LE ROMAN CANADIEN
EDITIONS EDOUARD GARAND, MONTREAL
THE LIBRARYOF
YorkUniversity
SPECIAL COLLECTIONS
a
L'AGE a donné à cette
J bonne vieille bière une
saveur, une maturité qui la
rend tout simplement in-
comparable.
Plus de 100 ans d'expérience
dans chaque bouteille.
DAWES
Black Horse
BIERE et PORTER
LA DIGUE DORÉE
ROMAN DES QUATRE
par
Ubald Paquin
Alexandre Huot
Jean Féron
Jules Larivière
lustrations d'Albert Fournier
m iffl
LACTION CANADIENNE
"LE ROMAN CANADIEN"
Editions Edouard Garand
1423, 1425, 1427, rue Ste-Elisabeth.
Montréal.
Tous droits de publication, traduction, reproduction,
adaptation au théâtre et au cinéma réservés par :
EDOUARD GARAND
19 2 7
Copyright 1927 by Edouard Garand.
De cet ouvrage il a été tiré 12 exemplaires sur papier spécial,
chacun de ces exemplaires est numéroté en rouge à la presse.
illustrations
PREMIERE PARTIE
L'Orpheline de la rue Mignonne
par
UBALD FAQUIN
généreux pourboire, et recommanda au
cocher de revenir dans une heure pour
les conduire à la gare Viger où ils de-
vaient prendre le 5,25, "Train Eclair"
comme on l'appelait, à destination de
Québec.
Une fois sur le trottoir, les deux
hommes demeurèrent quelques instants
parler, semblant indécis de ce qu'ils al-
Le 18 mai mil neuf cent..., deux voya- laient faire,
geurs descendirent de voiture devant le nu- Us formaient ensemble un contraste des
méro 45 de la rue Mignonne. Le plus petit plus marquants. L'un était cle taille moyen-
des deux solda la course, en y ajoutant un ne, massif, large des épaules, avec des bras
sans
4
I,K FIOMAN I>KS QI "AT IL 10
ballantfl termines par (1rs mains épaisses et
carrées, de vrais wbattoir8w comme disait
BOO compagnon. 11 avait un air bonasse,
candide, sur Bes Lèvres un sourire était
comme figé, qui ne le quittait jamais. Il
avait de grands veux bleus, étonnés et hu-
mides, une chevelure blonde abondante.
L'autre était grand, sec, haut sur jambes;
on le devinait solide et robuste, malgré sa
maigreur, et habitué à la misère. Les traits
étaient Bèvères. Il avait un nez en bec d'ai-
gle, mie bouche longue aux lèvres minces.
Il était bronzé de teint et cuit par le soleil.
La seule analogie entre eux consistait
dans le vêtement identique: un veston kaki,
une chemise de toile aux faux col négligé,
• les culottes bouffantes de la même couleur
que le veston, et des bottes lacées qui lui
montaient jusqu'aux genoux.
Instinctivement, en voyant ce couple si
peu assorti, l'on songeait à Don Quichotte
et à son fidèle écuyer Sancho Pança. La
comparaison était juste, sauf qùe celui qui te-
nait le rôle de Don Quichotte avait plutôt
le physique de Sancho Pança et inverse-
ment. Ils devaient être tous deux dans la
trentaine et ne pas la dépasser de beaucoup.
— C'est donc ici? demanda Paul Durand,
le plus petit.
— Il me semble î fit l'autre qui répondait
au nom plutôt bizarre de Elzébert Mouton.
Pour être plus sûr, il sortit de l'une des
poches de sa chemise un carton plié.
— "Jeannette Chevrier, 45 rue Mignonne,
Montréal"... C'est bien ici 45. Cette rue
est bien la rue Mignonne, et nous sommes
bien à Montréal. Donc nous sommes au
bon endroit.
— C'est logique.
— C'est toi qui parles le premier?
— J'aimerais autant que ce soit toi.
— Cela m'embête... je ne sais comment
lui apprendre la nouvelle. Je te laisse ce
soin à toi. Tu es instruit. . . tu t'en tireras
donc mieux que je le pourrais.
— Il va bien falloir. . . Sonne !
Quand il eut gravi les marches de bois
qui conduisaient à la porte d'entrée et qu'il
se fût préparé à tirer sur la clochette, Elzé-
bert s'arrêta.
— Ce ne doit pas être ici. . . on s'est trom-
pé!
— Imbécile, tu viens de lire l'adresse.
C'est 45 ou ce n'est pas 45 !
—C'est 45.
— Alors . . .
— Mais c'est écrit "Chambres à louer" . . .
Germain nous contait toujours que sa blon-
de était riche.
— Et après ?
— Si elle loue des chambres, c'est parce
qu'elle n'est pas riche.
— Sonne d'abord, tu feras des réflexions
plus tard !
Elzébert obéit.
Une personne aux cheveux gris, vêtue
d'une robe d'indienne et coiffée d'un bonnet
de même étoffe, vint leur ouvrir.
— Nous n'avons plus de chambres, dit-el-
le, avant qu'ils eussent proféré une seule
parole.
— Ce n'est pas cela que nous voulons. Y
a-t-il une demoiselle Chevrier . . . Jeannet-
te Chevrier . . . qui habite ici ?
— La patronne?
— Xous voulons la voir.
La ménagère jeta un coup d'oeil sur les
pieds des visiteurs, craignant qu'ils ne sa-
lissent son tapis, hésita une seconde, puis
leur ouvrant la porte du salon, les fit passer
dans cette pièce.
Paul Durand s'enfonça dans un fauteuil,
ferma les yeux et prépara mentalement le
discours qu'il allait faire.
Elzébert, debout, tenant son chapeau en-
tre ses doigts, faisait des yeux le tour de la
pièce. Les meubles en étaient cossus et dé-
celaient, malgré l'usure, un luxe passé. Des
estampes françaises étaient accrochées à la
muraille, voisinant avec des portraits de fa-
mille. Sur le piano, dans un angle, une so-
nate de Beethoven.
Mais un bruit menu de pas dans l'escalier
vint les arracher à leurs occupations respec-
tives.
Dans l'embrasure de la porte une forme lé-
gère,gracieuse, fine, se dressa.
Elzébert laissa tomber son chapeau de
surprise, et Paul Durand écarquilla les yeux
d'admiration; toute sa figure s'épanouit et
ses joues, pourtant rouges, s'empourprèrent
davantage.
Il se leva d'un mouvement brusque, et
gauchement salua.
Il avait devant les yeux une vision de jeu-
nesse et de beauté, quelque chose de prin-
tanier et de suave.
Jeannette Chevrier, âgée de vingt-trois
ans à peine, était en effet d'une beauté rare.
Elle possédait dans sa physionomie quelque
chose d'éthéré et d'indéfinissable fait de lan-
gueur et de mélancolie et d'ardeur de vivre
tout à la fois. Elle avait le teint très pâle,
d'un blanc laiteux. Dans son visage à l'ova-
LE ROMAN DES QUATRE
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le pur les yeux larges et noirs faisaient des
trous de lumière ; et ces yeux brillaient, ani-
més d'une vie ardente. Deux petites fosset-
tes dans les joues encadraient les lèvres fi-
nes. La chevelure longue et noire était sé-
parée au milieu de la tête, et les tresses en
retombaient sur les épaules.
Paul remarqua que la taille était élan-
cée, et il jugea que les jambes, du moins ce
que la robe laissait deviner, étaient parfai-
tes.
— Vous êtes bien Mademoiselle Chevrier,
dit-il pour rompre le silence, Mademoiselle
Jeannette Chevrier?
—En effet, c'est moi-même.
— Ah! je comprends pourquoi il vous ai-
mait tant !
Mais aussitôt cette phrase lancée, il se
mordit les lèvres, dépité à s'être laissé pren-
dre à penser tout haut, ce qui lui arrivait
assez fréquemment.
— Mademoiselle, continua-t-il, j'ai un mes-
sage pour vous . . . une nouvelle à vous ap-
prendre . . . Oui, je suis Monsieur Paul Du-
rand. Je vous présente Monsieur Elzébert
Mouton. Nous étions des amis de Germain
Lafond.
— Vous étiez . . .
— Oui, nous l'avons bien connu. Nous
avons prospecté ensemble. Charmant jeune
homme ! Oui, c'était un bon garçon. Il
vous aimait bi^n aussi, et il avait raison.
Elle commençait à s'inquiéter.
— Quand l'avez-vous vu pour la dernière
fois? Etait-il malade? Où était-il? Que fai-
sait-il? Il y a trois mois que je n'ai eu de
ses nouvelles. . .
— C'est vrai, il vous écrivait toutes les
semaines.
Il se caressa le menton de la main, parut
se recueillir un peu.
— Aussi bien vous le dire tout de suite . . .
il est mort !
Les yeux noirs s'éteignirent, les paupiè-
res les recouvrirent un instant; en un geste
convulsif les doigts de la jeune fille se cris-
pèrent sur le bras du fauteuil. La voix
blanche, elle dit simplement :
— Je le pressentais.
Elle se leva, alla pour faire quelques pas,
et serait tombée, inanimée sur le parquet, si
Paul ne l'eût précipitamment recueillie
dans ses bras.
— Vite, Elzébert, va demander un peu
d'eau et du vinaigre !
Avec une douceur presque maternelle,
étonnante chez un homme comme lui, il la
déposa sur le sofa et commença à lui fric-
tionner les paumes de la main.
Il regardait toujours le visage immobile,
serein, et une tentation folle l'obsédait d'ef-
fleurer d'un baiser ces lèvres fines, de cares-
ser la peau soyeuse des joues.
Elzébert revint l'instant d'après. Il avait
conservé son flegme imperturbable. La mé-
nagère de tantôt le suivait portant une carafe
d'eau d'une main et un verre de liqueur do-
rée de l'autre. Elle était énervée.
— Mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a? Made-
moiselle Jeannette ! Regardez-moi ! Vous n'ê-
tes pas morte, Mademoiselle Jeannette? Ré-
pondez-moi !
Paul Durand lui ôta la carafe des mains
et bassina d'eau fraîche les tempes de la jeu-
ne fille.
Les paupières se soulevèrent, elle regarda
autour d'elle, inconsciente.
— Tenez, buvez ! fit-il en portant à ses lè-
vres le verre de cognac.
Elle en avala quelques gorgées, et peu à peu
ses sens revinrent.
La ménagère, folle de joie, courut se jeter
aux genoux de sa maîtresse.
— Ah ! mademoiselle J eannette, moi qui
vous croyais morte !
Puis elle jeta un regard sévère aux deux
personnages qu'elle avait elle-même intro-
duits clans le salon et leur reprocha, dans son
for intérieur, l'évanouissement de la jeune
fille.
Paul Durand lui fit signe de s'en aller.
Elle regarda Jeannette et sortit en grom-
melant.
— Ca va mieux maintenant? demanda
Paul.
—Oui.
— Excusez-moi, c'est de ma faute : je n'au-
rais pas dû vous apprendre brutalement cette
fâcheuse nouvelle. Que voulez-vous? je ne
suis pas habitué à des missions aussi délica-
tes.
— Comment est-il mort? Un accident ou
un crime ? Ah ! racontez-moi les détails !
Dites-moi tout ce que vous savez, tout, tout...
je veux tout savoir ! Ensuite, je vous racon-
terai . . . Non ... à quoi bon !
— Vous me raconterez?
— Ce n'est rien . . . cela ne vous intéressera
pas. C'est une simple supposition...
— On l'aurait tué ?
—Oui...
— Qui vous fait dire cela?
— Rien ! Je vous ai dit que c'est une simple
supposition.
G
LE ROMAN DES QUATRE
Je Le crois aussi. Si quelqu'un s'était
avisé de toucher à un cheveu sur la tête de
Germain, il en aurait rendu compte. . . ça je
vous l'assure. N'est-ce pas, Klxéltert ?
Oui. j'aime mieux être moi qu'être ce-
lui-là:
— Voici les détails. . .
Et Paul Durand raconta comment, à cet-
te époque, il avait rencontré dans la forêt du
Nord Ontario un jeune homme aux manières
élégantes, voire raffinées, et qui campait seul
sur les bords du lac Désert, précisément au
coeur du district où il avait établi son terri-
toire de chasse. Il apprit peu à peu que c'é-
tait un ingénieur civil envoyé par le gouver-
nement fédéral pour faire une étude géologi-
que de la région. Il n'était seul que depuis
une semaine: son assistant, pris d'ennui, s'é-
tait lassé de cette vie en pleine forêt, monoto-
ne et vide pour qui ne sait pas goûter les
charmes divers de la nature, et il était par-
ti pour la ville. Germain attendait d'avoir
fini un travail important sur la formation du
roc sur une île du lac Désert, avant de se
rendre à la prochaine station de chemin de
fer, sise à 75 milles de l'endroit où il se trou-
vait, télégraphier à Ottavra de lui envoyer un
aide. Les trois hommes devinrent vite des
amis intimes, et Germain négligea de deman-
der un assistant. Chaque semaine, Elzébert
se rendait au premier poste chercher le cour-
rier et déposer une lettre à bord du train,
lettre toujours adressée à la même personne.
Il accomplissait le trajet en canot. Un mo-
teur portatif à l'arrière lui permettait d'ac-
complir le trajet, aller et retour, en trois
jours.
Il y a trois mois, Germain Lafond deman-
da à Elzébert s'il voulait le conduire jusqu'à
la petite ville de Golden Creek, d'où il devait
se diriger vers un autre district fermier et
finir un travail commencé l'année précédente,
avant de retourner définitivement à Mont-
réal, où il devait se marier et s'établir d'une
façon stable à l'emploi d'une compagnie d'a-
nalystes chimistes qui lui offrait un salaire
alléchant. Elzébert consentit. Il fit ses
adieux à Durand le matin vers neuf heures.
Muni de ses bagages, de ses notes et de ses
échantillons de minerai, il s'embarqua dans
le canot à destination de Golden Creek. El-
zébert fut absent deux semaines.
Quand il revint, continua Paul, il annonça
que notre ami commun était mort. Il fit
adresser ses bagages à Ottawa aux bureaux
du gouvernement, sauf un sac de cuir qui
contenait... ce que voici:
Il sortit un portefeuille de cuir qu'il ouvrit
et vida sur la table.
D'un côté ries billets de banque, il y en
avait pour $2,730.
— C'est ce qu'il avait en argent sur lui,
son salaire depuis un an qu'il venait de reti-
rer. Quant on l'a retrouvé l'argent était in-
tact, c'est ce qui me fait écarter l'idée d'un
crime. Tenez, voici les lettres qu'il gardait
toujours sur lui. . . vos lettres! Elzébert, ra-
conte donc ce que tu sais !
Durant tout ce discours, Jeannette, tou-
jours repliée sur elle-même, écoutait silen-
cieusement. Ses beaux yeux erraient au
loin. En elle la vision passait du bien-aimé,
sacrifiant sa jeunesse qu'il arrachait aux plai-
sirs du monde, aux plaisirs faciles de la cité
tentante, pour s'en aller en pleine solitude,
dans le lointain des bois, brûler les étapes
pour, un jour, mettre aux pieds de celle qu'il
aimait une situation plus prospère et être en
mesure de lui octroyer, par une richesse plus
grande, plus de bien-être et de confort. Elle
le voyait dans son costume pittoresque, elle
évoquait le décor grandiose de son existence,
et relisait mentalement ses lettres où il fai-
sait part de ses journées et de ses émotions
que la vie large et libre suscitait en lui. Elle
se l'imaginait à l'arrière d'un canot, sur un
lac aux eaux vertes et pâles, revenant vers sa
tente à l'heure où le soleil décroît. Elle
croyait le voir à genoux, dans le fond de
l'embarcation, avironnant lentement, la tête
nue, la chemise ouverte sur la poitrine. Elle
évoquait sa démarche souple, son port à la
fois élégant et viril, et dans son oreille les
accents passionnés de la dernière entrevue
vibraient, gardant la saveur du dernier bai-
ser. Et tout cela, c'était quelque chose de
fini, de complètement fini. Les heures d'i-
vresse vécues près de lui, c'étaient des heures
mortes qui jamais plus ne revivraient. Une
torpeur l'envahissait, un engourdissement de
toutes ses facultés sensitives. C'était un rê-
ve. Quelque chose d'elle-même, tantôt quand
elle s'était évanouie, était mort : c'était sa
jeunesse, souriante malgré ses malheurs. L'es-
pérance venait de déserter son coeur. En la
désertant, il avait causé un vide, un vide af-
freux et noir. . .
Elzébert, à son tour, prit la parole.
Ils étaient arrivés depuis trois jours à Gol-
den Creek, Germain et lui, quand l'accident
se produisit. C'était par une belle journée,
toute dorée de soleil. Germain devait quit-
ter le village ce jour-là. Tout près du villa-
ge il y a une rivière où ils avaient laissé le
LE ROMAN DES QUATRE
7
canot. Pendant que l'ingénieur était allé
voir son embarcation le matin, Elzébert était
demeuré à l'hôtel où il avait pris quelques
libations et fait la partie de cartes avec des
amis d'occasion. On l'avait même soulagé
de $45.00. Vers trois heures de l'après-midi,
intrigué de ne pas voir revenir son compa-
gnon, il alla à sa rencontre. Il était étendu
la face en avant dans le canot, son fusil à
côté de lui. Une balle lui avait éraflé toute
la figure et s'était logée dans la cervelle.
L'accident était facile à reconstituer: le ca-
not s'était éloigné du bord, et pour l'empê-
cher d'aller à la dérive, Germain avait empoi-
gné le fusil qui était dans le canot pour atti-
rer l'embarcation à lui. Il trébucha, le chien
partit et. . . Renvoyer le corps dans la fa-
mille, il n'y fallait pas songer. Le trajet de
Golden Creek à Montréal est très long, il
dure plusieurs jours, près d'une semaine. Les
autorités locales, après enquêtée, conclurent à
un accident et ordonnèrent d'inhumer le
corps.
Elzébert se tut à son tour. Un silence lourd
de tristesse régna dans le petit salon.
Jeannette était plus pâle que d'habitude.
LTne vision d'horreur la glaçait. Un homme,
la figure ensanglantée, était là, là devant
elle ! Elle passa la main devant elle pour chas-
ser ce cauchemar qui l'oppressait, éveillée.
Paul Durand brisa le silence.
— Voilà . . . nous avons cru de notre devoir
de vous relater ces choses et de vous remet-
tre ces quelques objets. Si je puis vous être
utile à quelque chose, et que vous ayez besoin
de moi, écrivez un mot et j'accourrai. Adres-
sez aux soins de l'un de mes frères, qui est
avocat à Québec. Il demeure sur la rue des
Remparts. Il saura où me trouver.
Jeannette, pour toute réponse, serra la
main de Paul. De grosses larmes roulaient
dans ses yeux et descendirent bientôt le long
des joues.
— Ma pauvre enfant, prenez courage ! Le
temps viendra qui guérit tout. Et puis songez
que c'est la vie . . .
On sonna à la porte.
— C'est pour ces messieurs, fit la ménagère.
— C'est notre cocher.
Comme ils allaient pour sortir, Jeannette
demanda :
— Vous êtes certains que ce n'est là qu'un
accident ?
— Nous en sommes positifs.
— Il n'a rencontré personne qu'il connais-
sait à Golden Creek ?
— Oui, un homme qu'il a croisé sur la rue.
Il a salué Germain ironiquement, Germain
ne lui a pas rendu son salut et a dit qu'il ne
le connaissait pas et qu'il ne voulait pas le
connaître.
—Ah...
— Bon courage, mademoiselle ! ajouta Paul
en lui frappant amicalement sur l'épaule, et
puis souvenez-vous qu'il avait deux vrais amis
et qu'il vous a légué leur amitié. J'aurais fait
tout pour lui . . . et pour vous. Soyez coura-
geuse . . .
— Merci. Au revoir !
— Au revoir !
— Eh bien ! cocher, fouette ton cheval, nous
sommes en retard.
Et par les rues de Montréal le carosse rou-
la, emportant les deux amis, qui ne parlaient
pas, récapitulant en leur for intérieur les
scènes diverses du drame en raccourci de tan-
tôt.
II
Cette nouvelle officielle de la mort de son
fiancé était pour Jeannette la confirmation
de ses pressentiments. Depuis trois mois,
elle n'avait reçu aucune lettre de lui. Elle
flairait un mystère là-dessus. Elle augurait
un malheur.
Vers l'époque où Germain avait été trouvé
mort, elle avait reçu une missive étrange,
écrite au clavigraphe, sur une simple feuille
de papier jaune: "Mademoiselle, j'ai le re-
" gret de vous offrir toutes mes sympathies, à
" l'occasion de la mort de Germain Lafond
" décédé dans des circonstances tragiques."
Et c'était signé: "Un ami sincère".
Etait-ce là un avertissement, ou l'oeuvre
d'un loustic ?
Cette missive étrange l'avait plongée dans
un trouble inexprimable. Durant des jours
elle ne cessa d'être en proie aux pensées les
plus lugubres. Une lettre postérieure à la
mystérieuse communication avait mis fin à
son anxiété. Dans cette lettre, Germain lui
contait que son exil volontaire touchait à sa
fin, que, dès sa mission terminée, il revien-
drait à Montréal, muni d'un petit magot et
assuré d'une position sédentaire lucrative. Il
lui contait son amour, comme quoi il ne ces-
sait de songer à elle jour et nuit. Mais su-
bitement toute correspondance cessa, et Jean-
nette n'eut plus aucun doute sur la portée de
la lettre macabre. Germain était victime
d'une vengeance implacable. Par un raffi-
nement de cruauté, l'on frappait à l'avance
l'être le plus cher dans sa vie... Germain
LE ROMAN DES QUATRE
était assassiné froidement, lâchement, avec
préméditai ion.
Mais qu'était Fauteur de cèi attentat?
Les nsiteurs partis. Jeannette Chevn'cr
B'enferma dans sa chambre et pleura. Du-
rant plus d'une heure, écrasée sur le sol, la
tête appuyée sur le bord de son lit, elle laissa
rouler sa douleur. Elle souffrait. Pour-
tant. . . elle savait. Mais il lui restait l'es-
pérance. . . elle s'était accrochée à cette fai-
llie branche ; peut-être était-il trop loin là où
il n'y avait pas de communication pour lui
écrire. Maintenant elle avait la certitude,
une certitude implacable, sans merci ... Le
facteur aura beau passer chaque matin, il
n'apportera plus le courrier attendu. . . C'est
fini î . . . La réalité est là !.. . devant elle !
Fini ! Fini ! Fini ! . . . Mort ! Germain ! l'être
sensible et bon et qui, malgré sa délicatesse
et son raffinement, était un homme viril
dans toute l'acception du terme. Adieu, les
beaux rêves, inconsciemment rêvés, pendant
qu'elle laissait ses doigts errer sur la touche
du piano et que la musique alanguissait son
âme î
Et elle pleurait, pleurait, pleurait. Et ses
larmes étaient chaudes. Elles la brûlaient là
où elles coulaient. Elle était anéantie, bien-
tôt incapable de penser. . .
Elle se dévêtit, pria ardemment avec une
ferveur plus grande que de coutume et se mit
au lit. Son système nerveux était épuisé.
Elle ne tarda pas à s'endormir.
Jeannette Chevrier avait donc vu cet après-
midi le Destin, sous la forme de ces étrangers,
lui annoncer le dernier malheur qui complé-
tait pour elle la série de ses infortunes. Com-
ment sortirait-elle de cette nouvelle épreuve ?
Son inéluctable optimisme, aidé et forti-
fié par sa belle santé morale, lui ferait-il sup-
porter ce nouveau coup sans ployer? Résis-
terait-il encore comme il avait résisté jus-
qu'ici aux contrariétés et aux infortunes?
C'était là le secret de demain, le secret que
seul l'avenir pourrait résoudre, cet avenir
incertain qu'elle n'avait pas voulu envisager
cet après-midi parce qu'il lui donnait le ver-
tige. Autrefois, elle puisait dans le senti-
ment d'un amour idylique, profond et pur
que rien ne pouvait altérer la force dont elle
avait besoin. Elle sentait qu'il y avait une
puissance pour veiller sur sa faiblesse, qu'il
était, lui, lui si loin et si près à la fois, et
que bientôt... Maintenant, c'est du passé
tout cela . . . Tout cela est passé dans le néant
affreux. . .
Orpheline de mère, dès l'âge de six ans,
elle étail restée seule au monde avec un père
qui L'idolâtrait. Elle était sa joie, sa lumiè-
re, sa beauté et sa raison d'être. Il avait ja-
lousement reporté sur elle tout le trésor d'af-
fection qu'il n'avait pu dépenser pour la mor-
te. Une bonne, la même qui la servait au-
jourd'hui et qui la couvait avec une sollicitu-
de toute maternelle, avait veillé sur ses jeunes
années. Son père était riche, avantageuse-
ment connu dans le monde de l'industrie, et
en mesure de satisfaire ses moindres caprices.
Il n'y manquait pas. Ses caprices et ses dé-
sirs devenaient des ordres aussitôt obéis que
formulés.
Vers sa dix-huitième année, elle rencontra
au hasard d'une visite chez une amie, un jeu-
ne homme qui lui plut. Il avait vingt-deux
ans et terminait cette année-là ses études de
génie civil au Polytechnique. L'apparition
de Jeannette Chevrier fut le coup de foudre
pour Germain Lafond. D'origine obscure,
pauvre, travaillant la nuit à la "Montréal
Tramways Co.", qui s'appelait alors la
"Montréal Street Car Co.", pour payer ses
cours, il se considéra indigne d'elle et ne lui
fit que quelques visites distancées et discrètes.
Mais il portait en lui le désir violent d'être
quelqu'un, de s'amasser un petit magot et
alors... d'offrir à la jeune fille, avec son
coeur, une situation digne de la sienne. D'ici
là il avait décidé de ne rien laisser transpa-
raître au dehors de ses sentiments intimes.
Mais à défaut de paroles, tout dans son atti-
tude, dans son regard, dans les intonations de
la voix criait l'amour victorieux qu'il avait
pour Jeannette. Elle aussi l'adorait. Une
après-midi claire de juin, ils allèrent ensem-
ble faire une promenade sur le Mont Eoyal.
LTne fois au sommet, ils s'assirent dans l'her-
be et contemplèrent le panorama que la ville
offrait au bas. Il frôla la main de la jeune
fille de la sienne. Instinctivement il la ser-
rait dans la sienne, la porta à ses lèvres, éper-
du d'amour et murmura : "Je vous aime". . .
Tout cela s'était fait si vite qu'il ne s'en ren-
dit pas compte tout d'abord. Confus, il s'ex-
cusa de son audace. Elle le regarda en sou-
riant, et ses grands yeux noirs et sincères
fouillèrent les siens.
— Et pourquoi vous excuser de m'aimer?
— Non, Jeannette, pas de cela ... Je de-
vrais m'excuser de ne pas vous aimer, si tel
était le cas, mais de vous l'avoir dit.
— Le beau malheur ! Vous rétractez-vous ?
continua-t-elle, boudeuse un peu.
— Xon, Jeannette, jamais ! Eh bien ! oui,
je vous aime, mais je ne me considérais pas
LE ROMAN DES QUATRE
9
le droit de vous le dire. Je mesure trop bien
la distance entre vous et moi. Mais je veux
la franchir. . . je vais la franchir. . .Je veux
me rendre digne de vous . . . vous mériter,
m'élever jusqu'à vous... Me le permettez-
vous, Jeannette?
— Non seulement je le permets, mais j'y
tiens. Je veux, moi aussi, que vous deveniez
quelqu'un de grand. . . que vous deveniez ce
que vous devez être.
— Jeannette . . . est-ce que vous . . .
— Oui, moi aussi je vous aime.
— Ah ! Jeannette ! ma Jeannette ! . . .
Et il couvrit de baisers la petite main dont
la peau était douce comme de la soie.
Deux ans s'étaient à peine écoulés depuis
qu'il avait ''summa cum laude" son titre d'in-
génieur, que le Ministère d'Ottawa le char-
geait d'une importante mission dans le Nord
canadien. Son voyage devait durer trois
ans. C'était un sacrifice énorme pour un
jeune homme, surtout pour un amoureux;
mais la rémunération était tellement allé-
chante qu'il accepta. Que comptent trois
années de sacrifices à côté de la perspective
d'une vie entière de bonheur !
Jeannette se résigna à l'attente.
Sur ces entrefaites son père mourut. De sa
fortune immense compromise par un achat
considérable de terrains dans la banlieue de
Montréal que la jeune fille dut céder à vil
prix, il ne resta qu'une couple de propriétés
à la jeune fille, dont celle de la rue Mignonne.
Ses revenus étaient maigres. Elle résolut
donc de gagner sa vie.
Aidée de Mathilde, sa vieille bonne, elle
loua des chambres dans son logis, ne se réser-
vant pour elle que les pièces du rez-de-chaus-
sée. Le souvenir de Germain la consolait de
tous ses déboires et, malgré la tristesse des
jours, elle escomptait l'avenir patiemment.
Elle lui fut fidèle, malgré les démarches
pressées d'un jeune homme qui lui aurait ap-
porté une fortune considérable et un rang
enviable dans la société bourgeoise de la Mé-
tropole. Elle repoussa toutes ses avances
scrupuleusement au risque d'encourir sa hai-
ne. Ce jeune homme, Pierre Landry, l'ai-
mait frénétiquement, passionnément. Un
moment, elle eut même à craindre pour elle-
même. Landry, éconduit, proféra à son
égard les pires menaces, jura ses grands
dieux qu'il la posséderait un jour, que bon
gré mal gré elle deviendrait sienne. Il se re-
pentit d'avoir parlé ainsi et se jeta à ses ge-
noux, et les larmes aux yeux lui demanda
pardon. Il lui jura une amitié sincère, dé-
sintéressée. Cela se passait il y a six mois.
Il la visita pendant un mois, allant chez elle
presque tous les jours, et s'efforçant par sa
conduite affable de faire oublier ses torts et
ses emportements passés.
Un soir il lui annonça son intention de
quitter la ville.
Il s'en allait dans l'Ouest, à Vancouver.
Depuis, elle n'en avait plus entendu parler.
III
— A quel endroit allons-nous? demanda
Elzébert à Paul Durand comme ils mettaient
tous deux le pied sur le sol de la vieille Ca-
pitale.
— Où veux-tu que nous allions?
— Au meilleur hôtel, le Château Fronte-
nac.
— Notre toilette n'est pas . . .
— Au diable ces considérations d'accoutre-
ment. D'ailleurs j'ai un rendez-vous de-
main à cet endroit, avec un acheteur de pelle-
teries. Nos finances ne nous permettent-elles
pas, oui ou non, de vivre dans le luxe?
— J'avoue qu'elles nous le permettent.
— Alors, pourquoi fais-tu des objections?
— Je ne sais pas, je ne suis pas habitué aux
grandeurs. Toi non plus ... Il y a quatre
ans que nous avons quitté la civilisation.
— Ca ne veut pas dire que la civilisation
nous a quittés Nous l'avons emportée avec
nous. Tu es soucieux ? As-tu peur de faire
des gaffes ? La belle affaire ! D'abord, tu n'as
pas pour deux sous de psycologie : le seul fait
de te présenter dans un hôtel fashionnable
vêtu comme tu l'es, va préjuger les gens en
ta faveur. Si tu étais le premier abruti
quelconque, tu n'oserais pas. Donc, ou tu es
quelqu'un ou un homme excessivement riche.
Va voir aux bagages . . . Tu as les reçus ?
—Oui.
— Vas-y tout de suite, moi je vais chercher
une voiture.
Quelques instants après, Elzébert apparut
devant la gare chargé comme un mulet de
montagne. Il portait les deux paquetons
d'effets personnels et traînait quatre sacs im-
menses remplis de fourrures résultat d'une
chasse fructueuse de deux ans.
Paul attendait avec la voiture. Elzébert
y jeta les colis pêle-mêle. Il alla pour mon-
ter lui-même, mais son compagnon le poussa
du coude.
— Non !
— Quoi ! je ne suis pas pour m'en aller à
pied.
LE ROMAN DES QUATRE
-Personne no t'a parlé do cela.
Puisque tu np vpux pas que je monte
avec toi.
( Vm parce que j'ai une mission impor-
tante à te confier.
— Encore î
— Tu n'es bon qu'à cela.
— Est-ce une mission ou une commission?
Elzébert, tu te permets de faire de l'es-
prit, ça ne te va pas. Le contraste est trop
grand avec ta figure de croque-mort. Tu vas
aller me chercher. . . nous chercher une bon-
ne bouteille de... scotch, cognac... je te
laisse le choix, mais n'apporte pas de tord-
boyaux. Ce soir, avant de nous coucher, nous
allons célébrer notre retour au pays des an-
cêtres. Va . . . cours . . . vole ... et nous re-
viens. . .
Toujours impassible, Elzébert, de sa dé-
marche nerveuse, partit à la recherche du nec-
tar moderne, pendant que la calèche se mit
pu branle. Le Château était illuminé. Il
était près de dix heures du soir. Sur la ter-
rasse les promeneurs se retiraient groupe par
groupe. Il ne restait plus que quelques rares
personnes. L'air était frais, un air de fin
mai. Paul Durand admira ce monument dont
Parchitecture lui plaisait et où il aurait aimé
vivre. Son tempérament d'aventurier s'y
serait donné libre carrière. Il aimait l'ac-
tion, la vie tourmentée, les risques. Quand il
pénétra dans la Eotonde, deux (cbe\l boys"
portant ses colis derrière lui, il attira immé-
diatement tous les regards. Cela fit accen-
tuer le sourire de ses lèvres. Ces badauds
l'amusaient et il éprouvait une satisfaction
d'être le point de mire de tous les hôtes. Il
aurait voulu savoir ce qu'on pensait de lui.
I'escendant l'escalier du fond, deux jolies
femmes, jeunes et élégantes, l'observèrent un
instant; l'une se cacha sa figure dans son
éventail pour esquisser un sourire moqueur.
Durand vit le manège. Cela le blessa un
peu : mais il prit le parti de regarder les jeu-
nes femmes en face, droit dans les yeux, pour
leur signifier qu'elles ne l'intimidaient aucu-
nement. Sous ce regard direct, elles bais-
sèrent la vue et continuèrent leur route en
siience.
— Une chambre simple? demanda le com-
mis.
— Je veux une suite parmi les plus belles
que vous a}rez. Une suite avec chambre de
bain, deux chambres à coucher et un vivoir.
— Je ne sais pas si nous en avons.
Paul sortit son portefeuille et retira deux
billets de banque de cent dollars chacun.
— Te vais payer d'avance pour la semaine.
Le commis lui indiqua le numéro de son
appartement.
Paul poursuivit :
— Il va venir quelqu'un tout à l'heure pour
moi, un grand gaillard vêtu comme je suis.
C'est mon associé. Vous le ferez monter à
ma chambre. Parmi vos "guests" y a-t-il un...
comment son nom? Attendez... Mac John-
son . . . Xon ! MacPherson . . . Oui, c'est cela
Monsieur MacPherson, de Xew-York?
Après avoir consulté la liste des visiteurs,
le commis lui répondit affirmativement.
— Bien. Avertissez-le que demain midi
je le recevrai à dîner chez moi ; vous m'en-
verrez le garçon vers onze heures et demie
que je commande mon dîner.
Toujours suivi de ses deux Cfbells boys" qui
portaient ses bagages, Durand se dirigea vers
l'ascenseur. Son appartement donnait sur
la Terrasse et le fleuve. La vue devait y
être magnifique dans la journée. Ce soir, l'on
n'y distinguait que les lumières de Lévis, et
le reflet sur l'eau des traversiers illuminés.
En arrivant, Paul se mit à son aise. Il en-
leva ses lourdes bottes, qu'il remplaça par des
chaussettes en cuir d'orignal, dégrafîa sa che-
mise, sonna, se fit monter une boîte de ciga-
res et quelques bouteilles d'eau de seltz, s'ins-
talla dans un fauteuil moelleux, les pieds al-
longés sur une chaise, alluma un cigare et
rêva.
Il lui vint une sensation d'ennui à la pen-
sée de se retrouver derechef au milieu de la
foule, dans la cité où la vie sans entraves de
la grande nature ferait place à toute une sé-
rie de conventions dont il serait l'esclave. Il
regretta ses lacs, ses bois, ses plaines et ses
montagnes. Il regretta la compagnie des
hommes frustes et parfois brutaux qu'il était
accoutumé de rencontrer. Il regretta les ex-
péditions lointaines, etc., etc. . .
Mais bientôt, sous l'empire du confort mo-
derne, il se laissa glisser à une sorte de tor-
peur somnolente.
Il songea à Jeannette, la frêle Jeannette,
aperçue durant une heure à peine et qui lui
avait causé une impression si forte. Sous
son écorce fruste, il cachait une âme sensible,
un coeur bon qui n'avait jamais battu bien
fort. Les seuls sentiments dont il eût fait
l'expérience à part l'amour filial étaient des
sentiments d'amitié. Jamais il n'avait con-
nu la douceur d'une affection de femme, ni ne
s'était soucié de la connaître. Il avait bien
eu durant ses années de prime jeunesse et aux
cours de ses randonnées par le pays, quelques
LE ROMAN DES QUATRE
II
aventures galantes, mais toutes, elles avaient
été des aventures sans lendemain, et jamais
il n'avait donné à aucune femme la moindre
parcelle de son coeur. Car l'amour c'était
une bagatelle ; il ne croyait pas que l'on puis-
se aimer.
— Eentre donc, imbécile ! cria-t-il comme
on frappait depuis déjà quelques minutes
dans la porte. Tu as bien pris du temps à
trouver ... ce que tu as trouvé ?
— Je ne connaissais pas les endroits et je
suis revenu à pied.
Et Elzébert défit un paquet qu'il portait
sous un bras.
— Eegarde ce que j'ai emporté. . . du Gin...
du bon vieux J ohn . . .
— Après ?
— Une bonne bouteille de scotch.
— Eien qu'une ?
— Plus une autre.
— Avec ça on passe la nuit debout. Mets-
toi à ton aise et allume un cigare. Elzébert,
je me sens communicatif ce soir, et tu vas me
faire le plaisir d'écouter tout ce que je vais
te conter sons ouvrir ta vénérable boîte.
Comment aimes-tu notre installation?
— Elle n'est pas mal.
— :Demain, nous irons nous habiller de
neuf. Je veux que tu sois élégant, Elzébert.
Si tu faisais des conquêtes à Québec ?
— Moi, je suis comme toi, je ne crois pas
aux femmes !
— Tu as déjà de l'expérience ? C'est le cas
de dire qu'il n'y a plus d'enfants. Conte-moi
ton expérience !
— Elle est simple : j'ai aimé une jeune fil-
le. Je devais l'épouser dans un mois, mais
elle a rencontré un autre, et elle m'a planté
là. Un point . . . c'est tout.
— Bravo ! Au moins, tu es un homme inté-
ressant. Tu as un passé. Sers-nous quelque
chose... j'ai soif. Il y a longtemps que
nous n'avons bu de la bonne boisson. Te rap-
pelles-tu du tord-boyaux de Golden-Creek ?
— C'était mieux que rien !
Paul Durand était un homme expansif. Il
lui fallait extérioriser tout ce qu'il ressentait.
Depuis la veille, il était la proie d'une vague
à l'âme dont la cause se rattachait à sa visite
chez Jeannette. Il n'avait pas à se le cacher,
la jeune fille lui avait plu. Elle l'avait im-
pressionné fortement, à tel point que durant
tout le trajet en chemin de fer, il n'avait ces-
sé d'y penser. A quoi bon, elle était fiancée
à un autre, à son ami ! Cet autre, il est mort...
Et puis ... et puis tout cela c'est pour le goût
<Ie l'avenir, pour mettre dans sa vie l'élément
romanesque qui va manquer. Ce serait du
nouveau. Mais comment la revoir? Quel pré-
texte inventer?
Soudain il s'arrêta et donnant, selon sa
manie, une formidable tape sur l'épaule
d'Elzébert, il s'écria :
— Eurêka !
—Quoi ?
- — J'ai trouvé !
— Mais quoi?
— Un moyen sûr de la revoir !
— Je ne te comprends pas ... ta boisson te
fait-elle déjà effet?
— Imbécile ! Tu seras toujours l'imbécile
que tu étais, que tu es . . . et que tu seras.
Que penses-tu de Jeannette Chevrier ?
— Je pense beaucoup de bien . . . que veux-
tu que je pense ? Qu'elle est la plus charmante
du monde ?
==Ecôutê-moi, Elzébert, et regarde-moi!
Crois-tu que je puisse plaire aux femmes?
— Pourquoi pas?
— Tu as raison, je ne suis ni pire ni mieux
qu'un autre. C'est vrai que je suis taillé à
coups de hache, j'ai les traits épais. . . et je:
n'ai rien de raffiné. . .
— Ca te donne un air plus mâle.
—SÛr?
— Puisque je te le dis.
— Servons-nous une autre rinçade, Elzé-
bert, et buvons au succès de notre prochaine
aventure, la plus difficile de toutes.
Un choc de verres et deux coudes qui se
lèvent, deux langues qui claquent, l'opération
est terminée.
— Après avoir joué aux prospecteurs, aux
trappeurs et aux courreurs de bois, poursui-
vit Paul, nous allons jouer aux détectives,
aux redresseurs de torts, aux protecteurs des
orphelines, aux vengeurs . . . Elle a raison :
il a été assassiné.
— Qui, elle?
— Jeannette . . . Elle a raison : Germain
n'est pas mort d'un accident. . . il est mort
assassiné !
— C'est un accident pur et simple !
— Imbécile ! Combien de fois vais-je te
répéter que tu es un imbécile? Elzébert, tu
ne t'appelles pas "Mouton" pour rien. Tu as
l'esprit borné comme un mouton. Tâche, au
moins, de suivre comme un mouton !
— Pour te faire plaisir.
— Suis mon raisonnement. Quand on lui
a appris qu'il était mort, elle a dit qu'elle le
savait. Ca été plus fort qu'elle. Ensuite,
à plusieurs reprises elle a manifesté cette
conviction. Malgré les preuves qui te pa-
12
LK ROMAN" JHvS QrATIiR
raissenl convaincantes et que tu lui as don-
nées d'un accident, elle n'a pas cru à ta thé-
orie. Pourquoi? En tout cas, cela me parais-
Bail étrange «pi'' Germain ;iit manqué de pru-
dence â ce point que d'essayer de ramener le
canol ;i bord, en s'aidani dn canon d'un fusil
pesté dans l'embarcation. Il a rencontré
quelqu'un qui le connaissait à Golden Creek
et qu'il a refusé de saluer. Quel sorte de ty-
pe c'était?
— Un étranger.
