^^5-^-^
Un
fi/BL/OTHfCA
Oit
^^onsis
RENE BENJAMIN
LA FARCE
DE LA
SORBONNE
« Cet Asinariiiin de Paris. » ]
A'iCTOU IIlGO. 1
f
PARIS
AHTIIÈME FAYARD & G"S ÉDITEURS I
18-^0, RUE DU SAINT-GOT'.iARD
LA FARCE
DE LA SORBONNE
DU MÊME AUTEUR
LES SOUTIENS DE LA SOCIETE
LES JUSTICES DE PAIX, ou LES VINGT FAÇONS DE
JUGER DANS PARIS. (A. Fayard et O*, éditeurs.)
LE PALAIS ET SES GENS DE JUSTICE. (A. Fayaiu.
liT C'% éditeurs.)
PARIS, SA FAUNE ET SES MŒURS
L'HOTEL DES VENTES, avec les dessins de Jba> Lm oi-.t.
(A. Fayard et C'*, éditeurs.)
LA GUERRE
GASPARD. [Prix Goncourt 1915]. (A. Fayard et C", édit.)
SOUS LE CIEL DE FRANCE. (A. Fayard et C", éditeurs.)
LE MAJOR PIPE ET SON PÈRE. (A. Fayard et C-, édit.)
LES RAPATRIÉS.
GRANDGOUJON. (A. Fayard et C-, éditeurs.)
LA PAIX
AMADOU, DOLCiiEviSTE. (A. F.vyard et O*, éditeurs.)
Copyright by René Benjamin, 10^1.
RENE BENJAMIN
LA FARCE
DE LA
SORBONNE
1
.Cet Asinarium de Paris. >>
Victor Hugo.
PARIS
ARTHÈME FAYARD & C», ÉDITEURS
18--20, RUE DU SAINT- GOTHARD
^avions»» ^.^^ \
Il a élé tiré à pari :
Cinquante exemplaires sur papier de Hollande
numérotés de 1 à 50.
Cent exemplaires
sur papier pur fil des papeteries Lafuma
numérotés de 51 à 150.
LF
A JEAN VARIOT
ou L AUTEUR,
ENCORE A l'âge innocent,
RENCONTRE
POUR LA PREMIÈRE FOIS
DES SAVANTS
A CHAPEAUX POINTUS
On rajeunit aux souvenirs denfance,
Comme on renaît au souftle du printemps.
BÉRANGBR.
Aux yeux de beaucoup d'esprits, qui
traînent des convictions comme de vieilles
habitudes, la Sorbonne reste une des gloires
de la France. C'est un fétichisme qui me
surprend, car ma mémoire ne garde de mes
passages dans cette maison-mère de l'Uni-
versité, que des images sans aucun sérieux.
Du lycée où l'on m'instruisit, c'est-à-dire
oii je transcrivais sur des cahiers ce qui
était imprimé dans mes livres, on m'expé-
dia pour la première fois à la Sorbonne vers
mes quinze ans, afin que je prisse part à ce
qu'on appelait pompeusement le Concours
Général. J'en revois tous les détails avec
Texactitude qu'ont les souvenirs de nos
10 LA FARCE DE LA SORBONNE
grands étonnements. Rendez-vous à sept
heures du matin, rue Saint-Jacques, devant
la Tour universitaire qui ressemble à celle
de la gare du P.-L.-M. Là s'assemblaient
les meilleurs élèves des meilleurs lycées.
Ils parlaient fort, brandissaient des diction-
naires importants; ils me choquaient tous
par leurs échanges de vanités; et je me
trouvais soudain une sympathie secrète
pour les cancres, si modestes.
Puis, sur le seuil de la Faculté paraissait
le groupe de nos censeurs. Chacun de nous,
à l'appel de son nom, passait devant le sien,
qui lui remettait un droit d'entrée d'un
geste si digne que, pour ma part, j'en res-
tais stupide et le cœur battant. Je montais
avec peine les six étages menant à la salie
du Concours... Ouf! On atteignait les com-
bles!... Là, des maîtres nous désignaient
gravement une table. Nous étalions nos pa-
piers; nous sortions un déjeuner froid, car
l'épreuve devait durer jusqu'au milieu de
l'après-midi... Silence... Trois coups de
règle... Et un Monsieur, toujours vieux et
toujours triste, décachetait un vaste pli, du-
ou L'AUTEUR, ENCORE A LAGE INNOCENT... 11
quel, solennellement, il tirait non pas un
ordre de mobilisation générale, mais une
simple et ridicule version latine, revue par
l'Académie de Paris, complètement indé-
chiffrable, ou encore quelque plaisanterie
historique, anatomique, philosophique, de
ce genre-ci : Le règne de Marie Stuart. —
La Vessie. — Des particularités de l'idée
générale. Ceci énoncé, commençait le temps
douloureux, quatre, six, huit heures, de
bâillements, de langueur, d'ennui mortel
et... de jalousie à voir des pions qui ne fai-
saient que se promener et lire sur nos
épaules avec des moues avantageuses.
Alors, par rage, il m'arrivait d'être imbé-
cile à dessein et, d'une plume satanique,
d'écrire exprès ce qui me semblait le plus
impersonnel, le plus pédagogique, le plus
servilement exact dans les souvenirs que
j'apportais de mes cours. Et je jure —
je jure sur la tête du Recteur, de l'ancien
et du nouveau, — que chaque fois que
j'eus ces pensées mauvaises, j'obtins de
y Aima mater qu'est l'Université, mention
ou accessit. En sorte que le Concours Gêné-
12 LA FARCE DE LA SORBONNE
rai devint à bref délai une source de joies
pour mon esprit, et qu'à dix-huit ans, lors-
qu'il s'agit d'aller suivre toute une année
les cours de la Sorbonne, j'abordai cette
épreuve avec de l'allégresse dans l'humeur.
Ce fut pourtant une triste année, mais
qui s'acheva par une libération réjouis-
sante. Je ne connus que de pauvres maîtres :
M. Lanson qui, pour féconder nos cer-
veaux, dictait, des heures entières, de la
bibliographie; M. Gourbaud, qui traduisait
les textes avec l'intelligence toute vive d'un
dictionnaire; M. Gazier et M. Lafaye, si en-
cuistrés ceux-là, qu'ils étaient intolérables
les jours de mélancolie, mais bouffes les
matins de beau temps. — J'eus la chance
que le seul homme d'esprit de la Faculté,
Emile Faguet, me fit passer mes examens.
Il me posa trois questions, auxquelles, lui-
même, répondit coup sur coup; et il se mit
avec contentement une note favorable,
grâce à laquelle je fus nommé je ne sais
quoi ès-letlres.
A la prière de ma famille, je me rendis
au Secrétariat pour y demander mon di-
ou L'AUTEUR. ENCORE A L'AGE INNOCENT... 13
plôme. Ce lieu spécial était habité par
M. Uri, ours sans usages, qui jouit encore,
môme à l'étranger, d'un renom d'impoli-
tesse assez étendu.
Il m'accueillit, les yeux hors de la tête :
— Qu'est-ce que vous voulez, vous, en-
core?
Je répondis froidement :
— Vous voir de près.
Et je sortis, lui faisant cadeau de mon
diplôme.
Il l'a toujours. Gomme je sais qu'il est
économe, il pourra, s'il veut, gratter mon
nom dessus, le remplacer par un autre, et
le donner au premier Turc venu.
Quelques années passèrent, lorsqu'un de
mes jeunes amis atteignit l'âge fatal où
l'on subit, en Sorbonne, les épreuves du
Baccalauréat.
Son père disait :
— Mon petit, tu es à un tournant de la vie.
Moi je me tournais pour ne pas rire.
Mais comme ils étaient nerveux l'un et
l'autre, on proposa de m'emmener. J'ac-
d4 LA FARCE DE LA SORBONNE
compagnai donc père et fils à l'ainphithéàtre,
mot qui désigne une salle d'examens ou
une salle d'autopsie ; et cette rentrée im-
prévue dans la Sorbonne me valut une
riche journée, dont j'ai toujours plaisir à
conter le détail.
M. Seignobos, professeur d'histoire, petit
homme impertinent, tout en poils, l'œil
moqueur et la voix aigre, dont tous les
mots portaient comme des gifles, avait dit
à sa victime, dans un ricanement :
— Qu'est-ce vous savez?... Savez-vous
quelque chose?... Savez rien?... Alors par-
lez-moi de n'importe quoi !
Le jeune homme avait protesté :
— Mais, Monsieur... je... je veux bien
parler de la question d'Orient...
— Question d'Orient?... Ah ! Ah !
M. Seignobos en sauta sur sa chaise.
— Eh bien, qu'est c'est l'Orient?
— Monsieur, l'Orient comprend les pays. . .
— Pays orientaux? Oui, lesquels?
— La Turquie...
— Turquie ? Ah ! Ah ! Et qu'est c'est la
Turquie ?
ou LAUTEUR, EXCURE A LAGE INNOCENT... Hi
— Monsieur... c'est un grand Etat... capi-
tale Constantinople...
— Tiens, vraiment? Et quelle langue
parle-t-on dans c't État?
— Le...
— Le quoi?
— Le turc...
— Le turc? Pas p'ssiLle ! Et c't une
langue répandue, ça, l' turc?
— Oui... non, Monsieur.
— Est-ce les Arabes parlent aussi l' turc?
— Non... oui. Monsieur.
— Ah! ils parlent le turc? Et l'arabe
alors? Quel peuple parle l'arabe?
— Monsieur, ce sont...
— Les Turcs?
— Non, Monsieur. Aussi les Arabes.
— Ah ! aussi les Arabes... Aussi est mer-
veilleux! Qu'est c'est les Arabes?
— Un peuple d'Afrique...
— Voyez- vous ça ! Et alors l'Afrique, où
est l'Afrique? C't en Asie l'Afrique?
— Oh ! non, Monsieur... mais l'Afrique...
va jusqu'à l'Asie.
— Et l'Arabie, c't en Asie?
16 LA FARCE DE LA SORBONTS'E
— Oui, Monsieur, mais...
— Si c't en Asie, y a pas de mais...
— Je veux dire... il y a... quand même
des Arabes en Algérie.
— Et des Algériens?
— Aussi.
— Aussi quoi?
— Enfin... quand on a fait la conquête
de l'Algérie...
— Oh, pas de conquêtes, hein, ni de vic-
toires! Ne nous perdons pas dans des ma-
tricules ou numéros de régiment ! Vous
demande des choses simples... Etes pas
capable répondre... Vais pas passer à des
sujets compliqués. Où. ça se trouve-t-il,
l'Algérie?
— Au sud de la France.
— Ah? Et Marseille?
— Euh... Marseille est en bas de la
France...
— Alors le sud, c'est plus bas que le bas?
— Monsieur, c'est-à-dire...
— G't-à-dire ! G't-à-dire ! Jamais rien vu
d' pareil à vous, sinon vos semblables! Suf-
fit, allez ! Asseyez-vous et taisez-vous I
ou L'AUTEUR, ENCORE A L'AGE INNOCENT... l*:
Mon jeune ami regagna sa place. 11 était
écarlate. Son père lui dit avec anxiété :
— Eh bien? Eh bien?
11 répondit :
— Eh bien, ça y est : je suis fichu!
— Non?
— Si.
— Mais quelles questions t'a-t-il posées?
— La Turquie... et ^larseille.
— Quoi?
— Je n'ai rien compris.
— Oh ! C'est ridicule, fit le père. Tu es
comme ta mère : aucun sang-froid !
Sur ces mots, je me souviens que M. Ga-
zier l'appela.
M. Gazier, vieille connaissance! Je ne
pus retenir un « Ah ! » qui me valut un
« Chut! » du garçon de salle. Alors, je me
frottai les mains en silence.
M. Gazier, dont je n'ai dit qu'un mot,
était le contraire de M. Seignobos. Un
simple, sans trace d'ironie, qui croyait à
l'Université, aux examens, et surtout à
M. Gazier. Il avait une noble laideur, où se
marquait sa foi. Il regarda ce nouveau can-
18 LA FARCE DE LA SORBONNE
didat avec une sorte d'appétit. Puis, tout de
suite, fiévreusement, il lui tendit un La
Fontaine, et il dit :
— Expliquez-moi la fable : Le Chameau
et les Bâtons flottants.
— Oui, Monsieur, répondit docilement
notre ami.
— Je vous écoute.
— Le premier qui vit un chameau
S'enfuit à cet objet nouveau.
— Arrêtez! Qu'est-ce que c'est qu'un
chameau ?
— Uncha...? Ah ! Monsieur, un chameau...
est... un animal... avec une bosse...
— Une bosse? cria M. Gazier. Jamais de
la vie ! Deux bosses ! Toujours deux bosses ! . . .
Continuez !
— Le second approcha ; le troisième osa faire
Un licou pour le dromadaire.
— Arrêtez ! Qu'est-ce que c'est qu'un dro-
madaire?
— Monsieur... euh... un dromadaire...
est une sorte de chameau... avec aussi des
bosses...
ou L'AUTEUR, ENCORE A L'AGE INNOCENT... 19
— Des bosses? rugit M. Gazier. Jamais
de la vie ! Une bosse, une seule, le droma-
daire î Mais alors, pourquoi La Fontaine
traite-t-il les deux mots comme des syno-
nymes, s'il n'y a pas le même nombre de
bos.ses?...
— Monsieur... parce que...
— Parce que?... Parce qu'il avait besoin
d'une rime, parbleu 1
— Ah ! oui...
— Or, « chameau » rimait mal avec
« faire ».
— Bien sûr...
— On peut d'ailleurs l'excuser en remar-
quant?... en remarquant quoi?
— En remarquant que...
— Que le chameau habite l'Asie, mais
que le dromadaire est, somme toute...
— Euh...
— Un chameau d'Afrique !
— Oui, Monsieur.
— Vous dites « Oui », mais vous n'en
saviez rien! (Un temps.) De plus... ces ani-
maux sobres et doux, sont de la plus grande
utilité.
20 LA FARCE DE LA SORBONNE
— Oui, Monsieur.
— Pour les longs voyages au désert.
— Dans le Sahara.
— Dans le Sahara ou ailleurs!... Ils
portent de lourds fardeaux.
— Très lourds.
— Et ils peuvent rester longtemps sans
boire. Voilà. (Un temps.) Rendez-moi votre
livre... sans l'abîmer... et passons à l'his-
toire littéraire.
— Oui, Monsieur.
— Qu'est-ce que vous savez de Jean-
Jacques Rousseau?
— De Jean-Ja... Oh! Monsieur... euh...
Jean-Jacques Rousseau est un des écrivains
du xviii^ siècle des plus réputés. 11 a écrit :
La Nouvelle Héloïse, Le Contrat Social...
— Je vous en prie, procédons par ordre !
De qui était-il le fils, Jean-Jacques Rous-
seau?
— De... d'un horloger.
— Ah?... Eh bien, est-ce qu'il était bon
horloger, le père de Jean-Jacquos Rous-
seau?
— Oh!... oui, Monsieur.
ou L'AUTEUR, ENCORE A LAGE INNOCENT... 21
— Pas du tout! (Haussement d'épaules.)
Je vous pose cette question élémentaire pour
voir justement si vous êtes capable d'un
effort minime d'intelligence. Le père de
Rousseau ne pouvait pas être un bon hor-
loger : il lisait trop de romans.
— Ah! oui, Monsieur.
— Il passait toute sa nuit à lire des ro-
mans! Puis, au petit jour, quand il enten-
dait les hirondelles, il disait à son fils...
Savez-vous ce qu'il disait à son fils !
— Il disait...
— Il disait à son fils : « Allons nous cou-
cher ; je suis plus enfant que toi ! »
— Oui, oui, Monsieur.
— En fait de « oui », vous n'avez pas
ouvert votre histoire littéraire.
— Oh ! si. Monsieur !
— Si? Prenons un autre écrivain. Qu'est-
ce que vous savez de Beaumarchais?
— Monsieur, Beaumarchais est un des
auteurs comiques du dix-huitième siècle
les plus réputés... euh... On a de lui: « Le
Barbier de Séville », « Le Mariage... »
— Oh ! Oh ! Je vous en prie ! Gommen-
22 LA FARCE DE LA SORBONNE
çons par le commencement. Qui est son
père à Beaumarchais?
— Son père?
— Oui, père. P-è-r-e.
— Monsieur, c'était...
— Quoi?... Allons, sortez-en! C'était un
hor...? un horlo...?
— Un horloger!
— Mais bien sûr! Et alors lui, Beaumar-
chais fils, est-ce qu'il faisait aussi de l'hor-
logerie?
— Oh ! non. Monsieur !
— Gomment non ! A vingt ans, il avait
déjà inventé un nouvel échappement pour
les montres ! A vingt ans !
— Ah! oui, Monsieur.
— Vous vous rappelez?
— Oui, oui.
— Alors, qu'est-ce qu'il a fait de son
échappement?
— Mais... rien, Monsieur.
— Rien? Par exemple! Un horloger cé-
lèbre, du nom de Lepautre, essaya de lui
voler son invention, et il eut recours à
l'Académie des Sciences, qui le défendit.
ou L'AUTEUR, ENXORE A L'AGE INNOCENT... 2:^
C'est très important! (Haussement d'é-
paules.) Très ! (Un temps — deux tempis
— trois temps.) Allons, je vous remercie.
Le pauvre revint vers nous en trébu-
chant. Puis M. Gazier plongea le nez sur
sa feuille, et soudain on l'entendit qui, à
mi-voix, additionnait : « Dix-huit et trois,
vingt, et je retiens un » ; puis il fit la
preuve... recommença... n'en sortit pas...
Désespe'ré, il appela le professeur de mathé-
matiques. Celui-ci corrigea l'opération...
C'était fini. M. Gazier appela:
— Candidat X...!
Mon ami se leva, nerveux.
— Mon enfant, prononça M. Gazier de
son creux le plus solennel, nous ne sommes
pas contents de vous. (L'enfant pâlit : il
était refusé!) Lorsqu'on a trente-cinq sur
quarante à l'écrit, on mérite la mention
« très bien ». Or, vous n'avez même pas
la mention « bien » ; vous avez seulement
la mention « assez bien ». (L'enfant rougit:
il était reçu!) Vous n'avez, hélas! justifié
qu'une partie des espérances de la Faculté.
