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Full text of "La divine tragédie, poeme"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/ladivinetragdiOObata 


LA 

DIVINE  TRAGÉDIE 


DU   MÊME    AUTEUR 


POÉSIES 

Xie  Beau  Voyage,  orné  d'un  portrait  de  l'auteur  par 

lui-même.  (Fasquelle  j i   vol. 

ALBUM 

Têtes  et  Pensées.  22  lithographies  originales.  fOUen- 

dorjf.) 1    vol. 

THÉÂTRE 

La  Lépreuse.  Ton  sang.  (Mercure  de  France.).    .    .  i   vol. 

L'Enchantement.  Maman  Colibri.  (Fasquelle.).    .  i  vol. 

La  Vierge  folle.  (Fasquelle.) i  vol. 

Résurrection,  d'après  Tolstoï  (Fasquelle.) i   vol. 

Le  Masque.  La  Marche  Nuptiale.  ('Précédé  d'une 

Étude  sur  le  Théâtre.)  (Fasquelle.) i   vol. 

La  Femme  nue.  Poliche.  (Fayard.) i  vol. 

Les  Flambeaux.  (Fuyard.) i  vol. 

Le    Scandale.    Le    Songe    d'un    soir    d'amour. 

C Fayard. J i  vol. 

L'Enfant  de  l'Amour.  (Fayard.) i  vol. 

A  PARAITRE 

DANS    L.V    BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

Le  Phalène.  Les  Flambeaux.  (Théâtre.) 
La  Quadrature  de  l'Amour-  (Essai.) 


IL    A    ETE    TIRE    DE    CET    OUVRAGE 

Vitujt-cinq  exemplaires  numérotés  sur  papier  de  Hollande, 
cl  quinze  exemplaires  numérotés  sur  papier  du  Japon. 


HENRY    BATAILLE 


LA 


DIVINE  TRAGÉDIE 


—  POEME  — 


SIXIEME      MILLE 


PARIS 


G  fe)  ^ 


BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

EUGENE  FASQUELLE,  ÉDITEUR 

11.     RL'E      DE      GRENELLE,      11 
1916 

Tous  droits  réservés. 


La  Divine  Tragédie.  Sons  ce  litre  sera  publié 
un  ensemble  organisé  de  poèmes.  Ceux  qui  suivent 
ici  ne  doivent  être  considérés  que  comme  en  consti- 
tuant la  première  partie.  Le  livre  achevé  et  défi- 
nitif paraîtra  quand  le  rideau  se  sera  abaissé  sur 
le  dernier  acte  de  la  Tragédie  que  Vhumanilé  a 
entrepris  de  vivre  en  ce  temps;  et  alors  seulement 
le  titre  choisi  :  La  Divine  Tragédie,  justifiera  de 
façon  plus  explicite  et  plus  complète  son  dessein 
qui  est,  comme  celui  du  livre  entier,  de  poursuivre 
en  les  unissant,  à  travers  les  événements  qui  se 
déroulent  actuellement,  les  deux  forces  :  humaine 
et  divine,  sur  quoi  se  fondent  l'effort  et  les  entre- 
prises de  tous  les  peuples  de  l'Histoire;  les  deux 


faces  confondaes  de  l homme  et  de  la  divinité;  le 
sens  humain  dans  ce  qu'il  a  d'éternel  et  le  sens 
du  divin,  tel  quil  nous  parvient  après  son  périple 
à  travers  les  siècles. 

L'auteur  a  placé,  en  guise  de  point  final  au 
orésent  volume,  l'image  du  Personnage  de  la  tra- 
gédie, —  celle  de  tous  les  temps,  passés  et  actuels, 
—  le  Personnage  fondamental  en  qui  s'unissent 
précisément,  mieux  que  dans  toute  autre  effigie, 
les  deux  caractères  :  humain  et  divin,  et  tel 
qu'au  XVI-  siècle.  Va  conçu  dans  toute  la  force 
de  sa  spiritualité,  notre  grand  sculpteur  français 
Ligier  Richier.  Cette  image,  en  attente,  prendra 
sa  place  de  frontispice  lorsque  le  livre  aura  été 
complété,  achevé  et  qu  ici-bas  la  Tragédie  se  sera 
dénouée. 

H.  B. 

15  décembre  1915. 


LA 

DIVINE  TRAGÉDIE 


Pour  aller  vers  l'Enfer  tragique  où  l'on  ne  voit 

Que  l'homme,  rien  que  l'homme,  encore  et  toujours  l'hom  no, 

A  genoux,  ou  tâtant  de  la  main  les  parois, 

Cet  enfer  qu'aucun  Dieu  ne  hante  et  que  je  nomme 

Divin,  parce  que  l'homme,  en  son  but  solitaire, 

S'égale  à  la  grandeur  formidable  des  dieux, 

11  faut,  en  titubant  dans  des  couloirs  de  terre, 

En  suivant  la  muraille  et  le  chemin  fangeux. 

Atteindre,  par  degrés,  la  Porte  du  mystère. 

Et  cet  exergue  est  incrusté  sur  cette  porte  : 

«  Par  moi  l'on  va  dans  la  cité  du  sang; 
Je  suis  l'œuvre  de  l'homme.  Ici,  passant. 
Que  la  faiblesse  expire  et  la  pilié  soit  morte. 
Par  moi  l'on  va  dans  la  cité  du  sang. 


4  LA      DIVINE     TRAGEDIE. 

«  Ici  l'on  dit  adieu  à  la  clarté  du  jour. 
L'Injustice  anima  mon  créateur  sublime. 
Je  suis  l'œuvre  de  l'homme  et  du  premier  amour. 
Hélas!  Hélas!  Entrez  dans  l'insondable  abîme! 

((  Par  moi  l'on  va  chez  la  race  damnée. 
Derrière  moi,  dans  l'air  ténébreux,  c'est  la  Mort, 
La  voix  rauque,  les  cris,  et  les  terreurs  sacrées. 
Ce  bruit  que  tu  perçois  et  qui  gémit  si  fort, 
C'est  la  source  du  sang  coulant  intarissable 
Dans  l'infini  du  temps.  Ici,  ces  dieux  qui  soufïrent 
Sont  tes  pareils.  Le  froid  les  glace  et  les  accable; 
Le  feu  les  brûle.  Ils  sont  étouffés  par  le  soufre. 
Mais  leur  visage  est  radieux.  Passe,  passant! 
Il  est  digne  d'aller  vers  ces  hommes,  celui 
Qui  ne  pleurera  pas  dans  la  prairie  du  sang. 
Celui  qui  sourira  dans  l'efiroyable  nuit!  » 

Alors  je  regardai  au  plus  haut  de  la  pierre. 
Quand  je  fus  arrivé  sous  la  nfiuraille  immense, 
Et  ces  mots  flamboyaient  au  fronton  du  Mystère  : 

«    Vous   QUI  EN'TREZ   ICI    COMMENCEZ   l'eSPÉRANCE    )) . 


OBLATION 


((  Humain,  trop  humain  »,  a  dit  l'autre. 

Non,  jamais  trop,  jamais  assez! 

Par-dessus  les  temps  entassés 

Cette  gloire  sera  la  nôtre 

D'avoir  fait  tenir  le  divin 

Dans  les  parois  du  cœur  humain! 

La  guerre  la  plus  inhumaine 

Tombe  au  néant  des  profondeurs. 

Seul  l'humain  subsiste  et  s'enchaîne 

Aux  grandes  conquêtes  du  cœur. 

Guerre  terrestre,  aérienne. 

Tout  disparaît.  Ce  qui  s'accroît. 

C'est  le  territoire  des  âmes. 

Là,  nul  ne  s'y  sent  à  l'étroit. 

Il  est  d'acier.  Rien  ne  l'entame. 

Toute  noblesse  y  fructifie... 

De  l'universelle  folie 


LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

De  ce  grand  drame,  ne  retiens 
Qu'une  expression  de  la  vie, 
Poète!  Ne  compte  pour  rien 
L'autre  phase  du  sacrifice. 
Rien  ne  demeure,  —  hors  l'humain. 

Deux  vastes  forces  créatrices 
Se  partageaient  jadis  le  monde. 
Qu'un  unique  amour  les  confonde  ! 
Et  comme  le  prêtre  au  calice. 
Lorsqu'il  mêle  l'eau  et  le  vin, 
Mêlons  aussi  les  deux  espèces  : 
Mêlons  l'humain  et  le  divin. 
Pareille  au  breuvage  des  messes 
Faisons-en  la  substance  unique. 
Et  toi,  sanctificateur. 
Saisis  le  calice  mystique 
Où  s'amalgame  la  liqueur. 
Puis,  à  la  face  du  ciel  bleu, 
Lève  le  calice. 

Et  bois-le. 


DÉDICACE 


Je  n'étais  pas  fak  pour  vos  gloires, 
Sombres  choses  de  la  Patrie. 
Mais  l'àme  humaine  a  son  histoire, 
Son  théâtre  et  sa  tragédie... 
Et  le  destin  le  plus  tragique 
Que  la  vieille  âme  ait  supporté 
Vient  de  percer  à  coups  de  pique 
L'aile  espérante  de  Psyché! 
Je  vais  du  côté  de  cette  aile. 
0  beauté!  Liberté  suave! 
La  loi  terrestre  est  :  Sois  esclave. 
iSotre  honneur  est  d'être  rebelle. 
Délivrer,  délivrer  toujours; 
Arracher  le  monceau  de  chaînes 
Que  l'homme  après  lui  tire  et  traîne. 
Sans  que  Dieu  vienne  à  son  secours; 
Briser,  guérir,  avoir  les  bras 


LA      DIVINE     TRAGEDIE. 

Chargés  de  luminosité; 

A  toute  enfance  avoir  dicté 

L'ordre  divin  :  «  Point  ne  tueras.  » 

A  la  grande  sœur  douloureuse 

Qui  nous  suit  pas  à  pas,  la  femme, 

Avoir  dit  :  ((Va  !  Je  fais  ton  âme 

Libre.  Va!  Souflre  et  sois  heureuse!  » 

A  la  douleur  avoir  dit  :  Non, 

Mais  à  la  pitié  toujours  :  Oui; 

Avoir  choisi  pour  compagnon 

Un  amour  sans  cesse  ébloui 

De  nature  et  de  vérité  ; 

Puis  avoir  au  Laid  qui  clopine 

Donné  du  fouet  sur  son  échine, 

Cinglé  son  vieux  torse  arc-bouté; 

Avoir  relevé  ce  qui  tombe 

Sur  la  route  spirituelle;  — 

Et  qu'un  jour  tant  d'effort  chancelle!.. 

Faut-il  que  l'idéal  succombe 

Alors  qu'on  le  touchait  de  l'aile!... 

Le  grand  prisme  auquel  atteignait 

L'homme  damné  rompant  sa  chaîne. 

Celte  lueur  et  ce  reflet 

\ers  qui  moulai l  l'angoisse  humaine, 


DEDICACE. 

Ces  fruits  :  Science  et  Conscience 

Parvenus  à  maturité, 

Tout  cela  c'était  la  naissance 

Chaleureuse  de  notre  été  ! 

Le  mot  de  passe  était  :  Lumière. 

Je  n'en  connais  pas  de  plus  beau, 

Surtout  quand  le  cœur  s'accélère 

Pour  accourir  vers  le  flambeau  ! 

Hélas!  un  rude  coup  d'épée 

A  partagé  le  monde  en  deux. 

Rien  jamais  fut-il  plus  hideux 

Que  ce  mensonge  d'épopée.** 

Tu  t'appelles  «  Mort  »,  capitaine! 

Héros,  tu  t'appelles  «  Forçat.  » 

Je  tends  les  mains  :  mets-moi  la  chaîne  ! 

Désormais  je  serai  cela. 

Gela.  :  ton  esclave,  ô  matière!... 

Tant  pis!  Si  tout  est  à  refaire. 

Bah  !  les  autres  le  referont  !     ' 

En  attendant  que  vienne  l'âge 

De  déboucler  les  ceinturons, 

Soumettons-nous  au  paysage. 

Mon  pays  n'est  plus  qu'un  tombeau 

Sur  lequel  dans  la  pierre  dure 


LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

L'homme  a  gravé  sa  signature. 

Chaque  soldat,  son  numéro. 

Ceux  qui  tombèrent  ont  signé 

Gomme  on  signe  au  bas  d'un  tableau, 

Lorsque  l'ouvrage  est  terminé 

Et  qu'on  dit  aux  races  futures  : 

«  Effacez,  quand  vous  ferez  mieux, 

Sans  hésiter,  nos  signatures.  » 

0  vallonnements  radieux, 

Paysages  de  mon  pays 

Qui  portez  ces  noms  mal  écrits. 

Déjà  grattés  par  l'herbe  verte, 

Je  reste  devant  vos  décombres. 

Triste  et  la  tète  découverte. 

Mais  parmi  ces  fosses  sans  nombre 

Qui  couvrent  tout  un  quart  de  Finiico 

Ma  foi  renaît.  J'ai  confiance. 

Que  ce  livre  soit  le  registre 

Où  leur  gloire  est  contresignée, 

Où  l'on  tient  le  compte  sinistre 

De  ces  morts  semés  à  poignées  ! 

Qu'il  soit  l'ossuaire  où  repose 

L'espoir  humain  trop  tôt  couché. 

Drapé  dans  son  apothéose, 


DEDICACE. 

Ayant  son  rêve  à  son  côté, 
Comme  une  épée  posée  à  plat  1 . . . 

Mais,  la  dalle  ouverte,  voilà 
Que  quelque  chose  au  fond  remue 
Une  larve,  informe,  inconnue... 
C'est  le  papillon  de  Psyché, 
Qui  gisait  là,  détruit,  séché, 
]"]t  se  ravive  tout  à  coup. 
Psyché,  Psyché,  je  te  délivre! 
Brise  le  sceau,  brise  le  joug! 
Papillon  séché,  sors  du  livre  ! 
Et  que,  l'air  affluant  à  flot, 
Ton  aile  impalpable  et  subite, 
En  se  ranimant,  ressuscite 
D'entre  les  pages  du  tombeau. 


LA   JOIE    ROUGE 


La  terra  lagrimosa  diede  venlo 
Che  balenà  una  luce  vermiglia. 

IMFER^O,   C.    III,    V.    i33-i34. 

Un  grand  vent  s'éleva  dans  cette 
terre  de  larmes,  et  balaya  les  ténè- 
bres d'une  lumière  rouge. 


TOUS 


LE    DEPART 


Des  poings  dressés.  Furie.  Rage.  Tout  vocifère. 

Un  seul  cri,  un  seul  mot,  dans  l'air  passe  et  repasse. 

En  galop  furieux  chargeant  la  populace. 

Un  cri  qui  la  fouaille  en  plein  cœur  :  «  Guerre  1  guerre!  » 

La  ville  insoucieuse  est  devenue  la  ruche 

Qui  vomit  tout  un  peuple  noir,  des  myriades 

Bourdonnantes  qui  se  bousculent  et  s'évadent. 

Un  terrible  hallali  de  bêtes  qui  débuche 

De  tous  les  carrefours,  d'entre  tous  les  pavés, 

Le  peuple-roi,  d'un  bond  rude,  s'est  soulevé! 

Comme  ils  sont  beaux,  ces  cous  tendus,  ces  poings  brandis. 

Ces  muscles  décuplés  et  moites  de  sueur! 


l8  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

La  cité  bout.  En  un  instant  sort  de  Paris 

Toute  une  incoercible  et  poignante  rumeur, 

En  même  temps  qu'on  voit  jaillir  au  haut  des  pierres 

L'étamine  fripée  des  drapeaux  populaires... 

Aux  armes!  On  s'embrasse.  On  crie,  on  pleure,  on  rit. 

Les  mères  ont  au  flanc  des  tressaillements  neufs 

Gomme  s'il  procréait  une  seconde  fois 

Ces  enfants  destinés  aux  gloires  du  pavois. 

Tous,  même  les  vieillards,  les  veuves  ou  les  veufs 

Qui  n'ont  qu'un  seul  enfant  à  donner  au  pays 

Semblent  frappés  de  la  démence  du  tumulte. 

Et  dès  lors  c'est  à  qui  sacrifiera  son  fils! 

On  est  fier  quand  on  sait  que  le  sien  est  adulte, 

Et  d'autres  sont  honteux  de  l'avoir  eu  si  tafd! 

Inexplicable  don  des  foules  !  Surenchère 

Du  sacrifice!  C'est  la  ville  en  grand  départ, 

Pareille  au  vaisseau  plein  qui  s'arrache  à  la  terre. 

Lâchez  tous  les  drapeaux,  les  coeurs  et  les  amarres! 

Détachez  les  canons!  qu'ils  courent  sur  le  monde! 

Lâchez  Paris,  lâchez  son  aile  et  ses  tonnerres! 

Qu'il  n'y  ait  qu'un  seul  cri  fulminant  :  Guerre!  Guerre! 

Car  la  race  est  debout,  ce  soir.  Le  peuple  gronde. 

La  race  est  là,  presque  ébahie  d'être  en  sueur 

Héroïque,  et  d'avoir  retrouvé  sa  stature. 


LA     JOIE     ROUGE.  19 

Elle  est  là,  tout  en  muscle  et  rouge  de  fureur. 

Subitement  elle  se  rue,  crachant  l'injure, 

La  face  révulsée  et  le  couteau  levé... 

0  spasme  de  la  gloire,  ô  vieux  soleils  civiques, 

Vous  voici  donc  I  Ave,  César,  Ave  ! 

Je  te  salue,  ô  renaissance  du  tragique. 

Toi,  tes  sombres  ardeurs,  tes  jubilations 

Et  tes  reniflements  de  sang  dans  l'horizon! 

Ton  souffle  a  rempli  trois  millions  d'âmes  saoules. 

Nous  frappons  le  sol  des  cités  réincarnées. 

Ensevelies  dans  leur  poussière  d'épopée! 

Quoi  donc?  nous  aurons  vu  ce  temps  et  cette  foule.^ 

Et  nous  vivrons  celai  Ce  jour  est  arrivé 

Oii  la  guerre  a  jailli  comme  un  beau  fruit  d'été  ! 

Les  lèvres  assoiffées  s'ouvrent.  Les  cœurs  se  fondent. 

L'ouvrier,  l'artisan,  les  bourgeois,  les  rôdeurs, 

La  foule  brune  au  flot  moucheté  de  couleurs, 

Le  peuple  du  faubourg,  les  viveurs  et  les  gueux, 

Tout  fraternise,  s'entr'appelle,  en  des  poussées 

Irrésistibles,  en  des  clameurs  insensées. 

Le  bourgeron  vous  prend  des  tons  de  drapeaux  bleus. 

Le  noir  a  déjà  l'air  d'être  le  noir  du  deuil. 

Car  de  tous  ceux  qui  crient  «  Guerre!  Victoire!  Joie!  » 

Combien  reviendra-t-il?  Et  de  combien  de  proies 


30  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Payerons -nous  ce  dieu  rageur?  Que  de  cercueils 

Fangeux  seront  promis  pour  toute  récompense 

A  tous  ces  gamins  fous  hurlant  :  a  Vive  la  France!  - 

Regardons  bien  passer  ceux-là  qui  vont  mourir, 

0  mon  âmel  C'est  beau  à  crier  de  plaisir! 

Quel  paysage  intense  ai-je  là,  devant  moi? 

Comme  un  éclair  d'épée  je  vois  briller  la  Seine. 

Paris,  Paris,  que  j'imagine  avec  effroi 

Déjà  cicatrisé  par  les  balles  prochaines, 

Quelle  aspersion  d'eau  lustrale  te  donna. 

Subitement,  sans  même  un  tremblement,  d'emblée, 

A  toi,  hier  encor  beau  démon  délicat, 

Ce  visage  de  sainte  ou  de  miraculée?... 

Est-ce  celui  qu'un  souffle  heureux  faisait  pâmer 

Ce  peuple  nonchalant,  tout  à  coup  transformé, 

Qui  se  métamorphose  et  qui  se  multiplie 

En  bétails  à  wagons,  en  charrois  pour  tueries? 

Est-ce  toi,  le  pays  du  doute  et  du  peut-être, 

Qui  braques  tout  à  coup,  indulgent  aux  ancêtres, 

Tes  canons  maigrelets  tout  impatientés 

Par  leur  désir  novice  et  par  leur  puberté? 

Oh!  voir  cela,  s'en  abreuver  et  s'en  repaître! 

Oui,  malgré  le  fléau  qui  s'abat  sur  le  monde. 

Malgré  la  trahison  de  la  beauté,  malgré 


LA      JOIE      ROUGE.  31 

Tout  l'engloulbsement  du  juste  et  du  sacré, 

Comment  ne  pas  sentir  dans  ce  peuple  qui  gronde 

Et  qui  se  précipite  en  chantant  aux  abîmes, 

Comment  ne  pas  sentir  la  poigne  du  sublime 

Vous  prendre  à  pleine  gorge  et  vous  tordre  le  cœur? 

Ce  grand  peuple  inspiré  comme  il  a  bien  compris 

Ce  qu'on  attend  de  lui,  —  et  qu'il  perd  en  bonheur 

Ce  qu'il  gagne  en  chimère!...  Arrache  avec  des  cris 

Cette  chimère-là  de  ton  âme,  Paris  ! 

Paris,  que  l'on  connut  si  rêveur  et  si  blond, 

Paris  aux  souples  bras  étirés  vers  la  joie, 

Paris,  l'insomniaque  et  ravissant  démon 

Qui  rêvait  accoudé  sur  ses  coussins  de  soie, 

Et  dont  le  grand  tourment  s'envolait  en  grand  rire, 

De  quel  poing  formidable  as-tu  brisé  le  masque, 

Pour  l'épouvantement  du  monde,  quel  délire 

Vient  d'emporter  ton  âme,  au  fond  de  la  bourrasque. 

Voluptueux  péché  de  l'Europe  alanguie. 

Vieille  Tadmor  du  Luxe,  impudique  Ecbatane, 

Vers  qui,  depuis  toujours,  les  songes  s'expatrient 

Et  du  plus  loin  du  ciel  partent  en  caravane? 

J'ai  vu  comme  un  symbole  expressif,  tout  à  l'heure. 

Ton  peuple  entier  bondir,  en  brandissant  sa  haine. 

Aux  pieds  d'un  dieu  dansant  que  des  femmes  soutiennent. 


aa  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Dont  le  brasier  charnel  le  stimule  et  l'effleure, 

Et  qui  tournoie,  fouetté  par  un  désir  fantasque, 

Éperdument,  au  bruit  de  son  tambour  de  basque... 

Sous  le  mur  où  Carpeaux  sculpta  cette  musique 

Vient  battre,  en  écumant,  le  grand  flot  populaire, 

Et  ce  jeune  Apollon  ivre  et  chorégraphique 

Pai'aît  scander  la  rage  et  danser  la  colère  ! . . . 

Il  rythme  la  mesure  immense  du  destin, 

Et  fait  signe  à  la  mort  avec  son  tambourin! 

Et  j'ai  frémi,  croyant,  sous  mes  yeux,  grande  ville, 

Voir  le  dernier  élan  de  ta  valse  arrêtée,  — 

Car,  Paris,  tu  dansais,  quand  la  bataille  est  née!... 

Mais  aujourd'hui,  là-bas,  sur  une  des  deux  piles 

De  l'arc  par  où  passa  tant  de  gloire  en  tumulte. 

On  entend  retentir  un  autre  écho  de  pierre. 

Un  cri,  poussé  par  tout  le  pays,  et  que  sculptent 

A  nouveau  des  marteaux  dont  le  génie  sut  faire 

Vociférer  le  marbre  et  hurler  le  silence. 

Car  depuis  quarante  ans  ce  bâillement  farouche, 

Cloué  à  son  pilier,  exorcisait  la  France. 

Mais  ce  n'est  qu'aujourd'hui  qu'un  cri  sort  de  la  bouche 

Marmoréenne,  et  qu'on  l'entend,  et  que  ce  cri. 

Répercuté  par  tout  le  ciel,  n'a  pas  menti!... 


LA      JOIE      ROUGE.  23 

Enfin  nous  l'écoutons  la  sombre  prophétesse! 

Elle  ne  rugit  plus  en  rêve.  Elle  se  4resse. 

Nous  nous  reconnaissons  dans  la  gueuse  qui  braille, 

Le  gosier  desséché  par  la  soif  des  batailles. 

Nous  sentons  bien,  ce  soir,  que  la  pierre  s'ébroue, 

Et  le  vent  de  sa  marche  a  souffleté  ma  joue!... 

Là-bas  s'éteint  un  dieu  dionysiaque.  Ici 

Bondit  le  dieu  du  grand  idéal  ressaisi. 

Le  dieu  mortel  par  qui  l'homme  va  mourir  libre! 

Ainsi,  Paris,  Paris,  j'entends  ton  sombre  écho 

Qui  monte,  qui  surgit,  submerge  tout,  et  vibre, 

Et  fait  trembler  le  ciel  comme  un  grand  miroir  d'eau  ! 

Paris!  ton  être  entier,  tout,  passé,  avenir, 

Hier  el  demain,  la  flûte  agile  et  son  duo 

Avec  le  clairon  d'or,  semble  aujourd'hui  tenir 

En  ces  deux  effigies  el  leur  double  attitude  : 

La  danse  de  Carpcaux  et  le  départ  de  Rude! 


II 


Jadis,  s'élant  traînée  au  delà  de  ses  rives, 

A  travers  les  forêts  el  les  courants  d'eaux  vives. 


a4  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Mourut  une  sirène.  Et  des  hommes  passèrent 

Qui  voulurent  donner  une  place  où  dormir 

A  la  voluptueuse  enfant  de  l'onde  amère. 

Au  lieu  du  sable  rose  et  chaud,  on  dut  choisir 

Un  rivage  de  fleuve,  au  milieu  d'une  plaine. 

Et  plus  tard  les  enfants  de  ces  hommes,  au  dire 

De  l'histoire,  docilement  conduits,  bâtirent 

Une  ville  sur  le  tombeau  de  la  sirène. 

Les  villes  sont  toujours  bâties  sur  des  tombeaux. 

C'est  le  champ  de  la  vie  sur  le  champ  du  repos; 

Et  les  fils  de  nos  fils  ont  au  fond  de  leurs  veines 

Une  goutte  du  sang  de  l'Ancêtre.  A  jamais 

Le  ferment  primitif  dans  leurs  corps  développe 

L'ivresse  des  vertus  ou  des  destins  mauvais... 

On  dit  qu'on  l'appela  du  nom  de  Parthénope. 

Mais  bien  que  les  amants  de  la  race  latine 

Assurent  que  la  ville  est  encore  debout, 

Dans  un  golfe  frangé  par  l'écume  argentine. 

Qu'on  prononce  Sorrente  ou  Naples  ou  Gorfou, 

Moi  j'ai  toujours  pensé  que  la  verte  sirène 

Était,  comme  un  vaisseau,  venue  à  travers  brume, 

Mêler  son  corps  gracile  aux  nymphes  de  la  Seine. 

Non  I  son  tombeau  n'est  pas  où  l'homme  le  présume  ! 

Aux  bords  lutéciens  le  voyage  a  pris  fin. 


LA     JOIE     hOUGE.   ,  a5 

La  morte  harmonieuse  a  nourri  ma  cité! 

Un  monde  inépuisable  est  sorti  de  son  sein, 

Un  monde  fait  d'amour  et  fait  de  volupté. 

Sans  cela  serions-nous,  —  répondez  —  serions-nous 

Les  enfants  de  la  douce  et  blonde  capitale? 

D'où  nous  viendrait  cette  âme  étrange  et  musicale, 

Et  la  langueur  du  sang  qui  bat  à  notre  pouls? 

Et  cet  insurmontable  amour,  d'où  viendrait-il  ? 

Il  faut  à  notre  souche  un  miracle  pareil 

Pour  expliquer  ce  charme  exquis  et  volatil 

Qui  surpasse  celui  des  pays  du  soleil. 

Nous  n'avons  pas  menti  au  destin  de  l'Ancêtre. 

Nous  eûmes  des  sursauts  d'histoire  et  de  colère, 

Des  éclipses  qui  balayèrent  la  lumière, 

Mais  toujours  notre  ciel  obscur  la  vit  renaître. 

Douce  et  baignant  de  sa  beauté  le  front  des  femmes, 

Brûlante  comme  un  feu  tombé  des  profondeurs... 

Dans  ce  baiser  lascif  qui  vous  pénètre  l'âme, 

Qui  mêle  à  la  pensée  un  goût  de  volupté. 

On  ne  sait  quel  parfum  du  coeur  inexprimable. 

J'ai  reconnu  la  chair  de  ces  vertes  Circé 

Qui  dansaient  dans  la  mer  ou  chantaient  sur  le  sable. 

Même  encore  à  l'instant  j'évoquais  leurs  fantômes 

Et  la  fatalité  de  leur  survie  en  nous 

3 


26  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Par  la  transmission  docile  des  atomes. 
En  sorte  que  ce  dieu,  tout  nu  jusqu'aux  genoux, 
Et  dansant  au-dessus  d'un  peuple  furibond, 
Parmi  l'affolement  des  veilles  de  bataille, 
Semblait  à  mes  regards  bien  plus  qu'un  Apollon 
Dont  la  danse  exaltée  s'échevèle  et  défaille  : 
Le  symbole  frappant  de  notre  descendance 
Toujours  obéissante  aux  ordres  de  la  Voix!... 
Et  voyant  ce  tumulte  écarter  cette  danse 
Je  songeais  :   «  0  sirène  atroce  à  qui  je  dois 
Notre  ensorcellement  caduc,  ici  s'arrête 
Ton  pouvoir.  Nous  allons  recommencer  la  vie, 
Une  vie  héroïque,  après  les  jours  de  fête, 
Une  vie  où  notre  âme  entière  répudie 
Jusqu'à  la  tendresse,  et  saccage  même  l'art, 
Une  vie  sans  pareille  où  tu  n'as  nulle  part. 
La  vieille  ensorceleuse  est  défunte  à  jamais.    » 

Eh  bien,  ce  n'est  pas  vrai,  eh  bien,  je  blasphémais! 

Je  n'avais  pas  compris  le  mythe  tout  entier. 

Car  j'entendis  la  Voix  lointaine  s'écrier  : 

u  Crois-tu  donc  qu'on  renie  ainsi  l'antique  charme? 

Crois-tu  donc  qu'il  fmisse  avec  le  bruit  des  armes  ! 

Que  le  chant  du  départ  ait  vaincu  notre  chant! 


LA     JOIE      ROUGE.  27 

Nous  adoptons  cette  chimère  débraillée, 

Liée  à  son  pilier  ainsi  qu'un  Prométhce 

Qui  rugit  l'idéal  dans  le  soleil  couchant. 

Nous  acceptons  ce  cri.  C'est  celui  du  supplice. 

Hommes!  Pensez  à  nous.  Souvenez-vous  d'Ulysse! 

Notre  histoire  est  tragique  et  passe  notre  charme. 

Souvenez-vous  de  la  défaite  des  Sirènes! 

Toute  la  mer  épouvantée  et  son  vacarme, 

Les  engloutissements  de  toutes  les  carènes, 

Et  nos  torses  cambrés  dans  le  combat  des  lames. 

L'argonaute  éperdu  fuyant  à  toutes  rames. 

Tout  vous  dira  que  notre  histoire  est  avec  vous! 

Toi  qui  connais  ta  souche  et  le  sang  de  ta  race, 

Retrouve-nous  dans  la  révolte  et  la  menace. 

Qu'ils  partent,  nos  enfants!  Nous  baisons  leurs  genoux. 

Qu'ils  partent!  Ils  seront  l'idéal  que  nous  sommes! 

Car  nous  sommes  la  lutte  ouverte  avec  le  ciel. 

Et  la  chanson  de  l'impossible  et  du  réel. 

Nous  sommes  le  récif  oii  se  brisent  les  hommes. 

Les  amazones  du  mystère,  qui  se  meuvent 

Dans  une  onde  coupable,  atroce  et  clandestine, 

Des  figures  de  proue  ayant  dans  leur  poitrine 

Une  soif  d'infini  qu'aucun  désir  n'abreuve  ! 

Nous  avons  combattu  tant  de  fois,  —  mais  vaincu 


ï8  LA     DIVINE      TRAGEDIE. 

Nous  valons  la  bataille,  et  qu'on  meure  en  nos  bras. 

Et  qu'importe,  —  si  la  chimère  a  survécu! 

Nous  traînons  les  héros  tombés  dans  ces  combats 

Qu'entreprennent  les  flots,  l'harmonie  et  le  ciel. 

Aux  armes!  Nous  vibrons  de  votre  effervescence! 

Ecoute-moi.  Je  suis  le  mythe  essentiel. 

Je  me  nomme  :  le  châtiment  de  l'Espérance!  » 


III 


C'est  juste!  A  cette  voix  intrépide  et  confuse, 
J'ai  remonté  le  cours  des  siècles,  d'âge  en  âge, 
Jusqu'à  ce  jour  de  sang,  jusqu'à  ces  cris  de  rage, 
Cette  révolte  qui  de  toute  part  effuse. 
Tournoie,  puis  peu  à  peu,  flambe  de  place  en  place. 
Et  j'ai  bien  reconnu  le  destin  de  ma  race. 
Cette  filiation  profonde  qui  nous  lie 
Au  sort  aventureux  de  nos  sœurs  d'harmonie!... 
Donc,  en  avant!  Que  croule  un  passé  tout  entier, 
Pourvu  que  l'idéal  humain  n'ait  pas  plié! 
Quo  Vadis?  Où  s'en  va  ton  essor  éperdu 
Et  vers  quel  châtiment  sublime  conduis-tu 


LA     JOIE      ROUGE.  39 

Ces  forêts  de  canons,  ces  peuples  de  drapeaux, 

Dis,  la  prédestinée,  qui  vas  demain  mourir, 

Dis,  la  France!*  Oui,  c'est  beau  à  crier  de  plaisir! 

Espérance  de  l'inconnu,  engloutis-nous! 

Si  nous  devons  périr,  soit!  mourons  tous  debout. 

Et  si  nous  devons  vaincre...  alors  gloire  aux  chimères! 

C'est  l'heure  :  un  grand  afflux  me  monte  jusqu'au  cœur. 

Le  soleil  pourpre  au  fond  d'un  ciel  crépusculaire 

Descend  sous  l'arc  où  repasseront  les  vainqueurs. 

Comme  un  regard  d'adieu,  d'espoir,  —  comme  un  oracle. 

Et  moi,  moi,  fou  de  joie,  d'orgueil,  plein  de  délire. 

Devant  l'impétuosité  de  ce  spectacle. 

Parmi  cette  allégresse  immense  qu'on  aspire, 

A  travers  tous  les  cris  jaillis  de  la  cité, 

Dans  sa  ruée,  dans  la  mêlée  de  nos  haleines 

Et  tous  mes  battements  de  cœur  précipités. 

J'entends  chanter  en  moi  le  sang  de  la  Sirène! 


n. 


LA   TERRE    DU    LYS 


A  nous!  Ils  ont  voulu  poignarder  notre  terre! 

A  moi,  l'Anjou!  A  nous,  Vendôme  et  Picardie! 

Oh!  le  glaive  insensé  sur  ma  natale  entière!... 

Mais  chaque  blason  crie  sa  devise  hardie  : 

Là-bas  c'est  «  Honni  soit  »,  ici  c'est  «  Qui  qu'en  grogne. 

Vertdieu!...  Mets  ton  fusil  sur  l'épaule,  Bourgogne! 

De  l'Yser  en  Artois  à  Creus  en  Roussillon, 

De  l'Aquitaine  au  Boulonnais  par  la  Limagne, 

Par  causses,  par  vallons,  bocages  et  montagnes, 

Il  faut  venger  sa  terre  et  purger  sa  maison! 

Les  marmiteux  sont  là  qui  grimpent  et  s'agrippent. 

Ils  ont  voulu  goûter  de  la  Loire  au  cru  frais, 

Et  s'entriper  de  belle  Auvergne  jusqu'aux  lippes! 

Ils  ont  voulu  vider  la  Champagne  d'un  trait. 


LA     JOIE      ROUGE.  3i 

Se  pourlasser  dans  tes  foins  verts,  ma  Normandie, 
Mettre  toute  la  Bresse  et  le  Maine  à  la  broche, 
Faire  tinter  très  haut  et  sans  parcimonie, 
Gomme  de  gros  ducats,  nos  îles  dans  leurs  poches! 
Tes  roses,  croirais-tu  que  tu  les  amoncelles, 
Provence,  pour  les  mettre  en  tas  sous  leurs  aisselles? 
Et  les  lavandes  du  Languedoc?  pour  leurs  bottes!... 
Et  tout  le  vin  clairet  du  Nord?  pour  leurs  gosiers! 
Ah!  vous  voulez  tâter  de  la  France?  Essayez!... 
Apprenez  la  chanson  de  la  dame  Grignotte  : 
Elle  vous  mangera  les  foies,  auparavant 
Que  vous  ayez  léché  ses  maisons  en  croquant 
Et  tous  ses  beaux  palais  faits  de  sucre  candi... 
Tel  qui  bâfre  aujourd'hui  jeûnera  vendredi!... 
Déjà  vous  vous  passez  la  langue  sur  les  lèvres 
Pour  avoir  déposé  votre  giberne  en  Woovre. 
Messeigneurs,  flairez-moi  l'air  marin  de  Galais, 
Et  vers  l'Oise  moussue  tendez  vos  gobelets. 
Sires  loups,  aiguisez  vos  canines  trop  blanches. 
Jourdieu!  vous  n'aurez  pas  chez  nous  vos  repues  franches!, 
Vous  charmer,  loups?...  A  moins  que  vous  rencontriez, 
Dans  nos  plaines,  Orpheus,  le  doux  ménétrier, 
Mieux  vaut  vous  en  donner  sur  l'œil  une  groignée. 
Vous  laisser  morfondus,  fourbus,  décervelés. 


k 


32  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Étripés,  au  milieu  de  nos  lopins  de  blé, 

Et  que  croissent  sur  vous  la  bouse  et  l'araignée, 

Plutôt  que  d'essayer,  loups,  de  vous  adoucir!... 

Restez  là,  face  à  nous,  rugissant  de  désir, ^ 

Avec  un  peu  de  poil  de  la  bête  aux  gencives... 

J'en  jure  par  ma  France  aux  doux  yeux,  au  col  fin, 

Sans  vergogne  et  jusqu'à  notre  dernier  lopin, 

La  terre  défendra  la  terre!  C'est  un  pacte 

De  sillon  à  sillon,  de  labour  à  laboiir. 

Il  nous  faut  notre  France  au  grand  complet,  intacte, 

Telle  qu'enfants  nous  en  tracions  le  beau  contour, 

En  dessinant  son  corps,  sa  taille  longue  et  mince 

Bien  ajustée  dans  son  corselet  de  provinces. 

Et  comme  si  pour  nous  cette  ligne  tracée 

Nous  précisait  son  galbe  ou  le  trait  de  sa  bouche. 

Aujourd'hui  —  Honni  soit,  sires,  qui  mal  y  touche!  — 

Dans  un  cri  furieux  la  terre  s'est  dressée!... 

Et  les  petites  sœurs  charmantes  et  jumelles 

Accourent,  l'une  avec  son  bonnet  de  dentelle. 

L'autre  avec  son  foulard,  l'autre  avec  son  hennin, 

Leurs  grands  bonnets,  leurs  cols,  leurs  coiffes  différentes. 

Leurs  ceintures  dorées,  leurs  brassards  et  leurs  mantes. 

Elles  accourent,  comme  au  soleil  de  la  foire. 

Des  grands  marchés  et  de  leurs  fêtes  patronales, 


LA      JOIE     ROUGE.  33 

Flots  de  guipure  au  vent,  linons,  rubans  de  moiro, 

Et  leur  écusson  porte  :  «  .\rmes  et  Pastorales  n... 

Frétillantes  ainsi  qu'anguilles  dans  les  nasses, 

Fraîches  comme  des  fruits  ou  babil  de  ruisseau, 

Elles  se  sont  levées  d'une  même  menace, 

Prêtes  pour  la  ruée  et  prêtes  pour  l'assaut. 

Du  fond  des  siècles  morts  elles  se  sont  dressées 

De  toute  la  grandeur  de  leur  gloire  offensée  ; 

Et,  levant  haut  le  gantelet  sur  qui  les  souille, 

Ce  sont  les  filles  du  pays  de  la  quenouille, 

La  quenouille  d'ici,  la  quenouille  de  lin. 

Celle,  chère  à  Ronsard,  «  qui  de  Montoire  vint  », 

Notre  quenouille  palladienne  et  chansonnière, 

Qui,  lorsque  Dieu  le  veut,  sait  partir  pour  la  guerre!.. 

Aujourd'hui  on  entend  des  appels  fatidiques. 

Et  ces  quenouilles  font  une  forêt  de  piques! 

L'air  frémit  et  s'emplit  :  «  A  nous!  Toutes  à  nous! 

«  Chantons  la  guerre  rouge  et  la  guerre  des  loups... 

M  Chevaux,  piqueux,  valets  !  la  bête  est  dans  nos  bois. 

((  Chassez  les  loups  !  Chassez  les  loups!  A  nous,  l'Artois! 

u  As-tu  mal,  Picardie.^  As-tu  soulTert,  les  Flandres;* 

((  On  arrive!  Attends-moi!...  Hé!  la  vieille,  là-bas.»* 

((  Tes  vaches  sont  crevées?...  En  avant...  pleure  pas I 

u  On  t'en  redonnera  des  vaches  à  revendre, 


34  LA      DIVINE      TRAGEDIE, 

((  Et  des  tas  d'or  à  pleins  caissons!  Bonsoir,  veau,  vache, 
«  Couvée!...  Et  vous?  Laissez  couler  votre  lessive, 
«  Gens  du  Camargue  et  du  Quercy  jusqu'en  Thiérache, 
((  Du  Lauraguais  au  Cotentin!  Marche!  On  arrive!  » 
Et  c'est  bien  vrai  qu'elles  sont  là,  qu'elles  se  pressent 
Toutes  les  sœurs,  au  groupe  uni,  dont  les  espèces 
Forment  la  grande  mère  insigne,  unique  et  tendre, 
La  mère  aux  flancs  d'argile,  à  la  vaste  mamelle. 
Qui  berce  sur  son  cœur  tous  les  fils  qu'elle  engendre 
Et  leur  verse  le  lait  d'une  amour  immortelle!... 
Chacune  est  là,  fervente  et  prête  à  la  besogne. 
Car  quand  la  France  dit  :  «  J'ai  mal  à  la  Bourgogne, 
Ce  soir  »,  c'est  que  ce  soir  toute  la  France  est  triste! 
Si  l'on  fait  mal  au  Limousin,  les  Vosges  saignent. 
Quand  la  Meuse  est  en  agonie,  l'Artois  l'assiste. 
Des  rocs  de  l'olivier  aux  chemins  des  châtaignes 
Tout  souffre  d'un  amour  paternel  et  vivace. 
Et  la  prairie  ^e  plaint  à  la  lande,  durant 
Que  le  mandarinier  pense  au  sapin  d'Alsace... 
De  la  mer  roassillonne  aux  récifs  d'Ouessant, 
Tout  se  tient  par  la  main,  chez  nous,  tout  fait  la  chaîne, 
Et  le  rocher  d'Agay,  ce  soir,  rêve  aux  Ardennes, 
La  parme  de  Toulouse  aux  jacinthes  d'Argonne... 
Ce  soir,  la  France  entière  a  mal  dans  ses  vertèbres. 


LA      JOIE     ROUGE.  35 

Ce  soir,  c'est  tout  son  corps  qui  s'agite  et  frissonne  î 

Vos  baisers  l'ont  mordu  au  sein  comme  une  lèpre. 

La  France  saigne  toute  à  chaque  coup  de  dent... 

Ah!  c'est  qu'ici  on  s'aime  bien,  on  s'aime  tant! 

Le  sol,  apprenez-le,  ne  se  partage  pas. 

Comment  l'ignorez-vous.  Allemands,  Allemands! 

Que  le  grand  crime  originel,  c'est  celui-là  : 

De  déchirer  la  forme  et  l'esprit  des  patries, 

Qu'elles  ont  leur  dessin  intégral  et  durable, 

Que  ce  vol  séculaire  est  un  travail  impie!... 

La  terre  étend  son  grand  tapis  indéchirable, 

Tandis  que  par-dessus  c'est  l'espace  imprécis, 

C'est  toute  l'étendue  mouvante  du  grand  ciel  ! 

En  bas,  où  nous  vivons  :  la  borne  originelle. 

Là-haut  :  les  libertés  dans  un  même  infini! 

Ah!  laissez-nous  nos  champs,  nos  petites  maisons, 

Et  nos  étroits  bonheurs  sous  nos  grands  horizons  ! 

Pourquoi  ce  peu  d'amour,  voulez- vous  nous  le  prendre? 

La  vie  est  difficile  et  précaire  ;  la  vie, 

Malgré  l'effort  humain,  est  sombre,  bien  que  tendre. 

Oubliez,  oubliez  ce  qui  vous  fait  envie 

De  nos  bonheurs  et  du  chatoiement  des  patries. 

Elevez  la  prunelle  et  regardez  là-haut! 

Est-ce  donc  trop  vouloir;*  Ah!  ce  serait  si  beau 


36  LA     DIVINE      TRAGÉDIE. 

Qu'il  y  ait  ici-bas,  dans  un  berceau  commun, 
Le  ciel  à  tout  le  monde  et  la  terre  à  chacun! 

Il  n'importe...  Aujourd'hui  jugulons  l'espérance. 

Rétracte  avec  douleur  ton  rêve,  pauvre  France! 

C'est  fini.  A  quoi  bon  espérer  davantage? 

Il  faut  rouvrir  le  livre  à  la  première  page. 

Les  flambeaux  sont  courus  si  les  lauriers  verdissent. 

Renie  la  charité,  la  pitié,  la  justice. 

Rapprends  la  haine  avec  l'orgueil  dur  de  la  caste. 

Les  amours  exigus  et  les  fureurs  néfastes. 

Mais  sois  terrible  au  moins!  Précipite  à  l'oubli 

Tout  ce  qui  n'est  pas  toi  seule!  Gloria  soli  I 

Redeviens  seigneuries  féodales,  agrestes. 

Rapprends  le  meurtre  primitif,  rapprends  le  Geste, 

Celui  de  la  chanson  épique  et  paysanne, 

Rempoigne  ton  ancienne  et  longue  pertuisane. 

Cours  au  combat  contre  les  loups  pouilleux.  Egorge! 

Sois  chevalière,  Geneviève,  sois  saint  Georges. 

Terrasse-  par  le  poing,  par  la  lance  et  le  pieu. 

Ne  jure  plus  que  par  la  race  et  le  sang  bleu, 

Par  le  petit  Lire  et  le  Loir  argentin. 

Le  pays  de  Marie  et  du  vert  aubépin!... 

Et  vous,  d'un  cimier  d'or  ou  d'un  laurier  coifiées, 


LA     JOIE     ROUGE.  87 

Accourez  donc,  charmantes  reines  attifées, 
Vendôme,  Maine,  Anjou,  Béarn  et  Languedoc! 
Votre  cœur  innombrable  a  bondi  sous  le  choc. 
En  rang,  toutes!  En  rang,  pour  la  gloire  suprême! 
Et  du  nord  au  midi,  levez  haut  les  emblèmes 
Que  la  France  a  ioujours  blasonnés  sur  son  ànic  : 
La  Quenouille,  le  Lys,  le  Glaive  et  l'Oriflamme  I 


LE    DEKMEK    JOUR 


Chaque  coup  de  canon  fait  s'effondrer  des  roses 
Sur  la  terrasse  où  les  trois  jets  d'eau  se  sont  tus. 
Il  faut  partir.  Partir;'  Je  n'y  suis  déjà  plusl 
Le  seuil  est  verrouillé,  les  persiennes  sont  closes. 
Depuis  huit  jours,  l'oreille  au  vent,  nous  écoutions 
Approcher  ce  bruit  lourd,  dont  s'émeuvent  les  choses, 
Avec  l'accent  traînant  de  ses  pulsations. 
Ce  fut,  d'abord,  un  bruit  très  peu  distinct  encore 
Au  dessus  des  forêts,  —  un  remuement  d'aurore... 
Ensuite  tout  le  ciel  trembla  comme  une  toile 
Et,  la  nuit,  sans  dormir  jamais,  le  cœur  étreint. 
Nous  soupirions  :  «  Demain  !  Ce  sera  pour  demain  ! . . .  » 
Tant  chaque  coup  faisait  vaciller  les  étoiles!... 
Tous  les  soirs,  dans  la  chaude  et  claire  après-dinée 
Et  l'éparpillement  des  roses  effeuillées, 


L  A      J  O  I  E      II  O  U  G  E  .  -^«J 

On  se  remémorait  ce  jour  déjà  lointain 

Mais  proche  où  le  village  écoutait  le  tocsin 

Parmi  ses  blés  fauchés  et  ses  routes  désertes, 

Où  des  femmes  pleuraient,  presque  à  chaque  croisée. 

Et  disaient  leur  chagrin  aux  grandes  choses  vertes 

Dont  les  rameaux  frôlaient  leurs  maisons  ardoisées... 

Adieu,  village  obscur  et  dolent  que  j'aimais, 

Posé  comme  au  milieu  d'un  golfe  de  forêts, 

Ou  comme,  sur  le  bord  d'un  lac  plein  de  verdure, 

Rêverait  un  bateau  sans  rame  et  sans  mâture! 

Je  te  dis  mon  adieu.  Je  ne  vous  verrai  plus. 

Mes  choses,  mes  amies!  Dans  un  jour,  deux  ou  trois, 

Sur  votre  cœur  viendront  s'écraser  les  obus, 

Car  c'est  au  cœur  qu'ils  frapperont  tous  à  la  fois!... 

0  ma  maison,  tuée  sans  doute  à  l'ennemi. 

Quand  je  te  reverrai  comme  un  amas  de  cendre 

Je  me  dirai  :  «  C'est  là  pourtant  que  j'ai  dormi, 

Aimé!...  C'est  là  que  la  vie  se  fit  tendre 

Et  qu'elle  me  donna  tout  son  naissant  amour 

A  la  becquée,  dans  un  sourire,  et  jour  à  jour!... 

0  ma  maison,  demain  tu  ne  seras  plus  là! 

Je  te  regarde  encore  avec  un  tremblement 

Et  je  cherche  la  place  où  l'on  te  frappera 


^0  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

D'abord...  Oh!  oui..,  d'abord!...  Ici...  sur  ce  mur  blanc. 

Ou  dans  cet  angle  gris...  Non...  ce  sera  de  face... 

Le  premier  coup  mortel,  quelle  sera  sa  place? 

Je  cherche  et  je  voudrais  la  palper  de  la  main... 

Jamais  je  n'aurais  cru  que  tu  fus  périssable, 

Et  déjà,  ma  maison,  tu  vas  mourir  demain! 

Lutter?  Ah!  pauvre  loi!  tu  n'en  es  pas  capable! 

Non,  lu  mourras  du  premier  coup,  je  le  devine. 

Combien  je  la  jalouse,  à  présent,  la  forêt. 

Cette  forêt  qui  te  tenait  sur  sa  poitrine. 

Et  dont  chaque  arbre  mort  se  remplace  ou  renaît, 

Sans  rien  perdre  jamais  de  son  éternité! 

Toi,  je  ne  te  dis  pas  adieu,  vieille  immortelle! 

Mais  ma  maison  tremblante  et  son  seuil  déserté, 

Ma  maison  que  fuiront  demain  à  tire  d'ailes. 

Derniers  hôtes,  les  pigeons  blancs  du  toit  d'ardoises. 

Disséminés  sous  mes  étoiles  villageoises, 

Voilà  l'adieu,  dont  je  rite  guérirai  jamais!... 

Je  refoule  un  sanglot  d'espérance  et  d'amour. 

11  faut  partir.  L'obus  craque  sur  les  forêts, 

Comme  un  grand  vent  désemparé  lorsqu'il  accourt 

Pour  tout  déraciner.  Que  son  bruit  semble  près! 

Voici  venir  du  fond  des  cieux  le  drame  énorme 

Dont  je  ne  puis  encore  imaginer  les  formes 


L  A      J  O  I  E      R  O  U  G  E  .  '4  I 

Et  dont  je  n'ai  qu'à  peine  ébauché  le  problème, 

Mais  auquel  je  voudrais,  malgré  tout  et  quand  même. 

Opposer  le  dédain  de  l'immobilité. 

Rêve  impossible!  Tous  les  instants  sont  comptés. 

Les  voici!  Ils  sont  là.  Les  voici!... 

Père,  père! 

Vos  enfants  d'autrefois  sont  devenus  des  hommes. 

C'est  votre  sang  dont  le  vieux  sol  se  désaltère. 

Père,  es-tu  le  témoin  de  l'acte,  le  fantôme 

Accouru  du  passé,  qui,  grave,  vient  juger 
Tous  les  éclairs  du  sabre  et  les  feux  du  bûcher? 
Père!  Ce  sont  vos  fils  qui  vont  se  battre,  et  faire 
Crouler  le  ciel,  à  coup  de  rage  et  de  colère! 
Et  moi,  l'humble,  moi,  de  vos  fils  le  plus  petit, 
Il  faut  qu'à  cet  instant  mortel  je  sois  parti!... 
De  désespoir,  je  vais,  je  cours  à  pas  tremblés, 
J'imagine  tous  les  cadavres  dans  les  blés. 
Je  regarde  leur  pose  et  j'écoute  ces  râles 
Qui  peupleront  la  grande  ligne  horizontale 
Dont  l'ondulation  ployante,  dont  les  houles 
Et  leur  beauté  sereine,  à  mes  pieds,  se  déroulent 
Comme  un  tapis  bleuté,  fait  pour  le  pas  des  femmesl.. 
Hélas!  car  c'était  là,  là  que  nous  nous  aimâmes. 
Là,  que  sous  les  arceaux  des  branches  emmêlées 

4. 


^2  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Je  n'étais  occupé  que  de  dessins  d'allées. 
Maintenant,  dans  ce  parc  d'amour,  je  m'ingénie 
A  calculer  tous  les  angles  d'artillerie. 
Les  trajectoires  déterminées  de  l'obus... 
Je  mesure  les  plis  du  terrain,  les  talus, 
Les  vallonnements.  J'organise  la  bataille. 
Je  vois  le  projectile  en  feu;  je  vois  l'entaille 
Que  va  faire  l'épée  à  la  toile  de  fond. 
J'ordonne  tout,  —  et  je  dispose  les  canons. 
Dans  les  bois,  ou  derrière  un  tas  de  monticules... 
C'est  ainsi  que  je  vis  mon  dernier  crépuscule  ! 

Mon  Dieu,  mon  Dieu,  pourtant,  demain  ce  sera  ça  ! 

Ça,  cette  horreur  que  mon  angoisse  devança 

Et  qui  me  tord  le  cœur  si  désespérément! 

Tant  pis!  Fuir!...  Puisqu'il  faut,  puisque  c'est  le  moment, 

Arrachons-nous  aux  solitudes  magnifiques 

Qui  ne  sont  plus  qu'un  plan  vague  et  géographique 

Où  va  se  dérouler  le  choc  de  deux  armées. 

