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Full text of "La confession de Claude"

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PROFESSORJ.S.WILL 

LA 


CONFESSION 


DE    CLAUDE 


G.  CHARPENTIER  et  E.  FASQUELLE,  éditeurs 


11.    RUE    DE    GRENELLE,    PARIS 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 

PUBLIÉS  DANS  LA  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 
à  3  fr.  50  le  Tolume. 


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La  Confession  de  Claude,  nouvelle  édition.  '. 

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EMILE     ZOLA 


LA 


CONFESSION 

DE    CLAUDE 


NOUVELLE  EDITION 


PARIS 
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

G.   CHARPENTIER  ET  E.  FASQUELLE,  ÉDITEURS 

11,    RLE    DE    OREXKLLE,    11 
1893 

Tous  droits  réservés. 


A  MES   AMIS 


P.   CÉZANNE  ET  J.-B.  BAILLE. 


Vous  avez  connu^  mes  amis,  le  misé- 
rable enfant  dont  je  publie  aujourd'hui' 
les  lettres.  Cet  enfant  n'eft  plus.  Il  a 
voulu  grandir  dans  la  mort  Se  Poubli 
de  sa  jeunesse. 

J'ai  hésité  longtemps  avant  de  donner 
au  public  les  pages  qui  suivent.  Je  dou- 
tais du  droit  que  je  pouvais  avoir  de 
montrer  un  corps  &.  un  cœur  dans  leur 
nudité;  je  m'interrogeais,  me  deman- 
dant s'il  m'était  permis  de  divulguer  le 


La  confession  de  Claude 


secret  d'une  confession.  Puis,  lorsque 
je  relisais  ces  lettres  haletantes  &.  fié- 
vreuses, vides  de  faits,  se  liant  à  peine 
les  unes  aux  autres,  je  me  décourageais, 
je  me  disais  que  les  ledieurs  accueille- 
raient sans  doute  fort  mal  une  pareille 
publication,  toute  diffuse,  toute  folle  & 
emportée.  La  douleur  n^a  qu'un  cri  : 
l'œuvre  eft  une  plainte  sans  cesse  répé- 
tée. J'iiésitais  comme  homme  8c  comme 
écrivain. 

Un  jour,  j'ai  songé  enfin  que  notre 
âge  a  besoin  de  leçons  &  que  j'avais 
peut-être  entre  les  mains  la  guérison  de 
quelques  cœurs  endoloris.  On  veut  que 
nous  moralisions,  nous  les  poètes  &  les 
romanciers.  Je  ne  sais  point  monter  en 
chaire^  mais  je  possédais  l'œuvre  de 
sang  &  de  larmes  d'une  pauvre  âme, 
je  pouvais  à  mon  tour  inftruire  &.  con- 
soler. Les  aveux  de  Claude  avaient  le 


La  confession  de  Claude 


suprême  enseignement  des  sanglots,  la 
morale  haute  &  pure  de  la  chute  Se  de 
la  rédemption. 

Et  j'ai  vu  alors  que  ces  lettres  étaient 
telles  qu'elles  devaient  être.  J'ignore 
encore  aujourd'hui  comment  le  public 
les  acceptera,  mais  j'ai  foi  dans  leur 
franchise,  même  dans  leur  emporte- 
ment. Elles  sont  humaines. 

Je  me  suis  donc  décidé,  mes  amis,  à 
éditer  ce  livre.  Je  m'y  suis  décidé  au 
nom  de  la  vérité  &  du  bien  de  tous. 
Puis,  en  dehors  de  la  foule,  je  songeais 
à  vous,  il  me  plaisait  de  vous  conter 
de  nouveau  la  terrible  hilloire  qui  vous 
a  déjà  fait  pleurer. 

Cette  hiftoire  eft  nue  &  vraie  jusqu'à 
la  crudité.  Les  délicats  se  révolteront. 
Je  n'ai  pas  pensé  devoir  retrancher  une 
ligne,  certain  que  ces  pages  sont  Tex- 
pression  complète  d'un  cœur  dans  lequel 


La  confession  de  Claude 


il  y  a  plus  de  lumière  que  d'ombre.  Elles 
ont  été  écrites  par  un  enfant  nerveux 
Se  aimant  qui  s'eft  donné  entier,  avec 
les  frissons  de  sa  chair  &  les  élans  de 
son  âme.  Elles  sont  la  manifeftation 
maladive  d'un  tempérament  particulier 
qui  a  râpre  besoin  du  réel  8c  les  espé- 
rances menteuses  Se  douces  du  rêve. 
Tout  le  livre  eft  là,  dans  la  lutte  entre 
le  songe  &  la  réalité.  Si  les  amours 
honteuses  de  Claude  le  font  juger  sévè- 
rement, qu'on  lui  pardonne  au  dénoû- 
ment,  lorsqu'il  se  relève  plus  jeune  & 
plus  fort,  voyant  jusqu'à  Dieu. 

Il  y  a  du  prêtre  dans  cet  enfant.  Il 
s'agenouillera  peut  -  être  un  jour.  Il 
cherche  avec  un  désespoir  immense  une 
vérité  qui  le  soutienne.  Aujourd'hui,  il 
nolis  conte  sa  jeunesse  désolée,  il  nous 
montre  ses  plaies,  il  crie  ce  qu'il  a  souf- 
fert, afin  d'éviter  à  ses  frères  de  pareilles 


La  confession  de  Claude 


souffrances.  Les  temps  sont  mauvais 
pour  les  cœurs  qui  ressemblent  au  sien. 

Je  puis  d'un  mot  caractériser  son 
œuvre,  lui  accorder  le  plus  grand  éloge 
que  je  désire  comme  artifle,  &  répondre 
en  même  temps  à  toutes  les  objeftions 
qui  seront  faites  : 

Claude  a  vécu  tout  haut. 


Emile  Zou 


4  5  octobre  i865. 


LA 

CONFESSION  DE  CLAUDE 


I 


Voici  l'hiver  :  l'air,  au  matin,  devient 
plus  fraiSj  &  Paris  met  son  manteau  de 
brouillard.  Voici  la  saison  des  soirées  in- 
times. Les  lèvres  frileuses  cherchent  les 
baisers;  les  amants,  chassés  des  campagnes, 
se  réfugient  dans  les  mansardes,  &,  se 
pressant  devant  le  foyer,  jouissent,  au 
bruit  de  la  pluie,  de  leur  printemps  éter- 
nel. 


La  confession  de  Claude 


Moij  frères,  je  vis  triftement:  j'ai  l'hiven 
sans  printempSj  sans  amoureuse.  Mon 
grenier,  tout  au  haut  d'un  escalier  humide, 
eft  grand  &  irrégulier;  les  angles  se  per- 
dent dans  l'ombre_,  les  murs,  nus  &  obli- 
ques, font  de  la  chambre  une  sorte  de 
corridor  qui  s'allonge  en  forme  de  bière. 
De  pauvres  meubles,  minces  planches  mal 
ajuftées  &  peintes  d'une  horrible  couleur 
rouge,  craquent  funèbrement  dès  qu'on 
les  touche.  Des  lambeaux  de  damas  déteint 
pendent  au-dessus  du  lit,  &  la  fenêtre, 
privée  de  rideaux,  s'ouvre  sur  une  grande 
muraille  noire,  éternellement  debout  & 
sévère. 

Le  soir,  quand  le  vent  ébranle  la  porte 
&  que  les  murs  vacillent  avec  la  flamme 
de  ma  lampe,  je  sens  peser  sur  moi  un  en- 
nui morne  &  glacé.  Je  m'arrête  au  foyer 
mourant,  aux  laides  rosaces  brunes  du  pa- 
pier peint,  aux  vases  de  faïence  où  se  sont 
fanées  les  dernières  fleurs,  &  je  crois  en- 
tendre chaque  chose  se  olaindre  de  solitude 


La  confession  de  Claude 


&  de  pauvreté.  Cette  plainte  eft  navrante. 
La  mansarde  entière  me  réclame  les  rires, 
les  richesses  de  ses  sœurs.  Le  foyer  de- 
mande de  grands  feux  joyeux;  les  vases, 
oubliant  la  neige,  veulent  des  roses  fraî- 
ches; la  couche  soupire,,  me  parlant  de 
cheveux  blonds  &  de  blanches  épaules. 

J'écoute,  Je  ne  puis  que  me  désoler.  Je 
n'ai  pas  de  luftre  à  suspendre  au  plafond, 
pas  de  tapis  pour  cacher  les  dalles  inégales 
&  brisées.  Et,  lorsque  ma  chambre  ne  veut 
pour  sourire  que  de  belle  toile  blanche, 
des  meubles  simples  &  luisants,  je  me  dé- 
sole encore  davantage  de  ne  pouvoir  la 
contenter.  Alors  elle  me  paraît  plus  déserte 
&  plus  misérable  :  le  vent  y  pénètre  plus 
froid j  l'ombre  y  flotte  plus  épaisse;  la  pous- 
sière s'amasse  surles  planches,  la  tapisserie 
se  déchire  montrant  le  plâtre.  Tout  se  tait: 
j'entends,  dans  le  silence,  les  sanglots  de 
mon  cœur. 

Frères,  vous  souvenez-vous  des  jours 
011  la  vie  était  en  songe  pour  nous?  Nous 


La  confession  de  Claude 


avions  l'amitié,  nous  rêvions  l'amour  &  la 
gloire.  Vous  souvenez-vous  de  ces  tièdes 
soirées  de  Provence_,  lorsque,,  au  lever  def 
étoiles,  nous  allions  nous  asseoir  dans  le 
sillon  fumant  encore  des  ardeurs  du  soleil? 
Le  grillon  chantait;  le  souffle  harmonieux 
des  nuits  d'été  berçait  notre  causerie.  Tous 
trois  nous  laissions  nos  lèvres  dire  ce  que 
pensaient  nos  cœurSj  Su,  naïvement,  nous 
aimions  des  reines,  nous  nous  couronnions 
de  lauriers.  Vous  me  contiez  vos  songes, 
je  vous  contais  les  miens.  Puis,  nous  dai- 
gnions redescendre  sur  terre.  Je  vous  con- 
fiais ma  règle  de  vie,  toute  consacrée  au 
travail  &  à  la  lutte;  je  vous  disais  mon 
grand  courage.  Me  sentant  la  richesse 
de  l'âme,  je  me  plaisais  à  l'idée  de  pau- 
vreté. Vous  montiez,  comme  moi,  l'escalier 
des  mansardes,  vous  espériez  vous  nourrir 
de  grandes  pensées;  grâce  à  votre  igno- 
rance du  réel,  vous  sembliez  croire  que 
l'artifte,  dans  l'insomnie  de  sa  veille,  gagne 
le  pain  du  lendemain. 


La  confession  de  Claude 


D'autres  fois,  quand  les  fleurs  étaient 
plus  douces  j  les  étoiles  plus  radieuses, 
nous  caressions  d'amoureuses  visions. 
Chacun  de  nous  avait  sa  bien-aimée.  Les 
vôtres,  vous  souvenez-vous?  brunes  & 
rieuses  filles,  étaient  reines  des  moissons 
&des  venda'nges;  elles  se  jouaient,  parées 
d'épis  &  de  grappes^  &  couraient  par  les 
sentiers,  emportées  dans  le  vol  de  leur 
turbulente  jeunesse.  La  mienne,  pâle  & 
blonde^  avait  la  royauté  des  lacs  &  des 
nuées;  elle  marchait  languissamment, 
couronnée  de  verveines,  semblant  à  cha- 
que pas  prête  à  quitter  la  terre. 

Vous  souvenez-vouSj  frères?  Le  mois 
dernier^  nous  allions  ainsi  rêver  au  milieu 
des  campagnes,  &  puiser  le  courage  de 
l'homme  dans  le  saint  espoir  de  l'enfant. 
Je  me  suis  fatigué  du  songe,  j'ai  cru  me 
sentir  la  force  de  la  réalité.  Voici  cinq  se- 
maines que  j'ai  quitté  nos  larges  horizons 
que  féconde  le  souffle  embrasé  de  midi. 
J'ai  serré  vos  mains,  j'ai  dit  adieu  à  notre 


La  confession  de  Claude 


champ  préféréj  Sc^  le  premier,  j'ai  voulu 
chercher  la  couronne  et  l'amante  que  Dieu 
garde  à  nos  vingt  ans. 

—  Claude^  m'avez-vous  dit  au  départ,  te. 
voici  dans  la  lutte.  Demain,  nous  ne  serons 
plus  là  comme  hier,  te  donnant  espérance 
&  courage.  Tu  vas  te  trouver  seul  & 
pauvre^  n'ayant  que  des  souvenirs  pour 
peupler  &  dorer  ta  solitude.  La  tâche  eft 
rude,  dit-on.  Pars  cependant,  puisque  tu 
as  soif  de  la  vie.  Souviens-toi  de  tes  pro- 
jets :  sois  ferme  &  loyal  dans  l'adlion, 
comme  tu  l'étais  dans  le  rêve;  vis  dans  les 
grenierSj  mange  ton  pain  dur,  souris  à  la 
misère.  Que  l'homme  ne  raille  pas  en  toi 
l'ignorance  de  l'enfant,  qu'il  accepte  l'âpre 
labeur  du  bien  &  du  beau.  La  souf- 
france grandit  l'homme^  les  pleurs  sont 
séchés  un  jour,  lorsqu'on  a  beaucoup 
aimé.  Bon  courage,  &  attends-nous.  Nous 
te  consolerons,  nous  te  gronderons  de  loin. 
Nous  ne  pouvons  te  suivre  aujourd'hui, 
car   nous  ne  nous  sentons  pas  ta  force; 


La  confession  de  Claude  i3 

notre  rêve  eft  encore  trop  séduisant  pour 
que  nous  l'échangions  contre  la  réalité. 

Grondez-moi,  frères,  consolez-moi.  Je 
ne  fais  que  commencer  à  vivre^  &  je  suis 
déjà  bien  trifte.  Ah  !  que  la  mansarde  de 
nos  songes  était  blanche!  comme  la  fenêtre 
s'égayait  au  soleil ,  comme  la  pauvreté 
"&  la  solitude  y  rendaient  la  vie  ftudieuse 
&  paisible  !  La  misère  avait  pour  nous  le 
luxe  de  la  lumière  &  du  sourire.  Mais  sa- 
vez-vous  combien  eft  laide  une  vraie  man- 
sarde? Savez-vous  comme  on  a  froid  lors- 
qu'on eft  seulj  sans  fleurs ^  sans  blancs 
rideaux  où  reposer  les  yeux?  Le  jour  &  la 
gaieté  passent  sans  entrer^  n'osant  s'aven- 
turer dans  cette  ombre  &  dans  ce  silence. 

Oa  sont  mes  prairies  <Sc  mes  ruisseaux? 
où  mes  soleils  couchants  qui  doraient  les 
cimes  des  peupliers  &  changeaient  les  ro- 
chers de  l'horizon  en  palais  étincelants? 
Me  suis-Je  trompé,  frères?  Ne  suis-je  qu'un 
enfant  qui  veut  être  homme  avant  l'âge? 
Ai-je  eu  trop  de  confiance  en  ma   force, 


14  La  confession  de  Claude 

ma  place  serait-elle  de  rêver  encore  à  vos 
côtés? 

Voici  le  jour  qui  naît.  J'ai  passé  la  nuit 
devant  mon  foyer  éteint,  regardant  mes 
pauvres  murs,  vous  contant  mes  pre- 
mières souffrances.  Une  lueur  blafarde 
éclaire  les  toits,  quelques  flocons  de  neige 
tombent  lentement  du  ciel  pâle  &  trifte. 
Le  réveil  des  grandes  villes  eft  inquiet. 
J'entends  monter  jusqu'à  moi  ces  mur- 
mures des  rues  qui  ressemblent  à  des  san- 
glots. 

Non,  cette  fenêtre  me  refuse  le  soleil,  ce 
plancher  eft  humide,  cette  mansarde  eil 
déserte.  Je  ne  puis  aimer,  je  ne  puis  tra- 
vailler ici. 


La  confession  de  Claude  t5 


II 


Vous  vous  irritez  de  mon  peu  de  cou- 
rage, vous  m'accusez  d'envier  le  velours 
&  le  bronze,  de  ne  pas  accepter  la  sainte 
pauvreté  du  poète.  Hélas!  j'aime  les  grands 
rideaux,  les  candélabres,  les  marbres  que 
le  ciseau  a  puissamment  caressés.  J'aime 
tout  ce  qui  brille,  tout  ce  qui  a  beauté, 
grâce  &  richesse.  Il  me  faut  les  demeures 
princières.  Ou  plutôt  encore,  les  champs 
avec  leurs  tapis  de  mousse,  frais  &  parfu- 
més, leurs  draperies  de  feuilles,  leurs  lar- 
ges horizons  de  lum  ière.  Je  préfère  le 
luxe  de  Dieu  au  luxe  d  es  hommes. 

Pardonnez,  frères,  la  soie  eft  si  douce, 
la  dentelle  si  légère;  le  soleil  rit  si  gaie" 
ment  dans  l'or  &  dans  le  criflal! 

Laissez-moi  rêver,  ne  craignez  pas  pour 


i6  La  confession  de  Claude 

ma  fierté.  Je  veux  écouter  vos  fortes  & 
belles  paroles,  embellir  ma  mansarde  de 
gaieté,  l'éclairer  de  grandes  pensées.  Si 
je  me  sens  trop  seul,  je  me  créerai  une 
compagne  qui,  fidèle  à  ma  voix^  viendra 
me  baiser  au  frontj  après  la  tâche  accom- 
plie. Si  les  dalles  sont  froides,  si  le  pain 
manque,  j'oublierai  l'hiver  &  la  faim  en 
me  sentant  le  cœur  chaud.  A  vingt  ans,  il 
eft  aisé  d'être  artisan  de  sa  joie. 

L'autre  nuit_,  la  voix  des  vents  était  mé- 
lancolique, ma  lampe  se  mourait,  mon  feu 
s'était  éteint;  l'insomnie  avait  troublé  ma 
raison,  de  pâles  fantômes  erraient  dans 
mon  ombre.  J'ai  eu  peur,  frères,  je  me  suis 
senti  faible,  je  vous  ai  dit  mes  larmes. 
Le  premier  rayon  a  chassé  le  cauchemar 
de  ma  veille.  Aujourd'hui  l'obftacle  n'eft 
plus  en  moi.  J'accepte  la  lutte. 

Je  veux  vivre  au  désert^  n'écoutant  que 
mon  cœur,  ne  voyant  que  mon  rêve.  Je 
veux  oublier  les  hommes,  m'interroger  & 
me  répondre.  Pareil  à  la  jeune  épouse  dont 


La  confession  de  Claude  17 

le  sein  a  frémi  du  tressaillement  des  mères, 
le  poëtCj  quand  il  croit  sentir  tressaillir  la 
pensée  en  lui,  doit  avoir  une  heure  d'ex- 
tase &  de  recueillement.  Il  court  s'enfer- 
mer avec  son  cher  fardeau,  n'ose  croire  à 
son  bonheur,  interroge  son  flanc,  espère  & 
doute  encore.  Puis,  lorsqu'une  douleur 
plus  vive  lui  dit  bien  que  Dieu  l'a  fécondé, 
alors  pendant  de  longs  mois  il  fuit  la  foule, 
tout  à  l'amour  de  l'être  que  le  ciel  lui 
confie. 

Qu'on  le  laisse  se  cacher  &  jouir  en 
avare  des  angoisses  de  l'enfantement;  de- 
main, dans  son  orgueil,  il  viendra  deman- 
der des  caresses  pour  le  fruit  de  ses  en- 
trailles. 

Je  suis  pauvre,  je  dois  vivre  seul.  Ma 
fierté  souffrirait  de  banales  consolations, 
ma  main  ne  veut  presser  que  les  mains 
ses  égales.  J'ignore  le  monde,  mais  je  sens 
que  la  misère  eft  si  froide  qu'elle  doit 
glacer  les  cœurs  autour  d'elle,  &  qu'étant 
sœur  du  vice,  elle  efl  timide  &  honteuse. 


La  confession  de  Claude 


lorsqu'elle   est  noble.  J'ai  le  front  haut, 
j'entends  ne  point  le  baisser. 

Pauvreté,  solitude,  soyez  donc  mes  hô- 
tesses. Soyez  mes  anges  gardiens,  mes 
muses,  mes  compagnes  à  la  voix  rude  & 
encourageante.  Faites-moi  fort,  donnez- 
moi  la  science  de  la  vie,  dites-moi  com- 
bien coûte  le  pain  de  chaque  jour.  Que 
vos  mâles  caresses,  si  âpres  qu'elles  sem- 
^blentdes  blessures,  m'endurcissent  dans 
le  bien  &  le  jufte.  J'allumerai  ma  lampe, 
pendant  ces  nuits  d'hiver,  &  je  vous  sen- 
tirai toutes  deux  à  mes  côtés,  glacées  & 
silencieuses,  vous  courbant  sur  ma  ta- 
ble, me  diftant  l'austère  vérité.  Lors- 
que, las  d'ombre  &  de  silence^  je  poserai 
la  plume  &  que  je  vous  maudirai,  votre 
sourire  mélancolique  me  fera  peut-être 
douter  de  mes  rêves.  Alors  votre  paix 
sereine  &  trifte  vous  rendra  si  belles 
que  je  vous  prendrai  pour  amantes.  Nos 
amours  seront  sévères  &  profondes  comme 
vous;  les  amoureux,  de  seize  ans  envie- 


La  confession  de  Claude  19 

ront    l'acre    volupté   de    nos  baisers  fé- 
conds. 

Et  cependant,  frères,  ils  me  serait  doux 
de  me  sentir  la  pourpre  aux  épaules,  non 
pour  m'en  draper  devant  la  foule,  mais 
pour  vivre  plus  largement  sous  le  riche  & 
superbe  tissu.  Il  me  serait  doux  d'être  roi 
d'Asie,  de  rêver  nuit  et  jour  sur  un  lit 
de  roses,  dans  une  de  ces  féeriques  de- 
meures, harems  de  fleurs  &  de  sultanes.  Les 
bains  de  marbre  aux  fontaines  parfumées, 
les  galènes  de  chèvrefeuilles  soutenus 
sur  des  treillages  d'argent,  les  immenses 
salles  aux  plafonds  semés  d'étoiles,  n'eft- 
ce  pas  là  le  palais  que  les  anges  devraient 
bâtir  pour  chaque  homme  de  vingt  ans? 
La  jeunesse  veut  à  son  feftin  tout  ce  qui 
chante,  tout  ce  qui  rayonne.  Lors  du 
premier  baiser,  il  faut  que  l'amante  soit 
toute  de  dentelle  &  de  bijoux,  que  la 
couche,  portée  par  quatre  fées  d'or  &  de 
marbre,  ait  un  ciel  de  pierreries  &  des 
toiles  de  satin. 


La  confession  de  Claude 


Frères,  frères,  ne  me  grondez  pas^  je 
vais  être  sage.  Je  vais  aimer  mon  grenier 
&  ne  plus  songer  à  mes  palais.  Oh  !  que 
la  vie  y  serait  jeune  &  passionnée! 


III 


Je  travaille^  J'espère.  Je  passe  les  Jour- 
nées devant  ma  petite  table,  quittant  la 
plume  pendant  de  longues  heures  pour 
caresser  quelque  blonde  tête  que  l'encre 
souillerait.  PuiSj  je  reprends  l'œuvre  com- 
mencée, parant  mes  héroïnes  des  rayons 
de  mes  rêves.  J'oublie  la  neige  &  l'armoire 
vide.  Je  vis  je  ne  sais  où,  peut-être  dans 
un  nuage,  peut-être  dans  le  duvet  d'un 
nid  abandonné.  Quand  j'écris  une  phrase 
lefte  &  coquettement  drapée,  je  crois  voir 


La  confession  de  Claude 


des   anges   &    des   aubépines    en   fleurs. 

J'ai  la  sainte  gaieté  du  travail.  Ah!  que 
j'étais  fou  d'être  trifle  &  que  je  me  trom- 
pais en  me  croyant  pauvre  &  seul!  Je  ne 
sais  plus  ce  qui  me  désolait.  Hier,  je  crois^ 
ma  chambre  était  laide;  elle  me  sourit  au- 
jourd'hui. Je  sens  autour  de  moi  des  amis 
que  je  ne  vois  pas,  mais  qui  sont  en  grand 
nombre  &  qui  tous  me  tendent  la  main. 
Leur  foule  me  cache  les  murs  de  mon  ré- 
duit. 

Va,  pauvre  petite  table,  lorsque  la  dé- 
sespérance me  touchera  de  son  aile,  je 
viendrai  toujours  m'asseoir  devant  toi  & 
m'accouder  sur  la  feuille  blanche  où  mon 
rêve  ne  se  fixe  qu'après  m'avoir  rendu  le 
sourire. 

Hélas!  il  me  faut  cependant  une  ombre 
de  réalité.  Je  me  surprends  parfois  in- 
quiet, souhaitant  une  joie  dont  je  n'ai  pas 
conscience.  Alors^  j'entends  comme  une 
vague  plainte  de  mon  cœur  :  il  me  dit 
qu'il  a  toujours  froid,  toujours  îaim,  & 


La  confession  de  Claude 


qu'une  folle  rêverie  ne  peut  le  réchauffer 
ni  le  rassasier.  Je  veux  le  contenter.  Je 
sortirai  demain,  non  plus  m'isolant  en 
moi-même^  mais  regardant  aux  fenêtres, 
lui  disant  de  choisir  parmi  les  belles 
dames.  Puis,  de  temps  en  temps,  Je  le 
ramènerai  sous  le  balcon  préféré.  Il  en 
emportera  un  regard  comme  pâture,  &, 
huit  jours  durant_,  ne  sentira  plus  l'hiver. 
Lorsqu'il  criera  famine,  un  nouveau  sou- 
rire l'apaisera. 

Frères,  n'avez-vous  jamais  rêvé  qu'un 
soir  d'automne  vous  rencontriez  dans  les 
blés  une  brune  fille  de  seize  ans?  Elle  vous 
souriait  au  passage^  puis  se  perdait  au  mi- 
lieu des  épis.  La  nuit,  vous  la  revoyiez  en 
rêve,  &,  le  lendemain_,  vous  preniez  à  la 
même  heure  le  sentier  de  la  veille.  La 
chère  vision  passait,  souriait  encore^ 
vous  laissant  un  nouveau  songe  pour 
votre  prochain  sommeil.  Les  mois,  les 
années  s'écoulaient.  Chaque  jour,  votre 
cœur  affamé  venait  se  rassasier  d'un  sou- 


La  confession  de  Claude  23 

rirCj  &  jamais  il  ne  désirait  davantage.  La 
vie  entière  ne  suffisait  pas  à  vous  faire 
épuiser  le  regard  de  la  jeune  moisson- 
neuse. 


IV 


Hier,  j'avais  grande  flamme  au  foyer. 
J'étais  riche  de  deux  bougies,  je  les  avais 
allumées  toutes  deux,  sans  songer  au  len- 
demain. 

Je  me  surprenais  à  chanter,  tout  en  me 
préparant  pour  une  nuit  de  travail.  La 
mansarde  riait  d'être  chaude  &  lumineuse. 

Comme  je  m'asseyais,  j'ai  entendu  dans 
l'escalier  un  bruit  de  voix  &  de  pas  préci- 
pités. Des  portes  s'ouvraient  &  se  fer- 
maient. Puis,  dans  le  silence^  des  cris 
étouffés  montaient  jusqu'à  moi.  Je  m'étais 


24  La  confession  de  Claude 

dresséj  vaguement  inquiet  &  prêtant  l'o- 
reille. Les  bruits  cessaient  par  inftants; 
j'allais  reprendre  ma  c  aaise,  lorsque  quel- 
qu'un a  monté  et  m'a  crié  qu'une  femme, 
ma  voisine,  subissait  une  crise  de  nerfs. 
On  me  demandait  secours.  La  porte  ou- 
verte, je  n'ai  vu  que  l'escalier  noir  &  si- 
lencieux. 

Je  me  suis  couvert  d'un  vêtement  plus 
chaud  &  je  suis  descendu^  oubliant  même 
de  prendre  une  de  mes  bougies.  A  l'étage 
inférieur,  je  me  suis  arrêté^  ne  sachant  où 
entrer.  Je  n'entendais  plus  aucune  plainte^ 
j'étais  entouré  d'épaisses  ténèbres.  Enfin, 
j'ai  aperçu  par  la  fente  d'une  porte  entre- 
bâillée un  mince  filet  de  lumière.  J'ai 
poussé  cette  porte. 

La  chambre  était  sœur  de  la  mienne  : 
grande,  irrégulière,  délabrée.  Seulement, 
comme  je  quittais  ma  mansarde  dans  un 
jour  d'e  flamme  &  de  clarté,  l'ombre  &  le 
froid  de  celle-ci  m'ont  serré  le  cœur  de 
pitié  &  de  trif'csse.  Un  air  humide  m'a 


L-7  confession  de  Claude  ib 

frappé  au  visage;  une  maigre  chandelle 
brûlant  sur  un  des  coins  de  la  cheminée, 
s'efl  effarée  au  vent  de  l'escalier,  sans  me 
permettre  d'abord  de  voir  les  objets. 

Je  m'étais  arrêté  sur  le  seuil.  Enfin,  j'ai 
diflingué  le  lit  :  les  draps  rejetés  &  tordus 
avaient  glissé  à  terre,  des  vêtements  épars 
traînaient  sur  la  couverture. 

Au  milieu  de  ces  lambeaux,  s'allongeait 
une  forme  blanche,  indécise.  J'aurais  cru 
avoir  un  cadavre  devant  moi,  si  la  chan- 
delle ne  rrr'avait  montré  par  moments  une 
main  pendant  hors  de  la  couche  &  agitée 
par  de  rapides  convulsions. 

Au  chevet,  se  dressait  une  vieille  femme. 
Ses  cheveux  gris  dénoués  retombaient  en 
mèches  raides  sur  son  front,  sa  robe  mise 
à  la  hâte  montrait  ses  bras  jaunes  &  dé- 
charnés. Elle  me  tournait  le  dos,  soute- 
nant la  tête  &  me  cachant  le  visage  de  la 
femme  couchée. 

Ce  corps  frissonnant  veillé  par  cette  hor- 
rible vieille  m'a  causé  une  rapide  impres- 

2 


La  confession  de  Claude 


sion  de  dégoût  &  d'effroi.  L'immobilité 
des  figures  leur  domiait  une  grandeur  fan- 
taftique,  leur  silence  faisait  presque  douter 
de  leur  vie.  J'ai  cru  un  inftant  assifter  à 
une  de  ces  scènes  effrayantes  du  sabbat, 
lorsque  les  sorcières  sucent  le  sang  des 
jeunes  filles,  &,  les  jetant  blêmes  &  ridées 
dans  les  bras  de  la  mort^  leur  volent  leur 
jeunesse  &  leur  fraîcheur. 

Au  bruit  de  la  porte^  la  vieille  a  tourné 
la  tête.  Elle  a  laissé  retomber  lourdement 
le  corps  qu'elle  soutenait^puis  s'eft  avancée 
vers  moi. 

—  Ah  !  monsieur,  m'a-t-elle  dit,  je  vous 
remercie  d'être  venu.  Les  vieilles  gens 
craignent  les  nuits  d'hiver;  cette  chambre 
eft  si  froide  que  je  n'en  serais  peut-être  pas 
sortie  demain.  Je  veille  tard,  voyez-vous, 
&,  quand  on  mange  peu,  on  a  besoin  d'un 
plus  long  sommeil.  D'ailleurs ,  la  crise  eft 
terminée.  Vous  n'aurez  qu'à  attendre  le 
réveil  de  cette  dame.  Bonne  nuit,  mon- 
sieur. 


La  confession  de  Claude  27 

La  vieille  s'eft  retirée,  je  suis  demeuré 
seul.  J'ai  fermé  la  porte,  &_,  prenant  la 
chandelle,  je  me  suis  approché  du  lit."  La 
femme  qui  s'y  trouvait  étendue  pouvait 
avoir  environ  vingt-quatre  ans.  Elle  était 
plongée  dans  cet  accablement  profond  qui 
succède  aux  convulsions  des  attaques  de 
nerfs.  Ses  pieds  se  trouvaient  repliés  sous 
elle,  ses  bras,  raides  encore  &  grands  ou- 
verts, étaient  rejetés  aux  deux  bords  de  la 
couche.  Je  n'ai  pu  d'abord  juger  de  sa 
beauté  :  sa  tête,  penchée  en  arrière,  se  per- 
dait dans  le  fîot  de  ses  cheveux. 

Je  l'ai  prise  dans  mes  bras,  j'ai  détendu 
ses  membres,  je  l'ai  couchée  sur  le  dos. 
Puis  j'ai  écarté  les  boucles  de  son  front. 
Elle  était  laide  :  ses  yeux  fermés  man- 
quaient de  cils,  ses  tempes  étaient  basses 
&  fuyantes,  sa  bouche  grande  &  affaissée. 
Je  ne  sais  quelle  vieillesse  précoce  avait 
effacé  les  contours  de  ses  traits  &  mis  sur 
sa  face  entière  une  empreinte  de  lassitude 
&  d'avidité. 


28  La  confession  de  Claude 

Elle  dormait.  J'ai  entassé  sur  ses  pieds 
tous  les  chiffons  qui  me  sont  tombés  sous 
la  main,  j'ai  haussé  sa  tête  sous  un  autre 
paquet  de  vêtements.  Ma  science  se  bor- 
nant à  ces  soinSj  je  me  suis  décidé  à  atten- 
dre son  réveil.  Je  craignais  qu'elle  ne 
subît  une  seconde  crise  &  qu'elle  ne  se 
blessât  en  tombant. 

Je  me  suis  mis  à  visiter  le  grenier.  J'a- 
vais, en  entrant,  senti  s'en  échapper  un 
violent  parfum  de  musc,  qui,  se  mêlant  à 
l'odeur  acre  de  l'humidité,  saisissait  étran- 
gement l'odorat.  Sur  la  cheminée,  se  ran- 
geait une  file  de  bouteilles  et  de  petits  pots 
gras  encore  d'huiles  aromatiques.  Au 
dessuSj  pendait  une  glace  étoilée  dont  le 
tain  manquait  par  larges  plaques.  D'ail- 
leurs, les  murs  étaient  nus;  tout  traînait 
à  terre  :  souliers  de  satin  éculés,  linges  sa- 
les, rubans  fanés,  lambeaux  de  dentelle. 
Comme  j'allais,  rejetant  du  pied  les  gue- 
nilles pour  me  faire  passage,  j'ai  rencontré 
une  belle  robe  neuvCj  toute  de  soie  bleue. 


La  confession  de  Claude  2g 

&  ornée  de  nœuds  en  velours.  Elle  était 
jetée  c'ans  un  coin,  parmi  les  autres  chif- 
fons, roulée  en  paquet^  fripée,  tachée  en- 
core de  la  boue  de  la  veille.  Je  l'ai  relevée 
&  l'ai  pendue  à  un  clou. 

Las,  ne  trouvant  pas  de  siège,  Je  suis 
venu  m'asseoiraupieddu  lit.  Je  commen- 
çais à  comprendre  où  je  me  trouvais.  La 
fille  dormait  toujours;  elle  était  mainte- 
nant en  pleine  lumière.  J'ai  cru  m'étre 
trompé  en  la  déclarant  laide,  &  je  me  suis 
pris  à  la  contempler.  Un  sommeil  plus 
doux  avait  mis  à  ses  lèvres  un  vague 
sourire;  ses  traits  s'étaient  détendus,  la 
souffrance  passée  donnait  à  sa  laideur  une 
sorte  de  beauté  douce  &  amère.  Elle  repo- 
sait, trifte  &  résignée.  Son  âme  semblait 
profiter  du  repos  de  son  corps  pour  monter 
à  sa  face. 

C'était  donc  là  cette  misère  immonde, 
étrange  assemblage  de  soie  bleue  &  de 
fange.  Ce  grenier  était  le  bouge  infâme  de 
la  luxure    affamée  marchandant   sa    sa- 


La  confession  de  Claude 


tiété  ;  cette  fille  était  une  de  ces  vieilles  de 
vingt  ans,  n'ayant  plus  de  la  femme  que 
la  marque  fatale  du  sexe^  trafiquant  de 
ce  corps  que  le  ciel  leur  laisse  en  leur  reti- 
rant l'âme.  Quoi  !  tant  de  limon  en  un  seul 
être,  tant  de  souillures  en  un  seul  cœur! 
Dieu  frappe  rudement  sa  créature  lorsqu'il 
lui  laisse  déchirer  sa  robe  d'innocence  & 
mettre  la  ceinture  lâche  &  flottante  qui  se 
dénoue  sous  la  main  de  chaque  passant. 
Dans  nos  rêves  d'amour,  nous  ne  rêvions 
jamais  qu'un  soir  nous  trouverions  un 
grabat  dans  l'ombre  d'un  grenier,  &,  sur 
ce  grabat,  une  fille  du  ruisseau  endormie 
&  demi-nue. 

La  malheureuse  inclinait  la  tête  sous 
l'aile  caressante  d'un  songe;  un  souffle 
doux  &  régulier  s'échappait  de  ses  lèvres; 
sur  ses  paupières  languissamment  fermées, 
courait  par  infl^ants  un  faible  frisson.  Je 
m'étais  accoudé  au  bois  du  lit^  mon  re- 
gard ne  pouvait  se  détacher  de  ce  front 
pâle  6:  beau  d'une  étrange  beauté.  Je  ne 


La  confession  de  Claude  3i 


sais  quelle  fascination  avaient  sur  moi  ce 
sommeil  paisible  du  vice,  ces  traits  flétris 
empreints  dans  leur  repos  d'une  douceur 
angélique.  Je  me  disais  que  cette  fille  dor- 
mait, visitée  par  sa  seizième  année,  &  que 
j'avais  ainsi  une  vierge  devant  moi.  Cette 
pensée  emplissait  mon  esprit;  si  quelque 
autre  s'y  mêlait,  je  n'en  avais  pas  con- 
science. Je  ne  sentais  plus  le  froid,  &  je 
tremblais.  Mes  veines  battaient  d'une  fiè- 
vre inconnue.  Ma  rêverie  s'égarait,  plus 
inquiète  &  plus  trifte. 

La  fille  eut  un  soupir^  se  retourna  sur 
la  couche.  Elle  rejeta  la  couverture,  dé- 
couvrant sa  poitrine. 

Mes  songes  m'avaient  seuls  montré  jus- 
que-là de  chaftes  nudités,  toujours  voilées 
de  rayons.  Je  n'avais  jamais  entrevu  que 
les  bras  des  lavandières  battant  gaiement 
le  linge.  Parfois  peut-être  encore  mon  re- 
gard s'était-il  égaré  sur  le  cou  blanc  &  dé- 
licat d'une  danseuse,  lorsque,  l'emportant 
sur  mon  cœur,  je  sentais  ma  pensée  se 


32  La  confession  de  Claude 


Iroubi..  au  vent  de  ses  tresses  blondes. 
Cette  poitrine  brutalement  découverte 
m'a  fait  rougir  &  m'a  mis  au  cœur  une 
telle  angoisse  que  j'ai  cru  en  pleurer.  J'ai 
eu  honte  pour  la  jeune  femme j  j'ai  senti 
ma  virginité  s'en  aller  dans  mon  regard. 
Cependant,  je  ne  pouvais  détourner  les 
j^eux;  je  suivais  les  douces  ondulations  du 
sein^  je  m'éblouissais  de  sa  blancheur.  Les 
sens  se  taisaient  encore,  mon  esprit  seul 
était  ivre.  Mes  impressions  avaient  un 
charme  si  étrange  que  je  ne  puis  aujour- 
d'hui les  comparer  qu'à  la  sainte  horreur 
qui  m'a  secoué  le  jour  où  j'ai  vu  un  cada- 
vre pour  la  première  fois.  Mon  imagina- 
tion m'avait  aussi  représenté  la  mort.  Mais 
lorsque  j'ai  vu  cette  face  bleuie,  cette  bou- 
che noire  &  ouverte,  lorsque  le  néant  s'cfi: 
montré  dans  son  énergique  grandeur,  je 
n'ai  pu  détacher  mes  regards  du  cadavre, 
frém.issant  d'une  volupté  douloureuse, 
attiré  par  je  ne  sais  quel  rayonnement  de 
la  réalité. 


la  confession  de  Claude  5'3 

Ainsi,  la  première  gorge  nue  me  rete- 
nait palpitant  d'une  émotion  que  je  ne 
saurais  définir. 

Et  c'était  une  poitrine  meurtrie  des  ca- 
resses de  tous  où  se  posaient  mes  ...x! 
Ah!  lorsque  aujourd'hui  je  songe  à  cette 
nuit  fatale,  à  cette  extase  effrayée  qui  rete- 
nait mon  soufflCj  lorsque  je  me  revois  f""- 
ché  surcette  infâme  couche,  inquiet  &  rou- 
gissant ^  je  me  demande  avec  angoisse  qui 
me  rendra  ce  premier  regard  pour  aller 
rougir  &  me  pencher  sur  la  couche  d'une 
vierge!  Je  me  demande  qui  me  rendra 
l'inftant  où  le  voile  tombe  des  épaules  de 
l'amante,  où  l'amant  comprend  d'un  re- 
gard &  s'incline,  ébloui  de  connaître!  J'ai 
bu  l'ivresse  dans  une  coupe  souillée;  je  ne 
saurai  jamais  quelle  splendeur  a  le  sein 
d'une  vierge  pour  des  yeux  ignorants  en- 
core. 

La  fille  s'eft  éveillée  &  m'a  souri  sans 
paraître  étonnée  de  me  trouver  auprès 
d'elle.    Ce  sourire   était    vague,  comme 


34  La  confession  de  Claude 

adressé  à  toute  une  foule^  comme  las  d'être 
sur  ses  lèvres.  Elle  n'a  pas  parlé,  &  m'a 
tendu  les  bras. 

Ce  matin ,  lorsque  je  suis  rentré  chez 
moi ,  j'ai  trouvé  mes  bougies  entièrement 
brûlées,  mon  foyer  mort  depuis  longtemps.  4 

La  chambre  était  froide  &  sombre  :  je  n'a- 
vais  plus  ni  flamme  ni  clarté. 


Frères,  oîi  était  donc  l'amante ,  reine 
des  lacs  &  des  nuées?  oîi  la  brune  mois- 
sonneuse dont  le  regard  eft  si  profond  qu'il 
suffit  à  une  vie  d'amour? 

Ainsij  c'en  eft  donc  fait  :  j'ai  menti  à 
ma  jeunesse,  je  suis  le  fiancé  du  vice.  Le 
souvenir  de  ma  première  heure  d'amour 
eft  étroitement  lié  à  celui  d'un  bouge  in- 


La  confession  de  Claude  35 

fâniCj  d'une  couche  chaude  encore  des  bai- 
sers de  chacun.  Lorsque,  dans  les  nuits  de 
mai,  j'évoquerai  la  fiancée,  je  verrai  se  le- 
ver une  fille  nue  &  cynique,  s'éveillant  & 
me  tendant  les  bras.  Ce  speélre  pâle  &  flétri 
sera  de  tous  mes  amours.  Il  se  dresse^a 
entre  ma  bouche  &  celle  de  la  vierge^  ré- 
clamant pour  ses  lèvres  mes  lèvres  souil- 
lées. Il  se  glissera  dans  mon  lit,  profitant 
de  mon  sommeil  pour  m'étreindre  en 
un  songe  horrible.  Quand  l'amante  balbu- 
tiera à  mon  oreille  une  parole  frissonnante 
de  volupté ,  il  sera  là  pour  me  dire  que  le 
premier  il  m'a  parlé  ce  langage.  Quand 
j'appuierai  ma  tête  à  l'épaule  de  l'épouse, 
il  me  présentera  la  sienne  où  j'ai  dormi 
ma  nuit  de  noce.  Ainsi,  jamais  mon  cœur 
ne  pourra  battre  sans  qu'il  ne  vienne  le 
glacer  par  le  souvenir  maudit  de  nos  fian- 
çailles. 

Oui,  cette  nuit  a  suffi  pour  me  priver 
de  la  paix  suprême.  Mon  premier  baiser 
n'a  pas  éveillé  une  âme.  Je  n'ai  point  senti 


3  G  La  confession  de  Claude 

la  sainte  ignorance  des  étreintes,  mes  lèvres 
timides  n'ont  point  trouvé  des  lèvres  timi- 
des comme  elles.  Je  ne  connaîtrai  jamais 
ce  naïf  tâtonnement  des  caresses_,  cette  in- 
nocence du  couple  qui  ne  sait  comme  dé-  m 
chirer  le  voile.  Ils  frémissent,  se  pressent 
étroitement  &  pleurent  de  ne  pouvoir  se 
confondre.  Et  comme  ils  sont  làj  hésitant^ 
cherchant  une  issue  pour  leur  âme^  voilà 
que  leurs  lèvres  se  rencontrent  &  qu'à  tous 
deux  ils  ne  font  plus  qu'un  seul  être. 

PuiSj  lorsque  la  science  eft  venue_,  lors- 
que l'amante  &  l'amant  ont  ensemble, 
dans  un  baiser_,  pénétré  la  loi  de  Dieu, 
quelle  doit  être  leur  félicité  de  se  devoir  les 
mêmes  clartés,  le  même  infini  !  Ils  n'ont 
fait  qu'échanger  leur  virginité  :  ils  se  sont 
pris  l'un  à  l'autre  leur  robe  blanche,  &, 
maintenant,  tous  deux  ont  encore  le  vête- 
ment des  chérubins.  Mêlant  leur  souffle, 
souriant  du  même  sourire,  ils  se  reposent 
dans  leur  union.  Heure  sainte  où  les 
cœurs  battent  plus  librement,  trouvant  un 


La  confession  de  Claude  3  7 


ciel  où  monter!  Heure  unique  oti  l'amour 
ignorant  mesure  tout  à  coup  sa  puissance, 
se  croit  maître  de  l'étendue  &  s'enivre  de 
son  premier  coup  d'aile!  Frères,  que  Dieu 
vous  garde  cette  heure  dont  le  souvenir 
parfume  toute  une  vie.  Elle  ne  sera  jamais 
pour  moi. 

Telle  eft  la  fatalité.  Il  efl  rare  que  deux 
cœurs  vierges  se  rencontrent;  toujours  l'un 
d'eux  n'a  plus  à  donner  son  extase  en  sa 
fleur.  Aujourd'hui,  chacun  de  nous,  jeunes 
gens  de  vingt  ans  qui  sommes  avides  d'ai- 
mer, ne  pouvant  briser  les  grilles  des  mai- 
sons honnêtes,  trouve  plus  simple  de 
s'adresser  à  la  porte  grande  ouverte  des 
boudoirs  de  bas  étage.  Lorsque  nous  de- 
mandons à  quelle  épaule  appuyer  nos 
fronts,  les  pères  cachent  leurs  filles  &  nous 
poussent  dans  l'ombre  des  ruelles.  Ils  nous 
crient  de  respeder  leurs  enfants,  qui  doi- 
vent un  jour  être  nos  femmes,  ils  préfèrent 
pour  elles  à  nos  caresses  premières  les  ca- 
resses apprises  dans  les  mauvais  lieux. 

3 


38.  La  confession  de  Claude 

Aussi  combien  peu  se  gardent  pour  l'é- 
pouse, combien  peu,  dans  le  désert  de  leur 
jeunesse_,  refusent  les  seules  &  impu|^s 
compagnes  que  leur  laisse  la  singuli'e 
prévoyance  des  hommes!  Les  uns,  sots  & 
méchants  garçons^  se  font  une  gloire  de 
leur  souillure;  ils  se  parent  des  filles  per- 
dues. Les  autres^  dans  le  réveil  de  l'âme, 
au  premier  appel  de  l'amante,  ont  grande 
triftesse  d'interroger  en  vain  l'horizon  & 
de  ne  savoir  où  se  trouve  celle  que  réclame 
leur  cœur.  Ils  vont  devant  eux,  regardant 
aux  balcons,  se  penchant  vers  chaque 
jeune  visage  :  les  balcons  sont  déserts,  les 
jeunes  visages  reftent  voilés.  Un  soir,  un 
bras  se  glisse  sous  le  leur,  une  voix  les  fait 
tressaillir.  Déjà  las  &  désespérés,  ne  pou- 
vant rencontrer  l'ange  de  l'amour,  ils  en 
suivent  le  speftre. 

Frères,  je  ne  veux  point  excuser  une 
nuit  d'égarement,  mais  laissez-moi  dire 
qu'il  eft  étrange  de  cloîtrer  la  chafleté  &  de 
permettre  à  la  débauche  de  vivre  au  soleil, 


La  confession  de  Claude 


le  front  haut.  Laissez-moi  déplorer  cette 
méfiance  de  l'amour  qui  crée  une  solitude 
autour  de  l'amant,  &  cette  sauvegarde  de 
la  vertu  par  le  vice,  qui  fait  rencontrer  dix 
femmes  perdues  sur  la  route  avant  d'arriver 
à  la  porte  d'une  vierge.  Celui  qui  s'oublie  à 
leurs  ignobles  caresses,  peut  dire,  en  arri- 
vant aux  pieds  de  l'épouse  :  Je  ne  suis  plus 
digne  de  toi^  mais  que  n'es-tu  venue  à  ma 
rencontre  ?  Q.ue  ne  m'attendais-tu  là-bas, 
dans  les  blés  fleuris,  avant  tous  ces  carre- 
fours oîi  chaque  borne  a  sa  prétresse?  Que 
n'as-tu  voulu  être  la  première  à  mon  re- 
gard, &  t'épargner  en  m'épargnant  moi- 
même  ? 

En  rentrant  ce  soir,  j'ai  trouvé  dans  l'es- 
calier la  vieille  femme  de  l'autre  nuit.  Elle 
montait  péniblement  devant  moi,s'aidant 
de  la  corde  &  posant  les  deux  pieds  sur 
chaque  marche.  Elle  s'eft  retournée. 

—  Eh  bien,  monsieur,  m'a-t-elle  de- 
mandé, votre  malade  se  porte-t-elle  mieux  ? 
Le  frisson  l'a  quittée,  je  pense,  &  vous 


40  La  confession  de  Claude 

même  ne  paraissez  pas  avoir  souffert  du 
froid.  Allez,  je  savais  bien  que  pour  une 
belle  fille,  un  beau  garçon  eft  meilleur  mé- 
decin qu'une  vieille  femme. 

Elle  riait,  montrant  sa  bouche  vide. 
Cette  complaisance  de  la  vieillesse  aux 
amours  honteuses  m'a  fait  rougir. 

—  Ne  rougissez  pas,  a-t-elle  ajouté!  j'en 
ai  vu  de  tout  aussi  fiers  que  vous  entrer 
sans  honte  &  sortir  en  chantant.  La  jeu- 
nesse aime  à  rire^  les  filles  qui  jouent  la 
sagesse  sont  des  sottes.  Ah  !  si  j'avais  en- 
core quinze  ans! 

J'étais  arrivé  devant  ma  porte.  Elle  m'a 
retenu  par  le  bras_,  comme  j'allais  rentrer, 
&  a  continué  : 

—  J'avais  de  blonds  cheveux  alors,  mes 
joues  étaient  si  pures  que  mes  amants 
me  surnommaient  Pâquerette.  Si  vous 
m'aviez  vue,  vous  seriez  entré.  J'habitais, 
au  rez-de-chaussée^  un  nid  de  soie  &  d'or. 
Chaque  cinq  anSj  j'ai  monté  d'un  étage. 
Aujourd'hui^  je  loge  sous  les  toits.  Je  n'ai 


La  confession  de  Claude  41 

plus  qu'à  descendre  pour  aller  au  cime- 
tière. Ah!  que  votre  amie  Laurence  eft 
heureuse  :  elle  ne  loge  encore  qu'au  troi- 
sième. 

Ainsi^  cette  fille  se  nomme  Laurence. 
J'ignorais  son  nom. 


VI 


Je  me  suis  remis  au  travail,  mais  avec 
répugnance  &  las  dès  la  première  heure. 
Maintenant  que  j'ai  soulevé  un  coin  du 
voile^  je  n'ai  ni  le  courage  de  le  laisser  re- 
tomber, ni  celui  de  l'écarter  tout  à  fait. 
Lorsque  je  m'assieds  devant  ma  table^  je 
m'accoude  triftement,  laissant  glisser  la 
plume  de  mes  doigts,  me  disant  :  A  quoi 
bon?  Mon  intelligence  me  semble  épuisée, 
je  n'ose  relire  les  quelques  phrases  que 
j'écris,  je  ne  me  sens  plus  cette  joie  du 


42  La  confession  de  Claiu 


ck 


poëtCj  qu'une  rime  heureuse  fait  rire  sans 
raison  comme  un  enfant.  Grondez-moi^ 
frères,  les  vers  faux  ne  me  donnent  plus 
l'insomnie. 

Mes  faibles  ressources  s'épuisent.  Je  puis 
calculerj  à  un  jour  près,  le  soir  où  je  man- 
querai de  tout.  J'achève  mon  pain,  ayant 
presque  hâte  de  le  finir,  pour  ne  plus  le 
voir  diminuer  à  chaque  repas.  Je  me  livre 
lâchement  à  la  misère;  la  lutte  m'effraye. 

Ah!  combien  ils  mentent^  ceux  qui  pré- 
tendent que  la  pauvreté  eft  mère  du  talent! 
Qu'ils  comptent  ceux  que  le  désespoir  a 
faits  illuftres  &  ceux  qu'il  a  lentement  avi- 
lis. Quand  les  larmes  naissent  d'une  bles- 
sure reçue  au  cœur,  les  rides  qu'elles  creu- 
sent sont  belles  &  nobles;  mais  quand 
c'efl:  la  faim  du  corps  qui  les  fait  couler, 
lorsque  chaque  soir  une  bassesse  ou  un 
labeur  de  brute  les  essuyent,  elles  sillon- 
nent la  fac-e  affreusement  sans  lui  donner 
la  douloureuse  sérénité  de  la  vieillesse. 

Non,  puisque  je  suis  si  pauvre  qu'il  me 


La  confession  de  Claude  43 

faudra  peut-être  mourir  demairij  je  ne  puis 
travailler.  Lorsque  l'armoire  était  pleine, 
j'avais  grand  courage^  je  me  sentais  la  force 
de  gagner  mon  pain.  Aujourd'hui,  elle  eft 
vide,  &  tout  m'eft  lassitude.  Il  me  sera 
plus  facile  de  souffrir  la  faim  que  de  faire 
le  moindre  effort. 

AlleZj  je  sais  bien  que  je  suis  lâche  & 
pujure  à  nos  serments,  je  sais  que  je 
n'ai  pas  le  droit  de  me  réfugier  déjà  dans 
la  défaite.  J'ai  vingt  ans  :  je  ne  puis  être 
las  d'un  monde  que  j'ignore.  Hier,  je  le  ré- 
vais doux  &  bon.  Eft-ce  un  nouveau  rêve 
que  de  le  juger  mauvais  aujourd'hui  ? 

Que  voulez-vous,  frères,  mon  premier 
pas  a  été  malheureux  :  je  n'ose  avancer. 
Je  vais  épuiser  ma  souffrance,  verser  toutes 
mes  larmes,  &  le  sourire  me  reviendra.  Je 
travaillerai  plus  gaîment  demain. 


44  La  confession  de  Claiidz 


T 


VII 


Hier  soir,  je  me  suis  couché  à  cinq 
heures,  en  plein  jour^  oubliant  la  clef  sur 
la  porte. 

