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Full text of "La farce de la Sorbonne. --"

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RENE    BENJAMIN 


LA  FARCE 


DE   LA 


SORBONNE 


«  Cet  Asinariiiin  de  Paris.  »  ] 

A'iCTOU    IIlGO.  1 


f 

PARIS 
AHTIIÈME    FAYARD   &   G"S    ÉDITEURS  I 

18-^0,   RUE   DU  SAINT-GOT'.iARD 


LA  FARCE 
DE  LA  SORBONNE 


DU    MÊME   AUTEUR 


LES    SOUTIENS    DE    LA    SOCIETE 

LES  JUSTICES  DE  PAIX,  ou  LES  VINGT  FAÇONS  DE 
JUGER  DANS  PARIS.  (A.  Fayard  et  O*,  éditeurs.) 

LE  PALAIS  ET  SES  GENS   DE  JUSTICE.   (A.  Fayaiu. 
liT  C'%  éditeurs.) 

PARIS,    SA   FAUNE    ET    SES    MŒURS 

L'HOTEL  DES  VENTES,  avec  les  dessins  de  Jba>  Lm  oi-.t. 
(A.  Fayard  et  C'*,  éditeurs.) 

LA    GUERRE 

GASPARD.  [Prix  Goncourt  1915].  (A.  Fayard  et  C",  édit.) 
SOUS  LE  CIEL  DE  FRANCE.  (A.  Fayard  et  C",  éditeurs.) 
LE  MAJOR  PIPE  ET  SON  PÈRE.  (A.  Fayard  et  C-,  édit.) 
LES  RAPATRIÉS. 
GRANDGOUJON.  (A.  Fayard  et  C-,  éditeurs.) 

LA    PAIX 

AMADOU,   DOLCiiEviSTE.  (A.  F.vyard  et  O*,  éditeurs.) 


Copyright  by  René  Benjamin,  10^1. 


RENE    BENJAMIN 


LA  FARCE 

DE  LA 

SORBONNE 


1 
.Cet  Asinarium  de  Paris.  >> 

Victor  Hugo. 


PARIS 
ARTHÈME   FAYARD  &  C»,    ÉDITEURS 

18--20,   RUE   DU   SAINT- GOTHARD 


^avions»»  ^.^^  \ 


Il  a  élé  tiré  à  pari  : 

Cinquante  exemplaires  sur  papier  de  Hollande 
numérotés  de  1  à  50. 

Cent  exemplaires 

sur  papier  pur  fil  des  papeteries  Lafuma 

numérotés  de  51  à  150. 


LF 


A  JEAN  VARIOT 


ou    L  AUTEUR, 

ENCORE    A    l'âge    innocent, 

RENCONTRE 

POUR  LA  PREMIÈRE  FOIS 

DES  SAVANTS 

A  CHAPEAUX  POINTUS 


On  rajeunit  aux  souvenirs  denfance, 
Comme  on  renaît  au  souftle  du  printemps. 

BÉRANGBR. 


Aux  yeux  de  beaucoup  d'esprits,  qui 
traînent  des  convictions  comme  de  vieilles 
habitudes,  la  Sorbonne  reste  une  des  gloires 
de  la  France.  C'est  un  fétichisme  qui  me 
surprend,  car  ma  mémoire  ne  garde  de  mes 
passages  dans  cette  maison-mère  de  l'Uni- 
versité, que  des  images  sans  aucun  sérieux. 

Du  lycée  où  l'on  m'instruisit,  c'est-à-dire 
oii  je  transcrivais  sur  des  cahiers  ce  qui 
était  imprimé  dans  mes  livres,  on  m'expé- 
dia pour  la  première  fois  à  la  Sorbonne  vers 
mes  quinze  ans,  afin  que  je  prisse  part  à  ce 
qu'on  appelait  pompeusement  le  Concours 
Général.  J'en  revois  tous  les  détails  avec 
Texactitude   qu'ont  les   souvenirs    de   nos 


10  LA  FARCE   DE   LA  SORBONNE 

grands  étonnements.  Rendez-vous  à  sept 
heures  du  matin,  rue  Saint-Jacques,  devant 
la  Tour  universitaire  qui  ressemble  à  celle 
de  la  gare  du  P.-L.-M.  Là  s'assemblaient 
les  meilleurs  élèves  des  meilleurs  lycées. 
Ils  parlaient  fort,  brandissaient  des  diction- 
naires importants;  ils  me  choquaient  tous 
par  leurs  échanges  de  vanités;  et  je  me 
trouvais  soudain  une  sympathie  secrète 
pour  les  cancres,  si  modestes. 

Puis,  sur  le  seuil  de  la  Faculté  paraissait 
le  groupe  de  nos  censeurs.  Chacun  de  nous, 
à  l'appel  de  son  nom,  passait  devant  le  sien, 
qui  lui  remettait  un  droit  d'entrée  d'un 
geste  si  digne  que,  pour  ma  part,  j'en  res- 
tais stupide  et  le  cœur  battant.  Je  montais 
avec  peine  les  six  étages  menant  à  la  salie 
du  Concours...  Ouf!  On  atteignait  les  com- 
bles!... Là,  des  maîtres  nous  désignaient 
gravement  une  table.  Nous  étalions  nos  pa- 
piers; nous  sortions  un  déjeuner  froid,  car 
l'épreuve  devait  durer  jusqu'au  milieu  de 
l'après-midi...  Silence...  Trois  coups  de 
règle...  Et  un  Monsieur,  toujours  vieux  et 
toujours  triste,  décachetait  un  vaste  pli,  du- 


ou  L'AUTEUR,  ENCORE  A  LAGE  INNOCENT...       11 

quel,  solennellement,  il  tirait  non  pas  un 
ordre  de  mobilisation  générale,  mais  une 
simple  et  ridicule  version  latine,  revue  par 
l'Académie  de  Paris,  complètement  indé- 
chiffrable, ou  encore  quelque  plaisanterie 
historique,  anatomique,  philosophique,  de 
ce  genre-ci  :  Le  règne  de  Marie  Stuart.  — 
La  Vessie.  —  Des  particularités  de  l'idée 
générale.  Ceci  énoncé,  commençait  le  temps 
douloureux,  quatre,  six,  huit  heures,  de 
bâillements,  de  langueur,  d'ennui  mortel 
et...  de  jalousie  à  voir  des  pions  qui  ne  fai- 
saient que  se  promener  et  lire  sur  nos 
épaules  avec  des  moues  avantageuses. 

Alors,  par  rage,  il  m'arrivait  d'être  imbé- 
cile à  dessein  et,  d'une  plume  satanique, 
d'écrire  exprès  ce  qui  me  semblait  le  plus 
impersonnel,  le  plus  pédagogique,  le  plus 
servilement  exact  dans  les  souvenirs  que 
j'apportais  de  mes  cours.  Et  je  jure  — 
je  jure  sur  la  tête  du  Recteur,  de  l'ancien 
et  du  nouveau,  —  que  chaque  fois  que 
j'eus  ces  pensées  mauvaises,  j'obtins  de 
y  Aima  mater  qu'est  l'Université,  mention 
ou  accessit.  En  sorte  que  le  Concours  Gêné- 


12  LA  FARCE   DE  LA  SORBONNE 

rai  devint  à  bref  délai  une  source  de  joies 
pour  mon  esprit,  et  qu'à  dix-huit  ans,  lors- 
qu'il s'agit  d'aller  suivre  toute  une  année 
les  cours  de  la  Sorbonne,  j'abordai  cette 
épreuve  avec  de  l'allégresse  dans  l'humeur. 

Ce  fut  pourtant  une  triste  année,  mais 
qui  s'acheva  par  une  libération  réjouis- 
sante. Je  ne  connus  que  de  pauvres  maîtres  : 
M.  Lanson  qui,  pour  féconder  nos  cer- 
veaux, dictait,  des  heures  entières,  de  la 
bibliographie;  M.  Gourbaud,  qui  traduisait 
les  textes  avec  l'intelligence  toute  vive  d'un 
dictionnaire;  M.  Gazier  et  M.  Lafaye,  si  en- 
cuistrés  ceux-là,  qu'ils  étaient  intolérables 
les  jours  de  mélancolie,  mais  bouffes  les 
matins  de  beau  temps.  —  J'eus  la  chance 
que  le  seul  homme  d'esprit  de  la  Faculté, 
Emile  Faguet,  me  fit  passer  mes  examens. 
Il  me  posa  trois  questions,  auxquelles,  lui- 
même,  répondit  coup  sur  coup;  et  il  se  mit 
avec  contentement  une  note  favorable, 
grâce  à  laquelle  je  fus  nommé  je  ne  sais 
quoi  ès-letlres. 

A  la  prière  de  ma  famille,  je  me  rendis 
au  Secrétariat  pour  y  demander  mon  di- 


ou  L'AUTEUR.  ENCORE  A  L'AGE  INNOCENT...       13 

plôme.  Ce  lieu  spécial  était  habité  par 
M.  Uri,  ours  sans  usages,  qui  jouit  encore, 
môme  à  l'étranger,  d'un  renom  d'impoli- 
tesse assez  étendu. 

Il  m'accueillit,  les  yeux  hors  de  la  tête  : 

—  Qu'est-ce  que  vous  voulez,  vous,  en- 
core? 

Je  répondis  froidement  : 

—  Vous  voir  de  près. 

Et  je  sortis,  lui  faisant  cadeau  de  mon 
diplôme. 

Il  l'a  toujours.  Gomme  je  sais  qu'il  est 
économe,  il  pourra,  s'il  veut,  gratter  mon 
nom  dessus,  le  remplacer  par  un  autre,  et 
le  donner  au  premier  Turc  venu. 

Quelques  années  passèrent,  lorsqu'un  de 
mes  jeunes  amis  atteignit  l'âge  fatal  où 
l'on  subit,  en  Sorbonne,  les  épreuves  du 
Baccalauréat. 

Son  père  disait  : 

—  Mon  petit,  tu  es  à  un  tournant  de  la  vie. 
Moi  je  me  tournais  pour  ne  pas  rire. 
Mais  comme  ils  étaient  nerveux  l'un  et 

l'autre,   on   proposa  de  m'emmener.    J'ac- 


d4  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

compagnai  donc  père  et  fils  à  l'ainphithéàtre, 
mot  qui  désigne  une  salle  d'examens  ou 
une  salle  d'autopsie  ;  et  cette  rentrée  im- 
prévue dans  la  Sorbonne  me  valut  une 
riche  journée,  dont  j'ai  toujours  plaisir  à 
conter  le  détail. 

M.  Seignobos,  professeur  d'histoire,  petit 
homme  impertinent,  tout  en  poils,  l'œil 
moqueur  et  la  voix  aigre,  dont  tous  les 
mots  portaient  comme  des  gifles,  avait  dit 
à  sa  victime,  dans  un  ricanement  : 

—  Qu'est-ce  vous  savez?...  Savez-vous 
quelque  chose?...  Savez  rien?...  Alors  par- 
lez-moi de  n'importe  quoi  ! 

Le  jeune  homme  avait  protesté  : 

—  Mais,  Monsieur...  je...  je  veux  bien 
parler  de  la  question  d'Orient... 

—  Question  d'Orient?...  Ah  !  Ah  ! 
M.  Seignobos  en  sauta  sur  sa  chaise. 

—  Eh  bien,  qu'est  c'est  l'Orient? 

—  Monsieur,  l'Orient  comprend  les  pays. . . 

—  Pays  orientaux?  Oui,  lesquels? 

—  La  Turquie... 

—  Turquie  ?  Ah  !  Ah  !  Et  qu'est  c'est  la 
Turquie  ? 


ou  LAUTEUR,  EXCURE  A  LAGE  INNOCENT...       Hi 

—  Monsieur...  c'est  un  grand  Etat...  capi- 
tale Constantinople... 

—  Tiens,   vraiment?  Et   quelle    langue 
parle-t-on  dans  c't  État? 

—  Le... 

—  Le  quoi? 

—  Le  turc... 

—  Le  turc?   Pas  p'ssiLle  !    Et    c't  une 
langue  répandue,  ça,  l' turc? 

—  Oui...  non,  Monsieur. 

—  Est-ce  les  Arabes  parlent  aussi  l' turc? 

—  Non...  oui.  Monsieur. 

—  Ah!    ils  parlent  le  turc?   Et  l'arabe 
alors?  Quel  peuple  parle  l'arabe? 

—  Monsieur,  ce  sont... 

—  Les  Turcs? 

—  Non,  Monsieur.  Aussi  les  Arabes. 

—  Ah  !  aussi  les  Arabes...  Aussi  est  mer- 
veilleux! Qu'est  c'est  les  Arabes? 

—  Un  peuple  d'Afrique... 

—  Voyez- vous  ça  !  Et  alors  l'Afrique,  où 
est  l'Afrique?  C't  en  Asie  l'Afrique? 

—  Oh  !  non,  Monsieur...  mais  l'Afrique... 
va  jusqu'à  l'Asie. 

—  Et  l'Arabie,  c't  en  Asie? 


16  LA  FARCE  DE  LA  SORBONTS'E 

—  Oui,  Monsieur,  mais... 

—  Si  c't  en  Asie,  y  a  pas  de  mais... 

—  Je  veux  dire...  il  y  a...  quand  même 
des  Arabes  en  Algérie. 

—  Et  des  Algériens? 

—  Aussi. 

—  Aussi  quoi? 

—  Enfin...  quand  on  a  fait  la  conquête 
de  l'Algérie... 

—  Oh,  pas  de  conquêtes,  hein,  ni  de  vic- 
toires! Ne  nous  perdons  pas  dans  des  ma- 
tricules ou  numéros  de  régiment  !  Vous 
demande  des  choses  simples...  Etes  pas 
capable  répondre...  Vais  pas  passer  à  des 
sujets  compliqués.  Où.  ça  se  trouve-t-il, 
l'Algérie? 

—  Au  sud  de  la  France. 

—  Ah?  Et  Marseille? 

—  Euh...  Marseille  est  en  bas  de  la 
France... 

—  Alors  le  sud,  c'est  plus  bas  que  le  bas? 

—  Monsieur,  c'est-à-dire... 

—  G't-à-dire  !  G't-à-dire  !  Jamais  rien  vu 
d'  pareil  à  vous,  sinon  vos  semblables!  Suf- 
fit, allez  !  Asseyez-vous  et  taisez-vous  I 


ou  L'AUTEUR,  ENCORE  A  L'AGE  INNOCENT...       l*: 

Mon  jeune  ami  regagna  sa  place.  11  était 
écarlate.  Son  père  lui  dit  avec  anxiété  : 

—  Eh  bien?  Eh  bien? 
11  répondit  : 

—  Eh  bien,  ça  y  est  :  je  suis  fichu! 

—  Non? 

—  Si. 

—  Mais  quelles  questions  t'a-t-il  posées? 

—  La  Turquie...  et  ^larseille. 

—  Quoi? 

—  Je  n'ai  rien  compris. 

—  Oh  !  C'est  ridicule,  fit  le  père.  Tu  es 
comme  ta  mère  :  aucun  sang-froid  ! 

Sur  ces  mots,  je  me  souviens  que  M.  Ga- 
zier  l'appela. 

M.  Gazier,  vieille  connaissance!  Je  ne 
pus  retenir  un  «  Ah  !  »  qui  me  valut  un 
«  Chut!  »  du  garçon  de  salle.  Alors,  je  me 
frottai  les  mains  en  silence. 

M.  Gazier,  dont  je  n'ai  dit  qu'un  mot, 
était  le  contraire  de  M.  Seignobos.  Un 
simple,  sans  trace  d'ironie,  qui  croyait  à 
l'Université,  aux  examens,  et  surtout  à 
M.  Gazier.  Il  avait  une  noble  laideur,  où  se 
marquait  sa  foi.  Il  regarda  ce  nouveau  can- 


18  LA  FARCE   DE  LA  SORBONNE 

didat  avec  une  sorte  d'appétit.  Puis,  tout  de 
suite,  fiévreusement,  il  lui  tendit  un  La 
Fontaine,  et  il  dit  : 

—  Expliquez-moi  la  fable  :  Le  Chameau 
et  les  Bâtons  flottants. 

—  Oui,  Monsieur,  répondit  docilement 
notre  ami. 

—  Je  vous  écoute. 

—  Le  premier  qui  vit  un  chameau 
S'enfuit  à  cet  objet  nouveau. 

—  Arrêtez!  Qu'est-ce  que  c'est  qu'un 
chameau  ? 

—  Uncha...?  Ah  !  Monsieur,  un  chameau... 
est...  un  animal...  avec  une  bosse... 

—  Une  bosse?  cria  M.  Gazier.  Jamais  de 
la  vie  !  Deux  bosses  !  Toujours  deux  bosses  ! . . . 
Continuez  ! 

—  Le  second  approcha  ;  le  troisième  osa  faire 
Un  licou  pour  le  dromadaire. 

—  Arrêtez  !  Qu'est-ce  que  c'est  qu'un  dro- 
madaire? 

—  Monsieur...  euh...  un  dromadaire... 
est  une  sorte  de  chameau...  avec  aussi  des 
bosses... 


ou  L'AUTEUR,  ENCORE  A  L'AGE  INNOCENT...       19 

—  Des  bosses?  rugit  M.  Gazier.  Jamais 
de  la  vie  !  Une  bosse,  une  seule,  le  droma- 
daire î  Mais  alors,  pourquoi  La  Fontaine 
traite-t-il  les  deux  mots  comme  des  syno- 
nymes, s'il  n'y  a  pas  le  même  nombre  de 
bos.ses?... 

—  Monsieur...  parce  que... 

—  Parce  que?...  Parce  qu'il  avait  besoin 
d'une  rime,  parbleu  1 

—  Ah  !  oui... 

—  Or,  «  chameau  »  rimait  mal  avec 
«  faire  ». 

—  Bien  sûr... 

—  On  peut  d'ailleurs  l'excuser  en  remar- 
quant?... en  remarquant  quoi? 

—  En  remarquant  que... 

—  Que  le  chameau  habite  l'Asie,  mais 
que  le  dromadaire  est,  somme  toute... 

—  Euh... 

—  Un  chameau  d'Afrique  ! 

—  Oui,  Monsieur. 

—  Vous  dites  «  Oui  »,  mais  vous  n'en 
saviez  rien!  (Un  temps.)  De  plus...  ces  ani- 
maux sobres  et  doux,  sont  de  la  plus  grande 
utilité. 


20  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

—  Oui,  Monsieur. 

—  Pour  les  longs  voyages  au  désert. 

—  Dans  le  Sahara. 

—  Dans  le  Sahara  ou  ailleurs!...  Ils 
portent  de  lourds  fardeaux. 

—  Très  lourds. 

—  Et  ils  peuvent  rester  longtemps  sans 
boire.  Voilà.  (Un  temps.)  Rendez-moi  votre 
livre...  sans  l'abîmer...  et  passons  à  l'his- 
toire littéraire. 

—  Oui,  Monsieur. 

—  Qu'est-ce  que  vous  savez  de  Jean- 
Jacques  Rousseau? 

—  De  Jean-Ja...  Oh!  Monsieur...  euh... 
Jean-Jacques  Rousseau  est  un  des  écrivains 
du  xviii^  siècle  des  plus  réputés.  11  a  écrit  : 
La  Nouvelle  Héloïse,  Le  Contrat  Social... 

—  Je  vous  en  prie,  procédons  par  ordre  ! 
De  qui  était-il  le  fils,  Jean-Jacques  Rous- 
seau? 

—  De...  d'un  horloger. 

—  Ah?...  Eh  bien,  est-ce  qu'il  était  bon 
horloger,  le  père  de  Jean-Jacquos  Rous- 
seau? 

—  Oh!...  oui,  Monsieur. 


ou  L'AUTEUR,  ENCORE  A  LAGE  INNOCENT...       21 

—  Pas  du  tout!  (Haussement  d'épaules.) 
Je  vous  pose  cette  question  élémentaire  pour 
voir  justement  si  vous  êtes  capable  d'un 
effort  minime  d'intelligence.  Le  père  de 
Rousseau  ne  pouvait  pas  être  un  bon  hor- 
loger :  il  lisait  trop  de  romans. 

—  Ah!  oui,  Monsieur. 

—  Il  passait  toute  sa  nuit  à  lire  des  ro- 
mans! Puis,  au  petit  jour,  quand  il  enten- 
dait les  hirondelles,  il  disait  à  son  fils... 
Savez-vous  ce  qu'il  disait  à  son  fils  ! 

—  Il  disait... 

—  Il  disait  à  son  fils  :  «  Allons  nous  cou- 
cher ;  je  suis  plus  enfant  que  toi  !  » 

—  Oui,  oui,  Monsieur. 

—  En  fait  de  «  oui  »,  vous  n'avez  pas 
ouvert  votre  histoire  littéraire. 

—  Oh  !  si.  Monsieur  ! 

—  Si?  Prenons  un  autre  écrivain.  Qu'est- 
ce  que  vous  savez  de  Beaumarchais? 

—  Monsieur,  Beaumarchais  est  un  des 
auteurs  comiques  du  dix-huitième  siècle 
les  plus  réputés...  euh...  On  a  de  lui:  «  Le 
Barbier  de  Séville  »,  «  Le  Mariage...  » 

—  Oh  !  Oh  !  Je  vous  en  prie  !  Gommen- 


22  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

çons  par  le  commencement.  Qui  est  son 
père  à  Beaumarchais? 

—  Son  père? 

—  Oui,  père.  P-è-r-e. 

—  Monsieur,  c'était... 

—  Quoi?...  Allons,  sortez-en!  C'était  un 
hor...?  un  horlo...? 

—  Un  horloger! 

—  Mais  bien  sûr!  Et  alors  lui,  Beaumar- 
chais fils,  est-ce  qu'il  faisait  aussi  de  l'hor- 
logerie? 

—  Oh  !  non.  Monsieur  ! 

—  Gomment  non  !  A  vingt  ans,  il  avait 
déjà  inventé  un  nouvel  échappement  pour 
les  montres  !  A  vingt  ans  ! 

—  Ah!  oui,  Monsieur. 

—  Vous  vous  rappelez? 

—  Oui,  oui. 

—  Alors,  qu'est-ce  qu'il  a  fait  de  son 
échappement? 

—  Mais...  rien,  Monsieur. 

—  Rien?  Par  exemple!  Un  horloger  cé- 
lèbre, du  nom  de  Lepautre,  essaya  de  lui 
voler  son  invention,  et  il  eut  recours  à 
l'Académie  des  Sciences,  qui  le  défendit. 


ou  L'AUTEUR,  ENXORE  A  L'AGE  INNOCENT...       2:^ 

C'est  très  important!  (Haussement  d'é- 
paules.) Très  !  (Un  temps  —  deux  tempis 
—  trois  temps.)  Allons,  je  vous  remercie. 
Le  pauvre  revint  vers  nous  en  trébu- 
chant. Puis  M.  Gazier  plongea  le  nez  sur 
sa  feuille,  et  soudain  on  l'entendit  qui,  à 
mi-voix,  additionnait  :  «  Dix-huit  et  trois, 
vingt,  et  je  retiens  un  »  ;  puis  il  fit  la 
preuve...  recommença...  n'en  sortit  pas... 
Désespe'ré,  il  appela  le  professeur  de  mathé- 
matiques. Celui-ci  corrigea  l'opération... 
C'était  fini.  M.  Gazier  appela: 

—  Candidat  X...! 

Mon  ami  se  leva,  nerveux. 

—  Mon  enfant,  prononça  M.  Gazier  de 
son  creux  le  plus  solennel,  nous  ne  sommes 
pas  contents  de  vous.  (L'enfant  pâlit  :  il 
était  refusé!)  Lorsqu'on  a  trente-cinq  sur 
quarante  à  l'écrit,  on  mérite  la  mention 
«  très  bien  ».  Or,  vous  n'avez  même  pas 
la  mention  «  bien  »  ;  vous  avez  seulement 
la  mention  «  assez  bien  ».  (L'enfant  rougit: 
il  était  reçu!)  Vous  n'avez,  hélas!  justifié 
qu'une  partie  des  espérances  de  la  Faculté. 

