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CxJ^bris
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PROFESSORJ.S.WILL
LA
CONFESSION
DE CLAUDE
G. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, éditeurs
11. RUE DE GRENELLE, PARIS
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le Tolume.
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Paris. — Innirimciii' L. Mareiiieix, I. nie Cassello. — 5S7.
EMILE ZOLA
LA
CONFESSION
DE CLAUDE
NOUVELLE EDITION
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
G. CHARPENTIER ET E. FASQUELLE, ÉDITEURS
11, RLE DE OREXKLLE, 11
1893
Tous droits réservés.
A MES AMIS
P. CÉZANNE ET J.-B. BAILLE.
Vous avez connu^ mes amis, le misé-
rable enfant dont je publie aujourd'hui'
les lettres. Cet enfant n'eft plus. Il a
voulu grandir dans la mort Se Poubli
de sa jeunesse.
J'ai hésité longtemps avant de donner
au public les pages qui suivent. Je dou-
tais du droit que je pouvais avoir de
montrer un corps &. un cœur dans leur
nudité; je m'interrogeais, me deman-
dant s'il m'était permis de divulguer le
La confession de Claude
secret d'une confession. Puis, lorsque
je relisais ces lettres haletantes &. fié-
vreuses, vides de faits, se liant à peine
les unes aux autres, je me décourageais,
je me disais que les ledieurs accueille-
raient sans doute fort mal une pareille
publication, toute diffuse, toute folle &
emportée. La douleur n^a qu'un cri :
l'œuvre eft une plainte sans cesse répé-
tée. J'iiésitais comme homme 8c comme
écrivain.
Un jour, j'ai songé enfin que notre
âge a besoin de leçons & que j'avais
peut-être entre les mains la guérison de
quelques cœurs endoloris. On veut que
nous moralisions, nous les poètes & les
romanciers. Je ne sais point monter en
chaire^ mais je possédais l'œuvre de
sang & de larmes d'une pauvre âme,
je pouvais à mon tour inftruire &. con-
soler. Les aveux de Claude avaient le
La confession de Claude
suprême enseignement des sanglots, la
morale haute & pure de la chute Se de
la rédemption.
Et j'ai vu alors que ces lettres étaient
telles qu'elles devaient être. J'ignore
encore aujourd'hui comment le public
les acceptera, mais j'ai foi dans leur
franchise, même dans leur emporte-
ment. Elles sont humaines.
Je me suis donc décidé, mes amis, à
éditer ce livre. Je m'y suis décidé au
nom de la vérité & du bien de tous.
Puis, en dehors de la foule, je songeais
à vous, il me plaisait de vous conter
de nouveau la terrible hilloire qui vous
a déjà fait pleurer.
Cette hiftoire eft nue & vraie jusqu'à
la crudité. Les délicats se révolteront.
Je n'ai pas pensé devoir retrancher une
ligne, certain que ces pages sont Tex-
pression complète d'un cœur dans lequel
La confession de Claude
il y a plus de lumière que d'ombre. Elles
ont été écrites par un enfant nerveux
Se aimant qui s'eft donné entier, avec
les frissons de sa chair & les élans de
son âme. Elles sont la manifeftation
maladive d'un tempérament particulier
qui a râpre besoin du réel 8c les espé-
rances menteuses Se douces du rêve.
Tout le livre eft là, dans la lutte entre
le songe & la réalité. Si les amours
honteuses de Claude le font juger sévè-
rement, qu'on lui pardonne au dénoû-
ment, lorsqu'il se relève plus jeune &
plus fort, voyant jusqu'à Dieu.
Il y a du prêtre dans cet enfant. Il
s'agenouillera peut - être un jour. Il
cherche avec un désespoir immense une
vérité qui le soutienne. Aujourd'hui, il
nolis conte sa jeunesse désolée, il nous
montre ses plaies, il crie ce qu'il a souf-
fert, afin d'éviter à ses frères de pareilles
La confession de Claude
souffrances. Les temps sont mauvais
pour les cœurs qui ressemblent au sien.
Je puis d'un mot caractériser son
œuvre, lui accorder le plus grand éloge
que je désire comme artifle, & répondre
en même temps à toutes les objeftions
qui seront faites :
Claude a vécu tout haut.
Emile Zou
4 5 octobre i865.
LA
CONFESSION DE CLAUDE
I
Voici l'hiver : l'air, au matin, devient
plus fraiSj & Paris met son manteau de
brouillard. Voici la saison des soirées in-
times. Les lèvres frileuses cherchent les
baisers; les amants, chassés des campagnes,
se réfugient dans les mansardes, &, se
pressant devant le foyer, jouissent, au
bruit de la pluie, de leur printemps éter-
nel.
La confession de Claude
Moij frères, je vis triftement: j'ai l'hiven
sans printempSj sans amoureuse. Mon
grenier, tout au haut d'un escalier humide,
eft grand & irrégulier; les angles se per-
dent dans l'ombre_, les murs, nus & obli-
ques, font de la chambre une sorte de
corridor qui s'allonge en forme de bière.
De pauvres meubles, minces planches mal
ajuftées & peintes d'une horrible couleur
rouge, craquent funèbrement dès qu'on
les touche. Des lambeaux de damas déteint
pendent au-dessus du lit, & la fenêtre,
privée de rideaux, s'ouvre sur une grande
muraille noire, éternellement debout &
sévère.
Le soir, quand le vent ébranle la porte
& que les murs vacillent avec la flamme
de ma lampe, je sens peser sur moi un en-
nui morne & glacé. Je m'arrête au foyer
mourant, aux laides rosaces brunes du pa-
pier peint, aux vases de faïence où se sont
fanées les dernières fleurs, & je crois en-
tendre chaque chose se olaindre de solitude
La confession de Claude
& de pauvreté. Cette plainte eft navrante.
La mansarde entière me réclame les rires,
les richesses de ses sœurs. Le foyer de-
mande de grands feux joyeux; les vases,
oubliant la neige, veulent des roses fraî-
ches; la couche soupire,, me parlant de
cheveux blonds & de blanches épaules.
J'écoute, Je ne puis que me désoler. Je
n'ai pas de luftre à suspendre au plafond,
pas de tapis pour cacher les dalles inégales
& brisées. Et, lorsque ma chambre ne veut
pour sourire que de belle toile blanche,
des meubles simples & luisants, je me dé-
sole encore davantage de ne pouvoir la
contenter. Alors elle me paraît plus déserte
& plus misérable : le vent y pénètre plus
froid j l'ombre y flotte plus épaisse; la pous-
sière s'amasse surles planches, la tapisserie
se déchire montrant le plâtre. Tout se tait:
j'entends, dans le silence, les sanglots de
mon cœur.
Frères, vous souvenez-vous des jours
011 la vie était en songe pour nous? Nous
La confession de Claude
avions l'amitié, nous rêvions l'amour & la
gloire. Vous souvenez-vous de ces tièdes
soirées de Provence_, lorsque,, au lever def
étoiles, nous allions nous asseoir dans le
sillon fumant encore des ardeurs du soleil?
Le grillon chantait; le souffle harmonieux
des nuits d'été berçait notre causerie. Tous
trois nous laissions nos lèvres dire ce que
pensaient nos cœurSj Su, naïvement, nous
aimions des reines, nous nous couronnions
de lauriers. Vous me contiez vos songes,
je vous contais les miens. Puis, nous dai-
gnions redescendre sur terre. Je vous con-
fiais ma règle de vie, toute consacrée au
travail & à la lutte; je vous disais mon
grand courage. Me sentant la richesse
de l'âme, je me plaisais à l'idée de pau-
vreté. Vous montiez, comme moi, l'escalier
des mansardes, vous espériez vous nourrir
de grandes pensées; grâce à votre igno-
rance du réel, vous sembliez croire que
l'artifte, dans l'insomnie de sa veille, gagne
le pain du lendemain.
La confession de Claude
D'autres fois, quand les fleurs étaient
plus douces j les étoiles plus radieuses,
nous caressions d'amoureuses visions.
Chacun de nous avait sa bien-aimée. Les
vôtres, vous souvenez-vous? brunes &
rieuses filles, étaient reines des moissons
&des venda'nges; elles se jouaient, parées
d'épis & de grappes^ & couraient par les
sentiers, emportées dans le vol de leur
turbulente jeunesse. La mienne, pâle &
blonde^ avait la royauté des lacs & des
nuées; elle marchait languissamment,
couronnée de verveines, semblant à cha-
que pas prête à quitter la terre.
Vous souvenez-vouSj frères? Le mois
dernier^ nous allions ainsi rêver au milieu
des campagnes, & puiser le courage de
l'homme dans le saint espoir de l'enfant.
Je me suis fatigué du songe, j'ai cru me
sentir la force de la réalité. Voici cinq se-
maines que j'ai quitté nos larges horizons
que féconde le souffle embrasé de midi.
J'ai serré vos mains, j'ai dit adieu à notre
La confession de Claude
champ préféréj Sc^ le premier, j'ai voulu
chercher la couronne et l'amante que Dieu
garde à nos vingt ans.
— Claude^ m'avez-vous dit au départ, te.
voici dans la lutte. Demain, nous ne serons
plus là comme hier, te donnant espérance
& courage. Tu vas te trouver seul &
pauvre^ n'ayant que des souvenirs pour
peupler & dorer ta solitude. La tâche eft
rude, dit-on. Pars cependant, puisque tu
as soif de la vie. Souviens-toi de tes pro-
jets : sois ferme & loyal dans l'adlion,
comme tu l'étais dans le rêve; vis dans les
grenierSj mange ton pain dur, souris à la
misère. Que l'homme ne raille pas en toi
l'ignorance de l'enfant, qu'il accepte l'âpre
labeur du bien & du beau. La souf-
france grandit l'homme^ les pleurs sont
séchés un jour, lorsqu'on a beaucoup
aimé. Bon courage, & attends-nous. Nous
te consolerons, nous te gronderons de loin.
Nous ne pouvons te suivre aujourd'hui,
car nous ne nous sentons pas ta force;
La confession de Claude i3
notre rêve eft encore trop séduisant pour
que nous l'échangions contre la réalité.
Grondez-moi, frères, consolez-moi. Je
ne fais que commencer à vivre^ & je suis
déjà bien trifte. Ah ! que la mansarde de
nos songes était blanche! comme la fenêtre
s'égayait au soleil , comme la pauvreté
"& la solitude y rendaient la vie ftudieuse
& paisible ! La misère avait pour nous le
luxe de la lumière & du sourire. Mais sa-
vez-vous combien eft laide une vraie man-
sarde? Savez-vous comme on a froid lors-
qu'on eft seulj sans fleurs ^ sans blancs
rideaux où reposer les yeux? Le jour & la
gaieté passent sans entrer^ n'osant s'aven-
turer dans cette ombre & dans ce silence.
Oa sont mes prairies <Sc mes ruisseaux?
où mes soleils couchants qui doraient les
cimes des peupliers & changeaient les ro-
chers de l'horizon en palais étincelants?
Me suis-Je trompé, frères? Ne suis-je qu'un
enfant qui veut être homme avant l'âge?
Ai-je eu trop de confiance en ma force,
14 La confession de Claude
ma place serait-elle de rêver encore à vos
côtés?
Voici le jour qui naît. J'ai passé la nuit
devant mon foyer éteint, regardant mes
pauvres murs, vous contant mes pre-
mières souffrances. Une lueur blafarde
éclaire les toits, quelques flocons de neige
tombent lentement du ciel pâle & trifte.
Le réveil des grandes villes eft inquiet.
J'entends monter jusqu'à moi ces mur-
mures des rues qui ressemblent à des san-
glots.
Non, cette fenêtre me refuse le soleil, ce
plancher eft humide, cette mansarde eil
déserte. Je ne puis aimer, je ne puis tra-
vailler ici.
La confession de Claude t5
II
Vous vous irritez de mon peu de cou-
rage, vous m'accusez d'envier le velours
& le bronze, de ne pas accepter la sainte
pauvreté du poète. Hélas! j'aime les grands
rideaux, les candélabres, les marbres que
le ciseau a puissamment caressés. J'aime
tout ce qui brille, tout ce qui a beauté,
grâce & richesse. Il me faut les demeures
princières. Ou plutôt encore, les champs
avec leurs tapis de mousse, frais & parfu-
més, leurs draperies de feuilles, leurs lar-
ges horizons de lum ière. Je préfère le
luxe de Dieu au luxe d es hommes.
Pardonnez, frères, la soie eft si douce,
la dentelle si légère; le soleil rit si gaie"
ment dans l'or & dans le criflal!
Laissez-moi rêver, ne craignez pas pour
i6 La confession de Claude
ma fierté. Je veux écouter vos fortes &
belles paroles, embellir ma mansarde de
gaieté, l'éclairer de grandes pensées. Si
je me sens trop seul, je me créerai une
compagne qui, fidèle à ma voix^ viendra
me baiser au frontj après la tâche accom-
plie. Si les dalles sont froides, si le pain
manque, j'oublierai l'hiver & la faim en
me sentant le cœur chaud. A vingt ans, il
eft aisé d'être artisan de sa joie.
L'autre nuit_, la voix des vents était mé-
lancolique, ma lampe se mourait, mon feu
s'était éteint; l'insomnie avait troublé ma
raison, de pâles fantômes erraient dans
mon ombre. J'ai eu peur, frères, je me suis
senti faible, je vous ai dit mes larmes.
Le premier rayon a chassé le cauchemar
de ma veille. Aujourd'hui l'obftacle n'eft
plus en moi. J'accepte la lutte.
Je veux vivre au désert^ n'écoutant que
mon cœur, ne voyant que mon rêve. Je
veux oublier les hommes, m'interroger &
me répondre. Pareil à la jeune épouse dont
La confession de Claude 17
le sein a frémi du tressaillement des mères,
le poëtCj quand il croit sentir tressaillir la
pensée en lui, doit avoir une heure d'ex-
tase & de recueillement. Il court s'enfer-
mer avec son cher fardeau, n'ose croire à
son bonheur, interroge son flanc, espère &
doute encore. Puis, lorsqu'une douleur
plus vive lui dit bien que Dieu l'a fécondé,
alors pendant de longs mois il fuit la foule,
tout à l'amour de l'être que le ciel lui
confie.
Qu'on le laisse se cacher & jouir en
avare des angoisses de l'enfantement; de-
main, dans son orgueil, il viendra deman-
der des caresses pour le fruit de ses en-
trailles.
Je suis pauvre, je dois vivre seul. Ma
fierté souffrirait de banales consolations,
ma main ne veut presser que les mains
ses égales. J'ignore le monde, mais je sens
que la misère eft si froide qu'elle doit
glacer les cœurs autour d'elle, & qu'étant
sœur du vice, elle efl timide & honteuse.
La confession de Claude
lorsqu'elle est noble. J'ai le front haut,
j'entends ne point le baisser.
Pauvreté, solitude, soyez donc mes hô-
tesses. Soyez mes anges gardiens, mes
muses, mes compagnes à la voix rude &
encourageante. Faites-moi fort, donnez-
moi la science de la vie, dites-moi com-
bien coûte le pain de chaque jour. Que
vos mâles caresses, si âpres qu'elles sem-
^blentdes blessures, m'endurcissent dans
le bien & le jufte. J'allumerai ma lampe,
pendant ces nuits d'hiver, & je vous sen-
tirai toutes deux à mes côtés, glacées &
silencieuses, vous courbant sur ma ta-
ble, me diftant l'austère vérité. Lors-
que, las d'ombre & de silence^ je poserai
la plume & que je vous maudirai, votre
sourire mélancolique me fera peut-être
douter de mes rêves. Alors votre paix
sereine & trifte vous rendra si belles
que je vous prendrai pour amantes. Nos
amours seront sévères & profondes comme
vous; les amoureux, de seize ans envie-
La confession de Claude 19
ront l'acre volupté de nos baisers fé-
conds.
Et cependant, frères, ils me serait doux
de me sentir la pourpre aux épaules, non
pour m'en draper devant la foule, mais
pour vivre plus largement sous le riche &
superbe tissu. Il me serait doux d'être roi
d'Asie, de rêver nuit et jour sur un lit
de roses, dans une de ces féeriques de-
meures, harems de fleurs & de sultanes. Les
bains de marbre aux fontaines parfumées,
les galènes de chèvrefeuilles soutenus
sur des treillages d'argent, les immenses
salles aux plafonds semés d'étoiles, n'eft-
ce pas là le palais que les anges devraient
bâtir pour chaque homme de vingt ans?
La jeunesse veut à son feftin tout ce qui
chante, tout ce qui rayonne. Lors du
premier baiser, il faut que l'amante soit
toute de dentelle & de bijoux, que la
couche, portée par quatre fées d'or & de
marbre, ait un ciel de pierreries & des
toiles de satin.
La confession de Claude
Frères, frères, ne me grondez pas^ je
vais être sage. Je vais aimer mon grenier
& ne plus songer à mes palais. Oh ! que
la vie y serait jeune & passionnée!
III
Je travaille^ J'espère. Je passe les Jour-
nées devant ma petite table, quittant la
plume pendant de longues heures pour
caresser quelque blonde tête que l'encre
souillerait. PuiSj je reprends l'œuvre com-
mencée, parant mes héroïnes des rayons
de mes rêves. J'oublie la neige & l'armoire
vide. Je vis je ne sais où, peut-être dans
un nuage, peut-être dans le duvet d'un
nid abandonné. Quand j'écris une phrase
lefte & coquettement drapée, je crois voir
La confession de Claude
des anges & des aubépines en fleurs.
J'ai la sainte gaieté du travail. Ah! que
j'étais fou d'être trifle & que je me trom-
pais en me croyant pauvre & seul! Je ne
sais plus ce qui me désolait. Hier, je crois^
ma chambre était laide; elle me sourit au-
jourd'hui. Je sens autour de moi des amis
que je ne vois pas, mais qui sont en grand
nombre & qui tous me tendent la main.
Leur foule me cache les murs de mon ré-
duit.
Va, pauvre petite table, lorsque la dé-
sespérance me touchera de son aile, je
viendrai toujours m'asseoir devant toi &
m'accouder sur la feuille blanche où mon
rêve ne se fixe qu'après m'avoir rendu le
sourire.
Hélas! il me faut cependant une ombre
de réalité. Je me surprends parfois in-
quiet, souhaitant une joie dont je n'ai pas
conscience. Alors^ j'entends comme une
vague plainte de mon cœur : il me dit
qu'il a toujours froid, toujours îaim, &
La confession de Claude
qu'une folle rêverie ne peut le réchauffer
ni le rassasier. Je veux le contenter. Je
sortirai demain, non plus m'isolant en
moi-même^ mais regardant aux fenêtres,
lui disant de choisir parmi les belles
dames. Puis, de temps en temps, Je le
ramènerai sous le balcon préféré. Il en
emportera un regard comme pâture, &,
huit jours durant_, ne sentira plus l'hiver.
Lorsqu'il criera famine, un nouveau sou-
rire l'apaisera.
Frères, n'avez-vous jamais rêvé qu'un
soir d'automne vous rencontriez dans les
blés une brune fille de seize ans? Elle vous
souriait au passage^ puis se perdait au mi-
lieu des épis. La nuit, vous la revoyiez en
rêve, &, le lendemain_, vous preniez à la
même heure le sentier de la veille. La
chère vision passait, souriait encore^
vous laissant un nouveau songe pour
votre prochain sommeil. Les mois, les
années s'écoulaient. Chaque jour, votre
cœur affamé venait se rassasier d'un sou-
La confession de Claude 23
rirCj & jamais il ne désirait davantage. La
vie entière ne suffisait pas à vous faire
épuiser le regard de la jeune moisson-
neuse.
IV
Hier, j'avais grande flamme au foyer.
J'étais riche de deux bougies, je les avais
allumées toutes deux, sans songer au len-
demain.
Je me surprenais à chanter, tout en me
préparant pour une nuit de travail. La
mansarde riait d'être chaude & lumineuse.
Comme je m'asseyais, j'ai entendu dans
l'escalier un bruit de voix & de pas préci-
pités. Des portes s'ouvraient & se fer-
maient. Puis, dans le silence^ des cris
étouffés montaient jusqu'à moi. Je m'étais
24 La confession de Claude
dresséj vaguement inquiet & prêtant l'o-
reille. Les bruits cessaient par inftants;
j'allais reprendre ma c aaise, lorsque quel-
qu'un a monté et m'a crié qu'une femme,
ma voisine, subissait une crise de nerfs.
On me demandait secours. La porte ou-
verte, je n'ai vu que l'escalier noir & si-
lencieux.
Je me suis couvert d'un vêtement plus
chaud & je suis descendu^ oubliant même
de prendre une de mes bougies. A l'étage
inférieur, je me suis arrêté^ ne sachant où
entrer. Je n'entendais plus aucune plainte^
j'étais entouré d'épaisses ténèbres. Enfin,
j'ai aperçu par la fente d'une porte entre-
bâillée un mince filet de lumière. J'ai
poussé cette porte.
La chambre était sœur de la mienne :
grande, irrégulière, délabrée. Seulement,
comme je quittais ma mansarde dans un
jour d'e flamme & de clarté, l'ombre & le
froid de celle-ci m'ont serré le cœur de
pitié & de trif'csse. Un air humide m'a
L-7 confession de Claude ib
frappé au visage; une maigre chandelle
brûlant sur un des coins de la cheminée,
s'efl effarée au vent de l'escalier, sans me
permettre d'abord de voir les objets.
Je m'étais arrêté sur le seuil. Enfin, j'ai
diflingué le lit : les draps rejetés & tordus
avaient glissé à terre, des vêtements épars
traînaient sur la couverture.
Au milieu de ces lambeaux, s'allongeait
une forme blanche, indécise. J'aurais cru
avoir un cadavre devant moi, si la chan-
delle ne rrr'avait montré par moments une
main pendant hors de la couche & agitée
par de rapides convulsions.
Au chevet, se dressait une vieille femme.
Ses cheveux gris dénoués retombaient en
mèches raides sur son front, sa robe mise
à la hâte montrait ses bras jaunes & dé-
charnés. Elle me tournait le dos, soute-
nant la tête & me cachant le visage de la
femme couchée.
Ce corps frissonnant veillé par cette hor-
rible vieille m'a causé une rapide impres-
2
La confession de Claude
sion de dégoût & d'effroi. L'immobilité
des figures leur domiait une grandeur fan-
taftique, leur silence faisait presque douter
de leur vie. J'ai cru un inftant assifter à
une de ces scènes effrayantes du sabbat,
lorsque les sorcières sucent le sang des
jeunes filles, &, les jetant blêmes & ridées
dans les bras de la mort^ leur volent leur
jeunesse & leur fraîcheur.
Au bruit de la porte^ la vieille a tourné
la tête. Elle a laissé retomber lourdement
le corps qu'elle soutenait^puis s'eft avancée
vers moi.
— Ah ! monsieur, m'a-t-elle dit, je vous
remercie d'être venu. Les vieilles gens
craignent les nuits d'hiver; cette chambre
eft si froide que je n'en serais peut-être pas
sortie demain. Je veille tard, voyez-vous,
&, quand on mange peu, on a besoin d'un
plus long sommeil. D'ailleurs , la crise eft
terminée. Vous n'aurez qu'à attendre le
réveil de cette dame. Bonne nuit, mon-
sieur.
La confession de Claude 27
La vieille s'eft retirée, je suis demeuré
seul. J'ai fermé la porte, &_, prenant la
chandelle, je me suis approché du lit." La
femme qui s'y trouvait étendue pouvait
avoir environ vingt-quatre ans. Elle était
plongée dans cet accablement profond qui
succède aux convulsions des attaques de
nerfs. Ses pieds se trouvaient repliés sous
elle, ses bras, raides encore & grands ou-
verts, étaient rejetés aux deux bords de la
couche. Je n'ai pu d'abord juger de sa
beauté : sa tête, penchée en arrière, se per-
dait dans le fîot de ses cheveux.
Je l'ai prise dans mes bras, j'ai détendu
ses membres, je l'ai couchée sur le dos.
Puis j'ai écarté les boucles de son front.
Elle était laide : ses yeux fermés man-
quaient de cils, ses tempes étaient basses
& fuyantes, sa bouche grande & affaissée.
Je ne sais quelle vieillesse précoce avait
effacé les contours de ses traits & mis sur
sa face entière une empreinte de lassitude
& d'avidité.
28 La confession de Claude
Elle dormait. J'ai entassé sur ses pieds
tous les chiffons qui me sont tombés sous
la main, j'ai haussé sa tête sous un autre
paquet de vêtements. Ma science se bor-
nant à ces soinSj je me suis décidé à atten-
dre son réveil. Je craignais qu'elle ne
subît une seconde crise & qu'elle ne se
blessât en tombant.
Je me suis mis à visiter le grenier. J'a-
vais, en entrant, senti s'en échapper un
violent parfum de musc, qui, se mêlant à
l'odeur acre de l'humidité, saisissait étran-
gement l'odorat. Sur la cheminée, se ran-
geait une file de bouteilles et de petits pots
gras encore d'huiles aromatiques. Au
dessuSj pendait une glace étoilée dont le
tain manquait par larges plaques. D'ail-
leurs, les murs étaient nus; tout traînait
à terre : souliers de satin éculés, linges sa-
les, rubans fanés, lambeaux de dentelle.
Comme j'allais, rejetant du pied les gue-
nilles pour me faire passage, j'ai rencontré
une belle robe neuvCj toute de soie bleue.
La confession de Claude 2g
& ornée de nœuds en velours. Elle était
jetée c'ans un coin, parmi les autres chif-
fons, roulée en paquet^ fripée, tachée en-
core de la boue de la veille. Je l'ai relevée
& l'ai pendue à un clou.
Las, ne trouvant pas de siège, Je suis
venu m'asseoiraupieddu lit. Je commen-
çais à comprendre où je me trouvais. La
fille dormait toujours; elle était mainte-
nant en pleine lumière. J'ai cru m'étre
trompé en la déclarant laide, & je me suis
pris à la contempler. Un sommeil plus
doux avait mis à ses lèvres un vague
sourire; ses traits s'étaient détendus, la
souffrance passée donnait à sa laideur une
sorte de beauté douce & amère. Elle repo-
sait, trifte & résignée. Son âme semblait
profiter du repos de son corps pour monter
à sa face.
C'était donc là cette misère immonde,
étrange assemblage de soie bleue & de
fange. Ce grenier était le bouge infâme de
la luxure affamée marchandant sa sa-
La confession de Claude
tiété ; cette fille était une de ces vieilles de
vingt ans, n'ayant plus de la femme que
la marque fatale du sexe^ trafiquant de
ce corps que le ciel leur laisse en leur reti-
rant l'âme. Quoi ! tant de limon en un seul
être, tant de souillures en un seul cœur!
Dieu frappe rudement sa créature lorsqu'il
lui laisse déchirer sa robe d'innocence &
mettre la ceinture lâche & flottante qui se
dénoue sous la main de chaque passant.
Dans nos rêves d'amour, nous ne rêvions
jamais qu'un soir nous trouverions un
grabat dans l'ombre d'un grenier, &, sur
ce grabat, une fille du ruisseau endormie
& demi-nue.
La malheureuse inclinait la tête sous
l'aile caressante d'un songe; un souffle
doux & régulier s'échappait de ses lèvres;
sur ses paupières languissamment fermées,
courait par infl^ants un faible frisson. Je
m'étais accoudé au bois du lit^ mon re-
gard ne pouvait se détacher de ce front
pâle 6: beau d'une étrange beauté. Je ne
La confession de Claude 3i
sais quelle fascination avaient sur moi ce
sommeil paisible du vice, ces traits flétris
empreints dans leur repos d'une douceur
angélique. Je me disais que cette fille dor-
mait, visitée par sa seizième année, & que
j'avais ainsi une vierge devant moi. Cette
pensée emplissait mon esprit; si quelque
autre s'y mêlait, je n'en avais pas con-
science. Je ne sentais plus le froid, & je
tremblais. Mes veines battaient d'une fiè-
vre inconnue. Ma rêverie s'égarait, plus
inquiète & plus trifte.
La fille eut un soupir^ se retourna sur
la couche. Elle rejeta la couverture, dé-
couvrant sa poitrine.
Mes songes m'avaient seuls montré jus-
que-là de chaftes nudités, toujours voilées
de rayons. Je n'avais jamais entrevu que
les bras des lavandières battant gaiement
le linge. Parfois peut-être encore mon re-
gard s'était-il égaré sur le cou blanc & dé-
licat d'une danseuse, lorsque, l'emportant
sur mon cœur, je sentais ma pensée se
32 La confession de Claude
Iroubi.. au vent de ses tresses blondes.
Cette poitrine brutalement découverte
m'a fait rougir & m'a mis au cœur une
telle angoisse que j'ai cru en pleurer. J'ai
eu honte pour la jeune femme j j'ai senti
ma virginité s'en aller dans mon regard.
Cependant, je ne pouvais détourner les
j^eux; je suivais les douces ondulations du
sein^ je m'éblouissais de sa blancheur. Les
sens se taisaient encore, mon esprit seul
était ivre. Mes impressions avaient un
charme si étrange que je ne puis aujour-
d'hui les comparer qu'à la sainte horreur
qui m'a secoué le jour où j'ai vu un cada-
vre pour la première fois. Mon imagina-
tion m'avait aussi représenté la mort. Mais
lorsque j'ai vu cette face bleuie, cette bou-
che noire & ouverte, lorsque le néant s'cfi:
montré dans son énergique grandeur, je
n'ai pu détacher mes regards du cadavre,
frém.issant d'une volupté douloureuse,
attiré par je ne sais quel rayonnement de
la réalité.
la confession de Claude 5'3
Ainsi, la première gorge nue me rete-
nait palpitant d'une émotion que je ne
saurais définir.
Et c'était une poitrine meurtrie des ca-
resses de tous où se posaient mes ...x!
Ah! lorsque aujourd'hui je songe à cette
nuit fatale, à cette extase effrayée qui rete-
nait mon soufflCj lorsque je me revois f""-
ché surcette infâme couche, inquiet & rou-
gissant ^ je me demande avec angoisse qui
me rendra ce premier regard pour aller
rougir & me pencher sur la couche d'une
vierge! Je me demande qui me rendra
l'inftant où le voile tombe des épaules de
l'amante, où l'amant comprend d'un re-
gard & s'incline, ébloui de connaître! J'ai
bu l'ivresse dans une coupe souillée; je ne
saurai jamais quelle splendeur a le sein
d'une vierge pour des yeux ignorants en-
core.
La fille s'eft éveillée & m'a souri sans
paraître étonnée de me trouver auprès
d'elle. Ce sourire était vague, comme
34 La confession de Claude
adressé à toute une foule^ comme las d'être
sur ses lèvres. Elle n'a pas parlé, & m'a
tendu les bras.
Ce matin , lorsque je suis rentré chez
moi , j'ai trouvé mes bougies entièrement
brûlées, mon foyer mort depuis longtemps. 4
La chambre était froide & sombre : je n'a-
vais plus ni flamme ni clarté.
Frères, oîi était donc l'amante , reine
des lacs & des nuées? oîi la brune mois-
sonneuse dont le regard eft si profond qu'il
suffit à une vie d'amour?
Ainsij c'en eft donc fait : j'ai menti à
ma jeunesse, je suis le fiancé du vice. Le
souvenir de ma première heure d'amour
eft étroitement lié à celui d'un bouge in-
La confession de Claude 35
fâniCj d'une couche chaude encore des bai-
sers de chacun. Lorsque, dans les nuits de
mai, j'évoquerai la fiancée, je verrai se le-
ver une fille nue & cynique, s'éveillant &
me tendant les bras. Ce speélre pâle & flétri
sera de tous mes amours. Il se dresse^a
entre ma bouche & celle de la vierge^ ré-
clamant pour ses lèvres mes lèvres souil-
lées. Il se glissera dans mon lit, profitant
de mon sommeil pour m'étreindre en
un songe horrible. Quand l'amante balbu-
tiera à mon oreille une parole frissonnante
de volupté , il sera là pour me dire que le
premier il m'a parlé ce langage. Quand
j'appuierai ma tête à l'épaule de l'épouse,
il me présentera la sienne où j'ai dormi
ma nuit de noce. Ainsi, jamais mon cœur
ne pourra battre sans qu'il ne vienne le
glacer par le souvenir maudit de nos fian-
çailles.
Oui, cette nuit a suffi pour me priver
de la paix suprême. Mon premier baiser
n'a pas éveillé une âme. Je n'ai point senti
3 G La confession de Claude
la sainte ignorance des étreintes, mes lèvres
timides n'ont point trouvé des lèvres timi-
des comme elles. Je ne connaîtrai jamais
ce naïf tâtonnement des caresses_, cette in-
nocence du couple qui ne sait comme dé- m
chirer le voile. Ils frémissent, se pressent
étroitement & pleurent de ne pouvoir se
confondre. Et comme ils sont làj hésitant^
cherchant une issue pour leur âme^ voilà
que leurs lèvres se rencontrent & qu'à tous
deux ils ne font plus qu'un seul être.
PuiSj lorsque la science eft venue_, lors-
que l'amante & l'amant ont ensemble,
dans un baiser_, pénétré la loi de Dieu,
quelle doit être leur félicité de se devoir les
mêmes clartés, le même infini ! Ils n'ont
fait qu'échanger leur virginité : ils se sont
pris l'un à l'autre leur robe blanche, &,
maintenant, tous deux ont encore le vête-
ment des chérubins. Mêlant leur souffle,
souriant du même sourire, ils se reposent
dans leur union. Heure sainte où les
cœurs battent plus librement, trouvant un
La confession de Claude 3 7
ciel où monter! Heure unique oti l'amour
ignorant mesure tout à coup sa puissance,
se croit maître de l'étendue & s'enivre de
son premier coup d'aile! Frères, que Dieu
vous garde cette heure dont le souvenir
parfume toute une vie. Elle ne sera jamais
pour moi.
Telle eft la fatalité. Il efl rare que deux
cœurs vierges se rencontrent; toujours l'un
d'eux n'a plus à donner son extase en sa
fleur. Aujourd'hui, chacun de nous, jeunes
gens de vingt ans qui sommes avides d'ai-
mer, ne pouvant briser les grilles des mai-
sons honnêtes, trouve plus simple de
s'adresser à la porte grande ouverte des
boudoirs de bas étage. Lorsque nous de-
mandons à quelle épaule appuyer nos
fronts, les pères cachent leurs filles & nous
poussent dans l'ombre des ruelles. Ils nous
crient de respeder leurs enfants, qui doi-
vent un jour être nos femmes, ils préfèrent
pour elles à nos caresses premières les ca-
resses apprises dans les mauvais lieux.
3
38. La confession de Claude
Aussi combien peu se gardent pour l'é-
pouse, combien peu, dans le désert de leur
jeunesse_, refusent les seules & impu|^s
compagnes que leur laisse la singuli'e
prévoyance des hommes! Les uns, sots &
méchants garçons^ se font une gloire de
leur souillure; ils se parent des filles per-
dues. Les autres^ dans le réveil de l'âme,
au premier appel de l'amante, ont grande
triftesse d'interroger en vain l'horizon &
de ne savoir où se trouve celle que réclame
leur cœur. Ils vont devant eux, regardant
aux balcons, se penchant vers chaque
jeune visage : les balcons sont déserts, les
jeunes visages reftent voilés. Un soir, un
bras se glisse sous le leur, une voix les fait
tressaillir. Déjà las & désespérés, ne pou-
vant rencontrer l'ange de l'amour, ils en
suivent le speftre.
Frères, je ne veux point excuser une
nuit d'égarement, mais laissez-moi dire
qu'il eft étrange de cloîtrer la chafleté & de
permettre à la débauche de vivre au soleil,
La confession de Claude
le front haut. Laissez-moi déplorer cette
méfiance de l'amour qui crée une solitude
autour de l'amant, & cette sauvegarde de
la vertu par le vice, qui fait rencontrer dix
femmes perdues sur la route avant d'arriver
à la porte d'une vierge. Celui qui s'oublie à
leurs ignobles caresses, peut dire, en arri-
vant aux pieds de l'épouse : Je ne suis plus
digne de toi^ mais que n'es-tu venue à ma
rencontre ? Q.ue ne m'attendais-tu là-bas,
dans les blés fleuris, avant tous ces carre-
fours oîi chaque borne a sa prétresse? Que
n'as-tu voulu être la première à mon re-
gard, & t'épargner en m'épargnant moi-
même ?
En rentrant ce soir, j'ai trouvé dans l'es-
calier la vieille femme de l'autre nuit. Elle
montait péniblement devant moi,s'aidant
de la corde & posant les deux pieds sur
chaque marche. Elle s'eft retournée.
— Eh bien, monsieur, m'a-t-elle de-
mandé, votre malade se porte-t-elle mieux ?
Le frisson l'a quittée, je pense, & vous
40 La confession de Claude
même ne paraissez pas avoir souffert du
froid. Allez, je savais bien que pour une
belle fille, un beau garçon eft meilleur mé-
decin qu'une vieille femme.
Elle riait, montrant sa bouche vide.
Cette complaisance de la vieillesse aux
amours honteuses m'a fait rougir.
— Ne rougissez pas, a-t-elle ajouté! j'en
ai vu de tout aussi fiers que vous entrer
sans honte & sortir en chantant. La jeu-
nesse aime à rire^ les filles qui jouent la
sagesse sont des sottes. Ah ! si j'avais en-
core quinze ans!
J'étais arrivé devant ma porte. Elle m'a
retenu par le bras_, comme j'allais rentrer,
& a continué :
— J'avais de blonds cheveux alors, mes
joues étaient si pures que mes amants
me surnommaient Pâquerette. Si vous
m'aviez vue, vous seriez entré. J'habitais,
au rez-de-chaussée^ un nid de soie & d'or.
Chaque cinq anSj j'ai monté d'un étage.
Aujourd'hui^ je loge sous les toits. Je n'ai
La confession de Claude 41
plus qu'à descendre pour aller au cime-
tière. Ah! que votre amie Laurence eft
heureuse : elle ne loge encore qu'au troi-
sième.
Ainsi^ cette fille se nomme Laurence.
J'ignorais son nom.
VI
Je me suis remis au travail, mais avec
répugnance & las dès la première heure.
Maintenant que j'ai soulevé un coin du
voile^ je n'ai ni le courage de le laisser re-
tomber, ni celui de l'écarter tout à fait.
Lorsque je m'assieds devant ma table^ je
m'accoude triftement, laissant glisser la
plume de mes doigts, me disant : A quoi
bon? Mon intelligence me semble épuisée,
je n'ose relire les quelques phrases que
j'écris, je ne me sens plus cette joie du
42 La confession de Claiu
ck
poëtCj qu'une rime heureuse fait rire sans
raison comme un enfant. Grondez-moi^
frères, les vers faux ne me donnent plus
l'insomnie.
Mes faibles ressources s'épuisent. Je puis
calculerj à un jour près, le soir où je man-
querai de tout. J'achève mon pain, ayant
presque hâte de le finir, pour ne plus le
voir diminuer à chaque repas. Je me livre
lâchement à la misère; la lutte m'effraye.
Ah! combien ils mentent^ ceux qui pré-
tendent que la pauvreté eft mère du talent!
Qu'ils comptent ceux que le désespoir a
faits illuftres & ceux qu'il a lentement avi-
lis. Quand les larmes naissent d'une bles-
sure reçue au cœur, les rides qu'elles creu-
sent sont belles & nobles; mais quand
c'efl: la faim du corps qui les fait couler,
lorsque chaque soir une bassesse ou un
labeur de brute les essuyent, elles sillon-
nent la fac-e affreusement sans lui donner
la douloureuse sérénité de la vieillesse.
Non, puisque je suis si pauvre qu'il me
La confession de Claude 43
faudra peut-être mourir demairij je ne puis
travailler. Lorsque l'armoire était pleine,
j'avais grand courage^ je me sentais la force
de gagner mon pain. Aujourd'hui, elle eft
vide, & tout m'eft lassitude. Il me sera
plus facile de souffrir la faim que de faire
le moindre effort.
AlleZj je sais bien que je suis lâche &
pujure à nos serments, je sais que je
n'ai pas le droit de me réfugier déjà dans
la défaite. J'ai vingt ans : je ne puis être
las d'un monde que j'ignore. Hier, je le ré-
vais doux & bon. Eft-ce un nouveau rêve
que de le juger mauvais aujourd'hui ?
Que voulez-vous, frères, mon premier
pas a été malheureux : je n'ose avancer.
Je vais épuiser ma souffrance, verser toutes
mes larmes, & le sourire me reviendra. Je
travaillerai plus gaîment demain.
44 La confession de Claiidz
T
VII
Hier soir, je me suis couché à cinq
heures, en plein jour^ oubliant la clef sur
la porte.
