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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/ladivinetragdiOObata
LA
DIVINE TRAGÉDIE
DU MÊME AUTEUR
POÉSIES
Xie Beau Voyage, orné d'un portrait de l'auteur par
lui-même. (Fasquelle j i vol.
ALBUM
Têtes et Pensées. 22 lithographies originales. fOUen-
dorjf.) 1 vol.
THÉÂTRE
La Lépreuse. Ton sang. (Mercure de France.). . . i vol.
L'Enchantement. Maman Colibri. (Fasquelle.). . i vol.
La Vierge folle. (Fasquelle.) i vol.
Résurrection, d'après Tolstoï (Fasquelle.) i vol.
Le Masque. La Marche Nuptiale. ('Précédé d'une
Étude sur le Théâtre.) (Fasquelle.) i vol.
La Femme nue. Poliche. (Fayard.) i vol.
Les Flambeaux. (Fuyard.) i vol.
Le Scandale. Le Songe d'un soir d'amour.
C Fayard. J i vol.
L'Enfant de l'Amour. (Fayard.) i vol.
A PARAITRE
DANS L.V BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
Le Phalène. Les Flambeaux. (Théâtre.)
La Quadrature de l'Amour- (Essai.)
IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE
Vitujt-cinq exemplaires numérotés sur papier de Hollande,
cl quinze exemplaires numérotés sur papier du Japon.
HENRY BATAILLE
LA
DIVINE TRAGÉDIE
— POEME —
SIXIEME MILLE
PARIS
G fe) ^
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGENE FASQUELLE, ÉDITEUR
11. RL'E DE GRENELLE, 11
1916
Tous droits réservés.
La Divine Tragédie. Sons ce litre sera publié
un ensemble organisé de poèmes. Ceux qui suivent
ici ne doivent être considérés que comme en consti-
tuant la première partie. Le livre achevé et défi-
nitif paraîtra quand le rideau se sera abaissé sur
le dernier acte de la Tragédie que Vhumanilé a
entrepris de vivre en ce temps; et alors seulement
le titre choisi : La Divine Tragédie, justifiera de
façon plus explicite et plus complète son dessein
qui est, comme celui du livre entier, de poursuivre
en les unissant, à travers les événements qui se
déroulent actuellement, les deux forces : humaine
et divine, sur quoi se fondent l'effort et les entre-
prises de tous les peuples de l'Histoire; les deux
faces confondaes de l homme et de la divinité; le
sens humain dans ce qu'il a d'éternel et le sens
du divin, tel quil nous parvient après son périple
à travers les siècles.
L'auteur a placé, en guise de point final au
orésent volume, l'image du Personnage de la tra-
gédie, — celle de tous les temps, passés et actuels,
— le Personnage fondamental en qui s'unissent
précisément, mieux que dans toute autre effigie,
les deux caractères : humain et divin, et tel
qu'au XVI- siècle. Va conçu dans toute la force
de sa spiritualité, notre grand sculpteur français
Ligier Richier. Cette image, en attente, prendra
sa place de frontispice lorsque le livre aura été
complété, achevé et qu ici-bas la Tragédie se sera
dénouée.
H. B.
15 décembre 1915.
LA
DIVINE TRAGÉDIE
Pour aller vers l'Enfer tragique où l'on ne voit
Que l'homme, rien que l'homme, encore et toujours l'hom no,
A genoux, ou tâtant de la main les parois,
Cet enfer qu'aucun Dieu ne hante et que je nomme
Divin, parce que l'homme, en son but solitaire,
S'égale à la grandeur formidable des dieux,
11 faut, en titubant dans des couloirs de terre,
En suivant la muraille et le chemin fangeux.
Atteindre, par degrés, la Porte du mystère.
Et cet exergue est incrusté sur cette porte :
« Par moi l'on va dans la cité du sang;
Je suis l'œuvre de l'homme. Ici, passant.
Que la faiblesse expire et la pilié soit morte.
Par moi l'on va dans la cité du sang.
4 LA DIVINE TRAGEDIE.
« Ici l'on dit adieu à la clarté du jour.
L'Injustice anima mon créateur sublime.
Je suis l'œuvre de l'homme et du premier amour.
Hélas! Hélas! Entrez dans l'insondable abîme!
(( Par moi l'on va chez la race damnée.
Derrière moi, dans l'air ténébreux, c'est la Mort,
La voix rauque, les cris, et les terreurs sacrées.
Ce bruit que tu perçois et qui gémit si fort,
C'est la source du sang coulant intarissable
Dans l'infini du temps. Ici, ces dieux qui soufïrent
Sont tes pareils. Le froid les glace et les accable;
Le feu les brûle. Ils sont étouffés par le soufre.
Mais leur visage est radieux. Passe, passant!
Il est digne d'aller vers ces hommes, celui
Qui ne pleurera pas dans la prairie du sang.
Celui qui sourira dans l'efiroyable nuit! »
Alors je regardai au plus haut de la pierre.
Quand je fus arrivé sous la nfiuraille immense,
Et ces mots flamboyaient au fronton du Mystère :
« Vous QUI EN'TREZ ICI COMMENCEZ l'eSPÉRANCE )) .
OBLATION
(( Humain, trop humain », a dit l'autre.
Non, jamais trop, jamais assez!
Par-dessus les temps entassés
Cette gloire sera la nôtre
D'avoir fait tenir le divin
Dans les parois du cœur humain!
La guerre la plus inhumaine
Tombe au néant des profondeurs.
Seul l'humain subsiste et s'enchaîne
Aux grandes conquêtes du cœur.
Guerre terrestre, aérienne.
Tout disparaît. Ce qui s'accroît.
C'est le territoire des âmes.
Là, nul ne s'y sent à l'étroit.
Il est d'acier. Rien ne l'entame.
Toute noblesse y fructifie...
De l'universelle folie
LA DIVINE TRAGEDIE.
De ce grand drame, ne retiens
Qu'une expression de la vie,
Poète! Ne compte pour rien
L'autre phase du sacrifice.
Rien ne demeure, — hors l'humain.
Deux vastes forces créatrices
Se partageaient jadis le monde.
Qu'un unique amour les confonde !
Et comme le prêtre au calice.
Lorsqu'il mêle l'eau et le vin,
Mêlons aussi les deux espèces :
Mêlons l'humain et le divin.
Pareille au breuvage des messes
Faisons-en la substance unique.
Et toi, sanctificateur.
Saisis le calice mystique
Où s'amalgame la liqueur.
Puis, à la face du ciel bleu,
Lève le calice.
Et bois-le.
DÉDICACE
Je n'étais pas fak pour vos gloires,
Sombres choses de la Patrie.
Mais l'àme humaine a son histoire,
Son théâtre et sa tragédie...
Et le destin le plus tragique
Que la vieille âme ait supporté
Vient de percer à coups de pique
L'aile espérante de Psyché!
Je vais du côté de cette aile.
0 beauté! Liberté suave!
La loi terrestre est : Sois esclave.
iSotre honneur est d'être rebelle.
Délivrer, délivrer toujours;
Arracher le monceau de chaînes
Que l'homme après lui tire et traîne.
Sans que Dieu vienne à son secours;
Briser, guérir, avoir les bras
LA DIVINE TRAGEDIE.
Chargés de luminosité;
A toute enfance avoir dicté
L'ordre divin : « Point ne tueras. »
A la grande sœur douloureuse
Qui nous suit pas à pas, la femme,
Avoir dit : ((Va ! Je fais ton âme
Libre. Va! Souflre et sois heureuse! »
A la douleur avoir dit : Non,
Mais à la pitié toujours : Oui;
Avoir choisi pour compagnon
Un amour sans cesse ébloui
De nature et de vérité ;
Puis avoir au Laid qui clopine
Donné du fouet sur son échine,
Cinglé son vieux torse arc-bouté;
Avoir relevé ce qui tombe
Sur la route spirituelle; —
Et qu'un jour tant d'effort chancelle!..
Faut-il que l'idéal succombe
Alors qu'on le touchait de l'aile!...
Le grand prisme auquel atteignait
L'homme damné rompant sa chaîne.
Celte lueur et ce reflet
\ers qui moulai l l'angoisse humaine,
DEDICACE.
Ces fruits : Science et Conscience
Parvenus à maturité,
Tout cela c'était la naissance
Chaleureuse de notre été !
Le mot de passe était : Lumière.
Je n'en connais pas de plus beau,
Surtout quand le cœur s'accélère
Pour accourir vers le flambeau !
Hélas! un rude coup d'épée
A partagé le monde en deux.
Rien jamais fut-il plus hideux
Que ce mensonge d'épopée.**
Tu t'appelles « Mort », capitaine!
Héros, tu t'appelles « Forçat. »
Je tends les mains : mets-moi la chaîne !
Désormais je serai cela.
Gela. : ton esclave, ô matière!...
Tant pis! Si tout est à refaire.
Bah ! les autres le referont ! '
En attendant que vienne l'âge
De déboucler les ceinturons,
Soumettons-nous au paysage.
Mon pays n'est plus qu'un tombeau
Sur lequel dans la pierre dure
LA DIVINE TRAGEDIE.
L'homme a gravé sa signature.
Chaque soldat, son numéro.
Ceux qui tombèrent ont signé
Gomme on signe au bas d'un tableau,
Lorsque l'ouvrage est terminé
Et qu'on dit aux races futures :
« Effacez, quand vous ferez mieux,
Sans hésiter, nos signatures. »
0 vallonnements radieux,
Paysages de mon pays
Qui portez ces noms mal écrits.
Déjà grattés par l'herbe verte,
Je reste devant vos décombres.
Triste et la tète découverte.
Mais parmi ces fosses sans nombre
Qui couvrent tout un quart de Finiico
Ma foi renaît. J'ai confiance.
Que ce livre soit le registre
Où leur gloire est contresignée,
Où l'on tient le compte sinistre
De ces morts semés à poignées !
Qu'il soit l'ossuaire où repose
L'espoir humain trop tôt couché.
Drapé dans son apothéose,
DEDICACE.
Ayant son rêve à son côté,
Comme une épée posée à plat 1 . . .
Mais, la dalle ouverte, voilà
Que quelque chose au fond remue
Une larve, informe, inconnue...
C'est le papillon de Psyché,
Qui gisait là, détruit, séché,
]"]t se ravive tout à coup.
Psyché, Psyché, je te délivre!
Brise le sceau, brise le joug!
Papillon séché, sors du livre !
Et que, l'air affluant à flot,
Ton aile impalpable et subite,
En se ranimant, ressuscite
D'entre les pages du tombeau.
LA JOIE ROUGE
La terra lagrimosa diede venlo
Che balenà una luce vermiglia.
IMFER^O, C. III, V. i33-i34.
Un grand vent s'éleva dans cette
terre de larmes, et balaya les ténè-
bres d'une lumière rouge.
TOUS
LE DEPART
Des poings dressés. Furie. Rage. Tout vocifère.
Un seul cri, un seul mot, dans l'air passe et repasse.
En galop furieux chargeant la populace.
Un cri qui la fouaille en plein cœur : « Guerre 1 guerre! »
La ville insoucieuse est devenue la ruche
Qui vomit tout un peuple noir, des myriades
Bourdonnantes qui se bousculent et s'évadent.
Un terrible hallali de bêtes qui débuche
De tous les carrefours, d'entre tous les pavés,
Le peuple-roi, d'un bond rude, s'est soulevé!
Comme ils sont beaux, ces cous tendus, ces poings brandis.
Ces muscles décuplés et moites de sueur!
l8 LA DIVINE TRAGEDIE.
La cité bout. En un instant sort de Paris
Toute une incoercible et poignante rumeur,
En même temps qu'on voit jaillir au haut des pierres
L'étamine fripée des drapeaux populaires...
Aux armes! On s'embrasse. On crie, on pleure, on rit.
Les mères ont au flanc des tressaillements neufs
Gomme s'il procréait une seconde fois
Ces enfants destinés aux gloires du pavois.
Tous, même les vieillards, les veuves ou les veufs
Qui n'ont qu'un seul enfant à donner au pays
Semblent frappés de la démence du tumulte.
Et dès lors c'est à qui sacrifiera son fils!
On est fier quand on sait que le sien est adulte,
Et d'autres sont honteux de l'avoir eu si tafd!
Inexplicable don des foules ! Surenchère
Du sacrifice! C'est la ville en grand départ,
Pareille au vaisseau plein qui s'arrache à la terre.
Lâchez tous les drapeaux, les coeurs et les amarres!
Détachez les canons! qu'ils courent sur le monde!
Lâchez Paris, lâchez son aile et ses tonnerres!
Qu'il n'y ait qu'un seul cri fulminant : Guerre! Guerre!
Car la race est debout, ce soir. Le peuple gronde.
La race est là, presque ébahie d'être en sueur
Héroïque, et d'avoir retrouvé sa stature.
LA JOIE ROUGE. 19
Elle est là, tout en muscle et rouge de fureur.
Subitement elle se rue, crachant l'injure,
La face révulsée et le couteau levé...
0 spasme de la gloire, ô vieux soleils civiques,
Vous voici donc I Ave, César, Ave !
Je te salue, ô renaissance du tragique.
Toi, tes sombres ardeurs, tes jubilations
Et tes reniflements de sang dans l'horizon!
Ton souffle a rempli trois millions d'âmes saoules.
Nous frappons le sol des cités réincarnées.
Ensevelies dans leur poussière d'épopée!
Quoi donc? nous aurons vu ce temps et cette foule.^
Et nous vivrons celai Ce jour est arrivé
Oii la guerre a jailli comme un beau fruit d'été !
Les lèvres assoiffées s'ouvrent. Les cœurs se fondent.
L'ouvrier, l'artisan, les bourgeois, les rôdeurs,
La foule brune au flot moucheté de couleurs,
Le peuple du faubourg, les viveurs et les gueux,
Tout fraternise, s'entr'appelle, en des poussées
Irrésistibles, en des clameurs insensées.
Le bourgeron vous prend des tons de drapeaux bleus.
Le noir a déjà l'air d'être le noir du deuil.
Car de tous ceux qui crient « Guerre! Victoire! Joie! »
Combien reviendra-t-il? Et de combien de proies
30 LA DIVINE TRAGEDIE.
Payerons -nous ce dieu rageur? Que de cercueils
Fangeux seront promis pour toute récompense
A tous ces gamins fous hurlant : a Vive la France! -
Regardons bien passer ceux-là qui vont mourir,
0 mon âmel C'est beau à crier de plaisir!
Quel paysage intense ai-je là, devant moi?
Comme un éclair d'épée je vois briller la Seine.
Paris, Paris, que j'imagine avec effroi
Déjà cicatrisé par les balles prochaines,
Quelle aspersion d'eau lustrale te donna.
Subitement, sans même un tremblement, d'emblée,
A toi, hier encor beau démon délicat,
Ce visage de sainte ou de miraculée?...
Est-ce celui qu'un souffle heureux faisait pâmer
Ce peuple nonchalant, tout à coup transformé,
Qui se métamorphose et qui se multiplie
En bétails à wagons, en charrois pour tueries?
Est-ce toi, le pays du doute et du peut-être,
Qui braques tout à coup, indulgent aux ancêtres,
Tes canons maigrelets tout impatientés
Par leur désir novice et par leur puberté?
Oh! voir cela, s'en abreuver et s'en repaître!
Oui, malgré le fléau qui s'abat sur le monde.
Malgré la trahison de la beauté, malgré
LA JOIE ROUGE. 31
Tout l'engloulbsement du juste et du sacré,
Comment ne pas sentir dans ce peuple qui gronde
Et qui se précipite en chantant aux abîmes,
Comment ne pas sentir la poigne du sublime
Vous prendre à pleine gorge et vous tordre le cœur?
Ce grand peuple inspiré comme il a bien compris
Ce qu'on attend de lui, — et qu'il perd en bonheur
Ce qu'il gagne en chimère!... Arrache avec des cris
Cette chimère-là de ton âme, Paris !
Paris, que l'on connut si rêveur et si blond,
Paris aux souples bras étirés vers la joie,
Paris, l'insomniaque et ravissant démon
Qui rêvait accoudé sur ses coussins de soie,
Et dont le grand tourment s'envolait en grand rire,
De quel poing formidable as-tu brisé le masque,
Pour l'épouvantement du monde, quel délire
Vient d'emporter ton âme, au fond de la bourrasque.
Voluptueux péché de l'Europe alanguie.
Vieille Tadmor du Luxe, impudique Ecbatane,
Vers qui, depuis toujours, les songes s'expatrient
Et du plus loin du ciel partent en caravane?
J'ai vu comme un symbole expressif, tout à l'heure.
Ton peuple entier bondir, en brandissant sa haine.
Aux pieds d'un dieu dansant que des femmes soutiennent.
aa LA DIVINE TRAGEDIE.
Dont le brasier charnel le stimule et l'effleure,
Et qui tournoie, fouetté par un désir fantasque,
Éperdument, au bruit de son tambour de basque...
Sous le mur où Carpeaux sculpta cette musique
Vient battre, en écumant, le grand flot populaire,
Et ce jeune Apollon ivre et chorégraphique
Pai'aît scander la rage et danser la colère ! . . .
Il rythme la mesure immense du destin,
Et fait signe à la mort avec son tambourin!
Et j'ai frémi, croyant, sous mes yeux, grande ville,
Voir le dernier élan de ta valse arrêtée, —
Car, Paris, tu dansais, quand la bataille est née!...
Mais aujourd'hui, là-bas, sur une des deux piles
De l'arc par où passa tant de gloire en tumulte.
On entend retentir un autre écho de pierre.
Un cri, poussé par tout le pays, et que sculptent
A nouveau des marteaux dont le génie sut faire
Vociférer le marbre et hurler le silence.
Car depuis quarante ans ce bâillement farouche,
Cloué à son pilier, exorcisait la France.
Mais ce n'est qu'aujourd'hui qu'un cri sort de la bouche
Marmoréenne, et qu'on l'entend, et que ce cri.
Répercuté par tout le ciel, n'a pas menti!...
LA JOIE ROUGE. 23
Enfin nous l'écoutons la sombre prophétesse!
Elle ne rugit plus en rêve. Elle se 4resse.
Nous nous reconnaissons dans la gueuse qui braille,
Le gosier desséché par la soif des batailles.
Nous sentons bien, ce soir, que la pierre s'ébroue,
Et le vent de sa marche a souffleté ma joue!...
Là-bas s'éteint un dieu dionysiaque. Ici
Bondit le dieu du grand idéal ressaisi.
Le dieu mortel par qui l'homme va mourir libre!
Ainsi, Paris, Paris, j'entends ton sombre écho
Qui monte, qui surgit, submerge tout, et vibre,
Et fait trembler le ciel comme un grand miroir d'eau !
Paris! ton être entier, tout, passé, avenir,
Hier el demain, la flûte agile et son duo
Avec le clairon d'or, semble aujourd'hui tenir
En ces deux effigies el leur double attitude :
La danse de Carpcaux et le départ de Rude!
II
Jadis, s'élant traînée au delà de ses rives,
A travers les forêts el les courants d'eaux vives.
a4 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Mourut une sirène. Et des hommes passèrent
Qui voulurent donner une place où dormir
A la voluptueuse enfant de l'onde amère.
Au lieu du sable rose et chaud, on dut choisir
Un rivage de fleuve, au milieu d'une plaine.
Et plus tard les enfants de ces hommes, au dire
De l'histoire, docilement conduits, bâtirent
Une ville sur le tombeau de la sirène.
Les villes sont toujours bâties sur des tombeaux.
C'est le champ de la vie sur le champ du repos;
Et les fils de nos fils ont au fond de leurs veines
Une goutte du sang de l'Ancêtre. A jamais
Le ferment primitif dans leurs corps développe
L'ivresse des vertus ou des destins mauvais...
On dit qu'on l'appela du nom de Parthénope.
Mais bien que les amants de la race latine
Assurent que la ville est encore debout,
Dans un golfe frangé par l'écume argentine.
Qu'on prononce Sorrente ou Naples ou Gorfou,
Moi j'ai toujours pensé que la verte sirène
Était, comme un vaisseau, venue à travers brume,
Mêler son corps gracile aux nymphes de la Seine.
Non I son tombeau n'est pas où l'homme le présume !
Aux bords lutéciens le voyage a pris fin.
LA JOIE hOUGE. , a5
La morte harmonieuse a nourri ma cité!
Un monde inépuisable est sorti de son sein,
Un monde fait d'amour et fait de volupté.
Sans cela serions-nous, — répondez — serions-nous
Les enfants de la douce et blonde capitale?
D'où nous viendrait cette âme étrange et musicale,
Et la langueur du sang qui bat à notre pouls?
Et cet insurmontable amour, d'où viendrait-il ?
Il faut à notre souche un miracle pareil
Pour expliquer ce charme exquis et volatil
Qui surpasse celui des pays du soleil.
Nous n'avons pas menti au destin de l'Ancêtre.
Nous eûmes des sursauts d'histoire et de colère,
Des éclipses qui balayèrent la lumière,
Mais toujours notre ciel obscur la vit renaître.
Douce et baignant de sa beauté le front des femmes,
Brûlante comme un feu tombé des profondeurs...
Dans ce baiser lascif qui vous pénètre l'âme,
Qui mêle à la pensée un goût de volupté.
On ne sait quel parfum du coeur inexprimable.
J'ai reconnu la chair de ces vertes Circé
Qui dansaient dans la mer ou chantaient sur le sable.
Même encore à l'instant j'évoquais leurs fantômes
Et la fatalité de leur survie en nous
3
26 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Par la transmission docile des atomes.
En sorte que ce dieu, tout nu jusqu'aux genoux,
Et dansant au-dessus d'un peuple furibond,
Parmi l'affolement des veilles de bataille,
Semblait à mes regards bien plus qu'un Apollon
Dont la danse exaltée s'échevèle et défaille :
Le symbole frappant de notre descendance
Toujours obéissante aux ordres de la Voix!...
Et voyant ce tumulte écarter cette danse
Je songeais : « 0 sirène atroce à qui je dois
Notre ensorcellement caduc, ici s'arrête
Ton pouvoir. Nous allons recommencer la vie,
Une vie héroïque, après les jours de fête,
Une vie où notre âme entière répudie
Jusqu'à la tendresse, et saccage même l'art,
Une vie sans pareille où tu n'as nulle part.
La vieille ensorceleuse est défunte à jamais. »
Eh bien, ce n'est pas vrai, eh bien, je blasphémais!
Je n'avais pas compris le mythe tout entier.
Car j'entendis la Voix lointaine s'écrier :
u Crois-tu donc qu'on renie ainsi l'antique charme?
Crois-tu donc qu'il fmisse avec le bruit des armes !
Que le chant du départ ait vaincu notre chant!
LA JOIE ROUGE. 27
Nous adoptons cette chimère débraillée,
Liée à son pilier ainsi qu'un Prométhce
Qui rugit l'idéal dans le soleil couchant.
Nous acceptons ce cri. C'est celui du supplice.
Hommes! Pensez à nous. Souvenez-vous d'Ulysse!
Notre histoire est tragique et passe notre charme.
Souvenez-vous de la défaite des Sirènes!
Toute la mer épouvantée et son vacarme,
Les engloutissements de toutes les carènes,
Et nos torses cambrés dans le combat des lames.
L'argonaute éperdu fuyant à toutes rames.
Tout vous dira que notre histoire est avec vous!
Toi qui connais ta souche et le sang de ta race,
Retrouve-nous dans la révolte et la menace.
Qu'ils partent, nos enfants! Nous baisons leurs genoux.
Qu'ils partent! Ils seront l'idéal que nous sommes!
Car nous sommes la lutte ouverte avec le ciel.
Et la chanson de l'impossible et du réel.
Nous sommes le récif oii se brisent les hommes.
Les amazones du mystère, qui se meuvent
Dans une onde coupable, atroce et clandestine,
Des figures de proue ayant dans leur poitrine
Une soif d'infini qu'aucun désir n'abreuve !
Nous avons combattu tant de fois, — mais vaincu
ï8 LA DIVINE TRAGEDIE.
Nous valons la bataille, et qu'on meure en nos bras.
Et qu'importe, — si la chimère a survécu!
Nous traînons les héros tombés dans ces combats
Qu'entreprennent les flots, l'harmonie et le ciel.
Aux armes! Nous vibrons de votre effervescence!
Ecoute-moi. Je suis le mythe essentiel.
Je me nomme : le châtiment de l'Espérance! »
III
C'est juste! A cette voix intrépide et confuse,
J'ai remonté le cours des siècles, d'âge en âge,
Jusqu'à ce jour de sang, jusqu'à ces cris de rage,
Cette révolte qui de toute part effuse.
Tournoie, puis peu à peu, flambe de place en place.
Et j'ai bien reconnu le destin de ma race.
Cette filiation profonde qui nous lie
Au sort aventureux de nos sœurs d'harmonie!...
Donc, en avant! Que croule un passé tout entier,
Pourvu que l'idéal humain n'ait pas plié!
Quo Vadis? Où s'en va ton essor éperdu
Et vers quel châtiment sublime conduis-tu
LA JOIE ROUGE. 39
Ces forêts de canons, ces peuples de drapeaux,
Dis, la prédestinée, qui vas demain mourir,
Dis, la France!* Oui, c'est beau à crier de plaisir!
Espérance de l'inconnu, engloutis-nous!
Si nous devons périr, soit! mourons tous debout.
Et si nous devons vaincre... alors gloire aux chimères!
C'est l'heure : un grand afflux me monte jusqu'au cœur.
Le soleil pourpre au fond d'un ciel crépusculaire
Descend sous l'arc où repasseront les vainqueurs.
Comme un regard d'adieu, d'espoir, — comme un oracle.
Et moi, moi, fou de joie, d'orgueil, plein de délire.
Devant l'impétuosité de ce spectacle.
Parmi cette allégresse immense qu'on aspire,
A travers tous les cris jaillis de la cité,
Dans sa ruée, dans la mêlée de nos haleines
Et tous mes battements de cœur précipités.
J'entends chanter en moi le sang de la Sirène!
n.
LA TERRE DU LYS
A nous! Ils ont voulu poignarder notre terre!
A moi, l'Anjou! A nous, Vendôme et Picardie!
Oh! le glaive insensé sur ma natale entière!...
Mais chaque blason crie sa devise hardie :
Là-bas c'est « Honni soit », ici c'est « Qui qu'en grogne.
Vertdieu!... Mets ton fusil sur l'épaule, Bourgogne!
De l'Yser en Artois à Creus en Roussillon,
De l'Aquitaine au Boulonnais par la Limagne,
Par causses, par vallons, bocages et montagnes,
Il faut venger sa terre et purger sa maison!
Les marmiteux sont là qui grimpent et s'agrippent.
Ils ont voulu goûter de la Loire au cru frais,
Et s'entriper de belle Auvergne jusqu'aux lippes!
Ils ont voulu vider la Champagne d'un trait.
LA JOIE ROUGE. 3i
Se pourlasser dans tes foins verts, ma Normandie,
Mettre toute la Bresse et le Maine à la broche,
Faire tinter très haut et sans parcimonie,
Gomme de gros ducats, nos îles dans leurs poches!
Tes roses, croirais-tu que tu les amoncelles,
Provence, pour les mettre en tas sous leurs aisselles?
Et les lavandes du Languedoc? pour leurs bottes!...
Et tout le vin clairet du Nord? pour leurs gosiers!
Ah! vous voulez tâter de la France? Essayez!...
Apprenez la chanson de la dame Grignotte :
Elle vous mangera les foies, auparavant
Que vous ayez léché ses maisons en croquant
Et tous ses beaux palais faits de sucre candi...
Tel qui bâfre aujourd'hui jeûnera vendredi!...
Déjà vous vous passez la langue sur les lèvres
Pour avoir déposé votre giberne en Woovre.
Messeigneurs, flairez-moi l'air marin de Galais,
Et vers l'Oise moussue tendez vos gobelets.
Sires loups, aiguisez vos canines trop blanches.
Jourdieu! vous n'aurez pas chez nous vos repues franches!,
Vous charmer, loups?... A moins que vous rencontriez,
Dans nos plaines, Orpheus, le doux ménétrier,
Mieux vaut vous en donner sur l'œil une groignée.
Vous laisser morfondus, fourbus, décervelés.
k
32 LA DIVINE TRAGEDIE.
Étripés, au milieu de nos lopins de blé,
Et que croissent sur vous la bouse et l'araignée,
Plutôt que d'essayer, loups, de vous adoucir!...
Restez là, face à nous, rugissant de désir, ^
Avec un peu de poil de la bête aux gencives...
J'en jure par ma France aux doux yeux, au col fin,
Sans vergogne et jusqu'à notre dernier lopin,
La terre défendra la terre! C'est un pacte
De sillon à sillon, de labour à laboiir.
Il nous faut notre France au grand complet, intacte,
Telle qu'enfants nous en tracions le beau contour,
En dessinant son corps, sa taille longue et mince
Bien ajustée dans son corselet de provinces.
Et comme si pour nous cette ligne tracée
Nous précisait son galbe ou le trait de sa bouche.
Aujourd'hui — Honni soit, sires, qui mal y touche! —
Dans un cri furieux la terre s'est dressée!...
Et les petites sœurs charmantes et jumelles
Accourent, l'une avec son bonnet de dentelle.
L'autre avec son foulard, l'autre avec son hennin,
Leurs grands bonnets, leurs cols, leurs coiffes différentes.
Leurs ceintures dorées, leurs brassards et leurs mantes.
Elles accourent, comme au soleil de la foire.
Des grands marchés et de leurs fêtes patronales,
LA JOIE ROUGE. 33
Flots de guipure au vent, linons, rubans de moiro,
Et leur écusson porte : « .\rmes et Pastorales n...
Frétillantes ainsi qu'anguilles dans les nasses,
Fraîches comme des fruits ou babil de ruisseau,
Elles se sont levées d'une même menace,
Prêtes pour la ruée et prêtes pour l'assaut.
Du fond des siècles morts elles se sont dressées
De toute la grandeur de leur gloire offensée ;
Et, levant haut le gantelet sur qui les souille,
Ce sont les filles du pays de la quenouille,
La quenouille d'ici, la quenouille de lin.
Celle, chère à Ronsard, « qui de Montoire vint »,
Notre quenouille palladienne et chansonnière,
Qui, lorsque Dieu le veut, sait partir pour la guerre!..
Aujourd'hui on entend des appels fatidiques.
Et ces quenouilles font une forêt de piques!
L'air frémit et s'emplit : « A nous! Toutes à nous!
« Chantons la guerre rouge et la guerre des loups...
M Chevaux, piqueux, valets ! la bête est dans nos bois.
(( Chassez les loups ! Chassez les loups! A nous, l'Artois!
u As-tu mal, Picardie.^ As-tu soulTert, les Flandres;*
(( On arrive! Attends-moi!... Hé! la vieille, là-bas.»*
(( Tes vaches sont crevées?... En avant... pleure pas I
u On t'en redonnera des vaches à revendre,
34 LA DIVINE TRAGEDIE,
(( Et des tas d'or à pleins caissons! Bonsoir, veau, vache,
« Couvée!... Et vous? Laissez couler votre lessive,
« Gens du Camargue et du Quercy jusqu'en Thiérache,
(( Du Lauraguais au Cotentin! Marche! On arrive! »
Et c'est bien vrai qu'elles sont là, qu'elles se pressent
Toutes les sœurs, au groupe uni, dont les espèces
Forment la grande mère insigne, unique et tendre,
La mère aux flancs d'argile, à la vaste mamelle.
Qui berce sur son cœur tous les fils qu'elle engendre
Et leur verse le lait d'une amour immortelle!...
Chacune est là, fervente et prête à la besogne.
Car quand la France dit : « J'ai mal à la Bourgogne,
Ce soir », c'est que ce soir toute la France est triste!
Si l'on fait mal au Limousin, les Vosges saignent.
Quand la Meuse est en agonie, l'Artois l'assiste.
Des rocs de l'olivier aux chemins des châtaignes
Tout souffre d'un amour paternel et vivace.
Et la prairie ^e plaint à la lande, durant
Que le mandarinier pense au sapin d'Alsace...
De la mer roassillonne aux récifs d'Ouessant,
Tout se tient par la main, chez nous, tout fait la chaîne,
Et le rocher d'Agay, ce soir, rêve aux Ardennes,
La parme de Toulouse aux jacinthes d'Argonne...
Ce soir, la France entière a mal dans ses vertèbres.
LA JOIE ROUGE. 35
Ce soir, c'est tout son corps qui s'agite et frissonne î
Vos baisers l'ont mordu au sein comme une lèpre.
La France saigne toute à chaque coup de dent...
Ah! c'est qu'ici on s'aime bien, on s'aime tant!
Le sol, apprenez-le, ne se partage pas.
Comment l'ignorez-vous. Allemands, Allemands!
Que le grand crime originel, c'est celui-là :
De déchirer la forme et l'esprit des patries,
Qu'elles ont leur dessin intégral et durable,
Que ce vol séculaire est un travail impie!...
La terre étend son grand tapis indéchirable,
Tandis que par-dessus c'est l'espace imprécis,
C'est toute l'étendue mouvante du grand ciel !
En bas, où nous vivons : la borne originelle.
Là-haut : les libertés dans un même infini!
Ah! laissez-nous nos champs, nos petites maisons,
Et nos étroits bonheurs sous nos grands horizons !
Pourquoi ce peu d'amour, voulez- vous nous le prendre?
La vie est difficile et précaire ; la vie,
Malgré l'effort humain, est sombre, bien que tendre.
Oubliez, oubliez ce qui vous fait envie
De nos bonheurs et du chatoiement des patries.
Elevez la prunelle et regardez là-haut!
Est-ce donc trop vouloir;* Ah! ce serait si beau
36 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Qu'il y ait ici-bas, dans un berceau commun,
Le ciel à tout le monde et la terre à chacun!
Il n'importe... Aujourd'hui jugulons l'espérance.
Rétracte avec douleur ton rêve, pauvre France!
C'est fini. A quoi bon espérer davantage?
Il faut rouvrir le livre à la première page.
Les flambeaux sont courus si les lauriers verdissent.
Renie la charité, la pitié, la justice.
Rapprends la haine avec l'orgueil dur de la caste.
Les amours exigus et les fureurs néfastes.
Mais sois terrible au moins! Précipite à l'oubli
Tout ce qui n'est pas toi seule! Gloria soli I
Redeviens seigneuries féodales, agrestes.
Rapprends le meurtre primitif, rapprends le Geste,
Celui de la chanson épique et paysanne,
Rempoigne ton ancienne et longue pertuisane.
Cours au combat contre les loups pouilleux. Egorge!
Sois chevalière, Geneviève, sois saint Georges.
Terrasse- par le poing, par la lance et le pieu.
Ne jure plus que par la race et le sang bleu,
Par le petit Lire et le Loir argentin.
Le pays de Marie et du vert aubépin!...
Et vous, d'un cimier d'or ou d'un laurier coifiées,
LA JOIE ROUGE. 87
Accourez donc, charmantes reines attifées,
Vendôme, Maine, Anjou, Béarn et Languedoc!
Votre cœur innombrable a bondi sous le choc.
En rang, toutes! En rang, pour la gloire suprême!
Et du nord au midi, levez haut les emblèmes
Que la France a ioujours blasonnés sur son ànic :
La Quenouille, le Lys, le Glaive et l'Oriflamme I
LE DEKMEK JOUR
Chaque coup de canon fait s'effondrer des roses
Sur la terrasse où les trois jets d'eau se sont tus.
Il faut partir. Partir;' Je n'y suis déjà plusl
Le seuil est verrouillé, les persiennes sont closes.
Depuis huit jours, l'oreille au vent, nous écoutions
Approcher ce bruit lourd, dont s'émeuvent les choses,
Avec l'accent traînant de ses pulsations.
Ce fut, d'abord, un bruit très peu distinct encore
Au dessus des forêts, — un remuement d'aurore...
Ensuite tout le ciel trembla comme une toile
Et, la nuit, sans dormir jamais, le cœur étreint.
Nous soupirions : « Demain ! Ce sera pour demain ! . . . »
Tant chaque coup faisait vaciller les étoiles!...
Tous les soirs, dans la chaude et claire après-dinée
Et l'éparpillement des roses effeuillées,
L A J O I E II O U G E . -^«J
On se remémorait ce jour déjà lointain
Mais proche où le village écoutait le tocsin
Parmi ses blés fauchés et ses routes désertes,
Où des femmes pleuraient, presque à chaque croisée.
Et disaient leur chagrin aux grandes choses vertes
Dont les rameaux frôlaient leurs maisons ardoisées...
Adieu, village obscur et dolent que j'aimais,
Posé comme au milieu d'un golfe de forêts,
Ou comme, sur le bord d'un lac plein de verdure,
Rêverait un bateau sans rame et sans mâture!
Je te dis mon adieu. Je ne vous verrai plus.
Mes choses, mes amies! Dans un jour, deux ou trois,
Sur votre cœur viendront s'écraser les obus,
Car c'est au cœur qu'ils frapperont tous à la fois!...
0 ma maison, tuée sans doute à l'ennemi.
Quand je te reverrai comme un amas de cendre
Je me dirai : « C'est là pourtant que j'ai dormi,
Aimé!... C'est là que la vie se fit tendre
Et qu'elle me donna tout son naissant amour
A la becquée, dans un sourire, et jour à jour!...
0 ma maison, demain tu ne seras plus là!
Je te regarde encore avec un tremblement
Et je cherche la place où l'on te frappera
^0 LA DIVINE TRAGEDIE.
D'abord... Oh! oui.., d'abord!... Ici... sur ce mur blanc.
Ou dans cet angle gris... Non... ce sera de face...
Le premier coup mortel, quelle sera sa place?
Je cherche et je voudrais la palper de la main...
Jamais je n'aurais cru que tu fus périssable,
Et déjà, ma maison, tu vas mourir demain!
Lutter? Ah! pauvre loi! tu n'en es pas capable!
Non, lu mourras du premier coup, je le devine.
Combien je la jalouse, à présent, la forêt.
Cette forêt qui te tenait sur sa poitrine.
Et dont chaque arbre mort se remplace ou renaît,
Sans rien perdre jamais de son éternité!
Toi, je ne te dis pas adieu, vieille immortelle!
Mais ma maison tremblante et son seuil déserté,
Ma maison que fuiront demain à tire d'ailes.
Derniers hôtes, les pigeons blancs du toit d'ardoises.
Disséminés sous mes étoiles villageoises,
Voilà l'adieu, dont je rite guérirai jamais!...
Je refoule un sanglot d'espérance et d'amour.
11 faut partir. L'obus craque sur les forêts,
Comme un grand vent désemparé lorsqu'il accourt
Pour tout déraciner. Que son bruit semble près!
Voici venir du fond des cieux le drame énorme
Dont je ne puis encore imaginer les formes
L A J O I E R O U G E . '4 I
Et dont je n'ai qu'à peine ébauché le problème,
Mais auquel je voudrais, malgré tout et quand même.
Opposer le dédain de l'immobilité.
Rêve impossible! Tous les instants sont comptés.
Les voici! Ils sont là. Les voici!...
Père, père!
Vos enfants d'autrefois sont devenus des hommes.
C'est votre sang dont le vieux sol se désaltère.
Père, es-tu le témoin de l'acte, le fantôme
Accouru du passé, qui, grave, vient juger
Tous les éclairs du sabre et les feux du bûcher?
Père! Ce sont vos fils qui vont se battre, et faire
Crouler le ciel, à coup de rage et de colère!
Et moi, l'humble, moi, de vos fils le plus petit,
Il faut qu'à cet instant mortel je sois parti!...
De désespoir, je vais, je cours à pas tremblés,
J'imagine tous les cadavres dans les blés.
Je regarde leur pose et j'écoute ces râles
Qui peupleront la grande ligne horizontale
Dont l'ondulation ployante, dont les houles
Et leur beauté sereine, à mes pieds, se déroulent
Comme un tapis bleuté, fait pour le pas des femmesl..
Hélas! car c'était là, là que nous nous aimâmes.
Là, que sous les arceaux des branches emmêlées
4.
^2 LA DIVINE TRAGEDIE.
Je n'étais occupé que de dessins d'allées.
Maintenant, dans ce parc d'amour, je m'ingénie
A calculer tous les angles d'artillerie.
Les trajectoires déterminées de l'obus...
Je mesure les plis du terrain, les talus,
Les vallonnements. J'organise la bataille.
Je vois le projectile en feu; je vois l'entaille
Que va faire l'épée à la toile de fond.
J'ordonne tout, — et je dispose les canons.
Dans les bois, ou derrière un tas de monticules...
C'est ainsi que je vis mon dernier crépuscule !
Mon Dieu, mon Dieu, pourtant, demain ce sera ça !
Ça, cette horreur que mon angoisse devança
Et qui me tord le cœur si désespérément!