— Je te dis qu'elle a raison. Il y a un
mystère dans tout cela et nous allons éclair-
cir ce mystère. Elzébert, nous repartons
pour Montréal clans deux jours. Ah ! conti-
Dua-t-il en se frottant les deux mains, j'avais
peur de m'ennuyer et de trouver l'existence
monotone ; nous avons de la belle besogne de-
vant nous. Et puis ... ça va ressembler à un
vrai roman . . . Un quidam a assassiné Ger-
main, voilà le drame ! Il y a une belle jeune
fille, l'héroïne : Jeannette ! Puis, un aventu-
rier . . . moi ! Son accolyte, toi ! Puis un vi-
lain, un monsieur X . . . quelconque, et une
affaire embrouillée au suprême degré ... Ca
va être digne de nous, Elzébert !
— Je pense qu'on serait peut-être aussi bien
de se reposer quelques semaines, de jouir
tranquillement de notre argent. On a assez
mangé de misère pour dormir enfin sur nos
lauriers.
— Est-ce toi qui parles ainsi? Un crime à
venger, un beau crime bien compliqué, bien
mystérieux, bien ténébreux. . . Elzébert, je te
renie. Le luxe t'avilit l'âme ! La ville opère
déjà sur toi. . .
— Tu sais bien que je te suis partout, pour-
quoi parler inutilement?
— Et toi . . . pourquoi vouloir t'opposer à
l'accomplissement d'un projet héroïque, qui
nous ménage de belles péripéties? Tiens,
Elzébert, tu es chaud ... On va se coucher.
D'ailleurs moi aussi je commence à me sentir
bien enthousiaste. Un verre ... et c'est le
dernier . . . Verse ! Bon . . . salut !
—Salut !
— Maintenant, comme dans le Maître de
Forge, voici tes appartements, et moi les
miens !
Le lendemain matin, dès à bonne heure, les
deux hommes n'eurent rien de plus pressé
que de se rendre chez un tailleur se comman-
der chacun un habit.
— Et puis, faites vite ! conclut Paul. Tail-
lez, cousez immédiatement. Il nous les faut
le plus tôt possible, et, ajouta-t-il en se gour-
mant de l'air d'un nouveau riche, "money is
Tio matter".
Le tailleur exigea un acompte. Quand il vit
la liasse de billets de banque entre les mains
de son client, il s'inclina profondément, appe-
la ses assistants et les fit immédiatement se
mettre à l'oeuvre.
• — A présent, où va-t-on ? demanda Elzé-
bert.
— Saluer mon frère que je n'ai pas vu de-
puis cinq ans.
— Qu'est-ce qu'il fait, ton frère?
— Il est avocat.
— Où demeure-t-il ?
— Eue des Piemparts.
— Nous n'y allons pas dans cet accoutre-
ment?
— Pourquoi pas?
L'instant d'après ils frappaient à la porte
d'une vieille maison de pierre solide et cos-
sue, bâtie le long des fortifications et d'où la
vue embrassait une partie de la basse-ville
avec ses rues étroites bordées de constructions
aux toits en pignons. Plus loin, on voit le
port où les mats des goélettes à l'ancre se re-
flètent dans l'eau, et plus loin encore, la
chaîne naissante des Laurentides, et les
''Caps" qui barrent l'horizon.
— C'est ici que je suis né, fit Paul.
—Ici?
— Oui, mon père, le juge Durand, habitait
ici. Tu ne savais pas que mon père était ju-
ge de la Cour Supérieure ?
— Tu me l'apprends.
— C'est comme je te le dis. Moi, après mon
cours d'études au Séminaire, j'ai couru les
aventures, incapable de me résoudre à la vie
sédentaire. Tu sais quelle a été ma vie de-
puis cinq ans que je te connais ?
— La fortune t'a souri quand même, puis-
que nous sommes très riches aujourd'hui.
— Notre histoire démolit le proverbe qui
veut que "pierre qui roule n'amasse pas mous-
se". C'est vrai, nous n'avons pas amassé de
mousse, nous avons amassé de l'or.
La bonne venait d'ouvrir la porte.
— M. Adrien Durand est-il chez lui?
Croyant qu'elle avait affaire à des clients
du maître célèbre du Barreau de Québec, la
bonne, bien stylée, surprise d'une visite aussi
matinale — il n'était pas encore neuf heures —
leur répondit d'un ton assez rogue :
— Monsieur Durand sera à son bureau, rue
Saint-Pierre, à dix heures. Pour le mo-
ment il n'est pas visible.
— S'il ne l'est pas pour les autrees, il le
sera pour moi, dit Paul.
LE ROMAN DES QUATRE
13
Et sans plus de façon il pénétra dans la
maison suivi de son fidèle Elzébert et, pre-
nant un air farouche :
— Dites à Monsieur Durand que deux hom-
mes, qui viennent de commettre un meurtre,
désirent le voir immédiatement.
La servante, effarée, s'esquiva dans le cor-
ridor.
En robe de chambre, Mtre Adrien Durand
fit bientôt son apparition. C'était un homme
dans la quarantaine, aux cheveux légèrement
grisonnants. Il était haut de taille, mais
plutôt frêle.
— Bonjour, Adrien, dit Paul en se portant
à sa rencontre, et, comme s'il se fut agi d'un
enfant, il le souleva de terre dans ses bras
robustes, le déposa sur le sol, et suivant sa
coutume, lui donna sur l'épaule une tape de
l'un de ses formidables "battoirs".
— Hein, mon vieux Adrien, tu ne t'atten-
dais pas à me voir. Tiens ! je te présente
Don Sancho Elzébert Mouton.
L'avocat gardait, malgré cette démonstra-
tion, son sang-froid et son attitude impecca-
ble d'un homme du monde.
— Depuis quand es-tu à Québec ? demanda-
t-il simplement.
- — Depuis hier.
— Tu repars ?
— Demain.
— Tes affaires?
— Excessivement prospères. . . j'ai trouvé
une mine d'or.
— Tant mieux pour toi. Cette fois-ci, j'es-
père que tu vas te ranger et abandonner ta
vie aventureuse.
— Pas du tout, je me lance dans la plus
grande aventure.
— Tu te maries?
— Tu es fou! Moi, me marier? Tiens, je
n'y pensais pas, c'est une idée. Ta femme est
bien ? Ta famille aussi ? Tant mieux ! Je n'ai
fait qu'arrêter te saluer ce matin en passant.
Je te retiens à dîner à midi au Château. Je
serai à ma chambre à cette heure-là. J'aurai
beaucoup de choses à te conter. Vas-tu à la
cour cet après-midi?
— Non.
— Alors, fais en sorte d'être libre ... A
midi !
— A midi !
Paul Durand employa ce qui lui restait de
sa matinée à flâner par les rues. Il parcou-
rut la rue Saint-Jean en son entier, s'arrêtant
aux devantures des magasins comme un ba-
daud. Il goûtait cette sorte de repos. Il
avait l'illusion d'être en voyage dans un pays
éloigné, et aussi il éprouvait une sensation de
plaisir à retrouver des lieux témoins de ses
jeunes aimées. Il se rappelait des souve-
nirs de sa prime enfance, puis de sa jeunesse
sans amour, partant sans poésie.
Paul Durand était le deuxième fils du juge
Durand, et il perdit son père vers l'âge de
dix-sept ans, une année avant de quitter le
collège. Batailleur, il ne passait pas une
journée sans avoir une algarade avec ses ca-
marades de jeux. Elles finissaient toujours
par une réconciliation. Au sortir du collège,
il s'engageait six mois par année pour aller
dans les bois, avec des parties d'ingénieurs et
d'arpenteurs. Son frère, chez qui il logeait,
et qui, grâce à son titre d'aîné s'arrogeait le
droit de le morigéner, lui avait souvent con-
seillé d'étudier une profession, ou, à défaut,
de s'établir sérieusement et de se créer une
situation en rapport avec son origine et son
instruction. Mais Paul, aventureux et ro-
manesque, trouvait cela trop monotone et
préférait courir le monde à la recherche des
aventures. Sa dernière équipée fut dans le
Nord Ontario. Ayant rencontré à Golden
Creek, lors d'une soûlade prise ensemble, un
trappeur du nom d'Elzébert Mouton, Paul
Durand l'accompagna dans les bois, se fit
trappeur lui-même, trouva une mine d'or, où
l'on ramassait le métal déposé là par allu-
vions, presque à pelletée, — passa quelques an-
nées à prospecter et à trapper, et revint en
son pays natal, passablement riche. Ils
avaient dans leur chambre un stock de pelle-
teries, fruit de deux années de chasse, des
plus considérables et qui, à midi, leur rappor-
terait plus de dix mille dollars.
Paul Durand pouvait donc regarder l'ave-
nir sans avoir peur de la vie, comme une
partie gagnée. Son optimisme s'en trouvait
augmenté, et il ne lui restait plus qu'à se
trouver une occupation digne de ses aspira-
tions et digne de ses goûts. Le hasard lui
avait fourni une occasion propice de satisfai-
re son penchant au mystérieux en lui faisant
rencontrer Jeannette Chevrier, et le jetant
dans une affaire ténébreuse où il ne tenait
qu'à lui de jouer un rôle de premier plan.
Il songeait à tout cela en faisant sa prome-
nade. Contre son habitude, il était peu lo-
quace, ce matin-là. Il allait lentement, les
mains derrière le dos, sa pipe à la bouche.
Soudain, une idée baroque lui traversa le cer-
veau. Il était devant l'Hôtel de Ville. Il
regarda l'heure à l'horloge de la terre, elle
indiquait dix heures et vingt.
— Elzébert, dit-il, la vie est plate.
M
LK KOMAN l>KS QCATkH
--.le ne trouve ]>as.
— Cm manque de piquant. Sais-tu ce que
Doua devrions faire avanl I** dîner?
— Avec toi on ne sail jamais.
— Essayer nos bras.
— Tu es fou !
Non. Ou va aller dans un bar, le plus
••loiiL'ir qu'on pourra trouver, tu vas engen-
drer une chicane et je vais la terminer.
( la ne me sourit pas du tout.
Durand eut beau insister, Elzébert ne se
Bentait pas d'humeur belliqueuse. Il se sen-
tait moins à son aise dans une grande ville
policée, où il y a des agents de la paix, des
tribunaux et des juges, que dans le pays mi-
sauvage, mi-civilisé où la force brutale est
un atout des plus importants.
Force fut donc à Paul Durand de refréner
ses goûts de matamore et de continuer de dé-
ambuler bien prosaïquement par les rues de
la vieille capitale.
De retour à l'hôtel, il se recommanda un
dîner des plus copieux arrosé de libations
non moins copieuses, régla avec le marchand
de fourrures les différents détails de sa ven-
te, empocha le chèque qui s'élevait à $11,500.,
passa l'après-midi avec son frère à lui racon-
ter tous ses faits et gestes depuis leur derniè-
re rencontre, écouta ses inévitables admones-
tations, descendit en compagnie d'Elzébert
passer la soirée dans un bar de St-Sauveur
où, chose étonnante, il n'engagea chicane à
personne, remonta à sa chambre et se coucha,
bien décidé, avant de s'endormir, à reprendre
le train de Montréal dès le lendemain.
Ce qu'il fit après la visite chez le tailleur,
à La banque, et quelques commissions accom-
plies çà et la.
DEUXIEME PARTIE •
LE CHEQUE MYSTERIEUX
Par Alexandre Huot
I
Le visage merveilleusement beau de Jean-
nette Chevrier laissait voir les traces de la
plus grande perturbation.
La jeune fille se promenait de long en lar-
ge dans la pièce et semblait plongée dans l'a-
gitation la plus fébrile.
Soudain elle s'arrêta devant le portrait en-
cadré de Germain Lafond suspendu au mur,
le regarda longuement et éclata en sanglots.
La crise de larmes fut de courte durée.
Elle s'essuya les yeux et se mit à parler à
elle-même :
— Je n'y comprends rien, rien de rien, dit-
elle. Pourquoi cet inconnu m'envoie-t-il une
aussi considérable somme d'argent? La let-
tre qui accompagne le chèque est un mystère
indéchiffrable.
Jeannette prit le chèque sur une petite ta-
ble et le considéra. Elle lut:
''Banque Canadienne Nationale"
"Payez à l'ordre de Mademoiselle Jeannette
"Chevrier la somme de vingt-sept mille Pi as-
tres — $27,000.00.
Henri Morin."
— Quel est cet Henri Morin et pour quelle
raison m'envoie-t-il cette somme d'argent?
Elle reprit la lettre que le chèque accom-
pagnait et lut:
"Chère Mademoiselle",
"Je vous envoie un chèque de $27,000.00.
"En faisant cela je vous surprendrai énormé-
"ment. Je ne puis actuellement vous dire
"les raisons qui guident ma conduite. Mais
"acceptez le chèque et je vous en serai éter-
nellement reconnaissant. . .
Henri Morin."
Le chèque était tiré sur une succursale de
Québec de la Banque Canadienne Xationale.
Jeannette Chevrier décida de faire elle-
même une enquête et de se rendre à la suc-
cursale de la Banque qui devrait payer le
chèque.
Dès le lendemain elle était à Québec.
Le gérant la reçut tout naturellement avec
une grande affabilité, car n'était-elle pas très
jolie ?
— Monsieur, dit-elle après lui avoir lu la
mystérieuse missive et lui avoir fait voir le
chèque qui l'accompagnait, pourrais-je savoir
si quelqu'un ici connaît cet être étrange, cet
Henri Morin qui m'a envoyé cette énorme
somme d'argent?
Le gérant regarda la jeune fille avec admi-
ration; on pouvait discerner un brin de flirt
dans le brillant de ses veux. Puis son front
se plissa, il devint soucieux.
— Les règlements de la banque ne me per-
mettent guère d'exaucer votre demande.
Je vous prie, Monsieur, vous me rendriez
un si grand service. . .
Et la voix de Jeannette avait une douce
câlinerie veloutée. Sur sa figure, dans le
creux de ses deux admirables fossettes, il er-
rait un sourire fin, irrésistible.
— Comment vous dire non, mademoiselle?
Vous remportez la victoire. . .
LE ROMAN DES QUATRE
15
Il pesa du doigt sur un bouton électrique.
Quelques secondes plus tard, le secrétaire du
gérant pénétra dans la pièce.
— Faites venir à mon bureau M. Jean Bé-
land, s'il vous plaît.
Ils étaient à causer de banalités quand en-
tra Jean Béland, un jeune homme de 25 ans
peut-être, ni beau ni laid, tout simplement
quelconque.
— Pouvez-vous me dire, Monsieur Béland,
questionna le gérant de la banque, si vous
avez sur la liste de nos dépositaires un nom-
mé Henri Morin?
— Oui, monsieur, je puis vous le dire de
mémoire, car son histoire ici est remarquable.
— Racontez.
— Eh bien ! avant hier, un homme vêtu en
"lumberjack" est entré au bureau. Il s'est
dirigé vers mon guichet et a exhibé un très
gros rouleau de billets de banque.
— Je veux faire un dépôt, dit-il.
— Très bien, répondis-je.
— Je préparai moi-même le bordereau. Il y
avait $27,000.00 exactement. Je fis les en-
trées dans le livret et lui présentai le livret
de banque. Puis je ne le vis plus pendant
cinq minutes après lesquelles il revint à moi.
— Voulez-vous accepter ce chèque? me de-
manda-t-il.
Je regardai le montant. Le chèque était de
$27,000.
— Mais cela annule votre compte, fis-je.
— Je le sais, répliqua-t-il, c'est ce que je
veux.
Je lui fis signer la formule requise en l'oc-
curence et j'acceptai le chèque. Il disparut
alors pour de bon.
Le gérant questionna.
— Avez-vous remarqué au nom de qui était
fait le chèque?
— C'était au nom d'une demoiselle.
— De mademoiselle Jeannette Chevrier?
— Oui, justement, c'est ça.
— Eeconnaissez-vous cela ?
Et le gérant mit le chèque dans les mains
de Jean Béland.
— Eh! oui, c'est bien ce chèque-ci que le
lumberjack m'a présenté.
— Vous pouvez vous retirer.
Et Béland sortit, sans doute peu satisfait
de partir sans avoir eu le mot de l'énigme.
Quand ils furent seuls, le gérant et Jean-
nette se regardèrent . . .
— Eh bien ! cette explication de mon com-
mis vous éclaircit-elle le mystère? question-
na-t-il.
— Mais pas le moins du monde, monsieur.
Puis soudain :
— Oh ! s'écria-t-elle . . .
—Qu'y a-t-il !
— Ce n'est rien. J'ai cru avoir une lueur
subite. Mais non, ce n'est rien, ce ne peut
malheureusement qu'être rien, que rien de
rien.
— Mais encore î
— Tiens voici... D'ailleurs j'ai besoin d'un
confident. Ce mystère me torture l'esprit. Il
y a quelques jours je reçus chez moi la visite
de deux hommes vêtus en lumberjack, com-
me votre monsieur Béland l'a dit. Ils me
dirent qu'ils s'appelaient Elzébert Mouton et
Paul Durand. Imaginez ma stupéfaction.
Jamais je n'avais même vu ces deux hommes.
Ils m'annoncèrent, à brule-pourpoint la mort
de l'être qui m'était et qui m'est encore le
plus cher au monde, de mon fiancé adoré, Ger-
main Lafond. Une douleur atroce m'enva-
hit. Ils disparurent et je ne les ai pas vus de-
puis. Mon Dieu ! Mon Dieu ! . . .
La pauvre Jeannette éclata en sanglots.
Le gérant la consola de son mieux.
Quand la crise de larmes fut passée, il lui
dit:
— Alors, comme ces deux hommes étaient
vêtus en lumberjack et comme celui qui s'est
présenté à la banque était aussi habillé de la
même façon, vous supposez que l'un de ces
deux hommes est celui qui vous a envoyé le
chèque de $27,000. ?
— Oui, j'ai supposé pour un instant, mon-
sieur; mais je suis maintenant sûre qu'il n'y
a là qu'une coincidence banale. Car ces
deux hommes ne me portent aucun intérêt.
C'était d'ailleurs, comme je vous l'ai déjà
dit, la première fois que je les voyais.
— Mais ... et votre fiancé ?
— Oui, c'est vrai. Mon cher fiancé aurait
pu, lui, m'envoyer cet argent. Il était si gé-
néreux. Mais il est mort, monsieur. S'il
avait eu quelque chose à me léguer, il l'aurait
fait par l'intermédiaire d'un notaire. Pour-
quoi m'aurait-il envoyé un inconnu? Pour-
quoi ne m'aurait-il pas fait savoir que cet ar-
gent me venait de lui? C'est incompréhensi-
ble, monsieur, incompréhensible !
— Adressez-vous à la police, alors.
— Oh! non, monsieur, ce moyen me répu-
gne. Comment pourrais- je traiter ainsi un
homme, inconnu si vous le voulez, mais qui
se manifeste à moi strictement en bienfai-
teur ? Oh ! oui, j'aime mieux rester entourée
de mystère que d'avoir recours à un moyen
aussi bas.
— Vous avez peut-être raison.
16
LK KO M A X UKK QI .'ATKIO
Jeannette se leva et prit congé du gérant
de banque.
Elle B'arrôta en face du guichet derrière
lequel se trouvait Jean Béland.
Comment le nommé Henri Morin était-
il vêtu? questionna-t-elle. Je voudrais sa-
voir de quelle couleur était sa blouse, sa cu-
lotte, la mode de son chapeau, enfin tout.
Sa blouse, répondit le commis, était bleu
marine, râpée, usée presque jusqu'à la dou-
blure. H portait une paire de culottes bouf-
fantes de couleur kaki, des bottes que nos
grand'pères appelaient "bâtardes" et un feu-
tre mou de couleur indécise.
— Et sa figure ?
— Oh ! mademoiselle, dans sa figure je n'ai
remarqué qu'une longue barbe en broussaille
d'où le peigne avait dû s'absenter il y a de
longs mois.
— Est-il grand ?
— Ca, je ne puis vous le dire. C'a été un
manque d'observation de ma part.
— Très bien, monsieur, merci beaucoup !
C'était l'heure où la rue Saint-Jean à Qué-
bec était très animée. Chaque jour sur cette
rue est un jour de parade. Vers quatre heu-
res de l'après-midi, les jeunes filles en super-
bes toilettes et les jeunes gens "à cannes" y
défilent. Le théâtre Auditorium constitue
le centre de ce défilé.
Jeannette Chevrier descendait la rue St-
Jean.
Tl lui fallait marcher, faire quelque chose,
n'importe quoi pour tromper sa grande ner-
vosité.
Soudain elle pensa:
— Si j'allais de suite acheter mon billet
pour retourner à Montréal ? . . . Oui, c'est dit :
de ce pas je descends la Côte du Palais et
vais acheter mon billet. Je prendrai le train
ce soir, du chemin de fer Canadien National.
Elle se trouvait à ee moment devant l'Au-
ditori um.
Elle remarqua tout à coup que presque tous
les promeneurs qu'elle croisait se retournaient
avec une curiosité qui se terminait en souri-
re pour regarder quelque chose ou quelqu'un
qui semblait drôle.
Instinctivement curieuse comme presque
tous les humains le sont, à quelque sexe qu'ils
appartiennent, Jeannette pressa le pas. Elle
se trouva vite derrière l'objet de curiosité de
la foule.
En le voyant elle eut un mouvement de
surprise réprimé.
— Si c'était lui ? dit-elle tout bas.
Et son coeur battit à lui rompre la poitri-
ne.
L'homme était vêtu de bottes bâtardes,
portait des culottes bouffantes kaki, une blou-
se bleu marine et était coiffé d'un feutre mou
dont un long usage parsemé d'abus avait ren-
du la teinte indécise.
Si c'était lui ! Si c'était là l'homme qui lui
avait envoyé le chèque !
Mais non, il y avait à cette saison à Qué-
bec de nombreux lumberjacks. On en ren-
contrait à tous les coins de rue, à la basse-
ville, sur le marché Champlain, dans le cap
Blanc. Si celui-là suscitait la curiosité,
c'est qu'il se promenait rue Saint-Jean, le
rendez-vous des ''chics", des poudrées, des
fardées, des donzelles pâmées et des damoi-
seaux mièvres.
— Il faut que je dépasse cet homme, afin
que je le voie mieux, se dit Jeannette Che-
vrier.
A ce moment, l'inconnu tourna la tête et
vit la jeune fille. Il détourna immédiatement
la vue d'un mouvement brusque.
— Mais on dirait qu'il me connaît et qu'il
veut éviter ma vue. En tout cas, j'ai remar-
qué qu'il a une barbe tout comme celle qu'a
décrite le commis Béland.
L'inconnu avait ralenti le pas. S'il voulait
éviter la jeune fille, cet acte de sa part était
plutôt bizarre. En effet, Jeannette gagnait
du terrain, s'approchait de lui.
Elle le dépassa et au même moment jeta
un coup d'oeil sur lui.
Elle pensa immédiatement.
— J'ai déjà vu cet homme quelque part. II
y a quelque chose en lui qui ne m'est pas in-
connu. Sa démarche m'est familière. Mais
qui est-ce ?
La peur l'envahit.
Son fiancé, Germain Lafond, avait été as-
sassiné, elle n'en doutait plus. Cet inconnu,
n'était-ce point le meurtrier de son futur
mari ?
Elle frémit, trembla.
Mais pourquoi alors lui donnait-il $27,-
000?
Elle tourna à la Côte du Palais. Rue
Saint-Paul, en face de la gare où elle allait
acheter son billet pour Montréal, elle s'a-
perçut que l'inconnu la suivait.
Elle pressa le pas et pénétra dans la ga-
re.
Comme elle était à acheter son billet
pour Montréal, elle sentit quelqu'un lui
LE ROMAN DES QUATRE
17
toucher légèrement le bras et entendit ces
\paroles chuchotées d'une voix blanche :
— Ne craignez rien, mais espérez . . . une
joie infinie vous attend !
Elle se tourna brusquement et voulut
courir après l'inconnu, l'homme vêtu en
lumberjack qui avait prononcé ces paroles.
Mais il était déjà sorti de la gare, et elle
l'entendit qui disait à un chauffeur de taxi
"Black & White" :
— Au Château Frontenac. . . et presto!
— Où ai- je entendu cette voix? murmura-
t-elle. . .
II
— Elzébert, as-tu trouvé quelque chose ?
— Non. Et toi, Paul?
— Moi, non plus.
Elzébert Mouton et Paul Durand étaient
assis dans un petit compartiment d'une
taverne de la rue Saint-Laurent à Montré-
al.
Ils causaient de la disparition mysté-
rieuse de Germain Lafond, le fiancé de
Jeannette Chevrier.
Ils étaient maintenant tous deux d'ac-
cord sur un point : Germain Lafond avait
été la malheureuse victime de criminels
inconnus.
— Ecoute, Paul, il nous faut continuer
nos recherches. Je veux absolument et tu
le veux avec non moins de persistance que
nous retracions l'homme que nous avons
entrevu dans les alentours de la scène du
crime, et qui nous a paru très suspect.
Nous allons lui mettre la main au collet
avec un peu de persévérance.
— Quel est ton plan, Elzébert?
— Mon plan est bien simple : le retrouver
et le faire parler.
— C'est beau, ça; mais comment lui des-
celler la langue?
— A la pointe du revolver, mon vieux;
deux gars bien décidés peuvent tout.
Elzébert s'appuya le menton dans le
creux de sa main et songea pendant quel-
ques instants.
Puis :
— Nous n'avons encore réfléchi ni l'un
ni l'autre à la cause qui a pu pousser le
criminel inconnu à se défaire de Germain
Lafond. Eh bien ! pendant les quelques
secondes que je viens de songer, je crois
avoir découvert cette cause.
Paul Durand s'approcha davantage,
semblant profondément intéressé.
Elzébert continua :
— Te rappelles-tu qu'il y a quelques
mois, Germain Lafond disparut mystérieu-.
sèment pendant une quinzaine de jours?
Paul Durand fit signe qu'il s'en souve-.
nait fort bien.
— Il nous dit qu'il arrivait de l'Abitibi.
Dans le temps c'était la première grande
course aux mines d'or dans la région de
Kouyn. On était fou, enivré d'espérance.
Je lui demandai en riant s'il avait décou-
vert une mine d'or. Il me répondit non,
mais je soupçonnai dans son regard fuyant
quelque chose d'anormal.
— Alors, maintenant, Elzébert, tu crois
que Germain avait découvert une mine d'or
dans l'Abitibi?
— Non seulement je le crois, mais j'en
suis absolument sûr.
— Et sur quoi bases-tu ta conviction?
— Sur le fait brutal qu'il a été assassiné.
Voyons, raisonnons un peu. On ne tue
pas un homme sans raison. On ne tue pas
un pauvre . . .
— Il aurait pu avoir des ennemis.
— C 'est vrai, il aurait pu en avoir. Mais
lui en connais-tu ? C 'était le meilleur gar-
çon du monde. Non, si on l'a tué, c'était
pour son or.
— M ais son or est dans sa mine ; car je
ne sache pas qu'il nous ait quittés après
avoir exploité le gisement aurifère. Alors
à quoi l'assassinat de Germain servirait-il
au meurtrier? La mine retourne à ses
héritiers, voilà tout.
Elzébert Mouton avait l'habitude de se
décrotter les oreilles, quand il était per-
plexe. Il se les décrotta.
Le raisonnement de son ami Durand
l'embêtait.
Il songea, réfléchit.
Puis, triomphalement :
— J'ai trouvé une explication à ton ob-
jection, dit-il. Supposons que Germain
ait eu un associé dans son aventure minière
de l'Abitibi. Supposons que cet associé
soit un individu louche, aux intentions cri-
minelles. Il vit l'or, vit la fortune, vit les
millions et vit surtout la part à donner à
l'autre, à Germain. Alors, supposons...
■ — Supposons ! Supposons ! Cela fait
bien des suppositions, mon vieil Elzébert.
Et Paul Durant éclata d'un rire intermi-
nable.
18
EE ROMAN DES QI'ATRE
Son compagnon se fâcha.
_II n'y ;i rien de drôle dans ça, dit-il;
songe ;'i no1 re pauvre Germain !
Puis il reprit :
— Supposons. . .
— Non, non, ne supposons plus, je t'en
prie, lu nie donnes la colique.
— Eh bien ! non, continua Elzébert fâché
dur. je ne supposerai plus, car ce que je
«lis e est vrai, j'en suis sûr : l'associé de
Germain avait, comme on dit, passé avec
notre ami défunt un contrat "au dernier vi-
vant les biens". Qu'en penses-tu?
— Je pense que ton hypothèse est plausi-
ble. Vaut aussi bien prendre celle-ci qu'u-
ne autre. Alors, pour le moment ce qu'il
s'agit. . .
Paul s'interrompit et continua plus bas :
— Elzébert, sans faire semblant de rien,
regarde du côté droit... Tu vas voir un
homme qui nous épie depuis quelques mi-
nutes.
Elzébert regarda. . .
— En effet, Paul, dit-il, je crois que tu
as raison. Que peut-il nous vouloir?
— La situation se corse.
— Tu le vois, je crois que j'ai raison de
penser qu'il y a une mine d'or et peut-être
des millions en dessous de tout cela.
— Je commence à croire la même chose,
moi aussi. Mais je me le demande, moi
aussi, que peut-il nous vouloir?
— Il nous a suivis depuis notre départ de
l 'Ontario ; peut-être qu 'il se doute que nous
cherchons le meurtrier de Germain Lafond.
C'est sans doute un lieutenant de l'assas-
sin.
— Il est habillé comme nous, en lumber-
jack.
En effet, l'homme que Paul et Elzébert
accusaient d'espionnage, était vêtu de bot-
tes " bâtardes", de culottes bouffantes ka-
ki, d'une blouse bleu marine et d'un feutre
mou d'indécise couleur.
— C 'est drôle, dit soudain Durand, il me
semble avoir déjà vu cette tête-là quelque
part.
— Moi de même.
— Mais où?
— Je ne saurais le dire. J'ai beau me
creuser la cervelle, je ne réussis pas à pré-
ciser mon souvenir.
Elzébert Mouton se leva alors et dit à
son compagnon :
— Regarde et écoute : tu vas voir un
grand coup d'audace s'accomplir.
Il se dirigea d'un pas décidé vers l'in-
connu aux bottes "bâtardes", se planta
devant lui. s'inclina et lui dit fort aima-
blement :
— Mon cher monsieur, mon ami et moi,
nous avons remarqué que vous nous por-
tiez un certain intérêt, puisque vous nous
contemplez depuis assez longtemps déjà.
Alors, comme vous nous intéressez, vous
aussi, nous sommes heureux de vous inviter
par la présente à venir prendre quelques
verres de bière avec nous.
L'inconnu regarda Elzébert, se leva et
sans dire un seul mot, quitta la taverne en
refermant prudemment la porte.
Elzébert Mouton le regardait faire bou-
che bée. Quand il fut sorti Elzébert Mou-
ton dit à son compagnon :
— En voilà un drôle de pistolet!. . .
Tout le monde dans la taverne éclata de
rire.
Un des commis de la taverne se dirigea
vers Durand et Mouton.
— Un télégramme pour vous Monsieur
Elzébert Mouton, dit-il.
— Un télégramme pour moi ! s 'exclama-t-
il. Pas possible !
Il demanda au commis.
— Qui vous a remis cela ?
— C'est un garçon du télégraphe.
— Mais comment savez-vous mon nom,
vous ?
— C 'est le garçon qui vous a indiqué du
doigt comme étant Monsieur Elzébert Mou-
ton.
—Mais je ne savais pas, que diable ! que
j'étais connu des messagers de télégraphe
de Montréal.
Le commis s'éloigna.
— C'est louche, mon vieux Paul, c'est
absolument louche.
■ — Quant à moi, je ne connais pas une
paire d'yeux de prohibitionniste qui lou-
chent plus que ça devant une bonne bou-
teille de scotch.
Elzébert allait ouvrir l'enveloppe, quand
son compagnon l'arrêta.
— Prends garde! si c'était quelque bom-
be explosive qu'il y eut dans ça!
—Es-tu fou, Paul? Un explosif dans
une enveloppe? Mais il serait tellement
petit qu'il ne pourrait tuer une punaise.
Il déchira l'enveloppe et lut :
—Diable, dit-il. on v va rudement.
—Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il?
— Tiens, lis!
LE ROMAN DES QUATRE
13
Et Paul lut :
"A Elzébert Mouton et à Paul Durand :
" Avis est donné que vous serez assassinés
"après demain soir, à minuit, si vous n'a-
' ' vez pas alors définitivement quitté la ville
"de Montréal.
"Avis vous est de même donné de ne
"point au grand jamais vous mêler le nez
"dans les affaires du défunt Germain La-
"fond, car vous irez alors, et presto, re-
joindre vos dignes ancêtres dans le cime-
"tière, sans avoir eu le temps de faire vo-
"tre testament."
La Ligue Dorée.
— J 'en ai la chair de poule, moi ! fit Du-
rand.
— Moi, je n'en ai même pas la chair de
coq. Ces gens-là ont peur de nous et veu-
lent nous effrayer, voilà tout. Il faut que
nous quittions Montréal dans leur intérêt.
Eh bien ! nous allons y demeurer dans le
nôtre et dans celui de Germain Lafond.
Ils signent "La Ligue Dorée". . . "dorée",
de l'or... une mine d'or... N'est-ce pas
que ma supposition avait du bon sens ?
— Et moi,, tu sais, j 'ai peur, je ne te le
cache point !
— Bah ! tu n'auras plus peur demain ma-
tin. Allons nous coucher !
Les deux compagnons sortirent.
Comme ils passaient à un endroit très
sombre de la rue Craig, Paul Durand sen-
tit quelqu'un le serrer assez fort au bras.
Il se retourna brusquement. L'inconnu
était déjà disparu.
Il regarda à son bras. . .
Un papier y était épinglé.
Il s'avança près d'un réverbère et lut
tout haut, de façon à ce que Elzébert en-
tende :
"Dernier avis : si vous êtes demain soir
"à Montréal, vous mourrez."
La Ligue Dorée.
A ce moment, ils entendirent quelqu'un
derrière eux leur chuchoter :
— N'ayez aucune crainte... espérez !
Espérez une grande joie... Une grande
joie infinie vous attend!
Une peur folle s'empara d 'Elzébert et de
Paul Durand. Us prirent leurs jambes à
leur cou et coururent, coururent, à la re-
cherche de lumières éblouissantes, de
bruits, de foule, de mouvement, d 'oubli . . .
III
Les deux fenêtres de la chambre étaient
prudemment habillées de leurs stores. Un
gilet posé sur la poignée de la porte cachait
le trou de la serrure, empêchant tout cu-
rieux de voir de dehors ce qui se passait à
l 'intérieur.
Paul Durand s'étira en bâillant, dans
l'un des deux lits. Puis il se leva d'un
bond et alla secouer Elzébert Mouton.
L'autre marmotta des paroles peu ec-
clésiastiques.
— Voyons ! voyons ! Elzébert, fit Paul,
éveille-toi ! Il nous faut déguerpir, quitter
Montréal aujourd'hui à tout prix. Sinon,
il y va de notre vie. Moi, tu sais, je ne suis
pas encore prêt à vendre ma peau au dia-
ble.
Elzébert se leva à son tour silencieuse-
ment, et alla lever un des stores.
— Non, non, ne fais pas ça, mon vieux,
un ennemi peut nous voir du dehors et
nous tuer d'une balle dans la tête. Tu te
rappelles la campagne d 'un nommé Milette
contre les Francs-maçons à Montréal, il y a
quelques années; Millette a failli être tué
comme ça. Baisse-moi ce store !
— Comme tu voudras, mon vieux. Mais
laisse-moi te dire que tu es fou, idiot, à lier
comme du foin prêt à mettre en bottes. Per-
sonne ne veut nous tuer, c'est une farce,
un attrape-nigaud. J'ai honte d'avoir eu
peur et d'avoir fui hier soir. Moi, je reste
à Montréal. Toi, fais ce que tu voudras.
Mais je ne te comprends pas, tu as vu des
ours, tu as déjà lutté avec l'un d'eux, et tu
as failli être attaqué par un orignal en rut
après que j'eus imité le vagissement de la
femelle, et tu as eu peur d'un homme, d'un
inconnu ? C 'est inconcevable !
— 'C'est parce qu'il est inconnu que je le
crains.
— Eh bien ! nous allons le forcer à se fai-
re connaître.
A ce moment quelqu 'un frappait dans la
porte.
Paul Durand sursauta.
— Ne va pas ouvrir ! Ne va pas ouvrir !
chuchota-t-il. Si c'était quelque ennemi!
11 pourrait nous abattre, là, de deux coups
de revolver.
— Va donc ! poule mouillée. Cache-toi
sous le lit, si tu as peur. J'ouvre.
Durand se recroquevilla dans un coin
aussi loin que possible de la porte.
20
Li: COMAN' DKS QUATRE
Elzéberl ouvrit.
C'étail un des commis de l'hôtel qu il y
avait là.
— VOUS êtes bien Monsieur Durand?
—Non. Mon nom est Mouton... Elze-
bert.
—Eh bien ! messieurs Glouton et Durand,
quelqu'un vous attend au salon et vous
fait dire qu'il s'agit d'affaires très urgen-
tes.
Quand ils furent seuls, Durand déclara :
—Moi, je n'y vais pas, je ne suis pas en-
ce iv prêt à mourir. Celui qui est au salon
va nous assassiner, c'est sûr.
— Mais non. Rappelle-toi que nous avons
jusqu'à demain soir pour quitter la ville.
Jusqu'à demain soir notre vie n'est pas en
danger. Rappelle-toi que nous n'avons
pas que des ennemis à Montréal ; hier soir
quelqu'un nous a dit : ''N'ayez aucune
crainte ! Espérez . . . espérez une grande
joie ! Une grande joie infinie vous attend !"
— C'est pourtant vrai.
— Prends ton revolver, je vais prendre
le mien. A la moindre alerte, le revolver
au poing ! Nous vendrons chèrement notre
vie. Es-tu prêt?
— Je crois que je vais y aller.
Ils s 'armèrent tous deux, et, la main dans
la poche où se trouvait leur arme, ils des-
cendirent prudemment au salon. Quand
ils se trouvèrent près de cette pièce, ils re-
doublèrent de prudence. Elzébert jeta un
coup d'oeil furtif par la fente que faisait
la porte entre-bâillée.
— C 'est une femme qu 'il y a là, dit-il.
— Diable! qu'est-ce que ça veut dire?
Que peut-elle nous vouloir? Est-ce une
jeune femme?
— Ni jeune ni vieille.
—Belle?
— Ni belle ni laide.
— Tes renseignements sont maigres, aussi
bien d'entrer.
Ils entrèrent.
La femme se leva. Elle était grande,
svelte. Sa figure était un peu ravagée par
le temps. Elle indiquait 40 ans peut-être
et n'était point belle ; mais elle avait cet air
attirant qui nous rend tout de suite une
personne sympathique.
— Vous êtes bien messieurs Mouton et
Durand? demanda-t-elle.
— Oui, madame. . .
— le suis madame Ernest Chénier.
—Ah !
— Oui, je sais que vous ne me connaissez
.!<• viens au sujet de mademoiselle
Jeannette Chevrier.
Elzébert et Paul se regardèrent ahuris,
hébétés. De quoi pouvait-il bien s'agir en-
core?
— Ah!. . . répéta Elzébert.
— Vous avez eu hier, n'est-ce pas, la vi-
site de mademoiselle Chevrier?
— Mais non, madame, firent-ils en choeur,
au comble de la surprise et de la stupéfac-
tion. Jamais Mlle Chevrier n'est venue
nous voir ici.
— Cependant, vous lui aviez, n'est-ce pas,
envoyé une lettre pour lui demander de
venir ici vous rencontrer?
— Mais, jamais de la vie !
Elzébert et Paul avaient les yeux grands
comme des dollars d'argent américains.
Madame Chénier s'écrasa dans une chai-
se, pâle, très pâle.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! fit-elle, c 'est
effrayant !
— Il lui est sans nul doute arrivé un
grand, un très grand malheur. Elle n'au-
rait jamais dû accepter cet argent, ces mil-
liers de piastres maudites; je le lui ai dit
d 'ailleurs.
— Mais de quel argent parlez-vous?
— Laissons cela, messieurs, je vous en re-
parlerai plus tard. Pour le moment, il s'a-
git de retrouver Jeannette.
— Ah ! elle est disparue ?
— Oui, je m'en vais vous relater son his-
toire. Elle reçut une lettre. La pauvre
petite était venue chez moi, sa tante, pour
me rendre visite hier. C'était une lettre
supposée être de vous. Tenez, messieurs,
voici la lettre. Elle l'a laissée sur le buf-
fet de la salle à manger avant de partir.
Lisez.
Elzébert lut :
" Mademoiselle Jeannette Chevrier,
"2112, rue Saint-Denis, Montréal.
' ' Mademoiselle,
" Voulez- vous avoir l'extrême obligeance
"de venir nous voir à notre hôtel, 1218 rue
"Peel, demain matin à onze heures. Nous
"avons une communication très importan-
ce à vous faire au sujet de Germain La-
"fond. Vous trouverez sans doute étran-
"ge que nous n'allions pas nous-mêmes à
"la maison où vous vous trouvez; mais ce-
LE ROMAN DES QUATRE
21
"la nous est absolument impossible. Nous
"vous en expliquerons la raison lors de
votre visite."
Elzébert Mouton
Paul Durand.
— ïMais nous n'avons jamais écrit cette
lettre. Ce n'est ni mon écriture, ni celle de
Paul d'ailleurs.
— C'est une affreuse infamie.
— Je le sais maintenant, messieurs ; mais
laissez-moi continuer mon histoire. Jean-
nette est partie de chez moi hier matin,
vers dix heures. Elle devait être de retour
pour le repas de midi. A deux heures de
l'après-midi elle n'était pas encore arri-
vée. A quatre heures je commençai à être
inquiète. J'avais remarqué depuis qu'elle
est allée à Québec qu'une ombre de peur
semblait planer continuellement sur son
esprit. A six heures, je n'y tins plus et je
vins à l'hôtel ici. Malheureusement vous
étiez sortis. Je ne vous le cache pas, mes-
sieurs, je crus alors que les criminels, c'é-
taient vous !
— Oh ! madame . . .
— Je sais maintenant que je me trompais
et je vous demande pardon de ma pensée.
Je n'ai pas averti la police hier soir, parce
que je me disais que Jeannette avait peut-
être rencontré des amies. Mais les heures
de la soirée se sont écoulées. Je vous ai
attendus jusqu'à dix heures. Vous n'étiez
pas encore de retour. Nous allons, n 'est-ce
pas, avertir la police ?
— Non, non, madame, dit Elzébert. J'ai-
me mieux que nous réglions cette affaire
nous-mêmes. La police peut nous faire
plus de tort que de bien. Vous savez, nous
en connaissons plus long que vous là-des-
sus. Ecoutez nos conseils.
— Mais que faire?
— Nous allons nous-mêmes conduire une
petite enquête qui aboutira, je suis sûr.
Sinon, nous aurons recours à une agence
de détectives, une agence avec laquelle nous
serons sûrs du secret absolu.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! quand je son-
ge que Jeannette est suis doute entre les
mains de bandits qui h. maltraitent, en ce
moment, qui lui manquent de respect peut-
être !