Vers minuit, comme je voyais en rêve
une enfant blonde me tendre les braSj un
bruit que j'ai entendu dans mon sommeil
m'a fait soudain ouvrir les yeux. Ma lampe
était allumée. Une femme^ debout au pied
du lit^ me regardait dormir. Elle tour-
nait le dos à la lumière^ & j'ai cru, dans
le vague du réveil, que Dieu prenait pitié
de moi en réalisant un de mes songes.
La femme s'ell approchée. J'ai reconnu
Laurence, Laurence tête nue, ayant sa
belle robe de soie bleue. Cette robe de bal
montrait ses épaules nues & violettes de
froid. Laurence eft venue m'embrasser.
La confession de Claude 46
— Mon ami, m'a-t-elle dit, je dois qua-
rante francs au propriétaire. Il vient de
me refuser la clef de ma porte, disant que
je n'aurais pas de peine à trouver un lit. Il
était trop tard pour chercher ailleurs. J'ai
songé à toi.
Elle s'eft assise pour délacer ses bottines.
Je ne comprenais pas, je ne voulais pas
comprendre. Il me semblait que cette fille
s'était introduite chez moi dans une mau-
vaise intention. Cette lampe allumée je ne
savais comment, cette femme presque nue
au milieu de cette chambre glacée, m'ef-
frayaient. J'étais tenté de crier au secours.
— Nous vivrons comme tu voudras,
a continué Laurence. Va, je ne suis pas
embarrassante.
Je me suis dressé pour m'éveiller com-
plètement. Je commençais à comprendre,
& ce que je comprenais était horrible.
J'ai retenu une parole grossière qui me
montait aux lèvres ; l'injure me répugne,
& j« souffre la honte de ceux que j'insulte.
1^,
46 La confession dÈCïaude
— Madame, ai-je dit simplement, je suis
pauvre.
Laurence a éclaté de rire.
— Tu m'appelles madame , a-t-elle re-
pris. Es-tu fâché? que t'ai-je fait? Pauvre :
je l'avais deviné, tu me respectais trop
pour être riche. Eh bien! nous serons
pauvres.
— Je ne pourrai vous donner ni chif-
fons ni fins repas.
— Crois -tu qu'on m'en ait souvent
donné? Les hommes ne sont pas si
bons pour les pauvres filles! Nous ne
roulons en équipage que dans les romans.
Pour une qui trouve une robe, dix meu-
rent de faim.
— Je faisais deux petits repas, nous ne
pourrons plus en faire qu'un : du pain sé-
ché pour en manger moins, & de l'eau
claire.
— Tu veux m'effrayer. N'as-tu pas
quelque père, ici ou ailleurs, qui t'envoie
des livres & des vêtements que tu vends
La confession de Claude
ensuite? Nous mangerons ton pain dur &
nous irons au bal boire du Champagne.
— Non, je suis seul, je travaille pour
vivre. Je ne saurais vous associer à ma mi-
sère.
Laurence, les jambes croisées, ne déla-
çait plus ses bottines. Elle songeait.
— Ecoute, a-t-elle ajouté brusquement,
je suis sans pain & sans asile. Tu es jeune,
tu ne peux comprendre quelle eft notre
éternelle détresse, même dans le luxe & la
gaieté. La rue eft notre seul domicile;
ailleurs, nous ne sommes pas chez nous.
On nous montre la porte, & nous sortons.
Veux-tu que je sorte? tu as le droit de me
chasser, & moi la ressourc2 d'aller coucher
sous les ponts.
— Je ne veux pas vous chasser. Je vous
dis seulement que vous avez m.al choisi
votre gîte. Vous ne pourrez vous ac-
commoder de ma triftesse ni de mon dé-
sert.
— Choisir! ah! tu crois qu'il nous eft
La confession de Claude
permis de choisir! Tiens, fâche-toi, mais
je suis entrée ici parce que je ne savais où
aller. J'étais monte'e furtivement pour pas-
ser la nuit sur une marche. Je me suis
appuyée à ta porte, & c'efl alors que j'ai
songé à toi. Tu n'as pas de pain; moi^ je
n'ai pas mangé depuis hier, & mon sou
rire efl: si pâle qu'il ne me fera pas mange»"
demain. Tu vois que je puis refter. J'aime
autant mourir ici que dans la rue ; il y
fait moins froid.
— Non, cherchez encore, vous trouve-
rez plus riche & plus gai que moi. Plus
tard vous me remercierez de ne vous avoir
pas reçue.
Laurence s'efl levée. Son visage avait
pris une indicible expression d'amertume
& d'ironie. Son regard ne suppliait pas :
il était insolent & cynique. Elle a croisé
les bras^ m'a regardé en face.
— Allons, m'a-t-elle dit, sois franc : tu
ne veux pas de moi. Je suis trop laide,
trop misérable^ que sais-je? je te déplais &
La confession de Claude 4g
tu me chasses. Tu ne peux payer la beauté
& tu veux que ta maîtresse soit belle. J'é-
tais sotte de ne pas songer à cela. J'aurais
dû me dire que je ne valais pas même la
mi&ôre- & qu'il me fallait descendre un
è£:hfc\cn. J'ai soif, les ruisseaux sont faits
pour boire; j'ai faim^ le vol peut me nour-
rir. Tiens, je te remercie de tes conseils.
Elle a renoué sa robe & s'efl: avancée
vers la porte.
— Sais-tu bien, a-t-elle continué, que
nous, les infâmes, nous valons encore
mieux que vous, les gens honnêtes?
Et elle a parlé longtemps d'une voix
âpre. Je ne puis rendre la force brutale de
son langage. Elle disait qu'elle se prêtait
à nos caprices, qu'elle riait, lorsque nous
lui disions de rire, & que nous tournions
la tête, plus tard, lorsque nous la rencon-
trions. Qui nous forçait à ses baisers, qui
nous poussait le soir dans ses bras, pour
que nous lui rendions tant de mépris au
grand jour? Moi, qui avais bien voulu
La confession0e Claude
d'elle^ pourquoi n'en voulais-je plus main-
tenant? Je n'avais donc pas songé qu'il
eft un monde où la femme qui s'ou-
blie aux bras d'un homme devient épouse?
Parce qu'elle était souillée, j'avais pu la
souiller encore impunément. Je n'avais
pas même craint qu'elle vînt un soir me
rappeler notre union. Elle n'exiftait plus
pour moi, & peut-être l'avais-je rendue
mère. Ainsi , nous avions pu nous lier
sans garder rien de commun.
Elle eft reliée un inftant silencieuse. Puis
elle a repris avec plus d'énergie :
— Eh bien ! moi, je dis que tu mens, je
dis que nous sommes époux & que j'ai
tous les droits de l'épouse. Tu ne peux
faire que ce qui eft ne soit pas. Tu as
voulu cette union, & tu es un lâche de ne
plus la vouloir. Tu es mien, je suis tienne.
Laurence avait ouvert la porte. Elle
m'insultait, debout sur le seuil, pâle &
sans colère dans la voix. J'ai sauté du lit,
& je suis allé lui prendre le bras.
La confession de Claude 5i
— Allons, refte, Je le veux, lui ai-je dit.
Tu es glacée : couche-toi.
Vous le dirai-je, frères, je pleurais. Ce
n'était pas pitié. Les larmes coulaient
d'elles-mêmes sur mes joues, sans que je
sentisse autre chose qu'une immense &
vague triftesse.
Les paroles de cette fille venaient de me
frapper vivement. Son raisonnement, dont
la force lui échappait sans doute, me pa-
raissait jufte & vrai. Je comprenais si
profondément qu'elle avait droit à ma
couche, que je ne l'en aurais pas chassée
sans croire blesser toute juftice. Elle était
femme encore, quoique souillée, & je ne,
pouvais en user comme d'un objet sans
vie que le mépris & l'abandon n'attei-
gnaient pas. En dehors de tout, je devais
être pour elle ce que j'aurais été pour l'a-
mante de mon rêve. La vierge & la fille
perdue peuvent également venir un soir
d'hiver nous dire qu'elles ont froid ,
qu'elles ont faim, qu'elles ont besoin de
52 La conjession de Claude
nous. Nous accueillons l'une^ nous chas-
sons l'autre.
C'eft que nous avons la lâcheté de nos
vices. C'eft que nous serions effraye's d'a-
voir près de nous le souvenir & le remords
vivants de notre souillure. Il nous plaît
de vivre honorés^ &, lorsque nous rougis-
sons à l'appel d'une maîtresse avilie^ nous
la renions pour expliquer notre rougeur
par son impudence. Et nous faisons cela
sans nous penser coupables^ sans nous de-
mander quelle Jullice demande cette fille.
L'habitude a fait d'elle notre jouet, nous
nous étonnons que ce jouet parle & qu'il
se dise femme.
Moi, j'ai frémi devant la vérité. J'ai
compris & j'ai pleuré. La queftion m'a
paru simple, claire, évidente. Les paroles
de Laurence m'effrayaient sans me révol-
ter. Je n'avais jamais songé qu'elle pouvait
venir; mais elle venait, & je la recevais.
Je ne saurais, frères^ vous expliquer quels
étaient mes sentiments. Mon esprit de
La confession de Claude 53
vingt ans acceptait dans leur sens absolu
ces mots qui n'admettaient aucune hési-
tation : Tu es mien^ je suis tienne.
Ce matin^ lorsque je me suis éveillé &
que j'ai trouvé Laurence à mon côtéj j'ai
senti mon cœur se serrer d'angoisse. La
scène de la nuit s'était effacée. Je n'enten-
dais plus ces vraies & rudes paroles qui
m'avaient fait recevoir cette fille. Le fait
brutal seul demeurait.
Je l'ai regardée dormir. Je la voyais
pour la première fois au jour, sans que
son visag- eût l'étrange beauté de la souf-
france ou du désespoir. Quand elle m'eft
apparue ainsi, laide & vieillie, affaissée
dans un lourd sommeil de brute_, j'ai frémi
devant cette face commune & fanée que
je ne connaissais pas. Je n'ai pu compren-
dre comment il se faisait que je m'éveillais
ayant une telle compagne. Je sortais
comme d'un réve^ & la réalité se montrait
si horrible que j'oubliais ce qui me l'avait
fait accepter.
54 La confession de Claude
Qu'importe_, d'ailleurs? Que ce soit pitié,
juftice ou débauche, cette fille eft ma maî-
tresse. Ah ! frères, aurais-je assez de lar-
mes,, & vouSj aurez-vous assez de courage
pour les sécher i
VIII
Oui, je pense comme vous, je veux en-
core espérer, je veux faire de cette union
fatale une source de nobles aspirations.
Autrefois, lorsque notre pensée s'arrêtait
sur ces malheureuses filles , ce n'était
qu'avec miséricorde & pitié. Nous rêvions
la sainte tâche de la rédemption. Nous
demandions à Dieu de nous envoyer une
âme morte pour la lui rendre jeune &
blanche de notre amour.
La foi de nos seize ans devait faire croire
& s'incliner les pécheresses.
La confession de Claude b5
Alors nous étions Didier pardonnant à
la Marion & l'avouant pour épouse au
pied de l'échafaud. Nous grandissions la
courtisane de la hauteur de nos ten-
dresses.
Eh bien! aujourd'hui, je puis être Di-
dier. Marion eft làj tout aussi impure que
le Jour où il lui pardonna; sa robe dénouée
de nouveau demande une main qui la
referme; son front pâli réclame un souf-
fle pur qui lui rende la rougeur de sa
jeunesse. Ce que nous souhaitions dans
notre sainte folie^ je l^ai trouvé sans le
chercher.
Puisque Laurence eft venue à moi, je
veux, au lieu de me souiller à la flétrissure
de son cœur, lui donner la virginité du
mien. Je serai prêtre, je relèverai la femme
tombée & je pardonnerai.
Qui sait, frères, c'eft peut-être une su-
prême épreuve que Dieu m'envoie. Peut-
être veut-il, en me chargeant d'une âme,
connaître toute la puissance de la mienne.
56 La confession de Claude
Il me réserve la tâche des forts & ne craint
pas de m'unir au vice. Je vais être digne
de son choix.
IX
Je dcsire faire oublier à Laurence ce
qu'elle efl, la tromper sur elle-même par
Tamitié sérieuse que je lui témoigne. Je
ne lui parle qu'avec douceur_, mes paroles
sont toujours graves & décentes.
Lorsque quelques gros mots lui échap-
pent, je feins de ne pas les entendre. Si
son fichu s'écarte, je n'en vois rien^ & la
traite plutôt en sœur qu'en amante. J'op-
pose à sa vie bruyante d'hier une vie
calme & réfléchie. Je semble ignorer que
cette exiflence n'eft pas la sienne, je mets
tant de naturel à la lui imposer qu'elle
finira par douter du passé.
La confession de Claude 57
Hier^ dans la rue^ un homme l'a insul-
tée. Elle allait répondre quelque injure. Je
ne lui en ai pas laissé le temps. Je me suis
approché de l'homme qui était ivre, & je
l'ai pris au poignet, lui commandant de
respecter ma femme.
— Votre femme, m'a-t-il dit en raillant^
on les connaît ces femmes-là !
Alors, je l'ai secoué violemment, répé-
tant mon ordre avec plus de hauteur. 11 a
balbutié & s'en eft allé demandant excuse.
Laurence a repris mon bras, silencieuse &
comme confuse du titre d'épouse que je
réclamais pour elle.
Je sens bien que trop d'auftérité nuirait.
Je n'ai pas l'espoir d'un brusque retour
au bien, je voudrais ménager une habile
gradation qui empêchât ces pauvres yeux
malades d'être blessés par la lumière. Là
eft toute la difficulté de la tâche.
J'ai remarqué que ces filles^ femmes
avant l'âge, gardent longtemps l'insou-
ciance & la puérilité de l'enfant. Elles
58 La confession de Claude
sont blasées, & joueraient volontiers en-
core à la poupée. Un rien les amuse, les
fait rire aux éclats; elles retrouvent, sans
y songer, l'étonnement & le caressant ba-
bil des petites filles de cinq ans. Je me sers
de cette observation. Je donne des chiffons
à Laurence, ce qui nous rend grands amis
pendant une heure.
Vous ne sauriez croire l'émotion pro-
fonde que fait naître en moi cette éduca-
tion. Lorsque je crois avoir fait battre ce
cœur mort, je suis tenté de m'agenouiller
& de remercier Dieu. Sans doute, je m'exa-
gère la sainteté de ma mission. Je me dis
que l'amour d"une vierge me sanctifierait
moins que l'amour dont cette fille m'ai-
mera peut-être un jour.
Ce jour eft loin encore. Ma compagne
eft embarrassée de mon respect. Elle que
l'insulte trouve sans honte, rougit lorsque
je lui adresse une bonne parole. Parfois je
la vois hésiter à me répondre, cherchant si
c'eft bien à elle que je parle. Elle s'é'.onne
La confession de Claude Sg
de n'être pas injuriée, & semble mal à l'aise
de mes délicates attentions. Ce masque
d'honnête fille que je la force à prendre, la
gêne : elle ne sait comment porter l'eftime.
Souvent je surprends un sourire sur ses
lèvres; elle doit croire que je me moque
*"elle, & me demande, par ce sourire^ de
vouloir bien cesser cette plaisanterie.
Le soirj au coucher, elle éteint la bougie
avant de se délacer; elle attire à elle les-
coms des couvertures, & profite de mon
sommeil pour sauter du lit le matin. Lors-
qu'elle cause j elle cherche les mots; à
mon exemple, elle évite parfois de me
tutoyer.
Je ne sais pourquoi ces précautions
m'inquiètent : je vois là plus de contrainte
que de vraie chafteté. Je sens qu'elle agit
ainsi par crainte de me déplaire, mais que
pour elle il lui serait indifférent de se met-
tre nue & de parler la langue des halles.
Elle ne peut avoir eu aussi vite conscience
de la pudeur. Vous ledirai-je, frères ? Lau-
6o La confession de Claude
rence a peur de moi : tel eft le résultat d'une
semaine de respect.
A peine levée, elle fait grande toilette;
elle court au miroir & s'y oublie pendant
une heure. Elle a hâte de réparer le désor-
dre de la nuit. Ses cheveux, plus rares,
retombent, montrant des places nues; ses
joues , dont le fard s'eft effacé , sont pâles
& flétries. Elle sent qu'elle n'a plus sa jeu-
nesse d'emprunt, & s'inquiète de mes re-
gards. La pauvre fille , qui a vécu de sa
fraîcheur, craint que je ne la chasse le jour
où je verrai qu'elle ne l'a plus. Elle se
peigne laborieusement , gonflant ses bou-
cles & dissimulant avec habileté celles qui
manquent; elle se noircit les cils, blanchit
ses épaules, rougit ses lèvres. Moi, pen-
dant ce tempS;, je tourne le dos, feignant
de ne rien voir. Puis, lorsqu'elle s'eft peint
la face & qu'elle se juge jeune et belle, elle
vient à moi, souriante. Elle eft plus calme;
la pensée qu'elle gagne juftement son pain
lui rend sa liberté d'allures. Elle s'ofTre
La confession de Claude 6i
complaisamment; elle oublie que je ne
puis m'abuser sur ces belles couleurs , &
paraît croire qu'il doit me suffire de les lui
voir pendant une matinée.
Je lui ai fait entendre que je préférais
de l'eau claire aux pommades & aux cos-
métiques. J'ai même ajouté que j'aimais
mieux ses rides précoces que ce visage gras
& luisant dont elle se masque chaque jour.
Elle n'a pas compris. Elle a rougi_, croyant
que je lui reprochais sa laideur, & depuis
lors elle s'efforce davantage de n'être pas elle.
Ainsi peignée & fardée, serrée dans sa
robe de soie bleue, elle se traîne de siège
en siège, nonchalante & ennuyée. N'osant
remuer, par crainte de déranger un pli de
sa jupe, elle demeure assise le reftant du
jour. Elle croise les mains & s'endort les
yeux ouverts, dans une sorte de somno-
lence. Parfois, elle se lève, s'approche de
la fenêtre; là, elle appuie le front aux
vitres glacées, & se reprend à sommeiller.
Je l'ai vue a6live avant qu'elle ne fût ma
4
62 La cotifession de Claude
compagne; la vie agitée qu'elle menait
alors lui donnait une ardeur fébrile; sa
paresse était bruyante & acceptait avec
)oie la rude tâche du vice. Aujourd'huij
vivant de mon exiftence calme & ftudieuse,
elle a toute l'oisiveté de la paix sans en
avoir le travail doux & régulier.
Je devrais, avant tout, la guérir de sa
nonchalance & de son ennui. Je vois bien
qu'elle regrette les émotions poignantes de
la borne, mais elle eft d'une nature si peu
énergique qu'elle n'ose les regretter tout
haut. Je vous l'ai dit, frères, elle a peur
de moi , non pas peur de ma colère , mais
peur de l'être inconnu qu'elle ne peut com-
prendre. Elle saisit vaguement mes désirs,
& s'y plie, ignorante de leur véritable
sens. C'eft ainsi qu'elle se couvre sans être
charte, qu'elle demeure sérieuse & tran-
quille sans cesser d'être oisive& paresseuse.
C'eft ainsi encore qu'elle pense ne pouvoir
refuser mon eftime, s'élonnant parfois,
mais ne cherchant jamais à en être l'igne.
La conjession de Claude 63
Je souffrais de voir Laurence affaissée
& languissante. J'ai pensé que le travail
était le grand rédempteurj & que la joie
calme de la tâche accomplie lui ferait ou-
blier le passé Tandis que l'aiguille court
leftement, le cœur s'éveille,, Paftivité des
doigts donne à la rêverie une vivacité plus
gaie & plus pure. La femme, penchée sur
un métier, a je ne sais quel parfum de pu-
deur. Elle efl là, tranquille & se hâtant.
Hier, peut-être fille perdue dans une heure
de paresse , l'ouvrière d'aujourd'hui a re-
trouvé l'aclive sérénité de la vierge. Par-
lez à son cœur, il vous répondra.
Laurence m'a dit être lingère. J'ai dé-
siré qu'elle refiât auprès de moi, loin des
ateliers; il m'a semblé que ces heures pai-
64 La confession de Claude
sibles passées ensemble , moi me contant
quelque hiftoirCj elle mêlant son rêve au
fil de la broderie , nous uniraient d'une
amitié plus douce & plus profonde. Elle a
accepté cette idée de travail ^ comme elle
accepte chacun de mes désirs, avec une
obéissance passive, singulier mélange
d'indifférence & de résignation.
Après quelques recherches, j'ai décou-
vert une vieille dame qui a bien voulu lui
confier un peu d'ouvrage pour juger de
son habileté. Elle a veillé jusqu'à minuit,
car je devais reporter cet ouvrage le lende-
main matin. Je me suis couché avant elle,
& je l'ai regardée. Elle paraissait dormir;
son morne accablement ne l'avait pas
quittée. L'aiguille, courant froide & régu-
lière, me disait que le corps seul travail-
lait.
La vieille dame a trouvé la mousseline
mal brodée ; elle m'a déclaré que c'était là
le travail d'une mauvaise ouvrière, & que
je ne trouverais personne qui se contentât
La confession de Claude 65
de ces grands points & de ce peu de grâce.
J'avais craint ce qui arrivait: la pauvre fille_,
ayant eu des bijoux à quinze ans^ ne pou-
vait en savoir long. Heureusement^ quant
à moi, je cherchais dans son travail la
lente guérison de son cœur, & non l'habi-
leté de ses doigts, ni le gain de ses veilles.
Pour ne pas la rendre à l'oisiveté en lui
imposant moi-même une tâche^ j'ai résolu
de lui cacher le refus décourageant de la
vieille dame.
J'ai acheté une bande de broderie, & je
suis rentré, lui disant que son ouvrage
était accepté & qu'on lui en confiait d'au-
tre. Puis je lui ai remis les quelques sous
qui me rcflaient^ comme salaire de sa pre-
mière veille. Je savais que le lendemain
peut-être je ne pourrais agir ainsi, & je le
regrettais. J'aurais désiré lui faire aimer la
saveur du pain gagné honnêtement.
Laurence a pris l'argent, sans s'inquié-
ter du repas du soir. Elle a couru faire em-
plette d'une rangée de boutons en velours
4«
Ô6 La confession de Claude
pour sa robe bleue, qui se déchire & se ta-
che déjà. Jamais je ne l'avais vue aussi ac-
tive ; un quart d'heure lui a suffi pour
coudre ces boutons. Elle a fait grande toi-
lette^ puis s'eft admirée. La nuit eft venue,
& elle allait & venait encore par la cham-
bre, regardant sa nouvelle parure. Comme
j'allumais la lampe_, je lui ai dit doucement
de se mettre au travail. Elle a semblé ne
pas m'entendre. Je lui ai répété mes pa-
roles, & alors elle s'eft assise brusquement,
saisissant la broderie avec colère. Mon
cœur s'eft brisé.
— Laurence, lui ai-je dit, je ne veux
pas que tu travailles par contrainte. Laisse
là l'aiguille, s'il te plaît de ne rien faire.
Je ne mesenspas le droitdet'imposer une
tâche : tu es libre d'être bonne ou mau-
vaise.
— Non, non, m'a-t-elle répondu, tu
désires que je travaille beaucoup. Je com-
prends qu'il me faut te payer ma nourri-
ture & ma part de loyer. Je pourrai même
La confession de Claude 67
payer pour toi , en veillant plus tard.
— Laurence! ai-je crié douloureuse-
ment. Va, pauvre fille, sois heureuse : tu
ne toucheras plus une aiguille. Donne-
moi cette broderie.
Et j'ai jeté la mousseline au feu. Je l'ai
regardée brûler^ regrettant ma vivacité. Je
n'avais pas été maître de mon angoisse, &
je me désolais de sentir Laurence m'échap-
per de nouveau. Je venais de la rendre à
la paresse. Je frémissais à cette pensée ou-
trageante de gain, je comprenais qu'il
ne m'était plus possible de lui conseiller
le travail. Ainsi , c'en était fait : une pa-
role avait suffi pour que je lui défendisse
moi-même la rédemption.
Laurence n'a pas semblé surprise de
mon brusque mouvement. Je vous l'ai dit^
elle accepte plus aisément la colère que
l'affedion. Elle a même souri de vaincre
ce qu'elle appelle mon ennui. Puis elle a
croisé les mains, heureuse de son oisiveté.
Trifie, remuant les cendres chaudes, j'ai
es La confession de Claude
songé par quelle parole , par quel senti-
ment éveiller cette âme. Je m.e suis effrayé
de n'avoir pu lui rendre encore la fraîcheur
de sa jeunesse. Je l'aurais voulue ignorante,
avide de connaître. Je désespérais de cette
indifférence morne, de cette nuit contente
de son ombre, & si épaisse qu'elle se refu-
sait au jour. Vainement je frappais au
cœur de Laurence : rien ne répondait. C'é-
tait à croire que la mort avait passé là &
qu'elle avait desséché chaque fibre. Un
seul frémissement, je l'aurais crue sauvée.
Mais que faire de ce néant, de cette
créature désolée, marbre insensible que
l'affeclion ne pouvait animer. Les ftatues
m'épouvantent : elle me regardent sans
me voir, m'écoutent sans m'entendre.
Puis, je me suis dit que la faute était
peut-être à moi, si je ne pouvais me faire
comprendre. Didier aimait la Marion; il
ne cherchait point à sauver une âme, il
aimait simplement, & il fit ce miracle que
ma raison & ma bonté cherchaient en vain
La confession de Claude 69
à accomplir. Un cœur ne s'éveille qu'à
la voix d'un cœur. L'amour eft le saint
baptême qui, de lui-même, sans la foi_,
sans la science du bien, remet tous les
péchés.
Moi, je n'aime pas Laurence. Cette fille,
froide & ennuyéej ne me cause que dé-
goût.
Sa voix, son gefte , me semblent des in-
sultes; sa personne entière me blesse. Pri-
vée de toute délicatesse d'esprit, elle rend
odieuse la meilleure parole & met un- ou-
trage dans chacun de ses sourires. En elle
tout devient mauvais.
J'ai voulu feindre la tendresse, & je me
suis approché. Elle eft reftée immobile,
penchée vers le foyer, m'abandonnant ses
mains froides & inertes. Alors, je l'ai atti-
rée près de moi. Elle a levé la tête, me
questionnant du regard. Sous ce regard,
j'ai reculé, en la repoussant.
— Que veux-tu donc? m'a-t-elle dit.
Ce que je voulais I Mes lèvres se sont
La confession de Claude
ouvertes pour lui crier : — Je veux que
tu laisses là ce corsage de soie qui s'ouvre
au premier désir qui l'effleure. Je veux
que tu aimeSj que tu sentes dans le baiser
d'un amant la caresse d'un frère. Je veux
que notre union ne soit pas un marché,
que tu ne me vendes pas ton corps pour
acheter l'abri de mon toit. Comprends-
moi, par pitié, ne m'insulte pasl
Frères, j'ai gardé le silence. Si je l'avais
aim^e, j'aurais sans doute parlé, peut-être
m'aurait-elle compris.
XI
J'ai cru manquer d'habileté & de pru-
dence. Je me suis hâté, j'ai passé outre,
sans demander à Laurence si elle me com-
prenait. Moi, qui ignore la vie, comment
puis-je en enseigner la science? Que sau-
La confession de Claude ji
rais-je mettre en œuvre, si ce n'eft des
syftèmes, des règles de conduite rêvées à
seize ans, belles en théorie, absurdes en
pratique? Me suffit-il d'aimer le bien, de
tendre vers un idéal de vertu, vagues as-
pirations dont le but lui-même eft indé-
terminé? Lorsque la réalité eft là, je sais
combien ces désirs se formulent peu, com-
bien je suis impuissant dans la lutte qu'elle
m'offre. Je ne saurai l'étreindre ni la vain-
cre, ignorant de quelle façon la saisir & ne
pouvant même m'avouer quelle vidloire
je demande. Une voix crie en moi que je
ne veux pas de la vérité; je ne désire point
la changer, la rendre bonne de mauvaise
qu'elle me paraît. Que le monde qui exifte,
demeure ; j'ose vouloir créer une nouvelle
terre sans me servir des débris de l'an-
cienne. Alors, n'ayant plus de basejl'écha-
faudage de mes songes croule au moindre
heurt. Je ne suis plus qu'un inutile pen-
seur, amant platonique du bien que ber-
cent de vaines rêveries & dont la puis-
72 La confession de Claude
sance s'évanouit dès qu'il touche la terre.
FrèreSj il me serait plus facile de donner
des ailes à Laurence que de lui donner un
cœur de femme.
Nous sommes de grands enfants. Nous
ne savons que faire de cette sublime réalité
qui nous vient de Dieu & que nous gâtons
à plaisir par nos rêves. Nous sommes si
maladroits à vivre que la vie en devient
mauvaise. Sachons vivre, le mal dispa-
raîtra. Si je possédais le grand art du réel,
si j'avais conscience d'un paradis humain,
si je pouvais diftinguer la chimère du
possible, je parlerais, Laurence m'enten-
drait. Je saurais que reprendre en elle &
que lui proposer en exemple. Science déli-
cate qui me ferait pénétrer les causes de sa
chute & trouver un remède à chaque plaie
de son cœur. Mais que faire, lorsque mon
ignorance dresse une barrière entre elle &
moi? Je suis le rêve, elle efl la réalité. Nous
marcherons côte à côte saiîs jamais nous
rencontrer, &, notre course finie, elle ne
La confession de Claude 7 3
m'aura pas entendu, je ne l'aurai pas com-
prise.
J'ai pensé devoir revenir sur mes pas
pour prendre Laurence telle qu'elle efl: &
lui faire parcourir la route que ses pieds
humains lui permettent. J'ai voulu étudier
la vie avec elle, descendre pour tâcher de
remonter ensemble. Puisqu'il me fallait
tâtonner dans ce rude labeur, c'efl du der-
nier degré que j'ai désiré partir.
Ne serait-ce pas une assez grande ré-
compense si je l'amenais à me donner tout
l'amour dont elle efl: capable? Frères, je
crains bien que nos rêves ne soient pas
, seulement des mensonges; je les sens petits
& puérils en face d'une réalité dont j'ai
vaguement conscience. Il eft des jours où
plus loin que les rayons & les parfums,
plus loin que ces visions indécises que je
ne puis posséder, j'entrevois les contours
hardis de ce qui eft. Et je comprends que
là eft la vie, l'atlion, la vérité, tandis que,
dans le milieu que je me crée, s'agite un
5
La confession de Claude
peuple étranger à l'hommej ombres vaines
dont les yeux ne me voient pas^ dont les
lèvres ne sauraient me parler. L'enfant
peut se plaire à ces amis froids & muets;
ayant peur de la vie, il se réfugie dans ce
qui ne vit pas. Mais nous, hommes_, nous
ne devons point nous contenter de cet
éternel néant. Nos bras sont faits pour
étreindre.
Hierj comme j'étais sorti avec Laurence,
nous avons rencontré une troupe de gens
masqués, entassés dans une voiture & se
rendant au bal, ivres^ échevelés, à grand
tapage. Voici janvier, le mois terrible. La
pauvre fille s'eft émue aux cris de ses frè-
res. Elle leur a souri & s'eft tournée pour
les voir plus longtemps. C'était sa gaieté
de la veille qui passait, ses insouciances,
sa vie folle & si acre qu'on ne peut en
oublier les cuisantes joies. Elle eft rentrée
plus trifte & s'eft couchée, malade de silence
& de solitude.
Ce matin, j'ai vendu quelques hardes, je
La confession de Claude 75
suis allé louer un coftume pour Laurence,
je lui ai annoncé que nous irions au bal
le soir même. Elle m'a sauté au cou, puis
elle s'eft emparée du coftume & m'a oublié.
Elle a contemplé chaque ruban, chaque
paillette; impatiente de se parer, elle a jeté
sur ses épaules ces lambeaux de satin,
s'enivrant du frémissement de l'étoffe. Par-
fois elle se tournait, me remerciant d'un
sourire. J'ai compris qu'elle ne m'avait
Jamais tant aimé, & j'ai failli lui arracher
des mains ces chiffons qui me valaient
l'eftime que toute ma bonté n'avait pu
m'attirer.
Enfin, je me faisais entendre. Je cessais
d'être pour elle un être inconnu, effrayant
d'auftéritc & d'ennui. J'allais au bal comme
les autres amants; comme eux, je louais
des coftumes, j'égayais mes maîtresses. J'é-
tais un charmant garçon, aimant ainsi que
tout le monde les épaules nues, les cris &
les jurons. Ah! quelle joie! ma sagesse
mentait.
76 La coifession de Claude
Laurence s'eft sentie en pays de con-
naissance; elle n'a plus eu peur, elle a re-
pris sa liberté d'allures, éclaté de rire à
pleine bouche. Ses paroles grossières, ses
gelies libres la pénétraient de bien-être.
Elle était à l'aise dans sa nudité.
Je l'avais voulu, mais j'avais espéré
qu'un mois de tranquillité, sans faire d'elle
une honnête fille, l'aurait amenée à oublier
un peu la fille d'hier. J'avais cru que,
lorsque tomberait le masque, la face qui
se montrerait alors aurait moins d'affais-
sement dans les lèvres & plus de rougeur
au front. Non, j'avais devant moi les mêmes
traits flétris, le même rire épais & bruyant.
Telle cette femme était entrée dans ma
mansarde, vendant son corps pour un abri,
telle je la retrouvais, après avoir pendant
un mois protefté chaque jour contre l'in-
famie de ce marché. Elle n'avait rien ap-
pris, rien oublié; &, si ses regards bril-
laient d'une expression nouvelle, c'était de
la misérable joie de voir que je semblais
La confession de Claude 77
enfin accepter son corps en payement.
Devant cet étrange résultat, je me suis
demandé si ce n'était pas raillerie que de
tenter de nouveau. J'avais voulu une Lau-
rence réelle, & cette Laurence, oîi courait
un soufBe de vie, m'effrayait davantage
peut-être que la morne créature de la
veille. Mais la lutte promettait d'être si
âpre que j'entendais, tout au fond de moi,
mon audace de vingt ans se révolter de ma
répugnance & de mon effroi.
Comme sonnaient six heures, bien que
le bal ne s'ouvrît qu'à minuit, Laurence
s'efl mise à sa toilette. La chambre n'a
bientôt plus été que désordre; l'eau, re-
jaillissant de la cuvette &. s'égouttant des
linges mouillés, inondait le carreau; la
mousse du savon, tombée des mains, s'élar-
gissait sur le sol en plaques blanchâtres;
le peigne était à terre, près de la brosse,
& les vêtements, oubliés sur les chaises,
sur la cheminée, dans les coins, trem-
paient au milieu des flaques. Laurence,
h
78 La confession de Claude
pour être plus à l'aise^ s'était accroupie.
Elle s'eft lavée énergiquement, se jetant à
pleines mains l'eau à la face & aux épaules.
Le savon, souillé de poussière, lui laissait,
malgré ce déluge, de larges taches sur la
peau. Alors elle s'eft désespérée & m'a
appelé à son secours. Son dos était tout
noir, disait-elle; elle ne pouvait y attein-
dre.
Puis, elle s'eft levée, grelottante, les
épaules rouges, & m'a donné la ser-
viette.
La clef était reftée sur la porte. Comme
je posais le linge glacé sur la nuque de
Laurence, Pâquerette eft entrée. Cette
vieille femme vient ainsi parfois, en quête
de quelques tisons, & la pitié m'empêche
de la chasser de dégoût.
— Ah! ma bonne, lui a crié ma com-
pagne, viens donc m'aider un peu. Claude
a peur de me faire mal.
Pâquerette a pris le linge, & s'eft mise
à frotter de toute la force de ses bras mai-
La confession de Claude 79
gres. Elle ne paraissait pas étonnée de ce
désordre ni de cette femme nue. Elle pro-
menait complaisamment ses mains roi-
dies sur ces épaules fraîches encore^ en-
viant leur blancheur^ songeant aux plaisirs
d'autrefois. Laurence _, la tête tournée à
demi, lui souriait & frémissait par se-
cousse, haletante, au contaft subit d'une
eau plus froide.
— Où vas-tu donc, ma fille? a demandé
l'horrible petite vieille.
— Claude me conduit au bal.
— Ah! c'eft bien, cela, monsieur, a re-
pris Pâquerette^ s'arrétant & se retournant
vers moi.
Puis, prenant un linge sec^ elle a conti-
nué, tout en essuyant Laurence avec
amour :
— Je songeais ce matin que vous deviez
mourir de triftesse à refter ainsi toujours
enfermés dans cette chambre. C'eft une
bonne enfant que vous avez là, monsieur.
J'en sais plus d'une qui vous aurait quitté
8o La confession de Claude
vingt fois. Là, ma tille, te voilà belle; tu
auras bien des galants, cette nuit. Êtes-
vous jaloux?
Je n'ai pu répondre. Je souriais machi-
nalement, suivant du regard cette scène
étrange. Une même pensée qui revenait
sans cesse à mon esprit, m'empêchait d'en-
tendre. C'était celle d'une vieille gravure
que j'avais vue je ne savais où, représen-
tant Vénus à sa toilette, baignée par des
nymphes, caressée par de petits Amours.
La déesse s'abandonne aux bras de ses
femmes, jeunes & belles comme elle; l'é-
cume des vagues voile seule leur volup-
tueuse nudité; &, sur la rive, un vieux
faune, devant tant de jeunesse & de fraî-
cheur, oublie ses désirs dans une muette
admiration.
— 11 eft jaloux, il eft jaloux, a répété
Pâquerette avec un rire aigu, coupé c^e
hoquets. Tant mieux pour toi, ma tille, il
te fera plus de cadeaux, & tu le tromperas
plus aisément. J'ai eu jadis un amant qui
La confession de Claude 8i
VOUS ressemblait fort^ monsieur : un peu
plus petit, je crois, mais les mêmes yeux,
la même bouche, jusqu'aux cheveux qu'il
portait, ainsi que vous, rejetés en arrière.
Il m'adorait, m'accablait de caresses, me
suivait partout, ce qui fît que je le quittai
au bout de huit jours.
Tandis qu'elle bavardait, Laurence
s'était couverte. Elle s'eft peignée, debout
devant la glace, sérieuse & recueillie. La
vieille, droite auprès d'elle, a cessé de par-
ler, contemplant avec dévotion les paquets
de fard & les fioles d'huile aromatique,
parfumerie rrossière achetée à bas prix
aux étalages en plein vent. Ces femmes
m'oubliant, je me suis assis dans un coin.
La glace me renvoyait leurs images ;
ces deux faces, malgré les rides de l'une &
la fraîcheur relative de l'autre, me sem-
blaient sœurs, dans leur commune expres-
sion d'avilissement. Mêmes regards trou-
blés par les nuits ardentes, mêmes lèvres
déformées sous de brutales caresses. A
.S.
Sa La confession de Claude
peine lisait-on sur leurs joues flétries le
nombre d'années qui séparait leur âge.
Toutes deux étaient également vieilles de
débauche. Un infiant, je me suis cru l'a-
mant de Pâquerette _, & j'ai fermé les
yeux.
Elles m'oubliaient. Par moments, elles
échangeaient une parole à demi-voix.
Laurence jurait, frappant du pied, lorsque
quelques cheveux rebelles refusaient de se
boucler. Alors la petite vieille parlait de
ses blondes tresses d'autrefois; elle décri-
vait la coiffure des filles de son temps, &,
pour se mieux faire entendre^ disposait à
son tour ses cheveux gris devant le miroir.
PuiSj c'étaient de longues louanges sur la
jeunesse de ma compagne^ des doléances
sans fin sur les ennuis du vieil âge. Les rides
étaient venues avant la lassitude du corps;
de là, le grand regret de n'avoir pas épuisé
la vie à vingt ans. Aujourd'hui, il fallait
vivre sans se hâter, dar»5 le silence & l'om-
bre, ayant au cœur une admiration ja-
La confession de Claude 83
louse pour celles qui pouvaient encore
vieillir.
Laurence écoutait, répondant par des
queftionSj demandant si telle boucle lui
séyaitj quêtant de nouveaux éloges. Puis,
lorsque les cheveux , longtemps tra -
vailléSj se sont trouvés épaissis à souhait,
il s'eft agi de peindre la face. Alors Pâque-
rette a voulu mettre la main au chef-d'œu-
vre. Elle a pris du rouge & du bleu sur de
petits tampons de ouate & les a légèrement
promenés le long des joues, autour des
yeux de la jeune femme. Elle a agrandi
les paupières, purifié le front, donné la
santé aux lèvres. Etj comme nous, pauvres
rêveurs qui plâtrons la réalité de couleurs
discordantes & qui crions ensuite à la
création^ elle s'eft émerveillée de son ou-
vrage, sans voir que, par inftants, sa main
tremblante brouillait les traits, exagérait
la pourpre de la bouche & la grandeur des
paupières. Sous ses doigts, ce visage a
changé horriblement pour moi. Il a pris,
84 La confession de Claude
par endroits, des teintes mates & terreuses,
tandis que d'autres parties luisaient, frot-
tées d'onguent mis pour fixer le fard. La
peau tendue & irritée grimaçait; la face
entière^ à la fois vermeille & flétrie^ avait
le sourire niais des poupées de carton. Les
tons en étaient si criards & si faux qu'ils
blessaient la vue.
