donner, je lui donnerai tout ce que j'ai, toute mon activité,
mes soucis de jour et de nuit, ma responsabilité.
J'ai besoin de me sentir le frère et l'égal d'un de nos
simples gardes nationaux. Ma conscience est émue quand,
au crépuscule, je vois défiler un de leurs bataillons de
marche allant au fort d'issy ou à la turie de Neuilly. En
avant, la musique remplit les airs et les cœurs des accents
du Chant du Départ. Mais, dans les rangs, on est
silencieux : les jeunes gens ont un entrain qui ressemble
à la gaieté, mais les barbes grises sont tristes. Ça et là
des femmes dans les rangs, ambulancières pour la plu-
part, on ne les distingue que par un petit bidon en fer blanc,
par des brassards. 11 y a des pères qui portent le dernier né
dans leurs bras, un moutard s'accroche à leur capote, la
mère marche à côte d'un pas ferme, portant le fusil du
mari; je salue leur drapeau rouge, tête nue, je les regarde
passer.
Vendredi, 5 mai.
On pouvait s'y attendre, la démarche de paix et de con-
ciliation entreprise encore une fois par les francs maçons
de Paris auprès du Dictateur de l'Ordre, a eu pour résultat
le plus complet insuccès. Le chef du parti des gens hon-^
nêteset modérés avait déjà répondu : « Il y aura sans doute
quelques maisons brûlées et quelques hommes tués, mais
force restera à la loi. M. Thiers a daigné écouter la dépu-
tation à laquelle il a répondu brièvement et froidement,
a Je n'ai rien à ajouter, rien à répondre de ce que j'ai déjà
déclaré à vos collègues. >>
Donc, nous en sommes toujours là, il y aura des maisons
troués et des hommes tués, mais force restera à la loi. Car
le petit Thiers tout entier, c'est la Loi, et Paris, c'est le
crime.
En France, dès qu'un homme, dès qu'un parti se sait ou
se croît le plus fort, vite il dit : « Je m'appelle la Loi.
L'homme en face de moi est un criminel que nous allons
rouer vivant et couper en quartiers. Le parti qui m'est
opposé est le Parti du Crime.
Sans remonter bien haut, Charles X parlait ainsi, la veille
des journées de juillet. Louis-Philippe parlait ainsi à Trans-
JOUHNAL DE LA COMMUNB 245
nonain,au Cloître Saint-Merry, à Lyon, le 23 février 18^8.
Ainsi parlaient Jules Favre, Tliiers, Falloux et Cavaignac
le lendemain de la bataille de juin ; ainsi parlait Bonaparte
le lendemain de la nuit de Décembre ; ainsi reparle aujour-
d'hui M. Tliiers. C'est cet affreux petit bonhomme à lunettes
qui est à lui seul la Loi, le Droit, la Justice, par conséquent
regorgement et le massacre. Et Paris, la ville aux deux mil-
lions d'habitants, c'est l'absurdité, c'est l'iniquité, c'est
l'exécution en masse... Quelques maisons à trouer... mais
c'est cent mille maisons à trouer... Quelques hommes à
tuer. . . mais c'est deux cent mille gardes nationaux que vous
promettez d'exterminer. Monsieur Thiers.
Sur ces désolantes nouvelles qui leur furent transmises
par les délégués, les francs-maçons firent un pas en avant
et décidèrent de s'unir avec les compagnons pour la défense
de Paris. C'était proclamer l'alliance intime de la Bour-
geoisie qui travaille avec le Prolétariat qui travaille. Quelle
que soit l'issue de la lutte, cette fraternisation entre les
meilleurs de la classe bourgeoise et les meilleurs de la
classe ouvrière sera un des grands faits de la Révolution
du 18 mars.
Le mardi 2 mai, environ 4.000 citoyens, compagnons et
francs maçons, représentants du travail dans toutes ses
branches, ont, dans un magnifique élan d'enthousiasme, dé-
claré s'unir pour la revendication armée des droits de Paris.
Ils ont déclaré qu' « à partir du 3 mai, ils s'engagent à
marcher avec les compagnies de la garde nationale dont ils
font partie, revêtus de leurs insignes et qu'ils ne mettront
bas les armes que lorsqu'ils auront triomphé des ennemis
de la République et de la Commune. »
D'une affiche officielle collée sur les murs, j'extrais les
chiffres suivants :
EFFECTIF DE LA GARDE NATIONALE
Bataillons de marche : 99.980 hommes
Présents : Absents :
Troupe 84.980 Troupe 11.380
Officiers . . . 3.413 Officiers . . . 242
Présents.. . 88.399 Absents... 11.581
246 JOURNAL DE LA COMMUNE
Bataillons sédentaires : 97.852
Présents : Absents :
Troupe.... 77.665 Troupe.... 16,435
Officiers ... 3 . 094 Officiers . . . 658
Présents... 80.759 Absents... 17.093
soit un total de
Présents: 169.158 Absents: 28.674
et un chiffre générai de 197.832 hommes, sur lesquels
12,6 pour cent sont absents dans les compagnies de marche
et 17,5 pour cent sont absents dans les compagnies séden-
taires.
S'il n'y avait que ces dernières non-valeurs !
Samedi, 6 mai.
Chacun parle des « Mystères du couvent de Picpus. »
Picpus est une immense jésuitière féminine, c'est leur
grande forteresse dans le faul30urg Saint-Antoine, car il est
bon de savoir que la congrégation, elle aussi, a ses points
stratégiques dans Paris. On peut relire dans les Misérables
de Victor Hugo une description poétique et très favorable
de ce couvent de premier ordre, propriété composée de
plusieurs corps de bâtiments et d'immenses vergers et
potagers.
Après le 18 mars, l'immense majorité des nonnes s'envo-
lèrent à la suite de l'armée de Tordre et des diverses
administrations ; après l'arrestation de FArchevéque, de
plusieurs prêtres et religieux, les personnages marquants,
les personnes influentes dans l'Eglise allèrpnt chercher des
climats plus doux. Il n'est guère resté à Paris que le menu
fretin des otficiants, que les lingères, économes, tourières,
etc. des couvents de femmes, que les Bonnes petites Sœurs
des Pauvres, que les Institutrices congréganistes, les sœurs
grises installées dans les hôpitaux, dans les bureaux de
bienfaisance, dans quelques cantines. Quelques arrondisse-
ments les ont vigoureusement exclues des écoles et du
service de bienfaisance administratif ; dans quelques autres,
elles ont été maintenues avec une savante persistance.
Dans cet immense conflit de tous les pouvoirs, la Commune
JOURNAL DE LA CO>IMiUJ>f.E 247
invoque forcéraent le principe de décentralisation vis-à-\4s
des monarchistes ruraux, de l'autoritaire Tiiiers et des
républicains unitaires de Versailles ; mais, à Paris, la
Commune invoque forcément le principe de centralisation,
tandis que chacune des municipalités, tirant à elle, se
réclame de l'idée décentralisatrice. — Toujours est-il qu'à
l'Hôtel Dieu, les sœurs de charité vont exercer leurs fonc-
tions, non plus au nom de leur sœur supérieure, mais au
nom du citoyen Treillard et, sur leur robe grise, elles vont
<îoudre une ventrière rouge.
Le couvent de Picpus fut donc nettoyé autant que possible
et à peu près déserté. Une quinzaine de jours après, on
songea à faire des perquisitions dans l'établissement. Dans
les grands bâtiments officiels, rieji que d orthodoxe, sauf,
dans la chambre de la Supérieure,. un Traité sur les avorte-
raents par le Père Bousquet, capucin. Mais, reléguée sous
les arbres, les gardes nationaux trouvèrent une petite cha-
pelle, et, au-dessous d'une statuette vêtue d'une robe bleue,
avec l'inscription : Sainte Anne, priez pour nous, des ins-
truments bizarres, ainsi décrits par le Mot d'Ordre.
... Deux sommiers étroits et déchirés long de l.m. 50,
couverts de crochets et courroies, une couj^onne de fer avec
crochet par derrière, un carcan étroit avec tringle et poids,
la dite tringle terminée par une fourche enfer, évidemment
destinée à assujettir le menton. Un corset de £er ramllé,
sans bourrelets, avec courroie en cuir, et deux tringles
pouvant supporter les pieds d'une patiente; le support est
muni d'un ressort et d'ïin tourniquet auquel s'adapte une
longue courroie ayant évidemment pour usage de rejoindre
la fourche ou la couronne. A quoi les religieuses emplo-
yaient-elles cet attirail qui rappelle ce que l'on a trouvé
plus d'une fois dans des caves de Tlnquisition?
Les partisans des bonnes sœurs Picpus répondent que
ces engins ne peuvent être autre chose que des instruments
orthopédiques. Tant mieux ! Mais en quoi les instruments
orthopédiques diffèrent-ils des instruments de torture ? De
plus fervents am-is prétendent qrie oe sont là en effet des
instruments de torture, mais quiC ces tortures n'étaient
jamais infligées par l'autorité supérieure et que de loin -en
loin, seulement, quelque dévote plus altérée de pénitence
obtenait de son Directeur Tautorisation de se bourreler rni
248 JOUHNAL DE LA COMMUNE
peu. Les fakirs sont là pour prouver que la torture par soi-
même est une des formes delà piété aiguë. De cela, il nous
est impossible de juger : le profane est incompétent pour
émettre un avis. Dans ces sanctuaires, soigneusement
dérobés aux regards du monde et même de Tautorité civile^
tout est fait pour dérouter l'œil de l'intrus. Mystère et
discrétion !
Reprenons le récit du Mot d'Ordre. D'autres perquisi-
sions ont amené la découverte d'environ deux cents robes
et costumes de diverses étoffes et couleurs. Plus un sou-
terrain communiquant avec un établissement de religieux,
situé tout en face et de l'autre côté de la rue.
Dans une espèce de chenil, également dans les jardins,
on a trouvé trois malheureuses, enfermées là depuis plu-
sieurs années, sœurs Stéphanie, Victoire et Bernardine,
claustrées dans un réduit de quelque mètres carrés. Leur état
émut à colère et à compassion ceux qui les déterrèrent de
ce bouge ; Bernardine et Victoire ont été recueillies dans
des familles du quartier ; le lo^ bataillon a adopté Stéphanie
âgée de 61 ans. Interrogées sur la séquestration de leurs
trois sœurs, les religieuses ont répondu que Victoire et
Bernardine étaient aliénées. Quant à Stéphanie, un indé-
racinable esprit d'indépendance avait attiré sur elle un
-sévère châtiment.
Ces faits nettement articulés, ces allégations précises,
ces objets matériels appellent une enquête impartiale^
séparant rigoureusement ce qui est certain de ce qui n'est
pas. Mais, tandis qu'on se bombarde et qu'on s'égorge, qui
aies loisirs, qui a les moyens, qui a même le désir de pro-
céder à une enquête minutieuse et accompagnée des garan
lies nécessaires ?
7 mai.
A peine constituée, la Commune de Paris, par lorgane
de son comité de Sûreté Générale, interdisait la publication
de Paris-Journal, des Débats, de la Liberté, du Constitua
tionnel, à Paris. 11 va sans dire que ces journaux s'installè-
rent avec leur vieux personnel et un nouveau matériel à
Versailles. Plusieurs feuilles, d'ailleurs, et, notamment, le
Temps et le Siècle, publiaient quotidiennement deux édi-
JOURNAL DE LA. COMMUNE 249
lions, l'une à Versailles, accommodée au goût Versaillais,
et l'autre à Paris, avec des variantes dans le goût parisien.
Le 18 avril, la Commune, considérant qu'il est impossible
de tolérer dans Paris assiégé des journaux qui prêchent
ouvertement la guerre civile, donnent des renseignements
militaires à l'ennemi et propagent la calomnie contre les
défenseurs de la République, a décidé la suppression de la
Cloche, du Soi?-, du Bien Public et de l'Opinion Natio^
nale.
Profitant de la négligence de la Commune qui, novice
encore en matière de mesures répressives, n'avait pas
encore envoyé de notification personnelle confirmant la
note du Journal Officiel^ le Bien Public et V Opinion Na-
tionale parurent bravement malgré le décret de suppression ;
ces deux feuilles se vendirent publiquement sur le bou-
levard où elles firent prime, naturellement, comme
la Lanterne en 1868 , « à la suite des pinarderies
d'alors. » Quelques gardes nationaux, enflammés d'un beau
zèle, s'avisèrent, sur la seule autorité de leurs uniformes,
de saisir quelques exemplaires des feuilles rebelles dans les
Kiosques et dans les besaces des gamins qui, en ce mo-
ment, faisaient des affaires d'or. Scandale imprévu : un
sergent fédéré faillit être maltraité, des gardes furent hués
et siffles, une demi douzaine de gavroches passèrent la
nuit au poste.
Le 5 mai, le Préfet de l'ex-préfecture de Police sup-
prime le Temps^ le Petit Moniteur, la France, le Bon
Se/is, le Petit National la Petite Presse et le Petit Journal.
Aux considérants visés dans l'arrêté du 18 avril, s'en ajoute
un autre, celui des représailles, car « le Gouvernement qui
siège à Versailles interdit dans toutes les parties de la
France la publication et la distribution des journaux de la
Commune.
La plupart des journaux suspendus reparaissent, bien
entendu, le lendemain avec un titre nouveau.
Aujourd'hui, le citoyen délégué à la Sûreté Générale,
m'ayant rencontré, m'a fait l'honneur de me demander mon
avis sur les mesures à prendre vis à vis de la presse hostile :
« La meilleure de toutes serait de remporter une bonne
victoire contre les Versaillais. »
— « Mais cette victoire, ils la rendent impossible en divul-
250 JOURNAL DP, LA COMMUNE
guant nos plans, et, par contre, en donnant de faux rensei-
gnements, en encourageant les ennemis du dehors et du
dedans, en racontant un tas de billevesées sur notre compte
que nos amis eux-mêmes s'empressent de croire ».
— « S'il en est ainsi, ce qu'il y aurait à mon sens de moins
mauvais, c'est que la Commune tout entière se ralliât à la
proposition radicale du citoyen Amouroux. « En temps de
guerre, a t-il dit, tous les journaux doivent être supprimés,
un seul excepté, V Officiel. »
— « Vous n'y avez pas plus réfléchi qu' Amouroux. L'Offi-
ciel est fatalement l'Officiel, c'est-à-dire un journal sec,
rebutant, gourmé, ne donnant que des faits aussi exacts
que possible, c'est-à-dire de vieux faits, rances, insipides,
incolores. Quant adonner les faits actuels avec l'exactitude
d'un procès-verbal, quant à raconter nos fautes passées et
celles que nous allons commettre, autant voudrait engager
les généraux de Versailles à assister à nos Conseils de
guerre. L'Officiel ne doit contenir que des comptes rendus
administratifs, nos affiches, décrets et proclamations: pour
tout le reste il doit être insignifiant. En dehors de lui,
nous avons besoin de journaux pour stimuler le zèle delà
population, pour lui donner du cœur au ventre, caria Com-
mune est perdue si elle nest soutenue par leûthousiasme
et la passion de ses défenseurs. »
— « En ce cas, les amis font de la piètre besogne. Je
vous assure que le plus perfide journal de nos ennemis nous
fait un moindre mal que le moins sot journal de nos amis. Et
l'ami médiocre ne nous fait ni plus de bien ni plus de mal
qu'un ennemi médiocre. Si, de toute nécessité, il me fallait
donc prendre une mesure d'exception relativement à la
presse, le décret que je croirais de tous le moins funeste
serait cellui-ci : « Les amis se tairont : quand aux ennemis,
qu'ils continuent à parler, si ça leur plaît ».
— « On voit bien que vous n'avez pas la malechance
d'être Préfet de Police Lisez le projet que de ce pas j'ap-
porte au Monitein-,
« Sont supprimés le Moniteur Universel, le Spectateur,
T Observateur, l'Univers, C Etoile et V Anonyme. »
Cet entretien me laissa sous une impression quasi pénible,
et la conscience mal à l'aise, comme dans toutes les cir-
constances où le Droit est en lutte avec la Nécessité, lorsque
JOURNAL DE LA COMMUNE 251
le- droit individuel de légitime défense s'arme contre le droit
collectif et impersonnel.
Permis à Versailles de faire du désordre parce que Ver-
sailles est le gouvernement de l'ordre. Permis à Versailles
de faire tout-à-coup main basse sur le service des postes
et de dévaliser nuitamment le-s bureaux. Permis à Versailles
de coniisquer les lettres que nous écrivent nos ami-^, parents
et correspondants de province et celles que nous écrivons
pour demander ou donner des renseignements sur les objets
qui nous sont le plus cher ; ces lettres, nous les transmet-
tons par les lignes prussiennes ou en usant d'autres artifices,
mais Versailles en saisit par milliers, en prend connais-
sance, nous dit-on, et les garde tant qu'il lui plaît, tant
qu'il lui plaira. De cet attentat au droit des civilisés,
personne ne souffle plus mot, ce n'est plus un crime, car il
est commis par le Gouvernement légal Le gouvernement
de Versailles supprime l'envoi par toutes les postes de
France des journaux de la Commune. Paris, le pauvre
Paris est muet en face des circulaires, des railleries et des
menteries doi.t MM. Thiers, Picard et Favre inondent la
province et les pays étrangers. Cette interdiction des postes
est pour Paris l'absolue suppression de la presse: personne
ne s'en plaint, personne n"y trouve à redire. On ne compte
plus les journaux républicains supprimés dans les départe-
ments, qui s'en offusque?
Eh bien! quand la Commune marche timidement sur les
traces du Gouvernement de Versailles, quand elle supprime
maladroitement des journaux qui ne sont pas supprimés
pour cela. Le Corsaire reparaissant sous le nom de Pirate
et le Pirate devant reparaître sous celui de Picrate, et
ainsi de suite, la Commune est pour ce sifïlée et persifflée.
Le Rappel, VA^^enir National, Le Siècle , Le Mot d'Ordre,
journaux républicains mais non révolutionnaires qui hésitent
prudemment entre Paris et Versailles, et qui critiquent
l'un et l'autre indifféremment pour trouver grâce auprès du
vainqueur, quel qu'il soit, entretiennent avec délices cette
plaie des coups et sévices contre la presse. Si les troupes
de la Commune subissent quelque échec, vite nos Dictateurs
sont rappelés au respect des principes : on leur tait un
crime d oublier au pouvoir les idées qu'ils n'avaient cesse
de confesser dans l'opposition, de balafrer de leurs mains
252 JOURNAL DE LA COMMUNE
républicaines la sublime devise : Liberté, Egalité, Frater-
nité, pour y substituer le stupide talion judaïque : œil pour
œil, dent pour dent. Ces journaux, dailleurs, ne font que
donner une expression aux sourdes protestations d'une
foule d'esprits idéalistes et timorés qui n'ont jamais sondé,
qui jamais n'oseront sonder l'amère contradiction au fond
des choses : le bien naît de la Douleur. Depuis des siècles
et des siècles, l'Idée lutte contre la Force, mais, pour que
ridée écrase la force brutale, il lui faut aussi savoir et
pouvoir s'armer de violence. Du temps qu'on était spiritua-
liste à outrance, alors qu'on croA'ait le corps une vile gue-
nille sans conséquence et la matière une illusion, les Che-
valiers de l'Esprit pouvaient croire qu'avec ses propres
mérites intrinsèques, ou par la vigueur seule de ses médita-
tions, le Richi solitaire faisait surgir une île du sein
des Ilots, la contraignant à naviguer comme un navire à
travers l'Océan; alors on pouvait croire qu'il suffisait de
magnétiser le tyran d'un regard affectueux pour qu'il
devînt aussi libéral que le Marquis de Posa, qu'il suffisait
de sourire gentiment à un usurier pour qu'il vous prêtât de
l'argent sans intérêts. Aujourd'hui on est positiviste : on
sait que les faits sont des faits, et qu'on ne les évince pas
comme une inconnue algébrique par une analyse plus ou
moins subtile; on sait que toute institution est une accumu-
lation d'intérêts, et que, derrière chaque intérêt, se tient un
assassin armé de son revolver.
Quinet a fort bien expliqué le grand sophisme avec lequel
l'Eglise catholique a toujours terrassé ses innocents adver-
saire : « Tu es partisan de la liberté absolue, et moi je
suis l'autorité absolue. Nous sommes ennemis, donc je
t'attaque et, quand même tu serais le plus fort, tu ne dois
pas me faire le moindre mal, car, à moins d'être infidèle à
ton propre principe, tu dois reconnaître et respecter ma
liberté. Mais si je suis la plus forte, je t'écraserai, et en
t'écrasant je serai fidèle à mon principe ».
Même discours tiennent les autoritaires du vieux monde
à de jeunes républicains dont Silvio Pellico est le type.
Lamartine, qui était de cette race, a, feu follet nocturne,
guidé la République de 1848 dans un marais où elle s'est
engloutie. Mais les barricadiers des journées de juin, mais
les prolétaires de 1871 ont repris la tradition de la première
\
JOURNAL DE LA COMMUNE 253
Révolution française : ils ne dédaignent plus d'être les plus
forts; pour un coup de baïonnette, ils ne demandent qu'à
en rendre deux, car ils ont accepté la bataille, la bataille
pour leur droit.
C'est là que gît la fatalité, ce qui pénètre d'horreur les
plus braves, remplit de dégoût les âmes sincères, c'est que
dans la bataille, il n'est plus de droit, c'est que la guerre,
même pour 'la justice, est la négation de toute justice.
Toutes les lois de liberté, d'égalité, de fraternité, de
morale, d'humanité sont violées quand deux hommes se
jettent sur leur épée sanglante, quand deux armées s'enve-
loppent dans des tourbillons de mitraille, quand on se
brûle les cervelles; il s'agit bien alors d'un peu plus ou
«d'un peu moins de liberté de la presse, de liberté de réunion
et de circulation. O Justice, que de crimes commis en ton
nom !
Dimanche, 7 mai.
Le Philosophe du Devoir, le Pontife de la Religion Natu-
relle, Jules Simon, suintant des larmes comme une vieille
tranche de gruyère rancissant dans un buffet, a eu l'autre
jour un mot de cafardise sublime.
Avant d'être introduits auprès de M. Thiers, les francs-
maçons, porteurs au nom de Paris d'un message de paix et
de conciliation, avaient sollicité les bons offices de M. Jules
Simon... L'entretien roulait sur la difficulté de croire aux
promesses de M. Thiers qui a le génie du mensonge, de
croire qu'il veut réellement le maintien de la République
quand il ne s'entoure que de monarchistes et lance à l'as-
saut de Paris les généraux bonapartistes. — Alors M. Jules
Simon fît un geste en roulant ses yeux vers le ciel: —
<( Hélas ! c'est une bien triste tâche que de conduire des
Français contre des Français : Nous n'aurions pas voulu
l'imposer à des chefs républicains, voilà pourquoi nous
employons ces gens là.
Dimanche, 7 mai.
Le journal de M^L de Girardin et Détroyat, la Liberté de
Saint-Germain, raconte comme la chose la plus naturelle
que des représentants de Paris, amateurs de pittoresque,
254 JOURNAL DE LA COMMUNE
jouissaient du haut du M ont- Val é ri en de ce grandiose et
terrible spectacle : Paris bombardé !
« Paris, racontait le reporter, Paris gisait à nos pieds ^
entouré dun cercle de fer et de feu. Du haut de toutes les
positions d'où l'armée de Versailles menace son enceinte,
la foudre s'abattait sur ses murailles, dans ses rues, swr
ses boulevards. Ici, elle allumait quelque maison crimi-
nelle, là elle écrasait quelques troupes fratricides. Et, par
3es cent bouches de ses batteries, la cité rebelle répondait,
mais d'une voix qui va safîaiblissant dheure en heure »...
« N-ous avons rénoontpé là plusieurs députés, M. Limpe-
rani de la Corse, M^Nl. Langlois et Tirard députés de
P-aris, etc., ces Messieurs étaient presque tous porteurs de
leurs insignes de représentants du peuple : nœud de
l'Oiban tricolore à la boutonnière »...
Ces bombes de l'ordre qui vont allumer des maisons cri-
minelles et écraser des bandes de gardes nationaux fratici-
des, nous remettent en mémoire les pompeuses circulaires
du véridique M.Thiers racontant aux provinciaux crédules:
« il est faux, absolument faux que nous fassions tirer sur
Paris. Ce sont les Communards qui fond un énorme tapage
d'artillerie pour faire accroii^ qu'ils sont capables de livrer
des batailles ».
Xous sommes en veine de souvenirs. En 1840, lorsque le
madré Thiers et le sournois Louis Philippe se mirent en
tète de fortifier Paris, les avisés craignirent que cet embas-
tillement n'eût été résolu pour mater Paris plutôt que pour
le défendre :
Saisi d'indignation» Thiers protesta avec le courroux d'un.,
honnête homme :
« Quoi ! imaginer que des ouvrages de fortification quel-
conque peuvent nuire à la liberté ou à Tordre, c'est se
place?' hors de toute réalité. Et d'abord, c'est calomnier im]
gouvernement, quel qu'il soit, de supposer qu'il puisse un
jour chercher à se maintenir en bombardant ]a capitale.
Quoi ! après avoir percé de ses bombes la voûte des Inva-
lides ou du Panthéon, il se présenterait à vous pour vous
demander la confirmation de son existence ! Mais il serait
cent fbis plus impossible après la victoire qu'auparavant ! »
Autre souvenir, M. Thiers s'exprimait ainsi en jan-
vier 1848 :
JOURNAL DE LA COMMUNE 255*
« Vou& savez, messieurs, ce qui se pas&eà Palerme: vous
avez tous ta^essailli d'horreur en apprenant que, pendant
quarante huit heures, une grande ville a été bombardée.
Par qui? Etait-ce par un ennemi étranger, exerçant leS;
droits de la guerre? Non, Messieurs, par son propre-
gouvernement. Et pourquoi^ parce que cette ville infortunée
demandait des droits. » (1)
« Eh bien ! 11 y a eu quarante-huit heures de bombar-
dement.
« Permettez-moi d'en appeler à l'opinion européenne.
G'es-t un service à rendre à l'humanité que de venir, du haut
de la plus grande tribune, peut-être, de l'Europe, faire
retentir qiielques paroles (ï indignation contre de tels actes, y)
Eh bien î nous sommes aujourd'hui au 37'' jour de bom-
bardement. Par qui? Par M. Thiers lui-même, par
M. Thiers député de Paris et chef du Gouvernement. Et
pourquoi ? Parce que cette ville infortunée demandait des
droits.
Je lis dans le journal la Montagne.
« Contre les Prussiens, MM. Favre et Trochu n'osaient
pas se servir de certains projectiles trop meurtriers. Contre
nous, c'est différent.
« Bis-cayens, obus, boulets ne leur suiïiseTit pas. Ils
nous envoient des boites à mitraille, des bombes incen-
diaires et, noms charmants pour ces engins de mort, des
raquettes et nids d'hirondelies. »
« Les boîtes- à mitraille, hautes de 40 à 60 centimètres en
tôle, sont remplies à crever de ferraille, de mitraille, de
barres, le tout éclate en l'air au d^îssus des têtes^ le fer vole
en tout sens, trouant les hommes. La raquette disperse en
éventail ses éclats, enlevant braset jambes. Le nid d'hiron-
delle est une bombe qui éclate. Aussitôt sept à hoiit autres
bombes plus petites s'en échappent, éclatant à leur
tour. »
Lundi, 8 mai.
Notre planète n'a fait qu'une seule révolution autour die
son soleil depuis le 8 mai 1870. Aujourd'hui nous avons-
(l; G-ette déclaration de M. Thiers vieat d'être affichée sur les mu-
railles de Paris.
256 JOURNAL DE LA COMMUNE
l'anniversaire du plébiscite. Que de changements en Europe
depuis que sept millions, deux cent mille imbéciles ont
remis leur blanc seing entre les mains d'un homme, d"un
seul homme et lui ont dit : « Tu es le maître absolu.
Prends l'argent de la France, prends ses soldats, prends
sa fortune, prends même son honneur. Fais en ce que tu
voudras.
Cet homme est un criminel, on le savait. Cet homme est
un aventurier, on le savait. ]\Iuni de tous les pleins pouvoirs,
absous d'avance, le criminel a, comme un brigand, assailli
une nation voisine. L'aventurier a joué la fortune, l'honneur,
Texistence même de la France à pile ou face, et il a perdu.
— Avec trois cent cinquante mille hommes disponibles, il
en a attaqué douze cent mille — comptant sur l'imprévu
de sa tentative d'assassinat, comptant sur la mitrailleuse,
comptant sur ce qu'il appelait en langage diplomatique « la
Providen6^ et ce que les joueurs ordinaires appellent la
« Chance ».
Quand il ne s'agit que d'un incident isolé ou d'incidents
insignifiants, et en un petit nombre, le hasard règne en sou-
verain : à la Destinée il est absolument indifférent que le
sou tombe pile ou face, que l'oiseau des augures vole à
votre droite ou à votre gauche. Mais à mesure que se mul-
tiplient les objets, les incidents, les événements, les séries
se révèlent, les équilibres s'établissent, les compensations
se formulent, ce qu'on appelle la Loi des Grands Nombres
apparaît. Quand les nombres sont énormes, quand les évé-
nements sont immenses, plus d'incertitude, plus de doute,
l'ensemble est soumis à des lois fatales et mathématiques :
ce que les joueurs médiocres appellent hasard, ce que les
joueurs plus forts appellent Chance, n'est ni hasard ni
chance mais la nécessité mathématique, la logique des
événements, la raison de l'histoire.
Napoléon est, ou était, un mauvais joueur, en ce sens
qu'il corrigeait les écarts de la fortune. En d'autres termes,
il trichait et pratiquait la haute escroquerie des coups
d'Etat. 11 se jeta donc dans l'entreprise insensée de l'expé-
dition d'Allemagne, comptant sur sa chance étonnante,
quasi-miraculeuse jusque-là, comptant sur ses tours de
passe-passe et d'escamotage diplomatique. Tricheur, c'est-
à-dire fourbe. Napoléon l'était dans l'âme, mais, avant tout.
JOURNAL DE LA COMMUNE 257
il était joueur, il avait besoin de jouer quand même,
besoin de gagner ou de perdre. Napoléon est lâche et
couard, mais d'une couardise particulière, il a toujours
besoin d'être exposé à quelque danger, de courir quelque
risque. Son tempérament est ainsi fait, c'est le tempéra-
ment d'un joueur. 11 s'est donc lancé dans l'expédition
d'Allemagne, comme tel autre de ses compères aurait été
porter sa fortune à Ems, à Hombourg, à Baden Baden et
l'y perdre.
La fortune de Bonaparte était la fortune de la France, qui
a été s'engouffer dans la débâcle de Sedan. C'était justice.
Une personne privée ne confie pas son argent à un joueur,
une personne honnête ne confie pas son honneur à un
aventurier de la pire espèce.
Après Sedan, que faire ? Confier la régence de l'Empire
à l'Impératrice Eugénie, frivole, cruelle, superstitieuse et
fanatique, sotte et cagote? Impossible d'y penser. Donner
le gouvernement à Henri V ? Nul en France ne l'aurait osé.
Le confier aux Princes d'Orléans ? — Où élaient-ils? Très
heureux d'échapper à la terrible responsabilité, ils se sont
blottis, muets, au fond de leur exil. Restait la République :
la seule cliance que la France eût de se sauver, c'était de se
jeter franchement et sincèrement dans les bras de la vraie
République, de la République populaire.
Mais quand on a vécu dans le mensonge, il est impos-
sible de rentrer dans la vérité de plain pied et sans transi-
tion, et c'est là le châtiment du menteur. — Après avoir
pendant vingt années commis adultère avec l'Empire, la
France ne pouvait pas soudain être républicaine parce
qu'elle avait écrit République sur son enseigne : après avoir
semé l'iniquité et avoir savouré ses fruits empoisonnés,
elle ne pouvait se mettre immédiatement au régime hygié-
nique de la Justice.
Du gouvernement d'un parjure, la France retomba fata-
lement dans le gouvernement d'autres parjures. Bonaparte
avait rétabli l'Empire à son profit, après avoir juré fidé-
lité à l'empire. Il fallait une transition — et le 4 septembre,
quoi qu'on dise et quoi qu'on eût voulu, il n'y avait de
possible au pouvoir que les chefs de l'opposition, que ceux
qui s'étaient illustrés pendant vingt ans à tuer et bafouer
TEmpire, et finalement à déconseiller la guerre fatale, —
258 JOURNAL DE LA. COMMUNE
Ce gouvernemGiit fat celui des libéraux bourgeois qui, par
pudeur, rejeta autant que possible le mot de République et
se déguisa autant qu'il put sous le nom de Gouvernement
delà Défense Nationale.
^lais on ne défend pas une nation envahie par douze cent
mille hommes avec des phrases libérales ou les larmes
de M. Favre. On ne constitue pas une République, on ne
reconstitue par une nation par le feu de l'ennemi, sans
recourir aux moyens nouveaux et largement organiques,
c'est-à-dire aux procédés révolutionnaires. Pas de répu-
blique qui dure , sans une résolution énergique à son
début. Et le Gouvernement de la Défense Nationale a pro-
noncé le mot : « N'insistez pas trop sur la défense! « Comme
il était le gouvernement d'une caste et non pas le gouver-
nement de la nation, il a, comme il est dans la logique de
toute caste de le faire, sacrifié les intérêts sacrés de la
Nation aux intérêts égoïstes de la caste. Les égoïstes ne
comprenaient pas que si la Nation eût été sauvée sous la
direction d'une caste, la Nation eût été reconnaissante,
trop reconnaissante, même, envers la caste susdite. Mais
la caste n'avait pas assez de cœur pour comprendre que la
Nation a du cœur ; — ne se sentant pas en danger si les
Prussiens triomphaient, mais se croyant en danger si la
République, c'est-à-dire si la Révolution triomphait, la
caste n'a pas voulu proclamer la Patrie en danger et recourir
aux grands moyens qui seuls eussent pu la sauver. —
Aujourd'hui tous les gouvernants du 4 septembre, Gam-
betta seul excepté, l'avouent: « Nousvoulions faire patienter
le peuple de Paris par une défense convenable, jusqu'à ce
qu'il nous fût permis de conclure une paix honorable. —
Honorable !
Paris, l'intelligent Paris, a été dupe jusqu'au 31 octobre'.
— Grâce aux impatiences et maladresses de Blanqui et des
blanquistes, il a été dupé jusqu'à la capitulation signée par
le gouverneur de Paris qui avait juré, sur sa foi de bon
chrétien et son honneur de soldat, que jamais il ne capitule-
rait. — Après la capitulation de Paris, aux ignobles, déri-
soires et traîtresses conditions que l'on sait, il n'y avait plus
qu'à signer la paix, coûte que coûte.
Cette paix, coûte que coûte, il y avait deux mois déjà
que la province la souhaitait, que la paysannerie la récla-
JOURNAL DE LA COMMUNE 259
mait» Le paysan est devenu lâche, car il est devenu conser-
vateur, et conservateur parce qu'il est enrichi ; néanmoins
il est chauvin et même patriote en ses bons moments ; il eût
été de bon cœur, peut-être, à une guerre sérieuse, mais dès
qu'il comprit comment après avoir été si mal emmanchée,
elle était si mal menée, il n'eut plus qu'un cri, qu'une pas-
sion : arrêtons les frais. La paix, la paix, coûte que coûte !
Les conservateurs qui voulaient la paix quand même ont
soigneusement exphqué aux sept millions et demi de plé-
biscitaires que les républicains seuls étaient responsables
de la prolongation de la guerre. De plus les élections se
firent sous une pression manifestement et odieusement
antirépublicaine, par le fait des Favre, des Picard et des
Simon, agissant eux-mêmes contre Gambetta sous la pres-
sion des menaces prussiennes. — Et voilà comment fut élue
par le plébiscitaire insensé la Chambre la plus sotte, la
plus lâche et la plus cruelle qui ait jamais souillé de son
nom les annales parlementaires. Cette Chambre, qui ne
représente pas le pays mais la passion d'un moment, un
instant de crise, je crois qu'on peut le dire à la décharge de
la France, est légitimiste dans sa grande majorité, orléa-
niste par le tréfonds — elle n'est républicaine — couci-
couci — que par le fait des votes de Paris et des grandes
villes.
L'Assemblée rurale attendit à peine la sig-nature des
préliminaires de paix avec la Prusse pour déclarer la
guerre à Paris républicain, foyer de révolutions. Thiers,
son complaisant et son complice, manigança le coup d'Etat
du 18 mars ; et, parce qu'il n'a pas réussi, Paris est canonné,
bombardé. — Toutes les forces disponibles de la France
sont engagées pour écraser Paris; la France fait un effort
plus terrible pour massacrer Paris dans un duel à mort
qu'elle n'a fait d'efforts après Sedan pour se défendre contre
les Prussiens. C'est parce que les libéraux n'ont pas voulu
de l'alliance des républicains pour la guerre à outrance
contre l'étranger, qu'alliés à l'étranger, ils font maintenant
aux républicains de Paris une guerre à outrance.
Toute la féroce énergie que la France met à se suicider
hélas ! elle eût pu l'employer à se défendre ! Du poignard
qu'elle n'avait pas osé brandir contre la Prusse, elle se
fouille maintenant le ventre et la poitrine... Prusse, que tu
260 JOURNAL DE LA COMMUNE
avais raison de nous assassiner, puisque nous nous assassi-
nons nous-mêmes!
Et pour en revenir au plébiscite, lAssemLlée n'a qu'à
continuer, et sa victoire pourra préparer la restauration
bonapartiste. Il ny a qu'à laisser aller les choses en 1871
comme elles allèrent en 1848-1851. Une chambre odieuse-
ment et stupidement réactionnaire provoqua le peuple de
Paris puis lemassacra dans les journées de Juin — et quand
l'Assemblée eut suffisamment deshonoré la République et
irrité le peuple, le coup d'Etat se fit soi-disant contre Tin-
fâme Assemblée jésuitique et cruelle, contre l'Assemblée
des bourgeois, mais le coup ne frappa que la République
et les Républicains.
Lundi, 8 mai.
Enfin un député de Paris s'est enhardi jusqu'à monter à
la Tribune et prononcer le nom de la Commune.
« Je n'ai qu'une simple question à adresser à M. le mi-
nistre de la Guerre » fit M. Tolain :
« En ce moment, sur les murs de Paris, une affiche
blanche est apposée, rapportant que la Commune faisait
une enquête sur le fait suivant :
« Le 25 avril dernier, à la Belle-Epine, près Villejuif,
quatre gardes nationaux surpris par deux cents chasseurs
ontjeté bas les armes et se sont rendus sans résistance.
On les amenait quand est survenu un capitaine qui à coups
de revolver les a assas...
On ne le laissa pas terminer. Quatre cents individus
vociféraient à la fois des cris d'insulte et de colère. En vain
dans un moment d'accalmie, M. Tolain protesta qu'il ne
s'était permis d'adresser cette question à M. le Ministre que
pour susciter un démenti. Force fut à M. Tolain de des-
cendre de la tribune sans avoir pu terminer son interpel-
lation.
M. le Ministre de la guerre daigna répondre. Il débuta
par l'expression d'usage, ironique peut-être dans sa bou-
che: (( Honorable M. Tolain... » Ce fut alors une seconde
explosion de fureur plus terrible encore que la première.
L'idée qu'on pût appliquer l'épithète d'honorable à un dé-
puté de Paris, ouvrier, membre de l'Internationale, citant
JOURNAL DE LA COMMUNE 261
un factura de la Commune, exprimant quelque doute sur
rinhumanité possible d'un de nos bombardeurs, cette idée
les suffoquait, le Ministre de la guerre fut hué, hué comme
ne l'avait pas été Tolain. Le président, pour faire cesser le
vacarme, fut obligé de lever la séance pendant quelque
temps et, quand lui-même voulut prendre la parole, il ne
l'obtint qu'après avoir menacé la majorité de descendre du
fauteuil.
Enfin le vieux Leil(j put se faire entendre :
« Je repousse avec indignation ces honteuses calomnies
de gens, de malfaiteurs passés maîtres en infamie et en
ridicule...
— Qui croire du ministre de la guerre, déniant la possi-
bilité de faits pareils, ou du général marquis de Galliffet,
se vantant d'avoir fusillé les quatre prisonniers de Chatou?
Tolain n'est certes pas le député de Paris le plus con-
sidéré et le plus sympathique. L'Internationale lui a signifié
son congé parce qu'il a cru devoir, après le bombardement
de Paris, continuer à s'asseoir sur les mêmes bancs que
les honorables de Versailles ; parce qu'il ferait même le
bon enfant avec les dits honorables, leur racontant par le
menu dans les bureaux ce qu'est, ce que n'est pas l'Inter-
nationale, parce qu'il s'acoquine avec ces grands person-
nages, marquis, comtes et barons, comme on lui reproche
de s'être acoquiné jadis avec Plonpon. Quoi qu'il en soit,
Paris se souviendra... Quand les Quinet et les Louis Blanc
se taisaient, Tolain a parlé, quand les Langlois, les Schœl-
cher, les Peyrat et les Brisson n'osaient, Tolain, lui, a osé
quelque chose.
Mardi, 9 mai.
L'union des femmes, pour la défense de Paris et les soins
aux blessés, vient d'athcher un manifeste. Elle proteste
contre une proclamation émanant d'un groupe anonyme de
réactionnaires, la dite proclamation portant que les femmes
de Paris en appelaient à la générosité de Versailles et de-
mandaient la paix à tout prix.
L'union des femmes est indignée. Elle ne croit pas à la
générosité des « assassins de Versailles », à une concilia-
tion possible entre la liberté et le despotisme, entre le peuple
262 JOUIÎXAL DE LA COMMUNE
et ses bourreaux. Ce n'est pas la paix, c'est la guerre à
outrance que réclament les travailleuses de Paris... La
Commune, représentante des principes internationaux et
révolutionnaires des peuples, porte en elle la Révolution
sociale, les femmes de Paris le savent ; elles prouveront à
la France et au monde qu'elles aussi sauront, au moment
du danger suprême, et aux barricades même, donner leur
vie pour le triomphe du peuple. Parmi les signataires,
ouvrières pour la plupart, je distingue le nom de guerre
d'une jeune dame russe, intelligente et enthousiaste, qui,
l'autre hiver, groupait autour délie d'ardents admira-
teurs.
Il est certain que des femmes en grand nombre sont
entrées dans le mouvement populaire. En vain l'Eglise les
avait bercées sur ses genoux et, d'une voix chevrotante, avait
assoupi leurs esprits dans les ténèbres du catéchisme,
dans la sainte ob^urité des mystères insondables, elles ont
été réveillées en sursaut. Versailles canonnait Paris. Elles
s'alarmèrent pour leurs foyers menacés, pour leurs maris,
leurs fils et leurs frères, la cause qu'ils défendaient leur est
devenue sacrée, celle de la Révolution, celle du travail,
celle de la libre pensée, car le prêtre leur est aujourd'hui
antipathique. Je n'en entends aucune demander l'égalité
des sexes devant l'urne électorale, mais elles se réclament
avec ardeur du titre de citoyennes, et, ce qui est plus,
agissent en citoyennes.