Adieu,  ma  très  chérie,  adieu,  ma  parfumée! 

Je  le  salue  encor,  ce  vieux  morceau  sublime 

Dont  la  beauté,  à  mon  appel,  tremble  et  s'anime. 

Une  dernière  fois,  comme  un  diamant  pur  ! . . . 

Je  vois  vibrer  la  feuille  et  miroiter  l'azur. 


LA     .lOIi:      ROUGE.  l\'S 

Fléchissant  sous  le  poids  de  mon  amour  navré, 
Je  me  baisse.  Je  prends  une  fleur  dans  le  pré; 
Et  je  sens  que  sur  moi  mes  larmes  coulent,  coulent  ! . . . 
Tous  mes  souvenirs  accourent  vers  moi,  en  foule. 
J'arraclje  ce  morceau  de  France  avec  mes  yeux, 
Et  j'en  emporte  en  moi  autant  que  je  le  peux. 
J'emporte  tout,  clochers,  toits,  granges,  fenaisons. 
Les  ruisselets  et  tout  leur  bleu  dans  l'horizon. 
Les  bords  de  la  forêt  avec  toutes  leurs  branches. 
Et  puis,  dévotement,  ardemment  je  me  penche 
Et  je  baise  la  terre  immense  à  pleine  bouche  ! . . . 
Ah  !  pour  répondre  à  ma  piété  clandestine. 
Puisse  la  terre,  à  l'endroit  même  où  je  la  touche, 
Dans  quelque  jour  lointain,  faire  croître  une  épine  ! . . . 
Après,  je  me  relève  et  me  mets  en  chemin. 
Je  tâte  les  issues  et  les  fenêtres  closes... 
Ma  tête  se  détourne  en  pleurant.  Bonsoir,  choses. 
Mes  pauvres  choses  !  Je  vous  confie  au  destin  !... 
Une  femme  m'apporte  un  suprême  bouquet. 
Le  soleil  merveilleux  se  couche  sur  la  plaine. 
Des  piverts  en  criant  transpercent  les  bosquet;?. 
L'air  est  Chargé  d'héliotrope  et  de  verveine. 
Des  bonds  de  truites  sur  l'eau  dessinent  des  bagues. 
Un  ramier  boursouflé  marche.  Un  merle  divague 


A4  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Dans  les  massifs...  Le  vent  se  remplit  de  soupirs, 
De  bruits  d'ailes.  Tous  les  oiseaux  s'en  vont  dormir. 
Doux  pays  qui  s'appuie  à  la  vaste  poitrine 
Respirante  de  la  forêt  quasi-divine 
Et  dont  le  souffle  frais,  en  ondes  exhalées, 
Descend  du  vert  coteau  jusqu'au  creux  des  vallées, 
Adieu  !  Mon  être  entier  vous  donne  l'accolade. 
Un  dernier  pigeon  posé  sur  la  balustrade, 
M'a  regardé.  Dirait-on  pas  qu'il  compatit?... 
Envole-toi  !  Je  n'ai  rien  pour  toi,  mon  petit! 
Rentre.  Je  pars.  Dors  bien...  Ah!  puis,  voici  le  tour 
Des  rainettes  en  haut  du  parc.  Que  je  suis  loin. 
Déjà,  dans  le  passé!...  J'ai  froid...  J'oublie  le  jour 
Qui  tombe  ici...  La  route  est  perdue  dans  les  foins... 
Où  vais  je?  Qui  le  sait?  Vers  quel  destin  ?  J'ignore... 
Demain?  Demain?...  Ah!  que  je  redoute  l'aurore, 
Surtout  celle  que  je  laisse  derrière  moi... 
C'est  fini!...  Je  me  tourne  encore.  J'aperçois 
Ma  maison  effondrée  au  milieu  du  vallon. 
Et  là-bas.  où  la  brume  a  jeté  son  flocon, 
Dans  un  dernier  rayon  de  soleil  qui  se  pose. 
L'adieu  des  pigeons  blancs  sur  le  colombier  rose  ! . . . 

Vivières,  septembre  igii. 


CHANT    D'ADIEU 


Viens!  que  sur  ton  torse  tendu 
Je  te  plante  un  dernier  baiser. 
C'est  au  cœur  que  je  t'ai  mordu, 
C'est  au  cœur  que  je  veux  viser. 
Que  les  balles  viennent  !  Qui  sait 
Si  ma  bouche  ardente  et  vorace 
N'aura  pas  fait  une  cuirasse 
Sur  qui  l'obus  se  briserait? 
Je  défends  que  la  mort  te  touche! 
Viens,  avant  qu'elle  t'ait  frappé, 
Que  je  te  frappe  de  ma  bouche 
Comme  du  plat  de  ton  épée. 
Viens!  sur  ton  sein  la  place  est  large 
Où  j'ai  pu  dormir,  tout  mon  saoul. 


46  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Et  je  ris,  parce  que,  dessous, 

J'entends  le  sang  battre  la  charge. 

Il  fait  à  lui  seul  un  galop, 

De  cent  batailles  précurseur. 

Dieu!  comme  il  bat  juste,  ton  cœur! 

Comme  il  est  dur!  Comme  il  est  chaud! 

Rien  jamais  ne  l'a  fait  plier 

Ce  cœur,  mon  rouge  cavalier! 

Comme  il  allonge  sa  foulée! 

J'en  suis  folle.  Rapporte-le. 

Ne  va  pas  leur  donner  d'emblée, 

Au  premier  choc,  un  sang  si  bleu  ! 

Il  n'est  pas  de  celui  qu'on  laisse 

Aux  doigts  d'un  piquet  de  hulans. 

Rapporte-le  pour  tes  maîtresses! 

Rapportez-le-nous,  nos  amants! 

Ces  cœurs  appartiennent  aux  femmes 

Comme  au  régiment  le  drapeau. 

Il  est  à  moi,  je  le  réclame, 

Je  le  sens  battre  sous  ma  peau. 

En  attendant,  va  travailler! 

Resognez,  frappez,  bataillons! 

Vive  toi!  puisque  nous  savons 

Que  la  femme  est  pour  le  guerrier. 


LA     JOIE      ROUGE. 

Va  donc  faire  chanter  ta  guerre  1 . . . 
Pas  avant  que  mes  bras  t'enserrent 
Et  que  j'aie  chanté  mon  plaisir!... 

M'ami,  comme  je  t'adorais! 
Mon  flanc  se  déchire,  à  mourir... 
Si  tu  me  quittes  pour  jamais, 
Donne  ta  paume  desserrée, 
Que  je  la  morde  à  pleins  baisers, 
Que  tu  les  sentes  incrustés 
Gomme  les  clous  dans  la  poignée. 
Donne  ta  main.  Elle  est  si  blanche! 
Si  jamais  le  sang  la  fait  rose, 
Laisse-le  couler,  mais  suppose 
Que  c'est  ma  lèvre  qui  l'étanche 
Et  tu  seras  cicatrisé  1 
Rien  de  tel  pour  bander  l'artère 
Que,  lorsque  l'on  sait  bien  la  faire, 
La  ligature  d'un  baiser! 
Donne  ta  main  où  je  prévois 
Le  sang  futur  de  la  revanche 
Qui  te  coulera  des  dix  doigts. 
I'>onne  ta  main.  Elle  est  si  blanche! 
Intacte,  nul  pli,  pas  de  rides. 


48  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Donne  la  main.  Elle  est  splendide  ! . . . 
J'aimais  les  fourches  de  tes  veines. 
Elles  roulaient  un  fier  azur. 
J'aimais  ton  sein.  Il  est  trop  pur 
Pour  que  ces  brutes  me  le  prennent! 
Je  chéris  surtout  ta  chaleur, 
Cette  chaleur  qui  vient  de  toi, 
Mais  je  me  la  suis  mise  au  cœur 
Pour  le  jour  où  tu  seras  froid. 
Je  m'en  suis  tant  empli  le  corps 
De  ta  chaleur,  qui  m'a  brûlée, 
Que  je  puis  lancer  sur  la  mort 
La  flèche  de  Penthésilée! 
J'en  ai  le  coeur  si  pénétré. 
Que  ce  feu  je  le  sentirai 
Faire  de  ma  cendre  une  braise. 
Une  braise  immense  et  farouche 
Où  cette  bouche  que  tu  baises 
Saura  ressusciter  ta  bouche!... 

Embrasse-moi,  soldat  épique! 

Le  sang  nous  saoule  et  nous  assoifle, 

Et  je  suis  la  goule  qui.  coiffe 

Le  casque  de  la  République! 


LA     JOIE     ROUGE.  49 

Soyons  fous  et  fiers  d'être  fous. 
Je  te  sacre  avec  des  baisers. 
Le  sacre  est  fait.  Relevez-vous, 
Mâle  guerrier,  disparaissez  ! 
Mais  si  tu  reviens  triomphant, 
Frénétique,  heureux,  bien  vivant. 
Va,  je  t'en  donnerai  tant  d'autres, 
Dans  l'alcôve  où  mon  corps  se  vautre, 
Je  t'en  donnerai  de  si  rudes, 
Je  t'en  donnerai,  beau  guerrier, 
Tant  et  tant  qu'il  faudra  crier  ! . . . 
Celui-ci  n'est  que  leur  prélude. 
Tiens,  prends-le;  il  a  bien  sonné. 
Le  beau  son  qu'il  a  sur  ta  peau! 
Je  te  l'ai  tellement  donné. 
Qu'il  a  claqué  comme  un  drapeau  ! . . . 
Prends-le,  m'ami,  prends-le  toujours. 
C'en  est  un,  —  je  n'en  ai  pas  honte,  — 
Comme  on  n'en  fait  pas  tous  les  jours! 
Et  c'est  même  le  seul  qui  compte  ! 
C'est  le  blanc  baiser  nuptial. 
Que  le  danger  orchestre  et  scande. 
Reçois-le,  l'âme  toute  grande... 
0  mon  amant,  j'ai  mal,  j'ai  mal! 

5 


LA     DIVINE     TRAGEDIE. 

Je  te  tiens.  Tu  m'as,  Tu  es  là... 

Et  pourtant  je  t'attends  déjà! 

Qu'importe  que  l'on  nous  confisque 

Nos  amoureux,  si  l'amour  dure! 

Votre  courage  c'est  le  risque 

Et  la  guerre  c'est  l'aventure. 

Allons  :  prends  l'épée!  Il  est  l'heure, 

Il  ne  faut  pas  que  l'homme  pleure  ! 

Jamais  l'amour  n'a  rendu  lâche  ! 

Et  tu  t'en  vas  immunisé. 

Un  jour,  —  si  tu  faiblis,  —  remâche 

La  moiteur  du  dernier  baiser  : 

Tu  te  redresseras,  sauvé!... 

En  avant  donc  !  Le  canon  gronde. 

La  route  éclate  au  plein  soleil. 

Prends!  Avec  un  baiser  pareil, 

Va,  tu  soulèveras  le  monde 

A  la  pointe  de  ce  baiser  ! 

Pars,  cours,  reviens!  Le  cœur  me  tarde. 

Et  sois  dissoute  la  camarde  ! 

C'est  au  cœur  que  je  t'ai  visé. 


PATRIE 


MÈRE.  Commencement  de  tout.  Cause  première. 

C'est  le  mot  obsédant  qui  revient  à  l'esprit, 

Sans  relâche  et  sans  fin.  C'est  le  mot  de  la  guerre. 

Et  qu'il  soit  prononcé  ou  mûrement  écrit. 

L'image  est  toujours  juste  et  toujours  naturelle. 

Hélas!  tout  nous  l'évoque  et  tout  nous  la  rappelle. 

Cette  image  que  nous  transmirent  les  ancêtres 

Et  que  l'on  trouve  encore  aussi  neuve,  aussi  belle.. 

0  parturition  incessante  des  êtres! 

Mères  des  choses  :  guerre  et  patrie  créatrices! 

Tout  un  vaste  univers  s'élabore  en  vos  flancs. 

Un  peuple  de  canons  s'échappe  des  matrices. 

C'est  un  perpétuel  et  libre  enfantement. 

Pour  secourir  le  globe  en  feu,  d'un  même  élan. 

Les  forces  en  commun  se  font  génératrices... 


Sa  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Le  mot  n'a  pas  encore  épuisé  sa  richesse. 

C'est  le  pouvoir  puissant  de  la  banalité 

De  se  renouveler  librement,  et  sans  cesse, 

D'ouvrir  à  la  pensée  un  champ  illimité. 

Goethe  donnait  déjà  aux  déités  fécondes 

Qui  régissent,  là-haut,  les  destinées  du  monde, 

Ce  nom  de  «  Mères  »...  Il  résume  et  contient  tout. 

Et  c'est  toujours  le  mot  qui  se  présente  à  nous 

Quand  nous  pensons  à  nos  origines  profondes. 

Il  est  presque  instinctif.  C'est  celui  que  Wagner 

Prête  à  Siegfried  devant  la  terreur  de  l'amour, 

Lorsque  la  Walkyrie  a  salué  le  jour. 

Dans  la  langue  à  jamais  haïe,  on  dit  :  a  Mutter  ». 

De  loin  en  loin  nous  songions  bien  à  la  patrie! 
Mais,  l'idée  indiquant  la  borne,  on  en  souffrait; 
Et  l'exiguïté  du  mot  sec  et  concret 
Opprimait  trop  nos  espérances  aguerries. 
Mot  suspect,  entaché  de  crime  et  de  trafic. 
Que  notre  honneur  rêvait  de  mettre  au  pluriel, 
Et  qui,  bourgeois,  en  temps  de  paix  habituel, 
Pend  comme  un  vieux  drapeau  de  monument  public  ! 
Même  on  le  chiffonnait  un  peu,  —  par  moquerie. 
Des  mots?  Nous  en  trouvions  d'ironiquement  tendres. 


LA     JOIE     ROUGE).  53 

A  cette  femme  aussi  qui  vous  donna  la  vie 

On  en  dit  de  pareils,  qu'elle  a  peine  à  comprendre; 

«  Ta  robe  te  va  mal,  ce  soir,  pauvre  maman! 

Pourquoi  ne  veux-tu  pas  t'habiller  autrement?  » 

On  la  taquine.  On  rit...  Soudain  l'on  s'inquiète. 

Voilà  qu'un  jour  le  cœur  de  la  mère  s'arrête. 

Grand  effroi!  On  accourt,  on  se  penche,  on  l'ausculte. 

Et  l'homme  sent  en  soi  se  réveiller  le  culte. 

Le  culte  déchirant,  sacré.  Aima  mater. 

Il  vient  de  découvrir  qu'il  souffrait  dans  sa  chair. 

Une  commotion  fait  trembler  ses  genoux... 

Il  semble  que  l'on  vient  de  naître  —  ou  de  renaître 

Une  seconde  fois,  en  sentant,  tout  à  coup. 

Au  tirement  presque  subit  de  tout  son  être, 

A  l'appel  de  son  corps  vers  une  autre  blessure, 

Que  la  mère  jamais  n'a  fini  son  travail. 

Tant  qu'un  souffle  la  lie  à  sa  progéniture. 

Et  qu'il  existe  entre  chaque  homme  et  les  entrailles 

Qui  jadis  douloureusement  l'ont  procréé. 

Une  relation  auguste,  —  et  chez  l'enfant 

Ce  lien  toujours  vif  et  toujours  frémissant  : 

Le  fil  ombilical  qui  n'est  jamais  coupé. 

Novembre  191 4. 

5. 


II 

LE   CERCLE   DE   CAIN 


((  Amor  conclusse  noi  ad  una  morte  : 
Caina  attende  clii'n  vita  ci  spense». 

Infekno,  c.  V.  V.  106-107. 


LA-BAS 


AUX   MÈRES    DOULOUREUSES 


Rien  n'est  plus  merveilleux  que  la  beauté  des  morts. 
Si  l'on  vous  dit  jamais  que  la  balle,  en  frappant, 
Que  l'obus,  en  fauchant,  avaient  meurtri  leurs  corps 
Assez  pour  qu'on  n'y  vît  que  la  terreur  du  sang, 

I 
N'en  croyez  rien!  Ce  n'est  pas  vrai.  Graves,  superbes. 

Sculptés  par  le  génie  insensé  de  la  mort, 

Tous  ces  soldats  raidis  se  sont  couchés  dans  l'herbe. 

Gomme  des  rois,  vêtus  de  fer,  de  pourpre  et  d'or. 

On  vous  dira  :  «  Hachés,  mutilés,  c'est  à  peine 
((  Si  l'on  voyait  de  la  couverture  de  laine 
"  Emerger  le  point  noir  de  leurs  souliers  à  clous.  » 
Ou  bien  :  «  Ils  étaient  droits,  au  contraire,  debout. 


6o  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

«  Mais  démantibulés!  Plus  des  hommes.  Des  choses! 
((  On  aurait  voulu  les  secouer  pour  qu'ils  bougent, 
«  Et  que,  rectifiant  la  tenue,  ils  imposent 
«  La  beauté  du  linceul  à  leur  pantalon  rouge. 

«  Car  la  mort  est  grotesque,  abjecte.  Elle  profane; 
«  Et  du  plus  noble  fait  une  caricature!...  » 
Ce  n'est  pas  vrai!  C'est  un  blasphème,  je  le  jure. 
Fronts  d'ivoire,  profils  sereins,  chairs  diaphanes. 

Ils  semblaient  façonnés  par  quelque  Praxitèle, 
Avec  des  majestés  augustes,  sans  souillure, 
Ayant  bien  su  tomber  pour  la  pose  éternelle... 
J'en  suis  certain.  J'ai  soulevé  la  couverture. 

Depuis  plus  de  mille  ans  rien  ne  fut  aussi  beau  ! 
Jamais. plus  de  grandeur  calculée  ne  donna 
Semblable  majesté  aux  choses  du  tombeau. 
D'ordinaire,  le  sang,  c'est  de  l'assassinat. 

Ce  fut  une  splendeur  de  gestes  et  de  poses! 
Il  faut  croire  au  hasard  correct  de  la  beauté, 
Qui  sait  tout  ordonner,  et  qui  place  à  côté 
De  l'enfant  gracieux  le  vieillard  grandiose, 


LE     CERCLE      DE    CAIN.  l'i 

Qui  fait  tout  comme  il  faut,  couvre,  atténue,  eflace. 
Compose,  simplifie  et  met  tout  à  sa  place... 
Cette  fois-ci,  ce  fut  du  sublime  agrandi. 
Ceux  qui  l'auront  nié,  comme  Pierre  ont  menti  1 

Mères!  Mères  en  deuil!  Mères  de  mon  pays! 
Que  l'indicible  horreur  de  votre  cœur  s'arrache! 
Ils  étaient  là,  très  doux,  très  sages,  très  petits, 
Avec  leur  joue  en  fleur,  tous  ces  enfants  sans  tache. 

Ce  n'est  pas  vrai  qu'on  ait  abîmé  leurs  ligures  I 
Mères,  rassurez-vous,  écartez  vos  deux  mains 
Du  visage  qui  fuit  la  vision...  Je  jure 
Qu'ils  avaient,  tous,  la  face  empreinte  du  divin. 

Pas  un,  entendez-vous,  pas  un  qui  ne  fut  tel!... 
Il  faut  le  croire,  il  faut.  J'en  atteste  le  ciel. 
Mères,  levez  le  front.  J'en  viens!  Je  les  ai  vus! 
Tous  vos  enfants  étaient  aussi  beaux  que  Jésus. 


LES    MAINS 


In    manus  tuas. 

Vastes  mains  des  héros,  pauvres  mains  confondues. 
Couleur  de  boue,  couleur  des  champs,  couleur  des  bois, 
Osseuses  ou  crispées,  desséchées  ou  charnues, 
Mains  qui  savez  donner,  car  vous  donnez  vos  doigts 
Mutilés  au  sillon,  —  pauvres  mains  qui,  naguère, 
Caressiez  les  enfants  et  les  mains  de  vos  mères, 
0  mains  qui  souteniez  la  taille  de  la  femme. 
Que  vos  chiens  ont  léchées,  que  vos  fils  ont  baisées, 
Ou  mains  d'adolescents,  pas  faites  pour  ces  drames, 
Mains  du  prêtre  toujours  mystiquement  croisées, 
Ou  mains  du  paysan  qui  cherchent  la  charrue 
Dans  le  froid  du  fusil  qui  leur  meurtrit  les  pouces. 
Mains  de  cet  ouvrier  rencontré  dans  les  rues. 
Mains  qu'on  ne  savait  pas  si  belles  ni  si  douces, 


LE     CERCLE      DE      CA.ÏN.  63 

Mains  du  commis,  de  l'employé  de  magasin, 
Humbles  mains  à  la  chair  calleuse  et  domestique, 
Mains  dont  se  détournaient  nos  regards  de  dédain, 
Les  mains  du  charretier,  du  rouleur  de  barriques, 
Les  mains  encrées  du  scribe  ou,  blêmes,  du  penseur, 
Mains  de  l'artiste  et  des  manieurs  d'harmonie. 
Mains  à  la  poigne  rude,  affreuse  ou  racornie. 
Celles  du  serviteur  et  celles  de  son  maître, 
Peuple  des  mains!  C'est  vous,  c'est  vous  qui  tenez  tout! 
Vous  le  commencement,  la  fin,  vous  le  «  peut-être  » 
Et  le  u  quand  même  »  de  nos  jours!  Oui,  vous,  c'est  nous! 
Et,  derrière  vos  rangs,  nous  retenons  l'haleine, 
^  OU8,-  les  fécondes,  les  robustes,  les  très  bonnes, 
Vous,  le  miracle  ! . . .  Je  vous  salue,  ô  vous,  pleines 
De  grâce!...  Vous  vivez  dans  l'horizon  qui  tonne, 
Sur  le  sol  qui  gémit  et  culbute  ses  chênes 
Dans  tout  l'éclatement  de  l'air,  parmi  les  bombes, 
La  racaille  d'acier,  les  glissades  d'entrailles, 
La  hurle  de  la  mort  affolée,  dans  les  tombes 
De  flamme,  le  galop  qui  crève  les  batailles; 
A  ous  avez  l'air  d'affreux  démons  noirs  que  soulève 
La  profondeur  des  nuits  dans  l'empire  des  rêves! 
Oh!  que  large  est  la  plaie  et  sanglante  l'entaille 
Dont  le  sublime  amour  vous  a  stigmatisées, 


64  LA     DIVINE     TUAGÉDIE. 

Et  quelle  Sainte  Femme  ou  quelle  Véronique 

Épanchera  jamais  sur  ces  mains  héroïques 

Assez  d'amour  pour  que  la  dette  soit  payée! 

C'est  une  obsession  vivace.  Je  vous  vois 

Empoigner  le  talus  ou  raviner  les  bois, 

Gratter  les  bauges  de  tous  vos  ongles,  semblables 

A  la  bête  bardée  au  fond  de  son  repaire... 

Et  je  voudrais  cacher  les  miennes  sous  la  table, 

Tant  j'ai  honte  de  leur  blancheur  qui  m'exaspère. 

Je  vous  vois,  je  vous  touche  aussi,  dans  le  silence 

De  l'herbe  ou  du  charnier,  mains  renversées  des  morts. 

Et  vous,  —  comme  l'on  sent,  mon  Dieu,  dès  qu'on  y  pense, 

Ce  froid  qui  fait  craquer  la  ténèbre  au  dehors!  — 

Mains  des  insomnieux,  dans  le  creux  des  tranchées, 

Qui  doucement  froissez  la  terre,  à  vos  côtés. 

En  pensant  aux  draps  fins  où  des  formes  couchées 

Vous  évoquent  la  tendre  et  chaude  volupté. 

Les  draps  blancs,  maternels,  odorants,  dans  lesquels 

Jamais  plus,  jamais  plus,  vous  ne  saurez  mourir!... 

Il  fait  si  froid!  On  souffle.  On  sent  tomber  le  gel. 

Oh!  le  repos,  lourd  de  passé,  lourd  d'avenir, 

Quand  vous  cherchez  parfois  les  chaleurs  désertées. 

Toi,  la  chaleur  du  four,  de  l'âtre,  de  l'étable. 

Du  magasin,  l'hiver.  —  l'été,  de  la  croisée 


LE     CERCLE     DE     GAIN.  •'> 

Grande  ouverte,  —  toi,  la  chaleur  insoutenable 

Des  forges,  —  la  chaleur  pensive  de  la  chambre. 

Toi,  la  chaleur  du  coussin  souple  ou  du  drap  rude, 

Ou,  toi,  l'acre  chaleur  de  la  salle  d'étude!... 

Oh!  toutes  les  chaleurs  que  pleurent  vos  décembres. 

Pauvres  mains  sans  amour,  pauvres  mains  toutes  seule^. 

Ouvrez-vous,  éclatez  en  morceaux,  en  charpies  ! 

Soyez  l'informe  épi  qu'auront  broyé  des  meules; 

Comme  les  fruits  juteux  de  la  branche  qui  plie, 

Laissez  crever  le  sang  de  vos  veines  à  Ilots!... 

Mais  surtout,  ah!  surtout,  soyez  cela,  héros  : 

Les  dures  mains  du  camarade  qui  se  nouent 

Autour  du  cou,  soyez  l'agonie  réciproque, 

Les  mains  qui  tariront  tout  le  sang,  sur  les  joues, 

Dans  les  bouches,  sur  les  crânes  qui  s'entrechoquent, 

La  dernière  caresse  adressée  à  la  chose 

Qui  s'écroule,  qui  fut  un  homme,  et  qui  n'est  plus! 

0  mains,  soyez  cela  :  le  baiser  qui  se  pose 

Sur  la  barbe  sanglante  et  le  front  révolu! 

0  vous  qui  tenez  tout,  la  haine  avec  l'amour, 

Tout  ce  qu'on  a  reçu,  tout  ce  qu'on  vous  confie  : 

Le  sol  avec  les  morts,  les  morts  avec  la  vie!... 

Hurlez,  clairons,  passez,  drapeaux,  tonnez,  tambours! 

Je  fléchis  les  genoux  devant  vous,  mains  sublimes,  ; 

6. 


66^  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Ou  bien  noires  de  poudre,  ou  bien  rouges  de  crimes. 
Pendant  que  tombe,  en  gouttelettes  cruciales, 
Tout  le  sang  pur  qui  rebondit  et  qui  s'étale 
Sur  le  parvis  de  la  Patrie  ! . . . 

Obsession 
Vraiment  frissonnante,  et  tristesse  d'être  ainsi  1 
Je  vois,  exactement,  tous  les  contours  précis 
De  ces  mains.  Je  voudrais  chasser  la  vision. 
Je  ne  puis!...  Et  ce  soir  qu'il  fait  froid  et  si  triste, 
A  l'heure  ténébreuse  où  la  brume  persiste. 
En  sortant,  pour  revoir  du  ciel,  je  suis  certain 
De  sentir,  —  tant  ce  songe  intérieur  m'étreint,  — 
Votre  contact  de  mort  et  le  froid  de  vos  veines. 
Dans  la  première  main  qui  touchera  la  mienne! 


LE    CAUCHEMAR 


Plus  tard,  et  bien  après  que  tout  sera  fini. 
Quand  les  peuples  auront  pansé  leurs  ecchymoses. 
Quand  la  paix  versera  sur  toi  ses  jours  bénis, 
Combien  de  fois,  hagard,  et  dressé  sur  ton  lit. 
Les  cheveux  en  sueur,  à  l'heure  oii  tout  repose, 
Pauvre  homme,  dans  la  tressaillante  obscurité 
Qui  rampe  autour  de  toi,  tu  reverras  la  Chose 
Affreuse,  dont  ton  front  fut  à  jamais  frappé  ! 
D'âge  en  âge,  tu  revivras  les  jours  vécus. 
Et  toi  que  le  sommeil  ne  visitera  plus, 


68  LA     DIVINE      TRAGÉDIE. 

Pour  apaiser  le  feu  des  nuits,  tu  tireras 

Le  berceau  de  tes  fils  à  côté  de  tes  draps. 

Le  fantôme  des  Anxiétés,  l'esprit  noir 

Du  Tourment,  fourmilleront  autour  de  la  couche  ; 

De  partout  affluera  le  vent  du  désespoir. 

Le  canon  miaulera  le  baiser  de  sa  bouche... 

Reconnais- tu  l'horreur  de  la  mort  convulsive? 

Son  contact,  sur  ta  chair,  a  planté  ses  ampoules... 

Et  te  voilà,  courant  les  champs,  frôlant  les  rives... 

Tu  ne  peux  plus  compter  tous  les  blés  que  tu  foules, 

Lieue  par  lieue,  et  ton  pas  marquant  bien  la  cadence  ! 

Interminablement  patauge,  rampe,  avance! 

Fais  tes  plats-ventres  de  lézard,  gratte  l'écaillé 

De  fange  que  t'a  faite  une  année  de  bataille... 

La  mâchoire  empâtée  et  gluante  d'argile, 

Sois  le  soc  qui  pourfend  ta  funèbre  tanière; 

Remange,  jour  à  jour,  la  boue  et  la  poussière, 

Dans  le  limon  sanglant  cherche,  fils  du  Gorille, 

Le  croûton  de  pain  sale  et  que  le  coude  essuie, 

Puis,  jette  le  croûton  et  mâche  aussi  la  terre! 

Tu  suceras  le  caillou  frais  et  l'eau  de  pluie 

Qui  suinte  du  képi  et  se  mêle  à  la  suie 

Du  fusil,  à  la  crasse  grasse  de  ton  sac. 

Marche,  enfourne  le  bois,  bats  l'eau,  longe  le  lac, 


LE      CERCLE      DE      CAÏN.  ^9 

Et,  dressé  tout  à  coup  des  sépulcres  terreux, 

Tout  assoiffé  d'espace,  inhale-toi  les  cieux!... 

Débrouille-toi,  tout  vif,  dans  le  jeune  malin 

Comme  un  liè\Te  emmi  la  rosée  et  le  thym  ! 

Ah!  tu  les  revivras,  les  contacts  mortifères, 

Fier  rustre  qui  couchas» vraiment  avec  la  terre. 

Qui  fus  son  mâle  rancuneux,  et  l'as  tirée 

A  toi,  comme  une  chiffe  ou  comme  un  sac  de  toile. 

Pour  y  dormir,  mauvais  coucheur  de  belle  étoile!... 

Et  maintenant,  à  travers  l'ombre  et  la  suée 

Des  fièvres,  en  avant,  marche  toujours,  Sisyphe! 

Par  le  vent  des  obus  qui  crache  et  tonitrue! 

La  marmite  aboie!  Le  shrapnell  plante  sa  griffe 

Dans  ton  ilanc...  Marche,  tue,  et  tue,  et  tue,  et  lue  !... 

Tape  dedans!  Va  dans  le  tas.  Enfonce.  Plante 

La  baïonnette  dans  du  mou  et  dans  du  flasque, 

Aspire  à  plein  gosier  la  fumée  suffocante. 

C'est  l'orage  des  cris,  les  appels  en  bourrasques  : 

«  Chargez!...  »>  Crépitements,   hululements,  éclairs, 

La  foire  de  la  mort  qui  passe  dans  le  ciel, 

La  continuité  musicale  de  l'air. 

Le  nuage,  noir,  vert  et  pestilentiel, 

L'officier  qui  rugit  de  douleur,  le  soldat 

Qui  retient  ses  dents,  en  hurlant,  et  les  entrailles 


70  LA     DIVINE     TRAGEDIE. 

Qui  fusent  par  bouquets...  Le  champ  vole  en  éclats 
Autour  de  toi...  Tout  bouge!  Le  sol  «'entre-bâille. 
C'est  la  terre,  wagon  —  catastrophe,  et  bouillie,... 
La  conversation  des  balles  sur  ta  tête, 
Exaspérante,  insupportable,  vieilles  pies 
Siffloteuses  que  rien  n'assourdit  ni  n'arrête!... 
Le  rosaire  des  mitrailleuses  qu'on  dévide 
Parmi  la  pluie  de  feu  et  l'incendie  liquide, 
Tandis  qu'en  haut,  des  corps  éclatent  en  miettes... 
Un  craquement  d'os  en  plein  azur.,..  Oui,  tout  bouge!. 
Jubilation  démoniaque...  Joie  rouge. 
Rouge  comme  un  drapeau  dans  des  tonnerres  d'or!... 
Sombre  éboulis!...  Égorgement  sans  cris!  Tu  mords 
A  pleine  bouche  l'étoffe,  l'acier,  la  chair, 
Dans  le  halètement  hideux  du  corps  à  corps, 
Jusqu'à  ce  que  la  nuit  et  la  mort,  de  concert 
Travaillant,  ahanant,  sur  vos  corps  défoncés, 
Pétris  de  bbue,  de  sang  et  d'os,  —  déchets  de  crime,  - 
Peu  à  peu,  lentement,  en  spasmes  espacés, 
S'apaisent!... 

Et  c'est  toi,  sérénité  sublime 
De  l'ombre,  qui  viens  tout  draper  finalement 
De  ton  frissonnement  d'étoiles  glaciales!... 
Tu  vas  dormir  enfm!  Si  tu  ronfles  ou  râles, 


LE      CERCLE      DE     CAIN.  71 

Qui  le  sait?...  mais  c'est  bien  de  mourir  un  moment, 

N'est-ce  pas?...  Comme  toi  le  soir  s'est  détendu, 

Et  la  terre  gorgée,  imbibée,  a  tout  bu!... 

Plus  rien,  que  le  pinceau  tremblant  d'un  projecteur. 

De  loin  en  loin,  qui  met  un  frisson  sur  la  nue... 

Par-dessus  la  forêt,  là-bas,  quelque  lueur, 

Un  éclair  tubulaire  ou  sphérique,  des  boules 

Qui  s'évaporent,  en  déliquescence  mauve... 

Allons  !  tu  vas  dormir,  la  caboche  encor  saoule 

De  bruit,  le  tas  de  foin  te  servant  lieu  d'alcôve... 

Dors  ! . . .  Mais  non  ! . . .  qu'est-ce  donc  qui  bouge  et  qui  grignolle 

A  tes  côtés?...  Les  rats!...  les  rats,  rongeurs  de  viande!... 

Ils  grimpent  au  dolman,  sur  le  col,  sur  les  bottes, 

Et'là...  là...  cette  tache  bougeuse  est  trop  grande 

Pour  que  ce  soit  un  rat?...  C'est  une  main  qui  court 

Toute  seule,  au  milieu  de  la  boue!...  Et  puis  là?... 

C'est  un  tronc  dépecé...  Tâte-toi.  Des  éclats 

De  cervelle  humaine  ont  déjà  fait  le  parcours 

De  ta  barbe  aux  cheveux.  Ta  moustache  en  est  pleine!... 

C'est  affreux  d'essuyer  de  la  cervelle  humaine. 

Et  je  t'entends  hurler  d'horreur  sur  ce  charnier. . . 

«  O  Terre  !  n'es-tu  pas  encor  rassasiée  ! . . . 
Ne  remue  pas  ainsi  ta  tête  fracassée, 


73  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Camarade,  de  gauche  à  droite,  par  pitié!... 

Tiens!  la  cor<j:e  traversée  de  ce  cavalier 

Ne  saigne  plus.  Le  sang  a  fini  de  pisser... 

Et  cette  plaque  rouge  à  côté.-*,..  Une  tête 

Passée  au  laminoir!...  Odeur  gazeuse  et  fade 

Des  gangrènes!  Odeur  ambrée  du  camarade 

Que  la  mort  ronge  en  douceur,  comme  une  chair  blette 

Qui  giclerait  sous  la  dent  des  rats!...  Il  l'ait  beau, 

La  lune  est  froide  et  les  foins  frais  coupés  embaument. 

On  serait  bien  en  Normandie,  sous  un  vieux  chaume. 

A  rêvasser Je  sais  un  coin  de  Calvados... 

Bon  !  Ce  râle,  ce  râle,  odieux  sous  mon  pied  ! 

(^ui  donc  peine  si  fort?  On  dirait  le  ahan 

D'une  turbine...  Assez!  Finis  ton  ronflement 

Péristaltique,  vieux!.,.  Il  faut  avoir  pitié! 

Tu  souffles  fort  !.. .  Parbleu!  Tu  dis?...  Ah|  tu  te  plains, 

((  Mon  bra. .  .as,  mon  bra. .  .as  » .  Ton  pauvre  bras  ! . . .  Eh  bien, 

Kenonces-y Il  vaut  bien  mieux  ne  pas  crier 

Et  mourir.  Crève  vite,  au  plus  vite,  vois-tu! 

Suis  mou  conseil.  0  mort,  sois  bonne  et  sois  clémente! 

Descends  sur  ce  vague  être  efiroyable  et  têtu 

Qui  s'obstine  à  crier  des  choses  d'épouvante!.... 

Oui,  oui,  tu  auras  beau  gémir  :  «  Ma  pauvre  femme, 

Mes  deux  enfants  !...  Mon  Dieu,  mes  deux  petits  !...  »  Il  faut 


LE      CERCLE      DE      CAIN.  /•> 

Partir,  mon  vieux,  et  vite  encor!...  Tu  auras  beau 

Te  signer  à  grands  tours  de  bras...  l'heure  de  l'àme 

Est  arrivée...  Bonsoir!...  Demain,  tu  seras  raide 

Et  vert  de  pus...  Descends,  douce  mort!...  Quant  à  nous, 

En  avant!  Je  veux  fuir  tous  ces  corps  sans  remède, 

Ce  charnier  corrompu,  ces  ferments  qui  m'obsèdent; 

Je  veux  fuir,  me  traîner,  dans  le  sang,  à  genoux, 

Me  déchirer  à  tous  les  ronciers  barbelés. 

Fuir  l'épine  de  fer,  à  grands  coups  de  cisaille. 

Sentir  tout  un  pressoir  d'entrailles  sous  mes  pieds, 

Mais  échapper,  avant  que  mon  cœur  ne  défaille, 

M'accrochant  de  cadavre  en  cadavre!...  Soleil, 

A  mon  secours!  Arrive!  Eclate,  pourpre  extSse! 

Fuir,  les  yeux  grands  ouverts,  tous  ces  morts  que  j'écrase. . . 

Me  réveiller  demain  d'un  bon,  d'un  lourd  sommeil. 

Dans  un  lit,  auprès  de  cent  autres  lits  de  fer. 

Sous  la  rêveuse  odeur  de  l'iode,  de  l'éther, 

Ayant  tout  oublié  des  soldats  faméliques. 

Me  réveiller,  aromatisé  de  phénique!... 

Ah!  l'éponge!  la  bande  et  le  drap  de  phénol... 

Oh!  la  douceur  du  jour!  les  carreaux  blancs  du  sol, 

Tout  ce  blanc  adorable  et  frais,  qui  vous  enlace!... 

Je  le  veux,  je  l'aspire  et  je  bois  sa  lumière!... 

Hon  soleil  blanc  des  hôpitaux,  soleil  lunaire, 


74  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Dormir  en  toi  !.. .  Ayez  pitié  !  ma  tête  est  lasse  ! 
Je  me  sens  l'àme  exsangue  et  valétudinaire... 
Dormir  ! . . .  Dormir,  enfin  ! . . .  Pitié  ! . . .  Faites-moi  grâce  ! 
Dormir  dans  du  soleil  et  dans  de  la  clarté... 
Sainte  Marie  et  vous,  l'enfant  eminailloté 
De  langes,  comme  moi  dans  mon  antisepsie, 
Donnez-moi  le  repos!...  Je  suis  fou...  vous  voyez!... 
Dormir,  Jésus!  Dormir,  Seigneur!  Dormir,  Marie!  » 


Ainsi  soufflant,  suant,  peinant,  les  nerfs  broyés, 
Sentant  se  rentr'ouvrir  des  gouffres  sous  tes  pieds, 
Tu  revis  l'inflexible  et  rouge  cauchemar. 
Sur  ta  couche  fiévreuse,  on  dirait  un  Lazare 
Qui,  pour  dormir,  aurait  emporté  son  linceul, 
'  Le  sombre  revenant  d'un  enfer  sans  Virgile, 
Et  qui  repasserait,  un  par  un,  fixe  et  seul. 
Les  Epouvantements  de  l'éternel  exil, 
Les  supplices  dédaléens  d'un  Purgatoire, 
L'horreur  sans  nom  qui  fait  tressaillir  la  mémoire!. 
Alors,  pour  mendier  une  vague  accalmie, 
Tu  te  dresses  au  fond  de  la  chambre  endormie. 
Tu  guettes  le  sommeil  des  tiens,  vieux  revenant, 
Et  ton  oreille  en  feu  écoule  avidement 


LK     CEUCLE      DE      GAIN 


—  Bruit  qui  semble  les  coups  de  gouge  ou  de  raboL 
D'un  dieu  qui  sculpterait  dans  l'ombre  des  berceaux 
Où,  future  moisson,  dorment  des  têtes  blondes,  — 
Le  souffle  de  tes  fils  rythmer  la  nuit  profonde! 


LE    DONATEUR 


Ohé  !  le  pays  qu'est  derrière  ! 
Je  jette  ma  viande  et  mes  tripes 
Dans  le  pétrin  de  la  bouchère. 
Va  donc,  bourgeois  !  Fume  ta  pipe  ! 
Nous,  on  fait  fumer  les  couteaux. 
Faut  qu'on  pétrisse,  avec  la  terre, 
Mon  quart  de  viande  pour  en  faire 
La  farce  à  boucher  les  boyaux, 
La  bonne  pâte  humanitaire 


LE     CERCLE      DE      CAIN. 

Bien  boulangée,  molle  et  sans  sel  ! 

C'est  le  rata  essentiel  : 

La  pâte  à  choux,  pâte  à  chaussons 

Dans  quoi  qu'on  roui'  les  tirailleurs 

De  toutes  les  conscriptions! 

Et  servie  chaud,  à  la  vapeur!... 

Ohé  !  le  pays  qu'est  derrière  ! 

J'ai  jeté  mon  sang  sur  les  vignes. 

Vous  en  emplirez  votre  verre 

Du  sang  des  lignards  de  la  ligne  ! 

C'est  ça  qu'est  clair!  c'est  ça  qu'est  bon! 

A  chaque  coup,  l'aspersion  ! 

Sur  chaque  pied  de  vigne  un  peu 

De  barbouillade  au  petit  bleu  ! 

Jusqu'à  plus  soif,  France  ma  vieille  ! 

Bois  donc  !  Sans  peur  !  Liche  la  grappe 

De  Saint-Estèphe  à  la  groseille. 

Et  puis  ma  rate  !  Tiens  !  attrape  ! 

Profite  que  l'obus  y  rentre. 

Bon  sang!  ce  qui  sort  de  mon  ventre, 

A  coup  de  mortier,  ce  qui  sort  ! 

Sans  que  j'y  signe  un  passeport 

Ma  panse  a  giclé  vers  le  ciel, 

Comme  le  chou-fleur  de  l'obus! 

7. 


78  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Un  corps,  ce  que  c'est  casuel  ! 

Ohél  là-bas,  n'en  jetez  plus!... 

Âh  !  sacré  pays  de  l'arrière, 

Ce  que  tu  m'pousses  dans  le  dos  ! 

Par  politesse  élémentaire 

Je  te  lègue  ma  livre  d'os 

Avec  tous  les  trous  de  mon  torse. 

Ce  que  tu  pousses,  vrai  !  A  force 

D'être  si  bien  poussé,  je  sens 

Que  j'vas  tomber  les  mains  devant. 

Crains  rien!  J'suis  bon!  Crains  rien  pour  toi  ! 

Fiim'  ton  perlot  !  SoufT'  dans  tes  doigts, 

Ou  continue  ton  baccarat  ! 

Tant  que  j'y  suis,  y  en  aura! 

La  relève  après  la  relève  ! 

J'ai  jamais  eu  peur  de  la  crève. 

Sache  comment  que  l'on  me  nomme  : 

C'est  moi,  le  bon  vieux  Sans-Fatigue  1 

Th  sais  ?  le  vieux  Jacques  Bonhomme  ! 

Pas  mal  et  toi?  Toujours  bon  zigue,    ^ 

A  travers  les  siècles  fourbus  ! 

Je  renâcle  pas  à  l'obus. 

Depuis  dix  mille  ans  que  je  trime, 

Tout  à  vous,  Généralissime  ! 


LE      CEnCLE      DE    GAIN.  79 

Viande  fumée  !  Pas  sa  pareille  ! 
Je  vais  pisser  le  sang  d'ma  treille 
Sur  la  terre  de  mes  papas... 
Va,  ne  crains  rien,  ne  t'en  fais  pas, 
Pays  de  l'arrière  I  On  s'attelle. 
Bien  serrés,  à  la  queue-leu-leu, 
Et  nous  labourons  lieue  par  lieue 
Tes  garennes  de  la  Moselle, 
Et  tes  terriers  de  Picardie  ! . . . 
Ohé,  les  gas!  Nous,  on  dégaine! 
Nous  allons  cracher  notre  vie. 
On  vous  suit.  Passez,  capitaine  ! 

Ainsi  fanfaronne  et  jacasse 

Le  pauvre  homme  avec  son  flingot 

Qui  s'en  va  livrer  de  nouveau 

Sa  viande  ouverte  et  sa  carcasse 

Aux  bousiers  de  France.  Mais  fasse. 

Fasse  le  ciel  que  le  pauvre  homme 

Que  Jacques  Bonhomme  l'on  nomme 

Sois  celui,  là-haut,  bon  premier, 

Qui  s'avance,  nu,  sans  cimier, 

Sur  le  seuil  paradisiaque. 

Celui  qui,  droit,  comme  à  l'attaque, 


8o  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Joue  fracassée,  bave  aux  cheveux, 
Le  sang  aux  dents,  debout,  se  tient 
Comme  un  roi  devant  les  Trois-Dieux, 
Avec  ses  tripes  dans  sa  main  ! 


UN    SPECTACLE  AU   CAMP 


Ce  soldat,  louvoyant  un  peu,  s'est  rapproché 

Du  camarade  qui,  là-bas,  seul,  sur  la  route, 

Parce  qu'il  fait  beau  temps,  à  l'écart  des  tranchées. 

Sifflote  et,  ir.achinal  aussi,  casse  la  croûte... 

Il  regarde  s  ils  sont  bien  seuls,  puis  l'abordant, 

A  pas  traînés  exprès  et  cigarette  aux  dents. 

Avec  je  ne  sais  quoi  d'humble,  presque  gêné. 

Il  dit  :  «  Je  veux  me  confesser,  monsieur  l'abbé,  w 

Il  explique  :  «  Noël...  voilà...  et  puis  demain... 

Sait-on  jamais?...  Alors.'..  »  L'autre  a  jeté  son  pain. 

((  Bien,  je  suis  à  vous.  Quand?. . .  Pourquoi  pas  tout  de  suite? 


82  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

—  Allons-y!  Mais  voilà,  vaut  mieux...  Les  camarades.. 
L'autre  a  compris  :  «  Là-bas!  »  fait-il.  Un  joli  site, 
Ma  foi!...  Quatre  bouleaux  qui  battent  la  chamade 
A  travers  champs;  un  pli  de  terrain,  ^  siiffisant 
Amplement  pour  que  nul  ne  voie  et  ne  se  doute 
Qu'un  homme  est  à  genoux  et  qu'un  autre  l'écoute. 

Ils  devisent  d'ailleurs  d'autre  chose  en  gagnant 

L'endroit  choisi  qui  va  recevoir  cet  aveu. 

Ils  ont  bien  un  peu  l'air  de  combiner  un  crime 

Plutôt  que  de  vouloir  se  recueillir  en  Dieu, 

Mais  afiectent  —  gentils  —  un  ton  de  blague  intime. 

Le  mégot  s'est  éteint.  ((  Bougre  de  vent!...  Du  feu.^ 

C'est  épatant...  hier...  le  colo...  trente  Boches...  » 

Ils  vont.  Puis  sérieux  :  «  On  sera  bien,  je  crois.  » 

Ils  s'arrêtent.  L'im  a  tiré  les  mains  des  poches. 

Et  l'autre  a  commencé  le  signe  de  la  croix. 

Que  peut-il  bien  avoir  à  confesser,  cet  homme? 
De  quel  péché  trop  lourd  dont  il  s'est  senti  las 
Ce  pauvre,  ce  soldat  entre  tant  de  soldats. 
Sevré  de  toute  joie,  même  du  moindre  somme. 
Harcelé  par  la  faim,  un  cilice  de  fange 


LE     CERCLE      DE      GAIN.  83 

Le  vêtant  presque  entier  et  lui  faisant  l'échiné 
Lourde,  —  lui,  plus  privé  que  celui  qui  chemine 
En  demandant  l'aumône,  lui  qui  trime  et  mange 
Le  pain  noir  du  devoir,  mais  qui  livre,  en  pâture. 
Sa  poitrine  au  troupeau  des  màclicuses  de  chairs,  — 
De  quelle  boue,  soudain,  s'est-il  compris  couvert, 
Pour  qu'il  soit  là,  dans  ce  paysage  d'hiver, 
Ployant,  mystiquement,  les  genoux  sur  la  dure? 
Quel  compte  peut-il  rendre  à  son  Dieu?...  La  Nature 
Préside  à  son  secret.  Le  soleil  divinise 
L'instant... 


Et  c'est  peut-être  aussi  grand  que  Moïse 
Conversant,  sous  le  ciel,  librement  avec  Dieu, 
Ces  soldats,  côte  à  côte,  et  le  képi  par  terre, 
Les  yeux  bizarrement  tendus  versle  ciel  bleu. 
Dont  l'un  dit  :  Je  m'accuse,  et  l'autre  :  Au  nom  du  Père 

Colloque  d'aujourd'hui!  Ils  sont  là,  mains  calleuses 
Mais  jointes...  0  son  Dieu,  donnez  ce  qu'il  réclame 
S.  ce  brave  !  Donnez  la  vaste  paix  de  l'àme. 
Qui  fait  la  vie  possible  et  la  mort  savoureuse  ! 
Donnez-lui  le  sommeil  léger  sur  le  sol  noir! 


84  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Et  s'il  est  vrai  que  vous  alliez  le  recevoir 

Bientôt  chez  vous...  alors  donnez,  à  plein  amour!... 

Soudain  l'agenouillé  s'est  ému.  Il  sanglote, 

Comme  un  enfant,  à  gros  bouillons,  toufl'us  et  lourds; 

Les  larmes  reniflées  coulent  sur  sa  capole; 

Et  le  péché  dont  il  a  fait  dépositaire 

Ce  soldat,  si  pareil  à  lui,  mais  qui  bénit. 

On  dirait  qu'ils  sont  deux  à  l'enfouir  sous  terre!... 

Pauvre  angoisse  d'un  cœur  effaré  d'infini!... 

Le  prêtre  en  le  voyant  misérable  et  si  triste 

Se  penche  et,  lui  tendant  l'épaule  fraternelle, 

Omet  légèrement  le  sacerdoce  et  mêle 

Les  langages  profane  et  sacré.  Il  l'assiste 

De  tout  son  cœur,  mais  c'est  un  cœur  très  maladroit  : 

((  /Vttention  ! . . .  là-haut...  comme  ici...  c'est  tout  comme. 

On  écope...  »  Après  quoi,  il  se  reprend,  le  doigt 

Levé,  selon  le  rite. 

Ainsi  parlent  ces  hommes, 
Dans  la  lumière  d'or,  au  seuil  de  la  bataille. 

C'est  fini.  Le  pécheur  est  absous.  Il  se  lève 
De  ce  confessionnal  de  plein  air  et  de  rêve. 


LE      CERCLE      DE      CAÏN.  85 

Il  a  le  front  plus  clair;  il  redresse  la  taille... 

Il  respire  le  vent  avec  alacrité... 

Puis,  comme  quelques-uns  viennent  de  leur  côté, 

Et  qu'on  pourrait  comprendre,  il  tend  la  main,  joveux. 

Et  —  tout  sourire  —  dit  : 

«  Ça  va...  Merci,  mon  vieux.  » 


L'OFFICIER   DE    GARDE 


Une  lune,  à  vos  bas,  traîne  dans  cet  azur 
Adorablemcnt  trouble  et  paisible  du  soir. 
Une  odeur  campagnarde  emplit  d'un  souffle  pur 
La  tranchée  où  chacun,  fourbu,  s'est  laissé  choir. 

La  nuit  se  fait  complète,  opaque.  L'on  dort  ferme. 
Très  vague,  au  loin,  la  canonnade  leur  souhaite 
Son  bonsoir  par-dessus  le  toit  crevé  des  fermes... 
Un  peuplier  avec  une  étoile  à  son  faîte. 
Non  loin  de  là,  perdu  dans  la  brume  naissante, 
Rêve  et  bouge.  —  Il  a  l'air  de  jouer  un  solo. 
Paix  des  champs  !  Profondeur  veloutée  qui  s'argente  ! 
0  lune  errante  qui  s'en  va  planant,  là-haut... 
C'est  le  soir  paysan,  la  nuit  accoutumée, 


LE     CERCLE      DE     CAÏN,  87 

Qui  reprend  sa  besogne  et  sa  vieille  habitude, 
Ainsi  qu'après  un  long  moment  de  lassitude 
Le  bûcheron  se  lève  et  reprend  sa  ramée... 

Au  fond,  dans  le  grand  trou  creusé,  les  hommes  dorment. 

Un  officier  courbé,  pour  éviter  le  tir, 

S'accote  au  talus  noir.  Il  distingue  leurs  formes 

Et  seul,  pensivement,  les  regarde  dormir. 

Comme  un  troupeau  de  chiens,  harassés,  et  repus 
De  chasse,  de  battues  et  d'odeurs  de  futaies, 
Ils  ronflent,  en  grognant,  au-dessous  du  talus... 
Ils  livrent  au  sommeil  leur  âme  simple  et  gaie  ! 
Incliné  sur  le  trou  vagissant,  l'officier 
Suit  le  rythme  de  ce  grand  souffle  régulier. 
Il  écoute. 

Une  amère  et  poignante  tendresse, 
Pour  tant  de  pauvres  miséreux  qui  lui  confient 
Si  bonnement  leur  cœur,  leur  courage  et  leur  vie. 
Le  saisit  tout  à  coup  !  L'émotion  l'oppresse. 
Il  se  sent  rapproché  de  ces  fronts  endormis 
Par  toutes  les  bontés  sereines  de  la  nuit. 
Il  se  souvient  qu'en  se  couchant  sur  celte  paille 
Chacun  a  dit  avec  sa  voix  particulière  : 


8»  LA     DIVINE     TRAGEDIE. 

«  Bonne  nuit,  lieutenant  !  » . . . 