Laurence, droite & immobile, le regard
demi-tourné vers le miroir, s'eft laissée
complaisamment rajeunir. Elle effaçait de
l'ongle les traits trop accusés. Sérieuse^ se
penchant, elle étudiait quelques secondes
chacune des beautés que Pâquerette lui
donnait.
L'œuvre terminée, celle-ci s'eft reculée
de quelques pas pour mieux juger. Puis,
satisfaite, elle s'eft écriée :
— Ah! ma fille, tu n'as plus que quinze
ans.
Laurence lui a souri. Toutes deux
étaient de bonne foi ; elles admiraient
franchement, ne doutant point du miracle
La coiifessioti de Claude 8S
opéré. Alors elles se sont souvenues de
moi. La jeune femme, fière de ses quinze
anSj eft venue m'embrasser, voulant me
donner la virginité de sa jeunesse d'une
nuit. Ses épaules découvertes avaient cette
odeur fraîche & fade d'une personne qui
sort du bain. Au conta6l de ses lèvres,
froides, humides de fard, j'ai frissonné de
dégoût.
— Songe à moi, ma fille^ a dit Pâque-
rette en se retirant. Les vieilles femmes
aiment les sucreries.
Reftés seuls _, nous avons dû attendre
deux grandes heures. Je n'ai pas souve-
nance d'un ennui aussi profond. Cette at-
tente d'un plaisir qui me répugnait, avait
je ne sais quoi de douloureux^ & les impa-
tiences de Laurence retardaient encore
pour moi la marche lente des minutes.
Elle s'était assise sur le lit^ dans son
costume de satin rose pailleté d'or; ce clin-
quant jurait le plus étrangement du monde,
se détachant sur le papier enfumé de la
8G La confession de Claude
chambre. La lampe se mourait_, le silence
n'était interrompu que par le bruit de la
pluie frappant les vitres. Frères, j'ignore
si j'ai tout au fond de moi quelque sen-
timent honteux. Je veux le dire a vous qui
devez connaître mon être entier: en face
de cette femme, abandonné de mes chères
pensées de chaque jour, je me suis pris à
souhaiter Laurence jeune & belle; j'ai dé-
siré pouvoir changer cette mansarde en
myftérieuse retraite, disposée pour ce que
la volupté a de plus âpre. Et alors^ j'aurais
contenté les rêves de mes mauvaises heures.
Ce qui me répugnait, ce n'était plus le
vice, mais la laideur & la misère.
Enfin, je suis allé chercher une voiture
& nous sommes partis. Malgré l'heure
avancée, les rues étaient encore pleines de
bruits & de lumières. Il y avait des éclats
de rire au coin de chaque borne, des grou-
pes d'ivrognes & de filles dans chaque ca-
baret. Rien n'était plus odieux à voir que
ce peuple courant dans la boue, se cou-
La confession de Claude 87
doyant aux refrains de chansons obs-
cènes. Laurence, penchée à la portière,
riait en bonne fille de cette joie grossière ;
elle interpellait les passants, cherchant
l'injure, heureuse de pouvoir engager cette
guerre de gros mots que se font les mas-
ques entre eux. Comme je reftais muet :
— Eh bien! que fais-tu là? m'a-t-elle
dit. Eft-ce pour dormir que tu me conduis
au bal?
Je me suis penché à mon tour, j'ai cher-
ché quelqu'un à insulter. J'aurais volon-
tiers levé le poing sur une de ces brutes
qu'amusait un pareil spedacle. En face de
moi, sur le trottoir, se tenait un grand
jeune homme débraillé; un cercle de rieurs
l'entourait, applaudissant à chacun de ses
jurons. J'étais exaspéré. Je l'ai menacé du
gefte, je lui ai jeté au passage ce que j'ai
pu trouver de plus offensant.
— Et ta femme I a-t-il crié, mets-la donc
un peu par terre, qu'on puisse y toucher !
La tranquille grossièreté de cet homme
La confession de Claude
a changé ma colère en une inexprimable
triftesse. J'ai haussé la glace & j'ai appuyé
mon front contre cette vitre hamide^ lais-
sant Laurence à son trifte plaisir. J'étais
comme bercé par les cris de la foule & par
le roulement sourd de la voiture; je voyais^
de cette vue indécise du rêve, les passants
fuir derrière moi_, ombres bizarres qui
grandissaient & s'évanouissaient sans pré-
senter aucun sens à mon esprit. Et, Jans
ce bruit, dans cette brusque succession
d'ombres &. de clartés, je n^ souviens
d'avoir tout oublié, un inftant_, à regarder,
entre les pavés, les flaques d'eau & de
boue, où les lampes des boutiques jetaient
de rapides reflets.
C'efl ainsi que nous sommes arrivés à la
salle de bal.
A demain^ frères. Je ne puis tout dire en
un jour.
La confession de Claude 09
XII
O mes souvenirs, compagnons fidèles,
je ne puis faire un pas en ce monde sans
que vous vous dressiez devant moi ! Lors-
que, Laurence au bras, du haut d'une ga-
lerie^ j'ai jeté un regard rapide autour de
la salle pleine de bruits & de lumière, j'ai
revu, dans une vision soudaine & doulou-
reuse, l'aire pavée de cailloux où les filles
de Provence dansent, le soir, au son du
fifre & du tambourin. Comme nous nous
moquions alors ! Les paysannes, non pas
celles de nos songes, celles qui avaient des
visages & des cœurs de reines, mais les
pauvres créatures que la terre ardente flé-
trit avant le temps, nous paraissaient sau-
ter avec lourdeur, nous jetant un rire niais
au passage Nos 3^eux se fermaient à toute
Qo La confession de Claude
réalité. Nous apercevions, au delà des ho-
rizons, d'immenses palais, des salles au
pavé de marbre, aux voûtes hautes & do-
rées, emplies de tout un peuple de jeunes
femmes qui s'agitaient avec une large har-
monie, dans un nuage de dentelle étoile de
diamants. Vraiment, nous étions de grands
enfants. Aujourd'hui, frères, les paysannes
sont vengées de nos dédains.
Je voyais, de la galerie où je me trou-
vais, une sorte de salle o'olongue, assez
vafte^ ornée de peintures & de dorures dé-
teintes. Une fine poussière, que soulevaient
les pieds des danseurs, montait lentement
du plancher, comme un brouillard, & em-
plissait la voûte. Les flammes claires du
gaz rougissaient dans cette nuée; toutes
choses prenaient une apparence vague,
une étrange couleur de vieux cuivre. Puis,
au fond, galopait une ronde effrayante de
créatures qu'on ne pouvait diflinguer; la
furie de leurs geftes semblait se commu-
niquer à l'air épais & nauséabond; dans
La confession de Claude gi
cet oscillement, je croyais voir les murailles
s'agiter, tourner avec la foule. Une cla-
meur perçante, accompagnée d'une sorte de
roulement continu, dominait l'orcheftre.
Je ne saurais vous dire mon impressioc
première en ce lieu_, où chaque chose vivait
pour moi d'une vie particulière & incon-
nue. Les bruits qui glapissaient, rires so^
nores éclatant en sanglots, les lumières aux
lueurs rouges, les mouvements effrayants
de folie, les senteurs acres & étouffantes,
tout m'arrivait en une sensation aiguë qui
emplissait mon être d'un vague effroi,
auquel se mêlait une volupté doulou -
reuse. Je ne pouvais rire, car je sentais
ma gorge se serrer, & cependant je ne pou-
vais détourner la tête, jouissant d'une joie
' cuisante dans ma souffrance. Je comprends
aujourd'hui l'attrait de ces soirées brûlan-
tes. Au premier jour, on frémit, on se re-
fuse à la terrible gaieté; puis l'ivresse vient,
&, la tête perdue, on s'abandonne au gouf-
fre. Les âmes communes sont vite acquises.
Ç)2 La confession de Claude
Celles qui ont la force de leurs cêves^ —
oserai-je^ frères^ me compter parmi ces der-
nières?— se révoltent, &j dans leur fran-
chise, regrettent les aires de Provence où
les lourdes paysannes dansent au milieu
de la nuit fraîche & transparente.
De la galerie où nous étions, nous ne
pouvions voir que l'ensemble de la scène.
Nous sommes descendus^ gagnant le bas
par des escaliers & des couloirs étroits &
obscurs. Arrivés dans la salle, nous avons
dû suivre un mince sentier ménagé entre
les murs & les quadrilles. Tout désir s'en
efl allé, je n'ai plus eu que du dégoût.
Les femmes étaient vêtues de loques, de
soie en lambeaux, pailletée de cuivre
noirci; leurs épaules nues ruisselaient;
le fardj par larges mares, par longues traî-
nées, rougissait^ bleuissait leur peau. Une
d'elles^ le visage enflammé, la voix enrouée,
s'eft tournée vers moi, gefticulant & criant.
L'étrange, la laide figure ! Je la reverrai
dans ; les mauvais songes.
La confession de Claude 93
Je ne me souviens point d'avoir aperçu
les hommes. Ils étaient, ce me semble,
droits & immobiles pour la plupart, re-
gardant avec un grand calme les sauts
désordonnés des femmes. Je ne saurais dire
quelles gens ce pouvaient être, ni s'ils pa-
raissaient comprendre toute leur sottise.
Las déjà, sentant ma tête se fendre, j'ai
gagné une table, traînant toujours Lau-
rence à ma suite. Nous nous sommes assis,
& j'ai bu ce qu'on nous a servi, étudiant
ma compagne.
Laurence, à son entrée, avait souri, fré-
missant d'aise, aspirant largement cet air
vicié, si doux à ses lèvres. Le sourire s'était
bientôt évanoui, elle avait repris son visage
morne. Parfois, elle allongeait le bras &
touchait la main à une femme, à un homme
qui passaient. Alors, le sourire se montrait
quelques secondes, puis il disparaissait de
nouveau. Renversée à demi sur sa chaise,
les pieds appuyés sur un petit banc, elle
se balançait avec lenteur, regardant dans
94 La confession de Claude
la salle d'un air attentif & ennuyé à la fois.
Elle promenait ses regards de groupe en
groupe^ silencieuse, tournant la tête à cha-
que nouveau bruit, semblant vouloir ne
rien laisser échapper. Mais il y avait tant
de fatigue dans son attention, que je me
demandais, à voir sa face pâle & désolée^
quel singulier plaisir elle pouvait ressentir
pour en témoigner si peu.
A deux repriseSj croyant que ma présence
la gênait, je lui ai dit de me quitter, si bon
lui semblait^ d'aller voir ses amies, de dan-
ser en toute liberté.
— Eh ! pourquoi melèverais-je?m'a-t-elle
répondu tranquillement. Je suis bien, je
suis contente. Es-tu las de m'avoir près
de toi ?
C'est ainsi que nous avons passé cinq
heures face à face, dans un coin de la salle,
moi dessinant sans le savoir des bons hom-
mes sur le marbre de la table avec les quel-
ques gouttes de liqueur tombées d'un ca-
rafon, elle gardant une gravité & un silence
La confession de Claude gS
désespérants, les mains croisées sur sa jupe
que tendaient ses genoux écartés. J'avais
fini par ne plus avoir conscience de ce qui
se passait autour de moi. Le bal tirant vers
sa finj j'étouffais davantage. C'efl: la seule
& dernière sensation dont je me souvienne.
Lorsque le galop final m'a tiré de cette
sorte de ftupeur profonde^ j'ai vu Laurence
se lever; elle a juré & a donné un coup de
pied au petit banc qui s'était embarrassé
dans ses jupons ; puis, elle a pris mon bras,
nous avons fait un dernier tour dans la
salle avant de sortir. Sur le seuil, Lau-
rence s'eft tournée en bâillant, jetant un
dernier regard à la ronde écheveléedes dan-
seurs qui vociféraient au milieu d'un va-
carme épouvantable.
En mettant le pied dans la rue, un vent
glacial, qui m'a frappé au visage, m'a causé
une sensation délicieuse. Je me suis senti
renaître au bien, à la vie libre & énergique;
l'ivresse s'eft dissipée, &, sous la pluie fine
de décembre, j'ai eu un instant d'ineffable
gô La confession de Claude
volupté, jetant là tous les dégoûts de cette
nuit brûlante. J'ai eu conscience de ces
misères que je quittais^ j'aurais voulu
m'en aller par les rues, laissant l'eau glacée
me pénétrer & renouveler mon être.
Laurence tremblait à mon côté. Elle
avait noué son mouchoir sur ses épaules
nues; n'osant s'aventurer, elle regardait
d'une façon désespérée le ciel sombre
& les ruisseaux qui inondaient les trot-
toirs. La pauvre fille n'avait à attendre
de ce ciel d'hiver que quelque fluxion de
poitrine.
Il me reliait deux francs. J'ai couru ar-
rêter un fiacre^ j'y ai fait monter Lau-
rence. Elle s'eft blottie dans un des coinSj
& là, s'eft tenue silencieuse, sans cesser de
trembler. Je la diftinguais, à ma gauche,
comme une blancheur effacée. Parfois, une
goutte de pluie, reftée sur ses vêtements,
roulait jusqu'à ma main.
Au bout d'un inftant, une sorte d'acca-
blement m'a pris, le sommeil a fermé mes
La confession de Claude yj
yeux. Dans cette somnolence_, il me sem-
blait entendre la clameur du bal; les cahots
de la voiture m'enlevaient comme dans une
danse furieusej & les essieux^ aux cris ai-
gres,, jouaient ces airs qui, toute la nuit,
m'avaient empli les oreilles. Lorsque^ fié-
vreux & obsédé, j'ouvrais les paupières,
je regardais ftupidement les murs de cette
étroite caisse qui me paraissait pleine de
fanfares & de tumulte. Puis, je sentais un
grand froid; je me souvenais, retrouvant
sous ma main la main glacée de Laurence.
Au dehors la pluie tombait, les lumières
vacillantes fuyaient rapidement.
La fatigue l'emportait, & de nouveau
j'étais entraîné au milieu de rondes gigan-
tesques, sans cesse renaissantes. 11 me
semble aujourd'hui me souvenir vague-
ment d'avoir ainsi dansé pendant de lon-
gues heures. Je me trouvais cloué sur
une banquette, au côté d'une femme qui
frissonnait, &, je ne sais comment, je tour-
nais dans une sorte de boîte qui roulait
6
q8 La confession de Claude
avec fracas au fond d'un gouffre glacial.
Remonté dans ma chambre, tandis que
Laurence ôtait son coflume^ j'ai jeté dans
la cheminée 'tout le bois qui me reftait.
Puis^ je me suis hâté de me mettre au lit,
heureux comme un enfant de me retrouver
dans ma misère, regardant avec amour
les grandes clartés & les grandes ombres
que les flammes du foyer faisaient monter
le long de mes pauvres murs. Le calme
s'était fait eii moi, dès le seuil de cette
chambre retirée; la tête sur l'oreiller^ pai-
sible j presque souriant, je regardais ma
compagne qui, pensive devant le feu, quit-
tait un à un ses vêtements.
Elle eft bientôt venue s'asseoir à mes
pieds, sur le bord du lit. Rompant enfin
le silence qu'elle avait gardé jusque-là,
elle s'eft mise à parler avec volubilité.
Enveloppée dans sa chemise, les pieds
repliés sous elle & les mains jointes rame-
nant les genoux, elle riait aux éclats, pen-
chant la tête en arrière. Elle semblait avoir
La confession de Claude 99
hâte de rendre toutes les paroles, toutes
les gaietés amassées.
Pendant près d'une heure^ eMe m'a en-
tretenu des mille incidents du bal. Elle
avait tout vu, tout entendu. C'étaient des
exclamations sans finj des joies soudaines,
dessou/enirs pressés & tumultueux. Un
monsieur avait glissé de telle façon, une
dame avait juré de telle autre; Jeanne por-
tait un coftume de laitière qui lui seyait à
merveille ; Louise était laide en Ecossaise;
quant à Edouard, il avait certainement
engagé sa montre le matin même. Et elle
ne tarissait pas, trouvant toujours quelque
nouveau détail, répétant dix fois le même
fait plutôt que de se taire. Puis, comme le
froid la prenait, elle s'eft enfin couchée.
Elle m'a affirmé ne s'être jamais tant amu-
sée au bal & m'a fait jurer de l'y conduire
de nouveau dès que je le pourrai. Elle s'eft
endormie ainsi, me parlant encore, riant
dans son sommeil.
Ce brusque réveil, cette fièvre de paroles
La confession de Claude
m'ont étrangement étonné. Je n'ai pu &
je ne puis m'expliquer encore la froideur,
l'indolence de cette fille, au milieu du
tumulte de la nuit, & ses éclats de gaieté^
ses bavardages du matin, dans notre cham-
bre triste & muette. Pourquoi m'arracher
la promesse de la mener le plus souvent
possible à ces bals oU elle riait, où elle dan-
sait si peu? Puis, si elle était de bonne foi,
quelle était donc cette joie singulière qui
se manifeftait par le silence & la méchante
humeur, qui éclatait plus tard en rires
épais & voluptueux?
Monde inconnu de la chair & des pas-
sions infâmes où je trouve des étonne-
ments à chaque pas! Je n'ose encore fouil-
ler toutes ces misères, cette poitrine de
femme, froide dans ses désirs, affaissée &
endormie dans ses Joies. Je l'ai crue sauvée,
elle me revient plus terrible, plus impé-
nétrable que jamais.
La confession de Claude lor
XIII
Vous vous plaignez de mon silence,
vous vous inquiétez & me demandez
quelles nouvelles triftesses me font tomber
la plume des doigts.
Frères, ce sont nos ridicules imagina-
tions d'enfant qui se dissipent une à une.
Cet adieu des espoirs du Jeune âge a, dans
sa rudesse salutaire, de profondes amer-
tumes. Je me sens devenir homme, je
pleure mes faiblesses qui s'en vont, tout
en tirant un grand orgueil des forces qui
me viennent.
Que la jeunesse serait sotte, si elle n'a-
vait sa belle naïveté! La bêtise sur les
lèvres de l'enfant eft une adorable igno-
rance dont les hommes sont doucement ré-
jouis.Voici un mois à peine, j'étais encore
6.
La confession de Claude
un sot, je vous parlais naïvement de la
rédemption des filles. Certes, à m'enten-
dre, un vieillard eût à la fois souri de son
meilleur sourire & secoué ironiquement la
tête : il aurait donné le sourire à la jeune
âme qui avait foi en toute perfe6lion, &
adressé le sourire à l'absurde petit garçon
qui tentait hardiment le miracle que Jésus
seul a pu faire.
Assez de mensonges ! La vérité brutale a
d'étranges douceurs pour ceux que tour-
mente le problème de la vie ; ils sont las de
ces espérances que les mères lèguent aux
enfants^& quij lentes à sedissiper^ les aban-
donnent une à une_, allongeant leur martyre.
Moi, je préfère, dussé-je souffrir tous mes
déchirements en un jour^ voir clair en ce
monde de débauches où je suis descendu.
Sans doute^ il s'eft rencontré de grandes
repenties. Des femmes, aux vaftes amours,
ont parfois donné à un seul être ce cœur
qu'elles partageaient entre tous, & alors
elles ont été pardonnées. Mais ce sont là
La confession de Claude io3
les miracles; les lois communes veulent
que les cœurs partagés se dispersent en
chemin & que les morceaux ne puissent
en être réunis à l'heure suprême.
Écoutez, frèreSj lorsque la Madeleine
se traînera à vos pieds , maudissant ses
erreurs passées _, vous promettant une
nouvelle jeunesse d'amour^ ne la croyez
pas. Le ciel eft avare de prodiges. La Pro*
vidence entrave rarement nos fatalités.
Dites-vous que le mal eft puissant, & qu'en
ce monde le mensonge ne se fait pas vérité
pour l'unique soulagement d'une pauvre
âme qui souffre. Repoussez la Madeleine,
niez ses larmes & son cœur, raillez toute
rédemption. Voilà la sagesse.
Allez, je sens l'expérience me venir.
Laurence eft une âme souillée à jamais,
une intelligence perdue, une créature en-
dormie à ce point qu'aucune brûlure ne
pourrait la réveiller du sommeil qu'elle
dort dans la boue. Je meurtrirais sa chair, je
briseiais ses os sous le bâton, je m'adresse-
I04 La confession de Claude
rais à son cœur. Je soulèverais sous des
baisers ses paupières affaissées,, elle relie-
rait toujours là, à mes pieds, accroupie,
sans un frisson, sans un cri de douleur ou
de joie. J'ai par inftants des désirs de lui
crier :
— Lève-toi, & battons-nous; réveille-
toi, & crie, jure, montre-moi que tu vis
encore en me faisant souffrir.
Elle me regarde avec ses yeux éteints;
je recule effrayé, n'osant parler. Laurence
efl morte, morte de cœur & de pensée. Je
n'ai rien à tenter sur ce cadavre.
Frères, je n'ai plus la moindre espé-
rance, je ne veux plus m'occuper de cette
fille. Elle a refusé ma vie de travail, je
n'ai pu accepter sa vie de débauche; le
rêve était trop haut, la réalité m'a paru
un gouffre. Je m'arrête & j'attends. Quoi?
Je l'ignore.
Je n'ai que faire de me juftifier devant
vous. Je sais que vous voyez clair en mon
âme, que vous expliquez mes a£les par des
La confession de Claude io5
pensées de Juftice & de devoir. Vous avez
plus de confiance en moi que je n'ose en
avoir moi-même. Par moments, je m'in-
terroge, je me juge comme me jugent sans
■doute les passants que je coudoie en cette
vie; je m'effraye de ce vice qui m'entoure
sans me vicierj de cette femme qui dort à
mon côté, sans être ma compagne. Alors,
désespéré, j'ai des envies de faire ce que
feraient les autres, de prendre Laurence
par les épaules & de la pousser dans la rue
où je l'ai trouvée. Elle y tomberait aussi
nue, aussi désolée, ayant au front la même
misère & la même infamie. Et moi, je
fermerais ma porte tranquillement, ne lui
ayant rien volé, ne lui devant rien. La
conscience eft large; il y a des gens qui
ont la science de relier honnêtes en deve-
nant lâches & cruels.
Laurence s'impose à moi de toute la
force de son abandon. Elle rcfle là, tran-
quille & passive. Je ne puis pourtant pas
la chasser. Ma misère m'empêche de la
io6 La confession de Claude
payer pour qu'elle s'en aille. Nous som-
mes liés fatalement l'un à l'autre par le
malheur. Tant qu'elle demeurera près de
moi, je croirai devoir accepter sa présence.
J'attends donc^ &, je le répète, j'ignore
ce que j'attends. Comme Laurence^ je
m'affaisse^ je vis dans une sorte de som-
nolence douce & trifte, sans trop souffrir,
n'éprouvant au cœur qu'une grande fati-
gue. Après tout, je ne suis pas irrité contre
cette fille; je sens en moi plus de pitié que
de colère, plus de triflesse que de haine.
Je ne lutte plus, je m'abandonne_, je
trouve dans la certitude du mal un repos
étrange, un apaisement de tout mon être.
XIV
Vous souvenez-vous du grand Jacques,
ce long garçon pâle & tranquille? Je le vois
encore, se promenant à l'ombre des pla-
La confession de Claude 107
tanes, dans le préau du collège; il mar-
chait d'un pas lent & ferme, poussant du
pied les cailloux; il riait paisiblementj
raisonnant ses souri res^ & vivait dans une
suprême indifférence. Je me rappelle qu'en
un jour d'épanchement il me confia le
secret de sa force. Je ne compris rien à ses
confidenceSj si ce n'eft qu'il se proposait de
vivre heureux en murant son cœur & sa
pensée.
A quinze ans, je ne rêvais que du grand
Jacques. J'enviais ses longscheveuxblonds,
sa superbe indolence. Il était, parmi nous^
un type d'élégance & d'ariftocratique dé-
dain. J'avais été surpris par cette nature
égoïste qui n'avait rien de jeune ni de
généreux; je m'étais mis à admirer cet
enfant terne & froid qui passait au milieu
de nous avec la gravité indulgente & su-
périeure d'un homme.
J'ai revu le grand Jacques. Il efl mon
voisin , il habite la même maison que
moi, deux étages plus bas. Hier^ je w.nr-
io8 La confession de Claude
tais l'escalier_, lorsque j'ai rencontré un
jeune homme & une jeune femme qui
descendaient. Le jeune homme_, sans hé-
sitation & tout naturellement, m'a tendu
la main.
— Comment vas-tu, Claude? m'a-t-il
demandé.
Il paraissait m'avoir quitté la veille. Il
avait à peine interrogé mon visage, & moi,
j'interrogeais le sien dans la demi-obscu-
rité du palier, sans pouvoir me rappeler
ses traits. Sa main était froide. Je ne sais
à quelle sensation étrange j'ai reconnu
cette chair calme & indifférente.
— Eft-ce toi, Jacques: me suis-je écrié.
Bon Dieu ! tu as encore grandi 1
— Ouij oui, c'eft moi, m'a-t-il répondu
avec un sourire. Je loge là, au fond du
couloir, au numéro 17. Viens me voir ce
soir, entre sept & huit heures.
Et il eft descendu sans tourner la tête,
précédé de la jeune femme qui me regar-
dait avec de grands yeux d'enfant. Je suis
La confession de Claude 109
refté un inftant^ penché sur la rampe, sui-
vant des yeux ce garçon qui s'en allait
d'un pas calme, tandis que mon cœur sau-
tait violemment dans ma poitrine.
Le soir, je suis descendu au numéro 17.
La chambre eft meublée avec le luxe faux &
écœurant des hôtels garnis de Paris. Vous
ne pouvez vous imaginer, frères, quel air
misérable & honteux ont ces draperies
rougesj éraillées & grises de poussière, ces
meubles noirs & graisseux, ces faïences
félées_, ces objets sans nom, loques & dé-
bris qui s'étalent le long de murs hu-
mides. Ma mansarde eft plus nue, mais
elle n'eft pas plus laide. Deux fenêtres,
hautes & larges, garnies de minces ri-
deaux de mousseline, versent une lumière
crue sur tout ce délabrement. Il y a là un
lit enveloppé de rideaux déteints^ une ar-
moire à glace ternie & éclatée au flanc, un
canapé & des fauteuils déplorabIes_, jaunis
par l'usnge; puis une toilette, un bureau,
une table^ des chaises, meubles dépareil-
7
La confession de Claud'
lés, meubles de salle à manger, de cham-
bre à coucherj de salon, de cabinet. L'en-
semble a je ne sais quoi de prétentieux &
de sale qui répugne. Au premier regard^
on peut croire que l'on entre dans une
chambre honnête; au second, on voit la
crasse sur l'acajou & sur le damas, on
éprouve comme une impression de vice &
de malpropreté.
Je me suis senti attrifté par l'aspecl
malsain de cette chambre, j'ai respiré avec
dégoût cet air épais & nauséabond, puant
la poussière, le vieux vernis & les étoffes
fanées, odeur acre & étouff"ante qui eft la
même dans tous les hôtels.
Jacques^ assis devant le bureau^ tra-
vaillait paisiblement_, un Code ouvert de-
vant lui. La jeune fille était couchée sur
le canapéj les yeux au plafond, silencieuse
& grave.
Jacques a tourné son siège à demi; sa
face m'eft apparue en pleine lumière. C'elr
bien toujours le même visage, un visage
La confession de Claude
superbe & indifférent; on y lit une vo-
lonté forte faite d'égoïsme & de froideur.
L'homme eft devenu ce que promettait
l'enfant. Notre ancien camarade doit être
dans la vie ce que l'on appelle un garçon
pratique & sérieux; il tend à un but^ il
veut être avocat, avoué ou notaire, & il
marche avec toute la puissance de sa tran-
quillité. Le cœur fermé, la chair calme, il
accepte ce monde, sans remerciment ni
révolte. Jacques eft une honnête nature,
un esprit Jufte qui vivra honorablement,
selon le devoir & les mœurs; il ne faiblira
pas, parce qu'il n'aura pas à faiblir; il
passera droit & ferme, n'ayant rien à haïr
ni à aimer. Dans ses yeux clairs & vides,
je n'ai pas trouvé l'âme; sur ses lèvres
pâles, je n'ai pas vu le sang du cœur.
Devant ce jeune homme, paisible & sou-
riant, accoudé sur ses livres de travail &
me tendant sa main fraîche, j'ai songé à
moi, frères, à mon pauvre être que secoue
sans cesse la fièvre des désirs & des rei^rets.
La confession de Claude
Je n'avance qu'en chancelant; je n'ai pas
pour me protéger cette belle tranquillité,
ce silence du cœur & de l'âme. Je suis
tout chair, tout amour, je me sens vi-
brer profondément à la moindre sensation.
Les événements me mènent, je ne puis les
conduire ni les surmonter. Demain^ dans
ma vie libre, s'il m'arrive de blesser le
monde, le monde se détournera de moi,
parce que j'aurai obéi à ma fierté & à mes
tendresses. Jacques sera salué, ayant suivi
la route commune. Je n'rse dire tout haut
que la vertu ell: une qudtion de tempéra-
ment; mais, kères, je pense tout bas que
les Jacques sur cette terre sont lâchement
vertueux, tandis que les Claudes ont cet
effroyable malheur d'avoir en eux une
éternelle tempête, un désir immense du
bien qui les agite & les conduit hors des
jugements de la foule.
La jeune fille avait penché la tête & me
regardait, la bouche entr'ouverte, les yeux
agrandis. Son visage a la blancheur trans-
La confession de Claude 1 1 3
parente de la cire^ avec des rougeurs mates
aux joues; ses lèvres pâles, ses paupières
molles & biftrées donnent à sa face un air
d*enfant malade & résigné. Elle a quinze
ans^ &, par inftants, lorsqu'elle sourit, on
lui en donnerait à peine douze.
Tandis que Jacques me parlait de sa
voix lente, je ne pouvais détacher mes re-
gards de ce visage poignant, si jeune & si
éteint. 11 y avait sur ce front candide une
lassitude, une langueur profondes; le sang
ne coulait plus sous la peau; les frissons
de la vie ne faisaient plus frémir cette
chair endormie. N'avez-vous jamais vu,
dans son berceau, une petite fille que
la fièvre a rendue plus blanche, plus in-
nocente encore? elle dort, les yeux grands
ouverts, elle a un visage d'ange, doux &
reposé, elle soutfre, & elle parait sourire.
L'étrange petite fille que j'avais devant
moi, cette femme qui était reflée enfant,
ressemblait à ses sœurs au berceau. Seule-
ment, ici, c'était pitié plus grande à voir
114 ^-^ confession de Claude
sur un front de quinze ans tant de pureté
& tant de pâleur^ toutes les grâces naïves
de la jeune fille & toutes les fatigues
honteuses de la femme.
Elle avait replié les bras & soutenait sa
tête languissante. J'ignorais son hiftoire,
je ne savais qui elle était, ni ce qu'elle fai-
sait là. Mais, à tout son être, je voyais
l'innocence de son cœur & la honte de son
corpSj je reconnaissais la jeunesse de ses
regards & la vieilLsse prématurée de son
sang, je me disais qu'elle allait mourir de
décrépitude à quinze ans, vierge d'âme.
Émaciée & affaiblie^ elle s'étendait comme
une courtisane & souriait comme une
sainte.
Je suis refté deux grandes heures entre
Jacques & Marie, regardant ces deux êtres,
étudiant ces deux visages. Je ne pouvais
deviner ce qui avait rapproché un tel
homme d'une telle femme. Puis_, j'ai songé
à Laurence, & j'ai compris qu'il y a des
unions fatales.
La confession de Claude
Jacques m'a paru satisfait de l'exiftence
qu'il mène. Il travaille_, il règle ses plaisirs
& ses études, il vit la vie d'étudiant, sans
impatience, même avec une certaine com-
plaisance tranquille. J'ai remarqué qu'il
mettait quelque orgueil à me recevoir dans
une si belle chambre; il ne voit pas toute
l'ignoble laideur de ce luxe de mauvais
lieu. D'ailleurs, ce n'eft ni un vaniteux ni
un fat; il eft bien trop pratique pour avoir
de pareils défauts. 11 ne m'a parlé que de
ses espérances j de sa position future; il a
hâte de n'être plus jeune & de vivre en
homme grave. En attendant, pour faire
comme tout le monde, il consent à habiter
une chambre de cinquante francs par mois,
il veut bien fumer^ boire un peu, même
avoir une maîtresse. Mais il considère tout
cela comme unemodequ'il ne peut refuser;
il entend, dès le dernier examen, se débar-
rasser de son cigare, de Marie & de son
verre, comme de meubles désormais inu-
tiles. Il calcule^ à une mmuteprès, l'heure
1 1 6 La confession de Claude
à laquelle il aura droit au respefl des gens
de bien.
Marie écoutait les théories de Jacques
avec un calme parfait. Elle paraissait ne
pas comprendre qu'elle était un des meu-
bles qu'abandonnerait le jeune homme,
pour cause de déménagement. La pauvre
fille se souciait sans doute peu d'apparte-
nir à celui-ci ou à celui-là, pourvu qu'elle
eût un canapé où elle pût reposer ses
membres endoloris.
D'ailleurs, Jacques & Marie se parlaient
avec une douceur qui m'a surpris. Ils
semblent s'accepter_, se ménager l'un l'au-
tre. Ce n'eft ni amour, ni même amitié;
c'eft un langage poli qui évite toute que-
relle & maintient le cœur dans une com-
plète indifférence. Jacques doit être l'in-
venteur de ce langage.
Au bout d'une heure, il a déclaré qu'il
ne pouvait perdre son temps davantage;
il s'eft remis au travail, en me priant de
refler, affirmant que ma présence ne le
La confession de Claude 117
gênait en aucune façon. J'ai approché ma
chaise du canapé, & me suis entretenu à
voix basse avec Marie, Cette femme m'at-
tirait; je me sentais pour elle des tendresses,
des pitiés de père.
Elle cause en enfant, tantôt par mono-
syllabesj tantôt avec volubilité, passionné-
ment & sans s'arrêter. Je l'avais bien ju-
gée; l'intelligence & le cœur sont reliés
chez elle en bas âge , tandis que le corps
grandissait & se souillait. Elle a une naï-
veté exquisCj horrible parfois, lorsque,
avec un doux sourire & de grands yeux
étonnésj elle laisse échapper de grossières
paroles de ses lèvres délicates. Elle ne rou-
git pas, ignorant la rougeur; elle ne paraît
point avoir conscience d'elle-même & se
meurt doucement, ne sachant ni ce qu'elle
efl, ni ce que sont les autres jeunes filles
qui se détournent lorsqu'elle passe.
Peu à peu, elle m'a conté sa vie. J'ai pu,
phrase à phrase, reconftruire cette hiftoire
lamentable. Un récit m'aumit déplu , car
7«
La confession de Claude
j'aui-is hésité à croire; je préfère qu'elle
se soit confessée, sans le savoir elle-même,
par aveux partiels, au hasard de la con-
versation.
Marie pense avoir quinze ans. Elle
ignore où elle efl née, & se rappelle vague-
ment une femme qui la battait, sa mère
sans doute. Ses premiers souvenirs datent
du ruisseau; elle se souvient qu'elle y
jouait & qu'elle s'y reposait. Sa vie a été
une longue promenade dans les rues; il
lui serait très-difïicile de savoir ce qu'elle a
fait jusqu'à l'âge de huit ans; lorsqu'on
l'interroge sur ses premières années, elle
répond qu'elle ne sait plus , ayant eu trop
faim & trop froid. A huit ans, comme
toutes les petites misérables, elle vendait
des fleurs. Elle couchait alors à la barrière
Fontainebleau dans un vafle grenier som-
bre, avec toute une troupe d'enfants de son
âge, garçons & iilles, qui dormaient péle-
méle. De huit à quatorze ans, elle efl venue
à ce chenil, choisissant son coin chaque
La confession de Claude 1 1 9
soir^ embrassée par les uns, battue par
les autres, grandissant dans le vice & la
misère^ sans que rien l'avertît ni révoltât
son cœur. Elle était déjà infâme, & elle
ignorait encore qu'elle possédât un corps
& des sens. Elle avait fait le mal avant
de savoir que le mal exiftait; aujourd'hui,
en pleine débauche, elle gardait son vi-
sage d'enfant, n'ayant jamais cessé d'être
vierge & innocente. La souillure s'était
mise en elle trop tôt pour qu'elle pût être
souillée.
J'avais maintenant le sens de ce visage
étrange, fait d'impudeur & de naïveté,
d'une beauté jeune & fanée. Je m'exp i-
quais cette petite fille cynique, cette femme
usée qui se mourait avec le calme & la
blancheur d'une martyre. Elle était fille
de la grande ville, & la grande ville en
avait fait cette créature monftrueuse qui
n'était ni un enfant ni une femme. Dans
cet être, où personne n'avait évoqué l'âme,
l'âme dormait encore. Le corps lui-même ne
La confession de Claude
s'était jamais éveillé sans doute. Marie se
trouvait être une simple d'esprit & de chair^
qui se livrait par abandon, reflait pure
dans la fange, ne sachant rien et accep-
tant tout. Je la vois, là^ devant moi, flétrie
déjà, avec son bon sourire, me parlant
de sa voix un peu rauque^ comme nos
sœurs nous parleraient de leurs poupées,
& je me sens au cœur un grand ser-
rement.
A quatorze ans, une vieille femme,, qui
n'avait aucun droit sur elle^ la vendit. Elle
se laissa acheter^ elle s'offrit presque d'elle-
même, comme elle offrait ses bouquets de
violettes. Elle avait encore les joues roses,
& ses rires résonnaient gaiement. Elle
eut des robes de soie, des bijoux; elle
accepta la soie & l'or comme des jouets,
déchirantj jetant tout parla fenêtre. D'ail-
leurs, Marie vivait ainsi parce qu'elle ne
savait pas que l'on peut vivre autrement;
elle n'avait point le sens du luxe, elle aurait
accepté indifféremment un bouge ou un
La confession de Claude
hôtel. Il lui plaisait de vivre oisive ^ à
regarder les murs; la souffrance qui la
courbait déjà_, lui faisait aimer le repos,
une sorte de rêverie vague, au sortir de
laquelle elle paraissait inquiète & agitée.
Lorsqu'on l'interrogeait, lui demandant
ce qu'elle avait vu, elle répondait, d'un ton
effaré : « Je ne sais pas! »
Elle avait vécu ainsi près d'un an^ cou-
rant les hôtels garnis^ couchant ici & là,
sans rien perdre de sa sérénité. Comme je
lui montrais quelque surprise , & que je
ne pouvais vaincre tout le dégoût que
m'inspirait une pareille exiftence^ elle efl
demeurée étonnée , ne me comprenant
pas.
Un soir,, la misère était revenue. Marie
allait regagner le grenier de la barrière
Fontainebleau, lorsqu'elle avait rencontré
Jacques. Elle m'a conté cette rencontre
d'une voix que je n'oublierai jamais, avec
des regards immobiles dans les yeux & des
rires bruyants sur les lèvres. C'efl elle qui
122 La confession de Claude
a abordé Jacques, lui demandant son bras
parce qu'il faisait noir & que le pavé était
glissant. Elle n'avait sans doute pas la
moindre mauvaise pensée. Jacques la
queftionna; au lieu de la conduire route
d'Orléans, il la mena chez lui. Elle le laissa
faire, toujours calme. Elle n'aurait peut-
être pas quêté un lit, elle songeait à la
paille du grenier, mais elle acceptait les
draps blancs qui lui venaient, sans joie ni
répugnance. Depuis ce jour, elle a vécu
le plus possible sur le canapé.
J'ai cru comprendre que, dans sa pensée,
Jacques avait fait une bonne acquisition
en prenant Marie. Puisqu'il lui fallait une
maîtresse , c'était là celle qui lui convenait :
une nature affaiblie & calme qui ne le
troublait pas dans son indifférence, une
fille insouciante dont il se débarrasserait
aisément, une femme charmante dans sa
râleur, qui avait toute la grâce de la jeu-
nesse sans en avoir les caprices ni les in-
conséquences. D'ailleurs, Marie, souf-
La confession de Claude iiS
frante parfois, a ses jours de vie & de gaieté;
elle n'eft point encore clouée sur un ma-
telas, &, lorsqu'elle rit au soleil, parmi
ses boucles blondes, elle resplendit belle à
faire rêver Jacques lui-même.
Je me suis plu, frères, à vous parler de
Jacques & de Marie.