Tant pis! Fuir!... Puisqu'il faut, puisque c'est le moment,
Arrachons-nous aux solitudes magnifiques
Qui ne sont plus qu'un plan vague et géographique
Où va se dérouler le choc de deux armées.
Adieu, ma très chérie, adieu, ma parfumée!
Je le salue encor, ce vieux morceau sublime
Dont la beauté, à mon appel, tremble et s'anime.
Une dernière fois, comme un diamant pur ! . . .
Je vois vibrer la feuille et miroiter l'azur.
LA .lOIi: ROUGE. l\'S
Fléchissant sous le poids de mon amour navré,
Je me baisse. Je prends une fleur dans le pré;
Et je sens que sur moi mes larmes coulent, coulent ! . . .
Tous mes souvenirs accourent vers moi, en foule.
J'arraclje ce morceau de France avec mes yeux,
Et j'en emporte en moi autant que je le peux.
J'emporte tout, clochers, toits, granges, fenaisons.
Les ruisselets et tout leur bleu dans l'horizon.
Les bords de la forêt avec toutes leurs branches.
Et puis, dévotement, ardemment je me penche
Et je baise la terre immense à pleine bouche ! . . .
Ah ! pour répondre à ma piété clandestine.
Puisse la terre, à l'endroit même où je la touche,
Dans quelque jour lointain, faire croître une épine ! . . .
Après, je me relève et me mets en chemin.
Je tâte les issues et les fenêtres closes...
Ma tête se détourne en pleurant. Bonsoir, choses.
Mes pauvres choses ! Je vous confie au destin !...
Une femme m'apporte un suprême bouquet.
Le soleil merveilleux se couche sur la plaine.
Des piverts en criant transpercent les bosquet;?.
L'air est Chargé d'héliotrope et de verveine.
Des bonds de truites sur l'eau dessinent des bagues.
Un ramier boursouflé marche. Un merle divague
A4 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Dans les massifs... Le vent se remplit de soupirs,
De bruits d'ailes. Tous les oiseaux s'en vont dormir.
Doux pays qui s'appuie à la vaste poitrine
Respirante de la forêt quasi-divine
Et dont le souffle frais, en ondes exhalées,
Descend du vert coteau jusqu'au creux des vallées,
Adieu ! Mon être entier vous donne l'accolade.
Un dernier pigeon posé sur la balustrade,
M'a regardé. Dirait-on pas qu'il compatit?...
Envole-toi ! Je n'ai rien pour toi, mon petit!
Rentre. Je pars. Dors bien... Ah! puis, voici le tour
Des rainettes en haut du parc. Que je suis loin.
Déjà, dans le passé!... J'ai froid... J'oublie le jour
Qui tombe ici... La route est perdue dans les foins...
Où vais je? Qui le sait? Vers quel destin ? J'ignore...
Demain? Demain?... Ah! que je redoute l'aurore,
Surtout celle que je laisse derrière moi...
C'est fini!... Je me tourne encore. J'aperçois
Ma maison effondrée au milieu du vallon.
Et là-bas. où la brume a jeté son flocon,
Dans un dernier rayon de soleil qui se pose.
L'adieu des pigeons blancs sur le colombier rose ! . . .
Vivières, septembre igii.
CHANT D'ADIEU
Viens! que sur ton torse tendu
Je te plante un dernier baiser.
C'est au cœur que je t'ai mordu,
C'est au cœur que je veux viser.
Que les balles viennent ! Qui sait
Si ma bouche ardente et vorace
N'aura pas fait une cuirasse
Sur qui l'obus se briserait?
Je défends que la mort te touche!
Viens, avant qu'elle t'ait frappé,
Que je te frappe de ma bouche
Comme du plat de ton épée.
Viens! sur ton sein la place est large
Où j'ai pu dormir, tout mon saoul.
46 LA DIVINE TRAGEDIE.
Et je ris, parce que, dessous,
J'entends le sang battre la charge.
Il fait à lui seul un galop,
De cent batailles précurseur.
Dieu! comme il bat juste, ton cœur!
Comme il est dur! Comme il est chaud!
Rien jamais ne l'a fait plier
Ce cœur, mon rouge cavalier!
Comme il allonge sa foulée!
J'en suis folle. Rapporte-le.
Ne va pas leur donner d'emblée,
Au premier choc, un sang si bleu !
Il n'est pas de celui qu'on laisse
Aux doigts d'un piquet de hulans.
Rapporte-le pour tes maîtresses!
Rapportez-le-nous, nos amants!
Ces cœurs appartiennent aux femmes
Comme au régiment le drapeau.
Il est à moi, je le réclame,
Je le sens battre sous ma peau.
En attendant, va travailler!
Resognez, frappez, bataillons!
Vive toi! puisque nous savons
Que la femme est pour le guerrier.
LA JOIE ROUGE.
Va donc faire chanter ta guerre 1 . . .
Pas avant que mes bras t'enserrent
Et que j'aie chanté mon plaisir!...
M'ami, comme je t'adorais!
Mon flanc se déchire, à mourir...
Si tu me quittes pour jamais,
Donne ta paume desserrée,
Que je la morde à pleins baisers,
Que tu les sentes incrustés
Gomme les clous dans la poignée.
Donne ta main. Elle est si blanche!
Si jamais le sang la fait rose,
Laisse-le couler, mais suppose
Que c'est ma lèvre qui l'étanche
Et tu seras cicatrisé 1
Rien de tel pour bander l'artère
Que, lorsque l'on sait bien la faire,
La ligature d'un baiser!
Donne ta main où je prévois
Le sang futur de la revanche
Qui te coulera des dix doigts.
I'>onne ta main. Elle est si blanche!
Intacte, nul pli, pas de rides.
48 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Donne la main. Elle est splendide ! . . .
J'aimais les fourches de tes veines.
Elles roulaient un fier azur.
J'aimais ton sein. Il est trop pur
Pour que ces brutes me le prennent!
Je chéris surtout ta chaleur,
Cette chaleur qui vient de toi,
Mais je me la suis mise au cœur
Pour le jour où tu seras froid.
Je m'en suis tant empli le corps
De ta chaleur, qui m'a brûlée,
Que je puis lancer sur la mort
La flèche de Penthésilée!
J'en ai le coeur si pénétré.
Que ce feu je le sentirai
Faire de ma cendre une braise.
Une braise immense et farouche
Où cette bouche que tu baises
Saura ressusciter ta bouche!...
Embrasse-moi, soldat épique!
Le sang nous saoule et nous assoifle,
Et je suis la goule qui. coiffe
Le casque de la République!
LA JOIE ROUGE. 49
Soyons fous et fiers d'être fous.
Je te sacre avec des baisers.
Le sacre est fait. Relevez-vous,
Mâle guerrier, disparaissez !
Mais si tu reviens triomphant,
Frénétique, heureux, bien vivant.
Va, je t'en donnerai tant d'autres,
Dans l'alcôve où mon corps se vautre,
Je t'en donnerai de si rudes,
Je t'en donnerai, beau guerrier,
Tant et tant qu'il faudra crier ! . . .
Celui-ci n'est que leur prélude.
Tiens, prends-le; il a bien sonné.
Le beau son qu'il a sur ta peau!
Je te l'ai tellement donné.
Qu'il a claqué comme un drapeau ! . . .
Prends-le, m'ami, prends-le toujours.
C'en est un, — je n'en ai pas honte, —
Comme on n'en fait pas tous les jours!
Et c'est même le seul qui compte !
C'est le blanc baiser nuptial.
Que le danger orchestre et scande.
Reçois-le, l'âme toute grande...
0 mon amant, j'ai mal, j'ai mal!
5
LA DIVINE TRAGEDIE.
Je te tiens. Tu m'as, Tu es là...
Et pourtant je t'attends déjà!
Qu'importe que l'on nous confisque
Nos amoureux, si l'amour dure!
Votre courage c'est le risque
Et la guerre c'est l'aventure.
Allons : prends l'épée! Il est l'heure,
Il ne faut pas que l'homme pleure !
Jamais l'amour n'a rendu lâche !
Et tu t'en vas immunisé.
Un jour, — si tu faiblis, — remâche
La moiteur du dernier baiser :
Tu te redresseras, sauvé!...
En avant donc ! Le canon gronde.
La route éclate au plein soleil.
Prends! Avec un baiser pareil,
Va, tu soulèveras le monde
A la pointe de ce baiser !
Pars, cours, reviens! Le cœur me tarde.
Et sois dissoute la camarde !
C'est au cœur que je t'ai visé.
PATRIE
MÈRE. Commencement de tout. Cause première.
C'est le mot obsédant qui revient à l'esprit,
Sans relâche et sans fin. C'est le mot de la guerre.
Et qu'il soit prononcé ou mûrement écrit.
L'image est toujours juste et toujours naturelle.
Hélas! tout nous l'évoque et tout nous la rappelle.
Cette image que nous transmirent les ancêtres
Et que l'on trouve encore aussi neuve, aussi belle..
0 parturition incessante des êtres!
Mères des choses : guerre et patrie créatrices!
Tout un vaste univers s'élabore en vos flancs.
Un peuple de canons s'échappe des matrices.
C'est un perpétuel et libre enfantement.
Pour secourir le globe en feu, d'un même élan.
Les forces en commun se font génératrices...
Sa LA DIVINE TRAGÉDIE.
Le mot n'a pas encore épuisé sa richesse.
C'est le pouvoir puissant de la banalité
De se renouveler librement, et sans cesse,
D'ouvrir à la pensée un champ illimité.
Goethe donnait déjà aux déités fécondes
Qui régissent, là-haut, les destinées du monde,
Ce nom de « Mères »... Il résume et contient tout.
Et c'est toujours le mot qui se présente à nous
Quand nous pensons à nos origines profondes.
Il est presque instinctif. C'est celui que Wagner
Prête à Siegfried devant la terreur de l'amour,
Lorsque la Walkyrie a salué le jour.
Dans la langue à jamais haïe, on dit : a Mutter ».
De loin en loin nous songions bien à la patrie!
Mais, l'idée indiquant la borne, on en souffrait;
Et l'exiguïté du mot sec et concret
Opprimait trop nos espérances aguerries.
Mot suspect, entaché de crime et de trafic.
Que notre honneur rêvait de mettre au pluriel,
Et qui, bourgeois, en temps de paix habituel,
Pend comme un vieux drapeau de monument public !
Même on le chiffonnait un peu, — par moquerie.
Des mots? Nous en trouvions d'ironiquement tendres.
LA JOIE ROUGE). 53
A cette femme aussi qui vous donna la vie
On en dit de pareils, qu'elle a peine à comprendre;
« Ta robe te va mal, ce soir, pauvre maman!
Pourquoi ne veux-tu pas t'habiller autrement? »
On la taquine. On rit... Soudain l'on s'inquiète.
Voilà qu'un jour le cœur de la mère s'arrête.
Grand effroi! On accourt, on se penche, on l'ausculte.
Et l'homme sent en soi se réveiller le culte.
Le culte déchirant, sacré. Aima mater.
Il vient de découvrir qu'il souffrait dans sa chair.
Une commotion fait trembler ses genoux...
Il semble que l'on vient de naître — ou de renaître
Une seconde fois, en sentant, tout à coup.
Au tirement presque subit de tout son être,
A l'appel de son corps vers une autre blessure,
Que la mère jamais n'a fini son travail.
Tant qu'un souffle la lie à sa progéniture.
Et qu'il existe entre chaque homme et les entrailles
Qui jadis douloureusement l'ont procréé.
Une relation auguste, — et chez l'enfant
Ce lien toujours vif et toujours frémissant :
Le fil ombilical qui n'est jamais coupé.
Novembre 191 4.
5.
II
LE CERCLE DE CAIN
(( Amor conclusse noi ad una morte :
Caina attende clii'n vita ci spense».
Infekno, c. V. V. 106-107.
LA-BAS
AUX MÈRES DOULOUREUSES
Rien n'est plus merveilleux que la beauté des morts.
Si l'on vous dit jamais que la balle, en frappant,
Que l'obus, en fauchant, avaient meurtri leurs corps
Assez pour qu'on n'y vît que la terreur du sang,
I
N'en croyez rien! Ce n'est pas vrai. Graves, superbes.
Sculptés par le génie insensé de la mort,
Tous ces soldats raidis se sont couchés dans l'herbe.
Gomme des rois, vêtus de fer, de pourpre et d'or.
On vous dira : « Hachés, mutilés, c'est à peine
(( Si l'on voyait de la couverture de laine
" Emerger le point noir de leurs souliers à clous. »
Ou bien : « Ils étaient droits, au contraire, debout.
6o LA DIVINE TRAGÉDIE.
« Mais démantibulés! Plus des hommes. Des choses!
(( On aurait voulu les secouer pour qu'ils bougent,
« Et que, rectifiant la tenue, ils imposent
« La beauté du linceul à leur pantalon rouge.
« Car la mort est grotesque, abjecte. Elle profane;
« Et du plus noble fait une caricature!... »
Ce n'est pas vrai! C'est un blasphème, je le jure.
Fronts d'ivoire, profils sereins, chairs diaphanes.
Ils semblaient façonnés par quelque Praxitèle,
Avec des majestés augustes, sans souillure,
Ayant bien su tomber pour la pose éternelle...
J'en suis certain. J'ai soulevé la couverture.
Depuis plus de mille ans rien ne fut aussi beau !
Jamais. plus de grandeur calculée ne donna
Semblable majesté aux choses du tombeau.
D'ordinaire, le sang, c'est de l'assassinat.
Ce fut une splendeur de gestes et de poses!
Il faut croire au hasard correct de la beauté,
Qui sait tout ordonner, et qui place à côté
De l'enfant gracieux le vieillard grandiose,
LE CERCLE DE CAIN. l'i
Qui fait tout comme il faut, couvre, atténue, eflace.
Compose, simplifie et met tout à sa place...
Cette fois-ci, ce fut du sublime agrandi.
Ceux qui l'auront nié, comme Pierre ont menti 1
Mères! Mères en deuil! Mères de mon pays!
Que l'indicible horreur de votre cœur s'arrache!
Ils étaient là, très doux, très sages, très petits,
Avec leur joue en fleur, tous ces enfants sans tache.
Ce n'est pas vrai qu'on ait abîmé leurs ligures I
Mères, rassurez-vous, écartez vos deux mains
Du visage qui fuit la vision... Je jure
Qu'ils avaient, tous, la face empreinte du divin.
Pas un, entendez-vous, pas un qui ne fut tel!...
Il faut le croire, il faut. J'en atteste le ciel.
Mères, levez le front. J'en viens! Je les ai vus!
Tous vos enfants étaient aussi beaux que Jésus.
LES MAINS
In manus tuas.
Vastes mains des héros, pauvres mains confondues.
Couleur de boue, couleur des champs, couleur des bois,
Osseuses ou crispées, desséchées ou charnues,
Mains qui savez donner, car vous donnez vos doigts
Mutilés au sillon, — pauvres mains qui, naguère,
Caressiez les enfants et les mains de vos mères,
0 mains qui souteniez la taille de la femme.
Que vos chiens ont léchées, que vos fils ont baisées,
Ou mains d'adolescents, pas faites pour ces drames,
Mains du prêtre toujours mystiquement croisées,
Ou mains du paysan qui cherchent la charrue
Dans le froid du fusil qui leur meurtrit les pouces.
Mains de cet ouvrier rencontré dans les rues.
Mains qu'on ne savait pas si belles ni si douces,
LE CERCLE DE CA.ÏN. 63
Mains du commis, de l'employé de magasin,
Humbles mains à la chair calleuse et domestique,
Mains dont se détournaient nos regards de dédain,
Les mains du charretier, du rouleur de barriques,
Les mains encrées du scribe ou, blêmes, du penseur,
Mains de l'artiste et des manieurs d'harmonie.
Mains à la poigne rude, affreuse ou racornie.
Celles du serviteur et celles de son maître,
Peuple des mains! C'est vous, c'est vous qui tenez tout!
Vous le commencement, la fin, vous le « peut-être »
Et le u quand même » de nos jours! Oui, vous, c'est nous!
Et, derrière vos rangs, nous retenons l'haleine,
^ OU8,- les fécondes, les robustes, les très bonnes,
Vous, le miracle ! . . . Je vous salue, ô vous, pleines
De grâce!... Vous vivez dans l'horizon qui tonne,
Sur le sol qui gémit et culbute ses chênes
Dans tout l'éclatement de l'air, parmi les bombes,
La racaille d'acier, les glissades d'entrailles,
La hurle de la mort affolée, dans les tombes
De flamme, le galop qui crève les batailles;
A ous avez l'air d'affreux démons noirs que soulève
La profondeur des nuits dans l'empire des rêves!
Oh! que large est la plaie et sanglante l'entaille
Dont le sublime amour vous a stigmatisées,
64 LA DIVINE TUAGÉDIE.
Et quelle Sainte Femme ou quelle Véronique
Épanchera jamais sur ces mains héroïques
Assez d'amour pour que la dette soit payée!
C'est une obsession vivace. Je vous vois
Empoigner le talus ou raviner les bois,
Gratter les bauges de tous vos ongles, semblables
A la bête bardée au fond de son repaire...
Et je voudrais cacher les miennes sous la table,
Tant j'ai honte de leur blancheur qui m'exaspère.
Je vous vois, je vous touche aussi, dans le silence
De l'herbe ou du charnier, mains renversées des morts.
Et vous, — comme l'on sent, mon Dieu, dès qu'on y pense,
Ce froid qui fait craquer la ténèbre au dehors! —
Mains des insomnieux, dans le creux des tranchées,
Qui doucement froissez la terre, à vos côtés.
En pensant aux draps fins où des formes couchées
Vous évoquent la tendre et chaude volupté.
Les draps blancs, maternels, odorants, dans lesquels
Jamais plus, jamais plus, vous ne saurez mourir!...
Il fait si froid! On souffle. On sent tomber le gel.
Oh! le repos, lourd de passé, lourd d'avenir,
Quand vous cherchez parfois les chaleurs désertées.
Toi, la chaleur du four, de l'âtre, de l'étable.
Du magasin, l'hiver. — l'été, de la croisée
LE CERCLE DE GAIN. •'>
Grande ouverte, — toi, la chaleur insoutenable
Des forges, — la chaleur pensive de la chambre.
Toi, la chaleur du coussin souple ou du drap rude,
Ou, toi, l'acre chaleur de la salle d'étude!...
Oh! toutes les chaleurs que pleurent vos décembres.
Pauvres mains sans amour, pauvres mains toutes seule^.
Ouvrez-vous, éclatez en morceaux, en charpies !
Soyez l'informe épi qu'auront broyé des meules;
Comme les fruits juteux de la branche qui plie,
Laissez crever le sang de vos veines à Ilots!...
Mais surtout, ah! surtout, soyez cela, héros :
Les dures mains du camarade qui se nouent
Autour du cou, soyez l'agonie réciproque,
Les mains qui tariront tout le sang, sur les joues,
Dans les bouches, sur les crânes qui s'entrechoquent,
La dernière caresse adressée à la chose
Qui s'écroule, qui fut un homme, et qui n'est plus!
0 mains, soyez cela : le baiser qui se pose
Sur la barbe sanglante et le front révolu!
0 vous qui tenez tout, la haine avec l'amour,
Tout ce qu'on a reçu, tout ce qu'on vous confie :
Le sol avec les morts, les morts avec la vie!...
Hurlez, clairons, passez, drapeaux, tonnez, tambours!
Je fléchis les genoux devant vous, mains sublimes, ;
6.
66^ LA DIVINE TRAGÉDIE.
Ou bien noires de poudre, ou bien rouges de crimes.
Pendant que tombe, en gouttelettes cruciales,
Tout le sang pur qui rebondit et qui s'étale
Sur le parvis de la Patrie ! . . .
Obsession
Vraiment frissonnante, et tristesse d'être ainsi 1
Je vois, exactement, tous les contours précis
De ces mains. Je voudrais chasser la vision.
Je ne puis!... Et ce soir qu'il fait froid et si triste,
A l'heure ténébreuse où la brume persiste.
En sortant, pour revoir du ciel, je suis certain
De sentir, — tant ce songe intérieur m'étreint, —
Votre contact de mort et le froid de vos veines.
Dans la première main qui touchera la mienne!
LE CAUCHEMAR
Plus tard, et bien après que tout sera fini.
Quand les peuples auront pansé leurs ecchymoses.
Quand la paix versera sur toi ses jours bénis,
Combien de fois, hagard, et dressé sur ton lit.
Les cheveux en sueur, à l'heure oii tout repose,
Pauvre homme, dans la tressaillante obscurité
Qui rampe autour de toi, tu reverras la Chose
Affreuse, dont ton front fut à jamais frappé !
D'âge en âge, tu revivras les jours vécus.
Et toi que le sommeil ne visitera plus,
68 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Pour apaiser le feu des nuits, tu tireras
Le berceau de tes fils à côté de tes draps.
Le fantôme des Anxiétés, l'esprit noir
Du Tourment, fourmilleront autour de la couche ;
De partout affluera le vent du désespoir.
Le canon miaulera le baiser de sa bouche...
Reconnais- tu l'horreur de la mort convulsive?
Son contact, sur ta chair, a planté ses ampoules...
Et te voilà, courant les champs, frôlant les rives...
Tu ne peux plus compter tous les blés que tu foules,
Lieue par lieue, et ton pas marquant bien la cadence !
Interminablement patauge, rampe, avance!
Fais tes plats-ventres de lézard, gratte l'écaillé
De fange que t'a faite une année de bataille...
La mâchoire empâtée et gluante d'argile,
Sois le soc qui pourfend ta funèbre tanière;
Remange, jour à jour, la boue et la poussière,
Dans le limon sanglant cherche, fils du Gorille,
Le croûton de pain sale et que le coude essuie,
Puis, jette le croûton et mâche aussi la terre!
Tu suceras le caillou frais et l'eau de pluie
Qui suinte du képi et se mêle à la suie
Du fusil, à la crasse grasse de ton sac.
Marche, enfourne le bois, bats l'eau, longe le lac,
LE CERCLE DE CAÏN. ^9
Et, dressé tout à coup des sépulcres terreux,
Tout assoiffé d'espace, inhale-toi les cieux!...
Débrouille-toi, tout vif, dans le jeune malin
Comme un liè\Te emmi la rosée et le thym !
Ah! tu les revivras, les contacts mortifères,
Fier rustre qui couchas» vraiment avec la terre.
Qui fus son mâle rancuneux, et l'as tirée
A toi, comme une chiffe ou comme un sac de toile.
Pour y dormir, mauvais coucheur de belle étoile!...
Et maintenant, à travers l'ombre et la suée
Des fièvres, en avant, marche toujours, Sisyphe!
Par le vent des obus qui crache et tonitrue!
La marmite aboie! Le shrapnell plante sa griffe
Dans ton ilanc... Marche, tue, et tue, et tue, et lue !...
Tape dedans! Va dans le tas. Enfonce. Plante
La baïonnette dans du mou et dans du flasque,
Aspire à plein gosier la fumée suffocante.
C'est l'orage des cris, les appels en bourrasques :
« Chargez!... »> Crépitements, hululements, éclairs,
La foire de la mort qui passe dans le ciel,
La continuité musicale de l'air.
Le nuage, noir, vert et pestilentiel,
L'officier qui rugit de douleur, le soldat
Qui retient ses dents, en hurlant, et les entrailles
70 LA DIVINE TRAGEDIE.
Qui fusent par bouquets... Le champ vole en éclats
Autour de toi... Tout bouge! Le sol «'entre-bâille.
C'est la terre, wagon — catastrophe, et bouillie,...
La conversation des balles sur ta tête,
Exaspérante, insupportable, vieilles pies
Siffloteuses que rien n'assourdit ni n'arrête!...
Le rosaire des mitrailleuses qu'on dévide
Parmi la pluie de feu et l'incendie liquide,
Tandis qu'en haut, des corps éclatent en miettes...
Un craquement d'os en plein azur.,.. Oui, tout bouge!.
Jubilation démoniaque... Joie rouge.
Rouge comme un drapeau dans des tonnerres d'or!...
Sombre éboulis!... Égorgement sans cris! Tu mords
A pleine bouche l'étoffe, l'acier, la chair,
Dans le halètement hideux du corps à corps,
Jusqu'à ce que la nuit et la mort, de concert
Travaillant, ahanant, sur vos corps défoncés,
Pétris de bbue, de sang et d'os, — déchets de crime, -
Peu à peu, lentement, en spasmes espacés,
S'apaisent!...
Et c'est toi, sérénité sublime
De l'ombre, qui viens tout draper finalement
De ton frissonnement d'étoiles glaciales!...
Tu vas dormir enfm! Si tu ronfles ou râles,
LE CERCLE DE CAIN. 71
Qui le sait?... mais c'est bien de mourir un moment,
N'est-ce pas?... Comme toi le soir s'est détendu,
Et la terre gorgée, imbibée, a tout bu!...
Plus rien, que le pinceau tremblant d'un projecteur.
De loin en loin, qui met un frisson sur la nue...
Par-dessus la forêt, là-bas, quelque lueur,
Un éclair tubulaire ou sphérique, des boules
Qui s'évaporent, en déliquescence mauve...
Allons ! tu vas dormir, la caboche encor saoule
De bruit, le tas de foin te servant lieu d'alcôve...
Dors ! . . . Mais non ! . . . qu'est-ce donc qui bouge et qui grignolle
A tes côtés?... Les rats!... les rats, rongeurs de viande!...
Ils grimpent au dolman, sur le col, sur les bottes,
Et'là... là... cette tache bougeuse est trop grande
Pour que ce soit un rat?... C'est une main qui court
Toute seule, au milieu de la boue!... Et puis là?...
C'est un tronc dépecé... Tâte-toi. Des éclats
De cervelle humaine ont déjà fait le parcours
De ta barbe aux cheveux. Ta moustache en est pleine!...
C'est affreux d'essuyer de la cervelle humaine.
Et je t'entends hurler d'horreur sur ce charnier. . .
« O Terre ! n'es-tu pas encor rassasiée ! . . .
Ne remue pas ainsi ta tête fracassée,
73 LA DIVINE TRAGEDIE.
Camarade, de gauche à droite, par pitié!...
Tiens! la cor<j:e traversée de ce cavalier
Ne saigne plus. Le sang a fini de pisser...
Et cette plaque rouge à côté.-*,.. Une tête
Passée au laminoir!... Odeur gazeuse et fade
Des gangrènes! Odeur ambrée du camarade
Que la mort ronge en douceur, comme une chair blette
Qui giclerait sous la dent des rats!... Il l'ait beau,
La lune est froide et les foins frais coupés embaument.
On serait bien en Normandie, sous un vieux chaume.
A rêvasser Je sais un coin de Calvados...
Bon ! Ce râle, ce râle, odieux sous mon pied !
(^ui donc peine si fort? On dirait le ahan
D'une turbine... Assez! Finis ton ronflement
Péristaltique, vieux!.,. Il faut avoir pitié!
Tu souffles fort !.. . Parbleu! Tu dis?... Ah| tu te plains,
(( Mon bra. . .as, mon bra. . .as » . Ton pauvre bras ! . . . Eh bien,
Kenonces-y Il vaut bien mieux ne pas crier
Et mourir. Crève vite, au plus vite, vois-tu!
Suis mou conseil. 0 mort, sois bonne et sois clémente!
Descends sur ce vague être efiroyable et têtu
Qui s'obstine à crier des choses d'épouvante!....
Oui, oui, tu auras beau gémir : « Ma pauvre femme,
Mes deux enfants !... Mon Dieu, mes deux petits !... » Il faut
LE CERCLE DE CAIN. /•>
Partir, mon vieux, et vite encor!... Tu auras beau
Te signer à grands tours de bras... l'heure de l'àme
Est arrivée... Bonsoir!... Demain, tu seras raide
Et vert de pus... Descends, douce mort!... Quant à nous,
En avant! Je veux fuir tous ces corps sans remède,
Ce charnier corrompu, ces ferments qui m'obsèdent;
Je veux fuir, me traîner, dans le sang, à genoux,
Me déchirer à tous les ronciers barbelés.
Fuir l'épine de fer, à grands coups de cisaille.
Sentir tout un pressoir d'entrailles sous mes pieds,
Mais échapper, avant que mon cœur ne défaille,
M'accrochant de cadavre en cadavre!... Soleil,
A mon secours! Arrive! Eclate, pourpre extSse!
Fuir, les yeux grands ouverts, tous ces morts que j'écrase. . .
Me réveiller demain d'un bon, d'un lourd sommeil.
Dans un lit, auprès de cent autres lits de fer.
Sous la rêveuse odeur de l'iode, de l'éther,
Ayant tout oublié des soldats faméliques.
Me réveiller, aromatisé de phénique!...
Ah! l'éponge! la bande et le drap de phénol...
Oh! la douceur du jour! les carreaux blancs du sol,
Tout ce blanc adorable et frais, qui vous enlace!...
Je le veux, je l'aspire et je bois sa lumière!...
Hon soleil blanc des hôpitaux, soleil lunaire,
74 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Dormir en toi !.. . Ayez pitié ! ma tête est lasse !
Je me sens l'àme exsangue et valétudinaire...
Dormir ! . . . Dormir, enfin ! . . . Pitié ! . . . Faites-moi grâce !
Dormir dans du soleil et dans de la clarté...
Sainte Marie et vous, l'enfant eminailloté
De langes, comme moi dans mon antisepsie,
Donnez-moi le repos!... Je suis fou... vous voyez!...
Dormir, Jésus! Dormir, Seigneur! Dormir, Marie! »
Ainsi soufflant, suant, peinant, les nerfs broyés,
Sentant se rentr'ouvrir des gouffres sous tes pieds,
Tu revis l'inflexible et rouge cauchemar.
Sur ta couche fiévreuse, on dirait un Lazare
Qui, pour dormir, aurait emporté son linceul,
' Le sombre revenant d'un enfer sans Virgile,
Et qui repasserait, un par un, fixe et seul.
Les Epouvantements de l'éternel exil,
Les supplices dédaléens d'un Purgatoire,
L'horreur sans nom qui fait tressaillir la mémoire!.
Alors, pour mendier une vague accalmie,
Tu te dresses au fond de la chambre endormie.
Tu guettes le sommeil des tiens, vieux revenant,
Et ton oreille en feu écoule avidement
LK CEUCLE DE GAIN
— Bruit qui semble les coups de gouge ou de raboL
D'un dieu qui sculpterait dans l'ombre des berceaux
Où, future moisson, dorment des têtes blondes, —
Le souffle de tes fils rythmer la nuit profonde!
LE DONATEUR
Ohé ! le pays qu'est derrière !
Je jette ma viande et mes tripes
Dans le pétrin de la bouchère.
Va donc, bourgeois ! Fume ta pipe !
Nous, on fait fumer les couteaux.
Faut qu'on pétrisse, avec la terre,
Mon quart de viande pour en faire
La farce à boucher les boyaux,
La bonne pâte humanitaire
LE CERCLE DE CAIN.
Bien boulangée, molle et sans sel !
C'est le rata essentiel :
La pâte à choux, pâte à chaussons
Dans quoi qu'on roui' les tirailleurs
De toutes les conscriptions!
Et servie chaud, à la vapeur!...
Ohé ! le pays qu'est derrière !
J'ai jeté mon sang sur les vignes.
Vous en emplirez votre verre
Du sang des lignards de la ligne !
C'est ça qu'est clair! c'est ça qu'est bon!
A chaque coup, l'aspersion !
Sur chaque pied de vigne un peu
De barbouillade au petit bleu !
Jusqu'à plus soif, France ma vieille !
Bois donc ! Sans peur ! Liche la grappe
De Saint-Estèphe à la groseille.
Et puis ma rate ! Tiens ! attrape !
Profite que l'obus y rentre.
Bon sang! ce qui sort de mon ventre,
A coup de mortier, ce qui sort !
Sans que j'y signe un passeport
Ma panse a giclé vers le ciel,
Comme le chou-fleur de l'obus!
7.
78 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Un corps, ce que c'est casuel !
Ohél là-bas, n'en jetez plus!...
Âh ! sacré pays de l'arrière,
Ce que tu m'pousses dans le dos !
Par politesse élémentaire
Je te lègue ma livre d'os
Avec tous les trous de mon torse.
Ce que tu pousses, vrai ! A force
D'être si bien poussé, je sens
Que j'vas tomber les mains devant.
Crains rien! J'suis bon! Crains rien pour toi !
Fiim' ton perlot ! SoufT' dans tes doigts,
Ou continue ton baccarat !
Tant que j'y suis, y en aura!
La relève après la relève !
J'ai jamais eu peur de la crève.
Sache comment que l'on me nomme :
C'est moi, le bon vieux Sans-Fatigue 1
Th sais ? le vieux Jacques Bonhomme !
Pas mal et toi? Toujours bon zigue, ^
A travers les siècles fourbus !
Je renâcle pas à l'obus.
Depuis dix mille ans que je trime,
Tout à vous, Généralissime !
LE CEnCLE DE GAIN. 79
Viande fumée ! Pas sa pareille !
Je vais pisser le sang d'ma treille
Sur la terre de mes papas...
Va, ne crains rien, ne t'en fais pas,
Pays de l'arrière I On s'attelle.
Bien serrés, à la queue-leu-leu,
Et nous labourons lieue par lieue
Tes garennes de la Moselle,
Et tes terriers de Picardie ! . . .
Ohé, les gas! Nous, on dégaine!
Nous allons cracher notre vie.
On vous suit. Passez, capitaine !
Ainsi fanfaronne et jacasse
Le pauvre homme avec son flingot
Qui s'en va livrer de nouveau
Sa viande ouverte et sa carcasse
Aux bousiers de France. Mais fasse.
Fasse le ciel que le pauvre homme
Que Jacques Bonhomme l'on nomme
Sois celui, là-haut, bon premier,
Qui s'avance, nu, sans cimier,
Sur le seuil paradisiaque.
Celui qui, droit, comme à l'attaque,
8o LA DIVINE TRAGEDIE.
Joue fracassée, bave aux cheveux,
Le sang aux dents, debout, se tient
Comme un roi devant les Trois-Dieux,
Avec ses tripes dans sa main !
UN SPECTACLE AU CAMP
Ce soldat, louvoyant un peu, s'est rapproché
Du camarade qui, là-bas, seul, sur la route,
Parce qu'il fait beau temps, à l'écart des tranchées.
Sifflote et, ir.achinal aussi, casse la croûte...
Il regarde s ils sont bien seuls, puis l'abordant,
A pas traînés exprès et cigarette aux dents.
Avec je ne sais quoi d'humble, presque gêné.
Il dit : « Je veux me confesser, monsieur l'abbé, w
Il explique : « Noël... voilà... et puis demain...
Sait-on jamais?... Alors.'.. » L'autre a jeté son pain.
(( Bien, je suis à vous. Quand?. . . Pourquoi pas tout de suite?
82 LA DIVINE TRAGÉDIE.
— Allons-y! Mais voilà, vaut mieux... Les camarades..
L'autre a compris : « Là-bas! » fait-il. Un joli site,
Ma foi!... Quatre bouleaux qui battent la chamade
A travers champs; un pli de terrain, ^ siiffisant
Amplement pour que nul ne voie et ne se doute
Qu'un homme est à genoux et qu'un autre l'écoute.
Ils devisent d'ailleurs d'autre chose en gagnant
L'endroit choisi qui va recevoir cet aveu.
Ils ont bien un peu l'air de combiner un crime
Plutôt que de vouloir se recueillir en Dieu,
Mais afiectent — gentils — un ton de blague intime.
Le mégot s'est éteint. (( Bougre de vent!... Du feu.^
C'est épatant... hier... le colo... trente Boches... »
Ils vont. Puis sérieux : « On sera bien, je crois. »
Ils s'arrêtent. L'im a tiré les mains des poches.
Et l'autre a commencé le signe de la croix.
Que peut-il bien avoir à confesser, cet homme?
De quel péché trop lourd dont il s'est senti las
Ce pauvre, ce soldat entre tant de soldats.
Sevré de toute joie, même du moindre somme.
Harcelé par la faim, un cilice de fange
LE CERCLE DE GAIN. 83
Le vêtant presque entier et lui faisant l'échiné
Lourde, — lui, plus privé que celui qui chemine
En demandant l'aumône, lui qui trime et mange
Le pain noir du devoir, mais qui livre, en pâture.
Sa poitrine au troupeau des màclicuses de chairs, —
De quelle boue, soudain, s'est-il compris couvert,
Pour qu'il soit là, dans ce paysage d'hiver,
Ployant, mystiquement, les genoux sur la dure?
Quel compte peut-il rendre à son Dieu?... La Nature
Préside à son secret. Le soleil divinise
L'instant...
Et c'est peut-être aussi grand que Moïse
Conversant, sous le ciel, librement avec Dieu,
Ces soldats, côte à côte, et le képi par terre,
Les yeux bizarrement tendus versle ciel bleu.
Dont l'un dit : Je m'accuse, et l'autre : Au nom du Père
Colloque d'aujourd'hui! Ils sont là, mains calleuses
Mais jointes... 0 son Dieu, donnez ce qu'il réclame
S. ce brave ! Donnez la vaste paix de l'àme.
Qui fait la vie possible et la mort savoureuse !
Donnez-lui le sommeil léger sur le sol noir!
84 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Et s'il est vrai que vous alliez le recevoir
Bientôt chez vous... alors donnez, à plein amour!...
Soudain l'agenouillé s'est ému. Il sanglote,
Comme un enfant, à gros bouillons, toufl'us et lourds;
Les larmes reniflées coulent sur sa capole;
Et le péché dont il a fait dépositaire
Ce soldat, si pareil à lui, mais qui bénit.
On dirait qu'ils sont deux à l'enfouir sous terre!...
Pauvre angoisse d'un cœur effaré d'infini!...
Le prêtre en le voyant misérable et si triste
Se penche et, lui tendant l'épaule fraternelle,
Omet légèrement le sacerdoce et mêle
Les langages profane et sacré. Il l'assiste
De tout son cœur, mais c'est un cœur très maladroit :
(( /Vttention ! . . . là-haut... comme ici... c'est tout comme.
On écope... » Après quoi, il se reprend, le doigt
Levé, selon le rite.
Ainsi parlent ces hommes,
Dans la lumière d'or, au seuil de la bataille.
C'est fini. Le pécheur est absous. Il se lève
De ce confessionnal de plein air et de rêve.
LE CERCLE DE CAÏN. 85
Il a le front plus clair; il redresse la taille...
Il respire le vent avec alacrité...
Puis, comme quelques-uns viennent de leur côté,
Et qu'on pourrait comprendre, il tend la main, joveux.
Et — tout sourire — dit :
« Ça va... Merci, mon vieux. »
L'OFFICIER DE GARDE
Une lune, à vos bas, traîne dans cet azur
Adorablemcnt trouble et paisible du soir.
Une odeur campagnarde emplit d'un souffle pur
La tranchée où chacun, fourbu, s'est laissé choir.
La nuit se fait complète, opaque. L'on dort ferme.
Très vague, au loin, la canonnade leur souhaite
Son bonsoir par-dessus le toit crevé des fermes...
Un peuplier avec une étoile à son faîte.
Non loin de là, perdu dans la brume naissante,
Rêve et bouge. — Il a l'air de jouer un solo.
Paix des champs ! Profondeur veloutée qui s'argente !
0 lune errante qui s'en va planant, là-haut...
C'est le soir paysan, la nuit accoutumée,
LE CERCLE DE CAÏN, 87
Qui reprend sa besogne et sa vieille habitude,
Ainsi qu'après un long moment de lassitude
Le bûcheron se lève et reprend sa ramée...
Au fond, dans le grand trou creusé, les hommes dorment.
Un officier courbé, pour éviter le tir,
S'accote au talus noir. Il distingue leurs formes
Et seul, pensivement, les regarde dormir.
Comme un troupeau de chiens, harassés, et repus
De chasse, de battues et d'odeurs de futaies,
Ils ronflent, en grognant, au-dessous du talus...
Ils livrent au sommeil leur âme simple et gaie !
Incliné sur le trou vagissant, l'officier
Suit le rythme de ce grand souffle régulier.
Il écoute.
Une amère et poignante tendresse,
Pour tant de pauvres miséreux qui lui confient
Si bonnement leur cœur, leur courage et leur vie.
Le saisit tout à coup ! L'émotion l'oppresse.
Il se sent rapproché de ces fronts endormis
Par toutes les bontés sereines de la nuit.
Il se souvient qu'en se couchant sur celte paille
Chacun a dit avec sa voix particulière :
8» LA DIVINE TRAGEDIE.
« Bonne nuit, lieutenant ! » . . .
Si c'était la dernière?
Comme ils dorment ! Alors son âme à lui tressaille.
Il repense à la voix affectueuse et bonne
De chacun; à ce point que chaque voix résonne
Encore à sa mémoire, et lui tient le cœur chaud.
Eux ronflent ferme au fond du trou! Quelques-uns rêvent.