Si  c'était  la  dernière? 
Comme  ils  dorment  !  Alors  son  âme  à  lui  tressaille. 
Il  repense  à  la  voix  affectueuse  et  bonne 
De  chacun;  à  ce  point  que  chaque  voix  résonne 
Encore  à  sa  mémoire,  et  lui  tient  le  cœur  chaud. 
Eux  ronflent  ferme  au  fond  du  trou!  Quelques-uns  rêvent. 
Ils  grognent  vaguement.  Ceux  qui  rêvent  tout  haut 
Doivent  se  croire  à  la  bataille.  Un  se  soulève 
Et  pousse  un  bâillement  de  bête  lasse.  Un  autre 
A  murmuré  un  sourd  juron...  Chacun  se  vautre 
Contre  son  compagnon,  en  tas  pelotonné. 
Toute  une  fade  odeur  de  dortoir  sort  de  là. 
Un  relent  de  misère  et  de  crasse,  émané 
De  cet  entassement  d'êtres  dans  le  coma, 
(^^eux  qui  sont  couchés  là  et,  lourdement,  reposent. 
Ce  sont  des  paysans  de  tous  les  coins  de  France, 
Des  ouvriers,  butors  épais  ou  grandioses, 
Des  fermiers,  des  commis...  L'officier  les  recense 
Un  à  im.  Il  les  compte.  Il  en  voit  quatre-vingts, 
Mais  qui  ne  forment  plus  qu'un  paquet  indistinct 
Qu'on  entend  remuer  au  fond  de  la  tranchée... 
Des  braves,  des  costauds,  un  lâche  qu'il  connaît. 
Un  mélange  de  beau,  de  quelconque,  de  laid, 


LE      CERCLE      DE      GAIN.  89 

Le  pire  et  le  meilleur,  —  jetés  dans  la  plongée 
Obscure  d'un  sommeil  bienfaisant  et  candide. 

Il  se  penche  au-dessus  de  ce  trou,  dans  le  \ide. 

Comme  il  se  sent,  ce  soir,  l'âme  impressionnée  ! 

Ils  sont  à  lui,  ils  appartiennent  à  leur  chef, 

Ces  pauvres  gueux  qui  font  toute  une  maisonnée  ! 

Leur  tâche  était  si  longue  et  leur  sommeil  est  bref. 

Ils  dorment,  confiants,  tous  unis,  tous  pareils, 

Dans  le  doute  pourtant  de  leur  dernier  sommeil  ! 

Alors  de  cette  paix  indicible,  tragique, 

Il  setit  que,  progressivement,  se  communique 

Cette  espèce  d'émoi  qu'on  a  pour  ses  petits 

Quand  on  les  a  couchés  et  donnés  à  la  nuit. 

Il  étend,  vaguement,  la  main  vers  leurs  pénombres. 

Comme  s'il  recherchait  leur  visage  et  leur  nombre. 

Et  balbutie,  un  peu  sanglotant  malgré  lui,    • 

Un  mot,  un  mot  de  chef,  simple,  mais  qui  veut  dire. 

Ce  soir,  tout  ce  que  l'homme  en  lui  peut  sentir  battre 

De  paternité  triste,  un  mot  qui  le  déchire 

Rien  qu'à  le  prononcer  dans  cette  paix  bleuâtre 

Qui  monte  de  l'opaque  immensité  des  camps 

Vers  la  nuit  étoilée  : 

«  Mes  enfants  I . . .  mes  enfants  I  » 

8. 


go  LA     DIVINE      TRAGEDIE. 

Ce  mot,  c'est  la  première  fois  qu'il  se  rend  compte 
De  tout  ce  qu'il  contient  de  tendresse  infinie!... 
Longtemps,  longtemps,  sa  lèvre  tremble  et  balbutie 
«  Mes  enfants...  » 

Il  fait  clair  et  pur.  La  lune  monte. . 


CHANSON    DE   ROUTE 


Soldat,  laisse  là  ton  ami! 
A  l'endroit  même  où  il  tomba, 
En  l'embrassant,  vous  l'avez  mis. 
Nuit  venue,  après  le  combat, 
Longtemps  vous  fîtes  la  veillée  ! 
Puis  enfin  quand  l'aube  pointa. 
Que  la  campagne  émerveillée 
Frissonna  dans  le  petit  jour. 
Des  talons  jusqu'à  la  figure 
Vous  avez  roulé  tout  autour, 
Soigneusement,  la  couverture. 
Le  vent  soufflait  froid  et  léger. 
Vous  n'avez  mis  que  de  la  boue 
Sur  le  corps,  pour  le  protéger!... 


LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

C'est  assez  ;  ce  n'est  pas  beaucoup  ! 
La  gonflure  est  de  terre  noire. 
Quel  gazon  y  pourra  germer? 
Mais  pourtant,  si  tu  veux  m'en  croire, 
Pars  content  :  tu  viens  de  semer  ! 
Repasse  là  l'été  prochain, 
Parcours  à  nouveau  la  grand'plaine, 
Et  tu  verras  ce  qu'il  advient 
D'un  ami,  en  quelques  semaines  ! 
Tu  verras  comme  il  est  changé 
Ton  ami  qui  dort  au  soleil  ! 
Il  sera  tout  endimanché, 
Luisant,  verdoyant,  vermeil. 
Tu  verras,  comme  en  peu  de  temps, 
Il  aura  appris  à  chanter! 
On  fait  des  progrès  étonnants 
Lorsqu'on  sent  arriver  l'été! 
Laisse-le;  tu  l'as  bien  planté. 
On  ne  plante  bien  qu'en  hivesl... 
Tu  diras  :  «  Je  t'avais  laissé 
Pauvre,  à  peine  recouvert 
De  lainage  et  de  sol  glacé. 
Te  voici  chaleureux  et  vert  ! 
Bonjour,  copain,  comment  vas-tu.^ 


LE      CERCLE      DE      CAÏN.  98 

Nous  avons  gagné  la  bataille, 
Si  pas  mal  d'amis  sont  perdus. 
Mais  on  se  retrouve,  où  qu'on  aille. 
C'est  bien  juste  qu'on  se  revoie  ! 
On  est  vainqueurs  !  Salut  et  joie  ! 
Je  te  trouve  mine  superbe. 
Je  ne  prévoyais  pas  tant  d'herbe 
Au-dessus  de  ton  corps  étroit! 
Bien  travaillé!  Sois  fier  de  toi. 
Bonjour,  l'ami  !  C'est  nous  qui  passe  ! 
Que  tu  rendis  belle  la  place 
Miséreuse  où  nous  t'avions  mis  ! 
Tu  siffles  comme  un  vrai  buisson. 
Bonjour,  c'est  nous  qui  repassons! 
Bonjour,  verdoyant  ami  !  » 


LA   CHARGE 


L'officier  leur  a  dit  :  «  Mes  enfants!  Allons-y! 
Apprêtez- vous...  On  va  charger  dans  cinq  minutes, 
C'est  l'heure.  »  Tous  les  fronts  se  sont  tournés  vers  lui  : 
«  On  est  prêt,  capitaine.  »  Il  leur  sourit  :   «  La  lutte 
Sera  chaude.  »  Mais  tous  lui  rendent  son  sourire. 

Ils  sont  deux  cents,  ployés  au  fond  de  la  tranchée. 
Ils  vivaient  là,  depuis  des  mois,  regardant  luire 
Au-dessus  d'eux  toujours  cette  toile  accrochée 
Que  l'homme  prisonnier  a  dénommé  le  ciel, 
Ayant  mis  en  commun  le  rire  et  la  douleur, 
Ils  vivaient  là,  tant  bien  que  mal,  depuis  Noël. 
Mangeant,  fumant,  peinant,  chantant,  et  tous  en  choeur. 


LE      CERCLE     DE      CAIN.  <JJ 

Ce  semblant  de  foyer,  dans  l'éternelle  attente, 
C'était  un  peu  de  la  maison.  On  s'y  faisait. 
Ceux  d'autrefois  vivaient,  plus  captifs,  sous  leurs  tentes... 
On  pensait  :    «  Si  le  temps  devient  un  peu  moins  frais, 
La  poisse  moins  collante  aux  pieds...  »  Et  puis  voilà, 
Dans  un  grand  coup  de  feu  subit,  immédiat, 
Qu'il  faut  partir,  qu'il  faut  quitter  sans  nul  regret 
Ce  qu'à  force  de  le  vouloir  on  appelait  : 
Maison.  Maison  sans  lit,  sans  silence  et  sans  feu  !... 
Des  absents  quelquefois,  des  blessés.  «  Bonsoir,  vieux!  » 
Disait-on...  Somme  toute,  une  vie  très  possible. 
Consentie,  où,  pourvu  que  l'homme  peine  et  trime, 
On  tirait  bonnement  son  temps... 

L'heure  terrible 
A  sonné.  Un  frisson  dans  leur  cœur  unanime 
Est  descendu.  La  charge!  Enfin!...  Il  leur  tardait! 
\  ous  pouvez  commander,  capitaine.  On  est  prêt. 

0  minute  profonde,  effarée  et  sublime  ! 

Ciel  claustral  qui  recèles  en  toi  les  décrets. 

Les  destins,  les  arrêts,  les  désignations, 

Et  qui  vas,  tout  à  coup,  libre  et  brisant  tes  gonds, 

Jeter  celte  scmaille  affreuse,  par  poignées, 

Dans  le  vent  du  hasard  où  roulent  les  arnicos! 


96  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Pas  un  soupir.  Ah  !  nul  besoin  qu'on  le  répète  ! 
Ordre  simple  et  formel  :  charge  à  la  baïonnette. 
Tous  les  hommes  ont  tàté  les  pointes,  d'un  geste. 
On  ajuste  un  képi,  on  boutonne  sa  veste. 
Tous  les  préparatifs  prudents,  pour  si  l'on  meurt. 

L'œil  se  fixe  sur  cet  acier  que  rien  ne  plie, 

Ce  fer  de  lance  à  qui  dans  leur  brutale  humeur 

Les  braves  ont  donné  ce  beau  nom  :  Rosalie! 

Rose  de  sang,  fougueuse  rose  incarnadine 

Et  qui  fleurit  au  bout  tuteuré  des  fusils... 

Chacun  tout  bas  redit  le  nom  de  son  pays 

Et  celui  de  sa  femme.  Ensuite,  c'est  Téchine 

Courbée,  que,  vivement,  ensemble,  à  coups  de  bêche. 

On  les  voit  ajouter  trois  marches  au  talus. 

Trois  marches  pour  poser  le  pied,  de  brèche  en  brèche, 

Et  d'où,  quand  sonnera  la  charge  des  élus. 

Ils  pourront  s'élancer  en  trois  bonds,  sur  la  Mort. 

On  se  tait...  Le  clairon  comme  un  mince  éclair  d'or 
Pointe,  droit  devant  lui,  sa  ligne  horizontale. 
Il  attend  comme  pour  bondir  à  la  rescousse. 
«  Une  minute  encor.  »  Toutes  ces  faces  pâles 
Se  tournent.  Un  aimant  surnaturel  les  pousse. 


LE      CERCLE      DE      GAIN.  97 

La  bouche  vers  la  bouche  et  la  main  dans  la  main. 

C'est  l'adieu!...  Une  angoisse  immense  les  étreint, 

Une  angoisse  suée,  heureuse,  presque  douce, 

Une  allégresse  qui  blanchit  toutes  les  faces, 

Et,  tous  ces  pauvres  gens  qui  vont  mourir  s'embrassent!... 

<(  Adieu...  Je  t'aimais  bien  !...,Tasais,  vieux,  si  j'y  reste... 

Ma  femme?...  C'est  promis!...  T'iras  voir  la  bourgeoise,.. 

Et  puis...  hein.^...  souviens-toi...  dans  le  sac,  sous  ma  veste, 

Cent  francs  pour  ton  tabac...  »  Et  les  mots  s'entre-croisent, 

Se  fondent,  volent,  s'écrasent  et  se  pénètrent!... 

Une  vague  d'amour  passe  sur  leur  poitrine. 

Ils  sentent  à  leurs  fronts,  leurs  yeux,  dans  tout  leur  être, 

Monter  l'émotion  fraternelle  et  divine. 

Toute  la  charité  humaine  vient  d'éclore 

Dans  ces  chairs  désignées  qui  palpitent  encore. 

C'est  le  dernier  frisson,  c'est  le  dernier  hurrah!... 

Les  dieux  doivent  pleurer  dans  le  ciel,  —  s'ils  sont  là! 

Quelques  sanglots,  quelques  prodigieux  sourires. 
Des  noms  propres,  gémis,  murmurés,  des  jurons... 
Ah  !  suprême  union  impossible  à  décrire  ! 
Chaque  baiser  donné,  c'est  l'obole  à  Caron. 
Ils  vont  franchir  le  noir  Léthé  de  la  tranchée, 
Et,  sans  un  cri,  on  voit  ces  lèvres  rapprochées 

9 


9»  LA     DIVINE      TRAGEDIE. 

Se  baiser,  comme,  au  jour  des  soleils  triomphaux. 

Face  à  face,  ils  feront  se  baiser  les  drapeaux... 

En  avant!...  Est-ce  un  pli  de  vague  qui  projette 

Cet  étincellement  furieux  sur  sa  crête? 

En  avant!...  Hors  du  sol  ils  viennent  de  bondir! 

C'est  une  draperie  humaine  au  vent  jetée, 

Une  forêt  qu'un  vent  de  joie  fait  retentir 

Et  dont  la  cime  en  feu  va  se  précipiter!... 

Entendez-les!  C'est  la  dernière  Marseillaise!... 

Une  salve  de  feu  les  salue.  Elle  luit 

Comme  un  brandon  qui  fait  éclater  des  fournaises. 

Un  craquement  de  toile,  et,  par-dessus  ce  bruit 

Sinistre,  une  ruée  de  poussières...  Et  puis... 

La  France  est  maintenant  toute  cicatrisée 
De  ces  sillons  quittés  et  de  ces  fosses  vides. 
Oh!   les  calmes  sillons  où  sur  la  terre  humide 
On  ne  voit  qu'un  rideau  d'alouettes  posées!... 
Que  sont-ils  devenus,  ceux  qui  les  habitèrent 
Et  qui  s'en  sont  allés  vers  le  grand  horizon?... 
Oh  !  qui  recomblera  tous  ces  trous  dans  la  terre? 
En  les  voyant  vidés,  croules,  tous  ces  sillons, 
Et  comme  s'il  flottait  sur  leur  forme  creusic 
Une  tiédeur  de  vie  qui  s'est  éternisée* 


LE      CERCLE      DE      CAIN.  99 

Je  songe  à  des  oiseaux  morts,  envolés,  partis, 

Je  songe  à  des  oiseaux  qui  sont  lombes  du  nid... 

Ainsi  donc,  c'était  là,  c'était  là,  mon  amil... 

Et  mon  pas  s'alourdit  en  marchant  dans  ces  plaines. 

Je  pense  que  mon  âme  à  moi  fut  pauvre  et  vaine. 

Un  remords  m'avertit  que  je  ne  pourrai  plus 

Etre  pareil  encore  à  celui  q-ue  je  fus... 

Un  fardeau  douloureux  dans  mon  cœur  est  entré. 

Et  je  sens  tout  le  poids  de  la  fraternité. 


L'AUTEL    DES    PARFUMS 


Voici  le  grand  moment  terrestre  des  parfums. 

Et  c'est  cette  heure-là  que  l'homme  aura  choisie 

Pour  projeter  la  lourde  et  pouacre  asphyxie, 

Ces  colonnes  de  feu  sur  le  charnier  des  Huns, 

Ces  creusets  éclatés  en  plein  azur,  d'où  sort 

Toute  une  effusion  nouvelle  de  la  mort, 

Cependant  que  le  mai  qui  vient,  blanc  d'aubépines, 

Surchargé  de  parfums  prêts  à  s'évaporer. 

Oppose  à  la  science  une  alchimie  divine, 

Toute  l'invention  du  printemps  adoré!... 

Oh!  comme  elle  est  novice  et  tendre,  cette  année, 

Notre  vieille  nature  enfantine,  occupée 

A  préparer  ses  blés,  ses  parfums  et  ses  branches. 

Quand  l'homme  sombre  est  là  qui  la  mine  et  la  broie 

Sans  qu'elle  en  ait  distrait  une  heure  de  sa  joie!... 


LE     CERCLE      DE      CAIN.  lOI 

Printemps!  c'est  votre  règne  et  c'est  votre  revanche. 

Parfums!  votre  beauté  ne  sera  pas  souillée. 

Allez!  dispersez- vous  sous  la  jeune  feuillée, 

Et  ne  redoutez  point  l'offense  des  charniers! 

L'air  est  à  vous  quand  c'est  le  temps  que  vous  veniez. 

Je  me  rappelle  encor  les  jours  d'été  derniers 

Oii  l'on  sentait  planer  sur  les  champs  de  bataille, 

Par-dessus  l'effroyable  odeur  cadavéreuse 

Dont  le  relent  vous  époumone  et  vous  assaille, 

Une  suavité  toute  délicieuse. 

Vromate  subtil  que  la  nature  aspire, 

Qui  met  sur  le  charnier  un  suaire  de  myrrhe! 

Morts  exquis,  quel  parfum  se  dégage  de  vous? 

Quelle  est  cette  fumée  qui  se  traîne  et  somnole 

Sur  la  bruyère  en  fleurs  et  sur  le  sang  des  houxi* 

Semblables  aux  vapeurs  qui  baignent  les  corolles 

Et  gagnent  peu  à  peu  les  prés  et  les  vallons, 

Derrière  les  premiers  relents  nauséabonds, 

Des  entrailles  des  morts  s'élèvent  des  volutes 

Qui  font  penser  aux  sacrifices  des  Genèses 

Et  donnent  à  ces  champs  la  paix  des  soirs  de  Ruth... 

Quel  est  ce  voile  d'or  flottant  sur  les  fournaises? 

Quelle  est  cette  colonne  immense  de  parfums? 

Ce  n'est  plus  leur  fumée  abjecte,  sépulcrale, 

9- 


I02  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Les  nuages  de  brome  ou  les  vapeurs  chimiques. 

On  dirait  l'encens  lourd  et  vague  des  tropiques. 

Respirez  !  C'est  l'odeur  de  l'àme.  Elle  s'exhale 

De  l'ossuaire  immonde  et  du  charnier  commun. 

Elle  nage  vers  Dieu.  Elle  monte  en  spirales. 

Elle  purifie  tout.  Elle  assainit  l'espace. 

Rien  ne  résiste  à  son  odorante  brassée. 

On  sent  le  fond  du  ciel  lorsque  son  aile  passe 

Et  que  sur  tous  ces  corps  elle  étend  sa  fumée... 

Si  tu  marchais  parmi  les  sillons  écarlates, 

A  travers  les  troupeaux  de  morts  qui  gesticulent, 

Passant,  tu  sentirais  que  ton  cœur  se  dilate 

Pour  l'avoir  respirée  au  fond  du  crépuscule! 

Elle  se  fond  avec  l'odeur  pacifiante 

Qui  vient  des  bois  charmants  oîi  le  chevreuil  habite, 

Elle  rôde  à  l'orée  feuillue  ou  dans  les  sentes. 

Il  semble  qu'elle  vient  d'un  tas  d'herbes  qui  fume. 

Mais  je  la  reconnais  cette  odeur  !  Je  la  hume. 

Elle  embellit  l'horreur  suspendue  et  muette... 

Odeur  qui  vous  enivre,  et  si  profondément 

Qu'on  prête  à  cette  plage  aride  de  squelettes 

La  gloire  et  la  splendeur  dont  se  vêt  l'océan... 

Tous  ceux  qui  sont  tombés  sur  la  Mère  des  Mères  . 

Et  gisent  là,  couchés  dans  l'herbe  ou  la  poussière, 


LE     CERCLE      DE      CAÏN.  Io3 

Ceux  qui  surent  jeter  leur  âme  aux  sacrifices, 

Ces  demi-dieux  hnmains,  éventrés,  qui  pourrlssenl, 

Sont  autant  de  bouquets  et  de  fleurs  répandues 

Sur  les  marches  et  sur  les  tapis  d'un  autel  ! 

C'est  toute  une  révolte  et  toute  une  étendue 

D'offrandes  d'où  s'élève  un  parfum  immortel, 

Si  fort  que  tout  à  coup  on  se  sent  emporté 

Vers  un  pays  d'a/nr  et  de  suavité. 

Tous  ces  morts,  ramassés  dans  leurs  gestes  d'instinct, 

Redevenus  de  petits  êtres  enfantins, 

Dans  les  oppressions  de  leurs  poses  à  plat. 

Leurs  ratatinements  frileux,  rudimentaires. 

Leurs  croisements  étroits  de  jambes  et  de  bras. 

Leurs  attitudes  de  sommeil  et  de  prière, 

Dans  une  expression  de  souffrance  sans  nom 

Sont  là,  jetés,  comme  une  hotte  d'embryons... 

Mais  le  grand  champ  des  morts  est  le  pays  des  âmes. 

Marcher  dans  ce  désert,  c'est  sentir  qu'on  avance 

A  travers  une  sphère  opaque,  lourde  et  dense, 

Si  chargée  qu'on  attend  qu'il  en  sorte  des  flammes. 

Or  ce  n'est  que  l'amour  qui  flotte  et  qui  surnage  ! 

C'est  sa  moiteur  féconde  et  son  exhalaison 

Qui  monte  de  ces  morts  et  de  tout  ce  carnage, 

Ces  morts  tuméfiés,  ces  morts  que  nous  pleurons, 


lo4  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Troupe  sur  qui  la  nuit  va  jeter  son  manteau 
Pudiquement  pour  que  toute  horreur  soit  proscrite, 
Ces  morts  qu'on  ne  peut  plus  oublier  quand  on  quitte 
Les  champs  où  sont  dressés  leurs  tas  monumentaux! 
Non,  je  ne  pourrai  plus  l'oublier,  cet  arôme 
Puissant,  substantiel,  morts,  que  vous  sécrétez! 
C'est  le  charnier  purifié  par  vos  fantômes. 
Pour  t'avoir  aspiré  dans  un  soir  lourd  d'été, 
Mêlé  à  la  senteur  vaporeuse  des  bois, 
Des  plaines,  des  vallons,  des  ondes  et  des  cieux. 
Ah!  puissé-je  à  jamais  te  conserver  sur  moi, 
Parfum  qui  vient  de  vous,  ô  morts  délicieux! 
Imprègne  pour  toujours  mon  cœur,  mes  vêtements, 
Mon  œuvre,  et  mêle  au  plus  débile  de  mes  drames 
Ton  immortalité  et  ton  recueillement, 
Inépuisable,  incomparable  odeur  de  l'âme  ! 


LE   COMBAT   D'AVIONS 


Dans  le  soleil  on  voit  deux  flèches  minuscules 

Se  chercher,  voleter,  tourner,  monter,  descendre. 

Comme  autour  d'un  étang  dansent  deux  libellules. 

On  croirait  les  amours  d'insectes.  C'est  très  tendre 

Et  pas  terrible.  L'aile  heureuse  a  des  virages 

Qui  semblent  en  passant  caresser  les  nuages. 

De  temps  en  temps,  au  loin,  de  petits  flocons  blancs 

Eclatent,  qu'on  dirait  accrochés  à  leurs  flancs. 

C'est  tout  un  long  semis  de  boules  transparentes 

Jetées  là  pour  marquer  la  route  dans  le  ciel. 

Des  détonations  profuses,  la  détente 

Sèche  de  la  mitrailleuse  marquent  le  duel, 

Le  combat  gracieux  impossible  à  atteindre. 

Perdu  dans  ces  flocons  qu'un  vent  léger  dénoue... 


loG  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Et  tout  cela  est  si  distant  de  notre  boue!... 
On  entend,  tout  là-haut,  cliqueter  les  cylindres, 
Bruits  mêlés  de  machine  et  d'armes  qui  ferraillent... 
En  bas,  couchés  dans  leur  cantonnement,  parmi 
Les  collines  boisées  et  les  champs  assoupis, 
Tous  les  soldats  muets  regardent  la  bataille... 

Alors,  seuls,  ayant  pris  plus  de  hauteur,  féroces, 
Les  deux  oiseaux  de  proie  l'un  sur  l'autre  foncèrent, 
Deux  faucons  décapuchonnés,  oiseaux  colosses 
Qui  tiennent  des  éclairs  tonnants  entre  leurs  serres. 
Le  corps  à  corps  est  brusque,  exact  et  ponctuel. 
Une  voracité  terrible  emplit  le  ciel. 
Tous  deux  montent  à  la  façon  des  aigles  lourds. 
Des  éperviers,  par  de  grands  cercles  tournoyants. 
C'est  aussi  le  lazzo  que  décrit  le  vautour 
Fascinateur  avant  de  briser  son  élan 
Et  de  s'abattre  net  sur  la  proie,  dans  la  plaine... 
Le  bec  pointu  des  mitrailleuses  crache  et  fume. 
Des  espèces  de  jets  lancés  font  des  antennes 
A  ces  bêtes  du  ciel  qui  secouent  leur  écume 
En  blancs  flocons,  éparpillés  sur  tout  l'azur! 
Tantôt  chaque  avion  se  redresse  ou  se  penche 
Et  s'écroule  comme  un  bolide,  en  avalanche, 


LE    CERCLE     DE     CAIN.  107 

Ou  bien  tanlôt,  bouclant  la  boucle,  d'un  vol  sur, 
Il  rebondit  presque  aussitôt  pour  patiner 
Sur  la  piste  céleste  avec  ses  ailes  blanches! 

Maintenant  à  grands  coups  mortels,  éperonnés, 
C'est  bien  le  corps  à  corps  où  deux  rages  expirent, 
Chacun  voulant  survoler  l'autre  et  lui  darder 
Sa  décharge  de  mousqueton  en  plein  gésier. 
Prestes,  brusques,  ils  vont,  viennent,  dans  leur  délire, 
Cabrés,  droits  tout  à  coup  et  découvrant  des  griffes 
Et  des  ongles  d'acier  rutilant  au  soleil... 
Ce  fut  si  beau,  c'était  si  grand,  ces  appareils 
Qui  livraient  dans  l'azur  leurs  combats  d'hippogriffes 
Que  les  soldats,  des  deux  côtés  de  la  tranchée. 
Oubliant  la  bataille  et  relevant  la  tête. 
Restaient  béants  comme  un  troupeau  d'anachorètes.,. 
Et  lorsque  tout  à  coup  la  double  aile  penchée 
Indiqua  que  la  mort  avait  frappé  son  coup, 
Lorsque  l'on  vit  ce  corps  raidi,  devenir  mou, 
La  chose  flasque,  vague,  et  rompue  qui  se  traîne. 
Puis,  dans  un  claquement,  se  joindre  les  deux  pennes, 
Comme  on  lève  les  bras  au  ciel  de  désespoir, 
Et  quand  tomba  la  chose  inerte,  fulgurante. 
Décrochée  de  l'azur,  quand  ce  fut  la  descente 


108  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Du  héros  qui  renonce  et  qui  se  laisse  choir, 
Alors,  d'en  bas,  jailht  un  hurrah  formidable! 
Un  cri  d'ovation  terrible  s'éleva, 
En  l'honneur  d'un  combat  digne  de  quelque  fable. 
Les  canons  s'étaient  tus,  pour  permettre  au  hurrah 
D'emplir  seul  l'étendue  des  cieux  vers  le  vainqueur. 
Ces  soldats  ennemis,  en  agitant  leurs  casques. 
Comme  jadis  César  pour  les  gladiateurs. 
Les  yeux  encor  emplis  de  ce  duel  fantasque, 
Firent  ce  que  jamais  des  soldats  n'avaient  fait 
Dans  aucun  temps  passé  et  sous  aucun  empire; 
Devenus  tout  à  coup  les  hommes  de  la  paix. 
Ayant  même  oublié  la  guerre,  ils  applaudirent! 

Jeux  du  cirque  !  Histrions  !  Vieille  ivresse  olympique  ! 

Quoi?  C'est  donc  toi  toujours  l'instinct  héréditaire? 

Et  j'aime  qu'on  ait  vu  ce  moment  presque  unique  ; 

La  beauté  du  combat  singulier  faisant  taire 

L'énormité  massive  et  triste  de  la  guerre. 

Porta  triomphalisl  Sous  vos  arceaux  encor 

Le  peuple  est  là,  pressé,  qui  regarde  l'arène. 

Les  jeux  du  bestiaire,  au  milieu  de  la  mort. 

Même  après  deux  mille  ans,  c'est  toujours  l'âme  humaine 

Pareille  aux  premiers  jours,  c'est  le  même  combat 


LE      CERCLE      DE      CAÏN.  109 

Que  le  gladiateur  poursuit  devant  César, 

L'Histrion  merveilleux,  mais  que  l'on  affubla 

De  deux  grands  ailerons  pour  emporter  son  char!... 

Un  applaudissement  vers  la  sublimité 

Du  jeu,  du  risque  et  de  la  mort,  vient  de  monter. 

Lorsque  Faust,  à  la  fin  du  poème  tragique. 

Est  tombé  sous  les  pieds  fourchus  de  son  vainqueur. 

Quand  Méphisto,  joyeux,  ayant  fermé  boutique, 

S'apprête  à  rapporter  chez  Pluton  ce  vieux  cœur 

Qu'il  a  gagné,  dans  un  pari,  à  Dieu  le  Père, 

L'infini  frissonnant  de  cet  éclat  de  rire, 

\  aincu  par  le  démon  qui  l'avait  défié, 

Tente  un  dernier  effort  pour  reprendre  au  vampire 

La  proie  morte  sur  qui  Satan  a  mis  le  pied! 

Car  l'àme  est  là,  qui  vit  encore  et  qui  palpite 

Dans  les  chairs  froides  de  la  dépouille  maudite. 

Car  elle  est  là,  cachée  et  remuant  ses  ailes, 

La  voltigeante,  la  fugitive  Psyché, 

Que  Satan  va  sceller  dans  un  cercueil  clouté... 

Alors,  là-haut,  le  ciel  entier  et  ses  cohortes, 

Et  le  père  profond,  et  le  père  extatique. 

Les  sérajphins  et  les  chérubins  de  la  pr)rtc, 

10 


no  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Dépêchent  vers  la  terre,  en  flottantes  tuniques, 
Beaux,  divins,  amoureux  soudain  de  notre  fange,  . 
louL  le  Sacré-Collège,  au  complet,  des  Saints  Anges. 
Ils  arrivent,  flocons  gracieux,  pêle-mêle. 
Et  jettent,  au  milieu  d'un  grand  battement  d'ailes. 
Des  branches  d'amandiers  et  des  branches  de  roses, 
Tout  l'éblouissement  d'un  printemps  efl"euillé, 
Autour  du  cercueil  neuf  dans  lequel  Faust  repose. 
Horreur!  voilà  Satan  distrait  par  la  beauté! 
Ces  bambins  virginaux  qui  jouent,  cette  racaille 
De  grâce  et  de  candeur  lui  réjouit  la  chair. 
La  flamme  de  l'amour  le  brûle  et  le  tenaille 
Plus  que  tout  le  brasier  grailionneux  de  l'enfer; 
Il  se  passe  ce  drame  et  cette  chose  étrange  : 
Satan  transverbéré  par  la  splendeur  des  anges! 
Il  voudrait  les  toucher,  les  baiser  de  sa  lèvre. 
Il  tend  vers  eux  des  bras  chargés  de  convoitise. 
Tout  son  corps  arde  de  désirs;  il  a  la  fièvre. 
C'est  la  contagion  du  beau  qui  l'exorcise. 
C'est  le  spectre  d'amour  qui  lui  marque  la  peau. 
0  triomphe  du  bien!  o  majesté  du  beau! 
Satan,  distrait,  poursuit  chaque  ange;  il  tend  les  bras, 
Ravi,  jouant  un  jeu  qu'il  ne  soupçonnait  pas 
Avec  des  bambins  aguicheurs,  dans  un  déluge 


LE      CERCLE     DE      GAIN.  m 

De  roses,  d'amandiers,  de  pollens  et  d'odeurs!... 

Le  voilà  réussi,  le  divin  subterfuge! 

Ils  ont  incendié  i'àme  du  négateur. 

Et  les  anges,  ayant  fini  leur  mission 

De  distraire  le  mal  par  la  grâce  des  choses, 

Ravissent  la  dépouille  de  l'homme  au  démon 

Pour  l'apporter  à  Dieu —  au  prix  de  quelques  roses... 

C'est  fini  !  le  larcin  terminé,  Méphisto, 

Hagard,  vaincu  par  la  distraction  du  beau, 

N'a  plus  qu'à  tournoyer  sur  la  tombe  vidée. 

Psyché  est  sauve!...  Une  minute,  une  seconde, 

Ce  fut  l'enfer  abandonné  pour  une  idée. 

Et  par  l'émission  d'une  aile  sur  le  monde! 

C'est  là  le  dénouement  que  Gœthe  imagina. 
Mais  sur  terre,  ici-bas,  dans  nos  Édens  de  boue 
Oii  rien  de  notre  drame  humain  ne  se  dénoue 
Par  l'intervention  ailée  de  l'au-delà. 
C'est  encore  beaucoup,  ne  fut-ce  qu'un  instant. 
Au  milieu  du  grand  cataclysme  universel. 
Qu'on  ait  vu,  attentive  aux  grâces  de  ce  duel, 
L'horreur  d'en  bas  s'arrêter  net,  —  comme  Satan 
Devant  les  anges.  Et  c'est  beaucoup  que  la  guerre. 
Retenant  un  moment  son  cœur  et  son  haleine. 


LA     DMINE     TRAGEDIE. 


Pour  contempler  là-haul  quelque  prouesse  altière, 
Ait  fait  crier  d'amour  les  soldats  de  la  haine! 

Et  moi,  dans  les  remous  de  cette  guerre  impie, 

J'admire  une  aussi  simple  et  belle  allégorie, 

Qui  veut  l'instinct  dompté  parla  splendeur  du  geste. 

Où  la  présence  des  vrais  dieux  se  manifeste 

Dans  l'acclamation  de  l'ombre  vers  l'espace. 

En  sorte  que  le  jeu  farouche  d'une  chasse 

Que  l'homme  fait  à  l'homme,  au-dessus  des  forêts, 

Et  qui  suspend  l'horreur  en  raison  de  sa  grâce. 

C'est  pour  nous,  ceux  d'en  bas,  comme  si  l'on  voyait, 

Dût-elle  être  payée  d'une  chute  mortelle, 

La  Beauté,  dans  l'azur,  éployer  sa  grande  ailel... 


LES   GRILLONS 


Lorsque  la  nuit  descend  sur  la  grand'plaine  rase, 

Tout  est  gîté.  Plus  rien  ne  bouge.  Calme  plat. 

La  lune  à  l'horizon  se  faufile  et  s'embrase. 

Sur  ce  désert,  une  rosée  par-ci  par-là 

Met  sa  fraîcheur.  Et  l'on  entend  frémir  des  feuilles... 

Vastitude  des  soirs,  frigidités  lunaires! 

C'est  l'heure  où  la  nature  écrasée  se  recueille. 

Alors  dans  ce  désert  de  la  nuit  triste  et  claire, 

S'élève  tout  à  coup  un  grand  chant  souterrain, 

Des  voix,  montées  d'on  ne  sait  oii,  qui  retentissent 

A  travers  les  sillons  cheminants  et  lointains. 

De  quel  gouffre  entr'ouvert  et  de  quel  orifice 

A  surgi  cet  écho  strident!^...  On  ne  voit  rien. 

La  plaine  est  plate,  droite,  et  calme  comme  un  flot 

10 


Il/i  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Le  chant  monte.  11  est  là  tout  près,  et  puis  il  gagne 
Le  bois  prochain,  le  fleuve,  toute  la  campagne... 
Quelles  sont  donc  ces  voix,  fortes  dans  le  soir  chaud, 
Qui  laissent  au  hasard  s'ébrouer  leurs  clameurs. 
Gomme  le  choeur  des  invisibles  moissonneurs 
Quand  le  jour  a  jelc  sa  faucille  et  qu'on  voit 
Se  poser  mollement  la  lune  sur  les  bois;'... 

Et  de  quel  temple  souterrain  peut-il  s'agir.^ 

Ce  sont,  cachés  au  fond  des  sillons,  sans  se  voir, 

Gomme  s'ils  entonnaient  quelque  messe  du  soir, 

Et  jusqu'à  l'horizon  qui  ilnit  de  bleuir, 

Des  peuples  dont  la  stridulation  égale. 

Par  les  beaux  soirs  d'été,  la  chanson  des  cigales... 

Ce  sont  ceux  de  chez  nous,  ce  sont  ceux  de  l'Asie. 

De  Bénarès,  du  Sahara  et  de  Mysore, 

Et  ceux  de  l'Amérique,  et  ceux  de  Westphalie, 

Tous  ceux  du  Canada,  de  Ceylan,  de  Lahore, 

Arabes,  Marocains.  Ecossais,  Bavarois, 

Tous  ceux  de  France,  ceux  des  Iles  britanniques. 

Les  Allemands,  sous  tout  le  ciel,  tous  à  la  fois, 

Avec  tous  leurs  banjos  et  leurs  tambours  d'Afrique, 

Et  les  guzlas,  les  cymbalons,  la  flûte  aiguë. 

Les  pistons  de  guinguette,  avec  leurs  gramophones,... 


LE     CERCLE      DE      CAIN.  II. ^ 

Tous  ces  hommes  aux  peaux  confondues,  noires,  jaunes, 

Blanches,  brunes,  musclées,  maigrelettes,  charnues. 

Tous  chantent  !  Et  chacun  chante  la  même  chose, 

Quelle  que  soit  la  mélopée  et  le  refrain, 

Et  quoi  que  dise  la  chanson  du  ciel  lointain, 

Et  son  adagio,  ses  soupirs  et  ses  pauses... 

Ils  chantent  les  pays  brûlants  qu'ils  ont  perdus 

Tous  ces  ciels  merveilleux  qu'ils  ne  reverront  plus. 

Les  uns  sans  bien  savoir  pourquoi  même  ils  sont  là 

A  pourrir  sur  le  sol  d'un  pays  inconnu. 

Ils  jettent  à  plein  vent,  doux  après  le  combat, 

Les  hymnes  du  repos,  les  longues  nostalgies, 

Les  regrets  à  l'enfance  et  l'amour  de  la  vie. 

Ils  chantent  la  maison,  le  toit  et  la  fumée. 

Toujours  la  maison,  les  enfants,  la  bien-aimée, 

Et  leurs  pluies,  leurs  soleils,  et  leurs  gloires  suprêmes. 

Et  la  couche  où  l'on  dort  et  la  couche  où  l'on  aime... 

Les  yeux  se  sont  tournés  vers  le  rêve  invisible. 

Il  n'y  a  plus  de  mort  !  Il  n'y  a  que  l'espace, 

A  travers  quoi  l'âme  s'enfuit,  s'essore  et  passe, 

Comme  un  pigeon  dans  les  contrées  de  l'impossible. 

Toute  chanson  répond  à  l'autre,  —  et  la  vénère 

Et  la  comprend.  Ce  sont  les  chansons  de  la  terre... 

L'heure  du  souvenir  envahit  les  armées. 


Il6  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Chaque  tranchée  écoute  au  loin  chaque  tranchée, 

Et,  désolement  nostalgique,  chaque  voix 

Avec  l'accent  de  sa  traînante  mélopée 

Semble  dire  à  la  terre  :  «  Hélas  !  Pourquoi?  Pourquoi?  » 

On  ne  distingue  rien.  La  plaine  est  plate  et  rase. 
Les  prés,  pleins  de  vapeurs,  sont  comme  à  l'ordinaire, 
Au  moment  où  commence  un  vaste  chant  d'extase. 
Le  soir,  quand  tout  s'allège  et  que  la  lune  est  claire... 
Il  n'y  a  de  changé  que  ces  voix  souterraines; 
Car  dans  tous  les  sillons  tracés  de  son  labour 
L'homme  est  là,  somnolent,  parmi  le  demi-jour 
Qui  marque  son  repos  et  la  fin  de  sa  peine. 
Mystérieusement  tapi,  les  yeux  levés... 
Ne  sont-ce  pas  des  moissonneurs  las,  dans  les  blés? 
Et  leur  hymne  nocturne  et  triste  est  tout  pareil 
A  celui  qui,  après  le  coucher  du  soleil. 
S'élève  avec  le  vent  dans  les  soirs  chauds  d'été. 
Lorsque  les  voyageurs  des  espaces  stellaires 
Écoutent  jusqu'à  eux,  rêveusement,  monter. 
Dans  le  chant  des  grillons,  la  plainte  de  la  terre. 


LES    GANTS    BLANCS 


('  Blanche  de  la  blancheur  de  l'impeccable  hermine, 

((  Ma  main  resplendira  dans  la  furie  divine, 

«  Comme  un  symbole  allier  de  la  race  et  du  sang. 

((  Je  veux  à  mon  poignet  du  blanc  éclaboussant 

«  Et  je  souffletterai  la  mort  avec  le  lys. 

((  Mes  beaux  gants  du  dimanche,  immaculés,  sans  plis, 

(I  Ce  sera  mon  plus  neuf  et  plus  hautain  plaisir 

u  De  les  mettre,  comme  si  j'étais  à  Saint-Cyr! 

«  Oh  !  qu'ils  auront  bien  l'air,  tous  deux,  d'être  cela  : 

((  De  la  neige,  du  lys,  du  rayon,  de  l'éclat! 

«  Vous,  vous  ne  les  mettez,  pleutres,  qu'à  la  parade  ! 

«  Mais  nous  quand  nous  dirons  à  la  mort  :  Camarade! 

«  Nous  lui  tendrons  des  mains  vraiment  dignes  de  nous 

«  Et  nous  pourrons  broyer  les  vôtres  sans  dégoût! 


r8  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Votre  poudre,  nous  la  secouerons,  noirs  barbares, 

Du  bout  des  gants  comme  la  cendre  d'un  cigare!... 

Blanc  pur,  le  blanc  de  France,  intégral,  sans  nuance... 

Nous  vous  souffletterons  avec  cette  innocence! 

Nous  vous  offrons,  tireurs,  ces  nouveaux  points  de  mire 

Les  deux  gants  blancs,  que  sont  nos  mains,  couleur  de  cire. 

Les  voici  sur  le  fond  glauque  ou  bleu  des  armées. 

Visez  bien!  Et  sachez  qu'elles  sont  parfumées. 

iNous  les  voulons  ainsi,  correctes,  élégantes. 

C'est  pour  vous  égorger  que  la  France  nous  gante!... 

Visez  bien!  Voici  les  petits  aristocrates. 

Nous  avons  tous  signé,  de  cette  main,  le  pacte 

De  mourir  en  gants  blancs,  comme  on  part  à  la  chasse. 

Ou  bien  de  les  lancer,  vainqueurs,  à  votre  face!   » 

Enfants,  vous  vous  disiez  ces  choses  puériles. 
Vous  vouliez  au  combat  des  candeurs  d'Evangile, 
Des  propretés  d'autel,  un  aspect  de  dimanche. 
Et  vous  imaginiez  cette  symphonie  blanche. 
Sans  prévoir  rien  de  la  messe  terreuse  et  noire, 
La  besogne  avilie,  presque  blasphématoire, 
D'une  guerre  moderne  inventée  par  des  gueux 
Qui  n'ont  de  gants  que  pour  cacher  leurs  cuirs  rugueux 
Et  leurs  callosités  d'esclaves  !  C'était  beau. 


LE      CERCLE      DE      GAIN.  I19 

Ce  rêve  trop  naïf  de  monter  au  tombeau 
En  élevant  des  mains  dynastiques,  sublimes. 
Blanches  de  la  blancheur  dont  se  parent  les  cimes, 
Et  que  rien  n'atténue,  même  un  reflet  d'aurore! 
Mais  n'a-t-il  pas  fait  mieux  et  plus  sublime  encore, 
Le  Destin  qui  trouva,  en  guise  de  réplique, 
Ln  dénouement  contraire  et  pourtant  identique, 
Pour  le  dernier  salut,  pour  le  dernier  dimanche. 
Eu  mettant  ce  gant  rouge,  enfant,  à  ta  main  blanche! 


L'OFFICE 


Qui  donc  eût  osé  dire  :   «  Il  blasphème  le  ciel  », 
Lorsque  l'on  entendit,  comme  un  prêtre  en  liesse 
Qui,  la  première  fois,  va  monter  à  l'autel, 
L'artilleur  s'écrier  :  «  Je  vais  dire  la  Messe  »? 

Sais-je  s'il  n'était  pas  quelque  prêtre  authentique 

Celui  qui  rugissait  ce  cri  comme  un  aveu, 

Gomme  un  remords,  afin  qu'il  montât  jusqu'à  Dieu 

En  parodie  du  sacrifice  eucharistique, 

Les  assistants  étant  tous  ses  frères  d'angoisse 

Sur  qui  sonnaient  les  cent  obus  de  la  paroisse?... 

Paracelse  eût  trouvé  qu'il  avait  bien  raison 

Ce  théosophe  épris  de  sa  comparaison 

Qui,  poursuivant  son  Dieu  dans  ses  métamorphoses. 


LE      CERCLE      DE      CAIIS.  131 

Appelle  :  autel,  l'afTût  du  canon  où  repose 
L'Agneau  de  Dieu,  gracile,  au  plein  soleil  couché, 
Le  pur  agneau  par  qui  sont  remis  nos  péchés. 
Cet  autel,  comme  l'autre,  a  des  servants  qu'on  nomme 
Ainsi  dans  les  deux  cas.  La  langue  est  économe. 
La  fumée  sert  d'encens  à  tous  ces  encensoirs 
Qui,  bleuissant  la  nef,  font  avancer  le  Soir. 
Penché  comme  en  prière,  ou  droit,  à  chaque  obus. 
Le  prêtre  dit  :  a  Sanctus,  sanctus,  sanctus  Deus.  » 
Mais  chaque  fois  qu'une  âme  entre  dans  l'infini 
Le  diacre  ajoute  à  voix  basse  :  «  Pax  Domini!  » 
Et  les  répons  que  font  tous  les  coups  de  canon 
Sont  l'amen  qui  conclut,  là-bas,  chaque  oraison!... 
OSertoire  du  sang  et  du  corps,  tout  y  est. 
Jusqu'à  ce  grand  passage,  entre  tous  pathétique, 
Qu'est  l'élévation  terrible  du  boulet!... 
Le  culte  le  plus  haut  s'allie  à  la  tactique. 
Devant  sa  pièce  le  soldat-prêtre  officie, 
Et  tous  nous  frémissons  d'aise  lorsqu'il  ajuste 
Ce  bloc  d'airain  où  sont  les  espèces  augustes, 
Comme  dans  le  ciboire  il  introduit  l'hostie. 
Christ  absolve  la  phrase  épique  du  servant 
Qui  s'accote  à  l'affût  comme  à  la  Sainte-Table! 
Et  blasphème  fut-il  jamais  plus  pardonnable? 


122  LA      DIVIJiJE      TRAGEDIE. 

Donc,  sonnez,  sonnez  fort,  obus,  éperdument, 

Jusqu'à  ce  que  la  nuit  accorde  sa  réponse 

De  mort  à  cette  célébration  maudite. 

Et  qu'un  silence  lourd,  par  tout  le  ciel,  annonce 

Que  le  Verbe  est  fait  chair  et  que  la  messe  est  dite. 


LE   NOUVEAU    CHRIST 


L'obus  vient  de  frapper  un  grand  christ  de  calvaire, 

Et  le  bois  de  la  croix  s'est  volatilisé. 

Comme  un  aigle  éployant  les  ailes  sur  son  aire 

Le  Christ  reste  debout.  Rien  ne  l'a  renversé. 

Mais  il  est  délivré  du  fardeau  millénaire 

Et  de  son  portement  liturgique  aux  épaules... 

Ainsi,  debout,  absolument  méconnaissable, 

Il  a  bien  plutôt  l'air,  sur  le  roc,  d'un  vieux  saule 

Découronné,  mais  qui  se  tient,  possible  et  stable. 

C'est  bien  toujours  un  Dieu,  mais  ce  n'est  plus  le  même. 

Nul  homme  encor  n'avait  sans  doute  imaginé 

Quelle  étrange  figure  et  quel  nouvel  emblème 

Ferait,  sur  fond  d'azur,  ce  christ  inopiné, 

Les  bras  soudain  ouverts  et  les  mains  déclouées. 


124  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Transformant  tout  à  coup,  en  haut  d'un  promontoire, 

Son  geste  de  supplice  en  geste  de  victoire. 

C'est  un  libérateur  écartant  les  nuées, 

Et  c'est  un  Dieu  de  joie  que  ce  Dieu  décloué! 

Son  geste  crie  :  «  Venez!  En  avant!  Evohé!  » 

0  stature  que  n'eût  prévue  aucun  apôtre! 

Ce  mort  n'est  plus  le  Christ  enchaîné.  C'est  un  autre. 

Sublime  allégorie  sculptée  par  un  obus  ! 

Ils  ont  broyé  ta  croix.  Enfin!...  Vive  Jésus! 


Seigneur,  Dieu  des  chrétiens.  Dieu  des  promesses  saintes, 

Lorsqu'en  vous  incarnant  dans  un  homme  vous  vîntes, 

Ce  fut  —  la  Foi  le  dit  —  pour  délivrer  le  monde. 

Or,  aujourd'hui,  vous  parachevez  l'Evangile. 

Sur  de  nouveaux  martyrs  qu'un  dogme  neuf  se  fonde! 

Auriez-vous  donc  trouvé  que  l'œuvre  était  stérile, 

Et  qu'il  fallait  encore  un  deuxième  mystère? 

Ou  bien  estimez-vous  que  c'était  encor  peu 

Pour  prix  d'un  tel  salut  (jue  la  mort  d'un  tel  Dieu, 

Puisque  vous  avez  mis  l'horreur  sur  votre  terre, 

Et  toléré.  Seigneur,  ce  grand  assassinat 

De  martyrs  entassés  sur  tant  de  Golgotha? 

Mais  c'est  fait.  Te  Deum!  Plus  de  Deprofundis! 


LE     CERCLE      DE     CAlIt. 

Gloire  à  l'obus  pointé  qui  foudroya  les  bois. 
Le  Monde  est  libéré,  ô  Jésus!  Plus  de  croix! 
En  mourant  à  nouveau  dans  chacun  de  vos  fils, 
Vous  l'avez  racheté  pour  la  seconde  fois. 


LES   DEUX  TROUPES 


On  a  dit  à  ceux-ci  : 

((  C'est  la  dernière  guerre. 
Allez  combattre  pour  la  paix  universelle! 
Il  faut  vaincre  et.  s'il  faut  mourir,  mourez  pour  elle. 
Les  hommes,  dans  des  jours  prochains,  seront  tous  frères. 
Nous  ne  toucherons  pas,  nous,  id  cime  du  rêve. 
Soit!...  Mais  nos  fils  nous  béniront.  Nous  leur  ouvrons 
L'espace  du  sommet  et,  derrière  les  monts, 
Pressentez  l'astre  indubitable  qui  se  lève! 
L'antique  barbarie  pousse  son  dernier  spasme. 
Après  quoi  :  royauté  du  peuple,  les  tyrans 
Précipités,  partout  des  cœurs  compatissants, 
L'idolâtrie,  brisée  à  coups  d'enthousiasme. 
Toute  société  refaite  et  refondue... 


LE      CERCLE      DE      GAIN.  127 

Paix  sur  la  terre  aux  ouvriers  de  l'idéal! 
Saint  travail!  Plus  de  sang.  Le  bonheur  social. 
Allons,  enfants!  Debout!...  Non,  ce  n'était  pas  vous 
Qui  deviez  profiter  du  rêve  humanitaire. 
Ce  sont  vos  fils.  Puisqu'il  le  faut  :  Mort  à  la  guerre! 
En  plein  cœur!  Porte-lui,  peuple,  les  derniers  coups, 
Et  que  soit  écrasée  par  toi  la  bête  immonde! 
Allez,  vous  conquérez  la  Liberté  du  monde! 
L'avenir  vous  regarde  et  tend  les  bras  !  » 

Alors, 
Heureux  et  le  sourire  aux  lèvres,  ils  sont  morts. 


On  a  dit  à  ceux-là  : 

«   Voici  le  châtiment. 
L'homme  avait  dénoncé  son  pacte  avec  le  ciel. 
Dieu  le  punit  de  son  reniement  criminel. 
D'avoir  fait  alliance  avec  l'Esprit  qui  ment. 
Le  flambeau  de  la  Foi  se  trouvait  en  péril. 
Mais  la  France  et  la  Foi  renaîtront  plus  prospères 
De  l'épreuve  de  feu  qui  purifie  la  terre. 
Dieu  commande.  Humblement,  disons  :  Ainsi  soit-il 


128  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Allez  vous  battre,  fils  de  vos  rois,  fils  des  preux, 

Soldats  de  votre  Église,  amis  de  votre  Dieu!... 

Soyez  vainqueurs.  Après  l'autodafé,  la  France 

Lèvera  l'étendard  paré  de  fleurs  de  lis, 

Et,  le  faux  rêve  humanitaire  enseveli. 

Tout  deviendra  :  Clarté,  Ordre,  Foi,  Espérance!... 

Vainquez  pour  votre  Dieu  et  la  rédemption! 

La  lutte  est  douloureuse,  aveugle,  mais  la  lutte 

Est  le  commencement  de  la  sainte  raison. 

Car  la  libre-pensée  accélérait  la  chute. 

C'est  vous  qui  sauvez  tout,  enfants!  Je  vous  adjure 

De  délivrer  notre  pays  ensanglanté. 

Derrière  le  rempart  de  la  montagne  obscure, 

Voici  monter  la  Croix,  gage  d'éternité!... 

En  avant  ! . . .  Dieu  vous  voit  et  vous  commande  !  » 

Alors, 
Heureux,  et  le  sourire  aux  lèvres,  ils  sont  morts. 


L'ILLUSION    EN    MARCHE 


Dans  cette  chiennerie  de  peuples  dévorants, 

Dans  cette  reniflée  et  ces  lampées  de  sang, 

Dans  cette  mortuaire  et  sinistre  fringale 

Qui  va  de  l'orient  aux  mers  occidentales, 

Quel  est  celui  d'entre  ces  flaireurs  de  supplices. 

Bas-empires  fourbus  ou  vainqueurs,  qui  ne  croit 

Combattre  pour  la  Vérité,  pour  la  Justice, 

Et  qui  ne  s'attribue  ce  nom  :  Soldat  du  droit? 

Pas  un!...  Pas  un  qui  ne  s'élance  ou  qui  ne  tombe 

Dans  ce  delirium-tremens  de  la  planète, 

Pas  un  qui  n'ait  livré  sa  chair  à  l'hécatombe 

Sans  avoir  cru  qu'un  Dieu  combattait,  à  leur  tête, 

Pour  l'instauration  d'un  idéal  suprême. 

L'Idée  marche  en  avant  de  l'Acte.  Et  cette  idée 


l3o  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Qui  traîne  les  patries  en  rut  et  débridées 
A  toujours  nom  :  Justice  et  Raison.  C'est  la  même, 
Quel  que  soit  le  drapeau.  Et  vainqueur,  ou  victime, 
Eux  sont  toujours  le  droit,  l'adversaire  le  crime. 
Tout  homme,  fier  soldat  de  sa  chimère,  expire. 
Heureux  de  lui  donner  sa  vie  dans  un  sourire. 

Illusion!  Illusion!  C'est  toi  qui  mènes 

Le  monde!  Illusion!  C'est  toi  qui  nous  entraînes, 

Jeunes  fous  enivrés  de  ton  sillage  d'or! 

Nous  aspirons  la  transparence  de  ton  corps. 

Pour  chacun  n'es-tu  pas  la  grande  poursuivie, 

Béatrice  apparue  au  milieu  de  sa  vie?.,. 

Illusion!  0  spectre  amer  et  sans  visage. 