— Ne vous désolez pas, madame, nous al-
lons la retrouver.
Quelqu'un frappa à la porte du salon.
Elzébert cria :
— Entrez !
Le même commis que tout à l'heure pé-
nétra dans la pièce.
— C'est encore quelqu'un qui veut vous
parler, messieurs Durand et Mouton.
— Est-ce une femme?
— Non, c 'est un petit bambin.
— Faites-le entrer.
Un garçonnet bien mis, de douze ou trei-
ze ans, pénétra dans le salon et enleva poli-
ment sa casquette.
— C 'est papa qui m 'envoie, dit-il.
— Oui, mais qui est ton papa, mon petit ?
— Mon papa, c'est Monsieur Albert Tru-
del qui travaille au Palais de Justice.
— Connais pas.
— Je le sais bien. Mais ce matin en pas-
sant sur la rue Cadieux, j'ai trouvé une
lettre sur le trottoir. Il y avait sur l'en-
veloppe ces mots : "Qui que vous soyez
qui recueillerez cette lettre, remettez-la à
messieurs Durand et Mouton, 1218 rue
Peel. Il y va de ma vie. Ne perdez pas
une minute!" Vite je courus montrer ça
à papa, au Palais de Justice. Papa me dit
de venir vous donner la lettre tout de sui-
te. La voici !
Elzébert s'empara de la missive avec
quelque chose comme de la voracité. Il
l'ouvrit en un tour de mains et la lut.
— C 'est bien vrai, madame, fit-il. Made-
moiselle Chevrier est prisonnière.
— Mais lis donc cette lettre à voix haute
que nous sachions, nous aussi, Elzébert !
Celui-ci lut alors :
"Mes amis,
"Car je crois pouvoir vous appeler mes
"amis, je suis tombée dans un traquenard.
' ' On m 'a faite prisonnière. Pourquoi ? Je
"n'en sais absolument rien. Mais je souf-
"fre horriblement. Les hommes qui m'ont
"en leur possession sont sales, malpropres,
"polissons. Us me parlent avec une gran-
"de grossièreté, et j'ai peur, une peur im-
"mense, à mon honneur. Sauvez-moi, mes
"bons amis, sauvez-moi ! Car je vais mou-
"rir ! Venez vite au numéro 32g de la rue
Cadieux!"
"Jeannette."
Elzébert, Paul et la dame se précipitè-
rent en courant dans l'escalier. Quand ils
furent dehors, Elzébert dit :
— Dans un quart d'heure, Jeannette se-
ra libre.
2 2
Puis il loua im taxi el ils partirent à
toute vitesse vers la me ( 'adieux,
IV
L'automobile Ûla rae Notre-Dame à une
vitesse vertigineuse. Tons les passants
tournaient la têtë pour la regarder fuir.
Le chauffeur ralentit en arrivant à la rue
Bleury pour s 'éviter une semonce de l'a-
gent de trafic qui stationnait là. Il dut
continuer sa marche moins vite, parce
qu'un autre agent était posté à l'intersec-
tion de la rue Sainte-Catherine et du Bou-
levard Saint-Laurent.
Enfin, la machine tourna sur la rue Ca-
dieux e1 s'arrêta en face de la résidenec
portant le numéro 32g.
Elzébert Mouton sauta le premier de la
voiture, et Paul Durand le suivit. Durand
allait frapper à la porte, quand Elzébert
l'en empêcha.
— Ne va pas faire cela, dit-il, nous allons
ainsi gâter la sauce.
— Mais que faire?
— Nous trouverons bien un moyen.
Elzébert réfléchit pendant quelques ins-
tants.
Puis:
— Nous allons nous éloigner paisible-
ment en taxi. Nous n'aurions pas dû ar-
rêter juste en face de cette maison. C'est
là un mauvais pas.
Ils remontèrent dans l'automobile qui re-
partit. Quelques maisons plus loin Elzé-
bert fit de nouveau stopper la voiture.
— Vous, madame, dit-il, vous allez dé-
ni curer assise dans l'auto. Attendez jus-
qu'à ce que nous revenions. Ce ne sera pas
long, je l'espère.
Les deux compagnons partirent alors.
Ils pénétrèrent dans la cour par une ru-
elle sale et boueuse.
— J'ai bien compté les maisons, dit El-
zébert. Il nous faut traverser quatre cours
avant d'arriver à celle du numéro 32g.
I ls traversèrent ces quatre cours sans en-
combre. Heureusement, personne ne les
remarqua. Et ils arrivèrent à la cour
qu 'Elzébert était sûr d'être celle du No.
32g.
— Et maintenant, pénétrons dans la mai-
son !
— Mais comment ?
— Suis-moi, tu vas voir que c'est très
facile. Mais auparavant, nous avons une
petite opération S faire. Bon, il y a plu-
sieurs cordes à linge ici; elles feront notre
affaire.
Il sort i t son canif, l'ouvrit et coupa trois
cordes à linge qu'il roula. Il en mit deux
dans ses poches et donna la troisième à
Paul.
— Que veux-tu que je fasse de ceci?
questionna Paul.
— Fourre-la dans ta poche comme moi,,
idiot !
— Mais pourquoi faire \
— Tu verras, tu verras !
— Tiens, moi, j'ai une peur bleue.
— Peuh ! vieille dévote qui craint les rats
d 'églises !
Elzébert frappa à la porte de la cuisine.
Pendant trois secondes environ il n'en-
tendit aucun bruit. Puis des sons de pas
se firent entendre. Ils se dirigèrent vers
la porte.
— Tiens-toi bien, Paul, nous allons rire f
Un homme apparut dans l'entre-bâille-
ment de la porte.
— Que voulez- vous? demanda-t-il d'une
voix rude.
— Avez-vous besoin de bonnes bananes,
d'ananas, de pommes de terre? dit Elzé-
bert.
— Non, merci !
Et il referma la porte.
Elzébert frappa de nouveau immédiate-
ment.
— Allons, qu'y a-t-il encore? questionna-
t-il fâché.
— Sortez, l'ami, nous avons affaire à
vous.
— Voulez-vous rire de moi, dites donc !
— Non, non, sortez, c'est très sérieux.
A ce moment Elzébert sortit un mou-
choir, et l'individu sortit. Il n'était pas
sitôt dehors qu 'Elzébert lui asséna un for-
midable coup de poing sur la mâchoire,
l'homme tomba dans les bras de Durand
comme une pâte molle, sans connaissance.
— Bien. Ligotons-le maintenant.
— Tu parles d'une façon de pénétrer
dans une maison! s'exclama Paul. Nous
allons nous faire arrêter, c'est sûr. Si tu
t'étais trompé de maison.
— Non, non, je ne me suis pas trompé,
j 'en suis absolument sûr. Ligote-moi ce
voyou maintenant avec ta corde à linge, et
applique-lui un bon bâillon sur la bouche
pour l'empêcher de crier.
Sitôt dit, sitô', fait.
LE ROMAN DES QUATRE
2 3
La porte était ouverte. Les deux com-
gnons entrèrent dans la maison avec de
grandes mesures de prudence.
lis marchèrent alors dans un grand cor-
ridor obscur.
Soudain ils entendirent un long gémis-
sement qui semblait venir du deuxième éta-
ge.
—Chut ! fit doucement Elzébert.
A ce moment, une personne quelconque
commençait à descendre l'escalier près du-
quel les deux compagnons se trouvaient.
Mouton se cacha du mieux qu'il put dans
un coin et attendit.
C 'était un homme qui descendait.
Il paraissait être athlète, bâti qu'il était
comme un géant.
Au moment où il mettait le pied sur la
dernière marche de l'escalier, Elzébert lui
appliqua sa main en bâillon sur la bouche
et lui asséna un formidable coup de poing
dans la poitrine. Pris par surprise, l'hom-
me ne put se défendre. Il avait déjà perdu
connaissance par la force du choc.
Mouton était en effet un athlète peu or-
dinaire.
Ils ficelèrent l'inconnu comme le premier,
et Mouton lui appliqua un mouchoir sur la
bouche, le jetant ensuite dans un garde-
robe.
Les deux compagnons montèrent alors
au second étage. Une seconde plainte se
fit entendre. Cette fois elle venait sûre-
ment de la chambre en face de laquelle ils
se trouvaient.
— Maintenant, il s'agit de jouer le tout
pour le tout, dit Elzébert.
— C'est drôle, je n'ai plus peur, dit Paul.
— Tant mieux.
Et il frappa doucement à la porte après
avoir constaté que celle-ci était fermée à
clef.
Ils entendirent les pas de quelqu'un qui
venait ouvrir. La porte n'était pas encore
entre-bâillée que Mouton avait sorti son
revolver. Puis il poussa la porte du pied
et entra dans la pièce.
— Pas un mot, vieille vipère, ou je tire !
Je te tue comme une chienne, dit-il, à la
vieille femme ratatinée qui était venue lui
ouvrir la porte.
La femme obéit et resta muette, mais
dans ses yeux on pouvait voir une lueur
de colère féroce.
Les deux compagnons examinèrent la
pièce. Leur vue alla d'abord au lit sur
lequel était couchée une fille qui gémissait.
Ils s'approchèrent du lit et reconnurent
immédiatement Jeannette Chevrier qui
était ligotée des pieds au cou.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! dit-elle en les
voyant. Mes amis, mes bons amis, êtes-
vous venus me délivrer? J'ai tant de pei-
ne, tant de troubles, tant de misères, je
crois que je vais mourir. Emmenez-moi
pour l 'amour du Ciel !
— Oui, oui, mademoiselle, dit Elzébert,
nous allons vous emmener tout de suite.
La vieille fit un mouvement. Mouton
lui appliqua le canon de son revolver sur
la tempe.
Pendant ce temps, Paul Durand avait
sorti son couteau de poche et coupait les
liens de Jeannette Chevrier. Il aida à la
jeune fille à se lever.
— Et quant à toi, la vieille, dit Elzébert
sur un ton menaçant, on va se revoir avant
longtemps, tiens-toi le pour dit, hein ! Et
quant à vous, mademoiselle Jeannette, sui-
vez-nous et n'ayez plus peur.
— J'ai peine à marcher! gémit doulou-
reusement la jeune fille.
— Nous allons vous supporter.
L'instant d'après la jeune fille et ses
deux sauveteurs descendaient l'escalier,
suivis par la vieille femme qui grommelait
sourdement.
Au bas de l'escalier, nos amis saisirent
un bruit quelconque dans une pièce voisine
du vestibule, comme si un homme survenait
rapidement.
Elzébert et Durand, supportant Jean-
nette, marchèrent précipitamment vers la
porte. Mais ils trouvèrent celle-ci fermée
à clef.
Terrible, Elzébert se tourna vers la vieil-
le femme qui les considérait avec un sou-
rire ambigu à ses lèvres parcheminées.
— Vieille, ordonna Elzébert, ouvre cette
porte, et vite si tu ne veux pas aller voir
satan, ton époux !
A nouveau il braqua son revolver sur la
femme.
Croyant que ce terrible inconnu allait
tenir parole, et pas tout à fait disposée
peut-être à aller rejoindre son " ténébreux
époiix", elle courut à la porte, tira une clef
dissimulée sous son tablier et ouvrit l'huis.
Il était temps : un rude et terrible gail-
lard venait d'apparaître dans une porte
voisine, et cet homme avait proféré un ju-
ron retentissant.
LE ROMAN DES QUATRE
Jeannette nVut que le temps de lui
décocher ira rapide regard . . . déjà Durand
ei Elzébert Pentraînaienl vers la rue et le
taxi plus loin.
Or, si Elzébert et Paul avaient pu sui-
vre le regard de Jeannette, ils auraient vu
le gaillard e1 n'auraient pas manqué d'être
forl surpris de reconnaître l'individu que,
la veille au soir, ils avaient remarqué en
cette taverne de la rue Notre-Dame.
Quanl à, Jeannette, elle ne put contenir
un cri de joie en trouvant dans l'auto sa
tante. Elle se jeta dans ses bras en pleu-
rant de joie.
— Pauvre petite, disait Mme Chénier, tu
as bien souffert, hein? Mais nous allons
bien te soigner, tu verras. Mon Dieu!
quelle affreuse histoire !
A voir ce tendre tableau, Elzébert, qui
avait le coeur dans les yeux, avait des lar-
mes sur ses paupières.
— Vite ! vite ! dit-il, partons d'ici au plus
tôt! Marchez, chauffeur !
1 /automobile se mit en mouvement.
— Mon Dieu! que je suis heureuse! s'é-
cria Jeannette en embrassant sa tante. Sa-
ve/vous ce que j'ai vu, ou mieux qui j'ai
cru voir tout à l'heure, comme nous sortions
de cette maison.
— Qui donc ?
— Un homme qui cherchait à dissimuler
sa présence, mais un homme qui ressemble
é1 rangement à mon fiancé chéri, Germain
Lafond.
— Germain Lafond! fit Elzébert en tres-
saillant.
— Oui, j'aurais juré que c'est lui, si je
n'avais pas su qu'il est mort.
Elzébert fut pris par un mystérieux
cîmirdissement.
— Ce que je pensais, serait-il vrai? mar-
motta-t-il.
Puis il questionna :
— Cet homme que vous avez vu, comment
était-il vêtu?
— Il «'tait habillé comme un lumberjack:
boites bâtardes, culottes bouffantes kaki,
blouse bleu marine et feutre mou sale et
de couleur indécise. Mon Dieu !
— Quoi encore ?
— Mais l'homme que j'ai rencontré à
Québec et qui m'a dit d'espérer était aussi
Vêtu de hottes bâtardes et de culottes bouf-
fantes kaki, et il portait une blouse bleue
marine et un feutre mou.
Mais Paul Durand hocha la tête.
Mademoiselle, dit-il, vous êtes éner-
vée des événements terribles qui viennent
d'arriver. C'est peut-être une illusion
d'optique, tout simplement.
— Non, non... j'ai vu cet homme, j'en
suis sûre, dit-elle.
— Qui sait ? fit Elzébert Mouton. Des
é\ c?iements bien extraordinaires sont arri-
vés depuis quelques jours. . . Moi, je crois
mademoiselle. . .
Une sombre et lourde impression d'effroi
parut se produire sur l'esprit de ces per-
sonnages, et le silence s'établit.
FIN DE LA SECONDE PARTIE.
TROISIEME PARTIE
FILS EMMELES
Par Jean Fér on.
I
Le chauffeur avait reçu ordre de diriger
sa machine vers la demeure de Mme Ché-
nier, rue Saint-Denis. En peu de temps
l'auto avait atteint la rue Sainte-Catherine
et continué sa course vers Saint-Denis.
Le silence demeurait entre nos quatre
personnages.
Avec une maternelle angoisse Mme Ché-
nier considérait sa nièce, si jolie, si gracieuse
dans sa pâleur et son émoi. Les yeux fer-
més, sa tête reposant sur l'épaule de sa
tante, Jeannette, comme si elle avait été la
proie d'un rêve dont elle ne pouvait se-
couer les brumes, récapitulait en son esprit
troublé l'aventure mystérieuse et indéchif-
frable qui pesait sur son cerveau comme un
cauchemar. Et une vision obsédante la
tenaillait : cet homme inconnu à barbe hir-
sute qu'elle venait d'entrevoir pour la se-
conde fois, ce mystérieux personnage por-
tant le costume des coureurs des bois, l 'au-
teur, pensait-elle, de ce chèque de $27.000.
Et sous la barbe, sous la blouse bleue mari-
ne, sous les culottes bouffantes elle croyait
de plus en plus reconnaître celui pour qui
son pauvre coeur en deuil se consumait du
même amour... Germain Lafond! De
temps à autre elle se demandait :
— Oh ! si cet inconnu était un reve-
nant !
L'effroi comprimait son coeur à cette
pensée. Mais, de suite par un effort de
LE ROMAN DES QUATRE
volonté, elle revenait aux beaux jours où
son amour avait pris naissance, et dès lors
elle oubliait aventures et cauchemar pour
se laisser emporter en un ciel éblouissant.
A la dérobée Paul Durant regardait la
jeune fille dont la beauté lui semblait riva-
liser avec celle des anges, et il sentait son
coeur briller ardemment : car cette belle en-
fant, ainsi éplorée et qui lui apparaissait
plus ravissante dans sa demi-inconscience,
faisait sur lui un effet plus frappant que le
jour ou il l'avait vue pour la première fois
sur la rue Mignonne. En était-il réelle-
ment amoureux ? Peut-être ! . . .
A côté de lui, le timide Elzébert, qui à ses
heures avait aussi ses audaces, comme nous
venons de le voir, roulait vers la jeune fille
des yeux admiratifs, des regards de jeunes
amoureux, regards qu'il n'avait garde de
laisser surprendre par son ami Paul Durand
dont il devinait le secret.
L'auto tourna à l'angle Sainte-Catherine
sur Saint-Denis après un court moment d'ar-
rêt pour attendre, sur un geste de l'officier
préposé au trafic, que la congestion eût di-
minué, puis, plus vive, elle monta la rue.
Paul Durand rompit le silence.
— Mademoiselle, demanda-t-il la voix
tremblante, savez-vous qui sont ces gens qui
vous ont séquestrée?
La jeune fille releva ses paupières, souleva
un peu sa jolie tête, sourit et répondit, tout
en jetant sur Elzébert un regard de grande
reconnaissance :
— Je ne les connais pas, monsieur. Je les
ai vus pour la première fois hier seulement.
— Les avez-vous entendus parler entre
eux ?
— Non. Ils avaient soin, lorsqu'ils par-
laient en ma présence, de le faire d'une voix
si basse que je ne pouvais percevoir qu'un
murmure confus.
— Et vous ne savez pas davantage quel était
leur dessein de vous retenir ainsi prisonniè-
re ?
— Pas davantage. Et voilà, comme vous
le pensez bien, ce qui m'intrigue au dernier
point. Je me demande quel mal j'ai pu faire
à ces gens, ou quel intérêt les a fait agir
ainsi.
— Oh î sourit Paul avec un air entendu, ils
avaient certainement un intérêt, et mon ami
Elzébert et moi le saurons avant longtemps.
Il y a quelque chose de singulier qui se trame
sous nos pas, hein ! Elzébert ?
— Oui, fit ce dernier pensif, quelque chose
qui ressemble à un écheveau embrouillé, mais
que nous débrouillerons, sacré chien ! ou bien
on ne s'appelle plus de nos noms.
Et Elzébert cracha avec force par la por-
tière, comme pour accentuer l'énergie d'une
résolution soudainement prise.
L'auto s'arrêta devant la maison portant
le numéro 2112.
— N ous sommes rendus ! dit en soupirant
Mme Chénier.
Jeannette Chevrier parut sortir d'un rêve
par le regard étonné qu'elle promena autour
d'elle. Mais elle fut aussitôt reprise par la
réalité de sa situation. Elle sourit triste-
ment aux deux compères, qui ne cessaient de
la contempler, et dit:
— Messieurs, j'aimerais à vous exprimer
convenablement ma reconnaissance. Mon état
d'esprit actuel, cependant, m'en empêche.
Aussi, vous prierai- je de venir me rendre vi-
site demain, je serai probablement tout à fait
remise.
— Certainement, mademoiselle, s'empressa
de répondre Paul Durand à qui cette invita-
tion et le sourire de la jeune fille semblaient
quasi une promesse, nous viendrons demain
vous rendre cette visite, et peut-être alors
pourrons-nous vous donner quelques éclair-
cissements au sujet de cette mystérieuse aven-
ture.
Comme il achevait ces paroles, Jeannette,
dont les regards examinaient encore les cho-
ses et les êtres autour d'elle, esquissa un geste
de surprise et d'effroi, et en même temps ses
yeux parurent se fixer avec une grande atten-
tion sur un auto qui passait doucement en
descendant vers la rue Sainte-Catherine.
Paul Durand, Elzébert Mouton et Mme
Chénier suivirent instinctivement le regard
de la jeune fille, et tous trois purent aperce-
voir dans l'auto ce singulier individu à barbe
noire embrousaillée et vêtu comme un bû-
cheron.
— C'est lui ! . . . souffla la jeune fille en se
rapprochant de sa tante et en saississant un
de ses bras qu'elle serra avec une force éton-
nante.
— Par le diable ! jura Paul Durand, c'est
encore cet homme ! . . . Est-ce un millionnai-
re déguisé que ce lourdaud qui, depuis quel-
ques jours, semble rivé à nos trousses? Ma-
demoiselle, reprit-il, comme l'auto disparais-
sait plus loin avec son étrange voyageur, de-
main, je vous le jure, oui, demain je vous di-
rai qui est cet homme. Car cet homme nous
intrigue tout autant que vous-même, et je
veux savoir coûte que coûte de quoi il se mêle
26
LE ROMAN DES QUATRE
e\ ce qu'il manigance. Allons, à demain! fi-
nit-il es poussanl son compagnon vers Fauto
Il salua galammenl de son Eeutre La jeune
fille ei la dame souriantes et monta dans la
voiture. El tandis que Jeannette et sa tante
pénétraienl dans la maison, Durand disait au
chauffeur :
— Si vous voulez nous ramener à notre
hôtel, sur la rue Peel. . .
Le chauffeur brûla le pavé lorsque Elzé-
bert eut ajouté:
— Et dépêchons-nous !
Cinq minutes après, l'auto tournait sur
Dorchester et reprenait sa course vers la rue
Peel.
Paul Durand rompit le silence qui s'était
établi entre son compagnon et lui depuis quel-
ques minutes.
— Elzébert, j'ai idée que nous ferions
mieux de prendre un déguisement quelcon-
que avant de nous jeter sur la piste de cet
inconnu, et mieux encore avant d'aller sur la
rue Cadieux pour savoir quels sont ces gens
qui habitent là et qui ont enlevé mademoiselle
Jeannette. Que penses-tu?
— Je pense comme toi, mon vieux. Tout de
même, nous voici embarqués, si je ne me
trompe pas, dans une fière calèche. Où allons-
nous aboutir?
— Ce qui importe en premier lieu, répliqua
Durand, c'est de dénicher l'assassin de La-
fond. Aussi, pensé-je que la clef du mystère
se trouve sur la rue Cadieux.
— Tu penses?
— Mais si, par aventure, elle n'est pas là,
elle gît certainement dans le coco de cet indi-
vidu qui nous talonne avec une évidence in-
discutable.
Elzébert hocha la tête et soupira. Pour
lui un "si" et un autre faisaient deux "si",
et ce ne sont pas les "si" qui résolvent les
problêmes ténébreux. Et le silence se fit en-
core entre les deux compères, jusqu'au mo-
ment où leur voiture vint s'arrêter devant
l'hôtellerie de la rue Peel.
— Une chose, dit Paul avant de descendre
de l'auto, c'est que j'ai une soif rare ... On
va prendre le temps de s'étancher un peu,
puis nous jonglerons à notre affaire. Ensuite
Elzébert, je me demande s'il ne vaudrait pas
mieux attendre à la nuit venue pour essayer
de tarer les gens de la rue Cadieux.
— Tu as peut-être raison, fit seulement
Elzébert dont la pensée semblait lointaine. . .
pensée peut-être demeurée avec la belle image
de la rue Saint-Denis.
— Et puis, reprit Paul, il ne faut pas ou-
blier que c'est ce soir que nous avons reçu
ordre de décamper de la ville; tout nous com-
mande donc de nous déguiser. La moindre
imprudence peui nous attirer une balle au
coeur! Allons, viens! Nous allons nous rin-
cer le gorgoton, puis parler de l'affaire.
Paul paya largement le chauffeur et, suivi
d'Elzébert, pénétra dans l'hôtel.
Les deux amis s'approchèrent du bureau
de l'administration, et Paul demanda à un
employé-comptable :
-—Mon ami, voulez-vous me dire si l'on
est venu s'informer de nous durant notre ab-
sence ?
L'employé sourit et répondit:
—Deux gentlemen sont venus pour Mon-
sieur Paul Durand.
— Ah ! ah !.. . Yont-ils revenir ?
— Non, sourit le commis davantage, pour
la bonne raison qu'ils ont décidé de vous at-
tendre.
Paul et son ami promenèrent un regard in-
quisiteur sur les quelques hôtes paisibles ré-
unis dans la salle commune, comme avec l'es-
poir d'y découvrir les deux gentlemen en
question. Mais de suite l'employé ajoutait:
— Pardon, messieurs ! Mais sur la deman-
de de ces gentlemen, je leur ai permis d'aller
vous attendre dans vos appartements, car ils
m'ont paru de vos amis ou, tout au moin-, de
vos connaissances.
— C'est bien, fit Paul un peu surpris.
Et, tirant Elzébert après lui, il gagna l'as-
censeur.
L'instant d'après, les deux amis péné-
traient dans un petit salon qui faisait partie
de leur ajDpartement, et, là, ils apercevaient
les deux gentlemen. Mais c'étaient deux in-
connus... tout à fait inconnus! Ils étaient
là, graves et dignes tous deux, confortable-
ment assis.
— Entrez, mes amis, entrez ! fit l'un des
deux personnages en ébauchant un sourire
quelque peu ironique.
Mais Durand et Mouton demeuraient
béants, les regards interrogateurs. Xe s'é-
taient-ils pas trompés de porte ?
Pourtant ... ils reconnaissaient leurs ba-
gages, là, à deux pas de la porte.
Les deux inconnus venaient de se lever.
L'un d'eux s'approcha de Paul et s'enquit,
avec une parfaite urbanité:
— Est-ce à Monsieur Paul Durand que j'ai
le plaisir de parler?
— Oui, monsieur. . . je suis bien celui que
vous nommez . . . bredouilla Paul très stupé-
fait.
LE ROMAN DES QUATRE
27
L'homme amplifia son sourire et, regar-
dant son compagnon, parut échanger avec
celui-ci un coup d'oeil d'intelligence. Aussi-
tôt, l'autre exhiba d'une poche intérieure de
son léger pardessus un papier quelconque.
— Monsieur Durand, reprit le premier
personnage en diminuant son sourire, qui
d'ironique parut se faire amer, nous sommes
bien chagrinés de venir vous appqrendre une
mauvaise nouvelle . . . nous venons vous ar-
rêter !
— M'arrêter ! . . . s'écria Paul en tressau-
tant. Et ses yeux, déjà agrandis par l'éton-
nement, parurent tenter la fuite hors des or-
bites.
Elzébert, lui, avait sauté en l'air. Puis,
dans un geste aussi rapide que l'éclair, il por-
ta une main à la poche de son pantalon.
— Halte-là, vous, l'ami Mouton! comman-
da le premier étranger, pas de sottises !
Elzébert et Paul reculèrent, par précau-
tion instinctive, devant le canon menaçant
d'un revolver de gros calibre.
— Messieurs, ajouta l'inconnu, nous ne
sommes pas ici pour plaisanter . . . haut les
mains !
L'injonction était fort péremptoire. Aussi,
les deux compères, tout abasourdis par cette
nouvelle aventure, n'osèrent pas se faire
prier. . . ils levèrent les mains, ils les levè-
rent même aussi haut qu'il leur était possi-
ble.
L'agent de police, dont le sourire avait re-
pris sa teinte narquoise, ordonna à son com-
pagnon :
— Veuillez les fouiller bien minutieuse-
ment !
L'autre obéit avec une docilité remarqua-
ble ; et avec une adresse de pickpocket il en-
leva aux deux trappeurs leurs armes.
— Ah ! ça, fit Paul dont la stupéfaction se
changeait en une sorte de lourde hébétude,
allez-vous me dire au moins pour quel motif
vous m'arrêtez?
— Voici le mandat d'amener, répliqua l'au-
tre policier en déployant le papier qu'il tenait
encore à la main. Ce papier, il le parcourut
du regard, puis il se mit à lire ceci : "Pour
avoir assassiné, près de Golden Creek, un in-
génieur du gouvernement . . . Germain La-
fond !"
Notre lecteur peut imaginer quelque chose
comme un coup de foudre subit dans un ciel
sans nuages et rayonnant. . . Les deux com-
pères en perdirent le souffle, et pour un peu
ils se fussent tous deux évanouis.
Et, de fait, pour l'un d'eux le coup sembla
assommant : sitôt que Paul Durand eut été
emmené par les deux agents de police, Elzé-
bert tomba lourdement sur un sofa, non
évanoui, fort heureusement, mais tout sur le
point de perdre la notion de la vie ou de la
réalité ! . . .
II
Longtemps Elzébert demeura désemparé.
Sa première désespérance fut la pensée de se
trouver seul enfoncé dans un inextricable
mystère. Tout à l'heure, ce mystère lui
avait semblé assez profond déjà pour qu'il
pût douter de le sonder avec succès; à pré-
sent, le même mystère s'amplifiait à l'infini,
il se creusait d'une façon effarante-': son ami,
son bon ami, Paul Durand, était jeté dans les
fers pour avoir assassiné Germain Lafond !
N'était-ce pas assez pour écraser un mont
sur ses assises?
Elzébert, d'un poing durement crispé, frap-
pa son front livide, il frappa deux fois, trois
fois, comme s'il eût voulu ébranler quelques
solides et sombres parois qui empêchaient la
clarté de pénétrer dans son entendement. Car
une nuit d'encre enveloppait son cerveau.
Mais ce geste eut l'heureux effet de dissiper
les ténèbres ; et Elzébert se dressa tout à coup
avec un rayon de triomphe dans l'éclat de ses
yeux.
— Le mystère ! . . . murmura-t-il avec un
sourire convaincu.
Disons-le franchement, Elzébert, à cette
minute même, avait cette expression triom-
phale que dut avoir Archimède trouvant en-
fin la solution de ses âpres problêmes.
— Le mystère ! répéta-t-il. Mais il n'y a
plus de mystère . . . l'assassin de Lafond est
trouvé !
Quoi ! Elzébert devenait-il fou ?
Pas du tout ! Il tenait l'enivrante solution !
Enfin, il perçait les ténèbres, ou, mieux peut-
être, ces ténèbres venaient de se dissiper,
mais non comme la nuit se dissipe doucement
aux lueurs tendres d'une aurore, mais com-
me sous un coup de soleil éclatant et subit.
Oui . . . Germain Lafond avait été assassiné
par Paul Durand !
Et comme c'était simple !
— Mais comment, diable, n'ai-je pas pensé
à cela plus tôt ? se demandait Elzébert. L'en-
vie le prenait de se retaper le front. Oui,
comment n'ai-je pas deviné le jeu de ce sour-
nois ? Je vois bien à cette heure où se trouvait
le chiendent. Oui, mais encore qui aurait
pensé ça? Pourtant, si je me rappelle bien,
28
L.K ROMAN l'i;S QUATRE
j'ai eu quelques soupçons. Paul me parais-
sait trop riche tout d'un coup, et l'argent de-
venail I rop léger au bout de ses doigts ! Car il
est plus riche que moi, bien plus riche; et,
pourtant, il De devrait pas l'être, attendu que
nous avons réalisé de pareils et d'égaux bé-
néfices. Ai-je été bête ? Si je m'étais seule-
ment dit qu'il a pu, à notre insu, nous suivre
Lafond et moi à Golden Creek, et, là, pan !
Il avait de suite un alibi. Puis, à toute
éreinte il gagnait FAbitibi, s'assurant la pro-
priété, de quelque louche façon, de la mine
d'oT de Lafond, et le tour était joué. Moi et
les autres n'y pouvions voir que poussière.
Il n'y a pas de doute que Paul a dû brocanter
la mine d'or de Lafond avec quelque gros
prospecteur tout cousu d'argent. Voilà donc
Pénigme! Et alors?... Mais ce n'est pas
tout ! Ce Paul, est-il un peu trucard ! N'a-t-il
pas eu, comme moi, connaissance des amours
de Lafond et de Jeannette Chevrier? Ah!
ah! ricana Elzébert, voici où je mets encore
le nez dans la bonne sauce ! Oui, mon Paul
s'était tout bonnement épris d'amour pour la
belle, la suave, l'angélique Jeannette, par
conséquent il est devenu très jaloux, jaloux
noir de Lafond. "Si, s'est-il dit, je tuais La-
fond, puis si je lui volais sa mine d'or, est-
-ce que je ne pourrais pas, ensuite, lui pren-
dre cet ange de la rue Migonne à Mont-
réal ? . . . On sait bien, rien de plus facile !
"Me voilà donc avec une fortune considérable
"et une jeune et jolie femme, et je n'ai plus
"qu'à me laisser vivre le reste de mes jours
"en roucoulant comme un pigeon sous l'aile
"tiède de sa colombe ! Ca y est ! . . . "
Elzébert s'interrompit un moment, pour
ajouter en fronçant le sourcil: '
— Oui, ça y est, le malheureux; mais ça y
sera bien davantage, quand le bourreau lui
passera une corde au cou! B-r-o-u-mmm ! . . .
Aussi bien, j'aime mieux être dans ma peau
que dans la sienne! Enfin! que le bon Dieu
ait pitié de son âme ! Dame ! je ne peux tou-
jours pas pleurer, et puis ça n'arrêtera pas le
monde d'aller son chemin !
Elzébert alla vers une table sur laquelle
étaient disposés en désordre des flacons et
des verres. Il se versa largement à boire
d'un certain Scotch Wiskey.
— C'est égal ! reprit-il en grimaçant sous
Pâcreté de l'alcool, me voilà bien planté!. . .
Qu'est-ce que je vois faire ?
Soudain, une vive rougeur empourpra son
visage sur lequel l'émoi de l'instant d'avant
disposé un voile mat, et il sourit largement...
très largement.
— Ce que c'est que d'être bête, des fois ! Je
ne suis pas riche riche, mais tout de même
j'ai de quoi dans mes bottes, et il me reste
encore de l'oeil et du nerf, c'est-à-dire assez
de sang pour remplir mes bottes si elles ve-
naient à perdre leur lest. Alors, qu'est-ce
que j'ai bien à faire ? C'est simple, c'est même
très simple : je ne suis pas un cadavre, et, si je
ne me trompe, je connais certaine jeune fille,
d'une beauté admirable, d'une douceur angé-
lique, qui, aujourd'hui, pleure sur un fiancé
lâchement assassiné. Oui, si j'allais à cette
pauvre petite âme en peine, et si je lui di-
sais . . .
Elzébert se tut. Il jeta un coup d'oeil
vers un grand miroir, puis s'en approcha ra-
pidement. Il se contempla un moment, mais
d'un oeil mal rassuré.
—Je ne suis pas laid après tout, sans être
tout aussi beau que le bel Apollon, dont m'a
parlé souvent Paul qui est instruit, ni aussi
beau que le jeune Pâris qui s'empara, pour
embêter sa femme, de la ravissante Hélène.
Mais, une chose sûre, je suis encore jeune et
vigoureux. Ce que je vais faire?. . . Je vais
m'astiquer de mon mieux. Puis, comme j'ai
une bonne entrée, je vais aller rendre visite
à l'exquise Jeannette. Ne faut-il pas que
j'aille lui apprendre le terrible malheur qui
m'arrive . . . l'arrestation de mon ami Paul ?
— Pauvre diable, quand même ! soupira-t-
il après un silence.
Puis, méditatif, front plissé, un peu trem-
blant, Elzébert fit une toilette de prince ga-
lant, et, une heure plus tard, un taxi le con-
duisait sur la rue Saint-Denis.
Elzébert trouva Jeannette Chevrier avec sa
tante qui, de son mieux, cherchait à remettre
sa nièce de ses terreurs.
La vue d'Elzébert, rayonnant, fit courir sur
ses joues pâlies des rougeurs si exquises qu'el-
les furent à l'âme craintive d'Elzébert un en-
couragement et un espoir sans limite.
— Mademoiselle, commença le jeune hom-
me, mais d'une voix qui n'était pas tout aussi
rassurée que sa physionomie, je vous fais mes
excuses de me présenter sitôt, et à vous aussi,
madame, j'ose implorer mon pardon. . . mais,
voyez-vous, il est survenu une circonstance
indépendante de ma volonté. . . une circons-
tance qui m'oblige — oh ! avec plaisir — à me
présenter deux heures à peine après vous
avoir quittées.
— Est-ce moi personnellement que vous
désirez voir? interrogea Jeannette en se le-
vant avec vivacité.
LE ROMAN DES QUATRE
29
— Oui, mademoiselle, si vous voulez bien
m'accorder cet honneur.
Avec une aimable discrétion dont lui sut
gré Elzébert, Mme Chénier se leva à son tour,
poussa un fauteuil près du divan où se te-
nait Jeannette et dit avec le meilleur sou-
rire :
— Veuillez vous asseoir, Monsieur Mouton,
ma nièce aura grand plaisir en votre compa-
gnie.
Elle assura Jeannette de son même souri-
re et "Se" retira sans bruit.
— Bon ! fit Elzébert en lui-même, voilà au
moins une femme intelligente ; ça ne me coû-
terait pas trop de l'avoir pour belle-mère.
Cependant, Jeannette venait de se rasseoir,
joliment intriguée par la visite inattendue de
cet homme qui, d'ailleurs, elle s'en souvenait,
Pavait arrachée des mains de ses geôliers.
Et comme Elzébert, tout à coup gêné, se
grattait les oreilles pour chercher la seconde
phrase, la jeune fille, souriant avec une belle
candeur, murmura:
— Je suis bien contente, monsieur Elzébert,
de vous revoir sitôt. Je sais que je vous dois
peut-être mon existence; car je m'imagine
bien que ces bandits allaient me faire un mau-
vais parti, lorsque, grâce à Dieu ! vous êtes
survenu si à point pour me sauver. Je ne
saurais par de simples paroles vous expri-
mer convenablement toute ma gratitude;
aussi, puis- je vous demander de me dire
comment je pourrais le mieux vous démon-
trer que je ne suis pas une ingrate ?
Ces paroles, douces, suaves, musicales, ra-
menèrent la confiance dans l'esprit confus
du trappeur.
— Mademoiselle, répondit-il en tentant
d'user du meilleur langage, je vous prie de
ne pas exagérer la somme de gratitude que
vous croyez me devoir. Certes, j'avoue que
j'ai éprouvé beaucoup de plaisir à vous être
utile, plaisir qui me dédommage amplement ;
mais je dois bien admettre aussi que mon
amitié pour cet ami commun, qu'un malheur
a enlevé si subitement à ceux qui l'aimaient,
m'a été un fort stimulant. Je devais bien
à sa mémoire de me rendre utile, le cas éché-
ant, à sa fiancée qu'il adorait.
A cette évocation du disparu, Jeannette
cacha sa figure dans son mouchoir.
Troublé une fois encore, Elzébert toussot-
ta, et poursuivit, la voix très tremblante d'é-
motion :
— Aussi, dois-je vous dire que je ne suis
pas venu pour vous demander l'expression
de votre reconnaissance à mon égard, ni pour
vous demander ce que vous ne me devez pas,
car, je le dis franchement, je suis largement
payé à la seule pensée de vous savoir heureu-
se; mais je suis venu pour vous informer
quelle mystère, qui nous enveloppait tous ce
matin, est maintenant dissipé.
Jeannette leva vivement sa figure légère-
ment mouillée de larmes, et regarda curieu-
sement son interlocuteur.
— Je vais bien vous surprendre, continua
Elzébert, mais vous ne le serez certainement
pas plus que je ne l'ai été... oui, le mys-
tère qui entourait l'assassinat de notre cher
ami Germain Lafond n'existe plus.
— Que voulez-vous dire? s'écria la jeune
fille, tout à coup joyeusement troublée par
le secret espoir d'apprendre une nouvelle
qu'elle souhaitait, c'est-à-dire que celui
qu'elle croyait mort était vivant.
— Je veux dire, mademoiselle, que l'assas-
sin a été trouvé et arrêté.
Or, le rayon de joie qui, une seconde, avait
paru illuminer la jeune fille, se dispersa, et
une ombre presque lourde envahit les traits
pâles et tirés.
— 0 mon Dieu ! gémit la malheureuse en-
fant, quelle terrible nouvelle allez-vous m'ap-
prendre encore, Monsieur Elzébert?
Lui, faillit perdre tout à fait contenance :
quoi ! il venait, lui semblait-il, instruire la
jeune fille d'une bonne nouvelle, et elle s'ef-
farouchait, elle prenait quasi l'épouvante !
— Pardon, répliqua-t-il d'une voix zézayan-
te cette fois, la nouvelle n'est pas si affreuse,
puisque, enfin, vous allez savoir votre fiancé
dignement vengé.
— Hé ! monsieur, sanglota l'inconsolable
Jeannette, cette vengeance ne me rend pas
mon fiancé ! . . .
Puis, moins âprement :
— Il a donc été réellement tué? cleman-
da-t-elle dans un soupir qui souleva une poi-
trine qu'Elzebert devinait, admirable.
— Hélas ! soupira également le trappeur.
Et si, mademoiselle, ajouta-t-il avec un san-
glot fort bien imité clans la voix, vous avez
conservé un secret espoir, j'ai bien le regret
de vous affirmer que cet espoir est vain, car
l'assassin est arrêté. Or, on n'arrête pas un
homme pour rien !
— C'est vrai, avoua la jeune fille en rele-
vant ses yeux magnifiques sur son visiteur.
Mais cet assassin, qui peut-il être? Serait-
ce celui que j'ai un peu soupçonné?
— Quoi ! fit Elzébert avec surprise, l'au-
riez-vous soupçonné aussi ? Quelle coïnci-
dence de pensée !
LE ROMAN DES QUATRE
— Hein! fit Jeannette en bondissant; je
le connais donc cet assassin ? Et je l'ai donc
BOUpçonné" justement?
— Dame! fit Elzébert, puisque vous en
SJyez autant que moi. . .
Mais non, mais non, mais non, se ré-
cria violemment Jeannette, qui mourait de
curiosité et de l'envie d'apprendre le nom
de l'assassin, je vous demande qui est l'as-
sassin ?
— Mon Dieu!,., vous l'avez deviné...
c'est Paul !
— Paul! Paul!... fit la jeune fille en
écarquillant les yeux sans comprendre.
— On sait bien, sourit Elzébert. Oh! il
y a du fin matois en lui, il appartient à une
famille d'avocats. Et moi, c'est vrai que je
ne suis pas bien bien perspicace, et je dois
bien avouer qu'il a bien conduit son jeu.
Mais, voyez-vous, on a beau être finaud, il y
a toujours quelque chose qui craque et casse
à la fin. Et puis, il y a le bon Dieu là-haut
qui veille toujours et qui ne laisse pas traî-
ner les méchants sacs. Ensuite, plus j'y
pense, plus je m'assure qu'il ne l'aura pas
volée cette corde . . .
— Une corde ! . . . fit Jeannette de plus en
plus médusée.
— Oui... la corde qui le pendra par le
cou . . .
— Mais qui donc encore ? s'écria impatiem-
ment la jeune fille en se penchant vers El-
zébert.
Celui-ci sursauta.
— Hé ! je vous l'ai dit. . . Paul !
—Paul!... Paul!... Paul qui?
— Ah ! mon Dieu ! éclata de rire Elzébert,
moi qui pensais que vous me compreniez . . .
Eh bien ! Paul, mon ami . . . Paul Durand
donc . . . Paul, l'ami de votre fiancé dé-
funt. . .