Mon jeune ami éclata de rire ; il courut
24 LA FARCE DE LA SORBONNE
embrasser son père qui riait aussi; et nous
sortîmes en chantant.
Après cette scène, nouvel entr'acte. Dix
ans d'entr acte. La guerre. La paix. Et voici
que tout à coup, en faisant mon inventaire
moral, je retrouve intacts mes sentiments
de gaîté à Tégard de la Sorbonne.
C'est que, maigre quatre années de mas-
sacres, nous gardons saine et sauve l'éter-
nelle blague sociale, oii tant de marionnettes
officielles sont entretenues avec dévotion. Si
mon fils, à vingt ans, se sent assez fort
pour, toute sa vie, rire des humains, quel
choix lui conseillerai-je entre tant de façons
de devenir un charlatan? Aujourd'hui, j'in-
cline pour la carrière de cuistre : une des
plus sûres ; elle inspire à trop de cœurs une
fièvre de respect. Quelle grande chose de cpif-
fer le chapeau de pédant et, du haut d'une
chaire, de raisonner de l'esprit des autres !
Poètes, entendez-vous, du fond de l'éternité,
en quelle prose ces Messieurs ont le génie
de vous traduire? Et vous tous, grands
Français, qui fûtes l'honneur des siècles.
ou L'AUTEUR, ENCORE A L'AGE INNOCENT... 25
VOS ossements, clans les tombes, ne sont-ils
pas émus, quand ces maîtres, éternuant de
la poussière de leurs fiches, croient vous
ressusciter par la trouvaille d'une date,
que votre cœur, avant de mourir, ne savait
plus!
Le pédant est toujours et partout à l'hon-
neur. A l'étranger, il dit : « Je suis la pen-
sée de la France ! » Et c'est vrai qu'il la
porte : il marche comme un baudet, chargé
des plus beaux livres. Chez nous, il se fait
de la gloire par des études et des travaux
((ue personne ne contrôle. Bref, quand je
me suis mis, dans les journaux, à rire des
Sorbonards, que de pompiers pour s'écrier :
« Au feu ! » Et ils tentèrent de me brûler
vif.
Pourtant, j'étais rentré dans la Sorbonne,
poussé par cet instinct candide qui me mène
vers tous les monuments publics. Je ne pré-
voyais même pas tout le bonheur que j'y
eus, qui est un bonheur sain. On rit là
d'un bon rire, sans arrière-pensée. Le pion
enseignant a l'avantage unique, qu'on n'é-
prouve aucune gène à se moquer de lui. Car
26 LA FARCE DE LA SORBONNE
si les autres corps constitués prêtent à la sa-
tire, du moins devient-elle vite douloureuse.
On peut se divertir d'un général faible
d'esprit ou d'un évêque possédé, mais l'ar-
mée et la religion ont une grandeur qui
suscite la haine et la guerre civile. Adieu
la farce, voici la tragédie. — Tous les
bavards qui s'exhibent au nom de la po-
litique, semblent d'un comique sûr. Le
Parlement, cependant, représente le dégoût
le plus certain des esprits réfléchis et pa-
triotes, et leur rire est amer. — Enfin, Jus-
tice et Médecine méritent, dans tous les
siècles, d'ôtre mises à la scène pour diver-
tir les honnêtes gens. Hélas, la prison, la
ruine ou la mort change vite la comédie
en un drame pathétique. Seule l'Université,
dans cette série des grands soutiens de la
Société, se présente avec une face de car-
naval, sous un déguisement irrésistible. Ne
résistons pas. D'ailleurs, à votre premier
pas dans la Sorbonne, dès la cour, regar-
dez les statues de Pasteur et de Victor Hugo.
On dirait deux crétins! C'est une gageure,
une farce ! De même dans les amphithéâtres.
ou L'AUTEUR, ENCORE A L'AGE INNOCENT... 27
VOUS verrez, sans payer, la farce de rensei-
gnement.
Là, j'entends bien que de bons esprits
vont me dresser l'épouvantail de l'étranger.
« Chut! » diront- ils, l'Europe nous re-
garde. Quel tort vous faites à la France!
Nos amis, nos alliés, des peuples qui nous
admirent, ont de la Sorbonne une idée si
haute et si pure ! Ils prononcent les noms
d'Aulard ou de Seignobos avec la même
piété qu'ils parleraient d'un vieux Bour-
gogne. Si l'objet de leur dévotion est une
duperie, il faut leur mentir quand même :
c'est notre devoir. On cache son père quand
il est ivre. »
Je ne suis pas insensible à l'objection,
surtout qu'elle est d'ordre financier autant
que sentimental. Il est vrai que la plupart
des nations qui nous chérissent, ont, à leur
amour, deux raisons essentielles : nos vins
et nos professeurs. Ce peut donc être un
danger pour notre réclame nationale de dé-
noncer la misère sorbonarde. Mais il y a
plus précieux que l'idée qu'on donne de
soi : c'est la conscience profonde que l'on
28 LA FARCE DE LA SORBONNE
en a. Si nous avons, par delà les fron-
tières, de vrais amis, ayons le courage d'une
confession devant eux; éclairons leur in-
nocence ou leur tendresse. Les étudiants
étrangers qui conservent un souvenir gri-
sant de leurs études à Paris, confondent
dans la môme émotion la Ville, ses beau-
tés, les jours charmants qu'ils y vécurent,
et les pédagogues qui manquèrent les faire
crever d'ennui. Ces gens-là ont trop de
chance ! Notre devoir c'est, sur place, de
garder du sang-froid et, louant sans ré-
serve Notre-Dame et le Louvre, de dire :
— Mais l'enseignement de la Sorbonne
est au-dessous de tout...
La Sorbonne nous dupe. Elle nous vole
un respect auquel elle n'a pas droit. Je me
méfie toujours des institutions « respec-
tables ». Hypocrisie facile, entretenue par
les simples ou les ignorants. En dehors
d'une vingtaine de vivants, d'une trentaine
de morts, de quelques paysages de mon
pays, du soleil que je vénère, de la nuit
que je redoute, — en dehors d'une dou-
zaine d'idées et de sentiments qui me sont
ou LAUTEUR, ENCORE A L'AGE INNOCENT... 29
une raison de vivre, la question du respect
pour moi ne se pose pas. Le respect est un
chantage, avec quoi l'on combat ma liberté
de penser, disons plus modestement ma
liberté de pleurer ou de rire. Or, celle-ci
n'est pas moins importante que celle-là.
Il m'est permis, appartenant à une nation
créatrice, de juger, une fois en passant,
avec le sens de la vie, un des mandarinats
de la République. Ces mandarins de Sor-
bonne sont des fonctionnaires joz<ô//c5; leur
mission, à ce que disent des gens pleins de
dignité, est d'éclaircir et d'élever l'esprit
du public. J'ai donc le droit de les juger
publiquement. Droit strict de citoyen. Contre
les hommes publics, au reste, je n'ai que
deux moyens de défense : l'un qui est illu-
soire : mon bulletin de vote; l'autre, qui
me confère la plus grande force, si je sais
en faire usage avec droiture et fermeté :
ma plume.
J'en prends une neuve, et je commence.
II
JIONSIEUR AULARD
OU
LA RÉVOLUTION LAÏQUE
Notre ennemi c'est notre maître, (1)
Je vous le dis en bon françois !
La Fontaine.
(Le Vieillard et l'Ane.)
(1) Il s'agit ici du maître qui fait souffrir
ses domestiques. Le maître qui enseigne
est au contraire un ami.
(Xole de M. Gazier dans son édition
des Fables.)
Depuis dix ans que je cherche, je n'ai
vraiment rien trouvé de plus embêtant que
ce professeur d'Histoire en Sorbonne qu'on
appelle M. Aulard ! Epithète familière et
peu déférente? Je sais; mais je Tai pesée,
repesée, et je la maintiens. J'ai vu Aulard,
lu Aulard, entendu Aulard. Ce nom seul me
donne des langueurs et des bâillements.
Monsieur Aulard, — on ne devrait jamais
l'appeler Aulard tout court, — Monsieur
34 LA FARCE DE LA SORBONNE
Aulard (c'est mieux ainsi : on dirait un
faire-part, funèbre comme lui) a été pour
ma prime jeunesse un lugubre étonnement.
Je sortais transi de ses cours sur l'esprit
laïque de la Révolution. Une fois, j'y traînai
un ami, qui avait une âme légère et des
sens un peu fougueux. Il en revint égaré,
gémissant, et il fallut une semaine de plein
soleil pour lui faire oublier cette vision
maussade.
L'an dernier, j'ai eu le courage de réen-
tendre ce vieillard qui avait contristé mes
vingt ans. Je l'espérais détendu, moins
accroché à ses idées. Je l'ai retrouvé pareil,
traitant le môme sujet. Il parlait toujours
de la Révolution, toujours de la laïcité. J'ai
vu à son cours des rentiers, des jeunes filles
maigres, un annamite. Tous ces auditeurs
étaient mornes; lui-même montrait un sou-
rire triste et des yeux battus ; il y avait dans
son air et son débit comme une hypocrite
prudence, un mielleux sectarisme, une mé-
chante idée fixe sous des termes patelins;
et je me suis demandé en sortant ce qu'était
au fond ce bonhomme sans bonhomie, qui
MONSIEUR AULARD 35
paraissait la proie d'une manie affreuse,
laquelle le possédait tout entier : « la Révo-
lution laïque ». Il y semblait empêtré jus-
qu'au cou. N'en sortait-il jamais? Quand sa
bonne lui apportait ses pantoufles, est-ce
qu'il évoquait les principes de 89 ?
Cette année, avec obstination, pour la
troisième fois, je suis retourné le voir. Entre
temps, je m'étais laissé conter que c'était un
homme exquis, tout en indulgence, un vieil-
lard si doux qu'il était larmoyant, un maître
presque naïf, dont la surprise pénible était
de ne pas être aimé de tous, puisque pour
tous, toujours, il savait touver un bon mot
fraternel. Et le monde était injuste, m'a-
vait-on dit, de ne pas être attendri par le
cœur innocent, si digne et si suave, de
M. Aulard.
Ah! braves gens, confiants et simples!
Voulez-vous que nous entrions ensemble?
Que m'apprenez- vous là ? Regardez ! Ecou-
tez ! Si vous avez le goût des belles lignes,
des jours clairs, des pensées larges, si
vous nourrissez votre vie de santé morale
et d'honnêteté intellectuelle, avouez que
36 LA FARCE DE LA SORBONNE
VOUS étouffez aux cours de ce Tartuffe...
J'ai lâché le mot. Tant pis ! J'aurais voulu
qu'il vînt de vous... Mais puisqu'il est
lâché, je le défends; je ne le crois pas té-
méraire. Approchez; soyez attentifs. Voyez
cette tôte morose, laquelle soupire : « Je
suis une victime de la Vérité !» ; — ces
yeux éreintés par la mauvaise poussière
de tant de documents apocryphes, qu'il
arrange au gré de ses passions radicales;
cette bouche amère d'avoir trop médit,
car vous allez entendre son cours : cet
homme n'a qu'un plaisir en son cœur vinai-
gré : rapetisser le passé et, de ce fait, em-
poisonner le présent. Fossoyeur insensible, il
ramasse des os, les montre et dit : « Voyez ! . . .
Rien ne tient plus ! »
Alors?...
M'objecterez-vous, du moins, que son
geste est doux et pieux et que chacune de
ses phrases renferme toujours deux ou trois
mots en sucre? Direz-vous, enfin, que nous
sommes devant une adorable créature du
Bon Dieu, ou croirez-vous, avec moi, que
M. Aulard nous joue? Je suis sûr qu'il nous
MONSIEUR AULARD 37
joue. Je le sens dans mes nerfs, comme on
sent venir Forage.
Voici vingt-trois ans que, tous les mer-
credis, il promène son âme grise et son
corps affligé jusqu'à cette Sorbonne, pour y
venir murmurer :
— Messieurs, les Droits de l'Homme et
du Citoyen...
Ou:
— Messieurs, les grands principes laï-
ques...
Ou:
— Messieurs, Tesprit révolutionnaire...
Cette année, pour la première fois, il a,
non pas lâché sa chère Révolution (la Ville
de Paris lui a octroyé une concession à per-
pétuité afin qu'il ne sorte plus de son rado-
tage), mais il a parié d'un ennemi de la
Révolution : de Napoléon P"", mort il y a
cent ans. Ce centenaire est un danger;
ce centenaire vient d'être fôté. A ce seul
mot de « fête », les entrailles de M. Aulard
se crispent; il souffre et il sécrète du fiel en
faisant une sainte figure. C'est ce masque
38 LA FARCE DE LA SORBONNE
qu'il faut dénoncer : cet homme manque de
courage.
Tel un chat maigre, lâché dans l'immense
grenier du Premier Empire, il va douce-
ment, patelinement, de son ton de bon
apôtre, insinuer que Napoléon, que vous
croyiez un grand Français, — tout discu-
table qu'il fût, — n'a été qu'un médiocre,
servi par la chance. Et avec sa peur du
risque, — car il craint la pomme cuite que
je tiens là, dans ma poche, — il n'avouera
jamais sa pensée sourde et perfide, dont il
sent la bassesse. Il n'osera pas, dans une
heure d'audace, déclarer : « Oui, j'exècre
Napoléon, parce que je doute toujours de
ce qui est grand, parce que je n'ai pas assez
de vitalité ni de tolérance féconde pour com-
prendre autre chose que les fiches, qu'elles
soient politiques ou historiques. » Et il
voilera sa haine. Elle percera prudemment,
par tout petits coups d'épingle, dont il cri-
blera l'immense figure qu'il évoque malgré
lui. Il s'étouffera soi-même dans des docu-
ments poussiéreux, soufflant leur poussière
au nez de son auditoire. Pas un jour il n'at-
MONSIEUR AULARD 39
taquera, le regardant en face, ce géant de
l'Histoire et de la Légende qui remplit tou-
jours le monde de son nom ; mais il tour-
nera autour, faisant le gros dos, et d'une
voix de chat-fourré, il signalera des taches
sur son uniforme.
Enfm, mollement, sournoisement, sans
lever les yeux, il lui marchandera jusqu'au
titre de grand homme :
— Ce mot-là, miaulera-t-il, signifie : bien-
faiteur. Or, Napoléon laissa la France dimi-
nuée... Alors... disons que c'est... un homme
grand... rien de plus, qui a fini par une cata-
strophe lamentable.
De cet homme... grand un historien doit-
il se risquer à faire le portrait, j'entends un
vrai historien, un historien qui enseigne
actuellement en Sorbonne, ce « laboratoire
de vérités » (l'expression est de M. Aulard).
Et M. Aulard modestement répond :
— Hé non!... car un portrait n'est jamais
exact...
Puis, d'une phrase navrée, et hargneuse,
M. Aulard laisse entendre qu'un portrait
c'est de la littérature, non de l'histoire.
40 LA FARCE DE LA SORBONNE
Fixer Napoléon, ce serait le fausser ; ce
serait même en faire... un imbécile! Car
il n'y a que les imbéciles qui ne changent
pas. Or, s'il n'a pas été imbécile, il a
changé. Donc, on ne peut pas savoir com-
ment il était; et il convient que sa figure
reste vague.
Ainsi M. Aulard, dont la voix benoîte in-
dique qu'il est plein d'intentions délicates,
M. Aulard pourra patauger dans son eau
trouble, tandis que l'auditeur, à demi noyé,
n'aura plus la force d'une protestation. Cet
excellent maître s'y connaît en prudence :
il ne heurte jamais son public de front; ce.
n'est pas sa faute, s'il le corrompt et le ren-
voie mal à l'aise : il obéit à sa nature. Au
printemps, il arrive qu'un coup de vent
vous enrhume : le vent printanier pour-
tant fait partie de la poésie du monde ; mais
il arrive aussi qu'un microbe, que vous ne
voyez ni ne sentez, vous inocule sournoi-
sement la grippe. M. Aulard ressemble au
microbe plus qu'au vent.
Gomme il devine, d'ailleurs, l'écœurement
de son auditoire, qui, malgré la lenteur du
MONSIEUR AULARD 41
poison, pourrait réagir un jour et se rebiffer,
M. Aulard a soin d'abriter les réactions si
pures de sa conscience sous la grande en-
seigne de la Sorbonne, et il annonce d'un
air dévot :
— Jusqu'ici... personne n'a pu faire de
Napoléon une étude impartiale, dans la sé-
rénité. Mais... sous notre Troisième Répu-
blique, il est enfin permis de l'essayer, car.. .
le haut enseignement de notre Sorbonne
est aujourd'hui scientifique.
Il a détaché le mot, et il pose sur son
grand nez triste un lorgnon pour voir
l'effet :
— Scientifique, je veux dire, Messieurs :
méfions-nous, n'est-ce pas, d'ouvrir notre
cœur et notre esprit. Ce peut être agréable :
c'est si dangereux. Car on s'abaisse ainsi de
l'Histoire à... à TArt, ou plus bas encore,
à... à la Religion. Songez que moi, Aulard,
ai fait, pour les écoles, dos manuels où,
me gardant de tout avis personnel, fidèle
seulement aux découvertes de la Science,
je désignais par exemple un Saint-Vincent
de Paul du nom qu'il portait en son temps :
42 LA FARCE DE LA SORBONNE
« Monsieur Vincent ». Si j'agissais de la
sorte, c'était dans une pensée scientifique,
républicaine et laïque, née soudain de mon
cerveau impartial et glacé. De même devant
vous, je veux aborder Napoléon avec calme
et froideur. Il ne faut pas nous échauffer
sur des mots admirables que l'on rap-
porte de lui. Ces mots admirables sont tous
de la légende... Quant à ses actes... faisons
bien attention. Ils n'indiquent pas tant
l'homme qu'il fut que l'homme qu'il a
voulu avoir l'air d'être...
Et M. Aulard, la main onctueuse, bénit
laïquement ses auditeurs surpris. Après
quoi, d'une voix de mirliton, où l'on en-
tend vibrer comme un fragile papier gommé,
fragile ainsi que la vérité de l'Histoire, il
s'explique et il détaille :
— On connaît surtout Napoléon comme
soldat. Or, Napoléon lui-même, outre qu'il
a toujours très mal fait son service (il se
faisait mettre en congé et porter malade),
Napoléon s'est défendu toute sa vie d'être
un militaire ! Et il avait raison, cet homme,
car la vérité militaire est impossible à dis-
MONSIEUR AULARD 43
cerner. Je vais vous en donner un exemple.