Dès le lendemain de l'attaque de Neuilly, Marie Curton
adressait un appel aux fem.mes de Paris :
« Citoyennes, mes sœurs ! La lutte est commencée entre
l'armée de Versailles et nos maris et frères qui défendent
la République et la Commune... Des Français contre des
Français ! C'est horrible à penser. S'il y a un moyen d'ar-
rêter ces affreux égorgements de citoyens et d'amis, ce
moyen est dans nos cœurs et dans nos mains : dans nos
cœurs parce qu'ils aiment, dans nos mains parce qu'elles
sont faibles. Levons-nous toutes à la fois et renouvelons
l'héroïsme de ces immortelles Sabines qui, voyant d'un
côté leurs maris et de l'autre leurs pères et frères, se jetè-
rent avec leurs enfants entre les deux armées, et vainqui-
rent la guerre par l'amour. Allons comme elles, nos enfants-
dans les bras, nous placer devant la gueule des canons et
JOURNAL DE LA COMMUNE
263
des fusils, les forcer à se détourner, ou mourir les premiè-^
res, sïl le faut... Une fois nos maris morts, qu'aurions-
nous d'ailleurs à faire avec nos enfants orphelins, con-
damnés comme nous à la mendicité ou à la faim?
« Nous pouvons être quinze mi.le, nous pouvons être cent
mille... Est-ce qu'il se trouvera un général français pour
commander le feu, un soldatpour obéir à la face du soleil?...
Oui, nos cris vaincront le tumulte de la guerre, car l'amour
est plus fort que la mort...
« Donc, citoyennes, mes sœurs, donnons-nous toutes ren-
dez-vous d'un bout à l'aulre de Paris, de maison en maison,
de rue en rue, de quartier en quartier, et, au premier son
du clairon ou du tambour, à quelque heure que ce soit du
jour ou de la nuit, bien ou mal vêtues, sortons en foule
avec nos enfants et marchons hardiment à côté de nos
maris en leur donnant la main.
« Celle qui vous adresse cet appel vous donnera l'exem-
ple. ^)
A ce cri du cœur, des femmes répondirent, mais non pas
cent mille ni cinquante mille, de trois à cinq cents seule-
ment. Je vis leur cortège sortir de la place de IHôtel-de-
Ville, allant par l'avenue Victoria, des tambours marchaient
entête, elles allaient bras dessus bras dessous, agitant
leurs mouchoirs aux cris de : Vive la Paix ! Vive la Répu-
blique ! En les regardant je frémissais d'un civisme reli-
gieux et solennel.
Deux heures plus tard, on voyait arriver au pont de
Grenelle, du coté de Paris, une autre file déjeunes femmes
du peuple, très proprement vêtues, raconte le Rappel, (]\ie\-
ques-unes avec chapeau et robes de soie noire, précédées
d'un drapeau que tenait d'une main ferme une grande et
forte fille, taillée sur le patron d'Auguste Barbier. Plusieurs
portaient des branches vertes. Devant elles une troupe de
gamins chantaient le Chant du Départ.
« Où allez-vous ainsi ? » a demandé quelqu'un à une de
ces vaillantes.
« X Versailles rejoindre nos maris ; ils vont fraterniser
avec la troupe et faire sauter l'Assemblée. »
Les avant-postes ne les laissèrent point traverser les li-
gnes et les manifestantes rentrèrent chez elles, harassées
sans doute : on a fait à Versailles gorge chaude de ces in-
264 JOIRXAL DE LA COMMUNE
cidents. Le surlendemain les dames de la capitale rurale,
les générales, colonelles, lieutenantes, préfètes et sous-
préfètes, les épouses de Messieurs de l'Assemblée insul-
taient les garde nationaux qu"on faisait défiler devant elles,
prisonniers, les mains liées derrière le dos; de leur éventail
mignon, elles les souffletaient, et dans les figures pâles et
sanglantes, elle assénaient des coups d'ombrelles.
A mesure que s'échauffe la bataille entre Paris et Ver-
sailles plus nombreuses sont les femmes qui prennent part
à la lulte. Plusieurs ont ramassé le fusil de leur mari tué, de
leur frère ou de leur amant. La plupart des cantinières font
le coup de feu à Toccasion. Quelques filles se sont dégui-
sées en hommes et combattent toujours à Lavant-garde.
Mais personne n'a songé à reprendre Lidée mise en avant
par ^L Félix Belly, pendant le premier siège de Paris, la
création de bataillons féminins sous le nom d'Amazones de
la Seine, avec un brillant costume et des carabines-joujoux.
L'idée n'était soutenable, elle n'était même décente, que les
femmes se seraient enrôlées dans ces compagnies pous-
sées par le plus pur et le plus ardent patriotisme. Or le
patriotisme, monté à ce degré, a fait oublier les faiblesses et
les convenances ordinaires du sexe, oublier surtout les ori-
peaux du costume. Les femmes qui ont combattu derrière
les barricades de Neuilly partent avec leurs maris et voi-
sins, dans leur robe de tous les jours avec ou sans coiffure,
comme si elles allaient chez le boulanger. Les femmes n'ont
le droit d'aller à la bataille que si elles ont la passion du
droit et cette passion seule. Une vaillante femme, qui a
quitté le repos de sa province pour partager le danger de
ses amis, mais qui ne combat encore qu"avec la plume.
Madame André Léo, a. l'autre jour, noblement, parlé aux
femmes :
Il ne s'agit plus aujourd'hui de la défense nationale. Le
champ de bataille s'est agrandi, il s'agit de défense
humanitaire, des droits de la Liberté. Maintenant le sort
du droit en ce monde est lié au sort de Paris. ^laintenant
le concours des femmes devient nécessaire. A elles de
donner le signal d'un de ces élans sublimes qui emportent
toute hésitation et toute résistance. On les voit anxieuses,
enthousiastes, ardentes, l'àme attachée aux péripéties du
combat, l'œil plus rempli de feu que de larmes, se donner
JOURNAL DE LA COMMUNE '?.65
tout entières — les femmes du peuple surtout — à la
grande cause de Paris. Qu'elles entrent donc d'action dans
la lutte autant qu'elles y sont de cœur. Plusieurs le désirent,
plusieurs le peuvent . Louise Michel , M""^ Eudes ,
M™'- Rochebrune, bien d'autres ont déjà donné l'exemple.
Elles font Forgueil et l'admiration de leurs frères darmes
dont elles doublent l'ardeur. Quand les filles, les femmes,
les mères combattent à côté de leur fils, de leurs maris, de
leurs pères, Paris n'aura plus la passion de la liberté, il en
aura le délire.
Nombreux sont ceux que, chaque matin, une femme
embrasse plus tendrement, car, le soir, il pourra être tué,
l'objet de tant de soucis et d'affection. Le caractère se
trempe, le moral se transforme sans même qu'on s'en
doute. Et nombreuses sont les liéroïnes immergées dans
le peuple, qui ne se savent pas dignes d'admiration, et qui
ne le sauront jamais.
Mardi 9 mai.
Le 30 avril dernier, à la réélection générale des munici-
palités par toute la France, les mauvais citoyens, les répu-
blicains, voulons-nous dire, ont obtenu un étonnant succès.
Les élections complémentaires du 7 mai leur ont été encore
plus favorables, si possible. Le gouvernement de Versailles
avait cassé les élections de Lyon par trop républicaines,
Lyon a réélu des républicains radicaux. A Lyon, à Mar-
seille, à Bordeaux, à Limoges, au Havre, à Montpellier,
à Clermont, à Lille, à Saint-Etienne — inutile de pousser
plus loin la nomenclature — radicaux ou modérés, tous
républicains ont passé.
C'est un événement considérable et d'un heureux présage
pour l'avenir. Après tant de malheurs, au milieu de toutes
nos calamités, un incident favorable nous étonne, une
heureuse nouvelle nous déconcerte.
Le succès de la République dans les villes de France a
donné une plus forte impulsion à l'idée d'un arbitrage des
conseils municipaux intervenant dans notre guerre civile
pour y mettre fin. Entre Paris révolutionnaire et la province
plébiscitaire, que les grandes villes dans lesquelles domine
la République radicale, que les villes moindres vouées à la
266 jounxAL de la commune
République modérée, interposent leur arbitrage ! Tôt ou
tard, les campagnards emboîtent le pas derrière les gens
de leur chef-iieu qui ont eux-mêmes emboîté derrière
Paris. Il ne serait donc que raisonnable et sensé de prendre
les villes comme' centre du mouvement de notre corps
politique.
Ce serait une effroyable catastrophe que l'écrasement de
Paris par l'armée de l'obéissance passive, à côté de cette
immense nécessité de l'arbitrao'e, toutes autres exis-ences
ne sont qu'insignifiantes. Si les villes ne peuvent plus
prendre fait et cause pour Paris, comme la malheureuse
Marseille l'avait essayé, comme Toulouse, Limoges et Lyon
l'ont essayé, il iaut que ces villes et toutes leurs sœurs
imposent au moins la paix et la solution pacifique de
l'immense problème des franchises communales.
Dès le lendemain de l'attaque par les Versaillais, Lille,
la noble cité, avait donné l'exemple du bon sens, de la
fraternité et de la justice. Dès le 5 avril, elle signait une
délibération solennelle dont elle envoya copie au Président
de l'Assemblée Nationale et au Chef du pouvoir executif de
la Ilépublique française:
...« S'élevant au-dessus des passions et des haines, si
tout le monde consent. à écouter la voix du patriotisme et
de la raison, l'apaisement peut s'opérer, mais sous certaines
conditions essentielles.
« 11 faut, sans plus~de retard, consacrer les vœux una-
nimes du pays par une loi municipale qui rende à toutes
les communes, petites et grandes, le droit de choisir leur
maire et par une loi électorale qui permettra aux villes
d'échapper aux majorités rurales, et d'avoir, elles aussi,
leur représentation.
(( Il faut, en même temps, et par dessus tout, rechercher,
au milieu de tous les désaccords, l'affirmation politique qui
groupera le plus grand nombre de volontés communes :
l'afTirmation de la République. Menacer la République ou
continuer à laisser planer des doutes sur la durée de son
existence, ce serait tout remettre au hasard et jeter dans le
pays de nouveaux brandons de discorde. IMais asseoir la
République sur des bases inébranlables, c'est entrer dans
la voie de concorde et de salut ; c'est assurer à la France,
dans le présent comme dans l'avenir, l'ordre et la liberté, a
JOURNAL DE LA COMMUNE 267
Ni M. Thiers ni l'Assemblée n'ayant daigné écouter ces
paroles si modérées, si justes, si sensées, le Conseil munici-
pal de Lille à sa réélection décida :
« Qu'il y avait lieu de se mettre dès à présent en rapport
avec les conseils élus dans les g'randes villes de France,
afin de provoquer une action pour arrêter l'effusion du sang
entre Paris et Versailles et poser entre les belligérants les
bases de la pacification.
Cette idée d'action collective des municipalités de France
pour la terminaison delà guerre civile couvait déjà dans les
esprits, étant d'un bon sens qui s'impose: elle fut aussitôt
adoptée, et nous apprenons la naissance du Congrès de la
LisTue des Villes dont les déléo-ués sont convoaués à Bor-
deaux, sous le programme suivant :
« Un congrès des délégués des Villes de France est
convoqué dans le but de délibérer sur les mesures les plus
propres à terminer la guerre civile, assurer les franciiises
municipales et constituer la République...
« Chaque ville enverra un délégué par 20.000 habitants...
afin de prévenir tout^ objection à la légalité de ses -assem-
blées, le Congrès conservera le caractère de réunion privée.
Nul n'y sera admis que ses membres, les représentants de
la presse et autres personnes invitées par le -bureau. »
— Qu'en sortira-t-il ?
Mercredi. 10 mai.
Dans sa séance dhier. la Commune a décidé :
De réclamer la démission des membres actuels du
Comité de Salut Public ;
De nommer un délégué civil à la cruerre qui sera assisté
de la commission militaire actuelle, laquelle se mettra
immédiatement en permanence ;
De ne plus se réunir que trois fois par semaine, sauf les
cas d'urgence, le Comité de Salut Public restant en perma-
nence à i'Flôtel de Ville. Et de se retirer dans les mairies
respectives.
Tous ces changements dans l'intérieur du Gouvernement
nous inquiètent : quand le malade s'agite incessamment
sur sa couche, c'est que la fièvre augmente en intensité.
Nous comprenons que tout est chamberté à la Commune et
268 JOURNAL DE LA COMMUNE
qu'elle abdique entre les mains d'un nouveau Comité de
Salut Public, d'un nouveau Ministre de la Guerre, et tout
spécialement entre les mains de l'ancien Comité Central
qui reparaît officiellement en scène.
Depuis quelque temps, on entendait dire que le Comité
Central n'avait pas réellement abdiqué ses pouvoirs après
les élections du 20 mars; et que, fort de son influence pres-
qu'exclusive sur la garde nationale, il ne s'est pas gêné
pour critiquer, et souvent à bon droit, les agissements de
la Commune, qu'il a fait ses représentations directes, sui-
vies d'intervention, et aujourd'hui, parail-il, le char de
notre pauvre République est traîné par deux attelages et
deux cochers, Tun tirant à hue et l'autre à dia. — Rossel,
le ministre de la guerre, a donné peut-être sa démission
définitive ; il proteste quand il est à bout de forces, tous ses
actes étant entravés par le Comité Central.
La confusion est peut-être au comble depuis que ce
Comité Central a été installé en plein Gouvernement par
une lubie du Comité de Salut Public, qui a profité des ter-
ribles pouvoirs à lui confiés pour improviser une grosse
modification sans en prévenir ses collègues. Tout d'un
coup, le centre de gravité s'est trouvé changé, il n'était plus
• ians le Comité de Salut Public, ni dans le délégué à la
L;uerre, ni dans la Commune, il était replacé dans le Comité
Central, toujours aussi obscur et anonyme que jamais. Le
(Comité Central était investi soudain de toute la partie
administrative de la guerre... Mais toute la partie adminis-
trative de la guerre, cela peut fort bien passer actuellement
pour la conduite entière et directe de la guerre...
Jourde, le délégué aux finances, raconte qu'il vient d'être
sommé en quelque sorte de remettre l'argent des dépenses
militaires à des hommes qu'il ne connaît pas.
Avrial, directeur de l'artillerie, dit s'être trouvé tout à
coup en présence d'un Comité d'artillerie qu'il ne connais-
sait pas. « J'ai eu toutes les peines du monde à le mettre à
la porte, et aujourd'hui, il va revenir ».
Johannard raconte que ces membres du Comité Central
ont tout aussitôt revêtu les insignes de membres de l'Hôtel
de Ville, sauf de légères différences, et, quand ils passent,
on leur crie : « Vivre la Commune ! » « Les quelques
employés que j'avais sous ma direction, m'ont quitté pour
JOURNAL DE LA COMxMUNE 269
un instant, disaient-ils, ils ne sont pas revenus, ils délibè-
rent avec le Comité Central... »
Varlin communique de son côté que quatre délégués du
Comité Central sont arrivés à l'intendance pour lui annoncer
qu'ils venaient se partager ses attributions et qu'il eût à
leur remettre ses pouvoirs et s'en aller...
Tout cela nous inquiète fort. Nous ne regardons du côté
de FHôtel de Ville que les sourcils froncés, que le front
plissé. Nous craignons que dans cette lutte de maladresses
entre les Gouvernements de Paris et de Versailles, ce soit
la malheureuse Commune, doublée du Comité Central, qui
parachève la plus grosse sottise. Au moins l'Assemblée de
Versailles a-t-elle abdiqué tous ses pouvoirs entre les mains
de M. Thiers et n'entend les reprendre que le lendemain de
sa victoire. — Nos gardes nationaux se battent pour la
Commune avec une constance inattendue, avec une bra-
voure étonnante... Les rues ne furent jamais plus tran-
quilles, plusieurs services, quelques mairies fonctionnent
d'une manière vraiment satisfaisante... Mais c'est la direc-
tion qui, après avoir été médiocre dès l'origine, se détraque
maintenant tout à fait ; c'est une voie d'eau qui s'ouvre dans
le liane du navire >
Nous autres, simples citoyens, qui ignorons les mystères
des coulisses, et ne voyons le spectacle que du parterre,
nous ne prenons parti ni pour le Comité Central contre la
Commune, ni pour telles et telles individualités contre telles
autres. Nous ne récriminons contre personne ; mais nous
somme d'avis qu'une Dictature n'a pas la permission d'être
maladroite; dans une crise aussi terrible, quand la patrie,
et plus que la patrie, quand l'idée est en danger, il ne
devrait plus y avoir aucune mesquine préoccupation. Nous
répétons les paroles que ce brave et honnête Delescluze
adressait à ses collègues de la Commune : « Déposez aujour-
d'hui toutes vos haines ; il faut que vous sauviez le pays ! »
Mercredi^ 10 mai.
Dans nos écoles, le seul jeu qui soit en faveur, celui qui
a supplanté tous les autres sans distinctions, c'est celui de
la Guerre civile. On élève et on enlève des barricades
montées sur des éminences qu'on appelle Montretout,
270 > JOURNAL DE LA COINIMUNfi
Cliâtillon ou le Mont Valérien : on bombarde Paris de coups
de pierre ou de mottes de terre.
En passant, nous entendons un Rossel et un Mac-Malion
faire leurs petits arrangements : « Demain, grande bataille
après la classe. Tu seras rExécutif, et moi je te rosserai. »
Quand on peut s'arracher par extraordinaire aux préoc-
cupations multiples qui encombrent nos esprits dans le
tourbillon qui nous emporte, lorsque surgit une vision
fugitive du monde et de nous-mêmes, nous regardons avec
étonnement les nuages blancs dans les cieux azurés : « Tiens !
les hirondelles sont revenues. Le saviez-vous? Comme les
cytises seraient beaux si on avait le temps ! Et par delà les
touffes vertes des marronniers diaprés de blanc et de rose
apparaissent des fumées... Sont-ce là les batteries des
Hautes-Bruyères ou du Moulin-Saquet? A travers le babil
des moineaux joyeux, on distingue le crépitement des
mitrailleuses lointaines et la sourde note des fusillades. '
Mercredi, 10 mai.
Le Congrès des villes de France donne aux gens de bien
quelque espoir de mettre un terme aux meurtres et aux
assassinats... Cela met en rage le vieux catarrheux Baze^
qui vient dénoncer la chose à lïndignation de l'Assemblée.
«...Il s'est formé une association sur plusieurs points du
territoire, une ligue comme elle s'appelle, rivale de cette
assemblée, une fédération dont le but est de lutter contre
vous et de vous renverser... La ville de Bordeaux est entrée
dans cette voie plus avant que les autres, ses journaux
proclament la République comme indiscutable.... Contre
cette secte, il faut que la Chambre proteste de toutes ses
forces... La secte entend que l'armée soit exclue des villes,
que la Garde nationale élise tous ses chefs... Le Congrès
nommerait des délégués pour se mettre en relation avec la
Commune de Paris, en même temps qu'une dépatation serait
envoyée ici pour obtenir de Versailles, c'est ainsi qu'on
désigne cette Assemblée, de mettre un terme à la guerre
impie. Or, cette guerre, dont on vous impute la responsa-
bilité, c^est à vous et à vous seuls qu'on demande d'y
apporter un terme... Ces insultes vous sont adressées, à
vous les représentants de la France, hommes éminents
JOURNAL DE LA COMMUNE 271
■dans l'armée et la magistrature, princes de la science, qui
ne représenteriez, à en croire ces fâcheux, que des intérêts
ruraux, et cela au lendemain du jour où vous avez
accordé les libertés municipales à la France aussi bien
qu'à Paris... »
M. Baze demande donc au Gouvernement deux choses :
tout d'abord de flétrir ces misérables qui osent vouloir
arrêter l'effusion du sang français, et ensuite, pour le cas
où ledit Congrès passerait de la menace à l'exécution, de
réprimer les scélérats par Féclair et la foudre. Picard,
l'intègre et tant libéral ministre Picard, abonde, au nom de
son patron, M. Tliiers, dans la juste indignation du compère
Baze : « Jamais, je le dis bien haut, tentative ne fut plus
criminelle... Les prétendus républicains qui s'affilient à je
ne sais quelle ligue sont des factieux... C'est en présence
des étrangers qui foulent notre sol qu'ils s'attaquent à
Tunité nationale... Le jour où les délégués des villes pré-
tendraient se réunir en congrès, ils seraient des usurpateurs.
Ils ne doivent donc trouver la moindre indulgence...
Le gouvernement usera de tous les moyens en son pouvoir
pour arrêter leurs menées, et si ces moyens ne suffisaient
pas, vous lui en donneriez d'autres... Ils sont avertis :
l'Assemblée les condamne et le Gouvernement veille ! »
« Ces gens-là sont fous ! » s'écriait, il y a un mois
déjà, le représentant Floquet, en donnant sa démission.
Préparer la i:>aix, c'est un attentat ; parler de conciliation,
c'est un forfait. Réfléchissez donc à cette effrayante possi-
bilité : Si les infâmes pacificateurs réussissaient !
On croyait la gauche disparue dans le naufrage, coulée
au fond de la mer, — mais voici tout d'un coup un député
de Paris dont la tête surgit au-dessus des eaux, M. Quinet;
il reparaît même accompagné du citoyen Tolain, une des
notabilités de l'Internationale... « Quinet, salut ! Savez-vous
ce qu'est devenu notre pauvre ami Louis Blanc ? »
Quinet ne répond pas. Il s'adresse à l'Assemblée avec
une politesse exquise. Il lui fait des remontrances avec une
modération vraiment excessive. « Les villes, dit-il, ne sont
pas représentées. On sait que les villes ont toujours com-
battu l'Empire. Le gouvernement bonapartiste s'est donc
acharné à neutraliser leur influence, pendant vingt années
de sa toute-puissance, et il a savamment travaillé. Les
272 JOURNAL DE LA COMMUNE
quartiers ont été fantasquement découpés en bandes et
lanières ; ici, on a fait entrer la campagne dans la ville, là
on a rejeté la ville dans la campagne. Cette malhonnête
politique fait encore loi aujourdhui. » M. Quinet ne mé-
connaît pas le droit des campagnes, il demande seulement
que leur vote ne submerge pas celui des villes et qu'on
rende aux principaux organes de la civilisation française
le droit de se produire dans la représentation de tous.
M. Quinet, l'historien des Réçolutions d'Italie, a savam-
ment constaté que les villes ne sont pas seulement des lieux
où sont parqués un certain nombre d'habitants ; elles ont des
intérêts particuliers, des traditions, une histoire, elles sont
avant tout des personnes civiles, des unités vivantes, for-
mant des éléments spéciaux ; si on les efface de la carte
politique, un vide se montre à tous les yeux, le suffrage
universel en est profondément altéré. Le respect de la per-
sonnalité des villes existe chez tous les peuples qui ont une
forte vie municipale, l'Angleterre, le Wurtemberg, la
Suède, les Etats-Unis, l'Espagne. 11 demande à l'Assemblée
de reconnaître que le suffrage universel était susceptible
de progrès et qu'après être resté immobile pendant vingt-
trois ans, il était bien temps qu'il fît un pas. MM. Quinet
et Tolain proposaient donc qu'on attribuât aux villes
un droit de représentation par groupe de 35.000 habi-
tants.
M. Victor Lefranc, un député de la gauche, a répliqué
avec hauteur : « La proposition Quinet et Tolain est la
consécration d'une politique criminelle. Je ne comprends
pas que nous perdions tant de temps sur cette proposition
d'améliorer le suffrage universel, quand je vois de quelle
façon audacieuse il est attaqué, au nom même de la Répu-
blique, par cette Ligue dont on vous a révélé l'existence...
Le pays tourmenté ne sait pas au juste où est le vrai, et
c'est un républicain convaincu qui vous parle ainsi, un
républicain qui ne veut de la République que lorsqu'elle
aura été acceptée tant par les campagnes que par les villes. . .
Bravos, applaudissements ! 509 voix contre 23 ont donné
raison à M. Lefranc contre M. Quinet.
M. Thiers a félicité ce républicain convaincu qui ne veut
de la République qu'après la conversion des derniers plé-
biscitaires. Les habiles qui voient se lever le vent disaient
JOURNAL DE LA COMMUNE 273
en allumant leurs cigares : « M. Victor Lefranc a prononcé
son Discours-Ministre. »
Vendredi, 10 mai.
Le Gaulois de Versailles constate que, dans les cinq der-
nières semaines, Paris a perdu une moyenne de trois mille
hommes tous les huit jours, de trois cent cinquante à quatre
cents par vingt-quatre heures. En tout les fédérés auraient
vu leurs rangs se dégarnir de huit mille prisonniers et
d'environ six mille tués et blessés.
Admettons que Le Gaulois dise vrai. Cela veut dire que
le Gouvernement de Versailles est responsable envers cinq
ou six mille familles de tués et blessés, sans compter les
autres. Ils sont six cents membres de l'Assemblée à Ver-
sailles. Chacun peut se vanter d'avoir en cinq semaines tué
ou gâté dix hommes dans la force de l'âge, dix habitants de
la cité la plus intelligente et la plus industrieuse du monde.
— « Bah! répondait à la députation des Francs-Maçons,
M. Thiers, en se caressant la mâchoire du pouce et de l'in-
dex de la main gauche, et en lançant son bras droit dans
l'espace : Bah ! pour quelques hommes qui seront tués ! »
11 mai.
Je me rappelle fort bien qu'il y a une dizaine d'années,
il s'éleva dans le peuple un long et persistant murmure, un
de ces murmures que la police n'étouffe qu'à grand'peine.
On se racontait qu'un homme s'était endormi dans une des
chapelles de l'église Saint-Laurent, qu'au soir, il y avait été
enfermé par mégarde,etque,lanuit, il entendit avec horreur
des trépignements dans les caveaux, des cris de femmes,
des gémissements affreux. L'homme affirmait qu'un meurtre
avait été commis cette nuit-là... On accusait le curé de
Saint-Laurent et un de ses vicaires... Mais on mit en prison
les propagateurs de fausses nouvelles, et peu à peu le
silence se fît sur l'incident. Cependant il n'avait pas été
oublié. 11 revient en mémoire à propos de certains scandales
qui se seraient produits dans la sacristie de Batignolles.
Aujourd'hui le nom de Téglise Saint-Laurent est de nouveau
dans toutes les bouches. L'histoire est romanesque, donc
18
274 JOUI^XAL DE LA COMMUNE
elle est pour le peuple la vérité vraie. Mais il n'y a pas que
le peuple pour y croire, des bourgeois de sens rassis qui
ont été voir les caveaux me disent être convaincus de la
réalité des crimes. N'étant pas médecin, mon opinion ne
pouvant être d'aucun poids, ni pour ni contre, je me suis
abstenu de la formuler, même intérieurement, et je me
borne à consigner le récit donné, le 10 mai, par le Hè{>eil
des Peuples.
« Après les instruments de torture, les séquestrations du
couvent de Picpus, voici les caves de l'église Saint-Lau-
rent.
« Aux pieds de la vierge qui tient Tenfant Jésus entre ses
bras, sous l'autel privilégié est un souterrain. L'entrée,
cachée par un tapis, obstruée par une table mal scellée, a
été découverte après le 18 mars. La dalle a été enlevée, on
a descendu les quelques marches qui conduisent au souter-
rain.
« Dans celte cave demi-circulaire, des ossements humains
dégagent une odeur putride. On trébuche, on heurte des
crânes, des tibias, des os de toute nature.
« Les lampes des hommes qui fouillent et cherchent
encore nous permettent de voir les cadavres qu'on a décou-
verts.
« Ils sont là quatorze. Quatorze squelettes de femmes
alignés, se touchant. Les cadavres n'ont pas été ensevelis ;
aucun cercueil, aucun bois, aucune ferrure.
« Les médecins qui les ont vus font remonter la mort à
dix ou quinze ans au plus.
« Ces femmes étaient jeunes : un peigne, une chevelure
blonde ont été trouvés. Elles ont toutes la même attitude :
les mains sont rapprochées sur le ventre : elles ont du être
liées. Les membres inférieurs sont rapprochés comme par
un mouvement convulsif, les crânes sont retournés par un
effort violent des muscles du cou, les bouches sont ouvertes-,
grimaçantes de la dernière convulsion de l'agonie.
L'une d'elles, la plus grande, a la bouche pleine de terre :
son dernier cri a été étouffé.
(.( Au centre, un cadavre est tourné différemment : la tête
est séparée du tronc.
a Tout n'est pas encore découvert : on creuse. Les fouilles
amèneront d'autres découvertes. Nous avons vu des osse-
I
JOURNAL DE LA COMMUNE 275
ments à demi enfouis que l'on dégage et qui vont augmentf^r
le nombre des cadavres trouvés dabord.
« Etienne Carjat a fait à l'aide de la lumière électrique
la reproduction photographiée de ce lieu funèbre: ceux qui
n'auront pu voir par eux mêmes les faits que nous racon-
tons pourront ainsi se convaincre que nous n'exagérons
rien.
« Le curé de Saint-Laurent et ses vicaires sont en fuite.
'( Le crime est là, flagrant. Ces malheureuses ont subi
toutes les tortures, victimes de tous les crimes, enterrées
vivantes, mortes souillées.
« L'homme de Dieu au-dessus de ce sépulcre bénit les
femmes qui viennent se prosterner auprès de la « Dame des
Douleurs », console les mères dont les enfants râlent peut-
être sous ses pieds.
« Ainsi donc, dans Paris, sous ce voile de la religion,
d'un côté on pratiquait des avortements, on séquestrait ; de
l'autre, on violait, on tuait.
« Les investigations du peuple ne s'arrêteront pas là. Il
veut savoir, il saura ce que devenaient les épouses, les
mères, les filles livrées aux prêtres.
Les vierges, les anges, les Jésus cachent des crimes. Le
peuple sera le justicier. 11 tue le catholicisme en dévoilant
ses crimes.
11 mai.
Ce matin notre vieille bonne m'est arrivée, colère et
effarée : « Les fournisseurs m'ont dit dans le quartier que
ces brigands do la Commune vont vider le Mont-de-l^iété,
vendre tout ce qu'il y a pour se faire quelque argent, et
qu'ils vont voler comme cela et les bons riches qui ont prêté
leur argent et les pauvres gens comme moi qui ont emprunté
sur gage. J'y ai une montre, un bracelet, un collier de
quand j'étais riche, ça vaut trois cents francs au moins, ils
vont me les vendre pour trente ! » Madame Catherine a été
riche un jour, et, par conséquent se croit obligée de prendre
le parti de Versailles contre la Commune. J'ai expliqué à la
bonne femme ce qui en était, mais ne l'ai tranquillisée qu'à
demi, elle tenait à sa mauvaise humeur contre ces bri-
gands! C'est chose admirable de voir comment l'ignorance
276 JOURNAL DE LA COMMUNE
aidant les calomnies, les mesures les plus raisonnables et
les , mieux intentionnées peuvent être travesties en leur
contraire. Sïl est un décret auquel la Commune devait
attacher le plus d'importance, après toutefois Tarrêté rela-
tif aux loyers, c'est celui par lequel elle prononçait la liqui-
dation ultérieure du Mont-de-Piété et le dégagement gra-
tuit des objets engagés pour une somme non supérieure à
vingt francs. Pour indemniser les prêteurs et consacrer au
rachat cent mille francs par semaine, quinze mille francs
par jour — ce n'est pas une bagatelle — et Catherine est
furieuse parce qu'elle n'avait pas compris le premier mot
de raffaire, et malgré toutes mes explications, elle mar-
motte encore entre ses dents.
Pour montrer combien sont absurdes nos institutions
actuelles de charité sociale, une autre génération choisira
l'exemple de nos Monts-de-Piété, dénomination grotesque,
qui couvre la sottise et l'usure sous le manteau de la
religion. De tous les Monts-de-Piété du monde civilisé, il
en est peu plus consciencieusement absurdes et fonctionnant
plus gauchement, plus maladroitement et plus lourdement.
Il lui est interdit de posséder un capital en propre-obliga-
tion, par conséquent, d'emprunter pour prêter, et de faire
payer au porteur double commission, sans préjudice de la
troisième commission qu'il faut en dernier lieu payer aux
commissionnaires près le ^lont-de-Piété.
A l'instar de tous les usuriers, le Mont-de-Piété n'a pas
d'argent à lui, il n'a que l'argent que consentent à lui
prêter les caisses d'épargne, l'administration des Hospices,
les bureaux de bienfaisance, la Société du Prince Impérial
et des rentiers philanthropes. Et les intérêts que perçoit le
Mont-de-Piété de ses prêts usuraires, au lieu de les garder
pour lui, et de se constituer peu à peu un capital qu'il pour-
rait prêter ensuite gratis, ou à un taux modéré, il est tenu
de les verser à l'administration des hospices. En faisant de
l'usure, le Mont-de-Piété appauvrit les pauvres, mais il a
une excuse, c'est pour soulager les pauvres. Et il y a ceci
de particulier dans sa manière de procéder : c'est que plus
le prêt est faible et plus tôt il doit être remboursé, plus est
considérable l'intérêt exigé, qui dans les cas extrêmes
monte à 14 ou 15 0/0 : en d'autres termes, les conditions
sont d'autant plus usuraires que l'emprunteur est plus
JOURNAL DE LA COM.MUXE 277
pauvre, que les besoins sont plus pressants et que les
risques sont moindres. Le gage, c'est la raison même de la
sacro-sainte institution : sans gages pas de Mont-de-Piété ;
les gages du riche dépassant ce qu'on appelle les « Quatre
chiffres «, soit mille francs : bijoux et fourrures, diamants,
obtiennent un prêt des deux tiers environ de leur valeur
marchande. Mais les gages du pauvre, linge, matelas, robes^
couvertures, instruments de travail, n'obtiennent que le
cinquième tout au plus de leur valeur marchande. Ce n'est
pas à dire que le Mont-de-Piélé gagne gros par ces
derniers objets, au contraire. La place précieuse qu'occu-
pent tous ces effets encombrants, les frais de magasinage,
d'écriture et de personnel sont tels que l'élablissement ,
économiserait plus des trois quarts de ses frais en repous-
sant systématiquement le gage pour toute valeur inférieure
à cent francs, le gage étant avantageusement remplacé par
un certificat d'honorabilité et de bonne conduite, délivré à
l'emprunteur par la Mairie de son arrondissement. Pour
les objets mis en dépôt par des commerçants, pour des
sommes supérieures à cent francs — c'est la grande res-
source des négociants — il n'y aurait qu'à substituer au
Mont-de-Piété les docks prenant livraison des marchandises,
contre avance des deux tiers ou trois quarts de leur valeur,
et faisant ensuite circuler dans les marchés les warrants, ou
bons représentatifs des marchandises, jusqu'à ce qu'elles
trouvent preneur. Tout cela est d'une simplicité élémen-
taire, il y a des vingt et des quarante ans qu'on propose
des réformes de ce genre aux diverses administrations de
nos i\Ionts-de-Piété, mais elles n'ont jamais voulu rien
écouter. 11 faut qu'une Commune de Paris surgisse tout-à-
coup pour ordonner la réforme radicale et déhnitive : la
liquidation.
Un dernier trait au tableau d'une de nos plus importantes
institutions de charité religieuse et officielle, fonctionnant
au profit des misérables et nécessiteux de Paris, c'est que
les principaux employés jouissent de superbes traitements.
Le Directeur ne perçoit pas moins de vingt mille francs par
an, un peu moins que son collègue de l'Assistance publique.
Après avoir écouté un très bon rapport, signé par la Com-
mission du travail et de l'échange, Léo Franckel. président,
ouvrier autrichien élevé dans l'école Lassalle, ^lalon^
278 JOURNAL DE LA. COMMUNE
Chatrin, Seraillet. Longuet, Theiss, la Commune a consacré
deux ou trois séances à cette importante question duMont-
de-Piété. Elle a fini par décider le remboursement de tous
les objets engagés au-dessous de vingt francs. Pour les
instruments de travail dépassant ce chiffre, il sera pris ulté-
rieurement une résolution. La mesure ne s'applique pas
aux objets d'or ou d'argent. Plus de huit cent mille articles
devront être rendus à leurs anciens possesseurs. Sur les
huit cent mille remerciements qu'on devra à la Commune,
il y en aura sans doute quelques-uns de sincères.
li mai.
Encore une tentative d'apaisement auprès de l'Assemblée
qui l'a repoussée avec insulte.
11 s'était formé, entre autres comités analogues, une
Commission de conciliation du Commerce, de l'Industrie
et du Travail. Cent sept groupes de corporations, de-
métiers, de chambres syndicales de professions diverses,
Unions de crédit et associations coopératives, qui cette fois
encore ont affirmé leur rôle pacificateur dans les (Riestions
sociales, travaillaient depuis un mois environ à rechercher
les moyens de mettre un terme à l'horrible conflit qui
ensanglante et déshonore la France, A la suite dune étude
attentive des dispositions manifestées dans l'un et l'autre
camp, leurs délégi-iés ont conclu que les causes principales
de la querelle se réduisent aux deux suivantes :
1° Défiances suscitées dans Paris touchant le maintien
de la llépublique par l'attitude qu'ont prise diverses fraclions
de l'Assemblée ;
2° Vœu formel exprimé et alHrmé par Paris de reconqué-
rir ses franchises municipales, ou même son autonomie
communale pleinement indépendante.
ils pensèrent que, si on le voulait bien de part et d'autre,
rien ne serait plus facile que d'arriver à une transaction...
Certainement, si on le voulait î
Ils se présentèrent donc devant M. Thiers, eurent une
entrevue avec lui qu'ils ont ainsi résumée :
ce Paris, séparé de sa banlieue, serait déclaré former non
seulement une commune, mais un département spécial. Le
conseil communal de Paris se trouverait ainsi converti en
JOUHNAL DE LA COMMUNE 279
Conseil général de département, et ses attributions seraient
élargies ;
« La garde nationale demeurerait chargée du service de
la cité, la solde serait maintenue jusqu'à la reprise du tra-
vail ;
« L'armée régulière n'entrerait pas dans Paris, mais il
lui serait fait remise des forts jusqu'à la réorganisation de
l'armée sur le princijoe que la conscription est abolie, et que
tout citoyen est soldat ;
« Alin de marquer son désintéressement et sa loj'auté, la
Commune' se dissoudrait. Les nouvelles élections seraient
faites soQS la direction du comité de conciliation... et con-
formément à la dernière loi municipale votée par l'Assem-
blée. »
Ce projet, dont il était question dans les journaux depuis
plusieurs jours, ne nous plaisait qu'à demi : il nous sem-
blait trop sacrifier la Commune, et peu pratiqua parce qu'il
n'était pas suffisamment équitable. En définitive il ne disait
pas autre chose que ceci : Pour montrer son désintéresse-
ment, la Commune va loyalement se suicider, l'Assemblée
restera triomphante, et, pour qu'elle n'ait à revenir sur
aucune de ses décisions, la géographie et l'organisation
administrative de la France seront modifiées.
Selon nous, le plus pratique est ce qu'il y a de plus
équitable. La Commune et Ti^ssemblée sont en guerre. Or,
la gueri-e civile est un crime dont les deux belligérants
sont également coupables. Il ne s'agit pas de savoir qui de
la Commune ou de l'Assemblée a commencé les hostilités,
quel droit est supérieur, celui de la légalité ou celui delà
bonne foi, celui de la collectivité nationale ou celui de la
municipalité fragmentaire, celui des anciennes ou celui des
nouvelles élections... Ces questions, on les traite depuis
longtemps à coups de canon. Coupables l'une et l'autre de
guerre civile quand il existe un suffrage universel, que
Lune et l'autre se dissolvent, et qu'une élection nouvelle
juge le différend Parmi les députés à nommer, tant par
Paris que par le reste de la France, une commission arbi-
trale sera instituée, à laquelle tous pouvoirs seront donnés
pour juger souverainement du différend. Puisqu'il y a
procès il ne peut appartenir à aucune des parties de se
l'aire justice elle-même, c'est un tiers désintéressé ou plutôt
280 JOURNAL DE LA COMMUNE
c'est un ami commun qui doit prononcer la sentence et
redresser les torts réciproques.
Le syndicat du Commerce, de l'industrie et du Travail
avait donc porté à M. Thiers des propositions beaucoup
trop défavorables à la Commune, nous semble-t-il. Elle les
communiqua au public en exprimant l'espoir que le chef du
pouvoir exécutif les accepterait peut-être en tout ou en
partie.
Là-dessus, interpellation au Gouvernement par un fou-
gueux de l'Assemblée, M. Mortimer Ternaux, des châles
Ternaux, un bourgeois courtaud, rougeaud, qui croit se
donner des lettres de noblesse en vilipendant la Révolution
qui l'a enrichi. Aux injures qu'il a prodiguées à R.obes-
pierre, à son aigreur contre Saint-Just, Tex-boutiquier se
croit digne d'être un Montmorency, un Dreux-Brézé ou un
Rohan-Chabot. M. Ternaux n'a pas douté un instant que
la conversation quia eu lieu entre ces messieurs et le Chef
du pouvoir exécutif n'ait été indignement tronquée et défi-
gurée par ces iNlessieurs, mais il désire qu'un démenti for-
mel parte de cette tribune, et montre de quelle manière les
gens qui de près ou de loin appartiennent à la Commune
prétendent honorer la vérité.
M. Thiers, qui a berné évidemment les délégués du Syn-
dicat, a répondu par un faux- fuyant : « Nous répliquons
par des faits. Quand notre armée ouvre la tranchée à
300 mètres de Paris, cela ne signifie pas que nous ne voulons
pas y entrer. Ce document ne mérite donc pas d'attirer
l'attention de l'Assemblée. »
Mais le marchand de laine est tenace. Par deux fois, il
est revenu à la charge, sollicitant qu'un démenti solennel
soit donné à ces indignes calomnies, devant la France.
Oui, devant la France !
M. Thiers, pris en flagrant délit, n'avait pu nier. 11 sétait
rejeté sur la tranchée : Puisque nous allons tuer Paris à
bout portant, que vous faut-il encore? Mais l'Assemblée
persiste.
Alors se présente Picard, le cynique Picard, affectant un
redoublement de frivolité : Qu'importent ces paroles qu'on
jette au vent? Voici des faits, des faits !
« Les faits, s'écrie le Rappel^ ce sont les 82 pièces de 30
en batterie à Montretout, les plus effroyables qui aient été
JOURNAL DE LA COMMUNE 281
jamais mises en position au dire du Tunes. Les faits ? c'est
Neuilly, c'est Passy, ce sont les Ternes et les Champs-
Elysées, Issy, Vaugirard, Vanves en feu et en ruines. Les
faits ? ce sont les blessés qui emplissent les ambulances,
les cadavres dans les fossés. Si ces preuves ne suifisent
pas à FAssemblée, on lui en donnera d'autres ! «
Néanmoins, l'Assemblée a partagé le dépit du bourgeois
gentilhomme, elle a montré sa vexation que son Général
en chef, que le bourreau de Paris en expectative fût coupa-
ble de la faiblesse d'écouter ou de paraître écouter quelques
paroles de conciliation et de laisser quelque petite porte
entrebâillée à l'espérance.
Les délégués de TUnion des Syndicats protestent :
« Nous savions les risques que l'on court à intervenir
entre les furies de la guerre civile... Entre deux forces qui
luttent sans même vouloir se connaître, entre l'Assemblée
et la Commune qui s'entre-répudient, nous avions pensé
que l'intermédiaire naturel, le seul que l'une ni l'autre ne
pussent désavouer, c'était la population parisienne... En
attendant le jour où la violence fera place à la justice, nous
acceptons tristement et fièrement la situation qui nous est
faite, laissant l'injure à qui nous accuse, et nous bornant à
affirmer sur notre honneur, qui n'a jamais failli, la scrupu-
leuse exactitude de notre rapport. »
Au moins, si le confortable Mortimer Ternaux, si gros, et
de teint si fleuri, s'il allait, volontaire de l'ordre, accom-
pagné de tous les engagés de PAssemblée, prendre sa part
des coups de bayonnette qui, nuit et jour, s'échangent dans
les décombres de Neuilly, entre les soldats de la bourgeoi-
sie et les champions du peuple !
