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Full text of "La digue dorée : roman des quatre."

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LE  ROMAN  CANADIEN 


EDITIONS  EDOUARD  GARAND,  MONTREAL 


THE  LIBRARYOF 

YorkUniversity 

SPECIAL  COLLECTIONS 


a 


L'AGE  a  donné  à  cette 
J  bonne  vieille  bière  une 
saveur,  une  maturité  qui  la 
rend  tout  simplement  in- 
comparable. 

Plus  de  100  ans  d'expérience 
dans  chaque  bouteille. 


DAWES 


Black  Horse 

BIERE  et  PORTER 


LA  DIGUE  DORÉE 


ROMAN  DES  QUATRE 


par 


Ubald  Paquin 
Alexandre  Huot 


Jean  Féron 
Jules  Larivière 


lustrations  d'Albert  Fournier 


m  iffl 


LACTION  CANADIENNE 


"LE  ROMAN  CANADIEN" 
Editions  Edouard  Garand 

1423,  1425,  1427,  rue  Ste-Elisabeth. 
Montréal. 


Tous  droits  de  publication,  traduction,  reproduction, 
adaptation  au  théâtre  et  au  cinéma  réservés  par  : 


EDOUARD  GARAND 
19  2  7 


Copyright  1927  by  Edouard  Garand. 


De  cet  ouvrage  il  a  été  tiré  12  exemplaires  sur  papier  spécial, 
chacun  de  ces  exemplaires  est  numéroté  en  rouge  à  la  presse. 


illustrations 


PREMIERE  PARTIE 
L'Orpheline  de  la  rue  Mignonne 
par 

UBALD  FAQUIN 


généreux  pourboire,  et  recommanda  au 
cocher  de  revenir  dans  une  heure  pour 
les  conduire  à  la  gare  Viger  où  ils  de- 
vaient prendre  le  5,25,  "Train  Eclair" 
comme  on  l'appelait,  à  destination  de 
Québec. 

Une  fois    sur  le  trottoir,    les  deux 
hommes  demeurèrent  quelques  instants 
parler,  semblant  indécis  de  ce  qu'ils  al- 
Le  18  mai  mil  neuf  cent...,  deux  voya-    laient  faire, 
geurs  descendirent  de  voiture  devant  le  nu-       Us  formaient  ensemble  un  contraste  des 
méro  45  de  la  rue  Mignonne.    Le  plus  petit    plus  marquants.  L'un  était  cle  taille  moyen- 
des  deux  solda  la  course,  en  y  ajoutant  un    ne,  massif,  large  des  épaules,  avec  des  bras 


sans 


4 


I,K    FIOMAN    I>KS   QI "AT IL  10 


ballantfl  termines  par  (1rs  mains  épaisses  et 

carrées,  de  vrais  wbattoir8w  comme  disait 
BOO  compagnon.  11  avait  un  air  bonasse, 
candide,  sur  Bes  Lèvres  un  sourire  était 
comme  figé,  qui  ne  le  quittait  jamais.  Il 
avait  de  grands  veux  bleus,  étonnés  et  hu- 
mides, une  chevelure  blonde  abondante. 
L'autre  était  grand,  sec,  haut  sur  jambes; 
on  le  devinait  solide  et  robuste,  malgré  sa 
maigreur,  et  habitué  à  la  misère.  Les  traits 
étaient  Bèvères.  Il  avait  un  nez  en  bec  d'ai- 
gle, mie  bouche  longue  aux  lèvres  minces. 
Il  était  bronzé  de  teint  et  cuit  par  le  soleil. 

La  seule  analogie  entre  eux  consistait 
dans  le  vêtement  identique:  un  veston  kaki, 
une  chemise  de  toile  aux  faux  col  négligé, 
•  les  culottes  bouffantes  de  la  même  couleur 
que  le  veston,  et  des  bottes  lacées  qui  lui 
montaient  jusqu'aux  genoux. 

Instinctivement,  en  voyant  ce  couple  si 
peu  assorti,  l'on  songeait  à  Don  Quichotte 
et  à  son  fidèle  écuyer  Sancho  Pança.  La 
comparaison  était  juste,  sauf  qùe  celui  qui  te- 
nait le  rôle  de  Don  Quichotte  avait  plutôt 
le  physique  de  Sancho  Pança  et  inverse- 
ment. Ils  devaient  être  tous  deux  dans  la 
trentaine  et  ne  pas  la  dépasser  de  beaucoup. 

— C'est  donc  ici?  demanda  Paul  Durand, 
le  plus  petit. 

— Il  me  semble  î  fit  l'autre  qui  répondait 
au  nom  plutôt  bizarre  de  Elzébert  Mouton. 

Pour  être  plus  sûr,  il  sortit  de  l'une  des 
poches  de  sa  chemise  un  carton  plié. 

— "Jeannette  Chevrier,  45  rue  Mignonne, 
Montréal"...  C'est  bien  ici  45.  Cette  rue 
est  bien  la  rue  Mignonne,  et  nous  sommes 
bien  à  Montréal.  Donc  nous  sommes  au 
bon  endroit. 

— C'est  logique. 

— C'est  toi  qui  parles  le  premier? 

— J'aimerais  autant  que  ce  soit  toi. 

— Cela  m'embête...  je  ne  sais  comment 
lui  apprendre  la  nouvelle.  Je  te  laisse  ce 
soin  à  toi.  Tu  es  instruit. .  .  tu  t'en  tireras 
donc  mieux  que  je  le  pourrais. 

— Il  va  bien  falloir.  .  .  Sonne  ! 

Quand  il  eut  gravi  les  marches  de  bois 
qui  conduisaient  à  la  porte  d'entrée  et  qu'il 
se  fût  préparé  à  tirer  sur  la  clochette,  Elzé- 
bert s'arrêta. 

— Ce  ne  doit  pas  être  ici. . .  on  s'est  trom- 
pé! 

— Imbécile,   tu   viens   de  lire  l'adresse. 
C'est  45  ou  ce  n'est  pas  45  ! 
—C'est  45. 
— Alors .  .  . 

— Mais  c'est  écrit  "Chambres  à  louer" .  . . 


Germain  nous  contait  toujours  que  sa  blon- 
de était  riche. 
— Et  après  ? 

— Si  elle  loue  des  chambres,  c'est  parce 
qu'elle  n'est  pas  riche. 

— Sonne  d'abord,  tu  feras  des  réflexions 
plus  tard  ! 

Elzébert  obéit. 

Une  personne  aux  cheveux  gris,  vêtue 
d'une  robe  d'indienne  et  coiffée  d'un  bonnet 
de  même  étoffe,  vint  leur  ouvrir. 

— Nous  n'avons  plus  de  chambres,  dit-el- 
le, avant  qu'ils  eussent  proféré  une  seule 
parole. 

— Ce  n'est  pas  cela  que  nous  voulons.  Y 
a-t-il  une  demoiselle  Chevrier . . .  Jeannet- 
te Chevrier . . .  qui  habite  ici  ? 

— La  patronne? 

— Xous  voulons  la  voir. 

La  ménagère  jeta  un  coup  d'oeil  sur  les 
pieds  des  visiteurs,  craignant  qu'ils  ne  sa- 
lissent son  tapis,  hésita  une  seconde,  puis 
leur  ouvrant  la  porte  du  salon,  les  fit  passer 
dans  cette  pièce. 

Paul  Durand  s'enfonça  dans  un  fauteuil, 
ferma  les  yeux  et  prépara  mentalement  le 
discours  qu'il  allait  faire. 

Elzébert,  debout,  tenant  son  chapeau  en- 
tre ses  doigts,  faisait  des  yeux  le  tour  de  la 
pièce.  Les  meubles  en  étaient  cossus  et  dé- 
celaient, malgré  l'usure,  un  luxe  passé.  Des 
estampes  françaises  étaient  accrochées  à  la 
muraille,  voisinant  avec  des  portraits  de  fa- 
mille. Sur  le  piano,  dans  un  angle,  une  so- 
nate de  Beethoven. 

Mais  un  bruit  menu  de  pas  dans  l'escalier 
vint  les  arracher  à  leurs  occupations  respec- 
tives. 

Dans  l'embrasure  de  la  porte  une  forme  lé- 
gère,gracieuse,  fine,  se  dressa. 

Elzébert  laissa  tomber  son  chapeau  de 
surprise,  et  Paul  Durand  écarquilla  les  yeux 
d'admiration;  toute  sa  figure  s'épanouit  et 
ses  joues,  pourtant  rouges,  s'empourprèrent 
davantage. 

Il  se  leva  d'un  mouvement  brusque,  et 
gauchement  salua. 

Il  avait  devant  les  yeux  une  vision  de  jeu- 
nesse et  de  beauté,  quelque  chose  de  prin- 
tanier  et  de  suave. 

Jeannette  Chevrier,  âgée  de  vingt-trois 
ans  à  peine,  était  en  effet  d'une  beauté  rare. 
Elle  possédait  dans  sa  physionomie  quelque 
chose  d'éthéré  et  d'indéfinissable  fait  de  lan- 
gueur et  de  mélancolie  et  d'ardeur  de  vivre 
tout  à  la  fois.  Elle  avait  le  teint  très  pâle, 
d'un  blanc  laiteux.    Dans  son  visage  à  l'ova- 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


5 


le  pur  les  yeux  larges  et  noirs  faisaient  des 
trous  de  lumière  ;  et  ces  yeux  brillaient,  ani- 
més d'une  vie  ardente.  Deux  petites  fosset- 
tes dans  les  joues  encadraient  les  lèvres  fi- 
nes. La  chevelure  longue  et  noire  était  sé- 
parée au  milieu  de  la  tête,  et  les  tresses  en 
retombaient  sur  les  épaules. 

Paul  remarqua  que  la  taille  était  élan- 
cée, et  il  jugea  que  les  jambes,  du  moins  ce 
que  la  robe  laissait  deviner,  étaient  parfai- 
tes. 

— Vous  êtes  bien  Mademoiselle  Chevrier, 
dit-il  pour  rompre  le  silence,  Mademoiselle 
Jeannette  Chevrier? 

—En  effet,  c'est  moi-même. 

— Ah!  je  comprends  pourquoi  il  vous  ai- 
mait tant  ! 

Mais  aussitôt  cette  phrase  lancée,  il  se 
mordit  les  lèvres,  dépité  à  s'être  laissé  pren- 
dre à  penser  tout  haut,  ce  qui  lui  arrivait 
assez  fréquemment. 

— Mademoiselle,  continua-t-il,  j'ai  un  mes- 
sage pour  vous .  .  .  une  nouvelle  à  vous  ap- 
prendre . . .  Oui,  je  suis  Monsieur  Paul  Du- 
rand. Je  vous  présente  Monsieur  Elzébert 
Mouton.  Nous  étions  des  amis  de  Germain 
Lafond. 

— Vous  étiez . . . 

— Oui,  nous  l'avons  bien  connu.  Nous 
avons  prospecté  ensemble.  Charmant  jeune 
homme  !  Oui,  c'était  un  bon  garçon.  Il 
vous  aimait  bi^n  aussi,  et  il  avait  raison. 

Elle  commençait  à  s'inquiéter. 

— Quand  l'avez-vous  vu  pour  la  dernière 
fois?  Etait-il  malade?  Où  était-il?  Que  fai- 
sait-il? Il  y  a  trois  mois  que  je  n'ai  eu  de 
ses  nouvelles. . . 

— C'est  vrai,  il  vous  écrivait  toutes  les 
semaines. 

Il  se  caressa  le  menton  de  la  main,  parut 
se  recueillir  un  peu. 

— Aussi  bien  vous  le  dire  tout  de  suite .  .  . 
il  est  mort  ! 

Les  yeux  noirs  s'éteignirent,  les  paupiè- 
res les  recouvrirent  un  instant;  en  un  geste 
convulsif  les  doigts  de  la  jeune  fille  se  cris- 
pèrent sur  le  bras  du  fauteuil.  La  voix 
blanche,  elle  dit  simplement  : 

— Je  le  pressentais. 

Elle  se  leva,  alla  pour  faire  quelques  pas, 
et  serait  tombée,  inanimée  sur  le  parquet,  si 
Paul  ne  l'eût  précipitamment  recueillie 
dans  ses  bras. 

— Vite,  Elzébert,  va  demander  un  peu 
d'eau  et  du  vinaigre  ! 

Avec  une  douceur  presque  maternelle, 
étonnante  chez  un  homme  comme  lui,  il  la 


déposa  sur  le  sofa  et  commença  à  lui  fric- 
tionner les  paumes  de  la  main. 

Il  regardait  toujours  le  visage  immobile, 
serein,  et  une  tentation  folle  l'obsédait  d'ef- 
fleurer d'un  baiser  ces  lèvres  fines,  de  cares- 
ser la  peau  soyeuse  des  joues. 

Elzébert  revint  l'instant  d'après.  Il  avait 
conservé  son  flegme  imperturbable.  La  mé- 
nagère de  tantôt  le  suivait  portant  une  carafe 
d'eau  d'une  main  et  un  verre  de  liqueur  do- 
rée de  l'autre.    Elle  était  énervée. 

— Mon  Dieu!  qu'est-ce  qu'il  y  a?  Made- 
moiselle Jeannette  !  Regardez-moi  !  Vous  n'ê- 
tes pas  morte,  Mademoiselle  Jeannette?  Ré- 
pondez-moi ! 

Paul  Durand  lui  ôta  la  carafe  des  mains 
et  bassina  d'eau  fraîche  les  tempes  de  la  jeu- 
ne fille. 

Les  paupières  se  soulevèrent,  elle  regarda 
autour  d'elle,  inconsciente. 

— Tenez,  buvez  !  fit-il  en  portant  à  ses  lè- 
vres le  verre  de  cognac. 

Elle  en  avala  quelques  gorgées,  et  peu  à  peu 
ses  sens  revinrent. 

La  ménagère,  folle  de  joie,  courut  se  jeter 
aux  genoux  de  sa  maîtresse. 

— Ah  !  mademoiselle  J eannette,  moi  qui 
vous  croyais  morte  ! 

Puis  elle  jeta  un  regard  sévère  aux  deux 
personnages  qu'elle  avait  elle-même  intro- 
duits clans  le  salon  et  leur  reprocha,  dans  son 
for  intérieur,  l'évanouissement  de  la  jeune 
fille. 

Paul  Durand  lui  fit  signe  de  s'en  aller. 
Elle  regarda  Jeannette  et  sortit  en  grom- 
melant. 

— Ca   va   mieux   maintenant?  demanda 
Paul. 
—Oui. 

— Excusez-moi,  c'est  de  ma  faute  :  je  n'au- 
rais pas  dû  vous  apprendre  brutalement  cette 
fâcheuse  nouvelle.  Que  voulez-vous?  je  ne 
suis  pas  habitué  à  des  missions  aussi  délica- 
tes. 

— Comment  est-il  mort?  Un  accident  ou 
un  crime  ?  Ah  !  racontez-moi  les  détails  ! 
Dites-moi  tout  ce  que  vous  savez,  tout,  tout... 
je  veux  tout  savoir  !  Ensuite,  je  vous  racon- 
terai . . .  Non ...  à  quoi  bon  ! 

— Vous  me  raconterez? 

— Ce  n'est  rien . . .  cela  ne  vous  intéressera 
pas.    C'est  une  simple  supposition... 

— On  l'aurait  tué  ? 

—Oui... 

— Qui  vous  fait  dire  cela? 
— Rien  !  Je  vous  ai  dit  que  c'est  une  simple 
supposition. 


G 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


Je  Le  crois  aussi.  Si  quelqu'un  s'était 
avisé  de  toucher  à  un  cheveu  sur  la  tête  de 
Germain,  il  en  aurait  rendu  compte. . .  ça  je 

vous  l'assure.     N'est-ce  pas,   Klxéltert  ? 

Oui.  j'aime  mieux  être  moi  qu'être  ce- 
lui-là: 

— Voici  les  détails.  .  . 

Et  Paul  Durand  raconta  comment,  à  cet- 
te époque,  il  avait  rencontré  dans  la  forêt  du 
Nord  Ontario  un  jeune  homme  aux  manières 
élégantes,  voire  raffinées,  et  qui  campait  seul 
sur  les  bords  du  lac  Désert,  précisément  au 
coeur  du  district  où  il  avait  établi  son  terri- 
toire de  chasse.  Il  apprit  peu  à  peu  que  c'é- 
tait un  ingénieur  civil  envoyé  par  le  gouver- 
nement fédéral  pour  faire  une  étude  géologi- 
que de  la  région.  Il  n'était  seul  que  depuis 
une  semaine:  son  assistant,  pris  d'ennui,  s'é- 
tait lassé  de  cette  vie  en  pleine  forêt,  monoto- 
ne et  vide  pour  qui  ne  sait  pas  goûter  les 
charmes  divers  de  la  nature,  et  il  était  par- 
ti pour  la  ville.  Germain  attendait  d'avoir 
fini  un  travail  important  sur  la  formation  du 
roc  sur  une  île  du  lac  Désert,  avant  de  se 
rendre  à  la  prochaine  station  de  chemin  de 
fer,  sise  à  75  milles  de  l'endroit  où  il  se  trou- 
vait, télégraphier  à  Ottavra  de  lui  envoyer  un 
aide.  Les  trois  hommes  devinrent  vite  des 
amis  intimes,  et  Germain  négligea  de  deman- 
der un  assistant.  Chaque  semaine,  Elzébert 
se  rendait  au  premier  poste  chercher  le  cour- 
rier et  déposer  une  lettre  à  bord  du  train, 
lettre  toujours  adressée  à  la  même  personne. 
Il  accomplissait  le  trajet  en  canot.  Un  mo- 
teur portatif  à  l'arrière  lui  permettait  d'ac- 
complir le  trajet,  aller  et  retour,  en  trois 
jours. 

Il  y  a  trois  mois,  Germain  Lafond  deman- 
da à  Elzébert  s'il  voulait  le  conduire  jusqu'à 
la  petite  ville  de  Golden  Creek,  d'où  il  devait 
se  diriger  vers  un  autre  district  fermier  et 
finir  un  travail  commencé  l'année  précédente, 
avant  de  retourner  définitivement  à  Mont- 
réal, où  il  devait  se  marier  et  s'établir  d'une 
façon  stable  à  l'emploi  d'une  compagnie  d'a- 
nalystes chimistes  qui  lui  offrait  un  salaire 
alléchant.  Elzébert  consentit.  Il  fit  ses 
adieux  à  Durand  le  matin  vers  neuf  heures. 
Muni  de  ses  bagages,  de  ses  notes  et  de  ses 
échantillons  de  minerai,  il  s'embarqua  dans 
le  canot  à  destination  de  Golden  Creek.  El- 
zébert fut  absent  deux  semaines. 

Quand  il  revint,  continua  Paul,  il  annonça 
que  notre  ami  commun  était  mort.  Il  fit 
adresser  ses  bagages  à  Ottawa  aux  bureaux 
du  gouvernement,  sauf  un  sac  de  cuir  qui 
contenait...  ce  que  voici: 


Il  sortit  un  portefeuille  de  cuir  qu'il  ouvrit 
et  vida  sur  la  table. 

D'un  côté  ries  billets  de  banque,  il  y  en 
avait  pour  $2,730. 

— C'est  ce  qu'il  avait  en  argent  sur  lui, 
son  salaire  depuis  un  an  qu'il  venait  de  reti- 
rer. Quant  on  l'a  retrouvé  l'argent  était  in- 
tact, c'est  ce  qui  me  fait  écarter  l'idée  d'un 
crime.  Tenez,  voici  les  lettres  qu'il  gardait 
toujours  sur  lui.  .  .  vos  lettres!  Elzébert,  ra- 
conte donc  ce  que  tu  sais  ! 

Durant  tout  ce  discours,  Jeannette,  tou- 
jours repliée  sur  elle-même,  écoutait  silen- 
cieusement. Ses  beaux  yeux  erraient  au 
loin.  En  elle  la  vision  passait  du  bien-aimé, 
sacrifiant  sa  jeunesse  qu'il  arrachait  aux  plai- 
sirs du  monde,  aux  plaisirs  faciles  de  la  cité 
tentante,  pour  s'en  aller  en  pleine  solitude, 
dans  le  lointain  des  bois,  brûler  les  étapes 
pour,  un  jour,  mettre  aux  pieds  de  celle  qu'il 
aimait  une  situation  plus  prospère  et  être  en 
mesure  de  lui  octroyer,  par  une  richesse  plus 
grande,  plus  de  bien-être  et  de  confort.  Elle 
le  voyait  dans  son  costume  pittoresque,  elle 
évoquait  le  décor  grandiose  de  son  existence, 
et  relisait  mentalement  ses  lettres  où  il  fai- 
sait part  de  ses  journées  et  de  ses  émotions 
que  la  vie  large  et  libre  suscitait  en  lui.  Elle 
se  l'imaginait  à  l'arrière  d'un  canot,  sur  un 
lac  aux  eaux  vertes  et  pâles,  revenant  vers  sa 
tente  à  l'heure  où  le  soleil  décroît.  Elle 
croyait  le  voir  à  genoux,  dans  le  fond  de 
l'embarcation,  avironnant  lentement,  la  tête 
nue,  la  chemise  ouverte  sur  la  poitrine.  Elle 
évoquait  sa  démarche  souple,  son  port  à  la 
fois  élégant  et  viril,  et  dans  son  oreille  les 
accents  passionnés  de  la  dernière  entrevue 
vibraient,  gardant  la  saveur  du  dernier  bai- 
ser. Et  tout  cela,  c'était  quelque  chose  de 
fini,  de  complètement  fini.  Les  heures  d'i- 
vresse vécues  près  de  lui,  c'étaient  des  heures 
mortes  qui  jamais  plus  ne  revivraient.  Une 
torpeur  l'envahissait,  un  engourdissement  de 
toutes  ses  facultés  sensitives.  C'était  un  rê- 
ve. Quelque  chose  d'elle-même,  tantôt  quand 
elle  s'était  évanouie,  était  mort  :  c'était  sa 
jeunesse,  souriante  malgré  ses  malheurs.  L'es- 
pérance venait  de  déserter  son  coeur.  En  la 
désertant,  il  avait  causé  un  vide,  un  vide  af- 
freux et  noir.  .  . 

Elzébert,  à  son  tour,  prit  la  parole. 

Ils  étaient  arrivés  depuis  trois  jours  à  Gol- 
den Creek,  Germain  et  lui,  quand  l'accident 
se  produisit.  C'était  par  une  belle  journée, 
toute  dorée  de  soleil.  Germain  devait  quit- 
ter le  village  ce  jour-là.  Tout  près  du  villa- 
ge il  y  a  une  rivière  où  ils  avaient  laissé  le 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


7 


canot.  Pendant  que  l'ingénieur  était  allé 
voir  son  embarcation  le  matin,  Elzébert  était 
demeuré  à  l'hôtel  où  il  avait  pris  quelques 
libations  et  fait  la  partie  de  cartes  avec  des 
amis  d'occasion.  On  l'avait  même  soulagé 
de  $45.00.  Vers  trois  heures  de  l'après-midi, 
intrigué  de  ne  pas  voir  revenir  son  compa- 
gnon, il  alla  à  sa  rencontre.  Il  était  étendu 
la  face  en  avant  dans  le  canot,  son  fusil  à 
côté  de  lui.  Une  balle  lui  avait  éraflé  toute 
la  figure  et  s'était  logée  dans  la  cervelle. 
L'accident  était  facile  à  reconstituer:  le  ca- 
not s'était  éloigné  du  bord,  et  pour  l'empê- 
cher d'aller  à  la  dérive,  Germain  avait  empoi- 
gné le  fusil  qui  était  dans  le  canot  pour  atti- 
rer l'embarcation  à  lui.  Il  trébucha,  le  chien 
partit  et. . .  Renvoyer  le  corps  dans  la  fa- 
mille, il  n'y  fallait  pas  songer.  Le  trajet  de 
Golden  Creek  à  Montréal  est  très  long,  il 
dure  plusieurs  jours,  près  d'une  semaine.  Les 
autorités  locales,  après  enquêtée,  conclurent  à 
un  accident  et  ordonnèrent  d'inhumer  le 
corps. 

Elzébert  se  tut  à  son  tour.  Un  silence  lourd 
de  tristesse  régna  dans  le  petit  salon. 

Jeannette  était  plus  pâle  que  d'habitude. 
LTne  vision  d'horreur  la  glaçait.  Un  homme, 
la  figure  ensanglantée,  était  là,  là  devant 
elle  !  Elle  passa  la  main  devant  elle  pour  chas- 
ser ce  cauchemar  qui  l'oppressait,  éveillée. 

Paul  Durand  brisa  le  silence. 

— Voilà . . .  nous  avons  cru  de  notre  devoir 
de  vous  relater  ces  choses  et  de  vous  remet- 
tre ces  quelques  objets.  Si  je  puis  vous  être 
utile  à  quelque  chose,  et  que  vous  ayez  besoin 
de  moi,  écrivez  un  mot  et  j'accourrai.  Adres- 
sez aux  soins  de  l'un  de  mes  frères,  qui  est 
avocat  à  Québec.  Il  demeure  sur  la  rue  des 
Remparts.    Il  saura  où  me  trouver. 

Jeannette,  pour  toute  réponse,  serra  la 
main  de  Paul.  De  grosses  larmes  roulaient 
dans  ses  yeux  et  descendirent  bientôt  le  long 
des  joues. 

— Ma  pauvre  enfant,  prenez  courage  !  Le 
temps  viendra  qui  guérit  tout.  Et  puis  songez 
que  c'est  la  vie . . . 

On  sonna  à  la  porte. 

— C'est  pour  ces  messieurs,  fit  la  ménagère. 
— C'est  notre  cocher. 

Comme  ils  allaient  pour  sortir,  Jeannette 
demanda  : 

— Vous  êtes  certains  que  ce  n'est  là  qu'un 
accident  ? 

— Nous  en  sommes  positifs. 

— Il  n'a  rencontré  personne  qu'il  connais- 
sait à  Golden  Creek  ? 

— Oui,  un  homme  qu'il  a  croisé  sur  la  rue. 


Il  a  salué  Germain  ironiquement,  Germain 
ne  lui  a  pas  rendu  son  salut  et  a  dit  qu'il  ne 
le  connaissait  pas  et  qu'il  ne  voulait  pas  le 
connaître. 
—Ah... 

— Bon  courage,  mademoiselle  !  ajouta  Paul 
en  lui  frappant  amicalement  sur  l'épaule,  et 
puis  souvenez-vous  qu'il  avait  deux  vrais  amis 
et  qu'il  vous  a  légué  leur  amitié.  J'aurais  fait 
tout  pour  lui . . .  et  pour  vous.  Soyez  coura- 
geuse . . . 

— Merci.    Au  revoir  ! 

— Au  revoir  ! 

— Eh  bien  !  cocher,  fouette  ton  cheval,  nous 
sommes  en  retard. 

Et  par  les  rues  de  Montréal  le  carosse  rou- 
la, emportant  les  deux  amis,  qui  ne  parlaient 
pas,  récapitulant  en  leur  for  intérieur  les 
scènes  diverses  du  drame  en  raccourci  de  tan- 
tôt. 

II 

Cette  nouvelle  officielle  de  la  mort  de  son 
fiancé  était  pour  Jeannette  la  confirmation 
de  ses  pressentiments.  Depuis  trois  mois, 
elle  n'avait  reçu  aucune  lettre  de  lui.  Elle 
flairait  un  mystère  là-dessus.  Elle  augurait 
un  malheur. 

Vers  l'époque  où  Germain  avait  été  trouvé 
mort,  elle  avait  reçu  une  missive  étrange, 
écrite  au  clavigraphe,  sur  une  simple  feuille 
de  papier  jaune:  "Mademoiselle,  j'ai  le  re- 
"  gret  de  vous  offrir  toutes  mes  sympathies,  à 
"  l'occasion  de  la  mort  de  Germain  Lafond 
"  décédé  dans  des  circonstances  tragiques." 
Et  c'était  signé:  "Un  ami  sincère". 

Etait-ce  là  un  avertissement,  ou  l'oeuvre 
d'un  loustic  ? 

Cette  missive  étrange  l'avait  plongée  dans 
un  trouble  inexprimable.  Durant  des  jours 
elle  ne  cessa  d'être  en  proie  aux  pensées  les 
plus  lugubres.  Une  lettre  postérieure  à  la 
mystérieuse  communication  avait  mis  fin  à 
son  anxiété.  Dans  cette  lettre,  Germain  lui 
contait  que  son  exil  volontaire  touchait  à  sa 
fin,  que,  dès  sa  mission  terminée,  il  revien- 
drait à  Montréal,  muni  d'un  petit  magot  et 
assuré  d'une  position  sédentaire  lucrative.  Il 
lui  contait  son  amour,  comme  quoi  il  ne  ces- 
sait de  songer  à  elle  jour  et  nuit.  Mais  su- 
bitement toute  correspondance  cessa,  et  Jean- 
nette n'eut  plus  aucun  doute  sur  la  portée  de 
la  lettre  macabre.  Germain  était  victime 
d'une  vengeance  implacable.  Par  un  raffi- 
nement de  cruauté,  l'on  frappait  à  l'avance 
l'être  le  plus  cher  dans  sa  vie...  Germain 


LE   ROMAN  DES  QUATRE 


était  assassiné  froidement,  lâchement,  avec 
préméditai  ion. 

Mais  qu'était  Fauteur  de  cèi  attentat? 

Les  nsiteurs  partis.  Jeannette  Chevn'cr 
B'enferma  dans  sa  chambre  et  pleura.  Du- 
rant plus  d'une  heure,  écrasée  sur  le  sol,  la 
tête  appuyée  sur  le  bord  de  son  lit,  elle  laissa 
rouler  sa  douleur.  Elle  souffrait.  Pour- 
tant. .  .  elle  savait.  Mais  il  lui  restait  l'es- 
pérance.  .  .  elle  s'était  accrochée  à  cette  fai- 
llie branche  ;  peut-être  était-il  trop  loin  là  où 
il  n'y  avait  pas  de  communication  pour  lui 
écrire.  Maintenant  elle  avait  la  certitude, 
une  certitude  implacable,  sans  merci ...  Le 
facteur  aura  beau  passer  chaque  matin,  il 
n'apportera  plus  le  courrier  attendu. . .  C'est 
fini  î . .  .  La  réalité  est  là  !.. .  devant  elle  ! 
Fini  !  Fini  !  Fini  ! . .  .  Mort  !  Germain  !  l'être 
sensible  et  bon  et  qui,  malgré  sa  délicatesse 
et  son  raffinement,  était  un  homme  viril 
dans  toute  l'acception  du  terme.  Adieu,  les 
beaux  rêves,  inconsciemment  rêvés,  pendant 
qu'elle  laissait  ses  doigts  errer  sur  la  touche 
du  piano  et  que  la  musique  alanguissait  son 
âme  î 

Et  elle  pleurait,  pleurait,  pleurait.  Et  ses 
larmes  étaient  chaudes.  Elles  la  brûlaient  là 
où  elles  coulaient.  Elle  était  anéantie,  bien- 
tôt incapable  de  penser. . . 

Elle  se  dévêtit,  pria  ardemment  avec  une 
ferveur  plus  grande  que  de  coutume  et  se  mit 
au  lit.  Son  système  nerveux  était  épuisé. 
Elle  ne  tarda  pas  à  s'endormir. 

Jeannette  Chevrier  avait  donc  vu  cet  après- 
midi  le  Destin,  sous  la  forme  de  ces  étrangers, 
lui  annoncer  le  dernier  malheur  qui  complé- 
tait pour  elle  la  série  de  ses  infortunes.  Com- 
ment sortirait-elle  de  cette  nouvelle  épreuve  ? 
Son  inéluctable  optimisme,  aidé  et  forti- 
fié par  sa  belle  santé  morale,  lui  ferait-il  sup- 
porter ce  nouveau  coup  sans  ployer?  Résis- 
terait-il encore  comme  il  avait  résisté  jus- 
qu'ici aux  contrariétés  et  aux  infortunes? 
C'était  là  le  secret  de  demain,  le  secret  que 
seul  l'avenir  pourrait  résoudre,  cet  avenir 
incertain  qu'elle  n'avait  pas  voulu  envisager 
cet  après-midi  parce  qu'il  lui  donnait  le  ver- 
tige. Autrefois,  elle  puisait  dans  le  senti- 
ment d'un  amour  idylique,  profond  et  pur 
que  rien  ne  pouvait  altérer  la  force  dont  elle 
avait  besoin.  Elle  sentait  qu'il  y  avait  une 
puissance  pour  veiller  sur  sa  faiblesse,  qu'il 
était,  lui,  lui  si  loin  et  si  près  à  la  fois,  et 
que  bientôt...  Maintenant,  c'est  du  passé 
tout  cela . . .  Tout  cela  est  passé  dans  le  néant 
affreux.  . . 

Orpheline  de  mère,  dès  l'âge  de  six  ans, 


elle  étail  restée  seule  au  monde  avec  un  père 
qui  L'idolâtrait.  Elle  était  sa  joie,  sa  lumiè- 
re, sa  beauté  et  sa  raison  d'être.  Il  avait  ja- 
lousement reporté  sur  elle  tout  le  trésor  d'af- 
fection qu'il  n'avait  pu  dépenser  pour  la  mor- 
te. Une  bonne,  la  même  qui  la  servait  au- 
jourd'hui et  qui  la  couvait  avec  une  sollicitu- 
de toute  maternelle,  avait  veillé  sur  ses  jeunes 
années.  Son  père  était  riche,  avantageuse- 
ment connu  dans  le  monde  de  l'industrie,  et 
en  mesure  de  satisfaire  ses  moindres  caprices. 
Il  n'y  manquait  pas.  Ses  caprices  et  ses  dé- 
sirs devenaient  des  ordres  aussitôt  obéis  que 
formulés. 

Vers  sa  dix-huitième  année,  elle  rencontra 
au  hasard  d'une  visite  chez  une  amie,  un  jeu- 
ne homme  qui  lui  plut.  Il  avait  vingt-deux 
ans  et  terminait  cette  année-là  ses  études  de 
génie  civil  au  Polytechnique.  L'apparition 
de  Jeannette  Chevrier  fut  le  coup  de  foudre 
pour  Germain  Lafond.  D'origine  obscure, 
pauvre,  travaillant  la  nuit  à  la  "Montréal 
Tramways  Co.",  qui  s'appelait  alors  la 
"Montréal  Street  Car  Co.",  pour  payer  ses 
cours,  il  se  considéra  indigne  d'elle  et  ne  lui 
fit  que  quelques  visites  distancées  et  discrètes. 
Mais  il  portait  en  lui  le  désir  violent  d'être 
quelqu'un,  de  s'amasser  un  petit  magot  et 
alors...  d'offrir  à  la  jeune  fille,  avec  son 
coeur,  une  situation  digne  de  la  sienne.  D'ici 
là  il  avait  décidé  de  ne  rien  laisser  transpa- 
raître au  dehors  de  ses  sentiments  intimes. 
Mais  à  défaut  de  paroles,  tout  dans  son  atti- 
tude, dans  son  regard,  dans  les  intonations  de 
la  voix  criait  l'amour  victorieux  qu'il  avait 
pour  Jeannette.  Elle  aussi  l'adorait.  Une 
après-midi  claire  de  juin,  ils  allèrent  ensem- 
ble faire  une  promenade  sur  le  Mont  Eoyal. 
LTne  fois  au  sommet,  ils  s'assirent  dans  l'her- 
be et  contemplèrent  le  panorama  que  la  ville 
offrait  au  bas.  Il  frôla  la  main  de  la  jeune 
fille  de  la  sienne.  Instinctivement  il  la  ser- 
rait dans  la  sienne,  la  porta  à  ses  lèvres,  éper- 
du d'amour  et  murmura  :  "Je  vous  aime". . . 
Tout  cela  s'était  fait  si  vite  qu'il  ne  s'en  ren- 
dit pas  compte  tout  d'abord.  Confus,  il  s'ex- 
cusa de  son  audace.  Elle  le  regarda  en  sou- 
riant, et  ses  grands  yeux  noirs  et  sincères 
fouillèrent  les  siens. 

— Et  pourquoi  vous  excuser  de  m'aimer? 

— Non,  Jeannette,  pas  de  cela ...  Je  de- 
vrais m'excuser  de  ne  pas  vous  aimer,  si  tel 
était  le  cas,  mais  de  vous  l'avoir  dit. 

— Le  beau  malheur  !  Vous  rétractez-vous  ? 
continua-t-elle,  boudeuse  un  peu. 

— Xon,  Jeannette,  jamais  !  Eh  bien  !  oui, 
je  vous  aime,  mais  je  ne  me  considérais  pas 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


9 


le  droit  de  vous  le  dire.  Je  mesure  trop  bien 
la  distance  entre  vous  et  moi.  Mais  je  veux 
la  franchir.  .  .  je  vais  la  franchir.  .  .Je  veux 
me  rendre  digne  de  vous .  .  .  vous  mériter, 
m'élever  jusqu'à  vous...  Me  le  permettez- 
vous,  Jeannette? 

— Non  seulement  je  le  permets,  mais  j'y 
tiens.  Je  veux,  moi  aussi,  que  vous  deveniez 
quelqu'un  de  grand.  .  .  que  vous  deveniez  ce 
que  vous  devez  être. 

— Jeannette . .  .  est-ce  que  vous . . . 

— Oui,  moi  aussi  je  vous  aime. 

— Ah  !  Jeannette  !  ma  Jeannette  ! . . . 

Et  il  couvrit  de  baisers  la  petite  main  dont 
la  peau  était  douce  comme  de  la  soie. 

Deux  ans  s'étaient  à  peine  écoulés  depuis 
qu'il  avait  ''summa  cum  laude"  son  titre  d'in- 
génieur, que  le  Ministère  d'Ottawa  le  char- 
geait d'une  importante  mission  dans  le  Nord 
canadien.  Son  voyage  devait  durer  trois 
ans.  C'était  un  sacrifice  énorme  pour  un 
jeune  homme,  surtout  pour  un  amoureux; 
mais  la  rémunération  était  tellement  allé- 
chante qu'il  accepta.  Que  comptent  trois 
années  de  sacrifices  à  côté  de  la  perspective 
d'une  vie  entière  de  bonheur  ! 

Jeannette  se  résigna  à  l'attente. 

Sur  ces  entrefaites  son  père  mourut.  De  sa 
fortune  immense  compromise  par  un  achat 
considérable  de  terrains  dans  la  banlieue  de 
Montréal  que  la  jeune  fille  dut  céder  à  vil 
prix,  il  ne  resta  qu'une  couple  de  propriétés 
à  la  jeune  fille,  dont  celle  de  la  rue  Mignonne. 
Ses  revenus  étaient  maigres.  Elle  résolut 
donc  de  gagner  sa  vie. 

Aidée  de  Mathilde,  sa  vieille  bonne,  elle 
loua  des  chambres  dans  son  logis,  ne  se  réser- 
vant pour  elle  que  les  pièces  du  rez-de-chaus- 
sée. Le  souvenir  de  Germain  la  consolait  de 
tous  ses  déboires  et,  malgré  la  tristesse  des 
jours,  elle  escomptait  l'avenir  patiemment. 

Elle  lui  fut  fidèle,  malgré  les  démarches 
pressées  d'un  jeune  homme  qui  lui  aurait  ap- 
porté une  fortune  considérable  et  un  rang 
enviable  dans  la  société  bourgeoise  de  la  Mé- 
tropole. Elle  repoussa  toutes  ses  avances 
scrupuleusement  au  risque  d'encourir  sa  hai- 
ne. Ce  jeune  homme,  Pierre  Landry,  l'ai- 
mait frénétiquement,  passionnément.  Un 
moment,  elle  eut  même  à  craindre  pour  elle- 
même.  Landry,  éconduit,  proféra  à  son 
égard  les  pires  menaces,  jura  ses  grands 
dieux  qu'il  la  posséderait  un  jour,  que  bon 
gré  mal  gré  elle  deviendrait  sienne.  Il  se  re- 
pentit d'avoir  parlé  ainsi  et  se  jeta  à  ses  ge- 
noux, et  les  larmes  aux  yeux  lui  demanda 
pardon.    Il  lui  jura  une  amitié  sincère,  dé- 


sintéressée. Cela  se  passait  il  y  a  six  mois. 
Il  la  visita  pendant  un  mois,  allant  chez  elle 
presque  tous  les  jours,  et  s'efforçant  par  sa 
conduite  affable  de  faire  oublier  ses  torts  et 
ses  emportements  passés. 

Un  soir  il  lui  annonça  son  intention  de 
quitter  la  ville. 

Il  s'en  allait  dans  l'Ouest,  à  Vancouver. 

Depuis,  elle  n'en  avait  plus  entendu  parler. 

III 

— A  quel  endroit  allons-nous?  demanda 
Elzébert  à  Paul  Durand  comme  ils  mettaient 
tous  deux  le  pied  sur  le  sol  de  la  vieille  Ca- 
pitale. 

— Où  veux-tu  que  nous  allions? 
— Au  meilleur  hôtel,  le  Château  Fronte- 
nac. 

— Notre  toilette  n'est  pas . . . 

— Au  diable  ces  considérations  d'accoutre- 
ment. D'ailleurs  j'ai  un  rendez-vous  de- 
main à  cet  endroit,  avec  un  acheteur  de  pelle- 
teries. Nos  finances  ne  nous  permettent-elles 
pas,  oui  ou  non,  de  vivre  dans  le  luxe? 

— J'avoue  qu'elles  nous  le  permettent. 

— Alors,  pourquoi  fais-tu  des  objections? 

— Je  ne  sais  pas,  je  ne  suis  pas  habitué  aux 
grandeurs.  Toi  non  plus ...  Il  y  a  quatre 
ans  que  nous  avons  quitté  la  civilisation. 

— Ca  ne  veut  pas  dire  que  la  civilisation 
nous  a  quittés  Nous  l'avons  emportée  avec 
nous.  Tu  es  soucieux  ?  As-tu  peur  de  faire 
des  gaffes  ?  La  belle  affaire  !  D'abord,  tu  n'as 
pas  pour  deux  sous  de  psycologie  :  le  seul  fait 
de  te  présenter  dans  un  hôtel  fashionnable 
vêtu  comme  tu  l'es,  va  préjuger  les  gens  en 
ta  faveur.  Si  tu  étais  le  premier  abruti 
quelconque,  tu  n'oserais  pas.  Donc,  ou  tu  es 
quelqu'un  ou  un  homme  excessivement  riche. 
Va  voir  aux  bagages . . .  Tu  as  les  reçus  ? 

—Oui. 

— Vas-y  tout  de  suite,  moi  je  vais  chercher 
une  voiture. 

Quelques  instants  après,  Elzébert  apparut 
devant  la  gare  chargé  comme  un  mulet  de 
montagne.  Il  portait  les  deux  paquetons 
d'effets  personnels  et  traînait  quatre  sacs  im- 
menses remplis  de  fourrures  résultat  d'une 
chasse  fructueuse  de  deux  ans. 

Paul  attendait  avec  la  voiture.  Elzébert 
y  jeta  les  colis  pêle-mêle.  Il  alla  pour  mon- 
ter lui-même,  mais  son  compagnon  le  poussa 
du  coude. 

— Non  ! 

— Quoi  !  je  ne  suis  pas  pour  m'en  aller  à 
pied. 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


-Personne  no  t'a  parlé  do  cela. 
Puisque  tu  np  vpux  pas  que  je  monte 
avec  toi. 

(  Vm  parce  que  j'ai  une  mission  impor- 
tante à  te  confier. 
— Encore  î 

— Tu  n'es  bon  qu'à  cela. 

— Est-ce  une  mission  ou  une  commission? 
Elzébert,  tu  te  permets  de  faire  de  l'es- 
prit, ça  ne  te  va  pas.  Le  contraste  est  trop 
grand  avec  ta  figure  de  croque-mort.  Tu  vas 
aller  me  chercher.  .  .  nous  chercher  une  bon- 
ne bouteille  de...  scotch,  cognac...  je  te 
laisse  le  choix,  mais  n'apporte  pas  de  tord- 
boyaux. Ce  soir,  avant  de  nous  coucher,  nous 
allons  célébrer  notre  retour  au  pays  des  an- 
cêtres. Va . . .  cours . . .  vole ...  et  nous  re- 
viens. . . 

Toujours  impassible,  Elzébert,  de  sa  dé- 
marche nerveuse,  partit  à  la  recherche  du  nec- 
tar moderne,  pendant  que  la  calèche  se  mit 
pu  branle.  Le  Château  était  illuminé.  Il 
était  près  de  dix  heures  du  soir.  Sur  la  ter- 
rasse les  promeneurs  se  retiraient  groupe  par 
groupe.  Il  ne  restait  plus  que  quelques  rares 
personnes.  L'air  était  frais,  un  air  de  fin 
mai.  Paul  Durand  admira  ce  monument  dont 
Parchitecture  lui  plaisait  et  où  il  aurait  aimé 
vivre.  Son  tempérament  d'aventurier  s'y 
serait  donné  libre  carrière.  Il  aimait  l'ac- 
tion, la  vie  tourmentée,  les  risques.  Quand  il 
pénétra  dans  la  Eotonde,  deux  (cbe\l  boys" 
portant  ses  colis  derrière  lui,  il  attira  immé- 
diatement tous  les  regards.  Cela  fit  accen- 
tuer le  sourire  de  ses  lèvres.  Ces  badauds 
l'amusaient  et  il  éprouvait  une  satisfaction 
d'être  le  point  de  mire  de  tous  les  hôtes.  Il 
aurait  voulu  savoir  ce  qu'on  pensait  de  lui. 
I'escendant  l'escalier  du  fond,  deux  jolies 
femmes,  jeunes  et  élégantes,  l'observèrent  un 
instant;  l'une  se  cacha  sa  figure  dans  son 
éventail  pour  esquisser  un  sourire  moqueur. 
Durand  vit  le  manège.  Cela  le  blessa  un 
peu  :  mais  il  prit  le  parti  de  regarder  les  jeu- 
nes femmes  en  face,  droit  dans  les  yeux,  pour 
leur  signifier  qu'elles  ne  l'intimidaient  aucu- 
nement. Sous  ce  regard  direct,  elles  bais- 
sèrent la  vue  et  continuèrent  leur  route  en 
siience. 

— Une  chambre  simple?  demanda  le  com- 
mis. 

— Je  veux  une  suite  parmi  les  plus  belles 
que  vous  a}rez.  Une  suite  avec  chambre  de 
bain,  deux  chambres  à  coucher  et  un  vivoir. 

— Je  ne  sais  pas  si  nous  en  avons. 

Paul  sortit  son  portefeuille  et  retira  deux 
billets  de  banque  de  cent  dollars  chacun. 


— Te  vais  payer  d'avance  pour  la  semaine. 
Le  commis  lui  indiqua  le  numéro  de  son 
appartement. 

Paul  poursuivit  : 

— Il  va  venir  quelqu'un  tout  à  l'heure  pour 
moi,  un  grand  gaillard  vêtu  comme  je  suis. 
C'est  mon  associé.  Vous  le  ferez  monter  à 
ma  chambre.  Parmi  vos  "guests"  y  a-t-il  un... 
comment  son  nom?  Attendez...  Mac  John- 
son . .  .  Xon  !  MacPherson . .  .  Oui,  c'est  cela 
Monsieur  MacPherson,  de  Xew-York? 

Après  avoir  consulté  la  liste  des  visiteurs, 
le  commis  lui  répondit  affirmativement. 

— Bien.  Avertissez-le  que  demain  midi 
je  le  recevrai  à  dîner  chez  moi  ;  vous  m'en- 
verrez le  garçon  vers  onze  heures  et  demie 
que  je  commande  mon  dîner. 

Toujours  suivi  de  ses  deux  Cfbells  boys"  qui 
portaient  ses  bagages,  Durand  se  dirigea  vers 
l'ascenseur.  Son  appartement  donnait  sur 
la  Terrasse  et  le  fleuve.  La  vue  devait  y 
être  magnifique  dans  la  journée.  Ce  soir,  l'on 
n'y  distinguait  que  les  lumières  de  Lévis,  et 
le  reflet  sur  l'eau  des  traversiers  illuminés. 

En  arrivant,  Paul  se  mit  à  son  aise.  Il  en- 
leva ses  lourdes  bottes,  qu'il  remplaça  par  des 
chaussettes  en  cuir  d'orignal,  dégrafîa  sa  che- 
mise, sonna,  se  fit  monter  une  boîte  de  ciga- 
res et  quelques  bouteilles  d'eau  de  seltz,  s'ins- 
talla dans  un  fauteuil  moelleux,  les  pieds  al- 
longés sur  une  chaise,  alluma  un  cigare  et 
rêva. 

Il  lui  vint  une  sensation  d'ennui  à  la  pen- 
sée de  se  retrouver  derechef  au  milieu  de  la 
foule,  dans  la  cité  où  la  vie  sans  entraves  de 
la  grande  nature  ferait  place  à  toute  une  sé- 
rie de  conventions  dont  il  serait  l'esclave.  Il 
regretta  ses  lacs,  ses  bois,  ses  plaines  et  ses 
montagnes.  Il  regretta  la  compagnie  des 
hommes  frustes  et  parfois  brutaux  qu'il  était 
accoutumé  de  rencontrer.  Il  regretta  les  ex- 
péditions  lointaines,  etc.,  etc. .  . 

Mais  bientôt,  sous  l'empire  du  confort  mo- 
derne, il  se  laissa  glisser  à  une  sorte  de  tor- 
peur somnolente. 

Il  songea  à  Jeannette,  la  frêle  Jeannette, 
aperçue  durant  une  heure  à  peine  et  qui  lui 
avait  causé  une  impression  si  forte.  Sous 
son  écorce  fruste,  il  cachait  une  âme  sensible, 
un  coeur  bon  qui  n'avait  jamais  battu  bien 
fort.  Les  seuls  sentiments  dont  il  eût  fait 
l'expérience  à  part  l'amour  filial  étaient  des 
sentiments  d'amitié.  Jamais  il  n'avait  con- 
nu la  douceur  d'une  affection  de  femme,  ni  ne 
s'était  soucié  de  la  connaître.  Il  avait  bien 
eu  durant  ses  années  de  prime  jeunesse  et  aux 
cours  de  ses  randonnées  par  le  pays,  quelques 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


II 


aventures  galantes,  mais  toutes,  elles  avaient 
été  des  aventures  sans  lendemain,  et  jamais 
il  n'avait  donné  à  aucune  femme  la  moindre 
parcelle  de  son  coeur.  Car  l'amour  c'était 
une  bagatelle  ;  il  ne  croyait  pas  que  l'on  puis- 
se aimer. 

— Eentre  donc,  imbécile  !  cria-t-il  comme 
on  frappait  depuis  déjà  quelques  minutes 
dans  la  porte.  Tu  as  bien  pris  du  temps  à 
trouver ...  ce  que  tu  as  trouvé  ? 

— Je  ne  connaissais  pas  les  endroits  et  je 
suis  revenu  à  pied. 

Et  Elzébert  défit  un  paquet  qu'il  portait 
sous  un  bras. 

— Eegarde  ce  que  j'ai  emporté. . .  du  Gin... 
du  bon  vieux  J ohn . . . 

— Après  ? 

— Une  bonne  bouteille  de  scotch. 
— Eien  qu'une  ? 
— Plus  une  autre. 

— Avec  ça  on  passe  la  nuit  debout.  Mets- 
toi  à  ton  aise  et  allume  un  cigare.  Elzébert, 
je  me  sens  communicatif  ce  soir,  et  tu  vas  me 
faire  le  plaisir  d'écouter  tout  ce  que  je  vais 
te  conter  sons  ouvrir  ta  vénérable  boîte. 
Comment  aimes-tu  notre  installation? 

— Elle  n'est  pas  mal. 

— :Demain,  nous  irons  nous  habiller  de 
neuf.  Je  veux  que  tu  sois  élégant,  Elzébert. 
Si  tu  faisais  des  conquêtes  à  Québec  ? 

— Moi,  je  suis  comme  toi,  je  ne  crois  pas 
aux  femmes  ! 

— Tu  as  déjà  de  l'expérience  ?  C'est  le  cas 
de  dire  qu'il  n'y  a  plus  d'enfants.  Conte-moi 
ton  expérience  ! 

— Elle  est  simple  :  j'ai  aimé  une  jeune  fil- 
le. Je  devais  l'épouser  dans  un  mois,  mais 
elle  a  rencontré  un  autre,  et  elle  m'a  planté 
là.    Un  point . . .  c'est  tout. 

— Bravo  !  Au  moins,  tu  es  un  homme  inté- 
ressant. Tu  as  un  passé.  Sers-nous  quelque 
chose...  j'ai  soif.  Il  y  a  longtemps  que 
nous  n'avons  bu  de  la  bonne  boisson.  Te  rap- 
pelles-tu du  tord-boyaux  de  Golden-Creek  ? 

— C'était  mieux  que  rien  ! 

Paul  Durand  était  un  homme  expansif.  Il 
lui  fallait  extérioriser  tout  ce  qu'il  ressentait. 
Depuis  la  veille,  il  était  la  proie  d'une  vague 
à  l'âme  dont  la  cause  se  rattachait  à  sa  visite 
chez  Jeannette.  Il  n'avait  pas  à  se  le  cacher, 
la  jeune  fille  lui  avait  plu.  Elle  l'avait  im- 
pressionné fortement,  à  tel  point  que  durant 
tout  le  trajet  en  chemin  de  fer,  il  n'avait  ces- 
sé d'y  penser.  A  quoi  bon,  elle  était  fiancée 
à  un  autre,  à  son  ami  !  Cet  autre,  il  est  mort... 
Et  puis ...  et  puis  tout  cela  c'est  pour  le  goût 
<Ie  l'avenir,  pour  mettre  dans  sa  vie  l'élément 


romanesque  qui  va  manquer.  Ce  serait  du 
nouveau.  Mais  comment  la  revoir?  Quel  pré- 
texte inventer? 

Soudain  il  s'arrêta  et  donnant,  selon  sa 
manie,  une  formidable  tape  sur  l'épaule 
d'Elzébert,  il  s'écria  : 

— Eurêka  ! 

—Quoi  ? 

- — J'ai  trouvé  ! 

— Mais  quoi? 

— Un  moyen  sûr  de  la  revoir  ! 

— Je  ne  te  comprends  pas ...  ta  boisson  te 
fait-elle  déjà  effet? 

— Imbécile  !  Tu  seras  toujours  l'imbécile 
que  tu  étais,  que  tu  es .  . .  et  que  tu  seras. 
Que  penses-tu  de  Jeannette  Chevrier  ? 

— Je  pense  beaucoup  de  bien . . .  que  veux- 
tu  que  je  pense  ?  Qu'elle  est  la  plus  charmante 
du  monde  ? 

==Ecôutê-moi,  Elzébert,  et  regarde-moi! 
Crois-tu  que  je  puisse  plaire  aux  femmes? 

— Pourquoi  pas? 

— Tu  as  raison,  je  ne  suis  ni  pire  ni  mieux 
qu'un  autre.  C'est  vrai  que  je  suis  taillé  à 
coups  de  hache,  j'ai  les  traits  épais.  . .  et  je: 
n'ai  rien  de  raffiné. . . 

— Ca  te  donne  un  air  plus  mâle. 

—SÛr? 

— Puisque  je  te  le  dis. 

— Servons-nous  une  autre  rinçade,  Elzé- 
bert, et  buvons  au  succès  de  notre  prochaine 
aventure,  la  plus  difficile  de  toutes. 

Un  choc  de  verres  et  deux  coudes  qui  se 
lèvent,  deux  langues  qui  claquent,  l'opération 
est  terminée. 

— Après  avoir  joué  aux  prospecteurs,  aux 
trappeurs  et  aux  courreurs  de  bois,  poursui- 
vit Paul,  nous  allons  jouer  aux  détectives, 
aux  redresseurs  de  torts,  aux  protecteurs  des 
orphelines,  aux  vengeurs . . .  Elle  a  raison  : 
il  a  été  assassiné. 

— Qui,  elle? 

— Jeannette . . .  Elle  a  raison  :  Germain 
n'est  pas  mort  d'un  accident. . .  il  est  mort 
assassiné  ! 

— C'est  un  accident  pur  et  simple  ! 

— Imbécile  !  Combien  de  fois  vais-je  te 
répéter  que  tu  es  un  imbécile?  Elzébert,  tu 
ne  t'appelles  pas  "Mouton"  pour  rien.  Tu  as 
l'esprit  borné  comme  un  mouton.  Tâche,  au 
moins,  de  suivre  comme  un  mouton  ! 

— Pour  te  faire  plaisir. 

— Suis  mon  raisonnement.  Quand  on  lui 
a  appris  qu'il  était  mort,  elle  a  dit  qu'elle  le 
savait.  Ca  été  plus  fort  qu'elle.  Ensuite, 
à  plusieurs  reprises  elle  a  manifesté  cette 
conviction.    Malgré  les  preuves  qui  te  pa- 


12 


LK    ROMAN"    JHvS  QrATIiR 


raissenl  convaincantes  et  que  tu  lui  as  don- 
nées d'un  accident,  elle  n'a  pas  cru  à  ta  thé- 
orie. Pourquoi?  En  tout  cas,  cela  me  parais- 
Bail  étrange  «pi''  Germain  ;iit  manqué  de  pru- 
dence â  ce  point  que  d'essayer  de  ramener  le 
canol  ;i  bord,  en  s'aidani  dn  canon  d'un  fusil 
pesté  dans  l'embarcation.  Il  a  rencontré 
quelqu'un  qui  le  connaissait  à  Golden  Creek 
et  qu'il  a  refusé  de  saluer.  Quel  sorte  de  ty- 
pe c'était? 

— Un  étranger. 