J'ai passé, avec mes élèves, un an sur la
bataille d'Iéna. Nous avions tous les docu-
ments du Ministère de la Guerre. Eh bien,
nous ne sommes arrivés à rien!... En sorte
que quand on y regarde de près, on ne peut
pas savoir ce que c'est que la bataille
d'Iéna...
Il fait cet aveu en sourdine, comme un
homme qui, hélas! n'a jamais découvert
que le néant de l'histoire où il s'avance
en tapinois.
Pourtant... à l'extrême rigueur, il y a
peut-être quelques demi-certitudes vers
lesquelles il est permis d'incliner, quand
on n'écoute pas, bien entendu, son tempé-
rament personnel. Ainsi, M. Aulard ne
serait pas éloigné de croire que Napoléon
fut franc-maçon. Oui, franc-maçon : c'est
intéressant cela, pour des gens honnête-
ment républicains. Notez que lui-même,
hésite encore... Mais il s'interroge là-dessus
longuement, car là, il se sent captivé, là
s'ébroue sa vieille âme ficharde. Quelle
joie de penser que l'étudiant annamite, qui
44 LA FARCE DE LA SORBONNE
a fait vingt jours de mer pour goûter à
l'esprit français, va remporter, dans sa
mémoire, cet aspect inédit de Napoléon...
de Napoléon, dont il ne reste plus grand
chose après une douzaine de pâteuses et
aulardiques leçons !
Que voulez-vous I La Vérité d'abord. Elle
échappe quelquefois à M. Aulard, mais il
croit la rattraper comme son lorgnon, et,
discret, modéré, frottant ses mains, il dit
sans haine, sans aucune haine :
— Napoléon, Messieurs, fut l'ennemi de
l'intelligence. On ne peut pas faire son
éloge dans cette Sorbonne.
Et, ma parole, il s'animerait et dépasse-
rait ses droits d'historien scientifique, pour
montrer tout à coup, dans un grondement,
que .. Napoléon a brimé et bridé la sacro-
sainte Révolution ! Ah ! Ah ! C'est que là,
permettez, la question devient grave. La
chaire de la Révolution est à M. Aulard et
n'est qu'à lui! Et M. Aulard frissonne à
l'idée d'un Bonaparte antirévolutionnaire,
qui, même après plus de cent ans, le gêne-
rait dans sa place.
MONSIEUR AULARD 45
Tartuffe... j'ai dit Tartuffe. Le voici qui
se découvre. 11 montre les dents, tragique.
Sa sinécure est en jeu!
Pauvre et triste bonhomme ! Qu'il se ras-
sure : on ne la lui dispute pas. Et on lui
donne, par-dessus le marché, toute la pitié
que son cas mérite. S'appeler Aulard, avoir
ce nom dolent, cette tète blafarde, expli-
quer l'Histoire comme on raconte sa colique,
et croire qu'on peut convaincre, en plein
Paris, un public qui n'est pas malade, quel
défi et quelle insolence! 11 a tout juste
convaincu Trotsky, qui fut de ses élèves,
qui suivit son cours cinq ans, qui montait
de la rue des Ecouffes où il vendait des
casquettes, à la Sorbonne où il édifiait, en
compagnie du saint homme scientifique,
le plan d'une révolution qui devait l'être
aussi. Mais c'est tout. Ceux qui prétendent
être ses plus chers amis, avouent, après
trois minutes, que la cuisine qu'il fait avec
l'histoire n'est qu'une gargote. Ceux qui
suivaient ses cours le plus assidûment l'ont
lâché à l'heure solennelle, le jour du Cen-
tenaire de Napoléon qu'il avait décrié du-
46 LA FARCE DE LA SORBONNE
rant des mois, pour que le 5 Mai on haussât
les épaules. Le 5 Mai arrive. Aulard, con-
tent d'avoir écrit que j'étais un muscadin,
tandis que lui-même était un porte-lumière,
vient fièrement faire son cours. Que trouve-
t-il? Un auditoire réduit des neuf dixièmes !
Le peuple a couru chez le voisin, membre
de l'Institut, qui, flanqué de deux ministres
avec la Garde Républicaine, célèbre solen-
nellement l'Empereur. Pauvre porte-lu-
mière, il est abandonné!...
A-t-il vu du moins que j'étais là, moi;
son fidèle muscadin?... Aulard, Aulard, en
son cœur bienfaisant, je suis sûr qu'il m'a
de la gratitude. l\ se rend compte, ce ra-
seur, qui sut élever l'Ennui à la hauteur
d'une institution inamovible, que je suis
comme lui juste et bon. Sans effort en
efTet, je consens qu'en un jour clair de sa
jeunesse, il a pu honnêtement chercher la
Vérité cinq minutes, mais en belle fille
qu'elle est, elle lui a fait la nique. Il avait
été la chercher dans son puits. Elle a éclaté
de rire, est sortie, et l'a laissé dans le fond.
Il y est encore. C'est de là qu'il fait son
MONSIEUR AULARD 47
cours. C'est de là qu'il voit si bien que la
France est la proie des Jésuites. Et quand
un Français se penche pour le voir à son
tour, il découvre que le cher maître a la
tête de Basile.
m
MONSIEUR SEIGNOBOS
OU
LA SCIENCE DE l'hOMME
i
A Guy Arnoux, artiste à Paris. (0
Il y a un autre grand professeur d'histoire
à la Sorbonne : M. Seignobos. Il est encore
plus savant que M. Aulard. Un étudiant,
ayant eu l'imprudence de lui dire un jour
que la bataille de Tolbiac fut une victoire
pour Glovis, — il s'écria :
— Vraiment? Qui vous Ta dit?
(1) Ce chapitre est dédié à Guy Arnoiix, artiste à Pa-
ris, en souvenir dune journée mémorable d'août 1917.
Guy Arnoux reposait son talent à l'Arcouest, près de
Paimpol, Un jour, déguisé en pirate, en compagnie de
quelques amis, ignominieusement costumés comme lui,
il décida d'écumer la mer, le long de la côte, sur son
bateau Marie-Josèphe. Il partit. A un mille du petit
port, il rencontra le voilier l'Eglantine. Il donna droit
sur lui; ses compagnons l'enlevèrent à l'abordage; et il
fit prisonnier le contenu, qui se trouva être M. Seigno-
bos, historien réputé. (Note de l auteur.)
b2 LA PARCE DE LA SORBONNE
— Mais, Monsieur... je le sais.
— Le savez-vous scientifiquement ?
Lui n'enseigne que ce qu'il sait de cette ma-
nière, c'est-à-dire qu'il n'enseigne presque
rien.
Il est, en effet, le premier d'entre les
hommes à avoir compris que les faits his-
toriques n'ont aucun intérêt. Tous sont de
fausses précisions. M. Seignobos rit des
noms, rit des dates, rit de tout. (Il ne grince
des dents que quand on lui parle des curés.)
Tout cela, ce n'est pas la vie des peuples.
Une seule chose compte : l'étude critique
et minutieuse des mœurs, et la comparaison
attentive des statistiques. C'est ce qu'on
appelle la « méthode historique » ; et c'est
l'objet du cours de M. Seignobos.
J'ose dire que ce cours est unique. Mal-
heureusement, il est peu connu. A la pre-
mière leçon, il y a quarante personnes,
curieuses et candides; à la seconde, vingt,
surprises et tenaces; et de la troisième à la
dernière, il y a tout au plus six ou sept éga-
rés, dont lui et moi. Il faut le regretter.
J'ai, pour ma part, toujours infiniment
MONSIEUR SEIGNOBOS ^3
goûté M. Seignobos : il est plein de cocas-
series qui me ravissent. Mais le public se
lasse, parce qu'il ne l'entend pas, parce qu'il
ne comprend rien, parce que, pour tout
dire, il manque du génie spécial qu'il faut
quand on veut voir derrière les apparences.
Plusieurs fois, j'ai emmené à son cours des
femmes de mes amis. 11 y a, dans l'esprit
de toute femme, même la plus proche
de nous, des poussées d'imprévu qui me
semblaient de même nature que les saillies
de M. Seignobos. Eh bien, elles n'ont pas
mieux compris que les hommes; elles n'ont
pas saisi en entier une seule de ses phrases,
ni découvert la moindre apparence de liai-
son entre deux de ses idées. Je m'épuise de-
vant cette énigme. Serions-nous, en France,
ce pays de la mesure, incapables de goûter
une farce abracadabrante?
Voici un petit vieillard, barbe et cheveux
en broussaille, qui paraît sortir de dessous
son édredon. 11 entre, jette sa serviette sur
sa table, s'assied en voulant casser sa chaise,
et commence sans dire « Messieurs », comme
s'il parlait à des bestiaux. D'ailleurs, est-ce
b4 LA PARCE DE LA SORBONNE
qu'il commence? C'est là le magnifique de
son cas. Même quand il entame la première
leçon de l'année, il continue!
Quoi? direz- vous.
Un cours d'il y a dix ans ou une conversa-
tion avec lui-même. Et peu importe qu'il ait
des auditeurs ou n'en ait point : il ne regarde
pas son amphithéâtre. Il arrive, ruminant
une idée : c'est celle-là qu'il sert, où elle en
est. Il se pelotonne à sa table, le nez sur
ses papiers, les bras entre les jambes. On
dirait Diogène dans son tonneau. Et main-
tenant, il va se payer la tête du monde
entier, non seulement du public presque
inexistant, mais des rois, des papes, des
évêques et de tous les représentants du
peuple, dans tous les pays. Car il ne s'étonne
ni ne s'émeut de rien. Il a trop remué
d'idées fausses, de faits inexacts, d'institu-
tions mal comprises ; il est arrivé avec l'âge
à une insensibilité totale; il ne croit plus
ni à Dieu ni à diable. Mais le diable se
venge et ne le quitte pas : il habite M. Sei-
gnobos, le fait ricaner et s'ébrouer.
Partant on ne sait d'où, allant vers on ne
MONSIEUR SEIGNOBOS Sd
sait quoi, s'adressant à on ne sait qui, il se
trouve en train, tout à coup, d'essayer de
définir par des traits véridiques, cet en-
semble « qu'on appelle généralement la
France ». A la seule idée de toutes les
blagues qu'on débite à ce sujet, il s'é-
trangle de joie. Puis, démoniaque, il re-
prend son discours, où l'on ne perçoit déjà
plus qu'un mot sur trois, tandis qu'on jure-
rait qu'en sa bouche il fait une affreuse
bouillie de sa langue et de ses dents.
— L' français... langue française... qu'est
c'est?... N'est qu'une des nombreuses lan-
gues parlées en France.
Il donne un coup de poing sous sa table,
et dans un éclat :
— Unité d' langue en France? Existe
pas! Alors?
C'est lui-même qu'il interroge et qu'il
oppose ainsi aux imbéciles et aux lieux
communs. Car c'est cela son cours, ou
semblant de cours : une pétarade contre
tout ce qu'on a l'habitude de dire et de
croire.
— L'unité d' la France ? Allons ! Au Nord,
56 LA FARCE DE LA SORBONNE
toits hauts... Midi, toits bas... Et voyez cui-
sine... au moins trois régions : l' beurre,
l'huile, la graisse d'oie!...
Il lève le nez, puis jette en l'air une
phrase incompréhensible qui fait le bruit
d'un gargarisme.
Sur quoi, il replonge dans ses papiers.
— La religion?... Aucun élément d'u-
nité... D'ailleurs pas spontanée... N'est uni-
forme que par institutions imposées... Sur-
plus, d'puis un siècle, moitié d' la Société
l'a abandonnée.
Et cette proposition le fait éclater d'un
mauvais rire que, tout de suite, il contient.
Car son cours, en somme, lui donne plus
de dégoût que de joie. Il vous le flanque à
la tête : c'est un paquet de sottises. Il a l'air
de dire : « Tas d'idiots ! Ça vous suffit pas?...
Vous en faut encore?... Attendez! »
— Reste la race !
Il a dit ces trois mots comme on crache-
rait ses dents.
II les développe :
— En France, aucune race! Savants ont
étudié structure des corps... Brachicéphales.
MONSIEUR SEIGNOBOS 57
Dolichocéphales. Tout mélangé!... Et des
bruns, des blonds... avec grande partie dont
on ne sait si bruns ou blonds.
Son petit œil, derrière un lorgnon de tra-
vers, aperçoit dans la salle une étudiante
blonde. Il crie :
— Seule déduction certaine : blonds sont
anormaux ! Bruns en majorité.
L'étudiante prenait des notes ; elle s'ar-
rête, interdite. Alors, de contentement, il
précipite son débit, s'empêtre, pâlit, gratte
son crâne, repart, bredouille, gargouille,
bafouille :
— En France, toutes les races ! Et d' gé-
nération à l'autre, rien d'transmissible. En
France, enfants r'ssemblent pas aux pa-
rents. D'ailleurs, parents, c't'un mot pa-
rents ! Société française se r'crute plus par
mariages; elle n' tient qu'par enfants natu^
rels... Mariages donnent pas même deux
enfants par famille... En sorte que métis-
sage, peuple de métis... France, cul-de-sac
Europe avec, dans le fond, toutes les races...
Français, qu'est c'est les Français? Des
gens qui entre eux s' considèrent comme
58 LA FARCE DE LA SORBONNE
Français, et sont contents de l'être, v'ià
tout !
Sur cette trouvaille, il souffle et mâche
sa barbe. Puis il repart, pestant soudain
contre les sociologues et leurs statistiques.
Dans ce désordre, s'il lui arrive d'avoir des
idées d'un bon sens ordinaire, il s'en effraie
tout de suite et arrête ce mouvement mau-
vais en mêlant les mots, en disant : « jamais »
pour « toujours », « conservateur » pour
« libéral ». Il se reprend, s'étouffe. Ou
entend : « Pfttt... pfttt... pasteurs! »
Voici qu'il fait le compte des pasteurs,
comme il fera le compte des commerçants;
et aussitôt après, sans transition, il mon-
trera le développement du fromage de Brie
depuis 1905. Deux doigts dans le nez, il
jette :
— G'mmerce : onze millions!... Dans V
c'mmerce on n' compte ni bains ni pompes
funèbres : 160.000 hommes... De plus, ren-
tiers 900.000 et gens sans aveu 126.000!
Vlan! Il a mis soigneusement ensemble
les rentiers et les gens sans aveu : il jubile.
Pour s'apaiser, il se lance dans une phrase
MONSIEUR SEIGNOBOS 59
plus calme sur les vaches, de 1900 à 1910.
Il s'arrête, il rit, non aux anges, mais au
diable, car il cherchait une définition du
peuple et il Ta trouvée :
— Qu'est c'est l' peuple? Les travailleurs,
plus les coquetiers et les forains ! Ah ! Ah !
11 ajoute :
— Qu'est c'est la p'tite bourgeoisie? Des
gens qui méprisent travail manuel, mais
estiment professions sédentaires et écritures.
Il faut y joindre acteurs et musiciens. D'ail-
leurs...
II regarde le plafond et se balance :
— D'ailleurs, peuple et bourgeoisie mê-
lés. Plus d' classes. Grands bourgeois épou-
sent couturières et personne fait plus atten-
tion !
Sur quoi il ne peut s'empôcher de rire
encore. Il est radieux de constater partout,
dans tous les pays, dans tous les temps, la
folie de la pensée humaine, le désordre des
sociétés, la relativité de tout ce qui est. Au
fond, l'humanité l'enchante, tant elle l'é-
cœure, et ses propres leçons l'amusent, h
force de lui faire pitié. Car il ne croit pas
60 LA FARCE DE LA SORBONNE
plus à l'enseignement qu'au reste, mais,
persuadé que tout cours est imbécile, il
illustre du moins cette pensée-là d'une dé-
monstration claire. Lancé dans l'Histoire,
il y saccage et embrouille tout, et on dirait
un vieux chien crotté qui fait irruption
dans un salon pour éternuer et gratter ses
puces.
— En Bret... en Auv... en Normandie!...
Il y a trois quarts d'heure qu'il parle : il
s'énerve.
— Le... la... les bestiaux sont attachés
à... à la... au piquet... jusqu'à ce qui...
que... qu'elles aient brouté le... les... la
luzerne !
Il se calme tout de môme, prend chaque
province française, la stigmatise en deux
phrases, signale les prunes d'Agen, les pou-
lardes du Mans, les sardines bretonnes; et
comme l'heure sonne, il saute sur sa chaise,
balbutiant :
— Vers à soie... maladies... luscardine...
picardine... tournent au jaune bleu... las-
cardine... rascardine!...
Il ricane, disparaît : c'est fini.
MONSIEUR SEIGNOBOS 61
Je ne dis pas que pour de jeunes français,
ni pour de jeunes étrangers, ni pour per-
sonne d'autre, ce soit un enseignement pré-
cieux, mais j'avertis qu'il ne faut pas consi-
dérer M. Seignobos du même œil que ses
voisins. La qualité de cette Sorbonne vient
précisément de la variété de ses fonction-
naires. M. Seignobos le dit expressément :
« France, cul-de-sac Europe. En France,
toutes les races !» M. Seignobos est un
échantillon français qui ne ressemble à
aucun autre; il faut lui mettre une éti-
quette spéciale. Mais avant de la mettre,
il convient de réfléchir. Dire qu'il est « in-
compréhensible », c'est vite dit... s'il se
comprend lui-même. . . — Dire qu'il est « dan-
gereux»? Pourquoi? Parce qu'il est scep-
tique, diabolique, sectaire? Mais si on ne le
comprend pas, où est le danger? — Je n'ai
encore entendu qu'un auditeur parler de lui
avec justesse.
C'était un grand Anglais, réjouissant à
regarder. Perchée sur un long corps, il por-
tait une petite tête rouge brique, dont le
front était resté blaùc; deux sourcils d'é-
62 LA FARCE DE LA SORBONNE
toupe rousse, un poil noir par narine, une
nuque mousseuse de cheveux follets, com-
plet épinard et grosses chaussettes carotte
dans des souliers à double semelle : je Je
vis sous cet aspect suivre, tout un mois, le
cours piquant de M. Seignobos.