L'Officiel de Versailles du 10 mai porte interdiction aux
délégués des Conseils manicipaux de se réunir à Bordeaux,
car le Gouvernement, dit M. Thiers, trahirait l'Assemblée,
la France et la civilisation s'il laissait se constituer, à côté
du pouvoir régulier, issu du suffrage universel, les assises
du Communisme et de la Rébellion !
Cela est écrit, cela est officiel, cela est un décret qui a
maintenant force de loi. Celui-là qui veut s'interposer entre
les belligérants est un rebelle, celui-là est un communiste,
c'est-à-dire un débauché, un brigand, un fainéant, un pil-
lard qui avise au moyen d'empêcher trois cent mille Fran-
282 JOURNAL DE LA COMMUNE
çais de s'eiitretuer... Et ce Gouvernement qui parle ainsi se
dit la personnification de la justice et du bon sens!
« A la bonne heure ! s'écrie le Paris-] ournal.
« Que voulaient-ils donc, ces agitateurs tout à la fois
effrontés et hypocrites ? Ils voulaient délibérer, juger, et, à
la face du monde, dire qui est le factieux ou de Paris en
délire ou de la France souveraine... Ces gens, se disant
républicains, démocrates avec une impudence qui est de la
naïveté ou du cynisme.... voulaient Témeute en perma-
nence... faisant couler, minorité factieuse, le sang fran-
çais pour la satisfaction inavouable de je ne sais quelles
aspirations criminelles et enragées...
« Les villes républicaines... Qa^est-ce que cela, je vous
prie ?... En décernant aux villes de France un brevet de
civisme républicain, ils mentent à tous les principes sur
lesquels ils prétendent appuyer leur foi et nient le suffrage
universel...
« Grâce à Dieu, le Gouvernement a vu clair, au 21 octobre ;
au 21 janvier, fusillade Ferry, Chaudey-Vinoy... si on avait
eu quelque décision et quelque fermeté pour, s'acquitter de
terribles mais impérieux devoirs, on nous eût épargné
nos humiliantes épreuves... Aujourd'hui, le Gouvernement
comprend qu'en commettant une nouvelle faiblesse, il com-
mettrait un crime. — C'est bien. »
C'est ainsi que parle la presse gouvernementale à la suite
du Gouvernement. Tel est le langage, tels sont les senti-
ments. Cela s'enregistre à la honte de la France de 1871,
façonnée par vingt années de bonapartisme, élevée sur les
genoux de l'Eglise. Ce langage d'insulte, de mensonge et
■de provocation, cette haine basse, entêtée et cruelle, n'ose-
raient pas ainsi s'étaler au grand jour, si la France, prise
dans la majorité de ses habitants, était assez morale ou
assez intelligente pour avoir horreur de ces vilenies.
Néanmoins, il existe aussi en France une forte et saine
minorité qui n'est pas complice de ces sauvageries, elle
existe à Paris et dans les départements. Ce même Paris-
Journal pousse un cri d'alarme : « L'état de la province...
Encore un motif pour agir vite et vigoureusement... Si d'ici
à quinze jours ou trois semaines l'ordre n'était pas rétabli,
le Gouvernement se trouverait dans un sérieux embarras !
— « 11 faut en finir. » C'est la conclusion générale à Ver-
JOURNAL DE LA COMMUNE 283
sailles, c'est le Delenda Carthago de tous les discours, de
toutes les conversations et de tous les articles. 11 faut en finir
et cela tout de suite... Autrement notre armée, notre adminis-
tration, notre Assem.blée elle-même pourraient chamberter,
et tout cela pourrait finir par une victoire de la Commune
— ou, ce qui est terrible à penser, pourrait amener une
transaction équitable, l'appel au suffrage universel, et la
nomination, par la France et Paris, de représentants nou-
veaux !
Un représentant de l'Algérie, honnête homme, vivement
impressionné par la malice haineuse et entêtée du Chef du
pouvoir exécutif, a donné sa démission au lendemain de la
séance du 8 mai, « dans la douloureuse conviction que lapai-
sement de la guerre civile est devenu impossible, malgré
les aspirations des populations vers la conciliation ».
12 mai.
L'alimentation n'est pas la moindre affaire dans une ville
assiégée. Nous en savons malheureusement quelque chose,
nous qui avons passé naguère par les sinistres douleurs
d'une infâme capitulation que nous avait imposée la famine,
non moins que les lâches incapacités de Trochu. Cette fois-
ci, les circonstances extraordinaires de Tinvestissement
font que nous n'avons pas trop à nous plaindre. L'armée de
Versailles fait ce qu'elle peut pour arrêter nos convois, mais
heureusement, c'est-à-dire malheureusement, les Prus-
siens, qui nous investissent de l'autre côté, ont exigé sévè-
rement de M. Thiers que leurs communications restassent
entièrement libres, et nous allons nous approvisionner sur
leurs marchés ou plutôt aux mômes marchés qu'eux. Nous
avons eu quelques paniques au début, quand M. Thiers
trom.pettait qu'il affamerait Paris, et déjà Le Gaulois, est-
ce Le Gaulois ? et d'autres journaux de même farine racon-
taient qu'on faisait queue aux portes des boulangers et
qu'on se donnait des coups de couteau devant les bouche-
ries ; mais ces alarmes n'ont duré que quelques heures
dans quelques quartiers. Aux Halles Centrales, les bancs
sont restés approvisionnés de denrées de toute espèce : les
verdures et légumes se vendent à des prix raisonnables. Il
y ajuste un mois, la Commune était en grand souci pour
284 JOURNAL DE LA COMMUNE
les approvisionnements de blé et déjà le ministre du Com-
merce, Parisel, annonçait qu'il se^"~it fixé un prix maximum
pour la vente des grains, maximum qui serait basé sur les
prix cotés au moment de lïnvestissement. Mais il n'y a pas
eu besoin de recourir à cette mesure extrême. — Actuelle-
ment nos réserves contiennent en bétail Gur pied de quoi
assurer Talimentation de Paris pour quinze grands jours,
pendant que de nouveaux arrivages comblent incessam-
ment les vides faits par la consommation. La Commune
inspire maintenant une telle confiance dans sa vitalité, et
aussi dans sa probité, que les importateurs acceptent ses
bons à échéance sans la moindre hésitation et les font cir-
culer avec un très léger escompte.
Pour empêcher le renchérissement des viandes et den-
rées d'alimentation, la Commune ouvre ça et là des bou-
cheries et boutiques municipales dans lesquelles les mar-
chandises de première nécessité seront vendues avec une
légère augmentation, seulement, sur le prix de revient,
achat, magasinage, manutention. Le prix de la viande sur
pied ne dépasse pas à la ville 1 fr. 90 le kilo ; aux étaux
des bouchers, on ne la délivre qu'à 3 francs ou même
3 fr. 60. Il y a de la marge comme on voit. Pour des hari-
cots de fort belle apparence, des pois cassés et autres
légumes secs, j'ai constaté une différence d'un bon tiers
entre les prix du magasin municipal et ceux de l'épicier à
côté. On vend aussi des fromages. La Prairie du X^ s'avise
même de vendre du lait condensé chaque matin, de 6 à
10 heures, au prix de G fr. 20 le demi-litre et de 0 fr. 40 le
litre. Au XYIP, on inaugure, sur le système dit des Bouil-
lons Duval, un marché populaire, où la classe ouvrière
trouvera, à des prix réputés exceptionnels, les objets d'ali-
mentation les plus nécessaires.
Où allons-nous, grands dieux, où allons-nous? Sur une
pente fatale, nous glissons vers la Vie à Bon Marché par
les soins et grâce à l'inquiète sollicitude de la Commune,
^lais c'est l'abomination de la désolation, telle que l'ont
prédits les prophètes de l'Economie politique. Le pire de
toutcela, c'est que les nouveaux services fonctionnent immé-
diatement, facilement et sans tirage, comme si c'était une
institution victorieuse. C'est à donner sa démission d'Eco-
nomiste juré et patenté. Le peuple va de plus en plus nom-
JOURNAL DE LA COMMUNE 285
breux aux nouvelles boutiques, il se borne à dire : « A la
bonne beure ! » il ne disait pas toujours ça. Quant aux
épiciers : je m'étonnerais bien si chacun d'eux n'ourdissait
aujourd'hui son petit plan pour trahir Paris aux Yer-
saillais !
12 mai.
Le fort d'Issy est fatal aux délégués de la guerre,' à Rossel
comme à Cluseret. A dix jours de distance, le même fait
s'est reproduit et a été suivi des mêmes conséquences, une
place absolument intenable a été abandonnée sans ordre
supérieur, et le général en chef doit résigner ses pouvoirs.
Toute la journée du 8, les batteries versaillaises de Meu-
don, Brimborion, Fleury et du Moulin de Pierre s'étaient
acharnées sur ce qui fut le fort d'Issy. Les artilleurs ne
pouvaient tenir à leur poste, à peine si un coup de canon
répondait par ci par là du fort ou des redoutes avancées.
La garnison aux abois avait dès le matin décidé d'aban-
donner les lieux : elle profita de l'obscurité du soir pour
s'échapper. La résolution ne fut prise cependant qu'après
de violentes discussions, il y en eut qui restèrent un cer-
tain temps quand les autres étaient déjà partis, on parle
aussi d'une panique.
Le mouvement de retraite n'échappa point aux Versaillais
qui le guettaient; et, parmi eux, quelques hommes résolus
se sont glissés dans la place et ont arboré le drapeau tri-
colore au milieu des décombres.
Ce drapeau, le délégué Rossel regardant avec sa longue
vue l'aperçoit et, tout aussitôt, emporté par la plus mala-
droite des colères, il fait placarder à dix mille exemplaires,
sans même en avertir la Commune :
« Midi et demi. Le drapeau tricolore flotte sur le fort
d"lssy, abandonné hier soir par la garnison ».
Rossel.
Rossel, général versaillais, n'eût pas libellé sa dépêche
autrement. Du haut du château de Meudon, Thiers armé de
ses jumelles aperçoit, lui aussi, le drapeau tricolore flottant
sur Issy et, sans perdre un minute, il télégraphie à tous les
préfets et sous-préfets de France que « le 38^ de ligne
286 JOURNAL DE LA COMMUNE
vient d'occuper le fort d'issv, après huit jours d"attaque
seulement ».
Avant d'aller plus loin, M. Thiers nous permettra une
petite rectification. Le fort d'îssy n'a pas été occupé après
huit, mais après trente-cinq jours d'attaque. 11 a été canonné
depuis le 4 avril par les Versaillais, il l'avait été trois mois
par les Prussiens. Les huit jours d'attaque, M. Thiers ne
les fait partir sans doute que du moment où son noble
lieutenant Leperche donna à la garnison un quart d'heure,
quinze minutes et pas davantage, pour vider le fort, sous
peine d'être passée au fil de l'épée.
M^L Thiers et Rossel avaient annoncé tous deux, l'un à
la France, l'autre à Paris que le drapeau tricolore flottait
sur Issy, quand quelques gardes nationaux se glissèrent à
leur tour dans le fort et replantèrent à nouveau le drapeau
rouge sur cette motte déserte. Les longues vues braquées
n'y comprenaient plus rien et la Commune se hâta de faire
annoncer aux mairies : « Il est faux que le drapeau tricolore
flotte sur Issy, les V^ersaiilais ne l'occupent pas et ne l'oc-
cuperont pas. La Commune vient de prendre les mesures
énergiques que comporte la situation. »
C'était s'engager à la légère et promettre une chose qu'on
ne peut pas tenir, car le lendemain matin, 10 mai, les Ver-
saillais, rassurés sur les torpilles, occupèrent le fort, qu'on
avait, dit Rossel, parlé sottement de faire sauter, « chose
plus impossible que de le défendre. » En effet, on ne fait
pas sauter un champ de terre. Du reste, voici l'état des lieux
tel qu'il a été dressé par Le Français, journal de Ver-
sailles.
Nous avons visité aujourd'hui le fort d'Issy. Afin d'y
pénétrer, nous sommes obligés de traverser tous les ouvra-
ges, tous les retranchements construits par nos troupes,
pour avancer jusqu'au cimetière d'abord, et pour contourner
ensuite le' fort, dans la direction de Vanves. Rien de ce qui
a été dit sur des ravages subis par le fort d'Issy n'est
exagéré. Bien avant d'y arriver, et dans la zone d'action de
nos batteries, le sol est littéralement labouré par les obus ;
quelques-uns n'ont pas éclaté, mais à chaque pas on heurte
des fragments. Dans la partie du fort qui regarde nos bat-
teries, les murailles sont hachées par les projectiles, la
terre est éboulée, ce qui contraste singulièrement avec le&
JOUr.NAL DE LA COMMUEE 287
façades tournées contre Paris qui sont presque intactes.
Quelques obus trop longs ont seuls écorné la partie supé-
rieure des remparts situés de ce coté. Les casernes n'exis-
tent plus ; bien des casemates qui paraissaient à l'abri de nos
projectiles se sont éboulées sous le poids et le nombre de
nos obus. Des poudrières ont sauté ; on peut encore constater
les traces de leur explosion.
Toutes les embrasures de canons sont détruites ; les
épaulements ne pouvaient plus abriter les artilleurs. Il
fallait que les communeux fissent preuve d'une énero^ie
véritable pour oser s'aventurer encore sur ce sol dégarni
de tous abris et lancer contre nous de rares projectiles. A
voir les éclats d'obus, les biscaïens, les culasses de boîtes à
mitrailles qui jonchent la terre remuée en tous endroits,
le nombre des projectiles lancés sur le fort d'Issy est incal-
culable.
S'il n'y avait eu que la perte du fort d'Issy, démoli pierre
à pierre par un mois de bombardement, le malheur pour la
Commune n'eût pas été extrême. -Mais voici les compli-
cations :
Une demi-heure après avoir placardé sa nouvelle, Rossel
prend son sabre et taille sa plume pour envoyer sa démission
à ses collègues, et sa lettre, il en envoie immédiatement
copie aux journaux du soir.
« Je me sens incapable de porter plus longtemps la res-
ponsabilité d'un commandement où tout le monde délibère
et personne n'obéit... Le Comité central d'artillerie délibère
et n'a rien prescrit... La Commune a délibéré et n'a rien
résolu... Plus tard, le Comité central de la Fédération des
gardes nationales est venu offrir presque impérieusement
son concours à ladministration de la guerre... Le Comité
délibère et n'a pas su agir.. .
« Hier, pendant que chacun devait être au travail ou au
feu. les chefs de légion délibéraient pour substituer un nou-
veau système d'organisation à celui que j'avais adopté, afin
de suppléer à l'imprévoyance de leur autorité, toujours
mobile et mal obéie. Il résulta de leur conciliabule un projet
au moment où il fallait des hommes et une déclaration de
principes au moment où il fallait des actes... Mon indi-
gnation les ramena à d'autres pensées. Ils me promirent
pour aujourd'hui une force organisée de J 2.000 hommes
288 JOURNAL DE LA COMMUNE
pour marcher à rennemi. Ces hommes devaient être remis
à 11 h. et demie. 11 est 1 h. et ils ne sont pas prêts. Au
lieu d'être 12.000, ils sont environ 7.000. Ce n'est pas du
tout la même chose.
« Je ne suis pas homme à reculer devant la répression, et
hier, pendant que les chefs de légion discutaient, le peloton
d'exécution les attendait dans la cour. Mais je ne veux pas
prendre seul l'initiative d'une mesure énergique, endosser
seul l'odieux des exécutions qu'il faudrait faire pour tirer
de ce chaos l'organisation, l'obéissance et la victoire...
« Encore, si j'étais protégé par la publicité de mes actes
et de mon impuissance, je pourrais conserver mon mandat.
Mais la Commune n'a pas eu le courage d'affronter la publi-
cité. Deux fois déjà, malgré moi, vous avez voulu avoir le
comité secret.
« Mon prédécesseur Cluseret a eu le tort de se débattre
au milieu de cette situation absurde. Eclairé par son
exemple, j'ai deux lignes à choisir : briser l'obstacle ou me
retirer.
« Je ne briserai pas l'obstacle, car l'obstacle, c'est vous
et votre faiblesse. Je ne veux pas attenter à la souve-
raineté.
« Je me retire, et j'ai l'honneur de vous demander une
cellule àMazas. »
Cette cellule, ses collègues se hâtèrent de la lui accorder,
en le renvoyant devant une cour martiale. Mais, commue
Rossel, se ravisant, ne se hâtait pas de se présenter au
guichet de Mazas, le Comité de Salut public l'envoya quérir
par son ami Gérardin. Le plaisant de la chose, c'est que
Gérardin alla tout aussitôt prendre Rossel à son domicile,
et bras dessus bras dessous, profitant de leur laissez-passer,
ils s'échappèrent par une porte de Paris, sans laisser de
leurs nouvelles.
On a naturellement prononcé le mot de trahison. Rossel
et Gérardin se seraient enfuis à Versailles. L'accusation
est absurde, il suffît de lire la lettre qui précède pour savoir
de science certaine ce que nous ne soupçonnions que trop :
le conflit de pouvoirs, les rivalités entre le Comité de Salut
public, le Comité central, la majorité et les minorités de la
Commune. Dans ce désordre et ce gâchis, pas besoin de
trahison, certes, pour que notre Révolution tombe, s'effondre
JOURNAL DE LA COMMUNE 289
et s'engouffre. Ils sont dix à rHôtel-de-Ville qui sauraient,
qui voudraient organiser, ils sont soixante-et-dix qui désor-
ganisent tout aussitôt. Si quelque chose s'organise tout de
même, c'est malgré les ignorants, les incapables et les
médiocres qui lancent leurs ordres à tort et à travers ;
l'organisation se fait d'elle-même en quelque sorte, toutes
les masses se tassent et se classent, les multitudes se super-
posent fatalement suivant leurs densités spécifiques et se
distribuent autour de leurs centres de gravité. Ah ! si
Versailles nous en laissait le temps, ce serait un ordre
admirable, certes, qui s'établirait dans cette grande cité...
mais quand les astres crèvent sur vos têtes en pluie de
mitraille !
Rochefort s'écrie ce matin avec un amer bon sens :
« La défiance, qui a été de tout temps la plaie du parti
républicain, y est passée depuis les derniers événements à
l'état de fléau. Pour peu qu'un homme ait joui de quelque
autorité pendant quarante-huit heures, quinze voix, tout
en se défiant les unes des autres, se réunissent pour
s'écrier :
« — Arrêtons-le, il doit être vendu aux d'Orléans.
« Ce qui ronge la Commune désagrège le Comité central,
énerve la Garde nationale, et finalement dissout la Répu-
blique, ce n'est ni le Prussien installé à nos portes, ni les
obus de M. Thiers, ni les lois élaborées par M. Dufaure, ce
qui nous tue: c'est la défiance.
(( L'Hôtel de Ville se défie du Ministère de la Guerre ; le
Ministère de la Guerre se défie de la Marine ; le fort de
Vanves se défie du fort de Montrouge, qui se défie du fort de
Bicêtre ; Raoul Rigault se défie du colonel Rossel, et Vé-
sinier se défie de moi. »
De violentes discussions s'élèvent maintenant autour du
nom de Rossel. Est-ce un grand bonheur, est-ce un grand
malheur que cet individu, sur lequel nous n'avons encore
que des données fort incomplètes, ne soit plus le capitaine
de ce malheureux vaisseau de Paris, battu par tant de tem-
pêtes, ballotté par l'ouragan?
Rossel n'a pas donné sa mesure. On ignore ce dont il est
capable, soit en bien, soit en mal. Avant qu'il fût promu
au généralat en chef, on ne le connaissait que par sa rigueur
excessive au Conseil de Guerre. On le dit d'une volonté
19
290 JOURNAL DE LA COMMUNE
intraitable, d'une personnalité fière et hautaine^ Ceux aux-
quels il a exposé ses plans stratégiques lui croient du génie,
mais ceux-là mêmes redoutent que son génie déborde promp-
tement dans quelque sombre et irrémédiable folie, dans
quelque horrible extravagance : il ne donne pas de garantie
morale, voilà son grand tort ; on aimerait à le croire hon-
nête, mais on n'oserait pas assurer qu'il ne soit plus ambi-
tieux que républicain : on n'est pas sur qu'il distingue
l'honneur de l'orgueil et l'ambition du crime.
Mais ne rééditons pas nous-mêmes les soupçons et les
déhances contre lesquels nous protestons. Rossel est certai-
nement excusable, entant que militaire, de n'avoir pu mieux
faire avec les éléments confus que l'on mettait à sa dispo-
sition. Sa lettre est à cet égard d'une éloquence navrante ;
mais le tort de Piossel est de n'avoir pas fait entrer cette
confusion dans ses calculs, son tort est de n'avoir pas su
transformer ces éléments. C'est son tort, s'il a la prétention
d'être un grand homme, mais s'il ne prétend être qu'un
militaire un peu plus militaire que les autres, il n'y a plus
rien à lui reprocher.
On a donné au citoyen Allix, membre de la Commune, la
cellule à Mazas que Rossel avait d'abord réclamée. Ce
pauvre Allix n'a commis aucun crime, il ne s'est rendu
coupable d'aucune trahison, mais ses collègues ont acquis
la conviction que l'inventeur du système de télégraphie
transocéanique par l'emploi d'escargots sympathiques
serait mieux à sa place à Charenton, dans l'établissement
d'aliénés, qu'à la salle du Conseil à l'Hôtel de Ville.
De tous les décrets de la Commune, c'est peut-être le seul
qui n'ait soulevé aucune récrimination ; les applaudisse-
ments — ironiques hélas ! — ne lui ont même pas fait
défaut. Pauvre suffrage universel, que de sottises, que de
balourdises !
Par qui remplacer Rossel?
Les aptitudes militaires ne s'improvisent pas, la Commune
en fait la triste expérience. Elle avait espéré voir surgir de
jeunes généraux, de nouveaux Hoche et Marceau, mais il
faut plus de six semaines pour l'éclosion d'un tacticien ; il
faut un homme au-dessus de l'ordmaire pour en imposer à
cette multitude de volontés rivales et désordonnées.
La Commune ne sachant plus à quel soldat se vouer, a
JOURNAL DE LA COMMUNE 291
donné la direction suprème-de nos armes à Delescluze. Elle
eût pu plus mal choisir. Delescluze impose le respect de
tous par son honneur incontesté et incontestable, par son
ardente foi républicaine. C/est un de ces hommes rares
qu'on a toujours vus au niveau des événements : à mesure
que le péril augmente, leur courage, leur sang-froid et leur
bon sens augmentent dans la même proportion. Delescluze
est un des bons génies cie la Commune, elle en a plusieurs
de mauvais. Pour être à la hauteur de sa tâche, Delescluze
a maîtrisé même son caractère et ses penchants : de violent,
de raide, d'autocrate qu'il était, il s'est fait accommodant,
malgré ses antipathies antérieures, il ne s'est laissé engager
dans aucune querelle avec les bJanquistes, avec Pyat, avec
Vermorel : « Nous n'avons pas le temps de suffire à tous nos
devoirs, dit-il, et nous trouverions celui de nous être
désagréables ! » Delescluze fut pendant plus de douze ans
le conseil et le confident de Ledru-Rollin, son lieutenanl.,
et, quand son chef, largement distancé par les événements,
alla se réfugier dans la solitude de Fontenay-aux-Roses,
Delescluze ne se laissa pas décourager. Affranchi de tutelle,
il a fait des progrès rapides. 11 y a dix ans, comme on eût
étonné ce jacobin, cet autoritaire, en lui prédisant qu'un
jour, il serait à la tête d'une révolution décentralisatrice,
comme on eût étonné cet ennemi du socialiste et du com-
munisme en lui disant qu'un jour, à la Commune de Paris,
des socialistes le groupe le plus modéré et en même tenaps
le plus raisonnable de l'Association internationale des tra-
vailleurs se réunirait autour de lui !
Si Delescluze n'est pas un militaire, au moins est-il
intelligent, ce qui est quelque chose. Mais il est certain que,
dans cette effroyable crise, même le plus grand général du
monde hésiterait à se charger d'une responsabilité aussi
périlleuse. Sans doute, le fort d'Issy n^est pas une grande
perte, mais ses voisins de Yanves et Montrouge ne sont
aussi qu'un informe amas de décombres ; déjà même Yanves
a été lui aussi abandonné par sa garnison pendant quelques
heures. Un des premiers actes du nouveau délégué à la
Guerre a été de faire réoccuper ce terrier par le général
AYrobleski ; les Versaillais, qui s^en croyaient déjà les
maîtres, ont été délogés à la baïonnette sans doute, Issy et
Yanves peuvent être nivelés au sol, sans trop de dommage.
292 JOUIÎXAL DE LA COMMUxXE
tant que renceinte tient bon, mais il ne faut pas perdre de
vue que notre bastion du Point du Jour est sérieusement
endommagé par un incessant feu d'enfer, et qu'une tranchée
s'ouvre déjà en cet endroit. N'oublions pas non plus que
j\I. Thiers a promis que Paris serait pris dans les huit jours.
Les huit jours ne sont pas encore écoulés. Des canonnières
ont été expédiées sur la Seine, de Toulon, de Brest et de
Cherbourg. On attaque Paris par terre et par mer.
Un assaut ! Un assaut ! Ce ne sera pas le premier que
nous aurons euà subir, et néanmoins cette idée de Français
se ruant à Tassant de Paris nous émeut d'horreur !
Le Paris- Journal a. Tair d'en tirer vanité :
« Toutes les batteries tireront à la fois. Le nombre des
projectiles lancés en 24 heures ne sera pas inférieur à 26000.
Il est probable que les fortifications ne pourronjt pas tenir
plus de deux à trois jours sous un pareil ouragan de fer, et
que l'assaut sera donné à la fin de la semaine », écrit-il le 10.
C'est dit. Ce que les Prussiens n'ont pas fait, nous
allons le faire. Eux, les ennemis, n'ont pas osé attaquer de
front nos remparts ; nous, des Français, nous allons donner
l'assaut à ces bastions que les Parisiens s'étaient promis de
si bien défendre contre l'étranger.
12 mai.
Il y a quelques jours, un membre de la Commune, Blan-
chet, fut écroué à Mazas par un motif affligeant. Le dit
Blanchet était un faux Blanchet et s'appelle en réalité Pa-
nilla, c'est un* démocrate prétendu, ex-commissaire de
police, un ex-banqueroutier et un ex-capucin.
Inutile de dire que, dans la Commune, Blanchet n'était
pas dos plus modérés ; il est un de ceux auxquels on doit
le Comité de Salut public qui a fait de bonne besogne.
Panilla, dit Blanchet, blagueur, bruyant et intrigant, avait
réussi à capter la faveur populaire; car ce -brave peuple,
comme tous les souverains, aime qu'on le flatte. Pauvre
suffrage 'universel, que de sottises tu as commises, et
combien tu en commettras, jusqu'à ce que tu saches lire et
écrire !
Cluseret est toujours en prison, où il se plaint de n'être
pas interrogé. Assi et Bergeret, sortis de Mazas, sont
JOURNAL DE LA COMMUNE
293
rentrés à lllùtel de Ville, honnêtement, dignement, sans
rancune, protestant de leur dévouement à la République et
à la Commune.
Samedi 13 mai.
Le Journal Officiel de ce matin contient un décret, peu
intéressant en apparence — affaires de fournitures et
livraisons, — mais un décret qui sera marqué à l'encre
rouge dans lliistoire du Travail et dans l'histoire de la
Commune.
Article premier. — La Commission du Travail et d" Echange
est autorisée à réviser les marchés conclus jusqu'à ce jour
par la Commune.
Art. 2. — La Commission du Travail et dEchange
demande f|ue les marchés soient directement adjugés aux
corporations et que la préférence leur soit toujours accordée.
Art. 3. — Les conditions des cahiers des charges et les
prix de soumission seront fixés par lintendance, la Chambre
syndicale de la corporation et une délégation delà Commis-
sion du Travail et d'Echano-e. le déléo-ué et la Commission
des Finances entendus.
Art. 4. — Les cahiers des charges pour toutes les
fournitures à faire à l'administration communale, porteront
dans les soumissions des dites fournitures, les prix mini-
mum du travail à la journée ou à la façon accordés aux
ouvriers ou ouvrières chargés du travail.
Ce décret avait été précédé par un Rapport dans lequel le
ministre du Travail, I^éo Frankel, avait détaillé de main
de maître comment, dans le mois d'avril écoulé, des entre-
preneurs, profitant de Tembarras extrême de la Commune,
avaient imposé des conditions manifestement léonines qu'il
s'agissait de reviser juridiquement. Les plus grosses des
injustices n'étaient point celles des entrepreneurs contre la
Commune, mais celles commises contre leurs ouvriers.
Forcé de travailler à un prix absolument insufïisant, l'en-
trepreneur prélève son bénéfice sur les objets nécessaires
à l'existence du travailleur qui, condamné à l'indigence,
tombe alors à la charge de la charité publique et privée : il
va tendre la main dans les bureaux de bienfaisance sup-
portés par l'impôt. L'Etat n'a point le droit d'être complice
294 JOURNAL DE LA COMMUNE
dans cette exploitation, il ne faut pas qu'on puisse le soup-
çonner d'en partager les filouteries, tandis que la réparation
lui en incombe, au contraire, depuis qu'il existe des hospices
etdes maisons de secours. C'est à lEtat de donner l'exemple
de la moralité publique dans les transactions publiques. La
réforme du grand système d'exploitation qui fait loi main-
tenant n'est point aisée, mais elle n'est pas impossible, elle
est bien moins difficile qu'on voudrait le faire accroire. La
première grande mesure à prendre est celle de la publicité .
Que les prix de main-d'œuvre, condition essentielle du tra-
vail, soient aussi une condition essentielle du marché, qu'ils
soient sujets à soumission par l'entrepreneur, à acceptation
par l'Etat, et que l'adjudication conclue, que les faits
consentis soient publiés, afin que le public se rende compte
s'ils ne sont pas inférieurs aux prix courants tels qu'ils
sont cotés au marché du travail. Car l'Etat, représentant et
défenseur des droits collectifs, violerait son propre principe
en commettant l'injustice, il ferait acte de suicide en
favorisant une partie de la communauté aux dépens de
1 autre, en favorisant surtout le petit nombre aux dépens du
grand nombre.
Inutile de dire que ce pas fait par la Commune vers la
suppression des intermédiaires, que la déclaration qu'on
s'adresserait tout d'abord aux travailleurs eux-mêmes et qu'à
conditions égales on donnerait la préférence aux associations
ouvrières, sera déclarée une monstruosité sociale. 11 nous
semble antendre déjà nos économistes patentés, les journa-
listes de Versailles et ceux même de Paris, comme La Nation
Souveraine^ L'Avenir National et Le Siècle, qui, sous
couleur de jacobinisme ou de républicanisme bourgeois,
font Une guerre à la Commune de plus en plus violente, il
nous semble les entendre déclarer que la loi primordiale de
l'offre et de la demande est mise en péril, qu'il va prendre
fantaisie aux crétins de l'Hôtel de Ville de fixer eux-mêmes
les prix, les salaires, les loyers de toute chose, les cours de
la Bourse : ils diront que la Commune prétend se trans-
former en Providence du prolétaire, lui distribuer chaque
jour sa ration de travail, de pain, de vin, de viande et ses
bons de spectacles ou même de lupanars. On dira peut-être
que la Commune songe à s'organiser une armée pour
terroriser les ateliers et violenter les producteurs, à cous-
JOURNAL DE LA COMMUNE 295
tituer sa horde des prétoriens du prolétariat. L'armée du
travail aura sa garde impériale, on ne manquera pas de
l'affirmer, formidable instrument du travail, pouvoir absolu.
Dans chaque ville, dans chaque hameau, le Gouvernement
enregistrera des salariés privilégiés, attachés à lui par des
liens dont il se servira comme de rênes pour les mener
voter ou combattre aux jours de crise — et qui sait, même!
pour leur demander peut-être d'autres services.
Si tous ces beaux parleurs et détracteurs de parti-pris
voulaient seulement aller rue Turbigo et honnêtement
écouter du Gérant des Tailleurs les résultais obtenus par
leur association pendant le preniier siège et ceux qu'elle
obtient en ce moment !
lo mai.
De toutes les séances de la Chambre, même après celles
consacrées à insulter Garibaldi, Victor Hugo, à ratifier
comme un fait les préliminaires du Traité de paix, une des
plus importantes et des plus instructives est assurément
celle du 11 mai dernier, continuation immédiate de celle
qui avait eu lieu la veille, nouvelle explosion de rage stu-
pide contre toute tentative de pacification.
Cela débute par un vidame de Belcastel interpellant le
sieur Dufaure, Garde des Sceaux, ministre de la Justice.
De Belcastel se méfie encore du sieur Dufaure, l'auteur
pourtant de la fameuse circulaire j3ar laquelle il enjoint aux
procureurs généraux de poursuivre avec la dernière rigueur
les hypocrites et scélérats, coupables de s'interposer entre
les Français qui s'égorgent, coupables de conseiller dans
les journaux la cessation de la guerre civile par des con-
cessions réciproques. Tant de zèle ne suffit pas encore à
de Belcastel, qui, voyant Paris déjà pris d'assaut, exige du
Garde des Sceaux un nouvel engagement comme quoi les
exécutions seront terribles. De Belcastel est pieux, de Bel-
castel est chrétien, il prétend que, par suite de l'arresta-
tion d'un archevêque, d'un évêque et d'un curé, l'exercice
du culte catholique à Paris est suspendu, — ce qui n'est
point vrai, M. de Belcastel! — lisserait injurieux de dou-
ter, et M. de Belcastel n'en a pas douté un seul instant,
que les lois pénales contre ceux qui troublent l'exercice du
296
JOURNAL DE LA COMMUNE
culte seront appliquées contre les membres de la préten-
due .Commune, leurs agents ou leurs subordonnés, et tous
autres, qui, à un titre quelconque, auront été coupables ou
complices pendant toute la durée de l'insurrection. x\éan-
moins, il faut que M. le ministre de la Justice en renouvelle
la déclaration publique, qui, faite à cette tribune, franchira
les murs de la capitale, comme l'apparition du glaive de la
loi, — Oui, oui! Très bien! — consolante pour les uns,
vengeresse pour les autres ; elle réveillera le souvenir et
la crainte du code pénal chez ceux qui le croient peut-être
à demi-noyé dans la tourmente de la guerre civile... Dans
un document apporté hier à cette tribune par l'honorable
AI. Mortimer-Ternaux, la folle espérance n'était-elle pas
exprimée qu'après l'insurrection de Paris, personne ne
serait inquiété pour les actes qui s'y seraient passés ! »
Cette folle espérance, il faut bien le dire, est l'espérance
de ceux qui ont la naïveté de croire vraies les affirmations
maintes et maintes fois réitérées de M. Thiers « qui n'a
jamais menti à personne ».
Alors Dufaure, le Garde des Sceaux, se leva pâle, fré-
missant sous lémotion de tant de vengeances à exécuter,
de tant de condamnations à prononcer, la voix haletante,
enrouée, le nez enchifïrené : « Lorsque la France sera rede-
venue maîtresse de Paris, quand l'insurrection aura été
vaincue, la justice fera son devoir en recherchant les coupa-
bles, tous, tous, quels qu'ils soient, et les punira ! Je nai
rien de plus à dire. Tout ce que j'ajouterais affaiblirait ma
déclaration ! « — Très bien ! très bien ! Longs applaudisse-
ments.
L important Mortimer-Ternaux, qui digère silencieuse-
ment la notoriété qu'il s'est acquise depuis la veille, suc-
cède à l'honorable de Belcastel : « Si j'ai bien fait hier, je
fais mieux aujourd'ui. Hier, il ne s'agissait que d'un pré-
tendu syndicat, racontant dans quelque journal une préten-
due entrevue avec le Chef du Pouvoir exécutif. Aujourd'hui
il ne s'agit rien moins que d'un Conseil municipal, le Con-
seil municipal de Bordeaux, s'il vous plaît. — Le maire de
Bordeaux, ses adjoints sont venus à Paris, ils sont venus
à Versailles pour faire de la conciliation, ils ont vu les
membres de la Commune, ils prétendent avoir vu M. Thiers,
qu'ils font ainsi parler...
JOURNAL DE LA C0M3IUNE 297
— M.Tliiei's criaille de son fausset le plus aigu: « Laissez
M. Thiers parler pour lui-même. »
M. Dufaure, Garde des Sceaux, nasille avec solennité :
« M. Mortimer-Ternaux, vous jouez un rôle funeste !... »
M. Jules Simon, ministre de Tlnstruction publique, geint
de sa voix pleurarde et fêlée : « M. Mortimer-Ternaux,
vous pouvez beaucoup nuire à votre pays ! »
M. Mortimer-Ternaux reprend : « Je crois, au contraire,
venir en aide au Gouvernement. Le document que j'ai sous
les yeux, signé de trois signatures considérables, fait dire à
M. Thiers que si les insurgés voulaient cesser les hostili-
tés, on laisserait pendant une semaine les portes de Paris
ouvertes, excepté pour les assassins des généraux Lecomte
et Clément Thomas. — Mais, en ouvrant les portes à tout
le monde, on fait évidemment une promesse qui ne peut
pas être exécutée, qui ne doit pas être exécutée... Pendant
une semaine, toutes les portes ouvertes î... Est-ce bien pos-
sible? Quoi! laisser les portes ouvertes à la sédition, à
l'assassinat, au crime ! au... »
M. Thiers n'a pas laissé achever M. Mortimer-Ternaux.
Il s'est emparé de la parole avec une vivacité et une passion
toutes juvéniles.
Il s'est écrié tout d'abord : « Je ne m'attendais pas à ren-
contrer encore cette tracasserie )>...
Le mot a paru blesser au cœur M. Mortimer-Ternaux.
« Je le maintiens ! a insisté M. Thiers avec rage, et, à
plusieurs reprises, il a dit : — Je le maintiens ! je le main-
tiens ! »
Pas un mot d'ailleurs pour se défendre contre l'accusation
de ?^I. Mortimer-Ternaux, ou pour démentir le rapport des
délégués de Bordeaux.
Mais M. Thiers a ajouté : ce Je ne puis pas gouverner dans
de telles conditions. Je demande un ordre du jour motivé.
Ma démission est prête... »
Une voix inconnue a dit timidement à droite : Remet-
tez-la !
Mais un toile général s'est élevé contre l'insinuation
maladroite et prématurée. Diable ! la droite a encore besoin
de son instrument, et elle ne veut pas qu'il lui échappe.
^L Thiers, qui a le toucher parlementaire si subtil et si
exerce, a senti admirablement tout ce que dans cette ten-
298 JOURNAL DE LA COMMUNE
dresse de la majorité, il y avait pour lui de menace; et c'est
alors que son humeur impétueuse n'a plus connu de mesure.
C'est alors qu'il a dit sans ménagement son fait à la droite :
c( il prévoyait leur ingratitude, il n'en avait aucun doute !
il prévoyait leur manque de capacité et de courage :
Il y a dans l'Assemblée des imprudents qui sont trop
pressés : il leur faut huit jours encore ; au bout de ces huit
jours il n'y aura plus de danger, et la tâche 'sera propor-
tionnée à leur courage et à leur capacité ! »
La droite a pris acte, m.ais n'a soufflé mot.
M. Mortimer-Ternaux a balbutié quelques excuses.
^I Thiers les a durement rejetées : il était fatigué des
traitements dont il était l'objet î 11 a demandé à M. ïernaux
quels services il avait rendus, lui, à la France. Il la raillé,
il l'a accusé à son tour, il l'a presque provoqué :
— « Vous m'attaquez, vous m'offensez, adressez-vous à
moi !
— (c Mais je. sollicitais une simple explication... »
— « Je la refuse, »
— « Mais... »
— « Et je veux une compensation à vos indignités. »
Vi. Audren de Kerdrel a essayé d'intervenir, il a eu le
malheur de dire qu'il y avait, peut-être, des vivacités, des
torts des deux côtés... M. Thiers s'est récrié avec indigna-
tion : il n'admettait pas avoir eu le moindre tort.
11 n'a accepté que cet ordre du jour motivé, le plus absolu
de tous ceux qu'on avait proposés :
« L'Assemblée nationale , ayant pleine confiance dans
le chef du pouvoir exécutif de la Ptépublique française,
passe à l'ordre du jour. »
Cette compensation a été votée à la presque unanimité,
par 490 voix contre 9. Il n'y a eu qu'une trentaine d'absten-
tions.
Maintenant qu'est-ce que M. Thiers va faire de ce vote de
€onfiance, de cette signature en blanc de lAssemblée ?
Ah! s'il était un homme d'initiative, de pensée et de
progrès, il en ferait deux grandes choses : la paix et la
République.
Il est éclairé aujourd'hui, pleinement éclairé sur ces in-
gratitudes qui vont désormais se doubler de ces rancunes ;
il n'attendrait pas la défection de la majorité, il la prévien-
JOURNAL DE LA COMMUNE 299
(Irait. 11 a refusé de s'expliquer devant l'Assemblée sur ses
idées et ses projets pour la pacification ; ils les proclame-
rait larges et libérales et honorables pour tous, devant le
pays, il chercherait son point d'appui, non plus dans la loi
étroite, non plus dans cette droite conspiratrice, mais dans
l'opinion et dans le droit. 11 permettrait, il assurerait aux
Congrès des conseils municipaux leur expression et leur
expansion. Pour intermédiaire entre Paris et Versailles, il
réclamerait, il imposerait la France.
Mais hélas ! M. Thiers... n'est que M. Thiers.
Et pourquoi, le chef du Gouvernement, promet-il d'être
clément, tandis que son Dufaure, Ministre de la Justice et
des religions, promet d'être inflexible et impitoyable ?
Samedi, 13 mai.
Notre législateur, M. de Gavardie, celui-là même qui met
le dogme de l'immortalité de l'àme sous la protection toute
spéciale des sergents de ville, vient de déposer un projet
de loi pour punir de mort ceux qui pratiquent des mines
pour faire sauter des établissements publics et ceux qui
feraient sauter par la mine des propriétés particulières.
LWssemblée à la presquunanimité s'est hâtée de décla-
rer Turgence. On demande pourquoi ?
C'est pour intimider les gens de la Commune qui pour-
raient vouloir faire sauter la maison de M. Thiers. Très
probablement pour les premiers, nul n'a songé à employer
la poudre quand des pioches et des cabestans sullisent.
Pour protéger également les nippes de M. Thiers, l'Assem-
blée a voté une loi toute neuve, punissant de peines parti-
culièrement rigoureuses les vendeurs ou acheteurs d'objets
dilapidés dans Paris, la prescription ordinaire ne vaudra
plus dans le cas particulier. Cette loi sera sans doute inu-
tile, car tous les livres et objet d'art sortant de Fhôtel
Thiers sont envoyés aux musées et le linge et autres effets
aux ambulances.