— Je  te  dis  qu'elle  a  raison.  Il  y  a  un 
mystère  dans  tout  cela  et  nous  allons  éclair- 
cir  ce  mystère.  Elzébert,  nous  repartons 
pour  Montréal  clans  deux  jours.  Ah  !  conti- 
Dua-t-il  en  se  frottant  les  deux  mains,  j'avais 
peur  de  m'ennuyer  et  de  trouver  l'existence 
monotone  ;  nous  avons  de  la  belle  besogne  de- 
vant nous.  Et  puis ...  ça  va  ressembler  à  un 
vrai  roman . .  .  Un  quidam  a  assassiné  Ger- 
main, voilà  le  drame  !  Il  y  a  une  belle  jeune 
fille,  l'héroïne  :  Jeannette  !  Puis,  un  aventu- 
rier . . .  moi  !  Son  accolyte,  toi  !  Puis  un  vi- 
lain, un  monsieur  X .  .  .  quelconque,  et  une 
affaire  embrouillée  au  suprême  degré ...  Ca 
va  être  digne  de  nous,  Elzébert  ! 

— Je  pense  qu'on  serait  peut-être  aussi  bien 
de  se  reposer  quelques  semaines,  de  jouir 
tranquillement  de  notre  argent.  On  a  assez 
mangé  de  misère  pour  dormir  enfin  sur  nos 
lauriers. 

— Est-ce  toi  qui  parles  ainsi?  Un  crime  à 
venger,  un  beau  crime  bien  compliqué,  bien 
mystérieux,  bien  ténébreux. . .  Elzébert,  je  te 
renie.  Le  luxe  t'avilit  l'âme  !  La  ville  opère 
déjà  sur  toi. . . 

— Tu  sais  bien  que  je  te  suis  partout,  pour- 
quoi parler  inutilement? 

— Et  toi . . .  pourquoi  vouloir  t'opposer  à 
l'accomplissement  d'un  projet  héroïque,  qui 
nous  ménage  de  belles  péripéties?  Tiens, 
Elzébert,  tu  es  chaud ...  On  va  se  coucher. 
D'ailleurs  moi  aussi  je  commence  à  me  sentir 
bien  enthousiaste.  Un  verre ...  et  c'est  le 
dernier . . .  Verse  !  Bon . . .  salut  ! 

—Salut  ! 

— Maintenant,  comme  dans  le  Maître  de 
Forge,  voici  tes  appartements,  et  moi  les 
miens  ! 

Le  lendemain  matin,  dès  à  bonne  heure,  les 
deux  hommes  n'eurent  rien  de  plus  pressé 
que  de  se  rendre  chez  un  tailleur  se  comman- 
der chacun  un  habit. 

— Et  puis,  faites  vite  !  conclut  Paul.  Tail- 
lez, cousez  immédiatement.  Il  nous  les  faut 
le  plus  tôt  possible,  et,  ajouta-t-il  en  se  gour- 


mant  de  l'air  d'un  nouveau  riche,  "money  is 
Tio  matter". 

Le  tailleur  exigea  un  acompte.  Quand  il  vit 
la  liasse  de  billets  de  banque  entre  les  mains 
de  son  client,  il  s'inclina  profondément,  appe- 
la ses  assistants  et  les  fit  immédiatement  se 
mettre  à  l'oeuvre. 

• — A  présent,  où  va-t-on  ?  demanda  Elzé- 
bert. 

— Saluer  mon  frère  que  je  n'ai  pas  vu  de- 
puis cinq  ans. 

— Qu'est-ce  qu'il  fait,  ton  frère? 

— Il  est  avocat. 

— Où  demeure-t-il  ? 

— Eue  des  Piemparts. 

— Nous  n'y  allons  pas  dans  cet  accoutre- 
ment? 

— Pourquoi  pas? 

L'instant  d'après  ils  frappaient  à  la  porte 
d'une  vieille  maison  de  pierre  solide  et  cos- 
sue, bâtie  le  long  des  fortifications  et  d'où  la 
vue  embrassait  une  partie  de  la  basse-ville 
avec  ses  rues  étroites  bordées  de  constructions 
aux  toits  en  pignons.  Plus  loin,  on  voit  le 
port  où  les  mats  des  goélettes  à  l'ancre  se  re- 
flètent dans  l'eau,  et  plus  loin  encore,  la 
chaîne  naissante  des  Laurentides,  et  les 
''Caps"  qui  barrent  l'horizon. 

— C'est  ici  que  je  suis  né,  fit  Paul. 

—Ici? 

— Oui,  mon  père,  le  juge  Durand,  habitait 
ici.  Tu  ne  savais  pas  que  mon  père  était  ju- 
ge de  la  Cour  Supérieure  ? 

— Tu  me  l'apprends. 

— C'est  comme  je  te  le  dis.  Moi,  après  mon 
cours  d'études  au  Séminaire,  j'ai  couru  les 
aventures,  incapable  de  me  résoudre  à  la  vie 
sédentaire.  Tu  sais  quelle  a  été  ma  vie  de- 
puis cinq  ans  que  je  te  connais  ? 

— La  fortune  t'a  souri  quand  même,  puis- 
que nous  sommes  très  riches  aujourd'hui. 

— Notre  histoire  démolit  le  proverbe  qui 
veut  que  "pierre  qui  roule  n'amasse  pas  mous- 
se". C'est  vrai,  nous  n'avons  pas  amassé  de 
mousse,  nous  avons  amassé  de  l'or. 

La  bonne  venait  d'ouvrir  la  porte. 

— M.  Adrien  Durand  est-il  chez  lui? 

Croyant  qu'elle  avait  affaire  à  des  clients 
du  maître  célèbre  du  Barreau  de  Québec,  la 
bonne,  bien  stylée,  surprise  d'une  visite  aussi 
matinale — il  n'était  pas  encore  neuf  heures — 
leur  répondit  d'un  ton  assez  rogue  : 

— Monsieur  Durand  sera  à  son  bureau,  rue 
Saint-Pierre,  à  dix  heures.  Pour  le  mo- 
ment il  n'est  pas  visible. 

— S'il  ne  l'est  pas  pour  les  autrees,  il  le 
sera  pour  moi,  dit  Paul. 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


13 


Et  sans  plus  de  façon  il  pénétra  dans  la 
maison  suivi  de  son  fidèle  Elzébert  et,  pre- 
nant un  air  farouche  : 

— Dites  à  Monsieur  Durand  que  deux  hom- 
mes, qui  viennent  de  commettre  un  meurtre, 
désirent  le  voir  immédiatement. 

La  servante,  effarée,  s'esquiva  dans  le  cor- 
ridor. 

En  robe  de  chambre,  Mtre  Adrien  Durand 
fit  bientôt  son  apparition.  C'était  un  homme 
dans  la  quarantaine,  aux  cheveux  légèrement 
grisonnants.  Il  était  haut  de  taille,  mais 
plutôt  frêle. 

— Bonjour,  Adrien,  dit  Paul  en  se  portant 
à  sa  rencontre,  et,  comme  s'il  se  fut  agi  d'un 
enfant,  il  le  souleva  de  terre  dans  ses  bras 
robustes,  le  déposa  sur  le  sol,  et  suivant  sa 
coutume,  lui  donna  sur  l'épaule  une  tape  de 
l'un  de  ses  formidables  "battoirs". 

— Hein,  mon  vieux  Adrien,  tu  ne  t'atten- 
dais pas  à  me  voir.  Tiens  !  je  te  présente 
Don  Sancho  Elzébert  Mouton. 

L'avocat  gardait,  malgré  cette  démonstra- 
tion, son  sang-froid  et  son  attitude  impecca- 
ble d'un  homme  du  monde. 

— Depuis  quand  es-tu  à  Québec  ?  demanda- 
t-il  simplement. 

- — Depuis  hier. 

— Tu  repars  ? 

— Demain. 

— Tes  affaires? 

— Excessivement  prospères. . .  j'ai  trouvé 
une  mine  d'or. 

— Tant  mieux  pour  toi.  Cette  fois-ci,  j'es- 
père que  tu  vas  te  ranger  et  abandonner  ta 
vie  aventureuse. 

— Pas  du  tout,  je  me  lance  dans  la  plus 
grande  aventure. 

— Tu  te  maries? 

— Tu  es  fou!  Moi,  me  marier?  Tiens,  je 
n'y  pensais  pas,  c'est  une  idée.  Ta  femme  est 
bien  ?  Ta  famille  aussi  ?  Tant  mieux  !  Je  n'ai 
fait  qu'arrêter  te  saluer  ce  matin  en  passant. 
Je  te  retiens  à  dîner  à  midi  au  Château.  Je 
serai  à  ma  chambre  à  cette  heure-là.  J'aurai 
beaucoup  de  choses  à  te  conter.  Vas-tu  à  la 
cour  cet  après-midi? 

— Non. 

— Alors,  fais  en  sorte  d'être  libre ...  A 
midi  ! 

— A  midi  ! 

Paul  Durand  employa  ce  qui  lui  restait  de 
sa  matinée  à  flâner  par  les  rues.  Il  parcou- 
rut la  rue  Saint-Jean  en  son  entier,  s'arrêtant 
aux  devantures  des  magasins  comme  un  ba- 
daud. Il  goûtait  cette  sorte  de  repos.  Il 
avait  l'illusion  d'être  en  voyage  dans  un  pays 


éloigné,  et  aussi  il  éprouvait  une  sensation  de 
plaisir  à  retrouver  des  lieux  témoins  de  ses 
jeunes  aimées.  Il  se  rappelait  des  souve- 
nirs de  sa  prime  enfance,  puis  de  sa  jeunesse 
sans  amour,  partant  sans  poésie. 

Paul  Durand  était  le  deuxième  fils  du  juge 
Durand,  et  il  perdit  son  père  vers  l'âge  de 
dix-sept  ans,  une  année  avant  de  quitter  le 
collège.  Batailleur,  il  ne  passait  pas  une 
journée  sans  avoir  une  algarade  avec  ses  ca- 
marades de  jeux.  Elles  finissaient  toujours 
par  une  réconciliation.  Au  sortir  du  collège, 
il  s'engageait  six  mois  par  année  pour  aller 
dans  les  bois,  avec  des  parties  d'ingénieurs  et 
d'arpenteurs.  Son  frère,  chez  qui  il  logeait, 
et  qui,  grâce  à  son  titre  d'aîné  s'arrogeait  le 
droit  de  le  morigéner,  lui  avait  souvent  con- 
seillé d'étudier  une  profession,  ou,  à  défaut, 
de  s'établir  sérieusement  et  de  se  créer  une 
situation  en  rapport  avec  son  origine  et  son 
instruction.  Mais  Paul,  aventureux  et  ro- 
manesque, trouvait  cela  trop  monotone  et 
préférait  courir  le  monde  à  la  recherche  des 
aventures.  Sa  dernière  équipée  fut  dans  le 
Nord  Ontario.  Ayant  rencontré  à  Golden 
Creek,  lors  d'une  soûlade  prise  ensemble,  un 
trappeur  du  nom  d'Elzébert  Mouton,  Paul 
Durand  l'accompagna  dans  les  bois,  se  fit 
trappeur  lui-même,  trouva  une  mine  d'or,  où 
l'on  ramassait  le  métal  déposé  là  par  allu- 
vions,  presque  à  pelletée, — passa  quelques  an- 
nées à  prospecter  et  à  trapper,  et  revint  en 
son  pays  natal,  passablement  riche.  Ils 
avaient  dans  leur  chambre  un  stock  de  pelle- 
teries, fruit  de  deux  années  de  chasse,  des 
plus  considérables  et  qui,  à  midi,  leur  rappor- 
terait plus  de  dix  mille  dollars. 

Paul  Durand  pouvait  donc  regarder  l'ave- 
nir sans  avoir  peur  de  la  vie,  comme  une 
partie  gagnée.  Son  optimisme  s'en  trouvait 
augmenté,  et  il  ne  lui  restait  plus  qu'à  se 
trouver  une  occupation  digne  de  ses  aspira- 
tions et  digne  de  ses  goûts.  Le  hasard  lui 
avait  fourni  une  occasion  propice  de  satisfai- 
re son  penchant  au  mystérieux  en  lui  faisant 
rencontrer  Jeannette  Chevrier,  et  le  jetant 
dans  une  affaire  ténébreuse  où  il  ne  tenait 
qu'à  lui  de  jouer  un  rôle  de  premier  plan. 

Il  songeait  à  tout  cela  en  faisant  sa  prome- 
nade. Contre  son  habitude,  il  était  peu  lo- 
quace, ce  matin-là.  Il  allait  lentement,  les 
mains  derrière  le  dos,  sa  pipe  à  la  bouche. 
Soudain,  une  idée  baroque  lui  traversa  le  cer- 
veau. Il  était  devant  l'Hôtel  de  Ville.  Il 
regarda  l'heure  à  l'horloge  de  la  terre,  elle 
indiquait  dix  heures  et  vingt. 

— Elzébert,  dit-il,  la  vie  est  plate. 


M 


LK    KOMAN    l>KS  QCATkH 


--.le  ne  trouve  ]>as. 

— Cm  manque  de  piquant.  Sais-tu  ce  que 
Doua  devrions  faire  avanl  I**  dîner? 
— Avec  toi  on  ne  sail  jamais. 
—  Essayer  nos  bras. 

— Tu  es  fou  ! 

Non.    Ou  va  aller  dans  un  bar,  le  plus 
••loiiL'ir  qu'on  pourra  trouver,  tu  vas  engen- 
drer une  chicane  et  je  vais  la  terminer. 
(  la  ne  me  sourit  pas  du  tout. 

Durand  eut  beau  insister,  Elzébert  ne  se 
Bentait  pas  d'humeur  belliqueuse.  Il  se  sen- 
tait moins  à  son  aise  dans  une  grande  ville 
policée,  où  il  y  a  des  agents  de  la  paix,  des 
tribunaux  et  des  juges,  que  dans  le  pays  mi- 
sauvage,  mi-civilisé  où  la  force  brutale  est 
un  atout  des  plus  importants. 

Force  fut  donc  à  Paul  Durand  de  refréner 
ses  goûts  de  matamore  et  de  continuer  de  dé- 
ambuler bien  prosaïquement  par  les  rues  de 
la  vieille  capitale. 

De  retour  à  l'hôtel,  il  se  recommanda  un 
dîner  des  plus  copieux  arrosé  de  libations 
non  moins  copieuses,  régla  avec  le  marchand 
de  fourrures  les  différents  détails  de  sa  ven- 
te, empocha  le  chèque  qui  s'élevait  à  $11,500., 
passa  l'après-midi  avec  son  frère  à  lui  racon- 
ter tous  ses  faits  et  gestes  depuis  leur  derniè- 
re rencontre,  écouta  ses  inévitables  admones- 
tations,  descendit  en  compagnie  d'Elzébert 
passer  la  soirée  dans  un  bar  de  St-Sauveur 
où,  chose  étonnante,  il  n'engagea  chicane  à 
personne,  remonta  à  sa  chambre  et  se  coucha, 
bien  décidé,  avant  de  s'endormir,  à  reprendre 
le  train  de  Montréal  dès  le  lendemain. 

Ce  qu'il  fit  après  la  visite  chez  le  tailleur, 
à  La  banque,  et  quelques  commissions  accom- 
plies çà  et  la. 

DEUXIEME  PARTIE  • 

LE  CHEQUE  MYSTERIEUX 

Par  Alexandre  Huot 

I 

Le  visage  merveilleusement  beau  de  Jean- 
nette Chevrier  laissait  voir  les  traces  de  la 
plus  grande  perturbation. 

La  jeune  fille  se  promenait  de  long  en  lar- 
ge dans  la  pièce  et  semblait  plongée  dans  l'a- 
gitation la  plus  fébrile. 

Soudain  elle  s'arrêta  devant  le  portrait  en- 
cadré de  Germain  Lafond  suspendu  au  mur, 
le  regarda  longuement  et  éclata  en  sanglots. 

La  crise  de  larmes  fut  de  courte  durée. 


Elle  s'essuya  les  yeux  et  se  mit  à  parler  à 
elle-même  : 

— Je  n'y  comprends  rien,  rien  de  rien,  dit- 
elle.  Pourquoi  cet  inconnu  m'envoie-t-il  une 
aussi  considérable  somme  d'argent?  La  let- 
tre qui  accompagne  le  chèque  est  un  mystère 
indéchiffrable. 

Jeannette  prit  le  chèque  sur  une  petite  ta- 
ble et  le  considéra.    Elle  lut: 

''Banque  Canadienne  Nationale" 
"Payez  à  l'ordre  de  Mademoiselle  Jeannette 
"Chevrier  la  somme  de  vingt-sept  mille  Pi  as- 
tres —  $27,000.00. 

Henri  Morin." 

— Quel  est  cet  Henri  Morin  et  pour  quelle 
raison  m'envoie-t-il  cette  somme  d'argent? 

Elle  reprit  la  lettre  que  le  chèque  accom- 
pagnait et  lut: 

"Chère  Mademoiselle", 

"Je  vous  envoie  un  chèque  de  $27,000.00. 
"En  faisant  cela  je  vous  surprendrai  énormé- 
"ment.  Je  ne  puis  actuellement  vous  dire 
"les  raisons  qui  guident  ma  conduite.  Mais 
"acceptez  le  chèque  et  je  vous  en  serai  éter- 
nellement reconnaissant.  .  . 

Henri  Morin." 

Le  chèque  était  tiré  sur  une  succursale  de 
Québec  de  la  Banque  Canadienne  Xationale. 

Jeannette  Chevrier  décida  de  faire  elle- 
même  une  enquête  et  de  se  rendre  à  la  suc- 
cursale de  la  Banque  qui  devrait  payer  le 
chèque. 

Dès  le  lendemain  elle  était  à  Québec. 

Le  gérant  la  reçut  tout  naturellement  avec 
une  grande  affabilité,  car  n'était-elle  pas  très 
jolie  ? 

— Monsieur,  dit-elle  après  lui  avoir  lu  la 
mystérieuse  missive  et  lui  avoir  fait  voir  le 
chèque  qui  l'accompagnait,  pourrais-je  savoir 
si  quelqu'un  ici  connaît  cet  être  étrange,  cet 
Henri  Morin  qui  m'a  envoyé  cette  énorme 
somme  d'argent? 

Le  gérant  regarda  la  jeune  fille  avec  admi- 
ration; on  pouvait  discerner  un  brin  de  flirt 
dans  le  brillant  de  ses  veux.  Puis  son  front 
se  plissa,  il  devint  soucieux. 

— Les  règlements  de  la  banque  ne  me  per- 
mettent guère  d'exaucer  votre  demande. 

Je  vous  prie,  Monsieur,  vous  me  rendriez 
un  si  grand  service.  .  . 

Et  la  voix  de  Jeannette  avait  une  douce 
câlinerie  veloutée.  Sur  sa  figure,  dans  le 
creux  de  ses  deux  admirables  fossettes,  il  er- 
rait un  sourire  fin,  irrésistible. 

— Comment  vous  dire  non,  mademoiselle? 
Vous  remportez  la  victoire. . . 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


15 


Il  pesa  du  doigt  sur  un  bouton  électrique. 
Quelques  secondes  plus  tard,  le  secrétaire  du 
gérant  pénétra  dans  la  pièce. 

— Faites  venir  à  mon  bureau  M.  Jean  Bé- 
land, s'il  vous  plaît. 

Ils  étaient  à  causer  de  banalités  quand  en- 
tra Jean  Béland,  un  jeune  homme  de  25  ans 
peut-être,  ni  beau  ni  laid,  tout  simplement 
quelconque. 

— Pouvez-vous  me  dire,  Monsieur  Béland, 
questionna  le  gérant  de  la  banque,  si  vous 
avez  sur  la  liste  de  nos  dépositaires  un  nom- 
mé Henri  Morin? 

— Oui,  monsieur,  je  puis  vous  le  dire  de 
mémoire,  car  son  histoire  ici  est  remarquable. 

— Racontez. 

— Eh  bien  !  avant  hier,  un  homme  vêtu  en 
"lumberjack"  est  entré  au  bureau.  Il  s'est 
dirigé  vers  mon  guichet  et  a  exhibé  un  très 
gros  rouleau  de  billets  de  banque. 

— Je  veux  faire  un  dépôt,  dit-il. 

— Très  bien,  répondis-je. 

— Je  préparai  moi-même  le  bordereau.  Il  y 
avait  $27,000.00  exactement.  Je  fis  les  en- 
trées dans  le  livret  et  lui  présentai  le  livret 
de  banque.  Puis  je  ne  le  vis  plus  pendant 
cinq  minutes  après  lesquelles  il  revint  à  moi. 

— Voulez-vous  accepter  ce  chèque?  me  de- 
manda-t-il. 

Je  regardai  le  montant.  Le  chèque  était  de 
$27,000. 

— Mais  cela  annule  votre  compte,  fis-je. 
— Je  le  sais,  répliqua-t-il,  c'est  ce  que  je 
veux. 

Je  lui  fis  signer  la  formule  requise  en  l'oc- 
curence  et  j'acceptai  le  chèque.  Il  disparut 
alors  pour  de  bon. 

Le  gérant  questionna. 

— Avez-vous  remarqué  au  nom  de  qui  était 
fait  le  chèque? 

— C'était  au  nom  d'une  demoiselle. 

— De  mademoiselle  Jeannette  Chevrier? 

— Oui,  justement,  c'est  ça. 

— Eeconnaissez-vous  cela  ? 

Et  le  gérant  mit  le  chèque  dans  les  mains 
de  Jean  Béland. 

— Eh!  oui,  c'est  bien  ce  chèque-ci  que  le 
lumberjack  m'a  présenté. 

— Vous  pouvez  vous  retirer. 

Et  Béland  sortit,  sans  doute  peu  satisfait 
de  partir  sans  avoir  eu  le  mot  de  l'énigme. 

Quand  ils  furent  seuls,  le  gérant  et  Jean- 
nette se  regardèrent . . . 

— Eh  bien  !  cette  explication  de  mon  com- 
mis vous  éclaircit-elle  le  mystère?  question- 
na-t-il. 

— Mais  pas  le  moins  du  monde,  monsieur. 


Puis  soudain  : 

— Oh  !  s'écria-t-elle . . . 

—Qu'y  a-t-il  ! 

— Ce  n'est  rien.  J'ai  cru  avoir  une  lueur 
subite.  Mais  non,  ce  n'est  rien,  ce  ne  peut 
malheureusement  qu'être  rien,  que  rien  de 
rien. 

— Mais  encore  î 

— Tiens  voici...  D'ailleurs  j'ai  besoin  d'un 
confident.  Ce  mystère  me  torture  l'esprit.  Il 
y  a  quelques  jours  je  reçus  chez  moi  la  visite 
de  deux  hommes  vêtus  en  lumberjack,  com- 
me votre  monsieur  Béland  l'a  dit.  Ils  me 
dirent  qu'ils  s'appelaient  Elzébert  Mouton  et 
Paul  Durand.  Imaginez  ma  stupéfaction. 
Jamais  je  n'avais  même  vu  ces  deux  hommes. 
Ils  m'annoncèrent,  à  brule-pourpoint  la  mort 
de  l'être  qui  m'était  et  qui  m'est  encore  le 
plus  cher  au  monde,  de  mon  fiancé  adoré,  Ger- 
main Lafond.  Une  douleur  atroce  m'enva- 
hit. Ils  disparurent  et  je  ne  les  ai  pas  vus  de- 
puis.   Mon  Dieu  !  Mon  Dieu  ! . . . 

La  pauvre  Jeannette  éclata  en  sanglots. 

Le  gérant  la  consola  de  son  mieux. 

Quand  la  crise  de  larmes  fut  passée,  il  lui 
dit: 

— Alors,  comme  ces  deux  hommes  étaient 
vêtus  en  lumberjack  et  comme  celui  qui  s'est 
présenté  à  la  banque  était  aussi  habillé  de  la 
même  façon,  vous  supposez  que  l'un  de  ces 
deux  hommes  est  celui  qui  vous  a  envoyé  le 
chèque  de  $27,000.  ? 

— Oui,  j'ai  supposé  pour  un  instant,  mon- 
sieur; mais  je  suis  maintenant  sûre  qu'il  n'y 
a  là  qu'une  coincidence  banale.  Car  ces 
deux  hommes  ne  me  portent  aucun  intérêt. 
C'était  d'ailleurs,  comme  je  vous  l'ai  déjà 
dit,  la  première  fois  que  je  les  voyais. 

— Mais ...  et  votre  fiancé  ? 

— Oui,  c'est  vrai.  Mon  cher  fiancé  aurait 
pu,  lui,  m'envoyer  cet  argent.  Il  était  si  gé- 
néreux. Mais  il  est  mort,  monsieur.  S'il 
avait  eu  quelque  chose  à  me  léguer,  il  l'aurait 
fait  par  l'intermédiaire  d'un  notaire.  Pour- 
quoi m'aurait-il  envoyé  un  inconnu?  Pour- 
quoi ne  m'aurait-il  pas  fait  savoir  que  cet  ar- 
gent me  venait  de  lui?  C'est  incompréhensi- 
ble, monsieur,  incompréhensible  ! 

— Adressez-vous  à  la  police,  alors. 

— Oh!  non,  monsieur,  ce  moyen  me  répu- 
gne. Comment  pourrais- je  traiter  ainsi  un 
homme,  inconnu  si  vous  le  voulez,  mais  qui 
se  manifeste  à  moi  strictement  en  bienfai- 
teur ?  Oh  !  oui,  j'aime  mieux  rester  entourée 
de  mystère  que  d'avoir  recours  à  un  moyen 
aussi  bas. 

— Vous  avez  peut-être  raison. 


16 


LK    KO  M  A  X    UKK   QI  .'ATKIO 


Jeannette  se  leva  et  prit  congé  du  gérant 
de  banque. 

Elle  B'arrôta  en  face  du  guichet  derrière 
lequel  se  trouvait  Jean  Béland. 

Comment  le  nommé  Henri  Morin  était- 
il  vêtu?  questionna-t-elle.  Je  voudrais  sa- 
voir de  quelle  couleur  était  sa  blouse,  sa  cu- 
lotte, la  mode  de  son  chapeau,  enfin  tout. 

 Sa  blouse,  répondit  le  commis,  était  bleu 

marine,  râpée,  usée  presque  jusqu'à  la  dou- 
blure.  H  portait  une  paire  de  culottes  bouf- 
fantes de  couleur  kaki,  des  bottes  que  nos 
grand'pères  appelaient  "bâtardes"  et  un  feu- 
tre mou  de  couleur  indécise. 

— Et  sa  figure  ? 

— Oh  !  mademoiselle,  dans  sa  figure  je  n'ai 
remarqué  qu'une  longue  barbe  en  broussaille 
d'où  le  peigne  avait  dû  s'absenter  il  y  a  de 
longs  mois. 

— Est-il  grand  ? 

— Ca,  je  ne  puis  vous  le  dire.  C'a  été  un 
manque  d'observation  de  ma  part. 

— Très  bien,  monsieur,  merci  beaucoup  ! 


C'était  l'heure  où  la  rue  Saint-Jean  à  Qué- 
bec était  très  animée.  Chaque  jour  sur  cette 
rue  est  un  jour  de  parade.  Vers  quatre  heu- 
res de  l'après-midi,  les  jeunes  filles  en  super- 
bes toilettes  et  les  jeunes  gens  "à  cannes"  y 
défilent.  Le  théâtre  Auditorium  constitue 
le  centre  de  ce  défilé. 

Jeannette  Chevrier  descendait  la  rue  St- 
Jean. 

Tl  lui  fallait  marcher,  faire  quelque  chose, 
n'importe  quoi  pour  tromper  sa  grande  ner- 
vosité. 

Soudain  elle  pensa: 

— Si  j'allais  de  suite  acheter  mon  billet 
pour  retourner  à  Montréal  ? .  .  .  Oui,  c'est  dit  : 
de  ce  pas  je  descends  la  Côte  du  Palais  et 
vais  acheter  mon  billet.  Je  prendrai  le  train 
ce  soir,  du  chemin  de  fer  Canadien  National. 

Elle  se  trouvait  à  ee  moment  devant  l'Au- 
ditori  um. 

Elle  remarqua  tout  à  coup  que  presque  tous 
les  promeneurs  qu'elle  croisait  se  retournaient 
avec  une  curiosité  qui  se  terminait  en  souri- 
re pour  regarder  quelque  chose  ou  quelqu'un 
qui  semblait  drôle. 

Instinctivement  curieuse  comme  presque 
tous  les  humains  le  sont,  à  quelque  sexe  qu'ils 
appartiennent,  Jeannette  pressa  le  pas.  Elle 
se  trouva  vite  derrière  l'objet  de  curiosité  de 
la  foule. 

En  le  voyant  elle  eut  un  mouvement  de 
surprise  réprimé. 


— Si  c'était  lui  ?  dit-elle  tout  bas. 
Et  son  coeur  battit  à  lui  rompre  la  poitri- 
ne. 

L'homme  était  vêtu  de  bottes  bâtardes, 
portait  des  culottes  bouffantes  kaki,  une  blou- 
se bleu  marine  et  était  coiffé  d'un  feutre  mou 
dont  un  long  usage  parsemé  d'abus  avait  ren- 
du la  teinte  indécise. 

Si  c'était  lui  !  Si  c'était  là  l'homme  qui  lui 
avait  envoyé  le  chèque  ! 

Mais  non,  il  y  avait  à  cette  saison  à  Qué- 
bec de  nombreux  lumberjacks.  On  en  ren- 
contrait à  tous  les  coins  de  rue,  à  la  basse- 
ville,  sur  le  marché  Champlain,  dans  le  cap 
Blanc.  Si  celui-là  suscitait  la  curiosité, 
c'est  qu'il  se  promenait  rue  Saint-Jean,  le 
rendez-vous  des  ''chics",  des  poudrées,  des 
fardées,  des  donzelles  pâmées  et  des  damoi- 
seaux mièvres. 

— Il  faut  que  je  dépasse  cet  homme,  afin 
que  je  le  voie  mieux,  se  dit  Jeannette  Che- 
vrier. 

A  ce  moment,  l'inconnu  tourna  la  tête  et 
vit  la  jeune  fille.  Il  détourna  immédiatement 
la  vue  d'un  mouvement  brusque. 

— Mais  on  dirait  qu'il  me  connaît  et  qu'il 
veut  éviter  ma  vue.  En  tout  cas,  j'ai  remar- 
qué qu'il  a  une  barbe  tout  comme  celle  qu'a 
décrite  le  commis  Béland. 

L'inconnu  avait  ralenti  le  pas.  S'il  voulait 
éviter  la  jeune  fille,  cet  acte  de  sa  part  était 
plutôt  bizarre.  En  effet,  Jeannette  gagnait 
du  terrain,  s'approchait  de  lui. 

Elle  le  dépassa  et  au  même  moment  jeta 
un  coup  d'oeil  sur  lui. 

Elle  pensa  immédiatement. 

— J'ai  déjà  vu  cet  homme  quelque  part.  II 
y  a  quelque  chose  en  lui  qui  ne  m'est  pas  in- 
connu. Sa  démarche  m'est  familière.  Mais 
qui  est-ce  ? 

La  peur  l'envahit. 

Son  fiancé,  Germain  Lafond,  avait  été  as- 
sassiné, elle  n'en  doutait  plus.  Cet  inconnu, 
n'était-ce  point  le  meurtrier  de  son  futur 
mari  ? 

Elle  frémit,  trembla. 

Mais  pourquoi  alors  lui  donnait-il  $27,- 
000? 

Elle  tourna  à  la  Côte  du  Palais.  Rue 
Saint-Paul,  en  face  de  la  gare  où  elle  allait 
acheter  son  billet  pour  Montréal,  elle  s'a- 
perçut que  l'inconnu  la  suivait. 

Elle  pressa  le  pas  et  pénétra  dans  la  ga- 
re. 

Comme  elle  était  à  acheter  son  billet 
pour  Montréal,   elle  sentit  quelqu'un  lui 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


17 


toucher  légèrement  le  bras  et  entendit  ces 
\paroles  chuchotées  d'une  voix  blanche  : 

— Ne  craignez  rien,  mais  espérez .  . .  une 
joie  infinie  vous  attend  ! 

Elle  se  tourna  brusquement  et  voulut 
courir  après  l'inconnu,  l'homme  vêtu  en 
lumberjack  qui  avait  prononcé  ces  paroles. 

Mais  il  était  déjà  sorti  de  la  gare,  et  elle 
l'entendit  qui  disait  à  un  chauffeur  de  taxi 
"Black  &  White"  : 

— Au  Château  Frontenac.  .  .  et  presto! 

— Où  ai- je  entendu  cette  voix?  murmura- 
t-elle.  .  . 


II 

— Elzébert,  as-tu  trouvé  quelque  chose  ? 
— Non.    Et  toi,  Paul? 
— Moi,  non  plus. 

Elzébert  Mouton  et  Paul  Durand  étaient 
assis  dans  un  petit  compartiment  d'une 
taverne  de  la  rue  Saint-Laurent  à  Montré- 
al. 

Ils  causaient  de  la  disparition  mysté- 
rieuse de  Germain  Lafond,  le  fiancé  de 
Jeannette  Chevrier. 

Ils  étaient  maintenant  tous  deux  d'ac- 
cord sur  un  point  :  Germain  Lafond  avait 
été  la  malheureuse  victime  de  criminels 
inconnus. 

— Ecoute,  Paul,  il  nous  faut  continuer 
nos  recherches.  Je  veux  absolument  et  tu 
le  veux  avec  non  moins  de  persistance  que 
nous  retracions  l'homme  que  nous  avons 
entrevu  dans  les  alentours  de  la  scène  du 
crime,  et  qui  nous  a  paru  très  suspect. 
Nous  allons  lui  mettre  la  main  au  collet 
avec  un  peu  de  persévérance. 

— Quel  est  ton  plan,  Elzébert? 

— Mon  plan  est  bien  simple  :  le  retrouver 
et  le  faire  parler. 

— C'est  beau,  ça;  mais  comment  lui  des- 
celler la  langue? 

— A  la  pointe  du  revolver,  mon  vieux; 
deux  gars  bien  décidés  peuvent  tout. 

Elzébert  s'appuya  le  menton  dans  le 
creux  de  sa  main  et  songea  pendant  quel- 
ques instants. 

Puis  : 

— Nous  n'avons  encore  réfléchi  ni  l'un 
ni  l'autre  à  la  cause  qui  a  pu  pousser  le 
criminel  inconnu  à  se  défaire  de  Germain 
Lafond.  Eh  bien  !  pendant  les  quelques 
secondes  que  je  viens  de  songer,  je  crois 
avoir  découvert  cette  cause. 


Paul    Durand    s'approcha  davantage, 
semblant  profondément  intéressé. 
Elzébert  continua  : 

— Te  rappelles-tu  qu'il  y  a  quelques 
mois,  Germain  Lafond  disparut  mystérieu-. 
sèment  pendant  une  quinzaine  de  jours? 

Paul  Durand  fit  signe  qu'il  s'en  souve-. 
nait  fort  bien. 

— Il  nous  dit  qu'il  arrivait  de  l'Abitibi. 
Dans  le  temps  c'était  la  première  grande 
course  aux  mines  d'or  dans  la  région  de 
Kouyn.  On  était  fou,  enivré  d'espérance. 
Je  lui  demandai  en  riant  s'il  avait  décou- 
vert une  mine  d'or.  Il  me  répondit  non, 
mais  je  soupçonnai  dans  son  regard  fuyant 
quelque  chose  d'anormal. 

— Alors,  maintenant,  Elzébert,  tu  crois 
que  Germain  avait  découvert  une  mine  d'or 
dans  l'Abitibi? 

— Non  seulement  je  le  crois,  mais  j'en 
suis  absolument  sûr. 

— Et  sur  quoi  bases-tu  ta  conviction? 

— Sur  le  fait  brutal  qu'il  a  été  assassiné. 
Voyons,  raisonnons  un  peu.  On  ne  tue 
pas  un  homme  sans  raison.  On  ne  tue  pas 
un  pauvre .  .  . 

— Il  aurait  pu  avoir  des  ennemis. 

— C  'est  vrai,  il  aurait  pu  en  avoir.  Mais 
lui  en  connais-tu  ?  C  'était  le  meilleur  gar- 
çon du  monde.  Non,  si  on  l'a  tué,  c'était 
pour  son  or. 

— M  ais  son  or  est  dans  sa  mine  ;  car  je 
ne  sache  pas  qu'il  nous  ait  quittés  après 
avoir  exploité  le  gisement  aurifère.  Alors 
à  quoi  l'assassinat  de  Germain  servirait-il 
au  meurtrier?  La  mine  retourne  à  ses 
héritiers,  voilà  tout. 

Elzébert  Mouton  avait  l'habitude  de  se 
décrotter  les  oreilles,  quand  il  était  per- 
plexe.  Il  se  les  décrotta. 

Le  raisonnement  de  son  ami  Durand 
l'embêtait. 

Il  songea,  réfléchit. 

Puis,  triomphalement  : 

— J'ai  trouvé  une  explication  à  ton  ob- 
jection, dit-il.  Supposons  que  Germain 
ait  eu  un  associé  dans  son  aventure  minière 
de  l'Abitibi.  Supposons  que  cet  associé 
soit  un  individu  louche,  aux  intentions  cri- 
minelles. Il  vit  l'or,  vit  la  fortune,  vit  les 
millions  et  vit  surtout  la  part  à  donner  à 
l'autre,  à  Germain.    Alors,  supposons... 

■ — Supposons  !  Supposons  !  Cela  fait 
bien  des  suppositions,  mon  vieil  Elzébert. 

Et  Paul  Durant  éclata  d'un  rire  intermi- 
nable. 


18 


EE   ROMAN   DES  QI'ATRE 


Son  compagnon  se  fâcha. 

_II  n'y  ;i  rien  de  drôle  dans  ça,  dit-il; 

songe  ;'i  no1  re  pauvre  Germain  ! 
Puis  il  reprit  : 
— Supposons. . . 

— Non,  non,  ne  supposons  plus,  je  t'en 
prie,  lu  nie  donnes  la  colique. 

— Eh  bien  !  non,  continua  Elzébert  fâché 
dur.  je  ne  supposerai  plus,  car  ce  que  je 
«lis  e  est  vrai,  j'en  suis  sûr  :  l'associé  de 
Germain  avait,  comme  on  dit,  passé  avec 
notre  ami  défunt  un  contrat  "au  dernier  vi- 
vant les  biens".    Qu'en  penses-tu? 

— Je  pense  que  ton  hypothèse  est  plausi- 
ble. Vaut  aussi  bien  prendre  celle-ci  qu'u- 
ne autre.  Alors,  pour  le  moment  ce  qu'il 
s'agit.  .  . 

Paul  s'interrompit  et  continua  plus  bas  : 
— Elzébert,  sans  faire  semblant  de  rien, 
regarde  du  côté  droit...  Tu  vas  voir  un 
homme  qui  nous  épie  depuis  quelques  mi- 
nutes. 

Elzébert  regarda.  .  . 

— En  effet,  Paul,  dit-il,  je  crois  que  tu 
as  raison.    Que  peut-il  nous  vouloir? 

— La  situation  se  corse. 

— Tu  le  vois,  je  crois  que  j'ai  raison  de 
penser  qu'il  y  a  une  mine  d'or  et  peut-être 
des  millions  en  dessous  de  tout  cela. 

— Je  commence  à  croire  la  même  chose, 
moi  aussi.  Mais  je  me  le  demande,  moi 
aussi,  que  peut-il  nous  vouloir? 

— Il  nous  a  suivis  depuis  notre  départ  de 
l 'Ontario  ;  peut-être  qu  'il  se  doute  que  nous 
cherchons  le  meurtrier  de  Germain  Lafond. 
C'est  sans  doute  un  lieutenant  de  l'assas- 
sin. 

— Il  est  habillé  comme  nous,  en  lumber- 
jack. 

En  effet,  l'homme  que  Paul  et  Elzébert 
accusaient  d'espionnage,  était  vêtu  de  bot- 
tes " bâtardes",  de  culottes  bouffantes  ka- 
ki, d'une  blouse  bleu  marine  et  d'un  feutre 
mou  d'indécise  couleur. 

— C  'est  drôle,  dit  soudain  Durand,  il  me 
semble  avoir  déjà  vu  cette  tête-là  quelque 
part. 

— Moi  de  même. 

— Mais  où? 

— Je  ne  saurais  le  dire.  J'ai  beau  me 
creuser  la  cervelle,  je  ne  réussis  pas  à  pré- 
ciser mon  souvenir. 

Elzébert  Mouton  se  leva  alors  et  dit  à 
son  compagnon  : 

— Regarde  et  écoute  :  tu  vas  voir  un 
grand  coup  d'audace  s'accomplir. 


Il  se  dirigea  d'un  pas  décidé  vers  l'in- 
connu aux  bottes  "bâtardes",  se  planta 
devant  lui.  s'inclina  et  lui  dit  fort  aima- 
blement : 

— Mon  cher  monsieur,  mon  ami  et  moi, 
nous  avons  remarqué  que  vous  nous  por- 
tiez un  certain  intérêt,  puisque  vous  nous 
contemplez  depuis  assez  longtemps  déjà. 
Alors,  comme  vous  nous  intéressez,  vous 
aussi,  nous  sommes  heureux  de  vous  inviter 
par  la  présente  à  venir  prendre  quelques 
verres  de  bière  avec  nous. 

L'inconnu  regarda  Elzébert,  se  leva  et 
sans  dire  un  seul  mot,  quitta  la  taverne  en 
refermant  prudemment  la  porte. 

Elzébert  Mouton  le  regardait  faire  bou- 
che bée.  Quand  il  fut  sorti  Elzébert  Mou- 
ton dit  à  son  compagnon  : 

— En  voilà  un  drôle  de  pistolet!.  .  . 

Tout  le  monde  dans  la  taverne  éclata  de 
rire. 

Un  des  commis  de  la  taverne  se  dirigea 
vers  Durand  et  Mouton. 

— Un  télégramme  pour  vous  Monsieur 
Elzébert  Mouton,  dit-il. 

— Un  télégramme  pour  moi  !  s 'exclama-t- 
il.    Pas  possible  ! 

Il  demanda  au  commis. 

— Qui  vous  a  remis  cela  ? 

— C'est  un  garçon  du  télégraphe. 

— Mais  comment  savez-vous  mon  nom, 
vous  ? 

— C  'est  le  garçon  qui  vous  a  indiqué  du 
doigt  comme  étant  Monsieur  Elzébert  Mou- 
ton. 

—Mais  je  ne  savais  pas,  que  diable  !  que 
j'étais  connu  des  messagers  de  télégraphe 
de  Montréal. 

Le  commis  s'éloigna. 

— C'est  louche,  mon  vieux  Paul,  c'est 
absolument  louche. 

■ — Quant  à  moi,  je  ne  connais  pas  une 
paire  d'yeux  de  prohibitionniste  qui  lou- 
chent plus  que  ça  devant  une  bonne  bou- 
teille de  scotch. 

Elzébert  allait  ouvrir  l'enveloppe,  quand 
son  compagnon  l'arrêta. 

— Prends  garde!  si  c'était  quelque  bom- 
be explosive  qu'il  y  eut  dans  ça! 

—Es-tu  fou,  Paul?  Un  explosif  dans 
une  enveloppe?  Mais  il  serait  tellement 
petit  qu'il  ne  pourrait  tuer  une  punaise. 

Il  déchira  l'enveloppe  et  lut  : 

—Diable,  dit-il.  on  v  va  rudement. 

—Qu'y  a-t-il?    Qu'y  a-t-il? 

— Tiens,  lis! 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


13 


Et  Paul  lut  : 

"A  Elzébert  Mouton  et  à  Paul  Durand  : 
"  Avis  est  donné  que  vous  serez  assassinés 
"après  demain  soir,  à  minuit,  si  vous  n'a- 
'  '  vez  pas  alors  définitivement  quitté  la  ville 
"de  Montréal. 

"Avis  vous  est  de  même  donné  de  ne 
"point  au  grand  jamais  vous  mêler  le  nez 
"dans  les  affaires  du  défunt  Germain  La- 
"fond,  car  vous  irez  alors,  et  presto,  re- 
joindre vos  dignes  ancêtres  dans  le  cime- 
"tière,  sans  avoir  eu  le  temps  de  faire  vo- 
"tre  testament." 

La  Ligue  Dorée. 

— J 'en  ai  la  chair  de  poule,  moi  !  fit  Du- 
rand. 

— Moi,  je  n'en  ai  même  pas  la  chair  de 
coq.  Ces  gens-là  ont  peur  de  nous  et  veu- 
lent nous  effrayer,  voilà  tout.  Il  faut  que 
nous  quittions  Montréal  dans  leur  intérêt. 
Eh  bien  !  nous  allons  y  demeurer  dans  le 
nôtre  et  dans  celui  de  Germain  Lafond. 
Ils  signent  "La  Ligue  Dorée".  . .  "dorée", 
de  l'or...  une  mine  d'or...  N'est-ce  pas 
que  ma  supposition  avait  du  bon  sens  ? 

— Et  moi,,  tu  sais,  j 'ai  peur,  je  ne  te  le 
cache  point  ! 

— Bah  !  tu  n'auras  plus  peur  demain  ma- 
tin.   Allons  nous  coucher  ! 

Les  deux  compagnons  sortirent. 

Comme  ils  passaient  à  un  endroit  très 
sombre  de  la  rue  Craig,  Paul  Durand  sen- 
tit quelqu'un  le  serrer  assez  fort  au  bras. 
Il  se  retourna  brusquement.  L'inconnu 
était  déjà  disparu. 

Il  regarda  à  son  bras.  .  . 

Un  papier  y  était  épinglé. 

Il  s'avança  près  d'un  réverbère  et  lut 
tout  haut,  de  façon  à  ce  que  Elzébert  en- 
tende : 

"Dernier  avis  :  si  vous  êtes  demain  soir 
"à  Montréal,  vous  mourrez." 

La  Ligue  Dorée. 

A  ce  moment,  ils  entendirent  quelqu'un 
derrière  eux  leur  chuchoter  : 

— N'ayez  aucune  crainte...  espérez  ! 
Espérez  une  grande  joie...  Une  grande 
joie  infinie  vous  attend! 

Une  peur  folle  s'empara  d 'Elzébert  et  de 
Paul  Durand.  Us  prirent  leurs  jambes  à 
leur  cou  et  coururent,  coururent,  à  la  re- 
cherche de  lumières  éblouissantes,  de 
bruits,  de  foule,  de  mouvement,  d 'oubli .  .  . 


III 

Les  deux  fenêtres  de  la  chambre  étaient 
prudemment  habillées  de  leurs  stores.  Un 
gilet  posé  sur  la  poignée  de  la  porte  cachait 
le  trou  de  la  serrure,  empêchant  tout  cu- 
rieux de  voir  de  dehors  ce  qui  se  passait  à 
l 'intérieur. 

Paul  Durand  s'étira  en  bâillant,  dans 
l'un  des  deux  lits.  Puis  il  se  leva  d'un 
bond  et  alla  secouer  Elzébert  Mouton. 

L'autre  marmotta  des  paroles  peu  ec- 
clésiastiques. 

— Voyons  !  voyons  !  Elzébert,  fit  Paul, 
éveille-toi  !  Il  nous  faut  déguerpir,  quitter 
Montréal  aujourd'hui  à  tout  prix.  Sinon, 
il  y  va  de  notre  vie.  Moi,  tu  sais,  je  ne  suis 
pas  encore  prêt  à  vendre  ma  peau  au  dia- 
ble. 

Elzébert  se  leva  à  son  tour  silencieuse- 
ment, et  alla  lever  un  des  stores. 

— Non,  non,  ne  fais  pas  ça,  mon  vieux, 
un  ennemi  peut  nous  voir  du  dehors  et 
nous  tuer  d'une  balle  dans  la  tête.  Tu  te 
rappelles  la  campagne  d 'un  nommé  Milette 
contre  les  Francs-maçons  à  Montréal,  il  y  a 
quelques  années;  Millette  a  failli  être  tué 
comme  ça.   Baisse-moi  ce  store  ! 

— Comme  tu  voudras,  mon  vieux.  Mais 
laisse-moi  te  dire  que  tu  es  fou,  idiot,  à  lier 
comme  du  foin  prêt  à  mettre  en  bottes.  Per- 
sonne ne  veut  nous  tuer,  c'est  une  farce, 
un  attrape-nigaud.  J'ai  honte  d'avoir  eu 
peur  et  d'avoir  fui  hier  soir.  Moi,  je  reste 
à  Montréal.  Toi,  fais  ce  que  tu  voudras. 
Mais  je  ne  te  comprends  pas,  tu  as  vu  des 
ours,  tu  as  déjà  lutté  avec  l'un  d'eux,  et  tu 
as  failli  être  attaqué  par  un  orignal  en  rut 
après  que  j'eus  imité  le  vagissement  de  la 
femelle,  et  tu  as  eu  peur  d'un  homme,  d'un 
inconnu  ?    C  'est  inconcevable  ! 

— 'C'est  parce  qu'il  est  inconnu  que  je  le 
crains. 

— Eh  bien  !  nous  allons  le  forcer  à  se  fai- 
re connaître. 

A  ce  moment  quelqu  'un  frappait  dans  la 
porte. 

Paul  Durand  sursauta. 

— Ne  va  pas  ouvrir  !  Ne  va  pas  ouvrir  ! 
chuchota-t-il.  Si  c'était  quelque  ennemi! 
11  pourrait  nous  abattre,  là,  de  deux  coups 
de  revolver. 

— Va  donc  !  poule  mouillée.  Cache-toi 
sous  le  lit,  si  tu  as  peur.  J'ouvre. 

Durand  se  recroquevilla  dans  un  coin 
aussi  loin  que  possible  de  la  porte. 


20 


Li:    COMAN'    DKS  QUATRE 


Elzéberl  ouvrit. 

C'étail  un  des  commis  de  l'hôtel  qu  il  y 
avait  là. 

— VOUS  êtes  bien  Monsieur  Durand? 
—Non.   Mon  nom  est  Mouton...  Elze- 
bert. 

—Eh  bien  !  messieurs  Glouton  et  Durand, 
quelqu'un  vous  attend  au  salon  et  vous 
fait  dire  qu'il  s'agit  d'affaires  très  urgen- 
tes. 

Quand  ils  furent  seuls,  Durand  déclara  : 

—Moi,  je  n'y  vais  pas,  je  ne  suis  pas  en- 
ce  iv  prêt  à  mourir.  Celui  qui  est  au  salon 
va  nous  assassiner,  c'est  sûr. 

— Mais  non.  Rappelle-toi  que  nous  avons 
jusqu'à  demain  soir  pour  quitter  la  ville. 
Jusqu'à  demain  soir  notre  vie  n'est  pas  en 
danger.  Rappelle-toi  que  nous  n'avons 
pas  que  des  ennemis  à  Montréal  ;  hier  soir 
quelqu'un  nous  a  dit  :  ''N'ayez  aucune 
crainte  !  Espérez .  . .  espérez  une  grande 
joie  !  Une  grande  joie  infinie  vous  attend  !" 

— C'est  pourtant  vrai. 

— Prends  ton  revolver,  je  vais  prendre 
le  mien.  A  la  moindre  alerte,  le  revolver 
au  poing  !  Nous  vendrons  chèrement  notre 
vie.    Es-tu  prêt? 

— Je  crois  que  je  vais  y  aller. 

Ils  s 'armèrent  tous  deux,  et,  la  main  dans 
la  poche  où  se  trouvait  leur  arme,  ils  des- 
cendirent prudemment  au  salon.  Quand 
ils  se  trouvèrent  près  de  cette  pièce,  ils  re- 
doublèrent de  prudence.  Elzébert  jeta  un 
coup  d'oeil  furtif  par  la  fente  que  faisait 
la  porte  entre-bâillée. 

— C  'est  une  femme  qu  'il  y  a  là,  dit-il. 

— Diable!  qu'est-ce  que  ça  veut  dire? 
Que  peut-elle  nous  vouloir?  Est-ce  une 
jeune  femme? 

— Ni  jeune  ni  vieille. 

—Belle? 

— Ni  belle  ni  laide. 

— Tes  renseignements  sont  maigres,  aussi 
bien  d'entrer. 
Ils  entrèrent. 

La  femme  se  leva.  Elle  était  grande, 
svelte.  Sa  figure  était  un  peu  ravagée  par 
le  temps.  Elle  indiquait  40  ans  peut-être 
et  n'était  point  belle  ;  mais  elle  avait  cet  air 
attirant  qui  nous  rend  tout  de  suite  une 
personne  sympathique. 

— Vous  êtes  bien  messieurs  Mouton  et 
Durand?  demanda-t-elle. 

— Oui,  madame.  .  . 

— le  suis  madame  Ernest  Chénier. 

—Ah  ! 


— Oui,  je  sais  que  vous  ne  me  connaissez 
.!<•  viens  au  sujet  de  mademoiselle 
Jeannette  Chevrier. 

Elzébert  et  Paul  se  regardèrent  ahuris, 
hébétés.  De  quoi  pouvait-il  bien  s'agir  en- 
core? 

— Ah!.  .  .  répéta  Elzébert. 

— Vous  avez  eu  hier,  n'est-ce  pas,  la  vi- 
site de  mademoiselle  Chevrier? 

— Mais  non,  madame,  firent-ils  en  choeur, 
au  comble  de  la  surprise  et  de  la  stupéfac- 
tion. Jamais  Mlle  Chevrier  n'est  venue 
nous  voir  ici. 

— Cependant,  vous  lui  aviez,  n'est-ce  pas, 
envoyé  une  lettre  pour  lui  demander  de 
venir  ici  vous  rencontrer? 

— Mais,  jamais  de  la  vie  ! 

Elzébert  et  Paul  avaient  les  yeux  grands 
comme  des  dollars  d'argent  américains. 

Madame  Chénier  s'écrasa  dans  une  chai- 
se, pâle,  très  pâle. 

— Mon  Dieu  !  Mon  Dieu  !  fit-elle,  c  'est 
effrayant  ! 

— Il  lui  est  sans  nul  doute  arrivé  un 
grand,  un  très  grand  malheur.  Elle  n'au- 
rait jamais  dû  accepter  cet  argent,  ces  mil- 
liers de  piastres  maudites;  je  le  lui  ai  dit 
d 'ailleurs. 

— Mais  de  quel  argent  parlez-vous? 

— Laissons  cela,  messieurs,  je  vous  en  re- 
parlerai plus  tard.  Pour  le  moment,  il  s'a- 
git de  retrouver  Jeannette. 

— Ah  !  elle  est  disparue  ? 

— Oui,  je  m'en  vais  vous  relater  son  his- 
toire. Elle  reçut  une  lettre.  La  pauvre 
petite  était  venue  chez  moi,  sa  tante,  pour 
me  rendre  visite  hier.  C'était  une  lettre 
supposée  être  de  vous.  Tenez,  messieurs, 
voici  la  lettre.  Elle  l'a  laissée  sur  le  buf- 
fet de  la  salle  à  manger  avant  de  partir. 
Lisez. 

Elzébert  lut  : 

"  Mademoiselle  Jeannette  Chevrier, 

"2112,  rue  Saint-Denis,  Montréal. 

'  '  Mademoiselle, 

"  Voulez- vous  avoir  l'extrême  obligeance 
"de  venir  nous  voir  à  notre  hôtel,  1218  rue 
"Peel,  demain  matin  à  onze  heures.  Nous 
"avons  une  communication  très  importan- 
ce à  vous  faire  au  sujet  de  Germain  La- 
"fond.  Vous  trouverez  sans  doute  étran- 
"ge  que  nous  n'allions  pas  nous-mêmes  à 
"la  maison  où  vous  vous  trouvez;  mais  ce- 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


21 


"la  nous  est  absolument  impossible.  Nous 
"vous  en  expliquerons  la  raison  lors  de 
votre  visite." 

Elzébert  Mouton 
Paul  Durand. 

— ïMais  nous  n'avons  jamais  écrit  cette 
lettre.  Ce  n'est  ni  mon  écriture,  ni  celle  de 
Paul  d'ailleurs. 

— C'est  une  affreuse  infamie. 

— Je  le  sais  maintenant,  messieurs  ;  mais 
laissez-moi  continuer  mon  histoire.  Jean- 
nette est  partie  de  chez  moi  hier  matin, 
vers  dix  heures.  Elle  devait  être  de  retour 
pour  le  repas  de  midi.  A  deux  heures  de 
l'après-midi  elle  n'était  pas  encore  arri- 
vée. A  quatre  heures  je  commençai  à  être 
inquiète.  J'avais  remarqué  depuis  qu'elle 
est  allée  à  Québec  qu'une  ombre  de  peur 
semblait  planer  continuellement  sur  son 
esprit.  A  six  heures,  je  n'y  tins  plus  et  je 
vins  à  l'hôtel  ici.  Malheureusement  vous 
étiez  sortis.  Je  ne  vous  le  cache  pas,  mes- 
sieurs, je  crus  alors  que  les  criminels,  c'é- 
taient vous  ! 

— Oh  !  madame . . . 

— Je  sais  maintenant  que  je  me  trompais 
et  je  vous  demande  pardon  de  ma  pensée. 
Je  n'ai  pas  averti  la  police  hier  soir,  parce 
que  je  me  disais  que  Jeannette  avait  peut- 
être  rencontré  des  amies.  Mais  les  heures 
de  la  soirée  se  sont  écoulées.  Je  vous  ai 
attendus  jusqu'à  dix  heures.  Vous  n'étiez 
pas  encore  de  retour.  Nous  allons,  n  'est-ce 
pas,  avertir  la  police  ? 

— Non,  non,  madame,  dit  Elzébert.  J'ai- 
me mieux  que  nous  réglions  cette  affaire 
nous-mêmes.  La  police  peut  nous  faire 
plus  de  tort  que  de  bien.  Vous  savez,  nous 
en  connaissons  plus  long  que  vous  là-des- 
sus.  Ecoutez  nos  conseils. 

— Mais  que  faire? 

— Nous  allons  nous-mêmes  conduire  une 
petite  enquête  qui  aboutira,  je  suis  sûr. 
Sinon,  nous  aurons  recours  à  une  agence 
de  détectives,  une  agence  avec  laquelle  nous 
serons  sûrs  du  secret  absolu. 

— Mon  Dieu  !  Mon  Dieu  !  quand  je  son- 
ge que  Jeannette  est  suis  doute  entre  les 
mains  de  bandits  qui  h.  maltraitent,  en  ce 
moment,  qui  lui  manquent  de  respect  peut- 
être  ! 

— Ne  vous  désolez  pas,  madame,  nous  al- 
lons la  retrouver. 