Vers  minuit,  comme  je  voyais  en  rêve 
une  enfant  blonde  me  tendre  les  braSj  un 
bruit  que  j'ai  entendu  dans  mon  sommeil 
m'a  fait  soudain  ouvrir  les  yeux.  Ma  lampe 
était  allumée.  Une  femme^  debout  au  pied 
du  lit^  me  regardait  dormir.  Elle  tour- 
nait le  dos  à  la  lumière^  &  j'ai  cru,  dans 
le  vague  du  réveil,  que  Dieu  prenait  pitié 
de  moi  en  réalisant  un  de  mes  songes. 

La  femme  s'ell  approchée.  J'ai  reconnu 
Laurence,  Laurence  tête  nue,  ayant  sa 
belle  robe  de  soie  bleue.  Cette  robe  de  bal 
montrait  ses  épaules  nues  &  violettes  de 
froid.  Laurence  eft  venue  m'embrasser. 


La  confession  de  Claude  46 

—  Mon  ami,  m'a-t-elle  dit,  je  dois  qua- 
rante francs  au  propriétaire.  Il  vient  de 
me  refuser  la  clef  de  ma  porte,  disant  que 
je  n'aurais  pas  de  peine  à  trouver  un  lit.  Il 
était  trop  tard  pour  chercher  ailleurs.  J'ai 
songé  à  toi. 

Elle  s'eft  assise  pour  délacer  ses  bottines. 
Je  ne  comprenais  pas,  je  ne  voulais  pas 
comprendre.  Il  me  semblait  que  cette  fille 
s'était  introduite  chez  moi  dans  une  mau- 
vaise intention.  Cette  lampe  allumée  je  ne 
savais  comment,  cette  femme  presque  nue 
au  milieu  de  cette  chambre  glacée,  m'ef- 
frayaient. J'étais  tenté  de  crier  au  secours. 

—  Nous  vivrons  comme  tu  voudras, 
a  continué  Laurence.  Va,  je  ne  suis  pas 
embarrassante. 

Je  me  suis  dressé  pour  m'éveiller  com- 
plètement. Je  commençais  à  comprendre, 
&  ce  que  je  comprenais  était  horrible. 
J'ai  retenu  une  parole  grossière  qui  me 
montait  aux  lèvres  ;  l'injure  me  répugne, 
&  j«  souffre  la  honte  de  ceux  que  j'insulte. 

1^, 


46  La  confession  dÈCïaude 

—  Madame,  ai-je  dit  simplement,  je  suis 
pauvre. 

Laurence  a  éclaté  de  rire. 

—  Tu  m'appelles  madame ,  a-t-elle  re- 
pris. Es-tu  fâché?  que  t'ai-je fait?  Pauvre  : 
je  l'avais  deviné,  tu  me  respectais  trop 
pour  être  riche.  Eh  bien!  nous  serons 
pauvres. 

—  Je  ne  pourrai  vous  donner  ni  chif- 
fons ni  fins  repas. 

—  Crois -tu  qu'on  m'en  ait  souvent 
donné?  Les  hommes  ne  sont  pas  si 
bons  pour  les  pauvres  filles!  Nous  ne 
roulons  en  équipage  que  dans  les  romans. 
Pour  une  qui  trouve  une  robe,  dix  meu- 
rent de  faim. 

—  Je  faisais  deux  petits  repas,  nous  ne 
pourrons  plus  en  faire  qu'un  :  du  pain  sé- 
ché pour  en  manger  moins,  &  de  l'eau 
claire. 

—  Tu  veux  m'effrayer.  N'as-tu  pas 
quelque  père,  ici  ou  ailleurs,  qui  t'envoie 
des  livres  &  des  vêtements  que  tu  vends 


La  confession  de  Claude 


ensuite?  Nous  mangerons  ton  pain  dur  & 
nous  irons  au  bal  boire  du  Champagne. 

—  Non,  je  suis  seul,  je  travaille  pour 
vivre.  Je  ne  saurais  vous  associer  à  ma  mi- 
sère. 

Laurence,  les  jambes  croisées,  ne  déla- 
çait plus  ses  bottines.  Elle  songeait. 

—  Ecoute,  a-t-elle  ajouté  brusquement, 
je  suis  sans  pain  &  sans  asile.  Tu  es  jeune, 
tu  ne  peux  comprendre  quelle  eft  notre 
éternelle  détresse,  même  dans  le  luxe  &  la 
gaieté.  La  rue  eft  notre  seul  domicile; 
ailleurs,  nous  ne  sommes  pas  chez  nous. 
On  nous  montre  la  porte,  &  nous  sortons. 
Veux-tu  que  je  sorte?  tu  as  le  droit  de  me 
chasser,  &  moi  la  ressourc2  d'aller  coucher 
sous  les  ponts. 

—  Je  ne  veux  pas  vous  chasser.  Je  vous 
dis  seulement  que  vous  avez  m.al  choisi 
votre  gîte.  Vous  ne  pourrez  vous  ac- 
commoder de  ma  triftesse  ni  de  mon  dé- 
sert. 

—  Choisir!  ah!   tu  crois  qu'il  nous  eft 


La  confession  de  Claude 


permis  de  choisir!  Tiens,  fâche-toi,  mais 
je  suis  entrée  ici  parce  que  je  ne  savais  où 
aller.  J'étais  monte'e  furtivement  pour  pas- 
ser la  nuit  sur  une  marche.  Je  me  suis 
appuyée  à  ta  porte,  &  c'efl  alors  que  j'ai 
songé  à  toi.  Tu  n'as  pas  de  pain;  moi^  je 
n'ai  pas  mangé  depuis  hier,  &  mon  sou 
rire  efl:  si  pâle  qu'il  ne  me  fera  pas  mange»" 
demain.  Tu  vois  que  je  puis  refter.  J'aime 
autant  mourir  ici  que  dans  la  rue  ;  il  y 
fait  moins  froid. 

—  Non,  cherchez  encore,  vous  trouve- 
rez plus  riche  &  plus  gai  que  moi.  Plus 
tard  vous  me  remercierez  de  ne  vous  avoir 
pas  reçue. 

Laurence  s'efl  levée.  Son  visage  avait 
pris  une  indicible  expression  d'amertume 
&  d'ironie.  Son  regard  ne  suppliait  pas  : 
il  était  insolent  &  cynique.  Elle  a  croisé 
les  bras^  m'a  regardé  en  face. 

—  Allons,  m'a-t-elle  dit,  sois  franc  :  tu 
ne  veux  pas  de  moi.  Je  suis  trop  laide, 
trop  misérable^  que  sais-je?  je  te  déplais  & 


La  confession  de  Claude  4g 


tu  me  chasses.  Tu  ne  peux  payer  la  beauté 
&  tu  veux  que  ta  maîtresse  soit  belle.  J'é- 
tais sotte  de  ne  pas  songer  à  cela.  J'aurais 
dû  me  dire  que  je  ne  valais  pas  même  la 
mi&ôre-  &  qu'il  me  fallait  descendre  un 
è£:hfc\cn.  J'ai  soif,  les  ruisseaux  sont  faits 
pour  boire;  j'ai  faim^  le  vol  peut  me  nour- 
rir. Tiens,  je  te  remercie  de  tes  conseils. 

Elle  a  renoué  sa  robe  &  s'efl:  avancée 
vers  la  porte. 

—  Sais-tu  bien,  a-t-elle  continué,  que 
nous,  les  infâmes,  nous  valons  encore 
mieux  que  vous,  les  gens  honnêtes? 

Et  elle  a  parlé  longtemps  d'une  voix 
âpre.  Je  ne  puis  rendre  la  force  brutale  de 
son  langage.  Elle  disait  qu'elle  se  prêtait 
à  nos  caprices,  qu'elle  riait,  lorsque  nous 
lui  disions  de  rire,  &  que  nous  tournions 
la  tête,  plus  tard,  lorsque  nous  la  rencon- 
trions. Qui  nous  forçait  à  ses  baisers,  qui 
nous  poussait  le  soir  dans  ses  bras,  pour 
que  nous  lui  rendions  tant  de  mépris  au 
grand  jour?  Moi,  qui  avais  bien  voulu 


La  confession0e  Claude 


d'elle^  pourquoi  n'en  voulais-je  plus  main- 
tenant? Je  n'avais  donc  pas  songé  qu'il 
eft  un  monde  où  la  femme  qui  s'ou- 
blie aux  bras  d'un  homme  devient  épouse? 
Parce  qu'elle  était  souillée,  j'avais  pu  la 
souiller  encore  impunément.  Je  n'avais 
pas  même  craint  qu'elle  vînt  un  soir  me 
rappeler  notre  union.  Elle  n'exiftait  plus 
pour  moi,  &  peut-être  l'avais-je  rendue 
mère.  Ainsi ,  nous  avions  pu  nous  lier 
sans  garder  rien  de  commun. 

Elle  eft  reliée  un  inftant  silencieuse.  Puis 
elle  a  repris  avec  plus  d'énergie  : 

—  Eh  bien  !  moi,  je  dis  que  tu  mens,  je 
dis  que  nous  sommes  époux  &  que  j'ai 
tous  les  droits  de  l'épouse.  Tu  ne  peux 
faire  que  ce  qui  eft  ne  soit  pas.  Tu  as 
voulu  cette  union,  &  tu  es  un  lâche  de  ne 
plus  la  vouloir.  Tu  es  mien,  je  suis  tienne. 

Laurence  avait  ouvert  la  porte.  Elle 
m'insultait,  debout  sur  le  seuil,  pâle  & 
sans  colère  dans  la  voix.  J'ai  sauté  du  lit, 
&  je  suis  allé  lui  prendre  le  bras. 


La  confession  de  Claude  5i 

—  Allons,  refte,  Je  le  veux,  lui  ai-je  dit. 
Tu  es  glacée  :  couche-toi. 

Vous  le  dirai-je,  frères,  je  pleurais.  Ce 
n'était  pas  pitié.  Les  larmes  coulaient 
d'elles-mêmes  sur  mes  joues,  sans  que  je 
sentisse  autre  chose  qu'une  immense  & 
vague  triftesse. 

Les  paroles  de  cette  fille  venaient  de  me 
frapper  vivement.  Son  raisonnement,  dont 
la  force  lui  échappait  sans  doute,  me  pa- 
raissait jufte  &  vrai.  Je  comprenais  si 
profondément  qu'elle  avait  droit  à  ma 
couche,  que  je  ne  l'en  aurais  pas  chassée 
sans  croire  blesser  toute  juftice.  Elle  était 
femme  encore,  quoique  souillée,  &  je  ne, 
pouvais  en  user  comme  d'un  objet  sans 
vie  que  le  mépris  &  l'abandon  n'attei- 
gnaient pas.  En  dehors  de  tout,  je  devais 
être  pour  elle  ce  que  j'aurais  été  pour  l'a- 
mante de  mon  rêve.  La  vierge  &  la  fille 
perdue  peuvent  également  venir  un  soir 
d'hiver  nous  dire  qu'elles  ont  froid , 
qu'elles  ont  faim,  qu'elles  ont  besoin  de 


52  La  conjession  de  Claude 

nous.  Nous  accueillons  l'une^  nous  chas- 
sons l'autre. 

C'eft  que  nous  avons  la  lâcheté  de  nos 
vices.  C'eft  que  nous  serions  effraye's  d'a- 
voir près  de  nous  le  souvenir  &  le  remords 
vivants  de  notre  souillure.  Il  nous  plaît 
de  vivre  honorés^  &,  lorsque  nous  rougis- 
sons à  l'appel  d'une  maîtresse  avilie^  nous 
la  renions  pour  expliquer  notre  rougeur 
par  son  impudence.  Et  nous  faisons  cela 
sans  nous  penser  coupables^  sans  nous  de- 
mander quelle  Jullice  demande  cette  fille. 
L'habitude  a  fait  d'elle  notre  jouet,  nous 
nous  étonnons  que  ce  jouet  parle  &  qu'il 
se  dise  femme. 

Moi,  j'ai  frémi  devant  la  vérité.  J'ai 
compris  &  j'ai  pleuré.  La  queftion  m'a 
paru  simple,  claire,  évidente.  Les  paroles 
de  Laurence  m'effrayaient  sans  me  révol- 
ter. Je  n'avais  jamais  songé  qu'elle  pouvait 
venir;  mais  elle  venait,  &  je  la  recevais. 
Je  ne  saurais,  frères^  vous  expliquer  quels 
étaient  mes  sentiments.   Mon   esprit  de 


La  confession  de  Claude  53 

vingt  ans  acceptait  dans  leur  sens  absolu 
ces  mots  qui  n'admettaient  aucune  hési- 
tation :  Tu  es  mien^  je  suis  tienne. 

Ce  matin^  lorsque  je  me  suis  éveillé  & 
que  j'ai  trouvé  Laurence  à  mon  côtéj  j'ai 
senti  mon  cœur  se  serrer  d'angoisse.  La 
scène  de  la  nuit  s'était  effacée.  Je  n'enten- 
dais plus  ces  vraies  &  rudes  paroles  qui 
m'avaient  fait  recevoir  cette  fille.  Le  fait 
brutal  seul  demeurait. 

Je  l'ai  regardée  dormir.  Je  la  voyais 
pour  la  première  fois  au  jour,  sans  que 
son  visag-  eût  l'étrange  beauté  de  la  souf- 
france ou  du  désespoir.  Quand  elle  m'eft 
apparue  ainsi,  laide  &  vieillie,  affaissée 
dans  un  lourd  sommeil  de  brute_,  j'ai  frémi 
devant  cette  face  commune  &  fanée  que 
je  ne  connaissais  pas.  Je  n'ai  pu  compren- 
dre comment  il  se  faisait  que  je  m'éveillais 
ayant  une  telle  compagne.  Je  sortais 
comme  d'un  réve^  &  la  réalité  se  montrait 
si  horrible  que  j'oubliais  ce  qui  me  l'avait 
fait  accepter. 


54  La  confession  de  Claude 

Qu'importe_,  d'ailleurs?  Que  ce  soit  pitié, 
juftice  ou  débauche,  cette  fille  eft  ma  maî- 
tresse. Ah  !  frères,  aurais-je  assez  de  lar- 
mes,, &  vouSj  aurez-vous  assez  de  courage 
pour  les  sécher  i 


VIII 


Oui,  je  pense  comme  vous,  je  veux  en- 
core espérer,  je  veux  faire  de  cette  union 
fatale  une  source  de  nobles  aspirations. 

Autrefois,  lorsque  notre  pensée  s'arrêtait 
sur  ces  malheureuses  filles ,  ce  n'était 
qu'avec  miséricorde  &  pitié.  Nous  rêvions 
la  sainte  tâche  de  la  rédemption.  Nous 
demandions  à  Dieu  de  nous  envoyer  une 
âme  morte  pour  la  lui  rendre  jeune  & 
blanche  de  notre  amour. 

La  foi  de  nos  seize  ans  devait  faire  croire 
&  s'incliner  les  pécheresses. 


La  confession  de  Claude  b5 

Alors  nous  étions  Didier  pardonnant  à 
la  Marion  &  l'avouant  pour  épouse  au 
pied  de  l'échafaud.  Nous  grandissions  la 
courtisane  de  la  hauteur  de  nos  ten- 
dresses. 

Eh  bien!  aujourd'hui,  je  puis  être  Di- 
dier. Marion  eft  làj  tout  aussi  impure  que 
le  Jour  où  il  lui  pardonna;  sa  robe  dénouée 
de  nouveau  demande  une  main  qui  la 
referme;  son  front  pâli  réclame  un  souf- 
fle pur  qui  lui  rende  la  rougeur  de  sa 
jeunesse.  Ce  que  nous  souhaitions  dans 
notre  sainte  folie^  je  l^ai  trouvé  sans  le 
chercher. 

Puisque  Laurence  eft  venue  à  moi,  je 
veux,  au  lieu  de  me  souiller  à  la  flétrissure 
de  son  cœur,  lui  donner  la  virginité  du 
mien.  Je  serai  prêtre,  je  relèverai  la  femme 
tombée  &  je  pardonnerai. 

Qui  sait,  frères,  c'eft  peut-être  une  su- 
prême épreuve  que  Dieu  m'envoie.  Peut- 
être  veut-il,  en  me  chargeant  d'une  âme, 
connaître  toute  la  puissance  de  la  mienne. 


56  La  confession  de  Claude 

Il  me  réserve  la  tâche  des  forts  &  ne  craint 
pas  de  m'unir  au  vice.  Je  vais  être  digne 
de  son  choix. 


IX 


Je  dcsire  faire  oublier  à  Laurence  ce 
qu'elle  efl,  la  tromper  sur  elle-même  par 
Tamitié  sérieuse  que  je  lui  témoigne.  Je 
ne  lui  parle  qu'avec  douceur_,  mes  paroles 
sont  toujours  graves  &  décentes. 

Lorsque  quelques  gros  mots  lui  échap- 
pent, je  feins  de  ne  pas  les  entendre.  Si 
son  fichu  s'écarte,  je  n'en  vois  rien^  &  la 
traite  plutôt  en  sœur  qu'en  amante.  J'op- 
pose à  sa  vie  bruyante  d'hier  une  vie 
calme  &  réfléchie.  Je  semble  ignorer  que 
cette  exiflence  n'eft  pas  la  sienne,  je  mets 
tant  de  naturel  à  la  lui  imposer  qu'elle 
finira  par  douter  du  passé. 


La  confession  de  Claude  57 

Hier^  dans  la  rue^  un  homme  l'a  insul- 
tée. Elle  allait  répondre  quelque  injure.  Je 
ne  lui  en  ai  pas  laissé  le  temps.  Je  me  suis 
approché  de  l'homme  qui  était  ivre,  &  je 
l'ai  pris  au  poignet,  lui  commandant  de 
respecter  ma  femme. 

—  Votre  femme,  m'a-t-il  dit  en  raillant^ 
on  les  connaît  ces  femmes-là  ! 

Alors,  je  l'ai  secoué  violemment,  répé- 
tant mon  ordre  avec  plus  de  hauteur.  11  a 
balbutié  &  s'en  eft  allé  demandant  excuse. 
Laurence  a  repris  mon  bras,  silencieuse  & 
comme  confuse  du  titre  d'épouse  que  je 
réclamais  pour  elle. 

Je  sens  bien  que  trop  d'auftérité  nuirait. 
Je  n'ai  pas  l'espoir  d'un  brusque  retour 
au  bien,  je  voudrais  ménager  une  habile 
gradation  qui  empêchât  ces  pauvres  yeux 
malades  d'être  blessés  par  la  lumière.  Là 
eft  toute  la  difficulté  de  la  tâche. 

J'ai  remarqué  que  ces  filles^  femmes 
avant  l'âge,  gardent  longtemps  l'insou- 
ciance &  la  puérilité  de  l'enfant.  Elles 


58  La  confession  de  Claude 

sont  blasées,  &  joueraient  volontiers  en- 
core à  la  poupée.  Un  rien  les  amuse,  les 
fait  rire  aux  éclats;  elles  retrouvent,  sans 
y  songer,  l'étonnement  &  le  caressant  ba- 
bil des  petites  filles  de  cinq  ans.  Je  me  sers 
de  cette  observation.  Je  donne  des  chiffons 
à  Laurence,  ce  qui  nous  rend  grands  amis 
pendant  une  heure. 

Vous  ne  sauriez  croire  l'émotion  pro- 
fonde que  fait  naître  en  moi  cette  éduca- 
tion. Lorsque  je  crois  avoir  fait  battre  ce 
cœur  mort,  je  suis  tenté  de  m'agenouiller 
&  de  remercier  Dieu.  Sans  doute,  je  m'exa- 
gère la  sainteté  de  ma  mission.  Je  me  dis 
que  l'amour  d"une  vierge  me  sanctifierait 
moins  que  l'amour  dont  cette  fille  m'ai- 
mera peut-être  un  jour. 

Ce  jour  eft  loin  encore.  Ma  compagne 
eft  embarrassée  de  mon  respect.  Elle  que 
l'insulte  trouve  sans  honte,  rougit  lorsque 
je  lui  adresse  une  bonne  parole.  Parfois  je 
la  vois  hésiter  à  me  répondre,  cherchant  si 
c'eft  bien  à  elle  que  je  parle.  Elle  s'é'.onne 


La  confession  de  Claude  Sg 

de  n'être  pas  injuriée,  &  semble  mal  à  l'aise 
de  mes  délicates  attentions.  Ce  masque 
d'honnête  fille  que  je  la  force  à  prendre,  la 
gêne  :  elle  ne  sait  comment  porter  l'eftime. 
Souvent  je  surprends  un  sourire  sur  ses 
lèvres;  elle  doit  croire  que  je  me  moque 
*"elle,  &  me  demande,  par  ce  sourire^  de 
vouloir  bien  cesser  cette  plaisanterie. 

Le  soirj  au  coucher,  elle  éteint  la  bougie 
avant  de  se  délacer;  elle  attire  à  elle  les- 
coms  des  couvertures,  &  profite  de  mon 
sommeil  pour  sauter  du  lit  le  matin.  Lors- 
qu'elle cause j  elle  cherche  les  mots;  à 
mon  exemple,  elle  évite  parfois  de  me 
tutoyer. 

Je  ne  sais  pourquoi  ces  précautions 
m'inquiètent  :  je  vois  là  plus  de  contrainte 
que  de  vraie  chafteté.  Je  sens  qu'elle  agit 
ainsi  par  crainte  de  me  déplaire,  mais  que 
pour  elle  il  lui  serait  indifférent  de  se  met- 
tre nue  &  de  parler  la  langue  des  halles. 
Elle  ne  peut  avoir  eu  aussi  vite  conscience 
de  la  pudeur.  Vous  ledirai-je,  frères  ?  Lau- 


6o  La  confession  de  Claude 

rence  a  peur  de  moi  :  tel  eft  le  résultat  d'une 
semaine  de  respect. 

A  peine  levée,  elle  fait  grande  toilette; 
elle  court  au  miroir  &  s'y  oublie  pendant 
une  heure.  Elle  a  hâte  de  réparer  le  désor- 
dre de  la  nuit.  Ses  cheveux,  plus  rares, 
retombent,  montrant  des  places  nues;  ses 
joues ,  dont  le  fard  s'eft  effacé ,  sont  pâles 
&  flétries.  Elle  sent  qu'elle  n'a  plus  sa  jeu- 
nesse d'emprunt,  &  s'inquiète  de  mes  re- 
gards. La  pauvre  fille ,  qui  a  vécu  de  sa 
fraîcheur,  craint  que  je  ne  la  chasse  le  jour 
où  je  verrai  qu'elle  ne  l'a  plus.  Elle  se 
peigne  laborieusement ,  gonflant  ses  bou- 
cles &  dissimulant  avec  habileté  celles  qui 
manquent;  elle  se  noircit  les  cils,  blanchit 
ses  épaules,  rougit  ses  lèvres.  Moi,  pen- 
dant ce  tempS;,  je  tourne  le  dos,  feignant 
de  ne  rien  voir.  Puis,  lorsqu'elle  s'eft  peint 
la  face  &  qu'elle  se  juge  jeune  et  belle,  elle 
vient  à  moi,  souriante.  Elle  eft  plus  calme; 
la  pensée  qu'elle  gagne  juftement  son  pain 
lui  rend  sa  liberté  d'allures.  Elle  s'ofTre 


La  confession  de  Claude  6i 

complaisamment;  elle  oublie  que  je  ne 
puis  m'abuser  sur  ces  belles  couleurs ,  & 
paraît  croire  qu'il  doit  me  suffire  de  les  lui 
voir  pendant  une  matinée. 

Je  lui  ai  fait  entendre  que  je  préférais 
de  l'eau  claire  aux  pommades  &  aux  cos- 
métiques. J'ai  même  ajouté  que  j'aimais 
mieux  ses  rides  précoces  que  ce  visage  gras 
&  luisant  dont  elle  se  masque  chaque  jour. 
Elle  n'a  pas  compris.  Elle  a  rougi_,  croyant 
que  je  lui  reprochais  sa  laideur,  &  depuis 
lors  elle  s'efforce  davantage  de  n'être  pas  elle. 

Ainsi  peignée  &  fardée,  serrée  dans  sa 
robe  de  soie  bleue,  elle  se  traîne  de  siège 
en  siège,  nonchalante  &  ennuyée.  N'osant 
remuer,  par  crainte  de  déranger  un  pli  de 
sa  jupe,  elle  demeure  assise  le  reftant  du 
jour.  Elle  croise  les  mains  &  s'endort  les 
yeux  ouverts,  dans  une  sorte  de  somno- 
lence. Parfois,  elle  se  lève,  s'approche  de 
la  fenêtre;  là,  elle  appuie  le  front  aux 
vitres  glacées,  &  se  reprend  à  sommeiller. 

Je  l'ai  vue  a6live  avant  qu'elle  ne  fût  ma 

4 


62  La  cotifession  de  Claude 

compagne;  la  vie  agitée  qu'elle  menait 
alors  lui  donnait  une  ardeur  fébrile;  sa 
paresse  était  bruyante  &  acceptait  avec 
)oie  la  rude  tâche  du  vice.  Aujourd'huij 
vivant  de  mon  exiftence  calme  &  ftudieuse, 
elle  a  toute  l'oisiveté  de  la  paix  sans  en 
avoir  le  travail  doux  &  régulier. 

Je  devrais,  avant  tout,  la  guérir  de  sa 
nonchalance  &  de  son  ennui.  Je  vois  bien 
qu'elle  regrette  les  émotions  poignantes  de 
la  borne,  mais  elle  eft  d'une  nature  si  peu 
énergique  qu'elle  n'ose  les  regretter  tout 
haut.  Je  vous  l'ai  dit,  frères,  elle  a  peur 
de  moi ,  non  pas  peur  de  ma  colère ,  mais 
peur  de  l'être  inconnu  qu'elle  ne  peut  com- 
prendre. Elle  saisit  vaguement  mes  désirs, 
&  s'y  plie,  ignorante  de  leur  véritable 
sens.  C'eft  ainsi  qu'elle  se  couvre  sans  être 
charte,  qu'elle  demeure  sérieuse  &  tran- 
quille sans  cesser  d'être  oisive&  paresseuse. 
C'eft  ainsi  encore  qu'elle  pense  ne  pouvoir 
refuser  mon  eftime,  s'élonnant  parfois, 
mais  ne  cherchant  jamais  à  en  être  l'igne. 


La  conjession  de  Claude  63 


Je  souffrais  de  voir  Laurence  affaissée 
&  languissante.  J'ai  pensé  que  le  travail 
était  le  grand  rédempteurj  &  que  la  joie 
calme  de  la  tâche  accomplie  lui  ferait  ou- 
blier le  passé  Tandis  que  l'aiguille  court 
leftement,  le  cœur  s'éveille,,  Paftivité  des 
doigts  donne  à  la  rêverie  une  vivacité  plus 
gaie  &  plus  pure.  La  femme,  penchée  sur 
un  métier,  a  je  ne  sais  quel  parfum  de  pu- 
deur. Elle  efl  là,  tranquille  &  se  hâtant. 
Hier,  peut-être  fille  perdue  dans  une  heure 
de  paresse ,  l'ouvrière  d'aujourd'hui  a  re- 
trouvé l'aclive  sérénité  de  la  vierge.  Par- 
lez à  son  cœur,  il  vous  répondra. 

Laurence  m'a  dit  être  lingère.  J'ai  dé- 
siré qu'elle  refiât  auprès  de  moi,  loin  des 
ateliers;  il  m'a  semblé  que  ces  heures  pai- 


64  La  confession  de  Claude 

sibles  passées  ensemble ,  moi  me  contant 
quelque  hiftoirCj  elle  mêlant  son  rêve  au 
fil  de  la  broderie ,  nous  uniraient  d'une 
amitié  plus  douce  &  plus  profonde.  Elle  a 
accepté  cette  idée  de  travail  ^  comme  elle 
accepte  chacun  de  mes  désirs,  avec  une 
obéissance  passive,  singulier  mélange 
d'indifférence  &  de  résignation. 

Après  quelques  recherches,  j'ai  décou- 
vert une  vieille  dame  qui  a  bien  voulu  lui 
confier  un  peu  d'ouvrage  pour  juger  de 
son  habileté.  Elle  a  veillé  jusqu'à  minuit, 
car  je  devais  reporter  cet  ouvrage  le  lende- 
main matin.  Je  me  suis  couché  avant  elle, 
&  je  l'ai  regardée.  Elle  paraissait  dormir; 
son  morne  accablement  ne  l'avait  pas 
quittée.  L'aiguille,  courant  froide  &  régu- 
lière, me  disait  que  le  corps  seul  travail- 
lait. 

La  vieille  dame  a  trouvé  la  mousseline 
mal  brodée  ;  elle  m'a  déclaré  que  c'était  là 
le  travail  d'une  mauvaise  ouvrière,  &  que 
je  ne  trouverais  personne  qui  se  contentât 


La  confession  de  Claude  65 

de  ces  grands  points  &  de  ce  peu  de  grâce. 
J'avais  craint  ce  qui  arrivait:  la  pauvre  fille_, 
ayant  eu  des  bijoux  à  quinze  ans^  ne  pou- 
vait en  savoir  long.  Heureusement^  quant 
à  moi,  je  cherchais  dans  son  travail  la 
lente  guérison  de  son  cœur,  &  non  l'habi- 
leté de  ses  doigts,  ni  le  gain  de  ses  veilles. 
Pour  ne  pas  la  rendre  à  l'oisiveté  en  lui 
imposant  moi-même  une  tâche^  j'ai  résolu 
de  lui  cacher  le  refus  décourageant  de  la 
vieille  dame. 

J'ai  acheté  une  bande  de  broderie,  &  je 
suis  rentré,  lui  disant  que  son  ouvrage 
était  accepté  &  qu'on  lui  en  confiait  d'au- 
tre. Puis  je  lui  ai  remis  les  quelques  sous 
qui  me  rcflaient^  comme  salaire  de  sa  pre- 
mière veille.  Je  savais  que  le  lendemain 
peut-être  je  ne  pourrais  agir  ainsi,  &  je  le 
regrettais.  J'aurais  désiré  lui  faire  aimer  la 
saveur  du  pain  gagné  honnêtement. 

Laurence  a  pris  l'argent,  sans  s'inquié- 
ter du  repas  du  soir.  Elle  a  couru  faire  em- 
plette d'une  rangée  de  boutons  en  velours 

4« 


Ô6  La  confession  de  Claude 

pour  sa  robe  bleue,  qui  se  déchire  &  se  ta- 
che déjà.  Jamais  je  ne  l'avais  vue  aussi  ac- 
tive ;  un  quart  d'heure  lui  a  suffi  pour 
coudre  ces  boutons.  Elle  a  fait  grande  toi- 
lette^ puis  s'eft  admirée.  La  nuit  eft  venue, 
&  elle  allait  &  venait  encore  par  la  cham- 
bre, regardant  sa  nouvelle  parure.  Comme 
j'allumais  la  lampe_,  je  lui  ai  dit  doucement 
de  se  mettre  au  travail.  Elle  a  semblé  ne 
pas  m'entendre.  Je  lui  ai  répété  mes  pa- 
roles, &  alors  elle  s'eft  assise  brusquement, 
saisissant  la  broderie  avec  colère.  Mon 
cœur  s'eft  brisé. 

—  Laurence,  lui  ai-je  dit,  je  ne  veux 
pas  que  tu  travailles  par  contrainte.  Laisse 
là  l'aiguille,  s'il  te  plaît  de  ne  rien  faire. 
Je  ne  mesenspas  le  droitdet'imposer  une 
tâche  :  tu  es  libre  d'être  bonne  ou  mau- 
vaise. 

—  Non,  non,  m'a-t-elle  répondu,  tu 
désires  que  je  travaille  beaucoup.  Je  com- 
prends qu'il  me  faut  te  payer  ma  nourri- 
ture &  ma  part  de  loyer.  Je  pourrai  même 


La  confession  de  Claude  67 

payer  pour  toi ,   en  veillant  plus  tard. 

—  Laurence!  ai-je  crié  douloureuse- 
ment. Va,  pauvre  fille,  sois  heureuse  :  tu 
ne  toucheras  plus  une  aiguille.  Donne- 
moi  cette  broderie. 

Et  j'ai  jeté  la  mousseline  au  feu.  Je  l'ai 
regardée  brûler^  regrettant  ma  vivacité.  Je 
n'avais  pas  été  maître  de  mon  angoisse,  & 
je  me  désolais  de  sentir  Laurence  m'échap- 
per  de  nouveau.  Je  venais  de  la  rendre  à 
la  paresse.  Je  frémissais  à  cette  pensée  ou- 
trageante de  gain,  je  comprenais  qu'il 
ne  m'était  plus  possible  de  lui  conseiller 
le  travail.  Ainsi ,  c'en  était  fait  :  une  pa- 
role avait  suffi  pour  que  je  lui  défendisse 
moi-même  la  rédemption. 

Laurence  n'a  pas  semblé  surprise  de 
mon  brusque  mouvement.  Je  vous  l'ai  dit^ 
elle  accepte  plus  aisément  la  colère  que 
l'affedion.  Elle  a  même  souri  de  vaincre 
ce  qu'elle  appelle  mon  ennui.  Puis  elle  a 
croisé  les  mains,  heureuse  de  son  oisiveté. 

Trifie,  remuant  les  cendres  chaudes,  j'ai 


es  La  confession  de  Claude 

songé  par  quelle  parole ,  par  quel  senti- 
ment éveiller  cette  âme.  Je  m.e  suis  effrayé 
de  n'avoir  pu  lui  rendre  encore  la  fraîcheur 
de  sa  jeunesse.  Je  l'aurais  voulue  ignorante, 
avide  de  connaître.  Je  désespérais  de  cette 
indifférence  morne,  de  cette  nuit  contente 
de  son  ombre,  &  si  épaisse  qu'elle  se  refu- 
sait au  jour.  Vainement  je  frappais  au 
cœur  de  Laurence  :  rien  ne  répondait.  C'é- 
tait à  croire  que  la  mort  avait  passé  là  & 
qu'elle  avait  desséché  chaque  fibre.  Un 
seul  frémissement,  je  l'aurais  crue  sauvée. 

Mais  que  faire  de  ce  néant,  de  cette 
créature  désolée,  marbre  insensible  que 
l'affeclion  ne  pouvait  animer.  Les  ftatues 
m'épouvantent  :  elle  me  regardent  sans 
me  voir,  m'écoutent  sans  m'entendre. 

Puis,  je  me  suis  dit  que  la  faute  était 
peut-être  à  moi,  si  je  ne  pouvais  me  faire 
comprendre.  Didier  aimait  la  Marion;  il 
ne  cherchait  point  à  sauver  une  âme,  il 
aimait  simplement,  &  il  fit  ce  miracle  que 
ma  raison  &  ma  bonté  cherchaient  en  vain 


La  confession  de  Claude  69 

à  accomplir.  Un  cœur  ne  s'éveille  qu'à 
la  voix  d'un  cœur.  L'amour  eft  le  saint 
baptême  qui,  de  lui-même,  sans  la  foi_, 
sans  la  science  du  bien,  remet  tous  les 
péchés. 

Moi,  je  n'aime  pas  Laurence.  Cette  fille, 
froide  &  ennuyéej  ne  me  cause  que  dé- 
goût. 

Sa  voix,  son  gefte ,  me  semblent  des  in- 
sultes; sa  personne  entière  me  blesse.  Pri- 
vée de  toute  délicatesse  d'esprit,  elle  rend 
odieuse  la  meilleure  parole  &  met  un- ou- 
trage dans  chacun  de  ses  sourires.  En  elle 
tout  devient  mauvais. 

J'ai  voulu  feindre  la  tendresse,  &  je  me 
suis  approché.  Elle  eft  reftée  immobile, 
penchée  vers  le  foyer,  m'abandonnant  ses 
mains  froides  &  inertes.  Alors,  je  l'ai  atti- 
rée près  de  moi.  Elle  a  levé  la  tête,  me 
questionnant  du  regard.  Sous  ce  regard, 
j'ai  reculé,  en  la  repoussant. 

—  Que  veux-tu  donc?  m'a-t-elle  dit. 

Ce  que  je  voulais  I  Mes  lèvres  se  sont 


La  confession  de  Claude 


ouvertes  pour  lui  crier  :  —  Je  veux  que 
tu  laisses  là  ce  corsage  de  soie  qui  s'ouvre 
au  premier  désir  qui  l'effleure.  Je  veux 
que  tu  aimeSj  que  tu  sentes  dans  le  baiser 
d'un  amant  la  caresse  d'un  frère.  Je  veux 
que  notre  union  ne  soit  pas  un  marché, 
que  tu  ne  me  vendes  pas  ton  corps  pour 
acheter  l'abri  de  mon  toit.  Comprends- 
moi,  par  pitié,  ne  m'insulte  pasl 

Frères,  j'ai  gardé  le  silence.  Si  je  l'avais 
aim^e,  j'aurais  sans  doute  parlé,  peut-être 
m'aurait-elle  compris. 


XI 


J'ai  cru  manquer  d'habileté  &  de  pru- 
dence. Je  me  suis  hâté,  j'ai  passé  outre, 
sans  demander  à  Laurence  si  elle  me  com- 
prenait. Moi,  qui  ignore  la  vie,  comment 
puis-je  en  enseigner  la  science?  Que  sau- 


La  confession  de  Claude  ji 

rais-je  mettre  en  œuvre,  si  ce  n'eft  des 
syftèmes,  des  règles  de  conduite  rêvées  à 
seize  ans,  belles  en  théorie,  absurdes  en 
pratique?  Me  suffit-il  d'aimer  le  bien,  de 
tendre  vers  un  idéal  de  vertu,  vagues  as- 
pirations dont  le  but  lui-même  eft  indé- 
terminé? Lorsque  la  réalité  eft  là,  je  sais 
combien  ces  désirs  se  formulent  peu,  com- 
bien je  suis  impuissant  dans  la  lutte  qu'elle 
m'offre.  Je  ne  saurai  l'étreindre  ni  la  vain- 
cre, ignorant  de  quelle  façon  la  saisir  &  ne 
pouvant  même  m'avouer  quelle  vidloire 
je  demande.  Une  voix  crie  en  moi  que  je 
ne  veux  pas  de  la  vérité;  je  ne  désire  point 
la  changer,  la  rendre  bonne  de  mauvaise 
qu'elle  me  paraît.  Que  le  monde  qui  exifte, 
demeure  ;  j'ose  vouloir  créer  une  nouvelle 
terre  sans  me  servir  des  débris  de  l'an- 
cienne. Alors,  n'ayant  plus  de  basejl'écha- 
faudage  de  mes  songes  croule  au  moindre 
heurt.  Je  ne  suis  plus  qu'un  inutile  pen- 
seur, amant  platonique  du  bien  que  ber- 
cent de  vaines  rêveries  &  dont  la  puis- 


72  La  confession  de  Claude 

sance  s'évanouit  dès  qu'il  touche  la  terre. 

FrèreSj  il  me  serait  plus  facile  de  donner 
des  ailes  à  Laurence  que  de  lui  donner  un 
cœur  de  femme. 

Nous  sommes  de  grands  enfants.  Nous 
ne  savons  que  faire  de  cette  sublime  réalité 
qui  nous  vient  de  Dieu  &  que  nous  gâtons 
à  plaisir  par  nos  rêves.  Nous  sommes  si 
maladroits  à  vivre  que  la  vie  en  devient 
mauvaise.  Sachons  vivre,  le  mal  dispa- 
raîtra. Si  je  possédais  le  grand  art  du  réel, 
si  j'avais  conscience  d'un  paradis  humain, 
si  je  pouvais  diftinguer  la  chimère  du 
possible,  je  parlerais,  Laurence  m'enten- 
drait. Je  saurais  que  reprendre  en  elle  & 
que  lui  proposer  en  exemple.  Science  déli- 
cate qui  me  ferait  pénétrer  les  causes  de  sa 
chute  &  trouver  un  remède  à  chaque  plaie 
de  son  cœur.  Mais  que  faire,  lorsque  mon 
ignorance  dresse  une  barrière  entre  elle  & 
moi?  Je  suis  le  rêve,  elle  efl  la  réalité.  Nous 
marcherons  côte  à  côte  saiîs  jamais  nous 
rencontrer,  &,  notre  course  finie,  elle  ne 


La  confession  de  Claude  7  3 

m'aura  pas  entendu,  je  ne  l'aurai  pas  com- 
prise. 

J'ai  pensé  devoir  revenir  sur  mes  pas 
pour  prendre  Laurence  telle  qu'elle  efl:  & 
lui  faire  parcourir  la  route  que  ses  pieds 
humains  lui  permettent.  J'ai  voulu  étudier 
la  vie  avec  elle,  descendre  pour  tâcher  de 
remonter  ensemble.  Puisqu'il  me  fallait 
tâtonner  dans  ce  rude  labeur,  c'efl  du  der- 
nier degré  que  j'ai  désiré  partir. 

Ne  serait-ce  pas  une  assez  grande  ré- 
compense si  je  l'amenais  à  me  donner  tout 
l'amour  dont  elle  efl:  capable?  Frères,  je 
crains  bien  que  nos  rêves  ne  soient  pas 
,  seulement  des  mensonges;  je  les  sens  petits 
&  puérils  en  face  d'une  réalité  dont  j'ai 
vaguement  conscience.  Il  eft  des  jours  où 
plus  loin  que  les  rayons  &  les  parfums, 
plus  loin  que  ces  visions  indécises  que  je 
ne  puis  posséder,  j'entrevois  les  contours 
hardis  de  ce  qui  eft.  Et  je  comprends  que 
là  eft  la  vie,  l'atlion,  la  vérité,  tandis  que, 
dans  le  milieu  que  je  me  crée,  s'agite  un 

5 


La  confession  de  Claude 


peuple  étranger  à  l'hommej  ombres  vaines 
dont  les  yeux  ne  me  voient  pas^  dont  les 
lèvres  ne  sauraient  me  parler.  L'enfant 
peut  se  plaire  à  ces  amis  froids  &  muets; 
ayant  peur  de  la  vie,  il  se  réfugie  dans  ce 
qui  ne  vit  pas.  Mais  nous,  hommes_,  nous 
ne  devons  point  nous  contenter  de  cet 
éternel  néant.  Nos  bras  sont  faits  pour 
étreindre. 

Hierj  comme  j'étais  sorti  avec  Laurence, 
nous  avons  rencontré  une  troupe  de  gens 
masqués,  entassés  dans  une  voiture  &  se 
rendant  au  bal,  ivres^  échevelés,  à  grand 
tapage.  Voici  janvier,  le  mois  terrible.  La 
pauvre  fille  s'eft  émue  aux  cris  de  ses  frè- 
res. Elle  leur  a  souri  &  s'eft  tournée  pour 
les  voir  plus  longtemps.  C'était  sa  gaieté 
de  la  veille  qui  passait,  ses  insouciances, 
sa  vie  folle  &  si  acre  qu'on  ne  peut  en 
oublier  les  cuisantes  joies.  Elle  eft  rentrée 
plus  trifte  &  s'eft  couchée,  malade  de  silence 
&  de  solitude. 

Ce  matin,  j'ai  vendu  quelques  hardes,  je 


La  confession  de  Claude  75 

suis  allé  louer  un  coftume  pour  Laurence, 
je  lui  ai  annoncé  que  nous  irions  au  bal 
le  soir  même.  Elle  m'a  sauté  au  cou,  puis 
elle  s'eft  emparée  du  coftume  &  m'a  oublié. 
Elle  a  contemplé  chaque  ruban,  chaque 
paillette;  impatiente  de  se  parer,  elle  a  jeté 
sur  ses  épaules  ces  lambeaux  de  satin, 
s'enivrant  du  frémissement  de  l'étoffe.  Par- 
fois elle  se  tournait,  me  remerciant  d'un 
sourire.  J'ai  compris  qu'elle  ne  m'avait 
Jamais  tant  aimé,  &  j'ai  failli  lui  arracher 
des  mains  ces  chiffons  qui  me  valaient 
l'eftime  que  toute  ma  bonté  n'avait  pu 
m'attirer. 

Enfin,  je  me  faisais  entendre.  Je  cessais 
d'être  pour  elle  un  être  inconnu,  effrayant 
d'auftéritc  &  d'ennui.  J'allais  au  bal  comme 
les  autres  amants;  comme  eux,  je  louais 
des  coftumes,  j'égayais  mes  maîtresses.  J'é- 
tais un  charmant  garçon,  aimant  ainsi  que 
tout  le  monde  les  épaules  nues,  les  cris  & 
les  jurons.  Ah!  quelle  joie!  ma  sagesse 
mentait. 


76  La  coifession  de  Claude 

Laurence  s'eft  sentie  en  pays  de  con- 
naissance; elle  n'a  plus  eu  peur,  elle  a  re- 
pris sa  liberté  d'allures,  éclaté  de  rire  à 
pleine  bouche.  Ses  paroles  grossières,  ses 
gelies  libres  la  pénétraient  de  bien-être. 
Elle  était  à  l'aise  dans  sa  nudité. 

Je  l'avais  voulu,  mais  j'avais  espéré 
qu'un  mois  de  tranquillité,  sans  faire  d'elle 
une  honnête  fille,  l'aurait  amenée  à  oublier 
un  peu  la  fille  d'hier.  J'avais  cru  que, 
lorsque  tomberait  le  masque,  la  face  qui 
se  montrerait  alors  aurait  moins  d'affais- 
sement dans  les  lèvres  &  plus  de  rougeur 
au  front.  Non,  j'avais  devant  moi  les  mêmes 
traits  flétris,  le  même  rire  épais  &  bruyant. 
Telle  cette  femme  était  entrée  dans  ma 
mansarde,  vendant  son  corps  pour  un  abri, 
telle  je  la  retrouvais,  après  avoir  pendant 
un  mois  protefté  chaque  jour  contre  l'in- 
famie de  ce  marché.  Elle  n'avait  rien  ap- 
pris, rien  oublié;  &,  si  ses  regards  bril- 
laient d'une  expression  nouvelle,  c'était  de 
la  misérable  joie  de  voir  que  je  semblais 


La  confession  de  Claude  77 


enfin  accepter  son  corps  en  payement. 
Devant  cet  étrange  résultat,  je  me  suis 
demandé  si  ce  n'était  pas  raillerie  que  de 
tenter  de  nouveau.  J'avais  voulu  une  Lau- 
rence réelle,  &  cette  Laurence,  oîi  courait 
un  soufBe  de  vie,  m'effrayait  davantage 
peut-être  que  la  morne  créature  de  la 
veille.  Mais  la  lutte  promettait  d'être  si 
âpre  que  j'entendais,  tout  au  fond  de  moi, 
mon  audace  de  vingt  ans  se  révolter  de  ma 
répugnance  &  de  mon  effroi. 

Comme  sonnaient  six  heures,  bien  que 
le  bal  ne  s'ouvrît  qu'à  minuit,  Laurence 
s'efl  mise  à  sa  toilette.  La  chambre  n'a 
bientôt  plus  été  que  désordre;  l'eau,  re- 
jaillissant de  la  cuvette  &.  s'égouttant  des 
linges  mouillés,  inondait  le  carreau;  la 
mousse  du  savon,  tombée  des  mains, s'élar- 
gissait sur  le  sol  en  plaques  blanchâtres; 
le  peigne  était  à  terre,  près  de  la  brosse, 
&  les  vêtements,  oubliés  sur  les  chaises, 
sur  la  cheminée,  dans  les  coins,  trem- 
paient au  milieu  des  flaques.   Laurence, 


h 


78  La  confession  de  Claude 

pour  être  plus  à  l'aise^  s'était  accroupie. 
Elle  s'eft  lavée  énergiquement,  se  jetant  à 
pleines  mains  l'eau  à  la  face  &  aux  épaules. 
Le  savon,  souillé  de  poussière,  lui  laissait, 
malgré  ce  déluge,  de  larges  taches  sur  la 
peau.  Alors  elle  s'eft  désespérée  &  m'a 
appelé  à  son  secours.  Son  dos  était  tout 
noir,  disait-elle;  elle  ne  pouvait  y  attein- 
dre. 

Puis,  elle  s'eft  levée,  grelottante,  les 
épaules  rouges,  &  m'a  donné  la  ser- 
viette. 

La  clef  était  reftée  sur  la  porte.  Comme 
je  posais  le  linge  glacé  sur  la  nuque  de 
Laurence,  Pâquerette  eft  entrée.  Cette 
vieille  femme  vient  ainsi  parfois,  en  quête 
de  quelques  tisons,  &  la  pitié  m'empêche 
de  la  chasser  de  dégoût. 

—  Ah!  ma  bonne,  lui  a  crié  ma  com- 
pagne, viens  donc  m'aider  un  peu.  Claude 
a  peur  de  me  faire  mal. 

Pâquerette  a  pris  le  linge,  &  s'eft  mise 
à  frotter  de  toute  la  force  de  ses  bras  mai- 


La  confession  de  Claude  79 

gres.  Elle  ne  paraissait  pas  étonnée  de  ce 
désordre  ni  de  cette  femme  nue.  Elle  pro- 
menait complaisamment  ses  mains  roi- 
dies  sur  ces  épaules  fraîches  encore^  en- 
viant leur  blancheur^  songeant  aux  plaisirs 
d'autrefois.  Laurence _,  la  tête  tournée  à 
demi,  lui  souriait  &  frémissait  par  se- 
cousse, haletante,  au  contaft  subit  d'une 
eau  plus  froide. 

—  Où  vas-tu  donc,  ma  fille?  a  demandé 
l'horrible  petite  vieille. 

—  Claude  me  conduit  au  bal. 

—  Ah!  c'eft  bien,  cela,  monsieur,  a  re- 
pris Pâquerette^  s'arrétant  &  se  retournant 
vers  moi. 

Puis,  prenant  un  linge  sec^  elle  a  conti- 
nué, tout  en  essuyant  Laurence  avec 
amour  : 

—  Je  songeais  ce  matin  que  vous  deviez 
mourir  de  triftesse  à  refter  ainsi  toujours 
enfermés  dans  cette  chambre.  C'eft  une 
bonne  enfant  que  vous  avez  là,  monsieur. 
J'en  sais  plus  d'une  qui  vous  aurait  quitté 


8o  La  confession  de  Claude 

vingt  fois.  Là,  ma  tille,  te  voilà  belle;  tu 
auras  bien  des  galants,  cette  nuit.  Êtes- 
vous  jaloux? 

Je  n'ai  pu  répondre.  Je  souriais  machi- 
nalement, suivant  du  regard  cette  scène 
étrange.  Une  même  pensée  qui  revenait 
sans  cesse  à  mon  esprit,  m'empêchait  d'en- 
tendre. C'était  celle  d'une  vieille  gravure 
que  j'avais  vue  je  ne  savais  où,  représen- 
tant Vénus  à  sa  toilette,  baignée  par  des 
nymphes,  caressée  par  de  petits  Amours. 
La  déesse  s'abandonne  aux  bras  de  ses 
femmes,  jeunes  &  belles  comme  elle;  l'é- 
cume des  vagues  voile  seule  leur  volup- 
tueuse nudité;  &,  sur  la  rive,  un  vieux 
faune,  devant  tant  de  jeunesse  &  de  fraî- 
cheur, oublie  ses  désirs  dans  une  muette 
admiration. 

—  11  eft  jaloux,  il  eft  jaloux,  a  répété 
Pâquerette  avec  un  rire  aigu,  coupé  c^e 
hoquets.  Tant  mieux  pour  toi,  ma  tille,  il 
te  fera  plus  de  cadeaux,  &  tu  le  tromperas 
plus  aisément.  J'ai  eu  jadis  un  amant  qui 


La  confession  de  Claude  8i 

VOUS  ressemblait  fort^  monsieur  :  un  peu 
plus  petit,  je  crois,  mais  les  mêmes  yeux, 
la  même  bouche,  jusqu'aux  cheveux  qu'il 
portait,  ainsi  que  vous,  rejetés  en  arrière. 
Il  m'adorait,  m'accablait  de  caresses,  me 
suivait  partout,  ce  qui  fît  que  je  le  quittai 
au  bout  de  huit  jours. 

Tandis  qu'elle  bavardait,  Laurence 
s'était  couverte.  Elle  s'eft  peignée,  debout 
devant  la  glace,  sérieuse  &  recueillie.  La 
vieille,  droite  auprès  d'elle,  a  cessé  de  par- 
ler, contemplant  avec  dévotion  les  paquets 
de  fard  &  les  fioles  d'huile  aromatique, 
parfumerie  rrossière  achetée  à  bas  prix 
aux  étalages  en  plein  vent.  Ces  femmes 
m'oubliant,  je  me  suis  assis  dans  un  coin. 

La  glace  me  renvoyait  leurs  images  ; 
ces  deux  faces,  malgré  les  rides  de  l'une  & 
la  fraîcheur  relative  de  l'autre,  me  sem- 
blaient sœurs,  dans  leur  commune  expres- 
sion d'avilissement.  Mêmes  regards  trou- 
blés par  les  nuits  ardentes,  mêmes  lèvres 
déformées   sous  de    brutales  caresses.   A 

.S. 


Sa  La  confession  de  Claude 

peine  lisait-on  sur  leurs  joues  flétries  le 
nombre  d'années  qui  séparait  leur  âge. 
Toutes  deux  étaient  également  vieilles  de 
débauche.  Un  infiant,  je  me  suis  cru  l'a- 
mant de  Pâquerette  _,  &  j'ai  fermé  les 
yeux. 

Elles  m'oubliaient.  Par  moments,  elles 
échangeaient  une  parole  à  demi-voix. 
Laurence  jurait,  frappant  du  pied,  lorsque 
quelques  cheveux  rebelles  refusaient  de  se 
boucler.  Alors  la  petite  vieille  parlait  de 
ses  blondes  tresses  d'autrefois;  elle  décri- 
vait la  coiffure  des  filles  de  son  temps,  &, 
pour  se  mieux  faire  entendre^  disposait  à 
son  tour  ses  cheveux  gris  devant  le  miroir. 
PuiSj  c'étaient  de  longues  louanges  sur  la 
jeunesse  de  ma  compagne^  des  doléances 
sans  fin  sur  les  ennuis  du  vieil  âge.  Les  rides 
étaient  venues  avant  la  lassitude  du  corps; 
de  là,  le  grand  regret  de  n'avoir  pas  épuisé 
la  vie  à  vingt  ans.  Aujourd'hui,  il  fallait 
vivre  sans  se  hâter,  dar»5  le  silence  &  l'om- 
bre, ayant  au  cœur  une  admiration  ja- 


La  confession  de  Claude  83 

louse   pour   celles  qui  pouvaient  encore 
vieillir. 

Laurence  écoutait,  répondant  par  des 
queftionSj  demandant  si  telle  boucle  lui 
séyaitj  quêtant  de  nouveaux  éloges.  Puis, 
lorsque  les  cheveux ,  longtemps  tra  - 
vailléSj  se  sont  trouvés  épaissis  à  souhait, 
il  s'eft  agi  de  peindre  la  face.  Alors  Pâque- 
rette a  voulu  mettre  la  main  au  chef-d'œu- 
vre. Elle  a  pris  du  rouge  &  du  bleu  sur  de 
petits  tampons  de  ouate  &  les  a  légèrement 
promenés  le  long  des  joues,  autour  des 
yeux  de  la  jeune  femme.  Elle  a  agrandi 
les  paupières,  purifié  le  front,  donné  la 
santé  aux  lèvres.  Etj  comme  nous,  pauvres 
rêveurs  qui  plâtrons  la  réalité  de  couleurs 
discordantes  &  qui  crions  ensuite  à  la 
création^  elle  s'eft  émerveillée  de  son  ou- 
vrage, sans  voir  que,  par  inftants,  sa  main 
tremblante  brouillait  les  traits,  exagérait 
la  pourpre  de  la  bouche  &  la  grandeur  des 
paupières.  Sous  ses  doigts,  ce  visage  a 
changé  horriblement  pour  moi.  Il  a  pris, 


84  La  confession  de  Claude 

par  endroits,  des  teintes  mates  &  terreuses, 
tandis  que  d'autres  parties  luisaient,  frot- 
tées d'onguent  mis  pour  fixer  le  fard.  La 
peau  tendue  &  irritée  grimaçait;  la  face 
entière^  à  la  fois  vermeille  &  flétrie^  avait 
le  sourire  niais  des  poupées  de  carton.  Les 
tons  en  étaient  si  criards  &  si  faux  qu'ils 
blessaient  la  vue. 