Ils grognent vaguement. Ceux qui rêvent tout haut
Doivent se croire à la bataille. Un se soulève
Et pousse un bâillement de bête lasse. Un autre
A murmuré un sourd juron... Chacun se vautre
Contre son compagnon, en tas pelotonné.
Toute une fade odeur de dortoir sort de là.
Un relent de misère et de crasse, émané
De cet entassement d'êtres dans le coma,
(^^eux qui sont couchés là et, lourdement, reposent.
Ce sont des paysans de tous les coins de France,
Des ouvriers, butors épais ou grandioses,
Des fermiers, des commis... L'officier les recense
Un à im. Il les compte. Il en voit quatre-vingts,
Mais qui ne forment plus qu'un paquet indistinct
Qu'on entend remuer au fond de la tranchée...
Des braves, des costauds, un lâche qu'il connaît.
Un mélange de beau, de quelconque, de laid,
LE CERCLE DE GAIN. 89
Le pire et le meilleur, — jetés dans la plongée
Obscure d'un sommeil bienfaisant et candide.
Il se penche au-dessus de ce trou, dans le \ide.
Comme il se sent, ce soir, l'âme impressionnée !
Ils sont à lui, ils appartiennent à leur chef,
Ces pauvres gueux qui font toute une maisonnée !
Leur tâche était si longue et leur sommeil est bref.
Ils dorment, confiants, tous unis, tous pareils,
Dans le doute pourtant de leur dernier sommeil !
Alors de cette paix indicible, tragique,
Il setit que, progressivement, se communique
Cette espèce d'émoi qu'on a pour ses petits
Quand on les a couchés et donnés à la nuit.
Il étend, vaguement, la main vers leurs pénombres.
Comme s'il recherchait leur visage et leur nombre.
Et balbutie, un peu sanglotant malgré lui, •
Un mot, un mot de chef, simple, mais qui veut dire.
Ce soir, tout ce que l'homme en lui peut sentir battre
De paternité triste, un mot qui le déchire
Rien qu'à le prononcer dans cette paix bleuâtre
Qui monte de l'opaque immensité des camps
Vers la nuit étoilée :
« Mes enfants I . . . mes enfants I »
8.
go LA DIVINE TRAGEDIE.
Ce mot, c'est la première fois qu'il se rend compte
De tout ce qu'il contient de tendresse infinie!...
Longtemps, longtemps, sa lèvre tremble et balbutie
« Mes enfants... »
Il fait clair et pur. La lune monte. .
CHANSON DE ROUTE
Soldat, laisse là ton ami!
A l'endroit même où il tomba,
En l'embrassant, vous l'avez mis.
Nuit venue, après le combat,
Longtemps vous fîtes la veillée !
Puis enfin quand l'aube pointa.
Que la campagne émerveillée
Frissonna dans le petit jour.
Des talons jusqu'à la figure
Vous avez roulé tout autour,
Soigneusement, la couverture.
Le vent soufflait froid et léger.
Vous n'avez mis que de la boue
Sur le corps, pour le protéger!...
LA DIVINE TRAGEDIE.
C'est assez ; ce n'est pas beaucoup !
La gonflure est de terre noire.
Quel gazon y pourra germer?
Mais pourtant, si tu veux m'en croire,
Pars content : tu viens de semer !
Repasse là l'été prochain,
Parcours à nouveau la grand'plaine,
Et tu verras ce qu'il advient
D'un ami, en quelques semaines !
Tu verras comme il est changé
Ton ami qui dort au soleil !
Il sera tout endimanché,
Luisant, verdoyant, vermeil.
Tu verras, comme en peu de temps,
Il aura appris à chanter!
On fait des progrès étonnants
Lorsqu'on sent arriver l'été!
Laisse-le; tu l'as bien planté.
On ne plante bien qu'en hivesl...
Tu diras : « Je t'avais laissé
Pauvre, à peine recouvert
De lainage et de sol glacé.
Te voici chaleureux et vert !
Bonjour, copain, comment vas-tu.^
LE CERCLE DE CAÏN. 98
Nous avons gagné la bataille,
Si pas mal d'amis sont perdus.
Mais on se retrouve, où qu'on aille.
C'est bien juste qu'on se revoie !
On est vainqueurs ! Salut et joie !
Je te trouve mine superbe.
Je ne prévoyais pas tant d'herbe
Au-dessus de ton corps étroit!
Bien travaillé! Sois fier de toi.
Bonjour, l'ami ! C'est nous qui passe !
Que tu rendis belle la place
Miséreuse où nous t'avions mis !
Tu siffles comme un vrai buisson.
Bonjour, c'est nous qui repassons!
Bonjour, verdoyant ami ! »
LA CHARGE
L'officier leur a dit : « Mes enfants! Allons-y!
Apprêtez- vous... On va charger dans cinq minutes,
C'est l'heure. » Tous les fronts se sont tournés vers lui :
« On est prêt, capitaine. » Il leur sourit : « La lutte
Sera chaude. » Mais tous lui rendent son sourire.
Ils sont deux cents, ployés au fond de la tranchée.
Ils vivaient là, depuis des mois, regardant luire
Au-dessus d'eux toujours cette toile accrochée
Que l'homme prisonnier a dénommé le ciel,
Ayant mis en commun le rire et la douleur,
Ils vivaient là, tant bien que mal, depuis Noël.
Mangeant, fumant, peinant, chantant, et tous en choeur.
LE CERCLE DE CAIN. <JJ
Ce semblant de foyer, dans l'éternelle attente,
C'était un peu de la maison. On s'y faisait.
Ceux d'autrefois vivaient, plus captifs, sous leurs tentes...
On pensait : « Si le temps devient un peu moins frais,
La poisse moins collante aux pieds... » Et puis voilà,
Dans un grand coup de feu subit, immédiat,
Qu'il faut partir, qu'il faut quitter sans nul regret
Ce qu'à force de le vouloir on appelait :
Maison. Maison sans lit, sans silence et sans feu !...
Des absents quelquefois, des blessés. « Bonsoir, vieux! »
Disait-on... Somme toute, une vie très possible.
Consentie, où, pourvu que l'homme peine et trime,
On tirait bonnement son temps...
L'heure terrible
A sonné. Un frisson dans leur cœur unanime
Est descendu. La charge! Enfin!... Il leur tardait!
\ ous pouvez commander, capitaine. On est prêt.
0 minute profonde, effarée et sublime !
Ciel claustral qui recèles en toi les décrets.
Les destins, les arrêts, les désignations,
Et qui vas, tout à coup, libre et brisant tes gonds,
Jeter celte scmaille affreuse, par poignées,
Dans le vent du hasard où roulent les arnicos!
96 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Pas un soupir. Ah ! nul besoin qu'on le répète !
Ordre simple et formel : charge à la baïonnette.
Tous les hommes ont tàté les pointes, d'un geste.
On ajuste un képi, on boutonne sa veste.
Tous les préparatifs prudents, pour si l'on meurt.
L'œil se fixe sur cet acier que rien ne plie,
Ce fer de lance à qui dans leur brutale humeur
Les braves ont donné ce beau nom : Rosalie!
Rose de sang, fougueuse rose incarnadine
Et qui fleurit au bout tuteuré des fusils...
Chacun tout bas redit le nom de son pays
Et celui de sa femme. Ensuite, c'est Téchine
Courbée, que, vivement, ensemble, à coups de bêche.
On les voit ajouter trois marches au talus.
Trois marches pour poser le pied, de brèche en brèche,
Et d'où, quand sonnera la charge des élus.
Ils pourront s'élancer en trois bonds, sur la Mort.
On se tait... Le clairon comme un mince éclair d'or
Pointe, droit devant lui, sa ligne horizontale.
Il attend comme pour bondir à la rescousse.
« Une minute encor. » Toutes ces faces pâles
Se tournent. Un aimant surnaturel les pousse.
LE CERCLE DE GAIN. 97
La bouche vers la bouche et la main dans la main.
C'est l'adieu!... Une angoisse immense les étreint,
Une angoisse suée, heureuse, presque douce,
Une allégresse qui blanchit toutes les faces,
Et, tous ces pauvres gens qui vont mourir s'embrassent!...
<( Adieu... Je t'aimais bien !...,Tasais, vieux, si j'y reste...
Ma femme?... C'est promis!... T'iras voir la bourgeoise,..
Et puis... hein.^... souviens-toi... dans le sac, sous ma veste,
Cent francs pour ton tabac... » Et les mots s'entre-croisent,
Se fondent, volent, s'écrasent et se pénètrent!...
Une vague d'amour passe sur leur poitrine.
Ils sentent à leurs fronts, leurs yeux, dans tout leur être,
Monter l'émotion fraternelle et divine.
Toute la charité humaine vient d'éclore
Dans ces chairs désignées qui palpitent encore.
C'est le dernier frisson, c'est le dernier hurrah!...
Les dieux doivent pleurer dans le ciel, — s'ils sont là!
Quelques sanglots, quelques prodigieux sourires.
Des noms propres, gémis, murmurés, des jurons...
Ah ! suprême union impossible à décrire !
Chaque baiser donné, c'est l'obole à Caron.
Ils vont franchir le noir Léthé de la tranchée,
Et, sans un cri, on voit ces lèvres rapprochées
9
9» LA DIVINE TRAGEDIE.
Se baiser, comme, au jour des soleils triomphaux.
Face à face, ils feront se baiser les drapeaux...
En avant!... Est-ce un pli de vague qui projette
Cet étincellement furieux sur sa crête?
En avant!... Hors du sol ils viennent de bondir!
C'est une draperie humaine au vent jetée,
Une forêt qu'un vent de joie fait retentir
Et dont la cime en feu va se précipiter!...
Entendez-les! C'est la dernière Marseillaise!...
Une salve de feu les salue. Elle luit
Comme un brandon qui fait éclater des fournaises.
Un craquement de toile, et, par-dessus ce bruit
Sinistre, une ruée de poussières... Et puis...
La France est maintenant toute cicatrisée
De ces sillons quittés et de ces fosses vides.
Oh! les calmes sillons où sur la terre humide
On ne voit qu'un rideau d'alouettes posées!...
Que sont-ils devenus, ceux qui les habitèrent
Et qui s'en sont allés vers le grand horizon?...
Oh ! qui recomblera tous ces trous dans la terre?
En les voyant vidés, croules, tous ces sillons,
Et comme s'il flottait sur leur forme creusic
Une tiédeur de vie qui s'est éternisée*
LE CERCLE DE CAIN. 99
Je songe à des oiseaux morts, envolés, partis,
Je songe à des oiseaux qui sont lombes du nid...
Ainsi donc, c'était là, c'était là, mon amil...
Et mon pas s'alourdit en marchant dans ces plaines.
Je pense que mon âme à moi fut pauvre et vaine.
Un remords m'avertit que je ne pourrai plus
Etre pareil encore à celui q-ue je fus...
Un fardeau douloureux dans mon cœur est entré.
Et je sens tout le poids de la fraternité.
L'AUTEL DES PARFUMS
Voici le grand moment terrestre des parfums.
Et c'est cette heure-là que l'homme aura choisie
Pour projeter la lourde et pouacre asphyxie,
Ces colonnes de feu sur le charnier des Huns,
Ces creusets éclatés en plein azur, d'où sort
Toute une effusion nouvelle de la mort,
Cependant que le mai qui vient, blanc d'aubépines,
Surchargé de parfums prêts à s'évaporer.
Oppose à la science une alchimie divine,
Toute l'invention du printemps adoré!...
Oh! comme elle est novice et tendre, cette année,
Notre vieille nature enfantine, occupée
A préparer ses blés, ses parfums et ses branches.
Quand l'homme sombre est là qui la mine et la broie
Sans qu'elle en ait distrait une heure de sa joie!...
LE CERCLE DE CAIN. lOI
Printemps! c'est votre règne et c'est votre revanche.
Parfums! votre beauté ne sera pas souillée.
Allez! dispersez- vous sous la jeune feuillée,
Et ne redoutez point l'offense des charniers!
L'air est à vous quand c'est le temps que vous veniez.
Je me rappelle encor les jours d'été derniers
Oii l'on sentait planer sur les champs de bataille,
Par-dessus l'effroyable odeur cadavéreuse
Dont le relent vous époumone et vous assaille,
Une suavité toute délicieuse.
Vromate subtil que la nature aspire,
Qui met sur le charnier un suaire de myrrhe!
Morts exquis, quel parfum se dégage de vous?
Quelle est cette fumée qui se traîne et somnole
Sur la bruyère en fleurs et sur le sang des houxi*
Semblables aux vapeurs qui baignent les corolles
Et gagnent peu à peu les prés et les vallons,
Derrière les premiers relents nauséabonds,
Des entrailles des morts s'élèvent des volutes
Qui font penser aux sacrifices des Genèses
Et donnent à ces champs la paix des soirs de Ruth...
Quel est ce voile d'or flottant sur les fournaises?
Quelle est cette colonne immense de parfums?
Ce n'est plus leur fumée abjecte, sépulcrale,
9-
I02 LA DIVINE TRAGEDIE.
Les nuages de brome ou les vapeurs chimiques.
On dirait l'encens lourd et vague des tropiques.
Respirez ! C'est l'odeur de l'àme. Elle s'exhale
De l'ossuaire immonde et du charnier commun.
Elle nage vers Dieu. Elle monte en spirales.
Elle purifie tout. Elle assainit l'espace.
Rien ne résiste à son odorante brassée.
On sent le fond du ciel lorsque son aile passe
Et que sur tous ces corps elle étend sa fumée...
Si tu marchais parmi les sillons écarlates,
A travers les troupeaux de morts qui gesticulent,
Passant, tu sentirais que ton cœur se dilate
Pour l'avoir respirée au fond du crépuscule!
Elle se fond avec l'odeur pacifiante
Qui vient des bois charmants oîi le chevreuil habite,
Elle rôde à l'orée feuillue ou dans les sentes.
Il semble qu'elle vient d'un tas d'herbes qui fume.
Mais je la reconnais cette odeur ! Je la hume.
Elle embellit l'horreur suspendue et muette...
Odeur qui vous enivre, et si profondément
Qu'on prête à cette plage aride de squelettes
La gloire et la splendeur dont se vêt l'océan...
Tous ceux qui sont tombés sur la Mère des Mères .
Et gisent là, couchés dans l'herbe ou la poussière,
LE CERCLE DE CAÏN. Io3
Ceux qui surent jeter leur âme aux sacrifices,
Ces demi-dieux hnmains, éventrés, qui pourrlssenl,
Sont autant de bouquets et de fleurs répandues
Sur les marches et sur les tapis d'un autel !
C'est toute une révolte et toute une étendue
D'offrandes d'où s'élève un parfum immortel,
Si fort que tout à coup on se sent emporté
Vers un pays d'a/nr et de suavité.
Tous ces morts, ramassés dans leurs gestes d'instinct,
Redevenus de petits êtres enfantins,
Dans les oppressions de leurs poses à plat.
Leurs ratatinements frileux, rudimentaires.
Leurs croisements étroits de jambes et de bras.
Leurs attitudes de sommeil et de prière,
Dans une expression de souffrance sans nom
Sont là, jetés, comme une hotte d'embryons...
Mais le grand champ des morts est le pays des âmes.
Marcher dans ce désert, c'est sentir qu'on avance
A travers une sphère opaque, lourde et dense,
Si chargée qu'on attend qu'il en sorte des flammes.
Or ce n'est que l'amour qui flotte et qui surnage !
C'est sa moiteur féconde et son exhalaison
Qui monte de ces morts et de tout ce carnage,
Ces morts tuméfiés, ces morts que nous pleurons,
lo4 LA DIVINE TRAGEDIE.
Troupe sur qui la nuit va jeter son manteau
Pudiquement pour que toute horreur soit proscrite,
Ces morts qu'on ne peut plus oublier quand on quitte
Les champs où sont dressés leurs tas monumentaux!
Non, je ne pourrai plus l'oublier, cet arôme
Puissant, substantiel, morts, que vous sécrétez!
C'est le charnier purifié par vos fantômes.
Pour t'avoir aspiré dans un soir lourd d'été,
Mêlé à la senteur vaporeuse des bois,
Des plaines, des vallons, des ondes et des cieux.
Ah! puissé-je à jamais te conserver sur moi,
Parfum qui vient de vous, ô morts délicieux!
Imprègne pour toujours mon cœur, mes vêtements,
Mon œuvre, et mêle au plus débile de mes drames
Ton immortalité et ton recueillement,
Inépuisable, incomparable odeur de l'âme !
LE COMBAT D'AVIONS
Dans le soleil on voit deux flèches minuscules
Se chercher, voleter, tourner, monter, descendre.
Comme autour d'un étang dansent deux libellules.
On croirait les amours d'insectes. C'est très tendre
Et pas terrible. L'aile heureuse a des virages
Qui semblent en passant caresser les nuages.
De temps en temps, au loin, de petits flocons blancs
Eclatent, qu'on dirait accrochés à leurs flancs.
C'est tout un long semis de boules transparentes
Jetées là pour marquer la route dans le ciel.
Des détonations profuses, la détente
Sèche de la mitrailleuse marquent le duel,
Le combat gracieux impossible à atteindre.
Perdu dans ces flocons qu'un vent léger dénoue...
loG LA DIVINE TRAGÉDIE.
Et tout cela est si distant de notre boue!...
On entend, tout là-haut, cliqueter les cylindres,
Bruits mêlés de machine et d'armes qui ferraillent...
En bas, couchés dans leur cantonnement, parmi
Les collines boisées et les champs assoupis,
Tous les soldats muets regardent la bataille...
Alors, seuls, ayant pris plus de hauteur, féroces,
Les deux oiseaux de proie l'un sur l'autre foncèrent,
Deux faucons décapuchonnés, oiseaux colosses
Qui tiennent des éclairs tonnants entre leurs serres.
Le corps à corps est brusque, exact et ponctuel.
Une voracité terrible emplit le ciel.
Tous deux montent à la façon des aigles lourds.
Des éperviers, par de grands cercles tournoyants.
C'est aussi le lazzo que décrit le vautour
Fascinateur avant de briser son élan
Et de s'abattre net sur la proie, dans la plaine...
Le bec pointu des mitrailleuses crache et fume.
Des espèces de jets lancés font des antennes
A ces bêtes du ciel qui secouent leur écume
En blancs flocons, éparpillés sur tout l'azur!
Tantôt chaque avion se redresse ou se penche
Et s'écroule comme un bolide, en avalanche,
LE CERCLE DE CAIN. 107
Ou bien tanlôt, bouclant la boucle, d'un vol sur,
Il rebondit presque aussitôt pour patiner
Sur la piste céleste avec ses ailes blanches!
Maintenant à grands coups mortels, éperonnés,
C'est bien le corps à corps où deux rages expirent,
Chacun voulant survoler l'autre et lui darder
Sa décharge de mousqueton en plein gésier.
Prestes, brusques, ils vont, viennent, dans leur délire,
Cabrés, droits tout à coup et découvrant des griffes
Et des ongles d'acier rutilant au soleil...
Ce fut si beau, c'était si grand, ces appareils
Qui livraient dans l'azur leurs combats d'hippogriffes
Que les soldats, des deux côtés de la tranchée.
Oubliant la bataille et relevant la tête.
Restaient béants comme un troupeau d'anachorètes.,.
Et lorsque tout à coup la double aile penchée
Indiqua que la mort avait frappé son coup,
Lorsque l'on vit ce corps raidi, devenir mou,
La chose flasque, vague, et rompue qui se traîne.
Puis, dans un claquement, se joindre les deux pennes,
Comme on lève les bras au ciel de désespoir,
Et quand tomba la chose inerte, fulgurante.
Décrochée de l'azur, quand ce fut la descente
108 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Du héros qui renonce et qui se laisse choir,
Alors, d'en bas, jailht un hurrah formidable!
Un cri d'ovation terrible s'éleva,
En l'honneur d'un combat digne de quelque fable.
Les canons s'étaient tus, pour permettre au hurrah
D'emplir seul l'étendue des cieux vers le vainqueur.
Ces soldats ennemis, en agitant leurs casques.
Comme jadis César pour les gladiateurs.
Les yeux encor emplis de ce duel fantasque,
Firent ce que jamais des soldats n'avaient fait
Dans aucun temps passé et sous aucun empire;
Devenus tout à coup les hommes de la paix.
Ayant même oublié la guerre, ils applaudirent!
Jeux du cirque ! Histrions ! Vieille ivresse olympique !
Quoi? C'est donc toi toujours l'instinct héréditaire?
Et j'aime qu'on ait vu ce moment presque unique ;
La beauté du combat singulier faisant taire
L'énormité massive et triste de la guerre.
Porta triomphalisl Sous vos arceaux encor
Le peuple est là, pressé, qui regarde l'arène.
Les jeux du bestiaire, au milieu de la mort.
Même après deux mille ans, c'est toujours l'âme humaine
Pareille aux premiers jours, c'est le même combat
LE CERCLE DE CAÏN. 109
Que le gladiateur poursuit devant César,
L'Histrion merveilleux, mais que l'on affubla
De deux grands ailerons pour emporter son char!...
Un applaudissement vers la sublimité
Du jeu, du risque et de la mort, vient de monter.
Lorsque Faust, à la fin du poème tragique.
Est tombé sous les pieds fourchus de son vainqueur.
Quand Méphisto, joyeux, ayant fermé boutique,
S'apprête à rapporter chez Pluton ce vieux cœur
Qu'il a gagné, dans un pari, à Dieu le Père,
L'infini frissonnant de cet éclat de rire,
\ aincu par le démon qui l'avait défié,
Tente un dernier effort pour reprendre au vampire
La proie morte sur qui Satan a mis le pied!
Car l'àme est là, qui vit encore et qui palpite
Dans les chairs froides de la dépouille maudite.
Car elle est là, cachée et remuant ses ailes,
La voltigeante, la fugitive Psyché,
Que Satan va sceller dans un cercueil clouté...
Alors, là-haut, le ciel entier et ses cohortes,
Et le père profond, et le père extatique.
Les sérajphins et les chérubins de la pr)rtc,
10
no LA DIVINE TRAGEDIE.
Dépêchent vers la terre, en flottantes tuniques,
Beaux, divins, amoureux soudain de notre fange, .
louL le Sacré-Collège, au complet, des Saints Anges.
Ils arrivent, flocons gracieux, pêle-mêle.
Et jettent, au milieu d'un grand battement d'ailes.
Des branches d'amandiers et des branches de roses,
Tout l'éblouissement d'un printemps efl"euillé,
Autour du cercueil neuf dans lequel Faust repose.
Horreur! voilà Satan distrait par la beauté!
Ces bambins virginaux qui jouent, cette racaille
De grâce et de candeur lui réjouit la chair.
La flamme de l'amour le brûle et le tenaille
Plus que tout le brasier grailionneux de l'enfer;
Il se passe ce drame et cette chose étrange :
Satan transverbéré par la splendeur des anges!
Il voudrait les toucher, les baiser de sa lèvre.
Il tend vers eux des bras chargés de convoitise.
Tout son corps arde de désirs; il a la fièvre.
C'est la contagion du beau qui l'exorcise.
C'est le spectre d'amour qui lui marque la peau.
0 triomphe du bien! o majesté du beau!
Satan, distrait, poursuit chaque ange; il tend les bras,
Ravi, jouant un jeu qu'il ne soupçonnait pas
Avec des bambins aguicheurs, dans un déluge
LE CERCLE DE GAIN. m
De roses, d'amandiers, de pollens et d'odeurs!...
Le voilà réussi, le divin subterfuge!
Ils ont incendié i'àme du négateur.
Et les anges, ayant fini leur mission
De distraire le mal par la grâce des choses,
Ravissent la dépouille de l'homme au démon
Pour l'apporter à Dieu — au prix de quelques roses...
C'est fini ! le larcin terminé, Méphisto,
Hagard, vaincu par la distraction du beau,
N'a plus qu'à tournoyer sur la tombe vidée.
Psyché est sauve!... Une minute, une seconde,
Ce fut l'enfer abandonné pour une idée.
Et par l'émission d'une aile sur le monde!
C'est là le dénouement que Gœthe imagina.
Mais sur terre, ici-bas, dans nos Édens de boue
Oii rien de notre drame humain ne se dénoue
Par l'intervention ailée de l'au-delà.
C'est encore beaucoup, ne fut-ce qu'un instant.
Au milieu du grand cataclysme universel.
Qu'on ait vu, attentive aux grâces de ce duel,
L'horreur d'en bas s'arrêter net, — comme Satan
Devant les anges. Et c'est beaucoup que la guerre.
Retenant un moment son cœur et son haleine.
LA DMINE TRAGEDIE.
Pour contempler là-haul quelque prouesse altière,
Ait fait crier d'amour les soldats de la haine!
Et moi, dans les remous de cette guerre impie,
J'admire une aussi simple et belle allégorie,
Qui veut l'instinct dompté parla splendeur du geste.
Où la présence des vrais dieux se manifeste
Dans l'acclamation de l'ombre vers l'espace.
En sorte que le jeu farouche d'une chasse
Que l'homme fait à l'homme, au-dessus des forêts,
Et qui suspend l'horreur en raison de sa grâce.
C'est pour nous, ceux d'en bas, comme si l'on voyait,
Dût-elle être payée d'une chute mortelle,
La Beauté, dans l'azur, éployer sa grande ailel...
LES GRILLONS
Lorsque la nuit descend sur la grand'plaine rase,
Tout est gîté. Plus rien ne bouge. Calme plat.
La lune à l'horizon se faufile et s'embrase.
Sur ce désert, une rosée par-ci par-là
Met sa fraîcheur. Et l'on entend frémir des feuilles...
Vastitude des soirs, frigidités lunaires!
C'est l'heure où la nature écrasée se recueille.
Alors dans ce désert de la nuit triste et claire,
S'élève tout à coup un grand chant souterrain,
Des voix, montées d'on ne sait oii, qui retentissent
A travers les sillons cheminants et lointains.
De quel gouffre entr'ouvert et de quel orifice
A surgi cet écho strident!^... On ne voit rien.
La plaine est plate, droite, et calme comme un flot
10
Il/i LA DIVINE TRAGÉDIE.
Le chant monte. 11 est là tout près, et puis il gagne
Le bois prochain, le fleuve, toute la campagne...
Quelles sont donc ces voix, fortes dans le soir chaud,
Qui laissent au hasard s'ébrouer leurs clameurs.
Gomme le choeur des invisibles moissonneurs
Quand le jour a jelc sa faucille et qu'on voit
Se poser mollement la lune sur les bois;'...
Et de quel temple souterrain peut-il s'agir.^
Ce sont, cachés au fond des sillons, sans se voir,
Gomme s'ils entonnaient quelque messe du soir,
Et jusqu'à l'horizon qui ilnit de bleuir,
Des peuples dont la stridulation égale.
Par les beaux soirs d'été, la chanson des cigales...
Ce sont ceux de chez nous, ce sont ceux de l'Asie.
De Bénarès, du Sahara et de Mysore,
Et ceux de l'Amérique, et ceux de Westphalie,
Tous ceux du Canada, de Ceylan, de Lahore,
Arabes, Marocains. Ecossais, Bavarois,
Tous ceux de France, ceux des Iles britanniques.
Les Allemands, sous tout le ciel, tous à la fois,
Avec tous leurs banjos et leurs tambours d'Afrique,
Et les guzlas, les cymbalons, la flûte aiguë.
Les pistons de guinguette, avec leurs gramophones,...
LE CERCLE DE CAIN. II. ^
Tous ces hommes aux peaux confondues, noires, jaunes,
Blanches, brunes, musclées, maigrelettes, charnues.
Tous chantent ! Et chacun chante la même chose,
Quelle que soit la mélopée et le refrain,
Et quoi que dise la chanson du ciel lointain,
Et son adagio, ses soupirs et ses pauses...
Ils chantent les pays brûlants qu'ils ont perdus
Tous ces ciels merveilleux qu'ils ne reverront plus.
Les uns sans bien savoir pourquoi même ils sont là
A pourrir sur le sol d'un pays inconnu.
Ils jettent à plein vent, doux après le combat,
Les hymnes du repos, les longues nostalgies,
Les regrets à l'enfance et l'amour de la vie.
Ils chantent la maison, le toit et la fumée.
Toujours la maison, les enfants, la bien-aimée,
Et leurs pluies, leurs soleils, et leurs gloires suprêmes.
Et la couche où l'on dort et la couche où l'on aime...
Les yeux se sont tournés vers le rêve invisible.
Il n'y a plus de mort ! Il n'y a que l'espace,
A travers quoi l'âme s'enfuit, s'essore et passe,
Comme un pigeon dans les contrées de l'impossible.
Toute chanson répond à l'autre, — et la vénère
Et la comprend. Ce sont les chansons de la terre...
L'heure du souvenir envahit les armées.
Il6 LA DIVINE TRAGEDIE.
Chaque tranchée écoute au loin chaque tranchée,
Et, désolement nostalgique, chaque voix
Avec l'accent de sa traînante mélopée
Semble dire à la terre : « Hélas ! Pourquoi? Pourquoi? »
On ne distingue rien. La plaine est plate et rase.
Les prés, pleins de vapeurs, sont comme à l'ordinaire,
Au moment où commence un vaste chant d'extase.
Le soir, quand tout s'allège et que la lune est claire...
Il n'y a de changé que ces voix souterraines;
Car dans tous les sillons tracés de son labour
L'homme est là, somnolent, parmi le demi-jour
Qui marque son repos et la fin de sa peine.
Mystérieusement tapi, les yeux levés...
Ne sont-ce pas des moissonneurs las, dans les blés?
Et leur hymne nocturne et triste est tout pareil
A celui qui, après le coucher du soleil.
S'élève avec le vent dans les soirs chauds d'été.
Lorsque les voyageurs des espaces stellaires
Écoutent jusqu'à eux, rêveusement, monter.
Dans le chant des grillons, la plainte de la terre.
LES GANTS BLANCS
(' Blanche de la blancheur de l'impeccable hermine,
(( Ma main resplendira dans la furie divine,
« Comme un symbole allier de la race et du sang.
(( Je veux à mon poignet du blanc éclaboussant
« Et je souffletterai la mort avec le lys.
(( Mes beaux gants du dimanche, immaculés, sans plis,
(I Ce sera mon plus neuf et plus hautain plaisir
u De les mettre, comme si j'étais à Saint-Cyr!
« Oh ! qu'ils auront bien l'air, tous deux, d'être cela :
(( De la neige, du lys, du rayon, de l'éclat!
« Vous, vous ne les mettez, pleutres, qu'à la parade !
« Mais nous quand nous dirons à la mort : Camarade!
« Nous lui tendrons des mains vraiment dignes de nous
« Et nous pourrons broyer les vôtres sans dégoût!
r8 LA DIVINE TRAGEDIE.
Votre poudre, nous la secouerons, noirs barbares,
Du bout des gants comme la cendre d'un cigare!...
Blanc pur, le blanc de France, intégral, sans nuance...
Nous vous souffletterons avec cette innocence!
Nous vous offrons, tireurs, ces nouveaux points de mire
Les deux gants blancs, que sont nos mains, couleur de cire.
Les voici sur le fond glauque ou bleu des armées.
Visez bien! Et sachez qu'elles sont parfumées.
iNous les voulons ainsi, correctes, élégantes.
C'est pour vous égorger que la France nous gante!...
Visez bien! Voici les petits aristocrates.
Nous avons tous signé, de cette main, le pacte
De mourir en gants blancs, comme on part à la chasse.
Ou bien de les lancer, vainqueurs, à votre face! »
Enfants, vous vous disiez ces choses puériles.
Vous vouliez au combat des candeurs d'Evangile,
Des propretés d'autel, un aspect de dimanche.
Et vous imaginiez cette symphonie blanche.
Sans prévoir rien de la messe terreuse et noire,
La besogne avilie, presque blasphématoire,
D'une guerre moderne inventée par des gueux
Qui n'ont de gants que pour cacher leurs cuirs rugueux
Et leurs callosités d'esclaves ! C'était beau.
LE CERCLE DE GAIN. I19
Ce rêve trop naïf de monter au tombeau
En élevant des mains dynastiques, sublimes.
Blanches de la blancheur dont se parent les cimes,
Et que rien n'atténue, même un reflet d'aurore!
Mais n'a-t-il pas fait mieux et plus sublime encore,
Le Destin qui trouva, en guise de réplique,
Ln dénouement contraire et pourtant identique,
Pour le dernier salut, pour le dernier dimanche.
Eu mettant ce gant rouge, enfant, à ta main blanche!
L'OFFICE
Qui donc eût osé dire : « Il blasphème le ciel »,
Lorsque l'on entendit, comme un prêtre en liesse
Qui, la première fois, va monter à l'autel,
L'artilleur s'écrier : « Je vais dire la Messe »?
Sais-je s'il n'était pas quelque prêtre authentique
Celui qui rugissait ce cri comme un aveu,
Gomme un remords, afin qu'il montât jusqu'à Dieu
En parodie du sacrifice eucharistique,
Les assistants étant tous ses frères d'angoisse
Sur qui sonnaient les cent obus de la paroisse?...
Paracelse eût trouvé qu'il avait bien raison
Ce théosophe épris de sa comparaison
Qui, poursuivant son Dieu dans ses métamorphoses.
LE CERCLE DE CAIIS. 131
Appelle : autel, l'afTût du canon où repose
L'Agneau de Dieu, gracile, au plein soleil couché,
Le pur agneau par qui sont remis nos péchés.
Cet autel, comme l'autre, a des servants qu'on nomme
Ainsi dans les deux cas. La langue est économe.
La fumée sert d'encens à tous ces encensoirs
Qui, bleuissant la nef, font avancer le Soir.
Penché comme en prière, ou droit, à chaque obus.
Le prêtre dit : a Sanctus, sanctus, sanctus Deus. »
Mais chaque fois qu'une âme entre dans l'infini
Le diacre ajoute à voix basse : « Pax Domini! »
Et les répons que font tous les coups de canon
Sont l'amen qui conclut, là-bas, chaque oraison!...
OSertoire du sang et du corps, tout y est.
Jusqu'à ce grand passage, entre tous pathétique,
Qu'est l'élévation terrible du boulet!...
Le culte le plus haut s'allie à la tactique.
Devant sa pièce le soldat-prêtre officie,
Et tous nous frémissons d'aise lorsqu'il ajuste
Ce bloc d'airain où sont les espèces augustes,
Comme dans le ciboire il introduit l'hostie.
Christ absolve la phrase épique du servant
Qui s'accote à l'affût comme à la Sainte-Table!
Et blasphème fut-il jamais plus pardonnable?
122 LA DIVIJiJE TRAGEDIE.
Donc, sonnez, sonnez fort, obus, éperdument,
Jusqu'à ce que la nuit accorde sa réponse
De mort à cette célébration maudite.
Et qu'un silence lourd, par tout le ciel, annonce
Que le Verbe est fait chair et que la messe est dite.
LE NOUVEAU CHRIST
L'obus vient de frapper un grand christ de calvaire,
Et le bois de la croix s'est volatilisé.
Comme un aigle éployant les ailes sur son aire
Le Christ reste debout. Rien ne l'a renversé.
Mais il est délivré du fardeau millénaire
Et de son portement liturgique aux épaules...
Ainsi, debout, absolument méconnaissable,
Il a bien plutôt l'air, sur le roc, d'un vieux saule
Découronné, mais qui se tient, possible et stable.
C'est bien toujours un Dieu, mais ce n'est plus le même.
Nul homme encor n'avait sans doute imaginé
Quelle étrange figure et quel nouvel emblème
Ferait, sur fond d'azur, ce christ inopiné,
Les bras soudain ouverts et les mains déclouées.
124 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Transformant tout à coup, en haut d'un promontoire,
Son geste de supplice en geste de victoire.
C'est un libérateur écartant les nuées,
Et c'est un Dieu de joie que ce Dieu décloué!
Son geste crie : « Venez! En avant! Evohé! »
0 stature que n'eût prévue aucun apôtre!
Ce mort n'est plus le Christ enchaîné. C'est un autre.
Sublime allégorie sculptée par un obus !
Ils ont broyé ta croix. Enfin!... Vive Jésus!
Seigneur, Dieu des chrétiens. Dieu des promesses saintes,
Lorsqu'en vous incarnant dans un homme vous vîntes,
Ce fut — la Foi le dit — pour délivrer le monde.
Or, aujourd'hui, vous parachevez l'Evangile.
Sur de nouveaux martyrs qu'un dogme neuf se fonde!
Auriez-vous donc trouvé que l'œuvre était stérile,
Et qu'il fallait encore un deuxième mystère?
Ou bien estimez-vous que c'était encor peu
Pour prix d'un tel salut (jue la mort d'un tel Dieu,
Puisque vous avez mis l'horreur sur votre terre,
Et toléré. Seigneur, ce grand assassinat
De martyrs entassés sur tant de Golgotha?
Mais c'est fait. Te Deum! Plus de Deprofundis!
LE CERCLE DE CAlIt.
Gloire à l'obus pointé qui foudroya les bois.
Le Monde est libéré, ô Jésus! Plus de croix!
En mourant à nouveau dans chacun de vos fils,
Vous l'avez racheté pour la seconde fois.
LES DEUX TROUPES
On a dit à ceux-ci :
(( C'est la dernière guerre.
Allez combattre pour la paix universelle!
Il faut vaincre et. s'il faut mourir, mourez pour elle.
Les hommes, dans des jours prochains, seront tous frères.
Nous ne toucherons pas, nous, id cime du rêve.
Soit!... Mais nos fils nous béniront. Nous leur ouvrons
L'espace du sommet et, derrière les monts,
Pressentez l'astre indubitable qui se lève!
L'antique barbarie pousse son dernier spasme.
Après quoi : royauté du peuple, les tyrans
Précipités, partout des cœurs compatissants,
L'idolâtrie, brisée à coups d'enthousiasme.
Toute société refaite et refondue...
LE CERCLE DE GAIN. 127
Paix sur la terre aux ouvriers de l'idéal!
Saint travail! Plus de sang. Le bonheur social.
Allons, enfants! Debout!... Non, ce n'était pas vous
Qui deviez profiter du rêve humanitaire.
Ce sont vos fils. Puisqu'il le faut : Mort à la guerre!
En plein cœur! Porte-lui, peuple, les derniers coups,
Et que soit écrasée par toi la bête immonde!
Allez, vous conquérez la Liberté du monde!
L'avenir vous regarde et tend les bras ! »
Alors,
Heureux et le sourire aux lèvres, ils sont morts.
On a dit à ceux-là :
« Voici le châtiment.
L'homme avait dénoncé son pacte avec le ciel.
Dieu le punit de son reniement criminel.
D'avoir fait alliance avec l'Esprit qui ment.
Le flambeau de la Foi se trouvait en péril.
Mais la France et la Foi renaîtront plus prospères
De l'épreuve de feu qui purifie la terre.
Dieu commande. Humblement, disons : Ainsi soit-il
128 LA DIVINE TRAGEDIE.
Allez vous battre, fils de vos rois, fils des preux,
Soldats de votre Église, amis de votre Dieu!...
Soyez vainqueurs. Après l'autodafé, la France
Lèvera l'étendard paré de fleurs de lis,
Et, le faux rêve humanitaire enseveli.
Tout deviendra : Clarté, Ordre, Foi, Espérance!...
Vainquez pour votre Dieu et la rédemption!
La lutte est douloureuse, aveugle, mais la lutte
Est le commencement de la sainte raison.
Car la libre-pensée accélérait la chute.
C'est vous qui sauvez tout, enfants! Je vous adjure
De délivrer notre pays ensanglanté.
Derrière le rempart de la montagne obscure,
Voici monter la Croix, gage d'éternité!...
En avant ! . . . Dieu vous voit et vous commande ! »
Alors,
Heureux, et le sourire aux lèvres, ils sont morts.
L'ILLUSION EN MARCHE
Dans cette chiennerie de peuples dévorants,
Dans cette reniflée et ces lampées de sang,
Dans cette mortuaire et sinistre fringale
Qui va de l'orient aux mers occidentales,
Quel est celui d'entre ces flaireurs de supplices.
Bas-empires fourbus ou vainqueurs, qui ne croit
Combattre pour la Vérité, pour la Justice,
Et qui ne s'attribue ce nom : Soldat du droit?
Pas un!... Pas un qui ne s'élance ou qui ne tombe
Dans ce delirium-tremens de la planète,
Pas un qui n'ait livré sa chair à l'hécatombe
Sans avoir cru qu'un Dieu combattait, à leur tête,
Pour l'instauration d'un idéal suprême.
L'Idée marche en avant de l'Acte. Et cette idée
l3o LA DIVINE TRAGÉDIE.
Qui traîne les patries en rut et débridées
A toujours nom : Justice et Raison. C'est la même,
Quel que soit le drapeau. Et vainqueur, ou victime,
Eux sont toujours le droit, l'adversaire le crime.
Tout homme, fier soldat de sa chimère, expire.
Heureux de lui donner sa vie dans un sourire.