Et au bout du mois il me confia ceci, avec
gravité :
— Monsieur, je suis le Recteur, n'est-ce
pas, de l'Université de Wowowrod, pays de
Galles. Eh bien, je n'ai eu à Paris aucune
plus intéressante expérience, n'est-ce pas,
que les cours de ce Seignobos.
Et il ajouta dans un sourire :
— Vraiment, j'ai beaucoup joui!
Puis, fort sérieux, il m'expliqua que cet
homme était shakespearien, n'est-ce pas,
car, en le regardant, il avait cru voir, à cer-
taines minutes, une sorcière installée en
Sorbonne.
D'ailleurs, l'air de la salle sentait le
roussi. M. Seignobos ne venait-il pas à ses
leçons sur un balai rôti? Le recteur se le
demandait. — Et voyant M. Seignobos ou-
vrir sa serviette, le recteur avait eu peur
MONSIEUR SEIGNOBOS 63
qu'il ne s'en échappât des crapauds et des
salamandres.
En conclusion, sans trace d'humour, il
disait qu'à sa connaissance, dans toutes les
Universités du monde, il n'y avait personne
qui représentât plus plaisamment ce que
les initiés appellent la « Fantaisie », et cer-
tains autres la « Folie pure ».
IV
MONSIEUR VICTOR BASCH
OU
l'esthétique en action
« Après vous avoir montré les
fous qui sont enfermés, il faut
que je vous en fasse voir qui
mériteraient de l'être ! »
Le Sage.
(Le Diable boiteux.)
Encore un savant, quoique à la Faculté
des Lettres !
Celui-ci s'annonce professeur d'Esthé-
tique et de science de l'Art. Mais, à la dif-
férence de M. Seignobos, il adore son cours.
Il arrive en avance, impatient de pérorer.
La Sorbonne lui fournit non pas une chaire,
mais un tréteau, sur lequel il se joue lui-
même, en virtuose improvisateur. Et pro-
fesseur d'esthétique veut dire : « Moi, Victor
Basch, vais me raconter esthétiquement ! »
Comme tous les gens de théâtre, il a une
68 LA FARCE DE LA SORBONNE
haute idée de soi. La preuve, c'est qu'il dit :
<( Ne trouvez-vous pas que je ressemble à
Gaillaux ? » Hanté par ce modèle, il se croit
tout permis. — Il fait irruption dans son
amphithéâtre, ne dit pas « Messieurs », parce
qu'il a envie de dire « Mes amis » ainsi
qu'à des maçons et à des terrassiers, et
commence d'une voix haute, insolente, im-
pudente :
— J'arrive. Vous me regardez. Je vous
regarde. Quelle différence entre nous ?
Celle-ci : je sais, moi, ce que je vais dire,
et vous ne le savez pas ! Je vais dire :
« Qu'est-ce que le tragique ? » Boum !
« Boum ! » c'est, sur l'estrade, un coup
de talon, qui va se répéter vingt fois du-
rant une heure de cours, et accompagner
la fin de chaque phrase capitale.
— Donc, le tragique est-ce le dramatique?
Non ! Or, le dramatique est-ce l'art drama-
tique ? Du tout ! Qu'est-ce donc ? Patience !
Remontons de concept en concept. Y a-t-il
ici quelqu'un qui soupçonne ce qu'est l'Art?
Je dis quelqu'un, sans désigner le sexe
ni la couleur des cheveux... Et j'écoute !
MONSIEUR VICTOR BASCH 60
Homme, femme, enfant, parlez ! Personne
ne parle ? Hein ? Gomment ? Vous avez
confiance en moi ? Merci. Très flatté !
Le public sourit. Lui se rengorge. Dix
pas (le long en large, et d'une voix clairon-
nante :
— Or, donc, l'Art, — suivant ma concep-
tion de cette année, résultat de mon cours
de l'an dernier, — TArt c'est l'expression,
et l'Art c'est la représentation...
Brusquement il s'arrête pour émouvoir
une directrice de pensionnat qui, avec
fièvre, prend des notes.
— ... C'est la représentation, dans une
œuvre durable, de l'état émotif d'un artiste,
aspirant à se communiquer à des specta-
teurs !
Il souffle après cette cuistrerie. Puis il
s'ébroue :
— Halte-là ! Je me suis trompé ! Vous
ne vous en êtes pas aperçus? Naturelle-
ment. Vous pensez à autre chose. Vous êtes
à un cours et ne pensez pas à ce cours.
Théâtre, thé, vie mondaine, vie légère! Air
connu... Eh bien, n'importe!... Le cours
70 LA FARCE DE LA SORBONNE
c'est A, votre pensée c'est B, moi je suis C!
Or, G se trompe ! J'ai dit : « l'Art exprime
un état émotif». Du tout! Voilà qui est
faux. L'Art n'exprime pas que des émo-
tions. Il y a des artistes, des vrais, des
grands, qui ont exprimé des idées, rien que
des idées, des concepts, rien que des con-
cepts, mais des tas de concepts, des foules
de concepts, des peuples de concepts, des
cathédrales de concepts !...
Il s'est emporté ; il se calme, et, se par-
lant à soi-même, devant le public ébaubi :
— Pauvre de moi ! Je suis encore ly-
rique. Seigneur, pardon ! Je serai toujours
lyrique !...
Il joue à la mélancolie :
— N'est-il pas difficile d'être un homme
libre sans être un homme lyrique ? Liberté
de pensée, liberté de vouloir, démocratie
intégrale, commencement du lyrisme ! S'il
y a des hommes de gouvernement à mon
cours, ils ne comprendront pas: je les ex-
cuse.
Là-dessus, l'air inspiré, il s'abandonne à
l'éloquence, et aussi à une ironie triviale.
MONSIEUR VICTOR BASCH 71
Sur un rythme ricanant, il lance une longue
période touchant « la vraie liberté qui, dans
tous les pays, s'est réfugiée au fond des pri-
sons, en quelques cervelles impartiales, à
l'abri des ploutocrates du pouvoir. »
Ceci n'est qu'une parenthèse dans le
cours. Brusquement, Victor Basch a cédé
à ses nerfs. C'est que Victor Basch, confiant
dans l'Éloquence qui l'inspire, est victime
de ses associations d'idées. 11 parle, il parle,
au hasard, selon ce qui se forme dans sa
cervelle. Et il a l'habitude familière et
charmante de livrer sa pensée géniale, telle
qu'elle vient, avec son cynisme ou ses in-
conséquences.
Il arrive alors qu'il paraît insensé, par-
fois révoltant. Bien mieux, il s'en aperçoit
et il devient agressif. A la manière de
Caillaux, son maître, il défie le public. Si
bien que celui-ci, après avoir souri, après
avoir ri jaune, après avoir grogné, éclate
et proteste.
M. Victor Basch est d'une race souple,
grâce à Dieu, au Dieu des Juifs, et il n'in-
siste pas. Il a l'intelligence variée. Donc, il
12 LA FARCE DE LA SORBONNË
fait demi-tour avec grâce, et simplement
revient à sa période esthético- philoso-
phique.
— Quelle fut, s'écrie-t-il, la première
forme du Drame ? Parole ? Danse ? Mu-
sique ? Répondez, sans avoir peur !
Une voix d'admiratrice, timidement,
murmure : « La musique... » ; une autre
« La danse... » 11 hausse les épaules et ré-
plique :
— C'est indémontrable ! Il est même ab-
solument vain de se poser cette question!
Contentons-nous de dire qu'elles ont com-
mencé simultanément, et examinons la
danse avant le dramatique !
Là, faisant une grimace affreuse, il s'offre
à l'attention de son auditoire :
— Regardez un sauvage ! Revient-il d'une
bataille ? Image de la guerre ! Boum ! (Coup
de talon.) A-t-il perdu un enfant? Image de
la mort! Xi... couic!... ce qui nous attend
tous ! — Dans tous les cas, il danse, il
danse I... Devinez combien il y a de formes
de danse?
La directrice du pensionnat va répondre :
MONSIEUR VICTOR BASCH 73
elle ouvre la bouche ; elle se rappelle un
chiffre, fourni jadis par M. Seignobos ; mais
Victor Basch, bridant les yeux, lance avec
volupté :
— Trente-deux, Madame ! Il y a trente-
deux formes de danse I
Les vieux messieurs sont trop vieux, les
jeunes filles trop jeunes, pour deviner
l'intention finement obscène que seul un
étudiant relève d'un gros mot de mé-
pris. Victor Basch n'entend pas, tout à sa
danse :
— Quand la danse est extatique, ou ly-
rique, ou sensuelle, alors elle est sans loi !
Oui, Madame, il n'y a pas de loi pour la
luxure !
La directrice de pensionnat baisse le nez
sur son cahier, et Basch pétarade :
— Attention ! Ceci n'est pourtant que la
danse inspirée par l'instinct, donc reli-
gieuse. Premier stade ! — Deuxième stade...
Quel est le deuxième stade?
De nouveau la directrice ouvre la bouche ;
elle va dire : « Deuxième stade : la danse se
libère des Jésuites », car elle se rappelle le
74 LA FARCE DE LA SORBONNE
cours de M. Aulard. Mais Victor Basch sans
attendre, réplique de lui-même :
— La danse va se laïciser !
Un temps pour que le Maître ajuste ses
lunettes. Certains auditeurs choqués en
profitent : on entend de vagues cris.
— Quoi? Qu'est-ce qu'il y a?...
Un étudiant russe se dresse et crie : « A
bas la calotte ! » Victor Basch étend les
bras, et, de sa voix cassante, domine le
bruit :
— J'ai dit et je répète : (sans doute on ne
m'a pas compris) que la danse est passée
h sa deuxième forme, la forme mimique!
Mimique... La directrice écrit en hâte.
— Dès lors, l'homme imite !
L'homme imite... Elle casse son crayon.
— L'homme imite tout ! Les animaux,
d'abord, car il n'est que l'Animal parmi des
animaux; puis il imite... le reste... ce
que vous voudrez.... le laboureur, le sour-
cier, le fiancé, la fiancée ! Et imiter, c'est
devenir un autre, c'est s'infuser en cet
autre...
MONSIEUR VICTOR BASCH V)
... ser en cet autre... La directrice n'a
plus le temps de tourner ses pages.
— En ce moment, par exemple, supposez
que je danse. Si vous suivez ma danse, vous
dansez avec moi î Or, qu'est-ce que je
danse ? J'imite l'ours ; je fais l'ours ; je suis
l'ours. Donc, puisque vous me regardez,
vous devenez ours aussi ! Phénomène qui
s'appelle comment ?
L'étudiant de tout à l'heure hausse les
épaules. Un vieillard chevrote : « Ga... ca-
ricature ! » Et Basch s'écrie :
— Ce phénomène s'appelle le second phé-
nomène : celui du miracle dramatique. Or,
si ce miracle est accompagné de paroles,
c'est le mimus !
L'étudiant éclate :
— Ah ! Ah î
— J'entends qu'on rit, dit Victor Basch.
— Un peu ! reprend l'étudiant.
Basch s'essuie le front :
— J'ai cette honne fortune d'entendre
qu'on rit, alors que je n'ai rien dit de drôle !
Preuve instructive, preuve décisive de la
place énorme que tient rinconscience dans
76 LA FARCE DE LA SORBONNE
une nation ! Car ce rire, ce simple rire,
évoque en moi la guerre et la paix ! Pauvres
de nous ! Offensives insensées ! Traités dé-
lirants ! Avertissements d'huissier grippe-
sou à des ennemis réduits à la famine !
Cette fois, c'est trop : l'étudiant et une
dizaine de personnes s'agitent, tapent du
pied, chahutent.
Alors, c'est le tour de Basch de rire. Il rit
largement. Voilà dix ans qu'on interrompt
son cours ! Et dès qu'on l'interrompt,
voilà dix ans que chaque fois, comme au-
jourd'hui, un groupe d'étudiants balka-
niques et jargonnant, aux cheveux d'Assy-
riens et aux yeux de gazelles, se précipitent
pour le défendre !
Dieu des Juifs, sois béni : il ne court au-
cun danger. Pourtant, des mots redoutables
s'échangent: « Boche!... France I » Quel-
qu'un crie : « C'est un sale hongrois ! »
Basch, immobile, hausse les épaules.
Un balkanique lève le poing; un fran-
çais lève sa canne. Basch fait « Boum ! »
du talon.
Une femme appelle « Au secours ! » On se
MONSIEUR VICTOR BASCH 77
rue vers la sortie. Basch clame : « Le traité !
Voilà bien le traité de paix ! »
Les garçons de salle ont couru chercher
des agents, qui arrivent et augmentent le
désordre. L'un d'eux s'approche de Basch
et l'invite à sortir.
— Bien! De mieux en mieux! rugit Basch.
Tel est l'enseignement de la France ! . . . Tant
pis ! Ils ne sauront pas ce que c'est que
le mimus... qui, au surplus, ne les regarde
pas, car il est le sujet, non de mon cours
public, mais de mon cours fermé. A bon
entendeur, salut !
Il saisit sa serviette et disparaît.
Dans une salle attenant à l'amphithéâtre,
devant le garçon stupide, il monologue :
— Imbéciles ! Ils ne supportent pas la
vérité ! Ils en sont intellectuellement à l'é-
poque fossile, à l'époque primaire dans le
fossile. Ils ne veulent pas voir que l'Alle-
magne, qui nous adorait au lendemain de
l'armistice, nous exècre à présent. Boum î
[Coup de talon.)
Il se jette sur son pardessus, s'engouffre
dans les manches, bondit dehors. La rue
78 LA FARCE DE LA SORBONNE
est pleine d'agents, qui ont ordre de le pro-
téger. Il leur crie :
— Messieurs, l'Allemagne ne peut pas
payer !
Les étudiants, maintenus à cent mètres,
crient : « Hou ! Hou ! A bas Basch ! » 11
ricane :
— « A bas Basch ! » C'est joli « A bas
Basch! » Hein! ont-ils assez besoin d'es-
thétique !
Puis il se tourne vers la police :
— Les Alliés, la France à leur tôte, ont
réduit l'Allemagne au servage !
— Hou ! Hou ! Hou !
— Afin d'entretenir l'esprit de haine, fer-
ment des guerres à venir !
— Monsieur veut-il une voiture?... de-
mande poliment un agent.
— Une voiture ? Pourquoi faire ? Est-ce
qu'on peut parler dans une voiture !... Te-
nez, mon ami, regardez cette affiche : dans
trois heures je serai là-bas. Meeting orga-
nisé par la Ligue des Droits de V Homme! Je
leur expliquerai ce qu'est l'Allemagne !
MONSIEUR VICTOR BASCH 79
Il n'y aura aucune peine. Il continuera
simplement son cours... La moitié de son
enseignement est fait de péroraisons déma-
gogiques et désordonnées, qui marquent que
son esprit n'établit nulle différence entre la
Sorbonne scientifique et n'importe quelle
réunion populaire à la Maison des Syndicats,
LE
RAND BANQUET DÉMOCRATIQUE
DU 13 AVRIL
« Qu'avez-vous donc, dit-il, que vous
[ne mangez point? »
BOILEAU.
(Le Repas ridicule.)
Je venais d'écrire, dans VEcho de Paris,
sur ces trois maîtres illustres, les pages qui
précèdent, et j'avais donné à mes portraits
le titre même de ce livre : « La Farce de
la Sorbonne » sans me douter que, pour
mon régal, on allait m'aider à la compo-
ser. J'avouerai même qu'en peignant mes
personnages, je n'avais pas senti toute
leur drôlerie. Heureusement des défenseurs
aveugles de ces messieurs sont venus, avec
une furieuse énergie, me la souligner; et
de grand cœur je les remercie.
MM. Basch, Aulard et Seignobos, désor-
mais inséparables pour tous ceux qui
84 LA FARCE DE LA SORBONNE ;
aiment la comédie, ont des amis politiques ;
qui ne cultivent pas dans leur jardin cette ;
Heur charmante : le sens du ridicule. Suf- -
foqués de mon irrévérence, ils ont déclaré
d'abord pompeusement, doctoralement, sen- i
tencieusement et sorbonardement, que je \
n'étais pas compétent pour juger leurs trois!j
cuistres. i
— Un romancier^ ont-ils écrit dans leurs \
feuilles ! alors qu'il faudrait un savant (i). i
Que j'aime ce mot!... surtout après avoir '
suivi les cours si scientifiques des trois «
chers hommes. Un savant! Je retrouve là ;
le vocabulaire des meilleures réunions pu- 1
bliques, si imposant et si vague, destiné à |
remplir d'admiration la cervelle des café- :
tiers et de leurs victimes. ]
Savants ! Eux sont savants ! D'abord, j
parce qu'ils enseignent en Sorbonne, en- i
suite parce qu'ils tripotent depuis trente j
ans leurs casiers de fiches. Les pauvres ! i
Gela n'empêche pas que la Vérité, la vraie, .,
(1) ^Ve Nouvelle, 13 mars 1921,
Le Temps, 26 mars 1921.
LE GRAND BANQUET DÉMOCRATIQUE 85
fuyante comme l'eau, l'air et le feu, se paye
leur tête et leur échappe encore plus qu'au
commun des mortels I Cependant, moi, il
faudrait que je fusse savant, et à leur ma-
nière, pour posséder le droit de les juger,
quand ils s'exhibent dans leurs amphi-
théâtres. Je croyais n'avoir suivi que des
cours publics, ouverts à tous, payés par
nous, démocratiques? N'importe! Si je
n'arrive, tel un âne, croulant sous des di-
plômes octroyés par eux, je n'ai pas le
droit d'émettre un avis. Incompétence ! 11
ne me reste qu'à ouvrir le bec, comme un
passe-boules, et à avaler ce qu'ils jettent
dedans.