— P . . . aul ! Paul Durand . . . bégaya la
jeune fille qui venait de s'effondrer sur son
sofa.
Une lividité cadavérique couvrit en une
seconde son visage, ses bras demi nus, ses
mains. La tête renversée sur un coussin, le
mouchoir sur les yeux, elle murmura comme
en songe :
— Qui l'aurait dit !
Et, tout comme Elzébert, la jeune fille
crut de suite à la. culpabilité de Durand.
Oui, ce devait être ce Durand, pensait-elle,
qui, un jour, sous l'anonymat, lui avait adres-
sé ce message étrange... "Mademoiselle,
"j'ai le regret de vous offrir toutes mes sym-
pathies à L'occasion de la mort de Germain
-La tond. . ."
— Oui, qui l'aurait dit!...
Un lourd et pénible silence s'était fait.
Elzébert dévorait, de son regard aigu de
chasseur, cette beauté fraîche doucement
parfumée, cette fleur légèrement pâlie, cet
ange de candeur et de vertu qu'il n'eût tou-
ché que du bout des doigts. Elle, boulever-
sée par cette nouvelle, alors qu'elle était en-
core si peu remise de son aventure de la veil-
le, pensait, méditait, faisait des rapproche-
ments, tout en mordant son mouchoir de den-
telle, afin d'empêcher de nouvelles larmes
qui terniraient l'azur de ses yeux, ou pour
comprimer un nouveau sanglot qui déforme-
rait l'harmonie de sa bouche. Car elle de-
vinait, fixé sur elle, un regard admirateur,
un regard au fond duquel brûlaient des ef-
fluves de passion et d'amour. Et Jeannette,
avec son intuition de jeune et jolie fille, s'i-
maginait bien que ce jeune homme, par sym-
pathie d'abord, par amour ensuite, venait
vers elle pour lui tendre une main amie dans
ses infortunes. Car cet homme, assurément,
devait l'aimer bien avant ce jour, depuis
peut-être que Germain Lafond lui avait con-
fié ses amours avec elle. Et alors, par ma-
gnanimité, pour ne pas trahir l'amitié, il
n'avait jamais osé faire un aveu, respectant
scrupuleusement le bien d'autrui. Ce gar-
çon était donc un être généreux et loyal.
Qui sait si ce n'était pas lui, cet Elzébert,
qui lui avait envoyé, sous le pseudo de Henri
Morin, ce beau chèque de $27,000?. . .
Jeannette, sous l'empire de ces pensées,
leva un demi-regard très voilé sur son visi-
teur. Elle comprit qu'elle avait deviné jus-
tement, et elle sourit dans son mouchoir.
Mais aussi, par crainte d'être devinée à
son tour, elle se remit à pleurer doucement,
tout en balbutiant:
— 0 mon Dieu ! ô mon Dieu ! . . . me voici
bien seule et bien malheureuse !
Elzébert attendait-il une semblable ex-
pression de pensée? Toujours est-il qu'il se
leva vivement, et audacieusement vint s'as-
seoir tout près de la jeune fille en pleurs.
Et, là, il se mit à lui parler longuement,
mystérieusement. Il rougissait et pâlissait,
tout comme elle pâlissait et rougissait tour à
tour.
Lorsqu'il eut terminé son discours énig-
matique, discours qui avait eu l'heure de fai-
re souvent miroiter un beau sourire sur les
lèvres qui reprenaient peu à peu leur incar-
nat, oui, elle, cette Jeannette, mit tout à coup
LE ROMAN DES QUATRE
31
sa main frêle et délicate dans la main ro-
buste et cailleuse qui vers elle se tendait de-
puis un moment avec amour. . .
— Oui, murmura-t-elle comme en un sou-
pir, je serai à vous, Elzébert, à vous pour
toujours, pour toujours, pour tou. . .
III
Une longue et délicieuse extase enveloppa
ces amoureux qui venaient d'échanger une
promesse solennelle.
— Oh ! balbutiait Jeannette délirante de
joie, il avait donc dit vrai ce mystérieux in-
connu... ''qu'une joie infinie nous atten-
dait !"
— Oui, bégayait Elzébert, non moins ivre,
cet homme était peut-être notre ange gar-
dien !
Tout à coup le bruit d'une porte qu'on
ouvre discrètement les tira brusquement de
leur rêve.
Mme Chénier entrait, souriante, clignant
de l'oeil avec un air entendu, comme pour
signifier qu'elle savait de quoi il s'agissait
et que point n'était besoin ni de se gêner ni
de s'effaroucher, du moment qu'on ne fai-
sait pas de mal et que c'était une affaire en-
tre fiancés, affaire qui, à cette étape, est
presque une affaire d'époux.
Elle approchait tenant en sa main une
lettre.
—C'est pour vous, Monsieur Elzébert! an-
nonça-t-elle.
— Pour moi ! fit le trappeur en tressaillant.
Il prit cette lettre qu'il considéra curieu-
sement. La souscription avait été tracée en
caractère de dactylotype, et de la façon sui-
vante :
Monsieur Elzébert Mouton,
2112, rue Saint-Denis,
aux soins de Mme Chénier.
Mais dans un angle on avait écrit en rou-
ge : "Urgent".
Déjà Mme Chénier, femme discrète et su-
ave entre toutes, se retirait refermant dou-
cement la porte sur elle.
Elzébert regarda la jeune fille souriante
et prononça :
— Vous permettez, Jeannette?
Sa jolie tête donna l'assentiment requis.
Elzébert brisa l'enveloppe d'une main mal
sûre, tira une feuille de papier également
imprimée au dactylotype, et lut, non sans
pâlir un peu trop fort :
Cher Monsieur,
Nous apprenons que vous n'avez pas en-
core déguerpi de Montréal. Il est quatre
heures de l'après-midi . . . Eappelez-vous l'a-
vis que nous vous avons donné ! A huit heu-
res, ce soir, si vous êtes encore en cette ville,
votre peau ne vaudra pas celle d'un chat. Et
rappelez-vous aussi ce qui est arrivé à votre
ami Durand ! Ceci vous confirmera cette
vérité : qu'il en coûte toujours et souvent
fort cher aux imbéciles qui tentent de se mê-
ler d'affaires qui ne les regardent pas !
Dernier avis et . . . salut bien !
La Ligue Dorée.
Il était temps que cette lecture prit fin,
car Elzébert défaillait, même qu'il échappa
cette lettre que, rapidement, Jeannette ra-
massa, disant :
— Alors ... ça doit me concerner aussi ?
bégaya-t-elle dans son inquiétude.
Et sous les regards penauds d'Elzébert
elle parcourut du regard la lettre mystérieu-
se.
Quand elle eut achevé, elle ébaucha un
geste tragique, jeta une exclamation d'effroi
et de douleur en même temps, porta la main
à son coeur et chancela . . .
Déjà Elzébert avait tendu ses bras...
— Non, non, ma chérie, il ne faut pas vous
effrayer outre mesure !
— Mais on vous commande de partir !
— Je partirai, s'il faut! soupira Elzébert,
le coeur gros.
— Et moi . . . moi, malheureuse, allez-vous
sitôt me délaisser?
— Jamais. Vous partirez avec moi !
— Mais. . . qu'est-ce qu'on dira d'une jeu-
ne fille . . .
— On dira seulement que nous sommes
fiancés et que nous allons nous épouser à
Québec . . . C'est simple !
— Hein ! à Québec ?
— Sans doute. Est-ce que ça ne vous va
pas?
— Mai oui ! mais oui ! . . . Oh ! là, à Qué-
bec, nous serons en sûreté !
— Oui, car ici je vous crois environnés
d'ennemis puissants et implacables, dit El-
zébert afin de mieux accommoder sa peur.
— Hélas ! des ennemis sans pitié, murmu-
ra Jeannette, j'en ai bien eu la preuve ! Par-
tons donc ! Mais, au fait, quel convoi pren-
drons-nous ?
— Mieux que le convoi, sourit Elzébert,
nous prendrons le bateau ce soir et serons à
Québec demain matin.
LE ROMAN DES QUATRE
— Le bateau 1 fit Jeannette en rougissant.
— Oui. ma tûie. Nous aurons chacun no-
tre cabine, soiiril Le jeune homme. Et pour
cette mut. vous passerez pour ma soeur, Mlle
Jeannette Mouton.
La jeune fille se mit â rire follement.
— Et quel vapeur part ce soir?
— Je ne sais pas au juste; le "Montréal",
je pense.
— C'est décidé, mon ami, fit la jeune fille.
Mai- que diriez-vous, si nous emmenions ma
tante? Ne serait-ce pas plus convenable?
Le front d'Elzébert se rembrunit.
—Certainement, que ce serait plus con-
venable. Néanmoins, vu que nous serons
mariés demain soir, emmener une tante rien
que pour vingt-quatre heures, ça me semble
un peu encombrant. Ensuite, peut-être vo-
tre tante préfère-t-elle ne pas être dérangée;
car ce ne sont pas toutes les tantes qui aspi-
rent au rôle de duègne.
— Vôus avez raison, car je sais que ma
tante est plutôt casanière. C'est dit : nous
partirons tous deux seulement. Allez donc
vous apprêter, tandis que moi-même je vais
courir chez moi, rue Mignonne, faire mes
malles.
— Je vous accompagnerai, si vous le vou-
lez.
— Ce serait perdre du temps.
— Bien. En ce cas, j'irai vous prendre
sur la rue Mignonne ?
— Oui, je vous y attendrai fidèlement.
— Je serai là vers les six heures. Je cours
donc de suite à mon hôtel faire mes baga-
ges, puis je vais retenir nos cabines. Mais. . .
d'ici là, ma mie ? . . .
Il penchait sa bouche vers la bouche rose
qui souriait gaie et invitante. . .
Mais Jeannette d'un mouvement de pu-
dique effroi, arrêta son geste : "Non pas ce
soir, demain, à Québec ! "
L'instant d'après, tout à fait certain d'é-
chapper à ses ennemis, Elzébert roulait vers
la rue Peel. Il n'entendait aucun des bruits
de la rue mouvementée, il ne voyait rien. . .
mais il entendait tout au fond de son coeur
une musique ravissante et voyait une ima-
ge. . . la plus belle, la plus incomparablement
belle des images !
Lorsqu'il fut dans son appartement de la
rue Peel, un chasseur de l'hôtel lui apporta
une autre lettre, ainsi adressée :
Monsieur .Llzébert Mouton,
Hôtel Ptoyal,
Pue Peel.
- — Décidément, se dit Elzébert, on croirait
qu'un espion est à mes trousses, il me trouve
toujours à point là où j'arrive.
Il parcourut la lettre suivante, mais, cette
fois, sans ressentir la moindre crainte ou
pour sa peau ou pour ses jours :
Monsieur. . . Prenez garde ! Réfléchissez !
Vous êtes sur le point de commettre une ac-
tion odieuse en enlevant à ses parents et
amis une jeune fille distinguée, sage et ver-
tueuse, et que Dieu n'a pas dû créer pour en
faire la proie d'un idiot. Prenez garde, et
retenez bien le conseil que nous vous donnons
amicalement... Déguerpissez... mais dé-
guerpissez seul !
La Ligue Dorée.
Ma foi ! Elzébert trembla bien un peu,
malgré tout son bon vouloir de demeurer
calme. Certes, le conseil était amical, mais
il le trouvait bien un peu tyrannique. Par-
tir seul ! . . . Le pourait-il jamais, le mal-
heureux? Et puis, cela aurait l'air de tra-
hir, en l'abandonnant, celle qu'il venait de
fiancer ! . . . — Non ! non ! au diable ! se
rebella Elzébert. Les idiots et les imbéciles
sont dans la peau de ces gens-là. Si l'on pen-
se qu'on peut m'intimider et me donner la
chair de grenouille avec de pareilles mena-
ces!... Au diable la Ligue Dorée! je pars
avec ma Jeannette ! Si, à toute aventure, on
veut absolument s'interposer, eh bien ! tant
pis, on va trouver à qui parler ! Oh ! c'est
vrai qu'Elzébert est Mouton, mais pas tou-
jours ! Si l'on veut voir un tigre, l'on a
qu'à venir mettre les pattes pour de bon
dans mon assiette, et alors, gare à la tape !
Sacré nom de d. . . comme jurait le cuisi-
nier de Golden Creek, on va voir que je ne
suis pas manchot! C'est bien simple, j'en
ai assez de ces maudits chiens qui jappent
après moi depuis deux jours, je suis décidé
à leur casser la gueule ! Tiens ! je vais faire
mieux que cela, je vais de suite écrire à cette
Ligue Dorée ma façon de penser.
Elzébert, dans son emportement, sa colè-
re, sans trop savoir ce qu'il faisait, commen-
ça sur une tablette la lettre suivante :
i
Messieurs de la Ligue Dorée. . . Je pense
que vous ignorez à qui vous avez affaire !
Je vais vous le faire savoir en un rien de
1,1 ; KO M A N DKS Qt'ATItH
temps : si VOUS croyez, parce que je m'appel-
le Mouton . . .
Il .-'interrompit tout à coup.
Suis-je vraiment bête? murmura-t-il.
A qui vais-je faire parvenir cette lettre? Je
n'ai pas l'adresse de cette maudite Ligue
Dorée !
Il partit de rire.
—Et puis, autre chose, si c'est ce nom de
[Mouton qui leur fait tant de mal, je vais le
changer. Quel nom prendrais-je bien?...
Il réfléchit longuement.
— Tiens ! je l'ai. . . si je prenais le nom de
ce pauvre défunt Lafond? Oh! comme
Jeannette serait contente ! Car je me doute
bien que mon Mouton ne lui aille pas le
diable... Madame Mouton... Ça sonne
étrangement! Monsieur Mouton. . . sonnait
déjà assez curieusement à mes propres oreil-
les ! Non! il n'y a pas de bon sens que je
donne ce maudit nom de Mouton à ma Jean-
nette. Non ! non ! Puisque Lafond est
mort, pourquoi ne pas prendre son nom qui
va se perdre inutilement. D'ailleurs le nom
est honnête et assez bien connu. C'est dit. . .
Mais j'aurais bien dû penser à cela plus tôt,
et je suis certain que ma Jeannette aurait
mis plus d'empressement dans sa résolution
de me suivre à Québec. C'est égal, mieux
tard que jamais ! Allons ! hop ! en avant !
faisons nos bagages et vive la noce ! . . . La
noce ! murmura-t-il à demi grisé d'une joie
nouvelle. Tiens... j'ai oublié de me dé-
rouiller le gosier avec ce Scotch ! Ah ! j'y
pense aussi ... il va falloir en emporter une
couple de bouteilles pour le voyage. Peut-
être ferais- je bien aussi d'emporter deux
bouteilles de cognac pour ma Jeannette, au
cas où ses nerfs la prendraient durant la
nuit !
Et Elzébert, devenant de plus en plus
fou d'amour, entrevoyant et les goûtant à
l'avance des joies infinies comme avait dit
"Son Ange-Gardien", cet inconnu en blou-
se bleue et en culottes bouffantes, oui Elzé-
berl faisait malles et valises, appelait les
chasseurs de l'hôtel, donnait des ordes d'u-
ne voix imposante et autoritaire, distri-
buait les pourboires à droite et à gauche,
bref, met lait tout l'hôtel sur pied et cau-
sait le plus grand brouhaha. Tel un prince,
entouré de sa suite, qui ordonne les apprêts
de son départ... c'était magnifique! Si le
trappeur ne créait nul regret en quittant
cet hôtel, ses généreux pourboires laisse-
raient tout de même un agréable souvenir
dans l'esprit des petits chasseurs, portiers,
maîtres d'hôtel, caméristes. . . Oui. eeux-là
regretteraient assurément les pourboires!
Mais, hélas ! les mannes ne sont pas éternel-
les. . .
Elzébert fit tant et si bien que, peu après
six heures, il roulait, avec armes et bagages
vers la rue Mignonne.
Son coeur battait à se rompre, unique-
ment à la seule pensée d'avoir désormais
une compagne à lui seul. . . et quelle com-
pagne ! La plus délicieuse, la plus divine-
ment belle, la plus chaste, la plus. . . Avait-
il jamais eu l'espoir de mordre à fruit plus
juteux, plus velouté ? Il était donc né pour
habiter un paradis, après s'être cru long-
temps condamné à vivre au sein des bois,
parmi des hommes rudes, âpres, grossiers !
Voilà que, sans transition presque, il se vo-
yait accouplé à un ange du bon Dieu ! Bon-
té Divine! il n'en fallait pas davantage,
même pour tout homme mieux équilibré,
pour perdre le contrôle . . .
Et Elzébert sauta d'un pied léger hors
de l'auto qui venait de s'arrêter devant la
maison de Jeannette Chevrier, rue Mignon-
ne.
Il courut sonner de toute sa main fié-
vreuse, de tout son coeur haletant.
La femme de service vint ouvrir, et. re-
connaissant le visiteur exclama avec surpri-
se :
— Ah ! . . . je comprends que vous venez
chercher Mademoiselle, n'est-ce pas. mon-
sieur Elzébert?
Lui ne s'étonna nullement de s'entendre
appeler " monsieur Elzébert": il répondit,
tout heureux:
— Parfaitement, ma chère dame . . . ma-
dame . . . madame . . .
— Madame Hardy. . . acheva la femme
de service avec un sourire avenant.
— Ah! pardon, madame Hardy... j'a-
vais oublié votre nom. Ainsi donc. Jeannet-
te. . . est toute prête ?
— Mais... elle est partie!
Si Elzébert ne roula pas au bas du per-
ron, ce fut grâce à un rude jeu d'équilibre.
— Partie ! bredouilla-t-il.
Et il devint plus blanc que la cornette
pourtant très blanche de la femme de ser-
vice.
— C'a l'air de vous tourner le sang un
peu, Monsieur Elzébert. mais je vous assu-
re que ce n'est pas ma faute. Mademoiselle
a dit en partant: "Marne Hardy, s'il vient
LE ROMAN DES QUATRE
35
"quelqu'un pour moi, dites que je suis par-
tie. . . que des amies m'ont invitée à sou-
"per. . . Alors, moi, monsieur, en vous
voyant, j 'ai pensé que vous saviez.
Et la brave femme était très piteuse de-
vant l'air déconfit d'Elzébert.
— Partie!. . . murmura Elzébert pour la
seconde fois. Des amies qui l'ont invitée à
souper. . . ajouta-t-il mentalement.
Il baissa la tête, comme si on lui eût don-
né un coup dessus. Et dans son coeur. . .
oui, il sentit un grand choc !
— Elle s'est moquée de moi! pensa-t-il,
dépité.
Les termes des lettres qu'il avait reçues
si mystérieusement brûlèrent son souvenir.
— Oui ... je suis bien un idiot et un im-
bécile !
Soudain, un ricanement sourd tomba de
ses lèvres, un ricanement de folie. Il tour-
na le dos brusquement, sauta les marches
du perron, courut à son auto et hurla au
chauffeur ébahi :
— Au bateau ! Au bateau ! et que le dia-
ble emporte les maudites coquettes.
Tandis que le taxi dévorait l'espace, Ma-
dame Hardy, demeurée dans la porte entre-
baillée, se tapait la tête et pensait :
— Mademoiselle aurait eu un drôle de
nez d 'épouser cet homme-là. Il est sûrement
fêlé quelque part ! Pauvre garçon, tout de
même ! . . .
Elle referma la porte. . .
IV
Tandis que se passaient ces scènes, si
nous pénétrons dans l'Hôtel Mont-Royal,
nous trouverons dans un appartement du
premier étage un jeune homme qui, som-
bre et méditatif, se promène avec agitation
et les mains au dos.
Il est environ sept heures du soir. L'hô-
tel est tout illuminé.
Un lustre en verroteries éclaire d'une lu-
mière blanche et profuse un petit salon et
l'homme qui s'y trouve.
Dans cette lumière blanche la pirysiono-
mie de l'inconnu s'accuse nettement et avec
une précision remarquable : un grand so-
leil n'aurait mieux amplifié la forme de
ses traits.
L'homme était jeune, nous l'avons dit,
grand, découplé merveilleusement, vigou-
reux, quoique d'une taille mince. Son
teint hâlé accusait de longs jours vécus
sous les soleils ardents ou dans les brises
des lacs. Ses cheveux auraient pâli près
de la chevelure d'ébène de Jeannette Che-
vrier. Et si nous mentionnons ici le nom
de notre héroïne, c'est à dessein, car ce
jeune homme, de temps à autre, tire d'une
poche intérieure de son veston de coupe
impeccable, une petite photographie, il
s'arrête un moment sous le lustre et con-
temple la radieuse beauté de Jeannette
Chevrier. Chaque fois qu'il a ainsi re-
gardé la belle enfant, il murmure avec une
rage concentrée :
— Je la conquerrai ! je la conquerrai ! . . .
ou bien j 'y perdrai ma fortune et mon
nom !
Et ce jeune homme, qui semble de tem-
pérament fort impétueux, se remet à sa
marche saccadée.
Il est fort élégant. Il n'est pas laid du
tout. Ses yeux sont fort beaux, s'ils n'é-
taient pas rendus si vilains par l'éclat fa-
rouche et féroce qui s'en échappe souvent.
Ses manières, dans la société, doivent être
distinguées. Enfin, toute sa physionomie
respire l'énergie, l'audace et la témérité.
Au moment où nous le trouvons, il s'est ar-
rêté brusquement, ses yeux lancent de mul-
tiples éclairs, et ses lèvres grondent ces pa-
roles qui passent difficilement entre ses
dents serrées :
— Foi de Pierre Landry ! je renverserai
tous les obstacles, je briserai tout sur mes
pas, mais Jeannette sera à moi !
Ces paroles parurent apaiser son esprit
et ses nerfs tendus : il reprit plus tran-
quillement sa marche, mais il demeura som-
bre et de plus en plus abîmé en ses pensées.
Or, si Paul Durant et Elzébert Mouton
se fussent tout à coup trouvés en ce lieu,
ils auraient été grandement étonnés en
découvrant sur un siège, et jetés là pêle-
mêle, un feutre mou de couleur imprécise,
une barbe noire postiche, une jaquette
bleue marine, des culottes bouffantes, des
bottes dites "bâtardes".
Ah ! diable . . . est-ce que ce Pierre
Landry était un comédien attaché à un
théâtre de la Métropole ? Etait-il du ' ' Ca-
nadien", du ' ' Chanteclerc ", du "Saint-
Denis", du "Canadien-Français" ? Ou
bien encore, le célèbre impressario Gau-
vin avait-il déniché de par le monde, et
tout particulièrement en France, quelque
acteur prodigieux qu'il allait exposer aux
lumières de nos scènes canadiennes à côté
36
d'iin Pierre Magnier? Non... pas tout à
fait. Car Pierre Landry, si nous nous
donnons La peine de rappeler nos souve-
nirs, était cel ancien amoureux de Jcan-
nette Chevrier, celui-là même qui l'avait
un moment courtisée, et qui, rebuté, re-
poussé, s '«'lait emporté, avait fait la rage
des bêtes, puis avait perdu la tête au point
de menacer la vie de la jeune fille. Puis. . .
mais il était peut-être comédien quand mê-
me. . . il avait paru regretter ses vilennies,
et il étail revenu auprès de Jeannette, mais
tout humble, tout modeste, tout soumis et
dompté, s 'offrant, non plus comme un con-
quérant brutal et un maître tyrannique,
mais comme un simple ami dévoué et fidè-
le, comme un esclave presque. Jeannette
lui avait pardonné. Puis encore . . . mais
était-ce pour poursuivre un rôle religieu-
sement imposé et ordonné ? . . . un jour il
avait fait ses adieux à la chaste et pure
enfant, en l'informant qu'il gagnait la
Colombie-Britannique pour y chercher des
placements avantageux pour sa fortune dé-
jà considérable.
Or, le temps s'était écoulé, et Jeannette
n'avait plus entendu parler de ce pauvre
soupirant. Le désespoir l 'avait-il tué?
Jeannette l'avait cru mort, mangé peut-
être par les Japonais de Vancouver ou les
Fils du Saint-Empire de Confucius, ou en-
core par quelque requin affamé du Paci-
fique. . . à moins que, par désespérance, il
n'eût tout simplement piqué une tête dans
le grand, océan, ce qui eût été l'hypothèse
la plus plausible pour Jeannette. Quoi
qu'il en soit, chose certaine, elle avait ou-
blié cet amant fougueux. . . elle l'avait ou-
blié comme toute jeune fille oublie ses pre-
mières amours, comme les jeunes hommes
oublient leurs premières blondes !
Le jeune homme s'était arrêté soudain,
avail prêté l'oreille vers la porte, y courut
et l'ouvrit rapidement.
Un autre jeune homme, mais plus jeune
que Landry, la cigarette aux lèvres, le cha-
pe; m melon sur l'oreille droite, petit, fluet,
brun, maigre, ironique, avec une physiono-
mie assez intelligente mais très gouailleuse
se tenait sur le palier, qui fit une entrée
quasi cavalière.
II écoutait aux portes, murmura Landry,
c'est bien ce que je pensais !
— Eh bien? Pbiléas. . . interrogea Lan-
dry avec impatience.
— Mon cher patron, répondit le jeune
homme; en s 'asseyant sur un fauteuil sans
en avoir reçu l'invitation, je pense que tout
va marcher à souhait. Je résume, ou mieux
je récapitule : notre Durand est entre bon-
nes mains, et si on ne le pend pas d'ici six
ou sept mois, il n'est pas moins cuit à point
pour Saint- Vincent. Ensuite, cet imbécile
de Mouton. . . ton-ton. . . vient de s'embar-
quer sur le "Montréal". Quant à celui-là,
vous pouvez donc être sûr qu'il en a plein
ses culottes. Enfin, au sujet de. . . la pe-
tite. . . de celle que vous voulez conquérir,
eh bien ! elle doit être là où vous avez vou-
lu, car je l'ai vue partir pour se rendre
chez cette amie qui l'invitait à souper. . .
— Tu ne l'as pas suivie?
— Je ne pouvais pas. . . il me fallait sur-
veiller notre Mouton... maudit Mouton!
Mais je suis sûr que Mademoiselle Jean-
nette a pris la direction de la rue Saint-
Hubert.
Il se mit à tirer de rapides bouffées de sa
cigarette, puis fredonna l'air d'une chan-
son populaire. Décidément, ce type avait
fortement l'air de s'en ficher. . .
Pierre Landry avait repris sa marche.
Il réfléchissait.
L'autre, Philéas, fumait, fredonnait, sif-
flait. . . et s'en fichait encore !
Au bout de quelques instants, Landry
s'arrêta pour demander :
— Et tu es certain, Philéas, qu'en cette
maison de la rue Saint-Hubert, nos gens
étaient rendus et y attendaient Jeannette ?
— Ces mêmes imbéciles qui en avaient
charge hier sur la rue Cadieux ? Oui, ils
sont là.
Une joie mauvaise envahit les traits de
Landry.
— Oh ! cette fois, gronda-t-il entre ses
dents, elle ne m'échappera pas. car per-
sonne n'ira la chercher là. Si fait, quel-
qu 'un ira la chercher, mais ce sera moi . . .
moi, Pierre Landry !
Et satisfait, enfin, de savoir que ses com-
binaisons étaient réussies, il sourit large-
ment, tira un portefeuille fort dodu et dit :
— Je parie, Philéas, que tu ne serais pas
fâché de passer la soirée avec ta petite
amoureuse?
— Ah! patron, ricana l'ironique Philéas,
on voit que vous savez comprendre la jeu-
nesse !
— Voici cent dollars. Va, mon ami, et
amuse-toi ton saoul ! Peut-être faudra-t-il
demain encore travailler rudement. Mais
LE ROMAN DES QUATRE
87
si tout réussit, comme je le souhaite, tu
peux compter que tes misères sont finies, et
que j'assure ta vie, et celle de ta femme
future et celle de tes enfants à venir d'un
beau demi-million. Va, mon ami et n'ou-
blie pas que Pierre Landry sait généreuse-
ment récompenser les dévouements fidèles,
de même qu'il sait punir impitoyablement
les traîtres et les délateurs.
Il fit un geste de congé.
Ce petit discours parut impressionner
Philéas. Il perdit son air de "je m'en fi-
che", s'inclina presque cérémonieusement
et s'en alla.
Une fois seul, Landry sonna un timbre
électrique.
La minute d'après un chasseur se pré-
sentait.
— Mon garçon, fais-moi servir à dîner
ici même ! ordonna Landry sur un ton au-
toritaire.
Il fut obéi en tous points.
Il mangea et but allègrement, mais non
sans que son front hâlé ne se plissât par-
fois sous la poussée de soucis qui défiaient
sa volonté.
Après son repas, il fit une toilette minu-
tieuse, endossa une légère pelisse, recouvrit
son chef d'un superbe haut-de-forme, prit
sa canne et sortit de l'hôtel. Un taxi, ap-
pelé par son ordre, l'attendait.
—Rue Saint-Hubert ! commanda-t-il.
Vingt minutes après il sonnait à la porte
d'une maison d'assez belle apparence.
Une vieille femme, pas trop mal accou-
trée, mais que Elzébert Mouton aurait fort
bien reconnue pour la vieille mégère de la
rue Cadieux, vint ouvrir.
— Ah ! c 'est vous Monsieur Landry ? fit
la vieille femme avec surprise ?
— J eannette ? . . . interrogea avidement le
jeune homme.
— Mon Dieu! monsieur... je l'attends
encore.
— Vous l 'attendez . . .
Landry eut un étourdissement.
— Elle n'est pas venue, comme vous m'en
aviez informée, monsieur Landry.
— Elle n 'est pas venue . . . vous êtes cer-
taine qu'elle n'est pas venue?
— Je vous le jure. Et le meilleur moyen
de vous en assurer, c'est de vous rendre
chez elle et de savoir si elle est là ou non.
— C'est vrai, murmura le jeune homme
fort désappointé. Peut-être aura-t-elle
soupçonné le piège au dernier moment, et
elle sera retournée à la rue Mignonne, à
moins qu'elle ne soit allée chez sa tante,
rue Saint-Denis. C'est bien, acheva-t-il,
demeurez ici jusqu'à nouvel ordre et at-
tendez mes instructions.
Landry retourna à sa voiture et ordonna
au chauffeur de le conduire rue Mignonne.
Là, Mme Hardy ne voulut pas recevoir
cet inconnu, à moins qu'il ne donnât sa
carte.
— Je suis Monsieur Henri Morin, dit-il.
— Monsieur Henri Morin! s'écria la bra-
ve femme en ouvrant des yeux émerveillés.
Mais alors entrez . . . entrez, vous êtes le
bienvenu, puisque vous êtes le protecteur
de mademoiselle, celui qui. . .
— Ah! mademoiselle vous a dit? inter-
rompit Landry avec un sourire content.
— Oh! la chère enfant. . . si elle a béni
votre nom, monsieur ! . . . Pensez donc . . .
vingt-sept mille piastres ! . . . on trouve pas
ça dans tous les goussets !
— Ainsi donc, mademoiselle est là?
— 0 bonne sainte Vierge ! faut-il que
vous vous adonniez mal ! Elle est allée sou-
per chez des amies. . . elle est partie vers
les six heures !
— Ah ! ah ! continua de sourire Landry
qui ne voulut pas laisser voir sa déception.
Eh bien ! je reviendrai un autre jour, ma-
dame.
— N'empêche que ça va lui faire un cha-
grin, la pauvre enfant ! Elle aurait été si
contente de vous connaître !
Et la brave femme était elle-même si
chagrinée qu'elle eut envie de pleurer.
Mais Landry promit de revenir le lende-
main ou le surlendemain, et, salué jusqu'à
terre par la digne ménagère, il retourna à
sa voiture.
— Bon ! se dit-il avec une certaine inquié-
tude, cette histoire de "souper avec des
amies" est faite pour des imbéciles, non
pour moi. En ce cas, je ne serais pas éton-
né qu'elle fût chez sa tante, rue Saint-
Denis.
Sur son ordre la machine gagna rapide-
ment la rue Saint-Denis, l'habitation de
Mme Chénier.
Mais là non plus Jeannette ne fut trou-
vable, et peu s'en fallut que Landry ne se
démasquât tant fut grande sa surprise, en
entendant Mme Chénier lui affirmer que
Jeannette était partie pour Québec par le
"Montréal".
Lorsqu'il fut seul dans son taxi qui re-
38
LE ROMAN DES QUATRE
prenail I»' chemin de La nie Peol, Landry
gronda avec une rage concentrée :
—Nous sommes joués! Cet imbécile de
Mouton est plus fin que je ne l'avais pensé.
N'importe! la partie uVst pas encore per-
due : ce soir même je prends le convoi de
Québec el alors. . .
Pauvre Mouton !
El an Large sourire envahit la figure de
Landry dont La physionomie changea com-
plètement.
V
Elzébert, comme on le pense, s'était em-
barqué sur Le "Montréal".
Après un copieux souper, il était remon-
té à sa cabine. Là, il s'était assis sur le
bord de son lit, les coudes sur les genoux,
la tête dans les mains. Il médita sur son
triste sort. Car son sort n'était pas à en-
vier assurément! Il avait de l'argent, cer-
tes, mais, comme il le savait à présent et
pour la première fois en sa vie, l'argent
ne fait pas toujours le bonheur. Là, à
cette heure, il aurait préféré se voir le der-
nier des pauvres, le plus misérable des
gueux sans chaumière et sans feu, et possé-
der ce trésor unique qu'il avait un moment
cru devoir posséder : le corps tiède et par-
fumé de la belle Jeannette Chevrier ! 0
Paradis de rêves ! que vous tombez tôt en
ruines! 0 visions de l'amour! vous n'êtes
que nuages qu'engloutit en un clin d'oeil
l'espace infini! 0 femmes divines! vous
n'êtes souvent que des ombres vaporeuses
qu'absorbe l'ombre impénétrable!
Tels étaient les accents de. désespoir qui
s'échappaient lugubrement de l'âme affli-
gée «le ee pauvre Elzébert.
E1 celle cabine luxueuse, en laquelle ve-
nait mourir le doux et poétique clapote-
ment de Tenu au flanc du navire, lui ap-
paraissait tout à coup comme une geôle.
Dame ! en fin de compte, il aurait tout au-
tant préféré se voir interné en une vraie
cellule de pierre et de fer en quelque som-
bre prison avec son ami Paul Durand !
Paul Durand !. . .
Voilà qu'en y pensant Elzébert regret-
tait d'avoir sitôt oublié cet ami, de l'avoir
abandonné après l'avoir cru coupable d'un
odieux assassinat. Il y pensait d'autant
plus que, avant le somptueux dîner qu'il
avait pris, mais sans trop de plaisir, en
compagnie de dames exquises, il avait lu
sur un grand quotidien rie Montréal — et
le journal était là tout étal»' encore sur sa
table oui. il avait lu ce fait divers :
"Vd mj/strft i m /jnit't rablf !"
"Quelques mois passés, un ingénieur du
" Gouvernement Fédéral était assassiné
"dans le Nord Ontario, près de Golden
"Creek, comme nous en avons dans le
"temps rapporté le fait. Cet ingénieur,
"du nom de Germain Lafond et d'origine
"canadienne-française, avait été inhumé,
"après sa mort, sans que trace de son ou
"de ses meurtriers eût été trouvée. Or, le
"gouvernement donnait instructions, quel-
ques jours passés d'exhumer le cadavre
"pour qu'il en fût fait un examen minu-
tieux; mais, chose fort singulière, on
"vient de découvrir que le cercueil qui con-
tenait ou qui était censé contenir le cacla-
"vre de Lafond . . . oui, on vient de recon-
naître que ce cercueil était vide. . . "
Suivaient commentaires et hypothèses,
puis le journaliste concluait que l'assassin
était sous verrous et que, fort probable-
ment, il aiderait à tirer au clair cette
énigme.
Ce fait divers avait impressionné forte-
ment Elzébert , attendu qu'il croyait La-
fond bien mort et enterré. Or. voici que
son cercueil était vide! X'était-ce pas, en
effet, mystérieux et inimaginable ?
— Diable ! fit le trappeur avec un fort
malaise à l'esprit, si Lafond n'était pas
mort, ou si, par extraordinaire, il était res-
suscité, qu'est-ce que j'aurais l'air, moi,
qui lui ai pris son nom \
Comme on le pense bien. Elzébert s'était
tenu parole : c'est sous le nom de Germain
Lafond qu'il s'était présenté sur le bateau,
et ce nom avait été dûment inscrit sur la
liste des passagers.
Certes, notre ami, qui était à coup sûr
un honnête garçon et qui. sans savoir, avait
employé un truc de canaille qui cherche
à se soustraire à la main parfois très lour-
de de la Justice, ne pouvait manquer, après
réflexion, de ressentir quelque inquiétude.
Déjà il demandait à la méditation et à son
esprit rebelle un moyen de se tirer du bour-
bier en lequel il s'était fourré, lorsqu'on
frappa rudement dans sa porte. Malgré
sa surprise, il demeura empêtré dans sa
torpeur, son esprit continuant à flotter
LE ROMAN DES QUATRE
39
dans les fumées du rêve ; et sans bouger il
regarda de ses yeux ternes la porte dont il
avait tourné la clef. A quoi songeait-il?
Il n'aurait su le dire lui-même. Mais on
frappait encore . . . comme avec fébrilité . . .
Puis une voix timide de femme, mais une
voix qui fit bondir de stupeur ce brave El-
zébert Mouton. . . oui, une gentille voix de
femme chuchota derrière la porte :
— Ouvrez . . . ouvrez, Germain !
Elzébert, frotta ses paupières, tira ses
cheveux, gratta ses oreilles, et, titubant
comme un pochard, alla tourner la clef
dans la serrure. Avant qu'il eût eu le
temps de voir à qui il avait affaire au jus-
te, une gracieuse jeune fille, vraie silhouet-
te de rêve, lui sauta au cou et se mit à cou-
vrir son visage de baisers fous et de lar-
mes joyeuses. Elzébert se laissa enivrer
tout son saoul, c 'était si bon, si exquis . . .
il serra ardemment sur lui ce corps frêle et
chaud qui exhalait des parfums de fleurs.
— Mon Germain. . . mon Germain vi-
vant ! murmurait une voix défaillante d 'a-
mour et d'ivresse.
Elzébert ne défaillait pas moins, il per-
dait tout à fait la tête sous cette avalanche
de caresses folles et brûlantes, il pressait
davantage contre son coeur tout près d'é-
clater de bonheur cette divine enfant qu'é-
tait Jeannette Chevrier.
—Jeannette ! . . . ma Jeannette ! . . . répé-
tait-il en chancelant.
Mais cette voix ! . . . Oui, cette voix pro-
duisit un effet curieux sur l'entendement
et l'épidémie de la jeune fille. Elle s'é-
chappa violemment des bras qui voulaient
encore la retenir . . . Puis elle poussa un
cri . . . Oh ! quel cri ! . . . Elle recula, com-
me avec autant d'horreur que si un ser-
pent ou un monstre marin quelconque eût
apparu . . . oui, elle recula, vacillante, et
s'appuya rudement du dos dans la porte
refermée.
— Elzébert !. . . Elzébert !. . . murmurait-
elle dans son effarement.
— Et lui, réussissant à se débarrasser des
liens de la stupéfaction et retrouvant la
notion de la réalité, sourit et dit :
— Ah ! on s'est donc retrouvé, ma Jean-
nette!... Est-ce le bon Dieu qui a voulu
ça?
La jeune fille demeurait incertaine, in-
décise, hébétée, frottant durement ses yeux
rougis de larmes de joie... larmes bien
prêtes, peut-être, à devenir des larmes de
déception ! Car ces lèvres se pinçaient de
chagrin et d'amertume, ses délicieuses pe-
tites fossettes se creusaient considérable-
ment. . .
— Mais qu'avez- vous donc, ma Jeannet-
te? Et, dites-moi, comment se fait-il que
vous soyez ici?
Elle fit violence à ses nerfs qui l'aban-
donnaient.
— Et vous... et vous... gronda-t-elle
avec une sorte de rancune sauvage, com-
me si elle lui en eût voulu de l'avoir trom-
pée, (car elle croyait à un truc de ce brave
Elzébert) comment se fait-il que vous ayez
pris le nom de Germain Lafond?
Elzébert sursauta. . . Au fait, il n'avait
pu communiquer à Jeannette la décision
qu'il avait prise avant son départ de Mont-
réal de prendre le nom de l'ingénieur, et
rien d'étonnant que celle-ci en éprouvât de
la surprise. Il comprenait bien à présent
les débordements de joie de la jeune fille,
son exultation, ses caresses, ses baisers. . .
car, ayant appris que telle cabine était oc-
cupée par un nommé Germain Lafond, elle
avait cru retrouver le fiancé disparu ! Quoi
de plus naturel ! Mais, aussi, quoi de plus
décevant !
Humblement, zézayant et tandis que ses
joues devenaient plus rouges que des pi-
voines, et avec un accent qui tremblait
comme celui d'un enfant grondé par sa
mère, Elzébert narra comment il avait con-
venu avec lui-même d'adopter le nom de
son malheureux ami assassiné, et comment,
découragé de n'avoir pas retrouvé sa Jean-
nette sur la rue Mignonne, il avait pris,
seul et désespéré, le navire pour Québec.
Jeannette, bonne enfant avant tout, sai-
sit l'humour d'un pur hasard, et comprit
mieux combien ce malheureux garçon l'ai-
mait. Elle ébaucha un bon sourire.
— Mon pauvre Elzébert, dit-elle, par-
donnez-moi, ce nom de mon ancien fiancé
m'a donné un tel coup!... Mais je crois
deviner que tous deux encore nous sommes
les jouets de quelque fumiste, ou, peut-
être mieux, de ces ennemis inconnus qui
nous épient dans l'ombre où nous ne pou-
vons les surprendre. Figurez-vous, après
que nous nous sommes quittés, vous pour
vour rendre à votre hôtel, moi pour ren-
trer en ma maison de la rue Mignonne,
qu'un camelot s'est approché de moi en
grand mystère et m'a remis une lettre di-
sant :
40
LK ROMAN m:S QCATKi;
— CVsi payé d'avance, mademoiselle,
par un monsieur généreux 1...
Va je n'étais pas revenue de ma surprise
que le galopin était déjà loin. J'arrivai
chez moi très intriguée, comme vous le pen-
se/ bien. Or, voici en substance ce que di-
sait La lettre :
Mademoiselle. . . Pour éviter un malheur
(pie vous ne sauriez prévoir ni prévenir pour
vos amis et vous-même, quittez votre maison,
mais évitez de suivre celui qui vous a pro-
mis de vous emmener à Québec pour vous
y épouser. Dites à votre femme de service
que vous allez dîner chez des amies, puis
gagnez mystérieusement le navire qui, ce
soir à sept heures, part pour Québec. Une
fois en la vieille capitale, descendez au
Château Frontenac et attendez que l'ami
qui vous écrit ces lignes se présente à vous.
— Et cette lettre, mon cher Elzébert,
poursuivit la jeune fille, était signée . . .
Henri Morin.