M. le comte Jaubert, qui sait de science certaine qu'avant
huit jours la ville de Paris tout entière sera à la discrétion
de l'Assemblée, s'inquiète déjà des châtiments qu'il faudra
infliger aux coupables et malfaiteurs. Il craint, l'excellent
homme, que les punitions ne soient pas assez nombreuses
300 JOURNAL DE LA COMMUNE
ni assez lei-ribles. Hier, ce vieillard a exhorté l'Assemljiée
à nepas manquer l'occasion de faire bonne justice des ban-
dits révolutionnaires, socialistes et autres scélérats, et
surtout de ne laisser échapper aucun de ces malfai-
teurs étrangers de l'Internationale. Il prend bonne note que
la volonté de l'Assemblée est formelle sur ce point : ces
gueux de communards ne seront pas jugés par les tribu-
naux ordinaires, trop lents et trop bénins, mais ils passe-
ront en cour martiale, cette admirable cour martiale, per-
fectionnée par M. le Ministre de la Justice qui. pour la
rendre plus expéditive a supprimé l'instruction préalable;
grâce à cet inestimable M. Dufaure, l'Assemblée sera dotée
suivant l'expression du spirituel M. Bozérian, d'une su-
perbe « mitrailleuse juridique » dont le fonctionnement
sera confié aux mains expertes des généraux Vinoy,
Yalentin et de Galliffet. « Nous aurons donc contre les
communaux la cour martiale, les conseils de guerre tant
que l'Assemblée trouvera opportun d'employer les conseils
de guerre, et, après, l'état de siège la Cour d'assises, les
tribunaux correctionnels... »
(( Enfm, Messieurs, comme disent les jurisconsultes,
quid du droit de grâce et du droit d'amnistie ? Ce sont les
attributs essentiels de la souveraineté de l'Etat. ^Messieurs,
c'est nous ! De cette souveraineté, il ne faut point nous
dessaisir, en attendant le coup final qui va être porté aux
théories anarchiques par le Gouvernement, par l'armée et
par les bons citoyens qui sont encore restés à Paris... »
« Aujourd'hui un vote solennel accordera une première
justice à tant d'outrages faits à la religion, à la morale, à
propriété... Messieurs, cette formule est bien vieille sans
doute, mais c'est la bonne ! » ^'ives marques d'approbation
et applaudissements.
Pourquoi l'Assemblée ])ar l'organe de son digne repré-
sentant, M. le comte Jaubert, se montre-t-elle si jalouse de
la plus belle prérogative du souverain, du droit de grâce?
C'est pour qu'il ne soit pas fait de grâce à ces misérables
insurgés. Qui le croirait ? L'Assemblée se défie de la géné-
rosité de M. Thiers. Le Chef du pouvoir exécutif a répété
qu'après la victoire, il userait d'indulgence envers les mal-
heureux égarés, et ne châtierait que le crime... Il Ta si
souvent promis, que l'Assemblée a fini par en croire
JOURxVAL DE LA COMMUNE 301
quelque chose, et s'impatiente déjà, craignant que quelque
proie ne soit soustraite à sa rage.
Samedi, 13 mai.
Le décret du Comité de Salut Public, ordonnant que la
maison de M. Thiers soit abattue et nivelée au ras le sol,
comme le décret ordonnant la démolition de la colonne
Vendôme et de la grotesque bâtisse qu'on appelle la Cha-
pelle Expiatoire, cela fournira des armes contre nous et
des arguments, dont moi tout le premier, je reconnais le
bien fondé. L'Assemblée indemnisera M. Thiers au double
etautripleet,sileplatras elles quelques moellons composant
la bâtisse ont coûté cent cinquante mille francs à être
rassemblés, c'est un capital de cent cinquante mille francs
perdu. 11 est vrai qu'on y aura gagné un square. On dira
très justement : La Commune n'exerce pas en cette occasion
la justice contre M. Thiers, car son arrêt n'est pas précédé
d'un jugement et d'une défense. Non, la Commune n'exerce
qu'une vengeance. Et encore, ne pouvant se venger sur la
personne, la Commune accepte de se venger sur la maison.
Cela est vrai. Cependant, je ne me courrouce pas. L'injus-
tice faite à quelques moellons et plâtras ne me touche
guère. Je préférerais que toutes les formalités fussent
accomplies, mais on peut se passer de cellesqui sont mani-
festement impossibles. Et puis, il y a des vengeances qui
ressemblent singulièrement à des actes de justice. Le talion
est une justice inférieure et barbare, mais c'est encore une
justice, faute de mieux !
Voilà un Monsieur qui nous démolit Paris avec des obus
pesant de cinquante à cent kilogrammes chacun ; chaque
jour, il nous tue des centaines d'hommes, depuis des
semaines ; il nous a provoqués, il nous a attaqués et aux
hommes qui viennent parler conciliation, il répond dédai-
gneusement : qu'importent les gens tués, qu'importent les
maisons trouées !.... Et l'on serait scandalisé et navré
parce que, pour le punir autant que faire se peut, on démolit
sa maison et on emploie son linge à panser les blessés, à
enterrer les morts qu'il a faits ?
Voici à ce sujet un paragraphe de l'Avenir National qui
ne manque pas de verve. 11 est bien entendu que, depuis
302 JOUnXAL DE LA COMMUXE
lono'temps, la Commune a aboli la liberté de la presse et
confisqué tous les journaux qui lui étaient désagréables :
« La destruction de la maison de M. Thiers continue. Un
grand nombre de personnes se tiennent sur la place Saint-
Georges et dans les rues avoisinantes. Ces personnes sont
attirées là par le bruit que les membres de la Commune qui
ont voté et signé le décret de destruction devaient, pendant
la durée des opérations, danser en rond autour de la mai-
son, vêtus d'un pagne, armés d'un tomahawk, des plumes
autour de la tête et un anneau dans le nez, en chantant leur
chant de guerre. Cette nouvelle était absolument erronée,
et nous sommes heureux de la démentir de la façon la plus
absolue. Les membres de la Commune qui assistent à
l'opération continuent de porter le costume des civilisés. >v
A. Desonnaz.
Dimanche, 14 mai.
Le peuple est femme, il y a longtemps qu'on la dit ; le
peuple de Paris est femme plus que tout autre, en nn mot,
c'est une Parisienne. Je l'aime, je l'admire, je l'ai approché
de près, j'ai vécu avec lui, ses défauts, je les lui ai assez
souvent reprochés, ne les connaissant que trop bien. Jamais
je ne l'ai flatté, jamais je ne lui ai menti pour gagner ses
bonnes grâces, je l'aime trop pour cela. Je le tenais en
grande et haute estime, certes, mais aujourd'hui je suis
heureux de le constater, après une année de terribles
épreuves, il a dépassé, et bien au delà, mon attente. Depuis
vingt-cinq siècles, l'histoire des deux sièges de Paris est
digne de compter parmi les événements les plus cruels,
les plus douloureux, les plus importants : la popu-
lation est restée à la hauteur des événements , et
même elle les domine. Prussiens et Bavarois la tiennent
enfermée, les soudards germaniques, mâchonnant leurs
pipes, repus de notre viande, abreuvés de nos meil-
leurs vins , contemplent nos désastres , l'œil rond et
émerillonné, et accompagnent d'un éclat de rire bruyant et
grossier, les coups des soudards versaillais trouant avec
leurs boulets maisons et poitrines et, tout de même, malgré
les défaites terribles* que nous a fait subir Fétranger, malgré
les cruelles humiliations qu'il nous inflige, Paris a toujours
JOURNAL DE LA COMMUNE oU3
flottant sur son Hùtel de Ville le drapeau rouge de la Fra-
ternité des peuples, il va toujours au combat aux cris de :
« Vive la République Universelle ! » Paris a la conscience
qu'il lui faut vaincre et mourir peut-être, pour accomplir
la grande rénovation moderne sociale, l'affranchissement
du Travail, exploité, rançonné par le Capital. S'il faut
mourir, Paris mourra, et sans trop de regrets : car il n'a
plus peur de la mort, depuis qu'il a cessé toutes relations
avec « le nommé Dieu », depuis qu'il est bien convaincu
que quand on est mort, c'est pour longtemps, il est plus
généreux de sa courte vie, la seule qu'il aura. En cessant
d'être spiritualiste, il est devenu héroïque, semblable au
Don Juan de Molière, primesautier, gai, dépensier de sa
vie, il abandonne le ciel au valet Sganarelle, lâche, cocu et
piétiste. Ses ennemis le disent débauché, ivrogne, fainéant,
dissipateur, lui attribuent toutes les infamies de Rome, de
Sodome et de Gomorrhe. Mais le peuple des ateliers n'est
point celui des Tuileries et du Jockey Club, de la Bourse
et de la Maison Dorée. La vérité est qu'il n'est pas de grande
ville dont la population prise en masse soit plus intelli-
gente et moralement plus saine, plus sympathique, plus
équitable. La ville avec ses 1,500.000 habitants, fuyards non
compris, la ville avec ses immenses trésors, publics etprivés,
appartient absolument à 200.000 voyous, comme on dit, aux
crapules de Montmartre et aux charognes de Belle ville,
pour employer le langage élégant des amis de l'ordre ;
jamais ville ne fut plus rangée, plus paisible à l'intérieur.
On mange tranquillement la soupe en famille, pendant que
les bombes Thiers tombent par ci par là dans le quartier.
On va à ses affaires, en longeant les maisons, du bon côté
de la rue, crainte des éclats d'obus. Quand son tour est
venu, ou qu'on est réveillé soudain par les roulements du
tambour peuplant d'alarmes le silence des nuits, le simple
garde national, le brave fédéré embrasse encore sa femme,
baise une dernière fois le dernier-né et s'en va jouer de la
baïonnette à Neuilly, Asnière ou Montrouge ; il serait moins
dangereux d'aller à la chasse du tigre dans les jungles de
l'Inde. En allant à la bataille, à la mort peut-être ils vont
au devoir. On distingue le bataillon démarche du bataillon
sédentaire, simplement à son allure plu's ferme et plus fière,
au reflet de tristesse sur les visages sérieux. Non, jamais
JOURNAL DE LA COMMUNE
je n'ai vu rien d'aussi beau que ces compagnies allant au
feu, hommes et vieillards, jeunes gens qui, hier, n'étaient
quedes garçons, recueillis et résolus, ils suivent la flamme
du drapeau rouge, ils se taisent ou parlent peu, mais les
cuivres stridents et sonores emplissent les airs du Chant
du Départ, hymne sacré :
La République vous appelle !
O peuple de Paris, com_bien je t'aime !
De plus en plus nombreuses, les femmes les accom-
pagnent pour soigner les blessés, étancher les dernières
soifs, écouter les derniers messages, ou même pour se
servir du fusil qu'abandonnent des mains défaillantes. Rien
de théâtral, rien de pittoresque dans ces courages. 11 ne
s'agit plus des Amazones de la Seine, costumées par
M. Félix Belly, avec des pantalons amaranthe et force
plumes et rubans et des joujoux tromblons. Quelques bour-
o-eoises vont en robe de laine noire, les femmes du peuple
avec leurs vêtements de tous les jours, comme cela se
trouve, personne n'y fait attention, et c'est ce qu'il faut.
Des faits comme ceux racontés il y a quelque temps par
le Droit, sont maintenant d'occurrence quotidienne :
« Plusieurs femmes ont été tuées ou blessées à l'affaire
de Neuiliy. On a vu une cantinière qui, frappée à la tête, a
fait panser sa blessure et est revenue prendre son poste de
combat. Dans les rangs du 6P bataillon combattait une
femme énergique. Elle a tué plusieurs gendarmes et ser-
gents de ville.
« Au plateau de Chatillon, une cantinière, restée avec
un groupe de gardes nationaux, chargeait son fusil, lirait,
rechargeait sans interruption, elle se retira presque la der-
nière, se retournant à chaque' instant pour faire le coup de
feu.
«...Parmi les plus intrépides de ces héroïnes, on compte
la femme de l'un des généraux de la Commune, la citoyenne
Eudes...»
Tous les amis de l'ancien rédacteur de hi Libre-Pensée
savent le gai bon sens, l'ardente sincérité, le tranquille
dévouement, la stoïque résolution de cette femme noble
entre toutes. Quand Eudes fut condamné à mort, dans les
I
JOURNAL DE LA CO.MMU^*E 305
derniers mois de l'Empire — affaire Blanqui, dite des Pom-
piers de la Villette — : à travers les barreaux de la cage,
le mari et la femme se tendirent la main et se regardèrent
dans les yeux. Puis la femme se retira, haute et ferme,
sans mot dire, sans un pleur dans les yeux. Car elle aimait
son homme d'un amour plus puissant que la mort.
Notre amie, Louise Michel, de la Société pour la re^^endi-
cation des droits de la Femme, esta Neuilly depuis un mois
peut-être. C'est une personne simple et douce, d'une modes-
tie, d'une humilité, d'une renonciation à soi-même que pour-
raient admirer bien des partisans de limitation de Jésus-
Christ. Sous sa figure un peu moutonnière, se cache une
résolution indomptable, c'est une lionne sous une toison de
brebis. Naguère elle vivait d'abstinence, d'études, elle était
triste et mélancolique, mais les fatigues la fortifient et,
depuis qu'elle partage l'ordinaire du garde national, des
haricots, une tranche de bœuf ou de cheval qu'elle fait
griller au bout d'une fourchette, à la fumée d'un feu en plein
air, depuis qu'elle risque d'être tuée cent fois dans les
vingf-quatre heures, elle embellit et devient d'une gaieté
charmante ; mais elle reste d'une sincérité absolue et
semble toujours incapable de comprendre le mal... Et
cependant, elle en est environnée. C'est une âme de vierge,
une âme comme celle de Jeanne Darc ou de Garibaldi, une
âme de héros, faite de droiture et de simplicité, de force et
de bonté.* Nous l'avions côtoyée pendant plusieurs mois
ayant pour elle une estime vaguement bienveillante, nous
l'ignorions comme elle s'ignorait elle-même ; elle surgit
maintenant, grande dans les grandes choses.
Si la guerre se prolonge, nous aurons certainement des
bataillons entiers de femmes, même les jeunes filles se lève-
ront en masse, comme le demande déjà Madame André Léo.
Nos poètes romanciers, moralistes et dramaturges qui,
en fait de femmes, ne connaissent guère que les cocottes du
boulevard, les comtesses consomptives, les marquises à
vapeurs, les dames Aubray, Benoiton, Gavaud, Minard, etc.,
découvriront peut-être maintenant que des rangs du peuple
sort une nouvelle génération de femmes, laquelle n'a pas
été élevée sur les genoux de l'Eglise. Elles veulent être
libres, elles le sont déjà. Avec elles, l'homme devra riva-
liser, non plus de dissipation et de frivolité, mais de cons-
20
306 JOUR>'AL DE LA COMMUNE
tance, d'énergie, de travail et dhonnèteté. Il en est que ça
gênera.
C'est à l'appui des femmes que Paris doit sa mâle et
fière attitude. Llnfluence occulte, mais si puissante, de la
femme soutient les bataillons de la garde nationale. L'oreiller
conjugal n'est plus une école de lâcheté au contact de la
femme du peuple. Paris ne dit plus aujourd'hui ce que
Jésus disait de la Femme malade qui l'avait touché : « Une
vertu est sortie de moi. »
Dimanche, 14 mai.
Llnfluence des femmes du peuple se fait sentir dans le
Gouvernement. Dans les quartiers prolétaires, le nombre
des mariages est beaucoup plus considérable qu'à la
même époque, année moyenne, c^est que les Mairies sont
moins rigoureuses pour les formalités et passeports. Par
contre, on se marie peu ou point dans les quartiers opu-
lents de Saint-Germain ou de Passy. — Les rues et boule-
vards sont à peu près nettoyés de leurs prostituées. 'Il est
impossible de le nier. Montesquieu disait vrai quand il
aflirmait que les Républiques comportent plus de vertu que
les monarchies. La Commune tente bravement une réforme
que les philanthropes de Louis-Philippe et les Censeurs et
Préfets de Police déclaraient absolument impossible, la
suppression des maisons de tolérance.
L'éveil a été donné par des femmes. Le Comité de vigi-
lance des citoyennes républicaines du XVIIP arrondisse-
ment, une dame russe parmi , a voté à l'unanimité une motion
tendant à faire disparaître de la voie publique la prostitu-
tion, et la disparition immédiate des religieuses dans les
hospices et prisons.
Les membres de la Commune, délégués au XP arrondis-
sement viennent d'ordonner :
« Les commissaires de police et gardes nationaux devront
arrêter et mettre en détention les femmes de mœurs sus-
pectes exerçant leur honteux métier sur la voie publique.
Ils arrêteront aussi les ivrognes, qui, dans leur passion
funeste, oublient et le respect d'eux-mêmes et leur devoir
de citoyens. »
Et la municipalité du XL fait afficher un placard par le-
JOURNAL DE LA COMJNIUNE 307
quel il <3st interdit de tenir des maisons dites de prostitu-
tion. Celles qui existent actuellement seront fermées et
mises sous scellés.
Dimanche, 14 mai.
« Pas de représailles ! pas de représailles ! nous écrions-
nous du fond de notre cœur. Qu'on ne tue personne ! Mais
en même temps, nous ne pouvons nous empêcher de mur-
murer entre les dents : Que Messieurs les assassins com-
mencent !... Les récits de fédérés prisonniers que les Ver-
saillais auraient massacrés persistent. Plusieurs de ces
bruits sont peut-être controuvés, peut-être exagérés, ils
m'émeuvent néanmoins et émeuvent la population : Ecou-
tez : « Lorsque les Versaillais s'emparèrent du parc de
Neuill3^ le colonel com.mandant le 39^ de ligne fit passer
par les armes 18 prisonniers fédérés, jurant qu'il en ferait
autant à tous les Parisiens qui lui tomberaient sous la
main. »
(( On a rapporté d'Asnières le cadavre d'un garde natio-
nal, fusillé, les mains attachées derrière le dos... »
« Dans une attaque de nuit, à Vanves, 11 mai, à 4 heures
du matin, le 22® bataillon, égaré par un guide plus brave
qu'expérimenté, est tombé en plein dans les postes Versail-
lais. Pris entre deux murs et une barricade, il laissa huit
blessés sur le terrain. Les blessés ont été achevés par les.
soldats du 04® de ligne, sauf un seul qui a eu le sang-froid
nécessaire pour ne pas donner signe de vie... Une jeune
femme, inhrmière au bataillon, a été assassinée par ces
misérables, tandis qu'elle donnait des soins à un blessé.
Sa jeunesse, son dévouement, non plus que la croix de
Genève qu'elle portait sur la poitrine, n'ont pu trouver
grâce devant ces bandits. Ces faits sont attestés par tous les
officiers de marche du 22® bataillon. Paris, le 11/5, signé
le chef du 22% Moron, 8 rue Pelletier. »
« Un citoyen du XIII*-* arrondissement, le nommé H... était
obligé de se rendre à Versailles pour affaires urgentes. 11
était dans sa voiture, accompagné de sa femme. A quelques
mètres de Versailles, arrêté et fouillé par des argousins
qui le trouvèrent porteurs d'un revolver, il fut fusillé séance
tenante. Sa femme est aujourd'hui à moitié folle... »
308 JOURNAL DE LA COMMUNE
Mais ce sont là des récits communeux. Voici une note
envoyée de Versailles à l'Indépendance Belge... « Quant à
l'état des esprits, il est toujours d'une incroyable excitation.
Certes nous aurions toutes les violences à craindre du parti
de la Commune. Mais nous avons aussi toutes les repré-
sailles à redouter du parti de l'Ordre. Je n'entends que gens
parlant de fusiller par ci, de déporter par là, de tels ou tels
corps d'année qui ne font pas de prisonniers. Des ofiiciers
se vantaient hier d'avoir fait jeter à la Seine des insurgés
blessés... »
Relisons :
... « Des officiers se vantaient hier d'avoir fait jeter dans
la Seine des insurgés blessés... »
Lundi, 15 mai.
Avant-hier 13 mai, M. Jules Favre est venu présenter à
la Chambre le traité de paix avec la Prusse que la France
doit à ses soins ainsi qu'à ceux de j\I. de Bismarck.
Nous étudierons plus à loisir les modifications introdui-
tes, nous contemplerons dans ses détails ce monument de
notre honte, de notre ineptie, des nos crimes et de notre
immoralité, mais il faut aujourd'hui que notre esprit, rem-
pli de dégoût, se nettoie des noires vapeurs de dépit, de
vexation qu'y a soulevées l'artificieux discours de M. Fa-
vre ; il faut calmer ces soubresauts de haine et de colère
qu'excite en notre âme cet empoisonneur public. Ce dis-
cours, je le sens dans mon cœur, c'est une préméditation
d'assassinat, c'est regorgement de Paris qu'on achète.
La harangue entière de M. Favre n'est qu'un réquisitoire
contre Paris : c'est la charge à fond du procureur général
demandant une tète, celle de 2 millions d'hommes. De nos
pauvres sœurs l'Alsace et la Lorraine, pas un mot, parce
qu'il n'y a pas une seule pensée pour elles ; pas une parole
de justice, d'équité, d'humanité n'est sortie de cette bouche,
qui, semblable à celle du mauvais magicien de nos contes,
vomit crapauds et vipères, crache des acides, et bave des
flocons poisonneux. L'écume blanche, c'est le patelinage
pour l'Allemagne, le rouge et le noir corrosifs, c'est le venin
contre Paris. Ces pauvres Prussiens ont en effet durement
aggravé les conditions du traité préliminaire, mais que vou-
JOUnXAL DE LA COMMUNE 309
lez-vous ! Ce bon M. de Bismarck ne pouvait faire autre-
ment : les infâmes communeux l'ont mis dans l'obligation
de veiller lui aussi au maintien de Tordre en France et de
la civilisation... Otez du discours de M. Favre le réquisi-
toire contre Paris, je ne sais pas trop ce qui en restera.
(( L'Assemblée le sait, avant la fatale et criminelle insur-
rection du 18 mars, la France malgré ses malheurs pouvait
ouvrir son cœur à l'espérance. De toutes parts nous ve-
naient des témoignages d'intérêt, je pourrais même dire de
respect. Nous pouvions espérer dans un temps très court,
en exécutant la plupart de nos engagements, recouvrer la
liberté de notre territoire, — l'Alsace et la Lorraine sont
complètement effacées de cette mémoire — la liberté de
notre travail, de notre action. (Donc M. de Bismarck ne
vous a'pas demandé un sou de trop).
« Malheureusement tout a été remis en question par les
funestes événements de Paris. 11 ne m'appartient pas de
dire comment les dispositions de M. de Bismarck à notre
éofard ont été chano^ées, vous le devinez. Dès ce moment,
nous avons eu à lutter contre des pensées de défiance..: On
doutait de notre force. Il a fallu toute notre insistance pour
conserver le douloureux mais précieux privilège de faire
nos affaires nous-mêmes et de rétablir en France Tordre et
la paix qui ne retleuriront que par la ferme et sévère exécu-
tion des lois, c'est-à-dire le précieux privilège de prendre
nous-mêmes Paris d'assaut en lieu et place des Prussiens et
d'arroser de sang ces fleurs délicates de Tordre et de la
paix. (Applaudissements et cris d'enthousiasme de VAs'
i< emblée.}
« Nous sommes parvenus à repousser ces défiances, mais
cela n'a pas été sans angoisses. Très récemment encore, il
était douteux de savoir si la paix serait maintenue... «Quoi,
M. Favre vous seriez reparti en guerre, vous auriez réaf-
firmé que la France ne céderait ni un pouce de son terri-
toire, ni une pierre de ses forteresses ? Quoi, M. le général
Ducrot vous aurait répété qu'il ne reviendrait que mort ou
victorieux? Quoi, M. le général Trocliu vous aurait de nou-
veau donné sa parole d'honneur que le gouverneur de Paris
ne capitulerait jamais ? Quoi, cette immonde Assemblée se
ruant à la paix comme porcs 'à l'auge, une colère patrio-
tique Taurait encore ameutée, on aurait trouvé une limite à
310 JOUHXAL DE LA COMMUNE
sa lâcheté et à son ignominie? Quoi, il serait vrai, M. Jules
Favre ?
« Je puis affirmer que M. le Chancelier d'Allemagne,
quand il est venu à Francfort était inquiet lui-même des
éventualités... Quels que fussent notre désir et notre effort,
il ne nous a pas été possible de secouer la lourde chaîne
que linsurrection de Paris fait peser sur nous. La France
doit le savoir : c'est aux criminels qui ont usurpé le pouvoir
à Paris pour y donner le spectacle de l'assouvissement des
plus détestables passions {Tj^es bien!) qu'incombe la res-
ponsabilité de la prolongation et des aggravations des dou-
leurs de la patrie. [Formidables applaudissements]. 11 était
impossible en effet de méconnaître que par cette insurrec-
tion la situation de l'Allemagne était devenue difficile. L'Al-
lemagne était obligée de prolonger son occupation, ses
dépenses, l'éloignement de son armée.
« Quoique nous fussions parvenus à écarter de l'esprit de
M. de Bismarck tout doute sur nos intentions... «
— Allons donc, est-ce que M. de Bismarck a jamais,douté
de votre lâcheté et de votre vilenie !
ff 11 ne nous a pas été possible de refuser à la Prusse une
prolongation de son occupation correspondant au rétablis-
sement de Tordre en France. C'est là Messieurs, le triste,
le douloureux tribut que nous payons à ces agitations
civiles que nous n'avons pas pu désarmer par la raison.
Mais nous en triomphons par la force. Car cette fois la force
est la franchise du droit et nous ne reculerons devant
aucune de ses nécessités ! {Appla iidissem3nts et trépigne-
ments).
« Le traité préliminaire a donc été converti en traité
définitif. En voici la teneur... »
En présentant son traité à la ratiftcation de l'Assemblée
souveraine, maître Favre plaide les circonstances atté-
nuantes : Le traité est notablement aggravé depuis les
préliminaires comme vous allez voir, M. de Bismarck a
encore exagéré ses prétentions qui ont pour nous force de
loi. C'est la faute de linsurrection. Paris nous coûte autant
qu'une autre bataille perdue. Voyant que notre armée se
dépense en efforts contre la garde nationale, INI. de Bismarck
doute de notre force, et par conséquent ce pauvre chance-
JOURNAL DE LA COMMUNE 311
lier de FAllen^agne se voit dans l'obligation de nous impo-
ser des conditions plus dures...
Maître Favre, votre plaidoirie est votre propre condam-
nation. Si M. le chancelier d'Allemagne vous -traite plus
durement parce que vous êtes affaibli par la guerre civile,
M. le chancelier d'Allemagne aurait assurément adouci ses
conditions si lors que vous vous êtes présenté, le 10 mai.
pour le règlement définitif, vous aviez fortifié la France par
l'apaisement de la guerre civile. Vous savez que la Prusse
n'a cessé de prendre ses précautions, même contre vous, de
peur que la réconciliation de l'armée et de la g'arde natio-
nale, de Paris et de la province, de la bourgeoisie et du
prolétariat ne fissent de nouveau une France forte et puis-
sante, capable au moins de discuter le traité de paix et
dexiger c{ue, parce que M. de Bismarck a gagné, il ne triche
pas au jeu pour cela, et qu'il n'ajoute pas le poids de son
épée et de son insolesce dans la balance qui outrepèse
notre honte et notre infamie. Avant d'aller à Francfort, que
n"ètes-vous passé par Paris, maître Favre, porteur d'un
message de Versailles : « Commune, tu détiens Paris ; moi,
l'Assemblée, je détiens la province. Le traité qui va être
signé engage tant Paris que la province, va engager cette
génération et peut-être celles qui suivront, que nos canons
se taisent au moins pendant les négociations, que l'infernal
charivari de la guerre civile ne couvre pas la voix de nos
députés à la Conférence... » Certes M. de Bismarck n'eût
pas alors haussé ses exigences, car la Commune eût volon-
tiers signé la trêve, cent mille gardes nationaux eussent
déposé leur fusil avec enthousiasme et la guerre serait
devenue la paix nationale et internationale.
Mais pareilles idées n'entrent ^pas dans vos cœurs, maître
Favre, M. Tliiers, et vous, gens de l'Assemblée, de l'As-
semblée qui n'a su faire avec l'étranger vainqueur qu'une
paix sans dignité et qu'une guerre à outrance aux conci-
toyens. Malheureux ! si la France périt, vous aurez été les
artisans de sa ruine. L'histoire vous flétrira, la postérité
justicière vous exécrera !
Lundi, 15 mai.
Le Comité de Salut Public,
« Considérant que, ne pouvant vaincre par la force la
312 JOUnXAL DE LA COMMUNE
population de Paris, assiégée depuis plus de 40 jours, le
Gouvernement de Versailles cherche à introduire parmi
elle des agents secrets et des traîtres, arrête :
« Tout citoyen devra être muni d'une carte d'identité
contenant ses noms, prénoms, domicile, profession, etc.
Tout individu non porteur de sa carte sera provisoirement
arrêté. L'exhibition de la carte d'identité pourra être
requise par tout garde national » .
L'arrêté excite.une vive émotion, en premier lieu à cause
de la mesure qu'il ordonne, en second lieu, à cause du
motif indiqué.
L'obligation faite à chaque citoyen d'être toujours muni
de papiers constatant son identité soulève de vifs murmures
parmi nos libéraux et pseudo-libéraux, qui crient bruyam-
ment à la terreur et à la tyrannie, et même aussi parmi des
républicains très sincères. Quant à nous, le décret ne nous
semble nullement exorbitant,vu la gravité des circonstances.
Paris est affligé par une armée de cent cinquante mille
hommes, qui, chaque jour et chaque nuit, Tattaquent ou la
peuvent attaquer par dix points ditîerents, les cent cinquante
mille Yersaillais du dedans, car. malgré sa supériorité écra-
sante dans lenceinte de nos murs, la Commune est cepen-
dant menacée par une grosse armée installée dans la place,
telle est la situation. Et dans ces terribles conjectures, on
ne prendrait pas des précautions sérieuses, si possible !
Le fait est que rien ne prouve mieux la douceur du régime
auquel nous a astreints la Commune, c'est que depuis qua-
rante jours de siège, aucune mesure de ce genre n'avait été
prise. Toute femme entre dans Paris et en sort sans diffi-
culté, tous les garçons, tous les hommes au-delà de 40 ans,
tous ceux qui sont employés dans quelque service public,
tous ceux qui travaillent ou prétendent travailler dans le
commerce des subsistances. Parmi eux combien d'agents de
Versailles, combien de soldats déguisés peut-être î On exige
une carte d'identité, la mesure n'est certes pas trop sévère,
malheureusement, elle n'est que d'une faible garantie : car les
cartes d'identité se passent ou se prêtent, se vendent même
avec la plus grande facilité. On ne semble pas prévoir
l'impossibilité dans laquelle se trouveraient tous les citoyens
qui ne font pas partie de la garde nationale, de se faire
délivrer immédiatement leur carte, c'est une maladresse
I
JOURNAL DE LA COMMU.XE 313
qui rend l'arrêté provisoirement inexécutable, raison de
plus pour lui épargner les furieuses critiques des libéraux.
Quant à Tincident qui a donné lieu au décret, il est encore
enveloppé de mystère. Les journaux nous apprennent seule-
ment que hier, dans l'après-midi, on a arrêté trois faux
gardes nationaux qui, cheminant par les égouts, devaient
déboucher à la caserne des Minimes oi!i l'on détient avec
leurs femmes, sans leur faire aucun mal, des gendarmes et
sergents de ville faits prisonniers ou gardés en otages.
Cette nuit, un autre soi-disant garde national est encore
très malenconteusement apparu hors d'un égout. On doit
les explorer très soigneusement ces égouts.
Depuis les affaires d'Issy et du Moulin Saquet, et quelques
autres assez embrouillées, la trahison est dans l'air. Ça et
là on découvre des dépôts d'armes, d'uniformes et de bras-
sards tricolores, des canons sont encloués, on ne sait par
qui. On dit Paris inondé d'espions, et les boulevards parse-
més de figures que les uns ou les autres se rappellent vague-
ment avoir entrevues à Versailles. Hier, à la grille du Luxem-
bourg, j'avisai dans un groupe auquel il débitait des mente-
ries, un courtaud de sacristie, avec les mots d'épicier en
articles de sainteté écrits sur son front. Bobèche etfinassier,
il projetait des œillades sournoises, cherchant un compère.
Son regard se heurta au mien, une minute après, le cafard
avait disparu.
La plus forte alarme a été donnée par une proclamation
du Comité de Salut Public, alTichée il y a deux ou trois
jours. Elle m'a mis en colère. Les traîtres sont moins dange-
reux que de pareils maladroits.
Au peuple de Paris.
Citoyens,
La Commune et la République viennent d'échapper à un
péril mortel.
La trahison s'était glissée dans nos rangs. Désespérant
de vaincre Paris par les armes, la réaction avait tenté de
désorganiser nos forces par la corruption. Son or, jeté à
pleines mains, avait trouvé jusque parmi nous des conscien-
ces à acheter.
L'abandon du fort d'issy, annoncé dans une alfiche impie
314 JOUnNAL DE LA COMMUNE
par le misérable qui Ta livré, n'était que le premier acte du
drame : une insurrection monarchique à l'intérieur, coïnci-
dant avec la livraison d'une de nos portes, devait le suivre
et nous plonger au fond de l'abîme.
Mais cette fois encore, la victoire reste au droit.
Tous les fils de la trame ténébreuse dans lesquels la
révolution devait se trouver prise, sont, à Tlieure présente,
entre nos mains.
La plupart des "coupables sont arrêtés.
Si leur crime est effroyable, leur châtiment sera exem-
plaire. La cour martiale siège en permanance. Justice sera
faite.
Citoyens,
La révolution ne peut être vaincue, elle ne le sera pas.
Mais s'il faut montrer au monarchisme que la Commune
est prête à tout plutôt que de voir le drapeau rouge brisé
entre ses mains, il faut aussi que le peuple sache bien que
de lui, de lui seul, de sa vigilance, de son énergie, de son
union dépend le succès définitif.
Ce que la réaction n'a pu faire hier, demain elle va le
tenter encore.
Que tous les yeux soient ouverts sur ses agissements.
Que tous les bras soient prêts à frapper impitoyablement
les traîtres. Que toutes les forces vives de la révolution se
groupent pour l'effort suprême, et alors, alors seulement,
le triomphe est assuré.
A l'Hôtel de Ville, le 12 mai 1871.
Le Comité de Saint Public,
Ant. Arnaud, Eubeï^, F. Gambox, G. Ranvier.
' Lundi, IG mai.
Je l'ai vu tomber le « monument deux fois impérissable,
fait de gloire et d'airain ». Je l'ai vu tomber, la colonne
Vendôme, symbole de la dynastie Bonapartiste, glorifica-
tion de lEmpire, hochet du chauvinisme.
Ah ! qu'on est fier d'être Français, quand on regarde la
colonne !
JOURNAL DE LA COMxMUNE 315
Maintenant qu'il n'aura plus la colonne à regarder, le
Français ne sera plus si fier, et ce sera tant mieux !
« Attendu, avait dit la Commune, que la présence de la
colonne Vendôme est une insulte perpétuelle à l'humanité
et la négation de la fraternité des peuples, la colonne sera
démolie ! » Posé en ces termes, le décret de la Commune
était indiscutable ; il fallait que la colonne tombât devant
la République Universelle.
En province, le décret avait soulevé de terribles cla-
meurs. Au dire de tous les ratapoils et de toutes les vieilles
culottes de peau, Paris, privé de sa colonne, à laquelle
affluaient jadis, le 5 mai, les Vieux de la Vieille Armée,
n'était plus qu'une Mecque sans Casbah, qu'une Jérusalem
sans Temple de Salomon, qu'une Moscou sans Kremlin...
La Vieille France de la « Grande Nation », de la a Gloire et
de la Victoire )>, n'est pas encore tout à fait morte, comme
il serait raisonnable de l'espérer ; en s'obstinant à regarder
Austerlitz et léna, elle pouvait réussir à oublier Sedan ; en
fredonnant quelques flonflons du gaudrioleux Déranger,
elle pouvait chasser des remords de Napoléon 111.
On ne se doutait pas combien la province tient à sa
colonne. On eût dit que cette asperge était le rejeton de la
plante rurale, apparaissant soudainement au centre de
Paris. Et la province, qui criait naguère sur tous les tons :
« Que nous importe Paris? » a réclamé tout à coup i
« Mais Paris, c'est la concentration même de la province,
et tout ce que possède Paris nous appartient. La colonne,
c'est notre plus belle page d'histoire, et nul n'a le droit de
nous la déchirer. Et de plus, c'est une magnihque œuvre
d'art ; à preuve que c'est une contrefaçon de la colonne
Trajane. » Je sais des habitants des départements qui se
sont risqués dans cet horrible Paris pour contempler
encore une fois la colonne.
Ici, les défenseurs de cet objet étaient bien plus modérés
dans leurs arguments : ils alléguaient pour la plupart qu'à
moins de vouloir ressembler à un de ces ennuyeux villages
de quatre à cinq cent mille âmes aux Etats-Unis, Paris ne
doit pas, à chaque révolution, se divertir des monuments
de l'époque antérieure. Ils alléguaient cette merveille de
Florence qui est devenue le plus beau et le plus complet
musée archéologique, grâce au soin pieux avec lequel on
316 JOURNAL DE LA COMxMUNE
conserve, on restaure, on gratte et on époussette les
vieilles pierres... Mais Paris, répondait-on, veut faire de
riiistoire et non pas seulement en conserver les débris.
Paris ne veut point parmi les nations remplir le rôle de ces
héritiers de grandes maisons nobles, à Rome, à Venise, à
Florence, à Madrid, héritiers fainéants, qui passent leur
temps à montrer les galeries collectionnées par leurs
ancêtres, et gagnent des piécettes en se déguisant en
cicérones.
Celui qui écrit ces lignes, comprenant la nécessité qu'il
y a pour un peuple de continuer son histoire et de briser
quelquefois avec elle, avait proposé de transformer la
colonne Vendôme en poteau d'infamie, de la briser par le
milieu, et d'y attacher un énorme poteau de bronze :
Dynastie des Bonaparte
18 Bj'umaire et 2 Décembre
Austerlitz et Waterloo, léna et Sedan.
Mais il fut répondu, à tort ou à raison, je ne sais, que
les piloris sont infamants, et par conséquent infâmes,
qu'une nation n'a pas le droit de se mettre elle-même au
c ircan et qu'il est contraire à la morale publique d'attrister
L' regard de Thonnête homme qui passe, par rexhibition
du malfaiteur ou des témoignages de son crime.
Soit! N'insistons pas. La Commune a parlé, elle a
libellé son décret au nom dé la Fraternité Universelle,
principe nouveau en face de la vieille histoire, principe
supérieur à celui du châtiment et de l'expiation. Tombe
donc la colonne ! Tombe donc l'idole du plus grand mal-
faiteur du siècle ! Déblayons, nettoyons.
La foule était énorme, elle stationnait sur la place et aux
alentours de la place, depuis plusieurs jours, dans l'attente
de l'événement. La colonne avait été sciée obliquement au
ras du piédestal, au-dessous duquel on avait creusé la terre
par devant, remplaçant la terre par des étais. Des cordes
passées au cou du faux-bonhomme de bronze s'enroulaient
autour de cabestans. A cinq heures trente-cinq minutes du
soir, à un simple coup de sifflet, sans aucun coup de
canon, les cabestans tournent, les étais tombent, la statue
remue lentement, comme stupéfaite, elle s'incline en
JOURNAL DE LA COM.MUNE 317
arrière en regardant le ciel bleu. Patatras ! elle git dans
un fumier, profond de vingt à trente pieds, elle est tombée
plus bas que le fumier et s'enfonce à travers le bitume. En
Tair déjà, la colonne s'était cassée, la tête du parjure était
séparée du tronc, le bras du meurtrier était coupé, la main
qui tenait la Victoire était brisée.
« Vive la République "Universelle ! » crie-t-on de tous
côtés. On s'approche, on entre dans le nuage de poussière.
« Comment ! la croûte de bronze était si mince ! Comment,
ce faux empereur romain qu'on croyait si grand, était
aussi petit que ça ! Et de près, que sa figure est vilaine et
laide ! Il lui valait bien la peine de se déshabiller de sa
redingote grise, de ses bottes et de son petit chapeau, pour
se mettre en chemise et caleçon, manière d'indiquer qu'il
entrait dans son apothéose, et qu'il ne daignait pas rester
simple empereur des Français, mais qu'il voulait être
sinon Dieu, du moins empereur du monde entier. Voilà ce
qui l'a perdu, voilà pourquoi on lui piétine dessus, et voilà
comment on lui crache maintenant à la figure !
M'en allant, je rencontre le correspondant d'un journal
allemand, il arrivait essoufflé. C'était un ancien ami. Je
m'attendais à ce qu'il me féliciterait, l'idole de VErzfeind
ne venait-elle pas de tomber, renversée de nos propres
mains. Il était dépité : « Vous attentez aux droits histo-
riques ! »
En réfléchissant, je finis par comprendre qu'en mettant
de côté Austerlitz et léna, on ôtait par cela même quelque
importance à Sedan, la contrepartie de ces deux batailles.
N'importe, viendra le jour, espérons-le, où, grâce à la
fraternité des nations, la France et lAllemagne de l'avenir
ne seront pas plus fières ou chagrines de leurs conquêtes
ou défaites, que la France d'aujourd'hui n'est fière ou
chagrine des péripéties diverses de la lutte épique et
séculaire entre l'Aquitaine et la Lorraine.
La chute de la colonne Vendôme, c'est l'arrachement de
l'idée napoléonienne du cœur de la France. Je ne sais si on
la rehissera jamais sur son piédestal, si on rafistolera ce
vieux bronze comme les gagne-petit raccommodent les
soupières cassées, mais je sais que le coup qui brise
l'idole est mortel pour le dieu. Je ne sais pas si, fragiles
éphémères voletant pendant trente, quarante ou cinquante
318 JOURNAL DE LA COMMUNE
années d'un brin d'herbe à quelques bouts de roseau, nous
entrerons dans le monde nouveau... Mais je sais que déci-
dément lïnstinct a pris forme dans la conscience du peuple,
qui après avoir vu les hontes, les crimes et les horreurs
des champs de bataille, aspire maintenant au jour heureux
de la Paix universelle et de la Fraternité internationale.
Mercredi, 17 mai.
A Versailles, quelques instants avant que M, Favre
présentât à l'Assemblée son traité de paix, un zouave du
pape proposait à l'Assemblée d'ordonner des prières dans
toute la France pour supplier Dieu d'apaiser nos discordes
civiles et de mettre un terme aux maux qui nous affligent.
Cela semble naïf et serait presque touchant, si c'était
sincère. Avant d'implorer l'Eternel qu'il fasse un miracle
pour en fmir avec la guerre civile, on pourrait essayer de
ne plus la continuer et, pour mettre un terme aux maux
qui nous affligent, on pourrffit écouter avec bienveillance
les francs-maçons, les syndicats du commerce, les délégués
de la Lio-ue d'Union, les représentants et les adresses de
tant de conseils municipaux. Mais Versailles ne comprend
qu'une seule manière d'en finir avec la guerre civile, c'est
de forcer la porte de Paris avec obus et pétards et de
lancer dans ses rues des régiments d'infanterie, des esca-
drons de cavalerie, sabre dégainé.
Un de nos généraux a appuyé la motion par une petite
oraison acquise à l'histoire : a Messieurs, tout à l'heure,
un ieune et brave soldat mutilé est monté à la tribune,
demandant que des prières publiques aient lieu pour la
cessation de nos maux. Savez-vous, Messieurs, comment
nous sommes appelés dans les livres d'éducation des pays
étrano-ers? : « La nation impie! » (Mouvements divers.)