Laurence,  droite  &  immobile,  le  regard 
demi-tourné  vers  le  miroir,  s'eft  laissée 
complaisamment  rajeunir.  Elle  effaçait  de 
l'ongle  les  traits  trop  accusés.  Sérieuse^  se 
penchant,  elle  étudiait  quelques  secondes 
chacune  des  beautés  que  Pâquerette  lui 
donnait. 

L'œuvre  terminée,  celle-ci  s'eft  reculée 
de  quelques  pas  pour  mieux  juger.  Puis, 
satisfaite,  elle  s'eft  écriée  : 

—  Ah!  ma  fille,  tu  n'as  plus  que  quinze 
ans. 

Laurence  lui  a  souri.  Toutes  deux 
étaient  de  bonne  foi  ;  elles  admiraient 
franchement,  ne  doutant  point  du  miracle 


La  coiifessioti  de  Claude  8S 

opéré.  Alors  elles  se  sont  souvenues  de 
moi.  La  jeune  femme,  fière  de  ses  quinze 
anSj  eft  venue  m'embrasser,  voulant  me 
donner  la  virginité  de  sa  jeunesse  d'une 
nuit.  Ses  épaules  découvertes  avaient  cette 
odeur  fraîche  &  fade  d'une  personne  qui 
sort  du  bain.  Au  conta6l  de  ses  lèvres, 
froides,  humides  de  fard,  j'ai  frissonné  de 
dégoût. 

—  Songe  à  moi,  ma  fille^  a  dit  Pâque- 
rette en  se  retirant.  Les  vieilles  femmes 
aiment  les  sucreries. 

Reftés  seuls  _,  nous  avons  dû  attendre 
deux  grandes  heures.  Je  n'ai  pas  souve- 
nance d'un  ennui  aussi  profond.  Cette  at- 
tente d'un  plaisir  qui  me  répugnait,  avait 
je  ne  sais  quoi  de  douloureux^  &  les  impa- 
tiences de  Laurence  retardaient  encore 
pour  moi  la  marche  lente  des  minutes. 

Elle  s'était  assise  sur  le  lit^  dans  son 
costume  de  satin  rose  pailleté  d'or;  ce  clin- 
quant jurait  le  plus  étrangement  du  monde, 
se  détachant  sur  le  papier  enfumé  de  la 


8G  La  confession  de  Claude 

chambre.  La  lampe  se  mourait_,  le  silence 
n'était  interrompu  que  par  le  bruit  de  la 
pluie  frappant  les  vitres.  Frères,  j'ignore 
si  j'ai  tout  au  fond  de  moi  quelque  sen- 
timent honteux.  Je  veux  le  dire  a  vous  qui 
devez  connaître  mon  être  entier:  en  face 
de  cette  femme,  abandonné  de  mes  chères 
pensées  de  chaque  jour,  je  me  suis  pris  à 
souhaiter  Laurence  jeune  &  belle;  j'ai  dé- 
siré pouvoir  changer  cette  mansarde  en 
myftérieuse  retraite,  disposée  pour  ce  que 
la  volupté  a  de  plus  âpre.  Et  alors^  j'aurais 
contenté  les  rêves  de  mes  mauvaises  heures. 
Ce  qui  me  répugnait,  ce  n'était  plus  le 
vice,  mais  la  laideur  &  la  misère. 

Enfin,  je  suis  allé  chercher  une  voiture 
&  nous  sommes  partis.  Malgré  l'heure 
avancée,  les  rues  étaient  encore  pleines  de 
bruits  &  de  lumières.  Il  y  avait  des  éclats 
de  rire  au  coin  de  chaque  borne,  des  grou- 
pes d'ivrognes  &  de  filles  dans  chaque  ca- 
baret. Rien  n'était  plus  odieux  à  voir  que 
ce  peuple  courant  dans  la  boue,  se  cou- 


La  confession  de  Claude  87 

doyant  aux  refrains  de  chansons  obs- 
cènes. Laurence,  penchée  à  la  portière, 
riait  en  bonne  fille  de  cette  joie  grossière  ; 
elle  interpellait  les  passants,  cherchant 
l'injure,  heureuse  de  pouvoir  engager  cette 
guerre  de  gros  mots  que  se  font  les  mas- 
ques entre  eux.  Comme  je  reftais  muet  : 

—  Eh  bien!  que  fais-tu  là?  m'a-t-elle 
dit.  Eft-ce  pour  dormir  que  tu  me  conduis 
au  bal? 

Je  me  suis  penché  à  mon  tour,  j'ai  cher- 
ché quelqu'un  à  insulter.  J'aurais  volon- 
tiers levé  le  poing  sur  une  de  ces  brutes 
qu'amusait  un  pareil  spedacle.  En  face  de 
moi,  sur  le  trottoir,  se  tenait  un  grand 
jeune  homme  débraillé;  un  cercle  de  rieurs 
l'entourait,  applaudissant  à  chacun  de  ses 
jurons.  J'étais  exaspéré.  Je  l'ai  menacé  du 
gefte,  je  lui  ai  jeté  au  passage  ce  que  j'ai 
pu  trouver  de  plus  offensant. 

—  Et  ta  femme  I  a-t-il  crié,  mets-la  donc 
un  peu  par  terre,  qu'on  puisse  y  toucher  ! 

La  tranquille  grossièreté  de  cet  homme 


La  confession  de  Claude 


a  changé  ma  colère  en  une  inexprimable 
triftesse.  J'ai  haussé  la  glace  &  j'ai  appuyé 
mon  front  contre  cette  vitre  hamide^  lais- 
sant Laurence  à  son  trifte  plaisir.  J'étais 
comme  bercé  par  les  cris  de  la  foule  &  par 
le  roulement  sourd  de  la  voiture;  je  voyais^ 
de  cette  vue  indécise  du  rêve,  les  passants 
fuir  derrière  moi_,  ombres  bizarres  qui 
grandissaient  &  s'évanouissaient  sans  pré- 
senter aucun  sens  à  mon  esprit.  Et,  Jans 
ce  bruit,  dans  cette  brusque  succession 
d'ombres  &.  de  clartés,  je  n^  souviens 
d'avoir  tout  oublié,  un  inftant_,  à  regarder, 
entre  les  pavés,  les  flaques  d'eau  &  de 
boue,  où  les  lampes  des  boutiques  jetaient 
de  rapides  reflets. 

C'efl  ainsi  que  nous  sommes  arrivés  à  la 
salle  de  bal. 

A  demain^  frères.  Je  ne  puis  tout  dire  en 
un  jour. 


La  confession  de  Claude  09 


XII 


O  mes  souvenirs,  compagnons  fidèles, 
je  ne  puis  faire  un  pas  en  ce  monde  sans 
que  vous  vous  dressiez  devant  moi  !  Lors- 
que, Laurence  au  bras,  du  haut  d'une  ga- 
lerie^ j'ai  jeté  un  regard  rapide  autour  de 
la  salle  pleine  de  bruits  &  de  lumière,  j'ai 
revu,  dans  une  vision  soudaine  &  doulou- 
reuse, l'aire  pavée  de  cailloux  où  les  filles 
de  Provence  dansent,  le  soir,  au  son  du 
fifre  &  du  tambourin.  Comme  nous  nous 
moquions  alors  !  Les  paysannes,  non  pas 
celles  de  nos  songes,  celles  qui  avaient  des 
visages  &  des  cœurs  de  reines,  mais  les 
pauvres  créatures  que  la  terre  ardente  flé- 
trit avant  le  temps,  nous  paraissaient  sau- 
ter avec  lourdeur,  nous  jetant  un  rire  niais 
au  passage   Nos  3^eux  se  fermaient  à  toute 


Qo  La  confession  de  Claude 

réalité.  Nous  apercevions,  au  delà  des  ho- 
rizons, d'immenses  palais,  des  salles  au 
pavé  de  marbre,  aux  voûtes  hautes  &  do- 
rées, emplies  de  tout  un  peuple  de  jeunes 
femmes  qui  s'agitaient  avec  une  large  har- 
monie, dans  un  nuage  de  dentelle  étoile  de 
diamants.  Vraiment,  nous  étions  de  grands 
enfants.  Aujourd'hui,  frères,  les  paysannes 
sont  vengées  de  nos  dédains. 

Je  voyais,  de  la  galerie  où  je  me  trou- 
vais, une  sorte  de  salle  o'olongue,  assez 
vafte^  ornée  de  peintures  &  de  dorures  dé- 
teintes. Une  fine  poussière,  que  soulevaient 
les  pieds  des  danseurs,  montait  lentement 
du  plancher,  comme  un  brouillard,  &  em- 
plissait la  voûte.  Les  flammes  claires  du 
gaz  rougissaient  dans  cette  nuée;  toutes 
choses  prenaient  une  apparence  vague, 
une  étrange  couleur  de  vieux  cuivre.  Puis, 
au  fond,  galopait  une  ronde  effrayante  de 
créatures  qu'on  ne  pouvait  diflinguer;  la 
furie  de  leurs  geftes  semblait  se  commu- 
niquer à  l'air  épais  &  nauséabond;  dans 


La  confession  de  Claude  gi 


cet  oscillement,  je  croyais  voir  les  murailles 
s'agiter,  tourner  avec  la  foule.  Une  cla- 
meur perçante,  accompagnée  d'une  sorte  de 
roulement  continu,  dominait  l'orcheftre. 

Je  ne  saurais  vous  dire  mon  impressioc 
première  en  ce  lieu_,  où  chaque  chose  vivait 
pour  moi  d'une  vie  particulière  &  incon- 
nue. Les  bruits  qui  glapissaient,  rires  so^ 
nores  éclatant  en  sanglots,  les  lumières  aux 
lueurs  rouges,  les  mouvements  effrayants 
de  folie,  les  senteurs  acres  &  étouffantes, 
tout  m'arrivait  en  une  sensation  aiguë  qui 
emplissait  mon  être  d'un  vague  effroi, 
auquel  se  mêlait  une  volupté  doulou  - 
reuse.  Je  ne  pouvais  rire,  car  je  sentais 
ma  gorge  se  serrer,  &  cependant  je  ne  pou- 
vais détourner  la  tête,  jouissant  d'une  joie 
'  cuisante  dans  ma  souffrance.  Je  comprends 
aujourd'hui  l'attrait  de  ces  soirées  brûlan- 
tes. Au  premier  jour,  on  frémit,  on  se  re- 
fuse à  la  terrible  gaieté;  puis  l'ivresse  vient, 
&,  la  tête  perdue,  on  s'abandonne  au  gouf- 
fre. Les  âmes  communes  sont  vite  acquises. 


Ç)2  La  confession  de  Claude 

Celles  qui  ont  la  force  de  leurs  cêves^  — 
oserai-je^  frères^  me  compter  parmi  ces  der- 
nières?—  se  révoltent,  &j  dans  leur  fran- 
chise, regrettent  les  aires  de  Provence  où 
les  lourdes  paysannes  dansent  au  milieu 
de  la  nuit  fraîche  &  transparente. 

De  la  galerie  où  nous  étions,  nous  ne 
pouvions  voir  que  l'ensemble  de  la  scène. 
Nous  sommes  descendus^  gagnant  le  bas 
par  des  escaliers  &  des  couloirs  étroits  & 
obscurs.  Arrivés  dans  la  salle,  nous  avons 
dû  suivre  un  mince  sentier  ménagé  entre 
les  murs  &  les  quadrilles.  Tout  désir  s'en 
efl  allé,  je  n'ai  plus  eu  que  du  dégoût. 
Les  femmes  étaient  vêtues  de  loques,  de 
soie  en  lambeaux,  pailletée  de  cuivre 
noirci;  leurs  épaules  nues  ruisselaient; 
le  fardj  par  larges  mares,  par  longues  traî- 
nées, rougissait^  bleuissait  leur  peau.  Une 
d'elles^  le  visage  enflammé,  la  voix  enrouée, 
s'eft  tournée  vers  moi,  gefticulant  &  criant. 
L'étrange,  la  laide  figure  !  Je  la  reverrai 
dans  ;  les  mauvais  songes. 


La  confession  de  Claude  93 

Je  ne  me  souviens  point  d'avoir  aperçu 
les  hommes.  Ils  étaient,  ce  me  semble, 
droits  &  immobiles  pour  la  plupart,  re- 
gardant avec  un  grand  calme  les  sauts 
désordonnés  des  femmes.  Je  ne  saurais  dire 
quelles  gens  ce  pouvaient  être,  ni  s'ils  pa- 
raissaient comprendre  toute  leur  sottise. 

Las  déjà,  sentant  ma  tête  se  fendre,  j'ai 
gagné  une  table,  traînant  toujours  Lau- 
rence à  ma  suite.  Nous  nous  sommes  assis, 
&  j'ai  bu  ce  qu'on  nous  a  servi,  étudiant 
ma  compagne. 

Laurence,  à  son  entrée,  avait  souri,  fré- 
missant d'aise,  aspirant  largement  cet  air 
vicié,  si  doux  à  ses  lèvres.  Le  sourire  s'était 
bientôt  évanoui,  elle  avait  repris  son  visage 
morne.  Parfois,  elle  allongeait  le  bras  & 
touchait  la  main  à  une  femme,  à  un  homme 
qui  passaient.  Alors,  le  sourire  se  montrait 
quelques  secondes,  puis  il  disparaissait  de 
nouveau.  Renversée  à  demi  sur  sa  chaise, 
les  pieds  appuyés  sur  un  petit  banc,  elle 
se  balançait  avec  lenteur,  regardant  dans 


94  La  confession  de  Claude 

la  salle  d'un  air  attentif  &  ennuyé  à  la  fois. 
Elle  promenait  ses  regards  de  groupe  en 
groupe^  silencieuse,  tournant  la  tête  à  cha- 
que nouveau  bruit,  semblant  vouloir  ne 
rien  laisser  échapper.  Mais  il  y  avait  tant 
de  fatigue  dans  son  attention,  que  je  me 
demandais,  à  voir  sa  face  pâle  &  désolée^ 
quel  singulier  plaisir  elle  pouvait  ressentir 
pour  en  témoigner  si  peu. 

A  deux  repriseSj  croyant  que  ma  présence 
la  gênait,  je  lui  ai  dit  de  me  quitter,  si  bon 
lui  semblait^  d'aller  voir  ses  amies,  de  dan- 
ser en  toute  liberté. 

— Eh  !  pourquoi  melèverais-je?m'a-t-elle 
répondu  tranquillement.  Je  suis  bien,  je 
suis  contente.  Es-tu  las  de  m'avoir  près 
de  toi  ? 

C'est  ainsi  que  nous  avons  passé  cinq 
heures  face  à  face,  dans  un  coin  de  la  salle, 
moi  dessinant  sans  le  savoir  des  bons  hom- 
mes sur  le  marbre  de  la  table  avec  les  quel- 
ques gouttes  de  liqueur  tombées  d'un  ca- 
rafon, elle  gardant  une  gravité  &  un  silence 


La  confession  de  Claude  gS 

désespérants,  les  mains  croisées  sur  sa  jupe 
que  tendaient  ses  genoux  écartés.  J'avais 
fini  par  ne  plus  avoir  conscience  de  ce  qui 
se  passait  autour  de  moi.  Le  bal  tirant  vers 
sa  finj  j'étouffais  davantage.  C'efl:  la  seule 
&  dernière  sensation  dont  je  me  souvienne. 
Lorsque  le  galop  final  m'a  tiré  de  cette 
sorte  de  ftupeur  profonde^  j'ai  vu  Laurence 
se  lever;  elle  a  juré  &  a  donné  un  coup  de 
pied  au  petit  banc  qui  s'était  embarrassé 
dans  ses  jupons  ;  puis,  elle  a  pris  mon  bras, 
nous  avons  fait  un  dernier  tour  dans  la 
salle  avant  de  sortir.  Sur  le  seuil,  Lau- 
rence s'eft  tournée  en  bâillant,  jetant  un 
dernier  regard  à  la  ronde  écheveléedes  dan- 
seurs qui  vociféraient  au  milieu  d'un  va- 
carme épouvantable. 

En  mettant  le  pied  dans  la  rue,  un  vent 
glacial,  qui  m'a  frappé  au  visage,  m'a  causé 
une  sensation  délicieuse.  Je  me  suis  senti 
renaître  au  bien,  à  la  vie  libre  &  énergique; 
l'ivresse  s'eft  dissipée,  &,  sous  la  pluie  fine 
de  décembre,  j'ai  eu  un  instant  d'ineffable 


gô  La  confession  de  Claude 

volupté,  jetant  là  tous  les  dégoûts  de  cette 
nuit  brûlante.  J'ai  eu  conscience  de  ces 
misères  que  je  quittais^  j'aurais  voulu 
m'en  aller  par  les  rues,  laissant  l'eau  glacée 
me  pénétrer  &  renouveler  mon  être. 

Laurence  tremblait  à  mon  côté.  Elle 
avait  noué  son  mouchoir  sur  ses  épaules 
nues;  n'osant  s'aventurer,  elle  regardait 
d'une  façon  désespérée  le  ciel  sombre 
&  les  ruisseaux  qui  inondaient  les  trot- 
toirs. La  pauvre  fille  n'avait  à  attendre 
de  ce  ciel  d'hiver  que  quelque  fluxion  de 
poitrine. 

Il  me  reliait  deux  francs.  J'ai  couru  ar- 
rêter un  fiacre^  j'y  ai  fait  monter  Lau- 
rence. Elle  s'eft  blottie  dans  un  des  coinSj 
&  là,  s'eft  tenue  silencieuse,  sans  cesser  de 
trembler.  Je  la  diftinguais,  à  ma  gauche, 
comme  une  blancheur  effacée.  Parfois,  une 
goutte  de  pluie,  reftée  sur  ses  vêtements, 
roulait  jusqu'à  ma  main. 

Au  bout  d'un  inftant,  une  sorte  d'acca- 
blement m'a  pris,  le  sommeil  a  fermé  mes 


La  confession  de  Claude  yj 

yeux.  Dans  cette  somnolence_,  il  me  sem- 
blait entendre  la  clameur  du  bal;  les  cahots 
de  la  voiture  m'enlevaient  comme  dans  une 
danse  furieusej  &  les  essieux^  aux  cris  ai- 
gres,, jouaient  ces  airs  qui,  toute  la  nuit, 
m'avaient  empli  les  oreilles.  Lorsque^  fié- 
vreux &  obsédé,  j'ouvrais  les  paupières, 
je  regardais  ftupidement  les  murs  de  cette 
étroite  caisse  qui  me  paraissait  pleine  de 
fanfares  &  de  tumulte.  Puis,  je  sentais  un 
grand  froid;  je  me  souvenais,  retrouvant 
sous  ma  main  la  main  glacée  de  Laurence. 
Au  dehors  la  pluie  tombait,  les  lumières 
vacillantes  fuyaient  rapidement. 

La  fatigue  l'emportait,  &  de  nouveau 
j'étais  entraîné  au  milieu  de  rondes  gigan- 
tesques, sans  cesse  renaissantes.  11  me 
semble  aujourd'hui  me  souvenir  vague- 
ment d'avoir  ainsi  dansé  pendant  de  lon- 
gues heures.  Je  me  trouvais  cloué  sur 
une  banquette,  au  côté  d'une  femme  qui 
frissonnait,  &,  je  ne  sais  comment,  je  tour- 
nais dans  une  sorte  de  boîte  qui  roulait 

6 


q8  La  confession  de  Claude 

avec  fracas  au  fond  d'un  gouffre  glacial. 

Remonté  dans  ma  chambre,  tandis  que 
Laurence  ôtait  son  coflume^  j'ai  jeté  dans 
la  cheminée  'tout  le  bois  qui  me  reftait. 
Puis^  je  me  suis  hâté  de  me  mettre  au  lit, 
heureux  comme  un  enfant  de  me  retrouver 
dans  ma  misère,  regardant  avec  amour 
les  grandes  clartés  &  les  grandes  ombres 
que  les  flammes  du  foyer  faisaient  monter 
le  long  de  mes  pauvres  murs.  Le  calme 
s'était  fait  eii  moi,  dès  le  seuil  de  cette 
chambre  retirée;  la  tête  sur  l'oreiller^  pai- 
sible j  presque  souriant,  je  regardais  ma 
compagne  qui,  pensive  devant  le  feu,  quit- 
tait un  à  un  ses  vêtements. 

Elle  eft  bientôt  venue  s'asseoir  à  mes 
pieds,  sur  le  bord  du  lit.  Rompant  enfin 
le  silence  qu'elle  avait  gardé  jusque-là, 
elle  s'eft  mise  à  parler  avec  volubilité. 

Enveloppée  dans  sa  chemise,  les  pieds 
repliés  sous  elle  &  les  mains  jointes  rame- 
nant les  genoux,  elle  riait  aux  éclats,  pen- 
chant la  tête  en  arrière.  Elle  semblait  avoir 


La  confession  de  Claude  99 

hâte  de  rendre  toutes  les  paroles,  toutes 
les  gaietés  amassées. 

Pendant  près  d'une  heure^  eMe  m'a  en- 
tretenu des  mille  incidents  du  bal.  Elle 
avait  tout  vu,  tout  entendu.  C'étaient  des 
exclamations  sans  finj  des  joies  soudaines, 
dessou/enirs  pressés  &  tumultueux.  Un 
monsieur  avait  glissé  de  telle  façon,  une 
dame  avait  juré  de  telle  autre;  Jeanne  por- 
tait un  coftume  de  laitière  qui  lui  seyait  à 
merveille  ;  Louise  était  laide  en  Ecossaise; 
quant  à  Edouard,  il  avait  certainement 
engagé  sa  montre  le  matin  même.  Et  elle 
ne  tarissait  pas,  trouvant  toujours  quelque 
nouveau  détail,  répétant  dix  fois  le  même 
fait  plutôt  que  de  se  taire.  Puis,  comme  le 
froid  la  prenait,  elle  s'eft  enfin  couchée. 
Elle  m'a  affirmé  ne  s'être  jamais  tant  amu- 
sée au  bal  &  m'a  fait  jurer  de  l'y  conduire 
de  nouveau  dès  que  je  le  pourrai.  Elle  s'eft 
endormie  ainsi,  me  parlant  encore,  riant 
dans  son  sommeil. 

Ce  brusque  réveil,  cette  fièvre  de  paroles 


La  confession  de  Claude 


m'ont  étrangement  étonné.  Je  n'ai  pu  & 
je  ne  puis  m'expliquer  encore  la  froideur, 
l'indolence  de  cette  fille,  au  milieu  du 
tumulte  de  la  nuit,  &  ses  éclats  de  gaieté^ 
ses  bavardages  du  matin,  dans  notre  cham- 
bre triste  &  muette.  Pourquoi  m'arracher 
la  promesse  de  la  mener  le  plus  souvent 
possible  à  ces  bals  oU  elle  riait,  où  elle  dan- 
sait si  peu?  Puis,  si  elle  était  de  bonne  foi, 
quelle  était  donc  cette  joie  singulière  qui 
se  manifeftait  par  le  silence  &  la  méchante 
humeur,  qui  éclatait  plus  tard  en  rires 
épais  &  voluptueux? 

Monde  inconnu  de  la  chair  &  des  pas- 
sions infâmes  où  je  trouve  des  étonne- 
ments  à  chaque  pas!  Je  n'ose  encore  fouil- 
ler toutes  ces  misères,  cette  poitrine  de 
femme,  froide  dans  ses  désirs,  affaissée  & 
endormie  dans  ses  Joies.  Je  l'ai  crue  sauvée, 
elle  me  revient  plus  terrible,  plus  impé- 
nétrable que  jamais. 


La  confession  de  Claude  lor 


XIII 


Vous  vous  plaignez  de  mon  silence, 
vous  vous  inquiétez  &  me  demandez 
quelles  nouvelles  triftesses  me  font  tomber 
la  plume  des  doigts. 

Frères,  ce  sont  nos  ridicules  imagina- 
tions d'enfant  qui  se  dissipent  une  à  une. 
Cet  adieu  des  espoirs  du  Jeune  âge  a,  dans 
sa  rudesse  salutaire,  de  profondes  amer- 
tumes. Je  me  sens  devenir  homme,  je 
pleure  mes  faiblesses  qui  s'en  vont,  tout 
en  tirant  un  grand  orgueil  des  forces  qui 
me  viennent. 

Que  la  jeunesse  serait  sotte,  si  elle  n'a- 
vait sa  belle  naïveté!  La  bêtise  sur  les 
lèvres  de  l'enfant  eft  une  adorable  igno- 
rance dont  les  hommes  sont  doucement  ré- 
jouis.Voici  un  mois  à  peine,  j'étais  encore 

6. 


La  confession  de  Claude 


un  sot,  je  vous  parlais  naïvement  de  la 
rédemption  des  filles.  Certes,  à  m'enten- 
dre,  un  vieillard  eût  à  la  fois  souri  de  son 
meilleur  sourire  &  secoué  ironiquement  la 
tête  :  il  aurait  donné  le  sourire  à  la  jeune 
âme  qui  avait  foi  en  toute  perfe6lion,  & 
adressé  le  sourire  à  l'absurde  petit  garçon 
qui  tentait  hardiment  le  miracle  que  Jésus 
seul  a  pu  faire. 

Assez  de  mensonges  !  La  vérité  brutale  a 
d'étranges  douceurs  pour  ceux  que  tour- 
mente le  problème  de  la  vie  ;  ils  sont  las  de 
ces  espérances  que  les  mères  lèguent  aux 
enfants^&  quij  lentes  à  sedissiper^  les  aban- 
donnent une  à  une_,  allongeant  leur  martyre. 
Moi,  je  préfère,  dussé-je  souffrir  tous  mes 
déchirements  en  un  jour^  voir  clair  en  ce 
monde  de  débauches  où  je  suis  descendu. 

Sans  doute^  il  s'eft  rencontré  de  grandes 
repenties.  Des  femmes,  aux  vaftes  amours, 
ont  parfois  donné  à  un  seul  être  ce  cœur 
qu'elles  partageaient  entre  tous,  &  alors 
elles  ont  été  pardonnées.  Mais  ce  sont  là 


La  confession  de  Claude  io3 


les  miracles;  les  lois  communes  veulent 
que  les  cœurs  partagés  se  dispersent  en 
chemin  &  que  les  morceaux  ne  puissent 
en  être  réunis  à  l'heure  suprême. 

Écoutez,  frèreSj  lorsque  la  Madeleine 
se  traînera  à  vos  pieds ,  maudissant  ses 
erreurs  passées  _,  vous  promettant  une 
nouvelle  jeunesse  d'amour^  ne  la  croyez 
pas.  Le  ciel  eft  avare  de  prodiges.  La  Pro* 
vidence  entrave  rarement  nos  fatalités. 
Dites-vous  que  le  mal  eft  puissant,  &  qu'en 
ce  monde  le  mensonge  ne  se  fait  pas  vérité 
pour  l'unique  soulagement  d'une  pauvre 
âme  qui  souffre.  Repoussez  la  Madeleine, 
niez  ses  larmes  &  son  cœur,  raillez  toute 
rédemption.  Voilà  la  sagesse. 

Allez,  je  sens  l'expérience  me  venir. 

Laurence  eft  une  âme  souillée  à  jamais, 
une  intelligence  perdue,  une  créature  en- 
dormie à  ce  point  qu'aucune  brûlure  ne 
pourrait  la  réveiller  du  sommeil  qu'elle 
dort  dans  la  boue.  Je  meurtrirais  sa  chair,  je 
briseiais  ses  os  sous  le  bâton,  je  m'adresse- 


I04  La  confession  de  Claude 

rais  à  son  cœur.  Je  soulèverais  sous  des 
baisers  ses  paupières  affaissées,,  elle  relie- 
rait toujours  là,  à  mes  pieds,  accroupie, 
sans  un  frisson,  sans  un  cri  de  douleur  ou 
de  joie.  J'ai  par  inftants  des  désirs  de  lui 
crier  : 

—  Lève-toi,  &  battons-nous;  réveille- 
toi,  &  crie,  jure,  montre-moi  que  tu  vis 
encore  en  me  faisant  souffrir. 

Elle  me  regarde  avec  ses  yeux  éteints; 
je  recule  effrayé,  n'osant  parler.  Laurence 
efl  morte,  morte  de  cœur  &  de  pensée.  Je 
n'ai  rien  à  tenter  sur  ce  cadavre. 

Frères,  je  n'ai  plus  la  moindre  espé- 
rance, je  ne  veux  plus  m'occuper  de  cette 
fille.  Elle  a  refusé  ma  vie  de  travail,  je 
n'ai  pu  accepter  sa  vie  de  débauche;  le 
rêve  était  trop  haut,  la  réalité  m'a  paru 
un  gouffre.  Je  m'arrête  &  j'attends.  Quoi? 
Je  l'ignore. 

Je  n'ai  que  faire  de  me  juftifier  devant 
vous.  Je  sais  que  vous  voyez  clair  en  mon 
âme,  que  vous  expliquez  mes  a£les  par  des 


La  confession  de  Claude  io5 

pensées  de  Juftice  &  de  devoir.  Vous  avez 
plus  de  confiance  en  moi  que  je  n'ose  en 
avoir  moi-même.  Par  moments,  je  m'in- 
terroge, je  me  juge  comme  me  jugent  sans 
■doute  les  passants  que  je  coudoie  en  cette 
vie;  je  m'effraye  de  ce  vice  qui  m'entoure 
sans  me  vicierj  de  cette  femme  qui  dort  à 
mon  côté,  sans  être  ma  compagne.  Alors, 
désespéré,  j'ai  des  envies  de  faire  ce  que 
feraient  les  autres,  de  prendre  Laurence 
par  les  épaules  &  de  la  pousser  dans  la  rue 
où  je  l'ai  trouvée.  Elle  y  tomberait  aussi 
nue,  aussi  désolée,  ayant  au  front  la  même 
misère  &  la  même  infamie.  Et  moi,  je 
fermerais  ma  porte  tranquillement,  ne  lui 
ayant  rien  volé,  ne  lui  devant  rien.  La 
conscience  eft  large;  il  y  a  des  gens  qui 
ont  la  science  de  relier  honnêtes  en  deve- 
nant lâches  &  cruels. 

Laurence  s'impose  à  moi  de  toute  la 
force  de  son  abandon.  Elle  rcfle  là,  tran- 
quille &  passive.  Je  ne  puis  pourtant  pas 
la  chasser.  Ma  misère  m'empêche  de  la 


io6  La  confession  de  Claude 

payer  pour  qu'elle  s'en  aille.  Nous  som- 
mes liés  fatalement  l'un  à  l'autre  par  le 
malheur.  Tant  qu'elle  demeurera  près  de 
moi,  je  croirai  devoir  accepter  sa  présence. 

J'attends  donc^  &,  je  le  répète,  j'ignore 
ce  que  j'attends.  Comme  Laurence^  je 
m'affaisse^  je  vis  dans  une  sorte  de  som- 
nolence douce  &  trifte,  sans  trop  souffrir, 
n'éprouvant  au  cœur  qu'une  grande  fati- 
gue. Après  tout,  je  ne  suis  pas  irrité  contre 
cette  fille;  je  sens  en  moi  plus  de  pitié  que 
de  colère,  plus  de  triflesse  que  de  haine. 

Je  ne  lutte  plus,  je  m'abandonne_,  je 
trouve  dans  la  certitude  du  mal  un  repos 
étrange,  un  apaisement  de  tout  mon  être. 


XIV 

Vous  souvenez-vous  du  grand  Jacques, 
ce  long  garçon  pâle  &  tranquille?  Je  le  vois 
encore,  se  promenant  à  l'ombre  des  pla- 


La  confession  de  Claude  107 

tanes,  dans  le  préau  du  collège;  il  mar- 
chait d'un  pas  lent  &  ferme,  poussant  du 
pied  les  cailloux;  il  riait  paisiblementj 
raisonnant  ses  souri res^  &  vivait  dans  une 
suprême  indifférence.  Je  me  rappelle  qu'en 
un  jour  d'épanchement  il  me  confia  le 
secret  de  sa  force.  Je  ne  compris  rien  à  ses 
confidenceSj  si  ce  n'eft  qu'il  se  proposait  de 
vivre  heureux  en  murant  son  cœur  &  sa 
pensée. 

A  quinze  ans,  je  ne  rêvais  que  du  grand 
Jacques. J'enviais  ses  longscheveuxblonds, 
sa  superbe  indolence.  Il  était,  parmi  nous^ 
un  type  d'élégance  &  d'ariftocratique  dé- 
dain. J'avais  été  surpris  par  cette  nature 
égoïste  qui  n'avait  rien  de  jeune  ni  de 
généreux;  je  m'étais  mis  à  admirer  cet 
enfant  terne  &  froid  qui  passait  au  milieu 
de  nous  avec  la  gravité  indulgente  &  su- 
périeure d'un  homme. 

J'ai  revu  le  grand  Jacques.  Il  efl  mon 
voisin ,  il  habite  la  même  maison  que 
moi,  deux  étages  plus  bas.  Hier^  je  w.nr- 


io8  La  confession  de  Claude 

tais  l'escalier_,  lorsque  j'ai  rencontré  un 
jeune  homme  &  une  jeune  femme  qui 
descendaient.  Le  jeune  homme_,  sans  hé- 
sitation &  tout  naturellement,  m'a  tendu 
la  main. 

—  Comment  vas-tu,  Claude?  m'a-t-il 
demandé. 

Il  paraissait  m'avoir  quitté  la  veille.  Il 
avait  à  peine  interrogé  mon  visage, &  moi, 
j'interrogeais  le  sien  dans  la  demi-obscu- 
rité du  palier,  sans  pouvoir  me  rappeler 
ses  traits.  Sa  main  était  froide.  Je  ne  sais 
à  quelle  sensation  étrange  j'ai  reconnu 
cette  chair  calme  &  indifférente. 

—  Eft-ce  toi,  Jacques:  me  suis-je  écrié. 
Bon  Dieu  !  tu  as  encore  grandi  1 

—  Ouij  oui,  c'eft  moi,  m'a-t-il  répondu 
avec  un  sourire.  Je  loge  là,  au  fond  du 
couloir,  au  numéro  17.  Viens  me  voir  ce 
soir,  entre  sept  &  huit  heures. 

Et  il  eft  descendu  sans  tourner  la  tête, 
précédé  de  la  jeune  femme  qui  me  regar- 
dait avec  de  grands  yeux  d'enfant.  Je  suis 


La  confession  de  Claude  109 

refté  un  inftant^  penché  sur  la  rampe,  sui- 
vant des  yeux  ce  garçon  qui  s'en  allait 
d'un  pas  calme,  tandis  que  mon  cœur  sau- 
tait violemment  dans  ma  poitrine. 

Le  soir,  je  suis  descendu  au  numéro  17. 
La  chambre  eft  meublée  avec  le  luxe  faux  & 
écœurant  des  hôtels  garnis  de  Paris. Vous 
ne  pouvez  vous  imaginer,  frères,  quel  air 
misérable  &  honteux  ont  ces  draperies 
rougesj  éraillées  &  grises  de  poussière,  ces 
meubles  noirs  &  graisseux,  ces  faïences 
félées_,  ces  objets  sans  nom,  loques  &  dé- 
bris qui  s'étalent  le  long  de  murs  hu- 
mides. Ma  mansarde  eft  plus  nue,  mais 
elle  n'eft  pas  plus  laide.  Deux  fenêtres, 
hautes  &  larges,  garnies  de  minces  ri- 
deaux de  mousseline,  versent  une  lumière 
crue  sur  tout  ce  délabrement.  Il  y  a  là  un 
lit  enveloppé  de  rideaux  déteints^  une  ar- 
moire à  glace  ternie  &  éclatée  au  flanc,  un 
canapé  &  des  fauteuils  déplorabIes_,  jaunis 
par  l'usnge;  puis  une  toilette,  un  bureau, 
une  table^  des  chaises,  meubles  dépareil- 

7 


La  confession  de  Claud' 


lés,  meubles  de  salle  à  manger,  de  cham- 
bre à  coucherj  de  salon,  de  cabinet.  L'en- 
semble a  je  ne  sais  quoi  de  prétentieux  & 
de  sale  qui  répugne.  Au  premier  regard^ 
on  peut  croire  que  l'on  entre  dans  une 
chambre  honnête;  au  second,  on  voit  la 
crasse  sur  l'acajou  &  sur  le  damas,  on 
éprouve  comme  une  impression  de  vice  & 
de  malpropreté. 

Je  me  suis  senti  attrifté  par  l'aspecl 
malsain  de  cette  chambre,  j'ai  respiré  avec 
dégoût  cet  air  épais  &  nauséabond,  puant 
la  poussière,  le  vieux  vernis  &  les  étoffes 
fanées,  odeur  acre  &  étouff"ante  qui  eft  la 
même  dans  tous  les  hôtels. 

Jacques^  assis  devant  le  bureau^  tra- 
vaillait paisiblement_,  un  Code  ouvert  de- 
vant lui.  La  jeune  fille  était  couchée  sur 
le  canapéj  les  yeux  au  plafond,  silencieuse 
&  grave. 

Jacques  a  tourné  son  siège  à  demi;  sa 
face  m'eft  apparue  en  pleine  lumière.  C'elr 
bien  toujours  le  même  visage,  un  visage 


La  confession  de  Claude 


superbe  &  indifférent;  on  y  lit  une  vo- 
lonté forte  faite  d'égoïsme  &  de  froideur. 
L'homme  eft  devenu  ce  que  promettait 
l'enfant.  Notre  ancien  camarade  doit  être 
dans  la  vie  ce  que  l'on  appelle  un  garçon 
pratique  &  sérieux;  il  tend  à  un  but^  il 
veut  être  avocat,  avoué  ou  notaire,  &  il 
marche  avec  toute  la  puissance  de  sa  tran- 
quillité. Le  cœur  fermé,  la  chair  calme,  il 
accepte  ce  monde,  sans  remerciment  ni 
révolte.  Jacques  eft  une  honnête  nature, 
un  esprit  Jufte  qui  vivra  honorablement, 
selon  le  devoir  &  les  mœurs;  il  ne  faiblira 
pas,  parce  qu'il  n'aura  pas  à  faiblir;  il 
passera  droit  &  ferme,  n'ayant  rien  à  haïr 
ni  à  aimer.  Dans  ses  yeux  clairs  &  vides, 
je  n'ai  pas  trouvé  l'âme;  sur  ses  lèvres 
pâles,  je  n'ai  pas  vu  le  sang  du  cœur. 

Devant  ce  jeune  homme,  paisible  &  sou- 
riant, accoudé  sur  ses  livres  de  travail  & 
me  tendant  sa  main  fraîche,  j'ai  songé  à 
moi,  frères,  à  mon  pauvre  être  que  secoue 
sans  cesse  la  fièvre  des  désirs  &  des  rei^rets. 


La  confession  de  Claude 


Je  n'avance  qu'en  chancelant;  je  n'ai  pas 
pour  me  protéger  cette  belle  tranquillité, 
ce  silence  du  cœur  &  de  l'âme.  Je  suis 
tout  chair,  tout  amour,  je  me  sens  vi- 
brer profondément  à  la  moindre  sensation. 
Les  événements  me  mènent,  je  ne  puis  les 
conduire  ni  les  surmonter.  Demain^  dans 
ma  vie  libre,  s'il  m'arrive  de  blesser  le 
monde,  le  monde  se  détournera  de  moi, 
parce  que  j'aurai  obéi  à  ma  fierté  &  à  mes 
tendresses.  Jacques  sera  salué,  ayant  suivi 
la  route  commune.  Je  n'rse  dire  tout  haut 
que  la  vertu  ell:  une  qudtion  de  tempéra- 
ment; mais,  kères,  je  pense  tout  bas  que 
les  Jacques  sur  cette  terre  sont  lâchement 
vertueux,  tandis  que  les  Claudes  ont  cet 
effroyable  malheur  d'avoir  en  eux  une 
éternelle  tempête,  un  désir  immense  du 
bien  qui  les  agite  &  les  conduit  hors  des 
jugements  de  la  foule. 

La  jeune  fille  avait  penché  la  tête  &  me 
regardait,  la  bouche  entr'ouverte,  les  yeux 
agrandis.  Son  visage  a  la  blancheur  trans- 


La  confession  de  Claude  1 1 3 


parente  de  la  cire^  avec  des  rougeurs  mates 
aux  joues;  ses  lèvres  pâles,  ses  paupières 
molles  &  biftrées  donnent  à  sa  face  un  air 
d*enfant  malade  &  résigné.  Elle  a  quinze 
ans^  &,  par  inftants,  lorsqu'elle  sourit,  on 
lui  en  donnerait  à  peine  douze. 

Tandis  que  Jacques  me  parlait  de  sa 
voix  lente,  je  ne  pouvais  détacher  mes  re- 
gards de  ce  visage  poignant,  si  jeune  &  si 
éteint.  11  y  avait  sur  ce  front  candide  une 
lassitude,  une  langueur  profondes;  le  sang 
ne  coulait  plus  sous  la  peau;  les  frissons 
de  la  vie  ne  faisaient  plus  frémir  cette 
chair  endormie.  N'avez-vous  jamais  vu, 
dans  son  berceau,  une  petite  fille  que 
la  fièvre  a  rendue  plus  blanche,  plus  in- 
nocente encore?  elle  dort,  les  yeux  grands 
ouverts,  elle  a  un  visage  d'ange,  doux  & 
reposé,  elle  soutfre,  &  elle  parait  sourire. 
L'étrange  petite  fille  que  j'avais  devant 
moi,  cette  femme  qui  était  reflée  enfant, 
ressemblait  à  ses  sœurs  au  berceau.  Seule- 
ment, ici,  c'était  pitié  plus  grande  à  voir 


114  ^-^  confession  de  Claude 

sur  un  front  de  quinze  ans  tant  de  pureté 
&  tant  de  pâleur^  toutes  les  grâces  naïves 
de  la  jeune  fille  &  toutes  les  fatigues 
honteuses  de  la  femme. 

Elle  avait  replié  les  bras  &  soutenait  sa 
tête  languissante.  J'ignorais  son  hiftoire, 
je  ne  savais  qui  elle  était,  ni  ce  qu'elle  fai- 
sait là.  Mais,  à  tout  son  être,  je  voyais 
l'innocence  de  son  cœur  &  la  honte  de  son 
corpSj  je  reconnaissais  la  jeunesse  de  ses 
regards  &  la  vieilLsse  prématurée  de  son 
sang,  je  me  disais  qu'elle  allait  mourir  de 
décrépitude  à  quinze  ans,  vierge  d'âme. 
Émaciée  &  affaiblie^  elle  s'étendait  comme 
une  courtisane  &  souriait  comme  une 
sainte. 

Je  suis  refté  deux  grandes  heures  entre 
Jacques  &  Marie,  regardant  ces  deux  êtres, 
étudiant  ces  deux  visages.  Je  ne  pouvais 
deviner  ce  qui  avait  rapproché  un  tel 
homme  d'une  telle  femme.  Puis_,  j'ai  songé 
à  Laurence,  &  j'ai  compris  qu'il  y  a  des 
unions  fatales. 


La  confession  de  Claude 


Jacques  m'a  paru  satisfait  de  l'exiftence 
qu'il  mène.  Il  travaille_,  il  règle  ses  plaisirs 
&  ses  études,  il  vit  la  vie  d'étudiant,  sans 
impatience,  même  avec  une  certaine  com- 
plaisance tranquille.  J'ai  remarqué  qu'il 
mettait  quelque  orgueil  à  me  recevoir  dans 
une  si  belle  chambre;  il  ne  voit  pas  toute 
l'ignoble  laideur  de  ce  luxe  de  mauvais 
lieu.  D'ailleurs,  ce  n'eft  ni  un  vaniteux  ni 
un  fat;  il  eft  bien  trop  pratique  pour  avoir 
de  pareils  défauts.  11  ne  m'a  parlé  que  de 
ses  espérances j de  sa  position  future;  il  a 
hâte  de  n'être  plus  jeune  &  de  vivre  en 
homme  grave.  En  attendant,  pour  faire 
comme  tout  le  monde,  il  consent  à  habiter 
une  chambre  de  cinquante  francs  par  mois, 
il  veut  bien  fumer^  boire  un  peu,  même 
avoir  une  maîtresse.  Mais  il  considère  tout 
cela  comme  unemodequ'il  ne  peut  refuser; 
il  entend,  dès  le  dernier  examen,  se  débar- 
rasser de  son  cigare,  de  Marie  &  de  son 
verre,  comme  de  meubles  désormais  inu- 
tiles. Il  calcule^  à  une  mmuteprès,  l'heure 


1 1 6  La  confession  de  Claude 

à  laquelle  il  aura  droit  au  respefl  des  gens 
de  bien. 

Marie  écoutait  les  théories  de  Jacques 
avec  un  calme  parfait.  Elle  paraissait  ne 
pas  comprendre  qu'elle  était  un  des  meu- 
bles qu'abandonnerait  le  jeune  homme, 
pour  cause  de  déménagement.  La  pauvre 
fille  se  souciait  sans  doute  peu  d'apparte- 
nir à  celui-ci  ou  à  celui-là,  pourvu  qu'elle 
eût  un  canapé  où  elle  pût  reposer  ses 
membres  endoloris. 

D'ailleurs,  Jacques  &  Marie  se  parlaient 
avec  une  douceur  qui  m'a  surpris.  Ils 
semblent  s'accepter_,  se  ménager  l'un  l'au- 
tre. Ce  n'eft  ni  amour,  ni  même  amitié; 
c'eft  un  langage  poli  qui  évite  toute  que- 
relle &  maintient  le  cœur  dans  une  com- 
plète indifférence.  Jacques  doit  être  l'in- 
venteur de  ce  langage. 

Au  bout  d'une  heure,  il  a  déclaré  qu'il 
ne  pouvait  perdre  son  temps  davantage; 
il  s'eft  remis  au  travail,  en  me  priant  de 
refler,   affirmant  que  ma   présence  ne  le 


La  confession  de  Claude  117 

gênait  en  aucune  façon.  J'ai  approché  ma 
chaise  du  canapé,  &  me  suis  entretenu  à 
voix  basse  avec  Marie,  Cette  femme  m'at- 
tirait; je  me  sentais  pour  elle  des  tendresses, 
des  pitiés  de  père. 

Elle  cause  en  enfant,  tantôt  par  mono- 
syllabesj  tantôt  avec  volubilité,  passionné- 
ment &  sans  s'arrêter.  Je  l'avais  bien  ju- 
gée; l'intelligence  &  le  cœur  sont  reliés 
chez  elle  en  bas  âge ,  tandis  que  le  corps 
grandissait  &  se  souillait.  Elle  a  une  naï- 
veté exquisCj  horrible  parfois,  lorsque, 
avec  un  doux  sourire  &  de  grands  yeux 
étonnésj  elle  laisse  échapper  de  grossières 
paroles  de  ses  lèvres  délicates.  Elle  ne  rou- 
git pas,  ignorant  la  rougeur;  elle  ne  paraît 
point  avoir  conscience  d'elle-même  &  se 
meurt  doucement,  ne  sachant  ni  ce  qu'elle 
efl,  ni  ce  que  sont  les  autres  jeunes  filles 
qui  se  détournent  lorsqu'elle  passe. 

Peu  à  peu,  elle  m'a  conté  sa  vie.  J'ai  pu, 
phrase  à  phrase,  reconftruire  cette  hiftoire 
lamentable.  Un  récit  m'aumit  déplu ,  car 

7« 


La  confession  de  Claude 


j'aui-is  hésité  à  croire;  je  préfère  qu'elle 
se  soit  confessée,  sans  le  savoir  elle-même, 
par  aveux  partiels,  au  hasard  de  la  con- 
versation. 

Marie  pense  avoir  quinze  ans.  Elle 
ignore  où  elle  efl  née,  &  se  rappelle  vague- 
ment une  femme  qui  la  battait,  sa  mère 
sans  doute.  Ses  premiers  souvenirs  datent 
du  ruisseau;  elle  se  souvient  qu'elle  y 
jouait  &  qu'elle  s'y  reposait.  Sa  vie  a  été 
une  longue  promenade  dans  les  rues;  il 
lui  serait  très-difïicile  de  savoir  ce  qu'elle  a 
fait  jusqu'à  l'âge  de  huit  ans;  lorsqu'on 
l'interroge  sur  ses  premières  années,  elle 
répond  qu'elle  ne  sait  plus ,  ayant  eu  trop 
faim  &  trop  froid.  A  huit  ans,  comme 
toutes  les  petites  misérables,  elle  vendait 
des  fleurs.  Elle  couchait  alors  à  la  barrière 
Fontainebleau  dans  un  vafle  grenier  som- 
bre, avec  toute  une  troupe  d'enfants  de  son 
âge,  garçons  &  iilles,  qui  dormaient  péle- 
méle.  De  huit  à  quatorze  ans,  elle  efl  venue 
à  ce  chenil,  choisissant  son  coin  chaque 


La  confession  de  Claude  1 1 9 

soir^  embrassée  par  les  uns,  battue  par 
les  autres,  grandissant  dans  le  vice  &  la 
misère^  sans  que  rien  l'avertît  ni  révoltât 
son  cœur.  Elle  était  déjà  infâme,  &  elle 
ignorait  encore  qu'elle  possédât  un  corps 
&  des  sens.  Elle  avait  fait  le  mal  avant 
de  savoir  que  le  mal  exiftait;  aujourd'hui, 
en  pleine  débauche,  elle  gardait  son  vi- 
sage d'enfant,  n'ayant  jamais  cessé  d'être 
vierge  &  innocente.  La  souillure  s'était 
mise  en  elle  trop  tôt  pour  qu'elle  pût  être 
souillée. 

J'avais  maintenant  le  sens  de  ce  visage 
étrange,  fait  d'impudeur  &  de  naïveté, 
d'une  beauté  jeune  &  fanée.  Je  m'exp  i- 
quais  cette  petite  fille  cynique,  cette  femme 
usée  qui  se  mourait  avec  le  calme  &  la 
blancheur  d'une  martyre.  Elle  était  fille 
de  la  grande  ville,  &  la  grande  ville  en 
avait  fait  cette  créature  monftrueuse  qui 
n'était  ni  un  enfant  ni  une  femme.  Dans 
cet  être,  où  personne  n'avait  évoqué  l'âme, 
l'âme  dormait  encore.  Le  corps  lui-même  ne 


La  confession  de  Claude 


s'était  jamais  éveillé  sans  doute.  Marie  se 
trouvait  être  une  simple  d'esprit  &  de  chair^ 
qui  se  livrait  par  abandon,  reflait  pure 
dans  la  fange,  ne  sachant  rien  et  accep- 
tant tout.  Je  la  vois,  là^  devant  moi,  flétrie 
déjà,  avec  son  bon  sourire,  me  parlant 
de  sa  voix  un  peu  rauque^  comme  nos 
sœurs  nous  parleraient  de  leurs  poupées, 
&  je  me  sens  au  cœur  un  grand  ser- 
rement. 

A  quatorze  ans,  une  vieille  femme,,  qui 
n'avait  aucun  droit  sur  elle^  la  vendit.  Elle 
se  laissa  acheter^  elle  s'offrit  presque  d'elle- 
même,  comme  elle  offrait  ses  bouquets  de 
violettes.  Elle  avait  encore  les  joues  roses, 
&  ses  rires  résonnaient  gaiement.  Elle 
eut  des  robes  de  soie,  des  bijoux;  elle 
accepta  la  soie  &  l'or  comme  des  jouets, 
déchirantj  jetant  tout  parla  fenêtre.  D'ail- 
leurs, Marie  vivait  ainsi  parce  qu'elle  ne 
savait  pas  que  l'on  peut  vivre  autrement; 
elle  n'avait  point  le  sens  du  luxe,  elle  aurait 
accepté  indifféremment  un  bouge  ou  un 


La  confession  de  Claude 


hôtel.  Il  lui  plaisait  de  vivre  oisive ^  à 
regarder  les  murs;  la  souffrance  qui  la 
courbait  déjà_,  lui  faisait  aimer  le  repos, 
une  sorte  de  rêverie  vague,  au  sortir  de 
laquelle  elle  paraissait  inquiète  &  agitée. 
Lorsqu'on  l'interrogeait,  lui  demandant 
ce  qu'elle  avait  vu,  elle  répondait,  d'un  ton 
effaré  :  «  Je  ne  sais  pas!  » 

Elle  avait  vécu  ainsi  près  d'un  an^  cou- 
rant les  hôtels  garnis^  couchant  ici  &  là, 
sans  rien  perdre  de  sa  sérénité.  Comme  je 
lui  montrais  quelque  surprise ,  &  que  je 
ne  pouvais  vaincre  tout  le  dégoût  que 
m'inspirait  une  pareille  exiftence^  elle  efl 
demeurée  étonnée ,  ne  me  comprenant 
pas. 

Un  soir,,  la  misère  était  revenue.  Marie 
allait  regagner  le  grenier  de  la  barrière 
Fontainebleau,  lorsqu'elle  avait  rencontré 
Jacques.  Elle  m'a  conté  cette  rencontre 
d'une  voix  que  je  n'oublierai  jamais,  avec 
des  regards  immobiles  dans  les  yeux  &  des 
rires  bruyants  sur  les  lèvres.  C'efl  elle  qui 


122  La  confession  de  Claude 

a  abordé  Jacques,  lui  demandant  son  bras 
parce  qu'il  faisait  noir  &  que  le  pavé  était 
glissant.  Elle  n'avait  sans  doute  pas  la 
moindre  mauvaise  pensée.  Jacques  la 
queftionna;  au  lieu  de  la  conduire  route 
d'Orléans,  il  la  mena  chez  lui.  Elle  le  laissa 
faire,  toujours  calme.  Elle  n'aurait  peut- 
être  pas  quêté  un  lit,  elle  songeait  à  la 
paille  du  grenier,  mais  elle  acceptait  les 
draps  blancs  qui  lui  venaient,  sans  joie  ni 
répugnance.  Depuis  ce  jour,  elle  a  vécu 
le  plus  possible  sur  le  canapé. 

J'ai  cru  comprendre  que,  dans  sa  pensée, 
Jacques  avait  fait  une  bonne  acquisition 
en  prenant  Marie.  Puisqu'il  lui  fallait  une 
maîtresse ,  c'était  là  celle  qui  lui  convenait  : 
une  nature  affaiblie  &  calme  qui  ne  le 
troublait  pas  dans  son  indifférence,  une 
fille  insouciante  dont  il  se  débarrasserait 
aisément,  une  femme  charmante  dans  sa 
râleur,  qui  avait  toute  la  grâce  de  la  jeu- 
nesse sans  en  avoir  les  caprices  ni  les  in- 
conséquences.   D'ailleurs,    Marie,    souf- 


La  confession  de  Claude  iiS 

frante  parfois,  a  ses  jours  de  vie  &  de  gaieté; 
elle  n'eft  point  encore  clouée  sur  un  ma- 
telas, &,  lorsqu'elle  rit  au  soleil,  parmi 
ses  boucles  blondes,  elle  resplendit  belle  à 
faire  rêver  Jacques  lui-même. 

Je  me  suis  plu,  frères,  à  vous  parler  de 
Jacques  &  de  Marie. 