— Henri Morin!. . . fit Elzébert en tres-
sautant . . . cet inconnu qui vous a fait ca-
deau d'une somme de vingt-sept mille pias-
tres !
— Oui, sourit la jeune fille. Et vous
comprenez qu'un homme qui vous fait de
tels cadeaux peut qu'inspirer la plus
grande confiance. Je fis donc comme me
recommandait ce généreux protecteur. Vu
la température plutôt froide, je m'envelop-
pai de mes fourrures, je me voilai minu-
tieusement et me fis conduire au navire.
Dès l'abord, je ne songeai point à me pro-
curer une cabine. Je me promenai çà et
là par le bateau, trouvant une jouissance
savoureuse à cette promenade. Mais je ne
pouvais passer ainsi une longue nuit. Voi-
ci que le hasard me met en présence d'un
officier du vapeur, qui, poliment, me de-
mande si j 'ai retenu ma cabine. Je lui dis
que je n'y avait pas songé, mais que, déci-
tien t. j'allais le faire de suite. L'offi-
cier, galamment, me conduit au bureau du
navire. Là, on me présente la liste des pas-
sagers pour y inscrire mon nom. J'hésite
sur le coup. Vais-je mètre mon véritable
nom? Ma décision fut vite prise, et j'ins-
crivis. . . Jeannette Lafond..
— Jeannette Lafond!... fit Elzébert en
souriant.
— Mais à ce nom. poursuivit la jeune fil-
le, l'employé de bureau me regarda avec
attention. Puis brusquement il me deman-
de : Est-ce que mademoiselle ou madame
n'aurait pas un parent sur ce navire.'...
— Et alors, jugez, mon bon Elzébert, de
ma stupeur, de ma joie, quand cet employé,
fort aimable en somme, me fait voir sur
la liste des passagers ce nom... Germain
Lafond!... Oui, Elzébert, Germain, mon
fiancé ! Ma foi, j 'avoue que je devais avoir,
à cet instant, une drôle de mine. N'im-
porte ! je finis par reprendre mon sang-
froid, et je répondis à l'employé, mais d'u-
ne façon pas trop sûre :
— C'est peut-être, monsieur, un de mes
frères... oui, un frère qui habite Qué-
bec... Mais, voyez- vous, ajoutai-je immé-
diatement, il y a tant de Lafond !
— Voulez-vous, mademoiselle, fit le com-
mis avec un beau sourire, que j'aille cher-
cher ce monsieur Lafond ?
Mais déjà mon esprit ébauchait un petit
projet.
— Non, non, monsieur, répliquai-je. c'esf
bien inutile. Si seulement vous daignez
m 'indiquer le chemin à suivre pour trou-
ver la cabine de ce monsieur Lafond . . .
peut-être bien reconnaîtrai-je en lui un pa-
rent?. . . Et vous le voyez, Elzébert. ache-
va la jeune fille, non sans faire une petite
moue de désappointement, comment j'étais
heureuse de retrouver mon fiancé tant ado-
ré ! Mais en vous . . .
— Oui, interrompit Elzébert en secouant
la tête, je comprends votre déception, s'il
est vrai que vous aimiez encore ce . . .
La jeune fille à son tour interrompit le
trappeur :
— Ah ! ça, mon cher Elzébert. voulez-
vous me dire ce que nous allons faire à
présent ?
— Mon Dieu! Jeannette, nous n'avons
à faire que ce que nous avons convenu au-
jourd'hui. . . demain nous nous marierons !
Jeannette, disons-le, ne parut pas tout
aussi enthousiaste à cette perspective d'un
mariage le lendemain, qu'elle l'avait été au
cours de l'après-midi de ce même jour. Une
sorte d'intuition, ou mieux une voix inté-
rieure l'avertissait de réfléchir longuement
avant de s'engager dans cette aventure.
Mais comme elle voyait le pauvre Elzébert
sur le point de s'abîmer dans un profond,
très profond désespoir, elle dit en prenant
une physionomie gaie et heureuse :
— Mon bon Elzébert. si vous voulez dire
comme moi. je vais m'en aller dans ma ca-
LE ROMAN DES QUATRE
41
bine pour me reposer. Vous, vous allez
vous coucher aussi; mais je vous prie d'a-
bandonner ce nom de Lafond et de repren-
dre votre vrai nom qui, sans offense, vous
va bien mieux. Demain, nous nous retrou-
verons à Québec. Si, par cas, je ne vous
revoyais ou si vous ne me retrouviez pas
sur ce bateau, vous me reverrez à l'hôtel
Frontenac. Est-ce compris? Et là, de-
main, reposés que nous serons tous deux,
nous reparlerons de ce mariage. Allons,
Elzébert, bonne nuit. . .
Elle ouvrit la porte . . .
Elzébert la retint par quelques paroles ti-
midement murmurées et s'approcha d'elle
avec affection.
Elle lut dans ses yeux humides la prière,
elle vit le désir, elle rougit et répliqua sur
un ton demi-fâché :
— Mais, monsieur. . . vous connaissez nos
conventions! Non, non, pas ce soir... ça
pourrait nous porter malchance ! De-
main. . . demain, Elzébert! Demain, si
nous. . . si nous. . . si nous. . .
Du bout des doigts elle lui décocha un
bref baiser, et vive, légère, rieuse même,
elle s'éclipsa. . . laissant Elzébert piteux et
tout plein de vilains pressentiments. Il se
mit à pester en lui-même contre cet Henri
Morin qui avait brouillé ses cartes, et il se
promettait, se jurait même, mais sans être
trop certain de tenir sa promesse, qu'il ap-
prendrait à cet individu comment il im-
porte de se mêler de ses affaires.
Rentrée dans sa cabine, Jeannette avait
perdu tout à coup son rire heureux. Un
nom obsédait son esprit . . . Henri Morin.
Elle s'approcha d'un miroir pour défaire
ses cheveux. Elle aperçut sur la table une
enveloppe sur laquelle elle lut avec une
fiévreuse émotion :
Mlle Jeannette Chevrier,
Cabine No. 45 . . .
D'une main et d'un coeur tremblants, la
jeune fille parcourut rapidement cette
courte missive :
Mademoiselle. . . Pour votre bonne répu-
tation, évitez toute rencontre avec ce . . .
Germain Lafond .... Discrétion ! . . . . Et
crovez qu'un grand bonheur vous at-
tend ! . . .
Henri Morin.
Défaillante de joie, Jeannette s'assit sur
son lit.
— Il est donc sur ce navire aussi, ce mon-
sieur ! se dit-elle.
Son sein battit en tumulte, et longtemps
la jeune fille demeura méditative.
Prise de lassitude, enfin, elle se laissa
tomber à genoux près de son lit, et la tête
penchée sur ses couvertures, elle pria dou-
cement et avec une grande ferveur, deman-
dant au ciel de la tirer enfin de tous ces
mystères en lesquels elle avait peur de som-
brer à tout jamais. Puis elle se coucha pour
s'endormir peu après avec un sourire aux
lèvres. . . elle s'endormit agréablement ber-
cée par les douces oscillations du navire, et
séduite de plus en plus par l'image de cet
inconnu mystérieux — de cet ange gardien
comme avait dit Elzébert Mouton ... — cet
Henri Morin ! . . .
VI
Le navire approchait lentement des quais
de la cité de Québec. Les voyageurs se
pressaient déjà vers les passerelles. L'es-
prit tout bouleversé par les événements de
la nuit et du jour précédents, Elzébert
chercha vainement sur le pont du bateau
Jeannette Chevrier. . . nulle part il ne put
découvrir la charmante silhouette ! Avait-
il fait un rêve?
— Mais si elle dormait encore dans sa
cabine ? . . . se dit le brave Elzébert qui ne
pouvait encore se soumettre aux cruautés
de la déception.
Il eut bien l'envie d'aller frapper à sa
porte . . . Mais il se souvint — s 'il n 'avait
pas rêvé — que la jeune fille lui avait lais-
sé entendre que peut-être, elle et lui, ne se
reverraient pas sur le bateau, mais elle
avait aussi déclaré qu'elle prendrait ses
appartements au Château Frontenac.
Il se consola avec cette pensée.
L'instant d'après, un taxi le conduisait,
par la Côte de la Montagne, au Château.
Là, Elzébert, sous l'empire de pensées te-
naillantes, oublia la recommandation que
lui avait donnée Jeannette la nuit précé-
dente, celle d'abandonner le nom de La-
fond. Oui, Elzébert oublia tout à fait cet-
te recommandation, et dans le livre des hô-
tes de l'hôtel, il inscrivit d'une main assu-
rée . . . Germain Lafond !
Il eut si peu conscience de son geste, que
si on le lui eût mentionné, il s'en serait
énormément étonné. . . car, après le départ
de Jeannette de sa cabine, Elzébert avait
décidé de reprendre son nom de famille.
LE ROMAN DBS QUATRE
I I s i III l| ( > Il I M ' | I || | Nil ! M $rbe appartement,
avec vue sur le fleuve admirable. Mais il
ne vil aucune des beautés pittoresques qui
s'offraienl à ses regards. Elzébert était
tout à Pai1 absorbé en lui-même. Il réflé-
ehissail sur ce qu'il allait faire ou ne pas
Paire. 1 1 riait fort embêté et perplexe. Il
<>ut un peu l'espoir que bientôt Jeannette
viendrait frapper bien gentiment à sa por-
te. . . il n'en fut rien! Car les heures s'é-
coulèrent, e1 nul ne sembla s'occuper d'un
certain Elzébert Mouton. L'ennui vint.
S'il allait l'aire une promenade par la cité?
A quoi bon, il était dégoûté! Et puis, il
était joliment retenu par la crainte de fai-
re quelque vilaine rencontre.
Machinalement, et mû probablement par
l'ennui, il se mit à défaire ses malles. La
vue d'une bouteille de cognac le fit sourire
d'aise... c'était son premier sourire de-
puis qu'il n'avait pas revu Jeannette.
— Je vais toujours bien me dessécher la
luette, se dit-il, après, on verra. Et puis,
cette boisson va peut-être me donner des
idées et éclaircir celles que j 'ai déjà et qui
sont fort embrouillées.
L'esprit accaparé par mille sentiments
divers, Elzébert oublia qu'il vivait depuis
quelques jours parmi un monde policé et
raffiné, il porta tout simplement la bouteil-
le à ses lèvres, et de cette bouteille il tira
cinq ou six terribles lampées.
Hem ! . . . fit-il après un moment. Je
sens déjà que ça me ravigote le corps.
Tout à l'heure, je prendrai encore un bon
coup, et, après, je serai, je pense, d'aplomb
sur tous les côtés.
II s'approcha d'une fenêtre et regarda
distraitement le fleuve, des voiles blanches
qui se gonflaient dans la brise du matin,
des navires qui s'élançaient vers la mer
lointaine en laissant derrière eux un long
panache de fumée noire. . . Il regarda mil-
le autres choses, plus ou moins intéressan-
tes, mais il ne voyait rien ! Il continuait
à s'abîmer en lui-même, il continuait de
s 'ennuyer !
A l'heure du petit déjeuner, il se fit ser-
vir une collation dans son fumoir.
Il était neuf heurt s.
Après la collation il se mit à marcher
par son appartement pour se dégourdir.
De temps en temps il absorbait une gorgée
ou deux de liqueur.
Un peu plus tard, il alluma un cigare.
De nouveau il alla à sa fenêtre. Sur la
terrasse, en bas. quelques promeneurs ma-
tineux se délassaient. 11 vit des camelots
annonçant les journaux du matin.
Pour tromper ou chasser son ennui, El-
zébert voulut lire les nouvelles du jour. Il
sonna un chasseur et lui commanda un
exemplaire de "l'Evénement".
Dix minutes après, et après avoir lampé
le reste de sa bouteille de cognac, allumé
un excellent cigare, Monsieur Elzébert
Mouton, plongé en un fauteuil moelleux, li-
sait son journal !
Mais que c 'était banal ! . . .
Pourtant... oui, pourtant, là, tout à
coup, un fait divers le surprenait, l'inté-
ressait, le captivait, et dame! il s'en fallut
de bien peu que ses yeux ne se désorbitas-
sent !
Qu'était-ce donc ce fait divers prodi-
gieux ?
Voici . . .
Un Mystère qui se complique !
Notre journal a déjà rapporté le mysté-
rieux assassinat d'un ingénieur canadien,
Germain Lafond, perpétré, quelques mois
passés, dans le Nord Ontario. Jusqu'ici
la police n'avait pu dépister le ou les as-
sassins. Ces jours derniers, le gouverne-
ment Fédéral ordonnait l'exhumation du
cadavre pour en faire l'examen, mais gran-
de fut la stupeur lorsqu'on retira de sous
six pieds de terre un cercueil vide ! Le
mystère semblait s'approfondir davantage,
lorsque la Police de Montréal eut la bonne
fortune de mettre la main sur l'assassin
de Lafond, un certain Paul Durand qui,
durant deux années, avait été le compa-
gnon du malheureux ingénieur. La police
espérait que cette capture ferait lever le
voile du mystère, surtout au sujet du cer-
cueil vide. On comptait faire parler l'ac-
cusé. Mais voilà qu'hier un personnage
nouveau entre en scène. Ce personnage —
dont, pour certains motifs de haute im-
portance, on cache présentement le nom —
est venu certifier et jurer que le pseudo-
meurtrier de Lafond, Paul Durand, est
tout à fait innocent du crime dont on le
charge ; que, lui, ce personnage, eomiait le
véritable assassin et qu'il se charge de l'a-
mener avant longtemps pieds et poings liés
devant les tribunaux. . . Naturellement, sur
la parole et la garantie de ce personnage,
le malheureux Paul Durand qui, dit-on,
LE ROMAN DES QUATRE
43
ira pas l'air le moins du monde d'un
meurtrier, et qui, par ailleurs, est appa-
renté à une famille très distinguée de notre
vieille cité, a été remis en liberté. . .
Comme on le pense bien, Elzébert, après
cette lecture, n'en pouvait croire ses yeux.
— Ai-je trop bu de cognac ou pas assez?
se demanda-t-il.
En même temps il regarda la seconde
bouteille qu'il avait attaquée, quelques mi-
nutes auparavant.
— Eh bien! non, je pense que je n'ai pas
suffisamment éclairci mes idées.
Il alla sans plus vider une formidable
rasade.
— Hem ! . . . Hemmmm ! . . . fit-il. A cette
heure, je vais relire ça... ça en vaut la
peine !
A cette minute précise, on frappait dans
sa porte.
— Entrez! cria-t-il rondement, déjà re-
mis en bonne humeur et tout rempli d'au-
dace par les effets rapides de la liqueur.
Un chasseur introduisit un personnage
étranger.
C'était un homme de belle taille, mince
cependant, mais bien découplé, élégant et
distingué de manières; un vrai gentilhom-
me par la physionomie et l'accoutrement,
et jeune encore, mais le teint quelque peu
basané, comme le remarqua Elzébert qui
s'y connaissait.
— Tiens ! pensa-t-il, on croirait que ce
monsieur a passé l'été dans les bois ou sur
les rives des grands lacs ! . . .
— Monsieur Germain Laf ond ? . . . fit in-
terrogativement le visiteur. Est-ce bien à
Monsieur Germain Laf ond que j'ai l'hon-
neur de parler?
Ce nom de Germain Lafond fit un cu-
rieux effet sur l'esprit d 'Elzébert Mouton.
Il regarda le gentilhomme avec hébéte-
ment d'abord. Puis, sans être trop sûr de
ce qu 'il disait, il répondit :
— Oui, monsieur. . . je suis bien Mon-
sieur Germain Lafond!
Et comme s'il eût lâché un grand secret,
il soupira avec allégement.
— Ingénieur du Gouvernement? interro-
gea encore l'inconnu.
— Parfaitement, monsieur ! répondit El-
zébert avec assurance cette fois.
Le visiteur sourit et reprit :
— En ce cas, monsieur Lafond, permet-
tez-moi de décliner mes noms et qualités : je
suis Monsieur Henri Morin, capitaliste.
Elzébert faillit tomber à la renverse.
Ho ! Ho ! c 'était donc là ce mystérieux
Henri Morin ! Et ce jeune homme élégant
et distingué, car Elzébert ne pouvait lui dé-
nier ces qualités matérielles, était-il un sou-
pirant à la main de Jeannette Chevrier?
Tentait-il d'amorcer la jeune fille par des
sommes d'argent considérables? Car c'est
bien cet Henri Morin, se disait Elzébert,
qui a fait cadeau à Jeannette d'un $27,000.
De suite une sourde jalousie gronda au
coeur de notre trappeur.
Mais avant de se laisser aller à des sen-
timents ou à des actes indignes d'un hom-
me fier de lui-même, comme l'était à ce
moment Elzébert sous l'averse du cognac
qui lui avait inondé l'esprit et le ventre, et
qui commençait à produire de singuliers pi-
cotements dans ses jambes, oui, Elzébert
voulut savoir au juste ce que pouvait bien
lui vouloir cet inconnu, qui, maintenant,
souriait avec une parfaite bonhomie.
— Daignez vous asseoir, Monsieur Mo-
rin, dit-il ; et si vous n 'êtes pas trop diffi-
cile, nous allons vider un petit verre d'eau-
de-vie avant de faire plus ample connais-
sance.
— Ce n'est pas de refus, monsieur, sou-
rit Morin. Décidément, ajouta-t-il de l'air
le plus placide du monde, on ne m'a pas
trompé en m 'affirmant que Monsieur La-
fond est un homme hospitalier et tout à fait
charmant.
Sous le compliment, Elzébert se gourma.
Et, posément, évitant de faire de faux mou-
vements, car il se sentait devenir " chaud"
un peu vite à présent, il marcha vers sa ta-
ble...
Mais déjà M. Morin le retenait, disant :
— Monsieur Lafond, j 'attends justement
deux de mes amis, et j'aimerais que vous
les traitiez tout aussi bien que moi, atten-
du que nous venons parler d'affaires avec
vous. Car, dois-je vous l'avouer de suite,
nous avons été informés que vous avez une
grosse somme d'argent à placer, sans comp-
ter que vous possédez certaine mine d'or. .
— Parfaitement, parfaitement, monsieur,
répliqua Elzébert avec un air d'importance
qui valait bien son pesant d'or. Et je vous
le dis également de suite, je suis content de
rencontrer des hommes d'affaires de Québec.
Et Elzébert allait poursuivre son chemin
vers sa table et ses flacons, lorsqu 'il en fut
44
LE ROMAN DES QUATRE
retenu une fois encore mais cette fois par le
bruit d'une main qui frappait à sa porte.
1 1 s'arrêta indécis et curieux .
—Ce sont Les amis que j'attends] expli-
qua avec un sourire candide M. Morin.
Il alla ouvrir la porte.
Deux autres personnages icnonnus d'El-
zéberl outrèrent. Ces deux hommes serrè-
rent la main offerte de M. Morin qui les
présenta ainsi :
—Mon cher Monsieur Lafond, voici mon
ami Monsieur Bourgier, capitaliste... Mon
autre ami, .Monsieur Rinfret, banquier. . .
Elzébert se laissa serrer la "patte", mais
il ne manqua pas non plus de serrer de sa
poigne de bûcheron et de chasseur, tout en
s 'inclinant profondément devant ces beaux
et imposants messieurs.
— Mes amis, disait déjà Henri Morin,
Monsieur Germain Lafond, comme je vous
l 'ai dit, est ingénieur du Gouvernement Fé-
déral . . .
— Oh! nous connaissons de réputation
Monsieur Germain Lafond, firent avec un
sourire charmant les deux inconnus.
Elzébert s'inclina de nouveau et proposa
rondement et sans façon :
— Mes amis, si nous prenions un petit
coup, avant d'entamer les affaires?. . .
— Assurément, assurément, dit suave-
ment M. Morin, en clignant de l'oeil à ses
amis. Allez ! mon ami, allez ! ajouta-t-il.
De fait, on trinqua comme de vieilles
connaissances. On fit quelques histoires, et
Elzébert lui-même ne manqua pas de cer-
taines lourdes plaisanteries dont parurent
s 'amuser beaucoup ses visiteurs. Puis, brus-
quement, M. Morin, redevenu sérieux et
grave, commença:
— Monsieur Lafond, vous êtes proprié-
taire d'une mine d'or située dans l'Abitibi,
si je ne me trompe pas?
— Parfaitement ! répondit encore sans
sourciller Elzébert, qui de mieux en mieux
entrait dans un rôle dont il aurait redouté
les conséquences, s'il eût été sobre et d'es-
prit libre.
— J'en étais si sûr, reprit M. Morin, que
j'ai fait faire un relevé par écrit de votre
"claim", dont voici le titre dactylographié...
Il fit voir un document à Elzébert qui, la
vue très voilée par les fumées de l'eau-de-
vie, ne vit rien autre que des caractères de
dactylotype.
— Nous irons droit au but, poursuivit M.
Morin: nous sommes venus, ces messieurs
et moi, pour acheter votre mine d'or. Com-
bien en voulez-vous .'
Cette fois Elzébert eut bien envie d'éebj-
ter de rire. Voici maintenant qu'on voulait
lui acheter une mine qu'il ne possédait pas !
— Bah! se dit-il, voyons toujours jus-
qu'où la farce peut aller!
— Monsieur Morin, répliqua-t-il la voix
quelque peu avinée, je n'ai pas eu encore
l'opportunité de faire faire l'évaluation de
mon cl ai m.
— N'importe ! selon votre idée, à combien
l'évaluez- vous? Si votre chiffre nous con-
convient, nous paierons; s'il est trop élevé,
nous discuterons. Voyons. . .
— Dame ! fit Elzébert en se grattant les
oreilles activement, je ne sais pas au jus-
te. . . Voyez-vous je ne voudrais pas voler
personne. . . Tout de même, selon ma gran-
de foi du bon Dieu, je pense bien que ça
vaut, comme c'est là à cette heure, cent mil-
le bonnes piastres !
Cent mille dollars! fit un peu surpris, le
banquier, M. Rinfret, En même temps il
cligna de l'oeil au capitaliste, M. Bourgier.
M. Morin regarda ses amis et sourit.
Elzébert, qui n'observait pas les manè-
ges de ses visiteurs, avait pris un air de
"c'est à prendre ou à laisser", et avait al-
lumé un cigare, oubliant que la courtoisie
lui commandait d'en offrir à son monde.
— Monsieur Lafond, reprit M. Morin, je
vais vous faire une proposition bien sincè-
re et juste : nous allons vous offrir $75.000.
dont $2,5,000. comptant, c'est-à-dire lors-
que tous les papiers auront été faits et si-
gnés, puis vingt-cinq mille piastres dans
six mois à compter de la signature des pa-
piers, et, enfin, vingt-cinq mille dollars
dans un an. Est-ce que cette proposition
vous agrée?
— Mais oui, mais oui, s'empressa d'accep-
ter Elzébert enivré non seulement de co-
gnac, mais aussi par la vision de ces mil-
liers de dollars qui venaient, si harmonieu-
sement s'ajouter à ceux qu'il possédait dé-
jà. Mais oui, j 'accepte, puisque vous pensez
que c'est honnête et juste !
Il allait offrir un nouveau verre d 'eau-de
vie pour arroser dignement ce marché, lors-
que les trois visiteurs se levèrent subite-
ment.
— C 'est entendu, dit M. Morin. Si vous le
voulez, nous signerons les actes vers les on-
ze heures. Voulez-vous nous laisser voir le
LE ROMAN DES QUATRE
45
certificat d'enregistrement ou les lettres pa-
tentes de votre mine ?
Certainement, je vous les fournirai, assu-
ra Elzébert qui chancelait sur ses jambes.
A ses lèvres se figeait un sourire stupide,
tandis que ses joues s'empourpraient com-
me des flammes ardentes.
L'instant d'après il demeurait seul,
transporté d'enthousiasme, et courait à son
flacon de cognac.
— Allons ! encore un bon coup et je vais
aller annoncer la bonne nouvelle à Jeannet-
te.
Il quitta peu après, titubant, son appar-
tement. Il revint au bout de cinq minutes,
ayant été informé que Mlle Chevrier n'é-
tait pas au Château.
— N'importe! se dit Elzébert tout ra-
dieux, elle viendra sûrement tout à l'heure,
et alors. . . Tiens ! je bois encore un coup. .
. Décidément, cette boisson ne demande
qu'à se faire avaler sans rien dire.. . .
VII
Qu'était devenue Jeannette Chevrier?
Avant de descendre du bateau , ce matin-
là, la jeune fille s'était rappelé les recom-
mandations du mystérieux Henri Morin . . .
, <l de ne pas se montrer en public avec le
nommé Germain Lafond", c'est-à-dire, com-
me elle l'avait fort bien compris, avec El-
zébert Mouton. Elle laissa s'écouler le flot
pressé des voyageurs, et quand elle fut as-
surée qu'Elzébert avait pris le chemin de
la cité, elle débarqua à son tour, confia ses
hagages à un chauffeur de taxi en lui re-
commandant d'aller les déposer au Châ-
teau, et, pédestrement, monta à la haute-
ville. Elle ne se rendit pas de suite, à l'hô-
tel. Elle voulut se délasser, respirer l'air
embaumé de ce matin de juillet, et elle s'en
alla au hasard par les rues de la ville. Elle
flâna longtemps sur la rue Saint-Jean, lor-
gnant les étalages et les devantures des ma-
gasins et des boutiques. Elle oublia l'heure
de son petit déjeuner. Elle s'attarda à fai-
re quelques emplettes de bibelots sans valeur
et de colifichets. Chez un bijoutier, elle
marchanda deux ou trois superbes rivières .
Elle fit l'acquisition de petits bijoux
quelconques, et poursuivit sa visite des é-
choppes et des boutiques. Finalement la fa-
tigue l'envahit. Elle héla un taxi qui pas-
sait à vide et commanda au chauffeur de
la conduire au Château.
A ce moment, il était dix heures précises.
A dix heures et demie elle se trouvait au
bureau de l'hôtel et demandait un apparte-
ment : boudoir, chambre et salle de toilet-
te. Comme on n'avait rien de tout à fait
prêt à ce moment, on lui demanda tout de
même de signer la liste des hôtes, l'assurant
qu'on ferait diligence pour préparer l'ap-
partement.
L'employé s'apprêtait à lui présenter le
Livre des Hôtes. . . Par curiosité, Jeannet-
te promena un regard circulaire autour
d'elle. Elle vit des hommes aller et venir,
d'autres assis en de larges fauteuils, d'au-
tres encore causant à voix basse. Mais deux
personnages, arrêtés non loin d'elle, atti-
rèrent plus particulièrement son attention.
L'un était un grand jeune homme, élégam-
ment mis, au teint légèrement basané et qui
semblait entretenir mystérieusement un au-
tre jeune homme, plus petit, la cigarette
aux lèvres, le chapeau melon campé en ba-
taille sur l'oreille droite, et la mine ironi-
que et gouailleuse. Qui étaient ces person-
nages? Notre lecteur a, nul doute, reconnu
Pierre Landry, ou, s'il aime mieux; Henri
Morin, capitaliste, et son lieutenant, Phi-
lias.
Mais il était plus loin deux autres per-
sonnages, qui semblaient dissimuler leur
présence, et que Jeannette ne vit pas. L'un
était aussi un grand jeune homme, à la mi-
ne énergique, très bien vêtu, et aux maniè-
res fort distinguées. Mais de même que Lan-
dry ou Morin, son visage était fortement
bronzé par le soleil. Son compagnon, était
aussi un jeune homme, à peu près du même
âge, mais moins grand, trappu, à l'air so-
lide, et possédant une physionomie joviale.
Et si Elzébert se fût trouvé là, il fût tom-
bé de tout son long en reconnaissant ces
deux personnages. Et Jeannette elle-même,
si elle eût été moins fatiguée, si elle se fût
donné la peine de mieux regarder, n'au-
rait pas manqué de reconnaître de grands
amis. Et qui sait? elle allait peut-être re-
garder mieux, lorsque l'employé, qui lui
présentait le livre, dit doucement et poli-
ment :
— Si vous voulez signer ici, mademoisel-
le...
Il indiquait une ligne blanche sous un
autre nom.
Mais ce nom ! . . .
Jeannette tressaillit violemment. Son
coeur battit à se rompre.
16
koMAN i >r;s yrATFtK
Elle regards avidemment. . .
El ce nom encore ! . . .
Elle s'appuya des deux mains au comp-
toir... Allait-elle s 'évanouir ? Non .. . elle
regardait encore... elle dévorait ces deux
noms :
Henri Morin, capitaliste... Montréal.
Germain Lafond, ingénieur... Ottawa.
Jeannette sentait un vertige l'emporter.
.. El sans savoir ce qu'elle faisait, mue
uniquement par un instinct ou un souvenir,
elle abandonna La plume qu'on lui avait
donnée el courut à l'ascenseur.
Le préposé la reçut avec une révérence.
Quel appartement, madame?
—Chez Monsieur Germain Lafond !.. .
murmura Jeannette défaillante presque.
Le préposé sourit et répondit:
— Bien, madame.
Il ferma la grille de la cage, et la machi-
ne se mit en mouvement. Alors, un homme
accourut criant :
— Attendez ! attendez ! . . .
Cet homme n'était autre que M. Henri
Morin.
Mais l'ascenseur continuait à s'élever
vers les étages supérieurs.
M. Morin proféra un juron, et sans plus
s'élança vers le grand escalier.
.Mais son manège avait été découvert par
L'autre jeune homme à figure bronzée. Ce-
lui-ci murmura quelques paroles rapides à
son compagnon, et à son tour se rua vers
le grand escalier, juste au moment où Hen-
ri Morin disparaissait sur le palier supé-
rieur. Mais un autre encore gagnait à la
course l'escalier, et cet autre, c'était l'iro-
nique Philéas. Seulement, Philéas n'alla
pas Loin: une main solide le happa par le
collet de son veston et une voix moqueuse
disait :
— Attendez, mon ami... vous monterez
Là-haul lorsque je vous en aurai donné la
permission, et soyez gentil, sinon je vous
fais ficher dedans, là !
El ce jeune homme, qui n'avait pas l'air
de badiner. Hait ce jeune homme trappu, le
compagnon de cet autre inconnu à figure
bronzée.
Philéas l'égard a avec ahurissement cet
homme qu'il Eut sur Le point de prendre
pour un revenant . Rêvait-il .'
— Asseyons-nous, et attendons! reprit
l'inconnu.
Et il força Philéas à s'asseoir sur une
banquette de la rotonde.
Pendant 'ce temps. Jeannette Chevrier
al teignait le deuxième étage et allait vi-
vement frapper à une porte.
La porte s'ouvrit pour encadrer la figu-
re largement épanouie d'Elzébert. . .
— Mon ange! Oh ! mon ange! cria-t-il en
reconnaissant la jeune fille.
Celle-ci avait poussé un cri strident...
Deux hommes, à l'instant même surgis-
saient d'une chambre voisine et s'appro-
chaient rapidement de Jeannette. Ln troi-
sième personnage accourait... et un per-
sonnage que la jeune fille croyait reconnaî-
tre : c'était Henri Morin.
— Mademoiselle, dit-il, à la jeune fille mé-
dusée, si vous voulez gagner cette cham-
bre ... là !
Il indiquait la chambre d'où venaient de
sortir les deux hommes, que Elzébert re-
connaissait, dans sa surprise immense, pour
MM. Bourgier et Rinfret.
— Mais... qui êtes- vous. Monsieur? bé-
gaya la jeune fille avec une crainte ins-
tinctive.
— Mademoiselle, répliqua l'inconnu à
voix basse et douce, je suis Henri Morin,
votre protecteur. . .
Jeannete jeta une exclamation de sur-
prise et de joie en même temps. . .
Mais sa surprise joyeuse devint une an-
goisse, puis une stupeur indéfinissable,
quand tout à coup un jeune homme surgit,
rugissant comme un tigre, et d'un coup de
poing abattit Henri Morin. Et devant les
yeux éperdus de Jeannette se dressa la sil-
houette triomphante du jeune homme à fi-
gure bronzée.
La jeune fille poussa un eri déchirant. . .
ses mains se tendirent violemment devant
elle, comme si elle eût voulu repousser une
vision de spectre. Puis elle recula en fer-
mant les yeux, et murmura comme en rêve :
— Germain Lafond ! . . .
Elle s'affaissa sur l'épais tapis. . .
— Jeannette ! Jeanentte ! cria Germain
Lafond en tombant à genoux près de la jeu-
ne fille inanimée.
A l'instant même, Henri Morin, qui s'é-
tait relevé, le saisissait au collet, le soule-
vait avec une vigueur peu commune, le se-
couait rudement et rugissait :
— Vous dites que vous êtes Germain La-
fond .}
L'autre, ayant retrouvé son sang-froid,
considéra une minute Morin, et répliqua
froidement :
LE ROMAN DES QUATRE
47
— Je dis que je suis Germain Lafond;
mais je dis aussi que vous êtes celui qui. . .
Il fut interrompu par un rire énorme, ri-
re lancé par Morin. Et celui-ci, désignant
Elzébert Mouton debout dans sa porte, ti-
tubant, ébahi, déclara:
Voici Germain Lafond ! Et vous, vous
êtes un imposteur ! Agents ! commanda-t-il
en se tournant vers le pseudo-capitaliste et
pseudo-banquier, arrêtez cet homme.
Et Morin jeta violemment Lafond dans
les bras des deux agents de police, ajoutant :
Cet homme, qui dit s'appeler Lafond,
c 'est un voleur, c 'est un meurtrier . . . cet
homme, acheva Morin avec un geste farou-
che, se nomme Pierre Landry !
Alors, Elzébert à demi fou, voulut crier.
— Mais non, mais non ! monsieur Mo-
rin. . . vous faites erreur! Je suis bien El-
zébert Mouton, mais lui, ce pauvre jeune
homme que vous faites arrêter, c'est mon
ami, c'est le fiancé de Jeannette... c'est
bien Germain Lafond. . . le vrai Germain
Lafond ! . . .
— Mais Morin se mit à rire bénévolement.
— Vous êtes soûl, mon cher Lafond, dit-
il à Elzébert. . . vous faites mieux d'aller
vous coucher !
Et se tournant vers les deux agents :
Emmenez cet homme ! commanda-t-il.
Conduisez-le aux quartiers-généraux de la
police !
L'ingénieur voulut se débattre, résister.
— C 'est une infamie ... je ne suis pas
Landry, mais Germain Lafond. . .
Mais les deux agents, qui étaient de soli-
des gaillards, l'emmenèrent rapidement
vers l'ascenseur. Henri Morin, alors, se bais-
sait, soulevait Jeannette évanouie, et l'em-
portait dans une chambre voisine.
Alors aussi, Elzébert bondit, se rua dans
le corridor, dépassa Lafond et les deux a-
gents, dégringola l'escalier comme un in-
sensé et courut vers la sortie de l'hôtel.
Elzébert, frotta ses yeux ébaubis, regar-
da l'homme et bredouilla :
— Non. . . ce n'est pas possible ! Paul. . .
Paul Durand !
— Allons, imbécile ! . . . éclata de rire Du-
rand. Où vas-tu ainsi sans chapeau, sans
veston. . .
— Où je vais? fit Elzébert, le regard éga-
ré, la figure livide. Je sais bien que je ne
vais pas en Paradis. . . peut-être m'en vais-
je chez le diable . . . que sais-je ?
Il frappa son front durement, puis prit
son élan pour se ruer vers la porte de sor-
tie.
Paul Durand le saisit à la gorge et le ren-
versa sur la banquette.
— Va-t-il falloir que je t 'étouffe pour te
faire entendre raison, Elzébert?
Le pauvre Elzébert crut sa dernière heu-
re venue. . . il battit des paupières et s'é-
vanouit tout doucement dans les bras de
son ami retrouvé.
. Mais lui, Durand, en voyant tout à coup
paraître l'ingénieur, Germain Lafond, pri-
sonnier des deux agents de police, échappa
le corps d 'Elzébert qui alla rouler sur les
dalles. Puis il se mit à considérer, avec la
plus grande stupéfaction, le prisonnier qui
ne cessait de se débattre entre ses deux gar-
des du corps.
— Ah ! bien, par exemple, murmura-t-il, il
n'y a pas qu 'Elzébert qui soit fou, je le suis
aussi !
— Hein ! fit tout à coup une voix gouail-
leuse à son oreille. Flûte, Durand ! . . . Flû-
te!...
Paul tourna rapidement la tête, et vit
disparaître par la porte de l'hôtel l'étran-
ge et narquois Philéas.
Il jura, ébaucha un geste de colère et de
menace, et courut au prisonnier.
— Monsieur Lafond, prononça-t-il sur un
ton résolu, soyez tranquille, nous vous ti-
rerons de là. J'ai ici un frère, qui est avo-
cat, et il ne sera pas long que l'affaire va
s 'expliquer.
Le jeune homme, comme s'il eût honte de
son emportement, ébaucha un large souri-
re et dit:
— Occupe-toi d'abord, mon vieux, de ce
pauvre Elzébert. Tâche ensuite de sauver
Jeannette des mains de ce bandit qui se
fait appeler Henri Morin. Cela fait, expé-
die un message télégraphique à Ottawa,
afin qu'on envoie sans tarder deux de mes
camarades pour m 'identifier. Après, je le
jure, j 'aurai ce maudit Landry.
— On l'aura. . . fit seulement Durand en
crispant les poings ! . . .
Fin de la troisième partie.
4S
J.i; liOMAN Di:S QCATIil']
/ E RECIT VI NOTAIRE
l'ar J ules Larivière.
I
Plus de quatre ans se sont écoulés depuis
l'époque ou se soni produits les événements
qui Von vit ni de raconter et, lorsqu'on m'a
prié d'en continuer le récit, je dois avouer
qui je suis resté perplexe. D'autant plus
que, 1res sceptique en matière de sensations
journalistiques, j'avais été du nombre infime
de ceux que V affaire Lafond n'avait pas pas-
sion nés.
Et puis, le récit que j'avais devant les
yeux offrait nombre d'aspects répugnants
à lu logiqui de mon esprit positif de par-
fait notaire.
Connut ni, en effet, expliquer la conduite
de Jeannette Chevrier, la fiancée inconsola-
ble de Germain Lafond, se jetant litt ér aie-
en t ni dans les bras de cet ivrogne de Mou-
ton? Il y avait en ce simple fait une illo-
gisme qui me désorientait tout à fait et, de
guerre lasse, j'allais abandonner la tâche,
quand une réminiscence frappa mon esprit.
L'affaire Lafond! Mais, oui! mon con-
frère Desgrèves y avait été intimement mê-
le, elle lui avait causé maints ennuis et la
Chambre des Notaires avait été appelée à
lui donner une directive en cette affaire!
Qui, mieux ejue lui, pourrait me rensei-
gner?
Et sans tarder, j'allai frapper chez lui.
7 ont le monde connaît Maître Desgrèves,
ce brave tabellion,, tout à fait obscur il y a
cinq ans; mais auquel l'affaire Lafond a
apporté à la fois l'aisance et la popularité.
C'est un homme d'une quarantaine d'an-
nées, à la figure joviale, aux traits très ac-
centués, quelque peu bedonnant et dont le
peu de cheveux qu'une calvitie précoce lui
ait laissé est entre poivre et sel.
Aimable garçon, très populaire dans no-
tn profession qu'il a embrassée par néces-
sité et non par goût, il consacre tous ses
moments libres à ses études de botanique
et d'entomologie, deux sciences où il est en
train de passer maître. A l'époque où se
sont produits ces événements, il avait pu-
blié une étude sur le bombyx du peuplier
gui avait fort intéressé les rares connais-
seurs.
Je le trouvai installé ù son pupitre e/u en-
combrent des liasses de dossiers épars. A
mon arrivée, il était très occupé à examiner
au microscope un insecte ciuelconeiue .
— Bonjour, mon vieux, Çû en'
— Bonjour toi, prends donc un siègi , dit-
il, sans lever les yeux. Tu m'excuses, un
moment seulemi ni.
— Mais certainement! Alors, cela t'inté-
resse toujours les petites bêles f
— Mon Dieu! petites ou grosses, si lu sa-
vais comme toutes se ressemblent ! El quel
bon vent t'amène?
— Je viens faire appel à tes lumières.
— A mes lumières? Laisse-moi rire...
je suis un si piètre notaire que c'est la pre-
mière fois que l'on tente pareille démarche
auprès de moi.
— Mais ce n'est pas à titre de notaire. . .
— Je comprends alors.
— Je viens te parler de l'affaire Lafond.
--L'affaire Lafond! Et un impercep-
tible sourire courut sur les lèvres de mon
confrère, sourire où il y avait beaucoup de
medice, d'ironie et d'humour. Comme il
y a longtemps que je n'en ai pas entendu
parler.
J'exposai alors à mon ami la raison de
ma visite et lui tendis le manuscrit du récit
que le lecteur connaît déjà. Il s'installa
confortablement et le lut. Je suivais sur
sa figure l'impression que produisait sur
lui cette lecture. Il ne l'interrompit pas
un seul instant; mais au sourire de ses lè-
vres, au plissement à peine perceptible de
son front, je voyais que tel passage provo-
quait chez lui l'hilarité et que tel autre le
contrariai I .
— Elle est forte celle-là! s'exclama-t-il
quand il eut terminé. Le rôle qu'on fait
jouer à cette charmante Jeannette est vrai-
ment pitoyable. L'auteur a reproduit la
légende lancée par le "New-York Gazette'*
et quelques autres journaux jaunes. Les
relations entre Mouton et Mademoiselle
Chevrier se sont bornées à une vague pro-
messe de la part de la jeune fille de pren-
dre en considération la demande ( )i maria-
ge du trappeur. Mais je comprends que
c'est un récit détaillé des événements qui
se sont produits à la suite de l'arrestation
de Germain Lafond que tu attends de moi?
J'ai dans mes cartons un mémoire qui te
renseignera complètement. Je l'avais pré-
paré dans le but de jeter la pleine lumière
sur ce mystère qui ne fut en somme jamais
tout à fait élucidé. Je crois que le moment
est venu de le faire. De longues années se
LE ROMAN DES QUATRE 49
sont écoulées depuis cette date et les raisons
qui militaient jadis en faveur de mon si-
lence n'existent maintenant plus.
Ce n'est que par un hasard professionnel
que j'y fus mêlé et je frémis encore à la
pensée des nuits d'insomnie que cette affai-
re m'a values.
Deux heures plus tard, j'entrais chez
moi apportant dans tin assez volumineux
carton, le mémoire rédigé par mon ami.
Qui mieux que lui pouvait donner le mot
de cette brûlante énigme f C'est à lui que
je passe la plume.
II
On se rappelle la série des événements
tragiques qui se déroulèrent à la suite de
l'arrestation de Germain Lafoncl. J'ai de-
vant moi une liasse de découpures de jour-
naux racontant ces faits. Je vais les trans-
crire à titre de mémoire.
Le soir même de l'arrestation de l'ingé-
nieur, le "Monde", grand quotidien de
Montréal, publiait toute une page sur ces
tragiques événements.