Laissez-moi continuer, je vous prie, Messieurs. Dans un
grand pays, au delà de l'Océan, dans une grande Répu-
blique, on n'ouvre jamais un congrès sans invoquer le
secours de Dieu. Il n'arrive jamais un malheur sans que le
Président demande des prières et des jeûnes. ^Piumeurs).
Nous sommes la seule nation qui n'agisse pas ainsi... Je
demande l'urgence pour la proposition. Nous faisons
attendre Dieu. »
J
JOURNAL DE LA COMMUNE 319
On a trouvé bien exigeant le général de sacristie. Paris
a encore dans l'estomac les cinq mois du jeûne prussien, et
M. Thiers fait encore tout son possible pour arrêter nos
approvisionnements. Néanmoins l'idée méritait d'être prise
en considération. Il y a trois partis dans les bureaux : les
radicaux plus ou moins athées, les loyaux cléricaux, et
enfin l'opposition constitutionnelle. Ce sont les parlemen-
taires qui se sont opposés le plus fortement au projet, qui
a été adopté hier par plus de 400 voix contre une centaine
d'abstentions. 11 n'y aura pas de jeûne, mais simplement
des prières, et pas immédiates, car Dieu peut attendre,
mais la Prusse ne veut pas attendre. C'est ce que vient de
dire le pieux M. Favre. « Nous sommes au 17, le traité
doit être ratifié le 20 ; si le 21, il ne porte pas votre signa-
ture, gare ! « Nous ne devons pas faire attendre... il allait
ajouter l'empereur Guillaume », mais les murmures lui
ont rappelé qu'il parlait dans le palais de Louis XIV.
Mercredi, 17 mai.
Vers les six heures du soir, j'étais au Ministère de
l'Instruction publique, écrivant une lettre. Tout d'un coup,
la table tremble soas ma rnain, les meubles dansent,
glaces et vitres cassent, la détonation est assourdissante...
— « Qu'est-ce? — Une explosion, évidemment, quelque
fort qui a sauté. »
Nous courons à une fenêtre du second étage. Un cham-
pignon avait jailli du sol jusqu'au zénith. La tige, haute de
quelques centaines de mètres, un à deux kilomètres, dis-
parut rapidement, il ne resta que le chapeau formant
voûte et dont les lamelles latérales allaient s'élargissant en
spires et volutes. Bientôt le météore prit l'aspect d'une
méduse immense, d'un corps rose doré, développant dans
les profondeurs des cieux azurés de prodigieux suçoirs,
d'énormes tentacules blanches tournant et tourbillonnant
sur elles-mêmes.
C'était la Mort qui planait sur Paris. Ces nuées blanches
aux nuances orangées, c'était l'explosion de quelques mil-
lions de cartouches et de milliers de boîtes à mitrailles,
c'était un ouragan crevant en grêle de fer et de plomb.
Plus de doute, c'est la poudrière du Champ-de-Mars, la
cartoucherie dans l'avenue Rapp qui ont sauté.
320 JOURNAL DE LA COMMUNE
Courons au désastre !
Sur lesplanade des Invalides, nous rencontrons une
masse hurlante. Au milieu, plusieurs gardes nationaux
poussant en avant par le corps et les épaules un malheu-
reux, pâle et hagard, muet, furieux, impuissant : sous sa
chevelure rouge, la nuque était sanglante des griffes qui
l'avaient saisie. On marchait vers un mur blanc. « C'est là,
criait-on, c'est là qu'it sera fusillé! » Arrive un officier. 11
est à cheval. Il s'enquiert... Je parviens à lui glisser un
mot : « Innocent ou coupable, il faut que cet homme soit
interrogé sérieusement. » L'officier était déjà de cet avis,
et l'on se dirige vers le Ministère de la Guerre.
Arrivée aux grilles, la foule ne lâche sa victime qu'avec
une sorte de rage : « Vous verrez qu'ils le feront échapper
comme tous les autres ! » Je faillis me faire un -iiiauvais
parti en plaidant la nécessité d'un interrogatoire ; on
m'accusait déjà d'être complice. Et Ton criait : « Il faut
qu'on nous fusille des otages, des otages sérieux ! »
De noirs tourbillons de fumée nous guident vers le lieu
du sinistre. La chaussée, les trottoirs se jonchent de
verres, de débris. Nous rencontrons des malades de
l'hùpital du Gros-Caillou, en bonnets de jiuit, en robe de
chambre, des hommes sans pantalon, des femmes en
simple jupe, ils sont jaunes, dévastés. Des blessés s'en-
fuient clopin-clopant, sur des béquilles ; sur des brancards
on transporte des masses sanguinolentes ; entre des man-
teaux et des matelas on distingue vaguement» des formes
humaines. Voici un vieillard : nous enveloppons d'un
mouchoir sa tête trouée. Une pauvresse frissonne de tous
ses membres, sa mâchoire claque de frayeur, elle se tient
debout néanmoins, de la tempe et des joues, le sang ruis-
selle sur sa robe déchirée. Une femme est assise sur le
trottoir, rouge, effarée, muette, dans tout ce tumulte elle
ne voit rien, n^entend rien, elle est folle. On a vu passer
une échevelée, emportant dans ses bras le corps sanglant
et noir de sa petite fille ; un enfant de cinq ans se traînait
accroché à sa jupe, elle allait criant : « Mon mari ! mon
mari ! » et tomba évanouie. Une autre s'est jetée par la
fenêtre, — tuée raide.
Déménagement partout. Un homme emporte un enfant à
chaque bras, un troisième sur le dos. Serins et étourneaux
JOURNAL DE LA COMMUNE 321
sont transbordés dans des cages, une vieille s'est charo-ée
d'un globe de verre renfermant une couronne d'oranger
sur un velours rouge.
Nous passons devant l'hôpital du Gros-Caillou, les
fenêtres sont défoncées, les lits sont désertés. Dans la
chapelle, un fouillis de choses renversées, plâtras et débris,
jusqu'aux barres des fenêtres qui sont tordues et des-,
cellées. Nous sommes enfin au lieu du sinistre. Le sol est
jonché comme de crottins d'un parc à brebis, ce sont des
balles, le terrain en est noirci.
Ce qui fut la cartoucherie s'étend devant nos yeux,
champ nu et fumant, solfatare de plusieurs hectares
d'étendue. Les pompes accouraient au galop, des chaînes
s'étaient organisées, une multitude grossissante travaillait
au sauvetage, qui, au début surtout, était encore héroïque.
L'incendie faisait exploser des cartouches encore intactes,
il fallait noyer encore bien des poudres. Allons-y comme
les autres, allons-y !
Quelques instants après je me trouvai à mon tour tenant le
tube de cuir, aveuglé par la vapeur, ne distinguant aucun
objet à trois pas, ne voyant que l'amas de cartouches
fumantes sur lesquelles je me tenais et les entendant
crépiter dans les alentours. Au Vésuve, immergé dans les
fumées du cratère, j'avais éprouvé des sensations ana-
logues.
Les arbres de la promenade sont effeuillés, cassés ou
ébranchés ; dans leurs rameaux ont été lancées des plaques
de tôle, du plomb en fusion qui s'est figé en dentelures.
Des trottoirs de granit sont fendus et brisés, la pierre,
chaude encore, s'effrite dans la main. Sous le poids des
balles, les toits se sont effondrés, l'air comprimé a crevé
les parois de planches, lézardé les murailles. La cité
ouvrière, un des titres de gloire de l'empereur Napoléon III,
construite pour l'Exposition universelle, ébranlée du faîte
aux fondements, a été abandonnée. Sur la façade, au
quatrième étage, un cadavre projeté s'est empreint en une
large tache noire. Par dessus le bâtiment, des bras, des
jambes, des torses ont été lancés à deux ou trois cents
mètres de là. J'ai piétiné pendant mon travail sur une
flaque de sang : il y avait eu une écurie en cet endroit.
L'explosion a produit des effets étranges. Des personnes
21
322 JOURNAL DE LA COMMUNE
qui se croisaient sur le Champ de Mars sont tombées et
restées évanouies ou paralysées pendant une demi-heurç.
Des chevaux se sont abattus et relevés pour retomber
encore.
Environ cent cinquante baraquem.ents ont été détruits,
mis en pièces ou démolis. Néanmoins tous les hangars de
la cartoucherie n'ont pas été atteints, le désastre n"a pas
été complet ; mais la dévastation est énorme, inimaginable,
c'est une de ces choses qu'on regarde et qu on analyse tout
comme on examine quand on est la proie d'un cauchemar
ou d'une hallucination funeste.
Combien ont péri? C'est ce qu'on ne sait pas, ce qu'on ne
saura jamais.
D\in poste de gardes nationaux, on n'a pu retrouver la
moindre trace. Si pour une cause qui restera un mystère,
des centaines d'ouvrières qui travaillaient à la capsulerie
n'avaient été congédiées une demi-heure avant l'heure or-
dinaire de sortie, heure de l'explosion, le malheur eût été
plus affreux encore. On évalue généralement le nombre des
morts à une centaine.
— Et la cause ? la cause ?
M'est avis que c"est un accident. Mais le peuple y veut
voir une trahison. 11 dit que les religieuses du Gros Caillou
ont été prévenues, ainsi que telles et telles personnes. Il
rappelle qu'hier une petite poudrière a éclaté à peu près
dans les mêmes circonstances à Clignancourt ; il y a quatre
ou cinq jours une autre près de la Bièvre. Les explosions
ont lieu dans les derniers huit jours demandé par ^I. Thiers
à l'Assemblée de Versailles pour réduire Paris et le forcer
à se rendre sans conditions.
Quoi qu'il en soit la garde nationale est furieuse, la popu-
lation, exaspérée, crie vengeance. Encore une ou deux jour-
nées de ce genre, et les massacres de septembre rede-
viennent possibles.
Si ces explosions ne sont pas le fait d'accidents et sont
réellement des moyens psychologiques employés par
M. Thiers, M. Thiers joue un jeu bien dangereux. Loin de
baisser la tête, le peuple la relève avec fureur.
Le Mot d'Ordre de Rochefort, dépassé^ dépaysé, démo-
ralisé depuis longtemps, n'est qu'un faible écho de l'indi-
g^nation des masses quand il s'écrie :
JOURNAL DE LA COMMUNE 323
« Désespérant de nous vaincre par le courage, de nous
écraser avec leur artillerie, de nous brûler avec leurs bom-
bes, ils paient à. prix d'or des assassins, des espions de tous
rangs pour corrompre ou assassiner nos chefs, effrayer ou
acheter nos soldats. Enhn quand rien ne leur a réussi, que
l'heure suprême est arrivée, ils font sauter des quartiers de
la capitale tout entiers, pour anéantir nos provisions de
guerre et nous mettre dans l'impossibilité de lutter, en cas
probable d'une attaque nocturne. »
Par suite la Commune a invité son Procureur et le délé-
gué de la justice à mettre à exécution la loi concernant les
otages. Voilà donc Monseigneur de Paris et le sénateur
Bonjean tenus pour responsables.
N'étant pas catholique, ces façons de vicariat, et ces pro-
cédés d'expiation nous répugnent et nous révoltent. Et,
malgré les clameurs populaires^ nous croyons que l'exécu-
tion ab irato de ces deux grands dignitaires de l'Eglise et
de l'Empire serait une grosse faute politique, surtout venant
après une instruction sommaire, comme toutes celles qui
se font en cour martiale, après une instruction qui n'em-
porterait pas dix fois la conviction avec elle.
Mercredi 17 mai.
Après le fort d'Issy, voici le fort de Vanves que nous
sommes obligés d'évacuer définitivement. Evacué avant-
hier, Yanves n'a été occupé par lés Yersaillais qu'hier.
M. le ^larquis de Galliffet, celui-là même qui a fusillé Flou-
rens et des gardes nationaux prisonniers, s'empresse
d'annoncer au monde qu'il a pris la forteresse de haute
lutte, mais qu'il n'y a trouvé que quelques canons et quel-
ques ivrognes. Quelques ivrognes sans doute, qui depuis
45 jours tiennent la tête à « la plus belle armée du
monde. «
A vrai dire, Vanves et Issy ont été pris quand ils n'exis-
taient plus, mais comme les villages tout autour ne sont
pas encore démolis par le canon, les fédérés s'y sont barri-
cadés, ainsi qu'à ^iontrouge, et s'y battent de maison en
maison avec le même acharnement qu'à Neuilly et à Levai-
lois.
Les quartiers d'Auteuil et de Passy sont devenus abso-
324 JOURNAL DE LA COMMUNE
ment inhabitables sous les obus du plus fort calibre que
font grêler sur eux ^lontretout et le Mont-Yalérien.
On a observé que la canonnade dure journellement depuis
le lever du soleil jusqu'à la nuit; puis, après deux heures
de calme relatif, reprend à dix heures du soir jusqu'au
matin. Vingt-deux heures de bombardement sur vingt-
quatre. 0 charmantes journées du riant mois de mai !
Mais l'effroi du bombardement est peu de chose à côté
de l'horreur des combats corps à corps.
Au Couvent des Oiseaux, on s'est entredéchiré, deux cent
cinquante lions contre trois cents tigres. Les détails sont
épouvantables. L'avant-veille au parc des Oiseaux (quel
gracieux nom !) les fédérés chassent d'une barricade des
ruraux; emportés par lafurie, il les poursuivent jusque dans
leurs retranchements. De ces retranchements sort une
troupe de Versaillais qui chargent à la baïonnette. Les
Parisiens acceptent la lutte inégale, mais, écrasés par le
nombre, ils s'affaissent sous une pluie de balles, ils finis-
sent par se replier faute de renforts.
A leur tour, enivrés par ce succès, les lignards pour-
suivent les gardes nationaux et leur pointe en avant fut si
vigoureuse qu'ils se trouvèrent sans le savoir en présence
de deux bataillons communeux qui, les prenant à revers,
les enveloppèrent et déchargèrent sur eux leurs armes
presqu'à bout portant; il y eut là un effroyable pêle-mêle.
Il faisait nuit, et dans l'obscurité augmentée par la fumée
de la poudre, ni fédérés ni ruraux ne se reconnaissaient
plus. On s'entrefusilla, on s'entrelarda de coups, on ne se
retira qu'après s'être aperçu que chacun frappait sur ses
amis autant que sur ses ennemis.
Ce Parc des Oiseaux, ces hommes s'enti-'égorgeant dans
la nuit, voilà bien l'image de la France !
Jeudi, 18 mai.
On se plaignait que la Commune fût tellement dépourvue
d'homogénéité qu'elle n'ait pu s'articuler en majorité et en
minorité, comme le sont tous les corps politiques qui s'or-
ganisent. Ce fractionnement s'est fait "à la fin, mais bruta-
lement et prenant immédiatement la forme extrême de la
scission. La minorité, composée des hommes qui ne sont
JOURNAL DE LA COMMUNE 325
pas les moins sympathiques et réputés les moins intelli-
gents de la Commune, a publié avant hier un manifeste
annonçant que chacun de ses membres, rompant la solida-
rité avec la majorité, se retirait dans son arrondissement et
se claquemurait dans l'administration de la mairie. La
raison alléguée était que, par l'institution du fameux Comité
de Salut Public, la Commune avait virtuellement donné sa
démission entre les mains du Comité Central. La raison
réelle était l'échec subi par la minorité dans le choix des
membres de ce Comité et la révocation de la commission
militaire sortie de ses rangs.
Cette manœuvre n'était pas très adroite, cette retraite
pas très glorieuse ; elle pouvait même être fatale, non seu-
lement à la majorité mais à la Commune entière.
La majorité n'hésita pas un instant et, par une note
publique également, elle convoqua une séance extraordi-
naire pour le lendemain. Appel nominal devait être fait de
tous les membres, et sfare aux absents !
Intimidée, la minorité obéit à la sommation; tête basse,
elle rentra par la petite porte, et reçut humblement la rude
semonce qu'on ne lui ménagea pas. L'honneur de personne
n'a gagné à cet incident qui est fâcheux autant qu'une
grosse perte de guerre. Les plus favorables à la Commune
ne peuvent s'empêcher d'avouer qu'un Gouvernement qui
agit de la sorte n'est pas à la hauteur de la situation.
Une autre preuve que la Commune patauge misérable-
ment, c'est qu'elle trouve le temps de discuter des propo-
sitions comme celles-ci :
Tous les citoyens âgés de dix-huit ans et toutes les
citoyennes âgées de seize ans, qui déclareront devant le
magistrat municipal qu'ils veulent s'unir par les liens du
mariage, seront unis à la condition qu'ils déclareront n'être
pas déjà mariés, ni parents jusqu'au degré qui est un empê-
chement légal. Ils sont dispensés de toute autre formalité,
leurs enfants seront reconnus légitimes.
Tous les enfants naturels non reconnus sont adoptés
par la Commune et légitimés.
Et encore :
Les titres de noblesse, armoiries, livrées, privilèges no-
biliaires, et toutes distinctions honorifiques sont abolis. Les
pensions, rentes, apanages et afférents sont supprimés.
326 JOURXAL DE LA COMMUNE
Les majorais de tout genre sont abolis, les rentes, pen-
sions et privilèges en dépendant sont abolis, etc.
Ce n'est pas que ces projets de décrets fussent mauvais
pour la plupart, mais la Commune à tort de vouloii^ effec-
tuer toutes les réformes possibles et de ne rien laisser à
faire à la France. Il faut avoir l'esprit merveilleusement
dégagé des sanglantes luttes à Vaugirard, à Montrouge et
aux Oiseaux, pour se préoccuper déjà de l'état civil des
enfants issus de mariages entre de grands enfants de
dix-huit et de seize ans.
En recevant la dépêche au sujet de l'explosion, avenue
Rapp : « C'est de la trahison, s'écrie Billioray, rentrant
avec des nouvelles, et vous discutez ! « On a arrêté le traître
qu'à mis le feu... »
Le citoyen Urbain présente à la Commune un rapport :
Le chef d'Etat-major de la 7"^ légion porte à la connais-
sance de la commission militaire les faits suivants :
« Le lieutenant Eutin a été, aujourd'hui, par nous envoyé
comme parlementaire au fort de Vanves et aux alentours
pour, accompagné du docteur Leblond et de l'infirmier
Labrune, chercher à ramener les morts et les blessés que
notre légion a laissés en évacuant ce fort.
« Arrivés à la limite de nos grands gardes, ils ont ren-
contré un commandant à ]a tête de ses hommes, qui leur a
serré la main et leur a dit adieu, leur affirmant qu'il ne
croirait pas dire vrai en leur disant au revoir.
<c Et à l'appui de ce dire, le commandant a ajouté :
« Ce matin, dans la plaine, jai vu à l'aide de ma longue-
vue un blessé abandonné ; immédiatement j'ai envoyé une
femme attachée à l'ambulance, qui, portant un brassard et
munie de papiers en règle, a courageusement été soigner
ce blessé.
« A peine arrivée sur l'emplacement où se trouvait ce
garde, elle a été saisie par cinq Yersaillais qui, sans que
nous puissions lui porter secours, l'ont outragée et, séance
tenante, l'ont fusillée sur place.
«^ Malgré ces dires, le lieutenant Eutin accompagné du
major et de l'infirmer susnommés, a poussé en avant, pré-
cédé d'un trompette et d'un drapeau blanc, ainsi que du
drapeau de la Société de Genève.
« A vingt mètres de la barricade, une fusillade bien nourrie
JOURNAL DE LA COMMUNE
327
les a accueillis. Le lieutenant croyant à une méprise a con-
tinué de marcher en avant : un second feu de peloton leur
à prouvé la triste réalité de cette violation des usages par-
lementaires et du droit des gens chez les peuples civilisés;
une troisième fusillade a seule pu les faire rétrograder.
(c II a dû revenir, laissant au pouvoir des Versaillais dix-
neuf morts, soixante-dix blessés ».
(Salut Public, 20/5).
Sitôt le rapport lu, le citoyen Urbain s'écrie :
« Je demande soit à la Commune, soit au Comité de Salut
Public, de décider que dix des otages que nous tenons en
mains soient fusillés dans les 24 heures en représailles du
meurtre de la cantinière et de notre parlementaire accueilli
par la fusillade, au mépris du Droit des gens, )e demande
que cinq de ces otages soient fusillés solennellement, à
l'intérieur de Paris, devant une délégation de tous les batail-
lons et que les cinq autres soient fusillés aux avant-postes
devant les gardes témoins de Tassassinat. »
Le citoyen J. B. Clément: « Jappuie la proposition
Urbain. Les nôtres, détenus à Versailles sont excessive-
ment maltraités. On leur donne très peu de pain et d eau.
On débite des infamies sur leur compte. On les irappe à
coups de crosse : il faut en finir! »
Une discussion s'ensuit, et, fort heureusement, on renvoie
à plus ample informé la résolution à prendre.
L'exemple cité par Urbain n'est pas le seul qu'on raconte
et qu'on croie. Par le temps qui court, plus les choses sont
horribles, plus elles rencontrent facile créance. Si
M. Thiers voulait déclarer seulement que les procédés
entre Versaillais et Parisiens ne doivent pas être plus
hideux et plus atroces qu'ils ne Tétaient naguère entre
Français et Prussiens, il ferait un pas vers la conciliation
dont tous les cœurs humains lui tiendraient compte, ^lais
non! Tandis que le peuple ici, ahuri par l'eifroyable
vacarme de la canonnade et du bombardement, exaspéré
par l'explosion des capsuleries et cartoucheries, entrevoit
dans son imagination troublée quelques traîtres qui se
glissent dans l'ombre, déterrent quelques fils électriques,
font partir une allumette... Et voilà Paris tout entier,
328
JOURNAL DE LA COMMUNE
qui jaillit dans les airs, nouveau Vésuve, éclatant en
flammes et écrasant deux millions dliommes sous une
grêle de ferrailles et de pierres de taille, tandis que les
fumées de poudre nous enivrent et que les vapeurs de
soufre nous empoisonnent, il semblerait que Versailles ait
juré de nous pousser à bout, et de faire périr Monseigneur
Darboy et les quatre à cinq cents répondants entassés dans
les prisons de la Commune.
Jeudi 18 mai.
Ce n"était point de la parade... ce n'était point une
démonstration vaine que la Fédération des Francs-Maçons
et corporations ouvrières s'engageant à prendre les armes
pour la défense de Paris. Dans les bataillons qui marchent
au combat, sur les cercueils qui en reviennent, les insignes
du Grand-Orient et du Compagnonnage ne manquent
certes pas. Ce matin je lisais une annonce :
Enterrement
civil
« Les francs-maçons et compagnons fédérés sont invités
à l'enterrement civil du citoyen Faretête Charles, compa-'
gnon Passant, charpentier, mort en combattant. »
Je ne sais si c'est le cortège du compagnon Passant que,
pendant un quart d'heure, j'ai regardé défiler le long de la
rue Richelieu, mais ce n'était point un enterrement ordi-
naire. Ce n'était point l'indifférence sous un léger masque
de convenance qui présidait à cette cérémonie funèbre.
L'attitude était solennelle et triste, l'impression grandiose
et émouvante; chacun pensait : demain, dans huit jours,
dans quinze jours peut-être, ce sera mon tour ou celui
d'un autre frère... En avant, les sourds et lourds roulements
des tambours voilés de crêpe suivaient les gardes natio-
naux armés, puis le char mortuaire noir avec quatre
flamboyants drapeaux rouges, divers insignes du travail
sur le cercueil, marteau, truelle, les insignes du combat,
sabre et baïonnette, une couronne d'immortelles, les
tristes fleurs de la mort. Tous les symboles que nous
n'avions aperçus jusque-là que dans la nuit du Temple,
aux lumières de latelier, paraissaient au grand jour. Loge
JOURNAL DE LA COMMUNE 320
succédait à loge, corporation à corporation, elles mar-
chaient lentement, lentement !...
Passe, passe! pauvre compagnon Passant! Tu auras
passé fidèlement et loyalement sur le chemin du Devoir !
Jeudi 18 mai.
Les circulaires du Gouvernement de Versailles sont
devenues monotones, depuis deux mois que cela dure (deux
mois aujourd'hui!); il est fatiguant d'entendre "SI. Favre
crier au meurtre, au pillage et au vol, M. Thiers crier au
vol, au pillage et au meurtre, et M. Dufaure crier au
pillage, au meurtre et au vol. La variété des tons rompait
l'uniformité ; M. Favre, voix de poitrine sonore, M. Thiers
criaille avec un fausset aigu, M. Dufaure a 1 éloquence
mélangée de pituite. L habile M. Jules Simon se tenait coi,
peu soucieux de se compromettre plus qu'il ne faut; mais
ses collègues lui ont imposé de mélanger sa voix à leur
concert: il a donc fallu s'exécuter. Entre deux soupirs,
rhomme du Devoir a glapi, chacal enrhumé, sa harangue
à l'Université. L'accent est d'une àme vile, basse, plate et
cauteleuse, l'âme d'une punaise, si la punaise est spiritua-
liste ; toutefois, il se monte assez naturellement jusqu'à
l'arrogance et prend l'air hautain du cuistre bouffi, le
genre à la Bossuet du directeur d'institution M. Pet de
Loup : « sévère mais juste. »
11 débute ainsi :
« Je veux bien croire que les mensonges répandus par
les journaux de l'insurrection ont fait prendre le change
sur certains événements ; je fais la part de la jeunesse, de
l'inexpérience et surtout de l'excitation produite par les
terribles commotions des six derniers mois. Mais que des
esprits cultivés aient besoin d'être avertis pour juger entre
la France et une poignée de criminels, voilà, je l'avoue, ce
qui me confond. »
... Puis de sa voix rauque et étouffée, traversée par des
éclats de rage, il explique péniblement, laborieusement,
combien est criminelle la poignée de criminels, à savoir
les seize cent mille habitants de Paris. Enjambons par
dessus et sautons à la fin. Le Grand Maître de rUniversité
inculque à ses recteurs deux moyens pour arracher la
330 JOURNAL DE LA COMMUNE
société au gouffre dans lequel elle se débat : moucharder
leurs professeurs et instituteurs, et ensuite « préparer
pour notre pays une génération qui sache souffrir et
obéir. »
Le 7 mai, M. Thiers a lancé par la gueule d"un de ses
canons une nouvelle adresse aux Parisiens, celle-ci la
dernière. M. Thiers le prend de très haut avec le grand
Paris : a Parisiens, pensez-y mûrement, dans très peu de
jours nous serons dans Paris. »
« 11 dépend de vous de prévenir les désastres irréparables
d'un assaut. Vous êtes cent fois plus nombreux que les sec-
taires de la Commune... Jusqu'ici nous avons écouté toutes
les délégations qui nous ont été envoyées, et pas une ne
nous a offert une condition qui ne fût Tabaissem^int de la
souveraineté nationale devant la révolte. Nous avons ré-
pondu à ces délégations que nous laisserions la vie sauve
à ceux qui déposeraient les armes, que nous continuerions
le subside aux ouvriers nécessiteux. Nous l'avons promis,
nous le promettons encore... Le Gouvernement aurait
désiré que vous puissiez vous affranchir vous-mêmes des
quelques tyrans qui se jouent de votre liberté et de votre
vie. Puisque vous ne .le pouvez pas il faut bien que nous
nous en chargions. Jusqu'ici, le Gouvernement s'est borné
à Tattaque des ouvrages extérieurs. Le moment est venu
où^ pour abréger votre supplice, ii doit attaquer l'enceinte
elle-même. 11 ne bombardera pas Paris comme les gens de
la Commune et du Comité du Salut Public ne manqueront
pas de vous le dire... Le gouvernement ne tirera le canon
que pour forcer une de vos portes... 11 sait, il aurait com-
pris de lui-même, si vous ne le lui aviez pas fait dire de
toutes parts, qu'aussitôt que des soldats auront franchi
l'enceinte, vous vous rallierez au drapeau national pour
contribuer avec notre vaillante armée à détruire une san-
guinaire et cruelle tyranie. »
Ceci veut dire que M. TJiiers, n'ayant pas encore pu ré-
duire Paris avec la plus belle armée du monde, fait appel
aux défections et trahisons intérieures pour le coup décisif
qu'il doit préparer, car il est évident que l'absurde abomi-
nation de cette guerre civile ne peut plus se prolonger long-
temps. M. Thiers a promis le 11 mai à ses Yersaillais qu'ils
entreront dans les huit jours dans Paris. Sept de ces jour-
JOURNAL DE LA COMMUNE ."îSl
nées sont écoulées déjà... Le terme fatal expire demain.
Puisse la prédiction de M. Tliiers être aussi véridique que
son alBrmation qu'il ne bombarde point Paris, ni môme
Neuilly, qu'il s'est borné jusqu'ici à l'attaque des ouvrages
extérieurs. Et « il ne tirera le. canon que pour forcer une de
vos portes et il s'efforcera de limiter au point attaqué les
ravages de cette guerre dont il n'est, pas l'auteur ? »
Mentez, mentez encore ! il en restera toujours quelque
chose !
Jeudi, 18 mai.
L'Union Républicaine avait envoyé du Congrès de Bor-
deaux MM. Le Chevalier et Villeneuve. Seulement la police
de Versailles avait eu vent de la chose, et les deux délégués
ont été arrêtés en route et jetés en prison, prévenus du crime
de pacification. Ce petit incident dessine toute la situation.
A peine ces Messieurs ont-ils été sous les verroux, et
dans l'impossibilité de se défendre, que le Gaulois, naguère
bonapartiste éhonté, et maintenant Thieriste effronté, publie
un triomphant article : la Freinte. La preuve que l'Union
Républicaine, se posant en conciliatrice, n'est qu'un
ramassis de complices de la Commune, la preuve, la voici,
noir sur blanc. Les ambassadeurs du Congrès de Bordeaux
ont laissé tomber une lettre, tout de suite portée à qui de
droit, à Versailles. Cette lettre leur a été adressée, elle est
signée par Raoul Rigault, l'infâme Préfet de Police de la
Commune qui leur dit: Votre cause c'est la notre... La
Commune va vous faire tenir dix mille francs... Envoyez
vos réponses chez un tel, marchand de vin... L'honnête
Gaulois ajoute : « Nous effaçons le nom pour ne pas entra-
ver l'action de la police. » L'article est signé E. Villemot.
Ici à Paris les membres de l'Union Républicaine pro-
testent avec indignation, il y a là-dessous quelque téné-
breuse ignominie.. Les délégués du Congrès ne connais-
saient pas Raoul Rigault. Raoul Rigault proteste qu'il n'a
rien écrit à ces messieurs; personne à la Commune ne
connaît cette affaire ; ces dix mille francs sont une invention.
En y réfléchissant, on arrive à la conclusion : s'il y a
faux, il a été perpétré par le Gaulois, et voyez alors la
moralité des journaux qui soutiennent le Gouvernement, ou
332 JOURNAL DE LA COMMUNE
il a été perpétré par la police elle-même, et voyez alors la
moralité de la police gouvernementale.
Ce même Gaulois, dans une lettre datée de Paris, le 8 mai,
raconte que, dans les nuits du 6 et du 7, la cour de la prison
de la Santé a été ensanglantée par « l'exécution d'otages
qu'y détenaient les justiciers de IHôtel de Ville. On ne con-
naît pas les noms des victimes... Ces assassinats juridiques
sont une parodie grotesque des massacres de l'abbaye... »
Et ailleurs : « Delescluze a armé de nouveaux hommes,
mais quelles figures sinistres, quels types louches possèdent
tous ces déguenillés. Trois mille femmes font actuellement
l'exercice du chassepot. Ces viragos touchent trente sous et
les vivres comme le sexe fort...
Et tandis que Le Gaulois donne la preuve, entendez-
vous, la Preuve ! que l'Union Républicaine est l'agent payé
de la Commune, l'Officiel, rédigé du haut en bas sous la
responsabilité expresse et personnelle de M. Jules Simon,
raconte qu'il y a eu à la Bastille une grande manifestation
pour la ligue de l'Union Républicaine, mais que la Com-
mune l'a fait disperser à coups de fusil, et qu'il est resté pas
mal de morts sur la place. Comme on le remarquait, il faut
qu'on soit bien blasé et bien indifférent à Paris, maintenant
puisque de toutes ces scènes sanglantes, rien n'a transpiré.
Il faut toutefois que l'intervention conciliatrice des
grandes villes, la seule médiation possible, tende à devenir
u:i fait et même un fait prochain pour valoir tant de haine,
d'insultes et de calomnies à l'Union Républicaine qui l'a
demandée dès le premier jour et, depuis n'a cessé de la
réclamer et de la préparer. Voici un échantillon du langage
qu emploient à son égard les journaux de l'ordre : « entre-
metteuse... ni franche, ni loyale... démarches aussi fausses
que les paroles... airs hypocrites de sincérité... intervention
louche... Et qui insulte ainsi des « hommes qui procurent la
paix? » Evidemment des serviteurs du Dieu de paix, les
dévots de la charité, le pieux Univers!
0 religion, u famille, o propriété!
Vendredi 19 mai.
Voici ce que nous lisons dans le Salut Public :
Les batteries de brèche ont été démasquées ce matin au
bois de Boulogne, à neuf heures précises. Le feu s'est
JOURNAL DE LA COMMUNE 333
immédiatement ouvert sur nos remparts avec une rage
inouie. Nous comptons au moins 75 coups à la minute, car
c'est par bordées de quatre à cinq coups à la fois que nos
bastions sont battus par ces enragés.
Comme on pense bien, toute riposte est impossible ; il
faut laisser passer cet ouragan de fer. Comme les brèches
ne peuvent être faites qu'avec des boulets cylindriques à
pointes d'acier, il n'y a pas d'éclats et, par conséquent, ce
sont bien 75 boulets qui viennent frapper notre enceinte par
chaque minute, plus de quatre mille coups par heure.
Pendant ce temps, le mont Valérien et Montretout envoient
sur nos remparts et la porte Maillot quelques centaines
d'obus pour compléter l'émotion et le désordre qu'un pareil
bombardement a dû faire naître au milieu des habitants de
ces quartiers désolés, quelqu'habitués qu'ils puissent être
à toutes ces horreurs depuis bientôt deux mois.
A onze heures, la fureur des Versaillais semble se mo-
dérer un peu. Dans cet intervalle, Montretout, qui a été
moins actif que d'habitude pendant les premières heures,
reprend le bombardement des remparts et des quartiers
environnants, avec la furie infernale de ses plus beaux
jours. Le Point du Jour est battu de toutes parts. Breteuil,
les Moulineaux, Clamart et Issy ne cessent de le canonner.
Les bastions de Vaugirard seuls répondent à toutes ces
attaques aussi bien qu'ils le peuvent.
Le moment de répit que nous venons d'indiquer n'a pas.
été de longue durée aux batteries de brèche, car à midi
elles reprennent avec toute la violence déployée au com-
mencement de l'action.
La porte Maillot est encore plus violemment attaquée que
de coutume. Les Versaillais semblent vouloir en finir, de
ce côté, avec une résistance aussi longue, aussi opiniâtre.
La porte Maillot a fort à faire pour répondre à tout et se
garer de son mieux. Elle résiste pourtant toujours et riposte
encore aux batteries de Courbevoie. Vers trois heures le
bombardement du quartier de l'Etoile est effrayant.
Du côté de la porte Dauphine. la pluie d'obus est aussi
incessante, et Auteuil et Passy sont encore plus accablés
que les- jours précédents, parce qu'aux batteries de Mon-
tretout, il faut ajouter celles des approches d'Auteuil, dont
les projections dépassent souvent nos remparts.
334 JOURNAL DE LA COMMUNE
La mitrailleuse se fait entendre de ce côté, et nous donne
la certitude d'une attaque versaillaise, repoussée encore par
nos courageux bataillons fédérés. Depuis le premier di-
manche de janvier, lors du bombardenient prussien, nous
n'avons pas entendu un pareil vacarme.
De six à sept heures, il semble y avoir un peu de répit
chez nos assassins. Mais à sept heures le feu recommence
sur toute la ligne. Montretout, le mont Valérien accablent
la porte ^laillot, la porte Dauphine et tous les quartiers
environnants ; les batteries versaillaises d'issy tirent sur
les bastions de Vaugirard qui répondent avec énergie :
Breteuil, les Moulineaux et le bas Meudon attaquent avec
une nouvelle rage le Point-du-Jour, qui est muet : mais ce
qui domine encore le bruit de ces cent cinquante bouches
à feu, c'est la voix sourde et profonde des canons des
batteries d'approche, qui renouvellent leur attaque du
matin avec une violence encore plus forte.
11 est impossible de se faire une idée de la rapidité des
coups et de l'intensité de son produite par ces monstrueuses
pièces. Pendant ce temps, et aussi comme ce matin, une
double attaque se produit simultanément du côté de Clichy
et d'Asnières. Nous entendons, comme dans la matinée, la
fusillade et les mitrailleuses qui, de ce côté, se joignent à
la voix du canon.
Vendredi 19 mai.
Décidément le Comité de Salut Public se fâche contre la
presse : sont supprimés sans explications les journaux la
Commune, V Avenir National^ la Patrie, la Revue des
Deux-Mondes et une autre demi-douzaine sans impor-
tance et sans influence, dont les noms ne sont guère
connus que des collectionneurs. Pour éviter la réapparition
des anciennes publications sous d'autres noms, aucun
périodique nouveau ne pourra paraître avant la fin de la
guerre. Les auteurs signeront leurs articles et, avec les
imprimeurs, en seront responsables devant la Cour
martiale.
C'est une mesure menaçante plus encore que rigoureuse.
Mais, par le temps qui court, les menaces ne sont pas d'un
grand effet. Quand le Comité de Salut Public se croit obligé
JOURNAL DE LA COMMUNE 335
de supprimer un journal tel que la Commune qui, avec le
Réveily a été le meilleur journal populaire dans ces deux
derniers mois, il est permis de dire qu'avant d'en venir à
cette extrémité, il eût mieux valu prendre une mesure
radicale, générale et égalitaire et supprimer tous les jour-
naux, ce que, chose curieuse à constater, la plupart
désireraient ardemment Le Mot d'Ordre de Rochefort,
le Rappel àes Hugo sont jaloux de n'avoir pas été favorisés
comme l'a été VAi^enir National. Après avoir prétendu
guider le peuple et l'opinion, ils n'osent pas se retirer de
la lutte, avouer qu'ils sont débordés parles événements, à
bout d'idées et de courage, qu'ils redoutent la Commune,
mais qu'ils ont une peur atroce de Versailles. Je ne sais si
les journaux du parti révolutionnaire ont grandement servi
à entretenir l'enthousiasme des révolutionnaires, le fait est
qu'ils sont affolés et affolent, car la folie est contagieuse,
terrible épidémie, elle peut infecter - toute une ville en
quelques heures. Voyez, par exemple, la Commune,
dirigée par le proudonien Georges Duchêne, qui se piquait
d'être un journal pratique, sensé, raisonnable dans l'exé-
cution, résolu dans la conception. 11 a donné tout le temps
des avis judicieux dont plusieurs étaient excellents. Mais
depuis que fonctionne le Comité de Salut Public, il est
saisi d'une colère et d'un désespoir que je comprends certes
et que j'excuse en les constatant. Le dernier article pour
lequel il s'est fait supprimer, et justement supprimer, a
pour titre l'Hystérie et a sans doute été écrit dans un accès
hystérique : il attaque avec fureur les serviles inepties, les
stupides inerties de la majorité de nos dictateurs, il somme
la minorité d'en finir avec cet élément ignorant, grotesque,
avec ces braillards des clubs, pitres de 93, papes et cha-
noines du fusionnisme, religionnaires de Robespierre et du
Père Foureil, d'en finir avec ces revenants et ces réyérends,
avec ce carnaval de la Révolution. Il adjure l'honnête
Cambon ou le stoïque Delescluze de faire un co\ip d'tLtat
en transférant de l'Hôtel de Ville à Mazas cette majorité de
cuistres, d'écervelés, de plats ambitieux, sans science ni
conscience... Si le journal qui s'exprime avec cette violence
contre 'ces personnes, avec tant d'imprudence dans ses
termes, est supprimé dès le lendemain, il n'y a pas lieu
de s'en étonner.
336 JOURNAL DE LA COMMUNE
La fatalité qui poursuit cette malheureuse Commune, la
fatalité, c'est-à-dire la faute suprême, me semble être
celle-ci': l'hésitation entre le principe et le fait, entre
l'idéal et la réalité. Entre les souvenirs de Danton et de
Saint-Just et les aspirations vers l'Icarie, la liberté absolue
du phalanstère, nos démocrates-socialistes ne savent que
choisir : ils disent une chose et en font une autre ; ils se
contredisent, ils s'entredétruisent. S'ils avaient compris
plus nettement tout ce que comporte le principe éternel
de la Liberté, ils se fussent peut-être mieux rendu compte
des exigences d'une Dictature momentanée...
Tout compte fait, le système de demi-liberté, de demi-
restriction, adopté par la Commune vis-à-vis de la presse,
n'a donné que des demi-résultats qui ne satisfont personne.
11 ne m'est pas démontré que la Commune n'eût pas pu
imiter Texemple que lui ont donné les Etats-Unis dans la
guerre de Sécession, les Confédérés laissant jusqu'au bout
les Esclavagistes, leurs ennemis les insulter et les calom-
nier. Il faut être fort comme l'était le parti abolitionniste
pour pouvoir agir comme lui, mais, peut-être, la Commune
ayant été plus sage serait plus forte maintenant. A son
début, elle s'est privée d'une force immense en délibérant
en secret, c'est pour cela qu'elle a échoué dans les élections
complémentaires qui devaient consacrer son pouvoir. En
se privant du contrôle d'une presse indépendante, la Com-
mune sest fait plus de mal qu'on n'imagine. Tous ceux qui
ont voulu la critiquer et l'insulter ont pu le faire impuné-
ment, je ne me souviens en ce moment que du cas de deux
ou trois reporters arrêtés, puis relâchés presque aussitôt.
Un homme délicat sur le point d'honneur a, jusqu'à
présent, été plutôt encouragé à louer la Commune qu'à la
blâmer : il est fâcheux qu'on se soit privé de l'appréciation
de ces hommes-là. Et dans ce dédale de difficultés de toute
nature où Paris a été jeté soudain, obligé d'organiser un
nouveau monde administratif sous les bombes de l'ennemi,
il est mainte et mainte affaire qui eût gagné à être étudiée
par le public. L'expérience des administrés a fait défaut à
la fougue des administrateurs. La presse, ou pour mieux
dire, une presse vraiment sérieuse a manqué pour servir
d'intermédiaire, pour discuter les systèmes et organisa-
tions possibles. C'eût été les révéler à Versailles. Avec
<
JOURNAL DE LA COMMUNE 337
cela que Versailles ne se vante pas d'être instruite jour par
jour des délibérations les plus secrètes du Comité de Salut
Public. Le conseil ïhiers, Favre, Picard, Mac-Mahon sait
infiniment mieux de nos affaires ce qu'il ne voudrait pas en
savoir que nous ne pensons ce que nous en voudrions
croire. Nos dictateurs sont ignorants, et il n'y a pas une
presse désintéressée pour les éclairer; ils sont maladroits
et l'on ne connaît leurs maladresses que lorsqu'il est trop
tard pour les réparer.