Conception de l'enseignement public ad-
mirable, qui aurait fait la joie de Cervan-
tes ! Ils n'ont pas vu, ces bons avocats,
qu'il y a différents genres de jugements à
porter sur ce genre de mandarins. Certes,
on les peut regarder du point de vue scien-
tifique, mais il faudrait leurs yeux à eux,
puisque ce point de vue sublime, ils sont
seuls à l'avoir. Je n'ai jamais prétendu éga-
ler leur génie. Je suis un homme du pu-
86 LA FARCE DE LA SORBONNE
blic, — ce qui, d'ailleurs, n'est pas rien,
puisque c'est au public qu'ils font part de
leur science; — mais enfin, je juge du
point de vue des gens simples, et je dis
simplement : « Dans un pays sérieux, est-il
de règle que l'Université soit farce? Or,
elle Test. Pourquoi? Parce que chaque fois
que j'y entre, je ris. Rien de plus. Ayant
ri, j'ai écrit que j'avais ri. C'est tout. Pas
besoin de diplômes. Je suis très suffisam-
ment compétent. »
Mais les amis politiques de MM. Basch,
Aulard et Seignobos ne l'entendent pas de
cette oreille. Ils ne veulent pas, parbleu,
ils ne peuvent pas lutter avec la moquerie
publique, car là, ils se sentent désarmés,
eux et leurs fantoches. Il faut donc qu'ils
enÛent leur colère, et afin de lui donner
quelque dignité, après leur fusée mouillée
de l'incompétence, ils ont fait partir un
gros pétard pour annoncer pathétiquement
la guerre civile. Dans des entonnoirs,
comme à la Foire du Trône, ils ont clamé :
— C'est abominable ! Voici qu'on se re-
déchire entre Français! L'Union sacrée est
LE GRAND BANQUET DÉMOCRATIQUE 87
en péril ! C'est de nouveau l'Église, dressée
contre l'Université I (i).
L'Église ! Et l'Église, c'était moi. Quel
coup de maître! Puisque j'avais écrit que
toutes les cinq minutes M. Aulard chevro-
tait : « Laïque... républicain... républi-
cain... laïque », c'est que je parlais au nom
des sacristies, et que je voulais revenir aux
vieilles haines religieuses.
— Pardon, ai-je répondu, je n'ai fait que
répéter ce que dit M. Aulard.
— Du tout! Nous devinons la manœuvre.
L'Église, non contente de rétablir les rela-
tions avec le Pape, veut maintenant renver-
ser la vieille et noble Université française,
dernier rempart de l'esprit critique et dit
libre examen i-).,. Jésuites!... Stanislas!...
les Postes !... la rue de Madrid!
Allons, allons. Monsieur Homais, calmez-
vous ! On vous croyait pharmacien à Yon-
ville : ôtes-vous devenu journaliste à Paris?
Le passage comique que je viens de citer,
(1) La Victoire, 22 mars 1921.
(2) Ère Nouvelle, 25 mars 1921,
88 LA FARCE DE LA SORBONNE
et qui a paru dans VÈre Nouvelle, suivi de
la signature « Intérim », ne peut être que
de vous...
Cher Homais, il se cache en vain. Son
style le trahit, où qu'il écrive, même dans
Le Temps, où il signe P. S., sans doute
post-scriptum... à Madame Bovary. Il y a
justement cent ans que Gustave Flaubert
est né; il a voulu faire rire son ombre.
Merci. Et merci pour tous ceux qui rient
avec Flaubert de ce genre d'égarement fa-
natique. Grâce à ce P. S. et à cet Intérim j
voici que notre farce va crescendo : c'est la
loi môme du genre. Messieurs les radicaux-
laïques, vous m'aidez avec trop de désin-
téressement : je vais vous demander un
petit effort nouveau. Vous êtes déjà d'une
drôlerie incroyable. Ne voulez pas vous
forcer encore et vous hausser maintenant
jusqu'à une dernière invention plus bouf-
fonne?... Oh! je vous en prie!... Quoi?
L'auriez- vous trouvée?... Si vite?... Pas
possible?
Ils l'ont trouvée !
Et les fruits ont passé la promesse des fleurs.
LE GRAND BANQUET DÉMOCRATIQUE 89
Intérim -Homais, ce digne ami, avait
écrit : « C'est aux étudiants républicains,
« à la libre jeunesse des écoles, de dire
(( maintenant si oui ou non, ils veulent
« subir la loi des ultras de ïEcho de Paris.
« Nous croyons que d'ici peu ils rendront
« publique une riposte péremptoire. »
Ce « péremptoire » m'avait mis en goût.
Je pressentais, cette fois, un effort d'un
burlesque vraiment large. Mais l'homme
est si fragile que sa sottise même n'est pas
sûre, et à mon espoir se mêlait l'énerve-
ment de l'incertitude. Dieu soit loué! Je
vous répète qu'ils ont été plus loin que
mon désir. Voici la riposte péremptoire,
publiée dans les feuilles radicales :
POUR LA LIBERTÉ D'OPINION,
(( Un journal du matin ayant entrepris
(( contre MM. Base h, Aulard et Seignobos,
« professeurs à la Sorboîine, une campagne
« de dénigrement, le Comité Central de la
« Ligue des Droits de l'Homme a décidé
<c d^offrir à ces trois maîtres un grand ban-
« quet démocratique.
90 LA FARCE DE LA SORBONNE
« Ce banquet aura lieu le mercredi iS avril
« 19^1, à W heures.
« Tous les républicains soucieux de dé-
« fendre la liberté d'opinion, et tous les
« amis de MM, Basch, Aulard et Seignobos,
« sont spécialement invités à cette manifes-
« tation.
« Les adhésions seront reçues à la Ligue
« DES Droits de l'Homme, iO, rue de l'Uni-
« ver site. (Prix du couvert, service compris :
« // francs,) »
Quelle contribution à la joie de tous ceux
qui aiment la comédie !
Un banquet démocratique et consola-
teur pour sauver la pensée libre du pays!
Ah! j'ai pleuré que Molière fût chez les
morts ! De ce banquet, sur l'heure, il eût
fait un pendant génial à sa Cérémonie du
Malade.
J'ai eu tort d'écrire : « Ces gens n'ont,
à aucun degré, le sens du ridicule. » Ils
l'ont étonnamment, dès qu'il s'agit de s'en
couvrir. Pour la première fois ils étaient
donc des maîtres ! Enfin, ils étaient venus
LE GRAND BANQUET DÉMOCRATIQUE 91
sur le terrain de la farce... où je les con-
viais : c'est le cas de le dire. Et d'avance
je me les figurai autour de leur table oîj,
pour onze francs, on n'allait leur offrir
qu'une soupe à l'oignon et de la charcu-
terie, alors qu'ils auraient eu besoin de
vins chauds et généreux.
Ils n'eurent même pas cela : U Union des
Coopérateurs (enseigne prometteuse), bou-
levard du Temple (quartier folâtre), ne put
leur servir, le 13 avril, que des boulettes
d'une viande anonyme, dans un brouet
noir.
Pour s'en régaler, ils vinrent à trois cents,
de l'un et l'autre sexe, tous le cœur plein
d'une indignation laïque. L'état de colère
n'aide pas à festoyer : ce furent des agapes
pénibles.
Les trois grands maîtres arrivèrent en-
semble. Entrée de ballet inégalable. Ils
s'assirent en cadence à la table d'honneur.
Puis entre eux, on plaça des dames, toutes
également laïques. Et le président, M. Fer-
dinand Buisson, plein d'humour, annonça,
au nom de la Laïcité, que le grand banquet
92 LA FARCE DE LA SORBONNE
démocratique du 13 avril était commencé.
Alors, ils se mirent tous à mâcher en
grinçant des dents, car beaucoup, soudain,
s'apercevaient dans quelle charge d'eux-
mêmes ils étaient tombés. Ils défendaient
la liberté d'opinion, en se rebiffant contre
la mienne! Et ils savaient bien au fond,
qu'Aulard, Seignobos et Basch n'étaient
que des fantoches. Ils ne les glorifiaient
que pour la forme, la fô-ôrme! eût dit Bri-
doison. D'ailleurs, devant tous ces enrôlés
de la pensée libre, Seignobos, à sa table
d'honneur, ricanait, tressautait, et roulait
entre ses doigts de petites boulettes de
pain, qu'il jetait avec mépris sous la table.
Quand vint l'heure du dessert, je veux
dire le temps où on aurait pu servir un
dessert, M. Ferdinand Buisson dit encore :
— Au nom de la Laïcité...
C'était le signal, que ceux qui étaient ve-
nus pour sauver oralement la Démocratie
et la Conscience Universelle pouvaient
prendre la parole.
On vit donc se lever des gloires du Par-
lement et de l'Université : MM. Séailles —
LE GRAND BANQUET DÉMOCRATIQUE 93
Paul-Boncour — Paul Painlevé. Tous, pre-
nant des verres vides, engagèrent avec
flamme les convives à boire à ma perte.
M. Séailles, dans un frémissement d'une
philosophie magnifique, déclara le premier
que j'étais un « petit esprit ». Les grands
esprits qui étaient là, applaudirent.
M. Paul-Boncour, avocat habile, qui sait
qu'on n'a l'esprit vraiment libre qu'en plai-
dant sur un dossier qu'on ne connaît pas,
proclama : « Je n'ai pas lu les articles, et
ne les veux pas lire. Je sais de qui ils sont.
Cela me suffit ! » Tous les autres, qui les
avaient lus, applaudirent.
M. Paul Painlevé, avec une modération
qui rappelle le solide équilibre dont il fit
toujours preuve au pouvoir, s'écria : « Ce
sont les arlequinades d'un valet de plume! »
Et ces mots conquirent les valets eux-
mêmes, car ils avaient servi plus de trois
cents convives, qui n'étaient venus que
pour ces arlequinades.
Enfin, on lut des lettres de quelques
« laïques », retenus par leurs affaires, et
dont l'un m'appelait le « représentant ofp-
94 LA FARCE DE LA SORBONNE
ciel du Syllabus ». A ce mot fatidique, en-
semble, en chœur, comme s'ils représen-
taient trois erreurs humaines, Aulard, Sei-
gnobos et Basch se dressèrent et répon-
dirent : « qu'ils bénissaient cette félonie de
publiciste, puisqu'ils étaient, grâce à elle,
le prétexte d'un resaisissement complet des
forces républicaines. »
Le grand banquet était terminé. Chacun
sortit en faisant « Ouf! » 11 se sentait un
goût de fiel sur la langue et une lourdeur
au foie.
... Et moi, pendant ce temps, le même
jour, à la même heure, avec les plus joyeux
de mes amis, je buvais trois vieilles bou-
teilles de vin d'Anjou à la santé de la
France, ainsi qu'à l'avenir de la Comédie
dans ce pays de la malice, qui n'a jamais
pu sentir ni les sectaires ni les pédants.
VI
SECONDE ENTREE DE BALLET I
JIESSIEURS PUECH ET MARTHA
DANS
LEURS LANGUES MORTES
Ce n'est que depuis l'invention de
la machine du vide qu'on est assuré
que la matière est toute également
pesante.
BUFFON.
(E$s»is arithm. mor.)
Le tableau du Banquet ayant exigé une
mise en scène et une figuration, il a fallu
tirer le rideau, mais nous ne sommes qu'à
moitié de la Farce. Le temps que la Ligue
des Droits de l'Hoinme range sa vaisselle et
ses notabilités politiques, je frappe trois
coups et je recommence.
Après les trois maîtres essentiellement
démocratiques, en voici trois autres. Se-
conde entrée de ballet. Je vous annonce la
Poésie grecque, VÈloqiience latine, la Lit-
térature française. Ce n'est pas rien, direz-
vous? Hélas ! si ! Ce n'est rien, rien de rien.
Les titulaires de ces trois chaires marchent
98 LA FARCE DE LA SORBONNE
dans le vide, et représentent le Néant. Ils
s*appellent MM. Puech, Martha et Michaut.
Ne croyez pas que ce soient des noms de mon
invention. Vous ne les connaissez point? Per-
sonne ne les connaît. Mais ils s'appellent
comme je vous dis, et ils occupent trois
chaires importantes à la Faculté des Lettres
de Paris.
Ils sont inécoutables. Ils n'ont ni goût,
ni forme, ni saveur, ni odeur : même la
fine et discrète politique ne les intéresse
pas. L'esprit ne peut s'accrocher à rien de
ce qu'ils disent, car ce qu'ils disent n'est
vivifié par rien qui ressemble à de l'esprit.
Les vrais étudiants ne mettent jamais les
pieds à leurs cours. Personne ne peut les
défendre. On ne les consolera pas par un
banquet. Et je suis seul à vouloir leur faire
trois notes de musique.
M. Puech I... Considérons d'abord cet
homme considérable ; car enfin, ce n'est pas
rien d'annoncer sur sa porte : Littérature
grecque : poésie bucolique ; Théocrite. Ces
cinq mots annoncent un programme à faire
rêver ! Il semble qu'on va entendre chanter
MESSIEURS PUECH ET MARTHA 99
des sources, et sentir la caresse du vent en
mangeant du fromage à la crème... Terre et
ciel ! Si vous entrez chez M. Puech, dans
quel état d'amertume vous sortirez ! . . .
Qu'est-ce que M. Puech? Qui dira d'où il
vient, oii il va, ce qu'il pense, ce qu'il fait?
Pauvre Grèce ! France infortunée ! Lamen-
table Sorbonne !
Ce qui me cause le plus de souffrance,
quand j'entends M. Puech, c'est qu'il se
rend compte de sa pauvreté. Son regard
honteux, sa voix vacillante, son air d'éga-
rement, sont comme une prière au public :
« Je vous en supplie, ne m'écoutez pas!...
« Rêvez à vos affaires, à vos amis... Prêtez
« l'oreille à votre imagination... si vous en
« avez. Moi, je n'en ai aucune : je suis bien
« malheureux... Il faut que je vous com-
« mente l'Idylle III de Théocrite, et il ne
« me vient pas une idée, pas la moitié
« d'une !... Quatre pages, sur lesquelles il
« faut que je parle une heure!... J'ai eu
« beau arriver en retard de dix minutes, il
« m'en reste cinquante!... Un siècle!... »
Eperdu, il regarde l'horloge. 11 ne cessera
BIBLIOTHHCA J
100 LA FARCE DE LA SORBONNÈ
plus de la regarder. Il verra l'aiguille sur
chaque seconde, et il va se violenter, en-
durer mort et passion, pour remplir tout ce
temps-là par d'interminables phrases en
prose, qui seront le délayage assassin d'une
divine poésie.
« Je vais faire la fête chez Amaryllis, »
Premiers mots de l'Idylle de Théocrite;
début cruel pour M. Puech à la torture ! Il
le retourne, ce début, l'épluche en tous
sens, hésitant et s'enrouant, gémissant sur
soi-même : « Pourquoi diable est-ce que
j'enseigne le grec? Ma vie n'est qu'un qui-
proquo... »
Et il n'est que quatre heures quinze : cinq
minutes seulement qu'il est là...
« Amarijllis, je t*apporle dix pommes. »
— Dix pommes, oui, dit M. Puech... mais
quelles sont ces pommes?... De quelle na-
ture?... Le poète ne le dit pas...
11 tousse, se tourne encore vers l'hor-
loge... Misère! Quatre heures dix-sept!
— Nous remarquons cependant, continue
M. Puech, que si les pommes... ne sont pas
MESSIEURS PUECH ET MARTHA 101
matériellement décrites, elles sont... carac-
térisées psychologiquement... car Théocrite
ajoute : « Je t'apporte dix pommes... que
j'ai cueillies, là oii tu m'as ordonné de les
cueillir. » Ce sont donc, Messieurs, des
pommes désirées par Amaryllis...
Malgré la peine qu'il a eue à trouver len-
tement ses mots, pitié pour lui : il n'est que
quatre heures dix-neuf!... Ce cours est un
supplice. L'idylle gracieuse, traversée de
cris de passion, devient avec M. Puech un
pain pour les ours dont il étouiïe son audi-
toire. 0 ciel bleu de la Sicile, bruit de la
mer, charmantes filles, chèvres. Heurs,
montagne, tout devient informe à l'aide de
M. Puech!... Et il n'est que quatre heures
trente !
Enfin, à cinq heures moins cinq, pris
d'une vigueur soudaine, il bredouille :
— La chanson, Messieurs, la chanson finit
par : « J'ai mal à la tête. Je me suis donné
bien du mal pour rien... »
Est-ce lui qui parle ainsi? Et est-ce de
lui qu'il parle? Tout à coup, son cas l'épou-
vante. Trois minutes avant l'heure, il s'enfuit.
102 LA FARCE DE LA SORBONNE
C'est vrai, qu'il s'est donné du mal... et
que ses auditeurs, endoloris, se tiennent la
la tête.
Par bonheur, le cours de M. Martha n'a
lieu que le lendemain : entre les deux on
peut prendre le lit. Il faut cela pour se re-
mettre de l'un et se préparer à l'autre, car
le pauvre M. Martha est encore plus singu-
lier que le pauvre M. Puech. C'est un phé-
nomène universitaire, stupéfiant et conster-
nant.
Ce qui confond d'abord, c'est que la pre-
mière fois qu'on voit M. Martha, on le trouve
plaisant cinq minutes. Cet homme, dont une
seule heure de cours écrase l'esprit comme
quinze jours au fond d'une cave, commence
par faire rire. Il a une tôte goguenarde, un
nez jobard, un petit œil madré. Quand
il entre et qu'on ne l'a jamais vu, il évoque
les facéties du cirque. Mais... au lieu de
crever des cerceaux de papier, ne voilà-t-il
pas qu'il s'assied gravement, et gravement
installe livres, montre, verre d'eau. On
pense : « Il singe quelqu'un. Il imite un
MESSIEURS PUECH ET MARTHA 103
vieux Monsieur. » Et grâce à cette idée, on
prend plaisir au début, chantonné d'une
voix nasillarde et pompeuse. (Chez moi,
si je veux faire rire mon petit garçon
qui a quatre ans, c'est ce ton-là que je
prends, et cette voix-là que je fais). Mais
si Ton est parmi le public, on ne se diver-
tit vraiment que quand on partage une joie
commune. Sinon, on est un monstre. Or,
les auditeurs de cette éloquence française
sur y Éloquence latine paraissent avoir l'âme
abattue et misérable. Si bien qu'on se fait
violence pour s'accorder au sentiment des
autres, et tout à coup, on ne voit plus de
M. Martha que sa médiocrité et son insi-
gnifiance. Au point que, pour ma part, je
pensai : « Il doit être souffrant... » Je ne
voulus pas l'entendre toute une heure, je
lui fis crédit ; je revins huit jours après :
il était pire que je n'avais cru. Je revins
encore : chaque fois il se surpassait ! Force
me fut de conclure que son génie propre et
coutumier était d'être... était de n'être pas.