Je  suis  reflé  deux  ou  trois  heures  auprès 
d'eux,  oubliant  mes  souffrances,  &  j'ai 
voulu  oublier  encore  en  vous  contant  ma 
visite.  C'efl;  là  un  monde  que  vous  igno- 
rez; ce  monde  eft  poignant,  l'étude  en 
eft  âpre,  pleine  de  vertige.  Je  voudrais 
pénétrer  dans  les  coeurs  &  dans  les  âmes; 
je  suis  attiré  par  ces  femmes  &  ces  hommes 
qui  vivent  autour  de  moi;  peut-être,  au 
fond,  ne  trouverais-je  que  de  la  fange, 
mais  j'aimerais  à  fouiller  le  fond.  Ils  vi- 
vent une  vie  si  étrange,  que  je  crois  tou- 
jours être  sur  le  point  de  découvrir  en  eux 
des  vérités  nouvelles. 


La  confession  de  Claude 


XV 


Nous  mangeons  au  Jour  le  Jour,  vendant 
de  vieux  livres  ou  quelques  haillons.  Ma 
misère  eft  telle  que  je  n'en  ai  plus  con- 
science, &  que  je  m'endors  le  soir  presque 
satisfait,  lorsqu'il  me  refte  une  vingtaine 
de  sous  pour  les  deux  repas  du  lende- 
main. 

Je  suis  allé  dans  plusieurs  adminiftra- 
tions  solliciter  une  place.  On  m'a  reçu  fort 
brusquement  ;  j'ai  cru  comprendre  que 
j'avais  le  tort  d'être  pauvrement  mis.  J'é- 
cris mal,  dit-on;  je  ne  suis  bon  à  rien.  Je 
les  crois  sur  parole,  &  je  me  retire,  hon- 
teux d'avoir  eu  un  inftant  la  pensée  de 
voler  l'argent  de  ces  honnêtes  gens,  en 
mettant  à  leur  service  mon  intelligence  & 
ma  volonté. 


La  confétiton  de  Claude  ttb 


Je  ne  suis  bon  A  rien,  telle  cR  la  vérité 
que  j'ai  retirée  de  mes  démarches.  Je  ne 
suis  bon  â  rien,  si  ce  n'cfl  à  souffrir,  â  san- 
gloter, A  pleurer  ma  jeunesse  &  mon 
cœur.  Ainsi,  me  voilù  seul  au  monde,  re- 
poussé &  misérable,  n'osant  mendiera 
me  sentant  plus  affamé  que  le  pauvre  (pu 
tend  la  main.  Je  suis  venu,  berce  en  un 
5ongc  de  gloire  &  de  fortune;  je  m'éveille 
en  pleine  boue,  en  pleine  détresse. 

Heureusement,  le  ciel  efl  doux  &  bon. 
Il  y  a  dans  la  misère  une  sorte  d^ivrcsse 
lourde,  une  somnolence  voluptueuse  qui 
endort  la  conscience,  la  chaîr  &  l'esprit. 
Je  ne  sens  pas  nettement  mon  degré  d'in- 
digence &  d'infamie;  je  souffre  peu,  je 
sommeille  dans  ma  faim,  je  me  vautre  dans 
mon  oisiveté. 

Voici  quelle  efl  ma  vie. 

Le  matin,  je  me  lève  tard.  Les  matinée* 
sont  brumeuses,  froides,  blafardes;  le  jour 
entre,  gris  &  trifte,  par  la  fenêtre  sans  ri- 
deaux; il  se  traîâia  iruilancoliquement  sur 


120  La  confession  de  Claude 

les  carreaux  &  sur  les  murs.  J'ai  une 
sensation  de  bien-être  à  sentir  la  chaleur 
tiède  des  vêtements  que  j'entasse  sur  le  lit. 
Laurence  dort  à  mon  côté  d'un  sommeil 
de  plomb,  la  face  renversée  &  muette.  Moi, 
les  yeux  ouverts,  le  drap  au  menton ^  Je 
regarde  le  plafond  noir  que  traverse  une 
longue  crevasse.  Je  tombe  en  extase  devant 
cette  crevasse;  je  l'étudié,  j'en  suis  amou- 
reusement, du  regard,  les  lignes  brisées; 
je  la  contemple  des  heures  entières,  sans 
songer  à  rien. 

C'eft  là  le  meilleur  inftant  de  la  journée. 
J'ai  chaud  &  je  dors  à  moitié.  La  chair  eft 
contente,  l'esprit  court  mollement  dans  ce 
beau  pays  du  demi-sommeil,  où  la  vie  a 
toutes  les  voluptés  de  la  mort.  Puis  par- 
fois, lorsque  je  suis  complètement  éveillé, 
je  m'abandonne  au  bras  de  quelque  songe. 
Frères,  que  mon  pauvre  cœur  doit  être  en- 
fant, pour  que  je  puisse  encore  lui  mentirl 
Eh!  oui,  je  rêve  toujours,  j'ai  toujours 
cette  puissance   étrange  d'échapper  à  la 


La  confession  de  Claude  127 

réalité,  de  créer,  de  toutes  pièces,  un 
inonde  &  des  êtres  meilleurs.  Là,  entre 
deux  draps  sales,  au  côté  d'une  femme 
iaide  &  honteuse  dans  son  écrasement,  au 
milieu  d'une  chambre  obscure_,  je  vois  sou- 
vent de  mes  yeux  un  palais ,  tout  marbre 
&  tout  argent,  une  amante  blanche,  lu- 
mineuse, qui  me  tend  les  bras,  m'appelle 
à  sa  droite  sur  la  couche  de  soie  où  elle 
repose. 

Onze  heures  sonnent,  je  saute  du  lit. 
Le  froid  humide  des  carreaux,  qui  me  glace 
brusquement  la  plante  des  pieds ,  me  tire 
de  mon  rêve.  Je  me  sens  grelotter,  je  me 
couvre  à  la  hâte.  Puis  je  marche  dans  la 
chambre,  allant  de  la  fenêtre  à  la  porte, 
jetant  un  coup  d'œil  sur  la  muraille  qui 
eft  tout  mon  horizon,  &  revenant  regarder 
Laurence  sans  la  voir.  Je  fume,  je  baille, 
j'essaie  de  lire.  J'ai  froid  &  je  m'ennuie. 

Laurence  s'éveille.  Alors ,  commencent 
les  souffrances.  Il  faut  manger.  Nous  te- 
nons   conseil.    Nous    cherchons    par    la 


I2S  La  confession  de  Claude 

chambre  quelque  objet  à  vendre.  Souvent 
nous  renonçons  à  déjeuner,  quand  le  pro- 
blème eft  trop  difficile  à  résoudre _,  &  tout 
eft  dit.  Lorsque  nous  avons  trouvé  un 
vieux  chiffon,  du  papier,  n'importe  quoi, 
Laurence  s'habille  &  va  offrir  la  déplorable 
marchandise  à  un  revendeur  qui  lui  donne 
huit  ou  dix  sous.  Elle  rapporte  du  pain  & 
un  peu  de  charcuterie  que  nous  mangeons 
debout,  sans  nous  parler. 

Les  journées  sont  longues  pour  les  misé- 
rables. Quand  il  fait  trop  froid  &  que  nous 
n'avons  pas  de  feu,  nous  nous  recouchons. 
Lorsque  le  temps  eft  plus  doux,  j'essaie 
de  travailler,  me  donnant  la  fièvre  à  vou- 
loir faire  une  besogne  qui  ne  veut  plus  de 
moi. 

Laurence  se  renverse  sur  le  lit  ou  se 
promène  à  pas  lents.  Elle  traîne  sa  robe  de 
soie  bleue  qui  semble  pleurer  en  se  frois- 
sant aux  meubles.  Cette  guenille  eft  toute 
jaune  de  graisse ,  toute  déchirée,  craquée 
aux  coutures ,  usée  aux  plis,  Laurence  la 


La  confession  de  Claude  129 

laisse  se  pourrir  &  tomber  en  loques,  sans 
la  nettoyer  ni  la  raccommoder.  Elle  la  met 
dès  le  matin,  n'ayant  qu'elle,  &  elle  se 
promène  ainsi  le  jour  entier  dans  cette 
chambre  misérable,  les  cheveux  dénoués, 
portant  une  robe  de  bal  largement  décol- 
letée, qui  montre  son  dos  et  sa  gorge.  Et 
cette  robe,  cette  soie  douce  d'un  bleu  pâle, 
qui  brille  encore  par  endroits,  eft  un  haillon 
infâme  ,  tordu ,  fané,  lamentable.  Il  y  a  je 
ne  sais  quelle  angoisse  poignante  à  voir 
ces  lambeaux  d'un  riche  tissu,  ce  luxe 
traîné  dans  la  misère,  ces  épaules  nues 
rougies  par  le  froid.  Toujours  je  me  rap- 
pellerai Laurence  marchant  ainsi  vêtue 
dans  le  bouge  de  mes  vingt  ans. 

Le  soir,  la  queftion  du  pain  revient  ter- 
rible &  pressante.  Nous  mangeons  ou 
nous  ne  mangeons  pas.  Puis,  nous  nous 
couchons,  las  &  endormis.  Le  Icndem.ain, 
la  vie  recommence,  pareille,  plus  cuisante 
&  plus  âpre  chaque  jour. 

Je  ne  sors  plus  depuis  unesemain:.  Un 


La  confession  de  Claude 


soir,  —  nous  n'avions  pas  mangé  la  veille, 
—  j'ai  ôté  mon  paletot  sur  la  place  du 
Panthéon^  &  Laurence  a  été  le  vendre.  Il 
gelait.  Je  suis  rentré  en  courant,  suant  à 
grosses  gouttes  de  peur  &  de  souffrance. 
Deux  jours  après^  mon  pantalon  a  suivi  le 
paletot.  Me  voici  nu.  Je  m'enveloppe  dans 
une  couverture ,  je  me  couvre  comme  je 
puisj  &  je  prends  ainsi  le  plus  d'exercice 
possible,  pour  ne  pas  laisser  se  roidir  mes 
jointures.  Lorsqu'on  vient  me  voir,  je  me 
couche,  je  prétends  être  un  peu  indisposé. 

Laurence  paraît  souffrir  moins  que  moi. 
Elle  n'a  pas  de  révolte_,  elle  ne  tente  pas  de 
£e  souftraire  à  l'exiftence  que  nous  me- 
nons. Je  ne  puis  m'expliquer  cette  femme. 
Elle  accepte  tranquillement  ma  misère. 
Eft-ce  dévouement,  eft-ce  nécessité  ? 

MoijfrèreSj  je  vous  l'ai  dit,  je  suis  bien, 
je  m'endors.  Je  sens  mon  être  se  fondre, 
je  me  laisse  aller  à  cette  proftration  douce 
des  mourants,  qui  demandent  pitié  d'une 
voix  faible  &  caressante.  Je  n'ai  aucun  dé- 


La  confession  de  Claude  i3i 

sir_,  si  ce  n'eft  de  manger  plus  souvent.  Je 
voudrais  aussi  être  plaint^  être  caressé, 
être  aimé.  J'ai  besoin  d'un  cœur. 


XVI 


Oh  !  frères,  je  souffre,  Je  souffre.  Je  n'ose 
parler,  je  sens  la  honte  me  serrer  à  la 
gorge,  &  je  ne  puis  que  pleurer  sans  ôter 
de  mon  cœur  le  poids  qui  l'étouffé. 

La  misère  eft  douce ,  l'infamie  eft  légère. 
Et  voilà  que  le  ciel  me  punit,  qu'il  me 
courbe  sous  un  vent  terrible,  sous  une 
implacable  blessure. 

Maintenant,  frères,  vous  pouvez  déses- 
pérer :  je  n'ai  plus  de  degrés  à  descendre, 
je  viens  de  m'abandonner  au  gouffre,  je 
suis  perdu  à  jamais. 

Ne  m'interrogez  pas.  Je  laisse  mes  cris 


La  confession  de  Claude 


aller  jusqu'à  vous,  car  la  douleur  eft  trop 
aiguë  pour  que  je  parvienne  à  étouffer  mes 
cris.  Mais  je  retiens  les  paroles  sur  mes 
lèvres,  je  ne  veux  ni  vous  effrayer  ni  vous 
désoler  en  vous  contant  l'effroyable  hiftoire 
de  mon  cœur. 

Dites-vous  que  Claude  eft  mort,  que 
vous  ne  le  verrez  plus^  que  tout  eft  bien 
fini.  Je  préfère  souffrir  seul,  quitte  à  en 
mourir,  que  de  troubler  votre  sainte  tran- 
quillité en  me  déchirani  devant  vous,  en 
vous  découvrant  ma  plaie  saignante. 


XVII 


'  Non,  vous  souffrirez,  mais  il  m'eft  im- 
possible de  garder  le  silence.  Je  trouverai 
quelque  consolation  à  me  montrer  à  ^^u; 
je  m'apaiserai,  lorsque  je  saurai  que  vous 
sanglotez  avec  moi. 
FrèreSj  j'aime  Laurence, 


La  confession  de  Claude  li'i 


XVIII 


Laissez-moi  regretter,  laissez-moi  me 
souvenir,  laissez-moi  revoir  toute  ma  jeu- 
nesse dans  un  regard. 

Nous  avions  douze  ans  alors.  Je  vous 
rencontrai  un  soir  d'oclobre  dans  le  préau 
du  collège,  sous  les  platanes,  près  de  la  pe- 
tite fontaine.  Vous  étiez  chétifs  &  timides. 
Je  ne  sais  ce  qui  nous  unit,  notre  faiblesse 
peut-être.  Depuis  ce  soir,  nous  avons  mar- 
ché ensemble,  nous  séparant  pour  quel- 
ques heures,  mais  nous  tendant  la  main 
avec  plus  d'amitié  après  chaque  sépara- 
tion. 

Je  sais  que  nous  n'avons  ni  le  même 
corps,  ni  le  même  cœur.  Vous  vivez  & 
vous  pensez  autrement  que  moi,  mais  vous 
ailliez  comme  moi.  Là  efl  notre  fraternité. 

« 


i34.  La  confession  de  Claude 

Vous  avez  mes  tendresses  &  mes  pitiés; 
vous  vous  agenouillez  dans  la  vie,  vous 
cherchez  à  qui  donner  votre  âme.  Nous 
communions  en  tendresse  &  en  affection. 
Vous  rappelez- vous  nos  premières  an- 
nées? Nous  lisions  ensemble  des  contes  à 
dormir  debout,  de  grands  romans  d'aven- 
tures qui  nous  tenaient  six  mois  sous  le 
charme.  Nous  faisions  des  vers  &  de  la 
chimie,  de  la  peinture  &  de  la  musique. 
Il  y  avait,  chez  l'un  de  vous,  au  troisième 
étage,  une  grande  chambre,  notre  labora- 
toire &  notre  atelier.  Là,  dans  la  solitude^ 
nous  commettions  nos  crimes  d'enfant: 
nous  mangions  le  raisin  accroché  au  pla- 
fond, nous  risquions  nos  yeux  au-dessus 
de  cornues  chauffées  à  blanc,  nous  rimions 
des  comédies  en  trois  actes  que  je  lis  encore 
aujourd'hui  lorsque  je  veux  sourire.  Je  la 
voisj  celte  grande  chambre,  avec  sa  large 
fenêtre,  inondée  de  lumière  blanche  & 
pleine  de  vieux  journaux,  de  gravures  fou- 
lées aux  pieds,  de  chaises  dépaillées,  de 


La  confession  de  Claude  i35 

chevalets  boiteux.  Elle  m'apparaît  douce 
&  riante^  lorsque  je  regarde  ma  chambre 
d'aujourd'hui  &  que  j'aperçois,  au  milieu, 
se  dresser  Laurence  qui  m'effraye  &  m'at- 
tire. 

Plus  tard,  le  grand  air  nous  enivra.  Nous 
eûmes  la  saine  débauche  des  champs  & 
des  longues  courses.  Ce  fut  une  folie,  un 
emportement.  On  brisa  les  cornues,  on 
oublia  le  raisin,  on  ferma  la  porte  du  la- 
boratoire. Le  matin,  nous  partions  avant 
le  jour.  Je  venais  sous  vos  fenêtres  vous 
appeler  en  pleine  nuit,  &  nous  nous  hâ- 
tions de  sortir  de  la  ville,  carnier  au  dos, 
fusil  au  bras.  Je  ne  sais  à  quel  gibier  nous 
chassions;  nous  allions,  flânant  dans  la  ro- 
sée, courant  au  milieu  des  hautes  herbes 
qui  se  courbaient  avec  des  bruits  secs  & 
pressés,  nous  vautrant  dans  la  campagne 
comme  de  jeunes  chevaux  échappés.  Le 
cai  nier  était  vide  au  retour,  mais  la  pensée 
était  pleine  &  le  cœur  aussi. 

Quelle  contrée  puissante,  âpre  &  douce 


i36  La  confession  de  Claude 

pour  ceux  qui  se  sont  pénétrés  de  ses  ar- 
deurs &  de  ses  tendresses!  Je  me  souviens 
de  ces  aubes  blanches  &  liumides,  presque 
fraîches^  qui  mettaient  dans  mon  être  & 
dans  les  horizons  une  paix  de  suprême  in- 
nocence; je  me  souviens  de  ces  soleils  ac- 
cablants, de  cet  air  embrasé,  lourd,  écla- 
tant, qui  écrasait  la  terre,  de  ces  rayons 
larges  qui  coulaient  des  hauteurs,  comme 
de  l'or  en  fusion  ^  heure  virile  &  forte, 
donnant  au  sang  une  maturité  précoce  & 
à  la  terre  des  entrailles  fécondes.  Nous 
marchions  en  braves  enfants  au  milieu  de 
ces  aubes  &  de  ces  soleils,  jeunes  &  légers 
le  matin,  plus  graves,  plus  recueillis  le 
soir;  nous  causions  en  frères,  partageant 
le  même  pain,  éprouvant  les  mêmes  émo- 
tions. 

Les  terrains  étaient  jaunes  ou  rouges, 
déserts  &  désolés,  semés  d'arbres  maigres; 
çà  &  là  des  bouquets  de  feuillage,  d'un 
vert  sombre,  tachant  la  grande  étendue 
grise  de  la  plaine;  puis,  tout  au  fond,  tout 


La  confession  de  Claude  i37 

autour  de  l'horizon,  rangées  en  cercle  im- 
mense, des  collines  basses,  dentelées,  d'un 
bleu  tendre  ou  d'un  violet  pâle,  se  décou- 
pant avec  une  netteté  délicate  sur  l'azur  dur 
&  profond  du  ciel.  J'ai  encore  sous  les  yeux 
ces  paysages  pénétrants  de  ma  jeunesse;  je 
sens  bien  que  je  leur  appartiens,  que  le 
peu  d'amour  &  de  vérité  qui  eft  en  moi 
me  vient  de  leur  tranquille  passion. 

D'autres  fois,  vers  le  soir,  lorsque  le  soleil 
déclinait,  nous  prenions  la  grande  route 
blanche  qui  conduit  à  la  rivière.  Pauvre 
rivière,  maigre  comme  un  ruisseau^  là  res- 
serrée, trouble  &  profonde,  ici  agrandie  & 
coulant  en  nappe  d'argent  sur  un  lit  de 
cailloux.  Nous  choisissions  un  des  trous, 
au  bord  d'une  berge  élevée  que  les  eaux 
avaient  creusée _,  &  nous  nous  baignions 
sous  les  arbres  qui  étendaient  leurs  ra- 
meaux. Les  derniers  rayons  glissaient  entre 
les  feuilles,  semant  les  ombrages  sombres 
de  trouées  lumineuses,  &  venaient  se  poser 
sur  la  rivière  en  larges  plaques  d'or.  Nous 

8. 


i38  La  confession  de  Claude 

n'apercevions  qu'eau  &  verdure,  que  de 
petits  coins  de  ciel,  le  sommet  d'une  mon- 
tagne lointaine,  les  vignes  du  champ  voi- 
sin. Et  nous  vivions  ainsi  dans  le  silence 
&  la  fraîcheur.  Assis  sur  la  rive ,  dans 
l'herbe  fine,  les  jambes  pendantes ^  les 
pieds  nus  effleurant  l'eau^  nous  jouissions 
de  notre  jeunesse  &  de  notre  amitié.  Que 
de  beaux  rêves  nous  avons  faits  sur  ces 
berges  dont  le  flot  chaque  jour  emporte 
quelques  graviers!  Nos  rêves  s'en  vont 
ainsij  emportés  par  la  vie. 

Aujourd'hui,  les  souvenirs  sont  durs  & 
implacables  pour  moi.  A.certaines  heures, 
dans  mon  oisiveté,  brusquement,  un  sou- 
venir de  cet  âge  m'arrive,  aigu  &  doulou- 
reux, avec  la  violence  d'un  coup  de  bâton. 
Je  sens  une  brûlure  me  traverser  la  poi- 
trine. C'efl:  ma  jeunesse  qui  s'éveille  en 
moij  désolée  &.  mourante.  Je  me  prends 
la  tête  entre  les  mains,  retenant  mes  san- 
glots; je  m'enfonce  avec  une  volupté  amcre 
dans  l'hiftoire  des  jours  passés,  &  j'ai  plai- 


La  confession  de  Claude  iScj 

sir  à  agrandir  la  plaie  en  me  répétant  que 
tout  cela  n'eft  plus  &  ne  sera  jamais  plus. 
Puis,  le  souvenir  s'envole;  l'éclair  a  passé 
en  moi;  je  demeure  brisé,  ne  me  rappelant 
rien. 

Plus  tard  encore,  à  l'âge  où  l'homme 
s'éveille  dans  l'enfant^  notre  vie  changea. 
Je  préfère  les  heures  premières  à  ces  heures 
de  passion  &  de  virilité  naissantes;  les  sou- 
venirs de  nos  chasses,  de  notre  exiftence 
vagabonde,  me  sont  plus  doux  que  la  loin- 
taine vision  des  jeunes  filles  dont  les  vi- 
sages reftent  empreints  dans  mon  cœur. 
Je  les  vois,  pâles  &  effacées,  dans  leur  froi- 
deur, dans  leur  indifférence  de  vierges;  elles 
ont  passé,  ne  me  connaissant  point,  &, 
aujourd'hui,  lorsque  je  songe  encore  à  elles, 
je  me  dis  qu'elles  ne  peuvent  songer  à  moi. 
Je  ne  sais,  cette  pensée  fait  qu'elles  me  sont 
étrangères  ;  il  n'y  a  pas  échange  de  souve- 
nirs, je  les  regarde  comme  de  pures  pen- 
sées, comme  des  rêves  que  j'ai  caressés  & 
qui  s'en  sont  allés. 


140  ha  confession  de  Claude 

Laissez-moi  me  rappeler  aussi  le  monde 
qui  nous  entourait,  ces  professeurs,  braves 
gens  qui  auraient  pu  être  meilleurSj  s'ils 
avaient  eu  plus  de  Jeunesse  &  plus  d'amour, 
ces  camarades,  les  méchants  &  les  bons, qui 
étaient  sans  pitié,  sans  âme,  comme  tous 
les  enfants.  Je  dois  être  une  créature 
étrange,  bonne  seulement  à  aimer  &  à 
pleurer,  car  je  me  suis  attendri,  j'ai  souf- 
fert dès  mes  premiers  pas.  Mes  années  de 
collège  ont  été  des  années  de  larmes.  J'avais 
en  moi  les  fiertés  des  natures  aimantes.  On 
ne  m'aimait  point,  car  on  m'ignorait,  &  je 
refusais  de  me  faire  connaître.  Aujour- 
d'hui, je  n'ai  plus  de  haine,  je  vois  claire- 
ment que  je  suis  né  pour  me  déchirer 
moi-même.  J'ai  pardonné  à  mes  anciens 
camarades  qui  m'ont  froissé,  blessé  dans 
mon  orgueil  &  dans  ma  tendresse;  les  pre- 
miers, ils  m'ont  donné  les  rudes  leçons  du 
monde,  &  je  les  remercie  presque  de  leur 
dureté.  Il  y  avait  parmi  eux  de  triftes  gar- 
çons, des  sots  &  des  envieux,  qui  doivent 


L^ 


Ob  :  ]aissez-taâ,  laôsez-moî  me 
!er.  Ma  YÎe  passée,  en  cette  beor:: 
gDÎ$se,in'aTnTedaiisiu)e  sensatîofi  -  ^  ^  : 
de  pitié  &  de  regret,  de  doiileiir&  de  }(ne. 
Je  sens  mes  entrailles  profirodânent  re- 
muées, lorsque  je  compare  tout  ce  qui  eft 
à  tout  ce  qui  n'eft  plus.  Tout  ce  qui  n*efl 
ploSj,  c'est  la  Prorence,  la  campagne  large- 
ment curette,  inondée  de  scdôl,  c^eft  rous^ 
ce  sont  mes  pleurs  &  mes  rires  d'autrefois; 
tout  ce  qui  n*eft  plus,  ce  sont  mes  espéran- 
ces &  mes  réres,  mes  innocences  &  mes 
ûettés.  Hdas  !  tout  ce  qui  e&,  deù.  Paris 
arec  sa  boue,  ma  chambre  arec  sa  moite; 
tout  ce  qui  eft,  c'eft  Laurence,  c'eft  FinÊi- 
mie,  ce  sont  mes  tendresses  pour  cette 
finnme. 

Ecoutez,  c'était,  je  crois,  en  juin.  Nous 
étions  au  bord  de  la  ririére,  dans  Fberbe, 
la  iace  tournée  Tcrs  le  cieL  Moî>  je  tous 


142  La  confession  de  Claude 

parlais.  Je  viens  de  me  rappeler  mes  pa- 
roleSj  ce  souvenir  m'a  brûlé.  Je  vous  con- 
fiais que  mon  cœur  avait  besoin  de  pureté 
&  de  virginité,  &  que  j'aimais  la  neige, 
parce  qu'elle  était  blanche,  que  je  préférais 
l'eau  des  sources  au  vin,  parce  qu'elle  étal»" 
limpide.  Je  vous  montrais  le  ciel,  je  vous 
disais  qu'il  était  bleu  &  immense  comme 
la  mer,  clair  &  profond,  &  que  j'aimais  la 
mer  &  le  ciel.  Puis,  je  vous  parlais  de  la 
femme;  j'aurais  voulu  qu'elle  naquît  pa- 
reille aux  fleurs  sauvages,  en  plein  ventj 
en  pleine  rosée, qu'elle  fût  plante  des  eaux, 
qu'un  éternel  courant  lavât  son  cœur  & 
sa  chair.  Je  vous  jurais  de  n'aimer  qu'une 
vierge,  une  vierge  enfant,  plus  blanche 
que  'la  neige,  plus  limpide  que  l'eau  de 
source,  plus  profonde  &  plus  immense  en 
pureté  que  le  ciel  &  la  mer.  Pendant  long- 
temps, je  m'épanchai  ainsi  en  vous,  frisson- 
nant d'un  saint  désir,  avide  d'innocence, 
de  blancheur  immaculée,  ne  pouvant  arrê- 
ter mon  rêve  qui  montait  dans  la  lumière. 


La  confession  de  Claude  143 

Je  la  possède^  ma  vierge  enfant.  Elle  eft 
là,  &  je  l'aime.  Oh!  si  vous  pouviez  la  voir! 
Elle  a  un  visage  sombre  &  fermé^  comme 
un  ciel  couvert;  les  eaux  étaient  basses,  & 
elle  s'eft  baignée  dans  la  fange.  Ma  vierge 
enfant  eft  souillée  à  ce  point  que  jadis  je 
n'aurais  osé  la  toucher  du  doigt,  crainte 
d'en  mourir.  Je  l'aime. 

Tenez ,  je  ris ,  je  goûte  un  charme 
étrange  à  me  railler.  Je  révais  le  luxe^  &'. 
je  n'ai  plus  même  un  morceau  de  toile 
pour  me  couvrir;  je  révais  la  virginité,  & 
j'aime  une  femme  impure. 

Dans  ma  misère,  lorsque  mon  cœur  a 
saigné  &  que  j'ai  compris  qui  il  aimait, 
ma  gorge  s'eft  serrée,  l'épouvante  mx'a 
pris.  C'eft  alors  que  les  souvenirs  se  sont 
dressés.  Je  n'ai  pu  les  chasser;  ils  sont 
reftés  làj  implacables _,  en  foule,  tumul- 
tueux, entrant  tous  à  la  fois  dans  ma  poi- 
trine qu'ils  brûlaient.  Je  ne  les  ai  pa* 
appelés,  ils  sont  venus,  &  je  les  ai  subis. 
Toutes  les  tois  que  je  pleure,  ma  jeunesse 


144  ^'^  confession  de  Claude 

revient  me  consoler,  mais  ses  consolations 
redoublent  mes  larmes^carje  songea  cette 
jeunesse  qui  eft  morte  à  jamais. 


XIX 


Je  ne  puis  me  taire,  je  ne  puis  me  men- 
tir à  moi-même.  J'avais  résolu  de  me  ca- 
cher mon  mal,  de  paraître  ignorer  ma 
blessure^  espérant  oublier.  On  tue  quel- 
quefois la  mort  en  son  germe,  lorsqu'on 
croit  à  la  vie. 

Je  souffre  &  je  pleure.  Sans  doute,  en 
fouillant  en  moi,  je  vais  trouver  quelque 
lamentable  certitude,  mais  je  préfère  tout 
savoir  que  de  vivre  ainsi,  affectant  une  in- 
souciance qui  me  coûte  tant  d'efforts. 

Je  veux  connaître  à  quel  point  de  dé- 
sespoir je  suis  descendu,  je  veux  ouvrir 
mon  cœur  &  y  lire  la  vérité^  je  veux  pé- 


La  confession  de  Claude  \^5 

nétrer  jusque  dans  les  dernières  profon- 
deurs de  mon  être  pour  l'interroger  &  lui 
demander  compte  de  lui-même.  C'eft  bien 
le  moins  que  je  sache  comment  il  se  fait 
que  je  suis  infâme;  j'ai  le  droit  de  sonder 
ma  plaie_,  au  risque  de  me  torturer  et  d'ap- 
prendre que  j'en  dois  mourir. 

Si,  dans  cette  rude  besogne,  il  m'ar- 
rive  de  me  blesser  plus  que  je  ne  le  suis, 
si  mon  amour  grandit  en  s'afïirmant, 
j'accepte  avec  joie  cette  douleur  plus 
grande,  car  la  vérité  brutale  efl:  nécessaire 
à  ceuK  qui  marchent  librement  dans  la 
vie,  n'obéissant  qu'à  leurs  inftinds. 

J'aime  Laurence  &  j'exige  de  mon  cœur 
l'explication  de  cet  amour.  Je  ne  l'ai  pas 
aimée  tout  d'un  coup,  comme  on  aime  dans 
les  hiftoires.  Je  me  suis  senti  attiré  peu  à 
peu,  dissouîj  pour  ainsi  dire,  rongé  & 
couvert  en  quelques  jours  par  l'horrible 
plaie.  Aujourd'hui,  je  suis  pris  tout  en- 
tier; je  n'ai  pas  une  fibre  de  ma  chair  qui 
n'appartienne  à  Laurence. 

9 


146  La  confession  de  Claude 

Il  y  a  un  mois,  j'étais  libre^  je  gardais 
Laurence  comme  on  conserve  un  objet 
que  l'on  ne  peut  jeter  à  la  rue.  Maintenant, 
elle  m'a  lié  à  elle_,  je  veille  sur  elle^  je  la 
regarde  dormir,  je  ne  veux  pas  qu'elle  me 
quitte. 

Ceci  était  fatal,  &  je  crois  comprendre 
comment  l'amour  eft  entré  en  moi.  Dans 
la  souffrance  &  l'abandon^  on  ne  vit  pas 
impunément  aux  côtés  d'une  femme  qui 
souffre  comme  vous,  qui  est  abandonnée 
comme  vous.  Les  larmes  ont  leur  sympa- 
thie, la  faim  eft  fraternelle;  ceux  qui 
meurent  ensemble,  le  ventre  vide,  se  ser- 
rent étroitement  la  main. 

Je  suis  refté  cinq  semaines  dans  la 
chambre  froide  &  trifte,  en  face  de  Lau- 
rence. Je  ne  voyais  qu'elle  au  monde,  elle 
était  pour  moi  l'univers,  la  vie,  l'affec- 
tion. Du  matin  au  soirj  j'avais  devant  les 
yeux  ce  visage  où  je  croyais  surprendre 
par  inftants  un  rapide  sentiment  d'amitié. 
El  moi,  j'étais  nu  &  faible;  je  vivais  dans 


La  confession  de  Claude  147 

ma  couverture^  en  dehors  de  la  société^  ne 
pouvant  même  aller  chercher  ma  part  de 
soleil.  Je  n'espérais  plus  en  rien;  j'avais 
borné  ma  vie  à  ces  quatre  murs  noirs,  à 
ce  coin  du  ciel  que  je  voyais  entre  les  che- 
minées; je  m'étais  enfermé  dans  mon  ca- 
chot, j'y  avais  enfermé  mes  pensées,  mes 
désirs.  Je  ne  sais  si  vous  entendez  bien 
cela  :  un  jour,  n'ayez  pas  de  chemise^  & 
vous  comprendrez  que  l'homme  puisse 
faire  un  monde^  vafte  &  plein^  du  lit  sur 
lequel  il  eft  couché. 

C'eft  alors  que  j'ai  rencontré  une  femme, 
en  allant  de  la  fenêtre  à  la  porte.  Laurence, 
étendue  sur  le  lit,  me  regardait  marcher 
pendant  des  heures  entières.  A  chaque  allée 
&  venue,  je  passais  devant  elle,  je  trouvais 
ses  yeux  qui  me  suivaient  tranquillement. 
Je  sentais  ce  regard  attaché  sur  moi, 
j'étais  comme  soulagé  dans  mon  ennui; 
je  ne  saurais  dire  quelle  intime  &  étrange 
consolation  je  prenais  à  me  savoir  regardé 
par  un  être  vivant,  par  une  femme.  C'eft 


148  La  cotifession  de  Claude 

de  ces  regards  que  doit  dater  mon  amour. 
Je  m'apercevais  pour  la  première  fois  que 
je  n'étais  pas  seul,  je  goûtais  une  profonde 
satisfaflion  à  découvrir  une  créature  à 
mon  côté. 

Cette  créature  ne  fut  sans  doute  d'abord 
qu'une  amie.  Il  m'arriva  de  m'asseoir  au 
bord  de  la  couche,  de  causer,  de  pleu- 
rer sans  cacher  mes  pleurs.  Laurence, 
que  mon  dénûment  devait  apitoyer,  me 
répondit,  essuya  mes  larmes.  Elle  s'en- 
nuyait à  mourir,  elle  aussi;  le  silence, 
la  froideur,  à  certains  moments,  finissaient 
par  lui  peser.  Sa  parole  me  parut  plus 
douce,  ses  geftes  me  semblèrent  plus  ca- 
ressants; elle  redevint  presque  femme. 

A  ce  point,  frères,  je  fus  envahi  tout 
d'un  coup.  Ma  vie  allait  se  rétrécissant 
chaque  jour.  La  terre  fuyait;  Paris,  la 
France,  vous-mêmes,  mes  pensées  &  mes 
connaissances,  rien  n'était  plus.  Laurence 
résumait  pour  moi  Dieu  &  l'être,  l'huma- 
nité &  la  divinité;  la  chambre  oîi  elle  se 


La  confession  de  Claude  149 

trouvait,  avait  un  horizon  démesuré.  Je 
me  sentais  hors  du  monde,  presque  dans 
la  mort;  je  ne  songeais  plus  que  je  pusse 
un  jour  descendre  dans  la  rue  dont  le  bruit 
montait  jusqu'à  moi,  &  j'avais  si  peu  con- 
science de  la  vie,  qu'il  m'était  venu  la 
pensée  de  vivre  sans  manger.  Il  me  sem- 
blait que  Laurence  &  moi,  nous  étions 
autre  part,  perdus,  séparés  des  vivants, 
transportés  dans  un  coin  inconnu  au  delà 
des  temps  &  des  espaces.  Nous  n'aurions 
pas  été  plus  seuls  au  fond  de  l'infini. 

Un  soir,  comme  le  crépuscule  venait, 
emplissant  la  chambre  d'une  ombre  trans- 
parente, je  marchais  avec  lenteur,  allant 
toujours  de  la  porte  à  la  fenêtre.  Dans 
l'obscurité  croissante,  je  voyais  la  tête  pâle 
de  Laurence,  posée  sur  ses  cheveux  noirs 
dénoués  ;  ses  yeux  sombres  avaient  de 
vagues  reflets,  &  elle  me  regardait  ainsi, 
fortement,  belle  de  souffrance.  Je  me  suis 
arrêté,  je  l'ai  contemplée.  Je  ne  sais  ce 
qui  s'eft  passé  en  moi;  ma  chair  a  été  se- 


i5o  La  confession  de  Claude 

couée_,  mon  cœur  s'eft  ouvert^  un  grand 
tremblement  m'a  pris^  Je  suis  allé  en 
frissonnant  serrer  Laurence  dans  mes 
bras.  Je  l'aimais. 

J'aimais  Laurence  de  toute  la  force  de 
mon  abandon  &  de  ma  misère.  Souffrir  la 
faim  &  le  froidj  être  vêtu  d'un  lambeau 
de  laine,  se  sentir  délaissé  de  tous_,  &. 
avoir  là  une  femme  à  presser  contre  sa  poi- 
trine, à  aimer  d'un  amour  désespéré  ! 
Tout  au  fond  de  l'infamie  j'avais  trouvé 
une  amante  qui  m'attendait.  Maintenant, 
dans  le  gouffre,  loin  de  la  lumière,  nous 
étions  seuls  à  nous  embrasser,  à  nous 
serrer  l'un  contre  l'autre,  ainsi  que  des 
enfants  qui  ont  peur  &  qui  se  rassurent  en 
se  cachant  mutuellement  la  tête  dans  le 
sein.  Quel  silence  autour  de  nous,  & 
quelle  nuit!  Comme  il  fait  bon  aimer  dans 
la  solitude,  dans  ces  déserts  du  désespoir 
oîi  ne  pénètre  plus  aucun  bruit  de  la  vie! 
Je  me  suis  abîmé  au  fond  de  cette  féli- 
cité suprême,  j'ai  aimé  Laurence  avec  la 


La  confession  de  Claude 


passion  caressante  que  le  moribond  doit 
mettre  à  aimer  l'exiftence  qui  lui  échappe. 
J'ai   passé  huit  jours  dans    une  sorte 
d'extase    douloureuse.    J'étais    tenté    de 
boucher  la  fenêtre,  de  vivre  dans  les  té- 
nèbres;   j'aurais  voulu   que  la  chambre 
ne  fût  pas  plus  grande   que  la  dalle  où 
nous  posions  les  pieds.  Je  ne  me  trou- 
vais point  assez  misérable^  je  souhaitais 
quelque  effroyable  malheur  qui  me  jetât  à 
Laurence  plus  nu  &  plus  sanglant.  Mes 
journées  s'écoulaient  à  m'enfoncer  dans 
mon  amour  &  dans  ma  misère.  Et  voilà 
que  j'ai  aimé  le  froid  &  la  faim,  la  chambre 
sale,  la  crasse  des  murs  &  des  meubles. 
J'ai  aimé  la  robe  de  soie  bleue,  cette  loque 
lamentable.  Mon  cœur  se  fendait  de  pitié, 
lorsque   Laurence  était  devant    moi,  ce 
haillon  au   dos;   je  me  demandais  avec 
anxiété  par  quel  baiser,  par  quelle  caresse 
surhumaine,  je  pourrais  bien  lui  montrer 
que   je  l'aimais  dans  sa  pauvreté.  Moi, 
j'étais  heureux  de  n'être  pas  couvert   : 


i52  La  confession  de  Claude 

j'avais  plus  froid,  je  souffrais  davantage. 
Je  me  souviens  de  ces  premières  journe'es 
comme  d'un  songe;  je  vois  la  mansarde 
plus  en  désordre,  plus  noire  que  de  cou- 
tume, je  sens  cet  air  épais  &  étouffant  que 
la  fenêtre  ne  renouvelait  pas  ;  je  nous  aper- 
coisj  pareils  à  des  ombres^  allant  dans  nos 
haillons,  nous  embrassant,  vivant  en  nous. 

Oui,  je  l'aime_,  je  l'aime  avec  emporte- 
ment. Je  m'interroge^  &  mon  être  entier 
me  conte  l'horrible  hiftoirej  me  disant 
comment  cela  s'efl:  fait.  J'ai  agrandi  la 
blessure;  maintenant  que  j'ai  fouillé  en 
moij  maintenant  que  je  connais  la  raison 
&  la  profondeur  de  mon  amour,  je  sens 
que  j'ai  plus  de  fièvre,  une  passion  plus 
âpre  &  plus  folle. 

Tout  à  l'heure  je  me  révoltais  à  la  pen- 
sée d'aimer  Laurence.  Mes  fiertés  sont 
mortes,  car  cette  idée  ne  me  vient  plus.  Je 
suis  descendu  jusqu'à  Laurence,  je  la  com- 
prends maintenant,  je  ne  veux  pas  qu'elle 
soit  autre.   Il  y  a  une  joie  malsaine  à  se 


La  confession  de  Claude  i  5  3 

dire  qu'on  eft  dans  la  fange,  qu'on  y  eft 
bien  &  qu'on  y  refte.  J'embrasse  cette 
femme  avec  d'autant  plus  d'emportement 
qu'elle  eft  plus  vile  &  plus  souille'e.  Il  y 
a,  je  le  sens,  du  désespoir,  une  sorte  de 
raillerie  amère  dans  mon  amour  ;  j'ai  l'i- 
vresse du  mal,  la  démence  de  l'abandon  & 
de  la  faim;  je  me  vautre  largement  en 
pleine  ordure,  pour  insulter  à  la  lumière 
dont  mon  âme  eft  affolée  &  dans  laquelle 
je  ne  puis  monter. 

N'ai-je  pas  parlé  de  rédemption?  Je  vou- 
lais que  Laurence  redevînt  vierge.  La  sotte 
hiftoire!  Il  était  bien  plus  simple  que  je 
devinsse  indigne.  Aujourd'hui  nous  nous 
aimons.  La  misère  nous  a  fiancés,  &  nous 
nous  sommes  mariés  dans  l'agonie.  J'aime 
Laurence  laide  &  impure,  j'aime  Laurence 
dans  ses  lambeaux  de  soie,  dans  son  affais- 
sement de  brute.  Je  ne  veux  pas  d'une 
autre  Laurence,  je  ne  veux  pas  d'une  in- 
nocente, âme  blanche  &  visage  rose. 

Je  ne  sais  ce  que  pense  ma  compagne,  si 

9- 


i54  La  confession  de  Claude 

mes  baisers  la  réjouissent  ou  la  fatiguent. 
Elle  efl:  plus  pâle,  plus  grave.  Les  lèvres 
serrées,  les  yeux  agrandis,  la  face  muette, 
elle  me  rend  mes  caresses  avec  une  sorte 
de  force  contenue.  Par  inftants,  elle  paraît 
lassCj  comme  si  elle  était  découragée  de 
chercher  quelque  chose  qu'elle  ne  trouve 
point;  mais  bientôt  elle  semble  se  remettre 
à  la  besogne  &  chercher  de  nouveau,  me 
regardant  en  face,  ses  mains  à  mes  épaules. 
D'ailleurs,  elle  a  toujours  le  même  corps 
briséj  la  même  âme  obscure;  elle  dort  tou- 
jours les  yeux  ouverts,  &  s'éveille  en  sur- 
saut_,  lorsque  je  pose  mes  lèvres  sur  les 
siennes.  Au  premier  embrassement,  elle  a 
paru  étonnée;  puis,  pendant  deux  se- 
mainesj  elle  a  vécu  une  vie  plus  jeune, 
plus  active;  depuis  quelques  jours,  elle  efl: 
retombée  dans  son  éternel  sommeil. 

Que  m'importe?  Je  ne  me  sens  pas  en- 
core le  besoin  que  Laurence  m'aime.  J'en 
suis  à  cet  égoïsme  suprême  qui,  en  amour, 
se   contente    de    ses    propres    tendresses. 


La  confession  de  Claude 


J'aime^  je  ne  désire  rien  de  plas;  je  m'ou- 
blie sur  le  sein  de  cette  femme,  je  me  re- 
pose dans  cette  dernière  consolation. 


XX 


Hier,  il  y  a  eu  soirée  ciiez  Jacques. 
Pâquerette  eft  venue  dans  l'après-midi 
nous  dire  que  nos  voisins  nous  attendaient 
à  onze  heures  pour  souper.  Qoué  au 
lit^  je  n'ai  cependant  pas  voulu  refuser, 
désireux  de  procurer  à  Laurence  quelque 
diftraclion. 

Restés  seuls,  nous  avons  débattu  la 
grande  quellion  du  pantalon.  Il  a  été  dé- 
cidé que  Laurence  me  taillerait  une  sorte 
de  culotte  courte  dans  un  mocceaxL  de 
serge  verte  qui  eft  las  de  traîner  sur  lie 
carreau.  Elle  s'eft  mise  à  l'œuvre^à,  deux 


i56  La  confession  de  Claude 

heures  après,  j'étais  coftumé  en  débar- 
deufj  chemise  d'un  blanc  douteux  &  lam- 
beau de  damas  à  la  ceinture. 

Laurence  a  ensuite  nettoyé  sa  robe 
bleue j  autant  que  possible,  avec  un  chif- 
fon mouillé.  Elle  l'a  repassée  en  tendant 
l'étoffe  &  en  la  frottant  sur  un  de  ses  ge- 
noux; elle  a  même  poussé  les  réparations 
jusqu'à  coudre,  autour  des  manches  &  du 
corsage,,  une  petite  dentelle  blanche,  jaunie 
&  fripée. 

Notre  entrée  a  été  triomphale.  Jacques 
&  Marie  ont  feint  de  croire  à  une  plaisan- 
terie; ils  nous  ont  applaudis,  comme  des 
a£teurs  qui  atteignent  l'effet  qu'ils  veulent 
produire.  J'avais  quelque  honte;  je  ne  me 
suis  senti  à  l'aise  que  lorsqu'on  ne  s'eft 
plus  occupé  de  ma  culotte  courte  en  serge 
verte. 

Nous  avons  trouvé  là  Pâquerette  inftallée 
dans  un  fauteuil.  Je  ne  sais  comment  cette 
petite  vieille  a  fait  pour  pénétrer  chez  Jac- 
ques^qui  eft  un  garçon  froid  &  peu  causeur. 


La  confession  de  Claude  i  bj 

Elle  a  une  souplesse  de  serpent,  une  voix 
mielleuse  &  chevrotante  qui  forcent  les 
portes  les  mieux  fermées.  D'ailleurs,  elle 
paraissait  chez  elle;  elle  s'étalait  avec  dé- 
votion, ramenant  ses  mains  sèches  sur  ses 
jupes,  &  renversait  la  tête  à  demi^  ouvrant 
&  fermant  ses  yeux  gris  perdus  dans  les 
rides  de  son  visage.  Elle  paraissait  savou- 
rer à  l'avance  les  friandises  posées  à  son 
côté,  sur  un  guéridon. 

Marie,  qui  s'était  dressée  à  notre  arrivée, 
s'efl  assise  de  nouveau  dans  un  angle  du 
canapé;  les  rougeurs  de  ses  joues  luisaient 
plus  viveSj  &  elle  riait,  montrant  ses  dents 
blanches.  Jacques,  debout  devant  la  che- 
minée, l'écoutait  avec  complaisance,  grave 
toujours,  mais  affe£lueux,  presque  sou- 
riant. 

On  nous  avait  avancé  des  chaises.  La 
chambre  était  vivement  éclairée  par  deux 
candélabres  de  cinq  bougies  chacun,  posés 
sur  le  guéridon.  Ce  guéridon,  encombré 
de  bouteilles  &  d'assiettes,  avait  été  poussé 


i58  La  confession  de  Claude 

contre  le  mur,  pour  faire  place,  en  atten- 
dant qu'on  lui  fît  occuper  le  milieu  de  la 
pièce.  Les  rideaux  du  lit  étaient  tirés;  le 
parquet,  les  étoffes, les  meubles  semblaient 
avoir  été  brossés  &  lavés  avec  soin.  Nous 
étions  en  plein  luxe^  en  plein  feftin. 

J'allais  assifterj  pour  la  première  fois,  à 
un  de  ces  soupers  dont  il  m'eft  arrivé  jadis 
de  rêver  en  provincial.  Je  me  trouvais 
calme_,  reposé;  Laurence  souriait^  j'étais 
heureux  de  sa  joie.  Il  y  a  dans  l'éclat  des 
bougies,  dans  la  vue  de  bouteilles  rougis- 
santes,, d'assiettes  pleines  de  gâteaux  &  de 
viandes  froides,  dans  la  sensation  d'une 
chambre  close,  lumineuse^  tiède  de  par- 
fums indéfinissables^  une  sorte  de  bien- 
être  physique  qui  endort  la  pensée.  Ma 
compagne,  les  lèvres  ouvertes,  retrouvait 
sans  doute  là  des  senteurs  connues.  Moi- 
même,  je  sentais  le  sang  couler  plus  chaud 
&  plus  rapide  dans  ma  chair;  j'éprouvais 
un  besoin  de  rire  &  de  boire,  sollicité  par 
mon  corps  que  j'entendais  vivre. 


La  confession  de  Claude  iSg 

D'ailleurs,  la  chambre  était  tranquille, 
les  éclats  de  gaieté  adoucis,  l'orgie  honnête 
&  décente.  Nous  avons  bu  un  verre  de 
madère,  causant  avec  le  plus  grand  calme. 
Cette  paix  m'impatientait,  j'étais  tenté 
de  crier.  Les  deux  jeunes  femmes  avaient 
pris  place  aux  côtés  de  Pâquerette,  parlant 
à  voix  basse.  J'entendais  la  voix  cassée  de 
la  vieille  comme  un  murmure^  tandis  que 
Jacques  m'expliquait  la  raison  du  gala.  Il 
venait  de  passer  heureusement  un  examen 
&  célébrait  cet  événement.  11  m'a  paru 
plus  expansif,  moins  homme  pratique; 
il  s'abandonnait  davantage,  oubliant  de 
mettre  en  avant  sa  position  future,  allant 
même  jusqu'à  parler  de  sa  jeunesse.  Jac- 
ques, pour  dire  le  vrai,  était  gris  de  joie;  il 
consentait  à  faire  le  fou,  parce  qu'il  venait 
de  monter  un  échelon  de  plus  vers  la  sagesse. 

On  s'eft  enfin  mis  à  table.  J'attendais 
cet  infiant.  J'ai  empli  mon  verre  &  j'ai  bu. 
J'avais  grand'faim^  vivant  de  croûtes;  mais 
je  dédaignais  les  gâteaux  &  les  viandes 


i6o  La  cotifession  de  Clziidc 

froides;  je  m'adressais  au  vin,  blanc  ou 
rouge.  Je  ne  buvais  pas  par  besoin  d'ivresse, 
je  buvais  pour  boire^  parce  qu'il  me  sem- 
blait que  j'étais  là  pour  vider  mon  verre. 
Je  me  suis  acquitté  de  cette  besogne  avec 
conscience^  &  j'ai  éprouvé  de  la  joie  à 
sentir  mes  membres  s'alanguir  peu  à  peu 
&  ma  pensée  se  troubler. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  les  flammes 
des  bougies  ont  pâli  &  se  sont  étalées,  la 
chambre  eft  devenue  toute  rouge,  d'un 
rouge  effacé  &  vacillant.  Ma  raison  qui 
chancelait  s'eft  raffermie  d'une  façon 
étrange^  elle  a  eu  une  effrayante  lucidité. 
J'étais  ivre,  je  devais  avoir  sur  la  face 
le  masque  hébété^  le  sourire  idiot  des 
ivrognes;  mais,  en  moi,  tout  au  fond  de 
mon  intelligence,,  je  me  sentais  calme  & 
sensé,  je  raisonnais  en  toute  liberté.  C'était 
là  une  ivresse  terrible;  je  souffrais  de  l'af- 
faissement de  mon  corps,  qui  se  mourait 
d'accablement,  &  de  la  vigueur  de  mon 
âme,  qui  voyait  &  jugeait. 


La  confession  de  Claude  i6r 

Au  bruit  des  verres  &  des  fourchettes, 
tandis  que  les  femmes  &  Jacques  riaient, 
causant  entre  eux,  moi,  un  coude  sur 
la  table,  je  les  regardais.  Leurs  visages, 
leurs  paroles  m'arrivaient  dans  une  sensa- 
tion nette  &  claire,  douloureuse  d'acuité 
&  de  pénétration.  Mon  amour  était  tou- 
jours en  moi,  troublant  &  changeant  mon 
être;  mais  le  vieil  homme,  le  philosophe 
raisonneur,  venait  de  se  réveiller.  Je  me 
plaisais  dans  mon  ivresse  &  dans  Lau- 
rence, tout  en  ayant  conscience  de  ces 
deux  fanges. 

Jacques  était  assis  à  ma  gauche;  je  ne 
sais  s'il  avait  réussi  à  se  griser;  toutefois 
il  feignait  la  déraison.  En  face,  j'avais  les 
trois  femmes,  Marie  à  ma  droite,  puis 
Pâquerette,  puis  Laurence  qui  se  trouvait 
à  la  gauche  de  Jacques.  Mes  regards  res- 
taient attachés  sur  ces  trois  femmes  qui 
m'apparaissaient  avec  des  visages  &  des 
sons  de  voix  nouveaux. 

Je  n'avais  plus  revu   Marie  depuis  le 


i62  La  confession  de  Claude 

jour  où  je  l'avais  trouvée  sur  le  canapé, 
blanche  &  languissante.  Alors,  on  pouvait 
la  prendre  pour  une  jeune  fille  se  mourant 
de  virginité.  Maintenant_,  ses  cheveux 
blonds  dénoués,  la  tête  en  feu,  d'un  violet 
pâle  aux  joues,  elle  agitait  ses  bras  nus 
avec  la  fièvre  d'une  enfant  ignorante  qui 
marche  à  sa  première  volupté.  Je  me  per- 
dais dans  le  flamboiement  de  ce  jeune 
front. 

Je  ne  sais  quoi  de  poignant  s'échap- 
pait de  cette  créature  qui  s'éveillait  de  son 
agonie  pour  rire  &  boire,  pour  essayer  de 
goûter  les  angoisses  voluptueuses  de  cette 
vie  qu'elle  avait  vécue  sans  le  savoir,  dans 
son  innocence  de  petite  fille.  A  la  voir, 
échevelée  &  frémissante,  les  yeux  brûlants, 
les  lèvres  humides,  il  me  semblait,  dans 
l'effarement  de  mon  ivresse,  apercevoir 
une  moribonde  qui,  sur  son  lit  de  mort, 
entend  tout  à  coup  la  voix  de  ses  sens  & 
de  son  cœur,  &  qui,  hésitante,  ne  sachant 
que  faire  en  ce  moment  suprême,  ne  veut 


La  confession  de  Claude  iG3 

cependant  pas  mourir  avant  d'avoir  con- 
tenté ses  vagues  aspirations. 