Quelqu'un  frappa  à  la  porte  du  salon. 
Elzébert  cria  : 


— Entrez  ! 

Le  même  commis  que  tout  à  l'heure  pé- 
nétra dans  la  pièce. 

— C'est  encore  quelqu'un  qui  veut  vous 
parler,  messieurs  Durand  et  Mouton. 

— Est-ce  une  femme? 

— Non,  c  'est  un  petit  bambin. 

— Faites-le  entrer. 

Un  garçonnet  bien  mis,  de  douze  ou  trei- 
ze ans,  pénétra  dans  le  salon  et  enleva  poli- 
ment sa  casquette. 

— C  'est  papa  qui  m 'envoie,  dit-il. 

— Oui,  mais  qui  est  ton  papa,  mon  petit  ? 

— Mon  papa,  c'est  Monsieur  Albert  Tru- 
del  qui  travaille  au  Palais  de  Justice. 

— Connais  pas. 

— Je  le  sais  bien.  Mais  ce  matin  en  pas- 
sant sur  la  rue  Cadieux,  j'ai  trouvé  une 
lettre  sur  le  trottoir.  Il  y  avait  sur  l'en- 
veloppe ces  mots  :  "Qui  que  vous  soyez 
qui  recueillerez  cette  lettre,  remettez-la  à 
messieurs  Durand  et  Mouton,  1218  rue 
Peel.  Il  y  va  de  ma  vie.  Ne  perdez  pas 
une  minute!"  Vite  je  courus  montrer  ça 
à  papa,  au  Palais  de  Justice.  Papa  me  dit 
de  venir  vous  donner  la  lettre  tout  de  sui- 
te.  La  voici  ! 

Elzébert  s'empara  de  la  missive  avec 
quelque  chose  comme  de  la  voracité.  Il 
l'ouvrit  en  un  tour  de  mains  et  la  lut. 

— C  'est  bien  vrai,  madame,  fit-il.  Made- 
moiselle Chevrier  est  prisonnière. 

— Mais  lis  donc  cette  lettre  à  voix  haute 
que  nous  sachions,  nous  aussi,  Elzébert  ! 

Celui-ci  lut  alors  : 

"Mes  amis, 

"Car  je  crois  pouvoir  vous  appeler  mes 
"amis,  je  suis  tombée  dans  un  traquenard. 
'  '  On  m 'a  faite  prisonnière.  Pourquoi  ?  Je 
"n'en  sais  absolument  rien.  Mais  je  souf- 
"fre  horriblement.  Les  hommes  qui  m'ont 
"en  leur  possession  sont  sales,  malpropres, 
"polissons.  Us  me  parlent  avec  une  gran- 
"de  grossièreté,  et  j'ai  peur,  une  peur  im- 
"mense,  à  mon  honneur.  Sauvez-moi,  mes 
"bons  amis,  sauvez-moi  !  Car  je  vais  mou- 
"rir  !  Venez  vite  au  numéro  32g  de  la  rue 
Cadieux!" 

"Jeannette." 

Elzébert,  Paul  et  la  dame  se  précipitè- 
rent en  courant  dans  l'escalier.  Quand  ils 
furent  dehors,  Elzébert  dit  : 

— Dans  un  quart  d'heure,  Jeannette  se- 
ra libre. 


2  2 


Puis  il  loua  im  taxi  el  ils  partirent  à 
toute  vitesse  vers  la  me  (  'adieux, 

IV 

L'automobile  Ûla  rae  Notre-Dame  à  une 

vitesse  vertigineuse.  Tons  les  passants 
tournaient  la  têtë  pour  la  regarder  fuir. 
Le  chauffeur  ralentit  en  arrivant  à  la  rue 
Bleury  pour  s 'éviter  une  semonce  de  l'a- 
gent de  trafic  qui  stationnait  là.  Il  dut 
continuer  sa  marche  moins  vite,  parce 
qu'un  autre  agent  était  posté  à  l'intersec- 
tion de  la  rue  Sainte-Catherine  et  du  Bou- 
levard Saint-Laurent. 

Enfin,  la  machine  tourna  sur  la  rue  Ca- 
dieux  e1  s'arrêta  en  face  de  la  résidenec 
portant  le  numéro  32g. 

Elzébert  Mouton  sauta  le  premier  de  la 
voiture,  et  Paul  Durand  le  suivit.  Durand 
allait  frapper  à  la  porte,  quand  Elzébert 
l'en  empêcha. 

— Ne  va  pas  faire  cela,  dit-il,  nous  allons 
ainsi  gâter  la  sauce. 

— Mais  que  faire? 

— Nous  trouverons  bien  un  moyen. 

Elzébert  réfléchit  pendant  quelques  ins- 
tants. 

Puis: 

— Nous  allons  nous  éloigner  paisible- 
ment en  taxi.  Nous  n'aurions  pas  dû  ar- 
rêter juste  en  face  de  cette  maison.  C'est 
là  un  mauvais  pas. 

Ils  remontèrent  dans  l'automobile  qui  re- 
partit. Quelques  maisons  plus  loin  Elzé- 
bert fit  de  nouveau  stopper  la  voiture. 

— Vous,  madame,  dit-il,  vous  allez  dé- 
ni curer  assise  dans  l'auto.  Attendez  jus- 
qu'à ce  que  nous  revenions.  Ce  ne  sera  pas 
long,  je  l'espère. 

Les  deux  compagnons  partirent  alors. 

Ils  pénétrèrent  dans  la  cour  par  une  ru- 
elle sale  et  boueuse. 

— J'ai  bien  compté  les  maisons,  dit  El- 
zébert.  Il  nous  faut  traverser  quatre  cours 
avant  d'arriver  à  celle  du  numéro  32g. 

I  ls  traversèrent  ces  quatre  cours  sans  en- 
combre. Heureusement,  personne  ne  les 
remarqua.  Et  ils  arrivèrent  à  la  cour 
qu 'Elzébert  était  sûr  d'être  celle  du  No. 
32g. 

— Et  maintenant,  pénétrons  dans  la  mai- 
son ! 

— Mais  comment  ? 

— Suis-moi,  tu  vas  voir  que  c'est  très 
facile.    Mais  auparavant,  nous  avons  une 


petite  opération  S  faire.  Bon,  il  y  a  plu- 
sieurs cordes  à  linge  ici;  elles  feront  notre 
affaire. 

Il  sort i t  son  canif,  l'ouvrit  et  coupa  trois 
cordes  à  linge  qu'il  roula.  Il  en  mit  deux 
dans  ses  poches  et  donna  la  troisième  à 
Paul. 

— Que  veux-tu  que  je  fasse  de  ceci? 
questionna  Paul. 

— Fourre-la  dans  ta  poche  comme  moi,, 
idiot  ! 

— Mais  pourquoi  faire  \ 
— Tu  verras,  tu  verras  ! 
— Tiens,  moi,  j'ai  une  peur  bleue. 
— Peuh  !  vieille  dévote  qui  craint  les  rats 
d 'églises  ! 

Elzébert  frappa  à  la  porte  de  la  cuisine. 

Pendant  trois  secondes  environ  il  n'en- 
tendit aucun  bruit.  Puis  des  sons  de  pas 
se  firent  entendre.  Ils  se  dirigèrent  vers 
la  porte. 

— Tiens-toi  bien,  Paul,  nous  allons  rire  f 
Un  homme  apparut  dans  l'entre-bâille- 

ment  de  la  porte. 

— Que  voulez- vous?  demanda-t-il  d'une 

voix  rude. 

— Avez-vous  besoin  de  bonnes  bananes, 
d'ananas,  de  pommes  de  terre?  dit  Elzé- 
bert. 

— Non,  merci  ! 

Et  il  referma  la  porte. 

Elzébert  frappa  de  nouveau  immédiate- 
ment. 

— Allons,  qu'y  a-t-il  encore?  questionna- 
t-il  fâché. 

— Sortez,  l'ami,  nous  avons  affaire  à 
vous. 

— Voulez-vous  rire  de  moi,  dites  donc  ! 

— Non,  non,  sortez,  c'est  très  sérieux. 

A  ce  moment  Elzébert  sortit  un  mou- 
choir, et  l'individu  sortit.  Il  n'était  pas 
sitôt  dehors  qu 'Elzébert  lui  asséna  un  for- 
midable coup  de  poing  sur  la  mâchoire, 
l'homme  tomba  dans  les  bras  de  Durand 
comme  une  pâte  molle,  sans  connaissance. 

— Bien.    Ligotons-le  maintenant. 

— Tu  parles  d'une  façon  de  pénétrer 
dans  une  maison!  s'exclama  Paul.  Nous 
allons  nous  faire  arrêter,  c'est  sûr.  Si  tu 
t'étais  trompé  de  maison. 

— Non,  non,  je  ne  me  suis  pas  trompé, 
j 'en  suis  absolument  sûr.  Ligote-moi  ce 
voyou  maintenant  avec  ta  corde  à  linge,  et 
applique-lui  un  bon  bâillon  sur  la  bouche 
pour  l'empêcher  de  crier. 

Sitôt  dit,  sitô',  fait. 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


2  3 


La  porte  était  ouverte.  Les  deux  com- 
gnons  entrèrent  dans  la  maison  avec  de 
grandes  mesures  de  prudence. 

lis  marchèrent  alors  dans  un  grand  cor- 
ridor obscur. 

Soudain  ils  entendirent  un  long  gémis- 
sement qui  semblait  venir  du  deuxième  éta- 
ge. 

—Chut  !  fit  doucement  Elzébert. 

A  ce  moment,  une  personne  quelconque 
commençait  à  descendre  l'escalier  près  du- 
quel les  deux  compagnons  se  trouvaient. 

Mouton  se  cacha  du  mieux  qu'il  put  dans 
un  coin  et  attendit. 

C  'était  un  homme  qui  descendait. 

Il  paraissait  être  athlète,  bâti  qu'il  était 
comme  un  géant. 

Au  moment  où  il  mettait  le  pied  sur  la 
dernière  marche  de  l'escalier,  Elzébert  lui 
appliqua  sa  main  en  bâillon  sur  la  bouche 
et  lui  asséna  un  formidable  coup  de  poing 
dans  la  poitrine.  Pris  par  surprise,  l'hom- 
me ne  put  se  défendre.  Il  avait  déjà  perdu 
connaissance  par  la  force  du  choc. 

Mouton  était  en  effet  un  athlète  peu  or- 
dinaire. 

Ils  ficelèrent  l'inconnu  comme  le  premier, 
et  Mouton  lui  appliqua  un  mouchoir  sur  la 
bouche,  le  jetant  ensuite  dans  un  garde- 
robe. 

Les  deux  compagnons  montèrent  alors 
au  second  étage.  Une  seconde  plainte  se 
fit  entendre.  Cette  fois  elle  venait  sûre- 
ment de  la  chambre  en  face  de  laquelle  ils 
se  trouvaient. 

— Maintenant,  il  s'agit  de  jouer  le  tout 
pour  le  tout,  dit  Elzébert. 

— C'est  drôle,  je  n'ai  plus  peur,  dit  Paul. 

— Tant  mieux. 

Et  il  frappa  doucement  à  la  porte  après 
avoir  constaté  que  celle-ci  était  fermée  à 
clef. 

Ils  entendirent  les  pas  de  quelqu'un  qui 
venait  ouvrir.  La  porte  n'était  pas  encore 
entre-bâillée  que  Mouton  avait  sorti  son 
revolver.  Puis  il  poussa  la  porte  du  pied 
et  entra  dans  la  pièce. 

— Pas  un  mot,  vieille  vipère,  ou  je  tire  ! 
Je  te  tue  comme  une  chienne,  dit-il,  à  la 
vieille  femme  ratatinée  qui  était  venue  lui 
ouvrir  la  porte. 

La  femme  obéit  et  resta  muette,  mais 
dans  ses  yeux  on  pouvait  voir  une  lueur 
de  colère  féroce. 

Les  deux  compagnons  examinèrent  la 
pièce.    Leur  vue  alla  d'abord  au  lit  sur 


lequel  était  couchée  une  fille  qui  gémissait. 
Ils  s'approchèrent  du  lit  et  reconnurent 
immédiatement  Jeannette  Chevrier  qui 
était  ligotée  des  pieds  au  cou. 

— Mon  Dieu  !  Mon  Dieu  !  dit-elle  en  les 
voyant.  Mes  amis,  mes  bons  amis,  êtes- 
vous  venus  me  délivrer?  J'ai  tant  de  pei- 
ne, tant  de  troubles,  tant  de  misères,  je 
crois  que  je  vais  mourir.  Emmenez-moi 
pour  l 'amour  du  Ciel  ! 

— Oui,  oui,  mademoiselle,  dit  Elzébert, 
nous  allons  vous  emmener  tout  de  suite. 

La  vieille  fit  un  mouvement.  Mouton 
lui  appliqua  le  canon  de  son  revolver  sur 
la  tempe. 

Pendant  ce  temps,  Paul  Durand  avait 
sorti  son  couteau  de  poche  et  coupait  les 
liens  de  Jeannette  Chevrier.  Il  aida  à  la 
jeune  fille  à  se  lever. 

— Et  quant  à  toi,  la  vieille,  dit  Elzébert 
sur  un  ton  menaçant,  on  va  se  revoir  avant 
longtemps,  tiens-toi  le  pour  dit,  hein  !  Et 
quant  à  vous,  mademoiselle  Jeannette,  sui- 
vez-nous et  n'ayez  plus  peur. 

— J'ai  peine  à  marcher!  gémit  doulou- 
reusement la  jeune  fille. 

— Nous  allons  vous  supporter. 

L'instant  d'après  la  jeune  fille  et  ses 
deux  sauveteurs  descendaient  l'escalier, 
suivis  par  la  vieille  femme  qui  grommelait 
sourdement. 

Au  bas  de  l'escalier,  nos  amis  saisirent 
un  bruit  quelconque  dans  une  pièce  voisine 
du  vestibule,  comme  si  un  homme  survenait 
rapidement. 

Elzébert  et  Durand,  supportant  Jean- 
nette, marchèrent  précipitamment  vers  la 
porte.  Mais  ils  trouvèrent  celle-ci  fermée 
à  clef. 

Terrible,  Elzébert  se  tourna  vers  la  vieil- 
le femme  qui  les  considérait  avec  un  sou- 
rire ambigu  à  ses  lèvres  parcheminées. 

— Vieille,  ordonna  Elzébert,  ouvre  cette 
porte,  et  vite  si  tu  ne  veux  pas  aller  voir 
satan,  ton  époux  ! 

A  nouveau  il  braqua  son  revolver  sur  la 
femme. 

Croyant  que  ce  terrible  inconnu  allait 
tenir  parole,  et  pas  tout  à  fait  disposée 
peut-être  à  aller  rejoindre  son  "  ténébreux 
époiix",  elle  courut  à  la  porte,  tira  une  clef 
dissimulée  sous  son  tablier  et  ouvrit  l'huis. 

Il  était  temps  :  un  rude  et  terrible  gail- 
lard venait  d'apparaître  dans  une  porte 
voisine,  et  cet  homme  avait  proféré  un  ju- 
ron retentissant. 


LE   ROMAN  DES  QUATRE 


Jeannette  nVut  que  le  temps  de  lui 
décocher  ira  rapide  regard . . .  déjà  Durand 
ei  Elzébert  Pentraînaienl  vers  la  rue  et  le 
taxi  plus  loin. 

Or,  si  Elzébert  et  Paul  avaient  pu  sui- 
vre le  regard  de  Jeannette,  ils  auraient  vu 
le  gaillard  e1  n'auraient  pas  manqué  d'être 
forl  surpris  de  reconnaître  l'individu  que, 
la  veille  au  soir,  ils  avaient  remarqué  en 
cette  taverne  de  la  rue  Notre-Dame. 

Quanl  à,  Jeannette,  elle  ne  put  contenir 
un  cri  de  joie  en  trouvant  dans  l'auto  sa 
tante.  Elle  se  jeta  dans  ses  bras  en  pleu- 
rant de  joie. 

— Pauvre  petite,  disait  Mme  Chénier,  tu 
as  bien  souffert,  hein?  Mais  nous  allons 
bien  te  soigner,  tu  verras.  Mon  Dieu! 
quelle  affreuse  histoire  ! 

A  voir  ce  tendre  tableau,  Elzébert,  qui 
avait  le  coeur  dans  les  yeux,  avait  des  lar- 
mes sur  ses  paupières. 

— Vite  !  vite  !  dit-il,  partons  d'ici  au  plus 
tôt!    Marchez,  chauffeur  ! 

1 /automobile  se  mit  en  mouvement. 

— Mon  Dieu!  que  je  suis  heureuse!  s'é- 
cria Jeannette  en  embrassant  sa  tante.  Sa- 
ve/vous ce  que  j'ai  vu,  ou  mieux  qui  j'ai 
cru  voir  tout  à  l'heure,  comme  nous  sortions 
de  cette  maison. 

— Qui  donc  ? 

— Un  homme  qui  cherchait  à  dissimuler 
sa  présence,  mais  un  homme  qui  ressemble 
é1  rangement  à  mon  fiancé  chéri,  Germain 
Lafond. 

— Germain  Lafond!  fit  Elzébert  en  tres- 
saillant. 

— Oui,  j'aurais  juré  que  c'est  lui,  si  je 
n'avais  pas  su  qu'il  est  mort. 

Elzébert  fut  pris  par  un  mystérieux 
cîmirdissement. 

— Ce  que  je  pensais,  serait-il  vrai?  mar- 
motta-t-il. 

Puis  il  questionna  : 

— Cet  homme  que  vous  avez  vu,  comment 
était-il  vêtu? 

—  Il  «'tait  habillé  comme  un  lumberjack: 
boites  bâtardes,  culottes  bouffantes  kaki, 
blouse  bleu  marine  et  feutre  mou  sale  et 
de  couleur  indécise.    Mon  Dieu  ! 

— Quoi  encore  ? 

— Mais  l'homme  que  j'ai  rencontré  à 
Québec  et  qui  m'a  dit  d'espérer  était  aussi 
Vêtu  de  hottes  bâtardes  et  de  culottes  bouf- 
fantes kaki,  et  il  portait  une  blouse  bleue 
marine  et  un  feutre  mou. 

Mais  Paul  Durand  hocha  la  tête. 


 Mademoiselle,  dit-il,  vous  êtes  éner- 
vée des  événements  terribles  qui  viennent 
d'arriver.  C'est  peut-être  une  illusion 
d'optique,  tout  simplement. 

— Non,  non...  j'ai  vu  cet  homme,  j'en 
suis  sûre,  dit-elle. 

— Qui  sait  ?  fit  Elzébert  Mouton.  Des 
é\  c?iements  bien  extraordinaires  sont  arri- 
vés depuis  quelques  jours. .  .  Moi,  je  crois 
mademoiselle.  . . 

Une  sombre  et  lourde  impression  d'effroi 
parut  se  produire  sur  l'esprit  de  ces  per- 
sonnages, et  le  silence  s'établit. 

FIN  DE  LA  SECONDE  PARTIE. 

TROISIEME  PARTIE 

FILS  EMMELES 

Par  Jean  Fér on. 

I 

Le  chauffeur  avait  reçu  ordre  de  diriger 
sa  machine  vers  la  demeure  de  Mme  Ché- 
nier, rue  Saint-Denis.  En  peu  de  temps 
l'auto  avait  atteint  la  rue  Sainte-Catherine 
et  continué  sa  course  vers  Saint-Denis. 

Le  silence  demeurait  entre  nos  quatre 
personnages. 

Avec  une  maternelle  angoisse  Mme  Ché- 
nier considérait  sa  nièce,  si  jolie,  si  gracieuse 
dans  sa  pâleur  et  son  émoi.  Les  yeux  fer- 
més, sa  tête  reposant  sur  l'épaule  de  sa 
tante,  Jeannette,  comme  si  elle  avait  été  la 
proie  d'un  rêve  dont  elle  ne  pouvait  se- 
couer les  brumes,  récapitulait  en  son  esprit 
troublé  l'aventure  mystérieuse  et  indéchif- 
frable qui  pesait  sur  son  cerveau  comme  un 
cauchemar.  Et  une  vision  obsédante  la 
tenaillait  :  cet  homme  inconnu  à  barbe  hir- 
sute qu'elle  venait  d'entrevoir  pour  la  se- 
conde fois,  ce  mystérieux  personnage  por- 
tant le  costume  des  coureurs  des  bois,  l  'au- 
teur, pensait-elle,  de  ce  chèque  de  $27.000. 
Et  sous  la  barbe,  sous  la  blouse  bleue  mari- 
ne, sous  les  culottes  bouffantes  elle  croyait 
de  plus  en  plus  reconnaître  celui  pour  qui 
son  pauvre  coeur  en  deuil  se  consumait  du 
même  amour...  Germain  Lafond!  De 
temps  à  autre  elle  se  demandait  : 

— Oh  !  si  cet  inconnu  était  un  reve- 
nant ! 

L'effroi  comprimait  son  coeur  à  cette 
pensée.    Mais,  de  suite  par  un  effort  de 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


volonté,  elle  revenait  aux  beaux  jours  où 
son  amour  avait  pris  naissance,  et  dès  lors 
elle  oubliait  aventures  et  cauchemar  pour 
se  laisser  emporter  en  un  ciel  éblouissant. 

A  la  dérobée  Paul  Durant  regardait  la 
jeune  fille  dont  la  beauté  lui  semblait  riva- 
liser avec  celle  des  anges,  et  il  sentait  son 
coeur  briller  ardemment  :  car  cette  belle  en- 
fant, ainsi  éplorée  et  qui  lui  apparaissait 
plus  ravissante  dans  sa  demi-inconscience, 
faisait  sur  lui  un  effet  plus  frappant  que  le 
jour  ou  il  l'avait  vue  pour  la  première  fois 
sur  la  rue  Mignonne.  En  était-il  réelle- 
ment amoureux  ?    Peut-être  ! . . . 

A  côté  de  lui,  le  timide  Elzébert,  qui  à  ses 
heures  avait  aussi  ses  audaces,  comme  nous 
venons  de  le  voir,  roulait  vers  la  jeune  fille 
des  yeux  admiratifs,  des  regards  de  jeunes 
amoureux,  regards  qu'il  n'avait  garde  de 
laisser  surprendre  par  son  ami  Paul  Durand 
dont  il  devinait  le  secret. 

L'auto  tourna  à  l'angle  Sainte-Catherine 
sur  Saint-Denis  après  un  court  moment  d'ar- 
rêt pour  attendre,  sur  un  geste  de  l'officier 
préposé  au  trafic,  que  la  congestion  eût  di- 
minué, puis,  plus  vive,  elle  monta  la  rue. 

Paul  Durand  rompit  le  silence. 

— Mademoiselle,  demanda-t-il  la  voix 
tremblante,  savez-vous  qui  sont  ces  gens  qui 
vous  ont  séquestrée? 

La  jeune  fille  releva  ses  paupières,  souleva 
un  peu  sa  jolie  tête,  sourit  et  répondit,  tout 
en  jetant  sur  Elzébert  un  regard  de  grande 
reconnaissance  : 

— Je  ne  les  connais  pas,  monsieur.  Je  les 
ai  vus  pour  la  première  fois  hier  seulement. 

— Les  avez-vous  entendus  parler  entre 
eux  ? 

— Non.  Ils  avaient  soin,  lorsqu'ils  par- 
laient en  ma  présence,  de  le  faire  d'une  voix 
si  basse  que  je  ne  pouvais  percevoir  qu'un 
murmure  confus. 

— Et  vous  ne  savez  pas  davantage  quel  était 
leur  dessein  de  vous  retenir  ainsi  prisonniè- 
re ? 

— Pas  davantage.  Et  voilà,  comme  vous 
le  pensez  bien,  ce  qui  m'intrigue  au  dernier 
point.  Je  me  demande  quel  mal  j'ai  pu  faire 
à  ces  gens,  ou  quel  intérêt  les  a  fait  agir 
ainsi. 

— Oh  î  sourit  Paul  avec  un  air  entendu,  ils 
avaient  certainement  un  intérêt,  et  mon  ami 
Elzébert  et  moi  le  saurons  avant  longtemps. 
Il  y  a  quelque  chose  de  singulier  qui  se  trame 
sous  nos  pas,  hein  !  Elzébert  ? 

—  Oui,  fit  ce  dernier  pensif,  quelque  chose 
qui  ressemble  à  un  écheveau  embrouillé,  mais 


que  nous  débrouillerons,  sacré  chien  !  ou  bien 
on  ne  s'appelle  plus  de  nos  noms. 

Et  Elzébert  cracha  avec  force  par  la  por- 
tière, comme  pour  accentuer  l'énergie  d'une 
résolution  soudainement  prise. 

L'auto  s'arrêta  devant  la  maison  portant 
le  numéro  2112. 

— N  ous  sommes  rendus  !  dit  en  soupirant 
Mme  Chénier. 

Jeannette  Chevrier  parut  sortir  d'un  rêve 
par  le  regard  étonné  qu'elle  promena  autour 
d'elle.  Mais  elle  fut  aussitôt  reprise  par  la 
réalité  de  sa  situation.  Elle  sourit  triste- 
ment aux  deux  compères,  qui  ne  cessaient  de 
la  contempler,  et  dit: 

— Messieurs,  j'aimerais  à  vous  exprimer 
convenablement  ma  reconnaissance.  Mon  état 
d'esprit  actuel,  cependant,  m'en  empêche. 
Aussi,  vous  prierai- je  de  venir  me  rendre  vi- 
site demain,  je  serai  probablement  tout  à  fait 
remise. 

— Certainement,  mademoiselle,  s'empressa 
de  répondre  Paul  Durand  à  qui  cette  invita- 
tion et  le  sourire  de  la  jeune  fille  semblaient 
quasi  une  promesse,  nous  viendrons  demain 
vous  rendre  cette  visite,  et  peut-être  alors 
pourrons-nous  vous  donner  quelques  éclair- 
cissements au  sujet  de  cette  mystérieuse  aven- 
ture. 

Comme  il  achevait  ces  paroles,  Jeannette, 
dont  les  regards  examinaient  encore  les  cho- 
ses et  les  êtres  autour  d'elle,  esquissa  un  geste 
de  surprise  et  d'effroi,  et  en  même  temps  ses 
yeux  parurent  se  fixer  avec  une  grande  atten- 
tion sur  un  auto  qui  passait  doucement  en 
descendant  vers  la  rue  Sainte-Catherine. 

Paul  Durand,  Elzébert  Mouton  et  Mme 
Chénier  suivirent  instinctivement  le  regard 
de  la  jeune  fille,  et  tous  trois  purent  aperce- 
voir dans  l'auto  ce  singulier  individu  à  barbe 
noire  embrousaillée  et  vêtu  comme  un  bû- 
cheron. 

— C'est  lui  ! . . .  souffla  la  jeune  fille  en  se 
rapprochant  de  sa  tante  et  en  saississant  un 
de  ses  bras  qu'elle  serra  avec  une  force  éton- 
nante. 

— Par  le  diable  !  jura  Paul  Durand,  c'est 
encore  cet  homme  ! .  .  .  Est-ce  un  millionnai- 
re déguisé  que  ce  lourdaud  qui,  depuis  quel- 
ques jours,  semble  rivé  à  nos  trousses?  Ma- 
demoiselle, reprit-il,  comme  l'auto  disparais- 
sait plus  loin  avec  son  étrange  voyageur,  de- 
main, je  vous  le  jure,  oui,  demain  je  vous  di- 
rai qui  est  cet  homme.  Car  cet  homme  nous 
intrigue  tout  autant  que  vous-même,  et  je 
veux  savoir  coûte  que  coûte  de  quoi  il  se  mêle 


26 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


e\  ce  qu'il  manigance.  Allons,  à  demain!  fi- 
nit-il es  poussanl  son  compagnon  vers  Fauto 
Il  salua  galammenl  de  son  Eeutre  La  jeune 
fille  ei  la  dame  souriantes  et  monta  dans  la 
voiture.  El  tandis  que  Jeannette  et  sa  tante 
pénétraienl  dans  la  maison,  Durand  disait  au 
chauffeur  : 

— Si  vous  voulez  nous  ramener  à  notre 
hôtel,  sur  la  rue  Peel. .  . 

Le  chauffeur  brûla  le  pavé  lorsque  Elzé- 
bert  eut  ajouté: 

— Et  dépêchons-nous  ! 

Cinq  minutes  après,  l'auto  tournait  sur 
Dorchester  et  reprenait  sa  course  vers  la  rue 
Peel. 

Paul  Durand  rompit  le  silence  qui  s'était 
établi  entre  son  compagnon  et  lui  depuis  quel- 
ques minutes. 

— Elzébert,  j'ai  idée  que  nous  ferions 
mieux  de  prendre  un  déguisement  quelcon- 
que avant  de  nous  jeter  sur  la  piste  de  cet 
inconnu,  et  mieux  encore  avant  d'aller  sur  la 
rue  Cadieux  pour  savoir  quels  sont  ces  gens 
qui  habitent  là  et  qui  ont  enlevé  mademoiselle 
Jeannette.    Que  penses-tu? 

— Je  pense  comme  toi,  mon  vieux.  Tout  de 
même,  nous  voici  embarqués,  si  je  ne  me 
trompe  pas,  dans  une  fière  calèche.  Où  allons- 
nous  aboutir? 

— Ce  qui  importe  en  premier  lieu,  répliqua 
Durand,  c'est  de  dénicher  l'assassin  de  La- 
fond.  Aussi,  pensé-je  que  la  clef  du  mystère 
se  trouve  sur  la  rue  Cadieux. 

— Tu  penses? 

— Mais  si,  par  aventure,  elle  n'est  pas  là, 
elle  gît  certainement  dans  le  coco  de  cet  indi- 
vidu qui  nous  talonne  avec  une  évidence  in- 
discutable. 

Elzébert  hocha  la  tête  et  soupira.  Pour 
lui  un  "si"  et  un  autre  faisaient  deux  "si", 
et  ce  ne  sont  pas  les  "si"  qui  résolvent  les 
problêmes  ténébreux.  Et  le  silence  se  fit  en- 
core entre  les  deux  compères,  jusqu'au  mo- 
ment  où  leur  voiture  vint  s'arrêter  devant 
l'hôtellerie  de  la  rue  Peel. 

— Une  chose,  dit  Paul  avant  de  descendre 
de  l'auto,  c'est  que  j'ai  une  soif  rare ...  On 
va  prendre  le  temps  de  s'étancher  un  peu, 
puis  nous  jonglerons  à  notre  affaire.  Ensuite 
Elzébert,  je  me  demande  s'il  ne  vaudrait  pas 
mieux  attendre  à  la  nuit  venue  pour  essayer 
de  tarer  les  gens  de  la  rue  Cadieux. 

— Tu  as  peut-être  raison,  fit  seulement 
Elzébert  dont  la  pensée  semblait  lointaine. .  . 
pensée  peut-être  demeurée  avec  la  belle  image 
de  la  rue  Saint-Denis. 

— Et  puis,  reprit  Paul,  il  ne  faut  pas  ou- 


blier  que  c'est  ce  soir  que  nous  avons  reçu 
ordre  de  décamper  de  la  ville;  tout  nous  com- 
mande donc  de  nous  déguiser.  La  moindre 
imprudence  peui  nous  attirer  une  balle  au 
coeur!  Allons,  viens!  Nous  allons  nous  rin- 
cer le  gorgoton,  puis  parler  de  l'affaire. 

Paul  paya  largement  le  chauffeur  et,  suivi 
d'Elzébert,  pénétra  dans  l'hôtel. 

Les  deux  amis  s'approchèrent  du  bureau 
de  l'administration,  et  Paul  demanda  à  un 
employé-comptable  : 

-—Mon  ami,  voulez-vous  me  dire  si  l'on 
est  venu  s'informer  de  nous  durant  notre  ab- 
sence ? 

L'employé  sourit  et  répondit: 

—Deux  gentlemen  sont  venus  pour  Mon- 
sieur Paul  Durand. 

— Ah  !  ah  !..  .  Yont-ils  revenir  ? 

— Non,  sourit  le  commis  davantage,  pour 
la  bonne  raison  qu'ils  ont  décidé  de  vous  at- 
tendre. 

Paul  et  son  ami  promenèrent  un  regard  in- 
quisiteur sur  les  quelques  hôtes  paisibles  ré- 
unis dans  la  salle  commune,  comme  avec  l'es- 
poir d'y  découvrir  les  deux  gentlemen  en 
question.    Mais  de  suite  l'employé  ajoutait: 

— Pardon,  messieurs  !  Mais  sur  la  deman- 
de de  ces  gentlemen,  je  leur  ai  permis  d'aller 
vous  attendre  dans  vos  appartements,  car  ils 
m'ont  paru  de  vos  amis  ou,  tout  au  moin-,  de 
vos  connaissances. 

— C'est  bien,  fit  Paul  un  peu  surpris. 

Et,  tirant  Elzébert  après  lui,  il  gagna  l'as- 
censeur. 

L'instant  d'après,  les  deux  amis  péné- 
traient dans  un  petit  salon  qui  faisait  partie 
de  leur  ajDpartement,  et,  là,  ils  apercevaient 
les  deux  gentlemen.  Mais  c'étaient  deux  in- 
connus... tout  à  fait  inconnus!  Ils  étaient 
là,  graves  et  dignes  tous  deux,  confortable- 
ment assis. 

— Entrez,  mes  amis,  entrez  !  fit  l'un  des 
deux  personnages  en  ébauchant  un  sourire 
quelque  peu  ironique. 

Mais  Durand  et  Mouton  demeuraient 
béants,  les  regards  interrogateurs.  Xe  s'é- 
taient-ils pas  trompés  de  porte  ? 

Pourtant ...  ils  reconnaissaient  leurs  ba- 
gages, là,  à  deux  pas  de  la  porte. 

Les  deux  inconnus  venaient  de  se  lever. 
L'un  d'eux  s'approcha  de  Paul  et  s'enquit, 
avec  une  parfaite  urbanité: 

— Est-ce  à  Monsieur  Paul  Durand  que  j'ai 
le  plaisir  de  parler? 

— Oui,  monsieur. .  .  je  suis  bien  celui  que 
vous  nommez .  .  .  bredouilla  Paul  très  stupé- 
fait. 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


27 


L'homme  amplifia  son  sourire  et,  regar- 
dant son  compagnon,  parut  échanger  avec 
celui-ci  un  coup  d'oeil  d'intelligence.  Aussi- 
tôt, l'autre  exhiba  d'une  poche  intérieure  de 
son  léger  pardessus  un  papier  quelconque. 

— Monsieur  Durand,  reprit  le  premier 
personnage  en  diminuant  son  sourire,  qui 
d'ironique  parut  se  faire  amer,  nous  sommes 
bien  chagrinés  de  venir  vous  appqrendre  une 
mauvaise  nouvelle . . .  nous  venons  vous  ar- 
rêter ! 

— M'arrêter  ! . .  .  s'écria  Paul  en  tressau- 
tant. Et  ses  yeux,  déjà  agrandis  par  l'éton- 
nement,  parurent  tenter  la  fuite  hors  des  or- 
bites. 

Elzébert,  lui,  avait  sauté  en  l'air.  Puis, 
dans  un  geste  aussi  rapide  que  l'éclair,  il  por- 
ta une  main  à  la  poche  de  son  pantalon. 

— Halte-là,  vous,  l'ami  Mouton!  comman- 
da le  premier  étranger,  pas  de  sottises  ! 

Elzébert  et  Paul  reculèrent,  par  précau- 
tion instinctive,  devant  le  canon  menaçant 
d'un  revolver  de  gros  calibre. 

— Messieurs,  ajouta  l'inconnu,  nous  ne 
sommes  pas  ici  pour  plaisanter . . .  haut  les 
mains  ! 

L'injonction  était  fort  péremptoire.  Aussi, 
les  deux  compères,  tout  abasourdis  par  cette 
nouvelle  aventure,  n'osèrent  pas  se  faire 
prier. .  .  ils  levèrent  les  mains,  ils  les  levè- 
rent même  aussi  haut  qu'il  leur  était  possi- 
ble. 

L'agent  de  police,  dont  le  sourire  avait  re- 
pris sa  teinte  narquoise,  ordonna  à  son  com- 
pagnon : 

— Veuillez  les  fouiller  bien  minutieuse- 
ment ! 

L'autre  obéit  avec  une  docilité  remarqua- 
ble ;  et  avec  une  adresse  de  pickpocket  il  en- 
leva aux  deux  trappeurs  leurs  armes. 

— Ah  !  ça,  fit  Paul  dont  la  stupéfaction  se 
changeait  en  une  sorte  de  lourde  hébétude, 
allez-vous  me  dire  au  moins  pour  quel  motif 
vous  m'arrêtez? 

— Voici  le  mandat  d'amener,  répliqua  l'au- 
tre policier  en  déployant  le  papier  qu'il  tenait 
encore  à  la  main.  Ce  papier,  il  le  parcourut 
du  regard,  puis  il  se  mit  à  lire  ceci  :  "Pour 
avoir  assassiné,  près  de  Golden  Creek,  un  in- 
génieur du  gouvernement . .  .  Germain  La- 
fond  !" 

Notre  lecteur  peut  imaginer  quelque  chose 
comme  un  coup  de  foudre  subit  dans  un  ciel 
sans  nuages  et  rayonnant.  .  .  Les  deux  com- 
pères en  perdirent  le  souffle,  et  pour  un  peu 
ils  se  fussent  tous  deux  évanouis. 

Et,  de  fait,  pour  l'un  d'eux  le  coup  sembla 


assommant  :  sitôt  que  Paul  Durand  eut  été 
emmené  par  les  deux  agents  de  police,  Elzé- 
bert tomba  lourdement  sur  un  sofa,  non 
évanoui,  fort  heureusement,  mais  tout  sur  le 
point  de  perdre  la  notion  de  la  vie  ou  de  la 
réalité  ! .  .  . 

II 

Longtemps  Elzébert  demeura  désemparé. 
Sa  première  désespérance  fut  la  pensée  de  se 
trouver  seul  enfoncé  dans  un  inextricable 
mystère.  Tout  à  l'heure,  ce  mystère  lui 
avait  semblé  assez  profond  déjà  pour  qu'il 
pût  douter  de  le  sonder  avec  succès;  à  pré- 
sent, le  même  mystère  s'amplifiait  à  l'infini, 
il  se  creusait  d'une  façon  effarante-':  son  ami, 
son  bon  ami,  Paul  Durand,  était  jeté  dans  les 
fers  pour  avoir  assassiné  Germain  Lafond  ! 

N'était-ce  pas  assez  pour  écraser  un  mont 
sur  ses  assises? 

Elzébert,  d'un  poing  durement  crispé,  frap- 
pa son  front  livide,  il  frappa  deux  fois,  trois 
fois,  comme  s'il  eût  voulu  ébranler  quelques 
solides  et  sombres  parois  qui  empêchaient  la 
clarté  de  pénétrer  dans  son  entendement.  Car 
une  nuit  d'encre  enveloppait  son  cerveau. 
Mais  ce  geste  eut  l'heureux  effet  de  dissiper 
les  ténèbres  ;  et  Elzébert  se  dressa  tout  à  coup 
avec  un  rayon  de  triomphe  dans  l'éclat  de  ses 
yeux. 

— Le  mystère  ! . . .  murmura-t-il  avec  un 
sourire  convaincu. 

Disons-le  franchement,  Elzébert,  à  cette 
minute  même,  avait  cette  expression  triom- 
phale que  dut  avoir  Archimède  trouvant  en- 
fin la  solution  de  ses  âpres  problêmes. 

— Le  mystère  !  répéta-t-il.  Mais  il  n'y  a 
plus  de  mystère . . .  l'assassin  de  Lafond  est 
trouvé  ! 

Quoi  !  Elzébert  devenait-il  fou  ? 

Pas  du  tout  !  Il  tenait  l'enivrante  solution  ! 
Enfin,  il  perçait  les  ténèbres,  ou,  mieux  peut- 
être,  ces  ténèbres  venaient  de  se  dissiper, 
mais  non  comme  la  nuit  se  dissipe  doucement 
aux  lueurs  tendres  d'une  aurore,  mais  com- 
me sous  un  coup  de  soleil  éclatant  et  subit. 
Oui . .  .  Germain  Lafond  avait  été  assassiné 
par  Paul  Durand  ! 

Et  comme  c'était  simple  ! 

— Mais  comment,  diable,  n'ai-je  pas  pensé 
à  cela  plus  tôt  ?  se  demandait  Elzébert.  L'en- 
vie le  prenait  de  se  retaper  le  front.  Oui, 
comment  n'ai-je  pas  deviné  le  jeu  de  ce  sour- 
nois ?  Je  vois  bien  à  cette  heure  où  se  trouvait 
le  chiendent.  Oui,  mais  encore  qui  aurait 
pensé  ça?  Pourtant,  si  je  me  rappelle  bien, 


28 


L.K  ROMAN  l'i;S  QUATRE 


j'ai  eu  quelques  soupçons.  Paul  me  parais- 
sait trop  riche  tout  d'un  coup,  et  l'argent  de- 
venail  I  rop  léger  au  bout  de  ses  doigts  !  Car  il 
est  plus  riche  que  moi,  bien  plus  riche;  et, 
pourtant,  il  De  devrait  pas  l'être,  attendu  que 
nous  avons  réalisé  de  pareils  et  d'égaux  bé- 
néfices. Ai-je  été  bête  ?  Si  je  m'étais  seule- 
ment dit  qu'il  a  pu,  à  notre  insu,  nous  suivre 
Lafond  et  moi  à  Golden  Creek,  et,  là,  pan  ! 
Il  avait  de  suite  un  alibi.  Puis,  à  toute 
éreinte  il  gagnait  FAbitibi,  s'assurant  la  pro- 
priété, de  quelque  louche  façon,  de  la  mine 
d'oT  de  Lafond,  et  le  tour  était  joué.  Moi  et 
les  autres  n'y  pouvions  voir  que  poussière. 
Il  n'y  a  pas  de  doute  que  Paul  a  dû  brocanter 
la  mine  d'or  de  Lafond  avec  quelque  gros 
prospecteur  tout  cousu  d'argent.  Voilà  donc 
Pénigme!  Et  alors?...  Mais  ce  n'est  pas 
tout  !  Ce  Paul,  est-il  un  peu  trucard  !  N'a-t-il 
pas  eu,  comme  moi,  connaissance  des  amours 
de  Lafond  et  de  Jeannette  Chevrier?  Ah! 
ah!  ricana  Elzébert,  voici  où  je  mets  encore 
le  nez  dans  la  bonne  sauce  !  Oui,  mon  Paul 
s'était  tout  bonnement  épris  d'amour  pour  la 
belle,  la  suave,  l'angélique  Jeannette,  par 
conséquent  il  est  devenu  très  jaloux,  jaloux 
noir  de  Lafond.  "Si,  s'est-il  dit,  je  tuais  La- 
fond, puis  si  je  lui  volais  sa  mine  d'or,  est- 
-ce que  je  ne  pourrais  pas,  ensuite,  lui  pren- 
dre cet  ange  de  la  rue  Migonne  à  Mont- 
réal ? . .  .  On  sait  bien,  rien  de  plus  facile  ! 
"Me  voilà  donc  avec  une  fortune  considérable 
"et  une  jeune  et  jolie  femme,  et  je  n'ai  plus 
"qu'à  me  laisser  vivre  le  reste  de  mes  jours 
"en  roucoulant  comme  un  pigeon  sous  l'aile 
"tiède  de  sa  colombe  !  Ca  y  est  ! . .  .  " 

Elzébert  s'interrompit  un  moment,  pour 
ajouter  en  fronçant  le  sourcil:  ' 

— Oui,  ça  y  est,  le  malheureux;  mais  ça  y 
sera  bien  davantage,  quand  le  bourreau  lui 
passera  une  corde  au  cou!  B-r-o-u-mmm  ! . .  . 
Aussi  bien,  j'aime  mieux  être  dans  ma  peau 
que  dans  la  sienne!  Enfin!  que  le  bon  Dieu 
ait  pitié  de  son  âme  !  Dame  !  je  ne  peux  tou- 
jours pas  pleurer,  et  puis  ça  n'arrêtera  pas  le 
monde  d'aller  son  chemin  ! 

Elzébert  alla  vers  une  table  sur  laquelle 
étaient  disposés  en  désordre  des  flacons  et 
des  verres.  Il  se  versa  largement  à  boire 
d'un  certain  Scotch  Wiskey. 

— C'est  égal  !  reprit-il  en  grimaçant  sous 
Pâcreté  de  l'alcool,  me  voilà  bien  planté!.  . . 
Qu'est-ce  que  je  vois  faire  ? 

Soudain,  une  vive  rougeur  empourpra  son 
visage  sur  lequel  l'émoi  de  l'instant  d'avant 
disposé  un  voile  mat,  et  il  sourit  largement... 
très  largement. 


— Ce  que  c'est  que  d'être  bête,  des  fois  !  Je 
ne  suis  pas  riche  riche,  mais  tout  de  même 
j'ai  de  quoi  dans  mes  bottes,  et  il  me  reste 
encore  de  l'oeil  et  du  nerf,  c'est-à-dire  assez 
de  sang  pour  remplir  mes  bottes  si  elles  ve- 
naient à  perdre  leur  lest.  Alors,  qu'est-ce 
que  j'ai  bien  à  faire  ?  C'est  simple,  c'est  même 
très  simple  :  je  ne  suis  pas  un  cadavre,  et,  si  je 
ne  me  trompe,  je  connais  certaine  jeune  fille, 
d'une  beauté  admirable,  d'une  douceur  angé- 
lique,  qui,  aujourd'hui,  pleure  sur  un  fiancé 
lâchement  assassiné.  Oui,  si  j'allais  à  cette 
pauvre  petite  âme  en  peine,  et  si  je  lui  di- 
sais .  .  . 

Elzébert  se  tut.  Il  jeta  un  coup  d'oeil 
vers  un  grand  miroir,  puis  s'en  approcha  ra- 
pidement. Il  se  contempla  un  moment,  mais 
d'un  oeil  mal  rassuré. 

—Je  ne  suis  pas  laid  après  tout,  sans  être 
tout  aussi  beau  que  le  bel  Apollon,  dont  m'a 
parlé  souvent  Paul  qui  est  instruit,  ni  aussi 
beau  que  le  jeune  Pâris  qui  s'empara,  pour 
embêter  sa  femme,  de  la  ravissante  Hélène. 
Mais,  une  chose  sûre,  je  suis  encore  jeune  et 
vigoureux.  Ce  que  je  vais  faire?.  .  .  Je  vais 
m'astiquer  de  mon  mieux.  Puis,  comme  j'ai 
une  bonne  entrée,  je  vais  aller  rendre  visite 
à  l'exquise  Jeannette.  Ne  faut-il  pas  que 
j'aille  lui  apprendre  le  terrible  malheur  qui 
m'arrive .  .  .  l'arrestation  de  mon  ami  Paul  ? 

— Pauvre  diable,  quand  même  !  soupira-t- 
il  après  un  silence. 

Puis,  méditatif,  front  plissé,  un  peu  trem- 
blant, Elzébert  fit  une  toilette  de  prince  ga- 
lant, et,  une  heure  plus  tard,  un  taxi  le  con- 
duisait sur  la  rue  Saint-Denis. 

Elzébert  trouva  Jeannette  Chevrier  avec  sa 
tante  qui,  de  son  mieux,  cherchait  à  remettre 
sa  nièce  de  ses  terreurs. 

La  vue  d'Elzébert,  rayonnant,  fit  courir  sur 
ses  joues  pâlies  des  rougeurs  si  exquises  qu'el- 
les furent  à  l'âme  craintive  d'Elzébert  un  en- 
couragement et  un  espoir  sans  limite. 

— Mademoiselle,  commença  le  jeune  hom- 
me, mais  d'une  voix  qui  n'était  pas  tout  aussi 
rassurée  que  sa  physionomie,  je  vous  fais  mes 
excuses  de  me  présenter  sitôt,  et  à  vous  aussi, 
madame,  j'ose  implorer  mon  pardon.  .  .  mais, 
voyez-vous,  il  est  survenu  une  circonstance 
indépendante  de  ma  volonté. . .  une  circons- 
tance qui  m'oblige — oh  !  avec  plaisir — à  me 
présenter  deux  heures  à  peine  après  vous 
avoir  quittées. 

— Est-ce  moi  personnellement  que  vous 
désirez  voir?  interrogea  Jeannette  en  se  le- 
vant avec  vivacité. 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


29 


— Oui,  mademoiselle,  si  vous  voulez  bien 
m'accorder  cet  honneur. 

Avec  une  aimable  discrétion  dont  lui  sut 
gré  Elzébert,  Mme  Chénier  se  leva  à  son  tour, 
poussa  un  fauteuil  près  du  divan  où  se  te- 
nait Jeannette  et  dit  avec  le  meilleur  sou- 
rire : 

— Veuillez  vous  asseoir,  Monsieur  Mouton, 
ma  nièce  aura  grand  plaisir  en  votre  compa- 
gnie. 

Elle  assura  Jeannette  de  son  même  souri- 
re et  "Se"  retira  sans  bruit. 

— Bon  !  fit  Elzébert  en  lui-même,  voilà  au 
moins  une  femme  intelligente  ;  ça  ne  me  coû- 
terait pas  trop  de  l'avoir  pour  belle-mère. 

Cependant,  Jeannette  venait  de  se  rasseoir, 
joliment  intriguée  par  la  visite  inattendue  de 
cet  homme  qui,  d'ailleurs,  elle  s'en  souvenait, 
Pavait  arrachée  des  mains  de  ses  geôliers. 
Et  comme  Elzébert,  tout  à  coup  gêné,  se 
grattait  les  oreilles  pour  chercher  la  seconde 
phrase,  la  jeune  fille,  souriant  avec  une  belle 
candeur,  murmura: 

— Je  suis  bien  contente,  monsieur  Elzébert, 
de  vous  revoir  sitôt.  Je  sais  que  je  vous  dois 
peut-être  mon  existence;  car  je  m'imagine 
bien  que  ces  bandits  allaient  me  faire  un  mau- 
vais parti,  lorsque,  grâce  à  Dieu  !  vous  êtes 
survenu  si  à  point  pour  me  sauver.  Je  ne 
saurais  par  de  simples  paroles  vous  expri- 
mer convenablement  toute  ma  gratitude; 
aussi,  puis- je  vous  demander  de  me  dire 
comment  je  pourrais  le  mieux  vous  démon- 
trer que  je  ne  suis  pas  une  ingrate  ? 

Ces  paroles,  douces,  suaves,  musicales,  ra- 
menèrent la  confiance  dans  l'esprit  confus 
du  trappeur. 

— Mademoiselle,  répondit-il  en  tentant 
d'user  du  meilleur  langage,  je  vous  prie  de 
ne  pas  exagérer  la  somme  de  gratitude  que 
vous  croyez  me  devoir.  Certes,  j'avoue  que 
j'ai  éprouvé  beaucoup  de  plaisir  à  vous  être 
utile,  plaisir  qui  me  dédommage  amplement  ; 
mais  je  dois  bien  admettre  aussi  que  mon 
amitié  pour  cet  ami  commun,  qu'un  malheur 
a  enlevé  si  subitement  à  ceux  qui  l'aimaient, 
m'a  été  un  fort  stimulant.  Je  devais  bien 
à  sa  mémoire  de  me  rendre  utile,  le  cas  éché- 
ant, à  sa  fiancée  qu'il  adorait. 

A  cette  évocation  du  disparu,  Jeannette 
cacha  sa  figure  dans  son  mouchoir. 

Troublé  une  fois  encore,  Elzébert  toussot- 
ta,  et  poursuivit,  la  voix  très  tremblante  d'é- 
motion : 

— Aussi,  dois-je  vous  dire  que  je  ne  suis 
pas  venu  pour  vous  demander  l'expression 
de  votre  reconnaissance  à  mon  égard,  ni  pour 


vous  demander  ce  que  vous  ne  me  devez  pas, 
car,  je  le  dis  franchement,  je  suis  largement 
payé  à  la  seule  pensée  de  vous  savoir  heureu- 
se; mais  je  suis  venu  pour  vous  informer 
quelle  mystère,  qui  nous  enveloppait  tous  ce 
matin,  est  maintenant  dissipé. 

Jeannette  leva  vivement  sa  figure  légère- 
ment mouillée  de  larmes,  et  regarda  curieu- 
sement son  interlocuteur. 

— Je  vais  bien  vous  surprendre,  continua 
Elzébert,  mais  vous  ne  le  serez  certainement 
pas  plus  que  je  ne  l'ai  été...  oui,  le  mys- 
tère qui  entourait  l'assassinat  de  notre  cher 
ami  Germain  Lafond  n'existe  plus. 

— Que  voulez-vous  dire?  s'écria  la  jeune 
fille,  tout  à  coup  joyeusement  troublée  par 
le  secret  espoir  d'apprendre  une  nouvelle 
qu'elle  souhaitait,  c'est-à-dire  que  celui 
qu'elle  croyait  mort  était  vivant. 

— Je  veux  dire,  mademoiselle,  que  l'assas- 
sin a  été  trouvé  et  arrêté. 

Or,  le  rayon  de  joie  qui,  une  seconde,  avait 
paru  illuminer  la  jeune  fille,  se  dispersa,  et 
une  ombre  presque  lourde  envahit  les  traits 
pâles  et  tirés. 

— 0  mon  Dieu  !  gémit  la  malheureuse  en- 
fant, quelle  terrible  nouvelle  allez-vous  m'ap- 
prendre  encore,  Monsieur  Elzébert? 

Lui,  faillit  perdre  tout  à  fait  contenance  : 
quoi  !  il  venait,  lui  semblait-il,  instruire  la 
jeune  fille  d'une  bonne  nouvelle,  et  elle  s'ef- 
farouchait, elle  prenait  quasi  l'épouvante  ! 

— Pardon,  répliqua-t-il  d'une  voix  zézayan- 
te cette  fois,  la  nouvelle  n'est  pas  si  affreuse, 
puisque,  enfin,  vous  allez  savoir  votre  fiancé 
dignement  vengé. 

— Hé  !  monsieur,  sanglota  l'inconsolable 
Jeannette,  cette  vengeance  ne  me  rend  pas 
mon  fiancé  ! .  .  . 

Puis,  moins  âprement  : 

— Il  a  donc  été  réellement  tué?  cleman- 
da-t-elle  dans  un  soupir  qui  souleva  une  poi- 
trine qu'Elzebert  devinait,  admirable. 

— Hélas  !  soupira  également  le  trappeur. 
Et  si,  mademoiselle,  ajouta-t-il  avec  un  san- 
glot fort  bien  imité  clans  la  voix,  vous  avez 
conservé  un  secret  espoir,  j'ai  bien  le  regret 
de  vous  affirmer  que  cet  espoir  est  vain,  car 
l'assassin  est  arrêté.  Or,  on  n'arrête  pas  un 
homme  pour  rien  ! 

— C'est  vrai,  avoua  la  jeune  fille  en  rele- 
vant ses  yeux  magnifiques  sur  son  visiteur. 
Mais  cet  assassin,  qui  peut-il  être?  Serait- 
ce  celui  que  j'ai  un  peu  soupçonné? 

— Quoi  !  fit  Elzébert  avec  surprise,  l'au- 
riez-vous  soupçonné  aussi  ?  Quelle  coïnci- 
dence de  pensée  ! 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


—  Hein!  fit  Jeannette  en  bondissant;  je 
le  connais  donc  cet  assassin  ?  Et  je  l'ai  donc 
BOUpçonné"  justement? 

—  Dame!  fit  Elzébert,  puisque  vous  en 
SJyez  autant  que  moi. .  . 

Mais  non,  mais  non,  mais  non,  se  ré- 
cria violemment  Jeannette,  qui  mourait  de 
curiosité  et  de  l'envie  d'apprendre  le  nom 
de  l'assassin,  je  vous  demande  qui  est  l'as- 
sassin ? 

— Mon  Dieu!,.,  vous  l'avez  deviné... 
c'est  Paul  ! 

— Paul!  Paul!...  fit  la  jeune  fille  en 
écarquillant  les  yeux  sans  comprendre. 

— On  sait  bien,  sourit  Elzébert.  Oh!  il 
y  a  du  fin  matois  en  lui,  il  appartient  à  une 
famille  d'avocats.  Et  moi,  c'est  vrai  que  je 
ne  suis  pas  bien  bien  perspicace,  et  je  dois 
bien  avouer  qu'il  a  bien  conduit  son  jeu. 
Mais,  voyez-vous,  on  a  beau  être  finaud,  il  y 
a  toujours  quelque  chose  qui  craque  et  casse 
à  la  fin.  Et  puis,  il  y  a  le  bon  Dieu  là-haut 
qui  veille  toujours  et  qui  ne  laisse  pas  traî- 
ner les  méchants  sacs.  Ensuite,  plus  j'y 
pense,  plus  je  m'assure  qu'il  ne  l'aura  pas 
volée  cette  corde .  . . 

— Une  corde  ! .  . .  fit  Jeannette  de  plus  en 
plus  médusée. 

— Oui...  la  corde  qui  le  pendra  par  le 
cou . . . 

— Mais  qui  donc  encore  ?  s'écria  impatiem- 
ment la  jeune  fille  en  se  penchant  vers  El- 
zébert. 

Celui-ci  sursauta. 

— Hé  !  je  vous  l'ai  dit. . .  Paul  ! 

—Paul!...  Paul!...  Paul  qui? 

— Ah  !  mon  Dieu  !  éclata  de  rire  Elzébert, 
moi  qui  pensais  que  vous  me  compreniez . . . 
Eh  bien  !  Paul,  mon  ami . .  .  Paul  Durand 
donc .  .  .  Paul,  l'ami  de  votre  fiancé  dé- 
funt. .  . 

— P . . .  aul  !  Paul  Durand .  . .  bégaya  la 
jeune  fille  qui  venait  de  s'effondrer  sur  son 
sofa. 

Une  lividité  cadavérique  couvrit  en  une 
seconde  son  visage,  ses  bras  demi  nus,  ses 
mains.  La  tête  renversée  sur  un  coussin,  le 
mouchoir  sur  les  yeux,  elle  murmura  comme 
en  songe  : 

— Qui  l'aurait  dit  ! 