Pourtant, M. Martha a un trait positif :
dans le vide, il est satisfait. M. Puech, lui.
104 LA FARCE DE LA SORBONNE
se bat les flancs pour arriver au bout de
son cours. Il a l'air professeur malgré lui,
comme Sganarelle était médecin. 11 est le
néant, mais il le sait; il se désespère, ayant
hâte de s'enfuir. Tandis que M. Martha est
enchanté, et le sourire des belles âmes,
contentes de leurs bonnes œuvres, fleurit
sur ses lèvres. Le banal est son élément;
le poncif lui suffit; dans le mot creux, il
voit une trouvaille. Et je ne dis pas qu'il
est fier, mais il est béat de sa stérilité.
Tout ce qui tombe de sa bouche est aussi
prévu que ses gestes pour s'installer. 11 ne
peut pas prononcer œuvre sans dire considé-
rable, émotion sans dire profonde; fierté
sans dire légitime. Dès qu'il commence une
phrase, mentalement, par dérision, amusez-
vous à la finir : à tous coups, vous tombe-
rez juste. Dans les minutes graves, il parle
comme un sous-préfet sur la tombe d'un
capitaine de gendarmerie. Dans les moments
de détente, comme un député au mariage
d'un sous-préfet.
Mais ceci n'est encore que son talent spé-
cial de l'expression. Si les mots exacts n'ar-
MESSIEURS PUECH ET MARTHA 105
rivent pas à la surface de son cerveau, il
pourrait par ses à peu près indiquer qu'au
moins il a des pensées... profondes. Lais-
sons donc la forme, cherchons le fond.
M. Martha traite de Tite-Live. Il explique
que Tite-Live s'est trouvé en face de cer-
taines légendes populaires. Et voici là-
dessus ce que sa pensée créatrice élabore :
— Messieurs, ce sont ces légendes, ces
légendes-là, ces légendes contre lesquelles
personne n'a le courage de s'inscrire en
faux, ces légendes respectées par tous, ce
sont, dis-je, ces légendes, que Tite-Live à
son tour n'ose pas toucher. Or, si l'on y
regarde de près, j'entends si Ton veut être
équitable, si vraiment on entreprend un
examen consciencieux, un examen qui soit
à la fois impartial et critique, — on voit,
et si on ne voit pas, on devine, dans tous
les cas, on comprend que Tite-Live ne fut
nullement dupe de ces légendes-là.
M. Martha, tout aise de sa tirade, se
laisse aller : il se renverse. Puis il reprend :
— Devant ces légendes, que s'est donc
dit Tite-Live?... Car ce qu'il nous a dit
106 LA FARCE DE LA SORBONNE
n*est pas tout ce qu'il s'est dit! Que s'est
donc dit Tite-Live ? Il aurait pu se dire :
« Je suis un historien, et au nom de l'his-
toire... » Non ! 11 ne se l'est pas dit! Mes-
sieurs, il semble, — autant qu'on puisse le
dire, puisque lui-même ne l'a pas dit, — il
semble qu'il se soit dit ceci : « Oh ! que
c'est singulier!... J'ai devant moi des lé-
gendes, des légendes dont quelques-unes
sont puériles, des légendes vraiment enfan-
tines, des légendes... enfin, je dis bien, pué-
riles. Et tous mes concitoyens y sont atta-
chés ; tous semblent y croire, ils les aiment;
bien mieux, ils les respectent; bien plus,
ils les défendent, c'est-à-dire qu'ils me dé-
fendent à moi, à moi Tite-Live, à moi his-
torien, à moi qui veux faire œuvre impar-
tiale, de dire précisément qu'elles ne sont
rien, ou pas grand'chose, sinon des lé-
gendes. Ceci, en vérité, est extrêmement
singulier. Ceci est même si singulier que
ceci est mystérieux. Bref, il y a obscurité.
Donc il doit y avoir doute. Je suis en pré-
sence de choses qu'il faut tirer au clair. En
sorte qu'il convient de peser, et pesant
MESSIEURS PUECH ET MARTHA 107
de comparer, et après avoir comparé, de
prendre garde. »
M. Martha sourit, content de ce long ef-
fort, ainsi que de l'heureux développement
de son esprit. Et il conclut :
— Voici, Messieurs, ce que s'est dit Tite-
Live!
Et voici comment le dit M. Martha !
Pour l'amour de Dieu, puisse cet extrait
de cours vous suffire!... Je pourrais en
donner six colonnes, vous n'auriez rien
de plus; il n'est que cela; pendant une
heure, pendant toutes les heures où il parle,
le voilà ! 11 existe encore moins que M. Mi-
chaut, moins que M. Puech. On ne peut
même pas le discuter. On ne peut que l'ap-
porter sur la scène, tirer les ficelles et dire :
« C'est tout. »
Au bout de la table de M. Martha, il y
a un robinet et une petite cuvette. Tandis
qu'il parle, on devrait faire couler le robi-
net. Le bruit de l'eau monotone, fuyante et
insaisissable, se confondrait avec celui du
Maître.
VII
MONSIEUR GUSTAVE 3IICHAUT, ^
COMMIS AUX FICHES ]
1
Allez, cuistre fieffé!...
Molière.
(Bourgeois Gentilhomme, II. 3.]
Je suis bien content d'arriver à M. Mi-
chaut, quoique je l'aie gardé pour la fin,
comme un dessert. M. Michaut représente
un cas passionnant. D'abord, c'est un excel-
lent homme : tout le monde le dit, amis,
élèves. Il suffit que vous demandiez :
— Est-ce un maître qui compte?
On se précipite sur vous et on chuchote :
— Ne parlez pas de cela, Monsieur, il est
si bon !
Ensuite, il symbolise l'efîort nouveau de
la Sorbonne littéraire. Là, je m'arrête, et
sollicite votre attention.
Je vous ai fait entendre MM. Pucch et
dl2 LA FARCE DE LA SORBONNE
Martha. Vous êtes affligés, n'est-ce pas, de
leur rhétorique ? Eh bien, un homme, que
j'appellerai « le rénovateur des lettres » à la
Sorbonne, a éprouvé cet état pénible, voici
déjà quelque quinze ans. Aussitôt, par haine
d'un enseignement oratoire et superficiel,
voulant en cela suivre le mouvement prodi-
gieux donné aux sciences historiques par
M. Aulard et M. Seignobos, il a créé les
études littéraires scientifiques. Ne froncez pas
les sourcils : les belles choses ne sont pas tou-
jours tout de suite accessibles. M. Lanson,
car il s'agit de M. Lanson — (vous pouvez
rester couvert) — a fondé le « Laboratoire
des Lettres », dans lequel on dépouille ob-
jectivement, on compile scientifiquement, et
on se défend surtout de penser personnelle-
ment. On travaille, comme pour l'Histoire,
parmi des casiers de fiches. La Fontaine,
par exemple, a écrit une fable qui s'appelle
L'Ivrogne et sa Femme. Avant de la lire, on
se précipite sur toutes les fiches ayant trait
aux ivrognes connus, passés ou présents.
On établit par une statistique le nombre
de fois que les auteurs français ont mis
MONSIEUR GUSTAVE MICHAUT 113
des ivrognes dans leurs œuvres depuis le
XII*' siècle. On montre par une courbe la
progression ou la de'croissance de l'emploi
du type. On déduit par une note que tout
compte fait, après avoir bien établi, pesé,
vérifié, considéré, il faut peut-être se garder
de déduire. Et enfin on démontre par le tout
qu'on est un cuistre. Après quoi, -on lit la
fable.
Je vis bien des fois M. Lanson qui fut
mon maître (et je le remercie au passage,
car il a aiguisé en moi le sens du comique),
— je vis bien des fois M. Lanson travailler
de cette forte manière.
Il avait fait une autre découverte que je
tiens à dire. (Ne vous impatientez pas si j'ai
lâché M. Michaut: M. Michaut ne s'explique
que par M. Lanson. Il faut remonter aux
sources; c'est la méthode scientifique).
Donc, M. Lanson avait découvert un rythme
chez les grands écrivains. Ayant l'àme
généreuse, il associait les étudiants à ses
trouvailles, je veux dire qu'il aimait à les
voir trouver ce qu'il publiait ensuite. Nous
préparions nos licences et ses livres.
114 LA FARCE DE LA SORBONNE
Était-ce à moi, par exemple, d'établir le
rythme de Pascal? J'ouvrais la première
Provinciale,
« Monsieur, nous étions bien abusés^ dit
l'auteur. Je ne suis détrompé que d'hier. »
Que voyez- vous dans ces deux phrases?...
Rien, parce que vous êtes des profanes,
tandis que moi qui ai travaillé avec M. Dia-
foir... pardon, avec M. Lanson, j'ai la joie
de savoir que ces deux phrases peuvent
s'écrire scientifiquement comme suit :
2 — 1 — 2 — 1—3
1—1 — 1—3 — 1—2
Ouvrez maintenant les Pensées : faites un
nouveau barôme. Ouvrez le Discours sur les
passions de l'amour: encore un barôme. Et
quand vous avez les trois, comparez, et
concluez... si vous trouvez à conclure. Car
si vous ne trouvez pas, n'importe : en soi,
cet établissement est passionnant ; c'est
de la science ! Aujourd'hui, vous n'en dé-
duirez rien. Vos petits-enfants, peut-être,
y découvriront quelque chose. C'est un tra-
vail lansonien qui doit être fait.
MONSIEUR GUSTAVE MICHAUT llo
Seulement, ce genre d'études exige de
jeunes esprits de tout repos, sans personna-
lité inutile, ni précocité dangereuse.
— Vous êtes mes équipes de travailleurs,
disait toujours M. Lanson, avec un dandi-
nement d'ours, en sa bonne langue pâteuse.
Il lui fallait pour l'aider des étudiants et
des professeurs sûrs, qui consentissent, en
une étude dite littéraire, à n'exprimer ni
leurs goûts ni leurs avis : faiblesses subjec-
tives, donc incompatibles avec la Science
des lettres, dans cette maison du Haut En-
seignement. De là à ne s'assurer le concours
que d'hommes incapables, littérairement,
d'une idée à eux, il n'y avait qu*un pas :
M. Lanson le franchit avec allégresse. Et
maintenant, vous êtes à même de com-
prendre M. Michaut.
Cet homme excellent, qui aurait pu être
un grand épicier plein d'ordre, un huissier-
audiencier attentif, un fonctionnaire distin-
gué, qui aurait pu faire figure dans une
trentaine d'éminentes professions, le hasard
a voulu qu'il tombât dans la science uni-
versitaire ! Il y est devenu ce qu'il pouvait
116 LA FARCE DE LA SORBONNE
être, un manœuvre de M. Lanson, un com-
mis aux fiches, qui dépouille, recense,
énumère, qui fait des listes de noms, des
comparaisons de dates, des notes sur des
sources, des tables sur des notes et des ta-
bleaux avec des dates, occupant à la grande
surprise de tous ceux qui n'ont jamais en-
tendu parler de lui, une chaire de Littéra-
ture française à la grande Université de
Paris, cette lumière du monde.
Avant lui, à sa place, on pouvait ad-
mirel* Un M. Mornet, qui, depuis, s'est con-
sacré aux seuls cours privés. Il était de la
même école, en bouiïe. Car celui-là dor-
mait debout, s'assommant lui-même. Cha-
cune de ses phrases semblait une chute. Il
avait l'air de chevaucher sur cette vieille
ânesse qu'est la Sorbonne. La bête somno-
lait comme lui. Lui divaguait à mi-voix, à
propos de ce qu'il avait colligé, compilé,
empilé. Puis soudain, tous deux se cognaient
contre un mur dans la nuit, et s'aplatissant
le nez, il terminait une période dans un
hoquet. C'était un beau spectacle d'esprit
français.
MONSIEUR GUSTAVE MICHAUT li7
M. Michaut joue une autre farce, qui n'est
pas supérieure. Je n'indique point par là
que d'autres pourraient faire son cours tel
qu'il le fait. Il est inégalable dans le genre :
M. Lanson peut être fier de son élève.
Mais je dis que M. Mornet laisse un sou-
venir impérissable aussi. Et cela est im-
portant pour les destinées de la comédie en
France.
M. Gustave Michaut parle devant un am-
phithéâtre bondé. Ce succès vient du sujet,
non qu'il traite (il n'a pas à « traiter « un
sujet : ce ne serait pas scientifique), mais
qu'il annonce : Molière!... Quel est le Fran-
çais qui n'aime pas entendre parler de ce
grand homme? Donc, on vient, on se tasse,
on attend, et... M. Michaut paraît. A sa vue,
quelques vieilles demoiselles applaudissent
avec piété. Mais, pour paraître indépendant,
cet excellent homme de laboratoire litté-
raire commence par « Messieurs », sans
plus. Quelle imprudence! Je suis là, moi,
parmi les messieurs, je guette M. Michaut,
et c'est à moi qu'il s'adresse, alors qu'il y a
de si bonnes âmes du sexe féminin!...
118 LA FARCE DE LA SORBONNE
Il s'adosse à son fauteuil, la mine satis-
faite. Il est carré d'épaules. Il a une forte
tête. Vêtu de noir, noir de cheveux, noir
de barbe, et l'œil noir, il a Tair de sortir
d'une échoppe, oii il aurait ressemelé des
chaussures. Il passe à un autre genre de
fantaisie : il va étudier Molière... Ah!...
Sans doute a-t-il sur ce génie comique des
aperçus remarquables par leur vie et leur
verve. Regardons. Ecoutons.
M. Michaut joint les mains, et le voilà
parti d'une voix où roulent les r, oii sifflent
les s, d'une voix de fausset, qui devient
une voix de poitrine, pour ensuite se faire
flûtée, puis grassouillette et toute précieuse,
une voix drôle, irrésistible, qui, tout de
suite, fait songer à Mascarille ou à M. de
Pourceaugnac joué par quelque acteur de
province. Oui, oui, c'est bien un cours sur
Molière !
M. Michaut, pourtant, n'a pas l'air de
vouloir parler tout de suite des Comédies
du grand homme. A-t-on de lui d'autres
œuvres? Il ne semble pas. Mais M. Michaut
veut commencer par le commencement. De
MONSIEUR GUSTAVE MICHAUX 419
même que pour vous entretenir scientifi-
quement de M. Michaut, j'ai dû vous expli-
quer d'abord ce qu'était M. Lanson, de
même, avant de se permettre de toucher à
Molière en 1921, il convient que M. Mi-
chaut énumère tout ce qu'on a pu dire de
lui dans toutes les Universités de France
et de Navarre, ainsi que dans tous les
livres de littérature universitaire, depuis
trois cents ans : cela est juste. — Exemple :
Molière est né à Paris. Eh bien, une ques-
tion se pose. Son talent se ressent-il de
cette naissance? Oui, ont dit les uns. Pouh !
ont dit les autres. Peut-être, conclut M. Mi-
chaut en 1921. — Molière vécut de onze à
quatorze ans avec une belle-mère. Est-ce la
raison pourquoi il n'y a pas de mères dans
son théâtre? Certes! ont dit ceux-ci. Bah!
ont dit ceux-là. Qui sait? conclut M. Mi-
chaut en 1921. — De sa mère tenait-il une
santé délicate? Des contemporains l'af-
firment. Dans la suite on le nie. C'est pos-
sible, mais pas sûr, conclut M. Michaut en
1921. — Certains prétendent que son père,
• ce fut Harpagon, sa belle-mère Béline.
120 LA FARCE DE LA SORBONNE
M. Michaut se renverse encore et prononce
sur un ton sucré, sur un ton satisfait, sur
un ton de petit marquis en train de minau-
der avec une précieuse, dans sa ruelle, au
fond du Limousin : « Tout compte fait, cela
n'est pas prouvé. » — Vive la science litté-
raire !
A vrai dire, ce petit jeu peut continuer
quinze ans; car pourquoi arrêter le défilé
si agréable de ces abracadabrantes consta-
tations? Dès que M. Michaut tient une date
(les dates, que c'est passionnant!), il en
propose dix, les pèse toutes, et s'en remet
au jugement de l'auditoire. Dès que M. Mi-
chaut remonte à une source (ah 1 les
sources ! seul un savant littéraire sait
comme il faut remonter aux sources 1), —
aussitôt il en trouve une dizaine, les com-
pare et aboutit encore à cette conclusion
enivrante qu'il n'y a rien à conclure. Après
quoi, comme l'année s'avance, et que les
étudiantes Scandinaves ou que les étudiants
yougo-slaves n'ont encore rien pu cueillir
de certain pour remporter dans leurs pa-
tries, M. Michaut consent à aborder les Co-
MONSIEUR GUSTAVE MIGHAUT 121
médies mêmes de Molière... Dieu ! serait-ce
possible?... Chacun pâlit et se cale sur son
banc. M. Michaut va-t-il faire une lecture?
Ah I que ce serait émouvant ! Car, on sent
bien qu'il a du feu, de la sensibilité, de la
hardiesse dans l'esprit. Mais... patience!...
11 ne va pas lire encore ; il ne peut pas lire
encore!... D'abord des faits, d'abord des
dates, d'abord des titres, et la recherche si
importante des origines, et la question pri-
mordiale d'établir si chaque pièce est bien
de Molière, j'entends par quoi il fut ins-
piré, et surtout par quoi il ne le fut pas!
Tout cela dans une forme, certainement
scientifique, car chaque fin de phrase y
paraît... du Delille... en prose! Je ne puis
même pas traduire ici l'essentiel d'un cours
de l'excellent ^I. Michaut : nous sommes
dans le domaine des impondérables, et les
mathématiques seules peuvent par un cer-
tain chiffre marquant l'inexistence, en don-
ner une idée. On entend : « D'une part...
d'autre part... En considérant que... Tel
est le problème... D'une part... Et d'autre
part... »
122 LA FARCE DE LA SORBONNE
Enfin, après dix, douze leçons, il se dé-
cide tout de môme à essayer — oh ! simple
essai ! — de lire un peu, un rien de Molière,
du Molière en vers, vers larges et puissants,
qu'il traduit dans une prose sorbonarde,
impersonnelle et invertébrée, la seule per-
mise (souvenons-nous de M. Lanson, et mé-
fions-nous des grâces du talent!)