Laurence  s'était  animée,  elle  aussi.  Elis 
était  presque  belle  d'impudeur.  Sa  face 
avait  pris  une  franchise  de  vice  qui  don- 
nait à  chacun  de  ses  traits  une  suprême 
msolence;  le  visage  entier  s'était  allongé; 
de  grands  plans  carrés,  traversés  de  lignes 
profondes,  coupaient  nerveusement  les 
joues  &.  la  gorge  en  masses  fortes  &  dé- 
daigneuses. Elle  était  pâle,  &  quelques 
gouttes  de  sueur  perlaient  sur  son  front  à 
la  racine  de  ses  cheveux  qui  se  dressaient 
droits  sur  son  crâne  bas  &  écrasé.  Vautrée 
dans  son  fauteuil,  la  face  morte  &  con- 
vulsée, les  yeux  noirs  &  vivants,  elle  m'ap- 
paraissait  comme  une  image  terrible  de  la 
femme  qui  a  pesé  dans  sa  main  toutes  les 
voluptés  &  qui  les  refuse  maintenant,  les 
trouvant  trop  légères.  Par  moments,  je 
croyais  qu'elle  me  regardait  en  haussant 
les  épaules;  elle  souriait  de  pitié,  je 
l'entendais  me  dire  :  «  Tu  m'aimes,  eh! 


i64  La  confession  de  Claude 

que  veux-tu  de  moi?  mon  corps  eft  défunt, 
je  n'ai  jamais  eu  de  cœur.  » 

Quant  à  Pâquerette^  elle  était  plus  mai- 
gre, plus  ridée.  Sa  figure,  semblable  à  une 
pomme  séchée,  semblait  s'être  fripée  en- 
core &  avait  pris  une  teinte  pâle  de  rouge 
brique.  Les  yeux  n'étaient  plus  que  deux 
points  brillants.  Elle  hochait  la  tête  d'une 
façon  douce  &  aimable,  bavardant  comme 
une  serinette  aigre.  Elle  jouissait  d'ailleurs 
d'un  calme  parfait,  bien  qu'elle  eût  mangé 
&  bu  à  elle  seule  autant  que  nous  trois 
ensemble. 

Je  les  regardais  toutes  trois.  Le  trouble  de 
mon  cerveau  qui  les  grandissait,  les  faisait 
osciller  étrangement  devant  moi.  Je  me 
disais  que  toute  la  débauche  était  là  :  la 
débauche  jeune  &  insouciante,  la  débauche 
mûre  dans  sa  franchise,  la  débauche  qui  a 
vieilli  &  qui  vit  en  cheveux  blancs  de  son 
infamie  passée.  Pour  la  première  fois,  je 
voyais  ces  femmes  ensemble,  côte  à  côte. 
A.  elles  seules,  elles  étaient  tout  un  monde. 


La  confession  de  Claude  iû5 


Pâquerette  dominait  de  toute  sa  vieillesse; 
elle  présidaitj  elle  appelait  «  mes  filles  » 
les  deux  malheureuses  qui  la  caressaient. 
II  y  avait  toutefois  cordialité,  fraternité 
entre  elles;  elles  parlaient  en  sœurs,  sans 
songera  leur  différence  d'âge.  Mes  regards 
voilés  confondaient  les  trois  têtes,  je  ne  sa- 
vais plus  sur  quel  front  étaient  les  cheveux 
blancs. 

Et  nous  étions  là,  en  face,  Jacques  & 
moi.  Nous  étions  jeunes,  nous  célébrions 
un  succès  de  l'intelligence.  J'ai  été  sur  le 
point  de  sortir,  frères,  &  de  courir  jus- 
qu'à vous.  Puis  j'ai  éclaté  de  rire,  tout 
haut  sans  doute,  car  les  femmes  m'ont  re- 
gardé, étonnées.  Je  me  suis  dit  que  tel 
était  désormais  le  monde  où  je  devais  vi- 
vre. J'ai  fermé  les  yeux  &  j'ai  vu  des  anges, 
vêtus  de  longues  robes  bleues,  qui  mon- 
taient dans  une  lumière  pâle,  pleine  d'é- 
tincelles. 

Le  souper  avait  été  fort  gai.  On  chan- 
tait &  on  causait   II  me  semblait  que  la 


i66  La  confession  de  Claude 

chambre  était  pleine  d'une  fumée  épaisse 
qui  me  serrait  à  la  gorge  &  me  piquait  les 
yeux.  Puis_,  tout  a  tourné^  j'ai  cru  que 
j'allais  m'endormir,  lorsque  j'ai  entendu 
\ne  voix  lointaine  qui  criait,  avec  le  son 
d'une  cloche  fêlée  : 

—  Il  faut  nous  embrasser  I  il  faut  nous 
embrasser! 

J'ai  ouvert  les  yeux  à  demi,  &  j'ai  vu 
que  la  cloche  fêlée  était  Pâquerette  qui 
venait  de  monter  sur  son  fauteuil.  Elle 
agitait  les  bras  &  ricanait. 

—  Jacques,  Jacques,  criait-elle,  embras- 
sez Laurence.  C'eft  une  bonne  fille  que  je 
vous  donne  à  désennuyer.  Eh!  toi,  Claude^ 
pauvre  enfant  endormi,  embrasse  Marie 
qui  t'aime  &  te  tend  ses  lèvres.  Allons, 
embrassons-nouSj  embrassons-nous.  Vous 
allez  voir. 

Et  la  petite  vieille  a  sauté  à  terre. 

Jacques  s'eft  penché  &  a  donné  un  baiser 
à  Laurence  qui  le  lui  a  rendu.  Je  me  suis 
tourné  alors  vers  Marie  qui,  les  bras  ten- 


La  confession  de  Claude  167 


dus,  la  tête  renversée,  m'attendait.  J'allais 
la  baiser  au  front,  lorsqu'elle  a  plié  encore 
le  cou  en  arrière,  &  m'a  tendu  sa  bouche. 
La  lumière  des  bougies  tombait  sur  sa 
face.  Mes  yeux  étant  sur  ses  yeux,  j'ai 
aperçu  au  fond  de  son  regard  une  clarté 
d'un  bleu  pur  qui  m'a  paru  être  son 
âme. 

Comme  j'étais  courbé,  regardant  l'âme 
de  Marie,  j'ai  senti  des  lèvres  froides  se 
poser  sur  mon  cou.  Je  me  suis  tourné, 
Pâquerette  était  là,  riant,  frappant  ses 
mains  sèches.  Elle  avait  embrassé  Jacques 
&  venait  de  m'embrassera  mon  tour.  Je  me 
suis  essuyé  le  cou. 

Sept  heures  sonnaient,  une  clarté  pâle 
annonçait  le  jour.  Tout  était  dit,  nous  n'a- 
vions plus  qu'à  nous  séparer.  Comme 
j'allais  sortir,  Jacques  m'a  jeté  sur  l'épaule 
un  pantalon  &  un  paletot  que  je  n'ai  pas 
même  songé  à  refuser.  Pâquerette  a  monté 
devant  nous,  allongeant  son  bras  maigre 
qui  tenait  une  chandelle. 


i68  La  confession  de  Claude 

Lorsque  nous  avons  été  couchés,,  j'ai 
songé  aux  embrassements  que  nous  avions 
échangés.  J'ai  regardé  Laurence;  j'ai  cru 
voir  ses  lèvres  rouges  des  lèvres  de  Jacques. 
J'avais  toujours  devant  moi,  dans  l'ombre, 
la  lueur  bleue  qui  brûlait  au  fond  des  yeux 
de  Marie.  Je  ne  sais  quel  frisson  m'a  pris 
aux  pensées  vagues  qui  me  sont  venues, 
&  je  me  suis  endormi  d'un  sommeil  fié- 
vreux. En  dormant,  je  me  sentais  au  cou 
la  sensation  froide  &  pénible  de  la  bouche 
de  Pâquerette;  je  révais  que  je  me  passais 
la  main  sur  la  peau  &  que  je  ne  pouvais 
enlever  ces  deux  lèvres  qui  me  glaçaient. 


XXI 


Dima.  che,  en  ouvrant  la  fenêtre,  j'ai 
vu  que  le  printemps  était  de  retour.  L'air 
s'attiédissait,  frémissant  encore;  on  sentait 


La  confession  de  Claude  169 

dans  les  derniers  frissons  de  l'hiver  les 
premières  ardeurs  du  soleil.  J'ai  aspiré  lar- 
gement ce  flot  de  vie  se  berçant  dans  le 
ciel,  j'ai  pris  une  grande  joie  à  ces  par- 
fums chauds  &  un  peu  acres  qui  montaient 
de  la  terre. 

A  chaque  printemps,  mon  cœur  rajeunit^ 
ma  chair  devient  plus  légère.  Il  y  a  puri- 
fication de  tout  mon  être.  Devant  ce  ciel 
pâle  &  clair,  d'une  blancheur  éclatante  au 
levant,  ma  jeunesse  s'eft  éveillée.  J'ai  re- 
gardé la  grande  muraille;  elle  était  nette  & 
propre,  &des  brins  d'herbe  avaient  poussé 
entre  les  pierres.  J'ai  regardé  dans  la  rue  : 
les  pavés  &  les  trottoirs  blanchissaient;  les 
maisons,  lavées  par  les  pluies,  riaient  au 
soleil.  La  jeune  saison  donnait  sa  gaieté 
à  toutes  choses.  J'ai  croisé  mes  bras  avec 
force;  puis^  me  retournant  : 

—  Lève-toij  lève-toi,  ai-je  crié  à  Lau- 
rencCj  voici  le  printemps  qui  nous  appelle! 

Laurence  s'eft  levée,  tandis  que  je  suis 
allé  emprunter  une  robe  &  un  chapeau  à 


170  La  confession  de  Claude 

Marie  &  vingt  francs  à  Jacques.  La  robe 
était  blanche^  semée  de  bouquets  lilas;  le 
chapeau  avait  de  larges  rubans  rouges. 

J'ai  pressé  Laurence,  je  l'ai  coiflfée  moi- 
même_,  j'avais  hâte  d'être  au  soleil.  Dans 
la  rue^  j'ai  marché  rapidement,  ne  levant 
pas  la  tête,  attendant  les  arbres;  j'entendais 
avec  une  sorte  d'émotion  recueillie  le  bruit 
des  voix  &  des  pas.  Au  jardin  du  Luxem- 
bourg, en  face  des  grands  massifs  de  mar- 
ronniers, mes  jambes  ont  fléchi,  j'ai  dû 
m'asseoir.  Il  y  avait  deux  mois  que  je  n'é- 
tais sorti.  Je  suis  refté  là  sur  un  banc,  un 
grand  quart  d'heure_,  à  m'abîmer  dans  la 
jeune  verdure,  dans  le  jeune  ciel.  Je  ve- 
nais d'une  telle  nuit  que  le  printemps 
m'éblouissait. 

Alors,  j'ai  dit  à  Laurence  que  nous  al- 
lions marcher  longtemps,  longtemps,  de- 
vant nous,  jusqu'à  ce  que  nous  ne  puis- 
sions plus  marcher.  Nous  irions  ainsi  dans 
l'air  tiède,  humide  encore,  en  pleine  herbe, 
en  plein  soleil.  Laurence,  qui  s'éveillait^ 


La  confession  de  Claude  171 

elle  aussij  s'eft  levée  &  m'a  entraîné,  à  pas 
pressés,  comme  un  enfant. 

Nous  avons  pris  la  rue  d'Enfer  &  la 
route  d'Orléans.  Toutes  les  fenêtres  étaient 
ouvertes,  montrant  les  meubles.  Il  y 
avait  sur  les  portes  des  hommes  en  blouses 
blanches  qui  causaient  en  fumant.  On  en- 
tendait sortir  des  boutiques  des  éclats  de 
rire.  Ce  qui  m'entourait,  rues,  maisons_, 
arbres,  ciel,  me  paraissait  avoir  été  net- 
toyé avec  soin.  Les  horizons  étaient  pro- 
pres, tout  neufs,  blancs  de  netteté  &  de 
lumière. 

Aux  fortifications,  nous  avons  rencon- 
tré les  premières  herbes,  herbes  courtes 
encore,  en  larges  tapis.  Nous  sommes 
descendus  dans'  le  fossé,  allant  le  long 
des  hautes  murailles  grises,  les  suivant 
dans  leurs  angles.  D'un  côté  le  mur  pâle, 
de  l'autre  le  talus  verdoyant;  on  avance 
comme  dans  une  rue  déserte  &  silencieuse, 
qui  n'aurait  pas  de  maisons.  Il  y  a  des 
coins  où   les   rayons    s'amassent,  faisant 


172  La  confession  de  Claude 

pousser  de  grands  chardons  que  peuple 
toute  une  nation  d'insedes,  scarabées,  pa- 
pillons, abeilles;  ces  coins  sont  tout  bour- 
donnement &  chaleur.  Mais  le  matin,  le 
talus  jette  son  ombre;  on  marche  sans 
bruitj  sur  un  gazon  fin  &  serré,  ayant  de- 
vant soi  une  bande  étroite  de  ciel  sur  la- 
quelle se  détachent  les  arbres  maigres,  en 
pleine  lumièrej  qui  dominent  la  muraille. 
Les  fossés  des  fortifications  sont  de  pe- 
tits déserts  où  je  me  suis  souvent  oublié. 
L'horizon  étroit,  l'ombre,  le  silence,  que 
rendent  plus  sensible  le  sourd  murmure  de 
la  grande  ville  &  les  clairons  des  casernes 
voisines,  en  font  un  lieu  cher  aux  gamins, 
aux  petits  &  aux  grands  enfants.  On  eftlà_, 
dans  un  trou,  aux  portes  de  la  cité,  la  sen- 
tant haleter  &  tressaillir,  mais  ne  l'aper- 
cevant plus.  Pendant  une  demi-heure, 
Laurence  &  moi,  nous  nous  sommes  con- 
tentés de  ce  ravin  qui  nous  faisait  oublier 
les  maisons  &  les  sentiers  frayes;  nous 
étions  à  mille  lieues  de  Paris,  loin  de  toute 


La  confession  de  Claude  173 

habitation,  ne  voyant  que  des  pierres,  de 
l'herbe,  du  ciel.  Puis,  étouffant  déjà, 
avides  delà  plaine,  nous  avons  monté  le 
talus  en  courant.  La  large  campagne  s'eft 
étendue  devant  nous. 

Nous  nous  trouvions  dans  les  terrains 
vagues  de  Montrouge.  Ces  champs  défon- 
cés &  boueux  sont  frappés  d'éternelle  dé- 
solation, de  misère,  de  lugubre  poésie. 
Çà  &  là,  le  sol  noir  baille  affreusement, 
montrant,  comme  des  entrailles  ouvertes, 
d'anciennes  carrières  abandonnées,  bla- 
fardes &  profondes.  Pas  un  arbre;  sur 
l'horizon  bas  &  morne  se  détachent  seule- 
ment les  grandes  roues  des  treuils.  Les 
terres  ont  je  ne  sais  quel  aspe£l  sordide,  & 
sont  couvertes  de  débris  sans  nom.  Les 
chemins  tournent,  se  creusent,  s'allongent 
avec  mélancolie.  Des  masures  neuves  en 
ruines,  des  tas  de  plâtras  s'offrent  à  chaque 
détour  des  sentiers.  Tout  eft  cru  à  l'œil, 
les  terrains  noirs,  les  pierres  blanches,  le 
ciel  bleu.  Le  paysage  entier,  avec  son  as- 

10. 


174  ^^  confession  de  Claude 

pe6l  maladif,  ses  plans  brusquement  cou- 
pés^ ses  plaies  béantes^  a  la  triftesse  indi- 
cible des  contrées  que  la  main  de  l'homme 
a  déchirées. 

Laurence,  qui  était  devenue  rêveuse 
dans  les  fossés  des  fortifications,  s'eft  ser- 
rée contre  moi  en  traversant  la  plaine  dé- 
solée. Nous  avons  marché  en  silence,  nous 
retournant  parfois  pour  voir  Paris  qui 
grondait  à  l'horizon.  Puis  nous  ramenions 
nos  regards  à  nos  pieds,  évitant  les  trous^ 
regardant^  l'âme  attriftée,  cette  plaine  dont 
le  soleil  montrait  brutalement  les  bles- 
sures ouvertes.  Là-bas  étaient  les  églises^ 
les  Panthéons  &  les  palais  royaux;  ici 
étaient  les  ruines  d'un  sol  bouleversé,  que 
l'on  avait  fouillé  &  volé  pour  bâtir  des 
temples  aux  hommes,  aux  rois  &  à  Dieu. 
La  ville  expliquait  la  plaine  ;  Paris  avait 
à  son  seuil  la  désolation  que  fait  toute 
grandeur.  Je  ne  sais  rien  de  plus  morne  ni 
de  plus  lamentable  que  ces  terrains  vagues 
qui  entourent  les   grandes  cités;   ils  ne 


La  confession  de  Claude  17$ 

sont  point  encore  ville,  &  ils  ne  sont  plus 
campagne;  ils  ont  les  poussières^  les  mu- 
tilations de  l'hommej  &  n'ont  plus  la  ver- 
dure ni  la  tranquille  majefté  de  Dieu. 

Nous  avions  hâte  de  fuir.  Laurence  se 
blessait  les  pieds,  elle  avait  peur  de  ce  dé- 
sordre, de  cette  mélancolie  qui  lui  rappe- 
laient notre  chambre.  Moi,  je  trouvais  là 
mon  cmourj  ma  vie  troublée  &  saignante. 
Nous  pressions  le  pas. 

Nous  avons  descendu  un  coteau.  La 
Bièvre  coulait  au  fond  du  vallon,  bleuâtre 
&  épaisse.  Des  arbres,  de  loin  en  loin,  bor- 
daient le  ruisseau;  de  grandes  maisons, 
sombres,  efflanquées,  percées  d'immenses 
fenêtres,  se  dressaient  lugubrement.  Le 
vallon  est  plus  écœurant  que  la  plaine;  il 
eft  humide,  gras,  puant.  Les  tanneries  y 
ont  des  senteurs  acres  &  étoufifantes;  les 
eaux  de  la  Bièvre,  cette  sorte  d'égout  en 
plein  ciel,  exhalent  une  odeur  fétide  & 
forte  qui  prend  à  la  gorge.  Ce  n'efl  plus  la 
désolation  morne  &  grise  de  Montrouge; 


176  La  confession  de  Claude 

c'efl  le  dégoûtant  aspe£l  d'un  ruisseau  noir 
de  boue  &  d'ordures,  charriant  des  puan- 
teurs. Quelques  peupliers,  dans  ce  fumier, 
ont  poussé  puissamment,  &,  là-haut,  sur 
le  ciel  clair,  se  détachent  les  longues  lignes 
blanches  de  l'Hôpital  de  Bicétre,  cette  ef- 
frayante demeure  de  la  folie  &  la  mort, 
qui  domine  dignement  la  vallée  malsaine 
&  ignoble. 

Le  désespoir  m'a  pris,  je  me  suis  de- 
mandé si  Je  n'allais  pas  m'arréter  là  &  pas- 
ser ma  journée  au  bord  de  l'égout.  Je  ne 
pouvais  donc  pas  sortir  de  Paris,  je  ne 
pouvais  échapper  au  ruisseau.  Jusque  dans 
les  champs,  la  saleté  &  l'infamie  me  sui- 
vaient; les  eaux  étaient  corrompues,  les 
arbres  avaient  une  santé  malsaine,  mes 
yeux  ne  rencontraient  que  plaies  &  que 
souffrances.  Ce  devait  être  là  la  campagne 
que  Dieu  me  réservait  maintenant.  Chaque 
dimanche,  je  viendrais,  Laurence  au  bras, 
me  promener  sur  le  bord  de  la  Bièvre,  le 
long  des  tanneries,  &  parler  d'amour  dans 


La  confession  de  Claude  177 

ce  cloaque;  jeviendraiSj  à  l'heure  de  midi, 
m'asseoir  avec  mon  amante  sur  la  terre 
grasse,  m'abîmant  dans  cette  créature  morte 
;5c  dans  ce  vallon  sordide.  Je  me  suis  arrêté 
effrayé,  prêt  à  rentrer  à  Paris  en  courant, 
&  j'ai  regardé  Laurence. 

Laurence  avait  son  visage  affaissé,  son 
visage  de  misère  &  de  vieillesse.  Le  sou- 
rire du  départ  s'était  évanoui.  Elle  sem- 
blait lasse  &  ennuyée;  elle  regardait  au- 
tour d'elle,  calme,  sans  dégoût.  J'ai  cru 
la  voir  dans  notre  chambre,  j'ai  compris 
qu'il  fallait  à  cette  âme  endormie  plus  de 
soleil,  une  nature  plus  douce  pour  lui 
rendre  ses  quinze  ans. 

Alors,  je  lui  ai  pris  fortement  le  bras; 
sans  lui  permettre  de  tourner  la  tête,  je  l'ai 
entraînée,  remontant  le  coteau,  toujours 
tout  droit,  suivant  les  routes,  traversant 
les  prés,  en  quête  du  printemps  jeune  & 
vierge.  Pendant  deux  heures,  nous  som- 
mes allés  ainsi,  en  silence,  rapidement. 
Nous  avons  passé  par  deux  ou  trois  vil- 


i-jS  La  confession  de  Claude 

lages^  Arcueil,  Bourg-la- Reine,  je  crois; 
nous  avons  parcouru  plus  de  vingt  sentiers, 
entre  des  murs  blancs  &  des  haies  vertes. 
Puis,  comme  nous  venions  de  sauter  un 
mince  ruisseau,  dans  une  vallée  pleine  àz 
feuillages,  Laurence  a  poussé  un  cri  d'en- 
fant, un  éclat  de  rire,  &  elle  s'eft  échappée 
de  mon  bras,  courant  dans  l'herbe,  toute 
gaie,  toute  naïve. 

Nous  étions  dans  un  grand  carré  de  ga- 
zon, planté  d'arbres,  de  hauts  peupliers, 
qui  montaient  d'un  jet,  majeftueusement, 
&  se  balançaient  avec  langueur  dans  l'air 
bleu.  Le  gazon  était  dru  &  épais,  noir  à 
l'ombre,  doré  au  soleil;  on  eût  dit,  lorsque 
le  vent  agitait  les  peupliers,  un  large  tapis 
de  soie  à  reflets  changeants.  Tout  autour 
s'étendaient  des  terres  labourées,  couvertes 
d'arbuftes  &  de  plantes;  l'horizon  n'était 
que  feuilles.  Une  maison  blanche,  basse  & 
longue,  qui  s'abritait  au  seuil  d'un  bou- 
quet d'arbres  voisin,  se  détachait  gaiement 
sur  tout  ce  vert.  Plus  loin,  plus  haut,  au 


La  confession  de  Claude  179 

bord  du  cielj  à  travers  des  ombrages,,  se 
montraient  les  premiers  toits  de  Fontenay- 
aux-Roses. 

La  verdure  était  née  de  la  veille^  elle 
avait  des  fraîcheurs^  des  innocences  de 
vierge;  les  jeunes  feuilles,  pâles  &  tendres, 
en  masses  claires,  semblaient  une  dentelle 
légère  &  délicate  posée  sur  le  grand  voile 
bleu  du  ciel.  Les  troncs  eux-mêmes,  les 
vieux  troncs  rugueux,  semblaient  comme 
peints  à  neuf;  ils  avaient  caché  leurs  bles- 
sures sous  des  mousses  nouvelles.  C'était 
une  chanson  universelle,  une  gaieté  fraîche, 
caressante.  Les  pierres  &  les  terrains,  le 
ciel  &  les  eaux,  tout  paraissait  propre  & 
vigoureux,  sain  &  innocent.  La  campagne 
enfant,  verte  &  dorée,  sous  le  large  hori- 
zon d'azur,  riait  dans  la  lumière,  ivre  de 
sève,  de  jeunesse,  de  virginité. 

Et  au  milieu  de  cette  jeunesse,  de  cette 
virginité,  courait  Laurence  en  pleine  lu- 
mière, en  pleine  sève.  Elle  s'était  plongée 
dans  l'herbe,  abîmée  dans  l'air  pur,  ells 


i8o  La  confession  de  Claude 

avait  retrouvé  ses  quinze  ans  au  sein  de 
cette  campagne  qui  n'avait  pas  quinze 
jours.  La  jeune  verdure  rafraîchissait  son 
sangj  les  jeunes  rayons  échauffaient  son 
cœur_,  rougissaient  ses  joues.  Tout  sot 
être  s'éveillait  dans  cet  éveil  de  la  terre; 
comme  la  terre^  elle  redevenait  vierge,  la 
saison  étant  douce. 

Laurence  courait  follement,  souple  & 
forte,  emportée  par  la  vie  nouvelle  qui 
chantait  en  son  être.  Elle  se  couchait,  se  le- 
vait avec  vivacité,  éclatait  de  rire,  se  baissait 
pour  cueillir  une  fleur,  puis  fuyait  entre  les 
arbres,  puis  revenait,  ardente,  toute  rose. 
Sa  face  entière  s'était  animée,  les  traits  dé- 
tendus, assouplis,  avaient  une  bonne  ex- 
pression de  joie.  Le  rire  était  franc,  la  voix 
sonore,  le  gefle  caressant.  Assis  contre  un 
arbre,  je  la  suivais  des  yeux,  blanche  dans 
l'herbe,  le  chapeau  tombé  sur  les  épaules  ; 
je  prenais  plaisir  à  cette  belle  robe  propre, 
légère,  qu'elle  portait  chastement  &  qui  lui 
donnait  un  air  de  pensionnaire  turbulente. 


La  cotit^ssion  de  Claude  iSi 


Elle  accourait  à  moi,  mejetait^  gerbe  par 
gerbe,  les  fleurs  qu'elle  cueillait,  margue- 
rites &  boutons  d'or,  églantines  &  mu- 
guets) puis  elle  partait  de  nouveau,  écla- 
tante au  soleil,  pâle  &  transparente  à 
l'ombre,  comme  bourdonnant  dans  la  lu- 
mière, ne  pouvant  s'arrêter.  Elle  emplis- 
sait ces  herbes  &  ces  feuilles  de  bruit  &  de 
mouvement;  elle  peuplait  ce  coin  perdu  ; 
le  printemps  avait  plus  de  clarté^  plus  de 
vie^  depuis  que  cette  enfant  blanche  riait 
dans  la  verdure. 

Fraîche ,  rougissante ,  toute  vibrante, 
Laurence  eft  venue  s'asseoir  à  mon  côté. 
Elle  était  humide  de  rosée^  ses  seins  se 
soulevaient,  rapides_,  pleins  d'un  souffle 
jeune  &  frais.  Il  s'exhalait  d'elle  une  bonne 
Oclcur  d'herbe  &  de  santé.  J'avais  enfin  près 
de  moi  une  femme,  vivant  largement, 
purement,  regardant  la  lumière  en  face.  Je 
me  suis  penché,,  j'ai  baisé  Laurence  au 
front. 

l'!î-;  prena't  les  fleurs,  une   à  une,   les 


1 1 


i8z  La  confession  de  Claude 

disposant  en  bouquet.  Le  soleil  montait, 
les  ombres  étaient  plus  noires;  autour  de 
nous  régnait  un  grand  silence.  Couché  sur 
le  doSj  je  regardais  le  ciel,  je  regardais  les 
feuilles,  je  regardais  Laurence.  Le  ciel 
était  d'un  bleu  mat  ;  les  feuilles,  déjà  lan- 
guissantes, s'endormaient  au  soleil;  Lau- 
rence, la  tête  penchéCj  calmée  &  souriante, 
se  hâtait  avec  des  mouvements  vifs  &  sou- 
ples. Je  ne  pouvais  détacher  mes  regards 
de  cette  femme  couchée  à  demi,  perdue  au 
milieu  de  ses  jupeSj  le  front  dans  une  om- 
bre dorée j  qui  m'apparaissait  innocente 
&  aclive,  pleine  de  ses  quinze  ans.  J'éprou- 
vais une  telle  paix,  une  si  profonde  joie, 
que  je  n'osais  ni  remuer  ni  parler;  je  vivais 
de  cette  pensée  que  le  printemps  se  trouvait 
en  moi,  autour  de  moi,  &  que  Laurence 
était  vierge;  je  me  perdais  dans  ce  songe 
de  la  pureté  de  mon  amante  &  de  la  hau- 
teur de  mon  amour.  Enfin  j'aimais  une 
femme;  cette  femme  riait,  cette  femme 
exiftait,  elle  avait  les  bonnes  couleurs^  la 


La  confession  de  Claude  i83 

gaieté  franche  de  la  jeunesse.  Les  jours 
passés  n'étaient  plus,  l'avenir  m'apparais- 
sait  dans  une  lueur,  calme  &  splendide. 
Mes  rêves  de  virginité,  mon  amour  de 
la  lumière  allaient  être  contentés;  dès 
celte  heure,  commençait  une  vie  d'extase 
&  de  tendresse.  Je  ne  songeais  plus  à  la 
Bièvre,  à  cet  égout  noirâtre  au  bord  du- 
quel j'avais  eu  l'effrayante  tentation  de 
m'asseoir  &  d'embrasser  Laurence.  Je  vou- 
lais maintenant  habiter  la  m.aison  blanche, 
là-bas,  au  seuil  du  bouquet  d'arbres,  y 
vivre  à  jamais  avec  mon  amie,  avec  ma 
femme,  dans  la  rosée,  dans  le  soleil,  dans 
l'air  pur. 

Laurence  venait  d'attacher  son  bouquet 
,  à  l'aidç  d'un  brin  d'herbe.  Il  était  onze 
heures,  nous  n'avions  encore  rien  mangé. 
Il  nous  a  fallu  quitter  ces  arbres  sous  les- 
quels mon  âme  avait  aimé  pour  la  première 
fois,  &  nous  mettre  en  quête  d'un  cabaret. 
J'ai  marché  devant,  à  travers  la  campagne, 
par  des  sentiers  étroits,  bordés  de  champs 


184  La  confession  de  Claude 

de  fraisiers.  Laurence  me  suivair,  rame- 
nant ses  juponSj  s'oubliant  à  chaque  haie. 
Brusquement,  au  détour  d'un  chemin, 
nous  avons  trouvé  ce  Que  nous  cher- 
chions. 

Le  Coup  du  milieu,  le  cabaret  où  nous 
sommes  entrés,  eft  situé  dans  un  pli  de 
terrain,  entre  Fontenay  &  Sceaux,  tout 
près  de  l'étang  du  Plessis-Piquet.  Du  de- 
hors, on  ne  voit  qu'un  massif,  un  jet  de 
verdure,  une  vingtaine  d'arbres  qui  ont 
poussé  fièrement;  le  dimanche,  il  sort  de 
ce  nid  immense  un  bruit  de  fourchettes  & 
de  couteaux,  de  rires  &  de  chansons.  Au 
dedans,  lorsqu'on  a  franchi  la  porte  sur- 
montée d'une  large  enseigne  placée  de 
biais,  &  qu'on  a  descendu  une  pente  douce, 
on  se  trouve  dans  une  allée,  assombrie  par 
les  feuillages,  bordée  de  bosquets  à  droite 
&  à  gauche;  chacun  de  ces  bosquets  eft 
garni  d'une  longue  table  &  de  deux  bancs, 
scellés  dans  la  terre,  rougis  et  noircis  par 
la  pluie.  Tout  au  bout,  l'allée  s'élargit,  il 


Là  confession  de  Claude  iS5 

y  a  clairière  j  une  balançoire  pend  entre 
deux  arbres. 

Les  bosquets  étaient  silencieux  &  dé- 
serts. Des  hommes  en  blouses  bleues^,  des 
paysans,  se  balançaient;  un  gros  chien 
se  tenait  gravement  assis  sur  son  derrière, 
au  milieu  de  l'allée.  Laurence  &  moi,  nous 
nous  sommes  attablés  sous  un  berceau,  à 
une  grande  table  de  vingt  couverts.  Il 
taisait  presque  nuit  sous  les  feuilles,  la 
fraîcheur  était  pénétrante.  Au  loin,  nous 
apercevions,  entre  les  branches,  la  cam- 
pagne éclatante  de  soleil,  endormie  sous  les 
premiers  rayons.  Les  acacias  du  massif 
avaient  fleuri  la  veille;  les  senteurs  dou- 
ces &  suaves  de  leurs  grappes  emplissaient 
l'air  calme  &  caressant. 

On  nous  a  mis  une  serviette  sur  le  bout 
delà  table,  en  guise  de  nappe,  puis  on  nous 
a  servi  ce  que  nous  avions  demandé,  des 
côtelettes,  des  œufs,  je  ne  sais  trop  quoi. 
Le  vin,  cor>tenu  dans  un  petit  broc  de  grès 
bleuâtre,  égratignaitle  gosier;  un  peu  rude 


i86  La  confession  de  Claude 

&  âpre,  il  ouvrait  merveilleusement  l'ap- 
pétit. Laurence  dévorait;  je  ne  lui  con- 
naissais pas  ces  belles  dents  blanches,  affa- 
mées, mordant  au  pain  avec  des  éclats  de 
rire.  Jamais  je  n'ai  mangé  si  volontiers.  Je 
me  sentais  léger  d'âme  &  de  corps ^  je  me 
surprenais  à  me  croire  encore  écolier,  aux 
jours  où  nous  allions  nous  baigner  dans  la 
petite  rivière  &  dîner  sur  les  herbes  de  la 
rive.  J'aimais  ce  linge  blanc  sur  la  table 
noire,  ces  ténèbres  des  feuillages_,  ces  four- 
chettes de  fer,  ces  grossières  faïences;  je 
regardais  Laurence^  je  vivais  largement, 
dans  la  plénitude  de  mes  sensations,  jouis- 
sant avec  volupté  de  tout  ce  qui  m'entou- 
rait. 

Au  dessert,  le  chef  de  cuisine  efl  venu 
recevoir  nos  félicitations.  C'eft  un  grand 
vieillard,  un  peu  voûté,  tout  de  blanc 
vêtu.  Il  se  coiffe  d'un  bonnet  de  coton  & 
porte,  ramenées  sur  les  tempes,  deux 
touffes  de  cheveux  grisonnants  &  frisés, 
parmi  lesquels    s'oublient   quelques    pa- 


La  confession  de  Claude  187 

pillotes.  Laurence  a  ri  pendant  une 
heure  de  cette  excellente  figure  rusée  & 
naïve. 

J'ignore  ce  que  nous  avons  fait  jusqu'au 
soir.  La  journée  a  été  une  journée  de  so- 
leil, d'éblouissement.  Je  ne  sais  quels  sen- 
tiers nous  avons  pris,  quelles  ombres  nous 
avons  choisies.  Il  y  a,  lorsque  je  songea 
ces  heures  d'extase,  une  splendeur  devant 
mes  yeux.  Le  souvenir  des  détails  eft  re- 
belle, mon  être  entier  a  la  sensation  d'une 
grande  félicité,  d'une  grande  lumière.  Il 
me  semble  vaguement  que  nous  nous  som- 
mes oubliés,  Laurence  &  moi,  au  fond 
d'un  trou,  dans  la  mousse,  ne  vovant 
qu'un  vafte  morceau  de  ciel;  nous  sommes 
reftés ,  la  main  serrant  la  main ,  parlant 
peu,  ivres;  nos  yeux,  tournés  en  haut,  se 
sont  emplis  de  clarté  jusqu'à  l'aveugle- 
ment, nous  n'avons  plus  rien  vu  que 
nos  cœurs  &  nos  pensées.  Mais  tout  ceci 
eft  peut-être  un  rêve;  la  mémoire  m'é- 
chappe, je  n'ai  conscience  que  d'avoir  été 


La  confession  de  Claude 


aveugle  j  d'avoir  entrevu  des  milliers 
d'aftres  dans  mes  ténèbres. 

Le  soir,  sans  savoir  comment,  nous 
nous  sommes  retrouvés  au  Coup  du  mi- 
lieu. Il  y  avait  foule.  Des  jeunes  femmes 
&  des  jeunes  hommes  emplissaient  les 
bosquets ,  faisant  tapage;  les  robes  blan- 
ches^ les  rubans  rouges  &  bleus  tachaient 
le  vert  tendre  des  feuilles;  les  éclats  de 
rire  traînaient  doucement  dans  le  crépus- 
cule. Des  bougies  avaient  été  allumées  sur 
les  tables,  piquant  de  points  lumineux 
l'ombre  naissante.  Des  Tyroliens  chan- 
taient au  milieu  de  l'allée. 

Nous  avons  mangé  sur  un  bout  de  ta- 
ble j  comme  le  matin,  nous  mêlant  aux 
rires,  faisant  effort  pour  sortir  de  nous- 
mêmes.  La  jeunesse  bruyante  qui  nous 
entourait,  m'effrayait  un  peu  ;  je  croyais 
retrouver  là  beaucoup  de  Jacques,  beau- 
coup de  Maries.  Entre  les  branches,  j'aper- 
cevais un  coin  du  ciel ,  pâle  &  mélanco- 
lique, sans  étoiles  encore;  j'avais  peine  à 


La  coyifession  de  Claude  189 

quitter  des  yeux  ces  calmes  espaces  pour 
le  inonde  de  folie  qui  criait  autour  de  moi. 
Je  me  rappelle  aujourd'hui  que  Laurence 
paraissait  fiévreuse^  troublée. 

Puis,  le  silence  s'eft  fait^  tous  sont  par- 
tis, &  nous  sommes  reftés.  J'avais  résolu 
de  coucher  au  Coup  du  milieu  pour  jouir, 
le  lendemain  5  de  la  rosée,  des  clartés 
blanches  de  l'aube.  En  attendant  que  l'on 
mît  des  draps  à  notre  lit,  je  suis  allé  avec 
Laurence  m'asseoir  sur  un  banCj  au  fond 
du  jardin.  La  nuit  était  douce,  étoilée, 
transparente;  des  bruits  vagues  montaient 
de  la  terre;  un  cor,  sur  la  hauteur,  se 
plaignait  d'une  voix  éteinte  &  caressante. 
La  plaine,  avec  ses  grandes  masses  de  feuil- 
lages, noires,  immobiles,  étendait  ses  ho- 
rizons myftérieux  ;  elle  semblait  dormir, 
frissonnante,  agitée  par  un  rêve  d'a- 
mour. 

Notre  chambre  m'a  paru  humide.  Elle 
était  au  rez-de-chaussée,  basse,  neuve, 
déjà  toute  dégradée.  Les  meubles  man- 

11. 


iQO  La  confession  de  Claude 

quaient.  Au  plafond,  des  amants  avaient 
tracé  leurs  noms ,  en  promenant  sur  le 
plâtre  la  flamme  d'une  chandelle;  les  let- 
tres, noueuses  &  tremblées,  s'étalaient 
larges,  noires.  J'ai  pris  un  couteau,  &, 
comme  un  enfant,  j'ai  gravé  une  simple 
date_,  au-dessous  d'une  lucarne  en  forme 
de  cœur  qui  s'ouvrait  sur  la  campagne, 
sans  grille  ni  volet. 

Le  lit  était  bon,  si  la  chambre  n'était 
pas  belle.  Le  matin,  en  m'éveillant,  dans 
le  demi-sommeil,  j'ai  aperçu  sur  le  mur  qui 
me  faisait  face,  un  spe6lacle  que  je  n'ai  pu 
comprendre  et  qui  m'a  épouvanté.  La 
chambre  était  obscure  encore;  au  milieu 
de  l'ombre,  sur  la  muraille,  saignait  un 
cœur  énorme.  J'ai  cru  sentir  ma  poitrine 
vide,  je  me  suis  mis  à  chercher  mon  amour 
avec  désespoir.  J'ai  senti  mon  amour  me 
mordre  aux  entrailles,  &  j'ai  compris  que 
le  soleil  se  levait  &  qu'il  entrait  librement 
par  la  lucarne. 

Laurence  s'eft  levée,  nous  avons  ouvert 


La  confession  de  Claude  191 

porte  &  fenêtre.  Un  flot  de  fraîcheur  eft 
entré,  apportant  dans  la  chambre  toutes 
les  senteurs  de  la  campagne.  Les  acacias, 
plantés  presque  sur  le  seuil,  avaient  une 
odeur  plus  adoucie ,  plus  suave.  Une 
aube  blanche  était  au  ciel  &  sur  la  terre. 
Laurence  a  bu  une  tasse  de  lait,  &, 
avant  de  rentrera  Paris,  j'ai  voulu  monter 
au  bois  de  Verrières,  pour  rapporter  dans 
mon  cœur  tout  l'air  pur  du  matin.  Là- 
haut,  dans  le  bois,  nous  avons  marché  à 
petits  pas,  le  long  des  allées.  La  forêt  était 
comme  une  belle  épousée  au  lendemain 
des  noces;  elle  avait  des  pleurs  de  volupté, 
une  jeune  langueur,  une  fraîcheur  hu- 
mide, des  parfums  tièdes  &  pénétrants.  Le 
soleil  à  l'horizon  glissait  obliquement, 
entre  les  arbres,  par  larges  nappes;  il  y 
avait  je  ne  sais  quelle  douceur  dans  ces 
rayons  d'or  qui  se  déroulaient  ù  terre 
comme  des  voiles  de  soie  souples  &  éblouis- 
sants. Et  dans  la  fraîcheur,  on  entendait 
le  réveil  du  bois,  ces  mille  petits  bruits 


ig2  La  confession  de  Claude 

qui  témoignent  de  la  vie  des  sources  &  des 
plantes;  sur  nos  têtes  étaient  des  chants 
d'oiseaux,  sous  nos  pieds  des  murmures 
d'inseéles,  tout  autour  de  nous  des  cra- 
quements soudains ,  des  gazouillements 
d'eaux  courantes,  des  soupirs  profonds  & 
myftérieux  qui  semblaient  sortir  du  flanc 
noueux  des  chênes.  Nous  avancions  lente- 
ment, nous  plaisant  à  nous  attarder  au  so- 
leil &  à  lombre ,  buvant  l'air  frais  ,  es- 
sayant de  saisir  les  mots  confus  que  les 
aubépines  nous  adressaient  au  passage.  O 
la  douce  &  souriante  matinée,,  toute  trem- 
pée de  larmes  heureuses,  tout  attendrie 
de  joie  &  de  jeunesse!  La  campagne  en 
était  à  cet  âge  adorable  où  la  vieille  nature 
a  pour  quelques  jours  les  grâces  délicates 
de  l'enfance. 

Je  suis  rentré  à  Paris,  Laurence  au  bras, 
jeune  &  fort,  ivre  de  lumière,  de  prin- 
temps, le  cœur  plein  de  rosée  &  d'amour. 
J'aimais  hautement  ,  je  croyais  être 
aimé. 


La  confession  dt  Claude  ig3 


XXII 


Le  printemps  s'en  eft  allé,  je  me  suis 
éveillé  de  mon  rêve. 

Je  ne  sais  quel  trifte  enfant  je  suis,  quelle 
âmt  misérable  habite  en  moi.  La  réalité 
me  pénètre,,  me  secoue;  ma  chair  souffre 
ou  jouit  puissamment  de  ce  qui  eft;  je  suis 
comme  un  corps  d'une  sonorité  exquise 
qui  vibre  à  la  moindre  sensation,  j'ai  une 
perception  aiguë  &  nette  du  monde  qui 
m'entoure.  Et  mon  âme  se  plaît  à  refuser 
la  vérité;  elle  échappe  à  ma  chair,  elle  dé- 
daigne mes  sens,  elle  vit  ailleurs ,  dans  le 
mensonge  &  l'espérance.  C'eft  ainsi  que 
je  marche  dans  la  vie.  Je  sais  &  je  vois,  je 
m'aveugle  &  je  rêve.  Tandis  que  je  m'a- 
vance sous  la  pluie,  en  pleine  boue,  tandis 
que  j'ai  énergiquement  conscience  de  tout 


194  ■^'^  confession  de  Claude 

le  froidj  de  toute  l'humiditéj  Je  puis,  par 
une  faculté  étrange^  faire  luire  le  soleil, 
avoir  chaud,  me  créer  un  ciel  doux  &  ten- 
drej  sans  cesser  de  sentir  le  ciel  noir  qui 
pèse  à  mes  épaules.  Je  n'ignore  pas ,  je 
n'oublie  pas  :  je  vis  doublement.  Je  porte 
dans  le  songe  la  même  franchise  que 
dans  les  sensations  vraies.  J'ai  ainsi  deux 
exiftences  parallèles,  aussi  vivantes_,  aussi 
âpres ^  l'une  qui  se  passe  ici-bas,  dans  ma 
misère,  l'autre  qui  se  passe  là-haut,  dans 
l'immense  &  profonde  pureté  du  ciel  bleu. 
Oui,  telle  eft  sans  doute  l'explication  de 
mon  être.  Je  comprends  ma  chair,  je 
comprends  mon  cœur;  i'ai  conscience  de 
mes  innocences  &  de  mes  infamies,  de 
mes  amours  pour  les  mensonges  &  pour  les 
vérités.  Je  suis  une  délicate  machine  à  sen- 
sations, sensations  d'âme,  sensations  de 
corps.  Je  reçois  &  je  rends  en  frissonnant 
le  moindre  rayon,  la  moindre  senteur, 
la  moindre  tendresse.  Je  vis  tout  haut, 
criant  de  souffrance,  balbutiant  d'extase. 


La  confession  de  Claude  ig5 


au  ciel  &  dans  la  fange,  plus  écrasé  après 
chaque  nouvel  élan,  plus  radieux  après 
chaque  nouvelle  chute. 

L'autre  jour ,  dans  l'air  tiède ,  sous  les 
grands  arbres  de  Fontenay,  ma  chair  s'é- 
tait attendrie,  mon  cœur  avait  dominé. 
J'aimais  j  je  me  croyais  aimé.  La  vérité 
m'échappait_,  Je  voyais  Laurence  vêtue  de 
blanc,  jeune  &  vierge  ;  son  baiser  me 
paraissait  avoir  tant  de  douceur  qu'il  me 
semblait  venir  de  son  âme.  Aujourd'hui, 
Laurence  eft  là,  assise  sur  le  bord  du  lit; 
à  la  regarder,  pâle  &  morne  dans  sa 
robe  sale,  ma  chair  frémit,  mon  cœur  se 
soulève.  Le  prmtemps  n'eft  plus,  Laurence 
eft  vieille,  elle  ne  m'aime  pas.  Oh  !  le  mi- 
sérable enfant  !  Je  mérite  de  pleurer,  moi 
qui  fais  mes  larmes  I 

Que  m'importent  la  laideur  de  Laurence, 
sa  souillure,  son  affaissement?  Qu'elle  soit 
plus  laide,  plus  souillée,  plus  affaissée  en- 
core, mais  qu'elle  m'aime  1  Je  veux  qu'elle 
m'aime. 


igG  La  conjession  de  Claude 

Je  ne  regrette  ni  ses  quinze  ans  ,  ni  son 
jeune  sourire  de  l'autre  jour.  Elle  courait 
sous  les  arbres,  elle  était  la  bonne  fée  de 
ma  jeunesse.  Non ,  je  n^  regrette  rien  de 
sa  beauté  ni  de  sa  fraîcheur;  je  regrette  le 
rêve  que  j'ai  fait  en  croyant  sentir  son  cœur 
dans  ses  caresses. 

Elle  eft  là ,  déplorable,  écrasée.  J'ai  bien 
le  droit  d'exiger  qu'elle  m'aime,  qu'elle  se 
livre  à  moi.  Je  l'accepte  dans  son  être  en- 
tier, je  la  veux  telle  qu'elle  eft,  endormie 
&  usée,  mais  je  la  ve^x,  je  la  veux  de  toute 
ma  volonté,  de  toute  ma  puissance. 

Je  me  souviens  que  j'ai  rêvé  la  rédemp- 
tion ,  que  je  voulais  en  elle  plus  de  rai- 
son, plus  de  pudeur.  Que  m'importe  la 
pudeur,  que  m'importe  la  raison?  Je  n'en 
ai  que  faire  maintenant.  J'exige  de  l'amour, 
quel  qu'il  soit,  impudique  &  fou.  Je  suis 
avide  d'être  aimé,  je  ne  veux  plus  aimer 
tout  seul.  Rien  ne  lasse  le  cœur  comme 
des  caresses  qui  ne  sont  pas  rendues.  J'ai 
donné  à  c^*-ta.  rcmmc  ma  jeunesse,  mes  es- 


La  confession  de  Claude  197 

pérances  ;  je  me  suis  enfermé  avec  elle  dans 
la  souffrance  &  l'abjection  ;  j'ai  tout  oublié 
au  fond  de  nos  ténèbres ,  la  foule  &  ses  ju- 
gements. Je  puis  bien,  il  me  semble,  de- 
mander en  échange  à  cette  femme  de  s'u- 
nir à  moi,  de  nous  confondre  au  fond  da 
désert  de  misère  &  d'abandon  où  nous  vi- 
vons tous  deux. 

Le  printemps  eft  mort,  vous  dis-je. 
J'ai  rêvé  que  le  jeune  feuillage  verdissait 
au  soleil ,  que  Laurence  riait  follement 
parmi  les  herbes  hautes.  Je  me  trouve 
dans  l'ombre  humide  de  ma  chambre,  en 
face  de  Laurence  qui  sommeille;  je  n'ai 
pas  quitté  le  bouge,  je  n'ai  vu  s'ouvrir  ni 
les  yeux  ni  les  lèvres  de  cette  fille.  Tout 
eft  mensonge.  Dans  cet  écroulement  du 
vrai  &  du  faux,  dans  ce  bruit  confus  que 
la  vie  fait  en  moi^  je  ne  sens  qu'un  besoin, 
un  besoin  cuisant  &  cruel  :  aimer,  être 
aimé,  n'importe  où,  n'importe  comment, 
pour  m'abîmer  en  un  néant  d'amour. 

Oh!  frères,  plus  tard,  si  jamais  je  sors 


igS  La  confession  de  Claude 

de  ma  nuit  &  qu'il  me  prenne  le  caprice 
de  conter  à  la  foule  mes  amours  lointaines, 
j'imiterai  sans  doute  ces  pleurards,  ces 
rêveurs  qui  parent  de  rayons  les  démons 
de  leurs  vingt  ans  &  leur  mettent  des 
ailes  aux  épaules.  On  les  nomme  les 
poètes  de  la  jeunesse^  ces  menteurs  qui  ont 
souffert,  qui  ont  versé  toutes  leurs  larmes, 
&  qui  aujourd'hui,,  dans  leurs  souvenirs, 
n'ont  plus  que  des  sourires&  des  regrets.  Je 
■vous  assure  que  j'ai  vu  leur  sang,  que  j'ai 
vu  leur  chair  à  nu,  déchirée  &  endolorie, 
ils  ont  vécu  dans  la  souffrance,  ils  ont  grandi 
dans  le  désespoir.  Leurs  maîtresses  étaient 
infâmes ,  leurs  amours  avaient  toutes  les 
horreurs  des  amours  du  ruisseau.  Ils  ont 
été  trompés,  blessés,  traînés  dans  la  boue; 
j'amais  ils  n'ont  rencontré  un  cœur,  & 
chacun  d'eux  a  eu  sa  Laurence  qui  a  fait  de 
sa  jeunesse  une  solitude  désolée.  Puis, 
ia  blessure  s'eft  fermée,  l'âge  eft  venu,  le 
souvenir  a  donné  son  charme  caressant  à 
toute  Tmfamie  d'autrefois,  &  ils  ont  pleuré 


La  confession  de  Claude      .  igg 

leurs  amours  malsaines.  C'efl  ainsi  qu'ils 
ont  créé  un  monde  mensonger  de  jeunes 
pécheresses^  de  filles  adorables  dans  leur 
insouciance  &  leur  légèreté.  Vous  les  con- 
naissez touteSj  les  Mimi  Pinson  &  les 
Musette,  vous  les  avez  rêvées  à  seize 
ansj  peut-être  même  les  avez-vous  cher- 
chées. Leurs  amants  ont  été  prodigues; 
ils  leur  ont  accordé  la  beauté  &  la  fraî- 
cheur, la  tendresse  &  la  franchise  ;  ils  en 
ont  fait  des  types  pénétrants  de  libre 
amour,  d'éternelle  jeunesse;  ils  les  ont 
imposées  à  notre  cœur,  ils  se  sont  plu  à  se 
tromper  eux-mêmes.  Ils  mentent,  ils  men- 
tent, ils  mentent. 

Je  les  imiterai.  Comme  eux,  je  m'abu- 
serai sans  doute,  je  croirai  de  bonne  foi  les 
mensonges  que  mes  souvenirs  me  conte- 
ront; comme  eux,  j'aurai  peut-être  des 
lâchetés,  des  timidités  qui  me  pousse- 
ront à  ne  pas  parler  haut  &  franc,  disant 
quelles  auront  été  mes  amours,  &  com- 
bien elles  étaient  impures.  Laurence  de- 


La  confession  de  Claude 


viendra  Musette  ou  Mimi;  elle  aura  la 
jeunesse^  elle  aura  la  beauté;  ce  ne  sera 
plus  la  femme  qui  eft  là,  muette,  malpro- 
pre_,  ce  sera  une  toute  jeune  fille,  étourdie, 
aimant  à  droite ,  à  gauche,  mais  vivante 
encore,  rendue  plus  jeune,  plus  adorable 
par  ses  caprices.  Le  bouge  deviendra  une 
mansarde  gaie,  fleurie,  blanche  de  soleil; 
la  robe  de  soie  bleue  se  changera  en  in- 
dienne légère  &  propre;  ma  misère  sera 
pleine  de  sourires,  mes  tendresses  rayon- 
neront. Et  je  chanterai  à  mon  tour  la 
chanson  de  la  vingtième  année,  reprenant 
le  refrain  où  les  autres  l'ont  laissé,  conti- 
nuant les  paroles  douces  &  menteuses,  me 
trompant,  trompant  ceux  qui  viendront 
après  moi. 

Frères ,  dans  ces  lettres  écrites  pour 
vous  seuls  &  que  je  trace  au  jour  le  jour, 
frissonnant  encore  des  terribles  secousses, 
je  puis  être  rude,  âpre,  dire  tout,  ap- 
puyant sur  mes  aveux.  Je  me  livre  entier, 
je  vis  tout  haut,  je  vous  donne  ma  chair  & 


La  confession  de  Claude 


mon  sang  :  je  voudrais  sortir  mon  cœur 
de  ma  poitrine  ^  vous  le  montrer^  sai- 
gnant, malade,  franc  dans  ses  abjedions 
&  dans  ses  puretés.  Je  me  sens  plus  haut 
&  plus  digne  en  me  confessant  à  vous; 
j'ai  une  fierté  immense  au  milieu  de  mon 
abaissement;  plus  je  descends,  plus  je 
grandis  en  dédain ,  en  indifférence  su- 
perbe. La  douce  chose  que  la  franchise  ! 
Dites-vous  que,  sur  dix  jeunes  gens,  huit 
ont  la  même  vie  que  moi,  la  même  jeu- 
nesse :  les  uns,  deux  ou  trois  sur  cent 
peut-être,  s'effrayent,  pleurent  comme  je 
pleure;  les  autres,  plusieurs  milliers,  ac- 
ceptent &  vivent  en  paix,  infâmes  &  sou- 
riants. Tous  mentent.  Moi,  je  me  blesse, 
je  vous  avoue  en  sanglotant  quelles  sont 
mes  amours,  de  quel  terrible  poids  elles 
m'étoufîcnt. 

Plus  tard,  je  mentirai. 

Rien  n'exifte,  aujourd'hui,  si  ce  n'efl 
l'amour  de  Laurence,  que  je  n'ai  pas  & 
que  j'exige.  Il  n'y  a  plus  de  lumière,  plus 


La  confession  de  Claude 


de  monde^  plus  de  foule;  il  y  a,  dans 
l'ombre  un  homme  &  une  femme  mis  face 
à  facej  à  jamais.  L'homme,  en  dehors  de 
toute  pureté,  de  toute  beauté,  veut  être 
aimé  de  la  femme,  parce  qu'il  a  peur 
d'être  seul,  qu'il  a  froid^  qu'il  aime  lui- 
même.  Au  dernier  jour_,  lorsque  l'humanité 
agonisera  &  qu'il  ne  reftera  plus  qu'un 
couple  sur  la  terre,  la  lutte  sera  terrible, 
le  désespoir  immensej  si  le  dernier  amant 
ne  peut  éveiller  la  dernière  amante  du 
sommeil  du  cœur  &  de  la  chair. 