Forme  qu'on  voit  de  dos  toujours,  dans  un  sillage, 

Ton  fantôme  indéfiniment  multiplié 

Passe,  et  tous  ont  baisé  la  trace  de  ton  pied!... 

Menteuse  illusion!  Qui  donc  sur  cette  terre 

A  raison:'  Vérité,  ton  nom  est-il  Mystère.'* 

Et  cependant  la  Vérité  indivisible 

Est  quelque  part.  La  vérité  est  une.  Alors.'*... 

Où.^...  Chacun  la  possède  et  ce  n'est  pas  possible 

Qu'elle  soit  à  chacun!  Alors.'*  Qui  seul  a  tortP 

Ou  qui  seul  a  raison  P.. .  Béatrice  adorée, 


LE     CERCLE     DE     GAIN,  l3i 

Tu  vas,  —  et  l'univers  se  déploie  en  armée 

Derrière  ton  fantôme  apparu...  Seulement, 

Quelquefois,  au  plus  fort  du  combat,  la  nuée 

Couvre  le  corps  à  corps  des  peuples  écumants. 

On  ne  voit  plus.  On  ne  sait  rien  dans  la  mêlée. 

Qui  livre  la  bataille?  Et  que  se  passe-t-il? 

N'est-ce  pas  toi  qui  t'es  brusquement  retournée, 

Attendant  que  tes  proies  fussent  bien  en  péril  P 

Puis,  démasquant  tout  ton  mensonge,  Illusion, 

As-tu  foncé  sur  le  cortège  qui  te  suit, 

Et  ces  cris  de  furie  forcenée,  dans  la  nuit, 

N'est-ce  pas  la  fatale  et  sombre  expiation 

Du  rêve?  N'est-ce  pas  le  guet-apens  funèbre 

Où,  Gircé,  tu  menais  ton  troupeau,  en  chantant? 

Ou  bien  n'est-ce  qu'une  bataille,  simplement, 

Et  que  le  meurtre  égalera  aux  plus  célèbres. 

Avec  son  même  contingent  habituel 

De  morts,  son  holocauste  affreux  où  se  confondent 

La  race  de  Caïn  et  la  race  d'Abel? 

C'est  probable...  Pourtant,  lorsque  la  paix  profonde 

Est  descendue  sur  le  charnier,  et  que  l'aurore 

Éclaire  enfin  de  son  rayon  multicolore 

Cette  uniformité  alignée  de  chairs  mortes. 

Parmi  tous  ces  héros  démembrés,  déjà  froids. 


l3a  LA      DIVI^E      TRAGÉDIE. 

A  les  examiner  de  près,  on  s'aperçoit, 
Gortime  à  certains  coups  se  reconnaît  l'assassin, 
Qu'il  n'en  est  peut-être  pas  un  seul  qui  ne  porte, 
A  gauche,  au  même  endroit,  juste  au-dessous  du  sein, 
Soulignée  par  un  grand  trait  de  sang  circulaire, 
La  griffe  monstrueuse  et  nlorne  des  Chimères. 


LE   HÉROS 


J'exècre  le  poncif  bravache  et  soldatesque. 

La  guerre  est  une  vaste  et  merveilleuse  fresque, 

Sur  la  toile  du  temps  brossée  à  larges  traits... 

Je  n'admets  pas  que,  sous  couleur  de  populaire, 

Pour  monter  un  tirage  à  cent  mille  exemplaires, 

L'image  et  le  journal  prostituent  le  portrait. 

Le  type  est  galvaudé.  Nous  les  avons  trop  lus 

La  blague  du  biffm,  le  faux  mot  du  Poilu, 

Le  coq-à-l'àne  en  fleur  aux  lèvres  de  Gavroche 

Qui  tombe  en  débitant  sa  pirouette  aux  Boches. 

Le  «  Tirez  donc,  les  gas!  »  ou  le  «  Debout,  les  Morts  !  » 

Cette  poncivité  grasse  et  de  bon  rapport 

Qui  de  l'historien  ne  fait  plus  qu'un  faussaire, 

Emargeant  à  l'affreux  mensonge  de  la  guerre. 


l3/i  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Et  qui  donne  à  la  bouche  horrible  qu'on  mutile 

L'expression  stupide  et  fausse  de  l'idylle! 

Vérité,  vérité  manifeste,  au  cœur  triste. 

Vérité  devant  qui  s'effare  l'utopiste 

Et  le  pharisien,  il  faut  qu'on  te  défende, 

Et  que  tu  n'ailles  pas  crouler  sous  la  légende  ! 

Oh  I  lève-toi,  vivante,  et  telle  que  tu  fus 

A  travers  ton  chaos  monstrueux  et  confus, 

Mais  illumine-nous  de  ta  vaste  colère. 

De  ton  hautain  dégoût,  vérité  de  la  guerre, 

Simple,  dure,  terrible,  entraînant  un  torrent 

D'idées,  autour  de  toi  rôde  le  guet-apens 

De  l'immense  bêtise  humaine  qui  dégrade 

Toute  noblesse  de  penser  par  des  bravades. 

Qui  nous  sort  son  panache  pauvre  et  périmé. 

Ses  exhortations  vides,  ses  bouts-rimés, 

Sa  feinte  gaillardise  ou  son  sublime  indigne, 

Tout  ce  patriotisme  fade  à  tant  la  ligne 

Et  ravale  le  réalisme  de  la  guerre 

  l'image  à  deux  sous  pour  école  primaire!... 

Et  tout  ce  maquillage  éhonté  de  la  mort. 

Sous  prétexte  de  nous  verser  le  réconfort  ! 

Ah!  ce  qui  sortira  pourtant  de  toi.  Pensée!... 

Cette  insulte,  quand  tu  volais  à  l'apogée. 


LE      CERCLE      DE      CAÏN.  l35 

Ce  coup  de  feu  contre  ton  aile,  et  le  génie 

Douloureux  qu'aujourd'hui  notre  noblesse  expie, 

C'est  ce  drame  fiévreux  et  grave  que  l'on  sent 

Battre  et  nous  remonter  dans  la  chaleur  du  sang! 

Au-dessus  de  la  blague  nauséeuse  et  terne 

De  Pantruche,  je  vois  des  beautés  plus  modernes. 

Je  ne  conteste  pas  Ga^TOche  et  le  briscart 

Qui  rendent  l'àme  dans  un  rire  goguenard. 

Ce  sublime  livresque  existe.  Il  est  fort  beau. 

Pareille  insouciance  embellit  le  tombeau  — 

Mais  il  est,  en  ces  temps,  un  plus  large  héroïsme, 

Un  plus  lucide  orgueil  dans  le  patriotisme, 

Quelque  chose  de  plus  humain  dans  l'àme  humaine, 

Et  de  plus  réfléchi  devant  la  mort  prochaine. 

Nous  voyons  des  sommets  plus  purs  à  la  vertu!... 

Je  préfère  cent  fois  au  lili  liéroïque 

Un  soldat  tout  aussi  réel,  plus  authentique  : 

Ce  grand  hén)S  improvisé,  inattendu, 

Ce  bel  enfant,  aux  traits  graves  d'aristocrate 

Hier  encore  assortis  au  ton  de  sa  cravate, 

Qui,  penché  sur  l'étude  et  docile  aux  pensées. 

Prévoyait  mal  à  quelle  immense  destinée 

Son  cœur  élait  promis  et  son  dédain  voué; 

Cet  homme,  indifférent  à  se  faire  tuer. 


130  LA      DIVINE     TRAGÉDIE. 

Mais  que  savoir  la  mort  triste  et  laide  n'empêche 
Nullement  de  mourir  le  premier  sur  la  brèche, 
Hautain,  plein  de  mépris  pour  tant  d'insanité, 
Ce  penseur  qui  renie  la  guerre  fratricide 
Mais,  empoignant  les  flancs  de  l'Archange  irrité 
Qui  l'emporte  en  chantant  au  vent  de  sa  chlamyde, 
S'élance,  et  —  pâle  un  peu  de  s'en  aller  mourir,  — 
A  tous  ces  chiens  saignants  et  hurlant  de  désir, 
Gomme  un  quartier  de  viande  à  la  meute  en  furie, 
Jette  la  sombre  ardeur  de  sa  mélancolie  I .. . 


LE   SOLDAT    DE   iOlo 


Dieu  dit  aux  fils  de  Gain  le  la- 
boureur :  «  Vous  labourerez  la  terre 
qui  a  ouvert  la  houclie  pour  boire  le 
sang  répandu,  d 


Quand  on  pénètre  dans  la  zone  d'épouvante 
On  commence  par  voir  un  désert,  où  se  tord 
Un  squelette  ahuri,  fantomal,  d'arbre  mort. 
C'est  une  sentinelle,  au  milieu  des  tourmentes, 
Qu'un  Virgile,  sans  doute,  a  dû  laisser  par  là. 
C'est  l'entrée  du  boyau  où  j'ai  lu  «  Speranza  », 
L'ouverture  du  cycle  où  les  âmes  défaillent. 
Le  sol  tout  aciéré,  tout  dallé  de  limaille 


l38  LA      DIVINE      TRAGÉDIE, 

A  remplacé  les  champs  du  labour  et  l'éteule. 
Partout  le  désert  plat.  De  loin  en  loin,  des  meules 
Ont  l'air  d'obus  fichés  en  terre,  aérolithes 
Tombés  don  ne  sait  quel  olympe  hétéroclite. 
Mais  plus  loin  ce  n'est  plus  la  zone  désertique, 
Et  là  point  n'est  besoin  d'arbre  qui  vous  indique 
Un  enfer,  sur  lequel  un  exergue  est  gravé... 
Rien  qu'à  le  voir,  on  sent  que  l'on  est  arrivé. 

Toute  une  Alpe  effondrée  dans  la  tourbe  et  la  marne  ! 
De  près,  de  loin,  partout  où  le  combat  s'acharne, 
C'est  la  marée  de  boue,  un  pressoir  liquoreux 
Qu'ils  foulent  de  leurs  pieds  et  qui  leur  gicle  aux  yeux. 
On  les  voit,  enivrés  du  limon  qu'ils  ont  bu. 
Tituber  sur  ce  sol  pétri  par  les  obus. 
Enfoncer  au  cloaque  épais,  sans  bord  ni  berge, 
Et  d'où,  comme  l'épave  après  l'orage,  émerge 
Des  débris,  des  tronçons,  mille  formes  étranges. 
Rudiments  de  matière,  innommables  mélanges 
Où  ne  se  reconnaît  rien  qu'on  puisse  nommer... 
Par  là-dessus,  errant,  un  être  fauve,  hirsute, 
Presque  marécageux,  vague  habitant  des  huttes. 
D'un  sordide  fumier  encore  mal  exhumé, 
Enduit  d'un  vêtement  durcifié  de  terre. 


LE      CERCLE      DE     CAÏN.  1^9 

Un  revenant  de  préhistoire,  homme-calcaire 

Dont  la  barbe  pétrifiée  et  les  moustaches 

Pendent  en  stalactite,  en  dépôts  d'alluvions! 

C'est  l'ancêtre  vivant  tel  que  l'homme  l'arrache 

Au  rocher  basaltique,  à  la  grotte  sans  fonds. 

11  est  encor  couvert  de  matière  éruptive. 

Blanc  comme  un  ossement  sorti  de  la  chaux  vive, 

Et  ses  deux  poings  ont  l'air  de  deux  boules  qu'il  mange. 

Une  sorte  de  pain  blêmi,  stratifié  ! 

Et  cet  ermite,  le  Baptiste  de  la  fange. 

Paré  d'une  poitrine  écailleuse,  moitié 

Saurichnite  du  Nord  et  caïman  du  Gange, 

Tient  —  comment?  —  entre  les  deux  mottes  de  ses  mains. 

Un  pieu  dont  l'un  des  bouts  lui  va  jusqu'aux  moustaches, 

Qu'il  agite  comme  un  impitoyable  engin, 

Un  pilon  avec  quoi  son  poing  baratte  et  gâche 

Ces  consistances  d'huile  ou  de  cambouis  terreux... 

On  croirait  que  la  terre  a  vomi  dans  ces  creux 

Des  flots  de  vase  et  tous  ses  quartz  liquéfiés  ! 

Cet  homme,  enfoui  là,  semble,  du  front  aux  pieds, 

Se  transformer  en  pierre,  à  l'instant  où  la  pierre 

Bedevient  le  gluant  liquide  élémentaire 

Et,  quand  de  toute  part,  comme  dans  la  Genèse, 

S'épand  la  fonte  des  coteaux  et  des  falaises... 


l4o  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Quoi?  toute  cette  lave  immonde  et  pataugée 
Qu'éructe  le  cratère  en  travail  des  tranchées. 
C'est  cela  qu'ils  ont  fait  de  la  terre  natale? 
Terre  de  France,  aimée  d'une  amour  sans  égale, 
Ils  la  pétrissent,  la  draguent,  la  manipulent 
Pour  en  faire  une  pâte  vivante,  une  nappe 
En  fusion  que,  de  l'aurore  au  crépuscule, 
Vautrés  comme  des  chiens  dans  la  fange  qu'ils  lappenl 
On  leur  voit  triturer  et  brasser!  Ventre  à  plat, 
Ces  nageurs  sont  si  bien  incorporés  en  elle 
Qu'on  se  demande  quel  déluge  conserva 
Pour  nous  cet  amphibie  fossile,  originel, 
Intact  et  tellement  amoureux  de  son  auge 
Qu'il  y  roule,  qu'il  s'y  ébroue,  qu'il  y  patauge. 
Dans  un  délire  heureux,  vague,,  tortu,  difforme. 
Jusqu'à  ce  qu'ivre-mort  et  vaincu,  —  il  y  dorme!.. 

Et  ceci,  ce  n'est  pas  un  des  fils  de  Gain, 
Ce  n'est  pas  un  produit  ethnique  ou  surhumain. 
Dans  sa  gaine,  à  quelque  vestige  d'uniforme, 
Rotondité  de  casque  ou  patte  d'épaulettes. 
On  voit  de  quel  honneur  il  est  le  tâcheron, 
Pouquoi  son  cœur  s'acharne  et  son  torse  halète. 
Quelle  sainte  sueur  lui  ruisselle  du  front  ! 


LE     CERCLE      DE      CAÏN.  l4l 

Et  l'homme,  en  contemplant  une  pareille  offrande, 
Comprend  alors,  si,  pris  d'horreur,  il  se  demande 
Pourquoi  ce  vêtement  sordide,  cette  boue 
Sur  ce  corps,  sur  ces  mains,  sur  ces  bras,  sur  ces  joues, 
Que  la  Patrie  est  pauvre  et  que,  lui  coûtant  trop 
De  donner  un  linceul,  elle  donne  un  manteau! 


II 


Ils  marchent,  fabuleux,  livides  légions! 

Et  cette  Grande  Armée,  blanche  sur  un  ciel  noir. 

Quand  on  la  voit  passer,  dans  les  rayons  du  soir, 

Vous  met  au  cœur  le  plus  auguste  des  frissons  ! 

Sous  leur  cilice  pâle  et  crayeux,  on  dirait 

Des  pénitents  altiers  descendant  le  Tbibet. 

« 

La  boue  sculpte  au  képi  un  vague  alérion. 

Ce  défdé.  ce  grand  retour,  au  fond  du  rêve. 

C'est  simplement  ceci  :  l'heure  de  la  relève. 

Ils  marchent,  vague  humaine,  ou  torrent  qui  dévale! 

Un  gave  caillouteux,  une  inondation 

Ciiarriant  des  lambeaux  de  choses  triompbales. 


l4a  LA      DIVINE     TRAGÉDIE. 

Voilà  ce  que  l'on  voit  venir  de  l'horizon. 
Puis  l'œil  fixe  un  à  un  chaque  géant  .qui  va  ; 
Et  ce  n'est  plus  alors  un  fleuve  de  gravats... 
Botté  de  blanc,  au  poing  son  gantelet  de  marbre, 
Et  caparaçonné  de  lourds  maillons  durcis 
Qui  mettent  à  son  corps  l'écorce  des  vieux  arbres, 
Chaque  homme,  en  même  temps  que  le  ciel  s'obscurcit, 
S'effrite  et  fait  tomber  en  marchant  ses  écailles. 
Il  avance,  épuisé,  les  artères  saillies... 
Son  sac  au  dos,  coupé  dans  des  pierres  de  taille, 
Pèse  comme  un  éclat  de  roches  équarries  ! . . . 
Ces  Neptune  de  bronze  ont  des  mousses  calcaires  ; 
On  ne  sait  plus  leur  âge  :  ils  sont  octogénaires. 
Des  neiges  de  salpêtre  étreignent  leur  thorax. 
Ces  descendants  d'Achille  et  ces  neveux  d'Ajax 
S'en  vont,  gonflés,  pesants,  et  l'on  voit  sur  leur  dos, 
Sur  leurs  reins,  étageant  leurs  accablants  fardeaux  : 
Sacs,  flingots  et  bidons,  musettes,  cartouchières, 
Ensevelis  sous  la  mouture  de  poussières! 
La  voilà  cette  armée  unique,  ineffaçable. 
Taillée  dans  le  Paros,  modelée  dans  le  sable, 
Cette  armée  qu'un  simoun  tragique  a  revêtue 
Et  qui  s'avance  comme  un  peuple  de  statues! 
Devant  nous,  une  horde  imprévue  de  colosses 


LE      CERCLE      DE      CAÏN.  l/iS 

Qu'un  pouce  de  sculpteur  pétrit  en  ronde-bosse 

S'évade,  en  plein  soleil,  débordante  de  vie, 

Mais  encore  à  demi  achevée,  mal  finie. 

Un  défilé  de  figurines  à  l'essai 

Ayant  jeté  trop  tôt  le  drap  qui  les  serrait. 

Ou  fait  s'écarteler  les  formes  du  mouleur 

Dont  le  fardeau  massif  leur  comprimait  le  cœur  ! . . . 

On  demeure  saisi  d'effroi  quand  on  regarde 

Cette  ébauche  d'humanité  un  peu  hagarde 

Qui  marche,  son  pied  blanc  foulant  les  routes  saintes, 

En  conservant  encor  sur  elles  les  empreintes 

Du  limon  primitif,  créateur,  et  la  trace 

De  la  matrice  d'où  s'échappa  Samothracej 


III 


Ce  soldat-là,  si  grand  qu'on  peut  à  peine  y  croire, 
Tel  que  n'en  retraça  jamais  aucune  histoire. 
N'est  ni  le  grenadier,  ni  le  légionnaire, 
Fils  de  la  vieille-garde  et  de  la  Grande  Armée, 
Le  grognard  lutineur  de  blanches  Renommées. 


144  LA      DIVINE      TKAGÉDIE. 

Ayant  piqué  tous  les  trophées  à  sa  rapière, 
Fatigué  d'avoir  l'ait  trembler  toute  la  terre, 
Cueilli  tous  les  lauriers,  toutes  les  immortelles, 
Et  pris  d'emblée  chaque  Victoire  par  les  ailes! 

C'était  hier  l'enfant,  le  pâle  adolescent, 

Qui  n'eût  versé  jamais  une  goutte  de  sang 

Et  s'en  allait,  charmant  et  léger  dans  la  vie. 

Sorti  de  rhétorique  ou  de  philosophie. 

Gourant  à  ses  premiers  rendez-vous  clandestins, 

Le  gracile  danseur  des  tangos  argentins, 

Presque  bouclé,  tout  svelte,  et  caressé  des  lemmes! 

Aujourd'hui  le  voici,  la  colère  dans  l'âme, 

Mué,  dans  un  élan  d'ardeur  précipitée, 

En  ce  géant,  en  ce  colosse  quaternaire 

Qui,  dépassant  tous  les  héros  de  cent  coudées, 

Eclipse  pour  jamais  les  porteurs  de  tonnerres. 

Tous  les  Césars  fourbus  et  les  Napoléons. 

Il  monte  par-dessus  toutes  les  légions 

Pour  dresser  une  stature  presque  identique 

A  celle  du  vieil  ancêtre  géologique  : 

L'être  né  de  la  bouc,  après  le  jour  septième, 

Gréé  par  Dieu  d'un  peu  d'argile  et  de  poussière. 

Le  vieil  Adam  issu  de  notre  humus,  le  même 


l,  r,      C  E  R  C  L  F      DE      GAIN.  1  ^i  5 

Que  celui-là  qui  fut  le  premier  sur  la  Terre!... 

Car  l'homme  du  pays  d'Eden  et  d'Hévila, 

Est  devenu  —  Dieu  qui  le  voit!  —  cet  enfant-là!... 

0  prodige  émouvant,  plus  beau  que  tout  au  monde! 

Il  a  fallu  peut-être  au  globp  cent  mille  ans 

Pour  créer  tout  à  coup  ce  cœur  dans  cet  enfant 

Et  pour  perpétuer  dans  celte  fange  immonde 

Un  être  conscient,  pensif,  qui  réunit 

Ce  que  l'âme  a  produit  sous  le  ciel  de  plus  fin. 

De  plus  rare,  un  enfant  pareil  au  séraphin, 

Et  l'être  inachevé  des  âges  du  granit, 

Afin  que  du  baiser  de  l'homme  avec  la  fange 

Il  sortit  l'archétype  absolu  du  guerrier, 

Du  défenseur  du  sol,  le  héros  tout  entier 

Qui  descend  jusqu'au  cœur  de  sa  terre  et  la  venge 

En  la  tenant  contre  sa  poitrine,  à  pleins  bras  ! . . . 


L  histoire  encor,  peut-être,  un  jour,  te  reverra, 
Héros  superbe  et  blanc  qui  rejettes  dans  l'ombre 
Les  braves,  les  martyrs  et  les  vaillants  sans  nombre. 
Mais  rien  n'égalera  jamais  cette  épopée. 
Si  sobre,  sans  parade  et  sans  éclat  d'épéc. 
Quant  à  moi,  tout  au  bas  du  dessin  que  j'ai  fait 


1^6  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

De  ce  grognard  nouveau  qu'eût  envié  Raffet, 
De  ce  héros  plus  grand  que  les  plus  légendaires, 
Je  vois  la  Gloire  qui  paraphe  le  portrait 
Et,  s'inclinant  très  bas  devant  l'image  épique. 
Écrit  : 

Soldat  de  la  Troisième  République. 


LE  CERCLE   DE   FEU 


Logue ! 

Dieu  fatidique  appelle  :  «  Logue  !  Viens  1  » 
Par  nous  que  soit  réalisé  le  mythe  ancien  ! 
Ton  épée  a  tracé  sa  barre  sur  l'Europe. 
On  entend  ton  cheval  effaré  qui  galope 
De  l'un  à  l'autre  bout  du  sillage  divin. 
Le  feu  jaillit  de  la  barrière  gigantesque. 
La  flamme  barbelée  déploie  son  arabesque 
Intangible,  au-dessus  du  Cercle  de  Gain... 
Quel  est  le  dieu  caché  dans  ce  Buisson  ardent 
Qui  s'embrase  de  l'orient  à  l'occident  '? 
Quel  est  le  nom  de  la  divinité  dormante 
Autour  de  qui  la  flamme  effuse,  crisse  et  chante? 
Espérance?  Beauté?  Fille  de  la  douleur, 


1^8  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Ton  nom?  Chaste  dormeuse  au  milieu  de  ta  forge, 
Dans  la  forêt  vulcanisée  par  l'enchanteur, 
Dis-moi  ton  nom,  dis,  l'invisible,  dont  la  gorge 
Prépare  son  éclat  de  marbre  pentéliqueP 
11  sera  pour  nos  fils  la  suprême  musique 
Ce  nom,  dont  nous  avons  le  désir  entêté. 
Et  que  nous  prononcions  autrefois  :  liberté!,.. 
Comment  sortira-t-il,  ce  nom,  de  la  refonte 
Que  la  flamme  et  le  fer  ont  fait  de  toute  chose? 
Logue  !  Viens  ! 

Monte  autour  de  l'Intangible.  Monte! 
Illumine  la  nuit  de  ses  paupières  closes  ! 
Je  ne  distingue  pas  la  déesse  cachée. 
Mais,  Logue,  prolecteur  des  vieilles  chevauchées. 
Derrière  la  barrière  ardente  de  tes  piques, 
Je  sais  que,  doux,  puissant  et  grave,  dort  un  dieu, 
Et  j'entends,  à  travers  les  tonnerres  du  feu, 
Sa  respiration  paisible  et  prophétique! 

Janvier-Décembre  191 5. 


m 

LE  CERCLE  D'EVE 


Entraniino  a  ritornar  nel  chiaro  mondo. 
Inferno,  c.  iïxiv,  V.   i3i. 

Nous  entrâmes  dans  ce  chemin  pour 
retourner  au  monde  lumineux. 


i3. 


ELLES 


LE  CALENDRIER 


C'est  le  calendrier  de  la  nouvelle  année. 
Je  l'ai  pris.  Tous  les  noms  s'animaient  sous  mes  doigts; 
Les  uns  —  réminiscence  adorable  et  fanée  — 
Semblent  des  noms  de  fée  ou  bien  des  noms  de  rois; 
Les  autres  sont  des  noms  tout  simples,  qu'ont  redits 
Tant  de  bouches  ! ...  Et  maintenant  comme  ils  m'émeuvent, 
Ces  noms  qui  désormais  seront  des  noms  de  veuves 
Ou  d'orphelins!  ces  noms  qu'on  appelle  «  petits  » 
Sans  doute  parce  qu'ils  contiennent  l'infini!... 
Mais,  entre  tous  les  noms  diaprés  qu'à  l'enfance 
•Vccordent  ceux  aussi  qui  lui  donnent  la  vie, 
l!]pelez  bien  les  noms  des  femmes  de  la  France... 


l54  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Qu'ils  sont  beaux  tous  les  noms  des  femmes,  les  Marie, 

Les  Jeanne,  les  Lucie,  et  les  Marthe,  les  Anne! 

Songez  dans  quel  soupir  ils  ont  été  redits. 

Ces  noms,  les  derniers  mots,  ou  sacrés  ou  profanes. 

Que  leurs  bouches  auront  murmurés  et  choisis 

Pour  l'agonie  horrible  au  fond  des  solitudes, 

Ces  noms  désespérés  comme  des  bras  tendus. 

Et  qui  représentaient  ce  qu'ils  aimaient  le  plus 

Sur  terre,  le  secret  de  leurs  béatitudes. 

Un  visage,  deux  yeux,  une  forme,  des  bras, 

A  qui  se  rattachait  un  nom  comme  un  collier... 

Et  c'était,  par-dessus  toute  chose,  ici-bas. 

Leur  talisman  suave  et  jamais  oublié. 

Hélas!  l'arbre,  la  meule,  et  la  bise  et  les  bois 

L'auront,  seuls,  entendu  pour  la  dernière  fois,  — 

Car  ils  auront  tous  eu  cette  même  pensée 

De  mourir  dans  le  même  amour. 

Seigneur,  Seigneur! 
Accueillez  avec  eux  la  phrase  prononcée, 
Car  elle  est  comme  une  autre  un  hymne  en  votre  honneur. 
Puisqu'ils  en  auront  fait  la  suprême  prière, 
Et  puisque  jusqu'à  vous  sont  montés,  de  la  terre. 
Par  delà  l'agonie  et  par  delà  les  tombes, 


LE     CERCLE      d'ÈVE.  l55 

Tous  ces  noms  exhalés  comme  un  vol  de  colombes  ! 

Et  puis,  ce  fut  fini!...  Le  silence  a  repris 

Les  mots  comme  il  a  bu  la  vie.  Et  c'est  atroce... 

Mais  entre  tous  ces  noms  de  saintes  réunis, 

Faits  pour  sonner  l'amour,  le  baptême  ou  les  noces. 

Il  en  est  un  que  ne  porte  aucun  agenda. 

Pourtant,  apparemment,  c'est  un  nom  de  personne. 

Il  est  même  le  plus  répandu,  celui-là  ! 

Le  beau  nom  !  A  combien  de  femmes  on  le  donne  ! 

A  toutes  il  leur  va  si  bien  —  vieille  ou  petite, 

Ridée,  fraîche,  jolie,  châtaine,  noire  ou  blonde! 

Il  appartient  à  tous,  il  est  à  tout  le  monde. 

Il  vaut  toutes  leurs  Jeanne  avec  leurs  Marguerite, 

Et  si  fruste  qu'il  soit,  dans  sa  banalité, 

Il  n'est  pas  de  héros  qui  ne  l'ait  prononcé 

Tendrement,  saintement  et  misérablement 

A  l'heure  où  le  héros  redevient  un  enfantv 

Il  a  jailli,  d'un  trait,  sur  les  champs  de  bataille 

C'est  peut-être  celui  qu'ils  ont  le  plus  crié, 

Qui  sait?  quand  les  mordit  la  chienne  aux  dents  d'acier. 

C'est  le  nom  sans  pareil  qui  monte  des  entrailles 

De  l'être  et  de  la  terre  entière,  —  le  plus  beau! 

Comme  ils  l'auront  râlé  avidement,  et  comme 


i5f)  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Il  dut  sortir  vivant  du  cœur  des  morts  !  Tout  homme 
Qui  le  dit  est  sacré,  —  et  bien  plus  le  héros, 
Lorsque  c'est  un  héros  expirant  qui  le  nomme  ! . . . 
Vous  l'avez  reconnu,  n'est-ce  pas,  entre  mille?... 
Mais  depuis  qu'ils  l'ont  dit,  là-bas,  le  difficile 
Est  de  le  prononcer  sans  pleurer,  maintenant. 
Deux  syllabes,  pas  plus.  C'est  celui-là  :  «Maman.  » 

i""^  janvier  igiS 


'    LE  CRI 


( 


Comme  ils  crient,  comme  ils  crient  et  sur  toute  la  terre  ! 
L'hommage  doit  monter  aux  narines  des  dieux, 
Encens  intarissable,  énorme  et  savoureux!... 
Qu'ils  accueillent  comme  l'hommage  le  meilleur, 
Le  cri  qui  leur  jaillit  à  tous,  du  fond  du  cœur, 
Celui  qui  contient  tout,  ce  cri,  le  premier  mot 
Par  qui  s'ouvre  la  vie.  Le  dernier  qui  la  clôt. 

Après  qu'on  l'eut  couché  tout  sage  et  tout  petit,  — 
Dix-huit  ans,  guère  plus,    c'était  un  volontaire,   — 
Comme  un  bébé  qui  se  retourne  dans  sou  lit 
Paresseusement  et  tendre,  il  se  laissa  faire, 
Border,   sangler...   Mais  quand  tout  à  coup  il  sentit 
Que  c'était  vrai,  bien  vrai,  que  c'était  bien  un  lit, 

i4 


IÔ8  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Il  fondit  en  sanglots  entrecoupés,  atroces, 

Avec  cette  grimace  afifreuse  qu'ont  les  gosses. 

Il  répétait  :  «  C'est  bon,  c'est  bon!...  Dieu!  que  c'est  bon!  > 

Intarissablement,  mais  de  quelle  façon  ! 

Mêlant  la  pure  extase  au  plus  noir  désespoir... 

On  lui  disait  :  «  Qu'as-tu?  Réponds-pous.^  Qu'as-tu  donc?  >: 

Navrant  spectacle,  et  même  abominable  à  voir, 

Au  point  qu'on  retenait  ses  larmes  avec  peine! 

«  J'ai...  j'ai...  que  depuis  si  longtemps...  tant  de  semaines. 

Trois  mois!...  n'importe  quand  ni  où,  matin  ou  soir, 

J'ai  couché  sur  la  terre  nue...  J'ai  eu  si  froid! 

Madame...  alors...  songez...  c'est  la  première  fois 

Que  je  sens...  que  je  suis...   »  Le  reste  il  l'acheva 

En  plongeant  lourdement  sa  tête  dans  les  draps. 

Tout  comme  si,  de  les  palper,  de  les  étreindre, 

Ce  fût  une  caresse  et  qu'il  sentît  des  bras 

Le  tirer  au  lointain,  vers  celle  qui  sait  plaindre 

Et  consoler. 

«  C'est  bon!...  Comme  je  suis  content!  » 
Puis  d'une  expression  mi-tristê,  mi-ravie  -: 
«  Et  ce  serait  le  jour  le  plus  beau  de  ma  vie, 
(i  Si  j'avais  à  côté  de  moi...  elle...  maman!...  n 
Alors  il  renfouit  sa  tête  obstinément 


L  E      C  r  R  C  L  E      D    È  V  E .  '  ^9 

Et  se  reprit  à  murmurer,  durant  des  heures, 

Sans  arrêter  :  «  Je  veux  maman  ! . . .  Je  veux  maman  1  >i 

Et  c'est  plus  triste  encor  quand  c'est  l'homme  qui  pleure 

Et  que  c'est,  près  de  lui,  la  femme  qui  sourit  1 

A  la  fin,  progressivement,  il  s'endormit. 

Tous  les  autres,  public  gagné,  public  facile, 
En  écoutant  ce  mot  qui  sortait  de  ce  lit. 
Regardaient,  fixement,  l'ombre  dans  leur  asile 
Monter. . . 

La  plainte  allait  toujours  s'affaiblissant. 

Un  seul,  le  plus  âgé  je  crois  bien,  regardait 
D'un  regard  plus  farouche  et  presque  menaçant, 
Avec  de  la  rancœur,  même  un  rire  mauvais... 
Mais  je  ne  voulus  pas  savoir  ce  qu'il  avait; 
Car  je  venais  de  lire  au  fond  de  sa  pensée. 

Oui,  ce  fut  bien  cela  la  phrase  prononcée 

Par  tous  ceux  qui  sont  morts  sur  les  champs  du  carnage  ! 

Pas  la  phrase,  le  cri  —  l'iinlque  mot,  le  seul  !  — 

Le  mot  originel  et,  quel  que  fût  leur  âge, 

Mous  savons  que  ce  mot  leur  servit  de  linceul. 


l6o  LA      DIVINE      TUAGEDIE. 

Tu  peux  les  plaindre,  ami  !  Mourir  comme  eux,  c'est  plus 

Que  mourir!...  Et  pur  tant  la  pire  des  misères 

N'est  pas  de  s'en  aller  sans  que  vienne  une  mère. 

Réserve  ta  pitié,  si  tu  te  sens  ému, 

Pour  un  sommet  plus  haut  et  plus  aride  encore! 

Es-tu  celui  qui  songe?  Alors  songe  aux  soldats, 

Vieux  ou  jeunes,  mais  que  déshérita  le  sort. 

Couchés  également  par  la  faux  des  combats, 

Qui,  dans  l'impulsion  dernière  de  la  mort. 

Ont  appelé  leur  mère,  —  et  qui  n'en  avaient  pas! 


LETTRE   DUNE   GRAND'MÈRE 


Mon  petit,  je  t'écris.  On  m'a  bien  annoncé 
Que  tu  n'es  plus,  que  tu  reposes  sous  la  croix. 
Dans  un  pays  très  difficile  à  prononcer. 
Quelle  folie!  Il  n'est  pas  vrai  que  cela  soit  I 

Et  je  prendrai  la  plume  et  j'écrirai  quand  même. 
Je  dois  t'aimer  bien  plus  que  ta  mère  ne  t'aime, 
Puisque  moi  je  t'écris,  au  bout  de  la  maison. 
Quand  je  l'entends  qui  pleure  à  travers  la  cloison. 

Ne  doute  pas  de  moi.  Je  n'ai  pas  cru,  mon  gas  ! 
Tu  vis  toujours.  Tu  vis...  Je  sais  quand  tu  mourras. 
Tu  mourras,  vois-tu  bien,  quand  nous  pourrons  le  croire. 
Un  jour.  Ce  jour-là  seul.  Golui  de  la  Victoire. 


i<>3  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Ce  jour-là,  par  exemple,  où  tout  sera  si  beau, 
^Ahl  combien  serons-nous  de  mères  à  sentir 
Que,  quel  que  soit  l'endroit  qu'aient  marqué  vos  tombeaux, 
Pour  la  première  fois  vous  venez  de  mourir! 

Jusque  là  tout  décès  me  paraît  provisoire. 
Ton  matricule  a  dii  s'effacer.  Et  d'abord 
Pourquoi  nommer  l'absence  avec  ce  nom  :   la  Mort? 
Pourquoi  dire  à  l'absence  :   u   Habille-toi  de  noir  »  ? 

A  ce  compte,  vois-tu,  nous  avons  pris  le  deuil 
Quand  la  patrie,  frappant  du  poing  à  notre  seuil, 
Nous  eut  dit  :  «  Us  sont  beaux,  vos  enfants.  Prêtez-les!  » 
Elle  avait  dit  :  prêter.  Nous  vous  avions  donnés!    v 

Quand  vous  eûtes  quitté  l'ombre  de  nos  demeures, 
Nous  savions  que  vous  ne  reviendriez  jamais. 
Alors,  à  quel  moment  peut-on  dire  :   «  C'est  fait  »? 
Personne  n'en  sait  rien.  C'est  nous  qui  dirons  l'heure. 

Jusque  là  vous  vivez,  et  tant  que  nous  voudrons! 
Vous  avez  tellement  fait  de  trous  dans  la  terre 
Pour  vous  battre  !  —  Il  paraît  que  c'est  cela,  la  guerre  !  — 
Mourir,  c'est  n'être  encor  pas  remonté  du  fond. 


LE      CERCLE      D    ÈVE.  I*i3 

On  t'a  choisi  un  camarade  pour  sous  terre. 
C'est  la  chambrée.  Tâche  d'avoir  un  bon  voisin. 
Serrez- vous.  Dormez  bien  d'un  sommeil  exemplaire, 
Épaule  contre  épaule,  et  la  main  dans  la  main. 

Ta  mère  a  de  la  mort  une  bien  pauvre  idée  ! 
Elle  s'habille  en  noir.  Moi,  je  m'habille  en  brun... 
Il  est  vrai  qu'à  mon  âge  on  n'est  pas  très  fixée. 
Mes  deuils  sont  si  nombreux  que  je  n'en  porte  aucun. 

Mais  quand  éclateront  des  trompettes  de  rois, 
Et  lorsqu'ils  reviendront,  le  laurier  à  leur  front. 
Nous,  qui  n'attendrons  plus,  alors  nous  tomberons, 
En  poussant  de  grands  cris,  et  toutes  à  la  fois! 

C'est  quand  nous  les  verrons  rire,  les  autres  mères. 
Vous  tenir  par  le  cou  en  criant  :  «  Le  voilà!  » 
Que  nous,  nous  sentirons,  en  resserrant  nos  bras. 
Vos  corps  soudainement  se  réduire  en  poussière  ! 

Mais  même  alors  je  garderai  mon  avantage. 
Car  je  serai  plus  près  de  toi,  étant  plus  vieille... 
Ta  mère  sentira  que  l'on  n'est  pas  pareille 
Dans  le  deuil  !  Et,  jalouse,  elle  enviera  mon  âge. 


ïHi  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

En  attendant  ce  jour  si  beau  —  mais  qui  réyolte!  — 
Ici  tout  va.  Ton  père  a  rentré  les  récoltes. 
Il  n'aime  pas  lorsqu'il  nous  voit  ces  airs  contrits 
Qu'ont  les  chattes  quand  on  leur  a  pris  leurs  petits. 

Moi,  je  trouve  toujours  que  ton  père  a  raison... 
C'est  que  je  t'aime  tant,  mon  cher  petit  garçon! 
Aussi,  moi,  j'ai  repris  la  plume  sur  ma  table... 
•Tu  vois  que  c'est  toujours  moi  la  plus  raisonnable! 

Ma  lettre  arrivera  où  que  vous  vous  trouviez... 
Si,  par  hasard,  elle  se  perd,  en  cours  de  marche. 
Étant  partie  comme  la  colombe  de  l'Arche, 
C'est  qu'elle  aura  jeté  le  rameau  d'olivier!... 

Adieu,  mon  grand.  Tu  vois,  moi,  je  n'ai  pas  douté. 
On  est  si  fier  de  toi!  C'est  si  doux,  la  fierté!... 
A  se  revoir.  Fais  bien  tout  ce  que  tu  dois  faire. 
Profite  du  repos.  Je  t'aime.  Ta  grand'mère. 


L'ALLIANCE 


Ma  chérie,  j'ai  passé  ta  bague  à  la  main  droile. 
En  dix-huit  ans  d'amour  c'est  la  première  fois, 
Depuis  le  jour  où  tu  la  glissas  à  mon  doigt... 
Oh!  je  la  sentais  bien  devenir  trop  étroite! 

Mais  moi  je  n'osais  pas  l'enlever  de  moi-même. 
J'ai  toujours  été  bête  et  superstitieux; 
J'avais  peur  de  t'aimei*  un  peu  moins  que  je  t'aime  ! . 
On  me  l'a  mise  à  droile.  Elle  me  va  bien  mieux. 

Oui,  lu  verras.  Le  tout  est  de  s'y  faire,  en  somme. 

II  l'a  fallu.  Sache  qu'elle  a  bien  résisté 

A  changer  d'habitude  et  de  fidélité; 

Car  elle  tenait  bon.  C'est  une  bague  d'homme. 


lC6  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Vingt  ans  d'amour  l'avaient  complètement  rivée  ! 
Tant  de  jours,  tant  de  nuits,  sans  l'avoir  retirée  ! 
Elle  a  quitté  la  place  où  toujours  tu  la  vis... 
C'est  bien  mieux.  Tu  seras,  je  crois,  de  mon  avis. 

Et  d'abord  je  ne  voulais  pas  que  l'on  me  l'ôte. 
Mais  quand  je  t'aurai  dit,  tu  comprendras  pourquoi 
Ta  bague  a  voyagé  d'un  doigt  à  l'autre  doigt. 
Chérie,  excuse-moi.  Ce  n'est  pas  de  ma  faute. 

Tu  comprends  .^. . .  Je  n'ai  pas  voulu  qu'on  te  prévienne . . . 
As-tu  compris?...  Ahl  pas  de  larmes  dans  les  yeux' 
Et  dis-toi  bien  que  je  ne  suis  pas  malheureux. 
Une  main,  c'est  assez  pour  y  tenir  les  tiennes!... 

A  l'heure  oii  je  t'écris  la  chose  est  consommée. 
Figure- toi,  j'aurais  voulu  qu'on  me  permît 
De  jeter  un  coup  d'oeil  sur  la  pauvre  en  allée. 
Dame,  une  amie!...  on  n'en  a  pas  beaucoup  d'amis! 

Mais  avant  tout  je  n'aurais  pas  été  fâché  — 
C'est  juste  hier  qu'on  lui  ravit  son  anneau  d'or   — 
De  voir  si,  loin  de  moi,  elle  gardait  encore 
Le  cercle  pâle  et  doux  de  la  bague  arrachée. 


LE      CRU  CLE     d'ÈVE.  167 

Aujourd'liui  l'anneau  brille  à  ma  dioite,  et  je  pense 
Qu'il  en  appréciera  fort  bien  toute  la  gloire! 
Je  suis  fou  de  donner  cette  énorme  importance 
iV  la  translation  d'un  bijou  sans  histoire. 

Mais  j'ai  voulu  de  suite,  à  l'aimée,  attester 
Qu'ainsi  ma  main  m'avait  paru  beaucoup  plus  belle! 
Puisse  l'anneau  donner  à  son  amie  nouvelle 
Une  leçon  d'amour  et  de  fidélité  ! 

Elle  dira  ce  qu'elle  apprit  de  grand;  de  sage, 
Depuis  que  tu  l'avais  glissée  à  mon  doigt  nu. 
Elle  aura  soin  que  tous  les  serments  soient  tenus. 
Les  deux  amies  feront,  je  crois,  très  bon  ménage. 

En  somme,  ma  gardienne  a  changé  de  vigie. 
Alon  doigt  se  plaît  à  son  toucher  neuf,  amical; 
Et,  si  ce  n'était  pas  qu'elle  fait  un  peu  mal. 
Je  croirais  qu'elle  est  là  depuis  toute  la  vie. 

L'anneau  de  la  tendresse  est  sauvé,  ma  chérie! 
C'est  beaucoup.   Il  est  là.  Lui  ne  s'est  pas  brisé! 
Qu'il  reste  le  témoin  à  qui  tout  se  confie, 
De  ton  premier  sourire  à  mon  dernier  baiser. 


l68  LA      I>1VINE      TRAGÉDIE. 

Tu  vois,  je  t'ai  coaté  l'anecdote  complète. 
Bah!  tu  verras,  il  ne  faut  pas  s'exagérer!... 
Maintenant  tu  sais  tout,  voilà  ;  c'est  chose  faite. 
Et  je  suis  si  content  que  tu  n'aies  pas  pleuré  ! 


COMPLAINTE 


Mon  enfant  est  allé  au  bois. 
Je  ne  connais  pas  sa  forêt. 
J'en  ai  connue  une  autrefois, 
C'est  à  deux  qu'on  s'y  promenait. 

Celle  qu'il  habite  est  glacée, 
Froide  à  fendre  la  terre  dure. 
On  lui  donne  des  couvertures. 
Moi,  je  lui  donne  ma  pensée. 

Qu'il  ait  chaud,  le  petit  bonhomme! 
Autrefois,  je  le  couvrais  tant! 
Qu'il  fasse  parfois  un  bon  somme... 
Les  enfants,  c'est  si  tourmentant! 

i5 


LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Vous  en  donnent-ils  des  soucis  ! 
Celui-ci  était  délicat 
Déjà  quand,  avec  les  petits, 
11  jouait  au  petit  soldat. 

C'est  d'hier.  Il  a  dix-huit  ans. 
Dix-huit  ans,  ce  n'est  pas  un  âge. 
Pour  s'en  aller  avec  les  grands... 
C'est  vrai  qu'il  paraît  davantage  I 

Que  le  temps  va  !  Que  le  temps  presse  ! 
On  vieillit  si  vite  à  présent! 
Et  c'est  une  grande  vieillesse 
Que  de  n'avoir  pas  dix-huit  ans  ! 

Moi,  je  m'imagine  sans  peine  ' 

Lui  voir  faire  ses  cabrioles  ! 
C'est  toujours  moi  qui  le  promène, 
Et  vais  le  chercher  à  l'école. 

Aussi  je  me  dis  bien  des  fois  : 
(Il  faut  cela,  sans  quoi,  sans  quoi!...) 
«  Tiens!  l'église  a  sonaé  le  quart. 
Je  vais  être  encore  en  retard...   » 


LE      CERCLE      D    EVE. 

Je  sais  bien  que  c'est  un  peu  bête, 
Mais  on  se  console  avec  ça! 
Que  de  fois  j'embrasse  en  cachette 
Un  vieux  devoir  qu'il  commença  ! 

Je  me  dis  qu'il  est  allé  loin, 

Que  le  temps  est  enchifrené. 

Que  bien  que  l'œuf  soit  cuit  à  point, 

Il  ne  viendra  pas  déjeuner. 

Toute  mère  est  une  insensée!... 
Il  faut  bien  que  je  m'imagine 
Sa  satisfaction  gamine, 
Lorsqu'il  revenait  du  lycée. 

Il  remportait  des  récompenses 
Et  la  croix  tous  les  samedis. 
Sans  doute  il  aura  des  vacances, 
Quand  il  aura  reçu  ses  prix. 

Un  an,  deux  ans,  trois...  que  c'est  long! 
Mais  bah!  je  commence  à  m'y  faire! 
J'ai  tout  à  fait  l'impression 
Que  je  l'ai  mis  pensionnaire. 


173  LA     DIVINE      TRAGEDIE. 

Est-ce  vrai  que  ces  têtes  blondes 
Pourraient  mourir  sans  avoir  su 
Qu'il  est  d'autres  baisers  au  monde 
Que  les  baisers  qu'ils  ont  reçus? 

Va  I  je  n'étais  pas  la  meilleure 
Des  caresses,  mon  cher  petit... 
Ah  1  penser  qu'il  faut  que  l'on  meure 
Pour  que  j'ose  te  l'avoir  dit  ! 

J'avais  fait  ta  bouche  si  belle 
Pour  la  femme  qui  te  prendrait  ! 
Une  autre  est  là  :  ce  n'est  pas  elle... 
Pars  tout  de  même,  mon  pauvret  ! 

Tu  es  beau.  Je  m'en  suis  vantée. 
Elle  aussi  t'a  trouvé  joli... 
Si  tu  savais  ce  qu'aujourd'hui 
Je  puis  exécrer  ta  beauté  ! 

Mais,  aux  premières  aventures, 
J'aurais  souffert.  J'y  gagne,  en  somme  ! 
Les  enfants,  cela  nous  torture 
Dès  qu'ils  sont  devenus  des  hommes! 


LE      CERCLE      D    EVE. 

C'est  la  loi.  On  ne  peut  rien  contre. 
Il  aura  sa  première  balle 
Pas  loin  de  l'époque  normale 
Où  l'on  a  sa  première  montre. 

D'ailleurs,  j'ai  la  force  illusoire, 
A  mesure  que  le  temps  passe, 
De  le  faire,  dans  ma  mémoire, 
Rétrograder,  de  classe  en  classe. 

Oui,  jusqu'à  ses  leçons  d'écriture 

Qu'il  rapetisse,  jour  par  jour! 

Car,  plus  petit,  on  se  figure 

Qu'il  est  plus  grand  dans  notre  amour. 

A  l'église,  où  vont  les  dévotes. 
J'entends  la  Vierge  qui  sanglote  : 
«  Descendez  mon  fils  de  la  Croix, 
Que  je  l'emmaillote  une  fois  !  » 

Un  drap...  oui...  ça  leur  tiendrait  chaud.., 
C'est  affreux  —  pas  même  des  lange»  !  — 
De  penser  que  nos  petits  anges 
Sont  allés  dormir  sans  maillot. 

i5. 


1-^li  LA      DIVINE    TRAGEDIE. 

Je  veux  que,  semaine  à  semaine, 
Entre  mes  bras  il  diminue, 
Que  d'âge  en  âge  il  redevienne 
Une  petite  chose  nue, 

Afin  que  je  puisse  à  souhait 
Tout  simplement  m'imaginer, 
Si  je  ne  le  revois  pas,  que  c'est 
Tout  comme  s'il  n'était  pas  né  ! 

Lorsque  j'apprendrai  qu'il  est  mort, 
Je  dirai  :  «  Ce  n'est  pas  trop  tôt  I 
Le  méchant!  Voyez  comme  il  dort...  n 
Et  j'arrêterai  le  berceau. 


SOLITUDE 


Les  feuilles  mortes  se  sont  mises  à  tourner, 

A  tourner  désespérément. 
Un  visage  apparaît  qui  contemple  le  vent 

Emporter  ce  qui  s'est  fané 
Dans  le  jardin  et  dans  les  champs  et  dans  les  âmes . 

Un  vieux  rideau  s'est  écarté. 
Le  visage  apparu  est  celui  d'une  femme 

Qui  n'a  plus  rien  à  regarder. 
Seule!...  Elle  ne  sort  plus,  plus  jamais,  de  la  chambre. 

Elle  pense  à  bien  d'autres  routes, 
A  d'autres  chemins  blancs  dans  un  autre  décembre. 

Elle  ne  sort  plus.  Elle  écoute. 


176  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Elle  écoute  son  cœur,  le  vent,  le  feu  qu'elle  aime, 

La  solitude  douce-amère, 
Et  son  âme  se  penche  en  dehors  d'elle-même, 

Gomme  une  rose  dans  un  verre. 


UNE   LETTRE 


Près  de  la  grande  armoire  où  sont  les  pommes  mûres, 
Dans  la  salle  à  manger  aux  volets  entr'ouverts, 
La  mère  range  et  vaque.  A  côté  des  couverts 
Elle  met  des  biscuits...  un  pot  de  confitures... 
On  dirait  qu'elle  fait  le  moins  de  bruit  possible 
Pour  ne  pas  déranger  des  rires,  sous  les  feuilles, 
Qu'on  perçoit  au  dehors...   La  voix  jeune  et  flexible 
D'une  femme  commande  aux  enfants  :  «  Que  l'on  cueille 
Juste  ce  qu'il  faudra...  pas  plus...  cinq  ou  six  fruits...  n 
Et  c'est  le  plus  banal  des  tableaux  de  famille. 
Voyez.  Le  compte  y  est  :  mère,  enfants,  belle-fille, 
Ils  seront  tous  autour  de  la  table  —  sauf  lui. 


ï 


178  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Une  bonne,  en  posant  les  coquetiers  laiteux, 

Tend  à  la  mère,  au  fond  de  la  fraîche  pénombre, 

La  lettre  qu'elle  attend  depuis  un  jour  ou  deux, 

Cette  lettre  en  retard,  qui  va  grossir  le  nombre 

De  celles  qui,  là-haut,  s'entassent  dans  sa  chambre, 

La  lettre  que,  depuis  son  départ  en  novembre. 

Le  petit  n'a  cessé  d'envoyer  à  maman... 

Avant  d'ouvrir,  elle  l'embrasse  éperdument, 

La  main  tremble,  les  yeux  clignent,  le  cœur  galope; 

Puis  elle  dit  en  décachetant  l'enveloppe  : 

«  Avertissez  que  le  déjeuner  n'est  pas  prêt. 

u  Vous  servirez  dans  dix  minutes,  s'il  vous  plaît.   » 

Tu  trouveras  ce  mot,  je  pense,  à  l'arrivée. 
Quand  elle  l'ouvrira,  ma  chérie  tant  aimée 
Sera  bien  installée,  là-bas,  à  la  campagne. 
Ma  lettre  et  toi  arriverez  en  même  temps. 
Tu  fais  bien  d'aller  là.  Et  puis  ma  mère  y  gagne 
De  n'être  pas  trop  seule,  et  ça  la  distraira 
De  t'avoir  auprès  d'elle  avec  les  deux  enfants. 
Je  te  fais  grâce  du  sermon...  et  csetera... 
L'essentiel,  c'est  que  je  t'adore,  vois-tu! 
.Je  ne  pense  qu'à  toi;  tu  es  ma  seule  idée. 
Et  je  n'ai  qu'un  regret  :  ton  visage  perdu. 


LE      CERCLE      DEVE.  179 

Je  le  traîne  avec  moi  dans  l'ouragan  des  balles, 

Je  n'entends  que  ta  voix  qui  me  dit  :  «  Je  suis  là...  » 

J'emporte  mon  amour  et  ma  foi  conjugale 

Et  tout  le  grand  bonheur  que  tu  me  révélas. 

Comme  on  emporte  son  viatique,  un  cordial 

Pour  le  moment  suprême.. .  Hé!  qui  sait  !. . .  c'est  possible. 

Il  faut  bien  en  parler,  chérie,  malgré  l'espoir! 

Sache-le;  s'il  advient  cette  chose  terrible 

Qu'il  faille  tout  quitter  et  ne  plus  te  revoir. 

Je  te  le  dis  ici,  pour  la  centième  fois. 

Je  n'aurai  qu'un  seul  nom  à  la  bouche  :  le  tien. 

Je  ne  regrette  rien  de  la  vie,  rien,  que  toi! 

Ton  seul  regard,  ton  seul  baiser,  jusqu'à  la  fin  ! 

Je  te  conserverai  dans  mon  âme  têtue. 

Jusqu'à  ce  que  la  vie,  en  elle,  se  soit  tue. 

Je  te  dois  tout,  mes  seuls  bonheurs,  chérie,  chérie... 

La  vie?  ah!  c'est  de  toi  que  je  la  tiens,  la  vie. 