Et,  tout  comme  Elzébert,  la  jeune  fille 
crut  de  suite  à  la.  culpabilité  de  Durand. 
Oui,  ce  devait  être  ce  Durand,  pensait-elle, 
qui,  un  jour,  sous  l'anonymat,  lui  avait  adres- 
sé ce  message  étrange...  "Mademoiselle, 
"j'ai  le  regret  de  vous  offrir  toutes  mes  sym- 


pathies à  L'occasion  de  la  mort  de  Germain 
-La  tond.  .  ." 

— Oui,  qui  l'aurait  dit!... 

Un  lourd  et  pénible  silence  s'était  fait. 

Elzébert  dévorait,  de  son  regard  aigu  de 
chasseur,  cette  beauté  fraîche  doucement 
parfumée,  cette  fleur  légèrement  pâlie,  cet 
ange  de  candeur  et  de  vertu  qu'il  n'eût  tou- 
ché que  du  bout  des  doigts.  Elle,  boulever- 
sée par  cette  nouvelle,  alors  qu'elle  était  en- 
core si  peu  remise  de  son  aventure  de  la  veil- 
le, pensait,  méditait,  faisait  des  rapproche- 
ments, tout  en  mordant  son  mouchoir  de  den- 
telle, afin  d'empêcher  de  nouvelles  larmes 
qui  terniraient  l'azur  de  ses  yeux,  ou  pour 
comprimer  un  nouveau  sanglot  qui  déforme- 
rait l'harmonie  de  sa  bouche.  Car  elle  de- 
vinait, fixé  sur  elle,  un  regard  admirateur, 
un  regard  au  fond  duquel  brûlaient  des  ef- 
fluves de  passion  et  d'amour.  Et  Jeannette, 
avec  son  intuition  de  jeune  et  jolie  fille,  s'i- 
maginait bien  que  ce  jeune  homme,  par  sym- 
pathie d'abord,  par  amour  ensuite,  venait 
vers  elle  pour  lui  tendre  une  main  amie  dans 
ses  infortunes.  Car  cet  homme,  assurément, 
devait  l'aimer  bien  avant  ce  jour,  depuis 
peut-être  que  Germain  Lafond  lui  avait  con- 
fié ses  amours  avec  elle.  Et  alors,  par  ma- 
gnanimité, pour  ne  pas  trahir  l'amitié,  il 
n'avait  jamais  osé  faire  un  aveu,  respectant 
scrupuleusement  le  bien  d'autrui.  Ce  gar- 
çon était  donc  un  être  généreux  et  loyal. 
Qui  sait  si  ce  n'était  pas  lui,  cet  Elzébert, 
qui  lui  avait  envoyé,  sous  le  pseudo  de  Henri 
Morin,  ce  beau  chèque  de  $27,000?.  .  . 

Jeannette,  sous  l'empire  de  ces  pensées, 
leva  un  demi-regard  très  voilé  sur  son  visi- 
teur. Elle  comprit  qu'elle  avait  deviné  jus- 
tement, et  elle  sourit  dans  son  mouchoir. 

Mais  aussi,  par  crainte  d'être  devinée  à 
son  tour,  elle  se  remit  à  pleurer  doucement, 
tout  en  balbutiant: 

— 0  mon  Dieu  !  ô  mon  Dieu  ! .  .  .  me  voici 
bien  seule  et  bien  malheureuse  ! 

Elzébert  attendait-il  une  semblable  ex- 
pression de  pensée?  Toujours  est-il  qu'il  se 
leva  vivement,  et  audacieusement  vint  s'as- 
seoir tout  près  de  la  jeune  fille  en  pleurs. 
Et,  là,  il  se  mit  à  lui  parler  longuement, 
mystérieusement.  Il  rougissait  et  pâlissait, 
tout  comme  elle  pâlissait  et  rougissait  tour  à 
tour. 

Lorsqu'il  eut  terminé  son  discours  énig- 
matique,  discours  qui  avait  eu  l'heure  de  fai- 
re souvent  miroiter  un  beau  sourire  sur  les 
lèvres  qui  reprenaient  peu  à  peu  leur  incar- 
nat, oui,  elle,  cette  Jeannette,  mit  tout  à  coup 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


31 


sa  main  frêle  et  délicate  dans  la  main  ro- 
buste et  cailleuse  qui  vers  elle  se  tendait  de- 
puis un  moment  avec  amour.  .  . 

— Oui,  murmura-t-elle  comme  en  un  sou- 
pir, je  serai  à  vous,  Elzébert,  à  vous  pour 
toujours,  pour  toujours,  pour  tou.  . . 

III 

Une  longue  et  délicieuse  extase  enveloppa 
ces  amoureux  qui  venaient  d'échanger  une 
promesse  solennelle. 

— Oh  !  balbutiait  Jeannette  délirante  de 
joie,  il  avait  donc  dit  vrai  ce  mystérieux  in- 
connu... ''qu'une  joie  infinie  nous  atten- 
dait !" 

— Oui,  bégayait  Elzébert,  non  moins  ivre, 
cet  homme  était  peut-être  notre  ange  gar- 
dien ! 

Tout  à  coup  le  bruit  d'une  porte  qu'on 
ouvre  discrètement  les  tira  brusquement  de 
leur  rêve. 

Mme  Chénier  entrait,  souriante,  clignant 
de  l'oeil  avec  un  air  entendu,  comme  pour 
signifier  qu'elle  savait  de  quoi  il  s'agissait 
et  que  point  n'était  besoin  ni  de  se  gêner  ni 
de  s'effaroucher,  du  moment  qu'on  ne  fai- 
sait pas  de  mal  et  que  c'était  une  affaire  en- 
tre fiancés,  affaire  qui,  à  cette  étape,  est 
presque  une  affaire  d'époux. 

Elle  approchait  tenant  en  sa  main  une 
lettre. 

—C'est  pour  vous,  Monsieur  Elzébert!  an- 
nonça-t-elle. 

— Pour  moi  !  fit  le  trappeur  en  tressaillant. 

Il  prit  cette  lettre  qu'il  considéra  curieu- 
sement. La  souscription  avait  été  tracée  en 
caractère  de  dactylotype,  et  de  la  façon  sui- 
vante : 

Monsieur  Elzébert  Mouton, 

2112,  rue  Saint-Denis, 

aux  soins  de  Mme  Chénier. 

Mais  dans  un  angle  on  avait  écrit  en  rou- 
ge :  "Urgent". 

Déjà  Mme  Chénier,  femme  discrète  et  su- 
ave entre  toutes,  se  retirait  refermant  dou- 
cement la  porte  sur  elle. 

Elzébert  regarda  la  jeune  fille  souriante 
et  prononça  : 

— Vous  permettez,  Jeannette? 

Sa  jolie  tête  donna  l'assentiment  requis. 

Elzébert  brisa  l'enveloppe  d'une  main  mal 
sûre,  tira  une  feuille  de  papier  également 
imprimée  au  dactylotype,  et  lut,  non  sans 
pâlir  un  peu  trop  fort  : 


Cher  Monsieur, 

Nous  apprenons  que  vous  n'avez  pas  en- 
core déguerpi  de  Montréal.  Il  est  quatre 
heures  de  l'après-midi .  . .  Eappelez-vous  l'a- 
vis que  nous  vous  avons  donné  !  A  huit  heu- 
res, ce  soir,  si  vous  êtes  encore  en  cette  ville, 
votre  peau  ne  vaudra  pas  celle  d'un  chat.  Et 
rappelez-vous  aussi  ce  qui  est  arrivé  à  votre 
ami  Durand  !  Ceci  vous  confirmera  cette 
vérité  :  qu'il  en  coûte  toujours  et  souvent 
fort  cher  aux  imbéciles  qui  tentent  de  se  mê- 
ler d'affaires  qui  ne  les  regardent  pas  ! 

Dernier  avis  et .  .  .  salut  bien  ! 

La  Ligue  Dorée. 

Il  était  temps  que  cette  lecture  prit  fin, 
car  Elzébert  défaillait,  même  qu'il  échappa 
cette  lettre  que,  rapidement,  Jeannette  ra- 
massa, disant  : 

— Alors ...  ça  doit  me  concerner  aussi  ? 
bégaya-t-elle  dans  son  inquiétude. 

Et  sous  les  regards  penauds  d'Elzébert 
elle  parcourut  du  regard  la  lettre  mystérieu- 
se. 

Quand  elle  eut  achevé,  elle  ébaucha  un 
geste  tragique,  jeta  une  exclamation  d'effroi 
et  de  douleur  en  même  temps,  porta  la  main 
à  son  coeur  et  chancela . . . 

Déjà  Elzébert  avait  tendu  ses  bras... 

— Non,  non,  ma  chérie,  il  ne  faut  pas  vous 
effrayer  outre  mesure  ! 

— Mais  on  vous  commande  de  partir  ! 

— Je  partirai,  s'il  faut!  soupira  Elzébert, 
le  coeur  gros. 

— Et  moi .  . .  moi,  malheureuse,  allez-vous 
sitôt  me  délaisser? 

— Jamais.    Vous  partirez  avec  moi  ! 

— Mais. . .  qu'est-ce  qu'on  dira  d'une  jeu- 
ne fille . .  . 

— On  dira  seulement  que  nous  sommes 
fiancés  et  que  nous  allons  nous  épouser  à 
Québec . . .  C'est  simple  ! 

— Hein  !  à  Québec  ? 

— Sans  doute.  Est-ce  que  ça  ne  vous  va 
pas? 

— Mai  oui  !  mais  oui  ! . . .  Oh  !  là,  à  Qué- 
bec, nous  serons  en  sûreté  ! 

— Oui,  car  ici  je  vous  crois  environnés 
d'ennemis  puissants  et  implacables,  dit  El- 
zébert afin  de  mieux  accommoder  sa  peur. 

— Hélas  !  des  ennemis  sans  pitié,  murmu- 
ra Jeannette,  j'en  ai  bien  eu  la  preuve  !  Par- 
tons donc  !  Mais,  au  fait,  quel  convoi  pren- 
drons-nous ? 

— Mieux  que  le  convoi,  sourit  Elzébert, 
nous  prendrons  le  bateau  ce  soir  et  serons  à 
Québec  demain  matin. 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


—  Le  bateau  1  fit  Jeannette  en  rougissant. 

— Oui.  ma  tûie.  Nous  aurons  chacun  no- 
tre cabine,  soiiril  Le  jeune  homme.  Et  pour 
cette  mut.  vous  passerez  pour  ma  soeur,  Mlle 
Jeannette  Mouton. 

La  jeune  fille  se  mit  â  rire  follement. 

— Et  quel  vapeur  part  ce  soir? 

— Je  ne  sais  pas  au  juste;  le  "Montréal", 
je  pense. 

— C'est  décidé,  mon  ami,  fit  la  jeune  fille. 
Mai-  que  diriez-vous,  si  nous  emmenions  ma 
tante?    Ne  serait-ce  pas  plus  convenable? 

Le  front  d'Elzébert  se  rembrunit. 

—Certainement,  que  ce  serait  plus  con- 
venable. Néanmoins,  vu  que  nous  serons 
mariés  demain  soir,  emmener  une  tante  rien 
que  pour  vingt-quatre  heures,  ça  me  semble 
un  peu  encombrant.  Ensuite,  peut-être  vo- 
tre tante  préfère-t-elle  ne  pas  être  dérangée; 
car  ce  ne  sont  pas  toutes  les  tantes  qui  aspi- 
rent au  rôle  de  duègne. 

— Vôus  avez  raison,  car  je  sais  que  ma 
tante  est  plutôt  casanière.  C'est  dit  :  nous 
partirons  tous  deux  seulement.  Allez  donc 
vous  apprêter,  tandis  que  moi-même  je  vais 
courir  chez  moi,  rue  Mignonne,  faire  mes 
malles. 

— Je  vous  accompagnerai,  si  vous  le  vou- 
lez. 

— Ce  serait  perdre  du  temps. 

— Bien.  En  ce  cas,  j'irai  vous  prendre 
sur  la  rue  Mignonne  ? 

— Oui,  je  vous  y  attendrai  fidèlement. 

— Je  serai  là  vers  les  six  heures.  Je  cours 
donc  de  suite  à  mon  hôtel  faire  mes  baga- 
ges, puis  je  vais  retenir  nos  cabines.  Mais. . . 
d'ici  là,  ma  mie  ? .  . . 

Il  penchait  sa  bouche  vers  la  bouche  rose 
qui  souriait  gaie  et  invitante. . . 

Mais  Jeannette  d'un  mouvement  de  pu- 
dique effroi,  arrêta  son  geste  :  "Non  pas  ce 
soir,  demain,  à  Québec  !  " 

L'instant  d'après,  tout  à  fait  certain  d'é- 
chapper à  ses  ennemis,  Elzébert  roulait  vers 
la  rue  Peel.  Il  n'entendait  aucun  des  bruits 
de  la  rue  mouvementée,  il  ne  voyait  rien. . . 
mais  il  entendait  tout  au  fond  de  son  coeur 
une  musique  ravissante  et  voyait  une  ima- 
ge. .  .  la  plus  belle,  la  plus  incomparablement 
belle  des  images  ! 

Lorsqu'il  fut  dans  son  appartement  de  la 
rue  Peel,  un  chasseur  de  l'hôtel  lui  apporta 
une  autre  lettre,  ainsi  adressée  : 


Monsieur  .Llzébert  Mouton, 

Hôtel  Ptoyal, 

Pue  Peel. 

- — Décidément,  se  dit  Elzébert,  on  croirait 
qu'un  espion  est  à  mes  trousses,  il  me  trouve 
toujours  à  point  là  où  j'arrive. 

Il  parcourut  la  lettre  suivante,  mais,  cette 
fois,  sans  ressentir  la  moindre  crainte  ou 
pour  sa  peau  ou  pour  ses  jours  : 

Monsieur. . .  Prenez  garde  !  Réfléchissez  ! 
Vous  êtes  sur  le  point  de  commettre  une  ac- 
tion odieuse  en  enlevant  à  ses  parents  et 
amis  une  jeune  fille  distinguée,  sage  et  ver- 
tueuse, et  que  Dieu  n'a  pas  dû  créer  pour  en 
faire  la  proie  d'un  idiot.  Prenez  garde,  et 
retenez  bien  le  conseil  que  nous  vous  donnons 
amicalement...  Déguerpissez...  mais  dé- 
guerpissez seul  ! 

La  Ligue  Dorée. 

Ma  foi  !  Elzébert  trembla  bien  un  peu, 
malgré  tout  son  bon  vouloir  de  demeurer 
calme.  Certes,  le  conseil  était  amical,  mais 
il  le  trouvait  bien  un  peu  tyrannique.  Par- 
tir seul  ! .  .  .  Le  pourait-il  jamais,  le  mal- 
heureux? Et  puis,  cela  aurait  l'air  de  tra- 
hir, en  l'abandonnant,  celle  qu'il  venait  de 
fiancer  ! .  .  .  —  Non  !  non  !  au  diable  !  se 
rebella  Elzébert.  Les  idiots  et  les  imbéciles 
sont  dans  la  peau  de  ces  gens-là.  Si  l'on  pen- 
se qu'on  peut  m'intimider  et  me  donner  la 
chair  de  grenouille  avec  de  pareilles  mena- 
ces!... Au  diable  la  Ligue  Dorée!  je  pars 
avec  ma  Jeannette  !  Si,  à  toute  aventure,  on 
veut  absolument  s'interposer,  eh  bien  !  tant 
pis,  on  va  trouver  à  qui  parler  !  Oh  !  c'est 
vrai  qu'Elzébert  est  Mouton,  mais  pas  tou- 
jours !  Si  l'on  veut  voir  un  tigre,  l'on  a 
qu'à  venir  mettre  les  pattes  pour  de  bon 
dans  mon  assiette,  et  alors,  gare  à  la  tape  ! 
Sacré  nom  de  d.  .  .  comme  jurait  le  cuisi- 
nier de  Golden  Creek,  on  va  voir  que  je  ne 
suis  pas  manchot!  C'est  bien  simple,  j'en 
ai  assez  de  ces  maudits  chiens  qui  jappent 
après  moi  depuis  deux  jours,  je  suis  décidé 
à  leur  casser  la  gueule  !  Tiens  !  je  vais  faire 
mieux  que  cela,  je  vais  de  suite  écrire  à  cette 
Ligue  Dorée  ma  façon  de  penser. 

Elzébert,  dans  son  emportement,  sa  colè- 
re, sans  trop  savoir  ce  qu'il  faisait,  commen- 
ça sur  une  tablette  la  lettre  suivante  : 

i 

Messieurs  de  la  Ligue  Dorée.  .  .  Je  pense 
que  vous  ignorez  à  qui  vous  avez  affaire  ! 
Je  vais  vous  le  faire  savoir  en  un  rien  de 


1,1  ;   KO  M  A  N  DKS  Qt'ATItH 


temps  :  si  VOUS  croyez,  parce  que  je  m'appel- 
le Mouton .  .  . 

Il  .-'interrompit  tout  à  coup. 

Suis-je  vraiment  bête?  murmura-t-il. 
A  qui  vais-je  faire  parvenir  cette  lettre?  Je 
n'ai  pas  l'adresse  de  cette  maudite  Ligue 
Dorée  ! 

Il  partit  de  rire. 

—Et  puis,  autre  chose,  si  c'est  ce  nom  de 
[Mouton  qui  leur  fait  tant  de  mal,  je  vais  le 
changer.    Quel  nom  prendrais-je  bien?... 

Il  réfléchit  longuement. 

— Tiens  !  je  l'ai.  .  .  si  je  prenais  le  nom  de 
ce  pauvre  défunt  Lafond?  Oh!  comme 
Jeannette  serait  contente  !  Car  je  me  doute 
bien  que  mon  Mouton  ne  lui  aille  pas  le 
diable...  Madame  Mouton...  Ça  sonne 
étrangement!  Monsieur  Mouton. . .  sonnait 
déjà  assez  curieusement  à  mes  propres  oreil- 
les !  Non!  il  n'y  a  pas  de  bon  sens  que  je 
donne  ce  maudit  nom  de  Mouton  à  ma  Jean- 
nette. Non  !  non  !  Puisque  Lafond  est 
mort,  pourquoi  ne  pas  prendre  son  nom  qui 
va  se  perdre  inutilement.  D'ailleurs  le  nom 
est  honnête  et  assez  bien  connu.  C'est  dit. . . 
Mais  j'aurais  bien  dû  penser  à  cela  plus  tôt, 
et  je  suis  certain  que  ma  Jeannette  aurait 
mis  plus  d'empressement  dans  sa  résolution 
de  me  suivre  à  Québec.  C'est  égal,  mieux 
tard  que  jamais  !  Allons  !  hop  !  en  avant  ! 
faisons  nos  bagages  et  vive  la  noce  ! . .  .  La 
noce  !  murmura-t-il  à  demi  grisé  d'une  joie 
nouvelle.  Tiens...  j'ai  oublié  de  me  dé- 
rouiller le  gosier  avec  ce  Scotch  !  Ah  !  j'y 
pense  aussi ...  il  va  falloir  en  emporter  une 
couple  de  bouteilles  pour  le  voyage.  Peut- 
être  ferais- je  bien  aussi  d'emporter  deux 
bouteilles  de  cognac  pour  ma  Jeannette,  au 
cas  où  ses  nerfs  la  prendraient  durant  la 
nuit  ! 

Et  Elzébert,  devenant  de  plus  en  plus 
fou  d'amour,  entrevoyant  et  les  goûtant  à 
l'avance  des  joies  infinies  comme  avait  dit 
"Son  Ange-Gardien",  cet  inconnu  en  blou- 
se bleue  et  en  culottes  bouffantes,  oui  Elzé- 
berl  faisait  malles  et  valises,  appelait  les 
chasseurs  de  l'hôtel,  donnait  des  ordes  d'u- 
ne voix  imposante  et  autoritaire,  distri- 
buait les  pourboires  à  droite  et  à  gauche, 
bref,  met  lait  tout  l'hôtel  sur  pied  et  cau- 
sait le  plus  grand  brouhaha.  Tel  un  prince, 
entouré  de  sa  suite,  qui  ordonne  les  apprêts 

de  son  départ...  c'était  magnifique!  Si  le 
trappeur  ne  créait  nul  regret  en  quittant 
cet  hôtel,  ses  généreux  pourboires  laisse- 
raient tout  de  même  un  agréable  souvenir 


dans  l'esprit  des  petits  chasseurs,  portiers, 
maîtres  d'hôtel,  caméristes.  .  .  Oui.  eeux-là 
regretteraient  assurément  les  pourboires! 
Mais,  hélas  !  les  mannes  ne  sont  pas  éternel- 
les. .  . 

Elzébert  fit  tant  et  si  bien  que,  peu  après 
six  heures,  il  roulait,  avec  armes  et  bagages 
vers  la  rue  Mignonne. 

Son  coeur  battait  à  se  rompre,  unique- 
ment à  la  seule  pensée  d'avoir  désormais 
une  compagne  à  lui  seul.  .  .  et  quelle  com- 
pagne !  La  plus  délicieuse,  la  plus  divine- 
ment belle,  la  plus  chaste,  la  plus.  .  .  Avait- 
il  jamais  eu  l'espoir  de  mordre  à  fruit  plus 
juteux,  plus  velouté  ?  Il  était  donc  né  pour 
habiter  un  paradis,  après  s'être  cru  long- 
temps condamné  à  vivre  au  sein  des  bois, 
parmi  des  hommes  rudes,  âpres,  grossiers  ! 
Voilà  que,  sans  transition  presque,  il  se  vo- 
yait accouplé  à  un  ange  du  bon  Dieu  !  Bon- 
té Divine!  il  n'en  fallait  pas  davantage, 
même  pour  tout  homme  mieux  équilibré, 
pour  perdre  le  contrôle . .  . 

Et  Elzébert  sauta  d'un  pied  léger  hors 
de  l'auto  qui  venait  de  s'arrêter  devant  la 
maison  de  Jeannette  Chevrier,  rue  Mignon- 
ne. 

Il  courut  sonner  de  toute  sa  main  fié- 
vreuse, de  tout  son  coeur  haletant. 

La  femme  de  service  vint  ouvrir,  et.  re- 
connaissant le  visiteur  exclama  avec  surpri- 
se : 

— Ah  ! .  .  .  je  comprends  que  vous  venez 
chercher  Mademoiselle,  n'est-ce  pas.  mon- 
sieur Elzébert? 

Lui  ne  s'étonna  nullement  de  s'entendre 
appeler  " monsieur  Elzébert":  il  répondit, 
tout  heureux: 

— Parfaitement,  ma  chère  dame .  .  .  ma- 
dame .  .  .  madame .  . . 

— Madame  Hardy.  .  .  acheva  la  femme 
de  service  avec  un  sourire  avenant. 

— Ah!  pardon,  madame  Hardy...  j'a- 
vais oublié  votre  nom.  Ainsi  donc.  Jeannet- 
te. .  .  est  toute  prête  ? 

— Mais...  elle  est  partie! 

Si  Elzébert  ne  roula  pas  au  bas  du  per- 
ron, ce  fut  grâce  à  un  rude  jeu  d'équilibre. 

— Partie  !  bredouilla-t-il. 

Et  il  devint  plus  blanc  que  la  cornette 
pourtant  très  blanche  de  la  femme  de  ser- 
vice. 

— C'a  l'air  de  vous  tourner  le  sang  un 
peu,  Monsieur  Elzébert.  mais  je  vous  assu- 
re que  ce  n'est  pas  ma  faute.  Mademoiselle 
a  dit  en  partant:  "Marne  Hardy,  s'il  vient 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


35 


"quelqu'un  pour  moi,  dites  que  je  suis  par- 
tie. . .  que  des  amies  m'ont  invitée  à  sou- 
"per.  .  .  Alors,  moi,  monsieur,  en  vous 
voyant,  j 'ai  pensé  que  vous  saviez. 

Et  la  brave  femme  était  très  piteuse  de- 
vant l'air  déconfit  d'Elzébert. 

— Partie!.  .  .  murmura  Elzébert  pour  la 
seconde  fois.  Des  amies  qui  l'ont  invitée  à 
souper.  .  .  ajouta-t-il  mentalement. 

Il  baissa  la  tête,  comme  si  on  lui  eût  don- 
né un  coup  dessus.  Et  dans  son  coeur.  .  . 
oui,  il  sentit  un  grand  choc  ! 

— Elle  s'est  moquée  de  moi!  pensa-t-il, 
dépité. 

Les  termes  des  lettres  qu'il  avait  reçues 
si  mystérieusement  brûlèrent  son  souvenir. 

— Oui ...  je  suis  bien  un  idiot  et  un  im- 
bécile ! 

Soudain,  un  ricanement  sourd  tomba  de 
ses  lèvres,  un  ricanement  de  folie.  Il  tour- 
na le  dos  brusquement,  sauta  les  marches 
du  perron,  courut  à  son  auto  et  hurla  au 
chauffeur  ébahi  : 

— Au  bateau  !  Au  bateau  !  et  que  le  dia- 
ble emporte  les  maudites  coquettes. 

Tandis  que  le  taxi  dévorait  l'espace,  Ma- 
dame Hardy,  demeurée  dans  la  porte  entre- 
baillée, se  tapait  la  tête  et  pensait  : 

— Mademoiselle  aurait  eu  un  drôle  de 
nez  d 'épouser  cet  homme-là.  Il  est  sûrement 
fêlé  quelque  part  !  Pauvre  garçon,  tout  de 
même  ! .  .  . 

Elle  referma  la  porte.  .  . 

IV 

Tandis  que  se  passaient  ces  scènes,  si 
nous  pénétrons  dans  l'Hôtel  Mont-Royal, 
nous  trouverons  dans  un  appartement  du 
premier  étage  un  jeune  homme  qui,  som- 
bre et  méditatif,  se  promène  avec  agitation 
et  les  mains  au  dos. 

Il  est  environ  sept  heures  du  soir.  L'hô- 
tel est  tout  illuminé. 

Un  lustre  en  verroteries  éclaire  d'une  lu- 
mière blanche  et  profuse  un  petit  salon  et 
l'homme  qui  s'y  trouve. 

Dans  cette  lumière  blanche  la  pirysiono- 
mie  de  l'inconnu  s'accuse  nettement  et  avec 
une  précision  remarquable  :  un  grand  so- 
leil n'aurait  mieux  amplifié  la  forme  de 
ses  traits. 

L'homme  était  jeune,  nous  l'avons  dit, 
grand,  découplé  merveilleusement,  vigou- 
reux, quoique  d'une  taille  mince.  Son 
teint  hâlé  accusait  de  longs  jours  vécus 


sous  les  soleils  ardents  ou  dans  les  brises 
des  lacs.  Ses  cheveux  auraient  pâli  près 
de  la  chevelure  d'ébène  de  Jeannette  Che- 
vrier.  Et  si  nous  mentionnons  ici  le  nom 
de  notre  héroïne,  c'est  à  dessein,  car  ce 
jeune  homme,  de  temps  à  autre,  tire  d'une 
poche  intérieure  de  son  veston  de  coupe 
impeccable,  une  petite  photographie,  il 
s'arrête  un  moment  sous  le  lustre  et  con- 
temple la  radieuse  beauté  de  Jeannette 
Chevrier.  Chaque  fois  qu'il  a  ainsi  re- 
gardé la  belle  enfant,  il  murmure  avec  une 
rage  concentrée  : 

— Je  la  conquerrai  !  je  la  conquerrai  ! .  .  . 
ou  bien  j 'y  perdrai  ma  fortune  et  mon 
nom  ! 

Et  ce  jeune  homme,  qui  semble  de  tem- 
pérament fort  impétueux,  se  remet  à  sa 
marche  saccadée. 

Il  est  fort  élégant.  Il  n'est  pas  laid  du 
tout.  Ses  yeux  sont  fort  beaux,  s'ils  n'é- 
taient pas  rendus  si  vilains  par  l'éclat  fa- 
rouche et  féroce  qui  s'en  échappe  souvent. 
Ses  manières,  dans  la  société,  doivent  être 
distinguées.  Enfin,  toute  sa  physionomie 
respire  l'énergie,  l'audace  et  la  témérité. 
Au  moment  où  nous  le  trouvons,  il  s'est  ar- 
rêté brusquement,  ses  yeux  lancent  de  mul- 
tiples éclairs,  et  ses  lèvres  grondent  ces  pa- 
roles qui  passent  difficilement  entre  ses 
dents  serrées  : 

— Foi  de  Pierre  Landry  !  je  renverserai 
tous  les  obstacles,  je  briserai  tout  sur  mes 
pas,  mais  Jeannette  sera  à  moi  ! 

Ces  paroles  parurent  apaiser  son  esprit 
et  ses  nerfs  tendus  :  il  reprit  plus  tran- 
quillement sa  marche,  mais  il  demeura  som- 
bre et  de  plus  en  plus  abîmé  en  ses  pensées. 

Or,  si  Paul  Durant  et  Elzébert  Mouton 
se  fussent  tout  à  coup  trouvés  en  ce  lieu, 
ils  auraient  été  grandement  étonnés  en 
découvrant  sur  un  siège,  et  jetés  là  pêle- 
mêle,  un  feutre  mou  de  couleur  imprécise, 
une  barbe  noire  postiche,  une  jaquette 
bleue  marine,  des  culottes  bouffantes,  des 
bottes  dites  "bâtardes". 

Ah  !  diable .  .  .  est-ce  que  ce  Pierre 
Landry  était  un  comédien  attaché  à  un 
théâtre  de  la  Métropole  ?  Etait-il  du  '  '  Ca- 
nadien", du  ' ' Chanteclerc ",  du  "Saint- 
Denis",  du  "Canadien-Français"  ?  Ou 
bien  encore,  le  célèbre  impressario  Gau- 
vin  avait-il  déniché  de  par  le  monde,  et 
tout  particulièrement  en  France,  quelque 
acteur  prodigieux  qu'il  allait  exposer  aux 
lumières  de  nos  scènes  canadiennes  à  côté 


36 


d'iin  Pierre  Magnier?  Non...  pas  tout  à 
fait.  Car  Pierre  Landry,  si  nous  nous 
donnons  La  peine  de  rappeler  nos  souve- 
nirs, était  cel  ancien  amoureux  de  Jcan- 
nette  Chevrier,  celui-là  même  qui  l'avait 
un  moment  courtisée,  et  qui,  rebuté,  re- 
poussé, s '«'lait  emporté,  avait  fait  la  rage 
des  bêtes,  puis  avait  perdu  la  tête  au  point 
de  menacer  la  vie  de  la  jeune  fille.  Puis.  .  . 
mais  il  était  peut-être  comédien  quand  mê- 
me. .  .  il  avait  paru  regretter  ses  vilennies, 
et  il  étail  revenu  auprès  de  Jeannette,  mais 
tout  humble,  tout  modeste,  tout  soumis  et 
dompté,  s 'offrant,  non  plus  comme  un  con- 
quérant brutal  et  un  maître  tyrannique, 
mais  comme  un  simple  ami  dévoué  et  fidè- 
le, comme  un  esclave  presque.  Jeannette 
lui  avait  pardonné.  Puis  encore .  .  .  mais 
était-ce  pour  poursuivre  un  rôle  religieu- 
sement imposé  et  ordonné  ? .  .  .  un  jour  il 
avait  fait  ses  adieux  à  la  chaste  et  pure 
enfant,  en  l'informant  qu'il  gagnait  la 
Colombie-Britannique  pour  y  chercher  des 
placements  avantageux  pour  sa  fortune  dé- 
jà considérable. 

Or,  le  temps  s'était  écoulé,  et  Jeannette 
n'avait  plus  entendu  parler  de  ce  pauvre 
soupirant.  Le  désespoir  l 'avait-il  tué? 
Jeannette  l'avait  cru  mort,  mangé  peut- 
être  par  les  Japonais  de  Vancouver  ou  les 
Fils  du  Saint-Empire  de  Confucius,  ou  en- 
core par  quelque  requin  affamé  du  Paci- 
fique. .  .  à  moins  que,  par  désespérance,  il 
n'eût  tout  simplement  piqué  une  tête  dans 
le  grand,  océan,  ce  qui  eût  été  l'hypothèse 
la  plus  plausible  pour  Jeannette.  Quoi 
qu'il  en  soit,  chose  certaine,  elle  avait  ou- 
blié cet  amant  fougueux.  .  .  elle  l'avait  ou- 
blié comme  toute  jeune  fille  oublie  ses  pre- 
mières amours,  comme  les  jeunes  hommes 
oublient  leurs  premières  blondes  ! 

Le  jeune  homme  s'était  arrêté  soudain, 
avail  prêté  l'oreille  vers  la  porte,  y  courut 
et  l'ouvrit  rapidement. 

Un  autre  jeune  homme,  mais  plus  jeune 
que  Landry,  la  cigarette  aux  lèvres,  le  cha- 
pe; m  melon  sur  l'oreille  droite,  petit,  fluet, 
brun,  maigre,  ironique,  avec  une  physiono- 
mie assez  intelligente  mais  très  gouailleuse 
se  tenait  sur  le  palier,  qui  fit  une  entrée 
quasi  cavalière. 

II  écoutait  aux  portes,  murmura  Landry, 
c'est  bien  ce  que  je  pensais  ! 

— Eh  bien?  Pbiléas.  .  .  interrogea  Lan- 
dry avec  impatience. 

— Mon  cher  patron,  répondit  le  jeune 


homme;  en  s 'asseyant  sur  un  fauteuil  sans 
en  avoir  reçu  l'invitation,  je  pense  que  tout 
va  marcher  à  souhait.  Je  résume,  ou  mieux 
je  récapitule  :  notre  Durand  est  entre  bon- 
nes mains,  et  si  on  ne  le  pend  pas  d'ici  six 
ou  sept  mois,  il  n'est  pas  moins  cuit  à  point 
pour  Saint- Vincent.  Ensuite,  cet  imbécile 
de  Mouton.  .  .  ton-ton.  .  .  vient  de  s'embar- 
quer sur  le  "Montréal".  Quant  à  celui-là, 
vous  pouvez  donc  être  sûr  qu'il  en  a  plein 
ses  culottes.  Enfin,  au  sujet  de.  .  .  la  pe- 
tite. .  .  de  celle  que  vous  voulez  conquérir, 
eh  bien  !  elle  doit  être  là  où  vous  avez  vou- 
lu, car  je  l'ai  vue  partir  pour  se  rendre 
chez  cette  amie  qui  l'invitait  à  souper.  .  . 

— Tu  ne  l'as  pas  suivie? 

— Je  ne  pouvais  pas.  .  .  il  me  fallait  sur- 
veiller notre  Mouton...  maudit  Mouton! 
Mais  je  suis  sûr  que  Mademoiselle  Jean- 
nette a  pris  la  direction  de  la  rue  Saint- 
Hubert. 

Il  se  mit  à  tirer  de  rapides  bouffées  de  sa 
cigarette,  puis  fredonna  l'air  d'une  chan- 
son populaire.  Décidément,  ce  type  avait 
fortement  l'air  de  s'en  ficher.  .  . 

Pierre  Landry  avait  repris  sa  marche. 
Il  réfléchissait. 

L'autre,  Philéas,  fumait,  fredonnait,  sif- 
flait. .  .  et  s'en  fichait  encore  ! 

Au  bout  de  quelques  instants,  Landry 
s'arrêta  pour  demander  : 

— Et  tu  es  certain,  Philéas,  qu'en  cette 
maison  de  la  rue  Saint-Hubert,  nos  gens 
étaient  rendus  et  y  attendaient  Jeannette  ? 

— Ces  mêmes  imbéciles  qui  en  avaient 
charge  hier  sur  la  rue  Cadieux  ?  Oui,  ils 
sont  là. 

Une  joie  mauvaise  envahit  les  traits  de 
Landry. 

— Oh  !  cette  fois,  gronda-t-il  entre  ses 
dents,  elle  ne  m'échappera  pas.  car  per- 
sonne n'ira  la  chercher  là.  Si  fait,  quel- 
qu  'un  ira  la  chercher,  mais  ce  sera  moi .  .  . 
moi,  Pierre  Landry  ! 

Et  satisfait,  enfin,  de  savoir  que  ses  com- 
binaisons étaient  réussies,  il  sourit  large- 
ment, tira  un  portefeuille  fort  dodu  et  dit  : 

— Je  parie,  Philéas,  que  tu  ne  serais  pas 
fâché  de  passer  la  soirée  avec  ta  petite 
amoureuse? 

— Ah!  patron,  ricana  l'ironique  Philéas, 
on  voit  que  vous  savez  comprendre  la  jeu- 
nesse ! 

— Voici  cent  dollars.  Va,  mon  ami,  et 
amuse-toi  ton  saoul  !  Peut-être  faudra-t-il 
demain  encore  travailler  rudement.  Mais 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


87 


si  tout  réussit,  comme  je  le  souhaite,  tu 
peux  compter  que  tes  misères  sont  finies,  et 
que  j'assure  ta  vie,  et  celle  de  ta  femme 
future  et  celle  de  tes  enfants  à  venir  d'un 
beau  demi-million.  Va,  mon  ami  et  n'ou- 
blie pas  que  Pierre  Landry  sait  généreuse- 
ment récompenser  les  dévouements  fidèles, 
de  même  qu'il  sait  punir  impitoyablement 
les  traîtres  et  les  délateurs. 

Il  fit  un  geste  de  congé. 

Ce  petit  discours  parut  impressionner 
Philéas.  Il  perdit  son  air  de  "je  m'en  fi- 
che", s'inclina  presque  cérémonieusement 
et  s'en  alla. 

Une  fois  seul,  Landry  sonna  un  timbre 
électrique. 

La  minute  d'après  un  chasseur  se  pré- 
sentait. 

— Mon  garçon,  fais-moi  servir  à  dîner 
ici  même  !  ordonna  Landry  sur  un  ton  au- 
toritaire. 

Il  fut  obéi  en  tous  points. 

Il  mangea  et  but  allègrement,  mais  non 
sans  que  son  front  hâlé  ne  se  plissât  par- 
fois sous  la  poussée  de  soucis  qui  défiaient 
sa  volonté. 

Après  son  repas,  il  fit  une  toilette  minu- 
tieuse, endossa  une  légère  pelisse,  recouvrit 
son  chef  d'un  superbe  haut-de-forme,  prit 
sa  canne  et  sortit  de  l'hôtel.  Un  taxi,  ap- 
pelé par  son  ordre,  l'attendait. 

—Rue  Saint-Hubert  !  commanda-t-il. 

Vingt  minutes  après  il  sonnait  à  la  porte 
d'une  maison  d'assez  belle  apparence. 

Une  vieille  femme,  pas  trop  mal  accou- 
trée, mais  que  Elzébert  Mouton  aurait  fort 
bien  reconnue  pour  la  vieille  mégère  de  la 
rue  Cadieux,  vint  ouvrir. 

— Ah  !  c  'est  vous  Monsieur  Landry  ?  fit 
la  vieille  femme  avec  surprise  ? 

— J eannette  ? .  .  .  interrogea  avidement  le 
jeune  homme. 

— Mon  Dieu!  monsieur...  je  l'attends 
encore. 

— Vous  l 'attendez . . . 

Landry  eut  un  étourdissement. 

— Elle  n'est  pas  venue,  comme  vous  m'en 
aviez  informée,  monsieur  Landry. 

— Elle  n  'est  pas  venue . . .  vous  êtes  cer- 
taine qu'elle  n'est  pas  venue? 

— Je  vous  le  jure.  Et  le  meilleur  moyen 
de  vous  en  assurer,  c'est  de  vous  rendre 
chez  elle  et  de  savoir  si  elle  est  là  ou  non. 

— C'est  vrai,  murmura  le  jeune  homme 
fort  désappointé.  Peut-être  aura-t-elle 
soupçonné  le  piège  au  dernier  moment,  et 


elle  sera  retournée  à  la  rue  Mignonne,  à 
moins  qu'elle  ne  soit  allée  chez  sa  tante, 
rue  Saint-Denis.  C'est  bien,  acheva-t-il, 
demeurez  ici  jusqu'à  nouvel  ordre  et  at- 
tendez mes  instructions. 

Landry  retourna  à  sa  voiture  et  ordonna 
au  chauffeur  de  le  conduire  rue  Mignonne. 

Là,  Mme  Hardy  ne  voulut  pas  recevoir 
cet  inconnu,  à  moins  qu'il  ne  donnât  sa 
carte. 

— Je  suis  Monsieur  Henri  Morin,  dit-il. 

— Monsieur  Henri  Morin!  s'écria  la  bra- 
ve femme  en  ouvrant  des  yeux  émerveillés. 
Mais  alors  entrez .  . .  entrez,  vous  êtes  le 
bienvenu,  puisque  vous  êtes  le  protecteur 
de  mademoiselle,  celui  qui.  .  . 

— Ah!  mademoiselle  vous  a  dit?  inter- 
rompit Landry  avec  un  sourire  content. 

— Oh!  la  chère  enfant.  .  .  si  elle  a  béni 
votre  nom,  monsieur  ! .  .  .  Pensez  donc .  .  . 
vingt-sept  mille  piastres  ! . . .  on  trouve  pas 
ça  dans  tous  les  goussets  ! 

— Ainsi  donc,  mademoiselle  est  là? 

— 0  bonne  sainte  Vierge  !  faut-il  que 
vous  vous  adonniez  mal  !  Elle  est  allée  sou- 
per chez  des  amies.  .  .  elle  est  partie  vers 
les  six  heures  ! 

— Ah  !  ah  !  continua  de  sourire  Landry 
qui  ne  voulut  pas  laisser  voir  sa  déception. 
Eh  bien  !  je  reviendrai  un  autre  jour,  ma- 
dame. 

— N'empêche  que  ça  va  lui  faire  un  cha- 
grin, la  pauvre  enfant  !  Elle  aurait  été  si 
contente  de  vous  connaître  ! 

Et  la  brave  femme  était  elle-même  si 
chagrinée  qu'elle  eut  envie  de  pleurer. 

Mais  Landry  promit  de  revenir  le  lende- 
main ou  le  surlendemain,  et,  salué  jusqu'à 
terre  par  la  digne  ménagère,  il  retourna  à 
sa  voiture. 

— Bon  !  se  dit-il  avec  une  certaine  inquié- 
tude, cette  histoire  de  "souper  avec  des 
amies"  est  faite  pour  des  imbéciles,  non 
pour  moi.  En  ce  cas,  je  ne  serais  pas  éton- 
né qu'elle  fût  chez  sa  tante,  rue  Saint- 
Denis. 

Sur  son  ordre  la  machine  gagna  rapide- 
ment la  rue  Saint-Denis,  l'habitation  de 
Mme  Chénier. 

Mais  là  non  plus  Jeannette  ne  fut  trou- 
vable,  et  peu  s'en  fallut  que  Landry  ne  se 
démasquât  tant  fut  grande  sa  surprise,  en 
entendant  Mme  Chénier  lui  affirmer  que 
Jeannette  était  partie  pour  Québec  par  le 
"Montréal". 

Lorsqu'il  fut  seul  dans  son  taxi  qui  re- 


38 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


prenail  I»'  chemin  de  La  nie  Peol,  Landry 
gronda  avec  une  rage  concentrée  : 

—Nous  sommes  joués!  Cet  imbécile  de 
Mouton  est  plus  fin  que  je  ne  l'avais  pensé. 
N'importe!  la  partie  uVst  pas  encore  per- 
due :  ce  soir  même  je  prends  le  convoi  de 
Québec  el  alors. . . 

Pauvre  Mouton  ! 

El  an  Large  sourire  envahit  la  figure  de 
Landry  dont  La  physionomie  changea  com- 
plètement. 

V 

Elzébert,  comme  on  le  pense,  s'était  em- 
barqué sur  Le  "Montréal". 

Après  un  copieux  souper,  il  était  remon- 
té à  sa  cabine.  Là,  il  s'était  assis  sur  le 
bord  de  son  lit,  les  coudes  sur  les  genoux, 
la  tête  dans  les  mains.  Il  médita  sur  son 
triste  sort.  Car  son  sort  n'était  pas  à  en- 
vier assurément!  Il  avait  de  l'argent,  cer- 
tes, mais,  comme  il  le  savait  à  présent  et 
pour  la  première  fois  en  sa  vie,  l'argent 
ne  fait  pas  toujours  le  bonheur.  Là,  à 
cette  heure,  il  aurait  préféré  se  voir  le  der- 
nier des  pauvres,  le  plus  misérable  des 
gueux  sans  chaumière  et  sans  feu,  et  possé- 
der ce  trésor  unique  qu'il  avait  un  moment 
cru  devoir  posséder  :  le  corps  tiède  et  par- 
fumé de  la  belle  Jeannette  Chevrier  !  0 
Paradis  de  rêves  !  que  vous  tombez  tôt  en 
ruines!  0  visions  de  l'amour!  vous  n'êtes 
que  nuages  qu'engloutit  en  un  clin  d'oeil 
l'espace  infini!  0  femmes  divines!  vous 
n'êtes  souvent  que  des  ombres  vaporeuses 
qu'absorbe  l'ombre  impénétrable! 

Tels  étaient  les  accents  de.  désespoir  qui 
s'échappaient  lugubrement  de  l'âme  affli- 
gée «le  ee  pauvre  Elzébert. 

E1  celle  cabine  luxueuse,  en  laquelle  ve- 
nait mourir  le  doux  et  poétique  clapote- 
ment de  Tenu  au  flanc  du  navire,  lui  ap- 
paraissait tout  à  coup  comme  une  geôle. 
Dame  !  en  fin  de  compte,  il  aurait  tout  au- 
tant préféré  se  voir  interné  en  une  vraie 
cellule  de  pierre  et  de  fer  en  quelque  som- 
bre prison  avec  son  ami  Paul  Durand  ! 

Paul  Durand  !.  .  . 

Voilà  qu'en  y  pensant  Elzébert  regret- 
tait d'avoir  sitôt  oublié  cet  ami,  de  l'avoir 
abandonné  après  l'avoir  cru  coupable  d'un 
odieux  assassinat.  Il  y  pensait  d'autant 
plus  que,  avant  le  somptueux  dîner  qu'il 
avait  pris,  mais  sans  trop  de  plaisir,  en 
compagnie  de  dames  exquises,  il  avait  lu 


sur  un  grand  quotidien  rie  Montréal  —  et 
le  journal  était  là  tout  étal»'  encore  sur  sa 
table      oui.  il  avait  lu  ce  fait  divers  : 

"Vd  mj/strft  i  m /jnit't  rablf  !" 

"Quelques  mois  passés,  un  ingénieur  du 
"  Gouvernement  Fédéral  était  assassiné 
"dans  le  Nord  Ontario,  près  de  Golden 
"Creek,  comme  nous  en  avons  dans  le 
"temps  rapporté  le  fait.  Cet  ingénieur, 
"du  nom  de  Germain  Lafond  et  d'origine 
"canadienne-française,  avait  été  inhumé, 
"après  sa  mort,  sans  que  trace  de  son  ou 
"de  ses  meurtriers  eût  été  trouvée.  Or,  le 
"gouvernement  donnait  instructions,  quel- 
ques jours  passés  d'exhumer  le  cadavre 
"pour  qu'il  en  fût  fait  un  examen  minu- 
tieux; mais,  chose  fort  singulière,  on 
"vient  de  découvrir  que  le  cercueil  qui  con- 
tenait ou  qui  était  censé  contenir  le  cacla- 
"vre  de  Lafond .  .  .  oui,  on  vient  de  recon- 
naître que  ce  cercueil  était  vide.  . .  " 

Suivaient  commentaires  et  hypothèses, 
puis  le  journaliste  concluait  que  l'assassin 
était  sous  verrous  et  que,  fort  probable- 
ment, il  aiderait  à  tirer  au  clair  cette 
énigme. 

Ce  fait  divers  avait  impressionné  forte- 
ment Elzébert  , attendu  qu'il  croyait  La- 
fond bien  mort  et  enterré.  Or.  voici  que 
son  cercueil  était  vide!  X'était-ce  pas,  en 
effet,  mystérieux  et  inimaginable  ? 

— Diable  !  fit  le  trappeur  avec  un  fort 
malaise  à  l'esprit,  si  Lafond  n'était  pas 
mort,  ou  si,  par  extraordinaire,  il  était  res- 
suscité, qu'est-ce  que  j'aurais  l'air,  moi, 
qui  lui  ai  pris  son  nom  \ 

Comme  on  le  pense  bien.  Elzébert  s'était 
tenu  parole  :  c'est  sous  le  nom  de  Germain 
Lafond  qu'il  s'était  présenté  sur  le  bateau, 
et  ce  nom  avait  été  dûment  inscrit  sur  la 
liste  des  passagers. 

Certes,  notre  ami,  qui  était  à  coup  sûr 
un  honnête  garçon  et  qui.  sans  savoir,  avait 
employé  un  truc  de  canaille  qui  cherche 
à  se  soustraire  à  la  main  parfois  très  lour- 
de de  la  Justice,  ne  pouvait  manquer,  après 
réflexion,  de  ressentir  quelque  inquiétude. 
Déjà  il  demandait  à  la  méditation  et  à  son 
esprit  rebelle  un  moyen  de  se  tirer  du  bour- 
bier en  lequel  il  s'était  fourré,  lorsqu'on 
frappa  rudement  dans  sa  porte.  Malgré 
sa  surprise,  il  demeura  empêtré  dans  sa 
torpeur,   son   esprit   continuant  à  flotter 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


39 


dans  les  fumées  du  rêve  ;  et  sans  bouger  il 
regarda  de  ses  yeux  ternes  la  porte  dont  il 
avait  tourné  la  clef.  A  quoi  songeait-il? 
Il  n'aurait  su  le  dire  lui-même.  Mais  on 
frappait  encore .  .  .  comme  avec  fébrilité .  .  . 
Puis  une  voix  timide  de  femme,  mais  une 
voix  qui  fit  bondir  de  stupeur  ce  brave  El- 
zébert  Mouton. .  .  oui,  une  gentille  voix  de 
femme  chuchota  derrière  la  porte  : 

— Ouvrez .  .  .  ouvrez,  Germain  ! 

Elzébert,  frotta  ses  paupières,  tira  ses 
cheveux,  gratta  ses  oreilles,  et,  titubant 
comme  un  pochard,  alla  tourner  la  clef 
dans  la  serrure.  Avant  qu'il  eût  eu  le 
temps  de  voir  à  qui  il  avait  affaire  au  jus- 
te, une  gracieuse  jeune  fille,  vraie  silhouet- 
te de  rêve,  lui  sauta  au  cou  et  se  mit  à  cou- 
vrir son  visage  de  baisers  fous  et  de  lar- 
mes joyeuses.  Elzébert  se  laissa  enivrer 
tout  son  saoul,  c  'était  si  bon,  si  exquis .  .  . 
il  serra  ardemment  sur  lui  ce  corps  frêle  et 
chaud  qui  exhalait  des  parfums  de  fleurs. 

— Mon  Germain.  .  .  mon  Germain  vi- 
vant !  murmurait  une  voix  défaillante  d 'a- 
mour  et  d'ivresse. 

Elzébert  ne  défaillait  pas  moins,  il  per- 
dait tout  à  fait  la  tête  sous  cette  avalanche 
de  caresses  folles  et  brûlantes,  il  pressait 
davantage  contre  son  coeur  tout  près  d'é- 
clater de  bonheur  cette  divine  enfant  qu'é- 
tait Jeannette  Chevrier. 

—Jeannette  ! .  .  .  ma  Jeannette  ! .  . .  répé- 
tait-il en  chancelant. 

Mais  cette  voix  ! .  .  .  Oui,  cette  voix  pro- 
duisit un  effet  curieux  sur  l'entendement 
et  l'épidémie  de  la  jeune  fille.  Elle  s'é- 
chappa violemment  des  bras  qui  voulaient 
encore  la  retenir .  . .  Puis  elle  poussa  un 
cri .  .  .  Oh  !  quel  cri  ! .  .  .  Elle  recula,  com- 
me avec  autant  d'horreur  que  si  un  ser- 
pent ou  un  monstre  marin  quelconque  eût 
apparu .  .  .  oui,  elle  recula,  vacillante,  et 
s'appuya  rudement  du  dos  dans  la  porte 
refermée. 

— Elzébert  !.  .  .  Elzébert  !.  .  .  murmurait- 
elle  dans  son  effarement. 

— Et  lui,  réussissant  à  se  débarrasser  des 
liens  de  la  stupéfaction  et  retrouvant  la 
notion  de  la  réalité,  sourit  et  dit  : 

— Ah  !  on  s'est  donc  retrouvé,  ma  Jean- 
nette!... Est-ce  le  bon  Dieu  qui  a  voulu 
ça? 

La  jeune  fille  demeurait  incertaine,  in- 
décise, hébétée,  frottant  durement  ses  yeux 
rougis  de  larmes  de  joie...  larmes  bien 
prêtes,  peut-être,  à  devenir  des  larmes  de 


déception  !  Car  ces  lèvres  se  pinçaient  de 
chagrin  et  d'amertume,  ses  délicieuses  pe- 
tites fossettes  se  creusaient  considérable- 
ment. .  . 

— Mais  qu'avez- vous  donc,  ma  Jeannet- 
te? Et,  dites-moi,  comment  se  fait-il  que 
vous  soyez  ici? 

Elle  fit  violence  à  ses  nerfs  qui  l'aban- 
donnaient. 

— Et  vous...  et  vous...  gronda-t-elle 
avec  une  sorte  de  rancune  sauvage,  com- 
me si  elle  lui  en  eût  voulu  de  l'avoir  trom- 
pée, (car  elle  croyait  à  un  truc  de  ce  brave 
Elzébert)  comment  se  fait-il  que  vous  ayez 
pris  le  nom  de  Germain  Lafond? 

Elzébert  sursauta.  .  .  Au  fait,  il  n'avait 
pu  communiquer  à  Jeannette  la  décision 
qu'il  avait  prise  avant  son  départ  de  Mont- 
réal de  prendre  le  nom  de  l'ingénieur,  et 
rien  d'étonnant  que  celle-ci  en  éprouvât  de 
la  surprise.  Il  comprenait  bien  à  présent 
les  débordements  de  joie  de  la  jeune  fille, 
son  exultation,  ses  caresses,  ses  baisers.  .  . 
car,  ayant  appris  que  telle  cabine  était  oc- 
cupée par  un  nommé  Germain  Lafond,  elle 
avait  cru  retrouver  le  fiancé  disparu  !  Quoi 
de  plus  naturel  !  Mais,  aussi,  quoi  de  plus 
décevant  ! 

Humblement,  zézayant  et  tandis  que  ses 
joues  devenaient  plus  rouges  que  des  pi- 
voines, et  avec  un  accent  qui  tremblait 
comme  celui  d'un  enfant  grondé  par  sa 
mère,  Elzébert  narra  comment  il  avait  con- 
venu avec  lui-même  d'adopter  le  nom  de 
son  malheureux  ami  assassiné,  et  comment, 
découragé  de  n'avoir  pas  retrouvé  sa  Jean- 
nette sur  la  rue  Mignonne,  il  avait  pris, 
seul  et  désespéré,  le  navire  pour  Québec. 

Jeannette,  bonne  enfant  avant  tout,  sai- 
sit l'humour  d'un  pur  hasard,  et  comprit 
mieux  combien  ce  malheureux  garçon  l'ai- 
mait.   Elle  ébaucha  un  bon  sourire. 

— Mon  pauvre  Elzébert,  dit-elle,  par- 
donnez-moi, ce  nom  de  mon  ancien  fiancé 
m'a  donné  un  tel  coup!...  Mais  je  crois 
deviner  que  tous  deux  encore  nous  sommes 
les  jouets  de  quelque  fumiste,  ou,  peut- 
être  mieux,  de  ces  ennemis  inconnus  qui 
nous  épient  dans  l'ombre  où  nous  ne  pou- 
vons les  surprendre.  Figurez-vous,  après 
que  nous  nous  sommes  quittés,  vous  pour 
vour  rendre  à  votre  hôtel,  moi  pour  ren- 
trer en  ma  maison  de  la  rue  Mignonne, 
qu'un  camelot  s'est  approché  de  moi  en 
grand  mystère  et  m'a  remis  une  lettre  di- 
sant : 


40 


LK  ROMAN  m:S  QCATKi; 


— CVsi  payé  d'avance,  mademoiselle, 
par  un  monsieur  généreux  1... 

Va  je  n'étais  pas  revenue  de  ma  surprise 
que  le  galopin  était  déjà  loin.  J'arrivai 
chez  moi  très  intriguée,  comme  vous  le  pen- 
se/ bien.  Or,  voici  en  substance  ce  que  di- 
sait La  lettre  : 

Mademoiselle. . .  Pour  éviter  un  malheur 
(pie  vous  ne  sauriez  prévoir  ni  prévenir  pour 
vos  amis  et  vous-même,  quittez  votre  maison, 
mais  évitez  de  suivre  celui  qui  vous  a  pro- 
mis de  vous  emmener  à  Québec  pour  vous 
y  épouser.  Dites  à  votre  femme  de  service 
que  vous  allez  dîner  chez  des  amies,  puis 
gagnez  mystérieusement  le  navire  qui,  ce 
soir  à  sept  heures,  part  pour  Québec.  Une 
fois  en  la  vieille  capitale,  descendez  au 
Château  Frontenac  et  attendez  que  l'ami 
qui  vous  écrit  ces  lignes  se  présente  à  vous. 

— Et  cette  lettre,  mon  cher  Elzébert, 
poursuivit  la  jeune  fille,  était  signée .  .  . 
Henri  Morin. 

— Henri  Morin!.  .  .  fit  Elzébert  en  tres- 
sautant .  .  .  cet  inconnu  qui  vous  a  fait  ca- 
deau d'une  somme  de  vingt-sept  mille  pias- 
tres ! 