Illusion! Illusion! C'est toi qui mènes
Le monde! Illusion! C'est toi qui nous entraînes,
Jeunes fous enivrés de ton sillage d'or!
Nous aspirons la transparence de ton corps.
Pour chacun n'es-tu pas la grande poursuivie,
Béatrice apparue au milieu de sa vie?.,.
Illusion! 0 spectre amer et sans visage.
Forme qu'on voit de dos toujours, dans un sillage,
Ton fantôme indéfiniment multiplié
Passe, et tous ont baisé la trace de ton pied!...
Menteuse illusion! Qui donc sur cette terre
A raison:' Vérité, ton nom est-il Mystère.'*
Et cependant la Vérité indivisible
Est quelque part. La vérité est une. Alors.'*...
Où.^... Chacun la possède et ce n'est pas possible
Qu'elle soit à chacun! Alors.'* Qui seul a tortP
Ou qui seul a raison P.. . Béatrice adorée,
LE CERCLE DE GAIN, l3i
Tu vas, — et l'univers se déploie en armée
Derrière ton fantôme apparu... Seulement,
Quelquefois, au plus fort du combat, la nuée
Couvre le corps à corps des peuples écumants.
On ne voit plus. On ne sait rien dans la mêlée.
Qui livre la bataille? Et que se passe-t-il?
N'est-ce pas toi qui t'es brusquement retournée,
Attendant que tes proies fussent bien en péril P
Puis, démasquant tout ton mensonge, Illusion,
As-tu foncé sur le cortège qui te suit,
Et ces cris de furie forcenée, dans la nuit,
N'est-ce pas la fatale et sombre expiation
Du rêve? N'est-ce pas le guet-apens funèbre
Où, Gircé, tu menais ton troupeau, en chantant?
Ou bien n'est-ce qu'une bataille, simplement,
Et que le meurtre égalera aux plus célèbres.
Avec son même contingent habituel
De morts, son holocauste affreux où se confondent
La race de Caïn et la race d'Abel?
C'est probable... Pourtant, lorsque la paix profonde
Est descendue sur le charnier, et que l'aurore
Éclaire enfin de son rayon multicolore
Cette uniformité alignée de chairs mortes.
Parmi tous ces héros démembrés, déjà froids.
l3a LA DIVI^E TRAGÉDIE.
A les examiner de près, on s'aperçoit,
Gortime à certains coups se reconnaît l'assassin,
Qu'il n'en est peut-être pas un seul qui ne porte,
A gauche, au même endroit, juste au-dessous du sein,
Soulignée par un grand trait de sang circulaire,
La griffe monstrueuse et nlorne des Chimères.
LE HÉROS
J'exècre le poncif bravache et soldatesque.
La guerre est une vaste et merveilleuse fresque,
Sur la toile du temps brossée à larges traits...
Je n'admets pas que, sous couleur de populaire,
Pour monter un tirage à cent mille exemplaires,
L'image et le journal prostituent le portrait.
Le type est galvaudé. Nous les avons trop lus
La blague du biffm, le faux mot du Poilu,
Le coq-à-l'àne en fleur aux lèvres de Gavroche
Qui tombe en débitant sa pirouette aux Boches.
Le « Tirez donc, les gas! » ou le « Debout, les Morts ! »
Cette poncivité grasse et de bon rapport
Qui de l'historien ne fait plus qu'un faussaire,
Emargeant à l'affreux mensonge de la guerre.
l3/i LA DIVINE TRAGÉDIE.
Et qui donne à la bouche horrible qu'on mutile
L'expression stupide et fausse de l'idylle!
Vérité, vérité manifeste, au cœur triste.
Vérité devant qui s'effare l'utopiste
Et le pharisien, il faut qu'on te défende,
Et que tu n'ailles pas crouler sous la légende !
Oh I lève-toi, vivante, et telle que tu fus
A travers ton chaos monstrueux et confus,
Mais illumine-nous de ta vaste colère.
De ton hautain dégoût, vérité de la guerre,
Simple, dure, terrible, entraînant un torrent
D'idées, autour de toi rôde le guet-apens
De l'immense bêtise humaine qui dégrade
Toute noblesse de penser par des bravades.
Qui nous sort son panache pauvre et périmé.
Ses exhortations vides, ses bouts-rimés,
Sa feinte gaillardise ou son sublime indigne,
Tout ce patriotisme fade à tant la ligne
Et ravale le réalisme de la guerre
 l'image à deux sous pour école primaire!...
Et tout ce maquillage éhonté de la mort.
Sous prétexte de nous verser le réconfort !
Ah! ce qui sortira pourtant de toi. Pensée!...
Cette insulte, quand tu volais à l'apogée.
LE CERCLE DE CAÏN. l35
Ce coup de feu contre ton aile, et le génie
Douloureux qu'aujourd'hui notre noblesse expie,
C'est ce drame fiévreux et grave que l'on sent
Battre et nous remonter dans la chaleur du sang!
Au-dessus de la blague nauséeuse et terne
De Pantruche, je vois des beautés plus modernes.
Je ne conteste pas Ga^TOche et le briscart
Qui rendent l'àme dans un rire goguenard.
Ce sublime livresque existe. Il est fort beau.
Pareille insouciance embellit le tombeau —
Mais il est, en ces temps, un plus large héroïsme,
Un plus lucide orgueil dans le patriotisme,
Quelque chose de plus humain dans l'àme humaine,
Et de plus réfléchi devant la mort prochaine.
Nous voyons des sommets plus purs à la vertu!...
Je préfère cent fois au lili liéroïque
Un soldat tout aussi réel, plus authentique :
Ce grand hén)S improvisé, inattendu,
Ce bel enfant, aux traits graves d'aristocrate
Hier encore assortis au ton de sa cravate,
Qui, penché sur l'étude et docile aux pensées.
Prévoyait mal à quelle immense destinée
Son cœur élait promis et son dédain voué;
Cet homme, indifférent à se faire tuer.
130 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Mais que savoir la mort triste et laide n'empêche
Nullement de mourir le premier sur la brèche,
Hautain, plein de mépris pour tant d'insanité,
Ce penseur qui renie la guerre fratricide
Mais, empoignant les flancs de l'Archange irrité
Qui l'emporte en chantant au vent de sa chlamyde,
S'élance, et — pâle un peu de s'en aller mourir, —
A tous ces chiens saignants et hurlant de désir,
Gomme un quartier de viande à la meute en furie,
Jette la sombre ardeur de sa mélancolie I .. .
LE SOLDAT DE iOlo
Dieu dit aux fils de Gain le la-
boureur : « Vous labourerez la terre
qui a ouvert la houclie pour boire le
sang répandu, d
Quand on pénètre dans la zone d'épouvante
On commence par voir un désert, où se tord
Un squelette ahuri, fantomal, d'arbre mort.
C'est une sentinelle, au milieu des tourmentes,
Qu'un Virgile, sans doute, a dû laisser par là.
C'est l'entrée du boyau où j'ai lu « Speranza »,
L'ouverture du cycle où les âmes défaillent.
Le sol tout aciéré, tout dallé de limaille
l38 LA DIVINE TRAGÉDIE,
A remplacé les champs du labour et l'éteule.
Partout le désert plat. De loin en loin, des meules
Ont l'air d'obus fichés en terre, aérolithes
Tombés don ne sait quel olympe hétéroclite.
Mais plus loin ce n'est plus la zone désertique,
Et là point n'est besoin d'arbre qui vous indique
Un enfer, sur lequel un exergue est gravé...
Rien qu'à le voir, on sent que l'on est arrivé.
Toute une Alpe effondrée dans la tourbe et la marne !
De près, de loin, partout où le combat s'acharne,
C'est la marée de boue, un pressoir liquoreux
Qu'ils foulent de leurs pieds et qui leur gicle aux yeux.
On les voit, enivrés du limon qu'ils ont bu.
Tituber sur ce sol pétri par les obus.
Enfoncer au cloaque épais, sans bord ni berge,
Et d'où, comme l'épave après l'orage, émerge
Des débris, des tronçons, mille formes étranges.
Rudiments de matière, innommables mélanges
Où ne se reconnaît rien qu'on puisse nommer...
Par là-dessus, errant, un être fauve, hirsute,
Presque marécageux, vague habitant des huttes.
D'un sordide fumier encore mal exhumé,
Enduit d'un vêtement durcifié de terre.
LE CERCLE DE CAÏN. 1^9
Un revenant de préhistoire, homme-calcaire
Dont la barbe pétrifiée et les moustaches
Pendent en stalactite, en dépôts d'alluvions!
C'est l'ancêtre vivant tel que l'homme l'arrache
Au rocher basaltique, à la grotte sans fonds.
11 est encor couvert de matière éruptive.
Blanc comme un ossement sorti de la chaux vive,
Et ses deux poings ont l'air de deux boules qu'il mange.
Une sorte de pain blêmi, stratifié !
Et cet ermite, le Baptiste de la fange.
Paré d'une poitrine écailleuse, moitié
Saurichnite du Nord et caïman du Gange,
Tient — comment? — entre les deux mottes de ses mains.
Un pieu dont l'un des bouts lui va jusqu'aux moustaches,
Qu'il agite comme un impitoyable engin,
Un pilon avec quoi son poing baratte et gâche
Ces consistances d'huile ou de cambouis terreux...
On croirait que la terre a vomi dans ces creux
Des flots de vase et tous ses quartz liquéfiés !
Cet homme, enfoui là, semble, du front aux pieds,
Se transformer en pierre, à l'instant où la pierre
Bedevient le gluant liquide élémentaire
Et, quand de toute part, comme dans la Genèse,
S'épand la fonte des coteaux et des falaises...
l4o LA DIVINE TRAGÉDIE.
Quoi? toute cette lave immonde et pataugée
Qu'éructe le cratère en travail des tranchées.
C'est cela qu'ils ont fait de la terre natale?
Terre de France, aimée d'une amour sans égale,
Ils la pétrissent, la draguent, la manipulent
Pour en faire une pâte vivante, une nappe
En fusion que, de l'aurore au crépuscule,
Vautrés comme des chiens dans la fange qu'ils lappenl
On leur voit triturer et brasser! Ventre à plat,
Ces nageurs sont si bien incorporés en elle
Qu'on se demande quel déluge conserva
Pour nous cet amphibie fossile, originel,
Intact et tellement amoureux de son auge
Qu'il y roule, qu'il s'y ébroue, qu'il y patauge.
Dans un délire heureux, vague,, tortu, difforme.
Jusqu'à ce qu'ivre-mort et vaincu, — il y dorme!..
Et ceci, ce n'est pas un des fils de Gain,
Ce n'est pas un produit ethnique ou surhumain.
Dans sa gaine, à quelque vestige d'uniforme,
Rotondité de casque ou patte d'épaulettes.
On voit de quel honneur il est le tâcheron,
Pouquoi son cœur s'acharne et son torse halète.
Quelle sainte sueur lui ruisselle du front !
LE CERCLE DE CAÏN. l4l
Et l'homme, en contemplant une pareille offrande,
Comprend alors, si, pris d'horreur, il se demande
Pourquoi ce vêtement sordide, cette boue
Sur ce corps, sur ces mains, sur ces bras, sur ces joues,
Que la Patrie est pauvre et que, lui coûtant trop
De donner un linceul, elle donne un manteau!
II
Ils marchent, fabuleux, livides légions!
Et cette Grande Armée, blanche sur un ciel noir.
Quand on la voit passer, dans les rayons du soir,
Vous met au cœur le plus auguste des frissons !
Sous leur cilice pâle et crayeux, on dirait
Des pénitents altiers descendant le Tbibet.
«
La boue sculpte au képi un vague alérion.
Ce défdé. ce grand retour, au fond du rêve.
C'est simplement ceci : l'heure de la relève.
Ils marchent, vague humaine, ou torrent qui dévale!
Un gave caillouteux, une inondation
Ciiarriant des lambeaux de choses triompbales.
l4a LA DIVINE TRAGÉDIE.
Voilà ce que l'on voit venir de l'horizon.
Puis l'œil fixe un à un chaque géant .qui va ;
Et ce n'est plus alors un fleuve de gravats...
Botté de blanc, au poing son gantelet de marbre,
Et caparaçonné de lourds maillons durcis
Qui mettent à son corps l'écorce des vieux arbres,
Chaque homme, en même temps que le ciel s'obscurcit,
S'effrite et fait tomber en marchant ses écailles.
Il avance, épuisé, les artères saillies...
Son sac au dos, coupé dans des pierres de taille,
Pèse comme un éclat de roches équarries ! . . .
Ces Neptune de bronze ont des mousses calcaires ;
On ne sait plus leur âge : ils sont octogénaires.
Des neiges de salpêtre étreignent leur thorax.
Ces descendants d'Achille et ces neveux d'Ajax
S'en vont, gonflés, pesants, et l'on voit sur leur dos,
Sur leurs reins, étageant leurs accablants fardeaux :
Sacs, flingots et bidons, musettes, cartouchières,
Ensevelis sous la mouture de poussières!
La voilà cette armée unique, ineffaçable.
Taillée dans le Paros, modelée dans le sable,
Cette armée qu'un simoun tragique a revêtue
Et qui s'avance comme un peuple de statues!
Devant nous, une horde imprévue de colosses
LE CERCLE DE CAÏN. l/iS
Qu'un pouce de sculpteur pétrit en ronde-bosse
S'évade, en plein soleil, débordante de vie,
Mais encore à demi achevée, mal finie.
Un défilé de figurines à l'essai
Ayant jeté trop tôt le drap qui les serrait.
Ou fait s'écarteler les formes du mouleur
Dont le fardeau massif leur comprimait le cœur ! . . .
On demeure saisi d'effroi quand on regarde
Cette ébauche d'humanité un peu hagarde
Qui marche, son pied blanc foulant les routes saintes,
En conservant encor sur elles les empreintes
Du limon primitif, créateur, et la trace
De la matrice d'où s'échappa Samothracej
III
Ce soldat-là, si grand qu'on peut à peine y croire,
Tel que n'en retraça jamais aucune histoire.
N'est ni le grenadier, ni le légionnaire,
Fils de la vieille-garde et de la Grande Armée,
Le grognard lutineur de blanches Renommées.
144 LA DIVINE TKAGÉDIE.
Ayant piqué tous les trophées à sa rapière,
Fatigué d'avoir l'ait trembler toute la terre,
Cueilli tous les lauriers, toutes les immortelles,
Et pris d'emblée chaque Victoire par les ailes!
C'était hier l'enfant, le pâle adolescent,
Qui n'eût versé jamais une goutte de sang
Et s'en allait, charmant et léger dans la vie.
Sorti de rhétorique ou de philosophie.
Gourant à ses premiers rendez-vous clandestins,
Le gracile danseur des tangos argentins,
Presque bouclé, tout svelte, et caressé des lemmes!
Aujourd'hui le voici, la colère dans l'âme,
Mué, dans un élan d'ardeur précipitée,
En ce géant, en ce colosse quaternaire
Qui, dépassant tous les héros de cent coudées,
Eclipse pour jamais les porteurs de tonnerres.
Tous les Césars fourbus et les Napoléons.
Il monte par-dessus toutes les légions
Pour dresser une stature presque identique
A celle du vieil ancêtre géologique :
L'être né de la bouc, après le jour septième,
Gréé par Dieu d'un peu d'argile et de poussière.
Le vieil Adam issu de notre humus, le même
l, r, C E R C L F DE GAIN. 1 ^i 5
Que celui-là qui fut le premier sur la Terre!...
Car l'homme du pays d'Eden et d'Hévila,
Est devenu — Dieu qui le voit! — cet enfant-là!...
0 prodige émouvant, plus beau que tout au monde!
Il a fallu peut-être au globp cent mille ans
Pour créer tout à coup ce cœur dans cet enfant
Et pour perpétuer dans celte fange immonde
Un être conscient, pensif, qui réunit
Ce que l'âme a produit sous le ciel de plus fin.
De plus rare, un enfant pareil au séraphin,
Et l'être inachevé des âges du granit,
Afin que du baiser de l'homme avec la fange
Il sortit l'archétype absolu du guerrier,
Du défenseur du sol, le héros tout entier
Qui descend jusqu'au cœur de sa terre et la venge
En la tenant contre sa poitrine, à pleins bras ! . . .
L histoire encor, peut-être, un jour, te reverra,
Héros superbe et blanc qui rejettes dans l'ombre
Les braves, les martyrs et les vaillants sans nombre.
Mais rien n'égalera jamais cette épopée.
Si sobre, sans parade et sans éclat d'épéc.
Quant à moi, tout au bas du dessin que j'ai fait
1^6 LA DIVINE TRAGÉDIE.
De ce grognard nouveau qu'eût envié Raffet,
De ce héros plus grand que les plus légendaires,
Je vois la Gloire qui paraphe le portrait
Et, s'inclinant très bas devant l'image épique.
Écrit :
Soldat de la Troisième République.
LE CERCLE DE FEU
Logue !
Dieu fatidique appelle : « Logue ! Viens 1 »
Par nous que soit réalisé le mythe ancien !
Ton épée a tracé sa barre sur l'Europe.
On entend ton cheval effaré qui galope
De l'un à l'autre bout du sillage divin.
Le feu jaillit de la barrière gigantesque.
La flamme barbelée déploie son arabesque
Intangible, au-dessus du Cercle de Gain...
Quel est le dieu caché dans ce Buisson ardent
Qui s'embrase de l'orient à l'occident '?
Quel est le nom de la divinité dormante
Autour de qui la flamme effuse, crisse et chante?
Espérance? Beauté? Fille de la douleur,
1^8 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Ton nom? Chaste dormeuse au milieu de ta forge,
Dans la forêt vulcanisée par l'enchanteur,
Dis-moi ton nom, dis, l'invisible, dont la gorge
Prépare son éclat de marbre pentéliqueP
11 sera pour nos fils la suprême musique
Ce nom, dont nous avons le désir entêté.
Et que nous prononcions autrefois : liberté!,..
Comment sortira-t-il, ce nom, de la refonte
Que la flamme et le fer ont fait de toute chose?
Logue ! Viens !
Monte autour de l'Intangible. Monte!
Illumine la nuit de ses paupières closes !
Je ne distingue pas la déesse cachée.
Mais, Logue, prolecteur des vieilles chevauchées.
Derrière la barrière ardente de tes piques,
Je sais que, doux, puissant et grave, dort un dieu,
Et j'entends, à travers les tonnerres du feu,
Sa respiration paisible et prophétique!
Janvier-Décembre 191 5.
m
LE CERCLE D'EVE
Entraniino a ritornar nel chiaro mondo.
Inferno, c. iïxiv, V. i3i.
Nous entrâmes dans ce chemin pour
retourner au monde lumineux.
i3.
ELLES
LE CALENDRIER
C'est le calendrier de la nouvelle année.
Je l'ai pris. Tous les noms s'animaient sous mes doigts;
Les uns — réminiscence adorable et fanée —
Semblent des noms de fée ou bien des noms de rois;
Les autres sont des noms tout simples, qu'ont redits
Tant de bouches ! ... Et maintenant comme ils m'émeuvent,
Ces noms qui désormais seront des noms de veuves
Ou d'orphelins! ces noms qu'on appelle « petits »
Sans doute parce qu'ils contiennent l'infini!...
Mais, entre tous les noms diaprés qu'à l'enfance
•Vccordent ceux aussi qui lui donnent la vie,
l!]pelez bien les noms des femmes de la France...
l54 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Qu'ils sont beaux tous les noms des femmes, les Marie,
Les Jeanne, les Lucie, et les Marthe, les Anne!
Songez dans quel soupir ils ont été redits.
Ces noms, les derniers mots, ou sacrés ou profanes.
Que leurs bouches auront murmurés et choisis
Pour l'agonie horrible au fond des solitudes,
Ces noms désespérés comme des bras tendus.
Et qui représentaient ce qu'ils aimaient le plus
Sur terre, le secret de leurs béatitudes.
Un visage, deux yeux, une forme, des bras,
A qui se rattachait un nom comme un collier...
Et c'était, par-dessus toute chose, ici-bas.
Leur talisman suave et jamais oublié.
Hélas! l'arbre, la meule, et la bise et les bois
L'auront, seuls, entendu pour la dernière fois, —
Car ils auront tous eu cette même pensée
De mourir dans le même amour.
Seigneur, Seigneur!
Accueillez avec eux la phrase prononcée,
Car elle est comme une autre un hymne en votre honneur.
Puisqu'ils en auront fait la suprême prière,
Et puisque jusqu'à vous sont montés, de la terre.
Par delà l'agonie et par delà les tombes,
LE CERCLE d'ÈVE. l55
Tous ces noms exhalés comme un vol de colombes !
Et puis, ce fut fini!... Le silence a repris
Les mots comme il a bu la vie. Et c'est atroce...
Mais entre tous ces noms de saintes réunis,
Faits pour sonner l'amour, le baptême ou les noces.
Il en est un que ne porte aucun agenda.
Pourtant, apparemment, c'est un nom de personne.
Il est même le plus répandu, celui-là !
Le beau nom ! A combien de femmes on le donne !
A toutes il leur va si bien — vieille ou petite,
Ridée, fraîche, jolie, châtaine, noire ou blonde!
Il appartient à tous, il est à tout le monde.
Il vaut toutes leurs Jeanne avec leurs Marguerite,
Et si fruste qu'il soit, dans sa banalité,
Il n'est pas de héros qui ne l'ait prononcé
Tendrement, saintement et misérablement
A l'heure où le héros redevient un enfantv
Il a jailli, d'un trait, sur les champs de bataille
C'est peut-être celui qu'ils ont le plus crié,
Qui sait? quand les mordit la chienne aux dents d'acier.
C'est le nom sans pareil qui monte des entrailles
De l'être et de la terre entière, — le plus beau!
Comme ils l'auront râlé avidement, et comme
i5f) LA DIVINE TRAGÉDIE.
Il dut sortir vivant du cœur des morts ! Tout homme
Qui le dit est sacré, — et bien plus le héros,
Lorsque c'est un héros expirant qui le nomme ! . . .
Vous l'avez reconnu, n'est-ce pas, entre mille?...
Mais depuis qu'ils l'ont dit, là-bas, le difficile
Est de le prononcer sans pleurer, maintenant.
Deux syllabes, pas plus. C'est celui-là : «Maman. »
i""^ janvier igiS
' LE CRI
(
Comme ils crient, comme ils crient et sur toute la terre !
L'hommage doit monter aux narines des dieux,
Encens intarissable, énorme et savoureux!...
Qu'ils accueillent comme l'hommage le meilleur,
Le cri qui leur jaillit à tous, du fond du cœur,
Celui qui contient tout, ce cri, le premier mot
Par qui s'ouvre la vie. Le dernier qui la clôt.
Après qu'on l'eut couché tout sage et tout petit, —
Dix-huit ans, guère plus, c'était un volontaire, —
Comme un bébé qui se retourne dans sou lit
Paresseusement et tendre, il se laissa faire,
Border, sangler... Mais quand tout à coup il sentit
Que c'était vrai, bien vrai, que c'était bien un lit,
i4
IÔ8 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Il fondit en sanglots entrecoupés, atroces,
Avec cette grimace afifreuse qu'ont les gosses.
Il répétait : « C'est bon, c'est bon!... Dieu! que c'est bon! >
Intarissablement, mais de quelle façon !
Mêlant la pure extase au plus noir désespoir...
On lui disait : « Qu'as-tu? Réponds-pous.^ Qu'as-tu donc? >:
Navrant spectacle, et même abominable à voir,
Au point qu'on retenait ses larmes avec peine!
« J'ai... j'ai... que depuis si longtemps... tant de semaines.
Trois mois!... n'importe quand ni où, matin ou soir,
J'ai couché sur la terre nue... J'ai eu si froid!
Madame... alors... songez... c'est la première fois
Que je sens... que je suis... » Le reste il l'acheva
En plongeant lourdement sa tête dans les draps.
Tout comme si, de les palper, de les étreindre,
Ce fût une caresse et qu'il sentît des bras
Le tirer au lointain, vers celle qui sait plaindre
Et consoler.
« C'est bon!... Comme je suis content! »
Puis d'une expression mi-tristê, mi-ravie -:
« Et ce serait le jour le plus beau de ma vie,
(i Si j'avais à côté de moi... elle... maman!... n
Alors il renfouit sa tête obstinément
L E C r R C L E D È V E . ' ^9
Et se reprit à murmurer, durant des heures,
Sans arrêter : « Je veux maman ! . . . Je veux maman 1 >i
Et c'est plus triste encor quand c'est l'homme qui pleure
Et que c'est, près de lui, la femme qui sourit 1
A la fin, progressivement, il s'endormit.
Tous les autres, public gagné, public facile,
En écoutant ce mot qui sortait de ce lit.
Regardaient, fixement, l'ombre dans leur asile
Monter. . .
La plainte allait toujours s'affaiblissant.
Un seul, le plus âgé je crois bien, regardait
D'un regard plus farouche et presque menaçant,
Avec de la rancœur, même un rire mauvais...
Mais je ne voulus pas savoir ce qu'il avait;
Car je venais de lire au fond de sa pensée.
Oui, ce fut bien cela la phrase prononcée
Par tous ceux qui sont morts sur les champs du carnage !
Pas la phrase, le cri — l'iinlque mot, le seul ! —
Le mot originel et, quel que fût leur âge,
Mous savons que ce mot leur servit de linceul.
l6o LA DIVINE TUAGEDIE.
Tu peux les plaindre, ami ! Mourir comme eux, c'est plus
Que mourir!... Et pur tant la pire des misères
N'est pas de s'en aller sans que vienne une mère.
Réserve ta pitié, si tu te sens ému,
Pour un sommet plus haut et plus aride encore!
Es-tu celui qui songe? Alors songe aux soldats,
Vieux ou jeunes, mais que déshérita le sort.
Couchés également par la faux des combats,
Qui, dans l'impulsion dernière de la mort.
Ont appelé leur mère, — et qui n'en avaient pas!
LETTRE DUNE GRAND'MÈRE
Mon petit, je t'écris. On m'a bien annoncé
Que tu n'es plus, que tu reposes sous la croix.
Dans un pays très difficile à prononcer.
Quelle folie! Il n'est pas vrai que cela soit I
Et je prendrai la plume et j'écrirai quand même.
Je dois t'aimer bien plus que ta mère ne t'aime,
Puisque moi je t'écris, au bout de la maison.
Quand je l'entends qui pleure à travers la cloison.
Ne doute pas de moi. Je n'ai pas cru, mon gas !
Tu vis toujours. Tu vis... Je sais quand tu mourras.
Tu mourras, vois-tu bien, quand nous pourrons le croire.
Un jour. Ce jour-là seul. Golui de la Victoire.
i<>3 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Ce jour-là, par exemple, où tout sera si beau,
^Ahl combien serons-nous de mères à sentir
Que, quel que soit l'endroit qu'aient marqué vos tombeaux,
Pour la première fois vous venez de mourir!
Jusque là tout décès me paraît provisoire.
Ton matricule a dii s'effacer. Et d'abord
Pourquoi nommer l'absence avec ce nom : la Mort?
Pourquoi dire à l'absence : u Habille-toi de noir » ?
A ce compte, vois-tu, nous avons pris le deuil
Quand la patrie, frappant du poing à notre seuil,
Nous eut dit : « Us sont beaux, vos enfants. Prêtez-les! »
Elle avait dit : prêter. Nous vous avions donnés! v
Quand vous eûtes quitté l'ombre de nos demeures,
Nous savions que vous ne reviendriez jamais.
Alors, à quel moment peut-on dire : « C'est fait »?
Personne n'en sait rien. C'est nous qui dirons l'heure.
Jusque là vous vivez, et tant que nous voudrons!
Vous avez tellement fait de trous dans la terre
Pour vous battre ! — Il paraît que c'est cela, la guerre ! —
Mourir, c'est n'être encor pas remonté du fond.
LE CERCLE D ÈVE. I*i3
On t'a choisi un camarade pour sous terre.
C'est la chambrée. Tâche d'avoir un bon voisin.
Serrez- vous. Dormez bien d'un sommeil exemplaire,
Épaule contre épaule, et la main dans la main.
Ta mère a de la mort une bien pauvre idée !
Elle s'habille en noir. Moi, je m'habille en brun...
Il est vrai qu'à mon âge on n'est pas très fixée.
Mes deuils sont si nombreux que je n'en porte aucun.
Mais quand éclateront des trompettes de rois,
Et lorsqu'ils reviendront, le laurier à leur front.
Nous, qui n'attendrons plus, alors nous tomberons,
En poussant de grands cris, et toutes à la fois!
C'est quand nous les verrons rire, les autres mères.
Vous tenir par le cou en criant : « Le voilà! »
Que nous, nous sentirons, en resserrant nos bras.
Vos corps soudainement se réduire en poussière !
Mais même alors je garderai mon avantage.
Car je serai plus près de toi, étant plus vieille...
Ta mère sentira que l'on n'est pas pareille
Dans le deuil ! Et, jalouse, elle enviera mon âge.
ïHi LA DIVINE TRAGÉDIE.
En attendant ce jour si beau — mais qui réyolte! —
Ici tout va. Ton père a rentré les récoltes.
Il n'aime pas lorsqu'il nous voit ces airs contrits
Qu'ont les chattes quand on leur a pris leurs petits.
Moi, je trouve toujours que ton père a raison...
C'est que je t'aime tant, mon cher petit garçon!
Aussi, moi, j'ai repris la plume sur ma table...
•Tu vois que c'est toujours moi la plus raisonnable!
Ma lettre arrivera où que vous vous trouviez...
Si, par hasard, elle se perd, en cours de marche.
Étant partie comme la colombe de l'Arche,
C'est qu'elle aura jeté le rameau d'olivier!...
Adieu, mon grand. Tu vois, moi, je n'ai pas douté.
On est si fier de toi! C'est si doux, la fierté!...
A se revoir. Fais bien tout ce que tu dois faire.
Profite du repos. Je t'aime. Ta grand'mère.
L'ALLIANCE
Ma chérie, j'ai passé ta bague à la main droile.
En dix-huit ans d'amour c'est la première fois,
Depuis le jour où tu la glissas à mon doigt...
Oh! je la sentais bien devenir trop étroite!
Mais moi je n'osais pas l'enlever de moi-même.
J'ai toujours été bête et superstitieux;
J'avais peur de t'aimei* un peu moins que je t'aime ! .
On me l'a mise à droile. Elle me va bien mieux.
Oui, lu verras. Le tout est de s'y faire, en somme.
II l'a fallu. Sache qu'elle a bien résisté
A changer d'habitude et de fidélité;
Car elle tenait bon. C'est une bague d'homme.
lC6 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Vingt ans d'amour l'avaient complètement rivée !
Tant de jours, tant de nuits, sans l'avoir retirée !
Elle a quitté la place où toujours tu la vis...
C'est bien mieux. Tu seras, je crois, de mon avis.
Et d'abord je ne voulais pas que l'on me l'ôte.
Mais quand je t'aurai dit, tu comprendras pourquoi
Ta bague a voyagé d'un doigt à l'autre doigt.
Chérie, excuse-moi. Ce n'est pas de ma faute.
Tu comprends .^. . . Je n'ai pas voulu qu'on te prévienne . . .
As-tu compris?... Ahl pas de larmes dans les yeux'
Et dis-toi bien que je ne suis pas malheureux.
Une main, c'est assez pour y tenir les tiennes!...
A l'heure oii je t'écris la chose est consommée.
Figure- toi, j'aurais voulu qu'on me permît
De jeter un coup d'oeil sur la pauvre en allée.
Dame, une amie!... on n'en a pas beaucoup d'amis!
Mais avant tout je n'aurais pas été fâché —
C'est juste hier qu'on lui ravit son anneau d'or —
De voir si, loin de moi, elle gardait encore
Le cercle pâle et doux de la bague arrachée.
LE CRU CLE d'ÈVE. 167
Aujourd'liui l'anneau brille à ma dioite, et je pense
Qu'il en appréciera fort bien toute la gloire!
Je suis fou de donner cette énorme importance
iV la translation d'un bijou sans histoire.
Mais j'ai voulu de suite, à l'aimée, attester
Qu'ainsi ma main m'avait paru beaucoup plus belle!
Puisse l'anneau donner à son amie nouvelle
Une leçon d'amour et de fidélité !
Elle dira ce qu'elle apprit de grand; de sage,
Depuis que tu l'avais glissée à mon doigt nu.
Elle aura soin que tous les serments soient tenus.
Les deux amies feront, je crois, très bon ménage.
En somme, ma gardienne a changé de vigie.
Alon doigt se plaît à son toucher neuf, amical;
Et, si ce n'était pas qu'elle fait un peu mal.
Je croirais qu'elle est là depuis toute la vie.
L'anneau de la tendresse est sauvé, ma chérie!
C'est beaucoup. Il est là. Lui ne s'est pas brisé!
Qu'il reste le témoin à qui tout se confie,
De ton premier sourire à mon dernier baiser.
l68 LA I>1VINE TRAGÉDIE.
Tu vois, je t'ai coaté l'anecdote complète.
Bah! tu verras, il ne faut pas s'exagérer!...
Maintenant tu sais tout, voilà ; c'est chose faite.
Et je suis si content que tu n'aies pas pleuré !
COMPLAINTE
Mon enfant est allé au bois.
Je ne connais pas sa forêt.
J'en ai connue une autrefois,
C'est à deux qu'on s'y promenait.
Celle qu'il habite est glacée,
Froide à fendre la terre dure.
On lui donne des couvertures.
Moi, je lui donne ma pensée.
Qu'il ait chaud, le petit bonhomme!
Autrefois, je le couvrais tant!
Qu'il fasse parfois un bon somme...
Les enfants, c'est si tourmentant!
i5
LA DIVINE TRAGEDIE.
Vous en donnent-ils des soucis !
Celui-ci était délicat
Déjà quand, avec les petits,
11 jouait au petit soldat.
C'est d'hier. Il a dix-huit ans.
Dix-huit ans, ce n'est pas un âge.
Pour s'en aller avec les grands...
C'est vrai qu'il paraît davantage I
Que le temps va ! Que le temps presse !
On vieillit si vite à présent!
Et c'est une grande vieillesse
Que de n'avoir pas dix-huit ans !
Moi, je m'imagine sans peine '
Lui voir faire ses cabrioles !
C'est toujours moi qui le promène,
Et vais le chercher à l'école.
Aussi je me dis bien des fois :
(Il faut cela, sans quoi, sans quoi!...)
« Tiens! l'église a sonaé le quart.
Je vais être encore en retard... »
LE CERCLE D EVE.
Je sais bien que c'est un peu bête,
Mais on se console avec ça!
Que de fois j'embrasse en cachette
Un vieux devoir qu'il commença !
Je me dis qu'il est allé loin,
Que le temps est enchifrené.
Que bien que l'œuf soit cuit à point,
Il ne viendra pas déjeuner.
Toute mère est une insensée!...
Il faut bien que je m'imagine
Sa satisfaction gamine,
Lorsqu'il revenait du lycée.
Il remportait des récompenses
Et la croix tous les samedis.
Sans doute il aura des vacances,
Quand il aura reçu ses prix.
Un an, deux ans, trois... que c'est long!
Mais bah! je commence à m'y faire!
J'ai tout à fait l'impression
Que je l'ai mis pensionnaire.
173 LA DIVINE TRAGEDIE.
Est-ce vrai que ces têtes blondes
Pourraient mourir sans avoir su
Qu'il est d'autres baisers au monde
Que les baisers qu'ils ont reçus?
Va I je n'étais pas la meilleure
Des caresses, mon cher petit...
Ah 1 penser qu'il faut que l'on meure
Pour que j'ose te l'avoir dit !
J'avais fait ta bouche si belle
Pour la femme qui te prendrait !
Une autre est là : ce n'est pas elle...
Pars tout de même, mon pauvret !
Tu es beau. Je m'en suis vantée.
Elle aussi t'a trouvé joli...
Si tu savais ce qu'aujourd'hui
Je puis exécrer ta beauté !
Mais, aux premières aventures,
J'aurais souffert. J'y gagne, en somme !
Les enfants, cela nous torture
Dès qu'ils sont devenus des hommes!
LE CERCLE D EVE.
C'est la loi. On ne peut rien contre.
Il aura sa première balle
Pas loin de l'époque normale
Où l'on a sa première montre.
D'ailleurs, j'ai la force illusoire,
A mesure que le temps passe,
De le faire, dans ma mémoire,
Rétrograder, de classe en classe.
Oui, jusqu'à ses leçons d'écriture
Qu'il rapetisse, jour par jour!
Car, plus petit, on se figure
Qu'il est plus grand dans notre amour.
A l'église, où vont les dévotes.
J'entends la Vierge qui sanglote :
« Descendez mon fils de la Croix,
Que je l'emmaillote une fois ! »
Un drap... oui... ça leur tiendrait chaud..,
C'est affreux — pas même des lange» ! —
De penser que nos petits anges
Sont allés dormir sans maillot.
i5.
1-^li LA DIVINE TRAGEDIE.
Je veux que, semaine à semaine,
Entre mes bras il diminue,
Que d'âge en âge il redevienne
Une petite chose nue,
Afin que je puisse à souhait
Tout simplement m'imaginer,
Si je ne le revois pas, que c'est
Tout comme s'il n'était pas né !
Lorsque j'apprendrai qu'il est mort,
Je dirai : « Ce n'est pas trop tôt I
Le méchant! Voyez comme il dort... n
Et j'arrêterai le berceau.
SOLITUDE
Les feuilles mortes se sont mises à tourner,
A tourner désespérément.
Un visage apparaît qui contemple le vent
Emporter ce qui s'est fané
Dans le jardin et dans les champs et dans les âmes .
Un vieux rideau s'est écarté.
Le visage apparu est celui d'une femme
Qui n'a plus rien à regarder.
Seule!... Elle ne sort plus, plus jamais, de la chambre.
Elle pense à bien d'autres routes,
A d'autres chemins blancs dans un autre décembre.
Elle ne sort plus. Elle écoute.
176 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Elle écoute son cœur, le vent, le feu qu'elle aime,
La solitude douce-amère,
Et son âme se penche en dehors d'elle-même,
Gomme une rose dans un verre.
UNE LETTRE
Près de la grande armoire où sont les pommes mûres,
Dans la salle à manger aux volets entr'ouverts,
La mère range et vaque. A côté des couverts
Elle met des biscuits... un pot de confitures...
On dirait qu'elle fait le moins de bruit possible
Pour ne pas déranger des rires, sous les feuilles,
Qu'on perçoit au dehors... La voix jeune et flexible
D'une femme commande aux enfants : « Que l'on cueille
Juste ce qu'il faudra... pas plus... cinq ou six fruits... n
Et c'est le plus banal des tableaux de famille.
Voyez. Le compte y est : mère, enfants, belle-fille,
Ils seront tous autour de la table — sauf lui.
ï
178 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Une bonne, en posant les coquetiers laiteux,
Tend à la mère, au fond de la fraîche pénombre,
La lettre qu'elle attend depuis un jour ou deux,
Cette lettre en retard, qui va grossir le nombre
De celles qui, là-haut, s'entassent dans sa chambre,
La lettre que, depuis son départ en novembre.
Le petit n'a cessé d'envoyer à maman...
Avant d'ouvrir, elle l'embrasse éperdument,
La main tremble, les yeux clignent, le cœur galope;
Puis elle dit en décachetant l'enveloppe :
« Avertissez que le déjeuner n'est pas prêt.
u Vous servirez dans dix minutes, s'il vous plaît. »
Tu trouveras ce mot, je pense, à l'arrivée.
Quand elle l'ouvrira, ma chérie tant aimée
Sera bien installée, là-bas, à la campagne.
Ma lettre et toi arriverez en même temps.
Tu fais bien d'aller là. Et puis ma mère y gagne
De n'être pas trop seule, et ça la distraira
De t'avoir auprès d'elle avec les deux enfants.
Je te fais grâce du sermon... et csetera...
L'essentiel, c'est que je t'adore, vois-tu!
.Je ne pense qu'à toi; tu es ma seule idée.
Et je n'ai qu'un regret : ton visage perdu.
LE CERCLE DEVE. 179
Je le traîne avec moi dans l'ouragan des balles,
Je n'entends que ta voix qui me dit : « Je suis là... »
J'emporte mon amour et ma foi conjugale
Et tout le grand bonheur que tu me révélas.
Comme on emporte son viatique, un cordial
Pour le moment suprême.. . Hé! qui sait !. . . c'est possible.
Il faut bien en parler, chérie, malgré l'espoir!
Sache-le; s'il advient cette chose terrible
Qu'il faille tout quitter et ne plus te revoir.
Je te le dis ici, pour la centième fois.
Je n'aurai qu'un seul nom à la bouche : le tien.
Je ne regrette rien de la vie, rien, que toi!
Ton seul regard, ton seul baiser, jusqu'à la fin !
Je te conserverai dans mon âme têtue.
Jusqu'à ce que la vie, en elle, se soit tue.