XXIII 


Marie  a  changé  de  chambre  hier;  elle  eft 
venue  loger  sur  le  même  palier  que  moi, 
dans  une  pièce  séparée  de  la  mienne  par 
une  simple  cloison.   La  pauvre  enfant  se 


La  confession  de  Claude  20 3 

meurt;  elle  tousse  d'une  toux  creuse  & 
sourde,  avec  une  sorte  de  râle  entre  chaque 
hoquet.  Jacques,  que  cette  toux  troublait 
dans  sa  quiétude  d'homme  fort,  a  décidé 
que  la  malade  serait  plus  à  l'aise  seule 
dans  une  chambre  séparée.  Il  lui  a  donné 
Pâquerette  pour  la  veiller  &  la  soigner. 

La  nuit  dernière^  j'ai  entendu  pendant 
de  longues  heures  la  toux  &  le  râle  de 
Marie.  Laurence  dormait ,  sans  souffle. 
Chaque  éclat  étouffé  qui  traversait  la  cloi- 
son^ me  pénétrait  d'une  triftesse  indicible. 

Ce  matin^  en  me  levant,  je  suis  allé  voir 
la  mourante.  Elle  garde  le  lit,  blanche, 
résignée^  souriante  encore.  Sa  tête,  élevée 
sur  deux  oreillers,  avait  une  sorte  de  lan- 
gueur douce;  ses  deux  bras  maigres  & 
transparents  s'allongeaient  sur  le  drap,  le 
long  de  son  pauvre  corps  qui  se  dessinait 
sous  la  toile,  en  lignes  sèches  &  lamenta- 
bles. 

La  chambre  m'a  paru  obscure  &  froide. 
Elle  ressemble  à  la  mienne,  mais  elle  eft 


204  La  confession  de  Claude 

mieux  meublée^  moins  sale.  Une  large 
fenêtre  s'ouvre  sur  la  grande  muraille 
noire  qui  se  dresse  à  quelques  mètres  de 
la  façade  de  la  maison. 

Marie  était  seule^  immobile,  les  yeux 
grands  ouverts,  regardant  le  plafond  avec 
cet  air  pensif  et  navrant  des  malades  qui 
voient  déjà  au  delà  de  la  vie.  Pâquerette 
venait  de  descendre  chercher  son  déjeuner. 
Sur  une  petite  table,  dans  le  voisinage 
d'un  fauteuil,  se  trouvaient  une  armée  de 
bouteilles,  un  seul  verre  &  des  débris  de 
viandes.  La  pensée  m'eft  venue  que  Pâque- 
rette se  soignait  plus  qu'elle  ne  soignait 
la  moribonde. 

J'ai  baisé  le  front  de  Marie,  je  me 
suis  assis  sur  le  bord  de  la  couche,  te- 
nant une  de  ses  mains.  Elle  a  tourné  la 
tête  lentement  &  m'a  souri,  me  disant 
qu'elle  ne  souffrait  pas,  qu'elle  se  reposait. 
Sa  parole,  un  peu  rauque,  n'était  plus 
qu'un  murmure  faible  &  caressant.  Le 
front  incliné,  elle  me  regardait    de    ses 


La  confession  de  Claude  2o5 

yeux  fiévreux  &  agrandis  ;  il  y  avait  de 
l'étonnement ,  de  la  tendresse  dans  ses 
regards  larges.  Une  piété  immense  m'a 
serré  au  cœur  en  face  de  cette  misérable. 
J'ai  cru  que  j'allais  pleurer. 

Pâquerette  eft  remontée,  chargée  de 
nouvelles  bouteilles  &  de  nouvelles  vian- 
des. Elle  a  ouvert  la  fenêtre,  se  plaignant 
du  mauvais  air;  elle  s'eft  établie  commodé- 
ment dans  le  fauteuil ,  devant  la  table, 
puis  s'eft  mise  à  manger  bruyamment, 
parlant  en  mâchant,  queftionnant  Marie 
sur  ses  amants,  sur  sa  vie  de  la  veille.  Elle 
semblait  igi.orer  que  cette  enfant  était 
malade  ;  elle  la  traitait  en  paresseuse  qui 
aime  à  garder  le  lit  &  à  se  faire  plaindre. 
Je  regardais  cette  femme  avec  dégoût,  rape- 
tissée  sur  elle-même,  léchant  ses  doigts 
gras,  ricanant,  la  bouche  pleine,  plaisantant 
la  mourante,  &  me  jetant  des  regards  sour- 
nois &  cyniques,  de  ces  regards  de  courti- 
sane affolée  que  certaines  vieilles  ont  en- 
core dans  leurs  yeux  rougis. 


2o6  ha  confession  de  Claucte 


Pâquerette,  cessant  de  manger^  a  tourne 
à  demi  son  fauteuil;  puis,  croisant  les 
mains  sur  ses  jupes,  elle  nous  a  regardés, 
Marie  &  moi,  allant  de  l'un  à  l'autre, 
riant  d'un  rire  mauvais. 

—  Eh  !  ma  belle,  a-t-elle  dit  à  la  malade 
en  me  désignant  du  doigt,  n'ell-ce  pas  là 
un  beau  garçon?  Son  cœur  eftveuf&  a 
besoin  de  nouvelles  amours. 

Marie  a  souri  triftement,  fermant  les 
yeux,  retirant  sa  main  que  la  mienne  avait 
gardée. 

—  Vous  vous  trompez,  ai-je  répondu  à 
Pâquerette  après  un  moment  de  silence, 
mon  cœur  n'eft  pas  veuf.  J'aime  Laurence. 

Marie  a  soulevé  ses  paupières  &  m'a 
rendu  ses  doigts  que  j'ai  trouvés  plus  agi- 
tés, plus  brûlants. 

—  Laurence,  Laurence,  ricanait  la 
vieille,  elle  se  moque  bien  de  vous  !  Voilà 
les  hommes.  Ils  aiment  qui  les  trahit 
&  les  abandonne.  Cherchez  femme,  mon 
pauvre  monsieur. 


La  confession  de  Claude  207 

Je  n'entendais  pas  distinclement,  n'ac- 
cordant d'ordinaire  aucune  attention  aux 
bavardages  de  cette  vieille.  Et  je  ne  sais 
pourquoi,,  j'ai  éprouvé  un  vague  malaise. 
Une  chaleur  inconnue  a  empli  mon  être 
d'un  frisson  douloureux. 

—  Écoutez^  mes  enfants,  a  ajouté  Pâ- 
querette en  prenant  ses  aises,  je  suis  une 
bonne  femme  ^  il  me  déplaît  qu'on  se 
moque  de  vous.  Vous  êtes  gentils  tous 
deuXj  doux  comme  des  agneaux,  bons 
comme  du  pain.  J'ai  rêvé  de  vous  marier 
ensemble;  je  sais  que  jamais  je  n'aurai  fait 
embrasser  deux  meilleures  petites  créatu- 
res. Allons ,  monsieur ,  prenez  madame 
dans  vos  bras.  Je  rencontre  tous  les  jours 
Laurence  &  Jacques  qui  se  caressent  dans 
l'escalier. 

Je  regardais  Marie.  Elle  était  calme, 
son  pouls  ne  battait  pas  plus  vite.  Elle 
paraissait  rêver  les  yeux  fixés  sur  moi,  & 
je  ne  savais  si  elle  me  voyait  dans  son 
rêve.    Les  baisers  que    Jacques    pouvait 


2o8  La  confession  de  Claude 

donner  à  Laurence  ne  la  troublaient  pas 
dans  la  tranquille  amitié  qu'elle  avait  pour 
lui. 

Moi,  je  sentais  la  chaleur  insupportable 
monter  dans  ma  poitrine  &  m'étouffer. 
J'ignorais  quel  était  cet  engourdissement 
soudain  qui  me  causaitune  douleur  sourde, 
profonde  j  allant  jusqu'à  l'âme.  Je  ne 
songeais  ni  à  Laurence  ni  à  Jacques;  j'é- 
coutais Pâquerette,  &  l'étouffement  aug- 
mentait, me  serrait  à  la  gorge 

Pâquerette  frottait  lentement  ses  mains 
sèches  ;  ses  yeux  gris,  perdus  sous  ses  pau- 
pières molles,  brillaient  étrangement  dans 
son  visage  jaune.  Elle  a  repris  d'une  voix 
plus  cassée  : 

—  Vous  êtes  là  à  vous  regarder  comme 
de  grands  innocents.  N'avez-vous  pas 
compris,  Claude?  Jacques  vous  prend  Lau- 
rence, prenez  Marie.  Eh!  tenez,  la  petite 
sourit  :  elle  ne  demande  pas  mieux,  allez. 
De  cette  façon,  personne  ne  sera  veuf, 
les  uns  n'auront  pas  à  faire  des  reproches 


La  confession  de  Claude  209 

aux  autres.  Voilà  comme  tout  doit  s'arran- 
ger en  cette  vie. 

Marie  a  levé  la  main  avec  impatience,  lui 
faisant  signe  de  se  taire.  Cette  voix  aigre 
donnait  un  frisson  à  sa  chair  émaciée. 
PuiSj  son  visage  a  pris  une  paix  mélanco- 
lique, un  air  d'extase  recueillie;  elle  m'a 
regardé,  rêveuse,  &  m'a  dit  d'une  voix 
pénétrante,  d'une  voix  que  je  ne  lui  con- 
naissais pas  : 

—  Voulez-vous,  Claude?  je  vous  aime" 
rai  bien. 

Et  elle  s'eft  levée. 

Un  accès  de  toux  a  rejeté  sur  le  lit  son 
corps  secoué  horriblement^  tout  pante- 
lant de  douleur.  Les  bras  ouverts  &  tordus, 
la  tête  renversée,  elle  suffoquait.  Sa  poi- 
trine à  demi  découverte,  cette  pauvre  poi- 
trine que  la  souffrance  avait  faite  si  enfan- 
tine^  si  charte,  se  soulevait  affreusement 
comme  pleine  d'un  vent  furieux.  Pais,  la 
terrible  toux  s'eft  apaisée,  l'enfant  s'eft  al- 
longée, pâle,  les  joues  violettes,  comme 


La  confession  de  Claude 


foudroyée  d'accablement  &  d'insensibi- 
lité. 

J'étais  refté  sur  le  bord  de  la  couche^  se- 
coué moi-même  par  les  déchirements  de 
la  mourante.  Je  n'avais  pas  osé  bouger, 
cloué  de  pitié  &  d'effroi.  Ce  que  j'avais 
devant  moi  était  si  profond  d'horreur  & 
de  tendresse,  si  lamentable  &  si  répugnant, 
que  je  ne  sais  comment  exprimer  la  sainte 
peur  qui  me  tenait  là_,  navré^  plein  de  dé- 
goût &  de  miséricorde.  J'étais  tenté  de 
battre  Pâquerette^  de  la  chasser;  j'aurais 
voulu  embrasser  Marie  comme  un  frère, 
lui  donner  mon  sang  pour  rendre  la  vie  & 
la  fraîcheur  à  sa  chair  moribonde. 

Ainsi,  j'en  étais  arrivé  à  ce  point  :  une 
femme  perdue  de  vieillesse  &  de  débauche 
m'offrait  d'échanger  mon  cœur  contre  un 
autre  cœur^  de  céder  ma  maîtresse  à  un 
de  mes  amis  &  de  lui  acheter  ainsi  la 
sienne;  elle  me  faisait  voir  tout  l'avantage 
de  ce  marché,  elle  riait  de  l'excellente  his- 
toire. Et  l'amante  qu'elle  voulait  me  don- 


La  confession  de  Claude 


ner  appartenait  déjà  à  la  mort.  Marie  se 
mouraitj  &  Marie  me  tendait  les  bras. 
Pauvre  innocente  !  sa  pureté  étrange  lui 
cachait  toute  l'horreur  de  son  baiser. 
Elle  avançait  les  lèvres  comme  une  vierge, 
ne  comprenant  pas  que  j'aurais  mieux 
aimé  mourir  que  de  toucher  à  sa  bouche, 
moi  plein  de  Laurence.  Cette  chair  pâle, 
brûlée  par  la  fièvre^  ne  portait  plus  la  trace 
des  embrassements  qui  l'avaient  rougie; 
mais  elle  était  morte  déjà,  sanélifiée,  si 
pure  que  j'aurais  cru  commettre  un  sacri- 
lège en  lui  donnant  un  dernier  frisson  de 
volupté. 

Pâquerette  a  regardé  curieusement  la 
crise  de  Marie.  Cette  femme  ne  croit  pas  à 
la  souffrance  des  autres. 

—  Elle  aura  avalé  de  travers,  a-t-elle 
dit,  sans  songer  que  la  malade  ne  mangeait 
plus  depuis  quinze  jours. 

J'ai  été  pris,  à  ces  paroles,  d'une  colère 
aveugle.  J'aurais  volontiers  souffleté  cette 
face   jaune  qui   ricanait,  &,  comme  la 


La  confession  de  Claude 


misérable  ouvrait  de  nouveau  les  lèvres  : 

—  Taisez-vous!  lui  ai-je  crié  d'une  voix 
éclatante  &  indignée. 

La  vieille  a  reculé  son  fauteuil  avec  ef- 
froi. Elle  m'a  regardé,  peureuse,  indécise; 
puis,  voyant  que  je  ne  riais  point,  elle  a 
fait  un  gefte  d'homme  ivre,  &  a  balbutié 
d'un  ton  traînant  : 

—  Alors,  s'il  eft  défendu  de  plaisanter, 
il  faut  le  dire.  Moi,  j'ai  toujours  le  mot 
pour  rire  :  tant  pis  pour  ceux  qui  pleurent. 
Vous  ne  voulez  pas  de  Marie^  n'en  parlons 
plus. 

Et  elle  a  poussé  le  fauteuil  devant  la 
table,  où  elle  s'eft  versé  un  grand  verre  de 
vin  qu'elle  a  bu  à  petits  coups. 

Je  me  suis  penché  sur  Marie^  qui  râlait 
doucement,  endormie  par  la  souffrance. 
Je  l'ai  baisée  au  front,  en  frère. 

Comme  je  sortais.  Pâquerette  s'eft  tour- 
née vers  moi. 

—  Monsieur    Claude,   m'a-t-elle    crié. 


La  confession  de  Claude  2i3 

vous  n'êtes  pas  aimable,  mais  je  ne  vous 
en  donnerai  pas  moins  un  bon  avis.  Si 
vous  aimez  Laurence,  veillez  sur  elle. 


XXIV 


Je  suis  Jaloux_,  —  jaloux  de  Laurence  ! 

Cette  Pâquerette  a  mis  en  moi  l'effroya- 
ble tourment.  J'ai  descendu_,  un  à  un,  tous 
les  degrés  du  désespoir;  aujourd'hui  mon 
infamie  &  ma  souffrance  sont  com- 
plètes. 

Je  sais  comment  se  nomme  cette  chaleur 
inconnue  qui  emplissait  ma  poitrine  & 
m'étouffait.  Cette  chaleur  était  la  jalousie, 
un  flot  brûlant  d'angoisse  &  de  terreur.  Ce 
flot  a  monté,  il  a  envahi  tout  mon  être. 
Maintenant,  je  n'ai  pas  un  membre  qui 
ne  soit  endolori  &  jaloux,  qui  ne  se  plaigne 


214 


La  confession  de  Claude 


de  l'horrible  étreinte  dont  crie  toute  ma 
chair. 

Je  ne  sais  comment  les  autres  sont  ja- 
loux. Moij  je  suis  jaloux  de  tout  mon  corps, 
de  tout  mon  cœur.  Lorsque  le  doute  eft 
entré  en  moi,  il  veille,  travaille  impi- 
toyablement; il  me  blesse  à  chaque  se- 
conde, me  fouille j  entre  toujours  plus 
avant.  La  douleur  eft  physique;  l'eftomac 
se  serre^  les  membres  s'affaissent,  la  tête  se 
creuse,  il  y  a  faiblesse  &  lièvre.  Et,  au- 
dessus  de  ces  maux  des  nerfs  &  des  mus- 
cles, je  sens  l'angoisse  de  mon  cœur, 
profonde,  éperdue,  qui  me  presse,  me 
brûle  sans  relâche.  Une  seule  idée  tourne 
sur  elle-même  dans  le  vide  immense  de 
ma  pensée  :  je  ne  suis  plus  aimé,  je  suis 
trompé,  &  mon  cerveau  bat  comme  une 
cloche  sous  cet  unique  son,  mes  en- 
trailles ont  un  même  frémissement,  tor- 
dues &  déchirées.  Rien  n'eft  plus  doulou- 
reux que  ces  heures  de  jalousie  qui  me 
frappent  doublement,  dans  la  matière  & 


La  confession  de  Claude  2i5 

dans  l'affeclion.  La  souffrance  de  la  chair 
&la  souffrance  du  cœur  s'unissent  en  une 
sensation  d'une  accablante  pesanteur, 
inexorable,  m'écrasant  toujours.  Et  moi, 
je  perds  le  souffle,  m'abandonnant,  des- 
cendant de  plus  en  plus  dans  mes  soup- 
çonsj  agrandissant  ma  blessure,  m'éva- 
nouissant  à  la  vie,  ne  vivant  que  de  la 
pensée  qui  me  ronge. 

Si  je  souffrais  moins,  je  voudrais  savoir 
de  quoi  eff  faite  ma  souffrance.  J'aurais  un 
âpre  plaisir  à  interroger  mon  corps,  à  ques- 
tionner ma  tendresse.  Je  suis  curieux  de 
voir  le  fond  de  mes  désespoirs.  Sans  doute, 
il  y  a  là  les  mille  méchantes  choses  de 
l'amour,  1  egoïsme  &  l'amour-propre ,  la 
lâcheté  &  les  passions  mauvaises;  il  y  a  la 
révolte  des  sens,  les  vanités  de  l'intelli- 
gence. Cette  femme  qui  s'en  va,  lasse  de 
mes  caresses,  &  qui  me  préfère  un  autre 
homme,  me  blesse  dans  tout  mon  être;  elle 
me  dédaigne,  elle  déclare  qu'elle  a  trouvé 
un  amour  plus  doux,  plus  pur  que  le  mien. 


La  confession  de  Claude 


Pois,  il  y  a  surtout  un  sentiment  d*im- 
œense  solitude.  On  se  sent  abandonné , 
on  frissonne  d'effroi;  on  ne  peut  vivre  sans 
cette  cr^ture  qu'on  s'était  plu  à  regarder 
comme  une  compagne  étemelle;  on  a  froid, 
on  tremble^  on  préférerait  mourir  que  de 
refler  orphelin. 

J'exige  que  Laurence  soit  à  moi.  Je  n'ai 
qu'elle  &  je  la  garde  en  avare.  Je  saigne^ 
lorsque  je  songe  que  Pâquerette  a  peut- 
être  raison,  &  que  demain  je  serai  sans 
amour.  Je  ne  veux  pas  relier  tout  seul 
dans  ma  misère^  au  fond  de  mon  abaisse- 
ment. J'ai  peur. 

Et  pourtant  je  ne  puis  fermer  ks  yeux, 
▼ivre  dans  l'ignorance.  Certains  garçons, 
lorsqu'ils  sentent  qu'une  femme  leur  elt 
nécessaire,  l'acceptent  tslle  qu'elle  efl;  il» 
n'ont  garde  de  risquer  leur  paix  en  fouil- 
lant sa  vie.  Moi,  je  ne  me  sens  pas  la  force 
d'ignorer.  Je  doute.  Mon  malheureux  es- 
prit me  pousse  à  me  désabuser  ou  à  me 
convaincre;  j'ai  besoin  de  pénétrer  Lau- 


rence,  de  mourir,  si  elle  t,loit  m'abandon- 
ner. 

Le  Sioir,  Je  feinî»  de  sortir,  je  me  ylisse 
furtivement  ehea  Marie.  Pi\querette  som- 
meille; lu  mourante  me  sourit  faiblement, 
jians  tourner  la  tétc.  Je  vais  ù  la  lenétre  & 
je  m'y  établis.  De  là,  j'espionne,  je  me  pen- 
che pour  voir  dans  la  cour  &  dans  la 
chambre  de  .lacques.  Je  reviens  parfois  eU' 
tiebàillcr  la  porte,  j'écoute  les  bruits  de 
l'escalier.  Ce  sont  des  heures  cruelles.  Mon 
esprit  tendu  travaille  avec  labeur,  mes 
membres  treiublei\t  d'anxiété  ^  d'atten- 
tion p»H)longée.  Lorsque  des  voix  montent 
de  la  chambre  de  Jacques,  l'émotion  me 
serre  ù  la  gorge.  Si  j'entends  Laurence 
quitter  notre  mansarde  i^  qu'elle  ne  pa- 
raisse pas  sur  le  seuil, en  bas,  une  brûlure 
me  traverse  la  poitrine  :  j'ai  compté  les 
maahes,  je  me  dis  qu'elle  s'elt  arrêté© 
au  ti"oisiéme  étage,  Alors,  je  me  courbe, 
au  risque-  de  tomber;  je  voudrais  entrer 
par  cctlo   ffiu-lic  iiii»  s\»iivrc  ù  tîiii)  Ynè- 


2i8  La  confession  de  Claude 

très  au-dessous  de  moi.  Je  crois  enten- 
dre des  sons  de  baisers,  je  saisis  mon  nom 
prononcé  avec  des  rires  ironiques.  Puis, 
lorsque  Laurence  se  montre  enfin  sur  le 
seuil,  dans  la  cour,  la  brûlure  me  traverse 
de  nouveau.  Je  refte  haletant,  brisé.  Elle 
me  surprend,  je  ne  l'attendais  pas.  Je 
commence  à  douter,  je  ne  sais  plus  si  j'ai 
bien  compté  les  marches  qu'elle  avait  à 
descendre. 

Longtemps  je  joue  ce  jeu  cruel  avec  moi- 
même.  J'invente  des  embûches,  &,  le  sang 
me  montant  aux  yeux,  je  ne  me  rappelle 
plus  ce  que  j'ai  vu.  La  certitude  me  fuit,  les 
soupçons  naissent  &  meurent  plus  dévo- 
rants chaque  jour.  J'ai  une  science  infer- 
nale pour  épier  &  raisonner  les  causes  de  ma 
souffrance;  mon  esprit  s'empare  âprement 
des  faits  les  plus  minces,  il  les  assemble, 
les  lie,  en  tire  des  déductions  merveilleuses. 
Je  fais  cette  petite  besogne  avec  une  éton- 
nante lucidité;  je  compare,  je  discute, 
j*accueille,  je    rejette,   en    véritable  juge 


La  confession  de  Claude  21g 

d'inftru6lion.  Mais_,  dès  que  Je  crois  tenir 
une  certitude,  mon  cœur  éclate,  ma  ciiair 
tressaille,  je  ne  suis  plus  qu'un  enfant  qui 
pleure,  en  sentant  la  réalité  lui  échapper. 

J'aimerais  à  pénétrer  la  vie  de  mes  com- 
pagnons, à  fouiller  les  myftères;  j'ai  la  cu- 
riosité de  tout  ce  que  je  ne  sais  pas,  je 
me  plais  étrangement  à  ces  délicates  opéra- 
tions de  l'intelligence,  enquête  d'une  solu- 
tion inconnue.  Il  y  a  une  volupté  exquise 
à  peser  chaque  mot,  chaque  souffle;  on  n'a 
que  quelques  vagues  données,  &  on  arrive, 
par  une  marche  lente  &  sûre,  mathéma- 
tique, à  la  connaissance  de  la  vérité  en- 
tière. Je  puis  mettre  ma  sagacité  au  ser- 
vice de  mes  frères.  Lorsqu'il  s'agit  de  moi, 
je  suis  agité  d'une  telle  passion  que  je  ne 
sais  ni  voir  ni  entendre. 

Hier,  je  suis  refté  deux  heures  dans  la 
chambre  de  Marie.  La  nuit  était  noire, 
hurnide.  En  face,  sur  la  muraille  nue,  la 
fenêtre  de  Jacques  jetait  un  grand  carré  de 
lumière  jaune.  Des  ombres  allaient  &  ve- 


ha  confession  de  Claude 


naietit  dans  ce  carréj  bizarres,  agrandies. 

J'avais  entendu  Laurence  fermer  notre 
porte,  &  elle  n'e'tait  pas  descendue  dans  la 
cour.  Je  reconnaissais  l'ombre  de  Jacques, 
sur  le  mur,  longue  &  roide,  s'agitant  avec 
des  mouvements  secs  &  précis.  Il  y  avait 
une  autre  ombre,  plus  courte _,  plus  lente, 
plus  indécise  dans  ses  geftes;  je  croyais 
reconnaître  cette  ombre,  qui  me  paraissait 
avoir  une  tête  forte^  grossie  par  un  chignon 
de  femme. 

Par  inftants,  le  carré  de  lumière  jaune 
s'étendait,  pâle  &  blafard,  vide  &  calme. 
Et  moij  penché,  haletant,  je  regardais  avec 
une. attention  douloureuse,  souffrant  de  ce 
vide  &  de  ce  calme  de  la  lumière,  souhaitant 
avec  angoisse  qu'une  masse  noire  apparût, 
me  livrant  son  secret.  Puis,  brusquement, 
le  carré  se  peuplait  :  une  ombre  passait, 
deux  ombres  se  mêlaient,  démesurées, 
d'une  telle  étrangeté  que  je  ne  pouvais 
saisir  les  formes  ni  expliquer  les  mouve- 
ments. Mon  esprit  cherchait  avec  désespoir 


La  confession  de  Claude 


le  sens  de  ces  taches  sombres  qui  s'allon- 
geaient, s'élargissaient,  laissant  deviner 
parfois  une  tête  ou  un  bras.  La  tête  &  le 
bras  se  déformaient  aussitôt,  se  fondaient. 
Je  n'apercevais  plus  qu'une  sorte  de  flot 
d'encre  oscillant,  se  répandant  de  tous 
côtéSj  barbouillant  la  muraille.  Je  voulais 
comprendre,  &  j'arrivais  à  diffinguer  des 
silhouettes  monftrueuses  d'animaux,  des 
profils  étranges.  Je  me  perdais  dans  le  cau- 
chemar de  cette  vision,  je  suivais  avec  ter- 
reur ces  masses  qui  dansaient  sans  bruit, 
je  frémissais  à  la  pensée  de  ce  que  j'allais 
découvrir,  je  pleurais  de  rage  en  voyant 
que  tout  cela  n'avait  aucun  sens  &  que  je 
ne  saurais  rien.  Et,  tout  à  coup,  le  flot 
d'encre,  dans  un  dernier  saut,  dans  une 
dernière  grimace,  coulaitlelongdumur,  le 
long  des  ténèbres.  Le  carré  de  lumière 
jaune  reftait  de  nouveau  désert,  morne. 
Les  ombres  avaient  passé,  sans  me  rien 
révéler.  Je  me  penchais,  plus  désespéré,  at- 
tendant   le  terrible  spe£lacle,  me  disant 


La  confession  de  Claude 


que  ma  vie  dépendait  de  ces  taches  noires 
qui  gambadaient  sur  la  muraille  jaunie. 

Une  sorte  de  fureur  a  fini  par  me  pren- 
dre devant  ce  drame  ironique  qui  se  jouait 
en  lace  de  moi.  Ces  personnages  étranges, 
ces  scènes  rapides  &  incompréhensibles 
me  raillaient;  j'aurais  voulu  pouvoir  faire 
cesser  cette  farce  lugubre.  Je  me  sentais 
brisé  d'émotion^  dévoré  de  doute. 

Je  suis  doucement  sorti  de  la  chambre 
de  Marie,  j'ai  ôté  mes  souliers  que  j'ai  posés 
sur  le  palier;  puis,  oppressé,  anxieiïx,  je 
me  suis  mis  à  descendre  l'escalier,  m'arrê- 
tant  à  chaque  marche,  écoutant  le  silence, 
épouvanté  des  légers  bruits  qui  montaient. 
Arrivé  devant  la  porte  de  Jacques,  après 
cinq  longues  minutes  de  peur  &  d'hésita- 
tion^  je  me  suis  courbé  lentement,  péni- 
blement, &  j'ai  entendu  craquer  les  os  de 
mon  cou.  J'ai  appliqué  mon  œil  droit  au 
trou  de  la  serrure  :  je  n'ai  vu  que  les  ténè- 
bres. Alors,  j'ai  collé  mon  oreille  contre  le 
bois  de  la  porte:  le  silence  bourdonnait. 


La  confession  de  Claude 


&  il  y  avait  dans  ma  tête  un  grand  mur- 
mure qui  m'empêchait  d'entendre.  Des 
flammes  passaient  devant  mes  regards,  un 
grondement  sourd  &  grandissant  emplis- 
sait le  corridor.  Le  bois  de  la  porte  brûlait 
mon  oreille;  il  me  semblait  tout  vibrant. 
Derrière  cette  porte^  Je  pensais  saisir  par 
inftants  des  soupirs  étouffés;  puis  la  mort 
me  paraissait  avoir  passé  dans  cette  cham- 
bre silencieuse.  Et  Je  ne  savais  plus.  Je  ne 
pouvais  rien  arracher  de  précis  à  ce  silence 
tumultueux,  à  cette  nuit  pleine  d'éclairs. 
J'ignore  combien  de  temps  je  suis  refté 
courbé  contre  la  porte;  Je  me  souviens 
seulement  que  le  froid  du  carreau  me  gla- 
çait les  pieds,  &  qu'un  grand  tremblement 
secouait  mon  corps  couvert  de  sueur. 
L'angoisse  &  l'épouvante  me  tenaient 
cloué,  ramassé  sur  moi-même,  n'osant 
bouger,  tordu  par  la  Jalousie,  aussi  fris- 
sonnant que  si  Je  venais  de  commettre  un 
crime. 

Je  suis  remonté  en  chancelant,  me  heur- 


'>24  La  confession  de  Claude 

tant  aux  murs.  J'ai  ouvert  de  nouveau  la 
fenêtre  de  Marie,  ayant  encore  besoin  de 
souffrance,  ne  pouvant  me  souftraire  à 
la  cuisante  volupté  de  mes  déchirements. 
La  muraille,  en  facCj  était  noire;  la  toile 
venait  de  tomber  sur  le  drame,  la  nuit 
régnait.  En  sortant,  j'ai  contemplé  Ma- 
rie qui  dormait,  les  mains  jointes.  Je 
crois  que  je  me  suis  agenouillé  devant  la 
couche,  adressant  à  je  ne  sais  quelle  divi- 
nité une  prière  dont  les  paroles  me  mon- 
taient aux  lèvres. 

Je  me  suis  couché,  grelottant,  &  j'ai 
fermé  les  yeux.  Je  voyais,  au  travers  de  mes 
paupières,  la  lueur  de  la  chandelle,  posée 
sur  une  petite  table  en  face  de  moi,  &  j'avais 
ainsi  un  large  horizon  rose  que  je  peuplais 
de  figures  lamentables.  J'ai  la  trifle  puis- 
sance du  rêve,  la  faculté  de  créer  de  toutes 
pièces  des  personnages  qui  vivent  presque 
de  la  vie  réelle;  je  les  vois,  Je  les  touche, 
ils  jouent  comme  des  acleurs  vivants  les 
scènes  qui  se  passent  dans  ma  pensée.  Je 


La  confession  de  Claude  225 


souffre  &  je  jouis  d'autant  plus  puissam- 
ment que  mes  idées  se  matérialisent  &  que 
je  les  perçois,  les  yeux  fermés,  par  tous  mes 
sens,  par  toute  ma  chair. 

Dans  la  lueur  rose,  je  voyais  Laurence 
demi-nue  entre  les  bras  de  Jacques.  Je 
voyais  la  chambre  qui  m'avait  paru  noire, 
silencieuse,  &  maintenant  elle  était  pleine 
de  rires,  de  clartés.  Les  deux  amants, 
dans  un  flot  de  lumière  éclatante^  se  ser- 
raient étroitement;  ils  étaient  là_,  sous 
mes  yeuXj  prenant  toutes  les  attitudes 
que  rêvait  mon  esprit  éperdu.  Ce  n'é- 
taient plus  de  simples  pensées,  une  ja- 
lousie de  cœur,  c'étaient  des  tableaux 
horriblesj  vivants,  d'une  netteté  effrayante. 
Mon  corps  se  révoltait  &  criait;  je  sentais 
que  le  drame  se  passait  en  moi,  que  je 
pouvais  voiler  ces  images;  je  les  décou- 
vrais, je  les  étalais^  je  les  évoquais  plus 
nues,  plus  vigoureuses,  je  m'enfonçais 
à  plaisir  dans  ces  spectacles  que  je  me 
donnais  largement  pour  souffrir  davan- 

i3. 


»26  La  confession  de  Claude 

tage.  Mes  doutes  se  faisaient  chair,  je  sa- 
vais &  je  voyais  enfin,  je  trouvais  dans 
mon  imagination  des  certitudes  pleines 
de  douloureuses  délices. 

Laurence  eft  entrée  &  a  refermé  la  porte 
brutalement.  Elle  apportait  du  dehors  un 
parfum  indéfinissable  de  tabac  &  de  li- 
queur. Je  n'ai  pas  ouvert  les  paupières, 
écoutant  ses  pas  &  le  froissement  des 
étoffes,  tandis  qu'elle  se  déshabillait.  Je 
regardais  la  lueur  rose;  &,  au  delà,  il 
me  semblait  voir  cette  femme,  lorsqu'elle 
passait  devant  moi,  rire  de  pitié,  se 
moquer  du  gefte,  croyant  que  je  dor- 
mais. 

Elle  s'eft  couchée,  poussant  un  soupir 
léger,  &  a  pris  ses  aises  pour  s'endormir. 
Alors  toute  la  douleur  de  la  soirée  m'a 
monté  à  la  gorge;  une  rage  indicible  m'a 
pris,  à  la  sensation  de  cette  chair  froide  qui 
touchait  la  mienne.  J'ai  pensé  que  Lau- 
rence me  revenait  lasse  de  voluptéf  molle 
&  humide  de  trahison  &    de  débauche. 


La  confession  de  Claude  227 

Je  me  suis  dressé  sur  mon  séant,  serrant 
les  poings. 

—  D'où  viens-tu?  ai-je  demandé  à  Lau- 
rence d'une  voix  sourde  &  tremblante. 

Elle  a  ouvert  lentement  les  yeux  qu'elle 
avait  déjà  fermés,  &  elle  m'a  regardé  un 
inftant,  étonnée,  sans  répondre.  PuiSj  avec 
un  mouvement  d'épaules  : 

—  Je  vienSj  m'a-t-elle  répondu,  de  chez 
la  fruitière  du  haut  de  la  rue,  qui  m'avait 
invitée  à  prendre  le  café. 

Je  voyais  sa  face  de  bas  en  haut:  les  pau- 
pières lasses  retombaient  d'elles-mêmes, 
les  traits  exprimaient  la  satiété  &  l'as- 
souvissement. J'ai  senti  le  sang  m'aveugler 
à  la  voir  si  pleine  des  baisers  d'un  autre. 
Son  cou,  large  &  gonflé,  se  tendait  à  moi, 
me  sollicitant  au  crime;  il  était  gros  & 
court,  impudent  &  lubrique;  il  blanchis- 
sait insolemment,  se  moquant  &  me  dé- 
fiant. Tout  ce  qui  m'entourait  a  disparu 
je  n'ai  plus  aperçu  que  ce  cou. 

—  Tu  mens!  ai-je  crié. 


2r:8  La  confession  de  Claude 

Et  j'ai  pris  le  cou  entre  mes  doigts  cris- 
péSj  voyant  rouge.  J'ai  secoué  violemment 
Laurence,  serrant  de  toutes  mes  forces. 
Elle  se  laissait  aller,  obéissant  aux  se- 
cousseSj  sans  une  plainte,  molle  &  abrutie. 
Je  ne  sais  quel  plaisir  j'avais  à  sentir  ce 
corps  tiède  &  souple  se  plier,  se  fondre 
au  gré  de  ma  rage.  Puis^  un  frisson  glacial 
m'a  pénétré  d'épouvante,  j'ai  cru  voir  du 
sang  ruisseler  le  long  de  mes  doigts,  je 
me  suis  rejeté  sur  l'oreiller,  sanglotant, 
ivre  de  douleur. 

Laurence  a  porté  la  main  à  son  cou. 
Elle  a  respiré  fortement,  à  trois  reprises, 
&  elle  s'eft  recouchée^  me  tournant  le  dos, 
sans  une  parole,  sans  une  larme. 

Je  l'avais  échevelée.  Sur  sa  nuque,  j'a- 
percevais une  trace  bleuâtre  rendue  plus 
sombre  par  l'ombre  des  cheveux  qui  ca- 
chaient à  demi  les  épaules.  Mes  pleurs 
m'aveuglaient,  mon  cœur  était  plein 
d  une  compassion  immense  &  doulou- 
reuse. Je  pleurais  sur  moi  qui  venais  de 


La  confession  de  Claude  22g 


maltraiter  une  femme,  je  pleurais  sur  Lau- 
rence dont  j'avais  entendu  crier  les  os  sous 
mes  doigts.  Tout  mon  être  s'anéantissait 
dans  un  remords  poignant ,  mon  âme 
navrée  cherchait  avec  désespoir  à  réparer 
ce  qui  ne  pouvait  être  oublié.  Je  reculais, 
plein  de  dégoût  &  de  frayeur,  devant  la 
bête  fauve  que  j'avais  sentie  s'éveiller  & 
mourir  en  moi;  je  souffrais  de  terreur^  de 
hontCj  de  pitié. 

Je  me  suis  approché  de  Laurence,  je  l'ai 
prise  dans  mes  bras,  lui  parlant  bas,  à  l'o- 
reille, d'une  voix  caressante  &  désolée.  Je 
ne  sais  ce  que  je  lui  ai  dit.  Mon  cœur  était 
pleinj  je  l'ai  vidé.  Mes  paroles  ont  été 
une  longue  prière ^  ardente  &  humble, 
douce  &  violente,  pleine  d'orgueil  &  de 
bassesse.  Je  me  suis  livré  entier,  dans  le 
passé,  dans  le  présent,  dans  l'avenir;  j'ai 
fait  l'hiftoire  de  moncœur^  j'ai  fouillé  jus- 
qu'au plus  profond  de  mon  être  pour  ne 
rien  cacher.  J'avais  besoin  de  pardon, 
j'avais  aussi  besoin  de  pardonner.  J'ai  ac- 


23o  La  confession  de  Claude 

cusé  Laurence,  je  lui  ai  demandé  de  la 
loyauté  &  de  la  franchise^  je  lui  ai  dit  com- 
bien elle  m'avait  fait  pleurer.  Je  ne  lui 
adressais  pas  des  reproches  pour  me  mieux 
excuser;  mes  lèvres  s'ouvraient  malgré 
moi ,  tout  le  présent  m'emplissait,  mes 
pensées  de  chaque  jour  s'unissaient  en  une 
seule  plainte  tendre  &  résignée,  dégagée 
de  toute  colère,  de  toute  rancune.  Mes 
reproches,  mes  confidences  ont  été  mêlés 
d'effusions  d'amour,  de  tendresses  soudai- 
nes; j'ai  parlé  ce  langage  de  la  passion, 
puéril  &  ineffable,  montant  en  plein  ciel, 
me  traînant  à  terre;  je  me  suis  servi  de  cette 
poésie  adorable  &  ridicule  des  enfants  & 
des  amants;  j'ai  été  fou,  passionné,  ivre. 
Et  j'allais  ainsi,  comme  dans  un  rêve,  in- 
terrogeant, répondant,  parlant  d'une  voix 
profonde  &  régulière,  pressant  Laurence 
contre  ma  poitrine.  Pendant  une  grande 
heure,  j'ai  entendu  les  paroles  qui,  d'elles- 
mêmes,  sortaient  de  ma  bouche,  douces, 
navrées  ;  je  me  soulageais  à  écouter  cette 


La  confession  de  Claude 


musique  pénétrante,  il  me  semblait  que 
mon  pauvre  cœur  endolori  se  berçait  & 
s'endormait. 

Laurence,  les  yeux  ouverts,  regardait  le 
mur_,  impassible.  Ma  voix  ne  semblait  pas 
arriver  jusqu'à  elle.  Elle  était  là  aussi 
muette,  aussi  morte  que  si  elle  s'était 
trouvée  dans  une  grande  nuit,  dans  un 
grand  silence.  Son  front  dur_,  sa  bouche 
froide  &  crispée  annonçaient  la  résolution 
implacable  de  ne  pas  écouter,  de  ne  pas 
répondre. 

Alors,  j'ai  éprouvé  un  âpre  désir  d'obte- 
nir une  parole  de  cette  femme.  J'aurais 
donné  mon  sang  pour  entendre  la  voix  de 
Laurence  ;  tout  mon  être  se  portait  vers 
elle,  la  conjurait,  la  priait  à  mains  jointes 
de  parler,  de  prononcer  un  seul  mot.  Je 
pleurais  de  son  silence,  une  sorte  de  vague 
malaise  grandissait  en  moi  à  mesure  qu'elle 
devenait  plus  morne  &  plus  impénétrable. 
Je  me  sentais  glisser  à  la  folie,  à  l'idée  fixe; 
j'avais  l'impérieux  besoin  d'une  réponse, 


"32 


La  confession  de  Claude 


je  faisais  des  efforts  surhumains  de  prières 
&  de  menaces  pour  contenter  ce  besoin  qui 
me  dévorait.  J'ai  multiplié  mes  ques- 
tions, appuyé  sur  mes  demandes,  changé 
la  forme  de  mes  interrogations,  les  rendant 
plus  pressantes  ;  je  me  suis  servi  de  toute 
ma  douceur ,  de  toute  ma  violence,  im- 
plorant,  ordonnant  j  parlant  d'un  ton 
caressant  &  soumiSj  puis  me  laissant  em- 
porter par  la  colère^  &  me  faisant  ensuite 
plus  humble,  plus  insinuant  encore. 
Laurence^  sans  un  frisson,  sans  un  regard, 
paraissait  ignorer  ma  présence.  Toute  ma 
volonté _,  tout  mon  désir  furieux  se  bri- 
saient contre  l'impitoyable  surdité  de  cet 
être  qui  se  refusait  à  moi. 

Cette  femme  m'échappait.  Je  devinais 
une  barrière  infranchissable  entre  elle  & 
moi.  Je  tenais  son  corps  étroitement  serré^ 
je  sentais  ce  corps  s'abandonner  avec  dé- 
dain à  mon  embrassement.  Mais  je  ne 
pouvais  ouvrir  celte  âme_,  entrer  dedans; 
ie    cœur  &  la  pensée  se   dérobaient;  je 


La  confession  de  Claude  2  33 

ne  pressais  qu'un  lambeau  sans  vie^  si 
las,  si  usé  qu'il  ne  disait  rien  à  mes  brss. 
Et  J'aimaiSj  &  je  voulais  posséder.  Je 
retenais  avec  désespoir  la  seule  créature 
qui  me  reftât,  j'exigeais  qu'elle  m'appar- 
tîntj  j'avais  des  fureurs  d'avare,  lorsque 
je  croyais  qu'on  allait  me  la  prendre  & 
qu'elle  mettait  quelque  complaisance  à 
se  laisser  voler.  Je  me  révoltais_,  j'appe- 
lais toutes  mes  forces  pour  défendre  mon 
bien.  Et  voilà  que  je  ne  pressais  qu'un 
cadavre  sur  ma  poitrine,  qu'une  chose  in- 
connue qui  m'était  étrangère^  dont  je  ne 
pouvais  pénétrer  le  sens.  Oh  !  frères,  vous 
ignorez  cette  souffrance,  ces  élans  d'amour 
qui  se  heurtent  à  un  corps  inanim.é,  cette 
résiftance  froide  d'une  chair  dans  laquelle 
on  voudrait  se  fondre,  ce  silence  en  ré- 
ponse à  tant  de  sanglots,  cette  mort  volon- 
taire qui  pourrait  aimer,  qu'on  supplie  de 
toute  sa  puissance,  &  qui  n'aime  pas. 

Lorsque  la  voix  m'a  manqué,  lorsque 
j'ai  désespéré  d'animer  jamais  Laurence, 


2^4  ^^  confession  de  Claude 

j'ai  posé  la  tête  sur  son  sein^  l'oreille  con- 
tre son  cœur.  Là,  appuyé  à  cette  femme^ 
les  yeux  ouverts_,  regardant  la  mèche  de  la 
chandelle  qui  charbonnait,  j'ai  passé  ma 
nuit  à  songer.  J'entendais  le  râle  de  Marie, 
coupé  de  hoquets,  qui  me  venait  au  travers 
de  la  cloison,  berçant  mes  pensées. 

J'ai  songé.  J'écoutais  les  battements  ré- 
guliers du  cœur  de  Laurence.  Je  savais 
que  ce  n'était  là  qu'un  flot  de  sang,  je  me 
disais  que  je  suivais  dans  leur  cadence  les 
bruits  d'une  machine  bien  réglée,  &  que 
la- voix  qui  parvenait  jusqu'à  moi  n'était 
que  celle  d'un  mouvement  d'horloge  in- 
conscient, obéissant  à  un  simple  ressort. 
Et  pourtant  je  m'inquiétais,  j'aurais  voulu 
démonter  la  machine,  aller  la  chercher 
pour  en  étudier  les  plus  minces  pièces;  je 
songeais  sérieusement,  dans  ma  folie,  à 
ouvrir  ce  sein,  à  prendre  ce  cœur  &  à  voir 
pourquoi  il  battait  d'une  façon  si  douce  & 
si  profonde. 

Marie  râlait,  le  cœur  de  Laurence  bat- 


La  confession  de  Claude  235 

tait  presque  dans  ma  tête.  A  ce  double 
bruit,  qui  parfois  se  confondait  en  un  seul, 
j'ai  songé  à  la  vie. 

Je  ne  sais  pourquoi  un  désir  insatiable 
de  virginité  me  poursuit  dans  mon  abais- 
sement. Toujours  j'ai  en  moi  la  pensée 
d'une  pureté  immaculée  ,  haute  ,  inacces- 
sible, &  cette  pensée  s'éveille  plus  cui- 
sante au  fond  de  chacun  de  mes  déses- 
poirs. 

Tandis  que  j'appuyais  ma  tête  sur  le 
sein  flétri  de  Laurence,  je  me  suis  dit  que 
la  femme  était  née  pour  un   seul  amour. 

Là  ed  la  vérité ,  l'unique  mariage  pos- 
sible. Mon  âme  eft  si  exigeante  qu'elle 
veut  toute  la  créature  qu'elle  aime^  dans 
son  enfance,  dans  son  sommeil,  dans  sa 
vie  entière.  Elle  va  jusqu'à  accuser  les 
rêves,  jusqu'à  déclarer  que  l'amante  eft 
souillée  si  elle  a  reçu  en  songe  les  em- 
brassements   d'une   vision. 

Toutes  les  jeunes  filles,  les  plus  pures, 
les    plus    candides j   nous   arrivent  ainsi 


236  La  confession  de  Claude 

déflorées  par  le  démon  de  leurs  nuits; 
ce  démon  les  a  pressées  dans  ses  bras,  a 
r.ik  frémir  leur  chair  innocente,  leur  a 
donné,  avant  l'époux,  les  premières  ca- 
resses. Elles  ne  sont  plus  vierges,  elles 
n'ont  plus  la  sainte  ignorance. 

Moi ,  je  voudrais  que  l'épouse  me  vînt 
au  sortir  des  mains  de  Dieu;  je  la  vou- 
drais blanche,  épurée,  morte  encore,  & 
je  réveillerais.  Elle  vivrait  de  moi ,  ne 
connaîtrait  que  moi,  n'aurait  de  souvenirs 
que  ceux  qui  lui  viendraient  de  moi.  Elle 
réaliserait  ce  rêve  divin  d'un  mariage  de 
l'âme  &  du  corps,  éternel,  tirant  tout  de 
lui-même.  Mais  lorsque  les  lèvres  de  la 
femme  connaissent  d'autres  lèvres,  lors- 
que les  seins  ont  frémi  sous  d'autres  étrein- 
tes, l'amour  ne  peut  être  qu'une  angoisse 
de  chaque  jour,  une  jalousie  de  chaque 
heure.  Cette  femme  ne  m'appartient  pas, 
elle  appartient  à  ses  souvenirs;  elle  se  tord 
dans  mes  bras,  songeant  peut-être  à  d'an- 
ciennes tendresses;   elle  m'échappe  sans 


La  confession  de  Claude  287 

cesse,  elle  a  toute  une  vie  qui  n'a  pas  été  la 
mienne,  elle  n'eft  pas  moi.  J'aime  &  je 
me  déchire;  je  sanglote  devant  cette  créa- 
ture que  je  ne  possède  pas,  que  je  re 
peux  plus  posséder  en  entier. 

La  chandelle  fumait ,  la  chambre  s'em- 
plissait d'un  air  épais ,  jaunâtre.  J'en- 
tendais le  râle  de  Mariej  plus  saccadé.  J'é- 
coutais le  cœur  de  Laurence  &  je  ne  sa- 
vais en  comprendre  le  langage.  Ce  cœur 
parlait  sans  doute  une  langue  inconnue; 
je  retenais  mon  souffle,  je  tendais  mon 
intelligence;  le  sens  m'échappait  toujours. 
Peut-être  me  racontait- il  le  passé  de  la 
misérable,  son  hifloire  de  honte  &  de  mi- 
sère. Il  battait,  lent,  ironique,  laissant 
tomber  les  syllabes  avec  effort;  il  ne  se 
hâtait  pas  de  finir,  il  paraissait  se  com- 
plaire dans  le  récit  de  l'horrible  aventure. 
Je  devinais  par  inftants  ce  qu'il  pouvait 
dire.  J'ignorais  le  passé  ,  j'avais  refusé  de 
le  connaître,  tâché  de  l'oublier;  mais , 
de  lui-même,  il  s'évoquait,  il  apparaissait 


238  La  confession  de  Claude 

à  ma  pensée  tel  qu'il  avait  dû  être.  Je  sa- 
vais quelles  infamies  il  me  fallait  imagi- 
ner; même  dans  l'ignorance  où  je  m'étais 
enfermé,  je  dépassais  sans  doute  le  réel^  je 
tombais  dans  le  cauchemar_,  exagérant  le 
mal.  A  cette  heure ^  j'aurais  voulu  tout  sa- 
voir, dans  la  vérité  des  faits.  Je  prérais 
l'oreille  à  ce  cœur  cynique  &  lourd  qui 
me  contait  à  voix  basse  la  longue  hiftoire, 
en  une  langue  inconnue ,  &  je  ne  pouvais 
suivre  le  discours,  ne  sachant  que  penser 
des  quelques  mots  que  je  croyais  saisir  au 
passage. 

Puis_,  soudain,  le  cœur  de  Laurence  a 
changé  de  langue.  Il  a  parlé  de  l'avenir, 
&  je  l'ai  compris.  Il  battait  nettement, 
causant  plus  vite,  avec  plus  d'àpreté , 
plus  d'ironie.  Il  disait  qu'il  allait  au  ruis- 
seau &  qu'il  avait  hâte  d'y  arriver.  Lau- 
rence me  quitterait  le  lendemain,  elle  re- 
prendrait sa  vie  de  hasards;  elle  appar- 
tiendrait à  la  foule,  elle  descendrait  les 
quelques  degrés  qui  la  séparaient  encore 


La  confession  de  Claude  239 


du  fond  del'égout.  Alors^  elle  serait  brute, 
elle  ne  sentirait  plus  rien^  &  se  de'clarerait 
heureuse.  Elle  mourrait  une  nuit,  sur  le 
trottoir,  soûle  &  éreintée.  Le  cœur  me  di- 
sait que  le  corps  irait  à  l'amphithéâtre,  & 
que  là  on  le  couperait  en  quatre  pour  sa- 
voir ce  qu'il  contenait  d'amer  &  de  nau- 
séabond. Moi,  à  ces  paroles  du  maudit,  je 
voyais  Laurence  bleuie ,  traînée  dans  la 
boue,  marbrée  de  caresses  infâmes,  éten- 
due toute  raide  sur  la  pierre  blanche.  On 
fouillait  avec  des  couteaux  minces  les  en- 
trailles de  celle  que  j'aimais  à  en  mourir 
&  que  je  pressais  désespérément  entre  mes 
bras.  * 

La  vision  grandissait ,  la  chambre  se 
peuplait  de  fantômes.  Un  monde  de  dé- 
bauche passait  en  longue  procession  déso- 
lée. La  vie  ,  avec  ce  qu'elle  a  d'horrible  & 
de  souillé,  se  déroulait  à  mes  yeux ,  en  ta- 
bleaux effrayants.  Toute  la  saleté  humaine 
se  dressait  devant  moi,  drapée  de  soie, 
couverte  de  haillons,  jeune  &  belle,  vieille 


240 


La  confession  de  Claude 


&  décharnée.  Le  défilé  de  ces  hommes  & 
de. ces  femmes ,  allant  à  la  pourriture^  a 
duré  longtemps  &  m'a  épouvanté. 

Le  cœur  battait^  battait.  Il  disait  main- 
tenant avec  colère  :  «  Ta  maîtresse  vient 
de  la  nuit  &  va  à  la  fange. Tu  m'aimes,  moi 
je  ne  t'aimerai  jamais,  parce  que  je  suis  un 
cœur  manqué  qui  ne  saurait  servir  à  rien. 
Tu  es  infâme  vainement;  tu  veux  des- 
cendre à  la  boue,  la  boue  ne  peut  mon- 
ter à  toi.  Tu  interroges  le  silence,  tu  t'é- 
claires avec  la  nuit;  tu  secoues  un  cadavre 
inconnu  que  tu  ferais  mieux  de  porter  tout 
de  suite  sur  la  dalle  de  l'amphithéâtre.  » 

Je  ne  sais  plus.  Le  cœur  a  cessé  de  bat- 
tre, la  mèche  de  la  chandelle  s'eft  éteinte 
dans  un  flot  de  suif.  Je  suis  refté  sur  le 
sein  de  Laurence,  me  croyant  au  fond  d'un 
grand  trou  noir,  humide  &  déserV 

Marie  râlait. 


La  confession  de  Claude  241 


XXV 


Ce  matin,  en  m'éveillant,  j'ai  eu  un  élan 
de  douloureux  espoir. 

La  fenêtre  était  restée  ouverte,  &  je  n.e 
trouvais  glacé. 

Je  me  suis  pressé  le  front  entre  les 
mainsj  je  me  suis  dit  que  toute  cette  fange 
ne  pouvait  étre^  que  je  rêvais  à  plaisir 
l'infamie.  Je  sortais  d'un  songe  horrible  ; 
tout  secoué  encore  par  la  vision ^  j'ai  souri 
en  pensant  que  ce  n'était  qu'un  songe  & 
que  j'allais  reprendre  ma  vie  calme  au  so- 
leil. Je  me  refusais  au  souvenir,  je  me 
révoltais,  je  niais.  J'avais  l'indignation 
de  l'honneur. 

Non,  il  était  impossible  que  je  souffrisse 
à  ce  point,  que  la  vie  fût  si  mauvaise,  si 
honteuse;  il  était  impossible  qu'il  exiftât 

14 


242  La  confession  de  Claude 

de  pareilles  hontes  &  de  pareilles  dou- 
leurs. 