Et  sa  vertu,  et  sa  douceur!...   Va!  tout  le  reste 

Est  si  fade  à  côté  de  ce  grand  souvenir! 

Tout  ce  qui  ne  vient  pas  de  toi,  je  le  déteste 

Ou  je  m'en  passe.  Alors  s'il  fallait  en  finir, 

Si  c'est  écrit  là-haut,  tu  te  rappelleras 

Le  grand  serment  que,  pour  bien  mourir,  n'est-ce  pas. 

Je  me  serai  couché  dans  ma  tendresse  ancienne? 


lOO  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Je  l'aurai,  jusqu'au  bout,  appelée  par  ton  nom. 
Jusqu'au  bout,  jusqu'au  bout,  ma  bouche  sur  la  tienne. 
Souviens-t'en... 

Brusquement,  la  mère  s'interrompt 
De  lire.  Les  yeux  se  détournent  et  s'arrêtent. 
Soigneusement,  la  lettre  ouverte  est  repliée 
Et  puis  glissée,  en  un  clin  d'oeil,  sous  la  serviette. 

«  Eh  bien!  petits,  vous  m'avez  donc  abandonnée.'* 
«  Les  œufs  sont  sur  la  table  !  Arrivez  tous,  avec 
«  Votre- maman  qui  doit  mourir  de  faim,  que  diable! 
«  Si  vous  ne  venez  pas,  je  vous  mets  au  pain  sec.  . 
{(  Il  est  plus  de  midi,  ce  n'est  pas  raisonnable... 
«  A  propos,  Jeanne...  on  aurait  dû  vous  la  remettre; 
«  Mais  nos  noms  sont  pareils. . .  Vous  avez  une  lettre. . . 
«  Oui...  là...  Sans  y  penser,  je  l'ai  décachetée. 
((  Mais  je  ne  l'ai  pas  lue.  Oh!  la  belle  assiettée 
«  De  pêches,  mes  enfants!...  Moi,  je  suis  bien  tranquille, 
«  Je  n'ai  pas  besoin  de  fourrager  dans  son  style! 
«  Du  moment  qu'il  écrit,  c'est  qu'il  se  porte  bien... 
«  Tiens,  ce  chapeau  vous  va  délicieusement!... 
«  Là...  mettez-vous  à  table...  à  côté  de  maman... 


LE     CERCLE     d'ÈVE.  i8i 

«  Jeanne,  cassez  les  œufs...  Un  instant,  je  reviens... 
4(  Vous  permettez?...   » 

Elle  est  déjà  dans  l'escalier  ! 
On  l'entend  enjamber  les  marches  quatre  à  quatre. 
En  montant,  elle  sent  son  cœur  battre,  mais  battre!... 
Une  porte  est  là  qui  donne  sur  le  palier. 
Elle  l'ouvre.  Sa  chambre  à  elle,  étroite  et  sombre... 
Une  vieille  colombe  entrant  au  colombier 
Ferait  plus  de  bruit  qu'elle  en  entrant  là-dedans... 
Vite,  elle  a  refermé  la  porte.  Il  était  temps  ! 

Et  là,  elle  se  met  à  sangloter,  dans  l'ombre. 


16 


LES   FRONTS    NOIRS 


Peu  à  peu  l'on  perçoit  des  voiles  sur  la  mer, 
Jusqu'à  ce  qu'elle  en  ait  empli  tout  son  espace. 
Peu  à  peu  j'aperçois  des  voiles  sur  les  faces... 

On  rencontra  d'abord  au  début  de  l'hiver 
Quelques-unes  de  ces  constellations  sombres 
Qui  marquent  que  la  nuit  s'avance  dans  les  âmes. 
Puis  ils  ont  augmenté,  ces  enroulements  d'ombre 
Que  l'on  met  un  à  un  sur  les  cheveux  des  femmes. 
Gomme  aux  treilles  d'été  pour  écarter  les  guêpes  ! 
Ils  étaient  vingt,  puis  cent,  puis  mille  dans  les  rues. 
On  renonce  à  compter  les  cascades  du  crêpe. 
Un  autre  naît  sitôt  qu'une  autre  est  disparue... 
A  l'endroit  des  deux  veux  leur  noir  semble  rosir. 


LE      CERCLE      D    È^E.  l83 

Que  de  jeunes  toisons  ardentes  transparaissent! 

Cheveux  de  l'épouse  ou  cheveux  de  la  maîtresse, 

Nature  ou  teints  de  la  couleur  de  son  désir 

A  lui,  l'auburn  ou  l'or  qu'il  voulait  à  ces  tresses... 

Sous  le  crêpe,  s'éteint  chaque  blondeur  de  femme. 

On  se  dit  devant  ces  «  confections  pour  dames  »  : 

Encore  une !...  Toujours  pour  marquer  quelque  perte, 

Dont  le  destin  s'amuse  intarissablement, 

Un  voile!...  Encor,  toujours  des  femmes  recouvertes!... 

Et  sans  cesse  un  progrès  dans  l'assombrissement  ! 

J'ai  compris.  Le  travail  exige  des  équipes 
D'ouvriers  que  la  mort  embauche.  —  Elle  y  suffit 
A  grand'peine.  On  renforce.  On  travaille  la  nuit, 
Et  partout  l'universel  effort  participe 
A  la  tâche  triplée,  à  tout  ce  branlebas. 
Voilà  pourquoi  le  monde,  excédé,  un  peu  las, 
La  nuit,  allume  tous  ses  feux.  C'est  que  la  terre 
A  besoin  de  tout  un  travail  supplémentaire 
Pour  fournir  ce  métrage  effroyable  de  deuil... 
Sont-ce  des  fonderies  de  canons,  ces  usines 
Flamboyantes,  ces  hauts  fourneaux  avec  leurs  treuils. 
Leurs  cuves  et  leurs  roues,  leurs  moteurs,  leurs  turbines? 
Non,  mais  des  ateliers  oii  la  mort,  pour  les  hommes, 


I  84  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Tisse  inlassablement  le  cicpe  qu'ils  consomment. 

Pas  de  munitions  et  pas  de  projectiles. 

Assise  à  ton  rouet,  en  pédalant,  tu  files, 

Terre  besogneuse,  aune  après  aune,  et  dévides 

Un  fil  invraisemblable,  un  crêpe  à  ta  mesure. 

Assez  grand  pour  t'en  faire,  ô  monde,  une  ceinture  !... 

Jusqu'où  se  poursuivront  tous  tes  infanticides, 

Depuis  le  jour  où  tu  passas  à  l'offensive, 

0  terre  réfractaire,  et  jusqu'où  comptes-tu 

Mener  ton  voile  noir,  Pénélope  têtue. 

Et  ces  extinctions  sans  fin  et  successives 

De  tout  ce  qui  fut  joie,  charme,  douceur,  amour?... 

Ah  ça!  quand  finira  cet  éteigneur  de  femmes 

Qui  passe,  et  faudra-t-il  que  nous  voyions  toujours 

S'effacer  des  blondeurs,  disparaître  des  flammes, 

Sur  tant  de  fronts  charmants  progresser  tous  ces  voiles. 

Comme  s'éteignent  une  à  une  les  étoiles, 

Ou,  comme  avant  la  fermeture  de  ses  portes, 

Dans  l'église  vidée  encor  chaude  d'encens 

Une  main  implacable  et  funèbre,  en  passant, 

Met  son  capuchon  d'ombre  à  chaque  flamme  morte. 


AUX   AMANTES 


Il  y  a  dans  le  deuil  d'injustes  hiérarchies. 
Certaines  femmes  ont  le  loisir  de  pleurer 
Longuement,  amplement,  un  chagrin  honoré. 
D'autres  doivent  cacher  leurs  paupières  rougies, 
Car  elles  n'étaient  pas  l'épouse,  —  mais  l'Amie. 
Pour  leurs  yeux  n'est  pas  fait  l'éclair  mouillé  qui  brille 
Et  dit  au  monde  une  blessure  toute  neuve... 
Le  silence  est  leur  part.  Ce  ne  sont  pas  les  Veuves, 
Ce  ne  sont  pas  non  plus  les  Mères,  pas  les  Filles. 
Celles-ci  ont  pleuré  bien  haut!  Elles  le  peuvent, 
(C'est  la  libation  des  larmes  de  famille). 
Etant  celles  à  qui,  d'office,  il  est  permis 
De  prolonger  leur  cœur  dans  le  cœur  des  amis. 

i6. 


l86  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Bienheureux,  après  tout,  ceux  qui  pleurent  ensemble  ! 
Mais  vous,  dont  la  douleur  à  leur  douleur  ressemble, 
Combien  plus  morne  et  plus  précaire  est  votre  sort. 
Vous  qui  ne  pouvez  pas  même  honorer  vos  morts, 
Humble  troupeau,  vous,  les  Amantes  solitaires, 
Qui  n'avez  pas  le  droit  commun  à  la  lumière 
Et  qui,  bien  que  le  cœur  vous  fasse  tant  de  mal, 
N'avez  pas  davantage  une  place  marquée 
^     Au  banquet  de  la  mort  qu'au  festin  nuptial  ! 

Vous  viviez  cette  amour  attentive,  ignorée. 

Dont  l'âme  se  contente  en  savourant  les  heures. 

La  solitude  est  bonne  alors;  mais  quand  on  pleure, 

Ce  chagrin-là,  n'avoir  personne  à  qui  le  dire  ! 

Ne  pas  sentir  un  peu  cette  càlinerie 

Sans  laquelle  la  peine  encore  paraît  pire! 

Personne  ne  murmure  à  ces  femmes  :  «  Amie, 

Je  me  rappelle. . .  il  était  bon. . .  que  je  vous  plains  !  » 

Personne,  —  et  cependant  la  main  cherche  une  main. 

Oh!  ne  pouvoir  jamais  s'éveiller  de  la  vie, 

Et  quand  on  sent  passer  dans  l'air  un  baiser  tendre. 

Ce  baiser-là,  n'avoir  personne  à  qui  le  rendre!... 

Il  faut  vivre,  poursuivre,  aller  dissimulant 

Un  mal  qui  vous  esseulé  et  vous  ronge  pourtant! 


LE      CERCLE      D    EVE. 


i8- 


Ravalez  votre  cri,  vos  sanglots,  votre  rage. 

Vous  n'êtes  pas  «  la  vraie  »  !  A  vous,  aucun  message 

Ne  fut  expédié  pour  vous  proclamer  veuve. 

Vous  savez  seulement  qu'il  ne  reviendra  plus. 

Rien  d'autre  de  la  mort  ne  vous  est  parvenu  ! 

Vos  désespoirs,  autant  que  bien  des  deuils  m'émeuvent, 

Mais  certains  ont  souri,  quand  vous  laissez  traîner 

Derrière  vous,  —  pour  rien,  pour  votre  cœur  tout  seul,  - 

La  longue  majesté  de  vos  voiles  de  deuil  ! 

Vous  formez  le  troupeau  sombre  et  prédestiné. 

Moi,  je  vous  plains.  Combien  êtes-vous  par  le  monde, 

Ainsi,  l'âme  vidée,  et  pour  qui  nul  ne  prie, 

Poussière  ensevelie  dans  le  choc  des  patries? 

0  porteuses  de  lampe!  0  vous,  douces  hosties, 

Prêtresses  sans  mandat,  Antigone  infécondes. 

Vous  êtes  cependant  le  grand  foyer  d'amour. 

Celui  qui  vit  de  sa  flamme  seule  et  qui  crée 

Au  hasard.  —  C'est  son  droit.  Pensons  à  vous  toujours. 

Car  vous  entretenez  la  lumière  sacrée 

Et  le  monde  vous  doit  un  peu  de  son  élan... 

Vous  avez  tout  perdu,  vous  autres.  En  soufflant 

Sur  vos  lampes,  le  vent  a  fait  la  nuit  complète  ! 

Dans  cette  mort  sans  fond  quelles  veuves  vous  faites  ! 


l88  LA     DIVINE     TRAGÉDIE. 

Et,  puisque  tout  amour  s'abolit  et  s'efface. 

Quel  vide  que  celui  dont  vous  marquez  la  place  ! 

Le  mond    aura  bientôt  saigné  tout  son  amour 

Si  ce  grand  flot  de  pourpre  et  si  cette  hécatombe 

Continuent  de  nourrir  ces  millions  de  tombes! 

Plus  tard,  quand  tout  sera  fini,  dans  bien  des  jours, 

Quand  se  sera  fermée  la  terrible  blessure, 

Certes,  la  terre  refleurira  ;  la  nature 

Refait  facilement  des  arbres  à  sa  taille. 

Elle  réparera  ses  ruines,  ses  désastres. 

Tout  ce  qu'avait  mis  bas  le  soufflet  des  batailles; 

Mais  on  ne  refait  pas  l'amour!  Il  est  trop  vaste, 

Il  est  trop  haut!  L'amour  est  chose  continue; 

Il  lui  faut  le  poli  du  temps,  et  sa  patine. 

C'est  un  chef-d'œuvre  lent,  médité.  Si  l'on  tue 

Le  chef-d'œuvre,  c'est  tout  l'amour  qu'on  assassine!.., 

Combien  leur  faudra-t-il  de  siècles  ou  d'années 

Pour  le  restituer  à  la  face  du  ciel? 

Je  crains  bien  qu'il  y  ait  un  grand  vide  éternel 

Ici-bas.  Et  j'entends  la  terre  ruinée 

S'écrier  :  «  J'ai  si  mal  au  milieu  de  mon  cœur!  » 

Certes  on  aimera  encore!...  Tous  les  hommes 

Enlaceront  toutes  les  femmes;  mais  la  somme, 

La  somme  immense  de  l'amour,  ah  !  j'ai  trop  peur 


LE     CERCLE     D   EVE.  109 

Que  nulle  humanité  ne  puisse  la  parfaire  ! 

Quelque  chose  à  jamais  est  mort  sur  notre  terre. 

Et  c'est  dommage,  en  vérité...  Nous  avions  fait 

L'amour  si  beau,  si  grand,  si  libre,  —  à  notre  image: 

On  en  subtilisait  l'essence.  Oui,  c'est  dommage! 

La  vie  était  très  chaude  et  vibrante.  Jamais 

Dans  nos  jardins  n'avait  fleuri  plus  de  tendresse, 

Autant  de  réciproque  et  profonde  pitié. 

C'était  peut-être  vrai  que  la  terre  progresse, 

Et  qu'on  aurait  dû  voir,  l'un  à  l'autre  appuyé, 

Le  couple  merveilleux  de  l'homme  et  de  la  femme, 

S'avancer,  librement,  de  clartés  en  clartés! 

En  tous  les  cas  on  s'aimait  bien,  —  avec  de  l'âme 

Et  de  la  justice,  énormément  de  bonté... 

Ahl  vous  le  saviez  bien,  vous  autres,  les  Amantes, 

Trésors  choyés,  dépôt  sacré,  flammes  vivantes! 

Ah  !  vous  le  saviez  bien,  quand  vous  serriez  les  bras, 

Que  cet  amour  divin  on  ne  le  refait  pas 

Et  que  le  cœur  de  l'homme  était  toute  douceur. 

Toute  lumière!...  Hélas!  paradis  entrevus, 

Edens  réalisés!  —  Amantes,  pauvres  sœurs. 

Tout  un  monde  a  sombré  qui  ne  renaîtra  plus  ! 

Il  faisait  bon  de  vivre,  ici,  en  nos  saisons. 

Un  grand  pressentiment  empUssait  l'horizon... 


igo  LA      DIVINE     TRAGEDIE. 

C'était  beau  comme  un  soleil  levant... 

0  nature, 
Nature  ingrate  et  folle,  ô  marâtre,  ô  méchante, 
Quel  regret  d'avoir  vu  briser  ta  perle  pure, 
Et  tes  plus  hauts  sommets  crouler  dans  l'épouvante! 
Tu  fleurissais  et  tu  multipliais  l'amour. 
Pourquoi,  soleil,  avoir  interrompu  ton  cours.'* 
Et  moi,  qui  te  parais  de  mon  culte  idolâtre. 
Je  voudrais  te  crier  le  cri  de  Cléopâtre, 
Au  seuil  de  son  tombeau  :  «  Ingrate!  Que  tu  sois 
Maudite,  toi,  Vénus  à  ton  destin  parjure, 
Et  toi,  plus  belle  encore  et  plus  folle,  ô  nature, 
Que  je  vois  resplendir  pour  la  dernière  fois  ! 
Peut-être  nous  étions  ton  chef-d'œuvre  charmant, 
Et  tu  nous  fais  mourir  à  ton  plus  beati  moment!  » 


L'AIMEUSE 


Est-ce  toi,  la  tête  en  corolle, 
Avec  le  voile  qui  te  pend 
Sur  la  nuque  aux  boucles  frivoles, 
Parmi  les  linges  et  les  fioles 
Et  les  cris  de  l'agonisant, 
Est-ce  donc  toi,  ma  belle  enfant, 
Que  je  rencontrais  en  visite, 
Jacassant  dix  heures  de  suite, 
Rapide,  oublieuse,  menue, 
Jeune  femme  que  j'ai  connue 
Petite,  petite!* 

Tu  souffrais,  on  n'en  savait  rien, 
De  tendresses  mal  contenues. 


iga  LA     DIVINE     TRAGEDIE. 

Tu  n'avais  pour  tout  entretien 
Que  des  phrases  très  décousues, 
Qui  se  perdaient  dans  la  cohue, 
Sur  l'amour,  ta  maison,  ton  chien. 
Tes  grands  soucis,  tant  et  si  bien 
Que  pour  t'apaiser  au  plus  vite. 
Si  légère,  on  n'hésitait  pas 
A  te  serrer  entre  les  bras, 
Petite,  petite. 

0  femme  !  depuis  tant  d'années 
Que  tu  m'expliques  les  raisons 
Pour  lesquelles  tu  t'es  donnée. 
Sans  espérer  de  guérison, 
J'ai  toujours  pensé  que  :  «  Je  t'aime  », 
Ce  beau  mot  christianisé. 
Tu  ne  l'adressais  qu'à  toi-même  ! 
Et  je  ponctuais  de  baisers 
Cette  histoire  cent  fois  redite, 
Jusqu'à  ce  que,  coûte  que  coûte, 
Peu  à  peu  tu  te  fisses  toute 
Petite,  petite. 

Maintenant,  rude  et  le  cœur  fort, 
Est-ce  toi  sur  ces  lits  penchée 


LE      CERCLE      d'ÈVE.  19-^ 

Qui  batailles  avec  la  mort, 
Comme  un  soldat  dans  la  tranchée?... 
C'est  en  souffrant  que  tu  trouvas, 
Femme,  ton  chemin  de  Damas. 
Tu  n'es  plus  semblable  à  naguère. 
Des  bras  de  l'ange  de  la  guerre 
Toi,  la  filleule  d'Aphrodite 
Qui  renouvelles  la  légende. 
Tu  t'élances  grande,  très  grande... 
Petite,  petite! 


LES    FR(3NTS   BLANCS 


L'heure  de  l'hôpital...  Combien  y  penseront 

Plus  tard,  avec  un  tendre  et  fugitif  regret, 

De  ces  femmes  sur  qui  joliment  s'échancrait 

Le  voile  aux  deux  grands  plis  partagés  sur  le  front! 

L'heure  de  l'hôpital!...  Les  grands  tilleuls,  la  cloche, 

Les  quinconces,  la  cour,  l'odeur  de  réfectoire, 

Et  la  salle  du  fond,  et  le  couloir  à  gauche, 

Règlements  d'autrefois,  silence  obligatoire 

Du  couvent  strict  que  l'on  redécouvre  à  des  âges 

D'oîi  toute  pureté  eût  dû  sembler  proscrite... 

Et  le  dortoir  tout  lisse  et  blême  à  chaque  étage, 

La  nuit  tombante  avec  des  robes  qui  s'ébruitent 

Au  milieu  d'enfantins  soupirs  sortant  des  lits, 

La  lampe  basse,  et  puis  les  pépiements  d'oiseaux 


LE      CE  RCLE      D    EVE.  196 

Dans  l'écœurante  aurore  et  son  ciel  appâli... 

Des  fraîcheurs  s'exhalant  du  parquet  à  carreaux, 

Des  souvenances  de  religiosités, 

Et  la  persuasion  d'être,  un  peu  comme  au  couvent, 

Des  sœurs  laïques  près  de  grands  enfants  gâtés... 

Et  cela,  pas  toujours,  des  heures,  par  moments 

Pas  plus...  très  en  dehors  du  chez  soi  quiet  et  tendre! 

Ah!  qu'elle  sonnera  l'heure  de  l'hôpital 

Dans  de  vieux  cœurs,  et  comme  elle  saura  répandre 

Son  grand  apaisement  sonore  et  monacal 

Sur  des  vieillesses  sans  amour,  qui  se  souviennent 

D'avoir  de  quelques  fronts  approché  leur  haleine, 

D'avoir  senti  frémir  des  chairs,  même  meurtries, 

Sous  des  doigts  qui  jamais  ne  tremblent  ni  n'hésitent 

A  se  tremper  avec  méthode  et  minutie 

Dans  chaque  plaie  comme  autrefois  dans  l'eau  bénite  ! 

Du  reste,  toutes,  nous,  les  femmes,  les  aimeuses. 
Pas  seulement  les  esseulées  ou  les  déçues, 
Ces  heures-là,  les  avons-nous  assez  vécues 
A  la  douce  clarté  des  lampes  en  veilleuse!... 
Toutes,  nous  pleurerons  nos  robes  et  nos  voiles. 
Nos  charités  momentanées,  certains  regards 
Jaillis,  trop  caressants,  des  bandages  de  toiles. 


«96  LA     DIVINE     TRAGÉDIE. 

Des  regards  qui  rendaient  plus  tristes  les  départs, 

Les  échanges  muets,  souriants  et  masqués, 

Que  de  longues  douleurs  avaient  communiqués 

A  ces  âmes  de  fruste,  éprises,  dans  leurs  fièvres, 

De  l'élégance  trop  carminée  de  nos  lèvres... 

Oh  !  l'humble  et  sourd  désir  de  ce  lourdaud  qui  boite  ! 

Oh!  la  gouaillerie  tremblante  de  sa  voix, 

Et  la  piteuse  horreur  du  pansement  de  ouate, 

Quand  l'homme  nous  regarde  avec  des  yeux  narquois  ! . 

Courage,  assentiment  de  vivre  et  d'espérer, 

Héroïque  douceur  du  mâle,  ou  bien  vertiges, 

Mains  crispées,  longs  appels,   sueurs  et  bras  serrés, 

Et  vous,  les  premiers  pas  de  l'homme  qu'on  dirige 

Tout  comme  on  avait  fait  pour  son  premier  enfant!. 

Nous  nous  rappellerons  ces  heures  de  sagesse 

Un  peu  dolente,  où  nous  passions  dans  les  dortoirs 

Comme  un  collège  lilial  de  sœurs  professes, 

Avec  nos  souliers  presque  de  bal  ou  de  soir, 

Et  nos  grands  airs  de  carmélites  à  diplômes... 

Mais  notre  gloire  indubitable  ce  sera 

D'avoir  tenu  dans  la  faiblesse  de  nos  bras 

La  statue  héroïque  et  mutilée  de  l'homme... 

Sainte  Thérèse  avec  un  peu  de  Dalila... 

Très  peu...  mais  juste  assez,  pour  aimer  que  le  maître 


LE     CERCLE      D    EVE.  197 

Défaille  et  laisse  alors  sa  force  se  démettre 

Dans  de  petites  mains  parfumées  de  lilas... 

Pour  nous,  nous  garderons,  et  toujours  aussi  vive. 

Même  quand  nous  aurons  dépouillé  notre  rôle, 

L'étrange  émotion  qu'éprouve  la  captive 

De  tenir  son  seigneur  appuyé  sur  l'épaule, 

Une  force  suprême  à  la  fin  désarmée!... 

Toutes,  nous  nous  étions  si  bien  accoutumées 

A  voir  ces  révoltés  sombres  s'humilier, 

A  les  sentir  faiblir  lorsqu'on  leur  dit  :  Je  veux... 

J'ai  pressé  leurs  mains  rudes.  Toi,  jeune  ouvrier, 

J'ai  séparé  sur  ton  front  l'or  de  tes  cheveux. 

Toi,  paysan  farouche  et  noir,  je  t'ai  pansé. 

Tu  t'appuyais  comme  l'eût  fait  un  fiancé. 

Vous  avez  été  tous  de  grands  enfants  blottis, 

Des  maîtres  asservis  au  charme  de  l'élève, 

Et  vous  nous  regardiez,  même  au  fond  de  vos  nuils. 

Avec  des  yeux  levés  vers  les  plafonds  du  rêve... 

Longtemps  je  resterai  devant  vous,  dans  vos  songes. 

Et  moi,  longtemps  aussi,  plus  tard,  je  sentirai 

Comme  des  pressions  de  mains  qui  se  prolongent... 

J'aurai  toujours  plaisir  à  me  rcfigurcr 

Vos  marches  à  pas  lents,  votre  voix  maladroite, 

Vos  rudesses,  ces  plis,  ces  ravines  étroites 

»7- 


198  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Que  l'âpre  hiver  avait  creusés  sur  vos  deux  joues... 

La  tristesse  du  pansement  que  Ion  dénoue... 

Ainsi,  couple  souffrant,  uni,  sans  préjugés. 

Toi  l'homme  et  moi  la  femme  à  qui  ton  bras  s'appuie, 

Je  crois  que  nous  avons  tendrement  échangé 

L'un  l'autre,  ma  douceur,  et  toi  ta  frénésie. 


Tout  reprendra,  c'est  sûr  ;  —  pas  pour  les  femmes  seules  ! 

Quand  la  vie  monotone  et  vide,  la  vie  veule 

Aura  repris  son  cours  après  la  grande  paix, 

Il  y  aura,  sorties  du  flot  qui  composait 

Tout  ce  collège  interminable  d'infirmières. 

Des  femmes  qui  seront,  en  d'obscures  contrées. 

Avec  leurs  tempes  pour  toujours  découronnées. 

Les  seules  ici-bas,  à  regretter  la  guerre!... 

Combien  dans  quelques  coins  de  province  moisie 

Revivront  cette  lancinante  poésie 

Qui  traversa  leur  âme  et  les  illumina! 

Combien  repasseront,  dans  leurs  jours  sans  éclat, 

Cette  page  d'amour  à  jamais  déchirée  ! . . . 

Et  déjà,  moi  qui  parle  ainsi,  comme  au  passé. 

Comme  une  qui,  déjà,  se  souvient  et  recrée 


LE      CERCLE      D    EVE.  199 

Ce  que  derrière  soi  tout  être  a  pu  laisser, 

Je  sais  bien  —  car  telle  est  l'attirance  des  choses  — 

Qu'à  de  certains  moments,  plus  tard,  quoi  qu'il  advienne. 

Mon  cœur  voudra  reprendre  une  habitude  ancienne... 

En  essayant  ma  robe,  en  épinglant  des  roses, 

Dans  un  salon,  ou  par  un  bel  après-midi. 

Au  détour  d'un  chemin,  chez  des  gens,  tout  à  coup. 

J'entendrai  près  de  moi  quelque  écho  assourdi, 

Gomme  un  appel,  un  peu  murmuré  dans  le  cou, 

Comme  une  insidieuse  et  douce  anxiété 

Qui  brusquement  me  fera  fuir,  et  consulter 

La  montre  à  mon  poignet,  d'un  coup  d'oeil  machinal. 

Pour  regarder  si  c'est  «  l'heure  de  l'hôpital!...   ') 


LES  HYÈNES 


A  cet  instant  précis  où  sur  la  terre  entière 
Retentira  l'appel  qui'  met  fin  au  combat, 
Quand  une  voix  criera  :  «  C'est  fini.  Halte-là  !  » 
Un  fauve  hurlement  de  bêtes  carnassières 

Tenues  bridées,  en  laisse,  écumantes  d'envie. 
Répondra  des  confins  de  tous  les  continents, 
Et  la  meute,  attentive  aux  festins  répugnants. 
Saluera  le  signal  d'horreur  qui  la  convie, 

D'un  seul  cri,  d'un  élan  rauque  et  précipité!... 
L'air,  les  plaines,  les  bois  en  seront  infestés, 
Et,  du  Nord  au  Midi,  on  verra  la  curée 
Se  repaître  de  cette  horreur  prématurée. 


LE     CERCLE     D    EVE.  201 

On  laissera  passer  l'avalanche.  Mais  l'homme, 
En  regardant  souffler  leurs  flancs  et  leurs  mamelles, 
Distinguera,  penché  sur  ce  troupeau  fantôme, 
Qu'il  n'était  composé  que  de  bêtes  femelles. 

Car  ce  seront  toutes  les  hyènes  déchaînées, 
Grattant  le  sol  afin  d'en  sortir  leurs  reliques, 
Ayant  pour  guide  un  instinct  sombre  et  spécifique, 
Comme  un  chien  reconnaît  la  proie  ù  ses  fumées. 

Nous  l'attendions.  C'est  lui!  c'est  le  troupeau  des  Mèrr?, 

Dont  rien  ne  peut  calmer  ni  retenir  la  course, 

Et  qui  s'en  vont,  les  yeux  attachés  à  la  terre 

Ainsi  qu'on  voit  marcher  tous  les  trouveurs  de  sources. 

Car  il  s'agit  de  s'arrêter  juste  à  la  place 

Oii  des  tressaillements,  qui  les  prirent  déjà 

Quand  dans  leurs  flancs  battaient  leurs  rejetons  vivaces. 

Viendront  les  avertir  tout  à  coup  que  c'est  là! 

Alors  quel  pêle-mêle  indescriptible  et  fou 
Parmi  ces  aliscamps  nouveaux  qu'on  inaugure. 
Ces  tombes  qui  s'en  vont  jusqu'on  ne  sait  pas  où!... 
C'est  une  irruption  autour  des  sépultures. 


aoa  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Oui,  l'on  dirait  vraiment  des  hyènes  taciturnes!... 
Mais  la  beauté  du  geste  incliné  nous  rappelle 
Une  allure  plus  riche  en  beautés  corporelles  : 
Les  glaneuses  d'épis  ou  les  porteuses  d'urnes. 

Urnes  vides,  hélas!  vides  de  toute  cendre!... 
Parmi  les  tumulus  regorgeant  de  dépouilles, 
Si  grands  que  si  l'envie  vous  prenait  d'y  descendre 
On  croirait  découvrir  des  villes  dans  ces  fouilles. 

Vous  pouvez  promener  vos  désespoirs  sans  nombre! 
Et  quand  bien  même  tous  vos  ongles  s'useraient 
A  remuer  ces  nécropoles  de  décombres, 
La  terre  ne  vous  livrera  pas  son  secret! 

Toute  place  est  plus  vaine  encor  que  sur  la  mer 
Lorsqu'un  désespéré  vient  y  jeter  la  sonde. 
Aucun  chien  familier  n'aurait  assez  de  flair 
Pour  retrouver  l'enfant  dans  la  terre  profonde! 

Mais  le  troupeau  grommelle  et  piétine  et  s'incruste. 
Et  les  chercheuses  de  trésors  et  d'ossements 
Vont,  le  front  bas,  les  mains  tendues,  s'imaginant 
Que  le  bruit  de  leur  cœur  les  fera  viser  juste. 


LE     CERCT.  E     d'ÈVE.  ao3 

Ce  noir  public  massé  réclame  et  se  bouscule. 

«  Voici  ! . . .  non  ! . . .  par  ici  !.. .  »  Allons  !  troupeau  de  chiens, 

Devins  sans  coudrier,  hyènes  du  crépuscule, 

Chasse  creuse!...  Rentrez.  Vous  ne  trouverez  rien. 

((  Quoi  rien.''...  Leurs  cendres  se  sont-elles  confondues.-* 
«  Vous  croyez  que  le  sol  déjà  nous  les  a  pris.»*... 
«  Non,  non,  une  espérance,  à  tout  prix,  à  tout  prix! 
«  La  patrie  nous  les  doit.  Qu'elle  les  restitue!... 

«  J'en  ai  deux...  j'en  ai  trois  là-dedans.  Il  m'en  faut 
«  Un  au  moins  sur  le  nombre!  A  chacune  un  lambeau 
«  De  ces  enfants  que  nous  n'avons  pas  marchandés. 
«  Prenez  garde!  Rendez-les-nous,  rendez,  rendez!...  » 

Mes  sœurs,  ne  voûtez  pas  plus  longtemps  votre  échine. 
Ce  n'est  pas  là  qu'ils  sont,  mes  sœurs,  vous  vous  trompez. 
Ce  n'est  pas  là  que  tous  ces  corps  sont  encloués. 
Pas  plus  que  leurs  canons  au  fond  des  trous  de  mine. 

Et  vous  pourriez  cent  ans  errer  dans  Césarée, 
Vous  ne  trouverez  pas  celui  que  vous  cherchez. 
Nous  vous  crions  que  chaque  tombe  est  délestée!... 
Tenez,  voici  la  place  oiî  vos  fils  sont  cachés. 


aoi  LA      DIVl.NE     TRAGEDIE. 

Frémissante  du  vieil  espoir  invétéré, 
La  troupe  a  répondu  :  «  Je  ne  vois  toujours  pas!...  » 
Quoi,  vous  ne  voyez  pas.»*...  Non,  folles!  pas  si  bas!,.. 
Mais  levez  donc  les  yeux  ! 

Et  vous  les  trouverez. 


l/OUVKIÈHE 


0  Donneuse  d'enfants,  auguste  plébéienne 
Dont  on  a  tellement  tiré  le  sang  des  veines 
Qu'il  t'en  reste  comme  une  pâleur  flamboyante, 
Sainte  et  triste  ouvrière,  ô  grande  patiente, 
Avec  ta  bouche  amère  et  ton  front  contracté. 
Maudissant  le  destin  de  ta  fécondité 
Je  te  vois  te  traîner,  sombrement,  par  la  ville.. 
Il  gronde  en  toi  un  peu  de  colère  civile, 
Et  tu  brises  le  pain  du  pauvre  avec  des  doigts 
Où  la  révolte  a  mis  un  couteau  quelquefois. 
C'est  toi,  la  pourvoyeuse  en  titre,  l'éprouvée, 
La  bête  maigre  à  qui  l'on  ravit  sa  couvée, 
Et  qui  n'a  plus  pour  étouffer  ses  cris  de  rage 
Que  la  misère,  son  opprobre  et  son  outrage. 


2o6  LA     DIVINE     TRAGÉDIE. 

Pourtant,  fille  des  gueux  et  de  la  populace, 

C'est  toi  la  substance  profonde  de  la  race, 

C'est  toi  la  naiioni  Aucune  ne  t'égale. 

Et  l'autre  femme,  avec  sa  grâce  ornementale, 

Près  de  toi,  surveillant  sa  force  et  son  maintien, 

Veut  grandir  son  amour  à  la  hauteur  du  tien. 

Mais  aucune  jamais  ne  donna  ton  frisson, 

Et  si  ce  n'est  la  vierge  au  divin  enfançon. 

Je  n'en  vois  pas  dont  le  beau  front  se  revêtisse 

D'une  candeur  plus  sainte  et  plus  fascinatrice. 

Femme  du  peuple,  pâle  au  fond  d'un  châle  noir, 

Ton  oeil  a  la  couleur  de  tous  les  désespoirs. 

Et  je  vénère  aussi,  proche  de  toi,  tes  sœurs 

De  bonté,  de  résignation,  de  douceur, 

Qui  se  trouvent,  n'ayant  pas  pris  la  même  roule, 

Au  même  carrefour  douloureux!  Toutes,  toutes, 

Oh!  toutes,  je  vous  aime  autant  que  je  vous  plains! 

La  même  anxiété  a  réuni  vos  mains 

Pour  la  tâche  en  commun.  Seulement,  quand  je  vois 

Courir  ce  fil  interminable,  entre  vos  doigts, 

Dont  vous  faites  les  draperies  multicolores 

Qu'en  votre  honneur  là-bas  les  combattants  arborent 

Sous  leur  dolman  mâché  par  la  boue  corrosive. 

Quand  je  vois  tous  ces  peuples  de  mains  qui  s'activent 


LE     CERCLE     D   EVE.  207 

A  croiser  sans  répit  des  millions  de  trames. 

En  toute  l'ardeur  besogneuse  de  vos  âmes, 

Il  ne  me  semble  plus  que  ce  soient  des  ouvrages 

Faits  pour  réchauffer  l'homme  et  vêtir  son  courage. 

Ces  aiguilles  me  font  l'effet  d'être  une  armée 

Qui,  derrière  les  rangs  des  soldats,  s'est  formée 

Et,  sans  répit,  vertigineusement,  s'escrime, 

Aux  mains  de  la  plus  grande  ou  de  la  plus  infime, 

A  ravauder  dans  quelque  vaste  toile  obscure 

Tous  les  nœuds  de  la  trame  et  les  trous  de  l'usure... 

Parfois  l'on  voit  soudain  surgir  une  envolée 

D'abeilles  tout  autour  des  ruches  violées. 

Un  murmure  intensif  et  spacieux  se  met 

A  dévaster  les  champs,  à  sucer  la  forêt, 

Pour  reboucher  la  cire  et  bâtir  la  cellule... 

Vers  l'avenir  toute  une  race  se  bouscule 

Et  c'est  vers  un  seul  point  que  leurs  ailes  convergent  ! 

Ainsi,  vous,  femmes,  amantes,  mères,  sœurs,  vierges. 

Il  me  semble,  penchées,  fil  à  fil,  maille  à  maille, 

Sur  ce  Zaïmph  auquel  l'humanité  travaille 

Sans  même  avoir  l'espoir  de  le  finir  un  jour, 

Que  vous  refaites  le  grand  voile  de  l'Amour! 

Un  voile  déchiré  perpétuellement. 


2o8  LA      DIVINE     TRAGÉDIE. 

Dont  votre  ennui  têtu  poursuit  l'achèvement, 

Un  voile  usé,  râpé,  rapiécé,  terrible, 

Dont  des  successions  de  trous  ont  fait  un  crible, 

Un  voile  autour  de  qui  vos  pâles  mains  saignèrent... 

Labeur  inachevé,  douloureux,  séculaire. 

Défait  et  redéfait,  que  nous  nous  repassons 

De  générations  en  générations  ! . . . 

Hélas!  hélas!  durant  que  le  fil  se  dévide, 

Tout  en  laissant  des  pleurs  tomber  dans  quelques  vides, 

Continuez,  d'un  cœur  viril  et  qui  s'obstine, 

Continuez  à  repriser  cette  ruine, 

Ou  déchirez,  au  lieu  de  pâlir  sur  sa  trame, 

Le  voile  de  l'Amour,  cet  ouvrage  de  femmes  ! . . . 

Mais  non,  vous  n'avez  pas  le  choix!  Et  c'esl  forcé 

Que  le  travail  en  soit  sans  fin  recommencé  ! 

C'est  le  devoir  sacré.  Il  faut  combler  le  vide. 

C'est  la  damnation  offerte  aux  Danaïdes, 

Vouloir  que  tout  l'amour  vive  et  se  renouvelle. 

Tout  refaire,  voilà  votre  tâche  éternelle! 

Quelle  qu'en  soit  l'horreur,  vous  n'y  faillirez  pas. 

Vous  broderez  l'interminable  canevas. 

Tantôt  chantant,  tantôt  pleurant,  d'un  cœur  tenace. 

L'ouvrière  du  voile  saint  n'est  jamais  lasse! 

Elle  besognera,  malgré  des  mains  infâmes 


LE      CERCLE      DEVE.  UOg 

Qui  chaque  nuit  s'en  vont  redéfaire  la  trame 

Et  lacérer  à  coups  de  couteaux  éperdus 

Le  dépôt  précieux  des  filles  de  Vénus!... 

Il  semble  que  parfois  vous  en  ay«z  assez. 

Vous  détendez  alors  vos  genoux  harassés, 

L'articulation  rompue  de  vos  poignets, 

Mais  il  n'est  pas  permis  de  s'arrêter  jamais  ; 

Vous  le  savez.  Alors?  Toute  révolte  est  vaine! 

L'ouvrière  des  dieux  doit  mourir  à  la  peine, 

Et  vos  cœurs  auront  beau  ameuter  leurs  colères. 

L'esclave  ruminer  l'idéal  libertaire, 

Vous  aurez  beau  crier  l'horreur  de  vos  épreuve?, 

Refuser,  ici-bas,  d'être  toujours  des  veuves 

Et  de  reprocréer  sans  cesse  des  victimes, 

Pour  la  femme  il  n'est  pas  de  grève  légitime! 

Vos  poings  serrés,  vos  yeux  qui  lancent  la  fureur. 

Rien  ne  peut  interrompre  un  aussi  grand  labeur! 

Lorsque  vous  faiblissez,  la  chiourme  vous  cravache. 

Pénélope,  à  l'amour!  Pénélope,  à  la  tâche! 

Vieille  esclave,  n'espère  pas  ta  liberté, 

Jamais!  Mais  sens  au  moins  ton  cœur  réconforté 

Par  l'acceptation  de  la  besogne  auguste. 

Sur  le  voile  en  chantant  incline  encor  le  buste  ! 

Continue,  ouvrière  infatigable  et  douce! 


2IO  LA      DIVINE     TRAGEDIE. 

Quand  l'aiguille  de  fer  t'aura  lardé  les  pouces, 
Si  l'écheveau  s'embrouille  et  si  les  yeux  te  piquent, 
Chante!  Chanter,  c'est  l'ineffable  viatique, 
C'est  la  ressource  d'espérer  et  de  tout  croire! 
Chante  pour  oublier  la  tâche  expiatoire. 
Chante  pour  être  heureuse  et  refouler  ton  rêve! 
Les  tables  de  la  loi  qu'ont  promulguées  les  Bibles, 
Ne  te  concèdent  pas  de  haltes  accessibles. 
Tu  n'as  que  le  labeur  originel,  vieille  Eve!  . 
Allons,  l'esclave!  Un  dieu  t'adjure  et  te  terrasse! 
Au  voile,  l'ouvrière!  A  jamais  tête  basse! 

Tel  est  l'ordre  édicté,  formel  et  sans  recours 
Par  l'invincible  volonté  du  grand  Amour. 


IV 

LA  FORÊT  DES   RUINES 


DERRIÈRE 


LE  RETOUR   DES   HIRONDELLES 


Car  elles  reviendront,  rythmiques  et  fidèles, 
Car  elles  reviendront,  les  vieilles  hirondelles  ! 
N'avez-vous  pas 'songé  à  ce  jour  bleu  de  mai 
Où  le  remous  d'oiseau  qui  file  à  tire  d'ailes 
Par-dessus  l'océan,  les  mâts,  arriverait 
Avec  des  cris,  devant  le  toit  accoutumé 
Pour  poser  à  son  bord  ses  ailes  fuselées?... 
J'évoque  leur  émoi,  tout  leur  étonnement 
Lorsqu'elles  reverront,  en  tournant  trislemenl, 
Cet  amas  écroulé  dans  des  terres  comblées 
Qui  fut  le  doux  village  aux  grises  métairies, 
Où  leur  troupe  volait  à  travers  les  fumées. 
Où  leur  strie  noire,  en  efiFarouchant  les  prairies. 
Faisait  comme  un  collier  immense  qui  s'égrène... 


ai6  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Après  la  grande  mer,  voici  la  grande  plaine. 
Elles  volent,  le  flanc  essoufflé  du  voyage  : 
Elles  cherchent  le  nid  où  les  petits,  bien  sages, 
Attendaient  le  retour  de  la  becquée  oblique, 
L'école,  le  clocher,  et  le  chien  et  la  forge. 
Le  coin  du  bourrelier,  le  ruisseau,  la  boutique. 
Tout  cela,  tout  le  reste!...  Et  du  cœur  à  la  gorge 
Leur  monte  un  cri  de  deuil  qui,  toutes,  les  boursoufle. 
Les  bêtes  en  douleur  se  plaignent  à  l'azur. 
C'est  un  chagrin  très  court,  qui  disparaît,  un  souffle. 
Mais  c'est  un  peu  de  l'âme  humaine,  ce  murmure, 
Et  je  l'entends  d'avance  au-dessus  des  décombres 
Où  l'impalpable  oiseau  promènera  son  ombre. 

Rien,  plus  rien.  Vide,  floche,  une  ruine  étale... 

Un  aplatissement  de  cendres  et  de  miettes 

Où,  sur  des  pans  de  pierre  à  peine  verticale, 

Le  sang  dessine  ses  étoiles  violettes... 

Le  souvenir  crispé  de  la  flamme.  En  échange 

De  toutes  les  beautés  joyeuses  de  jadis, 

Un  peu  d'horreur,  des  petits  tas...  rien...  de  la  fange 

Et  de  la  pierre.  Au  lieu  des  angles  arrondis 

L'inexplicable  arrêt  de  la  ligne  brisée; 

C'est  tout.  En  l'air,  le  chicot  noir  des  cheminées 


LA     FORET      DES      RUINES.  217 

Se  profile,  irrité,  sur  le  grand  fond  blafard. 
Le  monceau  de  l'ennui.  Tout  un  néant  lunaire. 
Qui  fait  une  Poestum  d'un  village  picard... 
Un  silence  de  mort  plane,  extraordinaire. 

Elles  volent,  considérant,  intimidées, 

Le  pommier  renversé,  le  seuil  croulé.  Partout, 

Comme  des  yeux  crevés  qui  béent,  des  creux,  des  trous. 

Dans  les  murs  convulsés,  dans  la  terre  éclatée... 

La  dévastation  ébauche  en  pleine  aurore 

Son  noir  fantôme  et  clame  au  ciel  du  soir  la  perle 

Irréparable!...  Hélas!  La  horde  qu'on  abhorre 

A  passé  làl  Ils  sont  venus,  les  nécrophores. 

Brûlant  la  chose  morte  et  les  formes  inertes; 

Puis,  on  les  a  chassés.  Mais  plus  rien  ne  subsiste 

De  ce  qui  fut  beauté,  douceur, — et  l'oiseau  triste 

Semble  vouloir  porter  ailleurs  son  vol  rompu. 

Tout  est  fini!  Plus  rien  ne  vit,  rien  ne  m'est  plus!... 

Pourtant  après  avoir  hésité,  l'hirondelle 

A  repéré  l'endroit  précis  où  fut  le  nid. 

Elle  cherche  à  côté  une  place  nouvelle. 

Prend  un  brin  d'herbe,  fait  un  zig-zag,  pousse  un  cri 

Et  recommence! 

Aimons  cette  forme,  ubslitiéc 

'y 


ai8  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Qui  revient  à  la  place  où,  naguère,  elle  est  née. 

Elle  est  semblable  à  nous,  puisqu'elle  croit  qu'il  faut 

Que  tout  être  retourne  un  jour  vers  son  berceau... 

Car  l'homme  reviendra,  peu  après  l'hirondelle. 

Rechercher  la  tiédeur  de  la  place  éternelle. 

La  loi  veut  que  la  vie  enchaîne  et  juxtapose 

La  joie  à  la  douleur,  et  la  ruine  à  la  rose... 

Puisque  tout  recommence  après  que  tout  s'achève, 

Que  revoici  l'avril  et  que  grimpe  la  sève, 

Il  est  juste,  admirable  et  charmant  que  l'oiseau 

Indique  à  l'avenir  la  place  du  berceau  ! 

En  sorte  que  peut-être,  au  fond  d'un  crépuscule-, 

Couché  sur  le  néant  de  tout,  ce  minuscule 

Petit  être  est  celui  qui  donne  le  signal. 

Comme  la  primevère  ordonne  à  floréal. 

Et  j'aime  qu'à  l'endroit  oii  poussait  l'espalier. 

Allongeant  dans  un  coin  sa  tête  plate  et  noire. 

Il  regarde  la  mort  d'un  air  émerveillé. 

En  poussant  mille  cris  de  jactance  et  de  gloire, 

Comme  pour  publier  :  «  C'est  moi,  c'est  moi!  Qu'on  vienne  ! 

Et  si  l'on  ne  veut  pas  venir,  moi  je  commence! 

Grince,  le  puits,  ouvre,  croisée,  lève,  semence! 

Bêlez,  moutons,  chantez,  les  coqs,  verdissez,  plaines! 

C'est  moi!  »  A  cet  appel  excessif,  ingénu. 


LA      FORET      DES      RUINES.  219 

A  la  forêt  broyée,  au  ciel  vide,  au  sol  nu,  — 
Oubli!  beauté!  pardon!  —  il  semble  que  je  voie, 
D'un  seul  élan,  d'un  bond  robuste,  en  même  temps, 
Fluer  le  sang,  germer  la  vie,  gonfler  la  joie. 
Et  dans  ce  petit  nid  tenir  le  grand  printemps! 

Mars  1915. 


LES  ÉMIGRÉS 


J'ai  rencontré  des  émigrés,  tout  un  village, 
Parqué  frileusement  comme  un  bétail  étique, 
Ou  comme  une  tribu  de  ces  lointains  sauvages 
Qu'on  voit  errer  dans  la  morne  enceinte  d'un  cirque. 

Indifîérent  à  tous  regards,  les  haillonneux 
Somnolaient.  La  fétide  odeur  de  la  misère 
Enveloppait  l'exil  d'une  injure  dernière. 
Mais  moi,  j'examinais  la  beauté  de  leurs  yeux; 

Ces  yeux  intérieurs,  profonds,  visionnaires, 
Où  la  douleur  jetait  un  lait  à  la  surface, 
Tandis  que  des  brasiers  bizarres  et  fugaces 
Pailletaient  leurs  iris  dilatés  de  lumière,.. 


LA     PORET     DES     RUINES.  331 

Oh!  que  regardaient-ils,  tous  ces  yeux  en  allés, 
Bleus,  noirs,  châtains  ou  gris,  opaques,  clairs,  intenses, 
Et  qui  jetaient  sur  ces  fumiers  accumulés 
Des  prismes,  des  halos,  et  des  phosphorescences. 

Tous  conservaient  d'ailleurs  les  tons  particuliers 
Dont  les  décore  notre  ciel  occidental  ; 
Presque  ardoisés,  couleur  d'ambre  ou  couleur  d'acier. 
Ils  sont  une  réponse  à  leur  miroir  natal. 

On  eût  dit  qu'ils  gardaient  un  peu  d'eau  du  pays, 
Qu'ils  avaient  sa  couleur  exacte  et  différente. 
Et  que  les  uns  étalent  d'une  eau  captive  emplis. 
Quand  d'autres  reflétaient  des  tons  frais  d'eau  courante. 

Cet  œil  d'enfant  paraît  être  plein  d'eau  de  puits. 
Celui-ci  est  l'écume  et  la  flaque  marine, 
Celui-là,  rien  qu'à  le  regarder,  je  devine 
Que  toute  la  Moselle  et  l'Aisne  sont  en  lui. 

Rien  qu'à  leurs  yeux,  je  sais  les  pays  dont  ils  sont. 
Ils  ont  laissé  là-bas  leurs  champs  et  leurs  maisons 
Mais,  —  l'ayant  fait  tenir  à  l'ombre  de  leurs  cils, — 
Ils  emportent  le  ciel  entier  dans  leur  exil! 

19, 


a32  LA      DIVINE     TRAGEDIE. 

Ce  n'est  pourtant  pas  tout  d'avoir  volé  du  ciel 
Pour  dormir  avec  lui  dans  une  grange  ouverte, 
Ou  de  humer  le  bon  parfum  originel 
Quand  on  se  couche  sur  un  sac  de  feuilles  vertes  ! 

C'est  êj,re  pauvre  infiniment  que  d'avoir  pris 

Sa  couleur  à  l'orage  et  ses  tons  aux  rivières. 

Je  vois  d'autres  trésors  dans  les  yeux  des  proscrits... 

Leurs  prunelles  ont  des  ombres  hospitalières 

Où  s'entassent  tous  les  objets  évacués, 
Grotesques  ou  charmants,  cassés  ou  merveilleux 
Dont  ils  faisaient  leurs  compagnons,  —  et  tous  ces  yeux 
Sont  des  coffres  gorgés  ou  de  profonds  greniers. 

Chacun  y  relégua  la  chose  préférée; 
En  se  penchant  au  fond  des  regards  on  l'y  voit. 
Dans  les  yeux  du  vieillard  :  c'est  une  cheminée. 
Dans  les  yeux  de  l'enfant  :  un  vieux  jouet  de  bois. 

Le  malade  emporte  son  lit  ;  la  jeune  fille 

Une  fenêtre  avec  ses  rideaux  relevés. 

Et  là...  dans  ce  regard  laiteux,  qu'est  ce  qui  brille? 

Là,  je  ne  peux  pas  voir.  Ce  sont  des  yeux  crevés! 


LA      FORÊT      DES      RUINES.  2  23 

Mai    dans  chaque  prunelle  une  image  s'enchâsse. 
Lointaine,  elle  apparaît,  chatoie,  s'éclaire  ou  tremble, 
Comme  en  fixant  le  fleuve  insondable  il  nous  semble 
Voir  tout  le  fond  de  l'eau  monter  à  la  surface. 

On  n'y  voit  pas  les  grands  souvenirs,  —  car  chez  l'homme 
Les  vrais  chagrins  du  cœur  sont  plus  disséminés. 
Ce  sont  des  formes,  des  objets  très  familiers 
Et  dont  l'obsession  a  créé  le  fantôme. 

C'est  le  regret  tenace  et  constant  d'une  chose, 
D'une  douce  habitude  ou  d'un  charme  brisé  : 
Une  certaine  lampe,  un  banc,  un  pot  de  roses. 
Une  cage  sur  le  rebord  d'une  croisée, 

La  paillasse  où  l'on  meurt,  et  l'alcôve  où  l'on  rêve. 
Chaque  chose  a  marqué  son  double  au  fond  des  yeux, 
Et  ces  reflets  que  nul  exil  ne  leur  enlève 
Ils  ne  se  doutent  pas  qu'ils  les  portent  en  eux. 

Aussi,  ayant  abandonné  tout  ce  qu'ils  aiment. 
Sachant  qu'un  tel  regret  est  incommunicable 
Et  que  ce  charme-là  expire  avec  nous-mêmes. 
Ils  errent,  tristement,  sans  parler,  lamentables. 


3  24  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Mais  moi,  à  l'heure  grise  où  chacun  se  souvient 
Et  murmure  ces  mots  que  l'enfance  épela  : 
((  Maman,  que  fait  le  coq?. . .  Qu'est  devenu  le  chien?  » 
Je  leur  réponds  :  «  Pourquoi  pleurez- vous  ?  Ils  sont  là  !  » 

C'est  pourquoi  les  yeux  des  exilés  sont  si  clairs. 
Comme  la  mer  est  claire  et  l'abîme  profond. 
Mais  dans  leur  épaisseur  on  voit  toujours  le  fond, 
Quand  nul  n'a  jamais  lu  jusqu'au  fond  de  la  mer. 

C'est  pourquoi  les  yeux  des  exilés  sont  si  lourds! 
Et  pourquoi,  sans  espoir  qu'on  les  en  chasse  un  jour, 
A  force  d'habiter  et  de  trembler  en  elles 
Des  spectres  prisonniers  ont  givré  leurs  prunelles. 