Autre malheur : la presse n'étant libre ni à Paris ni à
Versailles, les journaux aboient ici, ils hurlent là, les chiens
font un tel vacarme, sans compter les canons, que les
hommes raisonnables ne s'entendent pas parler. Toute con-
versation sensée devient impossible. On en est arrivé à
s'injurier et même à se calomnier de la meilleure foi du
monde. Nos esprits ne se repaissent plus que d'atrocités.
Si un étranger, spectateur de nos affreux déchirements,
croyait à la fois toutes les horreurs que les Versaillais ra-
content de la garde nationale et toutes les horreurs que
les Communeux racontent de l'armée versaillaise, l'étranger
conclurait que le Français de toute provenance, dans Paris
et hors de Paris, est un monstre hideux. Telle doit être
d'ailleurs l'opinion parfaitement exprimée des officiers
prussiens causant avec les officiers bavarois au fort de
Saint-Denis, buvant notre vin de Bordeaux, accompagné
de quelque pâtisserie légère et, entre deux cigares, bra-
quant leur longue-vue sur les endroits où nous nous massa-
crons. Si l'Assemblée de Versailles, si le conseil Thiers, si
la Commune de Paris n'eussent été dépourvus d'hommes
d'Etat, ils auraient les uns et les autres ménagé la liberté
de la presse comme le plus précieux moyen de salut. En
permettant à d'autres qu'aux enragés de parler, on
n'attiserait pas, comme on le fait, toutes les fureurs de la
haine. Les choses en sont venues si loin qu'un homme
juste peut redouter toute victoire. Le peuple, foncièrement
bon et généreux, n'abuserait pas longtemps de sa victoire,
mais on ne peut penser sans frémir à ce que pourrait
être le triomphe de M. Dufaure!
22
338 JOURNAL DE LA C0M3IUXE-
Vendredi 19 mai.
Ce n est pas seulement dans Téglise Saint-Laurent qu'on
déterre des squelettes, on en exhume aussi de la Trinité,
on en- met au jour plus d'une centaine à Notre-Dame des
Victoires ; la presque totalité appartient au sexe féminin.
Nul ne prétend que chacun de ces cadavres accuse un prêtre
de cet épouvantable forfait comme à l'église Saint-Laurent:
mais tout squelette postérieur à la Révolution française im-
plique au nioins un délit, car, depuis la Piévolulion, il a été
interdit aux prêtres d'enterrer qui que ce soit dans les égli-
ses. Tout squelette ayant moins de 80 ans, trouvé sous les
saintes dalles, indique une violation par nos vénérables
ecclésiastiques de la loi sur les sépultures. La question à
déterminer, je l'ai entendu formuler ainsi par une femme
accourue à l'amoncellement de crânes, de tibias et de
fémurs devant les Petits Pères : sont-ce là des cadavres
neufs? Quand les os ont une délicate couleur ambrée,
quand surtout ils sont recouverts de chair et que. dans la
chair, des vers grouillent encore, il n'est pas difTicile de
répondre. Donc ces prêtres tenaient la loi pour nulle et non
avenue, quand il s'agissait de riches dévotes croyant abré-
ger leur purgatoire, si, moyennant finances, ils les laissaient
reposer sous des autels renfermant la divine hostie et devant
lesquels on chante des messes incessamment. Riches
dévotes, disons-nous, car à l'église des Victoires, une des
églises fashionnables de Paris, on a trouvé dans les cer-
cueils quantité de bijoui et bracelets. Après examen médi-
cal, tout ce lugubre attirail de mort va être transporté au
cimetière légal. Et voilà comment la lutte entre l'Lglise et
la Révolution, entre le privilège et la loi, se continue, même
après la mort.
11 paraît qu'à Auteuil, on a fait des trouvailles analogues
à celles de Picpus : croix en fer forçant les victimes à tenir
les bras étendus, des haillons de forte toile qu'on nouait
derrière la tête au moyen de courroies de cuir ; des disci-
plines en fouet tressé et fil de fer, la plupart ensanglantées,
dans l'une desquelles une résille encore enchevêtrée, et,
dans la bibliothèque, des livres immondes.
Le colonel de la IS'' légion et le gouverneur du fort de
Bicêlre ont arrêté les Dominicains et plusieurs personnages
joLNXAL i;:; la commum: 339
suspects au couvent d.Arcueil-Cachan. L'autorité a des
preuTes que, sons prélexîde de secourir les blessés, ces
bons moines ^servaient d espions aux Versaillais, les rensei-
gnaient sur nos positions sti-atégiques et nos forces militai-
res et leur ont donné les moyens de presque réussite dans
la surprise de la redoute des fHautes Bruyères.
La cour martiale a été saisie de leur cas : les Domini-
cains ne sont pas détenus comme Monseigneur Darboy et
dautres à titre d'otnges, mais comme espions devant èlre
exécutés comme tuls.
Les églises, étant édifices municipaux, ont été réclamées
dés linstallation de la Commune pour lieux de réunion.
Tant qu'on a cru la conciliation possible entre Paris et Ver-
sailles, on n"a pas trop insisté sur ce point, mais dès les
premiers jours de mai. dans tous les quartiers, des citoyens
ont déclaré que, sans gêner personne, les temples po :p-
raient servir pendant le jour de lieux de culte, et le so r de
clubs, .\insi dit, ainsi fait. Le matin messes, baptèmL-s,
noces, c nfessions et enterrements, la nuit arrivée, on se
contente de fermer les chapelles, les chandeliers de bronze
doré, les crucifix de vermeil restent sur les autels et les
bouquets devant la Vierge et Saint- Joseph. Tout reste en
place. Seul, le banc des margniillers n'a plus le même
aspect : le Christ qui le surmonte tient en mains un dra-
peau rouge. Devant le banc, bureau de la Présidence,
siègent indifféremment, montent indifféremment dans la
chaire, citoyens et citoyennes. De même en Alsace, catho-
liques et protestants d'un même village s'entendent pour
célébrer leur culte dans le même temple à des heures diffé-
rentes.
11 s'en faut que les curés et desservants y aient mis de la
complaisance. Je crois que ceux de Saint-lloch tiennent
bon jusqu'au bout, et ont victorieusement repoussé les ciu-
bistes. 11 y a eu fort tirage à Saint-Suipice. J'ai sous 'es
yeux une pièce curieuse, la protestation des prêtres de
Saint-Niculas des Champs.
... c De tout ce qui 's'est passé jusqu'ici, rien n'égale le
scandale des scènes dont Léglise Saint-Nicolas est le triste
théâtre: Des clubs s'y tiennent avec l'autorisation des ^delé-^
gués d^ la mairie et en présence de plusieurs membres de
la Commune. Les sujets les plus scabreux y sont traité^
340 JOUnNAL DE LA COMMUNE
sans ménagement devant an auditoire composé en grande
partie de femmes et d'enfants. On y entend les blasphèmes
les plus audacieux, les impiétés les plus révoltantes contre
Dieu et la religion. Les acousations les plus odieuses et les
plus absurdes contre le clergé, cent fois réfutées, y sont
renouvelées du haut de la chaire, par des orateurs qui se
font gloire d'outrager ce que toute âme honnête, je ne dis
pas chrétienne, se fait un devoir de respecter. En un mot,
la plume se refuse à décrire le délire de licence et d'impiété
auquel se livrent des hommes qui, tout en proclamant la
liberté des cultes, outragent dans le lieu même qui leur est
consacré, les croyances des fidèles. Il est de notre devoir
de nous interdire tout exercice du culte dans la partie ainsi
profanée tant que ces scandales dureront et qu'une cérémo-
nie expiatoire n'aura pas eu lieu. C'est pour que l'opinion
publique inflige dès à présent à ceux qui en sont les auteurs
les flétrissures qu'ils méritent, que nous en livrons le
récit à la publicité »... Les prêtres de Saint-Xicolas des
Champs.
Ce qui avait si fort indigné les prêtres de Saint-Nicolas des
Champs, c'est que la question traitée dans leur église eût été
celle du divorce, pour la possibilité duquel citoyens et ci-
toyennes s'étaient unanimement prononcés. Or le divorce est
une abomination aux yeux de l'église catholique, laquelle
déclare le mariage un sacrement et un lien indissoluble.
Peu de théâtres ouverts. Presque personne n'y va. Le
moyen d'aller écouter une tragédie en cinq actes, des gau-
drioles ou des calembourgs quand nos murailles vibrent et
tremblent sous l'effort furieux des boulets de fonte et d'a-
cier. Si elles cèdent, si elles cèdent!...
Mais écoutons plutôt les discours patriotiques qui pro-
mettent la victoire, les harangues ardentes qui promettent
qu'au moins Paris combattra jusqu'à la mort. Avant de se
séparer, quelque voix mâle et vibrante entonne la Marseil-
laise ou le Chant du Départ, et des centaines de voix
emplissent les voûtes sonores de ces hymmes insolites. Ce
sont les cantiques de la Révolution française : religion-
contre religion, fanatisme contre fanatisme, disent les bour-
geois avisés qui ont encore assez de liberté d'esprit pour
aller rire plutôt au Palais Royal et goguenarder au Cha^
peau de paille d'Italie.
JOUHXAL DE LA CO.MMUXt: 341
Samedi 20 mai.
C'en est fait, c'en est fait: l'Assemblée souveraine a
donné sa ratiiication au traité. La France a donné le consen-
tement définitif à son ncK)rcelIement et à son déplacement.
La coupe dehonte est bue, nous en avons avalé les lies, toute
notre vie, nous aurons plein l'estomac de la potion nausé-
euse. Nous sommes désormais en paix avec l'Allemagne,
peut-être même les colonels prussiens sont-ils censés nos
amis, et nous n'avons plus même le droit d'être ennemis de
M. de Bismarck. 11 n'est plus permis de se haïr et de se mas-
sacrer qu'entre Français. Ce qui nous désarme vis à vis de
la Prusse, c'est le remords amer. Nous avons été frappés et
refrappés, nous avons été écrasés et encore écrasés. Plus
d'une fois nous avons cru que nous étions châtiés plus que
de raison ; nous avions pensé que nous pourrions enfin
nous relever de notre boue ensanglantée et nous redresser
sous l'insulte. C'était encore un reste de fatuité, encore un
débris de notre incorrigible vanité. Avouons-le : l'Empire
du Plébiscite méritait les désastres de Metz et Sedan, le
Gouvernement du 4 septembre méritait le Traité provi-
soire de Versailles, notre Assemblée méritait le Traité défi-
nitif qu'elle vient de signer. Tant vaut le maître, tant le
valet. La masse plébiscitaire était digne de l'Empire ; la
pseudo-république du 4 septembre n'a pas été trop déparée
par ceux qui la dirigeaient ; et il est impossible de le nier :
la grande majorité de l'Assemblée n'est autre chose que la
grande majorité de la France.
Tout de même, nous sommes une minorité qui protes-
tons et tenons bon malgré tout ; celte minorité, c'est Paris.
Ça nous est une joie douloureuse qu'on nous mitraille et
qu'on nous bombarde, ça nous est une preuve que le cœur
de la France ne s'est pas encore ossifié, que son cerveau
n'est pas encore ramolli, ça nous est une joie douloureuse
comme celles des convulsionnaires de Saint-Médard qui
criaient : Plus fort! plus fort encore! quand on leur assé-
nait une barre fer dans le ventre^ une joie douloureuse
comme^celle du pauvre monomane qui se racle les chairs
avec des tessons de verre et se coupe la gorge en criant
de bonheur.
Une Assemblée française eût pu s'épancher en un cri du
342 JOURNAL DE LA COMMUNE
cœur vers TAlsace et la Lorraine qui nous sont enlevées,
au moins eût-elle pu se taire comme l'i^ndromaque qu'Euri-
pide nous montre s'enveloppant d'un voile noir et attendant
les coups du lâche Ménélas et de la furieuse Hermione qui
vont lassassiner. Mais l'Assemblée de Versailles a discu-
taillé, ergotaillé. Son grand homme en miniature, M. Thiers,
a caqueté deux heures d'horloge, sautillant par ci, sautil-
lant par là^ gloussant, piaillant. 11 a émaillé son discours
de jolis mots, d'épigrammes, de malicieLises réflexions, il a
été agréable, spirituel, et même plaisantin ; comme toujours
il a été clair et gracieux et mesquin, la pensée la plus
frivole exprimée dans une admirable langue d'affaires. De
portée médiocre, il plaît aux intelligences médiocres qui
composent l'immense majorité des Français; égoïste à
plaisir chaque égoïste sympathise avec lui et reconnaît son
frère. Jamais il n'est plus plausible -que lorsqu'il ment,
jamais il n'est plus lucide que lorsqu'il fourvoie ses audi-
teurs. C'est en affectant de ne parler que d'intérêt, du simple
intérêt bien entendu, qu'il fait faire au pays toutes les
bêtises possibles. Le bourgeois adore Thiers parce qu'au
fond il le prise peu, parce que plus il tourne et retourne le
personnage, plus il est convaincu, et à bon droit, que le
petit bonhomme n'en sait pas et n'en veut pas plus que lui.
Donc M. Thiers a raconté des anecdotes, il a blagué le
général Chanzy, il a rappelé des traits de Talleyrand et de
Napoléon, il a parlé stratégie et métallurgie, d'un usinier
M. de Weridel, des frontières d'eau et de montagnes, il a
plaidé pour que la France troquât un morceau de terrain
du côté de Belfort contre un morceau de terrain du côté de
la forteresse du Luxembourg, qui n'a pour nous qu'un
intérêt politique, dit-il d'un air de pince-sans rire. La
Chambre approuve ce raisonnement à la majorité de
450 voi'x contre 100. C'était la seule partie du traité que
M. Thiers avait permis de mettre en question. D'abord on
n'avait pas le temps de discuter, M. Thiers avait attendu
jusqu'au dernier moment. C'est aujourd'hui, 20 mai, que
l'instrument de paix doit être remis à Francfort, revêtu des
signatures officielles. En soumettant le Traité à l'Assemblée,
M. Jules Favre a dit ingénument que la Prusse n'avait plus
le temps d'attendre. La commission chargée d'examiner
l'objet oublia de se réunir dans les trois jours, et ce fut la
JOURNAL DE LA COMMUNE 343
veille de la discussion qu'elle bâcla l'affaire en quelques
heures. Le rapporteur, M. de Meaux, un grand personnage,
car il est neveu de M. de Montalembert, de jésuitique
mémoire, n'a vu dans cette affaire qu'une bonne occasion
de récriminer contre la démagogie. « L'effort de la déma-
gogie au 31 octobre avait déjà compromis le succès de la
défense et de la paix. Depuis lors, le triomphe de la déma-
gogie au 18 mars a suspendu l'évacuation du territoire. Si
l'étranger est entré chez nous il y a neuf mois, c'est l'Empire
qui l'a attiré. — Oui, très bien — et s'il reste aujourd'hui
sous Paris, c'est la Commune qui l'y retient. » — Applau-
dissements, — et voici la conclusion du noble rapporteur,
elle est curieuse et montre à nu l'infatuation de ces imbéciles
qui Ise rengorgent encore dans leur vanité et ne se savent
pas deshonorés à tout jamais, qui, sourds aux menaces de
LAllemagne triomphante, sourds aux gémissements de la
France navrée et meurtrie, ne voient plus que l'objet de
leur haine, Paris, qu'ils veulent égorger:
« La démagogie qui travaille souterrainement depuis qua-
tre-vingt ans, depuis la Révolution française qui n'est que
démagogie, a rassemblé tous ses efforts pour engager une
lutte désespérée contre la société et la civilisation. Nous la
vaincrons, la démagogie, nous l'étoufferons. Alors la
France reprendra son rang dans le monde, et les puis-
sances qui nous ont délaissés rechercheront un jour notre
arbitrage ».
C'est donc entendu. C'est la démagogie qui a déclaré la
guerre à la Prusse. D'autres orateurs dans cette fameuse
séance s'en étaient pris à TEmpire. — Non, c'est la faute au
4 septembre, avocassait un avocat de Toulouse, M. Dupeyre,
Non! c'est la faute de l'Insurrection du 18 mars, croassait
de sa voix la plus rauque et la plus cassante le général
Chanzy, un ex-héros qui a été déjà jeté au rebut.
Le temps que les récriminations contre la démagogie
ont laissé de reste aux honorables, ils l'ont einployé à
savoir s'il était logiquement moins désastreux d'abandonner
les abords de la forteresse du Luxembourg ou les abords
de la forteresse de Helfort. Quelqu'un leur dit avec grand
sens: « Croyez-en les stratèges de Berlin, s'ils préfèrent le
Luxembourg, c'est que vous devez vous cramponner au
Luxombouro- ». Les or-énéraux de la Chambre et M. Thiers
JOURNAL DE LA COMMUNE
étalèrent à ce propos toute leur science. On pense que
cette question des frontières eût dû avoir été au préalable
étudiée à fond par les plénipotentiaires français à Francfort,
qu'on eût dû leur adjoindre de bons otTiciers d'Etat- major...
Pas du tout, M. Thiers jugea que les roueries de M. Pouyer
Quertier, un manufacturier normand de Normandie, et le&
avocasseries larmoyantes de M. Favre feraient contre-
poids suffisant à M. de Bismarck et d'Arnim, siégeant à
Francfort, au milieu d'un cénacle d'officiers, d'industriels
et de banquiers.
u La Commune, remarquait M. Henry Maret, vient,
dit-on, de découvrir un faussaire dans son sein et Ta
envoyé en prison. Au même moment le Gouvernement de
Versailles envoyait le sien à Francfort, non comme exilé,
mais comme son propre représentant. Chacun place son
faussaire comme il l'entend ».
Au dire de M. Thiers, la forteresse du Luxembourg n'a
qu'une importance politique. Elle est même énorme, eût-il
pu ajouter. ^L Thiers préfère Belfort: il veut y construire
force bastions, enceintes et redoutes. Au bout de dix
années, ce sera une place de premier ordre, dans laquelle
le général Ducrot, qui devait revenir mort ou victorieux de
la bataille contre les Prussiens, blottira une puissante
armée pour s'élancer sur l'Allemagne, car offensive il doit
y avoir, c'est l'opinion de ce puissant homme de guerre.
Mais de Belfort à Paris, il y a 500 kilomètres, et de Metz à
Paris, par le Luxembourg, il n'y en a que 200, moins d'une
douzaine d'étapes par le chemin des vastes plaines de la
Champagne.
M. Thiers n'a pas tout dit. M. Thiers aime à embastiller
les villes, il se fera un grand plaisir de construire redants,
redoutes et demi-lunes du cùté de Belfort, mais le roué n'a
pas tout dit. M. Thiers est protectionniste, et, de plus,
grand propriétaire des mines d'Anzin et des Fonderies du
\^al Dosne. Il a troqué une population moins nombreuse
pour une population plus nombreuse, mais en même temps
il débarrasse la France de riches gisements de houille, de
minerais de fer, de hauts fourneaux, et d'usines métallurgi-
ques en pleine activité. Ce sera autant de gagné pour
l'Allemagne, et autant de gagné pour le protectionnisme
Thiers, Pouyer-Quertier.
JOURNAL DE LA COMMUNE 345
Mais ce qui nous indigne davantage encore que ce tripo-
tage de stratégie et de métallurgie, c'est le brocantage
d'hommes, le troc de tant de Luxembourgeois contre tant
et tant d'habitants de Belfort. Quand même la France
bénéficierait à ce marché, il a été ignoble à elle de le dis-
cuter. Comme honneur elle eût dû plutôt se laisser tuer
peut-être que de se séparer de l'Alsace et de la Lorraine.
On les lui a arrachées, la plus grande honte en est à la
Prusse. Mais maquignonner villes et villages, des troupeaux
d'hommes et de femmes, c'est vil, ce serait à faire rougir
un Français si un patriote pouvait rougir encore. Oh ! que
la Commune triomphe pour sauver notre honneur qu'elle
triomphe pour sauver la France des gluantes étreintes de
la pieuvre d'infamie qui déjà l'enserre etl'empoisse, l'étouffé
et l'aspire !
Un festin très complet le jour même de la signature du
Traité fut offert par le bourgmestre Mumm à M. de Bis-
marck ; le Friedeiisengel {sic) l'ange de la Paix, se leva après
le dessert et, ventre plein, tête haute dans les festons et
guirlandes, dans les lauriers et feuilles de palmiers, il
résuma ainsi que suit les modifications introduites dans le
nouveau Traité :
« Nous avons considérablement renforcé les conditions
imposées. Nous nous faisons payer les cinq milliards en
moins de temps. Nous prolongeons la durée de l'occupa-
tion. Le paiement des premiers 500 millions se fera 30 jours
après la prise de Paris. Nous nous faisons livrer pour
300 millions seulement les chemins de fer de la Lorraine et
de l'Alsace, pour lesquels les négociateurs français avaient
demandé d'abord 800 millions ; le rabais n'est que de
500 millions. 11 nous eût été possible d'en rabattre encore
30 à 36 millions, mais, après tout, l'affaire a été décidée avec
ces messieurs d'une façon si honnête et coulante sa lionett
uîid culant que nous n'avons pas insisté. C'était bien plus
beau ainsi. 11 n'y a qu'une chose, qu'une seule chose à
laquelle les négociateurs français n'aient cédé, à un
désir bien pieux de l'Empereur d'Allemagne qui désirait
conserver la propriété des champs de bataille disséminés un
peu partout en France. Pour garder en nos mains ces
champs glorieux dans lesquels reposent nos héros, j'étais
autorisé à offrir de oTosses sommes. ^lais les Français n'ont
346 JOURNAL DE LA COMMUNE
pas voulu entendre raison, etj"ai été profondément afïïigé
de ne pouvoir exaucer le vœu de mon Impérial maître. »
Là dessus il se tut, le pauvre chancelier d'Allemagne,
et les assistants éclatèrent en vivats enthousiastes ; une
foule immense le raccompagina à son hôtel et de là à la gare
ou l'attendaient les musiques et les symphonies, un cortège
de dames parmi lesquelles la plus belle lui remit une cou-
ronne de lauriers avec des rubans aux couleurs de la ville
de Francfort.
En résumé, d'après les préliminaires de Versailles^ les
Prussiens devaient évacuer les forts sous Paris après le
paiement d'un demi-milliard. Grâce à MM. Thiers, Favre
et Pouver-Quertier, ils ne se retireront qu'après le paiement
d'un milliard et demi. Toutes ces centaines de millions
devront être payées en sept mois, en métaux précieux, or
ou argent, ou en billets des banques d Angleterre, de
Prusse, de Belgique et des Pays-Pas, la banque de PVance
étant seule exclue. La Prusse daignera encore admettre
quelques lettres de change sur Rothschild et quelques ban-
quiers allemands, mais de premier ordre et valeur comp-
tant. C'est-à-dirn qu'au principal, il faudra ajouter des
frais d'intérêt, agio, transfert, change, courtage et com-
mission.
Quant à l'entretien des troupes allemandes d'occupation
qui ne nous coûtent pas moins de deux millions par jour, il
s'agit de leur emplir largement, copieusement, abondam-
ment la vaste panse: au moindre retard dans les livrais'ons
d'argent, de viandes et liquides, le Prussien procédera à
des réquisitions, et cela, non seulement dans les départe-
ments occupés mais même en dehors de ceux-ci si leurs
ressources n'étaient pas jugées suffisantes. \ oilà donc le
Prussien investi du pouvoir de marauder à travers toute la
France et d'occuper militairement Lyon pour son pain.
Bordeaux pour son vin, Marseille pour sa bière et le Havre
pour ses cigares.
Le droit d'occupation est doublé d'un droit de surveil-
lance. Le Prussien ne sera pas obligé d'évacuer les forts de
Paris et les quatre départements environnants avant d'avoir
touché trois demi-milliards, ou d'avoir jugé le rétablisse-
ment de l'ordre, tant en France qu'à Paris, sulhsant pour
assurer l'exécution des engagements. De sorte que, jusqu'à
JOURNAL DE LA COMMUNE 347
concurrence de quinze cents millions, le Prussien reste le
gendarme, le maître et larbitre de la France.
En retour de tant de soins et de sollicitude, les Allemands
expulsés de France, même les espions les plus éhontés,
seront réintégrés dans tous leurs biens, droits et demeures.
Et la Prusse qui nous a massacrés sans pitié, sera dans
toutes les relations commerciales traitée par nous comme
la nation la plus favorisée.
Le Standard, journal anglais, ne comprend rien à ce
traité. « il est évident, dit-il, que cette dernière transaction
laisse la France dans une position plus désastreuse encore
que celle où elle se trouvait aux préliminaires de Ver-
sailles. » En effet, je ne crois pas que l'histoire moderne
fournisse l'exemple d'un traité de paix plus rigoureux dans
sa rédaction définitive que dans sa rédaction préparatoire ;
par courtoisie, par bon sens, par désir de conciliation,, la
forme première a toujours été adoucie, le vaincu a obtenu
quelques concessions.
« Tout cela paraîtrait inexplicable, dit le Standard si on
n'avait la clef de lénio^me : l'anxiété du Gouvernement de
o
Versailles de maintenir son pouvoir. ]\D1. Favre et Pouyer-
Quertier se sont rendus à Francfort avec l'intention bien
arrêtée de tout céder à M. de Bismarck, pourvu que celui-ci
leur accordât, à titre de compensation, la permission de
reconquérir Paris. Ils ont cédé tous les points disputés à la
seule fin d'empêcher les Allemands de se jeter entre eux
et l'objet de leur vengeance, Paris !
A Paris, nous disons aussi ce que dit le Standard : tout
céder à M. de Bismarck pourvu qu'il leur accorde les moyens
de reconquérir Paris. De fait il est inadmissible que « des
habiles négociateurs » tels que MM. Thiers, Favre et
Pouyer-Quertier, qui pouvaient s'en tenir aux stipulations
des préliminaires de Versailles et ne pas en bouger d'une
semelle, aient empiré de gaieté de cœur des conditions
déjà si ruineuses, si meurtrières, si hamiliantes. Avec ce
qu'on donne en sus, il y a quelque stipulation en sus. M. de
Bismarck a vendu, M. Thiers a acheté quelque infamie.
Hélas! rfous la pressentons bien, cette infamie, et INI. de
Bismarck qui a solennellement déclaré qu'il n'interviendrait
pas dans notre guerre civile, interviendra dans notre guerre
civile. Autour de Paris, les armées s'étendent. L'armée de
348 JOURNAL DE LA COMMUNE
Versailles nous enferme en un demi -cercle, Tarmée
prussienne en un autre demi-cercle, les deux demi-
cercles se souderont en un investissement fatal. Qui sait
la trahison qui se prépare ? Un vague effroi plane sur nos
âmes.
Chacun a remarqué avec une sinistre inquiétude que les
Prussiens ramassent leurs troupes de cinquante lieues à la
ronde, renforcent leurs positions, creusent des fossés, élè-
vent des retranchements. En même temps ils ordonnent à
la Commune de Paris, toujours en vertu des stipulations
signées par Trochu et Favre, de dégarnir d'hommes et de
canons les hastions qui leur font face, ils ne permettent
que 200 hommes au fort de Vincennes ; ils sont rigoureu-
sement informés de tous les faits et gestes des fédérés, ils
pourraient forcer une ou plusieurs entrées ; ils seraient à
la Bastille avant que nous n'ayons le temps de nous pré-
munir contre leur invasion. 11 est certain qu'avec une
honte de plus, Thiers et Favre ont préparé un mauvais
coup de plus. Quel sera-t-il?
Voilà donc où nous en sommes. Les Prussiens tout seuls
n'ont pas osé faire l'assaut de Paris, chaque jour mainte-
nant des Français le tentent, et peut-être des Français vont
monter cette nuit les échelles que leur tendront les Alle-
mands. Des Français, des Français comme nous, sacrifient
l'honneur de la France. Mais nous en reste t-il encore de
l'honneur? — ils shumilient dans la platitude, la vilenie et
la trahison pour n'être pas obligés d'écouter la conciliation,
pour n'être pas contraints de parler raison et bon sens, ils
baisent la botte sanglante et crottée du Prussien pour se
relever ensuite derrière son grand sabre et mordre Paris
au cœur ! Et penser qu'ils sont nos frères, nos frères enne-
mis, c'est vrai^ mais nos frères toujours; et que l'Europe,
qui assiste ahurie à ce spectacle sanglant, a le droit peut-
être de nous confondre dans la même horreur, en s'écriant :
« Ils sont frères ! » Mais qu'on le dise ou non, nous protes-
tons dans notre conscience indignée, car jamais, jamais il
ne nous est venu, ni dans la colère, ni dans le décourage-
ment, la pensée funeste de nous glisser derrière les Prus-
siens pour tomber sur les Versaillais !
Quoi qu'il en soit, advienne qu'advienne, nous ne bron-
chons pas, nous ne transigerons que loyalement et raison-
JOURNAL DE LA COMMUNE 349
nablement, la République étant sauve, la garde nationale
étant respectée.
En attendant le Traité est là, dûment signé, paraphé,
ratifié par l'Assemblée. Elle n'a été élue que pour l'aire la
paix ; maintenant que la paix est conclue définitivement,
que l'Assemblée s'en aille définitivement ! Comme tout
alors pourrait s'arranger à l'amiable! Mais l'Assemblée ne
s'en ira pas, car elle a fait ce traité là précisément pour ne
pas s'en aller.
Oublions-nous nous-mêmes, oublions nos vies et nos
destinées pour jeter un dernier regard sur ce traité, qui est
assurément une des pierres milliaires de l'Histoire. 11 laisse
la France abattue devant l'Allemagne, l'ancien équilibre de
l'Europe détruit, désormais les Etats graviteront dans de
nouveaux orbites. Non seulement la France est vaincue,
mais elle est mise désormais dans un état d'infériorité que
M. de Bismarck peut croire accablante. Une faut pas l'ou-
blier, quand Paris ne sera plus occupé par les Allemands,
il sera toujours par eux menacé ; les canons de ce qui fut
notre Metz sont chargés jusqu'à la gueule ; encore une
invention de balistique, et, de Metz, les obus de Metz pour-
ront écraser notre Panthéon. Entre Paris et Berlin, il y a
désormais des forteresses, un fleuve, des montagnes; entre
Berlin et Paris il n'y a plus qu'une plaine découverte.
Est-ce à dire que la France, en tant que nation, recon-
naisse la supériorité de l'Allemagne? est-ce à dire qu'elle
ait renoncé à l'espoir de jamais prendre sa revanche ? —
Non certes ; jamais les Allemands n'ont été autant méprisés
que depuis leur triomphe. Ils nous ont écrasés, mais ils
nous ont exploités, et malgré Fénormité de leurs victoires,
ils ont trouvé le moyen de rester pleutres et mesquins. De
l'aveu même de M. de Bismarck, ils ne nous ont lâché qu'une
trentaine de millions sur les incommensurables sommes
qu'ils nous ont extorquées. Ils ont fait la guerre pour la
patrie, pour la gloire, mais aussi pour le butin. Ce qu'on
prend en butin, on le perd en gloire, car on ne peut tout
avoir. Donc la France s'est humiliée, devant son ennemi,
mais son-ennemi, elle ne le respecte pas. Elle ne l'estime
pas, elle le haïssait avant l'éruption de la guerre civile, elle
le haïra sans aucun doute immédiatement après. Pourvu
que ces Français, toujours légers, frivoles, outrecuidants
3Ô0 JOUIÎXAL DE LA COMMUNE
quand même, ne veuillent pas prendre leur revanche
trop tôt!
Certes, ils ont de quoi réfléchir. Des châtiments aussi
cruels ne pourraient pas se répéter plusieurs fois ; après
celui-ci la France était déjà morte autant que vive. Pour-
quoi la France a-t-elle été ainsi liée vivante sur la roue,
pourquoi le bourreau luia-t-il asséné des coups de sa masse
de fer, pourquoi f
On dit que la France expie le plébiscite et le Coup d'Etat,
c'est vr-à; l'amputation de l'Alsace et de la Lorraine, c'est
la punition des expéditions de Rome et du Mexique; nous
avons pris loin, bien loin de Paris, la'Cochinchine. mais
près, tout près, nous perdons Metz. Nous avons pillé le
Palais d'été de Pékin, mais aujourd'hui nous devons compter
aux banquiers allemands cinq milliards et le reste.
La France expie donc la corruption bonapartiste ; mais
qu'était-ce que la victoire du Coup d'Etat ? — Si le Coup
d'Etat n'eût été que l'avènement d'une dynastie au lieu et
place d'une autre dynastie, il eût importé peu. Mais
c'était l'avènement d'une dynastie renversant une Républi-
que ; c'était la victoire de la bourgeoisie matant la Révolu-
tion, le triomphe d'une caste sur la nation, La restauration
bonapartiste a été la restauration de la bourgeoisie.
Sans doute, la République a été proclamée de nouveau le
4 septembre; ce n'était qu'une république de bourgeois,
c'est-à-dire de monarchistes plus ou moins parlementaires,
une république de libéraux, c'est-à-dire d'ennemis acharnés
de la Révolution. Ces libéraux ont été les dictateurs de la
France. Les Thiers, les Favre, les Simon, les Trochu, les
Fourrichon et compères ont empêché tout élan national
parce qu'ils n'auraient pu le suivre; quand il eût fallu
monter à l'assaut, ils se trouvaient perclus d'une jambu.
affligés d'un rhumatisme articulaire au bras droit, leur
cœur s'épanchait en catarrhes. Et voilà pourquoi nous
avons été vaincus : la bourgeoisie nous étouffe, elle nous
asphyxie toujours.
Au 31 octobre, au 18 mars, Paris a essayé de s'arracher
à ce régime funeste. Paris lutte toujours, Paris lutte
encore, il espère même la victoire; mais, autour de lui,
Lyon, Marseille, Toulouse s'insurgent et succombent; si la
bourgeoisie des réactionnaires et des libéraux — c'est tout
JOUnXAL DE LA COMMUNE OOl
un — remporte encore sur Paris — c'en est fait de la
France encore pour longtemps. Le régime de la bourgeoi-
sie, c'est la prédominance du capital sur le travail, de
rinstrument sur Touvrier, de la matière sur l'intelligence,
c'est par conséquent l'hypocrisie, l'exploitation, la débai;-
che et le crime, — et après le crime, l'orgueil, la folie, la
ruine et l'écrasement, f.a France est en mal d'enfant
depuis sa première révolution, elle doit accoucher de la
formule de l'organisation démocratique et sociale ou elle
doit périr. Que d'avortements déjà! Un tous les quinze
ou vingt ans, et chaque fois sa vie est en danger. On vient
de l'ai^iputer de IWlsace et de la Lorraine, c'est ce que lui
a coûté la grande victoire du Bonapartisme et de la bour-
geoisie, des Falloux, Morny, Thiers, Dupin. Si la bour-
geoisie trioîhphe encore dans un nouveau Coup d'Etat pour
lequel se seront fusionnés tous les jésuites et tous les libé-
raux, tous les bonapartistes parlementaires et républicains
bleus, la France sera-t-elle amputée cette fois de ses
mamelles, de ses yeux ou du cœur dans sa poitrine?
(Chaque victoire de la réaction, la France la paie du plus
pur de son sang. Schylock se tient à son côté avec son
couteau et ses balances : il me faut tant de pintes de sang,
tant d'onces de chair vivante !
Samedi 20 mai.
La question des otages à exécuter est posée maintenant
avec une terrible netteté, avec une affreuse insistance.
Après les exécutions des lignards, qui n'ont jamais discon-
tinué, après celles des gardes nationaux qui recommencent,
après le viol et l'assassinat partout racontés d'une ambulan-
cière du 105'' bataillon, après l'explosion des poudrières et
le cataclysme du Gros Caillou, la population demande des
représailles. Le Rappel publie à ce sujet un premier-
Paris tout effrayé. Le Salut Public prétend qu'à la Com-
mune, Amouroux a demandé qu'on fusille des otages, « en
commençant par les prêtres, puisque c'est d'eux que vient
tout le ma-l «. 11 y a un mois, M. Thiers n'a pas consenti à
faire relâcher Monseigneur Darboy et consorts, confiant que
la Commune n'oserait pas exécuter ses menaces à leur
endroit. ?»lonsieur Thiers vient encore de refuser l'échange
352 JOURNAL DE LA COMMUNE
Darboy-Blanqiii, parce qu'il n'existe plus au monde qu'une
seule loi, celle de la guerre... Mais homme sans cœur, la
loi de guerre te permet les échanges de prisonniers... Et
c'est précisément cette affreuse loi de guerre que peut
invoquer la Commune pour exécuter les otages !...
Aujourd'hui on lit dans le cri du Peuple de Jules Vallès,
membre de la Commune :
« Monseigneur Darboy.
« Nos lecteurs n'auront certainement pas oublié la
démarche que la Commune de Paris a autorisée, il y a
quelque temps, à Teffet d'obtenir de Versailles la njise en
liberté du citoyen Blanqui contre l'échange d\in certain
nombre d'otages détenus à Mazas, parmi lesquels se trou-
vent l'archevêque de Paris et son grand vicaire Lagarde.
« La Commune en effet, frappée de cette fatalité étrange,
que l'homme qui avait été condamné à mort pour la cause
de la Révolution et de l'idée communale, était séquestré
dans une prison ignorée, à l'heure même où cette Révolu-
tion était triomphante, la Commune avait décidé qu'il était
de son devoir de demander cet élargissement. Et contre la
seule personne de Blanqui^ elle avait offert l'archevêque
de Paris, son grand vicaire et sa sœur (1).
« On sait que M. Thiers a refusé.
« Aujourd'hui nous apprenons de source certaine que le
monde catholique et diplomatique s'est ému. Le citoyen
Nori 01, délégué du lord-maire de Londres, le nonce du
Pape et l'ambassadeur des Etats-Unis sontallés eux-mêmes
à Versailles, appuyer auprès de M. Thiers, la demande
précédemment autorisée par la Commune.
« De son côté, le citoyen Flotte, que son amitié pour
Blanqui avait déjà fait l'intermédiaire de la première négo-
ciation, est venu remettre entre les mains du chef du pou-
voir exécutif une nouvelle lettre pressante de Mgr. Darboy
et de M. le curé de la Madeleine, demandant au nom de la
religion, au nom deThumanité, au nom de la justice le con-
sentement de M. Thiers.
(( Le citoyen Flotte a eu avec M. Thiers deux longues
conversations, dans lesquelles le chef du pouvoir exécutif
de la République française a déclaré qu'il n'y avait plus
(1) Ces derniers relâchés par l'inlerveiition de Dombrowsky.
JOURNAL DE LA COMMUNE 353
à celte heure qu'une loi, la loi de la guerre. Et M. Thiers,
qui avait refusé la mise en liberté de Blanqui aux premières
demandes de l'archevêque, Fa refusée de nouveau à l'am-
bassadeur d'Amérique, au nonce du pape et au délégué du
lord-maire de Londres, en prétextant que l'élargissement
de Blanqui donnerait à l'insurrection un chef trop dange-
reux.
« Nous ne voulons rien ajouter à ces faits trop clairs par
eux-mêmes. Ils démontrent trop bien la haine impitoyable
des sbires de Versailles et le sort qu'ils réservent à Paris,
si Paris se laisse vaincre ».
Samedi 20 mai.
On va, on vient^ on vaque aux affaires courantes, on
compulse des répertoires, on inscrit en des registres. Un
peu plus loin des camarades sont au feu, des amis reçoivent
des coups de fusil. Avant-hier, les fédérés étaient envahis
au Couvent des Oiseaux par des forces versaillaises bien
supérieures ; ils n'ont pas voulu céder, ils ont péri presque
jusqu'au dernier, et, dans le dortoir où reposait naguère
l'aristocratie des filles de France sous l'aile des mères
jésuitesses, on a du sang jusqu^à la cheville.
Le soir après les fatigues de la journée, on se promène
sur le balcon, respirant l'air frais, regardant les étoiles, la
Poussinière, Algol, Altaïr et Aldébaran, l'inflexible Étoile
Polaire qui soutient l'axe du monde... Et de temps à autre
le ciel frémit de palpitations de lumière... ce sont les
éclairs des batteries qui parlent et se répondent de Ver-
sailles à Paris...
La nuit, on se couche comme à l'ordinaire, supposant
sans doute que le lendemain on se relèvera comme à l'ordi-
naire. On s'étend entre ses draps, on dort bienoumal.Etplu-
sieurs fois, le somme il est interrompu soit par quelque
détonation plus formidable que les autres, soit même par
le tambour battant la générale. Pendant que nous dormons,
cent cinquante mille hommes rôdent et guettent autour de
nos murailles avec échelles et pétards. Pendant la nuit,
vingt mille hommes ici, vingt mille hommes là se ruent à
l'assaut, et s'ils font trou, si nos braves gardes nationaux
surpris d'une façon ou d'autre, décontenancés par un des
23
354 JOURNAL DE LA COMMUNE
mille accidents de la guerre, ne parviennent pas à repousser
les hordes envahissantes, la ville est massacrée, la Révolu-
tion est perdue et le monde est livré aux horreurs d'une
réaction dont on ne peut prévoir le terme-
Dimanche 21 mai.
11 est certain que si Paris peut tenir quelque temps encore,
il lui viendra des secours. Contre Versailles altérée du
sang de Paris, la protestation de la province indignée se
fait de jour en jour plus hiute et plus forte, la protestation
se fait menaçante et impérative Si cela dure encore, la
province républicaine tiendra totalement la même conduite
que la franc maçonnerie parisienne, qui a été entraînée
dans la mêlée et qui, après avoir planté son drapeau de
paix entre les combattants, a dû tirer le glaive pour le
défendre contre les assaillants qui le mettaient en pièces.
Malgré llnterdiction violente par M. Thiers du Congrès
de Bordeaux assises du communisme et de la rébellion,
malgré les fureurs de M. Picard, et du Grand-Justicier
Dufaure, le patron de tous les bourreauxde France, le mou-
vement des conseils municipaux s'interposant entre Paris
et Versailles n'a pas discontinué un seul jour. Le lende-
main même delà note comminatoire de rO/^c/e/, les délégués
des conseils municipaux du département de l'Hérault, au
nombre de treize, se sont mis en route pour Versailles, por-
teurs des pétitions de 150 villes et communes, réclamant la
reconnaissance de la République par l'Assemblée et la ces-
sation de la guerre. — Sur le chemin, ils rencontrent un
général, le vaillant M. de Curtin, qui, à la tête de 300 sol-
dats les attendait à une station. Les treize citoyens furent
facilement arrêtés, emballés dans un train spécial, accom-
pagnés de gendarmes, revolver au poing. Ils furent dans
cet appareil conduits à Nevers, et incarcérés dans la prison
cellulaire. Pendant trois jours les représentants de l'Hé-
rault restèrentsous les verroux, sans être même interrogés.
Puis, sans aucune explication, le Directeur de la prison leur
annonça leur mise en liberté et, le registre d'écrou signé, il
leur ouvrit les portes. Les citoyens reprirent bravement
leur voyage, et, arrivés à Versailles, allèrent tout droit
sonner chez M. Thiers. Le chef du pouvoir exécutif leur fît
JOURNAL DE LA COMMUNE 355
répéter ce qu'il avait fait dire déjà plusieurs jours aupara-
vant à la députation du Havre, également chargée d'une
mission conciliatrice : « Je n'ai de temps que^ pour les
affaires sérieuses, je n'en ai pas pour une conciliation qui
est impossible entre deux termes inconciliables )>. Cepen-
dant les délégués de l'Hérault purent joindre Picard, dont
naturellement ils ne tirèrent rien de bon. A Paris par contre,
ils ont été accueillis à bras ouverts.