Je  me  suis  levé  doucement^  je  suis  allé 
à  la  fenêtre  aspirer  de  toutes  mes  forces 
l'air  du  matin.  J'ai  vu  Jacques  au-dessous 
de  moij  qui  sifflait  tranquillement  en  re- 
gardant dans  la  cour.  Alors _,  il  m'eft  venu 
la  pensée  de  descendre^  de  l'interroger; 
c'était  un  esprit  froid  &  jufle  qui  calme- 
rait ma  fièvre_,  un  honnête  homme  qui  ré- 
pondrait avec  franchise  à  mes  queftions, 
qui  médirait  s'il  aimait  Laurence  &  quels 
étaient  ses  rapports  avec  elle.  Là  serait 
peut-être  la  guérison.  Je  n'aurais  plus  cette 
terrible  chaleur  qui  me  dévorait  la  poi- 
trine, je  me  reposerais  en  Laurence,  j'a- 
dopterais une  sage  ligne  de  conduite  qui 
nous  tirerait ,  elle  &  moi,  de  cet  amoui 
désespéré  &  sanglant  où  nous  étions  plon- 
gés. 

Vous  le  voyez,  frères,  près  du  terrible 
dénoûment,  j'en  étais  encore  à  l'espé- 
rance. Oh!  mon  pauvre  cœur,  grand  en- 


La  confession  de  Claude  24? 

fant  que  chaque  plaie  rend  plus  jeune  & 
plus  chaud!  En  passant  devant  Laurence, 
pour  aller  chez  Jacques,  j'ai  regardé  un 
inftant  cette  fille  endormie,  &j  après  tant 
de  larmes,  j'ai  de  nouveau  espéré  la  ré- 
demption. 

J'ai  trouvé  Jacques  au  travail.  Il  m'a 
tendu  la  main  loyalement,  avec  un  sourire 
clair  &  franc.  Je  l'ai  regardé  au  visage,  en 
face;  je  n'ai  pas  vu  dans  ses  traits  pai- 
sibles la  trahison  que  j'y  cherchais.  Si  ce 
garçon  me  trompe ,  il  ne  sait  pas  qu'il  fait 
saigner  mon  cœur. 

—  Eh  quoi  !  m'a-t-il  dit  en  riant,  n'es- 
tu  plus  paresseux?  C'efI:  bon  pour  moi, 
homme  sérieux  ,  de  me  lever  à  six  heures. 

—  Ecoute,  Jacques,  ai-je  répondu,  je 
suis  malade,  je  viens  meguérir.  J'ai  perdu 
conscience  de  ce  qui  m'entoure,  je  m'i- 
gnore moi-même.  Ce  matin,  au  réveil,  j'ai 
compris  que  le  sens  de  la  vie  m'échappait, 
je  me  suis  senti  perdu  dans  le  vertige  & 
l'aveuglement.  C'eft  pourquoi  je  suis  des- 


244  La  confession  de  Claude 

cendu  te  serrer  la  main  &  te  demander 
aide  &  conseil. 

Je  suivais  sur  la  face  de  Jacques  l'effet 
de  mes  paroles.  Il  eft  devenu  grave  &  a 
baissé  les  yeux.  Il  n'avait  pas  l'attitude 
d'un  coupable,  il  avait  presque  celle  d'un 
juge. 
J'ai  ajouté  d'une  voix  vibrante  : 
—  Tu  vis  à  mon  côté ,  tu  sais  quelle  efl 
ma  vie.  J'ai  eu  ce  malheur_,  au  début,  de 
rencontrer  une  femme  qui  a  pesé  sur  moi 
&  qui  m'a  écrasé.  J'ai  gardé  longtemps 
cette  femme  par  pitié  &  par  juftice.  Au- 
jourd'huij  j'aime  Laurence,  je  la  garde  par 
rage  d'amour.  Je  ne  viens  pas  te  deman- 
der d'employer  ta  sagesse  à  me  séparer 
d'elle;  je  veux ,  s'il  eft  possible,  que  tu  me 
donnes  de  derniers  espoirs  ^  en  apaisant 
ma  fièvre^  en  me  faisant  voir  que  tout 
n'eft  pas  honte  en  moi.  Je  te  l'ai  dit,  je 
ne  me  connais  plus  moi-même.  Rends- 
moi  le  service  de  fouiller  mon  être,  de 
l'étaler  saignant  devant  mes  yeux.  Si  je 


La  confession  de  Claude  245 

n'ai  plus  rien  de  bon,  si  je  suis  souillé  de 
cœur  &  de  chair,  je  suis  bien  décidé  à 
m'enfoncer ,  à  me  noyer  dans  la  boue. 
Si,  au  contraire _,  tu  parviens  à  me  don- 
ner une  espérance  de  rachat^  je  ferai  de 
nouveaux  efforts  pour  revenir  à  la  lu- 
mière. 

Jacques  m'écoutait ,  hochant  la  tête  tris- 
tement. J'ai  continué  après  un  silence  : 

—  Je  ne  sais  si  tu  m'entends  bien. 
J'aime  Laurence  avec  emportement  , 
j'exige  qu'elle  me  suive  dans  la  lumière  ou 
dans  la  boue.  Je  mourrais  de  peur,  si  elle 
me  laissait  seul  au  fond  de  la  honte; 
mon  cœur  éclatera  lorsque  j'apprendrai 
qu'elle  a,  dans  son  écrasement^  trouvé 
d'autres  baisers  que  les  miens.  Elle  eft  à 
moi  de  toute  sa  misère,  de  toute  sa  lai- 
deur. Personne  ne  voudrait  de  cette  pau- 
vre créature.  Cette  pensée  me  la  rend 
pluschère_,  plus  précieuse;  elle  eft  indigne 
de  tous ,  moi  seul  l'accepte  ;  si  je  savais 
qu'un  autre  eût  mon  trifte  courage ,  ma 

14. 


246  La  confession  de  Claude 

rage  jalouse  serait  d'autant  plus  grande 
qu'il  faudrait  plus  d'amour^  plus  de  dé- 
vouement  à  celui  qui  me  volerait  Lau- 
rence. Ne  raisonne  donc  pas  avec  moi, 
Jacques;  je  n'ai  que  faire  de  tes  idées  sur 
la  vie^  de  tes  volontés  &  de  tes  devoirs.  Je 
suis  trop  haut  ou  trop  bas  pour  te  suivre 
dans  ta  voie.  Toi  qui  as  l'esprit  sain,  tâ- 
che seulement  de  m'assurer  que  Laurence 
m'aime,  que  j'aime  Laurence,  que  je  dois 
l'aimer. 

Je  m'étais  animé  en  parlant,  je  frémis- 
sais, j'entendais  la  folie  monter.  Jacques, 
de  plus  en  plus  grave,  de  plus  en  plus 
trifte ,  me  regardait,  &,  à  voix  basse  : 

—  L'enfant!  disait- il,  le  pauvre  enfant! 

PuiSj  il  m'a  pris  les  mains  &  les  a  te- 
nues dans  les  siennes,  se  recueillant,  gar- 
dantle  silence.  Ma  chair  brûlait,  la  sienne 
était  fraîche,-  je  sentais  mon  visage  se  con- 
trafter,  &  je  me  cherchais  vainement  dans 
le  sien  qui  reftait  grave  &  fort. 

—  Claude,  m'a-t-il  dit  enfin,  tu  rêves, 


La  confession  de  Claude  247 

mon  ami,  tu  es  hors  de  la  vie,  dans  le  cau- 
chemar &  le  mensonge.  Tu  as  la  fièvre^  le 
délire;  ton  cœur  &  ton  corps  sont  malades. 
Dans  ta  souffrance _,  tu  ne  vois  plus  les 
choses  de  cette  terre  telles  qu'elles  sont. 
Tu  donnes  des  dimensions  monftrueuses 
aux  graviers,  tu  rapetisses  les  montagnes; 
ton  horizon  eft  l'horizon  du  vertige  ^  peu- 
plé de  visions  terrifiantes  qui  ne  sont 
qu'ombres  &  reflets.  Je  te  jure  quêtes  sens 
&  ton  âme  se  trompent,  que  tu  perçois, 
que  tu  aimes  ce  qui  n'exifte  pas.  Va^  je 
comprends  ta  maladie,  même  j'en  connais 
les  causes.  Tu  étais  né  pour  un  monde  de 
pureté,,  d'honneur;  tu  venais  à  nous,  sans 
défense,  sans  règle,  le  cœur  ouvert,  l'es- 
prit libre;  tu  avais  l'immense  orgueil  de 
croire  à  la  puissance  de  tes  tendresses ,  à 
la  juftice,  à  la  vérité  de  ta  raison.  Ail- 
leurs, dans  un  milieu  digne,  tu  aurais 
grandi  en  dignité.  Parmi  nous,  tes  vertus 
ont  hâté  ta  chute.  Tu  as  aimé,  lorsqu'il 
fallait  haïr;  tu  as  été  doux,  lorsqu'il  fal- 


24^  La  confession  de  Claude 

lait  être  cruel;  tu  as  écouté  ta  conscience 
&  ton  cœur,  lorsqu'il  ne  fallait  écouter 
que  ton  plaisir  &  ton  intérêt.  Et  voilà 
pourquoi  tu  es  infâme,  L'hiftoire  eft  na- 
vrante; t'j  dois  te  trouver  bien  puni  dans 
tes  fiertés  qui  te  poussaient  à  vivre  en  de- 
hors des  jugements  de  la  foule.  Aujour- 
d'hui la  plaie  eft  saignante^  avivée  j  irritée 
par  tes  propres  mains  qui  la  déchirent. 
Tu  as  porté  dans  la  chute  la  fougue  de  ton 
caractère^  tu  as  voulu  être  perdu  tout  en- 
tierj  dès  que  tu  as  senti  le  bout  de  ton 
pied  entrer  dans  le  mal.  Maintenantj  tu 
te  vautres  avec  une  sainte  horreur,  avec 
un  emportement  de  joie  amère ,  sur  le  lit 
ignoble  où  tu  t'es  couché.  Je  te  connais , 
Claude  :  tu  as  la  défaite  mauvaise,  tu  ne 
veux  pas  être  vaincu  à  demi.  Me  permets- 
tu,  à  moi,  l'homme  pratique,  l'homme 
sans  cœur,  d'essayer  de  te  guérir  en  por- 
tant le  fer  rouge  sur  la  plaie? 

Jai  fait  un  gefte  d'impatience,  ouvrant 
les  lèvres. 


La  confession  de  Claude  249 

—  Je  sais  ce  que  tu  vas  me  dire^  a  re- 
pris Jacques  avec  plus  de  vivacité.  Tu  vas 
me  dire  que  tu  ne  veux  pas  guérir,  &  que 
mon  fer  rouge  ne  fera  pas  même  crier  ta 
chair  déjà  trop  meurtrie.  Je  sais  encore  ce 
que  tu  penseSj  car  je  vois  ta  colère  &  ton 
dédain.  Tu  penses  que  nous  valons  moins 
que  toi,  nous  qui  n'aimons,  qui  ne  pleu- 
rons pas;  tu  penses  que  nous  avons  fait  ce 
monde_,  cette  femme  dont  tu  souffres,  que 
nous  sommes  des  lâches,  des  cruels,  & 
que  notre  façon  d'être  jeune  eft  plus  hon- 
teuse que  ton  amour  &.  ton  abaissement. 
Tu  viens  me  crier,  à  moi  qui  vis  tranquille 
dans  la  même  boue  que  toi ,  que  tu  te 
meurs  de  honte,  que  je  manque  d'âme, 
si  je  ne  meurs  pas  avec  toi.  Tu  as  peut- 
être  raison  :  je  devrais  sangloter,  me 
tordre  les  bras.  Seulement  je  ne  me  sens 
pas  des  besoins  de  pleurer;  je  n'ai  pas  tes 
nerfs  de  femme,  ton  âpreté  ni  ta  délica- 
tesse de  sensation.  Je  comprends  que  tu 
souffres  par  moi^  par  les  autres,  par  tous 


2  5o  La  confession  de  Claude 

ceux  qui  aiment  sans  amour,  &  j'ai  pitié 
de  toij  pauvre  grand  enfant_,  qui  me  pa- 
rais tant  souffrir  d'une  souffrance  que  j'i- 
gnore. Si  je  ne  puis  monter  à  toi,  m'expo- 
ser  à  tes  hontes  et  à  tes  douleurs  par  trop 
d'âme  &  trop  de  juflicej  je  veux  au  moins, 
pour  te  guérir,  te  donner  notre  lâcheté  & 
notre  cruauté,  t'arracher  ton  cœur,  te 
laisser  la  poitrine  vide.  Alors,  tu  marcheras 
droit  dans  le  chemin  de  jeunesse. 

Il  avait  élevé  la  voix  ,  il  me  serrait  les 
mains,  fortement,  presque  avec  colère.  Ce 
devait  être  là  toute  la  passion  de  Jacques  : 
une  passion  blanche,  faite  de  raisonne- 
ment &  de  devoir.  Moi,  pâle  devant  lui, 
la  tête  à  demi  détournée,  je  souriais  de 
mépris  &  d'angoisse. 

—  Ta  Laurence,  a-t-il  continué  avec 
énergie,  ta  Laurence  eft  une  catin  !  Elleeft 
laide,  elle  efl  vieille,  elle  eft  infâme.  Tu  vas 
monter  chez  toi  &  me  la  jeter  à  la  rue; 
elleeft  mûre  pour  le  ruisseau.  Voici  plus 
d'un  an  que  cette  fille  te  ronge  &  te  souille; 


La  confession  de  Claude  ?.5i 

il  eft  temps  que  tu  ôtes  la  vermine  de  ton 
corps,  que  tu  te  blanchisses,  que  tu  te  laves 
les  mains.  Je  comprends  les  surprises  de 
la  chair;  j'aimerai  Laurence  une  nuit,  si 
elle  veut  &  si  je  viens  à  avoir  quelque  pas- 
sion mauvaise;  le  lendemain,  je  rendrai 
au  trottoir  ce  qui  appartient  au  trottoir, 
&  je  brûlerai  du  sucre  dans  ma  chambre. 
Monte,  jette-la  par  la  fenêtre,  si  elle  ne 
sort  pas  assez  vite  par  la  porte.  Sois  cruel, 
sois  lâche,  sois  injufte,  commets  un  crime. 
Mais,  pour  l'amour  de  Dieu  !  ne  garde  pas 
une  Laurence  chez  toi.  Ces  femmes-là  sont 
un  pavé  sur  lequel  on  marche;  elles  ap- 
partiennent aux  passants  comme  les  dalles 
de  la  rue.  Tu  prives  la  foule,  en  gardant 
pour  toi  seul  une  propriété  pubhque.  La 
jurtice  ici  eft  de  ne  voler  personne.  Ne  te 
sers  pas  en  avare  du  bien  de  tous.  Vois-tu, 
je  cherche  quelque  insulte  pour  l'exaspérer; 
je  voudrais  te  rendre  digne  de  ton  âge,  en 
t'apprenant  à  injurier  la  femme,  à  t'en 
servir  pratiquement.  Depuis  un  an,  qu'as- 


25: 


La  confession  de  Claude 


tu  fait,  si  ce  n'eft  pleurer;  te  voilà  mort  au 
travail,  tu  vis  déclasséj  en  dehors  de  tout 
avenir.  Laurence  eft  le  mauvais  ange  qui 
a  tué  ton  intelligence  &  tes  espoirs.  Il  faut 
tuer  Laurence.  AttendSj  j'ai  une  dernière 
infamie  à  te  jeter  à  la  face.  Tu  n'as  pas  le 
droit  de  vivre  pauvre,  en  vivant  avec  cette 
femme;  si  tu  travaillais,  si  tu  luttais  seul, 
tu  pourrais  mourir  de  faim^  &  tu  en  mour- 
rais plus  grand.  Les  quelques  amis  que  tu 
avais  se  sont  éloignés;  tu  les  as  vus  s'écar- 
ter avec  froideur,  un  à  un.  Tu  ne  sais 
pas  ce  qu'ils  disent?  Ils  disent  qu'ils 
ne  s'expliquent  pas  tes  moyens  d'exiftence, 
qu'ils  ne  comprennent  pas  que  tu  gardes 
une  maîtresse  dans  ta  misère;  les  riches, 
lorsqu'ils  font  l'aumône_,  disent  cela  des 
pauvres  qui  ont  un  chien.  Ils  disent,  ces 
amis,  qu'il  y  a  calcul  &  que  tu  manges  le 
pain  que  Laurence  gagne  ailleurs. 

Je  me  suis  dressé  d'un  mouvement 
brusque,  les  bras  étroitement  serres  contre 
la  poitrine.  L'insulte  m'avait  atteint  en 


La  confession  de  Claude  253 


plein  visagCj  j'en  sentais  le  froid  qui  me 
couvrait  la  face;  j'étais  roidi  &  glacé;  je  ne 
savais  plus  si  je  souffrais.  Je  ne  croyais  pas 
en  être  arrivé  déjà  à  ce  degré  d'abaissement 
dans  les  opinions  de  la  foule;  j'avais  désiré 
une  honte  volontaire,  mais  je  n'avais  pas 
voulu  l'injure.  J'ai  reculé  pas  à  pas  vers  la 
porte  ,  regardant  Jacques  qui  s'était  levéj 
lui  aussij  &  qui  me  contemplait  avec  une 
violence  superbe.  Quand  j'ai  été  sur  le 
seuil  : 

—  Ecoutez,  m'a-til  dit^  vous  vous  en  allez 
sans  me  serrer  la  main,  je  vois  que  vous 
ne  me  pardonnerez  pas  la  blessure  que  je 
viens  de  vous  faire.  Pendant  que  je  suis 
lâche  &  cruel^  j'ai  une  dernière  infamie  à 
vous  proposer.  Je  ne  vous  aurai  pas  tor- 
turé, je  n'aurai  pas  soulevé  votre  dégoût 
sans  vous  guérir.  Envoyez-moi  Laurence. 
Je  me  sens  le  courage  de  la  garder  une 
nuit;  demain,  vos  tendresses  seront  mor- 
tes, vous  chasserez  cette  femme  qui  ne 
:cra  plus  à  vous.  S'il  vous  faut  d'autres 

i5 


i54  La  confession  de  Claude 


amours  pour  hâter  la  consolation,  montez 
vous  agenouiller  devant  le  lit  de  Marie,  & 
aimez- la.  Elle  ne  vous  sera  pas  longtemps 
à  charge. 

11  parlait  avec  une  colère  froide^  une 
convi6lion  haute  &  dédaigneuse;  il  sem- 
blait fouler  au  pied  tout  amour,  marcher 
sur  ces  femmes  dont  il  se  servait  par  ca- 
price &  par  mode;  il  regardait  droit  de- 
vant lui,  comme  voyant  son  âge  mûr  le 
féliciter  des  hontes  raisonnées  de  sa  jeu- 
nesse. 

Amsi,  Jacques,  l'homme  pratique ,  se 
rencontrait  avec  Pâquerette;  tous  deux 
me  conseillaient  un  échange  ignoble,  un 
remède  plus  écœurant,  plus  amer  que  le 
mal.  J'ai  fermé  la  porte  violemment,  &  je 
suis  remonté,  presque  calme,  ftupide  de 
douleur. 

Il  y  a  dans  le  désespoir  un  inilant  où 
l'intelligence  échappe,  où  les  événements 
qui  se  succèdent  se  mêlent  &  n'ont  plus 
aucun  sens.  Lorsque  je  me  suis  retrouvé 


La  confession  de  Claude  255 

devant  Laurence  endormie,  j'ai  oublié  que 
je  venais  de  voir  Jacques^  je  n'ai  plus  eu 
conscience  de  ses  conseils  ni  de  ses  insul- 
tes ;  le  cœur  &  la  raison  de  cet  homme  me 
semblaient  des  abîmes  obscurs  dans  les- 
quels je  ne  pouvais  descendre.  J'étais  seul, 
face  à  face  avec  mon  amour,  comme  h.^r, 
comme  toujours;  je  n'avais  plus  qu'une 
pensée,  celle  d'éveiller  Laurence,  de  l'é- 
treindre,  de  la  forcer  à  la  vie  &  aux  bai- 
sers. 

Je  l'ai  éveillée,  je  l'ai  prise  "-.vec  empor- 
tement dans  mes  bras,  je  l'ai  serrée  à  la 
faire  crier.  J'avais  une  rage  muette,  une 
volonté  implacable.  J'étais  las  d'être  en 
dehors  de  Laurence,  d'ignorer  ce  qui  se 
passait  en  elle;  je  trouvais  plus  simple 
d'être  elle-même.  Je  me  disais  que  là  je 
n'aurai  plus  de  soupçons,  que  je  la  force- 
rais bien  à  m'aimer,  en  échauffant  son 
cœur  sous  mes  caresses. 

Laurence  ne  m'avait  pas  parlé  depuis 
deux  jours.  La  douleur  a  desserré  ses  lèvres. 


2  5G  La  confession  de  Claude 

Elle  s'eft  débattue  &  m'a  crié  d'une  voix 
mauvaise  : 

—  Laisse-moi,  Claude,  tu  me  fais  mai! 
La  singulière  idée  d'éveiller  les  gens  en 
les  étouffant! 

Je  me  suis  agenouillé  sur  le  carreau,  au 
bord  de  la  couche,  &  j'ai  tendu  les  mains 
vers  mon  bourreau. 

—  Laurence,  ai-je  murmuré  d'une  voix 
douce,  parle-moi,  aime-moi.  Pourquoi 
es-tu  si  cruelle,  que  t'ai-je  donc  fait  pour 
que  tes  lèvres  &  ton  cœur  gardent  le 
silence?  Sois  loyale,  fais-moi  souffrir  toutes 
mes  souffrances  en  une  heure,  ou  jette-toi 
dans  mes  bras,  &  vivons  heureux.  Dis-moi 
tout,  ouvre  larges  tes  pensées  &  tes  affec- 
tions. Si  tu  ne  m'aimes  pas,  frappe  un  grand 
coup,  brise-moi,  &  va-t'en.  Si  tu  m'aimes, 
refte,  relie,  mais  refte  sur  mon  cœur, 
tout  près,  &  parle-moi,  parle-moi  tou- 
jours, car  j'ai  peur  lorsque  je  te  vois  muette 
&  morne  pendant  des  journées  entières,  me 
r  ^^ardant  avec  tes  yeux  de  morte.  Je  sens  la 


La  confession  de  Claude  267 


démence  me  venir  dans  ce  désert  où  tu  me 
traînes;  j'ai  le  vertige  en  me  penchant  sur 
toi  si  profonde  d'obscurité,  de  silencieuse 
horreur.  Non  je  ne  puis  vivre  un  jour  de 
plus  dans  l'ignorance  de  ton  amour  ou  de 
ton  indifférence,  je  veux  que  tu  t'expli- 
ques sur  l'heure,  que  tu  te  fasses  entin 
connaître.  Mon  esprit  eft  las  de  chercher, 
il  eft  plein  des  triftes  solutions  qu'il  a 
voulu  se  donner  de  ton  être.  Si  tu  ne  veux 
pas  que  mon  cœur  &  ma  tête  éclatent, 
nomme-toi,  dis  qui  tu  es,  assure-moi  que 
tu  n'es  pas  morte,  que  tu  as  encore  assez 
de  sang  pour  m'aimer  ou  pour  me  haïr. 
J'en  suis  à  la  folie.  Écoute,  nous  partirons 
demain  pour  la  Provence.  Tu  souviens-tu 
des  grands  arbres  de  Fontenay  ?  Là-bas,' 
sous  le  large  soleil,  les  arbres  sont  plus 
fiers,  plus  puissants.  Nous  vivrons  une 
vie  d'amour  sur  cette  terre  ardente  qui  te 
rendra  ta  jeunesse  &  te  donnera  une  beauté 
sombre,  passionnée.  Tu  verras.  Je  sais, 
dans  un  trou  semé  d'herbe  fine,  une  petite 


a  58 


La  confession  de  Claude 


maison  noire,  toute  verte  d'un  côté  de 
lierres  &  de  chèvrefeuilles  ;  il  y  a  une 
haie^  haute  comme  un  entant^  qui  cache 
les  dix  lieues  de  la  vallée,  &  on  n'aperçoit 
que  les  rideaux  bleus  du  ciel  &  le  tapis  vert 
du  sentier.  C'eft  dans  ce  trou,  dans  ce  nid. 
que  nous  nous  aimerons;  il  sera  notre 
univers,  nous  y  oublierons  la  vie  que  nous 
avons  menée  a  a  fond  de  cette  chambre. 
Le  passé  ne  sera  plus;  le  présent  seul, 
avec  son  grand  soleil,  sa  nature  féconde, 
ses  amours  fortes  &  douces,  exiflera  pour 
nos  cœurs.  Oh  !  Laurence,  par  pitié,  parle- 
moi,  aime-moi,  dis-moi  que  tu  veux  bien 
me  suivre. 

Elle  était  reftée  sur  son  séant,  essuyant 
avec  tranquillité  ses  yeux  gros  de  sommeil, 
démêlant  ses  cheveux,  étirant  ses  membres. 
Elle  bâillait.  Mes  paroles  semblaient  ne 
produire  sur  elle  que  l'effet  d'une  musique 
désagréable.  J'avais  prononcé  les  derniers 
mots  avec  des  larmes,  avec  tant  de  déchi- 
rement, qu'elle  a  cessé  de  bâiller  &  m'a  re- 


La  eonfêSSion  de  Claude  259 


gardé  d'un  air  contrarié  &  amical  à  la  fois. 
Elle  a  ramené  sa  chemise  sur  ses  pieds  nus, 
puis  elle  a  joint  les  mains. 

—  Mon  pauvre  Claude,  m'a-t-elle  dit, 
sûrement  tu  es  souffrant.  Tu  fais  l'enfant, 
tu  me  demandes  des  choses  qui  ne  sont 
vraiment  pas  drôles.  Si  tu  savais  combien 
tu  me  fatigues  avec  tes  embrassements 
continuels,  avec  tes  queftions  bizarres  !  Tu 
m'as  étranglée  l'autre  jour,  aujourd'hui 
tu  pleures,  tu  t'agenouilles  devant  moi, 
comme  si  j'étais  une  sainte-vierge.  Je  ne 
comprends  rien  à  tout  cela.  Je  n'ai  jamais 
connu  d'homme  bâti  de  cette  façon.  Tu  es 
toujours  là  à  m  étouffer^  à  me  demander  si 
je  t'aime  :  je  t'aime ,  puisque  je  refte  avec 
toi  sans  que  tu  me  donnes  un  sou.  Tu  fe- 
rais mieux,  au  lieu  de  te  rendre  malade 
ici,  de  chercher  quelque  travail  qui  nous 
permît  de  manger  un  peu  plus  souvent. 
Voilà  mon  avis. 

Elle  s'eft  étendue  paresseusement  &  m'a 
tourné  le  dos,  pour  ne  pas  avoir  dans  les 


26o  La  confession  de  Claude 

yeux  la  lumière  de  la  fenêtre  qui  l'empê- 
chait de  se  rendormir.  Je  suis  demeuré  à 
genoux_,  le  front  contre  le  matelas,  rompu 
par  le  nouvel  élan  qui  venait  de  m'empor- 
ter;  il  me  semblait  que  je  m'étais  élevé 
très-haut  &  qu'une  main  dure  &  froide 
m'ayant  poussé,  j'étais  tombé  à  plat  ventre 
des  profondeurs  du  ciel.  Alors,  je  me  suis 
souvenu  de  Jacques;  mais  le  souvenir  me 
paraissait  lointain  &  vague^  j'aurais  juré 
qu'il  y  avait  des  années  que  j'avais  entendu 
les  paroles  terribles  de  l'homme  pratique. 
Mon  cœur  s'eft  avoué  tout  bas  que  cet 
homme  avait  peut-être  raison  dans  son 
égoïsme  :  j'ai  eu  la  rapide  tentation 
de  prendre  Laurence  à  bras  le  corps, 
&  d'aller  la  porter  au  prochain  carre- 
four. 

Je  ne  pouvais  refter  ainsi  entre  Jacques 
&  Laurence,  entre  mon  amour  &  mes 
souffrances.  Il  me  fallait  un  apaisement^ 
une  résolution;  j'avais  le  besoin  de  me 
plaindre  &  d'interroger,  d'entendre  une 


La  confession  de  Claude  261 


voix  me  répondre  &  me  donner  une  cer- 
titude. 

Je  suis  monté  chez  Pâquerette. 

Je  n'étais  jamais  entré  dans  la  chambre 
de  cette  femme.  Cette  chambre  se  trouve 
au  septième  étage,  sous  les  toits  ;  elle  eft 
petite,  mansardée,  &  reçoit  le  jour  par 
une  fenêtre  oblique  dont  le  carreau  se  lève 
à  l'aide  d'une  tige  en  fer.  Le  papier  des 
murs  pend  en  lambeaux  noirâtres;  les 
meubles,  une  commode^  une  table  &  un 
lit  de  sangle  j  s'appuient  les  uns  con- 
tre les  autres^  pour  ne  pas  tomber.  Dans 
un  coin,  il  y  a  une  étagère  en  palis- 
sandre, avec  des  filets  d'or  le  long  des  ba- 
guettes, chargée  de  verreries  &  de  porce- 
laines. Le  bouge  eft  sale_,  encombré  de 
vases  de  cuisiné  ébréchés,  pleins  d'eaux 
grasses;  il  exhale  une  forte  odeur  de  grail- 
lon &  de  musc,  mêlée  à  cette  senteur  acre 
&  nauséabonde  des  vieilles  gens. 

Pâquerette  était  gravement  enfoncée  dans 
un  fauteuil  rouge,  dont  l'étoffe,  n-^ée  par 


202  La  confession  de  Claude 


endroits,  montrait  la  laine  du  dossier  & 
des  bras.  Elle  lisait  un  petit  livre  jaune, 
maculéj  qu'elle  a  fermé  &  posé  sur  la 
commode. 

Je  lui  ai  pris  les  mains^  j'ai  pleuré.  Je 
me  suis  assis  sur  un  tabouret^  à  ses  pieds. 
Dans  mon  désespoir,  j'étais  tenté  de  l'ap- 
peler ma  mère.  J'ai  conté  ma  matinée, 
les  paroles  de  Jacques,  celles  de  Lau- 
rence; j'ai  vidé  mon  cœur,  avoué  mon 
amour  &  ma  jalousie,  demandé  un  con- 
seil. Les  mains  jointes,  sanglotant,  sup- 
pliant, je  me  suis  adressé  à  Pâquerette 
comme  à  une  bonne  âme  qui  connaissait 
la  viCj  qui  pouvait  me  sauver  de  cette 
fange  où  je  m'étais  aventuré  en  aveugle. 

Elle  a  souri  en  m'écoutant,  me  tapant 
sur  les  joues  de  ses  doigts  secs  &  jaunes. 

—  Allons,  allons,  m'a-t-elle  dit,  lors- 
que l'émotion  a  étranglé  la  voix  dans  ma 
gorge,  allons,  voilà  bien  des  larmes!  Je 
savais  qu'un  jour  ou  l'autre  vous  monte- 
riez ici  pour  me  demander  aide  &  secours. 


La  confession  de  Claude  263 

Je  vous  attendais.  Vous  preniez  tout  cela 
bien  trop  au  sérieux,  vous  deviez  en  ar- 
river à  ces  sanglots.  Voulez-vous  que  je 
vous  parle  franchement? 

—  Oui^  oui,  me  suis-je  écrié,  franche- 
ment, brutalement. 

—  Eh  bien  !  vous  faites  peur  à  Laurence. 
Autrefois,  je  vous  aurais  mis  à  la  porte 
dès  le  second  baiser  :  vous  embrassez  trop 
fort,  mon  fils.  Laurence  refte  avec  vous, 
parce  qu'elle  ne  peut  aller  ailleurs.  Si  vous 
voulez  vous  en  débarrasser,  donnez-lui 
une  robe. 

Pâquerette  s'eft  arrêtée  avec  complai- 
sance sur  cette  phrase.  Elle  a  toussé,  puis  a 
écarté  de  mon  front  une  boucle  de  che- 
veux qui  venait  de  glisser. 

—  Vous  me  demandez  un  conseil,  mon 
fils,  a-t-elle  ajouté.  Je  vous  donnerai  pdf 
amitié  le  conseil  que  Jacques  vous  a  donné 
par  intérêt.  Il  vous  délivrera  volontiers  de 
Laurence. 


204  La  confession  de  Claude 

Elle  a  ri  méchamment,  &  ma  douleur  a 
été  plus  vive. 

-—  Ecoutez^  lui  ai-je  dit  avec  violence, 
je  suis  venu  ici  pour  être  calmé.  Ne  bou- 
leversez pas  ma  raison.  Il  eft  impossible 
que  Jacques  aime  Laurence  après  les  pa- 
roles qu'il  m'a  dites  ce  matin. 

—  Eh  !  mon  fils,  m'a  répondu  la  vieille, 
vous  êtes  bien  naïf^  bien  jeune.  Je  ne 
sais  ce  que  vous  entendez  par  amour,  & 
j'ignore  si  Jacques  aime  Laurence.  Ce  que 
je  n'ignore  pas^  c'eft  qu'ils  s'embrassent 
tous  deux  dans  les  petits  coins.  Jadis,,  que 
de  baisers  j'ai  donnés  sans  savoir  pourquoi, 
que  de  baisers  on  m'a  rendus  qui  venaient 
je  ne  sais  d'où.  Vous  êtes  un  étrange 
garçon,  qui  ne  fait  rien  comme  les  au- 
tres. Vous  ne  devriez  pas  vous  mêler 
d'avoir  une  maîtresse.  Si  vous  êtes  bien 
sage,  voilà  ce  que  vous  allez  faire  :  vous 
vous  prêterez  à  la  circonftance^  &  tout 
doucement  Laurence  s'en  ira.  Elle  n'eft 
plus  jeune^,  elle  pourrait  vous  relier  sur  les 


La  confession  de  Claude  265 


bras.  Songez-y.^  Plus  tard^  vous  vous 
repentiriez.  Il  vaut  mieux  la  laisser  par- 
tir, puisqu'elle  veut  bien  partir  d'elle- 
même. 

J'écoutais  avec  (lupeur. 

—  Mais  j'aime  Laurence^  ai-je  crié. 

—  Vous  aimez  Laurence,  mon  fils,  eL 
bien!  vous  ne  l'aimerez  plus.  Voilà  tout. 
On  se  prend  &  on  se  quitte.  G'eft  l'hiftoire. 
Mais  bon  Dieu!  d'où  venez-vous  donc? 
Quelle  idée  avez-vous  eue,  ainsi  bâti,  de 
vous  mettre  à  aimer  quelqu'un?  Dans  mon 
temps,  on  aimait  autrement;  il  était  plus 
facile  alors  de  se  tourner  le  dos  que  de 
s'embrasser.  Vous  sentez  vous-même  qu'il 
vous  eft  impossible  désormais  de  vivre 
avec  Laurence.  Séparez-vous  gentiment. 
Je  ne  vous  parle  pas  de  prendre  Marie  avec 
vous  :  cette  fillette  vous  déplaît,  &  je  crois 
que  vous  ferez  mieux  de  coucher  seul. 

Je  n'entendais  plus  la  voix  de  Pâque- 
rette. La  pensée  que  Jacques  avait  pu  me 
tromper  le  matin,  ne  m'était  pas  venue; 


266  La  confession  de  Claude 

maintenant^  je  m'y  enfonçais _,  ne  parve- 
nantpas  à  y  croire,  mais  trouvant  une  sorte 
de  consolation  à  me  dire  qu'il  m'avait 
menti  peut-être.  C'était  une  nouvelle,  om- 
bre dans  mon  intelligence,  un  nouveau 
tourment  ajouté  à  mes  tourments.  J'allais 
pouvoir  devenir  fou. 
Pâquerette  continuait  en  nasillant: 
—  Je  voudrais  vous  former,  Claude, 
vous  communiquer  mon  expérience.  Vous 
ne  savez  pas  aimer.  Il  faut  être  bon  avec 
les  femmes,  ne  pas  les  battre,  leur  donner 
des  douceurs.  Surtout;,  pas  de  jalousie;  si 
on  vous  trompe^  laissez-vous  tromper;  on 
vous  en  aimera  davantage  les  jours  sui- 
vants Quand  je  songe  à  mes  amants^  je  me 
rappelle  un  petit  blond  qui  se  vantait  d'a- 
voir eu  pour  maîtresses  toutes  les  filles  des 
bals  publics.  Voyez-vous  cette  étagère,  le 
dernier  souvenir  qui  me  refte  ;  elle  me 
vient  de  lui.  Un  soir,  il  s'eft  approché  de 
moi  &  m'a  dit  en  riant  :  «  Tu  es  la  seule 
que  je  n'ai  pas  aimée.  Veux-tu  ra'embras- 


La  confession  de  Claude  267 

ser  après  toutes  les  autres.  ■»  Je  l'ai  em- 
brassé sur  les  deux  joues,  &  nous  avons 
soupe  ensemble.  Voilà  comment  il  faut 
aimer. 

Je  suis  sorti  de  mon  accablement,  j'ai 
regardé  le  lieu  où  je  me  trouvais.  Alors 
seulement^  j"ai  vu  la  saleté  du  bouge,  j'ai 
senti  l'odeur  de  musc  &  de  graillon.  Toute 
ma  fièvre  était  tombée,  j'ai  compris  la 
honte  de  ma  présence  aux  pieds  de  la 
vieille  impure.  Les  paroles  qu'elle  m'avait 
dites  &  que  ma  mémoire  gardait,  se  sont 
précisées,  effrayantes^  dans  ma  pensée  qui 
les  tournait  auparavant  sans  les  com- 
prendre 

Je  n'ai  pas  eu  la  force  de  descendre 
jusqu'à  ma  chambre.  Je  me  suis  assis  sur 
une  marche,  &  j'ai  pleuré  tout  le  sang  de 
mon  cœur. 


268  La  confession  de  Claude 


XXVI 


Je  suis  lâchCj  Je  souffre  &  je  n'ose  cauté- 
riser la  plaie.  Je  sens  que  Pâquerette  & 
Jacques  ont  raison_,  que  je  ne  puis  vivre 
dans  cet  effroyable  tourment  qui  me  se- 
coue. Je  n'ai  plus,  si  je  ne  veux  en  mou- 
x'iVj  qu'à  arracher  l'amour  de  ma  poitrine. 
Mais  je  suis  comme  les  moribonds  qu'ef- 
fraient l'inconnu  &  le  néant.  Je  sais  quel- 
les sont  les  angoisses  de  mon  cœur  plein. 
de  Laurence;  je  ne  sais  quelles  seraient  ses 
douleurs,  s'il  devenait  vide  de  cette  femme. 
Je  préfère  les  sanglots  de  mon  agonie  à  la 
mort  de  mon  amour;  je  recule  devant  les 
myflérieuses  horreurs  d'une  âme  veuve 
d'affeélion. 

Ceft  avec  désespoir  que  je  sens   Lau- 
rence m'échapper.  Je  la  presse  entre  mes 


La  confession  de  Claude  269 

bras  comme  un  cilice  qui  me  met  en  sang, 
qui  me  donne  une  volupté  amère.  Elle 
me  déchire;  &  je  l'aime.  Je  l'aime  pour 
toutes  les  pointes  qu'elle  fait  entrer  dans 
ma  chair;  j'éprouve  l'extase  douloureuse 
de  ces  moines  qui  mouraient  sous  les  ver- 
ges dont  ils  se  frappaient  eux-mêmes. 
J'aime  &  je  sanglote;  je  ne  veux  pas  re- 
fuser les  sanglotSj  si  je  dois  refuser  l'a- 
mour. 

Et  cependant  Je  comprends  que  ce  cau- 
chemar âpre  &  violent  doit  finir.  La  crise 
approche.  Je  ne  sais  lequel  de  nous  va 
mourir.  J'ai  comme  une  angoisse  qui  me 
tient  éveilléj  qui  m'avertit  d'un  malheur 
prochain.  Le  ciel  aura  pitié  :  il  guérira 
mon  esprit  &  me  laissera  mon  cœur;  il  me 
choisira  pour  la  mort  plutôt  que  de  choi- 
sir mes  tendresses. 

Ce  matin,  j'ai  rencontré  un  jeune  hom- 
me &  une  jeune  femme  qui  marchaient 
dans  le  soleil  clair.  Tous  deux,  étroite- 
ment presses,  s'avançaient  ù   petits   pas. 


270  La  confession  de  Claude 


oublieux  de  la  foule.  La  jeune  femme 
s'appuyait  à  l'épaule  du  jeune  hommejClle 
le  contemplait,  émue  &  souriante,  &  lui, 
dans  un  regard,  il  lui  rendait  son  émotion, 
son  sourire.  Le  couple  rayonnait. 

Il  y  a  donc  des  amours  jeunes.  Tandis 
que  je  vis  misérable,  à  l'ombre,  déchiré 
par  une  passion  horrible,  il  y  a  donc,  dans 
les  rayons  de  mai,  des  amants  qui  vivent 
de  douceur.  Je  ne  savais  pas  qu'on  pouvait 
s'aimer  ainsi,  je  croyais  que  les  baisers  de- 
vaient être  acres  et  poignants. 

Maintenant,  je  me  rappelle.  Les  amants 
s'en  vont  deux  à  deux,  dans  les  clairs  de 
lune,  dans  les  aurores.  Ils  sont  vêtus  d'é- 
toffes légères.  Ils  s'embrassent  à  chaque 
pas  d'une  façon  tendre,  recueillie;  ils 
vivent  au  milieu  des  herbes,  au  milieu  des 
foules,  &  ils  sont  toujours  seuls.  Le  ciel 
sourit,  la  terre  se  fait  discrète,  l'univers 
eft  complice.  Les  amants  échangent  leurs 
cœurs,  ils  vivent  l'un  de  la  vie  de  l'autre. 

Moi,  je  me  suis  enfermé  ici.  Je  ne  puis 


La  confession  de  Claude  271 

tout  avoir.  J'ai  les  larmes,  le  désespoir 
d'aimer  seul;  j'ai  le  silence,  les  yeux 
morts  de  Laurence.  Qu'ai-je  besoin  de 
printemps  &  de  Jeunes  amours  ?  J'ai  ma 
douleur,  si  les  autres  ont  leur  joie. 

O  mon  DieUj  pitié!  ne  me  prenez  pas 
ma  souffrance.  Empêchez  cette  femme  de 
me  guérir  en  me  tuant  mon  amour.  Qu'elle 
refte  là,  à  mon  côté  ;  qu'elle  y  refte,  froide 
&  indifférente ,  pour  prolonger  mon  tour- 
ment. Je  ne  sais  plus  pourquoi  je  l'aime; 
je  l'aime  en  dehors  du  jufle  &  du  vrai;  je 
l'aime  pour  l'aimer,  &  je  ne  veux  pas  qu'on 
me  dérange  dans  la  folie  de  ma  passion. 
Tout  mon  être  s'écrase  à  l'idée  qu'elle  peut 
me  quitter  :  j'ai  peur  du  néant.  En  la  per- 
dant, je  perdrais  ma  famille,  toutes  mes 
affeftions,  tout  ce  qui  me  rattache  encore 
à  la  terre.  Mon  Dieu,  ne  lui  permettez  pas 
de  me  laisser  orphelin. 


La  confession  de  Claude 


XXVII 


Je  me  plais  dans  la  chambre  de  Marie. 
Dès  le  matin,  je  vais  m'asseoir  au  bord  du 
lit  de  la  mourante  j  je  vis  là  le  plus  pos- 
sible^  me  retirant  avec  regret.  Partout  ail- 
leurs, j'appartiens  à  Laurence,  j'ai  la  fiè- 
vre. J'ai  hâte  de  me  trouver  dans  ce  lieu 
d'apaisement,  j'y  entre  avec  la  sensation 
de  confiance  &  de  bien-être  d'un  malade 
qui  va  respirer  un  air  plus  doux  dont  il 
attend  la  guérison. 

J'aime  la  mort.  La  chambre  eft  tiède, 
moite;  la  lumière  y  eft  grise  &  attendrie, 
faite  d'ombre  &  de  clarté  blanche  ;  tout  y 
flotte  dans  une  langueur  dernière,  dans 
une  demie-transparence  molle  &  recueil- 
lie. On  ne  sait  combien  eft  doux  à  un  cœur 
saignant  le  silence  qui  règne  dans  la  pièce 


La  confession  de  Claude  273 

OÙ  se  meurt  une  jeune  fille.  Ce  silence  eft 
un  silence  e'trange,  particulier,  d'une  dou- 
ceur exquise,  plein  de  larmes  contenues. 
Les  bruits,  un  choc  de  verre,  le  craque- 
ment d'un  meuble,  s'adoucissent,  se  traî- 
nent comme  des  plaintes  étouffe'es;  les  cris 
du  dehors  entrent  en  murmures  de  pitié, 
de  miséricordieux  encouragements.  Tout 
se  tait,  le  son  &  la  lumière;  tout  eft 
pénétré  de  douleur  &  d'espérance.  Et,  dans 
l'ombre,  dans  le  silence,  on  entend  un 
vague  désespoir  qui  vient  on  ne  sait  d'où, 
&  qu'accompagne  le  souffle  déchiré  de  la 
moribonde. 

Je  regarde  Marie.  Je  me  sens  peu  à  peu 
pénétrer  par  cette  invisible  haleine  de 
pitié  consolante  qui  emplit  la  chambre. 
Mes  yeux  se  reposent  de  leurs  larmes  dans 
cette  clarté  pâle;  mes  oreilles,  dans  ce  si- 
lence frissonnant,  oublient  pour  une  heure 
le  bruit  de  mes  sanglots.  Toute  la  dou- 
ceur, toutes  les  attentions  délicates,  toutes 
les  paroles  basses  &  caressantes  que  l'on  a 


274  -^^  confession  de  Claude 

pour  Marie,  me  sont  comme  adressées; 
on  retient  le  bruit  des  voix  &  des  pas^  on 
interroge,  on  répond  avec  affedion,  on 
évite  les  sensations  aiguës  &  douloureuses, 
&  moi,  je  croiSj  par  inftantSj  que  toutes  ces 
bonnes  précautions  sont  prises  pour  ne 
pas  faire  éclater  mon  pauvre  être  plein  de 
souffrance.  Je  m'imagine  que  je  me  meurs, 
que  l'on  me  soigne;  je  prends  ma  part 
des  soins,  des  consolations;  Je  vole  à 
Marie  une  moitié  ôc  son  agonie  &  des  pi- 
tiés qu'elle  fait  naître;  je  viens  là,  au  côté 
d'une  enfant  mourante ,  profiter  des  re- 
grets &  des  tendresses  que  les  hommes  ac- 
cordent aux  heures  dernières  d'une  âme. 
Je  guéris  mon  amour  dans  la  mort. 

Je  le  sens,  c'eft  le  besoin  d'être  plaint, 
d'être  caressé  qui  me  pousse  dans  cette 
chambre.  J'y  trouve  l'air  qu'il  me  faut,  la 
pitié  qui  m'eft  nécessaire.  La  vie  eft  trop 
aiguë  pour  ma  chair  endolorie  &  mon 
cœur  blessé;  le  grand  jour  m'irrite  ,  je  ne 
suis  à  l'aise  que  dans  l'effacement  répara- 


La  confession  de  Claude  275 

teur  de  la  tombe.  Si,  un  jour,  je  sors  de 
mes  désespoirs,  je  devrai  remercier  le  ciel 
de  m'avoir  permis  de  vivre  assis  au  pied 
d'un  lit  de  mort,  de  m'avoir  fait  ainsi  par- 
tager les  apaisements  d'une  agonie.  J'aurai 
vécu  parce  qu'une  enfant  sera  morte  à  mon 
côté. 

Je  regarde  Marie.  La  fièvre  épure  sa 
chair  de  jour  en  jour.  Elle  rajeunit ,  elle 
devient  petite  fille _,  dans  l'épuisement  de 
son  sang.  Son  visage,  profondément  creusé, 
exprime  un  désir  ardent ,  celui  du  néant, 
du  repos;  les  yeux  ont  grandi,  les  lèvres 
pâles  refient  entr'ou vertes,  comme  pour 
faciliter  le  passage  au  souffle  suprême. 
Elle  attend,  résignée,  presque  souriante, 
ignorante  de  la  mort  de  même  qu'elle  a 
été  ignorante  de  la  vie. 

Parfois,  nous  nous  contemplons  l'un 
l'autre,  en  face,  pendant  de  longues  heu- 
res. Je  ne  sais  quelle  pensée  arrête  la  toux 
sur  ses  lèvres;  elle  paraît  emplie  d'une 
idée  unique  qui  suffit  à  la  tenir  éveillée. 


La  confession  de  Claude 


plus  vivante  &  plus  calme.  La  face  s'a- 
paise, il  y  a  des  lueurs  roses  sur  les  joues; 
les  membres  sous  le  drap  ont  moins  de 
roideur;  Marie,  devant  mon  regard,  se 
détend,  sort  de  l'agonie.  Moi,  je  m'absorbe 
en  elle,  je  prends  ses  souffrances;  peu  à 
peu ,  il  me  semble  que  je  passe  par  ses  lèvres 
entr'ouvertes  &  que  je  fais  partie  de  cette 
créature  malade;  j'éprouve  une  sensation 
douce  &  amère  à  languir  avec  elle,  à  dé- 
faillir lentement;  je  sens  l'inexorable  mal 
prendre  possession  de  chacun  de  mes  mem- 
bres, me  secouer  avec  une  violence  crois- 
sante, à  mesure  que  mes  regards  pénètrent 
plus  avant  dans  ceux  de  Marie;  je  me  dis 
que  je  vais  mourir  à  la  même  minute 
qu'elle^  &  j'ai  une  grande  joie. 

Oh  !  quel  étrange  attrait  &  quel  apaise- 
ment !  La  mort  eft  puissante,  elle  a  des 
tentations  âpres_,  d'irrésiftibles  appels.  Il 
ne  faut  pas  se  pencher  sur  les  yeux  d'un 
mourant,  car  ils  sont  pleins  de  lumière  & 
si  profonds  que  leurs  abîmes  donnent  le 


La  confession  de  Claude  277 


vertige.  On  voudrait  voir  ce  que  voient 
ces  yeux  agrandis,  on  eft  pris  de  l'ef- 
frayante curiosité  de  l'inconnu.  Toutes 
les  fois  que  Marie  me  regarde ,  je  désire 
mourir,  m'en  aller  avec  elle  pour  savoir 
ce  qu'elle  saura;  je  crois  deviner  qu'elle 
me  sollicite,  qu'elle  me  prie  de  ne  pas  l'a- 
bandonnerj  qu'elle  fait  le  rêve  de  nous  en 
aller  de  compagnie ,  risquant  le  même 
néant  ou  la  même  splendeur. 

J'oublie  alors,  j'oublie  Laurence.  Moi 
qui  vois  Laurence  dans  toutes  choses,  dans 
la  veille  &  dans  le  rêve,  dans  les  objets 
qui  m'entourent_,  dans  ce  que  je  mange  & 
dans  ce  que  je  bois,  je  ne  vois  pas  Lau- 
rence au  fond  des  yeux  de  Marie.  Je  n'y 
vois  que  cette  lueur  bleue,  plus  pâle  au- 
jourd'hui, que  j'ai  aperçue  une  nuitj  tan- 
dis que  mes  lèvres  touchaient  les  lèvres  de 
l'enfant.  Cette  lueur  bleue  efl:  vide  de  mon 
amour  ,  elle  eft  vide  de  douleur  pour  moi, 
elle  eft  la  seule  chose  que  je  puisse  regar- 
der sans  pleurer.  C'cft  pourquoi    j'aime 

\b 


278  La  confession  de  Claude 


cette  chambre,  cette  moribonde,  ces  larges 
regards  qui  ont  plus  de  pureté_,  plus  de 
douceur  que  le  ciel ,  car  le  ciel^  lui  aussi , 
me  parle  de  Laurence^  lorsque  je  lève  la 
tête.  Je  viens  me  perdre  dans  cet  oubli, 
dans  cette  lumière  claire  &  sereine,  toute 
pure,  qui  peut-être  guérira  mon  cœur. 

Lorsque  la  nuit  tombe  &  que  je  ne  vois 
plus  la  lueur  bleue  des  yeux  de  Marie, 
j'ouvre  la  fenêtre,  je  regarde  la  muraille 
noire.  Le  carré  de  lumière  jaune  efl  là, 
vide  ou  peuplé,  morne  ou  empli  de  mou- 
vements silencieux.  J'ai  une  sensation 
acre,  après  plusieurs  heures  d'oubli,  à  me 
retrouver  face  à  face  avec  la  réalité,  face  à 
face  avec  ma  jalousie  &  mes  angoisses. 
Chaque  soir,  je  recommence  ce  labeur  pé- 
nible &  gigantesque  de  donner  un  sens  à 
ces  taches  sombres  qui  grandissent  &  rou- 
lent bizarrement  sur  le  mur.  Je  me  suis 
fait  une  récréation  douloureuse  de  cette 
recherche,  je  m'y  applique  avec  une  pa- 
tience anxieuse,  un  entêtement  plein  de 


La  cotifession  de  Claude  279 

fièvre,  qui,  tous  les  jours,  me  ramènent  à 
la  fenêtre,  bien  que  je  me  promette,  tous 
les  jours,  de  ne  plus  y  risquer  ma  raison. 


XXVIII 


J'en  suis  à  cette  plénitude  de  désespoir 
qui  eft  presque  du  repos.  Je  ne  saurais 
souffrir  davantage; cette  certitude  que  rien 
n'augmentera  mes  larmes,  eft  un  sou- 
lagement. Mon  être  s'eft  déchiré  lui-même 
à  ce  point  qu'il  s'eft  arrêté  de  pitié.  Au- 
jourd'hui ,  je  ne  puis  qu'essuyer  mes 
larmes. 

Et  cependant,  je  sens  que  j'ai  besoin  du 
ciel  pour  être  guéri.  J'ai  l'abrutissement 
de  la  douleur,  je  n'ai  pas  la  tranquille  joie 
de  la  santé.  Si  mes  blessures  ne  peuvent 


-So  La  confession  de  Claude 

s'agrandir_,  elles  peuvent  refter  ouvertes, 
saignant  goutte  à  goutte,  avec  une  souf- 
france sourde. 

Frères,  la  main  qui  les  a  fermées  efl:  une 
main  terrible,  la  main  de  la  mort  &  de  la 
vérité. 

Hier,  la  nuit  venait,  la  chambre  de  Ma- 
rie s'emplissait  d'ombre  &  de  silence.  Une 
bougie_,  cachée  à  demi  derrière  un  vase  de 
la  cheminée,  éclairait  un  coin  du  plafond; 
les  murs  &  le  sol  étaient  sombres;  le  lit 
blanchissait  au  milieu  de  ténèbres  trans- 
parentes. Marie,  plus  pâle,  plus  brisée, 
avait  fermé  les  yeux.  Je  savais  qu'elle 
ne  passerait  pas  la  nuit.  Pâquerette  dor- 
mait dans  son  fauteuil ,  les  mains  jointes 
sur  la  taille,  souriant  en  rêve  à  quelque 
gourmandise  imaginaire;  le  menton  au 
corsage,  elle  ronflait  doucement,  &  le 
bruit  de  son  souffle  se  mêlait  au  râle  af- 
faibli de  Marie.  Je  me  suis  senti  étouffer 
entre  cette  jeune  fille  moribonde  &  cette 
vieille  femme  gorgée  de  nourriture.  J'ai 


La  confession  de  Claude  aSi 


gagné  la  fenêtre,  je  l'ai  ouverte.  Le  temps 
était  beau. 