Je suis reflé deux ou trois heures auprès
d'eux, oubliant mes souffrances, & j'ai
voulu oublier encore en vous contant ma
visite. C'efl; là un monde que vous igno-
rez; ce monde eft poignant, l'étude en
eft âpre, pleine de vertige. Je voudrais
pénétrer dans les coeurs & dans les âmes;
je suis attiré par ces femmes & ces hommes
qui vivent autour de moi; peut-être, au
fond, ne trouverais-je que de la fange,
mais j'aimerais à fouiller le fond. Ils vi-
vent une vie si étrange, que je crois tou-
jours être sur le point de découvrir en eux
des vérités nouvelles.
La confession de Claude
XV
Nous mangeons au Jour le Jour, vendant
de vieux livres ou quelques haillons. Ma
misère eft telle que je n'en ai plus con-
science, & que je m'endors le soir presque
satisfait, lorsqu'il me refte une vingtaine
de sous pour les deux repas du lende-
main.
Je suis allé dans plusieurs adminiftra-
tions solliciter une place. On m'a reçu fort
brusquement ; j'ai cru comprendre que
j'avais le tort d'être pauvrement mis. J'é-
cris mal, dit-on; je ne suis bon à rien. Je
les crois sur parole, & je me retire, hon-
teux d'avoir eu un inftant la pensée de
voler l'argent de ces honnêtes gens, en
mettant à leur service mon intelligence &
ma volonté.
La confétiton de Claude ttb
Je ne suis bon A rien, telle cR la vérité
que j'ai retirée de mes démarches. Je ne
suis bon â rien, si ce n'cfl à souffrir, â san-
gloter, A pleurer ma jeunesse & mon
cœur. Ainsi, me voilù seul au monde, re-
poussé & misérable, n'osant mendiera
me sentant plus affamé que le pauvre (pu
tend la main. Je suis venu, berce en un
5ongc de gloire & de fortune; je m'éveille
en pleine boue, en pleine détresse.
Heureusement, le ciel efl doux & bon.
Il y a dans la misère une sorte d^ivrcsse
lourde, une somnolence voluptueuse qui
endort la conscience, la chaîr & l'esprit.
Je ne sens pas nettement mon degré d'in-
digence & d'infamie; je souffre peu, je
sommeille dans ma faim, je me vautre dans
mon oisiveté.
Voici quelle efl ma vie.
Le matin, je me lève tard. Les matinée*
sont brumeuses, froides, blafardes; le jour
entre, gris & trifte, par la fenêtre sans ri-
deaux; il se traîâia iruilancoliquement sur
120 La confession de Claude
les carreaux & sur les murs. J'ai une
sensation de bien-être à sentir la chaleur
tiède des vêtements que j'entasse sur le lit.
Laurence dort à mon côté d'un sommeil
de plomb, la face renversée & muette. Moi,
les yeux ouverts, le drap au menton ^ Je
regarde le plafond noir que traverse une
longue crevasse. Je tombe en extase devant
cette crevasse; je l'étudié, j'en suis amou-
reusement, du regard, les lignes brisées;
je la contemple des heures entières, sans
songer à rien.
C'eft là le meilleur inftant de la journée.
J'ai chaud & je dors à moitié. La chair eft
contente, l'esprit court mollement dans ce
beau pays du demi-sommeil, où la vie a
toutes les voluptés de la mort. Puis par-
fois, lorsque je suis complètement éveillé,
je m'abandonne au bras de quelque songe.
Frères, que mon pauvre cœur doit être en-
fant, pour que je puisse encore lui mentirl
Eh! oui, je rêve toujours, j'ai toujours
cette puissance étrange d'échapper à la
La confession de Claude 127
réalité, de créer, de toutes pièces, un
inonde & des êtres meilleurs. Là, entre
deux draps sales, au côté d'une femme
iaide & honteuse dans son écrasement, au
milieu d'une chambre obscure_, je vois sou-
vent de mes yeux un palais , tout marbre
& tout argent, une amante blanche, lu-
mineuse, qui me tend les bras, m'appelle
à sa droite sur la couche de soie où elle
repose.
Onze heures sonnent, je saute du lit.
Le froid humide des carreaux, qui me glace
brusquement la plante des pieds , me tire
de mon rêve. Je me sens grelotter, je me
couvre à la hâte. Puis je marche dans la
chambre, allant de la fenêtre à la porte,
jetant un coup d'œil sur la muraille qui
eft tout mon horizon, & revenant regarder
Laurence sans la voir. Je fume, je baille,
j'essaie de lire. J'ai froid & je m'ennuie.
Laurence s'éveille. Alors , commencent
les souffrances. Il faut manger. Nous te-
nons conseil. Nous cherchons par la
I2S La confession de Claude
chambre quelque objet à vendre. Souvent
nous renonçons à déjeuner, quand le pro-
blème eft trop difficile à résoudre _, & tout
eft dit. Lorsque nous avons trouvé un
vieux chiffon, du papier, n'importe quoi,
Laurence s'habille & va offrir la déplorable
marchandise à un revendeur qui lui donne
huit ou dix sous. Elle rapporte du pain &
un peu de charcuterie que nous mangeons
debout, sans nous parler.
Les journées sont longues pour les misé-
rables. Quand il fait trop froid & que nous
n'avons pas de feu, nous nous recouchons.
Lorsque le temps eft plus doux, j'essaie
de travailler, me donnant la fièvre à vou-
loir faire une besogne qui ne veut plus de
moi.
Laurence se renverse sur le lit ou se
promène à pas lents. Elle traîne sa robe de
soie bleue qui semble pleurer en se frois-
sant aux meubles. Cette guenille eft toute
jaune de graisse , toute déchirée, craquée
aux coutures , usée aux plis, Laurence la
La confession de Claude 129
laisse se pourrir & tomber en loques, sans
la nettoyer ni la raccommoder. Elle la met
dès le matin, n'ayant qu'elle, & elle se
promène ainsi le jour entier dans cette
chambre misérable, les cheveux dénoués,
portant une robe de bal largement décol-
letée, qui montre son dos et sa gorge. Et
cette robe, cette soie douce d'un bleu pâle,
qui brille encore par endroits, eft un haillon
infâme , tordu , fané, lamentable. Il y a je
ne sais quelle angoisse poignante à voir
ces lambeaux d'un riche tissu, ce luxe
traîné dans la misère, ces épaules nues
rougies par le froid. Toujours je me rap-
pellerai Laurence marchant ainsi vêtue
dans le bouge de mes vingt ans.
Le soir, la queftion du pain revient ter-
rible & pressante. Nous mangeons ou
nous ne mangeons pas. Puis, nous nous
couchons, las & endormis. Le Icndem.ain,
la vie recommence, pareille, plus cuisante
& plus âpre chaque jour.
Je ne sors plus depuis unesemain:. Un
La confession de Claude
soir, — nous n'avions pas mangé la veille,
— j'ai ôté mon paletot sur la place du
Panthéon^ & Laurence a été le vendre. Il
gelait. Je suis rentré en courant, suant à
grosses gouttes de peur & de souffrance.
Deux jours après^ mon pantalon a suivi le
paletot. Me voici nu. Je m'enveloppe dans
une couverture , je me couvre comme je
puisj & je prends ainsi le plus d'exercice
possible, pour ne pas laisser se roidir mes
jointures. Lorsqu'on vient me voir, je me
couche, je prétends être un peu indisposé.
Laurence paraît souffrir moins que moi.
Elle n'a pas de révolte_, elle ne tente pas de
£e souftraire à l'exiftence que nous me-
nons. Je ne puis m'expliquer cette femme.
Elle accepte tranquillement ma misère.
Eft-ce dévouement, eft-ce nécessité ?
MoijfrèreSj je vous l'ai dit, je suis bien,
je m'endors. Je sens mon être se fondre,
je me laisse aller à cette proftration douce
des mourants, qui demandent pitié d'une
voix faible & caressante. Je n'ai aucun dé-
La confession de Claude i3i
sir_, si ce n'eft de manger plus souvent. Je
voudrais aussi être plaint^ être caressé,
être aimé. J'ai besoin d'un cœur.
XVI
Oh ! frères, je souffre, Je souffre. Je n'ose
parler, je sens la honte me serrer à la
gorge, & je ne puis que pleurer sans ôter
de mon cœur le poids qui l'étouffé.
La misère eft douce , l'infamie eft légère.
Et voilà que le ciel me punit, qu'il me
courbe sous un vent terrible, sous une
implacable blessure.
Maintenant, frères, vous pouvez déses-
pérer : je n'ai plus de degrés à descendre,
je viens de m'abandonner au gouffre, je
suis perdu à jamais.
Ne m'interrogez pas. Je laisse mes cris
La confession de Claude
aller jusqu'à vous, car la douleur eft trop
aiguë pour que je parvienne à étouffer mes
cris. Mais je retiens les paroles sur mes
lèvres, je ne veux ni vous effrayer ni vous
désoler en vous contant l'effroyable hiftoire
de mon cœur.
Dites-vous que Claude eft mort, que
vous ne le verrez plus^ que tout eft bien
fini. Je préfère souffrir seul, quitte à en
mourir, que de troubler votre sainte tran-
quillité en me déchirani devant vous, en
vous découvrant ma plaie saignante.
XVII
' Non, vous souffrirez, mais il m'eft im-
possible de garder le silence. Je trouverai
quelque consolation à me montrer à ^^u;
je m'apaiserai, lorsque je saurai que vous
sanglotez avec moi.
FrèreSj j'aime Laurence,
La confession de Claude li'i
XVIII
Laissez-moi regretter, laissez-moi me
souvenir, laissez-moi revoir toute ma jeu-
nesse dans un regard.
Nous avions douze ans alors. Je vous
rencontrai un soir d'oclobre dans le préau
du collège, sous les platanes, près de la pe-
tite fontaine. Vous étiez chétifs & timides.
Je ne sais ce qui nous unit, notre faiblesse
peut-être. Depuis ce soir, nous avons mar-
ché ensemble, nous séparant pour quel-
ques heures, mais nous tendant la main
avec plus d'amitié après chaque sépara-
tion.
Je sais que nous n'avons ni le même
corps, ni le même cœur. Vous vivez &
vous pensez autrement que moi, mais vous
ailliez comme moi. Là efl notre fraternité.
«
i34. La confession de Claude
Vous avez mes tendresses & mes pitiés;
vous vous agenouillez dans la vie, vous
cherchez à qui donner votre âme. Nous
communions en tendresse & en affection.
Vous rappelez- vous nos premières an-
nées? Nous lisions ensemble des contes à
dormir debout, de grands romans d'aven-
tures qui nous tenaient six mois sous le
charme. Nous faisions des vers & de la
chimie, de la peinture & de la musique.
Il y avait, chez l'un de vous, au troisième
étage, une grande chambre, notre labora-
toire & notre atelier. Là, dans la solitude^
nous commettions nos crimes d'enfant:
nous mangions le raisin accroché au pla-
fond, nous risquions nos yeux au-dessus
de cornues chauffées à blanc, nous rimions
des comédies en trois actes que je lis encore
aujourd'hui lorsque je veux sourire. Je la
voisj celte grande chambre, avec sa large
fenêtre, inondée de lumière blanche &
pleine de vieux journaux, de gravures fou-
lées aux pieds, de chaises dépaillées, de
La confession de Claude i35
chevalets boiteux. Elle m'apparaît douce
& riante^ lorsque je regarde ma chambre
d'aujourd'hui & que j'aperçois, au milieu,
se dresser Laurence qui m'effraye & m'at-
tire.
Plus tard, le grand air nous enivra. Nous
eûmes la saine débauche des champs &
des longues courses. Ce fut une folie, un
emportement. On brisa les cornues, on
oublia le raisin, on ferma la porte du la-
boratoire. Le matin, nous partions avant
le jour. Je venais sous vos fenêtres vous
appeler en pleine nuit, & nous nous hâ-
tions de sortir de la ville, carnier au dos,
fusil au bras. Je ne sais à quel gibier nous
chassions; nous allions, flânant dans la ro-
sée, courant au milieu des hautes herbes
qui se courbaient avec des bruits secs &
pressés, nous vautrant dans la campagne
comme de jeunes chevaux échappés. Le
cai nier était vide au retour, mais la pensée
était pleine & le cœur aussi.
Quelle contrée puissante, âpre & douce
i36 La confession de Claude
pour ceux qui se sont pénétrés de ses ar-
deurs & de ses tendresses! Je me souviens
de ces aubes blanches & liumides, presque
fraîches^ qui mettaient dans mon être &
dans les horizons une paix de suprême in-
nocence; je me souviens de ces soleils ac-
cablants, de cet air embrasé, lourd, écla-
tant, qui écrasait la terre, de ces rayons
larges qui coulaient des hauteurs, comme
de l'or en fusion ^ heure virile & forte,
donnant au sang une maturité précoce &
à la terre des entrailles fécondes. Nous
marchions en braves enfants au milieu de
ces aubes & de ces soleils, jeunes & légers
le matin, plus graves, plus recueillis le
soir; nous causions en frères, partageant
le même pain, éprouvant les mêmes émo-
tions.
Les terrains étaient jaunes ou rouges,
déserts & désolés, semés d'arbres maigres;
çà & là des bouquets de feuillage, d'un
vert sombre, tachant la grande étendue
grise de la plaine; puis, tout au fond, tout
La confession de Claude i37
autour de l'horizon, rangées en cercle im-
mense, des collines basses, dentelées, d'un
bleu tendre ou d'un violet pâle, se décou-
pant avec une netteté délicate sur l'azur dur
& profond du ciel. J'ai encore sous les yeux
ces paysages pénétrants de ma jeunesse; je
sens bien que je leur appartiens, que le
peu d'amour & de vérité qui eft en moi
me vient de leur tranquille passion.
D'autres fois, vers le soir, lorsque le soleil
déclinait, nous prenions la grande route
blanche qui conduit à la rivière. Pauvre
rivière, maigre comme un ruisseau^ là res-
serrée, trouble & profonde, ici agrandie &
coulant en nappe d'argent sur un lit de
cailloux. Nous choisissions un des trous,
au bord d'une berge élevée que les eaux
avaient creusée _, & nous nous baignions
sous les arbres qui étendaient leurs ra-
meaux. Les derniers rayons glissaient entre
les feuilles, semant les ombrages sombres
de trouées lumineuses, & venaient se poser
sur la rivière en larges plaques d'or. Nous
8.
i38 La confession de Claude
n'apercevions qu'eau & verdure, que de
petits coins de ciel, le sommet d'une mon-
tagne lointaine, les vignes du champ voi-
sin. Et nous vivions ainsi dans le silence
& la fraîcheur. Assis sur la rive , dans
l'herbe fine, les jambes pendantes ^ les
pieds nus effleurant l'eau^ nous jouissions
de notre jeunesse & de notre amitié. Que
de beaux rêves nous avons faits sur ces
berges dont le flot chaque jour emporte
quelques graviers! Nos rêves s'en vont
ainsij emportés par la vie.
Aujourd'hui, les souvenirs sont durs &
implacables pour moi. A.certaines heures,
dans mon oisiveté, brusquement, un sou-
venir de cet âge m'arrive, aigu & doulou-
reux, avec la violence d'un coup de bâton.
Je sens une brûlure me traverser la poi-
trine. C'efl: ma jeunesse qui s'éveille en
moij désolée &. mourante. Je me prends
la tête entre les mains, retenant mes san-
glots; je m'enfonce avec une volupté amcre
dans l'hiftoire des jours passés, & j'ai plai-
La confession de Claude iScj
sir à agrandir la plaie en me répétant que
tout cela n'eft plus & ne sera jamais plus.
Puis, le souvenir s'envole; l'éclair a passé
en moi; je demeure brisé, ne me rappelant
rien.
Plus tard encore, à l'âge où l'homme
s'éveille dans l'enfant^ notre vie changea.
Je préfère les heures premières à ces heures
de passion & de virilité naissantes; les sou-
venirs de nos chasses, de notre exiftence
vagabonde, me sont plus doux que la loin-
taine vision des jeunes filles dont les vi-
sages reftent empreints dans mon cœur.
Je les vois, pâles & effacées, dans leur froi-
deur, dans leur indifférence de vierges; elles
ont passé, ne me connaissant point, &,
aujourd'hui, lorsque je songe encore à elles,
je me dis qu'elles ne peuvent songer à moi.
Je ne sais, cette pensée fait qu'elles me sont
étrangères ; il n'y a pas échange de souve-
nirs, je les regarde comme de pures pen-
sées, comme des rêves que j'ai caressés &
qui s'en sont allés.
140 ha confession de Claude
Laissez-moi me rappeler aussi le monde
qui nous entourait, ces professeurs, braves
gens qui auraient pu être meilleurSj s'ils
avaient eu plus de Jeunesse & plus d'amour,
ces camarades, les méchants & les bons, qui
étaient sans pitié, sans âme, comme tous
les enfants. Je dois être une créature
étrange, bonne seulement à aimer & à
pleurer, car je me suis attendri, j'ai souf-
fert dès mes premiers pas. Mes années de
collège ont été des années de larmes. J'avais
en moi les fiertés des natures aimantes. On
ne m'aimait point, car on m'ignorait, & je
refusais de me faire connaître. Aujour-
d'hui, je n'ai plus de haine, je vois claire-
ment que je suis né pour me déchirer
moi-même. J'ai pardonné à mes anciens
camarades qui m'ont froissé, blessé dans
mon orgueil & dans ma tendresse; les pre-
miers, ils m'ont donné les rudes leçons du
monde, & je les remercie presque de leur
dureté. Il y avait parmi eux de triftes gar-
çons, des sots & des envieux, qui doivent
L^
Ob : ]aissez-taâ, laôsez-moî me
!er. Ma YÎe passée, en cette beor::
gDÎ$se,in'aTnTedaiisiu)e sensatîofi - ^ ^ :
de pitié & de regret, de doiileiir& de }(ne.
Je sens mes entrailles profirodânent re-
muées, lorsque je compare tout ce qui eft
à tout ce qui n'eft plus. Tout ce qui n*efl
ploSj, c'est la Prorence, la campagne large-
ment curette, inondée de scdôl, c^eft rous^
ce sont mes pleurs & mes rires d'autrefois;
tout ce qui n*eft plus, ce sont mes espéran-
ces & mes réres, mes innocences & mes
ûettés. Hdas ! tout ce qui e&, deù. Paris
arec sa boue, ma chambre arec sa moite;
tout ce qui eft, c'eft Laurence, c'eft FinÊi-
mie, ce sont mes tendresses pour cette
finnme.
Ecoutez, c'était, je crois, en juin. Nous
étions au bord de la ririére, dans Fberbe,
la iace tournée Tcrs le cieL Moî> je tous
142 La confession de Claude
parlais. Je viens de me rappeler mes pa-
roleSj ce souvenir m'a brûlé. Je vous con-
fiais que mon cœur avait besoin de pureté
& de virginité, & que j'aimais la neige,
parce qu'elle était blanche, que je préférais
l'eau des sources au vin, parce qu'elle étal»"
limpide. Je vous montrais le ciel, je vous
disais qu'il était bleu & immense comme
la mer, clair & profond, & que j'aimais la
mer & le ciel. Puis, je vous parlais de la
femme; j'aurais voulu qu'elle naquît pa-
reille aux fleurs sauvages, en plein ventj
en pleine rosée, qu'elle fût plante des eaux,
qu'un éternel courant lavât son cœur &
sa chair. Je vous jurais de n'aimer qu'une
vierge, une vierge enfant, plus blanche
que 'la neige, plus limpide que l'eau de
source, plus profonde & plus immense en
pureté que le ciel & la mer. Pendant long-
temps, je m'épanchai ainsi en vous, frisson-
nant d'un saint désir, avide d'innocence,
de blancheur immaculée, ne pouvant arrê-
ter mon rêve qui montait dans la lumière.
La confession de Claude 143
Je la possède^ ma vierge enfant. Elle eft
là, & je l'aime. Oh! si vous pouviez la voir!
Elle a un visage sombre & fermé^ comme
un ciel couvert; les eaux étaient basses, &
elle s'eft baignée dans la fange. Ma vierge
enfant eft souillée à ce point que jadis je
n'aurais osé la toucher du doigt, crainte
d'en mourir. Je l'aime.
Tenez , je ris , je goûte un charme
étrange à me railler. Je révais le luxe^ &'.
je n'ai plus même un morceau de toile
pour me couvrir; je révais la virginité, &
j'aime une femme impure.
Dans ma misère, lorsque mon cœur a
saigné & que j'ai compris qui il aimait,
ma gorge s'eft serrée, l'épouvante mx'a
pris. C'eft alors que les souvenirs se sont
dressés. Je n'ai pu les chasser; ils sont
reftés làj implacables _, en foule, tumul-
tueux, entrant tous à la fois dans ma poi-
trine qu'ils brûlaient. Je ne les ai pa*
appelés, ils sont venus, & je les ai subis.
Toutes les tois que je pleure, ma jeunesse
144 ^'^ confession de Claude
revient me consoler, mais ses consolations
redoublent mes larmes^carje songea cette
jeunesse qui eft morte à jamais.
XIX
Je ne puis me taire, je ne puis me men-
tir à moi-même. J'avais résolu de me ca-
cher mon mal, de paraître ignorer ma
blessure^ espérant oublier. On tue quel-
quefois la mort en son germe, lorsqu'on
croit à la vie.
Je souffre & je pleure. Sans doute, en
fouillant en moi, je vais trouver quelque
lamentable certitude, mais je préfère tout
savoir que de vivre ainsi, affectant une in-
souciance qui me coûte tant d'efforts.
Je veux connaître à quel point de dé-
sespoir je suis descendu, je veux ouvrir
mon cœur & y lire la vérité^ je veux pé-
La confession de Claude \^5
nétrer jusque dans les dernières profon-
deurs de mon être pour l'interroger & lui
demander compte de lui-même. C'eft bien
le moins que je sache comment il se fait
que je suis infâme; j'ai le droit de sonder
ma plaie_, au risque de me torturer et d'ap-
prendre que j'en dois mourir.
Si, dans cette rude besogne, il m'ar-
rive de me blesser plus que je ne le suis,
si mon amour grandit en s'afïirmant,
j'accepte avec joie cette douleur plus
grande, car la vérité brutale efl: nécessaire
à ceuK qui marchent librement dans la
vie, n'obéissant qu'à leurs inftinds.
J'aime Laurence & j'exige de mon cœur
l'explication de cet amour. Je ne l'ai pas
aimée tout d'un coup, comme on aime dans
les hiftoires. Je me suis senti attiré peu à
peu, dissouîj pour ainsi dire, rongé &
couvert en quelques jours par l'horrible
plaie. Aujourd'hui, je suis pris tout en-
tier; je n'ai pas une fibre de ma chair qui
n'appartienne à Laurence.
9
146 La confession de Claude
Il y a un mois, j'étais libre^ je gardais
Laurence comme on conserve un objet
que l'on ne peut jeter à la rue. Maintenant,
elle m'a lié à elle_, je veille sur elle^ je la
regarde dormir, je ne veux pas qu'elle me
quitte.
Ceci était fatal, & je crois comprendre
comment l'amour eft entré en moi. Dans
la souffrance & l'abandon^ on ne vit pas
impunément aux côtés d'une femme qui
souffre comme vous, qui est abandonnée
comme vous. Les larmes ont leur sympa-
thie, la faim eft fraternelle; ceux qui
meurent ensemble, le ventre vide, se ser-
rent étroitement la main.
Je suis refté cinq semaines dans la
chambre froide & trifte, en face de Lau-
rence. Je ne voyais qu'elle au monde, elle
était pour moi l'univers, la vie, l'affec-
tion. Du matin au soirj j'avais devant les
yeux ce visage où je croyais surprendre
par inftants un rapide sentiment d'amitié.
El moi, j'étais nu & faible; je vivais dans
La confession de Claude 147
ma couverture^ en dehors de la société^ ne
pouvant même aller chercher ma part de
soleil. Je n'espérais plus en rien; j'avais
borné ma vie à ces quatre murs noirs, à
ce coin du ciel que je voyais entre les che-
minées; je m'étais enfermé dans mon ca-
chot, j'y avais enfermé mes pensées, mes
désirs. Je ne sais si vous entendez bien
cela : un jour, n'ayez pas de chemise^ &
vous comprendrez que l'homme puisse
faire un monde^ vafte & plein^ du lit sur
lequel il eft couché.
C'eft alors que j'ai rencontré une femme,
en allant de la fenêtre à la porte. Laurence,
étendue sur le lit, me regardait marcher
pendant des heures entières. A chaque allée
& venue, je passais devant elle, je trouvais
ses yeux qui me suivaient tranquillement.
Je sentais ce regard attaché sur moi,
j'étais comme soulagé dans mon ennui;
je ne saurais dire quelle intime & étrange
consolation je prenais à me savoir regardé
par un être vivant, par une femme. C'eft
148 La cotifession de Claude
de ces regards que doit dater mon amour.
Je m'apercevais pour la première fois que
je n'étais pas seul, je goûtais une profonde
satisfaflion à découvrir une créature à
mon côté.
Cette créature ne fut sans doute d'abord
qu'une amie. Il m'arriva de m'asseoir au
bord de la couche, de causer, de pleu-
rer sans cacher mes pleurs. Laurence,
que mon dénûment devait apitoyer, me
répondit, essuya mes larmes. Elle s'en-
nuyait à mourir, elle aussi; le silence,
la froideur, à certains moments, finissaient
par lui peser. Sa parole me parut plus
douce, ses geftes me semblèrent plus ca-
ressants; elle redevint presque femme.
A ce point, frères, je fus envahi tout
d'un coup. Ma vie allait se rétrécissant
chaque jour. La terre fuyait; Paris, la
France, vous-mêmes, mes pensées & mes
connaissances, rien n'était plus. Laurence
résumait pour moi Dieu & l'être, l'huma-
nité & la divinité; la chambre oîi elle se
La confession de Claude 149
trouvait, avait un horizon démesuré. Je
me sentais hors du monde, presque dans
la mort; je ne songeais plus que je pusse
un jour descendre dans la rue dont le bruit
montait jusqu'à moi, & j'avais si peu con-
science de la vie, qu'il m'était venu la
pensée de vivre sans manger. Il me sem-
blait que Laurence & moi, nous étions
autre part, perdus, séparés des vivants,
transportés dans un coin inconnu au delà
des temps & des espaces. Nous n'aurions
pas été plus seuls au fond de l'infini.
Un soir, comme le crépuscule venait,
emplissant la chambre d'une ombre trans-
parente, je marchais avec lenteur, allant
toujours de la porte à la fenêtre. Dans
l'obscurité croissante, je voyais la tête pâle
de Laurence, posée sur ses cheveux noirs
dénoués ; ses yeux sombres avaient de
vagues reflets, & elle me regardait ainsi,
fortement, belle de souffrance. Je me suis
arrêté, je l'ai contemplée. Je ne sais ce
qui s'eft passé en moi; ma chair a été se-
i5o La confession de Claude
couée_, mon cœur s'eft ouvert^ un grand
tremblement m'a pris^ Je suis allé en
frissonnant serrer Laurence dans mes
bras. Je l'aimais.
J'aimais Laurence de toute la force de
mon abandon & de ma misère. Souffrir la
faim & le froidj être vêtu d'un lambeau
de laine, se sentir délaissé de tous_, &.
avoir là une femme à presser contre sa poi-
trine, à aimer d'un amour désespéré !
Tout au fond de l'infamie j'avais trouvé
une amante qui m'attendait. Maintenant,
dans le gouffre, loin de la lumière, nous
étions seuls à nous embrasser, à nous
serrer l'un contre l'autre, ainsi que des
enfants qui ont peur & qui se rassurent en
se cachant mutuellement la tête dans le
sein. Quel silence autour de nous, &
quelle nuit! Comme il fait bon aimer dans
la solitude, dans ces déserts du désespoir
oîi ne pénètre plus aucun bruit de la vie!
Je me suis abîmé au fond de cette féli-
cité suprême, j'ai aimé Laurence avec la
La confession de Claude
passion caressante que le moribond doit
mettre à aimer l'exiftence qui lui échappe.
J'ai passé huit jours dans une sorte
d'extase douloureuse. J'étais tenté de
boucher la fenêtre, de vivre dans les té-
nèbres; j'aurais voulu que la chambre
ne fût pas plus grande que la dalle où
nous posions les pieds. Je ne me trou-
vais point assez misérable^ je souhaitais
quelque effroyable malheur qui me jetât à
Laurence plus nu & plus sanglant. Mes
journées s'écoulaient à m'enfoncer dans
mon amour & dans ma misère. Et voilà
que j'ai aimé le froid & la faim, la chambre
sale, la crasse des murs & des meubles.
J'ai aimé la robe de soie bleue, cette loque
lamentable. Mon cœur se fendait de pitié,
lorsque Laurence était devant moi, ce
haillon au dos; je me demandais avec
anxiété par quel baiser, par quelle caresse
surhumaine, je pourrais bien lui montrer
que je l'aimais dans sa pauvreté. Moi,
j'étais heureux de n'être pas couvert :
i52 La confession de Claude
j'avais plus froid, je souffrais davantage.
Je me souviens de ces premières journe'es
comme d'un songe; je vois la mansarde
plus en désordre, plus noire que de cou-
tume, je sens cet air épais & étouffant que
la fenêtre ne renouvelait pas ; je nous aper-
coisj pareils à des ombres^ allant dans nos
haillons, nous embrassant, vivant en nous.
Oui, je l'aime_, je l'aime avec emporte-
ment. Je m'interroge^ & mon être entier
me conte l'horrible hiftoirej me disant
comment cela s'efl: fait. J'ai agrandi la
blessure; maintenant que j'ai fouillé en
moij maintenant que je connais la raison
& la profondeur de mon amour, je sens
que j'ai plus de fièvre, une passion plus
âpre & plus folle.
Tout à l'heure je me révoltais à la pen-
sée d'aimer Laurence. Mes fiertés sont
mortes, car cette idée ne me vient plus. Je
suis descendu jusqu'à Laurence, je la com-
prends maintenant, je ne veux pas qu'elle
soit autre. Il y a une joie malsaine à se
La confession de Claude i 5 3
dire qu'on eft dans la fange, qu'on y eft
bien & qu'on y refte. J'embrasse cette
femme avec d'autant plus d'emportement
qu'elle eft plus vile & plus souille'e. Il y
a, je le sens, du désespoir, une sorte de
raillerie amère dans mon amour ; j'ai l'i-
vresse du mal, la démence de l'abandon &
de la faim; je me vautre largement en
pleine ordure, pour insulter à la lumière
dont mon âme eft affolée & dans laquelle
je ne puis monter.
N'ai-je pas parlé de rédemption? Je vou-
lais que Laurence redevînt vierge. La sotte
hiftoire! Il était bien plus simple que je
devinsse indigne. Aujourd'hui nous nous
aimons. La misère nous a fiancés, & nous
nous sommes mariés dans l'agonie. J'aime
Laurence laide & impure, j'aime Laurence
dans ses lambeaux de soie, dans son affais-
sement de brute. Je ne veux pas d'une
autre Laurence, je ne veux pas d'une in-
nocente, âme blanche & visage rose.
Je ne sais ce que pense ma compagne, si
9-
i54 La confession de Claude
mes baisers la réjouissent ou la fatiguent.
Elle efl: plus pâle, plus grave. Les lèvres
serrées, les yeux agrandis, la face muette,
elle me rend mes caresses avec une sorte
de force contenue. Par inftants, elle paraît
lassCj comme si elle était découragée de
chercher quelque chose qu'elle ne trouve
point; mais bientôt elle semble se remettre
à la besogne & chercher de nouveau, me
regardant en face, ses mains à mes épaules.
D'ailleurs, elle a toujours le même corps
briséj la même âme obscure; elle dort tou-
jours les yeux ouverts, & s'éveille en sur-
saut_, lorsque je pose mes lèvres sur les
siennes. Au premier embrassement, elle a
paru étonnée; puis, pendant deux se-
mainesj elle a vécu une vie plus jeune,
plus active; depuis quelques jours, elle efl:
retombée dans son éternel sommeil.
Que m'importe? Je ne me sens pas en-
core le besoin que Laurence m'aime. J'en
suis à cet égoïsme suprême qui, en amour,
se contente de ses propres tendresses.
La confession de Claude
J'aime^ je ne désire rien de plas; je m'ou-
blie sur le sein de cette femme, je me re-
pose dans cette dernière consolation.
XX
Hier, il y a eu soirée ciiez Jacques.
Pâquerette eft venue dans l'après-midi
nous dire que nos voisins nous attendaient
à onze heures pour souper. Qoué au
lit^ je n'ai cependant pas voulu refuser,
désireux de procurer à Laurence quelque
diftraclion.
Restés seuls, nous avons débattu la
grande quellion du pantalon. Il a été dé-
cidé que Laurence me taillerait une sorte
de culotte courte dans un mocceaxL de
serge verte qui eft las de traîner sur lie
carreau. Elle s'eft mise à l'œuvre^à, deux
i56 La confession de Claude
heures après, j'étais coftumé en débar-
deufj chemise d'un blanc douteux & lam-
beau de damas à la ceinture.
Laurence a ensuite nettoyé sa robe
bleue j autant que possible, avec un chif-
fon mouillé. Elle l'a repassée en tendant
l'étoffe & en la frottant sur un de ses ge-
noux; elle a même poussé les réparations
jusqu'à coudre, autour des manches & du
corsage,, une petite dentelle blanche, jaunie
& fripée.
Notre entrée a été triomphale. Jacques
& Marie ont feint de croire à une plaisan-
terie; ils nous ont applaudis, comme des
a£teurs qui atteignent l'effet qu'ils veulent
produire. J'avais quelque honte; je ne me
suis senti à l'aise que lorsqu'on ne s'eft
plus occupé de ma culotte courte en serge
verte.
Nous avons trouvé là Pâquerette inftallée
dans un fauteuil. Je ne sais comment cette
petite vieille a fait pour pénétrer chez Jac-
ques^qui eft un garçon froid & peu causeur.
La confession de Claude i bj
Elle a une souplesse de serpent, une voix
mielleuse & chevrotante qui forcent les
portes les mieux fermées. D'ailleurs, elle
paraissait chez elle; elle s'étalait avec dé-
votion, ramenant ses mains sèches sur ses
jupes, & renversait la tête à demi^ ouvrant
& fermant ses yeux gris perdus dans les
rides de son visage. Elle paraissait savou-
rer à l'avance les friandises posées à son
côté, sur un guéridon.
Marie, qui s'était dressée à notre arrivée,
s'efl assise de nouveau dans un angle du
canapé; les rougeurs de ses joues luisaient
plus viveSj & elle riait, montrant ses dents
blanches. Jacques, debout devant la che-
minée, l'écoutait avec complaisance, grave
toujours, mais affe£lueux, presque sou-
riant.
On nous avait avancé des chaises. La
chambre était vivement éclairée par deux
candélabres de cinq bougies chacun, posés
sur le guéridon. Ce guéridon, encombré
de bouteilles & d'assiettes, avait été poussé
i58 La confession de Claude
contre le mur, pour faire place, en atten-
dant qu'on lui fît occuper le milieu de la
pièce. Les rideaux du lit étaient tirés; le
parquet, les étoffes, les meubles semblaient
avoir été brossés & lavés avec soin. Nous
étions en plein luxe^ en plein feftin.
J'allais assifterj pour la première fois, à
un de ces soupers dont il m'eft arrivé jadis
de rêver en provincial. Je me trouvais
calme_, reposé; Laurence souriait^ j'étais
heureux de sa joie. Il y a dans l'éclat des
bougies, dans la vue de bouteilles rougis-
santes,, d'assiettes pleines de gâteaux & de
viandes froides, dans la sensation d'une
chambre close, lumineuse^ tiède de par-
fums indéfinissables^ une sorte de bien-
être physique qui endort la pensée. Ma
compagne, les lèvres ouvertes, retrouvait
sans doute là des senteurs connues. Moi-
même, je sentais le sang couler plus chaud
& plus rapide dans ma chair; j'éprouvais
un besoin de rire & de boire, sollicité par
mon corps que j'entendais vivre.
La confession de Claude iSg
D'ailleurs, la chambre était tranquille,
les éclats de gaieté adoucis, l'orgie honnête
& décente. Nous avons bu un verre de
madère, causant avec le plus grand calme.
Cette paix m'impatientait, j'étais tenté
de crier. Les deux jeunes femmes avaient
pris place aux côtés de Pâquerette, parlant
à voix basse. J'entendais la voix cassée de
la vieille comme un murmure^ tandis que
Jacques m'expliquait la raison du gala. Il
venait de passer heureusement un examen
& célébrait cet événement. 11 m'a paru
plus expansif, moins homme pratique;
il s'abandonnait davantage, oubliant de
mettre en avant sa position future, allant
même jusqu'à parler de sa jeunesse. Jac-
ques, pour dire le vrai, était gris de joie; il
consentait à faire le fou, parce qu'il venait
de monter un échelon de plus vers la sagesse.
On s'eft enfin mis à table. J'attendais
cet infiant. J'ai empli mon verre & j'ai bu.
J'avais grand'faim^ vivant de croûtes; mais
je dédaignais les gâteaux & les viandes
i6o La cotifession de Clziidc
froides; je m'adressais au vin, blanc ou
rouge. Je ne buvais pas par besoin d'ivresse,
je buvais pour boire^ parce qu'il me sem-
blait que j'étais là pour vider mon verre.
Je me suis acquitté de cette besogne avec
conscience^ & j'ai éprouvé de la joie à
sentir mes membres s'alanguir peu à peu
& ma pensée se troubler.
Au bout d'une demi-heure, les flammes
des bougies ont pâli & se sont étalées, la
chambre eft devenue toute rouge, d'un
rouge effacé & vacillant. Ma raison qui
chancelait s'eft raffermie d'une façon
étrange^ elle a eu une effrayante lucidité.
J'étais ivre, je devais avoir sur la face
le masque hébété^ le sourire idiot des
ivrognes; mais, en moi, tout au fond de
mon intelligence,, je me sentais calme &
sensé, je raisonnais en toute liberté. C'était
là une ivresse terrible; je souffrais de l'af-
faissement de mon corps, qui se mourait
d'accablement, & de la vigueur de mon
âme, qui voyait & jugeait.
La confession de Claude i6r
Au bruit des verres & des fourchettes,
tandis que les femmes & Jacques riaient,
causant entre eux, moi, un coude sur
la table, je les regardais. Leurs visages,
leurs paroles m'arrivaient dans une sensa-
tion nette & claire, douloureuse d'acuité
& de pénétration. Mon amour était tou-
jours en moi, troublant & changeant mon
être; mais le vieil homme, le philosophe
raisonneur, venait de se réveiller. Je me
plaisais dans mon ivresse & dans Lau-
rence, tout en ayant conscience de ces
deux fanges.
Jacques était assis à ma gauche; je ne
sais s'il avait réussi à se griser; toutefois
il feignait la déraison. En face, j'avais les
trois femmes, Marie à ma droite, puis
Pâquerette, puis Laurence qui se trouvait
à la gauche de Jacques. Mes regards res-
taient attachés sur ces trois femmes qui
m'apparaissaient avec des visages & des
sons de voix nouveaux.
Je n'avais plus revu Marie depuis le
i62 La confession de Claude
jour où je l'avais trouvée sur le canapé,
blanche & languissante. Alors, on pouvait
la prendre pour une jeune fille se mourant
de virginité. Maintenant_, ses cheveux
blonds dénoués, la tête en feu, d'un violet
pâle aux joues, elle agitait ses bras nus
avec la fièvre d'une enfant ignorante qui
marche à sa première volupté. Je me per-
dais dans le flamboiement de ce jeune
front.
Je ne sais quoi de poignant s'échap-
pait de cette créature qui s'éveillait de son
agonie pour rire & boire, pour essayer de
goûter les angoisses voluptueuses de cette
vie qu'elle avait vécue sans le savoir, dans
son innocence de petite fille. A la voir,
échevelée & frémissante, les yeux brûlants,
les lèvres humides, il me semblait, dans
l'effarement de mon ivresse, apercevoir
une moribonde qui, sur son lit de mort,
entend tout à coup la voix de ses sens &
de son cœur, & qui, hésitante, ne sachant
que faire en ce moment suprême, ne veut
La confession de Claude iG3
cependant pas mourir avant d'avoir con-
tenté ses vagues aspirations.