— Oui,  sourit  la  jeune  fille.  Et  vous 
comprenez  qu'un  homme  qui  vous  fait  de 
tels  cadeaux  peut  qu'inspirer  la  plus 
grande  confiance.  Je  fis  donc  comme  me 
recommandait  ce  généreux  protecteur.  Vu 
la  température  plutôt  froide,  je  m'envelop- 
pai de  mes  fourrures,  je  me  voilai  minu- 
tieusement et  me  fis  conduire  au  navire. 
Dès  l'abord,  je  ne  songeai  point  à  me  pro- 
curer une  cabine.  Je  me  promenai  çà  et 
là  par  le  bateau,  trouvant  une  jouissance 
savoureuse  à  cette  promenade.  Mais  je  ne 
pouvais  passer  ainsi  une  longue  nuit.  Voi- 
ci que  le  hasard  me  met  en  présence  d'un 
officier  du  vapeur,  qui,  poliment,  me  de- 
mande si  j 'ai  retenu  ma  cabine.  Je  lui  dis 
que  je  n'y  avait  pas  songé,  mais  que,  déci- 
tien  t.  j'allais  le  faire  de  suite.  L'offi- 
cier, galamment,  me  conduit  au  bureau  du 
navire.  Là,  on  me  présente  la  liste  des  pas- 
sagers pour  y  inscrire  mon  nom.  J'hésite 
sur  le  coup.  Vais-je  mètre  mon  véritable 
nom?  Ma  décision  fut  vite  prise,  et  j'ins- 
crivis. .  .  Jeannette  Lafond.. 

— Jeannette  Lafond!...  fit  Elzébert  en 
souriant. 

— Mais  à  ce  nom.  poursuivit  la  jeune  fil- 
le, l'employé  de  bureau  me  regarda  avec 


attention.  Puis  brusquement  il  me  deman- 
de :  Est-ce  que  mademoiselle  ou  madame 
n'aurait  pas  un  parent  sur  ce  navire.'... 
—  Et  alors,  jugez,  mon  bon  Elzébert,  de 
ma  stupeur,  de  ma  joie,  quand  cet  employé, 
fort  aimable  en  somme,  me  fait  voir  sur 
la  liste  des  passagers  ce  nom...  Germain 
Lafond!...  Oui,  Elzébert,  Germain,  mon 
fiancé  !  Ma  foi,  j 'avoue  que  je  devais  avoir, 
à  cet  instant,  une  drôle  de  mine.  N'im- 
porte !  je  finis  par  reprendre  mon  sang- 
froid,  et  je  répondis  à  l'employé,  mais  d'u- 
ne façon  pas  trop  sûre  : 

— C'est  peut-être,  monsieur,  un  de  mes 
frères...  oui,  un  frère  qui  habite  Qué- 
bec... Mais,  voyez- vous,  ajoutai-je  immé- 
diatement, il  y  a  tant  de  Lafond  ! 

— Voulez-vous,  mademoiselle,  fit  le  com- 
mis avec  un  beau  sourire,  que  j'aille  cher- 
cher ce  monsieur  Lafond  ? 

Mais  déjà  mon  esprit  ébauchait  un  petit 
projet. 

— Non,  non,  monsieur,  répliquai-je.  c'esf 
bien  inutile.  Si  seulement  vous  daignez 
m 'indiquer  le  chemin  à  suivre  pour  trou- 
ver la  cabine  de  ce  monsieur  Lafond .  .  . 
peut-être  bien  reconnaîtrai-je  en  lui  un  pa- 
rent?. .  .  Et  vous  le  voyez,  Elzébert.  ache- 
va la  jeune  fille,  non  sans  faire  une  petite 
moue  de  désappointement,  comment  j'étais 
heureuse  de  retrouver  mon  fiancé  tant  ado- 
ré !   Mais  en  vous .  . . 

— Oui,  interrompit  Elzébert  en  secouant 
la  tête,  je  comprends  votre  déception,  s'il 
est  vrai  que  vous  aimiez  encore  ce .  .  . 

La  jeune  fille  à  son  tour  interrompit  le 
trappeur  : 

— Ah  !  ça,  mon  cher  Elzébert.  voulez- 
vous  me  dire  ce  que  nous  allons  faire  à 
présent  ? 

— Mon  Dieu!  Jeannette,  nous  n'avons 
à  faire  que  ce  que  nous  avons  convenu  au- 
jourd'hui. .  .  demain  nous  nous  marierons  ! 

Jeannette,  disons-le,  ne  parut  pas  tout 
aussi  enthousiaste  à  cette  perspective  d'un 
mariage  le  lendemain,  qu'elle  l'avait  été  au 
cours  de  l'après-midi  de  ce  même  jour.  Une 
sorte  d'intuition,  ou  mieux  une  voix  inté- 
rieure l'avertissait  de  réfléchir  longuement 
avant  de  s'engager  dans  cette  aventure. 
Mais  comme  elle  voyait  le  pauvre  Elzébert 
sur  le  point  de  s'abîmer  dans  un  profond, 
très  profond  désespoir,  elle  dit  en  prenant 
une  physionomie  gaie  et  heureuse  : 

— Mon  bon  Elzébert.  si  vous  voulez  dire 
comme  moi.  je  vais  m'en  aller  dans  ma  ca- 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


41 


bine  pour  me  reposer.  Vous,  vous  allez 
vous  coucher  aussi;  mais  je  vous  prie  d'a- 
bandonner ce  nom  de  Lafond  et  de  repren- 
dre votre  vrai  nom  qui,  sans  offense,  vous 
va  bien  mieux.  Demain,  nous  nous  retrou- 
verons à  Québec.  Si,  par  cas,  je  ne  vous 
revoyais  ou  si  vous  ne  me  retrouviez  pas 
sur  ce  bateau,  vous  me  reverrez  à  l'hôtel 
Frontenac.  Est-ce  compris?  Et  là,  de- 
main, reposés  que  nous  serons  tous  deux, 
nous  reparlerons  de  ce  mariage.  Allons, 
Elzébert,  bonne  nuit.  . . 

Elle  ouvrit  la  porte . . . 

Elzébert  la  retint  par  quelques  paroles  ti- 
midement murmurées  et  s'approcha  d'elle 
avec  affection. 

Elle  lut  dans  ses  yeux  humides  la  prière, 
elle  vit  le  désir,  elle  rougit  et  répliqua  sur 
un  ton  demi-fâché  : 

— Mais,  monsieur.  .  .  vous  connaissez  nos 
conventions!  Non,  non,  pas  ce  soir...  ça 
pourrait  nous  porter  malchance  !  De- 
main. .  .  demain,  Elzébert!  Demain,  si 
nous.  .  .  si  nous.  .  .  si  nous.  .  . 

Du  bout  des  doigts  elle  lui  décocha  un 
bref  baiser,  et  vive,  légère,  rieuse  même, 
elle  s'éclipsa.  .  .  laissant  Elzébert  piteux  et 
tout  plein  de  vilains  pressentiments.  Il  se 
mit  à  pester  en  lui-même  contre  cet  Henri 
Morin  qui  avait  brouillé  ses  cartes,  et  il  se 
promettait,  se  jurait  même,  mais  sans  être 
trop  certain  de  tenir  sa  promesse,  qu'il  ap- 
prendrait à  cet  individu  comment  il  im- 
porte de  se  mêler  de  ses  affaires. 

Rentrée  dans  sa  cabine,  Jeannette  avait 
perdu  tout  à  coup  son  rire  heureux.  Un 
nom  obsédait  son  esprit .  .  .  Henri  Morin. 
Elle  s'approcha  d'un  miroir  pour  défaire 
ses  cheveux.  Elle  aperçut  sur  la  table  une 
enveloppe  sur  laquelle  elle  lut  avec  une 
fiévreuse  émotion  : 

Mlle  Jeannette  Chevrier, 
Cabine  No.  45 .  .  . 
D'une  main  et  d'un  coeur  tremblants,  la 
jeune   fille    parcourut   rapidement  cette 
courte  missive  : 

Mademoiselle.  .  .  Pour  votre  bonne  répu- 
tation, évitez  toute  rencontre  avec  ce .  .  . 
Germain  Lafond ....  Discrétion  ! .  .  .  .  Et 
crovez  qu'un  grand  bonheur  vous  at- 
tend ! . . . 

Henri  Morin. 

Défaillante  de  joie,  Jeannette  s'assit  sur 
son  lit. 


— Il  est  donc  sur  ce  navire  aussi,  ce  mon- 
sieur !  se  dit-elle. 

Son  sein  battit  en  tumulte,  et  longtemps 
la  jeune  fille  demeura  méditative. 

Prise  de  lassitude,  enfin,  elle  se  laissa 
tomber  à  genoux  près  de  son  lit,  et  la  tête 
penchée  sur  ses  couvertures,  elle  pria  dou- 
cement et  avec  une  grande  ferveur,  deman- 
dant au  ciel  de  la  tirer  enfin  de  tous  ces 
mystères  en  lesquels  elle  avait  peur  de  som- 
brer à  tout  jamais.  Puis  elle  se  coucha  pour 
s'endormir  peu  après  avec  un  sourire  aux 
lèvres.  .  .  elle  s'endormit  agréablement  ber- 
cée par  les  douces  oscillations  du  navire,  et 
séduite  de  plus  en  plus  par  l'image  de  cet 
inconnu  mystérieux  —  de  cet  ange  gardien 
comme  avait  dit  Elzébert  Mouton ...  —  cet 
Henri  Morin  ! .  .  . 

VI 

Le  navire  approchait  lentement  des  quais 
de  la  cité  de  Québec.  Les  voyageurs  se 
pressaient  déjà  vers  les  passerelles.  L'es- 
prit tout  bouleversé  par  les  événements  de 
la  nuit  et  du  jour  précédents,  Elzébert 
chercha  vainement  sur  le  pont  du  bateau 
Jeannette  Chevrier.  . .  nulle  part  il  ne  put 
découvrir  la  charmante  silhouette  !  Avait- 
il  fait  un  rêve? 

— Mais  si  elle  dormait  encore  dans  sa 
cabine  ? .  .  .  se  dit  le  brave  Elzébert  qui  ne 
pouvait  encore  se  soumettre  aux  cruautés 
de  la  déception. 

Il  eut  bien  l'envie  d'aller  frapper  à  sa 
porte .  .  .  Mais  il  se  souvint  —  s 'il  n  'avait 
pas  rêvé  —  que  la  jeune  fille  lui  avait  lais- 
sé entendre  que  peut-être,  elle  et  lui,  ne  se 
reverraient  pas  sur  le  bateau,  mais  elle 
avait  aussi  déclaré  qu'elle  prendrait  ses 
appartements  au  Château  Frontenac. 

Il  se  consola  avec  cette  pensée. 

L'instant  d'après,  un  taxi  le  conduisait, 
par  la  Côte  de  la  Montagne,  au  Château. 
Là,  Elzébert,  sous  l'empire  de  pensées  te- 
naillantes, oublia  la  recommandation  que 
lui  avait  donnée  Jeannette  la  nuit  précé- 
dente, celle  d'abandonner  le  nom  de  La- 
fond. Oui,  Elzébert  oublia  tout  à  fait  cet- 
te recommandation,  et  dans  le  livre  des  hô- 
tes de  l'hôtel,  il  inscrivit  d'une  main  assu- 
rée .  .  .  Germain  Lafond  ! 

Il  eut  si  peu  conscience  de  son  geste,  que 
si  on  le  lui  eût  mentionné,  il  s'en  serait 
énormément  étonné.  .  .  car,  après  le  départ 
de  Jeannette  de  sa  cabine,  Elzébert  avait 
décidé  de  reprendre  son  nom  de  famille. 


LE  ROMAN  DBS  QUATRE 


I  I  s  i  III  l|  (  >  Il  I  M  '  |  I  ||  |  Nil  !  M  $rbe  appartement, 
avec  vue  sur  le  fleuve  admirable.    Mais  il 

ne  vil  aucune  des  beautés  pittoresques  qui 
s'offraienl  à  ses  regards.  Elzébert  était 
tout  à  Pai1  absorbé  en  lui-même.  Il  réflé- 
ehissail  sur  ce  qu'il  allait  faire  ou  ne  pas 
Paire.  1 1  riait  fort  embêté  et  perplexe.  Il 
<>ut  un  peu  l'espoir  que  bientôt  Jeannette 
viendrait  frapper  bien  gentiment  à  sa  por- 
te. .  .  il  n'en  fut  rien!  Car  les  heures  s'é- 
coulèrent, e1  nul  ne  sembla  s'occuper  d'un 
certain  Elzébert  Mouton.  L'ennui  vint. 
S'il  allait  l'aire  une  promenade  par  la  cité? 
A  quoi  bon,  il  était  dégoûté!  Et  puis,  il 
était  joliment  retenu  par  la  crainte  de  fai- 
re quelque  vilaine  rencontre. 

Machinalement,  et  mû  probablement  par 
l'ennui,  il  se  mit  à  défaire  ses  malles.  La 
vue  d'une  bouteille  de  cognac  le  fit  sourire 
d'aise...  c'était  son  premier  sourire  de- 
puis qu'il  n'avait  pas  revu  Jeannette. 

— Je  vais  toujours  bien  me  dessécher  la 
luette,  se  dit-il,  après,  on  verra.  Et  puis, 
cette  boisson  va  peut-être  me  donner  des 
idées  et  éclaircir  celles  que  j 'ai  déjà  et  qui 
sont  fort  embrouillées. 

L'esprit  accaparé  par  mille  sentiments 
divers,  Elzébert  oublia  qu'il  vivait  depuis 
quelques  jours  parmi  un  monde  policé  et 
raffiné,  il  porta  tout  simplement  la  bouteil- 
le à  ses  lèvres,  et  de  cette  bouteille  il  tira 
cinq  ou  six  terribles  lampées. 

Hem  ! .  .  .  fit-il  après  un  moment.  Je 
sens  déjà  que  ça  me  ravigote  le  corps. 
Tout  à  l'heure,  je  prendrai  encore  un  bon 
coup,  et,  après,  je  serai,  je  pense,  d'aplomb 
sur  tous  les  côtés. 

II  s'approcha  d'une  fenêtre  et  regarda 
distraitement  le  fleuve,  des  voiles  blanches 
qui  se  gonflaient  dans  la  brise  du  matin, 
des  navires  qui  s'élançaient  vers  la  mer 
lointaine  en  laissant  derrière  eux  un  long 
panache  de  fumée  noire.  .  .  Il  regarda  mil- 
le autres  choses,  plus  ou  moins  intéressan- 
tes, mais  il  ne  voyait  rien  !  Il  continuait 
à  s'abîmer  en  lui-même,  il  continuait  de 
s 'ennuyer  ! 

A  l'heure  du  petit  déjeuner,  il  se  fit  ser- 
vir une  collation  dans  son  fumoir. 
Il  était  neuf  heurt  s. 

Après  la  collation  il  se  mit  à  marcher 
par  son  appartement  pour  se  dégourdir. 
De  temps  en  temps  il  absorbait  une  gorgée 
ou  deux  de  liqueur. 

Un  peu  plus  tard,  il  alluma  un  cigare. 

De  nouveau  il  alla  à  sa  fenêtre.    Sur  la 


terrasse,  en  bas.  quelques  promeneurs  ma- 
tineux  se  délassaient.  11  vit  des  camelots 
annonçant  les  journaux  du  matin. 

Pour  tromper  ou  chasser  son  ennui,  El- 
zébert voulut  lire  les  nouvelles  du  jour.  Il 
sonna  un  chasseur  et  lui  commanda  un 
exemplaire  de  "l'Evénement". 

Dix  minutes  après,  et  après  avoir  lampé 
le  reste  de  sa  bouteille  de  cognac,  allumé 
un  excellent  cigare,  Monsieur  Elzébert 
Mouton,  plongé  en  un  fauteuil  moelleux,  li- 
sait son  journal  ! 

Mais  que  c  'était  banal  ! .  .  . 

Pourtant...  oui,  pourtant,  là,  tout  à 
coup,  un  fait  divers  le  surprenait,  l'inté- 
ressait, le  captivait,  et  dame!  il  s'en  fallut 
de  bien  peu  que  ses  yeux  ne  se  désorbitas- 
sent  ! 

Qu'était-ce  donc  ce  fait  divers  prodi- 
gieux ? 
Voici .  . . 

Un  Mystère  qui  se  complique  ! 

Notre  journal  a  déjà  rapporté  le  mysté- 
rieux assassinat  d'un  ingénieur  canadien, 
Germain  Lafond,  perpétré,  quelques  mois 
passés,  dans  le  Nord  Ontario.  Jusqu'ici 
la  police  n'avait  pu  dépister  le  ou  les  as- 
sassins. Ces  jours  derniers,  le  gouverne- 
ment Fédéral  ordonnait  l'exhumation  du 
cadavre  pour  en  faire  l'examen,  mais  gran- 
de fut  la  stupeur  lorsqu'on  retira  de  sous 
six  pieds  de  terre  un  cercueil  vide  !  Le 
mystère  semblait  s'approfondir  davantage, 
lorsque  la  Police  de  Montréal  eut  la  bonne 
fortune  de  mettre  la  main  sur  l'assassin 
de  Lafond,  un  certain  Paul  Durand  qui, 
durant  deux  années,  avait  été  le  compa- 
gnon du  malheureux  ingénieur.  La  police 
espérait  que  cette  capture  ferait  lever  le 
voile  du  mystère,  surtout  au  sujet  du  cer- 
cueil vide.  On  comptait  faire  parler  l'ac- 
cusé. Mais  voilà  qu'hier  un  personnage 
nouveau  entre  en  scène.  Ce  personnage  — 
dont,  pour  certains  motifs  de  haute  im- 
portance, on  cache  présentement  le  nom  — 
est  venu  certifier  et  jurer  que  le  pseudo- 
meurtrier de  Lafond,  Paul  Durand,  est 
tout  à  fait  innocent  du  crime  dont  on  le 
charge  ;  que,  lui,  ce  personnage,  eomiait  le 
véritable  assassin  et  qu'il  se  charge  de  l'a- 
mener avant  longtemps  pieds  et  poings  liés 
devant  les  tribunaux.  .  .  Naturellement,  sur 
la  parole  et  la  garantie  de  ce  personnage, 
le  malheureux  Paul  Durand  qui,  dit-on, 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


43 


ira  pas  l'air  le  moins  du  monde  d'un 
meurtrier,  et  qui,  par  ailleurs,  est  appa- 
renté à  une  famille  très  distinguée  de  notre 
vieille  cité,  a  été  remis  en  liberté.  .  . 

Comme  on  le  pense  bien,  Elzébert,  après 
cette  lecture,  n'en  pouvait  croire  ses  yeux. 

— Ai-je  trop  bu  de  cognac  ou  pas  assez? 
se  demanda-t-il. 

En  même  temps  il  regarda  la  seconde 
bouteille  qu'il  avait  attaquée,  quelques  mi- 
nutes auparavant. 

— Eh  bien!  non,  je  pense  que  je  n'ai  pas 
suffisamment  éclairci  mes  idées. 

Il  alla  sans  plus  vider  une  formidable 
rasade. 

— Hem  ! .  .  .  Hemmmm  ! .  .  .  fit-il.  A  cette 
heure,  je  vais  relire  ça...  ça  en  vaut  la 
peine  ! 

A  cette  minute  précise,  on  frappait  dans 
sa  porte. 

— Entrez!  cria-t-il  rondement,  déjà  re- 
mis en  bonne  humeur  et  tout  rempli  d'au- 
dace par  les  effets  rapides  de  la  liqueur. 

Un  chasseur  introduisit  un  personnage 
étranger. 

C'était  un  homme  de  belle  taille,  mince 
cependant,  mais  bien  découplé,  élégant  et 
distingué  de  manières;  un  vrai  gentilhom- 
me par  la  physionomie  et  l'accoutrement, 
et  jeune  encore,  mais  le  teint  quelque  peu 
basané,  comme  le  remarqua  Elzébert  qui 
s'y  connaissait. 

— Tiens  !  pensa-t-il,  on  croirait  que  ce 
monsieur  a  passé  l'été  dans  les  bois  ou  sur 
les  rives  des  grands  lacs  ! .  .  . 

— Monsieur  Germain  Laf ond  ? .  .  .  fit  in- 
terrogativement  le  visiteur.  Est-ce  bien  à 
Monsieur  Germain  Laf  ond  que  j'ai  l'hon- 
neur de  parler? 

Ce  nom  de  Germain  Lafond  fit  un  cu- 
rieux effet  sur  l'esprit  d 'Elzébert  Mouton. 

Il  regarda  le  gentilhomme  avec  hébéte- 
ment d'abord.  Puis,  sans  être  trop  sûr  de 
ce  qu  'il  disait,  il  répondit  : 

— Oui,  monsieur.  .  .  je  suis  bien  Mon- 
sieur Germain  Lafond! 

Et  comme  s'il  eût  lâché  un  grand  secret, 
il  soupira  avec  allégement. 

— Ingénieur  du  Gouvernement?  interro- 
gea encore  l'inconnu. 

— Parfaitement,  monsieur  !  répondit  El- 
zébert avec  assurance  cette  fois. 

Le  visiteur  sourit  et  reprit  : 

— En  ce  cas,   monsieur  Lafond,  permet- 


tez-moi de  décliner  mes  noms  et  qualités  :  je 
suis  Monsieur  Henri  Morin,  capitaliste. 

Elzébert  faillit  tomber  à  la  renverse. 

Ho  !  Ho  !  c  'était  donc  là  ce  mystérieux 
Henri  Morin  !  Et  ce  jeune  homme  élégant 
et  distingué,  car  Elzébert  ne  pouvait  lui  dé- 
nier ces  qualités  matérielles,  était-il  un  sou- 
pirant à  la  main  de  Jeannette  Chevrier? 
Tentait-il  d'amorcer  la  jeune  fille  par  des 
sommes  d'argent  considérables?  Car  c'est 
bien  cet  Henri  Morin,  se  disait  Elzébert, 
qui  a  fait  cadeau  à  Jeannette  d'un  $27,000. 
De  suite  une  sourde  jalousie  gronda  au 
coeur  de  notre  trappeur. 

Mais  avant  de  se  laisser  aller  à  des  sen- 
timents ou  à  des  actes  indignes  d'un  hom- 
me fier  de  lui-même,  comme  l'était  à  ce 
moment  Elzébert  sous  l'averse  du  cognac 
qui  lui  avait  inondé  l'esprit  et  le  ventre,  et 
qui  commençait  à  produire  de  singuliers  pi- 
cotements dans  ses  jambes,  oui,  Elzébert 
voulut  savoir  au  juste  ce  que  pouvait  bien 
lui  vouloir  cet  inconnu,  qui,  maintenant, 
souriait  avec  une  parfaite  bonhomie. 

— Daignez  vous  asseoir,  Monsieur  Mo- 
rin, dit-il  ;  et  si  vous  n  'êtes  pas  trop  diffi- 
cile, nous  allons  vider  un  petit  verre  d'eau- 
de-vie  avant  de  faire  plus  ample  connais- 
sance. 

— Ce  n'est  pas  de  refus,  monsieur,  sou- 
rit Morin.  Décidément,  ajouta-t-il  de  l'air 
le  plus  placide  du  monde,  on  ne  m'a  pas 
trompé  en  m 'affirmant  que  Monsieur  La- 
fond est  un  homme  hospitalier  et  tout  à  fait 
charmant. 

Sous  le  compliment,  Elzébert  se  gourma. 
Et,  posément,  évitant  de  faire  de  faux  mou- 
vements, car  il  se  sentait  devenir  " chaud" 
un  peu  vite  à  présent,  il  marcha  vers  sa  ta- 
ble... 

Mais  déjà  M.  Morin  le  retenait,  disant  : 

— Monsieur  Lafond,  j 'attends  justement 
deux  de  mes  amis,  et  j'aimerais  que  vous 
les  traitiez  tout  aussi  bien  que  moi,  atten- 
du que  nous  venons  parler  d'affaires  avec 
vous.  Car,  dois-je  vous  l'avouer  de  suite, 
nous  avons  été  informés  que  vous  avez  une 
grosse  somme  d'argent  à  placer,  sans  comp- 
ter que  vous  possédez  certaine  mine  d'or.  . 

— Parfaitement,  parfaitement,  monsieur, 
répliqua  Elzébert  avec  un  air  d'importance 
qui  valait  bien  son  pesant  d'or.  Et  je  vous 
le  dis  également  de  suite,  je  suis  content  de 
rencontrer  des  hommes  d'affaires  de  Québec. 

Et  Elzébert  allait  poursuivre  son  chemin 
vers  sa  table  et  ses  flacons,  lorsqu  'il  en  fut 


44 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


retenu  une  fois  encore  mais  cette  fois  par  le 
bruit  d'une  main  qui  frappait  à  sa  porte. 

1 1  s'arrêta  indécis  et  curieux  . 

—Ce  sont  Les  amis  que  j'attends]  expli- 
qua avec  un  sourire  candide  M.  Morin. 

Il   alla  ouvrir  la  porte. 

Deux  autres  personnages  icnonnus  d'El- 
zéberl  outrèrent.  Ces  deux  hommes  serrè- 
rent la  main  offerte  de  M.  Morin  qui  les 
présenta  ainsi  : 

—Mon  cher  Monsieur  Lafond,  voici  mon 
ami  Monsieur  Bourgier,  capitaliste...  Mon 
autre  ami,  .Monsieur  Rinfret,  banquier.  .  . 

Elzébert  se  laissa  serrer  la  "patte",  mais 
il  ne  manqua  pas  non  plus  de  serrer  de  sa 
poigne  de  bûcheron  et  de  chasseur,  tout  en 
s 'inclinant  profondément  devant  ces  beaux 
et  imposants  messieurs. 

— Mes  amis,  disait  déjà  Henri  Morin, 
Monsieur  Germain  Lafond,  comme  je  vous 
l 'ai  dit,  est  ingénieur  du  Gouvernement  Fé- 
déral . . . 

— Oh!  nous  connaissons  de  réputation 
Monsieur  Germain  Lafond,  firent  avec  un 
sourire  charmant  les  deux  inconnus. 

Elzébert  s'inclina  de  nouveau  et  proposa 
rondement  et  sans  façon  : 

— Mes  amis,  si  nous  prenions  un  petit 
coup,  avant  d'entamer  les  affaires?. . . 

— Assurément,  assurément,  dit  suave- 
ment M.  Morin,  en  clignant  de  l'oeil  à  ses 
amis.  Allez  !  mon  ami,  allez  !  ajouta-t-il. 

De  fait,  on  trinqua  comme  de  vieilles 
connaissances.  On  fit  quelques  histoires,  et 
Elzébert  lui-même  ne  manqua  pas  de  cer- 
taines lourdes  plaisanteries  dont  parurent 
s 'amuser  beaucoup  ses  visiteurs.  Puis,  brus- 
quement, M.  Morin,  redevenu  sérieux  et 
grave,  commença: 

— Monsieur  Lafond,  vous  êtes  proprié- 
taire d'une  mine  d'or  située  dans  l'Abitibi, 
si  je  ne  me  trompe  pas? 

— Parfaitement  !  répondit  encore  sans 
sourciller  Elzébert,  qui  de  mieux  en  mieux 
entrait  dans  un  rôle  dont  il  aurait  redouté 
les  conséquences,  s'il  eût  été  sobre  et  d'es- 
prit libre. 

— J'en  étais  si  sûr,  reprit  M.  Morin,  que 
j'ai  fait  faire  un  relevé  par  écrit  de  votre 
"claim",  dont  voici  le  titre  dactylographié... 

Il  fit  voir  un  document  à  Elzébert  qui,  la 
vue  très  voilée  par  les  fumées  de  l'eau-de- 
vie,  ne  vit  rien  autre  que  des  caractères  de 
dactylotype. 

— Nous  irons  droit  au  but,  poursuivit  M. 
Morin:  nous  sommes  venus,  ces  messieurs 


et  moi,  pour  acheter  votre  mine  d'or.  Com- 
bien en  voulez-vous .' 

Cette  fois  Elzébert  eut  bien  envie  d'éebj- 
ter  de  rire.  Voici  maintenant  qu'on  voulait 
lui  acheter  une  mine  qu'il  ne  possédait  pas  ! 

— Bah!  se  dit-il,  voyons  toujours  jus- 
qu'où la  farce  peut  aller! 

— Monsieur  Morin,  répliqua-t-il  la  voix 
quelque  peu  avinée,  je  n'ai  pas  eu  encore 
l'opportunité  de  faire  faire  l'évaluation  de 
mon  cl  ai  m. 

— N'importe  !  selon  votre  idée,  à  combien 
l'évaluez- vous?  Si  votre  chiffre  nous  con- 
convient,  nous  paierons;  s'il  est  trop  élevé, 
nous  discuterons.  Voyons.  .  . 

— Dame  !  fit  Elzébert  en  se  grattant  les 
oreilles  activement,  je  ne  sais  pas  au  jus- 
te. .  .  Voyez-vous  je  ne  voudrais  pas  voler 
personne.  .  .  Tout  de  même,  selon  ma  gran- 
de foi  du  bon  Dieu,  je  pense  bien  que  ça 
vaut,  comme  c'est  là  à  cette  heure,  cent  mil- 
le bonnes  piastres  ! 

Cent  mille  dollars!  fit  un  peu  surpris,  le 
banquier,  M.  Rinfret,  En  même  temps  il 
cligna  de  l'oeil  au  capitaliste,  M.  Bourgier. 

M.  Morin  regarda  ses  amis  et  sourit. 

Elzébert,  qui  n'observait  pas  les  manè- 
ges de  ses  visiteurs,  avait  pris  un  air  de 
"c'est  à  prendre  ou  à  laisser",  et  avait  al- 
lumé un  cigare,  oubliant  que  la  courtoisie 
lui  commandait  d'en  offrir  à  son  monde. 

— Monsieur  Lafond,  reprit  M.  Morin,  je 
vais  vous  faire  une  proposition  bien  sincè- 
re et  juste  :  nous  allons  vous  offrir  $75.000. 
dont  $2,5,000.  comptant,  c'est-à-dire  lors- 
que tous  les  papiers  auront  été  faits  et  si- 
gnés, puis  vingt-cinq  mille  piastres  dans 
six  mois  à  compter  de  la  signature  des  pa- 
piers, et,  enfin,  vingt-cinq  mille  dollars 
dans  un  an.  Est-ce  que  cette  proposition 
vous  agrée? 

— Mais  oui,  mais  oui,  s'empressa  d'accep- 
ter Elzébert  enivré  non  seulement  de  co- 
gnac, mais  aussi  par  la  vision  de  ces  mil- 
liers de  dollars  qui  venaient,  si  harmonieu- 
sement s'ajouter  à  ceux  qu'il  possédait  dé- 
jà. Mais  oui,  j 'accepte,  puisque  vous  pensez 
que  c'est  honnête  et  juste  ! 

Il  allait  offrir  un  nouveau  verre  d 'eau-de 
vie  pour  arroser  dignement  ce  marché,  lors- 
que les  trois  visiteurs  se  levèrent  subite- 
ment. 

— C  'est  entendu,  dit  M.  Morin.  Si  vous  le 
voulez,  nous  signerons  les  actes  vers  les  on- 
ze heures.    Voulez-vous  nous  laisser  voir  le 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


45 


certificat  d'enregistrement  ou  les  lettres  pa- 
tentes de  votre  mine  ? 

Certainement,  je  vous  les  fournirai,  assu- 
ra Elzébert  qui  chancelait  sur  ses  jambes. 
A  ses  lèvres  se  figeait  un  sourire  stupide, 
tandis  que  ses  joues  s'empourpraient  com- 
me des  flammes  ardentes. 

L'instant  d'après  il  demeurait  seul, 
transporté  d'enthousiasme,  et  courait  à  son 
flacon  de  cognac. 

— Allons  !  encore  un  bon  coup  et  je  vais 
aller  annoncer  la  bonne  nouvelle  à  Jeannet- 
te. 

Il  quitta  peu  après,  titubant,  son  appar- 
tement. Il  revint  au  bout  de  cinq  minutes, 
ayant  été  informé  que  Mlle  Chevrier  n'é- 
tait pas  au  Château. 

— N'importe!  se  dit  Elzébert  tout  ra- 
dieux, elle  viendra  sûrement  tout  à  l'heure, 
et  alors.  .  .  Tiens  !  je  bois  encore  un  coup.  . 
.  Décidément,  cette  boisson  ne  demande 
qu'à  se  faire  avaler  sans  rien  dire..  .  . 

VII 

Qu'était  devenue  Jeannette  Chevrier? 

Avant  de  descendre  du  bateau  ,  ce  matin- 
là,  la  jeune  fille  s'était  rappelé  les  recom- 
mandations du  mystérieux  Henri  Morin . . . 
,  <l  de  ne  pas  se  montrer  en  public  avec  le 
nommé  Germain  Lafond",  c'est-à-dire,  com- 
me elle  l'avait  fort  bien  compris,  avec  El- 
zébert Mouton.  Elle  laissa  s'écouler  le  flot 
pressé  des  voyageurs,  et  quand  elle  fut  as- 
surée qu'Elzébert  avait  pris  le  chemin  de 
la  cité,  elle  débarqua  à  son  tour,  confia  ses 
hagages  à  un  chauffeur  de  taxi  en  lui  re- 
commandant d'aller  les  déposer  au  Châ- 
teau, et,  pédestrement,  monta  à  la  haute- 
ville.  Elle  ne  se  rendit  pas  de  suite,  à  l'hô- 
tel. Elle  voulut  se  délasser,  respirer  l'air 
embaumé  de  ce  matin  de  juillet,  et  elle  s'en 
alla  au  hasard  par  les  rues  de  la  ville.  Elle 
flâna  longtemps  sur  la  rue  Saint-Jean,  lor- 
gnant les  étalages  et  les  devantures  des  ma- 
gasins et  des  boutiques.  Elle  oublia  l'heure 
de  son  petit  déjeuner.  Elle  s'attarda  à  fai- 
re quelques  emplettes  de  bibelots  sans  valeur 
et  de  colifichets.  Chez  un  bijoutier,  elle 
marchanda  deux  ou  trois  superbes  rivières . 

Elle  fit  l'acquisition  de  petits  bijoux 
quelconques,  et  poursuivit  sa  visite  des  é- 
choppes  et  des  boutiques.  Finalement  la  fa- 
tigue l'envahit.  Elle  héla  un  taxi  qui  pas- 
sait à  vide  et  commanda  au  chauffeur  de 
la  conduire  au  Château. 


A  ce  moment,  il  était  dix  heures  précises. 

A  dix  heures  et  demie  elle  se  trouvait  au 
bureau  de  l'hôtel  et  demandait  un  apparte- 
ment :  boudoir,  chambre  et  salle  de  toilet- 
te. Comme  on  n'avait  rien  de  tout  à  fait 
prêt  à  ce  moment,  on  lui  demanda  tout  de 
même  de  signer  la  liste  des  hôtes,  l'assurant 
qu'on  ferait  diligence  pour  préparer  l'ap- 
partement. 

L'employé  s'apprêtait  à  lui  présenter  le 
Livre  des  Hôtes.  .  .  Par  curiosité,  Jeannet- 
te promena  un  regard  circulaire  autour 
d'elle.  Elle  vit  des  hommes  aller  et  venir, 
d'autres  assis  en  de  larges  fauteuils,  d'au- 
tres encore  causant  à  voix  basse.  Mais  deux 
personnages,  arrêtés  non  loin  d'elle,  atti- 
rèrent plus  particulièrement  son  attention. 
L'un  était  un  grand  jeune  homme,  élégam- 
ment mis,  au  teint  légèrement  basané  et  qui 
semblait  entretenir  mystérieusement  un  au- 
tre jeune  homme,  plus  petit,  la  cigarette 
aux  lèvres,  le  chapeau  melon  campé  en  ba- 
taille sur  l'oreille  droite,  et  la  mine  ironi- 
que et  gouailleuse.  Qui  étaient  ces  person- 
nages? Notre  lecteur  a,  nul  doute,  reconnu 
Pierre  Landry,  ou,  s'il  aime  mieux;  Henri 
Morin,  capitaliste,  et  son  lieutenant,  Phi- 
lias. 

Mais  il  était  plus  loin  deux  autres  per- 
sonnages, qui  semblaient  dissimuler  leur 
présence,  et  que  Jeannette  ne  vit  pas.  L'un 
était  aussi  un  grand  jeune  homme,  à  la  mi- 
ne énergique,  très  bien  vêtu,  et  aux  maniè- 
res fort  distinguées.  Mais  de  même  que  Lan- 
dry ou  Morin,  son  visage  était  fortement 
bronzé  par  le  soleil.  Son  compagnon,  était 
aussi  un  jeune  homme,  à  peu  près  du  même 
âge,  mais  moins  grand,  trappu,  à  l'air  so- 
lide, et  possédant  une  physionomie  joviale. 
Et  si  Elzébert  se  fût  trouvé  là,  il  fût  tom- 
bé de  tout  son  long  en  reconnaissant  ces 
deux  personnages.  Et  Jeannette  elle-même, 
si  elle  eût  été  moins  fatiguée,  si  elle  se  fût 
donné  la  peine  de  mieux  regarder,  n'au- 
rait pas  manqué  de  reconnaître  de  grands 
amis.  Et  qui  sait?  elle  allait  peut-être  re- 
garder mieux,  lorsque  l'employé,  qui  lui 
présentait  le  livre,  dit  doucement  et  poli- 
ment : 

— Si  vous  voulez  signer  ici,  mademoisel- 
le... 

Il  indiquait  une  ligne  blanche  sous  un 
autre  nom. 

Mais  ce  nom  ! . .  . 

Jeannette  tressaillit  violemment.  Son 
coeur  battit  à  se  rompre. 


16 


koMAN  i  >r;s  yrATFtK 


Elle  regards  avidemment. . . 

El  ce  nom  encore  ! . . . 

Elle  s'appuya  des  deux  mains  au  comp- 
toir... Allait-elle  s 'évanouir  ?  Non .. .  elle 
regardait  encore...  elle  dévorait  ces  deux 
noms  : 

Henri  Morin,  capitaliste...  Montréal. 

Germain  Lafond,  ingénieur...  Ottawa. 

Jeannette  sentait  un  vertige  l'emporter. 
..  El  sans  savoir  ce  qu'elle  faisait,  mue 
uniquement  par  un  instinct  ou  un  souvenir, 
elle  abandonna  La  plume  qu'on  lui  avait 
donnée  el  courut  à  l'ascenseur. 

Le  préposé  la  reçut  avec  une  révérence. 
Quel  appartement,  madame? 

—Chez  Monsieur    Germain  Lafond  !..  . 
murmura  Jeannette  défaillante  presque. 
Le  préposé  sourit  et  répondit: 

— Bien,  madame. 

Il  ferma  la  grille  de  la  cage,  et  la  machi- 
ne se  mit  en  mouvement.  Alors,  un  homme 
accourut  criant  : 

— Attendez  !  attendez  ! . . . 

Cet  homme  n'était  autre  que  M.  Henri 
Morin. 

Mais  l'ascenseur  continuait  à  s'élever 
vers  les  étages  supérieurs. 

M.  Morin  proféra  un  juron,  et  sans  plus 
s'élança  vers  le  grand  escalier. 

.Mais  son  manège  avait  été  découvert  par 
L'autre  jeune  homme  à  figure  bronzée.  Ce- 
lui-ci murmura  quelques  paroles  rapides  à 
son  compagnon,  et  à  son  tour  se  rua  vers 
le  grand  escalier,  juste  au  moment  où  Hen- 
ri Morin  disparaissait  sur  le  palier  supé- 
rieur. Mais  un  autre  encore  gagnait  à  la 
course  l'escalier,  et  cet  autre,  c'était  l'iro- 
nique Philéas.  Seulement,  Philéas  n'alla 
pas  Loin:  une  main  solide  le  happa  par  le 
collet  de  son  veston  et  une  voix  moqueuse 
disait  : 

— Attendez,  mon  ami...  vous  monterez 
Là-haul  lorsque  je  vous  en  aurai  donné  la 
permission,  et  soyez  gentil,  sinon  je  vous 
fais  ficher  dedans,  là  ! 

El  ce  jeune  homme,  qui  n'avait  pas  l'air 
de  badiner.  Hait  ce  jeune  homme  trappu,  le 
compagnon  de  cet  autre  inconnu  à  figure 
bronzée. 

Philéas  l'égard  a  avec  ahurissement  cet 
homme  qu'il  Eut  sur  Le  point  de  prendre 
pour  un  revenant .  Rêvait-il .' 

— Asseyons-nous,  et  attendons!  reprit 
l'inconnu. 

Et  il  força  Philéas  à  s'asseoir  sur  une 
banquette  de  la  rotonde. 


Pendant 'ce  temps.  Jeannette  Chevrier 
al  teignait  le  deuxième  étage  et  allait  vi- 
vement frapper  à  une  porte. 

La  porte  s'ouvrit  pour  encadrer  la  figu- 
re largement  épanouie  d'Elzébert.  .  . 

— Mon  ange!  Oh  !  mon  ange!  cria-t-il  en 
reconnaissant  la  jeune  fille. 

Celle-ci  avait  poussé  un  cri  strident... 

Deux  hommes,  à  l'instant  même  surgis- 
saient d'une  chambre  voisine  et  s'appro- 
chaient rapidement  de  Jeannette.  Ln  troi- 
sième personnage  accourait...  et  un  per- 
sonnage que  la  jeune  fille  croyait  reconnaî- 
tre :  c'était  Henri  Morin. 

— Mademoiselle,  dit-il,  à  la  jeune  fille  mé- 
dusée, si  vous  voulez  gagner  cette  cham- 
bre ...  là  ! 

Il  indiquait  la  chambre  d'où  venaient  de 
sortir  les  deux  hommes,  que  Elzébert  re- 
connaissait, dans  sa  surprise  immense,  pour 
MM.  Bourgier  et  Rinfret. 

— Mais...  qui  êtes- vous.  Monsieur?  bé- 
gaya la  jeune  fille  avec  une  crainte  ins- 
tinctive. 

— Mademoiselle,  répliqua  l'inconnu  à 
voix  basse  et  douce,  je  suis  Henri  Morin, 
votre  protecteur.  .  . 

Jeannete  jeta  une  exclamation  de  sur- 
prise et  de  joie  en  même  temps.  . . 

Mais  sa  surprise  joyeuse  devint  une  an- 
goisse, puis  une  stupeur  indéfinissable, 
quand  tout  à  coup  un  jeune  homme  surgit, 
rugissant  comme  un  tigre,  et  d'un  coup  de 
poing  abattit  Henri  Morin.  Et  devant  les 
yeux  éperdus  de  Jeannette  se  dressa  la  sil- 
houette triomphante  du  jeune  homme  à  fi- 
gure bronzée. 

La  jeune  fille  poussa  un  eri  déchirant.  .  . 
ses  mains  se  tendirent  violemment  devant 
elle,  comme  si  elle  eût  voulu  repousser  une 
vision  de  spectre.  Puis  elle  recula  en  fer- 
mant les  yeux,  et  murmura  comme  en  rêve  : 

— Germain  Lafond  ! .  .  . 

Elle  s'affaissa  sur  l'épais  tapis.  .  . 

— Jeannette  !  Jeanentte  !  cria  Germain 
Lafond  en  tombant  à  genoux  près  de  la  jeu- 
ne fille  inanimée. 

A  l'instant  même,  Henri  Morin,  qui  s'é- 
tait relevé,  le  saisissait  au  collet,  le  soule- 
vait avec  une  vigueur  peu  commune,  le  se- 
couait rudement  et  rugissait  : 

— Vous  dites  que  vous  êtes  Germain  La- 
fond .} 

L'autre,  ayant  retrouvé  son  sang-froid, 
considéra  une  minute  Morin,  et  répliqua 
froidement  : 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


47 


— Je  dis  que  je  suis  Germain  Lafond; 
mais  je  dis  aussi  que  vous  êtes  celui  qui.  .  . 

Il  fut  interrompu  par  un  rire  énorme,  ri- 
re lancé  par  Morin.  Et  celui-ci,  désignant 
Elzébert  Mouton  debout  dans  sa  porte,  ti- 
tubant, ébahi,  déclara: 

Voici  Germain  Lafond  !  Et  vous,  vous 
êtes  un  imposteur  !  Agents  !  commanda-t-il 
en  se  tournant  vers  le  pseudo-capitaliste  et 
pseudo-banquier,  arrêtez  cet  homme. 

Et  Morin  jeta  violemment  Lafond  dans 
les  bras  des  deux  agents  de  police,  ajoutant  : 

Cet  homme,  qui  dit  s'appeler  Lafond, 
c  'est  un  voleur,  c  'est  un  meurtrier . .  .  cet 
homme,  acheva  Morin  avec  un  geste  farou- 
che, se  nomme  Pierre  Landry  ! 

Alors,  Elzébert  à  demi  fou,  voulut  crier. 

— Mais  non,  mais  non  !  monsieur  Mo- 
rin. . .  vous  faites  erreur!  Je  suis  bien  El- 
zébert Mouton,  mais  lui,  ce  pauvre  jeune 
homme  que  vous  faites  arrêter,  c'est  mon 
ami,  c'est  le  fiancé  de  Jeannette...  c'est 
bien  Germain  Lafond. . .  le  vrai  Germain 
Lafond  ! .  .  . 

— Mais  Morin  se  mit  à  rire  bénévolement. 

— Vous  êtes  soûl,  mon  cher  Lafond,  dit- 
il  à  Elzébert. . .  vous  faites  mieux  d'aller 
vous  coucher  ! 

Et  se  tournant  vers  les  deux  agents  : 

Emmenez  cet  homme  !  commanda-t-il. 
Conduisez-le  aux  quartiers-généraux  de  la 
police  ! 

L'ingénieur  voulut  se  débattre,  résister. 

— C  'est  une  infamie ...  je  ne  suis  pas 
Landry,  mais  Germain  Lafond.  .  . 

Mais  les  deux  agents,  qui  étaient  de  soli- 
des gaillards,  l'emmenèrent  rapidement 
vers  l'ascenseur.  Henri  Morin,  alors,  se  bais- 
sait, soulevait  Jeannette  évanouie,  et  l'em- 
portait dans  une  chambre  voisine. 

Alors  aussi,  Elzébert  bondit,  se  rua  dans 
le  corridor,  dépassa  Lafond  et  les  deux  a- 
gents,  dégringola  l'escalier  comme  un  in- 
sensé et  courut  vers  la  sortie  de  l'hôtel. 

Elzébert,  frotta  ses  yeux  ébaubis,  regar- 
da l'homme  et  bredouilla  : 

— Non.  .  .  ce  n'est  pas  possible  !  Paul. . . 
Paul  Durand  ! 

— Allons,  imbécile  ! .  .  .  éclata  de  rire  Du- 
rand. Où  vas-tu  ainsi  sans  chapeau,  sans 
veston.  .  . 

— Où  je  vais?  fit  Elzébert,  le  regard  éga- 
ré, la  figure  livide.  Je  sais  bien  que  je  ne 
vais  pas  en  Paradis.  .  .  peut-être  m'en  vais- 
je  chez  le  diable .  .  .  que  sais-je  ? 


Il  frappa  son  front  durement,  puis  prit 
son  élan  pour  se  ruer  vers  la  porte  de  sor- 
tie. 

Paul  Durand  le  saisit  à  la  gorge  et  le  ren- 
versa sur  la  banquette. 

— Va-t-il  falloir  que  je  t 'étouffe  pour  te 
faire  entendre  raison,  Elzébert? 

Le  pauvre  Elzébert  crut  sa  dernière  heu- 
re venue.  .  .  il  battit  des  paupières  et  s'é- 
vanouit tout  doucement  dans  les  bras  de 
son  ami  retrouvé. 

.  Mais  lui,  Durand,  en  voyant  tout  à  coup 
paraître  l'ingénieur,  Germain  Lafond,  pri- 
sonnier des  deux  agents  de  police,  échappa 
le  corps  d 'Elzébert  qui  alla  rouler  sur  les 
dalles.  Puis  il  se  mit  à  considérer,  avec  la 
plus  grande  stupéfaction,  le  prisonnier  qui 
ne  cessait  de  se  débattre  entre  ses  deux  gar- 
des du  corps. 

— Ah  !  bien,  par  exemple,  murmura-t-il,  il 
n'y  a  pas  qu 'Elzébert  qui  soit  fou,  je  le  suis 
aussi  ! 

— Hein  !  fit  tout  à  coup  une  voix  gouail- 
leuse à  son  oreille.  Flûte,  Durand  ! . . .  Flû- 
te!... 

Paul  tourna  rapidement  la  tête,  et  vit 
disparaître  par  la  porte  de  l'hôtel  l'étran- 
ge et  narquois  Philéas. 

Il  jura,  ébaucha  un  geste  de  colère  et  de 
menace,  et  courut  au  prisonnier. 

— Monsieur  Lafond,  prononça-t-il  sur  un 
ton  résolu,  soyez  tranquille,  nous  vous  ti- 
rerons de  là.  J'ai  ici  un  frère,  qui  est  avo- 
cat, et  il  ne  sera  pas  long  que  l'affaire  va 
s 'expliquer. 

Le  jeune  homme,  comme  s'il  eût  honte  de 
son  emportement,  ébaucha  un  large  souri- 
re et  dit: 

— Occupe-toi  d'abord,  mon  vieux,  de  ce 
pauvre  Elzébert.  Tâche  ensuite  de  sauver 
Jeannette  des  mains  de  ce  bandit  qui  se 
fait  appeler  Henri  Morin.  Cela  fait,  expé- 
die un  message  télégraphique  à  Ottawa, 
afin  qu'on  envoie  sans  tarder  deux  de  mes 
camarades  pour  m 'identifier.  Après,  je  le 
jure,  j 'aurai  ce  maudit  Landry. 

— On  l'aura.  .  .  fit  seulement  Durand  en 
crispant  les  poings  ! .  .  . 


Fin  de  la  troisième  partie. 


4S 


J.i;   liOMAN  Di:S  QCATIil'] 


/  E  RECIT  VI  NOTAIRE 
l'ar  J ules  Larivière. 
I 

Plus  de  quatre  ans  se  sont  écoulés  depuis 
l'époque  ou  se  soni  produits  les  événements 
qui  Von  vit  ni  de  raconter  et,  lorsqu'on  m'a 
prié  d'en  continuer  le  récit,  je  dois  avouer 
qui  je  suis  resté  perplexe.  D'autant  plus 
que,  1res  sceptique  en  matière  de  sensations 
journalistiques,  j'avais  été  du  nombre  infime 
de  ceux  que  V affaire  Lafond  n'avait  pas  pas- 
sion nés. 

Et  puis,  le  récit  que  j'avais  devant  les 
yeux  offrait  nombre  d'aspects  répugnants 
à  lu  logiqui  de  mon  esprit  positif  de  par- 
fait notaire. 

Connut  ni,  en  effet,  expliquer  la  conduite 
de  Jeannette  Chevrier,  la  fiancée  inconsola- 
ble de  Germain  Lafond,  se  jetant  litt ér aie- 
en  t  ni  dans  les  bras  de  cet  ivrogne  de  Mou- 
ton? Il  y  avait  en  ce  simple  fait  une  illo- 
gisme qui  me  désorientait  tout  à  fait  et,  de 
guerre  lasse,  j'allais  abandonner  la  tâche, 
quand  une  réminiscence  frappa  mon  esprit. 

L'affaire  Lafond!  Mais,  oui!  mon  con- 
frère  Desgrèves  y  avait  été  intimement  mê- 
le, elle  lui  avait  causé  maints  ennuis  et  la 
Chambre  des  Notaires  avait  été  appelée  à 
lui  donner  une  directive  en  cette  affaire! 
Qui,  mieux  ejue  lui,  pourrait  me  rensei- 
gner? 

Et  sans  tarder,  j'allai  frapper  chez  lui. 
7 ont  le  monde  connaît  Maître  Desgrèves, 
ce  brave  tabellion,,  tout  à  fait  obscur  il  y  a 
cinq  ans;  mais  auquel  l'affaire  Lafond  a 
apporté  à  la  fois  l'aisance  et  la  popularité. 

C'est  un  homme  d'une  quarantaine  d'an- 
nées, à  la  figure  joviale,  aux  traits  très  ac- 
centués, quelque  peu  bedonnant  et  dont  le 
peu  de  cheveux  qu'une  calvitie  précoce  lui 
ait  laissé  est  entre  poivre  et  sel. 

Aimable  garçon,  très  populaire  dans  no- 
tn  profession  qu'il  a  embrassée  par  néces- 
sité et  non  par  goût,  il  consacre  tous  ses 
moments  libres  à  ses  études  de  botanique 
et  d'entomologie,  deux  sciences  où  il  est  en 
train  de  passer  maître.  A  l'époque  où  se 
sont  produits  ces  événements,  il  avait  pu- 
blié une  étude  sur  le  bombyx  du  peuplier 
gui  avait  fort  intéressé  les  rares  connais- 
seurs. 

Je  le  trouvai  installé  ù  son  pupitre  e/u  en- 
combrent des  liasses  de  dossiers  épars.  A 


mon  arrivée,  il  était  très  occupé  à  examiner 
au  microscope  un  insecte  ciuelconeiue . 

— Bonjour,  mon  vieux,  Çû  en' 

— Bonjour  toi,  prends  donc  un  siègi ,  dit- 
il,  sans  lever  les  yeux.  Tu  m'excuses,  un 
moment  seulemi  ni. 

— Mais  certainement!  Alors,  cela  t'inté- 
resse toujours  les  petites  bêles  f 

— Mon  Dieu!  petites  ou  grosses,  si  lu  sa- 
vais comme  toutes  se  ressemblent  !  El  quel 
bon  vent  t'amène? 

— Je  viens  faire  appel  à  tes  lumières. 

— A  mes  lumières?  Laisse-moi  rire... 
je  suis  un  si  piètre  notaire  que  c'est  la  pre- 
mière fois  que  l'on  tente  pareille  démarche 
auprès  de  moi. 

— Mais  ce  n'est  pas  à  titre  de  notaire.  .  . 

— Je  comprends  alors. 

— Je  viens  te  parler  de  l'affaire  Lafond. 

--L'affaire  Lafond!  Et  un  impercep- 
tible sourire  courut  sur  les  lèvres  de  mon 
confrère,  sourire  où  il  y  avait  beaucoup  de 
medice,  d'ironie  et  d'humour.  Comme  il 
y  a  longtemps  que  je  n'en  ai  pas  entendu 
parler. 

J'exposai  alors  à  mon  ami  la  raison  de 
ma  visite  et  lui  tendis  le  manuscrit  du  récit 
que  le  lecteur  connaît  déjà.  Il  s'installa 
confortablement  et  le  lut.  Je  suivais  sur 
sa  figure  l'impression  que  produisait  sur 
lui  cette  lecture.  Il  ne  l'interrompit  pas 
un  seul  instant;  mais  au  sourire  de  ses  lè- 
vres, au  plissement  à  peine  perceptible  de 
son  front,  je  voyais  que  tel  passage  provo- 
quait chez  lui  l'hilarité  et  que  tel  autre  le 
contrariai  I . 

— Elle  est  forte  celle-là!  s'exclama-t-il 
quand  il  eut  terminé.  Le  rôle  qu'on  fait 
jouer  à  cette  charmante  Jeannette  est  vrai- 
ment pitoyable.  L'auteur  a  reproduit  la 
légende  lancée  par  le  "New-York  Gazette'* 
et  quelques  autres  journaux  jaunes.  Les 
relations  entre  Mouton  et  Mademoiselle 
Chevrier  se  sont  bornées  à  une  vague  pro- 
messe de  la  part  de  la  jeune  fille  de  pren- 
dre en  considération  la  demande  (  )i  maria- 
ge du  trappeur.  Mais  je  comprends  que 
c'est  un  récit  détaillé  des  événements  qui 
se  sont  produits  à  la  suite  de  l'arrestation 
de  Germain  Lafond  que  tu  attends  de  moi? 
J'ai  dans  mes  cartons  un  mémoire  qui  te 
renseignera  complètement.  Je  l'avais  pré- 
paré dans  le  but  de  jeter  la  pleine  lumière 
sur  ce  mystère  qui  ne  fut  en  somme  jamais 
tout  à  fait  élucidé.  Je  crois  que  le  moment 
est  venu  de  le  faire.    De  longues  années  se 


LE  ROMAN  DES  QUATRE  49 


sont  écoulées  depuis  cette  date  et  les  raisons 
qui  militaient  jadis  en  faveur  de  mon  si- 
lence n'existent  maintenant  plus. 

Ce  n'est  que  par  un  hasard  professionnel 
que  j'y  fus  mêlé  et  je  frémis  encore  à  la 
pensée  des  nuits  d'insomnie  que  cette  affai- 
re m'a  values. 

Deux  heures  plus  tard,  j'entrais  chez 
moi  apportant  dans  tin  assez  volumineux 
carton,  le  mémoire  rédigé  par  mon  ami. 
Qui  mieux  que  lui  pouvait  donner  le  mot 
de  cette  brûlante  énigme f  C'est  à  lui  que 
je  passe  la  plume. 

II 

On  se  rappelle  la  série  des  événements 
tragiques  qui  se  déroulèrent  à  la  suite  de 
l'arrestation  de  Germain  Lafoncl.  J'ai  de- 
vant moi  une  liasse  de  découpures  de  jour- 
naux racontant  ces  faits.  Je  vais  les  trans- 
crire à  titre  de  mémoire. 

Le  soir  même  de  l'arrestation  de  l'ingé- 
nieur, le  "Monde",  grand  quotidien  de 
Montréal,  publiait  toute  une  page  sur  ces 
tragiques  événements. 

"L'AFFAIRE  LAFOND  SE  COMPLI- 
QUE. —  CE  QUI  EXPLIQUERAIT 
POURQUOI  LE  CERCUEIL  ETAIT 
VIDE". 

(De  notre  correspondant  spécial) 

Québec,  2  Août.  —  Germain  Lafond,  in- 
génieur civil  à  l'emploi  du  gouvernement 
fédéral,  n'a  pas  été  assassiné  comme  on  l'a 
prétendu.  Il  était  même  inscrit  au  Châ- 
teau Frontenac,  ce  matin,  et  a  été  la  cause 
de  toute  une  sensation  alors  qu'un  indivi- 
du, voulant  le  personnifier,  a  été  arrêté 
par  la  police  locale.  Notre  jeune  compa- 
triote s'était  retiré  au  Château  dans  le  but 
de  vendre  à  certains  magnats  de  la  finance 
canadienne,  une  mine  excessivement  riche 
qu'il  a  découverte  dans  la  région  de  l'Abi- 
tibi.  C'est  an  moment  où  le  marché  allait 
être  conclu  qu'un  individu  s'est  présenté 
et  a  déclaré  être  le  vrai  Germain  Lafond. 
Heureusement,  le  financier  avec  lequel 
transigeait  le  hardi  explorateur,  a  exposé 
le  personnage  et  a  demandé  son  arrestation. 