LA    FORÊT    HANTÉE 


Le  rossignol  est  dans  la  forêt.  On  l'entend 
Approfondir  des  bois  dont  l'unique  habitant 

Est  le  canon  qui  tonne, 
Car,  en  ce  pur  moment  d'avril,  vos  sombres  foules, 
Soldats!  hantent  la  nuit  du  chêne,  et  le  sang  coule 

Dans  les  forêts  d'Argonne. 


La  balle  au  cœur  de  l'arbre  implante  sa  blessure. 
Tout  frémit  :  la  futaie,  les  halliers,  les  ramures. 

Les  sommets  et  le  val; 
Seul,  un  grand  chant  lunaire,  agitant  ses  grelots, 
Au  milieu  de  ce  drame  incompris  des  oiseaux, 

Met  son  charme  estival. 


326  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

0  mes  pauvres  enfants  !  comment  se  pourrait-il 
Que  vous  n'éprouviez  pas  un  si  poignant  avril 

Puisque  hélas!  vous  avez, 
Alternant  tour  à  tour  leurs  déchirants  soupirs, 
Ces  deux  choses  :  le  dur  canon  qui  fait  mourir, 

Le  rossignol  qui  fait  rêver. 

Pâques  !  Un  doux  printemps  rugit,  se  cabre  et  tonne. 
Soldats,  vous  avez  vu  se  défeuiller  l'automne. 

Et  vous  voyez  renaître, 
Au  milieu  de  la  même  impitoyable  horreur, 
Des  cendres  sur  l'azur,  des  balles  dans  vos  cœurs 

Et  les  nids  dans  les  hêtres. 

Tout  ce  qui  fut  vivant  a  fui  le  sol  criblé. 

Les  cerfs  dans  les  fprêts,  les  perdreaux  dans  les  blés. 

Rien  de  cela  n'existe. 
On  entend  seulement,  comme  si  c'était  fête, 
Au-dessus  des  boulets  chanter  les  alouettes. 

Sous  un  grand  soleil  triste, 

Et  depuis  quelques  jooirs  recommencer  ce  chant 
Qui  semble  au  sombre  azur  où  s'érige  un  croissant 
Faire  une  déchirure, 


LA      FORET      DES     RUINES.  237 

Ce  chant  qui  ne  sait  pas  sa  funèbre  beauté, 
Ce  chant  le  plus  tragique  aussi  qui  soit  monté, 
Un  soir,  de  la  nature. 

Pleurez,  ô  mes  enfants  !  pleurez  tout  votre  espoir, 
Tout  votre  amour  si  seul  au  fond  du  grand  bois  noir  ! 

Le  rossignol  appelle. 
Il  convoque,  ingénu,  l'épine  et  le  lilas... 
Faut-il  que  vous  laissiez  derrière  vos  trépas 

La  chanson  éternelle  ! 

L'oiseau  ne  frémit  pas  quand  tous  les  arbres  tremblent. 
Il  chante.  Il  chanle  !  Et  la  grande  forêt  ressemble 

Au  temple  intérieur, 
Où  l'âme  entend  des  cris  d'épouvante  et  de  haine. 
Et,  là-bas,  tout  au  fond  de  l'espérance  humaine 

Un  rossignol  en  pleurs. 


l 


LA   CATHÉDRALE   ARDENTE 


La  basilique  en  feu  flambe  comme  une  ville, 
Et  les  cent  mille  saints  qui  tapissaient  les  murs 
Grésillent  à  l'instar  de  lucifers  impurs 
Qui,  dans  les  flammes,  ont  élu  leur  domicile. 

Tous,  les  jeunes,  les  vieux,  de  la  nef  à  l'abside, 
Des  porches  à  la  tour  et  du  transept  aux  stalles, 
Précipitent  en  chœur  leur  armée  intrépide. 
C'est  un  bûcher  de  gloire  inquisitoriale  ! 

Et  tout  ce  personnel  de  saints,  tout  ce  chapitre 
D'anges,  tous  ces  porteurs  de  nimbes  ou  de  mitres, 
Tous  ces  antiques  «  attachés  de  cathédrales  » 
Meurent  dans  leur  fidélité  paroissiale, 


LA     FORET      DES      RUINES.  aag 

Chacun  bien  à  son  poste  et  tous  payant  d'exemple. 
Ainsi  qu'il  sied  au  personnel  des  catastrophes. 
On  voit  s'embraser  les  pierres  de  leur  étoffe 
Et  l'orgue  hurle  affreusement  au  fond  du  temple. 

Mais  tous  en  même  temps  ont  levé  leurs  mains  jointes. 
C'est  le  buisson  ardent  qui  brûle  ses  oiseaux. 
Tous  ces  nouveaux  martyrs  chantent  lorsque  les  pointes 
Des  flammèches  s'en  vont  réjouir  leurs  vieux  os. 

Dans  cet  embrasement  du  grand  arbre  héraldique 
Qui  portait  chaque  saint  au  bout  de  chaque  branche, 
Dans  la  flamme  stridente  et  qui  se  communique 
De  leur  jupe  de  pierre  à  l'émail  de  leur  manche, 

Un  seul  membre  de  la  famille  a  trouvé  grâce... 
C'est  un  supplicié  de  jadis,  un  des  mille 
Martyrs  qui  dans  la  pierre  ou  la  niche  ou  la  châsse 
Revivaient  une  vie  débonnaire  et  tranquille. 

Lui  ne  périt  ni  par  le  glaive  ni  par  l'arc. 
Mais  c'est  l'esprit  le  plus  pur  de  la  chrétienté. 
En  le  reconnaissant  la  flamme  a  reculé, 
Car  elle  a  retrouvé  son  remords  :  Jeanne  d'Arc! 


a3o  LA     DIVINE      TRAGEDIE. 

Ce  qui  veut  dire  que,  —  humaines  ou  divines,  — 
L'histoire  et  la  légende,  à  travers  tous  les  temps, 
Se  continuent,  que  rien  jamais  ne  se  termine 
Ici-bas.  On  écrit  sur  des  sables  mouvants. 

Forêts  d'allégories  et  forêts  de  symboles, 
A  travers  quoi  l'homme  tâtonne  et  tend  les  bras, 
C'est  la  vie!  Ce  qu'on  croit  terminé  ne  l'est  pas. 
Et  l'on  n'a  jamais  dit  les  dernières  paroles. 

Ce  n'est  point  un  détail  infime  ou  minuscule, 
Un  incident  'perdu  dans  l'infini  des  jours. 
Que  de  voir  au  milieu  d'une  église  qui  brûle 
Cette  statue  de  pierre  avec  la  flamme  autour. 

11  faut  comprendre.  Il  faut  que  notre  esprit  achève 
L'allégorie  que  Dieu  nous  met  devant  les  yeux. 
On  doit  scruter  la  vie  pour  la  comprendre  mieux 
Et  se  persuader  qu'elle  n'est  pas  un  rêve. 

Aussi  suis-je  celui  qui  jure  et  qui  proclame 
Qu'un  grand  miracle  vient  de  se  manifester  : 
La  rencontre  de  la  martyre  et  de  la  flamme, 
Toutes  deux  s'opposant  leur  intrépidité. 


LA      FORÊT     DES      RUINES.  a3l 

Mais  la  brûleuse  de  prophètes  et  de  rois, 
En  achevant  son  grand  repas  fleurdelisé 
A,  dans  sa  couardise  et  sa  peur,  renoncé 
A  perpétrer  le  crime  une  seconde  fois. 

Alors,  on  voit  ceci  :  Tendue  vers  vous,  ô  Sainte, 
Mais  domptée,  inclinée  et  déjà  presque  éteinte, 
En  se  ressouvenant  du  sinistre  pavois. 
Chaque  flamme  en  amour  vient  lécher  vos  pieds  froids  ! 


SUR  LE  BORD  DU   FLEUVE 


Les  fleuves  sont  toujours  parés  de  beaux  villages. 

Dans  les  moindres  cours  d'eau  se  mirent  des  maisons. 

Pour  un  fleuve  de  sang  il  en  faut  davantage, 

Et  jamais  en  vit-on  circuler  d'aussi  longs? 

Dans  l'enchevêtrement  de  ses  rives  séchées 

C'est  le  fleuve  national  de  la  tranchée... 

Gaves,  canaux  et  rus,  dragués,  paludéens, 

Que  de  travail  autour  d'un  filet  d'eau  rougie! 

C'est  un  fleuve  inconnu  de  la  géographie 

Et  pourtant  il  a  l'air  d'un  Simoïs  séché. 

Il  est  juste  qu'au  cours  de  ses  bords  sans  reflet 

Y  croisse  la  ruine  antique  et  qu'il  y  ait 

La  pierre  sans  acanthe  et  la  rue  sans  clocher. 

Comme  il  est  long,  dans  son  grand  spleen  kilométrique, 


LA      FORKT      DES      RUINES.  333 

Ce  fleuve  étroit  qui,  sans  fin,  s'étire  et  dévale 

Coupant  l'Europe  en  deux  de  sa  diagonale! 

Rien  n'y  pousse,  pas  même  un  saule  aquatique, 

Et  ses  bords  sont  ourlés  de  tertres,  de  crevasses. 

Ce  vieux  Nil  rabougri  qui  passe  et  qui  repasse 

A  travers  les  déserts,  les  vallons  et  les  puys. 

N'a  pas  même  un  village  en  vie,  auprès  de  lui! 

Les  autres  fleuves  vont  de  pair  avec  les  routes, 

Caressant  les  maisons  au  passage,  les  fleurs... 

Et  les  bœufs  sont  couchés  dans  le  foin  vert  qu'ils  broutent. 

Le  soir  on  voit  ramer  des  barques  de  pêcheurs... 

Ce  fleuve-ci  n'a  plus  que  des  maisons  spectrales. 

Pas  une  voix,  pas  même  un  cri  ne  s'en  exhale. 

Tous  ses  villages  sont  calcinés,  crevés,  vides. 

On  les  visite  avec  la  détresse  pour  guide. 

Plus  d'habitants!  Plus  rien!  La  chose  est  consommée. 

Pas  même  un  chant  d'oiseau,  pas  même  une  fumée!... 

Si,  pourtant.  Quelque  chose  encore  est  là,  qui  vit 
Obscurément  en  eux.  Moi  je  vous  dis  que  si  ; 
Que  tous  n'ont  pas  quitté  leur  place  accoutumée!... 
Dans  cet  écroulement  qui  fait  des  tas  de  sable 
De  ces  petits  hameaux  charmants  et  désirables. 
Certains  êtres,  obscurs,  demeurent  accrochés 


234  LA     DIVINE     TRAGÉDIE. 

Comme  de  vieux  lichens  au  pied  de  leurs  clochers. 
Ils  sont  là,  pleins  de  nuit,  et  tapis  dans  leur  terre. 

Ce  sont  les  morts,  les  pauvres  morts  des  cimetières. 

Oh  !  certe,  avant  le  grand  cyclone,  hier  encor. 
Ils  paraissaient  bien  ce  qu'il  y  a  de  plus  mort' 
Parmi  tout  ce  qui  vit!  Mais  ils  se  modifient. 
Et,  par  comparaison,  c'est  encore  eux  la  vie! 
Tous  ces  morts  paysans  n'étaient  pas  très  heureux. 
On  les  chassait.  On  ne  savait  que  faire  d'eux. 
Ils  étaient  cantonnés,  loin,  là-bas,  au  dehors, 
Dans  de  petits  murs  bas  et  gris  pour  prisonniers... 
Mais  aujourd'hui  ce  sont  des  morts  privilégiés, 
Et  puisque  tout  est  déserté  et  que  c'est  bien 
La  ruine,  —  à  présent  qu'il  n'y  a  rien,  plus  rien 
Que  de  la  pierre  et  pas  même  un  chien  sur  un  seuil,  — 
Ils  deviennent  les  vrais  habitants,  des  gardiens. 
Ces  morts  sont  des  vivants  en  costume  de  deuil... 
Ces  parents  au  rancart  ont  repris  tous  leurs  titres. 
Les  grands-pères,  les  vieux,  les  oncles,  les  cousins 
Qui  disputaient  leur  sol  aride,  brin  par  brin. 
Sur  ces  maisons  sans  toits,  sans  portes  et  sans  vitres, 
Ont  repris  tous  leurs  droits  possessifs  de  jadis. 


LA      FORÊT      DES      RUINES.  335 

Et,  puisqu'il  tout  jamais  s'en  sont  allés  leurs  fils, 

Ils  se  sentent  chez  eux  redevenus  des  maîtres. 

C'est  un  grand  sentiment  de  vie  qui  les  pénètre. 

Tout  est  comparaison!  Ils  ne  savaient  que  faire. 

Eh  bien,  dans  le  réveil  nouveau  des  cimetières, 

Couchés,  pareils  aux  chiens  des  troupeaux,  ils  savourent 

Comme  une  joie  cette  tristesse  de  la  terre, 

Et,  songeant  au  soleil  des  champs  et  des  labours, 

Sous  la  croûte  de  l'herbe  sèche,  ils  sont  contents!... 

En  temps  de  guerre  on  ne  regarde  pas  à  l'âge, 

Et,  tout  ragaillardis  soudain,  ces  vétérans 

Ont  trouvé  leur  emploi  : 


Ils  gardent  les  villages. 


LE    PRISONNIER 


Seul,  sombre,  courbé  dans  mon  coin, 
Je  suis  loin,  très  loin,  le  plus  loin 

Qui  soit  au  monde. 
Mais  que  la  douleur  est  aiguë 
De  penser  qu'elle  continue 

D'être  si  blonde! 

Je  ne  sais  rien  de  ma  patrie. 

On  ne  me  plaint  pas.  On  m'oublie  ! 

Et,  trop  distant, 
Je  suis  celui  auquel  s'attache 
Le  vague  opprobre  d'être  lâche... 

Je  souffre  tant  ! 


LA      FORÊT      DES      RUINES.  287 

Je  suis  le  torturé  sans  gloire. 
A  ma  soufirance  expiatoire 

On  compatit, 
Mais  le  plus  ajffreux  de  mes  maux 
C'est  d'être  de  tous  les  héros 

Le  plus  petit! 

Je  ne  sais  rien  d'elle,  sinon 

Que  je  prononce  en  vain  son  nom. 

Son  nom  passé... 
Mais  ne  pas  savoir  si,  près  d'elle. 
Une  autre  tendresse  nouvelle 

L'a  prononcé  ! 

Son  âme  était  d'une  nuance 

Pas  très  bien  faite  pour  l'absence  ! 

Et  si  parfois 
Sa  bouche  atroce  et  libertine 
Se  donne  au  loin,  moi  j'imagine 

Que  je  la  vois. 

La  gaîté  vive  de  ses  dents 
Me  fait  mes  soirs  plus  torturants. 
Quand  j'y  repense. 


a38  LA      DIVI^E      TRAGEDIE. 

Sa  lèvre  aussi  n'est  pas  bien  si*ire. 
J'ai  trop  baisé  leur  commissure 
Et  leur  garance. 

Il  est  fou,  celui  qui  proclame 
Qu'on  a  vu  résister  les  femmes 

A  tant  d'épreuves... 
Ont-elles  résisté?  J'en  doute. 
Ceux  qui  restent  les  auront  toutes, 

Même  les  veuves. 

La  mort  va  vite.  Et  l'amour  donc! 
Non,  voyez-vous,  ce  fut  trop  long 

Pour  être  beau. 
Tout  a  perdu  de  sa  valeur  : 
Le  courage,  l'idée,  le  cœur 

Et  le  tombeau! 

Traîtresses!  En  réalité, 
Elles  nous  ont  sacrifiés 

Quand  nous  partîmes. 
Cette  guerre  aura  mis  à  jour 
Le  peu  de  chose  qu'est  l'amour, 

L'amour  infime  ! 


LA    FORÊT     DES     RUINES.  aSg 

Luxe,  paresse,  oubli  des  choses  ! 
Petites  mains  vouées  aux  roses, 

Trop  peu  fidèles  ! . . . 
J'ai  honte  d'être,  loin  de  vous, 
Ce  pauvre  ayant  sur  ses  genoux 

Une  écuelle  ! 

Haine  à  l'amour  !  Je  le  déteste. 
Je  souâre  d'avoir  sous  ma  veste 

Un  cœur  encor. 
Je  suis  cette  brute  à  l'attache 
Qu'un  souci  monstrueux  et  lâche 

Torture  et  mord. 

Puis  je  suis  honteux,  par  surcroît, 
De  n'avoir  pas  faim,  soif,  ni  froid. 

L'absence  est  dure, 
La  vie  est  laide,  l'exil  lourd... 
Et,  seul,  je  pleure  tout  l'amour 

Et  sa  fanure. 

La  patrie?  Un  paysP  C'est  elle! 
Et  toute  harmonie  maternelle 
Est  contenue 


a4o  LA     DIVINE      TRAGÉDIE. 

Dans  ce  qui  me  vient  de  ses  yeux, 
De  son  rire  contagieux, 

De  sa  chair  nue. 

Je  ne  veux  jamais  repartir  I 

A  quoi  bon  ?  Dormir. . .  ou  mourir  ! . . . 

Meurs  sur  ta  couche, 
Vil  prisonnier!...  ou  sinon,  dors... 
Qu'un  autre  ait  l'orgueil  de  son  corps 

Et  de  sa  bouche  ! 

Je  sais  qu'il  est  vulgaire  et  piètre 
De  ne  contenir  qu'un  seul  èlre. 

Cœur  trop  étroit  ! 
Mais  je  veux,  roulé  dans  ma  honte, 
Pleurer  la  seule  mort  qui  compte, 

La  mort  de  toi. 

Mon  cilice  est  tissé  de  clous. 
Je  suis  ce  rebut  :  le  Jaloux 

Rongeant  son  poing  ! 
J'habite  des  limbes.  On  fuit 
Ce  damné  qui  cherche  la  nuit 

Dans  son  recoin. 


LA      FORET      DES      RUINES. 

J'ai  la  souffrance  la  plus  basse... 
Que  je  liais  tous  ces  mois  qui  passent 

Atrocement  I 
Je  serai  vieux,  trop  vieux,  le  jour 
Où  viendra  rire,  à  mon  retour, 

Sa  voix  qui  ment  ! 

Je  souffre  jusque  dans  ma  chair. 
A  moi  seul  je  suis  un  enfer 

Lugubre  et  noir. 
Proscrit,  je  donnerais  le  monde 
Pour  la  toucher  une  seconde  ; 

Pour  la  revoir  ! 

Meurs,  meurs,  à  ton  tour,  assassin. 
Amour,  amour!  Naissance  et  fin 

De  mon  vertige! 
Que  la  terre  soit  ta  rançon  1 
Je  suis  seul.  Nous  nous  haïssons. 

Meurs  donc,  te  dis-je  ! 


DIALOGUE    DE   DEUX   REINES 

Au  Camp  du  Drap  Noir. 
DEUX     VOIX    dans  les  ténèbres. 

Hehoho!  Hehè ! 

Halte  I 

Hoheho  !  heho  !  ho  ! 

LA     RUINE. 

Qui  vive?  Qui  va  là? 

LA     DESTRUCTION. 

Moi,  la  Destruction. 

LA     RUINE. 

Secteur  des  ruines!  Halte!  A  terre!  Repos! 
Enfant  turbulent,  que  veux-tu? 


LA      FORÊT      DES      RUINES.  243 

LA     DESTRUCTION. 

T'égaler. 

LA     RUINE. 

Non. 
Vanité  monstre!  Tu  n'es  rien,  que  l'accident, 
La  fêlure,  le  bris,  l'explosion.  Recule. 
Je  hais  ton  bruit  brutal,  tes  colères  d'enfant, 
Le  mouvement  de  tes  affreuses  mandibules. 
Tu  casses.  Tu  ne  sais  ni  user,  ni  râper. 
Ta  mastication  est  pâteuse.  Tu  cognes, 
Arec  l'œil  du  bandit  et  le  poing  de  l'ivrogne. 
Boxeur  précis,  raca  !  Tu  ne  sais  que  frapper! 
Les  villes  sous  ton  poing,  crevées  comme  des  pommes, 
Ne  sont  plus  que  des  balayures  pour  la  pelle. 
Je  sais  l'art  d'achever  les  ouvrages  des  hommes! 
Ta  force  passagère  est  laide  :  je  suis  belle. 
Il  faut  mille  ans  pour  savoir  faire  une  ruine  ! 
Tu  n'as  pas  les  outils  nécessaires,  la  râpe, 
L'élimeuse,  le  polissoir  pour  les  patines. 
Tu  ne  connais  que  le  coup  droit,  le  poing  qui  frappe. 
Ivrognesse  populacière  de  l'ordure. 
On  te  nettoie  d'un  coup  de  balai  ;  on  t'épure. 
On  te  passe  au  crible,  et  tu  t'envoles  poussière!... 


241  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Je  suis  Sa  Majesté  la  Ruine.  A  genoux, 
Devant  mes  trônes  ouvragés,  mes  citadelles, 
Tous  mes  temples,  tous  mes  trésors,  tous  mes  bijoux  ! 
Rends-toi  à  la  Domination  éternelle  ! 

LA    DESTRUCTION. 

Mon  œuvre  vaut  ton  œuvre  au  total.  J'ai  compté 
Coup  par  coup,  car  je  tiens  ma  comptabilité. 
Calcul  très  peu  mathématique  et  si  facile! 
Contemple!  Je  viens  de  broyer  quatre  cents  villes. 
Un  si  vaste  appétit  se  mesure  au  calibre 
De  mes  canons.  Demain,  j'en  broierai  plus  de  mille! 

»        LA     RUINE. 

Bientôt  elles  auront  repris  leur  équilibre. 
Tu  ne  sais  pas  tuer.  Tuer  c'est  tout  un  art. 

LA     DESTRUCTION. 

J'ai  renversé  des  cathédrales. 

LA     RUINE. 

Tu  le  crois! 
Mais  je  les  sens  se  ranimer  sous  mon  regard. 
Elles  retrouveront  demain  leur  grande  voix. 


LA      FORÊT      DES      RUIXES.  2'|5 

Moi  seule  je  pourrai  les  faire  lairc  un  jour. 
Ta  haine  ne  tue  pas. 

LA.     DESTRUCTION. 

Et  qui  tue  mieux? 

LA     RUINE. 

L'Amour. 

LA     DESTRUCTION. 

On  meurt  de  moi  pourtant. 

LA      RUINE. 

Mais  pour  renaître  mieux. 
La  mort,  c'est  lent.  Il  faut  très  savamment,  sans  hâte, 
Caresser...  On  étouffe,  on  palpe  peu  à  peu... 
J'aime  à  promener  ma  longue  main  scélérate. 
La  souplesse  aristocratique  de  mes  doigts 
Sur  le  contour  de  chaque  chose  évanouie... 
Il  est  beau  de  les  voir  s'exhaler  sans  effroi 
Ces  belles  mortes  dont  les  yeux  se  vitrifient 
Lascivement,  de  les  sentir  qui  disparaissent 
En  extase  sous  ma  cauteleuse  caresse... 
Mais  à  quoi  bon,  à  tes  fureurs  d'iconoclaste 
Décrire  ma  grandeur,  mon  empire  et  mon  faste .-^ 


2/16  LA      DIVINE     TRAGÉDIE. 

Renonce.  Tu  n'as  pas  le  souffle  assez  puissant. 

Ta  respiration  est  courte  comme  celle 

Des  dogues;  tu  devras  finir  d'un  coup  de  sang! 

Tu  t'époumones  vite.  Arrête-toi.  Dételle. 

Un  tour  de  piste  encor;  c'est  tout.  Je  te  renie. 

Et  la  rosse  a  forgé  du  pied.  A  l'écurie! 

LA     DESTRUCTION. 

Mais... 

LA     RUINE. 

Assez!  Sache-le  :  tu  ne  perceras  pas. 
Sur  toi  s'est  refermé  le  cercle.  Arrière!  Arrière! 
Gâcheuse!  Folle  apprentie!  Mauvaise  ouvrière!... 

LA    DESTRUCTION. 

J'enjamberai  le  cercle,  en  allongeant  le  bras. 
Je  t'atteindrai  sous  mon  repaire  d'éboulis. 

LA     RUINE. 

On  n'atteint  pas  l'Esprit  de  la  terre.  Je  suis 

Cet  Esprit,  cette  Majesté,  Reine  des  Rois, 

Et  Dieu  !...  J'ai  secoué  mon  manteau  sur  les  mondes. 

Pas  une  place  où  mon  triomphe  ne  s'assoie, 

Où  ma  filiation  ne  vive  et  surabonde, 


LA      FORÊT      DES      RUINES.  2^7 

OÙ  je  n'aie  implante  mes  bornes  et  mes  stèles. 
Tu  ne  sais  pas  démanteler  les  citadelles. 
Tu  n'as  fait  qu'abîmer  tous  les  Erechtheions. 
Moi  seule  j'ai  vaincu  les  siècles  et  les  dieux, 
Les  peuples,  les  soleils  et  les  religions. 
Gloire  à  moi  !  Je  suis  le  grand  Maître  harmonieux, 
La  profondeur  de  tout,  le  mot  et  l'art  suprêmes, 
Une  métempsycose  immense  et  douce.  J'aime. 

LA     DESTRUCTION. 

Eh  bien,  j'aurai  raison  de  ta  métempsycose. 

LA     RUINE. 

Peuhl  Sais-tu  ce  qui  doit  avoir  raison  de  moi, 
Plus  qu'un  bombardement  d'apocalypse  P 

LA     DESTRUCTION. 

Quoi? 

LA      RUINE. 

En  trois  siècles,  pas  plus  :  les  griffes  d'une  rose. 

LA     DESTRUCTION, 

Mais  toute  rose  doit  mourir  un  jour.  Et,  seule, 
L'Idée  est  éternelle. 


218  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

LA     RUINE. 

Oui,  tout  mourra,  c'est  vrai.. 
Pas  moi!  Sur  l'Univers  mort,  je  serai  l'Aïeule 
Qui  rêve,  les  deux  poings  au  menton,  et  qui  fait 
Signe  à  l'immensité  des  ténèbres  stellaires. 
Et  quand  la  glace  me  pétrifiera  les  moelles, 
Au-dessus  de  mon  front  encor,  pour  me  distraire. 
J'aurai  le  rosier  blanc  et  bougeant  des  étoiles. 

LA     DESTRUCTION,    avec    mépris . 

Artiste  ! 

LA     RUINE. 

Assez!  Rends-toi.  Tu  ne  passeras  plus! 
Mon  décembre  éternel  dresse  sa  barricade. 
Rends-toi  à  l'Eternel. 

LA     DESTRUCTION. 

iSou! 

LA     RUINE. 

A  bas  les  vaincus! 
Et  haut  les  mains! 


LA     FORÊT      DES      RUINES.  a^g 

LA     DESTRUCTION. 

\lors...  Amies? 

LA      RUINE. 

Non! 

LA     DESTRUCTION,    lout  à  coup  levant  les  mains 
clans  un  bumble  sourire. 

Camarade  ! 

Le  silence  s'établit  sur  le  Monde. 

Septembre   1910. 


V 


LA  COULÉE  DU  SABLIER 


NOUS 


MES  HOTES 


Oai,   c'est  toi,  c'est  bien  toi  que  je  revois  enfin! 

Je  te  pleurais,  maison;  je  t'espérais,  jardin! 

C'est  toi,  le  ravissant  gazon  mélancolique 

Imprégné  de  forêt,  sensible  et  chaleureux, 

Futaies  qui  me  chantiez  vos  rêveuses  musiques, 

Et  vous,  mes  grands  cyprès,  vous  que  j'aimais  le  mieux! , 

Ah!  respiration  si  longtemps  attendue 

Senteur  qui  viens  à  moi  des  herbes  ventdées, 

Débordez,  accourez  du  fond  des  avenues! 

Comme  un  chien  haletant  à  travers  les  allées 

Vers  un  écho  lointain  qui  le  rappelle  à  lui. 

Ah!  venez  la  prairie,  accourez  la  forêt! 

Que  c'est  bon!...  M'y  voici!  Tout  me  réapparaît, 


200  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Tout,  le  pâle  gazon  aux  cernures  de  huis, 
La  Diane  portant  un  faon  sur  son  épaule 
Et  l'escalier  inachevé  avec  ses  dalles 
Moussues,  les  rosiers  blancs,  les  allées  transversales, 
El  le  miroir  qui  tient  dans  la  bague  des  saules... 
Bonheur  de  tout  revoir  quand  on  croit  tout  détruil! 
Mais  de  suite  étouffant  ce  mouvement  d'ivresse 
J'ai  prononcé  la  phrase  redoutable  :  <(  Où  est-ce?  » 
Et  mon  cœur  sourdement  battait. 

On  m'a  conduit, 
\  pas  lents,  vers  un  coin  de  gazon  piétiné. 
C'est  à  côté  de  la  maison  du  jardinier. 
Très  simole.  Quelques  croix.  Sous  l'épicéa  vert, 
Je  suis  resté  debout,  mais  le  front  découvert, 
Etonné  de  ne  pas  éprouver  en  moi-même 
Ni  la  révolte,  la  colère,  ni  le  cri 
Qui  jaillit  quand  on  voit  profaner  ce  qu'on  aime, 
Et  déjà  l'habitude  avait  tout  consenti  ! 

Ainsi  vous  êtes  là,  vous  dormez  là,  mes  hôtes  ! 
Le  hasard,  vous  ayant  capturés,  côte  à  côte. 
Vous  a  couchés  sous  ces  ombrages  imprévus. 
Vingt  corps  ensevelis  dans  cinq  tombes,  pas  plus. 
Enfants  d'une  patrie  vague  et  problématique. 


LA.      COULEE      DU      SABLIER.  2^7 

Morts  étrangers,  poussière  et  proies,  dont  rien  n'indique 

Ni  la  substance,  ni  le  destin  atomal, 

Vous  êtes  dispersés  dans  l'inconnu  des  germes! 

Vous  veniez  du  pays  du  Cygne  et  du  Grâal 

Sangliers  en  boutoir,  ou  bien  rustres  de  fermes. 

Je  ne  sais,  —  mais  je  sais  ceci,  et  j'en  frémis, 

Que  vous  êtes  tombés  au  beau  pays  du  Lys, 

Et  parmi  un  sensible  et  vieux  jardin  français, 

Où  l'on  parlait  amour,  silence,  —  tout  auprès 

Du  val  ensommeillé  qui  yit  naître  Racine. 

Vous  êtes  tombés  là,  par  une  nuit  divine, 

Haletants  de  carnage  fauve,  ivres  de  haine, 

Mais  la  nuit,  étreignant  vos  désirs  ténébreux, 

Vous  a  scellé  les  poings  avec  ses  lourdes  chaînes, 

Arraché  le  cœur  de  la  chair,  crevé  les  yeux 

Et  vous  a  jetés  là,  brusquement,  hors  l'azur, 

Comme  la  hôte  immonde  et  quatre  fois  impure! 

C'est  dit.  Vous  dormirez  parmi  le  vert  Valois 

Sur  la  colline  agreste  et  le  chemin  des  bois. 

Vous,  les  fauves  du  tertre  et  de  la  male-mort, 

Vous  aurez  la  foulée  sveltc  du  cerf  dix-cors... 

La  biche,  le  blaireau,  remueront  les  feuillées. 

Le  vent  secoue  déjà  vos  croix  mal  étayées 

Tandis  que  moi,  maître  et  passant,  je  considère, 

32. 


258  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Le  cœur  plein  de  chagrin,  mais  l'esprit  sans  colère, 
Entre  mon  rêve  et  vous,  cette  mince  cloison 
Faite  d'un  peu  de  terre  et  d'un  peu  de  gazon. 

L'inscription  se  lit  au  revers  de  la  croix. 
Elle  est  étrange  dans  sa  mystique  allemande. 
((  Sur  ta  terre,  tu  n'es  pas  mort.  Mais  l'on  te  doit 
«  Une  tombe.  Ami,  nous  te  laissons  sur  la  lande 
((  Étrangère.  Mais  que  quelque  jour  tu  reviennes!  » 
Dirait-on  pas  d'une  ballade  très  ancienne.^ 
Je  respecterai  donc  le  vœu  dont  j'ai  la  charge. 
Vous  dormirez  chez  moi,  dormeurs.  La  place  est  large. 
Je  ne  vous  chasse  pas.  Je  parerai  vos  croix. 
Quand  la  vie  reprendra  le  cours  de  ses  saisons, 
Aux  lauriers  qu'ils  ont  mis  sur  vos  tombes  sans  noms. 
J'ajouterai  les  fleurs  tributaires  des  bois. 
Je  veux  fournir  le  lis,  l'arôme  et  le  pistil. 
J'apporte  le  pardon  de  la  race  à  la  race, 
0  mes  hôtes!  et  veux  désigner  votre  place 
Par  la  rose  d'octobre  et  l'épine  d'avril. 
Vous,  vous  me  donnerez,  débiteurs  inconnus, 
L'échange  de  la  sève  et  de  votre  poussière 
Pour  l'entretien  de  la  racine  et  de  l'humus. 
Puis,  quand  le  maître  du  logis,  du  parc  prospère, 


LA      COULEE      DU      SaBL  lEIl.  2.-9 

Sera  mort,  ses  enfants  se  transmettront  le  pacte, 
Et  vous  accorderont,  en  bons  propriétaires. 
Une  part  précise,  inaliénable,  exacte  : 
Celle  qui  vous  revient  de  la  terre  étrangère 
Que  vos  exils  mortels  auront  ensemencée. 


II 


Par  l'ordre  d'un  fatal  et  bizarre  destin 
Vous  n'êtes  pas  la  tombe  unique  du  jardin. 
Voici  quatre  ans  que  cette  chose  s'est  passée. 
Un  jour,  à  l'heure  triste  où  la  lampe  s'allume, 
Esseulé,  chargé  de  regrets,  lourd  d'amertume, 
Je  pris,  dans  la  maison,  sa  robe  qui  traînait. 
Sur  laquelle  le  chien  dormant  s'était  couché. 
Puis  j'ai  gravi  le  fond  du  parc  et  j'ai  cherché 
Une  place  à  l'écart  qui  fût  pleine  de  paix. 
Là,  dans  un  trou  creusé,  je  disposai  la  robe... 
Pour  tous  et  pour  toujours,  la  trace  est  effacée. 
Dessus,  un  arbre  s'ensanglante  vers  l'octobre 
C'est  ma  fidélité  qui  l'avait  déposée 
En  vous,  nature!  Ainsi  l'enfant  du  beau  voyage 


2(3o  LA      DIVINE     TRAGEDIE. 

A  ses  amours  déjà  donna  ce  simulacre 

De  sépulture,  et  tu  dors  là,  profonde  image. 

Sous  un  hêtre  sanguin  que  l'automne  massacre  ! 

A-h!  qui  m'eût  dit,  quand  j'accomplissais  la  besogne, 

Que  d'autres  morts  viendraient  engraisser  le  jardin. 

Qu'il  faudrait  surveiller  ce  monceau  de  charognes 

Avec  le  même  soin  et  le  même  examen  ! 

Mon  doux  jardin,  ami  très  cher,  ami  quitté, 

O  toi  qu'avaient  comblé  mes  tombes  délétères. 

Accepte  ce  surcroît  de  jonchée  funéraire! 

Je  ne  mesure  pas  mon  hospitalité. 

Ceci  nous  est  venu  :  ouvre  à  ceci  tes  routes  ! 

Tu  tiens  en  toi  déjà  ce  qui  ne  renaît  plus. 

En  toi  que  de  passé,  que  de  jours  révolus! 

0  glaises,  absorbez  ces  morts  improvisés. 

Pour  que  j'aie,  à  deux  pas  l'un  de  l'autre,   à  côté, 

Enterré  le  fantôme  et  la  réalité! 

Sans  doute  que  la  vie  a  rêvé  d'opposer, 

Emblématiquement,  la  tombe  imaginaire 

A  la  tombe  réelle;  et  c'est  le  jeu  du  sort 

Qui  fait  l'une  plus  lourde  et  l'autre  plus  légère! 

Étrangers,  soyez  bien  accueillis  par  mes  morts  ! 

Reposez,  sans  savoir  que  vous  continuez 

Un  rêve  qu'il  plaisait  nu  destin  de  parfaire. 


LA      COULÉE      DU      SABLIER.  a6l 

Gazons,  gazons  d'idylle  à  jamais  profanés, 

Quelle  tragique  épave  aura  souillé  vos  terres! 

Le  deuil  après  le  deuil  !   La  rouille  après  la  rouille  ! 

Il  est  dit  que  je  dois  toujours  vous  retrouver 

Plus  chargés  de  douleur,  de  formes,  de  dépouilles!... 

Toi  qui  me  prodiguas  le  printemps  et  l'arôme, 

Jardin  de  Josaphat  dans  la  vallée  de  l'homme, 

Terre  de  la  pitié  par  le  ciel  désignée, 

Me  dispenseras- tu,  de  nombreuses  années. 

Ton  oubli,  ton  exemple  et  ta  ténacité .►* 

Dois-je  longtemps  encor  t'entendre  répéter 

Le  cantique  immortel  de  l'âme  et  de  la  branche? 

Sois  l'ami  éprouvé  mais  cruel  qui  s'épanche 

Dans  le  cœur  de  l'ami...  Confident  irrité 

Par  l'orage  de  sang  qui  chassa  tes  oiseaux. 

Toi  qui  me  fis  meilleur,  plus  sage  et  plus  nouveau. 

Contemplons-nous  l'un  l'autre  après  cette  tempête! 

L'homme  a  banni  le  rêve  et  le  rêve  revient, 

Mais  l'arbre  en  a  frémi  de  la  racine  au  faîte  ; 

Les  nymphes  du  Valois  s'en  sont  tordu  les  mains  ; 

Le  canon,  en  broyant  tes  futaies  séculaires. 

Au  fond  de  la  forêt  a  fait  gémir  les  pierres; 

Des  balles  ont  frappé  tous  tes  chênes  au  flanc. 

L'amour  en  restera  peut-être  assez  tremblant 


aGa  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Pour  qu'il  déserte,  hélas  !  mes  roses  dévastées 

Et  qu'à  jamais  la  joie  s'en  soit  enfuie!  La  mort 

Farouche  ajoute  donc  aux  décombres  encor. 

Et  ce  n'est  pas  fini  ;  car  l'avenir  prépare 

D'autres  deuils,  quand  ceux-là  se  seront  effacés. 

L'hallali  familier  des  fantômes  passés 

Entonne  à  l'horizon  sa  lugubre  fanfare... 

Si  des  roses  toujours  renaissent  de  leurs  cendres. 

Il  faut  prévoir,  pourtant,  tout  le  parcours  futur 

De  ce  qui  va  monter  à  ce  qui  va  descendre. 

D'autres  adieux  viendront  saigner  sous  cet  azur. 

De  sorte  que,  sans  cesse  et  petit  à  petit, 

Dans  son  propre  chagrin  le  sol  s'ensevelit!... 

Mais  que  la  terre  encor  se  fende  et  s'écartèle, 

N'importe!  Je  souris  aux  blessures  nouvelles! 

Si  partout  l'ossuaire  accumule  le  deuil. 

Si  la  hache  est  plantée  au  sol  et  dans  le  seuil, 

Il  me  semble  qu'un  grand  frisson  s'en  communique 

A  moi-même,  et,  debout,  j'accepte  avec  orgueil 

La  mutilation  du  jardin  héroïque  ! 

Vivières,  décembre  191^. 


L'ATTENTE 


¥ 


Les  mois  repassent,  l'un  après  l'autre,  à  l'horloge 
Du  Temps.  0  la  plongée  des  heures!...    Février!... 

Je  voudrais  énerver  le  Temps  que  j'interroge, 

Accélérer  le  cœur  fatal  du  Sablier. 

On  compte,  heure  par  heure,  ou  saison  par  saison. 

Mon  doigt  crispé  appuie  sur  la  pulsation 

Des  minutes...  Alors.»^  pensai-je...  Hé  bien?  me  dis-je. 

Déjà  que  d'idéals  tombés  1...  Quelle  jonchée!... 

Que  c'est  long  1  avenir!...  J'incline  mon  vertige 

De  l'heure  disparue  à  l'heure  rapprochée, 

liien  ne  me  répond.   Comme  une  femme  en  travail, 


264  LA     DIVINE      TRAGEDIE. 

Le  temps  accouche  de  son  œuvre  décevant. 
L'avenir  est  pour  moi  tantôt  la  toile  au  vent 
Qui  va  céder,  tantôt  l'inflexible  vantail 
D'un  sanctuaire,  avec  un  archange  devant!... 
Derrière,  qu'y  a-t-il  i^. . .  C'est  long  !  Dieu,  que  c'est  long  ! . 
Les  sombres  délégués  du  Destin  délibèrent... 
Que  naîtra-t-il  du  formidable  tourbillon? 
Crever  la  nuit  pour  qu'il  en  sorte  la  lumière! 
J'entends  le  bruit  d'un  monde  en  parturition... 
Mais,  oh  !  ne  rien  savoir  de  la  chimie  obscure 
Que  le  destin  distille  et  pèse,  goutte  à  goutte  1... 
Si  ma  terre  sortait  de  ce  creuset,  dissoute?... 
En  ce  moment  un  dieu  qui  broie  ou  transfigure, 
Un  dieu  aux  yeux  de  qui  tout  s'enchaîne  et  s'explique. 
Penché  sur  l'océan  des  ondes  prophétiques, 
Connaît  le  dénouement  de  l'Histoire,  et  décrète 
Un  arrêt,  qui  sera  un  jaillissement  d'aube, 
Ou  qui  fera  dresser  nos  cheveux  sur  nos  têtes!... 
Rien  ne  peut  arrêter  le  balancier  du  globe!... 


Nous  attendons,  l'haleine  étranglée,  inquiète. 

Je  compte  :  Mars.  Avril.  Mai...  Vertige!...  Juillet!, 

Rien!...  Le  cadran  marque  une  éternelle  demie. 


LA      COULÉE      DU      SABLIER.  2(35 

Oh  !  douleur  d'osciller  entre  ces  deux  efïets  : 
La  chose  commencée  et  la  chose  finie!.. . 
Marchez,  rouets  obscurs  et  que  tout  s'accomplisse  1 
Février...  Fais  ton  œuvre,  ô  Temps!...  Et  tisse,  tisse!, 


a3 


L'ANGE 


Un  ange  s'est  produit  devant  moi,  je  le  jure. 

J'ai  vu  un  ange,  un  vrai,  celui  de  l'Ecriture; 

Un  de  ceux  que  le  ciel  envoya  vers  Sodome. 

Il  était  beau,  mais  tout  semblable  aux  autres  hommes; 

Un  de  ceux-là  que  Loth  nommait  :  des  étrangers. 

Et  qu'il  faisait  chez  lui  reposer  et  manger; 

Un  de  ces  clairs  adolescents,  au  port  rythmé, 

Qui  marchent  sur  la  terre  après  avoir  volé, 

Et  qui  n'ont  pas  besoin  d'ailes  pour  témoignage 

Qu'ils  ont  dans  les  hauteurs  commencé  leur  voyage. 


LA      COULÉE      DU      SABLIER.  aO" 

Jeune,  divin,  cambré  de  pied,  svelte  de  taille, 

C'était  l'ange  qui  vient  présider  les  batailles. 

N'ayant  pour  se  prouver  qu'un  signe  essentiel  : 

Uniquement  celui  d'être  imprégné  de  ciel. 

Il  revenait  d'un  grand  carnage  justicier; 

Il  avait  embrasé  des  villes  sous  ses  pieds. 

Exterminé  l'injaste  et  décimé  l'infâme. 

Il  s'accoudait,  viril,  mais  doux  comme  une  femme, 

Et  ce  dispensateur  des  tempêtes  du  feu 

Avait  sur  Pérugin  calqué  son  regard  bleu. 

Et,  dans  un  vieux  tableau  que  je  me  remémore, 

Pris  ce  sourire  en  fleur  qui  foudroya  Gomorrhe. 

Ici  l'antique  magnifiait  le  moderne. 

Donc,  ce  soir-là,  distrait,  au  fond  d'une  taverne, 

Devant  un  verre  de  soda,  à  quatre  pailles. 

En  un  repos  serein,  l'ange  de  la  bataille, 

Seul,  aspirait  négligemment  la  liqueur  blonde. 

Oubliant  la  querelle  éternelle  des  mondes, 

La  mission  du  ciel,  l'œuvre  rouge  accomplie... 

Rien  ne  l'eût  décelé,  dans  sa  mélancolie, 

Sinon  qu'il  avait  l'air  ainsi,  même  au  repos. 

De  boire  encor  du  ciel  au  bout  d'un  chalumeau! 

Or,  ce  jeune  homme  strict,  paresseux,  élégant, 

Etait  un  de  ces  trois  archanges  anglicans, 


368  LA     DIVINE     TRAGÉDIE. 

Qui,  l'avant-veille,  ouvrant  leurs  ailes  de  sept  lieues, 

Après  avoir  franchi  les  immensités  bleues, 

Plume  dans  le  silence,  et  dans  la  nuit  pollen. 

Avaient  pulvérisé  de  bombes  Cuxhaven. 

La  veille,  dominant  l'univers  anxieux. 

L'ange  exterminateur  tonnait  du  haut  des  cieux, 

Et  ce  soir,  ayant  tout  oublié  des  abîmes, 

Elégamment  mêlé  à  la  foule  anonyme, 

Ses  ailes  remisées  et  ses  exploits  finis, 

Il  dînait  chez  Maxim's,  en  escarpins  vernis. 

L'homme  qui  résumait  en  lui  toute  la  guerre, 

Pour  l'instant,  avait  mis  sa  gloire  au  fond  d'un  verre. 


Moi,  je  considérais  ce  simple  et  grand  spectacle 
Le  dieu  nouveau  parmi  ses  nouveaux  tabernacles. 
Avidement  mon  cœur,  empoigné,  s'emplissait 
De  rayons,  comme  si  ce  fût  le  Paraclet 
Qui,  voulant  accomplir  cette  métamorphose 
De  n'être  plus  un  soir  un  oiseau  qui  se  pose, 
Avait,  pour  des  pensées  et  pour  des  temps  nouveaux. 
Voulu  venir  à  nous  et  remonter  là-haut, 
Ayant  à  quelque  enfant  des  hommes  emprunté 
Ce  visage,  baigné  de  sa  divinité I... 


LA      COULÉE     DU      SABLIER.  aO.) 

Pour  un  peu,  à  le  voir  reposant  et  si  calme, 

On  eût  rêvé  de  l'éventer  avec  des  palmes. 

Ou  de  l'environner  avec  des  nimbes  d'or... 

Minuit  était  passé  que  je  songeais  encor. 

Je  me  représentais  le  geste  de  la  veille, 

L'extermination  des  cités  qui  sommeillent, 

Et  cette  solitude  immense,  hors  la  terre, 

Dans  la  sérénité  des  espaces  slellaires; 

La  gloire  et  l'antithèse  aussi  d'être  celui 

Qui,  douze  heures  après,  peut,  devant  son  w^hisky. 

Se  conter  à  lui-même  un  aussi  grand  prodige. 

Celui  d'avoir  été  le  maître  du  destin, 

Egal  aux  dieux,  la  rêne  au  poing,  sur  leurs  quadriges. 

Bondissant  dans  la  nuit  et  le  jeune  matin, 

Un  Jupiter-Stator,  dont  l'œil  creux  étincelle. 

Ou  Prométhée  tenant  le  feu  dans  sa  nacelle!... 

Une  coupe  en  l'honneur  de  toi,  Ange,  une  coupe! 

Que  le  Champagne  coule  en  large  catadoupe  ! 

Salut  à  lui,  Force,  Éternel,  Omniscience! 

Lui  si  petit,  si  net,  qui  promulgue  l'immense. 

Qui  fait  du  firmament  un  tonnerre  algébrique, 

Et  collabore  avec  le  Dieu  du  Lévitique  1 

Montez,  Ange  orgueilleux,  si  simple  et  si  tranquille. 

23. 


270  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Laissez  tomber  vos  plumes  de  feu  sur  les  villes,  — 
Un  feu  dont  vous  avez  renouvelé  l'histoire  — 
Et  par  delà  les  pics  et  les  vieux  promontoires, 
Faites-le  tournoyer  en  fauves  incendies. 
Puis,  dans  ces  bruits  légers  que  le  vent  psalmodie. 
Ensuite  allez-vous-en,  bel  ange  harmonieux. 
Flocon  perdu  ou  bulle  d'air,  au  fond  des  cieux!... 
Gomme  je  vais  aimer  en  sortant,  tout  à  l'heure, 
Au-dessus  de  mon  front,  la  céleste  douceurj 
Et  je  regarderai  d'un  œil  plus  méthodique 
Le  ciel  au  front  d'argent  et  la  lune  biblique. 
Cette  lune  asservie  qui  fut  de  ton  escorte 
Et  qui,  ce  soir,  a  l'air  de  t'attendre  à  la  porte. 
Comme  un  chien  patient  qui  guette  en  paix  son  maître. . 
Vous  êtes  là,  fumant,  rêvant  dans  du  bien-être. 
Moi,  je  pensais  :  «  Ce  dieu  contemporain,  subtil, 
Qui  défait  les  armées,  comment  se  pourrait-il, 
Lui,  le  bras  séculier,  faiseur  d'autodafés, 
Que  tant  de  ciel  ne  l'ait  pour  jamais  enivré? 
Qu'a-t-il  besoin  de  nos  terrestres  aromates  ?. . .  » 
Alors,  ange  très  doux,  sur  ce,  vous  vous  levâtes... 
Du  geste  qu'autrefois  vous  eûtes  avec  Loth 
Pour  l'emmener,  on  vous  vit  mettre  un  cover-coat, 
Epingler  avec  soin  le  cache-col  de  soie, 


LA      COULEE     DU      SABLIER.  27 

Puis,  sans  vous  soucier  du  tout  que  l'on  vous  voie 
Ni  qu'on  vous  nomme,  vous  traversâtes  les  salles. 
Vos  brodequins  ailés  me  semblaient  des  sandales. 
Votre  jonc  me  parut  le  bâton  de  voyage. 
Vous  alliez  retrouver  l'Etoile  des  rois  Mages! 
Et,  lent,  après  avoir  envoyé  le  chasseur, 
Je  vous  vis  regarder  le  trottoir  avec  peur. 
Parce  que,  sur  l'asphalte,  il  tombait  quelque  pluie. 
Comme  un  qui  flâne  et  que  ce  contretemps  ennuie, 
Votre  œil  cligné  jeta  là-haut  un  regard  dur, 
Presque  craintif...  Et  vous,  l'envoyé  de  l'azur, 
L'habitant  de  l'espace  et  le  maître  des  nues, 
Vous  regardiez  le  ciel,  dont  vous  étiez  venu, 
Avec  humeur,  au  point  que  vous  faisiez  la  moue 
A  cause  de  ce  vent  qui  vous  cinglait  la  joue  ! 
Et  cette  humeur  n'avait  pas  l'air  d'un  simulacre. 
A  la  fin,  col  levé,  vous  hélâtes  un  fiacre. 
En  jetant  à  la  nuit  quelques  mots  de  courroux... 
C'est  ainsi,  ce  soir-là,  que  partit  l'ange  doux 
Et  terrible,  qui  n'avait  pas  d'aile  à  l'épaule, 
Mais  sur  qui  s'entr'ouvrait,  en  nimbe,  en  auréole. 
Comique  de  prêter  cette  égide  à  sa  gloire, 
Un  parapluie  rouge  à  la  pourpre  dérisoire 
Et  qu'un  groom  inclinait  au-dessus  de  son  front. 


373  LA      DIVINE     TRAGEDIE. 

Ce  fut  tout  simplement  charmant  cette  façon 

De  descendre  d'un  ciel,  où  le  prodige  abonde, 

Pour  être  tout  à  coup  pareil  à  tout  le  monde... 

Venir  de  dispenser  la  foudre  et  ses  éclats 

Pour  trouver  déplaisant  qu'il  pleuve  ce  soir-là  ! . . . 

Oublier  qu'on  en  est  de  ce  grand  firmament 

Pour  le  considérer  avec  des  yeux  d'enfant!... 

Ah  !  que  la  vie  est  belle  et  que  belle  est  la  gloire 

Qui  mettent  des  élans  aussi  contradictoires 

Au  cœur  de  ce  héros  que  l'époque  enfanta  ! 

J'aime  d'avoir  été  le  témoin  de  cela!... 

Dans  cette  expansion  de  la  grandeur  humaine, 

Montant  sans  bien  savoir  où  le  destin  la  mène. 

Dans  tout  ce  macrocosme  éperdu  de  la  Force, 

Où  des  germes  nouveaux  font  craquer  leur  écorce. 

Que  d'infimes  détails,  que  de  beautés  perdues!... 

Combien  de  choses,  pour  l'âme  qui  les  a  vues. 

Qui  devraient  se  fixer  en  elle  pour  toujours. 

Mais  que  le  flot  du  temps  emporte  dans  son  cours  ! 

Leur  grâce  n'a  pas  su  nous  être  révélée. 

Oh  !  être  ce  glaneur  obscur,  dans  la  mêlée, 

Qui  recueille  l'épi,  la  fleur  inaperçue. 

Etre  le  recenseur  de  ces  beautés  perdues. 

Le  passant,  qui  tout  seul,  à  distance,  à  l'arrière. 


LA     COULEE      DU      SABLIEH. 

Saisit  la  fleur  furtive  ou  l'instant  solitaire 
Avant  que  le  néant  ne  les  absorbe  en  lui, 
Et  s'en  va  satisfait,  sans  vouloir  d'autre  prix. 
En  échange  de  son  trésor  inestimé, 
Que  l'ingénu  bonheur  de  l'avoir  ramassé  ! 


NUIT    DE    ZEPPELIN 


Équinoxe  de  printemps. 


Paris  attend  ce  soir  le  grand  baiser  fatal 

Qui  va  tomber  du  ciel,  de  l'ombre  et  du  silence." 


Minuit  est  passé.  Un  jet  de  clairon  s'élance. 

La  diane  se  perd  au  loin  dans  le  dédale 

Des  rues,  des  carrefours.  Et  son  cuivre  mugit 

Le  «  Garde  à  vous  »  strident  des  vieux  veilleurs  de  nuit. 

L'alerte,  cette  fois,  est  au  camp  des  étoiles. 

Elle  nous  vient  de  l'Empyrée.  Les  dieux  ont  soif. 

Paris,  beauté  lassée  qui  dépouille  ses  voiles 

Et  qui  nonchalamment  s'étire  et  se  décoifiFe, 

Vient  d'être,  tout  à  coup,  jeté  hors  de  sa  couche. 

Il  tressaille.  Il  attend  la  morsure  céleste. 

La  femme  met  la  main  à  son  cœur  :  c'est  son  geste 


LA      COULEE      DU      SABLIER.  270 

Comme  l'homme  a  porté  le  clairon  à  sa  bouche... 

Silence.  Maintenant  tout  meurt  comme  la  dianc. 

L'ombre  subite  fait  la  nuit  plus  diaphane. 

La  ville  s'enténèbre.  Elle  s'enfonce  et  plonge 

Lentement,  peu  à  peu,  comme  un  vaisseau  qui  coule. 

Elle  est  cité  de  rcve,  Atlantide  de  songe, 

Ou  nécropole  découverte  par  les  houles, 

Herculanum  abandonnée  sous  le  ciel  vaste  ! 