Pleurez mes tristes yeux ! En dépit de
notre attente, même en dépit de la science,
quand M. Michaut — qui, ne l'oublions pas,
est un homme excellent, — lit ce que nous
avons de plus franchement drôle dans notre
littérature, quand il le lit en Sorbonne, ce
foyer de l'esprit, devant le public de Paris,
cette lumière du monde, — personne ja-
mais, ni vieux, ni jeunes, ni les Asiatiques,
ni les Européens, personne jamais ne songe
à prendre même un air qui ressemble à de
la gaîté. Il lit Molière, et personne ne rit! ..
Chut ! ne vous indignez pas ! Quelqu'un
de haut placé m'a fait entendre qu'ainsi
M. Michaut élevait le comique de l'auteur
jusqu'à la gravité de l'Étude... Ceci est
troublant. A mon tour de m'élever; la
MONSIEUR GUSTAVE MICHAUT 123
langue prosaïque et quotidienne ne me
suffit plus ; à moi les Muses 1
ENVOI
Michaut, Michaut Gustave, ô cher homme de
Puisque ton cours ne coûte rien, [bien,
Je n'irai pas voir le Doyen
Pour exiger qu'il me rembourse.
Mais... je t'en prie, au nom de mes concitoyens,
Michaut, évite-toi la course !
Lis chez toi Molière à ton chien,
Et baigne-loi dans tes sources !
I
VIII
où l'auteur,
APRÈS AVOIR TRIOMPHÉ
DE TOUTES LES OBJECTIONS,
TIRE AVEC RESPECT
SA RÉVÉRENCE AU LECTEUR
Parbleu, dit le meunier, est bien fou du cerveau,
Qui prétend contenter tout le monde et son père.
(La Fontaixb, III, 1.)
Dans un pays spirituel comme le nôtre,
on n'écrit pas ce que je viens d'écrire, sans
recevoir sur-le-champ cinquante lettres de
louanges... de louanges qui portent aux
nues des professeurs aussi savants et des
cours aussi précieux. Les plus passionnées
sont, bien entendu, signées par des esprits
subtils qui n'ont jamais mis les pieds à la
Sorbonne. S'élevant alors au-dessus des
questions particulières, à l'inverse des mal-
heureux hypnotisés par leur sujet, ils
traitent avec bonheur de l'idée générale, et
ne souffrent pas qu'on attaque la Nation
dans son patrimoine le plus sacré.
9
128 LA FARCE DE LA SORBONNE
— Où nous menez-vous, Monsieur? disent-
ils, fort indignés.
Ils s'étonnent qu'on trouve tant de pé-
dants là... où la Société les fabrique! Et ils r
oublient qu'un pontife n'est le plus sou-
vent qu'un imbécile... couronné par ses
semblables.
Certains, particulièrement avertis, sont*,
choqués du « peu de sérieux » d'une farce.
Ils écrivent d'un style morose qu'ils ont 1
éclaté de rire par surprise, mais qu'ils en
ont comme une honte. j
— Est-ce ainsi, ô Monsieur, qu'on doit 1
parler dés hommes d'étude! .
Je réponds : j
— Quand ils n'étudient rien, bien sûrl'
Ces gens-là écrivent sur leur porte : « Labo- \
ratoire », mais sont des farceurs, et c'est ce j
que je tenais à indiquer. Croyez-vous que \
la préparation de leur cours leur use le J
cervelet? Prenez M. Martha, si habitué à ;
parler pour ne rien dire. Il se laisse porter j
par ses dons, cet homme. Que pourrait-il \
étudier? — M. Michaut arrive de chez lui;
avec quelques extraits de bouquins mé-i
ou LAUTEUR, APRÈS AVOIR TRIOMPHÉ... 129
diocres, desquels il refera un médiocre bou-
quin d'extraits. — M. Aulard, depuis 1888,
date à laquelle la Ville de Paris l'a pourvu,
débite tous les huit jours, dans sa chaire
de la Révolution, son refrain bien-aimé :
« Laïque... Républicain... Républicain...
Laïque... « — M. Basch s'en vient à la Sor-
bonne comme aux réunions de la Ligue des
Droits de l'Homme, fort de son acquis, de
son verbe et de son cynisme. Enfin, Sei-
gnobos partant pour son cours, saisit au
hasard quelques paperasses sur sa table,
les jette en ricanant dans sa serviette, et
s'il s'y môle la note du fumiste ou la feuille
des contributions, il éprouve un diabolique
plaisir à puiser là des chiffres, qu'il sert en
bredouillant à ses auditeurs, parmi ceux
du recensement des notaires ou des vers à
soie. C'est ce qu'on appelle le Haut Enseigne-
ment Supérieur! Que ceux qui l'admirent
lui composent des litanies. Moi je fais ce
que je sens, qui s'appelle un pamphlet.
— Bon ! Très bien ! Soit! J'admets! m'é-
crit un inspecteur d'Académie. Mais pour
que ce pamphlet ait une portée, il eût fallu,
130 LA FARCE DE LA SORBONNE
Monsieur, que vous étudiassiez ces Maîtres
non du dehors, mdiis du dedans.
— Et s'il n'y a rien dedans ?
— Vous n'êtes pas sérieux !
— C'est la trentième fois qu'on me le
dit, après que je l'ai eu dit moi-même; car
j'ai bien annoncé que n'ayant pour moi que
mes yeux et mes oreilles, je ne pourrais
prendre ces Messieurs que tels qu'ils sont,
et non tels qu'ils voudraient paraître.
Là-dessus, nouvel assaut. Je ne suis
qu'un caricaturiste ! Et c'est pitié, là où il
faudrait un critique! Je dénonce des gestes.
Je répète des mots. Qu'est-ce que cela?
a Phénomènes extérieurs ! » dit la Science.
Rien de profond. Rien de creusé. Rien de
disséqué. Simple peinture. Aucun argu-
ment. Pas de discussion. Où sont mes notes,
mes fiches, mes tableaux, mes barèmes?...
On me parle comme à un accusé. J'écoute
poliment et réponds timidement :
— Mes bons Messieurs, votre remarque
est juste. Tous les hommes de science, d'é-
tude et de laboratoire, toutes les âmes cul-
tivées, pondérées et sérieuses, tous ceux
ou L'AUTEUR, APRÈS AVOIR TRIOMPHÉ... 131
qui prennent leur tête dans leurs mains
pour penser, et mettent la main sur leur
cœur pour parler, ont droit en effet, sur
cette noble question, à autre chose qu'une
farce.
En conséquence, je nourris pour eux le
projet d'une Edition savante et critique de
ce petit livre, augmentée de gloses, de
commentaires et de tables.
On y verra le texte réduit à deux lignes
par page, mais le reste sera très agréable-
ment rempli par des références dans le
genre de celle-ci.
— Quandj'écrirai par exemple : (page 11 3)
« M. Lanson a découvert un rythme chez
les grands écrivains », — là, je m'inter-
romprai, et je mettrai une note importante,
où j'étudierai (dans un caractère d'impri-
merie minuscule pour mieux forcer l'at-
tention), le rythme de M. Lanson lui-
même. Car, ayant constitué, au cours de
nombreuses années, un casier de fiches
lansonien, c'est-à-dire ayant scientifique-
ment étudié chaque œuvre de M. Lanson,
je crois avoir fait quelques découvertes
132 LA FARCE DE LA SORBONNÈ
marquantes. J'ai, par exemple, additionné
les syllabes de la plupart de ses phrases
écrites, et j'ai trouvé, pour le début d'un
de ses meilleurs livres, dont je ne puis ici
donner le titre, dans une édition simple, à
l'usage de lecteurs superficiels, — j'ai, dis-
je, trouvé : 122 — 34 — 70.
Or, me livrant au même émouvant tra-
vail pour certains grands auteurs du xvii^,
n'ai-je pas découvert que le début du ser-
mon de Bossu et sur La nécessité des souf-
frances pouvait arithmétiquement être fi-
guré par ces trois chiiTres : 122 — 34 — 72.
Il y a là, entre M. Lanson et Bossuet, une
similitude troublante que mon étude seule
pouvait établir.
Ce n'est pas tout.
Etudiant en 1919 un chapitre de la Litté-
rature française du môme M. Lanson, j'ai
obtenu : 60 — 115 — 110 — 14. Et en mars
dernier, je suis tombé, à force de recher-
ches, sur une gamme à peu près sem-
blable dans le chapitre VII de Robinson
Crusoé, traduction Petrus Borel ; à savoir :
59 __ 15 _ 110 — 15.
ou L'AUTEUR, APRÈS AVOIR TRIOMPHÉ... 133
De tout cela il résulte qu'il y aurait à
faire pour un étudiant particulièrement vif
d'esprit, un joli travail, intitulé : « De l'in-
fiuence de Bossuet et de Daniel de Foë sur
les gammes littéraires de M. Lanson, consi-
déré du point de vue scientifique. » Et s'il
est permis d'attendre d'une étude de ce
genre un élargissement de la Démocratie,
l'édition Savante et Critique de ce livre me
causera une fierté légitime (le rythme de
cette dernière phrase est emprunté à
M. Martha).
Au surplus, dans cette édition spéciale,
je proposerai le remplacement de certains
textes que M. Aulard a tirés des Archives,
par d'autres textes apocryphes et spéciale-
ment faussés par moi. Ce travail, sur la
seule question de savoir si Napoléon était
franc-maçon, ne comptera pas moins de
cent trente-sept pages, de quatre-vingt-deux
lignes chacune.
Enfin, j'étudierai longuement les liens
possibles à établir entre les pensées suc-
cessives de M. Seignobos. Il y a là un
problème qu'on ne peut espérer résoudre
134 LA FARCE DE LA SORBONNE
scientifiquement qu'en établissant encore
un jeu complet de fiches. Sur chacune, on
portera une phrase de l'éminent historien.
On établira deux à trois mille fiches. On les
mettra toutes dans un chapeau, un vaste
chapeau, celui, par exemple, de M. Mi-
chaut, qui a une forte tête. On tirera; on
transcrira; on obtiendra un premier texte.
On recommencera; on établira un second
texte. On comparera les deux. Après quoi,
on demandera une conclusion esthétique à
M. Victor Basch.
Voici quelques aperçus de ce que sera
mon édition nouvelle, digne celle-là, j'es-
père, de contenter les esprits pensifs, à qui
ne peut pas convenir une étude simple-
ment humaine, sans annotations, interpré-
tations ni explications. Je me permettrai
seulement de conserver à l'ouvrage le
même titre, afin que les fiches qu'on a pu
établir sur moi, ou à la Sorbonne, ou rue
Cadet, ne soient pas inutilisables.
Et maintenant que j'ai satisfait les lec-
teurs sérieux, je me tourne vers les lecteurs
ou L'AUTEUR, APRÈS AVOIR TRIOMPHÉ... 13o
sensibles, car ceux-là aussi ont un grief, et
il est grave.
Ceux-là penchent la tête. Ils me re-
gardent de côté, l'air douloureux. Parmi
ceux-là, il y a beaucoup d'hommes faibles
et de femmes charmantes. Ils me lisent
et ils soupirent. Ils aimeraient m'aimer
plus qu'ils ne m'aiment. Ils sont dolents,
inquiets, généreux. Je les connais; je les
reconnais. Je les entends gémir à chacun
de mes livres. Ce sont des gens fort bien
et touchants; une bonne fois, je voudrais
que nous causions ensemble.
Madame, n'ayez pas peur, prenez ce fau-
teuil. Vous, Monsieur, mettez-vous près de
Madame. Et carrément, dites-moi de quoi
vous m'en voulez...
C'est cela?... Je le savais!...
Ainsi, vous souffrez que j'aie écrit une
Farce sur la vénérée Sorbonne, où pendant
cent pages, j'ai ri de maîtres ridicules?
Vous êtes bons, vous êtes patriotes, l'huma-
nité vous semble encore plus pitoyable que
comique, et vous éprouvez de ce que j'ai
fait une gêne et un remords. Votre sensi-
l36 LA FARCE DÉ LA SORBONNÈ
bilité s'émeut. Une voix grave chante en
vous. Et tout à coup, avec le naturel des
âmes sincères, vous vous écriez :
— Quoi !... A côté de ces fantoches, n'y
a-t-il pas de bons maîtres qu'il convient de
louer?
Madame, Monsieur... d'abord, vous ne
sauriez croire comme la question ainsi posée,
avec ce frémissement, me trouble et me
confond... Votre cœur vous inspire bien, car
il a touché juste. Oui, je le confesse, à la
Sorbonne, comme partout ailleurs, il y a de
belles âmes, et si elles se cachent, c'est pré-
cisément à l'observateur de les découvrir.
Hélas, Berquin n'est plus !... Le tort d'un
livre comme celui-ci, — qui malheureuse-
ment est achevé, — c'est de ne montrer que
des cuistres, sous prétexte que ce sont les
cuistres qui se montrent. La Science, que
nous ne devons jamais perdre de vue en
Littérature, nous assure de la nécessité d'al-
ler regarder derrière les apparences. Si
M. Basch se trémousse devant un amphi-
théâtre bondé, ce n'est pas là une des ma-
nifestations importantes de la Sorbonne.
ou L'AUTEUR, APRÈS AVOIR TRIOMPHE... 137
L'important, c'est raction modeste ; l'im-
portant, c'est le cours de M. Bréhier qui
traite des stoïciens pour trois élèves, ou
celui de M. Pirro, qui joue sur un piano des
airs vénitiens devant sept personnes. L'in-
fluence de ces deux maîtres peut être con-
sidérable. Ils parlent dans une cave. Méfions-
nous des forces souterraines !
Bref, vous me voyez modeste, presque
grave, en tout cas convaincu, et je voudrais,
Monsieur, faire pour Madame et vous, le
pendant de mon Edition Critique. Je pro-
pose dans quelques semaines, de donner de
ma Farce ce que j'appellerai une Edition
ROSE.
Le texte ordinaire y serait réduit; j'indi-
querais simplement ce que je viens de déve-
lopper avec complaisance, et je ferais suivre
cette satire, certainement excessive, d'une
seconde partie douce et agréable, où je pré-
senterais dans un style exquis les figures
suaves et malheureusement inconnues de
notre chère Sorbonne. Cette Edition rose
pourrait être mise entre toutes les mains.
On la vendrait, j'espère, au Secrétariat
138 LA FARCE DE LA SORBONNE ^
même de la Faculté, ainsi que dans toutes
les librairies bien pensantes.
Et on y verrait :
Primo : que M. Le Breton, professeur de
Littérature française, qui étudie les Misé-
rables depuis vingt ans, commence à les
connaître, et à en parler avec un bon sens
qui mérite de vraies louanges. Alléluia !
Secundo : que le Docteur Dumas, profes-
seur de Psychologie expérimentale, est un
causeur éblouissant, doué comme si la fée
de la conversation avait présidé à sa venue
en ce monde, varié autant que la vie, et
spirituel autant que la France (si je n'ose pas
dire autant que le reste des français, c'est
qu'il a des collègues qui portent ce titre
par naissance ou naturalisation, et dont j'ai
fait voir la bizarrerie ou la pauvreté). Par
malheur, le Docteur Dumas fait un cours
public, qui est fermé. Alléluia !
Tertio : que M. Ghamard est léger, mali-
cieux, plein de finesse... oh ! je vous de-
mande pardon... ma plume vient d'écrire
une insanité!... M. Ghamard est, au con-
ou L'AUTEUR, APRÈS AVOIR TRIOMPHÉ... 139
traire, le plus solennel, le plus pesant, le
plus vide et le plus inutile des professeurs.
Mes nouveaux sentiments d'indulgente émo-
tion m'égaraient. Vous ne trouverez pas un
étudiant qui ait passé à la Sorbonne depuis
un quart de siècle, et qui ne prononce ce
nom avec colère « Ghamard ! ». Dès qu'il
aura un cours public, il faudra l'ajouter à
l'édition courante. Excusez-moi... Je vou-
lais dire : tertio, que M. Fougères est un
artiste; qu'il sait faire revivre la Grèce...
au moins dans son esprit, car il est bien ti-
mide et bien sauvage pour la ressusciter
vraiment devant des auditeurs. Il ne fait
son cours public que les yeux baissés, et
il a hâte d'être seul... avec, à la rigueur,
quelques étudiants cachés derrière une cloi-
son, s'ils veulent profiter de son goût qui
est le plus délicat, et de son érudition qui
est infinie. Alléluia !
Quatrièmement, que M. Gallois enseigne
la géographie avec la vie et la passion d'un
voyageur qui aime la terre, l'air et l'eau.
Il évoque; il peint; il est fort, il s'impose.
Celui-là est un maître.
140 LA FARCE DE LA SORBONNE
Enfin, on verrait que M. Reynier est le
plus aimable et le plus sensible des profes-
seurs de lettres; et que M. Schneider est...
le plus sensible et... le plus aimable des
professeurs de l'art... que... ah î on lirait
aussi des choses très bien sur M. Brun-
schvicg! Là, voulez-vous, je vais m'étendre
une minute, pour vous donner mieux le
goût de mon Edition hose...
M. Brunschvicg est professeur de Philo-
sophie Générale. C'est un maître inou-
bliable. Si je me permets de dire sur lui
mon sentiment personnel, ce n'est nulle-
ment que je prétende avoir des lumières en
philosophie, mais c'est que n'en possédant
aucune, j'ai pourtant toujours eu, en face
de ce professeur, la môme surprise, et... la
môme admiration que les hommes de mon
âge les plus éclairés sur les sujets philoso-
phiques.
Voici. Je n'ai jamais compris un seul mot
de ce que disait M. Brunschvicg, môme pas
le vocabulaire le plus courant, même pas
quand il dit pain ou vin. Gela vient de ce
qu'il ne saurait dire ces mots si simples,
ou L'AUTECR, APRÈS AVOIR TRIOMPHE... 141
sans les accompagner, avant et après, d'au-
tres mots spécialement philosophiques, qui
font douter du sens français de pain ou de
V171. L'effet est saisissant.