"L'AFFAIRE LAFOND SE COMPLI-
QUE. — CE QUI EXPLIQUERAIT
POURQUOI LE CERCUEIL ETAIT
VIDE".
(De notre correspondant spécial)
Québec, 2 Août. — Germain Lafond, in-
génieur civil à l'emploi du gouvernement
fédéral, n'a pas été assassiné comme on l'a
prétendu. Il était même inscrit au Châ-
teau Frontenac, ce matin, et a été la cause
de toute une sensation alors qu'un indivi-
du, voulant le personnifier, a été arrêté
par la police locale. Notre jeune compa-
triote s'était retiré au Château dans le but
de vendre à certains magnats de la finance
canadienne, une mine excessivement riche
qu'il a découverte dans la région de l'Abi-
tibi. C'est an moment où le marché allait
être conclu qu'un individu s'est présenté
et a déclaré être le vrai Germain Lafond.
Heureusement, le financier avec lequel
transigeait le hardi explorateur, a exposé
le personnage et a demandé son arrestation.
Lafond se serait tenu caché depuis de
longs mois afin de faire échouer le complot
d'une bande organisée dans le but de le
frustrer de sa découverte. On y serait pro-
bablement parvenu sans l'intervention si à
propos de Monsieur Henri Morin, le finan-
cier avec lequel transigeait l'ingénieur.
Dame Rumeur veut que la mine de La-
fond soit ce que l'on a découvert de plus
riche depuis les placers du Pérou".
Et le journal continuait : "Comme le
"Monde" a été le premier quotidien à l'an-
noncer, il y a quelques jours, les autorités
fédérales ont ordonné l'exhumation du cer-
cueil de Germain Lafond, ce jeune ingé-
nieur canadien-français que l'on disait être
mort accidentellement à Golden Creek. Or
ce cercueil était vide. Un de nos confrères
montréalais avait même été jusqu'à annon-
cer l'arrestation du meurtrier présumé.
Malheureusement pour la feuille de la rue
Sainte-Catherine, notre information était
fondée et son canard tombe à l'eau puisque
Germain Lafond est bel et bien vivant.
Bien plus, nous sommes aujourd'hui en
présence de deux Germain Lafond. Il est
vrai d'ajouter qu'au moment où nous al-
lons sous presse, l'un d'eux est derrière les
barreaux d'une prison".
Mais le lendemain, la "Nation" répli-
quait : "Notre épais confrère de la rue
Saint- Jacques a voulu faire de l'esprit,
hier, sur notre information. Il a traité de
canard l'annonce de l'arrestation du nom-
mé Paul Durand, arrestation constatée par
documents officiels, et, à son tour, il a lancé
le plus piteux canard qui n'ait jamais vu
le jour sous les auspices d'un journal di-
gne de ce nom.
Interrogé par notre représentant à Qué-
bec au sujet de la prétendue arrestation
opérée au Château Frontenac, hier matin,
le chef de police de la vieille capitale a dé-
claré n'avoir donné aucun ordre à cet ef-
fet et n'avoir même reçu aucun prisonnier
quelconque aux quartiers généraux de la
police depuis plus de trois jours.
— Mais enfin, Chef, vous avez dû prendre
connaissance de cette information parue
dans un quotidien montréalais à l'effet
qu 'un individu voulant se faire passer pour-
Germain Lafond, aurait été arrêté au Châ-
teau Frontenac!
■ — Vous êtes la première personne à m'en
parler. . . et cependant, si tel avait été le
cas, vous m 'avouerez que j 'aurais dû en
être informé.
— Mais, alors, ce ne serait ? . . .
— Qu'un canard? Songez, mon ami, que
dans deux mois la chasse sera ouverte. A
50
tout événement, je vous prierais de lui cou-
per les ailes au plus tôt. notre devoir de
gardien de La paix publique est déjà assez
ardu sans que l'on vienne émouvoir inuti-
Lemenl l 'opinion avec des contes en l'air."
[nterrogé à son tour, le gérant du grand
hôtel québecquois déclare à notre corres-
pondant :
( !e n 'étail qu 'une Fumisterie de la part
de l 'un de nos pensionnaires ayant par trop
caressé la dive bouteille. . .
— Mais enfin, Lafond est-il descendu à
votre hôtel?
—Nous avons le nom de Germain Lafond
dans nos régistres ; mais, je vous le répète,
ce n'est qu'une fumisterie de la part d'un
de ses anciens amis qui, après de trop gé-
néreuses libations, avait trouvé élégant de
troquer son nom d'Elzébert Mouton en ce-
lui de Germain Lafond.
—Comment? votre Lafond est un mou-
ton ? Dieu que c 'est drôle ! Et peut-on
l'interviewer?
— Je regrette ; mais notre homme, qui a
la douceur de l'animal dont il porte le nom,
sommeille depuis hier midi et vous perdriez
votre latin à vouloir lui arracher même. . .
un bêlement.
— Et l'autre Lafond? Celui que l'on a
arrêté ?
— Mon ami, depuis hier matin, il s'est
présenté deux Lafond et deux Morin, cha-
cun, contestait son nom à l'autre. De bra-
ves gens qui nous arrivent du "dry" On-
tario et à qui la facilité avec laquelle ils
se procurent des spiritueux en notre pro-
vince fait perdre toute mesure de pruden-
ce
— Encore une question, Monsieur le Gé-
rant. Y a-t-il réellement eu arrestation
hier matin ?
—Pas à ma connaissance, du moins. On
m'a. bien rapporté qu'une dispute s'était
élevée dans un corridor de l'hôtel et j'ai
moi-même remarqué la sortie de deux hom-
mes en entraînant un troisième qui me pa-
rut assez échauffé. J'allais m'interposer
quand un quatrième personnage s'appro-
cha de moi et me dit à voix basse : "Lais-
se/les l'amener, il a pris quelques coups de
trop." Je suivis le groupe des yeux et,
comme il arrivait à l'extrémité de la ter-
rasse, je constatai que l'individu avait ces-
sé toute résistance, il semblait même causer
très amicalement avec ses compagnons.
— Et le nommé Morin .'
— Les' nommés Morin, voulez-vous dire,
car. je VOUS le répète, nous en avons eu
deux. De braves types qui voulaient sans
doute se payer nos têtes. Ils ont laissi
l'hôtel dans La journée, ("est. même l'un
d 'eux qui m'a demandé de ne pas attacher
d'importance à la sortie de votre pseudo
Lafond.
— Vous ne vous êtes pas avisé de les
questionner .'
— Je vous avoue franchement que l'idée
ne m'en est pas venue. Nous somme* ha-
bitués à ces genres de facéties. Et puis,
ajouta-t-il avec un sourire ironique, je ne
suis pas journaliste. . .
11 ressort de ces témoignages irrécusables
que la fable de la résurrection du malheu-
reux Lafond n 'est qu 'une . . . fable et que
notre confrère si bien renseigné vient, une
fois de plus, de mettre les pieds dans les
plats".
Comme on devait s'y attendre, le "Mon-
de" n'était pas de taille à accepter la botte
sans broncher. Dans un extra, publié le
même soir, on pouvait lire :
GERMAIN LAFOND EST VIVANT '.
IL A ETE IDENTIFIE PAR SA
FIANCEE ET SES DEUX COMPA-
GNONS ! INTERVIEWS DE MA-
DEMOISELLE JEANNETTE CHE-
VRIER, DE PAUL DURAND ET
D'ELZEBERT MOUTON !
En première page apparaissaient les pho-
tographies des principaux acteurs de ce
drame mémorable. On y voyait trois po-
ses du malheureux ingénieur, la photo de
sa fiancée, celles de Durand et de Mouton,
de la maison de la rue Mignonne et du bou-
ge de la rue Cadieux avec croix indiquant
la chambre où Jeannette avait été retenue
prisonnière et enfin, une dernière illustra-
tion représentait le campement rustique de
Lafond au milieu de la forêt nord ontarien-
ne.
Au cours de deux longues pages de texte
serré, des reporters prolixes donnaient le
récit plus ou moins fidèle des événements
que nous connaissons déjà.
En troisième page se trouvaient les in-
terviews obtenues de Jeannette Chevrier,
de Durand et de Mouton.
Mouton, dont les idées n'étaient pas en-
core très claires et que l'on avait dû arra-
cher à son lourd sommeil d'ivrogne, affir-
LE ROMAN DES QUATRE
51
mait mordicus avoir bien et dûment recon-
nu son ami Lafond dans le personnage que
l'on avait arrêté. Interrogé sur le but de
son voyage à Québec, il racontait comment,
en apprenant l'arrestation de Durand, ar-
restation qui confirmait la mort de La-
fond, il avait eu l'audace de demander la
main de Jeannette Chevrier. La fiancée
de son ancien ami n'avait pas dit non ;
mais elle avait promis donner sa réponse à
Québec, où ils avaient pris rendez- vous
pour le lendemain, au Château Frontenac.
C'est cette partie de l'interview de Mou-
ton qui, colportée de journal en journal,
amplifiée à chaque nouvelle insertion, a
provoqué l'article libelleux du ''New- York
Gazette"; mais comme aucun de nos jour-
naux ne s 'est fait l 'écho de ce champion du
jaunisme, inutile de parler de ce malheu-
reux incident.
Durand s'était montré plus loquace que
son compagnon, il avait fait un récit très
circonstancié des divers événements qui s'é-
taient produits depuis sa première visite
à ia maison de la rue Mignonne, il avait
narré en détail l'enlèvement de l'orpheline,
sa délivrance, sa propre arrestation, les
menaces qu'on lui avait faites ainsi qu'à
son ami Mouton, sa mise en liberté sans
avoir même eu à comparaître devant un
magistrat, son arrivée au Château Fronte-
nac juste au moment où Germain Lafond
en sortait escorté de deux policiers, les
deux mêmes qui l'avaient arrêté lui-même.
Sur la demande d'un reporter de pro-
duire les lettres de menace reçues, Durand
s'était empressé de les chercher, mais en
vain, toutes étaient disparues, et cepen-
dant, il était bien positif de les avoir mises
en sûreté dans son portefeuille.
Jeannette n'avait pu être interviewée
que le lendemain matin, à sa demeure de
la rue Mignonne, où un taxi Diamont ve-
nait de la débarquer. Elle était encore
très nerveuse et lasse. Elle racontait qu'en
s 'éveillant de son évanouissement, elle s'é-
tait trouvée confortablement installée dans
une chambre luxueusement meublée du
Château Frontenac. Près de son lit veil-
laient une garde-malade et un médecin.
Elle voulut parler; mais la garde s'inter-
posa :
— Ne vous fatiguez pas, Mademoiselle,
essayez de dormir, il vous faut une bonne
heure de repos et ça n'y paraîtra plus.
— Mais enfin, je voudrais savoir ?
— Plus tard; dit le médecin, pour le mo-
ment, il faut vous reposer.
Devant cette volonté bien arrêtée, elle
s'était soumise à l'attente, avait tourné la
tête du côté du mur et avait feint le som-
meil; mais au bout d'une demi-heure à peu
près, elle avait entendu un bruit de pas
dans la chambre voisine, une porte s'était
ouverte et une voix avait chuchoté : "Doc-
teur!" Et cette voix qui n'était ni celle
de Germain Lafond, ni celle de celui qui
avait ordonné l'arrestation de son fiancé,
lui était cependant connue . . .
— Comment va-t-elle, Docteur?
— Très bien, elle repose.
— Sera-t-elle en état de prendre le ba-
teau ce soir?
— Mais certainement, mon ami, certaine-
ment.
— J'en suis heureux, car je dois partir
immédiatement et j'aurais été inquiet.
Voulez-vous lui remettre cette enveloppe
quand elle sera réveillée?
Cette voix! Mais oui, c'était celle du
mystérieux personnage qui depuis plu-
sieurs mois semblait s'être donné pour mis-
sion de veiller sur elle. Cette enveloppe !
comme elle était anxieuse d'en connaître
le contenu. Mais le médecin se penchait
vers elle, prenait sa main : "La pulsation
est normale, la respiration est bonne, quand
elle s'éveillera, nous pourrons la quitter.
Je puis m 'en aller à mon tour, à son réveil,
voulez-vous avoir la bonté de lui remettre
cette enveloppe ? ' '
Inutile de dire qu'aussitôt le praticien
sorti de la chambre, l'orpheline avait ou-
vert les yeux.
— Bien ! cela va mieux, maintenant,
n'est-ce pas?
— Très bien, garde, je vous remercie de
vos bons soins.
— Je vous quitte, vous pourrez vous le-
ver quand vous le désirerez. Tenez, voici
une lettre que l'on m'a priée de vous re-
mettre.
— Merci, Mademoiselle. Je prendrai pro-
bablement le bateau de ce soir pour Mont-
réal, je voudrais vous revoir avant mon dé-
part.
— Je reviendrai, Mademoiselle. Au re-
voir, alors.
Dès qu'elle avait été seule, Jeannette
avait ouvert l'enveloppe. Elle ne conte-
nait qu'une petite feuille de carnet avec
ces mots écrits au dactylographe : "Ayez
52
LK ROMAN DKS QF'ATUK
plus que jamais confiance, L'épreuve achè-
ve, une grande joie vous attend.
1 [enri Morin."
Avec encore plus de fermeté que Mouton
et Durand, elle déclarait d'ailleurs avoir
reconnu sou fiancé. Au reporter qui lui
avait demandé si elle n'avait pas reconnu
Pierre Landry dans le pseudo Morin, elle
expliquait que, trop émue par l'apparition
soudaine de Lafond, elle était incapable
d'identifier les autres personnages.
Dans son éditorial, le journal ajoutait :
"Un fait inoui vient de se produire dans
La vieille capitale! En plein jour, devant
une foule de quelque cent personnes, dans
l'un des hôtels les plus fashionables du
pays, d'audacieux bandits ont enlevé le
malheureux Germain Lafond, ce noble jeu-
ne homme qui revenait au pays le coeur
plein d'espérances après trois années de
durs labeurs.
Il revenait l'âme en fête, anxieux de re-
trouver en notre ville la fiancée fidèle, la
Pénélope amoureuse qui, depuis son dé-
part, tendait de toute la force de son
coeur et de son âme vers cette heure tant
désirée de la réunion. Il revenait riche,
colossalement riche, non seulement de sa
jeunesse, de ses aspirations et de ses rê-
ves; mais d'une richesse matérielle qui lui
permettrait de donner libre cours à ses dé-
sirs, de combler tous les voeux de celle qui
devait partager sa vie.
Et voilà qu'au moment même où il
croyait atteindre le but, à l'instant où il
croyait arriver à la félicité, le sort farouche
l'arrête, qu'il est entraîné on ne sait où,
par des gens sans foi ni loi, que sa liberté,
que sa vie même sont menacées.
Ces richesses qu'il avait désirées avec
tant d'ardeur, comme moyen d'arriver au
bonheur, lui ont été fatales. Durant ses
longues pérégrinations à travers les forêts
du nord. Lafond aurait découvert une mine
d'or d7une valeur inestimable, d'une riches-
se telle que les placers du KlomTyke et les
rocs de Porcupine ne peuvent y être com-
parés et que, pour en avoir une faible com-
préhension, il faudrait évoquer les riches-
ses fabuleuses d'Orphir et du Pérou. Com-
me preuve de cet avancé, noiis avons le té-
moignage de ses deux compagnons, Durand
et Mouton, nous avons surtout la conduite
de ces financiers, ces éperviers toujours à
l'affût de nouvelles victimes, écumeurs sans
entrailles, le pseudo Morin et consorts, qui
tentèrent 'd'acheter de Mouton, enregistré
à l'hôtel bous le nom de Lafond, la mine'
découverte par l'ingénieur.
En constatant qu'ils allaient faire fausse
route, que le Lafond auquel ils s'adres-
saient n'était pas le véritable propriétaire
des trésors qu'ils convoitaient, ils conçurent
sans hésitation un plan dont le machiavé-
lisme dénote le criminel professionnel : en-
lever Lafond afin de lui arracher la signa-
ture d'un acte de vente de sa découverte.
Et à quelles extrémités n'auront pas re-
cours ces rapaces pour obtenir cette signa-
ture ? Les lettres de menaces qu'ils ont
envoyées aux deux trappeurs, la séques-
tration qu'ils ont fait subir à la fiancée de
l'ingénieur, l'audacieux enlèvement de La-
fond, enlèvement opéré avec une hardiesse
et un sang froid merveilleux, ne sont-ils
pas une preuve que ces gens ne sauraient
reculer devant rien?
En face du danger qui menace l'un des
nôtres, pourrions-nous rester insensibles?
Ne pourrions-nous rien faire pour secourir
ce malheureux? Dieu merci, il reste enco-
re un fier esprit de chevalerie en notre bon
peuple de Québec ! Nous remuerons ciel et
terre, s'il le. faut, mais nous arracherons
Germain Lafond des mains de ses bour-
reaux, nous rendrons son fiancé à l'adora-
ble jeune fille qui l'attend avec amour de-
puis trois ans !
Le "Monde", qui est surtout et avant
tout le journal du peuple, offre une ré-
compense de cinq cents piastres à quicon-
que lui fournira une indication pouvant
conduire à la délivrance de Germain La-
fond."
III
(De la "Nation" du 5 août)
UN CANARD QUI A LA VIE DURE
"Notre confrère de la rue Saint- Jacques
en tient fermement pour son fameux ca-
nard. Dans son extra d'hier soir, il nous
raconte toute une histoire que ses reporters,
clients trop assidus des "petites vues", ont
brodée en marge du bon sens et de la lo-
gique.
La commère a décrété que le pauvre Ger-
main Lafond est vivant et. s'il le faut, elle
créera de toutes pièces un nouveau Lafond
pour le substituer à celui qui, en réalité,
LE ROMAN DES QUATRE
53
ne vit plus que dans l'imagination de ses
reporters.
Pour contredire les témoignages si pré-
cis et si positifs du Chef de Police de la
vieille capitale et du Gérant du Château
Frontenac, elle nous donne les affirmations
pâteuses d'un fervent adorateur du dieu
Bacchus encore sous l'effet des vapeurs
émanant de la médecine de la Commission
des Liqueurs, elle nous donne le récit fan-
taisiste du dénommé Durand, un accusé
que le défaut de preuves assez convaincan-
tes et certaines influences ont permis d'ar-
river sur le théâtre des événements après
qu'ils eussent pris fin et enfin, le témoi-
gnage d'une jeune personne, très sympa-
thique à la vérité, mais dont l'esprit est
imbu de l'image de son fiancé perdu et qui,
naturellement, se rattache à tout espoir.
Et puis, le confrère devient lyrique, il a
des larmes pl^in ses lignes, il invente des
histoires abracadabrantes, saupoudrées d'é-
vocations de la nébuleuse Orphir et du fa-
buleux Pérou : découvertes merveilleuses,
séquestrations, menaces de mort, tout le
tralala enfin ... Il suppose ... Il suppo-
se.. . Il suppose . . .
Anxieux de mettre fin, une fois pour
toutes à cette sotte histoire, nous avons fait
une enquête sérieuse et ce n'est pas des
suppositions, mais bien des faits que nous
présentons aujourd'hui à nos lecteurs.
Le maire de Golden Creek, à qui nous
avons télégraphié, nous répond : "Nous
ignorions que le cercueil de Germain La-
fond ait été exhumé, ne connaissons même
pas l'endroit précis où Lafond fut inhu-
mé." (Voir ci-contre photographie du té-
légramme dont nous donnons la traduc-
tion).
Et de un ! . . .
De Québec, Ministère des Mines, on nous
répond : "Aucun permis minier enrégis-
tré sous le nom de Germain Lafond". (Voir
photographie du télégramme).
Et de deux ! . . .
De Toronto, Ministère des Mines, on nous
répond également : "Aucun permis minier
enrégistré au nom de Germain Lafond".
(Voir photo du télégramme).
Et de trois ! . . .
Et maintenant, si notre confrère veut ab-
solument que son canard ne meure pas d'i-
nanition, qu'il nous apporte des faits et
non des suppositions ! ' '
Décidément, la polémique était engagée
entre les deux grands quotidiens de Mont-
réal et cette polémique eut sa répercussion
non seulement dans le public ; mais aussi
dans les journaux de moindre importance
de la ville et de la campagne. Un théâtre
de banlieue fit salle comble durant six se-,
maines consécutives avec "Le Trésor de
Germain Lafond", élucubration fantaisis-
te due à la plume d'un dramaturge de, for-
tune ; régulièrement tous les deux: jours on
voyait en première page du "Monde" les
photographies de Mouton ou de Durand,
"les fidèles amis du malheureux ..disparu "
et enfin, une trentaine de représentants de
journaux américains s'étaient inscrits dans
divers hôtels de la ville, à l'affût de tout
nouveau développement dans l'affaire La-
fond;
Depuis plus de dix jours, aucun incident
nouveau ne s'était produit et les esprits
semblaient vouloir se calmer quand un fait,
insignifiant semblait-il, vint donner à cet-
te cause déjà si mystérieuse un regain d'in-
térêt.
Dans le numéro du dix-sept août, du
"Monde" on pouvait voir la photographie
d'un bambin et sous la photo: "Le petit
Louis Larivée, fils de Pierre Larivée, em-
ployé civil et de Madame Pierre Larivée,
(née Marie Rose Garneau), le petit garçon
qui a été le premier à apercevoir le "Ballon
Mystérieux ' '.
Plus bas, on voyait la reproduction d'un
terrain de jeu entouré d'une clôture de bois
avec un coin marqué d'une croix et sous
l'illustration la légende: "Terrain de jeu
de la Maison Jean Le Prévost, la croix in-
dique l'endroit précis où se trouvait le jeu-
ne Larivée quand il a aperçu le "Ballon
Mystérieux".
Et sous le titre énorme: "UN BALLON
MYSTERIEUX" le journal donnait trois
colonnes de texte serré.
Vers dix heures, cet avant midi, un bam-
bin s'était présenté au journal et avait de-
mandé à parler au Directeur. Intrigué, ce-
lui-ci avait consenti à le recevoir. En pé-
nétrant dans le bureau directorial, le bam-
bin avait été quelque peu décontenancé;
mais il avait bien vite réagi. Et voici l'his-
toire qu'il avait racontée.
Il était à jouer dans la cour du Patrona-
ge quand il vit venir dans les airs un bal-
lon comme on en lance à la Saint-Jean Bap-
tiste. Le ballon suivait la direction nord
sud. Quand il l 'aperçut, il survolait la Bras-
r»4
LE ROMAN DES QUATRE
série Frontenac el n'étail pas très élevé.
Sur le ballon môme, il y avait quelque cho-
se (l 'écrit. Il a d 'abord cru que c 'étail une
annonce; mais après plus ample examen et
comme Paérostal primitif se rapprochait,
il avail pu lire l<is deux mots: "Germain
Lafond ' '.
Depuis ce moment, pins de vingt person-
nes avaienl téléphoné an journal déclarant
avoir vu le fameux ballon. Interrogées à
leur tour, certaines de ces personnes a-
vaienl déclaré avoir pu distinguer quelques
unes de ces lettres écrites, presque toutes
avaient distingué le G. et le L. dont les di-
mensions étaient plus grandes.
Etait-on en face d'un nouveau déve-
loppement de l'affaire Lafond! Le journal
ne semblait pas en douter et offrait une
1 i ès généreuse récompense à celui qui ap-
porterait les restes de cet aérostat de fortu-
ne.
Malgré l'appât de la récompense et les
recherches acharnées de reporters tant ca-
nadiens qu'américains, ce n'est que trois
jours plus tard qu'il fut retrouvé. C'est
un cultivateur de Longueuil qui l'apporta
aux bureaux du journal et ce jour là, le
".Monde" eut deux extras.
Le ballon était monté sur une carcasse
de cette broche dont se servent les "pres-
seurs" pour lier les balles de foin, son en-
veloppe consistait en une multitude de ser-
viettes de table "papier soie" collées l'un à
l'autre, les mots "Germain Lafond"
avaient été écrits sur l'enveloppe àu moyen
d'un charbon et enfin la torche consistait
en un paquet d'étoupe imbibée de pétrole.
Mais à peine le premier extra était-il mis
en circulation que les reporters et le pho-
tographe envoyés pour prendre la photo de
l'endroit où avait été retrouvé le ballon
mystérieux revenaient porteur d'une nou-
velle sensationnelle. Près de l'endroit où
avail atterri l'aérostat, ils avaient décou-
vert un carton attaché à une cordelette de
deux verges de long. En examinant le car-
ton ils constatèrent qu'il était double et
qu'au centre se trouvait une lettre et en
première page du second extra du "Mon-
de" on pouvait lire, en caractères de deux
pouces de hauteur :
LE VENT APPORTE L'APPEL SUPRE-
ME DE GERMAIN LAFOND. — LE
MESSAGE ATTACHE AU "BAL-
LON MYSTERIEUX ' \
Et dans le centre de la première page, en
caractères gras, la lettre suivante :
"Ce papier est précieux!... Qui que'
vous soyiez, vous qui le trouverez, allez voir
Je chef de police de Montréal, remettez-lui
cette lettre et vous obtiendrez une généreu-
se récompense aussitôt que je serai en li-
berté.
On ne m'accorde plus que dix jours pour
révéler le secret de la mine que j 'ai décou-
verte. Après ce délai, si je persiste en mon
refus, ce sera la mort. . . et quelle mort !. . .
Je suis séquestré en un grenier assez élevé,
car j'ai compté trente-neuf marches quand
on m'y a conduit. Ma porte est continuel-
lement verrouillée. Mon réduit n'est éclai-
ré que par une petite fenêtre grillée par la-
quelle je puis apercevoir, dépassant les
toits des maisons voisines, le sommet du
dôme et la cheminée de la Brasserie Fron-
tenac. Quant à la distance, elle doit varier
de quinze à vingt arpents. Hâtez-vous de
me délivrer, je suis immensément riche et
l'on n'aura pas affaire à un ingrat.
Germain Lafond."
Et le journal continuait :
"Comme le "Monde" a été le seul quoti-
dien à l'affirmer, Germain Lafond est vi-
vant ! Nous en avons maintenant la preu-
ve certaine. Mademoiselle Jeannette Che-
vrier nous a communiqué divers spécimens
de l'écriture du jeune ingénieur et le Doc-
teur Delorme, expert officiel en écriture,
affirme sans hésitation que la lettre que
nous reproduisons est bien de Lafond.
Notre confrère de la rue Sainte-Catheri-
ne nous demandait des faits, en voici, des
faits d'une évidence probante et (pie. mê-
me avec la plus mauvaise volonté, on ne
pourrait mettre en doute ! Resterons-nous
stoïques devant l 'appel désespéré de ce
pauvre malheureux ? La direction du jour-
nal porte à mille piastres la récompense
offerte à celui qui nous fournirait une in-
dication aboutissant à La délivrance de La-
fond.
En outre, le "Monde" lance ses meilleu-
res limiers dans l'entreprise. Que tous nos
lecteurs nous donnent la main, comme dans
l'affaire du "ballon mystérieux", la plus
légère information sera peut-être le fil con-
LE ROMAN DES QUATRE
55
ducteur nous orientant vers le réduit où est
séquestré notre compatriote."
IV
Cette lettre fut l'étincelle qui met le feu
aux poudres et déclanche la panique. Grâ-
ce aux indications fournies par la lettre de
Lafond, on crut d'abord pouvoir découvrir
immédiatement sa retraite et dès le soir mê-
me des équipes se formèrent pour visiter le
grenier des maisons avoisinant la Brasse-
rie Frontenac. Tous les détectives ama-
teurs, les oisifs, les simples badauds en quê-
te de passe-temps, se mirent de la partie,
alléchés par la promesse de la généreuse
récompense.
Mais, durant les neuf premiers jours, ces
recherches demeurèrent inutiles. L'aurore
du dixième jour se leva radieuse et claire.
Le soleil, semblable à ces vieux galantins
qui font les beaux pour faire oublier leur
décrépitude réelle, inondait la ville de sa
vivifiante lumière.
Dès huit heures du matin, la foule en-
combrait les rues, silencieuse, recueillie, ha-
garde, comme sous la menace d'un cata-
clysme. On pouvait lire sur chaque figure
que Ton rencontrait une inquiétude lanci-
nante, une anxiété morbide, une terreur
irraisonnée. On devinait chez tous ce dou-
ble sentiment de désir et de crainte devant
les événements décisifs qui allaient, qui de-
vaient se produire dans la journée.
Et ce fut tout à coup une ruée vers les
bureaux du "Monde", la nouvelle venant
de se répandre que l'ingénieur avait été re-
trouvé. La foudre s'entassait devant le
vaste édifice du journal de la rue Saint-
Jacques, encombrait tout à fait la rue, trop
étroite, bloquant la circulation et dans cet-
te foule anxieuse et angoissée les rumeurs
les plus diverses avaient cours.
Enfin, le préposé aux affiches sortit de
l'édifice, descendit le panneau-bulletin,
écrivit le communiqué, replaça le panneau
et la foule put lire : "Le lieu où l'on sé-
questrait Lafond est enfin découvert ; mais
l'ingénieur n'y était plus. Indications que
les bandits l'ont entraîné vers le Nord."
Les curieux des premiers rangs avaient
pu lire le texte à mesure que le préposé l'é-
crivait, ils le communiquaient à leurs voi-
sins plus éloignés et en quelques instants
la nouvelle était connue de toute cette fou-
le que l'émotion étreignait.
Puis les camelots sortirent, les bras char-
gés des numéros de l'extra attendu avec
tant d'anxiété et qu'on leur arracha litté-
ralement.
On y racontait comment, en désespoir de
cause, l'un des reporters du journal, dont
on donnait la photographie, avait eu l'idée
de grimper sur le dôme de la Brasserie
Frontenac afin de découvrir quelle fenêtre
il apercevrait de cet endroit. Puisque La-
fond avait distingué le sommet du dôme de
la Brasserie de sa fenêtre, il devait néces-
sairement y avoir réciproque. Immédia-
tement, une fenêtre avait attiré son atten-
tion, imperceptible de la rue, où les toits
des maisons voisines la cachaient; mais
bien visible de l'endroit où il se trouvait.
En moins d'un quart d'heure, il avait
localisé la maison, un entrepôt dont on
donnait la photographie sur les quatre fa-
ces. Il avait pu facilement parvenir au
grenier, car le local était vacant, y avait
pénétré et l'avait trouvé vide. Mais sur
le mur, une rose des vents était dessinée
avec flèche indiquant le nord. Le journal
ne révélait aucun autre indice prouvant
que ce réduit avait réellement été le lieu de
réclusion de l 'ingénieur ; mais la foule, as-
soiffée de solution, n'y regardait pas de si
près et accepta celle-ci sans broncher.
On était à peine revenu de cette premiè-
re stupeur quand le préposé aux bulletins
se présenta de nouveau. Il descendit le
panneau et avant même qu'il n'ait eu le
temps de le remetre en place, sur les lè-
vres de cette foule redevenue morne et ter-
rifiée circulait l'information : "Elzébert
Mouton est disparu."
Le malaise était maintenant à son com-
ble, on se scrutait avec des yeux hagards,
chacun lançait à son voisin des regards
chargés de défiance, la panique étreignait
tous les êtres, la peur, cette terrible peur
d'un danger certain, réel; mais d'autant
plus terrifiant qu'il est occulte, se lisait
sur toutes les figures. On eût voulu se voir
chez soi, près des êtres chéris qu'un danger
inconscient semblait menacer et cependant,
personne ne bougeait, cloué sur place par
ce désir morbide de connaître les détails de
ce nouvel enlèvement.
Et quand les camelots apparurent aux
portes de la bâtisse, ce fut une poussée in-
descriptible vers eux, on leur arrachait le
journal, le déchirant dans la hâte d'en par-
courir les colonnes.
56
LE ROMAN DES QUATRE
Vers neuf heures, disail L'Extra, Mou-
ion ;iv;iil été appelé au t éléphone. On le
mandait immédiatement au "Monde"
avait-il dit à son ami Durand en sortant
du cabinet téléphonique de l'hôtel. Du-
rand L'avail VU descendre à la hâte et hé-
ler un taxi "Feuille D'Erable" qui passait
juste en ee moment devant l'auberge. Paul
n'avait pas songé à en prendre le numéro.
Depuis, Oïl ne l'avait pas revu. Aux bu-
reaux du "Monde.!' personne n'avait vu
Mouton et n'avait téléphoné à son hôtel.
A ceux <le La Compagnie "Feuille d 'Era-
ble", on déclarait qu'après information
prise, aucun chauffeur n'avait embarqué
un client à cet endroit. Mais au poste de
police,, de Montréal-Est, un chapeau, avait
été rapporté, chapeau que l'on avait trou-
vé dans la rue, de plus, un policier avait
remarqué un taxi "Feuille d'Erable"
dont l'allure lui avait semblé suspecte. Ap-
pelé au poste, Durand n'avait pas hésité à
reconnaître dans le chapeau que l'on avait
trouvé le couvre-chef de son ami.
V
C'est à ce stage de l'affaire que je com-
mençai à y être mêlé intimement.
J'ai toujours eu mon étude et ma demeu-
re dans la même maison, ce qui réduit con-
sidérablement les charges et me permet de
recevoir mes clients à toutes les heures du
jour et même de la soirée.
Chaque année, j'envoie ma famille
passer la belle saison au Lac Roy, Val Mo-
rin, dans les Laurentides, et, le vendredi
soir, je pars rejoindre les miens pour en
revenir le lundi matin. C'est dire' que du-
rant les jours de la semaine, je suis com-
plètement seul ici.
Le Lac Roy se compose d'une dizaine
de chalets érigés sur les bords d'un lac ar-
tificiel, un ruisseau que l'on a endigué, à
environ trois milles de la gare de Val Mo-
rin. C'est un vallon encerclé de pics
abrupts auquel on ne parvient qu'après
avoir grimpé une série de côtes ardues et
presqu 'impraticables, surtout au lendemain
d'un orage.
Le cottage voisin du mien était habité
par un nommé Morin, un brave marchand
retiré des affaires après fortune faite. Il
occupait La maison rustique avec son beau-
frère. Le dentiste Chartier et une remuante
armée de mioches. Chartier revenait en
ville chaque hindi matin, avec moi, et ne
retournait au lac que Le vendredi soir; mais
Monsieur Morin ne faisait en ville que de
rares apparitions. Les deux beaux-frères
étaient des pêcheurs enragés et, par pluie
et beau temps, on était certain de les voir
ancrés sur le lac, la ligne tendue.
Je suis moi-même un pêcheur assez pas-
sionné; mais je suis surtout un marcheur
et, pêcher sur le lac, à deux pas de la mai-
son, ne me disait rien. Je commençai par
aller prendre cette jolie truite des ruis-
seaux dans le Lac Valiquette, puis la 1 1 bar-
botte" qui abonde dans le Lac Kieffer ;
mais je ne tardai pas à trouver ces endroits
d'un accès trop facile et je m'éloignai de
nouveau. A quatre milles environ, je dé-
couvris le lac Adolphe, perdu dans la forêt,
encavé entre six montagnes, où la truite
était abondante et je remerciais le ciel de
m'avou; accordé en quelque sorte le mono-
pole de cet endroit délicieux. J'avais bien
proposé à . mes voisins de m 'accompagner ;
mais la perspective d'une marche de qua-
tre milles à travers bois et. montagnes ne
semblait pas leur paraître très alléchante,
principalement pour le Dentiste Charrier, qui
commençait à prendre du ventre.
Je me croyais donc certain de demeurer
le seul exploiteur du lac poissonneux
quand, un jour, je remarquai, sur la rive
opposée, un concurrent en train de tendre
ses lignes. Rencontrer l'un de ses sem-
blables en un endroit sauvage et désert,
loin de toute civilisation, procure toujours
une émotion délicieuse ; même lorsque ce
dernier est un compétiteur éventuel. Com-
me je constatais que, malgré sa patience,
il ne prenait rien, je lui criai : "Venez par
ici, l'ami, la place est bonne !"
Tl accéda à ma demande et, de ce jour,
nous nous rencontrions chaque samedi et
chaque dimanche. Il me raconta qu'il était
de New- York où il dirigeait une importan-
te maison de finance, que son médecin lui
avait prescrit un séjour prolongé dans nos.
montagnes. Sur lui-même, il ne donna ja-
mais d'autres précisions et c'est, de par
notre profession, un devoir d'être discret.
De mon côté, et, sans qu'il ne m'interro-
geât, je lui déclinai mes nom et prénoms,
ma profession, et, comme il était un homme
charmant et spirituel, aussitôt qu'il eut dé-
couvert ma toquade pour les fleurs et les
insectes, il se fit un devoir d'orienter la
conversation vers mon sujet favori en fai-
LE ROMAN DES QUATRE
57
sant mine de s'y intéresser énormément.
C 'est dire que bientôt, nous fûmes une pai-
re d'amis.
Un jour, il me demanda : ''Dites donc,
pourriez- vous m 'organiser une compa-
gnie ? ' '
— Mais certainement.
— J'ai des amis qui désireraient faire
quelques placements en votre pays. Qu'en
pensez-vous?
— Placements hypothécaires? dis-je avec
ma bonhommie professionnelle, anxieux de
voir un client placer ses fonds en des en-
treprises de tout repos.
— Non, placements miniers. . .
— Mais oui ! Venez me voir un de ces
jours, à mon bureau. Comme une mal-
leureuse truite venait de happer ma mou-
che, je m'empressai de tirer ma ligne et la
conversation en resta là.
Aussi, le mardi suivant, le soir même de
la disparition de Mouton, ne fus-je pas peu
surpris de recevoir un appel téléphonique
"longue Distance" de mon ami de rencon-
tre.
— Alloo ! C 'est vous, Notaire ?
— Oui, c'est moi, qui parle?
— Votre compagnon de pêche. Je des-
cends à Montréal en auto ce soir, pourriez-
vous me recevoir vers minuit?
— Mais certainement.
— A bientôt alors.
Recevoir un client vers minuit à mon bu-
reau n 'était certes pas une affaire tellement
rare que je dusse m'en étonner : mais que
ce client, avec qui j'avais paisiblement pé-
ché la truite l'avant-veille et qui ne m'avait
alors parlé aucunement de ses projets,
m 'arrivât en pleine nuit après avoir par-
couru plus de soixante milles, cela passait
les bornes du naturel. Quels originaux que
ces américains ! me dis-je.
Il était juste minuit cinq quand le tim-
bre résonna.
— Bonsoir, Notaire, je ne vous dérange
pas trop ?
— Mais non, mais non, charmé de vous
recevoir, mon cher ami. Et comment mord
la truite ?
— Je vous avoue que lorsque je suis seul,
je deviens pêcheur plus que médiocre.
D 'ailleurs, j 'ai actuellement en tête des oc-
cupations plus sérieuses. Vous rappelez-
vous ce dont je vous ai parlé l'autre jour?
— L'incorporation de votre compagnie?
— C'est bien cela. Mes amis me pres-
sent d'agir. Voudriez-vous vous mettre à
l 'oeuvre ?
— Je ne demande pas mieux. Vous dési-
rez les pouvoirs ordinaires des compagnies
de mines, n'est-ce pas?
— Exactement. J'aurai besoin de cette
charte dans un délai de dix jours au plus.
Croyez- vous pouvoir me l'obtenir?
— J'en suis positif. Les noms des Direc-
teurs provisoires?
— Vous, votre clerc, votre dactylogra-
phe. . . comme vous m'avez dit avoir l'ha-
bitude de le faire.
— Le siège social?
— A Montréal, en votre bureau jusqu'à
nouvel ordre, si vous n'y voyez pas d'incon-
vénient.
— Aucun. Et le capital action?
— Vingt-cinq millions.
— "Vingt-cinq millions?" A l'énoncé
de ce chiffre fabuleux je demeurai un mo-
ment ébahi. Songez donc, moi qui n'é-
tais alors habitué qu'à incorporer pour le
compte de clients frisant la banqueroute
de modestes corporations qui leur permet-
traient de sauver quelques bribes du nau-
frage ! J 'en eus presque le vertige et, in-
consciemment, je faisais en mon esprit le
calcul de l'honoraire fabuleux que ce tra-
vail allait me rapporter. Mon compagnon
m 'examinait avec un sourire ironique ? En-
fin je me fis violence.
— Le nom corporatif?
— "La Digue Dorée, Incorporée".
— La Digue Dorée? Mais n'avez- vous
pas peur que ce nom n'en évoque un autre
dont vous ne devez pas ignorer la triste cé-
lébrité ?
— Au contraire. Songez à toute la pu-
blicité faite autour du nom "La Ligue Do-
rée". Or, de la Ligue à la Digue, il n'y a
qu'un coup de D. Et il n'est pas impossi-
ble de jouer ce coup.
— S avez- vous que vous avez eu là une
idée fameuse ?
— Plus que vous ne pensez, ajouta-t-il
avec son sourire ironique. Allons, je veux
retourner à Val Morin ce soir même, il faut
me presser. Voici une somme de mille
piastres comme arrhes sur vos honoraires,
Notaire, nous réglerons le solde quand tout
sera terminé. Mais avant de vous quitter,
il est deux promesses que je veux obtenir
de vous. D'abord, promptitude. Il me
faut cette charte dans un délai de dix
jours, c'est essentiel et puis, je veux votre
5*
LE ROMAN l>KS QI'ATRK
parole que, quoiqu'il se produise, vous me
garderez Le secrel sur les circonstances qui
ont précédé e1 accompagné cette demande
d'incorporation. Le mystère qui intrigue
«•si ma plus Porte carte en cette transaction.
— Je vous la donne sans hésitation, mon
ami, un notaire est en quelque sorte un con-
fesseur pour ses clients.
Pourquoi ai-je prononcé cette phrase qui
scellait à jamais mes lèvres? Mais au fait,
même si je ne l'eusse pas prononcée, aurais-
je p<»ur cela trahi la confiance que l'on
mettail en moi ?
VI
Pourquoi, dès la porte fermée sur mon
visiteur, me suis-je senti un tel malaise?
Pourquoi, l'une après l'autre, toutes les
anomalies de la conduite de mon compa-
gnon de rencontre me frappèrent-elles?
Son nom? Je ne m'étais jamais soucié de
le lui demander. Le coin où il se cachait
dans la montagne Laurentide? Ma foi, il
s'était toujours gardé soigneusement de
m 'inviter à le visiter et s'il en parlait, c'é-
tait très vaguement. De sa place d'affaire
même il ne m'avait jamais parlé avec pré-
cision. Il habitait New- York, disait-il, il y
dirigeait une maison de finance, mais ja-
mais il ne m'avait donné d'adresse précise.
Pourquoi ce mystère? Pourquoi, ce soir
même, avoir parcouru plus de soixante
milles dans l'obscurité de la nuit pour ve-
nir me trouver alors qu'il aurait pu si fa-
cilement effectuer ce trajet de jour? Pour-
quoi avait-il profité de la nuit pour effec-
tuer le voyage de retour?
Autant de questions qui, en Un autre
moment, ne me seraient pas venues à l'es-
prit, mais qui, liées à ce projet d'incorpora-
tion d'une compagnie au capital fabuleux
sous la raison sociale de "La Digue Dorée,
Incorporée", se posaient angoissantes à
mon esprit.