Terreur  !  Une  cilé  tout  à  coup  effacée. 

Et  quelle!...  Une  cité  d'orgueil,  de  joie,  de  faste, 

Qui  contient  l'univers  total  de  la  pensée, 

Pour  la  première  fois  vient  de  s'anéantir!... 

Elle  n'est  plus  qu'un  grand  village  éteint  qui  dort. 

Ou  quelques  survivants,  seuls,  attendent  encor 

Le  prodige  tonnant  qui  accourt  du  nadir. 

Pour  la  première  fois  aussi  sur  une  ville 

On  voit  le  firmament  dans  sa  splendeur  tranquille... 

Un  aboiement  de  chien  très  paysan,  lointain... 

C'est  dans  le  bois  profond  l'attente  du  matin, 

Le  souffle  retenu  du  braconnier,  tapi, 

Le  poing  à  son  fusil  ou  l'épaule  à  la  crosse. 

On  entend,  par  saccade,  en  ce  silence  atroce, 

La  palpitation  sereine  de  Paris. 

Tous  les  cœurs,  dans  la  nuit,  fixent  le  ciel,  ensemble. 


276  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Tous  les  yeux,  même  ceux  qui  ne  voient  pas,  y  pensent. 

On  est  prêt.  Chaque  étoile,  à  son  poste,  ressemble 

Au  regard  de  la  sentinelle  en  permanence. 

Le  ciel  a  son  armée  d'astres  réglementaires. 

Pour  nous  qui  sommes  là,  blottis  contre  la  terre, 

L'espace  s'est  empli  follement  de  fantômes. 

Nous  regardons  ce  coin  d'infini  que  les  hommes 

Ont  appelé  1q  ciel,  et  nous  le  regardons 

A  cette  même  place  où,  dans  les  temps,  nos  pères 

Attendaient  qu'éclatât  le  céleste  cratère. 

Et  c'est  ce  même  flanc  étoile  de  rayons, 

Qui  refusa,  stérile  et  nu,  de  s'entr'ouvrir. 

Le  prodige,  ils  l'avaient  légué  à  l'avenir. 

Les  anciennes  terreurs,  nous  les  réalisons  ! . . , 

Et  voici,  comme  pour  un  Roi,  ou  pour  un  sacre, 

La  salve  du  canon  qui  bondit  et  se  rue  ! 

Un  grand  frémissement  parcourt  toute  la  nue, 

Épée  au  clair,  dans  le  plein  ciel,  pour  les  massacres  ! 

On  dirait  un  essaim  de  guêpes  en  rumeur, 

Des  avions,  au  fond  des  banlieues,  se  bousculent 

Pressés  d'accourir  au  devant  du  noctambule. 

Dans  un  vrombissement  d'ailes  et  de  moteurs... 

Le  roi  de  l'air  doit  s'approcher  de  steppe  en  steppe. 


LA      COULEE      DU      SABLIEU.  277 

Longtemps  on  entendra  encor  ce  bruit  de  guêpe. 

Puis,  brusquement,  —  déclic  d'éclair,  —  voici  la  Chose. 

Elle  s'avance  en  des  tonnerres  de  clartés. 
Dans  toute  sa  puissance  et  son  apothéose, 
Un  bruit  lourd  de  moteur  partout  répercuté... 
Ainsi,  c'est  toi,  ce  petit  orbe  en  pleine  course. 
Cette  barre  de  feu  soulignant  la  Grande  Ourse? 
Ainsi,  c'est  toi  qui  viens  usurper  dans  l'espace 
L'instantanéité  d'une  étoile  qui  passe? 
Que  c'est  simple,  au  milieu  d'une  nuit  de  printemps. 
Cet  envoi  prophétique  et  ce  déchirement  ! 
Un  faisceau  lumineux  le  happe  et  le  conduit. 
Il  a  l'air  d'une  aurore  errante  au  bas  du  ciel. 
Au-dessous,  on  entend,  rauque,  rugir  la  nuit. 
Mais,  si  paisible,  n'est-ce  pas  quelque  Ariel 
Qui  vogue  sans  avoir  la  moindre  aile  à  son  dos. 
Quelque  tendre  génie  caressant  les  étoiles?... 
Il  monte  vers  le  nord.  Il  va  vers  les  Gémeaux. 
Oh  !  quelle  belle  nuit  retentissante  et  douce  ! 
La  meute  des  obus  aboie  et  s'enchevêtre. 
L'équipage  de  mort  est  lancé  à  ses  trousses. 
Ils  veulent  s'emparer  de  cette  proie  en  maîtres; 
Et  l'on  frémit  de  voir,  quand  s'éclaire  la  nue, 

a4 


37?  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Dans  les  hallicrs  du  ciel  cette  bête  perdue  !... 

Le  jet  tendu  du  projecteur  semble  une  chaîne 

Qui  la  maintient  et  qu'elle  secoue  avec  peine. 

Serait-ce  l'hallali  d'une  bête  forcée, 

Dans  cet  immense  champ  de  bataille  inversé 

Dont  tous  les  morts  éparpillés  seraient  des  astres, 

Où  l'on  entend  rouler,  comme  un  Chariot  d'or. 

Les  grands  canons  d'airain  qui  brament  les  désastres?. 

C'est  cela  que  j'ai  vu,  là-haut  dans  l'Empyrée  !... 

Mais  c'est  aussi  pour  nous,  rêveurs,  tant  il  est  lent, 

Un  insecte,  aux  anneaux  lumineux  et  rampants, 

Qui  bave  sur  la  Lyre  et  sur  Cassiopée, 

Un  ver  luisant  parmi  tout  un  champ  d'asphodèles, 

La  luciole  automatique  avec  ses  ailes. 

Le  bambin  Puck  jailli  des  lèvres  de  Shakspeare, 

Mais  c'est  surtout  cela,  ô  Navire,  Navire, 

Une  nef  attendue  par  les  siècles  en  troupe 

Et  qui  s'en  vient  avec  tout  le  feu  dans  sa  poupe!... 

Heia-a!  Heia-a!...  0  fils  de  la  légende, 

Des  temps  nouveaux,  de  l'épopée,  salut  à  toi!... 

Même  si  tu  devais  nous  broyer,  si  tu  dois 

Marquer  notre  agonie  et  si  ta  beauté  masque 

Une  banale  horreur  combinée  pour  escarpes, 

Salut,  nuit  adorable,  où  flottent  des  écharpes. 


LA      COULEE      DU      SABLIER.  271J 

Des  bulles,  pour  les  jeux  de  chérubins  fantasques, 

Des  bouquets  de  couleurs  et  de  bruits,  un  tableau 

Orphique  qu'a  senti  peut-être  Giolto  ! 

Malgré  l'horreur,  on  a  la  pensée  amusée 

Par  les  éclatements  radieux  de  fusées. 

Tout  est  rayé  de  trajectoires  translucides. 

Plein  feu.  On  croirait  traverser  les  Per.séides, 

Par  un  de  ces  grands  soirs  de  juillet  qu'elles  zèbrent. 

Tout  ce  qui  vit  est  flamme  et  le  reste  ténèbres. 

Des  grêlons  d'équinoxe  embrasés,  giboulées 

Par  les  grands  fanaux  blancs  des  phares  signalées, 

Mettent  dans  le  lointain  des  lueurs  d'améthyste, 

Chaque  fois  qu'une  bombe  éclate  quelque  part. . . 

Du  chaos  se  dégage  une  impression  d'art, 

Et  ce  serait  très  doux  si  ce  n'était  sinistre! 

Notre  première  nuit  de  printemps,  qu'elle  est  belle! 

Et  quel  sabbat  nouveau  l'emplit  et  l'ensorcelle? 

Shakspeaie  eût-il  jamais  pu  rêver  celle-ci? 

Gomme  ils  ont  eu  raison  de  la  vouloir  ainsi. 

Et  d'ajouter  ce  cri  fantastique  au  concert 

Que  font  les  chevauchées  dans  le  ciel  de  AVagner  !.., 

Mais  déjà  le  sommeil  de  mars  est  raccourci  ; 

Et  les  plus  belles  nuits  ont  leur  heure  comptée... 


28o  LA      DIVINE     TRAGEDIE. 

Est-ce  le  chant  du  coq  qui  va  chasser  le  songe!*... 
En  vain  nous  implorons  qu'un  dieu  nous  le  prolonge 
Ou  que  le  monstre  explose  et  soit  précipité. 
Maintenant  les  lazzos  lumineux  restent  vides. 
La  meute  ardente  a  détourné  l'aéronef... 
Quelques  coups  de  canon  espaces  :  durs  et  brefs... 
Tout  se  dissipe  en  nous,  autour  de  nous  !  La  vie 
Vient  d'efifacer  au  ciel  ces  fantasmagories. 
Sans  doute  que  la  ville  endormie  eut  la  fièvre, 
Puisque  Paris  s'éveille  une  chanson  aux  lèvres  ! 
Un  frémissement  d'aube,  encor  très  imprécis, 
S'estompe  sur  les  toits,  se  perd  en  demi- teintes... 
Dans  une  heure,  ce  sera  le  jour  sur  Paris, 
Et  le  premier  rayon  dans  sa  première  atteinte. 
Ce  rayon  brusque  qui,  venu  de  bas  en  haut, 
Fait  luire  les  bourgeons  et  chanter  les  oiseaux... 
Les  ramiers  vont  lisser  leurs  plumes  azurées, 
Et  la  pointe  verdie  des  marronniers  souligne 
Le  jour  qui  se  répand  sur  les  Champs-Elysées. 
Les  phares  ont  cessé  d'inscrire  au  ciel  leurs  signes. 
Seuls,  les  fanaux  errants  des  maraîchers  somnolent. 
Vers  les  quais,  Notre-Dame  au  loin,  le  pont  d'Arcole. . . 
Piaillement  interminable  aux  balustrades... 
Était-ce  le  délire  en  nos  cerveaux  malades.'* 


LA      COULEE     DU      SABLIER.  38l 

Il  ne  reste  plus  rien  de  la  nuit  fantastique  ! 
Nous  avons  dû  rêver  tout  ce  surnaturel. 
L'immense  aurore  est  là  qui  pointe  dans  le  ciel. 
L'aurore  coutumière,   un  peu  fade  et  classique. 
C'est  la  joie  qui  renaît,  rose  dans  le  ciel  pâle, 
L'éveil  laborieux  des  vieilles  capitales... 
Cette  nuit  d'équinoxe  étrange  est  terminée. 
Te  voici  parmi  nous,  jeunesse  de  l'année! 
Sous  toi,  le  tapis  noir  s'éclaircit  et  s'étale... 
La  ville  endolorie  bâille,  et  là-bas,  là-bas. 
Mollement,  souriant,  mais  quand  même  un  peu  las, 
Dans  un  souffle  attiédi  qui  met  un  sentiment 
De  verdure,  de  joie,  sur  ce  Paris  dormant. 
Le  printemps  citadin  prépare  ses  lilas. 

2  2  mars  i^iS. 


34. 


NUIT    D'ETE 


Comme  un  train  de  blessés  qui  passe  dans  la  nuit. 

J'écoute,  en  appuyant  le  coude  à  la  ruelle, 

Véhiculés  du  fond  d'un  passé  engourdi. 

Tous  mes  rêves  à  moi,  saignant  aussi  de  l'aile, 

Passer  sinistrement,  convoi  désabusé 

Qui,  dans  la  nuit,  s'ébranle,  ahane  et  s'échevclc... 

Ahl  ce  train  qui  sifflait,  ce  train  que  j'ai  croisé, 

Ne  contenait-il  pas  de  bien  autres  blessures. 

Ne  rapportait-il  pas  d'autres  mornes  victimes 

Que  ces  soldats  muets,  drapés  dans  leurs  tortures, 

Qu'un  mince  espoir,  comme  un  éther  sublil.  ranime 

En  agitant  au  loin  des  visions  natales?... 

Hélas!  mes  rêves,  «  mes  idéals  »,  vous  en  êtes!... 

Vous  êtes  des  blessés  qui  renversez  la  tête. 


I 


LA      COULÉE     DU      SABLIER.  283 

Ce  soir,  en  entendant  traverser  les  campagnes 

Calmes  par  ces  chemins  de  fer  interminables 

Qui  gémissent  et  vont  de  Toulouse  en  Gerdagne, 

A  travers  des  pays  dont  l'infini  m'accable. 

Où  petit  je  souffris,  où  plus  tard  je  songeai, 

Dans  la  plaine  qui  va  de  Moux  au  Lauraguais 

Et  côtoie  la  blonde  écharpe  pyrénéenne, 

Je  retrouve,  à  vingt  ans  de  distance,  mon  Dieu, 

Fidèle  au  rendez-vous  de  mon  enfance  ancienne, 

Je  retrouve  le  même  appel  dans  le  soir  bleu, 

Les  mêmes  roulements  nostalgiques  de  trains 

Qui  bercent  mon  sommeil,  et  mon  vieux  clair  de  lune. 

Le  voici  donc,  le  «  beau  voyage  »  du  chevet  ! 

Était-ce  ainsi  que  je  rêvais  qu'il  finirait. 

Et  que,  chargé  d'une  aussi  navrante  infortune. 

J'entendrais  pour  de  tels  trajets  passer  au  loin 

Ce  même  train  nocturne,  exact,  apprivoisé, 

Auquel,  enfant,  j'avais  donné  mon  amitié 

Et  qui  revient  toujours  pareil,  ni  plus  ni  moins, 

Traverser  longuement  ces  sommeils  de  juillet. 

Frottés  de  seringas,  de  lis  et  de  sainfoin. 

Où  l'on  revit  sa  vie  dans  une  transparence 

Presque  mystique,  avec  un  sentiment  d'aurore?... 

Quand  j'écrivais,  enfant  qui  ne  sait  rien  encore. 


2Sfi  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Ce  vers  où  le  voyage  imprima  sa  cadence  : 
((  Douleur,  n'étais-tu  pas  dans  le  train  qui  s'en  va?    » 
Pouvais-je  deviner  qu'une  nuit,  tout  exprès, 
Je  reviendrais  trouver  la  chambre  que  voilà 
Pour  écouter  passer  ce  train  tel  qu'il  passait,  . 

Dans  le  même  juillet,  les  mêmes  seringas, 
Mais  lourd  d'une  douleur  vraiment  réalisée, 
Lourd  de  cette  amertume  et  de  ce  néant-là  ?... 
Mon  âme  s'est,  ce  soir,  longuement  épuisée 
A  suivre  les  wagons  gémissants  qui  s'en  vont 
Vers  un  azur  moins  triste  et  moins  inexorable. 
J'entends,  je  vois  ;  je  vois  la  sueur  sur  des  fronts. 
Et  le  balancement  morose  et  misérable, 
L'imperceptible  agitation  de  leurs  lèvres, 
La  fixité  des  yeux,  les  claquements  de  fièvre. 
Tous  ces  regards  qui  fuient  et  qui  s'immobilisent... 
Le  train  passe...  Il  s'en  va,  plaintif,  avec  mon  rêve 
Qui  le  suit,  accroché  à  sa  forme  indécise. 
Je  compte,  en  attendant  que  l'aurore  se  lève, 
Un  à  un,  ces  affreux  wagons  de  marchandises. 
Car  ils  n'emportent  pas  seulement,  étendus. 
Tous  ces  blessés,  ce  rapatriement  de  soldats... 
Couchés  près  d'eux,  ensemble,  pêle-mêle,  en  tas. 
J'y  sens  tous  mes  blessés  fraternels  et  connus 


LA     COULEE     DU      SABLIER.  a85 

Que  ce  train  me  ramène  après  le  dur  voyage, 

Après  la  traversée  et  son  apprentissage  : 

Mes  amours  morts,  mes  amitiés  et  mes  tendresses, 

Mon  idéal,  mon  pauvre  idéal  de  la  vie, 

Et  des  bontés  et  des  douceurs  de  toute  espèce, 

Et  des  bonheurs,  tous  les  bonheurs  sans  frénésie 

Que  j'aurais  voulu  voir  descendre  en  l'âme  humaine 

Avant  d'avoir  quitté  cette  terre  de  peine... 

Ils  sont  là,  tous  atteints,  mes  blessés,  nçies  souffrants; 

Et,  puisque  me  voici  après  plus  de  vingt  ans, 

Comme  il  est  naturel  et  doux  qu'ils  me  reviennent  !.. . 

Gloire,  justice,  amour,  beaux  visages  crédules. 

Tous  mes  vaincus  sont  là,  dans  ce  train  qui  circule 

Et  transporte  de  vrais  mutilés  sur  leurs  bancs 

Ou  leurs  grabats,  ayant  l'acier  dans  des  poitrines 

Chaudes  déjà  du  feu  qu'y  met  la  mort  divine I... 

Bruit  du  train  de  minuit,  sempiternel  ami, 

Qui  viens  heurter  les  murs  de  ma  chambre  enfantine, 

Je  te  retrouve  enfin  dans  ma  première  nuit!... 

Et  quand  je  t'ai,  soudain,  tout  à  l'heure,  entendu 

Recommencer  là-bas,  à  pas  sourds,  ton  voyage, 

Au  bout  du  vieux  jardin  dolent  et  morfondu. 

Ah!  j'ai  senti  mon  cœur  se  serrer  davantage!... 

Tu  t'enfuis,  martelant  la' maison  tiède  et  noire. 


aSG  LA      DIVINE     TRAGEDIE. 

J'entends  ce  que  me  crie  ton  appel  de  douleur. 

J'entends  les  chants  d'adieu,  j'entends  les  chants  de  gloire, 

Les  sanglots  de  misère  arrachés  à  nos  cœurs, 

Et  dans  le  bruit  que  fait  cette  chose  en  allée, 

Qai  traîne  ses  douleurs  broyées  et  ses  trophées, 

Je  comprends,  je  ressens,  jusqu'à  mourir  en  elle, 

Tous  les  chuchotements  de  la  nuit  éternelle!... 

Casteinaudary,  juillet  igiS. 


IN    NATURA   RERUM 


Un  ramier  violet ■  marche  dans  la  prairie. 
L'ombre  des  framboisiers  bouge  sur  le  vieux  mur. 
C'est  le  moment  où.  tous  les  oiseaux's  apparient 
Dans  l'arbre  enténébré,  mais  plein  de  trous  d'azur. 

Une  ferme.  Une  haie.  Midi  clair.  Soleil  lourd. 

Le  facteur.  Arrivez!...  Maman...' c'est  le' facteur. 
Une  lettre  de  lui.  «  Voilà.  Bien  le  bonjour, 
Madame.  »  Tout  le  ciel  éclatede  bonheur. 
Accourez. . .  Lisez-la. . .  Qu'il  fait  beau  !  L'ombre  chante. 
Le  soleil  enveloppe  entièrement  les  champs. 
Des  neiges,  des  fossés,  des  sous-bois  et  des  sentes 
S'élève  un  impalpable  et  long  bruissement 


LA      DIVINE      TRAGEDIE, 


D'abeilles.  Et  la  haie  coupe  la  vache  en  deux. 
On  voit  son  mufle  au  bout  du  paysage  herbeux. 
Les  poules  ameutées  s'apaisent.  Sur  la  table, 
Le  pain  fendu  a  la  chaude  odeur  de  l'étable. 

<(  Hôpital  de  Dunkerque  — Aujourd'hui,  chers  parents, 
((  Je  vous  adresse  mon  bonjour  habitue  . 
«  Mais  c'a  été  mon  tour  à  moi...  Je  vous  apprends 
«  Qu'on  m'a  coupé  la  jambe...  un  éclat  de  shrapnell.. 
«  Trois  jours  sans  pansement...  La  gangrène...  Tant  pis 
((  Il  faut  se  faire  une  raison...  Et  vous,  là-bas.^ 
«  Je  vous  embrasse  tous.  Le  bonjour  aux  amis. 
«  Si  vous  voyez  Marie,  ne  le  lui  dites  pas...  » 

Ni  paroles,  ni  cris.  Des  pleurs.  Ils  ont  compris 

La  part  de  vérité  dans  la  part  du   mensonge. 

Ils  échangent  entre  eux  leurs  silences.  Ils  songent, 

Ils  revoient  le  passé,    l'enfant  dans  le  jardin. 

Ses  petits  cris,  et  puis  le  retour  de  l'école, 

Quand  il  avait  deux  ans  et  quand  il  en  eut  vingt. 

Cette  façon  qu'il  a    de  rire  el  d'être  drôle. 

Et  puis  cette  fois  où.. .  et  puis  celle  fois  que... 

Ils  regardent,  muets,    là-bas,  dans  l'ombre  bleue 

Comme  autour  d'un  point  fixe  au  milieu  d'une  allée, 


LA     COULEE      DU      SABLIER. 


a89 


Les  souvenirs  flotter  sur  cette  tête  absente... 
Des  sanglots,  des  sanglots.  A  la  fin,  une  voix 
Se  décide  et  gémit-:  «  Je  le  savais  bien,  moi!  » 
Et  l'autre  voix  reprend  l'antienne  impuissante  : 
((  Je  l'avais  toujours  dit  qu'il  ne  reviendrait  pas  !   o 
Le  père  a  flageollé  comme  un  homme  qui  boite, 
La  sœur  s'est  affalée  dans  l'herbe.  Mais  la  mère 
Reste  debout.  Toujours  les  mères  restent  droites 
Pour  recevoir  le  coup  au  cœur,  —  depuis  la  guerre  ! 
Les  abeilles  du  puits  tournent  leurs  rondes  folles. 
Il  fait  beau.  Dans  la  cour,  une  servante  crie 
Après  le  chien.  La  ferme,  au  plein  soleil,  somnole, 
Et,  comme  passerait  une  ombre  rafraîchie, 
Le  ramier  violet  marche  dans  la  prairie. 

xMaintenant,  c'est  l'été.  Lesjournées  sont  plus  brèves. 

La  même  cour,  la  même  ferme.  Azur  faibli. 

La  peau  du  raisin  blond  se  tend.  La  figue  crève. 

Le  chien  grommelle.  Il  poursuit  quelque  lièvre  en  rêve. 

L'homme  travaille.  Il  a  du  crêpe  à  son  habit. 

Les  poules,  en  grattant  leurs  crêtes  et  leurs  plumes. 

Entourent  cette  femme  en  deuil,  dont  l'œil  sévère, 


ago  LA      DIVINE      TRAGEDIE, 

La  voix  dure,  les  cheveux  gris,  le  noir  costume 

Blasphèment  la  douceur  immense  de  la  terre. 

—  «  Bonjour,  Madame!  Hein,  croyez-vous? Le  soleil  tape.  » 

C'est  le  facteur.  Bah!  qu'attend-elle  désormais? 

Cet  homme  qui  refait  tous  les  jours  cette  étape 

Du  village  à  la  ferme,  ah!  que  son  cœur  le  hait 

De  n'apporter  que  ces  papiers-là  qu'il  apporte. 

Il  peut  bien  entr'ouvrir  ou  dépasser  la  porte, 

Elle  n'accorde  plus  un  regard  à  cet  homme! 

Mais,  aujourd'hui,  qu'a-t-il  à  parler  de  la  sorte .^ 

Vaguement,  elle  entend  :  «  Ça  va  pas  mal,  en  somme! 

La  paix  sera  signée  dans  dix  jours.  On  pavoise.  » 

Le  père  approuve  et  dit  :  «  Oui,  ça  ne  va  pas  mal.  » 

Mais  elle,  elle  a  gardé  la  haine  villageoise 

Contre  tout  ce  qui  fut  l'atteinte  au  bonheur  même. 

Elle  refusera  sa  part  de  joie  commune. 

Son  orgueil  d'autrefois  s'est  changé  en  rancune. 

Et,  limitant  la  vie  au  sort  de  ce  qu'on  aime. 

Elle  grommelle  avec  des  éclairs  sur  sa  face  : 

«  La  guerre  !  Elle  est  finie  pour  moi  depuis  longtçmps  ! 

Qu'est-ce  que  vous  voulez  que  tout  cela  me  fasse.'*  » 

Le  père  ajoute  :  «  On  est  tout  de  même  contents.  » 

Mais  la  voix  était  humble  et  timide...  «  Bonsoir!  »... 

Farouche,  elle  a  poussé  la  bassine  de  cuivre 


LA      COULEE      DU      SABLIEH.  291 

Où  trempe  le  maïs  pour  le  repas  du  soir, 

Et,  lents,  ils  ont  repris  l'immense  ennui  de  vivre. 


Le  drame  universel  tient  là,  presque  au  complet. 

Voilà  ce  qu'on  a  vu  partout  où  le  blé  germe, 

Ce  qui  se  sera  dit,  sans  répit,  sans  arrêt, 

Du  saule  de  la  haie  à  l'orme  de  la  ferme. 

Combien  d'heures  par  jour,  combien  de  jours  de  suite 

Cette  banalité  s'est-elle  reproduite, 

Sur  la  terre,  d'un  bout  du  monde  à  l'autre  bout? 

Combien  de  millions  de  fois  peut-on  admettre 

Que  les  soleils  d'hiver  ou  les  grands  soleils  d'août 

Auront  illuminé  cette  scène  champêtre  ! . . . 

Petit  drame  d'une  heure  et  qui  tient  dans  le  creux 

D'un  bonheur  comme  tient  un  oiseau  dans  la  main! 

Frappez  de  porte  en  porte,  et  par  tous  les  chemins. 

Ceux  qui  sont  là  ont  vécu  ces  heures  entre  eux  ; 

Ceux  qui  sont  là  ont  dit  ces  choses  monotones 

Dont  nous  avons  rêvé  jusqu'à  l'épuisement, 

Et  pour  la  charité  desquelles  cependant 


392  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Notre  esprit  qui  se  blase  et  que  plus  rien  n'étonne. 
Ne  trouve  même  plus  une  larme  à  donner  ! . . . 

L'heure  s'approche  où  tout  se  sera  terminé, 

Mais  quand  viendra  la  gloire  et  que  les  gaietés  vives 

Afflueront  dans  nos  cœurs  impétueusement, 

Pour  être  à  l'unisson  de  ces  âmes  pensives 

Dont  le  chagrin  remontera  le  cours  du  temps. 

Pour  pouvoir  décréter  que  tout  est  accompli 

Et  qu'enfin  la  puissance  obscure  de  l'oubli 

Sur  ces  blés  moissonnés  a  fait  passer  sa  meule, 

Peut-être  faudra-t-il  toute  une  éternité, 

Cet  espace  que  le  ciel  met  à  transformer 

Une  douleur  de  mère  en  celle  d'une  aïeule!... 

Certes  on  guérira  la  terre.  Il  le  faut  bien. 

Mais  la  patrie  sera  semblable  à  ces  demeures 

Où  pour  des  fêtes  on  a  dressé  le  festin, 

Où  l'on  voit  resplendir  ces  joies  intérieures 

Dont  l'œil  des  jeunes  gens  porte  le  témoignage, 

Où  l'on  entend  des  chants  et  des  verres  choqués. 

Tandis  qu'en  quelque  salle  sombre,  à  l'autre  étage. 

De  vieux  chagrins  et  des  soucis  mal  expliqués 

Relèguent  la  parente  âgée,  de  noir  vêtue, 

Qui  vit  là,  solitaire,  et  toujours  à  l'écart. 


LA      COULÉE      DU      SABLIER.  agS 

Elle  ne  participe  à  rien  et  perpétue 

Ces  grands  souvenirs,  appréciés  des  vieillards... 

Oui,  la  patrie  aura  l'aspect  de  ces  maisons 

Retentissantes  et  de  rires  toutes  pleines 

Où  l'on  danse  jusqu'à  ce  que  l'aube  survienne 

Et  fasse  peu  à  peu  mourir  les  violons, 

Alors  que,  loin  de  tous  ces  enfants  qui  s'amusent. 

Sans  même  rien  entendre  ou  savoir,  la  recluse 

Continue  de  rêver,  quand  depuis  longtemps  dorment 

Tant  de  petits  bonheurs  essoufflés  et  ravis 

Et  dont  pas  un  ne  se  soucie  de  cette  forme 

Pâle  et  triste,  toujours  endormie  la  dernière. 

Qui,  dans  la  solitude  et  le  petit  jour  gris, 

Inexorablement,  égrène  son  rosaire. 


a5. 


LE  FLAMBEAU 


Le  huitième  péché  capital,  la  Bêtise, 

Rêve  d'assujettir  la  ville  à  son  empire. 

Les  vices  triomphants  et  libres  fraternisent. 

Ils  partagent  leurs  jeux,  leurs  larmes  et  leurs  rires 

Avec  ce  frère  un  peu  honteux,  couleur  de  nuit, 

Et  qu'on  appelle  :  le  péché  contre  l'esprit!.,. 

Dans  ce  Paris  mi-héroïque  et  mi-badin 

Dans  ce  Paris  de  guerre  où  l'on  voit  rapprochés 

Le  pire  et  le  meilleur,  le  sublime,  l'humain. 

Le  vil  et  l'hypocrite,  il  n'est  pas  de  péché 

Plus  redoutable,  plus  fétide  que  celui 

De  la  Bêtise,  aux  yeux  lourds  de  catoblépas, 

Mais  à  la  main  armée  comme  l'est  un  bandit 

Dont  on  verrait  l'ombre  louche  allonger  le  pas... 


LA      COULÉE      DU      SABLIER.  296 

Dieu  nous  épargne  son  triomphe  et  le  coup  droit 

Qu'il  rêve  de  lancer  à  la  face  du  vrai! 

Qui  sait?...  De  ce  bélître  allons-nous  faire  un  roi? 

«  Tout  restaurer  par  l'humain  »  :  texte  qu'il  faudrait 

Que  l'homme  après  la  guerre,  opposât  au  néant 

Qui  souffle  les  flambeaux  et  va  tout  submerger. 

Bientôt,  dans  le  chaos  d'un  monde  esclavage!... 

Mais  si  nous  devons  voir  jamais,  après  le  sang, 

La  Bêtise  étaler  sa  force  corruptrice, 

Et  si  c'est  toi  qui  dois  venir,  premier  des  vices. 

Nous  infliger  ta  tyrannie  et  ton  eff"roi. 

Toi  qui  strangules,  qui  supplicies  l'Esprit,  toi 

La  broyeuse  de  vérités  et.  d'idéals, 

Mieux  vaudrait  déserter  un  monde  déloyal 

Où  l'on  n'aurait  plus  fait  sa  part  à  la  Beauté  ! 

Si  l'on  casse  les  reins  du  cheval  indompté 

Nous  sommes  avec  lui  et  dans  la  mort!  Minerve 

Préfère  mille  fois  périr  que  d'être  serve!... 

J'en  étais  là  de  mes  pensées,  qui,  pêle-mêle. 
Faisaient,  comme  un  acier  brûlant  et  martelé, 
Jaillir  de  grands  bouquets  furieux  d'étincelles. 
Lorsque,  las,  et  chargé  d'ennuis,  je  suis  allé. 
Pour  trouver  des  témoins  à  ma  rancœur  vivace. 


296  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Vers  un  palais  désert,  que  nulle  main  ne  rouvre 
A  l'esprit  attentif  qui  médite  et  qui  passe, 
Une  maison  d'oubli.  Je  suis  entré  au  Louvre. 

De  grandes  galeries  vides...  rien  que  mon  pas, 

Le  silence,  —  et  dedans,  partout,  comme  en  des  limbes, 

Des  visages  connus  qu'on  ne  reconnaît  pas. 

Des  fronts  purs  et  des  barbes  fleuries  sur  des  guimpes. 

Des  feutres,  des  brocarts,  des  cristaux  et  des  soies, 

Des  ombres,  des  clartés,  des  arcs-en-ciel,  des  casques. 

Des  ténèbres  qui  jouent,  des  clartés  qui  chatoient, 

Mais  la  tristesse  sombre  empreinte  sur  ces  masques, 

Partout,  l'oubli,  partout  un  abandon  spectral. 

Des  visages  qui  furent  célèbres,  naguère. 

Et  qui  végètent  là,  prostrés,  depuis  la  guerre  ; 

Princes  découronnés,  beautés  de  carnaval. 

Parqués  ainsi  que  de  grands  prisonniers  royaux 

Des  otages  sur  qui  l'on  a  mis  l'embargo.., 

Et  ce  Louvre  où  dorment  le  prince  Léonard, 

Sa  Majesté  Rubens  et  Sa  Grâce  Van  Dyck, 

Semble,  rois  sans  royaume  et  mages  sans  public, 

Un  vaste  camp  de  concentration  de  l'art, 

Où  s'exilent  dans  une  attente  un  peu  hautaine. 

Fantômes  revenus  de  vagues  Sainte-Hélène, 


LA      COULEE      DU      SABLIEH.  297 

Tous  les  Jeslilucs  de  la  Couronne!...  A  part 

Un  martyr,  quelque  saint  qui  persiste  et  qui  croit, 

Tous  sont  des  ombres,  des  monarques  déjetés; 

Ils  ont  perdu  la  foi  dans  leur  éternité. 

Ont-ils  même  abdiqué  leur  force,  tous  ces  rois.-^ 

Qui  peut  savoir.*^...  Ils  sont  enfoncés  dans  le  rêve, 

Attendant  que  le  jour  de  revanche  se  lève... 

Et,  mirant  l'un  dans  l'autre  un  regard  plein  de  gloire. 

Tous  ces  princes,  au  fond  d'un  grand  palais  vidé, 

Cherchent  à  devancer  l'arrêt  blasphématoire 

Qui  découronnera  le  front  de  la  Beauté. 

Car  ils  pensaient  que  l'art  est  un  pontificat 

De  majesté,  de  pureté,  et  qu'il  se  tient 

Au  premier  rang  de  la  noblesse  des  états. 

Aujourd'hui  n'est-il  plus  qu'un  parasite  vain 

Relégué  aux  greniers  de  la  pensée,  l'idole 

Superflue  ou  le  luxe  historique  et  suspect 

Que  le  soldat  salue  d'un  haussement  d'épaule? 

Ces  demi-dieux,  privés  de  gloire  et  de  respect. 

Qui  se  croyaient  une  aristocratie  suprême 

De  l'histoire,  le  dernier  mot  de  toutes  choses, 

Sont  là,  humbles,  ayant  mis  bas  leurs  diadèmes, 

Et  tels  de  vieux  drapeaux  dans  des  galeries  closes... 

Ah!  retrouveront-ils  leurs  palmes  et  leurs  trônes? 


298  LA      DIVINli      TRAGEDIE, 

L'art  n'était-il  pas  plus,  après  tout,  qu'un  vain  mot 
Et  qu'un  balbutiement  de  l'âme  qui  tâtonne 
A  travers  les  chemins  de  l'Espoir  et  du  Beau?... 
Joyaux  perdus,  bijoux  rancis,  parures  ternes, 
Indignes  du  réel,  du  vrai  et  du  moderne... 
Pourquoi  pas.^...  Et  voilà  les  paroles  fatales 
Qui  s'échapperaient  de  ces  lèvres  de  silence, 
Si,  dans  cet  infini  retentissant  des  salles, 
Chaque  portrait  parlait,  de  distance  en  distance, 
Et  disait,  tour  à  tour,  à  l'autre  de  ces  choses 
Que  l'âge  a  dû  mûrir  dans  leurs  âmes  moroses... 
Vinci,  vieux  rêve  sombre  envahi  par  l'azur, 
Rembrandt,  profond  esprit  de  la  maison  qui  pense, 
Corrège,  immense  parc  charnel  au  grand  ciel  pur, 
Mantegna  qui  peignit  Jésus-Christ  à  Florence, 
Fanfares  de  Rubens,  brocarts  et  gonfalons, 
Delacroix  tout  en  or  qui  suscite  Apollon, 
Titien  dans  ses  stucs,  Watteau  dans  ses  jardins, 
Et  toi,  rêveur  plus  pâle  et  plus  secret,  Chardin, 
Et  toi,  toute  la  Grèce  blanche,  froide  et  glabre. 
Toi,  l'extase  médiévale,  et  le  gothique, 
Van  Eyck  le  mystagogue,  ou  Poussin  bucolique, 
Puretés,  idéals,  mourrez-vous  sous  le  Sabre.»* 
Flambeaux,  quel  vent  d'horreur  a  soufflé  vos  soleils.''. . . 


LA      COULEE      DU      SABLIER.  399 

^on,  non,  vous  n'aurez  pas  menti,  graves  visages, 

Yeux  profonds,  toujours  pleins  de  rêve  et  sans  sommeil 

Ce  que  vous  avez  dit  de  sublime  et  de  sage 

Reste  écrit  dans  le  temps,  dans  l'espace  et  dans  l'âme. 

Rien  ne  peut  effacer  les  lueurs  de  la  flamme! 

Si  le  souffle  empesté  de  la  sottise  humaine 

A  tari  notre  sève  et  le  sang  de  nos  veines, 

Pourquoi  perpétuer  le  mensonge  de  vivre .'^ 

Jaime  mieux  que  la  fin  de  l'effort  nous  délivre 

D'un  monde  injurieux  qui  ment  à  son  destin. 

Regardez!  Est-ce  vraiP  La  lumière  s'éteint! 

Oh!  dites-moi,  redites-moi,  muets  visages, 

Que  vous  la  reflétez,  la  lumière  infinie, 

Et  que  rien  ne  fera  qu'elle  se  raréfie! 

La  clarté  de  vos  yeux  en  est  le  témoignage. 

Regardez  l'avenir  sans  froncer  vos  sourcils  ; 

Vous  n'avez  pas  menti,  maîtres!  Malgré  l'exil, 

Croyez  en  vous,  en  votre  force  inexpugnable. 

Croyez  en  nous,  les  descendants  de  votre  gloire! 

Le  vieux  monde  brisé  est  encor  réparable! 

Le  mal  n'est  pas  si  grand  que  l'on  pourrait  le  croire 

La  guerre  aura  broyé  tout,  à  sa  fantaisie, 

Les  chefs  d'œuvre,  l'amour  et  loulcs  leurs  patries. 

Mais  on  ne  louche  pas  à  l'Esprill...   11  se  peut 


3oo  LA     DIVINE      TRAGÉDIE. 

Que  quelque  ombre  ait  passé  sur  son  grand  regard  bleu, 

Mais  sa  naïveté,  sa  grandeur  le  protègent. 

La  pureté  du  cœur,  voilà  son  sortilège  ! . . . 

Mes  vieux  amis,  gardiens  des  clartés  et  des  livres, 

Virgiliens  témoins  de  la  beauté  de  vivre. 

Votre  silence  aura  la  force  de  l'airain. 

C'est  la  loi,  c'est  le  vœu,  c'est  l'espoir.  A  la  fin. 

Quelle  que  soit  la  rage  élancée  sur  les  cibles, 

L'obus,  sans  même  avoir  ployé  la  plus  flexible, 

—  0  prodige  vainqueur  que  l'homme  peut  prédire  !  — 

Se  brisera  sur  les  sept  cordes  de  la  Lyre  ! 

Paris,  mai  igiS. 


VI 

LE   SACRE   DE   LA   MORT 


i 


â6 


HAMLET    DANS    LES   CAMPS 


Mo     âme  bien-aimce. 
(Hamlet.) 


Hamlet  rêve  dans  les  camps.  Le  prince  extravague. 
Il  se  gratte  le  bout  du  nez,  avec  sa  dague, 
Durant  que  l'entrechoc  monstrueux  des  armées 
Crachote  autour  de  lui  des  corps  et  des  gravats 
Et  tout  un  tourbillon  de  choses  innommées. 


(i  Je  ne  donnerais  pas,  de  tout  ça,  cinq  ducats... 

Mauvais  terrain,  dit-il,  glaiseux...  Et  la  Norvège 

..  en  tirera  qu'un  revenu  très  nominal... 

Ce  n'est  pas  mon  affaire,  après  tout...  Puis,  qu'en  sais-je!'. 

\ 


3o4  LA      DIVINE      TRAGEDIE, 

Mais  l'homme  est  bien  le  plus  surprenant  animal! 

Penser  à  tout  ce  flot  de  rustres,  pauvres  hères, 

Qui  piquent  du  caput  et  du  nez  sur  la  terre 

Dont  ils  n'auraient  pas  eu  le  plus  petit  arpent 

S'ils  fussent  revenus  de  là-dessus,  vivants!... 

Ce  grand  gâteau  de  glaise  et  de  cailloux  coriaces, 

A  leur  prince,  à  leur  roi,  pour  qu'ils  le  dégustassent, 

Ils  l'eussent  apporté  sur  un  plateau  d'argent... 

Faut-il  les  dire  fous  ou  crétins,  tous  ces  gens 

Guerroyant  afin  de  conquérir  quatre  champs 

Qui  feront  à  leurs  corps  des  sépulcres  pouacres 

Et  trop  étroits  pour  qu'ils  y  tiennent  tous  dedans! 

Les  rois  ne  comptent  point  par  morts,  mais  bien  par  acres. 

Bah!  la  terre  a  toujours  valu  qu'on  entassât 

Des  Pelions  de  morts  par-dessus  les  Ossa! 

Les  rois  ont  mille  fois  raison  de  penser  ça. 

Puisque  vingt  mille  enfants  s'élancent  à  la  mort 

Pour  un  rien,  un  caprice,  et  pour  la  gloriole! 

Cette  armée  dont  la  masse  énorme  court  et  vole 

Sur  des  champs  dont  un  roi  calcula  le  rapport 

Avec  exactitude,  agrément  et  méthode. 

Tous  ces  fétus  de  fer  qui  marchent  et  poitrinent 

Pour  des  idées  qu'on  leur  a  dit  être  divines 

Mais  dont  les  leurs  étaient  sans  doute  aux  antipodes, 


LE      SACBE      DE     LA      MORT.  3o5 

Tous,  un  par  un,  en  tas,  et  sans  exception, 
Font  la  risette  à  l'invisible  événement 
Sans  que  leur  cuir  en  soit  agité  d'un  frisson!... 
En  vérité  c'est  un  calcul  bien  surprenant  ! 
Exposer  une  vie  fragile  et  passagère 
A  tout  ce  que  l'orgueil  peut  oser  et  peut  faire, 
Tenter  la  vieille  mort  avec  un  cœur  tout  neuf!... 
Et  pourquoi.''...  Pour  combler  une  mesure  agraire, 
Ajouter  à  l'empire  une  coquille  d'œuf  ! 
Et  tous  ces  jeunes  fous,  téméraires  sans  pose, 
Se  défont  de  la  vie  comme  on  jette  une  rose! 
Tandis  que  moi  je  scrute  et  j'hésite,  perplexe!... 
Le  moyen  d'être  grand,  fort  et  superlatif 
Est  en  proportion  inverse  du  motif... 
L'axe  de  l'action,  c'est  l'instinct;  son  réflexe 
Est  la  pensée;  mais  la  mauvaise  physicienne 
A  force  de  doser  les  motifs  nous  entraîne 
A  croupir  désastreusement  dans  l'exégèse. 
Dans  tous  les  syllabus  et  dans  tous  les  malaises... 
Je  suis  pourri  de  me  sentir  intelligent, 
Et  lâche  de  trop  calculer  ma  trajectoire, 
Ou  d'avoir  mesuré  tous  les  profils  changeants 
Que,  sur  le  sol  trop  blanc,  fait  mon  ombre  trop  noirel . . . 
Agir  sans  rechercher  le  pourquoi,  ouf!  quel  rêve!... 

a6. 


3oC  LA      DIVINE      TUAGÉDIE, 

Et  mourir  sans  savoir  pourquoi  l'on  meurt,  extase!... 

Voici  le  moment  de  m'arracher  à  ma  vase. 

Quelque  chose  de  plus  fort  que  moi  me  soulève. 

Est-ce  l'heure.'^  Punir  mon  sens  de  l'analyse 

En  expiation  de  toute  couardise  I 

Sonnez,  les  olifants,  musiques  militaires, 

Tambours  royaux,  fifres  légers,  salves  guerrières!... 

Fortinbras,  arrivez  par  la  toile  de  fond  ! 

Mon  cœur  qui  va  mourir  vous  salue  comme  un  Dieu  ! 

Déchargez  les  mousquets.  Donnez  l'ordre  aux  canons. 

Fortinbras,  dites  aux  soldats  de  faire  feu! 

Enlevez  ma  carcasse  exsangue  à  bout  de  bras!... 

Que  vous  me  chagrinez  de  languir,  Fortinbras  ! 

Ou  plutôt,  non.  C'est  trop  que  mes  os  soient  portés 

En  catafalque,  sur  un  pont  de  boucliers. 

C'est  bien  trop  beau  de  s'en  aller  dans  les  ténèbres> 

Comme  un  héros,  au  son  d'une  marche  funèbre! 

Meurs  comme  un  paysan,  crève  comme  un  maroufle  ! 

Maigre  chandelle  d'alchimiste,  qu'on  te  souffle! 

Il  était  temps.  D'ailleurs  rien  n'est  moins  impossible. 

Moi,  j'ai  toujours  été  une  cire  fusible; 

On  me  fendrait  du  plus  petit  coup  de  canif!... 

Mort,  accueille  ton  fils  repentant  et  tardif  : 

Voici  l'heure  attendue  de  faire  la  culbute... 


LE      SACHE      DE      LA      MOHT.  807 

Finis,  frisson  d'idée!...  Eteins-toi,  douce  flûte!... 
La  tombe  s'entrebâille  et  la  gangrène  immonde 
Souffle  une  contagion  putride  sur  le  monde. 
Fut- il  instant  meilleur  d'arracher  ma  livrée 
De  songe.  Cette  loque  était  trop  étriquée  !... 
Accorde-leur  ta  quintessence  de  poussière. 
Marche  droit,  et  vas-y,  même  si  tu  trébuches. 
Livre-leur  sans  regret,  tant  la  tâche  est  précaire, 
Ton  foie  de  tourterelle  et  ton  fiel  de  guenuche  ! . . . 
Enfin!  enfin!  voici  la  vraie  couleur  des  actes  : 
Celle  du  sang.  La  terre  en  veut  des  cataractes 
Et  le  boit  chaud.  Grossis  cette  nappe  versée 
Par  des  poignards  plus  vrais  que  ceux  de  la  pensée!... 
Et  surtout  ne  va  pas  te  mentir  à  toi-même, 
Ne  fais  pas  semblant  d'élucider  un  problème. 
Tu  muses  :  donc,  tu  crains...  Peur.-*  moi.»*  Quelle  folie! 
Pourtant  je  tarde  et  bien  que  n'aimant  pas  la  vie. 
Et  ne  l'évaluant  pas  même  au  prix  d'une  épingle, 
Je  reste  là,  glosant,  dans  la  bise  qui  cingle. 
Vieux  piquet  effleuré  du  boulet  des  armées, 
A  converser  avec  «  mon  àiuc  bien-aimée!   »... 
En  avant!  En  avant!  Lâche!  Vieil  hypocrite! 
Mort  altière,  mon  cœur  vers  toi  se  précipite! 
Mes  muscles  défieraient  le  lion  de  Némée... 


3o8  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Et,  si  tu  n'es  rien.  Mort,  sois  au  moins  le  prétexte 

De  déclarer  la  fm  du  mot,  la  mort  du  texte!... 

Mourir  sans  colliger  l'édition  complète  ! 

Faire  le  geste  enfin  de  briser  les  tablettes, 

Avant  que,  tout  à  l'heure,  ange  de  la  patrie. 

Vous  ne  brisiez'  le  cœur  de  notre  Seigneurie  ! . . . 

L'art  avait  desséché  mon  corps  évanescent. 

Je  veux  entraîner  l'art  dans  mon  linceul  de  sang  ! 

Périsse  tout,  le  livre  immense  et  l'opuscule! 

Tout  est  dit.  Le  premier  matin  du  monde  a  dit 

Ce  qu'un  jour  entendra  le  dernier  crépuscule! 

Mourons,  joueurs  d'un  luth  millénaire  et  pourri  ! 

Le  globe  était  caduc.  Il  faut  qu'il  refleurisse 

Et  ranime  sa  vie  au  suc  de  nos  charognes. 

Jamais  occasion  ne  fut  aussi  propice 

D'en  finir! ...  Sus  donc!  Frappe,  empoigne,  sape,  cogne! 

Tête  baissée  dans  la  crevure  universelle! 

Va!  Si  tu  trembles,  mets  ton  cœur  sous  ton  talon. 

Meurs  avec  des  manants,  mais  meurs  dans  l'action  ! 

Que  la  svelte  hécatombe  élève  jusqu'au  ciel 

Son  monstrueux  monceau  reniflé  par  les  loups!... 

Rêver,  dormir,  — pouah!  Meurs,  c'est  l'essentiel; 

Pour  que  le  monde  enfin  débarrassé  de  nous 

Invite  ses  bousiers  et  ses  oiseaux  de  proie 


LE      SACRE     DE      LA     MORT.  809 

A  nelloyer  la  plaine  immonde  et  qu'un  matin, 
A  cette  même  place  où  tout  finit,  on  voie 
Tout  à  coup,  et  dansant  sur  les  mêmes  chemins, 
Le  printemps  s'avancer,  une  rose  à  la  main  !  » 


LA  DATE 


i8  juin   1910.  —  Centenaire  de  Waterloo. 


((  Waterloo  1...  Je  voudrais  qu'un  grand  coup  de  tonnerre 

«  Nous  annonçât  dans  quelques  jours  ton  centenaire. 

«  Que  dis-je?  c'est  assez,' puisqu'au  fond  de  tes  plaines, 

((  A  ton  rugissement,  lion  de  Waterloo, 

«  Répond  le  cri  hurlé  de  la  louve  romaine! 

((  Mais  que  c'eût  été  grand,  mais  que  c'eût  été  beau, 

«  Date  pour  date,  si...  »  Une  voix  délicate 

Alors  m'interrompit:  «  Bah!  qu'importent  les  dates! 

«  Elles  dorment  au  fond  de  l'histoire  oublieuse. 

«  Gouffre  sans  fin!...  Voyez,  c'est  Waterloo  demain! 

«  Eh  bien  !  nul  ne  frémit,  même  s'il  se  souvient. 

«  Tout  passe.  Dans  cent  ans...  » 

Dans  cent  ans,  malheureuse! 
Quoi.'^  Vous  pensez  cela?...  Sera-ce  donc  possible 


LE     SACRE     DE     LA     MORT.  oit 

Que  des  hommes  un  jour  demeurent  impassibles 

Quand  ils  entr'ouvriront  le  livre  à  notre  page, 

Et,  comme  nous  quand  nous  parlons  du  moyen  âge, 

Lorsqu'on  leur  contera  l'insurpassable  histoire, 

Les  enfants,  froidement,  classant  dans  leur  mémoire 

La  fin  de  la  Troade  ou  la  mort  de  Carthage, 

Ajouteront,  sans  même  un  frisson  de  colère, 

Cette  page  morose  à  leur  devoir  scolaire!... 

Oh!  non,  non!  Tout  en  nous  se  révolte  et  s'oppose 

A  l'idée  que  ce  soit  pour  nous  la  même  chose  ! 

Notre  victoire  fut  le  suprême  arc-en-ciel. 

C'est  le  sommet  miraculeux  du  sacrifice  ! . . . 

Ce  rosaire  de  sang  frais  et  perpétuel. 

Tous  ces  autodafés  de  gloires  salvatrices, 

Ce  flux  continental  que  vingt  peuples  échangent. 

Ces  héros  dont  Dieu  fait  l'effroyable  vendange, 

Ces  César  effrénés,  ces  surcroîts  d'Alexandre, 

Ce  feu  qu'on  a  vu  prendre  à  toutes  les  couronnes, 

Cette  Babel  errante,  et  l'exode  hébété 

Des  caravanes,  des  peuplades  qui  bourdonnent, 

Titubant  sous  le  vent  de  la  fatalité; 

Cet  Orient  qui  sort  des  Cryptes  et  des  Puits 

Pour  venir  s'abîmer  en  nos  flancs  volcaniques; 

Ufjme  haussant  tous  ses  drapeaux  épanouis, 


3i3  LA     DIVINE     TRAGÉDIE. 

Cet  Océan  hurlant  vers  cette  Adriatique, 

A  travers  monts  et  mers  tous  ces  vieux  rois  enfuis, 

Ces  vagues  sur  les  morts  refermant  leurs  mâchoires. 

Les  Mer-Rouge  s'ouvrant  pour  happer  les  Mer-Noire, 

Lss  quatre  vents  d'Europe  en  feu,  crachant  leur  haine, 

Et  tous  ces  archipels  d'avions  qu'ils  entraînent. 

Chacun  palpant  la  nue  trouble  de  ses  antennes, 

Ces  vertiges,  ces  avalanches  de  cohortes, 

Ces  escadres  sombrées  que  la  sirène  emporte, 

Ivre,  le  monde  entier  tremblant  sur  ses  piliers, 

La  divine,  la  plus  effarante  épopée 

Dont  la  terre  jamais  ait  été  fouaillée. 

Tous  les  Honneurs,  tous  les  Orgueils  crucifiés, 

Le  deuil  dans  la  poitrine  et  le  crêpe  aux  idées,  — 

Mais  la  moitié  du  globe  à  mourir  décidée, 

Sans  savoir  ce  qui  germe  au  fond  de  la  tempête. 

L'aube  de  la  victoire  ou  le  ciel  des  défaites. 

Plutôt  que  de  laisser  cette  horde  ruée 

Faire  de  l'âme  humaine  une  prostituée; 

Tout  cela,  dont  nos  fils,  à  jamais,  dans  les  âges^ 

Sentiront  le  frisson  sacré  qui  se  propage 

De  siècle  en  siècle  et  d'espérance  en  liberté, 

Tout  ce  que  nous  devra  la  neuve  humanité. 

Le  moment  culminant  de  l'Histoire  et  des  Bibles, 


LE      SACRE      DE      LA      MORT.  3l3 

Ce  coup  d'aile  de  notre  rage  indéfectible. 

Tout,  Gloire,  Orgueil,  Amour,  Martyre  et  Délivrance, 

Pour  qu'un  enfant,  plus  tard,  sous  la  lampe,  distrait, 

Epelant  tant  de  noms  divins  sans  répugnance, 

Mais  morose  d'avoir  à  les  dire  d'un  trait 

Et  de  fixer  la  chronologie  des  batailles, 

Anonne  cette  date  où  le  Destin  s'incarne. 

En  étirant  les  bras  comme  un  gamin  qui  bâille  : 

«  Septembre...  Les  Français...  Victoire  de...  la  Marne!.., 

Non,  ce  ne  sera  pag.  Ils  frémiront  toujours! 
Ce  ne  sera  jamais  pour  eux  le  jour  lointain. 
Et  d'ailleurs  il  n'est  pas  de  sacrifice  vain. 
Qu'elles  aient  nom   Rocroy,  Jemmapes,   Azincourt, 
Valmy  ou  Waterloo,  des  artères  ruissellent 
Sur  le  sol  qu'ont  foulé  toutes  ces  immortelles! 
Et  pour  fouetter  nos  cœurs,  il  n'est  pas  nécessaire 
D'orner  ces  lieux  sacrés  de  pierres  tumulaires. 
A  la  date  marquée,  d'elles-mêmes,  les  foules 
Viennent  voir  s'éveiller  le  sang  pur  de  l'Ampoule. 
Nous,  nous  répudions  le  moindre  anniversaire! 
Nous,  c'est  plus.  Nous,  c'est  mieux.  C'est  dans  l'éternité 
Que  cet  écho  saignant  sera  répercuté... 
Aujourd'hui,  Waterloo,  tes  stigmates  recoulent. 