Je te dois tout, mes seuls bonheurs, chérie, chérie...
La vie? ah! c'est de toi que je la tiens, la vie.
Et sa vertu, et sa douceur!... Va! tout le reste
Est si fade à côté de ce grand souvenir!
Tout ce qui ne vient pas de toi, je le déteste
Ou je m'en passe. Alors s'il fallait en finir,
Si c'est écrit là-haut, tu te rappelleras
Le grand serment que, pour bien mourir, n'est-ce pas.
Je me serai couché dans ma tendresse ancienne?
lOO LA DIVINE TRAGEDIE.
Je l'aurai, jusqu'au bout, appelée par ton nom.
Jusqu'au bout, jusqu'au bout, ma bouche sur la tienne.
Souviens-t'en...
Brusquement, la mère s'interrompt
De lire. Les yeux se détournent et s'arrêtent.
Soigneusement, la lettre ouverte est repliée
Et puis glissée, en un clin d'oeil, sous la serviette.
« Eh bien! petits, vous m'avez donc abandonnée.'*
« Les œufs sont sur la table ! Arrivez tous, avec
« Votre- maman qui doit mourir de faim, que diable!
« Si vous ne venez pas, je vous mets au pain sec. .
{( Il est plus de midi, ce n'est pas raisonnable...
« A propos, Jeanne... on aurait dû vous la remettre;
« Mais nos noms sont pareils. . . Vous avez une lettre. . .
« Oui... là... Sans y penser, je l'ai décachetée.
(( Mais je ne l'ai pas lue. Oh! la belle assiettée
« De pêches, mes enfants!... Moi, je suis bien tranquille,
« Je n'ai pas besoin de fourrager dans son style!
« Du moment qu'il écrit, c'est qu'il se porte bien...
« Tiens, ce chapeau vous va délicieusement!...
« Là... mettez-vous à table... à côté de maman...
LE CERCLE d'ÈVE. i8i
« Jeanne, cassez les œufs... Un instant, je reviens...
4( Vous permettez?... »
Elle est déjà dans l'escalier !
On l'entend enjamber les marches quatre à quatre.
En montant, elle sent son cœur battre, mais battre!...
Une porte est là qui donne sur le palier.
Elle l'ouvre. Sa chambre à elle, étroite et sombre...
Une vieille colombe entrant au colombier
Ferait plus de bruit qu'elle en entrant là-dedans...
Vite, elle a refermé la porte. Il était temps !
Et là, elle se met à sangloter, dans l'ombre.
16
LES FRONTS NOIRS
Peu à peu l'on perçoit des voiles sur la mer,
Jusqu'à ce qu'elle en ait empli tout son espace.
Peu à peu j'aperçois des voiles sur les faces...
On rencontra d'abord au début de l'hiver
Quelques-unes de ces constellations sombres
Qui marquent que la nuit s'avance dans les âmes.
Puis ils ont augmenté, ces enroulements d'ombre
Que l'on met un à un sur les cheveux des femmes.
Gomme aux treilles d'été pour écarter les guêpes !
Ils étaient vingt, puis cent, puis mille dans les rues.
On renonce à compter les cascades du crêpe.
Un autre naît sitôt qu'une autre est disparue...
A l'endroit des deux veux leur noir semble rosir.
LE CERCLE D È^E. l83
Que de jeunes toisons ardentes transparaissent!
Cheveux de l'épouse ou cheveux de la maîtresse,
Nature ou teints de la couleur de son désir
A lui, l'auburn ou l'or qu'il voulait à ces tresses...
Sous le crêpe, s'éteint chaque blondeur de femme.
On se dit devant ces « confections pour dames » :
Encore une !... Toujours pour marquer quelque perte,
Dont le destin s'amuse intarissablement,
Un voile!... Encor, toujours des femmes recouvertes!...
Et sans cesse un progrès dans l'assombrissement !
J'ai compris. Le travail exige des équipes
D'ouvriers que la mort embauche. — Elle y suffit
A grand'peine. On renforce. On travaille la nuit,
Et partout l'universel effort participe
A la tâche triplée, à tout ce branlebas.
Voilà pourquoi le monde, excédé, un peu las,
La nuit, allume tous ses feux. C'est que la terre
A besoin de tout un travail supplémentaire
Pour fournir ce métrage effroyable de deuil...
Sont-ce des fonderies de canons, ces usines
Flamboyantes, ces hauts fourneaux avec leurs treuils.
Leurs cuves et leurs roues, leurs moteurs, leurs turbines?
Non, mais des ateliers oii la mort, pour les hommes,
I 84 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Tisse inlassablement le cicpe qu'ils consomment.
Pas de munitions et pas de projectiles.
Assise à ton rouet, en pédalant, tu files,
Terre besogneuse, aune après aune, et dévides
Un fil invraisemblable, un crêpe à ta mesure.
Assez grand pour t'en faire, ô monde, une ceinture !...
Jusqu'où se poursuivront tous tes infanticides,
Depuis le jour où tu passas à l'offensive,
0 terre réfractaire, et jusqu'où comptes-tu
Mener ton voile noir, Pénélope têtue.
Et ces extinctions sans fin et successives
De tout ce qui fut joie, charme, douceur, amour?...
Ah ça! quand finira cet éteigneur de femmes
Qui passe, et faudra-t-il que nous voyions toujours
S'effacer des blondeurs, disparaître des flammes,
Sur tant de fronts charmants progresser tous ces voiles.
Comme s'éteignent une à une les étoiles,
Ou, comme avant la fermeture de ses portes,
Dans l'église vidée encor chaude d'encens
Une main implacable et funèbre, en passant,
Met son capuchon d'ombre à chaque flamme morte.
AUX AMANTES
Il y a dans le deuil d'injustes hiérarchies.
Certaines femmes ont le loisir de pleurer
Longuement, amplement, un chagrin honoré.
D'autres doivent cacher leurs paupières rougies,
Car elles n'étaient pas l'épouse, — mais l'Amie.
Pour leurs yeux n'est pas fait l'éclair mouillé qui brille
Et dit au monde une blessure toute neuve...
Le silence est leur part. Ce ne sont pas les Veuves,
Ce ne sont pas non plus les Mères, pas les Filles.
Celles-ci ont pleuré bien haut! Elles le peuvent,
(C'est la libation des larmes de famille).
Etant celles à qui, d'office, il est permis
De prolonger leur cœur dans le cœur des amis.
i6.
l86 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Bienheureux, après tout, ceux qui pleurent ensemble !
Mais vous, dont la douleur à leur douleur ressemble,
Combien plus morne et plus précaire est votre sort.
Vous qui ne pouvez pas même honorer vos morts,
Humble troupeau, vous, les Amantes solitaires,
Qui n'avez pas le droit commun à la lumière
Et qui, bien que le cœur vous fasse tant de mal,
N'avez pas davantage une place marquée
^ Au banquet de la mort qu'au festin nuptial !
Vous viviez cette amour attentive, ignorée.
Dont l'âme se contente en savourant les heures.
La solitude est bonne alors; mais quand on pleure,
Ce chagrin-là, n'avoir personne à qui le dire !
Ne pas sentir un peu cette càlinerie
Sans laquelle la peine encore paraît pire!
Personne ne murmure à ces femmes : « Amie,
Je me rappelle. . . il était bon. . . que je vous plains ! »
Personne, — et cependant la main cherche une main.
Oh! ne pouvoir jamais s'éveiller de la vie,
Et quand on sent passer dans l'air un baiser tendre.
Ce baiser-là, n'avoir personne à qui le rendre!...
Il faut vivre, poursuivre, aller dissimulant
Un mal qui vous esseulé et vous ronge pourtant!
LE CERCLE D EVE.
i8-
Ravalez votre cri, vos sanglots, votre rage.
Vous n'êtes pas « la vraie » ! A vous, aucun message
Ne fut expédié pour vous proclamer veuve.
Vous savez seulement qu'il ne reviendra plus.
Rien d'autre de la mort ne vous est parvenu !
Vos désespoirs, autant que bien des deuils m'émeuvent,
Mais certains ont souri, quand vous laissez traîner
Derrière vous, — pour rien, pour votre cœur tout seul, -
La longue majesté de vos voiles de deuil !
Vous formez le troupeau sombre et prédestiné.
Moi, je vous plains. Combien êtes-vous par le monde,
Ainsi, l'âme vidée, et pour qui nul ne prie,
Poussière ensevelie dans le choc des patries?
0 porteuses de lampe! 0 vous, douces hosties,
Prêtresses sans mandat, Antigone infécondes.
Vous êtes cependant le grand foyer d'amour.
Celui qui vit de sa flamme seule et qui crée
Au hasard. — C'est son droit. Pensons à vous toujours.
Car vous entretenez la lumière sacrée
Et le monde vous doit un peu de son élan...
Vous avez tout perdu, vous autres. En soufflant
Sur vos lampes, le vent a fait la nuit complète !
Dans cette mort sans fond quelles veuves vous faites !
l88 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Et, puisque tout amour s'abolit et s'efface.
Quel vide que celui dont vous marquez la place !
Le mond aura bientôt saigné tout son amour
Si ce grand flot de pourpre et si cette hécatombe
Continuent de nourrir ces millions de tombes!
Plus tard, quand tout sera fini, dans bien des jours,
Quand se sera fermée la terrible blessure,
Certes, la terre refleurira ; la nature
Refait facilement des arbres à sa taille.
Elle réparera ses ruines, ses désastres.
Tout ce qu'avait mis bas le soufflet des batailles;
Mais on ne refait pas l'amour! Il est trop vaste,
Il est trop haut! L'amour est chose continue;
Il lui faut le poli du temps, et sa patine.
C'est un chef-d'œuvre lent, médité. Si l'on tue
Le chef-d'œuvre, c'est tout l'amour qu'on assassine!..,
Combien leur faudra-t-il de siècles ou d'années
Pour le restituer à la face du ciel?
Je crains bien qu'il y ait un grand vide éternel
Ici-bas. Et j'entends la terre ruinée
S'écrier : « J'ai si mal au milieu de mon cœur! »
Certes on aimera encore!... Tous les hommes
Enlaceront toutes les femmes; mais la somme,
La somme immense de l'amour, ah ! j'ai trop peur
LE CERCLE D EVE. 109
Que nulle humanité ne puisse la parfaire !
Quelque chose à jamais est mort sur notre terre.
Et c'est dommage, en vérité... Nous avions fait
L'amour si beau, si grand, si libre, — à notre image:
On en subtilisait l'essence. Oui, c'est dommage!
La vie était très chaude et vibrante. Jamais
Dans nos jardins n'avait fleuri plus de tendresse,
Autant de réciproque et profonde pitié.
C'était peut-être vrai que la terre progresse,
Et qu'on aurait dû voir, l'un à l'autre appuyé,
Le couple merveilleux de l'homme et de la femme,
S'avancer, librement, de clartés en clartés!
En tous les cas on s'aimait bien, — avec de l'âme
Et de la justice, énormément de bonté...
Ahl vous le saviez bien, vous autres, les Amantes,
Trésors choyés, dépôt sacré, flammes vivantes!
Ah ! vous le saviez bien, quand vous serriez les bras,
Que cet amour divin on ne le refait pas
Et que le cœur de l'homme était toute douceur.
Toute lumière!... Hélas! paradis entrevus,
Edens réalisés! — Amantes, pauvres sœurs.
Tout un monde a sombré qui ne renaîtra plus !
Il faisait bon de vivre, ici, en nos saisons.
Un grand pressentiment empUssait l'horizon...
igo LA DIVINE TRAGEDIE.
C'était beau comme un soleil levant...
0 nature,
Nature ingrate et folle, ô marâtre, ô méchante,
Quel regret d'avoir vu briser ta perle pure,
Et tes plus hauts sommets crouler dans l'épouvante!
Tu fleurissais et tu multipliais l'amour.
Pourquoi, soleil, avoir interrompu ton cours.'*
Et moi, qui te parais de mon culte idolâtre.
Je voudrais te crier le cri de Cléopâtre,
Au seuil de son tombeau : « Ingrate! Que tu sois
Maudite, toi, Vénus à ton destin parjure,
Et toi, plus belle encore et plus folle, ô nature,
Que je vois resplendir pour la dernière fois !
Peut-être nous étions ton chef-d'œuvre charmant,
Et tu nous fais mourir à ton plus beati moment! »
L'AIMEUSE
Est-ce toi, la tête en corolle,
Avec le voile qui te pend
Sur la nuque aux boucles frivoles,
Parmi les linges et les fioles
Et les cris de l'agonisant,
Est-ce donc toi, ma belle enfant,
Que je rencontrais en visite,
Jacassant dix heures de suite,
Rapide, oublieuse, menue,
Jeune femme que j'ai connue
Petite, petite!*
Tu souffrais, on n'en savait rien,
De tendresses mal contenues.
iga LA DIVINE TRAGEDIE.
Tu n'avais pour tout entretien
Que des phrases très décousues,
Qui se perdaient dans la cohue,
Sur l'amour, ta maison, ton chien.
Tes grands soucis, tant et si bien
Que pour t'apaiser au plus vite.
Si légère, on n'hésitait pas
A te serrer entre les bras,
Petite, petite.
0 femme ! depuis tant d'années
Que tu m'expliques les raisons
Pour lesquelles tu t'es donnée.
Sans espérer de guérison,
J'ai toujours pensé que : « Je t'aime »,
Ce beau mot christianisé.
Tu ne l'adressais qu'à toi-même !
Et je ponctuais de baisers
Cette histoire cent fois redite,
Jusqu'à ce que, coûte que coûte,
Peu à peu tu te fisses toute
Petite, petite.
Maintenant, rude et le cœur fort,
Est-ce toi sur ces lits penchée
LE CERCLE d'ÈVE. 19-^
Qui batailles avec la mort,
Comme un soldat dans la tranchée?...
C'est en souffrant que tu trouvas,
Femme, ton chemin de Damas.
Tu n'es plus semblable à naguère.
Des bras de l'ange de la guerre
Toi, la filleule d'Aphrodite
Qui renouvelles la légende.
Tu t'élances grande, très grande...
Petite, petite!
LES FR(3NTS BLANCS
L'heure de l'hôpital... Combien y penseront
Plus tard, avec un tendre et fugitif regret,
De ces femmes sur qui joliment s'échancrait
Le voile aux deux grands plis partagés sur le front!
L'heure de l'hôpital!... Les grands tilleuls, la cloche,
Les quinconces, la cour, l'odeur de réfectoire,
Et la salle du fond, et le couloir à gauche,
Règlements d'autrefois, silence obligatoire
Du couvent strict que l'on redécouvre à des âges
D'oîi toute pureté eût dû sembler proscrite...
Et le dortoir tout lisse et blême à chaque étage,
La nuit tombante avec des robes qui s'ébruitent
Au milieu d'enfantins soupirs sortant des lits,
La lampe basse, et puis les pépiements d'oiseaux
LE CE RCLE D EVE. 196
Dans l'écœurante aurore et son ciel appâli...
Des fraîcheurs s'exhalant du parquet à carreaux,
Des souvenances de religiosités,
Et la persuasion d'être, un peu comme au couvent,
Des sœurs laïques près de grands enfants gâtés...
Et cela, pas toujours, des heures, par moments
Pas plus... très en dehors du chez soi quiet et tendre!
Ah! qu'elle sonnera l'heure de l'hôpital
Dans de vieux cœurs, et comme elle saura répandre
Son grand apaisement sonore et monacal
Sur des vieillesses sans amour, qui se souviennent
D'avoir de quelques fronts approché leur haleine,
D'avoir senti frémir des chairs, même meurtries,
Sous des doigts qui jamais ne tremblent ni n'hésitent
A se tremper avec méthode et minutie
Dans chaque plaie comme autrefois dans l'eau bénite !
Du reste, toutes, nous, les femmes, les aimeuses.
Pas seulement les esseulées ou les déçues,
Ces heures-là, les avons-nous assez vécues
A la douce clarté des lampes en veilleuse!...
Toutes, nous pleurerons nos robes et nos voiles.
Nos charités momentanées, certains regards
Jaillis, trop caressants, des bandages de toiles.
«96 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Des regards qui rendaient plus tristes les départs,
Les échanges muets, souriants et masqués,
Que de longues douleurs avaient communiqués
A ces âmes de fruste, éprises, dans leurs fièvres,
De l'élégance trop carminée de nos lèvres...
Oh ! l'humble et sourd désir de ce lourdaud qui boite !
Oh! la gouaillerie tremblante de sa voix,
Et la piteuse horreur du pansement de ouate,
Quand l'homme nous regarde avec des yeux narquois ! .
Courage, assentiment de vivre et d'espérer,
Héroïque douceur du mâle, ou bien vertiges,
Mains crispées, longs appels, sueurs et bras serrés,
Et vous, les premiers pas de l'homme qu'on dirige
Tout comme on avait fait pour son premier enfant!.
Nous nous rappellerons ces heures de sagesse
Un peu dolente, où nous passions dans les dortoirs
Comme un collège lilial de sœurs professes,
Avec nos souliers presque de bal ou de soir,
Et nos grands airs de carmélites à diplômes...
Mais notre gloire indubitable ce sera
D'avoir tenu dans la faiblesse de nos bras
La statue héroïque et mutilée de l'homme...
Sainte Thérèse avec un peu de Dalila...
Très peu... mais juste assez, pour aimer que le maître
LE CERCLE D EVE. 197
Défaille et laisse alors sa force se démettre
Dans de petites mains parfumées de lilas...
Pour nous, nous garderons, et toujours aussi vive.
Même quand nous aurons dépouillé notre rôle,
L'étrange émotion qu'éprouve la captive
De tenir son seigneur appuyé sur l'épaule,
Une force suprême à la fin désarmée!...
Toutes, nous nous étions si bien accoutumées
A voir ces révoltés sombres s'humilier,
A les sentir faiblir lorsqu'on leur dit : Je veux...
J'ai pressé leurs mains rudes. Toi, jeune ouvrier,
J'ai séparé sur ton front l'or de tes cheveux.
Toi, paysan farouche et noir, je t'ai pansé.
Tu t'appuyais comme l'eût fait un fiancé.
Vous avez été tous de grands enfants blottis,
Des maîtres asservis au charme de l'élève,
Et vous nous regardiez, même au fond de vos nuils.
Avec des yeux levés vers les plafonds du rêve...
Longtemps je resterai devant vous, dans vos songes.
Et moi, longtemps aussi, plus tard, je sentirai
Comme des pressions de mains qui se prolongent...
J'aurai toujours plaisir à me rcfigurcr
Vos marches à pas lents, votre voix maladroite,
Vos rudesses, ces plis, ces ravines étroites
»7-
198 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Que l'âpre hiver avait creusés sur vos deux joues...
La tristesse du pansement que Ion dénoue...
Ainsi, couple souffrant, uni, sans préjugés.
Toi l'homme et moi la femme à qui ton bras s'appuie,
Je crois que nous avons tendrement échangé
L'un l'autre, ma douceur, et toi ta frénésie.
Tout reprendra, c'est sûr ; — pas pour les femmes seules !
Quand la vie monotone et vide, la vie veule
Aura repris son cours après la grande paix,
Il y aura, sorties du flot qui composait
Tout ce collège interminable d'infirmières.
Des femmes qui seront, en d'obscures contrées.
Avec leurs tempes pour toujours découronnées.
Les seules ici-bas, à regretter la guerre!...
Combien dans quelques coins de province moisie
Revivront cette lancinante poésie
Qui traversa leur âme et les illumina!
Combien repasseront, dans leurs jours sans éclat,
Cette page d'amour à jamais déchirée ! . . .
Et déjà, moi qui parle ainsi, comme au passé.
Comme une qui, déjà, se souvient et recrée
LE CERCLE D EVE. 199
Ce que derrière soi tout être a pu laisser,
Je sais bien — car telle est l'attirance des choses —
Qu'à de certains moments, plus tard, quoi qu'il advienne.
Mon cœur voudra reprendre une habitude ancienne...
En essayant ma robe, en épinglant des roses,
Dans un salon, ou par un bel après-midi.
Au détour d'un chemin, chez des gens, tout à coup.
J'entendrai près de moi quelque écho assourdi,
Gomme un appel, un peu murmuré dans le cou,
Comme une insidieuse et douce anxiété
Qui brusquement me fera fuir, et consulter
La montre à mon poignet, d'un coup d'oeil machinal.
Pour regarder si c'est « l'heure de l'hôpital!... ')
LES HYÈNES
A cet instant précis où sur la terre entière
Retentira l'appel qui' met fin au combat,
Quand une voix criera : « C'est fini. Halte-là ! »
Un fauve hurlement de bêtes carnassières
Tenues bridées, en laisse, écumantes d'envie.
Répondra des confins de tous les continents,
Et la meute, attentive aux festins répugnants.
Saluera le signal d'horreur qui la convie,
D'un seul cri, d'un élan rauque et précipité!...
L'air, les plaines, les bois en seront infestés,
Et, du Nord au Midi, on verra la curée
Se repaître de cette horreur prématurée.
LE CERCLE D EVE. 201
On laissera passer l'avalanche. Mais l'homme,
En regardant souffler leurs flancs et leurs mamelles,
Distinguera, penché sur ce troupeau fantôme,
Qu'il n'était composé que de bêtes femelles.
Car ce seront toutes les hyènes déchaînées,
Grattant le sol afin d'en sortir leurs reliques,
Ayant pour guide un instinct sombre et spécifique,
Comme un chien reconnaît la proie ù ses fumées.
Nous l'attendions. C'est lui! c'est le troupeau des Mèrr?,
Dont rien ne peut calmer ni retenir la course,
Et qui s'en vont, les yeux attachés à la terre
Ainsi qu'on voit marcher tous les trouveurs de sources.
Car il s'agit de s'arrêter juste à la place
Oii des tressaillements, qui les prirent déjà
Quand dans leurs flancs battaient leurs rejetons vivaces.
Viendront les avertir tout à coup que c'est là!
Alors quel pêle-mêle indescriptible et fou
Parmi ces aliscamps nouveaux qu'on inaugure.
Ces tombes qui s'en vont jusqu'on ne sait pas où!...
C'est une irruption autour des sépultures.
aoa LA DIVINE TRAGÉDIE.
Oui, l'on dirait vraiment des hyènes taciturnes!...
Mais la beauté du geste incliné nous rappelle
Une allure plus riche en beautés corporelles :
Les glaneuses d'épis ou les porteuses d'urnes.
Urnes vides, hélas! vides de toute cendre!...
Parmi les tumulus regorgeant de dépouilles,
Si grands que si l'envie vous prenait d'y descendre
On croirait découvrir des villes dans ces fouilles.
Vous pouvez promener vos désespoirs sans nombre!
Et quand bien même tous vos ongles s'useraient
A remuer ces nécropoles de décombres,
La terre ne vous livrera pas son secret!
Toute place est plus vaine encor que sur la mer
Lorsqu'un désespéré vient y jeter la sonde.
Aucun chien familier n'aurait assez de flair
Pour retrouver l'enfant dans la terre profonde!
Mais le troupeau grommelle et piétine et s'incruste.
Et les chercheuses de trésors et d'ossements
Vont, le front bas, les mains tendues, s'imaginant
Que le bruit de leur cœur les fera viser juste.
LE CERCT. E d'ÈVE. ao3
Ce noir public massé réclame et se bouscule.
« Voici ! . . . non ! . . . par ici !.. . » Allons ! troupeau de chiens,
Devins sans coudrier, hyènes du crépuscule,
Chasse creuse!... Rentrez. Vous ne trouverez rien.
(( Quoi rien.''... Leurs cendres se sont-elles confondues.-*
« Vous croyez que le sol déjà nous les a pris.»*...
« Non, non, une espérance, à tout prix, à tout prix!
« La patrie nous les doit. Qu'elle les restitue!...
« J'en ai deux... j'en ai trois là-dedans. Il m'en faut
« Un au moins sur le nombre! A chacune un lambeau
« De ces enfants que nous n'avons pas marchandés.
« Prenez garde! Rendez-les-nous, rendez, rendez!... »
Mes sœurs, ne voûtez pas plus longtemps votre échine.
Ce n'est pas là qu'ils sont, mes sœurs, vous vous trompez.
Ce n'est pas là que tous ces corps sont encloués.
Pas plus que leurs canons au fond des trous de mine.
Et vous pourriez cent ans errer dans Césarée,
Vous ne trouverez pas celui que vous cherchez.
Nous vous crions que chaque tombe est délestée!...
Tenez, voici la place oiî vos fils sont cachés.
aoi LA DIVl.NE TRAGEDIE.
Frémissante du vieil espoir invétéré,
La troupe a répondu : « Je ne vois toujours pas!... »
Quoi, vous ne voyez pas.»*... Non, folles! pas si bas!,..
Mais levez donc les yeux !
Et vous les trouverez.
l/OUVKIÈHE
0 Donneuse d'enfants, auguste plébéienne
Dont on a tellement tiré le sang des veines
Qu'il t'en reste comme une pâleur flamboyante,
Sainte et triste ouvrière, ô grande patiente,
Avec ta bouche amère et ton front contracté.
Maudissant le destin de ta fécondité
Je te vois te traîner, sombrement, par la ville..
Il gronde en toi un peu de colère civile,
Et tu brises le pain du pauvre avec des doigts
Où la révolte a mis un couteau quelquefois.
C'est toi, la pourvoyeuse en titre, l'éprouvée,
La bête maigre à qui l'on ravit sa couvée,
Et qui n'a plus pour étouffer ses cris de rage
Que la misère, son opprobre et son outrage.
2o6 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Pourtant, fille des gueux et de la populace,
C'est toi la substance profonde de la race,
C'est toi la naiioni Aucune ne t'égale.
Et l'autre femme, avec sa grâce ornementale,
Près de toi, surveillant sa force et son maintien,
Veut grandir son amour à la hauteur du tien.
Mais aucune jamais ne donna ton frisson,
Et si ce n'est la vierge au divin enfançon.
Je n'en vois pas dont le beau front se revêtisse
D'une candeur plus sainte et plus fascinatrice.
Femme du peuple, pâle au fond d'un châle noir,
Ton oeil a la couleur de tous les désespoirs.
Et je vénère aussi, proche de toi, tes sœurs
De bonté, de résignation, de douceur,
Qui se trouvent, n'ayant pas pris la même roule,
Au même carrefour douloureux! Toutes, toutes,
Oh! toutes, je vous aime autant que je vous plains!
La même anxiété a réuni vos mains
Pour la tâche en commun. Seulement, quand je vois
Courir ce fil interminable, entre vos doigts,
Dont vous faites les draperies multicolores
Qu'en votre honneur là-bas les combattants arborent
Sous leur dolman mâché par la boue corrosive.
Quand je vois tous ces peuples de mains qui s'activent
LE CERCLE D EVE. 207
A croiser sans répit des millions de trames.
En toute l'ardeur besogneuse de vos âmes,
Il ne me semble plus que ce soient des ouvrages
Faits pour réchauffer l'homme et vêtir son courage.
Ces aiguilles me font l'effet d'être une armée
Qui, derrière les rangs des soldats, s'est formée
Et, sans répit, vertigineusement, s'escrime,
Aux mains de la plus grande ou de la plus infime,
A ravauder dans quelque vaste toile obscure
Tous les nœuds de la trame et les trous de l'usure...
Parfois l'on voit soudain surgir une envolée
D'abeilles tout autour des ruches violées.
Un murmure intensif et spacieux se met
A dévaster les champs, à sucer la forêt,
Pour reboucher la cire et bâtir la cellule...
Vers l'avenir toute une race se bouscule
Et c'est vers un seul point que leurs ailes convergent !
Ainsi, vous, femmes, amantes, mères, sœurs, vierges.
Il me semble, penchées, fil à fil, maille à maille,
Sur ce Zaïmph auquel l'humanité travaille
Sans même avoir l'espoir de le finir un jour,
Que vous refaites le grand voile de l'Amour!
Un voile déchiré perpétuellement.
2o8 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Dont votre ennui têtu poursuit l'achèvement,
Un voile usé, râpé, rapiécé, terrible,
Dont des successions de trous ont fait un crible,
Un voile autour de qui vos pâles mains saignèrent...
Labeur inachevé, douloureux, séculaire.
Défait et redéfait, que nous nous repassons
De générations en générations ! . . .
Hélas! hélas! durant que le fil se dévide,
Tout en laissant des pleurs tomber dans quelques vides,
Continuez, d'un cœur viril et qui s'obstine,
Continuez à repriser cette ruine,
Ou déchirez, au lieu de pâlir sur sa trame,
Le voile de l'Amour, cet ouvrage de femmes ! . . .
Mais non, vous n'avez pas le choix! Et c'esl forcé
Que le travail en soit sans fin recommencé !
C'est le devoir sacré. Il faut combler le vide.
C'est la damnation offerte aux Danaïdes,
Vouloir que tout l'amour vive et se renouvelle.
Tout refaire, voilà votre tâche éternelle!
Quelle qu'en soit l'horreur, vous n'y faillirez pas.
Vous broderez l'interminable canevas.
Tantôt chantant, tantôt pleurant, d'un cœur tenace.
L'ouvrière du voile saint n'est jamais lasse!
Elle besognera, malgré des mains infâmes
LE CERCLE DEVE. UOg
Qui chaque nuit s'en vont redéfaire la trame
Et lacérer à coups de couteaux éperdus
Le dépôt précieux des filles de Vénus!...
Il semble que parfois vous en ay«z assez.
Vous détendez alors vos genoux harassés,
L'articulation rompue de vos poignets,
Mais il n'est pas permis de s'arrêter jamais ;
Vous le savez. Alors? Toute révolte est vaine!
L'ouvrière des dieux doit mourir à la peine,
Et vos cœurs auront beau ameuter leurs colères.
L'esclave ruminer l'idéal libertaire,
Vous aurez beau crier l'horreur de vos épreuve?,
Refuser, ici-bas, d'être toujours des veuves
Et de reprocréer sans cesse des victimes,
Pour la femme il n'est pas de grève légitime!
Vos poings serrés, vos yeux qui lancent la fureur.
Rien ne peut interrompre un aussi grand labeur!
Lorsque vous faiblissez, la chiourme vous cravache.
Pénélope, à l'amour! Pénélope, à la tâche!
Vieille esclave, n'espère pas ta liberté,
Jamais! Mais sens au moins ton cœur réconforté
Par l'acceptation de la besogne auguste.
Sur le voile en chantant incline encor le buste !
Continue, ouvrière infatigable et douce!
2IO LA DIVINE TRAGEDIE.
Quand l'aiguille de fer t'aura lardé les pouces,
Si l'écheveau s'embrouille et si les yeux te piquent,
Chante! Chanter, c'est l'ineffable viatique,
C'est la ressource d'espérer et de tout croire!
Chante pour oublier la tâche expiatoire.
Chante pour être heureuse et refouler ton rêve!
Les tables de la loi qu'ont promulguées les Bibles,
Ne te concèdent pas de haltes accessibles.
Tu n'as que le labeur originel, vieille Eve! .
Allons, l'esclave! Un dieu t'adjure et te terrasse!
Au voile, l'ouvrière! A jamais tête basse!
Tel est l'ordre édicté, formel et sans recours
Par l'invincible volonté du grand Amour.
IV
LA FORÊT DES RUINES
DERRIÈRE
LE RETOUR DES HIRONDELLES
Car elles reviendront, rythmiques et fidèles,
Car elles reviendront, les vieilles hirondelles !
N'avez-vous pas 'songé à ce jour bleu de mai
Où le remous d'oiseau qui file à tire d'ailes
Par-dessus l'océan, les mâts, arriverait
Avec des cris, devant le toit accoutumé
Pour poser à son bord ses ailes fuselées?...
J'évoque leur émoi, tout leur étonnement
Lorsqu'elles reverront, en tournant trislemenl,
Cet amas écroulé dans des terres comblées
Qui fut le doux village aux grises métairies,
Où leur troupe volait à travers les fumées.
Où leur strie noire, en efiFarouchant les prairies.
Faisait comme un collier immense qui s'égrène...
ai6 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Après la grande mer, voici la grande plaine.
Elles volent, le flanc essoufflé du voyage :
Elles cherchent le nid où les petits, bien sages,
Attendaient le retour de la becquée oblique,
L'école, le clocher, et le chien et la forge.
Le coin du bourrelier, le ruisseau, la boutique.
Tout cela, tout le reste!... Et du cœur à la gorge
Leur monte un cri de deuil qui, toutes, les boursoufle.
Les bêtes en douleur se plaignent à l'azur.
C'est un chagrin très court, qui disparaît, un souffle.
Mais c'est un peu de l'âme humaine, ce murmure,
Et je l'entends d'avance au-dessus des décombres
Où l'impalpable oiseau promènera son ombre.
Rien, plus rien. Vide, floche, une ruine étale...
Un aplatissement de cendres et de miettes
Où, sur des pans de pierre à peine verticale,
Le sang dessine ses étoiles violettes...
Le souvenir crispé de la flamme. En échange
De toutes les beautés joyeuses de jadis,
Un peu d'horreur, des petits tas... rien... de la fange
Et de la pierre. Au lieu des angles arrondis
L'inexplicable arrêt de la ligne brisée;
C'est tout. En l'air, le chicot noir des cheminées
LA FORET DES RUINES. 217
Se profile, irrité, sur le grand fond blafard.
Le monceau de l'ennui. Tout un néant lunaire.
Qui fait une Poestum d'un village picard...
Un silence de mort plane, extraordinaire.
Elles volent, considérant, intimidées,
Le pommier renversé, le seuil croulé. Partout,
Comme des yeux crevés qui béent, des creux, des trous.
Dans les murs convulsés, dans la terre éclatée...
La dévastation ébauche en pleine aurore
Son noir fantôme et clame au ciel du soir la perle
Irréparable!... Hélas! La horde qu'on abhorre
A passé làl Ils sont venus, les nécrophores.
Brûlant la chose morte et les formes inertes;
Puis, on les a chassés. Mais plus rien ne subsiste
De ce qui fut beauté, douceur, — et l'oiseau triste
Semble vouloir porter ailleurs son vol rompu.
Tout est fini! Plus rien ne vit, rien ne m'est plus!...
Pourtant après avoir hésité, l'hirondelle
A repéré l'endroit précis où fut le nid.
Elle cherche à côté une place nouvelle.
Prend un brin d'herbe, fait un zig-zag, pousse un cri
Et recommence!
Aimons cette forme, ubslitiéc
'y
ai8 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Qui revient à la place où, naguère, elle est née.
Elle est semblable à nous, puisqu'elle croit qu'il faut
Que tout être retourne un jour vers son berceau...
Car l'homme reviendra, peu après l'hirondelle.
Rechercher la tiédeur de la place éternelle.
La loi veut que la vie enchaîne et juxtapose
La joie à la douleur, et la ruine à la rose...
Puisque tout recommence après que tout s'achève,
Que revoici l'avril et que grimpe la sève,
Il est juste, admirable et charmant que l'oiseau
Indique à l'avenir la place du berceau !
En sorte que peut-être, au fond d'un crépuscule-,
Couché sur le néant de tout, ce minuscule
Petit être est celui qui donne le signal.
Comme la primevère ordonne à floréal.
Et j'aime qu'à l'endroit oii poussait l'espalier.
Allongeant dans un coin sa tête plate et noire.
Il regarde la mort d'un air émerveillé.
En poussant mille cris de jactance et de gloire,
Comme pour publier : « C'est moi, c'est moi! Qu'on vienne !
Et si l'on ne veut pas venir, moi je commence!
Grince, le puits, ouvre, croisée, lève, semence!
Bêlez, moutons, chantez, les coqs, verdissez, plaines!
C'est moi! » A cet appel excessif, ingénu.
LA FORET DES RUINES. 219
A la forêt broyée, au ciel vide, au sol nu, —
Oubli! beauté! pardon! — il semble que je voie,
D'un seul élan, d'un bond robuste, en même temps,
Fluer le sang, germer la vie, gonfler la joie.
Et dans ce petit nid tenir le grand printemps!
Mars 1915.
LES ÉMIGRÉS
J'ai rencontré des émigrés, tout un village,
Parqué frileusement comme un bétail étique,
Ou comme une tribu de ces lointains sauvages
Qu'on voit errer dans la morne enceinte d'un cirque.
Indifîérent à tous regards, les haillonneux
Somnolaient. La fétide odeur de la misère
Enveloppait l'exil d'une injure dernière.
Mais moi, j'examinais la beauté de leurs yeux;
Ces yeux intérieurs, profonds, visionnaires,
Où la douleur jetait un lait à la surface,
Tandis que des brasiers bizarres et fugaces
Pailletaient leurs iris dilatés de lumière,..
LA PORET DES RUINES. 331
Oh! que regardaient-ils, tous ces yeux en allés,
Bleus, noirs, châtains ou gris, opaques, clairs, intenses,
Et qui jetaient sur ces fumiers accumulés
Des prismes, des halos, et des phosphorescences.
Tous conservaient d'ailleurs les tons particuliers
Dont les décore notre ciel occidental ;
Presque ardoisés, couleur d'ambre ou couleur d'acier.
Ils sont une réponse à leur miroir natal.
On eût dit qu'ils gardaient un peu d'eau du pays,
Qu'ils avaient sa couleur exacte et différente.
Et que les uns étalent d'une eau captive emplis.
Quand d'autres reflétaient des tons frais d'eau courante.
Cet œil d'enfant paraît être plein d'eau de puits.
Celui-ci est l'écume et la flaque marine,
Celui-là, rien qu'à le regarder, je devine
Que toute la Moselle et l'Aisne sont en lui.
Rien qu'à leurs yeux, je sais les pays dont ils sont.
Ils ont laissé là-bas leurs champs et leurs maisons
Mais, — l'ayant fait tenir à l'ombre de leurs cils, —
Ils emportent le ciel entier dans leur exil!
19,
a32 LA DIVINE TRAGEDIE.
Ce n'est pourtant pas tout d'avoir volé du ciel
Pour dormir avec lui dans une grange ouverte,
Ou de humer le bon parfum originel
Quand on se couche sur un sac de feuilles vertes !
C'est êj,re pauvre infiniment que d'avoir pris
Sa couleur à l'orage et ses tons aux rivières.
Je vois d'autres trésors dans les yeux des proscrits...
Leurs prunelles ont des ombres hospitalières
Où s'entassent tous les objets évacués,
Grotesques ou charmants, cassés ou merveilleux
Dont ils faisaient leurs compagnons, — et tous ces yeux
Sont des coffres gorgés ou de profonds greniers.
Chacun y relégua la chose préférée;
En se penchant au fond des regards on l'y voit.
Dans les yeux du vieillard : c'est une cheminée.
Dans les yeux de l'enfant : un vieux jouet de bois.
Le malade emporte son lit ; la jeune fille
Une fenêtre avec ses rideaux relevés.
Et là... dans ce regard laiteux, qu'est ce qui brille?
Là, je ne peux pas voir. Ce sont des yeux crevés!
LA FORÊT DES RUINES. 2 23
Mai dans chaque prunelle une image s'enchâsse.
Lointaine, elle apparaît, chatoie, s'éclaire ou tremble,
Comme en fixant le fleuve insondable il nous semble
Voir tout le fond de l'eau monter à la surface.
On n'y voit pas les grands souvenirs, — car chez l'homme
Les vrais chagrins du cœur sont plus disséminés.
Ce sont des formes, des objets très familiers
Et dont l'obsession a créé le fantôme.
C'est le regret tenace et constant d'une chose,
D'une douce habitude ou d'un charme brisé :
Une certaine lampe, un banc, un pot de roses.
Une cage sur le rebord d'une croisée,
La paillasse où l'on meurt, et l'alcôve où l'on rêve.
Chaque chose a marqué son double au fond des yeux,
Et ces reflets que nul exil ne leur enlève
Ils ne se doutent pas qu'ils les portent en eux.
Aussi, ayant abandonné tout ce qu'ils aiment.
Sachant qu'un tel regret est incommunicable
Et que ce charme-là expire avec nous-mêmes.
Ils errent, tristement, sans parler, lamentables.
3 24 LA DIVINE TRAGEDIE.
Mais moi, à l'heure grise où chacun se souvient
Et murmure ces mots que l'enfance épela :
(( Maman, que fait le coq?. . . Qu'est devenu le chien? »
Je leur réponds : « Pourquoi pleurez- vous ? Ils sont là ! »
C'est pourquoi les yeux des exilés sont si clairs.
Comme la mer est claire et l'abîme profond.
Mais dans leur épaisseur on voit toujours le fond,
Quand nul n'a jamais lu jusqu'au fond de la mer.
C'est pourquoi les yeux des exilés sont si lourds!
Et pourquoi, sans espoir qu'on les en chasse un jour,
A force d'habiter et de trembler en elles
Des spectres prisonniers ont givré leurs prunelles.
LA FORÊT HANTÉE
Le rossignol est dans la forêt. On l'entend
Approfondir des bois dont l'unique habitant
Est le canon qui tonne,
Car, en ce pur moment d'avril, vos sombres foules,
Soldats! hantent la nuit du chêne, et le sang coule
Dans les forêts d'Argonne.