Lafond  se  serait  tenu  caché  depuis  de 
longs  mois  afin  de  faire  échouer  le  complot 
d'une  bande  organisée  dans  le  but  de  le 
frustrer  de  sa  découverte.   On  y  serait  pro- 


bablement parvenu  sans  l'intervention  si  à 
propos  de  Monsieur  Henri  Morin,  le  finan- 
cier avec  lequel  transigeait  l'ingénieur. 

Dame  Rumeur  veut  que  la  mine  de  La- 
fond soit  ce  que  l'on  a  découvert  de  plus 
riche  depuis  les  placers  du  Pérou". 

Et  le  journal  continuait  :  "Comme  le 
"Monde"  a  été  le  premier  quotidien  à  l'an- 
noncer, il  y  a  quelques  jours,  les  autorités 
fédérales  ont  ordonné  l'exhumation  du  cer- 
cueil de  Germain  Lafond,  ce  jeune  ingé- 
nieur canadien-français  que  l'on  disait  être 
mort  accidentellement  à  Golden  Creek.  Or 
ce  cercueil  était  vide.  Un  de  nos  confrères 
montréalais  avait  même  été  jusqu'à  annon- 
cer l'arrestation  du  meurtrier  présumé. 
Malheureusement  pour  la  feuille  de  la  rue 
Sainte-Catherine,  notre  information  était 
fondée  et  son  canard  tombe  à  l'eau  puisque 
Germain  Lafond  est  bel  et  bien  vivant. 
Bien  plus,  nous  sommes  aujourd'hui  en 
présence  de  deux  Germain  Lafond.  Il  est 
vrai  d'ajouter  qu'au  moment  où  nous  al- 
lons sous  presse,  l'un  d'eux  est  derrière  les 
barreaux  d'une  prison". 

Mais  le  lendemain,  la  "Nation"  répli- 
quait :  "Notre  épais  confrère  de  la  rue 
Saint- Jacques  a  voulu  faire  de  l'esprit, 
hier,  sur  notre  information.  Il  a  traité  de 
canard  l'annonce  de  l'arrestation  du  nom- 
mé Paul  Durand,  arrestation  constatée  par 
documents  officiels,  et,  à  son  tour,  il  a  lancé 
le  plus  piteux  canard  qui  n'ait  jamais  vu 
le  jour  sous  les  auspices  d'un  journal  di- 
gne de  ce  nom. 

Interrogé  par  notre  représentant  à  Qué- 
bec au  sujet  de  la  prétendue  arrestation 
opérée  au  Château  Frontenac,  hier  matin, 
le  chef  de  police  de  la  vieille  capitale  a  dé- 
claré n'avoir  donné  aucun  ordre  à  cet  ef- 
fet et  n'avoir  même  reçu  aucun  prisonnier 
quelconque  aux  quartiers  généraux  de  la 
police  depuis  plus  de  trois  jours. 

— Mais  enfin,  Chef,  vous  avez  dû  prendre 
connaissance  de  cette  information  parue 
dans  un  quotidien  montréalais  à  l'effet 
qu  'un  individu  voulant  se  faire  passer  pour- 
Germain  Lafond,  aurait  été  arrêté  au  Châ- 
teau Frontenac! 

■ — Vous  êtes  la  première  personne  à  m'en 
parler.  .  .  et  cependant,  si  tel  avait  été  le 
cas,  vous  m 'avouerez  que  j 'aurais  dû  en 
être  informé. 

— Mais,  alors,  ce  ne  serait  ? .  .  . 

— Qu'un  canard?  Songez,  mon  ami,  que 
dans  deux  mois  la  chasse  sera  ouverte.  A 


50 


tout  événement,  je  vous  prierais  de  lui  cou- 
per  les  ailes  au  plus  tôt.  notre  devoir  de 
gardien  de  La  paix  publique  est  déjà  assez 
ardu  sans  que  l'on  vienne  émouvoir  inuti- 
Lemenl  l 'opinion  avec  des  contes  en  l'air." 

[nterrogé  à  son  tour,  le  gérant  du  grand 
hôtel  québecquois  déclare  à  notre  corres- 
pondant : 

(  !e  n  'étail  qu  'une  Fumisterie  de  la  part 
de  l 'un  de  nos  pensionnaires  ayant  par  trop 
caressé  la  dive  bouteille.  .  . 

—  Mais  enfin,  Lafond  est-il  descendu  à 
votre  hôtel? 

—Nous  avons  le  nom  de  Germain  Lafond 
dans  nos  régistres  ;  mais,  je  vous  le  répète, 
ce  n'est  qu'une  fumisterie  de  la  part  d'un 
de  ses  anciens  amis  qui,  après  de  trop  gé- 
néreuses libations,  avait  trouvé  élégant  de 
troquer  son  nom  d'Elzébert  Mouton  en  ce- 
lui de  Germain  Lafond. 

—Comment?  votre  Lafond  est  un  mou- 
ton ?  Dieu  que  c  'est  drôle  !  Et  peut-on 
l'interviewer? 

— Je  regrette  ;  mais  notre  homme,  qui  a 
la  douceur  de  l'animal  dont  il  porte  le  nom, 
sommeille  depuis  hier  midi  et  vous  perdriez 
votre  latin  à  vouloir  lui  arracher  même.  .  . 
un  bêlement. 

— Et  l'autre  Lafond?  Celui  que  l'on  a 
arrêté  ? 

— Mon  ami,  depuis  hier  matin,  il  s'est 
présenté  deux  Lafond  et  deux  Morin,  cha- 
cun, contestait  son  nom  à  l'autre.  De  bra- 
ves gens  qui  nous  arrivent  du  "dry"  On- 
tario et  à  qui  la  facilité  avec  laquelle  ils 
se  procurent  des  spiritueux  en  notre  pro- 
vince fait  perdre  toute  mesure  de  pruden- 
ce 

— Encore  une  question,  Monsieur  le  Gé- 
rant. Y  a-t-il  réellement  eu  arrestation 
hier  matin  ? 

—Pas  à  ma  connaissance,  du  moins.  On 
m'a.  bien  rapporté  qu'une  dispute  s'était 
élevée  dans  un  corridor  de  l'hôtel  et  j'ai 
moi-même  remarqué  la  sortie  de  deux  hom- 
mes en  entraînant  un  troisième  qui  me  pa- 
rut assez  échauffé.  J'allais  m'interposer 
quand  un  quatrième  personnage  s'appro- 
cha de  moi  et  me  dit  à  voix  basse  :  "Lais- 
se/les l'amener,  il  a  pris  quelques  coups  de 
trop."  Je  suivis  le  groupe  des  yeux  et, 
comme  il  arrivait  à  l'extrémité  de  la  ter- 
rasse, je  constatai  que  l'individu  avait  ces- 
sé toute  résistance,  il  semblait  même  causer 
très  amicalement  avec  ses  compagnons. 
— Et  le  nommé  Morin .' 


— Les' nommés  Morin,  voulez-vous  dire, 
car.  je  VOUS  le  répète,  nous  en  avons  eu 
deux.  De  braves  types  qui  voulaient  sans 
doute  se  payer  nos  têtes.  Ils  ont  laissi 
l'hôtel  dans  La  journée,  ("est.  même  l'un 
d  'eux  qui  m'a  demandé  de  ne  pas  attacher 
d'importance  à  la  sortie  de  votre  pseudo 
Lafond. 

— Vous  ne  vous  êtes  pas  avisé  de  les 
questionner .' 

— Je  vous  avoue  franchement  que  l'idée 
ne  m'en  est  pas  venue.  Nous  somme*  ha- 
bitués à  ces  genres  de  facéties.  Et  puis, 
ajouta-t-il  avec  un  sourire  ironique,  je  ne 
suis  pas  journaliste.  .  . 

11  ressort  de  ces  témoignages  irrécusables 
que  la  fable  de  la  résurrection  du  malheu- 
reux Lafond  n  'est  qu  'une .  .  .  fable  et  que 
notre  confrère  si  bien  renseigné  vient,  une 
fois  de  plus,  de  mettre  les  pieds  dans  les 
plats". 

Comme  on  devait  s'y  attendre,  le  "Mon- 
de" n'était  pas  de  taille  à  accepter  la  botte 
sans  broncher.  Dans  un  extra,  publié  le 
même  soir,  on  pouvait  lire  : 

GERMAIN  LAFOND  EST  VIVANT  '. 
IL  A  ETE  IDENTIFIE  PAR  SA 
FIANCEE  ET  SES  DEUX  COMPA- 
GNONS !  INTERVIEWS  DE  MA- 
DEMOISELLE JEANNETTE  CHE- 
VRIER,  DE  PAUL  DURAND  ET 
D'ELZEBERT  MOUTON  ! 

En  première  page  apparaissaient  les  pho- 
tographies des  principaux  acteurs  de  ce 
drame  mémorable.  On  y  voyait  trois  po- 
ses du  malheureux  ingénieur,  la  photo  de 
sa  fiancée,  celles  de  Durand  et  de  Mouton, 
de  la  maison  de  la  rue  Mignonne  et  du  bou- 
ge de  la  rue  Cadieux  avec  croix  indiquant 
la  chambre  où  Jeannette  avait  été  retenue 
prisonnière  et  enfin,  une  dernière  illustra- 
tion représentait  le  campement  rustique  de 
Lafond  au  milieu  de  la  forêt  nord  ontarien- 
ne. 

Au  cours  de  deux  longues  pages  de  texte 
serré,  des  reporters  prolixes  donnaient  le 
récit  plus  ou  moins  fidèle  des  événements 
que  nous  connaissons  déjà. 

En  troisième  page  se  trouvaient  les  in- 
terviews obtenues  de  Jeannette  Chevrier, 
de  Durand  et  de  Mouton. 

Mouton,  dont  les  idées  n'étaient  pas  en- 
core très  claires  et  que  l'on  avait  dû  arra- 
cher à  son  lourd  sommeil  d'ivrogne,  affir- 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


51 


mait  mordicus  avoir  bien  et  dûment  recon- 
nu son  ami  Lafond  dans  le  personnage  que 
l'on  avait  arrêté.  Interrogé  sur  le  but  de 
son  voyage  à  Québec,  il  racontait  comment, 
en  apprenant  l'arrestation  de  Durand,  ar- 
restation qui  confirmait  la  mort  de  La- 
fond, il  avait  eu  l'audace  de  demander  la 
main  de  Jeannette  Chevrier.  La  fiancée 
de  son  ancien  ami  n'avait  pas  dit  non  ; 
mais  elle  avait  promis  donner  sa  réponse  à 
Québec,  où  ils  avaient  pris  rendez- vous 
pour  le  lendemain,  au  Château  Frontenac. 

C'est  cette  partie  de  l'interview  de  Mou- 
ton qui,  colportée  de  journal  en  journal, 
amplifiée  à  chaque  nouvelle  insertion,  a 
provoqué  l'article  libelleux  du  ''New- York 
Gazette";  mais  comme  aucun  de  nos  jour- 
naux ne  s 'est  fait  l 'écho  de  ce  champion  du 
jaunisme,  inutile  de  parler  de  ce  malheu- 
reux incident. 

Durand  s'était  montré  plus  loquace  que 
son  compagnon,  il  avait  fait  un  récit  très 
circonstancié  des  divers  événements  qui  s'é- 
taient produits  depuis  sa  première  visite 
à  ia  maison  de  la  rue  Mignonne,  il  avait 
narré  en  détail  l'enlèvement  de  l'orpheline, 
sa  délivrance,  sa  propre  arrestation,  les 
menaces  qu'on  lui  avait  faites  ainsi  qu'à 
son  ami  Mouton,  sa  mise  en  liberté  sans 
avoir  même  eu  à  comparaître  devant  un 
magistrat,  son  arrivée  au  Château  Fronte- 
nac juste  au  moment  où  Germain  Lafond 
en  sortait  escorté  de  deux  policiers,  les 
deux  mêmes  qui  l'avaient  arrêté  lui-même. 

Sur  la  demande  d'un  reporter  de  pro- 
duire les  lettres  de  menace  reçues,  Durand 
s'était  empressé  de  les  chercher,  mais  en 
vain,  toutes  étaient  disparues,  et  cepen- 
dant, il  était  bien  positif  de  les  avoir  mises 
en  sûreté  dans  son  portefeuille. 

Jeannette  n'avait  pu  être  interviewée 
que  le  lendemain  matin,  à  sa  demeure  de 
la  rue  Mignonne,  où  un  taxi  Diamont  ve- 
nait de  la  débarquer.  Elle  était  encore 
très  nerveuse  et  lasse.  Elle  racontait  qu'en 
s 'éveillant  de  son  évanouissement,  elle  s'é- 
tait trouvée  confortablement  installée  dans 
une  chambre  luxueusement  meublée  du 
Château  Frontenac.  Près  de  son  lit  veil- 
laient une  garde-malade  et  un  médecin. 
Elle  voulut  parler;  mais  la  garde  s'inter- 
posa : 

— Ne  vous  fatiguez  pas,  Mademoiselle, 
essayez  de  dormir,  il  vous  faut  une  bonne 
heure  de  repos  et  ça  n'y  paraîtra  plus. 

— Mais  enfin,  je  voudrais  savoir  ? 


— Plus  tard;  dit  le  médecin,  pour  le  mo- 
ment, il  faut  vous  reposer. 

Devant  cette  volonté  bien  arrêtée,  elle 
s'était  soumise  à  l'attente,  avait  tourné  la 
tête  du  côté  du  mur  et  avait  feint  le  som- 
meil; mais  au  bout  d'une  demi-heure  à  peu 
près,  elle  avait  entendu  un  bruit  de  pas 
dans  la  chambre  voisine,  une  porte  s'était 
ouverte  et  une  voix  avait  chuchoté  :  "Doc- 
teur!" Et  cette  voix  qui  n'était  ni  celle 
de  Germain  Lafond,  ni  celle  de  celui  qui 
avait  ordonné  l'arrestation  de  son  fiancé, 
lui  était  cependant  connue . .  . 

— Comment  va-t-elle,  Docteur? 

— Très  bien,  elle  repose. 

— Sera-t-elle  en  état  de  prendre  le  ba- 
teau ce  soir? 

— Mais  certainement,  mon  ami,  certaine- 
ment. 

— J'en  suis  heureux,  car  je  dois  partir 
immédiatement  et  j'aurais  été  inquiet. 
Voulez-vous  lui  remettre  cette  enveloppe 
quand  elle  sera  réveillée? 

Cette  voix!  Mais  oui,  c'était  celle  du 
mystérieux  personnage  qui  depuis  plu- 
sieurs mois  semblait  s'être  donné  pour  mis- 
sion de  veiller  sur  elle.  Cette  enveloppe  ! 
comme  elle  était  anxieuse  d'en  connaître 
le  contenu.  Mais  le  médecin  se  penchait 
vers  elle,  prenait  sa  main  :  "La  pulsation 
est  normale,  la  respiration  est  bonne,  quand 
elle  s'éveillera,  nous  pourrons  la  quitter. 
Je  puis  m 'en  aller  à  mon  tour,  à  son  réveil, 
voulez-vous  avoir  la  bonté  de  lui  remettre 
cette  enveloppe  ?  '  ' 

Inutile  de  dire  qu'aussitôt  le  praticien 
sorti  de  la  chambre,  l'orpheline  avait  ou- 
vert les  yeux. 

— Bien  !  cela  va  mieux,  maintenant, 
n'est-ce  pas? 

— Très  bien,  garde,  je  vous  remercie  de 
vos  bons  soins. 

— Je  vous  quitte,  vous  pourrez  vous  le- 
ver quand  vous  le  désirerez.  Tenez,  voici 
une  lettre  que  l'on  m'a  priée  de  vous  re- 
mettre. 

— Merci,  Mademoiselle.  Je  prendrai  pro- 
bablement le  bateau  de  ce  soir  pour  Mont- 
réal, je  voudrais  vous  revoir  avant  mon  dé- 
part. 

— Je  reviendrai,  Mademoiselle.  Au  re- 
voir, alors. 

Dès  qu'elle  avait  été  seule,  Jeannette 
avait  ouvert  l'enveloppe.  Elle  ne  conte- 
nait qu'une  petite  feuille  de  carnet  avec 
ces  mots  écrits  au  dactylographe  :  "Ayez 


52 


LK   ROMAN  DKS  QF'ATUK 


plus  que  jamais  confiance,  L'épreuve  achè- 
ve, une  grande  joie  vous  attend. 

1  [enri  Morin." 

Avec  encore  plus  de  fermeté  que  Mouton 
et  Durand,  elle  déclarait  d'ailleurs  avoir 
reconnu  sou  fiancé.  Au  reporter  qui  lui 
avait  demandé  si  elle  n'avait  pas  reconnu 
Pierre  Landry  dans  le  pseudo  Morin,  elle 
expliquait  que,  trop  émue  par  l'apparition 
soudaine  de  Lafond,  elle  était  incapable 
d'identifier  les  autres  personnages. 

Dans  son  éditorial,  le  journal  ajoutait  : 

"Un  fait  inoui  vient  de  se  produire  dans 
La  vieille  capitale!  En  plein  jour,  devant 
une  foule  de  quelque  cent  personnes,  dans 
l'un  des  hôtels  les  plus  fashionables  du 
pays,  d'audacieux  bandits  ont  enlevé  le 
malheureux  Germain  Lafond,  ce  noble  jeu- 
ne homme  qui  revenait  au  pays  le  coeur 
plein  d'espérances  après  trois  années  de 
durs  labeurs. 

Il  revenait  l'âme  en  fête,  anxieux  de  re- 
trouver en  notre  ville  la  fiancée  fidèle,  la 
Pénélope  amoureuse  qui,  depuis  son  dé- 
part, tendait  de  toute  la  force  de  son 
coeur  et  de  son  âme  vers  cette  heure  tant 
désirée  de  la  réunion.  Il  revenait  riche, 
colossalement  riche,  non  seulement  de  sa 
jeunesse,  de  ses  aspirations  et  de  ses  rê- 
ves; mais  d'une  richesse  matérielle  qui  lui 
permettrait  de  donner  libre  cours  à  ses  dé- 
sirs, de  combler  tous  les  voeux  de  celle  qui 
devait  partager  sa  vie. 

Et  voilà  qu'au  moment  même  où  il 
croyait  atteindre  le  but,  à  l'instant  où  il 
croyait  arriver  à  la  félicité,  le  sort  farouche 
l'arrête,  qu'il  est  entraîné  on  ne  sait  où, 
par  des  gens  sans  foi  ni  loi,  que  sa  liberté, 
que  sa  vie  même  sont  menacées. 

Ces  richesses  qu'il  avait  désirées  avec 
tant  d'ardeur,  comme  moyen  d'arriver  au 
bonheur,  lui  ont  été  fatales.  Durant  ses 
longues  pérégrinations  à  travers  les  forêts 
du  nord.  Lafond  aurait  découvert  une  mine 
d'or  d7une  valeur  inestimable,  d'une  riches- 
se telle  que  les  placers  du  KlomTyke  et  les 
rocs  de  Porcupine  ne  peuvent  y  être  com- 
parés et  que,  pour  en  avoir  une  faible  com- 
préhension, il  faudrait  évoquer  les  riches- 
ses fabuleuses  d'Orphir  et  du  Pérou.  Com- 
me preuve  de  cet  avancé,  noiis  avons  le  té- 
moignage de  ses  deux  compagnons,  Durand 
et  Mouton,  nous  avons  surtout  la  conduite 
de  ces  financiers,  ces  éperviers  toujours  à 
l'affût  de  nouvelles  victimes,  écumeurs  sans 
entrailles,  le  pseudo  Morin  et  consorts,  qui 


tentèrent 'd'acheter  de  Mouton,  enregistré 
à  l'hôtel  bous  le  nom  de  Lafond,  la  mine' 
découverte  par  l'ingénieur. 

En  constatant  qu'ils  allaient  faire  fausse 
route,  que  le  Lafond  auquel  ils  s'adres- 
saient n'était  pas  le  véritable  propriétaire 
des  trésors  qu'ils  convoitaient,  ils  conçurent 
sans  hésitation  un  plan  dont  le  machiavé- 
lisme dénote  le  criminel  professionnel  :  en- 
lever Lafond  afin  de  lui  arracher  la  signa- 
ture d'un  acte  de  vente  de  sa  découverte. 

Et  à  quelles  extrémités  n'auront  pas  re- 
cours ces  rapaces  pour  obtenir  cette  signa- 
ture ?  Les  lettres  de  menaces  qu'ils  ont 
envoyées  aux  deux  trappeurs,  la  séques- 
tration qu'ils  ont  fait  subir  à  la  fiancée  de 
l'ingénieur,  l'audacieux  enlèvement  de  La- 
fond, enlèvement  opéré  avec  une  hardiesse 
et  un  sang  froid  merveilleux,  ne  sont-ils 
pas  une  preuve  que  ces  gens  ne  sauraient 
reculer  devant  rien? 

En  face  du  danger  qui  menace  l'un  des 
nôtres,  pourrions-nous  rester  insensibles? 
Ne  pourrions-nous  rien  faire  pour  secourir 
ce  malheureux?  Dieu  merci,  il  reste  enco- 
re un  fier  esprit  de  chevalerie  en  notre  bon 
peuple  de  Québec  !  Nous  remuerons  ciel  et 
terre,  s'il  le.  faut,  mais  nous  arracherons 
Germain  Lafond  des  mains  de  ses  bour- 
reaux, nous  rendrons  son  fiancé  à  l'adora- 
ble jeune  fille  qui  l'attend  avec  amour  de- 
puis trois  ans  ! 

Le  "Monde",  qui  est  surtout  et  avant 
tout  le  journal  du  peuple,  offre  une  ré- 
compense de  cinq  cents  piastres  à  quicon- 
que lui  fournira  une  indication  pouvant 
conduire  à  la  délivrance  de  Germain  La- 
fond." 

III 

(De  la  "Nation"  du  5  août) 

UN  CANARD  QUI  A  LA  VIE  DURE 

"Notre  confrère  de  la  rue  Saint- Jacques 
en  tient  fermement  pour  son  fameux  ca- 
nard. Dans  son  extra  d'hier  soir,  il  nous 
raconte  toute  une  histoire  que  ses  reporters, 
clients  trop  assidus  des  "petites  vues",  ont 
brodée  en  marge  du  bon  sens  et  de  la  lo- 
gique. 

La  commère  a  décrété  que  le  pauvre  Ger- 
main Lafond  est  vivant  et.  s'il  le  faut,  elle 
créera  de  toutes  pièces  un  nouveau  Lafond 
pour  le  substituer  à  celui  qui,  en  réalité, 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


53 


ne  vit  plus  que  dans  l'imagination  de  ses 
reporters. 

Pour  contredire  les  témoignages  si  pré- 
cis et  si  positifs  du  Chef  de  Police  de  la 
vieille  capitale  et  du  Gérant  du  Château 
Frontenac,  elle  nous  donne  les  affirmations 
pâteuses  d'un  fervent  adorateur  du  dieu 
Bacchus  encore  sous  l'effet  des  vapeurs 
émanant  de  la  médecine  de  la  Commission 
des  Liqueurs,  elle  nous  donne  le  récit  fan- 
taisiste du  dénommé  Durand,  un  accusé 
que  le  défaut  de  preuves  assez  convaincan- 
tes et  certaines  influences  ont  permis  d'ar- 
river sur  le  théâtre  des  événements  après 
qu'ils  eussent  pris  fin  et  enfin,  le  témoi- 
gnage d'une  jeune  personne,  très  sympa- 
thique à  la  vérité,  mais  dont  l'esprit  est 
imbu  de  l'image  de  son  fiancé  perdu  et  qui, 
naturellement,  se  rattache  à  tout  espoir. 

Et  puis,  le  confrère  devient  lyrique,  il  a 
des  larmes  pl^in  ses  lignes,  il  invente  des 
histoires  abracadabrantes,  saupoudrées  d'é- 
vocations de  la  nébuleuse  Orphir  et  du  fa- 
buleux Pérou  :  découvertes  merveilleuses, 
séquestrations,  menaces  de  mort,  tout  le 
tralala  enfin ...  Il  suppose ...  Il  suppo- 
se..  .  Il  suppose .  .  . 

Anxieux  de  mettre  fin,  une  fois  pour 
toutes  à  cette  sotte  histoire,  nous  avons  fait 
une  enquête  sérieuse  et  ce  n'est  pas  des 
suppositions,  mais  bien  des  faits  que  nous 
présentons  aujourd'hui  à  nos  lecteurs. 

Le  maire  de  Golden  Creek,  à  qui  nous 
avons  télégraphié,  nous  répond  :  "Nous 
ignorions  que  le  cercueil  de  Germain  La- 
fond  ait  été  exhumé,  ne  connaissons  même 
pas  l'endroit  précis  où  Lafond  fut  inhu- 
mé." (Voir  ci-contre  photographie  du  té- 
légramme dont  nous  donnons  la  traduc- 
tion). 

Et  de  un  ! .  .  . 

De  Québec,  Ministère  des  Mines,  on  nous 
répond  :  "Aucun  permis  minier  enrégis- 
tré  sous  le  nom  de  Germain  Lafond".  (Voir 
photographie  du  télégramme). 

Et  de  deux  ! .  .  . 

De  Toronto,  Ministère  des  Mines,  on  nous 
répond  également  :  "Aucun  permis  minier 
enrégistré  au  nom  de  Germain  Lafond". 
(Voir  photo  du  télégramme). 

Et  de  trois  ! . . . 

Et  maintenant,  si  notre  confrère  veut  ab- 
solument que  son  canard  ne  meure  pas  d'i- 
nanition, qu'il  nous  apporte  des  faits  et 
non  des  suppositions  !  '  ' 

Décidément,  la  polémique  était  engagée 


entre  les  deux  grands  quotidiens  de  Mont- 
réal et  cette  polémique  eut  sa  répercussion 
non  seulement  dans  le  public  ;  mais  aussi 
dans  les  journaux  de  moindre  importance 
de  la  ville  et  de  la  campagne.  Un  théâtre 
de  banlieue  fit  salle  comble  durant  six  se-, 
maines  consécutives  avec  "Le  Trésor  de 
Germain  Lafond",  élucubration  fantaisis- 
te due  à  la  plume  d'un  dramaturge  de,  for- 
tune ;  régulièrement  tous  les  deux:  jours  on 
voyait  en  première  page  du  "Monde"  les 
photographies  de  Mouton  ou  de  Durand, 
"les  fidèles  amis  du  malheureux  ..disparu " 
et  enfin,  une  trentaine  de  représentants  de 
journaux  américains  s'étaient  inscrits  dans 
divers  hôtels  de  la  ville,  à  l'affût  de  tout 
nouveau  développement  dans  l'affaire  La- 
fond; 

Depuis  plus  de  dix  jours,  aucun  incident 
nouveau  ne  s'était  produit  et  les  esprits 
semblaient  vouloir  se  calmer  quand  un  fait, 
insignifiant  semblait-il,  vint  donner  à  cet- 
te cause  déjà  si  mystérieuse  un  regain  d'in- 
térêt. 

Dans  le  numéro  du  dix-sept  août,  du 
"Monde"  on  pouvait  voir  la  photographie 
d'un  bambin  et  sous  la  photo:  "Le  petit 
Louis  Larivée,  fils  de  Pierre  Larivée,  em- 
ployé civil  et  de  Madame  Pierre  Larivée, 
(née  Marie  Rose  Garneau),  le  petit  garçon 
qui  a  été  le  premier  à  apercevoir  le  "Ballon 
Mystérieux  '  '. 

Plus  bas,  on  voyait  la  reproduction  d'un 
terrain  de  jeu  entouré  d'une  clôture  de  bois 
avec  un  coin  marqué  d'une  croix  et  sous 
l'illustration  la  légende:  "Terrain  de  jeu 
de  la  Maison  Jean  Le  Prévost,  la  croix  in- 
dique l'endroit  précis  où  se  trouvait  le  jeu- 
ne Larivée  quand  il  a  aperçu  le  "Ballon 
Mystérieux". 

Et  sous  le  titre  énorme:  "UN  BALLON 
MYSTERIEUX"  le  journal  donnait  trois 
colonnes  de  texte  serré. 

Vers  dix  heures,  cet  avant  midi,  un  bam- 
bin s'était  présenté  au  journal  et  avait  de- 
mandé à  parler  au  Directeur.  Intrigué,  ce- 
lui-ci avait  consenti  à  le  recevoir.  En  pé- 
nétrant dans  le  bureau  directorial,  le  bam- 
bin avait  été  quelque  peu  décontenancé; 
mais  il  avait  bien  vite  réagi.  Et  voici  l'his- 
toire qu'il  avait  racontée. 

Il  était  à  jouer  dans  la  cour  du  Patrona- 
ge quand  il  vit  venir  dans  les  airs  un  bal- 
lon comme  on  en  lance  à  la  Saint-Jean  Bap- 
tiste. Le  ballon  suivait  la  direction  nord 
sud.  Quand  il  l 'aperçut,  il  survolait  la  Bras- 


r»4 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


série  Frontenac  el   n'étail   pas  très  élevé. 

Sur  le  ballon  môme,  il  y  avait  quelque  cho- 
se (l 'écrit.  Il  a  d 'abord  cru  que  c 'étail  une 
annonce;  mais  après  plus  ample  examen  et 
comme  Paérostal  primitif  se  rapprochait, 
il  avail  pu  lire  l<is  deux  mots:  "Germain 
Lafond  '  '. 

Depuis  ce  moment,  pins  de  vingt  person- 
nes avaienl  téléphoné  an  journal  déclarant 
avoir  vu  le  fameux  ballon.  Interrogées  à 
leur  tour,  certaines  de  ces  personnes  a- 
vaienl  déclaré  avoir  pu  distinguer  quelques 
unes  de  ces  lettres  écrites,  presque  toutes 
avaient  distingué  le  G.  et  le  L.  dont  les  di- 
mensions étaient  plus  grandes. 

Etait-on  en  face  d'un  nouveau  déve- 
loppement de  l'affaire  Lafond!  Le  journal 
ne  semblait  pas  en  douter  et  offrait  une 
1  i  ès  généreuse  récompense  à  celui  qui  ap- 
porterait les  restes  de  cet  aérostat  de  fortu- 
ne. 

Malgré  l'appât  de  la  récompense  et  les 
recherches  acharnées  de  reporters  tant  ca- 
nadiens qu'américains,  ce  n'est  que  trois 
jours  plus  tard  qu'il  fut  retrouvé.  C'est 
un  cultivateur  de  Longueuil  qui  l'apporta 
aux  bureaux  du  journal  et  ce  jour  là,  le 
".Monde"  eut  deux  extras. 

Le  ballon  était  monté  sur  une  carcasse 
de  cette  broche  dont  se  servent  les  "pres- 
seurs"  pour  lier  les  balles  de  foin,  son  en- 
veloppe consistait  en  une  multitude  de  ser- 
viettes de  table  "papier  soie"  collées  l'un  à 
l'autre,  les  mots  "Germain  Lafond" 
avaient  été  écrits  sur  l'enveloppe  àu  moyen 
d'un  charbon  et  enfin  la  torche  consistait 
en  un  paquet  d'étoupe  imbibée  de  pétrole. 

Mais  à  peine  le  premier  extra  était-il  mis 
en  circulation  que  les  reporters  et  le  pho- 
tographe envoyés  pour  prendre  la  photo  de 
l'endroit  où  avait  été  retrouvé  le  ballon 
mystérieux  revenaient  porteur  d'une  nou- 
velle sensationnelle.  Près  de  l'endroit  où 
avail  atterri  l'aérostat,  ils  avaient  décou- 
vert un  carton  attaché  à  une  cordelette  de 
deux  verges  de  long.  En  examinant  le  car- 
ton ils  constatèrent  qu'il  était  double  et 
qu'au  centre  se  trouvait  une  lettre  et  en 
première  page  du  second  extra  du  "Mon- 
de" on  pouvait  lire,  en  caractères  de  deux 
pouces  de  hauteur  : 


LE  VENT  APPORTE  L'APPEL  SUPRE- 
ME DE  GERMAIN  LAFOND.  —  LE 
MESSAGE  ATTACHE  AU  "BAL- 
LON MYSTERIEUX  '  \ 

Et  dans  le  centre  de  la  première  page,  en 
caractères  gras,  la  lettre  suivante  : 

"Ce  papier  est  précieux!...  Qui  que' 
vous  soyiez,  vous  qui  le  trouverez,  allez  voir 
Je  chef  de  police  de  Montréal,  remettez-lui 
cette  lettre  et  vous  obtiendrez  une  généreu- 
se récompense  aussitôt  que  je  serai  en  li- 
berté. 

On  ne  m'accorde  plus  que  dix  jours  pour 
révéler  le  secret  de  la  mine  que  j 'ai  décou- 
verte. Après  ce  délai,  si  je  persiste  en  mon 
refus,  ce  sera  la  mort.  .  .  et  quelle  mort  !.  .  . 
Je  suis  séquestré  en  un  grenier  assez  élevé, 
car  j'ai  compté  trente-neuf  marches  quand 
on  m'y  a  conduit.  Ma  porte  est  continuel- 
lement verrouillée.  Mon  réduit  n'est  éclai- 
ré que  par  une  petite  fenêtre  grillée  par  la- 
quelle je  puis  apercevoir,  dépassant  les 
toits  des  maisons  voisines,  le  sommet  du 
dôme  et  la  cheminée  de  la  Brasserie  Fron- 
tenac. Quant  à  la  distance,  elle  doit  varier 
de  quinze  à  vingt  arpents.  Hâtez-vous  de 
me  délivrer,  je  suis  immensément  riche  et 
l'on  n'aura  pas  affaire  à  un  ingrat. 

Germain  Lafond." 

Et  le  journal  continuait  : 

"Comme  le  "Monde"  a  été  le  seul  quoti- 
dien à  l'affirmer,  Germain  Lafond  est  vi- 
vant !  Nous  en  avons  maintenant  la  preu- 
ve certaine.  Mademoiselle  Jeannette  Che- 
vrier  nous  a  communiqué  divers  spécimens 
de  l'écriture  du  jeune  ingénieur  et  le  Doc- 
teur Delorme,  expert  officiel  en  écriture, 
affirme  sans  hésitation  que  la  lettre  que 
nous  reproduisons  est  bien  de  Lafond. 

Notre  confrère  de  la  rue  Sainte-Catheri- 
ne nous  demandait  des  faits,  en  voici,  des 
faits  d'une  évidence  probante  et  (pie.  mê- 
me avec  la  plus  mauvaise  volonté,  on  ne 
pourrait  mettre  en  doute  !  Resterons-nous 
stoïques  devant  l 'appel  désespéré  de  ce 
pauvre  malheureux  ?  La  direction  du  jour- 
nal porte  à  mille  piastres  la  récompense 
offerte  à  celui  qui  nous  fournirait  une  in- 
dication aboutissant  à  La  délivrance  de  La- 
fond. 

En  outre,  le  "Monde"  lance  ses  meilleu- 
res limiers  dans  l'entreprise.  Que  tous  nos 
lecteurs  nous  donnent  la  main,  comme  dans 
l'affaire  du  "ballon  mystérieux",  la  plus 
légère  information  sera  peut-être  le  fil  con- 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


55 


ducteur  nous  orientant  vers  le  réduit  où  est 
séquestré  notre  compatriote." 

IV 

Cette  lettre  fut  l'étincelle  qui  met  le  feu 
aux  poudres  et  déclanche  la  panique.  Grâ- 
ce aux  indications  fournies  par  la  lettre  de 
Lafond,  on  crut  d'abord  pouvoir  découvrir 
immédiatement  sa  retraite  et  dès  le  soir  mê- 
me des  équipes  se  formèrent  pour  visiter  le 
grenier  des  maisons  avoisinant  la  Brasse- 
rie Frontenac.  Tous  les  détectives  ama- 
teurs, les  oisifs,  les  simples  badauds  en  quê- 
te de  passe-temps,  se  mirent  de  la  partie, 
alléchés  par  la  promesse  de  la  généreuse 
récompense. 

Mais,  durant  les  neuf  premiers  jours,  ces 
recherches  demeurèrent  inutiles.  L'aurore 
du  dixième  jour  se  leva  radieuse  et  claire. 
Le  soleil,  semblable  à  ces  vieux  galantins 
qui  font  les  beaux  pour  faire  oublier  leur 
décrépitude  réelle,  inondait  la  ville  de  sa 
vivifiante  lumière. 

Dès  huit  heures  du  matin,  la  foule  en- 
combrait les  rues,  silencieuse,  recueillie,  ha- 
garde, comme  sous  la  menace  d'un  cata- 
clysme. On  pouvait  lire  sur  chaque  figure 
que  Ton  rencontrait  une  inquiétude  lanci- 
nante, une  anxiété  morbide,  une  terreur 
irraisonnée.  On  devinait  chez  tous  ce  dou- 
ble sentiment  de  désir  et  de  crainte  devant 
les  événements  décisifs  qui  allaient,  qui  de- 
vaient se  produire  dans  la  journée. 

Et  ce  fut  tout  à  coup  une  ruée  vers  les 
bureaux  du  "Monde",  la  nouvelle  venant 
de  se  répandre  que  l'ingénieur  avait  été  re- 
trouvé. La  foudre  s'entassait  devant  le 
vaste  édifice  du  journal  de  la  rue  Saint- 
Jacques,  encombrait  tout  à  fait  la  rue,  trop 
étroite,  bloquant  la  circulation  et  dans  cet- 
te foule  anxieuse  et  angoissée  les  rumeurs 
les  plus  diverses  avaient  cours. 

Enfin,  le  préposé  aux  affiches  sortit  de 
l'édifice,  descendit  le  panneau-bulletin, 
écrivit  le  communiqué,  replaça  le  panneau 
et  la  foule  put  lire  :  "Le  lieu  où  l'on  sé- 
questrait Lafond  est  enfin  découvert  ;  mais 
l'ingénieur  n'y  était  plus.  Indications  que 
les  bandits  l'ont  entraîné  vers  le  Nord." 

Les  curieux  des  premiers  rangs  avaient 
pu  lire  le  texte  à  mesure  que  le  préposé  l'é- 
crivait, ils  le  communiquaient  à  leurs  voi- 
sins plus  éloignés  et  en  quelques  instants 
la  nouvelle  était  connue  de  toute  cette  fou- 
le que  l'émotion  étreignait. 


Puis  les  camelots  sortirent,  les  bras  char- 
gés des  numéros  de  l'extra  attendu  avec 
tant  d'anxiété  et  qu'on  leur  arracha  litté- 
ralement. 

On  y  racontait  comment,  en  désespoir  de 
cause,  l'un  des  reporters  du  journal,  dont 
on  donnait  la  photographie,  avait  eu  l'idée 
de  grimper  sur  le  dôme  de  la  Brasserie 
Frontenac  afin  de  découvrir  quelle  fenêtre 
il  apercevrait  de  cet  endroit.  Puisque  La- 
fond avait  distingué  le  sommet  du  dôme  de 
la  Brasserie  de  sa  fenêtre,  il  devait  néces- 
sairement y  avoir  réciproque.  Immédia- 
tement, une  fenêtre  avait  attiré  son  atten- 
tion, imperceptible  de  la  rue,  où  les  toits 
des  maisons  voisines  la  cachaient;  mais 
bien  visible  de  l'endroit  où  il  se  trouvait. 

En  moins  d'un  quart  d'heure,  il  avait 
localisé  la  maison,  un  entrepôt  dont  on 
donnait  la  photographie  sur  les  quatre  fa- 
ces. Il  avait  pu  facilement  parvenir  au 
grenier,  car  le  local  était  vacant,  y  avait 
pénétré  et  l'avait  trouvé  vide.  Mais  sur 
le  mur,  une  rose  des  vents  était  dessinée 
avec  flèche  indiquant  le  nord.  Le  journal 
ne  révélait  aucun  autre  indice  prouvant 
que  ce  réduit  avait  réellement  été  le  lieu  de 
réclusion  de  l 'ingénieur  ;  mais  la  foule,  as- 
soiffée de  solution,  n'y  regardait  pas  de  si 
près  et  accepta  celle-ci  sans  broncher. 

On  était  à  peine  revenu  de  cette  premiè- 
re stupeur  quand  le  préposé  aux  bulletins 
se  présenta  de  nouveau.  Il  descendit  le 
panneau  et  avant  même  qu'il  n'ait  eu  le 
temps  de  le  remetre  en  place,  sur  les  lè- 
vres de  cette  foule  redevenue  morne  et  ter- 
rifiée circulait  l'information  :  "Elzébert 
Mouton  est  disparu." 

Le  malaise  était  maintenant  à  son  com- 
ble, on  se  scrutait  avec  des  yeux  hagards, 
chacun  lançait  à  son  voisin  des  regards 
chargés  de  défiance,  la  panique  étreignait 
tous  les  êtres,  la  peur,  cette  terrible  peur 
d'un  danger  certain,  réel;  mais  d'autant 
plus  terrifiant  qu'il  est  occulte,  se  lisait 
sur  toutes  les  figures.  On  eût  voulu  se  voir 
chez  soi,  près  des  êtres  chéris  qu'un  danger 
inconscient  semblait  menacer  et  cependant, 
personne  ne  bougeait,  cloué  sur  place  par 
ce  désir  morbide  de  connaître  les  détails  de 
ce  nouvel  enlèvement. 

Et  quand  les  camelots  apparurent  aux 
portes  de  la  bâtisse,  ce  fut  une  poussée  in- 
descriptible vers  eux,  on  leur  arrachait  le 
journal,  le  déchirant  dans  la  hâte  d'en  par- 
courir les  colonnes. 


56 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


Vers  neuf  heures,  disail  L'Extra,  Mou- 
ion  ;iv;iil  été  appelé  au  t éléphone.    On  le 

mandait  immédiatement  au  "Monde" 
avait-il  dit  à  son  ami  Durand  en  sortant 
du  cabinet  téléphonique  de  l'hôtel.  Du- 
rand  L'avail  VU  descendre  à  la  hâte  et  hé- 
ler un  taxi  "Feuille  D'Erable"  qui  passait 
juste  en  ee  moment  devant  l'auberge.  Paul 
n'avait  pas  songé  à  en  prendre  le  numéro. 
Depuis,  Oïl  ne  l'avait  pas  revu.  Aux  bu- 
reaux du  "Monde.!'  personne  n'avait  vu 
Mouton  et  n'avait  téléphoné  à  son  hôtel. 
A  ceux  <le  La  Compagnie  "Feuille  d 'Era- 
ble", on  déclarait  qu'après  information 
prise,  aucun  chauffeur  n'avait  embarqué 
un  client  à  cet  endroit.  Mais  au  poste  de 
police,,  de  Montréal-Est,  un  chapeau,  avait 
été  rapporté,  chapeau  que  l'on  avait  trou- 
vé dans  la  rue,  de  plus,  un  policier  avait 
remarqué  un  taxi  "Feuille  d'Erable" 
dont  l'allure  lui  avait  semblé  suspecte.  Ap- 
pelé au  poste,  Durand  n'avait  pas  hésité  à 
reconnaître  dans  le  chapeau  que  l'on  avait 
trouvé  le  couvre-chef  de  son  ami. 

V 

C'est  à  ce  stage  de  l'affaire  que  je  com- 
mençai à  y  être  mêlé  intimement. 

J'ai  toujours  eu  mon  étude  et  ma  demeu- 
re dans  la  même  maison,  ce  qui  réduit  con- 
sidérablement les  charges  et  me  permet  de 
recevoir  mes  clients  à  toutes  les  heures  du 
jour  et  même  de  la  soirée. 

Chaque  année,  j'envoie  ma  famille 
passer  la  belle  saison  au  Lac  Roy,  Val  Mo- 
rin,  dans  les  Laurentides,  et,  le  vendredi 
soir,  je  pars  rejoindre  les  miens  pour  en 
revenir  le  lundi  matin.  C'est  dire' que  du- 
rant les  jours  de  la  semaine,  je  suis  com- 
plètement seul  ici. 

Le  Lac  Roy  se  compose  d'une  dizaine 
de  chalets  érigés  sur  les  bords  d'un  lac  ar- 
tificiel, un  ruisseau  que  l'on  a  endigué,  à 
environ  trois  milles  de  la  gare  de  Val  Mo- 
rin.  C'est  un  vallon  encerclé  de  pics 
abrupts  auquel  on  ne  parvient  qu'après 
avoir  grimpé  une  série  de  côtes  ardues  et 
presqu 'impraticables,  surtout  au  lendemain 
d'un  orage. 

Le  cottage  voisin  du  mien  était  habité 
par  un  nommé  Morin,  un  brave  marchand 
retiré  des  affaires  après  fortune  faite.  Il 
occupait  La  maison  rustique  avec  son  beau- 
frère.  Le  dentiste  Chartier  et  une  remuante 
armée  de  mioches.    Chartier  revenait  en 


ville  chaque  hindi  matin,  avec  moi,  et  ne 
retournait  au  lac  que  Le  vendredi  soir;  mais 
Monsieur  Morin  ne  faisait  en  ville  que  de 
rares  apparitions.  Les  deux  beaux-frères 
étaient  des  pêcheurs  enragés  et,  par  pluie 
et  beau  temps,  on  était  certain  de  les  voir 
ancrés  sur  le  lac,  la  ligne  tendue. 

Je  suis  moi-même  un  pêcheur  assez  pas- 
sionné; mais  je  suis  surtout  un  marcheur 
et,  pêcher  sur  le  lac,  à  deux  pas  de  la  mai- 
son, ne  me  disait  rien.  Je  commençai  par 
aller  prendre  cette  jolie  truite  des  ruis- 
seaux dans  le  Lac  Valiquette,  puis  la  1 1  bar- 
botte"  qui  abonde  dans  le  Lac  Kieffer  ; 
mais  je  ne  tardai  pas  à  trouver  ces  endroits 
d'un  accès  trop  facile  et  je  m'éloignai  de 
nouveau.  A  quatre  milles  environ,  je  dé- 
couvris le  lac  Adolphe,  perdu  dans  la  forêt, 
encavé  entre  six  montagnes,  où  la  truite 
était  abondante  et  je  remerciais  le  ciel  de 
m'avou;  accordé  en  quelque  sorte  le  mono- 
pole de  cet  endroit  délicieux.  J'avais  bien 
proposé  à  .  mes  voisins  de  m 'accompagner  ; 
mais  la  perspective  d'une  marche  de  qua- 
tre milles  à  travers  bois  et.  montagnes  ne 
semblait  pas  leur  paraître  très  alléchante, 
principalement  pour  le  Dentiste  Charrier,  qui 
commençait  à  prendre  du  ventre. 

Je  me  croyais  donc  certain  de  demeurer 
le  seul  exploiteur  du  lac  poissonneux 
quand,  un  jour,  je  remarquai,  sur  la  rive 
opposée,  un  concurrent  en  train  de  tendre 
ses  lignes.  Rencontrer  l'un  de  ses  sem- 
blables en  un  endroit  sauvage  et  désert, 
loin  de  toute  civilisation,  procure  toujours 
une  émotion  délicieuse  ;  même  lorsque  ce 
dernier  est  un  compétiteur  éventuel.  Com- 
me je  constatais  que,  malgré  sa  patience, 
il  ne  prenait  rien,  je  lui  criai  :  "Venez  par 
ici,  l'ami,  la  place  est  bonne  !" 

Tl  accéda  à  ma  demande  et,  de  ce  jour, 
nous  nous  rencontrions  chaque  samedi  et 
chaque  dimanche.  Il  me  raconta  qu'il  était 
de  New- York  où  il  dirigeait  une  importan- 
te maison  de  finance,  que  son  médecin  lui 
avait  prescrit  un  séjour  prolongé  dans  nos. 
montagnes.  Sur  lui-même,  il  ne  donna  ja- 
mais d'autres  précisions  et  c'est,  de  par 
notre  profession,  un  devoir  d'être  discret. 

De  mon  côté,  et,  sans  qu'il  ne  m'interro- 
geât, je  lui  déclinai  mes  nom  et  prénoms, 
ma  profession,  et,  comme  il  était  un  homme 
charmant  et  spirituel,  aussitôt  qu'il  eut  dé- 
couvert ma  toquade  pour  les  fleurs  et  les 
insectes,  il  se  fit  un  devoir  d'orienter  la 
conversation  vers  mon  sujet  favori  en  fai- 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


57 


sant  mine  de  s'y  intéresser  énormément. 
C  'est  dire  que  bientôt,  nous  fûmes  une  pai- 
re d'amis. 

Un  jour,  il  me  demanda  :  ''Dites  donc, 
pourriez- vous  m 'organiser  une  compa- 
gnie ?  '  ' 

— Mais  certainement. 

— J'ai  des  amis  qui  désireraient  faire 
quelques  placements  en  votre  pays.  Qu'en 
pensez-vous? 

— Placements  hypothécaires?  dis-je  avec 
ma  bonhommie  professionnelle,  anxieux  de 
voir  un  client  placer  ses  fonds  en  des  en- 
treprises de  tout  repos. 

— Non,  placements  miniers.  .  . 

— Mais  oui  !  Venez  me  voir  un  de  ces 
jours,  à  mon  bureau.  Comme  une  mal- 
leureuse  truite  venait  de  happer  ma  mou- 
che, je  m'empressai  de  tirer  ma  ligne  et  la 
conversation  en  resta  là. 

Aussi,  le  mardi  suivant,  le  soir  même  de 
la  disparition  de  Mouton,  ne  fus-je  pas  peu 
surpris  de  recevoir  un  appel  téléphonique 
"longue  Distance"  de  mon  ami  de  rencon- 
tre. 

— Alloo  !    C  'est  vous,  Notaire  ? 

— Oui,  c'est  moi,  qui  parle? 

— Votre  compagnon  de  pêche.  Je  des- 
cends à  Montréal  en  auto  ce  soir,  pourriez- 
vous  me  recevoir  vers  minuit? 

— Mais  certainement. 

— A  bientôt  alors. 

Recevoir  un  client  vers  minuit  à  mon  bu- 
reau n  'était  certes  pas  une  affaire  tellement 
rare  que  je  dusse  m'en  étonner  :  mais  que 
ce  client,  avec  qui  j'avais  paisiblement  pé- 
ché la  truite  l'avant-veille  et  qui  ne  m'avait 
alors  parlé  aucunement  de  ses  projets, 
m 'arrivât  en  pleine  nuit  après  avoir  par- 
couru plus  de  soixante  milles,  cela  passait 
les  bornes  du  naturel.  Quels  originaux  que 
ces  américains  !  me  dis-je. 

Il  était  juste  minuit  cinq  quand  le  tim- 
bre résonna. 

— Bonsoir,  Notaire,  je  ne  vous  dérange 
pas  trop  ? 

— Mais  non,  mais  non,  charmé  de  vous 
recevoir,  mon  cher  ami.  Et  comment  mord 
la  truite  ? 

— Je  vous  avoue  que  lorsque  je  suis  seul, 
je  deviens  pêcheur  plus  que  médiocre. 
D 'ailleurs,  j 'ai  actuellement  en  tête  des  oc- 
cupations plus  sérieuses.  Vous  rappelez- 
vous  ce  dont  je  vous  ai  parlé  l'autre  jour? 

— L'incorporation  de  votre  compagnie? 

— C'est  bien  cela.    Mes  amis  me  pres- 


sent d'agir.  Voudriez-vous  vous  mettre  à 
l 'oeuvre  ? 

— Je  ne  demande  pas  mieux.  Vous  dési- 
rez les  pouvoirs  ordinaires  des  compagnies 
de  mines,  n'est-ce  pas? 

— Exactement.  J'aurai  besoin  de  cette 
charte  dans  un  délai  de  dix  jours  au  plus. 
Croyez- vous  pouvoir  me  l'obtenir? 

— J'en  suis  positif.  Les  noms  des  Direc- 
teurs provisoires? 

— Vous,  votre  clerc,  votre  dactylogra- 
phe. .  .  comme  vous  m'avez  dit  avoir  l'ha- 
bitude de  le  faire. 

— Le  siège  social? 

— A  Montréal,  en  votre  bureau  jusqu'à 
nouvel  ordre,  si  vous  n'y  voyez  pas  d'incon- 
vénient. 

— Aucun.    Et  le  capital  action? 

— Vingt-cinq  millions. 

— "Vingt-cinq  millions?"  A  l'énoncé 
de  ce  chiffre  fabuleux  je  demeurai  un  mo- 
ment ébahi.  Songez  donc,  moi  qui  n'é- 
tais alors  habitué  qu'à  incorporer  pour  le 
compte  de  clients  frisant  la  banqueroute 
de  modestes  corporations  qui  leur  permet- 
traient de  sauver  quelques  bribes  du  nau- 
frage !  J 'en  eus  presque  le  vertige  et,  in- 
consciemment, je  faisais  en  mon  esprit  le 
calcul  de  l'honoraire  fabuleux  que  ce  tra- 
vail allait  me  rapporter.  Mon  compagnon 
m 'examinait  avec  un  sourire  ironique  ?  En- 
fin je  me  fis  violence. 

— Le  nom  corporatif? 

— "La  Digue  Dorée,  Incorporée". 

— La  Digue  Dorée?  Mais  n'avez- vous 
pas  peur  que  ce  nom  n'en  évoque  un  autre 
dont  vous  ne  devez  pas  ignorer  la  triste  cé- 
lébrité ? 

— Au  contraire.  Songez  à  toute  la  pu- 
blicité faite  autour  du  nom  "La  Ligue  Do- 
rée". Or,  de  la  Ligue  à  la  Digue,  il  n'y  a 
qu'un  coup  de  D.  Et  il  n'est  pas  impossi- 
ble de  jouer  ce  coup. 

— S  avez- vous  que  vous  avez  eu  là  une 
idée  fameuse  ? 

— Plus  que  vous  ne  pensez,  ajouta-t-il 
avec  son  sourire  ironique.  Allons,  je  veux 
retourner  à  Val  Morin  ce  soir  même,  il  faut 
me  presser.  Voici  une  somme  de  mille 
piastres  comme  arrhes  sur  vos  honoraires, 
Notaire,  nous  réglerons  le  solde  quand  tout 
sera  terminé.  Mais  avant  de  vous  quitter, 
il  est  deux  promesses  que  je  veux  obtenir 
de  vous.  D'abord,  promptitude.  Il  me 
faut  cette  charte  dans  un  délai  de  dix 
jours,  c'est  essentiel  et  puis,  je  veux  votre 


5* 


LE   ROMAN  l>KS  QI'ATRK 


parole  que,  quoiqu'il  se  produise,  vous  me 
garderez  Le  secrel  sur  les  circonstances  qui 
ont  précédé  e1  accompagné  cette  demande 
d'incorporation.  Le  mystère  qui  intrigue 
«•si  ma  plus  Porte  carte  en  cette  transaction. 

— Je  vous  la  donne  sans  hésitation,  mon 
ami,  un  notaire  est  en  quelque  sorte  un  con- 
fesseur pour  ses  clients. 

Pourquoi  ai-je  prononcé  cette  phrase  qui 
scellait  à  jamais  mes  lèvres?  Mais  au  fait, 
même  si  je  ne  l'eusse  pas  prononcée,  aurais- 
je  p<»ur  cela  trahi  la  confiance  que  l'on 
mettail  en  moi  ? 

VI 

Pourquoi,  dès  la  porte  fermée  sur  mon 
visiteur,  me  suis-je  senti  un  tel  malaise? 
Pourquoi,  l'une  après  l'autre,  toutes  les 
anomalies  de  la  conduite  de  mon  compa- 
gnon de  rencontre  me  frappèrent-elles? 
Son  nom?  Je  ne  m'étais  jamais  soucié  de 
le  lui  demander.  Le  coin  où  il  se  cachait 
dans  la  montagne  Laurentide?  Ma  foi,  il 
s'était  toujours  gardé  soigneusement  de 
m 'inviter  à  le  visiter  et  s'il  en  parlait,  c'é- 
tait très  vaguement.  De  sa  place  d'affaire 
même  il  ne  m'avait  jamais  parlé  avec  pré- 
cision. Il  habitait  New- York,  disait-il,  il  y 
dirigeait  une  maison  de  finance,  mais  ja- 
mais il  ne  m'avait  donné  d'adresse  précise. 
Pourquoi  ce  mystère?  Pourquoi,  ce  soir 
même,  avoir  parcouru  plus  de  soixante 
milles  dans  l'obscurité  de  la  nuit  pour  ve- 
nir me  trouver  alors  qu'il  aurait  pu  si  fa- 
cilement effectuer  ce  trajet  de  jour?  Pour- 
quoi avait-il  profité  de  la  nuit  pour  effec- 
tuer le  voyage  de  retour? 

Autant  de  questions  qui,  en  Un  autre 
moment,  ne  me  seraient  pas  venues  à  l'es- 
prit, mais  qui,  liées  à  ce  projet  d'incorpora- 
tion d'une  compagnie  au  capital  fabuleux 
sous  la  raison  sociale  de  "La  Digue  Dorée, 
Incorporée",  se  posaient  angoissantes  à 
mon  esprit. 

Je  ne  me  sentais  pas  sommeil  et,  pour 
faire  diversion  à  ces  pensées,  je  me  mis 
immédiatement  au  travail.  J'avais,  dans 
la  série  complète  de  la  "Gazette  officielle 
de  Québec",  tous  les  matériaux  nécessaires 
h  la  rédaction  d'une  demande  de  pouvoirs 
pour  compagnie  minière  et,  en  moins  de 
deux  heures,  le  projet  en  était  dressé  et 
n'attendait  plus  que  la  signature  des  péti- 
tionnaires. 

Je  savais  que  je  pouvais  compter  sur  la 


discrétion  absolue  de  mon  clerc  et  de  ma 
dactylographe.  Mademoiselle  Lorraine  Mo- 
reau.  A  nous  trois,  nous  pouvions  former 
le  bureau  provisoire  requis  par  La  loi.  Dès 
le  lendemain  matin,  je  fis  venir  un  de  mes 
confrères  qui  reçut  nos  signatures  et  nous 
assermenta  et,  à  midi,  le  tout  prenait  la  di- 
rection de  Québec. 