Après eux, nous avons vu les députés de Lyon, car le
congrès de Bordeaux ayant été interdit, les républicains de
province en ont immédiatement convoqué un autre à Lvon
qui s'est tenu le mardi, 16 courant. Voici les termes" de
l'appel :
« Il faut que la grande voix de la France s'élève et fasse
taire enfin celle du canon.
« Assez de sang répandu, assez de ruines, assez de
deuils! Faudra-t-il donc que des Français consomment
l'œuvre de destruction que la haine de l'étranger avait
rêvée et qu'elle semble n'avoir laissée inachevée que pour
nous réserver l'éternel remords de l'avoir accomplie.
« Paris n'est pas la Commune, mais, tout en désapprou-
vant ses excès, Paris veut les libertés municipales comme
base, de la République. La cause qu'il défend est celle de
toutes les villes de France. Comment pourraient-elles ne
pas intervenir dans un conflit où les intérêts les plus
précieux sont engagés? Quel esprit impartial pourrait
soutenir que leurs tendances, leurs aspirations sont réelle-
ment représentées dans l'Assemblée? Comment dès lors
n'auraient-elles pas le droit et le devoir de faire entendre
leurs vœux ?
« Ces vœux d'ailleurs ne sont-ils pas ceux du pays tout
entier? Les élections municipales qui viennent de s'accom-
plir peuvent-elles avoir un autre sens ? En dépit des
terreurs que la guerre civile pouvait projeter sur le
scrutin, ne crient-elles pas à l'Assemblée : paix et liberté!
C'est sous l'inspiration de ces pensées que Lyon a résolu
de former dans son sein un congrès où il invite toutes les
municipalités à envoyer des délégués. Ces délégués auront
à se concerter sur les meilleures mesures à prendre pour
faire cesser la guerre civile et affermir la République.
356 JOURNAL DE LA COMMUNE
(c Nous comptons sur votre empressement à répondre
à notre appel. D'une prompte intervention peut dépendre
le salut de la France et de la République.
(Suivent les signatures).
L'appel fut entendu. Plusieurs départements envoyèrent
à Lyon leurs délégués, malgré les efforts de l'autorité
qui, à Grenoble par exemple, avait dépêché cinquante
gendarmes pour empêcher la réunion préparatoire. Trois
autres congrès sont en formation, un à Lille, un autre à
Nantes, et même un troisième à Bordeaux. A Lyon, le
congrès devait se tenir le dimanche, mais empêché par les
ordres de Versailles, il ne put se réunir que mardi. Les
résolutions suivantes ont été prises :
« Au chef du Pouvoir exécutif de la République Française,
« A la Commune de Paris ;
« Les délégués, membres de Conseils municipaux de
seize départements ;
« Au nom des populations qu'ils représentent, affirment
la République comme le seul Gouvernement légitime et
possible du pays, l'automnie communale comme la seule
base du Gouvernement républicain ;
« Ils demandent :
« La cessation des hostilités;
« La dissolution de l'Assemblée Nationale, dont le mandat
est terminé, la paix étant signée ;
« La dissolution de la Commune;
c( Des élections municipales dans Paris ;
« Des élections pour une Constituante dans la France
entière ;
« Dans le cas où ces résolutions seraient repoussées par
l'Assemblée ou par la Commune, ils rendraient respon-
sables devant la nation souveraine celui des deux combat-
tants qui refuserait. »
Ont signé les délégués des départements suivants, etc.
Le cas prévu a été réalisé : à Versailles, les délégués
sont, après de nombreux pourparlers parvenus à être
reçus par MM. Thiers et Picard. Le chef du pouvoir
exécutif, redressant sa petite taille, enflant sa petite voix
et la gonflant d'insolence, a observé à ces délégués qu'ils
avaient été nommés en violation de son décret, qu'ils ne
JOURNAL DE LA COMMUNE 357
représentaient rien pour lui et qu'ils ne les écouterait pas.
Puisque le chef du pouvoir exécutif ne veut écouter ni
les représentations de Lyon ni aucune autre, que faire ?
Les délégués de Lyon déclarent vouloir provoquer une
réunion générale de tous les conseils municipaux de France
qui signifieront à l'Assemblée que son mandat est expiré
avec la signature de la paix, qu'ils ne sont plus rien et
qu'ils ont à s'en aller. Et si les députés ne veulent pas s'en
aller, heureux au milieu de leurs cinq cents canons et de
leur armée de 150 mille soldats, les conseils municipaux
feront néanmoins appel aux électeurs et les convoqueront
aux urnes.
Tout cela est très bien pour la cause de Paris, réellement
très bien. Pourrons-nous attendre le lent développement
des choses? Si la province avait compris, il y a un mois
déjà, ce qu'elle comprend aujourd'hui, nous serions tous en
joie et en liesse, l'ancienne Assemblée rurale eût été
renvoyée à ses bestiaux, une nouvelle eût été nommée et la
République serait sauvée !
Il y a quelques jours, à la date du 15 mai, Paschal
Grousset a lancé un appel aux grandes villes, appel qui
était un vrai cri de détresse. Ce cri, nous l'avons blâmé
dans une pareille cause, le désespoir même doit être
stoïque. « Qu'attendez-vous pour vous lever? leur crie le
délégué de la Commune aux relations extérieures. Qu'at-
tendez-vous pour chasser les infâmes agents de ce Gouver-
nement de capitulation et de honte, qui mendie et achète à
cette heure même, de l'armée prussienne, les moyens de
bombarder Paris par tous les côtés à la fois? Attendez-vous
que les soldats du droit soient tombés jusqu'au dernier
sous les balles empoisonnées de Versailles? Attendez-vous
que Paris soit transformé en cimetière et chacune de ses
nuisons en tombeau?
« Grandes villes, vous lui avez envoyé votre adhésion
fraternelle, vous lui avez dit : du cœur, je suis avec toi!
grandes villes, le temps n'est plus aux manifestes, le temps
est aux actes quand la parole est au canon. Assez de
sympathies platoniques, vous avez des fusils et des muni-
tions, aux armes! villes de France!
« Paris vous regarde; Paris attend que votre cercle se
serre autour de ses lâches bombardeurs. Paris fera son
^^^ JOURXAL DE LA COMMUNE
devoir jusqu'au bout. Mais neloubliezpas : Lyon, Marseille,
Lille, Toulouse, Nantes, Bordeaux et les autres!... Si
Paris succombait pour la liberté du monde, l'bistoire aurait
le droit de dire que Paris a été égorgé, parce que vous avez
laissé s accomplir l'assassinat! »
Toulouse et Marseille se sont levées, Marseille a même
été à moitié massacrée; depuis Lyon, Bordeaux. Cosne,
INeyers, Montpellier ont fait chacune*^ leur petit soulèvement,
mais dont aucun n'a abouti, les unes se sont lancées trop
tôt les autres trop tard : il est peut-être impossible aux
villes de provinces de se soulever avec ensemble. Ce
qu il eût fallu tout d"abord, c'est la Ligue des villes, tenant,
pour parler comme xM. Thiers. « les assises du commu-
nisme et de la réhpllinn i «
Dimanche 21 mai.
Encore un assaut qui vient d'être repoussé ; on nous dit
que c'est une sixième grande tentative des Versaillais. Les
huit jours après lesquels tout devait être terminé, au dire
de M. lliiers, sont expirés, après un septième, un huitième
ou un neuvième assaut, l'armée de Versailles se tiendra
sans doute pour satisfaite. Quant à l'armée parisienne, elle
n'est pas encore au bout de son courage, tant s'en iaut. Il
me paraît qu'elle est plus ferme et plus résolue, plus sûre
de la victoire que jamais. Jai toujours fait mes réserves
quand au succès final. J'ai toujours conseillé à la Commune
de tenir bon et de toujours tenir bon, de n'offrir aucune
transaction, en face des " provocations incessantes de
\ ersailles, néanmoins mon espoir a toujours été dans une
intervention des grandes villes parlant sévèrement à
l'Assemblée et réconciliant Paris avec le reste de la France,
Mais aujourd'hui, je commence à croire à une victoire de
Paris gagnée de haute lutte, je me sens gai, dispos.
Je ne suis point parmi les plus confiants, tant s'en faut,
mais il en est de plus ditficiles à rassurer : ceux qui, il y a
plus de six semaines, déclaraient impossible que Paris tint
encore huit jours de plus. Ils n'ont cessé de nous dire que,
chaque soir, avec les arrivages d'Allemagne et de la
province « la plus belle armée du monde » s'augmente
dun régiment au moins d'excellentes troupes"; que
JOURNAL DE LA COMMUNE 359
c'est par centaines et centaines que l'on compte les canons
de gros calibre amenés contre Paris; que^ devant les
points les plus faibles des murailles, sont amoncelés de
formidables amas de poudre et de bombes, de pétards, de
gabions et de fascines; qu'il n'y a pas de fort au monde,
d'enceinte capable de résister à des batteries tirant quatre
mille coups à l'heure, quand une armée de 200000 hommes
se tient prête, de jour et surtout de nuit, à se précipiter par
une des brèches... Et si on répond : eh bien oui, ces
formidables batteries ont tiré leurs quatre mille coups à
l'heure, et les plus braves troupes du monde ont tenté
l'assaut déjà plusieurs fois. Les prudents ne veulent plus
rien entendre, ils veulent toujours avoir peur.
Je ne suis pas sans inquiétude, mais il me semble que la
bataille ne peut pas être plus terrible qu'elle l'a été.
Plusieurs fois déjà, les Versaillais se sont cassé bec et
ongles contre nos murailles : ils ont démoli un fort, c'est
vrai, à peu près démoli deux autres, mais partout où l'on se
bat corps à corps, à Neuilly, Asnières, Colombes, depuis
trois semaines, on a avancé d'un côté et reculé de l'autre,
gagné ailleurs , et finalement on est toujours en d'aussi
bonnes positions qu'avant. Je ne crois pas qu'il y ait grande
stratégie là-dedans; je ne crois pas qu'aucun de nos géné-
raux se soit élevé à une tactique bien supérieure à celle de
rester en place et de ne pas faire de retraite en bon ordre
comme du temps Trochu. Mais il y a déjà deux mois que
cela dure, et « le tout est de durer » comme disent les Nor-
mands.
Par cela seul que les choses durent, elles s'établissent,
elles se tassent, s'ordonnent et se coordonnent. Certes notre
Gouvernement, partagé en deux camps, celui du Comité
Central, tel qu il existait le 18 mars, et la Commune pro-
prement dite, improvisée le 2 mars, est toujours comme
affolé, débordé par les nécessités de la guerre, ne sachant
quel milieu raisonnable prendre entre les rigueurs mar-
tiales, l'inflexible sévérité d'un vrai comité de salut public,
et les aspirations idéales vers une République modèle, et
au nom d'une Révolution faite pour le bonheur du genre
humain.
En dehors du Gouvernement de Paris, qui ne fait rien
pour consolider la situation et qui l'embrouille pour sa large
360 JOURNAL DE LA COMMUNE
part, Tesprit des partisans de la Commune se fixe, les
hommes apprennent à se connaître et, par conséquent, à se
classer. Peu à peu les services se régularisent, l'adminis-
tration s'épure, les fonctionnaires commencent à connaître
leur métier. Des commissions supérieures se forment, soit
pour la révision des marchés et fournitures, soit pour
l'examen des comptes et factures, soit encore pour traduire
en cour martiale les concussionnaires et fraudeurs, pour
rechercher et atteindre les cumulards d'appointements.
La différence entre les deux administrations est certai-
nement à l'avantage de Paris, qui a les travers de Tigno-
rance mais non pas les vices de la routine. Dans ce tohu-
bohu de la Commune et du Comité Central, d'hommes
médiocres dans leur grande majorité et représentant la
simple moyenne des électeurs parisiens et gardes natio-
naux, les mauvais sujets et chenapans ne manquent pas ;
mais quand on les a mis au pouvoir, on ne les a pas mis en
place quoique chenapans, et encore moins parce que chena-
pans, on les a pris parce qu'on les croyait honnêtes et
capables. Et quand l'un d'eux est soupçonné d'être mal-
honnête ou indigne, les collègues ne se gênent guère pour
le mettre en accusation, l'arrêter et le destituer.
Et comme de nouvelles élections nettoieraient tout ce
personnel, élimineraient nombre d'incapables et d'ambi-
tieux ! En République, et surtout dans des périodes aussi
critiques, il devrait être très facile d'entrer au pouvoir, non
moins facile d'en sortir ; quand un organe travaille et fatigue
incessamment, il -devrait se renouveler incessamment.
Lundi 22 mai.
Nous nous étions endormis dans la joie du sixième assaut
repoussé : les pessimistes eux-mêmes croyaient qu'en rai-
son de cette résistance triomphante, la province intervien-
drait enfin, pour imposer à Versailles une transaction rai-
sonnable. Les optimistes voyaient déjà, hélas! il serait trop
douloureux de dire aujourd'hui quelle était leur foi!...
Aujourd'hui on nous réveille au cri : « Les Versaillais sont
entrés. Ils sont au Champ de Mars, ils sont au Trqcadéro,
ils sont à l'Arc de Triomphe, ils sont aux Champs Elysécs,
et ils avancent toujours. Ils arrivent en masse. La trahison
JOURNAL DE LA COMMUNE 361
leur a ouvert toutes les portes. Ils disent eux-mêmes avoir
franchi lenceinte sans avoir tiré un coup de fusil. Les réac-
tionnaires vont leur livrer le reste de la ville. Une autre
poudrière vient de sauter. La fumée d'un énorme incendie
noircit le ciel. On ne sait ce qui brûle. »
Est-il vrai! La fin est venue?
Dans la rue, silence singulier. Quelques groupes çà et
là se parlent à voix basse. Au milieu d\m de ces groupes,
j'avise un jeune libéral, très libéral, qui naguère, courait
après moi pour me dire des choses aimables, je l'aborde :
— Eh bien! quelles nouvelles? — Il me répond, en me
tendant un bout de doigt, négligemment: — « Oh! ce que
vous savez. L'armée de Versailles a effectué son entrée hier
au soir. Elle a marché toute la nuit. Elle occupe tout un
côté de Paris. Elle aborde maintenant la place de la Con-
corde. Elle va vite, comme vous voyez ! »
Je le salue. Cet ongle de l'index qui m^avait été offert par
le jeune homme très libéral m'indiquait suffisamment quelle
était la chance de succès laissé encore au parti de la Révo-
lution.
Avec un ami, nous explorons le quartier. Nous descendons
par la rue des Saints-Pères avec l'intention de traverser le
pont. Arrivés sur le quai une balle siffle à nos oreilles. D'où
venait ce messager de mort? Nous regardons dans la direc-
tion indiquée parle bruit. Rien n'est en vue. Mais, retranché
derrière une de ses persiennes fermées, quelque bon bour-
geois « fait de l'ordre » à l'angle du pont, à l'instar de ces
braves Marseillais qui canardent les moineaux du fond de
leurs bastides.
Nous poussons dans ce massif des rues de l'Université,
de Lille, de Yarennes, Dominique et Grenelle-Saint-Ger-
main. Nous aurions voulu entrer au Ministère de la guerre
ou de l'Instruction publique, mais nous sommes arrêtés par
des barricades de gardes nationaux : « On ne passe pas ! »
Nous comprenons que ces Ministères sont déjà occupés par
les Versaillais. Nous rebroussons chemin. A quelques
angles de rues, on ébauche des simulacres de barricades ;
mais les hommes qui y travaillent ont des figures inquiètes,
sombres et soucieuses. Il n'est pas difficile de discerner,
par contre, la jubilation intérieure de tous ces concierges,
boutiquiers, marchands d'articles de sainteté, dévots et
362 JOURNAL DE LA COMMUNE
dévotes qui composent le fond de cette population. Leur œil
vous mouchardait déjà pour vous dénoncer au futur gen-
darme et au premier policier. Ils ricanent de la consterna-
tion du prochain, un sarcasme haineux et triomphant per-
çait sous leur air contrit et sous leur masque d'humilité
béate et confortable.
Les essais de résistance se font au hasard : ne vient pas
qui ne veut pas, vient qui veut, où il veut, et comme il veut.
Nul ordre. Absence de direction générale, la surprise est
complète; l'ennemi a pénétré dans le camp à lïmproviste.
On ne pouvait se défendre contre l'évidence : la rive gauche
était indéfendable contre les Yersaillais. Les alentours de
l'Ecole ^Militaire et des Invalides ont toujours été bonapar-
tistes ; de là on passe dans les hôtels et jardins du noble
faubourg Saint Germain, nichée de légitimistes; viennent
ensuite les jésuitières de Saint-Sulpice, de l'Abbaye, de
Saint-Etienne, de Sainte-Geneviève et de la rue Lhomond,
sans compter les universitaires de la Sorbonne et du Jardin
des Plantes, ralliés aujourd'hui autour de la bannière cléri-
cale... Et les étudiants du quartier Latin? — Ce sont des
universitaires en herbe ; ces futurs avocats et magistrats,
professeurs en médecine et docteurs patentés, ne sont, ne
peuvent être, sauf de très nombreuses exceptions, que
des bourgeois futurs ; ' aussi leur avons-nous vu refuser
adhésion à la Commune qui leur offrait la Fédération des
Ecoles et la réorganisation de l'Enseignement Supérieur,
ainsi et comme ils l'entendraient. Dès que les boulets éra-
fleront les pavés, le lion du quartier Latin ne secouera point
sa blonde crinière, il ne rugira point son redoutable rugis-
sement, mais il se réfugiera dans la fraîche grotte de la
Source, à la fontaine de bière, où viennent se désaltérer les
biches... Certes, les Versaiilais peuvent, ce matin, aller
tout de go, depuis l'Ecole Militaire et la gare Montparnasse
jusqu'à la gare d'Orléans et rejoindre, de ce côt'é-là, les
Prussiens, leurs nouveaux amis.
Et sur la rive droite ?
— Sur la rive droite, la confusion est moindre. Les for-
teresses des Tuileries, du Louvre et de THôlel de Ville, la
place Vendôme, la Bastille, la caserne du Prince Eugène
sont pour la garde nationale de solides points de résistance,
Sans doute, la population de tous ces quartiers riches et
JOURNAL DE LA COMMUNE
36a
commerçants est républicaine tout au plus, et nullement
révolutionnaire ; mais le terrain n'est pas miné en dessous,
comme de l'autre coté de la Seine. Et puis, on se sent ici
sous le feu des rousres de Batio-noUes et de Montmartre, de
Belleville et de Ménilmontant.
La physionomie de l'habitant diffère notablement suivant
les quartiers ; et il faudrait être Parisien pour trouver quel-
que intérêt à une description politico-géographique des
divers arrondissements. En général, on peut dire qu'à
Paris le thermomètre républicain et révolutionnaire monte
et descend suivant les altitudes du sol au-dessus du niveau
de la mer. Le plan des égouts pourrait, avec de légères
modifications servir de carte politique. La grande ligne de
dépression est la Seine et le centre les Tuileries.
Une légende se répand : c'est que les gardes nationaux
exécutant un mouvement tournant, auraient repris les
portes d'entrée et que les Versaillais, ayant leur retraite
coupée, seraient maintenant pris entre deux feux. Légende
comme nous n'en avons que trop entendu pendant le
siège.
Néanmoins il est de fait que les Versaillais n'ont pas su
ou n^ont pas voulu profiter de l'immense avantage d'une
surprise qui leur livrait Paris presque sans coup férir. Con-
tournant la place de la Concorde et la Madeleine, ils se
sont emparés de la gare Saint-Lazare, ils ont suivi le
chemin de fer jusqu'au nouveau collège Chaptal que leur
a livré un bataillon de la garde nationale ami de l'ordre,
lequel bataillon tire des fenêtres sur les camarades de la
ville. Les soldats versaillais se sont avancés en bas jusqu'à
l'église de la Trinité qui commande la chaussée d'Antin ;
mais ils n'ont pas le bloc de maisons intérieures. Un ami
me raconte avec une admiration enthousiaste comme quoi
il a vu dans la rue Ferme des Mathurins des gardes natio-
naux élever une barricade sous le feu même de l'ennemi. 11
y avait déjà en travers de la rue une ligne de pavés, trois
grès et pas davantage, superposés. Couchés de leur long,
des hommes avaient organisé une chaîne de pavés dont ils
surélevaient leur fragile abri, tandis que des compagnons
échangeaient avec les Versaillais des coups de fusil. Et cela
tranquillement, sans phrases, sans même chanter : Mourir
pour la patrie... calmement et sobrement... A ce propos^
364 JOURNAL DE LA COMMUNE
toute la journée, j'ai eu Toeil sur les ivrognes, et, dans mes
pérégrinations, tant sur la rive gauche que sur la rive
droite, je n'ai vu que deux hommes pris de vin et un qui
faisait semblant de l'être.
Du Boulevard des Capucines, j'ai entendu tirer dans les
rues mêmes, dans l'enceinte sacrée de la ville, le canon de
la guerre civile. C'était tout près : des boulets se dirigeaient
contre le grand Opéra. Le premier coup me serra à la gorge.
J'en éprouvait une douleur physique, comme à la fusillade
du 22 janvier, ordonnée sur la place de l'Hotel-de- Ville par
M. Chaudey agissant pour compte de MM. Favre et Trochu,
le canon tonnant dans nos murs et portant des messages de
Français à Français !
Sur tout mon parcours de la Madeleine au Château d'Eau,
sur les boulevards, plus désertés des passants qu'ils ne
l'étaient au temps jadis de deux à trois heures du matin,
quelques gardes nationaux de bonne volonté improvisaient
des barricades. Aucune animation jusqu'aux portes Saint-
Denis et Saint-Martin qui font la ligne de démarcation
eutre les quartiers riches et les populaires. On y allait
de bon cœur à la porte Saint-Martin, des citoyens faisaient
la chaîne de pavés, d'autres arrêtaient les passants : Citoyen,
Citoyenne, à l'ouvrage ! Ce que les enfants accomplissaient
de travail était vraiment étonnant ; des garçons se mettaient
à deux ou trois pour desceller un pavé que portait ensuite
un moutard de cinq ou six ans fléchissant sous le poids du
fardeau : des gamins perchés sur la muraille remplissaient
l'office de maçons et même d'architectes ; tous ces échappés
de l'école étaient heureux et fiers de jouer — c'est bien là
le mot — leur rôle dans la guerre civile.
La nuit, je remonte le faubourg du Temple. Avec une
activité fiévreuse, on y accomplit d'immenses travaux. Les
hommes creusent et fossoient, des femmes veillent à côté,
armées d'un fusil avec bayonnette.
jMardi :23 mai.
Je ne suis pas. rentré coucher hier soir chez moi, de peur
de me réveiller captif des Yersaillais. J'ai préféré passer la
nuit avec des amis du faubourg du Temple, afin de me
réchauffer de leur enthousiasme et de retremper mon âme
JOURNAL DE LA COMMUNE 365
attristée au contact de leur mâle et âpre volonté. Et puis,
c'était sans doute visite d'adieu pour plus d'un. Nous sommes
des marins dont le vaisseau fait eau pendant la tempête et,
de quart d'heure en quart d'heure, coule toujours plus bas.
Accoudés sur le gaillard d'avant, nous regardons les vagues
qui du fond de l'horizon accourent en hurlant, écumant de
rage. Sera-ce la première qui nous emportera dans le
sombre bas-fond ou la seconde ? — Non, ce sera plutôt
la quatrième qui pointe par là-bas... De même dans cette
mer bouleversée de Paris... peut-être aujourd'hui nous
faudra-t-il mourir... peut-être demain... peut-être après-
demain... N'importe, ce n'aura pas été en vain... Et quand
même ce serait en vain î La nature est avare de fruits et
prodigue de fleurs. Pour un arbre qui vient à bien, que de
boutons avortés, que de fleurs brûlées et desséchées, que de
fruits tombent avant leur maturité ou après leur pourriture ;
aux graines que d'accidents, et parmi les jeunes pousses,
combien sont brisées, combien sont broutées et foulées !
11 disait vrai, le pauvre Girondin qui s'écriait mélancoli-
quement avant d'être guillotiné : La Révolution est
comme Saturne, elle dévore ses enfants ! — Oui certes, mais
comme Saturne et Baal Moloch, elle les dévore pour les
faire renaître ; elle fait les cadets avec la substance des
aînés... On trouve que le jeu n'est pas profitable et qu'il
vaudrait mieux naître une bonne fois pour rester toujours
vivant ? Bah ! cela nous mènerait au régime de l'huître
incrustée dans son rocher. Et puis, telle est la loi de la vie.
Protester contre la loi, c'est protester contre la vie même,
à laquelle nous tenons puisque nous la regrettons. Accep-
tons la nécessité, acceptons cette chose mystérieure dont le
côté lumineux se nomme la vie, et dont le côté sombre se
nomme la mort : Puisque nous aimons la vie telle quelle,
ne la querellons pas telle quelle ! Allons de l'avant, allons
tant que ça pourra.
A Belleville, grand mouvement. On est sérieux, mais pas
sinistre du tout. 11 est certain que dans les bas côtés on
distingue sans trop de peine un découragement amer et
profond, mais ceux qui vont et viennent, se comportent viri-
lement, animés, résolus, leur démarche est ferme et fière,
leur parole nette et vibrante, pas bruyante du tout. Dans
une compagnie qui allait se poster derrière une barricade,
366 JOURNAL DE LA COMMUNE
l'ai vu une femme marchant au pas sans mot dire. Elle
portait le fusil, le père tenait l'enfant dans ses bras. Ah !
Thiérs, petit Thiers, et vous, Messieurs Jules Favre et
Jules Simon, qne je vous méprise!
Fantaisie méprit, je ne sais pourquoi, d'entrer au sommet
du coteau de Belleville, dans l'église néo-gothique, style
patenté, rigoureusement conforme aux règlements les mieux
autorisés. C'était vers les dix heures, la nef était remplie
de néophytes, garçons et filles, auxquels un jeune vicaire à
moustaches — ce vicaire est un libéral sans doute — expli-
quait les mystères du catéchisme catholique, apostolique
et romain. Le docteur élucidait aux intelligences naïves ce
que peut être l'enfer — réservé aux impies et aux révolu-
tionnaires, vous savez, — il faisait comprendre l'éternité
par la comparaison, si neuve, des siècles avec les grains
de sable sur le bord de la mer...
Mais on ne manquera pas de raconter que, dans l'affreux
Belleville, on a, pendant les deux mois d'une anarchie sans
exemple, infligé à l'Eglise une persécution dont les horreurs
sont tout au plus comparables à celles exercées par les
Gallus et les Domitien.
Du haut de la Butte Chaumont. sur laquelle on met des
canons en batterie, la vue sur Paris me rappelle, par sa
grandeur imposante, celle qu'on a du Mont Salève sur
Genève, le lac et la vallée du Rhône. Est-ce beau, est-ce
laid ? Je ne sais, mais le spectacle est splendide, et on le
contemple le cœur serré. Parmi les nombreux spectateurs
qui regardent avec leur longue vue, les paroles sont rares,
et brèves. Au rayonnement d'un soleil splendide, la masse
des toits n'apparaît plus que d'un brun noirâtre. Quelques
lanternes et fenêtres irradient en plusieurs points une
lumière éblouissante. Paris s'étale à nos pieds, vaste plaine
rocheuse, immense fourmilière plutôt, dans laquelle pailles
et brindilles représentent des clochers, des colonnes et des
arcs de triomphe. Mais dans ce fouillis humain, dans ce
conflit sanglant des passions acharnées, nulle part, l'homme
ne se voit directement, il est trop petit par rapport à la
masse. La présence de ce fier et terrible insecte ne se révèle
que par des fumées blanches, bleues ou noirâtres. Les
blanches proviennent de la poudre en explosion, canon-
nades et mousqueterie ; nous avons vu les bombes et obus
JOURNAL DE LA COM3IUNE 367
des Yersaillais en allumer quelques-uns, les plus considé-
rables, celui du Ministère des Finances qui brûlait déjà
depuis hier matin, le Ministère de la Guerre brûle aussi. Le
parti de l'Ordre l'ait son entrée avec la bayonnette qui tue,
l'obus qui fracasse et la bombe qui incendie. Contre les
Prussiens, j'eusse eu peut-être la force de m'irrite r, aujour-
d'hui de Français à Français, je regarde, je constate et me
tais.
Quant à suivre les péripéties de la lutte, c'est impos-
sible pour un spectateur ignorant de stratégie et, de plus,
fort mal rensigné sur les positions des parties. Je distingue
seulement que Montmartre est attaqué de trois côtés à la
fois, et je ne crois pas qu'il soit longtemps tenable. Après
Montmartre, les Buttes Chaumont, sur lesquelles nous
nous tenons, puis Be-leville, puis le Père Lachaise, et après,
ce sera fini, et nous retomberons dans la nuit. Cela se
devine, mais ne se voit pas. Meurtres et tueries se font
dans l'ombre, et le hurlement des batteries ne se perçoit
que semblable au japement des chiens dans les fermes
lointaines.
C'est ainsi que je contemple d'un œil sec un des plus
horribles spectacles que l'homme puisse voir, autant du
moins qu'il peut discerner la scène d'action sur un théâtre
si vaste. Sur un événement qui décidera sans doute pour
quinze ou vingt autres années de la marche et de la direc-
tion des idées, l'Histoire portera un jug'ement terrible. En
face de cette immensité, en face des énormes écroulements
qui se préparent, on s'étonne qu'on puisse désirer être un
des acteurs du grand drame social, et on sent combien est
vaine, combien est ridiculement impuissante la volonté
d'un individu, l'effort d'une conscience droite voulant
intervenir dans ces gigantesques cataclysmes !
A la barricade, en haut de la rue Lafayette, j'ai été mis
en arrestation par un groupe de braves gardes nationaux
qui trouvaient, et avec raison, que mon laissez-passer est
insuffisant. On m'avait vu porter des pavés à plusieurs
barricades, on se demanda si peut-être une apparence de
bonne volonté ne cachait pas de l'espionnage. — Je ne
protestai nullement de mon affection pour la Commune, et
d'un autre côté, je ne me fâchai point, me bornant à
repondre simplement et poliment aux deux ou trois offi-
368 /JOURNAL DE LA COMMUNE
ciers qui vinrent examiner mon cas. Il parut digne d'être
déféré au Commissaire de police de Tarrondissement.
Deux gardes nationaux se mirent à mes côtés, et nous
marchâmes, moi gardant le silence, eux ne faisant point de
questions indiscrètes. — L'un d'eux s'offrit à nous suivre
pour que je n'eusse pas l'air d'être en arrestation. Je le
remerciai : pourquoi cacher la vérité? « En route, on nous
requit de porter des pavés à une barricade en construction ».
J'en ai déjà trop porté. Mes acolytes avaient soif, ils s'arrê-
tent devant un marchand de vins de leur amis et m'offrent
une trinquée. Je refuse, mais ils y mettent de l'insistance
et j'accepte de Teau sucrée, tandis qu'ils prennent du vin
trempé d'eau. Nous trinquâmes sans mot dire, ils ne me
laissèrent pas payer.
Au commissariat de police quand mon affaire se présenta
à son tour, elle est racontée brièvement et à voix basse
par mes compagnons. Le citoyen commissaire fronce le
sourcil, m'adresse quelques questions auxquelles je réponds
discrètement — et Tarrèt est prononcé : « Attendu qu'aucun
fait n'est articulé contre le citoyen muni de papiers insuffi-
sants, le citoyen peut passer son chemin, il est libre ». Je
salue, remercie du geste et m'en vais sans mot dire. Ma
captivité ne dura guère plus d'une heure.
L'incident n'est pas relaté à cause de son importance
biographique, mais comme détail pouvant servir à fixer la
physionomie de l'ensemble. A chacun de raconter ce qu'il
a vu.
Je remonte par les boulevards vers la Bourse. Les physio-
nomies étaient sombres. Je rencontrai néanmoins un groupe
de réactionnaires qui riaient à gorge déployée de je ne sais
quelle histoire de Chinois. Dans les kiosques, il n'y avait en
vente que trois journaux réactionnaires racontant comme
quoi notre vaillante armée avait déjà exterminé cette horde
de bandits presque sur tous les points. En sus, la Vérité,
qui eût été tout à fait réactionnaire sans son inimitié contre
les frères Picard, appelait sur les têtes des membres de
la Commune le juste châtiment auquel ils ne peuvent
échapper. En dernier lieu le Rappel qui, en ce moment
critique, déclarait être contre l'Assemblée mais ne pas être
pour la Commune, et rééditait en gros caractères une
vieille page de Victor Hugo à peu près incompréhensible.
JOURNAL DE LA COMMUNE 369
Huit joars après le Rappel et la Vérité, plus osés qu'ils ne
croyaient être, ont été punis de leur criminelle audace et
tous leurs rédacteurs dont on a pu se saisir ont été mis en
prison.
Je n'avançais pourtant qu'avec peine; à chaque barri-
cade, je devais exhiber mon laissez-passer, et, craignant
que le manque de carte d'identité ne finit par me jouer un
mauvais tour, je me décidai à clore mon voyage d'explora-
tion de quartier en quartier, de barricade en barricade.
Du pont de Bercy, qu'il est beau, ce. soir, le soleil cou-
chant !
Les eaux vertes coulent lentement et vont doucement ;
les balises, les mâts de navires, les arches cintrées se
réfléchissaient avec netteté dans leur miroir tranquille. Au
dessus des insondables profondeurs d'un ciel calme et
lumineux, il tombe sur le fleuve, il tombe sur la ville une
rosée d'or et d'argent, une pluie de perles opalines et
irisées, une poussière orangée, les monuments se profilent
dans des vapeurs légèrement violettes, les tours massives
de Notre Dame, la fière colonnade du Panthéon, toujours
surmontée de son drapeau rouge, le campanile de Saint-
Etienne du Mont, le beffroi de Saint-Jacques.
Aces brumes liliacées, à ces suayesjeux de nuances, à
ces harmonies grandioses de lumière et de couleur se mé-
langent ça et là d'épaisses vapeurs noirâtres, ce sont des
fumées d'incendies, ici, là, plus loin, un peu partout.
Et dans ce calme auguste et profond, en prêtant bien
l'oreille, on distingue des bruits lointains qui flottent dans
la vaste étendue du ciel lumineux, le chant du clairon,
l'appel du tambour, le sifflement de la fusillade et le crépi-
tement des mitrailleuses. Mais ces bruits sont si faibles, si
faibles, c'est à peine si on ne les confond avec le bruisse-
ment des moucherons, le doux murmure de la brise et du
flot qui se heurte mollement contre la berge et se plaint du
léger effort.
^lercredi 24 mai.
Il était encore grand matin quand a passé une ronde
ordonnant de fermer les croisées et d'ouvrir les persiennes.
Les gardes nationaux se plaignent avec colère que, parles
24
370 JOURNAL DE LA COMMUNii
fenêtres entrebaillées, on leur ait tué traîtreusement beau-
coup de monde.
Un homme de la ronde monte dans l'appartement que
j'occupe. Il vient chercher mon ami, le maître de la maison^
pour lui enjoindre de prendre poste dans la barricade qu'on
a construite à côté. Mon ami exhibe qu'il a plus de 40 ans
et qu'il a du reste une dispense l'exemptant de la garde
nationale pour raison d'un autre service. C'est bien ! dit le
fédéré, et, sans insister davantage, il s'en retourne à sa
barricade.
J'étais moi-même hors de question : une blessure à la
main droite m'incapacise de manier mon fusil. Aucune
invitation ne me fut adressée, bien que je fusse à côté dans
la chambre entr'ouverte. Si l'homme m'eût dit : Vous ne
pouvez combattre, mais vous pouvez vous faire tuer pou
la République démocratique et sociale, je ne sais vraiment
ce que j'aurais pu, ce que j'aurais dû répondre. Je crois
mieux faire en vivant pour elle — c'est plus sage, plus
prudent et plus utile — mais tout un tas de bonnes raisons
n'empêchent que je me suis senti petit et mal à mon aise à
côté de l'homme qui, sans mot dire, s'en va mourir pour
celle que j'aime.
C'est encore là un incident personnel. Je sais qu'ailleurs
des gardes nationaux ont de force enrôlé dans leurs rangs
des bourgeois et jeunes gens qui certes ne se souciaient
nullement d'une mort héroïque, mais avant de répéter ce
que j"ai lu ou entendu dire, je raconte ce que j'ai vu.
La rive gauche que je croyais intenable, résiste toujours,
il faut que les fédérés aient déployé une vigueur inattendue,
de ce côté là. Nous sommes à mercredi, et la surprise a eu
lieu dimanche.
Au dessus du nuage de fumée, au dessus des incendies,
s'élève tranquille et importante la colonnade olympienne du
Panthéon, toujours surmonté de sa rouge banderolle, cause
de tous ces dégâts et massacres.
Tout d'un coup, les fumées qui entourent le Panthéon
s'épaississent et montent en noirs tourbillons... Encore un
grand incendie... celui des nombreuses baraques d'ambu-
lance dans le jardin du Luxembourg... Cela dure une heure
peut-être, puis on entend une explosion formidable, une
trombe nouvelle de fumée jaillit au dessus des amoncelle-
JOUnXAL DE LA. COMMUNE 371
ment de fumée... c'est la poudrière du Luxembourg qui
saute avec ses balles, ses cartouches, ses engins meur-
triers. Nous avons notre maison tout près avec des enfants
dedans. Maison, amis, parents, enfants, est-ce que tout
cela existe encore ?
De nouveaux nuages, d'autres vapeurs opalines surgis-
sent et se développent. Ce sont d'autres incendies. On en
compte distinctement cinq ou six grands. Quant aux petits,
ils sont trop nombreux. Qu'est-ce qui brûle?
Tout, nous répond-on. D'abord le Ministère des Finances,
c'est par lui que les Versaillais ont commencé. Brûlent les
Tuileries, le Louvre, le Luxembourg, l'Hôtel de Ville, les
ambulances du Sénat, les grands mag^asins de nouveautés
dans les rues du Bac et de Kivoli. Tout brûle, les Versaillais
ont commencé, les fédérés ont continué. Exaspérés de ce
qu'on leur aurait tué du monde en tirant de derrière les
fenêtres, ils auraient allumé les magasins du Petit Saint-
Thomas, les rues de Lille et de Verneuil, siège de la haute
aristoc:itie rurale.
Nous en sommes donc venus là. Nous nous faisons la
guerre entre concitoyens à la façon des Dacota et des
Delaware se brûlant réciproquement leurs villages. On
contemple ce spectacle d'horreur avec une froide désespé-
rance avec un sang-froid méprisant. Brûle ce qui brûle :
Précipités au fond de l'abîme, plongés dans le gouffre des
désastres, quand on troue tant de poitrines vivantes, quand
on écrase tant de cervelles qui pensent, quand nous étouf-
fons dans une mer de sang, que nous font encore monuments
et statues, livres et tableaux, paperasses et tapisseries !
Brûle ce qui brûle ! Quand une armée de deux cent mille
baïonnettes, avec cinq cents canons et obusiers se ruent sur
nos quartiers, quand la horde des bonapartistes, cléricaux,
orléanistes et libéraux combinés s'acharnent sur notre
infortunée Fiépublique démocratique et sociale; quand
la France se suicide de ses propres mains, que nous font
quelques joyaux de moins au collier de Paris qui expire !
Quand on a perdu « les causes de la vie » ainsi que
s'exprime Lucrèce, on voit que le bonheur est peu de
chose, et qu'il tient à peu de chose. Quand la racine maî-
tresse est coupée, tronc et branchages tombent volontiers.
Flottants comme la malheureuse méduse échouée sur le
372 JOURNAL DE LA COMMUNE
rivage, notre volonté est inutile, nos efforts sont vains,
notre espoir est ridicule, et le bon sens est absurde. Quand
le flot la soulève, la méduse agite sa masse confuse, bras,
rubans et tentacules grouillent et remuent, puis retombent
dans le vide, inertes et paralysés. Nos petites existences
sont portées par de grands événements. Maintenant la
vague ramène le mollusque à la grande mer, source de vie;
maintenant la vague le rejette sur le roc contre lequel elle
le brise, lambeau par lambeau. Nous ne sommes qu'un
accident perdu dans Fensemble. Ce qui nous est personnel
et individuel, ce qui est vraiment nous est mesquin, somme
toute, et sordide. Mais quant à la vie générale, quant à
limmense histoire universelle, qu'elle nous touche, et vous
saurez qu'elle est aveugle, qu'elle est cruelle !
Nuit de mai splendidement belle, d'une beauté de Gor-
gone et d'Euménide.
La lune brille avec une douce majesté dans les vastes
cieux. La Seine apporte des paillettes d'argent dans un lac
d'or pâle. Un vent doux et frais se glisse çà et là en frôlant
les feuilles palpitantes et les fleurs amoureuses.
Au second plan, le fleuve s'élargit en un étang de fer
fondu, c'est la réverbération des incendies : l'eau, la ville,
le ciel flamboient. Contre la masse rougeoyante des Tui-
leries se profilent les noires tours de Notre-Dame. Jusqu'au
zénith les flammes lancent des panaches de fumées ruti-
lantes, sanglantes comètes.
Un rossignol vocalise dans les arbres, on l'entend parfai-
tement, malgré le roulement grondant des canonnades
incessantes. Et toute la nuit on distinguait dans l'effroyable
cacophonie le tocsin douloureux de Belleville et de Ménil-
montant, s'arrêtant, reprenant, puis les appels désespérés
des tambours battant la générale. C'est le glas de
Fagonie.
Jeudi 25 mai.
Aucune fusillade ne se fait plus entendre de l'autre côté
de l'eau. Vers 7 à 8 heures du matin, nous regardons le
Panthéon : il est dépouillé de son drapeau rouge.
Le Panthéon n'est plus dorénavant que l'Eglise Sainte-
Geneviève, une grande chapelle catholique, la contrefaçon
JOURNAL Di: LA co.m:muxe 373
d'un monument romain. Que m'importe le Panthéon main-
tenant !
La rive gauche delà Seine est tout entière entre les mains
de l'armée versaillais^, qui, maîtresse maintenant du fleuve
et d'une moitié entière de la ville, inonde avec ses forces
s'accumulant d'heure en heure les Parisiens dont les
hommes, diminuent à chaque instant, sont acculés dans des
espaces de plus en plus restreints. Si. depuis la livraison
des portes, Tissue de la lutte ne pouvait être douteuse, sa
terminaison fatale est d'une écrasante évidence. Et, cepen-
dant, les gardes nationaux résistent toujours, ils ne cèdent
pas le terrain pouce à pouce, ils le gardent tant qu'ils sont
vivants ; tués, ils l'occupent encore par leurs cadavres. —
« Quelques lâches », comme les désignait M. Thiers, une
vile poignée de factieux ! »
La barricade où j'aurais pu être, si je l'eusse voulu, est à
quelques centaines de mètres éloignée de la maison que
j'habite. Elle est à l'extrémité du pont d'Austerlitz, battue en
brèche par une formidable batterie, à l'autre tête du pont
par deux ou trois batteries, au boulevard Saint-Germain,
par une autre au Jardin des Plantes. En sus la gare d'Or-
léans, transformée en caserne, et les murs de la berge,
percés en meurtrières, canardent incessamment les défen-
seurs de la barricade, soutenue de bien loin par quelques
obusiers au sommet du Père Lachaise.
Quelques coups et le vacarme commence, c'est assour-
dissant, on se demande si dans les grandes forges et chau-
dronneries il se fait autant de bruit. Les décharges succè-
dent aux décharges, la cervelle est ébranlée par un mélange
indicible de craquements et crépitements, de broiements
et déchirements, de roulements et sifflements.