Je ne me sentais pas sommeil et, pour
faire diversion à ces pensées, je me mis
immédiatement au travail. J'avais, dans
la série complète de la "Gazette officielle
de Québec", tous les matériaux nécessaires
h la rédaction d'une demande de pouvoirs
pour compagnie minière et, en moins de
deux heures, le projet en était dressé et
n'attendait plus que la signature des péti-
tionnaires.
Je savais que je pouvais compter sur la
discrétion absolue de mon clerc et de ma
dactylographe. Mademoiselle Lorraine Mo-
reau. A nous trois, nous pouvions former
le bureau provisoire requis par La loi. Dès
le lendemain matin, je fis venir un de mes
confrères qui reçut nos signatures et nous
assermenta et, à midi, le tout prenait la di-
rection de Québec.
Tant que le travail avait duré, j'avais
été trop absorbé pour me laisser aller à
aucune considération qui ne s'y rapportât
pas essentiellement; mais, lorsque l'enve-
loppe fatale fut jetée dans la boîte aux let-
tres, je me sentis de nouveau très nerveux.
Il était l'heure du diner et, comme j'en
ai l'habitude lorsque je suis seul en ville,
je me dirigeai vers le "Café Saint- Jacques"
où je dine chaque jour en compagnie de
clients assidus de la maison qui, à force de
se coudoyer chaque midi, finissent par de-
venir de vieux amis. Mais aujourd'hui, je
me sentais mal à l'aise, il me semblait que
tous me lançaient des regards chargés de
défiance. Et cependant, je n'avais fait
aucune action répréhensible . . .
Après le repas, je retournai à mon bu-
reau, mais je me sentais las et harassé.
Pour faire diversion, je me dirigeai vers la
montagne, endroit de mes promenades fa-
vorites. J'ai la marotte des fleurs et des
insectes et le spectacle de la vie mouve-
mentée des petits et des humbles m'inté-
resse infiniment plus que les courbettes et
les intrigues de mes semblables.
Aussi, la vue d'une fourmilière me fit-
elle bien vite oublier mes préoccupations,
voire même l'heure, car il était près de
huit heures quand je me décidai à redes-
cendre en ville.
Je trouvai ma maison fermée et sur mon
bureau, une enveloppe adressée à mon nom
et un billet de ma dactylographe. "On est
venu porter cette lettre pour vous au mo-
ment où je fermais le bureau", me disait
Mademoiselle Lorraine.
J'ouvris l'enveloppe et. sur la feuille
qu'elle contenait, je lus :
"Mon cher Notaire : —
Je vous félicite de votre promptitude et
j'en augure bien pour l'avenir. J'ai votre
parole quant au secret à garder. N 'oubliez
pas ma recommandation: Discrétion et sur-
tout . . . mystère. Si vous ne vous sentiez
pas le courage de continuer l'aventure jus-
qu'au bout, il est encore temps de vous re-
tirer.
LE ROMAN DES QUATRE
5 9
Si vous consentez à me seconder jusqu'à
la fin, — et je vous jure que notre entrepri-
se n'a rien de malhonnête — vous serez
amplement récompensé. Mais alors, il faut
vous armer de courage et d'énergie. Dès
que la demande d'incorporation sera con-
nue, vous serez en butte aux indiscrétions
des journalistes et à l'armée des curieux
que l'affaire Lafond passionne. Alors,
pourquoi ne pas aller passer quelques jours
à la campagne comme vous m'en avez ex-
primé le désir dimanche dernier?
Je serai, demain après-midi, à notre ren-
clez-vous habituel, si je vous y retrouve, je
comprendrai que vous êtes toujours des nô-
tres.
Bien à vous,
Votre Compagnon de pêche. ' '
Mais oui ! pourquoi pas un congé de quel-
ques jours? Durant ce temps, l'orage, si
orage il devait y avoir, aurait le temps de
se calmer. . . Et puis, depuis quinze ans
que je pratiquais ma profession, n'était-
ce pas le premier congé véritable que je
m'octroyais? Quant à abandonner la par-
tie, je ne pouvais y songer, l'incorporation
que l'on me demandait n'avait en soi rien
çle répréhensible et les honoraires que mon
travail devait me rapporter étaient certes
trop alléchants pour les sacrifier . . .
Je griffonnai à la hâte quelques mots à
l'adresse de mon clerc et de ma dactylo-
graphe, prétextant un appel d'urgence de
ma famille, je sautai dans mon auto et,
deux heures plus tard, je réveillais les
miens que mon arrivée jeta dans la joie.
Le lendemain midi, je retrouvai mon
mystérieux compagnon déjà installé.
— Tiens, bonjour notaire, vous allez bien?
Vous arrivez au bon moment, la truite sem-
ble décidée à mordre.
De sa récente visite à mon bureau, de
son billet de la veille, il ne me glissa pas
un traître mot, c'était à croire qu'il n'en
avait gardé aucun souvenir et lui, plutôt
silencieux d'habitude, parlait ce jour-là
avec une telle volubilité qu'il m'était im-
possible de placer un seul mot. Je compris
qu'il voulait éviter toute allusion aux der-
niers événements et d'ailleurs, il avait rai-
son, la truite mordait et, pour un pêcheur,
les brusques soubresauts du bouchon of-
frent une sensation si délicieuse qu'elle en
fait oublier toute préoccupation.
Je passai ainsi cinq jours délicieux, par-
tagés entre l'affection des miens, l'étude
captivante des fleurs et des insectes et d'a-
gréables séances de pêche en compagnie de
mon ami de fortune.
Le sixième jour, je ne retrouvai pas mon
camarade au rendez- vous. J'allais tout de
même jeter ma ligne à l'eau quand, mes
yeux tombèrent sur un numéro de la "Na-
tion". En première page, je vis :
LES FUMISTERIES DU "MONDE".
"Voici que notre confrère, après les pi-
toyables canards auxquels nous avons cou-
pé les ailes de manière si probante, nous
semblait-il, revient encore à la charge avec
son affaire Lafond. Jusqu'à présent, sa
lubie était plutôt innocente, ses reporters
faisaient du roman à sensation; mais voici
que maintenant, pour faire excuser ses tur-
pitudes, il ose lancer les plus basses insi-
nuations contre un Notaire dont la vie hon-
nête et digne, la haute réputation d 'intégri-
té et de travail, mettent tout à fait à l'abri
de ces stupides calomnies. . . "
Je n'en lus pas davantage. Ces quelques
lignes suffisaient à me convaincre que ma
présence était nécessaire à mon bureau.
D'autant que, si ce journal avait ainsi été
laissé sur la grève, ce ne pouvait être que
par mon mystérieux client. Je pliai baga-
ge et repris le chemin de mon cottage où
ma femme fut on ne peut plus surprise de
ma subite résolution de retourner en ville.
— Mais oui, ma chérie, un rendez-vous
très important que j 'avais complètement
oublié. . .
— Et quand nous reviendras-tu?
— Demain soir au plus tard.
A une heure et demie, j 'étais à mon bu-
reau.
— Quoi de neuf?
— Tant de choses, patron, me répondit
mon clerc, que je ne saurais par où com-
mencer.
— Vraiment? Avez-vous les derniers
journaux ?
— Les journaux? et je lus dans les yeux
du jeune homme une telle gêne que je com-
pris qu'il n'osait me les communiquer.
— Ne craignez rien, je sais à quoi m'en
tenir.
— Vous savez ? Quoi ?
— Que le "Monde" a insinué que j'étais
mêlé de quelque façon à l'affaire Lafond.
60
LU [JOMAN DKS Q( 'AT il 10
— Savez-vous que l'on vous cherche?
—Qui?
— Los détectives. Ils sont venus trois
fois au bureau depuis hier matin. Made-
moiselle Lorraine et moi, nous avons été
convoqués chez le Directeur de la Police,
nous avons dû fournir caution pour être
Laissés en liberté.
— Comment 1 Pourquoi ?
Pour l'incorporation de la compagnie
"La Digue Dorée, Incorporée".
Mais quel rapport avec l'affaire La-
fond?
— On a retrouvé les lettres de menaces
adressées à Mouton et Durand et après
nouvel examen, on a découvert qu'elles
étaient signées "La Digue Dorée" et non
"La Ligue Dorée", c'était un défaut de
clavi graphe qui faisait prendre le D pour
un L ; mais en examinant à la loupe, on a
retracé le D au complet, surtout sur les
deux premiers billets. Or, prétend-on,
comme les rapports publiés par les jour-
naux n'avaient mentionné que "Ligue Do-
rée ' ', ceux qui ont demandé l 'incorporation
de la compagnie devaient nécessairement
être du nombre des ennemis de Lafond.
— Et l'on vous a questionnés? Qu'avez-
vous répondu?
—La vérité. Que nous ne connaissions
rien à cette affaire, que nous avions signé
la demande d'incorporation à votre requê-
te, comme cela se pratique chaque jour,
que vous étiez en voyage ; mais que vous
u" tarderiez pas à revenir et qu'alors vous
donneriez toutes les informations que vous
jugeriez à propos de donner.
— Je n'ai pas dit où vous étiez allé, con-
tinua Mademoiselle Lorraine, je rie voulais
pas que l'on vous dérangeât.
— Je vous remercie. Je sais que vous
avez confiance en moi, que vous êtes per-
suadés que je ne me permettrais pas de
vous mêler à une affaire qui ne serait pas
absolument honnête. Quoiqu'il arrive, je
vous prie de me conserver cette confiance
absolue.
— Soyez sans crainte, reprit la jeune fille
ci comptez sur notre entier dévouement.
— Merci encore une fois et à présent, je
v;;is aller voir Monsieur le Directeur de la
Police.
Dix minutes plus tard, je frappais à la
porte du bureau de ce dernier et Lui faisais
tenir ma carte.
— Enfin, on vous retrouve, homme mys-
térieux] me dit le Directeur en me présen-
tant un siège. Je regrette ce qui arrive,
niais l'opinion publique est tellement su-
rexitée que si vous ne vous «tiez pas pré-
senté aujourd'hui, nous aurions été con-
traints de vous faire rechercher.
— Vraiment? Je suis confus du désa-
grément que je vous cause. Et pourrais-je
savoir au juste la raison de cet émoi ?
— Un simple renseignement, notaire, un
renseignement qu'il vous sera très facile
de me donner : Pour quel client avez-vous
demandé l'incorporation de la ''Ligue Do-
rée, Incorporée ' ' \
— Monsieur le Directeur, je pourrais vous
raconter toute une histoire comme les re-
porters de journaux à sensations ont seuls
le talent d'en inventer, histoire qui serait
cependant l'absolue vérité; mais je suis per-
suadé d'avance que vous ne la croiriez pas.
Je pourrais vous dire que je ne connais ni
le nom, ni le domicile du mystérieux client
qui a retenu mes services pour cette deman-
de d'incorporation; mais à quoi bon. D'ail-
leurs, pojrrais-je vous fournir toutes les in-
formations que vous désirez de moi, que je
ne le ferais pas, car mon client m'a demandé
le secret et je n'ai pas l'habitude de forfaire
à mon serment d'office. Je suis même sur-
pris que vous m'en aviez fait la demande.
— Alors, Xotaire, je me vois dans la triste
nécessité de vous retenir aux quartiers gé-
néraux comme témoin important dans l'af-
faire Lafond.
— L'affaire Lafond? Mais au fait, y a-t-il
une affaire Lafond?
- — Oui, Monsieur, il y a une affaire La-
fond depuis hier après-midi, depuis que Paul
Durand a déposé une plainte contre incon-
nus sous l'accusation de retenir séquestrés
ses amis Lafond et Mouton. Or ces incon-
nus étaient les seuls à savoir que le proto-
nyme de la bande était "La Digue Dorée"
et non "La Ligue Dorée". Xous retrouvons
ce nom de "La Digue Dorée" en substance
dans la charte que vous avez demandée du
gouvernement de Québec. Concluez pour
moi. Xotaire. Ou vos clients sont les ban-
dits qui ont enlevé Lafond et Mouton, ou . . .
X'est-ce pas logique?
— D'une vraie logique de fonctionnaire.
Monsieur le Directeur.
J'avoue qu'en dépit de ma maîtrise sur
moi-même, le me sentis tout à fait désem-
paré quand on me laissa seul en cette salle
où avaient séjourné les gens les plus hété-
roclites: mais cet abattement ne fut que mo-
LE ROMAN DES QUATRE
61
mentané. Je restai près d'une heure à ré-
fléchir je repassai en mon esprit toutes les
phases à moi connues de l'affaire Lafond,
je soupesai tous les faits rapportés. Allons,
me dis- je, voici un homme que l'on rapporte
comme mort et cependant il serait encore
vivant. Mouton a vu son cadavre et Mou-
ton était son compagnon depuis plusieurs
mois, il est vrai que Mouton est un ivrogne
et que, de son propre aveu, il s'était enivré
le matin même de l'accident ou du crime.
Et si Lafond est vivant, comment admettre
que l'on ait réussi à le soustraire aux re-
cherches de l'armée de chercheurs lancée à
sa poursuite ? Toute la plausibilité de la sé-
questration de Lafond repose sur le fait
de la mine qu'il aurait découverte; mais le
ministère des Mines déclare qu'aucun per-
mis minier n'a été pris au nom de Lafond
et peut-on imaginer que l'homme instruit
et intelligent qu'était Lafond ait découvert
une mine et ne l'ait pas piquetée ? Non toute
cette affaire ne peut-être qu'une fumisterie
monumentale. Et cependant Jeannette
Chevrier déclare avoir reconnu son fiancé !
Ne serait-ce pas plutôt? Mais oui, c'est bien
cela.... "Et, comme un éclair, la vérité
se fit jour en ma pauvre tête. Mais oui,
c'était simple ! Je comprenais maintenant
pourquoi on m'avait recommandé avec tant
de sollicitude d'entourer ma demande d'in-
corporation de tant de mystère . . .
Dès ce moment je sentis pénétrer en mon
âme ce calme serein que donne la solution
obtenue, j'avais cessé de marcher à l'aveugle
et ma coopération aux projets de mes clients
n'en serait que plus efficace.
En quelques instants ma résolution fut
prise. Je fis téléphoner à Maître Labrosse,
le célèbre criminaliste montréalais, retenant
ses services. Le fameux avocat se rendit
immédiatement à ma requête et un quart
d'heure plus tard, j'étais en conférence avec
lui. A une heure, je comparaissais devant
le juge. Sur ma demande, mon défenseur
soumettait que je ne refusais pas de donner
les informations demandées; mais, comme
il me faudrait pour cela violer le secret pro-
fessionnel, je désirais demander l'autorisa-
tion du Conseil de la Chambre des Notaires.
C'était obtenir un délai de six jours pour
le moins.
Ma requête fut accordée par le Président
du tribunal et je fus remis en liberté sous
cautionnement conjoint de trois de mes con-
frères.
VII
Il était près de sept heures quand je re-
vins à mon bureau. Mon voisin de campa-
gne, le Dentiste Chartier, m'y attendait.
— Bonjour, Notaire, comme vous voyez,
je suis devenu votre garçon de bureau. Vers
six heures, il est venu un Monsieur. Après
vous avoir attendu une dizaine de minutes,
il est reparti en laissant cette enveloppe pour
vous.
Je m'enpressai d'ouvrir la missive :
"Bien cher Notaire :
Je viens de prendre livraison de ma char-
te. Elle est arrivée par le courrier de qua-
tre heures. Comme vous n'étiez pas là, je
me suis permis d'ouvrir l'enveloppe et de
l'apporter. Veuillez trouver ci-inclus une
somme de mille dollars, nouvelles arrhes sur
vos honoraires.
Bien à vous,
Votre Compagnon de Pêche".
— Elle est forte celle-là, comment ce Mon-
sieur pouvait-il se trouver juste au moment
où cette lettre m'arrivait?
— Nouveau désagrément, Notaire?
— Loin de là, mille piastres qui me tom-
bent du ciel.
— Mais alors, c'est pour le mieux. J'ai
appris dans quelle situation pénible vous
vous trouvez et j'ai pensé que la présence
d'un ami sincère ne vous serait pas désagréa-
ble.
— -La présence d'un ami est toujours
agréable, Docteur ; mais quant à la situation
pénible dont vous parlez, je vous avoue très
franchement qu'elle n'existe plus pour moi,
depuis cet après-midi, je vois clair en l'affai-
re et j'ai la certitude absolue que tout se
dénouera de la manière la plus simple du
monde.
— Alors, je puis sans crainte vous mon-
trer les journaux de ce soir, le Monde et la
Nation ont chacun un <fscope" aujourd'hui
sur l'affaire Lafond.
— Vraiment ?
— Mais oui. Dans le "Monde" il y a la
confession complète du nommé Philéas, ar-
rêté pour ivrognerie et port d'arme et qui,
pour obtenir la clémence du tribunal, a fait
des aveux complets.
—Et que dit-il ?
— Il raconte comment, depuis six mois,
il est au service du pseudo banquier Morin,
alias Landry, il raconte les attentats com-
mis sur la personne de Mademoiselle Che-
vrier, rue Cadieux, sa participation à Par-
LK IlOMAX DKS Qr.\Tl:M
restation de Lafond au Château Frontenac,
il v ;i surtoul toute une scène passée à VWo-
teï Meut Royal alors que Landry, se croyant
seul, aurail proféré contre Lafond et su
fiancée les pires menaces.
— Et ce Philéas, est-ce une nouvelle fi-
gure ?
— On en avait entendu parler vaguement
lors <le l'arrestation «lu présumé Lafond, au
Château Frontenac.
El le scope de la "Nation".
— Celui de la "Nation" est encore plus
troublant. Mais que dis-je, ce n'est pas un
"scope", c'est deux que ce journal nous of-
fre. D'abord une communication du frère
de Pierre Landry, déclaration avec preuve à
l'appui, à l'effet que ce pauvre Pierre Lan-
dry serait mort à Vancouver depuis plus d'un
an. Voilà, n'est-ce pas, qui corse encore l'af-
faire.
— Certes oui! dis-je en simulant l'étonne-
ment.
—Mais ce n'est pas tout. Dans le même
journal, il y a une "lettre ouverte" de Hen-
ri Morin à ce même Landry.
— Vraiment? Laissez-moi voir?
— Tenez, lisez :
L'AFFAIRE LAFOND
A l'escroc Pierre Landry,
Quelque part en la Province de Québec.
Triple imbécile :
Je ne sais si tu commences à être las de
séquestrer mon ami Lafond ; mais ce que je
puis t'assurer, c'est que je trouve que la co-
médie a duré assez longtemps et qu'il va fal-
loir y mettre fin. A quoi bon d'ailleurs vou-
loir jouer avec moi, tu sais bien, fat person-
nage, que tu n'es pas de force à soutenir le
combat. Tu te crois fort parce que tu sé-
questres Lafond? Et après? Tenir La-
fond n'est pas tenir son secret et ce secret,
tes menaces stériles seront toujours impuis-
santes à le lui arracher. Comprends-moi
bien, quoique tu fasses, tu ne mettras jamais
ta sale main sur la mine de Lafond... Et
cependant, elle existe cette mine, moi qui
t'écris, je l'ai visitée sur tout son parcours,
j'ai mesuré ses larges veines quartzeuses où
scintille l'or fauve... j'ai détaché à profu-
sion ces cristaux de galène qui accompa-
gnent toujours les dépots d'or natif, j'ai
calculé au million de piastres près la fortune
énorme qu'elle constitue ; mais toi, Landry,
jamais, entends-moi bien, jamais tu ne fou-
leras le sol de ce nouvel Eldorado !
Attention Landry, surveille bien ton pri-
sonnier. . . Je sais où tu le caches, aucun de .
tes mouvements ne m'échappe et à la moindre
défaillance, je délivrerai mon ami captif 01
tu seras pris toi-même. Kncore cinq jour-.
Landry la canaille, et Lafond sera rendu j
la liberté.
A bientôt,
HENRI MORIN.
— Eh bien, Notaire, que pensez-vous de
ceci ?
— Je pense que si le coeur vous en dit,
nous allons jouer une bonne partie d'éclieefc
— Une partie d"échecs ! Vous êtes un hom-
me extraordinaire, Notaire, vouloir jouer aux
échecs quand une telle série d'embêtements
vous tombent sur la tête.
— Puisque je vous dis que tout va s'éelair-
cir.
— Comme vous voudrez. Laissez-moi vous
dire que je suis heureux de vous trouver en
une telle quiétude.
Il était près de minuit quand mon ami me
quitta. Je me retirai dans ma chambre où
j'avais apporté tous les journaux de la se-
maine, conservés à mon intention par mon
clerc.
Les rapports des deux premiers jours de
mon absence ne faisaient pas mention de l'af-
faire Lafond, mais dans le troisième numéro
du "Monde" on faisait allusion à la demande
d'incorporation que j'avais faite. Le lende-
main, le journal précisait et tout en ne fai-
sant aucun commentaire désagréable sur ma
conduite, on donnait copie de cette demande
d'incorporation. Le cinquième jour, le
journal publiait un article presque libelleux
intitulé : "LTn notaire introuvable" et quoi-
que l'on ne mentionnât pas mon nom au
cours cle cet article, mis en regard du numé-
ro précédant, le coup ne pouvait manquer
son but.
C'est alors que la "Nation" avait commen-
cé à me défendre.
Je dus m'endormir très tard cette nuit là.
car il était près de dix heures quand je m'é-
veillai le lendemain.
Je m'habillai à la hâte, allai prendre un
léger déjeuner au restaurant voisin et quand
je revins au bureau, une heure plus tard, une
jeune fille m'y attendait.
— Mademoiselle ?
— Jeanne Chevrier. . .
— Mais oui ! je me souviens avoir vu votre
photo dans les journaux. Que puis-je faire
pour vous?
LE ROMAN DES QUATRE
63
— Je viens de recevoir une lettre de mon
fiancé, il vit, Notaire, il vit! Pour la pre-
mière fois depuis de longs mois, j'ai la certi-
tude absolue qu'il vit !.. .
— Je suis heureux, Mademoiselle, très heu-
reux; mais enfin, je ne vois pas en quoi je
puis. . .
— Voici ce qu'il m'écrit, Notaire :
"Ma chère Jeannette,
4 'Encore quelques jours d'épreuve et enfin
"le grand bonheur promis. Quoiqu'il arrive,
"ayez confiance au Notaire Desgrèves et fai-
"tes ce qu'il vous dira de faire.
"A vous pour toujours."
— Si vous saviez, Notaire comme je suis
heureuse? Parlez-moi de lui?
— De qui?
— De mon fiancé, de mon cher Germain !
— Comment pourrais-je vous parler de lui
puisque je ne le connais pas. . .
— Il est impossible que vous ne le connais-
siez pas, Notaire, car alors, comment pour-
rait-il me commander d'avoir confiance ab-
solue en vous ?
— C'est toutefois l'entière vérité... A moins
que . . . mais non, c'est impossible . . . absolu-
ment impossible ... et cependant . . .
— Tous dites?
— Vous me faites divaguer, Mademoiselle;
mais enfin, quel âge a votre fiancé?
— Tl a vingt-sept ans. Il est grand, élan-
cé, il a le teint bronzé, la chevelure noire . . .
A-t-il sa barbe?
—Non, pas même une moustache . . .
— Mon homme porte une moustache, mais
enfin, cela ne prouve rien et par ailleurs . . .
Mademoiselle, êtes-vous bien certaine que
cette lettre vous vienne de votre fiancé ?
—Mais oui, je vous assure que je connais
l'écriture de mon (xermain !
— Comment ! cette lettre est écrite de sa
main? Laissez-moi voir?
—Tenez !
L'émotion que je ressentis en parcourant
ces quelques lignes fut une des plus grosses
de ma vie, elles m'apportaient la certitude
que mon hypothèse était fondée.
— Mademoiselle, je suis maintenant abso-
lument certain d'avoir le mot de l'énisrme
qui nous occupe.
— Quelle énigme ?
— L'énigme qui entoure la disparition de
votre fiancé, sa séquestration loin de vous, de
toute l'affaire Lafond enfin.
— Et ce mot, c'est ?
Je pris ma plume et sur le buvard de mon
bureau, je traçai un mot de neuf lettres.
Avant même que j'aie terminé, la jeune fille
avait deviné le mot.
— Comment? Vous croyez?
— J'en ai la certitude absolue. Il y a dans
cette affaire trop de choses incompréhensibles
et souvent illogiques, une intrigue qui se dé-
veloppe avec une lenteur trop savamment
combinée pour que ce soit naturel. D'ailleurs,
nous n'allons pas tarder à voir nos conclu-
sions confirmées. Tel que vous le dit votre
fiancé, d'ici quelques jours, la lumière sera
faite pleine et entière.
— Dieu vous entende, Notaire. Voici ma
carte, si vous désirez me voir, vous n'aurez
qu'à me téléphoner. Aurevoir, Notaire.
— Aurevoir, Mademoiselle. En vous quit-
tant je vous dis comme votre fiancé: "Ayez
confiance, l'épreuve tire à sa fin."
VIII
Chacun se rappelle comment après cette
première lettre du financier Morin, les événe-
ments se précipitèrent chaque jour plus sen-
sationnels. L'incident auquel j'avais été
mêlé et le bruit fait autour de mon humble
personne furent bien vite relégués au troi-
sième plan devant la nouvelle pâture offerte
à la passion populaire.
D'ailleurs, Morin n'était pas un étranger
en ce drame mystérieux, il était le protecteur
inconnu, le bienfaiteur fantôme qui avait
toujours surveillé Jeannette Chevrfer. En
maintes circonstances on avait pressenti son
influence tutélaire, depuis le début de l'aven-
ture, il avait promis à l'orpheline "un grand
bonheur" et, s'il avait si longtemps persisté
à demeurer dans l'ombre, c'est qu'il devait
avoir pour ce faire de graves raisons ; mais
s'il entrait maintenant en lice, s'il attaquait
de front Landry et ses suppôts, s'il promet-
tait, pour une date déterminée, la mise en li-
berté de Lafond, c'est qu'il avait la certitude
qu'à cette date l'ingénieur serait rendu à sa
fiancée.
D'ailleurs, dans le numéro de la "Nation"
du lendemain, le financier revenait à la char-
ge et semblait vouloir mener l'attaque ron-
dement.
"Mon cher Landry,
"Je vois que tu as pris communication de
ma lettre d'hier. D'ailleurs, j'étais absolu-
ment certain que tu en prendrais connaissan-
ce, car tu lis tous les journaux afin de te tenir
au courant de la fameuse affaire Lafond et
des dangers qui pourraient menacer tes pro-
C4
LE ROMAN DBS QUATRE
jets canailles. Mais pourquoi toul ce trouble?
Pourquoi, â la lecture de ma lettre, avoir
changé Lafond de cachette? Crois-tu pouvoir
réussir a în'em pêcher de te démasquer? Kn-
fanl !. . . Puisque j<" te dis que je suis au cou-
rant dp tons tes pas e1 démarches depuis plus
dp trois moi-' Tu en doutes? Veux-tu des
preuves? Nier, à sept heures trente tu as
soupe an restaurant d'un club fashionable du
centre de la ville tu as serré la main d'une
demi-douzaine d'hommes d'affaires qui
étaient à cent lieues de se douter que tu n'es
qu'un bandit... Tu as tes appartements à
l'hôtel. . . non, il n'est pas encore temps de
te livrer à la vindicte publique. Veux-tu
([ne je te décrive l'endroit où tu caches La-
fond ? Un entrepôt du bas de la ville, dix
pieds par douze, à peu près, aucune fenêtre,
('••lai ré par une simple ampoule électrique
appendue au plafond. Ameublement: deux
chaises, une petite table et un lit de camp, ,1e
tout acheté chez un regrattier de la rue
Craig. A la porte se tient continuellement
un de tes suppôts. Tu fais relever cet hom-
me de trois heures en trois heures... Tu
crois ton prisonnier hors d'atteinte . . . Imbé-
cile !. . . Quand je le voudrai, j'irai le rendre
à la liberté.
Dans quatre jours, entends-tu, Landry,
dans quatre jours, Lafond sera libre.
Mes amitiés,
HENRI MORIN."
Troisième lettre :
"Mon cher Landry,
Tu ne saurais t'imaginer comme tu m'as
fait rire hier soir. . . N'est-ce pas une bonne
farce que celle que je t'ai jouée, quand tu as
déménagé ton captif de l'entrepôt de la rue
Saint-Paul à cette maison abandonnée de la
paroisse de Saint Sais-tu où j'étais?
Mais oui, tu dois le savoir à présent que ton
chauffeur, que j'avais laissé ivre mort dans
une taverne de la rue des Commissaires, a dû
reprendre ses sens et t'avouer que ce n'était
pas lui qui conduisait ton auto au cours de
ta dernière rendonnée. . .
Mais oui. pantin, c'est moi qui étais à la
roue hier soir, c'est moi qui ai ouvert la porte
du taxi "Feuille d'Erable" quand tu es sorti
de la soupente de la rue Saint-Paul avec ce
pauvre Germain que deux de tes sbires rete-
naient prisonnier. C'est à moi que tu as re-
commandé de tenir l'oeil ouvert et de donner
le signal si je m'apercevais que nous étions
espionnés par un des hommes de Morin...
W<t-cc pas que c'est drôle?
Pourquoi te donner tant de peine, mon
pauvre petit, puisque je tf- répète que c'est
inutile! En quelqu'endroit que tu caches
Lafond, je saurai ou il se trouve, comprends*
tu je le saurai au moment même où tu le
changeras de cachette. . . On ne me la joue
pas à moi, tu dois me connaître, ce n'est pas
la première fois que nous croisons le fer en-
semble. . .Tu sais que nous avons un terrible
compte à régler toi et moi et la date de l'é-
chéance approche.
Ne cherche pas ce projet d'acte de trans-
port que tu avais fait préparer pour le cas où
Lafond se serait décidé à te signer un aban-
don de sa mine, avant de te quitter, je l'ai
enlevé de la poche de ton paletot.
Maintenant, mon petit ami, j'ai une com-
munication à te faire. Tu sais, n'est-ce pas,
que la compagnie qui doit exploiter la mine
de mon ami Lafond, "La Digue Dorée, Incor-
porée" est maintenant organisée. Et sais-tu
qui m'a donné l'idée de cette raison sociale
épatante ? Mais oui, Landry, c'est toi, toi avec
tes fausses lettres de menaces. Il est vrai
que toi, tu signais "La Ligue Dorée", mais
changer un L en D sur ces lettres, c'était jeu
d'enfant, surtout quand on a affaire à de bra-
ves gens naïfs et confiants comme Durand et
Mouton .
Donc, tout est prêt pour l'exploitation de
la mine de Lafond, il ne nous manque plus
que Lafond lui-même. Il est vrai que nous
n'avons pas nécessairement besoin de lui pour
commencer les opérations mais après m'a-
voir donné pour mission depuis si longtemps
de le protéger contre toi, je veux, entend s-tu.
je veux que Lafond soit à mes côtés dès le
premier jour de l'exploitation de la mine
phénoménalement riche qu'il a découverte.
Sais-tu ce que cela signifie ? Tu comprends,
n'est-ce pas? Cela signifie que je t'ordonne de
remettre mon ami en liberté d'ici à samedi,
à onze heures et demie, pas une minute dé
plus, comprends-moi bien, c'est le délai ul-
time.
Si tu fais ce que je t'ordonne, je consenti-
rai à faire taire mon juste désir de ven-
geance, tu pourras aller te faire pendre ail-
leurs.
Mais si, samedi, à onze heures et demie, La-
fond ne nous est pas rendu, je te jure que je
le délivrerai moi-même et ce, en dépit de l'ar-
mée cle forbans qui t'entoure, je te jure que
je te démasquerai, que je dévoilerai ta vérita-
ble personnalité, que je dirai comment tu te
caches sous le nom d'un mort pour accomplir
tes crimes, tes fourberies et tes vols et alors,
LE ROMAN DES QUATRE
65
je serai sans pitié, Landry, je serai sans pi-
tié, entends-tu? Et tu sais ce que ces mots
signifient dans ma bouche.
Tu as deux longs jours pour réfléchir aux
termes du marché que je te propose, je te lais-
se à tes réflexions.
Ton juge,
HENRI MORIN.
Nous étions au jeudi après-midi quand pa-
rut cette troisième lettre du mystérieux fi-
nancier. Dans la soirée, la nouvelle la plus
troublante circulait dans les rues de la ville :
"Jeannette Chevrier était disparue."
A huit heures, un extra parut donnant les
circonstances de ce nouvel enlèvement.
Vers deux heures, un commissionnaire s'é-
tait présenté à son domicile et lui avait remis
une lettre. A Madame Hardy, la jeune fille
avait dit de ne pas l'attendre pour le souper.
La brave femme avait voulu la retenir, mais
Jeannette s'était obstinée à sortir. Depuis, on
ne l'avait pas revue. Inquiète, la brave servan-
te avait téléphoné chez Madame Crevier vers
six heures et la tante de l'orpheline lui avait
déclaré ne pas l'avoir vue de la journée. Ma-
dame Hardy avait alors perdu la tête et avait
appelé les quartiers généraux de la police. En
quelques instants, la nouvelle de la dispari-
tion de l'orpheline s'était répandue dans la
ville entière.
Les esprits commençaient à s'exaspérer
quand, vers dix heures, la station de Radio
Marconi interrompit un moment l'irradia-
tion de son concert symphonique. La voix du
préposé se fit alors entendre : "Monsieur Hen-
ri Morin nous prie d'avertir le public de ne
pas s'émouvoir de la disparition de Mademoi-
selle Chevrier. C'est à sa demande et pour
sa propre sécurité qu'elle a dû quitter sa de-
meure. Elle est actuellement cachée en lieu
sûr. La lettre que Monsieur Morin publiera
demain donnera les raisons qui ont motivé
cette fuite."
Quatrième lettre :
"Mon cher Landry,
"Tu n'es pas philosophe, mon vieux, pas
philosophe pour deux sous. D'un forban de
ton espèce, j'attendais plus de nerfs. . . Pour-
quoi être entré en une colère bleue, hier, à la
simple lecture de ma lettre?
"Tu réalises que la comédie achève, comé-
die où tu tiens le rôle du dadais, du dupé, du
Géronte imberbe... et tu enrages. A quoi
bon vouloir lutter contre moi, tu savais que
tu étais battu d'avance ... Et quelle défaite !
Quelles richesses tu perds ! La Digue Dorée !
Quel beau nom et quelle belle mine ! . . . Elle
contient des acres et des acres en superficie,
des veines aurifères de vingt et trente pieds
de largeur, un minerai fabuleux près duquel
les quartz de la Hollinger et de la Dome ne
sont que de vulgaires cailloux. . . Tu te rap-
pelles les quelques échantillons que tu as vo-
lés dans la tente de Germain et qui t'ont révé-
lé la découverte de mon ami? Leur seule
vue avait suffi à attiser ta convoitise, sur le
seul témoignage cle ces quelques pierres, tu
n'as pas hésité un seul moment dans la voie
criminelle que tu as suivie depuis. . . Et ce-
pendant, ces échantillons avaient été pris à
quelques pieds de la surface, ils ne donnaient
qu'une faible idée de la richesse incommensu-
rable de la mine de Lafond. . .
"Eh bien ! en dépit de toutes tes machina-
tions, ces richesses t'échappent. . . Dans six
mois, les flancs cle cette terre fabuleuse nous
livreront leurs trésors, nous sortirons ces bri-
ques d'or dont la seule pensée te donnent le
vertige et si tu ne te rends pas à mes ordres,
alors que, là-bas, nous ferons sauter les pans
de roc aurifère, toi, tu casseras de la roche à
Saint- Vincent de Paul.
''La perspective est belle, n'est-ce pas, es-
pèce cle nigaud ?
"Hésites-tu encore à rendre Germain à la
liberté? Je veux aller jusqu'au bout de la
franchise avec toi, je veux te démontrer com-
ment tes intrigues sont stériles. Pour ce que
je vais te dire en ce moment, j'avais besoin
que la fiancée de mon protégé soit en sécurité
et depuis hier soir, elle est hors de ton at-
teinte, je puis donc te parler sans crainte.
"La séquestration que tu fais subir à La-
fond est inutile car, même s'il consentait à se
laisser dépouiller, il ne le pourrait pas. Com-
prends-tu ta folie maintenant ? Le permis mi-
nier sous lequel est enregistrée cette mine a
été pris au nom de Mademoiselle Jeannette
Chevrier. . . C'est donc elle, et non lui, qui en
est propriétaire. C'est ce qui explique com-
ment, en dépit de tes recherches, tu n'as pu
retracer le nom de Lafond sur les régistres de
l'état.
"Après cette révélation, hésiteras-tu enco-
re? A ta guise; mais souviens-toi que, passé
le délai, je serai sans merci, géolier d'opé-
rette !
"A demain,
HENRI MORIN".
La cinquième communication de Morin,
66
LE ROMAN DES QUATRE
parue dans Le numéro de la "Nation" du sa-
medi mal in, était brève, elle s'adressait cette
fois à la population en général:
"Samedi, à onze heures et demie, Lafond
sera remis en liberté. Enfin, Landry a décidé
de capituler.
IIKNIM MOKIN."
On se rappelle les circonstances qui entou-
rèrent la mise en liberté du jeune ingénieur
et l'enthousiasme qui saisit la foule à cet ins-
tant. M ori n et Lafond furent ovationnés et
je puis affirmer sans crainte de me tromper
qu'en ce moment, le financier, inconnu quel-
ques semaines plus tôt, s'éleva au pinacle de
la popularité.
Qu'on me permette un dernier emprunt
aux colonnes de "Monde" dont l'extra était
attendu avec anxiété par la foule exubérante.
IX
(Extrait du "Monde", extra du samedi)
G E KM AIN LAFOND EST RETKOU-
VE !
Comme le "Monde" a été le seul quotidien
français de Montréal à le soutenir et ce, en
dépit de la mauvaise volonté et des injures
d'un hargneux confrère, Germain Lafond est
bel et bien vivant.
C'est ce matin, à onze heures et demie,
comme l'avait annoncé avec une merveilleuse
précision Monsieur Morin, que notre intrépi-
de compatriote a été rendu à l'affection de la
gracieuse Pénélope qui, depuis trois ans, at-
tendait son retour avec une foi inébranlable.
A onze heures et demie, comme nous ve-
nons de le dire, le constable en charge de la
surveillance du Champ de Mars, où tous les
hommes d'affaires laissent leurs autos durant
leurs heures de bureaux, crut percevoir des
plaintes venant d'un taxi ''Feuille d'Erable"
que l'on venait d'y laisser.
Le constable, qui n'avait pas encore remar-
qué ce taxi, et ne pouvait s'expliquer com-
ment il avait été remisé hors de sa connais-
sance, -'en approcha et, à sa grande surprise,
il découvrit, à l'intérieur, un 'homme qui pa-
raissait endormi.
C'était Germain Lafond . . .
Avant d'abandonner leur victime, les ban-
dits l'avaient chloroformée. La foule ne tar-
da pas à se réunir autour de l'auto et on eut
besoin d'un renfort de constables pour éloi-
gner les curieux.
Il s'écoula près d'un quart d'heure avant
que l'ingénieur eût complètement repris con-
naissance et la première figure amie qu'il re-
connut dans la foule qui l'entourait fut celle
du brave Morin, ce remarquable financier que
sa fidèle amitié pour l'ingénieur avait con-
duit comme par intuition sur le théâtre où
allait se produire le coup de théâtre qui de-
vait clore ce drame auquel il avait été si inti-
mement mêlé et dont il avait provoqué le dé-
nouement avec une telle maîtrise.
La scène pathétique qui suivit attira des
larmes à la foule innombrable qui encom-
brait la place. . ."
En première page de tous les extras r1e ie
jour et des numéros réguliers de tous 'es
journaux du lundi suivant, se lisait la lettre
suivante, la dernière communication le Mo-
rin à .Uiindry:
"Mon pauvre Landry,
"Enfin tu t'y es laissé prendre, mes mena-
ces ont atteint leur but. Laisse-moi te le
dire, tu es plus imbécile encore que je ne
l'aurais jamais imaginé. Tu es tombé dans
le panneau, tu as délivré Lafond, tu t'es dé-
parti du précieux otage que tu détenais et que
je t'aurais racheté à n'importe quel prix. Ga-
nache ! Devant mes menaces, en face de ma
puissance, si tu avais été réellement un hom-
me fort, tu te serais cambré et j'aurais été
réduit à composer avec toi. Mais tu as per-
du la tête, ta conscience scélérate s'est ef-
frayée et toi qui comptes pour si peu la vie
des autres, tu fus pris de panique devant les
dangers qui s'amoncelaient contre ta propre
vie et pour sauver ta pitoyable existence, tu
as abandonné la partie en lâche que tu es.
Quoiqu'il m'en coûte de sacrifier ma ven-
geance, je tiens parole, va te faire pendre
ailleurs !
"Adieu, ne te trouve jamais sur mon che-
min, car alors, je t'écraserai sans pitié.
HEXRI MORIX."
Tout le monde connaît ce qui précède, tout
le monde sait également que le même jour où
Lafond était découvert inconscient dans un
auto, sur le Champ de Mars, on décoùvrait
Mouton dans un bar de la rue Saint-Paul,
saoul comme trois Polonais, et ne se rappe-
lant rien des événements qui s'étaient pro-
duits depuis le jour de son enlèvement.
Le dénouement tel que produit satisfaisait
pleinement la logique populaire, en travail
depuis si longtemps. Ce qu'il fallait au peu-
ple, après cette longue attente, c'était une so-
LE ROMAN DES QUATRE
67
lution, on la lui apportait avec sa saveur de
roman et de mystère et le peuple était main-
tenant satisfait.
Lafond et Morin étaient devenus à ses
yeux en quelques sorte des héros mirifiques,
des surhommes. Aussi, dès que le stock de
la compagnie en formation fut offert en ven-
te, il s'enleva avec une telle rapidité que ja-
mais encore on n'avait vu pareil succès en
notre pays.
Mais si Germain Lafond était retrouvé, le
mot de l'énigme qui avait durant plus de deux
mois occupé l'opinion n'en a toutefois jamais
été donné. Qu'on me permette de retourner
quelques jours en arrière afin de faire con-
naître certains faits que les journaux n'ont
jamais soupçonnés.
Le jeudi matin qui a précédé la mise en li-
berté de l'ingénieur, j'étais à mon bureau
quand un chauffeur de taxi "Feuille d'Era-
ble" s'y présenta.
— Le Notaire Desgrèves?
- — C'est bien moi.
— On m'a prié de vous remettre cette let-
tre. On m'a dit d'attendre la réponse.
J'ouvris l'enveloppe et lus :
"Bien cher Notaire,
"Veuillez écrire un mot à Mademoiselle
Chevrier la priant de suivre le porteur de la
lettre que vous lui enverrez. Servez-vous de
votre papier professionnel. Il est important
que Mademoiselle Chevrier quitte la ville ce
soir, il y va de sa sécurité.
"Bien à vous,
Votre compagnon de Pêche."