Mon  jeune  ami  éclata  de  rire  ;  il  courut 


24  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

embrasser  son  père  qui  riait  aussi;  et  nous 
sortîmes  en  chantant. 

Après  cette  scène,  nouvel  entr'acte.  Dix 
ans  d'entr  acte.  La  guerre.  La  paix.  Et  voici 
que  tout  à  coup,  en  faisant  mon  inventaire 
moral,  je  retrouve  intacts  mes  sentiments 
de  gaîté  à  Tégard  de  la  Sorbonne. 

C'est  que,  maigre  quatre  années  de  mas- 
sacres, nous  gardons  saine  et  sauve  l'éter- 
nelle blague  sociale,  oii  tant  de  marionnettes 
officielles  sont  entretenues  avec  dévotion.  Si 
mon  fils,  à  vingt  ans,  se  sent  assez  fort 
pour,  toute  sa  vie,  rire  des  humains,  quel 
choix  lui  conseillerai-je  entre  tant  de  façons 
de  devenir  un  charlatan?  Aujourd'hui,  j'in- 
cline pour  la  carrière  de  cuistre  :  une  des 
plus  sûres  ;  elle  inspire  à  trop  de  cœurs  une 
fièvre  de  respect.  Quelle  grande  chose  de  cpif- 
fer  le  chapeau  de  pédant  et,  du  haut  d'une 
chaire,  de  raisonner  de  l'esprit  des  autres  ! 
Poètes,  entendez-vous,  du  fond  de  l'éternité, 
en  quelle  prose  ces  Messieurs  ont  le  génie 
de  vous  traduire?  Et  vous  tous,  grands 
Français,  qui  fûtes  l'honneur  des  siècles. 


ou  L'AUTEUR,  ENCORE  A  L'AGE  INNOCENT...       25 

VOS  ossements,  clans  les  tombes,  ne  sont-ils 
pas  émus,  quand  ces  maîtres,  éternuant  de 
la  poussière  de  leurs  fiches,  croient  vous 
ressusciter  par  la  trouvaille  d'une  date, 
que  votre  cœur,  avant  de  mourir,  ne  savait 
plus! 

Le  pédant  est  toujours  et  partout  à  l'hon- 
neur. A  l'étranger,  il  dit  :  «  Je  suis  la  pen- 
sée de  la  France  !  »  Et  c'est  vrai  qu'il  la 
porte  :  il  marche  comme  un  baudet,  chargé 
des  plus  beaux  livres.  Chez  nous,  il  se  fait 
de  la  gloire  par  des  études  et  des  travaux 
((ue  personne  ne  contrôle.  Bref,  quand  je 
me  suis  mis,  dans  les  journaux,  à  rire  des 
Sorbonards,  que  de  pompiers  pour  s'écrier  : 
«  Au  feu  !  »  Et  ils  tentèrent  de  me  brûler 
vif. 

Pourtant,  j'étais  rentré  dans  la  Sorbonne, 
poussé  par  cet  instinct  candide  qui  me  mène 
vers  tous  les  monuments  publics.  Je  ne  pré- 
voyais même  pas  tout  le  bonheur  que  j'y 
eus,  qui  est  un  bonheur  sain.  On  rit  là 
d'un  bon  rire,  sans  arrière-pensée.  Le  pion 
enseignant  a  l'avantage  unique,  qu'on  n'é- 
prouve aucune  gène  à  se  moquer  de  lui.  Car 


26  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

si  les  autres  corps  constitués  prêtent  à  la  sa- 
tire, du  moins  devient-elle  vite  douloureuse. 
On  peut  se  divertir  d'un  général  faible 
d'esprit  ou  d'un  évêque  possédé,  mais  l'ar- 
mée et  la  religion  ont  une  grandeur  qui 
suscite  la  haine  et  la  guerre  civile.  Adieu 
la  farce,  voici  la  tragédie.  —  Tous  les 
bavards  qui  s'exhibent  au  nom  de  la  po- 
litique, semblent  d'un  comique  sûr.  Le 
Parlement,  cependant,  représente  le  dégoût 
le  plus  certain  des  esprits  réfléchis  et  pa- 
triotes, et  leur  rire  est  amer.  —  Enfin,  Jus- 
tice et  Médecine  méritent,  dans  tous  les 
siècles,  d'ôtre  mises  à  la  scène  pour  diver- 
tir les  honnêtes  gens.  Hélas,  la  prison,  la 
ruine  ou  la  mort  change  vite  la  comédie 
en  un  drame  pathétique.  Seule  l'Université, 
dans  cette  série  des  grands  soutiens  de  la 
Société,  se  présente  avec  une  face  de  car- 
naval, sous  un  déguisement  irrésistible.  Ne 
résistons  pas.  D'ailleurs,  à  votre  premier 
pas  dans  la  Sorbonne,  dès  la  cour,  regar- 
dez les  statues  de  Pasteur  et  de  Victor  Hugo. 
On  dirait  deux  crétins!  C'est  une  gageure, 
une  farce  !  De  même  dans  les  amphithéâtres. 


ou  L'AUTEUR,  ENCORE  A  L'AGE  INNOCENT...      27 

VOUS  verrez,  sans  payer,  la  farce  de  rensei- 
gnement. 

Là,  j'entends  bien  que  de  bons  esprits 
vont  me  dresser  l'épouvantail  de  l'étranger. 

«  Chut!  »  diront- ils,  l'Europe  nous  re- 
garde. Quel  tort  vous  faites  à  la  France! 
Nos  amis,  nos  alliés,  des  peuples  qui  nous 
admirent,  ont  de  la  Sorbonne  une  idée  si 
haute  et  si  pure  !  Ils  prononcent  les  noms 
d'Aulard  ou  de  Seignobos  avec  la  même 
piété  qu'ils  parleraient  d'un  vieux  Bour- 
gogne. Si  l'objet  de  leur  dévotion  est  une 
duperie,  il  faut  leur  mentir  quand  même  : 
c'est  notre  devoir.  On  cache  son  père  quand 
il  est  ivre.  » 

Je  ne  suis  pas  insensible  à  l'objection, 
surtout  qu'elle  est  d'ordre  financier  autant 
que  sentimental.  Il  est  vrai  que  la  plupart 
des  nations  qui  nous  chérissent,  ont,  à  leur 
amour,  deux  raisons  essentielles  :  nos  vins 
et  nos  professeurs.  Ce  peut  donc  être  un 
danger  pour  notre  réclame  nationale  de  dé- 
noncer la  misère  sorbonarde.  Mais  il  y  a 
plus  précieux  que  l'idée  qu'on  donne  de 
soi  :  c'est  la  conscience  profonde  que  l'on 


28  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

en  a.  Si  nous  avons,  par  delà  les  fron- 
tières, de  vrais  amis,  ayons  le  courage  d'une 
confession  devant  eux;  éclairons  leur  in- 
nocence ou  leur  tendresse.  Les  étudiants 
étrangers  qui  conservent  un  souvenir  gri- 
sant de  leurs  études  à  Paris,  confondent 
dans  la  môme  émotion  la  Ville,  ses  beau- 
tés, les  jours  charmants  qu'ils  y  vécurent, 
et  les  pédagogues  qui  manquèrent  les  faire 
crever  d'ennui.  Ces  gens-là  ont  trop  de 
chance  !  Notre  devoir  c'est,  sur  place,  de 
garder  du  sang-froid  et,  louant  sans  ré- 
serve Notre-Dame  et  le  Louvre,  de  dire  : 

—  Mais  l'enseignement  de  la  Sorbonne 
est  au-dessous  de  tout... 

La  Sorbonne  nous  dupe.  Elle  nous  vole 
un  respect  auquel  elle  n'a  pas  droit.  Je  me 
méfie  toujours  des  institutions  «  respec- 
tables ».  Hypocrisie  facile,  entretenue  par 
les  simples  ou  les  ignorants.  En  dehors 
d'une  vingtaine  de  vivants,  d'une  trentaine 
de  morts,  de  quelques  paysages  de  mon 
pays,  du  soleil  que  je  vénère,  de  la  nuit 
que  je  redoute,  —  en  dehors  d'une  dou- 
zaine d'idées  et  de  sentiments  qui  me  sont 


ou  LAUTEUR,  ENCORE  A  L'AGE  INNOCENT...       29 

une  raison  de  vivre,  la  question  du  respect 
pour  moi  ne  se  pose  pas.  Le  respect  est  un 
chantage,  avec  quoi  l'on  combat  ma  liberté 
de  penser,  disons  plus  modestement  ma 
liberté  de  pleurer  ou  de  rire.  Or,  celle-ci 
n'est  pas  moins  importante  que  celle-là. 

Il  m'est  permis,  appartenant  à  une  nation 
créatrice,  de  juger,  une  fois  en  passant, 
avec  le  sens  de  la  vie,  un  des  mandarinats 
de  la  République.  Ces  mandarins  de  Sor- 
bonne  sont  des  fonctionnaires  joz<ô//c5;  leur 
mission,  à  ce  que  disent  des  gens  pleins  de 
dignité,  est  d'éclaircir  et  d'élever  l'esprit 
du  public.  J'ai  donc  le  droit  de  les  juger 
publiquement.  Droit  strict  de  citoyen.  Contre 
les  hommes  publics,  au  reste,  je  n'ai  que 
deux  moyens  de  défense  :  l'un  qui  est  illu- 
soire :  mon  bulletin  de  vote;  l'autre,  qui 
me  confère  la  plus  grande  force,  si  je  sais 
en  faire  usage  avec  droiture  et  fermeté  : 
ma  plume. 

J'en  prends  une  neuve,  et  je  commence. 


II 


JIONSIEUR   AULARD 

OU 

LA    RÉVOLUTION    LAÏQUE 


Notre  ennemi  c'est  notre  maître,  (1) 
Je  vous  le  dis  en  bon  françois  ! 

La  Fontaine. 
(Le  Vieillard  et  l'Ane.) 

(1)  Il  s'agit  ici  du  maître  qui  fait  souffrir 
ses  domestiques.  Le  maître  qui  enseigne 
est  au  contraire  un  ami. 

(Xole  de  M.  Gazier  dans  son  édition 
des  Fables.) 


Depuis  dix  ans  que  je  cherche,  je  n'ai 
vraiment  rien  trouvé  de  plus  embêtant  que 
ce  professeur  d'Histoire  en  Sorbonne  qu'on 
appelle  M.  Aulard  !  Epithète  familière  et 
peu  déférente?  Je  sais;  mais  je  Tai  pesée, 
repesée,  et  je  la  maintiens.  J'ai  vu  Aulard, 
lu  Aulard,  entendu  Aulard.  Ce  nom  seul  me 
donne  des  langueurs  et  des  bâillements. 

Monsieur  Aulard,  —  on  ne  devrait  jamais 
l'appeler  Aulard  tout  court,   —  Monsieur 


34  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

Aulard  (c'est  mieux  ainsi  :  on  dirait  un 
faire-part,  funèbre  comme  lui)  a  été  pour 
ma  prime  jeunesse  un  lugubre  étonnement. 
Je  sortais  transi  de  ses  cours  sur  l'esprit 
laïque  de  la  Révolution.  Une  fois,  j'y  traînai 
un  ami,  qui  avait  une  âme  légère  et  des 
sens  un  peu  fougueux.  Il  en  revint  égaré, 
gémissant,  et  il  fallut  une  semaine  de  plein 
soleil  pour  lui  faire  oublier  cette  vision 
maussade. 

L'an  dernier,  j'ai  eu  le  courage  de  réen- 
tendre ce  vieillard  qui  avait  contristé  mes 
vingt  ans.  Je  l'espérais  détendu,  moins 
accroché  à  ses  idées.  Je  l'ai  retrouvé  pareil, 
traitant  le  môme  sujet.  Il  parlait  toujours 
de  la  Révolution,  toujours  de  la  laïcité.  J'ai 
vu  à  son  cours  des  rentiers,  des  jeunes  filles 
maigres,  un  annamite.  Tous  ces  auditeurs 
étaient  mornes;  lui-même  montrait  un  sou- 
rire triste  et  des  yeux  battus  ;  il  y  avait  dans 
son  air  et  son  débit  comme  une  hypocrite 
prudence,  un  mielleux  sectarisme,  une  mé- 
chante idée  fixe  sous  des  termes  patelins; 
et  je  me  suis  demandé  en  sortant  ce  qu'était 
au  fond  ce  bonhomme  sans  bonhomie,  qui 


MONSIEUR  AULARD  35 

paraissait  la  proie  d'une  manie  affreuse, 
laquelle  le  possédait  tout  entier  :  «  la  Révo- 
lution laïque  ».  Il  y  semblait  empêtré  jus- 
qu'au cou.  N'en  sortait-il  jamais?  Quand  sa 
bonne  lui  apportait  ses  pantoufles,  est-ce 
qu'il  évoquait  les  principes  de  89  ? 

Cette  année,  avec  obstination,  pour  la 
troisième  fois,  je  suis  retourné  le  voir.  Entre 
temps,  je  m'étais  laissé  conter  que  c'était  un 
homme  exquis,  tout  en  indulgence,  un  vieil- 
lard si  doux  qu'il  était  larmoyant,  un  maître 
presque  naïf,  dont  la  surprise  pénible  était 
de  ne  pas  être  aimé  de  tous,  puisque  pour 
tous,  toujours,  il  savait  touver  un  bon  mot 
fraternel.  Et  le  monde  était  injuste,  m'a- 
vait-on dit,  de  ne  pas  être  attendri  par  le 
cœur  innocent,  si  digne  et  si  suave,  de 
M.  Aulard. 

Ah!  braves  gens,  confiants  et  simples! 
Voulez-vous  que  nous  entrions  ensemble? 
Que  m'apprenez- vous  là  ?  Regardez  !  Ecou- 
tez !  Si  vous  avez  le  goût  des  belles  lignes, 
des  jours  clairs,  des  pensées  larges,  si 
vous  nourrissez  votre  vie  de  santé  morale 
et   d'honnêteté   intellectuelle,    avouez   que 


36  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

VOUS  étouffez  aux  cours  de  ce  Tartuffe... 
J'ai  lâché  le  mot.  Tant  pis  !  J'aurais  voulu 
qu'il  vînt  de  vous...  Mais  puisqu'il  est 
lâché,  je  le  défends;  je  ne  le  crois  pas  té- 
méraire. Approchez;  soyez  attentifs.  Voyez 
cette  tôte  morose,  laquelle  soupire  :  «  Je 
suis  une  victime  de  la  Vérité  !»  ;  —  ces 
yeux  éreintés  par  la  mauvaise  poussière 
de  tant  de  documents  apocryphes,  qu'il 
arrange  au  gré  de  ses  passions  radicales; 
cette  bouche  amère  d'avoir  trop  médit, 
car  vous  allez  entendre  son  cours  :  cet 
homme  n'a  qu'un  plaisir  en  son  cœur  vinai- 
gré :  rapetisser  le  passé  et,  de  ce  fait,  em- 
poisonner le  présent.  Fossoyeur  insensible,  il 
ramasse  des  os,  les  montre  et  dit  :  «  Voyez  ! . . . 
Rien  ne  tient  plus  !  » 

Alors?... 

M'objecterez-vous,  du  moins,  que  son 
geste  est  doux  et  pieux  et  que  chacune  de 
ses  phrases  renferme  toujours  deux  ou  trois 
mots  en  sucre?  Direz-vous,  enfin,  que  nous 
sommes  devant  une  adorable  créature  du 
Bon  Dieu,  ou  croirez-vous,  avec  moi,  que 
M.  Aulard  nous  joue?  Je  suis  sûr  qu'il  nous 


MONSIEUR  AULARD  37 

joue.  Je  le  sens  dans  mes  nerfs,  comme  on 
sent  venir  Forage. 

Voici  vingt-trois  ans  que,  tous  les  mer- 
credis, il  promène  son  âme  grise  et  son 
corps  affligé  jusqu'à  cette  Sorbonne,  pour  y 
venir  murmurer  : 

—  Messieurs,  les  Droits  de  l'Homme  et 
du  Citoyen... 

Ou: 

—  Messieurs,  les  grands  principes  laï- 
ques... 

Ou: 

—  Messieurs,  Tesprit  révolutionnaire... 
Cette  année,  pour  la  première  fois,  il  a, 

non  pas  lâché  sa  chère  Révolution  (la  Ville 
de  Paris  lui  a  octroyé  une  concession  à  per- 
pétuité afin  qu'il  ne  sorte  plus  de  son  rado- 
tage), mais  il  a  parié  d'un  ennemi  de  la 
Révolution  :  de  Napoléon  P"",  mort  il  y  a 
cent  ans.  Ce  centenaire  est  un  danger; 
ce  centenaire  vient  d'être  fôté.  A  ce  seul 
mot  de  «  fête  »,  les  entrailles  de  M.  Aulard 
se  crispent;  il  souffre  et  il  sécrète  du  fiel  en 
faisant  une  sainte  figure.  C'est  ce  masque 


38  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

qu'il  faut  dénoncer  :  cet  homme  manque  de 
courage. 

Tel  un  chat  maigre,  lâché  dans  l'immense 
grenier  du  Premier  Empire,  il  va  douce- 
ment, patelinement,  de  son  ton  de  bon 
apôtre,  insinuer  que  Napoléon,  que  vous 
croyiez  un  grand  Français,  —  tout  discu- 
table qu'il  fût,  —  n'a  été  qu'un  médiocre, 
servi  par  la  chance.  Et  avec  sa  peur  du 
risque,  —  car  il  craint  la  pomme  cuite  que 
je  tiens  là,  dans  ma  poche,  —  il  n'avouera 
jamais  sa  pensée  sourde  et  perfide,  dont  il 
sent  la  bassesse.  Il  n'osera  pas,  dans  une 
heure  d'audace,  déclarer  :  «  Oui,  j'exècre 
Napoléon,  parce  que  je  doute  toujours  de 
ce  qui  est  grand,  parce  que  je  n'ai  pas  assez 
de  vitalité  ni  de  tolérance  féconde  pour  com- 
prendre autre  chose  que  les  fiches,  qu'elles 
soient  politiques  ou  historiques.  »  Et  il 
voilera  sa  haine.  Elle  percera  prudemment, 
par  tout  petits  coups  d'épingle,  dont  il  cri- 
blera l'immense  figure  qu'il  évoque  malgré 
lui.  Il  s'étouffera  soi-même  dans  des  docu- 
ments poussiéreux,  soufflant  leur  poussière 
au  nez  de  son  auditoire.  Pas  un  jour  il  n'at- 


MONSIEUR  AULARD  39 

taquera,  le  regardant  en  face,  ce  géant  de 
l'Histoire  et  de  la  Légende  qui  remplit  tou- 
jours le  monde  de  son  nom  ;  mais  il  tour- 
nera autour,  faisant  le  gros  dos,  et  d'une 
voix  de  chat-fourré,  il  signalera  des  taches 
sur  son  uniforme. 

Enfm,  mollement,  sournoisement,  sans 
lever  les  yeux,  il  lui  marchandera  jusqu'au 
titre  de  grand  homme  : 

—  Ce  mot-là,  miaulera-t-il,  signifie  :  bien- 
faiteur. Or,  Napoléon  laissa  la  France  dimi- 
nuée... Alors...  disons  que  c'est...  un  homme 
grand...  rien  de  plus,  qui  a  fini  par  une  cata- 
strophe lamentable. 

De  cet  homme...  grand  un  historien  doit- 
il  se  risquer  à  faire  le  portrait,  j'entends  un 
vrai  historien,  un  historien  qui  enseigne 
actuellement  en  Sorbonne,  ce  «  laboratoire 
de  vérités  »  (l'expression  est  de  M.  Aulard). 
Et  M.  Aulard  modestement  répond  : 

—  Hé  non!...  car  un  portrait  n'est  jamais 
exact... 

Puis,  d'une  phrase  navrée,  et  hargneuse, 
M.  Aulard  laisse  entendre  qu'un  portrait 
c'est  de  la    littérature,   non  de  l'histoire. 


40  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

Fixer  Napoléon,  ce  serait  le  fausser  ;  ce 
serait  même  en  faire...  un  imbécile!  Car 
il  n'y  a  que  les  imbéciles  qui  ne  changent 
pas.  Or,  s'il  n'a  pas  été  imbécile,  il  a 
changé.  Donc,  on  ne  peut  pas  savoir  com- 
ment il  était;  et  il  convient  que  sa  figure 
reste  vague. 

Ainsi  M.  Aulard,  dont  la  voix  benoîte  in- 
dique qu'il  est  plein  d'intentions  délicates, 
M.  Aulard  pourra  patauger  dans  son  eau 
trouble,  tandis  que  l'auditeur,  à  demi  noyé, 
n'aura  plus  la  force  d'une  protestation.  Cet 
excellent  maître  s'y  connaît  en  prudence  : 
il  ne  heurte  jamais  son  public  de  front;  ce. 
n'est  pas  sa  faute,  s'il  le  corrompt  et  le  ren- 
voie mal  à  l'aise  :  il  obéit  à  sa  nature.  Au 
printemps,  il  arrive  qu'un  coup  de  vent 
vous  enrhume  :  le  vent  printanier  pour- 
tant fait  partie  de  la  poésie  du  monde  ;  mais 
il  arrive  aussi  qu'un  microbe,  que  vous  ne 
voyez  ni  ne  sentez,  vous  inocule  sournoi- 
sement la  grippe.  M.  Aulard  ressemble  au 
microbe  plus  qu'au  vent. 

Gomme  il  devine,  d'ailleurs,  l'écœurement 
de  son  auditoire,  qui,  malgré  la  lenteur  du 


MONSIEUR  AULARD  41 

poison,  pourrait  réagir  un  jour  et  se  rebiffer, 
M.  Aulard  a  soin  d'abriter  les  réactions  si 
pures  de  sa  conscience  sous  la  grande  en- 
seigne de  la  Sorbonne,  et  il  annonce  d'un 
air  dévot  : 

—  Jusqu'ici...  personne  n'a  pu  faire  de 
Napoléon  une  étude  impartiale,  dans  la  sé- 
rénité. Mais...  sous  notre  Troisième  Répu- 
blique, il  est  enfin  permis  de  l'essayer,  car.. . 
le  haut  enseignement  de  notre  Sorbonne 
est  aujourd'hui  scientifique. 

Il  a  détaché  le  mot,  et  il  pose  sur  son 
grand  nez  triste  un  lorgnon  pour  voir 
l'effet  : 

—  Scientifique,  je  veux  dire,  Messieurs  : 
méfions-nous,  n'est-ce  pas,  d'ouvrir  notre 
cœur  et  notre  esprit.  Ce  peut  être  agréable  : 
c'est  si  dangereux.  Car  on  s'abaisse  ainsi  de 
l'Histoire  à...  à  TArt,  ou  plus  bas  encore, 
à...  à  la  Religion.  Songez  que  moi,  Aulard, 
ai  fait,  pour  les  écoles,  dos  manuels  où, 
me  gardant  de  tout  avis  personnel,  fidèle 
seulement  aux  découvertes  de  la  Science, 
je  désignais  par  exemple  un  Saint-Vincent 
de  Paul  du  nom  qu'il  portait  en  son  temps  : 


42  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

«  Monsieur  Vincent  ».  Si  j'agissais  de  la 
sorte,  c'était  dans  une  pensée  scientifique, 
républicaine  et  laïque,  née  soudain  de  mon 
cerveau  impartial  et  glacé.  De  même  devant 
vous,  je  veux  aborder  Napoléon  avec  calme 
et  froideur.  Il  ne  faut  pas  nous  échauffer 
sur  des  mots  admirables  que  l'on  rap- 
porte de  lui.  Ces  mots  admirables  sont  tous 
de  la  légende...  Quant  à  ses  actes...  faisons 
bien  attention.  Ils  n'indiquent  pas  tant 
l'homme  qu'il  fut  que  l'homme  qu'il  a 
voulu  avoir  l'air  d'être... 