Je  me  suis  accoudé  à  la  barre  de  bois, 
&  j'ai  regardé  le  carré  jaune,  en  face.  Les 
taches  allaient  &  venaient  avec  rapidité , 
s'effacant  pour  grandir  encore.  Jamais  les 
ombres  n'avaient  été  aussi  leftes,  aussi 
ironiques;  elles  paraissaient  se  plaire  à 
une  danse  railleuse ,  à  une  débauche 
de  formes  inexplicables,  voulant  achever 
ma  raison.  C'était  un  péle-méle  inexpri- 
mable, un  amas  de  létes,de  cous,  d'é- 
paules, qui  roulait  sur  lui-même,  comme 
haché,  secoué  à  coups  de  fléau.  Puis, 
soudain,  à  l'inftant  où  je  souriais  amè- 
rement, ne  cherchant  plus  à  compren- 
dre, il  s'eft  fait  une  paix  suprême  dans  ces 
masses  sombres  &  agiles  ;  les  taches  ont 
eu  un  dernier  saut,  deux  profils  se  sont 
dessinés,  énormes,  énergiques,  se  déta- 
chant avec  netteté  &  vigueur.  On  eût  dit 
que,  lasses  de  me  tourmenter,  les  ombres 
avaient  voulu    se    révéler    enfin;    elles 

|6 


282  La  confession  de  Claude 


étaient  là,  noires,  puissantes,  d'une  vérité 
&  d'une  insolence  superbes.  J'ai  reconnu 
Laurence  &  Jacques,  démesurés,  dédai- 
gneux. Les  deux  profils  se  sont  approchés 
l'un  de  l'autre  avec  lenteur,  &  ils  se  sont 
unis  en  un  baiser. 

Je  n'avais  pas  quitté  mon  sourire.  J'ai 
senti  en  moi  une  sorte  d'arrachement  suivi 
d'un  bien-être  subit.  Mon  cœur,  dans  une 
pulsation  énorme,  a  chassé  tout  l'amour 
qui  l'étouffait,  &  l'airiour  s'en  efl:  allé  par 
mes  veines,  me  causant  une  dernière  brû- 
lure. J'ai  eu  cette  sensation  d'angoisse  que 
le  patient  éprouve  entre  les  mains  de  l'opé- 
rateur :  j'ai  souffert  pour  ne  plus  souf- 
frir. 

Enfin,  les  ombres  parlaient,  elles  me 
donnaient  une  certitude.  J'avais  la  vérité 
écrite  là,  devant  moi,  sur  la  muraille;  je 
savais  ce  que  je  cherchais  à  deviner  depuis 
bien  des  jours,  je  regardais  fixement  ces 
deux  têtes  noires  qui  s'embrassaient  dans 
le  carré  de  lumière  jaune. 


La  confession  de  Claude  283 

Je  me  suis  étonné  de  souffrir  si  peu. 
J'aurais  cru  en  mourir,  &  je  ne  sentais  plus 
qu'une  lassitude  extrême,  qu'un  engour- 
dissement de  tout  mon  être.  Longtemps, 
je  suis  demeuré  accoudé,  regardant  les 
deux  ombroB  qui  s'agitaient  d'une  façon 
caressante,  &  j'ai  songé  à  cette  terrible 
aventure  qui  se  dénouait  par  l'embrasse- 
ment  de  deux  taches  sombres  sur  une  mu- 
raille éclairée.  La  conversation  que  j'avais 
eue  avec  Jacques  s'eft  alors  représentée 
avec  force  à  ma  mémoire;  dans  le  vide  qui 
se  faisait  en  moi,  j'entendais  s'élever  une 
à  une,  graves  &  lentes,  les  paroles  de 
l'homme  pratique,  &  ces  paroles,  que  je 
croyais  écouter  pour  la  première  foiSj  m'é- 
tonnaient  étrangement,  prononcées  en  face 
de  ce  baiser  que  l'ombre  de  Jacques  don- 
nait à  l'ombre  de  Laurence.  Qui  trompait- 
on  dans  tout  ceci?  Pâquerette  avait-elle 
raison,  étais-je  en  face  d'un  de  ces  caprices 
inexplicables  qui  poussent  les  gens  à  se 
mentir  à  eux-mêmes?  Ou  bien  Jacques  se 


2S4  La  confession  de  Claude 


dévouait-il  pour  me  sauver,  allant  jusqu'à 
des  caresses  mensongères?  Singulier  dé- 
vouement qui  pouvait  me  frapper  dans  ma 
chair^  dans  mon  cœur_,  &  me  guérir  d'un 
mal  par  un  mal  plus  terrible  encore! 

Peu  à  peu  mes  pensées  se  sont  troublées, 
je  n'ai  plus  eu  le  calme  du  premier 
moment. 

Je  ne  comprenais  pas  ce  baiser_,  &  je 
finissais  par  craindre  que  ce  ne  fût  là 
une  misérable  comédie. 

La  lutte  entre  le  doute  &  la  certitude 
s'eftj  pendant  un  inftant,  établie  en  moi, 
plus  âpre,  plus  cuisante.  Je  ne  pouvais 
m'imaginer  que  Jacques  aimât  Laurence, 
je  croyais  plus  en  lui  que  je  ne  croyais  en 
Pâquerette.  Puis  je  me  disais  que  les  bai- 
sers ont  leur  ivresse,  &  qu'il  allait  aimer 
cette  femme,  s'il  ne  l'aimait  déjà,  à  ap- 
puyer de  la  sorte  ses  lèvres  sur  les  siennes. 

C'efl  ainsi  que  j'ai  souffert  de  nouveau. 
Ma  jalousie  s'eft  réveillée,  mon  angoisse 
m'a  repris  à  la  gorge. 


La  confession  de  Claude  285 


J'aurais  dû  me  retirer  de  cette  fenêtre,  ne 
pas  m'abandonner  à  la  vue  des  deux  om- 
bres. Ce  que  j'ai  souffert  en  quelques  mi- 
nutes eft  indicible;  il  me  semblait  que 
l'on  m'arrachait  les  entrailles,  &  je  ne  pou- 
vais pleurer. 

La  vérité  se  faisait  claire,  inexorable  : 
peu  importait  que  Jacques  aimât  ou  n'ai- 
mât pas  Laurence;  Laurence  se  pendait  à 
son  cou,  se  donnait  à  lui,  &  elle  était  dé- 
sormais morte  pour  moi.  Là  était  la  seule 
réalité,  le  dénoùment  appelé  &  redouté  à 
la  fois. 

Dans  le  sourd  grondement  qui  agitait 
mon  être,  j'ai  senti  tout  s'écrouler  en  moi, 
j'ai  compris  que  je  refiais  sans  croyance, 
sans  amour,  &  je  suis  allé  m'agenouiller 
devant  le  lit  de  Marie,  en  sanglotant. 

Marie  s'efl  éveillée,  elle  a  vu  mes  larmes. 
Elle  a  fait  un  effort  surhumain  &,  frisson- 
nante de  fièvre,  s'efl  mise  sur  son  séant.  Je 
l'ai  vue  se  pencher,  appuyant  sa  tête  à 
mon   épaule,  j'ai  senti    son   bras   maigri 


286  La  confession  de  Claude 


&  brûlant  entourer  mon  cou.  Ses  yeux, 
lumineux  dans  l'ombre,  tout  pleins  des 
clartés  de  la  mort,  m'interrogeaient  avec 
effroi  &  compassion. 

Moi,  j'aurais  voulu  prier.  J'avais  le  be- 
soin de  joindre  les  mains  ,  d'implorer 
une  divinité  douce  &  miséricordieuse.  Je 
me  sentais  faible  &  nu  ;  dans  ma  peur 
d'enfant,  je  cherchais  à  me  donner  à  un 
Dieu  bon  qui  eût  pitié  de  moi.  Tandis  que 
Jacques  m'arrachait  Laurence^  &  que  tous 
deux,  en  baSj  s'unissaient  étroitement  en 
un  baiser,  j'avais  l'immense  désir  de  faire 
mes  a6fes  de  foi  &  d'amour,  de  protefter  à 
genoux,  d'aimer  ailleurs,  dans  la  lumière, 
dans  l'absolu.  Mais  ma  bouche  ignorait 
la  prière,  je  tendais  les  bras  avec  déses- 
poir, dans  le  vide,  vers  le  ciel  muet. 

J'ai  rencontré  la  main  de  Marie,  &  je 
l'ai  serrée  doucement.  Ses  yeux  agrandis 
m'interrogeaient  toujours. 

—  Oh  !  prionSj  mon  enfant,  lui  ai-je  dit, 
prioRs  ensemble. 


La  confession  de  Claude  287 


Elle  a  paru  ne  pas  m'entendre. 

—  Qu'as-tu?  a-t-elle  murmuré  d'une 
voix  éteinte  &  caressante. 

Et  sa  main  faible  cherchait  à  essuyer 
mes  larmes.  Alors_,  je  l'ai  regardée^  mon 
cœur  navré  s'eft  fondu  de  pitié.  Elle  se 
mourait.  Elle  était  déjà  en  dehors  la  vie, 
plus  blanche ,  plus  grande;  ses  regards 
qui  se  voilaient  s'emplissaient  d'une  extase 
attendrie  &  sereine;  son  visage  apaisé  dor- 
mait^ ses  lèvres  amincies  n'avaient  plus 
de  râle.  J'ai  compris  qu'elle  allait  mourir 
entre  mes  bras,  à  cette  heure  solennelle  où 
mes  tendresses  mouraient^  elles  aussi,  & 
cette  mort  d'une  enfant,  mêlée  à  la  mort 
de  mon  amour,  a  mis  en  mon  âme  une 
compassion  si  profonde  que  j'ai  tendu  de 
nouveau  les  mains  dans  le  vide  avec  une 
anxiété  plus  âpre,  cherchant  quelqu'un. 

Je  me  suis  soulevé,  &,  d'une  voix  basse, 
déchirée  : 

—  Prions,  mon  enfant,  ai-je  répété, 
prions  ensemble. 


288  La  confession  de  Claude 


Marie  a  souri 

—  Prier,  Claude  !  m'a-t-elle  diî_,  pour- 
quoi veux-tu  que  je  prie? 

—  Pour  nous  consoler,  Marie,  pour 
nous  faire  pardonner. 

—  Je  n'ai  pas  de  pardon  à  demander,  je 
n'ai  pas  de  triftesse  à  adoucir.  Tiens,  vois, 
je  souris,  je  suis  heureuse;  mon  cœur  ne 
me  reproche  rien. 

Elle  a  gardé  le  silence,  e'cartant  ses  che- 
veux de  son  front,  puis  a  repris  d'un  ton 
plus  affaibli  : 

—  Je  ne  sais  pas  prier,  parce  que  je  n'ai 
jamais  eu  à  demander  pardon.  La  femme 
qui  m'a  élevée  m'assurait  que  les  méchants 
seuls  allaient  dans  les  églises  pour  se  faire 
absoudre  de  leur  crime.  Moi,  je  suis  une 
enfant  qui  n'a  pas  fait  le  mal,  jamais  je 
n'ai  eu  besoin  de  Dieu.  Toutes  les  fois  que 
j'ai  pleuré,  mes  larmes  ont  coulé  largement 
sur  mes  joues  &  le  vent  les  a  séchées. 

~  Veux-tu  que  je  prie  pour  toi,  Claude  ? 
a-t-elle  ajouté  après  un  nouveau  silence. 


La  confession  de  Claude  2t)() 

tu  me  joindras  les  mains  &  tu  me  feras 
répéter  les  mots  qu'on  apprend  aux  enfants, 
dans  les  villages.  Je  demanderai  à  Dieu 
qu'il  ne  te  fasse  plus  pleurer. 

Moi,  frémissant,  navré,  je  priais  pour 
Marie,  je  priais  pour  moi.  Je  trouvais  au 
fond  de  mon  être  des  paroles  de  plainte  & 
d'adoration,  &  je  les  disais  une  à  une  san> 
remuer  les  lèvres.  Je  suppliais  le  ciel  d'être 
miséricordieux,  de  nous  faciliter  la  mort, 
d'endormir  cette  enfant  dans  son  extase, 
dans  son  ignorance.  Et^  tandis  que  je  priais, 
Marie,  sans  voir  que  je  cherchais  un  Dieu, 
me  serrait  le  cou  avec  plus  de  force,  se 
penchant  sur  mon  visage. 

—  Écoute,  Claude,  me  disait-elle,  je 
me  lèverai  demain,  je  mettrai  une  robe 
blanche,  &  nous  nous  en  irons  de  cette 
maison.  Tu  chercheras  une  petite  chambre 
oti  nous  nous  enfermerons  tout  seuls. 
Jacques  ne  veut  plus  de  moi,  je  le  vois 
bien,  parce  que  je  suis  trop  faible,  trop 
blanche.  Toi,  tu  as  le  coeur  bon;  tu  me 

17 


La  confession  de  Claude 


soigneras  bien.  &  je  vivrai  avec  toi  comme 
fai  vécu  avec  Jacques,  plus  douce,  plus 
gaie.  Je  suis  un  peu  lasse,  j'ai  besoin  d'un 
bon  frère.  Veux-tu? 

Ces  paroles  étaient  horribles  dans  la 
bouche  de  la  mourante ,  prononcées  avec 
une  tendresse  alanguie.  Elle  gardait  sa 
naïve  impudeur  jusque  dans  la  mort,  elle 
s'offrait  sur  sa  dernière  couche  en  sœur 
&  en  amante  de  dix  ans.  Je  soutenais  son 
pauvre  corps  comme  une  chair  sacrée, 
j'écoutais  sa  voix  ardente  &  basse  avec 
une  sainte  compassion. 

Je  songeais,  ne  pouvant  plus  prier. 
Qu'eft-ce  donc  que  le  mal?  N'étais-je  pas 
en  faee  d'un  bien  absolu  ?  Certes,  Dieu  a 
fait  une  œuvre  toute  bonne,  toute  par- 
faite. Le  mal  eft  une  de  nos  inventions, 
une  des  plaies  dont  nous  nous  sommes  cou- 
verts. Cette  enfant  qui  mourait  ne  s'était  pas 
plus  inquiétée,  dans  la  vie,  des  baisers 
qu'elle  avait  donnés  à  ses  amants,  qu  une 
petite  tille  ne  s'inquiète  des  caresses  qu'elle 


La  confession  de  Claude  291 

adresse  à  sa  poupée.  Et  cette  Laurence, 
cette  Laurence  morne  &  désolée,  accu- 
sait un  tel  affaissement  que  son  impu- 
deur n'était  plus  que  l'acceptation  tacite 
d'un  a£te  purement  matériel.  Où  trou- 
ver le  mal  dans  tout  ceci,  &  qui  aurait 
osé  punir  Laurence  &  Marie,  l'une  de  son 
ignorance,  l'autre  de  son  abrutissement. 
Le  cœur  s'était  rendormi  ou  ne  s'était  pas 
encore  éveillé.  Il  ne  pouvait  être  complice 
de  la  chair  qui,  elle-même,  reftait  inno- 
cente, dans  son  silence.  Si  j'avais  eu  à 
condamner  ces  deux  femmes,  j'aurais  eu 
plus  de  larmes  que  de  sévérité,  j'aurais 
souhaité  pour  elles  la  mort,  la  paix  su- 
prême. 

Elles  doivent  dormir  un  sommeil  bien 
profond  dans  leurs  tombes,  ces  pauvres 
créatures  qui  ont  vécu  de  tumulte,  de 
gaieté  fiévreuse.  Peut-être,  toutefois,  leurs 
cœurs  aiment-ils  enfin  dans  la  mort,  souf- 
frant CiTroyablement  à  la  pensée  d'une  vie 
passée  à  aimer  sans  amour;  ils  voudraient 


292  I-o.  confession  de  Claude 

battre  maintenant,  &  ils  sont  cloués  dans 
leur  cercueil.  Marie  s'en  allait,  blanche  & 
vierge,  étonnée,  frissonnante,  comprenant 
peut-être  qu'elle  mourait  avant  d'avoir 
connu  la  vie.  J'aurais  voulu  qu'elle  em- 
portât avec  elle  Laurence  qui  n'avait  plus 
rien  à  apprendre,  ayant  usé  toutes  les  vo- 
luptés. Elles  seraient  descendues  toutes 
deux  dans  l'inconnu,  du  même  pas,  éga- 
lement souillées,  également  innocentes, 
filles  de  Dieu  meurtries  par  les  hommes. 
J'ai  soutenu  le  front  de  Marie  que  l'ago- 
nie courbait. 

—  Ou  eft  Jacques?  m'a-t-elle  demandé. 

—  Jacques,  ai-je  répondu,  efl  dans  sa 
chambre  avec  Laurence.  Ils  s'embrassent. 
Nous  sommes  seuls. 

—  Seuls  !  Laurence  ne  vit  plus  avec  toi, 
Claude  ? 

—  Non.  Elle  m'a  quitté  pour  Jacques. 
Nous  sommes  seuls. 

Elle  a  frotté  doucement  ses  mains  l'une 
contre  l'autre. 


La  confession  de  Claude  293 

—  Oh  !  que  c'eft  bon^  oh  !  que  c'eft  bon 
d'être  seuis^  murmurait-elle;  nous  allons 
pouvoir  vivre  ensemble.  Ils  ont  bien  fait 
d'arranger  cela  de  cette  façon.  Il  faudra  les 
remercier.  Qu'ils  soient  heureux  de  leur 
côté,  nous  serons  heureux  du  nôtre. 

Puis,  elle  a  pris  lui  ton  de  confidence, 
une  voix  basse  &  Joyeuse. 

—  Tu  ne  sais  pas^  disait-elle,  je  n'aimais 
point  Laurence.  Celte  femme  était  mau- 
vaise,  elle  te  faisait  pleurer  des  larmes  que 
j'aurais  bien  voulu  essuyer.  La  nuit,  lors- 
que je  te  savais  à  son  côté,  je  ne  pouvais 
dormir;  je  m'éloignais  de  Jacques,  j'aurais 
voulu  monter  dans  ta  chambre  pour  veiller 
sur  toi,  afin  qu'elle  ne  te  fît  pas  de  mal. 
Tu  ne  me  quitteras  plus,  n'eft-ce  pas, 
Claude?  Va,  je  serai  une  bonne  petite 
femme  qui  se  fera  la  plus  petite  possible. 

Marie  a  gardé  un  court  silence,  souriant 
à  ses  pensées.  Elle  s'affaissait  de  plus  en 
plus  &  devenait  inerte.  Je  tenais  son  corps, 
je   sentais    la   vie   s'en  aller  de  sa  chair 


494  -^  confession  de  Claude 

a.vQc  chacune  des  paroles  qu'elle  pronon- 
çait. Elle  avait  encore  quelques  minutes  à 
vivre.  Le  sourire  s'eft  effacé,  elle  a  eu 
comme  un  niouvenient  d'effroi. 

—  Tu  me  trompes^  Claude,  a-t-elle  re- 
pris brusquement  :  Jacques  n'embrasse  pas 
Laurence.  Tu  cherches  à  me  faire  plaisir. 
Où  les  vois-tu  s'embrasser? 

—  Là,  en  face^  ai-je  répondu,  sur  la  mu- 
raille, 

x^iarie  a  joint  les  mains. 

—  Je  veux  voir,  a-t-elle  dit  en  se  pres- 
sant contre  moi. 

Elle  avait  une  voix  sourde  &  suppliante, 
alla  me  caressait,  humble  &  douce. 

Je  l'ai  prise  entre  mes  bras  &  je  l'ai 
soulevée.  Elle  était  légère,  toute  palpitante; 
elle  s'abandonnait.  Je  la  portais  avec  pré- 
cautioUj  la  sentant  à  peine,  craignant  de 
la  briser.  Mes  mains  touchaient  avec  un 
saint  respect  à  cette  créature  demi  -  nue, 
échevelée,  qui  se  tenait  à  mon  cou,  appar- 
tenant déjà  à  la  mort. 


La  ccnfession  de  Claude  zqS 

Lorsque,  les  bras  étenduSj  je  l'ai  présen- 
tée à  la  fenêtrCj  Marie^  dont  la  tête  était 
renversée,  a  regardé  le  ciel.  La  nuit  se 
creusait j  d'un  bleu  profond,  semée  d'é- 
toiles; l'air  calme  avait  des  frissons  chauds 
&  lents.  Les  yeux  de  la  moribonde  regar- 
daient les  étoiles,  ses  lèvres  aspiraient 
l'air  tiède.  Son  visage_,  jusqu'alors  résigné,, 
a  eu  une  contraction  douloureuse,  comme 
une  révolte  de  la  chair  mourante  en  pré- 
sence des  souffles  de  la  vie.  Elle  s'absorbait 
dans  sa  contemplation,  elle  égarait  ses  re- 
gards dans  les  espaces  sombres,  elle  sem- 
blait rêver  son  dernier  rêve. 

J'ai  entendu  un  murmure,  &  je  me  suis 
penché.  Elle  répétait  : 

—  Je  ne  les  vois  pas,  ils  ne  s'embrassent 
pas. 

Et  elle  agitait  doucement  dans  le  vide 
ses  pauvres  mains,  comme  pour  écarter  le 
voile  qui  s'étendait  sur  sa  vue. 

Alors,  j'ai  haussé  sa  tête.  Les  ombres, 
dans  le  carré  de   lumière   jaune ,  s'em- 


296  La  confession  de  Claude 

brassaient  encore.  Elles  étaient  plus  noires, 
plus  énergiques,  &  leur  netteté  les  rendait 
effrayantes.  Marie  les  a  aperçues. 

Un  sourire  suprême  s'eft  montré  sur  ses 
lèvres.  Avec  une  joie  d'enfant,  une  voix 
jeune,  elle  s'eft  approché  de  mon  oreille, 
me  caressant  de  la  main. 

—  Oh!  je  les  vois,  je  les  vois,  a-t-elledit. 
Ils  s'embrassent.  Ils  ont  des  têtes  énormes, 
toutes  noires.  J'ai  peur.  Dis-leur  bien  que 
nous  sommes  ensemble,  qu'ils  ne  vien- 
nent plus  nous  tourmenter.  Une  nuit, 
ils  se  sont  embrassés  ainsi;  nous  nous  em- 
brassions de  notre  côté,  &  c'eft  à  partir  de 
ce  moment-là  que  je  n'ai  plus  aimé  Lau- 
rence. Te  souviens-tu  ?  Viens,  que  je  te 
donne  un  baiser.  Ce  sera  le  second,  celui 
de  nos  fiançailles. 

Marie  a  posé  en  balbutiant  sa  bouche 
sur  la  mienne.  J'ai  senti  passer  entre  mes 
lèvres  un  souffle  avec  un  léger  cri.  Le  corps 
que  je  tenais  entre  mes  bras  a  eu  une  con- 
vulsion, puis  s'eft  abandonné. 


La  confession  de  Claude  297 


J'ai  regardé  les  yeux  de  Marie.  Ils 
étaient  grands  ouverts,  mais  j'ai  cherché 
vainement  la  lueur  bleue  qui  y  brûlait,  la 
nuit  dont  elle  venait  de  parler. 

Marie  était  morte,  morte  dans  mes  bras. 

J'ai  reporté  le  cadavre  sur  le  lit,  couvrant 
chaftement  ce  corps  demi-nu  que  j'avais 
jusque-là  caché  contre  ma  poitrine.  Je  me 
suis  assis  au  bord  de  la  couche,  j'ai  ap- 
puyé la  tête  de  l'enfant  sur  l'un  de  mes  bras, 
lui  tenant  les  mains,  regardant  son  vi- 
sage qui  semblait  vivre  &.  sourire  encore. 
Elle  était  plus  grande  dans  la  mort,  plus 
sereine,  plus  pure. 

De  grosses  larmes  coulant  sur  mes  joues 
tombaient  dans  les  cheveux  de  la  morte 
qui  me  couvraient  les  genoux. 

Je  ne  sais  combien  de  temps  je  suis  relié 
ainsi  au  milieu  du  silence  &  de  l'ombre. 
Brusquement ,  Pâquerette  s'eft  éveillée, 
elle  a  vu  le  cadavre.  EUIe  s'eft  levée  en  fris- 
sonnant, &  a  couru  chercher  la  bougie 
derrière  le  vase,  sur  la  cheminée;  puis, 

17- 


20*^  La  confession  de  Claude 

lorsqu'elle  a  eu  promené  la  flamme  sur  la 
face  de  Marie,  &  qu'elle  a  vu  que  tout 
était  bien  fini,  elle  s'eft  désespérée  bruyam- 
ment. Cette  vieille  femme  reculait  avec 
effroi  devant  la  mort  qu'elle  sentait  à  son 
côté,  elle  criait  de  douleur  en  songeant 
qu'il  lui  faudrait  bientôt  mourir^  elle  aussi. 
Elle  n'avait  jamais  cru  à  la  maladie  de 
cette  enfant  qui  lui  semblait  trop  jeune 
pour  s'en  aller  si  vite;  devant  le  rapide 
&  terrible  dénoûment ,  elle  tremblait 
d'épouvante.  Ses  cris  devaient  s'entendre 
de  la  rue. 

Un  bruit  de  pas  eft  venu  de  l'escalier. 
Quelque  voisin  montait,  attiré  par  les 
exclamations  de  Pâquerette. 

La  porte  s'efl:  ouverte.  Laurence  &  Jac- 
ques ont  paru  sur  le  seuil... 

Oh  !  frères,  je  ne  puis  continuer  aujour- 
d'hui l'effrayant  récit.  Ma  main  tremble, 
mes  yeux  s'emplissent  d'ombre.  Demain, 
vous  saurez  tout. 


La  confession  de  Claude  2yy 


XXIX 


Laurence  &  Jacques  ont  paru  sur  le 
seuil  de  la  porte,  à  moitié  vêtus,  effrayés. 

Jacques,  en  apercevant  le  cadavre  de 
Marie,  a  joint  les  mains  avec  terreur  & 
étonnement.  Il  ne  s'attendait  pas  à  une 
mort  si  prompte.  Il  eft  venu  s'agenouiller 
au  pied  du  lit,  il  a  caché  sa  tête  dans  le 
drap  qui  tombait  à  terre.  Une  angoisse 
profonde  semblait  l'écraser.  Il  n'a  plus 
bougé.  Je  ne  savais  s'il  pleurait. 

Laurence,  pâle,  les  yeux  secs,  s'eft  tenue 
sur  le  seuil,  n'osant  avancer.  Elle  frisson- 
nait &  détournait  les  regards. 

—  Morte,  morte  !  a-t-elle  répété  à  voix 
basse. 

Et  elle  a  fait  deux  ou  trois  pas,  comme 


La  confession  de  Claude 


pour  mieux  voir.  Elle  se  trouvait  au  mi- 
lieu de  la  chambre^  seulCj  debout. 

Moij  je  serrais  toujours  le  cadavre  entre 
mes  braSj  je  m'en  couvrais,  je  me  proté- 
geais contre  Laurence  qui  approchait. 

—  N'avancez  paSj  lui  ai-je  crié  dure- 
ment_,  ne  venez  pas  souiller  cette  enfant 
qui  dort.  Reftez  où  vous  êtes.  J'ai  à  vous 
juger  &  à  vous  condamner. 

—  Claude_,  m'a -t- elle  répondu  d'une 
voix  douce^  laisse-moi  l'embrasser. 

—  Non  ,  noUj  vos  lèvres  sont  toutes 
meurtries  des  baisers  de  Jacques  :  vous 
profaneriez  la  mort. 

Jacques  paraissait  dormir,  la  tête  dans 
le  drap.  Laurence  efl  tombée  à  genoux. 

—  Écoute,  Claude,  a-t-elle  dit  en  me 
tendant  les  mains,  je  ne  sais  ce  que  tu 
vois  sur  mes  lèvres,  mais  ne  me  parle 
pas  avec  une  telle  dureté.  J'ai  besoin  de 
douceur. 

J'ai  regardé  cette  femme  qui  se  plaignait 
humblement,  &  je  n'ai  pas  reconnu  Lau- 


La  confession  de  Claude  3or 


rence.  J'ai  pressé  Marie  plus  étroitement^ 
craignant  quelque  faiblesse. 

—  Levez -vous  pour  m'entendra  j  ai-je 
repris.  Je  veux  en  finir.  Vous  venez  de 
chez  Jacques,  vous  êtes  encore  toute 
échevelée  de  ses  caresses.  Vous  n'auriez 
pas  dû  monter.  Vous  vous  trompez  de 
porte. 

Laurence  s'eft  levée. 

—  Alors  tu  me  chasses?  a-t-elle  de- 
mandé. 

—  Je  ne  vous  chasse  pas.  Vous  vous  êtes 
chassée  vous-même,  en  acceptant  une  autre 
demeure.  Reliez  où  vous  êtes  allée. 

—  Je  ne  suis  allée  nulle  part.  Tu  te 
trompes,  Claude.  11  n'y  a  pas  de  baisers 
étrangers  sur  mes  lèvres.  Je  t'aime. 

Elle  avançait  à  petits  pas,  fascinante, 
les  bras  tendus. 

—  N'approchez  pas,  n'approchez  pas, 
me  suis-je  écrié  de  nouveau  avec  un  mou- 
vement d'effroi.  Je  ne  veux  pas  que  vous 
me  touchiez,  je  ne  veux  pas  que  vous  tou- 


3o2  La  confession  de  Claude 


chiez  Marie.  Cette  pauvre  morte  me  pro- 
tège contre  vous;  elle  eft  là,  sur  mon  sein, 
endormie,  elle  y  apaise  mon  cœur.  Je 
me  sens  profondément  déchiré.  J'aurais  eu 
peut-être  la  lâcheté  de  vous  pardonner^  si 
vous  étiez  venue,  dans  notre  chambre, 
vous  traîner  à  mes  pieds,  car  vous  y  au- 
riez été  toute-puissante  sur  moi,  par  cet 
amour  infiîme  que  la  misère  &  l'abandon 
m'ont  inspiré.  Ici  vous  ne  pouvez  rien 
sur  mon  cœur,  rien  sur  mon  corps.  J'ai 
encore  aux  lèvres  l'âme  de  Marie,  son 
dernier  souffle  &  son  dernier  baiser.  Je  ne 
veux  pas  que  votre  bouche  souillée  me 
prenne  cette  âme. 

Laurence  s'était  arrêtée,  sanglotant,  me 
contemplant  à  travers  ses  larmes. 

—  Claude ,  murmurait-elle,  tu  ne  me 
comprends  pas,  tu  ne  m'as  jamais  com- 
prise. Je  t'aime.  Je  n'ai  jamais  su  ce  que 
tu  désirais  de  moi,  je  me  suis  donnée 
comme  je  savais  me  donner.  Pourquoi  me 
chasses-tu?  Je  n'ai  pas  fait   le  mal;   si 


La  confession  de  Claude  3n3 

j'ai  fait  le  malj  tu  me  battras^  &  nous  vi- 
vrons encore  ensemble. 

J'étais  laSj  je  sentais  mon  cœur  saigner, 
j'avais  hâte  que  cette  femme  sortît.  Je  l'ai 
implorée  à  mon  tour. 

—  Laurence,  par  pitié,  ai-je  ait  plus 
doucement^  retirez-vous.  Si  vous  avez  eu 
quelque  amour  pour  moi,  épargnez- n.oi 
toute  souffrance.  Nos  tendresses  sont  mor- 
tes, il  faut  nous  séparer.  Allez  dans  la 
vie,  où  vous  voudrez,  dans  le  bien,  s'il  eft 
possible.  Laissez-moi  retrouver  mes  espé- 
rances &  mes  gaietés. 

Elle  a  croisé  les  bras  avec  désespoir,  ré- 
pétant plusieurs  fois  d'une  voix  égarée  : 
—  Tout  eft  fini,  tout  eft  fini. 

—  Oui,  tout  eft  fini,  ai-je  répondu  avec 
force. 

Alors,  Laurence  eft  tombée  à  terre, 
comme  une  masse,  &  elle  a  éclaté  en  san- 
glots. 

Pâquerette,  qui  avait  tranquillement  re- 
pris possession  de  son  fauteuil,  l'a  regar- 


3o4  -^û  confession  de  Claude 

dée  avec  curiosité.  La  vieille  impure  s'é- 
tonnaitj  croquant  des  paftilles  qu'elle 
venait  de  trouver  &  qu'elle  achevait,  Marie 
n'étant  plus  là  pour  finir  la  boîte. 

—  Eh  !  ma  fille,  a-t-elle  dit  à  Laurence, 
toi  aussi,  tu  fais  la  folle.  Bon  Dieu  !  comme 
les  amoureux  sont  devenus  bêtes  !  Dans 
mon  temps  on  se  quittait  gaiement.  Songe 
donc  que  tu  as  tout  profit  à  te  séparer  de 
Claude.  II  consent.  Prends  vite  la  porte, 
&  remercie-le. 

Laurence  n'entendait  pas,  Laurence 
frappait  le  plancher  de  ses  pieds  &  de  ses 
poingSj  en  proie  à  une  sorte  de  crise  ner- 
veuse. Demi-nue,  elle  se  tordait,  pante- 
lante, pleine  de  frissons  qui  la  secouaient 
tout  entière.  Elle  mordait  ses  cheveux 
qui  retombaient  sur  son  visage;  elle  avait 
des  cris  étouffés,  des  paroles  confuses  qui 
se  perdaient  dans  ses  sanglots. 

Je  la  voyais  de  haut  en  bas,  écrasée  & 
frémissante;  je  ne  me  sentais  ni  pitié  ni 
colère. 


La  conjession  de  Claude  3o5 


Puis,  elle  s'eft  dressée  à  demi,  &,  la  face 
convulsée,  la  chair  rougie  &  bleuie  de  lar- 
mes, se  traînant  vers  moi  dans  ses  jupes 
tordues  &  pendantes,  elle  m'a  crié  : 

—  Tu  as  raison,  Claude,  je  suis  mau- 
vaise. J'aime  mieux  tout  dire.  Peut-être 
me  pardonneras-tu  ensuite.  Tes  yeux  ont 
bien  vu  :  mes  lèvres  doivent  être  rouges 
des  baisers  de  Jacques.  C'eft  moi  qui  suis 
allée  à  lui;  je  l'ai  forcé  à  la  trahison.  Je 
suis  mauvaise. 

Les  sanglots  arrachaient  sa  poitrine.  Ils 
montaient  du  fond  de  ses  entrailles,  en 
souffles  énormes  &  pénibles,  gonflaient  sa 
gorge  horriblement,  faisaient  onduler  tout 
son  être,  éclataient  sur  ses  lèvres  en  cris 
secs  &  déchirants. 

—  Je  ne  sais  plus,  moi,  disait-elle.  J'i- 
gnorais que  les  baisers  de  Jacques  pou- 
vaient nous  séparer.  J'ai  fait  cela  sans  ré- 
fléchir, sans  songera  toi.  Je  m'ennuyais 
parfois,  le  soir,  lorsque  tu  venais  dans 
cette  chambre.  Alors,  j'ai  cherché  à  me 


3o6  La  confession  de  Claude 

diftraire.  Je  ne  m'explique  pas  ce  qui 
s'eft  passé.  Je  ne  veux  point  te  quitter. 
Pardonne-moi_,  pardonne-moi. 

A  la  dernière  heure,  cette  femme  était 
plus  impénétrable  encore.  Je  n'avais  pas 
le  sens  de  cette  créature  froide  &  affaissée, 
nerveuse  &  suppliante.  Depuis  un  an^  je 
vivais  à  son  côté^  &  elle  m'était  étrangère, 
comme  au  premier  jour.  Je  l'avais  vue  toui 
à  tour  vieille  &  jeune,  a61:ive  &  endormie, 
sèche  &  aimante,  ironique  &  humble  ;  je 
ne  pouvais  reconftruire  une  âme  avec  ses 
éléments  divers^  je  reftais  muet  devant  ce 
visage  épais ^  grimaçant^  qui  me  cachait 
un  cœur  inconnu.  Elle  m'aimait  peut-être, 
elle  obéissait  à  ce  besoin  d'amour  &  d'es- 
time qui  se  trouve  au  fond  des  plus  hon- 
teuses natures.  D'ailleurs,  je  ne  cherchais 
plus  à  comprendre,  je  devinais  que  Lau- 
rence serait  à  jamais  un  myftére  pour  moi, 
une  femme  faite  d'ombre  &  de  vertige;  je 
savais  qu'elle  refterait  dans  ma  vie  comme 
un  cauchemar  inexplicable,  une  nuit  fié- 


La  confession  de  Claude  807 

x'reuse  pleine  de  visions  monftrueuses  & 
incompréhensibles.  Je  ne  voulais  pas  l'é- 
couter, je  me  sentais  encore  dans  le  rêve, 
j'avais  peur  de  céder  à  la  folie  des  ténè- 
bres, je  tendais  de  toutes  mes  forces  à  la, 
lumière. 

J'ai  fait  un  mouvement  d'impatience, 
refusant  du  gefte,  serrant  les  lèvres.  Lau- 
rence, lasse,  a  écarté  ses  cheveux;  elle  m'a 
regardé  en  face,  muette,  profonde;  elle 
n'avait  plus  de  supplications,  les  paroles  lui 
manquaient.  Elle  m'^  priait  par  son  atti- 
tude, par  son  regard,  par  son  visage  bou- 
leversé. 

J'ai  détourné  la  lête. 

Laurence  s'eft  alors  levée  péniblement 
&  a  gagné  la  porte,  sans  me  quitter  des 
yeux.  Elle  eft  reftée  un  inftant  toute  droite 
sur  le  seuil.  Elle  m'a  semblé  grandie,  & 
voilà  que  j'ai  manqué  faiblir,m'élancer  dans 
ses  bras,  en  voyant  qu'elle  portait,  à  cette 
heure  dernière,  les  lambeaux  delà  robe  de 
soie   bleue.   J'aimais  cette  robe,   j'aurai» 


3o8  La  confession  de  Claude 

voulu  en  déchirer  un  haillon  ^  pour  le  gar- 
der en  souvenir  de  ma  jeunesse. 

Laurence,  reculant  toujours^  eft  entrée 
dans  l'ombre  de  l'escalier,  m'adressant  une 
dernière  prière ,  &  la  robe  n'a  plus  été 
qu'un  flot  noir  qui  a  glissé  sur  les  mar- 
ches en  frissonnant. 

J'étais  libre. 

J'ai  mis  une  main  sur  mon  cœur  :  il 
battait  à  coups  faibles  &  calmes.  J'avais 
froid.  Un  grand  silence  se  faisait  en  mon 
être,  il  me  semblait  que  je  m'éveillais  d'un 
songe. 

J'avais  oublié  Marie  dont  la  tête  paisi- 
ble reposait  toujours  sur  ma  poitrine.  Pâ- 
querette ^  qui  sommeillait  j  s'eft  dressée 
brusquement  &  a  couché  le  cadavre  sur  le 
lit,  tout  de  son  long,  en  me  disant  : 

—  Voyez  donc,  la  pauvre  enfant  !  Vous 
ne  lui  avez  pas  même  fermé  les  yeux.  Elle 
semble  vous  regarder  &  sourire. 

Marie  me  regardait.  Elle  avait  un  som- 
meil d'enfantj  une  paix  suprême,  un  front 


La  confession  de  Claude  Sog 

pur  de  vierge  &  de  martyre.  Elle  était 
heureuse  de  ce  qu'elle  venait  d'entendre, 
elle  se  disait  que  nous  étions  seuls,  que 
nous  allions  pouvoir  nous  aimer.  J'ai 
fermé  ses  yeux,  pour  qu'elle  s'endormît 
dans  cette  pensée  d'amour,  &  j'ai  baisé 
ses  paupières. 

Pâquerette  a  posé  deux  bougies  sur  une 
petite  table,  à  côté  du  cadavre^  puis  elle  a 
repris  son  sommeil,  se  pelotonnant  au  fond 
du  fauteuil.  Jacques  n'avait  pas  remué; 
toutes  mes  paroles,  toutes  celles  de  Lau- 
rence avaient  passé  sur  lui  sans  le  faire 
tressaillir.  A  genoux,  le  visage  dans  le 
drap,  il  s'abîmait  en  quelque  pensée  aus- 
tère &  terrible  qui  le  tenait  muet,  acca- 
blé. 

La  chambre  était  silencieuse  mainte- 
nant. Les  deux  bougies  jetaient  une  clarté 
pâle  qui  blanchissait  les  draps  du  lit  &  la 
face  découverte  de  Marie.  Hors  de  ce 
cercle  étroit  de  lumière,  tout  n'était  qu'om- 
bre indécise.  Dans  cette  ombre  j'aperceva,» 


3io  La  confession  de  Claude 

vaguement  Pâquerette  endormie  &  Jac- 
ques agenouillé.  Je  suis  allé  à  la  fenêtre. 

J'ai  passé  la  nuit  làj  debout,  en  face  du 
ciel  étoile.  Je  regardais  Marie  &  je  regar- 
dais en  moi;  je  dominais  Jacques,  je  dis- 
tinguais Laurence  loin,  bien  loin  dans 
mon  souvenir.  Ma  pensée  était  saine,  je 
m^expliquais  toutes  choses  _,  j'avais  con- 
science de  mon  être  &  des  créatures  qui 
m'entouraient.  C'eft  ainsi  que  j'ai  pu  voir 
la  vérité. 

Ouij  Jacques  ne  s'était  pas  trompé.  J'ai 
été  malade.  J'ai  eu  la  fièvre,  le  délire.  Je 
sens  aujourd'hui,  à  la  fatigue  de  mon 
cœur,  quelle  a  dû  être  la  violence  de  mon 
mal.  Je  suis  fier  de  ma  souffrance,  je  com- 
prends que  je  n'ai  pas  été  infâme,  que 
mes  désespoirs  n'étaient  que  les  révol- 
tes de  mon  cœur,  indigné  du  monde  où 
je  l'avais  égaré.  Je  suis  maladroit  devant 
la  honte,  je  ne  sais  point  accepter  les 
amours  vulgaires;  je  n'ai  pas  la  tranquille 
indifférence  nécessaire  pour  vivre  dans  ce 


La  confession  de  Claude  3ii 

coin  de  Paris  où  la  belle  jeunesse  se  vautre 
en  pleine  boue.  Il  m'aurait  fallu  les  purs 
sommeiSj  la  campagne  large.  Si  j'avais  ren- 
contré une  vierge,  je  me  serais  agenouillé 
pour  me  donner  entier  ;  j'aurais  été  pur 
comme  elle,  &j  sans  lutte,  sans  effort^  nous 
nous  serions  unis,  nous  aurions  contenté 
nos  tendresses.  La  vie  a  ses  fatalités.  Un 
soir,  j'ai  trouvé  Laurence,  la  gorge  décou- 
verte. J'ai  eu  l'imprudente  confiance  de 
vivre  auprès  de  cette  femme,  &  voilà  que  je 
l'ai  aimée,  aimée  comme  une  vierge,  avec 
tout  mon  cœur,  toute  ma  pureté.  Elle 
m'a  rendu  mes  affedlions  en  souffrances  & 
en  désespoirs;  elle  a  eu  la  lâcheté  de  se 
laisser  aimer,  sans  jamais  aimer  elle-même. 
Je  me  suis  déchiré,  devant  cette  âme  morte, 
à  vouloir  me  faire  entendre.  J'ai  pleuré 
comme  un  enfant  qui  veut  embrasser  sa 
mère,  se  haussant  sur  ses  petits  pieds, 
ne  pouvant  atteindre  le  visage  de  celle  qui 
est  toute  son  espérance. 

Je  me  disais  ces  choses  dans  cette  nuit 


3 12  La  confession  de  Claude 


suprêmCj  &  je  me  disais  encore  qu'un  jour 
je  parlerais  &  que  Je  ferais  voir  la  vérité  à 
mes  frères,  les  cœurs  de  vingt  ans.  Je  trou- 
vais une  grande  leçon  dans  ma  jeunesse 
perdue^  dans  mes  amours  brisées.  Mon 
être  entier  répétait  :  Que  n'es-tu  refté  là- 
bas,  en  Provence,  dans  les  herbes  hautes, 
sous  les  larges  soleils?  Tu  aurais  grandi 
en  honneur,  en  force.  El,  lorsque  tu  es 
venu  ici  chercher  la  vie  &  la  gloire,  que 
ne  t'es-tu  gardé  contre  la  boue  de  la  ville.'* 
Ne  savais-tu  pas  que  l'homme  n'a  pas  deux 
jeunesses,  ni  deux  amours?  Il  te  fallait  vi- 
vre jeunCj  dans  le  travail,  &  aimer,  dans  la 
virginité. 

Ceux  qui  acceptent  sans  larmes  la  vie 
que  j'ai  menée  pendant  un  an_,  n'ont  pas  de 
cœur;  ceux  qui  pleurent  comme  j'ai  pleuré, 
sortent  de  cette  vie  le  corps  brisé  &  l'âme 
mourante.  Il  faut  donc  tueries  Laurences, 
comme  disait  Jacques^  puisqu'elles  nous 
tuent  notre  chair  &  nos  amours.  Je  ne  suis 
qu'un  entant  qui  a  souffert,  je  ne  veux 


La  confession  de  Claude 


point  prêcher  ici.  Mais  Je  montre  ma  poi- 
trine vide,  mon  être  endolori  &  sanglant, 
je  désire  que  mes  plaies  fassent  frémir  les 
garçons  de  mon  âge  &  les  arrêtent  au  seuil 
du  gouffre.  A  ceux  qui  sont  affolés  de  lu- 
mière &  de  pureté,  je  dirai  :  Prenez  garde, 
vous  entrez  dans  la  nuit,  dans  la  souil- 
lure. A  ceux  dont  le  cœur  dort  &  qui  ont 
l'indifférence  du  mal,  je  dirai  :  Puisque 
vous  ne  pouvez  aimer,  tâchez  au  moins  de 
relier  dignes  &  honnêtes. 

La  nuit  était  claire,  je  voyais  jusqu'à 
Dieu.  Marie,  roide  maintenant,  dormait 
avec  pesanteur;  le  drap  avait  de  longs  plis 
secs  &  durs.  Je  songeais  au  néant,  je 
pensais  que  nous  aurions  grand  besoin 
d'une  croyance,  nous  qui  vivons  dans  l'es- 
pérance de  demain  &  qui  ne  savons  ce  que 
sera  demain.  Si  j'avais  eu,  au  ciel  ou  ail- 
leurs, un  Dieu  ami  dont  j'aie  senti  la  main 
protectrice,  je  ne  me  serais  peut-être  pas 
laissé  aller  au  vertige  d'une  passion  mau- 
vaise. J'aurais  toujours  eu  des  consola- 
is 


3 14  -^^  confession  de  Claude 

tions,  au  milieu  de  mes  larmes;  j'aurais 
usé  mon  trop  d'amour  dans  la  prière,  au 
lieu  de  ne  pouvoir  le  donner  &  de  le  sentir 
m'ctouffer.  Je  m'étais  abandonné,  parce 
que  je  ne  croyais  qu'en  moi  &  que  j'avais 
perdu  toute  ma  force.  Je  ne  regrette  pas 
d'obéir  à  ma  raison,  de  vivre  libre,  n'ayant 
que  le  resped  du  vrai  &  du  jufte.  Seule- 
ment ,  lorsque  la  fièvre  me  prend ,  lorsque 
je  frissonne  de  faiblesse,  j'ai  peur,  je  de- 
viens enfant;  je  voudrais  être  sous  le  coup 
d'une  fatalité  divine,  m'effacer,  laisser 
Dieu  agir  en  moi  &  pour  moi. 

Et  je  songeais  à  Marie,  me  demandant 
où  était  son  être  à  cette  heure.  Dans  la 
grande  nature,  sans  doute.  Je  faisais  ce 
rêve  que  chaque  âme  va  au  grand  tout, 
que  l'humanité  morte  n'eft  qu'un  souffle 
immense,  un  seul  esprit.  Sur  la  terre, 
nous  sommes  séparéSj  nous  nous  ignorons, 
nous  pleurons  de  ne  pouvoir  nous  réunir; 
au  delà  de  la  vie,  il  y  a  pénétration  com- 
plète, mariage  de  tous  avec  tous,  amour 


La  confession  de  Claude  3i5 

unique  &  universel.  Je  regardais  le  ciel. 
Il  me  semblait  voir,  dans  l'étendue  calme 
&  reposée,  l'âme  du  monde,  l'être  éternel 
fait  de  tous  les  êtres.  Alors,  j'ai  goûté  une 
grande  douceur;  je  venais  de  dépasser  la 
guérison,  j'en  étais  au  pardon  &  à  la  foi. 
FrèreSj  ma  jeunesse  me  souriait  encore. 
J'ai  songé  qu'un  jour  nous  nous  trouve- 
rons unis  tous  quatre,  Marie  &  Jacques, 
Laurence  Ca  moi;  nous  l  ;.:  compre:. 
dronSj  nous  nous  pardonnerons;  nous 
nous  aimerons  sans  avoir  à  entendre  les 
sanglots  de  nos  corps,  &  nous  aurons  une 
suprême  paix  à  échanger  ces  tendresses 
que  nous  ne  pouvions  nous  donner,  lors- 
que nous  vivions  dans  des  chairs  diffé- 
rentes. 

La  pensée  qu'il  y  a  malentendu  sur  la 
terre^  &  que  tout  s'explique  -ailleurs,  m*a 
consolé.  Je  me  suis  dit  que  j'attendrais 
la  mort  pour  aimer.  Je  me  tenais  debout, 
auprès  de  la  fenêtre,  en  face  du  ciel,  en 
face  du  cadavre  de  Marie,  &,  peu  à  peu, 


3i6  La  confession  de  Claude 

une  fraîcheur  douce,  une  espérance  sans 
bornes  me  venaient  de  cette  jeune  fille 
morte  &  de  ces  espaces  rêveurs. 

Les  bougies  s'achevaient.  La  chambre 
avait  un  silence  de  plus  en  plus  lourd,  & 
les  ombres  grandissaient.  Pâquerette  dor- 
mait. Jacques  n'avait  pas  bougé. 

Il  s'eft  levé  brusquement,  il  a  regardé 
cutour  de  lui  avec  peur.  Je  l'ai  vu  se  pen- 
cher sur  le  cadavre  pour  le  baiser  au  front. 
La  chair  froide  lui  a  donné  un  frisson. 
Alors  il  m'a  aperçu.  Il  efl:  venu  à  moi, 
hésitant,  puis  m'a  tendu  la  main. 

Je  regardais  cet  homme  que  je  ne  pou- 
vais comprendre ,  qui  me  paraissait  aussi 
obscur  que  Laurence.  J'ignorais  s'il  m'a- 
vait menti  ou  s'il  avait  voulu  me  sauver. 
Cet  homme  était  venu  me  briser  le  cœur. 
Mais  j'avais  espéré,  j'avais  pardonné.  J'ai 
pris  sa  main  &  la  lui  ai  serrée. 

Alors  il  s'en  eftallé,  me  remerciant  du 
regard. 

Le  matin,  je  me  suis  trouvé  au  bord  du 


La  confession  de  Claude  3 17 


lit  de  Marie,  à  genoux,  pleurant  encore, 
mais  des  larmes  douces,  attendries.  Je 
pleurais  sur  cette  pauvre  fille  que  la  mort 
avait  emportée  au  printemps^  ignorante 
des  baisers  d'amour. 


XXX 


Frères,  je  vais  à  vous.  Je  pars  demain 
pour  nos  campagnes.  Je  veux  puiser  une 
nouvelle  jeunesse  dans  nos  larges  hori- 
zons, dans  notre  soleil  ardent  &  pur. 

J'ai  eu  un  orgueil  trop  haut.  Je  me  suis 
cru  mûr  pour  la  lutte,  tandis  que  je  n'étais 
qu'un  enfant  faible  &  nu.  Je  relierai  peut- 
être  toujours  enfant. 

J'espère  en  votre  amitié,  en  mes  sou- 
venirs. Près  de  vous^  je  me  rappellerai  les 
jours  d'autrefois,  je  m'apaiserai,  j'achève- 


3  1 8  La  confession  de  Claude 

rai  de  guérir  mon  cœur.  Nous  irons  dans 
les  plaines,  au  bord  de  la  rivière  om. 
brei  se  ;  nous  reprendrons  la  vie  de  nos 
seize  ans,  &  j'oublierai  ainsi  l'année  ter- 
rible que  Je  viens  de  vivre.  J'en  serai  en- 
core à  ces  jours  d'ignorance  &  d'espoir, 
lorsque  je  ne  savais  rien  de  la  réalité  & 
que  je  révais  une  terre  meilleure.  Je  rede- 
viendrai jeune,  croyant,  je  pourrai  re- 
commencer la  vie  sur  de  nouveaux  son- 
ges. 

Oh!  je  sens  toutes  les  pensées  de  ma 
jeunesse  me  revenir  en  foule,  m'emplir 
de  force  &  d'espérance.  Tout  avait  disparu 
dans  la  nuit  où  j'étais  entré,  vous  &  le 
monde,  mon  travail  de  chaque  jour  &  ma 
gloire  future.  Je  ne  vivais  plus  que  pour 
une  idée  unique,  aimer  et  souffrir.  Au- 
jourd'hui ,  dans  mon  apaisement ,  j'en- 
tends s'éveiller  une  à  une  ces  pensées  que 
je  reconnais  &  auxquelles  je  souhaite  la 
bienvenue,  l'âme  attendrie.  J'étais  aveu- 
gle, de  nouveau,  je  vois  clair   en  moi, 


La  confession  de  Claude  3 19 

le  voile  s'eft  déchiré ,  je  retrouve  le  monde 
tel  que  je  l'avais  laissé,  large  pour  les  jeu- 
nes courages,  lumineuiCj  plein  d'applau- 
dissements. Je  vais  reprendre  mon  labeur, 
me  refaire  des  forces,  lutter  au  nom  de 
mes  croyances,  au  nom  de  mes  tendresses. 

Faites-moi  place  à  vos  côtés,  frères. 
Trempons-nous  dans  l'air  pur,  dans  les 
chax..^s  éclatants  ùe  suleil,  dans  nos 
amours  vierges.  Préparons-nous  à  la  vie 
n  nous  aimant  tous  trois,  en  courant, 
la  main  dans  la  main,  libres  sous  le  ciel. 
Attendez-moi,  &  faites  que  la  Provence 
soit  plus  douce,  plus  encourageante  pour 
me  recevoir  &  me  rendre  mon  enfance. 

Hier,  lorsque  devant  la  fenêtre,  en  face 
du  cadavre  de  Marie,  je  m'épurais  dans  la 
foi,  j'ai  vu  le  ciel,  plein  d'ombre,  blanchir 
à  l'horizon.  Toute  la  nuit,  j'avais  eu  de- 
vant les  yeux  les  espaces  noirs,  troués  par 
les  rayons  jaunes  des  étoiles;  j'avais  sonde 
vainement  l'infini  du  gouffre  sombre, 
m'etlrayant  de  ce  calme  immense,  r"-  c- 


320  La  confession  de  Claude 

néant  insondable.  Ce  calme^  ce  néant  se 
sont  éclairés  ;  les  ténèbres  ont  frémi  &  se 
sont  repliées  lentement,  laissant  voir  leurs 
myftères  ;  l'effroi  de  iombre  a  fait  place  à 
l'espérance  de  la  clarté  naissante.  Tout  le 
ciel  s'eft  enflammé  peu  à  peu  ;  il  a  eu  des 
teintes  roses,  douces  comme  des  sourires; 
il  s'eft  creusé  dans  la  lumière  pâle,  lais- 
sant voir  Dieu  à  cette  heure  matinale  & 
transparente.  Et  moi,  seul,  en  face  de  ce 
déchirement  de  la  nuit^  de  cette  naissance 
lente  &  majeftueuse  du  jour,  je  me  suis 
senti  au  cœur  une  force  jeune,  invincible, 
un  espoir  immense. 
Frères,  c'était  l'aurore. 


2499 

C5 

1893 


Zola,  Krûile 

La     coafession  de  Claude.    . 
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