Laurence s'était animée, elle aussi. Elis
était presque belle d'impudeur. Sa face
avait pris une franchise de vice qui don-
nait à chacun de ses traits une suprême
msolence; le visage entier s'était allongé;
de grands plans carrés, traversés de lignes
profondes, coupaient nerveusement les
joues &. la gorge en masses fortes & dé-
daigneuses. Elle était pâle, & quelques
gouttes de sueur perlaient sur son front à
la racine de ses cheveux qui se dressaient
droits sur son crâne bas & écrasé. Vautrée
dans son fauteuil, la face morte & con-
vulsée, les yeux noirs & vivants, elle m'ap-
paraissait comme une image terrible de la
femme qui a pesé dans sa main toutes les
voluptés & qui les refuse maintenant, les
trouvant trop légères. Par moments, je
croyais qu'elle me regardait en haussant
les épaules; elle souriait de pitié, je
l'entendais me dire : « Tu m'aimes, eh!
i64 La confession de Claude
que veux-tu de moi? mon corps eft défunt,
je n'ai jamais eu de cœur. »
Quant à Pâquerette^ elle était plus mai-
gre, plus ridée. Sa figure, semblable à une
pomme séchée, semblait s'être fripée en-
core & avait pris une teinte pâle de rouge
brique. Les yeux n'étaient plus que deux
points brillants. Elle hochait la tête d'une
façon douce & aimable, bavardant comme
une serinette aigre. Elle jouissait d'ailleurs
d'un calme parfait, bien qu'elle eût mangé
& bu à elle seule autant que nous trois
ensemble.
Je les regardais toutes trois. Le trouble de
mon cerveau qui les grandissait, les faisait
osciller étrangement devant moi. Je me
disais que toute la débauche était là : la
débauche jeune & insouciante, la débauche
mûre dans sa franchise, la débauche qui a
vieilli & qui vit en cheveux blancs de son
infamie passée. Pour la première fois, je
voyais ces femmes ensemble, côte à côte.
A. elles seules, elles étaient tout un monde.
La confession de Claude iû5
Pâquerette dominait de toute sa vieillesse;
elle présidaitj elle appelait « mes filles »
les deux malheureuses qui la caressaient.
II y avait toutefois cordialité, fraternité
entre elles; elles parlaient en sœurs, sans
songera leur différence d'âge. Mes regards
voilés confondaient les trois têtes, je ne sa-
vais plus sur quel front étaient les cheveux
blancs.
Et nous étions là, en face, Jacques &
moi. Nous étions jeunes, nous célébrions
un succès de l'intelligence. J'ai été sur le
point de sortir, frères, & de courir jus-
qu'à vous. Puis j'ai éclaté de rire, tout
haut sans doute, car les femmes m'ont re-
gardé, étonnées. Je me suis dit que tel
était désormais le monde où je devais vi-
vre. J'ai fermé les yeux & j'ai vu des anges,
vêtus de longues robes bleues, qui mon-
taient dans une lumière pâle, pleine d'é-
tincelles.
Le souper avait été fort gai. On chan-
tait & on causait II me semblait que la
i66 La confession de Claude
chambre était pleine d'une fumée épaisse
qui me serrait à la gorge & me piquait les
yeux. Puis_, tout a tourné^ j'ai cru que
j'allais m'endormir, lorsque j'ai entendu
\ne voix lointaine qui criait, avec le son
d'une cloche fêlée :
— Il faut nous embrasser I il faut nous
embrasser!
J'ai ouvert les yeux à demi, & j'ai vu
que la cloche fêlée était Pâquerette qui
venait de monter sur son fauteuil. Elle
agitait les bras & ricanait.
— Jacques, Jacques, criait-elle, embras-
sez Laurence. C'eft une bonne fille que je
vous donne à désennuyer. Eh! toi, Claude^
pauvre enfant endormi, embrasse Marie
qui t'aime & te tend ses lèvres. Allons,
embrassons-nouSj embrassons-nous. Vous
allez voir.
Et la petite vieille a sauté à terre.
Jacques s'eft penché & a donné un baiser
à Laurence qui le lui a rendu. Je me suis
tourné alors vers Marie qui, les bras ten-
La confession de Claude 167
dus, la tête renversée, m'attendait. J'allais
la baiser au front, lorsqu'elle a plié encore
le cou en arrière, & m'a tendu sa bouche.
La lumière des bougies tombait sur sa
face. Mes yeux étant sur ses yeux, j'ai
aperçu au fond de son regard une clarté
d'un bleu pur qui m'a paru être son
âme.
Comme j'étais courbé, regardant l'âme
de Marie, j'ai senti des lèvres froides se
poser sur mon cou. Je me suis tourné,
Pâquerette était là, riant, frappant ses
mains sèches. Elle avait embrassé Jacques
& venait de m'embrassera mon tour. Je me
suis essuyé le cou.
Sept heures sonnaient, une clarté pâle
annonçait le jour. Tout était dit, nous n'a-
vions plus qu'à nous séparer. Comme
j'allais sortir, Jacques m'a jeté sur l'épaule
un pantalon & un paletot que je n'ai pas
même songé à refuser. Pâquerette a monté
devant nous, allongeant son bras maigre
qui tenait une chandelle.
i68 La confession de Claude
Lorsque nous avons été couchés,, j'ai
songé aux embrassements que nous avions
échangés. J'ai regardé Laurence; j'ai cru
voir ses lèvres rouges des lèvres de Jacques.
J'avais toujours devant moi, dans l'ombre,
la lueur bleue qui brûlait au fond des yeux
de Marie. Je ne sais quel frisson m'a pris
aux pensées vagues qui me sont venues,
& je me suis endormi d'un sommeil fié-
vreux. En dormant, je me sentais au cou
la sensation froide & pénible de la bouche
de Pâquerette; je révais que je me passais
la main sur la peau & que je ne pouvais
enlever ces deux lèvres qui me glaçaient.
XXI
Dima. che, en ouvrant la fenêtre, j'ai
vu que le printemps était de retour. L'air
s'attiédissait, frémissant encore; on sentait
La confession de Claude 169
dans les derniers frissons de l'hiver les
premières ardeurs du soleil. J'ai aspiré lar-
gement ce flot de vie se berçant dans le
ciel, j'ai pris une grande joie à ces par-
fums chauds & un peu acres qui montaient
de la terre.
A chaque printemps, mon cœur rajeunit^
ma chair devient plus légère. Il y a puri-
fication de tout mon être. Devant ce ciel
pâle & clair, d'une blancheur éclatante au
levant, ma jeunesse s'eft éveillée. J'ai re-
gardé la grande muraille; elle était nette &
propre, &des brins d'herbe avaient poussé
entre les pierres. J'ai regardé dans la rue :
les pavés & les trottoirs blanchissaient; les
maisons, lavées par les pluies, riaient au
soleil. La jeune saison donnait sa gaieté
à toutes choses. J'ai croisé mes bras avec
force; puis^ me retournant :
— Lève-toij lève-toi, ai-je crié à Lau-
rencCj voici le printemps qui nous appelle!
Laurence s'eft levée, tandis que je suis
allé emprunter une robe & un chapeau à
170 La confession de Claude
Marie & vingt francs à Jacques. La robe
était blanche^ semée de bouquets lilas; le
chapeau avait de larges rubans rouges.
J'ai pressé Laurence, je l'ai coiflfée moi-
même_, j'avais hâte d'être au soleil. Dans
la rue^ j'ai marché rapidement, ne levant
pas la tête, attendant les arbres; j'entendais
avec une sorte d'émotion recueillie le bruit
des voix & des pas. Au jardin du Luxem-
bourg, en face des grands massifs de mar-
ronniers, mes jambes ont fléchi, j'ai dû
m'asseoir. Il y avait deux mois que je n'é-
tais sorti. Je suis refté là sur un banc, un
grand quart d'heure_, à m'abîmer dans la
jeune verdure, dans le jeune ciel. Je ve-
nais d'une telle nuit que le printemps
m'éblouissait.
Alors, j'ai dit à Laurence que nous al-
lions marcher longtemps, longtemps, de-
vant nous, jusqu'à ce que nous ne puis-
sions plus marcher. Nous irions ainsi dans
l'air tiède, humide encore, en pleine herbe,
en plein soleil. Laurence, qui s'éveillait^
La confession de Claude 171
elle aussij s'eft levée & m'a entraîné, à pas
pressés, comme un enfant.
Nous avons pris la rue d'Enfer & la
route d'Orléans. Toutes les fenêtres étaient
ouvertes, montrant les meubles. Il y
avait sur les portes des hommes en blouses
blanches qui causaient en fumant. On en-
tendait sortir des boutiques des éclats de
rire. Ce qui m'entourait, rues, maisons_,
arbres, ciel, me paraissait avoir été net-
toyé avec soin. Les horizons étaient pro-
pres, tout neufs, blancs de netteté & de
lumière.
Aux fortifications, nous avons rencon-
tré les premières herbes, herbes courtes
encore, en larges tapis. Nous sommes
descendus dans' le fossé, allant le long
des hautes murailles grises, les suivant
dans leurs angles. D'un côté le mur pâle,
de l'autre le talus verdoyant; on avance
comme dans une rue déserte & silencieuse,
qui n'aurait pas de maisons. Il y a des
coins où les rayons s'amassent, faisant
172 La confession de Claude
pousser de grands chardons que peuple
toute une nation d'insedes, scarabées, pa-
pillons, abeilles; ces coins sont tout bour-
donnement & chaleur. Mais le matin, le
talus jette son ombre; on marche sans
bruitj sur un gazon fin & serré, ayant de-
vant soi une bande étroite de ciel sur la-
quelle se détachent les arbres maigres, en
pleine lumièrej qui dominent la muraille.
Les fossés des fortifications sont de pe-
tits déserts où je me suis souvent oublié.
L'horizon étroit, l'ombre, le silence, que
rendent plus sensible le sourd murmure de
la grande ville & les clairons des casernes
voisines, en font un lieu cher aux gamins,
aux petits & aux grands enfants. On eftlà_,
dans un trou, aux portes de la cité, la sen-
tant haleter & tressaillir, mais ne l'aper-
cevant plus. Pendant une demi-heure,
Laurence & moi, nous nous sommes con-
tentés de ce ravin qui nous faisait oublier
les maisons & les sentiers frayes; nous
étions à mille lieues de Paris, loin de toute
La confession de Claude 173
habitation, ne voyant que des pierres, de
l'herbe, du ciel. Puis, étouffant déjà,
avides delà plaine, nous avons monté le
talus en courant. La large campagne s'eft
étendue devant nous.
Nous nous trouvions dans les terrains
vagues de Montrouge. Ces champs défon-
cés & boueux sont frappés d'éternelle dé-
solation, de misère, de lugubre poésie.
Çà & là, le sol noir baille affreusement,
montrant, comme des entrailles ouvertes,
d'anciennes carrières abandonnées, bla-
fardes & profondes. Pas un arbre; sur
l'horizon bas & morne se détachent seule-
ment les grandes roues des treuils. Les
terres ont je ne sais quel aspe£l sordide, &
sont couvertes de débris sans nom. Les
chemins tournent, se creusent, s'allongent
avec mélancolie. Des masures neuves en
ruines, des tas de plâtras s'offrent à chaque
détour des sentiers. Tout eft cru à l'œil,
les terrains noirs, les pierres blanches, le
ciel bleu. Le paysage entier, avec son as-
10.
174 ^^ confession de Claude
pe6l maladif, ses plans brusquement cou-
pés^ ses plaies béantes^ a la triftesse indi-
cible des contrées que la main de l'homme
a déchirées.
Laurence, qui était devenue rêveuse
dans les fossés des fortifications, s'eft ser-
rée contre moi en traversant la plaine dé-
solée. Nous avons marché en silence, nous
retournant parfois pour voir Paris qui
grondait à l'horizon. Puis nous ramenions
nos regards à nos pieds, évitant les trous^
regardant^ l'âme attriftée, cette plaine dont
le soleil montrait brutalement les bles-
sures ouvertes. Là-bas étaient les églises^
les Panthéons & les palais royaux; ici
étaient les ruines d'un sol bouleversé, que
l'on avait fouillé & volé pour bâtir des
temples aux hommes, aux rois & à Dieu.
La ville expliquait la plaine ; Paris avait
à son seuil la désolation que fait toute
grandeur. Je ne sais rien de plus morne ni
de plus lamentable que ces terrains vagues
qui entourent les grandes cités; ils ne
La confession de Claude 17$
sont point encore ville, & ils ne sont plus
campagne; ils ont les poussières^ les mu-
tilations de l'hommej & n'ont plus la ver-
dure ni la tranquille majefté de Dieu.
Nous avions hâte de fuir. Laurence se
blessait les pieds, elle avait peur de ce dé-
sordre, de cette mélancolie qui lui rappe-
laient notre chambre. Moi, je trouvais là
mon cmourj ma vie troublée & saignante.
Nous pressions le pas.
Nous avons descendu un coteau. La
Bièvre coulait au fond du vallon, bleuâtre
& épaisse. Des arbres, de loin en loin, bor-
daient le ruisseau; de grandes maisons,
sombres, efflanquées, percées d'immenses
fenêtres, se dressaient lugubrement. Le
vallon est plus écœurant que la plaine; il
eft humide, gras, puant. Les tanneries y
ont des senteurs acres & étoufifantes; les
eaux de la Bièvre, cette sorte d'égout en
plein ciel, exhalent une odeur fétide &
forte qui prend à la gorge. Ce n'efl plus la
désolation morne & grise de Montrouge;
176 La confession de Claude
c'efl le dégoûtant aspe£l d'un ruisseau noir
de boue & d'ordures, charriant des puan-
teurs. Quelques peupliers, dans ce fumier,
ont poussé puissamment, &, là-haut, sur
le ciel clair, se détachent les longues lignes
blanches de l'Hôpital de Bicétre, cette ef-
frayante demeure de la folie & la mort,
qui domine dignement la vallée malsaine
& ignoble.
Le désespoir m'a pris, je me suis de-
mandé si Je n'allais pas m'arréter là & pas-
ser ma journée au bord de l'égout. Je ne
pouvais donc pas sortir de Paris, je ne
pouvais échapper au ruisseau. Jusque dans
les champs, la saleté & l'infamie me sui-
vaient; les eaux étaient corrompues, les
arbres avaient une santé malsaine, mes
yeux ne rencontraient que plaies & que
souffrances. Ce devait être là la campagne
que Dieu me réservait maintenant. Chaque
dimanche, je viendrais, Laurence au bras,
me promener sur le bord de la Bièvre, le
long des tanneries, & parler d'amour dans
La confession de Claude 177
ce cloaque; jeviendraiSj à l'heure de midi,
m'asseoir avec mon amante sur la terre
grasse, m'abîmant dans cette créature morte
;5c dans ce vallon sordide. Je me suis arrêté
effrayé, prêt à rentrer à Paris en courant,
& j'ai regardé Laurence.
Laurence avait son visage affaissé, son
visage de misère & de vieillesse. Le sou-
rire du départ s'était évanoui. Elle sem-
blait lasse & ennuyée; elle regardait au-
tour d'elle, calme, sans dégoût. J'ai cru
la voir dans notre chambre, j'ai compris
qu'il fallait à cette âme endormie plus de
soleil, une nature plus douce pour lui
rendre ses quinze ans.
Alors, je lui ai pris fortement le bras;
sans lui permettre de tourner la tête, je l'ai
entraînée, remontant le coteau, toujours
tout droit, suivant les routes, traversant
les prés, en quête du printemps jeune &
vierge. Pendant deux heures, nous som-
mes allés ainsi, en silence, rapidement.
Nous avons passé par deux ou trois vil-
i-jS La confession de Claude
lages^ Arcueil, Bourg-la- Reine, je crois;
nous avons parcouru plus de vingt sentiers,
entre des murs blancs & des haies vertes.
Puis, comme nous venions de sauter un
mince ruisseau, dans une vallée pleine àz
feuillages, Laurence a poussé un cri d'en-
fant, un éclat de rire, & elle s'eft échappée
de mon bras, courant dans l'herbe, toute
gaie, toute naïve.
Nous étions dans un grand carré de ga-
zon, planté d'arbres, de hauts peupliers,
qui montaient d'un jet, majeftueusement,
& se balançaient avec langueur dans l'air
bleu. Le gazon était dru & épais, noir à
l'ombre, doré au soleil; on eût dit, lorsque
le vent agitait les peupliers, un large tapis
de soie à reflets changeants. Tout autour
s'étendaient des terres labourées, couvertes
d'arbuftes & de plantes; l'horizon n'était
que feuilles. Une maison blanche, basse &
longue, qui s'abritait au seuil d'un bou-
quet d'arbres voisin, se détachait gaiement
sur tout ce vert. Plus loin, plus haut, au
La confession de Claude 179
bord du cielj à travers des ombrages,, se
montraient les premiers toits de Fontenay-
aux-Roses.
La verdure était née de la veille^ elle
avait des fraîcheurs^ des innocences de
vierge; les jeunes feuilles, pâles & tendres,
en masses claires, semblaient une dentelle
légère & délicate posée sur le grand voile
bleu du ciel. Les troncs eux-mêmes, les
vieux troncs rugueux, semblaient comme
peints à neuf; ils avaient caché leurs bles-
sures sous des mousses nouvelles. C'était
une chanson universelle, une gaieté fraîche,
caressante. Les pierres & les terrains, le
ciel & les eaux, tout paraissait propre &
vigoureux, sain & innocent. La campagne
enfant, verte & dorée, sous le large hori-
zon d'azur, riait dans la lumière, ivre de
sève, de jeunesse, de virginité.
Et au milieu de cette jeunesse, de cette
virginité, courait Laurence en pleine lu-
mière, en pleine sève. Elle s'était plongée
dans l'herbe, abîmée dans l'air pur, ells
i8o La confession de Claude
avait retrouvé ses quinze ans au sein de
cette campagne qui n'avait pas quinze
jours. La jeune verdure rafraîchissait son
sangj les jeunes rayons échauffaient son
cœur_, rougissaient ses joues. Tout sot
être s'éveillait dans cet éveil de la terre;
comme la terre^ elle redevenait vierge, la
saison étant douce.
Laurence courait follement, souple &
forte, emportée par la vie nouvelle qui
chantait en son être. Elle se couchait, se le-
vait avec vivacité, éclatait de rire, se baissait
pour cueillir une fleur, puis fuyait entre les
arbres, puis revenait, ardente, toute rose.
Sa face entière s'était animée, les traits dé-
tendus, assouplis, avaient une bonne ex-
pression de joie. Le rire était franc, la voix
sonore, le gefle caressant. Assis contre un
arbre, je la suivais des yeux, blanche dans
l'herbe, le chapeau tombé sur les épaules ;
je prenais plaisir à cette belle robe propre,
légère, qu'elle portait chastement & qui lui
donnait un air de pensionnaire turbulente.
La cotit^ssion de Claude iSi
Elle accourait à moi, mejetait^ gerbe par
gerbe, les fleurs qu'elle cueillait, margue-
rites & boutons d'or, églantines & mu-
guets) puis elle partait de nouveau, écla-
tante au soleil, pâle & transparente à
l'ombre, comme bourdonnant dans la lu-
mière, ne pouvant s'arrêter. Elle emplis-
sait ces herbes & ces feuilles de bruit & de
mouvement; elle peuplait ce coin perdu ;
le printemps avait plus de clarté^ plus de
vie^ depuis que cette enfant blanche riait
dans la verdure.
Fraîche , rougissante , toute vibrante,
Laurence eft venue s'asseoir à mon côté.
Elle était humide de rosée^ ses seins se
soulevaient, rapides_, pleins d'un souffle
jeune & frais. Il s'exhalait d'elle une bonne
Oclcur d'herbe & de santé. J'avais enfin près
de moi une femme, vivant largement,
purement, regardant la lumière en face. Je
me suis penché,, j'ai baisé Laurence au
front.
l'!î-; prena't les fleurs, une à une, les
1 1
i8z La confession de Claude
disposant en bouquet. Le soleil montait,
les ombres étaient plus noires; autour de
nous régnait un grand silence. Couché sur
le doSj je regardais le ciel, je regardais les
feuilles, je regardais Laurence. Le ciel
était d'un bleu mat ; les feuilles, déjà lan-
guissantes, s'endormaient au soleil; Lau-
rence, la tête penchéCj calmée & souriante,
se hâtait avec des mouvements vifs & sou-
ples. Je ne pouvais détacher mes regards
de cette femme couchée à demi, perdue au
milieu de ses jupeSj le front dans une om-
bre dorée j qui m'apparaissait innocente
& aclive, pleine de ses quinze ans. J'éprou-
vais une telle paix, une si profonde joie,
que je n'osais ni remuer ni parler; je vivais
de cette pensée que le printemps se trouvait
en moi, autour de moi, & que Laurence
était vierge; je me perdais dans ce songe
de la pureté de mon amante & de la hau-
teur de mon amour. Enfin j'aimais une
femme; cette femme riait, cette femme
exiftait, elle avait les bonnes couleurs^ la
La confession de Claude i83
gaieté franche de la jeunesse. Les jours
passés n'étaient plus, l'avenir m'apparais-
sait dans une lueur, calme & splendide.
Mes rêves de virginité, mon amour de
la lumière allaient être contentés; dès
celte heure, commençait une vie d'extase
& de tendresse. Je ne songeais plus à la
Bièvre, à cet égout noirâtre au bord du-
quel j'avais eu l'effrayante tentation de
m'asseoir & d'embrasser Laurence. Je vou-
lais maintenant habiter la m.aison blanche,
là-bas, au seuil du bouquet d'arbres, y
vivre à jamais avec mon amie, avec ma
femme, dans la rosée, dans le soleil, dans
l'air pur.
Laurence venait d'attacher son bouquet
, à l'aidç d'un brin d'herbe. Il était onze
heures, nous n'avions encore rien mangé.
Il nous a fallu quitter ces arbres sous les-
quels mon âme avait aimé pour la première
fois, & nous mettre en quête d'un cabaret.
J'ai marché devant, à travers la campagne,
par des sentiers étroits, bordés de champs
184 La confession de Claude
de fraisiers. Laurence me suivair, rame-
nant ses juponSj s'oubliant à chaque haie.
Brusquement, au détour d'un chemin,
nous avons trouvé ce Que nous cher-
chions.
Le Coup du milieu, le cabaret où nous
sommes entrés, eft situé dans un pli de
terrain, entre Fontenay & Sceaux, tout
près de l'étang du Plessis-Piquet. Du de-
hors, on ne voit qu'un massif, un jet de
verdure, une vingtaine d'arbres qui ont
poussé fièrement; le dimanche, il sort de
ce nid immense un bruit de fourchettes &
de couteaux, de rires & de chansons. Au
dedans, lorsqu'on a franchi la porte sur-
montée d'une large enseigne placée de
biais, & qu'on a descendu une pente douce,
on se trouve dans une allée, assombrie par
les feuillages, bordée de bosquets à droite
& à gauche; chacun de ces bosquets eft
garni d'une longue table & de deux bancs,
scellés dans la terre, rougis et noircis par
la pluie. Tout au bout, l'allée s'élargit, il
Là confession de Claude iS5
y a clairière j une balançoire pend entre
deux arbres.
Les bosquets étaient silencieux & dé-
serts. Des hommes en blouses bleues^, des
paysans, se balançaient; un gros chien
se tenait gravement assis sur son derrière,
au milieu de l'allée. Laurence & moi, nous
nous sommes attablés sous un berceau, à
une grande table de vingt couverts. Il
taisait presque nuit sous les feuilles, la
fraîcheur était pénétrante. Au loin, nous
apercevions, entre les branches, la cam-
pagne éclatante de soleil, endormie sous les
premiers rayons. Les acacias du massif
avaient fleuri la veille; les senteurs dou-
ces & suaves de leurs grappes emplissaient
l'air calme & caressant.
On nous a mis une serviette sur le bout
delà table, en guise de nappe, puis on nous
a servi ce que nous avions demandé, des
côtelettes, des œufs, je ne sais trop quoi.
Le vin, cor>tenu dans un petit broc de grès
bleuâtre, égratignaitle gosier; un peu rude
i86 La confession de Claude
& âpre, il ouvrait merveilleusement l'ap-
pétit. Laurence dévorait; je ne lui con-
naissais pas ces belles dents blanches, affa-
mées, mordant au pain avec des éclats de
rire. Jamais je n'ai mangé si volontiers. Je
me sentais léger d'âme & de corps ^ je me
surprenais à me croire encore écolier, aux
jours où nous allions nous baigner dans la
petite rivière & dîner sur les herbes de la
rive. J'aimais ce linge blanc sur la table
noire, ces ténèbres des feuillages_, ces four-
chettes de fer, ces grossières faïences; je
regardais Laurence^ je vivais largement,
dans la plénitude de mes sensations, jouis-
sant avec volupté de tout ce qui m'entou-
rait.
Au dessert, le chef de cuisine efl venu
recevoir nos félicitations. C'eft un grand
vieillard, un peu voûté, tout de blanc
vêtu. Il se coiffe d'un bonnet de coton &
porte, ramenées sur les tempes, deux
touffes de cheveux grisonnants & frisés,
parmi lesquels s'oublient quelques pa-
La confession de Claude 187
pillotes. Laurence a ri pendant une
heure de cette excellente figure rusée &
naïve.
J'ignore ce que nous avons fait jusqu'au
soir. La journée a été une journée de so-
leil, d'éblouissement. Je ne sais quels sen-
tiers nous avons pris, quelles ombres nous
avons choisies. Il y a, lorsque je songea
ces heures d'extase, une splendeur devant
mes yeux. Le souvenir des détails eft re-
belle, mon être entier a la sensation d'une
grande félicité, d'une grande lumière. Il
me semble vaguement que nous nous som-
mes oubliés, Laurence & moi, au fond
d'un trou, dans la mousse, ne vovant
qu'un vafte morceau de ciel; nous sommes
reftés , la main serrant la main , parlant
peu, ivres; nos yeux, tournés en haut, se
sont emplis de clarté jusqu'à l'aveugle-
ment, nous n'avons plus rien vu que
nos cœurs & nos pensées. Mais tout ceci
eft peut-être un rêve; la mémoire m'é-
chappe, je n'ai conscience que d'avoir été
La confession de Claude
aveugle j d'avoir entrevu des milliers
d'aftres dans mes ténèbres.
Le soir, sans savoir comment, nous
nous sommes retrouvés au Coup du mi-
lieu. Il y avait foule. Des jeunes femmes
& des jeunes hommes emplissaient les
bosquets , faisant tapage; les robes blan-
ches^ les rubans rouges & bleus tachaient
le vert tendre des feuilles; les éclats de
rire traînaient doucement dans le crépus-
cule. Des bougies avaient été allumées sur
les tables, piquant de points lumineux
l'ombre naissante. Des Tyroliens chan-
taient au milieu de l'allée.
Nous avons mangé sur un bout de ta-
ble j comme le matin, nous mêlant aux
rires, faisant effort pour sortir de nous-
mêmes. La jeunesse bruyante qui nous
entourait, m'effrayait un peu ; je croyais
retrouver là beaucoup de Jacques, beau-
coup de Maries. Entre les branches, j'aper-
cevais un coin du ciel , pâle & mélanco-
lique, sans étoiles encore; j'avais peine à
La coyifession de Claude 189
quitter des yeux ces calmes espaces pour
le inonde de folie qui criait autour de moi.
Je me rappelle aujourd'hui que Laurence
paraissait fiévreuse^ troublée.
Puis, le silence s'eft fait^ tous sont par-
tis, & nous sommes reftés. J'avais résolu
de coucher au Coup du milieu pour jouir,
le lendemain 5 de la rosée, des clartés
blanches de l'aube. En attendant que l'on
mît des draps à notre lit, je suis allé avec
Laurence m'asseoir sur un banCj au fond
du jardin. La nuit était douce, étoilée,
transparente; des bruits vagues montaient
de la terre; un cor, sur la hauteur, se
plaignait d'une voix éteinte & caressante.
La plaine, avec ses grandes masses de feuil-
lages, noires, immobiles, étendait ses ho-
rizons myftérieux ; elle semblait dormir,
frissonnante, agitée par un rêve d'a-
mour.
Notre chambre m'a paru humide. Elle
était au rez-de-chaussée, basse, neuve,
déjà toute dégradée. Les meubles man-
11.
iQO La confession de Claude
quaient. Au plafond, des amants avaient
tracé leurs noms , en promenant sur le
plâtre la flamme d'une chandelle; les let-
tres, noueuses & tremblées, s'étalaient
larges, noires. J'ai pris un couteau, &,
comme un enfant, j'ai gravé une simple
date_, au-dessous d'une lucarne en forme
de cœur qui s'ouvrait sur la campagne,
sans grille ni volet.
Le lit était bon, si la chambre n'était
pas belle. Le matin, en m'éveillant, dans
le demi-sommeil, j'ai aperçu sur le mur qui
me faisait face, un spe6lacle que je n'ai pu
comprendre et qui m'a épouvanté. La
chambre était obscure encore; au milieu
de l'ombre, sur la muraille, saignait un
cœur énorme. J'ai cru sentir ma poitrine
vide, je me suis mis à chercher mon amour
avec désespoir. J'ai senti mon amour me
mordre aux entrailles, & j'ai compris que
le soleil se levait & qu'il entrait librement
par la lucarne.
Laurence s'eft levée, nous avons ouvert
La confession de Claude 191
porte & fenêtre. Un flot de fraîcheur eft
entré, apportant dans la chambre toutes
les senteurs de la campagne. Les acacias,
plantés presque sur le seuil, avaient une
odeur plus adoucie , plus suave. Une
aube blanche était au ciel & sur la terre.
Laurence a bu une tasse de lait, &,
avant de rentrera Paris, j'ai voulu monter
au bois de Verrières, pour rapporter dans
mon cœur tout l'air pur du matin. Là-
haut, dans le bois, nous avons marché à
petits pas, le long des allées. La forêt était
comme une belle épousée au lendemain
des noces; elle avait des pleurs de volupté,
une jeune langueur, une fraîcheur hu-
mide, des parfums tièdes & pénétrants. Le
soleil à l'horizon glissait obliquement,
entre les arbres, par larges nappes; il y
avait je ne sais quelle douceur dans ces
rayons d'or qui se déroulaient ù terre
comme des voiles de soie souples & éblouis-
sants. Et dans la fraîcheur, on entendait
le réveil du bois, ces mille petits bruits
ig2 La confession de Claude
qui témoignent de la vie des sources & des
plantes; sur nos têtes étaient des chants
d'oiseaux, sous nos pieds des murmures
d'inseéles, tout autour de nous des cra-
quements soudains , des gazouillements
d'eaux courantes, des soupirs profonds &
myftérieux qui semblaient sortir du flanc
noueux des chênes. Nous avancions lente-
ment, nous plaisant à nous attarder au so-
leil & à lombre , buvant l'air frais , es-
sayant de saisir les mots confus que les
aubépines nous adressaient au passage. O
la douce & souriante matinée,, toute trem-
pée de larmes heureuses, tout attendrie
de joie & de jeunesse! La campagne en
était à cet âge adorable où la vieille nature
a pour quelques jours les grâces délicates
de l'enfance.
Je suis rentré à Paris, Laurence au bras,
jeune & fort, ivre de lumière, de prin-
temps, le cœur plein de rosée & d'amour.
J'aimais hautement , je croyais être
aimé.
La confession dt Claude ig3
XXII
Le printemps s'en eft allé, je me suis
éveillé de mon rêve.
Je ne sais quel trifte enfant je suis, quelle
âmt misérable habite en moi. La réalité
me pénètre,, me secoue; ma chair souffre
ou jouit puissamment de ce qui eft; je suis
comme un corps d'une sonorité exquise
qui vibre à la moindre sensation, j'ai une
perception aiguë & nette du monde qui
m'entoure. Et mon âme se plaît à refuser
la vérité; elle échappe à ma chair, elle dé-
daigne mes sens, elle vit ailleurs , dans le
mensonge & l'espérance. C'eft ainsi que
je marche dans la vie. Je sais & je vois, je
m'aveugle & je rêve. Tandis que je m'a-
vance sous la pluie, en pleine boue, tandis
que j'ai énergiquement conscience de tout
194 ■^'^ confession de Claude
le froidj de toute l'humiditéj Je puis, par
une faculté étrange^ faire luire le soleil,
avoir chaud, me créer un ciel doux & ten-
drej sans cesser de sentir le ciel noir qui
pèse à mes épaules. Je n'ignore pas , je
n'oublie pas : je vis doublement. Je porte
dans le songe la même franchise que
dans les sensations vraies. J'ai ainsi deux
exiftences parallèles, aussi vivantes_, aussi
âpres ^ l'une qui se passe ici-bas, dans ma
misère, l'autre qui se passe là-haut, dans
l'immense & profonde pureté du ciel bleu.
Oui, telle eft sans doute l'explication de
mon être. Je comprends ma chair, je
comprends mon cœur; i'ai conscience de
mes innocences & de mes infamies, de
mes amours pour les mensonges & pour les
vérités. Je suis une délicate machine à sen-
sations, sensations d'âme, sensations de
corps. Je reçois & je rends en frissonnant
le moindre rayon, la moindre senteur,
la moindre tendresse. Je vis tout haut,
criant de souffrance, balbutiant d'extase.
La confession de Claude ig5
au ciel & dans la fange, plus écrasé après
chaque nouvel élan, plus radieux après
chaque nouvelle chute.
L'autre jour , dans l'air tiède , sous les
grands arbres de Fontenay, ma chair s'é-
tait attendrie, mon cœur avait dominé.
J'aimais j je me croyais aimé. La vérité
m'échappait_, Je voyais Laurence vêtue de
blanc, jeune & vierge ; son baiser me
paraissait avoir tant de douceur qu'il me
semblait venir de son âme. Aujourd'hui,
Laurence eft là, assise sur le bord du lit;
à la regarder, pâle & morne dans sa
robe sale, ma chair frémit, mon cœur se
soulève. Le prmtemps n'eft plus, Laurence
eft vieille, elle ne m'aime pas. Oh ! le mi-
sérable enfant ! Je mérite de pleurer, moi
qui fais mes larmes I
Que m'importent la laideur de Laurence,
sa souillure, son affaissement? Qu'elle soit
plus laide, plus souillée, plus affaissée en-
core, mais qu'elle m'aime 1 Je veux qu'elle
m'aime.
igG La conjession de Claude
Je ne regrette ni ses quinze ans , ni son
jeune sourire de l'autre jour. Elle courait
sous les arbres, elle était la bonne fée de
ma jeunesse. Non , je n^ regrette rien de
sa beauté ni de sa fraîcheur; je regrette le
rêve que j'ai fait en croyant sentir son cœur
dans ses caresses.
Elle eft là , déplorable, écrasée. J'ai bien
le droit d'exiger qu'elle m'aime, qu'elle se
livre à moi. Je l'accepte dans son être en-
tier, je la veux telle qu'elle eft, endormie
& usée, mais je la ve^x, je la veux de toute
ma volonté, de toute ma puissance.
Je me souviens que j'ai rêvé la rédemp-
tion , que je voulais en elle plus de rai-
son, plus de pudeur. Que m'importe la
pudeur, que m'importe la raison? Je n'en
ai que faire maintenant. J'exige de l'amour,
quel qu'il soit, impudique & fou. Je suis
avide d'être aimé, je ne veux plus aimer
tout seul. Rien ne lasse le cœur comme
des caresses qui ne sont pas rendues. J'ai
donné à c^*-ta. rcmmc ma jeunesse, mes es-
La confession de Claude 197
pérances ; je me suis enfermé avec elle dans
la souffrance & l'abjection ; j'ai tout oublié
au fond de nos ténèbres , la foule & ses ju-
gements. Je puis bien, il me semble, de-
mander en échange à cette femme de s'u-
nir à moi, de nous confondre au fond da
désert de misère & d'abandon où nous vi-
vons tous deux.
Le printemps eft mort, vous dis-je.
J'ai rêvé que le jeune feuillage verdissait
au soleil , que Laurence riait follement
parmi les herbes hautes. Je me trouve
dans l'ombre humide de ma chambre, en
face de Laurence qui sommeille; je n'ai
pas quitté le bouge, je n'ai vu s'ouvrir ni
les yeux ni les lèvres de cette fille. Tout
eft mensonge. Dans cet écroulement du
vrai & du faux, dans ce bruit confus que
la vie fait en moi^ je ne sens qu'un besoin,
un besoin cuisant & cruel : aimer, être
aimé, n'importe où, n'importe comment,
pour m'abîmer en un néant d'amour.
Oh! frères, plus tard, si jamais je sors
igS La confession de Claude
de ma nuit & qu'il me prenne le caprice
de conter à la foule mes amours lointaines,
j'imiterai sans doute ces pleurards, ces
rêveurs qui parent de rayons les démons
de leurs vingt ans & leur mettent des
ailes aux épaules. On les nomme les
poètes de la jeunesse^ ces menteurs qui ont
souffert, qui ont versé toutes leurs larmes,
& qui aujourd'hui,, dans leurs souvenirs,
n'ont plus que des sourires& des regrets. Je
■vous assure que j'ai vu leur sang, que j'ai
vu leur chair à nu, déchirée & endolorie,
ils ont vécu dans la souffrance, ils ont grandi
dans le désespoir. Leurs maîtresses étaient
infâmes , leurs amours avaient toutes les
horreurs des amours du ruisseau. Ils ont
été trompés, blessés, traînés dans la boue;
j'amais ils n'ont rencontré un cœur, &
chacun d'eux a eu sa Laurence qui a fait de
sa jeunesse une solitude désolée. Puis,
ia blessure s'eft fermée, l'âge eft venu, le
souvenir a donné son charme caressant à
toute Tmfamie d'autrefois, & ils ont pleuré
La confession de Claude . igg
leurs amours malsaines. C'efl ainsi qu'ils
ont créé un monde mensonger de jeunes
pécheresses^ de filles adorables dans leur
insouciance & leur légèreté. Vous les con-
naissez touteSj les Mimi Pinson & les
Musette, vous les avez rêvées à seize
ansj peut-être même les avez-vous cher-
chées. Leurs amants ont été prodigues;
ils leur ont accordé la beauté & la fraî-
cheur, la tendresse & la franchise ; ils en
ont fait des types pénétrants de libre
amour, d'éternelle jeunesse; ils les ont
imposées à notre cœur, ils se sont plu à se
tromper eux-mêmes. Ils mentent, ils men-
tent, ils mentent.
Je les imiterai. Comme eux, je m'abu-
serai sans doute, je croirai de bonne foi les
mensonges que mes souvenirs me conte-
ront; comme eux, j'aurai peut-être des
lâchetés, des timidités qui me pousse-
ront à ne pas parler haut & franc, disant
quelles auront été mes amours, & com-
bien elles étaient impures. Laurence de-
La confession de Claude
viendra Musette ou Mimi; elle aura la
jeunesse^ elle aura la beauté; ce ne sera
plus la femme qui eft là, muette, malpro-
pre_, ce sera une toute jeune fille, étourdie,
aimant à droite , à gauche, mais vivante
encore, rendue plus jeune, plus adorable
par ses caprices. Le bouge deviendra une
mansarde gaie, fleurie, blanche de soleil;
la robe de soie bleue se changera en in-
dienne légère & propre; ma misère sera
pleine de sourires, mes tendresses rayon-
neront. Et je chanterai à mon tour la
chanson de la vingtième année, reprenant
le refrain où les autres l'ont laissé, conti-
nuant les paroles douces & menteuses, me
trompant, trompant ceux qui viendront
après moi.
Frères , dans ces lettres écrites pour
vous seuls & que je trace au jour le jour,
frissonnant encore des terribles secousses,
je puis être rude, âpre, dire tout, ap-
puyant sur mes aveux. Je me livre entier,
je vis tout haut, je vous donne ma chair &
La confession de Claude
mon sang : je voudrais sortir mon cœur
de ma poitrine ^ vous le montrer^ sai-
gnant, malade, franc dans ses abjedions
& dans ses puretés. Je me sens plus haut
& plus digne en me confessant à vous;
j'ai une fierté immense au milieu de mon
abaissement; plus je descends, plus je
grandis en dédain , en indifférence su-
perbe. La douce chose que la franchise !
Dites-vous que, sur dix jeunes gens, huit
ont la même vie que moi, la même jeu-
nesse : les uns, deux ou trois sur cent
peut-être, s'effrayent, pleurent comme je
pleure; les autres, plusieurs milliers, ac-
ceptent & vivent en paix, infâmes & sou-
riants. Tous mentent. Moi, je me blesse,
je vous avoue en sanglotant quelles sont
mes amours, de quel terrible poids elles
m'étoufîcnt.
Plus tard, je mentirai.
Rien n'exifte, aujourd'hui, si ce n'efl
l'amour de Laurence, que je n'ai pas &
que j'exige. Il n'y a plus de lumière, plus
La confession de Claude
de monde^ plus de foule; il y a, dans
l'ombre un homme & une femme mis face
à facej à jamais. L'homme, en dehors de
toute pureté, de toute beauté, veut être
aimé de la femme, parce qu'il a peur
d'être seul, qu'il a froid^ qu'il aime lui-
même. Au dernier jour_, lorsque l'humanité
agonisera & qu'il ne reftera plus qu'un
couple sur la terre, la lutte sera terrible,
le désespoir immensej si le dernier amant
ne peut éveiller la dernière amante du
sommeil du cœur & de la chair.