Et  M.  Aulard,  la  main  onctueuse,  bénit 
laïquement  ses  auditeurs  surpris.  Après 
quoi,  d'une  voix  de  mirliton,  où  l'on  en- 
tend vibrer  comme  un  fragile  papier  gommé, 
fragile  ainsi  que  la  vérité  de  l'Histoire,  il 
s'explique  et  il  détaille  : 

—  On  connaît  surtout  Napoléon  comme 
soldat.  Or,  Napoléon  lui-même,  outre  qu'il 
a  toujours  très  mal  fait  son  service  (il  se 
faisait  mettre  en  congé  et  porter  malade), 
Napoléon  s'est  défendu  toute  sa  vie  d'être 
un  militaire  !  Et  il  avait  raison,  cet  homme, 
car  la  vérité  militaire  est  impossible  à  dis- 


MONSIEUR  AULARD  43 

cerner.  Je  vais  vous  en  donner  un  exemple. 
J'ai  passé,  avec  mes  élèves,  un  an  sur  la 
bataille  d'Iéna.  Nous  avions  tous  les  docu- 
ments du  Ministère  de  la  Guerre.  Eh  bien, 
nous  ne  sommes  arrivés  à  rien!...  En  sorte 
que  quand  on  y  regarde  de  près,  on  ne  peut 
pas  savoir  ce  que  c'est  que  la  bataille 
d'Iéna... 

Il  fait  cet  aveu  en  sourdine,  comme  un 
homme  qui,  hélas!  n'a  jamais  découvert 
que  le  néant  de  l'histoire  où  il  s'avance 
en  tapinois. 

Pourtant...  à  l'extrême  rigueur,  il  y  a 
peut-être  quelques  demi-certitudes  vers 
lesquelles  il  est  permis  d'incliner,  quand 
on  n'écoute  pas,  bien  entendu,  son  tempé- 
rament personnel.  Ainsi,  M.  Aulard  ne 
serait  pas  éloigné  de  croire  que  Napoléon 
fut  franc-maçon.  Oui,  franc-maçon  :  c'est 
intéressant  cela,  pour  des  gens  honnête- 
ment républicains.  Notez  que  lui-même, 
hésite  encore...  Mais  il  s'interroge  là-dessus 
longuement,  car  là,  il  se  sent  captivé,  là 
s'ébroue  sa  vieille  âme  ficharde.  Quelle 
joie  de  penser  que  l'étudiant  annamite,  qui 


44  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

a  fait  vingt  jours  de  mer  pour  goûter  à 
l'esprit  français,  va  remporter,  dans  sa 
mémoire,  cet  aspect  inédit  de  Napoléon... 
de  Napoléon,  dont  il  ne  reste  plus  grand 
chose  après  une  douzaine  de  pâteuses  et 
aulardiques  leçons  ! 

Que  voulez-vous  I  La  Vérité  d'abord.  Elle 
échappe  quelquefois  à  M.  Aulard,  mais  il 
croit  la  rattraper  comme  son  lorgnon,  et, 
discret,  modéré,  frottant  ses  mains,  il  dit 
sans  haine,  sans  aucune  haine  : 

—  Napoléon,  Messieurs,  fut  l'ennemi  de 
l'intelligence.  On  ne  peut  pas  faire  son 
éloge  dans  cette  Sorbonne. 

Et,  ma  parole,  il  s'animerait  et  dépasse- 
rait ses  droits  d'historien  scientifique,  pour 
montrer  tout  à  coup,  dans  un  grondement, 
que  ..  Napoléon  a  brimé  et  bridé  la  sacro- 
sainte  Révolution  !  Ah  !  Ah  !  C'est  que  là, 
permettez,  la  question  devient  grave.  La 
chaire  de  la  Révolution  est  à  M.  Aulard  et 
n'est  qu'à  lui!  Et  M.  Aulard  frissonne  à 
l'idée  d'un  Bonaparte  antirévolutionnaire, 
qui,  même  après  plus  de  cent  ans,  le  gêne- 
rait dans  sa  place. 


MONSIEUR  AULARD  45 

Tartuffe...  j'ai  dit  Tartuffe.  Le  voici  qui 
se  découvre.  11  montre  les  dents,  tragique. 
Sa  sinécure  est  en  jeu! 

Pauvre  et  triste  bonhomme  !  Qu'il  se  ras- 
sure :  on  ne  la  lui  dispute  pas.  Et  on  lui 
donne,  par-dessus  le  marché,  toute  la  pitié 
que  son  cas  mérite.  S'appeler  Aulard,  avoir 
ce  nom  dolent,  cette  tète  blafarde,  expli- 
quer l'Histoire  comme  on  raconte  sa  colique, 
et  croire  qu'on  peut  convaincre,  en  plein 
Paris,  un  public  qui  n'est  pas  malade,  quel 
défi  et  quelle  insolence!  11  a  tout  juste 
convaincu  Trotsky,  qui  fut  de  ses  élèves, 
qui  suivit  son  cours  cinq  ans,  qui  montait 
de  la  rue  des  Ecouffes  où  il  vendait  des 
casquettes,  à  la  Sorbonne  où  il  édifiait,  en 
compagnie  du  saint  homme  scientifique, 
le  plan  d'une  révolution  qui  devait  l'être 
aussi.  Mais  c'est  tout.  Ceux  qui  prétendent 
être  ses  plus  chers  amis,  avouent,  après 
trois  minutes,  que  la  cuisine  qu'il  fait  avec 
l'histoire  n'est  qu'une  gargote.  Ceux  qui 
suivaient  ses  cours  le  plus  assidûment  l'ont 
lâché  à  l'heure  solennelle,  le  jour  du  Cen- 
tenaire de  Napoléon  qu'il  avait  décrié  du- 


46  LA  FARCE   DE  LA  SORBONNE 

rant  des  mois,  pour  que  le  5  Mai  on  haussât 
les  épaules.  Le  5  Mai  arrive.  Aulard,  con- 
tent d'avoir  écrit  que  j'étais  un  muscadin, 
tandis  que  lui-même  était  un  porte-lumière, 
vient  fièrement  faire  son  cours.  Que  trouve- 
t-il?  Un  auditoire  réduit  des  neuf  dixièmes  ! 
Le  peuple  a  couru  chez  le  voisin,  membre 
de  l'Institut,  qui,  flanqué  de  deux  ministres 
avec  la  Garde  Républicaine,  célèbre  solen- 
nellement l'Empereur.  Pauvre  porte-lu- 
mière, il  est  abandonné!... 

A-t-il  vu  du  moins  que  j'étais  là,  moi; 
son  fidèle  muscadin?...  Aulard,  Aulard,  en 
son  cœur  bienfaisant,  je  suis  sûr  qu'il  m'a 
de  la  gratitude.  l\  se  rend  compte,  ce  ra- 
seur, qui  sut  élever  l'Ennui  à  la  hauteur 
d'une  institution  inamovible,  que  je  suis 
comme  lui  juste  et  bon.  Sans  effort  en 
efTet,  je  consens  qu'en  un  jour  clair  de  sa 
jeunesse,  il  a  pu  honnêtement  chercher  la 
Vérité  cinq  minutes,  mais  en  belle  fille 
qu'elle  est,  elle  lui  a  fait  la  nique.  Il  avait 
été  la  chercher  dans  son  puits.  Elle  a  éclaté 
de  rire,  est  sortie,  et  l'a  laissé  dans  le  fond. 
Il  y  est  encore.  C'est  de  là  qu'il  fait  son 


MONSIEUR  AULARD  47 

cours.  C'est  de  là  qu'il  voit  si  bien  que  la 
France  est  la  proie  des  Jésuites.  Et  quand 
un  Français  se  penche  pour  le  voir  à  son 
tour,  il  découvre  que  le  cher  maître  a  la 
tête  de  Basile. 


m 

MONSIEUR    SEIGNOBOS 

OU 

LA    SCIENCE    DE    l'hOMME 


i 


A  Guy  Arnoux,  artiste  à  Paris.  (0 


Il  y  a  un  autre  grand  professeur  d'histoire 
à  la  Sorbonne  :  M.  Seignobos.  Il  est  encore 
plus  savant  que  M.  Aulard.  Un  étudiant, 
ayant  eu  l'imprudence  de  lui  dire  un  jour 
que  la  bataille  de  Tolbiac  fut  une  victoire 
pour  Glovis,  —  il  s'écria  : 

—  Vraiment?  Qui  vous  Ta  dit? 


(1)  Ce  chapitre  est  dédié  à  Guy  Arnoiix,  artiste  à  Pa- 
ris, en  souvenir  dune  journée  mémorable  d'août  1917. 
Guy  Arnoux  reposait  son  talent  à  l'Arcouest,  près  de 
Paimpol,  Un  jour,  déguisé  en  pirate,  en  compagnie  de 
quelques  amis,  ignominieusement  costumés  comme  lui, 
il  décida  d'écumer  la  mer,  le  long  de  la  côte,  sur  son 
bateau  Marie-Josèphe.  Il  partit.  A  un  mille  du  petit 
port,  il  rencontra  le  voilier  l'Eglantine.  Il  donna  droit 
sur  lui;  ses  compagnons  l'enlevèrent  à  l'abordage;  et  il 
fit  prisonnier  le  contenu,  qui  se  trouva  être  M.  Seigno- 
bos, historien  réputé.  (Note  de  l  auteur.) 


b2  LA  PARCE  DE  LA  SORBONNE 

—  Mais,  Monsieur...  je  le  sais. 

—  Le  savez-vous  scientifiquement  ? 

Lui  n'enseigne  que  ce  qu'il  sait  de  cette  ma- 
nière, c'est-à-dire  qu'il  n'enseigne  presque 
rien. 

Il  est,  en  effet,  le  premier  d'entre  les 
hommes  à  avoir  compris  que  les  faits  his- 
toriques n'ont  aucun  intérêt.  Tous  sont  de 
fausses  précisions.  M.  Seignobos  rit  des 
noms,  rit  des  dates,  rit  de  tout.  (Il  ne  grince 
des  dents  que  quand  on  lui  parle  des  curés.) 
Tout  cela,  ce  n'est  pas  la  vie  des  peuples. 
Une  seule  chose  compte  :  l'étude  critique 
et  minutieuse  des  mœurs,  et  la  comparaison 
attentive  des  statistiques.  C'est  ce  qu'on 
appelle  la  «  méthode  historique  »  ;  et  c'est 
l'objet  du  cours  de  M.  Seignobos. 

J'ose  dire  que  ce  cours  est  unique.  Mal- 
heureusement, il  est  peu  connu.  A  la  pre- 
mière leçon,  il  y  a  quarante  personnes, 
curieuses  et  candides;  à  la  seconde,  vingt, 
surprises  et  tenaces;  et  de  la  troisième  à  la 
dernière,  il  y  a  tout  au  plus  six  ou  sept  éga- 
rés, dont  lui  et  moi.  Il  faut  le  regretter. 
J'ai,    pour   ma   part,   toujours   infiniment 


MONSIEUR  SEIGNOBOS  ^3 

goûté  M.  Seignobos  :  il  est  plein  de  cocas- 
series qui  me  ravissent.  Mais  le  public  se 
lasse,  parce  qu'il  ne  l'entend  pas,  parce  qu'il 
ne  comprend  rien,  parce  que,  pour  tout 
dire,  il  manque  du  génie  spécial  qu'il  faut 
quand  on  veut  voir  derrière  les  apparences. 
Plusieurs  fois,  j'ai  emmené  à  son  cours  des 
femmes  de  mes  amis.  11  y  a,  dans  l'esprit 
de  toute  femme,  même  la  plus  proche 
de  nous,  des  poussées  d'imprévu  qui  me 
semblaient  de  même  nature  que  les  saillies 
de  M.  Seignobos.  Eh  bien,  elles  n'ont  pas 
mieux  compris  que  les  hommes;  elles  n'ont 
pas  saisi  en  entier  une  seule  de  ses  phrases, 
ni  découvert  la  moindre  apparence  de  liai- 
son entre  deux  de  ses  idées.  Je  m'épuise  de- 
vant cette  énigme.  Serions-nous,  en  France, 
ce  pays  de  la  mesure,  incapables  de  goûter 
une  farce  abracadabrante? 

Voici  un  petit  vieillard,  barbe  et  cheveux 
en  broussaille,  qui  paraît  sortir  de  dessous 
son  édredon.  11  entre,  jette  sa  serviette  sur 
sa  table,  s'assied  en  voulant  casser  sa  chaise, 
et  commence  sans  dire  «  Messieurs  »,  comme 
s'il  parlait  à  des  bestiaux.  D'ailleurs,  est-ce 


b4  LA  PARCE  DE  LA  SORBONNE 

qu'il  commence?  C'est  là  le  magnifique  de 
son  cas.  Même  quand  il  entame  la  première 
leçon  de  l'année,  il  continue! 

Quoi?  direz- vous. 

Un  cours  d'il  y  a  dix  ans  ou  une  conversa- 
tion avec  lui-même.  Et  peu  importe  qu'il  ait 
des  auditeurs  ou  n'en  ait  point  :  il  ne  regarde 
pas  son  amphithéâtre.  Il  arrive,  ruminant 
une  idée  :  c'est  celle-là  qu'il  sert,  où  elle  en 
est.  Il  se  pelotonne  à  sa  table,  le  nez  sur 
ses  papiers,  les  bras  entre  les  jambes.  On 
dirait  Diogène  dans  son  tonneau.  Et  main- 
tenant, il  va  se  payer  la  tête  du  monde 
entier,  non  seulement  du  public  presque 
inexistant,  mais  des  rois,  des  papes,  des 
évêques  et  de  tous  les  représentants  du 
peuple,  dans  tous  les  pays.  Car  il  ne  s'étonne 
ni  ne  s'émeut  de  rien.  Il  a  trop  remué 
d'idées  fausses,  de  faits  inexacts,  d'institu- 
tions mal  comprises  ;  il  est  arrivé  avec  l'âge 
à  une  insensibilité  totale;  il  ne  croit  plus 
ni  à  Dieu  ni  à  diable.  Mais  le  diable  se 
venge  et  ne  le  quitte  pas  :  il  habite  M.  Sei- 
gnobos,  le  fait  ricaner  et  s'ébrouer. 

Partant  on  ne  sait  d'où,  allant  vers  on  ne 


MONSIEUR  SEIGNOBOS  Sd 

sait  quoi,  s'adressant  à  on  ne  sait  qui,  il  se 
trouve  en  train,  tout  à  coup,  d'essayer  de 
définir  par  des  traits  véridiques,  cet  en- 
semble «  qu'on  appelle  généralement  la 
France  ».  A  la  seule  idée  de  toutes  les 
blagues  qu'on  débite  à  ce  sujet,  il  s'é- 
trangle de  joie.  Puis,  démoniaque,  il  re- 
prend son  discours,  où  l'on  ne  perçoit  déjà 
plus  qu'un  mot  sur  trois,  tandis  qu'on  jure- 
rait qu'en  sa  bouche  il  fait  une  affreuse 
bouillie  de  sa  langue  et  de  ses  dents. 

—  L' français...  langue  française...  qu'est 
c'est?...  N'est  qu'une  des  nombreuses  lan- 
gues parlées  en  France. 

Il  donne  un  coup  de  poing  sous  sa  table, 
et  dans  un  éclat  : 

—  Unité  d'  langue  en  France?  Existe 
pas!  Alors? 

C'est  lui-même  qu'il  interroge  et  qu'il 
oppose  ainsi  aux  imbéciles  et  aux  lieux 
communs.  Car  c'est  cela  son  cours,  ou 
semblant  de  cours  :  une  pétarade  contre 
tout  ce  qu'on  a  l'habitude  de  dire  et  de 
croire. 

—  L'unité  d' la  France  ?  Allons  !  Au  Nord, 


56  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

toits  hauts...  Midi,  toits  bas...  Et  voyez  cui- 
sine... au  moins  trois  régions  :  l' beurre, 
l'huile,  la  graisse  d'oie!... 

Il  lève  le  nez,  puis  jette  en  l'air  une 
phrase  incompréhensible  qui  fait  le  bruit 
d'un  gargarisme. 

Sur  quoi,  il  replonge  dans  ses  papiers. 

—  La  religion?...  Aucun  élément  d'u- 
nité... D'ailleurs  pas  spontanée...  N'est  uni- 
forme que  par  institutions  imposées...  Sur- 
plus, d'puis  un  siècle,  moitié  d' la  Société 
l'a  abandonnée. 

Et  cette  proposition  le  fait  éclater  d'un 
mauvais  rire  que,  tout  de  suite,  il  contient. 
Car  son  cours,  en  somme,  lui  donne  plus 
de  dégoût  que  de  joie.  Il  vous  le  flanque  à 
la  tête  :  c'est  un  paquet  de  sottises.  Il  a  l'air 
de  dire  :  «  Tas  d'idiots  !  Ça  vous  suffit  pas?... 
Vous  en  faut  encore?...  Attendez!  » 

—  Reste  la  race  ! 

Il  a  dit  ces  trois  mots  comme  on  crache- 
rait ses  dents. 
II  les  développe  : 

—  En  France,  aucune  race!  Savants  ont 
étudié  structure  des  corps...  Brachicéphales. 


MONSIEUR  SEIGNOBOS  57 

Dolichocéphales.  Tout  mélangé!...  Et  des 
bruns,  des  blonds...  avec  grande  partie  dont 
on  ne  sait  si  bruns  ou  blonds. 

Son  petit  œil,  derrière  un  lorgnon  de  tra- 
vers, aperçoit  dans  la  salle  une  étudiante 
blonde.  Il  crie  : 

—  Seule  déduction  certaine  :  blonds  sont 
anormaux  !  Bruns  en  majorité. 

L'étudiante  prenait  des  notes  ;  elle  s'ar- 
rête, interdite.  Alors,  de  contentement,  il 
précipite  son  débit,  s'empêtre,  pâlit,  gratte 
son  crâne,  repart,  bredouille,  gargouille, 
bafouille  : 

—  En  France,  toutes  les  races  !  Et  d' gé- 
nération à  l'autre,  rien  d'transmissible.  En 
France,  enfants  r'ssemblent  pas  aux  pa- 
rents. D'ailleurs,  parents,  c't'un  mot  pa- 
rents !  Société  française  se  r'crute  plus  par 
mariages;  elle  n' tient  qu'par  enfants  natu^ 
rels...  Mariages  donnent  pas  même  deux 
enfants  par  famille...  En  sorte  que  métis- 
sage, peuple  de  métis...  France,  cul-de-sac 
Europe  avec,  dans  le  fond,  toutes  les  races... 
Français,  qu'est  c'est  les  Français?  Des 
gens  qui  entre  eux   s'  considèrent  comme 


58  LA  FARCE   DE  LA  SORBONNE 

Français,  et  sont  contents  de  l'être,  v'ià 
tout  ! 

Sur  cette  trouvaille,  il  souffle  et  mâche 
sa  barbe.  Puis  il  repart,  pestant  soudain 
contre  les  sociologues  et  leurs  statistiques. 
Dans  ce  désordre,  s'il  lui  arrive  d'avoir  des 
idées  d'un  bon  sens  ordinaire,  il  s'en  effraie 
tout  de  suite  et  arrête  ce  mouvement  mau- 
vais en  mêlant  les  mots,  en  disant  :  «  jamais  » 
pour  «  toujours  »,  «  conservateur  »  pour 
«  libéral  ».  Il  se  reprend,  s'étouffe.  Ou 
entend  :  «  Pfttt...  pfttt...  pasteurs!  » 
Voici  qu'il  fait  le  compte  des  pasteurs, 
comme  il  fera  le  compte  des  commerçants; 
et  aussitôt  après,  sans  transition,  il  mon- 
trera le  développement  du  fromage  de  Brie 
depuis  1905.  Deux  doigts  dans  le  nez,  il 
jette  : 

—  G'mmerce  :  onze  millions!...  Dans  V 
c'mmerce  on  n'  compte  ni  bains  ni  pompes 
funèbres  :  160.000  hommes...  De  plus,  ren- 
tiers 900.000  et  gens  sans  aveu  126.000! 

Vlan!  Il  a  mis  soigneusement  ensemble 
les  rentiers  et  les  gens  sans  aveu  :  il  jubile. 
Pour  s'apaiser,  il  se  lance  dans  une  phrase 


MONSIEUR  SEIGNOBOS  59 

plus  calme  sur  les  vaches,  de  1900  à  1910. 
Il  s'arrête,  il  rit,  non  aux  anges,  mais  au 
diable,  car  il  cherchait  une  définition  du 
peuple  et  il  Ta  trouvée  : 

—  Qu'est  c'est  l' peuple?  Les  travailleurs, 
plus  les  coquetiers  et  les  forains  !  Ah  !  Ah  ! 

11  ajoute  : 

—  Qu'est  c'est  la  p'tite  bourgeoisie?  Des 
gens  qui  méprisent  travail  manuel,  mais 
estiment  professions  sédentaires  et  écritures. 
Il  faut  y  joindre  acteurs  et  musiciens.  D'ail- 
leurs... 

II  regarde  le  plafond  et  se  balance  : 

—  D'ailleurs,  peuple  et  bourgeoisie  mê- 
lés. Plus  d' classes.  Grands  bourgeois  épou- 
sent couturières  et  personne  fait  plus  atten- 
tion ! 

Sur  quoi  il  ne  peut  s'empôcher  de  rire 
encore.  Il  est  radieux  de  constater  partout, 
dans  tous  les  pays,  dans  tous  les  temps,  la 
folie  de  la  pensée  humaine,  le  désordre  des 
sociétés,  la  relativité  de  tout  ce  qui  est.  Au 
fond,  l'humanité  l'enchante,  tant  elle  l'é- 
cœure, et  ses  propres  leçons  l'amusent,  h 
force  de  lui  faire  pitié.  Car  il  ne  croit  pas 


60  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

plus  à  l'enseignement  qu'au  reste,  mais, 
persuadé  que  tout  cours  est  imbécile,  il 
illustre  du  moins  cette  pensée-là  d'une  dé- 
monstration claire.  Lancé  dans  l'Histoire, 
il  y  saccage  et  embrouille  tout,  et  on  dirait 
un  vieux  chien  crotté  qui  fait  irruption 
dans  un  salon  pour  éternuer  et  gratter  ses 
puces. 

—  En  Bret...  en  Auv...  en  Normandie!... 
Il  y  a  trois  quarts  d'heure  qu'il  parle  :  il 

s'énerve. 

—  Le...  la...  les  bestiaux  sont  attachés 
à...  à  la...  au  piquet...  jusqu'à  ce  qui... 
que...  qu'elles  aient  brouté  le...  les...  la 
luzerne  ! 

Il  se  calme  tout  de  môme,  prend  chaque 
province  française,  la  stigmatise  en  deux 
phrases,  signale  les  prunes  d'Agen,  les  pou- 
lardes du  Mans,  les  sardines  bretonnes;  et 
comme  l'heure  sonne,  il  saute  sur  sa  chaise, 
balbutiant  : 

—  Vers  à  soie...  maladies...  luscardine... 
picardine...  tournent  au  jaune  bleu...  las- 
cardine...  rascardine!... 

Il  ricane,  disparaît  :  c'est  fini. 