Ces divers bruits proviennent de divers projectiles à
diverses distances ; nous sommes sous le nuage de grêle, à
un bord seulement. Des obus éclatent sur le quai; ils s'en-
foncent dans l'eau, allument des bateaux amarrés; des
balles tombent dans notre cour, des biscayens cognent
contre nos murailles et notre toit. En regardant par la
fenêtre du côté de la batterie qui nous fait face, je vois des
débris de chaux et de plâtre tomber à mes pieds : un mor-
ceau de fonte arrive juste sur moi, à quelques pieds, mais
une ardoise le fait dévier, je l'ai dans ma poche. — Décidé-
374 JOURNAL DE LA COMMUNE
ment, il faut se réfugier dans la cave, mais on ne peut
s'empêcher d'en sortir de temps en temps pour aller voir.
Dans la cour, les lapins sautillent, effrayés, et broutent
les feuilles qui tombent déchirées des arbres. Une poule
affolée glousse à ses poussins qui piaulent, des ramiers
se sont enfuis à tire daile du Jardin des Plantes, —
les hirondelles ne nous ont pas quittés, mais dans cette
tempête de mitraille, elles ne font entendre leurs petits
cris joyeux, plus elles ne virent et girent de leur façon
accoutumée. — « Quels sont ces oiseaux effarants, doivent-
elles se demander, ces oiseaux qui passent invisibles avec
des cris stridents et d'effroyables battements d'ailes en bri-
sant les branches sur leur passage? »
Coup de foudre, fracas atroce, le sol tremble, tout vacille
et chancelle, on se voit enveloppé dans un nuage blan-
châtre... Je suis vivant, pensai-je après le premier étour-
dissement, oui, je suis vivant, mais qui est vivant encore ?
« Etj à travers une poussière obscure et suffocante, j'esca-
lade des décombres, j'appelle, et quelques secondes après,
je retrouve ma femme et mon fils. De nos amis, personne
n'avait été tué ni blessé, trois ou quatre avaient échappé
par un hasard quasi-miraculeux : ils étaient dans la proxi-
mité immédiate d'un bureau où tout avait été mis en miettes.
Un obus avait pénétré la maison de part en part, brisant
cloisons et meubles et, trouant une troisième muraille, avait
dévasté la cuisine d'une habitation voisine. On retrouva le
fond de l'obus, c'était déjà un lourd fardeau, du projectile
entier un homme aurait eu sa charge. Le dégât qu'il a fait
dans cette maison-ci est supputé de quatre à cinq mille
francs, y compris les petits désordres accomplis par six
biscayens, mais pour le piano, les fauteuils, ^,es glaces, les
rideaux, la bibliothèque, on eut à peine quelques paroles
de regret, personne n'était tué ni blessé.
Et la barricade tient toujours. Nous admirons sa fière
résistance. Est-ce par centaines, est-ce par milliers, que,
depuis ce matin, on la crible d'obus! et nous allons vers le
soir. Mais voici pour la réduire entin la canonnière d'Arcy,
puis une seconde :. l'une évolue par amont, l'autre par aval
de la barricade. On frissonne en regardant ces monstres ter-
ribles, invincibles, invulnérables, arrogants, foudroyants,
lâches puisqu'ils n'ont rien à craindre. Plats comme des
JOURNAL DE LA. COMMUNE
375
punaises deau, les boulets ricochent sur leur corps de
bronze. Sauf des trous d'où s'échappent des balles assas-
sines, leur épaisse cuirasse n'ouvre que sur le devant une
gueule longue et formidable : chaque navire n'est qu'un
canon. Que leur répondre? Que leur opposer? D'un coup,
ils démolissent une muraille, de deux ou trois coups ils
enfoncent une maison. Négligeant la barricade, les canon-
nières battent des pans de rues entiers à droite et à gauche,
qui sont bientôt en feu. En une heure ou deux, la barricade
n'est plus qu'un amas de pierres inutiles au milieu de dé-
combres fumantes et, cinq cents contre^ un, contre les
défenseurs du poste avancé de la Bastille et de la gare de
Lyon, se ruèrent, bayonnette en avant, les soldats de la
division Bruat, soutenus par la brigade De Roja, rive
gauche, et rive droite les soldats de la brigade de Mariouse,
division Faron. Victorieux, le drapeau tricolore fut hissé
au-dessus d'un amonceLement de cadavres, dans une mare
de sang.
Ai-je eu tort de ne pas reposer maintenant sous la ban-
nière tricolore? demanda encore une fois ma conscience.
Et après nouvel examen, je répondis : Non, je n'ai point
eu tort. J'ai même fait mon devoir. Mais j'admire hum-
blement ceux qui ont fait plus que leur devoir et qui gisent
à côté, râlants, agonisants, ou écrasés sous leurs pavés. Ils
ont condensé leur vie dans un acte suprême qui vaut mieux
peut-être que tout ce que nous pourrons faire encore dans
ce qui nous reste à vivre ».
Nous étions trente-cinq personnes, hommes, vieillards,
femmes et enfants à couvert des obus, réfugiés dans la
même maison hospitalière; nous étions d'opinions diverses,
les bourgeois en grande majorité. On eût dit un ramassis
de bêtes fuyant Tinondation ou l'incendie et s'abritant du
danger dans quelque île à jungles ou dans la même caverne.
En temps normal ces fauves se poursuivent et s'entre-
dévorent, mais, dans l'immense péril commun, ils font trêve
à leurs guerres acharnées. De même ici. Dans l'instant,
toute affirmation ou même toute allusion politique est
soigneusement écartée. En inspectant les visages pâles de
ces enfants consternés, de ces femmes mi-évanouies, est-ce
qu'on peut penser : « C'est toi, bourgeois, ce sont tes
pareils dont la lâche ignorance et le cruel égoïsme nou
376
JOURNAL DE LA COMMUNE
valent les horreurs prései;ites, les horreurs passées et celles
qui vont encore nous accabler ! » Et, de son côté, le bour-
geois ruminait en lui-même : « C'est toi révolutionnaire de
malheur, avec tes confrères et complices qui, par ton obsti-
nation criminelle, oblige les amis de Tordre à te fusiller,
ce que je ne regrette point, et à démolir ma maison et mon
magasin, ce dont je ne me consolerai point. »
On ruminait de part et d'autre ces acres pensées^ quand
soudain des pas lourds et un cliquetis de ferraille se font
entendre : c'est la Propriété, TOrdre et la Religion appa-
raissant, sous la figure de trois soldats en pantalon rouge,
la figure cramoisie de sueur, de vin et de colère. Ils descen-
dent les degrés de la cave, la bayonnette sanglante en
avant : « Où sont-ils ces canailles, où sont-ils ces lâches l
Nous ferons leur affaire! ))
Tout aussitôt les bourgeois de notre société se précipitent
vers eux et les saluent par des cris de joie réels ou affectés :
Ah ! vous voilà^ nous sommes les amis des Versaillais ! Et
les bourgeois de les entourer, de toucher le bras, les épaules
des soudards avec des mouvements magnétiques et cares-
sants, tandis que deux ou trois jeunes filles s'évanouissent
ou à peu près. Ces cris, ces félicitations, ces attouchements
et deux bouteilles de vin apprivoisèrent bientôt deux li-
gnards, mais le troisième, un galonné, fouillait de ses yeux
gris et durs l'obscurité de la cave; il scrutait les physio-
nomies, interpellait de ci de là, objectait avec une colère
froide : une victime de plus, c'était peut-être un chevron de
plus. Tandis qu'il récriminait, un de ses collègues s'atten-
drissait et montrant un revolver avec vanité : il est tout
chaud encore d'un insurgé auquel j'ai ouvert le ventre. Et
l'autre ajoute : Oui, nous en avons pris deux cents et nous
les avons fusillés. Notre bataillon est posté le long du quai,
nous fouillons les maisons, jardins et sentiers ; du reste fit
le galonné en s'éloignant avec ses hommes, personne de
vous ne sortira et, à la porte de chaque maison, nous pla-
çons une sentinelle.
Vendredi 25 mai.
Harassé, abruti, abasourdi, j'ai dormi dans un cauchemar
moins affreux que la réalité. C'est à se demander si c'est
bien la terre que nous habitons, et si, après une de ces der-
JOIIÎNAL DE LA COMMUNE 37"
nières nuits, nous ne nous sommes pas réveillés dans un
autre monde !
Toujours des hurlements de batterie, des pétarades de
feux de peloton, la pluie grésillante des boîtes à mitraille.
C'est vers le Génie de la Liberté, voltigeant dans les airs au
dessus de la colonne de la Bastille que trois cents obusiers
de Tordre font converger maintenant leurs décharges. L'or-
ganisme nerveux est frappé, martelé, accablé par des sons
rauques et discords, par mille bruits grinçants et stridents.
On se dirait dans un atelier, dans un immense atelier, oui,
c'est bien cela, mais un atelier dans lequel les mitrailleuses
travaillent, un atelier dans lequel l'œuvre de destruction
s'accomplit sur une immense échelle. Paris est transformé
en une carrière. La poudre bruyante y fonctionne pour
faire sauter maisons et palais ; les pics et fleurets y trouent
des poitrines humaines. C'est une horrible cacophonie,
l'infernal charivari de la haine et de la passion.
La moitié de notre horizon est envahie par deux incen-
dies, celui des locaux de la gare de Lyon et celui des l'im-
mense grenier d'abondance de la ville de Paris, farines,
conserves, riz, provisions de toute nature brûlent et flam-
bent, je ne sais combien de millions qui s'en vont en fumée.
On nous dit qu'avant d'être égorgés, les insurgés ont eu le
temps de barbouiller ces édifices de pétrole et d'y frotter
quelques allumettes chimiques. Naturellement, les obus
versaillais n'y sont pour rien : c'est du moins la version
orthodoxe, et il serait funeste de paraître en douter... De
chaque fenêtre, de longues langues de flamme dardent des
étincelles de fumée violacée dans les spires de fumée char-
bonneuse : on se rappelle les hauts fourneaux du Black
county^ des séries de cheminées brûlant comme des sou-
piraux d'enfer.
Le ciel s'est enfin attristé, le soleil splendide des jours
passés s'est voilé... on distingue des nuages gris de la pluie
les nuages d'incendie à leurs reflets bleuâtres et terre de
Sienne. Un dépôt d'omnibus, un magasin de fourrages
brûlent tout près et, pas loin, l'Hôtel de Ville depuis plu-
sieurs jours. Des incendies, il en est sur tout le pourtour
de l'horizon... Mais on les regarde sans émotion, ils sont
couleur locale et, comme on dit en argot d'atelier, ils font
378 JOURNAL DE LA COMMUNE
bien dans le paysage. Qu'ajoutent-ils à nos désastres?
Périssent les demeures puisque les hommes sont égorgés,
périssent les richesses puisque les idées tombent, pour
longtemps, puisque les principes mêmes sont en danger î
Et toujours les fracas, le vacarme, les sons assourdis-
sants. Dlntervalle en intervalle, ce qui reste de la maison est
ébranlé parla simple commotion qui résulte des décharges
d'une batterie voisine. On ne fait plus attention aux coups
de canon, les mitrailleuses nous agacent avec leur brait de
soie qu'on déchire, et les obus qui passent au dessus de nos
tètes, toupies ronflantes et bourdonnantes, nous font tres-
sauter encore lorsqu'ils éclatent non loin de nous. Mais
l'oreille éprouve quelque soulagement à certain sifUement
de merle chanteur et au doux et mélodieux sussurement de
quelque balle perfide allant au hasard frapper n'importe
quoi, n'importe qui.
Les soldats se disent 200.000 faisant leur besogne
contre 50.000.
C'est le quart d'un million d'hommes, fils de la même
mère.Dela ville, leur amour et leur orgueil, ils font une ruine
fumante. Ils sont 200.000 esclaves contre 50.000 hommes
libres ou qui voudraient être libres. Les uns tuent, arrêtent
et démolissent pour le compte de leurs maîtres et seigneurs;
les autres se défendent, ils défendent leur foyer, ils défen-
dent Jeur idée. Les 200.000 sont innocents à force d'être
brutes et stupides; les 50.000 sont héroïques, mais ils
périssent et, avec eux, l'esprit de toute une génération.
Quoi qu'il en soit, ils s'entr'égorgent, ces frères. Et, dans
cette atmosphère empoisonnéede poudre puant l'œuf pourri
et la viande brûlée, ils s'abordent à coup de pistolet et se
répondent par une lame de bayonnette dans le ventre.
O Fraternité douce et sainte que de crimes tu nous
coûtes !
20 au soir.
L'oreille n'est plus assourdie par cette tempête de sons
discordants : à l'ouragan succède une accalmie. Les obus
sifïlent, des balles sifflottent encore, quelques boîtes à
mitraille jettent ça et là leur hideuse charge dans les airs,
mais les sens se reposent et l'àme se pacifie.
JOURNAL DE LA COMMUNE 379
Et comme ce que nous appelons notre âme est dupe de
ce que nous appelons notre corps ! C'est alors que Tesprit
se rassérène malgré lui, c'est alors qu'un désespoir plus
sombre et plus sinistre devrait l'envahir. L'accalmie, le
silence relatif annoncent la nouvelle fatale : la Bastille est
prise, la grande citatelle populaire est envahie Maintenant
que les 200.000 paysans ont fait leur œuvre bruyante, la
fusillade meurtrière et la silencieuse bayonnette sont à l'ou-
vrage. C'est maintenant qu'on égorge, maintenant qu'on
assassine, et, parce que le carnage est plus loin que nous ne
pouvons voir, le massacre plus loin que nous ne pouvons
entendre, la pensée se calme et le cœur s'apaise !
Samedi 27 mai.
D'instants en instants, nous entendons dans les gares de
Lyon et d'Orléans, dans les chantiers, quelques roulements
de feux de peloton; une douzaine, deux douzaines de coups
environ : ce sont les prisonniers qu'on fusille, les hommes que
l'on a ramassés dans les caves et greniers et que trois piou-
pious et leur caporal ont cru suspects, des passants dont la
physionomie déplaît aux policiers et mouchards qui pullu-
lent dans nos rues, revolver à la ceinture, casse-tête à la
poche, brassard tricolore à la manche d'habit, amis de
l'ordre qui ont trouvé le moyen de ne pas servir la Com-
mune en se réfugiant dans leur loge de concierge ou autre
réduit. Ils se vengent des gardes nationaux du désordre
qui ont été au feu et ont payé de leur personne, dénoncent
les anciens soldats qui ont la maladresse de se laisser ren-
contrer en pantalon garance ou en casquette militaire, par
conséquent coupables de trahison ou tout au moins de
désertion en face de l'ennemi : Fusillés, fusillés!
De derrière nos rideaux, nous en voyons passer de ces
malheureux désarmés, bourgeois ou ouvriers, en civil ou
avec quelque pièce d'uniforme, ils marchent droit, d'un
pas ferme et fier, mais la figure pâle. Dans une heure, ils
seront morts.
La Bastille prise, les quartiers populaires du Temple, de
Saint-Antoine, de Belleville et du Père-Lachaise restent à
forcer.
Sous le ciel lourd de pluie, les bouffées de vent apportent
380 JOURNAL DE LA COMMUNE
les hurlements de la mitrailleuse, les boulets piochent
dans la barricade avec un bruit de grêle. Là bas, les com-
battants sont tués dans l'ardeur et Texcitation de la lutte,
ils ne sont pas assassinés comme ici.
Les gens du quartier commencent à sortir : ils vont
prendre, connaissance de ce qui se passe au dehors. Ils
reviennent avec des récits épouvantables. La berge du
fleuve est parsemée de cadavres, les rues aussi. Dans cer-
taines cours des corps morts sont amoncelés. On emporte
les carcasses par charretées pour les enfouir dans des
fosses profondes qu'on recouvre de chaux vive ; ailleurs on
les asperge depétrole, puis on les brûle ; on a vu un convoi
de dix à douze omnibus remplis de débris humains.
Un ami qui nous apporte des renseignements nous
montre les semelles de ses bottines imprégnées de sang...
Des deux cotés de la Seine un filet rouge coule le long
des berges...
En plusieurs endroits, il y a des tas d'armes brisées, de
fourniments, de képis, de vareuses, d'effets déchirés, de
papiers et de registres brûlés ou fumant encore.
Dimanche 28 mai.
Tout ce matin, ou a entendu le canon tonner, on l'entend
encore, c'est que tout n'est pas fini. Le cimetière du Père
Lachaise, entouré d'une haute muraille dominant Paris avec
sa multiplicité de tombes et de chapelles, est le dernier
point dans lequel tient l'insurrection... l'insurrection, c'est
le mot officiel, le mot de la déroute, et que nous disons
nous-mêmes sans y prendre garde. Tout vaincu est fatale-
ment un insurofé.
On nous raconte qu'au boulevard du Prince Eugène, de
la place du Château d'Eau à la Bastille, le massacre a été
effroyable : après avoir pris la caserne, les soldats jetaient
par les fenêtres les gardes nationaux morts ou mourants.
Les mairies sont encombrées de cadavres; ils gisent par
toutes les rues, l'air en est empuanté. Déjà l'on voit des
chiens courir avec des quartiers d'homme à leurs crocs.
On remarque parmi les cadavres la prédominance des
vieillards : ce sont les fidèles de 1848, ceux qui ont résisté
à l'influence énervante de l'Empire et qui lui ont survécu.
JOURNAL DE LA COMMUNE 38X
L'âge légal pour faire partie de la garde nationale est de
20 à 40 ans ; mais la plupart des bataillons de marche ont
constaté que l'élite de la troupe se composait des volontaires
au dessus et au dessous de cet âge. — Fréquemment on
voyait dans les compagnies un homme marchant entre son
père et son fils. Les plus ardents, les plus endurants ne
manquaient presque jamais d'être le grand père et le petit
fils. Gela nous est d'un bon augure pour la Révolution qui
suivra. Car on y pense déjà.
28 mai au soir.
Cerné, attaqué de tous les côtés, le cimetière du Père
Lachaise a été envahi par les troupes rurales. Les derniers
défenseurs de la Commune ont été massacrés.
Probablement, une période historique vient de clore.
Une nouvelle commence. C'en est fini pour notre généra-
tion, destinée sans doute à être la spectatrice impuissante,
la victime lamentable d'une réaction niaise et furieuse.
Pauvre France, si tu es -réellement condamnée à mort, tu
n'as jamais été plus en danger ! Après Sedan, que tu es
bas tombée par la capitulation Favre-Trochu ! — Et main-
tenant où vas-tu tomber ? les meilleurs de tes fils, les plus
braves, les plus intelligents, l'espoir de leur race, ne sont
plus. — Les oisifs et les exploiteurs coalisés ont tué les
travailleurs, quelle va être la ruine ! Après la corruption
bonapartiste, est venue la lâcheté vis-à-vis des Prussiens,
après la lâcheté, viennent les terribles cruautés contre les
révolutionnaires — que s'en suivra-t-il ? Oh ! qu'elles sont
lugubres les visions qui se déroulent à nos yeux !
Mais advienne que voudra ! Nous ne cédons pas. Nous
sommes mortels, mais notre cause est immortelle. Si nous
ne triomphons pas, nos fils remporteront la victoire, et si
nos fils échouent encore, nos petits fils réussiront. La civi-
lisation périra plutôt que notre idéal social. Le vieux
monde est établi sur les privilèges de l'oisiveté, le monde
nouveau s'établit et s'établira sur les droits du travail.
Jadis le travail était esclave, il devint serf, il, est toujours
exploité, il sera libre et attrayant, n'en déplaise aux ]3om-
bardeurs et égorgeurs !
Et quand même la France périrait, sa gloire serait
382 JOUr.NAL DE LA COMMUNE
d'avoir péri pour l'idée sociale, la plus haute, la plus
compréhensive, la plus féconde qu'ait formulée la société
humaine... et quand même ils couperaient le tronc de ce bel
arbre fruitier, qu'on appelle la France, eh bien ! de ses fortes
racines souterraines pousseraient des rejetons nouveaux.
Nous sommes fils de notre Terre et ils n'emporteront ni
notre ciel ni notre soleil !
Lundi 29.
Yincennes tient encore, il ne s'est pas rendu. Mais on ne
pense pas qu'il paisse opposer la moindre résistance
sérieuse.
De sorte que le combat aura duré une semaine entière et
complète. Malgré la trahison ouvrant trois portes, malgré
les écluses lâchées au flot d'inondation, à l'invasion de
200.000 hommes, malgré les secours actifs et les appuis
passifs de toute sorte qu'ont trouvés les envahisseurs auprès
de la multitude des bourgeois amis de Tordre, la « poignée
de factieux « comme l'appelle M. Thiers, le « vil ramassis »
ont tenu tête pendant sept jours pleins, sans compter les
deux mois pleins pendant lesquels ils ont fait échec à « la
plus belle armée du monde » commandée par le plus habile
stratégiste des temps modernes, M. Thiers.
De la barricade Saint-Merry, qui a tenu trente-six heures,
à la bataille de juin, qui a duré trois jours, à la campagne
de 1871, qui a duré septante jours, la progression est signi-
ficative.
On se console comme on peut, mais on ne peut pas. La
tête est vide, le cœur est trop plein. Impossible de penser
ni de réfléchir, l'être entier est absorbé dans une douleur
vague, dans une ténébreuse angoisse. Nous sentons que
notre existence ne tient qu'à un fll. Nous n'osons penser à
tous ces amis qu'on a assassinés, à ceux qu'on assassine...
que de nobles têtes nous ne reverrons plus, et qui mainte-
nant gisent à terre, souillées dans une boue sanglante !
On nous apporte le propos dun médecin : « ceux qui ne
sont pas des brutes ont pendant ces huit jours dépensé
plus de fluide nerveux qu'ils n'en dépenseraient en douze
mois, année commune ».
Et cependant des curieux affluent dans les rues et sur les
JOURNAL DE LA COMMUNE 383^
boulevards : on va voir les décombres et les traces du
massacre comme on irait voir une exposition ; il y a même
des femmes en toilette, car il paraît que c'est fête aujour-
d'hui, lundi de Pentecôte. Il n'est pas sûr qu'à ne regarder
que les physionomies, un étranger devinerait l'horrible
drame.
A part la frivolité insigne qui a si tristement illustré la
nation française, à part la joie haineuse et cruelle des
stupides amis de l'ordre qui croient que tout est fini, qu'ils
pourront s^engraisser le reste de leur vie en agiotailiant,
exploitaillant et godaillant, il y a la peur. On a peur, mais
on est curieux, et l'on veut voir coûte que coûte, pour
chercher un refuge, pour en indiquer un, pour savoir si
ceux qu'on aime sont morts ou vivants, et, quand on a peur,
il faut cacher sa peur devant tous ces surveillants qui vous
provoquent du regard, qui inspectent votre mine, vos
mains, vos habits, votre tournure, qui gagnent six francs
pour arrêter un suspect, cinquante aie faire fusiller. Jamais
le monde n'a l'air si gai et si indifférent que lorsqu'il est
plongé dans la Terreur.
Mardi 30 mai.
« Quel est donc ce bruit de mitrailleuse que nous enten-
dons et qui a retenti plusieurs fois cette nuit? Nous croyions
que c'était fini » .
((. Chut! nous glisse à loreille notre hôte d'une voix trem-
blante : ce sont les prisonniers de Mazas, de la Roquette,
de Belleville. Comme ils sont très nombreux et que ça ne
va pas assez vite, on les mitraille.... »
« On les mitraille!... »
« On les mitraille. Et puis on continue les perquisitions.
<( Vous n'êtes plus peut-être en sûreté chez nous. Si on
vous découvrait ! »
« C'est vrai. Mon cher hôte, vous nous avez abrités
pendant ces huit mauvais jours. Nous ne l'oublierons de
notre vie. Nous allons maintenant chercher un autre asile. »
Chercher un autre asile n'est pas facile par le temps qui
court.
Les amis, les grands amis sont pour la plupart autant
compromis que nous. Quant à ceux qui n'ont pas votre
384 JOURNAL DE LA COMMUNE
opinion, il faut qu'ils soient plus généreux qu'on n'est d'or-
dinaire, plus humains que les hommes n'ont l'habitude
d'être pour risquer sa vie ou, ce qui serait plus, son
influence, sa position honorifique, ses chances de promotion
administrative, en faveur d'un adversaire politique. Et la
plus cruelle inquiétude du proscrit n'est pas celle du
danger qu'il court pour lui et les siens, mais celle du
danger qu'il fait encourir aux dévoués.
M. Thiers avait promis à la délégation de Lyon ou de
Grenoble que, sitôt l'entrée à Paris des troupes, il laisserait
une porte grande ouverte afin de permettre aux plus com-
promis, sauf aux assassins de Lecomte et de Thomas, de
s'exiler ou ils pourraient. Pour être juste, il n'y a eu que
de pauvres niais pour croire à cette promesse de M. Thiers.
Les portes ont été rigoureusement fermées pour la sortie et
même pour l'entrée. C'est d'hier seulement qu'on a permis
le départ de quelques lettres. Cependant M. Thiers a
mieux menti qu'on ne croyait. 11 a laissé une porte de
Paris ouverte, la porte prussienne. Mais le cas avait été
prévu dans le traité signé Jules Favre. Des centaines de
gardes nationaux se sont réfugiés chez les Prussiens : les
pauvres gens croyaient réellement que, suivant l'engage-
ment qu'il en avait pris, l'étranger n'interviendrait pas
dans nos discordes civiles. Les Prussiens, me dit-on, leur
ont baissé le pont-levis, entrait qui voulait. Quand tous
on eu passé, on les a désarmés méthodiquement, ils ont
été solidement attaché les mains derrière le dos, puis, tête
sur queue, en route pour Versailles! Quelques malheureux,
épouvantés et, à juste titre, ont alors voulu protester.
« Mais nous sommes Alsaciens, nous sommes Lorrains,
nous ne sommes plus Français nous sommes Allemands ».
« Ah! vous êtes Alsaciens, vous êtes Lorrains ? -Vous
n'êtes plus Français mais Allemands! sortez des rangs ».
Alsaciens et Lorrains sortent des rangs.
« C'est bien. Qu'on les conduise au quartier bavarois, et
que séance tenante, on nous fusille cette canaille. Le reste
à Versailles. »
Telle est aujourd'hui notre position civile, à nous
autres idéalistes, qui nous disions très positifs et pas
autoritaires du tout, nous qui, il y a quelques jours à peine,
poussions le cri de vive la République Universelle et qui
JOURNAL DE LA eOMMUNÇ 385
formions des plans pour la Fédération des Etats-Unis
d'Europe, nous sommes enfermés comme des rats dans une
haute enceinte de murailles. Des chiens-dogues et lévriers
se jettent sur nous et nous acculent dans un coin. Prenant
dans le tas, ils nous cassent l'échiné. Des rats ! Ce mot ne
suffit pas pour dire l'horreur que nous inspirons aux amis
de l'ordre et l'acharnement' que des libéraux mettent à
nous poursuivre. Nous sommes punaises qu'on torture,
qu'on enfume, qu'on traque dans les fentes de boiserie et
qu'on écrase avec une rage voluptueuse. Et pourtant, ce que
je croyais hier, je ne puis m'empêcher de le croire au-
jourd'hui!...
La progression est intéressante. Après la canonnade
des lourdes pièces qui balaient les barricades, viennent des
charges à la bayonnette des zouaves et chasseurs d'Afrique
nettoyant les places et les rues, puis les mouchards qui
furètent dans les coins, puis les procureurs et argousins
qui enfoncent votre porte, vous arrachent à femme et
enfants et entassent vos papiers, secrets du foyer et notes
de travaux, dans les cartons sales d'un greffe ou d'une
Préfecture de police.
Quel brusque changement! On légiférait hier, on passe
aujourd'hui à l'état d'exilé, d'insurgé, pis que cela de
malfaiteur, de criminel, parce que, combattant d'hier, on est
le vaincu d'aujourd'hui, objet d'horreur et d'effroi, même
pour des amis qui n'ont que trop raison de craindre que
notre entrée chez eux ne soit suivie de mort, de ruine ou
de prison. Un bourgeois libéral, ami de ma famille depuis
quarante ou cinquante ans, excellent homme du reste, me
disait, en me refusant un refuge sous son toit : « En
dehors des amis de Tordre, il n'existe plus aujourd'hui que
trois catégories d'individus : la première, des gens à
fusiller, la deuxième, des gens pour Cayenne, la troisième,
des gens pour Nouka-hiva, et vous devez appartenir à
l'une de ces trois catégories ! »
Cherchons pourtant si nous ne pourrons pas nous glisser
dans une quatrième catégorie. Errant dans la rue, flânant
de ci, flânant de là, tâchons de ne pas nous trahir et de ne
pas laisser deviner aux policiers mouchards et brassards
tricolores, jeunes officiers et lieutenants faisant du zèle,
que je suis un chien enragé.
25
38(> JOURNAL DE LA COMMUNE
J'ai vu les landes de Gascogne, vastes et sombres, j'ai
vu le désert de Lybie, sables brûlés, pierres calcinées par
les feux du soleil, pas une herbe, pas un oiseau, morne
solitude, paysage sinistre.
Ah! si tout diin coup, on pouvait transporter au cœur de
Paris quelque steppe, quelque désert, quelque plaine bien
nue et bien rocailleuse, comme des milliers d'hommes s'y
précipiteraient, comme ils courraient à ce lieu de refuge et
de consolation !
Une remarque m'a surpris : ce sont les incendies et
toujours les incendies dont on accable les communeux. De
l'exécution des otages, on ne parle que secondairement. La
destruction de propriétés est chose bien plus émouvante
que la destruction de îa vie humaine.
Raoul Rigault et cinq ou six membres de la Commune,
agissant de leur propre chef, ou sur un ordre de la Com-
mune, — nul ne le sait — ont fait fusiller des otages,
l'archevêque de Paris, monseigneur Darboy, l'abbé De-
guerry, prêtre de la Madeleine, le sénateur Bonjean, une
cinquantaine de jésuites, capucins, congréganistes. Plus
Pex-adjoint au maire de Paris, Gustave Chaudey, ce
dernier n'étant point otage mais prévenu de crime.
(^est aux républicains de discuter avec les communeux
s'il était juste, s'il était opportun de prendre des otages.
Les Versaillais qui prenaient des otages n'ont point le
droit de poser cette question. En ce moment même, nous
lisons dans V Officiel &e M. Thiers : » Le comte de Geydon,
gouverneur général de l'Algérie, vient de se saisir de
65 otages, pris dans les principales familles du pays
ennemi ». S'il est permis aux lieutenants de M. Thiers de
s'emparer de 65 otages, le même droit appartient aux
ennemis de M. Thiers.
Dès l'ouverture des hostilités, M. Thiers avait jugé à
propos de fusiller ses prisonniers, gardes nationaux et
anciens soldats de la ligne. Pour arrêter ces exécutions, la
Commune décida qu'elle prendrait des otages, et que, pour
un prisonnier fusillé par les Versaillais, les Parisiens
rendant le mal pour le mal, fusilleraient à leur tour trois
prisonniers. La Commune a eu tort peut-être de rendre ce
décret, elle a eu tort certainement de ne pas l'exécuter...
Intimidés à demi par cet arrêté, les Versaillais suspendi-
JOURNAL DE LA COMMUNE S87
rent pendant cinq ou six semaines le fusillement des gardes
nationaux, mais continuèrent celui des ex-lignards, ce qui
n'encourageait guère les nombreux soldats restés dans
Paris à marcher dans les mêmes rangs que les gardes
nationaux. Mais, riposte- t-on, les gardes nationaux étaient
protégés par leur nouvel uniforme? Tous n'avaient pu le
revêtir. Bon nombre, comme c'est l'habitude des troupiers,
s'étaient tatoués sur les bras et sur la poitrine le numéro
de leur régiment avec les devises et des cœurs enflammés.
Et les Versaillais ne manquaient pas de deshabiller leurs
prisonniers de 21 à 28 ans trouvés avec ces marques -^
fusillés! — Et la Commune ne les vengait point. Ce fut
sejalement à l'explosion de la cartoucherie Rapp qu'il fut
décidé qu'on tâcherait d'intimider les Versaillais en
sacrifiant leurs otages. C'était trop tard.
Quant au plus important d'entre eux, l'archevêque, la
Commune en proposa l'échange ; cet échange fut demandé
par des membres du corps diplomatique, instamment
réclamé par Monseigneur lui-même. Nous l'avons dit,
M. Thiers refusa.
Ce fut seulement lorsque les prisonniers parisiens tombè-
rent par centaines et par centaines sous les balles des Ver^
saillais entrés dans Paris que Raoul Rigault fit son œuvre
de mort parmi les otages... Les vengeances sont toujours
■ mauvaises surtout lorsqu'elles sont exercées par le plus
faible contre le plus fort. Pour cent prisonniers fusillés par
les Versaillais, les Parisiens n'ont pas fusillé cinq otages,
mais pour dix otages fusillés par les Parisiens, les Versaillais
ont pris prétexte pour fusiller cinq cents Parisiens. Tel est
le fait ramené dans ses termes substantiels.
11 avait été entendu dès le début que si des otages devaient
être sacrifiés, on commencerait par les prêtres. Du reste il
n'y a guère eu que des prêtres pris pour otages.
Et pour ce qui est de Gustave Chaudey, c'est lui qui a
ordonné la fusillade du 22 janvier. Il agissait pour le compte
de Favre, Picard et Trochu et pour son propre compte. Il a
fusillé le peuple, il a été fusillé lui-même. Du reste, il est
mort très bien en criant : Vive la République !
Chaque heure de gagnée majore nos chances dévie...
D'abord, c'était aussitôt pris, aussitôt fusillé, maintenant on
a quelque répit, les chances de salut augmentent avec le
388 JOURNAL DE LA COMMUNE
temps de la réflexion. Peu à peu les vainqueurs reviendront
sans doute de leur folie furieuse, s'arrêteront dans leur rage
de meurtre et de massacre. En attendant, celui-là rendrait
à la population parisienne un service signalé qui publierait
pour faire suite aux petits traités de civilité puérile et hon-
nête, aux Manuels de bien vivre en société, une dissertation
sur Fart de ne pas être fusillé : manière de se vêtir, de
marcher, de parler, de regarder sans offusquer Messieurs
les mouchards et officiers versaillais... Hélas ! le mot de
fusiller est devenu le fond de notre langue : « on fusille, il a
été fusillé, nous serons fusillés... « Et cependant, ce mot,
je ne le comprends pas encore et plus je réfléchis, plus il me
semble monstrueux qu'il soit devenu le grand mot d'ordre
de la société française.
Mercredi, 31 mai.
Une famille de républicains à peu près dans notre situa-
tion nous offre une hospitalité que nous n'avions pas songé
à lui demander. Nous ne les compromettrons pas beau-
coup plus, ils ne nous compromettront guère davantage
que nous ne sommes déjà. Nous avons changé de nom,
nous sommes convenus d'une fable absurde que nous tache-
rons de rendre plausible. Notre meilleure chance est d'émi-
grer d'un quartier dont les perquisitions sont à faire dans
un autre où les perquisitions sont faites déjà et de glisser
ainsi à travers les mailles du filet. C'est sciemment et de
propos délibéré que nous avons voulu nous compromettre
avec la Commune, nous aurions tort de nous plaindre.
Un des spectacles les plus saisissants qu'homme puisse
voir en sa vie est celui de Paris, ruiné, démoli, incendié.
La ville a été dévastée par une trombe : le terrible typhon
portant la flamme et la fumée dans ses flancs, pénétrant à
travers les plus magnifiques quartiers. L'avalanche d'hor-
reur et d'angoisse qui a passé sur nos âmes a laissé sa
marque sur les plus beaux de ses monuments. Vous voulez
savoir ce que c'est que la guerre civile, vous voulez savoir
ce que c'est que la haine d'un frère contre son frère ? Eh
bien! traversez le grand cratère de Paris, suivez le chemin
des combats, commencez à Neuilly et l'Arc de Triomphe,
continuez par la place de la Concorde et les Tuileries, la
JOURNAL DE LA COMMUNS 389
rue de Rivoli, l'Hùtel de Ville, la Bastille, la rue Saint-
Antoine, le cimetière Lachaise.
A ce propos, je ne me laisse entraîner dans la question
artistique qu'avec la plus grande répugnance ; mais force
est d'en parler ; c'est ce terrain que les ennemis de la Com-
mune ont choisi pour porter contre elle des accusations que
le reste delà France et TRurope entière ne pouvaient enten-
dre de sang-froid. Eh bien, au point de vue spécialement
pittoresque, rien n'est plus beau que cet amas de ruines
qui eût réjoui le cœur de cet acteur qu'on appelait Néron.
Jamais édilice frais et neuf n'a valu comme beauté grandiose
et grâce touchante l'édifice en ruines. Le Colisée de Titus
n'a jamais ému certes Tàme d'un poète comme il le fait
aujourd'hui quand on s'assied sur l'herbe d'un de ses gra-
dins lézardés. Paris dévasté, ce sont les ruines de Rome
transportées au milieu d'une ville vivante. De tous les mo-
numents de Paris, aucun que j'aimasse plus à contempler
que IHôtel de Ville, d'un style si gracieux et coquet, per-
fection de noblesse et d'élégance. C'était la Renaissance dans
ce qu'elle avait de plus charmant. Oh ! que je trouvai beau
l'Hôtel de Ville le soir du 4 septembre. 11 m'est apparu
d'une beauté sublime, d'une grandeur tragique, d'une solen-
nité terrible avec sa façade démantelée avec le feu qui
jaillissait encore de ses salles, comme un dernier frisson de
colère dans un guerrier mourant, avec ses pavillons noirs
et fumeux, avec ses statues consternées, avec ses encadre-
ments de fenêtres vides, faisant trou dans le ciel. Comme
ruine, les Tuileries sont bien inférieures à 1 Hôtel de Ville.
On a demandé que les Tuileries et l'Hôtel de Ville ne
fussent jamais restaurées afin que leurs ruines crient de
siècle en siècle contre le vandalisme révolutionnaire. Les
révolutionnaires ne demandent pas mieux. Ils seraient en-
chantés que ce type du mesquin, M. Thiers, qui se croit
aussi grand architecte qu'il se croit grand général, n'envoyât
jamais les architectes qui lui ont rebâti sa maison, recons-
truire un Hôtel de Ville sur des plans perfectionnés. On a
sufiisamment de photographies, les révolutionnaires rebâ-
tiront l'Hôtel de Ville tel qu'il fut quand ils pourront y ren-
trer, en attendant qu'éclose l'art nouveau, conséquence
nécessaire du triomphe d'un nouvel idéal, produit spontané
de la Société future.
390 JOURNAL DE LA COMMUNE
Nous revenons aux faits. En fait de vandalisme, la Com-
mune a renversé l'Hôtel de M. Thiers, style de concierge.
Elle a renversé la Colonne Vendôme, symbole des Bona-
parte; elle a brûlé les Tuileries, gloire de la monarchie;
Paris a brûlé l'Hôtel de Ville, sa gloire à lui, comme un
amant jaloux qui, en mourant, poignarda sa maîtresse. 11
est probable qu'il a incendié en outre quelques maisons des
rues de Lille, de Vernon et de Rivoli, ce dont nous le blâ-
mons fortement ; mais quant à la multitude d'autres incen-
dies dont on l'accuse, on apprend de jour en jour que ces
incendies imaginaires ont été allumés par les calomnies de
Versailles.
En dehors des deux grands incendies de l'Hôtel de Ville
et des Tuileries, je crois même, jusqu'après enquête véri-
dique et sincère, que ce sont les obus de M. Thiers qui en
ont allumé la plus large part. Les seuls feux que j'ai vu
allumer de mes propres yeux sont ceux de quelques mal-
heureuses barques brûlées par les Ijatteries qui ont pourvu
notre propre maison d'obus et de biscayens.
Je crois que la Commune a incendié quelques propriétés
privées, mais que les Versaillais en ont incendié bien davan.
tage : elles ont du reste beaucoup plus souffert par le bom-
bardement et la démolition systématique que parles incen^
dies.
Parce que les gens de la Commune ont incendié, les Ver-
saillais ont incendié à plaisir et tant qu'il leur a plu ; parce
que les gens de la Commune ont incendié des pierres et du
bois, les Versaillais ont versé le sang comme de l'eau ; ils
ont tué comme le bon Titus ne tuait pas à Jérusalem ; ils
ont tué comme Tilly, le héros de l'ordre catholique, ne tuait
pas à Magdebourg. Et parce que les gens de la Commune
ont incendié, les Versaillais enfouissent dans la calomnie les
cadavres de ceux qu'ils ont assassinés, les aspergeant d'ac-
cusations auxquelles il nous est impossible de répondre!
Le petit ^L Thiers a fait son entrée victorieuse dans
Paris; sa calèche a passé sous l'Arc de Triomphe, 11 était
accompagné de son fidèle Leflô, Ministre de la Guerre, et
du vertueux M. Jules Simon, le Philosophe du Devoir,
l'ex-défenseur des ouvriers de Paris, le député du Travail.
Le petit M. Thiers, tout comme M. de Bismarck, a été sacré
grand homme par le succès. ^laintenant qu'il pourrait se
JOURNAL DE LA COMMUNE 391
baigner, qu'il pourrait se noyer dans le sang qu'ont fait
verser son dépit sénile et ses rages de singe; maintenant
que, sur ramoncellement des victimes par lui massacrées,
il pourrait monter plus haut que le bronze de la colonne
Vendôme, plus liauL que le i^authéou. maintenant ses folies
sont sublimes, ses inepties sont grandioses, ses roueries
sont des raisons d'Etat et ses finasseries embarrasseraient
IMachiavel.
— Soit! Tant que le succès dure, il est absurde d'entrer
en discussion avec lui et de vouloir prouver qu'il a tort.
Donc, M. Thiers règne et gouverne, jusqu'à ce qu'il ne
règne ni ne gouverne. — On fusille et on déporte en son
nom — c'est-à-dire, pour parler le langage officiel, on juge
et on administre en son nom. Les proclamations affichées
à Paris portent en tète : « Armée de Versailles » — La
grande ville appartient à quatre corps d armée. Quatre
omnipotents généraux l'administrent. Nous avons des
« colonels faisant fonction de maire ». Les rues sont cernées,
dans chaque appartement entrent quatre fusillards guidés
par un mouchard, ils ouvrent les armoires et les tiroirs pour
y découvrir des suspects, ils secouent le linge pour y
trouver des revolvers. Les généraux et colonels paradent
en voiture découverte avec des cocodettes, les capitaines et
lieutenants flânent sur le boulevard avec des cocottes.
L'ordre, la famille, la propriété régnent de nouveau dans la
capitale du Grand-Duché de Gérolstein.
Recueillons-nous encore une fois. Rentrons nos cornes
comme l'escargot, dévisageons les saturnales de la réaction,
regardons le gâchis auquel nous n'avons plus le droit de
nous mêler. — Nous avons bien notre petite idée sur la
manière dont tout ceci finira — mais chut! le monde ne
nous demande pas notre avis. — Nous allons étudier les
événements récents, ceux qui vont se passer, dans les
écrits et discours de nos ennemis — eux seuls ont le droit
de parler. Nous nous tairons, mais nous enregistrerons.
Un dernier mot : La France est-elle assez châtiée ?
A-t-elle enfin expié? — Oui, l'expiation est à son comble,
et le martvre commence.
FIN
Imprimerie de Poissy — Lejay fils et Lemoro.
Reclus, Elle
La Jomraune de Paris
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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