Je m'empressai d'obéir. Depuis que j'avais
identifié mon mystérieux ami, je n'avais plus
aucun doute sur la droiture de ses intentions.
Je pris une feuille de mon papier profession-
nel et écrivis:
"Mademoiselle Jeannette Chevrier,
En ville.
Mademoiselle,
Veuillez suivre le porteur de ce billet.
Vous êtes menacée si vous demeurez en vil-
le. Ce Monsieur vous conduira en un en-
droit ou vous serez en sûreté."
Et je signai.
Deux heures plus tard, quelqu'un vint son-
ner à ma porte. Je m'empressai d'aller ou-
vrir ; mais à ma grande surprise, il n'y avait
plus personne, j'allais revenir quand une let-
tre frappa ma vue.
— Allons, me dis- je, encore un prospectus !
La cité devrait bien édicter une loi défen-
dant de déranger les gens vingt fois par jour
pour de telles insignifiances.
Machinalement, j'ouvris l'enveloppe. Elle
contenait une nouvelle lettre de mon mysté-
rieux ami.
"Bien cher Notaire,
Ne croyez-vous pas que votre femme ne
doive commencer à être inquiète? Pourquoi
n'allez-vous pas passer deux jours avec elle?
Pour le moment, nous n'avons pas besoin de
vous, croyez-moi, allez revoir les vôtres. Soyez
de retour à votre bureau samedi, à midi, car
à ce moment, Lafond sera en liberté. Made-
moiselle Chevrier aussi devra être au rendez-
vous.
A samedi.
Votre compagnon de Pêche."
Inutile de dire que je ne manquai pas de
répondre à l'invitation et, une heure plus
tard, je filais vers Val Morin.
Là, une nouvelle surprise m'attendait.
Comme je descendais de voiture et que j'em-
brassais mes enfants, je vis accourir ma fem-
me et. . . à sa suite. . . Jeannette Chevrier.
— Comment ? Vous ? Ici ?
— Mais ne m'avez-vous pas dit de suivre
le porteur de votre lettre?
— C'est bien cela, mais enfin, je ne savais
pas où il vous conduirait. . . Excusez ma sur-
prise, Mademoiselle, et soyez persuadée que je
suis heureux d'être votre hôte.
X
Il était onze heures et trente-cinq minutes
quand nous fîmes notre entrée dans mon bu-
reau, le samedi suivant. Inutile de dire que
Mademoiselle Chevrier était très nerveuse et
que moi-même, quoique le . dénouement qui
allait suivre ne présentât aucun doute en
mon esprit, j'étais plus ému que je ne voulais
le laisser voir et pour tous deux, les minutes
s'écoulaient avec une lenteur désespérante.
Enfin, midi sonna et à la minute même le
timbre retentit.
— C'est lui, c'est Germain ! s'exclama la
jeune fille, s'élançant vers la porte. Et quel-
ques instants plus tard je l'entendis s'écrier :
<<rGermain, mon Germain !"
— Jeannette ! ma chère fiancée ! Enfin, je
te retrouve ! . . .
Je n'étais pas sorti de mon bureau, cons-
cient qu'en ce moment tant désiré de la réu-
68
LE ROMAN DBS QUATRE
mon. les fiancés auraient trouvé ma présence
inopportune; mais soudain, une voix joviale
se lit entendre du seuil de mon bureau:
— Bonjour Notaire. Vous avez fait un
bon voyage ?
Comment? C'est vous, le fameux Morin?
— Mais oui, c'est moi, votre voisin de cam-
pagne.
— C'est vous?
— Mais oui! Qu'est-ce qu'il y a d'extraor-
dinaire a cela? Mais oui, mon ami, c'est moi
qui ai roulé Landry ! ! !
— Moi qui croyais avoir pénétré à fond le
mystère, je vous avoue que je ne me serais
jamais imaginé que vous y étiez mêlé. Et
pourtant, votre nom. . .
--Que dites-vous? Vous ave/, pénétré le
.mystère ? Que voulez- vous dire ?
— Que j'ai trouvé le mot de l'énigme, le
fameux mot qui explique tant ae choses qui
autrement seraient inexpliquables.
— Et ce mot, c'est?
-.- Tenez, sur le buvard de mon pupitre, il
y a cinq jours qu'il y est écrit. Le Direc-
teur de la Police est même ven ; visiter mon
b\.v."£u, a du nécessairement lire ce mot ba-
r.al <■■■• n'a pas compris qu'il donnait la solu-
tion du problême qu'il désirait résoudre.
Mon voisin se pencha et sur mon buvard, il
lut: "PUBLICITE". . .
— C'est bien vrai, vous avez deviné. . . Ger-
main ! Germain !
Avant même que l'ingénieur ne soit péné-
tré dans mon bureau, je lui demandais en
riant :
—Dites-moi, Monsieur Lafond, la truite
mord-elle encore ?
— Comment, Notaire, vous saviez?
— Je vous avoue que ce n'est pas sans dif-
ficulté que je suis parvenu à ce résultat et
même, si je n'y avais pas été lié si intimement
à cette affaire, peut-être ne me serais-je pas
imposé les quelques heures de réflexion con-
centrée qui ont fait jaillir la lumière en mon
cerveau ; mais lorsqu'à la suite de ma quasi
arrestation, je me trouvait en face du brûlant
dilemme : ou vous étiez des escrocs et en ac-
ceptant votre argent, vous faisiez de moi vo-
tre complice, ou vous étiez d'honêtes gens et
dans ee cas, il me fallait apporter à ma pro-
pre conscience la justification de votre con-
duite, alors, dis-je, je réalisai qu'il fallait
sortir de ce dilemme et que le meilleur moyen
était encore la réflexion. Il serait trop long
de vous expliquer à la suite de quelles déduc-
tions j'en suis venu à la certitude absolue que
toute l'affaire Lafond n'était qu'une comédie
savamment organisée et pourquoi je conciliai
que tout le bruit fait autour de votre mine et
votre personne n'était qu'une série de récla-
mes combinées de main de maître et obtenues
sans bourse délier. Qu'il me suffise de VOUS
dire que deux circonstances surtout ont at-
tiré mon attention : La délivrance de Made-
moiselle Chevrier, rue Cadieux et votre fa-
meux message aérien, Lafond, ne me sem-
blaient pas très naturels. Eue Cadieux, les
gardiens de Mademoiselle semblaient s être
donné le mot pour ne se présenter qu'un par
un devant les sauveteurs et puis, dans une
maison où l'on veut séquestrer quelqu'un, on
n'ouvre pas la porte au premier venu comme
on l'avait fait à Mouton et Durand. Quant à
votre message, Monsieur Lafond, il me sem-
blait terriblement vague, venant de vous, un
habitué de la ville. Je sais bien que si je m'é-
tais trouvé à votre place, j'aurais pu indi-
quer à quelques cinquante pieds près en quel
endroit je me trouvais. A plus forte raison
vous, un ingénieur, habitué par devoir profes-
sionnel à avoir, comme on le dit, "le compas
dans l'oeil", si vous ne donniez que d'aussi
vagues renseignements, c'était que vous vou-
liez, non pas être répéré, mais exciter l'ar-
deur de ceux qui étaient à votre recherche par
des indications vagues.
— Vous avez parfaitement raison, Xotaire,
et je vous avouerai que je n'ai jamais été sé-
questré dans le grenier que l'on a désigné
dans l'article du "Monde".
— J'en avais moi-même la quasi certitude.
Cette rose des vents, que le reporter considé-
rait comme indication de votre passage dans
ce grenier était pour moi une preuve certaine
que l'on faisait fausse route. En effet, alors,
ou vous auriez su où l'on allait vous conduire
et alors, vous n'auriez pas manqué de donner
une indication précise de l'endroit qui allait
devenir votre nouvelle prison; ou, plus pro-
bablement, on se serait bien gardé de vous
révéler l'endroit où on allait vous conduire et
alors pourquoi auriez vous dessiné cette rose
des vents? D'ailleurs, depuis le commence-
ment de cette affaire, je constatais le soin que
chaque personnage prenait à mettre en évi-
dence la riebesse de la mine découverte par
notre ami. Dès le jour de ma mise sous sur-
veillance, j'ai eu la compréhension entière du
stratagème hardi dont vous usiez pour obte-
nir une publicité gratuite et effective: mais
je croyais alors que mon mystérieux compa-
gnon de pêche était Monsieur Morin et ce
n'est que lors de la visite que Mademoiselle
nie fit. mercredi dernier, qu'en comparant la
LE ROMAN DES QUATRE
69
lettre qu'elle venait de recevoir et les billets
que vous m'aviez fait tenir, Lafond, je pus
vous identifier.
— Et quel rôle jouaient Durand et Mouton
en toute cette affaire?
— Deux pantins dont nous tirions les cor-
des.
—Et Philéas?
— Un autre pantin; mais comme celui-ci
avait la manie d'écouter aux portes, il fallait
soigner sa mise en scène, même lorsqu'on
était supposé être seul. Vous vous rappelez
la scène du Mont Roval ?
—Et Landry ?
— Je vous présente le nommé Landry, mon
ennemi juré, dit Morin en désignant l'ingé-
nieur. Comprenez-vous maintenant que lors-
que je le sommais de remettre Lafond en li-
berté, pourvu que le dit Lafond consentit a
s'évader, j'étais certain d'être obéi?
— Et les brigands de la rue Cadieux, ces
hommes qui m'ont causé une telle crainte?
interrogea à son tour Mademoiselle Chevrier.
— De braves gens que vous avez rencontrés
à maintes reprises à ma maison de campagne,
Notaire : mon beau-frère, Chartier, deux de
ses neveux, un de mes cousins et ma vieille
servante. Je vous assure, Mademoiselle, que
si cette dernière vous a effrayée, elle a eu elle-
même aussi peur que vous.
— Et les arrestations? Opérées également
par les mêmes personnes, n'est-ce pas ?
— C'est bien cela. Lors de celle de notre
ami, ajouta Morin, nous avons failli nous fai-
re pincer. Vous vous souvenez cette inter-
view donnée au reporter de la "Nation" par
le gérant de l'Hôtel, il avait remarqué qu'à
peine sortis du Château, le prisonnier et ses
gardes causaient amicalement ensemble. Heu-
reusement, on n'a pas remarqué cette anoma-
lie.
- — Une dernière question, dis- je, et cette
fois, elle s'adresse à Mademoiselle. Pourquoi,
après avoir été si longtemps fidèle à votre
fiancé et tout en gardant une foi inébranlable
en son retour, avez-vous joué la comédie de
l'amour avec Mouton?
— C'est que, quelques instants avant la vi-
site de Mouton, j'avais reçu un mot de Mon-
sieur Morin me demandant d'agir ainsi, non
pas de m'engager, mais de laisser espérer.
Comme on me demandait le secret, je n'ai ja-
mais dévoilé cet incident. N'est-ce pas, Mon-
sieur Morin?
— Nous avions besoin d'entraîner Mouton
à Québec pour la scène de l'arrestation de
Lafond. Je sais que dans la suite, on a ca-
lomnié la fiancée de mon ami; mais ce der-
nier saura lui faire oublier ces moments de
chagrin par toute une vie d'amour et de bon-
heur.
— Et qu'entendez-vous faire, maintenant?
— Dès demain, les actions de la "Digue
Dorée, Incorporée" seront sur le marché et
avec la connaissance que j'ai de la mentalité
de nos gens, je suis absolument positif que
d'ici un mois les deux millions de dollars
d'actions que comporte notre première émis-
sion seront épuisés. Si nous étions arrivés
sur le marché et avions offert en vente les ac-
tions d'une mine inconnue, même si cette
mine eut été encore dix fois plus riche que
celle découverte par notre ami Lafond, ces
actions se seraient vendues à vil prix et même
ne se seraient pas vendues du tout. Mais no-
tre position est toute différente. Il n'est pas
dix âmes dans notre province qui ne connais-
sent pas la "Digue Dorée" il n'en est pas cent
qui n'aient encore bien vivant à l'esprit la
lutte épique qui s'est livrée autour de sa pos-
session et ne se soient pas réjouies du triom-
phe de son vrai propriétaire. Nous avons com-
mencé par émouvoir le coeur du peuple par le
joli roman d'amour Lafond-Chevrier, roman
qui ne saura tarder de finir par un mariage,
comme tous les beaux romans que le peuple
aime. Et puis, nous avons aiguisé son appé-
tit. Elle était donc bien riche cette mine
pour que l'on se soit livré une telle guerre
autour de sa possession. Maintenant que nous
sommes vainqueurs, nous sommes devenus
en quelque sorte des surhommes, des héros,
des champions. Et, que ce soit une lutte
d'adresse, de force ou de ruse, la foule est
toujours avec les vainqueurs contre les vain-
cus. Dans cette lutte qu'elle considère com-
me homérique, la foule nous a vus vaincre
tous les obstacles, commander en maître et
être obéis, elle a cru en cette puissance facti-
ce, cette force qui commande et longtemps
encore elle nous croira invincibles. Et lors-
qu'après notre victoire, nous viendrons lui
offrir d'en partager les fruits, vous verrez
cette foule quelque peu superstitieuse nous
confier ses économies.
— Mais avez vous bien le droit de risquer
les économies des humbles, êtes-vous bien cer-
tain du succès de votre entreprise?
— Soyez persuadé que si j'avais le moindre
cloute, je ne le ferais pas. Lorsque Lafond me
rencontra, il y a six mois, le plan que je viens
de mettre en exécution était en ébullition
clans ma tête depuis plus de six ans et si je
ne l'avais pas encore réalisé c'est que je n'a-
70
vais |»;is trouvé les deux éléments nécessa i res.
D'abord, ttn claim minier qui n'offrit aucun
alea el ensuite un homme jeune, sympathi-
que, intelligent et droit qui pût me secon-
der. Je connaissais Germain depuis près de
huil ans, l'ayanl rencontré dans ] a région de
Porcupine où il allait travailler durant ses
vacances et en le retrouvant, je n'eus pas un
moment d'hésitation. Quant au claim mi-
nier qu'il m'offrait, il n'est pas besoin d'être
passé maître en géologie pour comprendre
qu'il constient les gisements aurifères les
plus riches du pays et que ces richesses sont
en quelque sorte inépuisables. Autour du
claim originaire, enregistré sous votre nom,
Mademoiselle, nous avons piqueté quarante
autres claims aux noms de personnes de con-
fiance, ce qui constitue une superficie de qua-
tre-vingt-deux mille acres de superficie. Nous
aurions pu vendre nos droits à des financiers
américains et en retirer une jolie fortune;
niais il y a assez longtemps que les étrangers
exploitent notre patrimoine, nous voulons
que les nôtres- cessent de ne faire que tirer les
marrons du feu pour les autres. Grâce à la
"Digue Dorée" nous apporterons l'aisance
dans toutes les familles qui voudront nous
aider.
—Mais pourquoi ne pas m'avoir avertie?
Pourquoi m'avoir imposé le martyre que je
souffre depuis plusieurs mois? dit la jeune
fille.
— C'est que dans la tragédie-comique que
nous allions faire représenter, on vous avait
destiné un rôle, Mademoiselle, un rôle de tout
premier ordre. Vous étiez la jeune première
ingénue, l'héroïne qui souffre et pleure, qui
doit avoir des accents vrais et sincères. In-
consciente du rôle que vous jouiez, vous avez
été une grande artiste ; mais auriez-vous eu
de pareils accents, si vous aviez été avertie
que ce n'était qu'un rôle que vous débitiez.
Ce qui a fait le naturel de la comédie que
nous venons de représenter, c'est que tous les
acteurs en scène ignoraient qu'ils jouaient la
comédie. Prenez Mouton, il est encore bien
persuadé qu'il a vu le cadavre de son ami
dans le canot accosté à Golden Creek et ce-
pendant, comment aurait-il pu le voir, alors
que depuis trois heures il était ivre mort dans
une taverne où deux de mes anciens employés
Taxaient conduit. Ces hommes mêmes, qui
l'ont soûlé croyaient simplement jouer une
bonne farce à Mouton lorsqu'ils l'amenèrent
près de la rive et lui montrèrent Lafond cou-
ché dans son canot, la figure barbouillée du
sang d'un loup que Lafond lui-même avait
tué. Le lendemain, ils partaient pour l'in-
térieur des bois et n'ont certes plus entendu
parler de cette affaire. Durand, hâbleur et
froussard, était bien loin de croire qu'il jouait
un rôle quand il allait déposer une plainte
contre inconnus pour la disparition de Bes
amis et cependant, c'est moi qui le lui avais
inspiré en le faisant suivre trois soirs consé-
cutifs. Le nommé Philéas était bien loin de
se croire un acteur quand il agissait comme
factotum de Lafond déguisé en Landry et
écoutait aux portes afin d'acquérir la certi-
tude que son maître était bien le fameux Lan-
dry et pouvoir plus tard le trahir. Et vous-
même, Notaire, n'avez-vous pas, durant quel-
ques jours été un acteur inconscient ?
— Je l'avoue. De tous les personnages de
cette comédie, vous étiez les deux seuls à être
complètement initiés.
— Et remarquez comme nous nous sommes
appliqués à demeurer dans l'ombre. A de ra-
res intervalles, Germain, déguisé en lumber-
jack suivait de loin sa fiancée, lui glissait
quelques mots d'encouragement, billets tou-
jours écrits au clavigraphe ; moi-même, je ne
me suis montré que dans deux circonstances.
A Québec, lors de l'envoi du fameux chèque
qui a tant intrigué Mademoiselle Chevrier et
une autre fois, lors de l'arrestation de Ger-
main, pour m'assurer cle l'état de sa fiancée
et lui faire passer un billet pour la rassurer.
— Et Landry ? Il est mort, n'est-ce pas ?
— Comme son frère l'a assuré, il est mort à
Vancouver il y a plus d'un an. C'était un piè-
tre sire et si Germain et moi, nous avons son-
gé à le ressusciter un moment, c'est que tous
deux, nous avions de sérieuses raisons d'abho-
rer son souvenir. A Germain, il avait tenté
d'enlever sa fiancée, à moi, il a un jour fait
perdre une petite fortune en vendant un se-
cret que je lui avais confié. Si je me suis
servi de son nom, c'est que j'ignorais qu'il
fut mort et d'ailleurs, dans ma lettre de ven-
dredi, je déclare que le brigand à qui j'avais
déclaré la guerre avait usurpé le nom d'un
mort.
— Mais enfin, le pseudo Landry?
— Je ne sais pas au juste. Au cas ou la
vente des actions ne marcherait pas comme je
le désire, peut-être le ferai-je revenir en scène
encore, maintenant que j'ai goûté ce genre de
publicité gratuite, vous savez. . .
Que vous dirais-je de plus ? Tout le monde
sait que les prévisions de Morin se sont plus
LE ROMAN DES QUATRE
71
que réalisées. Quinze jours après la premiè-
re émission d'actions de la nouvelle compa-
gnie, les ventes avaient atteint le chiffre fa-
buleux de cinq millions, ventes opérées pres-
qu'exclusivement parmi les petits capitalistes
et la classe ouvrière et lorsque ce chiffre fut
atteint, les demandes d'achat ne cessèrent de
parvenir au siège social de la compagnie.
Les travaux d'exploitation, poussés avec
une vigueur encore inconnue dans une exploi-
tation canadienne-française ne tardèrent pas
à démontrer que la richesse de la mine dépas-
sait les espérances les plus optimistes. Depuis
on a fait de nouvelles émissions et les actions
ont été immédiatement enlevées.
Les rendements de la mine sont chaque an-
née plus considérables et les souscripteurs
originaires se voient actuellement possesseurs
d'une petite fortune.
Malgré ma parfaite ignorance en la matiè-
re, ces Messieurs ont bien voulu me conserver
mon titre de Directeur-Secrétaire de la com-
pagnie et les actions que je possède dans l'en-
treprise me permettent chaque été de fermer
mon étude et d'aller paisiblement pêcher la
truite sur les bords du lac Adolphe.
A Val Morin, j'ai toujours pour voisins le
dentiste Chartier et son beau-frère, Morin et,
pour seconds voisins le ménage Germain La-
fond dont les bébés roses me donnent la nos-
talgie des jours envolés.
Hier, je venais de mettre ma ligne à l'eau
quand je vis arriver Germain Lafond.
— Vous souvenez-vous, mon ami, lui de-
mandai-je, les belles parties de pêches que
nous avons faites ensemble sur le bord de ce
lac?
— Si vous saviez, Notaire, comme en ces
moments ma pensée était loin. Songez donc,
être si près de ma petite Jeannette et ne pou-
voir la rassurer.
— Il est une question que je désire vous po-
ser depuis longtemps. Pourquoi vous être
adressé à moi, obscur notaire, et non à l'un
quelconque des deux cents autres de mes con-
frères ?
— C'est Morin qui vous a choisi. Il pré-
tendait qu'un homme comme vous, passionné
pour l'étude des infiniment petits, toujours
occupé de fleurs et d'insectes, ne pourrait pé-
nétrer nos desseins et serait entre nos mains
un instrument docile... Et dire que vous
avez peut-être été le seul homme qui ait trou-
vé le mot de l'énigme ! . . .
72
TABLE DES MATIÈRES
PREMIERE PARTIE
TROISIEME PARTIE
L'Orpheline de la rue Mignonne
Fils Emmêlés
par
par
JEAN EERON
U E>f\L,D L JA\J U 1 i\
Pages
Pages
Chapitre 1 — 3
3— 7
3— 9
Chapitre l — 24
2— 27
3— 31
4— 35
5— 3S
6— 41
7— 45
DEUXIEME PARTIE
QUATRIEME PARTIE
Le chèque mystérieux
Le récit du Notaire
par
par
JULES LARIVIERE
ALEXANDRE HUOT
Pages
Pages
Chapitre 1 — 14
2— 17
3— 19
4— 22
Chapitre 1— 48
2— 49
3— 52
4 — 55
5— 56
6— 58
7— 61
8— 63
9— 6s
LiA VIE CANADIENNE
7 3
Mme FRED CHEVALIER
Obligée de pourvoir à sa subsistance et sans cesse tourmentée par de vio-
lents maux de tête et douleurs dorsales trouve enfin le soulagement désiré.
Forces rendues et maintenues par l'emploi des Pilules Rouges.
"J'étais affaiblie, ma digestion était lente, souvent j'avais
des maux de tête ou des douleurs de dos qui m'empêchaient
de travailler comme il l'aurait fallu puisque j'avais à pourvoir
à ma subsistance. Si je montais un escalier la respiration me
manquait avant d'être arrivée au haut et mon coeur battait
très vite. J'avais essayé de me tonifier de différentes façons,
mais ce n'est qu'avec les Pilules Rouges que j'ai réussi. Com-
me je le désirais, je me suis bien rétablie malgré tout le travail
que j'ai fait, mes forces se sont maintenues. Si les Pilules
Rouges ont pu faire tant de bien à une femme de mon âge,
combien plus elles aideront une autre plus jeune et par consé-
quent moins déprimée." Mme Fred Chevalier, 153, rue Union,
Springfield, Mass.
Vous, Mesdames, qui peut-être depuis longtemps cherchez un remè-
de aux maux qui vous affligent, pourquoi ne pas profiter de ce produit
merveilleux qui est mis à votre portée, les
PILULES ROUGES
Mme Fred. Chevalier
Chaque jour des centaines de lettres nous arrivent proclamant leur
efficacité; des personnes reconnaissantes veulent apporter à d'autres le
témoignage sincère et désintéressé du résultat obtenu par l'emploi des
Pilules Rouges.
Ces nombreuses attestations doivent vous inciter à faire vous-mêmes
usage de ce tonique incomparable qui vous est absolument nécessaire si
vous êtes affectées de
Troubles nerveux
Retour d'âge
Pauvreté du sang
Maux de reins
Palpitation de coeur
Douleurs périodiques
Perte de mémoire
Sensations de chaleur
Troubles d'estomac
Mélancolie
Dérangements
Irrégularités
Dépression
Anémie Chlorose
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Saint-Denis. Notre médecin est à votre disposition tous les jours, de 9 heures du matin à 8 heu-
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vous donnera pour rien. Il vous est impossible de vous soigner à meilleur marché.
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NO. 14.
MENSUEL
JULES LA RIVIERE
Est-ce surcroît d'ouvrage, paresse ou autre
cause? Je ne saurais me prononcer; mais au mo-
ment d'aller sous presse, la ''Silhouette" mensuel-
le que nous brossait notre fidèle collaborateur
"Ernest Ral" ne m'est pas parvenue. C'est à
moi donc qu'il incombe de remplir cette rubrique.
Je le fais avec d'autant plus de plaisir que cela
me procure l'occasion de présenter à nos lecteurs
la figure du pionniers de nos collaborateurs, Jules
Larivière, ce bon bohème souriant dont la vie,
criante ironie, a fait un père de famille rangé, un
époux modèle et. . . un notaire. . .
Mais la tache n'est en somme pas si facile et en
dépit de la longue amitié qui me lie à l'auteur de
1" Iris Bleu", j'avoue que les détails sur sa vie me
manquent absolument, c'est que notre ami, si vo-
lontiers loquace quand il s'agit de l'expression
de ses vues, si ardent à soutenir une discussion,
entêté même lorsqu'il s'agit de faire valoir une
idée qui lui semble juste et vraie, devient muet
quand il s'agit de sa personne.
Tout au plus sais-je qu'il est né à Saint-Judes,
petit village du comté de Saint-Hyacinthe, qu'il
a passé son enfance dans le bon vieux Maska
dont il s'est fait, par la suite, le chantre et le dé-
fenseur, qu'il a fait ses études à Marieville et
qu'enfin, marié et père de famille, il pratique sa
profession à Montréal.
Mais si de l'homme lui-même, comme de tout
être qui a vécu paisiblement sa modeste exis-
tence, il est peu à dire, de son oeuvre et du sou-
tien constant qu'il a prodigués à notre publi-
cation, comment ne pas exprimer notre recon-
naissance.
Larivière est surtout et avant tout un conteur
et le délicieux petit roman "La Villa des Anco-
lies" que quantité de nos lecteurs ont savouré,
est peut-être la meilleure expression de son ta-
lent. Ce talent de conteur, nous le retrouvons,
avec une teinte de sentiment dans T'Tris Bleu".
Avec l'''Associée Silencieuse", roman à thèse dont
les caractères, au dire même de ses détracteurs,
sont vrais et sincères, l'esprit quelque peu ironis-
te du conteur n'avait plus champ libre, sa note
caractéristique n'avait plus libre cours; mais
dans la quatrième partie du roman que nous pu-
blions aujourd'hui, alors que toutes les difficultés
de métier semblent avoir été accumulées pour
lui rendre la tache lourde, son art de conteur
amusant reparaît dans tout son éclat, surmon-
tant avec une rouerie merveilleuse les obstacles
accumulés, modifiant en un tournemain et de la
manière la plus logique les situations les plus
solidement établies, accumulant épisodes sur
épisodes pour arriver au dénouement le plus
inattendu.
Un autre qualité qui se retrouve dans chacun
des ouvrages de notre fidèle collaborateur, c'est
la vérité. Vérité dans les personnages dont la
logique ne se dément pas un seul instant, vérité
dans les images, les tableaux qu'il brosse, les
paysages qu'il dépeint, les êtres et les choses qu'il
nous présente. Chacun de ses romans lui coûte
de sérieuses études. Dans la "Villa des Ancolies"
c'était la botanique, dans F'Tris Bleu" c'est le
botanique et le zoologie, dans l'"Associée Silen-
cieuse", c'est une autre série de connaissance
industrielles dont il lui a fallu s'adapter les no-
tions avant d'en présenter la peinture à ses lec-
teurs et devant la somme d'ouvrage que cette
assimilation de connaissances a coûtée, nous ne
pouvons que nous incliner devant ce laborieux à
la solide amitié franche toujours, quelquefois un
peu brutale; mais si sincère et dévouée.
EDOUARD GARAND.
UN PRETRE, L'ABBE H A MON (Curé de Vaumoise, France),
possède le moyen radical de guérir: DIABETE, *
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les maladies chroniques réputées incurables.
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Publié dans le but de mettre plus de
vie dans le monde littéraire Canadien et
de coopérer à l'oeuvre du "Roman Ca-
nadien".
Nous recevrons avec plaisir tous ma-
nuscrits que Von voudra bien nous sou-
met Ire et si refusés, seront retournés à
nos frais.
Correspondance, adressez :
"La Vie Canadienne"
Casier postal 9G9
MONTREAL
CAUSONS :
AVANT LES NEIGES : —
La Maison de la "Bonne Presse" vient d'éditer
un petit roman, signé J. Topri, dont l'action se
déroule en notre pays. L'auteur qui se cache
sous le pseudo de J. Topri est un humble curé
d'une paroisse des grandes plaines qui, s'il est
Belge d'origine, a bien su prendre l'âme de sa
patrie d'adoption et la rendre en une série de
tableaux touchants en leur simplicité.
L'auteur nous présente la vie laborieuse et ar-
due des colons ouvrant la terre à là civilisation,
leurs vie poignante, à la merci d'une température
trop souvent capricieuse, toute cette théorie de
misères qui incorpore en quelque sorte le pion-
nier du sol à la terre qu'il a rendue fertile et
créatrice.
J. Topri est un futur collaborateur de notre
collection, et bientZt nos lecteurs auront le plaisir
de lire de lui ''Les Exploits" de Jean Choumak ,
un autre aspect de la grande épopée des pion-
niers du sol, des chevaliers de la colonisation.
LA MAISON VIDE : —
Notre ami, Harry Bernard, vient de publier son
troisième roman. Bernard est un jeune et un
laborieux et, à ce titre, nous ne le pourrions trop
citer en exemple à la génération qui pousse.
Quant au roman lui-même. . . mon Dieu, je me
garderais bien de formuler un jugement, les ap-
préciations qu'on en a faites sont tellement con-
tradictoires! ! ! "Turc" semble le trouver plus
que médiocre/., et, de son c">té, l'abbé Vadnais,
professeur de littérature au Séminaire de Saint-
Hyacinthe, docteur es-lettres de l'Université de
Montréal, si je ne me trompe pas, en fait un
quasi chef-d'oeuvre 'Turc' quoiqu'on en dise, et
en dépit de sa fougue quelque peu frondeuse pour
notre population habituée à admirer sur com-
mande, est une autorité en fait de critiquer lit-
téraire... Oui, mais me retorquera-t-on, l'Abbé
Vadnais, professeur de littérature, docteur es-
lettres de l'Université de Montréal, (toujours si
je ne me trompe), n'est-il pas une plus grande
autorité? Pour l'amour du Ciel, Messieurs de la
Critique, accordez vos violons afin que le bon
public, qui attend le mot d'ordre, puisse enfin en
toute sécurité, admirer sans restriction ou dé-
daigner sans contrainte. Allons, Messieurs, un
bon mouvement. . .
1926:—
Encore une année qui vient de se terminer et
avant de commencer celle qui s'ouvre devant
nous, nous sera-t-il permis de jeter un regard
rétrospectif sur le travail accompli durant cette-
année qui, suivant l'expression de cette brave
religieuse, vient de piquer une tête dans l'éternité.
Qu'a rapporté l'année dix-neuf cent vingt-six
dans le domaine des lettres canadiennes. Pour
sur aucun chef d'oeuvre, quelques ouvrages de
mérite réel et enfin quantité d'écrits qui, pour
n'être que de purs balbutiements, n'en sont pas
moins une preuve du réveil de l'apathie où sem-
blait être enlisée la jeunesse de notre race. Et
si nous avons eu à enregistrer certains reculs. —
Le "Mon Magazine" dont la vie a été si éphémère
en dépit du talent incontesté de son directeur. —
La "Revue Moderne" à laquelle son changement
de format a fait perdre tout cachet d'esthétisme —
par contre, nous avons eu le plaisir de voir ré-ap-
paraître ''Les Cahiers de Turc", humbles pla-
quettes toutes vibrantes de vie, de fougue et
d'entrain; nous avons eu le plaisir de voir la
' Revue Populaire" inaugurer une rubrique de
critique littéraire très intéressante cependant que
l'Abbé Charbonnier, dans la "Presse" et Fran-
coeur dans "La Patrie" nous donnaient sur les
livres parus, des appréciations sincères et éclai-
rées.
Mais s'il est une publication qui n'ait pas chômé
durant les douze mois qui viennent de s'écouler,
c'est bien "Le Roman Canadien". Douze romans
dans la collection elle-même du Roman Canadien,
deux pièces de théâtre, quatre volumes de nou-
velles... N'est-ce pas un record pour une mai-
son d'éditions canadienne française.
De ce succès éclatant, nous sommes grande-
ment reconnaissants à nos dévoués collabora-
teurs; nous sommes surtout reconnaissants à
nos chers lecteurs chaque jour de plus en plus
nombreux. Depuis les débuts de notre entreprise,
nous nous sommes efforcés de faire toujours de
mieux en mieux et avec l'encouragement du bon
public qu'aucune oeuvre patriotique ne laisse in-
différent, nous espérons que cette nouvelle année
verra se développer et grandir toujours le ''Ro-
man Canadien."
JULES LARIVIERE.
LA VIE CANADIENNE
77
LE MOIS PROCHAIN PARAITRA DANS
LE "ROMAN CANADIEN"
LA BESACE DE HAINE
Roman Historique Canadien, inédit
par
JEAN FÉRON
Ce roman commence en 1758, lorsque le Canada était
sous la domination Française, ou plutôt lorsque la Nouvel-
le-France agonisait.
ANNÉES TRAGIQUES !
Haine, amour, se côtoient, pendant que des crimes mons-
trueux se commettent par Bigot et ses infâmes compices.
QUE DE MYSTÈRES!
Renferme ce 18e siècle, ou la justice n'existait point, où
la force primait le droit.
FLAMBARD EST REVENU DES INDES
Plus vivant que jamais, et sa rapière toujours infatiga-
ble, le défenseur des opprimés, vrai, chevalier du moyen
âge, accompli encore de merveilleux exploits qui retien-
dront votre haleine jusqu'au dénouement final.
NE MANQUEZ PAS
LA BESACE DE HAINE
ÉDITIONS EDOUARD OARAND
1423-1425-1427, rue Ste-Elisabeth,
MONTRÉAL
78
LA VIE CANADIENNE
COIN DE TANTE LORRAINE
CLAIR YAMASKA:—
Mon beau neveu, pour un premier cour-
rier, la série de questions que vous me po-
sez est plutôt compliquée et ne me l'avez
vous pas posée dans le but de mettre dans
l'embarras votre tante novice? Eh! bien,
beau neveu, vous vous trompez, je puis v
répondre. Vous me dites: "Il est écrit
qu'Alain René Lesage, en 1732, donna un
ouvrage intitulé": Les Aventures de Ro-
bert Chevalier, dit de Beauchêne, capitaine
des Flibustiers dans la Nouvelle France.
"C'est, paraît-il, l'histoire véridique d'un
aventurier tué à Tours, en 1731, par les an-
glais. Lesage affirme qu'il rédigea cet ou-
vrage sur les mémoires du héros que la veu-
ve de Beauchêne lui aurait communiqués".
Et vous me demandez:
lo. — Qu'y a -t-il de vrai en tout ceci?
2o. — Ne serait-ce pas un bon sujet pour
un roman canadien, si un auteur pouvait
se procurer ces renseignements presqu'in-
trouvables?
3o. — Ne serait-ce pas une question in-
téressante pour l'histoire du Canada si ce
roman de Lesage mettait quelques lumières
sur cette époque?
Beau neveu, j'ai devant moi le roman
en question et je vous assure que comme
source historique, c'est plus que piètre et
en dépit de l'affirmation de son auteur, je
doute fort que la matière en ait été tirée de
mémoires authentiques, tant il est peu con-
forme à la vérité. Le personnage en ques-
tion a été de toute pièce inventé par l'im-
mortel auteur du "Diable Boiteux" qui a.
comme tant d'autres auteurs français, de
cette époque, tenté d'écrire sur le Canada,
cette héroique colonie que l'égoisme d'un
roi sans vergogne allait faire perdre à la
France.
JEAN PIONNIER:—
Mon cher Jean, vous êtes un des pion-
niers de mon coin et ce seul titre suffirait à
vous faire mériter un coin spécial non seu-
lement dans mon "coin": mais aussi dans
mon coeur de brave vieille marraine. Tou-
tefois, il y a mieux encore et la lettre que
vous m'envoyez est si bien marquée au
point de la logique et du bon sens que je me
permets de la passer à notre Directeur afin
que, sous la rubirque "Lettres ouvertes", il
puisse en faire profiter tous nos lecteurs.
Merci et revenez-nous souvent.
TANTE LORRAINE.
C. de C.
Amhcrst 3042
La Laiterie de Tilly Frères, Limitée
Lait pasteurisé à 12 sous la pinte
Provenant de troupeaux acrédités
4166,Parthenais, -:- MONTREAL
LA VIE CANADIENNE
7 9
FEUILLETON DE LA "VIE CANADIENNE"
LA VIERGE D'IVOIRE
<^rand récit canadien inédit
par JEAN FÉRON
(Suite de la dernière livraison)
— Hortense ! Fernand éclata d'un rire
d'amère ironie.
— Quoi ! tu ne l'aimes pas ? demanda M.
Drolet.
— Je ne sais pas !
— Tu ne sais pas ?
— Non... Je Festime... je ne la hais
pas. Mais l'aimer comme j'aime l'autre en-
core ? non, cela ne se peut pas . . . cela ne se
pourra jamais !
— Mais alors que vas-tu faire ? interro-
gea Mme Drolet avec anxiété.
— Eien. Je vais rester garçon. Je ne
me marierai pas. En marier une autre que
Lysiane, je serais malheureux. . . plus mal-
heureux encore !
— Tes promesses à Hortense? Tes enga-
gements ?
— Je briserai tout cela î s'écria avec une
sorte de rage Fernand. D'ailleurs je vais
partir. . . je ne peux plus vivre à Montréal.
— Prends garde de devenir fou, mon gar-
çon î dit gravement le père.
— Fou ? devenir fou ? mais ne voyez-vous
pas que je le suis déjà? Oui, je suis fou!
Oh ! quand j'y pense, ce que j'ai été lâche !
Après avoir prononcé ces derniers mots
il s'enfuit à sa chambre.
Pendant dix jours Fernand refusa de
sortir de la maison. Il passait ses journées
à marcher fiévreusement dans l'étude de son
père, quand celui-ci était à sa besogne quo-
tidienne sur la rue Saint-Jacques. Et le
pauvre garçon maigrissait à vue d'oeil, il pâ-
lissait affreusement, il paraissait en faire une
malade mortelle.
Très souvent Mme Drolet l'entendait ap-
peler à toute voix :
— Lysiane ! Lysiane !
Et ce foyer, qui jusque-là n'avait connu
que la joie, s'abîmait dans la douleur et la
souffrance.
Le père et la mère de Fernand se déses-
péraient tout autant que leur fils. Que faire ?
M. Drolet eut un jour une idée : s'il était
possible de faire revivre l'amour de Fernand
pour Hortense. Car il croyait sincèrement
que son fils avait aimé l'ouvrière, qu'il l'ai-
mait encore, mais que cet amour s'était tem-
porairement effacé devant les remords qui as-
saillaient l'esprit du jeune homme. Quoi ! il
pourrait suffire de la vue d'Hortense pour que
Fernand vît se dissiper le voile sombre qui lui
dérobait l'image de l'ouvrière. Dans les cas
graves et désespérés on tente tous les remè-
des. M. Drolet résolut d'essayer celui-là.
Il se rendit à la pension de la jeune fille
qu'il trouva tout aussi malheureuse que son
fils.
Elle, en voyant le père de Fernand,
ébaucha un sourire pâle et dit:
— Monsieur, soyez le bienvenu dans ma
pauvre chambre.
Et sans plus elle ajouta :
— Vous venez me demander, de la part
de votre fils, de renoncer au bonheur qu'il m'a
promis, n'est-ce pas ?
— Non, mademoiselle, vous interprétez
mal ma visite. Je suis venu vous demander
de sauver mon fils du désespoir.
— N'a-t-il pas retrouvé sa Lysiane?
— Elle n'est plus pour lui !
— Que dites-vous? s'écria Hortense en
bondissant. Lysiane serait-elle morte?
— Non, rassurez-vous. Néanmoins, pour
mon fils, c'est tout comme : Lysiane a donné
st main à un autre !
Hortense se mit à rire avec sarcasme:
— Bon ! je parie que l'autre c'est Philip-
pe Dan j ou?
— C'est vrai !
— Ainsi, je peux comprendre que votre
Fernand est très malheureux à cause de ce
mariage ? •
Tous droits de traduction, reproduction, adaptation, au théâtre et au cinéma réservés
par Edouard Garand 1926. — Copyright by E. Garand 1926.
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— Très malheureux. . . c'est vous qui le
dites.
— Et vous pensez que je pourrais peut-
être le ramener à l'espoir cle la vie, à la joie?
— Je le pense, mademoiselle. C'est pour-
quoi vous me voyez accourir près de vous.
— Comme ça, ça vous ferait plaisir que
je sois la femme de votre Fernand ?
— Puisque vous ramènerez la joie et le
bonheur chez nous !
— Mais il aime l'autre encore?
— Hélas ! fit seulement M. Drolet en
baissant la tête.
— Et moi ... il ne m'aime pas ... il ne
m'aime plus !
— Il vous estime certainement. . . il vous
aime peut-être encore ! Mais en ce moment, il
est comme fou. kSi on lui parle de vous, il
ne sait pas au juste.
— Ah ! monsieur Drolet, soupira Horten-
se, je sais bien que s'il m'aime encore, cela ne
peut être autant que l'autre ; je l'ai bien com-
pris quand j'ai vu Fernand la dernière fois.
Oh ! vous savez, je ne l'en blâme pas ! Pauvre
garçon ! je sais bien moi aussi qu'on ne peut
pas se défendre des sentiments qui envahis-
sent notre âme. Vous voyez, moi, je suis
comme lui : je voudrais chasser de mon coeur
et de mon esprit ce que je ressens pour lui,
mais. . .
— Vraiment, vous l'aimez ?
— Vraiment! Moi! Mais regardez donc
dans mes yeux, vous y verrez jusqu'au tré-
fonds de mon âme: ce n'est pas un secret!
Alors comprenez-vous que je l'aime? Eh
bien ! je l'aime assez que, si cela m'était pos-
sible, je lui donnerais sa Lysiane. . . je la lui
donnerais, vrai comme vous êtes là !
— Vous feriez cela ?
— Si vous l'exigez, je vais le faire !
— 11 est trop tard, vous ne pourriez pas,
et je ne le voudrais pas ! répliqua M. Drolet
en secouant la tête.
— 0 mon Dieu ! dit Hortense avec un
soupir atroce, ce que nous sommes misérables,
des fois, dans ce monde !
La jeune fille laissa tomber sa belle tête
sur l'épaule de M. Drolet et pleura.
Très ému, le père de Fernand posa ses
lèvres sur le front de la jeune fille et murmu-
ra dans une prière :
— Hortense, venez voir Fernand !
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