XXIII
Marie a changé de chambre hier; elle eft
venue loger sur le même palier que moi,
dans une pièce séparée de la mienne par
une simple cloison. La pauvre enfant se
La confession de Claude 20 3
meurt; elle tousse d'une toux creuse &
sourde, avec une sorte de râle entre chaque
hoquet. Jacques, que cette toux troublait
dans sa quiétude d'homme fort, a décidé
que la malade serait plus à l'aise seule
dans une chambre séparée. Il lui a donné
Pâquerette pour la veiller & la soigner.
La nuit dernière^ j'ai entendu pendant
de longues heures la toux & le râle de
Marie. Laurence dormait , sans souffle.
Chaque éclat étouffé qui traversait la cloi-
son^ me pénétrait d'une triftesse indicible.
Ce matin^ en me levant, je suis allé voir
la mourante. Elle garde le lit, blanche,
résignée^ souriante encore. Sa tête, élevée
sur deux oreillers, avait une sorte de lan-
gueur douce; ses deux bras maigres &
transparents s'allongeaient sur le drap, le
long de son pauvre corps qui se dessinait
sous la toile, en lignes sèches & lamenta-
bles.
La chambre m'a paru obscure & froide.
Elle ressemble à la mienne, mais elle eft
204 La confession de Claude
mieux meublée^ moins sale. Une large
fenêtre s'ouvre sur la grande muraille
noire qui se dresse à quelques mètres de
la façade de la maison.
Marie était seule^ immobile, les yeux
grands ouverts, regardant le plafond avec
cet air pensif et navrant des malades qui
voient déjà au delà de la vie. Pâquerette
venait de descendre chercher son déjeuner.
Sur une petite table, dans le voisinage
d'un fauteuil, se trouvaient une armée de
bouteilles, un seul verre & des débris de
viandes. La pensée m'eft venue que Pâque-
rette se soignait plus qu'elle ne soignait
la moribonde.
J'ai baisé le front de Marie, je me
suis assis sur le bord de la couche, te-
nant une de ses mains. Elle a tourné la
tête lentement & m'a souri, me disant
qu'elle ne souffrait pas, qu'elle se reposait.
Sa parole, un peu rauque, n'était plus
qu'un murmure faible & caressant. Le
front incliné, elle me regardait de ses
La confession de Claude 2o5
yeux fiévreux & agrandis ; il y avait de
l'étonnement , de la tendresse dans ses
regards larges. Une piété immense m'a
serré au cœur en face de cette misérable.
J'ai cru que j'allais pleurer.
Pâquerette eft remontée, chargée de
nouvelles bouteilles & de nouvelles vian-
des. Elle a ouvert la fenêtre, se plaignant
du mauvais air; elle s'eft établie commodé-
ment dans le fauteuil , devant la table,
puis s'eft mise à manger bruyamment,
parlant en mâchant, queftionnant Marie
sur ses amants, sur sa vie de la veille. Elle
semblait igi.orer que cette enfant était
malade ; elle la traitait en paresseuse qui
aime à garder le lit & à se faire plaindre.
Je regardais cette femme avec dégoût, rape-
tissée sur elle-même, léchant ses doigts
gras, ricanant, la bouche pleine, plaisantant
la mourante, & me jetant des regards sour-
nois & cyniques, de ces regards de courti-
sane affolée que certaines vieilles ont en-
core dans leurs yeux rougis.
2o6 ha confession de Claucte
Pâquerette, cessant de manger^ a tourne
à demi son fauteuil; puis, croisant les
mains sur ses jupes, elle nous a regardés,
Marie & moi, allant de l'un à l'autre,
riant d'un rire mauvais.
— Eh ! ma belle, a-t-elle dit à la malade
en me désignant du doigt, n'ell-ce pas là
un beau garçon? Son cœur eftveuf& a
besoin de nouvelles amours.
Marie a souri triftement, fermant les
yeux, retirant sa main que la mienne avait
gardée.
— Vous vous trompez, ai-je répondu à
Pâquerette après un moment de silence,
mon cœur n'eft pas veuf. J'aime Laurence.
Marie a soulevé ses paupières & m'a
rendu ses doigts que j'ai trouvés plus agi-
tés, plus brûlants.
— Laurence, Laurence, ricanait la
vieille, elle se moque bien de vous ! Voilà
les hommes. Ils aiment qui les trahit
& les abandonne. Cherchez femme, mon
pauvre monsieur.
La confession de Claude 207
Je n'entendais pas distinclement, n'ac-
cordant d'ordinaire aucune attention aux
bavardages de cette vieille. Et je ne sais
pourquoi,, j'ai éprouvé un vague malaise.
Une chaleur inconnue a empli mon être
d'un frisson douloureux.
— Écoutez^ mes enfants, a ajouté Pâ-
querette en prenant ses aises, je suis une
bonne femme ^ il me déplaît qu'on se
moque de vous. Vous êtes gentils tous
deuXj doux comme des agneaux, bons
comme du pain. J'ai rêvé de vous marier
ensemble; je sais que jamais je n'aurai fait
embrasser deux meilleures petites créatu-
res. Allons , monsieur , prenez madame
dans vos bras. Je rencontre tous les jours
Laurence & Jacques qui se caressent dans
l'escalier.
Je regardais Marie. Elle était calme,
son pouls ne battait pas plus vite. Elle
paraissait rêver les yeux fixés sur moi, &
je ne savais si elle me voyait dans son
rêve. Les baisers que Jacques pouvait
2o8 La confession de Claude
donner à Laurence ne la troublaient pas
dans la tranquille amitié qu'elle avait pour
lui.
Moi, je sentais la chaleur insupportable
monter dans ma poitrine & m'étouffer.
J'ignorais quel était cet engourdissement
soudain qui me causaitune douleur sourde,
profonde j allant jusqu'à l'âme. Je ne
songeais ni à Laurence ni à Jacques; j'é-
coutais Pâquerette, & l'étouffement aug-
mentait, me serrait à la gorge
Pâquerette frottait lentement ses mains
sèches ; ses yeux gris, perdus sous ses pau-
pières molles, brillaient étrangement dans
son visage jaune. Elle a repris d'une voix
plus cassée :
— Vous êtes là à vous regarder comme
de grands innocents. N'avez-vous pas
compris, Claude? Jacques vous prend Lau-
rence, prenez Marie. Eh! tenez, la petite
sourit : elle ne demande pas mieux, allez.
De cette façon, personne ne sera veuf,
les uns n'auront pas à faire des reproches
La confession de Claude 209
aux autres. Voilà comme tout doit s'arran-
ger en cette vie.
Marie a levé la main avec impatience, lui
faisant signe de se taire. Cette voix aigre
donnait un frisson à sa chair émaciée.
PuiSj son visage a pris une paix mélanco-
lique, un air d'extase recueillie; elle m'a
regardé, rêveuse, & m'a dit d'une voix
pénétrante, d'une voix que je ne lui con-
naissais pas :
— Voulez-vous, Claude? je vous aime"
rai bien.
Et elle s'eft levée.
Un accès de toux a rejeté sur le lit son
corps secoué horriblement^ tout pante-
lant de douleur. Les bras ouverts & tordus,
la tête renversée, elle suffoquait. Sa poi-
trine à demi découverte, cette pauvre poi-
trine que la souffrance avait faite si enfan-
tine^ si charte, se soulevait affreusement
comme pleine d'un vent furieux. Pais, la
terrible toux s'eft apaisée, l'enfant s'eft al-
longée, pâle, les joues violettes, comme
La confession de Claude
foudroyée d'accablement & d'insensibi-
lité.
J'étais refté sur le bord de la couche^ se-
coué moi-même par les déchirements de
la mourante. Je n'avais pas osé bouger,
cloué de pitié & d'effroi. Ce que j'avais
devant moi était si profond d'horreur &
de tendresse, si lamentable & si répugnant,
que je ne sais comment exprimer la sainte
peur qui me tenait là_, navré^ plein de dé-
goût & de miséricorde. J'étais tenté de
battre Pâquerette^ de la chasser; j'aurais
voulu embrasser Marie comme un frère,
lui donner mon sang pour rendre la vie &
la fraîcheur à sa chair moribonde.
Ainsi, j'en étais arrivé à ce point : une
femme perdue de vieillesse & de débauche
m'offrait d'échanger mon cœur contre un
autre cœur^ de céder ma maîtresse à un
de mes amis & de lui acheter ainsi la
sienne; elle me faisait voir tout l'avantage
de ce marché, elle riait de l'excellente his-
toire. Et l'amante qu'elle voulait me don-
La confession de Claude
ner appartenait déjà à la mort. Marie se
mouraitj & Marie me tendait les bras.
Pauvre innocente ! sa pureté étrange lui
cachait toute l'horreur de son baiser.
Elle avançait les lèvres comme une vierge,
ne comprenant pas que j'aurais mieux
aimé mourir que de toucher à sa bouche,
moi plein de Laurence. Cette chair pâle,
brûlée par la fièvre^ ne portait plus la trace
des embrassements qui l'avaient rougie;
mais elle était morte déjà, sanélifiée, si
pure que j'aurais cru commettre un sacri-
lège en lui donnant un dernier frisson de
volupté.
Pâquerette a regardé curieusement la
crise de Marie. Cette femme ne croit pas à
la souffrance des autres.
— Elle aura avalé de travers, a-t-elle
dit, sans songer que la malade ne mangeait
plus depuis quinze jours.
J'ai été pris, à ces paroles, d'une colère
aveugle. J'aurais volontiers souffleté cette
face jaune qui ricanait, &, comme la
La confession de Claude
misérable ouvrait de nouveau les lèvres :
— Taisez-vous! lui ai-je crié d'une voix
éclatante & indignée.
La vieille a reculé son fauteuil avec ef-
froi. Elle m'a regardé, peureuse, indécise;
puis, voyant que je ne riais point, elle a
fait un gefte d'homme ivre, & a balbutié
d'un ton traînant :
— Alors, s'il eft défendu de plaisanter,
il faut le dire. Moi, j'ai toujours le mot
pour rire : tant pis pour ceux qui pleurent.
Vous ne voulez pas de Marie^ n'en parlons
plus.
Et elle a poussé le fauteuil devant la
table, où elle s'eft versé un grand verre de
vin qu'elle a bu à petits coups.
Je me suis penché sur Marie^ qui râlait
doucement, endormie par la souffrance.
Je l'ai baisée au front, en frère.
Comme je sortais. Pâquerette s'eft tour-
née vers moi.
— Monsieur Claude, m'a-t-elle crié.
La confession de Claude 2i3
vous n'êtes pas aimable, mais je ne vous
en donnerai pas moins un bon avis. Si
vous aimez Laurence, veillez sur elle.
XXIV
Je suis Jaloux_, — jaloux de Laurence !
Cette Pâquerette a mis en moi l'effroya-
ble tourment. J'ai descendu_, un à un, tous
les degrés du désespoir; aujourd'hui mon
infamie & ma souffrance sont com-
plètes.
Je sais comment se nomme cette chaleur
inconnue qui emplissait ma poitrine &
m'étouffait. Cette chaleur était la jalousie,
un flot brûlant d'angoisse & de terreur. Ce
flot a monté, il a envahi tout mon être.
Maintenant, je n'ai pas un membre qui
ne soit endolori & jaloux, qui ne se plaigne
214
La confession de Claude
de l'horrible étreinte dont crie toute ma
chair.
Je ne sais comment les autres sont ja-
loux. Moij je suis jaloux de tout mon corps,
de tout mon cœur. Lorsque le doute eft
entré en moi, il veille, travaille impi-
toyablement; il me blesse à chaque se-
conde, me fouille j entre toujours plus
avant. La douleur eft physique; l'eftomac
se serre^ les membres s'affaissent, la tête se
creuse, il y a faiblesse & lièvre. Et, au-
dessus de ces maux des nerfs & des mus-
cles, je sens l'angoisse de mon cœur,
profonde, éperdue, qui me presse, me
brûle sans relâche. Une seule idée tourne
sur elle-même dans le vide immense de
ma pensée : je ne suis plus aimé, je suis
trompé, & mon cerveau bat comme une
cloche sous cet unique son, mes en-
trailles ont un même frémissement, tor-
dues & déchirées. Rien n'eft plus doulou-
reux que ces heures de jalousie qui me
frappent doublement, dans la matière &
La confession de Claude 2i5
dans l'affeclion. La souffrance de la chair
&la souffrance du cœur s'unissent en une
sensation d'une accablante pesanteur,
inexorable, m'écrasant toujours. Et moi,
je perds le souffle, m'abandonnant, des-
cendant de plus en plus dans mes soup-
çonsj agrandissant ma blessure, m'éva-
nouissant à la vie, ne vivant que de la
pensée qui me ronge.
Si je souffrais moins, je voudrais savoir
de quoi eff faite ma souffrance. J'aurais un
âpre plaisir à interroger mon corps, à ques-
tionner ma tendresse. Je suis curieux de
voir le fond de mes désespoirs. Sans doute,
il y a là les mille méchantes choses de
l'amour, 1 egoïsme & l'amour-propre , la
lâcheté & les passions mauvaises; il y a la
révolte des sens, les vanités de l'intelli-
gence. Cette femme qui s'en va, lasse de
mes caresses, & qui me préfère un autre
homme, me blesse dans tout mon être; elle
me dédaigne, elle déclare qu'elle a trouvé
un amour plus doux, plus pur que le mien.
La confession de Claude
Pois, il y a surtout un sentiment d*im-
œense solitude. On se sent abandonné ,
on frissonne d'effroi; on ne peut vivre sans
cette cr^ture qu'on s'était plu à regarder
comme une compagne étemelle; on a froid,
on tremble^ on préférerait mourir que de
refler orphelin.
J'exige que Laurence soit à moi. Je n'ai
qu'elle & je la garde en avare. Je saigne^
lorsque je songe que Pâquerette a peut-
être raison, & que demain je serai sans
amour. Je ne veux pas relier tout seul
dans ma misère^ au fond de mon abaisse-
ment. J'ai peur.
Et pourtant je ne puis fermer ks yeux,
▼ivre dans l'ignorance. Certains garçons,
lorsqu'ils sentent qu'une femme leur elt
nécessaire, l'acceptent tslle qu'elle efl; il»
n'ont garde de risquer leur paix en fouil-
lant sa vie. Moi, je ne me sens pas la force
d'ignorer. Je doute. Mon malheureux es-
prit me pousse à me désabuser ou à me
convaincre; j'ai besoin de pénétrer Lau-
rence, de mourir, si elle t,loit m'abandon-
ner.
Le Sioir, Je feinî» de sortir, je me ylisse
furtivement ehea Marie. Pi\querette som-
meille; lu mourante me sourit faiblement,
jians tourner la tétc. Je vais ù la lenétre &
je m'y établis. De là, j'espionne, je me pen-
che pour voir dans la cour & dans la
chambre de .lacques. Je reviens parfois eU'
tiebàillcr la porte, j'écoute les bruits de
l'escalier. Ce sont des heures cruelles. Mon
esprit tendu travaille avec labeur, mes
membres treiublei\t d'anxiété ^ d'atten-
tion p»H)longée. Lorsque des voix montent
de la chambre de Jacques, l'émotion me
serre ù la gorge. Si j'entends Laurence
quitter notre mansarde i^ qu'elle ne pa-
raisse pas sur le seuil, en bas, une brûlure
me traverse la poitrine : j'ai compté les
maahes, je me dis qu'elle s'elt arrêté©
au ti"oisiéme étage, Alors, je me courbe,
au risque- de tomber; je voudrais entrer
par cctlo ffiu-lic iiii» s\»iivrc ù tîiii) Ynè-
2i8 La confession de Claude
très au-dessous de moi. Je crois enten-
dre des sons de baisers, je saisis mon nom
prononcé avec des rires ironiques. Puis,
lorsque Laurence se montre enfin sur le
seuil, dans la cour, la brûlure me traverse
de nouveau. Je refte haletant, brisé. Elle
me surprend, je ne l'attendais pas. Je
commence à douter, je ne sais plus si j'ai
bien compté les marches qu'elle avait à
descendre.
Longtemps je joue ce jeu cruel avec moi-
même. J'invente des embûches, &, le sang
me montant aux yeux, je ne me rappelle
plus ce que j'ai vu. La certitude me fuit, les
soupçons naissent & meurent plus dévo-
rants chaque jour. J'ai une science infer-
nale pour épier & raisonner les causes de ma
souffrance; mon esprit s'empare âprement
des faits les plus minces, il les assemble,
les lie, en tire des déductions merveilleuses.
Je fais cette petite besogne avec une éton-
nante lucidité; je compare, je discute,
j*accueille, je rejette, en véritable juge
La confession de Claude 21g
d'inftru6lion. Mais_, dès que Je crois tenir
une certitude, mon cœur éclate, ma ciiair
tressaille, je ne suis plus qu'un enfant qui
pleure, en sentant la réalité lui échapper.
J'aimerais à pénétrer la vie de mes com-
pagnons, à fouiller les myftères; j'ai la cu-
riosité de tout ce que je ne sais pas, je
me plais étrangement à ces délicates opéra-
tions de l'intelligence, enquête d'une solu-
tion inconnue. Il y a une volupté exquise
à peser chaque mot, chaque souffle; on n'a
que quelques vagues données, & on arrive,
par une marche lente & sûre, mathéma-
tique, à la connaissance de la vérité en-
tière. Je puis mettre ma sagacité au ser-
vice de mes frères. Lorsqu'il s'agit de moi,
je suis agité d'une telle passion que je ne
sais ni voir ni entendre.
Hier, je suis refté deux heures dans la
chambre de Marie. La nuit était noire,
hurnide. En face, sur la muraille nue, la
fenêtre de Jacques jetait un grand carré de
lumière jaune. Des ombres allaient & ve-
ha confession de Claude
naietit dans ce carréj bizarres, agrandies.
J'avais entendu Laurence fermer notre
porte, & elle n'e'tait pas descendue dans la
cour. Je reconnaissais l'ombre de Jacques,
sur le mur, longue & roide, s'agitant avec
des mouvements secs & précis. Il y avait
une autre ombre, plus courte _, plus lente,
plus indécise dans ses geftes; je croyais
reconnaître cette ombre, qui me paraissait
avoir une tête forte^ grossie par un chignon
de femme.
Par inftants, le carré de lumière jaune
s'étendait, pâle & blafard, vide & calme.
Et moij penché, haletant, je regardais avec
une. attention douloureuse, souffrant de ce
vide & de ce calme de la lumière, souhaitant
avec angoisse qu'une masse noire apparût,
me livrant son secret. Puis, brusquement,
le carré se peuplait : une ombre passait,
deux ombres se mêlaient, démesurées,
d'une telle étrangeté que je ne pouvais
saisir les formes ni expliquer les mouve-
ments. Mon esprit cherchait avec désespoir
La confession de Claude
le sens de ces taches sombres qui s'allon-
geaient, s'élargissaient, laissant deviner
parfois une tête ou un bras. La tête & le
bras se déformaient aussitôt, se fondaient.
Je n'apercevais plus qu'une sorte de flot
d'encre oscillant, se répandant de tous
côtéSj barbouillant la muraille. Je voulais
comprendre, & j'arrivais à diffinguer des
silhouettes monftrueuses d'animaux, des
profils étranges. Je me perdais dans le cau-
chemar de cette vision, je suivais avec ter-
reur ces masses qui dansaient sans bruit,
je frémissais à la pensée de ce que j'allais
découvrir, je pleurais de rage en voyant
que tout cela n'avait aucun sens & que je
ne saurais rien. Et, tout à coup, le flot
d'encre, dans un dernier saut, dans une
dernière grimace, coulaitlelongdumur, le
long des ténèbres. Le carré de lumière
jaune reftait de nouveau désert, morne.
Les ombres avaient passé, sans me rien
révéler. Je me penchais, plus désespéré, at-
tendant le terrible spe£lacle, me disant
La confession de Claude
que ma vie dépendait de ces taches noires
qui gambadaient sur la muraille jaunie.
Une sorte de fureur a fini par me pren-
dre devant ce drame ironique qui se jouait
en lace de moi. Ces personnages étranges,
ces scènes rapides & incompréhensibles
me raillaient; j'aurais voulu pouvoir faire
cesser cette farce lugubre. Je me sentais
brisé d'émotion^ dévoré de doute.
Je suis doucement sorti de la chambre
de Marie, j'ai ôté mes souliers que j'ai posés
sur le palier; puis, oppressé, anxieiïx, je
me suis mis à descendre l'escalier, m'arrê-
tant à chaque marche, écoutant le silence,
épouvanté des légers bruits qui montaient.
Arrivé devant la porte de Jacques, après
cinq longues minutes de peur & d'hésita-
tion^ je me suis courbé lentement, péni-
blement, & j'ai entendu craquer les os de
mon cou. J'ai appliqué mon œil droit au
trou de la serrure : je n'ai vu que les ténè-
bres. Alors, j'ai collé mon oreille contre le
bois de la porte: le silence bourdonnait.
La confession de Claude
& il y avait dans ma tête un grand mur-
mure qui m'empêchait d'entendre. Des
flammes passaient devant mes regards, un
grondement sourd & grandissant emplis-
sait le corridor. Le bois de la porte brûlait
mon oreille; il me semblait tout vibrant.
Derrière cette porte^ Je pensais saisir par
inftants des soupirs étouffés; puis la mort
me paraissait avoir passé dans cette cham-
bre silencieuse. Et Je ne savais plus. Je ne
pouvais rien arracher de précis à ce silence
tumultueux, à cette nuit pleine d'éclairs.
J'ignore combien de temps je suis refté
courbé contre la porte; Je me souviens
seulement que le froid du carreau me gla-
çait les pieds, & qu'un grand tremblement
secouait mon corps couvert de sueur.
L'angoisse & l'épouvante me tenaient
cloué, ramassé sur moi-même, n'osant
bouger, tordu par la Jalousie, aussi fris-
sonnant que si Je venais de commettre un
crime.
Je suis remonté en chancelant, me heur-
'>24 La confession de Claude
tant aux murs. J'ai ouvert de nouveau la
fenêtre de Marie, ayant encore besoin de
souffrance, ne pouvant me souftraire à
la cuisante volupté de mes déchirements.
La muraille, en facCj était noire; la toile
venait de tomber sur le drame, la nuit
régnait. En sortant, j'ai contemplé Ma-
rie qui dormait, les mains jointes. Je
crois que je me suis agenouillé devant la
couche, adressant à je ne sais quelle divi-
nité une prière dont les paroles me mon-
taient aux lèvres.
Je me suis couché, grelottant, & j'ai
fermé les yeux. Je voyais, au travers de mes
paupières, la lueur de la chandelle, posée
sur une petite table en face de moi, & j'avais
ainsi un large horizon rose que je peuplais
de figures lamentables. J'ai la trifle puis-
sance du rêve, la faculté de créer de toutes
pièces des personnages qui vivent presque
de la vie réelle; je les vois, Je les touche,
ils jouent comme des acleurs vivants les
scènes qui se passent dans ma pensée. Je
La confession de Claude 225
souffre & je jouis d'autant plus puissam-
ment que mes idées se matérialisent & que
je les perçois, les yeux fermés, par tous mes
sens, par toute ma chair.
Dans la lueur rose, je voyais Laurence
demi-nue entre les bras de Jacques. Je
voyais la chambre qui m'avait paru noire,
silencieuse, & maintenant elle était pleine
de rires, de clartés. Les deux amants,
dans un flot de lumière éclatante^ se ser-
raient étroitement; ils étaient là_, sous
mes yeuXj prenant toutes les attitudes
que rêvait mon esprit éperdu. Ce n'é-
taient plus de simples pensées, une ja-
lousie de cœur, c'étaient des tableaux
horriblesj vivants, d'une netteté effrayante.
Mon corps se révoltait & criait; je sentais
que le drame se passait en moi, que je
pouvais voiler ces images; je les décou-
vrais, je les étalais^ je les évoquais plus
nues, plus vigoureuses, je m'enfonçais
à plaisir dans ces spectacles que je me
donnais largement pour souffrir davan-
i3.
»26 La confession de Claude
tage. Mes doutes se faisaient chair, je sa-
vais & je voyais enfin, je trouvais dans
mon imagination des certitudes pleines
de douloureuses délices.
Laurence eft entrée & a refermé la porte
brutalement. Elle apportait du dehors un
parfum indéfinissable de tabac & de li-
queur. Je n'ai pas ouvert les paupières,
écoutant ses pas & le froissement des
étoffes, tandis qu'elle se déshabillait. Je
regardais la lueur rose; &, au delà, il
me semblait voir cette femme, lorsqu'elle
passait devant moi, rire de pitié, se
moquer du gefte, croyant que je dor-
mais.
Elle s'eft couchée, poussant un soupir
léger, & a pris ses aises pour s'endormir.
Alors toute la douleur de la soirée m'a
monté à la gorge; une rage indicible m'a
pris, à la sensation de cette chair froide qui
touchait la mienne. J'ai pensé que Lau-
rence me revenait lasse de voluptéf molle
& humide de trahison & de débauche.
La confession de Claude 227
Je me suis dressé sur mon séant, serrant
les poings.
— D'où viens-tu? ai-je demandé à Lau-
rence d'une voix sourde & tremblante.
Elle a ouvert lentement les yeux qu'elle
avait déjà fermés, & elle m'a regardé un
inftant, étonnée, sans répondre. PuiSj avec
un mouvement d'épaules :
— Je vienSj m'a-t-elle répondu, de chez
la fruitière du haut de la rue, qui m'avait
invitée à prendre le café.
Je voyais sa face de bas en haut: les pau-
pières lasses retombaient d'elles-mêmes,
les traits exprimaient la satiété & l'as-
souvissement. J'ai senti le sang m'aveugler
à la voir si pleine des baisers d'un autre.
Son cou, large & gonflé, se tendait à moi,
me sollicitant au crime; il était gros &
court, impudent & lubrique; il blanchis-
sait insolemment, se moquant & me dé-
fiant. Tout ce qui m'entourait a disparu
je n'ai plus aperçu que ce cou.
— Tu mens! ai-je crié.
2r:8 La confession de Claude
Et j'ai pris le cou entre mes doigts cris-
péSj voyant rouge. J'ai secoué violemment
Laurence, serrant de toutes mes forces.
Elle se laissait aller, obéissant aux se-
cousseSj sans une plainte, molle & abrutie.
Je ne sais quel plaisir j'avais à sentir ce
corps tiède & souple se plier, se fondre
au gré de ma rage. Puis^ un frisson glacial
m'a pénétré d'épouvante, j'ai cru voir du
sang ruisseler le long de mes doigts, je
me suis rejeté sur l'oreiller, sanglotant,
ivre de douleur.
Laurence a porté la main à son cou.
Elle a respiré fortement, à trois reprises,
& elle s'eft recouchée^ me tournant le dos,
sans une parole, sans une larme.
Je l'avais échevelée. Sur sa nuque, j'a-
percevais une trace bleuâtre rendue plus
sombre par l'ombre des cheveux qui ca-
chaient à demi les épaules. Mes pleurs
m'aveuglaient, mon cœur était plein
d une compassion immense & doulou-
reuse. Je pleurais sur moi qui venais de
La confession de Claude 22g
maltraiter une femme, je pleurais sur Lau-
rence dont j'avais entendu crier les os sous
mes doigts. Tout mon être s'anéantissait
dans un remords poignant , mon âme
navrée cherchait avec désespoir à réparer
ce qui ne pouvait être oublié. Je reculais,
plein de dégoût & de frayeur, devant la
bête fauve que j'avais sentie s'éveiller &
mourir en moi; je souffrais de terreur^ de
hontCj de pitié.
Je me suis approché de Laurence, je l'ai
prise dans mes bras, lui parlant bas, à l'o-
reille, d'une voix caressante & désolée. Je
ne sais ce que je lui ai dit. Mon cœur était
pleinj je l'ai vidé. Mes paroles ont été
une longue prière ^ ardente & humble,
douce & violente, pleine d'orgueil & de
bassesse. Je me suis livré entier, dans le
passé, dans le présent, dans l'avenir; j'ai
fait l'hiftoire de moncœur^ j'ai fouillé jus-
qu'au plus profond de mon être pour ne
rien cacher. J'avais besoin de pardon,
j'avais aussi besoin de pardonner. J'ai ac-
23o La confession de Claude
cusé Laurence, je lui ai demandé de la
loyauté & de la franchise^ je lui ai dit com-
bien elle m'avait fait pleurer. Je ne lui
adressais pas des reproches pour me mieux
excuser; mes lèvres s'ouvraient malgré
moi , tout le présent m'emplissait, mes
pensées de chaque jour s'unissaient en une
seule plainte tendre & résignée, dégagée
de toute colère, de toute rancune. Mes
reproches, mes confidences ont été mêlés
d'effusions d'amour, de tendresses soudai-
nes; j'ai parlé ce langage de la passion,
puéril & ineffable, montant en plein ciel,
me traînant à terre; je me suis servi de cette
poésie adorable & ridicule des enfants &
des amants; j'ai été fou, passionné, ivre.
Et j'allais ainsi, comme dans un rêve, in-
terrogeant, répondant, parlant d'une voix
profonde & régulière, pressant Laurence
contre ma poitrine. Pendant une grande
heure, j'ai entendu les paroles qui, d'elles-
mêmes, sortaient de ma bouche, douces,
navrées ; je me soulageais à écouter cette
La confession de Claude
musique pénétrante, il me semblait que
mon pauvre cœur endolori se berçait &
s'endormait.
Laurence, les yeux ouverts, regardait le
mur_, impassible. Ma voix ne semblait pas
arriver jusqu'à elle. Elle était là aussi
muette, aussi morte que si elle s'était
trouvée dans une grande nuit, dans un
grand silence. Son front dur_, sa bouche
froide & crispée annonçaient la résolution
implacable de ne pas écouter, de ne pas
répondre.
Alors, j'ai éprouvé un âpre désir d'obte-
nir une parole de cette femme. J'aurais
donné mon sang pour entendre la voix de
Laurence ; tout mon être se portait vers
elle, la conjurait, la priait à mains jointes
de parler, de prononcer un seul mot. Je
pleurais de son silence, une sorte de vague
malaise grandissait en moi à mesure qu'elle
devenait plus morne & plus impénétrable.
Je me sentais glisser à la folie, à l'idée fixe;
j'avais l'impérieux besoin d'une réponse,
"32
La confession de Claude
je faisais des efforts surhumains de prières
& de menaces pour contenter ce besoin qui
me dévorait. J'ai multiplié mes ques-
tions, appuyé sur mes demandes, changé
la forme de mes interrogations, les rendant
plus pressantes ; je me suis servi de toute
ma douceur , de toute ma violence, im-
plorant, ordonnant j parlant d'un ton
caressant & soumiSj puis me laissant em-
porter par la colère^ & me faisant ensuite
plus humble, plus insinuant encore.
Laurence^ sans un frisson, sans un regard,
paraissait ignorer ma présence. Toute ma
volonté _, tout mon désir furieux se bri-
saient contre l'impitoyable surdité de cet
être qui se refusait à moi.
Cette femme m'échappait. Je devinais
une barrière infranchissable entre elle &
moi. Je tenais son corps étroitement serré^
je sentais ce corps s'abandonner avec dé-
dain à mon embrassement. Mais je ne
pouvais ouvrir celte âme_, entrer dedans;
ie cœur & la pensée se dérobaient; je
La confession de Claude 2 33
ne pressais qu'un lambeau sans vie^ si
las, si usé qu'il ne disait rien à mes brss.
Et J'aimaiSj & je voulais posséder. Je
retenais avec désespoir la seule créature
qui me reftât, j'exigeais qu'elle m'appar-
tîntj j'avais des fureurs d'avare, lorsque
je croyais qu'on allait me la prendre &
qu'elle mettait quelque complaisance à
se laisser voler. Je me révoltais_, j'appe-
lais toutes mes forces pour défendre mon
bien. Et voilà que je ne pressais qu'un
cadavre sur ma poitrine, qu'une chose in-
connue qui m'était étrangère^ dont je ne
pouvais pénétrer le sens. Oh ! frères, vous
ignorez cette souffrance, ces élans d'amour
qui se heurtent à un corps inanim.é, cette
résiftance froide d'une chair dans laquelle
on voudrait se fondre, ce silence en ré-
ponse à tant de sanglots, cette mort volon-
taire qui pourrait aimer, qu'on supplie de
toute sa puissance, & qui n'aime pas.
Lorsque la voix m'a manqué, lorsque
j'ai désespéré d'animer jamais Laurence,
2^4 ^^ confession de Claude
j'ai posé la tête sur son sein^ l'oreille con-
tre son cœur. Là, appuyé à cette femme^
les yeux ouverts_, regardant la mèche de la
chandelle qui charbonnait, j'ai passé ma
nuit à songer. J'entendais le râle de Marie,
coupé de hoquets, qui me venait au travers
de la cloison, berçant mes pensées.
J'ai songé. J'écoutais les battements ré-
guliers du cœur de Laurence. Je savais
que ce n'était là qu'un flot de sang, je me
disais que je suivais dans leur cadence les
bruits d'une machine bien réglée, & que
la- voix qui parvenait jusqu'à moi n'était
que celle d'un mouvement d'horloge in-
conscient, obéissant à un simple ressort.
Et pourtant je m'inquiétais, j'aurais voulu
démonter la machine, aller la chercher
pour en étudier les plus minces pièces; je
songeais sérieusement, dans ma folie, à
ouvrir ce sein, à prendre ce cœur & à voir
pourquoi il battait d'une façon si douce &
si profonde.
Marie râlait, le cœur de Laurence bat-
La confession de Claude 235
tait presque dans ma tête. A ce double
bruit, qui parfois se confondait en un seul,
j'ai songé à la vie.
Je ne sais pourquoi un désir insatiable
de virginité me poursuit dans mon abais-
sement. Toujours j'ai en moi la pensée
d'une pureté immaculée , haute , inacces-
sible, & cette pensée s'éveille plus cui-
sante au fond de chacun de mes déses-
poirs.
Tandis que j'appuyais ma tête sur le
sein flétri de Laurence, je me suis dit que
la femme était née pour un seul amour.
Là ed la vérité , l'unique mariage pos-
sible. Mon âme eft si exigeante qu'elle
veut toute la créature qu'elle aime^ dans
son enfance, dans son sommeil, dans sa
vie entière. Elle va jusqu'à accuser les
rêves, jusqu'à déclarer que l'amante eft
souillée si elle a reçu en songe les em-
brassements d'une vision.
Toutes les jeunes filles, les plus pures,
les plus candides j nous arrivent ainsi
236 La confession de Claude
déflorées par le démon de leurs nuits;
ce démon les a pressées dans ses bras, a
r.ik frémir leur chair innocente, leur a
donné, avant l'époux, les premières ca-
resses. Elles ne sont plus vierges, elles
n'ont plus la sainte ignorance.
Moi , je voudrais que l'épouse me vînt
au sortir des mains de Dieu; je la vou-
drais blanche, épurée, morte encore, &
je réveillerais. Elle vivrait de moi , ne
connaîtrait que moi, n'aurait de souvenirs
que ceux qui lui viendraient de moi. Elle
réaliserait ce rêve divin d'un mariage de
l'âme & du corps, éternel, tirant tout de
lui-même. Mais lorsque les lèvres de la
femme connaissent d'autres lèvres, lors-
que les seins ont frémi sous d'autres étrein-
tes, l'amour ne peut être qu'une angoisse
de chaque jour, une jalousie de chaque
heure. Cette femme ne m'appartient pas,
elle appartient à ses souvenirs; elle se tord
dans mes bras, songeant peut-être à d'an-
ciennes tendresses; elle m'échappe sans
La confession de Claude 287
cesse, elle a toute une vie qui n'a pas été la
mienne, elle n'eft pas moi. J'aime & je
me déchire; je sanglote devant cette créa-
ture que je ne possède pas, que je re
peux plus posséder en entier.
La chandelle fumait , la chambre s'em-
plissait d'un air épais , jaunâtre. J'en-
tendais le râle de Mariej plus saccadé. J'é-
coutais le cœur de Laurence & je ne sa-
vais en comprendre le langage. Ce cœur
parlait sans doute une langue inconnue;
je retenais mon souffle, je tendais mon
intelligence; le sens m'échappait toujours.
Peut-être me racontait- il le passé de la
misérable, son hifloire de honte & de mi-
sère. Il battait, lent, ironique, laissant
tomber les syllabes avec effort; il ne se
hâtait pas de finir, il paraissait se com-
plaire dans le récit de l'horrible aventure.
Je devinais par inftants ce qu'il pouvait
dire. J'ignorais le passé , j'avais refusé de
le connaître, tâché de l'oublier; mais ,
de lui-même, il s'évoquait, il apparaissait
238 La confession de Claude
à ma pensée tel qu'il avait dû être. Je sa-
vais quelles infamies il me fallait imagi-
ner; même dans l'ignorance où je m'étais
enfermé, je dépassais sans doute le réel^ je
tombais dans le cauchemar_, exagérant le
mal. A cette heure ^ j'aurais voulu tout sa-
voir, dans la vérité des faits. Je prérais
l'oreille à ce cœur cynique & lourd qui
me contait à voix basse la longue hiftoire,
en une langue inconnue , & je ne pouvais
suivre le discours, ne sachant que penser
des quelques mots que je croyais saisir au
passage.
Puis_, soudain, le cœur de Laurence a
changé de langue. Il a parlé de l'avenir,
& je l'ai compris. Il battait nettement,
causant plus vite, avec plus d'àpreté ,
plus d'ironie. Il disait qu'il allait au ruis-
seau & qu'il avait hâte d'y arriver. Lau-
rence me quitterait le lendemain, elle re-
prendrait sa vie de hasards; elle appar-
tiendrait à la foule, elle descendrait les
quelques degrés qui la séparaient encore
La confession de Claude 239
du fond del'égout. Alors^ elle serait brute,
elle ne sentirait plus rien^ & se de'clarerait
heureuse. Elle mourrait une nuit, sur le
trottoir, soûle & éreintée. Le cœur me di-
sait que le corps irait à l'amphithéâtre, &
que là on le couperait en quatre pour sa-
voir ce qu'il contenait d'amer & de nau-
séabond. Moi, à ces paroles du maudit, je
voyais Laurence bleuie , traînée dans la
boue, marbrée de caresses infâmes, éten-
due toute raide sur la pierre blanche. On
fouillait avec des couteaux minces les en-
trailles de celle que j'aimais à en mourir
& que je pressais désespérément entre mes
bras. *
La vision grandissait , la chambre se
peuplait de fantômes. Un monde de dé-
bauche passait en longue procession déso-
lée. La vie , avec ce qu'elle a d'horrible &
de souillé, se déroulait à mes yeux , en ta-
bleaux effrayants. Toute la saleté humaine
se dressait devant moi, drapée de soie,
couverte de haillons, jeune & belle, vieille
240
La confession de Claude
& décharnée. Le défilé de ces hommes &
de. ces femmes , allant à la pourriture^ a
duré longtemps & m'a épouvanté.
Le cœur battait^ battait. Il disait main-
tenant avec colère : « Ta maîtresse vient
de la nuit & va à la fange. Tu m'aimes, moi
je ne t'aimerai jamais, parce que je suis un
cœur manqué qui ne saurait servir à rien.
Tu es infâme vainement; tu veux des-
cendre à la boue, la boue ne peut mon-
ter à toi. Tu interroges le silence, tu t'é-
claires avec la nuit; tu secoues un cadavre
inconnu que tu ferais mieux de porter tout
de suite sur la dalle de l'amphithéâtre. »
Je ne sais plus. Le cœur a cessé de bat-
tre, la mèche de la chandelle s'eft éteinte
dans un flot de suif. Je suis refté sur le
sein de Laurence, me croyant au fond d'un
grand trou noir, humide & déserV
Marie râlait.
La confession de Claude 241
XXV
Ce matin, en m'éveillant, j'ai eu un élan
de douloureux espoir.
La fenêtre était restée ouverte, & je n.e
trouvais glacé.
Je me suis pressé le front entre les
mainsj je me suis dit que toute cette fange
ne pouvait étre^ que je rêvais à plaisir
l'infamie. Je sortais d'un songe horrible ;
tout secoué encore par la vision ^ j'ai souri
en pensant que ce n'était qu'un songe &
que j'allais reprendre ma vie calme au so-
leil. Je me refusais au souvenir, je me
révoltais, je niais. J'avais l'indignation
de l'honneur.
Non, il était impossible que je souffrisse
à ce point, que la vie fût si mauvaise, si
honteuse; il était impossible qu'il exiftât
14
242 La confession de Claude
de pareilles hontes & de pareilles dou-
leurs.