La balle au cœur de l'arbre implante sa blessure.
Tout frémit : la futaie, les halliers, les ramures.
Les sommets et le val;
Seul, un grand chant lunaire, agitant ses grelots,
Au milieu de ce drame incompris des oiseaux,
Met son charme estival.
326 LA DIVINE TRAGÉDIE.
0 mes pauvres enfants ! comment se pourrait-il
Que vous n'éprouviez pas un si poignant avril
Puisque hélas! vous avez,
Alternant tour à tour leurs déchirants soupirs,
Ces deux choses : le dur canon qui fait mourir,
Le rossignol qui fait rêver.
Pâques ! Un doux printemps rugit, se cabre et tonne.
Soldats, vous avez vu se défeuiller l'automne.
Et vous voyez renaître,
Au milieu de la même impitoyable horreur,
Des cendres sur l'azur, des balles dans vos cœurs
Et les nids dans les hêtres.
Tout ce qui fut vivant a fui le sol criblé.
Les cerfs dans les fprêts, les perdreaux dans les blés.
Rien de cela n'existe.
On entend seulement, comme si c'était fête,
Au-dessus des boulets chanter les alouettes.
Sous un grand soleil triste,
Et depuis quelques jooirs recommencer ce chant
Qui semble au sombre azur où s'érige un croissant
Faire une déchirure,
LA FORET DES RUINES. 237
Ce chant qui ne sait pas sa funèbre beauté,
Ce chant le plus tragique aussi qui soit monté,
Un soir, de la nature.
Pleurez, ô mes enfants ! pleurez tout votre espoir,
Tout votre amour si seul au fond du grand bois noir !
Le rossignol appelle.
Il convoque, ingénu, l'épine et le lilas...
Faut-il que vous laissiez derrière vos trépas
La chanson éternelle !
L'oiseau ne frémit pas quand tous les arbres tremblent.
Il chante. Il chanle ! Et la grande forêt ressemble
Au temple intérieur,
Où l'âme entend des cris d'épouvante et de haine.
Et, là-bas, tout au fond de l'espérance humaine
Un rossignol en pleurs.
l
LA CATHÉDRALE ARDENTE
La basilique en feu flambe comme une ville,
Et les cent mille saints qui tapissaient les murs
Grésillent à l'instar de lucifers impurs
Qui, dans les flammes, ont élu leur domicile.
Tous, les jeunes, les vieux, de la nef à l'abside,
Des porches à la tour et du transept aux stalles,
Précipitent en chœur leur armée intrépide.
C'est un bûcher de gloire inquisitoriale !
Et tout ce personnel de saints, tout ce chapitre
D'anges, tous ces porteurs de nimbes ou de mitres,
Tous ces antiques « attachés de cathédrales »
Meurent dans leur fidélité paroissiale,
LA FORET DES RUINES. aag
Chacun bien à son poste et tous payant d'exemple.
Ainsi qu'il sied au personnel des catastrophes.
On voit s'embraser les pierres de leur étoffe
Et l'orgue hurle affreusement au fond du temple.
Mais tous en même temps ont levé leurs mains jointes.
C'est le buisson ardent qui brûle ses oiseaux.
Tous ces nouveaux martyrs chantent lorsque les pointes
Des flammèches s'en vont réjouir leurs vieux os.
Dans cet embrasement du grand arbre héraldique
Qui portait chaque saint au bout de chaque branche,
Dans la flamme stridente et qui se communique
De leur jupe de pierre à l'émail de leur manche,
Un seul membre de la famille a trouvé grâce...
C'est un supplicié de jadis, un des mille
Martyrs qui dans la pierre ou la niche ou la châsse
Revivaient une vie débonnaire et tranquille.
Lui ne périt ni par le glaive ni par l'arc.
Mais c'est l'esprit le plus pur de la chrétienté.
En le reconnaissant la flamme a reculé,
Car elle a retrouvé son remords : Jeanne d'Arc!
a3o LA DIVINE TRAGEDIE.
Ce qui veut dire que, — humaines ou divines, —
L'histoire et la légende, à travers tous les temps,
Se continuent, que rien jamais ne se termine
Ici-bas. On écrit sur des sables mouvants.
Forêts d'allégories et forêts de symboles,
A travers quoi l'homme tâtonne et tend les bras,
C'est la vie! Ce qu'on croit terminé ne l'est pas.
Et l'on n'a jamais dit les dernières paroles.
Ce n'est point un détail infime ou minuscule,
Un incident 'perdu dans l'infini des jours.
Que de voir au milieu d'une église qui brûle
Cette statue de pierre avec la flamme autour.
11 faut comprendre. Il faut que notre esprit achève
L'allégorie que Dieu nous met devant les yeux.
On doit scruter la vie pour la comprendre mieux
Et se persuader qu'elle n'est pas un rêve.
Aussi suis-je celui qui jure et qui proclame
Qu'un grand miracle vient de se manifester :
La rencontre de la martyre et de la flamme,
Toutes deux s'opposant leur intrépidité.
LA FORÊT DES RUINES. a3l
Mais la brûleuse de prophètes et de rois,
En achevant son grand repas fleurdelisé
A, dans sa couardise et sa peur, renoncé
A perpétrer le crime une seconde fois.
Alors, on voit ceci : Tendue vers vous, ô Sainte,
Mais domptée, inclinée et déjà presque éteinte,
En se ressouvenant du sinistre pavois.
Chaque flamme en amour vient lécher vos pieds froids !
SUR LE BORD DU FLEUVE
Les fleuves sont toujours parés de beaux villages.
Dans les moindres cours d'eau se mirent des maisons.
Pour un fleuve de sang il en faut davantage,
Et jamais en vit-on circuler d'aussi longs?
Dans l'enchevêtrement de ses rives séchées
C'est le fleuve national de la tranchée...
Gaves, canaux et rus, dragués, paludéens,
Que de travail autour d'un filet d'eau rougie!
C'est un fleuve inconnu de la géographie
Et pourtant il a l'air d'un Simoïs séché.
Il est juste qu'au cours de ses bords sans reflet
Y croisse la ruine antique et qu'il y ait
La pierre sans acanthe et la rue sans clocher.
Comme il est long, dans son grand spleen kilométrique,
LA FORKT DES RUINES. 333
Ce fleuve étroit qui, sans fin, s'étire et dévale
Coupant l'Europe en deux de sa diagonale!
Rien n'y pousse, pas même un saule aquatique,
Et ses bords sont ourlés de tertres, de crevasses.
Ce vieux Nil rabougri qui passe et qui repasse
A travers les déserts, les vallons et les puys.
N'a pas même un village en vie, auprès de lui!
Les autres fleuves vont de pair avec les routes,
Caressant les maisons au passage, les fleurs...
Et les bœufs sont couchés dans le foin vert qu'ils broutent.
Le soir on voit ramer des barques de pêcheurs...
Ce fleuve-ci n'a plus que des maisons spectrales.
Pas une voix, pas même un cri ne s'en exhale.
Tous ses villages sont calcinés, crevés, vides.
On les visite avec la détresse pour guide.
Plus d'habitants! Plus rien! La chose est consommée.
Pas même un chant d'oiseau, pas même une fumée!...
Si, pourtant. Quelque chose encore est là, qui vit
Obscurément en eux. Moi je vous dis que si ;
Que tous n'ont pas quitté leur place accoutumée!...
Dans cet écroulement qui fait des tas de sable
De ces petits hameaux charmants et désirables.
Certains êtres, obscurs, demeurent accrochés
234 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Comme de vieux lichens au pied de leurs clochers.
Ils sont là, pleins de nuit, et tapis dans leur terre.
Ce sont les morts, les pauvres morts des cimetières.
Oh ! certe, avant le grand cyclone, hier encor.
Ils paraissaient bien ce qu'il y a de plus mort'
Parmi tout ce qui vit! Mais ils se modifient.
Et, par comparaison, c'est encore eux la vie!
Tous ces morts paysans n'étaient pas très heureux.
On les chassait. On ne savait que faire d'eux.
Ils étaient cantonnés, loin, là-bas, au dehors,
Dans de petits murs bas et gris pour prisonniers...
Mais aujourd'hui ce sont des morts privilégiés,
Et puisque tout est déserté et que c'est bien
La ruine, — à présent qu'il n'y a rien, plus rien
Que de la pierre et pas même un chien sur un seuil, —
Ils deviennent les vrais habitants, des gardiens.
Ces morts sont des vivants en costume de deuil...
Ces parents au rancart ont repris tous leurs titres.
Les grands-pères, les vieux, les oncles, les cousins
Qui disputaient leur sol aride, brin par brin.
Sur ces maisons sans toits, sans portes et sans vitres,
Ont repris tous leurs droits possessifs de jadis.
LA FORÊT DES RUINES. 335
Et, puisqu'il tout jamais s'en sont allés leurs fils,
Ils se sentent chez eux redevenus des maîtres.
C'est un grand sentiment de vie qui les pénètre.
Tout est comparaison! Ils ne savaient que faire.
Eh bien, dans le réveil nouveau des cimetières,
Couchés, pareils aux chiens des troupeaux, ils savourent
Comme une joie cette tristesse de la terre,
Et, songeant au soleil des champs et des labours,
Sous la croûte de l'herbe sèche, ils sont contents!...
En temps de guerre on ne regarde pas à l'âge,
Et, tout ragaillardis soudain, ces vétérans
Ont trouvé leur emploi :
Ils gardent les villages.
LE PRISONNIER
Seul, sombre, courbé dans mon coin,
Je suis loin, très loin, le plus loin
Qui soit au monde.
Mais que la douleur est aiguë
De penser qu'elle continue
D'être si blonde!
Je ne sais rien de ma patrie.
On ne me plaint pas. On m'oublie !
Et, trop distant,
Je suis celui auquel s'attache
Le vague opprobre d'être lâche...
Je souffre tant !
LA FORÊT DES RUINES. 287
Je suis le torturé sans gloire.
A ma soufirance expiatoire
On compatit,
Mais le plus ajffreux de mes maux
C'est d'être de tous les héros
Le plus petit!
Je ne sais rien d'elle, sinon
Que je prononce en vain son nom.
Son nom passé...
Mais ne pas savoir si, près d'elle.
Une autre tendresse nouvelle
L'a prononcé !
Son âme était d'une nuance
Pas très bien faite pour l'absence !
Et si parfois
Sa bouche atroce et libertine
Se donne au loin, moi j'imagine
Que je la vois.
La gaîté vive de ses dents
Me fait mes soirs plus torturants.
Quand j'y repense.
a38 LA DIVI^E TRAGEDIE.
Sa lèvre aussi n'est pas bien si*ire.
J'ai trop baisé leur commissure
Et leur garance.
Il est fou, celui qui proclame
Qu'on a vu résister les femmes
A tant d'épreuves...
Ont-elles résisté? J'en doute.
Ceux qui restent les auront toutes,
Même les veuves.
La mort va vite. Et l'amour donc!
Non, voyez-vous, ce fut trop long
Pour être beau.
Tout a perdu de sa valeur :
Le courage, l'idée, le cœur
Et le tombeau!
Traîtresses! En réalité,
Elles nous ont sacrifiés
Quand nous partîmes.
Cette guerre aura mis à jour
Le peu de chose qu'est l'amour,
L'amour infime !
LA FORÊT DES RUINES. aSg
Luxe, paresse, oubli des choses !
Petites mains vouées aux roses,
Trop peu fidèles ! . . .
J'ai honte d'être, loin de vous,
Ce pauvre ayant sur ses genoux
Une écuelle !
Haine à l'amour ! Je le déteste.
Je souâre d'avoir sous ma veste
Un cœur encor.
Je suis cette brute à l'attache
Qu'un souci monstrueux et lâche
Torture et mord.
Puis je suis honteux, par surcroît,
De n'avoir pas faim, soif, ni froid.
L'absence est dure,
La vie est laide, l'exil lourd...
Et, seul, je pleure tout l'amour
Et sa fanure.
La patrie? Un paysP C'est elle!
Et toute harmonie maternelle
Est contenue
a4o LA DIVINE TRAGÉDIE.
Dans ce qui me vient de ses yeux,
De son rire contagieux,
De sa chair nue.
Je ne veux jamais repartir I
A quoi bon ? Dormir. . . ou mourir ! . . .
Meurs sur ta couche,
Vil prisonnier!... ou sinon, dors...
Qu'un autre ait l'orgueil de son corps
Et de sa bouche !
Je sais qu'il est vulgaire et piètre
De ne contenir qu'un seul èlre.
Cœur trop étroit !
Mais je veux, roulé dans ma honte,
Pleurer la seule mort qui compte,
La mort de toi.
Mon cilice est tissé de clous.
Je suis ce rebut : le Jaloux
Rongeant son poing !
J'habite des limbes. On fuit
Ce damné qui cherche la nuit
Dans son recoin.
LA FORET DES RUINES.
J'ai la souffrance la plus basse...
Que je liais tous ces mois qui passent
Atrocement I
Je serai vieux, trop vieux, le jour
Où viendra rire, à mon retour,
Sa voix qui ment !
Je souffre jusque dans ma chair.
A moi seul je suis un enfer
Lugubre et noir.
Proscrit, je donnerais le monde
Pour la toucher une seconde ;
Pour la revoir !
Meurs, meurs, à ton tour, assassin.
Amour, amour! Naissance et fin
De mon vertige!
Que la terre soit ta rançon 1
Je suis seul. Nous nous haïssons.
Meurs donc, te dis-je !
DIALOGUE DE DEUX REINES
Au Camp du Drap Noir.
DEUX VOIX dans les ténèbres.
Hehoho! Hehè !
Halte I
Hoheho ! heho ! ho !
LA RUINE.
Qui vive? Qui va là?
LA DESTRUCTION.
Moi, la Destruction.
LA RUINE.
Secteur des ruines! Halte! A terre! Repos!
Enfant turbulent, que veux-tu?
LA FORÊT DES RUINES. 243
LA DESTRUCTION.
T'égaler.
LA RUINE.
Non.
Vanité monstre! Tu n'es rien, que l'accident,
La fêlure, le bris, l'explosion. Recule.
Je hais ton bruit brutal, tes colères d'enfant,
Le mouvement de tes affreuses mandibules.
Tu casses. Tu ne sais ni user, ni râper.
Ta mastication est pâteuse. Tu cognes,
Arec l'œil du bandit et le poing de l'ivrogne.
Boxeur précis, raca ! Tu ne sais que frapper!
Les villes sous ton poing, crevées comme des pommes,
Ne sont plus que des balayures pour la pelle.
Je sais l'art d'achever les ouvrages des hommes!
Ta force passagère est laide : je suis belle.
Il faut mille ans pour savoir faire une ruine !
Tu n'as pas les outils nécessaires, la râpe,
L'élimeuse, le polissoir pour les patines.
Tu ne connais que le coup droit, le poing qui frappe.
Ivrognesse populacière de l'ordure.
On te nettoie d'un coup de balai ; on t'épure.
On te passe au crible, et tu t'envoles poussière!...
241 LA DIVINE TRAGEDIE.
Je suis Sa Majesté la Ruine. A genoux,
Devant mes trônes ouvragés, mes citadelles,
Tous mes temples, tous mes trésors, tous mes bijoux !
Rends-toi à la Domination éternelle !
LA DESTRUCTION.
Mon œuvre vaut ton œuvre au total. J'ai compté
Coup par coup, car je tiens ma comptabilité.
Calcul très peu mathématique et si facile!
Contemple! Je viens de broyer quatre cents villes.
Un si vaste appétit se mesure au calibre
De mes canons. Demain, j'en broierai plus de mille!
» LA RUINE.
Bientôt elles auront repris leur équilibre.
Tu ne sais pas tuer. Tuer c'est tout un art.
LA DESTRUCTION.
J'ai renversé des cathédrales.
LA RUINE.
Tu le crois!
Mais je les sens se ranimer sous mon regard.
Elles retrouveront demain leur grande voix.
LA FORÊT DES RUIXES. 2'|5
Moi seule je pourrai les faire lairc un jour.
Ta haine ne tue pas.
LA. DESTRUCTION.
Et qui tue mieux?
LA RUINE.
L'Amour.
LA DESTRUCTION.
On meurt de moi pourtant.
LA RUINE.
Mais pour renaître mieux.
La mort, c'est lent. Il faut très savamment, sans hâte,
Caresser... On étouffe, on palpe peu à peu...
J'aime à promener ma longue main scélérate.
La souplesse aristocratique de mes doigts
Sur le contour de chaque chose évanouie...
Il est beau de les voir s'exhaler sans effroi
Ces belles mortes dont les yeux se vitrifient
Lascivement, de les sentir qui disparaissent
En extase sous ma cauteleuse caresse...
Mais à quoi bon, à tes fureurs d'iconoclaste
Décrire ma grandeur, mon empire et mon faste .-^
2/16 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Renonce. Tu n'as pas le souffle assez puissant.
Ta respiration est courte comme celle
Des dogues; tu devras finir d'un coup de sang!
Tu t'époumones vite. Arrête-toi. Dételle.
Un tour de piste encor; c'est tout. Je te renie.
Et la rosse a forgé du pied. A l'écurie!
LA DESTRUCTION.
Mais...
LA RUINE.
Assez! Sache-le : tu ne perceras pas.
Sur toi s'est refermé le cercle. Arrière! Arrière!
Gâcheuse! Folle apprentie! Mauvaise ouvrière!...
LA DESTRUCTION.
J'enjamberai le cercle, en allongeant le bras.
Je t'atteindrai sous mon repaire d'éboulis.
LA RUINE.
On n'atteint pas l'Esprit de la terre. Je suis
Cet Esprit, cette Majesté, Reine des Rois,
Et Dieu !... J'ai secoué mon manteau sur les mondes.
Pas une place où mon triomphe ne s'assoie,
Où ma filiation ne vive et surabonde,
LA FORÊT DES RUINES. 2^7
OÙ je n'aie implante mes bornes et mes stèles.
Tu ne sais pas démanteler les citadelles.
Tu n'as fait qu'abîmer tous les Erechtheions.
Moi seule j'ai vaincu les siècles et les dieux,
Les peuples, les soleils et les religions.
Gloire à moi ! Je suis le grand Maître harmonieux,
La profondeur de tout, le mot et l'art suprêmes,
Une métempsycose immense et douce. J'aime.
LA DESTRUCTION.
Eh bien, j'aurai raison de ta métempsycose.
LA RUINE.
Peuhl Sais-tu ce qui doit avoir raison de moi,
Plus qu'un bombardement d'apocalypse P
LA DESTRUCTION.
Quoi?
LA RUINE.
En trois siècles, pas plus : les griffes d'une rose.
LA DESTRUCTION,
Mais toute rose doit mourir un jour. Et, seule,
L'Idée est éternelle.
218 LA DIVINE TRAGÉDIE.
LA RUINE.
Oui, tout mourra, c'est vrai..
Pas moi! Sur l'Univers mort, je serai l'Aïeule
Qui rêve, les deux poings au menton, et qui fait
Signe à l'immensité des ténèbres stellaires.
Et quand la glace me pétrifiera les moelles,
Au-dessus de mon front encor, pour me distraire.
J'aurai le rosier blanc et bougeant des étoiles.
LA DESTRUCTION, avec mépris .
Artiste !
LA RUINE.
Assez! Rends-toi. Tu ne passeras plus!
Mon décembre éternel dresse sa barricade.
Rends-toi à l'Eternel.
LA DESTRUCTION.
iSou!
LA RUINE.
A bas les vaincus!
Et haut les mains!
LA FORÊT DES RUINES. a^g
LA DESTRUCTION.
\lors... Amies?
LA RUINE.
Non!
LA DESTRUCTION, lout à coup levant les mains
clans un bumble sourire.
Camarade !
Le silence s'établit sur le Monde.
Septembre 1910.
V
LA COULÉE DU SABLIER
NOUS
MES HOTES
Oai, c'est toi, c'est bien toi que je revois enfin!
Je te pleurais, maison; je t'espérais, jardin!
C'est toi, le ravissant gazon mélancolique
Imprégné de forêt, sensible et chaleureux,
Futaies qui me chantiez vos rêveuses musiques,
Et vous, mes grands cyprès, vous que j'aimais le mieux! ,
Ah! respiration si longtemps attendue
Senteur qui viens à moi des herbes ventdées,
Débordez, accourez du fond des avenues!
Comme un chien haletant à travers les allées
Vers un écho lointain qui le rappelle à lui.
Ah! venez la prairie, accourez la forêt!
Que c'est bon!... M'y voici! Tout me réapparaît,
200 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Tout, le pâle gazon aux cernures de huis,
La Diane portant un faon sur son épaule
Et l'escalier inachevé avec ses dalles
Moussues, les rosiers blancs, les allées transversales,
El le miroir qui tient dans la bague des saules...
Bonheur de tout revoir quand on croit tout détruil!
Mais de suite étouffant ce mouvement d'ivresse
J'ai prononcé la phrase redoutable : <( Où est-ce? »
Et mon cœur sourdement battait.
On m'a conduit,
\ pas lents, vers un coin de gazon piétiné.
C'est à côté de la maison du jardinier.
Très simole. Quelques croix. Sous l'épicéa vert,
Je suis resté debout, mais le front découvert,
Etonné de ne pas éprouver en moi-même
Ni la révolte, la colère, ni le cri
Qui jaillit quand on voit profaner ce qu'on aime,
Et déjà l'habitude avait tout consenti !
Ainsi vous êtes là, vous dormez là, mes hôtes !
Le hasard, vous ayant capturés, côte à côte.
Vous a couchés sous ces ombrages imprévus.
Vingt corps ensevelis dans cinq tombes, pas plus.
Enfants d'une patrie vague et problématique.
LA. COULEE DU SABLIER. 2^7
Morts étrangers, poussière et proies, dont rien n'indique
Ni la substance, ni le destin atomal,
Vous êtes dispersés dans l'inconnu des germes!
Vous veniez du pays du Cygne et du Grâal
Sangliers en boutoir, ou bien rustres de fermes.
Je ne sais, — mais je sais ceci, et j'en frémis,
Que vous êtes tombés au beau pays du Lys,
Et parmi un sensible et vieux jardin français,
Où l'on parlait amour, silence, — tout auprès
Du val ensommeillé qui yit naître Racine.
Vous êtes tombés là, par une nuit divine,
Haletants de carnage fauve, ivres de haine,
Mais la nuit, étreignant vos désirs ténébreux,
Vous a scellé les poings avec ses lourdes chaînes,
Arraché le cœur de la chair, crevé les yeux
Et vous a jetés là, brusquement, hors l'azur,
Comme la hôte immonde et quatre fois impure!
C'est dit. Vous dormirez parmi le vert Valois
Sur la colline agreste et le chemin des bois.
Vous, les fauves du tertre et de la male-mort,
Vous aurez la foulée sveltc du cerf dix-cors...
La biche, le blaireau, remueront les feuillées.
Le vent secoue déjà vos croix mal étayées
Tandis que moi, maître et passant, je considère,
32.
258 LA DIVINE TRAGEDIE.
Le cœur plein de chagrin, mais l'esprit sans colère,
Entre mon rêve et vous, cette mince cloison
Faite d'un peu de terre et d'un peu de gazon.
L'inscription se lit au revers de la croix.
Elle est étrange dans sa mystique allemande.
(( Sur ta terre, tu n'es pas mort. Mais l'on te doit
« Une tombe. Ami, nous te laissons sur la lande
(( Étrangère. Mais que quelque jour tu reviennes! »
Dirait-on pas d'une ballade très ancienne.^
Je respecterai donc le vœu dont j'ai la charge.
Vous dormirez chez moi, dormeurs. La place est large.
Je ne vous chasse pas. Je parerai vos croix.
Quand la vie reprendra le cours de ses saisons,
Aux lauriers qu'ils ont mis sur vos tombes sans noms.
J'ajouterai les fleurs tributaires des bois.
Je veux fournir le lis, l'arôme et le pistil.
J'apporte le pardon de la race à la race,
0 mes hôtes! et veux désigner votre place
Par la rose d'octobre et l'épine d'avril.
Vous, vous me donnerez, débiteurs inconnus,
L'échange de la sève et de votre poussière
Pour l'entretien de la racine et de l'humus.
Puis, quand le maître du logis, du parc prospère,
LA COULEE DU SaBL lEIl. 2.-9
Sera mort, ses enfants se transmettront le pacte,
Et vous accorderont, en bons propriétaires.
Une part précise, inaliénable, exacte :
Celle qui vous revient de la terre étrangère
Que vos exils mortels auront ensemencée.
II
Par l'ordre d'un fatal et bizarre destin
Vous n'êtes pas la tombe unique du jardin.
Voici quatre ans que cette chose s'est passée.
Un jour, à l'heure triste où la lampe s'allume,
Esseulé, chargé de regrets, lourd d'amertume,
Je pris, dans la maison, sa robe qui traînait.
Sur laquelle le chien dormant s'était couché.
Puis j'ai gravi le fond du parc et j'ai cherché
Une place à l'écart qui fût pleine de paix.
Là, dans un trou creusé, je disposai la robe...
Pour tous et pour toujours, la trace est effacée.
Dessus, un arbre s'ensanglante vers l'octobre
C'est ma fidélité qui l'avait déposée
En vous, nature! Ainsi l'enfant du beau voyage
2(3o LA DIVINE TRAGEDIE.
A ses amours déjà donna ce simulacre
De sépulture, et tu dors là, profonde image.
Sous un hêtre sanguin que l'automne massacre !
A-h! qui m'eût dit, quand j'accomplissais la besogne,
Que d'autres morts viendraient engraisser le jardin.
Qu'il faudrait surveiller ce monceau de charognes
Avec le même soin et le même examen !
Mon doux jardin, ami très cher, ami quitté,
O toi qu'avaient comblé mes tombes délétères.
Accepte ce surcroît de jonchée funéraire!
Je ne mesure pas mon hospitalité.
Ceci nous est venu : ouvre à ceci tes routes !
Tu tiens en toi déjà ce qui ne renaît plus.
En toi que de passé, que de jours révolus!
0 glaises, absorbez ces morts improvisés.
Pour que j'aie, à deux pas l'un de l'autre, à côté,
Enterré le fantôme et la réalité!
Sans doute que la vie a rêvé d'opposer,
Emblématiquement, la tombe imaginaire
A la tombe réelle; et c'est le jeu du sort
Qui fait l'une plus lourde et l'autre plus légère!
Étrangers, soyez bien accueillis par mes morts !
Reposez, sans savoir que vous continuez
Un rêve qu'il plaisait nu destin de parfaire.
LA COULÉE DU SABLIER. a6l
Gazons, gazons d'idylle à jamais profanés,
Quelle tragique épave aura souillé vos terres!
Le deuil après le deuil ! La rouille après la rouille !
Il est dit que je dois toujours vous retrouver
Plus chargés de douleur, de formes, de dépouilles!...
Toi qui me prodiguas le printemps et l'arôme,
Jardin de Josaphat dans la vallée de l'homme,
Terre de la pitié par le ciel désignée,
Me dispenseras- tu, de nombreuses années.
Ton oubli, ton exemple et ta ténacité .►*
Dois-je longtemps encor t'entendre répéter
Le cantique immortel de l'âme et de la branche?
Sois l'ami éprouvé mais cruel qui s'épanche
Dans le cœur de l'ami... Confident irrité
Par l'orage de sang qui chassa tes oiseaux.
Toi qui me fis meilleur, plus sage et plus nouveau.
Contemplons-nous l'un l'autre après cette tempête!
L'homme a banni le rêve et le rêve revient,
Mais l'arbre en a frémi de la racine au faîte ;
Les nymphes du Valois s'en sont tordu les mains ;
Le canon, en broyant tes futaies séculaires.
Au fond de la forêt a fait gémir les pierres;
Des balles ont frappé tous tes chênes au flanc.
L'amour en restera peut-être assez tremblant
aGa LA DIVINE TRAGEDIE.
Pour qu'il déserte, hélas ! mes roses dévastées
Et qu'à jamais la joie s'en soit enfuie! La mort
Farouche ajoute donc aux décombres encor.
Et ce n'est pas fini ; car l'avenir prépare
D'autres deuils, quand ceux-là se seront effacés.
L'hallali familier des fantômes passés
Entonne à l'horizon sa lugubre fanfare...
Si des roses toujours renaissent de leurs cendres.
Il faut prévoir, pourtant, tout le parcours futur
De ce qui va monter à ce qui va descendre.
D'autres adieux viendront saigner sous cet azur.
De sorte que, sans cesse et petit à petit,
Dans son propre chagrin le sol s'ensevelit!...
Mais que la terre encor se fende et s'écartèle,
N'importe! Je souris aux blessures nouvelles!
Si partout l'ossuaire accumule le deuil.
Si la hache est plantée au sol et dans le seuil,
Il me semble qu'un grand frisson s'en communique
A moi-même, et, debout, j'accepte avec orgueil
La mutilation du jardin héroïque !
Vivières, décembre 191^.
L'ATTENTE
¥
Les mois repassent, l'un après l'autre, à l'horloge
Du Temps. 0 la plongée des heures!... Février!...
Je voudrais énerver le Temps que j'interroge,
Accélérer le cœur fatal du Sablier.
On compte, heure par heure, ou saison par saison.
Mon doigt crispé appuie sur la pulsation
Des minutes... Alors.»^ pensai-je... Hé bien? me dis-je.
Déjà que d'idéals tombés 1... Quelle jonchée!...
Que c'est long 1 avenir!... J'incline mon vertige
De l'heure disparue à l'heure rapprochée,
liien ne me répond. Comme une femme en travail,
264 LA DIVINE TRAGEDIE.
Le temps accouche de son œuvre décevant.
L'avenir est pour moi tantôt la toile au vent
Qui va céder, tantôt l'inflexible vantail
D'un sanctuaire, avec un archange devant!...
Derrière, qu'y a-t-il i^. . . C'est long ! Dieu, que c'est long ! .
Les sombres délégués du Destin délibèrent...
Que naîtra-t-il du formidable tourbillon?
Crever la nuit pour qu'il en sorte la lumière!
J'entends le bruit d'un monde en parturition...
Mais, oh ! ne rien savoir de la chimie obscure
Que le destin distille et pèse, goutte à goutte 1...
Si ma terre sortait de ce creuset, dissoute?...
En ce moment un dieu qui broie ou transfigure,
Un dieu aux yeux de qui tout s'enchaîne et s'explique.
Penché sur l'océan des ondes prophétiques,
Connaît le dénouement de l'Histoire, et décrète
Un arrêt, qui sera un jaillissement d'aube,
Ou qui fera dresser nos cheveux sur nos têtes!...
Rien ne peut arrêter le balancier du globe!...
Nous attendons, l'haleine étranglée, inquiète.
Je compte : Mars. Avril. Mai... Vertige!... Juillet!,
Rien!... Le cadran marque une éternelle demie.
LA COULÉE DU SABLIER. 2(35
Oh ! douleur d'osciller entre ces deux efïets :
La chose commencée et la chose finie!.. .
Marchez, rouets obscurs et que tout s'accomplisse 1
Février... Fais ton œuvre, ô Temps!... Et tisse, tisse!,
a3
L'ANGE
Un ange s'est produit devant moi, je le jure.
J'ai vu un ange, un vrai, celui de l'Ecriture;
Un de ceux que le ciel envoya vers Sodome.
Il était beau, mais tout semblable aux autres hommes;
Un de ceux-là que Loth nommait : des étrangers.
Et qu'il faisait chez lui reposer et manger;
Un de ces clairs adolescents, au port rythmé,
Qui marchent sur la terre après avoir volé,
Et qui n'ont pas besoin d'ailes pour témoignage
Qu'ils ont dans les hauteurs commencé leur voyage.
LA COULÉE DU SABLIER. aO"
Jeune, divin, cambré de pied, svelte de taille,
C'était l'ange qui vient présider les batailles.
N'ayant pour se prouver qu'un signe essentiel :
Uniquement celui d'être imprégné de ciel.
Il revenait d'un grand carnage justicier;
Il avait embrasé des villes sous ses pieds.
Exterminé l'injaste et décimé l'infâme.
Il s'accoudait, viril, mais doux comme une femme,
Et ce dispensateur des tempêtes du feu
Avait sur Pérugin calqué son regard bleu.
Et, dans un vieux tableau que je me remémore,
Pris ce sourire en fleur qui foudroya Gomorrhe.
Ici l'antique magnifiait le moderne.
Donc, ce soir-là, distrait, au fond d'une taverne,
Devant un verre de soda, à quatre pailles.
En un repos serein, l'ange de la bataille,
Seul, aspirait négligemment la liqueur blonde.
Oubliant la querelle éternelle des mondes,
La mission du ciel, l'œuvre rouge accomplie...
Rien ne l'eût décelé, dans sa mélancolie,
Sinon qu'il avait l'air ainsi, même au repos.
De boire encor du ciel au bout d'un chalumeau!
Or, ce jeune homme strict, paresseux, élégant,
Etait un de ces trois archanges anglicans,
368 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Qui, l'avant-veille, ouvrant leurs ailes de sept lieues,
Après avoir franchi les immensités bleues,
Plume dans le silence, et dans la nuit pollen.
Avaient pulvérisé de bombes Cuxhaven.
La veille, dominant l'univers anxieux.
L'ange exterminateur tonnait du haut des cieux,
Et ce soir, ayant tout oublié des abîmes,
Elégamment mêlé à la foule anonyme,
Ses ailes remisées et ses exploits finis,
Il dînait chez Maxim's, en escarpins vernis.
L'homme qui résumait en lui toute la guerre,
Pour l'instant, avait mis sa gloire au fond d'un verre.
Moi, je considérais ce simple et grand spectacle
Le dieu nouveau parmi ses nouveaux tabernacles.
Avidement mon cœur, empoigné, s'emplissait
De rayons, comme si ce fût le Paraclet
Qui, voulant accomplir cette métamorphose
De n'être plus un soir un oiseau qui se pose,
Avait, pour des pensées et pour des temps nouveaux.
Voulu venir à nous et remonter là-haut,
Ayant à quelque enfant des hommes emprunté
Ce visage, baigné de sa divinité I...
LA COULÉE DU SABLIER. aO.)
Pour un peu, à le voir reposant et si calme,
On eût rêvé de l'éventer avec des palmes.
Ou de l'environner avec des nimbes d'or...
Minuit était passé que je songeais encor.
Je me représentais le geste de la veille,
L'extermination des cités qui sommeillent,
Et cette solitude immense, hors la terre,
Dans la sérénité des espaces slellaires;
La gloire et l'antithèse aussi d'être celui
Qui, douze heures après, peut, devant son w^hisky.
Se conter à lui-même un aussi grand prodige.
Celui d'avoir été le maître du destin,
Egal aux dieux, la rêne au poing, sur leurs quadriges.
Bondissant dans la nuit et le jeune matin,
Un Jupiter-Stator, dont l'œil creux étincelle.
Ou Prométhée tenant le feu dans sa nacelle!...
Une coupe en l'honneur de toi, Ange, une coupe!
Que le Champagne coule en large catadoupe !
Salut à lui, Force, Éternel, Omniscience!
Lui si petit, si net, qui promulgue l'immense.
Qui fait du firmament un tonnerre algébrique,
Et collabore avec le Dieu du Lévitique 1
Montez, Ange orgueilleux, si simple et si tranquille.
23.
270 LA DIVINE TRAGEDIE.
Laissez tomber vos plumes de feu sur les villes, —
Un feu dont vous avez renouvelé l'histoire —
Et par delà les pics et les vieux promontoires,
Faites-le tournoyer en fauves incendies.
Puis, dans ces bruits légers que le vent psalmodie.
Ensuite allez-vous-en, bel ange harmonieux.
Flocon perdu ou bulle d'air, au fond des cieux!...
Gomme je vais aimer en sortant, tout à l'heure,
Au-dessus de mon front, la céleste douceurj
Et je regarderai d'un œil plus méthodique
Le ciel au front d'argent et la lune biblique.
Cette lune asservie qui fut de ton escorte
Et qui, ce soir, a l'air de t'attendre à la porte.
Comme un chien patient qui guette en paix son maître. .
Vous êtes là, fumant, rêvant dans du bien-être.
Moi, je pensais : « Ce dieu contemporain, subtil,
Qui défait les armées, comment se pourrait-il,
Lui, le bras séculier, faiseur d'autodafés,
Que tant de ciel ne l'ait pour jamais enivré?
Qu'a-t-il besoin de nos terrestres aromates ?. . . »
Alors, ange très doux, sur ce, vous vous levâtes...
Du geste qu'autrefois vous eûtes avec Loth
Pour l'emmener, on vous vit mettre un cover-coat,
Epingler avec soin le cache-col de soie,
LA COULEE DU SABLIER. 27
Puis, sans vous soucier du tout que l'on vous voie
Ni qu'on vous nomme, vous traversâtes les salles.
Vos brodequins ailés me semblaient des sandales.
Votre jonc me parut le bâton de voyage.
Vous alliez retrouver l'Etoile des rois Mages!
Et, lent, après avoir envoyé le chasseur,
Je vous vis regarder le trottoir avec peur.
Parce que, sur l'asphalte, il tombait quelque pluie.
Comme un qui flâne et que ce contretemps ennuie,
Votre œil cligné jeta là-haut un regard dur,
Presque craintif... Et vous, l'envoyé de l'azur,
L'habitant de l'espace et le maître des nues,
Vous regardiez le ciel, dont vous étiez venu,
Avec humeur, au point que vous faisiez la moue
A cause de ce vent qui vous cinglait la joue !
Et cette humeur n'avait pas l'air d'un simulacre.
A la fin, col levé, vous hélâtes un fiacre.
En jetant à la nuit quelques mots de courroux...
C'est ainsi, ce soir-là, que partit l'ange doux
Et terrible, qui n'avait pas d'aile à l'épaule,
Mais sur qui s'entr'ouvrait, en nimbe, en auréole.
Comique de prêter cette égide à sa gloire,
Un parapluie rouge à la pourpre dérisoire
Et qu'un groom inclinait au-dessus de son front.
373 LA DIVINE TRAGEDIE.
Ce fut tout simplement charmant cette façon
De descendre d'un ciel, où le prodige abonde,
Pour être tout à coup pareil à tout le monde...
Venir de dispenser la foudre et ses éclats
Pour trouver déplaisant qu'il pleuve ce soir-là ! . . .
Oublier qu'on en est de ce grand firmament
Pour le considérer avec des yeux d'enfant!...
Ah ! que la vie est belle et que belle est la gloire
Qui mettent des élans aussi contradictoires
Au cœur de ce héros que l'époque enfanta !
J'aime d'avoir été le témoin de cela!...
Dans cette expansion de la grandeur humaine,
Montant sans bien savoir où le destin la mène.
Dans tout ce macrocosme éperdu de la Force,
Où des germes nouveaux font craquer leur écorce.
Que d'infimes détails, que de beautés perdues!...
Combien de choses, pour l'âme qui les a vues.
Qui devraient se fixer en elle pour toujours.
Mais que le flot du temps emporte dans son cours !
Leur grâce n'a pas su nous être révélée.
Oh ! être ce glaneur obscur, dans la mêlée,
Qui recueille l'épi, la fleur inaperçue.
Etre le recenseur de ces beautés perdues.
Le passant, qui tout seul, à distance, à l'arrière.
LA COULEE DU SABLIEH.
Saisit la fleur furtive ou l'instant solitaire
Avant que le néant ne les absorbe en lui,
Et s'en va satisfait, sans vouloir d'autre prix.
En échange de son trésor inestimé,
Que l'ingénu bonheur de l'avoir ramassé !
NUIT DE ZEPPELIN
Équinoxe de printemps.
Paris attend ce soir le grand baiser fatal
Qui va tomber du ciel, de l'ombre et du silence."
Minuit est passé. Un jet de clairon s'élance.
La diane se perd au loin dans le dédale
Des rues, des carrefours. Et son cuivre mugit
Le « Garde à vous » strident des vieux veilleurs de nuit.
L'alerte, cette fois, est au camp des étoiles.
Elle nous vient de l'Empyrée. Les dieux ont soif.
Paris, beauté lassée qui dépouille ses voiles
Et qui nonchalamment s'étire et se décoifiFe,
Vient d'être, tout à coup, jeté hors de sa couche.
Il tressaille. Il attend la morsure céleste.
La femme met la main à son cœur : c'est son geste
LA COULEE DU SABLIER. 270
Comme l'homme a porté le clairon à sa bouche...
Silence. Maintenant tout meurt comme la dianc.
L'ombre subite fait la nuit plus diaphane.
La ville s'enténèbre. Elle s'enfonce et plonge
Lentement, peu à peu, comme un vaisseau qui coule.
Elle est cité de rcve, Atlantide de songe,
Ou nécropole découverte par les houles,
Herculanum abandonnée sous le ciel vaste !