MONSIEUR  SEIGNOBOS  61 

Je  ne  dis  pas  que  pour  de  jeunes  français, 
ni  pour  de  jeunes  étrangers,  ni  pour  per- 
sonne d'autre,  ce  soit  un  enseignement  pré- 
cieux, mais  j'avertis  qu'il  ne  faut  pas  consi- 
dérer M.  Seignobos  du  même  œil  que  ses 
voisins.  La  qualité  de  cette  Sorbonne  vient 
précisément  de  la  variété  de  ses  fonction- 
naires. M.  Seignobos  le  dit  expressément  : 
«  France,  cul-de-sac  Europe.  En  France, 
toutes  les  races  !»  M.  Seignobos  est  un 
échantillon  français  qui  ne  ressemble  à 
aucun  autre;  il  faut  lui  mettre  une  éti- 
quette spéciale.  Mais  avant  de  la  mettre, 
il  convient  de  réfléchir.  Dire  qu'il  est  «  in- 
compréhensible »,  c'est  vite  dit...  s'il  se 
comprend  lui-même. . .  —  Dire  qu'il  est  «  dan- 
gereux»? Pourquoi?  Parce  qu'il  est  scep- 
tique, diabolique,  sectaire?  Mais  si  on  ne  le 
comprend  pas,  où  est  le  danger?  —  Je  n'ai 
encore  entendu  qu'un  auditeur  parler  de  lui 
avec  justesse. 

C'était  un  grand  Anglais,  réjouissant  à 
regarder.  Perchée  sur  un  long  corps,  il  por- 
tait une  petite  tête  rouge  brique,  dont  le 
front  était  resté  blaùc;  deux  sourcils  d'é- 


62  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

toupe  rousse,  un  poil  noir  par  narine,  une 
nuque  mousseuse  de  cheveux  follets,  com- 
plet épinard  et  grosses  chaussettes  carotte 
dans  des  souliers  à  double  semelle  :  je  Je 
vis  sous  cet  aspect  suivre,  tout  un  mois,  le 
cours  piquant  de  M.  Seignobos. 

Et  au  bout  du  mois  il  me  confia  ceci,  avec 
gravité  : 

—  Monsieur,  je  suis  le  Recteur,  n'est-ce 
pas,  de  l'Université  de  Wowowrod,  pays  de 
Galles.  Eh  bien,  je  n'ai  eu  à  Paris  aucune 
plus  intéressante  expérience,  n'est-ce  pas, 
que  les  cours  de  ce  Seignobos. 

Et  il  ajouta  dans  un  sourire  : 

—  Vraiment,  j'ai  beaucoup  joui! 

Puis,  fort  sérieux,  il  m'expliqua  que  cet 
homme  était  shakespearien,  n'est-ce  pas, 
car,  en  le  regardant,  il  avait  cru  voir,  à  cer- 
taines minutes,  une  sorcière  installée  en 
Sorbonne. 

D'ailleurs,  l'air  de  la  salle  sentait  le 
roussi.  M.  Seignobos  ne  venait-il  pas  à  ses 
leçons  sur  un  balai  rôti?  Le  recteur  se  le 
demandait.  —  Et  voyant  M.  Seignobos  ou- 
vrir sa  serviette,  le  recteur  avait  eu  peur 


MONSIEUR  SEIGNOBOS  63 

qu'il  ne  s'en  échappât  des  crapauds  et  des 
salamandres. 

En  conclusion,  sans  trace  d'humour,  il 
disait  qu'à  sa  connaissance,  dans  toutes  les 
Universités  du  monde,  il  n'y  avait  personne 
qui  représentât  plus  plaisamment  ce  que 
les  initiés  appellent  la  «  Fantaisie  »,  et  cer- 
tains autres  la  «  Folie  pure  ». 


IV 


MONSIEUR  VICTOR   BASCH 
OU 

l'esthétique  en  action 


«  Après  vous  avoir  montré  les 
fous  qui  sont  enfermés,  il  faut 
que  je  vous  en  fasse  voir  qui 
mériteraient  de  l'être  !  » 

Le  Sage. 
(Le  Diable  boiteux.) 


Encore  un  savant,  quoique  à  la  Faculté 
des  Lettres  ! 

Celui-ci  s'annonce  professeur  d'Esthé- 
tique et  de  science  de  l'Art.  Mais,  à  la  dif- 
férence de  M.  Seignobos,  il  adore  son  cours. 
Il  arrive  en  avance,  impatient  de  pérorer. 
La  Sorbonne  lui  fournit  non  pas  une  chaire, 
mais  un  tréteau,  sur  lequel  il  se  joue  lui- 
même,  en  virtuose  improvisateur.  Et  pro- 
fesseur d'esthétique  veut  dire  :  «  Moi,  Victor 
Basch,  vais  me  raconter  esthétiquement  !  » 

Comme  tous  les  gens  de  théâtre,  il  a  une 


68  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

haute  idée  de  soi.  La  preuve,  c'est  qu'il  dit  : 
<(  Ne  trouvez-vous  pas  que  je  ressemble  à 
Gaillaux  ?  »  Hanté  par  ce  modèle,  il  se  croit 
tout  permis.  —  Il  fait  irruption  dans  son 
amphithéâtre,  ne  dit  pas  «  Messieurs  »,  parce 
qu'il  a  envie  de  dire  «  Mes  amis  »  ainsi 
qu'à  des  maçons  et  à  des  terrassiers,  et 
commence  d'une  voix  haute,  insolente,  im- 
pudente : 

—  J'arrive.  Vous  me  regardez.  Je  vous 
regarde.  Quelle  différence  entre  nous  ? 
Celle-ci  :  je  sais,  moi,  ce  que  je  vais  dire, 
et  vous  ne  le  savez  pas  !  Je  vais  dire  : 
«  Qu'est-ce  que  le  tragique  ?  »  Boum  ! 

«  Boum  !  »  c'est,  sur  l'estrade,  un  coup 
de  talon,  qui  va  se  répéter  vingt  fois  du- 
rant une  heure  de  cours,  et  accompagner 
la  fin  de  chaque  phrase  capitale. 

—  Donc,  le  tragique  est-ce  le  dramatique? 
Non  !  Or,  le  dramatique  est-ce  l'art  drama- 
tique ?  Du  tout  !  Qu'est-ce  donc  ?  Patience  ! 
Remontons  de  concept  en  concept.  Y  a-t-il 
ici  quelqu'un  qui  soupçonne  ce  qu'est  l'Art? 
Je  dis  quelqu'un,  sans  désigner  le  sexe 
ni  la  couleur  des  cheveux...  Et  j'écoute  ! 


MONSIEUR  VICTOR  BASCH  60 

Homme,  femme,  enfant,  parlez  !  Personne 
ne  parle  ?  Hein  ?  Gomment  ?  Vous  avez 
confiance  en  moi  ?  Merci.  Très  flatté  ! 

Le  public  sourit.  Lui  se  rengorge.  Dix 
pas  (le  long  en  large,  et  d'une  voix  clairon- 
nante : 

—  Or,  donc,  l'Art,  —  suivant  ma  concep- 
tion de  cette  année,  résultat  de  mon  cours 
de  l'an  dernier,  —  TArt  c'est  l'expression, 
et  l'Art  c'est  la  représentation... 

Brusquement  il  s'arrête  pour  émouvoir 
une  directrice  de  pensionnat  qui,  avec 
fièvre,  prend  des  notes. 

—  ...  C'est  la  représentation,  dans  une 
œuvre  durable,  de  l'état  émotif  d'un  artiste, 
aspirant  à  se  communiquer  à  des  specta- 
teurs ! 

Il  souffle  après  cette  cuistrerie.  Puis  il 
s'ébroue  : 

—  Halte-là  !  Je  me  suis  trompé  !  Vous 
ne  vous  en  êtes  pas  aperçus?  Naturelle- 
ment. Vous  pensez  à  autre  chose.  Vous  êtes 
à  un  cours  et  ne  pensez  pas  à  ce  cours. 
Théâtre,  thé,  vie  mondaine,  vie  légère!  Air 
connu...  Eh  bien,   n'importe!...   Le  cours 


70  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

c'est  A,  votre  pensée  c'est  B,  moi  je  suis  C! 
Or,  G  se  trompe  !  J'ai  dit  :  «  l'Art  exprime 
un  état  émotif».  Du  tout!  Voilà  qui  est 
faux.  L'Art  n'exprime  pas  que  des  émo- 
tions. Il  y  a  des  artistes,  des  vrais,  des 
grands,  qui  ont  exprimé  des  idées,  rien  que 
des  idées,  des  concepts,  rien  que  des  con- 
cepts, mais  des  tas  de  concepts,  des  foules 
de  concepts,  des  peuples  de  concepts,  des 
cathédrales  de  concepts  !... 

Il  s'est  emporté  ;  il  se  calme,  et,  se  par- 
lant à  soi-même,  devant  le  public  ébaubi  : 

—  Pauvre  de  moi  !  Je  suis  encore  ly- 
rique. Seigneur,  pardon  !  Je  serai  toujours 
lyrique  !... 

Il  joue  à  la  mélancolie  : 

—  N'est-il  pas  difficile  d'être  un  homme 
libre  sans  être  un  homme  lyrique  ?  Liberté 
de  pensée,  liberté  de  vouloir,  démocratie 
intégrale,  commencement  du  lyrisme  !  S'il 
y  a  des  hommes  de  gouvernement  à  mon 
cours,  ils  ne  comprendront  pas:  je  les  ex- 
cuse. 

Là-dessus,  l'air  inspiré,  il  s'abandonne  à 
l'éloquence,  et  aussi  à  une  ironie  triviale. 


MONSIEUR  VICTOR  BASCH  71 

Sur  un  rythme  ricanant,  il  lance  une  longue 
période  touchant  «  la  vraie  liberté  qui,  dans 
tous  les  pays,  s'est  réfugiée  au  fond  des  pri- 
sons, en  quelques  cervelles  impartiales,  à 
l'abri  des  ploutocrates  du  pouvoir.  » 

Ceci  n'est  qu'une  parenthèse  dans  le 
cours.  Brusquement,  Victor  Basch  a  cédé 
à  ses  nerfs.  C'est  que  Victor  Basch,  confiant 
dans  l'Éloquence  qui  l'inspire,  est  victime 
de  ses  associations  d'idées.  11  parle,  il  parle, 
au  hasard,  selon  ce  qui  se  forme  dans  sa 
cervelle.  Et  il  a  l'habitude  familière  et 
charmante  de  livrer  sa  pensée  géniale,  telle 
qu'elle  vient,  avec  son  cynisme  ou  ses  in- 
conséquences. 

Il  arrive  alors  qu'il  paraît  insensé,  par- 
fois révoltant.  Bien  mieux,  il  s'en  aperçoit 
et  il  devient  agressif.  A  la  manière  de 
Caillaux,  son  maître,  il  défie  le  public.  Si 
bien  que  celui-ci,  après  avoir  souri,  après 
avoir  ri  jaune,  après  avoir  grogné,  éclate 
et  proteste. 

M.  Victor  Basch  est  d'une  race  souple, 
grâce  à  Dieu,  au  Dieu  des  Juifs,  et  il  n'in- 
siste pas.  Il  a  l'intelligence  variée.  Donc,  il 


12  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNË 

fait  demi-tour  avec  grâce,  et  simplement 
revient  à  sa  période  esthético- philoso- 
phique. 

—  Quelle  fut,  s'écrie-t-il,  la  première 
forme  du  Drame  ?  Parole  ?  Danse  ?  Mu- 
sique ?  Répondez,  sans  avoir  peur  ! 

Une  voix  d'admiratrice,  timidement, 
murmure  :  «  La  musique...  »  ;  une  autre 
«  La  danse...  »  11  hausse  les  épaules  et  ré- 
plique : 

—  C'est  indémontrable  !  Il  est  même  ab- 
solument vain  de  se  poser  cette  question! 
Contentons-nous  de  dire  qu'elles  ont  com- 
mencé simultanément,  et  examinons  la 
danse  avant  le  dramatique  ! 

Là,  faisant  une  grimace  affreuse,  il  s'offre 
à  l'attention  de  son  auditoire  : 

—  Regardez  un  sauvage  !  Revient-il  d'une 
bataille  ?  Image  de  la  guerre  !  Boum  !  (Coup 
de  talon.)  A-t-il  perdu  un  enfant?  Image  de 
la  mort!  Xi...  couic!...  ce  qui  nous  attend 
tous  !  —  Dans  tous  les  cas,  il  danse,  il 
danse  I...  Devinez  combien  il  y  a  de  formes 
de  danse? 

La  directrice  du  pensionnat  va  répondre  : 


MONSIEUR  VICTOR  BASCH  73 

elle  ouvre  la  bouche  ;  elle  se  rappelle  un 
chiffre,  fourni  jadis  par  M.  Seignobos  ;  mais 
Victor  Basch,  bridant  les  yeux,  lance  avec 
volupté  : 

—  Trente-deux,  Madame  !  Il  y  a  trente- 
deux  formes  de  danse  I 

Les  vieux  messieurs  sont  trop  vieux,  les 
jeunes  filles  trop  jeunes,  pour  deviner 
l'intention  finement  obscène  que  seul  un 
étudiant  relève  d'un  gros  mot  de  mé- 
pris. Victor  Basch  n'entend  pas,  tout  à  sa 
danse  : 

—  Quand  la  danse  est  extatique,  ou  ly- 
rique, ou  sensuelle,  alors  elle  est  sans  loi  ! 
Oui,  Madame,  il  n'y  a  pas  de  loi  pour  la 
luxure  ! 

La  directrice  de  pensionnat  baisse  le  nez 
sur  son  cahier,  et  Basch  pétarade  : 

—  Attention  !  Ceci  n'est  pourtant  que  la 
danse  inspirée  par  l'instinct,  donc  reli- 
gieuse. Premier  stade  !  —  Deuxième  stade... 
Quel  est  le  deuxième  stade? 

De  nouveau  la  directrice  ouvre  la  bouche  ; 
elle  va  dire  :  «  Deuxième  stade  :  la  danse  se 
libère  des  Jésuites  »,  car  elle  se  rappelle  le 


74  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

cours  de  M.  Aulard.  Mais  Victor  Basch  sans 
attendre,  réplique  de  lui-même  : 

—  La  danse  va  se  laïciser  ! 

Un  temps  pour  que  le  Maître  ajuste  ses 
lunettes.  Certains  auditeurs  choqués  en 
profitent  :  on  entend  de  vagues  cris. 

—  Quoi?  Qu'est-ce  qu'il  y  a?... 

Un  étudiant  russe  se  dresse  et  crie  :  «  A 
bas  la  calotte  !  »  Victor  Basch  étend  les 
bras,  et,  de  sa  voix  cassante,  domine  le 
bruit  : 

—  J'ai  dit  et  je  répète  :  (sans  doute  on  ne 
m'a  pas  compris)  que  la  danse  est  passée 
h  sa  deuxième  forme,  la  forme  mimique! 

Mimique...  La  directrice  écrit  en  hâte. 

—  Dès  lors,  l'homme  imite  ! 
L'homme  imite...  Elle  casse  son  crayon. 

—  L'homme  imite  tout  !  Les  animaux, 
d'abord,  car  il  n'est  que  l'Animal  parmi  des 
animaux;  puis  il  imite...  le  reste...  ce 
que  vous  voudrez....  le  laboureur,  le  sour- 
cier, le  fiancé,  la  fiancée  !  Et  imiter,  c'est 
devenir  un  autre,  c'est  s'infuser  en  cet 
autre... 


MONSIEUR  VICTOR  BASCH  V) 

...  ser  en  cet  autre...  La  directrice  n'a 
plus  le  temps  de  tourner  ses  pages. 

—  En  ce  moment,  par  exemple,  supposez 
que  je  danse.  Si  vous  suivez  ma  danse,  vous 
dansez  avec  moi  î  Or,  qu'est-ce  que  je 
danse  ?  J'imite  l'ours  ;  je  fais  l'ours  ;  je  suis 
l'ours.  Donc,  puisque  vous  me  regardez, 
vous  devenez  ours  aussi  !  Phénomène  qui 
s'appelle  comment  ? 

L'étudiant  de  tout  à  l'heure  hausse  les 
épaules.  Un  vieillard  chevrote  :  «  Ga...  ca- 
ricature !  »  Et  Basch  s'écrie  : 

—  Ce  phénomène  s'appelle  le  second  phé- 
nomène :  celui  du  miracle  dramatique.  Or, 
si  ce  miracle  est  accompagné  de  paroles, 
c'est  le  mimus  ! 

L'étudiant  éclate  : 

—  Ah  !  Ah  î 

—  J'entends  qu'on  rit,  dit  Victor  Basch. 

—  Un  peu  !  reprend  l'étudiant. 
Basch  s'essuie  le  front  : 

—  J'ai  cette  honne  fortune  d'entendre 
qu'on  rit,  alors  que  je  n'ai  rien  dit  de  drôle  ! 
Preuve  instructive,  preuve  décisive  de  la 
place  énorme  que  tient  rinconscience  dans 


76  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

une  nation  !  Car  ce  rire,  ce  simple  rire, 
évoque  en  moi  la  guerre  et  la  paix  !  Pauvres 
de  nous  !  Offensives  insensées  !  Traités  dé- 
lirants !  Avertissements  d'huissier  grippe- 
sou  à  des  ennemis  réduits  à  la  famine  ! 

Cette  fois,  c'est  trop  :  l'étudiant  et  une 
dizaine  de  personnes  s'agitent,  tapent  du 
pied,  chahutent. 

Alors,  c'est  le  tour  de  Basch  de  rire.  Il  rit 
largement.  Voilà  dix  ans  qu'on  interrompt 
son  cours  !  Et  dès  qu'on  l'interrompt, 
voilà  dix  ans  que  chaque  fois,  comme  au- 
jourd'hui, un  groupe  d'étudiants  balka- 
niques et  jargonnant,  aux  cheveux  d'Assy- 
riens et  aux  yeux  de  gazelles,  se  précipitent 
pour  le  défendre  ! 

Dieu  des  Juifs,  sois  béni  :  il  ne  court  au- 
cun danger.  Pourtant,  des  mots  redoutables 
s'échangent:  «  Boche!...  France  I  »  Quel- 
qu'un crie  :  «  C'est  un  sale  hongrois  !  » 
Basch,  immobile,  hausse  les  épaules. 

Un  balkanique  lève  le  poing;  un  fran- 
çais lève  sa  canne.  Basch  fait  «  Boum  !  » 
du  talon. 

Une  femme  appelle  «  Au  secours  !  »  On  se 


MONSIEUR  VICTOR  BASCH  77 

rue  vers  la  sortie.  Basch  clame  :  «  Le  traité  ! 
Voilà  bien  le  traité  de  paix  !  » 

Les  garçons  de  salle  ont  couru  chercher 
des  agents,  qui  arrivent  et  augmentent  le 
désordre.  L'un  d'eux  s'approche  de  Basch 
et  l'invite  à  sortir. 

—  Bien!  De  mieux  en  mieux!  rugit  Basch. 
Tel  est  l'enseignement  de  la  France  ! . . .  Tant 
pis  !  Ils  ne  sauront  pas  ce  que  c'est  que 
le  mimus...  qui,  au  surplus,  ne  les  regarde 
pas,  car  il  est  le  sujet,  non  de  mon  cours 
public,  mais  de  mon  cours  fermé.  A  bon 
entendeur,  salut  ! 

Il  saisit  sa  serviette  et  disparaît. 
Dans  une  salle  attenant  à  l'amphithéâtre, 
devant  le  garçon  stupide,  il  monologue  : 

—  Imbéciles  !  Ils  ne  supportent  pas  la 
vérité  !  Ils  en  sont  intellectuellement  à  l'é- 
poque fossile,  à  l'époque  primaire  dans  le 
fossile.  Ils  ne  veulent  pas  voir  que  l'Alle- 
magne, qui  nous  adorait  au  lendemain  de 
l'armistice,  nous  exècre  à  présent.  Boum  î 
[Coup  de  talon.) 

Il  se  jette  sur  son  pardessus,  s'engouffre 
dans  les  manches,  bondit  dehors.   La  rue 


78  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

est  pleine  d'agents,  qui  ont  ordre  de  le  pro- 
téger. Il  leur  crie  : 

—  Messieurs,  l'Allemagne  ne  peut  pas 
payer  ! 

Les  étudiants,  maintenus  à  cent  mètres, 
crient  :  «  Hou  !  Hou  !  A  bas  Basch  !  »  11 
ricane  : 

—  «  A  bas  Basch  !  »  C'est  joli  «  A  bas 
Basch!  »  Hein!  ont-ils  assez  besoin  d'es- 
thétique ! 

Puis  il  se  tourne  vers  la  police  : 

—  Les  Alliés,  la  France  à  leur  tôte,  ont 
réduit  l'Allemagne  au  servage  ! 

—  Hou  !  Hou  !  Hou  ! 

—  Afin  d'entretenir  l'esprit  de  haine,  fer- 
ment des  guerres  à  venir  ! 

—  Monsieur  veut-il  une  voiture?...  de- 
mande poliment  un  agent. 

—  Une  voiture  ?  Pourquoi  faire  ?  Est-ce 
qu'on  peut  parler  dans  une  voiture  !...  Te- 
nez, mon  ami,  regardez  cette  affiche  :  dans 
trois  heures  je  serai  là-bas.  Meeting  orga- 
nisé par  la  Ligue  des  Droits  de  V Homme!  Je 
leur  expliquerai  ce  qu'est  l'Allemagne  ! 


MONSIEUR  VICTOR  BASCH  79 

Il  n'y  aura  aucune  peine.  Il  continuera 
simplement  son  cours...  La  moitié  de  son 
enseignement  est  fait  de  péroraisons  déma- 
gogiques et  désordonnées,  qui  marquent  que 
son  esprit  n'établit  nulle  différence  entre  la 
Sorbonne  scientifique  et  n'importe  quelle 
réunion  populaire  à  la  Maison  des  Syndicats, 


LE 
RAND  BANQUET  DÉMOCRATIQUE 
DU  13  AVRIL 


«  Qu'avez-vous  donc,  dit-il,  que  vous 
[ne  mangez  point?  » 

BOILEAU. 

(Le  Repas  ridicule.) 


Je  venais  d'écrire,  dans  VEcho  de  Paris, 
sur  ces  trois  maîtres  illustres,  les  pages  qui 
précèdent,  et  j'avais  donné  à  mes  portraits 
le  titre  même  de  ce  livre  :  «  La  Farce  de 
la  Sorbonne  »  sans  me  douter  que,  pour 
mon  régal,  on  allait  m'aider  à  la  compo- 
ser. J'avouerai  même  qu'en  peignant  mes 
personnages,  je  n'avais  pas  senti  toute 
leur  drôlerie.  Heureusement  des  défenseurs 
aveugles  de  ces  messieurs  sont  venus,  avec 
une  furieuse  énergie,  me  la  souligner;  et 
de  grand  cœur  je  les  remercie. 

MM.  Basch,  Aulard  et  Seignobos,  désor- 
mais   inséparables    pour    tous    ceux    qui 


84  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE  ; 

aiment  la  comédie,  ont  des  amis  politiques  ; 
qui  ne  cultivent  pas  dans  leur  jardin  cette  ; 
Heur  charmante  :  le  sens  du  ridicule.  Suf-  - 
foqués  de  mon  irrévérence,  ils  ont  déclaré 
d'abord  pompeusement,  doctoralement,  sen-  i 
tencieusement  et  sorbonardement,  que  je  \ 
n'étais  pas  compétent  pour  juger  leurs  trois!j 
cuistres.  i 

—  Un  romancier^  ont-ils  écrit  dans  leurs  \ 
feuilles  !  alors  qu'il  faudrait  un  savant  (i).       i 

Que  j'aime  ce  mot!...  surtout  après  avoir  ' 
suivi  les  cours  si  scientifiques  des  trois  « 
chers  hommes.  Un  savant!  Je  retrouve  là  ; 
le  vocabulaire  des  meilleures  réunions  pu-  1 
bliques,  si  imposant  et  si  vague,  destiné  à  | 
remplir  d'admiration  la  cervelle  des  café-  : 
tiers  et  de  leurs  victimes.  ] 

Savants  !  Eux  sont  savants  !  D'abord,  j 
parce  qu'ils  enseignent  en  Sorbonne,  en-  i 
suite  parce  qu'ils  tripotent  depuis  trente  j 
ans  leurs  casiers  de  fiches.  Les  pauvres  !  i 
Gela  n'empêche  pas  que  la  Vérité,  la  vraie, ., 


(1)  ^Ve  Nouvelle,  13  mars  1921, 
Le  Temps,  26  mars  1921. 