Je me suis levé doucement^ je suis allé
à la fenêtre aspirer de toutes mes forces
l'air du matin. J'ai vu Jacques au-dessous
de moij qui sifflait tranquillement en re-
gardant dans la cour. Alors _, il m'eft venu
la pensée de descendre^ de l'interroger;
c'était un esprit froid & jufle qui calme-
rait ma fièvre_, un honnête homme qui ré-
pondrait avec franchise à mes queftions,
qui médirait s'il aimait Laurence & quels
étaient ses rapports avec elle. Là serait
peut-être la guérison. Je n'aurais plus cette
terrible chaleur qui me dévorait la poi-
trine, je me reposerais en Laurence, j'a-
dopterais une sage ligne de conduite qui
nous tirerait , elle & moi, de cet amoui
désespéré & sanglant où nous étions plon-
gés.
Vous le voyez, frères, près du terrible
dénoûment, j'en étais encore à l'espé-
rance. Oh! mon pauvre cœur, grand en-
La confession de Claude 24?
fant que chaque plaie rend plus jeune &
plus chaud! En passant devant Laurence,
pour aller chez Jacques, j'ai regardé un
inftant cette fille endormie, &j après tant
de larmes, j'ai de nouveau espéré la ré-
demption.
J'ai trouvé Jacques au travail. Il m'a
tendu la main loyalement, avec un sourire
clair & franc. Je l'ai regardé au visage, en
face; je n'ai pas vu dans ses traits pai-
sibles la trahison que j'y cherchais. Si ce
garçon me trompe , il ne sait pas qu'il fait
saigner mon cœur.
— Eh quoi ! m'a-t-il dit en riant, n'es-
tu plus paresseux? C'efI: bon pour moi,
homme sérieux , de me lever à six heures.
— Ecoute, Jacques, ai-je répondu, je
suis malade, je viens meguérir. J'ai perdu
conscience de ce qui m'entoure, je m'i-
gnore moi-même. Ce matin, au réveil, j'ai
compris que le sens de la vie m'échappait,
je me suis senti perdu dans le vertige &
l'aveuglement. C'eft pourquoi je suis des-
244 La confession de Claude
cendu te serrer la main & te demander
aide & conseil.
Je suivais sur la face de Jacques l'effet
de mes paroles. Il eft devenu grave & a
baissé les yeux. Il n'avait pas l'attitude
d'un coupable, il avait presque celle d'un
juge.
J'ai ajouté d'une voix vibrante :
— Tu vis à mon côté , tu sais quelle efl
ma vie. J'ai eu ce malheur_, au début, de
rencontrer une femme qui a pesé sur moi
& qui m'a écrasé. J'ai gardé longtemps
cette femme par pitié & par juftice. Au-
jourd'huij j'aime Laurence, je la garde par
rage d'amour. Je ne viens pas te deman-
der d'employer ta sagesse à me séparer
d'elle; je veux , s'il eft possible, que tu me
donnes de derniers espoirs ^ en apaisant
ma fièvre^ en me faisant voir que tout
n'eft pas honte en moi. Je te l'ai dit, je
ne me connais plus moi-même. Rends-
moi le service de fouiller mon être, de
l'étaler saignant devant mes yeux. Si je
La confession de Claude 245
n'ai plus rien de bon, si je suis souillé de
cœur & de chair, je suis bien décidé à
m'enfoncer , à me noyer dans la boue.
Si, au contraire _, tu parviens à me don-
ner une espérance de rachat^ je ferai de
nouveaux efforts pour revenir à la lu-
mière.
Jacques m'écoutait , hochant la tête tris-
tement. J'ai continué après un silence :
— Je ne sais si tu m'entends bien.
J'aime Laurence avec emportement ,
j'exige qu'elle me suive dans la lumière ou
dans la boue. Je mourrais de peur, si elle
me laissait seul au fond de la honte;
mon cœur éclatera lorsque j'apprendrai
qu'elle a, dans son écrasement^ trouvé
d'autres baisers que les miens. Elle eft à
moi de toute sa misère, de toute sa lai-
deur. Personne ne voudrait de cette pau-
vre créature. Cette pensée me la rend
pluschère_, plus précieuse; elle eft indigne
de tous , moi seul l'accepte ; si je savais
qu'un autre eût mon trifte courage , ma
14.
246 La confession de Claude
rage jalouse serait d'autant plus grande
qu'il faudrait plus d'amour^ plus de dé-
vouement à celui qui me volerait Lau-
rence. Ne raisonne donc pas avec moi,
Jacques; je n'ai que faire de tes idées sur
la vie^ de tes volontés & de tes devoirs. Je
suis trop haut ou trop bas pour te suivre
dans ta voie. Toi qui as l'esprit sain, tâ-
che seulement de m'assurer que Laurence
m'aime, que j'aime Laurence, que je dois
l'aimer.
Je m'étais animé en parlant, je frémis-
sais, j'entendais la folie monter. Jacques,
de plus en plus grave, de plus en plus
trifte , me regardait, &, à voix basse :
— L'enfant! disait- il, le pauvre enfant!
PuiSj il m'a pris les mains & les a te-
nues dans les siennes, se recueillant, gar-
dantle silence. Ma chair brûlait, la sienne
était fraîche,- je sentais mon visage se con-
trafter, & je me cherchais vainement dans
le sien qui reftait grave & fort.
— Claude, m'a-t-il dit enfin, tu rêves,
La confession de Claude 247
mon ami, tu es hors de la vie, dans le cau-
chemar & le mensonge. Tu as la fièvre^ le
délire; ton cœur & ton corps sont malades.
Dans ta souffrance _, tu ne vois plus les
choses de cette terre telles qu'elles sont.
Tu donnes des dimensions monftrueuses
aux graviers, tu rapetisses les montagnes;
ton horizon eft l'horizon du vertige ^ peu-
plé de visions terrifiantes qui ne sont
qu'ombres & reflets. Je te jure quêtes sens
& ton âme se trompent, que tu perçois,
que tu aimes ce qui n'exifte pas. Va^ je
comprends ta maladie, même j'en connais
les causes. Tu étais né pour un monde de
pureté,, d'honneur; tu venais à nous, sans
défense, sans règle, le cœur ouvert, l'es-
prit libre; tu avais l'immense orgueil de
croire à la puissance de tes tendresses , à
la juftice, à la vérité de ta raison. Ail-
leurs, dans un milieu digne, tu aurais
grandi en dignité. Parmi nous, tes vertus
ont hâté ta chute. Tu as aimé, lorsqu'il
fallait haïr; tu as été doux, lorsqu'il fal-
24^ La confession de Claude
lait être cruel; tu as écouté ta conscience
& ton cœur, lorsqu'il ne fallait écouter
que ton plaisir & ton intérêt. Et voilà
pourquoi tu es infâme, L'hiftoire eft na-
vrante; t'j dois te trouver bien puni dans
tes fiertés qui te poussaient à vivre en de-
hors des jugements de la foule. Aujour-
d'hui la plaie eft saignante^ avivée j irritée
par tes propres mains qui la déchirent.
Tu as porté dans la chute la fougue de ton
caractère^ tu as voulu être perdu tout en-
tierj dès que tu as senti le bout de ton
pied entrer dans le mal. Maintenantj tu
te vautres avec une sainte horreur, avec
un emportement de joie amère , sur le lit
ignoble où tu t'es couché. Je te connais ,
Claude : tu as la défaite mauvaise, tu ne
veux pas être vaincu à demi. Me permets-
tu, à moi, l'homme pratique, l'homme
sans cœur, d'essayer de te guérir en por-
tant le fer rouge sur la plaie?
Jai fait un gefte d'impatience, ouvrant
les lèvres.
La confession de Claude 249
— Je sais ce que tu vas me dire^ a re-
pris Jacques avec plus de vivacité. Tu vas
me dire que tu ne veux pas guérir, & que
mon fer rouge ne fera pas même crier ta
chair déjà trop meurtrie. Je sais encore ce
que tu penseSj car je vois ta colère & ton
dédain. Tu penses que nous valons moins
que toi, nous qui n'aimons, qui ne pleu-
rons pas; tu penses que nous avons fait ce
monde_, cette femme dont tu souffres, que
nous sommes des lâches, des cruels, &
que notre façon d'être jeune eft plus hon-
teuse que ton amour &. ton abaissement.
Tu viens me crier, à moi qui vis tranquille
dans la même boue que toi , que tu te
meurs de honte, que je manque d'âme,
si je ne meurs pas avec toi. Tu as peut-
être raison : je devrais sangloter, me
tordre les bras. Seulement je ne me sens
pas des besoins de pleurer; je n'ai pas tes
nerfs de femme, ton âpreté ni ta délica-
tesse de sensation. Je comprends que tu
souffres par moi^ par les autres, par tous
2 5o La confession de Claude
ceux qui aiment sans amour, & j'ai pitié
de toij pauvre grand enfant_, qui me pa-
rais tant souffrir d'une souffrance que j'i-
gnore. Si je ne puis monter à toi, m'expo-
ser à tes hontes et à tes douleurs par trop
d'âme & trop de juflicej je veux au moins,
pour te guérir, te donner notre lâcheté &
notre cruauté, t'arracher ton cœur, te
laisser la poitrine vide. Alors, tu marcheras
droit dans le chemin de jeunesse.
Il avait élevé la voix , il me serrait les
mains, fortement, presque avec colère. Ce
devait être là toute la passion de Jacques :
une passion blanche, faite de raisonne-
ment & de devoir. Moi, pâle devant lui,
la tête à demi détournée, je souriais de
mépris & d'angoisse.
— Ta Laurence, a-t-il continué avec
énergie, ta Laurence eft une catin ! Elleeft
laide, elle efl vieille, elle eft infâme. Tu vas
monter chez toi & me la jeter à la rue;
elleeft mûre pour le ruisseau. Voici plus
d'un an que cette fille te ronge & te souille;
La confession de Claude ?.5i
il eft temps que tu ôtes la vermine de ton
corps, que tu te blanchisses, que tu te laves
les mains. Je comprends les surprises de
la chair; j'aimerai Laurence une nuit, si
elle veut & si je viens à avoir quelque pas-
sion mauvaise; le lendemain, je rendrai
au trottoir ce qui appartient au trottoir,
& je brûlerai du sucre dans ma chambre.
Monte, jette-la par la fenêtre, si elle ne
sort pas assez vite par la porte. Sois cruel,
sois lâche, sois injufte, commets un crime.
Mais, pour l'amour de Dieu ! ne garde pas
une Laurence chez toi. Ces femmes-là sont
un pavé sur lequel on marche; elles ap-
partiennent aux passants comme les dalles
de la rue. Tu prives la foule, en gardant
pour toi seul une propriété pubhque. La
jurtice ici eft de ne voler personne. Ne te
sers pas en avare du bien de tous. Vois-tu,
je cherche quelque insulte pour l'exaspérer;
je voudrais te rendre digne de ton âge, en
t'apprenant à injurier la femme, à t'en
servir pratiquement. Depuis un an, qu'as-
25:
La confession de Claude
tu fait, si ce n'eft pleurer; te voilà mort au
travail, tu vis déclasséj en dehors de tout
avenir. Laurence eft le mauvais ange qui
a tué ton intelligence & tes espoirs. Il faut
tuer Laurence. AttendSj j'ai une dernière
infamie à te jeter à la face. Tu n'as pas le
droit de vivre pauvre, en vivant avec cette
femme; si tu travaillais, si tu luttais seul,
tu pourrais mourir de faim^ & tu en mour-
rais plus grand. Les quelques amis que tu
avais se sont éloignés; tu les as vus s'écar-
ter avec froideur, un à un. Tu ne sais
pas ce qu'ils disent? Ils disent qu'ils
ne s'expliquent pas tes moyens d'exiftence,
qu'ils ne comprennent pas que tu gardes
une maîtresse dans ta misère; les riches,
lorsqu'ils font l'aumône_, disent cela des
pauvres qui ont un chien. Ils disent, ces
amis, qu'il y a calcul & que tu manges le
pain que Laurence gagne ailleurs.
Je me suis dressé d'un mouvement
brusque, les bras étroitement serres contre
la poitrine. L'insulte m'avait atteint en
La confession de Claude 253
plein visagCj j'en sentais le froid qui me
couvrait la face; j'étais roidi & glacé; je ne
savais plus si je souffrais. Je ne croyais pas
en être arrivé déjà à ce degré d'abaissement
dans les opinions de la foule; j'avais désiré
une honte volontaire, mais je n'avais pas
voulu l'injure. J'ai reculé pas à pas vers la
porte , regardant Jacques qui s'était levéj
lui aussij & qui me contemplait avec une
violence superbe. Quand j'ai été sur le
seuil :
— Ecoutez, m'a-til dit^ vous vous en allez
sans me serrer la main, je vois que vous
ne me pardonnerez pas la blessure que je
viens de vous faire. Pendant que je suis
lâche & cruel^ j'ai une dernière infamie à
vous proposer. Je ne vous aurai pas tor-
turé, je n'aurai pas soulevé votre dégoût
sans vous guérir. Envoyez-moi Laurence.
Je me sens le courage de la garder une
nuit; demain, vos tendresses seront mor-
tes, vous chasserez cette femme qui ne
:cra plus à vous. S'il vous faut d'autres
i5
i54 La confession de Claude
amours pour hâter la consolation, montez
vous agenouiller devant le lit de Marie, &
aimez- la. Elle ne vous sera pas longtemps
à charge.
11 parlait avec une colère froide^ une
convi6lion haute & dédaigneuse; il sem-
blait fouler au pied tout amour, marcher
sur ces femmes dont il se servait par ca-
price & par mode; il regardait droit de-
vant lui, comme voyant son âge mûr le
féliciter des hontes raisonnées de sa jeu-
nesse.
Amsi, Jacques, l'homme pratique , se
rencontrait avec Pâquerette; tous deux
me conseillaient un échange ignoble, un
remède plus écœurant, plus amer que le
mal. J'ai fermé la porte violemment, & je
suis remonté, presque calme, ftupide de
douleur.
Il y a dans le désespoir un inilant où
l'intelligence échappe, où les événements
qui se succèdent se mêlent & n'ont plus
aucun sens. Lorsque je me suis retrouvé
La confession de Claude 255
devant Laurence endormie, j'ai oublié que
je venais de voir Jacques^ je n'ai plus eu
conscience de ses conseils ni de ses insul-
tes ; le cœur & la raison de cet homme me
semblaient des abîmes obscurs dans les-
quels je ne pouvais descendre. J'étais seul,
face à face avec mon amour, comme h.^r,
comme toujours; je n'avais plus qu'une
pensée, celle d'éveiller Laurence, de l'é-
treindre, de la forcer à la vie & aux bai-
sers.
Je l'ai éveillée, je l'ai prise "-.vec empor-
tement dans mes bras, je l'ai serrée à la
faire crier. J'avais une rage muette, une
volonté implacable. J'étais las d'être en
dehors de Laurence, d'ignorer ce qui se
passait en elle; je trouvais plus simple
d'être elle-même. Je me disais que là je
n'aurai plus de soupçons, que je la force-
rais bien à m'aimer, en échauffant son
cœur sous mes caresses.
Laurence ne m'avait pas parlé depuis
deux jours. La douleur a desserré ses lèvres.
2 5G La confession de Claude
Elle s'eft débattue & m'a crié d'une voix
mauvaise :
— Laisse-moi, Claude, tu me fais mai!
La singulière idée d'éveiller les gens en
les étouffant!
Je me suis agenouillé sur le carreau, au
bord de la couche, & j'ai tendu les mains
vers mon bourreau.
— Laurence, ai-je murmuré d'une voix
douce, parle-moi, aime-moi. Pourquoi
es-tu si cruelle, que t'ai-je donc fait pour
que tes lèvres & ton cœur gardent le
silence? Sois loyale, fais-moi souffrir toutes
mes souffrances en une heure, ou jette-toi
dans mes bras, & vivons heureux. Dis-moi
tout, ouvre larges tes pensées & tes affec-
tions. Si tu ne m'aimes pas, frappe un grand
coup, brise-moi, & va-t'en. Si tu m'aimes,
refte, relie, mais refte sur mon cœur,
tout près, & parle-moi, parle-moi tou-
jours, car j'ai peur lorsque je te vois muette
& morne pendant des journées entières, me
r ^^ardant avec tes yeux de morte. Je sens la
La confession de Claude 267
démence me venir dans ce désert où tu me
traînes; j'ai le vertige en me penchant sur
toi si profonde d'obscurité, de silencieuse
horreur. Non je ne puis vivre un jour de
plus dans l'ignorance de ton amour ou de
ton indifférence, je veux que tu t'expli-
ques sur l'heure, que tu te fasses entin
connaître. Mon esprit eft las de chercher,
il eft plein des triftes solutions qu'il a
voulu se donner de ton être. Si tu ne veux
pas que mon cœur & ma tête éclatent,
nomme-toi, dis qui tu es, assure-moi que
tu n'es pas morte, que tu as encore assez
de sang pour m'aimer ou pour me haïr.
J'en suis à la folie. Écoute, nous partirons
demain pour la Provence. Tu souviens-tu
des grands arbres de Fontenay ? Là-bas,'
sous le large soleil, les arbres sont plus
fiers, plus puissants. Nous vivrons une
vie d'amour sur cette terre ardente qui te
rendra ta jeunesse & te donnera une beauté
sombre, passionnée. Tu verras. Je sais,
dans un trou semé d'herbe fine, une petite
a 58
La confession de Claude
maison noire, toute verte d'un côté de
lierres & de chèvrefeuilles ; il y a une
haie^ haute comme un entant^ qui cache
les dix lieues de la vallée, & on n'aperçoit
que les rideaux bleus du ciel & le tapis vert
du sentier. C'eft dans ce trou, dans ce nid.
que nous nous aimerons; il sera notre
univers, nous y oublierons la vie que nous
avons menée a a fond de cette chambre.
Le passé ne sera plus; le présent seul,
avec son grand soleil, sa nature féconde,
ses amours fortes & douces, exiflera pour
nos cœurs. Oh ! Laurence, par pitié, parle-
moi, aime-moi, dis-moi que tu veux bien
me suivre.
Elle était reftée sur son séant, essuyant
avec tranquillité ses yeux gros de sommeil,
démêlant ses cheveux, étirant ses membres.
Elle bâillait. Mes paroles semblaient ne
produire sur elle que l'effet d'une musique
désagréable. J'avais prononcé les derniers
mots avec des larmes, avec tant de déchi-
rement, qu'elle a cessé de bâiller & m'a re-
La eonfêSSion de Claude 259
gardé d'un air contrarié & amical à la fois.
Elle a ramené sa chemise sur ses pieds nus,
puis elle a joint les mains.
— Mon pauvre Claude, m'a-t-elle dit,
sûrement tu es souffrant. Tu fais l'enfant,
tu me demandes des choses qui ne sont
vraiment pas drôles. Si tu savais combien
tu me fatigues avec tes embrassements
continuels, avec tes queftions bizarres ! Tu
m'as étranglée l'autre jour, aujourd'hui
tu pleures, tu t'agenouilles devant moi,
comme si j'étais une sainte-vierge. Je ne
comprends rien à tout cela. Je n'ai jamais
connu d'homme bâti de cette façon. Tu es
toujours là à m étouffer^ à me demander si
je t'aime : je t'aime , puisque je refte avec
toi sans que tu me donnes un sou. Tu fe-
rais mieux, au lieu de te rendre malade
ici, de chercher quelque travail qui nous
permît de manger un peu plus souvent.
Voilà mon avis.
Elle s'eft étendue paresseusement & m'a
tourné le dos, pour ne pas avoir dans les
26o La confession de Claude
yeux la lumière de la fenêtre qui l'empê-
chait de se rendormir. Je suis demeuré à
genoux_, le front contre le matelas, rompu
par le nouvel élan qui venait de m'empor-
ter; il me semblait que je m'étais élevé
très-haut & qu'une main dure & froide
m'ayant poussé, j'étais tombé à plat ventre
des profondeurs du ciel. Alors, je me suis
souvenu de Jacques; mais le souvenir me
paraissait lointain & vague^ j'aurais juré
qu'il y avait des années que j'avais entendu
les paroles terribles de l'homme pratique.
Mon cœur s'eft avoué tout bas que cet
homme avait peut-être raison dans son
égoïsme : j'ai eu la rapide tentation
de prendre Laurence à bras le corps,
& d'aller la porter au prochain carre-
four.
Je ne pouvais refter ainsi entre Jacques
& Laurence, entre mon amour & mes
souffrances. Il me fallait un apaisement^
une résolution; j'avais le besoin de me
plaindre & d'interroger, d'entendre une
La confession de Claude 261
voix me répondre & me donner une cer-
titude.
Je suis monté chez Pâquerette.
Je n'étais jamais entré dans la chambre
de cette femme. Cette chambre se trouve
au septième étage, sous les toits ; elle eft
petite, mansardée, & reçoit le jour par
une fenêtre oblique dont le carreau se lève
à l'aide d'une tige en fer. Le papier des
murs pend en lambeaux noirâtres; les
meubles, une commode^ une table & un
lit de sangle j s'appuient les uns con-
tre les autres^ pour ne pas tomber. Dans
un coin, il y a une étagère en palis-
sandre, avec des filets d'or le long des ba-
guettes, chargée de verreries & de porce-
laines. Le bouge eft sale_, encombré de
vases de cuisiné ébréchés, pleins d'eaux
grasses; il exhale une forte odeur de grail-
lon & de musc, mêlée à cette senteur acre
& nauséabonde des vieilles gens.
Pâquerette était gravement enfoncée dans
un fauteuil rouge, dont l'étoffe, n-^ée par
202 La confession de Claude
endroits, montrait la laine du dossier &
des bras. Elle lisait un petit livre jaune,
maculéj qu'elle a fermé & posé sur la
commode.
Je lui ai pris les mains^ j'ai pleuré. Je
me suis assis sur un tabouret^ à ses pieds.
Dans mon désespoir, j'étais tenté de l'ap-
peler ma mère. J'ai conté ma matinée,
les paroles de Jacques, celles de Lau-
rence; j'ai vidé mon cœur, avoué mon
amour & ma jalousie, demandé un con-
seil. Les mains jointes, sanglotant, sup-
pliant, je me suis adressé à Pâquerette
comme à une bonne âme qui connaissait
la viCj qui pouvait me sauver de cette
fange où je m'étais aventuré en aveugle.
Elle a souri en m'écoutant, me tapant
sur les joues de ses doigts secs & jaunes.
— Allons, allons, m'a-t-elle dit, lors-
que l'émotion a étranglé la voix dans ma
gorge, allons, voilà bien des larmes! Je
savais qu'un jour ou l'autre vous monte-
riez ici pour me demander aide & secours.
La confession de Claude 263
Je vous attendais. Vous preniez tout cela
bien trop au sérieux, vous deviez en ar-
river à ces sanglots. Voulez-vous que je
vous parle franchement?
— Oui^ oui, me suis-je écrié, franche-
ment, brutalement.
— Eh bien ! vous faites peur à Laurence.
Autrefois, je vous aurais mis à la porte
dès le second baiser : vous embrassez trop
fort, mon fils. Laurence refte avec vous,
parce qu'elle ne peut aller ailleurs. Si vous
voulez vous en débarrasser, donnez-lui
une robe.
Pâquerette s'eft arrêtée avec complai-
sance sur cette phrase. Elle a toussé, puis a
écarté de mon front une boucle de che-
veux qui venait de glisser.
— Vous me demandez un conseil, mon
fils, a-t-elle ajouté. Je vous donnerai pdf
amitié le conseil que Jacques vous a donné
par intérêt. Il vous délivrera volontiers de
Laurence.
204 La confession de Claude
Elle a ri méchamment, & ma douleur a
été plus vive.
-— Ecoutez^ lui ai-je dit avec violence,
je suis venu ici pour être calmé. Ne bou-
leversez pas ma raison. Il eft impossible
que Jacques aime Laurence après les pa-
roles qu'il m'a dites ce matin.
— Eh ! mon fils, m'a répondu la vieille,
vous êtes bien naïf^ bien jeune. Je ne
sais ce que vous entendez par amour, &
j'ignore si Jacques aime Laurence. Ce que
je n'ignore pas^ c'eft qu'ils s'embrassent
tous deux dans les petits coins. Jadis,, que
de baisers j'ai donnés sans savoir pourquoi,
que de baisers on m'a rendus qui venaient
je ne sais d'où. Vous êtes un étrange
garçon, qui ne fait rien comme les au-
tres. Vous ne devriez pas vous mêler
d'avoir une maîtresse. Si vous êtes bien
sage, voilà ce que vous allez faire : vous
vous prêterez à la circonftance^ & tout
doucement Laurence s'en ira. Elle n'eft
plus jeune^, elle pourrait vous relier sur les
La confession de Claude 265
bras. Songez-y.^ Plus tard^ vous vous
repentiriez. Il vaut mieux la laisser par-
tir, puisqu'elle veut bien partir d'elle-
même.
J'écoutais avec (lupeur.
— Mais j'aime Laurence^ ai-je crié.
— Vous aimez Laurence, mon fils, eL
bien! vous ne l'aimerez plus. Voilà tout.
On se prend & on se quitte. G'eft l'hiftoire.
Mais bon Dieu! d'où venez-vous donc?
Quelle idée avez-vous eue, ainsi bâti, de
vous mettre à aimer quelqu'un? Dans mon
temps, on aimait autrement; il était plus
facile alors de se tourner le dos que de
s'embrasser. Vous sentez vous-même qu'il
vous eft impossible désormais de vivre
avec Laurence. Séparez-vous gentiment.
Je ne vous parle pas de prendre Marie avec
vous : cette fillette vous déplaît, & je crois
que vous ferez mieux de coucher seul.
Je n'entendais plus la voix de Pâque-
rette. La pensée que Jacques avait pu me
tromper le matin, ne m'était pas venue;
266 La confession de Claude
maintenant^ je m'y enfonçais _, ne parve-
nantpas à y croire, mais trouvant une sorte
de consolation à me dire qu'il m'avait
menti peut-être. C'était une nouvelle, om-
bre dans mon intelligence, un nouveau
tourment ajouté à mes tourments. J'allais
pouvoir devenir fou.
Pâquerette continuait en nasillant:
— Je voudrais vous former, Claude,
vous communiquer mon expérience. Vous
ne savez pas aimer. Il faut être bon avec
les femmes, ne pas les battre, leur donner
des douceurs. Surtout;, pas de jalousie; si
on vous trompe^ laissez-vous tromper; on
vous en aimera davantage les jours sui-
vants Quand je songe à mes amants^ je me
rappelle un petit blond qui se vantait d'a-
voir eu pour maîtresses toutes les filles des
bals publics. Voyez-vous cette étagère, le
dernier souvenir qui me refte ; elle me
vient de lui. Un soir, il s'eft approché de
moi & m'a dit en riant : « Tu es la seule
que je n'ai pas aimée. Veux-tu ra'embras-
La confession de Claude 267
ser après toutes les autres. ■» Je l'ai em-
brassé sur les deux joues, & nous avons
soupe ensemble. Voilà comment il faut
aimer.
Je suis sorti de mon accablement, j'ai
regardé le lieu où je me trouvais. Alors
seulement^ j"ai vu la saleté du bouge, j'ai
senti l'odeur de musc & de graillon. Toute
ma fièvre était tombée, j'ai compris la
honte de ma présence aux pieds de la
vieille impure. Les paroles qu'elle m'avait
dites & que ma mémoire gardait, se sont
précisées, effrayantes^ dans ma pensée qui
les tournait auparavant sans les com-
prendre
Je n'ai pas eu la force de descendre
jusqu'à ma chambre. Je me suis assis sur
une marche, & j'ai pleuré tout le sang de
mon cœur.
268 La confession de Claude
XXVI
Je suis lâchCj Je souffre & je n'ose cauté-
riser la plaie. Je sens que Pâquerette &
Jacques ont raison_, que je ne puis vivre
dans cet effroyable tourment qui me se-
coue. Je n'ai plus, si je ne veux en mou-
x'iVj qu'à arracher l'amour de ma poitrine.
Mais je suis comme les moribonds qu'ef-
fraient l'inconnu & le néant. Je sais quel-
les sont les angoisses de mon cœur plein.
de Laurence; je ne sais quelles seraient ses
douleurs, s'il devenait vide de cette femme.
Je préfère les sanglots de mon agonie à la
mort de mon amour; je recule devant les
myflérieuses horreurs d'une âme veuve
d'affeélion.
Ceft avec désespoir que je sens Lau-
rence m'échapper. Je la presse entre mes
La confession de Claude 269
bras comme un cilice qui me met en sang,
qui me donne une volupté amère. Elle
me déchire; & je l'aime. Je l'aime pour
toutes les pointes qu'elle fait entrer dans
ma chair; j'éprouve l'extase douloureuse
de ces moines qui mouraient sous les ver-
ges dont ils se frappaient eux-mêmes.
J'aime & je sanglote; je ne veux pas re-
fuser les sanglotSj si je dois refuser l'a-
mour.
Et cependant Je comprends que ce cau-
chemar âpre & violent doit finir. La crise
approche. Je ne sais lequel de nous va
mourir. J'ai comme une angoisse qui me
tient éveilléj qui m'avertit d'un malheur
prochain. Le ciel aura pitié : il guérira
mon esprit & me laissera mon cœur; il me
choisira pour la mort plutôt que de choi-
sir mes tendresses.
Ce matin, j'ai rencontré un jeune hom-
me & une jeune femme qui marchaient
dans le soleil clair. Tous deux, étroite-
ment presses, s'avançaient ù petits pas.
270 La confession de Claude
oublieux de la foule. La jeune femme
s'appuyait à l'épaule du jeune hommejClle
le contemplait, émue & souriante, & lui,
dans un regard, il lui rendait son émotion,
son sourire. Le couple rayonnait.
Il y a donc des amours jeunes. Tandis
que je vis misérable, à l'ombre, déchiré
par une passion horrible, il y a donc, dans
les rayons de mai, des amants qui vivent
de douceur. Je ne savais pas qu'on pouvait
s'aimer ainsi, je croyais que les baisers de-
vaient être acres et poignants.
Maintenant, je me rappelle. Les amants
s'en vont deux à deux, dans les clairs de
lune, dans les aurores. Ils sont vêtus d'é-
toffes légères. Ils s'embrassent à chaque
pas d'une façon tendre, recueillie; ils
vivent au milieu des herbes, au milieu des
foules, & ils sont toujours seuls. Le ciel
sourit, la terre se fait discrète, l'univers
eft complice. Les amants échangent leurs
cœurs, ils vivent l'un de la vie de l'autre.
Moi, je me suis enfermé ici. Je ne puis
La confession de Claude 271
tout avoir. J'ai les larmes, le désespoir
d'aimer seul; j'ai le silence, les yeux
morts de Laurence. Qu'ai-je besoin de
printemps & de Jeunes amours ? J'ai ma
douleur, si les autres ont leur joie.
O mon DieUj pitié! ne me prenez pas
ma souffrance. Empêchez cette femme de
me guérir en me tuant mon amour. Qu'elle
refte là, à mon côté ; qu'elle y refte, froide
& indifférente , pour prolonger mon tour-
ment. Je ne sais plus pourquoi je l'aime;
je l'aime en dehors du jufle & du vrai; je
l'aime pour l'aimer, & je ne veux pas qu'on
me dérange dans la folie de ma passion.
Tout mon être s'écrase à l'idée qu'elle peut
me quitter : j'ai peur du néant. En la per-
dant, je perdrais ma famille, toutes mes
affeftions, tout ce qui me rattache encore
à la terre. Mon Dieu, ne lui permettez pas
de me laisser orphelin.
La confession de Claude
XXVII
Je me plais dans la chambre de Marie.
Dès le matin, je vais m'asseoir au bord du
lit de la mourante j je vis là le plus pos-
sible^ me retirant avec regret. Partout ail-
leurs, j'appartiens à Laurence, j'ai la fiè-
vre. J'ai hâte de me trouver dans ce lieu
d'apaisement, j'y entre avec la sensation
de confiance & de bien-être d'un malade
qui va respirer un air plus doux dont il
attend la guérison.
J'aime la mort. La chambre eft tiède,
moite; la lumière y eft grise & attendrie,
faite d'ombre & de clarté blanche ; tout y
flotte dans une langueur dernière, dans
une demie-transparence molle & recueil-
lie. On ne sait combien eft doux à un cœur
saignant le silence qui règne dans la pièce
La confession de Claude 273
OÙ se meurt une jeune fille. Ce silence eft
un silence e'trange, particulier, d'une dou-
ceur exquise, plein de larmes contenues.
Les bruits, un choc de verre, le craque-
ment d'un meuble, s'adoucissent, se traî-
nent comme des plaintes étouffe'es; les cris
du dehors entrent en murmures de pitié,
de miséricordieux encouragements. Tout
se tait, le son & la lumière; tout eft
pénétré de douleur & d'espérance. Et, dans
l'ombre, dans le silence, on entend un
vague désespoir qui vient on ne sait d'où,
& qu'accompagne le souffle déchiré de la
moribonde.
Je regarde Marie. Je me sens peu à peu
pénétrer par cette invisible haleine de
pitié consolante qui emplit la chambre.
Mes yeux se reposent de leurs larmes dans
cette clarté pâle; mes oreilles, dans ce si-
lence frissonnant, oublient pour une heure
le bruit de mes sanglots. Toute la dou-
ceur, toutes les attentions délicates, toutes
les paroles basses & caressantes que l'on a
274 -^^ confession de Claude
pour Marie, me sont comme adressées;
on retient le bruit des voix & des pas^ on
interroge, on répond avec affedion, on
évite les sensations aiguës & douloureuses,
& moi, je croiSj par inftantSj que toutes ces
bonnes précautions sont prises pour ne
pas faire éclater mon pauvre être plein de
souffrance. Je m'imagine que je me meurs,
que l'on me soigne; je prends ma part
des soins, des consolations; Je vole à
Marie une moitié ôc son agonie & des pi-
tiés qu'elle fait naître; je viens là, au côté
d'une enfant mourante , profiter des re-
grets & des tendresses que les hommes ac-
cordent aux heures dernières d'une âme.
Je guéris mon amour dans la mort.
Je le sens, c'eft le besoin d'être plaint,
d'être caressé qui me pousse dans cette
chambre. J'y trouve l'air qu'il me faut, la
pitié qui m'eft nécessaire. La vie eft trop
aiguë pour ma chair endolorie & mon
cœur blessé; le grand jour m'irrite , je ne
suis à l'aise que dans l'effacement répara-
La confession de Claude 275
teur de la tombe. Si, un jour, je sors de
mes désespoirs, je devrai remercier le ciel
de m'avoir permis de vivre assis au pied
d'un lit de mort, de m'avoir fait ainsi par-
tager les apaisements d'une agonie. J'aurai
vécu parce qu'une enfant sera morte à mon
côté.
Je regarde Marie. La fièvre épure sa
chair de jour en jour. Elle rajeunit , elle
devient petite fille _, dans l'épuisement de
son sang. Son visage, profondément creusé,
exprime un désir ardent , celui du néant,
du repos; les yeux ont grandi, les lèvres
pâles refient entr'ou vertes, comme pour
faciliter le passage au souffle suprême.
Elle attend, résignée, presque souriante,
ignorante de la mort de même qu'elle a
été ignorante de la vie.
Parfois, nous nous contemplons l'un
l'autre, en face, pendant de longues heu-
res. Je ne sais quelle pensée arrête la toux
sur ses lèvres; elle paraît emplie d'une
idée unique qui suffit à la tenir éveillée.
La confession de Claude
plus vivante & plus calme. La face s'a-
paise, il y a des lueurs roses sur les joues;
les membres sous le drap ont moins de
roideur; Marie, devant mon regard, se
détend, sort de l'agonie. Moi, je m'absorbe
en elle, je prends ses souffrances; peu à
peu , il me semble que je passe par ses lèvres
entr'ouvertes & que je fais partie de cette
créature malade; j'éprouve une sensation
douce & amère à languir avec elle, à dé-
faillir lentement; je sens l'inexorable mal
prendre possession de chacun de mes mem-
bres, me secouer avec une violence crois-
sante, à mesure que mes regards pénètrent
plus avant dans ceux de Marie; je me dis
que je vais mourir à la même minute
qu'elle^ & j'ai une grande joie.
Oh ! quel étrange attrait & quel apaise-
ment ! La mort eft puissante, elle a des
tentations âpres_, d'irrésiftibles appels. Il
ne faut pas se pencher sur les yeux d'un
mourant, car ils sont pleins de lumière &
si profonds que leurs abîmes donnent le
La confession de Claude 277
vertige. On voudrait voir ce que voient
ces yeux agrandis, on eft pris de l'ef-
frayante curiosité de l'inconnu. Toutes
les fois que Marie me regarde , je désire
mourir, m'en aller avec elle pour savoir
ce qu'elle saura; je crois deviner qu'elle
me sollicite, qu'elle me prie de ne pas l'a-
bandonnerj qu'elle fait le rêve de nous en
aller de compagnie , risquant le même
néant ou la même splendeur.
J'oublie alors, j'oublie Laurence. Moi
qui vois Laurence dans toutes choses, dans
la veille & dans le rêve, dans les objets
qui m'entourent_, dans ce que je mange &
dans ce que je bois, je ne vois pas Lau-
rence au fond des yeux de Marie. Je n'y
vois que cette lueur bleue, plus pâle au-
jourd'hui, que j'ai aperçue une nuitj tan-
dis que mes lèvres touchaient les lèvres de
l'enfant. Cette lueur bleue efl: vide de mon
amour , elle eft vide de douleur pour moi,
elle eft la seule chose que je puisse regar-
der sans pleurer. C'cft pourquoi j'aime
\b
278 La confession de Claude
cette chambre, cette moribonde, ces larges
regards qui ont plus de pureté_, plus de
douceur que le ciel , car le ciel^ lui aussi ,
me parle de Laurence^ lorsque je lève la
tête. Je viens me perdre dans cet oubli,
dans cette lumière claire & sereine, toute
pure, qui peut-être guérira mon cœur.
Lorsque la nuit tombe & que je ne vois
plus la lueur bleue des yeux de Marie,
j'ouvre la fenêtre, je regarde la muraille
noire. Le carré de lumière jaune efl là,
vide ou peuplé, morne ou empli de mou-
vements silencieux. J'ai une sensation
acre, après plusieurs heures d'oubli, à me
retrouver face à face avec la réalité, face à
face avec ma jalousie & mes angoisses.
Chaque soir, je recommence ce labeur pé-
nible & gigantesque de donner un sens à
ces taches sombres qui grandissent & rou-
lent bizarrement sur le mur. Je me suis
fait une récréation douloureuse de cette
recherche, je m'y applique avec une pa-
tience anxieuse, un entêtement plein de
La cotifession de Claude 279
fièvre, qui, tous les jours, me ramènent à
la fenêtre, bien que je me promette, tous
les jours, de ne plus y risquer ma raison.
XXVIII
J'en suis à cette plénitude de désespoir
qui eft presque du repos. Je ne saurais
souffrir davantage; cette certitude que rien
n'augmentera mes larmes, eft un sou-
lagement. Mon être s'eft déchiré lui-même
à ce point qu'il s'eft arrêté de pitié. Au-
jourd'hui , je ne puis qu'essuyer mes
larmes.
Et cependant, je sens que j'ai besoin du
ciel pour être guéri. J'ai l'abrutissement
de la douleur, je n'ai pas la tranquille joie
de la santé. Si mes blessures ne peuvent
-So La confession de Claude
s'agrandir_, elles peuvent refter ouvertes,
saignant goutte à goutte, avec une souf-
france sourde.
Frères, la main qui les a fermées efl: une
main terrible, la main de la mort & de la
vérité.
Hier, la nuit venait, la chambre de Ma-
rie s'emplissait d'ombre & de silence. Une
bougie_, cachée à demi derrière un vase de
la cheminée, éclairait un coin du plafond;
les murs & le sol étaient sombres; le lit
blanchissait au milieu de ténèbres trans-
parentes. Marie, plus pâle, plus brisée,
avait fermé les yeux. Je savais qu'elle
ne passerait pas la nuit. Pâquerette dor-
mait dans son fauteuil , les mains jointes
sur la taille, souriant en rêve à quelque
gourmandise imaginaire; le menton au
corsage, elle ronflait doucement, & le
bruit de son souffle se mêlait au râle af-
faibli de Marie. Je me suis senti étouffer
entre cette jeune fille moribonde & cette
vieille femme gorgée de nourriture. J'ai
La confession de Claude aSi
gagné la fenêtre, je l'ai ouverte. Le temps
était beau.