Terreur ! Une cilé tout à coup effacée.
Et quelle!... Une cité d'orgueil, de joie, de faste,
Qui contient l'univers total de la pensée,
Pour la première fois vient de s'anéantir!...
Elle n'est plus qu'un grand village éteint qui dort.
Ou quelques survivants, seuls, attendent encor
Le prodige tonnant qui accourt du nadir.
Pour la première fois aussi sur une ville
On voit le firmament dans sa splendeur tranquille...
Un aboiement de chien très paysan, lointain...
C'est dans le bois profond l'attente du matin,
Le souffle retenu du braconnier, tapi,
Le poing à son fusil ou l'épaule à la crosse.
On entend, par saccade, en ce silence atroce,
La palpitation sereine de Paris.
Tous les cœurs, dans la nuit, fixent le ciel, ensemble.
276 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Tous les yeux, même ceux qui ne voient pas, y pensent.
On est prêt. Chaque étoile, à son poste, ressemble
Au regard de la sentinelle en permanence.
Le ciel a son armée d'astres réglementaires.
Pour nous qui sommes là, blottis contre la terre,
L'espace s'est empli follement de fantômes.
Nous regardons ce coin d'infini que les hommes
Ont appelé 1q ciel, et nous le regardons
A cette même place où, dans les temps, nos pères
Attendaient qu'éclatât le céleste cratère.
Et c'est ce même flanc étoile de rayons,
Qui refusa, stérile et nu, de s'entr'ouvrir.
Le prodige, ils l'avaient légué à l'avenir.
Les anciennes terreurs, nous les réalisons ! . . ,
Et voici, comme pour un Roi, ou pour un sacre,
La salve du canon qui bondit et se rue !
Un grand frémissement parcourt toute la nue,
Épée au clair, dans le plein ciel, pour les massacres !
On dirait un essaim de guêpes en rumeur,
Des avions, au fond des banlieues, se bousculent
Pressés d'accourir au devant du noctambule.
Dans un vrombissement d'ailes et de moteurs...
Le roi de l'air doit s'approcher de steppe en steppe.
LA COULEE DU SABLIEU. 277
Longtemps on entendra encor ce bruit de guêpe.
Puis, brusquement, — déclic d'éclair, — voici la Chose.
Elle s'avance en des tonnerres de clartés.
Dans toute sa puissance et son apothéose,
Un bruit lourd de moteur partout répercuté...
Ainsi, c'est toi, ce petit orbe en pleine course.
Cette barre de feu soulignant la Grande Ourse?
Ainsi, c'est toi qui viens usurper dans l'espace
L'instantanéité d'une étoile qui passe?
Que c'est simple, au milieu d'une nuit de printemps.
Cet envoi prophétique et ce déchirement !
Un faisceau lumineux le happe et le conduit.
Il a l'air d'une aurore errante au bas du ciel.
Au-dessous, on entend, rauque, rugir la nuit.
Mais, si paisible, n'est-ce pas quelque Ariel
Qui vogue sans avoir la moindre aile à son dos.
Quelque tendre génie caressant les étoiles?...
Il monte vers le nord. Il va vers les Gémeaux.
Oh ! quelle belle nuit retentissante et douce !
La meute des obus aboie et s'enchevêtre.
L'équipage de mort est lancé à ses trousses.
Ils veulent s'emparer de cette proie en maîtres;
Et l'on frémit de voir, quand s'éclaire la nue,
a4
37? LA DIVINE TRAGÉDIE.
Dans les hallicrs du ciel cette bête perdue !...
Le jet tendu du projecteur semble une chaîne
Qui la maintient et qu'elle secoue avec peine.
Serait-ce l'hallali d'une bête forcée,
Dans cet immense champ de bataille inversé
Dont tous les morts éparpillés seraient des astres,
Où l'on entend rouler, comme un Chariot d'or.
Les grands canons d'airain qui brament les désastres?.
C'est cela que j'ai vu, là-haut dans l'Empyrée !...
Mais c'est aussi pour nous, rêveurs, tant il est lent,
Un insecte, aux anneaux lumineux et rampants,
Qui bave sur la Lyre et sur Cassiopée,
Un ver luisant parmi tout un champ d'asphodèles,
La luciole automatique avec ses ailes.
Le bambin Puck jailli des lèvres de Shakspeare,
Mais c'est surtout cela, ô Navire, Navire,
Une nef attendue par les siècles en troupe
Et qui s'en vient avec tout le feu dans sa poupe!...
Heia-a! Heia-a!... 0 fils de la légende,
Des temps nouveaux, de l'épopée, salut à toi!...
Même si tu devais nous broyer, si tu dois
Marquer notre agonie et si ta beauté masque
Une banale horreur combinée pour escarpes,
Salut, nuit adorable, où flottent des écharpes.
LA COULEE DU SABLIER. 271J
Des bulles, pour les jeux de chérubins fantasques,
Des bouquets de couleurs et de bruits, un tableau
Orphique qu'a senti peut-être Giolto !
Malgré l'horreur, on a la pensée amusée
Par les éclatements radieux de fusées.
Tout est rayé de trajectoires translucides.
Plein feu. On croirait traverser les Per.séides,
Par un de ces grands soirs de juillet qu'elles zèbrent.
Tout ce qui vit est flamme et le reste ténèbres.
Des grêlons d'équinoxe embrasés, giboulées
Par les grands fanaux blancs des phares signalées,
Mettent dans le lointain des lueurs d'améthyste,
Chaque fois qu'une bombe éclate quelque part. . .
Du chaos se dégage une impression d'art,
Et ce serait très doux si ce n'était sinistre!
Notre première nuit de printemps, qu'elle est belle!
Et quel sabbat nouveau l'emplit et l'ensorcelle?
Shakspeaie eût-il jamais pu rêver celle-ci?
Gomme ils ont eu raison de la vouloir ainsi.
Et d'ajouter ce cri fantastique au concert
Que font les chevauchées dans le ciel de AVagner !..,
Mais déjà le sommeil de mars est raccourci ;
Et les plus belles nuits ont leur heure comptée...
28o LA DIVINE TRAGEDIE.
Est-ce le chant du coq qui va chasser le songe!*...
En vain nous implorons qu'un dieu nous le prolonge
Ou que le monstre explose et soit précipité.
Maintenant les lazzos lumineux restent vides.
La meute ardente a détourné l'aéronef...
Quelques coups de canon espaces : durs et brefs...
Tout se dissipe en nous, autour de nous ! La vie
Vient d'efifacer au ciel ces fantasmagories.
Sans doute que la ville endormie eut la fièvre,
Puisque Paris s'éveille une chanson aux lèvres !
Un frémissement d'aube, encor très imprécis,
S'estompe sur les toits, se perd en demi- teintes...
Dans une heure, ce sera le jour sur Paris,
Et le premier rayon dans sa première atteinte.
Ce rayon brusque qui, venu de bas en haut,
Fait luire les bourgeons et chanter les oiseaux...
Les ramiers vont lisser leurs plumes azurées,
Et la pointe verdie des marronniers souligne
Le jour qui se répand sur les Champs-Elysées.
Les phares ont cessé d'inscrire au ciel leurs signes.
Seuls, les fanaux errants des maraîchers somnolent.
Vers les quais, Notre-Dame au loin, le pont d'Arcole. . .
Piaillement interminable aux balustrades...
Était-ce le délire en nos cerveaux malades.'*
LA COULEE DU SABLIER. 38l
Il ne reste plus rien de la nuit fantastique !
Nous avons dû rêver tout ce surnaturel.
L'immense aurore est là qui pointe dans le ciel.
L'aurore coutumière, un peu fade et classique.
C'est la joie qui renaît, rose dans le ciel pâle,
L'éveil laborieux des vieilles capitales...
Cette nuit d'équinoxe étrange est terminée.
Te voici parmi nous, jeunesse de l'année!
Sous toi, le tapis noir s'éclaircit et s'étale...
La ville endolorie bâille, et là-bas, là-bas.
Mollement, souriant, mais quand même un peu las,
Dans un souffle attiédi qui met un sentiment
De verdure, de joie, sur ce Paris dormant.
Le printemps citadin prépare ses lilas.
2 2 mars i^iS.
34.
NUIT D'ETE
Comme un train de blessés qui passe dans la nuit.
J'écoute, en appuyant le coude à la ruelle,
Véhiculés du fond d'un passé engourdi.
Tous mes rêves à moi, saignant aussi de l'aile,
Passer sinistrement, convoi désabusé
Qui, dans la nuit, s'ébranle, ahane et s'échevclc...
Ahl ce train qui sifflait, ce train que j'ai croisé,
Ne contenait-il pas de bien autres blessures.
Ne rapportait-il pas d'autres mornes victimes
Que ces soldats muets, drapés dans leurs tortures,
Qu'un mince espoir, comme un éther sublil. ranime
En agitant au loin des visions natales?...
Hélas! mes rêves, « mes idéals », vous en êtes!...
Vous êtes des blessés qui renversez la tête.
I
LA COULÉE DU SABLIER. 283
Ce soir, en entendant traverser les campagnes
Calmes par ces chemins de fer interminables
Qui gémissent et vont de Toulouse en Gerdagne,
A travers des pays dont l'infini m'accable.
Où petit je souffris, où plus tard je songeai,
Dans la plaine qui va de Moux au Lauraguais
Et côtoie la blonde écharpe pyrénéenne,
Je retrouve, à vingt ans de distance, mon Dieu,
Fidèle au rendez-vous de mon enfance ancienne,
Je retrouve le même appel dans le soir bleu,
Les mêmes roulements nostalgiques de trains
Qui bercent mon sommeil, et mon vieux clair de lune.
Le voici donc, le « beau voyage » du chevet !
Était-ce ainsi que je rêvais qu'il finirait.
Et que, chargé d'une aussi navrante infortune.
J'entendrais pour de tels trajets passer au loin
Ce même train nocturne, exact, apprivoisé,
Auquel, enfant, j'avais donné mon amitié
Et qui revient toujours pareil, ni plus ni moins,
Traverser longuement ces sommeils de juillet.
Frottés de seringas, de lis et de sainfoin.
Où l'on revit sa vie dans une transparence
Presque mystique, avec un sentiment d'aurore?...
Quand j'écrivais, enfant qui ne sait rien encore.
2Sfi LA DIVINE TRAGÉDIE.
Ce vers où le voyage imprima sa cadence :
(( Douleur, n'étais-tu pas dans le train qui s'en va? »
Pouvais-je deviner qu'une nuit, tout exprès,
Je reviendrais trouver la chambre que voilà
Pour écouter passer ce train tel qu'il passait, .
Dans le même juillet, les mêmes seringas,
Mais lourd d'une douleur vraiment réalisée,
Lourd de cette amertume et de ce néant-là ?...
Mon âme s'est, ce soir, longuement épuisée
A suivre les wagons gémissants qui s'en vont
Vers un azur moins triste et moins inexorable.
J'entends, je vois ; je vois la sueur sur des fronts.
Et le balancement morose et misérable,
L'imperceptible agitation de leurs lèvres,
La fixité des yeux, les claquements de fièvre.
Tous ces regards qui fuient et qui s'immobilisent...
Le train passe... Il s'en va, plaintif, avec mon rêve
Qui le suit, accroché à sa forme indécise.
Je compte, en attendant que l'aurore se lève,
Un à un, ces affreux wagons de marchandises.
Car ils n'emportent pas seulement, étendus.
Tous ces blessés, ce rapatriement de soldats...
Couchés près d'eux, ensemble, pêle-mêle, en tas.
J'y sens tous mes blessés fraternels et connus
LA COULEE DU SABLIER. a85
Que ce train me ramène après le dur voyage,
Après la traversée et son apprentissage :
Mes amours morts, mes amitiés et mes tendresses,
Mon idéal, mon pauvre idéal de la vie,
Et des bontés et des douceurs de toute espèce,
Et des bonheurs, tous les bonheurs sans frénésie
Que j'aurais voulu voir descendre en l'âme humaine
Avant d'avoir quitté cette terre de peine...
Ils sont là, tous atteints, mes blessés, nçies souffrants;
Et, puisque me voici après plus de vingt ans,
Comme il est naturel et doux qu'ils me reviennent !.. .
Gloire, justice, amour, beaux visages crédules.
Tous mes vaincus sont là, dans ce train qui circule
Et transporte de vrais mutilés sur leurs bancs
Ou leurs grabats, ayant l'acier dans des poitrines
Chaudes déjà du feu qu'y met la mort divine I...
Bruit du train de minuit, sempiternel ami,
Qui viens heurter les murs de ma chambre enfantine,
Je te retrouve enfin dans ma première nuit!...
Et quand je t'ai, soudain, tout à l'heure, entendu
Recommencer là-bas, à pas sourds, ton voyage,
Au bout du vieux jardin dolent et morfondu.
Ah! j'ai senti mon cœur se serrer davantage!...
Tu t'enfuis, martelant la' maison tiède et noire.
aSG LA DIVINE TRAGEDIE.
J'entends ce que me crie ton appel de douleur.
J'entends les chants d'adieu, j'entends les chants de gloire,
Les sanglots de misère arrachés à nos cœurs,
Et dans le bruit que fait cette chose en allée,
Qai traîne ses douleurs broyées et ses trophées,
Je comprends, je ressens, jusqu'à mourir en elle,
Tous les chuchotements de la nuit éternelle!...
Casteinaudary, juillet igiS.
IN NATURA RERUM
Un ramier violet ■ marche dans la prairie.
L'ombre des framboisiers bouge sur le vieux mur.
C'est le moment où. tous les oiseaux's apparient
Dans l'arbre enténébré, mais plein de trous d'azur.
Une ferme. Une haie. Midi clair. Soleil lourd.
Le facteur. Arrivez!... Maman...' c'est le' facteur.
Une lettre de lui. « Voilà. Bien le bonjour,
Madame. » Tout le ciel éclatede bonheur.
Accourez. . . Lisez-la. . . Qu'il fait beau ! L'ombre chante.
Le soleil enveloppe entièrement les champs.
Des neiges, des fossés, des sous-bois et des sentes
S'élève un impalpable et long bruissement
LA DIVINE TRAGEDIE,
D'abeilles. Et la haie coupe la vache en deux.
On voit son mufle au bout du paysage herbeux.
Les poules ameutées s'apaisent. Sur la table,
Le pain fendu a la chaude odeur de l'étable.
<( Hôpital de Dunkerque — Aujourd'hui, chers parents,
(( Je vous adresse mon bonjour habitue .
« Mais c'a été mon tour à moi... Je vous apprends
« Qu'on m'a coupé la jambe... un éclat de shrapnell..
« Trois jours sans pansement... La gangrène... Tant pis
(( Il faut se faire une raison... Et vous, là-bas.^
« Je vous embrasse tous. Le bonjour aux amis.
« Si vous voyez Marie, ne le lui dites pas... »
Ni paroles, ni cris. Des pleurs. Ils ont compris
La part de vérité dans la part du mensonge.
Ils échangent entre eux leurs silences. Ils songent,
Ils revoient le passé, l'enfant dans le jardin.
Ses petits cris, et puis le retour de l'école,
Quand il avait deux ans et quand il en eut vingt.
Cette façon qu'il a de rire el d'être drôle.
Et puis cette fois où.. . et puis celle fois que...
Ils regardent, muets, là-bas, dans l'ombre bleue
Comme autour d'un point fixe au milieu d'une allée,
LA COULEE DU SABLIER.
a89
Les souvenirs flotter sur cette tête absente...
Des sanglots, des sanglots. A la fin, une voix
Se décide et gémit-: « Je le savais bien, moi! »
Et l'autre voix reprend l'antienne impuissante :
(( Je l'avais toujours dit qu'il ne reviendrait pas ! o
Le père a flageollé comme un homme qui boite,
La sœur s'est affalée dans l'herbe. Mais la mère
Reste debout. Toujours les mères restent droites
Pour recevoir le coup au cœur, — depuis la guerre !
Les abeilles du puits tournent leurs rondes folles.
Il fait beau. Dans la cour, une servante crie
Après le chien. La ferme, au plein soleil, somnole,
Et, comme passerait une ombre rafraîchie,
Le ramier violet marche dans la prairie.
xMaintenant, c'est l'été. Lesjournées sont plus brèves.
La même cour, la même ferme. Azur faibli.
La peau du raisin blond se tend. La figue crève.
Le chien grommelle. Il poursuit quelque lièvre en rêve.
L'homme travaille. Il a du crêpe à son habit.
Les poules, en grattant leurs crêtes et leurs plumes.
Entourent cette femme en deuil, dont l'œil sévère,
ago LA DIVINE TRAGEDIE,
La voix dure, les cheveux gris, le noir costume
Blasphèment la douceur immense de la terre.
— « Bonjour, Madame! Hein, croyez-vous? Le soleil tape. »
C'est le facteur. Bah! qu'attend-elle désormais?
Cet homme qui refait tous les jours cette étape
Du village à la ferme, ah! que son cœur le hait
De n'apporter que ces papiers-là qu'il apporte.
Il peut bien entr'ouvrir ou dépasser la porte,
Elle n'accorde plus un regard à cet homme!
Mais, aujourd'hui, qu'a-t-il à parler de la sorte .^
Vaguement, elle entend : « Ça va pas mal, en somme!
La paix sera signée dans dix jours. On pavoise. »
Le père approuve et dit : « Oui, ça ne va pas mal. »
Mais elle, elle a gardé la haine villageoise
Contre tout ce qui fut l'atteinte au bonheur même.
Elle refusera sa part de joie commune.
Son orgueil d'autrefois s'est changé en rancune.
Et, limitant la vie au sort de ce qu'on aime.
Elle grommelle avec des éclairs sur sa face :
« La guerre ! Elle est finie pour moi depuis longtçmps !
Qu'est-ce que vous voulez que tout cela me fasse.'* »
Le père ajoute : « On est tout de même contents. »
Mais la voix était humble et timide... « Bonsoir! »...
Farouche, elle a poussé la bassine de cuivre
LA COULEE DU SABLIEH. 291
Où trempe le maïs pour le repas du soir,
Et, lents, ils ont repris l'immense ennui de vivre.
Le drame universel tient là, presque au complet.
Voilà ce qu'on a vu partout où le blé germe,
Ce qui se sera dit, sans répit, sans arrêt,
Du saule de la haie à l'orme de la ferme.
Combien d'heures par jour, combien de jours de suite
Cette banalité s'est-elle reproduite,
Sur la terre, d'un bout du monde à l'autre bout?
Combien de millions de fois peut-on admettre
Que les soleils d'hiver ou les grands soleils d'août
Auront illuminé cette scène champêtre ! . . .
Petit drame d'une heure et qui tient dans le creux
D'un bonheur comme tient un oiseau dans la main!
Frappez de porte en porte, et par tous les chemins.
Ceux qui sont là ont vécu ces heures entre eux ;
Ceux qui sont là ont dit ces choses monotones
Dont nous avons rêvé jusqu'à l'épuisement,
Et pour la charité desquelles cependant
392 LA DIVINE TRAGEDIE.
Notre esprit qui se blase et que plus rien n'étonne.
Ne trouve même plus une larme à donner ! . . .
L'heure s'approche où tout se sera terminé,
Mais quand viendra la gloire et que les gaietés vives
Afflueront dans nos cœurs impétueusement,
Pour être à l'unisson de ces âmes pensives
Dont le chagrin remontera le cours du temps.
Pour pouvoir décréter que tout est accompli
Et qu'enfin la puissance obscure de l'oubli
Sur ces blés moissonnés a fait passer sa meule,
Peut-être faudra-t-il toute une éternité,
Cet espace que le ciel met à transformer
Une douleur de mère en celle d'une aïeule!...
Certes on guérira la terre. Il le faut bien.
Mais la patrie sera semblable à ces demeures
Où pour des fêtes on a dressé le festin,
Où l'on voit resplendir ces joies intérieures
Dont l'œil des jeunes gens porte le témoignage,
Où l'on entend des chants et des verres choqués.
Tandis qu'en quelque salle sombre, à l'autre étage.
De vieux chagrins et des soucis mal expliqués
Relèguent la parente âgée, de noir vêtue,
Qui vit là, solitaire, et toujours à l'écart.
LA COULÉE DU SABLIER. agS
Elle ne participe à rien et perpétue
Ces grands souvenirs, appréciés des vieillards...
Oui, la patrie aura l'aspect de ces maisons
Retentissantes et de rires toutes pleines
Où l'on danse jusqu'à ce que l'aube survienne
Et fasse peu à peu mourir les violons,
Alors que, loin de tous ces enfants qui s'amusent.
Sans même rien entendre ou savoir, la recluse
Continue de rêver, quand depuis longtemps dorment
Tant de petits bonheurs essoufflés et ravis
Et dont pas un ne se soucie de cette forme
Pâle et triste, toujours endormie la dernière.
Qui, dans la solitude et le petit jour gris,
Inexorablement, égrène son rosaire.
a5.
LE FLAMBEAU
Le huitième péché capital, la Bêtise,
Rêve d'assujettir la ville à son empire.
Les vices triomphants et libres fraternisent.
Ils partagent leurs jeux, leurs larmes et leurs rires
Avec ce frère un peu honteux, couleur de nuit,
Et qu'on appelle : le péché contre l'esprit!.,.
Dans ce Paris mi-héroïque et mi-badin
Dans ce Paris de guerre où l'on voit rapprochés
Le pire et le meilleur, le sublime, l'humain.
Le vil et l'hypocrite, il n'est pas de péché
Plus redoutable, plus fétide que celui
De la Bêtise, aux yeux lourds de catoblépas,
Mais à la main armée comme l'est un bandit
Dont on verrait l'ombre louche allonger le pas...
LA COULÉE DU SABLIER. 296
Dieu nous épargne son triomphe et le coup droit
Qu'il rêve de lancer à la face du vrai!
Qui sait?... De ce bélître allons-nous faire un roi?
« Tout restaurer par l'humain » : texte qu'il faudrait
Que l'homme après la guerre, opposât au néant
Qui souffle les flambeaux et va tout submerger.
Bientôt, dans le chaos d'un monde esclavage!...
Mais si nous devons voir jamais, après le sang,
La Bêtise étaler sa force corruptrice,
Et si c'est toi qui dois venir, premier des vices.
Nous infliger ta tyrannie et ton eff"roi.
Toi qui strangules, qui supplicies l'Esprit, toi
La broyeuse de vérités et. d'idéals,
Mieux vaudrait déserter un monde déloyal
Où l'on n'aurait plus fait sa part à la Beauté !
Si l'on casse les reins du cheval indompté
Nous sommes avec lui et dans la mort! Minerve
Préfère mille fois périr que d'être serve!...
J'en étais là de mes pensées, qui, pêle-mêle.
Faisaient, comme un acier brûlant et martelé,
Jaillir de grands bouquets furieux d'étincelles.
Lorsque, las, et chargé d'ennuis, je suis allé.
Pour trouver des témoins à ma rancœur vivace.
296 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Vers un palais désert, que nulle main ne rouvre
A l'esprit attentif qui médite et qui passe,
Une maison d'oubli. Je suis entré au Louvre.
De grandes galeries vides... rien que mon pas,
Le silence, — et dedans, partout, comme en des limbes,
Des visages connus qu'on ne reconnaît pas.
Des fronts purs et des barbes fleuries sur des guimpes.
Des feutres, des brocarts, des cristaux et des soies,
Des ombres, des clartés, des arcs-en-ciel, des casques.
Des ténèbres qui jouent, des clartés qui chatoient,
Mais la tristesse sombre empreinte sur ces masques,
Partout, l'oubli, partout un abandon spectral.
Des visages qui furent célèbres, naguère.
Et qui végètent là, prostrés, depuis la guerre ;
Princes découronnés, beautés de carnaval.
Parqués ainsi que de grands prisonniers royaux
Des otages sur qui l'on a mis l'embargo..,
Et ce Louvre où dorment le prince Léonard,
Sa Majesté Rubens et Sa Grâce Van Dyck,
Semble, rois sans royaume et mages sans public,
Un vaste camp de concentration de l'art,
Où s'exilent dans une attente un peu hautaine.
Fantômes revenus de vagues Sainte-Hélène,
LA COULEE DU SABLIEH. 297
Tous les Jeslilucs de la Couronne!... A part
Un martyr, quelque saint qui persiste et qui croit,
Tous sont des ombres, des monarques déjetés;
Ils ont perdu la foi dans leur éternité.
Ont-ils même abdiqué leur force, tous ces rois.-^
Qui peut savoir.*^... Ils sont enfoncés dans le rêve,
Attendant que le jour de revanche se lève...
Et, mirant l'un dans l'autre un regard plein de gloire.
Tous ces princes, au fond d'un grand palais vidé,
Cherchent à devancer l'arrêt blasphématoire
Qui découronnera le front de la Beauté.
Car ils pensaient que l'art est un pontificat
De majesté, de pureté, et qu'il se tient
Au premier rang de la noblesse des états.
Aujourd'hui n'est-il plus qu'un parasite vain
Relégué aux greniers de la pensée, l'idole
Superflue ou le luxe historique et suspect
Que le soldat salue d'un haussement d'épaule?
Ces demi-dieux, privés de gloire et de respect.
Qui se croyaient une aristocratie suprême
De l'histoire, le dernier mot de toutes choses,
Sont là, humbles, ayant mis bas leurs diadèmes,
Et tels de vieux drapeaux dans des galeries closes...
Ah! retrouveront-ils leurs palmes et leurs trônes?
298 LA DIVINli TRAGEDIE,
L'art n'était-il pas plus, après tout, qu'un vain mot
Et qu'un balbutiement de l'âme qui tâtonne
A travers les chemins de l'Espoir et du Beau?...
Joyaux perdus, bijoux rancis, parures ternes,
Indignes du réel, du vrai et du moderne...
Pourquoi pas.^... Et voilà les paroles fatales
Qui s'échapperaient de ces lèvres de silence,
Si, dans cet infini retentissant des salles,
Chaque portrait parlait, de distance en distance,
Et disait, tour à tour, à l'autre de ces choses
Que l'âge a dû mûrir dans leurs âmes moroses...
Vinci, vieux rêve sombre envahi par l'azur,
Rembrandt, profond esprit de la maison qui pense,
Corrège, immense parc charnel au grand ciel pur,
Mantegna qui peignit Jésus-Christ à Florence,
Fanfares de Rubens, brocarts et gonfalons,
Delacroix tout en or qui suscite Apollon,
Titien dans ses stucs, Watteau dans ses jardins,
Et toi, rêveur plus pâle et plus secret, Chardin,
Et toi, toute la Grèce blanche, froide et glabre.
Toi, l'extase médiévale, et le gothique,
Van Eyck le mystagogue, ou Poussin bucolique,
Puretés, idéals, mourrez-vous sous le Sabre.»*
Flambeaux, quel vent d'horreur a soufflé vos soleils.''. . .
LA COULEE DU SABLIER. 399
^on, non, vous n'aurez pas menti, graves visages,
Yeux profonds, toujours pleins de rêve et sans sommeil
Ce que vous avez dit de sublime et de sage
Reste écrit dans le temps, dans l'espace et dans l'âme.
Rien ne peut effacer les lueurs de la flamme!
Si le souffle empesté de la sottise humaine
A tari notre sève et le sang de nos veines,
Pourquoi perpétuer le mensonge de vivre .'^
Jaime mieux que la fin de l'effort nous délivre
D'un monde injurieux qui ment à son destin.
Regardez! Est-ce vraiP La lumière s'éteint!
Oh! dites-moi, redites-moi, muets visages,
Que vous la reflétez, la lumière infinie,
Et que rien ne fera qu'elle se raréfie!
La clarté de vos yeux en est le témoignage.
Regardez l'avenir sans froncer vos sourcils ;
Vous n'avez pas menti, maîtres! Malgré l'exil,
Croyez en vous, en votre force inexpugnable.
Croyez en nous, les descendants de votre gloire!
Le vieux monde brisé est encor réparable!
Le mal n'est pas si grand que l'on pourrait le croire
La guerre aura broyé tout, à sa fantaisie,
Les chefs d'œuvre, l'amour et loulcs leurs patries.
Mais on ne louche pas à l'Esprill... 11 se peut
3oo LA DIVINE TRAGÉDIE.
Que quelque ombre ait passé sur son grand regard bleu,
Mais sa naïveté, sa grandeur le protègent.
La pureté du cœur, voilà son sortilège ! . . .
Mes vieux amis, gardiens des clartés et des livres,
Virgiliens témoins de la beauté de vivre.
Votre silence aura la force de l'airain.
C'est la loi, c'est le vœu, c'est l'espoir. A la fin.
Quelle que soit la rage élancée sur les cibles,
L'obus, sans même avoir ployé la plus flexible,
— 0 prodige vainqueur que l'homme peut prédire ! —
Se brisera sur les sept cordes de la Lyre !
Paris, mai igiS.
VI
LE SACRE DE LA MORT
i
â6
HAMLET DANS LES CAMPS
Mo âme bien-aimce.
(Hamlet.)
Hamlet rêve dans les camps. Le prince extravague.
Il se gratte le bout du nez, avec sa dague,
Durant que l'entrechoc monstrueux des armées
Crachote autour de lui des corps et des gravats
Et tout un tourbillon de choses innommées.
(i Je ne donnerais pas, de tout ça, cinq ducats...
Mauvais terrain, dit-il, glaiseux... Et la Norvège
.. en tirera qu'un revenu très nominal...
Ce n'est pas mon affaire, après tout... Puis, qu'en sais-je!'.
\
3o4 LA DIVINE TRAGEDIE,
Mais l'homme est bien le plus surprenant animal!
Penser à tout ce flot de rustres, pauvres hères,
Qui piquent du caput et du nez sur la terre
Dont ils n'auraient pas eu le plus petit arpent
S'ils fussent revenus de là-dessus, vivants!...
Ce grand gâteau de glaise et de cailloux coriaces,
A leur prince, à leur roi, pour qu'ils le dégustassent,
Ils l'eussent apporté sur un plateau d'argent...
Faut-il les dire fous ou crétins, tous ces gens
Guerroyant afin de conquérir quatre champs
Qui feront à leurs corps des sépulcres pouacres
Et trop étroits pour qu'ils y tiennent tous dedans!
Les rois ne comptent point par morts, mais bien par acres.
Bah! la terre a toujours valu qu'on entassât
Des Pelions de morts par-dessus les Ossa!
Les rois ont mille fois raison de penser ça.
Puisque vingt mille enfants s'élancent à la mort
Pour un rien, un caprice, et pour la gloriole!
Cette armée dont la masse énorme court et vole
Sur des champs dont un roi calcula le rapport
Avec exactitude, agrément et méthode.
Tous ces fétus de fer qui marchent et poitrinent
Pour des idées qu'on leur a dit être divines
Mais dont les leurs étaient sans doute aux antipodes,
LE SACBE DE LA MORT. 3o5
Tous, un par un, en tas, et sans exception,
Font la risette à l'invisible événement
Sans que leur cuir en soit agité d'un frisson!...
En vérité c'est un calcul bien surprenant !
Exposer une vie fragile et passagère
A tout ce que l'orgueil peut oser et peut faire,
Tenter la vieille mort avec un cœur tout neuf!...
Et pourquoi.''... Pour combler une mesure agraire,
Ajouter à l'empire une coquille d'œuf !
Et tous ces jeunes fous, téméraires sans pose,
Se défont de la vie comme on jette une rose!
Tandis que moi je scrute et j'hésite, perplexe!...
Le moyen d'être grand, fort et superlatif
Est en proportion inverse du motif...
L'axe de l'action, c'est l'instinct; son réflexe
Est la pensée; mais la mauvaise physicienne
A force de doser les motifs nous entraîne
A croupir désastreusement dans l'exégèse.
Dans tous les syllabus et dans tous les malaises...
Je suis pourri de me sentir intelligent,
Et lâche de trop calculer ma trajectoire,
Ou d'avoir mesuré tous les profils changeants
Que, sur le sol trop blanc, fait mon ombre trop noirel . . .
Agir sans rechercher le pourquoi, ouf! quel rêve!...
a6.
3oC LA DIVINE TUAGÉDIE,
Et mourir sans savoir pourquoi l'on meurt, extase!...
Voici le moment de m'arracher à ma vase.
Quelque chose de plus fort que moi me soulève.
Est-ce l'heure.'^ Punir mon sens de l'analyse
En expiation de toute couardise I
Sonnez, les olifants, musiques militaires,
Tambours royaux, fifres légers, salves guerrières!...
Fortinbras, arrivez par la toile de fond !
Mon cœur qui va mourir vous salue comme un Dieu !
Déchargez les mousquets. Donnez l'ordre aux canons.
Fortinbras, dites aux soldats de faire feu!
Enlevez ma carcasse exsangue à bout de bras!...
Que vous me chagrinez de languir, Fortinbras !
Ou plutôt, non. C'est trop que mes os soient portés
En catafalque, sur un pont de boucliers.
C'est bien trop beau de s'en aller dans les ténèbres>
Comme un héros, au son d'une marche funèbre!
Meurs comme un paysan, crève comme un maroufle !
Maigre chandelle d'alchimiste, qu'on te souffle!
Il était temps. D'ailleurs rien n'est moins impossible.
Moi, j'ai toujours été une cire fusible;
On me fendrait du plus petit coup de canif!...
Mort, accueille ton fils repentant et tardif :
Voici l'heure attendue de faire la culbute...
LE SACHE DE LA MOHT. 807
Finis, frisson d'idée!... Eteins-toi, douce flûte!...
La tombe s'entrebâille et la gangrène immonde
Souffle une contagion putride sur le monde.
Fut- il instant meilleur d'arracher ma livrée
De songe. Cette loque était trop étriquée !...
Accorde-leur ta quintessence de poussière.
Marche droit, et vas-y, même si tu trébuches.
Livre-leur sans regret, tant la tâche est précaire,
Ton foie de tourterelle et ton fiel de guenuche ! . . .
Enfin! enfin! voici la vraie couleur des actes :
Celle du sang. La terre en veut des cataractes
Et le boit chaud. Grossis cette nappe versée
Par des poignards plus vrais que ceux de la pensée!...
Et surtout ne va pas te mentir à toi-même,
Ne fais pas semblant d'élucider un problème.
Tu muses : donc, tu crains... Peur.-* moi.»* Quelle folie!
Pourtant je tarde et bien que n'aimant pas la vie.
Et ne l'évaluant pas même au prix d'une épingle,
Je reste là, glosant, dans la bise qui cingle.
Vieux piquet effleuré du boulet des armées,
A converser avec « mon àiuc bien-aimée! »...
En avant! En avant! Lâche! Vieil hypocrite!
Mort altière, mon cœur vers toi se précipite!
Mes muscles défieraient le lion de Némée...
3o8 LA DIVINE TRAGEDIE.
Et, si tu n'es rien. Mort, sois au moins le prétexte
De déclarer la fm du mot, la mort du texte!...
Mourir sans colliger l'édition complète !
Faire le geste enfin de briser les tablettes,
Avant que, tout à l'heure, ange de la patrie.
Vous ne brisiez' le cœur de notre Seigneurie ! . . .
L'art avait desséché mon corps évanescent.
Je veux entraîner l'art dans mon linceul de sang !
Périsse tout, le livre immense et l'opuscule!
Tout est dit. Le premier matin du monde a dit
Ce qu'un jour entendra le dernier crépuscule!
Mourons, joueurs d'un luth millénaire et pourri !
Le globe était caduc. Il faut qu'il refleurisse
Et ranime sa vie au suc de nos charognes.
Jamais occasion ne fut aussi propice
D'en finir! ... Sus donc! Frappe, empoigne, sape, cogne!
Tête baissée dans la crevure universelle!
Va! Si tu trembles, mets ton cœur sous ton talon.
Meurs avec des manants, mais meurs dans l'action !
Que la svelte hécatombe élève jusqu'au ciel
Son monstrueux monceau reniflé par les loups!...
Rêver, dormir, — pouah! Meurs, c'est l'essentiel;
Pour que le monde enfin débarrassé de nous
Invite ses bousiers et ses oiseaux de proie
LE SACRE DE LA MORT. 809
A nelloyer la plaine immonde et qu'un matin,
A cette même place où tout finit, on voie
Tout à coup, et dansant sur les mêmes chemins,
Le printemps s'avancer, une rose à la main ! »
LA DATE
i8 juin 1910. — Centenaire de Waterloo.
(( Waterloo 1... Je voudrais qu'un grand coup de tonnerre
« Nous annonçât dans quelques jours ton centenaire.
« Que dis-je? c'est assez,' puisqu'au fond de tes plaines,
(( A ton rugissement, lion de Waterloo,
« Répond le cri hurlé de la louve romaine!
(( Mais que c'eût été grand, mais que c'eût été beau,
« Date pour date, si... » Une voix délicate
Alors m'interrompit: « Bah! qu'importent les dates!
« Elles dorment au fond de l'histoire oublieuse.
« Gouffre sans fin!... Voyez, c'est Waterloo demain!
« Eh bien ! nul ne frémit, même s'il se souvient.
« Tout passe. Dans cent ans... »
Dans cent ans, malheureuse!
Quoi.'^ Vous pensez cela?... Sera-ce donc possible
LE SACRE DE LA MORT. oit
Que des hommes un jour demeurent impassibles
Quand ils entr'ouvriront le livre à notre page,
Et, comme nous quand nous parlons du moyen âge,
Lorsqu'on leur contera l'insurpassable histoire,
Les enfants, froidement, classant dans leur mémoire
La fin de la Troade ou la mort de Carthage,
Ajouteront, sans même un frisson de colère,
Cette page morose à leur devoir scolaire!...
Oh! non, non! Tout en nous se révolte et s'oppose
A l'idée que ce soit pour nous la même chose !
Notre victoire fut le suprême arc-en-ciel.
C'est le sommet miraculeux du sacrifice ! . . .
Ce rosaire de sang frais et perpétuel.
Tous ces autodafés de gloires salvatrices,
Ce flux continental que vingt peuples échangent.
Ces héros dont Dieu fait l'effroyable vendange,
Ces César effrénés, ces surcroîts d'Alexandre,
Ce feu qu'on a vu prendre à toutes les couronnes,
Cette Babel errante, et l'exode hébété
Des caravanes, des peuplades qui bourdonnent,
Titubant sous le vent de la fatalité;
Cet Orient qui sort des Cryptes et des Puits
Pour venir s'abîmer en nos flancs volcaniques;
Ufjme haussant tous ses drapeaux épanouis,
3i3 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Cet Océan hurlant vers cette Adriatique,
A travers monts et mers tous ces vieux rois enfuis,
Ces vagues sur les morts refermant leurs mâchoires.
Les Mer-Rouge s'ouvrant pour happer les Mer-Noire,
Lss quatre vents d'Europe en feu, crachant leur haine,
Et tous ces archipels d'avions qu'ils entraînent.
Chacun palpant la nue trouble de ses antennes,
Ces vertiges, ces avalanches de cohortes,
Ces escadres sombrées que la sirène emporte,
Ivre, le monde entier tremblant sur ses piliers,
La divine, la plus effarante épopée
Dont la terre jamais ait été fouaillée.
Tous les Honneurs, tous les Orgueils crucifiés,
Le deuil dans la poitrine et le crêpe aux idées, —
Mais la moitié du globe à mourir décidée,
Sans savoir ce qui germe au fond de la tempête.
L'aube de la victoire ou le ciel des défaites.
Plutôt que de laisser cette horde ruée
Faire de l'âme humaine une prostituée;
Tout cela, dont nos fils, à jamais, dans les âges^
Sentiront le frisson sacré qui se propage
De siècle en siècle et d'espérance en liberté,
Tout ce que nous devra la neuve humanité.
Le moment culminant de l'Histoire et des Bibles,
LE SACRE DE LA MORT. 3l3
Ce coup d'aile de notre rage indéfectible.
Tout, Gloire, Orgueil, Amour, Martyre et Délivrance,
Pour qu'un enfant, plus tard, sous la lampe, distrait,
Epelant tant de noms divins sans répugnance,
Mais morose d'avoir à les dire d'un trait
Et de fixer la chronologie des batailles,
Anonne cette date où le Destin s'incarne.
En étirant les bras comme un gamin qui bâille :
« Septembre... Les Français... Victoire de... la Marne!..,
Non, ce ne sera pag. Ils frémiront toujours!
Ce ne sera jamais pour eux le jour lointain.
Et d'ailleurs il n'est pas de sacrifice vain.
Qu'elles aient nom Rocroy, Jemmapes, Azincourt,
Valmy ou Waterloo, des artères ruissellent
Sur le sol qu'ont foulé toutes ces immortelles!
Et pour fouetter nos cœurs, il n'est pas nécessaire
D'orner ces lieux sacrés de pierres tumulaires.
A la date marquée, d'elles-mêmes, les foules
Viennent voir s'éveiller le sang pur de l'Ampoule.
Nous, nous répudions le moindre anniversaire!
Nous, c'est plus. Nous, c'est mieux. C'est dans l'éternité
Que cet écho saignant sera répercuté...