LE  GRAND  BANQUET  DÉMOCRATIQUE     85 

fuyante  comme  l'eau,  l'air  et  le  feu,  se  paye 
leur  tête  et  leur  échappe  encore  plus  qu'au 
commun  des  mortels  I  Cependant,  moi,  il 
faudrait  que  je  fusse  savant,  et  à  leur  ma- 
nière, pour  posséder  le  droit  de  les  juger, 
quand  ils  s'exhibent  dans  leurs  amphi- 
théâtres. Je  croyais  n'avoir  suivi  que  des 
cours  publics,  ouverts  à  tous,  payés  par 
nous,  démocratiques?  N'importe!  Si  je 
n'arrive,  tel  un  âne,  croulant  sous  des  di- 
plômes octroyés  par  eux,  je  n'ai  pas  le 
droit  d'émettre  un  avis.  Incompétence  !  11 
ne  me  reste  qu'à  ouvrir  le  bec,  comme  un 
passe-boules,  et  à  avaler  ce  qu'ils  jettent 
dedans. 

Conception  de  l'enseignement  public  ad- 
mirable, qui  aurait  fait  la  joie  de  Cervan- 
tes !  Ils  n'ont  pas  vu,  ces  bons  avocats, 
qu'il  y  a  différents  genres  de  jugements  à 
porter  sur  ce  genre  de  mandarins.  Certes, 
on  les  peut  regarder  du  point  de  vue  scien- 
tifique, mais  il  faudrait  leurs  yeux  à  eux, 
puisque  ce  point  de  vue  sublime,  ils  sont 
seuls  à  l'avoir.  Je  n'ai  jamais  prétendu  éga- 
ler leur  génie.  Je  suis  un  homme  du  pu- 


86  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

blic,  —  ce  qui,  d'ailleurs,  n'est  pas  rien, 
puisque  c'est  au  public  qu'ils  font  part  de 
leur  science;  —  mais  enfin,  je  juge  du 
point  de  vue  des  gens  simples,  et  je  dis 
simplement  :  «  Dans  un  pays  sérieux,  est-il 
de  règle  que  l'Université  soit  farce?  Or, 
elle  Test.  Pourquoi?  Parce  que  chaque  fois 
que  j'y  entre,  je  ris.  Rien  de  plus.  Ayant 
ri,  j'ai  écrit  que  j'avais  ri.  C'est  tout.  Pas 
besoin  de  diplômes.  Je  suis  très  suffisam- 
ment compétent.  » 

Mais  les  amis  politiques  de  MM.  Basch, 
Aulard  et  Seignobos  ne  l'entendent  pas  de 
cette  oreille.  Ils  ne  veulent  pas,  parbleu, 
ils  ne  peuvent  pas  lutter  avec  la  moquerie 
publique,  car  là,  ils  se  sentent  désarmés, 
eux  et  leurs  fantoches.  Il  faut  donc  qu'ils 
enÛent  leur  colère,  et  afin  de  lui  donner 
quelque  dignité,  après  leur  fusée  mouillée 
de  l'incompétence,  ils  ont  fait  partir  un 
gros  pétard  pour  annoncer  pathétiquement 
la  guerre  civile.  Dans  des  entonnoirs, 
comme  à  la  Foire  du  Trône,  ils  ont  clamé  : 

—  C'est  abominable  !  Voici  qu'on  se  re- 
déchire entre  Français!  L'Union  sacrée  est 


LE  GRAND  BANQUET  DÉMOCRATIQUE  87 

en  péril  !  C'est  de  nouveau  l'Église,  dressée 
contre  l'Université  I  (i). 

L'Église  !  Et  l'Église,  c'était  moi.  Quel 
coup  de  maître!  Puisque  j'avais  écrit  que 
toutes  les  cinq  minutes  M.  Aulard  chevro- 
tait :  «  Laïque...  républicain...  républi- 
cain... laïque  »,  c'est  que  je  parlais  au  nom 
des  sacristies,  et  que  je  voulais  revenir  aux 
vieilles  haines  religieuses. 

—  Pardon,  ai-je  répondu,  je  n'ai  fait  que 
répéter  ce  que  dit  M.  Aulard. 

—  Du  tout!  Nous  devinons  la  manœuvre. 
L'Église,  non  contente  de  rétablir  les  rela- 
tions avec  le  Pape,  veut  maintenant  renver- 
ser la  vieille  et  noble  Université  française, 
dernier  rempart  de  l'esprit  critique  et  dit 
libre  examen  i-).,.  Jésuites!...  Stanislas!... 
les  Postes  !...  la  rue  de  Madrid! 

Allons,  allons.  Monsieur  Homais,  calmez- 
vous  !  On  vous  croyait  pharmacien  à  Yon- 
ville  :  ôtes-vous  devenu  journaliste  à  Paris? 
Le  passage  comique  que  je  viens  de  citer, 


(1)  La  Victoire,  22  mars  1921. 

(2)  Ère  Nouvelle,  25  mars  1921, 


88  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

et  qui  a  paru  dans  VÈre  Nouvelle,  suivi  de 
la  signature  «  Intérim  »,  ne  peut  être  que 
de  vous... 

Cher  Homais,  il  se  cache  en  vain.  Son 
style  le  trahit,  où  qu'il  écrive,  même  dans 
Le  Temps,  où  il  signe  P.  S.,  sans  doute 
post-scriptum...  à  Madame  Bovary.  Il  y  a 
justement  cent  ans  que  Gustave  Flaubert 
est  né;  il  a  voulu  faire  rire  son  ombre. 
Merci.  Et  merci  pour  tous  ceux  qui  rient 
avec  Flaubert  de  ce  genre  d'égarement  fa- 
natique. Grâce  à  ce  P.  S.  et  à  cet  Intérim j 
voici  que  notre  farce  va  crescendo  :  c'est  la 
loi  môme  du  genre.  Messieurs  les  radicaux- 
laïques,  vous  m'aidez  avec  trop  de  désin- 
téressement :  je  vais  vous  demander  un 
petit  effort  nouveau.  Vous  êtes  déjà  d'une 
drôlerie  incroyable.  Ne  voulez  pas  vous 
forcer  encore  et  vous  hausser  maintenant 
jusqu'à  une  dernière  invention  plus  bouf- 
fonne?... Oh!  je  vous  en  prie!...  Quoi? 
L'auriez- vous  trouvée?...  Si  vite?...  Pas 
possible? 

Ils  l'ont  trouvée  ! 
Et  les  fruits  ont  passé  la  promesse  des  fleurs. 


LE  GRAND  BANQUET  DÉMOCRATIQUE  89 

Intérim -Homais,  ce  digne  ami,  avait 
écrit  :  «  C'est  aux  étudiants  républicains, 
«  à  la  libre  jeunesse  des  écoles,  de  dire 
((  maintenant  si  oui  ou  non,  ils  veulent 
«  subir  la  loi  des  ultras  de  ïEcho  de  Paris. 
«  Nous  croyons  que  d'ici  peu  ils  rendront 
«  publique  une  riposte  péremptoire.  » 

Ce  «  péremptoire  »  m'avait  mis  en  goût. 
Je  pressentais,  cette  fois,  un  effort  d'un 
burlesque  vraiment  large.  Mais  l'homme 
est  si  fragile  que  sa  sottise  même  n'est  pas 
sûre,  et  à  mon  espoir  se  mêlait  l'énerve- 
ment  de  l'incertitude.  Dieu  soit  loué!  Je 
vous  répète  qu'ils  ont  été  plus  loin  que 
mon  désir.  Voici  la  riposte  péremptoire, 
publiée  dans  les  feuilles  radicales  : 

POUR  LA  LIBERTÉ  D'OPINION, 

((  Un  journal  du  matin  ayant  entrepris 
((  contre  MM.  Base  h,  Aulard  et  Seignobos, 
«  professeurs  à  la  Sorboîine,  une  campagne 
«  de  dénigrement,  le  Comité  Central  de  la 
«  Ligue  des  Droits  de  l'Homme  a  décidé 
<c  d^offrir  à  ces  trois  maîtres  un  grand  ban- 
«  quet  démocratique. 


90  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

«  Ce  banquet  aura  lieu  le  mercredi  iS  avril 
«   19^1,  à  W  heures. 

«  Tous  les  républicains  soucieux  de  dé- 
«  fendre  la  liberté  d'opinion,  et  tous  les 
«  amis  de  MM,  Basch,  Aulard  et  Seignobos, 
«  sont  spécialement  invités  à  cette  manifes- 
«  tation. 

«  Les  adhésions  seront  reçues  à  la  Ligue 
«  DES  Droits  de  l'Homme,  iO,  rue  de  l'Uni- 
«  ver  site.  (Prix  du  couvert,  service  compris  : 
«   //  francs,)  » 

Quelle  contribution  à  la  joie  de  tous  ceux 
qui  aiment  la  comédie  ! 

Un  banquet  démocratique  et  consola- 
teur pour  sauver  la  pensée  libre  du  pays! 
Ah!  j'ai  pleuré  que  Molière  fût  chez  les 
morts  !  De  ce  banquet,  sur  l'heure,  il  eût 
fait  un  pendant  génial  à  sa  Cérémonie  du 
Malade. 

J'ai  eu  tort  d'écrire  :  «  Ces  gens  n'ont, 
à  aucun  degré,  le  sens  du  ridicule.  »  Ils 
l'ont  étonnamment,  dès  qu'il  s'agit  de  s'en 
couvrir.  Pour  la  première  fois  ils  étaient 
donc  des  maîtres  !  Enfin,  ils  étaient  venus 


LE  GRAND  BANQUET  DÉMOCRATIQUE  91 

sur  le  terrain  de  la  farce...  où  je  les  con- 
viais :  c'est  le  cas  de  le  dire.  Et  d'avance 
je  me  les  figurai  autour  de  leur  table  oîj, 
pour  onze  francs,  on  n'allait  leur  offrir 
qu'une  soupe  à  l'oignon  et  de  la  charcu- 
terie, alors  qu'ils  auraient  eu  besoin  de 
vins  chauds  et  généreux. 

Ils  n'eurent  même  pas  cela  :  U Union  des 
Coopérateurs  (enseigne  prometteuse),  bou- 
levard du  Temple  (quartier  folâtre),  ne  put 
leur  servir,  le  13  avril,  que  des  boulettes 
d'une  viande  anonyme,  dans  un  brouet 
noir. 

Pour  s'en  régaler,  ils  vinrent  à  trois  cents, 
de  l'un  et  l'autre  sexe,  tous  le  cœur  plein 
d'une  indignation  laïque.  L'état  de  colère 
n'aide  pas  à  festoyer  :  ce  furent  des  agapes 
pénibles. 

Les  trois  grands  maîtres  arrivèrent  en- 
semble. Entrée  de  ballet  inégalable.  Ils 
s'assirent  en  cadence  à  la  table  d'honneur. 
Puis  entre  eux,  on  plaça  des  dames,  toutes 
également  laïques.  Et  le  président,  M.  Fer- 
dinand Buisson,  plein  d'humour,  annonça, 
au  nom  de  la  Laïcité,  que  le  grand  banquet 


92  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

démocratique  du  13  avril  était  commencé. 

Alors,  ils  se  mirent  tous  à  mâcher  en 
grinçant  des  dents,  car  beaucoup,  soudain, 
s'apercevaient  dans  quelle  charge  d'eux- 
mêmes  ils  étaient  tombés.  Ils  défendaient 
la  liberté  d'opinion,  en  se  rebiffant  contre 
la  mienne!  Et  ils  savaient  bien  au  fond, 
qu'Aulard,  Seignobos  et  Basch  n'étaient 
que  des  fantoches.  Ils  ne  les  glorifiaient 
que  pour  la  forme,  la  fô-ôrme!  eût  dit  Bri- 
doison.  D'ailleurs,  devant  tous  ces  enrôlés 
de  la  pensée  libre,  Seignobos,  à  sa  table 
d'honneur,  ricanait,  tressautait,  et  roulait 
entre  ses  doigts  de  petites  boulettes  de 
pain,  qu'il  jetait  avec  mépris  sous  la  table. 

Quand  vint  l'heure  du  dessert,  je  veux 
dire  le  temps  où  on  aurait  pu  servir  un 
dessert,  M.  Ferdinand  Buisson  dit  encore  : 

—  Au  nom  de  la  Laïcité... 

C'était  le  signal,  que  ceux  qui  étaient  ve- 
nus pour  sauver  oralement  la  Démocratie 
et  la  Conscience  Universelle  pouvaient 
prendre  la  parole. 

On  vit  donc  se  lever  des  gloires  du  Par- 
lement et  de  l'Université  :  MM.  Séailles  — 


LE  GRAND  BANQUET  DÉMOCRATIQUE     93 

Paul-Boncour  —  Paul  Painlevé.  Tous,  pre- 
nant des  verres  vides,  engagèrent  avec 
flamme  les  convives  à  boire  à  ma  perte. 

M.  Séailles,  dans  un  frémissement  d'une 
philosophie  magnifique,  déclara  le  premier 
que  j'étais  un  «  petit  esprit  ».  Les  grands 
esprits  qui  étaient  là,  applaudirent. 

M.  Paul-Boncour,  avocat  habile,  qui  sait 
qu'on  n'a  l'esprit  vraiment  libre  qu'en  plai- 
dant sur  un  dossier  qu'on  ne  connaît  pas, 
proclama  :  «  Je  n'ai  pas  lu  les  articles,  et 
ne  les  veux  pas  lire.  Je  sais  de  qui  ils  sont. 
Cela  me  suffit  !  »  Tous  les  autres,  qui  les 
avaient  lus,  applaudirent. 

M.  Paul  Painlevé,  avec  une  modération 
qui  rappelle  le  solide  équilibre  dont  il  fit 
toujours  preuve  au  pouvoir,  s'écria  :  «  Ce 
sont  les  arlequinades  d'un  valet  de  plume!  » 
Et  ces  mots  conquirent  les  valets  eux- 
mêmes,  car  ils  avaient  servi  plus  de  trois 
cents  convives,  qui  n'étaient  venus  que 
pour  ces  arlequinades. 

Enfin,  on  lut  des  lettres  de  quelques 
«  laïques  »,  retenus  par  leurs  affaires,  et 
dont  l'un  m'appelait  le  «  représentant  ofp- 


94  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

ciel  du  Syllabus  ».  A  ce  mot  fatidique,  en- 
semble, en  chœur,  comme  s'ils  représen- 
taient trois  erreurs  humaines,  Aulard,  Sei- 
gnobos  et  Basch  se  dressèrent  et  répon- 
dirent :  «  qu'ils  bénissaient  cette  félonie  de 
publiciste,  puisqu'ils  étaient,  grâce  à  elle, 
le  prétexte  d'un  resaisissement  complet  des 
forces  républicaines.  » 

Le  grand  banquet  était  terminé.  Chacun 
sortit  en  faisant  «  Ouf!  »  11  se  sentait  un 
goût  de  fiel  sur  la  langue  et  une  lourdeur 
au  foie. 

...  Et  moi,  pendant  ce  temps,  le  même 
jour,  à  la  même  heure,  avec  les  plus  joyeux 
de  mes  amis,  je  buvais  trois  vieilles  bou- 
teilles de  vin  d'Anjou  à  la  santé  de  la 
France,  ainsi  qu'à  l'avenir  de  la  Comédie 
dans  ce  pays  de  la  malice,  qui  n'a  jamais 
pu  sentir  ni  les  sectaires  ni  les  pédants. 


VI 


SECONDE    ENTREE    DE    BALLET    I 

JIESSIEURS  PUECH  ET  MARTHA 

DANS 

LEURS   LANGUES  MORTES 


Ce  n'est  que  depuis  l'invention  de 
la  machine  du  vide  qu'on  est  assuré 
que  la  matière  est  toute  également 
pesante. 

BUFFON. 

(E$s»is  arithm.  mor.) 


Le  tableau  du  Banquet  ayant  exigé  une 
mise  en  scène  et  une  figuration,  il  a  fallu 
tirer  le  rideau,  mais  nous  ne  sommes  qu'à 
moitié  de  la  Farce.  Le  temps  que  la  Ligue 
des  Droits  de  l'Hoinme  range  sa  vaisselle  et 
ses  notabilités  politiques,  je  frappe  trois 
coups  et  je  recommence. 

Après  les  trois  maîtres  essentiellement 
démocratiques,  en  voici  trois  autres.  Se- 
conde entrée  de  ballet.  Je  vous  annonce  la 
Poésie  grecque,  VÈloqiience  latine,  la  Lit- 
térature française.  Ce  n'est  pas  rien,  direz- 
vous?  Hélas  !  si  !  Ce  n'est  rien,  rien  de  rien. 
Les  titulaires  de  ces  trois  chaires  marchent 


98  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

dans  le  vide,  et  représentent  le  Néant.  Ils 
s*appellent  MM.  Puech,  Martha  et  Michaut. 
Ne  croyez  pas  que  ce  soient  des  noms  de  mon 
invention.  Vous  ne  les  connaissez  point?  Per- 
sonne ne  les  connaît.  Mais  ils  s'appellent 
comme  je  vous  dis,  et  ils  occupent  trois 
chaires  importantes  à  la  Faculté  des  Lettres 
de  Paris. 

Ils  sont  inécoutables.  Ils  n'ont  ni  goût, 
ni  forme,  ni  saveur,  ni  odeur  :  même  la 
fine  et  discrète  politique  ne  les  intéresse 
pas.  L'esprit  ne  peut  s'accrocher  à  rien  de 
ce  qu'ils  disent,  car  ce  qu'ils  disent  n'est 
vivifié  par  rien  qui  ressemble  à  de  l'esprit. 
Les  vrais  étudiants  ne  mettent  jamais  les 
pieds  à  leurs  cours.  Personne  ne  peut  les 
défendre.  On  ne  les  consolera  pas  par  un 
banquet.  Et  je  suis  seul  à  vouloir  leur  faire 
trois  notes  de  musique. 

M.  Puech  I...  Considérons  d'abord  cet 
homme  considérable  ;  car  enfin,  ce  n'est  pas 
rien  d'annoncer  sur  sa  porte  :  Littérature 
grecque  :  poésie  bucolique  ;  Théocrite.  Ces 
cinq  mots  annoncent  un  programme  à  faire 
rêver  !  Il  semble  qu'on  va  entendre  chanter 


MESSIEURS  PUECH  ET  MARTHA  99 

des  sources,  et  sentir  la  caresse  du  vent  en 
mangeant  du  fromage  à  la  crème...  Terre  et 
ciel  !  Si  vous  entrez  chez  M.  Puech,  dans 
quel  état  d'amertume  vous  sortirez  ! . . . 
Qu'est-ce  que  M.  Puech?  Qui  dira  d'où  il 
vient,  oii  il  va,  ce  qu'il  pense,  ce  qu'il  fait? 
Pauvre  Grèce  !  France  infortunée  !  Lamen- 
table Sorbonne  ! 

Ce  qui  me  cause  le  plus  de  souffrance, 
quand  j'entends  M.  Puech,  c'est  qu'il  se 
rend  compte  de  sa  pauvreté.  Son  regard 
honteux,  sa  voix  vacillante,  son  air  d'éga- 
rement, sont  comme  une  prière  au  public  : 
«  Je  vous  en  supplie,  ne  m'écoutez  pas!... 
«  Rêvez  à  vos  affaires,  à  vos  amis...  Prêtez 
«  l'oreille  à  votre  imagination...  si  vous  en 
«  avez.  Moi,  je  n'en  ai  aucune  :  je  suis  bien 
«  malheureux...  Il  faut  que  je  vous  com- 
«  mente  l'Idylle  III  de  Théocrite,  et  il  ne 
«  me  vient  pas  une  idée,  pas  la  moitié 
«  d'une  !...  Quatre  pages,  sur  lesquelles  il 
«  faut  que  je  parle  une  heure!...  J'ai  eu 
«  beau  arriver  en  retard  de  dix  minutes,  il 
«  m'en  reste  cinquante!...  Un  siècle!...  » 

Eperdu,  il  regarde  l'horloge.  11  ne  cessera 


BIBLIOTHHCA    J 


100  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNÈ 

plus  de  la  regarder.  Il  verra  l'aiguille  sur 
chaque  seconde,  et  il  va  se  violenter,  en- 
durer mort  et  passion,  pour  remplir  tout  ce 
temps-là  par  d'interminables  phrases  en 
prose,  qui  seront  le  délayage  assassin  d'une 
divine  poésie. 

«  Je  vais  faire  la  fête  chez  Amaryllis,  » 

Premiers  mots  de  l'Idylle  de  Théocrite; 
début  cruel  pour  M.  Puech  à  la  torture  !  Il 
le  retourne,  ce  début,  l'épluche  en  tous 
sens,  hésitant  et  s'enrouant,  gémissant  sur 
soi-même  :  «  Pourquoi  diable  est-ce  que 
j'enseigne  le  grec?  Ma  vie  n'est  qu'un  qui- 
proquo... » 

Et  il  n'est  que  quatre  heures  quinze  :  cinq 
minutes  seulement  qu'il  est  là... 

«  Amarijllis,  je  t*apporle  dix  pommes.  » 
—  Dix  pommes,  oui,  dit  M.  Puech...  mais 
quelles  sont  ces  pommes?...  De  quelle  na- 
ture?... Le  poète  ne  le  dit  pas... 

11  tousse,  se  tourne  encore  vers  l'hor- 
loge... Misère!  Quatre  heures  dix-sept! 

—  Nous  remarquons  cependant,  continue 
M.  Puech,  que  si  les  pommes...  ne  sont  pas 


MESSIEURS  PUECH  ET  MARTHA       101 

matériellement  décrites,  elles  sont...  carac- 
térisées psychologiquement...  car  Théocrite 
ajoute  :  «  Je  t'apporte  dix  pommes...  que 
j'ai  cueillies,  là  oii  tu  m'as  ordonné  de  les 
cueillir.  »  Ce  sont  donc,  Messieurs,  des 
pommes  désirées  par  Amaryllis... 

Malgré  la  peine  qu'il  a  eue  à  trouver  len- 
tement ses  mots,  pitié  pour  lui  :  il  n'est  que 
quatre  heures  dix-neuf!...  Ce  cours  est  un 
supplice.  L'idylle  gracieuse,  traversée  de 
cris  de  passion,  devient  avec  M.  Puech  un 
pain  pour  les  ours  dont  il  étouiïe  son  audi- 
toire. 0  ciel  bleu  de  la  Sicile,  bruit  de  la 
mer,  charmantes  filles,  chèvres.  Heurs, 
montagne,  tout  devient  informe  à  l'aide  de 
M.  Puech!...  Et  il  n'est  que  quatre  heures 
trente  ! 

Enfin,  à  cinq  heures  moins  cinq,  pris 
d'une  vigueur  soudaine,  il  bredouille  : 

—  La  chanson,  Messieurs,  la  chanson  finit 
par  :  «  J'ai  mal  à  la  tête.  Je  me  suis  donné 
bien  du  mal  pour  rien...  » 

Est-ce  lui  qui  parle  ainsi?  Et  est-ce  de 
lui  qu'il  parle?  Tout  à  coup,  son  cas  l'épou- 
vante. Trois  minutes  avant  l'heure,  il  s'enfuit. 


102  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

C'est  vrai,  qu'il  s'est  donné  du  mal...  et 
que  ses  auditeurs,  endoloris,  se  tiennent  la 
la  tête. 

Par  bonheur,  le  cours  de  M.  Martha  n'a 
lieu  que  le  lendemain  :  entre  les  deux  on 
peut  prendre  le  lit.  Il  faut  cela  pour  se  re- 
mettre de  l'un  et  se  préparer  à  l'autre,  car 
le  pauvre  M.  Martha  est  encore  plus  singu- 
lier que  le  pauvre  M.  Puech.  C'est  un  phé- 
nomène universitaire,  stupéfiant  et  conster- 
nant. 