Tant  que  le  travail  avait  duré,  j'avais 
été  trop  absorbé  pour  me  laisser  aller  à 
aucune  considération  qui  ne  s'y  rapportât 
pas  essentiellement;  mais,  lorsque  l'enve- 
loppe fatale  fut  jetée  dans  la  boîte  aux  let- 
tres, je  me  sentis  de  nouveau  très  nerveux. 

Il  était  l'heure  du  diner  et,  comme  j'en 
ai  l'habitude  lorsque  je  suis  seul  en  ville, 
je  me  dirigeai  vers  le  "Café  Saint- Jacques" 
où  je  dine  chaque  jour  en  compagnie  de 
clients  assidus  de  la  maison  qui,  à  force  de 
se  coudoyer  chaque  midi,  finissent  par  de- 
venir de  vieux  amis.  Mais  aujourd'hui,  je 
me  sentais  mal  à  l'aise,  il  me  semblait  que 
tous  me  lançaient  des  regards  chargés  de 
défiance.  Et  cependant,  je  n'avais  fait 
aucune  action  répréhensible .  .  . 

Après  le  repas,  je  retournai  à  mon  bu- 
reau, mais  je  me  sentais  las  et  harassé. 
Pour  faire  diversion,  je  me  dirigeai  vers  la 
montagne,  endroit  de  mes  promenades  fa- 
vorites. J'ai  la  marotte  des  fleurs  et  des 
insectes  et  le  spectacle  de  la  vie  mouve- 
mentée des  petits  et  des  humbles  m'inté- 
resse infiniment  plus  que  les  courbettes  et 
les  intrigues  de  mes  semblables. 

Aussi,  la  vue  d'une  fourmilière  me  fit- 
elle  bien  vite  oublier  mes  préoccupations, 
voire  même  l'heure,  car  il  était  près  de 
huit  heures  quand  je  me  décidai  à  redes- 
cendre en  ville. 

Je  trouvai  ma  maison  fermée  et  sur  mon 
bureau,  une  enveloppe  adressée  à  mon  nom 
et  un  billet  de  ma  dactylographe.  "On  est 
venu  porter  cette  lettre  pour  vous  au  mo- 
ment où  je  fermais  le  bureau",  me  disait 
Mademoiselle  Lorraine. 

J'ouvris  l'enveloppe  et.  sur  la  feuille 
qu'elle  contenait,  je  lus  : 

"Mon  cher  Notaire  :  — 

Je  vous  félicite  de  votre  promptitude  et 
j'en  augure  bien  pour  l'avenir.  J'ai  votre 
parole  quant  au  secret  à  garder.  N  'oubliez 
pas  ma  recommandation:  Discrétion  et  sur- 
tout .  .  .  mystère.  Si  vous  ne  vous  sentiez 
pas  le  courage  de  continuer  l'aventure  jus- 
qu'au bout,  il  est  encore  temps  de  vous  re- 
tirer. 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


5  9 


Si  vous  consentez  à  me  seconder  jusqu'à 
la  fin,  —  et  je  vous  jure  que  notre  entrepri- 
se n'a  rien  de  malhonnête  —  vous  serez 
amplement  récompensé.  Mais  alors,  il  faut 
vous  armer  de  courage  et  d'énergie.  Dès 
que  la  demande  d'incorporation  sera  con- 
nue, vous  serez  en  butte  aux  indiscrétions 
des  journalistes  et  à  l'armée  des  curieux 
que  l'affaire  Lafond  passionne.  Alors, 
pourquoi  ne  pas  aller  passer  quelques  jours 
à  la  campagne  comme  vous  m'en  avez  ex- 
primé le  désir  dimanche  dernier? 

Je  serai,  demain  après-midi,  à  notre  ren- 
clez-vous  habituel,  si  je  vous  y  retrouve,  je 
comprendrai  que  vous  êtes  toujours  des  nô- 
tres. 

Bien  à  vous, 
Votre  Compagnon  de  pêche.  '  ' 

Mais  oui  !  pourquoi  pas  un  congé  de  quel- 
ques jours?  Durant  ce  temps,  l'orage,  si 
orage  il  devait  y  avoir,  aurait  le  temps  de 
se  calmer.  .  .  Et  puis,  depuis  quinze  ans 
que  je  pratiquais  ma  profession,  n'était- 
ce  pas  le  premier  congé  véritable  que  je 
m'octroyais?  Quant  à  abandonner  la  par- 
tie, je  ne  pouvais  y  songer,  l'incorporation 
que  l'on  me  demandait  n'avait  en  soi  rien 
çle  répréhensible  et  les  honoraires  que  mon 
travail  devait  me  rapporter  étaient  certes 
trop  alléchants  pour  les  sacrifier .  .  . 

Je  griffonnai  à  la  hâte  quelques  mots  à 
l'adresse  de  mon  clerc  et  de  ma  dactylo- 
graphe, prétextant  un  appel  d'urgence  de 
ma  famille,  je  sautai  dans  mon  auto  et, 
deux  heures  plus  tard,  je  réveillais  les 
miens  que  mon  arrivée  jeta  dans  la  joie. 

Le  lendemain  midi,  je  retrouvai  mon 
mystérieux  compagnon  déjà  installé. 

— Tiens,  bonjour  notaire,  vous  allez  bien? 
Vous  arrivez  au  bon  moment,  la  truite  sem- 
ble décidée  à  mordre. 

De  sa  récente  visite  à  mon  bureau,  de 
son  billet  de  la  veille,  il  ne  me  glissa  pas 
un  traître  mot,  c'était  à  croire  qu'il  n'en 
avait  gardé  aucun  souvenir  et  lui,  plutôt 
silencieux  d'habitude,  parlait  ce  jour-là 
avec  une  telle  volubilité  qu'il  m'était  im- 
possible de  placer  un  seul  mot.  Je  compris 
qu'il  voulait  éviter  toute  allusion  aux  der- 
niers événements  et  d'ailleurs,  il  avait  rai- 
son, la  truite  mordait  et,  pour  un  pêcheur, 
les  brusques  soubresauts  du  bouchon  of- 
frent une  sensation  si  délicieuse  qu'elle  en 
fait  oublier  toute  préoccupation. 

Je  passai  ainsi  cinq  jours  délicieux,  par- 


tagés entre  l'affection  des  miens,  l'étude 
captivante  des  fleurs  et  des  insectes  et  d'a- 
gréables séances  de  pêche  en  compagnie  de 
mon  ami  de  fortune. 

Le  sixième  jour,  je  ne  retrouvai  pas  mon 
camarade  au  rendez- vous.  J'allais  tout  de 
même  jeter  ma  ligne  à  l'eau  quand,  mes 
yeux  tombèrent  sur  un  numéro  de  la  "Na- 
tion".   En  première  page,  je  vis  : 

LES  FUMISTERIES  DU  "MONDE". 

"Voici  que  notre  confrère,  après  les  pi- 
toyables canards  auxquels  nous  avons  cou- 
pé les  ailes  de  manière  si  probante,  nous 
semblait-il,  revient  encore  à  la  charge  avec 
son  affaire  Lafond.  Jusqu'à  présent,  sa 
lubie  était  plutôt  innocente,  ses  reporters 
faisaient  du  roman  à  sensation;  mais  voici 
que  maintenant,  pour  faire  excuser  ses  tur- 
pitudes, il  ose  lancer  les  plus  basses  insi- 
nuations contre  un  Notaire  dont  la  vie  hon- 
nête et  digne,  la  haute  réputation  d 'intégri- 
té et  de  travail,  mettent  tout  à  fait  à  l'abri 
de  ces  stupides  calomnies.  .  .  " 

Je  n'en  lus  pas  davantage.  Ces  quelques 
lignes  suffisaient  à  me  convaincre  que  ma 
présence  était  nécessaire  à  mon  bureau. 
D'autant  que,  si  ce  journal  avait  ainsi  été 
laissé  sur  la  grève,  ce  ne  pouvait  être  que 
par  mon  mystérieux  client.  Je  pliai  baga- 
ge et  repris  le  chemin  de  mon  cottage  où 
ma  femme  fut  on  ne  peut  plus  surprise  de 
ma  subite  résolution  de  retourner  en  ville. 

— Mais  oui,  ma  chérie,  un  rendez-vous 
très  important  que  j 'avais  complètement 
oublié.  .  . 

— Et  quand  nous  reviendras-tu? 

— Demain  soir  au  plus  tard. 

A  une  heure  et  demie,  j  'étais  à  mon  bu- 
reau. 

— Quoi  de  neuf? 

— Tant  de  choses,  patron,  me  répondit 
mon  clerc,  que  je  ne  saurais  par  où  com- 
mencer. 

— Vraiment?  Avez-vous  les  derniers 
journaux  ? 

— Les  journaux?  et  je  lus  dans  les  yeux 
du  jeune  homme  une  telle  gêne  que  je  com- 
pris qu'il  n'osait  me  les  communiquer. 

— Ne  craignez  rien,  je  sais  à  quoi  m'en 
tenir. 

— Vous  savez  ?    Quoi  ? 
— Que  le  "Monde"  a  insinué  que  j'étais 
mêlé  de  quelque  façon  à  l'affaire  Lafond. 


60 


LU   [JOMAN  DKS  Q(  'AT il  10 


— Savez-vous  que  l'on  vous  cherche? 
—Qui? 

— Los  détectives.  Ils  sont  venus  trois 
fois  au  bureau  depuis  hier  matin.  Made- 
moiselle Lorraine  et  moi,  nous  avons  été 
convoqués  chez  le  Directeur  de  la  Police, 
nous  avons  dû  fournir  caution  pour  être 
Laissés  en  liberté. 
— Comment  1    Pourquoi  ? 

Pour  l'incorporation  de  la  compagnie 
"La  Digue  Dorée,  Incorporée". 

Mais  quel  rapport  avec  l'affaire  La- 
fond? 

— On  a  retrouvé  les  lettres  de  menaces 
adressées  à  Mouton  et  Durand  et  après 
nouvel  examen,  on  a  découvert  qu'elles 
étaient  signées  "La  Digue  Dorée"  et  non 
"La  Ligue  Dorée",  c'était  un  défaut  de 
clavi graphe  qui  faisait  prendre  le  D  pour 
un  L  ;  mais  en  examinant  à  la  loupe,  on  a 
retracé  le  D  au  complet,  surtout  sur  les 
deux  premiers  billets.  Or,  prétend-on, 
comme  les  rapports  publiés  par  les  jour- 
naux n'avaient  mentionné  que  "Ligue  Do- 
rée '  ',  ceux  qui  ont  demandé  l 'incorporation 
de  la  compagnie  devaient  nécessairement 
être  du  nombre  des  ennemis  de  Lafond. 

— Et  l'on  vous  a  questionnés?  Qu'avez- 
vous  répondu? 

—La  vérité.  Que  nous  ne  connaissions 
rien  à  cette  affaire,  que  nous  avions  signé 
la  demande  d'incorporation  à  votre  requê- 
te, comme  cela  se  pratique  chaque  jour, 
que  vous  étiez  en  voyage  ;  mais  que  vous 
u"  tarderiez  pas  à  revenir  et  qu'alors  vous 
donneriez  toutes  les  informations  que  vous 
jugeriez  à  propos  de  donner. 

— Je  n'ai  pas  dit  où  vous  étiez  allé,  con- 
tinua Mademoiselle  Lorraine,  je  rie  voulais 
pas  que  l'on  vous  dérangeât. 

— Je  vous  remercie.  Je  sais  que  vous 
avez  confiance  en  moi,  que  vous  êtes  per- 
suadés que  je  ne  me  permettrais  pas  de 
vous  mêler  à  une  affaire  qui  ne  serait  pas 
absolument  honnête.  Quoiqu'il  arrive,  je 
vous  prie  de  me  conserver  cette  confiance 
absolue. 

— Soyez  sans  crainte,  reprit  la  jeune  fille 
ci  comptez  sur  notre  entier  dévouement. 

— Merci  encore  une  fois  et  à  présent,  je 
v;;is  aller  voir  Monsieur  le  Directeur  de  la 
Police. 

Dix  minutes  plus  tard,  je  frappais  à  la 
porte  du  bureau  de  ce  dernier  et  Lui  faisais 
tenir  ma  carte. 

— Enfin,  on  vous  retrouve,  homme  mys- 


térieux] me  dit  le  Directeur  en  me  présen- 
tant un  siège.  Je  regrette  ce  qui  arrive, 
niais  l'opinion  publique  est  tellement  su- 

rexitée  que  si  vous  ne  vous  «tiez  pas  pré- 
senté aujourd'hui,  nous  aurions  été  con- 
traints de  vous  faire  rechercher. 

— Vraiment?  Je  suis  confus  du  désa- 
grément que  je  vous  cause.  Et  pourrais-je 
savoir  au  juste  la  raison  de  cet  émoi  ? 

— Un  simple  renseignement,  notaire,  un 
renseignement  qu'il  vous  sera  très  facile 
de  me  donner  :  Pour  quel  client  avez-vous 
demandé  l'incorporation  de  la  ''Ligue  Do- 
rée, Incorporée  '  '  \ 

— Monsieur  le  Directeur,  je  pourrais  vous 
raconter  toute  une  histoire  comme  les  re- 
porters de  journaux  à  sensations  ont  seuls 
le  talent  d'en  inventer,  histoire  qui  serait 
cependant  l'absolue  vérité;  mais  je  suis  per- 
suadé d'avance  que  vous  ne  la  croiriez  pas. 
Je  pourrais  vous  dire  que  je  ne  connais  ni 
le  nom,  ni  le  domicile  du  mystérieux  client 
qui  a  retenu  mes  services  pour  cette  deman- 
de d'incorporation;  mais  à  quoi  bon.  D'ail- 
leurs, pojrrais-je  vous  fournir  toutes  les  in- 
formations que  vous  désirez  de  moi,  que  je 
ne  le  ferais  pas,  car  mon  client  m'a  demandé 
le  secret  et  je  n'ai  pas  l'habitude  de  forfaire 
à  mon  serment  d'office.  Je  suis  même  sur- 
pris que  vous  m'en  aviez  fait  la  demande. 

— Alors,  Xotaire,  je  me  vois  dans  la  triste 
nécessité  de  vous  retenir  aux  quartiers  gé- 
néraux comme  témoin  important  dans  l'af- 
faire Lafond. 

— L'affaire  Lafond?  Mais  au  fait,  y  a-t-il 
une  affaire  Lafond? 

- — Oui,  Monsieur,  il  y  a  une  affaire  La- 
fond depuis  hier  après-midi,  depuis  que  Paul 
Durand  a  déposé  une  plainte  contre  incon- 
nus sous  l'accusation  de  retenir  séquestrés 
ses  amis  Lafond  et  Mouton.  Or  ces  incon- 
nus étaient  les  seuls  à  savoir  que  le  proto- 
nyme  de  la  bande  était  "La  Digue  Dorée" 
et  non  "La  Ligue  Dorée".  Xous  retrouvons 
ce  nom  de  "La  Digue  Dorée"  en  substance 
dans  la  charte  que  vous  avez  demandée  du 
gouvernement  de  Québec.  Concluez  pour 
moi.  Xotaire.  Ou  vos  clients  sont  les  ban- 
dits qui  ont  enlevé  Lafond  et  Mouton,  ou .  .  . 
X'est-ce  pas  logique? 

— D'une  vraie  logique  de  fonctionnaire. 
Monsieur  le  Directeur. 

J'avoue  qu'en  dépit  de  ma  maîtrise  sur 
moi-même,  le  me  sentis  tout  à  fait  désem- 
paré quand  on  me  laissa  seul  en  cette  salle 
où  avaient  séjourné  les  gens  les  plus  hété- 
roclites: mais  cet  abattement  ne  fut  que  mo- 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


61 


mentané.  Je  restai  près  d'une  heure  à  ré- 
fléchir je  repassai  en  mon  esprit  toutes  les 
phases  à  moi  connues  de  l'affaire  Lafond, 
je  soupesai  tous  les  faits  rapportés.  Allons, 
me  dis- je,  voici  un  homme  que  l'on  rapporte 
comme  mort  et  cependant  il  serait  encore 
vivant.  Mouton  a  vu  son  cadavre  et  Mou- 
ton était  son  compagnon  depuis  plusieurs 
mois,  il  est  vrai  que  Mouton  est  un  ivrogne 
et  que,  de  son  propre  aveu,  il  s'était  enivré 
le  matin  même  de  l'accident  ou  du  crime. 
Et  si  Lafond  est  vivant,  comment  admettre 
que  l'on  ait  réussi  à  le  soustraire  aux  re- 
cherches de  l'armée  de  chercheurs  lancée  à 
sa  poursuite  ?  Toute  la  plausibilité  de  la  sé- 
questration de  Lafond  repose  sur  le  fait 
de  la  mine  qu'il  aurait  découverte;  mais  le 
ministère  des  Mines  déclare  qu'aucun  per- 
mis minier  n'a  été  pris  au  nom  de  Lafond 
et  peut-on  imaginer  que  l'homme  instruit 
et  intelligent  qu'était  Lafond  ait  découvert 
une  mine  et  ne  l'ait  pas  piquetée  ?  Non  toute 
cette  affaire  ne  peut-être  qu'une  fumisterie 
monumentale.  Et  cependant  Jeannette 
Chevrier  déclare  avoir  reconnu  son  fiancé  ! 
Ne  serait-ce  pas  plutôt?  Mais  oui,  c'est  bien 
cela....  "Et,  comme  un  éclair,  la  vérité 
se  fit  jour  en  ma  pauvre  tête.  Mais  oui, 
c'était  simple  !  Je  comprenais  maintenant 
pourquoi  on  m'avait  recommandé  avec  tant 
de  sollicitude  d'entourer  ma  demande  d'in- 
corporation de  tant  de  mystère . .  . 

Dès  ce  moment  je  sentis  pénétrer  en  mon 
âme  ce  calme  serein  que  donne  la  solution 
obtenue,  j'avais  cessé  de  marcher  à  l'aveugle 
et  ma  coopération  aux  projets  de  mes  clients 
n'en  serait  que  plus  efficace. 

En  quelques  instants  ma  résolution  fut 
prise.  Je  fis  téléphoner  à  Maître  Labrosse, 
le  célèbre  criminaliste  montréalais,  retenant 
ses  services.  Le  fameux  avocat  se  rendit 
immédiatement  à  ma  requête  et  un  quart 
d'heure  plus  tard,  j'étais  en  conférence  avec 
lui.  A  une  heure,  je  comparaissais  devant 
le  juge.  Sur  ma  demande,  mon  défenseur 
soumettait  que  je  ne  refusais  pas  de  donner 
les  informations  demandées;  mais,  comme 
il  me  faudrait  pour  cela  violer  le  secret  pro- 
fessionnel, je  désirais  demander  l'autorisa- 
tion du  Conseil  de  la  Chambre  des  Notaires. 
C'était  obtenir  un  délai  de  six  jours  pour 
le  moins. 

Ma  requête  fut  accordée  par  le  Président 
du  tribunal  et  je  fus  remis  en  liberté  sous 
cautionnement  conjoint  de  trois  de  mes  con- 
frères. 


VII 

Il  était  près  de  sept  heures  quand  je  re- 
vins à  mon  bureau.  Mon  voisin  de  campa- 
gne, le  Dentiste  Chartier,  m'y  attendait. 

— Bonjour,  Notaire,  comme  vous  voyez, 
je  suis  devenu  votre  garçon  de  bureau.  Vers 
six  heures,  il  est  venu  un  Monsieur.  Après 
vous  avoir  attendu  une  dizaine  de  minutes, 
il  est  reparti  en  laissant  cette  enveloppe  pour 
vous. 

Je  m'enpressai  d'ouvrir  la  missive  : 
"Bien  cher  Notaire  : 

Je  viens  de  prendre  livraison  de  ma  char- 
te. Elle  est  arrivée  par  le  courrier  de  qua- 
tre heures.  Comme  vous  n'étiez  pas  là,  je 
me  suis  permis  d'ouvrir  l'enveloppe  et  de 
l'apporter.  Veuillez  trouver  ci-inclus  une 
somme  de  mille  dollars,  nouvelles  arrhes  sur 
vos  honoraires. 

Bien  à  vous, 
Votre  Compagnon  de  Pêche". 

— Elle  est  forte  celle-là,  comment  ce  Mon- 
sieur pouvait-il  se  trouver  juste  au  moment 
où  cette  lettre  m'arrivait? 

— Nouveau  désagrément,  Notaire? 

— Loin  de  là,  mille  piastres  qui  me  tom- 
bent du  ciel. 

— Mais  alors,  c'est  pour  le  mieux.  J'ai 
appris  dans  quelle  situation  pénible  vous 
vous  trouvez  et  j'ai  pensé  que  la  présence 
d'un  ami  sincère  ne  vous  serait  pas  désagréa- 
ble. 

— -La  présence  d'un  ami  est  toujours 
agréable,  Docteur  ;  mais  quant  à  la  situation 
pénible  dont  vous  parlez,  je  vous  avoue  très 
franchement  qu'elle  n'existe  plus  pour  moi, 
depuis  cet  après-midi,  je  vois  clair  en  l'affai- 
re et  j'ai  la  certitude  absolue  que  tout  se 
dénouera  de  la  manière  la  plus  simple  du 
monde. 

— Alors,  je  puis  sans  crainte  vous  mon- 
trer les  journaux  de  ce  soir,  le  Monde  et  la 
Nation  ont  chacun  un  <fscope"  aujourd'hui 
sur  l'affaire  Lafond. 

— Vraiment  ? 

— Mais  oui.  Dans  le  "Monde"  il  y  a  la 
confession  complète  du  nommé  Philéas,  ar- 
rêté pour  ivrognerie  et  port  d'arme  et  qui, 
pour  obtenir  la  clémence  du  tribunal,  a  fait 
des  aveux  complets. 

—Et  que  dit-il  ? 

— Il  raconte  comment,  depuis  six  mois, 
il  est  au  service  du  pseudo  banquier  Morin, 
alias  Landry,  il  raconte  les  attentats  com- 
mis sur  la  personne  de  Mademoiselle  Che- 
vrier, rue  Cadieux,  sa  participation  à  Par- 


LK   IlOMAX  DKS  Qr.\Tl:M 


restation  de  Lafond  au  Château  Frontenac, 
il  v  ;i  surtoul  toute  une  scène  passée  à  VWo- 
teï  Meut  Royal  alors  que  Landry,  se  croyant 
seul,  aurail  proféré  contre  Lafond  et  su 
fiancée  les  pires  menaces. 

—  Et  ce  Philéas,  est-ce  une  nouvelle  fi- 
gure ? 

— On  en  avait  entendu  parler  vaguement 
lors  <le  l'arrestation  «lu  présumé  Lafond,  au 
Château  Frontenac. 

El  le  scope  de  la  "Nation". 

— Celui  de  la  "Nation"  est  encore  plus 
troublant.  Mais  que  dis-je,  ce  n'est  pas  un 
"scope",  c'est  deux  que  ce  journal  nous  of- 
fre. D'abord  une  communication  du  frère 
de  Pierre  Landry,  déclaration  avec  preuve  à 
l'appui,  à  l'effet  que  ce  pauvre  Pierre  Lan- 
dry serait  mort  à  Vancouver  depuis  plus  d'un 
an.  Voilà,  n'est-ce  pas,  qui  corse  encore  l'af- 
faire. 

— Certes  oui!  dis-je  en  simulant  l'étonne- 
ment. 

—Mais  ce  n'est  pas  tout.  Dans  le  même 
journal,  il  y  a  une  "lettre  ouverte"  de  Hen- 
ri Morin  à  ce  même  Landry. 

— Vraiment?    Laissez-moi  voir? 

— Tenez,  lisez  : 

L'AFFAIRE  LAFOND 

A  l'escroc  Pierre  Landry, 

Quelque  part  en  la  Province  de  Québec. 
Triple  imbécile  : 

Je  ne  sais  si  tu  commences  à  être  las  de 
séquestrer  mon  ami  Lafond  ;  mais  ce  que  je 
puis  t'assurer,  c'est  que  je  trouve  que  la  co- 
médie a  duré  assez  longtemps  et  qu'il  va  fal- 
loir y  mettre  fin.  A  quoi  bon  d'ailleurs  vou- 
loir jouer  avec  moi,  tu  sais  bien,  fat  person- 
nage, que  tu  n'es  pas  de  force  à  soutenir  le 
combat.  Tu  te  crois  fort  parce  que  tu  sé- 
questres Lafond?  Et  après?  Tenir  La- 
fond n'est  pas  tenir  son  secret  et  ce  secret, 
tes  menaces  stériles  seront  toujours  impuis- 
santes à  le  lui  arracher.  Comprends-moi 
bien,  quoique  tu  fasses,  tu  ne  mettras  jamais 
ta  sale  main  sur  la  mine  de  Lafond...  Et 
cependant,  elle  existe  cette  mine,  moi  qui 
t'écris,  je  l'ai  visitée  sur  tout  son  parcours, 
j'ai  mesuré  ses  larges  veines  quartzeuses  où 
scintille  l'or  fauve...  j'ai  détaché  à  profu- 
sion ces  cristaux  de  galène  qui  accompa- 
gnent toujours  les  dépots  d'or  natif,  j'ai 
calculé  au  million  de  piastres  près  la  fortune 
énorme  qu'elle  constitue  ;  mais  toi,  Landry, 
jamais,  entends-moi  bien,  jamais  tu  ne  fou- 
leras le  sol  de  ce  nouvel  Eldorado  ! 


Attention  Landry,  surveille  bien  ton  pri- 
sonnier. . .  Je  sais  où  tu  le  caches,  aucun  de . 
tes  mouvements  ne  m'échappe  et  à  la  moindre 
défaillance,  je  délivrerai  mon  ami  captif  01 
tu  seras  pris  toi-même.  Kncore  cinq  jour-. 
Landry  la  canaille,  et  Lafond  sera  rendu  j 
la  liberté. 

A  bientôt, 

HENRI  MORIN. 

— Eh  bien,  Notaire,  que  pensez-vous  de 

ceci  ? 

— Je  pense  que  si  le  coeur  vous  en  dit, 
nous  allons  jouer  une  bonne  partie  d'éclieefc 

— Une  partie  d"échecs  !  Vous  êtes  un  hom- 
me extraordinaire,  Notaire,  vouloir  jouer  aux 
échecs  quand  une  telle  série  d'embêtements 
vous  tombent  sur  la  tête. 

— Puisque  je  vous  dis  que  tout  va  s'éelair- 
cir. 

— Comme  vous  voudrez.  Laissez-moi  vous 
dire  que  je  suis  heureux  de  vous  trouver  en 
une  telle  quiétude. 

Il  était  près  de  minuit  quand  mon  ami  me 
quitta.  Je  me  retirai  dans  ma  chambre  où 
j'avais  apporté  tous  les  journaux  de  la  se- 
maine, conservés  à  mon  intention  par  mon 
clerc. 

Les  rapports  des  deux  premiers  jours  de 
mon  absence  ne  faisaient  pas  mention  de  l'af- 
faire Lafond,  mais  dans  le  troisième  numéro 
du  "Monde"  on  faisait  allusion  à  la  demande 
d'incorporation  que  j'avais  faite.  Le  lende- 
main, le  journal  précisait  et  tout  en  ne  fai- 
sant aucun  commentaire  désagréable  sur  ma 
conduite,  on  donnait  copie  de  cette  demande 
d'incorporation.  Le  cinquième  jour,  le 
journal  publiait  un  article  presque  libelleux 
intitulé  :  "LTn  notaire  introuvable"  et  quoi- 
que l'on  ne  mentionnât  pas  mon  nom  au 
cours  cle  cet  article,  mis  en  regard  du  numé- 
ro précédant,  le  coup  ne  pouvait  manquer 
son  but. 

C'est  alors  que  la  "Nation"  avait  commen- 
cé à  me  défendre. 

Je  dus  m'endormir  très  tard  cette  nuit  là. 
car  il  était  près  de  dix  heures  quand  je  m'é- 
veillai le  lendemain. 

Je  m'habillai  à  la  hâte,  allai  prendre  un 
léger  déjeuner  au  restaurant  voisin  et  quand 
je  revins  au  bureau,  une  heure  plus  tard,  une 
jeune  fille  m'y  attendait. 

— Mademoiselle  ? 

— Jeanne  Chevrier.  .  . 

— Mais  oui  !  je  me  souviens  avoir  vu  votre 
photo  dans  les  journaux.  Que  puis-je  faire 
pour  vous? 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


63 


— Je  viens  de  recevoir  une  lettre  de  mon 
fiancé,  il  vit,  Notaire,  il  vit!  Pour  la  pre- 
mière fois  depuis  de  longs  mois,  j'ai  la  certi- 
tude absolue  qu'il  vit  !..  . 

— Je  suis  heureux,  Mademoiselle,  très  heu- 
reux; mais  enfin,  je  ne  vois  pas  en  quoi  je 
puis.  .  . 

— Voici  ce  qu'il  m'écrit,  Notaire  : 
"Ma  chère  Jeannette, 

4 'Encore  quelques  jours  d'épreuve  et  enfin 
"le  grand  bonheur  promis.  Quoiqu'il  arrive, 
"ayez  confiance  au  Notaire  Desgrèves  et  fai- 
"tes  ce  qu'il  vous  dira  de  faire. 

"A  vous  pour  toujours." 

— Si  vous  saviez,  Notaire  comme  je  suis 
heureuse?  Parlez-moi  de  lui? 

— De  qui? 

— De  mon  fiancé,  de  mon  cher  Germain  ! 

— Comment  pourrais-je  vous  parler  de  lui 
puisque  je  ne  le  connais  pas.  .  . 

— Il  est  impossible  que  vous  ne  le  connais- 
siez pas,  Notaire,  car  alors,  comment  pour- 
rait-il me  commander  d'avoir  confiance  ab- 
solue en  vous  ? 

— C'est  toutefois  l'entière  vérité...  A  moins 
que .  .  .  mais  non,  c'est  impossible .  .  .  absolu- 
ment impossible ...  et  cependant .  . . 

— Tous  dites? 

— Vous  me  faites  divaguer,  Mademoiselle; 
mais  enfin,  quel  âge  a  votre  fiancé? 

— Tl  a  vingt-sept  ans.  Il  est  grand,  élan- 
cé, il  a  le  teint  bronzé,  la  chevelure  noire . . . 
A-t-il  sa  barbe? 

—Non,  pas  même  une  moustache . . . 

— Mon  homme  porte  une  moustache,  mais 
enfin,  cela  ne  prouve  rien  et  par  ailleurs .  .  . 
Mademoiselle,  êtes-vous  bien  certaine  que 
cette  lettre  vous  vienne  de  votre  fiancé  ? 

—Mais  oui,  je  vous  assure  que  je  connais 
l'écriture  de  mon  (xermain  ! 

— Comment  !  cette  lettre  est  écrite  de  sa 
main?  Laissez-moi  voir? 

—Tenez  ! 

L'émotion  que  je  ressentis  en  parcourant 
ces  quelques  lignes  fut  une  des  plus  grosses 
de  ma  vie,  elles  m'apportaient  la  certitude 
que  mon  hypothèse  était  fondée. 

— Mademoiselle,  je  suis  maintenant  abso- 
lument certain  d'avoir  le  mot  de  l'énisrme 
qui  nous  occupe. 

— Quelle  énigme  ? 

— L'énigme  qui  entoure  la  disparition  de 
votre  fiancé,  sa  séquestration  loin  de  vous,  de 
toute  l'affaire  Lafond  enfin. 

— Et  ce  mot,  c'est  ? 

Je  pris  ma  plume  et  sur  le  buvard  de  mon 
bureau,  je  traçai  un  mot  de  neuf  lettres. 


Avant  même  que  j'aie  terminé,  la  jeune  fille 
avait  deviné  le  mot. 

— Comment?    Vous  croyez? 

— J'en  ai  la  certitude  absolue.  Il  y  a  dans 
cette  affaire  trop  de  choses  incompréhensibles 
et  souvent  illogiques,  une  intrigue  qui  se  dé- 
veloppe avec  une  lenteur  trop  savamment 
combinée  pour  que  ce  soit  naturel.  D'ailleurs, 
nous  n'allons  pas  tarder  à  voir  nos  conclu- 
sions confirmées.  Tel  que  vous  le  dit  votre 
fiancé,  d'ici  quelques  jours,  la  lumière  sera 
faite  pleine  et  entière. 

— Dieu  vous  entende,  Notaire.  Voici  ma 
carte,  si  vous  désirez  me  voir,  vous  n'aurez 
qu'à  me  téléphoner.    Aurevoir,  Notaire. 

— Aurevoir,  Mademoiselle.  En  vous  quit- 
tant je  vous  dis  comme  votre  fiancé:  "Ayez 
confiance,  l'épreuve  tire  à  sa  fin." 

VIII 

Chacun  se  rappelle  comment  après  cette 
première  lettre  du  financier  Morin,  les  événe- 
ments se  précipitèrent  chaque  jour  plus  sen- 
sationnels. L'incident  auquel  j'avais  été 
mêlé  et  le  bruit  fait  autour  de  mon  humble 
personne  furent  bien  vite  relégués  au  troi- 
sième plan  devant  la  nouvelle  pâture  offerte 
à  la  passion  populaire. 

D'ailleurs,  Morin  n'était  pas  un  étranger 
en  ce  drame  mystérieux,  il  était  le  protecteur 
inconnu,  le  bienfaiteur  fantôme  qui  avait 
toujours  surveillé  Jeannette  Chevrfer.  En 
maintes  circonstances  on  avait  pressenti  son 
influence  tutélaire,  depuis  le  début  de  l'aven- 
ture, il  avait  promis  à  l'orpheline  "un  grand 
bonheur"  et,  s'il  avait  si  longtemps  persisté 
à  demeurer  dans  l'ombre,  c'est  qu'il  devait 
avoir  pour  ce  faire  de  graves  raisons  ;  mais 
s'il  entrait  maintenant  en  lice,  s'il  attaquait 
de  front  Landry  et  ses  suppôts,  s'il  promet- 
tait, pour  une  date  déterminée,  la  mise  en  li- 
berté de  Lafond,  c'est  qu'il  avait  la  certitude 
qu'à  cette  date  l'ingénieur  serait  rendu  à  sa 
fiancée. 

D'ailleurs,  dans  le  numéro  de  la  "Nation" 
du  lendemain,  le  financier  revenait  à  la  char- 
ge et  semblait  vouloir  mener  l'attaque  ron- 
dement. 

"Mon  cher  Landry, 

"Je  vois  que  tu  as  pris  communication  de 
ma  lettre  d'hier.  D'ailleurs,  j'étais  absolu- 
ment certain  que  tu  en  prendrais  connaissan- 
ce, car  tu  lis  tous  les  journaux  afin  de  te  tenir 
au  courant  de  la  fameuse  affaire  Lafond  et 
des  dangers  qui  pourraient  menacer  tes  pro- 


C4 


LE  ROMAN  DBS  QUATRE 


jets  canailles.  Mais  pourquoi  toul  ce  trouble? 
Pourquoi,  â  la  lecture  de  ma  lettre,  avoir 
changé  Lafond  de  cachette?  Crois-tu  pouvoir 

réussir  a  în'em pêcher  de  te  démasquer?  Kn- 
fanl  !.  .  .  Puisque  j<"  te  dis  que  je  suis  au  cou- 
rant dp  tons  tes  pas  e1  démarches  depuis  plus 
dp  trois  moi-'  Tu  en  doutes?  Veux-tu  des 
preuves?  Nier,  à  sept  heures  trente  tu  as 
soupe  an  restaurant  d'un  club  fashionable  du 
centre  de  la  ville  tu  as  serré  la  main  d'une 
demi-douzaine  d'hommes  d'affaires  qui 
étaient  à  cent  lieues  de  se  douter  que  tu  n'es 
qu'un  bandit...  Tu  as  tes  appartements  à 
l'hôtel.  .  .  non,  il  n'est  pas  encore  temps  de 
te  livrer  à  la  vindicte  publique.  Veux-tu 
([ne  je  te  décrive  l'endroit  où  tu  caches  La- 
fond ?  Un  entrepôt  du  bas  de  la  ville,  dix 
pieds  par  douze,  à  peu  près,  aucune  fenêtre, 
('••lai ré  par  une  simple  ampoule  électrique 
appendue  au  plafond.  Ameublement:  deux 
chaises,  une  petite  table  et  un  lit  de  camp,  ,1e 
tout  acheté  chez  un  regrattier  de  la  rue 
Craig.  A  la  porte  se  tient  continuellement 
un  de  tes  suppôts.  Tu  fais  relever  cet  hom- 
me de  trois  heures  en  trois  heures...  Tu 
crois  ton  prisonnier  hors  d'atteinte . .  .  Imbé- 
cile !.  .  .  Quand  je  le  voudrai,  j'irai  le  rendre 
à  la  liberté. 

Dans  quatre  jours,  entends-tu,  Landry, 
dans  quatre  jours,  Lafond  sera  libre. 

Mes  amitiés, 

HENRI  MORIN." 

Troisième  lettre  : 

"Mon  cher  Landry, 

Tu  ne  saurais  t'imaginer  comme  tu  m'as 
fait  rire  hier  soir.  .  .  N'est-ce  pas  une  bonne 
farce  que  celle  que  je  t'ai  jouée,  quand  tu  as 
déménagé  ton  captif  de  l'entrepôt  de  la  rue 
Saint-Paul  à  cette  maison  abandonnée  de  la 

paroisse  de  Saint   Sais-tu  où  j'étais? 

Mais  oui,  tu  dois  le  savoir  à  présent  que  ton 
chauffeur,  que  j'avais  laissé  ivre  mort  dans 
une  taverne  de  la  rue  des  Commissaires,  a  dû 
reprendre  ses  sens  et  t'avouer  que  ce  n'était 
pas  lui  qui  conduisait  ton  auto  au  cours  de 
ta  dernière  rendonnée.  .  . 

Mais  oui.  pantin,  c'est  moi  qui  étais  à  la 
roue  hier  soir,  c'est  moi  qui  ai  ouvert  la  porte 
du  taxi  "Feuille  d'Erable"  quand  tu  es  sorti 
de  la  soupente  de  la  rue  Saint-Paul  avec  ce 
pauvre  Germain  que  deux  de  tes  sbires  rete- 
naient prisonnier.  C'est  à  moi  que  tu  as  re- 
commandé de  tenir  l'oeil  ouvert  et  de  donner 
le  signal  si  je  m'apercevais  que  nous  étions 
espionnés  par  un  des  hommes  de  Morin... 
W<t-cc  pas  que  c'est  drôle? 


Pourquoi  te  donner  tant  de  peine,  mon 
pauvre  petit,  puisque  je  tf-  répète  que  c'est 
inutile!  En  quelqu'endroit  que  tu  caches 
Lafond,  je  saurai  ou  il  se  trouve,  comprends* 
tu  je  le  saurai  au  moment  même  où  tu  le 
changeras  de  cachette.  .  .  On  ne  me  la  joue 
pas  à  moi,  tu  dois  me  connaître,  ce  n'est  pas 
la  première  fois  que  nous  croisons  le  fer  en- 
semble. .  .Tu  sais  que  nous  avons  un  terrible 
compte  à  régler  toi  et  moi  et  la  date  de  l'é- 
chéance approche. 

Ne  cherche  pas  ce  projet  d'acte  de  trans- 
port que  tu  avais  fait  préparer  pour  le  cas  où 
Lafond  se  serait  décidé  à  te  signer  un  aban- 
don de  sa  mine,  avant  de  te  quitter,  je  l'ai 
enlevé  de  la  poche  de  ton  paletot. 

Maintenant,  mon  petit  ami,  j'ai  une  com- 
munication à  te  faire.  Tu  sais,  n'est-ce  pas, 
que  la  compagnie  qui  doit  exploiter  la  mine 
de  mon  ami  Lafond,  "La  Digue  Dorée,  Incor- 
porée" est  maintenant  organisée.  Et  sais-tu 
qui  m'a  donné  l'idée  de  cette  raison  sociale 
épatante  ?  Mais  oui,  Landry,  c'est  toi,  toi  avec 
tes  fausses  lettres  de  menaces.  Il  est  vrai 
que  toi,  tu  signais  "La  Ligue  Dorée",  mais 
changer  un  L  en  D  sur  ces  lettres,  c'était  jeu 
d'enfant,  surtout  quand  on  a  affaire  à  de  bra- 
ves gens  naïfs  et  confiants  comme  Durand  et 
Mouton . 

Donc,  tout  est  prêt  pour  l'exploitation  de 
la  mine  de  Lafond,  il  ne  nous  manque  plus 
que  Lafond  lui-même.  Il  est  vrai  que  nous 
n'avons  pas  nécessairement  besoin  de  lui  pour 
commencer  les  opérations  mais  après  m'a- 
voir  donné  pour  mission  depuis  si  longtemps 
de  le  protéger  contre  toi,  je  veux,  entend s-tu. 
je  veux  que  Lafond  soit  à  mes  côtés  dès  le 
premier  jour  de  l'exploitation  de  la  mine 
phénoménalement  riche  qu'il  a  découverte. 

Sais-tu  ce  que  cela  signifie  ?  Tu  comprends, 
n'est-ce  pas?  Cela  signifie  que  je  t'ordonne  de 
remettre  mon  ami  en  liberté  d'ici  à  samedi, 
à  onze  heures  et  demie,  pas  une  minute  dé 
plus,  comprends-moi  bien,  c'est  le  délai  ul- 
time. 

Si  tu  fais  ce  que  je  t'ordonne,  je  consenti- 
rai à  faire  taire  mon  juste  désir  de  ven- 
geance, tu  pourras  aller  te  faire  pendre  ail- 
leurs. 

Mais  si,  samedi,  à  onze  heures  et  demie,  La- 
fond ne  nous  est  pas  rendu,  je  te  jure  que  je 
le  délivrerai  moi-même  et  ce,  en  dépit  de  l'ar- 
mée cle  forbans  qui  t'entoure,  je  te  jure  que 
je  te  démasquerai,  que  je  dévoilerai  ta  vérita- 
ble personnalité,  que  je  dirai  comment  tu  te 
caches  sous  le  nom  d'un  mort  pour  accomplir 
tes  crimes,  tes  fourberies  et  tes  vols  et  alors, 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


65 


je  serai  sans  pitié,  Landry,  je  serai  sans  pi- 
tié, entends-tu?  Et  tu  sais  ce  que  ces  mots 
signifient  dans  ma  bouche. 

Tu  as  deux  longs  jours  pour  réfléchir  aux 
termes  du  marché  que  je  te  propose,  je  te  lais- 
se à  tes  réflexions. 

Ton  juge, 

HENRI  MORIN. 

Nous  étions  au  jeudi  après-midi  quand  pa- 
rut cette  troisième  lettre  du  mystérieux  fi- 
nancier. Dans  la  soirée,  la  nouvelle  la  plus 
troublante  circulait  dans  les  rues  de  la  ville  : 
"Jeannette  Chevrier  était  disparue." 

A  huit  heures,  un  extra  parut  donnant  les 
circonstances  de  ce  nouvel  enlèvement. 

Vers  deux  heures,  un  commissionnaire  s'é- 
tait présenté  à  son  domicile  et  lui  avait  remis 
une  lettre.  A  Madame  Hardy,  la  jeune  fille 
avait  dit  de  ne  pas  l'attendre  pour  le  souper. 
La  brave  femme  avait  voulu  la  retenir,  mais 
Jeannette  s'était  obstinée  à  sortir.  Depuis,  on 
ne  l'avait  pas  revue.  Inquiète,  la  brave  servan- 
te avait  téléphoné  chez  Madame  Crevier  vers 
six  heures  et  la  tante  de  l'orpheline  lui  avait 
déclaré  ne  pas  l'avoir  vue  de  la  journée.  Ma- 
dame Hardy  avait  alors  perdu  la  tête  et  avait 
appelé  les  quartiers  généraux  de  la  police.  En 
quelques  instants,  la  nouvelle  de  la  dispari- 
tion de  l'orpheline  s'était  répandue  dans  la 
ville  entière. 

Les  esprits  commençaient  à  s'exaspérer 
quand,  vers  dix  heures,  la  station  de  Radio 
Marconi  interrompit  un  moment  l'irradia- 
tion de  son  concert  symphonique.  La  voix  du 
préposé  se  fit  alors  entendre  :  "Monsieur  Hen- 
ri Morin  nous  prie  d'avertir  le  public  de  ne 
pas  s'émouvoir  de  la  disparition  de  Mademoi- 
selle Chevrier.  C'est  à  sa  demande  et  pour 
sa  propre  sécurité  qu'elle  a  dû  quitter  sa  de- 
meure. Elle  est  actuellement  cachée  en  lieu 
sûr.  La  lettre  que  Monsieur  Morin  publiera 
demain  donnera  les  raisons  qui  ont  motivé 
cette  fuite." 

Quatrième  lettre  : 

"Mon  cher  Landry, 

"Tu  n'es  pas  philosophe,  mon  vieux,  pas 
philosophe  pour  deux  sous.  D'un  forban  de 
ton  espèce,  j'attendais  plus  de  nerfs. . .  Pour- 
quoi être  entré  en  une  colère  bleue,  hier,  à  la 
simple  lecture  de  ma  lettre? 

"Tu  réalises  que  la  comédie  achève,  comé- 
die où  tu  tiens  le  rôle  du  dadais,  du  dupé,  du 
Géronte  imberbe...  et  tu  enrages.  A  quoi 
bon  vouloir  lutter  contre  moi,  tu  savais  que 


tu  étais  battu  d'avance ...  Et  quelle  défaite  ! 
Quelles  richesses  tu  perds  !  La  Digue  Dorée  ! 
Quel  beau  nom  et  quelle  belle  mine  ! .  .  .  Elle 
contient  des  acres  et  des  acres  en  superficie, 
des  veines  aurifères  de  vingt  et  trente  pieds 
de  largeur,  un  minerai  fabuleux  près  duquel 
les  quartz  de  la  Hollinger  et  de  la  Dome  ne 
sont  que  de  vulgaires  cailloux.  .  .  Tu  te  rap- 
pelles les  quelques  échantillons  que  tu  as  vo- 
lés dans  la  tente  de  Germain  et  qui  t'ont  révé- 
lé la  découverte  de  mon  ami?  Leur  seule 
vue  avait  suffi  à  attiser  ta  convoitise,  sur  le 
seul  témoignage  cle  ces  quelques  pierres,  tu 
n'as  pas  hésité  un  seul  moment  dans  la  voie 
criminelle  que  tu  as  suivie  depuis.  .  .  Et  ce- 
pendant, ces  échantillons  avaient  été  pris  à 
quelques  pieds  de  la  surface,  ils  ne  donnaient 
qu'une  faible  idée  de  la  richesse  incommensu- 
rable de  la  mine  de  Lafond.  .  . 

"Eh  bien  !  en  dépit  de  toutes  tes  machina- 
tions, ces  richesses  t'échappent.  .  .  Dans  six 
mois,  les  flancs  cle  cette  terre  fabuleuse  nous 
livreront  leurs  trésors,  nous  sortirons  ces  bri- 
ques d'or  dont  la  seule  pensée  te  donnent  le 
vertige  et  si  tu  ne  te  rends  pas  à  mes  ordres, 
alors  que,  là-bas,  nous  ferons  sauter  les  pans 
de  roc  aurifère,  toi,  tu  casseras  de  la  roche  à 
Saint- Vincent  de  Paul. 

''La  perspective  est  belle,  n'est-ce  pas,  es- 
pèce cle  nigaud  ? 

"Hésites-tu  encore  à  rendre  Germain  à  la 
liberté?  Je  veux  aller  jusqu'au  bout  de  la 
franchise  avec  toi,  je  veux  te  démontrer  com- 
ment tes  intrigues  sont  stériles.  Pour  ce  que 
je  vais  te  dire  en  ce  moment,  j'avais  besoin 
que  la  fiancée  de  mon  protégé  soit  en  sécurité 
et  depuis  hier  soir,  elle  est  hors  de  ton  at- 
teinte, je  puis  donc  te  parler  sans  crainte. 

"La  séquestration  que  tu  fais  subir  à  La- 
fond est  inutile  car,  même  s'il  consentait  à  se 
laisser  dépouiller,  il  ne  le  pourrait  pas.  Com- 
prends-tu ta  folie  maintenant  ?  Le  permis  mi- 
nier sous  lequel  est  enregistrée  cette  mine  a 
été  pris  au  nom  de  Mademoiselle  Jeannette 
Chevrier.  .  .  C'est  donc  elle,  et  non  lui,  qui  en 
est  propriétaire.  C'est  ce  qui  explique  com- 
ment, en  dépit  de  tes  recherches,  tu  n'as  pu 
retracer  le  nom  de  Lafond  sur  les  régistres  de 
l'état. 

"Après  cette  révélation,  hésiteras-tu  enco- 
re? A  ta  guise;  mais  souviens-toi  que,  passé 
le  délai,  je  serai  sans  merci,  géolier  d'opé- 
rette ! 

"A  demain, 

HENRI  MORIN". 
La  cinquième  communication  de  Morin, 


66 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


parue  dans  Le  numéro  de  la  "Nation"  du  sa- 
medi mal  in,  était  brève,  elle  s'adressait  cette 
fois  à  la  population  en  général: 

"Samedi,  à  onze  heures  et  demie,  Lafond 
sera  remis  en  liberté.  Enfin,  Landry  a  décidé 
de  capituler. 

IIKNIM  MOKIN." 

On  se  rappelle  les  circonstances  qui  entou- 
rèrent la  mise  en  liberté  du  jeune  ingénieur 
et  l'enthousiasme  qui  saisit  la  foule  à  cet  ins- 
tant. M ori n  et  Lafond  furent  ovationnés  et 
je  puis  affirmer  sans  crainte  de  me  tromper 
qu'en  ce  moment,  le  financier,  inconnu  quel- 
ques semaines  plus  tôt,  s'éleva  au  pinacle  de 
la  popularité. 

Qu'on  me  permette  un  dernier  emprunt 
aux  colonnes  de  "Monde"  dont  l'extra  était 
attendu  avec  anxiété  par  la  foule  exubérante. 

IX 

(Extrait  du  "Monde",  extra  du  samedi) 

G  E  KM  AIN  LAFOND  EST  RETKOU- 
VE  ! 

Comme  le  "Monde"  a  été  le  seul  quotidien 
français  de  Montréal  à  le  soutenir  et  ce,  en 
dépit  de  la  mauvaise  volonté  et  des  injures 
d'un  hargneux  confrère,  Germain  Lafond  est 
bel  et  bien  vivant. 

C'est  ce  matin,  à  onze  heures  et  demie, 
comme  l'avait  annoncé  avec  une  merveilleuse 
précision  Monsieur  Morin,  que  notre  intrépi- 
de compatriote  a  été  rendu  à  l'affection  de  la 
gracieuse  Pénélope  qui,  depuis  trois  ans,  at- 
tendait son  retour  avec  une  foi  inébranlable. 

A  onze  heures  et  demie,  comme  nous  ve- 
nons de  le  dire,  le  constable  en  charge  de  la 
surveillance  du  Champ  de  Mars,  où  tous  les 
hommes  d'affaires  laissent  leurs  autos  durant 
leurs  heures  de  bureaux,  crut  percevoir  des 
plaintes  venant  d'un  taxi  ''Feuille  d'Erable" 
que  l'on  venait  d'y  laisser. 

Le  constable,  qui  n'avait  pas  encore  remar- 
qué ce  taxi,  et  ne  pouvait  s'expliquer  com- 
ment il  avait  été  remisé  hors  de  sa  connais- 
sance, -'en  approcha  et,  à  sa  grande  surprise, 
il  découvrit,  à  l'intérieur,  un  'homme  qui  pa- 
raissait endormi. 

C'était  Germain  Lafond .  .  . 

Avant  d'abandonner  leur  victime,  les  ban- 
dits l'avaient  chloroformée.  La  foule  ne  tar- 
da pas  à  se  réunir  autour  de  l'auto  et  on  eut 
besoin  d'un  renfort  de  constables  pour  éloi- 
gner les  curieux. 


Il  s'écoula  près  d'un  quart  d'heure  avant 
que  l'ingénieur  eût  complètement  repris  con- 
naissance et  la  première  figure  amie  qu'il  re- 
connut dans  la  foule  qui  l'entourait  fut  celle 
du  brave  Morin,  ce  remarquable  financier  que 
sa  fidèle  amitié  pour  l'ingénieur  avait  con- 
duit comme  par  intuition  sur  le  théâtre  où 
allait  se  produire  le  coup  de  théâtre  qui  de- 
vait clore  ce  drame  auquel  il  avait  été  si  inti- 
mement mêlé  et  dont  il  avait  provoqué  le  dé- 
nouement avec  une  telle  maîtrise. 

La  scène  pathétique  qui  suivit  attira  des 
larmes  à  la  foule  innombrable  qui  encom- 
brait la  place. .  ." 

En  première  page  de  tous  les  extras  r1e  ie 
jour  et  des  numéros  réguliers  de  tous  'es 
journaux  du  lundi  suivant,  se  lisait  la  lettre 
suivante,  la  dernière  communication  le  Mo- 
rin à  .Uiindry: 

"Mon  pauvre  Landry, 

"Enfin  tu  t'y  es  laissé  prendre,  mes  mena- 
ces ont  atteint  leur  but.  Laisse-moi  te  le 
dire,  tu  es  plus  imbécile  encore  que  je  ne 
l'aurais  jamais  imaginé.  Tu  es  tombé  dans 
le  panneau,  tu  as  délivré  Lafond,  tu  t'es  dé- 
parti du  précieux  otage  que  tu  détenais  et  que 
je  t'aurais  racheté  à  n'importe  quel  prix.  Ga- 
nache !  Devant  mes  menaces,  en  face  de  ma 
puissance,  si  tu  avais  été  réellement  un  hom- 
me fort,  tu  te  serais  cambré  et  j'aurais  été 
réduit  à  composer  avec  toi.  Mais  tu  as  per- 
du la  tête,  ta  conscience  scélérate  s'est  ef- 
frayée et  toi  qui  comptes  pour  si  peu  la  vie 
des  autres,  tu  fus  pris  de  panique  devant  les 
dangers  qui  s'amoncelaient  contre  ta  propre 
vie  et  pour  sauver  ta  pitoyable  existence,  tu 
as  abandonné  la  partie  en  lâche  que  tu  es. 
Quoiqu'il  m'en  coûte  de  sacrifier  ma  ven- 
geance, je  tiens  parole,  va  te  faire  pendre 
ailleurs  ! 

"Adieu,  ne  te  trouve  jamais  sur  mon  che- 
min, car  alors,  je  t'écraserai  sans  pitié. 

HEXRI  MORIX." 

Tout  le  monde  connaît  ce  qui  précède,  tout 
le  monde  sait  également  que  le  même  jour  où 
Lafond  était  découvert  inconscient  dans  un 
auto,  sur  le  Champ  de  Mars,  on  décoùvrait 
Mouton  dans  un  bar  de  la  rue  Saint-Paul, 
saoul  comme  trois  Polonais,  et  ne  se  rappe- 
lant rien  des  événements  qui  s'étaient  pro- 
duits depuis  le  jour  de  son  enlèvement. 

Le  dénouement  tel  que  produit  satisfaisait 
pleinement  la  logique  populaire,  en  travail 
depuis  si  longtemps.  Ce  qu'il  fallait  au  peu- 
ple, après  cette  longue  attente,  c'était  une  so- 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


67 


lution,  on  la  lui  apportait  avec  sa  saveur  de 
roman  et  de  mystère  et  le  peuple  était  main- 
tenant satisfait. 

Lafond  et  Morin  étaient  devenus  à  ses 
yeux  en  quelques  sorte  des  héros  mirifiques, 
des  surhommes.  Aussi,  dès  que  le  stock  de 
la  compagnie  en  formation  fut  offert  en  ven- 
te, il  s'enleva  avec  une  telle  rapidité  que  ja- 
mais encore  on  n'avait  vu  pareil  succès  en 
notre  pays. 

Mais  si  Germain  Lafond  était  retrouvé,  le 
mot  de  l'énigme  qui  avait  durant  plus  de  deux 
mois  occupé  l'opinion  n'en  a  toutefois  jamais 
été  donné.  Qu'on  me  permette  de  retourner 
quelques  jours  en  arrière  afin  de  faire  con- 
naître certains  faits  que  les  journaux  n'ont 
jamais  soupçonnés. 

Le  jeudi  matin  qui  a  précédé  la  mise  en  li- 
berté de  l'ingénieur,  j'étais  à  mon  bureau 
quand  un  chauffeur  de  taxi  "Feuille  d'Era- 
ble" s'y  présenta. 

— Le  Notaire  Desgrèves? 

- — C'est  bien  moi. 

— On  m'a  prié  de  vous  remettre  cette  let- 
tre.   On  m'a  dit  d'attendre  la  réponse. 
J'ouvris  l'enveloppe  et  lus  : 

"Bien  cher  Notaire, 

"Veuillez  écrire  un  mot  à  Mademoiselle 
Chevrier  la  priant  de  suivre  le  porteur  de  la 
lettre  que  vous  lui  enverrez.  Servez-vous  de 
votre  papier  professionnel.  Il  est  important 
que  Mademoiselle  Chevrier  quitte  la  ville  ce 
soir,  il  y  va  de  sa  sécurité. 

"Bien  à  vous, 

Votre  compagnon  de  Pêche." 

Je  m'empressai  d'obéir.  Depuis  que  j'avais 
identifié  mon  mystérieux  ami,  je  n'avais  plus 
aucun  doute  sur  la  droiture  de  ses  intentions. 
Je  pris  une  feuille  de  mon  papier  profession- 
nel et  écrivis: 

"Mademoiselle  Jeannette  Chevrier, 

En  ville. 
Mademoiselle, 

Veuillez  suivre  le  porteur  de  ce  billet. 

Vous  êtes  menacée  si  vous  demeurez  en  vil- 
le. Ce  Monsieur  vous  conduira  en  un  en- 
droit ou  vous  serez  en  sûreté." 