Je me suis accoudé à la barre de bois,
& j'ai regardé le carré jaune, en face. Les
taches allaient & venaient avec rapidité ,
s'effacant pour grandir encore. Jamais les
ombres n'avaient été aussi leftes, aussi
ironiques; elles paraissaient se plaire à
une danse railleuse , à une débauche
de formes inexplicables, voulant achever
ma raison. C'était un péle-méle inexpri-
mable, un amas de létes,de cous, d'é-
paules, qui roulait sur lui-même, comme
haché, secoué à coups de fléau. Puis,
soudain, à l'inftant où je souriais amè-
rement, ne cherchant plus à compren-
dre, il s'eft fait une paix suprême dans ces
masses sombres & agiles ; les taches ont
eu un dernier saut, deux profils se sont
dessinés, énormes, énergiques, se déta-
chant avec netteté & vigueur. On eût dit
que, lasses de me tourmenter, les ombres
avaient voulu se révéler enfin; elles
|6
282 La confession de Claude
étaient là, noires, puissantes, d'une vérité
& d'une insolence superbes. J'ai reconnu
Laurence & Jacques, démesurés, dédai-
gneux. Les deux profils se sont approchés
l'un de l'autre avec lenteur, & ils se sont
unis en un baiser.
Je n'avais pas quitté mon sourire. J'ai
senti en moi une sorte d'arrachement suivi
d'un bien-être subit. Mon cœur, dans une
pulsation énorme, a chassé tout l'amour
qui l'étouffait, & l'airiour s'en efl: allé par
mes veines, me causant une dernière brû-
lure. J'ai eu cette sensation d'angoisse que
le patient éprouve entre les mains de l'opé-
rateur : j'ai souffert pour ne plus souf-
frir.
Enfin, les ombres parlaient, elles me
donnaient une certitude. J'avais la vérité
écrite là, devant moi, sur la muraille; je
savais ce que je cherchais à deviner depuis
bien des jours, je regardais fixement ces
deux têtes noires qui s'embrassaient dans
le carré de lumière jaune.
La confession de Claude 283
Je me suis étonné de souffrir si peu.
J'aurais cru en mourir, & je ne sentais plus
qu'une lassitude extrême, qu'un engour-
dissement de tout mon être. Longtemps,
je suis demeuré accoudé, regardant les
deux ombroB qui s'agitaient d'une façon
caressante, & j'ai songé à cette terrible
aventure qui se dénouait par l'embrasse-
ment de deux taches sombres sur une mu-
raille éclairée. La conversation que j'avais
eue avec Jacques s'eft alors représentée
avec force à ma mémoire; dans le vide qui
se faisait en moi, j'entendais s'élever une
à une, graves & lentes, les paroles de
l'homme pratique, & ces paroles, que je
croyais écouter pour la première foiSj m'é-
tonnaient étrangement, prononcées en face
de ce baiser que l'ombre de Jacques don-
nait à l'ombre de Laurence. Qui trompait-
on dans tout ceci? Pâquerette avait-elle
raison, étais-je en face d'un de ces caprices
inexplicables qui poussent les gens à se
mentir à eux-mêmes? Ou bien Jacques se
2S4 La confession de Claude
dévouait-il pour me sauver, allant jusqu'à
des caresses mensongères? Singulier dé-
vouement qui pouvait me frapper dans ma
chair^ dans mon cœur_, & me guérir d'un
mal par un mal plus terrible encore!
Peu à peu mes pensées se sont troublées,
je n'ai plus eu le calme du premier
moment.
Je ne comprenais pas ce baiser_, & je
finissais par craindre que ce ne fût là
une misérable comédie.
La lutte entre le doute & la certitude
s'eftj pendant un inftant, établie en moi,
plus âpre, plus cuisante. Je ne pouvais
m'imaginer que Jacques aimât Laurence,
je croyais plus en lui que je ne croyais en
Pâquerette. Puis je me disais que les bai-
sers ont leur ivresse, & qu'il allait aimer
cette femme, s'il ne l'aimait déjà, à ap-
puyer de la sorte ses lèvres sur les siennes.
C'efl ainsi que j'ai souffert de nouveau.
Ma jalousie s'eft réveillée, mon angoisse
m'a repris à la gorge.
La confession de Claude 285
J'aurais dû me retirer de cette fenêtre, ne
pas m'abandonner à la vue des deux om-
bres. Ce que j'ai souffert en quelques mi-
nutes eft indicible; il me semblait que
l'on m'arrachait les entrailles, & je ne pou-
vais pleurer.
La vérité se faisait claire, inexorable :
peu importait que Jacques aimât ou n'ai-
mât pas Laurence; Laurence se pendait à
son cou, se donnait à lui, & elle était dé-
sormais morte pour moi. Là était la seule
réalité, le dénoùment appelé & redouté à
la fois.
Dans le sourd grondement qui agitait
mon être, j'ai senti tout s'écrouler en moi,
j'ai compris que je refiais sans croyance,
sans amour, & je suis allé m'agenouiller
devant le lit de Marie, en sanglotant.
Marie s'efl éveillée, elle a vu mes larmes.
Elle a fait un effort surhumain &, frisson-
nante de fièvre, s'efl mise sur son séant. Je
l'ai vue se pencher, appuyant sa tête à
mon épaule, j'ai senti son bras maigri
286 La confession de Claude
& brûlant entourer mon cou. Ses yeux,
lumineux dans l'ombre, tout pleins des
clartés de la mort, m'interrogeaient avec
effroi & compassion.
Moi, j'aurais voulu prier. J'avais le be-
soin de joindre les mains , d'implorer
une divinité douce & miséricordieuse. Je
me sentais faible & nu ; dans ma peur
d'enfant, je cherchais à me donner à un
Dieu bon qui eût pitié de moi. Tandis que
Jacques m'arrachait Laurence^ & que tous
deux, en baSj s'unissaient étroitement en
un baiser, j'avais l'immense désir de faire
mes a6fes de foi & d'amour, de protefter à
genoux, d'aimer ailleurs, dans la lumière,
dans l'absolu. Mais ma bouche ignorait
la prière, je tendais les bras avec déses-
poir, dans le vide, vers le ciel muet.
J'ai rencontré la main de Marie, & je
l'ai serrée doucement. Ses yeux agrandis
m'interrogeaient toujours.
— Oh ! prionSj mon enfant, lui ai-je dit,
prioRs ensemble.
La confession de Claude 287
Elle a paru ne pas m'entendre.
— Qu'as-tu? a-t-elle murmuré d'une
voix éteinte & caressante.
Et sa main faible cherchait à essuyer
mes larmes. Alors_, je l'ai regardée^ mon
cœur navré s'eft fondu de pitié. Elle se
mourait. Elle était déjà en dehors la vie,
plus blanche , plus grande; ses regards
qui se voilaient s'emplissaient d'une extase
attendrie & sereine; son visage apaisé dor-
mait^ ses lèvres amincies n'avaient plus
de râle. J'ai compris qu'elle allait mourir
entre mes bras, à cette heure solennelle où
mes tendresses mouraient^ elles aussi, &
cette mort d'une enfant, mêlée à la mort
de mon amour, a mis en mon âme une
compassion si profonde que j'ai tendu de
nouveau les mains dans le vide avec une
anxiété plus âpre, cherchant quelqu'un.
Je me suis soulevé, &, d'une voix basse,
déchirée :
— Prions, mon enfant, ai-je répété,
prions ensemble.
288 La confession de Claude
Marie a souri
— Prier, Claude ! m'a-t-elle diî_, pour-
quoi veux-tu que je prie?
— Pour nous consoler, Marie, pour
nous faire pardonner.
— Je n'ai pas de pardon à demander, je
n'ai pas de triftesse à adoucir. Tiens, vois,
je souris, je suis heureuse; mon cœur ne
me reproche rien.
Elle a gardé le silence, e'cartant ses che-
veux de son front, puis a repris d'un ton
plus affaibli :
— Je ne sais pas prier, parce que je n'ai
jamais eu à demander pardon. La femme
qui m'a élevée m'assurait que les méchants
seuls allaient dans les églises pour se faire
absoudre de leur crime. Moi, je suis une
enfant qui n'a pas fait le mal, jamais je
n'ai eu besoin de Dieu. Toutes les fois que
j'ai pleuré, mes larmes ont coulé largement
sur mes joues & le vent les a séchées.
~ Veux-tu que je prie pour toi, Claude ?
a-t-elle ajouté après un nouveau silence.
La confession de Claude 2t)()
tu me joindras les mains & tu me feras
répéter les mots qu'on apprend aux enfants,
dans les villages. Je demanderai à Dieu
qu'il ne te fasse plus pleurer.
Moi, frémissant, navré, je priais pour
Marie, je priais pour moi. Je trouvais au
fond de mon être des paroles de plainte &
d'adoration, & je les disais une à une san>
remuer les lèvres. Je suppliais le ciel d'être
miséricordieux, de nous faciliter la mort,
d'endormir cette enfant dans son extase,
dans son ignorance. Et^ tandis que je priais,
Marie, sans voir que je cherchais un Dieu,
me serrait le cou avec plus de force, se
penchant sur mon visage.
— Écoute, Claude, me disait-elle, je
me lèverai demain, je mettrai une robe
blanche, & nous nous en irons de cette
maison. Tu chercheras une petite chambre
oti nous nous enfermerons tout seuls.
Jacques ne veut plus de moi, je le vois
bien, parce que je suis trop faible, trop
blanche. Toi, tu as le coeur bon; tu me
17
La confession de Claude
soigneras bien. & je vivrai avec toi comme
fai vécu avec Jacques, plus douce, plus
gaie. Je suis un peu lasse, j'ai besoin d'un
bon frère. Veux-tu?
Ces paroles étaient horribles dans la
bouche de la mourante , prononcées avec
une tendresse alanguie. Elle gardait sa
naïve impudeur jusque dans la mort, elle
s'offrait sur sa dernière couche en sœur
& en amante de dix ans. Je soutenais son
pauvre corps comme une chair sacrée,
j'écoutais sa voix ardente & basse avec
une sainte compassion.
Je songeais, ne pouvant plus prier.
Qu'eft-ce donc que le mal? N'étais-je pas
en faee d'un bien absolu ? Certes, Dieu a
fait une œuvre toute bonne, toute par-
faite. Le mal eft une de nos inventions,
une des plaies dont nous nous sommes cou-
verts. Cette enfant qui mourait ne s'était pas
plus inquiétée, dans la vie, des baisers
qu'elle avait donnés à ses amants, qu une
petite tille ne s'inquiète des caresses qu'elle
La confession de Claude 291
adresse à sa poupée. Et cette Laurence,
cette Laurence morne & désolée, accu-
sait un tel affaissement que son impu-
deur n'était plus que l'acceptation tacite
d'un a£te purement matériel. Où trou-
ver le mal dans tout ceci, & qui aurait
osé punir Laurence & Marie, l'une de son
ignorance, l'autre de son abrutissement.
Le cœur s'était rendormi ou ne s'était pas
encore éveillé. Il ne pouvait être complice
de la chair qui, elle-même, reftait inno-
cente, dans son silence. Si j'avais eu à
condamner ces deux femmes, j'aurais eu
plus de larmes que de sévérité, j'aurais
souhaité pour elles la mort, la paix su-
prême.
Elles doivent dormir un sommeil bien
profond dans leurs tombes, ces pauvres
créatures qui ont vécu de tumulte, de
gaieté fiévreuse. Peut-être, toutefois, leurs
cœurs aiment-ils enfin dans la mort, souf-
frant CiTroyablement à la pensée d'une vie
passée à aimer sans amour; ils voudraient
292 I-o. confession de Claude
battre maintenant, & ils sont cloués dans
leur cercueil. Marie s'en allait, blanche &
vierge, étonnée, frissonnante, comprenant
peut-être qu'elle mourait avant d'avoir
connu la vie. J'aurais voulu qu'elle em-
portât avec elle Laurence qui n'avait plus
rien à apprendre, ayant usé toutes les vo-
luptés. Elles seraient descendues toutes
deux dans l'inconnu, du même pas, éga-
lement souillées, également innocentes,
filles de Dieu meurtries par les hommes.
J'ai soutenu le front de Marie que l'ago-
nie courbait.
— Ou eft Jacques? m'a-t-elle demandé.
— Jacques, ai-je répondu, efl dans sa
chambre avec Laurence. Ils s'embrassent.
Nous sommes seuls.
— Seuls ! Laurence ne vit plus avec toi,
Claude ?
— Non. Elle m'a quitté pour Jacques.
Nous sommes seuls.
Elle a frotté doucement ses mains l'une
contre l'autre.
La confession de Claude 293
— Oh ! que c'eft bon^ oh ! que c'eft bon
d'être seuis^ murmurait-elle; nous allons
pouvoir vivre ensemble. Ils ont bien fait
d'arranger cela de cette façon. Il faudra les
remercier. Qu'ils soient heureux de leur
côté, nous serons heureux du nôtre.
Puis, elle a pris lui ton de confidence,
une voix basse & Joyeuse.
— Tu ne sais pas^ disait-elle, je n'aimais
point Laurence. Celte femme était mau-
vaise, elle te faisait pleurer des larmes que
j'aurais bien voulu essuyer. La nuit, lors-
que je te savais à son côté, je ne pouvais
dormir; je m'éloignais de Jacques, j'aurais
voulu monter dans ta chambre pour veiller
sur toi, afin qu'elle ne te fît pas de mal.
Tu ne me quitteras plus, n'eft-ce pas,
Claude? Va, je serai une bonne petite
femme qui se fera la plus petite possible.
Marie a gardé un court silence, souriant
à ses pensées. Elle s'affaissait de plus en
plus & devenait inerte. Je tenais son corps,
je sentais la vie s'en aller de sa chair
494 -^ confession de Claude
a.vQc chacune des paroles qu'elle pronon-
çait. Elle avait encore quelques minutes à
vivre. Le sourire s'eft effacé, elle a eu
comme un niouvenient d'effroi.
— Tu me trompes^ Claude, a-t-elle re-
pris brusquement : Jacques n'embrasse pas
Laurence. Tu cherches à me faire plaisir.
Où les vois-tu s'embrasser?
— Là, en face^ ai-je répondu, sur la mu-
raille,
x^iarie a joint les mains.
— Je veux voir, a-t-elle dit en se pres-
sant contre moi.
Elle avait une voix sourde & suppliante,
alla me caressait, humble & douce.
Je l'ai prise entre mes bras & je l'ai
soulevée. Elle était légère, toute palpitante;
elle s'abandonnait. Je la portais avec pré-
cautioUj la sentant à peine, craignant de
la briser. Mes mains touchaient avec un
saint respect à cette créature demi - nue,
échevelée, qui se tenait à mon cou, appar-
tenant déjà à la mort.
La ccnfession de Claude zqS
Lorsque, les bras étenduSj je l'ai présen-
tée à la fenêtrCj Marie^ dont la tête était
renversée, a regardé le ciel. La nuit se
creusait j d'un bleu profond, semée d'é-
toiles; l'air calme avait des frissons chauds
& lents. Les yeux de la moribonde regar-
daient les étoiles, ses lèvres aspiraient
l'air tiède. Son visage_, jusqu'alors résigné,,
a eu une contraction douloureuse, comme
une révolte de la chair mourante en pré-
sence des souffles de la vie. Elle s'absorbait
dans sa contemplation, elle égarait ses re-
gards dans les espaces sombres, elle sem-
blait rêver son dernier rêve.
J'ai entendu un murmure, & je me suis
penché. Elle répétait :
— Je ne les vois pas, ils ne s'embrassent
pas.
Et elle agitait doucement dans le vide
ses pauvres mains, comme pour écarter le
voile qui s'étendait sur sa vue.
Alors, j'ai haussé sa tête. Les ombres,
dans le carré de lumière jaune , s'em-
296 La confession de Claude
brassaient encore. Elles étaient plus noires,
plus énergiques, & leur netteté les rendait
effrayantes. Marie les a aperçues.
Un sourire suprême s'eft montré sur ses
lèvres. Avec une joie d'enfant, une voix
jeune, elle s'eft approché de mon oreille,
me caressant de la main.
— Oh! je les vois, je les vois, a-t-elledit.
Ils s'embrassent. Ils ont des têtes énormes,
toutes noires. J'ai peur. Dis-leur bien que
nous sommes ensemble, qu'ils ne vien-
nent plus nous tourmenter. Une nuit,
ils se sont embrassés ainsi; nous nous em-
brassions de notre côté, & c'eft à partir de
ce moment-là que je n'ai plus aimé Lau-
rence. Te souviens-tu ? Viens, que je te
donne un baiser. Ce sera le second, celui
de nos fiançailles.
Marie a posé en balbutiant sa bouche
sur la mienne. J'ai senti passer entre mes
lèvres un souffle avec un léger cri. Le corps
que je tenais entre mes bras a eu une con-
vulsion, puis s'eft abandonné.
La confession de Claude 297
J'ai regardé les yeux de Marie. Ils
étaient grands ouverts, mais j'ai cherché
vainement la lueur bleue qui y brûlait, la
nuit dont elle venait de parler.
Marie était morte, morte dans mes bras.
J'ai reporté le cadavre sur le lit, couvrant
chaftement ce corps demi-nu que j'avais
jusque-là caché contre ma poitrine. Je me
suis assis au bord de la couche, j'ai ap-
puyé la tête de l'enfant sur l'un de mes bras,
lui tenant les mains, regardant son vi-
sage qui semblait vivre &. sourire encore.
Elle était plus grande dans la mort, plus
sereine, plus pure.
De grosses larmes coulant sur mes joues
tombaient dans les cheveux de la morte
qui me couvraient les genoux.
Je ne sais combien de temps je suis relié
ainsi au milieu du silence & de l'ombre.
Brusquement , Pâquerette s'eft éveillée,
elle a vu le cadavre. EUIe s'eft levée en fris-
sonnant, & a couru chercher la bougie
derrière le vase, sur la cheminée; puis,
17-
20*^ La confession de Claude
lorsqu'elle a eu promené la flamme sur la
face de Marie, & qu'elle a vu que tout
était bien fini, elle s'eft désespérée bruyam-
ment. Cette vieille femme reculait avec
effroi devant la mort qu'elle sentait à son
côté, elle criait de douleur en songeant
qu'il lui faudrait bientôt mourir^ elle aussi.
Elle n'avait jamais cru à la maladie de
cette enfant qui lui semblait trop jeune
pour s'en aller si vite; devant le rapide
& terrible dénoûment , elle tremblait
d'épouvante. Ses cris devaient s'entendre
de la rue.
Un bruit de pas eft venu de l'escalier.
Quelque voisin montait, attiré par les
exclamations de Pâquerette.
La porte s'efl: ouverte. Laurence & Jac-
ques ont paru sur le seuil...
Oh ! frères, je ne puis continuer aujour-
d'hui l'effrayant récit. Ma main tremble,
mes yeux s'emplissent d'ombre. Demain,
vous saurez tout.
La confession de Claude 2yy
XXIX
Laurence & Jacques ont paru sur le
seuil de la porte, à moitié vêtus, effrayés.
Jacques, en apercevant le cadavre de
Marie, a joint les mains avec terreur &
étonnement. Il ne s'attendait pas à une
mort si prompte. Il eft venu s'agenouiller
au pied du lit, il a caché sa tête dans le
drap qui tombait à terre. Une angoisse
profonde semblait l'écraser. Il n'a plus
bougé. Je ne savais s'il pleurait.
Laurence, pâle, les yeux secs, s'eft tenue
sur le seuil, n'osant avancer. Elle frisson-
nait & détournait les regards.
— Morte, morte ! a-t-elle répété à voix
basse.
Et elle a fait deux ou trois pas, comme
La confession de Claude
pour mieux voir. Elle se trouvait au mi-
lieu de la chambre^ seulCj debout.
Moij je serrais toujours le cadavre entre
mes braSj je m'en couvrais, je me proté-
geais contre Laurence qui approchait.
— N'avancez paSj lui ai-je crié dure-
ment_, ne venez pas souiller cette enfant
qui dort. Reftez où vous êtes. J'ai à vous
juger & à vous condamner.
— Claude_, m'a -t- elle répondu d'une
voix douce^ laisse-moi l'embrasser.
— Non , noUj vos lèvres sont toutes
meurtries des baisers de Jacques : vous
profaneriez la mort.
Jacques paraissait dormir, la tête dans
le drap. Laurence efl tombée à genoux.
— Écoute, Claude, a-t-elle dit en me
tendant les mains, je ne sais ce que tu
vois sur mes lèvres, mais ne me parle
pas avec une telle dureté. J'ai besoin de
douceur.
J'ai regardé cette femme qui se plaignait
humblement, & je n'ai pas reconnu Lau-
La confession de Claude 3or
rence. J'ai pressé Marie plus étroitement^
craignant quelque faiblesse.
— Levez -vous pour m'entendra j ai-je
repris. Je veux en finir. Vous venez de
chez Jacques, vous êtes encore toute
échevelée de ses caresses. Vous n'auriez
pas dû monter. Vous vous trompez de
porte.
Laurence s'eft levée.
— Alors tu me chasses? a-t-elle de-
mandé.
— Je ne vous chasse pas. Vous vous êtes
chassée vous-même, en acceptant une autre
demeure. Reliez où vous êtes allée.
— Je ne suis allée nulle part. Tu te
trompes, Claude. 11 n'y a pas de baisers
étrangers sur mes lèvres. Je t'aime.
Elle avançait à petits pas, fascinante,
les bras tendus.
— N'approchez pas, n'approchez pas,
me suis-je écrié de nouveau avec un mou-
vement d'effroi. Je ne veux pas que vous
me touchiez, je ne veux pas que vous tou-
3o2 La confession de Claude
chiez Marie. Cette pauvre morte me pro-
tège contre vous; elle eft là, sur mon sein,
endormie, elle y apaise mon cœur. Je
me sens profondément déchiré. J'aurais eu
peut-être la lâcheté de vous pardonner^ si
vous étiez venue, dans notre chambre,
vous traîner à mes pieds, car vous y au-
riez été toute-puissante sur moi, par cet
amour infiîme que la misère & l'abandon
m'ont inspiré. Ici vous ne pouvez rien
sur mon cœur, rien sur mon corps. J'ai
encore aux lèvres l'âme de Marie, son
dernier souffle & son dernier baiser. Je ne
veux pas que votre bouche souillée me
prenne cette âme.
Laurence s'était arrêtée, sanglotant, me
contemplant à travers ses larmes.
— Claude , murmurait-elle, tu ne me
comprends pas, tu ne m'as jamais com-
prise. Je t'aime. Je n'ai jamais su ce que
tu désirais de moi, je me suis donnée
comme je savais me donner. Pourquoi me
chasses-tu? Je n'ai pas fait le mal; si
La confession de Claude 3n3
j'ai fait le malj tu me battras^ & nous vi-
vrons encore ensemble.
J'étais laSj je sentais mon cœur saigner,
j'avais hâte que cette femme sortît. Je l'ai
implorée à mon tour.
— Laurence, par pitié, ai-je ait plus
doucement^ retirez-vous. Si vous avez eu
quelque amour pour moi, épargnez- n.oi
toute souffrance. Nos tendresses sont mor-
tes, il faut nous séparer. Allez dans la
vie, où vous voudrez, dans le bien, s'il eft
possible. Laissez-moi retrouver mes espé-
rances & mes gaietés.
Elle a croisé les bras avec désespoir, ré-
pétant plusieurs fois d'une voix égarée :
— Tout eft fini, tout eft fini.
— Oui, tout eft fini, ai-je répondu avec
force.
Alors, Laurence eft tombée à terre,
comme une masse, & elle a éclaté en san-
glots.
Pâquerette, qui avait tranquillement re-
pris possession de son fauteuil, l'a regar-
3o4 -^û confession de Claude
dée avec curiosité. La vieille impure s'é-
tonnaitj croquant des paftilles qu'elle
venait de trouver & qu'elle achevait, Marie
n'étant plus là pour finir la boîte.
— Eh ! ma fille, a-t-elle dit à Laurence,
toi aussi, tu fais la folle. Bon Dieu ! comme
les amoureux sont devenus bêtes ! Dans
mon temps on se quittait gaiement. Songe
donc que tu as tout profit à te séparer de
Claude. II consent. Prends vite la porte,
& remercie-le.
Laurence n'entendait pas, Laurence
frappait le plancher de ses pieds & de ses
poingSj en proie à une sorte de crise ner-
veuse. Demi-nue, elle se tordait, pante-
lante, pleine de frissons qui la secouaient
tout entière. Elle mordait ses cheveux
qui retombaient sur son visage; elle avait
des cris étouffés, des paroles confuses qui
se perdaient dans ses sanglots.
Je la voyais de haut en bas, écrasée &
frémissante; je ne me sentais ni pitié ni
colère.
La conjession de Claude 3o5
Puis, elle s'eft dressée à demi, &, la face
convulsée, la chair rougie & bleuie de lar-
mes, se traînant vers moi dans ses jupes
tordues & pendantes, elle m'a crié :
— Tu as raison, Claude, je suis mau-
vaise. J'aime mieux tout dire. Peut-être
me pardonneras-tu ensuite. Tes yeux ont
bien vu : mes lèvres doivent être rouges
des baisers de Jacques. C'eft moi qui suis
allée à lui; je l'ai forcé à la trahison. Je
suis mauvaise.
Les sanglots arrachaient sa poitrine. Ils
montaient du fond de ses entrailles, en
souffles énormes & pénibles, gonflaient sa
gorge horriblement, faisaient onduler tout
son être, éclataient sur ses lèvres en cris
secs & déchirants.
— Je ne sais plus, moi, disait-elle. J'i-
gnorais que les baisers de Jacques pou-
vaient nous séparer. J'ai fait cela sans ré-
fléchir, sans songera toi. Je m'ennuyais
parfois, le soir, lorsque tu venais dans
cette chambre. Alors, j'ai cherché à me
3o6 La confession de Claude
diftraire. Je ne m'explique pas ce qui
s'eft passé. Je ne veux point te quitter.
Pardonne-moi_, pardonne-moi.
A la dernière heure, cette femme était
plus impénétrable encore. Je n'avais pas
le sens de cette créature froide & affaissée,
nerveuse & suppliante. Depuis un an^ je
vivais à son côté^ & elle m'était étrangère,
comme au premier jour. Je l'avais vue toui
à tour vieille & jeune, a61:ive & endormie,
sèche & aimante, ironique & humble ; je
ne pouvais reconftruire une âme avec ses
éléments divers^ je reftais muet devant ce
visage épais ^ grimaçant^ qui me cachait
un cœur inconnu. Elle m'aimait peut-être,
elle obéissait à ce besoin d'amour & d'es-
time qui se trouve au fond des plus hon-
teuses natures. D'ailleurs, je ne cherchais
plus à comprendre, je devinais que Lau-
rence serait à jamais un myftére pour moi,
une femme faite d'ombre & de vertige; je
savais qu'elle refterait dans ma vie comme
un cauchemar inexplicable, une nuit fié-
La confession de Claude 807
x'reuse pleine de visions monftrueuses &
incompréhensibles. Je ne voulais pas l'é-
couter, je me sentais encore dans le rêve,
j'avais peur de céder à la folie des ténè-
bres, je tendais de toutes mes forces à la,
lumière.
J'ai fait un mouvement d'impatience,
refusant du gefte, serrant les lèvres. Lau-
rence, lasse, a écarté ses cheveux; elle m'a
regardé en face, muette, profonde; elle
n'avait plus de supplications, les paroles lui
manquaient. Elle m'^ priait par son atti-
tude, par son regard, par son visage bou-
leversé.
J'ai détourné la lête.
Laurence s'eft alors levée péniblement
& a gagné la porte, sans me quitter des
yeux. Elle eft reftée un inftant toute droite
sur le seuil. Elle m'a semblé grandie, &
voilà que j'ai manqué faiblir,m'élancer dans
ses bras, en voyant qu'elle portait, à cette
heure dernière, les lambeaux delà robe de
soie bleue. J'aimais cette robe, j'aurai»
3o8 La confession de Claude
voulu en déchirer un haillon ^ pour le gar-
der en souvenir de ma jeunesse.
Laurence, reculant toujours^ eft entrée
dans l'ombre de l'escalier, m'adressant une
dernière prière , & la robe n'a plus été
qu'un flot noir qui a glissé sur les mar-
ches en frissonnant.
J'étais libre.
J'ai mis une main sur mon cœur : il
battait à coups faibles & calmes. J'avais
froid. Un grand silence se faisait en mon
être, il me semblait que je m'éveillais d'un
songe.
J'avais oublié Marie dont la tête paisi-
ble reposait toujours sur ma poitrine. Pâ-
querette ^ qui sommeillait j s'eft dressée
brusquement & a couché le cadavre sur le
lit, tout de son long, en me disant :
— Voyez donc, la pauvre enfant ! Vous
ne lui avez pas même fermé les yeux. Elle
semble vous regarder & sourire.
Marie me regardait. Elle avait un som-
meil d'enfantj une paix suprême, un front
La confession de Claude Sog
pur de vierge & de martyre. Elle était
heureuse de ce qu'elle venait d'entendre,
elle se disait que nous étions seuls, que
nous allions pouvoir nous aimer. J'ai
fermé ses yeux, pour qu'elle s'endormît
dans cette pensée d'amour, & j'ai baisé
ses paupières.
Pâquerette a posé deux bougies sur une
petite table, à côté du cadavre^ puis elle a
repris son sommeil, se pelotonnant au fond
du fauteuil. Jacques n'avait pas remué;
toutes mes paroles, toutes celles de Lau-
rence avaient passé sur lui sans le faire
tressaillir. A genoux, le visage dans le
drap, il s'abîmait en quelque pensée aus-
tère & terrible qui le tenait muet, acca-
blé.
La chambre était silencieuse mainte-
nant. Les deux bougies jetaient une clarté
pâle qui blanchissait les draps du lit & la
face découverte de Marie. Hors de ce
cercle étroit de lumière, tout n'était qu'om-
bre indécise. Dans cette ombre j'aperceva,»
3io La confession de Claude
vaguement Pâquerette endormie & Jac-
ques agenouillé. Je suis allé à la fenêtre.
J'ai passé la nuit làj debout, en face du
ciel étoile. Je regardais Marie & je regar-
dais en moi; je dominais Jacques, je dis-
tinguais Laurence loin, bien loin dans
mon souvenir. Ma pensée était saine, je
m^expliquais toutes choses _, j'avais con-
science de mon être & des créatures qui
m'entouraient. C'eft ainsi que j'ai pu voir
la vérité.
Ouij Jacques ne s'était pas trompé. J'ai
été malade. J'ai eu la fièvre, le délire. Je
sens aujourd'hui, à la fatigue de mon
cœur, quelle a dû être la violence de mon
mal. Je suis fier de ma souffrance, je com-
prends que je n'ai pas été infâme, que
mes désespoirs n'étaient que les révol-
tes de mon cœur, indigné du monde où
je l'avais égaré. Je suis maladroit devant
la honte, je ne sais point accepter les
amours vulgaires; je n'ai pas la tranquille
indifférence nécessaire pour vivre dans ce
La confession de Claude 3ii
coin de Paris où la belle jeunesse se vautre
en pleine boue. Il m'aurait fallu les purs
sommeiSj la campagne large. Si j'avais ren-
contré une vierge, je me serais agenouillé
pour me donner entier ; j'aurais été pur
comme elle, &j sans lutte, sans effort^ nous
nous serions unis, nous aurions contenté
nos tendresses. La vie a ses fatalités. Un
soir, j'ai trouvé Laurence, la gorge décou-
verte. J'ai eu l'imprudente confiance de
vivre auprès de cette femme, & voilà que je
l'ai aimée, aimée comme une vierge, avec
tout mon cœur, toute ma pureté. Elle
m'a rendu mes affedlions en souffrances &
en désespoirs; elle a eu la lâcheté de se
laisser aimer, sans jamais aimer elle-même.
Je me suis déchiré, devant cette âme morte,
à vouloir me faire entendre. J'ai pleuré
comme un enfant qui veut embrasser sa
mère, se haussant sur ses petits pieds,
ne pouvant atteindre le visage de celle qui
est toute son espérance.
Je me disais ces choses dans cette nuit
3 12 La confession de Claude
suprêmCj & je me disais encore qu'un jour
je parlerais & que Je ferais voir la vérité à
mes frères, les cœurs de vingt ans. Je trou-
vais une grande leçon dans ma jeunesse
perdue^ dans mes amours brisées. Mon
être entier répétait : Que n'es-tu refté là-
bas, en Provence, dans les herbes hautes,
sous les larges soleils? Tu aurais grandi
en honneur, en force. El, lorsque tu es
venu ici chercher la vie & la gloire, que
ne t'es-tu gardé contre la boue de la ville.'*
Ne savais-tu pas que l'homme n'a pas deux
jeunesses, ni deux amours? Il te fallait vi-
vre jeunCj dans le travail, & aimer, dans la
virginité.
Ceux qui acceptent sans larmes la vie
que j'ai menée pendant un an_, n'ont pas de
cœur; ceux qui pleurent comme j'ai pleuré,
sortent de cette vie le corps brisé & l'âme
mourante. Il faut donc tueries Laurences,
comme disait Jacques^ puisqu'elles nous
tuent notre chair & nos amours. Je ne suis
qu'un entant qui a souffert, je ne veux
La confession de Claude
point prêcher ici. Mais Je montre ma poi-
trine vide, mon être endolori & sanglant,
je désire que mes plaies fassent frémir les
garçons de mon âge & les arrêtent au seuil
du gouffre. A ceux qui sont affolés de lu-
mière & de pureté, je dirai : Prenez garde,
vous entrez dans la nuit, dans la souil-
lure. A ceux dont le cœur dort & qui ont
l'indifférence du mal, je dirai : Puisque
vous ne pouvez aimer, tâchez au moins de
relier dignes & honnêtes.
La nuit était claire, je voyais jusqu'à
Dieu. Marie, roide maintenant, dormait
avec pesanteur; le drap avait de longs plis
secs & durs. Je songeais au néant, je
pensais que nous aurions grand besoin
d'une croyance, nous qui vivons dans l'es-
pérance de demain & qui ne savons ce que
sera demain. Si j'avais eu, au ciel ou ail-
leurs, un Dieu ami dont j'aie senti la main
protectrice, je ne me serais peut-être pas
laissé aller au vertige d'une passion mau-
vaise. J'aurais toujours eu des consola-
is
3 14 -^^ confession de Claude
tions, au milieu de mes larmes; j'aurais
usé mon trop d'amour dans la prière, au
lieu de ne pouvoir le donner & de le sentir
m'ctouffer. Je m'étais abandonné, parce
que je ne croyais qu'en moi & que j'avais
perdu toute ma force. Je ne regrette pas
d'obéir à ma raison, de vivre libre, n'ayant
que le resped du vrai & du jufte. Seule-
ment , lorsque la fièvre me prend , lorsque
je frissonne de faiblesse, j'ai peur, je de-
viens enfant; je voudrais être sous le coup
d'une fatalité divine, m'effacer, laisser
Dieu agir en moi & pour moi.
Et je songeais à Marie, me demandant
où était son être à cette heure. Dans la
grande nature, sans doute. Je faisais ce
rêve que chaque âme va au grand tout,
que l'humanité morte n'eft qu'un souffle
immense, un seul esprit. Sur la terre,
nous sommes séparéSj nous nous ignorons,
nous pleurons de ne pouvoir nous réunir;
au delà de la vie, il y a pénétration com-
plète, mariage de tous avec tous, amour
La confession de Claude 3i5
unique & universel. Je regardais le ciel.
Il me semblait voir, dans l'étendue calme
& reposée, l'âme du monde, l'être éternel
fait de tous les êtres. Alors, j'ai goûté une
grande douceur; je venais de dépasser la
guérison, j'en étais au pardon & à la foi.
FrèreSj ma jeunesse me souriait encore.
J'ai songé qu'un jour nous nous trouve-
rons unis tous quatre, Marie & Jacques,
Laurence Ca moi; nous l ;.: compre:.
dronSj nous nous pardonnerons; nous
nous aimerons sans avoir à entendre les
sanglots de nos corps, & nous aurons une
suprême paix à échanger ces tendresses
que nous ne pouvions nous donner, lors-
que nous vivions dans des chairs diffé-
rentes.
La pensée qu'il y a malentendu sur la
terre^ & que tout s'explique -ailleurs, m*a
consolé. Je me suis dit que j'attendrais
la mort pour aimer. Je me tenais debout,
auprès de la fenêtre, en face du ciel, en
face du cadavre de Marie, &, peu à peu,
3i6 La confession de Claude
une fraîcheur douce, une espérance sans
bornes me venaient de cette jeune fille
morte & de ces espaces rêveurs.
Les bougies s'achevaient. La chambre
avait un silence de plus en plus lourd, &
les ombres grandissaient. Pâquerette dor-
mait. Jacques n'avait pas bougé.
Il s'eft levé brusquement, il a regardé
cutour de lui avec peur. Je l'ai vu se pen-
cher sur le cadavre pour le baiser au front.
La chair froide lui a donné un frisson.
Alors il m'a aperçu. Il efl: venu à moi,
hésitant, puis m'a tendu la main.
Je regardais cet homme que je ne pou-
vais comprendre , qui me paraissait aussi
obscur que Laurence. J'ignorais s'il m'a-
vait menti ou s'il avait voulu me sauver.
Cet homme était venu me briser le cœur.
Mais j'avais espéré, j'avais pardonné. J'ai
pris sa main & la lui ai serrée.
Alors il s'en eftallé, me remerciant du
regard.
Le matin, je me suis trouvé au bord du
La confession de Claude 3 17
lit de Marie, à genoux, pleurant encore,
mais des larmes douces, attendries. Je
pleurais sur cette pauvre fille que la mort
avait emportée au printemps^ ignorante
des baisers d'amour.
XXX
Frères, je vais à vous. Je pars demain
pour nos campagnes. Je veux puiser une
nouvelle jeunesse dans nos larges hori-
zons, dans notre soleil ardent & pur.
J'ai eu un orgueil trop haut. Je me suis
cru mûr pour la lutte, tandis que je n'étais
qu'un enfant faible & nu. Je relierai peut-
être toujours enfant.
J'espère en votre amitié, en mes sou-
venirs. Près de vous^ je me rappellerai les
jours d'autrefois, je m'apaiserai, j'achève-
3 1 8 La confession de Claude
rai de guérir mon cœur. Nous irons dans
les plaines, au bord de la rivière om.
brei se ; nous reprendrons la vie de nos
seize ans, & j'oublierai ainsi l'année ter-
rible que Je viens de vivre. J'en serai en-
core à ces jours d'ignorance & d'espoir,
lorsque je ne savais rien de la réalité &
que je révais une terre meilleure. Je rede-
viendrai jeune, croyant, je pourrai re-
commencer la vie sur de nouveaux son-
ges.
Oh! je sens toutes les pensées de ma
jeunesse me revenir en foule, m'emplir
de force & d'espérance. Tout avait disparu
dans la nuit où j'étais entré, vous & le
monde, mon travail de chaque jour & ma
gloire future. Je ne vivais plus que pour
une idée unique, aimer et souffrir. Au-
jourd'hui , dans mon apaisement , j'en-
tends s'éveiller une à une ces pensées que
je reconnais & auxquelles je souhaite la
bienvenue, l'âme attendrie. J'étais aveu-
gle, de nouveau, je vois clair en moi,
La confession de Claude 3 19
le voile s'eft déchiré , je retrouve le monde
tel que je l'avais laissé, large pour les jeu-
nes courages, lumineuiCj plein d'applau-
dissements. Je vais reprendre mon labeur,
me refaire des forces, lutter au nom de
mes croyances, au nom de mes tendresses.
Faites-moi place à vos côtés, frères.
Trempons-nous dans l'air pur, dans les
chax..^s éclatants ùe suleil, dans nos
amours vierges. Préparons-nous à la vie
n nous aimant tous trois, en courant,
la main dans la main, libres sous le ciel.
Attendez-moi, & faites que la Provence
soit plus douce, plus encourageante pour
me recevoir & me rendre mon enfance.
Hier, lorsque devant la fenêtre, en face
du cadavre de Marie, je m'épurais dans la
foi, j'ai vu le ciel, plein d'ombre, blanchir
à l'horizon. Toute la nuit, j'avais eu de-
vant les yeux les espaces noirs, troués par
les rayons jaunes des étoiles; j'avais sonde
vainement l'infini du gouffre sombre,
m'etlrayant de ce calme immense, r"- c-
320 La confession de Claude
néant insondable. Ce calme^ ce néant se
sont éclairés ; les ténèbres ont frémi & se
sont repliées lentement, laissant voir leurs
myftères ; l'effroi de iombre a fait place à
l'espérance de la clarté naissante. Tout le
ciel s'eft enflammé peu à peu ; il a eu des
teintes roses, douces comme des sourires;
il s'eft creusé dans la lumière pâle, lais-
sant voir Dieu à cette heure matinale &
transparente. Et moi, seul, en face de ce
déchirement de la nuit^ de cette naissance
lente & majeftueuse du jour, je me suis
senti au cœur une force jeune, invincible,
un espoir immense.
Frères, c'était l'aurore.
2499
C5
1893
Zola, Krûile
La coafession de Claude. .
New éd.
PLEASE DO NOT REMOVE
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