Ce  qui  confond  d'abord,  c'est  que  la  pre- 
mière fois  qu'on  voit  M.  Martha,  on  le  trouve 
plaisant  cinq  minutes.  Cet  homme,  dont  une 
seule  heure  de  cours  écrase  l'esprit  comme 
quinze  jours  au  fond  d'une  cave,  commence 
par  faire  rire.  Il  a  une  tôte  goguenarde,  un 
nez  jobard,  un  petit  œil  madré.  Quand 
il  entre  et  qu'on  ne  l'a  jamais  vu,  il  évoque 
les  facéties  du  cirque.  Mais...  au  lieu  de 
crever  des  cerceaux  de  papier,  ne  voilà-t-il 
pas  qu'il  s'assied  gravement,  et  gravement 
installe  livres,  montre,  verre  d'eau.  On 
pense  :   «  Il  singe  quelqu'un.   Il  imite  un 


MESSIEURS  PUECH   ET  MARTHA  103 

vieux  Monsieur.  »  Et  grâce  à  cette  idée,  on 
prend  plaisir  au  début,  chantonné  d'une 
voix  nasillarde  et  pompeuse.  (Chez  moi, 
si  je  veux  faire  rire  mon  petit  garçon 
qui  a  quatre  ans,  c'est  ce  ton-là  que  je 
prends,  et  cette  voix-là  que  je  fais).  Mais 
si  Ton  est  parmi  le  public,  on  ne  se  diver- 
tit vraiment  que  quand  on  partage  une  joie 
commune.  Sinon,  on  est  un  monstre.  Or, 
les  auditeurs  de  cette  éloquence  française 
sur  y  Éloquence  latine  paraissent  avoir  l'âme 
abattue  et  misérable.  Si  bien  qu'on  se  fait 
violence  pour  s'accorder  au  sentiment  des 
autres,  et  tout  à  coup,  on  ne  voit  plus  de 
M.  Martha  que  sa  médiocrité  et  son  insi- 
gnifiance. Au  point  que,  pour  ma  part,  je 
pensai  :  «  Il  doit  être  souffrant...  »  Je  ne 
voulus  pas  l'entendre  toute  une  heure,  je 
lui  fis  crédit  ;  je  revins  huit  jours  après  : 
il  était  pire  que  je  n'avais  cru.  Je  revins 
encore  :  chaque  fois  il  se  surpassait  !  Force 
me  fut  de  conclure  que  son  génie  propre  et 
coutumier  était  d'être...  était  de  n'être  pas. 
Pourtant,  M.  Martha  a  un  trait  positif  : 
dans  le  vide,  il  est  satisfait.  M.  Puech,  lui. 


104  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

se  bat  les  flancs  pour  arriver  au  bout  de 
son  cours.  Il  a  l'air  professeur  malgré  lui, 
comme  Sganarelle  était  médecin.  11  est  le 
néant,  mais  il  le  sait;  il  se  désespère,  ayant 
hâte  de  s'enfuir.  Tandis  que  M.  Martha  est 
enchanté,  et  le  sourire  des  belles  âmes, 
contentes  de  leurs  bonnes  œuvres,  fleurit 
sur  ses  lèvres.  Le  banal  est  son  élément; 
le  poncif  lui  suffit;  dans  le  mot  creux,  il 
voit  une  trouvaille.  Et  je  ne  dis  pas  qu'il 
est  fier,  mais  il  est  béat  de  sa  stérilité. 

Tout  ce  qui  tombe  de  sa  bouche  est  aussi 
prévu  que  ses  gestes  pour  s'installer.  11  ne 
peut  pas  prononcer  œuvre  sans  dire  considé- 
rable, émotion  sans  dire  profonde;  fierté 
sans  dire  légitime.  Dès  qu'il  commence  une 
phrase,  mentalement,  par  dérision,  amusez- 
vous  à  la  finir  :  à  tous  coups,  vous  tombe- 
rez juste.  Dans  les  minutes  graves,  il  parle 
comme  un  sous-préfet  sur  la  tombe  d'un 
capitaine  de  gendarmerie.  Dans  les  moments 
de  détente,  comme  un  député  au  mariage 
d'un  sous-préfet. 

Mais  ceci  n'est  encore  que  son  talent  spé- 
cial de  l'expression.  Si  les  mots  exacts  n'ar- 


MESSIEURS  PUECH  ET  MARTHA       105 

rivent  pas  à  la  surface  de  son  cerveau,  il 
pourrait  par  ses  à  peu  près  indiquer  qu'au 
moins  il  a  des  pensées...  profondes.  Lais- 
sons donc  la  forme,  cherchons  le  fond. 
M.  Martha  traite  de  Tite-Live.  Il  explique 
que  Tite-Live  s'est  trouvé  en  face  de  cer- 
taines légendes  populaires.  Et  voici  là- 
dessus  ce  que  sa  pensée  créatrice  élabore  : 

—  Messieurs,  ce  sont  ces  légendes,  ces 
légendes-là,  ces  légendes  contre  lesquelles 
personne  n'a  le  courage  de  s'inscrire  en 
faux,  ces  légendes  respectées  par  tous,  ce 
sont,  dis-je,  ces  légendes,  que  Tite-Live  à 
son  tour  n'ose  pas  toucher.  Or,  si  l'on  y 
regarde  de  près,  j'entends  si  Ton  veut  être 
équitable,  si  vraiment  on  entreprend  un 
examen  consciencieux,  un  examen  qui  soit 
à  la  fois  impartial  et  critique,  —  on  voit, 
et  si  on  ne  voit  pas,  on  devine,  dans  tous 
les  cas,  on  comprend  que  Tite-Live  ne  fut 
nullement  dupe  de  ces  légendes-là. 

M.  Martha,  tout  aise  de  sa  tirade,  se 
laisse  aller  :  il  se  renverse.  Puis  il  reprend  : 

—  Devant  ces  légendes,  que  s'est  donc 
dit  Tite-Live?...  Car  ce  qu'il  nous  a  dit 


106  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

n*est  pas  tout  ce  qu'il  s'est  dit!  Que  s'est 
donc  dit  Tite-Live  ?  Il  aurait  pu  se  dire  : 
«  Je  suis  un  historien,  et  au  nom  de  l'his- 
toire... »  Non  !  11  ne  se  l'est  pas  dit!  Mes- 
sieurs, il  semble,  —  autant  qu'on  puisse  le 
dire,  puisque  lui-même  ne  l'a  pas  dit,  —  il 
semble  qu'il  se  soit  dit  ceci  :  «  Oh  !  que 
c'est  singulier!...  J'ai  devant  moi  des  lé- 
gendes, des  légendes  dont  quelques-unes 
sont  puériles,  des  légendes  vraiment  enfan- 
tines, des  légendes...  enfin,  je  dis  bien,  pué- 
riles. Et  tous  mes  concitoyens  y  sont  atta- 
chés ;  tous  semblent  y  croire,  ils  les  aiment; 
bien  mieux,  ils  les  respectent;  bien  plus, 
ils  les  défendent,  c'est-à-dire  qu'ils  me  dé- 
fendent à  moi,  à  moi  Tite-Live,  à  moi  his- 
torien, à  moi  qui  veux  faire  œuvre  impar- 
tiale, de  dire  précisément  qu'elles  ne  sont 
rien,  ou  pas  grand'chose,  sinon  des  lé- 
gendes. Ceci,  en  vérité,  est  extrêmement 
singulier.  Ceci  est  même  si  singulier  que 
ceci  est  mystérieux.  Bref,  il  y  a  obscurité. 
Donc  il  doit  y  avoir  doute.  Je  suis  en  pré- 
sence de  choses  qu'il  faut  tirer  au  clair.  En 
sorte  qu'il  convient   de    peser,   et   pesant 


MESSIEURS  PUECH  ET  MARTHA  107 

de  comparer,  et  après  avoir  comparé,  de 
prendre  garde.  » 

M.  Martha  sourit,  content  de  ce  long  ef- 
fort, ainsi  que  de  l'heureux  développement 
de  son  esprit.  Et  il  conclut  : 

—  Voici,  Messieurs,  ce  que  s'est  dit  Tite- 
Live! 

Et  voici  comment  le  dit  M.  Martha  ! 

Pour  l'amour  de  Dieu,  puisse  cet  extrait 
de  cours  vous  suffire!...  Je  pourrais  en 
donner  six  colonnes,  vous  n'auriez  rien 
de  plus;  il  n'est  que  cela;  pendant  une 
heure,  pendant  toutes  les  heures  où  il  parle, 
le  voilà  !  11  existe  encore  moins  que  M.  Mi- 
chaut,  moins  que  M.  Puech.  On  ne  peut 
même  pas  le  discuter.  On  ne  peut  que  l'ap- 
porter sur  la  scène,  tirer  les  ficelles  et  dire  : 
«  C'est  tout.  » 

Au  bout  de  la  table  de  M.  Martha,  il  y 
a  un  robinet  et  une  petite  cuvette.  Tandis 
qu'il  parle,  on  devrait  faire  couler  le  robi- 
net. Le  bruit  de  l'eau  monotone,  fuyante  et 
insaisissable,  se  confondrait  avec  celui  du 
Maître. 


VII 


MONSIEUR   GUSTAVE  3IICHAUT,  ^ 

COMMIS  AUX   FICHES  ] 

1 


Allez,  cuistre  fieffé!... 

Molière. 
(Bourgeois  Gentilhomme,  II.  3.] 


Je  suis  bien  content  d'arriver  à  M.  Mi- 
chaut,  quoique  je  l'aie  gardé  pour  la  fin, 
comme  un  dessert.  M.  Michaut  représente 
un  cas  passionnant.  D'abord,  c'est  un  excel- 
lent homme  :  tout  le  monde  le  dit,  amis, 
élèves.  Il  suffit  que  vous  demandiez  : 

—  Est-ce  un  maître  qui  compte? 

On  se  précipite  sur  vous  et  on  chuchote  : 

—  Ne  parlez  pas  de  cela,  Monsieur,  il  est 
si  bon  ! 

Ensuite,  il  symbolise  l'efîort  nouveau  de 
la  Sorbonne  littéraire.  Là,  je  m'arrête,  et 
sollicite  votre  attention. 

Je  vous  ai  fait  entendre  MM.  Pucch  et 


dl2  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

Martha.  Vous  êtes  affligés,  n'est-ce  pas,  de 
leur  rhétorique  ?  Eh  bien,  un  homme,  que 
j'appellerai  «  le  rénovateur  des  lettres  »  à  la 
Sorbonne,  a  éprouvé  cet  état  pénible,  voici 
déjà  quelque  quinze  ans.  Aussitôt,  par  haine 
d'un  enseignement  oratoire  et  superficiel, 
voulant  en  cela  suivre  le  mouvement  prodi- 
gieux donné  aux  sciences  historiques  par 
M.  Aulard  et  M.  Seignobos,  il  a  créé  les 
études  littéraires  scientifiques.  Ne  froncez  pas 
les  sourcils  :  les  belles  choses  ne  sont  pas  tou- 
jours tout  de  suite  accessibles.  M.  Lanson, 
car  il  s'agit  de  M.  Lanson  —  (vous  pouvez 
rester  couvert)  —  a  fondé  le  «  Laboratoire 
des  Lettres  »,  dans  lequel  on  dépouille  ob- 
jectivement, on  compile  scientifiquement,  et 
on  se  défend  surtout  de  penser  personnelle- 
ment. On  travaille,  comme  pour  l'Histoire, 
parmi  des  casiers  de  fiches.  La  Fontaine, 
par  exemple,  a  écrit  une  fable  qui  s'appelle 
L'Ivrogne  et  sa  Femme.  Avant  de  la  lire,  on 
se  précipite  sur  toutes  les  fiches  ayant  trait 
aux  ivrognes  connus,  passés  ou  présents. 
On  établit  par  une  statistique  le  nombre 
de  fois  que  les  auteurs  français  ont  mis 


MONSIEUR  GUSTAVE  MICHAUT  113 

des  ivrognes  dans  leurs  œuvres  depuis  le 
XII*'  siècle.  On  montre  par  une  courbe  la 
progression  ou  la  de'croissance  de  l'emploi 
du  type.  On  déduit  par  une  note  que  tout 
compte  fait,  après  avoir  bien  établi,  pesé, 
vérifié,  considéré,  il  faut  peut-être  se  garder 
de  déduire.  Et  enfin  on  démontre  par  le  tout 
qu'on  est  un  cuistre.  Après  quoi, -on  lit  la 
fable. 

Je  vis  bien  des  fois  M.  Lanson  qui  fut 
mon  maître  (et  je  le  remercie  au  passage, 
car  il  a  aiguisé  en  moi  le  sens  du  comique), 
—  je  vis  bien  des  fois  M.  Lanson  travailler 
de  cette  forte  manière. 

Il  avait  fait  une  autre  découverte  que  je 
tiens  à  dire.  (Ne  vous  impatientez  pas  si  j'ai 
lâché  M.  Michaut:  M.  Michaut  ne  s'explique 
que  par  M.  Lanson.  Il  faut  remonter  aux 
sources;  c'est  la  méthode  scientifique). 
Donc,  M.  Lanson  avait  découvert  un  rythme 
chez  les  grands  écrivains.  Ayant  l'àme 
généreuse,  il  associait  les  étudiants  à  ses 
trouvailles,  je  veux  dire  qu'il  aimait  à  les 
voir  trouver  ce  qu'il  publiait  ensuite.  Nous 
préparions  nos  licences  et  ses  livres. 


114  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

Était-ce  à  moi,  par  exemple,  d'établir  le 
rythme  de  Pascal?  J'ouvrais  la  première 
Provinciale, 

«  Monsieur,  nous  étions  bien  abusés^  dit 
l'auteur.  Je  ne  suis  détrompé  que  d'hier.  » 

Que  voyez- vous  dans  ces  deux  phrases?... 
Rien,  parce  que  vous  êtes  des  profanes, 
tandis  que  moi  qui  ai  travaillé  avec  M.  Dia- 
foir...  pardon,  avec  M.  Lanson,  j'ai  la  joie 
de  savoir  que  ces  deux  phrases  peuvent 
s'écrire  scientifiquement  comme  suit  : 

2  —  1  —  2  —  1—3 
1—1   —  1—3  —  1—2 

Ouvrez  maintenant  les  Pensées  :  faites  un 
nouveau  barôme.  Ouvrez  le  Discours  sur  les 
passions  de  l'amour:  encore  un  barôme.  Et 
quand  vous  avez  les  trois,  comparez,  et 
concluez...  si  vous  trouvez  à  conclure.  Car 
si  vous  ne  trouvez  pas,  n'importe  :  en  soi, 
cet  établissement  est  passionnant  ;  c'est 
de  la  science  !  Aujourd'hui,  vous  n'en  dé- 
duirez rien.  Vos  petits-enfants,  peut-être, 
y  découvriront  quelque  chose.  C'est  un  tra- 
vail lansonien  qui  doit  être  fait. 


MONSIEUR  GUSTAVE  MICHAUT  llo 

Seulement,  ce  genre  d'études  exige  de 
jeunes  esprits  de  tout  repos,  sans  personna- 
lité inutile,  ni  précocité  dangereuse. 

—  Vous  êtes  mes  équipes  de  travailleurs, 
disait  toujours  M.  Lanson,  avec  un  dandi- 
nement d'ours,  en  sa  bonne  langue  pâteuse. 

Il  lui  fallait  pour  l'aider  des  étudiants  et 
des  professeurs  sûrs,  qui  consentissent,  en 
une  étude  dite  littéraire,  à  n'exprimer  ni 
leurs  goûts  ni  leurs  avis  :  faiblesses  subjec- 
tives, donc  incompatibles  avec  la  Science 
des  lettres,  dans  cette  maison  du  Haut  En- 
seignement. De  là  à  ne  s'assurer  le  concours 
que  d'hommes  incapables,  littérairement, 
d'une  idée  à  eux,  il  n'y  avait  qu*un  pas  : 
M.  Lanson  le  franchit  avec  allégresse.  Et 
maintenant,  vous  êtes  à  même  de  com- 
prendre M.  Michaut. 

Cet  homme  excellent,  qui  aurait  pu  être 
un  grand  épicier  plein  d'ordre,  un  huissier- 
audiencier  attentif,  un  fonctionnaire  distin- 
gué, qui  aurait  pu  faire  figure  dans  une 
trentaine  d'éminentes  professions,  le  hasard 
a  voulu  qu'il  tombât  dans  la  science  uni- 
versitaire !  Il  y  est  devenu  ce  qu'il  pouvait 


116  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

être,  un  manœuvre  de  M.  Lanson,  un  com- 
mis aux  fiches,  qui  dépouille,  recense, 
énumère,  qui  fait  des  listes  de  noms,  des 
comparaisons  de  dates,  des  notes  sur  des 
sources,  des  tables  sur  des  notes  et  des  ta- 
bleaux avec  des  dates,  occupant  à  la  grande 
surprise  de  tous  ceux  qui  n'ont  jamais  en- 
tendu parler  de  lui,  une  chaire  de  Littéra- 
ture française  à  la  grande  Université  de 
Paris,  cette  lumière  du  monde. 

Avant  lui,  à  sa  place,  on  pouvait  ad- 
mirel*  Un  M.  Mornet,  qui,  depuis,  s'est  con- 
sacré aux  seuls  cours  privés.  Il  était  de  la 
même  école,  en  bouiïe.  Car  celui-là  dor- 
mait debout,  s'assommant  lui-même.  Cha- 
cune de  ses  phrases  semblait  une  chute.  Il 
avait  l'air  de  chevaucher  sur  cette  vieille 
ânesse  qu'est  la  Sorbonne.  La  bête  somno- 
lait comme  lui.  Lui  divaguait  à  mi-voix,  à 
propos  de  ce  qu'il  avait  colligé,  compilé, 
empilé.  Puis  soudain,  tous  deux  se  cognaient 
contre  un  mur  dans  la  nuit,  et  s'aplatissant 
le  nez,  il  terminait  une  période  dans  un 
hoquet.  C'était  un  beau  spectacle  d'esprit 
français. 


MONSIEUR  GUSTAVE  MICHAUT  li7 

M.  Michaut  joue  une  autre  farce,  qui  n'est 
pas  supérieure.  Je  n'indique  point  par  là 
que  d'autres  pourraient  faire  son  cours  tel 
qu'il  le  fait.  Il  est  inégalable  dans  le  genre  : 
M.  Lanson  peut  être  fier  de  son  élève. 
Mais  je  dis  que  M.  Mornet  laisse  un  sou- 
venir impérissable  aussi.  Et  cela  est  im- 
portant pour  les  destinées  de  la  comédie  en 
France. 

M.  Gustave  Michaut  parle  devant  un  am- 
phithéâtre bondé.  Ce  succès  vient  du  sujet, 
non  qu'il  traite  (il  n'a  pas  à  «  traiter  «  un 
sujet  :  ce  ne  serait  pas  scientifique),  mais 
qu'il  annonce  :  Molière!...  Quel  est  le  Fran- 
çais qui  n'aime  pas  entendre  parler  de  ce 
grand  homme?  Donc,  on  vient,  on  se  tasse, 
on  attend,  et...  M.  Michaut  paraît.  A  sa  vue, 
quelques  vieilles  demoiselles  applaudissent 
avec  piété.  Mais,  pour  paraître  indépendant, 
cet  excellent  homme  de  laboratoire  litté- 
raire commence  par  «  Messieurs  »,  sans 
plus.  Quelle  imprudence!  Je  suis  là,  moi, 
parmi  les  messieurs,  je  guette  M.  Michaut, 
et  c'est  à  moi  qu'il  s'adresse,  alors  qu'il  y  a 
de  si  bonnes  âmes  du  sexe  féminin!... 


118  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

Il  s'adosse  à  son  fauteuil,  la  mine  satis- 
faite. Il  est  carré  d'épaules.  Il  a  une  forte 
tête.  Vêtu  de  noir,  noir  de  cheveux,  noir 
de  barbe,  et  l'œil  noir,  il  a  Tair  de  sortir 
d'une  échoppe,  oii  il  aurait  ressemelé  des 
chaussures.  Il  passe  à  un  autre  genre  de 
fantaisie  :  il  va  étudier  Molière...  Ah!... 
Sans  doute  a-t-il  sur  ce  génie  comique  des 
aperçus  remarquables  par  leur  vie  et  leur 
verve.  Regardons.  Ecoutons. 

M.  Michaut  joint  les  mains,  et  le  voilà 
parti  d'une  voix  où  roulent  les  r,  oii  sifflent 
les  s,  d'une  voix  de  fausset,  qui  devient 
une  voix  de  poitrine,  pour  ensuite  se  faire 
flûtée,  puis  grassouillette  et  toute  précieuse, 
une  voix  drôle,  irrésistible,  qui,  tout  de 
suite,  fait  songer  à  Mascarille  ou  à  M.  de 
Pourceaugnac  joué  par  quelque  acteur  de 
province.  Oui,  oui,  c'est  bien  un  cours  sur 
Molière  ! 

M.  Michaut,  pourtant,  n'a  pas  l'air  de 
vouloir  parler  tout  de  suite  des  Comédies 
du  grand  homme.  A-t-on  de  lui  d'autres 
œuvres?  Il  ne  semble  pas.  Mais  M.  Michaut 
veut  commencer  par  le  commencement.  De 


MONSIEUR  GUSTAVE  MICHAUX  419 

même  que  pour  vous  entretenir  scientifi- 
quement de  M.  Michaut,  j'ai  dû  vous  expli- 
quer d'abord  ce  qu'était  M.  Lanson,  de 
même,  avant  de  se  permettre  de  toucher  à 
Molière  en  1921,  il  convient  que  M.  Mi- 
chaut énumère  tout  ce  qu'on  a  pu  dire  de 
lui  dans  toutes  les  Universités  de  France 
et  de  Navarre,  ainsi  que  dans  tous  les 
livres  de  littérature  universitaire,  depuis 
trois  cents  ans  :  cela  est  juste.  —  Exemple  : 
Molière  est  né  à  Paris.  Eh  bien,  une  ques- 
tion se  pose.  Son  talent  se  ressent-il  de 
cette  naissance?  Oui,  ont  dit  les  uns.  Pouh  ! 
ont  dit  les  autres.  Peut-être,  conclut  M.  Mi- 
chaut en  1921.  —  Molière  vécut  de  onze  à 
quatorze  ans  avec  une  belle-mère.  Est-ce  la 
raison  pourquoi  il  n'y  a  pas  de  mères  dans 
son  théâtre?  Certes!  ont  dit  ceux-ci.  Bah! 
ont  dit  ceux-là.  Qui  sait?  conclut  M.  Mi- 
chaut en  1921.  —  De  sa  mère  tenait-il  une 
santé  délicate?  Des  contemporains  l'af- 
firment. Dans  la  suite  on  le  nie.  C'est  pos- 
sible, mais  pas  sûr,  conclut  M.  Michaut  en 
1921.  —  Certains  prétendent  que  son  père, 
•  ce   fut    Harpagon,    sa    belle-mère    Béline. 


120  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

M.  Michaut  se  renverse  encore  et  prononce 
sur  un  ton  sucré,  sur  un  ton  satisfait,  sur 
un  ton  de  petit  marquis  en  train  de  minau- 
der avec  une  précieuse,  dans  sa  ruelle,  au 
fond  du  Limousin  :  «  Tout  compte  fait,  cela 
n'est  pas  prouvé.  »  —  Vive  la  science  litté- 
raire ! 