Aujourd'hui, Waterloo, tes stigmates recoulent.
27
3l4 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Que l'on aille abreuver la mémoire à leurs traces !
Mais notre date, à nous, sera toujours vivace
Et naissante! Promets, sombre avenir, promets,
Si long que soit le temps, qu'un ulcère éternel
Rongera chaque place où furent consommés
Les crimes les plus grands qu'on ait vus sous le ciel,
Et que ce sang versé ne séchera jamais !
LES DEUX MÈRES
LA TENDRE
Je vis une figure éthérée qui dressait
Sa stature au-dessus des plaines foudroyées.
Plus grande que le plus grand chêne des forêts,
Avec un geste circulaire, elle semblait
Ramasser, pour les' morts sans gloire, des trophées,
Mais ce n'était pas là son but, car je compris
Que, tel un laboureur dans le sillon qu'il creuse.
Elle comptait ses morts, d'un geste de semeuse.
L'ombre des soirs couvrait les champs où, réunis,
Ils allaient tous entrer dans leur première nuit ;
Et ce spectre, monté sur eux, c'était la Mère,
La grande Aïeule, c'était l'Esprit de la Terre
LA DIVINE TRAGEDIE.
Oui, comme im capitaine ou comme une vigie,
Venait, dans l'ouragan des victoires surgies,
Visiter ses enfants et compter ses armées.
La Terre leur parlait et leur disait ces choses
Qui tombent, certains soirs, de sa bouche embaumée
Sur le front blanc des morts et sur leurs lèvres closes.
Ensevelissements I Ombres ! Métamorphoses !
Formation et fusion! Acre amalgame!
Moment précis où tout le corps s'essore en âme,
Dialogue éternel de la Pensée des Mondes
Et de celui qui vient dans ses ombres profondes
Lier l'univers mort à l'univers futur!...
Et la Terre disait à ses fds :
(( Mes chéris,
Etes-vous bien.^ Vous ai-je fait bonne mesure?
Je veux que vous m'aimiez puisque je vous ai pris.
Vous avez tant souffert, enfants, pour me défendre!
Je veux avoir un soin scrupuleux de vos cendres.
Oh! que vous êtes grands! que vous êtes nombreux!
Que l'odeur de la poudre est douce à mes narines.
L'odeur qui flotte encor sur vos formes divines !
Oh! qu'ils sont beaux, mes fils! Comme ils dorment entre euy
Toi, petit, es-tu bien sous le cours d'eau des prés?
Toi, détends pour la nuit tes jointures serrées.
LE SACRE DE LA MORT. 817
V toi, le vieux, qui dors si seul, mon meilleur coin!..
Rapprochez-vous. Vous aurez chaud, étant moins loin..
A otre sommeil n'a-t-il en moi rien qui l'opprime?
Trouvez- vous votre lit bien fait? Je voudrais tant
Vous apporter un bon sommeil réconfortant !
Aimes-tu ta vallée? Préfères-tu les cimes?
Tes muscles en tombant se sont-ils pas froissés?
Nous ai-je bien compris? et vous ai-je exaucés?
Ainsi, mes fils chéris, je vous tiens tous en moi !
Je vous absorbe tous et vous ensevelis.
C'est un amour méticuleux qui vous reçoit.
\ enez ! La bonne hôtesse a préparé les litsl...
Vous qui croyiez que je m'appelais la Patrie,
Qui vouliez que vos chairs alimentent mes veines,
Vos mères d'autrefois vous donnèrent la vie,
Mais vous, c'est vous, mes fils, qui me donnez la mienne!
Aussi viens-je la nuit visiter les dortoirs
Pour que pas un ne souffre et pas un ne se plaigne!
Ai-je bien fait? Vous sentez-vous heureux, ce soir?
Je tiens à mon renom. J'ai souci de mon règne.
Je ne veux pas, hosties dont la chair fut si tendre.
Qu'un reproche tardif agite un jour vos cendres,
Ni qu'un seul se lamente : « Oh ! que j'ai mal dormi!
Mère, fais-moi dormir. . . Klouffe en moi les rêves ! »
37.
3i8 LA DIVINE TRAGEDIE.
Que tous pensent : u Je croyais être au Paradis,
« Du temps de votre Éden premier, aux beaux jours d'Eve
« Aucun regret n'habite en moi. Je répudie
« Tout ce que j'ai chîii et voulu dans la vie,
« Avant que je ir.ourusse, ô Mère, sur ton cœurl
« Ne plus revoir les cieux, ne plus sentir le vent,
u N'être plus, ce n'est rien quand c'est pour toi qu'on meur
Et je devine bien, mes chers ensorcelés,
Que vous diriez cela, si vous pouviez parler,
Rien d'autre que cela : « Mère ! je suis content ! »
Dormez, mes fils! dormez, sous mon aile funèbre!
Je me sens renforcée de toutes vos vertèbres,
Je vous ai revêtus de toutes mes essences,
Vous avez tant voulu vous abîmer en moi.
Et vous êtes si bien tombés, que je vous dois
Mon amour sans limite et ma reconnaissance.
Comptez sur moi. J'ai convoqué mes ouvriers,
Je leur ai commandé vos tombeaux : « Travaillez!
Absorbez bien mes morts, c'est un dépôt sacré,
Leur ai-je dit. Prenez ce qu'ils vont vous donner.
Toi, flanc de la montagne, et toi, flanc de la plaine,
Empruntez-leur toute leur force souveraine.
Puisqu'ils sont morts, tâchez de leur faire connaître
LE SACRE DE LA MORT. Sig
Tout leur nouvel empire à ces triomphateurs !
Forêt, qui mets ta grifie touffue sur leur cœur,
Comme un chien le ferait pour le corps de son maître,
Garde-les! Garde-les longtemps, puis, peu à peu,
Fais-les redevenir, ô bonne hamadryade.
Mes tertres les plus verts, mes ruisseaux les plus bleus,
Alors qu'ils soient lâchés, vivants, par myriades !
Qu'ils deviennent halliers, bruyères, saules creux!
Faites qu'ils soient un peu dans toutes les essences.
Qu'ils soient dans tous les flots, dans toutes les présences,
Rendez-les en ruisseaux, rendez-les en forêt!
Ne perdez rien! car leur moindre atome est sacré.
Travaillez ! C'est plaisir d'entendre vos mâchoires
Qui mâchent doucement mes morts, comme de l'herbe,
Comme paissent là-haut, sur tous mes territoires,
Les bœufs aux lourds fanons, couchés parmi les gerbes. . . »
Chers fils, n'êtes-vous pas le souffle intérieur
Qui gonfle ma poitrine et nourrit mes mamelles .•>
Je vous bois, je me fonds dans vos sèves nouvelles.
Vous, la chair de ma chair, douleur de ma douleur,
Qui n'avez pas voulu qu'on attente à mes rives.
Qui m'avez fouaillée d'un amour irrité.
Pour me donner après votre immortalité!
Vous serez mon dépôt fervent, mes œuvres vives.
Sao LÀ DIVINE TRAGÉDIE.
0 fils passés, dormez! Je vous ferai renaître,
Aux jours lointains où vous deviendrez les ancêtres,
Renaître dans le Nombre, et l'Espace, et le Temps,
Dans tous les fils futurs qui presseront mes flancs ! »
A-insi parlait l'aïeule. Ainsi parla la Mère,
En contemplant ses morts sur les champs foudroyés,
On la voyait de loin faire son geste austère,
Et son orgueil parlait plus fort que sa pitié...
Mais il me sembla bien pourtant apercevoir
Qu'elle dissimulait un plus grand désespoir.
Sa voix, qui, par moment, grave, baissait de ton.
Murmura tout à coup : « Pardon ! Pardon ! Pardon 1 »
Et ce mot était dit comme l'eût dit le Christ,
Et je vis qu'un remords sans absolution
Faisait tomber des pleurs de sa paupière triste I
II
L'IMPASSIBLE
Mais vous, Patrie, et vous, Espace, Temps et Nombre.
Balayez promptement vos morts. Broyez leurs cendres.
Ne vous attardez pas à recenser des ombres.
N'enlacez pas les morts comme, avec nos mains tendres,
Nous autres nous faisons. Oublie, ô ma patrie!
Certes il est cruel d'oublier, — mais si juste!
Tous les moments passés sont pourriture. Oublie.
Ne leur élève point ni mausolée ni buste.
Grains de sentir monter un sang livide et froid
Aux oreillettes de ton cœur, à tes mamelles
Que féconde sans fin la sève artérielle.
Patrie!... Si tu comptais tout ce que lu leur dois,
Tu ne pourrais jamais, pour acquitter ta dette.
Amonceler assez de sombres violettes.
3a3 LA DIVINE TRAGEDIE.
Mais ton amour est bref, hâlif, autoritaire,
Plus glacé qu'un soleil de minuit, et tu mets
Comme un baiser de marbre à leur tombeau de terre.
C'est bien que la Patrie ne s'apitoie jamais !
C'est bien qu'elle ait horreur des ténèbres et fasse
Produire toujours plus de lumière à l'espace;
Car, pétrie d'un amour unanime et total.
Elle est celle qui vit éternellement seule.
Et dont le grand désir qui hante son sein pâle
Est la destruction féconde. Elle est le mal
Indifférent. Elle est ce Moloch dont la gueule
Crache le feu, mais dont la main semble bénir
Ceux qui vont dans son grand amour s'anéantir.
Il faut détruire ! Il faut brûler ! Brûle. Détruis.
Bâtis des dieux nouveaux pour des enfants nouveaux ;
Mais ne t'attarde pas au règne de la nuit.
Agis dans le moment. Disperse au vent les os.
Que l'on voie ton regard, riche d'un jeune azur.
Avidement tourné vers la chose future.
Patrie ! résiste à la séduction des morts.
Leurs héritiers sont exigeants. Tes mains sont nues.
Ne lègue rien que l'Espérance. C'est encor
Donner beaucoup, que de donner aux mains tendues
Ces richesses, un peu nébuleuses, la Foi
LE SACRE DE LA MORT. SaS
Et l'Espérance, — en refusant la Charité!...
Lève la torche d'épouvante... exalte-loi.
Devant la cendre, dis ceci : « Ils ont été,
D'autres seront. J'attends, car je n'ai pas mon comple. »
Efface de ton pied le poussier des tombeaux,
Et, sereine, sacrée, envole-toi, et monte...
Tous les fils sont fauchés ; oublie! Ils étaient beaux.
Que t'importe !... Il faut bien que le moment périsse.
Détruis, détruis, nous t'en conjurons, sache-le !
Sur ces ruines il faut de nouvelles bâtisses,
D'autres morts sur le sol du cirque fabuleux.
Pour nous seuls la pitié! Mais toi, dédaigne-la!
Pour nous les pleurs, pour nous l'explosion sensible
Des cœurs outrés que la débâcle révolta.
Mais toi, la Violente, et toi, l'Inaccessible,
Reste, l'orteil crispé, dans ta pose d'envol.
Tandis que nos douleurs s'enracinent au sol.
Ton impassible amour veut qu'on se sacrifie...
Pour l'esclave immolé à ta sainte euphonie
Offre un tombeau sans nom, sans gloire, et sans durée.
Surmonte, en te cambrant, la tombe enregistrée.
Et que rien ne révèle un trouble intérieur
Dans le nerf de ta face ou le bruit de ton cœur.
Toujours, comme un vautour vers le soleil, sois celle
324 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Dont les yeux sont fixés sur la chose éternelle.
Tout au plus devons-nous savoir qu'une âme est là.
Qui frémit et qui doute et s'émeut tout de même,
Quand, par instants, on voit ta sublime effigie
Dont le bras lourd se lève et lentement essuie
Cette sueur de sang qui fait ton diadème!...
Qu'un bandeau de sueur s'illumine à ton front,
C'est assez pour prouver ta souffrance à l'esclave.
Mais ce serait faiblir d'une faiblesse grave
Si ta face savait reproduire nos larmes.
Laisse-nous ce surcroît débile : la pitié.
La Terre peut pleurer. Son cœur est si âgé!
Mais toi. Titan dressé dans le fracas des armes.
Crains qu'on ne voie le sel des pleurs de Niobé
Te changer en statue immobile et subite,
Ou qu'un ange tonnant ne livre et précipite,
Pour s'être retourné vers la pitié des hommes,
Ton corps pétrifié aux bûchers de Sodome!
A LA JEUNESSE
Après la guerre, il y aura tous les vieillarcls.
Ils le savent. Ils font des figures béates.
Géronte affiche ses férules et sa batte.
Arnolplie aiguise son sourire papelard.
Naguère ils souffraient tant de convoiter Suzanne
Et de ne l'obtenir jamais qu'à prix coûtant,
De n'être pas, chacun, l'archonte omnipotent
Qui distribue baiser, mornifle et bonnet d'âne !
Maintenant ils sont la jeunesse intérimaire
Et disent, en palpant de leurs doigts diaphanes
Les soies de leur patriotisme et de leur crâne :
(( La jeunesse, c'est bien, mais c'est un peu primaire.
Et puis ça manque de qualité nutritive.
Seigneur, il était temps que notre règne arrive! »
a8
336 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Quand ils pleurent, — car ils ont les larmes faciles, —
Ces larmes ont la densité de projectiles!
u Braves gasl II ne faut jamais désespérer.
« Comme ils sont bien tombés, tous ces dégénérés I
« ?son! pas dégénérés : disons régénérés.
u ?sotre chère France!... Ah! voyez-vous, quoiqu'on fasse^
« Elle a toujours un peu de nous, de notre grâce.
(( Enfin, reprenons donc nos claques et nos cliques,
(( Vivat ! On va pouvoir redevenir classiques ! »
Ainsi palabre et vaticine en ses dépôts
Notre vieille ploutocratie bureaucratique.
Mais ce sont de bons vieux lions de tout repos
Qui connurent jadis la gloire, et ces lions
Trop caducs accusaient les générations
Montantes d'avoir, par bas esprit de vengeance
Ou de lucre, vendu leur stock de peaux, d'avance.
Trente deniers, comme Judas, — à l'empailleur!,..
Plains ces vieux beaux. Plains-les, Ils eurent des malheurs
Il est doux quai-d vient l'âge aux phalanges scléreuses
De s'en aller criant partout dans la maison :
(( Ah ! ça !.. . Vous voyez bien que nous avions raison! »
Ou, — parce que des fois l'on pense encore aux gueuses, —
De se gargariser avec un vers d'Hugo :
« Car le jeune homme est grand, mais le vieillard est beau, >
LE SACRE DE LA MORT. 827
Et cependant c'est vrai que la vieillesse est belle!
Ce blessé qui revient ou cet enfant qui part
Ont reçu des baisers merveilleux de vieillards.
On en vit, abritant leurs fils sous leurs aisselles,
Qui partirent, premiers, pour la grande aventure.
Il en est dont le sang vibre, que rien n'accable.
Dont le regard s'enivre, et qui sont adorables.
Je connais des vieillards altiers dont l'âme pure,
Dans les adolescents cherchant son renouveau.
Sourit chaque matin au réveil des oiseaux.
Et pour toi qui me lis, n'est-il pas évident
Que ton père sera de ceux-là, mon enfant?
Ils sont beaucoup, ils sont des légions, c'est vrai.
Rien n'est plus doux à voir qu'un vieillard enivré
Pourvu que cela soit du vin de la jeunesse
Et qu'à ce corps roidi l'espérance s'incruste
Gomme un iris ouvert sur un chaume vétusté.
Mais ces cuistres dont rien n'épuisera l'espèce,
Mais l'insolent troupeau des vieux pions d'école,
Dont le patriotisme exulte et caracole
Sur tout ce remuement de tombes encor molles,
Ah! c'est trop monstrueux que ce soit eux qui restent!
Là-bas succombe un sang robuste, artériel.
Mais ce sang encombré par la bile et le fiel
328 LA DIVINE TRAGEDIE.
Et qui ne garde rien de la chaleur céleste,
Comme il est criminel qu'il ait son renouveau!
L'esprit du mal, de la torpeur et de la mort
A délégué tous ses adustes camelots,
Tous ses vieux nécromants et ses tambours-majors.
Ils vont, hardis, intempestifs et vermoulus.
J'en ai guetté parfois au seuil de leurs maisons,
De ces barbons poussifs subitement promus
Au titre de trente ans par procuration.
Ils cambrent le jarret et leurs poitrines bombent.
Les plus inoffensifs sont les vieux en amour
Qui pillent les rosiers réservés au retour
Des porteurs de victoire épargnés par la tombe.
Mais j'aime mieux les voir se parfumer de nard
Et lutiner la rose ou caresser Elmire,
Que de les voir invectiver l'air qu'ils respirent
Et porter leur main blême et desséchée sur l'art,
Sur sa robe prétexte et sa gloire impubère !
En attendant, parlant très haut, ils déblatèrent
Et savourent l'omnipotence du bien-être,
Comme des serviteurs en l'absence des maîtres.
Ils organisent la victoire; ils se retranchent
Derrière des talus montés d'in-octavos;
Ils font des jugements solennels à huis clos.
LE SACRE DE LA MORT. 829
Et c'est drôle, pendant que triment les héros,
De les voir folâtrer, toutes ces souris blanches,
Dépassant mille fois, dans leur danse inefTable,
Les animaux les plus absurdes de la Fable!
Ils ont tendu tous leurs meilleurs coups de jarnac.
Gare au retour! Les vieux sont là tout feu, tout flamme !.. .
Ils ont souillé ton livre et lutine ta femme.
Scapin. Scapin, Géronte a préparé le sac!...
Mais moi, je te connais. Lorsque tu reviendras,
Jeunesse, je sais bien qu'alors d'un tour de bras
Tu nettoieras l'espace et balaieras les miasmes,
Lorsque tu reviendras, sonneur d'enthousiasme,
Lorsque tu reviendras dans le pays des veuves,
Ayant même au tombeau donné des clartés neuves.
On verra qu'avant toi, la mort, quand tu partis
N'était plus guère qu'une loque, qu'un miroir
Obscurci, climé, un cuivre décati
V qui tu redonnas soudain toute sa gloire,
Tout son neuf, tout son lustre. Oui, ta puissance est telle
Que tu sus rajeunir la mort, cette immortelle!...
Fais de la mort un dieu ! Périssent les, vieillards
Qui ne pourront hausser leur taille à ce miroir.
Nous autres, nous irons lui livrer nos regards
a8.
33o LA DIVINE TRAGÉDIE.
Sans terreur d'y mirer notre image et d'y voir
La lumière plus vive et des splendeurs nouvelles...
Ouvrier du prochain univers, des refontes
Suprêmes, que ta main taille, sculpte, cisèle,
Que ton génie se livre à lui-même, sans honte,
Sans vain souci des cris et des gémissements.
Pour donner à la terre usée et décrépite
Les formes de beauté que l'avenir médite ! . . .
Reprends ton œuvre où tu l'abandonnas. Reprends
La contemplation à la page laissée.
Fais monter, virginale et fière, ta pensée,
Rempoigne ton outil, tes pinceaux, ta truelle,
Râtis, sculpte, harmonise et que ton poing s'érige.
Superbement, de tout son muscle, — que ton aile
Soufflette, en s'en volant, les suprêmes vestiges
D'un monde qui n'est plus ! Chassons-en les vieillards
Haineux et triomphants. Ils n'auront plus leur part
A ce festin de joie et d'innocence. Oh ! certes,
L'injure, le crachat et l'opprobre te guettent!
Que devant toi les vendeurs du temple désertent !
J'ai foi dans la lumière en feu que tu projettes.
Laisse tes contempteurs faire le bruit qu'ils font
Et livrer le concert des imprécations.
Toi, hausse le laurier que tu cueillis, jeunesse !
LE SACRE DE LA MORT. 33 1
Honore les leçons que la tombe édicta.
Va ton chemin. Méprise, dédaigne ou délaisse.
Crois en toi-même, crois. Mais ne crois qu'en cela!
Et si, te souvenant du laurier des prouesses.
En portant noblement cette branche à tes lèvres,
Tu trouves la saveur trop' acre, sois-en fier.
Réjouis-toi, poète. Il n'y a que les chèvres
Qui mâchent le laurier sans le trouver amer!
AUX SOLDATS
Viande et convive,
Oblation munificente,
Manne écarlate, chair vive
Au bout du glaive d'épouvante.
Pain et délices des rois,
Vin et table de leurs joies,
Torrent de leurs libéralités,
Agneaux dépecés,
Agneau de l'Homme, agneau légal,
Réfection des patries,
Bûcher triomphal,
Orgueil de notre vie.
Donnez-nous votre ardente charité.
Donnez-nous!
LE SACRE DE LA MORT. ?>S?>
Par votre cœur déchiqueté,
Par la cassure de vos genoux,
Par les vingt plaies de votre corps, reçues
Pour l'amour de nous,
Par vos chairs recousues.
Vos yeux crevés, les claquements de vos pilons.
Par la blessure de vos poignets, de vos pieds,
Par l'eau qu'épanchent vos côtés.
Par la résection
De vos os et de vos jointures,
Par votre passion et votre sépulture.
Par votre corps sans suaire.
Par votre bouche bourrée de terre,
Par l'hébétude de vos fronts, devenus fous.
Nous, les lèvres collées à vos plaies en flamme
Et tout imbues de vous,
Nous implorons l'illumination de l'âme!
Cœur du soldat, cœur épuisé,
Rassasié d'opprobre, cœur qui défaille,
Divin pélican dont les entrailles
Nous ont aussi rassasiés.
Cœur sacré des soldats
Cœur pascal, alléluia!
334 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Alléluia pour vous, cœur de poussière!
Nous nous sommes nourris de vous, divin cœur,
Car l'esclave peut se nourrir de son seigneur I
Maintenant nous sommes pénétrés de lumière
Et, refermant l'entrée du spéculcre, chantons
Ensemble l'action de grâce et l'oraison :
Cœur du repos, cœur de ma paix, cœur des soldats !
Adoro te dévote, latens Deitas.
L'EX-VOTO
A propos de la mutilation du sépulcre
de Ligier Richier.
Le sépulcre est brisé du vieux sculpteur lorrain.
Et les saints au tombeau, comme des mannequins,
Semblent ainsi, n'ayant plus rien qui les soutienne,
Le guignol renversé d'une fête foraine.
Ils ont l'aspect minable et pauvre des victimes...
Je ne sais rien de plus émouvant, dans le crime,
Que le visage humilié, timide presque,
Que prennent tout à coup les choses de beauté.
0 splendeurs comparues devant la soldatesque
Qui ne vous plaignez pas du viol ni des blessures
Et qui restez debout, humbles, dans la posture
Qu'ont tous les dieux déchus ou les prostituées!
336 LA DIVINE TRAGEDIE.
Réponds, Ligier Richier, bon artisan, mon maître,
Ne crois-tu pas qu'une statue, une peut-être,
Résistera de tout son galbe à la ruée,
Qu'elle refuserait d'incliner son orgueil
Devant l'impérieuse voix de son vainqueur;'...
C'est celle où tu sculptas, au-dessus du cercueil.
Un mort, debout, qui tend, vers la nuée, son cœurl
Un trop vivace orgueil, dans ses lambeaux de pierre
Circule, et donne au geste un défi trop superbe.
Un lyrisme muet qui surpasse tout verbe
Pour que ce mort ne soit le dernier réfractaire
Et qu'il ne reste pas debout, tendu, — et seul!
Comme il a rejeté fièrement son linceul !
Qu'il est beau! Presque à jour, l'air siffle dans ses os.
Jamais un cri plus grand ne sortit de la tombe.
Jamais la pierre n'a proféré de tels mots.
Cdmme il fait bien sur le vieux marbre qu'il surplombe !
Comme il est actuel, l'antique revenant!
Là, dans un fond d'église obscure et funéraire,
Il m'apparaît le frontispice de la guerre!
Il est l'âme d'un peuple entier. Il est l'élan
Du tombeau, le cantique éternel de l'esprit,
De l'idéal, de la révolte.. Il est le cri!...
LE SACRE DE LA MORT. 337
Je distingue à jamais des beautés sans pareilles
Dans cette fatidique et farouche merveille.
Sois épargné! Quand crouleraient toutes les pierres,
Tu seras, toi, je t'en conjure, la dernière!...
Car il faut que tu sois toujours le mort debout.
Va! piétine les seins mutilés de la France
D'un talon presque ailé!... Sois celui qui s'élance
Et qui fait s'envoler le tombeau tout à coup!
Oh ! je voudrais qu'un jour il ornât ma demeure
Lorque je dormirai de mon dernier sommeil.
Il répoudra de moi; et si quelque âme pleure,
Il la consolera en montrant le soleil
De cette même main qui tient, dans ses doigts morts,
Un cœur comme un oiseau dont l'aile bat encor!
Aujourd'hui en fermant les pages de ce livre,
A l'heure grave où Dieu m'a condamné de vivre,
Je vous rappelle ici le vœu que je formai.
Exaucez-le. Mettez ce grand fantôme aimé
Sur mes yeux quand mes yeux se seront obscurcis.
0 mes amis, ce que j'écrivais, le voici!
Mais ce serait une inexpiable lacune
Si vous ne dressiez pas sur leurs tombeaux de terre
39
338 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Ce mort qu'a souhaité mon vœu testamentaire.
Chaque tombe l'aurait mérité. Sur chacune
On devrait ériger le splendide ex-voto.
Seulement ils sont trop! trop de fosses communes.
Trop de petites croix avec leur écriteau !
Elevez au plus haut du tumulus funèbre,
En quelque endroit, ce camarade de nos fils
Qui, jailli de leurs rangs, fait claquer ses vertèbres
A tous les quatre vents du ciel de mon pays!
Qu'on le voie à jamais, fidèle à la consigne.
Exhausser jusqu'au ciel muet son cœur vivant,
Et qu'un jour quelque main sur le socle, en passant
Grave l'inscription dont je n'étais pas digne :
Dus IGNOTIS.
Comme il aura battu, silencieux, cache'.
Tapi en moi, ce cœur qui m'obsède et me blesse,
Que j'ai pris à témoin dans les jours de détresse,
Que j'aurais tant voulu, comme un cep, arracher,
Un de ces soirs, où l'on redoute le matin
Et qu'on est triste à ne pouvoir le dire!... 0 cœur.
Vieux sachet parfumé, sensible et qalantin,
LE SACRE DE LA MORT. 889
Tout imprégné d'éternité, cœur de douleur.
Confident de génie ou mauvais hôte en somme.
Si semblable en tous points au cœur des autres hommes.
Toi qui fais dire aux plus allègres, soudain : « Qu'ai-je? »
En levant lourdement la main pour te connaître!...
A cause cependant du triste privilège
Qu'il eut, ce serviteur infidèle à son maître,
De trop sentir, avec sa manière émotive.
De tout aimer, je veux que sur ma tombe on mette
Cette statue ancienne ou s'érige un squelette,
Debout, le torse à jour, pantelant de chair vive,
N'ayant pas tout donné encore à la vermine.
Qui, le pied hors du noir cercueil démantelé.
Arrache à pleines mains son cœur de sa poitrine,
Comme si tout d'un coup il s'était rappelé
Que la mort lente allait en commencer l'entame.
Et, d'un geste d'orgued où repalpite l'âme.
En souvenir de tous ses anciens battements,
Le brandit jusqu'à Dieu comme pour dire : a Prends ! »
Dans une main crispée mettez-en l'effigie,
Parce qu'il fut l'orgueil et la lutte hardie.
Docile à la pitié, sensible au moindre charme,
Avec l'éclosion ineffable des larmes.
3^0 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Parce qu'il fut l'amour surtout, l'amour perdu,
Donné à tout ce ciel qui ne Va pas rendu!...
Je veux ce compagnon superbe et funéraire
Qui, plein d'une rancœur soudaine, dans la terre
A fait un trou, et, seul, hissé sur .'^es vieux os.
Tant bien que mal, laissant flotter sa chair en pièces,
Vers le ciel implacable, adoré, se redresse
Et tend, d'un geste droit, son cœur, comme un jet d'eau !
LE SACRE DE LA MORT
0 Mort, ai-je donc trop raffiné ton essence?
Quelque vague tourment me fait, quand j'y repense,
M'accuser de t'avoir chérie avec excès,
D'avoir trop largement estimé tes bienfaits.
En t'honorant toujours de la première place
Comme un sujet qui croit au maître de sa race
Et reconnaît la légitimité du roi.
C'est un danger d'avoir trop chanté tes exploits
Ou trop vécu sous tes attirances subtiles!
Je t'ai trouvée d'ailleurs d'un accueil bien facile,
D'une atmosphère un peu pernicieuse et lâche...
N'ayant pas peur de toi ni de ce que tu caches,
Dès lors j'ai trop subi ton cher, ton clair visage!
Même exagérément à toute heure, à tout âge,
29-
3')3 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Je t'ai sentie qui m'abritais so;is ton aisselle
Amie persuasive et confidentielle'....
C'est que la mort intime a[iais3 les cœurs tristes!
De ceux dont le front penche aucun ne te résiste.
Mais cette mort intime, hélas! elle n'est plus
De ce monde! Ce sont des charmes révolus.
Avait-on même su mourir? C'est d'aujourd'hui
Que ton règne nouveau sur notre monde a lui.
Tu nous a pris de court, tout à coup, dans ta poigne,
Et tous tes apparats de naguère s'éloignent
Comme un brouillard devant le soleil apparu!
Je ne me repens pas désormais d'avoir cru
Que tu viendrais plus belle à travers les massacres
Et que tu n'attendais que le jour de ton sacre.
C'est fait, tu t'es taillé une pourpre insolente!
Te voilà reine, à coups d'audace et d'épouvante.
Je t'avais devinée; j'étais ton fanatique;
Tout mon pressentiment énamouré s'explique.
Je vivais au reflet prochain de ta lumière.
Je comprends à présent pourquoi tu m'étais chère
Et pourquoi j'adoptais ta force sans effroi.
Ta grâce sans dégoût. Parce que c'était toi!
Il faut t'aimer en bloc, d'un élan, pour toi-même,
Ou du moins c'est ainsi seulement que je t'aime.
LE SACRE DE LA MORT. 3^3
Je ne crois pas l'avoir jamais rapetissée
Par la recherche ou par l'hypothèse insensée.
Non, nous ne savons rien de toi, sinon ceci :
Que ta divinité est le plus haut souci
Que l'homme dans son cœur puisse abriter sans cesse !
T'expliquer, c'est déjà vouloir qu'on te rabaisse.
Garde ta force brute, usuelle et confuse.
Te maudire ou te regretter!* Je m'y refuse!
Jamais on n'obtiendra un cri de reniement
De celui qui te voue une ferveur d'amant.
Je demeure respectueux de toi, maîtresse,
Jusque dans ton horreur ou les délicatesses!...
Tu es ce que tu es. — Je t'aime telle quelle,
Sans savoir oiî conduit ta ténèbre cruelle.
\a, le plus haut amour, c'est de ne pas comprendre!
C'est aux dieux inconnus qu'il faut donner et tendre
Le cœur chaste que l'on se sentait à vingt ans.
Il faut entrer dans ton vaste amour en chantant.
Quel mépris j'ai de ceux qui t'auront marchandé
Ta place au grand soleil des mondes animés!
Ah! je le savais bien, Mort, que tu débutais,
Que le passé n'était que ton premier relais,
Que nous allions le voir grandir et t'exalter
Dans tout le plein élan de ta virilité!
344 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Génératrice, fécondante, ô grande Reine,
Que ta force est prodigue et ta face sereine!
Nous ne connaîtrons pas le secret de tes fins.
Mais du fond de mon vieux fatalisme latin
Je te crie qu'il n'y a de mort que sans limite
Et ce n'est qu'en t'aimant pour rien qu'on te mérite!
Pour rien, pourla mort même, et parce qu'elle est belle.
Le soldat le sait bien, lui, lui qui meurt pour elle.
Il ne demande pas la raison du mystère.
On lui dit de mourir. Il croit qu'il faut le faire,
Et quand il meurt il est content de l'avoir fait.
Ce respect-là sera le mien, je le promets!
Au plus haut de la foi, au plus bas de l'horreur,
Je t'appartiens avec tout mon sang, tout mon cœur.
Sans ta lumière, ah! que le monde serait laid!
Tu te cherches mais pour obtenir le parfait.
Eternelle inquiète, en quête d'idéal!
Si tu détruis c'est pour le but fondamental
De renaître plus forte et plus équilibrée...
Je ne regrette pas de t'avoir adorée.
Ce que lu fais de nous aujourd'hui, c'est si beau!
A quoi rêves-tu donc d'indicible là-haut?
Nous ne pouvons encore embrasser ton dessein
Et pourtant nous avons la foi, tu le vois bien !
LE SACRE DE LA MORT. 345
Je crois en toi. Je crois en la force infaillible.
Ce que tu fais est beau, même si c'est horrible,
Ce que tu fais est bien, même si c'est le mal.
Croire en toi, c'est le point sublime et capital.
Je crois ! Comme je crois au grand apostolat
De ceux qui n'ont vécu cjue pour ce moment-là!
Et puisse la pensée moderne s'en remettre
Sans peur et sans frisson à ta poigne de maître !
Respectons, mort fougueuse et permanente amie.
Le secourable effort de ton œuvre éblouie!
Reconnaissons le dur pouvoir que tu détiens
Dans l'éternel comme dans le quotidien.
Garde donc la constance et la fidélité
De nos cœurs, ou bien viens! viens t'y précipiter!
Ne tarde pas. Tarder, c'est tout ce qu'on redoute.
Sois brève. Rois le sang d'im trait, non goutte à goutte.
Frappe au front. Frappe juste et bellement. Sans quoi,
Regarde donc un peu si l'on a peur de toi !
Regarde donc la France svelte, au premier rang,
Droite et ceinturonnée, qui porte bravement,
Jamais lasse d'un aussi long martyrologe.
Depuis son encolure et jusqu'au flanc des Vosges,
Sa carnassière de cadavres!... Qu'elle est belle.
Sous l'opprobre et les stries de sang qui la flagellenl!
3^6 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Viens 1 Viens! Le globe en feu t'appelle à son secours
Il faut accélérer ton rythme de toujours,
Et te muer en cataclysme élémentaire.
Vierge chaste, remonte à ta gloire première,
A ta formation, quand le monde naissait
Et que, par tout l'azur et sur tous les sommets,
ïu marchais enivrée du vent de ta jeunesse!...
Vieille aujourd'hui, il était temps que tu renaisses...
Pour t'infuser la vie vois l'unanimité '
Des artères, en sacrifice médité,
S'épandre largement par nappes et par fleuves !
Déjà tu nous parais rafraîchie, toute neuve.
Nous devinons en toi des forces qui commencent
Et c'est déjà une bien terrible espérance
Que de voir s'animer tes yeux, frémir ta voix
En désignant là-bas cette aube qu'on prévoit
Et dont nous aspirons au loin l'alacrité.
Qui se lève sur nous comme un soleil d'été,
Gomme un vent délié, entraîneur d'espérances...
Ah ! que sortira-t-il un jour de cette chance
Vers laquelle la fauve et jeune humanité
Vient pour ton seul amour de se précipiter!
Tu t'es dressée du sang boueux où tu te baignes,
Parée des attributs raffinés de ton règne,
LÉ S.VCRE DE LA MORT. 347
Ayant atteint, avec notre aide universelle,
Ta formule d'airain, de feu, de fer et d'ailes!
Tu vas tout écraser et tout anéantir
Dans un coup de tonnerre immense et de désir !
Quel destin monstrueux vas-tu nous dispenser
A la fin de ce grand gaspillage insensé?
Pourtant nous sentons mieux circuler la chaleur
En l'appauvrissement assoupi de nos cœurs.
C'est que, lorsque la vie du monde dégénère.
D'un bond, tu sais monter à ta vertu première.
Arche de la nature! Impérissable bouche,
Qui donnes la beauté à tout ce que tu touches.
L'humanité docile, héroïque, abondante
S'est affranchie par ton amour! Gomme elle chante,
Comme elle vibre maintenant à l'unisson !
Louange à toi du fond des abimes! du fond
De notre foi, louange et gloire! Nous voici!...
Des bonheurs spacieux, des rêves rajeunis,
Des cohortes de volontés qui s'amoncellent
Flamboient et font jaillir partout des étincelles.
Louange à toi et sois bénie et sois absoute
Même si nous devions périr dans la déroute !
Je jure que tes fins, même incompréhensibles,
Ne peuvent être que justice, Ame infaillible,
3A8 LA DIVINE TRAGÉDIE.
Chère Muse, entre tous les désirs le plus beau,
Ferveur de l'inconnu, Volonté du tombeau !
Nous que tu n'as pas joints aux élus de ta force,
Voici, quand le printemps fait craquer son écorce.
Que nous sommes témoins sans l'avoir méritée
De cette aube qui va monter à l'apogée !
Ah! qu'il vienne, au-dessus des mers, de nos collines,
Ce souffle, ce printemps paisible où je devine
Qu'on verra la Jeunesse adorable rêver,
Calme et douce, à tes pieds, comme un enfant trouvé,
Tandis que toi l'on te verra, fumante cncor.
Ayant tout terminé dans le pays des morts,
Innocemment penchée sur cette tête pure,
Essuyer ton épée avec sa chevelure !
On ne peut pas suffire à tous les horizons.
Dans ce moment inexorable où nous vivons,
La mort seule a tenté le miracle et se jette
A tous les fronts incendiés de la planète.
Mais nous, notre âme a beau se sentir préparée
Nous sommes tout emplis d'une terreur sacrée.
Il faut, pour refouler le vertige des cimes,
Iléduirc l'infini à la lueur intime
LE SACRE DE LA MORT. 8^9
De l'aurore... Recours des cœurs pris de panique,
Enfermons l'horizon dans un point concentrique.
Oui, ne considérons de la nuit qui s'achève
Qu'un point, un seul, celui où le soleil se lève.
Celui par où nous vient, ô Mort, ton grand écho!...
Comme un coq attentif dressé sur ses ergots.
Nous restons là, plantés, dans la direction
Précise d'où jaillit l'aurore du canon.
Nous attendons, tremblant d'une extase obstinée.
Que la grande lueur prophétique soit née.
Nous attendons, les yeux assoiffés d'horizons,
Couverts de sang, parmi sa chaude exhalaison...
Et moi, l'amant transi de la beauté perdue,
Comme un grand drapeau noir et lointain je salue,
De tout l'élan d'un cœur par la tombe épargné.
O Mort! ton espérance et ta fécondité.
Sept. i9i4- — Dec. ii)i5.
3o
TABLE
La Divine Tragédie vi
LÀ mVINE TRAGÉDIE
Pour aller vers l'Enfer tragique 3
Oblation 5
Dédicacf . ■j
I. — LA JOIE ROUGE
TOUS
Le Départ 17
La Terre du Lys 3o
Le Dernier jour 38
Chant d'adieu 45
Patrie 5i
3o.
3r)2 TABLE.
II. — LE CERCLE DE GAIN
LA-BAS
Pages.
Aux Mères douloureuses 09
Les Mains 62
Le Cauchemar 67
Le Donateur. 76
Un Spectacle au camp. 81
L'Officier de garde 86
Chanson de route 91
La Charge 94
L'Autel des parfums 100
Le Combat d'avions io5
Les Grillons ii3
Les Gants blancs 117
L'Office 120
Le Nouveau Christ laS
Les deux Troupes 136
L'Illusion en marche 129
Le Héros i33
Le Soldat de 1915 187
Le Cercle de feu 1^7
III. — LE CERCLE D'EVE
ELLES
Le Calendrier i53
Le Cri iS-
TABLE. 353
Tages.
Lettre d'une grand'mère i6i
L'Alliance i65
Complainte 169
Solitude 175
Une Lettre '77
Les Fronts noirs i°2
Aux Amantes ^°^
L'Aimeuse '9^
Les Fronts blancs ^9^
Les Hyènes 200
L'Ouvrière ^oj
IV. — LA FORÊT DES RUINES
DERRIÈRE
Le Retour des hirondelles ^if)
Les Emigrés. 220
La Forêt hantée 220
La Cathédrale ardente. 228
Sur le bord du fleuve 282
Le Prisonnier 28(1
Dialogue de deux reines aVi
V. - LA COULÉE DU SABLIER
NOUS
Mes hôtes '. . . . 2.55
L'Attente 263
354 TABLE.
Pages.
L'Ange 36O
Nuit de Zeppelin 274
Nuit d'été a8a
In natura rerum 387
Le Flambeau 394
VL — LE SACRE DE LA MORT
Hamlet dans les camps 3o3
La Date 3 10
Les deux Mères : L La Tendre 3i5
— II. L'Impassible Sai
A la Jeunesse SaS
Aux Soldats. 333
L'Ex-Voto 335
Le Sacre de la Mort 34i
Paris. Typ. Ph. REnonmo, ly, rue des Saints-Pères. — SS^Sg.
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1
PQ Bataille, Henry
2603 La divine tragédie
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