Et  je  signai. 

Deux  heures  plus  tard,  quelqu'un  vint  son- 
ner à  ma  porte.  Je  m'empressai  d'aller  ou- 
vrir ;  mais  à  ma  grande  surprise,  il  n'y  avait 
plus  personne,  j'allais  revenir  quand  une  let- 
tre frappa  ma  vue. 


— Allons,  me  dis- je,  encore  un  prospectus  ! 
La  cité  devrait  bien  édicter  une  loi  défen- 
dant de  déranger  les  gens  vingt  fois  par  jour 
pour  de  telles  insignifiances. 

Machinalement,  j'ouvris  l'enveloppe.  Elle 
contenait  une  nouvelle  lettre  de  mon  mysté- 
rieux ami. 

"Bien  cher  Notaire, 

Ne  croyez-vous  pas  que  votre  femme  ne 
doive  commencer  à  être  inquiète?  Pourquoi 
n'allez-vous  pas  passer  deux  jours  avec  elle? 
Pour  le  moment,  nous  n'avons  pas  besoin  de 
vous,  croyez-moi,  allez  revoir  les  vôtres.  Soyez 
de  retour  à  votre  bureau  samedi,  à  midi,  car 
à  ce  moment,  Lafond  sera  en  liberté.  Made- 
moiselle Chevrier  aussi  devra  être  au  rendez- 
vous. 

A  samedi. 

Votre  compagnon  de  Pêche." 

Inutile  de  dire  que  je  ne  manquai  pas  de 
répondre  à  l'invitation  et,  une  heure  plus 
tard,  je  filais  vers  Val  Morin. 

Là,  une  nouvelle  surprise  m'attendait. 
Comme  je  descendais  de  voiture  et  que  j'em- 
brassais mes  enfants,  je  vis  accourir  ma  fem- 
me et.  .  .  à  sa  suite.  .  .  Jeannette  Chevrier. 

— Comment  ?    Vous  ?    Ici  ? 

— Mais  ne  m'avez-vous  pas  dit  de  suivre 
le  porteur  de  votre  lettre? 

— C'est  bien  cela,  mais  enfin,  je  ne  savais 
pas  où  il  vous  conduirait.  . .  Excusez  ma  sur- 
prise, Mademoiselle,  et  soyez  persuadée  que  je 
suis  heureux  d'être  votre  hôte. 

X 

Il  était  onze  heures  et  trente-cinq  minutes 
quand  nous  fîmes  notre  entrée  dans  mon  bu- 
reau, le  samedi  suivant.  Inutile  de  dire  que 
Mademoiselle  Chevrier  était  très  nerveuse  et 
que  moi-même,  quoique  le .  dénouement  qui 
allait  suivre  ne  présentât  aucun  doute  en 
mon  esprit,  j'étais  plus  ému  que  je  ne  voulais 
le  laisser  voir  et  pour  tous  deux,  les  minutes 
s'écoulaient  avec  une  lenteur  désespérante. 
Enfin,  midi  sonna  et  à  la  minute  même  le 
timbre  retentit. 

— C'est  lui,  c'est  Germain  !  s'exclama  la 
jeune  fille,  s'élançant  vers  la  porte.  Et  quel- 
ques instants  plus  tard  je  l'entendis  s'écrier  : 
<<rGermain,  mon  Germain  !" 

— Jeannette  !  ma  chère  fiancée  !  Enfin,  je 
te  retrouve  ! .  .  . 

Je  n'étais  pas  sorti  de  mon  bureau,  cons- 
cient qu'en  ce  moment  tant  désiré  de  la  réu- 


68 


LE  ROMAN  DBS  QUATRE 


mon.  les  fiancés  auraient  trouvé  ma  présence 
inopportune;  mais  soudain,  une  voix  joviale 
se  lit  entendre  du  seuil  de  mon  bureau: 

— Bonjour  Notaire.  Vous  avez  fait  un 
bon  voyage  ? 

Comment?  C'est  vous,  le  fameux  Morin? 

— Mais  oui,  c'est  moi,  votre  voisin  de  cam- 
pagne. 

— C'est  vous? 

— Mais  oui!  Qu'est-ce  qu'il  y  a  d'extraor- 
dinaire a  cela?  Mais  oui,  mon  ami,  c'est  moi 
qui  ai  roulé  Landry  !  !  ! 

— Moi  qui  croyais  avoir  pénétré  à  fond  le 
mystère,  je  vous  avoue  que  je  ne  me  serais 
jamais  imaginé  que  vous  y  étiez  mêlé.  Et 
pourtant,  votre  nom. . . 

--Que  dites-vous?  Vous  ave/,  pénétré  le 
.mystère  ?  Que  voulez- vous  dire  ? 

— Que  j'ai  trouvé  le  mot  de  l'énigme,  le 
fameux  mot  qui  explique  tant  ae  choses  qui 
autrement  seraient  inexpliquables. 

— Et  ce  mot,  c'est? 

-.-  Tenez,  sur  le  buvard  de  mon  pupitre,  il 
y  a  cinq  jours  qu'il  y  est  écrit.  Le  Direc- 
teur de  la  Police  est  même  ven  ;  visiter  mon 
b\.v."£u,  a  du  nécessairement  lire  ce  mot  ba- 
r.al  <■■■•  n'a  pas  compris  qu'il  donnait  la  solu- 
tion du  problême  qu'il  désirait  résoudre. 

Mon  voisin  se  pencha  et  sur  mon  buvard,  il 
lut:  "PUBLICITE".  .  . 

— C'est  bien  vrai,  vous  avez  deviné.  .  .  Ger- 
main !  Germain  ! 

Avant  même  que  l'ingénieur  ne  soit  péné- 
tré dans  mon  bureau,  je  lui  demandais  en 
riant  : 

—Dites-moi,  Monsieur  Lafond,  la  truite 
mord-elle  encore  ? 

— Comment,  Notaire,  vous  saviez? 

— Je  vous  avoue  que  ce  n'est  pas  sans  dif- 
ficulté que  je  suis  parvenu  à  ce  résultat  et 
même,  si  je  n'y  avais  pas  été  lié  si  intimement 
à  cette  affaire,  peut-être  ne  me  serais-je  pas 
imposé  les  quelques  heures  de  réflexion  con- 
centrée qui  ont  fait  jaillir  la  lumière  en  mon 
cerveau  ;  mais  lorsqu'à  la  suite  de  ma  quasi 
arrestation,  je  me  trouvait  en  face  du  brûlant 
dilemme  :  ou  vous  étiez  des  escrocs  et  en  ac- 
ceptant votre  argent,  vous  faisiez  de  moi  vo- 
tre complice,  ou  vous  étiez  d'honêtes  gens  et 
dans  ee  cas,  il  me  fallait  apporter  à  ma  pro- 
pre conscience  la  justification  de  votre  con- 
duite, alors,  dis-je,  je  réalisai  qu'il  fallait 
sortir  de  ce  dilemme  et  que  le  meilleur  moyen 
était  encore  la  réflexion.  Il  serait  trop  long 
de  vous  expliquer  à  la  suite  de  quelles  déduc- 
tions j'en  suis  venu  à  la  certitude  absolue  que 
toute  l'affaire  Lafond  n'était  qu'une  comédie 


savamment  organisée  et  pourquoi  je  conciliai 
que  tout  le  bruit  fait  autour  de  votre  mine  et 
votre  personne  n'était  qu'une  série  de  récla- 
mes combinées  de  main  de  maître  et  obtenues 
sans  bourse  délier.  Qu'il  me  suffise  de  VOUS 
dire  que  deux  circonstances  surtout  ont  at- 
tiré mon  attention  :  La  délivrance  de  Made- 
moiselle Chevrier,  rue  Cadieux  et  votre  fa- 
meux message  aérien,  Lafond,  ne  me  sem- 
blaient pas  très  naturels.  Eue  Cadieux,  les 
gardiens  de  Mademoiselle  semblaient  s  être 
donné  le  mot  pour  ne  se  présenter  qu'un  par 
un  devant  les  sauveteurs  et  puis,  dans  une 
maison  où  l'on  veut  séquestrer  quelqu'un,  on 
n'ouvre  pas  la  porte  au  premier  venu  comme 
on  l'avait  fait  à  Mouton  et  Durand.  Quant  à 
votre  message,  Monsieur  Lafond,  il  me  sem- 
blait terriblement  vague,  venant  de  vous,  un 
habitué  de  la  ville.  Je  sais  bien  que  si  je  m'é- 
tais trouvé  à  votre  place,  j'aurais  pu  indi- 
quer à  quelques  cinquante  pieds  près  en  quel 
endroit  je  me  trouvais.  A  plus  forte  raison 
vous,  un  ingénieur,  habitué  par  devoir  profes- 
sionnel à  avoir,  comme  on  le  dit,  "le  compas 
dans  l'oeil",  si  vous  ne  donniez  que  d'aussi 
vagues  renseignements,  c'était  que  vous  vou- 
liez, non  pas  être  répéré,  mais  exciter  l'ar- 
deur de  ceux  qui  étaient  à  votre  recherche  par 
des  indications  vagues. 

— Vous  avez  parfaitement  raison,  Xotaire, 
et  je  vous  avouerai  que  je  n'ai  jamais  été  sé- 
questré dans  le  grenier  que  l'on  a  désigné 
dans  l'article  du  "Monde". 

— J'en  avais  moi-même  la  quasi  certitude. 
Cette  rose  des  vents,  que  le  reporter  considé- 
rait comme  indication  de  votre  passage  dans 
ce  grenier  était  pour  moi  une  preuve  certaine 
que  l'on  faisait  fausse  route.  En  effet,  alors, 
ou  vous  auriez  su  où  l'on  allait  vous  conduire 
et  alors,  vous  n'auriez  pas  manqué  de  donner 
une  indication  précise  de  l'endroit  qui  allait 
devenir  votre  nouvelle  prison;  ou,  plus  pro- 
bablement, on  se  serait  bien  gardé  de  vous 
révéler  l'endroit  où  on  allait  vous  conduire  et 
alors  pourquoi  auriez  vous  dessiné  cette  rose 
des  vents?  D'ailleurs,  depuis  le  commence- 
ment de  cette  affaire,  je  constatais  le  soin  que 
chaque  personnage  prenait  à  mettre  en  évi- 
dence la  riebesse  de  la  mine  découverte  par 
notre  ami.  Dès  le  jour  de  ma  mise  sous  sur- 
veillance, j'ai  eu  la  compréhension  entière  du 
stratagème  hardi  dont  vous  usiez  pour  obte- 
nir une  publicité  gratuite  et  effective:  mais 
je  croyais  alors  que  mon  mystérieux  compa- 
gnon de  pêche  était  Monsieur  Morin  et  ce 
n'est  que  lors  de  la  visite  que  Mademoiselle 
nie  fit.  mercredi  dernier,  qu'en  comparant  la 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


69 


lettre  qu'elle  venait  de  recevoir  et  les  billets 
que  vous  m'aviez  fait  tenir,  Lafond,  je  pus 
vous  identifier. 

— Et  quel  rôle  jouaient  Durand  et  Mouton 
en  toute  cette  affaire? 

— Deux  pantins  dont  nous  tirions  les  cor- 
des. 

—Et  Philéas? 

— Un  autre  pantin;  mais  comme  celui-ci 
avait  la  manie  d'écouter  aux  portes,  il  fallait 
soigner  sa  mise  en  scène,  même  lorsqu'on 
était  supposé  être  seul.  Vous  vous  rappelez 
la  scène  du  Mont  Roval  ? 

—Et  Landry  ? 

— Je  vous  présente  le  nommé  Landry,  mon 
ennemi  juré,  dit  Morin  en  désignant  l'ingé- 
nieur. Comprenez-vous  maintenant  que  lors- 
que je  le  sommais  de  remettre  Lafond  en  li- 
berté, pourvu  que  le  dit  Lafond  consentit  a 
s'évader,  j'étais  certain  d'être  obéi? 

— Et  les  brigands  de  la  rue  Cadieux,  ces 
hommes  qui  m'ont  causé  une  telle  crainte? 
interrogea  à  son  tour  Mademoiselle  Chevrier. 

— De  braves  gens  que  vous  avez  rencontrés 
à  maintes  reprises  à  ma  maison  de  campagne, 
Notaire  :  mon  beau-frère,  Chartier,  deux  de 
ses  neveux,  un  de  mes  cousins  et  ma  vieille 
servante.  Je  vous  assure,  Mademoiselle,  que 
si  cette  dernière  vous  a  effrayée,  elle  a  eu  elle- 
même  aussi  peur  que  vous. 

— Et  les  arrestations?  Opérées  également 
par  les  mêmes  personnes,  n'est-ce  pas  ? 

— C'est  bien  cela.  Lors  de  celle  de  notre 
ami,  ajouta  Morin,  nous  avons  failli  nous  fai- 
re pincer.  Vous  vous  souvenez  cette  inter- 
view donnée  au  reporter  de  la  "Nation"  par 
le  gérant  de  l'Hôtel,  il  avait  remarqué  qu'à 
peine  sortis  du  Château,  le  prisonnier  et  ses 
gardes  causaient  amicalement  ensemble.  Heu- 
reusement, on  n'a  pas  remarqué  cette  anoma- 
lie. 

- — Une  dernière  question,  dis- je,  et  cette 
fois,  elle  s'adresse  à  Mademoiselle.  Pourquoi, 
après  avoir  été  si  longtemps  fidèle  à  votre 
fiancé  et  tout  en  gardant  une  foi  inébranlable 
en  son  retour,  avez-vous  joué  la  comédie  de 
l'amour  avec  Mouton? 

— C'est  que,  quelques  instants  avant  la  vi- 
site de  Mouton,  j'avais  reçu  un  mot  de  Mon- 
sieur Morin  me  demandant  d'agir  ainsi,  non 
pas  de  m'engager,  mais  de  laisser  espérer. 
Comme  on  me  demandait  le  secret,  je  n'ai  ja- 
mais dévoilé  cet  incident.  N'est-ce  pas,  Mon- 
sieur Morin? 

— Nous  avions  besoin  d'entraîner  Mouton 
à  Québec  pour  la  scène  de  l'arrestation  de 
Lafond.    Je  sais  que  dans  la  suite,  on  a  ca- 


lomnié la  fiancée  de  mon  ami;  mais  ce  der- 
nier saura  lui  faire  oublier  ces  moments  de 
chagrin  par  toute  une  vie  d'amour  et  de  bon- 
heur. 

— Et  qu'entendez-vous  faire,  maintenant? 

— Dès  demain,  les  actions  de  la  "Digue 
Dorée,  Incorporée"  seront  sur  le  marché  et 
avec  la  connaissance  que  j'ai  de  la  mentalité 
de  nos  gens,  je  suis  absolument  positif  que 
d'ici  un  mois  les  deux  millions  de  dollars 
d'actions  que  comporte  notre  première  émis- 
sion seront  épuisés.  Si  nous  étions  arrivés 
sur  le  marché  et  avions  offert  en  vente  les  ac- 
tions d'une  mine  inconnue,  même  si  cette 
mine  eut  été  encore  dix  fois  plus  riche  que 
celle  découverte  par  notre  ami  Lafond,  ces 
actions  se  seraient  vendues  à  vil  prix  et  même 
ne  se  seraient  pas  vendues  du  tout.  Mais  no- 
tre position  est  toute  différente.  Il  n'est  pas 
dix  âmes  dans  notre  province  qui  ne  connais- 
sent pas  la  "Digue  Dorée"  il  n'en  est  pas  cent 
qui  n'aient  encore  bien  vivant  à  l'esprit  la 
lutte  épique  qui  s'est  livrée  autour  de  sa  pos- 
session et  ne  se  soient  pas  réjouies  du  triom- 
phe de  son  vrai  propriétaire.  Nous  avons  com- 
mencé par  émouvoir  le  coeur  du  peuple  par  le 
joli  roman  d'amour  Lafond-Chevrier,  roman 
qui  ne  saura  tarder  de  finir  par  un  mariage, 
comme  tous  les  beaux  romans  que  le  peuple 
aime.  Et  puis,  nous  avons  aiguisé  son  appé- 
tit. Elle  était  donc  bien  riche  cette  mine 
pour  que  l'on  se  soit  livré  une  telle  guerre 
autour  de  sa  possession.  Maintenant  que  nous 
sommes  vainqueurs,  nous  sommes  devenus 
en  quelque  sorte  des  surhommes,  des  héros, 
des  champions.  Et,  que  ce  soit  une  lutte 
d'adresse,  de  force  ou  de  ruse,  la  foule  est 
toujours  avec  les  vainqueurs  contre  les  vain- 
cus. Dans  cette  lutte  qu'elle  considère  com- 
me homérique,  la  foule  nous  a  vus  vaincre 
tous  les  obstacles,  commander  en  maître  et 
être  obéis,  elle  a  cru  en  cette  puissance  facti- 
ce, cette  force  qui  commande  et  longtemps 
encore  elle  nous  croira  invincibles.  Et  lors- 
qu'après  notre  victoire,  nous  viendrons  lui 
offrir  d'en  partager  les  fruits,  vous  verrez 
cette  foule  quelque  peu  superstitieuse  nous 
confier  ses  économies. 

— Mais  avez  vous  bien  le  droit  de  risquer 
les  économies  des  humbles,  êtes-vous  bien  cer- 
tain du  succès  de  votre  entreprise? 

— Soyez  persuadé  que  si  j'avais  le  moindre 
cloute,  je  ne  le  ferais  pas.  Lorsque  Lafond  me 
rencontra,  il  y  a  six  mois,  le  plan  que  je  viens 
de  mettre  en  exécution  était  en  ébullition 
clans  ma  tête  depuis  plus  de  six  ans  et  si  je 
ne  l'avais  pas  encore  réalisé  c'est  que  je  n'a- 


70 


vais  |»;is  trouvé  les  deux  éléments  nécessa i res. 

D'abord,  ttn  claim  minier  qui  n'offrit  aucun 
alea  el  ensuite  un  homme  jeune,  sympathi- 
que, intelligent  et  droit  qui  pût  me  secon- 
der. Je  connaissais  Germain  depuis  près  de 
huil  ans,  l'ayanl  rencontré  dans  ] a  région  de 
Porcupine  où  il  allait  travailler  durant  ses 
vacances  et  en  le  retrouvant,  je  n'eus  pas  un 
moment  d'hésitation.  Quant  au  claim  mi- 
nier qu'il  m'offrait,  il  n'est  pas  besoin  d'être 
passé  maître  en  géologie  pour  comprendre 
qu'il  constient  les  gisements  aurifères  les 
plus  riches  du  pays  et  que  ces  richesses  sont 
en  quelque  sorte  inépuisables.  Autour  du 
claim  originaire,  enregistré  sous  votre  nom, 
Mademoiselle,  nous  avons  piqueté  quarante 
autres  claims  aux  noms  de  personnes  de  con- 
fiance, ce  qui  constitue  une  superficie  de  qua- 
tre-vingt-deux mille  acres  de  superficie.  Nous 
aurions  pu  vendre  nos  droits  à  des  financiers 
américains  et  en  retirer  une  jolie  fortune; 
niais  il  y  a  assez  longtemps  que  les  étrangers 
exploitent  notre  patrimoine,  nous  voulons 
que  les  nôtres- cessent  de  ne  faire  que  tirer  les 
marrons  du  feu  pour  les  autres.  Grâce  à  la 
"Digue  Dorée"  nous  apporterons  l'aisance 
dans  toutes  les  familles  qui  voudront  nous 
aider. 

—Mais  pourquoi  ne  pas  m'avoir  avertie? 
Pourquoi  m'avoir  imposé  le  martyre  que  je 
souffre  depuis  plusieurs  mois?  dit  la  jeune 
fille. 

— C'est  que  dans  la  tragédie-comique  que 
nous  allions  faire  représenter,  on  vous  avait 
destiné  un  rôle,  Mademoiselle,  un  rôle  de  tout 
premier  ordre.  Vous  étiez  la  jeune  première 
ingénue,  l'héroïne  qui  souffre  et  pleure,  qui 
doit  avoir  des  accents  vrais  et  sincères.  In- 
consciente du  rôle  que  vous  jouiez,  vous  avez 
été  une  grande  artiste  ;  mais  auriez-vous  eu 
de  pareils  accents,  si  vous  aviez  été  avertie 
que  ce  n'était  qu'un  rôle  que  vous  débitiez. 
Ce  qui  a  fait  le  naturel  de  la  comédie  que 
nous  venons  de  représenter,  c'est  que  tous  les 
acteurs  en  scène  ignoraient  qu'ils  jouaient  la 
comédie.  Prenez  Mouton,  il  est  encore  bien 
persuadé  qu'il  a  vu  le  cadavre  de  son  ami 
dans  le  canot  accosté  à  Golden  Creek  et  ce- 
pendant, comment  aurait-il  pu  le  voir,  alors 
que  depuis  trois  heures  il  était  ivre  mort  dans 
une  taverne  où  deux  de  mes  anciens  employés 
Taxaient  conduit.  Ces  hommes  mêmes,  qui 
l'ont  soûlé  croyaient  simplement  jouer  une 
bonne  farce  à  Mouton  lorsqu'ils  l'amenèrent 
près  de  la  rive  et  lui  montrèrent  Lafond  cou- 
ché dans  son  canot,  la  figure  barbouillée  du 
sang  d'un  loup  que  Lafond  lui-même  avait 


tué.  Le  lendemain,  ils  partaient  pour  l'in- 
térieur  des  bois  et  n'ont  certes  plus  entendu 
parler  de  cette  affaire.  Durand,  hâbleur  et 
froussard,  était  bien  loin  de  croire  qu'il  jouait 
un  rôle  quand  il  allait  déposer  une  plainte 
contre  inconnus  pour  la  disparition  de  Bes 
amis  et  cependant,  c'est  moi  qui  le  lui  avais 
inspiré  en  le  faisant  suivre  trois  soirs  consé- 
cutifs. Le  nommé  Philéas  était  bien  loin  de 
se  croire  un  acteur  quand  il  agissait  comme 
factotum  de  Lafond  déguisé  en  Landry  et 
écoutait  aux  portes  afin  d'acquérir  la  certi- 
tude que  son  maître  était  bien  le  fameux  Lan- 
dry et  pouvoir  plus  tard  le  trahir.  Et  vous- 
même,  Notaire,  n'avez-vous  pas,  durant  quel- 
ques jours  été  un  acteur  inconscient  ? 

— Je  l'avoue.  De  tous  les  personnages  de 
cette  comédie,  vous  étiez  les  deux  seuls  à  être 
complètement  initiés. 

— Et  remarquez  comme  nous  nous  sommes 
appliqués  à  demeurer  dans  l'ombre.  A  de  ra- 
res intervalles,  Germain,  déguisé  en  lumber- 
jack  suivait  de  loin  sa  fiancée,  lui  glissait 
quelques  mots  d'encouragement,  billets  tou- 
jours écrits  au  clavigraphe  ;  moi-même,  je  ne 
me  suis  montré  que  dans  deux  circonstances. 
A  Québec,  lors  de  l'envoi  du  fameux  chèque 
qui  a  tant  intrigué  Mademoiselle  Chevrier  et 
une  autre  fois,  lors  de  l'arrestation  de  Ger- 
main, pour  m'assurer  cle  l'état  de  sa  fiancée 
et  lui  faire  passer  un  billet  pour  la  rassurer. 

— Et  Landry  ?    Il  est  mort,  n'est-ce  pas  ? 

— Comme  son  frère  l'a  assuré,  il  est  mort  à 
Vancouver  il  y  a  plus  d'un  an.  C'était  un  piè- 
tre sire  et  si  Germain  et  moi,  nous  avons  son- 
gé à  le  ressusciter  un  moment,  c'est  que  tous 
deux,  nous  avions  de  sérieuses  raisons  d'abho- 
rer  son  souvenir.  A  Germain,  il  avait  tenté 
d'enlever  sa  fiancée,  à  moi,  il  a  un  jour  fait 
perdre  une  petite  fortune  en  vendant  un  se- 
cret que  je  lui  avais  confié.  Si  je  me  suis 
servi  de  son  nom,  c'est  que  j'ignorais  qu'il 
fut  mort  et  d'ailleurs,  dans  ma  lettre  de  ven- 
dredi, je  déclare  que  le  brigand  à  qui  j'avais 
déclaré  la  guerre  avait  usurpé  le  nom  d'un 
mort. 

— Mais  enfin,  le  pseudo  Landry? 

— Je  ne  sais  pas  au  juste.  Au  cas  ou  la 
vente  des  actions  ne  marcherait  pas  comme  je 
le  désire,  peut-être  le  ferai-je  revenir  en  scène 
encore,  maintenant  que  j'ai  goûté  ce  genre  de 
publicité  gratuite,  vous  savez.  .  . 


Que  vous  dirais-je  de  plus  ?  Tout  le  monde 
sait  que  les  prévisions  de  Morin  se  sont  plus 


LE  ROMAN  DES  QUATRE 


71 


que  réalisées.  Quinze  jours  après  la  premiè- 
re émission  d'actions  de  la  nouvelle  compa- 
gnie, les  ventes  avaient  atteint  le  chiffre  fa- 
buleux de  cinq  millions,  ventes  opérées  pres- 
qu'exclusivement  parmi  les  petits  capitalistes 
et  la  classe  ouvrière  et  lorsque  ce  chiffre  fut 
atteint,  les  demandes  d'achat  ne  cessèrent  de 
parvenir  au  siège  social  de  la  compagnie. 

Les  travaux  d'exploitation,  poussés  avec 
une  vigueur  encore  inconnue  dans  une  exploi- 
tation canadienne-française  ne  tardèrent  pas 
à  démontrer  que  la  richesse  de  la  mine  dépas- 
sait les  espérances  les  plus  optimistes.  Depuis 
on  a  fait  de  nouvelles  émissions  et  les  actions 
ont  été  immédiatement  enlevées. 

Les  rendements  de  la  mine  sont  chaque  an- 
née plus  considérables  et  les  souscripteurs 
originaires  se  voient  actuellement  possesseurs 
d'une  petite  fortune. 

Malgré  ma  parfaite  ignorance  en  la  matiè- 
re, ces  Messieurs  ont  bien  voulu  me  conserver 
mon  titre  de  Directeur-Secrétaire  de  la  com- 
pagnie et  les  actions  que  je  possède  dans  l'en- 
treprise me  permettent  chaque  été  de  fermer 
mon  étude  et  d'aller  paisiblement  pêcher  la 
truite  sur  les  bords  du  lac  Adolphe. 

A  Val  Morin,  j'ai  toujours  pour  voisins  le 


dentiste  Chartier  et  son  beau-frère,  Morin  et, 
pour  seconds  voisins  le  ménage  Germain  La- 
fond  dont  les  bébés  roses  me  donnent  la  nos- 
talgie des  jours  envolés. 

Hier,  je  venais  de  mettre  ma  ligne  à  l'eau 
quand  je  vis  arriver  Germain  Lafond. 

— Vous  souvenez-vous,  mon  ami,  lui  de- 
mandai-je,  les  belles  parties  de  pêches  que 
nous  avons  faites  ensemble  sur  le  bord  de  ce 
lac? 

— Si  vous  saviez,  Notaire,  comme  en  ces 
moments  ma  pensée  était  loin.  Songez  donc, 
être  si  près  de  ma  petite  Jeannette  et  ne  pou- 
voir la  rassurer. 

— Il  est  une  question  que  je  désire  vous  po- 
ser depuis  longtemps.  Pourquoi  vous  être 
adressé  à  moi,  obscur  notaire,  et  non  à  l'un 
quelconque  des  deux  cents  autres  de  mes  con- 
frères ? 

— C'est  Morin  qui  vous  a  choisi.  Il  pré- 
tendait qu'un  homme  comme  vous,  passionné 
pour  l'étude  des  infiniment  petits,  toujours 
occupé  de  fleurs  et  d'insectes,  ne  pourrait  pé- 
nétrer nos  desseins  et  serait  entre  nos  mains 
un  instrument  docile...  Et  dire  que  vous 
avez  peut-être  été  le  seul  homme  qui  ait  trou- 
vé le  mot  de  l'énigme  ! . .  . 


72 


TABLE  DES  MATIÈRES 

PREMIERE  PARTIE 

TROISIEME  PARTIE 

L'Orpheline  de  la  rue  Mignonne 

Fils  Emmêlés 

par 

par 

JEAN  EERON 

U  E>f\L,D  L  JA\J  U 1  i\ 

Pages 

Pages 

Chapitre  1 —   3 

3—   7 

3—   9 

Chapitre  l —   24 

2—   27 

3—   31 

4—   35 

5—   3S 

6—   41 

7—   45 

DEUXIEME  PARTIE 

QUATRIEME  PARTIE 

Le  chèque  mystérieux 

Le  récit  du  Notaire 
par 

par 

JULES  LARIVIERE 

ALEXANDRE  HUOT 

Pages 

Pages 

Chapitre  1 —   14 

2—   17 

3—   19 

4—   22 

Chapitre  1—   48 

2—   49 

3—   52 

4 —   55 

5—   56 

6—   58 

7—   61 

8—   63 

9—   6s 

LiA  VIE  CANADIENNE 


7  3 


Mme  FRED  CHEVALIER 

Obligée  de  pourvoir  à  sa  subsistance  et  sans  cesse  tourmentée  par  de  vio- 
lents maux  de  tête  et  douleurs  dorsales  trouve  enfin  le  soulagement  désiré. 
Forces  rendues  et  maintenues  par  l'emploi  des  Pilules  Rouges. 


"J'étais  affaiblie,  ma  digestion  était  lente,  souvent  j'avais 
des  maux  de  tête  ou  des  douleurs  de  dos  qui  m'empêchaient 
de  travailler  comme  il  l'aurait  fallu  puisque  j'avais  à  pourvoir 
à  ma  subsistance.  Si  je  montais  un  escalier  la  respiration  me 
manquait  avant  d'être  arrivée  au  haut  et  mon  coeur  battait 
très  vite.  J'avais  essayé  de  me  tonifier  de  différentes  façons, 
mais  ce  n'est  qu'avec  les  Pilules  Rouges  que  j'ai  réussi.  Com- 
me je  le  désirais,  je  me  suis  bien  rétablie  malgré  tout  le  travail 
que  j'ai  fait,  mes  forces  se  sont  maintenues.  Si  les  Pilules 
Rouges  ont  pu  faire  tant  de  bien  à  une  femme  de  mon  âge, 
combien  plus  elles  aideront  une  autre  plus  jeune  et  par  consé- 
quent moins  déprimée."  Mme  Fred  Chevalier,  153,  rue  Union, 
Springfield,  Mass. 

Vous,  Mesdames,  qui  peut-être  depuis  longtemps  cherchez  un  remè- 
de aux  maux  qui  vous  affligent,  pourquoi  ne  pas  profiter  de  ce  produit 
merveilleux  qui  est  mis  à  votre  portée,  les 

PILULES  ROUGES 


Mme  Fred.  Chevalier 


Chaque  jour  des  centaines  de  lettres  nous  arrivent  proclamant  leur 
efficacité;  des  personnes  reconnaissantes  veulent  apporter  à  d'autres  le 
témoignage  sincère  et  désintéressé  du  résultat  obtenu  par  l'emploi  des 
Pilules  Rouges. 

Ces  nombreuses  attestations  doivent  vous  inciter  à  faire  vous-mêmes 
usage  de  ce  tonique  incomparable  qui  vous  est  absolument  nécessaire  si 
vous  êtes  affectées  de 


Troubles  nerveux 
Retour  d'âge 
Pauvreté  du  sang 
Maux  de  reins 
Palpitation  de  coeur 


Douleurs  périodiques 
Perte  de  mémoire 
Sensations  de  chaleur 
Troubles  d'estomac 
Mélancolie 


Dérangements 
Irrégularités 
Dépression 
Anémie  Chlorose 
Migraine. 


CONSULTATIONS  GRATUITES  aux  femmes,   par  lettres   ou  à  nos  bureaux,   15  70,  rue 
Saint-Denis.    Notre  médecin  est  à  votre  disposition  tous  les  jours,  de  9  heures  du  matin  à  8  heu- 
res du  soir  (excepté  les  dimanches  et  fêtes  religieuses).    Vous  serez  satisfaites  des  conseils  qu'il 
vous  donnera  pour  rien.    Il  vous  est  impossible  de  vous  soigner  à  meilleur  marché. 
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74 


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LA  VIE  CANADIENNE 

LITTÉRATURE  ET  LITTÉRATEURS 

(SUPPLÉMENT  AU   "ROMAN  CANADIEN") 


NO.  14. 


MENSUEL 


JULES   LA  RIVIERE 


Est-ce  surcroît  d'ouvrage,  paresse  ou  autre 
cause?  Je  ne  saurais  me  prononcer;  mais  au  mo- 
ment d'aller  sous  presse,  la  ''Silhouette"  mensuel- 
le que  nous  brossait  notre  fidèle  collaborateur 
"Ernest  Ral"  ne  m'est  pas  parvenue.  C'est  à 
moi  donc  qu'il  incombe  de  remplir  cette  rubrique. 
Je  le  fais  avec  d'autant  plus  de  plaisir  que  cela 
me  procure  l'occasion  de  présenter  à  nos  lecteurs 
la  figure  du  pionniers  de  nos  collaborateurs,  Jules 
Larivière,  ce  bon  bohème  souriant  dont  la  vie, 
criante  ironie,  a  fait  un  père  de  famille  rangé,  un 
époux  modèle  et.  . .  un  notaire. . . 

Mais  la  tache  n'est  en  somme  pas  si  facile  et  en 
dépit  de  la  longue  amitié  qui  me  lie  à  l'auteur  de 
1"  Iris  Bleu",  j'avoue  que  les  détails  sur  sa  vie  me 
manquent  absolument,  c'est  que  notre  ami,  si  vo- 
lontiers loquace  quand  il  s'agit  de  l'expression 
de  ses  vues,  si  ardent  à  soutenir  une  discussion, 
entêté  même  lorsqu'il  s'agit  de  faire  valoir  une 
idée  qui  lui  semble  juste  et  vraie,  devient  muet 
quand  il  s'agit  de  sa  personne. 

Tout  au  plus  sais-je  qu'il  est  né  à  Saint-Judes, 
petit  village  du  comté  de  Saint-Hyacinthe,  qu'il 
a  passé  son  enfance  dans  le  bon  vieux  Maska 
dont  il  s'est  fait,  par  la  suite,  le  chantre  et  le  dé- 
fenseur, qu'il  a  fait  ses  études  à  Marieville  et 
qu'enfin,  marié  et  père  de  famille,  il  pratique  sa 
profession  à  Montréal. 

Mais  si  de  l'homme  lui-même,  comme  de  tout 
être  qui  a  vécu  paisiblement  sa  modeste  exis- 
tence, il  est  peu  à  dire,  de  son  oeuvre  et  du  sou- 
tien constant  qu'il  a  prodigués  à  notre  publi- 
cation, comment  ne  pas  exprimer  notre  recon- 
naissance. 

Larivière  est  surtout  et  avant  tout  un  conteur 
et  le  délicieux  petit  roman  "La  Villa  des  Anco- 
lies"  que  quantité  de  nos  lecteurs  ont  savouré, 
est  peut-être  la  meilleure  expression  de  son  ta- 


lent. Ce  talent  de  conteur,  nous  le  retrouvons, 
avec  une  teinte  de  sentiment  dans  T'Tris  Bleu". 
Avec  l'''Associée  Silencieuse",  roman  à  thèse  dont 
les  caractères,  au  dire  même  de  ses  détracteurs, 
sont  vrais  et  sincères,  l'esprit  quelque  peu  ironis- 
te du  conteur  n'avait  plus  champ  libre,  sa  note 
caractéristique  n'avait  plus  libre  cours;  mais 
dans  la  quatrième  partie  du  roman  que  nous  pu- 
blions aujourd'hui,  alors  que  toutes  les  difficultés 
de  métier  semblent  avoir  été  accumulées  pour 
lui  rendre  la  tache  lourde,  son  art  de  conteur 
amusant  reparaît  dans  tout  son  éclat,  surmon- 
tant avec  une  rouerie  merveilleuse  les  obstacles 
accumulés,  modifiant  en  un  tournemain  et  de  la 
manière  la  plus  logique  les  situations  les  plus 
solidement  établies,  accumulant  épisodes  sur 
épisodes  pour  arriver  au  dénouement  le  plus 
inattendu. 

Un  autre  qualité  qui  se  retrouve  dans  chacun 
des  ouvrages  de  notre  fidèle  collaborateur,  c'est 
la  vérité.  Vérité  dans  les  personnages  dont  la 
logique  ne  se  dément  pas  un  seul  instant,  vérité 
dans  les  images,  les  tableaux  qu'il  brosse,  les 
paysages  qu'il  dépeint,  les  êtres  et  les  choses  qu'il 
nous  présente.  Chacun  de  ses  romans  lui  coûte 
de  sérieuses  études.  Dans  la  "Villa  des  Ancolies" 
c'était  la  botanique,  dans  F'Tris  Bleu"  c'est  le 
botanique  et  le  zoologie,  dans  l'"Associée  Silen- 
cieuse", c'est  une  autre  série  de  connaissance 
industrielles  dont  il  lui  a  fallu  s'adapter  les  no- 
tions avant  d'en  présenter  la  peinture  à  ses  lec- 
teurs et  devant  la  somme  d'ouvrage  que  cette 
assimilation  de  connaissances  a  coûtée,  nous  ne 
pouvons  que  nous  incliner  devant  ce  laborieux  à 
la  solide  amitié  franche  toujours,  quelquefois  un 
peu  brutale;  mais  si  sincère  et  dévouée. 

EDOUARD  GARAND. 


UN  PRETRE,  L'ABBE  H  A  MON  (Curé  de  Vaumoise,  France), 
possède  le  moyen  radical  de  guérir:  DIABETE,  * 
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LA  VIE  CANADIENNE 

LITTÉRATURE     ET  LITTÉRATEURS 
(Supplément  au  "Roman  Canadien") 


Publié  dans  le  but  de  mettre  plus  de 
vie  dans  le  monde  littéraire  Canadien  et 
de  coopérer  à  l'oeuvre  du  "Roman  Ca- 
nadien". 


Nous  recevrons  avec  plaisir  tous  ma- 
nuscrits que  Von  voudra  bien  nous  sou- 
met Ire  et  si  refusés,  seront  retournés  à 
nos  frais. 

Correspondance,  adressez  : 
"La  Vie  Canadienne" 

Casier  postal  9G9 
MONTREAL 


CAUSONS  : 


AVANT  LES  NEIGES  : — 

La  Maison  de  la  "Bonne  Presse"  vient  d'éditer 
un  petit  roman,  signé  J.  Topri,  dont  l'action  se 
déroule  en  notre  pays.  L'auteur  qui  se  cache 
sous  le  pseudo  de  J.  Topri  est  un  humble  curé 
d'une  paroisse  des  grandes  plaines  qui,  s'il  est 
Belge  d'origine,  a  bien  su  prendre  l'âme  de  sa 
patrie  d'adoption  et  la  rendre  en  une  série  de 
tableaux  touchants  en  leur  simplicité. 

L'auteur  nous  présente  la  vie  laborieuse  et  ar- 
due des  colons  ouvrant  la  terre  à  là  civilisation, 
leurs  vie  poignante,  à  la  merci  d'une  température 
trop  souvent  capricieuse,  toute  cette  théorie  de 
misères  qui  incorpore  en  quelque  sorte  le  pion- 
nier du  sol  à  la  terre  qu'il  a  rendue  fertile  et 
créatrice. 

J.  Topri  est  un  futur  collaborateur  de  notre 
collection,  et  bientZt  nos  lecteurs  auront  le  plaisir 
de  lire  de  lui  ''Les  Exploits"  de  Jean  Choumak  , 
un  autre  aspect  de  la  grande  épopée  des  pion- 
niers du  sol,  des  chevaliers  de  la  colonisation. 

LA  MAISON  VIDE  : — 

Notre  ami,  Harry  Bernard,  vient  de  publier  son 
troisième  roman.  Bernard  est  un  jeune  et  un 
laborieux  et,  à  ce  titre,  nous  ne  le  pourrions  trop 
citer  en  exemple  à  la  génération  qui  pousse. 

Quant  au  roman  lui-même.  . .  mon  Dieu,  je  me 
garderais  bien  de  formuler  un  jugement,  les  ap- 
préciations qu'on  en  a  faites  sont  tellement  con- 
tradictoires!   !    !   "Turc"  semble  le  trouver  plus 


que  médiocre/.,  et,  de  son  c">té,  l'abbé  Vadnais, 
professeur  de  littérature  au  Séminaire  de  Saint- 
Hyacinthe,  docteur  es-lettres  de  l'Université  de 
Montréal,  si  je  ne  me  trompe  pas,  en  fait  un 
quasi  chef-d'oeuvre  'Turc'  quoiqu'on  en  dise,  et 
en  dépit  de  sa  fougue  quelque  peu  frondeuse  pour 
notre  population  habituée  à  admirer  sur  com- 
mande, est  une  autorité  en  fait  de  critiquer  lit- 
téraire... Oui,  mais  me  retorquera-t-on,  l'Abbé 
Vadnais,  professeur  de  littérature,  docteur  es- 
lettres  de  l'Université  de  Montréal,  (toujours  si 
je  ne  me  trompe),  n'est-il  pas  une  plus  grande 
autorité?  Pour  l'amour  du  Ciel,  Messieurs  de  la 
Critique,  accordez  vos  violons  afin  que  le  bon 
public,  qui  attend  le  mot  d'ordre,  puisse  enfin  en 
toute  sécurité,  admirer  sans  restriction  ou  dé- 
daigner sans  contrainte.  Allons,  Messieurs,  un 
bon  mouvement.  .  . 

1926:— 

Encore  une  année  qui  vient  de  se  terminer  et 
avant  de  commencer  celle  qui  s'ouvre  devant 
nous,  nous  sera-t-il  permis  de  jeter  un  regard 
rétrospectif  sur  le  travail  accompli  durant  cette- 
année  qui,  suivant  l'expression  de  cette  brave 
religieuse,  vient  de  piquer  une  tête  dans  l'éternité. 

Qu'a  rapporté  l'année  dix-neuf  cent  vingt-six 
dans  le  domaine  des  lettres  canadiennes.  Pour 
sur  aucun  chef  d'oeuvre,  quelques  ouvrages  de 
mérite  réel  et  enfin  quantité  d'écrits  qui,  pour 
n'être  que  de  purs  balbutiements,  n'en  sont  pas 
moins  une  preuve  du  réveil  de  l'apathie  où  sem- 
blait être  enlisée  la  jeunesse  de  notre  race.  Et 
si  nous  avons  eu  à  enregistrer  certains  reculs. — 
Le  "Mon  Magazine"  dont  la  vie  a  été  si  éphémère 
en  dépit  du  talent  incontesté  de  son  directeur. — 
La  "Revue  Moderne"  à  laquelle  son  changement 
de  format  a  fait  perdre  tout  cachet  d'esthétisme — 
par  contre,  nous  avons  eu  le  plaisir  de  voir  ré-ap- 
paraître  ''Les  Cahiers  de  Turc",  humbles  pla- 
quettes toutes  vibrantes  de  vie,  de  fougue  et 
d'entrain;  nous  avons  eu  le  plaisir  de  voir  la 
'  Revue  Populaire"  inaugurer  une  rubrique  de 
critique  littéraire  très  intéressante  cependant  que 
l'Abbé  Charbonnier,  dans  la  "Presse"  et  Fran- 
coeur  dans  "La  Patrie"  nous  donnaient  sur  les 
livres  parus,  des  appréciations  sincères  et  éclai- 
rées. 

Mais  s'il  est  une  publication  qui  n'ait  pas  chômé 
durant  les  douze  mois  qui  viennent  de  s'écouler, 
c'est  bien  "Le  Roman  Canadien".  Douze  romans 
dans  la  collection  elle-même  du  Roman  Canadien, 
deux  pièces  de  théâtre,  quatre  volumes  de  nou- 
velles... N'est-ce  pas  un  record  pour  une  mai- 
son d'éditions  canadienne  française. 

De  ce  succès  éclatant,  nous  sommes  grande- 
ment reconnaissants  à  nos  dévoués  collabora- 
teurs; nous  sommes  surtout  reconnaissants  à 
nos  chers  lecteurs  chaque  jour  de  plus  en  plus 
nombreux.  Depuis  les  débuts  de  notre  entreprise, 
nous  nous  sommes  efforcés  de  faire  toujours  de 
mieux  en  mieux  et  avec  l'encouragement  du  bon 
public  qu'aucune  oeuvre  patriotique  ne  laisse  in- 
différent, nous  espérons  que  cette  nouvelle  année 
verra  se  développer  et  grandir  toujours  le  ''Ro- 
man  Canadien." 

JULES  LARIVIERE. 


LA   VIE  CANADIENNE 


77 


LE  MOIS  PROCHAIN  PARAITRA  DANS 

LE  "ROMAN  CANADIEN" 

LA  BESACE  DE  HAINE 

Roman  Historique  Canadien,  inédit 

par 

JEAN  FÉRON 

Ce  roman  commence  en  1758,  lorsque  le  Canada  était 
sous  la  domination  Française,  ou  plutôt  lorsque  la  Nouvel- 
le-France agonisait. 

ANNÉES  TRAGIQUES  ! 

Haine,  amour,  se  côtoient,  pendant  que  des  crimes  mons- 
trueux se  commettent  par  Bigot  et  ses  infâmes  compices. 

QUE  DE  MYSTÈRES! 

Renferme  ce  18e  siècle,  ou  la  justice  n'existait  point,  où 
la  force  primait  le  droit. 

FLAMBARD  EST  REVENU  DES  INDES 

Plus  vivant  que  jamais,  et  sa  rapière  toujours  infatiga- 
ble, le  défenseur  des  opprimés,  vrai,  chevalier  du  moyen 
âge,  accompli  encore  de  merveilleux  exploits  qui  retien- 
dront votre  haleine  jusqu'au  dénouement  final. 

NE  MANQUEZ  PAS 

LA  BESACE  DE  HAINE 
ÉDITIONS  EDOUARD  OARAND 

1423-1425-1427,  rue  Ste-Elisabeth, 

MONTRÉAL 


78 


LA  VIE  CANADIENNE 


COIN  DE  TANTE  LORRAINE 


CLAIR  YAMASKA:— 

Mon  beau  neveu,  pour  un  premier  cour- 
rier, la  série  de  questions  que  vous  me  po- 
sez est  plutôt  compliquée  et  ne  me  l'avez 
vous  pas  posée  dans  le  but  de  mettre  dans 
l'embarras  votre  tante  novice?  Eh!  bien, 
beau  neveu,  vous  vous  trompez,  je  puis  v 
répondre.  Vous  me  dites:  "Il  est  écrit 
qu'Alain  René  Lesage,  en  1732,  donna  un 
ouvrage  intitulé":  Les  Aventures  de  Ro- 
bert Chevalier,  dit  de  Beauchêne,  capitaine 
des  Flibustiers  dans  la  Nouvelle  France. 
"C'est,  paraît-il,  l'histoire  véridique  d'un 
aventurier  tué  à  Tours,  en  1731,  par  les  an- 
glais. Lesage  affirme  qu'il  rédigea  cet  ou- 
vrage sur  les  mémoires  du  héros  que  la  veu- 
ve de  Beauchêne  lui  aurait  communiqués". 
Et  vous  me  demandez: 

lo. — Qu'y  a  -t-il  de  vrai  en  tout  ceci? 

2o. — Ne  serait-ce  pas  un  bon  sujet  pour 
un  roman  canadien,  si  un  auteur  pouvait 
se  procurer  ces  renseignements  presqu'in- 
trouvables? 

3o. — Ne  serait-ce  pas  une  question  in- 
téressante pour  l'histoire  du  Canada  si  ce 
roman  de  Lesage  mettait  quelques  lumières 
sur  cette  époque? 


Beau  neveu,  j'ai  devant  moi  le  roman 
en  question  et  je  vous  assure  que  comme 
source  historique,  c'est  plus  que  piètre  et 
en  dépit  de  l'affirmation  de  son  auteur,  je 
doute  fort  que  la  matière  en  ait  été  tirée  de 
mémoires  authentiques,  tant  il  est  peu  con- 
forme à  la  vérité.  Le  personnage  en  ques- 
tion a  été  de  toute  pièce  inventé  par  l'im- 
mortel auteur  du  "Diable  Boiteux"  qui  a. 
comme  tant  d'autres  auteurs  français,  de 
cette  époque,  tenté  d'écrire  sur  le  Canada, 
cette  héroique  colonie  que  l'égoisme  d'un 
roi  sans  vergogne  allait  faire  perdre  à  la 
France. 

JEAN  PIONNIER:— 

Mon  cher  Jean,  vous  êtes  un  des  pion- 
niers de  mon  coin  et  ce  seul  titre  suffirait  à 
vous  faire  mériter  un  coin  spécial  non  seu- 
lement dans  mon  "coin":  mais  aussi  dans 
mon  coeur  de  brave  vieille  marraine.  Tou- 
tefois, il  y  a  mieux  encore  et  la  lettre  que 
vous  m'envoyez  est  si  bien  marquée  au 
point  de  la  logique  et  du  bon  sens  que  je  me 
permets  de  la  passer  à  notre  Directeur  afin 
que,  sous  la  rubirque  "Lettres  ouvertes",  il 
puisse  en  faire  profiter  tous  nos  lecteurs. 
Merci  et  revenez-nous  souvent. 

TANTE  LORRAINE. 


C.  de  C. 

Amhcrst  3042 

La  Laiterie  de  Tilly  Frères,  Limitée 

Lait  pasteurisé  à  12  sous  la  pinte 

Provenant  de  troupeaux  acrédités 
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LA   VIE  CANADIENNE 


7  9 


FEUILLETON  DE  LA  "VIE  CANADIENNE" 

LA    VIERGE  D'IVOIRE 

<^rand  récit  canadien  inédit 
par  JEAN  FÉRON 


(Suite  de  la  dernière  livraison) 

— Hortense  !  Fernand  éclata  d'un  rire 
d'amère  ironie. 

— Quoi  !  tu  ne  l'aimes  pas  ?  demanda  M. 
Drolet. 

— Je  ne  sais  pas  ! 

— Tu  ne  sais  pas  ? 

— Non...  Je  Festime...  je  ne  la  hais 
pas.  Mais  l'aimer  comme  j'aime  l'autre  en- 
core ?  non,  cela  ne  se  peut  pas .  .  .  cela  ne  se 
pourra  jamais  ! 

— Mais  alors  que  vas-tu  faire  ?  interro- 
gea Mme  Drolet  avec  anxiété. 

— Eien.  Je  vais  rester  garçon.  Je  ne 
me  marierai  pas.  En  marier  une  autre  que 
Lysiane,  je  serais  malheureux.  .  .  plus  mal- 
heureux encore  ! 

— Tes  promesses  à  Hortense?  Tes  enga- 
gements ? 

— Je  briserai  tout  cela  î  s'écria  avec  une 
sorte  de  rage  Fernand.  D'ailleurs  je  vais 
partir.  .  .  je  ne  peux  plus  vivre  à  Montréal. 

— Prends  garde  de  devenir  fou,  mon  gar- 
çon î  dit  gravement  le  père. 

— Fou  ?  devenir  fou  ?  mais  ne  voyez-vous 
pas  que  je  le  suis  déjà?  Oui,  je  suis  fou! 
Oh  !  quand  j'y  pense,  ce  que  j'ai  été  lâche  ! 

Après  avoir  prononcé  ces  derniers  mots 
il  s'enfuit  à  sa  chambre. 

Pendant  dix  jours  Fernand  refusa  de 
sortir  de  la  maison.  Il  passait  ses  journées 
à  marcher  fiévreusement  dans  l'étude  de  son 
père,  quand  celui-ci  était  à  sa  besogne  quo- 
tidienne sur  la  rue  Saint-Jacques.  Et  le 
pauvre  garçon  maigrissait  à  vue  d'oeil,  il  pâ- 
lissait affreusement,  il  paraissait  en  faire  une 
malade  mortelle. 

Très  souvent  Mme  Drolet  l'entendait  ap- 
peler à  toute  voix  : 

— Lysiane  !    Lysiane  ! 

Et  ce  foyer,  qui  jusque-là  n'avait  connu 
que  la  joie,  s'abîmait  dans  la  douleur  et  la 
souffrance. 


Le  père  et  la  mère  de  Fernand  se  déses- 
péraient tout  autant  que  leur  fils.  Que  faire  ? 

M.  Drolet  eut  un  jour  une  idée  :  s'il  était 
possible  de  faire  revivre  l'amour  de  Fernand 
pour  Hortense.  Car  il  croyait  sincèrement 
que  son  fils  avait  aimé  l'ouvrière,  qu'il  l'ai- 
mait encore,  mais  que  cet  amour  s'était  tem- 
porairement effacé  devant  les  remords  qui  as- 
saillaient l'esprit  du  jeune  homme.  Quoi  !  il 
pourrait  suffire  de  la  vue  d'Hortense  pour  que 
Fernand  vît  se  dissiper  le  voile  sombre  qui  lui 
dérobait  l'image  de  l'ouvrière.  Dans  les  cas 
graves  et  désespérés  on  tente  tous  les  remè- 
des.   M.  Drolet  résolut  d'essayer  celui-là. 

Il  se  rendit  à  la  pension  de  la  jeune  fille 
qu'il  trouva  tout  aussi  malheureuse  que  son 
fils. 

Elle,  en  voyant  le  père  de  Fernand, 
ébaucha  un  sourire  pâle  et  dit: 

— Monsieur,  soyez  le  bienvenu  dans  ma 
pauvre  chambre. 

Et  sans  plus  elle  ajouta  : 

— Vous  venez  me  demander,  de  la  part 
de  votre  fils,  de  renoncer  au  bonheur  qu'il  m'a 
promis,  n'est-ce  pas  ? 

— Non,  mademoiselle,  vous  interprétez 
mal  ma  visite.  Je  suis  venu  vous  demander 
de  sauver  mon  fils  du  désespoir. 

— N'a-t-il  pas  retrouvé  sa  Lysiane? 

— Elle  n'est  plus  pour  lui  ! 

— Que  dites-vous?  s'écria  Hortense  en 
bondissant.    Lysiane  serait-elle  morte? 

— Non,  rassurez-vous.  Néanmoins,  pour 
mon  fils,  c'est  tout  comme  :  Lysiane  a  donné 
st  main  à  un  autre  ! 

Hortense  se  mit  à  rire  avec  sarcasme: 

— Bon  !  je  parie  que  l'autre  c'est  Philip- 
pe Dan  j  ou? 

— C'est  vrai  ! 

— Ainsi,  je  peux  comprendre  que  votre 
Fernand  est  très  malheureux  à  cause  de  ce 
mariage  ?  • 


Tous  droits  de  traduction,  reproduction,  adaptation,  au  théâtre  et  au  cinéma  réservés 
par  Edouard  Garand  1926. — Copyright  by  E.  Garand  1926. 


81 


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LA  VIERGE  D'IVOIRE 


— Très  malheureux.  .  .  c'est  vous  qui  le 

dites. 

— Et  vous  pensez  que  je  pourrais  peut- 
être  le  ramener  à  l'espoir  cle  la  vie,  à  la  joie? 

— Je  le  pense,  mademoiselle.  C'est  pour- 
quoi vous  me  voyez  accourir  près  de  vous. 

— Comme  ça,  ça  vous  ferait  plaisir  que 
je  sois  la  femme  de  votre  Fernand  ? 

— Puisque  vous  ramènerez  la  joie  et  le 
bonheur  chez  nous  ! 

— Mais  il  aime  l'autre  encore? 

— Hélas  !  fit  seulement  M.  Drolet  en 
baissant  la  tête. 

— Et  moi ...  il  ne  m'aime  pas ...  il  ne 
m'aime  plus  ! 

— Il  vous  estime  certainement.  .  .  il  vous 
aime  peut-être  encore  !  Mais  en  ce  moment,  il 
est  comme  fou.  kSi  on  lui  parle  de  vous,  il 
ne  sait  pas  au  juste. 

— Ah  !  monsieur  Drolet,  soupira  Horten- 
se,  je  sais  bien  que  s'il  m'aime  encore,  cela  ne 
peut  être  autant  que  l'autre  ;  je  l'ai  bien  com- 
pris quand  j'ai  vu  Fernand  la  dernière  fois. 
Oh  !  vous  savez,  je  ne  l'en  blâme  pas  !  Pauvre 
garçon  !  je  sais  bien  moi  aussi  qu'on  ne  peut 
pas  se  défendre  des  sentiments  qui  envahis- 
sent notre  âme.  Vous  voyez,  moi,  je  suis 
comme  lui  :  je  voudrais  chasser  de  mon  coeur 
et  de  mon  esprit  ce  que  je  ressens  pour  lui, 
mais.  .  . 

— Vraiment,  vous  l'aimez  ? 

— Vraiment!  Moi!  Mais  regardez  donc 
dans  mes  yeux,  vous  y  verrez  jusqu'au  tré- 
fonds de  mon  âme:  ce  n'est  pas  un  secret! 
Alors  comprenez-vous  que  je  l'aime?  Eh 


bien  !  je  l'aime  assez  que,  si  cela  m'était  pos- 
sible, je  lui  donnerais  sa  Lysiane.  .  .  je  la  lui 
donnerais,  vrai  comme  vous  êtes  là  ! 

— Vous  feriez  cela  ? 

— Si  vous  l'exigez,  je  vais  le  faire  ! 

— 11  est  trop  tard,  vous  ne  pourriez  pas, 
et  je  ne  le  voudrais  pas  !  répliqua  M.  Drolet 
en  secouant  la  tête. 

— 0  mon  Dieu  !  dit  Hortense  avec  un 
soupir  atroce,  ce  que  nous  sommes  misérables, 
des  fois,  dans  ce  monde  ! 

La  jeune  fille  laissa  tomber  sa  belle  tête 
sur  l'épaule  de  M.  Drolet  et  pleura. 

Très  ému,  le  père  de  Fernand  posa  ses 
lèvres  sur  le  front  de  la  jeune  fille  et  murmu- 
ra dans  une  prière  : 

— Hortense,  venez  voir  Fernand  ! 


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