A  vrai  dire,  ce  petit  jeu  peut  continuer 
quinze  ans;  car  pourquoi  arrêter  le  défilé 
si  agréable  de  ces  abracadabrantes  consta- 
tations? Dès  que  M.  Michaut  tient  une  date 
(les  dates,  que  c'est  passionnant!),  il  en 
propose  dix,  les  pèse  toutes,  et  s'en  remet 
au  jugement  de  l'auditoire.  Dès  que  M.  Mi- 
chaut remonte  à  une  source  (ah  1  les 
sources  !  seul  un  savant  littéraire  sait 
comme  il  faut  remonter  aux  sources  1),  — 
aussitôt  il  en  trouve  une  dizaine,  les  com- 
pare et  aboutit  encore  à  cette  conclusion 
enivrante  qu'il  n'y  a  rien  à  conclure.  Après 
quoi,  comme  l'année  s'avance,  et  que  les 
étudiantes  Scandinaves  ou  que  les  étudiants 
yougo-slaves  n'ont  encore  rien  pu  cueillir 
de  certain  pour  remporter  dans  leurs  pa- 
tries, M.  Michaut  consent  à  aborder  les  Co- 


MONSIEUR  GUSTAVE  MIGHAUT  121 

médies  mêmes  de  Molière...  Dieu  !  serait-ce 
possible?...  Chacun  pâlit  et  se  cale  sur  son 
banc.  M.  Michaut  va-t-il  faire  une  lecture? 
Ah  I  que  ce  serait  émouvant  !  Car,  on  sent 
bien  qu'il  a  du  feu,  de  la  sensibilité,  de  la 
hardiesse  dans  l'esprit.  Mais...  patience!... 
11  ne  va  pas  lire  encore  ;  il  ne  peut  pas  lire 
encore!...  D'abord  des  faits,  d'abord  des 
dates,  d'abord  des  titres,  et  la  recherche  si 
importante  des  origines,  et  la  question  pri- 
mordiale d'établir  si  chaque  pièce  est  bien 
de  Molière,  j'entends  par  quoi  il  fut  ins- 
piré, et  surtout  par  quoi  il  ne  le  fut  pas! 
Tout  cela  dans  une  forme,  certainement 
scientifique,  car  chaque  fin  de  phrase  y 
paraît...  du  Delille...  en  prose!  Je  ne  puis 
même  pas  traduire  ici  l'essentiel  d'un  cours 
de  l'excellent  ^I.  Michaut  :  nous  sommes 
dans  le  domaine  des  impondérables,  et  les 
mathématiques  seules  peuvent  par  un  cer- 
tain chiffre  marquant  l'inexistence,  en  don- 
ner une  idée.  On  entend  :  «  D'une  part... 
d'autre  part...  En  considérant  que...  Tel 
est  le  problème...  D'une  part...  Et  d'autre 
part...  » 


122  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

Enfin,  après  dix,  douze  leçons,  il  se  dé- 
cide tout  de  môme  à  essayer  —  oh  !  simple 
essai  !  —  de  lire  un  peu,  un  rien  de  Molière, 
du  Molière  en  vers,  vers  larges  et  puissants, 
qu'il  traduit  dans  une  prose  sorbonarde, 
impersonnelle  et  invertébrée,  la  seule  per- 
mise (souvenons-nous  de  M.  Lanson,  et  mé- 
fions-nous des  grâces  du  talent!) 

Pleurez  mes  tristes  yeux  !  En  dépit  de 
notre  attente,  même  en  dépit  de  la  science, 
quand  M.  Michaut  —  qui,  ne  l'oublions  pas, 
est  un  homme  excellent,  —  lit  ce  que  nous 
avons  de  plus  franchement  drôle  dans  notre 
littérature,  quand  il  le  lit  en  Sorbonne,  ce 
foyer  de  l'esprit,  devant  le  public  de  Paris, 
cette  lumière  du  monde,  —  personne  ja- 
mais, ni  vieux,  ni  jeunes,  ni  les  Asiatiques, 
ni  les  Européens,  personne  jamais  ne  songe 
à  prendre  même  un  air  qui  ressemble  à  de 
la  gaîté.  Il  lit  Molière,  et  personne  ne  rit!  .. 

Chut  !  ne  vous  indignez  pas  !  Quelqu'un 
de  haut  placé  m'a  fait  entendre  qu'ainsi 
M.  Michaut  élevait  le  comique  de  l'auteur 
jusqu'à  la  gravité  de  l'Étude...  Ceci  est 
troublant.   A   mon    tour   de   m'élever;    la 


MONSIEUR  GUSTAVE  MICHAUT  123 

langue    prosaïque    et   quotidienne    ne   me 
suffit  plus  ;  à  moi  les  Muses  1 

ENVOI 

Michaut,  Michaut  Gustave,  ô  cher  homme  de 
Puisque  ton  cours  ne  coûte  rien,     [bien, 
Je  n'irai  pas  voir  le  Doyen 
Pour  exiger  qu'il  me  rembourse. 

Mais...  je  t'en  prie,  au  nom  de  mes  concitoyens, 
Michaut,  évite-toi  la  course  ! 
Lis  chez  toi  Molière  à  ton  chien, 
Et  baigne-loi  dans  tes  sources  ! 


I 


VIII 

où  l'auteur, 

APRÈS  AVOIR   TRIOMPHÉ 

DE    TOUTES    LES    OBJECTIONS, 

TIRE    AVEC    RESPECT 

SA   RÉVÉRENCE    AU    LECTEUR 


Parbleu,  dit  le  meunier,  est  bien  fou  du  cerveau, 
Qui  prétend  contenter  tout  le  monde  et  son  père. 

(La  Fontaixb,  III,  1.) 


Dans  un  pays  spirituel  comme  le  nôtre, 
on  n'écrit  pas  ce  que  je  viens  d'écrire,  sans 
recevoir  sur-le-champ  cinquante  lettres  de 
louanges...  de  louanges  qui  portent  aux 
nues  des  professeurs  aussi  savants  et  des 
cours  aussi  précieux.  Les  plus  passionnées 
sont,  bien  entendu,  signées  par  des  esprits 
subtils  qui  n'ont  jamais  mis  les  pieds  à  la 
Sorbonne.  S'élevant  alors  au-dessus  des 
questions  particulières,  à  l'inverse  des  mal- 
heureux hypnotisés  par  leur  sujet,  ils 
traitent  avec  bonheur  de  l'idée  générale,  et 
ne  souffrent  pas  qu'on  attaque  la  Nation 
dans  son  patrimoine  le  plus  sacré. 

9 


128  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

—  Où  nous  menez-vous,  Monsieur?  disent- 
ils,  fort  indignés. 

Ils  s'étonnent  qu'on  trouve  tant  de  pé- 
dants là...  où  la  Société  les  fabrique!  Et  ils  r 
oublient  qu'un  pontife  n'est  le   plus  sou- 
vent  qu'un   imbécile...    couronné  par  ses 
semblables. 

Certains,   particulièrement  avertis,   sont*, 
choqués  du  «  peu  de  sérieux  »  d'une  farce. 
Ils  écrivent  d'un   style  morose  qu'ils  ont  1 
éclaté  de  rire  par  surprise,  mais  qu'ils  en 
ont  comme  une  honte.  j 

—  Est-ce  ainsi,  ô  Monsieur,  qu'on  doit  1 
parler  dés  hommes  d'étude!  . 

Je  réponds  :  j 

—  Quand  ils  n'étudient  rien,  bien  sûrl' 
Ces  gens-là  écrivent  sur  leur  porte  :  «  Labo-  \ 
ratoire  »,  mais  sont  des  farceurs,  et  c'est  ce  j 
que  je  tenais  à  indiquer.  Croyez-vous  que  \ 
la  préparation  de  leur  cours  leur  use  le  J 
cervelet?  Prenez  M.  Martha,  si  habitué  à  ; 
parler  pour  ne  rien  dire.  Il  se  laisse  porter  j 
par  ses  dons,  cet  homme.  Que  pourrait-il  \ 
étudier?  —  M.  Michaut  arrive  de  chez  lui; 
avec  quelques   extraits   de   bouquins    mé-i 


ou  LAUTEUR,  APRÈS  AVOIR  TRIOMPHÉ...       129 

diocres,  desquels  il  refera  un  médiocre  bou- 
quin d'extraits.  —  M.  Aulard,  depuis  1888, 
date  à  laquelle  la  Ville  de  Paris  l'a  pourvu, 
débite  tous  les  huit  jours,  dans  sa  chaire 
de  la  Révolution,  son  refrain  bien-aimé  : 
«  Laïque...  Républicain...  Républicain... 
Laïque...  «  —  M.  Basch  s'en  vient  à  la  Sor- 
bonne  comme  aux  réunions  de  la  Ligue  des 
Droits  de  l'Homme,  fort  de  son  acquis,  de 
son  verbe  et  de  son  cynisme.  Enfin,  Sei- 
gnobos  partant  pour  son  cours,  saisit  au 
hasard  quelques  paperasses  sur  sa  table, 
les  jette  en  ricanant  dans  sa  serviette,  et 
s'il  s'y  môle  la  note  du  fumiste  ou  la  feuille 
des  contributions,  il  éprouve  un  diabolique 
plaisir  à  puiser  là  des  chiffres,  qu'il  sert  en 
bredouillant  à  ses  auditeurs,  parmi  ceux 
du  recensement  des  notaires  ou  des  vers  à 
soie.  C'est  ce  qu'on  appelle  le  Haut  Enseigne- 
ment  Supérieur!  Que  ceux  qui  l'admirent 
lui  composent  des  litanies.  Moi  je  fais  ce 
que  je  sens,  qui  s'appelle  un  pamphlet. 

—  Bon  !  Très  bien  !  Soit!  J'admets!  m'é- 
crit un  inspecteur  d'Académie.  Mais  pour 
que  ce  pamphlet  ait  une  portée,  il  eût  fallu, 


130  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

Monsieur,  que  vous  étudiassiez  ces  Maîtres 
non  du  dehors,  mdiis  du  dedans. 

—  Et  s'il  n'y  a  rien  dedans  ? 

—  Vous  n'êtes  pas  sérieux  ! 

—  C'est  la  trentième  fois  qu'on  me  le 
dit,  après  que  je  l'ai  eu  dit  moi-même;  car 
j'ai  bien  annoncé  que  n'ayant  pour  moi  que 
mes  yeux  et  mes  oreilles,  je  ne  pourrais 
prendre  ces  Messieurs  que  tels  qu'ils  sont, 
et  non  tels  qu'ils  voudraient  paraître. 

Là-dessus,  nouvel  assaut.  Je  ne  suis 
qu'un  caricaturiste  !  Et  c'est  pitié,  là  où  il 
faudrait  un  critique!  Je  dénonce  des  gestes. 
Je  répète  des  mots.  Qu'est-ce  que  cela? 
a  Phénomènes  extérieurs  !  »  dit  la  Science. 
Rien  de  profond.  Rien  de  creusé.  Rien  de 
disséqué.  Simple  peinture.  Aucun  argu- 
ment. Pas  de  discussion.  Où  sont  mes  notes, 
mes  fiches,  mes  tableaux,  mes  barèmes?... 

On  me  parle  comme  à  un  accusé.  J'écoute 
poliment  et  réponds  timidement  : 

—  Mes  bons  Messieurs,  votre  remarque 
est  juste.  Tous  les  hommes  de  science,  d'é- 
tude et  de  laboratoire,  toutes  les  âmes  cul- 
tivées, pondérées  et  sérieuses,  tous  ceux 


ou  L'AUTEUR,  APRÈS  AVOIR  TRIOMPHÉ...       131 

qui  prennent  leur  tête  dans  leurs  mains 
pour  penser,  et  mettent  la  main  sur  leur 
cœur  pour  parler,  ont  droit  en  effet,  sur 
cette  noble  question,  à  autre  chose  qu'une 
farce. 

En  conséquence,  je  nourris  pour  eux  le 
projet  d'une  Edition  savante  et  critique  de 
ce  petit  livre,  augmentée  de  gloses,  de 
commentaires  et  de  tables. 

On  y  verra  le  texte  réduit  à  deux  lignes 
par  page,  mais  le  reste  sera  très  agréable- 
ment rempli  par  des  références  dans  le 
genre  de  celle-ci. 

—  Quandj'écrirai  par  exemple  :  (page  11 3) 
«  M.  Lanson  a  découvert  un  rythme  chez 
les  grands  écrivains  »,  —  là,  je  m'inter- 
romprai, et  je  mettrai  une  note  importante, 
où  j'étudierai  (dans  un  caractère  d'impri- 
merie minuscule  pour  mieux  forcer  l'at- 
tention), le  rythme  de  M.  Lanson  lui- 
même.  Car,  ayant  constitué,  au  cours  de 
nombreuses  années,  un  casier  de  fiches 
lansonien,  c'est-à-dire  ayant  scientifique- 
ment étudié  chaque  œuvre  de  M.  Lanson, 
je   crois    avoir   fait   quelques   découvertes 


132  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNÈ 

marquantes.  J'ai,  par  exemple,  additionné 
les  syllabes  de  la  plupart  de  ses  phrases 
écrites,  et  j'ai  trouvé,  pour  le  début  d'un 
de  ses  meilleurs  livres,  dont  je  ne  puis  ici 
donner  le  titre,  dans  une  édition  simple,  à 
l'usage  de  lecteurs  superficiels,  —  j'ai,  dis- 
je,  trouvé  :  122  —  34  —  70. 

Or,  me  livrant  au  même  émouvant  tra- 
vail pour  certains  grands  auteurs  du  xvii^, 
n'ai-je  pas  découvert  que  le  début  du  ser- 
mon de  Bossu  et  sur  La  nécessité  des  souf- 
frances pouvait  arithmétiquement  être  fi- 
guré par  ces  trois  chiiTres  :  122  —  34  —  72. 
Il  y  a  là,  entre  M.  Lanson  et  Bossuet,  une 
similitude  troublante  que  mon  étude  seule 
pouvait  établir. 

Ce  n'est  pas  tout. 

Etudiant  en  1919  un  chapitre  de  la  Litté- 
rature française  du  môme  M.  Lanson,  j'ai 
obtenu  :  60  —  115  —  110  —  14.  Et  en  mars 
dernier,  je  suis  tombé,  à  force  de  recher- 
ches, sur  une  gamme  à  peu  près  sem- 
blable dans  le  chapitre  VII  de  Robinson 
Crusoé,  traduction  Petrus  Borel  ;  à  savoir  : 
59  __  15  _  110  —  15. 


ou  L'AUTEUR,  APRÈS  AVOIR  TRIOMPHÉ...       133 

De  tout  cela  il  résulte  qu'il  y  aurait  à 
faire  pour  un  étudiant  particulièrement  vif 
d'esprit,  un  joli  travail,  intitulé  :  «  De  l'in- 
fiuence  de  Bossuet  et  de  Daniel  de  Foë  sur 
les  gammes  littéraires  de  M.  Lanson,  consi- 
déré du  point  de  vue  scientifique.  »  Et  s'il 
est  permis  d'attendre  d'une  étude  de  ce 
genre  un  élargissement  de  la  Démocratie, 
l'édition  Savante  et  Critique  de  ce  livre  me 
causera  une  fierté  légitime  (le  rythme  de 
cette  dernière  phrase  est  emprunté  à 
M.  Martha). 

Au  surplus,  dans  cette  édition  spéciale, 
je  proposerai  le  remplacement  de  certains 
textes  que  M.  Aulard  a  tirés  des  Archives, 
par  d'autres  textes  apocryphes  et  spéciale- 
ment faussés  par  moi.  Ce  travail,  sur  la 
seule  question  de  savoir  si  Napoléon  était 
franc-maçon,  ne  comptera  pas  moins  de 
cent  trente-sept  pages,  de  quatre-vingt-deux 
lignes  chacune. 

Enfin,  j'étudierai  longuement  les  liens 
possibles  à  établir  entre  les  pensées  suc- 
cessives de  M.  Seignobos.  Il  y  a  là  un 
problème  qu'on  ne  peut  espérer  résoudre 


134  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

scientifiquement  qu'en  établissant  encore 
un  jeu  complet  de  fiches.  Sur  chacune,  on 
portera  une  phrase  de  l'éminent  historien. 
On  établira  deux  à  trois  mille  fiches.  On  les 
mettra  toutes  dans  un  chapeau,  un  vaste 
chapeau,  celui,  par  exemple,  de  M.  Mi- 
chaut,  qui  a  une  forte  tête.  On  tirera;  on 
transcrira;  on  obtiendra  un  premier  texte. 
On  recommencera;  on  établira  un  second 
texte.  On  comparera  les  deux.  Après  quoi, 
on  demandera  une  conclusion  esthétique  à 
M.  Victor  Basch. 

Voici  quelques  aperçus  de  ce  que  sera 
mon  édition  nouvelle,  digne  celle-là,  j'es- 
père, de  contenter  les  esprits  pensifs,  à  qui 
ne  peut  pas  convenir  une  étude  simple- 
ment humaine,  sans  annotations,  interpré- 
tations ni  explications.  Je  me  permettrai 
seulement  de  conserver  à  l'ouvrage  le 
même  titre,  afin  que  les  fiches  qu'on  a  pu 
établir  sur  moi,  ou  à  la  Sorbonne,  ou  rue 
Cadet,  ne  soient  pas  inutilisables. 

Et  maintenant  que  j'ai  satisfait  les  lec- 
teurs sérieux,  je  me  tourne  vers  les  lecteurs 


ou  L'AUTEUR,  APRÈS  AVOIR  TRIOMPHÉ...       13o 

sensibles,  car  ceux-là  aussi  ont  un  grief,  et 
il  est  grave. 

Ceux-là  penchent  la  tête.  Ils  me  re- 
gardent de  côté,  l'air  douloureux.  Parmi 
ceux-là,  il  y  a  beaucoup  d'hommes  faibles 
et  de  femmes  charmantes.  Ils  me  lisent 
et  ils  soupirent.  Ils  aimeraient  m'aimer 
plus  qu'ils  ne  m'aiment.  Ils  sont  dolents, 
inquiets,  généreux.  Je  les  connais;  je  les 
reconnais.  Je  les  entends  gémir  à  chacun 
de  mes  livres.  Ce  sont  des  gens  fort  bien 
et  touchants;  une  bonne  fois,  je  voudrais 
que  nous  causions  ensemble. 

Madame,  n'ayez  pas  peur,  prenez  ce  fau- 
teuil. Vous,  Monsieur,  mettez-vous  près  de 
Madame.  Et  carrément,  dites-moi  de  quoi 
vous  m'en  voulez... 

C'est  cela?...  Je  le  savais!... 

Ainsi,  vous  souffrez  que  j'aie  écrit  une 
Farce  sur  la  vénérée  Sorbonne,  où  pendant 
cent  pages,  j'ai  ri  de  maîtres  ridicules? 
Vous  êtes  bons,  vous  êtes  patriotes,  l'huma- 
nité vous  semble  encore  plus  pitoyable  que 
comique,  et  vous  éprouvez  de  ce  que  j'ai 
fait  une  gêne  et  un  remords.  Votre  sensi- 


l36  LA  FARCE  DÉ  LA  SORBONNÈ 

bilité  s'émeut.  Une  voix  grave  chante  en 
vous.  Et  tout  à  coup,  avec  le  naturel  des 
âmes  sincères,  vous  vous  écriez  : 

—  Quoi  !...  A  côté  de  ces  fantoches,  n'y 
a-t-il  pas  de  bons  maîtres  qu'il  convient  de 
louer? 

Madame,  Monsieur...  d'abord,  vous  ne 
sauriez  croire  comme  la  question  ainsi  posée, 
avec  ce  frémissement,  me  trouble  et  me 
confond...  Votre  cœur  vous  inspire  bien,  car 
il  a  touché  juste.  Oui,  je  le  confesse,  à  la 
Sorbonne,  comme  partout  ailleurs,  il  y  a  de 
belles  âmes,  et  si  elles  se  cachent,  c'est  pré- 
cisément à  l'observateur  de  les  découvrir. 
Hélas,  Berquin  n'est  plus  !...  Le  tort  d'un 
livre  comme  celui-ci,  —  qui  malheureuse- 
ment est  achevé,  —  c'est  de  ne  montrer  que 
des  cuistres,  sous  prétexte  que  ce  sont  les 
cuistres  qui  se  montrent.  La  Science,  que 
nous  ne  devons  jamais  perdre  de  vue  en 
Littérature,  nous  assure  de  la  nécessité  d'al- 
ler regarder  derrière  les  apparences.  Si 
M.  Basch  se  trémousse  devant  un  amphi- 
théâtre bondé,  ce  n'est  pas  là  une  des  ma- 
nifestations  importantes   de  la   Sorbonne. 


ou  L'AUTEUR,  APRÈS  AVOIR  TRIOMPHE...       137 

L'important,  c'est  raction  modeste  ;  l'im- 
portant, c'est  le  cours  de  M.  Bréhier  qui 
traite  des  stoïciens  pour  trois  élèves,  ou 
celui  de  M.  Pirro,  qui  joue  sur  un  piano  des 
airs  vénitiens  devant  sept  personnes.  L'in- 
fluence de  ces  deux  maîtres  peut  être  con- 
sidérable. Ils  parlent  dans  une  cave.  Méfions- 
nous  des  forces  souterraines  ! 

Bref,  vous  me  voyez  modeste,  presque 
grave,  en  tout  cas  convaincu,  et  je  voudrais, 
Monsieur,  faire  pour  Madame  et  vous,  le 
pendant  de  mon  Edition  Critique.  Je  pro- 
pose dans  quelques  semaines,  de  donner  de 
ma  Farce  ce  que  j'appellerai  une  Edition 

ROSE. 

Le  texte  ordinaire  y  serait  réduit;  j'indi- 
querais simplement  ce  que  je  viens  de  déve- 
lopper avec  complaisance,  et  je  ferais  suivre 
cette  satire,  certainement  excessive,  d'une 
seconde  partie  douce  et  agréable,  où  je  pré- 
senterais dans  un  style  exquis  les  figures 
suaves  et  malheureusement  inconnues  de 
notre  chère  Sorbonne.  Cette  Edition  rose 
pourrait  être  mise  entre  toutes  les  mains. 
On   la  vendrait,   j'espère,    au    Secrétariat 


138  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE  ^ 

même  de  la  Faculté,  ainsi  que  dans  toutes 
les  librairies  bien  pensantes. 
Et  on  y  verrait  : 

Primo  :  que  M.  Le  Breton,  professeur  de 
Littérature  française,  qui  étudie  les  Misé- 
rables depuis  vingt  ans,  commence  à  les 
connaître,  et  à  en  parler  avec  un  bon  sens 
qui  mérite  de  vraies  louanges.  Alléluia  ! 

Secundo  :  que  le  Docteur  Dumas,  profes- 
seur de  Psychologie  expérimentale,  est  un 
causeur  éblouissant,  doué  comme  si  la  fée 
de  la  conversation  avait  présidé  à  sa  venue 
en  ce  monde,  varié  autant  que  la  vie,  et 
spirituel  autant  que  la  France  (si  je  n'ose  pas 
dire  autant  que  le  reste  des  français,  c'est 
qu'il  a  des  collègues  qui  portent  ce  titre 
par  naissance  ou  naturalisation,  et  dont  j'ai 
fait  voir  la  bizarrerie  ou  la  pauvreté).  Par 
malheur,  le  Docteur  Dumas  fait  un  cours 
public,  qui  est  fermé.  Alléluia  ! 

Tertio  :  que  M.  Ghamard  est  léger,  mali- 
cieux, plein  de  finesse...  oh  !  je  vous  de- 
mande pardon...  ma  plume  vient  d'écrire 
une  insanité!...  M.  Ghamard  est,  au  con- 


ou  L'AUTEUR,  APRÈS  AVOIR  TRIOMPHÉ...       139 

traire,  le  plus  solennel,  le  plus  pesant,  le 
plus  vide  et  le  plus  inutile  des  professeurs. 
Mes  nouveaux  sentiments  d'indulgente  émo- 
tion m'égaraient.  Vous  ne  trouverez  pas  un 
étudiant  qui  ait  passé  à  la  Sorbonne  depuis 
un  quart  de  siècle,  et  qui  ne  prononce  ce 
nom  avec  colère  «  Ghamard  !  ».  Dès  qu'il 
aura  un  cours  public,  il  faudra  l'ajouter  à 
l'édition  courante.  Excusez-moi...  Je  vou- 
lais dire  :  tertio,  que  M.  Fougères  est  un 
artiste;  qu'il  sait  faire  revivre  la  Grèce... 
au  moins  dans  son  esprit,  car  il  est  bien  ti- 
mide et  bien  sauvage  pour  la  ressusciter 
vraiment  devant  des  auditeurs.  Il  ne  fait 
son  cours  public  que  les  yeux  baissés,  et 
il  a  hâte  d'être  seul...  avec,  à  la  rigueur, 
quelques  étudiants  cachés  derrière  une  cloi- 
son, s'ils  veulent  profiter  de  son  goût  qui 
est  le  plus  délicat,  et  de  son  érudition  qui 
est  infinie.  Alléluia  ! 