M. Brunschvicg a été mon professeur au
folâtre Lycée Henri IV, pendant deux lon-
gues années. Nous nous sommes considérés
l'un et l'autre avec sympathie et étonne-
ment. Je l'écoutais, et je n'entendais rien
que des sons. Il m'interrogeait, et il n'en-
tendait même pas des sons. Aussi, décida-
t-il assez vite, dans son indulgence qui est
la plus exquise, de me laisser tout à fait
en paix. Je concourais avec les autres, mais
il n'osait jamais me classer. Doux et sou-
riant, il disait : « Monsieur Benjamin, n'est-
ce pas, est en marge de la philosophie... »
— Il n'avait pour moi aucune commisération
méprisante, mais il faisait à mon égard une
constatation objective.
Une nuit, — après une journée où je
l'avais considéré avec une stupeur particu-
lièrement vive (c'est ce jour-là, je crois,
qu'il traita une heure entière le moi du toi
en soi), — une nuit, dis-je, je rêvai de lui.
142 LA FARCE DE LA SORBONNE
Il m'apparut moins souriant et plus pâle
qu'à l'ordinaire. Nous étions dans un jar-
din. La lune blêmissait le ciel. M. Brun-
chvicg rôda d'abord autour de moi sans
mot dire. Il me regardait avec de grands
yeux argentés comme les nuages. Puis, il
se promena, tête baissée, geste qui lui
était habituel, comme si ses idées avaient
été cachées en terre et qu'il leur eût dit
avec effort : « Poussez! Sortez! Que je vous
moissonne et vous récolte ! » Enfin, tout à
coup, il monologua, et en termes cette fois
compréhensibles, sans doute parce que je
rêvais et que ses phrases à lui étaient de
moi :
— « Si je vous apprenais d'oij je viens,
murmura M. Brunschvicg, le croiriez-vous?
Car. . . je suis venu par une nuit comme celle-
ci, sur un rayon lunaire comme ceux-là. »
Je ne saisissais pas; je demandai :
— « Que voulez-vous dire, Monsieur Brun-
schvicg? »
Alors il s'arrêta et sourit. Mais au mo-
ment môme où il souriait, il me parut si
livide et si blafard que je n'eus plus, je le
ou L'AUTEUR, APRÈS AVOIR TRIOMPHÉ... 143
jure, aucun étonnement, quand il reprit
d'une voix sans couleur :
— Benjamin... je suis un habitant de la
Lune!
Puis il continua sa marche.
Alors, je dis :
— Mais Monsieur Brunschvicg, vous êtes
le premier sur la terre, n'est-ce pas?...
Il m'interrompit, souriant toujours :
— Suis-je le seul à enseigner la philoso-
phie?...
A ces mots, sa voix, déjà décolorée, s'é-
teignit; il pâlit encore, s'estompa, et brus-
quement se confondit avec l'air de la nuit,
tout éclairée de rayons.
J'appelai :
— Monsieur... Monsieur Brunschvicg!...
J'étais seul dans le jardin, avec le clair
de lune.
A la lueur de ce rêve de ma jeunesse,
j'ai mieux compris, cette année, l'incom-
préhension du cours de M. Brunschvicg.
Certes, il joue, lui aussi, son rôle dans notre
Farce, mais un rôle en marge, qu'il faut
accompagner d'un air de flûte et d'un décor
10
144 LA FARCE DE LA SORBONNE
de fantaisie ! La philosophie est une douce
folie charmante, quand elle n'est pas ma-
niée par un cuistre. Or, M. Brunschvicg est
l'antipode de ce type humain détestable.
M. Brunschvicg ne dit rien jamais qui ne
soit tout à fait à lui, pensé par lui et bien
né de lui, et il crée, devant son auditoire,
tout un chapelet d'idées qu'il appelle lo-
giques, métaphysiques, et de cinq ou six
autres épithètes en ique, et qui ne sont en
fait que de délicieuses bulles, sitôt appa-
rues, sitôt parties, que personne ne peut
retenir, mais dont on lui sait gré. Car, en
fm de compte, il est pour les cervelles une
occasion de penser sans limites, la compré-
hension ne venant jamais borner les esprits
qui s'abandonnent à lui. Cet homme, qui
eut le premier l'idée de photographier les
Pensées de Pascal, se présente à ceux qui
Técoutent sous des aspects sans cesse im-
prévus, et jamais avec lui, l'oreille ne com-
prend ce qu'elle a cru comprendre. Un soir,
il avait terminé son cours par cette phrase
fastueuse :
« De la thèse subjective qui représente Vin-
ou L'AUTEUR, APRÈS AVOIR TRIOMPHÉ... 145
dividu, nous sommes ainsi passés à la thèse
objectivement subjective du collectif qicest
runiversel. »
Et les étudiants étaient sortis avec cet
égarement sur le visage, qui est le propre
de ceux qui entrevoient l'infini.
Deux, pourtant, — les plus superficiels, —
crurent, après quelques heures de médita-
tion, avoir atteint le sens caché de cette
conclusion brunschvicgienne. Et comme
ils avaient de Tamitié l'un pour l'autre,
ils se confièrent leurs découvertes. Sei-
gneur ! Elles se tuaient Tune l'autre ! Aus-
sitôt, nos deux étudiants de s'envoyer par le
visage des mots sans philosophie ni amé-
nité, jusqu'à ce qu'un troisième survînt,
qui leur conseilla d'aller soumettre le cas à
M. Brunschvicg môme : il déciderait. Ils
se rendirent à cet avis et partirent chez le
maître.
M. Brunschvicg sourit et parla. Ah ! c'était
bien simple I II avait voulu dire simplement
(( que puisque l'universel était le collectif, la
thèse de ce collectif-là, thèse subjective objec-
tivement, était l'aboutissant de cette pensée
146 LA FARCE DE LA SORBONNE
à savoir que l'individu était représenté par
la thèse subjective. »
— Voilà ! C'est cela ! s'écria le premier
étudiant, ravi.
— Oui, oui! c'est cela! répéta le second,
qui se sentit inspiré.
Et ils s'en allèrent bras dessus, bras des-
sous.
Malheureusement, j'ai déjà dit qu'ils
étaient superficiels. Ils voulurent reprendre
à la lettre les paroles du maître, dont il
n'eût fallu conserver que l'esprit et comme
l'odeur philosophique, et s'échauffant sur
elles, ils n'avaient pas fait cent pas qu'ils
se disputèrent de nouveau, mais avec tant
d'âcreté, cette fois, qu'ils en vinrent aux
mains.
Voilà le genre de récit, instructif et mo-
ral, que l'on pourrait trouver dans mon
Edition rose. Si l'enseignement est d'abord
l'éveil des intelligences, l'aimable M. Brun-
schvicg est un maître; c'est même « le
maître en soi ». On comprendrait donc
mieux par ce portrait l'admiration fervente
que des étrangers vouent à notre Sorbonne.
ou L'AUTEUR, APRÈS AVOIR TRIOMPHÉ... 147
On sentirait aussi, et tout ensemble, oppo-
sées avec une louable équité, la grandeur et
la misère de l'Université, ainsi que le pro-
fond mystère de l'entendement humain,
lorsqu'il s'adonne à la sublime spéculation.
Cette édition satisferait, je crois, les cœurs
justes et bons.
Et maintenant, j'ouvre discrètement ma
porte, prétextant qu'il fait un peu chaud,
pour que le monsieur et la dame, à qui je
devrai ce projet, puissent se retirer... tout
en me remerciant.
Je les remercie de même, et les aime
bien. Passez, Madame. Au revoir, Mon-
sieur... Ouf! me voici seul!
Ah ! que la solitude enfante des joies
fortes ! Vite du papier, vite du bois, que je
ravive mon feu ! J'ai besoin de le voir pé-
tiller, éclater, librement, largement, comme
si sur mes chenets, je brûlais de la graine
d'imbécile ! Dieu de Dieu ! Que l'humanité
est singulière, et que les gens qui lisent ont
donc plaisir à se torturer l'esprit, pour voit-
loir toujours autre chose que ce qu'on veut
leur donner !
148 LA FARCE DE LA SORBONNE
Une Farce, j'annonce une Farce! Si vous
êtes pion, laissez cela, et lisez la collection
des thèses de doctorat depuis 1870 ! Et
vous, Madame, si vous ne supportez de rire
qu'à la condition d'être ensuite attendrie,
le vieux répertoire de l'Opéra-Gomique vous
conviendra bien mieux.
Ces plaisirs une fois choisis, goûtez-les
en paix, sans arrière-pensée, sans garder
l'inquiétude que mon simple livre pourrait
nuire au pays ! Certes, pas plus que l'amour
ni que l'art des jardins, ma littérature ne
vise au progrès de la race humaine, mais
si elle peut distraire quelques rares esprits,
elle est encore légitime. Soyez sans crainte,
ces pages ne changeront rien à rien — ce
dernier rien désignant, bien entendu, la
Sorbonne... Les vieux Messieurs retraités
qui préfèrent suivre des cours que d'aller
au café, parce que ce passe-temps, plus
triste, est toutefois meilleur à leur esto-
mac, pourront longtemps encore entendre
les mêmes savants débiter leur même su-
blime science. Seignobos ne sera à la re-
traite que dans quatre ans, Michaut dans
ou L'AUTEUR, APRÈS AVOIR TRIOMPHÉ... 149
une vingtaine d'anne'es, et grâce au Ciel,
Aulard est inamovible; lui a une chaire à
vie ; lui est un don que notre bonne Ville
de Paris a fait à l'Université en considéra-
tion de sa valeur spéciale. Mais ce n'est pas
une valeur à lot ! Personne ne peut gagner
et emporter Aulard. Il appartient pour tou-
jours au public et à la Nation.
Devant cet état de choses si brillant le
Ministre ne peut rien... que sourire, s'il a
de l'esprit; car par définition il est irres-
ponsable. 11 a des bureaux qui ne sont oc-
cupés que de l'heure où ils ferment, et s'il
veut savoir, comme voici quelques semaines,
de quelle façon tel professeur fut appelé à
la Sorbonne, on lui fournit un dossier
pkin de papiers inutiles, mais où ne reste
pas trace de la nomination scandaleuse.
Toujours la Farce ! Ce Royaume de la Cuis-
trerie ne peut plus être réformé. Il faudrait
y reprendre tout par le commencement,
c'est-à-dire par le Paradis terrestre, en
priant Dieu de faire Adam d'un autre li-
mon qu'il ne le fit.
En attendant, je conseillerai toujours aux
150 LA FARCE DE LA SORBONNE
étudiants français de ne jamais mettre le
pied dans les amphithéâtres de la Faculté
des Lettres. J'admets qu'ils s'y donnent ren-
dez-vous aux heures où l'on prévoit des ba-
tailles. Là, il y a une saine tradition pour
des jeunes gens à qui l'on recommande
l'usage des sports. Mais le reste, qui est
l'enseignement, ne peut pas retenir leur
attention. Qu'ils s'aillent promener, c'est
le bon sens. La rêverie près d'un parterre
de fleurs au Luxembourg, par une tiède
et lumineuse après-midi, voilà de quoi
enrichir cent fois plus une jeune âme que
tous ces cours publics, scientifiques et archi-
nuls.
On peut passer deux ans, trois ans, vingt
ans à la Faculté des Lettres sans y vivre
une heure d'émotion. En revanche, à l'âge
de la confiance et de l'espoir, Aulard vous
y persuade que toute recherche est vaine,
Seignobos que le passé est indéchiffrable,
Basch que le présent est fou, Puech et
Martha qu'on peut remplir les heures avec
rien.
On offre son esprit. « Avez- vous des
ou L'AUTEUR, APRÈS AVOIR TRIOMPHÉ... 151
fiches? » dit Lanson. On a le cœur ému par
Ronsard et Racine : « Quelles sont vos
sources? » dit Michaut.
Pas une idée. Pas un élan. Du travail de
mineur, derrière un lumignon fumeux. Col-
lations, collections, confrontations, travaux
de prison!
Ces Docteurs savantissimes opposent la
Science de l'Histoire à la Légende, et la
Science des Lettres à la Poésie. Mais la Poé-
sie et la Légende sont fortes parce qu'elles
sont belles, et elles rient, en sœurs qui
s'aiment, de ces bâtardes.
Toute âme jeune connaît des heures de
force où elle veut savoir, des heures de
faiblesse oij elle a besoin de croire. L'étu-
diant, lorsque sonnent ces heures-là, n'a
qu'à fuir la Sorbonne, et à courir chez
l'ami, riche de la meilleure cave, pour
boire, en causant, les coudes sur la table.
Le doux esprit de la France chantera bien-
tôt en lui, et il dira comme un que j'ai
connu, tout attendri par un vieux vin :
— Nos pauvres maîtres ne sont pas sen-
sibles!...
152 LA FARCE DE LA SORBONNE
Ils ne sont rien. La Démocratie les en-
tretient et les chérit, parce qu'elle a d'a-
bord le goût du médiocre. Elle vit dans la
terreur de l'homme rare, qui pourrait être
un chef, et qui la tuerait. Elle aime les
Aulard et leur travail de taupes, tous les
autres et leur stérilité. Avec eux elle est
tranquille. Elle contemple son peuple, et elle
se dit : « Je les abêtis. Ils m'aimeront plus
aisément! » — L'Ecole avec un grand E,
l'Université avec un grand U, voilà la ri-
tournelle la plus chère aux plus récentes
démagogies. Un pion pour dix jeunes gens:
le pays est sauvé, et l'âge d'or commence I
A pareilles ânerîes il faudrait répondre en
jouant du tambour ou des cymbales. Je n'en
ai pas. Je terminerai donc moins bruyam-
ment, par le simple récit d'un miracle.
— D'un miracle?
— D'un vrai, contrôlé par moi, et que je
dédie, — cela s'entend, — aux organisateurs
du grand banquet du 13 avril, puisque c'est
eux qui ont su, sans que je le dise, que
j'avais fait campagne contre la Sorbonne
au nom des religions.
ou LAUTEUR, APRÈS AVOIR TRIOMPHÉ... 153
Messieurs, un jour de Thiver dernier, dans
Tamphithéâtre Richelieu, oii se trouvent
quelques statues de grands hommes, la salle
étant pleine et l'air surchauffé, il arriva
que les murs coulèrent, et je fus frappé
soudain de voir que lesdits grands hommes
avaient le visage qui transpirait !
J'en reçus un coup !
Désormais, j'étais incapable de suivre la
leçon... Mes yeux ne pouvaient quitter ces
malheureux... Vous me direz: « C'était de
la vapeur d'eau ! » Je ne puis me résoudre
à le croire.
Il y a dans toute chose un sens plus mys-
térieux que ce que la Science explique. Je
suis sûr, — comme s'ils me l'avaient dit
eux-mêmes, — que ces hommes de marbre,
à force d'être constamment là, condamnés
toujours à entendre des pauvretés, symbo-
lisaient pour une fois, d'une manière in-
signe, et comme surnaturelle, l'enthou-
siasme des auditeurs de la veille, du jour et
du lendemain.
Afai 1921.
t
TABLE DES CHAPITRES
Pages
I. Où l'auteur, encore à l'âge innocent,
rencontre pour la première fois des
savants à chapeaux pointus ... 7
II. Monsieur Aulard, ou la Révolution
laïque 31
III. Monsieur Seignobos, ou la Science
de l'Homme 49
IV. Monsieur Victor Basch, ou l'Esthé-
tique en action 65
V. Le Grand Banquet démocratique du
13 avril 81
VI. Seconde entrée de ballet : Messieurs
Puech et Martha dans leurs lan-
gues mortes 95
VII. Monsieur Gustave Michaut, commis
aux fiches 109
VIII. Où l'auteur, après avoir triomphé de
toutes les objections, tire avec res-
pect sa révérence au lecteur. . . 125
PARIS — IMPRIMERIE MICHELS FILS
6, 8 et 10, Rue d'Alexandrie.
ARTHÈME FAYARD & C^^ Édileurs, 18-20, Rue du Salnl-Gotliarfl, PARIS am
MARCEL PRÉVOST, de PAcadèmie française.
Lettres à Françoise maman 1 volume.
Mon cher Tommy 1 volume.
HENRY BERNSTEIN
Après moi. . 1 vol. jl Le Secret. . 1 vol. || L'Élévation. 1 vol.
LOUIS BERTRAND
Saint Augustin 1 volume.
Les plus belles Pages de Saint Augustin 1 volume.
Le Sens de l'Ennemi 1 volume.
Mademoiselle de Jessincourt 1 volume.
Sanguis Martyrum 1 volume.
L'Invasion 1 volume.
La Grèce du Soleil et des Paysages 1 volume.
L'Infante 1 volume.
Les Villes d'or 1 volume.
Autour de Saint Augustin 1 volume.
COMTESSE DE NOAILLES
Les Vivants et les Morts I volume.
Les Forces Eternelles . . 1 volume.
GÉRARD D'HOUVILLE
Le Séducteur I \mI. || Jeune Fille 1 vol.
Tant pis pour toi . . I vfthime.
RENÉ BENJAMIN
Gaspard (Prix Goncourt r.'iri 1 volume.
Sous le Ciel de France .1 volume.
Le Major Pipe et son Père 1 volume.
Grandgoujon 1 volume.
Le Palais et ses Gens de Justice 1 volume.
Amadou, bolcheviste 1 volume.
La Farce de la Sorbonne 1 volume.
MYRIAM HARRY
Tunis la Blanche 1 volume.
La Petite Fille de Jérusalem 1 volume.
Siona chez les Barbares ï volume.
Siona à Paris 1 voluuie.
COLETTE (COLETTE WILLY)
Les Heures longues 1 volume.
Mitsou ou comment l'esprit vient aux filles ... 1 volume.
Chéri I vol. '| La Paix chez les bêtes. 1 vol.
EUGÈNE MONTFORT
La Belle-Enfant ou l'Amour à 40 ans l volume
JANE CALS
Rose. . 1vol. I La Ronde. 1 vol.
ALEXANDRE ARNOUX
Le Cabaret 1 vol.
ANTOINE
« Mes Souvenirs » sur le Théâtre-Libre I volume.
YVONNE SARCEY
La Route du Bonheur. 1 vol. || Pour vivre heureux. . 1 vol.
11-21 — PARIS. — IMP. MICHELS FILS.
Lo Bibliothèque
Université d'Ottowa
Éclié«ii««
The L
University
Dote
a39003 00107i4367b
LF 2198 .B4 1921
BENJpniIN^ RENE.
FPRCE DE LP SORBON
CE LF 2198
.64 1921
COI
«ce', inttT- "^ "«ce
CE L&