27 


3l4  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Que  l'on  aille  abreuver  la  mémoire  à  leurs  traces  ! 

Mais  notre  date,  à  nous,  sera  toujours  vivace 

Et  naissante!  Promets,  sombre  avenir,  promets, 

Si  long  que  soit  le  temps,  qu'un  ulcère  éternel 

Rongera  chaque  place  où  furent  consommés 

Les  crimes  les  plus  grands  qu'on  ait  vus  sous  le  ciel, 

Et  que  ce  sang  versé  ne  séchera  jamais  ! 


LES   DEUX   MÈRES 


LA    TENDRE 

Je  vis  une  figure  éthérée  qui  dressait 

Sa  stature  au-dessus  des  plaines  foudroyées. 

Plus  grande  que  le  plus  grand  chêne  des  forêts, 

Avec  un  geste  circulaire,  elle  semblait 

Ramasser,  pour  les'  morts  sans  gloire,  des  trophées, 

Mais  ce  n'était  pas  là  son  but,  car  je  compris 

Que,  tel  un  laboureur  dans  le  sillon  qu'il  creuse. 

Elle  comptait  ses  morts,  d'un  geste  de  semeuse. 

L'ombre  des  soirs  couvrait  les  champs  où,  réunis, 

Ils  allaient  tous  entrer  dans  leur  première  nuit  ; 

Et  ce  spectre,  monté  sur  eux,  c'était  la  Mère, 

La  grande  Aïeule,  c'était  l'Esprit  de  la  Terre 


LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Oui,  comme  im  capitaine  ou  comme  une  vigie, 

Venait,  dans  l'ouragan  des  victoires  surgies, 

Visiter  ses  enfants  et  compter  ses  armées. 

La  Terre  leur  parlait  et  leur  disait  ces  choses 

Qui  tombent,  certains  soirs,  de  sa  bouche  embaumée 

Sur  le  front  blanc  des  morts  et  sur  leurs  lèvres  closes. 

Ensevelissements  I  Ombres  !  Métamorphoses  ! 

Formation  et  fusion!  Acre  amalgame! 

Moment  précis  où  tout  le  corps  s'essore  en  âme, 

Dialogue  éternel  de  la  Pensée  des  Mondes 

Et  de  celui  qui  vient  dans  ses  ombres  profondes 

Lier  l'univers  mort  à  l'univers  futur!... 

Et  la  Terre  disait  à  ses  fds  : 

((  Mes  chéris, 
Etes-vous  bien.^  Vous  ai-je  fait  bonne  mesure? 
Je  veux  que  vous  m'aimiez  puisque  je  vous  ai  pris. 
Vous  avez  tant  souffert,  enfants,  pour  me  défendre! 
Je  veux  avoir  un  soin  scrupuleux  de  vos  cendres. 
Oh!  que  vous  êtes  grands!  que  vous  êtes  nombreux! 
Que  l'odeur  de  la  poudre  est  douce  à  mes  narines. 
L'odeur  qui  flotte  encor  sur  vos  formes  divines  ! 
Oh!  qu'ils  sont  beaux,  mes  fils!  Comme  ils  dorment  entre  euy 
Toi,  petit,  es-tu  bien  sous  le  cours  d'eau  des  prés? 
Toi,  détends  pour  la  nuit  tes  jointures  serrées. 


LE      SACRE      DE      LA      MORT.  817 

V  toi,  le  vieux,  qui  dors  si  seul,  mon  meilleur  coin!.. 
Rapprochez-vous.  Vous  aurez  chaud,  étant  moins  loin.. 
A  otre  sommeil  n'a-t-il  en  moi  rien  qui  l'opprime? 
Trouvez- vous  votre  lit  bien  fait?  Je  voudrais  tant 
Vous  apporter  un  bon  sommeil  réconfortant  ! 
Aimes-tu  ta  vallée?  Préfères-tu  les  cimes? 
Tes  muscles  en  tombant  se  sont-ils  pas  froissés? 
Nous  ai-je  bien  compris?  et  vous  ai-je  exaucés? 
Ainsi,  mes  fils  chéris,  je  vous  tiens  tous  en  moi  ! 
Je  vous  absorbe  tous  et  vous  ensevelis. 
C'est  un  amour  méticuleux  qui  vous  reçoit. 
\  enez  !  La  bonne  hôtesse  a  préparé  les  litsl... 
Vous  qui  croyiez  que  je  m'appelais  la  Patrie, 
Qui  vouliez  que  vos  chairs  alimentent  mes  veines, 
Vos  mères  d'autrefois  vous  donnèrent  la  vie, 
Mais  vous,  c'est  vous,  mes  fils,  qui  me  donnez  la  mienne! 
Aussi  viens-je  la  nuit  visiter  les  dortoirs 
Pour  que  pas  un  ne  souffre  et  pas  un  ne  se  plaigne! 
Ai-je  bien  fait?  Vous  sentez-vous  heureux,  ce  soir? 
Je  tiens  à  mon  renom.  J'ai  souci  de  mon  règne. 
Je  ne  veux  pas,  hosties  dont  la  chair  fut  si  tendre. 
Qu'un  reproche  tardif  agite  un  jour  vos  cendres, 
Ni  qu'un  seul  se  lamente  :  «  Oh  !  que  j'ai  mal  dormi! 
Mère,  fais-moi  dormir. . .  Klouffe  en  moi  les  rêves  !  » 

37. 


3i8  LA     DIVINE      TRAGEDIE. 

Que  tous  pensent  :  u  Je  croyais  être  au  Paradis, 

«  Du  temps  de  votre  Éden  premier,  aux  beaux  jours  d'Eve 

«  Aucun  regret  n'habite  en  moi.  Je  répudie 

«  Tout  ce  que  j'ai  chîii  et  voulu  dans  la  vie, 

«  Avant  que  je  ir.ourusse,  ô  Mère,  sur  ton  cœurl 

«  Ne  plus  revoir  les  cieux,  ne  plus  sentir  le  vent, 

u  N'être  plus,  ce  n'est  rien  quand  c'est  pour  toi  qu'on  meur 

Et  je  devine  bien,  mes  chers  ensorcelés, 

Que  vous  diriez  cela,  si  vous  pouviez  parler, 

Rien  d'autre  que  cela  :  «  Mère  !  je  suis  content  !  » 

Dormez,  mes  fils!  dormez,  sous  mon  aile  funèbre! 
Je  me  sens  renforcée  de  toutes  vos  vertèbres, 
Je  vous  ai  revêtus  de  toutes  mes  essences, 
Vous  avez  tant  voulu  vous  abîmer  en  moi. 
Et  vous  êtes  si  bien  tombés,  que  je  vous  dois 
Mon  amour  sans  limite  et  ma  reconnaissance. 
Comptez  sur  moi.  J'ai  convoqué  mes  ouvriers, 
Je  leur  ai  commandé  vos  tombeaux  :  «  Travaillez! 
Absorbez  bien  mes  morts,  c'est  un  dépôt  sacré, 
Leur  ai-je  dit.  Prenez  ce  qu'ils  vont  vous  donner. 
Toi,  flanc  de  la  montagne,  et  toi,  flanc  de  la  plaine, 
Empruntez-leur  toute  leur  force  souveraine. 
Puisqu'ils  sont  morts,  tâchez  de  leur  faire  connaître 


LE      SACRE      DE      LA      MORT.  Sig 

Tout  leur  nouvel  empire  à  ces  triomphateurs  ! 

Forêt,  qui  mets  ta  grifie  touffue  sur  leur  cœur, 

Comme  un  chien  le  ferait  pour  le  corps  de  son  maître, 

Garde-les!  Garde-les  longtemps,  puis,  peu  à  peu, 

Fais-les  redevenir,  ô  bonne  hamadryade. 

Mes  tertres  les  plus  verts,  mes  ruisseaux  les  plus  bleus, 

Alors  qu'ils  soient  lâchés,  vivants,  par  myriades  ! 

Qu'ils  deviennent  halliers,  bruyères,  saules  creux! 

Faites  qu'ils  soient  un  peu  dans  toutes  les  essences. 

Qu'ils  soient  dans  tous  les  flots,  dans  toutes  les  présences, 

Rendez-les  en  ruisseaux,  rendez-les  en  forêt! 

Ne  perdez  rien!  car  leur  moindre  atome  est  sacré. 

Travaillez  !  C'est  plaisir  d'entendre  vos  mâchoires 

Qui  mâchent  doucement  mes  morts,  comme  de  l'herbe, 

Comme  paissent  là-haut,  sur  tous  mes  territoires, 

Les  bœufs  aux  lourds  fanons,  couchés  parmi  les  gerbes. . .  » 

Chers  fils,  n'êtes-vous  pas  le  souffle  intérieur 

Qui  gonfle  ma  poitrine  et  nourrit  mes  mamelles  .•> 

Je  vous  bois,  je  me  fonds  dans  vos  sèves  nouvelles. 

Vous,  la  chair  de  ma  chair,  douleur  de  ma  douleur, 

Qui  n'avez  pas  voulu  qu'on  attente  à  mes  rives. 

Qui  m'avez  fouaillée  d'un  amour  irrité. 

Pour  me  donner  après  votre  immortalité! 

Vous  serez  mon  dépôt  fervent,  mes  œuvres  vives. 


Sao  LÀ      DIVINE     TRAGÉDIE. 

0  fils  passés,  dormez!  Je  vous  ferai  renaître, 
Aux  jours  lointains  où  vous  deviendrez  les  ancêtres, 
Renaître  dans  le  Nombre,  et  l'Espace,  et  le  Temps, 
Dans  tous  les  fils  futurs  qui  presseront  mes  flancs  !  » 

A-insi  parlait  l'aïeule.  Ainsi  parla  la  Mère, 

En  contemplant  ses  morts  sur  les  champs  foudroyés, 

On  la  voyait  de  loin  faire  son  geste  austère, 

Et  son  orgueil  parlait  plus  fort  que  sa  pitié... 

Mais  il  me  sembla  bien  pourtant  apercevoir 

Qu'elle  dissimulait  un  plus  grand  désespoir. 

Sa  voix,  qui,  par  moment,  grave,  baissait  de  ton. 

Murmura  tout  à  coup  :  «  Pardon  !  Pardon  !  Pardon  1  » 

Et  ce  mot  était  dit  comme  l'eût  dit  le  Christ, 

Et  je  vis  qu'un  remords  sans  absolution 

Faisait  tomber  des  pleurs  de  sa  paupière  triste  I 


II 


L'IMPASSIBLE 


Mais  vous,  Patrie,  et  vous,  Espace,  Temps  et  Nombre. 

Balayez  promptement  vos  morts.  Broyez  leurs  cendres. 

Ne  vous  attardez  pas  à  recenser  des  ombres. 

N'enlacez  pas  les  morts  comme,  avec  nos  mains  tendres, 

Nous  autres  nous  faisons.  Oublie,  ô  ma  patrie! 

Certes  il  est  cruel  d'oublier,  —  mais  si  juste! 

Tous  les  moments  passés  sont  pourriture.  Oublie. 

Ne  leur  élève  point  ni  mausolée  ni  buste. 

Grains  de  sentir  monter  un  sang  livide  et  froid 

Aux  oreillettes  de  ton  cœur,  à  tes  mamelles 

Que  féconde  sans  fin  la  sève  artérielle. 

Patrie!...  Si  tu  comptais  tout  ce  que  lu  leur  dois, 

Tu  ne  pourrais  jamais,  pour  acquitter  ta  dette. 

Amonceler  assez  de  sombres  violettes. 


3a3  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Mais  ton  amour  est  bref,  hâlif,  autoritaire, 
Plus  glacé  qu'un  soleil  de  minuit,  et  tu  mets 
Comme  un  baiser  de  marbre  à  leur  tombeau  de  terre. 
C'est  bien  que  la  Patrie  ne  s'apitoie  jamais  ! 
C'est  bien  qu'elle  ait  horreur  des  ténèbres  et  fasse 
Produire  toujours  plus  de  lumière  à  l'espace; 
Car,  pétrie  d'un  amour  unanime  et  total. 
Elle  est  celle  qui  vit  éternellement  seule. 
Et  dont  le  grand  désir  qui  hante  son  sein  pâle 
Est  la  destruction  féconde.  Elle  est  le  mal 
Indifférent.  Elle  est  ce  Moloch  dont  la  gueule 
Crache  le  feu,  mais  dont  la  main  semble  bénir 
Ceux  qui  vont  dans  son  grand  amour  s'anéantir. 
Il  faut  détruire  !  Il  faut  brûler  !  Brûle.  Détruis. 
Bâtis  des  dieux  nouveaux  pour  des  enfants  nouveaux  ; 
Mais  ne  t'attarde  pas  au  règne  de  la  nuit. 
Agis  dans  le  moment.  Disperse  au  vent  les  os. 
Que  l'on  voie  ton  regard,  riche  d'un  jeune  azur. 
Avidement  tourné  vers  la  chose  future. 
Patrie  !  résiste  à  la  séduction  des  morts. 
Leurs  héritiers  sont  exigeants.  Tes  mains  sont  nues. 
Ne  lègue  rien  que  l'Espérance.  C'est  encor 
Donner  beaucoup,  que  de  donner  aux  mains  tendues 
Ces  richesses,  un  peu  nébuleuses,  la  Foi 


LE     SACRE     DE     LA     MORT.  SaS 

Et  l'Espérance,  —  en  refusant  la  Charité!... 

Lève  la  torche  d'épouvante...  exalte-loi. 

Devant  la  cendre,  dis  ceci  :  «  Ils  ont  été, 

D'autres  seront.  J'attends,  car  je  n'ai  pas  mon  comple.  » 

Efface  de  ton  pied  le  poussier  des  tombeaux, 

Et,  sereine,  sacrée,  envole-toi,  et  monte... 

Tous  les  fils  sont  fauchés  ;  oublie!  Ils  étaient  beaux. 

Que  t'importe  !...  Il  faut  bien  que  le  moment  périsse. 

Détruis,  détruis,  nous  t'en  conjurons,  sache-le  ! 

Sur  ces  ruines  il  faut  de  nouvelles  bâtisses, 

D'autres  morts  sur  le  sol  du  cirque  fabuleux. 

Pour  nous  seuls  la  pitié!  Mais  toi,  dédaigne-la! 

Pour  nous  les  pleurs,  pour  nous  l'explosion  sensible 

Des  cœurs  outrés  que  la  débâcle  révolta. 

Mais  toi,  la  Violente,  et  toi,  l'Inaccessible, 

Reste,  l'orteil  crispé,  dans  ta  pose  d'envol. 

Tandis  que  nos  douleurs  s'enracinent  au  sol. 

Ton  impassible  amour  veut  qu'on  se  sacrifie... 

Pour  l'esclave  immolé  à  ta  sainte  euphonie 

Offre  un  tombeau  sans  nom,  sans  gloire,  et  sans  durée. 

Surmonte,  en  te  cambrant,  la  tombe  enregistrée. 

Et  que  rien  ne  révèle  un  trouble  intérieur 

Dans  le  nerf  de  ta  face  ou  le  bruit  de  ton  cœur. 

Toujours,  comme  un  vautour  vers  le  soleil,  sois  celle 


324  LA     DIVINE     TRAGÉDIE. 

Dont  les  yeux  sont  fixés  sur  la  chose  éternelle. 
Tout  au  plus  devons-nous  savoir  qu'une  âme  est  là. 
Qui  frémit  et  qui  doute  et  s'émeut  tout  de  même, 
Quand,  par  instants,  on  voit  ta  sublime  effigie 
Dont  le  bras  lourd  se  lève  et  lentement  essuie 
Cette  sueur  de  sang  qui  fait  ton  diadème!... 

Qu'un  bandeau  de  sueur  s'illumine  à  ton  front, 
C'est  assez  pour  prouver  ta  souffrance  à  l'esclave. 
Mais  ce  serait  faiblir  d'une  faiblesse  grave 
Si  ta  face  savait  reproduire  nos  larmes. 
Laisse-nous  ce  surcroît  débile  :  la  pitié. 
La  Terre  peut  pleurer.  Son  cœur  est  si  âgé! 
Mais  toi.  Titan  dressé  dans  le  fracas  des  armes. 
Crains  qu'on  ne  voie  le  sel  des  pleurs  de  Niobé 
Te  changer  en  statue  immobile  et  subite, 
Ou  qu'un  ange  tonnant  ne  livre  et  précipite, 
Pour  s'être  retourné  vers  la  pitié  des  hommes, 
Ton  corps  pétrifié  aux  bûchers  de  Sodome! 


A   LA  JEUNESSE 


Après  la  guerre,  il  y  aura  tous  les  vieillarcls. 
Ils  le  savent.  Ils  font  des  figures  béates. 
Géronte  affiche  ses  férules  et  sa  batte. 
Arnolplie  aiguise  son  sourire  papelard. 
Naguère  ils  souffraient  tant  de  convoiter  Suzanne 
Et  de  ne  l'obtenir  jamais  qu'à  prix  coûtant, 
De  n'être  pas,  chacun,  l'archonte  omnipotent 
Qui  distribue  baiser,  mornifle  et  bonnet  d'âne  ! 
Maintenant  ils  sont  la  jeunesse  intérimaire 
Et  disent,  en  palpant  de  leurs  doigts  diaphanes 
Les  soies  de  leur  patriotisme  et  de  leur  crâne  : 
((  La  jeunesse,  c'est  bien,  mais  c'est  un  peu  primaire. 
Et  puis  ça  manque  de  qualité  nutritive. 
Seigneur,  il  était  temps  que  notre  règne  arrive!  » 

a8 


336  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Quand  ils  pleurent,  —  car  ils  ont  les  larmes  faciles,  — 

Ces  larmes  ont  la  densité  de  projectiles! 

u  Braves  gasl  II  ne  faut  jamais  désespérer. 

«  Comme  ils  sont  bien  tombés,  tous  ces  dégénérés  I 

«  ?son!  pas  dégénérés  :  disons  régénérés. 

u  ?sotre  chère  France!...  Ah!  voyez-vous,  quoiqu'on  fasse^ 

«  Elle  a  toujours  un  peu  de  nous,  de  notre  grâce. 

((  Enfin,  reprenons  donc  nos  claques  et  nos  cliques, 

((  Vivat  !  On  va  pouvoir  redevenir  classiques  !   » 

Ainsi  palabre  et  vaticine  en  ses  dépôts 

Notre  vieille  ploutocratie  bureaucratique. 

Mais  ce  sont  de  bons  vieux  lions  de  tout  repos 

Qui  connurent  jadis  la  gloire,  et  ces  lions 

Trop  caducs  accusaient  les  générations 

Montantes  d'avoir,  par  bas  esprit  de  vengeance 

Ou  de  lucre,  vendu  leur  stock  de  peaux,  d'avance. 

Trente  deniers,  comme  Judas,  —  à  l'empailleur!,.. 

Plains  ces  vieux  beaux.  Plains-les,  Ils  eurent  des  malheurs 

Il  est  doux  quai-d  vient  l'âge  aux  phalanges  scléreuses 

De  s'en  aller  criant  partout  dans  la  maison  : 

((  Ah  !  ça  !.. .  Vous  voyez  bien  que  nous  avions  raison!  » 

Ou,  —  parce  que  des  fois  l'on  pense  encore  aux  gueuses,  — 

De  se  gargariser  avec  un  vers  d'Hugo  : 

«  Car  le  jeune  homme  est  grand,  mais  le  vieillard  est  beau,  > 


LE      SACRE      DE      LA      MORT.  827 

Et  cependant  c'est  vrai  que  la  vieillesse  est  belle! 
Ce  blessé  qui  revient  ou  cet  enfant  qui  part 
Ont  reçu  des  baisers  merveilleux  de  vieillards. 
On  en  vit,  abritant  leurs  fils  sous  leurs  aisselles, 
Qui  partirent,  premiers,  pour  la  grande  aventure. 
Il  en  est  dont  le  sang  vibre,  que  rien  n'accable. 
Dont  le  regard  s'enivre,  et  qui  sont  adorables. 
Je  connais  des  vieillards  altiers  dont  l'âme  pure, 
Dans  les  adolescents  cherchant  son  renouveau. 
Sourit  chaque  matin  au  réveil  des  oiseaux. 
Et  pour  toi  qui  me  lis,  n'est-il  pas  évident 
Que  ton  père  sera  de  ceux-là,  mon  enfant? 
Ils  sont  beaucoup,  ils  sont  des  légions,  c'est  vrai. 
Rien  n'est  plus  doux  à  voir  qu'un  vieillard  enivré 
Pourvu  que  cela  soit  du  vin  de  la  jeunesse 
Et  qu'à  ce  corps  roidi  l'espérance  s'incruste 
Gomme  un  iris  ouvert  sur  un  chaume  vétusté. 
Mais  ces  cuistres  dont  rien  n'épuisera  l'espèce, 
Mais  l'insolent  troupeau  des  vieux  pions  d'école, 
Dont  le  patriotisme  exulte  et  caracole 
Sur  tout  ce  remuement  de  tombes  encor  molles, 
Ah!  c'est  trop  monstrueux  que  ce  soit  eux  qui  restent! 
Là-bas  succombe  un  sang  robuste,  artériel. 
Mais  ce  sang  encombré  par  la  bile  et  le  fiel 


328  LA     DIVINE      TRAGEDIE. 

Et  qui  ne  garde  rien  de  la  chaleur  céleste, 

Comme  il  est  criminel  qu'il  ait  son  renouveau! 

L'esprit  du  mal,  de  la  torpeur  et  de  la  mort 

A  délégué  tous  ses  adustes  camelots, 

Tous  ses  vieux  nécromants  et  ses  tambours-majors. 

Ils  vont,  hardis,  intempestifs  et  vermoulus. 

J'en  ai  guetté  parfois  au  seuil  de  leurs  maisons, 

De  ces  barbons  poussifs  subitement  promus 

Au  titre  de  trente  ans  par  procuration. 

Ils  cambrent  le  jarret  et  leurs  poitrines  bombent. 

Les  plus  inoffensifs  sont  les  vieux  en  amour 

Qui  pillent  les  rosiers  réservés  au  retour 

Des  porteurs  de  victoire  épargnés  par  la  tombe. 

Mais  j'aime  mieux  les  voir  se  parfumer  de  nard 

Et  lutiner  la  rose  ou  caresser  Elmire, 

Que  de  les  voir  invectiver  l'air  qu'ils  respirent 

Et  porter  leur  main  blême  et  desséchée  sur  l'art, 

Sur  sa  robe  prétexte  et  sa  gloire  impubère  ! 

En  attendant,  parlant  très  haut,  ils  déblatèrent 

Et  savourent  l'omnipotence  du  bien-être, 

Comme  des  serviteurs  en  l'absence  des  maîtres. 

Ils  organisent  la  victoire;  ils  se  retranchent 

Derrière  des  talus  montés  d'in-octavos; 

Ils   font  des  jugements  solennels  à  huis  clos. 


LE      SACRE     DE      LA      MORT.  829 

Et  c'est  drôle,  pendant  que  triment  les  héros, 

De  les  voir  folâtrer,  toutes  ces  souris  blanches, 

Dépassant  mille  fois,  dans  leur  danse  inefTable, 

Les  animaux  les  plus  absurdes  de  la  Fable! 

Ils  ont  tendu  tous  leurs  meilleurs  coups  de  jarnac. 

Gare  au  retour!  Les  vieux  sont  là  tout  feu,  tout  flamme  !.. . 

Ils  ont  souillé  ton  livre  et  lutine  ta  femme. 

Scapin.  Scapin,  Géronte  a  préparé  le  sac!... 

Mais  moi,  je  te  connais.  Lorsque  tu  reviendras, 
Jeunesse,  je  sais  bien  qu'alors  d'un  tour  de  bras 
Tu  nettoieras  l'espace  et  balaieras  les  miasmes, 
Lorsque  tu  reviendras,  sonneur  d'enthousiasme, 
Lorsque  tu  reviendras  dans  le  pays  des  veuves, 
Ayant  même  au  tombeau  donné  des  clartés  neuves. 
On  verra  qu'avant  toi,  la  mort,  quand  tu  partis 
N'était  plus  guère  qu'une  loque,  qu'un  miroir 
Obscurci,  climé,  un  cuivre  décati 
V  qui  tu  redonnas  soudain  toute  sa  gloire, 
Tout  son  neuf,  tout  son  lustre.  Oui,  ta  puissance  est  telle 
Que  tu  sus  rajeunir  la  mort,  cette  immortelle!... 
Fais  de  la  mort  un  dieu  !  Périssent  les,  vieillards 
Qui  ne  pourront  hausser  leur  taille  à  ce  miroir. 
Nous  autres,  nous  irons  lui  livrer  nos  regards 

a8. 


33o  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Sans  terreur  d'y  mirer  notre  image  et  d'y  voir 
La  lumière  plus  vive  et  des  splendeurs  nouvelles... 
Ouvrier  du  prochain  univers,  des  refontes 
Suprêmes,  que  ta  main  taille,  sculpte,  cisèle, 
Que  ton  génie  se  livre  à  lui-même,  sans  honte, 
Sans  vain  souci  des  cris  et  des  gémissements. 
Pour  donner  à  la  terre  usée  et  décrépite 
Les  formes  de  beauté  que  l'avenir  médite  ! . . . 
Reprends  ton  œuvre  où  tu  l'abandonnas.  Reprends 
La  contemplation  à  la  page  laissée. 
Fais  monter,  virginale  et  fière,  ta  pensée, 
Rempoigne  ton  outil,  tes  pinceaux,  ta  truelle, 
Râtis,  sculpte,  harmonise  et  que  ton  poing  s'érige. 
Superbement,  de  tout  son  muscle,  —  que  ton  aile 
Soufflette,  en  s'en  volant,  les  suprêmes  vestiges 
D'un  monde  qui  n'est  plus  !  Chassons-en  les  vieillards 
Haineux  et  triomphants.  Ils  n'auront  plus  leur  part 
A  ce  festin  de  joie  et  d'innocence.  Oh  !  certes, 
L'injure,  le  crachat  et  l'opprobre  te  guettent! 
Que  devant  toi  les  vendeurs  du  temple  désertent  ! 
J'ai  foi  dans  la  lumière  en  feu  que  tu  projettes. 
Laisse  tes  contempteurs  faire  le  bruit  qu'ils  font 
Et  livrer  le  concert  des  imprécations. 
Toi,  hausse  le  laurier  que  tu  cueillis,  jeunesse  ! 


LE      SACRE      DE     LA     MORT.  33 1 

Honore  les  leçons  que  la  tombe  édicta. 
Va  ton  chemin.  Méprise,  dédaigne  ou  délaisse. 
Crois  en  toi-même,  crois.  Mais  ne  crois  qu'en  cela! 
Et  si,  te  souvenant  du  laurier  des  prouesses. 
En  portant  noblement  cette  branche  à  tes  lèvres, 
Tu  trouves  la  saveur  trop'  acre,  sois-en  fier. 
Réjouis-toi,  poète.  Il  n'y  a  que  les  chèvres 
Qui  mâchent  le  laurier  sans  le  trouver  amer! 


AUX  SOLDATS 


Viande  et  convive, 

Oblation  munificente, 

Manne  écarlate,  chair  vive 

Au  bout  du  glaive  d'épouvante. 

Pain  et  délices  des  rois, 

Vin  et  table  de  leurs  joies, 

Torrent  de  leurs  libéralités, 

Agneaux  dépecés, 

Agneau  de  l'Homme,  agneau  légal, 

Réfection  des  patries, 

Bûcher  triomphal, 

Orgueil  de  notre  vie. 

Donnez-nous  votre  ardente  charité. 

Donnez-nous! 


LE     SACRE     DE     LA     MORT.  ?>S?> 

Par  votre  cœur  déchiqueté, 

Par  la  cassure  de  vos  genoux, 

Par  les  vingt  plaies  de  votre  corps,  reçues 

Pour  l'amour  de  nous, 

Par  vos  chairs  recousues. 

Vos  yeux  crevés,  les  claquements  de  vos  pilons. 

Par  la  blessure  de  vos  poignets,  de  vos  pieds, 

Par  l'eau  qu'épanchent  vos  côtés. 

Par  la  résection 

De  vos  os  et  de  vos  jointures, 

Par  votre  passion  et  votre  sépulture. 

Par  votre  corps  sans  suaire. 

Par  votre  bouche  bourrée  de  terre, 

Par  l'hébétude  de  vos  fronts,  devenus  fous. 

Nous,  les  lèvres  collées  à  vos  plaies  en  flamme 

Et  tout  imbues  de  vous, 

Nous  implorons  l'illumination  de  l'âme! 

Cœur  du  soldat,  cœur  épuisé, 
Rassasié  d'opprobre,  cœur  qui  défaille, 
Divin  pélican  dont  les  entrailles 
Nous  ont  aussi  rassasiés. 
Cœur  sacré  des  soldats 
Cœur  pascal,  alléluia! 


334  LA     DIVINE     TRAGÉDIE. 

Alléluia  pour  vous,  cœur  de  poussière! 
Nous  nous  sommes  nourris  de  vous,  divin  cœur, 
Car  l'esclave  peut  se  nourrir  de  son  seigneur  I 
Maintenant  nous  sommes  pénétrés  de  lumière 
Et,  refermant  l'entrée  du  spéculcre,  chantons 
Ensemble  l'action  de  grâce  et  l'oraison  : 

Cœur  du  repos,  cœur  de  ma  paix,  cœur  des  soldats  ! 
Adoro  te  dévote,  latens  Deitas. 


L'EX-VOTO 


A  propos  de  la  mutilation  du  sépulcre 
de  Ligier  Richier. 


Le  sépulcre  est  brisé  du  vieux   sculpteur  lorrain. 
Et  les  saints  au  tombeau,  comme  des  mannequins, 
Semblent  ainsi,  n'ayant  plus  rien  qui  les  soutienne, 
Le  guignol  renversé  d'une  fête  foraine. 
Ils  ont  l'aspect  minable  et  pauvre  des  victimes... 
Je  ne  sais  rien  de  plus  émouvant,  dans  le  crime, 
Que  le  visage  humilié,  timide  presque, 
Que  prennent  tout  à  coup  les  choses  de  beauté. 
0  splendeurs  comparues  devant  la  soldatesque 
Qui  ne  vous  plaignez  pas  du  viol  ni  des  blessures 
Et  qui  restez  debout,  humbles,  dans  la  posture 
Qu'ont  tous  les  dieux  déchus  ou  les  prostituées! 


336  LA      DIVINE      TRAGEDIE. 

Réponds,  Ligier  Richier,  bon  artisan,  mon  maître, 
Ne  crois-tu  pas  qu'une  statue,  une  peut-être, 
Résistera  de  tout  son  galbe  à  la  ruée, 
Qu'elle  refuserait  d'incliner  son  orgueil 
Devant  l'impérieuse  voix  de  son  vainqueur;'... 
C'est  celle  où  tu  sculptas,  au-dessus  du  cercueil. 
Un  mort,  debout,  qui  tend,  vers  la  nuée,  son  cœurl 
Un  trop  vivace  orgueil,   dans  ses  lambeaux  de  pierre 
Circule,  et  donne  au  geste  un  défi  trop  superbe. 
Un  lyrisme  muet  qui  surpasse  tout  verbe 
Pour  que  ce  mort  ne  soit  le  dernier  réfractaire 
Et  qu'il  ne  reste  pas  debout,  tendu,  —  et  seul! 

Comme  il  a  rejeté  fièrement  son  linceul  ! 

Qu'il  est  beau!  Presque  à  jour,  l'air  siffle  dans  ses  os. 

Jamais  un  cri  plus  grand  ne  sortit  de  la  tombe. 

Jamais  la  pierre  n'a  proféré  de  tels  mots. 

Cdmme  il  fait  bien  sur  le  vieux  marbre  qu'il  surplombe  ! 

Comme  il  est  actuel,  l'antique  revenant! 

Là,  dans  un  fond  d'église  obscure  et  funéraire, 

Il  m'apparaît  le  frontispice  de  la  guerre! 

Il  est  l'âme  d'un  peuple  entier.  Il  est  l'élan 

Du  tombeau,  le  cantique  éternel  de  l'esprit, 

De  l'idéal,  de  la  révolte..  Il  est  le  cri!... 


LE      SACRE      DE      LA      MORT.  337 

Je  distingue  à  jamais  des  beautés  sans  pareilles 
Dans  cette  fatidique  et  farouche  merveille. 

Sois  épargné!  Quand  crouleraient  toutes  les  pierres, 

Tu  seras,  toi,  je  t'en  conjure,  la  dernière!... 

Car  il  faut  que  tu  sois  toujours  le  mort  debout. 

Va!  piétine  les  seins  mutilés  de  la  France 

D'un  talon  presque  ailé!...  Sois  celui  qui  s'élance 

Et  qui  fait  s'envoler  le  tombeau  tout  à  coup! 

Oh  !  je  voudrais  qu'un  jour  il  ornât  ma  demeure 

Lorque  je  dormirai  de  mon  dernier  sommeil. 

Il  répoudra  de  moi;  et  si  quelque  âme  pleure, 

Il  la  consolera  en  montrant  le  soleil 

De  cette  même  main  qui  tient,  dans  ses  doigts  morts, 

Un  cœur  comme  un  oiseau  dont  l'aile  bat  encor! 

Aujourd'hui  en  fermant  les  pages  de  ce  livre, 

A  l'heure  grave  où  Dieu  m'a  condamné  de  vivre, 

Je  vous  rappelle  ici  le  vœu  que  je  formai. 

Exaucez-le.  Mettez  ce  grand  fantôme  aimé 

Sur  mes  yeux  quand  mes  yeux  se  seront  obscurcis. 

0  mes  amis,  ce  que  j'écrivais,  le  voici! 

Mais  ce  serait  une  inexpiable  lacune 

Si  vous  ne  dressiez  pas  sur  leurs  tombeaux  de  terre 

39 


338  LA     DIVINE      TRAGÉDIE. 

Ce  mort  qu'a  souhaité  mon  vœu  testamentaire. 

Chaque  tombe  l'aurait  mérité.  Sur  chacune 

On  devrait  ériger  le  splendide  ex-voto. 

Seulement  ils  sont  trop!  trop  de  fosses  communes. 

Trop  de  petites  croix  avec  leur  écriteau  ! 

Elevez  au  plus  haut  du  tumulus  funèbre, 

En  quelque  endroit,  ce  camarade  de  nos  fils 

Qui,  jailli  de  leurs  rangs,  fait  claquer  ses  vertèbres 

A  tous  les  quatre  vents  du  ciel  de  mon  pays! 

Qu'on  le  voie  à  jamais,  fidèle  à  la  consigne. 

Exhausser  jusqu'au  ciel  muet  son  cœur  vivant, 

Et  qu'un  jour  quelque  main  sur  le  socle,  en  passant 

Grave  l'inscription  dont  je  n'étais  pas  digne  : 

Dus    IGNOTIS. 

Comme  il  aura  battu,  silencieux,  cache'. 

Tapi  en  moi,  ce  cœur  qui  m'obsède  et  me  blesse, 

Que  j'ai  pris  à  témoin  dans  les  jours  de  détresse, 

Que  j'aurais  tant  voulu,  comme  un  cep,  arracher, 

Un  de  ces  soirs,  où  l'on  redoute  le  matin 

Et  qu'on  est  triste  à  ne  pouvoir  le  dire!...  0  cœur. 

Vieux  sachet  parfumé,  sensible  et  qalantin, 


LE      SACRE      DE     LA      MORT.  889 

Tout  imprégné  d'éternité,  cœur  de  douleur. 

Confident  de  génie  ou  mauvais  hôte  en  somme. 

Si  semblable  en  tous  points  au  cœur  des  autres  hommes. 

Toi  qui  fais  dire  aux  plus  allègres,  soudain  :  «  Qu'ai-je?  » 

En  levant  lourdement  la  main  pour  te  connaître!... 

A  cause  cependant  du  triste  privilège 

Qu'il  eut,  ce  serviteur  infidèle  à  son  maître, 

De  trop  sentir,  avec  sa  manière  émotive. 

De  tout  aimer,  je  veux  que  sur  ma  tombe  on  mette 

Cette  statue  ancienne  ou  s'érige  un  squelette, 

Debout,  le  torse  à  jour,  pantelant  de  chair  vive, 

N'ayant  pas  tout  donné  encore  à  la  vermine. 

Qui,  le  pied  hors  du  noir  cercueil  démantelé. 

Arrache  à  pleines  mains  son  cœur  de  sa  poitrine, 

Comme  si  tout  d'un  coup  il  s'était  rappelé 

Que  la  mort  lente  allait  en  commencer  l'entame. 

Et,  d'un  geste  d'orgued  où  repalpite  l'âme. 

En  souvenir  de  tous  ses  anciens  battements, 

Le  brandit  jusqu'à  Dieu  comme  pour  dire  :  a  Prends  !  » 

Dans  une  main  crispée  mettez-en  l'effigie, 
Parce  qu'il  fut  l'orgueil  et  la  lutte  hardie. 
Docile  à  la  pitié,  sensible  au  moindre  charme, 
Avec  l'éclosion  ineffable  des  larmes. 


3^0  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Parce  qu'il  fut  l'amour  surtout,  l'amour  perdu, 

Donné  à  tout  ce  ciel  qui  ne  Va  pas  rendu!... 

Je  veux  ce  compagnon  superbe  et  funéraire 

Qui,  plein  d'une  rancœur  soudaine,  dans  la  terre 

A  fait  un  trou,  et,  seul,  hissé  sur  .'^es  vieux  os. 

Tant  bien  que  mal,  laissant  flotter  sa  chair  en  pièces, 

Vers  le  ciel  implacable,  adoré,  se  redresse 

Et  tend,  d'un  geste  droit,  son  cœur,  comme  un  jet  d'eau  ! 


LE   SACRE   DE    LA   MORT 


0  Mort,  ai-je  donc  trop  raffiné  ton  essence? 
Quelque  vague  tourment  me  fait,  quand  j'y  repense, 
M'accuser  de  t'avoir  chérie  avec  excès, 
D'avoir  trop  largement  estimé  tes  bienfaits. 
En  t'honorant  toujours  de  la  première  place 
Comme  un  sujet  qui  croit  au  maître  de  sa  race 
Et  reconnaît  la  légitimité  du  roi. 
C'est  un  danger  d'avoir  trop  chanté  tes  exploits 
Ou  trop  vécu  sous  tes  attirances  subtiles! 
Je  t'ai  trouvée  d'ailleurs  d'un  accueil  bien  facile, 
D'une  atmosphère  un  peu  pernicieuse  et  lâche... 
N'ayant  pas  peur  de  toi  ni  de  ce  que  tu  caches, 
Dès  lors  j'ai  trop  subi  ton  cher,  ton  clair  visage! 
Même  exagérément  à  toute  heure,  à  tout  âge, 

29- 


3')3  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Je  t'ai  sentie  qui  m'abritais  so;is  ton  aisselle 

Amie  persuasive  et  confidentielle'.... 

C'est  que  la  mort  intime  a[iais3  les  cœurs  tristes! 

De  ceux  dont  le  front  penche  aucun  ne  te  résiste. 

Mais  cette  mort  intime,  hélas!  elle  n'est  plus 

De  ce  monde!  Ce  sont  des  charmes  révolus. 

Avait-on  même  su  mourir?  C'est  d'aujourd'hui 

Que  ton  règne  nouveau  sur  notre  monde  a  lui. 

Tu  nous  a  pris  de  court,  tout  à  coup,  dans  ta  poigne, 

Et  tous  tes  apparats  de  naguère  s'éloignent 

Comme  un  brouillard  devant  le  soleil  apparu! 

Je  ne  me  repens  pas  désormais  d'avoir  cru 

Que  tu  viendrais  plus  belle  à  travers  les  massacres 

Et  que  tu  n'attendais  que  le  jour  de  ton  sacre. 

C'est  fait,  tu  t'es  taillé  une  pourpre  insolente! 

Te  voilà  reine,  à  coups  d'audace  et  d'épouvante. 

Je  t'avais  devinée;  j'étais  ton  fanatique; 

Tout  mon  pressentiment  énamouré  s'explique. 

Je  vivais  au  reflet  prochain  de  ta  lumière. 

Je  comprends  à  présent  pourquoi  tu  m'étais  chère 

Et  pourquoi  j'adoptais  ta  force  sans  effroi. 

Ta  grâce  sans  dégoût.  Parce  que  c'était  toi! 

Il  faut  t'aimer  en  bloc,  d'un  élan,  pour  toi-même, 

Ou  du  moins  c'est  ainsi  seulement  que  je  t'aime. 


LE      SACRE      DE     LA     MORT.  3^3 

Je  ne  crois  pas  l'avoir  jamais  rapetissée 
Par  la  recherche  ou  par  l'hypothèse  insensée. 
Non,  nous  ne  savons  rien  de  toi,  sinon  ceci  : 
Que  ta  divinité  est  le  plus  haut  souci 
Que  l'homme  dans  son  cœur  puisse  abriter  sans  cesse  ! 
T'expliquer,  c'est  déjà  vouloir  qu'on  te  rabaisse. 
Garde  ta  force  brute,  usuelle  et  confuse. 
Te  maudire  ou  te  regretter!*  Je  m'y  refuse! 
Jamais  on  n'obtiendra  un  cri  de  reniement 
De  celui  qui  te  voue  une  ferveur  d'amant. 
Je  demeure  respectueux  de  toi,  maîtresse, 
Jusque  dans  ton  horreur  ou  les  délicatesses!... 
Tu  es  ce  que  tu  es.  — Je  t'aime  telle  quelle, 
Sans  savoir  oiî  conduit  ta  ténèbre  cruelle. 
\a,  le  plus  haut  amour,  c'est  de  ne  pas  comprendre! 
C'est  aux  dieux  inconnus  qu'il  faut  donner  et  tendre 
Le  cœur  chaste  que  l'on  se  sentait  à  vingt  ans. 
Il  faut  entrer  dans  ton  vaste  amour  en  chantant. 
Quel  mépris  j'ai  de  ceux  qui  t'auront  marchandé 
Ta  place  au  grand  soleil  des  mondes  animés! 
Ah!  je  le  savais  bien,  Mort,  que  tu  débutais, 
Que  le  passé  n'était  que  ton  premier  relais, 
Que  nous  allions  le  voir  grandir  et  t'exalter 
Dans  tout  le  plein  élan  de  ta  virilité! 


344  LA      DIVINE     TRAGÉDIE. 

Génératrice,  fécondante,  ô  grande  Reine, 

Que  ta  force  est  prodigue  et  ta  face  sereine! 

Nous  ne  connaîtrons  pas  le  secret  de  tes  fins. 

Mais  du  fond  de  mon  vieux  fatalisme  latin 

Je  te  crie  qu'il  n'y  a  de  mort  que  sans  limite 

Et  ce  n'est  qu'en  t'aimant  pour  rien  qu'on  te  mérite! 

Pour  rien,  pourla  mort  même,  et  parce  qu'elle  est  belle. 

Le  soldat  le  sait  bien,  lui,  lui  qui  meurt  pour  elle. 

Il  ne  demande  pas  la  raison  du  mystère. 

On  lui  dit  de  mourir.  Il  croit  qu'il  faut  le  faire, 

Et  quand  il  meurt  il  est  content  de  l'avoir  fait. 

Ce  respect-là  sera  le  mien,  je  le  promets! 

Au  plus  haut  de  la  foi,  au  plus  bas  de  l'horreur, 

Je  t'appartiens  avec  tout  mon  sang,  tout  mon  cœur. 

Sans  ta  lumière,  ah!  que  le  monde  serait  laid! 

Tu  te  cherches  mais  pour  obtenir  le  parfait. 

Eternelle  inquiète,  en  quête  d'idéal! 

Si  tu  détruis  c'est  pour  le  but  fondamental 

De  renaître  plus  forte  et  plus  équilibrée... 

Je  ne  regrette  pas  de  t'avoir  adorée. 

Ce  que  lu  fais  de  nous  aujourd'hui,  c'est  si  beau! 

A  quoi  rêves-tu  donc  d'indicible  là-haut? 

Nous  ne  pouvons  encore  embrasser  ton  dessein 

Et  pourtant  nous  avons  la  foi,  tu  le  vois  bien  ! 


LE      SACRE      DE     LA      MORT.  345 

Je  crois  en  toi.  Je  crois  en  la  force  infaillible. 
Ce  que  tu  fais  est  beau,  même  si  c'est  horrible, 
Ce  que  tu  fais  est  bien,  même  si  c'est  le  mal. 
Croire  en  toi,  c'est  le  point  sublime  et  capital. 
Je  crois  !  Comme  je  crois  au  grand  apostolat 
De  ceux  qui  n'ont  vécu  cjue  pour  ce  moment-là! 
Et  puisse  la  pensée  moderne  s'en  remettre 
Sans  peur  et  sans  frisson  à  ta  poigne  de  maître  ! 
Respectons,  mort  fougueuse  et  permanente  amie. 
Le  secourable  effort  de  ton  œuvre  éblouie! 
Reconnaissons  le  dur  pouvoir  que  tu  détiens 
Dans  l'éternel  comme  dans  le  quotidien. 
Garde  donc  la  constance  et  la  fidélité 
De  nos  cœurs,  ou  bien  viens!  viens  t'y  précipiter! 
Ne  tarde  pas.  Tarder,  c'est  tout  ce  qu'on  redoute. 
Sois  brève.  Rois  le  sang  d'im  trait,  non  goutte  à  goutte. 
Frappe  au  front.  Frappe  juste  et  bellement.  Sans  quoi, 
Regarde  donc  un  peu  si  l'on  a  peur  de  toi  ! 
Regarde  donc  la  France  svelte,  au  premier  rang, 
Droite  et  ceinturonnée,  qui  porte  bravement, 
Jamais  lasse  d'un  aussi  long  martyrologe. 
Depuis  son  encolure  et  jusqu'au  flanc  des  Vosges, 
Sa  carnassière  de  cadavres!...  Qu'elle  est  belle. 
Sous  l'opprobre  et  les  stries  de  sang  qui  la  flagellenl! 


3^6  LA    DIVINE     TRAGÉDIE. 

Viens  1  Viens!  Le  globe  en  feu  t'appelle  à  son  secours 

Il  faut  accélérer  ton  rythme  de  toujours, 

Et  te  muer  en  cataclysme  élémentaire. 

Vierge  chaste,  remonte  à  ta  gloire  première, 

A  ta  formation,  quand  le  monde  naissait 

Et  que,  par  tout  l'azur  et  sur  tous  les  sommets, 

ïu  marchais  enivrée  du  vent  de  ta  jeunesse!... 

Vieille  aujourd'hui,  il  était  temps  que  tu  renaisses... 

Pour  t'infuser  la  vie  vois  l'unanimité  ' 

Des  artères,  en  sacrifice  médité, 

S'épandre  largement  par  nappes  et  par  fleuves  ! 

Déjà  tu  nous  parais  rafraîchie,  toute  neuve. 

Nous  devinons  en  toi  des  forces  qui  commencent 

Et  c'est  déjà  une  bien  terrible  espérance 

Que  de  voir  s'animer  tes  yeux,  frémir  ta  voix 

En  désignant  là-bas  cette  aube  qu'on  prévoit 

Et  dont  nous  aspirons  au  loin  l'alacrité. 

Qui  se  lève  sur  nous  comme  un  soleil  d'été, 

Gomme  un  vent  délié,  entraîneur  d'espérances... 

Ah  !  que  sortira-t-il  un  jour  de  cette  chance 

Vers  laquelle  la  fauve  et  jeune  humanité 

Vient  pour  ton  seul  amour  de  se  précipiter! 

Tu  t'es  dressée  du  sang  boueux  où  tu  te  baignes, 

Parée  des  attributs  raffinés  de  ton  règne, 


LÉ      S.VCRE      DE      LA      MORT.  347 

Ayant  atteint,  avec  notre  aide  universelle, 

Ta  formule  d'airain,  de  feu,  de  fer  et  d'ailes! 

Tu  vas  tout  écraser  et  tout  anéantir 

Dans  un  coup  de  tonnerre  immense  et  de  désir  ! 

Quel  destin  monstrueux  vas-tu  nous  dispenser 

A  la  fin  de  ce  grand  gaspillage  insensé? 

Pourtant  nous  sentons  mieux  circuler  la  chaleur 

En  l'appauvrissement  assoupi  de  nos  cœurs. 

C'est  que,  lorsque  la  vie  du  monde  dégénère. 

D'un  bond,  tu  sais  monter  à  ta  vertu  première. 

Arche  de  la  nature!  Impérissable  bouche, 

Qui  donnes  la  beauté  à  tout  ce  que  tu  touches. 

L'humanité  docile,  héroïque,  abondante 

S'est  affranchie  par  ton  amour!  Gomme  elle  chante, 

Comme  elle  vibre  maintenant  à  l'unisson  ! 

Louange  à  toi  du  fond  des  abimes!  du  fond 

De  notre  foi,  louange  et  gloire!  Nous  voici!... 

Des  bonheurs  spacieux,  des  rêves  rajeunis, 

Des  cohortes  de  volontés  qui  s'amoncellent 

Flamboient  et  font  jaillir  partout  des  étincelles. 

Louange  à  toi  et  sois  bénie  et  sois  absoute 

Même  si  nous  devions  périr  dans  la  déroute  ! 

Je  jure  que  tes  fins,  même  incompréhensibles, 

Ne  peuvent  être  que  justice,  Ame  infaillible, 


3A8  LA      DIVINE      TRAGÉDIE. 

Chère  Muse,  entre  tous  les  désirs  le  plus  beau, 
Ferveur  de  l'inconnu,  Volonté  du  tombeau  ! 

Nous  que  tu  n'as  pas  joints  aux  élus  de  ta  force, 
Voici,  quand  le  printemps  fait  craquer  son  écorce. 
Que  nous  sommes  témoins  sans  l'avoir  méritée 
De  cette  aube  qui  va  monter  à  l'apogée  ! 
Ah!  qu'il  vienne,  au-dessus  des  mers,  de  nos  collines, 
Ce  souffle,  ce  printemps  paisible  où  je  devine 
Qu'on  verra  la  Jeunesse  adorable  rêver, 
Calme  et  douce,  à  tes  pieds,  comme  un  enfant  trouvé, 
Tandis  que  toi  l'on  te  verra,  fumante  cncor. 
Ayant  tout  terminé  dans  le  pays  des  morts, 
Innocemment  penchée  sur  cette  tête  pure, 
Essuyer  ton  épée  avec  sa  chevelure  ! 

On  ne  peut  pas  suffire  à  tous  les  horizons. 
Dans  ce  moment  inexorable  où  nous  vivons, 
La  mort  seule  a  tenté  le  miracle  et  se  jette 
A  tous  les  fronts  incendiés  de  la  planète. 
Mais  nous,  notre  âme  a  beau  se  sentir  préparée 
Nous  sommes  tout  emplis  d'une  terreur  sacrée. 
Il  faut,  pour  refouler  le  vertige  des  cimes, 
Iléduirc  l'infini  à  la  lueur  intime 


LE      SACRE      DE      LA      MORT.  8^9 

De  l'aurore...  Recours  des  cœurs  pris  de  panique, 
Enfermons  l'horizon  dans  un  point  concentrique. 
Oui,  ne  considérons  de  la  nuit  qui  s'achève 
Qu'un  point,  un  seul,  celui  où  le  soleil  se  lève. 
Celui  par  où  nous  vient,  ô  Mort,  ton  grand  écho!... 
Comme  un  coq  attentif  dressé  sur  ses  ergots. 
Nous  restons  là,  plantés,  dans  la  direction 
Précise  d'où  jaillit  l'aurore  du  canon. 
Nous  attendons,  tremblant  d'une  extase  obstinée. 
Que  la  grande  lueur  prophétique  soit  née. 
Nous  attendons,  les  yeux  assoiffés  d'horizons, 
Couverts  de  sang,  parmi  sa  chaude  exhalaison... 
Et  moi,  l'amant  transi  de  la  beauté  perdue, 
Comme  un  grand  drapeau  noir  et  lointain  je  salue, 
De  tout  l'élan  d'un  cœur  par  la  tombe  épargné. 
O  Mort!  ton  espérance  et  ta  fécondité. 

Sept.  i9i4-  —  Dec.  ii)i5. 


3o 


TABLE 


La    Divine    Tragédie vi 

LÀ    mVINE   TRAGÉDIE 

Pour  aller  vers  l'Enfer  tragique 3 

Oblation 5 

Dédicacf  .          ■j 

I.    —    LA    JOIE    ROUGE 

TOUS 

Le  Départ 17 

La  Terre  du  Lys 3o 

Le  Dernier  jour 38 

Chant  d'adieu 45 

Patrie 5i 

3o. 


3r)2  TABLE. 

II.    —    LE    CERCLE    DE    GAIN 

LA-BAS 

Pages. 

Aux  Mères  douloureuses 09 

Les  Mains 62 

Le  Cauchemar 67 

Le  Donateur. 76 

Un  Spectacle  au  camp. 81 

L'Officier  de  garde 86 

Chanson  de  route 91 

La  Charge 94 

L'Autel  des  parfums 100 

Le  Combat  d'avions io5 

Les  Grillons ii3 

Les  Gants  blancs 117 

L'Office 120 

Le  Nouveau  Christ laS 

Les  deux  Troupes 136 

L'Illusion  en  marche 129 

Le  Héros i33 

Le  Soldat  de  1915 187 

Le  Cercle  de  feu 1^7 

III.    —    LE    CERCLE    D'EVE 

ELLES 

Le  Calendrier i53 

Le  Cri iS- 


TABLE.  353 

Tages. 

Lettre  d'une  grand'mère i6i 

L'Alliance i65 

Complainte 169 

Solitude 175 

Une  Lettre '77 

Les  Fronts  noirs i°2 

Aux  Amantes ^°^ 

L'Aimeuse '9^ 

Les  Fronts  blancs ^9^ 

Les  Hyènes 200 

L'Ouvrière ^oj 

IV.    —    LA   FORÊT   DES   RUINES 

DERRIÈRE 

Le  Retour  des  hirondelles ^if) 

Les  Emigrés. 220 

La  Forêt  hantée 220 

La  Cathédrale  ardente. 228 

Sur  le  bord  du  fleuve 282 

Le  Prisonnier 28(1 

Dialogue  de  deux  reines aVi 

V.    -    LA   COULÉE    DU    SABLIER 

NOUS 

Mes  hôtes '.    .    .    .  2.55 

L'Attente 263 


354  TABLE. 

Pages. 

L'Ange 36O 

Nuit  de  Zeppelin 274 

Nuit  d'été a8a 

In  natura  rerum 387 

Le  Flambeau 394 

VL    —    LE    SACRE    DE    LA   MORT 

Hamlet  dans  les  camps 3o3 

La  Date 3 10 

Les  deux  Mères  :  L  La  Tendre 3i5 

—  II.  L'Impassible Sai 

A  la  Jeunesse SaS 

Aux  Soldats. 333 

L'Ex-Voto 335 

Le  Sacre  de  la  Mort 34i 


Paris.  Typ.   Ph.   REnonmo,   ly,  rue  des  Saints-Pères.  —   SS^Sg. 


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1 


PQ      Bataille,  Henry 

2603       La  divine  tragédie 

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