Quatrièmement,  que  M.  Gallois  enseigne 
la  géographie  avec  la  vie  et  la  passion  d'un 
voyageur  qui  aime  la  terre,  l'air  et  l'eau. 
Il  évoque;  il  peint;  il  est  fort,  il  s'impose. 
Celui-là  est  un  maître. 


140  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

Enfin,  on  verrait  que  M.  Reynier  est  le 
plus  aimable  et  le  plus  sensible  des  profes- 
seurs de  lettres;  et  que  M.  Schneider  est... 
le  plus  sensible  et...  le  plus  aimable  des 
professeurs  de  l'art...  que...  ah  î  on  lirait 
aussi  des  choses  très  bien  sur  M.  Brun- 
schvicg!  Là,  voulez-vous,  je  vais  m'étendre 
une  minute,  pour  vous  donner  mieux  le 
goût  de  mon  Edition  hose... 

M.  Brunschvicg  est  professeur  de  Philo- 
sophie Générale.  C'est  un  maître  inou- 
bliable. Si  je  me  permets  de  dire  sur  lui 
mon  sentiment  personnel,  ce  n'est  nulle- 
ment que  je  prétende  avoir  des  lumières  en 
philosophie,  mais  c'est  que  n'en  possédant 
aucune,  j'ai  pourtant  toujours  eu,  en  face 
de  ce  professeur,  la  môme  surprise,  et...  la 
môme  admiration  que  les  hommes  de  mon 
âge  les  plus  éclairés  sur  les  sujets  philoso- 
phiques. 

Voici.  Je  n'ai  jamais  compris  un  seul  mot 
de  ce  que  disait  M.  Brunschvicg,  môme  pas 
le  vocabulaire  le  plus  courant,  même  pas 
quand  il  dit  pain  ou  vin.  Gela  vient  de  ce 
qu'il  ne  saurait  dire  ces  mots  si  simples, 


ou  L'AUTECR,  APRÈS  AVOIR  TRIOMPHE...       141 

sans  les  accompagner,  avant  et  après,  d'au- 
tres mots  spécialement  philosophiques,  qui 
font  douter  du  sens  français  de  pain  ou  de 
V171.  L'effet  est  saisissant. 

M.  Brunschvicg  a  été  mon  professeur  au 
folâtre  Lycée  Henri  IV,  pendant  deux  lon- 
gues années.  Nous  nous  sommes  considérés 
l'un  et  l'autre  avec  sympathie  et  étonne- 
ment.  Je  l'écoutais,  et  je  n'entendais  rien 
que  des  sons.  Il  m'interrogeait,  et  il  n'en- 
tendait même  pas  des  sons.  Aussi,  décida- 
t-il  assez  vite,  dans  son  indulgence  qui  est 
la  plus  exquise,  de  me  laisser  tout  à  fait 
en  paix.  Je  concourais  avec  les  autres,  mais 
il  n'osait  jamais  me  classer.  Doux  et  sou- 
riant, il  disait  :  «  Monsieur  Benjamin,  n'est- 
ce  pas,  est  en  marge  de  la  philosophie...  » 
—  Il  n'avait  pour  moi  aucune  commisération 
méprisante,  mais  il  faisait  à  mon  égard  une 
constatation  objective. 

Une  nuit,  —  après  une  journée  où  je 
l'avais  considéré  avec  une  stupeur  particu- 
lièrement vive  (c'est  ce  jour-là,  je  crois, 
qu'il  traita  une  heure  entière  le  moi  du  toi 
en  soi),  —  une  nuit,  dis-je,  je  rêvai  de  lui. 


142  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

Il  m'apparut  moins  souriant  et  plus  pâle 
qu'à  l'ordinaire.  Nous  étions  dans  un  jar- 
din. La  lune  blêmissait  le  ciel.  M.  Brun- 
chvicg  rôda  d'abord  autour  de  moi  sans 
mot  dire.  Il  me  regardait  avec  de  grands 
yeux  argentés  comme  les  nuages.  Puis,  il 
se  promena,  tête  baissée,  geste  qui  lui 
était  habituel,  comme  si  ses  idées  avaient 
été  cachées  en  terre  et  qu'il  leur  eût  dit 
avec  effort  :  «  Poussez!  Sortez!  Que  je  vous 
moissonne  et  vous  récolte  !  »  Enfin,  tout  à 
coup,  il  monologua,  et  en  termes  cette  fois 
compréhensibles,  sans  doute  parce  que  je 
rêvais  et  que  ses  phrases  à  lui  étaient  de 
moi  : 

—  «  Si  je  vous  apprenais  d'oij  je  viens, 
murmura  M.  Brunschvicg,  le  croiriez-vous? 
Car. . .  je  suis  venu  par  une  nuit  comme  celle- 
ci,  sur  un  rayon  lunaire  comme  ceux-là.  » 

Je  ne  saisissais  pas;  je  demandai  : 

—  «  Que  voulez-vous  dire,  Monsieur  Brun- 
schvicg? » 

Alors  il  s'arrêta  et  sourit.  Mais  au  mo- 
ment môme  où  il  souriait,  il  me  parut  si 
livide  et  si  blafard  que  je  n'eus  plus,  je  le 


ou  L'AUTEUR,  APRÈS  AVOIR  TRIOMPHÉ...      143 

jure,  aucun  étonnement,  quand   il  reprit 
d'une  voix  sans  couleur  : 

—  Benjamin...  je  suis  un  habitant  de  la 
Lune! 

Puis  il  continua  sa  marche. 
Alors,  je  dis  : 

—  Mais  Monsieur  Brunschvicg,  vous  êtes 
le  premier  sur  la  terre,  n'est-ce  pas?... 

Il  m'interrompit,  souriant  toujours  : 

—  Suis-je  le  seul  à  enseigner  la  philoso- 
phie?... 

A  ces  mots,  sa  voix,  déjà  décolorée,  s'é- 
teignit; il  pâlit  encore,  s'estompa,  et  brus- 
quement se  confondit  avec  l'air  de  la  nuit, 
tout  éclairée  de  rayons. 

J'appelai  : 

—  Monsieur...  Monsieur  Brunschvicg!... 
J'étais  seul  dans  le  jardin,  avec  le  clair 

de  lune. 

A  la  lueur  de  ce  rêve  de  ma  jeunesse, 
j'ai  mieux  compris,  cette  année,  l'incom- 
préhension du  cours  de  M.  Brunschvicg. 
Certes,  il  joue,  lui  aussi,  son  rôle  dans  notre 
Farce,  mais  un  rôle  en  marge,  qu'il  faut 
accompagner  d'un  air  de  flûte  et  d'un  décor 

10 


144  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

de  fantaisie  !  La  philosophie  est  une  douce 
folie  charmante,  quand  elle  n'est  pas  ma- 
niée par  un  cuistre.  Or,  M.  Brunschvicg  est 
l'antipode  de  ce  type  humain  détestable. 
M.  Brunschvicg  ne  dit  rien  jamais  qui  ne 
soit  tout  à  fait  à  lui,  pensé  par  lui  et  bien 
né  de  lui,  et  il  crée,  devant  son  auditoire, 
tout  un  chapelet  d'idées  qu'il  appelle  lo- 
giques, métaphysiques,  et  de  cinq  ou  six 
autres  épithètes  en  ique,  et  qui  ne  sont  en 
fait  que  de  délicieuses  bulles,  sitôt  appa- 
rues, sitôt  parties,  que  personne  ne  peut 
retenir,  mais  dont  on  lui  sait  gré.  Car,  en 
fm  de  compte,  il  est  pour  les  cervelles  une 
occasion  de  penser  sans  limites,  la  compré- 
hension ne  venant  jamais  borner  les  esprits 
qui  s'abandonnent  à  lui.  Cet  homme,  qui 
eut  le  premier  l'idée  de  photographier  les 
Pensées  de  Pascal,  se  présente  à  ceux  qui 
Técoutent  sous  des  aspects  sans  cesse  im- 
prévus, et  jamais  avec  lui,  l'oreille  ne  com- 
prend ce  qu'elle  a  cru  comprendre.  Un  soir, 
il  avait  terminé  son  cours  par  cette  phrase 
fastueuse  : 

«  De  la  thèse  subjective  qui  représente  Vin- 


ou  L'AUTEUR,  APRÈS  AVOIR  TRIOMPHÉ...      145 

dividu,  nous  sommes  ainsi  passés  à  la  thèse 
objectivement  subjective  du  collectif  qicest 
runiversel.  » 

Et  les  étudiants  étaient  sortis  avec  cet 
égarement  sur  le  visage,  qui  est  le  propre 
de  ceux  qui  entrevoient  l'infini. 

Deux,  pourtant,  —  les  plus  superficiels, — 
crurent,  après  quelques  heures  de  médita- 
tion, avoir  atteint  le  sens  caché  de  cette 
conclusion  brunschvicgienne.  Et  comme 
ils  avaient  de  Tamitié  l'un  pour  l'autre, 
ils  se  confièrent  leurs  découvertes.  Sei- 
gneur !  Elles  se  tuaient  Tune  l'autre  !  Aus- 
sitôt, nos  deux  étudiants  de  s'envoyer  par  le 
visage  des  mots  sans  philosophie  ni  amé- 
nité, jusqu'à  ce  qu'un  troisième  survînt, 
qui  leur  conseilla  d'aller  soumettre  le  cas  à 
M.  Brunschvicg  môme  :  il  déciderait.  Ils 
se  rendirent  à  cet  avis  et  partirent  chez  le 
maître. 

M.  Brunschvicg  sourit  et  parla.  Ah  !  c'était 
bien  simple  I  II  avait  voulu  dire  simplement 
((  que  puisque  l'universel  était  le  collectif,  la 
thèse  de  ce  collectif-là,  thèse  subjective  objec- 
tivement, était  l'aboutissant  de  cette  pensée 


146  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

à  savoir  que  l'individu  était  représenté  par 
la  thèse  subjective.  » 

—  Voilà  !  C'est  cela  !  s'écria  le  premier 
étudiant,  ravi. 

—  Oui,  oui!  c'est  cela!  répéta  le  second, 
qui  se  sentit  inspiré. 

Et  ils  s'en  allèrent  bras  dessus,  bras  des- 
sous. 

Malheureusement,  j'ai  déjà  dit  qu'ils 
étaient  superficiels.  Ils  voulurent  reprendre 
à  la  lettre  les  paroles  du  maître,  dont  il 
n'eût  fallu  conserver  que  l'esprit  et  comme 
l'odeur  philosophique,  et  s'échauffant  sur 
elles,  ils  n'avaient  pas  fait  cent  pas  qu'ils 
se  disputèrent  de  nouveau,  mais  avec  tant 
d'âcreté,  cette  fois,  qu'ils  en  vinrent  aux 
mains. 

Voilà  le  genre  de  récit,  instructif  et  mo- 
ral, que  l'on  pourrait  trouver  dans  mon 
Edition  rose.  Si  l'enseignement  est  d'abord 
l'éveil  des  intelligences,  l'aimable  M.  Brun- 
schvicg  est  un  maître;  c'est  même  «  le 
maître  en  soi  ».  On  comprendrait  donc 
mieux  par  ce  portrait  l'admiration  fervente 
que  des  étrangers  vouent  à  notre  Sorbonne. 


ou  L'AUTEUR,  APRÈS  AVOIR  TRIOMPHÉ...      147 

On  sentirait  aussi,  et  tout  ensemble,  oppo- 
sées avec  une  louable  équité,  la  grandeur  et 
la  misère  de  l'Université,  ainsi  que  le  pro- 
fond mystère  de  l'entendement  humain, 
lorsqu'il  s'adonne  à  la  sublime  spéculation. 
Cette  édition  satisferait,  je  crois,  les  cœurs 
justes  et  bons. 

Et  maintenant,  j'ouvre  discrètement  ma 
porte,  prétextant  qu'il  fait  un  peu  chaud, 
pour  que  le  monsieur  et  la  dame,  à  qui  je 
devrai  ce  projet,  puissent  se  retirer...  tout 
en  me  remerciant. 

Je  les  remercie  de  même,  et  les  aime 
bien.  Passez,  Madame.  Au  revoir,  Mon- 
sieur... Ouf!  me  voici  seul! 

Ah  !  que  la  solitude  enfante  des  joies 
fortes  !  Vite  du  papier,  vite  du  bois,  que  je 
ravive  mon  feu  !  J'ai  besoin  de  le  voir  pé- 
tiller, éclater,  librement,  largement,  comme 
si  sur  mes  chenets,  je  brûlais  de  la  graine 
d'imbécile  !  Dieu  de  Dieu  !  Que  l'humanité 
est  singulière,  et  que  les  gens  qui  lisent  ont 
donc  plaisir  à  se  torturer  l'esprit,  pour  voit- 
loir  toujours  autre  chose  que  ce  qu'on  veut 
leur  donner  ! 


148  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

Une  Farce,  j'annonce  une  Farce!  Si  vous 
êtes  pion,  laissez  cela,  et  lisez  la  collection 
des  thèses  de  doctorat  depuis  1870  !  Et 
vous,  Madame,  si  vous  ne  supportez  de  rire 
qu'à  la  condition  d'être  ensuite  attendrie, 
le  vieux  répertoire  de  l'Opéra-Gomique  vous 
conviendra  bien  mieux. 

Ces  plaisirs  une  fois  choisis,  goûtez-les 
en  paix,  sans  arrière-pensée,  sans  garder 
l'inquiétude  que  mon  simple  livre  pourrait 
nuire  au  pays  !  Certes,  pas  plus  que  l'amour 
ni  que  l'art  des  jardins,  ma  littérature  ne 
vise  au  progrès  de  la  race  humaine,  mais 
si  elle  peut  distraire  quelques  rares  esprits, 
elle  est  encore  légitime.  Soyez  sans  crainte, 
ces  pages  ne  changeront  rien  à  rien  —  ce 
dernier  rien  désignant,  bien  entendu,  la 
Sorbonne...  Les  vieux  Messieurs  retraités 
qui  préfèrent  suivre  des  cours  que  d'aller 
au  café,  parce  que  ce  passe-temps,  plus 
triste,  est  toutefois  meilleur  à  leur  esto- 
mac, pourront  longtemps  encore  entendre 
les  mêmes  savants  débiter  leur  même  su- 
blime science.  Seignobos  ne  sera  à  la  re- 
traite que  dans  quatre  ans,  Michaut  dans 


ou  L'AUTEUR,  APRÈS  AVOIR  TRIOMPHÉ...       149 

une  vingtaine  d'anne'es,  et  grâce  au  Ciel, 
Aulard  est  inamovible;  lui  a  une  chaire  à 
vie  ;  lui  est  un  don  que  notre  bonne  Ville 
de  Paris  a  fait  à  l'Université  en  considéra- 
tion de  sa  valeur  spéciale.  Mais  ce  n'est  pas 
une  valeur  à  lot  !  Personne  ne  peut  gagner 
et  emporter  Aulard.  Il  appartient  pour  tou- 
jours au  public  et  à  la  Nation. 

Devant  cet  état  de  choses  si  brillant  le 
Ministre  ne  peut  rien...  que  sourire,  s'il  a 
de  l'esprit;  car  par  définition  il  est  irres- 
ponsable. 11  a  des  bureaux  qui  ne  sont  oc- 
cupés que  de  l'heure  où  ils  ferment,  et  s'il 
veut  savoir,  comme  voici  quelques  semaines, 
de  quelle  façon  tel  professeur  fut  appelé  à 
la  Sorbonne,  on  lui  fournit  un  dossier 
pkin  de  papiers  inutiles,  mais  où  ne  reste 
pas  trace  de  la  nomination  scandaleuse. 
Toujours  la  Farce  !  Ce  Royaume  de  la  Cuis- 
trerie ne  peut  plus  être  réformé.  Il  faudrait 
y  reprendre  tout  par  le  commencement, 
c'est-à-dire  par  le  Paradis  terrestre,  en 
priant  Dieu  de  faire  Adam  d'un  autre  li- 
mon qu'il  ne  le  fit. 

En  attendant,  je  conseillerai  toujours  aux 


150  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

étudiants  français  de  ne  jamais  mettre  le 
pied  dans  les  amphithéâtres  de  la  Faculté 
des  Lettres.  J'admets  qu'ils  s'y  donnent  ren- 
dez-vous aux  heures  où  l'on  prévoit  des  ba- 
tailles. Là,  il  y  a  une  saine  tradition  pour 
des  jeunes  gens  à  qui  l'on  recommande 
l'usage  des  sports.  Mais  le  reste,  qui  est 
l'enseignement,  ne  peut  pas  retenir  leur 
attention.  Qu'ils  s'aillent  promener,  c'est 
le  bon  sens.  La  rêverie  près  d'un  parterre 
de  fleurs  au  Luxembourg,  par  une  tiède 
et  lumineuse  après-midi,  voilà  de  quoi 
enrichir  cent  fois  plus  une  jeune  âme  que 
tous  ces  cours  publics,  scientifiques  et  archi- 
nuls. 

On  peut  passer  deux  ans,  trois  ans,  vingt 
ans  à  la  Faculté  des  Lettres  sans  y  vivre 
une  heure  d'émotion.  En  revanche,  à  l'âge 
de  la  confiance  et  de  l'espoir,  Aulard  vous 
y  persuade  que  toute  recherche  est  vaine, 
Seignobos  que  le  passé  est  indéchiffrable, 
Basch  que  le  présent  est  fou,  Puech  et 
Martha  qu'on  peut  remplir  les  heures  avec 
rien. 

On   offre  son   esprit.    «  Avez- vous    des 


ou  L'AUTEUR,  APRÈS  AVOIR  TRIOMPHÉ...       151 

fiches?  »  dit  Lanson.  On  a  le  cœur  ému  par 
Ronsard  et  Racine  :  «  Quelles  sont  vos 
sources?  »  dit  Michaut. 

Pas  une  idée.  Pas  un  élan.  Du  travail  de 
mineur,  derrière  un  lumignon  fumeux.  Col- 
lations, collections,  confrontations,  travaux 
de  prison! 

Ces  Docteurs  savantissimes  opposent  la 
Science  de  l'Histoire  à  la  Légende,  et  la 
Science  des  Lettres  à  la  Poésie.  Mais  la  Poé- 
sie et  la  Légende  sont  fortes  parce  qu'elles 
sont  belles,  et  elles  rient,  en  sœurs  qui 
s'aiment,  de  ces  bâtardes. 

Toute  âme  jeune  connaît  des  heures  de 
force  où  elle  veut  savoir,  des  heures  de 
faiblesse  oij  elle  a  besoin  de  croire.  L'étu- 
diant, lorsque  sonnent  ces  heures-là,  n'a 
qu'à  fuir  la  Sorbonne,  et  à  courir  chez 
l'ami,  riche  de  la  meilleure  cave,  pour 
boire,  en  causant,  les  coudes  sur  la  table. 
Le  doux  esprit  de  la  France  chantera  bien- 
tôt en  lui,  et  il  dira  comme  un  que  j'ai 
connu,  tout  attendri  par  un  vieux  vin  : 

—  Nos  pauvres  maîtres  ne  sont  pas  sen- 
sibles!... 


152  LA  FARCE  DE  LA  SORBONNE 

Ils  ne  sont  rien.  La  Démocratie  les  en- 
tretient et  les  chérit,  parce  qu'elle  a  d'a- 
bord le  goût  du  médiocre.  Elle  vit  dans  la 
terreur  de  l'homme  rare,  qui  pourrait  être 
un  chef,  et  qui  la  tuerait.  Elle  aime  les 
Aulard  et  leur  travail  de  taupes,  tous  les 
autres  et  leur  stérilité.  Avec  eux  elle  est 
tranquille.  Elle  contemple  son  peuple,  et  elle 
se  dit  :  «  Je  les  abêtis.  Ils  m'aimeront  plus 
aisément!  »  —  L'Ecole  avec  un  grand  E, 
l'Université  avec  un  grand  U,  voilà  la  ri- 
tournelle la  plus  chère  aux  plus  récentes 
démagogies.  Un  pion  pour  dix  jeunes  gens: 
le  pays  est  sauvé,  et  l'âge  d'or  commence  I 

A  pareilles  ânerîes  il  faudrait  répondre  en 
jouant  du  tambour  ou  des  cymbales.  Je  n'en 
ai  pas.  Je  terminerai  donc  moins  bruyam- 
ment, par  le  simple  récit  d'un  miracle. 

—  D'un  miracle? 

—  D'un  vrai,  contrôlé  par  moi,  et  que  je 
dédie,  —  cela  s'entend,  — aux  organisateurs 
du  grand  banquet  du  13  avril,  puisque  c'est 
eux  qui  ont  su,  sans  que  je  le  dise,  que 
j'avais  fait  campagne  contre  la  Sorbonne 
au  nom  des  religions. 


ou  LAUTEUR,   APRÈS  AVOIR  TRIOMPHÉ...       153 

Messieurs,  un  jour  de  Thiver  dernier,  dans 
Tamphithéâtre  Richelieu,  oii  se  trouvent 
quelques  statues  de  grands  hommes,  la  salle 
étant  pleine  et  l'air  surchauffé,  il  arriva 
que  les  murs  coulèrent,  et  je  fus  frappé 
soudain  de  voir  que  lesdits  grands  hommes 
avaient  le  visage  qui  transpirait  ! 

J'en  reçus  un  coup  ! 

Désormais,  j'étais  incapable  de  suivre  la 
leçon...  Mes  yeux  ne  pouvaient  quitter  ces 
malheureux...  Vous  me  direz:  «  C'était  de 
la  vapeur  d'eau  !  »  Je  ne  puis  me  résoudre 
à  le  croire. 

Il  y  a  dans  toute  chose  un  sens  plus  mys- 
térieux que  ce  que  la  Science  explique.  Je 
suis  sûr,  —  comme  s'ils  me  l'avaient  dit 
eux-mêmes,  —  que  ces  hommes  de  marbre, 
à  force  d'être  constamment  là,  condamnés 
toujours  à  entendre  des  pauvretés,  symbo- 
lisaient pour  une  fois,  d'une  manière  in- 
signe, et  comme  surnaturelle,  l'enthou- 
siasme des  auditeurs  de  la  veille,  du  jour  et 
du  lendemain. 

Afai  1921. 


t 


TABLE  DES  CHAPITRES 


Pages 
I.  Où  l'auteur,  encore  à  l'âge  innocent, 
rencontre  pour  la  première  fois  des 
savants  à  chapeaux  pointus  ...         7 
II.  Monsieur  Aulard,  ou  la  Révolution 

laïque 31 

III.  Monsieur  Seignobos,  ou  la  Science 

de  l'Homme 49 

IV.  Monsieur  Victor  Basch,  ou  l'Esthé- 

tique en  action 65 

V.  Le  Grand  Banquet  démocratique  du 

13  avril 81 

VI.  Seconde  entrée  de  ballet  :  Messieurs 
Puech  et  Martha  dans  leurs  lan- 
gues mortes 95 

VII.  Monsieur  Gustave  Michaut,  commis 

aux  fiches 109 

VIII.  Où  l'auteur,  après  avoir  triomphé  de 
toutes  les  objections,  tire  avec  res- 
pect sa  révérence  au  lecteur.    .    .     125 


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LF  2198  .B4  1921 

BENJpniIN^  RENE. 

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CE    LF       2198 
.64    1921 
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